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Full text of "Le conflit de la morale et de la sociologie. --"

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^^     IIBLÏOTHÈQUE  DE  L'INSTITUT  SUPÉRIEUR  DE  PHILOSOPHIE 


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iiliPNFLlT  DE  LA  MORALE 


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ET 


DE  LA  SOCIOLOGIE 


PAR 


SIMON  DEPLOIGE 

PRÉSIDliNT    DE    l'INSTITUT    SUPÉRIEUR    DE    PiiILO«0PHIE 

PROFESSEUR   DE   LA   FACULTÉ   DE   DROIT 

A    l'université    CATHOLIQUE    DE    LOUVAIN 


DEUXIEME   EDITION 

AUGMENTÉE     d'uNE     PRÉFACE 


LOUVAIN 

Institut  supérieur  de  Philosophie 

RUE  DES  FLAMANDS,    1 


PARIS 

Librairie  Félix  ALCAN, 
boulevard  saint- germain,  108 


1912 


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MORALE   ET   SOCIOLOGIE 


LIBRARY 


NOV     8  1968 

THEONTA   io  ni:   iVUTE 
FOR  STUDIOS  IN  EDUCATION 


BIBLIOTHEQUE  DE  L'INSTITUT  SUPÉRIEUR  DE  PHILOSOPHIE 


LE 


CONFLIT  DE  LA  MORALE 


ET 


DE  LA  SOCIOLOGIE 


PAR 


SIMON  DEPLOIGË 

PRÉSIDENT    DE     l'iNSÏITUT    SUPÉRIEUR    DE     PHILOSOPHIE 

PROFESSEUR    DE    LA   FACULTÉ    DE    DROIT 

A    l'université    CATHOLIQUE     DE     LOUVAIN 


DEUXIEME    EDITION 

AUGMENTÉE     d'uNE     PRÉFACE 


LOUVAIN 

Institut  supérieur  de  Philosophie 

RUE   DES   FLAMANDS,    1 


PARIS 

Librairie  Félix  ALCAN, 
boulevard  saint-germain,  108 


1912 


PRÉFACE 

DE    LA    DEUXIÈME    ÉDITION 


Un  professeur  de  Sorbonne  accablait  naguère  les  «  mo- 
ralistes »  d'une  critique  hautaine  et  dépourvue  d'indul- 
gence. En  même  temps  il  exaltait  une  méthode  socio- 
logique de  découverte  récente  et  riche  d'ambitions.  Pour 
conclure,  il  proposait  de  substituer  à  la  «  philosophie 
morale  »  et  au  «  droit  naturel  »  une  nouvelle  «  science 
des  mœurs  »»,  sur  laquelle  se  fonderait  plus  tard  un 
«  art  anioral  rationnel   ». 

Cette  thèse  de  M.  Lévy-Briihl,  qu'on  trouvera  résu- 
m.ée  dans  notre  chapitre  P^  nous  détermina  à  écrire 
le  présent  livre. 

Dans  la  première  partie  de  notre  travail  nous  avons 
étudié  les  théories  de  M,.  Durkheim  dont  se  réclame 
M.  Lévy-Briihl.  Quelles  sont  ses  idées  sur  la  sociologie, 
la  science  des  mœurs,  Fart  moral?  D'où  proviennent 
les  éléments  dont  il  a  formé  son  système?  En  parti- 
culier, quelle  est  l'origine  et  quelle  est  la  valeur  du 
postulat  fondamental  de  sa  conception  sociologique  ?  Tel- 
les sont  les  questions  traitées  dans  les  chapitres  II,  III, 
IV  et  V. 

'A  en  croire  la  Revue  de  métaphysique  et  de  morale, 
notre   exposé    des    idées    de    M.    Durkheim   manquerait 

Morale  et  sociologie.  ^ 


—  II  — 

d'exactifude.  Voici,  en  effet,  la  critique  que  cette  Eevue 
nous  adresse:  «  Quand  M.  Deploige  s'attaque  aux  règles 
»  de  morale  déduites  par  M.  Durkheim  de  sa  sociologie 
»  en  gestation,  il  l'accuse  de  confondre  moral  et  nor- 
»  mal,  immoral  et  pathologique.  Comme  si  M.  Durk- 
»  heim,  qui  considère  le  crime  comme  normal,  avait 
»  jamais  songé  à  le  proclamer  moral!  M.  Deploige  n'a 
»  tenu  aucun  compte  d'une  définition  du  moral  qu'il 
»  connaît  cependant,  et  qui  rapi^roche  le  moral  du  sacré. 
»  Cette  notion  du  sacré,  si  importante  dans  la  morale 
»  sociologique  de  l'école  française,  est  complètement  pas- 
»  sée  sous   silence   »   (^). 

Dans  l'œuvre  de  M.  Durkheim,  répondrons-nous,  un 
examen  attentif  découvre  au  moins  trois  choses:  un  pro- 
jet de  méthode  sociologique,  un  essai  d'éthique,  des 
ébauches  de  métamorale  {-).  Or,  le  sociologue,  le  mora- 
liste, le  métaphysicien  ont  des  préoccupations  différen- 
tes et  se  placent  à  des  points  de  vue  opposés.  Il  ne 
faut  donc  pas  s'étonner  de  rencontrer  sous  la  plume 
de  M.  Durkheim  —  à  la  fois  sociologue,  moraliste  et 
métaphysicien  —  plusieurs  définitions  du  moral,  d'une 
précision  inégale  et  d'une  importance  toute  relative. 

Pour  nous  en  convaincre,  arrêtons-nous  d'abord  au 
sociologue. 

Il  étudie  les  règles  de  conduite,  les  codes,  les  croyan- 
ces, les  rites,  les  institutions.  Mais  ce  sont,  à  ses  yeux, 
tous  faits  naturels,  déterminés  à  être  ce  qu'ils  sont  par 


1.  Ifevue    de    métavhysique    et    de    morale.    Paris,    septembre    1911. 
Supplément,  p.  11. 

2.  Voir   plus   loin,    pp.    103   à    108,    110    à   113,    116    à    121,    149   à 
150,   274  à   275,   291,   297,   299  à  303,  317,   381   à  384 


III 


l'inéluctable  influence  du  milieu  social  (^).  Son  dessein 
est  unique;ment  de  les  comprendre,  de  les  expliquer, 
d'en  retrouver  les  causes,  d'en  préciser  les  conditions 
d'existence  (-).  Avant  de  les  observer  il  écartera  systé- 
matiquement toutes  les  prénotions  (^).  Il  constituera  même 
de  toutes  pièces  des  concepts  nouveaux,  appropriés  aux 
besoins  de  la  science  et  exprimés  à  l'aide  d'une  ter- 
minologie spéciale  (*).  Il  s'abstiendra  de  juger  les  faits, 
et  dominera  le  sentiment  d'admiration  ou  d'aversion  qu'ils 
pourraient  lui  inspirer  {^).  Il  ne  distinguera  point  entre 
ceux  qui  sont  estimés  rationnels  ou  moraux  par  le  vul- 
gaire et  ceux  qui  sont  traités  d'absurdes  ou  d'immo- 
raux; exceptionnels  ou  normaux,  ils  sont  d'égale  va- 
leur pour  le  savant  (^;.  Il  accordera  à  tous  les  systèmes 
religieux  la  même  attention  impassible  (^).  La  vie  sexuelle 
d'une  tribu  sauvage  intéressera  sa  curiosité  au  même 
titre    que   l'organisation    domestique    d'une    nation   poli- 


1.  'Voir  plus  loin,  pp.  19  et  suiv.,  67  et  suiv. 

2.  Voir    plus    loin,    pp.    42    et    suiv. 

3.  Voir  plus  loin,  p.  53. 

4.  Voir  plus  loin,  p.  55. 

5.  «La  science,  en  tant  que  telle,  n'établit  entre  les  êtres  qu'elle 
étudie  et  qu'elle  classe  aucune  supérioiritré  ni  hiérarchie;  tout  au 
moins,  quand  elle  se  sert  de  ces  termes,  elle  ne  leur  donne  aucune 
signification  qui  implique  une  appréciation  de  la  valeur  des  choses. 
Po'ur  elle,  tous  les  êtres  se  valent.»  (Année  sociologique,  t.  IX, 
p.  324). 

6.  «  Les  formes  morbides  d'un  phénomène  ne  sont  pas  d'une 
autre  nature  que  les  fourmes  normales  et,  par  conséquent,  il  est  né- 
cessaire d'observer  les  premières  comme  les  secondes  pour  déter- 
miner cette  nature.  »  (Règles  de  la  méthode  sociologique,  2^  éd.  p.  51). 

7.  «  Il  n'y  a  pas  des  religions  qui  sont  vraies  par  opposition  à 
d'autres  qui  siéraient  fausses.  Toutes  répondent,  quoique  de  ma- 
nières différentes,  à  des  conditions  données  de  l'existence  humaine.  » 
(Sociologie  religieuse.  Rév.  de  métaph.,  t.  17,  p.  735).  —  «On  dit, 
non  moins  faussement,  que  les  religions  anciennes  sont  amorales  ou 
immorales.  La  vérité  est  qu'elles  ont  leur  morale  à  elles.  »  (Règles, 
p.    52,    note    1). 


IV    

cée  (1).  Pourquoi  non?  Les  primitifs  ne  sont  pas  infé;- 
rieurs    aux    civilisés  :    ils    sont    autres    (^). 

C'est  dans  cette  disposition  d'esprit,  méthodiquement 
amorale,  que  M.  Durkheim  va,  en  sociologue,  étudier' 
la  morale.  Il  «  essayera  donc  de  la  traiter  scientifique- 
ment »;  c'est-à-dire  «  il  l'observera  comme  un  système 
de  phénomènes  naturels  dont  il  cherchera  les  causes  »  (^). 
Il  croit  en  effet  que  «  si  la  morale  est  telle  ou  telle 
à  un  moment  donné,  c'est  que  les  conditions  dans  les-» 
quelles  vivent  alors  les  hommes,  ne  permettent  pas  qu'elle 
soit  autrement.  Elle  est  un  système  de  faits  réalisés, 
liés   au   système   total   du   monde   (*).   » 

Son  premier  souci  est  de  définir  ce  qui  est.  «  moral  », 
c'est-à-dire  objet  de  la  science  des  mœurs.  Il  s'mspire 
à  cette  fin  d'une  des  règles  de  sa  méthode:  «  Piour 
décider,  écrit-il,  si  un  précepte  est  moral  ou  non,  nous 
devons  exaniiner  s'il  présente  ou  non,  le  signe  extérieur 
de  la  moralité;  ce  signe  consiste  dans  une  sanction  ré- 
pressive diffuse.  Toutes  les  fois  que  nous  sommes  en 
présence  d'un  fait  qui  présente  ce  caractère,  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  lui  dénier  la  qualification  de  tnoral, 
car  c'est  la  preuve  qu'il  est  de  même  nature  que  les 
autres  faits  moraux  (^).  » 

Et   voilà   une  première   définition   du   moral  —   celle 


1.  «  La  famille  d'aujourd'hui  n'est  ni  plus  ni  moins  parfaite  que 
celle  de  jadis:  elle  est  autre,  parce  que  les  circonstances  soQt  au- 
tres. »  (Introduction  à  la  sociologie  de  la  famille,  p.  273). 

2.  «Certains  oibservateurs  refusent  aux  sauvag-es  toute  espèce 
;d;e  moralité.  Ils  partent  de  cette  idée  que  notre  morale  est  la 
morale;    mais   cette    définition    est   arbitraire.»    (Règles,   p.   52). 

3.  Cours,    Leçon   d'ouverture,    pp.    45-46. 

4.  Division  du   travail   social,    V^   édit.   Préface,   pp.    II   et   VI. 

5.  Règles,    p.    52. 


que  formule   le    sociologue  :    <c  Tout    fait   moral   consiste 
dans   une   règle   de   conduite   sanctionnée   (^).   » 

Venons-en   au  tnoraliste. 

Car  M.  Durkheim  ne  se  résigne  pas  à  rester  «  im 
spectateur  indifférent  ou  résigné  de  la  réalité  (^j.  »  Il  est 
frappé  de  notre  «  alarmante  misère  morale  (^)  v>:  «  Nous 
ne  savons  plus,  dit-il,  où  s'arrêtent  les  besoins  légitimes 
et  nous  n'apercevons  plus  le  sens  de  nos  efforts  (*).  » 
«  La  limite  encre  ce  qui  «st  juste  et  ce  qui  ne  Test 
pas,  n'a  plus  rien  de  fixe  (J>).»  «C'est  la  loi  du  plus  fort 
qui  règne  (^).  »  «  Notre  premier  devoir  est  actuellement 
de   nous   faire    une    morale    (').   » 

Préoccupé  de  ce  qui  doit  être,  le  moraliste  va-t-il 
se  contenter  de  la  définition  du  moral  donnée  par 
le  sociologue?  —  Certes,  non.  Pour  le  moraliste,  «  la 
conscience  morale  des  sociétés  est  sujette  à  se  tromper: 
elle  peut  attacher  le  signe  extérieur  de  la  moralité  à 
des  règles  de  conduite  qui  ne  sont  pas  par  elles-mêmes 
morales  et,  au  contraire,  laisser  sans  sanctions  des  règles 
qui    devraient   être   sanctionnées    (s).    » 

Mais  comment  reconnaître  les  faits  qui  sont  «  par 
leur  nature  moraux?  »  —  M.  Durkheim  prétend  les  dis- 
tinguer par  un  procédé  ignoré  de  ses  devanciers  et  net- 


1.  Division  du   travail  social,    V^   édit.,   p.   24. 

2.  Div.  du  trav.  soc,  V^  édit.  Préface,  p.  V. 

3.  Le    suicid",    p.    445. 

4.  Ibid.,   p.  444. 

5.  Div.  du  trav.  soc.  Préface  de  la   2™^   édit.,  p.   H. 

6.  Ibid.,    p.    III. 

7.  Ibid.,    V^    édit.,    p.    460. 

8.  De  la  division  du  travail  social,  V^  édit..  p.  33. 


—    VI    

tement  «  scientifique.  )>  Oubliant  l'anioralisme  de  com- 
mande du  sociolog-ue.  il  s'élève  avec  vivacité  contre  ceux 
qui  assurent  que  «  la  science  ne  nous  apprendrait  rien 
sur  ce  que  nous  devons  vouloir;  qu'elle  ne  connaîtrait 
-que  des  faits  qui  ont  tous  la  même  valeur  et  le  même  inté- 
rêt; qu'elle  les  observerait,  les  expliquerait,  mais  ne 
les  jugerait  pas;  que  pour  elle,  il  n'y  en  aurait  point 
■qui  soient  blâmables;  que  le  bien  et  le  mal  n'existe- 
raient pas  à  ses  yeux  (^j.  » 

Pour  discerner  le  bien  du  mal,  «  il  imitera,  annonce- 
t-il,  la  méthode  que  suivent  les  naturalistes  (^).  »  Mais 
c'est  bien  plus  encore  leur  langage  qu'il  emprunte.  Brus- 
quement, en  effet,  il  formule  le  problème  en  termes 
nouveaux  :  «  Le  désirable  c'est  la  santé.  Pour  les  so- 
ciétés comme  pour  les  individus,  la  santé  est  bonne; 
la  maladie,  au  contraire,  est  la  chose  mauvaise.  »  Cela 
étant,  il  s'agit  de  trouver  un  «  critère  objectif  »  qui  per- 
mette de  «  distinguer  scientifiquement  »  la  santé  de  la 
maladie   ou  l'état  no-rmal   de  l'état  pathologique  (^). 

On  sait  comment  iVI.  Durkheim  a  essayé  de  résoudre 
le   problème   (*). 

«  Un  fait  moral,  a-t-il  dit  d'abord,  est  normal  pour 
un  type  social  déterminé,  quand  on  l'observe  dans  la 
généralité  des  sociétés  de  cette  espèce;  il  est  patho- 
logique dans  le  cas  contraire  (^).  »  Ou  encore:  «  le  type 
normal  se  confond  avec  le  type  moyen  (^).  » 

Mais    l'intervention   des    naturalistes   n'aide    pas   à   ré- 


1.  Règles  de  la   méthode  soclologiqu",  p.  60. 

2.  JJiv.  du  trav.  soc,  1''^  édit.,  p.  33. 

3.  Règles,   pp.   61    et  93. 

4.  Voir  plus  loin,  pp.  115  et  suiv.  et  297  et  suiv. 

5.  Div.  du  trav.,   V^  édit.,  p.  34. 

6.  Règles,    p.    70. 


VII 

soudre  le  problème  qui  préoccupe  le  moraliste.  Car  la 
«  généralité  »,  décisive  aux  yeux  de  ceux-là,  peut  être 
pour  celui-ci  une  «  étiquette  menteuse  !»  et  ne  donner 
à  un  phénomène  que  «  les  apparences  de  la  normali- 
té (1).  »  Aussi  M.  Durkheim  ajoute-t-il:  «  Pour  savoir 
si  un  précepte  a  une  valeur  morale,  il  faut  le  comparer 
à  d'autres  dont  la  moralité  intrinsèque  est  établie.  S'il 
joue  le  même  rôle,  c'est-à-dire  s'il  sert  aux  mêmes  fins; 
si,  d'autre  part,  il  résulte  de  causes  dont  résultent  éga- 
lement d'autres  faits  moraux,  on  a  le  droit  de  conclure; 
qu'il  est  moral  {^).  » 

Toutefois,  —  alors  même  qu'il  abandonne  le  critère 
«  objectif  »  et  «  scientifique  »  emprunté  aux  naturalistes, 
—  M.  Durkheim  continue  à  parler  leur  langage  et  con- 
fond moral  et  normal.  Examiner  si  un  précepte  géné- 
ralement admis  est  utile  oU  nécessaire  et,  par  consé- 
quent, vraiment  moral,  c'est,  —  dit-il  en  effet,  —  «  voir 
.  si  on  peut  ériger  la  normalité  de  fait  en  normalité  de 
droit  (3).  »  • 

Déjà  sociologue  et  inoraliste,  M.  Durkheim  aborde 
encore  volontiers  un  problème  qui  ressortit  à  ce  qu'on 
appelle  dans  son  école,  la,  métamorale:  nous  voulons 
parler  du  fondement  du  devoir  (*).  Tantôt  il  essaye  d'ex- 
pliquer le  caractère  impérieux  des  préceptes  moraux, 
et  il  l'attribue  à  leur  origine  sociale.  Tantôt  il  s'exerce 
à  justifier  la  soumission  de  l'individu  aux  injonctions 
de  la  société,  et  il  découvre  en  celle-ci  des  attributs 
divins   qui  lui  donnent   droit  à  notre  obéissance.   Dans 

,  !(1.  Mègles^  p..  76. 

2.  Ihid.  :  ,       • 

3.  liègles,  p.  74.  

4.  Voir  plus  loin,  pp.  110,  149  et  383.  .    . 


VIII    

les  deux  cas  il  se  place  à  un  point  de  vue  nouveau,  autre 
que  celui  du  sociologue  ou  du  moraliste.  Il  ne  regarde 
plus  du  dehors  les  règles  morales;  il  ne  s'enquiert  pas 
davantage  de  ce  qui  constitue  leur  moralité  intrinsèque. 
Mais  il  s'arrête  au  sentiment  qu'on  éprouve  devant  le 
devoir:  c'est  d'après  lui  un  sentiment  analogue  à  celui 
qu'inspire  le  sacré  (^). 

Le  critique  de  la  Revue  de  métaphysique  et  de  mo- 
rale est  impressionné  par  ce  rapprochement  du  moral 
et  du  sacré  et  il  y  voit  une  définition,  digne  d'attention, 
du  moral.  Sait-on  cependant  bien  ce  que  IVI^.  Durkhéim 
entend  par  sacré?  —  «  Les  choses  sacrées,  a-t-il  dit, 
ce  sont  celles  dont  la  société  elle-même  a  élaboré  la 
représentation  {^).  »  En  affirmant  ainsi  leur  origine  so- 
ciale, il  ne  les  distingue  pas  des  autres  produits  sociaux 
et  il  ne  caractérise  point  leur  nature  propre.  —  «  Ce 
qui  est  sacré,  a  dit  encore  M.  Durkheim,  c'est  ce  qui 
n'a  pas  de  commune  mesure  avec  ce  qui  est  profane  {^).  » 
Nous  ne  sommes  pas,  après  cela,  beaucoup  plus  avan- 
cés, car  on  omet  de  nous  dire  en  quoi  consiste  le  pro- 
fane et  nous  continuons  d'ignorer  ce  qui  constitue  1-es- 
sence  du  sacré.  —  Malgré  les  obscurités  dont  s'enveloppe 
la  pensée  de  M.  Durkheim,  l'apparition  du  sacré,  qui 
ravit  la  Revue  de  métaphysique,  a  effrayé  des  philo- 
sophes moins  enclins  au  mysticisme.  «  Je  voudrais,  lui 
dit  Jacob,  que  la  morale  se  débarrassât  de  tout  élé- 
ment rehgieux,  sacré,  ténébreux,  nocturne,  qu'elle  fût 
entièrement   et  purement   laïque   (*).»  Et   M.   Durkheim 

1.  Détermination  du  fait  moral. 

2.  De  la  définition  des  phéfiomènes  religieux,  p.  25.  —  Cfr.  plus 
loin,  p.  106,  note  1. 

3.  Détermination   du  fait  7noral,   p.  134. 

4.  Ibid.,  p.  181. 


—    IX    

de  le  rassurer:  «Je  crois  que  le  sacré  peut  être  ex- 
primé, et  je  m'efforce  de  l'exprimer,  en  termes  laïcs  (^).  » 
Invité  à  préciser,  il  essaye  une  nouvelle  fois  de  «déter- 
miner un  peu  plus  nettement  la  notion  du  sacré»,  mais 
se  borne  à  répéter  :  «  Ce  qui  caractérise  le  sacré,  c'est 
qu'il  ne  peut,  sans  cesser  d'être  lui-même,  être  mêlé 
au  profane  (^)...  » 

11  est  loisible  à  un  sociolâtre  néophyte  d'admirer  dans 
ces  explications  une  originale  et  lumineuse  définition  du 
moral;  mais  on  témoigne  d'une  information  fragmen- 
taire ou  superficielle,  si  on  ignore  l'assimilation  faite 
par  M.  Durkheim  moraliste  entre  le  moral  et  le  normal. 

La  Revue  de  inétaphysique  et  de  morale  rappelle  l'exem- 
ple choisi  par  M.  Durkheim  pour  illustrer  sa  définition 
du  normal:  c'est  celui  du  crime.  Phénomène  mor- 
bide aux  yeux  du  vulgaire  et  des  criminalistes,  le  crime 
devient,  si  on  se  réfère  au  critère  du  sociologue-mora- 
liste, un  fait  normal  (^). 

Le  lecteur  de  la  Revue  pourrait  croire  que,  nous  basant 
sur  l'assimilation  faite  d'autre  part  entre  le  normal  et  le 
moral,  nous  présentons  la  théorie  de  M.  Durkheim  comme 
une  apologie  du  crime.  Disons  simplement  que  nous 
n'avons  même  point  mentionné  l'application  qu*il  fait 
au  crime  de  sa  définition  du  normal. 

Les  réflexions  de   M.   Durkheirri  sur  la  normalité   du 


1.  Ibid.,   p.   83. 

2.  Ibid.,   p.    184. 

3.  «  Le  crime  s'observe  dans  toutes  les  sociétés  de  tous  les  types. 
Partout  et  toujours  il  y  a  eu  des  hommes  qui  se  conduisaient  de 
manière  à  attirer  sur  eux  la  répression  pénale.  Il  n'est  donc  pas 
de  phénomène  qui  présente  de  la  manière  la  plus  irrécusée  tous 
les   symptômes   de  la   normalité.  »  (^Bègles,   p.   82). 


X    — 

crime,  dont  quelques-unes  f^)  ont  soulevé  autrefois  les 
protestations  de  Tarde  (^)  et  continuent  de  valoir  à  leur 
auteur  une  réputation  d'esprit  indépendant  (•^),  —  ne 
méritent  guère  qu'on  s'y  arrête. 

A  les  lire,  l'idée  vous  vient  de  proposer  à  un  ama- 
teur de  logique  formelle  le  problème  suivant  :  En  don- 
nant au  mot  normal  trois  ou  quatre  sens  différents,  et 
au  mot  crime  deux  sens  différents,  combien  de  propo- 
sitions paradoxales  peut-on  énoncer  sur  la  normalité  du 
crime  ? 

M.  Durkheim  prétend  tout  définir  à  nouveau  (*)  et 
«parler  des  faits  moraux  dans  une  langue  qui  n'est  pas 
celle  du  vulgaire  f-^) .  »  Mais  il  ne  suffit  pas  de  formuler 
laborieusement  une  nouvelle  définition  —  scientifique  ou 
sociologique  —  du  crime.  Il  faut  savoir  s'y  tenir  et  ne 
pas  retomber  dans  les  prénotions  du  vulgaire. 

Quand  M.  Durkheim  dit  que  tout  acte  puni  est  un 
crime,  quelles  que  soient  la  gravité  de  la  peine 
et  la  valeur  ou  la  moralité  de  l'acte  f^),  —  cette 
définition,  sous-entendue,  lui  permet  d'affirmer  que  le 
crime  a  parfois  une  utilité  directe:  l'homme  puni  peut 
être  un  vertueux  réformateur,  incompris  de  son  milieu  ('). 


1.  «Le  crime  est  un  facteur  de  la  santé  publique,  une  partie  in- 
tégrante de  toute  société  saine...  Le  criminel  est  un  agen;  régulier 
de  la  vie  sociale...  Le  crime  ne  doit  plus  être  conçu  comme  uix 
mal  qui  ne  saurait  être  contenu  dans  de  trop  étroites  limites..  » 
(Règles  de  la    méth.   sociol.,   pp.    83-89), 

2.  G.  Tarde,  Criminalité  et  santé  sociale,  dans  la  Revue  phi- 
losophique,  t.   xxxix.   Paris,    1895. 

3.  Voir  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie,  t.  VI, 
-pp.    180-181.    Paris,    1906. 

A.  Règles,  p.  20  et  suiv.  ■  ' 

■     5.  Ibid.,   p.   90,    note   1. 
-     6.  Biv.   du    trav.    soc,    V^   éd.,    pp.    85-86. 

7.  Règles,   p.   88.    Cfr.    Crime   et?  santé   sociale,   p.   521. 


XI    

Mais  quand  il  ajoute:  «De  ce  que  le  crime  est  un  fait 
de  sociologie  normale,  il  ne  suit  pas  qu'il  ne  faille  pas 
le  haïr  (i),  »  —  il  substitue  subrepticement  la  notion 
vulgaire  du  crime  à  la  notion  scientifique,  et  le  lecteur 
inattentif  ou  mal  informé  reste  déconcerté  par  l'inco- 
hérence de  ces  jugements  contradictoires. 

La  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  réclame  l'in- 
dulgence pour  les  contradictions  et  demande  qu'on  dis- 
tingue entre  les  «  phrases  essentielles  »  et  les  «  phrases  se- 
condaires. »  —  Mais  sont-ce  les  propos  du  savant  qui 
sont  essentiels  ou  ceux  du  moraliste?  Ceux  du  positiviste 
ou  ceux  du  métaphysicien?  Ceux  du  sociologue  ou  ceux 
du  sociolâtre? 

Le  critique  de  la  Revue  croit  aussi  que  «  la  différence 
des  temps  supprime  la  contradiction.  »  —  Un  auteur  a 
évidemment  le  droit  et  même  le  devoir,  s'il  s'est  trompé, 
d'abandonner  une  théorie  pour  en  adopter  une  autre;  et 
il  serait  absurde  alors  et  injuste  de  lui  imputer  une 
contradiction.  Mais  il  ne  s'agit  point,  dans  le  cas  présent, 
d'opinions  successives  et  opposées,  professées  par  le  même 
écrivain.  Ce  que  nous  avons  signalé  dans  notre  livre  (^), 
c'est  une  contradiction  fondamentale  et  permanente  qui 
vicie  l'œuvre  entreprise  par  M.   Durkheim. 

S'il  s'en  était  tenu  aux  conditions  essentielles   de  toute 


1.  Règles,  p.  90,  note  1.  —  Pourquoi  le  haïr?  Il  serait  intéressant 
de  le  savoir,  car  M.  Durkheim  dit  ailleurs:  «Quand  je  viole  la 
règle  qui  m'ordonne  de  ne  pas  tuer,  j'ai  beau  analyser  mon  acte, 
je  n'y  trouverai  jamais  le  blâme  ou  le  châtiment:  il  y  a  entre 
l'acte  et  sa  conséquence  une  hétérogénéité  complète;  il  est  im- 
possible de  dégager  analytiquement  de  la  notion  de  meurtre  ou 
d'homicide  la  moindre  notion  de  blâme,  de  flétrissure.  »  {Détermi- 
nation du  fait   moral,  p.   120). 

2.  Voir  plus  loin  pages  293  et  suiv. 


XII    

recherche  scientifique,  il  aurait  pu  fonder  cette  science, 
dont  parle  M.  Lévy-Briihl  science  spéculative,  théori- 
que, désintéressée,  libre  de  toute  préoccupation  normative 
et  soucieuse  uniquement  de  comprendre  et  d'expliquer. 
Il  aurait  observé  les  mœurs  et  comparé  les  institutions, 
scruté  leur  origine,  suivi  leur  développement,  retrouvé 
leurs  conditions  d'existence,  dressé  l'inventaire  de  leurs 
résultats. 

Pareille  science,  édifiée  d'après  sa  méthode  propre, 
fournirait  aux  moralistes  et  aux  législateurs  des  indi- 
cations utiles.  Elle  les  avertirait  des  possibilités  et  les 
prémunirait  contre  les  tentatives  hasardeuses  et  les  en- 
treprises chimériques. 

M.  Durkheim  ne  devait  d'ailleurs  point,  en  s'adonnant 
à  la  sociologie,  s'interdire  d'ambitionner  pour  lui-même 
la  fonction  du  moraliste  ou  le  rôle  du  réformateur.  S'il 
voulait  dans  ce  cumul  se  garder  de  toute  contradiction, 
il  suffisait  qu'il  évitât  des  professions  de  foi  détermi- 
nistes trop  accentuées,  et  aussi  inutiles  qu'insoutenables. 

Malheureusement  au  lieu  d'entreprendre  parallèlement 
l'œuvre  du  sociologue  et  l'oeuvre  du  moraliste,  en  main- 
tenant l'indépendance  des  disciplines,  en  tenant  compte 
de  la  différence  des  points  de  vue,  en  respectant  l'au- 
tonomie des  méthodes,  —  M.  Durkheim  a  demandé  à 
la  Sociologie  la  solution  de  problèmes  qui  appartiennent 
en  propre  à  la  Morale,  tel  le  problème  de  la  distinction 
du  bien  et  du  mal.  Et  du  coup  il  s'est  condamné  aux 
attitudes  contradictoires. 

D'une  part  il  maintient  à  la  Sociologie  sa  physionomie 
amorale  et  désintéressée,  sans  quoi  elle  ne  serait  plus 
une  science.  Mais,  d'autre  part,  il  la  convertit  en  disci- 
pline normative,  avec  la  prétention  de  restaurer  l'Ethique 
sur  des  bases  nouvelles  et  scientifiques. 


XIII 

Il  a  fait  tort  à  la  Sociologie  en  l'investissant  d*une 
fonction  incompatible  avec  son  caractère  essentiel. 

Il  fia  pas  su  rendre  à  la  Morale  le  service  promis.  Et 
quand  il  se  trouve  lui-même  aux  prises  avec  les  pro- 
blèmes fondamentaux  de  l'Ethique,  il  reprend,  pour  les 
résoudre,  la  méthode  discréditée  de  la  période  préscien- 
tifique. 

Nous  avons,  dans  la  première  édition  de  ce  livre,  mon- 
tré ces  contradictions.  Depuis  lors  un  disciple  de  M.  Durk- 
heim  les  a  signalées  à  son  tour  dans  une  étude  péné- 
trante (^).  Il  n'était  peut-être  pas  inutile  de  les  remettre 
en  relief,  puisque  «  les  règles  de  morale  déduites  par 
M.  Durkheim  de  sa  sociologie  en  gestation  »  suscitent 
encore  dans  des  milieux  éclairés  une  admiration  candide. 

** 

M.Lévy-Brûhl  opposait  la  méthode  sociologique  à  celle 
de  la  philosophie  morale  et  du  droit  naturel,  mais  il 
omettait  de  narrer  la  genèse  du  conflit  comme  aussi  d'en 
préciser  les  limites. 

Il  convenait  de  combler  ces  lacunes.  Et  la  deuxième 


1.  Gaston  Richard,  Sociologie  et  Métaphysique,  dans  la  revue 
protestante  «Foi  et  Vie»  de  Paris,  no^  des  1^"^  et  16  juin,  l^r  et 
16  juillet  1911.  —  M.  Richard,  professeur  de  science  sociale  à 
l'Université  de  Bordeaux,  où  il  ^  succédé  à  M.  Durkheim,  a 
collaboré  pendant  dix  ans  à  VAnnée  sociologique.  Il  explique  «  com- 
ment il  est  devenu  un  opposant  irréductible  aux  doctrines  dont 
elle  est  le  drapeau  ».  «  Le  public,  écrit-il,  qui  parle  ou  entend  parler 
de  la  sociologie  de  M.  Durkheim  est  exposé  à  confondre  deux 
ordres  d'idées  et  de  recherches  bien  différents:  1°  une  science, 
au  sens  limité  du  mot,  une  étude  portant  sur  des  phénomènes  et 
des  rapports;  2»  une  spéculation  métaphysique  qui,  faisant  appel 
à  cette  science  en  voie  de  formation,  tente  de  résoudre  les  pro- 
blèmes; généraux  de  la  morale,  de  la  philosophie  religieuse  et 
de  la  théorie  de  la  connaissance.  Ces  deux  tentatives  me  semblent 
être    non    seulement    différentes,    mais    contradictoires  ». 


—    XIV    — 

partie  de  notre  travail  (chapitre  VI)  fut  consacrée  à  la 
recherche  des  antécédents  de  la  querelle. 

Or  les  critiques  adressées  de  nos  jours  aux  «moralistes» 
sont,  pour  la  plupart,  la  répétition  de  celles  qu'Auguste 
Comte  articulait  contre  la  «  politique  métaphysique.  » 
Qu'était  donc  la  politique  métaphysique?  Qu'y  a-t-il  de 
commun  entre  ses  représentants  et  les  morahstes  qui  ont 
suscité  une  nouvelle  et  semblable  opposition?  Par  quels 
intermédiaires  les  sociologues  dont  M.  Lévy-Brùhl  ex- 
prime les  griefs,  se  rattachent-ils  à  Comte?  Comment  en 
sont-ils  venus  à  déprécier  la  méthode  de  la  philosophie 
morale?...  Ces  questions  se  posaient,  et  il  fallait  s'ef- 
forcer d'y  donner  une  réponse  documentée. 

De  ce  que  l'infleunce  néfaste  du  droit  naturel  au 
XV IIP"  siècle  et,  plus  tard,  l'insuffisance  de  la  morale 
éclectique  ont,  en  France,  provoqué  ou  stimulé  une  réac- 
tion de  la  part  des  sociologues,  —  suit-il  que  la  critique 
de  ces  derniers  n'atteint  que  la  méthode  de  Rousseau  et 
de  l'école  éclectique? 

Nullement.  «  Depuis  et  avant  Grotius,  —  disions-nous 
à  la  page  276,  —  d'autres  que  Rousseau  et  les  éclec- 
tiques ont  usé  de  la  même  méthode  (^).» 

Mais  cette  brève  remarque  a  sans  doute  passé  inaper- 
çue et,  —  en  voyant,  dans  notre  exposé  historique  du 
conflit,  la  Soiciologie  aux  prises  avec  les  seuls  éclectiques, 
—  un  critique  aussi  attentif  que  M.  Segond  {^)  a  pu 
avoir  l'impression  que  nous  réduisons  à  1-texcès  l'ampleur 


1.  Et  à  la  page  271:  «La  Morale  avec  laquelle  la  Sociolog'ie 
entre  en  lutte,  est  le  Droit  naturel,  tel  que  l'ont  échafaudé 
Rousseau  et  l'école  éclectique.  Or,  s'il  se  rencontre  dans  lliisloire 
des  systèmes  de  philosophie  morale  et  sociale  analogues  au  leur,  il  s'en 
trouve    d'autres    aussi,    de    conception    et    de    structure    différentes  ». 

2.  Revue  philosophique.  Paris,   juillet   1911. 


XV 


du  débat.  Le  distingué  philosophe  voudra  bien  penser 
que  nous  admettons  comme  lui  que  l'éclectisme  n'est 
pas  seul  en  cause. 

** 

II  fallait  voir  après  cela  si  le  Thomisme,  auquel  nous 
adhérons,  mérite  lui  aussi  les  critiques  que  des  systèmes 
plus  récents  de  philosophie  morale  et  de  droit  naturel 
se  sont  justement  attirées. 

Nous  avons  donc  tâché,  dans  une  troisième  partie  (cha- 
pitre VII),  d'exposer  la  méthode  suivie  par  saint  Thomas 
dans  l'étude  des  problèmes  de  l'éthique  et  de  la  poli- 
tique; et  nous  l'avons  confrontée  avec  la  méthode  du 
droit  naturel  moderne  comme  aussi  avec  celle  que  pra- 
tiquent les  sociologues  eux-mêmes  quand  ils  résolvent 
des  problèmes  de  morale.  Pour  ne  pas  sortir  de  la  ques- 
tion soulevée  par  M.  Lévy-Briihl,  c'est  à  reconstituer 
les  règles  de  la  méthode  thomiste  que  nous  devions 
exclusivement  nous  attacher.  L'approbation  que  cette  par- 
tie de  notre  travail  a  reçue  de  thomistes  autorisés,  tels 
que  Beysens,  Gillet,  Pavissich,  Tredici,  nous  a  été  par- 
ticulièrement agréable. 

* 
** 

En  conclusion  il  ne  restait  qu'à  préciser  la  position  de 
l'Ecole  thomiste  dans  le  conflit  ouvert  entre  les  «  socio- 
logues »  et  les  «moralistes.»  «Position  vraiment  origi- 
nale et  sincèrement  indépendante  »,  écrit  M.  Georges 
Goyau  dans  une  étude  synthétique  qui  nous  fut  un  pré- 
cieux encouragement  et  dont  nous  remercionss  Téminent 

auteur  (^).. 

* 

if* 

En  réimprimant  ce  livre  dont  la  première  édition  pa- 

1.  G.  Goyau,  Le  thomisme  et  la  nouvelle  science  des  mœurs,  dans 
Autour  du  catholicisme  social,   5^  série,   Paris,   1912. 


XVI 


rut  en  1911,  nous  indiquons  ci-dessous  quelques  études 
publiées  ces  derniers  mois  sur  la  même  question  (i). 

S.  Deploige. 
Louvaifi,   le  16  juillet  1912. 

1.    Bibliographie:     Agathon,    L'esprit    de    la    nouvelle    Sorhonne. 
Paris,  1911.  —  J.  Baylac,  L'Ecole  sociologique  française  (dans  «Bul- 
letin   de    littérature    ecclésiastique,     publié    par    l'Institut    catholique 
de   Toulouse  »   juin    1912).    —    G.    Calo,    Morale   e   Sociologla    (dans 
«     La     cultura     filosofica    »,      Florence,     janvier-février,     1912).     — 
G.    Chatterton-Hill,    L'Etude    sociologique    des    religions    (Revue 
d'histoire    et    de    littérature    religieuses.    Paris,    janvier-février    1912). 
—    G.   Davy,   La   sociologie  de  M.   Durkheim   (Revue  philosophique. 
Paris,    juillet   et    août    1911).    —    Fr.    d'HAUTEFEUiLLE,    Le   caractère 
normatif    et   le    caractère    scientifique   de    la    morale    (Revue    de   méta- 
physique  et   de   morale.   Paris,   septembre   1911).   —    E.  Durkheim, 
Les  jugements  de  valeur,  et  les  jugements  de  réalité  (Revue  de  méta- 
physique   et    de    morale.    Paris,    juillet    1911).    —    GEORGES    FONSE- 
GRIVE,    La    morale    contemporaine,    dans    «    Revue    des    deux    mofn- 
des  ».  Paris,   1er   et   15   août   1911.   —   A.   Fouillée,   La  morale  et 
la  religion  humanitaires    (Revue   des   deux    mondes.    Paris,    1^^   mars 
1912).    —   M.    S.    GiLLET,    La   valeur   éducative   de   la   morale   catho- 
lique.   Paris,    1911.    —    M.    S.     Gillet,     Les    jugements    de    valeur, 
et   la    conception    positive    de   la   morale   (Revue    des    sciences    philloi- 
sophiques.    Paris,    20    janvier    1912).    —    GEORGES    Goyau,    Autour 
du  catholicisme  social;  5"^^  série.  Paris,  1912.  —  M.  Hébert,  L'étude 
sociologique  des  religions  (Rev.  d'hist.  et  de  littér.  relig.  Paris,  janv.- 
févr.   1912).  —   P.   Lacombe,   Etudes  sur  le  génésique.    Le   totémisme 
et   Vexogamie  de  M.   Durkheim  (Revue  de     synthèse  historique.  Paris, 
août    et    octobre    1911).    —    E.    Lamanna,    3Iito    e    Religione    tielle 
dotirine    socio-psicologiche   contemporanee    (idans    «    La    cultura    filoso^ 
fica  ».   Florence,  janvier-février   1912).   —  P.  Leguay,   Universitaires 
d'aujourd'hui.    Paris,    1912.    —    P.    A.    Le    Guyader,    Les    morales 
positivistes  et  la  morale  thomiste  (Revue  de  philosophie.  Paris,  1er  mai 
1912).    —    J.    Le    Rohellec,    Morale    individuelle    et    morale   sociale 
(Revue  de  philosophie,  Paris,  1er  janvier  1912).  —  A.  LoiSY,  L'étude 
sociologique   des   religions    (dans    «  Revue   d'histoire    et   de   littérature 
religieuses   ».   Paris,   janvier-février    1912).   —   A.   Pavissich,    Il   con- 
flitto  tra  la   morale  e  la  sociologia,   dans  «  La    Civiltà  cattolica  »  (de 
Rome,  no^  des  19  août,  7  octobre  et  16  décembre  1911.  —  F.  Rauh, 
Etudes    de    onoraU.    Paris,    1911.    —    Gaston    Richard,    Sociologie 
et  métaphysique,   dans  «  Foi  et  vie  ».  Paris,  nos  des  1er  et  16  juin; 
1er    et    16    juillet    1911.    —    G.    RICHARD,    La   sociologie    générale    et 
les  lois  sociologiques.  Paris,   1912.  —   Georges   Sorel,   Un  critique 
des    sociologues,    dans    «    L'Indépendance    ».    Paris,    n*^    du    l*^"^     oc- 
tobre 1911.  —  G.  Tredici,  Nel  campo  degli  studi  filosofi:  Sociologia 
e  morale,    dans   «  La    Scuola    cattolica   ».    Milan,    n"    d'octobre   1911. 
—    H.    ViLLASÈRE,    Morale    et    Sociologie    (Annales    de    philosophie 
chrétienne.   Paris,   novembre   1911).   —   J.  WiLBOiS,   Devoir  et   durée 
Paris,  1912. 


INTRODUCTION. 


«  Bon  nombre  de  philosophes  ise  sentent  attirés  vers 
»  la  sociologie,  et  en  acceptent  les  positions  essentielles; 
»  mais  ils  continuent  à  enseigner  la  morale  théorique 
»  d'après  les  méthodes  traditionnelles.  Ils  semblent  ne 
»  pas  s'apercevoir  qu'il  faudrait  opter  »  :  M.  Lévy-Brùhl, 
professeur  d'histoire  de  la  philo6ophie  à  l'Université  de 
Paris,  affirme,  en  ces  termes,  l'existence  d'un  conflit  entre 
la  Morale  et  la  Sociologie  (^). 

L'opposition  lui  paraît  irréductible  au  point  que  l'anti- 
nomie devrait  se  résoudre  par  un  sacrifice.  De  fait,  les 
professeurs  de  philosophie  se  trouvent  mis  en  demeure 
-de  renoncer  à  l'une  ou  à  l'autre  des  deux  disciplines. 

Ce  qui  donne  à  l'assertion  de  Mi.  ,Lévy-Briihl  une  gra- 
vité particulière,  c'est  qu'ellel  n'exprime  pas  seulement 
une  opinion  individuelle.  Un  groupe  actif  de  publicistes 
partagent,  en  France,  le  même  sentiment. 

Voici  bientôt  vingt  ans  que  M.  Durkheim,  collègue 
de  M.  Lévy-Brùhl  à  la  Sorbonne,  estime  que  les  sciences 
morales  doivent  se  pénétrei'  d'un  esprit  nouveau.  Il  l'a 
répété  avec  une  ténacité  catonienne.  Il  a  réussi  à  con- 
vaincre quelques  travailleurs,  devenus  avec  lui  les  ré- 
dacteurs de  V Année  sociologique. 

1.  L.  Lévy-Brûhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  p.   162. 
Morale  et  sociologie.  2 


—  6  — 

Le  livre  de  M.  Lévy-Briihl  est  l'amplification  bril- 
lante des  idées  prêchées  par  M.  Durkheim  et  admises 
par  ses  collaborateurs  (^)  ;  il  a  l'allure  entraînante  d'une 
proclamation;  M.  Durkheim  y  souscrit  sans  réserves  (2). 
C'est  un  vrai  manifeste  d'école. 

<:<  Il  n'y  a,  déclare  donc  M.  Lévy-Brùhl,  il  ne  peut  y 
avoir  de  morale  théorique.  Seules,  désormais,  compteront 
dans  la  science  les  recherches  conduites  par  la  méthode 
sociologique.  » 

D'où  vient  ce  discrédit  de  la  Morale?  Que  lui  repro- 
chent les  sociologues  ? 

CHAPITRE  I. 

CRITIQUE  DE  LA  PHILOSOPHIE  MORALE  (3). 

C'est  un  assaut  général.  Morale  kantienne,  morale 
utilitaire;  théories  empiriques,  théories  intuitives;  sys- 
tèmes déductifs,  systèmes  inductifs,  —  aucune  des  cons- 
tructions philosophiques  des  moralistes  n'est  épargnée. 

Une  reconnaissance  sommaire  autour  de  leurs  édi- 
fices a  suffi  pour  en  révéler  aux  sociologues  la  fragilité. 
Les  architectures  sont  diverses,  mais  nulle  part  elles  ne 


1.  «  Pleinement  d'accord  avec  l'esprit   des   Règles   de  la  méthode 
nique   de   Durkheim,   nous   sommes   heureux   de   reconnaître  ce 

que  nous  devons  à  son  auteur  »  (LéVY-Brùhl^,  p.  14,  note  1). 

2.  «  On  trouvera  dans  l'ouvrage  de  M.  Lévy-Brùhl,  analysée 
et  démontrée  avec  une  rare  vigueur  dialectique,  l'idée  même  qui  est 
à  la  base  de  tout  ce  que  nous  faisons  ici.  »  (Durkheim,  L'Année  socio- 
logique, tome  VII,  p.  380.  Paris,  1904). 

3.  Bibliographie:  L,  LÉVY-BRiiHL,  La  morale  et  la  scimce  des 
mœurs.  Paris,  1903.  —  E.  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social, 
Paris,   1893.    Préface  et  introduction. 


—  7 


s'élèvent  sur  des  fondations  solides.  Pour  faire  tout  crou- 
ler, quelques  coups  de  pioche  suffiront.  On  les  donnera 
d'une  main  alerte  et  pressée.  Après,  sur  les  ruines  de 
l'ancienne  Philosophie  morale,  la  Sociologie  édifiera  une 
nouvelle  science  des  mœurs. 

Ne  demandez  pas  aux  sociologues  dont  nous  expo- 
sons les  idées,  une  analyse  minutieuse  des  différentes  for- 
mules morales,  une  discussion  approfondie  des  principes, 
un  examen  détaillé  des  applications.  Ils  n'ont  guère  le 
souci  d'élaborer  un  système  nouveau;  moins  encore  de 
choisir  entre  les  systèmes  existants.  Ils  dénouent  la  crise 
de  la  Morale  en  décrétant  la  suppression  de  toute  théorie 
morale.  C'est  une  condamnation  en  bloc,  une  exécution  en 
masse   —  après  une  procédure  expéditive. 

Voici  les  griefs. 

I.  Tous  les  systèmes  de  morale  se  composent  d'une 
théorie  et  d'applications.  Ilsi  formulent  les  principes  qui 
doivent  guider  la  conduite  et  tracent  ensuite  les  règles 
pratiques  de  l'action.  De  là  vient  que  les  philosophes  ré- 
clament pour  l'Éthique  le  titre  de  «  science  normative  ». 

Cette  revendication,  dit-on,  ne  peut  être  accueillie. 
Il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  y  avoir  de  science  théorique  de 
la  morale  (^). 

Le  concept  de  science  normative  en  effet  est  con- 
tradictoire. 

Qui  dit  science  dit  connaissance  de  ce  qui  est,  re- 
cherche des  lois  qui  régissent  les  phénomènes,  étude  spé- 
culative, investigation  désintéressée. 

Les  morales  théoriques  ne  répondent  pas  à  cette  défi- 
nition. Elles  ont  pour  fonction  de  prescrire.  Elles  déter- 

1.    Lévy-Brûhl,   Chapitre   I. 


—  8  — 

minent  quelles  fins  l'homme  doit  poursuivre.  Elles  sont, 
par  essence,  législatrices. 

Sans  doute,  dans  les  systèmes  inductifs  let  empiriques, 
la  science  de  ce  qui  doit  être,  suppose  la  connaissance 
scientifique  de  ce  qui  est.  Mais  la  connaissance  du  monde, 
de  la  nature  humaine  et  de  rorganisation  sociale  sur  la- 
quelle ces  morales  s'appuient,  n'est  pas  le  produit  de  leurs 
propres  recherches.  Elle  leur  est  fournie  par  la  métaphy- 
sique et  par  les  sciences  positives. 

La  prétendue  science  morale  n'est  donc  théorique  que 
de  nom  ou  par  emprunt  (^). 

II.  Les  philosophes  présentent  comme  découlant  de 
leur  théorie,  les  préceptes  de  conduite  qu'ils  recomman- 
dent. 

On  prétend  qu'ils  s'abusent.  Entre  leur  doctrine  spécu- 
lative et  les  règles  pratiques,  il  n'y  a  pas  un  rapport  de 
principe  à  conséquence.  La  déduction  est  purement  appa- 
rente. 

M.  Lévy-Briihl  en  donne  cette  preuve  (^)  :  Comparez, 
à  une  même  époque  et  dans  une  même  civilisation,  les 
différents  systèmes  de  morale.  Vous  observerez  qu'ils 
aboutissent,  en  général,  à  des  préceptes  aussi  semblables 
entre  eux  que  les  théories  le  sont  peu. 

Sans  doute,  ajoute-t-il,  il  y  a  des  exceptions;  sans 
doute  aussi  le  fonds  commun  prend  des  teintes  variées 
selon  le  système  où  il  entre... 

Néanmoins  le  fait  constaté  en  gros  prouve  que  les 

1.  ^  En  moirale,  la  partie  théorique  ne  constitue  pas  une 
science,  puisqu'elle  a  pour  objet  de  déterminer  non  ce  qui  est  en 
fait,  la  règle  suprême  de  la  moi:alité,  mais  ce  qu'elle  doit  être.  »  (E. 
DURKHEIM,  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  p.  33).  —  Cfr.  A. 
Bayet,  La  morale  scientifique,  pp.  33  et  suiv.  Paris,  1905. 
2.  Chapitre  II 


—  9  — 

applications,  en  morale,  ne  se  tirent  pas  de  la  théorie. 

Pourquoi  M.  Lévy-Brùhl  n'a-t-il  pas,  ici  comme  ail- 
leurs, suivi  M.  Durkheim,  même  dans  le  détail  de  la  dé- 
monstration? M.  Lévy-Brùhl  regaride  de  très  haut  l'ensem- 
ble des  systèmes  moraux.  A  cette  distance  ils  lui  semblent 
.opposés  en  théorie  et  d'accord  en  pratique;  et  il  attribue 
cet  accord  à  la  préoccupation  qu'auraient  les  écrivains  de 
n'être  pas  désavoués  par  la  conscience  morale  commune 
de  leur  temps.  S'il  se  rapprochait  davantage,  il  verrait  le 
contraire  :  l'identité  des  principes  et  la  variété  des  conclu- 
'sions,  —  les  conceptions  de  vie  les  plus  opposées  et  les 
projets  de  réforme  sociale  les  plus  dissemblables  se  ré- 
clamant des  mêmes  idées  de  bonheur,  de  devoir,  de  jus- 
tice, d'utilité  générale;  et  il  expliquerait  peut-être  ces  di- 
vergences par  le  souci  de  l'originalité.  Sa  conclusion  sur 
l'absence,  en  morale,  d'un  lien  logique  entre  les  théo- 
ries et  les  préceptes  n'aurait  sans  doute  pas  changé,  mais 
elle  se  fût  appuyée  sur  des  prémisses  tout  autres. 

M.  Durkheim,  lui,  ne"  s'est  pas  confiné  en  d'aussi 
vagues  généralités.  Il  a  tâché  de  serrer  la  réalité  de  plus 
près  et  de  porter  aux  systèmes  de  morale  des  coups 
droits  (1). 

Il  affirme  carrément  que  toutes  les  formules  générales 
de  la  moralité  successivement  proposées,   sont  fautives. 

Kant,  par  exemple,  s'est  vainement  efforcé  de  déduire 
de  son  impératif  catégorique  les  devoirs  de  charité. 

La  morale  de  la  perfection  permet  bien  de  compren- 
dre pourquoi  l'individu  doit  chercher  à  étendre  son  être  au- 
tant qu'il  le  peut;  mais  pourquoi  songerait-il  aux  autres? 

Parce  que  les  hommes  sont  liés  par  une  communauté 

1.  Division  du  travail  social.  Introduction.  —  Cfr.  La  science 
positive  de  la  morale  en  Allemagne. 


—  10  — 

d'essence  ?  Certes,  la  solidarité  est  un  fait  ;  mais  cela  ne 
suffit  pas  pour  l'ériger  en  devoir.  De  ce  que  dans  la  réalité 
d'homme  ne  s'appartient  pas  tout  entier,  on  n*a  pas  le  droit 
de  conclure  qu'il  ne  doit  pas  s'appartenir  tout  entier.  Sans 
doute  nous  sommes  solidaires  de  nos  voisins,  de  nos 
ancêtres,  de  notre  passé.  Mais  où  est  la  preuve  que  cette 
dépendance  soit  un  bien?  De  ce  qu'elle  est  peut-être  iné- 
vitable, il  ne  suit  pas  qu'elle  soit  morale. 

L'insuffisance  de  ces  doctrines  serait  plus  apparente 
encore  si  nous  leur  demandions  d'expliquer  non  des  de- 
voirs très  généraux,  mais  des  règles  plus  particulières. 
Plus  les  maximes  morales  sont  concrètes,  plus  il  devient 
difficile  d'en  apercevoir  le  lien  avec  les  concepts  abstraits 
auxquels  on  prétend  les  rattacher. 

Les  morales  dites  empiriques  ne  sont  pas  mieux  cons- 
truites. Il  est  presque  inutile  de  s'arrêter  à  celle  qui  prend 
pour  base  l'intérêt  individuel  :  il  faudrait  violenter  la  lo- 
gique pour  déduire  l'altruisme  de  l'égoïsme. 

Une  formule  très  répandue  définit  la  Morale  en  fonc- 
tion de  l'intérêt  social.  Mais  que  de  choses,  utiles  ou 
même  nécessaires  à  la  société,  ne  sont  pourtant  pas  mo- 
rales 1  Inversement,  que  de  pratiques  morales  obligatoires, 
dont  on  n'aperçoit  pas  les  services  qu'elles  rendent  à  la 
communauté!... 

En  résumé,  aucune  formule  ne  rend  compte  de  tous 
les  faits  dont  la  nature  morale  est  incontestée,  c'est-à-dire 
des  devoirs  généralement  admis. 

La  raison  de  cette  insuffisance  des  théories,  M.  Durk- 
heim  la  découvre  dans  la  méthode  suivie  par  les  mora- 
listes. 

Ils  construisent  la  Morale  de  toutes  pièces  pour  l'impo- 


—  11  — 

ser  ensuite  aux  choses.  Ils  partent  du  concept  de  l'homme, 
en  déduisent  l'idéal  qui  leur  paraît  convenir  à  cette  abs- 
traction, puis  font  de  l'obligation  de  réaliser  cet  idéal  la 
règle  suprême  de  la  conduite.  Les  différences  qui  distin- 
guent les  doctrines,  viennent  uniquement  de  ce  que  l'hom- 
me n'est  pas  partout  conçu  de  la  même  manière. 
Pareille  méthode  est  trois  fois  critiquable. 

D'abord  il  n'est  pas  démontré  que  la  Morale  puisse 
être  ramenée  à  une  règle  unique  et  tenir  dans  un  seul 
concept. 

En  tous  cas,  si  on  veut  chercher  le  critère  fondamen- 
tal de  la  Morale,  il  faut  suivre  la  méthode  ordinaire  des 
sciences.  Il  n'y  a  qu'une  manière  de  parvenir  au  général, 
c'est  d'observer  le  particulier,  minutieusement  et  par  le 
détail.  Donc  le  seul  moyen  de  découvrir  la  fonction  de  la 
morale,  est  d'étudier  la  multitude  des  règles  particulières 
qui  gouvernent  effectivement  la  conduite. 

Les  moralistes,  eux,  se  contentent  d'une  inspection  su- 
perficielle des  principaux  faits  de  la  morale.  Les  uns  en 
emportent  le  sentiment  vague  qu'il  n'y  a  pas  de  morale  sans 
désintéressement.  Les  autres  voient,  avec  plus  ou  moins  de 
clarté,  qu'il  nous  est  impossible  d'agir  si  nous  ne  sommes 
intéressés  à  ^lotre  action.  On  part,  là,  du  concept  de  bien  ou 
de  celui  de  devoir  ;  ici,  de  la  notion  de  l'utile.  On  suppose 
que  l'unique  raison  d'être  de  la  morale  est  de  sauvegarder 
les  grands  intérêts  sociaux  ou  d'assurer  le  développement 
de  l'homme.  Mais  toujours  ces  prémisses  sont  basées  sur 
une  expérience  incomplète  et  sans  précision. 

Il  en  résulte  que  ces  formules  générales  de  la  moralité 
ne  nous  donnent  pas  un  résumé  des  caractères  essentiels 
que  présentent  réellement  les  règles  morales  dans  telle 


—  12  — 

société  déterminée.  On  ne  saurait  s'y  référer  comme  à  des 
critères  objectifs  qui  permettent  d'apprécier  la  moralité  des 
pratiques.  Ce  sont  des  vues  subjectives  et  plus  ou  moins 
approchées  ;  des  aspirations  personnelles  qui  répondent  à 
quelque  desideratum  particulier.  Elles  expriment  la  ma- 
nière dont  le  philosophe  se  représente  la  morale,  et  chacun 
conçoit  à  sa  façon  l'idéal  qu'il  pose  comme  un  axiome. 
Actuellement,  à  cette  question  tant  de  fois  répétée:  quel 
est  ou  quels  sont  les  principes  derniers  de  la  morale?  le 
moraliste  ne  peut  répondre  que  par  un  aveu  d'ignorance. 

D'ailleurs,  quand  même  une  loi  dominerait  toute  la 
morale  et  serait  connue  de  nous,  on  ne  pourrait  en  déduire 
les  vérités  particulières  qui  sont  la  trame  de  la  science. 
Pour  peu  que  les'  circonstances  se  compliquent,  le  seul 
raisonnement  sera  trop  maigre   au  regard   des  faits. 

Des  dialecticiens  prétendent  établir,  par  exemple,  que 
l'homme  est  fait  pour  une  absolue  liberté;  mais  les  histo- 
riens nous  montrent  que,  dans  certains  états  de  civilisation, 
l'esclavage  a  été  utile  et  nécessaire.  Parmi  nos  droits  et 
nos  devoirs,  il  n'en  est  pas  un  qui,  en  son  temps,  n'ait  été 
méconnu  et  ce  à  juste  titre.  Ce  qui  est  licite  pour  un  peu- 
ple, a  pu  être  illicite  pour  un  autre,  parce  que  les  règles 
morales  ne  sont  morales  que  par  rapport  à  certaines  con- 
ditions expérimentales.  Il  importe  donc  de  déterminer  ces 
conditions.  Sinon,  en  mettant  la  morale  en  dehors  du 
temps  et  de  l'espace,  on  ne  peut  plus  la  faire  descendre 
dans  les  faits. 

III.  En  dernier  lieu,  M.  Lévy-Briihl  reproche  aux 
morales  théoriques  de  supposer  deux  postulats  inadmis- 
sibles (^). 

1.  Lévy-Brûhl,  Chapitre  III. 


—  13  — 

D'abord  elles  admettent  l'idée  abstraite  d'une  «nature 
humaine  »,  individuelle  et  sociale,  identique  à  elle-même 
dans  tous  les  siècles  et  dans  tous  les  pays;  et  elles  con- 
sidèrent cette  nature  comme  assez  bien  connue,  pour  qu'on 
puisse  lui  prescrire  les  règles  de  conduite  qui  conviennent 
le  mieux  en  chaque  circonstance. 

En  réalité,  r« homme»  qui  sert  ainsi  d'objet  à  la 
spéculation  morale  est  loin  de  représenter  d'une  manière 
exacte  toute  l'humanité.  C'est,  au  contraire,  le  type  d'une 
certaine  race  et  d'un  certain  temps.  Pour  la  philosophie 
ancienne,  c'est  le  Grec.  Pour  les  modernes,  c'est  l'homme 
de  la  société  occidentale  et  chrétienne. 

Ignorants  des  civilisations  autres  que  celles  où  ils 
vivaient,  les  théoriciens  de  la  morale  ont  étendu  à  l'huma- 
nité entière  ce  qu'ils  avaient  appris  de  la  nature  humaine, 
au  point  de  vue  psychologique,  moral  et  social,  par  l'ob- 
servation d'eux-mêmes  et  de  leur  milieu. 

Mais  voici  que,  depuis  un  siècle,  l'ignorance  se  dissipe. 
On  explore  les  régions  reculées  de  l'histoire,  l'Egypte, 
l'Assyrie,  l'ancienne  Amérique.  On  étudie  les  grandes  civi- 
lisations indépendantes  de  la  nôtre,  les  langues,  les  arts, 
les  religions  de  l'Inde,  de  la  Chine,  du  Japon.  Et  l'histoire 
comparée  des  institutions  fournit  au  concept  de  la  «  nature 
humaine  »  un  contenu  toujours  plus  riche  et  plus  varié. 

L'ethnographie  nous  révèle,  dans  les  sociétés  infé- 
rieures, des  façons  de  sentir,  de  penser,  d'imaginer,  des 
modes  d'organisation  sociale  et  religieuse  dont  nous  n'au- 
rions jamais  eu,  sans  elle,  la  moindre  idée. 

Dès  à  présent,  nous  ne  pouvons  plus  nous  représenter 
l'humanité  entière,  au  point  de  vue  psychologique  et  moral, 
comme  assez  semblable  à  la  portion  que  nous  en  connais- 


—  14   - 

sons  par  notre  expérience  immédiate,  pour  que  nous  nous 
dispensions  d'en  étudier  le  reste  (^). 

Les  morales  théoriques,  prétendant  déduire  leur  doc- 
trine entière  d'un  principe  unique,  supposent  —  c'est  leur 
autre  postulat  —  que  la  conscience  elle-même  présente  une 
systématisation  parfaite.  Son  contenu  formerait  un  en- 
semble harmonique  et  posséderait  une  unité  organique; 
ses  commandements  soutiendraient  entre  eux  des  rapports 
logiquement  irréprochables. 

Examiné  du  point  de  vue  objectif,  ce  postulat  est  dif- 
ficile à  conserver.  Car  nos  obligations  morales  laissent  voir 
en  réalité  une  complexité  extraordinaire,  et  rien  n'assure 
que  cette  complexité  recouvre  un  ordre  logique.  Pour  l'ana- 
lyse sociologique,  le  contenu  de  la  conscience  est  une  stra- 
tification irrégulière  de  pratiques,  de  prescriptions,  d'ob- 
servances, dont  l'âge  et  la  provenance  diffèrent  extrême- 
ment. Il  y  en  a  qui  remontent  très  haut  dans  l'histoire, 
peut-être  même  à  la  préhistoire.  L'ensemble  n'a  d'autre 
unité  que  celle  de  la  conscience  vivante  qui  le  contient. 
La  composition  en  est  hétérogène  (^).  —  Le  second  pos- 
tulat n'est  donc  pas  mieux  fondé  que  le  premier. 

Et  voilà  les  griefs  de  la  Sociologie  contre  la  Morale. 


1.  «  La  philosophie  du  Naturrecht  croyait  pouvoir  déduire  de  la 
nature  de  l'homme  en  général,  une  morale  immuable,  valable  pour 
tous  les  temps  et  pour  tous  les  pays...  Le  vice  fondamental  de  toute 
cette  doctrine,  c'est  qu'elle  repose  sur  une  abstraction.  Cet  homme 
général,  partout  et  toujours  identique  à  lui-même,  n'est  qu'un  con- 
cept logique,  sans  valeur  objective.  L'homme  réel  évolue  comme  le  mi- 
lieu qui  l'entoure  »  (Durkheim,  La  se.  posit.  de  la  mor.  en  Allemagney 
p.  43).  Cfr,  La  philosophie  dans  les  universités  allemandes,  p.  337. 

2.  «  Le  droit,  les  mœurs  ne  sont  pas  des  systèmes  logiquement  liés 
de  maximes  abstraites,  mais  des  phénomènes  organiques  qui  ont  vécu 
de  la  vie  même  des  sociét;és  »  (DuRKHEiM,  Introduction  à  la  socio- 
logie de  la  famille,   p.   275). 


—  15  — 

M.  Lévy-Brùhl  en  termine  ainsi  rexposé  :  «Examinée 
dans  sa  définition,  dans  ses  méthodes,  dans  ses  postulats, 
la  morale  théorique,  telle  qu'elle  est  conçue  habituelle- 
ment, paraît  incapable  de  se  soutenir.  » 

Est-il  juste  de  démolir  tous  les  systèmes  de  morale, 
sans  réserver  à  leurs  architectes  une  pensée  de  gratitude  ? 
N'ont-ils   rendu   aucun   service?... 

Il  fut  un  temps  où  l'on  ne  connaissait  point  de  théories 
morales.  La  morale  existait  pourtant.  Certaines  actions 
étaient  approuvées  ou  imposées;  d'autres  blâmées  ou  in- 
terdites. Des  règles  définies  présidaient  aux  relations  des 
hommes  et  au  fonctionnement  des  institutions.  Mais  ces 
préceptes  et  ces  lois  n'éveillaient  aucune  préoccupation 
scientifique.  Ce  fut  la  première  phase,  celle  de  la  morale 
spontanée.  Des  peuplades  de  civilisation  inférieure  n'en 
sont  pas  encore  sorties  (^). 

Un  moment  vint  où  la  réflexion  s'appliqua  à  la  morale 
pratiquée,  aux  coutumes  observées.  Mais  c'était  sous  l'em- 
pire de  préoccupations  utilitaires.  L'esprit  s'inquiéta  moins 
de  connaître  que  de  joistifier.  Il  eut  surtout  le  souci  de  légi- 
timer aux  yeux  de  la  raison  les  règles  existantes.  Ce  fut 
l'âge  des  morales  théoriques  (2).  Celles-ci  ont  «rationalisé» 
la  pratique;  leur  rôle  a  été  doublement  utile. 

D'abord  elles  fortifièrent  dans  les  esprits  un  besoin  in- 
tellectuel d^'explications  théoriques.  Sans  les  philosophes 
qui  ont  construit  des  «  métamorales  »,  une  science  propre- 
ment dite  des  phénomènes  moraux  ne  serait  peut-être 
jamais  née. 


1.  Lévy-Brûhl,  p.  285. 

2.  Id.,    p.   287. 


—  16  — 

Elles  ont  contribué,  en  outre,  à  introduire  un  peu  d'or- 
dre logique  dans  l'ensemble  des  pratiques  traditionnelles. 

Les  sociologues  consentent  à  leur  rendre  discrètement 
cet  hommage  peu  compromettant  (^).  Mais,  très  conscients 
de  la  supériorité  de  leur  tâche  propre,  ils  ne  se  lassent  pas 
de  rabattre  les  prétentions  des  moralistes. 

Ceux-ci  se  sont  imaginé  construire  la  science  de  la  mo- 
rale et  ils  ont  cru  fonder  leurs  prescriptions  sur  leur  théo- 
rie. Prétentions  illusoires  (^). 

D'abord  les  moiiales  théoriques  n'ont  jamais  fait  œuvre 
de  science,  puisqu'elles  n'ont  pas  entrepris  l'étude  objec- 
tive de  la  réalité  morale,  c'est-à-dire  de  la  pratique  exis- 
tante, des  règles  admises,  des  lois  en  vigueur. 

De  plus,  leur  prétendue  légitimation  des  préceptes  de 
conduite  est  restée  toujours  purement  dialectique.  Les 
règles  de  la  morale  ne  doivent  pas  leur  autorité  aux  théo- 
ries inventées  pour  les  soutenir.  Les  philosophes  ont  «  fon- 
dé »  la  morale  de  la  même  façon  que  la  religion  naturelle, 
c'est-à-dire  en  essayant  de  justifier,  par  une  déduction 
rationnelle,  des  croyances  dont  l'origine  est  aussi  peu 
rationnelle  que  possible. 

Enfin  les  moralistes  n'ont  pas  compris  que  la  morale 
n'a  pas  besoin  d'être  fondée.  Les  «  morales  »,  —  c'est-à- 
dire  les  ensiembles  observables  de  règles,  de  prescriptions, 
d'impératifs  et  d'interdictions,  —  existent,  indépendam- 
ment de  toute  spéculation,  au  même  titre  que  les  religions, 
les  langues  et  les  droits  (^);  ce  sont  des  données.  Cons- 

1.  LÉVY-BrûHL,  pp.  92  et  288. 

2.  Id.,    pp.    48,    99,    192. 

3.  «  Il  y  a  eu  un  droit  et  une  morale  dès  que  plusieurs  hommes 
sont  entrés  en  relations  et  se  sont  mis  à  vivre  ensemble.  »  [DURKHEIM, 

Les  études  de  science  sociale,  p.  72). 


—  17  — 

truire  ou  déduire  logiquement  la  morale  est  une  entre- 
prise hors  de  propos.  Pour  toutes  les  consciences  moyennes 
d'une  civilisation,  certaines  manières  d'agir  apparaissent 
comme  obligatoires,  d'autres  comme  interdites,  d'autres 
enfin  comme  indifférentes  :  cela  est  un  fait.  II  n'y  a  pas 
lieu  d'  «  édicter  »,  au  nom  d'une  théorie,  les  règles  de 
la  morale  pratique.  Ces  règles  ont  la  même  sorte  de 
réalité  que  les  autres  faits  sociaux. 

Maintenant  que  la  critique  des  sociologues  a  dissipé 
l'illusion,  qu'y  a-t-il  à  faire  {^)? 

Puisqu'il  y  a  une  réalité  morale  objective,  l'homme, 
s'il  est  raisonnable,  doit  s'efforcer  d'en  connaître  les  lois, 
pour  s'en  rendre  maître  autant  qu'il  lui  sera  possible. 

Désormais  l'effort  spéculatif  ne  consistera  donc  plus  à 
déterminer  «  ce  qui  doit  être  »,  c'est-à-dire,  en  réalité,  à 
prescrire.  Il  n'aura  d'autre  fin  directe  et  immédiate  que 
l'acquisition  du  savoir. 

L'ensemble  des  faits  moraux  —  c'est-à-dire  les  règles 
de  la  conduite  individuelle  et  collective  —  deviendra  l'ob- 
jet d'une  recherche  désintéressée  et  toute  théorique.  On 
étudiera  la  conscience,  telle  qu'elle  se  présente  dans  les 
différentes  sociétés  humaines  et  dans  le  même  esprit  où 
la  science  de  la  nature  physique  étudie  son  objet. 

La  méthode  sera  la  méthode  sociologique.  Car  la 
sociologie  scientifique  pose  en  principe  que  les  faits  mo- 
raux sont  des  faits  sociaux. 

Lorsqu'on  sera  en  possession  d'un  certain  nombre  de 
lois  régissant  les  faits,  on  pourra  espérer  modifier  la  pra- 
tique  par   une   application   rationnelle   du  savoir  scienti- 

1.  Lévy-Brùhl,  p.  289. 


—  18  — 

fique.  Car  admettre  que  la  réalité  sociale  a  ses  lois  n'équi- 
vaut nullement  à  la  regarder  comme  soumise  à  une  sorte 
de  fatum.  Les  sociologues  ne  seront  donc  pas  réduits  à 
constater  ce  qu'ont  été  les  morales  des  diverses  civilisa- 
tions (^),  mais  le  résultat  de  leurs  recherches  rendra  pos- 
sible le  progrès  social  réfléchi. 

Quand  cette  conception  nouvelle  aura  prévalu,  les  rap- 
ports de  la  théorie  et  de  la  pratique,  en  morale,  seront 
normalement  organisés.  Ce  sera  le  troisième  stade  de 
l'évolution. 

La  philosophie  morale  —  la  prétendue  science  à  la 
fois  théorique  et  normative  —  aura  disparu. 

Chaque  société  continuera,  cependant,  de  vivre  avec  sa 
morale  propre. 

La  sociologie  entreprendra  l'étude  positive  des  faits 
moraux  du  présent  et  du  passé.  Et  à  l'ancienne  spécula- 
tion dialectique  sur  les  concepts  se  substituera  la  re- 
cherche  scientifique   des   lois   de   la   réalité. 

Plus  tard  enfin  le  savoir  théorique  prêtera  à  des  appli- 
cations. Un  art  rationnel,  moral  ou  social,  se  fondera,  qui 
mettra  à  profit  les  découvertes  de  la  science.  Il  emploiera 
•à  l'amélioration  des  mœurs  et  des  institutions  existantes 
la  connaissance  des  lois  sociologiques. 

1.  Cfr.   DuRKHEiM,   Div.   du  travail  social.   Préface. 


—  19  — 
CHAPITRE   IL 

LA  CONCEPTION  SOCIOLOGIQUE  DE  M.  DURKHEIM  ('). 

1.   Les   trois  postulats  fondamentaux. 

Le  premier  et,  jusqu'à  présent,  le  principal  effort  de 
M.  Durkheim  a  consisté  à  établir  le  caractère  scientifique 
de  la  Sociologie  et  surtout  à  défendre  son  droit  à  une 
existence  autonome. 

Une  science,  proprement  dite,  de  la  société  est  possible 
—  elle  a  un  objet  distinct  —  elle  doit  employer  une  mé- 
thode spéciale:  la  conception  sociologique  de  M.  Durk- 
heim repose  sur  ces  trois  postulats  fondamentaux. 

I.  Une  science  est  la  connaissance  d'un  ordre  déterminé 
de  phénomènes  et  de  leurs  lois.  Sioutenir  qu'une  science  de 
la  société  est  possible,  c'est  affirmer  qu'il  doit  y  avoir  des 


1.  Bibliographie:  Les  études  de  science  sociale  (Revue  philo- 
sophique, t.  XXII).  Paris,  1886.  —  La  philosophie  dans  les  universités 
allemandes  (Revue  internationale  de  l'enseig-nement,  t.  XIII).  Paris, 
1887.  —  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagne  (Revue  philos., 
t.  XXIV),  1887.  —  Le  programme  économique  de  Schaeffle  (Revue 
d'économie  politique,  t.  II).  Paris,  1888.  —  Cours  de  science  sociale. 
Leçon  d'ouverture  (Rev.  intern.  de  l'enseign.,  t.  XV).  1888.  —  In- 
troduction à  la  Sociologie  de  la  famille  (Annales  de  la  Faculté  des 
lettres  de  Bordeaux,  année  1888).  Paris,  1888.  —  Suicide  et  natalité 
(Rev.  philos.,  t.  XXVI).  1888.  —  De  la  division  du  travail  social.  Paris, 
1893  ;  2^  édition  :  1902  avec  une  nouvelle  préface  intitulée  Quel- 
ques remarques  sur  les  groupements  professionnels.  —  Note  sur  la 
définition  du  socialisme  (Rev.  philos.,  t.  XXXVI).  1893.  —  Les 
règles  de  la  méthode  sociologique  (Rev.  philos.,  X-  XXXVII  et 
t.  XXXVIII).  1894.  —  L'enseignement  philosophique  et  l'agrégation  de 
philosophie  (Rev.  philos.,  t.  XXXIX).  1895.  —  Crime  et  santé  sociale 
(Rev.  philos.,  t.  XXXIX).  1895.  —  L'origine  du  mariage  d'après 
WestermarcTc  (Rev.  philos.,  t.  XL).  1895.  —  Le  suicide.  Paris,  1897. 
—   Il   suicidio   considerato  sotto     Vaspetto  sociologico  (Rivista  italiana 


—  20  — 

lois  sociales  et  que  la  réflexion,  méthodiquement  employée, 
saura  les  découvrir;  c'est  supposer  que  «  les  phénomènes 
sociaux  sont  d'une  façon  définie,  qu'ils  ont  une  manière 
d'être  constante,  une  nature  qui  ne  dépend  pas  de  l'arbi- 
traire individuel  et  d'oià  dérivent  des  rapports  nécessaires.  » 

Ce  postulat  est  «  la  condition  de  toute  sociologie  ». 
Avant  qu'il  ne  fût  admis,  une  véritable  science  positive  des 
faits  sociaux  ne  pouvait  naître. 

Certes  depuis  Platon,  maint  penseur  s*est  complu  dans 
les  spéculations  de  philosophie  sociale.  Mais,  jusqu'au  com- 
mencement du  xix^  siècle,  presque  tous  les  théoriciens  de 
la  politique  voyaient  dans  la  société  une  œuvre  humaine, 
un  fruit  de  la  réflexion,  une  machine  inventée  et  instituée 
de  toutes  pièces,  instrument  commode,  toujours  modifiable 
au  gré  du  constructeur.  Dans  ces  conditions  il  nV.  a  de 
place  que  pour  un  art  politique.  Si  les  sociétés  sont  ce  que 
nous  les  faisons,  il  n'y  a  pas  à  se  demander  ce  qu'elles  sont 
mais  ce  que  nous  en  devons  faire:  il  suffit  de  déterminer 
la  fin  qu'elles  doivent  atteindre,  et  de  trouver  la  meilleure 


di  sociologia,  t.   I).  Rome,  1897.  —  Lettre  à  l'éditeur  de  V American 
Journal  of  Sociology,  t.  III,  Chicago,  1898.  —  Représentations  indivi- 
duelles   et   représentations   collectives     (Revue  de  métaphysique  et  de 
morale,  t.  VI).  Paris,  1898.  —  La  prohibition  de  l'inceste  et  ses  origines 
(Année  sociologique,  t.  I).  Paris,  1898.  —  De  la  définition  des  phéno- 
mènes religieux  (Année  sociologique,  t.  II).  1899.  —  La  sociologie  en 
France    (Revue    bleue,    n^s    du    19    et    du    26    mai).    Paris,    1900.    — 
La  sociologia  ed  il  suo  dominio  scientifico  (Rivista  italiana  di  socio- 
logia, t.  IV).  1900.  —  De  la  méthode  objective  en  sociologie  (Revue  d,e 
synthèse   historique,    t.    II).   Paris,    1901.   —   Deux  lois  de   l'évolution 
pénale  (Année   sociologique,   t.    IV).    1901.   —  Sur  le  totémisme   (An- 
née  sociologique,    t.   V).    1902.   —    De  quelques  formes  primitives   de 
classification  (Année   sociologique,   t.   VI).    1903.   —  Pédagogie  et  so- 
ciologie (Rev.   de  métaph.   et  de  mor.,  t.  XI).   1903.   —  Sociologie  et 
sciences  sociales  (Rev.  philos.,  t.  LV).  1903.  —  Sur  V organisation  ma- 
trimoniale    des    sociétés    australiennes   (Année    sociologique,    t.    VIII). 
1905.  —  On  the  relations  of  sociology  fo  the  social  sciences  and  to  phi- 
losophy  (Sociological  Papers,  %.   I).   Londres,   1905. 


—  21  — 

manière  d'arranger  les  choses  pour  que  cette  fin  soit  bien 
accomplie.  Aussi,  pour  judicieuses  ou  pénétrantes  qu'elles 
soient,  les  observations  d'Aristote,  de  Bossuet,  de  Montes- 
quieu, de  Condorcet  sui  la  vie  des  sociétés,  ne  consti- 
tuent pourtant  pas  une  sociologie:  le  principe  fondamen- 
tal leur  fait  défaut. 

Le  vrai  sociologue  doit  commencer  par  se  débarrasser 
de  la  «  conception  artif  icialiste  »  qui  hante  encore  si  obs- 
tinément les  esprits.  Il  doit,  avant  tout,  poser  ce  prin- 
cipe que  les  sociétés,  sont  des  êtres  naturels,  des  orga- 
nismes se  développant  en  vertu  d'une  nécessité  interne. 

Les  historiens  restent  sceptiques  et  les  philosophes 
s'émeuvent  à  l'énoncé  de  ce  premier  postulat.  «  Nous 
avons  étudié  les  sociétés,  disent  les  premiers,  et  nous  n'y 
avons  pas  découvert  la  moindre  loi.  L'histoire  n'est  qu'une 
suite  d'accidents,  locaux  et  individuels,  qui  ne  se  répètent 
jamais,  réfractaires  à  toute  généralisation,  c'est-à-dire  à 
toute  étude  scientifique,  —  puisqu'il  n'y  a  pas  de  science 
du  particulier.  » 

M.  Durkheim  convient  de  bonne  grâce  que  «  le  meil- 
leur moyen  de  prouver  l'existence  de  lois  sociales  serait 
assurément  de  trouver  ces  lois  ».  Mais,  en  attendant,  il  de- 
mande qu'on  fasse  crédit  aux  sociologues.  «  Si  différents 
qu'ils  puissent  être  les  uns  des  autres,  les  phénomènes 
produits  par  les  actions  et  les  réactions  qui  s'établissent 
entre  des  individus  semblables  placés  dans  des  milieux 
analogues,  doivent  nécessairement  se  ressembler  par  quel- 
que endroit  et  se  prêter  à  d'utiles  comparaisons.  » 

A  ce  moment  interviennent  les  philosophes.  «  La  li- 
berté humaine,  objectent-ils,  exclut  toute  idée  de  loi  et 
rend  impossible  toute  prévision  scientifique.  » 

Morale  et  sociologie.  3 


—  22  — 

Déjà  dans  la  leçon  d'ouverture  de  son  cours,  M.  Durk- 
heim  passait  outre  et  se  bornait  à  cette  déclaration  :  «  La 
question  de  savoir  si  l'homme  est  libre  ou  non  a  sa  place 
en  métaphysique  ;  les  sciences  positives  peuvent  et  doivent 
s'en  désintéresser.  Il  faut  choisir  :  ou  reconnaître  que  les 
phénomènes  sociaux  sont  accessibles  à  l'investigation 
scientifique,  ou  bien  admettre  qu'il  y  a  deux  mondes 
dans  le  monde  :  l'un  où  règne  la  loi  de  causalité,  l'autre 
où  régnent  l'arbitraire  et  la  contingence.  » 

Dans  les  Règles  de  la  méthode  encore,  il  refuse  le  dé- 
bat. «  La  sociologie,  dit-il,  n'a  pas  plus  à  affirmer  la  liberté 
que  le  déterminisme  (^).  Tout  ce  qu'elle  demande  qu'on  lui 
accorde,  c'est  que  le  principe  de  causalité  s'applique  aux 
phénomènes  sociaux.  Encore  ce  principe  est-il  posé  par 

1.  Un  jour  cependant,  en  passant  il  est  vrai,  dans  une  simple 
note,  M.  Durkheim  s'est  laissé  aller  à  toucher  au  problème.  Des 
statistiques  étudiées  par  lui  il  résulte  que  chaque  peuple  a  un  taux 
de  suicides  qui  lui  est  personnel.  Il  en  conclut  que,  pour  chaque 
peuple,  il  existe,  dans  le  milieu  social,  une  tendance  collective  d'une 
énergie  déterminée  qui  pousse  les  homm-es  à  se  tuer.  Et  dans  sa 
pensée  ce  n'est  pas  une  métaphore  :  il  faut  prendre  les  termes  à  la 
rigueur.  Les  tendances  collectives  qui  poussent  au  suicide  comme 
d'ailleurs  aussi  au  crime,  au  mariage,  etc.,  ont  une  existence  propre  ; 
ce  sont  des  choses  réelles,  des  forces  vivantes  sui  generis,  elles  agis- 
sent du  dehors  sur  l'individu. 

Cette  interprétation  —  remarque-t-il  dans  ea  note  —  n'oblige 
pa:s  à  refuser  à  Tihomme  toute  espèce  de  liberté.  Et  voici  comment 
il   s'explique  : 

«  La  constance  des  données  démographiques  provient  d'une 
force  extérieure  aux  individus.  Cette  force  ne  détermine  pas  tels  su- 
jets plutôt  que  tels  autres.  Elle  réclame  certains  actes  en  nombre 
défini,  non  pas  que  ces  actes  viennent  de  celui-ci  ou  de  celui-là.  On 
peut  admettre  que  certains  lui  résistent  et  qu'elle  se  satisfasse  sur 
d'autres.  En  définitive,  conclut-il,  notre  conception  n'a  d'autre  effet 
que  d'ajouter  aux  forces  physiques,  chimiques,  biologiques,  psycho- 
logiques des  forces  sociales  qui  agissent  sur  l'homme  du  dehors  tout 
comme  lea  premières.  Si  donc  celles-ci  n'excluent  pas  la  liberté  hu- 
maine, il  n'y'  a  pas  de  raison  pour  qu'il  en  soit  autrement  de  celles- 
là.  La  question  se  pose  dans  les  mêmes  termes  pour  les  unes  et  pour 
les  autres.  »  (Le  Suicide,  p.  368,  note.) 


—  23  — 

elle,  non  comme  une  nécessité  rationnelle,  mais  seulement 
comme  un  postulat  empirique,  produit  d'une  induction 
légitime.  Puisque  la  loi  de  causalité  a  été  vérifiée  dans  les 
autres  règnes  de  la  nature;  que,  progressivement,  elle  a 
étendu  son  empire  du  monde  physico-chimique  au  monde 
biologique,  de  celui-ci  au  monde  psychologique,  on  est  en 
droit  d'admettre  qu'elle  est  également  vraie  du  monde 
social.  Mais  la  question  de  savoir  si  la  nature  du  lien 
causal  exclut  toute  contingence  n'est  pas  tranchée  pour 
cela.  » 

Le  fait  est,  comme  le  remarque  M.  Lévy-Briihl,  que 
nous  avons  peine  à  concevoir  comme  régis  par  des  lois 
invariables,  des  phénomènes  que  nous  pouvons  modifier 
par  notre  intervention  volontaire.  L'assimilation  de  la  na- 
ture sociale  à  la  nature  physique  choque  la  représentation 
traditionnelle  qui  place  l'homme  au  point  de  contact  de 
deux  mondes  distincts  et  hétérogènes  :  l'un  physique  où 
les  phénomènes  sont  régis  par  des  lois  constantes,  l'autre 
moral  qui  lui  est  révélé  par  la  conscience.  Et  l'étude  objec- 
tive et  scientifique  de  la  nature  sociale,  semblable  à  l'é- 
tude objective  et  scientifique  de  la  nature  physique,  reste 
une   conception   d'apparence   paradoxale. 

Mais  cela  n'importe  à  M.  Durkheim,  préoccupé  de  faire 
reconnaître  avant  tout  le  caractère  scientifique  de  la  socio- 
logie. Il  faut,  répète-t-il  dans  ses  écrits  les  plus  récents, 
opposer  au  préjugé  dualiste  l'affirmation  hardie  de  l'unité 
de  la  nature  ;  éliminer  les  survivances  du  postulat  anthropo- 
centrique qui  barre  la  route  à  la  science;  renoncer  au 
dualisme  religieux  ou  métaphysique  qui  fait  de  l'humanité 
un  monde  à  part,  soustrait,  par  on  ne  sait  quel  obscur  pri- 
vilège, au  déterminisme  dont  les  sciences  naturelles  con- 
statent l'existence  dans  le  reste  de  l'univers.  Le  mot  de 


24 


sociologie  implique  avant  tout  l'idée  nouvelle  que  les  faits 
sociaux  doivent  être  traités  comme  des  phénomènes  natu- 
rels soumis  à  des  lois  nécessaires. 

II.  Pour  que  la  sociologie  pût  se  fonder,  il  fallait  éten- 
dre l'idée  de  lois  naturelles  aux  phénomènes  humains. 
Mais  l'affirmation  de  l'unité  de  la  nature, ne  suffit  pas  pour 
que  les  faits  sociaux  deviennent  la  matière  d'une  science 
nouvelle  :  le  monisme  matérialiste,  lui  aussi,  postule  que 
l'homme  est  dans  la  nature;  mais  en  faisant  de  la  vie 
humaine,  soit  individuelle  soit  collective,  un  simple  épi- 
phénomène  des  forces  physiques,  il  résorbe  les  phénomè- 
nes sociaux  et  psychiques  dans  leur  substrat  matériel  qui, 
seul,  comporterait  l'investigation  scientifique  ;  ni  la  socio- 
logie, ni  la  psychologie  n'auraient  d'objet  propre. 

Il  importe  donc  que  l'affirmation  de  l'unité  ne  fasse 
pas  méconnaître  l'hétérogénéité  naturelle  des  choses.  Ce 
n'est  pas  assez  d'avoir  établi  que  les  faits  sociaux  sont 
soumis  à  des  lois;  il  faut  ajouter  qu'ils  ont  leurs  lois  pro- 
pres, spécifiques,  comparables  aux  lois  physiques  ou  bio- 
logiques, mais  sans  y  être  immédiatement  réductibles. 

En  un  mot,  pour  que  la  sociologie  puisse  se  constituer  à 
l'état  de  science  indépendante,  elle  doit  avoir  un  objet  et 
qui  ne  soit  qu'à  elle. 

M.  Durkheim  s'est  appliqué  surtout  à  empêcher  qu'on 
la  confonde  avec  la  psychologie;  et  à  cette  fin  il  a 
énoncé   un   autre   postulat. 

«  11  ne  peut  y  avoir  de  sociologie,  dit-il,  s'il  n'existe 
pas  de  sociétés;  mais  il  n'existe  pas  de  sociétés,  s'il  n'y 
a  que  des  individus.  » 

Il  faut  donc  poser  en  principe  que  «  la  société  n'est  pas 


—  25  — 

une  simple  collection  d'individus,  mais  un  être  qui  a  sa  vie, 
sa  conscience,  ses  intérêts,  son  histoire.  Sans  cette  idée,  il 
n'y  a  pas  de  science  sociale  ». 

Certes  la  société  ne  peut  exister  en  dehors  des  individus 
qui  lui  servent  de  substrat  ;  elle  est  pourtant  autre  chose. 
Un  tout  n'est  pas  identique  à  la  somme  de  ses  parties, 
quoique  sans  elles  il  ne  soit  rien;  ses  propriétés  diffèrent 
des  leurs.  En  s'assemblant  sous  une  forme  définie  et  par 
des  liens  durables  les  hommes  forment  un  être  nouveau, 
l'être  social,  qui  a  sa  nature  et  ses  lois  propres. 

Si  un  composé  diffère  spécifiquement  de  ses  compo- 
sants, cela  vient  de  ce  que  l'association  n'est  pas  un  phé- 
nomène infécond,  mais  un  facteur  actif.  Il  est  bien  certain, 
par  exemple,  qu'il  n'y  a  dans  la  cellule  vivante  que  des 
molécules  de  matière  brute;  seulement  elles  y  sont  asso- 
ciées et  cette  association  est  la  cause  de  ces  phénomènes 
nouveaux  qui  caractérisent  la  vie  et  dont  il  est  impossible 
de  retrouver  même  le  germe  dans  aucun  des  éléments. 
La  dureté  du  bronze  n'est  pas  non  plus  dans  le  cuivre 
ni  dans  l'étain  ni  dans  le  plomb  qui  ont  servi  à  le  former 
et  qui  sont  des  métaux  malléables  ou  flexibles;  elle  est 
dans  leur  alliage.  De  même  la  société  :  elle  n'est  pas 
une  simple  somme  d'individus,  mais  le  système  formé 
par  leur  association  représente  une  réalité  spécifique  qui 
a  ses   caractères  propres. 

«Je  ne  nie  pas  du  tout,  écrit  M.  Durkheim  au  cours 
d'une  polémique,  que  les  natures  individuelles  soient  les 
composantes  du  fait  social.  Il  s'agit  de  savoir  si,  en  se 
composant  pou,r  donner  naissance  au  fait  social,  elles  ne 
se  transforment  pas  par  le  fait  même  de  leur  combinai- 
son. La  synthèse  est-elle  purement  mécanique  ou  chi- 
mique? Toute  la  question  est  là.  » 


—  26    - 

Pour  M.  Durkheim,  la  question  est  tranchée  :  la  syn- 
thèse est  chimique.  Il  existe  vraiment  un  règne  social,  aussi 
distinct  du  règne  psychique  que  celui-ci  l'est  du  règne 
biologique  et  ce  dernier,  à  son  tour,  du  règne  minéral. 

En  distinguant  le  règnei  social  du  règne  psychique, 
M.  Durkheim  n'entend  pas  toutefois  éliminer  de  la  sociolo- 
gie l'élément  mental.  Fréquemment  il  répète  que  «  la  vie 
sociale  est  tout  entière  faite  de  représentations»,  mais  il 
n'omet  jamais  d'ajouter  que  «  les  représentations  collecti- 
ves sont  d'une  tout  autre  nature  que  celles  de  l'individu». 

Ainsi,  par  exemple,  l'ensemble  des  croyances  et  des  sen- 
timents, commun  à  la  moyenne  des  membres  d'une  même 
société,  forme  un  système  déterminé  qui  a  sa  vie  propre. 
On  peut  l'appeler  la  conscience  collective.  Cette  conscience 
commune  a  des  caractères  spécifiques  qui  en  font  une  réali- 
té distincte.  Les  individus  passent  et  elle  reste,  reliant  les 
unes  aux  autres  les  générations  successives.  Elle  est  donc 
autre  chose  que  les  consciences  particulières.  Elle  est  le 
type  psychique  de  la  société,  type  qui  a  ses  propriétés, 
ses  conditions  d'existence,  son  mode  de  développement. 

La  mentalité  des  groupes,  dit-il  encore,  n'est  pas  celle 
des  particuliers.  Jamais  l'individu,  à  lui  seul,  n'aurait  rien 
pu  concevoir  qui  ressemblât  à  l'idée  des  dieux,  aux  mythes 
et  aux  dogmes  des  religions,  à  l'idée  du  devoir  et  de  la 
discipline  morale,  etc.  Si  pourtant  ces  idées  se  sont  con- 
stituées, c'est,  toujours,  parce  que,  en  s'agrégeant,  les 
âmes  individuelles  donnent  naissance  à  une  individualité 
psychique  d'un  genre  nouveau  qui  a  ses  manières  propres 
de  penser  et  de  sentir. 

Au  surplus,  en  se  servant  de  l'expression  «  âme  collée- 


—  27  — 

tive  »,  M.  Durkheim  n'entend  pas  du  tout  hypostasier  la 
conscience  collective.  Il  n'admet  pas  plus  d'âme  substan- 
tielle dans  la  société  que  dans  l'individu.  La  conscience, 
tant  individuelle  que  sociale,  est  seulement  «  un  ensemble, 
plus  ou  moins  systématisé,  de  phénomènes  sui  generis  ». 

III.  Le  troisième  postulat  est  une  conséquence  du  pré- 
cédent. Si  les  faits  sociaux  sont  irréductibles  aux  phéno- 
mènes biologiques  ou  psychiques,  ils  ne  peuvent  s'expli- 
quer par  ces  derniers.  Un  fait  social  ne  peut  être  expliqué 
que  par  un  autre   fait  social. 

La  méthode,  dite  psychologique,  ne  peut  donc  convenir 
à  la  sociologie. 

Ce  fut  celle  des  économistes.  Ils  avaient  proclamé  qu'il 
y  a  des  lois  sociales,  aussi  nécessaires  que  les  lois  phy- 
siques. Mais,  suivant  eux,  il  n'y  a  de  réel  dans  la  société 
que  l'individu.  Une  nation  n'est  qu'un  être  nominal  ;  et  ses 
propriétés  sont  celles  des  éléments  qui  la  composent.  Les 
lois  sociales  ne  seraient  donc  pas  des  faits  très  généraux 
que  le  savant  induit  de  robservation  des  sociétés,  mais  des 
conséquences  logiques  qu'il  déduit  de  la  définition  de  l'in- 
dividu. L'économiste  ne  dit  pas  :  les  choses  se  passent 
ainsi,  car  l'expérience  l'a  établi;  mais  :  elles  doivent  se 
passer  ainsi,  car  il  serait  absurde  qu'il  en  fût  autrement. 
Aujourd'hui  encore  la  méthode  d'explication  générale- 
ment suivie  par  les  sociologues  est  essentiellement  psycho- 
logique. D'après  eux,  il  n'y  a  rien  dans  la  société  que  des 
consciences  particulières  et  ces  dernières  sont  la  source  de 
toute  révolution  sociale.  Par  suite,  les  lois  sociologiques 
seront  un  corollaire  des  lois  plus  générales  de  la  psycho- 
logie;   l'explication    de   la    vie    collective    consistera  à 


—  28  — 

faire  voir  comment  elle  découle  de  la  nature  humaine. 
Une  telle  méthode,  affirme  M.  Durkheim,  n'est  appli- 
cable aux  phénomènes  sociologiques  qu'à  condition  de 
les  dénaturer.  Les  consciences  particulières,  en  s'unissant, 
donnent  naissance  à  une  réalité  nouvelle  qui  est  la  con- 
science de  la  société.  Un  groupe  pense,  veut,  agit  tout 
autrement  que  ne  feraient  ses  membres,  s'ils  étaient  isolés. 
Si  on  part  de  ces  derniers,  on  ne  pourra  rien  comprendre 
à  ce  qui  se  passe  dans  le  groupe.  Et  toutes  les  fois  qu'un 
phénomène  social  est  directement  expliqué  par  un  phéno- 
mène psychique,  on  peut  être  assuré  que  l'explication  est 
fausse.  C'est  dans  la  nature  de  la  société  elle-même,  non 
dans  celle  des  unités  composantes,  qu'il  faut  chercher 
les  causes  prochaines  et  déterminantes  des  faits  sociaux. 

Une  autre  erreur  de  méthode  a  été  commise  par  cer- 
tains auteurs  de  l'école  organiciste. 

Comte  en  appelant  la  société  un  organisme,  ne  voyait 
dans  cette  expression  qu'une  métaphore.  Spencer  déclara 
nettement  que  la  société  est  une  sorte  d'organisme  :  les 
cellules  en  s'agrégeant  forment  les  vivants,  comme  les 
vivants  en  s'agrégeant  entre  eux  forment  la  société. 

Lilienfeld  a,  pris  cette  vérité  trop  à  la  lettre.  Il  s'est 
imaginé  que,  pour  dissiper  les  mystères  dont  sont  entou- 
rées les  origines  et  la  nature  des  sociétés,  il  suffisait  de 
transporter  en  sociologie  les  lois  mieux  connues  de  la 
biologie  en  les  démarquant. 

Certes,  l'analogie  est  un  précieux  instrument  pour  la 
connaissance  et  même  pour  la  recherche  scientifique  ;  c'est 
un  procédé  utile  d'illustration  et  de  vérification;  c'est  une 
forme  légitime  de  la  comparaison  et  la  comparaison  est  le 
seul  moyen  pratique  dont  nous  disposions  pour  arriver  à 


29 


rendre  les  choses  intelligibles.  Il  n'était  donc  pas  sans  inté- 
rêt de  signaler  entre  rorganisme  individuel  et  la  société 
une  réelle  analogie;  car  la  biologie  devenait  pour  le  so- 
ciologiste  un  véritable  trésor  de  vues  et  d'hypothèses 
qu'il  pouvait  sagement  exploiter. 

Mais  l'analogie  n'est  pas  une  méthode  de  démonstra- 
tion proprement  dite.  Le  tort  des  sociologues  biologistes 
est  d'avoir  voulu  induire  les  lois  de  la  sociologie  de  celles 
delà  biologie.  De  telles  inférences  sont  sans  valeur;  entre 
le  règne  biologique  et  le  règne  social,  les  différences  sont 
aussi  marquées  que  les  ressemblances.  Les  sociétés  peu- 
vent ête  comparées  aux  êtres  vivants,  parce  qu'elles  sont 
des  êtres  organisés  ;  seulement  rorganisation  n'est  que  le 
cadre  extérieur  de  la  vie  sociale  et  les  similitudes  biologi- 
ques ne  nous  donnent  pas  une  représentation  de  ce  qui 
en  constitue  le  contenu.  Si  les  lois  de  la  vie  se  retrouvent 
dans  la  société,  c'est  sous  des  formes  nouvelles  et  avec  des 
caractères  spécifiques  que  l'analogie  ne  permet  pas  de  con- 
jecturer mais  qu'il  faut  atteindre  par  l'observation  directe. 

La  méthode  pour  étudier  les  phénomènes  sociaux  ne 
peut  donc  être  le  décalque  d'aucune  autre  méthode  scien- 
tifique; elle  doit  être  strictement  sociologique. 

Conclusion:  «  Au  delà  de  l'idéologie  des  psycho-so- 
ciologues, comme  au  delà  du  naturalisme  matérialiste  de 
la  socio-anthropologie,  il  y  a  place  pour  un  naturalisme 
sociologique  qui  voit  dans  les  phénomènes  sociaux  des 
faits  spécifiques  et  qui  entreprend  d'en  rendre  compte 
en  respectant  leur  spécificité.  La  sociologie  n'est  l'an- 
nexe d'aucune  autre  science;  elle  est  elle-même  une 
science,  distincte  et  autonome.  » 


30 


2.  L'objet  de  la  sociologie. 

On  a  souvent  reproché  à  la  sociologie  d'être  une 
science  vague  et  mal  définie.  M.  Durkheim  estime  qu'elle 
a  plus  d'une  fois  mérité  ce  reproche.  Si  elle  doit  étudier, 
comme  elle  en  a  parfois  l'ambition,  tous  les  phénomènes 
qui  se  passent  au  sein  des  sociétés,  elle  n'est  pas  une 
science,  mais  la  science.  Il  est  nécessaire  de  délimiter 
son  domaine  et  de  préciser  son  objet.  La  première  dé- 
marche du  sociologue  doit  être  de  définir  les  choses  dont 
il  traite,  c'est-à-dire  les  faits  sociaux.  , 

M.  Durkheim  attache  tant  d'importance  aux  défini- 
tions préliminaires,  qu'il  en  a  donné  les  règles,  illustrées 
d'exemples. 

Laisser  de  côté  l'idée,  plus  ou  moins  flottante,  que 
nous  pouvons  avoir  déjà  du  fait  à  définir  :  tel  est  son 
premier  précepte.  Il  s'agit  d'atteindre  le  fait  lui-même, 
et  non  d'exprimer  la  manière  dont  nous  nous  le  repré- 
sentons. Il  faut  donc  sortir  de  nous  et  nous  mettre  en 
face  des  choses.  Cette  précaution  est  nécessaire  pour  obte- 
nir une  définition  objective. 

Dans  la  pratique,  toutefois,  on  partira  du  concept  vul- 
gaire. Il  sert  d'indicateur  ;  il  nous  informe  qu'il  existe  quel- 
que part  un  ensemble  de  phénomènes  réunis  sous  une 
même  appellation.  On  cherchera  si,  parmi  les  choses  que 
connote  confusément  le  mot  vulgaire,  il  en  est  qui  pré- 
sentent des  caractères  communs.  Par  exemple,  si  parmi 
les  faits  sociaux  il  s'en  rencontre  qui  possèdent  en  com- 
mun des  caractères  ayant  une  suffisante  affinité  avec 
ceux  que  connote  vaguement,  dans  la  langue,  le  mot  de 


—  31  — 

religieux,  on  les  réunira  sous  cette  rubrique,  pour  en 
faire  un  groupe  distinct,  défini  par  les  caractères  mêmes 
qui  auront  servi  à  le  constituer. 

La  définition  d'autre  part  devra  comprendre,  sans  ex- 
ception ni  distinction,  tous  les  phénomènes  qui  présentent 
également  les  mêmes  caractères.  Ainsi,  pour  définir  le  so- 
cialisme —  et  non  pas  seulement  l'idée  qu'on  s'en  fait  -—  il 
faut  dégager  les  traits  qui  se  retrouvent  les  mêmes  dans 
^oi^^es  les  doctrines  qualifiées  et  se  qualifiant  de  socialistes. 

Enfin,  la  matière  de  la  définition  fondamentale,  on  la 
cherchera  parmi  les  caractères  assez  extérieurs  pour  être 
immédiatement  visibles.  Ce  sont  les  seuls  qui  puissent 
être  atteints,  au  moment  où  la  recherche  va  seulement 
commencer.  Ceux  qui  sont  situés  plus  profondément  sont, 
sans  doute,  plus  essentiels;  leur  valeur  explicative  est 
plus  haute,  mais  ils  sont  inconnus  à  cette  phase  de  la 
science  et  ne  peuvent  être  anticipés  que  si  l'on  substi- 
tue à  la  réalité  quelque  conception  de  l'esprit. 

11  résulte  de  là  que  la  définition  placée  au  commence- 
ment de  là  science,  ne  saurait  avoir  pour  objet  d'exprimer 
l'essence  de  la  réalité;  elle  a  pour  unique  fonction  de 
nous   faire   prendre   contact   avec   les   choses. 

A  plusieurs  reprises  M.  Durkheim  nous  avertit  que  tels 
sont  le  sens  et  la  portée  de  sa  définition  de  l'objet  de  la 
sociologie  :  elle  n'est  pas  une  sorte  de  philosophie,  ni  mê- 
me une  explication  sommaire  du  fait  social.  L'auteur  se 
propose  non  d'anticiper  par  une  vue  philosophique  sur  les 
conclusions  de  la  science,  mais  simplement  d'indiquer  à 
quels  signes  extérieurs  il  est  possible  de  reconnaître  les 
faits  dont  elle  doit  traiter,  afin  que  le  savant  sache  les 
apercevoir  là  où  ils  sont  et  ne  les  confonde  pas  avec  d'au- 


—  32  — 

très.  Il  s'agit  de  délimiter  le  champ  de  la  recherche  aussi 
bien  que  possible,  non  de  rembrasser  dans  une  sorte  d'in- 
tuition exhaustive. 

Quelle  est  donc  la  définition  que  M.  Durkheim  a  don- 
née du  fait  social  ? 

Mentionnons  seulement  pour  mémoire  celle  qu'en  pas- 
sant il  propose,  tout  au  début  de  sa  carrière  de  publi- 
ciste  :  «  Pour  qu'un  fait  soit  sociologique,  il  faut  qu'il  in- 
téresse non  seulement  tous  les  individus  pris  isolément, 
mais  la  société  elle-même,  c'est-à-dire  l'être  collectif  ». 

Un  chapitre  des  Règles  de  la  méthode  est  consacré  à 
résoudre  la  question  :  Qu'est-ce  qu'un  fait  social? 

■  Il  y  a  dans  toute  société,  observe  M»  Durkheim,  un 
groupe  déterminé  de  phénomènes  qui  se  distinguent  par 
des  caractères  tranchés.  Ce  sont  des  manières  d'agir  et  da 
sentir,  des  types  de  conduite  ou  de  pensée,  doués  d'une 
puissance  impérative  et  coercitive,  en  vertu  de  laquelle  ils 
s'imposent  à  l'individu,  qu'il  le  veuille  ou  non.  Telles  les 
règles  du  droit,  les  maximes  morales  ;  et,  dans  une  mesure 
moindre,  les  conventions  et  les  usages  du  monde.  Dans 
certains  cas,  la  contrainte  n'est  qu'indirecte  :  il  m'est  im- 
possible de  ne  pas  parler  leur  langue  avec  mes  compa- 
triotes, et  de  ne  pas  employer  les  monnaies  légales;  je 
ime  ruinerais  si  je  travaillais  avec  des  procédés  et  des  mé- 
thodes industrielles  de  l'autre  siècle.  Outre  ces  croyances 
et  ces  pratiques  constituées,  présentant  des  formes  cristal- 
lisées, l'auteur  signale  encore  les  «  courants  sociaux  ». 
L'individu  subit  également  leur  ascendant.  Dans  une 
assemblée,  par  exemple,  il  se  produit  des  mouvements 
d'enthousiasme,  d'indignation,  de  pitié,  capables  de  nous 
entraîner  malgré  nous.  —  A  tous  ces  phénomènes  doit 


--  33  — 

être  donnée  et  réservée  la  qualification  de  sociaux;  ils 
sont  le  domaine  propre  de  la  sociologie. 

Un  fait  social  se  reconnaît  donc  au  pouvoir  de  coerci- 
tion externe  qu'il  exerce  ou  est  capable  d'exercer  sur  les 
individus.  Et  la  présence  de  ce  pouvoir  se  reconnaît  à  son 
tour  soit  à  l'existence  de  quelque  sanction  déterminée,  soit 
à  la  résistance  que  le  fait  oppose  à  toute  entreprise  indi- 
viduelle qui  tend  à  lui  faire  violence. 

Bref  :  «  Est  fait  social  toute  manière  de  faire,  fixée 
ou  non,  susceptible  d'exercer  sur  l'individu  une  con- 
trainte extérieure.  » 

Déjà,  dans  les  Règles  de  la  méthode,  M.  Durkheim  re- 
connaissait que  ce  critère  n'est  pas  toujours  facile  à  ap- 
pliquer. La  contrainte  est  aisée  à  constater  quand  elle  se 
traduit  au  dehors  par  quelque  réaction  directe  de  la  so- 
ciété, comme  c'est  le  cas  pour  le  droit,  la  morale,  les 
croyances,  les  usages,  les  modes  mêmes.  Mais  quand  elle 
n'est  qu'indirecte,  comme  celle  qu'exerce  une  organisa- 
tion économique,  elle  ne  se  laisse  pas  si  bien  apercevoir. 
Aussi  donne-t-il  simultanément  cette  autre  définition: 
«  Est  fait  social  toute  manière  de  faire,  fixée  ou  non,  qui 
est  générale  dans  l'étendue  d'une  société  donnée,  tout  en 
ayant  une  existence  propre,  indépendante  de  ses  mani- 
festations individuelles.  » 

Leur  généralité,  comme  telle,  ne  lui  suffit  donc  pas 
à  caractériser  les  phénomènes  sociologiques  :  une  pensée 
qui  se  retrouve  dans  toutes  les  consciences  particulières, 
un  mouvement  que  répètent  tous  les  individus  ne  sont 
pas  pour  cela  des  faits  sociaux. 

Sans  doute  un  phénomène  ne  peut  être  collectif  que  s'il 
est  commun  aux  membres  de  la  société,  partant,  s'il  est 


—  34  — 

général.  Mais,  du  point  de  vue  de  M.  Durkheim,  s'il  est 
général,  c'est  parce  qu'il  est  collectif,  bien  loin  qu'il  soit 
collectif  parce  qu'il  est  général.  C'est  un  état  du  groupe, 
qui  se  répète  chez  les  individus  parce  qu'il  s'impose  à  eux. 
Il  est  dans  chaque  partie  parce  qu'il  est  dans  le  tout, 
loin  qu'il  soit  dans  le  tout  parce  qu'il  est  dans  les  parties. 

Si  l'on  s'est  contenté  du  seul  caractère  de  généralité 
pour  définir  les  phénomènes  sociaux,  c'est  qu'on  les  a 
confondus,  à  tort,  avec  leurs  incarnations  individuelles. 
Ce  qui  les  constitue,  ce  sont  les  croyances,  les  tendances, 
les  pratiques  du  groupe  pris  collectivement.  Les  formes 
que  revêtent  les  états  collectifs  en  se  réfractant  chez  les 
individus,  sont  chose  d'une  autre  espèce.  Entre  les  deux 
ordres  de  faits  il  y  a  dualité  de  nature:  le  phénomène 
social  est  une  .réalité  sui  generis,  distincte  de  ses  réper- 
cussions individuelles. 

On  peut  donc  définir  le  fait  social  par  la  diffusion 
qu'il  présente  à  l'intérieur  du  groupe,  pourvu  qu'on  ait 
soin  d'ajouter,  comme  seconde  et  essentielle  caractéristi- 
que, qu'il  existe  indépendamment  des  formes  individuel- 
les qu'il  prend  en  se  diffusant. 

«  Puisqu'il  n'y  a  rien  dans  la  société  que  des  indivi- 
dus, comment,  a-t-on  demandé,  peut-il  y  avoir  quelque 
chose  en  dehors  d'eux?  » 

Dans  un  certain  nombre  de  cas,  répond  M.  Durk- 
heim,  nous  pouvons  directement  constater  1'  «  extério- 
rité »  des  faits  sociaux.  Dans  d'autres,  nous  pouvons  éta- 
blir par  induction  leur  réalité  objective.  Et,  à  l'appui,  il 
donne  des  exemples. 

Parfois,  le  fait  social  se  matérialise  jusqu'à  devenir  un 
élément  du  monde  extérieur.  Ainsi  un  type  déterminé  d'ar- 


—  35  — 

chitecture  est  un  phénomène  social  :  il  est  incarné  en  par- 
tie dans  des  édifices  qui  sont  des  réalités  indéi>endantes 
des  individus.  Pareillement  les  voies  de  communication  et 
de  transport,  les  instruments  et  les  machines  qui  expriment 
l'état  de  la  technique,  le  système  des  monnaies,  les  instru- 
ments de  crédit,  les  pratiques  suivies  dans  une  profession, 
le  langage  écrit.  M.  Durkheim  signale  ensuite  les  formules 
où  se  condensent  soit  les  dogmes  de  la  foi,  soit  les  pré- 
ceptes du  droit.  Ici,  certaines  manières  d'agir  ou  de  pen- 
ser ont  acquis  une  sorte  de  consistance,  et  se  trouvent 
comme  isolées  des  événements  particuliers  qui  les  re- 
flètent; elles  prennent  une  forme  sensible  qui  leur  est 
propre:  règles  juridiques  ou  morales  qui  définissent  nos 
devoirs;  articles  de  foi  des  sectes  religieuses.  Il  cite  en- 
core, dans  le  même  ordre,  les  aphorismes  et  dictons  po- 
pulaires, les  codes  de  goût  que  dressent  les  écoles  litté- 
raires. —  Dans  tous  ces  cas,  la  réalité  extérieure  du  fait 
.social   est  immédiatement   donnée   à   l'observation. 

D'autres  fois  on  peut,  «par  un  artifice  de  méthode», 
dissocier  les  faits  sociaux  et  leurs  formes  individuelles. 
Par  exemple  :  chaque  peuple  a  une  natalité,  une  nuptialité, 
une  criminalité,  etc.,  qui  sont  constantes  tant  que  les  cir- 
constances restent  les  mêmes,  mais  qui  varient  d'un  peuple 
à  l'autre.  Cette  constance  implique,  qu'il  existe  des  tendan- 
ces collectives  extérieures  aux  individus,  des  «  courants  >> 
qui  les  poussent,  avec  une  force  inégale  suivant  les  temps 
et  les  pays,  l'un  au  mariage,  un  autre  au  suicide  ou  à  une 
natalité  plus  ou  moins  forte.;  La  statistique  fournit  le  moyen 
d'  «  isoler  »  ces  courants;  ceux-ci  sont  en  effet  figurés 
par  le  taux  de  la  natalité,  de  la  nuptialité,  des  suicides. 
Les  chiffres  de  lai  statistique  démontrent  la  réalité  de  ces 
courants  en  même  temps  qu'ils  en  mesurent  l'intensité. 


—  36  — 

M.  Durkheim  a  fait  d'un  de  ces  courants,  du  «  suicido- 
gène»,  une  étude  spéciale.  Les  individus  qui  composent 
une  société  changent  d'une  année  à  l'autre  ;  et  cependant 
le  nombre  des  suicidés  est  le  même,  tant  que  le  groupe 
ne  change  pas.  Les  causes  qui  fixent  le  contingent  des 
morts  volontaires  pour  une  société,  doivent  donc  être  indé- 
pendantes des  individus,  puisqu'elles  gardent  la  même 
énergie,  quels  que  soient  les  sujets  particuliers  sur  les- 
quels s'exerce  leur  action.  Il  faut  reconnaître  par  consé- 
quent qu'il  existe,  dans  le  milieu  soigial,  une  force  dont  l'in- 
tensité plus  ou  moins  grande  fait  le  nombre  plus  ou  moins 
élevé  des  suicides  particuliers.  Et  cette  tendance  collec- 
tive n'est  pas  une  entité  verbale,  mais  une  réalité,  exté- 
rieure aux  individus,  et  qui  les  pénètre  et  s'impose  à  eux; 
son  existence  se  prouve  par  la  constance  de  ses  effets. 

Tout  en  définissant  subsidiairement  les  faits  sociaux 
par  «la  généralité  combinée  avec  l'objectivité»,  M.  Durk- 
heim ajoute  immédiatement  que  cette  seconde  formule 
n'est  qu'une  autre  expression  de  la  première  :  si  une  ma- 
nière de  se  conduire,  qui  existe  extérieurement  aux  con- 
sciences individuelles,  se  généralise,  ce  ne  peut  être  qu'en 
s'imposant.  Aussi  la  contrainte  reste-t-elle,  à  ses  yeux, 
la  caractéristique  de  tout  phénomène  social.  «  Nous  fai- 
sons, dit-il,  consister  les  faits  sociaux  en  des  manières 
d'agir  ou  de  penser,  reconnaissables  à  cette  particularité 
qu'elles  sont  susceptibles  d'exercer  sur  les  consciences 
particulières  une  influence  coercitive...  » 

Après  avoir  souvent  et  énergiquement  défendu  l'exac- 
titude de  sa  définition,  M.  Durkheim  s'est  résigné  à  en 
reconnaître  les  lacunes. 


—  37  — 

Il  a  déjà  avoué  qu'elle  ne  répond  pas  aux  besoins  d'une 
bonne  définition  initiale.  Celle-ci  ne  doit  se  servir  que  de 
«  caractéristiques  immédiatement  discernables  ».  Or  il  y 
a  bien  des  cas  où  «  le  caractère  de  contrainte  n'est  pas 
facilement  reconnaissable.  » 

«Nous  acceptons,  dit-il  encore,  le  reproche  fait  à  notre 
définition  de  ne  pas  exprimer  tous  les  caractères  du  fait 
social  et,  par  suite,  de  n'être  pas  la  seule  possible.  Il  n'y  a 
rien  d'inconcevable  à  ce  qu'il  puisse  être  caractérisé  de 
plusieurs  manières  différentes;  car  il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  qu'il  n'ait  qu'une  seule  propriété  distinctive.  Le  pou- 
voir coercitif  que  nous  lui  attribuons  est  même  si  peu 
le  tout  du  fait  social,  qu'il  peut  présenter  également  le 
caractère   opposé.  » 

Finalement,  après  avoir  insisté  une  dernière  fois  sur  la 
«  réalité  objective  »  des  faits  sociaux,  il  adopte,  pour  les 
définir,  la  formule  de  MM.  Mauss  et  Fauconnet  :  «Au 
fond,   ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel  dans  la  notion  de 
la  contrainte  sociale,   c'est   que  les  manières  collectives 
d'agir  ou  de  penser  ont  une  réalité  en  dehors  des  indi- 
vidus qui,  à  chaque  moment  du  temps,  s'y  conforment. 
Ce  sont  des  choses  qui  ont  leur  existence  propre.  L'indi- 
vidu les  trouve  toutes  formées,   il  est  bien  obligé  d'en 
tenir  compte.  Il  y  a  un  mot  qui  exprime  assez  bien  cette 
manière  d'être  très  spéciale:  c'est  celui  d'institution.  On 
peut  en  effet  appeler  «  institutions  »  toutes  les  croyances  et 
tous  les  modes  de  conduite  institués  par  la  collectivité.  La 
sociologie  peut  alors  être  définie  :  la  science  des  institu- 
tions,  de  leur   genèse   et   de   leur  fonctionnement.   »   — 
Mais  rien  dans  cette  formule  n'  «  indique  à  quels  signes 
extérieurs  il  est  possible  de  reconnaître  les  faits  sur  les- 

Morale  et  sociologie  4 


—  38  — 

quels    doit   porter   la   recherche   du    sociologuei  »;    c'est- 
à-dire  que  ce  n'est  même  plus  une  «définition  ».  — 

Comment  s'expliquer  ces  hésitations  de  M.  Durkheim, 
passant  d'une  définition  à  l'autre  et  finissant  par  se  raUier 
tout  à  coup,  comme  las  de  discuter,  à  la  formule,  vague  a 
tout  le  moins  et  insuffisante  comme  définition,  proposée 
par  deux  de  ses  collaborateurs  de  V Année  sociologique? 
Les  règles  tracées  par  lui-même  n'étaient-elles  pas  excel- 
lentes ?  Se  libérer  l'esprit  de  toute  prénotion  ;  se  mettre  en 
face  des  choses;  passer  en  revue  les  faits  dits  sociaux, 
tous  sans  exception;  les  comparer;  relever  leurs  traits 
extérieure  oommuns  :  ce  programme,  observé  de  point  en 
point,  ne  devait-il  pas  donner  un  résultat  satisfaisant, 
définitif  et  permettre  de  déterminer  aux  yeux  de  tous,  de 
délimiter  avec  netteté,  de  circonscrire  avec  précision  l'ob- 
jet de  la  Sociologie  ? 

Certes,  mais  de  suivre  le  programme  doit  être  malaisé, 
à  en  juger  d'après  le  nombre  des  échecs  enregistrés  par 
M.  Durkheim.  Il  n'est  peut-être  pas  un  sociologue  qui  n'ait 
péché  contre  les  canons  décrétés  par  l'auteur  des  Règles 
de  la  méthode.  Depuis  les  grands  précurseurs,  Comte, 
Spencer,  Stuart  Mill  jusqu'aux  contemporains  déjà  répu- 
tés, tous  ont  failli:  le  vice  le  plus  commun  de  leurs 
définitions,   c'est  le  manque   d'objectivité. 

Voici  Spencer,  par  exemple.  Il  fait  des  sociétés  l'objet 
de  la  science  et  les  définit:  «  ,une  société  n'existe  que 
quand,  à  la  juxtaposition,  s'ajoute  la  coopération  ».  Mais 
cette  définition  n'est  pas  l'expression  d'un  fait  immédiate- 
ment visible  et  que  l'observation  suffit  à  constater;  c'est 
une  «vue  de  l'esprit».  Impossible  de  savoir,  par  une  sim- 
ple inspection,  si  réellement  la  coopération  est  le  tout  de 


—  39  — 

la  vie  sociale.  Spencer  n'a  pas  commencé  par  observer 
toutes  les  manifestations  de  l'existence  collective  et  mon- 
tré qu'elles  sont  toutes  des  formes  diverses  de  la  coopéra- 
tion. Sa  manière  de  concevoir  la  réalité  sociale  s'est  substi- 
tuée à  cette  réalité.  Il  définit,  non  pas  la  société,  mais 
l'idée  qu'il  s'en  fait.  Sans  doute,  dans  sa  Sociologie  il 
affecte  de  procéder  empiriquement,  en  accumulant  les 
faits  ;  mais  les  faits  semblent  bien  n'être  là  que  pour  faire 
figure  d'arguments.  Ils  ne  servent  qu'à  illustrer  des  ana- 
lyses de  notions;  et  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  la 
doctrine  spencérienne,  peut  être  immédiatement  déduit 
de  sa  définition  de  la  société. 

Jusqu'à  présent,  les  règles  de  M.  Durkheim  lui  ont 
beaucoup  servi  pour  juger  —  et  condamner  —  les  tenta- 
tives de  ses  prédécesseurs.  Elles  auront  réalisé  pleinement 
leur  but,  quand  leur  auteur  aura  réussi  à  s'en  inspirer 
lui-même,  pour  définir  l'objet  de  la  sociologie.  Ce  jour- 
là,  M.  Durkheim  se  trouvera  avoir  joint  à  l'autorité  du 
précepte  le  prestige  de  l'exeniple. 

La  vérité  est  qu'il  n'a  pas  encore  évité  l'écueil  sur  le- 
quel il  reproche  à  tous  les  autres  d'avoir  échoué.  Lui  non 
plus  ne  s'est  pas  mis  en  face  des  choses  pour  les  observer  : 
il  a  simplement  analysé  un  concept.  Il  n'a  pas  comparé 
la  masse  des  phénomènes  sociologiques  pour  en  dégager 
les  traits  communs  :  il  a  choisi  parmi  eux  quelques  exem- 
ples destinés  à  illustrer  une  notion  préexistante  dans  son 
esprit.  Il  n'a  pas  désigné  les  faits  sociaux  par  quelqu'une  de 
leurs  particularités  extérieures,  immédiatement  apparente  : 
il  en  exprime  d'emblée  une  «  caractéristique  essentielle  (^).  » 

1.  «  Puisque  la  caractéristique  essentielle  des  phénomènes  socio- 
logiques consiste  dans  le  pouvoir  qu'ils  ont  d'exercer,  du  dehors,  une 
pression  sur  les  consciences  individuelles,  c'est  qu'ils  n'en  dérivent  pas 


—  40  — 

Celle  de  ses  formules  préférées  qui  définit  les  phéno- 
mènes sociologiques  par  leur  «  extériorité  »,  est  déduite  de 
ce  que  nous  présentions  plus  haut  comme  son  second  pos- 
tulat fondamental  :  Un  tout,  ainsi  raisonne-t-il,  n'est  pas 
identique  à  la  somme  de  ses  parties.  Donc  la  société  est 
autre  chose  que  la  collection  de  ses  membres.  Donc  les 
phénomènes  sociaux  n'ont  pas  les  individus  pour  sub- 
strat :  ils  sont  une  réalité  sui  generis,  phénoménale,  il  est 
vrai,  mais  extérieure  aux  individus.  —  Ce  travail  mental 
terminé,  M.  Durkheim  s'est  tourné  du  côté  des  faits,  pour 
y  chercher  quelques  exemples   confirmatifs. 

A  ses  contradicteurs  qui  contestent  1'  «extériorité»  des 
faits  sociaux,  il  répond  plus  d'une  fois  par  une  simple  ar- 
gumentation a  priori,  essayant  de  justifier  sa  définition 
par  une  pure  analyse  dialectique  (^). 

et  que,  par  suite,  la  sociologie  n'est  pas  un  corollaire  de  la  psycho- 
logie. Car  cette  puissance  contraignante  témoigne  qu'ils  expriment  une 
nature  différente  de  la  nôtre;  elle  est  un  produit  de  forces  qui  dépas- 
sent l'individu  et  doint  il  ne  saurait,  par  conséquent  rendre  compte. 
Ce  n'est  pas  de  lui  que  peut  venir  cette  poussée  extérieure  qu'il  su- 
bit; ce  n'est  donc  pas  ce  qui  se  passe  en  lui  qui  la  peut  expliquer.  ;> 
1.  «  L'extériorité  des  tendances  collectives,  dit-il,  n'a  rien  de  sur- 
prenant pour  quiconque  a  reconnu  l'hétérogénéité  des  états  individuels 
et  des  états  sociaux.  En  effet,  par  définition,  les  seconds  ne  peuvent 
venir  à  chacun  de  nous  que  du  dehors,  puisqu'ils  ne  découlent  pas 
de  nos  prédispositions  personnelles;  étant  faits  d'éléments  qui  nous 
sont  étrangers,  ils  expriment  autre  chose  que  nous-mêmes.  »  —  Et 
ailleurs  :  «  Pour  qu  il  y  ait  fait  social,  il  faut  que  plusieurs  individus 
aient  mêlé  leur  action  et  que  cette  combinaison  ait  dégagé  quelque 
produit  nouveau.  Et  comme  cette  synthèse  a  lieu  en  dehors  de  cha- 
cun de  nous  (puisqu'il  y  entre  une  pluralité  de  consciences),  elle 
a  nécessairement  pour  effet  de  fixer,  d'instituer  hors  de  nous  de  cer- 
taines façons  d'agir  et  de  certains  jugements  qui  ne  dépendent  pas 
die  chaque  volonté  particulière  prise  à  part.  »  , —  Ou  bien,:,  «  Toutes 
les  fois  que  des  éléments  quelconques,  en  se  combinant,  dégagent, 
par  le  fait  de  leur  combinaison,  des  phénomènes  nouveaux,  il  faut 
bien  concevoir  que  ces  phénomènes  sont  situés  non  dans  les  élé- 
ments, mais  dans  le  tout  formé  par  leur  union.  Appliquons  ce  prin- 
cipd  à  la  sociologie.  Si  cette  synthèse  sui  generis  que  constitue  toute 
société  dégage  des  phénomènes  nouveaux,  différents  de  ceux  qui  se 


41 


Son  autre  formule  favorite  a  pour  origine  une  observa- 
tion incomplète.  —  Ses  premières  explorations  scientifiques 
se  firent  dans  la  direction  de  la  Sociologie  morale  et  reli- 
gieuse. Le  droit,  la  morale,  la  religion  lui  semblaient  «  les 
manifestations  les  plus  caractéristiques  de  la  vie  collec- 
tive; »  leur  objet  est  d'  «assurer  l'équilibre  de  la  so- 
ciété »  ;  ce  sont  «  les  trois  grandes  fonctions  régulatrices  de 
l'organisme  social».  Or  il  fut  frappé  du  caractère  impé- 
ratif de  ces  divers  phénomènes  :  Les  croyances  et  les 
pratiques  religieuses,  les  règles  de  la  morale,  sont  inves- 
ties d'un  ascendant  en  vertu  duquel  elles  s'imposent  à 
l'individu.  M.  Durkheim  les  définit  même  en  disant  que  les 
faits  moraux  et  juridiques  sont  des  «  règles  de  conduite 
sanctionnées  »  et  que  les  phénomènes  religieux  consistent 
en  «  croyances  et  en  pratiques  obligatoires.  » 

Ayant  relevé  le  caractère  coercitif  dans  les  premiers 
faits  sociaux  qu'il  rencontre  sur  son  chemin,  il  présuma 
que  tous  les  autres  faits  devaient  présenter  la  même  parti- 
cularité :  «  Si  le  caractère  d'obligation  et  de  contrainte  est 
si  essentiel  à  ces  faits,  si  éminemment  sociaux,  combien 

passent  dans  les  consciences  solitaires,  il  faut  bien  admettre  que  ces 
faits  spécifiques  résident  dans  la  société  même  qui  les  produit,  et  non 
dans  ses  parties,  c'est-à-dire  dans  ses  membres.  Ils  sont  donc  en  ce 
sens,  extérieurs  aux  consciences  individuelles  considérées  comme 
telles.  On  ne  peut  les  résorber  dans  les  éléments  sans  se  contredire, 
puisque,  par  définition,  ils  supposent  autre  chose  que  ce  que  con- 
tiennent ces  éléments.  Les  faits  sociaux  ne  diffèrent  pas  seulement 
en  qualité  des  faits  psychiques  ;  ils  ont  un  autre  substrat.  »  —  Ou 
encore:  «  Si  l'on  peut  dire,  à  certains  égards,  que  les  représen- 
tations collectives  sont  extérieures  aux  consciences  individuelles, 
c'est  qu'elles  ne  dérivent  pas  des  individus  pris  isolément,  mais  de 
leur  concours.  Une  synthèse  chimique  se  produit  qui  unifie  les  élé- 
ments synthétisés  et,  par  cela  même  les  transforme.  Puisque  cette 
synthèse  est  l'œuvre  du  tout,  c'est  le  tout  qu'elle  a  pour  théâtre.  La 
résultante  qui  s'en  dégage  est  dans  l'ensemble,  de  même  qu'elle 
est  par  l'ensemble.  Voilà  en  quel  sens  elle  est  extérieure  aux  parti- 
culiers. » 


—  42  — 

il  est  vraisemblable,  avant  tout  examen,  qu'il  se  retrouve 
également,  quoique  moins  visible,  dans  les  autres  phéno- 
mènes sociologiques  !  Car  il  n'est  pas  possible  que  des 
phénomènes  de  même  nature  diffèrent  à  ce  point  que 
les  uns  pénètrent  l'individu  du  dehors  et  que  les  autres 
résultent  d'un  processus  opposé.  » 

Pour  nous  résumer:  une  de  ses  formules  de  prédilec- 
tion est  le  produit  d'une  déduction  ;  l'autre  est  issue  d'une 
induction  précipitée.  Aucune  n'est  "ce  que  M.  Durkheim 
prétend,  à  savoir  «  un  simple  résumé  des  données  immé- 
diates de  l'observation.  » 

3.  Les  problèmes. 

<<  Excepté  M.  Durkheim  et  son  école,  écrit  M.  Lévy- 
Brùhl,  les  sociologues  contemporains  portent  moins  leurs 
efforts  sur  la  connaissance  précise  de  certains  faits  et  de 
certaines  lois,  que  sur  l'intelligibilité  du  vaste  ensemble 
qui  s'offre  à  leur  étude.  » 

C'est,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  intentions  de 
M.  Durkheim,  à  peu  près  exact.  Car,  dans  ses  premiers 
écrits,  il  admettait,  à  côté  des  sciences  sociales  particu- 
lières, une  «  sociologie  générale  qui  a  pour  objet  d'étudier 
les  propriétés  générales  de  la  vie  sociale  »;  notamment 
«  la  formation  de  la  conscience  collective,  le  principe  de 
la  division  du  travail,  le  rôle  et  les  limites  de  la  sélection 
naturelle  et  de  la  concurrence  vitale  au  sein  des  sociétés, 
la  loi  de  l'hérédité  ou  de  la  continuité  dans  l'évolution 
sociale».  «N'y  a-t-il  pas  là,  demandait-il,  matière  à  de 
belles  généralisations?  »  Il  rattachait  à  cette  science  les 
travaux  de  Comte,  Schaeffle,  Spencer,  Lilienfeld,  Le  Bon, 


—  43  — 

Gumplovicz,  Siciliani.  —  On  doit  assurément  y  rattacher 
sa  propre  étude  sur  la  Division  du  travail. 

Mais  bientôt  il  signala  ce  qu'avaient  de  défectueux 
les  conceptions  comtiste  et  spencérienne. 

Dans  la  pensée  de  Comte,  le  problème  de  la  sociologie 
consiste  à  déterminer  la  loi  selon  laquelle  se  fait  le  déve- 
loppement de  la  société  humaine  en  général.  L'humanité, 
d'après  lui,  forme  un  tout  qui  progresse  en  ligne  droite  ; 
les  différentes  sociétés,  les  nations  les  plus  sauvages  et  les 
peuples  les  plus  civilisés,  ne  sont  que  des  étapes  succes- 
sives de  cette  évolution  nectiligne  dont  la  sociologie  re- 
cherche la  loi. 

La  doctrine  comtiste,  posant  en  principe  que  l'huma- 
nité poursuit  toujours  et  partout  un  seul  et  même,  but,  re- 
pose sur  un  postulat  radicalement  erroné.  En  fait,  l'hu- 
manité n'est  qu'un  être  de  raison,  un  terme  générique 
désignant  l'ensemble  des  sociétés  humaines.  Les  tribus, 
les  nations,  les  Etats  particuliers  sont  les  seules  et  véri- 
tables réalités  historiques  dont  la  science  sociale  doive 
et  puisse  s'occuper.  Ce  sont  ces  diverses  individualités 
collectives  qui  naissent  et  qui  meurent,  qui  progressent 
et  qui  régressent;  et  l'évolution  du  genre  humain  n'est 
que  le  système  complexe  de  ces  évolutions  particulières. 
Or  il  s'en  faut  qu'elles  se  fassent  toutes  dans  la  même 
direction  et  qu'elles  s'ajustent  exactement  comme  les  tron- 
çons d'une  même  droite.  L'humanité  s'est  engagée  simul- 
tanément dans  des  voies  différentes  ;  elle  ressemble  à  une 
immense  famille  dont  les  branches,  de  plus  en  plus  diver- 
gentes les  unes  des  autres,  se  seraient  peu  à  peu  détachées 
de  la  souche  commune  pour  vivre  d'une  vie  propre. 

En  réduisant  la  sociologie  à  un  seul  problème,  Comte 
l'empêchait  d'ailleurs  de  progresser.  Sa  «  dynamique  so- 


—  44  — 

ciale  »  tient  tout  entière  dans  la  loi  des  trois  états.  Les 
disciples  n'ont  pu  que  répéter  rituellement  les  formules  du 
maître,  en  les  illustrant  certes  d'exemples  nouveaux,  mais 
sans  faire  de  découvertes  véritables.  La  science  était  ache- 
vée, à  peine  fondée.  — 

Spencer  détermine  avec  plus  de  précision  que  Comte 
l'objet  de  la  science  sociale:  il  distingue  des  types  so- 
ciaux différents  et,  dans  le  problème  sociologique,  des 
questions  spéciales. 

Cependant,  il  fait  moins  œuvre  de  sociologiste  que  de 
philosophe.  Sa  grande  préoccupation  est  de  démontrer  que 
les  sociétés,  comme  le  reste  du  monde,  se  développent 
Iconformément  à  la  loi  de  l'évolution  universelle.  Les  faits 
l'intéressent,  en  tant  qu'ils  peuvent  servir  d'arguments 
à  l'hypothèse  évolutionniste.  Ne  les  étudiant  pas  pour 
eux-mêmes,  dans  le  seul  but  de  les  connaître,  il  les  ob- 
serve d'une  manière  hâtive.  Sa  sociologie  est  comme  une 
vue  des  sociétés  à  vol  d'oiseau. 

L'échec  des  essais  de  synthèse  de  Comte  et  de  Spencer 
démontrait  la  nécessité  de  laisser  là  les  dissertations  sur 
la  nature  des  sociétés,  sur  les  rapports  du  règne  social  et 
du  règne  biologique,  sur  la  marche  du  progrès.  11  fallait 
en  venir  aux  études  de  détail  et  de  précision  et  limiter 
l'étendue  des  recherches. 

Par  son  livre  Le  Suicide,  M.  Durkheim  s'efforça d'  «ou- 
vrir pour  la  Sociologie  l'ère  de  la  spécialité.  » 

Le  plus  souvent,  dit-il  dans  sa  préface,  la  Sociologie  ne 
se  pose  pas  de  problèmes  déterminés.  Au  lieu  de  se  don- 
ner pour  tâche  de  porter  la  lumière  sur  une  portion  res- 
treinte du  champ  social,  elle  recherche  de  préférence  les 
brillantes  généralités  où  toutes  les  questions  sont  passées 


—  45  — 

en  revue  sans  qu'aucune  soit  expriessément  traitée.  Pareille 
méthode  ne  saurait  aboutir  à  rien  d'objectif.  Ces  générali- 
sations, aussi  vastes  que  hâtives,  ne  sont  susceptibles  d'au- 
cune sorte  de  preuve.  Tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de 
citer,  à  l'occasion,  quelques  exemples  favorables  qui  illus- 
trent l'hypothèse  proposée  ;  mais  unie  illustration  ne  cons- 
titue pas  une  démonstration.  Il  faut  que  le  sociologue,  au 
lieu  de  se  complaire  en  méditations  métaphysiques  à  pro- 
pos des  choses  sociales,  «  prenne  pour  objet  de  ses  re- 
cherches des  groupes  de  faits  netteonent  circonscrits,  qui 
puissent  être,  en  quelque  sorte,  montrés  du  doigt,  dont  on 
puisse  dire  où  ils  commencent  et  où  ils  finissent,  et  qu'il 
s'y  attache  fermement.  » 

Ce  louable  effort  eut  pour  lendemain  une  rechute. 
M.  Durkheim  céda  de  nouveau  à  l'attirance  des  pro- 
blèmes indéfinis,  dont  l'objet  n'est  ni  limité  dans  le  temps 
ni  borné  dans  l'espace.  Et  il  s'en  excusa  comme  d'une 
nécessité  presqu'inévitable.  «  Dans  l'état  actuel  des  scien- 
ces sociales,  —  dit-il  au  début  d'une  étude  sur  l'évolution 
pénale,  —  on  ne  peut  le  plus  souvent  traduire  en  formule 
intelligible  que  les  aspects  les  plus  généraux  de  la  vie 
collective.  Sans  doute,  on  n'arrive  ainsi  qu'à  des  approxi- 
m.ations  parfois  grossières,  mais  qui  ne  laissent  pas  d'avoir 
leur  utilité,  car  elles  sont  une  première  prise  de  l'esprit 
sur  les  choses  et,  si  schématiques  qu'elles  puissent  être, 
elles  sont  la  condition  préalable  et  nécessaire  de  préci- 
sions ultérieures.  » 

Depuis  lors  il  a  jeté  l'alarme  et,  notamment  dans  un 
rapport  envoyé  en  1904  à  la  Sociological  Society  de  Lon- 
dres, il  a  dénoncé  les  «  perilous  tendencies  »  de  la  so- 
ciologie contemporaine. 


—  46  — 

La  littérature  sociologique,  si  abondante  depuis  une 
vingtaine  d'années,  est  en  recul  plutôt  qu'en  progrès. 
Dans  la  plupart  des  systèmes,  journellement  construits, 
toute  la  science  est  ramenée  à  un  seul  et  unique  problème. 
Comme  chez  Comte,  comme  chez  Spencer,  il  s'agit  encore 
de  découvrir  la  loi  qui  domine  révolution  sociale  dans  son 
ensemble  :  loi  d'imitation,  loi  d'adaptation,  lutte  pour  la 
vie,  lutte  entre  les  races,  action  du  milieu  physique,  etc. 
A  voir  cette  recherche  de  la  loi  suprême,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  penser  aux  alchimistes  d'autrefois  en  quête  de 
la  pierre   philosophale. 

Les  sociologues  récents  se  complaisent  dans  le  ilou  des 
spéculations  vagues.  En  faisant  de  la  sociologie  la  science 
de  l'association  in  abstracto,  MM.  Giddings  et  Simmel  la 
condamnent  aux  généralités  imprécises.  MM.  Tarde,  Gum- 
plovicz,  Ward  érigent  l'indétermination  en  principe.  Leur 
sociologie  n'est  plus  de  la  science.  C'est  un  mode  très  par- 
ticulier de  spéculation,  intermédiaire  entre  la  philosophie 
et  la  littérature,  où  quelques  idées  théoriques,  très  généra- 
les, sont  promenées  à  travers  tous  les  problèmes  possibles. 

Si  les  études  sociologiques  se  trouvent  aujourd'hui  dans 
un  état  alarmant  ;  si  elles  donnent  l'impression  d'un  piétine- 
ment sur  place  qui  ne  pourrait  se  prolonger  sans  les  dis- 
créditer, c'est  que  chaque  sociologue  a  pour  objectif  de  se 
faire  une  théorie  complète  de  la  société.  Des  systèmes 
d'une  telle  ampleur  ne  peuvent  évidemment  consister 
qu'en  vues  de  l'esprit,  qui  ont  le  grave  inconvénient  de  te- 
nir à  la  personnalité,  au  tempérament  de  chaque  auteur. 

La  science  positive  des  sociétés  doit  incontestablement 
être  appliquée  à  la  totalité  des  faits  sociaux  sans  exception. 
Mais  un  tout  aussi  hétérogène  ne  saurait  être  étudié  en 
bloc.  Essayer  de  l'embrasser  d'un  coup  et  dans  son  ensem- 


47 


ble,  c'est  se  résigner  à  l'apercevoir  en  gros  et  sommaire- 
ment, c'est-à-dire  confusément.  Ce  n'est  pas  à  coups  d'in- 
tuitions rapides  qu'on  découvrira  les  lois  d'une  réalité 
aussi  complexe  que  vaste.  Pour  arriver  peu  à  peu  à  la 
maîtriser  il  est  nécessaire  que  les  travailleurs  se  partagent 
la  tâche.  Or  une  telle  coopération  n'est  possible  que  si 
les  problèmes  sortent  de  cette  généralité  indivise  pour 
se  différencier  et  se  spécialiser.  — 

A  quels  chefs  se  ramènent  les  problèmes  que  la  science 
positive  des  sociétés  doit  résoudre? 

M.  Durkheim  n'a  pas  toujours  eu  là-dessus  le  même 
sentiment. 

Dans  la  leçon  d'ouverture  de  son  cours,  il  assigne  à  la 
sociologie  comme  tâche  principale,  sinon  unique,  Fétude 
du  rôle  social  des  institutions. 

Il  affectionnait  à  cette  époque  les  métaphores  biologi- 
ques et  s'exprimait  comme  suit  :  «  Chaque  groupe  de  phé- 
nomènes peut  être  examine  à  deux  points  de  vue.  On  peut 
en  étudier  soit  les  fonctions,  soit  la  structure;  c'est-à-dire 
faire  de  la  physiologie  ou  de  la  morphologie.  Nous  nous 
tiendrons,  déclarait-il,  presqu'exclusivement  au  point  de 
vue  physiologique.  » 

Les  raisons  de  cette  préférence?  D'abord  les  formes  de 
la  vie  sociale  offrent  moins  de  prise  à  robservation  scien- 
tifique. Elles  sont  plus  difficilement  accessibles,  parce 
qu'elles  ont  quelque  chose  de  flottant  et  d'indéterminé;  il 
y  a  une  certaine  souplesse  de  structure  dans  les  organes 
de  la  société  :  les  institutions,  une  fois  créées,  servent  à  des 
fins  que  nul  n'avait  prévues  et  en  vue  desquelles  par  con- 
séquent on  ne  les  avait  pas  organisées.  Que  de  mœurs, 
par  exemple,  que  de  pratiques  sont  encore  aujourd'hui 


~  48  — 

ce  qu'elles  étaient  autrefois,  quoique  le  but  et  la  raison 
d'être  en  aient  chang-é  !  Ce  n'est  donc  pas  par  la  mor- 
phologie qu'il  convient  de  commencer. 

Ensuite,  les  formes  de  la  vie  sociale  ont  moins  d'impor- 
tance et  d'intérêt,  car  elles  ne  sont  qu'un  phénomène  se- 
condaire et  dérivé.  Les  institutions  résultent  de  la  vie  so- 
ciale et  ne  font  que  la  traduire  au  dehors  par  des  symboles 
apparents.  Dans  le  règne  social  surtout,  il  est  vrai  de  dire 
que  la  structure  suppose  la  fonction  et  en  dérive.  La 
structure,  c'est  la  fonction  consolidée,  c'est  l'action  deve- 
nue habitude  et  qui  s'est  cristallisée.  Si  donc  on  ne  veut 
pas  voir  les  choses  sous  leur  aspect  le  plus  superficiel  ;  si 
l'on  désire  les  atteindre  dans  leurs  racines,  c'est  à  l'étude 
des  fonctions  qu'il  faudra  surtout  s'appliquer. 

En  conséquence,  le  sociologue  doit  considérer  les  faits 
économiques,  l'État,  la  morale,  le  droit  et  la  religion 
comme  autant  de  fonctions  de  l'organisme  social.  Il  déter- 
minera le  rôle  du  droit  et  de  la  morale.  Il  recherchera 
l'influence  régulatrice  de  la  religion  sur  les  sociétés  ;  peu  lui 
importent  les  cultes  et  leurs  formes  :  cela  regarde  l'histoire 
des  religions  qui  doit  rester  distincte  de  la  sociologie. 

Dans  les  Règles  de  la  méthode,  une  nouvelle  préoccu- 
pation passe  à  l'avant-plan  :  celle  de  l'étude  génétique, 
ou  de  la  recherche  des  «  causes  efficientes  »  des  faits  et 
des  institutions. 

La  plupart  des  sociologues,  dit  M.  Durkheim,  croient 
avoir  rendu  compte  des  phénomènes,  dès  qu'ils  ont  montré 
quel  rôle  ils  jouent,  à  quel  besoin  social  ils  apportent  sa- 
tisfaction. C'est,  remarque-t-il,  confondre  deux  questions 
très  différentes  :  «  Faire  voir  à  quoi  un  fait  est  utile  n'est 
pas  expliquer  comment  il  est  né,  ni  comment  il  est  ce 


—  49  — 

qu'il  est  ;  car  les  emplois  auxquels  il  sert,  supposent  les 
propriétés  spécifiques  qui  le  caractérisent,  mais  ne  les 
créent  pas.  Le  besoin  que  nous  avons  des  choses  ne 
peut  pas  les  tirer  du  néant  ;  c'est  de  causes  d'un  autre 
genre  qu'elles  tiennent  leur  existence.  » 

Pour  établir  qu'il  y  a  là  deux  ordres  de  recherches 
distincts,  M.  Durkheim  signale  qu'un  fait  peut  exister 
sans  servir  à  rien  ;  après  avoir  cessé  d'être  utile,  il  continue! 
à  «  survivre  »  par  la  seule  force  de  l'habitude.  Parfois  même 
une  pratique  ou  une  institution  sociale  change  de  fonction, 
sans  ,  pour  cela,  changer  de  nature  ;  c'est  que  l'organe  est 
indépendant  de  la  fonction:  tout  en  restant  le  même,  il 
peut  servir  à  des  fins  différentes.  Les  causes  qui  le  font 
être,  sont  donc  indépendantes  des  fins  auxquelles  il  sert. 

M.  Durkheim  conclut:  «  Quand  on  entreprend  d'ex- 
pliquer un  phénornène  s-olcial,  il  faut  rechercher  séparé- 
ment la  cause  efficiente  qui  le  produit  et  la  fonction  qu'il 
remplit.  Et  non  seulement  ces  deux  ordres  de  problèmes 
doivent  être  disjoints,  mais  il  convient,  en  général,  de 
traiter  le  premier  avant  le  second;  car  cet  ordre  cor- 
respond à  celui  des  faits.  » 

En  ajoutant  ainsi  la  recherche  des  causes  à  celle  des 
fonctions,  M.  Durkheim  élargissait  le  champ  d'exploration 
de  la  science.  Auparavant  la  sociologie  juridique,  par 
exemple,  se  contentait  de  déterminer  le  rôle  social  du 
droit.  Désormais  le  sociologue  considérera  de  deux  points 
de  vue  différents  les  règles  du  droit  et  de  la  morale. 

Il  se  tournera  d'abord  vers  le  passé,  tâchant  d'attein- 
dre les  origines;  il  cherchera  la  manière  dont  le  droit 
s'est  progressivement  constitué;  il  le  considérera  dans 
la  suite  de  son  évolution,  pour  découvrir  les  éléments 
dont  il  est  composé  :  étude  génétique. 


50 


D'autre  part,  il  prendra  les  règles  toutes  constituées, 
les  fixant  à  un  instant  précis  du  temps  ;  et  il  observera  la 
manière  dont,  une  fois  formées,  elles  sont  appliquées  par 
les  hommes,  mesurant  et  le  degré  d'autorité  qu'elles  ont, 
à  cei  moment  sur  les  consciences,  et  les  causes  qui  font 
varier  l'étendue  de  cette  autorité.  C'est-à-dire  qu'ici  il 
entreprendra  de  déterminer  les  conditions,  non  plus  de 
leur  formation  mais  de  leur  fonctionnement. 

En  même  temps  qu'il  insiste  sur  la  nécessité  d'étudier, 
de  préférence,  ce  qu'il  appelle  les  «  causes  efficientes  »  des 
phénomènes,  M.  Durkheim  revient  à  la  morphologie, 
d'abord  négligée.  Il  lui  donne,  cette  fois,  une  compréhen- 
sion plus  ample,  signale  sa  fondamentale  importance  et 
présente  son  objet  comme  le  plus  immédiatement  acces- 
sible à  l'investigation  du  socioloigue. 

La  vie  sociale,  dit-il,  repose  sur  un  substrat  qui  est 
déterminé  dans  sa  grandeur  comme  dans  sa  forme.  Ce  qui 
le  constitue,  c'est  la  masse  des  individus  qui  composent  la 
société,  la  manière  dont  ils  sont  disposés  sur  le  sol,  la 
nature  et  la  configuration  des  choses  de  toute  sorte  qui 
affectent  les  relations  collectives.  Suivant  que  la  population 
est  plus  ou  moins  considérable,  plus  ou  moins  dense  ;  sui- 
vant qu'elle  est  concentrée  dans  les  villes  ou  dispersée 
dans  la  campagne;  suivant  la  façon  dont  les  villes  et 
les  maisons  sont  construites  ;  suivant  que  l'espace  occupé 
par  la  société  est  plus  ou  moins  étendu;  suivant  ce  que 
sont  les  frontières  qui  le  limitent,  les  voies  de  communi- 
cation qui  le  sillonnent,  le  substrat  social  est  différent. 

La  science  de  ce  substrat  est  la  morphologie  sociale  ; 
son  objet,  ce  sont  les  «formes  sensibles,  matérielles  des 
sociétés».  Elle  ne  se  contente  pas  de  décrire  ces  formes; 


—  51  — 

elle  peut  et  doit  être  «  explicative».  Elle  doit  rechercher 
en  fonction  de  quelles  conditions  varient  l'aire  politique 
des  peuples,  la  nature  et  l'aspect  de  leurs  frontières,  l'iné- 
gale densité  de  la  population  ;  elle  doit  se  demander  com- 
ment sont  nés  les  groupements  urbains,  quelles  sont  les 
lois  de  leur  évolution,  comment  ils  se  recrutent,  quel  est 
leur  rôle.  Elle  ne  considère  pas  seulement  le  substrat  so- 
cial tout  formé  pour  en  faire  une  analyse  ;  elle  l'observe  en 
voie  de  devenir  pour  montrer  comment  il  se  forme. 

D'où  vient  cette  prépondérance  accordée  du  même 
coup  à  la  sociologie  génétique  et  à  la  morphologie  so- 
ciale,  primitivement  moins  estimées? 

Elle  s'explique  par  l'évolution  interne  des  idées  de 
M.  Durkheim  ;  elle  est  le  résultat  d'un  lent  travail  mental, 
l'aboutissant  d'une  série  parfois  hésitante  de  déductions 
logiques.  Le  postulat  initial  de  sa  conception  sociologique 
s'est  précisé  peu  à  peu  ;  il  a  déroulé,  anneau  par  anneau, 
la  chaîne  de  ses  conséquences. 

Le  point  de  départ  est  ce  principe  qu'un  tout  n'est 
pas  identique  à  la  somme  de  ses  parties. 

La  société  est  donc  une  réalité  sui  generis.  L'être  social 
a  sa  vie  propre,  sa  mentalité  particulière.  Il  sent,  pense, 
veut  et  agit  tout  autrement  que  ses  éléments  composants. 
Expliquer  les  manifestations  de  l'âme  collective  par  la 
psychologie  individuellie,  tserait  méconnaître  leur  spéci- 
ficité. 

Or  on  s'expose  à  cette  méprise,  si  l'on  restreint  le  pro- 
blème sociologique  à  la  recherche  des  fonctions.  On  se  fi- 
gure alors  facilement  que  la  cause  déterminante  des  faits 
sociaux  est  l'anticipation  mentale  de  leurs  résultats  utiles, 
la  prévision,  claire  ou  confuse,  des  services  qu'ils  rendent. 


—  52  — 

On  finit  par  attribuer  leur  origine  aux  désirs,  aux  besoins, 
aux  efforts  des  individus.  Et  voilà  la  sociologie  résorbée 
dans  la  psychologie  et,  du  coup,  perdant  son  autonomie. 

Le  sociologue  doit  au  contraire  voir,  dans  les  faits 
sociaux,  non  l'expression  d'idées  ou  de  sentiments  indi- 
viduels connus,  mais  le  produit  de  «forces  obscures».  De 
les  découvrir  doit  être  sa  principale  ambition.  Elles  sont 
les  «  causes  efficientes  »  des  phénomènes. 

Dans  quelle  direction  les  chercher?  Puisque  la  cause 
doit  être  proportionnée  à  son  effet,  les  manifestations  de  la 
vie  collective  doivent  avoir  leur  origine  dans  la  collectivité 
elle-même.  Les  causes  des  phénomènes  sociaux  sont  inter- 
nes à  la  société.  La  société  est  le  principe  des  faits  dont 
elle  est  le  théâtre.  C'est  du  milieu  social  lui-même  que 
vient  l'impulsion  qui  détermine  les  transformations  so- 
ciales. 

Ce  sont  donc  les  propriétés  de  ce  milieu  qu'il  faut 
étudier  ;  et,  de  toutes,  sa  structure  est  la  plus  importante 
aux  yeux  de  M.  Durkheim:  «Les  faits  de  morphologie 
sociale  jouent  dans  la  vie  collective  et,  par  suite,  dans  les 
explications  sociologiques,  un  rôle  prépondérant.  En  effet, 
si  la  condition  déterminante  des  phénomènes  sociaux  con- 
siste dans  le  fait  même  de  l'association,  ils  doivent  varier 
avec  les  formes  de  cette  association,  c'est-à-dire  suivant  les 
manières  dont  sont  groupées  les  parties  constituantes  de  la 
société.  La  constitution  du  substrat  social  affecte,  directe- 
ment ou  indirectement,  tous  les  phénomènes  sociaux,  de 
même  que  tous  les  phénomènes  psychiques  sont  en  rap- 
ports, médiats  ou  immédiats,  avec  l'état  du  cerveau.  » 

Les  problèmes,  ressortissant  à  la  sociologie,  se  trouvent 
ainsi  ramenés  finalement  à  trois  groupes.  Et  M.  Durkheim 


—  53  — 

les  énumérera  dans  cette  formule:  «La  sociologie  est  la 
science  des  sociétés  considérées  à  la  fois  dans  leur  organi- 
sation, dans  leur  fonctionnennent  et  dans  leur  devenir». 

4.   La  méthode. 

Dans  les  Règles  de  la  méthode  sociologique,  M.  Durk- 
heini  a  seulement  «  traduit  en  préceptes  la  technique  qu  ii 
s'était  faite  dans  ses  premiers  essais».  Il  faut  donc  met- 
tre aussi  à  contribution  ses  travaux  postérieurs,  si  l'on 
ne  veut  donner  de  sa  solution  du  problème  méthodolo- 
gique un  exposé  incomplet. 

Ses  Règles,  au  surplus,  n'ont  pas  la  prétention  d'être 
définitives.  «  Résumé  dune  pratique  personnelle  et  forcé- 
ment restreinte  »,  elles  sont  «  destinées  à  être  reformées, 
dans  l'avenir».  Les  méthodes,  dit-il,  changent  à  mesure  que 
la  science  avance;  elles  ne  sont  jamais  que  provisoires. 

Sous  cette  réserve,  quelles  sont  les  étapes,  déjà  indi- 
quées, de  la  voie  à  suivre  par  qui  adopte  le  point  de 
départ  de  M.  Durkheim?  ^ 

I.  Le  sociologue,  désireux  de  faire  œiuvre  scientifique, 
doit,  comme  Descartes  jadis,  débuter  par  le  doute  métho- 
dique. 

Les  hommes  n'ont  pas  attendu  l'avènement  de  la  scien' 
ce  sociale,  pour  se  faire  des  idées  sur  le  droit,  la  morale, 
la  famille,  l'État;  car  ils  ne  pouvaient  s'en  passer  pour 
vivre.  Ces  idées  se  sont  forméqs  au  hasard  et  sans  mé- 
thode, après  des  examens  sommaires,  superficiels.  Pro- 
duits d'une  réflexion  incompétente  et  mal  informée,  elles 
ne  sont  pas  les  substituts  légitimes  des  choses.  On  ne 
découvrira  jamais,  en  les  élaborant,  les  lois  de  la  réalité. 

Et  cependant  ces  prénotions  vulgaires,  substituées  aux 

Morale  et  sociologie.  5 


—  54  — 

choses,  devinrent  la  matière  propre  delà  sociologie.  Comte 
et  Spencer  prirent  pour  point  de  départ  les  représentations 
subjectives  qu'ils  avaient,  l'un  du  progrès  de  l'humanité, 
l'autre  de  la  société  ;  ils  ont  fait  de  l'analyse  idéologique 
plutôt  qu'une  science  de  réalités.  Aujourd'hui  encore,  en 
morale  et  en  économie  politique,  on  perpétue  leurs  erre- 
ments. De  sorte  que  «  jusqu'à  présent  la  sociologie  a, 
plus  ou  moins  exclusivement,  traité  non  de  choses  mais 
de  concepts  ». 

Économistes  et  sociologues  ne  semblent  pas  s*en  dou- 
ter. Dans  l'état  actuel  de  la  science,  opine  M.  Durkheim, 
nous  ne  savons  pas  avec  certitude  ce  que  sont  la  propriété, 
le  contrat,  la  peine,  la  responsabilité,  la  souveraineté, 
la  liberté  politique,  la  démocratie,  le  socialisme,  etc.  Cela 
n'empêche  qu'on  emploie  constamment  ces  mots  comme 
s'ils  correspondaient  à  des  choses  bien  connues.  Nous 
ignorons  presque  complètement  les  causes  dont  dépendent 
les  principales  institutions  sociales,  les  fonctions  qu'elles 
remplissent,  les  lois  de  leur  évolution.  Et  pourtant,  dans 
les  ouvrages  de  sociologie,  on  dogmatise  sur  tous  les  pro- 
blèmes et  l'on  croit  pouvoir  prestement  atteindre  l'essence 
même  des  phénomènes  les  plus  complexes.  —  De  sembla- 
bles théories  expriment  évidemment,  non  les  faits  qui  ne 
sauraient  être  épuisés  avec  cette  rapidité,  mais  la  notion 
qu'en  avait  l'auteur,   antérieurement   à  la  recherche. 

Il  est  temps  que  la  Sociologie  «  passe  du  stade  subjec- 
tif à  la  phase  objective  ».  Le  doute  méthodique  est  la  con- 
dition première  de  cette  évolution.  Le  sociologue  commen- 
cera donc  par  écarter  systématiquement  toutes  les  «  préno- 
tions »  ;  il  s'interdira  l'emploi  de  concepts  «  formés  en  de- 
hors de  la  science»;  il  abordera  l'étude  des  faits  sociaux, 
en  prenant  pour  principe  qu'il  ignore  absolument  ce  qu'ils 


—  55  — 

sont  ;  il  pénétrera  dans  le  monde  social  avec  la  conscience 
qu'il  s'engage  dans  l'inconnu. 

II.  L'esprit  libéré  de  tout  préjugé,  «on  ne  prendra 
jamais  pour  objet  de  recherches  qu'un  groupe  de  phéno- 
mènes, préalablement  définis  par  certains  caractères  exté- 
rieurs qui  leur  sont  communs  (^).  » 

Les  faits  sociaux,  on  nous  l'a  déjà  dit,  ont  une  réalité 
objective  ;  ils  sont  des  «  choses  »,  l'unique  «  datum  »  offert 
au  sociologue.  Nous  ne  pouvons  en  acquérir  une  notion 
adéquate  par  simple  analyse  mentale.  Renonçant  à  la  mé- 
thode idéologique,  le  sociologue  observera  donc  les  faits  ; 
il  les  étudiera  «  du  dehors  »,  en  passant  progressivement  des 
caractères  les  plus  extérieurs  et  les  plus  immédiatement 
accesssibles  aux  moins  visibles  et  aux  plus  profonds.  —  A 
cette  fin,  il  classera  d*iabord  leis  phénomènes,  en  réunissant: 
sous  une  même  rubrique  tous  ceux  qui  sont  dotés  des 
mêmes  particularités  apparentes.  C;haque  groupe,  formant 
un  objet  d'études  distinct,  sera  défini  par  les  caractères 
communs  aux  faits  qui  le  constituent.  Par  exemple,  un 
certain  nombre  d'actes  présentent  tous  ce  trait  extérieur 
que,,  une  fois  accomplis,  ils  déterminent  de  la  part  de  la 
société  cette  réaction  particulière  nommée  la  peine;  t:>n 
formera  de  ces  actes  un  groupe  sui  generis,  auquel  on  im- 
posera une  même  rubrique;  on  appellera  crime  tout  acte 
puni,  et  on  fera  du  crime  ainsi  défini  l'objet  d'une  science 
spéciale,  la  Criminologie. 

Faute  de  ces  définitions  préalables  et  rigoureusement 
objectives,  les  travaux  de  sociologie  sont  généralement 
imprécis.  On  s'y  contente  d'employer  les  notions  cou- 
rantes trop  souvent  ambiguës. 


l.i  Voir,  page  30,  les  règles  de  la  définition. 


—  56  — 

Sans  cloute  les  définitions  nouvelles,  que  le  sociologue 
devra  formuler,  ne  cadreront  pas  toujours  avec  les  idées 
reçues  ;  parfois  même  elles  heurteront  les  préjugés  tradi- 
tionnels (^).  Mais,  «il  n'importe».  La  science  a  besoin  de 
concepts  qui  expriment  adéquatement  les  choses  telles 
qu'elles  sont  ;  la  notion  vulgaire  «  grossièrement  formée  » 
est  suspecte  d'inexactitude.  Il  faut  de  toutes  pièces  consti- 
tuer des  concepts  nouveaux,  appropriés  aux  besoins  de  la 
science  et  exprimés  à  Faide  d'une  terminologie  spéciale. 

M.  Lévy-Briihl  rend,  en  termes  différents,  la  même 
pensée  :  «  Ce  ne  sont  pas  les  faits  qui  manquent  le  plus 
aux  sociologues.  Ce  qui  leur  fait  défaut,  c'est  de  savoir 
substituer  aux  schèmes  traditionnels  d'autres  cadres  plus 
favorables  à  leurs  recherches,  c'est  de  découvrir  les  plans 
de  clivage  qui  feraient  apparaître  les  lois...  Une  longue 
période  sera  employée  à  la  redistribution  de  la  matière 
de  la  science  sociale.  Presque  toujours  cette  redistribu- 
tion séparera  ce  que  nous  rapprochions,  rapprochera  ce 
que  nous  séparions.  Ici,  l'imagination  du  savant  joue  un 
rôle  capital.  Toutes  les  hardiesses  lui  sont  permises,  pour- 
vu qu'elles  réussissent,  je  veux  dire,  pourvu  que  ses  hypo- 
thèses soient  fécondes.  »  (p.  189.) 


1.;  Piar  exemple:  «  Un  acte  est  criminel  quand  il  offense  les 
états  forts  et  définis  de  la  conscience  collective:  Cette  proposition 
exprime  non  pas  une  des  répercussions  du  crime,  mais  sa  propriété 
essentielle...  Il  ne  faut  pas  dire  qu'un  acte  froisse  la  conscience 
commune  parce  qu'il  est  criminel,  mais  qu'il  est  criminel  parce  qu'il 
froisse  la  conscience  commune.  Nous  ne  le  punissons  pas  parce  qu'il 
est  un  crime,  mjais  il  est  un  crime  parce  que  nous  le  punissons.  » 
IDiv.  du  trav.  soc,  p.  48.)  Le  ton  de  ces  affirmations  s'est,  il  est 
vrai,  ad.ouci  dans  une  publication  postérieure:  «  Non,  ce  n'est  pas  la 
peine  qui  fait  le  crime;  c'est  par  elle  qu'il  se  révèle  extérieurement 
à  nous;  c'est  d'elle  qu'il  faut  partir  si  nous  voulons  arriver  à  le  com- 
prendre. »  {Jiègles,  p.  53.) 


—  57  — 

III.  Quand  le  sociologue  entreprendra  d'explorer  un 
ordre  quelconque  de  faits  sociaux,  il  s'efforcera  d'appré- 
hender ces  faits  «  par  un  côté  où  ils  se  présentent  isolés 
de  leurs  manifestations  individuelles».  — 

Les  phénomènes  sociaux  i^)  ont  en  effet  une  existence 
propre,  indépendante,  en  dehors  de  leurs  répercussions 
individuelles.  Qu'on  se  rappelle  les  exemples  favoris  de 
M.  Durkheim  :  le  droit  se  trouve  dans  les  codes;  les 
mouvements  de  la  vie  quotidienne  s'inscrivent  dans  les 
chiffres  de  la  statistique,  dans  les  monume^nts  de  l'histoire  ; 
les  modes,  dans  les  costumes  ;  les  goûts,  dans  les  œuvres 
d'art  ;  les  habitudes  collectives  s'expriment  sous  des  for- 
mes définies:  règles  morales,  dictons  populaires,  prover- 
bes, faits  de  structure  sociale. 

Ces  textes,  ces  chiffres,  ces  institutions,  ces  pratiques 
sont  «de  la  vie  sociale  consolidée,  cristallisée».  Ils  sont 
les  matériaux  que  le  sociologue  mettra  en  oeuvre.  Ne 
changeant  pas  avec  les  diverses  applications  qui  en  sont 
faites,  ils  constituent  un  objet  fixe,  le  point  d'appui  per- 
manent, nécessaire  aux  investigations  scientifiques;  ils 
ne  laissent  pas  de  place  aux  impressions  subjectives  :  une 
règle  de  droit  est  ce  qu'elle  est,  et  il  n'y  a  pas  deux  ma- 
nières de  la  percevoir. 

Au  contraire  les  événements  particuliers  qui  incarnent 
la  vie  sociale,  n'ont  pas  la  même  physionomie  d'une  fois  à 
l'autre.  Leur  mobilité  ne  permet  pas  au  regard  de  l'obser- 
vateur de  les  fixer.  Ce  n'est  pas  de  ce  côté  fuyant  que 
le  savant  peut  aborder  l'étude  de  la  réalité  sociale. 

Les  applications,  faites  ou  signalées,  de  ce  précepte 
sont  peu  variées. 

1.  Voir,  plus  haut,  page  33,  la  définition  du  fait  social. 


—  58  — 

En  voici  une.  Supposez  qu'il  s  agisse  de  reconstituer 
l'organisation  de  la  famille  dans  une  civilisation  déter- 
minée :  pourra-t-on  utiliser,  comme  documents,  les  récits 
et  les  descriptions  des  voyageurs  ?  En  général,  non.  Les 
incidents  de  la  vie  courante  sur  lesquels  s'appuient  ces 
observations  personnelles,  sont  des  faits  extérieurs,  passa- 
gers, particuliers.  S'ils  sont  liés  à  la  constitution  de  la 
famille,  c'est  par  un  rapport  déjà  lointain,  et  l'interpréta- 
tion nécessaire  du  savant  risque  d'être  toute  subjective. 
Même  des  faits  isolés,  si  frappants  qu'ils  paraissent,  sont 
parfois  sans  rapport  avec  le  type  organique  de  la  famille 
et  n'en  symbolisent  pas  du  tout  la  structure  interne.  Ainsi 
dans  certaines  sociétés  la  plupart  des  habitants  vivent  en 
fait  avec  une  seule  femme,  et  pourtant  on  ne  peut  en  con- 
clure que  la  famille  y  soit  monogamique  ;  car,  en  droit,  la 
polygamie  reste  tolérée  et,  si  la  majorité  y  renonce,  c'est 
pour  des  nécessités  tout  extérieures,  par  exemple,  parce 
qu'il   est   coûteux   d'entretenir   plusieurs   femmes  (}). 


1.  Cette  observation  permet  d'entrevoir  et  nous  fournit  l'occa- 
sion d'expliquer  la  position,  prise  par  M.  Durkheim,  dans  la  question 
des    origines   du   mariage   et   de  la  famille. 

Il  d^tingUie  «  deux  sortes  de  sociétés  sexuelles  »:  l'union  libre, 
durable  ou  non  —  et  le  mariage  légal  et  régulier.  La  première  est 
un  siimple  état  de  fait  que  la  loi  ne  reconnaît  ni  ne  sanctionne. 
L'autre  crée,  entre  les  parties  qui  la  forment,  des  obligations  juri- 
diques auxquelles  sont  attachées  des  sanctions  organisées.  M.  Durk- 
heim réserve  aux  unions  réglementées  le  nom  de  «  mariage  ». 

Ce  qui,  d'après  lui,  concerne  le  sociologue,  ce  sont  les  causes  du 
«  mariage  ».  11  s'agit  de  savoir  non  pas  d'où  vient  que  les  sexes, 
jdans  notre  espèce,  cohabitent  plus  ou  moins  longtemps  ;  mais  com- 
ment  il  se  fait  que,  pour  la  première  fois,  leur  cohabitation,  au 
lieu  d'être  libre,  se  trouve  soumise  à  des  règles  impératives,  dont  la 
société  ambiante,  clan,  tribu,  cité...  interdit  la  violation.  C'est  seule- 
ment quand  les  relations  sexuelles  prennent  cette  forme,  qu'elles 
deviennent  une  institution  sociale  et,  partant,  qu'elles  intéressent  le 
sociologue. 

Même  distinction  pour  la  famille.  Une  communauté  de  fait  entre 
des  consanguins  qui  se  sont  arrangés  pour  vivre  ensemble,  mais  sans 


—  59  — 

Le  seul  moyen  de  connaître  avec  quelque  exactitude 
la  structure  d'un  type  familial,  c'est  de  l'atteindre  en  elle- 
même.  On  la  trouvera  «  dans  ces  manières  d'agir,  conso- 
lidées par  l'usage,  qu'on  appelle  les  coutumes,  le  droit, 
les  mœurs.  Ici,  nous  n'avons  plus  à  induire  le  général 
à  l'aide  d'interprétations  suspectes:  il  nous  est  immédia- 
qu'aucun  d'eux  soit  tenu  à  des  obligations  déterminées  envers  les 
autres  et  d'où  chacun  peut  se  retirer  à  volonté,  ne  constitue  pas  une 
famille.  Pour  qu'il  y  ait  famille,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait 
cohabitation  et  il  n'est  pas  suffisant  qu'il  y  ait  consanguinité;  il 
faut  de  plus  qu'il  y  ait  des  droits  et  des  devoirs,  sanctionnés  par 
la  société  et  qui  unissent  les  membres  dont  la  famille  est  com- 
posée. Alors  seulement  on  est  en  présence  d'une  institution  sociale, 
et  il   y  a,   pour  le  sociologue,   un   objet  d'études. 

Sur  le  fond  de  la  question,  M.  Durkheim  tient,  au  sujet  des 
unions  sexuelles  chez  les  primitifs,  pour  l'hypothèse  de  la  pro- 
miscuité; mais  il  entend  le  mot  dans  un  sens  spécial.  Promiscuité 
signifie,  pour  lui,  qu'au  début  «  aucune  restriction  juridique  n'était 
apportée  aux  combinaisons  sexuelles  ».  Il  n'y  avait  point  de  «  régle- 
mentation »  matrimoniale.  Hommes  et  femmes  s'unissaient  comme 
il  leur  plaisait,  «  sans  être  astreints  à  se  conformer  à  une  norme 
préétablie  ».  On  aurait  beau  démontrer  que,  depuis  toujours,  il  y 
eut  des  unions  durables  et  monogames;  M.  Durkheim,  appuyé  sur 
sa  définition,  persisterait  néanmoins  à  contester  que  les  primitifs 
aient  connu  et  pratiqué  le  «  mariage  ».  La  durée  et  la  forme  mono- 
gamique, dira-t-il,  n'étaient  pas  «  imposées  par  la  société»;  il  y 
avait  entre  les  sexes  des  «  unions  stables  »,  mais  point  d'  «  unions 
réglées  »;   monogamie   de   fait,   mais   non  monogamie  obligatoire. 

Q'uant  à  la  famille,  il  n'en  admet  pas  non  plus  l'antiquité. 
L'agrégat  social  éléimentaire  était,  à  l'origine,  le  clan.  Les  membres 
du  clan,  porteurs  du  même  totem,  étaient  parents  et  tenus,  les  uns 
vis-à-vis  des  autres,  de  certains  devoirs  définis  et  sanctionnés.  Par 
de  laborieuses  et  complexes  transformations,  peu  à  peu,  du  sein  du 
clan  confus  et  inorganisé,  ont  émergé  des  familles  de  plus  en  plus 
restreintes,  à  arbres  généalogiques  définis  et  d'une  organisation  de  plus 
en  plus  savante.  Sans  doute  le  clan  a  renfermé,  dès  le  début,  des  giou- 
pes  consanguins  moins  étendus  ;  l'homme,  la  femme  et  leurs  enfants 
ayant  naturellement  tendu  à  s'isoler  et  à  faire  bande  à  part.  Mais  ces 
groupes  privés,  plus  restreints,  n'étaient  pas  des  «  familles  »  :  point 
de  liens  juridiques  entre  leurs  membres;  pas  d'obligation  pour  les 
groupes  de  se  conformer  à  une  norme  définie  ;  pas  d'intervention 
de  la  société  dans  leur  organisation.  C'étaient  des  associations  de 
fait,  non  de  droit;  n'ayant  pas  de  caractère  obligatoire,  elles  ne 
formaient  pas  encore  une  «  institution  sociale  »;  partant,  le  socio- 
logue   doit   les    ignorer. 


60 


tement  donné  et  sous  une  forme  concrète  et  tangible.  » 
Par  coutume  M.  Durkheim  entend  une  manière  d'agir, 
non  seulement  habituelle,  mais  obligatoire  pour  tous  les 
membres  d'un  groupe.  A  l'origine,  dans  les  sociétés  primi 
tives,  il  n'existe  pas  de  pratiques  obligatoires  en  dehors  de 
celles  que  la  coutume  prescrit.  Avec  le  temps  cette  masse  de 
maximes  impératives  se  scinde  en  deux  parties  :  les  unes  se 
fixent,  se  cristallisent  et  deviennent  le  droit  posit'i  dont 
l'autorité  publique  assure  le  respect  par  des  sanctions  pré- 
cises et  matérielles  ;  les  autres,  les  moeurs,  continuent  à 
n'avoir  que  la  sanction  diffuse  de  l'opinion  publique.  «  Le 
droit  constitue  un  docuraent  en  général  plus  précieux  (i).  » 

1.  C'est  également  «  à  travers  le  système  des  règles  juridiques» 
que  M.  Durkheim  a  étudié  «  la  solidarité  sociale,  ses  formes  et 
leur  évolution  ». 

Voici  à  quel  propos.  Partant  de  ce  fait  que,  dans  la  vie  privée 
et  domestique,  la  dissemblance  peut,  comme  la  ressemblance,  être 
une  cause  d'attrait  mutuel,  il  se  demande  si,  dans  les  grandes  sociétés 
contemporaines,  la  division  du  travail  n'aurait  pas  pour  fonction 
d'assurer  l'unité  du  corps  social.  —  Comment  vérifier  l'hypothèse? 
Comment  déterminer  dans  quelle  mesure  la  solidarité,  produite  par 
la  division  du  travail,  contribue  à  l'intégration  générale  de  la  société? 
En  comparant  le  lien  social  qu'elle  crée,  aux  autres.  Pour  cela  il 
faut  commencer  par  classer  les  différentes  espèces  de  solidarité  so- 
ciale, ivlais  la  solidarité  sociale  est  un  phénomène  tout  moral  qui, 
par  lui-même,  ne  se  prête  pas  à  l'observation  exacte  ni  à  la  mesure. 
Il  faut  lui  substituer  un  fait  extérieur  qui  le  symbolise.  Ce  sym- 
bole, c'est  le  droit:  «  plus  les  membres  d'une  société  sont  solidaires, 
plus  ils  soutiennent  de  relations  diverses  ;  le  nombre  de  ces  rela- 
tions est  nécessairement  proportionnel  à  celui  des  règles  juridiques 
qui  les  déterminent;  car  la  vie  sociale,  partout  où  elle  dure,  tend 
à  prendre  une  forme  définie  et  à  s'organiser;  le  droit  est  cette  orga- 
nisation même  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  stable  et  de  plus  précis  ;  il 
reflète  toutes  les  variétés  essentielles  de  la  solidarité  sociale.  »  11 
n'y  a  donc  qu'à  classer  les  différentes  espèces  de  droit  et  à  chercher 
ensuite  les  différentes  espèces  de  solidarité  sociale  qui  y  corres- 
pondent. 

M.  Durkheim  distingue,  d'une  part,  le  droit  pénal  à  sanctions 
répressives.  Le  lien  de  solidarité  sociale  auquel  correspond  le  droit 
répressif  est  celui  dont  la  rupture  constitue  le  crime.  Le  crime  est 
l'acte  qui  froisse  «  des  états  forts  et  définis  de  la  conscience  col> 
lective  »,    c'est-à-dire    l'ensemble    des    croyances    et    des    sentiments 


—  61  - 

Le  souci  du  document  de  bonne  qualité  fait  également 
recommander  au  sociologue  de  prendre  pour  matière  prin- 
cipale de  ses  inductions,  «  les  sociétés  dont  les  croyances, 
les  traditions,  les  mœurs,  le  droit  ont  pris  corps  en  des 
monuments  écrits  et  authentiques  ».  Sans  dédaigner  les 
renseignements  de  l'ethnographie,  «  il  n'en  fera  point  le 
centre  de  gravité  de  ses  recherches  »  ;  il  ne  les  utilisera, 
en  général,  que  comme  complément  de  ceux  qu'il  doit  à 

communs  à  la  moyemie  des  membres  d'une  même  société.  Les 
règles  que  sanctionne  le  droit  pénal  expriment  donc  les  simili- 
tudes sociales  les  plus  essentielles;  par  ccnséquent,  il  correspond  à 
la  solidarité  sociale  qui  dérive  des  ressemblances.  11  y  a  en  effet 
une  cohésion  sociale  dont  la  cause  est  dans  la  conformité  des 
consciences  particulières  à  un  type  commun.  Puisque  le  droit  ré- 
pressif la  figure,  —  pour  mesurer  la  part  qu'elle  a  dans  l'intégration 
générale  de  la  société,  — ;  il  suffira  de  déterminer  quelle  fraction  de 
l'appareil  juridique  représente  le  droit  pénal. 

Un  autre  groupe  de  règles  juridiques  est  constitué  par  «  le  droit 
coopératif  à  sanctions  restitutives  »,  c'est-à-dire  le  droit  domestique, 
le  droit  contractuel,  le  droit  commercial,  le  droit  des  procédures, 
le  droit  administratif  et  constitutionnel.  «  Les  relations  qui  y  sont 
réglées  expriment  une  coopération  qui  dérive  essentiellement  de  la 
division  du  travail.  »  On  peut  dçnc  mesurer  le  degré  de  concen- 
tration auquel  est  parvenue  une  société,  par  suite  de  la  division  du 
travail  social,  d'après  le  développement  du  droit  coopératif  à  sanc- 
tions restitutives. 

Cela  étant,  le  droit  répressif  doit  avoir  d'autant  plus  la  prépon- 
dérance sur  le  droit  coopératif,  que  les  similitudes  sociales  sont  plus 
étendues  et  la  division  du  travail  plus  rudimentaire.  Inversement, 
à  mesure  que  les  types  individuels  se  développent  et  que  les  tâches 
se  spécialisent,  la  proportion  entre  l'étendue  de  ces  deux  droits  doit 
tendre   à   se   renverser. 

La  réalité  de  ce  rapport  est  prouvée  en  gros. 

Plus  les  sociétés  sont  primitives,  plus  il  y  a  de  ressemblances 
anatomiques  et  psychiques  entre  les  individus  ;  tout  le  monde  admet 
et  pratique  la  même  religion  ;  toutes  les  consciences  individuelles 
sont  à  peu  près  composées  des  mêmes  éléments.  D'autre  part,  plus 
on  se  rapproche  des  types  sociaux  les  plus  élevés,  plus  la  division 
du   travail   se    développe. 

Or,  à  l'origine,  tout  le  droit  a  un  caractère  répressif:  dans  les 
sociétés  inférieures,  chez  les  Hébreux,  dans  les  lois  de  Manou.  Le 
droit  coopératif  se  développe  à  Rome,  dans  les  sociétés  chré- 
tiennes. Finalement  le  rapport  entre  les  deux  parties  du  droit  s'est 
trouvé  renversé. 


—  62  — 

l'histoire  ;  tout  au  moins,   il  s'efforcera  de  les  confirmer 
par  ces  derniers  i^^). 

Quant  aux  faits  particuliers,  notés  par  les  observateurs 
ou  décrits   par  les   explorateurs,   leur    utilité  est    encore 

Pour  démontrer  que  la  solidarité,  due  à  la  similarité  des  cons- 
ciences, va  en  se  relâchantt;  à  mesure  qu'on  avance  dans  l'évolution 
sociale,  il  faut  grouper  les  règles  à  sanction  répressive,  suivant  les 
sentiments  auxquels  elles  se  rapportent.  On  constitue  ainsi  les  types 
criminologiques  dont  le  nombre  est  égal  à  celui  des  états  forts  et 
définis  de  la  conscience  commune;  plus  ceux-ci  sont  nombreux,  plus 
il  doit  y  avoir  d'espèces  criminelles;  par  conséquent,  les  varia- 
tions des  unes  reflètent  exactement  celles  des  autres.  Or  un  grand 
nombre  de  types  criminologiques  se  sont  progressivement  dissous  : 
La  réglementation  de  la  vie  domestique  a  presque  perdu  tout 
caractère  pénal...  les  crimes  religieux  ont  presque  totalement  disparu. 
Il  y  a  là  tout  un  monde  de  sentiments  qui  a  cessé  de  compter  parmi 
les  états  forts  et  définis  de  la  conscience  commune;  et  cette  éli- 
mination a  été  régulièrement  progressive  :  chez  les  Hébreux,  à 
Athènes,  à  Rome,  dans  le  christianisme.  Donc  tous  les  liens  so- 
ciaux   qui    résultent    de   la   similitude   se   détendent   progressivement. 

M.  Durkheim  conclut:  «  Puisque  la  solidarité,  due  à  la  com- 
munauté des  idées,  va  en  s'affaiblissant,  il  faut  qu'une  autre  soli- 
darité vienne  peu  à  peu  se  substituer  à  elle,  —  sinon  la  vie  sociale 
diminuera.  Or  il  ne  peut;  y  en  avoir  d'autre  que  celle  qui  dérive  de 
la  division  du  travail.  La  fonction  de  la  division  du  travail  est  donc 
de  faire  tenir  ensemble  les  agrégats  sociaux  des  types  supérieurs  ;>. 
1,  M.  Durkheim  n'a,  cependant,  pas  su  résister  à  la  séduction 
de  l'Ethnographie. 

Après  beaucoup  d'autres,  il  s'est  demandé,  dans  une  de  ses 
études,  «  pourquoi  la  plupart  des  sociétés  ont  prohibé  l'inceste  », 
Pour  résoudre  l'obscur  problème,  il  s'est  «  transporté  d'emblée  aux 
origines  mêmes  de  l'évolution,  jusqu'à  la  forme  la  plus  primitive  que 
la  répression  de  l'inceste  ait  présentée  »,  à  savoir  la  loi  d'exogamie 
—  qu'il  définit:  la  règle  en  vertu  de  laquelle  il  est  interdit  aux: 
membres  d'un  même  clan  de  s'unir  sexuellement  entre  eux. 

M.  Durkheim  rattache  l'exogamie  aux  croyances  totémiques.  — 
Le  totem  est  un  être,  habituellement  un  animal,  dont  le  clan  est 
censé-  descendre  et  qui  lui  sert  d'emblème  et  de  nom  collectif. 
L'être  totc'mique  est  incarné  dans  chaque  individu,  et  c'est  dans 
le  sang  qu'il  réside.  En  même  temps  qu'il  est  un  ancêtre,  le  totem 
est  un  dieu.  11  s'ensuit  que  le  sang  est  chose  divine;  le  respect  reli- 
gieux qu'il  inspire,  proscrit  toute  idée  de  contact;  il  est  tabou.  Or 
«  la  femme  est,  d'une  manière  chronique,  le  théâtre  de  manifesta- 
tions sanglantes.  Les  sentiments  que  le  sang  éveille  se  reportent  sur 
elle  et  l'isolent:  elle  est  tabou  pour  les  autres  membres  du  clan. 
Les  relations  sexuelles   sont   plus  exclues  que  les  autres,   parce  que 


—  63  — 

beaucoup  plus  spéciale.  «  A  eux  seuls  ils  ne  peuvent 
démontrer  qu'une  coutume  existe.  Mais  ils  peuvent  con- 
tribuer à  établir  qu'elle  n'existe  pas  ou  qu'elle  est  en 
train  de  changer.  »  — 

l'organe  qu'elles  intéressent  est  le  foyer  de  ces  manifestations  re- 
doutées. De  là  vient  l'exogamie,  consistant  en  ce  que,  entre  deux 
individus  du  même  totem,  toute  relation  sexuelle  est  interdite.  Si 
les  interdictions  sexuelles  s'appliquent  exclusivement  aux  membres 
d'un  même  clan,  cela  vient  de  ce  que  le  totem  n'est  sacré  que  pour 
ses  fidèles.  » 

Les  dispositions  de  nos  codes,  défendant  les  mariages  entre  pa- 
rents, dérivent,  d'après  M.  Durkheim,  de  la  lointaine  exogamie. 
Nous  sommes  persuadés,  il  est  vrai,  qu'entre  les  fonctions  conjugales 
et  les  fonctions  de  parenté  il  y  a  incompatibilité  essentielle.  Mais 
en  vérité  le  contraste  des  deux  sortes  d'affection  n'est  pas  com- 
mandé par  leur  nature  intrinsèque;  la  preuve,  pour  M.  Durkheim, 
est  que,  parfois,  l'inceste  a  été  permis.  Si  nous  opposons  les  rela- 
tions familiales  et  les  relations  sexuelles,  c'est  qu'une  cause,  étran- 
gère à  leurs  attributs  constitutifs,  a  déterminé  cette  manière  de 
voir.  La  différenciation  des  deux  sortes  de  relations  s'est  produite, 
parce  que  le  mariage  et  la  famille  ont  été  contraints  de  se  constituer 
dans  deux  milieux  différents,  sous  l'influence  des  croyances  toté- 
miques.  Une  fois  que  les  préjugés,  relatifs  au  sang,  curent  amené 
les  hommes  à  s'interdire  toute  union  entre  parents,  le  sentiment 
sexuel  fut  obligé  de  chercher,  en  dehors  du  cercle  familial,  un 
milieu  où  il  pût  se  sa.tisfaire.  C'est  ce  qui  le  fit  se  différencier 
très  tôt  des  sentiments  de  parenté:  grâce  à  l'exogamie,  la  sensua- 
lité se  constitua  à  part.  Entrée  dans  les  mœurs,  la  séparation  sur- 
vécut à  sa  propre  cause;  quand  les  croyances  totémiques  qui  avaient 
donné  naissance  à  l'exogamie,  se  furent  éteintes,  les  états  mentaux 
qu'elles  avaient  suscités  subsistèrent.  L'action  de  l'exogamie  s'étend 
par  conséquent  jusqu'à  nous.  Sans  les  croyances  dont  elle  dérive, 
rien  ne  permet  d'assurer  que  nous  aurions  du  mariage  l'idée  que 
nous    en   avons    et   que  l'inceste   serait   prohibé  par   nos   codes. 

«  Ainsi,  conclut  M.  Durkheim,  cette  superstition  grossière  qui 
faisait  attribuer  au  sang  toutes  sortes  de  vertus  surnaturelles,  a  eu 
sur  le  développement  de  l'humanité  une  influence  considérable  — 
non  seulement  dans  la  question  de  l'inceste,  mais  encore  dans  celle 
des  mœurs  relatives  à  la  séparation  des  sexes  en  général.  Si  une 
sorte  de  barrière  existe  entre  les  deux  sexes;  si  chacun  deux  a 
une  forme  déterminée  de  vêtements;  si  l'homme  a  des  fonctions 
interdites  à  la  femme  et  réciproquement  ;  si  dans  nos  rapports  avec  les 
femmes,  nous  avons  adopté  une  langue  spéciale,  des  manières  spé- 
ciales, etc.,  c'est,  en  partie,  parce  que,  il  y  a  des  milliers  d'années. 
nos  pères  se  sont  représenté  le  sang  en  général,  et  le  sang  menstruel 
en   particulier,   comme   tabou.  » 


—  64  — 

Outre  le  droit,  la  statistique  est  une  source  importante 
où  le  sociologue,  quand  il  le  peut,  doit  puiser  la  matière 
de  ses  inductions.  Un  observateur  isolé  n'aperçoit  jamais 
qu'une  portion  restreinte  de  l'horizon  social:  la  démo- 
graphie embrasse  la  société  dans  son  ensiemble  et  exprime 
les  mouvements  de  la  vie  collective.  Le  monographiste  est 
toujours  exposé  à  défigurer  la  réalité,  en  y  mêlant  ses 
impressions  :  la  statistique  nous  met  en  présence  de  chiffres 
impersonnels,   qui  traduisent  d'une  manière  authentique 

En  expliquant  ainsi  l'exogamie  par  le  totémisme,  M.  Durkhieim 
acceptait  du  totémisme  la  définition  courante,  sans  préalablement 
la  soumettre  à  l'épreuve  du  doute  méthodique.  Cette  définition 
aurait  dû  pourtant  lui  être  suspecte.  Tout  ce  qu'on  savait  sur  le 
totémisme  se  réduisait,  jusqu'à  .ces  derniers  temps,  à  des  ren- 
seignements fragmentaires,  épars,  empruntés  à  des  sociétés  très  dif- 
férentes et  que  l'on  ne  reliait  guère  les  uns  aux  autres  que  par 
construction  ;  on  n'avait  jamais  observé  directement  un  sys- 
tème totémique  dans  son  unité  et  son  intégralité.  Mais  voici  que 
MM.  Spencer  et  Gillen  {The  native  Trïbes  of  central  Australia, 
Londres,  1899)  ont  eu  la  bonne  forfune  de  voir  fonctionner,  chez 
certaines  tribus  centrales  de  l'Australie,  surtout  chez  les  Aruntas, 
une  véritable  religion  du  totem,  un  ensemble  complet  de  croyances 
et  de  pratiques.  Les  Aruntas  représentent,  en  outre,  un  des  états 
les  plus  primitifs  de  l'humanité;  notre  civilisation  n'y  a  pas  altéré  les 
moeurs;  c'est  le  sauvage  au  stade  le  plus  inférieur  de  son  déve- 
loppement. Leur  totétisme  est  donc  aussi  voisin  que  possible  de  ce 
qu'il  était  à  l'o-rigine.  Or  MM.  Spencer  et  Gillen  n'y  ont  pas  retrouvé 
l'exogamie;  au  contraire,  chez  les  Aruntas,  les  groupes  totémiques 
auraient  commencé  par  être  endogames.  A  la  suite  de  leurs  obser- 
vations, AIM.  Spencer  et  Gillen  ont  conclu  que  la  notion  tradition- 
nelle de  la  religion  totémique  doit  être  totalement  réformée  (Some 
BemarJis  on  Totemism).  C'est  aussi  la  conviction  de  M.  Frazer 
\The  origin  of  Totemism).  Il  a  dénié  à  l'exogamie  le  caractère  ori- 
ginel et  rimporta<nce  fondamentale  qu'on  lui  attribuait  couramment. 
Non  seulement  il  n'y  aurait  pas  eu  d'exogamie  totémique,  mais,  à 
l'origine,  l'endogamie  aurait  été  d'une  pratique  générale.  En  tous 
cas,  l'exogamie  nq  peut  entrer  dans  la  définition  du  totémisme; 
les  interdictions  matrimoniales  ne  sont  pas  liées  aux  institutions 
totémiques. 

M.  Durkheim  a  émis  alors  une  nouvelle  hypot|hèse  :  «  Le  toté- 
misme des  Aruntas,  au  lieu  d'être  le  modèle  parfaitement  pur  du 
régime  totémique,  n'en  serait-il  pas,  au  contraire,  une  forme  ulté- 
rieure   et    dénaturée?...   » 


—  65  — 

et  objective  les  phénomènes  sociaux  et  permettent  d'en 
mesurer  les  variations  quantitatives  (^j. 

Tout  en  attachant  une  grande  importance  à  cette 
règle,  qui  est  Uée  à  sa  définition  du  fait  social,  M.  Durk- 
heim   en   confesse   les   inconvénients. 

Le  droit,  tant  et  si  exclusivement  vanté,  pour  l'étude 
sociologique  de  la  famille  notamment,  est,  de  son  propre 
aveu,  un  document  très  insuffisant.  D'abord  la  significa- 
tion véritable  d'une  règle  juridique  ressort,  en  partie,  de  la 
manière  dont  elle  est  entendue  et  pratiquée;  nous  nous 
méprendrions,  par  exemple,  sur  ce  qu'était  la  patria  jjo- 
testas,  à  certaines  époques  de  l'histoire  romaine,  si  nous 
n'en  savions  que  c6  que  nous  révèlent  les  textes  juri- 
diques. Ensuite  le  droit  n'exprime  que  «  les  changements 
sociaux  déjà  fixés  et  consolidés».  Il  ne  nous  apprend  rien 
bur  les  phénomènes  qui  ne  sont  pas  encore  parvenus  ou  qui 
ne  doivent  pas  parvenir  à  ce  degré  de  cristallisation, 
ç'est-à-dire  qui  ne  déterminent  pas  des  modifications  de 
structure.  Or,  «  parmi  ceux  qui  restent  ainsi  à  l'état  fluide 
il  en  est  de  fort  importants  ».  L'organe  ne  changeant  pas 
nécessairement  avec  la  fonction,  une  institution  juridique 
peut  rester  identique  à  elle-même,  quoique  les  phéno- 
mènes sociaux  qu'elle  enveloppe  se  soient  modifiés;  dans 
certaines  sociétés,  par  exemple,  le  système  de  parenté  et 
le  droit  successoral  ne  cadrent  plus  du  tout  avec  l'état 
réel  de  la  famille.  Il  y  a  donc  certains  phénomènes  que 
le  précepte,  observé,  de  M.  Durkheim  expose  à  n'aper- 


1.  M.  Durkheim,  dans  le  Suicide,  a  utilisé  les  données  de  la  sta- 
tistique pour  représenter  l'intensité  des  courants  suicidogènes  (voir 
plus    haut,    page   36.) 


-     66  — 

cevoir   que   longtemps   après   qu'ils   se   sont  produits   ou 
même  à  laisser  complètement  inaperçus  (^). 

Le  même  inconvénient  est  avoué  ailleurs.  Toute  l'es- 
thétique nationale  n'est  pas  dans  les  œuvres  d'art  qu'elle 
inspire.  Toute  la  morale  ne  se  formule  pas  en  préceptes 
définis  ;  la  majeure  partie  en  reste  diffuse.  Il  y  a  toute  une 
vie  collective  qui  est  en  liberté;  des  courants  variés  cir- 
culent dans  des  directions  multiples  :  courants  optimistes, 
pessimistes,  individualistes,  philanthropiques,  pacifistes, 
militaristes,  etc.  ;  et,  précisément  parce  qu'ils  sont  dans 
un  perpétuel  état  de  mobilité,  ils  ne  parviennent  pas  à 
se  prendre  sous  une  forme  objective. 

Enfin  les  préceptes  du  droit  et  de  la  morale  «  immo- 
bilisés dans  leurs  formes  hiératiques»,  s'ils  ont  une  réa- 
lité, sont  loin  d'être  le  tout  de  la  réalité  morale.  Ils  sont 
seulement  une  «  enveloppe  superficielle».  Les  maximes 
juridiques  n'éveilleraient  aucun  écho,  si  elles  ne  corres- 
pondaient pas  à  des  émotions  et  à  des  impressions  con- 
crètes, éparses  dans  la  société.  Elles  ne  font  qu'exprimer 
toute  une  vie  sous-jacente  ;  elles  sont  la  formule,  aride  et 
abstraite,  résumant  des  sentiments  actuels  et  vivants. 

M.  Durkheim  se  résigne  cependant  à  «laisser  provi- 
soirement en  dehors  de  la  science  la  matière  concrète  de 
la  vie  collective  ».  Son  procédé  imparfait  s'impose  «  si  l'on 

1.  Le  droit  est  reconnu  aussi  comme  ne  symbolisant  qu'imparfai- 
tement la  solidarité  sociale  :  «  La  conscience  commune  et  la  solida- 
rité qu'elle  produit,  ne  sont  pas  exprimées  tout  entières  par  le  droit 
pénal,;  Il  y  a  des  états  moins  forts  ou  plus  vagues  de  la  conscience 
collective  qui  font  sentir  leur  action  par  l'intermédiaire  des  mœurs,  de 
l'opinion  publique,  sans  qu'aucune  sanction  légale  y  soit  attachée  et 
qui,  pourtant,  contribuent  à  ajssurer  la  cohésion  de  la  société.  Le  droit 
coopératif  n'exprime  pas  davantage  tous  les  liens  qu'engendre  la 
division  du  travail.  Dans  une  multitude  de  cas,  les  rapports  de  mu- 
tuelle dépendance  qui  unissent  les  fonctions  divisées  ne  sont  réglés 
que   par   des   usages.    » 


—  67  — 

ne  veut  pas  s'exposer  à  faire  porter  la  recherche,  non 
sur  l'ordre  de  faits  que  l'on  veut  étudier;  mais  sur  le  sen- 
timent personnel  qu'on  en  a.  »  «  Il  faut  aborder  le  règne 
social  par  les  endroits  où  il  offre  le  plus  de  prise  à  l'in- 
vestigation scientifique.  C'est  seulement  ensuite  qu'il  sera 
possible  de  pousser  plus  loin  la  recherche  et,  par  des 
travaux  d'approche  progressif  s,  d'enserrer  peu  à  peu  cette 
réalité  fuyante  dont  l'esprit  humain  ne  pourra  jamais, 
peut-être,  se  saisir  complètement.  » 

Le  même  sentiment  se  retrouve  chez  M.  Lévy-Brûhl.  Il 
semble,  dit-il,  que  les  phénomènes  sociaux,  tels  qu'ils  sont 
appréhendés,  c'est-à-dire  infiniment  divers,  ne  pourront  ja- 
mais faire  l'objet  d'une  science  proprement  dite.  Ils  ne  le 
[)euvent,  en  effet,  que  s*ils  ont  «  subi  une  élaboration  per- 
mettant de  les  concevoir  comme-iobjectifs.  »  «  Pour  la  plu- 
part des  catégories  de  faits  sociaux,  les  moyens  actuels 
d'objectivation  sont  encore  très  insuffisants  ou  même  font 
défaut.  Mais,  si  l'on  veut  dire  seulement,  que  la  sociologie 
en  est  encore  à  la  période  de  formation,  personne  ne  le 
conteste.  » 

IV.  «  L'explication  des  faits   sociaux  doit  être  exclu- 
sivement sociologique.  » 

Cette  règle,  déduite  du  postulat  fondamental  de  M. 
Durkheim  sur  la  spécificité  du  règne  social  {^),  répond  à 
sa  préoccupation  dominante  de  sauvegarder  l'autonomie 
de  la  sociologie. 

On  connaît  son  point  de  vue.  Une  société  qui  se  forme 
est  une  entité  nouvelle  qui  devient  source  de  vie  et  sera 
substratum  de  phénomènes  sui  generis.  Les  manifestations 
de  la  vie  collective  étant  d'un  ordre  spécial,  des  causes  de 

1.  Voir,  plus  haut,  p.   27.  , 


68 


même  ordre  pourront  seules  en  rendre  compte  adéquate- 
ment. 

Voici,  par  exemple,  le  fait  religieux.il  est,  par  défini- 
tion, un  fait  social.  En  effet  «  la  religion  consiste  en  un 
ensemble  de  croyances  et  de  pratiques  obligatoires.  Or, 
tout  ce  qui  est  obligatoire  est  d'origine  sociale.  Rites  et 
dogmes  sont  donc  l'œuvre  de  la  société  ».  Là-dessus,  M. 
Durkheim  formule  cette  conclusion  méthodologique:  «  Si 
la  notion  du  sacré  est  d'origine  sociale,  elle  ne  peut  s'ex- 
pliquer que  sociologiquement».  Cei  n'est  pas  dans  la  nature 
humaine  en  général  qu'il  faut  aller  chercher  la  cause  déter- 
minante des  phénomènes  religieux;  c'est  dans  la  nature 
des  sociétés.  «  Le  problème  de  l'origine  de  la  religion  se 
pose  en  termes  sociologiques.  »  Les  forces  devant  lesquel- 
les le  croyant  s'incline,  sont  des  forces  sociales.  Elles  sont  le 
produit  direct  de  sentiments  collectifs.  Pour  découvrir  les 
causes  de  ces  sentiments,  il  faudra  observer  les  conditions 
de  l'existence  collective  (^).  (Déiîn.  des  phénom.  relig.) 

Le  souci  de  faire  admettre  une  méthode  exclusive- 
ment sociologique  va  de  pair,  chez  M.  Durkheim,  avec 
deux  autres  préoccupations. 

La  première  consiste  à  réduire  à  rien  la  causalité  effi- 
ciente du  facteur  individuel  dans  la  production  des  phéno- 

1.  En  orientant  la  science  des  religions  dans  la  direction  sociolo- 
gique, 'M.  Durkheim  se  félicite,  par  avance,  de  donner  la  solution 
de  certaines  difficultés,  notamment  d'expliciuer  le  caractère  mysté- 
rieux   de    la    religion. 

Si  les  choses  auxquelles  la  religion  nous  demande  de  croire  ont 
un  aspect  si  déconcertant  pour  les  raisons  individuelles,  c'est,  dit-il, 
toiut  simplement  qu'elle  n'est  pas  l'œuvre  de  ces  raisons,  mais  de 
l'esprit  collectif.  Cet  esprit  est  4'une  autre  nature  que  le  nôtre. 
La'  sodiété  a  sa  manière  d'être  qui  lui  est  propre  ;  donc,  sa  manière 
de  penser;  il  n'est  pas  surprenant  que  nous  ne  nous  retrouvions 
pas  dans  ses  conceptions.  Celles-ci  perdront  leur  étrangeté,  quand 
nous    serons    arrivés    à    trouver    les    lois    de    l'idéation    collective. 


—  69  — 

mènes  sociaux.  A  force  de  contempler  la  forêt,  il  ne  dis- 
cerne plus  les  arbres. 

Il  n'a,  il  est  vrai,  traité  nulle  part,  avec  l'ampleur  vou- 
lue, la  question  du  rôle  de  l'individu  dans  l'évolution 
sociale.  Mais  son  opinion  est  faite  et,  incidemment,  en 
vingt  passages,  elle  se  trahit. 

Il  en  est  de  significatifs  :  «  Les  individus  sont  beau- 
coup plutôt  un  produit  de  la  vie  commune  qu'ils  ne  la  dé- 
terminent... Ce  n'est  pas  dans  les  inégales  aptitudes  des 
hommes  qu'il  faut  aller  chercher  la  cause  de  l'inégal 
développement  des  sociétés...  »  (Div.  du  trav.  soc.  p.  329 J 

«  Les  représentations,  les  émotions,  les  tendances  col- 
lectives n'ont  pas  pour  causes  génératrices  certains  états 
de  la  conscience  des  particuliers,  mais  les  conditions  où  se 
trouve  le  corps  social  dans  son  ensemble.  »  {Règles,  p.  130). 

«  Les  phénomènes  sociaux  ne  peuvent  être  considérés 
comme  le  produit  de  volontés  arbitraires.  Ils  dépendent  de 
causes  générales  qui,  partout  où  elles  sont  présentes,  pro- 
duisent leurs  effets,  toujours  les  mêmes,  avec  une  néces- 
sité égale  à  celle  des  autres  causes  naturelles.  »  (Sociol.  et 
se.  soc.). 

Il  signale  avec  plaisir  que  l'analyse  historique  a  recon- 
nu le  «  caractère  impersonnel  »  des  forces  qui  dominent 
l'histoire  :  Sous  l'action,  qui  passait  jadis  pour  prépondé- 
rante, des  hommes  d'Etat  et  des  individualités  géniales, 
on  a  découvert  celle,  autrement  décisive,  des  masses. 
(Ibid.)  Un  homme  d'Etat  ne  doit  pas  son  autorité  à  sa 
supériorité  personnelle,  mais  aux  sentiments  collectifs  qui, 
en  s'incarnant  en  sa  personne,  lui  communiquent  leur 
puissance.  {Div.  du  trav.  p.  172), 

Sans  doute  un  fonctionnaire  peut  se  servir  de  l'énergie 
sociale  qu'il  détient,  dans  un  sens  déterminé  par  sa  nature 

Morale  et  sociologie.  6 


—  70  — 

individuelle  et,  par  là,  avoir  une  influence  sur  la  constitu- 
ition  de  la  société  ;  de  même  un  homme  de  génie  tire  des 
sentiments  collectifs  dont  il  est  l'objet,  une  autorité  qui  est 
une  force  sociale  et  qu'il  peut,  dans  une  certaine  mesure, 
mettre  au  service  d'idées  personnelles.  Mais  «  ces  cas  sont 
dus  à  des  accidents  individuels  et,  par  suite,  n'ont  pas 
grande  importance  pour  le  sociologue  ».  [Règles,  p.  137, 
note  1). 

L'autre  préoccupation  de  M.  Durkheim,  dans  sa  lutte 
pour  le  triomphe  de  sa  méthode,  est  de  nier  l'influence  et, 
par  conséquent,  d'écarter  la  recherche  des  «  causes  fi- 
nales. » 

Son  principe  est  que  la.  cause  d'une  institution  ne 
saurait  consister  dans  une  représentation  anticipée  des 
effets  de  l'institution.  i 

Ce  qui  le  lui  fait  croire,  c'est  quil  est  une  foule  de 
nos  actions  d'où  toute  représentation  de  fin  est  absente. 
Il  se  produit,  dans  les  sociétés  comme  chez  l'individu,  des 
changements  qui  ont  des  causes  et  point  de  fin,  quelque 
chose  d'analogue  aux  variations  individuelles  de  Darwin. 
Il  peut  s'en  trouver  qui  soient  utiles;  mais  cette  utilité  n'é- 
tait pas  prévue  et  n'en  avait  pas  été  la  cause  déterminante. 

Bien  souvent,  nous  ignorons  les  motifs  véritables  de 
notre  action.  Si,  à  propos  de  nos  démarches  privées,  nous 
savons  déjà  bien  mal  les  mobiles  relativement  simples 
qui  nous  guident,  comment  aurions-nous  la  faculté  de  dis- 
cerner avec  plus  de  clarté  les  causes,  autrement  com- 
plexes, dont  procèdent  les  démarches  de  la  collectivité  ? 

Tout  en  manifestant  pour  Schaeffle  une  très  vive  ad- 
miration, il  lui  reproche  de  «trop  croire  à  l'influence  des 
idées  claires  sur  la  conduite  de  l'homme,  de  faire  jouer 


71 


à  l'intelligence  réfléchie  un  trop  grand  rôle  dans  l'évolu- 
tion de  l'humanité.  » 

La  plupart  des  institutions  morales  et  sociales  sont 
dues,  non  au  raisonnement  et  au  calcul,  mais  à  des  causes 
obscures,  à  des  sentiments  subconscients,  à  des  motifs 
sans  rapports  avec  les  effets  qu'ils  produisent  et  qu'ils  ne 
peuvent  par  conséquent  pas  expliquer.  Le  développement 
historique  ne  se  fait  pas  en  vue  de  fins  clairement  ou 
obscurément  senties. 

Par  aversion  du  finalisme,  il  se  refuse  à  étudier  le 
«but»  ou  la  «fin»  d'une  institution.  «Ce  serait  supposer 
que  l'institution  existe  en  vue  des  résultats  qu'elle  pro- 
duit. »  Il  préfère  le  mot  de  «  fonction  »  qui  ne  préjuge 
rien.  Il  faut  déterminer  s'il  y  a  correspondance  entre 
l'institution  considérée  et  les  besoins  généraux  de  l'orga- 
nisme social,  sans  se  préoccuper  de  savoir  si  cette  corres- 
pondance résulte  d'une  adaptation  intentionnelle  et  pré- 
conçue. Toutes  ces  questions  d'intention  sont  trop  sub- 
jectives pour  pouvoir  être  traitées  scientifiquement. 

Le  facteur  individuel  écarté,  les  causes  finales  élimi- 
nées, que  reste-t-il  pour  expliquer  les  phénomènes  sociaux  ? 

11  reste  «  la  société  ».  Elle  est  «  le  facteur  déterminant 
du  progrès  ».  r 

Voyons,  dans  un  cas  particulier,  la  nature  de  son 
action. 

A  mesure  qu'on  avance  dans  1  histoire,  la  division  du 
travail,  régulièrement,  se  développe  :  A  quelles  causes 
sont  dus  ses  progrès  ? 

D'après  la  théorie  la  plus  répandue,  elle  n'aurait  d'au- 
tre origine  que  le  désir  de  l'homme  d'accroître  sans  cesse 


—  72  — 

son  bonheur,  c'est-à-dire  des  causes  individuelles  et  psy- 
chologiques. 

M.  Durkheim  le  Conteste  —  par  un  raisonnement  dont 
les  éléments  sont  empruntés  à  l'idée  qu'il  se  fait  person- 
nellement de  la  nature  de  l'homme.  A  chaque  moment  de 
l'histoire,  dit-il,  il  y  a  un  maximun  de  bonheur  comme  un 
maximun  d'activité,  déterminé  par  le  degré  de  développe- 
ment physique  et  moral  de  l'homme.  Tout  ce  qui  va  au 
delà  de  cette  mesure,  laisse  indifférent  ou  fait  souffrir. 
Nos  pères  n'étaient  pas  aptes  à  goûter  nos  plaisirs  ni  les 
raffinements  de  notre  civilisation.  S'ils  se  sont  tant  tour- 
mentés pour  accroître  la  puissance  productive  du  tra- 
vail, ce  n'est  pas  pour  conquérir  des  biens,  pour  eux  sans 
valeur  ;  il  leur  eût  fallu,  pour  les  apprécier,  contracter  des 
goûts  et  des  habitudes  qu'ils  n'avaient  pas,  c'est-à-dire 
changer  leur  nature.  Ils  l'ont  fait,  il  est  vrai,  comme  le 
montre  l'histoire  des  transformations  de  l'humanité.  Mais 
M.  Durkheim  n'admet  pas  que  les  hommes  se  soient  trans- 
formés afin  de  devenir  plus  heureux  ;  car  «  un  changement 
d'existence  constitue  toujours  une  érise  douloureuse;  ces 
métamorphoses  coûtent  beaucoup,  pendant  longtemps, 
sans  rien  rapporter.  Ceux  qui  les  inaugurent  n'en  ont  que 
la  peine  ;  par  conséquent,  ce  n'est  pas  l'attente  d'un  plus 
grand  bonheur  qui  les  entraîne  dans  une  telle  entreprise.  » 

Est-il  vrai  d'ailleurs  que  le  bonheur  de  l'individu  s'ac- 
croisse avec  le  progrès  ?  Rien  n'est  plus  douteux,  répond 
M.  Durkheim  qui  donne,  cette  fois,  à  l'appui  de  son 
opinion,  une  preuve  «  plus  objective  ».  Le  seul  fait  expé- 
rimental qui  démontre  que  la  vie  est  généralement  bonne, 
c'est,  dit-il,  que  la  très  grande  généralité  des  hommes  la 
préfère  à  la  mort.  On  peut  être  certain,  là  où  l'instinct 
de  conservation  perd  de  son  énergie,  que  la  vie  perd 
de  ses  attraits.   Si  nous  possédions   un  fait  objectif  et 


—  73  — 

mesurable  qui  traduisît  les  variations  d'intensité  par  les- 
quelles passe  ce  sentiment  suivant  les  sociétés,  nous  pour- 
rions du  même  coup  mesurer  celles  du  malheur  moyen 
dans  ces  mêmes  milieux.  Ce  fait,  nous  l'avons  :  c'est  le 
nombre  des  suicides.  S'ils  s'accroissent,  c'est  que  l'instinct 
de  conservation  perd  du  terrain.  Or  le  suicide  n'apparaît 
guère  qu'avec  la  civilisation  ;  il  est  à  l'état  endémique  dans 
les  peuples  civilisés;  les  chiffres  augmentent  régulière- 
ment depuis  un  siècle.  «  La  marée  montante  des  morts 
volontaires  prouve  que  le  bonheur  général  de  la  société 
diminue.  Il  n'y  a  donc  aucun  rapport  entre  les  variations 
du  bonheur  et  les  progrès  de  la  division  du  travail.  » 

Première  conclusion:  «  Pour  expliquer  les  transfor- 
mations par  lesquelles  ont  passé  les  sociétés,  il  ne  faut 
pas  chercher  quelle  influence  elles  exercent  sur  le  bon- 
heur des  hommes,  puisque  ce  n'est  pas  cette  influence 
qui  les  a  déterminées.  » 

Cependant,  le  désir  de  devenir  plus  heureux  est  le 
seul  mobile  individuel  qui  eût  pu  rendre  compte  du  pro- 
grès. C'est  donc  en  dehors  de  l'individu,  dans  le  miheu 
qui  l'entoure^  que  se  trouvent  les  causes  déterminantes 
de  l'évolution  soiciale.  Si  les  sociétés  changent  et  s'il 
change,  c'est  que  le  milieu  change.  D'autre  part,  comme 
le  milieu  physique  est  relativement  constant,  il  ne  peut 
pas  expliquer  cette  suite  ininterrompue  de  changements. 
Par  conséquent,  c'est  dan§  le  milieu  social  qu'il  faut 
aller  en  chercher  les  conditions  originelles;  les  variations 
qui  s'y  produisent  provoquent  celles  par  lesquelles  passent 
la  société  et  les  individus. 

Il  en  est  deux  qui  ont  déterminé  les  progrès  de  la 
division  du  travail. 

D'abord,  la  division  du  travail  progresse  d'autant  plus 
que  les  rapports  sociaux  entre  les  individus  deviennent 


n 


—  74  — 

plus  nombreux.  M.  Durkheim  appelle  densité  dynamique 
ou  morale  ce  rapprochement  des  individus  et  le  com- 
merce actif  qui  en  résulte. 

En  outre,  les  relations  intra-sociales  seront  d'autant 
plus  nombreuses  que  le  chiffre  total  des  membres  de  la 
société  —  c'est-à-dire  le  volume  social  —  devient  plus 
considérable. 

En  deux  mots  :  «  La  division  du  travail  varie  en  rai- 
son directe  du  volume  et  de  la  densité  des  sociétés  ».  Si 
elle  progresse  d'une  manière  continue  au  cours  du  déve- 
loppement social,  c'est  que  les  sociétés  deviennent  ré- 
gulièrement plus  denses  et  très  généralement  plus  volumi- 
neuses D'ordinaire,  ajoute-t-il,  on  ne  voit  guère  dans 
cet  état  des  sociétés  que  le  moyen  par  lequel  la  division 
du  travail  se  développe  et  non  la  cause  de  ce  développe- 
ment. On  fait  dépendre  ce  dernier  d'aspirations  indivi- 
duelles vers  le  bien-être  et  le  bonheur,  aspirations  qui 
peuvent  se  satisfaire  d'autant  mieux  que  les  sociétés  sont 
plus  étendues  et  plus  condensées.  Nous  disons,  insiste- 
t-il,  non  que  la  croissance  et  la  condensation  des  so- 
ciétés permettent,  mais  qu'elles  nécessitent  une  division 
plus  grande  du  travail.  Ce  n'est  pas  un  instrument  par 
lequel  celle-ci  se  réalise;  c'en  est  la  cause  déterminante. 

Comment  se  représenter  la  manière  dont  cette  double 
cause  produit  son  effet? 

«  Tout  se  passe  mécaniquement.  »  Si  le  travail  se  di- 
vise davantage  à  mesure  que  les  sociétés  deviennent  plus 
volumineuses  et  plus  denses,  c'est  que  la  lutte  pour  la  vie 
y  est  plus  ardente.  La  division  du  travail  est  un  résultat 
de  cette  lutte;  elle  en  est  un  dénouement  adouci.  Grâce 
à  elle,  les  rivaux  ne  sont  pas  obligés  de  s'éliminer  mu- 
tuellement; elle    fournit    à    un    plus    grand   nombre    les 


—  75  — 

moyens  de  survivre,  dans  les  conditions  nouvelles  d'exis- 
tence qui  leur  sont  faites. 

On  objecte  :  Une  fonction  ne  peut  se  spécialiser  que 
si  cette  spécialisation  correspond  à  quelque  besoin  de  la 
société  ;  un  progrès  ne  peut  s'établir  d'une  manière  du- 
rable que  si  les  individus  ressentent  réellement  le  besoin 
de  produits  plus  abondants  ou  de  meilleure  qualité.  D'où 
peuvent  venir  ces  exigences  nouvelles? 

M.  Durkheim  réplique:  Elles  sont  un  effet  de  cette 
même  cause  qui  détermine  lesi  progrès  de  la  division  du 
travail.  Ceux-ci  sont  dus  à  l'ardeur  plus  grande  de  la  lutte. 
Or  une  lutte  plus  violente  ne  va  pas  sans  un  plus  grand 
déploiement  de  forces  et  sans  de  plus  grandes  fatigues. 
Pour  que  la  vie  se  maintienne,  la  réparation  doit  être  pro- 
portionnée à  la  dépense  ;  il  faut  une  nourriture  plus  abon- 
dante et  plus  choisie.  La  vie  cérébrale  se  développe  en 
même  temps  que  la  concurrence  devient  plus  vive  ;  un  cer- 
veau plus  volumineux  et  plus  délicat  a  d'autres  exigences 
qu'un  encéphale  plus  grossier:  les  besoins  intellectuels 
s'accroissent.  Tous  ces  changements  sont  produits  mécani- 
quement par  des  causes  nécessaires  :  l'humanité  se  trouve, 
sans  l'avoir  voulu,  apte  à  recevoir  une  culture  plus  in- 
tense et  plus  variée.  Cependant,  au  moment  même  où 
l'homme  est  en  état  de  goûter  ces  jouissances  nouvelles, 
il  les  trouve  à  sa  portée,  parce  que  la  division  du  travail 
s'est  en  même  temps  développée  et  qu'elle  les  lui  fournit. 
Sans  qu'il  y  ait  à  cela  la  moindre  harmonie  préétablie,  ces, 
deux  ordres  de  faits  se  rencontrent,  tout  simplement  parce 
qu'ils  sont  des  effets  d'une  même  c,ause.  — 

Du  même  coup,  M.  Durkheim  se  félicite  d'avoir  dé- 
terminé «  le  facteur  essentiel  de  ce  qu'on  appelle  la  civilisa- 
tion ».  Celle-ci  est  aussi  une  conséquence  nécessaire  des 


~  76  — 

ciiangeménts  qui  se  produisent  dans  le  volume  et  dans  la 
densité  des  sociétés.  Du  moment  que  le  nombre  des  indi- 
vidus entre  lesquels  des  relations  sociales  sont  établies  est 
plus  considérable,  ils  ne  peuvent  se  maintenir  que  s'ils  se 
spécialisent,  travaillent  davantage,  et  surexcitent  leurs  fa- 
cultés. De  cette  stimulation  générale  résulte  inévitable- 
ment un  plus  haut  degré  de  culture.  De  ce  point 
de  vue,  la  civilisation  apparaît  donc,  non  comme  un 
but  entrevu  et  désiré,  mais  comme  l'effet  d'une  cause, 
comme  le  résultat  nécessaire  d'un  état  donné.  Les  hom- 
mes marchent  parce  qu'il  faut  marcher;  la  pression  plus 
ou  moins  forte  qu'ils  exercent  les  uns  sur  les  autres,  sui- 
vant qu'ils  sont  plus  ou  moins  nombreux,  détermine  la  vi- 
tesse de  la  marche.  Ce  ne  sont  pas  les  services  que  la  ci- 
vilisation rend  qui  la  font  progresser;  elle  se  développe 
parce  qu'elle  ne  peut  pas  ne  pas  se  développer. 

Fort  de  cet  essai  d'explication  sociologique  et  méca- 
niste,  M.  Durkheim  dira,  dans  ses  Règles  de  la  méthode: 

«  L'origine  première  de  tout  processus  social  de  quel- 
que importance  doit  être  recherchée  dans  la  constitution 
du  milieu  social  interne.  L'effort  principal  du  sociologue 
devra  tendre  à  découvrir  les  différentes  propriétés  de  ce 
milieu  qui  sont  susceptibles  d'exercer  une  action  sur  le 
cours  des  phénomènes  sociaux.  Jusqu'à  présent,  nous 
avons  trouvé  deux  séries  de  caractères  qui  répondent 
d'une  manière  éminente  à  cette  condition  :  le  nombre  des 
unités  sociales  ou  le  volume  de  la  société;  et  le  degré  de 
concentration  morale  de  la  masse  ou  la  densité  dynami- 
que. Il  s'en  faut,  ajoute -t-il,  que  nous  croyions  avoir  trou- 
vé toutes  les  particularités  du  milieu  social  qui  sont  sus- 
ceptibles de  jouer  un  rôle  dans  l'explication  des  faits  so- 


77 


ciaux.  Tout  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  ce  sont 
les  seules  que  nous  ayons  aperçues  et  que  nous  n'avons 
pas  été  amené  à  en  rechercher  d'autres.  » 

Tout  en  faisant  du  miheu  social  le  «  facteur  détermi- 
nant de  l'évolution  collective  »  ;  tout  en  prétendant  que,  «  si 
elle  rejette  cette  conception,  la  sociologie  est  dans  l'impos- 
sibilité d'établir  aucun  rapport  de  causalité»,  M.  Durk- 
heim  reconnaît,  incidemment,  l'action  de  facteurs  diffé- 
rents. 

«  Nous  n'entendons  pas  dire,  déclare-t-il  dans  les  Rè- 
gles delà  méthode,  que  les  tendances,  les  besoins,  les  désirs 
des  hommes  n'interviennent  jamais,  d'une  manière  active, 
dans  l'évolution  sociale.  Il  est,  au  contraire,  certain  qu'il 
leur  est  possible,  suivant  la  manière  dont  ils  se  portent  sur 
les  conditions  dont  dépend  un  fait,  d'en  presser  ou  d'en 
contenir  le  développement.  »  Ainsi  dans  l'explication  des 
progrès  constants  de  la  division  du  travail  social  il  faut, 
malgré  tout,  reconnaître  un  «  rôle  important  »  à  cette 
tendance  qu'on  appelle  «  l'instinct  de  conservation  ».  — 

Dans  une  étude  sur  les  Représentations  individuelles  et 
les  représentations  collectives,  il  fait  une  autre  réserve. 
On  sait  que,  d'après  lui,  la  société  a  pour  substrat 
l'ensemble  des  individus  associés.  Le  système  qu'ils  for- 
ment en  s'unissant,  —  et  qui  varie  suivant  leur  nombre, 
leur  disposition  sur  la  surface  du  territoire,  la  nature  et 
le  nombre  des  voies  de  communication,  —  constitue  la 
base  sur  laquelle  s'élève  la  vie  sociale.  Les  représenta- 
tions qui  en  sont  la  trame  se  dégagent  des  relations  qui 
s'établissent  entre  les  individus  ainsi  combinés. 

Mais,  «  tout  en  résidant  dans  le  substrat  collectif,  la  vie 
collective  ne  s'y  absorbe  pas.  Elle  en  est,  à  la  fois,  dépen- 
dante et  distincte.  Sans  doute  la  matière  première  de  toute 


—  78  — 

conscience  sociale  est  étroitement  en  rapport  avec  le  nom- 
bre des  éléments  sociaux,  la  manière  dont  ils  sont  groupés 
et  distribués,  c'est-à-dire  avec  la  nature  du  substrat.  Mais, 
une  fois  qu'un  premier  fond  de  représentations  s'est  ainsi 
constitué,  elles  deviennent  des  réalités  partiellement  au- 
tonomes qui  vivent  d'une  vie  propre.  Elles  ont  le  pouvoir 
de  former  entre  elles  des  synthèses  de  toutes  sortes,  déter- 
minées par  leurs  affinités  naturelles  et  non  par  l'état  du 
milieu  au  sein  duquel  elles  évoluent.  Par  conséquent,  les 
représentations  nouvelles,  qui  sont  le  produit  de  ces  syn- 
thèses, sont  de  même  nature  :  elles  ont  pour  causes  pro- 
chaines d'autres  représentations  collectives,  non  tel  ou  tel 
caractère  de  la  structure  sociale.  C'est  dans  l'évolution 
religieuse  que  se  trouvent  peut-être  les  plus  frappants 
exemples  de  ce  phénomène.  Cette  végétation  luxuriante 
de  mythes  et  de  légendes,  tous  ces  systèmes  théogoniques, 
cosmologiques  que  construit  la  pensée  religieuse,  ne  se 
rattachent  pas  directement  à  des  particularités  détermi- 
nées de  morphologie  sociale.  Il  y  a,  conclut  M.  Durk- 
heim,  toute  une  partie  de  la  sociologie  qui  devrait  recher- 
cher les  lois  de  l'idéation  collective  et  qui  est  encore 
tout  entière  à  faire.  » 

V.  Pour  faire  la  preuve  de  l'existence,  entre  deux 
faits  sociaux,  d'une  relation  causale,  il  faut,  de  préférence, 
recourir  au  procédé,  connu  en  logique  sous  le  nom  de 
«  méthode  des  variations  concomitantes  ». 

Quand  deux  phénomènes  varient  régulièrement  l'un 
comme  l'autre,  il  est  certain  qu'il  existe  entre  eux  une 
relation.  L'un  est  la  cause  de  l'autre;  ou  ils  sont  tous  deux 
des  effets  d'une  même  cause  ;  ou  un  troisième  phénomène, 
intercalé,  est  l'effet  du  premier  et  la  cause  du  second. 


—  79  — 

Stuart  Mill  considérait  qu'une  induction  rigoureuse 
est,  en  sociologie,  presqu'impossible,  la  complexité  de  la 
vie  sociale  faisant  qu'un  résultat  est  généralement  dû  à 
l'action  de  plusieurs  facteurs. 

M.  Durkheim,  revendiquant  pour  la  sociologie  le  ca- 
ractère scientifique,  oppose  à  Mill  ce  postulat  :  «  A  un  mê- 
me effet  correspond  toujours  une  même  cause  ».  Dans  les 
cas  où  l'on  prétend  observer  une  pluralité  de  causes,  cette 
pluralité  est  simplement  apparente  ou  bien  l'unité  exté- 
rieure de  l'effet  recouvre  une  réelle  pluralité  ;  si,  par  exem- 
ple, le  suicide  dépend  de  plus  d'une  cause,  c'est  que, 
en  réalité,  il  y  a  plusieurs  espèces  de  suicides. 

Dans  son  étude  sur  Le  Suicide,  M.  Durkheim  emploie 
la  méthode  des  variations  concomitantes.  Concluant  des 
données  de  la  statistique  que  chaque  société  est  prédis- 
posée à  fournir  un  contingent  déterminé  de  morts  volon- 
taires, il  recherche  les  causes  de  cette  prédisposition.  Pour 
les  découvrir,  il  se  demande  quels  sont  les  états  des  dif- 
férents milieux  sociaux  (confession  religieuse,  famille,  so- 
ciété politique,  groupes  professionnels)  en  fonction  des- 
quels varie  le  taux  des  suicides.  —  Sa  conclusion  est 
que  le  suicide  varie  en  raison  inverse  du  degré  d'inté- 
gration des  groupes  sociaux  dont  fait  partie  l'individu. 

VI.  Il  ne  suffit  pas,  pour  comprendre  les  institu- 
tions sociales  d'aujourd'hui,  de  les  observer.  On  ne  con- 
naît pas  la  réalité  sociale,  si  l'on  en  ignore  la  substructu- 
re; il  faut  savoir  comment  elle  s'est  faite,  c'est-à-dire 
avoir  suivi  dans  l'histoire  la  manière  dont  elle  s'est  pro- 
gressivement composée. 

Décrire  l'évolution  d'une  idée  ou  d'une  institution,  ce 
n'est  pas  encore  l'expliquer.  Quand  nous  savons  dans  quel 


—  80  — 

ordre  se  sont  succédé  les  phases  qu'elle  a  traversées,  nous 
ne  connaissons  pas  quelles  en  sont  les  causes  ni  la  fonc- 
tion. Cette  connaissance,  qui  lui  importe,  le  sociologue 
l'acquerra  par  l'emploi  de  la  méthode  des  variations  con- 
comitantes :  pour  découvrir  les  conditions  dont  dépend 
une  institution,  il  notera  ses  variations  successives  et  cher- 
chera ensuite  les  faits  concomitants  qui  ont  varié  de  même. 

Mais  pour  établir  avec  rigueur  un  rapport  de  causa- 
lité, il  faut  pouvoir  observer  dans  des  circonstances  diffé- 
rentes les  phénomènes  entre  lesquels  il  est  présumé.  Si 
l'on  se  renfermait  dans  l'étude  d'un  seul  peuple,  on  n'au- 
rait pour  matière  de  la  preuve  qu'un  seul  couple  de  cour- 
bes parallèles,  à  savoir  celles  qui  expriment  la  marche  his- 
torique du  phénomène  considéré  et  de  la  cause  conjec- 
turée, mais  dans  cette  unique  société.  Il  faut  faire  entrer 
en  ligne  de  compte  plusieurs  peuples  de  même  espèce. 
D'abord  on  peut  voir  si,  chez  chacun  d'eux  pris  à  part, 
le  même  phénomène  évolue  dans  le  temps  en  fonction  des 
mêmes  conditions.  Puis  on  peut  établir  des  comparaisons 
entre   ces   divers    développements. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  procédé  ne  vaut  que  pour  les 
phénomènes  qui  ont  pris  naissance  pendant  la  vie  des 
peuples  comparés.  Or,  une  société  ne  crée  pas  de  toutes 
pièces  son  organisation  ;  elle  la  reçoit,  en  partie,  toute  faite 
de  celles  qui  l'ont  précédée.  Les  éléments  nouveaux  que 
nous  avons  introduits  dans  le  droit  domestique,  le  droit 
de  propriété,  la  morale,  depuis  le  commencement  de  notre 
histoire,  sont  relativement  p^u  nombreux  et  peu  importants, 
comparés  à  ceux  que  le  passé  nous  a  légués.  L'histoire 
comparée  des  grandes  sociétés  européennes  ne  saurait  nous 
apporter  beaucoup  de  lumière  sur  les  origines  de  la  famille, 
du  mariage,  de  la  propriété,  etc.,  ni  sur  les  éléments  dont 


—  81  — 

ces  institutions  sont  composées.  Il  faut  remonter  plus  haut. 
S*agit-il,  par  exemple,  de  l'organisation  domestique?  On 
constituera  d'abord  le  type  le  plus  rudimentaire  qui  ait 
jamais  existé,  pour  suivre  ensuite  pas  à  pas  la  manière 
dont  il  s'est  progressivement  compliqué.  En  un  mot  :  «  on 
ne  peut  expliquer  un  fait  social  de  quelque  complexité 
qu'à  condition  d'en  suivre  le  développement  intégral  à 
travers  toutes  les  espèces  sociales  ». 

«  La  condition  préalable  et  nécessaire  du  progrès  de 
la  «  physique  morale  »,  dit  de  son  côté  M.  Lévy-Briihl, 
est  l'exploration  méthodique,  par  l'histoire,  des  faits  so- 
ciaux du  passé,  et,  en  même  temps,  l'observation  des 
sociétés  existantes  qui  représentent  peut-être  des  stades 
plus  anciens  de  notre  propre  évolution,  et  sont  ainsi, 
au  regard  de  nous,   comme  du  passé  vivant  »  (p.   127). 

VII.  Il  est  pratiquement  impossible  d'observer  la 
forme  qu'a  prise  une  institution  chez  tous  les  peuples 
de  la  terre  sans  exception  ;  par  la  force  des  choses  on  s'en 
tient  à  quelques  nations,  et  l'on  fait  abstraction  des  au- 
tres; si  consciencieuses  soient-elles,  les  comparaisons  pè- 
chent nécessairement  par  des  dénombrements  imparfaits. 
Le  seul  moyen  de  remédier  à  cet  inconvénient  est  de  faire 
une  classification  des  sociétés  humaines:  si  on  les  avait 
réduites  à  quelques  types,  il  suffirait  d'observer  chez  cha- 
cun d'eux  le  phénomène  que  l'on  voudrait  étudier.  — 
«  Une  branche  de  la  sociologie  est  consacrée  à  la  consti- 
tution des  espèces  sociales  et  à  leur  classification.  » 

Y  a-t-il  des  espèces  sociales?  — Il  doit  y  en  avoir, 
répond  M.Durkheim:  «  Un  même  élément  ne  peut  se 
composer  avec  lui-même  et  les  composés  qui  en  résultent 
ne  peuvent,  à  leur  tour,  se  composer  entre  eux  que  suivant 


—  82  — 

tin  nombre  de  modes  limité,  surtout  quand  les  éléments 
composants  sont  peu  nombreux  ;  la  gamme  des  combinai- 
sons possibles  est  finie  et  la  plupart  doivent  se  répéter.  Or 
les  sociétés  ne  isont  que  des  oombinaisons  différentes  d'une 
seule  et  même  société  originelle.  Donc  il  y  a  des  espèces 
sociales,  tout  comme  il  y  a  des  espèces  biologiques.  » 

Entre  les  deux,  il  y  a  toutefois  des  différences.  En 
biologie,  les  espèces  ont  plus  de  fixité  ;  les  caractères  spé- 
cifiques sont  nettement  définis  et  peuvent  être  détermi- 
nés avec  précision. 

Dans  le  règne  social,  les  attributs  distinctifs  d'une  espèce 
se  modifient  et  se  nuancent  à  l'infini  sous  l'action  des 
circonstances;  aussi,  quand  on  veut  les  atteindre,  une 
fois  qu'on  a  écarté  toutes  les  variantes  qui  les  voilent, 
n'obtient-on  souvent  qu'un  résidu  assez  indéterminé.  Il 
en  résulte  que  le  type  spécifique,  au  delà  des  caractères 
les  plus  généraux  et  les  plus  simples,  ne  présente  pas 
de  contours  aussi  définis  qu'en  biologie. 

Dans  les  Règles  de  la  méthode,  M.  Durkheim  se  dé- 
fend d'  «  exécuter  une  classification  des  sociétés  »,  —  pro- 
blème trop  complexe  (^).  Il  se  borne  à  énoncer  le  principe 
d'après  lequel  il  propose  de  distinguer  les  types  sociaux. 

Il  lui  paraît  «peu  scientifique»  de  classer  les  sociétés 
«d'après  leur  état  de  civilisation  ».  Ses  raisons  sont  inté- 
ressantes à  noter.  D'abord,  dans  ce  système,  on  pourrait 
se  trouver  obligé  d'attribuer  une  seule  et  même  société  à 
une  pluralité  d'espèces,  suivant  les  degrés  de  civilisation 


1.  Dans  y  Introduction  à  la  sociologie  de  la  famille,  il  distinguait 
«  deux  grands  types  sociaux  dont  toutes  les  sociétés  passées  et  pré- 
sentes ne  sont  que  des  variétés:  d'une  part,  les  sociétés  inorga- 
nisées ou  amorphes  qui  s'échelonnent  de  la  horde  de  consanguins  à 
la  cité;  de  l'autre,  les  Etats  proprement  dits  qui  commencent  à 
la  cité   pour  finir  aux   grandes   nations    contemporaines  ». 


—  83  — 

qu'elle  a  progressivement  parcourus.  La  France,  par 
exemple,  a  commencé  par  être  agricole,  pour  passer  en- 
suite à  l'industrie  des  métiers  et  au  petit  commerce,  puis 
â  la  manufacture  et  enfin  à  la  grande  industrie.  Or, 
«  une  même  société  ne  peut  pas  plus  changer  de  type  au 
cours  de  son  évolution,  qu'un  animal  ne  peut  changer 
d'espèce  pendant  la  durée  de  son  existence  individuelle. 
De  pareilles  transmutations  sont  contradictoires  avec  la 
notion  même  d'espèce  ».  —  En  second  lieu  on  peut  bien 
classer  ainsi  des  états  sociaux,  non  des  sociétés;  et  ces 
états  sociaux,  ainsi  détachés  du  substrat  permanent  qui 
les  relie  les  uns  aux  autres,  restent  en  l'air.  C'est  l'ana- 
lyse de  ce  substrat,  et  non  de  la  vie  changeante  qu'il 
supporte,  qui  seule  peut  fournir  les  bases  d'une  classifi- 
cation rationnelle.  L'état  économique,  technologique,  etc., 
présente  des  phénomènes  trop  instables  et  trop  complexes. 
—  Enfin  il  est  très  possible  qu'une  même  civilisation  in- 
dustrielle, scientifique,  artistique  se  rencontre  dans  des 
sociétés  dont  la  «  constitution  congénitale  »  est  très  diffé- 
rente :  le  Japon  pourra  nous  emprunter  nos  arts,  notre 
industrie,  notre  organisation  politique  ;  il  ne  laissera  pas 
d'appartenir  à  une  autre  espèce  sociale  que  la  France 
et  l'Allemagne. 

Faut-il,  en  vue  de  les  classer,  observer  les  sociétés  ;  voir 
par  où  elles  concordent  et  par  où  elles  divergent  ;  et,  sui- 
vant l'importance  relative  des  similitudes  et  des  diver- 
gences, former  les  groupes  ? 

M.   Durkheim   préfère   une   autre   méthode. 

Une  société,  ainsi  raisonne-t-il,  est  un  composé;  ses 
parties  constitutives  sont  des  sociétés  plus  simples 
qu'elle.  Or  la  nature  de  tout  composé  dépend  des  éléments 
composants  et  de  leur  mode  de  combinaison.  Il  faut  donc 


—  84  — 

partir  de  la  société  la  plus  simple  qui  ait  jamais  existé,  et 
suivre  la  manière  dont  cette  société  se  compose  avec 
elle-même  et  dont  ses  composés  se  composent  entre  eux. 
La  société  la  plus  simple  est  celle  qui  est  réduite  à  un 
segment  unique,  agrégat  qui  se  résout  immédiatement  en 
individus  juxtaposés  atomiquement  :  c'est  la  horde,  le  pro- 
toplasme du  règne  social.  La  horde  n'est  peut-être  pas  une 
réalité  historique,  mais  M.  Durkheim  en  postule  l'exis- 
tence et  en  fait  la  souche  d'où  sont  sorties  toutes  les 
'espèces  sociales.  Posée  la  notion  de  la  horde,  on  a,  dit-il, 
le  point  d'appui  nécessaire  pour  construire  l'échelle  com- 
plète des  types  sociaux.  On  distinguera  autant  de  types 
fondamentaux  qu'il  y  a  de  manières,  pour  la  horde,  de 
se  combiner  avec  elle-même  en  donnant  naissance  à  des 
sociétés  nouvelles  et,  pour  celles-ci,  de  se  combiner  entre 
elles  :  sociétés  polysegmentaires  simples;  sociétés  poly- 
segmentaires  simplement  composées;  doublement  com- 
posées, etc. 

Une  fois  les  types  constitués,  il  y  aura  lieu  de  distin- 
guer, dans  chacun  d'eux,  des  variétés  différentes,  selon 
que  les  sociétés  segmentaires,  qui  servent  à  former  la 
société  résultante,  gardent  une  certaine  individualité,  ou 
bien,  au  contraire,  sont  absorbées  dans  la  masse  totale. 
On  reconnaîtra  qu'il  se  produit  une  coalescence  complète 
des  segments  à  ce  signe  que  cette  composition  ori- 
ginelle de  la  société  n'affecte  plus  son  organisation  admi- 
nistrative et  politique. 

En  résumé  :  «  On  commencera  par  classer  les  sociétés 
d'après  le  degré  de  composition  qu'elles  présentent,  en 
prenant  pour  base  la  société  parfaitement  simple  ou  à 
segment  unique  ;  à  l'intérieur  de  ces  classes,  on  distinguera 
des  variétés  différentes  suivant  qu'il  se  produit  ou  non  une 
coalescence  complète  des  segments  initiaux.  » 


—  85  — 

5.  Les  relations  de  la  sociologie  avec  les  sciences  voisines. 

En  possession  d'un  domaine,  qu'elle  prétend  exploiter 
avec  ses  instruments  propres,  la  sociologie  prend  rang 
de  science  autonome. 

Du  coup  se  pose  le  problème  de  ses  relations  exté- 
rieures. 

Quel  sera  son  modus  vivendi  avec  les  puissances  limi- 
trophes? 

I.  Avec  la  psychologie.  —  Nous  avons  assisté  à  la  ba- 
taille livrée  par  M.  Durkheim  pour  l'indépendance  de  la 
sociologie. 

Une  société,  n'a-t-il  cessé  de  répéter,  est  une  réalité, 
spécifiquement  différente  des  individus  qui  la  forment. 
Donc  la  sociologie  a  un  objet  distinct  et  elle  ne  doit  plus 
demander  à  la  connaissanoe  de  la  nature  humaine  indivi- 
duelle l^explication  des  phénomènes  delà  vie  collective {^). 

C'est,  jusque-là,  la  lutte  pour  l'émancipation. 

Mais  déjà,  par  moments,  non  contente  d'une  sécession 
honorable,  la  sociologie  aspire  à  dominer  à  son  tour. 

L'être  social  dont  on  a  commencé  par  dire  qu'il  est  une; 
réalité  sui  generis,  est,  ajoute-t-on,  vivant  et  agissant. 
Il  pense  à  sa  manière  et  veut  à  sa  façon,  mais  toujours 
avec  une  force  impérieuse.  Par  une  contrainte  incessante 
il  s'impose.  Les  individus  le  subissent  ;  ils  sont  comme  une 
cire  molle  que  la  main  de  l'artiste  moule  à  son  gré. 

Ecoutez  : 

«  Les  natures  individuelles  ne  sont  que  la  matière  in- 
déterminée que  le  facteur  social  détermine  et  transforme. 
Certains  états  psychiques  —  tels  que  la  religiosité,  la  ja- 
lousie sexuelle,  la  piété  filiale,  l'amour  paternel  —  loin 

1.  Voir  plus  haut,  pages  24  et  67. 

Morale  et  sociologie.  7 


—  86  — 

d'être  des  inclinations  inhérentes  à  la  nature  humaine,  ré- 
sultent de  l'organisation  collective»  [^).  {Règles,  p.  130-132). 

«  Presque  tout  ce  qui  se  trouve  dans  les  consciences 
individuelles,  vient  de  la  société.»  (Dû',  du  trav.  p.  342). 
Même,  nous  dit-on,  «  si  l'homme  est  un  animal  raisonna- 
ble, c'est  qu'il  est  un  animal  sociable  »   {Ibid.  p.  339). 

La  conclusion  ?  «  Quelques  progrès  que  fasse  la  psycho- 
physiologie, elle  ne  pourra  jamais  représenter  qu'une  frac- 
tion de  la  psychologie,  puisque  la  majeure  partie  des 
phénomènes  psychiques  ne  dérivent  pas  de  causes  organi- 
ques... Tous  les  faits  dont  on  ne  peut  trouver  l'explica- 
tion dans  la  constitution  des  tissus  dérivent  des  proprié- 
tés du  milieu  social...  La  vaste  région  de  la  conscience 
dont  la  genèse  est  inintelligible  par  la  seule  psycho-phy- 
siologie, relève  d'une  autre  science  positive  qu'on  pourrait 
appeler  la  socio-psychologie.  »  {Div.  du  trav.  soc.  p.  340). 

M.  Lévy-Brûhl  voit  plus  nettement  la  conséquence  : 
«La  considération  de  l'individu  peut  suffire  pour  l'étude 
des  phénomènes  qui  doivent  être  examinés  surtout  dans 
leurs  rapports  avec  leurs  antécédents  et  concomitants  phy- 
siologiques (sensations,  perceptions,  plaisirs  et  douleurs 
organiques,  etc.).  Mais  la  connaissance  scientifique  des 
fonctions  mentales  supérieures  (imagination,  langage,  in- 
telligence) ne  saurait  être  obtenue  sans  le  secours  des 
sciences  sociologiques.  Il  faut  renverser  le  procédé,  usité 
jusqu'à  présent,  dans  l'étude  du  développement  de  ces 
fonctions.  «  Au  lieu  d'interpréter  les  phénomènes  sociaux 
à  l'aide  de  la  psychologie  courante,  ce  serait  au  contraire 
la  connaissance  scientifique  —  c*est-à-dire  sociologique  — 

1.  «  L'organisation  sociale  des  rapports  de  parenfé  a  déterminé  les 
sentiments  respectifs  des  parents  et  des  enfants  ;ceux-ci  eussent  été  tout 
autres  si  la  structure  sociale  avait  été  différente.»  (Div.du  trav., p.  341). 


—  87  — 

de  ces  phénomènes  qui  nous  procurerait  peu  à  peu  une 
psychologie  plus  conforme  à  la  diversité  réelle  de  l'hu- 
manité présenteet  passée.  La  psychologie  de  l'avenir  sera 
fondée  sur  l'analyse  des  mœurs  et  des  institutions  où  se 
-sont  objectivés  les  sentiments  et  les  pensées,  dans  les 
diverses  sociétés  humaines.  »  (pages  78  et  127. j 

M.  Durkheim  n'est  pas  toujours  aussi  catégorique  : 
«  On  se  méprendrait  sur  notre  pensée  si  l'on  concluait  que 
la  sociologie,  suivant  nous,  doit  ou  même  peut  faire  abstrac- 
tion de  l'homme  et  de  ses  facultés.  Les  caractères  géné- 
raux de  la  nature  humaine  entrent  dans  le  travail  d'élabo- 
ration d'où  résulte  la  vie  sociale.  »  Aussi,  pratiquement, 
l'étude  des  faits  psychiques  lui  semble-t-elle  indispensa- 
ble au  sociologue.  La  vie  individuelle  peut,  au  moins, 
«  faciliter  l'explication  »  de  la  vie  collective.  Une  culture 
psychologique  constitue  pour  le  sociologue  une  «propé- 
deutique  nécessaire  »,  mais  il  ne  doit  demander  à  la 
science  de  l'individu  qu'une  <<  préparation  générale  »  et 
d'  «  utiles  suggestions  ».  {Règles,  p.  136.) 

A  ce  propos,  M.  Durkheim  s'est  demandé  incidemment 
s'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  créer  une  psychologie  générale, 
synthèse  de  la  psychologie  individuelle  et  de  la  psycholo- 
gie sociale  (^).  {Règles,  préface  de  la  seconde  édition;. 

«  Les  faits  sociaux  sont  produits  par  une  élaboration 
sui  gêner is  de  faits  psychiques.  Cette  élaboration  n'est  pas 
sans  analogies  avec  celle  qui  se  produit  dans  chaque  con- 
science individuelle.  »  N'y  aurait-il  pas  «certaines  lois  abs- 
traites communes  aux  deux  règnes?»  Ne  peut-on  «  con- 

1.  Tout  en  insistant  sur  la  distinction  nécessaire  entre  la  socio- 
logie et  la  biologie,  il  signale  de  même,  en  passant,  la  possibilité 
de  dégager  un  jour  les  caractères  vraisemblablement  communs  à 
l'organisation  sociale  et  à  l'organisation  animale.  ÇReprés.  indiv.  et 
collectives,    p.    273). 


—  88  — 

cevoir  la  possibilité  d'une  psychologie  toute  formelle  qui 
serait  une  sorte  de  terrain  commun  à  la  psychologie  in- 
dividuelle et  à  la  sociologie  ?  » 

Mais,  d'une  part,  tout  ce  que  nous  savons  sur  la  ma- 
nière dont  se  combinent  les  idées  individuelles  se  réduit 
à  quelques  propositions  très  vagues  que  l'on  appelle  lois 
de  l'association  des  idées.  Et  quant  aux  lois  de  l'idéation 
collective,  elles  sont  encore  plus  complètement  ignorées. 
Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  la  question 
soulevée  ne  saurait  donc  recevoir  de  solution  catégorique. 

IL  Avec  rhistoire.  —  L'histoire  et  la  sociologie  s'op- 
posent-elles l'une  à  l'autre  ou  se  confondent-elles? 

Cela   dépend. 

Tant  que  l'histoire  «  reste  dans  le  particulier  »,  elle  est 
distincte  de  la  sociologie.  Tout  occupé  à  marquer  à  chacun 
des  phénomènes  sa  place  dans  le  temps,  l'historien  perd  de 
vue  ce  qu'ils  ont  de  semblable.  Pour  lui,  les  sociétés  con- 
stituent autant  d'individualités  hétérogènes,  chaque  peu- 
ple ayant  sa  physionomie,  et  l'histoire  n'est  qu'une  suite 
d'événements  qui  s'enchaînent  sans  se  reproduire. 

Le  rôle  du  sociologue  est  de  rapprocher  les  phéno- 
mènes, même  quand  ils  seraient  séparés  par  de  longs 
intervalles  de  temps;  de  les  comparer;  d'en  dégager  les 
caractères  communs. 

Mais  «  dès  qu'elle  compare,  l'histoire  devient  indistincte 
de  la  sociologie  ».  Or  l'histoire  ne  peut  être  une  science 
que  dans  la  mesure  oii  elle  explique,  et  l'on  ne  peut  expli- 
quer qu'en  comparant.  Par  conséquent,  bien  loin  qu'elles 
soient  en  antagonisme,  les  deux  disciplines  tendent  na- 
turellement l'une  vers  l'autre,  et  tout  fait  prévoir  qu'elles 
sont  appelées  à  se  confondre  en  une  discipline  commune. 


—  89  — 

En  attendant  ce  rapprochement,  il  faut  pratiquer  l'en- 
tr'aide. 

L'histoire  doit  fournir  à  la  sociologie  la  matière  de 
ses  recherches  (^).  Elle  est  la  source  principale  de  l'in- 
vestigation sociologique.  «  Sans  les  sciences  historiques, 
dit  M.  Lévy-Briihl,  l'effort  pour  établir  des  lois  sociolo- 
giques resterait  vain.  » 

D'autre  part,  le  sociologue  facilitera  à  l'historien  l'ex- 
plication des  faits  concrets.  Il  le  guidera  dans  ses  induc- 
tions et  dans  ses  hypothèses,  en  le  renseignant  sur  la 
nature  des  sociétés,  de  leurs  organes  et  de  leurs  fonctions. 

III.  Avec  les  autres  sciences  sociales.  —  Bien  plus 
délicate  à  définir  est  la  position  de  la  sociologie  à  l'égard 
des  autres  sciences  sociales. 

La  sociologie  serait-elle  une  science  unique,  à  créer  de 
toutes  pièces,  qui,  sans  souci  des  disciplines  existantes  et 
faisant  table  rase  de  leurs  résultats,  se  donnerait  la  tâche 
gigantesque  d'étudier  à  nouveau  les  multiples  aspects  de 
la  vie  collective  et  le  vaste  ensemble  des  faits  sociaux 
du  passé  et  du  présent  ? 

Cette  conception,  qui  semble  être  celle  de  Stuart  Mill 
dans  sa  Logique,  est  chimérique. 

Il  est  impossible  à  une  seule  et  même  science  de  maî- 
triser une  matière  d'une  telle  diversité.  La  «  réalité  so- 
ciale »  est  un  monde  infini  dont  chaque  partie  est  assez 
vaste  pour  servir  de  matière  à  toute  une  science.  Et 
ainsi  la  science  générale  et  unique,  à  laquelle  Stuart 
Mill  donnait  le  nom  de  sociologie,  se  résout  forcément 
en  une  multitude  de  branches  distinctes.  — 

Faut-il,  ayant  égard  à  l'existence  de  disciplines  parti- 

1.    Voir  plus   haut,  page   79. 


—  90  — 

culières  :  Mstoire  des  religions,  du  droit,  des  institutions 
politiques,  statistique,  science  économique,  etc.,  —  cher- 
cher à  ouvrir  à  la,  sociologie  un  domaine  encore  inexploré, 
lui  assigner  un  objet  distinct,  en  dehors  des  phénomènes 
dont  traitent  les  différentes  sciences  sociales  ?  Doit-elle  se 
constituer  à  côté  des  techniques  spéciales,  comme  un 
mode  de  spéculation  autonome;  étudier,  par  exemple, 
«  la  vie  collective  en  général  »,  tandis  que  chaque  science 
sociale  resterait  cantonnée  dans  une  catégorie  déterminée 
de  phénomènes  sociaux? 

Pas  davantage.  Faire  actuellement  de  la  sociologie  la 
science  sociale  générale,  comme  plusieurs  y  tendent  (^), 
c'est  Péloigner  du  réel,  c'est  la  réduire  à  n'être  plus 
qu'une  philosophie  formelle  et  vague. 

La  «  sociologie  générale  »  est  une  branche  de  la  so- 
ciologie. Elle  ne  peut  être  qu'une  synthèse  des  sciences 
particulières,  une  comparaison  de  leurs  résultats  les  plus 
généraux;  elle  n'est  possible  que  dans  la  mesure  où  elles 
sont  avancées.  — 

Il  reste  que  la  science  positive  des  sociétés  doit  avoir 
pour  oibjet  l'intégralité  des  faits  sociaux;  il  n'y  a  pas  lieu 
d'isoler  tel  ou  tel  aspect  de  la  vie  collective  pour  en  faire 
l'objet  spécial  de  la  science  nouvelle.  Tout  ce  qui  entre 
dans  la  constitution  des  sociétés  ou  dans  la  trame  de  leur 
développement  ressortit   aux   sociologues. 

Or  une  telle  multitude  de  phénomènes  ne  peut  être 
étudiée  que  grâce  à  un  certain  nombre  de  disciplines 
spéciales  entre  lesquelles  se  partagent  les  faits  sociaux  et 
qui  se  complètent  les  unes  les  autres. 

Par  conséquent,  la  sociologie  ne  peut  être  que  le  sys- 
tème des  sciences  sociales.  — 

1.  Voir  plus  haut,  page  46. 


91 


M.  Durkheim  s'est  d'ailleurs  défendu,  du  moins  à  l'ori- 
gine, d'esquisser  le  plan  de  la  sociologie  —  «  opération 
stérile,  dit-il,  si  elle  n'est  pas  faite  par  une  main  de  génie.  » 
Une  science  est  une  sorte  d'organisme  ;  on  peut  observer 
comme  elle  est  formée,  mais  non  lui  imposer  tel  ou  tel 
plan  de  composition  parce  qu'il  satisfait  mieux  la  logique  ; 
elle  se  divise  d'elle-même  à  mesure  qu'elle  se  constitue. 
Au  surplus,  toute  classification  prétendument  définitive 
serait  arbitraire  ;  les  cadres  doivent  rester  ouverts  aux 
acquisitions   ultérieures. 

De  ce  que  la  sociologie  a  le  même  objet  que  les 
sciences  dites  historiques  et  sociales,  résulte-t-il  qu'elle  se 
confond  avec  ces  dernières?  N'est-elle  que  le  terme  gé- 
nérique qui  sert  à  les  désigner  collectivement?  Non.  Le 
rapprochement  des  sciences  sociales  sous  une  commune 
rubrique  implique  et  indique  un  changement  radical  dans 
la  méthode  et  l'organisation  de  ces  sciences. 

Pour  devenir  des  branches  de  la  sociologie,  les  scien- 
ces- sociales  particulières  doivent  être  des  sciences  posi- 
tives. La  notion  de  «  loi  natunelle  »  étendue  par  Comte  au 
règne  social  en  général,  doit  pénétrer  dans  le  détail  des 
faits  ;  il  s'agit,  pour  le  sociologue,  de  l'acclimater  dans  ces 
recherches  spéciales  d'où  elle  était  primitivement  absente 
et  où  elle  ne  peut  s'introduire  sans  y  déterminer  une 
complète  rénovation. 

En  vérité,  au  cours  de  ces  cinquante  dernières  années, 
les  spécialistes,  d'eux-mêmes,  ont  commencé  à  s'orienter 
dans  un  sens  sociologique.  Les  historiens  se  sont  attachés 
à  l'étude  comparée  des  institutions.  L'ancienne  économie 
politique  s'est  transformée  sous  l'influence  des  fondateurs 
de  l'économie  nationale,  du .  socialisme  de  la  chaire,  de 


—  92  — 

l'école  historique.  Des  disciplines  nouvelles  se  sont  fon- 
dées ou  développées  :  la  statistique,  l'anthropologie  ou 
l'ethnographie  d'une  part;  la  science  ou  histoire  des  civi- 
lisations de  l'autre.  Implicitement  ou  explicitement,  ces 
diverses  entreprises  scientifiques  reposent  toutes  sur  ce 
principe  que  les  phénomènes  sociaux  obéissent  à  des  lois 
et  que  ces  lois  peuvent  être  déterminées.  Pour  que  la 
sociologie  devienne  une  science  vraiment  positive,  il  suffit 
donc  de  développer  un  certain  nombre  des  sciences  exis- 
tantes dans  le  sens  où  elles  tendent  spontanément. 

Toutefois,  si  réelle  que  soit  cette  évolution  spontanée, 
Ce  q'ui  reste  à  faire  ne  laisse  pas  d'être  considérable. 

D'abord,  sous  l'influence  de  la  sociologie,  la  classifica- 
tion des  sciences  spéciales  est  appelée  à  se  transformer. 
Elles  se  sont  constituées  indépendamment  les  unes  des  au- 
tres; la  matière  sociale  n'a  pas  été  répartie  entre  elles 
d'une  manière  méthodique,  d'après  un  plan  réfléchi  ;  il  en 
est  résulté  des  confusions  et  des  distinctions  irrationnelles. 
Des  phénomènes  disparates  sont  réunis  sous  une  même 
rubrique  ;  des  phénomènes  de  même  nature  partagés  entre 
des  sciences  différentes.  Ainsi  la  Vôlkerku7ide  des  Alle- 
mands comprend  à  la  fois  des  études  sur  les  mœurs,  sur 
les  croyances  et  les  pratiques  religieuses,  sur  l'habitation, 
sur  la  famille,  sur  certains  faits  économiques.  Inverse- 
ment, la  géographie  qui  étudie  les  formes  territoriales  des 
Etats,  l'histoire  qui  retrace  l'évolution  des  groupes  ru- 
raux ou  urbains,  la  démographie  qui  étudie  tout  ce  qui 
concerne  J  a  distribution  de  la  population,  devraient  être 
réunies  sous  le  nom  de  morphologie  sociale  (^). 

1.  M.  Durkheim  souhaite  de  même  que  la  sociologie  criminelle 
et  la  statistique  morale  soient  réunies  sous  le  nom  de  pragmato- 
logie.  —  Voir  dans  VAnnée  sociologique  les  divisions  et  subdivisions, 
parfois  remaniées,  de  la  Sociologie. 


—  93  — 

Ensuite,  ce  que  la  sociologie  apporte  surtout  avec  elle, 
c'est  le  sentiment,  que  tous  les  faits,  si  divers,  étudiés  jus- 
qu'à présenr  par  des  spécialistes  indépendants  les  uns  des 
autres,  non  seulement  sont  solidaires  au  point  de  ne  pou- 
voir être  compris  si  on  les  isole  les  uns  des  autres,  mais 
sont,  au  fond,  de  même  nature,  c'est-à-dire  des  manifes- 
tations variées  d'une  même  réalité  qui  est  la  réalité  sociale. 
C'est  pourquoi,  les  différentes  sciences  sociales,  ayant 
pour  objet  des  phénomènes  de  même  espèce,  doivent  pra- 
tiquer une  même  méthode.  Le  principe  de  cette  méthode, 
c'est  que  les  faits  religieux,  juridiques,  moraux,  économi- 
ques, doivent  tous  être  traités  conformément  à  leur  nature, 
c'est-à-dire  comme  des  faits  sociaux.  Soit  pour  les  décrire, 
soit  pour  les  expliquer,  il  faut  les  rattacher  à  un  milieu 
social  déterminé,  à  un  type  défini  de  société,  et  c'est  dans 
les  caractères  constitutifs  de  ce  type  qu'il  faut  aller  cher- 
cher les  causes  déterminantes  du  phénomène  considéré. 

Or  la  société  n'est  que  bien  rarement  considérée  par 
les  spécialistes  comme  la  catise  déterminante  des  faits 
dont  elle  est  le  théâtre.  Même  le  principe  de  l'interdépen- 
dance des  faits  sociaux,  bien  qu'assez  facilement  ad- 
mis dans  la  théorie,  est  loin  d'être  efficacement  mis  en 
pratique.  Aussi,  bien  que  les  sciences  sociales  particu- 
lières tendent  à  s'orienter  dans  un  sens  sociologique,  cette 
orientation  reste  encore  indécise.  Travailler  à  la  préciser, 
à  l'accentuer,  à  la  rendre  plus  consciente,  telle  est,  pense 
M.  Durkheim,  la  tâche  actuelle  du  sociologue. 

Et  ^insi  nous  apparaît  finalement  le  caractère  vrai  de 
la  sociologie  telle  que  la  conçoit  M.  Durkheim:  elle 
n'est  pas  une  science,  mais  une  méthode. 


—  94  — 
CHAPITRE   III. 

LA   SCIENCE   DES    MŒURS    ET   L'ART   MORAL  {^). 

I.   La   science   des   mœurs. 

«  La  science  positive  de  la  morale  est  une  branche  de 
la  sociologie.  »  Cela  signifie  que  son  objet  rentre  dans 
la  catégorie  des  faits  dits  sociaux  et  qu'il  doit  désormais 
être  étudié  d'après  la  méthode  sociologique. 

Quel  est  cet  objet  et  comment  les  règles  générales  de 
la  méthode  doivent-elles  y  être  appliquées?  Quels  sont 
les  postulats  de  la  science  nouvelle  et  quels  problèmes 
va-t-elle  entreprendre  de  résoudre? 

I.  L'objet  de  la  science  des  mœurs,  ce  sont  «  les  faits 
moraux  ».  Pour  les  reconnaître  parmi  les  autres  faits 
sociaux,  il  faut  les  définir  «  d'après  quelque  signe  exté- 
rieur et  visible  ». 

Ce  signe,  pour  M.  Durkheim,  c'est  la  sanction  dont  cer- 
taines règles  de  conduite  sont  munies.  Généralement  on 
dit;  que  ce  qui  distingue  les  règles  morales,  c'est  qu'elles 
sont  obligatoires  ;  mais  la  réalité  d'une  obligation  n'est  cer- 
taine que  si  elle  se  manifeste  au  dehors;  la  sanction  est 
le  symbole  objectif  de  robligation.  «  Tout  fait  moral  con- 
siste donc  dans  une  règle  de  conduite  sanctionnée  (^).  » 

1.  Bibliographie.  Outre  les  publications  déjà  citées:  A.  Bayet, 
La  morale  scientifique,  Paris,  1905.  —  E.  Durkheim,  La  détermination 
du  fait  moral  (Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie, 
t.  VI),  Paris,  1906.  —  L.  Lévy-Bruhl,  La  morale  et  la  science  des 
mœurs   (Revue    philosophique,    t.    LXII),    Paris,    1906. 

2.  C'est  la  définition  donnée  par  M.  Durkheim  dans  l'Intro- 
duction de  la  Division  du  travail  social.  Dans  une  thèse  développée 
devant    la    Société   française    de    philosophie,    il    signale   comme    ca- 


—  95  — 

Les  faits  moraux  sont-ils  tous  compris  dans  cette  défi- 
nition ?  N'y  a-t-il  pas  en  morale  des  actes,  louables  sans 
être  obligatoires  ;  un  libre  idéal  qu'on  n'est  pas  tenu  d'at- 
teindre ;  une  sphère  qui  dépasse  le  devoir  ?  Certes  il  y  a 
des  actes,  objet  de  l'admiration  et  qui  dérivent  d'habi- 
tudes et  de  tendances  acquises  dans  la  pratique  de  la  vie 
morale.  Mais  s'il  est  vrai  qu'ils  ne  sont  pas  obhgatoires, 
commandés  par  une  règle  impérative,  on  ne  peut  les  con- 
sidérer comme  moraux.  «  Il  serait  contraire  à  toute  mé- 
thode de  réunir  sous  une  même  rubrique  des  actes  qui 
sont  astreints  à  se  conformer  à  une  règle  préétablie  et 
d'autrej  qui  sont  libres  de  toute  réglementation.  Cette 
activité  sui  generis  est  l'esthétique  de  la  vie  morale.  » 

Par  contre,  si  l'on  s'en  tient  à  la  définition  donnée, 
«  tout  le  droit  entre  dans  la  moriale.  »  M.  Durkheim  croit 
en  effet  les  deux  domaines  trop  intimement  unis  pour 
pouvoir  être  séparés.  Les  deux  ordres  de  phénomènes 
relèvent  d'une  seule  et  même  science.  Il  y  a  tout  au  plus 
une  différence  dans  la  manière  dont  les  sanctions  sont 
administrées.  Les  sanctions  morales  sont  appliquées  par 
chacun  et  par  tout  le  monde  ;  les  sanctions  juridiques,  par 
des  corps  définis  et  constitués.  Les  unes  sont  diffuses  ;  les 
autres,  organisées.  Est  strictement  morale  «toute  règle  de 
conduite  à  laquelle  est  attachée  une  sanction  répressive 
diffuse.  » 

II.  «  La  sociologie  morale,  disait  M.  Durkheim  dans  la 
leçon  d'ouverture  de  son  Cours,  se  propose  d'étudier  les 
maximes  et  les  croyances  morales  comme  des  phénomènes 
naturels  dont  elle  cherche  les  causes  et  les  lois.  »  Il  sup- 


ractères    distinctifs    du   fait    moral    1»    l'obligation,    2»    une    certaine 
désirabilité. 


—  96  — 

pose  donc  qu'il  y  a  une  nature  ou  une  réalité  morale  et 
qu'elle  est  soumise  à  des  lois. 

L'objectivité  de  la  réalité  morale  est  incontestable. 
Tout  homme  vivant  dans  une  certaine  société  y  trouve  or- 
ganisé un  système  de  règles  impératives  ou  prohibitives. 
Ces  règles,  qui  prennent  l'aspect  de  devoirs  pour  sa  con- 
science, n'en  sont  pas  moins,  par  rapport  à  lui,  une  réalité 
qui  lui  préexistait  et  qui  lui  survivra.  Obligations,  inter- 
dictions, mœurs,  lois,  usages  même  et  convenances,  il  lui 
faut  se  conformer  à  toutes  ces  prescriptions,  sous  peine 
de  sanctions  diverses,  qui  se  font  sentir  par  les  effets 
qu'elles  produisent  et  par  l'intimidation  qu'elles  exercent. 

Cette  nature  morale  est,  en  outre,  conçue  comme  sou- 
mise au  déterminisme  et  régie  par  des  lois  constantes. 

«  La  morale,  dit  M.  Durkheim,  est  pour  nous  un  sys- 
tème de  faits  réalisés,  lié  au  système  total  du  monde.  Si 
elle  est  telle  ou  telle  à  un  moment  donné,  c'est  que  les 
conditions  dans  lesquelles  vivent  alors  les  hommes  ne 
permettent  pas  qu'elle  soit  autrement.  » 

M.  Lévy-Brùhl  n'est  pas  moins  précis  :  «  La  morale 
d'une  société  est  partie  intégrante  de  l'ensemble  des  phé- 
nomènes solidaires  entre  eux  qui  la  constituent.  Etant 
donnés  le  passé  d'une  certaine  population,  sa  religion, 
ses  sciences  et  ses  arts,  ses  relations  avec  les  populations 
voisines,  son  état  économique  général,  —  sa  morale  est 
déterminée  par  cet  ensemble  de  faits  dont  elle  est  fonc- 
tion. A  un  état  social  entièrement  défini  correspond  un 
système,  plus  ou  moins  harmonique,  de  règles  morales 
entièrement  définies  et  un  seul.  » 

Tout  le  monde,  observe-t-il,  concède  ce  postulat  quand 
il  s'agit  de  la  morale  d'une  civilisation  exotique  :  personne 


—  97  — 

n'hésite  à  en  rendre  compte  par  les  croyances  religieuses, 
par  l'état  intellectuel,  par  l'organisation  politique  et  éco- 
nomique. Il  faut  être  logique  et  l'admettre  aussi  quand  il 
s'agit  de  notre  propre  morale. 

Cette  conception  déterministe  implique  des  consé- 
quences sur  lesquelles  on  insiste. 

D'abord  il  y  a  autant  de  morales  que  de  types  sociaux. 

Puis  l'idée  d'une  morale  naturelle  doit  faire  place  à 
l'idée  que  toutes  les  morales  existantes  sont  naturelles. 
Chaque  société  a  la  sienne,  fonction  de  ses  conditions 
d'existence  et  qui  est  précisément  ce  que  ces  conditions 
exigent  qu'elle  soit.  Celle  des  sociétés  inférieures  est  une 
morale  au  même  titre  que  celle  des  sociétés  cultivées  (^). 
La  nôtre  est  «  précisément  aussi  bonne  et  aussi  mauvaise 
qu'elle  peut  être.  » 

Enfin,  comme  il  n'y  a  pas  de  civilisation  tout  à  fait 
immobile,  la  morale  d'une  société  donnée  doit  toujours 
être  considérée  comme  destinée  à  évoluer  en  fonction  des 
autres  séries  sociales. 

1.  «  Pour  nous,  disait  M.  Durkheim  dans  son  Introduction  à  la 
sociologie  de  la  famille,  nous  savons  que  si  on  les  prend  à  la  lettre, 
les  mots  de  supérieur  et  d'inférieur  n'ont  pas  scientifiquement  de 
sens.  Pour  la  science,  les  êtres  ne  sont  pas  les  uns  au-dessus  des 
autres  ;  ils  sont  seulement  différents,  parce  que  leurs  milieux  diffèrent. 
Il  n'y  a  pas  une  manière  d'être  et  de  vivre  qui  soit  la  meilleure 
pour  tous,  à  l'exclusion  de  toute  autre,  et  par  conséquent  il  n'est  pas 
possible  de  les  classer  hiérarchiquement  suivant  qu'ils  s'éloignent 
ou  se  rapprochent  de  cet  idéal  unique.  Mais  l'idéal  pour  chacun  est 
de  vivre  en  harmonie  avec  ses  conditions  d'existence.  Or  cette 
correspondance  se  rencontre  également  à  tous  les  degrés  de  la  réa- 
lité. Ce  qui  est  bon  pour  les  uns  ne  l'est  donc  pas  nécessairement 
pour  les  autres.  La  famille  d'aujourd'hui  n'est  ni  plus  ni  moins  par- 
faite que  celle  de  jadis:  elle  est  autre,  parce  que  les  circonstances 
sont  autres.  Le  savant  étudiera  chaque  type  en  lui-même  et  sa 
seule  préoccupation  sera  de  chercher  le  rapport  qui  existe  entre  les 
caractères  constitutifs  de  ce  type  et  les  circonstances  qui  l'en- 
tourent. » 


—  98  — 

III.  Les  faits  moraux  sont,  par  définition,  des  faits 
sociaux:  ce  sont  des  «  choses  »,  c'est-à-dire  des  réalités 
extérieures  à  l'individu  et  dont  celui-ci  subit  la  contrainte. 
Par  conséquent,  la  méthode,  dont  les  règles  ont  été  ex- 
posées plus  haut  (/),  doit  s'appliquer  à  leur  étude. 

Quelques  points  toutefois  méritent  une  attention  spé- 
ciale. 

1^  I]  faut  viser  à  donner  des  faits  moraux  une  repré- 
sentation «objective».  «C'est  notre  pratique,  dit  M.  Lévy- 
Briihl,  c'est-à-dire  ce  qui  nous  apparaît  subjectivement 
dans  la  conscience  comme  loi  obligatoire,  sentiment  de 
respect  pour  cette  loi,  pour  les  droits  d'autrui,  etc.,  qui, 
considéré  objectivement,  constitue,  sous  forme  de  mœurs, 
coutumes,  lois,  la  réalité  à  étudier.  » 

Cette  règle,  qui  est  généralement  difficile  à  appli- 
quer (2),  l'est  surtout,  on  l'avoue,  quand  il  s'agit  de  cer- 
tains faits  moraux,  à  savoir  les  sentiments.  De  toutes  les 
séries  de  phénomènes  sociaux,  celle  des  sentiments  mo- 
raux exige  le  plus  grand  effort  pour  être  représentée  id'une 
manière  objective,  c'est-à-dire  indépendamment  des  con- 
sciences individuelles  qui  les  éprouvent.  Les  sentiments 
qui  ont  accompagné  les  idées,  les  croyances,  les  pratiques, 
les  institutions,  ne  laissent  pas  de  traces  immédiatement 
saisissables  de  leur  existence.  Rien  ne  subsiste  pour  en 
faire  directement  connaître  l'intensité,  la  tonalité  propre, 
ni  même,  à  certains  moments,  la  présence.  Le  savant 
est  obligé  de  les  restituer  par  un  procédé  d'induction  sou- 
vent hasardeux. 

2^  Les  faits  moraux  doivent  être  expliqués  sociologi- 
quement  :  .  .... .. 

1.  Voir   plus   haut,   page   53. 

2.  Voir   plus   haut,    i^age  65. 


—  99  — 

Aux  sociologues  contemporains,  excepté  M.  Durkhcim 
et  son  école,  tout  ce  qui  est  de  nature  morale  paraît,  re- 
marque M.  Lévy-Briihl,  se  comprendre  très  suffisamment 
par  le  moyen  d'une  interprétation  psychologique.  Cette 
interprétation  se  fonde  sur  notre  connaissance  présumée 
de  la  nature  humaine  et  sur  l'identité  supposée  de  cette 
nature  en  tout  temps  et  en  tout  lieu.  Employé  seul,  le  pro- 
cédé conduit  très  facilement  à  l'erreur,  surtout  quand  il 
s'agit  .d'interpréter  des  croyances,  des  sentiments,  des  pra- 
tiques, des  rites  fort  éloignés  de  nous  ;  ce  sont  alors  nos 
propres  états  d'âme  que  nous  introduisons  à  la  place  de 
ceux,  très  différents,  qu'il  faudrait  retrouver  i^).  La  mé- 
thode scientifique  prescrit  de  chercher  le  sens  des  faits 
dans  «  une  étude  objective  de  leurs  circonstances  et  de 
leurs  conditions  ».  Il  importe  de  trouver  la  genèse  so- 
ciologique des  obligations  que  la  conscience  nous  impose  ; 
l'étude  comparée  dies  religions,  des  croyances  et  des 
mœurs,  en  différents  temps  et  en  différents  pays,  peut 
seule  nous  y  aider. 

3^  Le  contenu  de  notre  conscience  morale  qui  est 
d'une  complexité  extrême,  ne  peut  être  démêlé  si  l'on  fait 
abstraction  de  l'histoire.  En  effet,  on  ne  pénètre  la  na- 
ture des  pratiques  et  des  croyances  morales,  qu'en  voyant 
comment  elles  se  sont  élaborées.  Pour  comprendre  le 
détail  vivant  de  ce  que  la  conscience  ordonne  et  interdit, 
il  faut  donc  se  reporter  à  la  conscience  des  générations 
précédentes,  en  élargissant  le  cercle  des  antécédents  so- 
ciaux jusqu'à  toucher  à  la  préhistoire. 

1.  M.  Durkheim  a  cherché  à  en  donner  une  preuve  par  son 
étude  sur  Les  origines  de  la  prohibition  de  V inceste.  (Voir  plus  haut, 
p.   62,   note   1). 


—  100  — 

Eventuellement  on  aura  recours  à  l'ethnographie,  par 
exemple,  dit  M.  Lévy-Briihl,  pour  l'étude  génétique  des 
sentiments  moraux.  «  En  même  temps  que  l'on  peut  encore 
constater,  de  visu,  dans  les  sociétés  inférieures  (i),  des 
institutions  disparues  ailleurs,  mais  ayant  laissé  des  traces 
encore  visibles,  comme  le  totémisme,  on  y  observe  aussi 
des  sentiments  moraux  dont  une  analogie  légitime  peut 
faire  admettre  l'existence  dans  les  civilisations  préhisto- 
riques. Nous  trouvons  là,  sinon  un  équivalent,  du  moins 
un  succédané  très  précieux  des  sociétés  dont  il  ne  nous 
reste  rien  ou  à  peu  près  rien,  excepté,  peut-être,  des  sen- 
timents et  des  habitudes  mentales  indéchiffrables  pour 
nous-mêmes.  Par  l'étude  attentive  des  mœurs,  des  reli- 
gions, des  sentiments  dans  ces  sociétés  inférieures,  nous 
acquérons  les  données  les  plus  précieuses  pour  la  restitu- 
tion de  l'état  moral  et  mental  d'une  humanité  relativement 
primitive,  restitution  que  l'effort  le  plus  ingénieux  et  le 
plus  opiniâtre  n'aurait  jamais  pu  réaliser  en  partant  uni- 
quement de  l'humanité  observée  dans  les  civilisations 
historiques.  Une  fois  .établie,  cette  restitution,  même  som- 
maire, éclairerait  en  nous  un  fond  de  sentiments  si  an- 
ciens,   qu'ils  ne  nous  paraissent  même  pas  obscurs.  » 

IV.  Dans  la  pensée  de  ses  promoteurs,  la  sociologie 
morale  doit  1°  établir  la  genèse  et  2^  déterminer  la  fonc- 
tion des  faits  moraux.  Ils  prétendent  3°  pouvoir  rendre 
compte  du  caractère  obligatiore  des  prescriptions  morales. 
Enfin  M.  Durkheim  demande  encore  à  la  science  des 
mœurs  la  solution  d'un  quatrième  problème  dont  nous 
parlerons  à  propos  de  l'art  moral. 

1.  Telles  les  sociétés  aborigènes  de  l'Australie,  certaines  tribus 
de  l'Amérique  du  Nord,  de  l'Inde,  de  l'Afrique,  de  la  Polynésie, 
de    la    Mélanésie,    etc. 


—  101  — 

1^  Du  point  de  vue  génétique,  il  s'agit  de  voir  com- 
ment l'ensemble  des  prescriptions,  obligations  et  défenses, 
qui  constitue  la  morale  d'une  société  donnée,  s'est  formé 
en  fonction  des  autres  séries  de  phénomènes  sociaux,  — 
car  il  est  entendu  que  la  morale  est  une  fonction  de 
toutes  les  autres  séries  sociales  et  que  les  déterminations 
très  précises  qu'elle  comporte,  proviennent  de  sa  solida- 
rité avec  ces  séries  dans  leur  état  présent  et  passé  (^). 

Ou  plutôt,  dit  M.  Lévy-Brùhl,  le  problème  considéré 
dans  sa  totalité  s'énonce  ainsi:  Etant  admis  par  hypo- 
thèse que  le  processus  de  développement  des  sociétés  hu- 
maines obéit  partout  aux  mêmes  lois,  retrouver  les  stades 
intermédiaires  que  les  religions,  les  institutions,  les  arts 
des  sociétés  plus  élevées  ont  dû  traverser  pour  arriver  à 
leur  état  présent.  Dans  le  cas  particulier  de  la  morale,  le 
savant  devra  essayer  de  déterminer  les  stades  par  lesquels 
la  coutume  et  le  tabou  du  sauvage  deviennent  peu  à  peu 
la  loi,  dans  les  textes  à  la  fois  religieux  et  juridiques  tels 
que  le  Fentateuque,  et  aboutissent  à  l'impératif  catégori- 
que du  philosophe,  expression  abstraite  de  la  conscience 
morale  d'aujourd'hui  qui  se  prend  pour  rationnelle. 

Nous  sommes  encore  extrêmement  loin,  on  en  con- 
vient, de  pouvoir  résoudre  ce  problème  ou  même  d'en  pos- 
séder les  données  positives  indispensables.  Dans  cette  sé- 
rie de  phénomènes  sociaux,  nous  ignorons  presque  tout. 

La  spéculation  morale  .scientifique  ne  se  proposera, 
pendant  longtemps,  que  des  problèmes  spéciaux,  histo- 
riquement définis:  D'où  provient  telle  obligation,  telle 
interdiction?  Quel  a  été  le  sens  de  la  responsabilité  in- 
dividuelle soit  pénale,  soit  civile,  quand  elle  est  apparue? 

1.  Voir  plus  haut,   page   96. 

Morale  et  sociologie.  8 


—  102  — 

Par  quelle  forme  a  passé  la  propriété  de  la  terre,  des 
biens  meubles,  des  esclaves?  Quelle  a  été  la  accession 
des  formes  du  mariage,  de  la  famille? 

2^  Philosophes  et  moralistes  recherchent,  eux  aussi, 
quelle  est  la  fonction  de  la  morale,  mais  les  sociologues 
leur  reprochent  de  ne  pas  résoudre  le  problème  d'après 
une  méthode  scientifique  {^). 

Si  les  partisans  de  la  morale  utilitaire,  par  exemple, 
affirment  que  l'utile  est  l'unique  fin  de  notre  conduite,  ce 
n'est  pas,  dit  M.  Durkheim,  qu'ils  aient  induit  cette  pro- 
position générale  d'une  observation  méthodique.  Ils  n'ont 
pas  vérifié  qu'en  fait  les  mœurs,  les  prescriptions  du 
droit,  les  maximes  de  la  morale  populaire  n'avaient  pas 
d'autre  but.  Mais  sentant  d'abord,  avec  plus  ou  moins 
de  clarté,  qu'il  nous  est  impossible  d'agir  si  nous  ne 
soTnm:es  intéressés  à  notre  action,  ils  illustrent  ce  senti- 
ment par  quelque  exemple  ;  puis,  pour  renforcer  leur  thèse 
ils  font  appel  à  la  logique  et  prouvent  qu'il  serait  ab- 
surde que  l'homme  ne  cherchât  pas  avant  tout  son  intérêt. 
Bref,  ils  demandent  leurs  prémisses  à  une  expérience  in- 
complète et  sans  précision  qu'ils  confirment  ensuite  au 
moyen  de  raisonnements  déductifs. 

Dans, aucune  école  on  ne  procède  différemment.  Même 
des  auteurs  qui  ont  le  sens  sociologique  très  développé, 
ne  savent  s'astreindre  à  la  rigueur  scientifique  indispen- 
sable. Ainsi  Spencer  pose  que  la  morale  a  pour  fin  le  pro- 
grès de  la  vie  individuelle.  «Que  ce  soit  le  principe  de  la 
morale  telle  qu'il  la  voudrait,  c'est  possible;  mais  il  s'agit 
desavoir  si  c'est  le  principe  de  la  morale  telle  qu'elle  est.» 

1.  Voir  plus  haut,  page   11. 


—  103  — 

Pour  savoir  quelle  est,  en  fait,  la  fonction  de  la  mo- 
rale, le  seul  moyen  est  d'observer  les  faits  moraux,  ou  la 
multitude  de  règles  particulières  qui  gouvernent  effec- 
tivement la  conduite  ;  c'est  d'étudier  d'abord  chacun  des 
droits  et  des  devoirs  en  lui-même,  pour  lui-même  et  non 
pour  arriver  d'une  haleine  à  une  définition  générale  de 
la  moralité.  Or  cette  science  positive  des  faits  moraux 
«  est  seulement  en  train  de  naître.  » 

Jusque-là  M.  Durkheim  parle  en  sociologue  conscient 
des  exigences  d'une  méthode  strictement  scientifique. 

Mais  il  n'est  ipas  resté  confiné  dans  las  régions  sereines 
de  la  science  impassible;  il  a  subi  l'attrait  des  problèmes 
moraux  et  sociaux  qui  préoccupent  nos  contemporains  et 
ses  études,  toutes  scientifiques  dans  son  intention,  sur  la 
division  du  travail  et  sur  le  suicide,  l'ont  amené  à  constater 
que  nos  grandes  sociétés  modernes  sont  dans  un  état  cri- 
tique: elles  sont  malades  d'individuahsme  et  d'anomie. 

La  société  n'a  plus  une  intégration  suffisante  ;  il  n'y 
a  plus  de  groupes  assez  consistants  auxquels  l'individu 
puisse  se  rattacher  et  dont  il  se  sente  solidaire.  Dans  nos 
grands  Etats,  la  société  politique  est  trop  loin  de  lui. 
Depuis  la  suppression  des  corporations  professionnelles, 
il  n'y  a  plus  rien  entre  l'Etat  et  l'individu.  La  société  re- 
ligieuse a  exercé  jadis  une  bienfaisante  influence,  mais 
les  conditions  nécessaires  à  cette  influence  ne  sont  plus 
actuellement  données  :  la  religion  empêche  l'homme  de 
penser  librement:  or  cette  mainmise  sur  l'intelligence 
individuelle  est  et  sera  de  moins  en  moins  supportée.  La 
famille  enfin  n'a  plus  qu'une  durée  éphémère.  Rien  ne 
tire  donc  l'individu  de  son  isolement  moral. 

Or  une  société  composée  d'une  poussière  infinie  d'in- 


—  104  — 

dividus  inorganisés  qu'un  Etat  hypertrophié  s'efforce 
d'enserrer  et  de  retenir,  constitue  une  véritable  monstruo- 
sité sociologique.  Il  est  inévitable  qu'elle  se  désagrège. 

L'individualisme  est  une  des  causes  de  la  progression 
énorme  et  continue  des  suicides.  Le  lien  qui  rattache 
l'homme  à  la  vie  se  relâche,  parce  que  le  lien  qui  le  rat- 
tache à  la  société  s'est  lui-même  détendu.  Les  raisons  de 
vivre  nous  manquent;  nous  n'apercevons  plus  le  sens  de 
nos  efforts. 

D'autre  part,  l'anomie  est  à  l'état  chronique  dans  le 
monde  du  commerce  et  de  l'industrie.  Depuis  un  siècle, 
le  progrès  économique  a  consisté  à  affranchir  les  rela- 
tions industrielles  de  toute  réglementation.  Auparavant 
tout  un  système  de  pouvoirs  moraux  avait  pour  fonction 
de  les  discipliner. 

La  religion  consolait  les  pauvnes,  par  l'espérance  des 
compensations  futures;  elle  modérait  les  riches  en  leur 
rappelant  que  les  intérêts  terrestres  ne  sont  pas  le  tout  de 
l'homme.  Elle  a  perdu  la  plus  grande  partie  de  son  em- 
pire. Les  appétits  se  sont  trouvés  affranchis  de  toute  auto- 
rité. Du  haut  en  bas  de  l'échelle,  les  convoitises  sont  soule- 
vées. On  a  soif  de  choses  nouvelles,  de  jouissances  igno- 
rées, de  sensations  innommées.  C'est  l'apothéose  du  bien- 
être.  La  morale  professionnelle  n'existe  plus  ou  se  borne 
à  des  forinules  indécises,  à  des  généralités  sans  précision, 
à  des  prescriptions  dénuées  de  tout  caractère  juridique. 
Les  actes  les  plus  blâmables  sont  si  souvent  absous  par 
le  succès  que  la  limite  entre  ce  qui  est  juste  et  ce  qui  ne 
l'est  pas,  n'a  plus  rien  de  fixe.  Cette  anomie  morale  et 
juridique  est  dans  nos  sociétés  modiernes  un  facteur  ré- 
gulier et  spécifique  de  suicide,s:  les  individus  se  tuent 
parce  que  leur  activité  est  déréglée  et  qu'ils  en  souffrent. 


—  105  — 

Ils   ne   savent  plus   où   s'arrêtent   les   besoins   légitimes. 

Depuis  l'abolition  des  corps  de  métiers,  il  n'y  a  plus 
de  règles  qui  fixent  le  nombre  des  entreprises  économi- 
ques et,  dans  chaque  branche  d'industrie,  la  production 
n'est  pas  réglementée  de  manière  à  ce  qu'elle  reste  au  ni- 
veau de  la  consommation;  de  là  les  crises  industrielles 
et  commerciales  et  les  faillites,  génératrices  elles  aussi 
de  suicides. 

L'antagonisme  croissant  du  travail  et  du  capital  résulte 
de  ce  que  leurs  rapports  sont  aussi  dans*  un  état  d'indéter- 
mination juridique.  Aucune  puissance  morale  ne  contenant 
les  forces  en  présence,  c'est  la  loi  du  plus  fort  qui  règne 
et  l'état  de  guerre  est  chronique.  L'Etat  n'est  pas  apte 
à  discipliner  la  vie  profeissionnelle  infiniment  variée  et 
complexe  ;  c'est  une  lourde  machine  qui  n'est  faite  que 
pour  des  besognes  générales  et  simples.  Nous  passons  al- 
ternativement d'une  réglementation  autoritaire  que  son 
excès  de  rigidité  rend  impuissante,  à  une  abstention  systé- 
matique qui  provoque  l'anarchie.  Or  une  telle  anarchie  est 
un  phénomène  morbide,  puisqu'elle  va  contre  le  but 
même  de  toute  société  qui  est  de  supprimer  la  guerre, 
entre  les  hommes,  en  subordonnant  la  loi  physique  du 
plus  fort  à  une  loi  plus  haute. 

Le  malaise  dont  nous  souffrons  atteste  une  alarmante 
misère  morale.  Kotre  foi  s'est  troublée,  la  tradition  a 
perdu  de  son  empire,  le  jugement  individuel  s'est  éman- 
cipé du  jugement  collectif.  Il  faut  faire  cesser  l'anomie, 
contenir  les  égoïsmes  individuels,  entretenir  le  sentiment 
de  la  solidarité,  empêcher  rapplication  brutale  de  la  loi 
du  plus  fort.  Bref,  «  notre  premier  devoir  actuellement 
est  de  nous  faire   une  morale  ». 

Et  voilà  qu'apparaît  du  coup  la  fonction  de  la  morale: 


106 


«  si  l'anomie  est  un  mal,  c'est  avant  tout  parce  que  la  so- 
ciété en  sO'Uffre,  ne  pouvant  se  passer,  pour  vivre,  de  cohé- 
sion et  de  régularité  ».  Une  réglementation  morale  ou 
juridique  exprime  essentiellement  des  besoins  sociaux. 

«La  caractéristique  des  règles  morales,  dira  M.Durk- 
heim,  en  terminant  son  étude  sur  la  Division  du  travail, 
est  qu'elles  énoncent  les  conditions  fondamentales  de  la 
solidarité  sociale.  Le  droit  et  la  morale,  c'est  l'ensemble 
des  liens  qui  nous  attachent  les  uns  aux  autres  et  à  la  so- 
ciété, qui  font  de  la  masse  des  individus  un  agrégat  un 
et  cohérent.  Est  moral  tout  ce  qui  est  source  de  solidarité, 
tout  ce  qui  force  l'homme  à  compter  avec  autrui,  à  régler 
ses  mouvements  sur  autre  chose  que  les  impulsions  de  son 
égoiïsme.  La  moralité  a  pour  fonction  essentielle  de  faire 
de  l'individu  la  partie  intégrante  d'un  tout.  La  société 
est  donc  la  Qondition  nécessaire  de  la  morale.  Elle  n'est 
pas  une  simple  juxtaposition  d'individus  qui  apportent, 
en  y  entrant,  une  moralité  intrinsèque  ;  mais  l'homme 
n'est  un  être  moral  que  parce  qu'il  vit  en  société,  puisque 
la  moralité  consiste  à  être  solidaire  d'un  groupe.  Faites 
évanouir  toute  vie  sociale  et  la  vie  morale  s'évanouit  du 
même  coup,  n'ayant  plus  d'objet  où  se  prendre.  Quant  à 
ce  qu'on  appelle  la  «  morale  individuelle  »,  si  l'on  entend 
par  là  un  ensemble  de  devoirs  dont  l'individu  serait  à  la 
fois  le  sujet  et  l'objet,  qui  ne  le  relieraient  qu'à  lui-même 
et  qui,  par  conséquent,  subsisteraient  alors  même  qu'il 
serait  seul,  c'est  une  conception  abstraite  qui  ne  corres- 
pond à  rien  dans  la  réalité  (^).  Les  devoirs  de  l'individu 

1.  De  même  la  «morale  religieuse»,  si  l'on  s'en  réfère  à  la 
définition  que  M.  Durkheim  donne  des  phénomènes  religieux:  «Ce 
qui  caractérise  les  croyances  comme  les  pratiques  religieuses,  c'est 
qu'elles  sont  obligatoires.  Or  tout  ce  qui  est  obligatoire  est  d'origine 
sociale.  C'est  donc  la  société  qui  prescrit  au  fidèle  les  dogmes  qu'il 


—  107  — 

envers  lui-même  sont,  en  réalité,  des  devoirs  envers  la  so- 
ciété; ils  correspondent  à  certains  sentiments  collectifs 
qu'il  n'est  pas  plus  permis  d'offenser,  quand  l'offensé  et 
l'offenseur  sont  une  seule  et  même  personne,  que  quand 
ils  sont  deux  êtres   distincts.  » 

M.  Durkheim  présente  cette  conclusion  comme  se 
dégageant  de  l'examen  des  faits,  passés  en  revue  dans 
son  livre  sur  la  Division  du  travail. 

En  réalité,  elle  préexistait  chez  lui  à  l'état  de  sentiment 
ou  d'opinion.  Feuilletez  ses  tout  premiers  écrits.  Vous  y  li- 
rez :  «,  La  morale  n'est  rien  si  elle  n'est  pas  une  discipline 
sociale.  Ce  qu'elle  exprime,  ce  sont  les  conditions  d'exis- 
tence des  sociétés.  La  solidarité  est  la  condition  même  de 
la  vie  sociale.  Le  droit  et  la  morale  ont  pour  objet  d'as- 
surer l'équilibre  de  la  société  (i).  Sans  vouloir  disserter 
sur  les  bases  dernières  de  l'éthique,  il  nous  paraît  incon- 
testable que,  dans  la  réalité,  la  fonction  pratique  de  la 
morale  est  de  rendre  possible  la  société,  de  faire  vivre 
les  hommes  ensemble  sans  trop  de  heurts  et  de  conflits, 
de  sauvegarder  en  un  mot  les  grands  intérêts  collectifs  (^j.» 

Dans  la  Division  du  travail  perce  d'ailleurs  le  souci  de 
démontrer  une  thèse  préconçue  :  il  s'agit  moins  de  recher- 
cher quelle  est,  en  fait,  la  fonction  de  la  division  du  travail 
que  d'établir  quelle  doit  être  et  dans  quelles  conditions  de- 
vrait normalement  s'exercer  cette  fonction.  Il  pose  en  prin- 
cipe que  la  société  a  besoin  d'ordre,  d'harmonie,  de  soli- 
darité. Il  constate  que  la  solidarité  due  à  la  communauté 

doit  croire  et  les  rites  qu'il  doit  observer;  et  s'il  en  est  ainsi,  c'est 
que  rites  et  dogmes  sont  son  oeuvre.  Les  forces  devant  lesquelles 
s'incline  le  croyant  sont  des  forces  sociales.  Les  choses  sacrées 
sont   celles   dont   la   société   elle-même  a   élaboré   la   représentation.  » 

1.  Les  études  de  science  sociale. 

2.  La  scîeyice  positive  de  la  morale  en  Allemagne. 


108 


de  croyances  diminue  progressivement.  Il  conclut:  «Il 
faut  donc  ou  que  la  vie  proprement  sociale  diminue,  ou 
qu'une  autre  solidarité  vienne  peu  à  peu  se  substituer  à 
celle  qui  s'en  va.  Il  faut  choisir.  Le  progrès  social  ne  con- 
sistej  pas  en  une  dissolution  continue.  Il  faut  donc  bien 
qu'il  y  ait  quelque  autre  lien  qui  maintienne  l'unité  so- 
ciale; or  il  ne  peut  pas  y  en  avoir  d'autre  que  celui  qui 
dérive  de  la  division  du  travail.  »  Cependant,  en  fait,  dans 
nos  grandes  sociétés  modernes,  la  division  du  travail 
n'assure  pas  la  solidarité  sociale.  «  Cas  pathologique,  dit 
M.  Durkheim;  ce  qui  est,  n'est  pas  ce  qui  devrait  être.  » 
Mais  ce  qui  est,  intéresse  seul  le  sociologue.  Ce  qui  de- 
vrait être,  concerne  le  moraliste... 

M.  Durkheim  est  à  la  fois  sociologue  et  moraliste. 
Sociologue,  il  formule  les  règles  de  la  méthode  scien- 
tifique qu'il  reproche  aux  philosophes  de  négliger  dans 
la  recherche  des  fonctions  de  la  morale.  Moraliste,  il 
procède  comme  eux.  L'union  des  deux  points  de  vue 
dans  un  même  livre  produit  une  impression  de  confu- 
sion. Il  était  nécessaire  de  les  dissocier. 

3^  «  Il  faut  dire  d'où  la  morale  tire  sa  force  obliga- 
toire et  au  nom  de  qui  elle  commande»,  écrit  M.  Durk- 
heim. Il  pense,  et  M.  Lévy-Brùhl  aussi,  pouvoir  donner 
à  la  question  une  réponse  sociologique. 

Nous  ne  pouvons  pas,  d'après  M.  Durkheim,  nous 
obliger  nous-mêmes;  tout  commandement  suppose  une 
contrainte  au  moins  éventuelle,  par  conséquent  une  puis- 
sance supérieure  à  nous  et  capable  de  nous  contraindre. 
Qu'est-ce  d'ailleurs  qu'une  dette  où  nous  serions  à  la  fois 
débiteur  et  créancier? 

Ce  n'est  pas  non  plus,  remarque  M.  Lévy-Brùhl,  d'une 


—  109  — 

conviction  théorique  ou  d'un  système  d'idées  que  la  pre- 
scription morale  tient  son  autorité.  Les  choses  qu'il  faut 
faire  ou  ne  pas  faire,  nos  devoirs  et  nos  droits  ne  dé- 
pendent pas  de  la  théorie  morale  à  laquelle  la  réflexion 
peut  nous  conduire  (^). 

Les  religions  et,  à  leur  suite,  beaucoup  de  philosophes 
considèrent  la  morale  comme  ne  pouvant  avoir  toute  sa 
réalité  qu'en  Dieu;  Kant  postule  Dieu,  parj^e  que,  sans 
cette  hypothèse,  le  devoir  est  sans  point  d'attache.  La 
science,  dit  M,  Durkheim,  ne  saurait  s'arrêter  à  cette 
conceptiion  dont  elle  n'a  même  pas  à  connaître;  les  cau- 
ses secondes  sont  les  seules  dont  elle  ait  à  s'occuper.  Il 
ne  voit  d'ailleurs  dans  la  divinité  que  «la  société  transfi- 
gurée et  pensée  symboliquement  ». 

Si  on  écarte  Dieu,  il  ne  reste  plus  d'autre  alternative 
que  de  laisser  la  morale  inexpliquée  ou  d'en  faire  «  un 
système  d'états  collectifs  ».  Ou  elle  ne  vient  de  rien  qui 
soit  donné  dans  le  monde  de  rexpérience,  ou  elle  vient 
de   la  société. 

C'est  l'hypothèse  à  laquelle  s'arrêtent  ou  du  moins 
que  suggèrent  MM.  Durkheim  et  Lévy-Brùhl.  «  Nos  obli- 
gations, écrit  ce  dernier,  nous  sont  imposées  par  la  pres- 
sion sociale.  Les  règles  morales  passent  d'une  génération 
à  l'autre,  jalousement  conservées  par  l'esprit  de  tradition 
et  par  l'instinct  de  conservation  sociale.  Sentiment  du 
devoir,  de  la  responsabilité,  horreur  du  crime,  amour  du 
bien,  respect  de  la  justice,  tous  ces  sentiments  puisent 
leur  force  dans  les  croyances  et  dans  les  représentations 
collectives  qui  sont  communes  à  tout  le  groupe.  » 

«  La   société,  dit  de  son  côté  M.  Durkheim,  est   une 

1.  Voir  plus  haut,  page  8. 


—  110  — 

autorité  morale  qui,  en  se  communiquant  à  certains  pré- 
ceptes de  conduite  qui  lui  tiennent  particulièrement  au 
cœur,  leur  confère  un  caractère  obligatoire.  La  société 
a  en  elle  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  communiquer  à 
certaines  règles  de  conduite  le  caractère  impératif,  dis- 
tinctif  de  l'obligation  morale.  Elle  nous  commande  parce 
qu'elle  est  extérieure  et  supérieure  à  nous;  la  distance 
morale  qui  est  entre  elle  et  nous,  fait  d'elle  une  autorité 
devant  laquelle  notre  volonté  s'incline.  » 

Rendre  compte  de  l'obligation  morale,  l'essayer  du 
moins,  est  la  seule  tâche  du  sociologue  qui,  faisant  de  la 
science  pure,  cherche  uniquement  la  cause  de  ce  qui  est 
et  se  désintéresse  de  ce  qui  doit  être.  Mais  ici  encore  le 
moraliste  qui  voisine  en  M.  Durkheira  avec  le  sociolo- 
gue, s'émeut  et  demande  :  «  Comment  amener  l'individu 
à  se  soumettre  de  plein  gré  à  la  contrainte  sociale  ?  » 

Il  ne  se  fait  pas  d'illusion.  L'individu  est  en  général 
«  d'une  très  médiocre  moralité  ».  L'enfant  qui  entre  dans 
la  vie  est  un  être  «égoïste  et  asocial».  Nous  ne  sommes 
pas  naturellement  enclins  à  nous  gêner  et  à  nous  contrain- 
dre, à  nous  dévouer,  à  respecter  une  discipline  morale. 

L'altruisme  est  cependant  la  base  fondamentale  de 
notre  vie  sociale  :  les  hommes  ne  peuvent  vivre  ensem- 
ble sans  se  faire  des  sacrifices  mutuels. 

Puis  la  société  a  ses  besoins  qui  ne  sont  pas  les  nôtres  ; 
les  fins  collectives,  par  définition,  sont  en  dehors  du  cercle 
de  nos  intérêts  privés;  par  suite,  les  actes  qui  nous  sont 
commandés  pour  les  atteindre  ne  sont  pas  selon  la  pente 
de  notre  nature  individuelle;  ils  lui  font  plutôt  violence. 

Pourquoi  alors,  se  demandent  les  hommes,  ces  règles 
de  morale,  ces  préceptes  du  droit  qui  nous  astreignent  à 


111 


toutes  sortes  de  sacrifices,  ces  dogmes  qui  nous  gênent? 
Pourquoi  surtout  la  souffrance? 

«  Pour  le  fidèle  fermement  attaché  à  sa  foi,  le  problème 
n'existe  pas.  Le  chrétien  rapporte  ce  qu'il  est  et  ce  qu'il  fait 
à  son  Dieu;  il  arrive  même  à  aimer  et  à  rechercher  la  dou- 
leur pour  se  rapprocher  davantage  de  son  divin  modèle.  » 

Mais  si  la  morale  n'a  pour  origine  et  pour  fin  que 
la  société,  alors  pourquoi  s'y  soumettre? 

La  question  revient  plusieurs  fois  sous  la  plume  de 
M.  Durkheim  et  manifestement  elle  le  préoccupe. 

Il  faut  se  résigner,  dit-il  d'abord:  «Si  on  pense  que 
les  idées  morales  sont  justiciables  de  la  dialectique,  c'en 
est  fait  d'elles  ;  rien  ne  sera  facile  comme  de  prouver 
qu'elles  sont  absurdes.  Nos  croyances  morales  sont  le 
produit  d'une  longue  évolution.  Trop  souvent  nous  n'aper- 
cevons pas  les  causes  qui  les  expliquent.  Cependant  nous 
devons  nous  y  soumettre  avec  respect,  parce  que  nous 
savons  que  l'humanité,  après  tant  de  peine  et  de  travail, 
n'a  rien  trouvé  de  mieux  (^).  » 

Puis  il  fait  appel  à  l'intérêt  :  «  Pourquoi  faire  de  la  so- 
ciété un  bien  d'un  si  haut  prix?  En  partie  parce  qu'elle  est 
utile  à  nos  intérêts,  mais  surtout  parce  qu'elle  est  le  seul  mi- 
lieu où  se  puissent  satisfaire  nos  penchants  sociaux  (-).  » 

Finalement  il  cherche,  en  exaltant  toujours  de  plus  en 
plus  la  société,  à  faire  naître  pour  elle  un  sentiment  ana- 
logue à  celui  que  le  croyant  éprouve  pour  son  Dieu.  L'in- 
dividu doit  «  prendre  conscience  de  l'état  de  dépendance 
où  il  se  trouve  à  l'égard  de  la  société;  s'habituer  à  s'esti- 
mer  à   sa   juste    valeur,  c'est-à-dire    ne    se   regarder   que 


1.  La  science  'positive  de  la  morale  en  Allemagne. 

2.  lUd. 


—  112  — 

comme  la  partie  d'un  tout  (^).  »  La  méditation  lui  fera 
comprendre  «combien  l'être  social  est  plus  riche,  plus 
complexe,  et  plus  durable  que  l'être  individuel  »,  et  par 
là  elle  lui  révélera  «  les  raisons  intelligibles  de  la  subor- 
dination qui  est  exigée  de  lui  {^).  »  Certes  «  le  désintéres- 
sement n'a  de  sens  que  si  le  sujet  auquel  nous  nous  subor- 
donnons a  une  valeur  plus  haute  que  nous,  individus. 
Mais  la  société  n'est-elle  pas,  pour  les  consciences  indi- 
viduelles, un  objectif  transcendant  ?  C'est  une  grande  per- 
sonne morale.  C'est  elle  qui  a  fait  la  civilisation  ;  d'elle 
nous  vient  tout  ce  qui  compte  à  nos  yeux.  Elle  nous  dé- 
passe de  tous  les  côtés,  puisque  de  ces  richesses  intellec- 
tuelles et  morales  dont  elle  a  le  dépôt,  quelques  parcelles 
seulement  parviennent  jusqu'à  chacun  de  nous.  Plus  la 
civilisation  devient  complexe,  plus  l'individu  sent  la  so- 
ciété comme  transcendante  par  rapport  à  lui.  En  même 
temps  qu'elle  est  transcendante  par  rapport  à  nous,  la  so- 
ciété nous  est  immanente.  Elle  est  nous-même  en  un  sens, 
puisque  l'homme  n'est  un  homme  que  dans  la  mesure  où 
il  est  civilisé.  Ce  qui  fait  de  nous  un  être  vraiment  hu- 
main, c'est  ce  que  nous  parvenons  à  nous  assimiler  de  cet 
ensemble  d'idées,  de  sentiments,  de  croyances,  de  pré- 
ceptes de  conduite  que  l'on  appelle  la  civilisation  (^).  » 

Ce  que  ces  considérations  pourraient  avoir  de  valeur 
persuasive  n'est-il  pas  compromis  par  la  critique,  faite  par 
M.  Durkheim  lui-même,  de  la  morale  de  la  solidarité  ?  <-  Ce 
n'est  pas  assez  de  remarquer  que  dans  la  réalité  l'homme 
ne  s'appartient  pas  tout  entier  pour  avoir  le  droit  d'en 
conclure  qu'il  ne  doit  pas  s'appartenir  tout  entier.  Sans 

1.  De  la  division  du  travail  social. 

2.  Les  règles   de  la  méthode  sociologique. 

3.  La   détermination  du  fait  moral. 


—  113  — 

doute  nous  sommes  solidaires  de  nos  voisins,  de  nos  ancê 
très,  de  notre  passé  ;  beaucoup  de  nos  croyances,  de  nos 
sentiments,  de  nos  actes  ne  sont  pas  nôtres  mais  nous  vien- 
nent du  dehors.  Mais  où  est  la  preuve  que  cette  dépen- 
dance soit  un  bien?  Qu'est-ce  qui  en  fait  la  valeur  mo- 
rale ?  Pourquoi  ne  serait-ce  pas,  au  contraire,  un  joug 
dont  nous  devons  chercher  à  nous  débarrasser,  et  le  de- 
voir ne  consisterait-il  pas  dans  un  complet  affranchisse- 
ment? L'entreprise  est  irréalisable?  Encore  faudrait-il  la 
tenter.  De  ce  que  la  solidarité  est  peut-être  inévitable,  il 
ne  suit  pas  qu'elle  soit  morale  (^)...  ». 

2.  L'art  moral. 

La  science  des  mœurs,  dans  la  pensée  de  ses  promo- 
teurs, a  un  but  :  elle  doit  servir  à  constituer  un  art  moral. 
«Nous  estimerions,  dit  M.  Durkheim,  que  nos  recherches 
ne  méritent  pas  une  heure  de  peine  si  elles  ne  devaient 
avoir  qu'un  intérêt  spéculatif.  »  On  étudie  la  réalité  mo- 
rale afin  de  pouvoir  agir,  plus  tard,  d'une  façon  métho- 
dique et  rationnelle,  sur  les  phénomènes  dont  la  science 
aura  découvert  les  lois. 

Toutefois  la  connaissance  de  la  réalité  n'est  pas  l'uni- 
que condition  de  l'intervention  de  l'homme. 

Pour  agir  il  faut  savoir,  pouvoir  et  vouloir. 

MM.  Durkheim  et  Lévy-Briihl  insistent  surtout  sur 
la  première  condition  qui  sera  remplie  au  fur  et  à  mesure 
que  la  science  des  moeurs  se  perfectionnera. 

Ils  supposent  l'existence  de  la  seconde. 

Ils  n'apprécient  pas  également  l'importance  de  la  troi- 
sième. 

1.  Division   du   travail  social.    Introduction. 


—  114  — 

1°  La  science  positive  des  phénomènes  sociaux  n'est  pas 
encore,  on  l'avoue,  «  sortie  de  la  période  inchoative  ».  Par 
conséquent,  et  on  le  reconnaît  aussi,  il  n'est  pas  possible 
de  se  faire  une  idée  précise  de  ce  que  pourront  être  ses 
applications.  Celles-ci  seront  peut-être  nulles  pendant  long- 
temps et  ne  s'exerceront  d'abord  que  sur  des  points  par- 
ticuliers. Mais  on  pense  qu'elles  seront  très  précieuses  si 
les  sciences  sociales  font  des  progrès  comparables  à  ceux 
des  sciences  physiques.  On  espère,  par  exemple,  quand 
nous  connaîtrons  d'une  façon  positive  les  conditions  phy- 
siologiques, psychologiques  et  sociales  des  différentes  sor- 
tes de  délits  et  de  crimes,  que  cette  science  conduira  à  la 
constitution  d'une  hygiène  sociale  permettant  de  prescrire 
à  chaque  société  son  régime. 

Parfois  la  science  des  mœurs  nous  conseillera  l'absten- 
tion. En  nous  faisant  mieux  connaître  l'intime  solidarité 
des  séries  sociales,  elle  nous  donnera  un  sentiment  très 
vif  de  la  difficulté,  des  dangers,  et  souvent  de  l'inutihté 
d'une  intervention  ;  «  il  n'est  pas  certain  que  toute  so- 
ciété soit  améliorable  ». 

En  attendant  les  progrès  de  la  science,  que  faire  dans 
les  cas  douteux?  Il  faut  alors  «se  décider  pour  le  parti 
qui,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  paraît  le 
plus  raisonnable  ». 

Un  service  d'ordre  général  que  rendra  encore  la 
science  de  la  morale,  c'est  qu'  «  elle  nous  communiquera 
un  esprit  sagement  conservateur  ».  Quand  les  lois  qui  ré- 
gissent les  phénomènes  seront  devenues  familières  aux 
esprits,  il  deviendra  impossible  de  se  représenter  comme 
souhaitable  ce  que  l'on  sait  être  impraticable.  C'en  sera 
fait  des  rêveries  et  des  utopies  sociales. 


—  115     - 

2*^  x\rmé  de  la  science,  l'homme  pourra  agir  sur  la 
réalité  et  éventuellement  la  corriger.  Il  surprendra  peut- 
être  qu'on  lui  reconnaisse  cette  puissance.  Tant  qu'il  fut 
question  de  prouver  qu'une  science  des  faits  sociaux  est 
possible,  parce  que  ces  faits  sont  régis  par  des  lois  néces- 
saires et  constantes,  on  a  représenté  l'individu  comme 
subissant  passivement  l'action  des  grandes  forces  obscu- 
res qui  se  jouent  au  sein  de  la  collectivité  (^).  A  présent 
qu'il  s'agit  de  montrer  la  possibilité  d'un  art  moral  on 
admet,  implicitement  et  sans  difficulté,  que  l'homme  est 
capable  de  jouer  un  rôle  actif  et  qui  est  parfois  considé- 
rable :  M.  Durkheim  ne  propose-t-il  pas  de  se  mettre  réso- 
lument à  l'œuvre,  pour  restaurer  dans  nos  grands  Etats 
modernes  le  régime  corporatif,  en  l'adaptant  bien  entendu 
à  la  structure  et  aux  besoins  de  nos  sociétés  actuelles? 
«  De  ce  que  tout  se  fait  d'après  des  lois,  dit-il  simple- 
ment, il  ne  suit  pas  que  nous  n'ayons  rien  à  faire.  » 

3*^  Mais  que  faire  et  quoi  vouloir?  La  science  peut- 
elle  nous  indiquer  dans  quel  sens  nous  devons  «  amé- 
liorer »  la  réalité  morale? 

Il  semble  que,  d'après  M.  Lévy^Briihl,  la  fonction 
unique  de  la  sociologie  est  d'analyser  la  réalité  donnée; 
la  science  des  mœurs,  par  définition,  est  hors  d'état  de 
démontrer  que  telle  fin  est  préférable  à  telle  autre,  au 
point  de  vue  de  l'individu  ou  au  point  de  vue  de  la  so- 
ciété ;  elle  ne  peut  que  nous  apprendre  à  discerner  ce  qui 
est  possible  de  ce  qui  ne  l'est  pas.  Que  si  on  lui  demande 
ce  qu'il  entend  alors  par  1'  «  amélioration  »  de  la  réalité 
sociale,  il  répond  :  «  Le  sociologue,   sans  qu'il  soit  néces- 

1.  Voir  plus  haut,  page  68. 


—  116  — 

saire  d'invoquer  un  idéal,  peut  constater  parfaitement  telle 
ou  t  elle  «  imperfection  »,  en  montrant  par  exemple  que 
telle  croyance  ou  telle  institution  sont  surannées,  hors 
d'usage  et  de  véritables  impedimenta  pour  la  vie  sociale.  » 

Tout  autre  le  sentiment  de  M.  Durkheim. 

«  Je  crois  à  la  science,  dit-il.  C'est  ne  pas  y  croire 
que  de  la  réduire  à  n'être  qu'un  amusement  intellectuel, 
bon  tout  au  plus  à  nous  renseigner  sur  ce  qui  est  possible 
et  impossible,  mais  incapable  de  servir  à  la  réglementa- 
tion positive  de  la  conduite.  Si  elle  n'a  pas  d'autre  utilité 
pratique,  elle  ne  vaut  pas  la  peine  qu'elle  coûte... 

»  Elle  peut  nous  aider  à  trouver  le  sens  dans  lequel 
nous  devons  orienter  notre  conduite,  à  déterminer  l'idéal 
vers  lequel  nous  tendons  confusément...  Il  y  a  un  état 
de  santé  morale  que  la  science  seule  peut  déterminer  avec 
compétence.  » 

Et  encore  :  «  On  dit  que  la  science  ne  nous  apprendrait 
rien  sur  ce  que  nous  devons  vouloir  ;  qu'elle  explique  les 
faits  mais  ne  les  juge  pas  ;  que  le  bien  et  le  mal  n'existent 
pas  à  ses  yeux  ;  qu'elle  peut  bien  nous  dire  comment  les 
causes  produisent  leurs  effets,  non  quelles  fins  doivent  être 
poursuivies.  Pour  savoir  ce  qui  est  désirable,  c'est  aux 
suggestions  de  l'inconscient  qu'il  faudrait  recourir.  Mais 
alors  la  science  se  trouve  destituée  de  toute  efficacité  pra- 
tique et  par  conséquent  sans  grande  raison  d'être  ;  à  quoi 
bon  travailler  pour  connaître  le  réel,  si  la  connaissance 
que  nous  en  acquérons  ne  peut  nous  servir  dans  la  vie?» 

Aux  problèmes  déjà  indiqués  comme  relevant  de  la  so- 
ciologie morale  (^),  M.  Durkheim  en  ajoute  donc  un  nou- 

1.  Voir  plus  haut,  page   100. 


—  117  — 

veau  :  la  détermination  du  bien  et  du  mal  ou,  comme  il 
s'exprime,  du  «  normal  »  et  du  «  pathologique  ».  Sans  y 
attacher  une  valeur  définitive  (i),  il  a  indiqué,  dans  sa  Mé- 
thode sociologique,  les  règles  relatives  à  la  distinction  du 
normal  et  du  pathologique. 

Il  pose  en  principe  que  «  pour  les  sociétés  comme  pour 
les  individus,  la  santé  est  bonne  et  désirable;  la  maladie 
est  la  chose  mauvaise  et  qui  doit  être  évitée». 

Cela  étant,  si  l'on  trouve  un  critère  objectif,  inhérent 
aux  faits  eux-mêmes,  qui  permette  de  distinguer  scienti- 
fiquement la  santé  de  la  maladie  dans  les  divers  ordres 
de  phénomènes  sociaux,  la  science  sera  en  état  d'éclairer 
la  pratique  tout  en  restant  fidèle  à  sa  propre  méthode. 

Ce  critère  c'est,  avant  tout,  le  degré  de  généralité  des 
faits.  Sont  normaux,  les  faits  qui  sont  généraux  dans 
toute  l'étendue  d'une  espèce.  Sont  pathologiques,  ceux 
qui  sont  exceptionnels  dans  le  temps  ou  dans  l'espace. 

Mais,  fait-il  observer,  les  conditions  de  la  santé  et  de  la 
maladie  ne  peuvent  être  définies  in  abstracto  et  d'une 
manière  absolue.  Elles  varient  d'abord  d'un  type  social  à 
un  autre,  n'étant  pas  les  mêmes  pour  tous  indistinctement. 
Elles  varient  ensuite  pour  un  seul  et  même  type  si  celui-ci 
vient  à  changer  ;  il  faut  surtout  tenir  compte  des  varia- 
tions qui  tiennent  à  l'âge  de  la  société  considérée  (^). 

Par  conséquent  :  «  un  fait  social  est  normal  pour  un 
type  social,  considéré  à  une  phase  déterminée  de  son  déve- 


1.  «  L'orientation  générale  de  notre  méthode  ne  dépend  pas  des 
procédés  que  l'on  préfère  employer  soit  pour  classer  les  types  so- 
ciaux, soit  pour  distinguer  le  normal  du  pathologique.  » 

2.  «  Ainsi,  pendant  l'enfance  de  nos  sociétés  européennes,  cer- 
taines règles  restrictives  de  la  liberté  de  penser  étaient  normales 
qui  ont  perdu  ce  caractère  à  un  âge  plus  avancé,  » 

Morale  et  sociologie.  9 


—  118  — 

loppement,  quand  il  se  produit  dans  la  moyenne  des 
sociétés  de  cette  espèce,  considérées  à  la  phase  corres- 
pondante de  leur  évolution;  il  est  pathologique  dans  le 
cas  contraire  ». 

La  généralité  d'un  fait  ayant  été  établie  par  l'obser- 
vation, on  peut  chercher  à  l'expliquer. 

L'explication  consistera  le  plus  souvent  à  faire  voir 
que  le  phénomène  est  utile  à  l'organisme,  ou  bien  qu'il 
est  nécessairement  impliqué  dans  la  nature  de  l'être. 

Cette  vérification  est  parfois  nécessaire,  en  cas  de  crise 
atteignant  toute  une  espèce  par  exemple,  quand  la  con- 
science morale  des  nations  n'est  pas  encore  adaptée  aux 
changements  qui  se  sont  produits  dans  le  milieu  et  que, 
partagée  entre  le  passé  qui  la  retient  en  arrière  et  les  né- 
cessités du  présent,  elle  hésite  à  se  fixer.  Alors  on  voit 
apparaître  des  règles  de  conduite  dont  le  caractère  moral 
est  indécis,  parce  qu'elles  sont  en  train  de  l'acquérir  ou 
de  le  perdre,  sans  l'avoir  définitivement  ni  acquis  ni  perdu. 
Le  cas  se  présente  d'autant  plus  souvent  dans  la  vie  so- 
ciale qu'elle  est  perpétuellement  en  voie  de  transforma- 
tion. Nous  ne  pouvons  alors  déterminer  les  conditions 
nouvelles  de  l'état  de  santé  qu'en  fonction  des  anciennes, . 
car  nous  n'avons  pas  d'autre  point  de  repère.  Pour  savoir 
si  tel  précepte  a  une  valeur  morale,  il  faut  le  comparer  à 
d'autres  dont  la  moralité  intrinsèque  est  établie.  S'il  joue 
le  même  rôle,  c'est-à-dire  s'il  sert  aux  mêmes  fins;  si,  d'au- 
tre part,  il  résulte  de  causes  dont  résultent  également 
d'autres  faits  moraux,  si  par  suite  ces  derniers  l'impliquent 
au  point  de  ne  pouvoir  exister  s'il  n'existe  en  même  temps, 
on  a  le  droit  de  conclure  de  cette  identité  fonctionnelle 
et  de  cette  solidarité  qu'il  doit  être  voulu  au  même  titre 


—  119  — 

et  de  la  même  manière  que  les  autres  règles  obligatoires 
de  conduite,  par  conséquent  qu'il  est  moral  (^). 

Cette  théorie  de  M.  Durkheim  sur  le  normal  et  le  pa- 
thologique crée  entre  lui  et  ceux  qui  se  disent  ses  disci- 
ples des  divergences  de  vues  qu'il  faut  signaler. 

Pour  M.  Lévy-Brùhl,  notre  morale  est  «  précisément 
aussi  bonne  et  aussi  mauvaise  qu'elle  peut  être.  » 

M.  Durkheim  dit  au  contraire  que  «la  conscience  mor 
raie  des  sociétés  est  sujette  à  se  tromper.  Elle  peut  sanc- 
tionner des  règles  de  conduite  qui  ne  sont  pas  par  elles- 
mêmes  morales,  et,  au  contraire,  laisser  sans  sanction  des 
règles  qui  devraient  être  sanctionnés.  Or  c'est  un  fait  de 
pathologie  morale  qu'une  règle  présente  indûment  le  ca- 
ractère de  l'obligation  ou  en  soit  indûment  privée  ».  Et 
nous  avons  vu  qu'au  cours  de  ses  explorations  sociologi- 
ques, il  relève  toute  une  série  de  cas  pathologiques. 

Pour  M.Bayet,  l'art  moral  doit  adapter  les  institutions 
aux  idées  ambiantes.  L'organisation  actuelle  de  la  famille, 
par  exemple,  n'est  plus  en  harmonie  avec  le  miheu  social. 
Les  lois  qui  distinguent  la  famille  légitime  de  la  famille 
naturelle,  qui  règlent  le  divorce,  répugnent  aujourd'hui  à 
la  plupart  des  consciences.  Tout  ce  qu'on  peut  demander  à 
l'art  moral,  c'est  la  formule  des  changements  qui  répon- 

1.  C'est  le  procédé  employé  par  M.  Durkheim  dans  La  division 
du  travail  social •'  «La  division  du  travail  se  développe.  Faut-il  s'y 
adapter  ou  y  résister?  On  n'est  pas  d'accord.  Cherchons  d'abord 
quelle  est  la  fonction  de  la  division  du  travail;  nous  verrons  alors  si 
le  besoin  social  auquel  elle  répond  est  de  même  nature  que  ceux 
auxquels  répondent  d'autres  règles  de  conduite  dont  le  caractère 
moral  n'est  pas  discuté.  Comte  pensait  qu'elle  a  pour  fonction  d'in- 
tégrer le  corps  social.  Si  cette  hypothèse  était  démontrée,  la  di- 
vision du  travail  serait  une  condition  de  l'existence  de  nos  sociétés 
et  elle  aurait  un  caractère  moral,  car  les  besoins  d'ordre,  d'har- 
monie, de  solidarité  sociale  passent  généralement  pour  être  moraux.  » 


—  120  — 

dent  aux  sentiments  de  la  collectivité;  c'est  l'institution 
du  divorce  par  le  consentement  d'un  seul;  c'est  la  modifi- 
cation du  régime  imposé  aux  enfants  naturels,  prélude 
à  l'effacement  définitif  de  toute  distinction  fondée  sur 
la  naissance. 

Pour  M.  Durkheim  le  mariage  est  une  réglementation 
des  rapports  des  sexes  ;  cette  réglementation  de  la  vie 
passionnelle  est  indispensable.  Le  divorce  qui  l'affaiblit 
est  devenu,  de  nos  jours,  une  active  cause  suicidogène. 
«  Le  seul  moyen  de  diminuer  le  nombre  des  suicides 
dus  à  l'anomie  conjugale  est  de  rendre  le  mariage  plus 
indissoluble.  » 

Il  résulte  de  tout  cela  que  M.  Durkheim  en  définitive 
a,  lui  aussi,  son  système  de  morale  et  même  son  plan  de 
réforme  sociale.  Il  ne  les  a  pas  exposés  ex  professa  comme 
sa  Méthode  sociologique,  mais  les  éléments  en  sont  épars 
dans  ses  publications;  il  suffit  de  les  grouper. 

Etant  donné  que  l'homme  veuille  vivre  —  c'est  son 
postulat  initial  —  il  ne  peut  vivre  qu'en  société.  Mais  la 
vie  sociale  elle-même  n'est  possible  que  si  les  hommes  con- 
forment leur  conduite  à  certaines  règles.  Ces  règles  cons- 
tituent la  morale.  La  fonction  essentielle  de  la  morale 
est  d'assurer  l'ordre,  de  maintenir  la  paix,  de  faire 
régner  la  justice,  de  réaliser  l'harmonie,  d'entretenir  la 
solidarité:  ces  besoins-là  sont  de  tous  les  temps.  Mais 
la  morale  a  dans  chaque  type  social  une  physionomie 
particulière  qu'elle  emprunte  à  l'ambiance  sociale  et  qui 
évolue  avec  cette  ambiance. 

La  société  qui  élabore  les  règles  de  conduite  doit  en 
imposer  le  respect  à  ses  membres  parce  qu'elles  sont  une 
condition  de  son  existence,  et  les  individus  doivent  les 


—  121  — 

observer  parce  que  la  société  est  une  condition  de  leur 
existence  à  eux.  Toutefois,  n'importe  quelle  contrainte 
sociale  n'a  pas  droit  à  leur  respect,  mais  celle-là  seule- 
ment qui  est  normale. 

Actuellement  les  grandes  sociétés  européennes  ont  à  se 
faire  une  morale.  La  liberté  qu'elles  ont  laissée  se  dévelop- 
per sans  limite  est  pernicieuse.  Il  faut  que  les  passions 
soient  refrénées.  L'harmonie  sociale  ne  se  produit  pas 
automatiquement  par  cela  seul  que  chacun  poursuit  ses 
intérêts  propres;  la  solidarité  n'est  pas  spontanée.  La  vie 
morale,  individuelle  et  collective,  doit  être  réglementée. 
L'Etat  en  est  incapable.  L'Eglise  et  la  famille  en  sont 
devenues  impuissantes.  Il  faut  créer  l'organe  qui  élabo- 
rera le  droit  nouveau.  Ce  sera  la  «  corporation  »  qui, 
devenant  la  base  de  notre  organisation  politique,  aura 
pour  tâche  de  faire  cesser  l'anomie  morale  et  juridique. 


122 


CHAPITRE  IV. 

LA   GENÈSE   DU    SYSTÈME   DE   M.   DURKHEIM  (\i. 

«  La  Sociologie,  écrivait  M.  Durkheim  en  1900,  a 
pris  naissance  en  France  au  cours  du  dix-neuvième  siè- 
cle; elle  est  restée,  ajoutait-il,  une  science  essentiellement 
française.  »  Et  dans  une  revue  rapide  de  l'histoire  de 
la  Sociologie,  trois  noms  étaient  par  lui  mis  en  vedette: 
Comte,  le  fondateur;  Espinas,  le  restaurateur;  Durk- 
heim, le  représentant  actuel  (-). 

Cette  affirmation  de  M.  Durkheim  concernant  l'ori- 
gine et  le  caractère  «  français  »  de  la  Sociologie  est  par- 
tiellement exacte.  Et  qui  recherche,  comme  nous  allons 
le  faire,  la  genèse  des  idées  de  M.  Durkheim,  ne  peut 
se  passer  de  mentionner  Comte  et  M.  Espinas. 

S'il  est  excessif  de  dire  que  M.  Durkheim  est  «  le  véri- 


1.  Bibliographie:  A.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  6  vo- 
lumes. Paris,  1830-1842.  —  A.  Espinas,  Des  sociétés  animales, 
2me  édition.  Paris,  1878.  —  Les  études  sociologiques  en  Fra?ice  (Revue 
philosophique,  t.  XIII  et  t.  XIV).  Paris,  1882.  —  Etre  ou  ne  pas 
être  ou  du  postulat  de  la  sociologie  (Revue  philosophique,  t.  LI). 
Paris,  1901.  • —  A.  Fouillée,  La  science  sociale  contemporaine, 
2me  édition.  Paris,  1885.  —  E.  Renan,  La  réforme  intellectuelle  et 
morale.  Paris,  1871.  —  A.  Schaffle,  Bau  und  Leben  des  sozialen 
Kôrpers,  2me  édition,  4  volumes.  Tubingen,  1881.  —  G.  Schmoller, 
Ueber  einige  Grundfragen  des  Bechts  und  der  V olkswirtschaft ,  1875. 
Réimprimé  dans  TJeher  einige  Grundfragen  der  Sozialpolitik  und  der 
Volkswirtschaftslehre,  2"^^  édition.  Leipzig,  1904.  —  G.  Simmel, 
Einleitung  in  die  Moralwissensehaft,  2  vol.  Stuttgart  und  Berlin,  1904 
(Anastatischer  Neudruck  der  Ausgabe  von  1892).  —  A.  Wagner, 
Grundlegung  der  politischen  Oekonomie,  3«ie  édition.  Leipzig,  1892. 
—  W.  WUNDT,  EtUk,  3me  éd.,  2  volumes.  Stuttgart,  1903.  La 
première   édition   est   de   1886. 

2.  La  Sociologie  en  France  au  XIX^  siècle. 


—  123  — 

table  successeur  d'Auguste  Comte  (^),  »  on  ne  peut  mé- 
connaître qu'Auguste  Comte  est,  à  son  égard,  non  seu- 
lement un  précurseur  mais  un  inspirateur. 

M.  Durkheim  tient  de  lui  plus  que  sa  mentalité  positi- 
viste, avec  son  dédain  de  la  métaphysique  et  sa  prétention 
de  «  rechercher  les  seules  lois  des  phénomènes  »  à  l'ex- 
clusion  de   l'étude   des   «  causes   premières   et  finales.  » 

Il  lui  doit,  en  particulier:  l'idée  même  d'une  «  phy- 
sique sociale  »  —  la  notion  de  l'interdépendance  des  phé- 
nomènes sociaux  —  la  conception  d'un  nouvel  art  poli- 
tique basé  sur  la  science. 

«  Les  phénomènes  sociaux,  disait  Comte  (^),  ne  sont 
pas  indéfiniment  et  arbitrairement  modifiables  par  le  lé- 
gislateur; ils  sont  assujettis  à  de  véritables  lois  natu- 
relles (^),  par  conséquent  aussi  susceptibles  de  prévision 
scientifique  que  tous  les  autres  phénomènes  quelconques.  » 
C'était  affirmer  la  possibilité  d'une  science,  —  Comte 
disait  d'une  «  physique  sociale  ». 

Les  phénomènes,  objet  de  la  physique  sociale,  forment 
un  système  uni  et  cohérent,  —  Comte  disait  un  «  con- 
sensus ».  «  Les  diverses  parties  du  système  social  exercent 
continuellement  les  unes  sur  les  autres  des  actions  et  des 
réactionô  mutuelles  »  {Cours,  t.  IV,  p.  324)  ;  ainsi,  par 
exemple,  «  chacun  des  modes  fondamentaux  de  l'existence 
sociale  détermine  un  certain  système  des  mœurs  co-rela- 
tives,  dont  la  physionomie  commune  se  retrouve  chez  tous 
les  individus  »  (p.  398).  Cela  étant,  «  chacun  des  nombreux 


1.  Bayet,  La  morale  scientifique,   p.   106. 

2.  A.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  48e  leçon;  tome  IV, 
pp.   306    et   suiv. 

3.  «  Il  y  a,  écrivait  Comte  en  1842,  des  lois  aussi  déterminées 
pour  le  développement  de  l'espèce  humaine  que  pour  la  chute  d'une 
pierre.  »  Lettres  d'Auguste   Comte  à  M.  Valat,   p.   138.   Paris,   1870. 


—  124  — 

éléments  sociaux,  cessant  d'être  envisagé  d'une  manière 
absolue  et  indépendante,  doit  être  toujours  conçu  comme 
relatif  à  tous  les  autres»  (p.  325).  Le  sociologue  dans  ses 
recherches  scientifiques,  le  moraliste  dans  ses  jugements 
de  valeur,  l'homme  d'Etat  dans  ses  projets  de  réforme 
sociale,  tous  doivent  tenir  compte  du  consensus.  «  Puis- 
que les  phénomènes  sociaux  sont  ainsi  profondément  con- 
nexes, leur  étude  ne  saurait  être  séparée  ;  d'où  résulte  pour 
le  savant  l'obligation  de  considérer  toujours  simultané- 
ment les  divers  aspects  sociaux»  (p.  352).  Le  moraliste 
de  son  côté  «considérera  toujours  l'état  social  comme 
ayant  été  aussi  parfait  à  chaque  époque  que  le  comportait 
l'âge  correspondant  de  l'humanité,  combiné  avec  l'ensem- 
ble de  la  situation  »  (pp.  387  et  389).  Enfin  le  réformateur 
se  persuadera  de  «  la  vanité  de  la  recherche  du  meilleur 
gouvernement,  abstraction  faite  de  tout  état  social  déter- 
miné »  (p.  309)  ;  il  comprendra  qu'il  y  a  «  solidarité  entre 
le  système  des  pouvoirs  et  des  institutions  politiques  et 
l'état  général  de  la  civilisation  correspondante  »  (p.  335). 
A  quoi  doit  servir  la  physique  sociale?  A  fonder  un 
art  rationnel.  «  La  physique  sociale  ne  nous  réduit  pas 
à  la  simple  observation  passive  des  événements  humains, 
sans  aucune  puissante  intervention  continue»  (p.  405). 
«  Les  phénomènes  sociaux  sont  modifiables.  Toutefois  les 
modifications  demeurent  toujours  radicalement  subordon- 
nées aux  lois  fondamentales,  soit  statiques  soit  dyna- 
miques, qui  règlent  rharmonie  constante  des  divers  élé- 
ments sociaux  et  la  filiation  continue  de  leurs  variations 
successives  »  (p.  394)  (^).   Mais  grâce  aux  progrès  de  la 

1.  Comte  ne  précise  pas  davantage  quand  il  répond  à  la  ques- 
tion :  «  Efqi  quoi  donc  peuvent  consister  les  modifications  dont 
J'organisme  et  la  vie  politiques  sont  susceptibles?  »  (p.  395).  «Sous 


—  125  — 

Sociologie,  «l'art  politique  prendra  un  caractère  judicieu- 
sement systématique,  en  cessant  d'être  dirigé  d'après  des 
principes  arbitraires  tempérés  par  des  .  notions  empi- 
riques »  (p.  405). 

En  résumé,  d'après  Comte,  «  sans  admirer  ni  maudire 
les  faits  politiques,  et  en  y  voyant  de  simples  sujets  d'ob- 
servation, la  physique  sociale  considère  chaque  phéno- 
mène sous  le  double  point  de  vue  de  son  harmonie  avec  les 
phénomènes  co-existants  et  de  son  enchaînement  avec 
l'état  antérieur  et  l'état  postérieur  du  développement  hu- 
main ;  elle  s'efforce  de  découvrir  les  relations  qui  lient  en- 
tre eux  tous  les  faits  sociaux;  chacun  lui  paraît  expliqué 
quand  il  a  pu  être  rattaché  soit  à  l'ensemble  de  la  si- 
tuation correspondante,  soit  à  l'ensemble  du  mouvement 
précédent,  en  écartant  toujours  toute  vaine  et  inaccessi- 
ble recherche  de  la  nature  intime  des  phénomènes.  Con- 
duisant, avec  la  précision  que  comporte  la  complication 
des  phénomènes,  à  la  prévision  des  événements,  la  science 
politique  fournit  à  l'art  politique  non  seulement  la  détermi- 
nation des  tendances  spontanées  qu'il  doit  seconder,  mais 
aussi  l'indication  des  moyens  qu'il  peut  y  appliquer,  de 
manière  à  éviter  toute  action  nulle,  éphémère  ou  dange- 
reuse» (p.  408).  — 


le  rapport  dynamique,  répond-il,  l'évolution  de  l'humanité  devra 
être  conçue  comme  seulement  modifiable,  à  certains  degrés  déter- 
minés, quant  à  sa  simple  vitesse,  mais  sans  aucun  renversement 
dans  l'ordre  fondamental  du  développement  continu  et  sans  qu'au- 
cun intermédiaire  un  peu  important  puisse  être  entièrement  franchi  » 
(p.  396).  «  C'est  évidemment,  ajoute-t-il,  au  développement  direct 
de  la  science  sociale  à  déterminer,  en  chaque  cas,  l'influence  propre 
et  la  portée  actuelle  de  ce  principe  général,  qui  ne  saurait  aucu- 
nement dispenser  d'une  appréciation  immédiate  et  particulière  de 
la  situation  correspondante  »  (p.  404).  Cfr.  A.  Comte,  Système  de 
politique  positive,  t.   II,  p.  427.  Paris,   1852. 


—  126  — 

Le  livre  de  M.  Lévy-Briihl  (^)  —  interprète  autorisé 
de  Al.  Durkheim  —  est-il  autre  chose  qu'une  amplification 
de  ces  quelques  idées  de  Comte  ? 

L'influence  de  M.  Espinas  a  été  moindre  que  celle  de 
Comte.  M.  Durkheim  ne  lui  a  repris  qu'une  vue  particu- 
lière ;  à  savoir  que  la  réalité  sociale  est  d'ordre  psychique 
et  que  l'objet  de  la  sociologie  est  de  rechercher  comrhent 
se  forment  et  se  combinent  les  représentations  collectives. 

Quand  M.  Durkheim  énonce  comme  une  v^érité  ac- 
quise que  «  la  vie  sociale  est  tout  entière  faite  de  repré- 
sentations »,  on  se  demande  de  quelles  observations  per- 
sonnelles ce  propos  est  l'expression.  Ce  n'est  en  réalité 
que  la  conclusion,  empruntée  telle  quelle  par  M.  Durk- 
heim, de  l'étude  de  M.  Espinas  sur  les  sociétés  animales. 

«  Une  société  est,  d'après  M.  Espinas,  une  conscience 
vivante  ou  un  organisme  d'idées.  Partout  où  naît  une 
société,  il  y  a  un  commerce  de  représentations...  Les  pen- 
sées des  hommes  sont  capables  d'accord,  de  manière  à 
former  un  consensus  nouveau,  un  organisme  d'idées  et  de 
volitions  qui  est  la  conscience  sociale  (^).» 

Jusqu'ici,  et  réserve  faite  de  sa  dérivation  plus  éloi- 
gnée, la  sociologie  de  M.  Durkheim  est  bien  de  source 
française. 

Mais  ce  que  M.  Durkheim  ne  tient  ni  d'Auguste  Comte 


1.  La  morale  et  la  science  des  mœurs. 

2.  Les  sociétés  animales,  p.  529.  —  Les  études  sociologiques  en 
France,  Rev.  philos,  t.  XIV,  p.  346.  —  «  Les  sociétés,  clira-t'-il 
encore,  sont  des  groupements  où  les  individus  composants  sont  unis 
par  des  liens  psychologiques,  c'est-à-dire  par  des  représentations 
et  des  impulsions  réciproques  »  {Etre  ou  ne  pas  être,  Rev.  phil. 
t.   LI,   p.   466). 


—  127  — 

ni  de  M.  Espinas,  c'est  sa  conception  de  l'objet  —  de 
l'organisation  —  de  la  méthode  de  la  science  sociale.  Sur 
ces  trois  points  il  professe  peraonnellement  des  idées  qui 
lui  ont  valu  en  France  une  réputation  d'originalité  scien- 
tifique et  la  qualité  de  chef  d'école. 

Les  sociétés,  objet  de  la  Sociologie,  doivent  d'abord 
—  c'est  son  grand  principe  —  être  considérées  comme 
des  réalités  sui  generis  et  non  comme  de  simples  sommes 
d'individus. 

En  second  lieu,  pour  étudier  les  phénomènes  dont  la 
réalité  sociale  est  le  substratum,  il  n'est  ni  nécessaire  ni 
possible  de  créer  une  science  nouvelle.  Il  suffit  mais  il 
est  indispensable  que  les  disciplines  particulières  exis- 
tantes s'inspirent  d'une  même  méthode. 

Cette  méthode,  enfin,  doit  être  sociologique  et  méca- 
niste  —  et  non  psychologique  et  finaliste. 

Toutes  ces  vues  que  nous  résumons  ici  après  les  avoir 
exposées  plus  haut,  passent  en  France  pour  être  propres 
à  M.  Durkheim. 

Or  elles  sont  d'origine  allemande. 

M.  Wagner  et  M.  Schmoller  ont,  avec  Schaeffle,  fourni 
à  M.  Durkheim  son  postulat  fondamental  du  réalisme  so- 
cial. 

Sa  façon  de  comprendre  la  sociologie  comme  une  mé- 
thode dont  les  sciences  particulières  doivent  s'inspirer  — 
quitte  à  faire  plus  tard  la  synthèse  des  conclusions  par- 
tielles —  est  de  Schaeffle. 

Enfin  c'est  sous  l'influenoe  de  M.  Wundt  qu'il  a  donné 
la  préférence  à  l' explication  sociologique  et  mécaniste  sur 
l'explication  psychologique  et  finaliste. 

D'où  vient  cette  invasion  ou  plutôt  cette  importation 


128 


allemande?  Elle  est  peut-être  un  résultat  de  la  guerre 
de  1870. 

Au  lendemain  de  la  paix  de  Francfort,  les  Français  se 
tournèrent  vers  l'Allemagne  pour  lui  demander  les  causes 
de  sa  supériorité.  «  Elle  est  dans  l'ordre  intellectuel,  répan- 
dit une  voix  écoutée.  La  victoire  de  l'Allemagne  a  été  la 
victoire  de  la  science.  Après  léna,  l'Université  de  Berlin 
fut  le  centre  de  la  régénération  de  l'Allemagne.  Si  nous 
voulons  nous  relever  de  nos  désastres,  imitons  la  conduite 
de  la  Prusse.  L'intelligence  française  s'est  affaiblie  ;  il  faut 
la  fortifier.  Notre  système  d'instruction,  surtout  dans  l'en- 
seignement supérieur,  »a  besoin  de  réformes  radicales  (^).  » 

Et  de  jeunes  Français  s'en  allèrent  au  pays  du  vain- 
queur étudier  l'organisât  ion  des  Universités  et  suivre  les 
cours.  Il  est  intéressant  de  lire  dans  les  revues  de  l'époque 
le  compte-rendu  de  leurs  impressions  et  de  leurs  décou- 
vertes. Quand  son  tour  fut  venu,  vers  1886,  M.  Durkheim 
suivit  le  courant.  Un  de  ses  tout  premiers  écrits  est  le  récit 
de  son  séjour  en  Allemagne  (^).  Ce  séjour  fut  décisif  pour 
son  avenir  scientifique. 

A  l'école  des  socialistes  de  la  chaire,  de  M.  Wagner 
surtout  et  de  M.  Schmoller,  il  étudia,  d'un  point  de  vue 
inconnu  en  France,  l'économie  politique,  la  Volkswirts- 
schaftslehre. 

La  science  économique,  enseignaient  ces  maîtres,  n'a 
pas  seulement  pour  objet  de  décrire  comment  des  indi- 
vidus abstraits,  mus  par  le  besoin  et  sollicités  par  l'intérêt, 
produisent,  échangent,  et  consomment  la  richesse.  Il  n'y  a 


1.  E.  Renan,  La  réforme  intellectuelle  et  morale.  Préface,  p.  X, 
pp.   55,   61,   64. 

2.  La  philosophie  dans  les   Universités  allemandes. 


—  129  — 

pas  que  des  individus  dans  le  vaste  monde.  L'humanité  est 
formée  de  peuples  divers.  Chacun  d'eux  constitue  une 
grande  individualité,  a  sa  physionomie  et  son  caractère. 
La  communauté  de  l'origine,  du  territoire,  du  gouverne- 
ment, de  la  langue,  des  traditions,  des  souvenirs,  des 
mœurs,  du  droit,  de  la  religion,  des  idées,  des  sentiments, 
fait  d'un  peuple  une  réalité  vivante,  un  tout  organique. 
La  nation  a  comme  telle  une  activité  économique,  et  cha- 
cune a  la  sienne  propre.  Son  système  économique,  aussi 
réel  que  la  nation  elle-même,  forme  l'objet  de  la  Volks- 
wirtschaftslehre  (^). 

Cette  conception  de  la  nation,  réalité  vivante,  subs- 
trat de  phénomènes  propres,   M.   Durkheim  l'avait  déjà 


1,  «  Die  Volkswirtschaft  ist  ein  organisches  Ineinander,  nicht 
ein  mechanisches  Nebeneinander  von  Einzelwirthschaften...  Sie  ist, 
ebenso  gut  wie  das  Volk,  ein  reaies  Ganzes,  welches  sich  in  entschei- 
denden  Puncten  als  ein  Organismus  darstellt...  Die  histodache 
Thatsache  gemeinsamer  Abstammung,  die  gemeinsamen  geschicht- 
lichen  Erlebnisse,  der  Besitz  eines  gemeinsamen  Wohngebiets,  die 
Gemeinsamkeit  und  Eigenausbildung  wichtiger  Besitzthiimer,  der 
Sprache,  der  Sitte,  des  Rechts,  des  Staats,  der  Wirthschaft,  selbst 
der  Kunst,  Wissenschaft,  und  Religion,  dièse  Momente  aile  sind 
es,  auf  denen  das  Volk  im  Sinne  von  Nation  beruht.  »  A.  Wagner, 
Grmidlegung  der  politischen  Oekonomie,  §§  149  et  151.  —  «  Die 
altère  Nationalôkonomie  behauptete  oftmals,  es  gebe  keine  Volks- 
wirtschaft, sondern  nur  Einzelwirtschaften.  Gewiss  ist  letzteres  falsch. 
Die  englische,  die  deutsche  Volkswirtschaft  sind  nicht  bloss  eine 
Summe  von  Einzelwirtschaften,  sondern  ein  einheitliches  Ganzes, 
dessen  Telle  in  jeder  Beziehung  unter  sich  in  anderer  Wechsel- 
wirkung  stehen  als  dieselben  Teile  mit  den  Einzelwirtschaften 
anderer  Vôlker.  Und  das  Gemeinsame,  die  Einzelwirtschaften  eines 
Volkes  verbindende,  ist  nicht  bloss  der  Staat,  sondern  ist  ein 
Tief  ères  :  die  Gemeinsamkeit  der  Sprache,  der  Geschichte,  der  Erin- 
nerungen,  der  Sitten  und  Ideen.  Es  ist  eine  gemeinsame  Gefiihls- 
und  Ideenwelt,  eine  Herrschaft  gemeinsamer  Vorstellungen  ;  mehr 
als  das,  eine  aus  diesen  ûbereinstimmenden  psychologischen  Grund- 
lagen  herausgewachsene,  objectiv  gewordene  gemeinsame  Lebens- 
ordnung,  das  gemeinsame  Ethos,  das  aile  Handlungen  der  Menschen, 
also  auch  die  wirtschafdichen  beeinflusst.  »  G.  Schmoller,  JJeber 
einige   Grundfragen   des   Bechts   und   der  Volkswirtschaft,    p.   44. 


—  130  — 

rencontrée  chez  Schaeffle,  élargie  et  généralisée  (^). 
Une  société  —  nation,  corporation,  famille  —  est, 
d'après  Schaeffle,  autre  chose  qu'une  somme  d'individus; 
c'est  un  tout,  qui  a  une  existence  et  une  activité  dis- 
tinctes de  celles  de  ses  éléments.  Ce  n'est  pas  un  orga- 
nisme au  sens  biologique,  mais  une  individualité  supé- 
rieure. Il  existe  incontestablement  une  conscience  collec- 
tive sur  laquelle  se  règlent  les  consciences  individuelles. 
Dans  toute  société  se  retrouvent  des  représentations,  des 
manières  de  sentir,  des  aspirations  communes.  Sans  doute, 
il  ne  peut  y  avoir  une  conscience  sociale,  si  des  con- 
sciences individuelles  ne  sont  données  ;  mais  néanmoins  la 
conscience  sociale  est  quelque  chose  de  réellement  autre. 
Dogmes,  principes,  doctrines,  règles  morales,  juridiques, 
esthétiques  —  tous  produits  sociaux  —  s'imposent  aux 
individus  qui  dans  leurs  jugements  et  dans  leurs  déter- 
minations subissent  la  contrainte  collective  {^). 

1.  M.  Durkheim  a  analysé  le  tome  I  du  Bau  und  Leben  des 
socialen  Kor-pers  de  Schaeffle  dans  la  Revue  philosophique,  tome  XIX, 
1885,  page  84. 

2.  «  Die  menschliche  Gesellschaft  ist  ein  lebendiger  Korper  ei- 
gener  Art.  Der  sociale  Korper  wirkt  zwar  durch  und  fur  seine 
activen  Bestandtheile,  die  Individuen  und  die  Gruppen  der  Be- 
vôlkerung,  aber  er  erhalt  sich  ûber  denselben  als  ein  Ganzes  mit 
ununterbrochenem  Collectivbewusstsein,  mit  einer  die  Einzelnen 
beherrschenden  Tradition  der  geistigen  und  materiellen  Gùter...  Er 
ist  kein  Organismus  im  Sinne  der  Biologie.  Er  ist  im  empirischen 
Sinne  eine  selbstàndige  Individualitàt  hoherer  Ordnung...  Die  Ge- 
sellschaft ist  keine  Summe  organischer  Individuen.  Die  Gesammtheit 
besteht  im  Wechsel  der  Einzelnen  und  iiberdauert  die  Generationen 
von  Individuen  und  Familien.  Das  Gesammtbewusstsein  ist  mehr 
als  die  Summe  der  individuellen  Bewusstseinsinhalte...  Der  objec- 
tive Gemeingeist  kann  zv^ar  nicht  ausserhalb  der  zur  Gemeinschaft 
gehorigen  Individuen  w^irksam  sein,  aber  er  wird  doch  in  allen 
Gliedern  zusammmen  eine  gleichartige  Kraft,  welche  sich  iiber  die 
Einzelnansichten,  Einzelngefiihle,  und  Einzelnbestrebungen  mass- 
gebend  sich  erhebt.  Dogmen,  Prinzipien,  Doctrinen  werden  herr- 
schend  fiir  das  allgemeine  Denken  und  Wollen.  Gesellschaftliche 
Geschmackrichtungen   und   Ehrbegriffe,   gleiche   Massstàbe   der   Billi- 


—  131  — 

Sans  doute,  des  voix  isolées  avaient,  en  France,  dit 
des  choses  analogues. 

Renan  qui  dans  une  lettre  célèbre  reconnaissait  qu'il 
devait  à  l'Allemagne  sa  formation  philosophique  {^),  avait 
écrit:  «  Un  pays  n'est  pas  la  simple  addition  des  indi- 
vidus qui  le  composent;  c'est  une  âme,  une  conscience, 
une  personne,  une  résultante  vivante  f^).  » 

Et  M.  Espinas,  très  informé  de  la  littérature  sociolo- 
gique allemande,  avait  parlé  comme  Schaeffle  :  «  Les  con- 
sciences sociales  doivent  être  comptées  parmi  les  plus 
hautes  des  réalités...  L'unité  sociale  ne  subsiste  que  par 
les  individus  qui  la  composent,  mais  ceux-ci  empruntent 
pour  une  plus  large  part  au  tout  lui-même,  ce  qu'ils  ont 
de  réalité.  En  effet,  les  individus  changeant,  celui-ci  de- 
meure. L'individu  est  donc  l'œuvre  bien  plus  que  l'auteur 
de  la  société;  l'action  collective  pèse  sur  lui  p).  »  «La  so- 
ciété est  une  chose  concrète,  vivante...  Pour  qu'un  sujet 
conscient,  une  personnalité  psychique  naisse  dans  une 
société  et  fasse  de  celle-ci  un.  individu  nouveau,  il  est  né- 
cessaire que  plusieurs  consciences  d'hommes  entrent  les 
unes  dans  les  autres  (*).  » 

gung  und  der  Missbilligung  werden  bestimmend  fur  das  Werthurtheil 
aller  Einzelnen,  so  dass  die  Einzelnen  dem  Massengefùhl  sich 
unterwerfen.  Vollends  in  Beziehung  auf  WoUen  und  Thun,  Konnen, 
Sollen,  Mùssen,  Dùrfen,  sehen  wir  die  Gewalt  des  lebendigen  Redites, 
der  ôffentlichen  Moral,  der  standes-  und  berufsmàssigen  Kunstiiber- 
lieferung  mâchtig  ùber  die  Einzelnen...  Der  Volksgeist  ist  mehr  als 
eine  Summe  von  einzelngeistigen  Thatsachen.  »  A.  Schaeffle,  Bau 
und  Lehen  des  socialen  Korpers,  tome  I,  pp.  1  et  suiv.  et  pp.  415 
et  suiv. 

1.  «  Je  dois  à  l'Allemagne  ce  à  quoi  je  tiens  le  plus,  ma  phi- 
losophie »  (E.  Renan,  Lettre  à  M.  Strauss,  dans  le  «Journal  des 
Débats  »  du   16   septembre  1870). 

2.  E.  Renan,  La  réforme  intellectuelle  et  morale. 

3.  Les  sociétés  animales,  2e  éd.,  pp.  540-542. 

4.  Les  études  sociologiques  en  France.  Revue  philosophique,  t.  XIV, 
p.  344. 


—  132  — 

Mais  M.  Fouillée  avait  attaqué  vigoureusement  cette 
thèse  de  M.  Espinas  et  soutenu  «  qu'on  n'a  pas  le  droit 
de  dire  qu'une  société  est  psychologiquement  un  grand  in- 
dividu existant  pour  lui-même.  La  réalité  de  la  conscience 
sociale,  affirmait-il,  nous  échappe  ;  nous  ne  trouvons  de- 
vant nous  que  des  consciences  individuelles.  Les  théories 
mystiques  qui  personnifient  les  sociétés,  qui  admettent  une 
âme  des  peuples,  sont  vides  et  fausses.  Supposer  une  fu- 
sion de  consciences  particulières  en  une  seule  grande 
conscience  collective,  c'est  une  hypothèse  aventureuse  mé- 
taphysiquement,    contradictoire   psychologiquement  (^).    » 

Cette  critique  de  M.  Fouillée  fit-elle  impression  sur 
M.  Durkheim?  Toujours  est-il  que  celui-ci,  analysant  en 
1885  le  Grundriss  der  Sociologie  de  Gumplowicz,  faisait 
à  l'égard  de  la  thèse  du  réalisme  social  et  de  ses  consé- 
quences, des  réserves  significatives.  D'après  Gumplowicz 
«  l'homme  ne  se  crée  pas  plus  intellectuellement  qu'il  ne 
se  crée  physiquement.  Ses  pensées,  son  esprit  sont  le  pro- 
duit du  milieu  social  dans  lequel  il  vit  et  agit(-).»  «Puis- 
qu'il n'y  a  dans  la  société  que  des  individus,  observa  à 
ce  popros  M.  Durkheim,  oe  sont  eux  et  eux  seuls  qui 
sont  les  facteurs  de  la  vie  sociale...  De  quoi  le  milieu 
social  est-il  fait,  sinon  d'individus?...  C'est  par  les  con- 
sciences individuelles  que  tout  passe,  et  c'est  d'elles  en 
définitive  que  tout  émane.  Le  tout  ne  peut  changer  que 
si  les  parties  changent  et  dans  la  même  mesure  (3).» 

Après  son  séjour  en  Allemagne  seulement,  —  quand 
l'autorité  de  M.  Wagner  et  de  M.  Schmoller,  renforcée 

1.  La   science   sociale   contemporaine,   pp.   227,    241,   401- 

2.  L.  Gumplowicz,  Grundriss  der  Sociologie,  Vienne  1885;  p.  280 
de  la  traduction  française  (^Précis  de  sociologie)  publiée  à  Paris  en 
1896. 

3.  Bévue  philosophique,  t.  XX,  p.  632.  Paris,  1885. 


—  133  — 

encore  par  celle  de  M.  Wundt,  se  fut  ajoutée  à'celle  de 
Schaeffle,  —  M.  Durkheim  se  rallie  définitivement  au  pos- 
tulat du  réalisme  social  et  ne  cesse  plus  d'affirmer  qu'une 
société  est  autre  chose  que  la  collection  de  ses  membres. 

Il  devenait  dès  lors  possible  de  reprendre  la  pensée 
de  Comte,  de  créer  une  science  sociale  positive  et  d'asr 
surer  à  celle-ci  l'autonomie.  Car  ce  qui  manquait  à  la 
Sociologie,  c'était  un  objet  bien  déterminé. 

Comte  s'était  assigné  la  tâche  de  rechercher  «  l'évo- 
lution fondamentale  de  Thumanité  »  ;  sa  physique  sociale 
«  représentait  la  masse  de  l'espèce  humaine,  actuelle,  pas- 
sée, future,  comrae  constituant  une  immense  et  éternelle 
unité  sociale  (^).  » 

Mais  Spencer  avait  discrédité  cette  conception  en 
niant  la  réalité  de  l'humanité;  les  seules  réalités  et  par 
conséquent  le  véritable  objet  de  la  sociologie  étant, 
d'après  lui,  les  individus  et  les  nations  {^). 

La  physique  sociale  de  Comte,  construction  fantai- 
siste démodée,  se  trouvait  classée  comme  un  essai,  inté- 
ressant, mais  infructueux,  de  philosophie  de  l'histoire. 

Ce  qu'on  persistait  à  nommer  Sociologie  risquait  ou 
de  demeurer  avec  Stuart  Mill  (3)  et  ceux  qui  adoptaient 
sa  méthode,  une  explication  des  faits  collectifs  par  les 
données  de  la  psychologie  individuelle,  ou  de  devenir, 
avec  Lilienfeld  (*)  et  les  organicistes,  un  chapitre  de  la 
Biologie. 

Les  suggestions  allemandes  que  suivit  M.  Durkheim, 

1.  Cours,   t.    IV,   p.    409. 

2.  Cfr.  A.   Fouillée,  La  science  sociale  contemporaine,   p.   68. 

3.  Stuart   Mill,   Logique,   livre  VI,  chap.   7. 

4.  P.  Lilienfeld,  Gedanken  ilher.  die  Sozialwissenschaft  der  Zu- 
Tiunft,  5  vol.   1873-1881. 

Morale  et  sociologie.  lo 


—  134  — 

vinrent  à  point  pour  empêcher  la  Sociologie  de  s'évanouir 
en  se  laissant  absorber  par  Tune  ou  l'autre  des  sciences 
voisines.  En  affirmant  Texistenoe  distincte  et  le  caractère 
spécifique  de  la  réalité  sociale,  les  Allemands  fournissaient 
à  la  Sociologie  un  objet  bien  à  elle.  M.  Durkheim  leur  doit 
ce  que  nous  avons  appelé  son  postulat  fondamental. 

Ce  premier  résultat  obtenu,  il  fallait  décider  la  forme 
sous  laquelle  la  Sociologie  ferait  sa  rentrée  dans  le  monde. 

Serait-ce  une  science  générale,  une  discipline  unique, 
à  créer  de  toutes  pièces,  avec  comme  tâche  te  monde  so- 
cial à  scruter  dans  toute  sa  complexité  et  jusque  dans  son 
passé  lointain?  Conçue  avec  ces  proportions,  c'eût  été 
une  entreprise  chimérique,  condamnée  aux  observations 
incomplètes  et  superficielles,  aux  conjectures  hasardeuses, 
aux  généralisations  vagues. 

Schaeffle  avait  eu  des  vues  moins  ambitieuses  mais  plus 
pratiques.  Rompant  avec  Comte  qui  construisit,  au  moyen 
de  matériaux  insuffisants,  une  philosophie  de  l'histoire 
inexacte  et  subjective,  et  avec  Spencer  qui  se  proposa  de 
faire  rentrer  l'évolution  sociale  dans  l'évolution  univer- 
selle (1),  Schaeffle  recommandait  aux  sociologues  de  s'at- 
tacher de  près  à  la  réalité  sociale.  L'étude,  notait-il,  en  est 
déjà  commencée,  de  nombreuses  sciences  particulières  se 
partageant  le  domaine  à  explorer.  Toutefois,  faute  d'en- 
tente préalable,  ces  sciences  sont  dans  un  fâcheux  état 
d'isolement;  elles  s'ignorent  et  ne  semblent  surtout  pas 
soupçonner  que  les  phénomènes  variés  qu'elles  étudient, 
sont  tous  des  activités  ou  des  manifestations  du  même 
corps  social.  La  tâche  du  sociologue  est  d'abord  de  leur 

1.  Bau   und   Leben,   t.    I,   p.    54, 


—  135  — 

faire  preqdre  conscience  de  leurs  étroits  rapports.  Il  ras- 
semblera ensuite  à  mesure  les  conclusions  communes  à 
ces  sciences  particulières  (^). 

M.  Durkheim  adopta  cette  façon  de  comprendre  la 
Sociologie.  Pour  lui  comme  pour  Schaeffle  le  mot  de 
sociologie  désigne  seulement  le  complexus  des  sciences 
existantes,  mais  animées  d'un  même  esprit,  conscientes  de 
leur  solidarité  et  se  communiquant  les  résultats  communs 
de  leurs  investigations  respectives  (2). 

Restait  à  déterminer  la  méthode  que  devraient  adopter 
désormais  les  sciences  sociales  pour  se  développer  dans 
le  sens  sociologique. 

Le  grand  ouvrage  de  Schaeffle,  en  dehors  du  chapitre 
final  consacré  à  la  méthode,  contient  plus  d'une  considé- 
ration intéressante,  sinon  originale,  sur  la  difficulté  que 
présentent  l'observation  et  l'explication  des  faits  sociaux 
et  spécialement  la  recherche  des  antécédents  psychiques  et 

1.  «  Die  sociale  Erscheinungswelt  ist  von  Comte  und  Spencer 
zum  Gegenstand  einer  universellen  Natur-  und  Geschichtsphilosophie 
gemacht  worden.  Wir  gehen  nicht  die  Wege  dieser  Schriftsteller. 
Wir  wollen  uns  nicht  vom  dem  Boden,  welchen  die  Fachwissenschaften 
schon  gelegt  haben,  entfernen.  Verschiedene  Wissenschaften  haben 
sich  der  eigenthiiimlichen  Erscheinungen  der  Socialwelt  bemàchtigt. 
Dennoch  zwei  grasse  Lûcken  klaffen  in  dem  dermaligen  Stande 
der  Socialwissenschaften.  1»  Es  mangelt  an  Einheit  bei  weit  ge- 
triebener  Vereinzelung  und  Zerstûckelung  der  Forschungsgeigenstànde 
durch  Specialdiscijplinen,  welche  von  einander  nicht  Notiz  nehmen. 
Man  'hat  Volkswirtschaft,  Technik,  Staat,  Kunst,  Wissenschaft. 
Kirche  u.  s.  w.  je  fiir  sich  allein  betrachtet,  als  ob  sie  einander 
Nichts  angingen,  als  ob  sie  nicht  Glieder  und  Lebensthatigkeiten 
einer  und  derselben  Gemeinschaft  wàren.  2°  Zweitens  gebricht  es  an 
elementarer  Zusammenfassung  der  einfachen  aber  allgemeinen  Grund- 
erscheinungen,  welche  dem  Bau  und  dem  Leben  der  verschiedenen 
grossen  Socialorgane  gemeinsam  sind  »  (jSCHiEFFLE,  Bau  und  Lebe7i, 
t.    I.   p.   52). 

2.  Voir   On   the  relation  of  sociology  to   the  social  sciences  and  to 
philosophy,   et   plus   haut,   pages   89   et  suiv. 


—  136  — 

la  détermination  des  causes.  Les  notations  du  savant  isolé 
seront  toujours,  dit-il,  fragmentaires,  incomplètes,  faites 
d'un  point  de  vue  étroit  ;  sa  personnalité,  avec  son  carac- 
tère et  ses  préjugés,  influera  sur  son  interprétation  ;  et  les 
motifs  de  la  conscience  collective  souvent  lui  échapperont. 
La  statistique  heureusement  est  là  qui  lui  fournit  des 
données  à  la  fois  objectives  et  contrôlables.  Il  utilisera 
aussi  les  renseignements  acquis  de  l'histoire  et  de 
l'ethnographie  comparée  ;  à  l'occasion  il  aura  recours  pru- 
demment aux  analogies  biologiques  ;  enfin  il  choisira  judi- 
cieusement, pour  dégager  les  causes  des  phénomènes, 
l'une  des  quatre  méthodes  connues  :  celle  des  concor- 
dances, celle  des  différences,  celle  des  résidus  ou  celle 
des  variations  concomitantes  {^). 

Toutefois  les  règles,  énoncées  par  M.  Durkheim  en  con- 
formité avec  ces  indications  de  Schaeffle,  ne  sont  pas  ce 
qu'il  y  a  ni  ce  qu'il  considère  lui-même  comme  le  plus  ca- 
ractéristique dans  sa  méthode.  Quand  il  veut  exprimer 
l'essentiel  de  celle-ci,  il  dit  qu'elle  est  «sociologique»  (2). 
Cela  implique,  comme  nous  l'avons  vu,  deux  choses  :  l'ex- 
clusion du  facteur  individuel  et  la  négation  de  tout  fina- 
lisme  dans  l'évolution  collective.  M.  Durkheim  conçoit  la 
société  comme  se  développant  sous  une  poussée  interne, 
par  un  massif  mouvement  d'ensemble  qui  entraîne  les 
individus,  loin  qu'ils  le  provoquent  ou  le  dirigent,  et  qui 
n'est  conscient  ni  de  son  origine  ni  de  son  terme.  —  Or,  en 
condamnant   l'interprétation  psychologique   et   téléologi- 


1.  SCH^ÇFLE,  Bau  und  Leben,  t.  I,  pp.  59  et  124;  t.  IV,  p.  480. 
—  Schaeffle  ajoute  que  la  constitution  de  la  sociologie  doit  devenir 
une  entreprise  collective  (t.  IV,  p.  492).  M.  Durkheim  a  fait  mieux 
que  d'exprimer  le  même  sentiment.  Il  a  donné  suite  au  vœu  de 
Schaeffle,   en  fondant  V Année  sociologique. 

2.  Règles  de  la  méthode,  p.  176.  —  La  sociologie  en  France,  p.  649. 


—  137  — 

que  des  phénomènes  sociaux,  M.  Durkheini  se  sépare  de 
Schaeffle;  mais  c'est  pour  suivre  M.  Wundt. 

En  effet,  tout  en  concédant,  d'un  certain  point  de  vue, 
que  le  citoyen  ordinaire  est,  dans  sa  mentalité,  un  produit 
de  la  société  qui  l'éduque  (^),  Schaeffle  reconnaît  avec 
Lotze  l'intervention  active  des  individus  dans  la  formation 
des  représentations  collectives  {^)  ;  il  relève  spécialement 
que  les  esprits  dirigeants  modifient  le  capital  moral  d'une 
société,  c'est-à-dire  les  préceptes  en  vigueur  et  les  mœurs 
régnantes  (^),  et  il  attribue  l'origine  des  règles  de  con- 
duite, admises  dans  un  groupe,  à  des  pratiques  individuel- 
les qui  se  sont  petit  à  petit  répandues  par  imitation  (^). 

Sur  ce  dernier  point,  M.  Wundt  est  d'un  avis  contraire. 
Il  se  refuse  à  voir,  dans  les  mœurs  ou  coutumes  collectives, 
des  habitudes  individuelles,  imitées,  répétées,  généralisées. 
L'individu  n'est  pas,  d'après  lui,  le  moteur  de  l'évolution 
sociale.  La  langue,  les  mythes,  les  mœurs,  le  droit  ne  peu- 
vent être  créés  par  l'individu.  Les  coutumes  sont  des  pra- 
tiques communes  résultant  de  représentations  communes  ; 
des  besoins  collectifs  urgents  ou  des  pratiques  cultuel- 
les (^)  en  sont  l'origine;  bref,  elles  sont  l'œuvre  de  la  com- 


1.  «Das  civile  Individuum  ist  in  seiner  geistigen  Eigenartigkeit 
viel  mehr  das  Produkt  als  der  Urheber  der  Gesellschaft  »  {Bau  und 
Leben,  1,  p.  12;  cfr.  p.  421). 

2.  Ibid.,    pp.    417-419. 

3.  «  Jede  Zeit  àndert  das  uberkonimene  Kapital  praktischer  Sitten 
und  Grundsâtze  durch  eigene  und  eigenthùmliche  Zuthaten  und  Ein- 
bussen,  die  unter  dem  Einfluss  tonangebender  Individuen  und  lei- 
tender  Geister  erf olgen  »  (I,  p.  580). 

4.  «  Die    Sitte    und    das    Sittengesetz    sind    urspriinglich    selbst 
Product  individueller  Sittlichkeit,   die  sich  durch   Beispiel   und  Aus- 
breitung    (à    propos    de    la   formation    du    Volksgeist,    Schaeffle    dit: 
durch    Wiederholung,    Beispiel    und    Mittheilung,    p.    418)    zur    Sitte 
verdichtet  »  (I,  p.   619). 

5.  Du  point  de  vue  génétique,  dit  ailleurs   M.  Wundt,  beaucoup 


—  138  — 

muiiauté.  Les  fondateurs  de  religions  et  les  législateurs  de 
l'humanité  n'ont  pas  introduit  des  mœurs  nouvelles  mais 
appliqué  leur  influence  à  des  mœurs  établies.  Les  coutu- 
mes sociales  dérivent  toujours  de  coutumes  préexistan- 
tes î/). 

Sans  doute  Auguste  Comte,  déjà,  en  professant  le  dé- 
terminisme, réduisait  à  presque  rien  l'action  des  indivi- 
dualités géniales  sur  les  destinées  des  sociétés  (^j  ;  mais  il 
est  manifeste  que  l'influence  de  M.  Wundt  a  été  décisive 


de  coutumes  sociales  (Sitte)  sont  des  survivances  de  pratiques  reli- 
gieuses dont  le  but  originaire  nous  est  devenu  inintelligible  et  qui 
ont  été  appropriées  à  de  nouvelles  fins  i^Ethik,  t.  I,  p.  114).  M.  Durk- 
heim  et  ses  collaborateurs  ont  adopté  cette  opinion:  «  Les  phé- 
nomènes religieux  sont  le  germe  d'où  tous  les  autres  —  ou,  tout  au 
moins,  presque  tous  les  autres  —  sont  dérivés  »  (Année  sociologique, 
t.    II,    préface,   p.    IV). 

1.  «  Es  gibt  keine  Volkssitte  bei  der  von  der  tatsàchlichen 
Nachweisung  einer  Entwicklung  aus  beschrânkten  Gewohnheiten  die 
Rede  sein  kônnte.  Das  Individuum  ist  nicht  der  Motor  der  Ge- 
samtentwicklung...  Die  bedeutsamsten  Schopfungen  der  Gesamtheit, 
Sprache,  Mythus,  Sitte,  Recht,  kônnen  yon  dem  Einzelnen  nie 
geschaffen  werden.  Zwingende  soziale  Bedûrfnisse  oder  religiôse 
Kulthandlungen  sind  die  Anfànge  der  Sitte.  Die  Sitte  ist  ein  aus 
gememsamen  Vorstellungen  entspringendes  gemeinsames  Handeln, 
Als  Ganzes  ist  sie  eine  gemeinsame  Schôpfung.  Die  ReligionsstLfter 
und  moralischen  Gesetzgeber  der  Menschheit  haben  nicht  neue 
Sitten  gegrùndet,  sondern  durch  ihren  Einfluss  auf  vorhandene 
Sitten  eingewirkt.  Fur  die  Sitte  kennen  wir  nur  eine  Entwicklung: 
die  aus  vorangegangenen  Sitten  von  verwandten  Inhalt  »  (iW.  WuNDT, 
EthiJc,  3e  éd.  t.  I,  p.  131).  —  M.  Durkheim,  au  surplus,  définit  les 
individualités  géniales,  dans  les  mêmes  termes  que  M.  Wundt  emploie 
pour  définir  les  fiihrende  Geister  :  «  Fiihrende  Geister  sind  die,  die 
sich  der  treibenden  Kràfte  des  ôffentlichen  Geistes  klarer  als  .andere 
bewusst  werden,  dièse  Kràfte  in  sich  gesammelt  und  so  sich  be- 
fahigt  haben,  aUs  eigenem  Vermogen  deren  Richtung  zu  andern  » 
(II,   p.    68). 

2.  «  Les  grands  progrès  de  chaque  époque  résultent  toujours 
de  l'état  immédiatement  antérieur;  en  sorte  que  les  hommes  de 
génie  auxquels  ils  sont  d'ordinaire  trop  exclusivement  attribués,  ne 
se  présentent  essentiellement  que  comme  les  organes  propres  d'un 
mouvement  prédéterminé  qui,  à  leur  défaut,  se  fût  ouvert  d'autres 
issues  »  (Comte,  Cours,  t.  IV,  p.  373). 


—  139    - 

sur  le  parti  pris  par  M.  Durkheim  de  se  rallier  à  la  mé- 
thode d'explication  purement  sociologique.  Après  avoir  lu 
VEthik,  dont  la  publication  fit  sensation,  M.  Durkheim  est 
persuadé  que  «  les  phénomènes  collectifs  ne  viennent  pas 
des  consciences  individuelles,  mais  qu'ils  sont  l'œuvre  de 
la  communauté  ;  qu'ils  ne  partent  pas  des  individus  pour 
se  répandre  dans  la  société,  mais  qu'ils  émanent  de  la 
société  et  se  diffusent  ensuite  chez  les  individus  (^)».  D'où 
la  règle:  «La  cause  déterminante  d'un  fait  social  doit  être 
cherchée  parmi  les  faits  sociaux  antécédents  et  non  parmi 
les  états  de  la  conscience  individuelle  (^j  ». 

En  même  temps  qu'il  ne  méconnaissait  pas  le  rôle  de 
l'individu,  Schaeffle  ne  niait  pas  davantage  l'importance 
des  causes  finales.  La  marche  de  l'évolution  sociale,  dit-il, 
n'est  pas  mécanique  comme  le  mouvement  d'une  horloge  ; 
elle  dépend  de  tendances  ou  de  motifs  vivant  dans  la 
conscience  des  individus.  Les  faits  sociaux,  avant  d'être 
en  réalité,  ont  eu  d'abord  une  existence  mentale,  sous 
forme  de  fins,  représentées  à  la  conscience  ;  ils  ne  sont 
pas  le  résultat  de  forces  aveugles.  Par  conséquent,  con- 
clut Schaeffle,  l'explication  des  faits  sociaux  doit  être 
prrincipalement  téléologique  (^). 

Tel  n'est  pas,  nous  le  savons,  le  sentiment  de  M.  Durk- 


1.  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagne,  p.  118. 

2.  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  p.   135. 

3.  k  Die  sociale  Entu  ickelung-  dst  nicht  Ablauf  aines  mecha- 
nischeii  Uhrwerks;  sie  ist  wesentlich  Produkt  der  bewussten  Triebe 
oder  Beweggriinde,  die  in  jeder  Génération  des  Volkes  leben,  jedoch 
miter  dem  Einfluss  fiihrender  Geister  und  ihrer  Ideen  beharrlichen 
Neuerungen  und  Bereicherungen  unterliegen  »  (Bau  und  Leben,  t.  I, 
p.  4).  «  Die  socialen  Thatsachen  sind  zwar  niclit  ausschliessiich, 
aber  doch  sehr  wesentlich  Product  der  Verwirklichung  von  Zweck- 
yorstellungen,  nicht  Wirkung  blind  wirkender  physikalisch-chemisclier 
Kràfte...  So  wiegt  in  der  Socialwissenschaft  die  Teleoiogie  vor ...  » 
(Ihid.,  p.  63).     ^     -  i  ...  - 


—  140  — 

heim.  Peut-être  ses  sympathies  pour  le  déterminisme 
existaient-elles  déjà;  mais  M.  Wundt,  en  lui  révélant  la 
loi  de  l'hétérogénie  des  fins,  les  a  certainement  avivées. 

Considérez,  dit  M.  Wundt,  une  série  d'actions  volon- 
taires. Vous  remarquerez  que  chacune  donne  des  résul- 
tats qui  n'ont  été  ni  voulus,  ni  prévus.  Ces  résultats  inat- 
tendus, quand  on  en  aura  pris  connaissance,  provoque- 
ront de  nouvelles  actions,  dans  le  résultat  desquelles  il 
y  aura  d'autres  surprises  qui  à  leur  tour  deviendront  le 
motif;  de  volitions  et  ainsi  de  suite.  C'est  la  loi  de  l'hété- 
rogénie des  fins.  M.  Wundt  en  tire  deux  conclusions. 

D'abord  le  résultat  ultime  d'une  série  d'actions  volon- 
taires n'est  pas  nécessairement  représenté  dès  l'origine 
dans  la  conscience  de  l'agent  comme  but  à  réaliser;  au 
contraire  les  effets  d'une  action  volontaire  ne  coïncident 
habituellement  pas  avec  la  fin  qu'on  se  représentait  et 
en  vue  de  laquelle  on  s'est  décidé  à  agir.  Puis  ce  qui.  à 
un  moment  donné  de  l'évolution,  apparaît  comme  le  mo- 
tif d'une  action,  n'est  pas  pour  cela  le  motif  qui  a  déter- 
miné cette  action  à  Torigine  (^). 


1.  «  Das  Prinzip  der  Heterogonie  der  Zwecke:  In  dem  gesamten 
Umfang  menschlicher  Willensvorgànge  reichen  die  Wirkungea  der 
Handlungen  mehr  oder  weniger  weit  ùber  die  urspriinglichen  Willens- 
motive  hinaus,  so  dass  hierdurch  fur  kiinftige  Handlungen  neue  Mo- 
,tive  entstehen,  die  abermals  neue  Wirkungen  hervorbringen,  an 
denen  sich  nun  der  gleiche  Prozess  der  Umwandlung  von  Erfolg  in 
Motiv  wiederholen  kann,  Der  Zusammenhang  einer  Zweckreihe  be- 
steht  demnach  nicht  darin,  dass  der  zuletzt  erreichte  Zweck  schon  in 
den  urspriinglichen  Modven  der  Handlungen,  die  schliesslich  zu 
ihm  gefûhrt  haben,  als  Vorstellung  enthalten  sein  muss,  sondern  er 
wird  wesentlich  dadurch  vermittelt,  dass  der  Effekt  einer  Handlung 
mit  der  im  Motiv  gelegenen  Zweckvorstellung  im  allgemeinen  sich 
nicht  deckt...  Aus  dem  Prinzip  der  Heterogonie  der  Zwecke  geht 
hervor,  wie  falsch  man  die  sitdiche  Entwicklung  auffasst,  wenn  mau 
annimmt,  was  uns  auf  einer  spàteren  Stufe  als  Beweggrund  einer 
Handlung     entgegentritt     oder     wahrscheinlich     dùnkt,    das    sei    von 


—  141  — 

M.  Durkheim  ne  s'est  pas  contenté  de  la  sobriété  re- 
lative des  conclusions  de  M.  Wundt.  Il  a  immédiatement 
généralisé  :  «  Le  calcul  et  la  prévision  n'ont  point  de  part 
à  l'évolution...  Les  grandes  institutions  de  la  morale  et  de 
la  société  ne  sont  pas  des  créations  réfléchies  i^^)  ».  «  Tout 
se  passe  mécaniquement  »  est  une  formule  qu'il  affectionne, 
A  trois  reprises  au  moins,  il  a  cherché  à  l'illustrer  par 
des  exemples,  en  essayant  une  explication  mécaniste  des 
progrès  de  la  civilisation  {^),  de  l'origine  de  la  prohibi- 
tion de  l'inceste  (•^)  et  de  l'évolution  des  lois  pénales  (*). 

Au  terme  de  cet  examen  que  reste-t-il  de  «  français  » 
dans  la  sociologie  de  M.  Durkheim?  Ce  n'est  assurément 
pas  lourd.  L'apport  allemand  y  est  d'une  prépondérance 
écrasante. 

Passons  à  la  morale  de  M.  Durkheim  et  à  sa  politique 
sociale,  puisqu'aussi  bien,  en  analysant  son  œuvre,  nous 
avons  découvert,  sous  le  sociologue  de  renom,  un  mora- 
liste fervent  et  un  hardi  réformateur,  consacrant  le  pre- 
mier de  ses  deux  grands  ouvrages  à  démontrer  que  «no- 
tre premier  devoir  actuellement  est  de  nous  faire  une 
morale  (^)  »  et  terminant  l'autre  par  l'apologie  enthou- 
siaste du  régime  corporatif  (^). 


Anfang  an  fur  dièse  bestimmend  gewesen  »  (W.    WuNDT,  Ethïk,  t.  I, 
p.   275). 

1.  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagne,  pp.  122  et  136. 

2.  La  division  du  travail  social,  p.  375. 

3.  La  prohibition  de  Vinceste  et  ses  origines,  p.  69. 

4.  Deux  lois  de  l'évolution  pénale,  p.  92. 

5.  La  division  du  travail  social,   V^   éd.,  p.    460. 
2.    Le   Suicide,   p.   434.  ^ 


142 


Rappelons  d'abord  les  idées  de  M.  Durkheim  sur  la 
morale  et  sur  la  science  de  la  morale. 

La  morale,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  règles  de  con- 
duite obligatoires  dans  un  milieu  donné,  a  pour  fonc- 
tion, en  disciplinant  les  activités  individuelles,  de  rendre 
possible  la  vie  en  commun.  Elaborée  par  la  société,  elle 
fait  partie  du  système  de  représentations  et  de  sentiments 
qui  forme  le  contenu  de  la  conscience  collective.  Ses 
prescriptions,  impératiyes  et  prohibitives,  sont  ce  que  les 
conditions  du  milieu  social  exigent  et  permettent  qu'elles 
soient.  La  conscience  collective,  certes,  peut  se  tromper: 
ce  qu'elle  impose  comme  moral  n'est  pas  toujours  «nor- 
mal ».  Mais  de  ce  que  la  morale  dépend  étroitement  et 
nécessairement  de  la  mentalité  collective  et  que  chaque 
société,  à  chaque  phase  de  son  évolution,  a  sa  mentalité 
propre,  il  résulte  que  l'idée  d'une  morale  universelle  ou 
d'un  droit  naturel  est  chimérique.  Cela  étant,  la  science 
de  la  morale  ne  peut  consister  à  déduire  d'un  principe 
premier,  posé  comme  absolu,  une  série  de  règles  vala- 
bles pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  lieux.  Mais  les 
morales  existantes,  qui  sont  des  données  réelles,  doivent 
être  prises  pour  point  de  départ  par  le  savant  ;  il  en  recher- 
chera par  induction  la  genèse,  en  déterminera  la  fonc- 
tion, et  formulera  éventuellement  le  précepte  normal  à 
rencontre  de  la  règle  pathologique  en  vigueur. 

Il   n'est   pas   difficile   de   retrouver   la   source   inspira- 
trice de  la  plupart  de  ces  idées. 

Schaeffle  a  fourni  la  conception  sociologique  de  la  mo- 
rale; les  économistes  avec  M.  Wundt  ont  ébranlé  ce 
qu'il  pouvait  rester  à  M.  Durkheim  de  foi  dans  le  droit 
naturel;  M.  Wundt  lui  a  suggéré  l'emploi  en  morale  de 
la  méthode  positive  d'observation  et  d'induction. 


—  143  — 

Schaeffle,  sans  prétendre  que  son  point  de  vue  soit 
exclusivement  légitime,  étudie  la  morale  en  sociologue. 
Les  ordonnances  de  l'Ethique  lui  apparaissent  ainsi  com- 
me revêtues  d'une  fonction  éminemment  sociale.  Elle 
contraint  l'individu  à  dompter  les  impulsions  de  sa  nature 
animale  ;  elle  tend  à  faire  de  lui  un  être  vraiment  humain, 
c'est-à-dire  apte  à  vivre  en  société  avec  ses  sembla- 
bles '^.  Ses  préceptes,  pas  plus  que  les  règles  juridi- 
ques, ne  tombent  du  ciel  comme  des  impératifs  catégori- 
ques révélés  ;  ils  se  forment  au  sein  de  la  société  et  se  dé- 
veloppent avec  elle  au  cours  de  l'évolution  historique  (-). 

M.  Wagner  enseignait  d'autre  part  que  les  prétendus 
droits  essentiels  de  l'homme  ne  sont  pas  des  catégories 
absolues  mais  des  produits  historiques.  La  liberté,  dit-il 
par  exemple,  n'est  pas  un  axiome  mais  un  problème  ;  cha- 
que peuple  et  chaque  époque  le  résolvent  et  doivent  le  ré- 


1.  Schaeffle  reconnaît  d'ailleurs  que  la  contrainte  sociale  peut 
s'exercer  en  bien  ou  en  mal  ;  qu'il  peut  y  avoir  des  aberrations  collec- 
tives du  sentiment  et  de  la  volonté,  des  épidémies  morales  et  qu'il  y 
a  matière  à  instituer  une  psychiatrie  du  Volksgeist  (Bau  und  Leben, 
t.  I,  p.  416). 

2.  «  Die  Thatsachen  der  Ethik  hôren  inhaltlich  dem  Gebiet  der 
empirischen  Entfaltung  unserer  sozialen  Natur  an.  Den  Korper  des 
Ethischen  bildet  das  soziale  Thun  und  Lassen.  Gut,  im  wissenschaft- 
lichen  Sinne,  ist  das  menschliche  Wollen  in  seiner  den  thierischen 
Trieb  niederhaltenden  Richtung  auf  die  Verwirklichung  unseres  nur 
innerhalb  der  Gesellschaft  sich  entfaltenden  àcht  menschlichen,  d.  h. 
wahrhaft  soziale  Wesens...  Das  Ethische,  in  seinen  beiden  Hauptfor- 
men  der  Moral  und  des  Rechtes,  ist  iiberhaupt  Erscheinung  des  so- 
zialen Processes  »  (Schaeffle,  Bau  imd  Leben,  t.  I,  pp.  583-584). 
«  Die  Gesetze  der  Moral  und  des  Rechtes  fallen  nicht  von  Himmel 
als  geoffenbarte,  kategorische  Imperative,  aber  sie  entfalten  sich  in 
einer  geschichtlichen  Entwicklung  »  ^I,  p.  60Q).  «  Recht  und  Sitte  siad 
geselJschafdiche  und  aus  dem  Gesichtspunkt  der  gesellschaftlichea 
Erhaltung  geschopfte  Ordnungen  der  sozialen  Wechselwirkungen 
und  hierdurch   der   sozialen   Entjwickelung   »   (t.    II,   p.   61). 


—  144  — 

soudre  différemment  (\).  Et  cette  critique,  dirigée  par  les 
économistes  contre  les  droits  de  l'homme  proclamés  par  la 
Révolution  française,  était  étendue  par  les  philosophes  à 
tout  le  droit  naturel.  L'homme  in  abstracto  que  suppose 
le  Naturrecht  n'existe  point  et  nulle  part,  disait 
M.  Wundt;  le  droit,  ajoutait-il,  n'est  rien  d'immuable 
mais  il  est  «  devenu  »  et  dans  un  perpétuel  devenir  ;  il  est 
aussi   changeant   que  l'homme  lui-même  (/^). 

Il  fallait  dès  lors  substituer  à  l'ancienne  méthode  dé- 
ductive,  une  méthode  nouvelle.  Pour  déterminer  les  fins 
morales,  dit  M.  Wundt,  il  ne  faut  pas,  à  la  manière  des 
utilitaires  et  des  rationalistes,  commencer  par  définir 
l'idéal  moral  et  en  déduire  ensuite  la  série  des  fins  par- 
ticulières. Ce  serait  mettre  à  la  base  de  la  science  une 
hypothèse  arbitraire  et  suspecte.  Mais  il  convient  d'obser- 
ver avec  soin  les  actions  humaines  et  de  noter  quel  est 
le  but  de  celles  dont  la  conscience  générale  reconnaît  la 
moralité  (^).  M.  Durkheim  a  non  seulement  répété  le  pré- 


1.  A.  Wagner,  Grundlegung  der  poUtischen  Oekonomîe,  zvveiter 
Theil,  §§  44  et  45;  cfr.  Schaeffle,  Bau  und  Lebeii,  t.  II,  p.  138. 

2.  «  Jener  Mensch  in  abstracto,  den  die  rechtsphilosophischen 
Système  voraussetzen,  existiert  nie  und  nirgends  in  der  Wirklichkeit. 
Wie  aile  geistigen  Schôpfungen  und  wie  insbesondere  das  sittliche 
Leben,  so  ist  auch  das  Recht  nichts  Unverànderliches,  sondern  ein 
Gewordenes  und  ewig  Werdendes...  Ueberall  erweist  sich  das  Recht 
als  àhnlich  verànderlich  wie  der  Mensch  selber  »  (WUNDT,  Ethik, 
t.  II,  p.  194). 

3.  «  Die  methiodische  Behandlung  der  Problème  kann  zwei  Wege 
einschlagen.  Dier  erste  besteht  darin,  dass  man  irgend  einen  allge- 
meinen  Begriff  des  Sittlichen  zu  gevvinnen  und  dann  durch  Analyse 
desselben  die  einzelnen  ethischen  Zwecke  zu  bestimmen  sucht.  Er  ist 
noch  in  der  neueren  Ethik  der  gelàufige...  An  die  Stelle  der 
Tatsachen,  an  denen  der  Begriff  des  Sittlichen  zu  messen  ist,  treten 
so  zweifelhafte  Hypothesen  und  Deduktionen,  bei  denen  man  na- 
mentlich  den  psychologischen  Erfahrungsinhalten  beliebig  willkurliche 
Konstruktionen  zu  substituieren  pflegt.  Der  zweite  Weg  der  ethischen 
Untersuchung  geht  von  unsern   empirischen  sittlichen   Urteilen   aus; 


—  145  — 

cepte  de  Wundt  (^j,  mais  il  a  parfois  essayé  de  le  mettre 
en  pratique  (-). 

Quant  au  système  de  politique  sociale  de  M.  Durk- 
heim,  il  se  peut  ramener  à  trois  chefs  : 

1°  Le  libéralisme  est  une  erreur  sociale.  «  La  liberté, 
disait-il  dans  la  leçon  d'ouverture  de  son  cours  à  l'adresse 
des  individualistes,  la  liberté  n'est  pas  un  bien  absolu 
dont  on  ne  saurait  jamais  trop  prendre;  il  est  une  sphère 
très  vaste  où  elle  doit  être  limitée.  »  Et  les  pages  les  plus 
éloquentes  de  la  Division  du  travail  et  du  Suicide  sont 
consacrées  à  démontrer,  contre  Spencer  et  contre  les 
économistes  orthodoxes,  la  nécessité  d'une  réglementa- 
tion de  la  liberté  (^). 

2"  Cette  réglementation  ne  doit  pas  venir  de  l'État. 
«Ce  n'est  pas  le  Gouvernement  qui  peut,  à  chaque  instant, 
régler  les  conditions  des  différents  marchés  économiques, 
fixer  les  prix  des  choses  et  des  services,  proportionner  la 
production  aux  besoins  de  la  consommation,  etc.  (*)  ». 
«L'État   s'est  surchargé  de  fonctions  auxquelles  il  était 


er  sucht  auf  Grund  derselben  zunachst  die  sitdichen  Zvvecke  im 
einzelnen  und  dann  mittels  derselben  ein  allgemeines  ethisches 
Prinzip  zu  gewinnen.  Das  nàchste  Problem  bel  der  Untersuchung 
Kder  sittlichen  Zwecke  besteht  daher  in  der  Beantwortung  der  Frage; 
welches  sind  die  Zwecke,  die  in  unserer  Beurteilung  allgemein  als 
sitdiche  anerkannt  werden?  »  ^(,W.  WuNDT,  Ethik,  t.  II,  pp.  108-109). 

1.  La  div.  du  trav.,  l^e  éd.,  p.   4.  Voir  plus  haut,  pp.   11   et  102. 

2.  Par  exemple,  pour  déterminer  si  la  division  du  travail  a  une 
valeur  morale;  ou  si  le  suicide  est  un  acte  immoral  (La  division  du 
travail  social,  p.  43  ;  Le  suicide,  p.  369). 

3.  La  division  du  travail  social,  pp.  356  et  380.  Le  suicide,  pp.  272 
et  suivantes. 

4.  Division  du  travail,  p.  351.  Cfr.  la  préface  de  la  deuxième 
édition,  p.  VI  :  «  La  vie  économique,  parce  qu'elle  est  très  spéciale 
et  qu'elle  se  spécialise  chaque  jour  davantage,  échappe  à  la  compé- 
tence et  à  l'actioai  de  l'Etat.  » 


—  146  — 

impropre  et  dont  il  n'a  pas  pu  s'acquitter  utilement;  il 
est    aussi    envahissant    qu'impuissant  (^)  ». 

3"  La  réforme  sociale  qui  s'impose,  est  la  restauration 
des  corporations  professionnelles.  C'est  la  conclusion  de 
ses  deux  études  les  plus  importantes  :  «  Il  faut  que  la 
corporation   redevienne  une  institution   publique  (-)  ». 

Dans  tout  cela,  M.  Durkheim  est  le  fidèle  disciple  de 
ses  maîtres  allemands. 

Avec  les  socialistes  de  la  chaire  (^),  Schaeffle  critique 
l'utopie  libérale  (^)  ;  mais,  et  par  là  il  diffère  d'eux,  il  ap- 
préhende l'insuffisance  et  les  dangers  de  l'intervention  de 
l'Etat  pour  remédier  à  l'anarchie  créée  par  le  libéralisme. 
Il  ne  voit  le  remède  que  dans  un  retour  intelligent  au  ré- 
gime corporatif.  La  corporation  est,  à  son  avis,  une  insti- 
tution essentielle,  un  besoin  de  tous  les  temps  ;  la  forme 
seule  en  est  contingente  et  doit  varier  d'après  les  époques. 
Une  restauration  corporative,  appropriée  aux  besoins  et 
aux  situations  nouvelles,  réconciliera  l'ordre  et  la  liberté 
— ^  tâche  au-dessus  des  forces  de  l'Etat  centralisé  (^). 


1.  Le  suicide,  p.  448. 

2.  Le  suicide,  pp.  434  et  suiv.,;  La  division  du  travail,  préface  de  la 
deuxième  édition. 

3.  Wagner,  Grundlegung,  zweiter  Theil,  §§  25  et  suiv. 

4.  <c  Freiheit  und  Gleichheit  dùrfen  nicht  auf  Kosten  der  Ordiiung, 
der  Einheit,  des  Zusammenhaltes  gesteigert  werden,  da  sie  in  diesem 
FaJle  statt  der  Macht  die  Ohnmacht,  statt  der  Selbsterhaltung  die 
Selbstzerstorung  des  Ganzen  herbeifiihren...  Falsch  ist  die  Ansiclit, 
dass  das  hôchste  Ausmass  der  Freiheit  Bediirfniss  aller  Entwicke- 
lungsperioden  sei...  Die  Freiheit  und  die  Gleichheit  ist  keine  kon- 
stante,  sondern  eine  variable  entwickelungsgeschichtlich  wechselnde 
Grosse...  »  (Bau  und  Leben,  t.  II,  pp.   134  et  suiv.). 

5.  «  Die  Corporation  ist  ein  Bediirfniss  aller  Zeiten,  auch  der 
Gegenwart  und  der  Zukunft.  Nur  hat  sie  in  jeder  Geschichtsepoche 
besondere  Formen.  Von  den  mittelalterlichen  Corporationen  sind 
fast  nur  die  Territorialkorporationen  (Gemeinde,  Bezirk,  Staat)  iibrig 
geblieben.  Die  Berufskorporationen  dagegen  sind  von  der  indivi- 
dualistisrhen   Neuzeit  fast   ganz   aufgelôst  worden.   Die   Berufskorpo- 


—  147  — 

Cette  action  des  Allemands  sur  M.  Durkheim  n'a  pas 
été  seulement  profonde  et  très  étendue.  Ce  ne  fut  pas 
comme  la  révélation  d'une  vocation,  une  impulsion  initiale 
suivie  d'une  évolution  personnelle;  c'est  une  influence  qui 
persiste  toujours,  ainsi  que  le  montre  un  incident  récent. 

En  1906,  M.  Durkheim  développa,  devant  la  Société 
française  de  philosophie,  une  thèse  sur  la  détermination  du 
fait  moral  1^).  Il  allait  y  exposer,  déclara- t-il  en  commen- 
çant, «la  conception  générale  des  faits  moraux  à  laquelle 
l'ont  conduit  les  recherches  qu'il  poursuit  sur  ce  sujet 
depuis  un  peu  plus  de  vingt  ans  ». 

La  première  partie  de  la  thèse  était  consacrée  à  éta- 
blir que  le  contenu  de  la  morale  est  exclusivement  social, 
c'est-à-dire  que  les  seuls  actes  moraux  sont  ceux  qui  ont 
pour  fin  la  société.  Voici  l'argumentation  : 

«  Un  acte  ne  peut  avoir  que  deux  sortes  de  fins  :  1°  l'in- 
dividu que  je  suis  ;  2*^  d'autres  êtres  que  moi.  Or  jamais 
la  conscience  morale  n'a  considéré  comme  moral  un  acte 
visant  exclusivement  la  conservation  de  l'individu  ou  le 


ration  an  sich  hat  die  schàtzbarsten  Vortheile...  Die  Staatsomnipotenz 
hat  die  gewerblichen  Kôrperschaften  der  einfachen  Zersetzung  durch 
das  grosse  Kapital,  ohne  Anstrengungen  fiir  ihre  zeitgemàsse  Reform, 
preisgegeben.  Eine  Berufsverkôrperung  im  Geiste  des  neuen  Zeit  — 
beweglicher  zugànglicher,  mehr  specialisirt,  rationeller  organisirt  — 
wird  wohl  der  Staat  selbst  wieder  als  Grundlage  eines  Zustandes 
erstreben,  in  welchem  Ordnung  und  Freiheit  versohnt  sind;  der  Um- 
stand,  dass  gegenwàrtig  90  <yo  der  Bevolkerung  ailes  Berufsverbandes 
ermangeln,  macht  ja  das  Regieren  so  schwer,  dràngt  zur  Anwendnng* 
mechanischer  Bindemittel  und  nothigt  dem  Staate  die  RoUe  auf, 
centralisirend  in  Allem  und  fiir  Aile  Vorsehung  zu  spielen.  Auf  die 
Dauer  ist  das  gewiss  undurchfiihrbar...  »  Schaeffle,  jBaie  und  Le- 
ben,    I,    pp.    757-765;    cfr.    t.  II,    p.    125). 

I.  Durkheim,  l^a  détermination  du  fait  inoral,  dans  Bulletin 
de  la  Société  française  de  philosophie,  nos  d'avril  et  mai  1906.  — 
Prirent  part  à  la  discussion:  MM.  Bernés,  Maurice  Blondel,  Brunsch- 
vicg,  :Chabrier,  Darlu,  Egger,  Goblot,  Jacob,  Leclère,  Rauh, 
Louis  Weber,   Dunan,  Parodi,   Malapert. 


—  148  ^ 

développement  de  son  être.  Si  l'individu  que  je  suis  ne 
constitue  pas  une  fin  ayant  par  elle-même  un  caractère 
moral,  il  en  est  nécessairement  de  même  d'abord  d'un 
autre  individu,  mon  semblable,  et  ensuite  de  plusieurs 
autres  ;  car  si  chaque  individu  pris  à  part  est  incapable  de 
communiquer  une  valeur  morale  à  la  conduite,  c'est-à-dire 
s'il  n'a  pas  par  soi  de  valeur  morale,  une  somme  numérique 
d'individus  n'en  saurait  avoirdavantage.il  ne  reste  donc 
finalement  plus  d'autre  objectif  possible  à  l'activité  mo- 
rale que  le  sujet  sui  generis  formé  par  une  pluralité  de 
sujets  individuels,  associés  de  manière  à  former  un  grou- 
pe ;  il  ne  reste  plus  que  le  sujet  collectif.  » 

Ce  raisonnement  est  tout  simplement  repris  à  la  théo- 
rie de  M.  Wundt  sur  les  fins  morales  (^j. 

Les  règles  morales  d'autre  part  ont  pour  caractéristi- 
que d'être  obligatoires  et  avec  cela,  très  souvent  sinon 
toujours,  elles  exigent  de  nous  pour  être  suivies,  du  dé- 
vouement et  du  désintéressement.  Pourquoi  nous  y  sou- 
mettre ?  De  quel  droit  la  société,  source  et  terme  de  toute 
morale,  nous  contraint-elle?  C'est  la  question  posée  dans 
la  seconde  partie  de  la  thèse. 


1.  «Die  handelnde  Persônlichkeit  als  solche  ist  niemals  cigentli- 
ches  Zweckobjekt  des  Sittlichen.  —  Ist  das  eig^ene  Ich  kein  letzter 
sittlicher  Zweck,  so  ist  nun  nicht  einzusehen,  weshalb  ein  anderes  Ich 
ein  solcher  sein  sollte.  Die  Erhaltung  eines  Einzelnen,  das  Gluck  eines 
Einzelnen,  die  Ausbildung  seiner  Fàhigkeiten  sind  an  und  fiir  sich 
an  Wert  einander  gleich,  mag  ich  selbst  oder  mag  der  Andere 
dieser  Einzelne  sein.  —  Auch  die  Vervieifâltigung  der  Einzelsubjekte 
àndert  nichts  an  dieser  Sachlage.  Aus  lauter  NuUen  làsst  sich  keine 
Grosse  bilden.  Ist  das  individuelle  Lustgefiihl  sittlich  wertlos,  so 
ist  es  auch  das  Lustgefiihl  vieler  oder  aller.  Wenn  niemals  das  Indi- 
viduum,  das  fremde  so  wenig  wie  das  eigene,  der  letzte  Zweck  des 
Sittlichen  ist,  so  bleiben  nun  zwei  soziale  Zwecke  als  die  nàchsten 
Gegenstànde  des  sittlichen  WoUens  iibrig  :  die  ôffentliche  Wohl- 
fahrt  und  der  allgemeine  Fortschritt  »  ("W.  Wundt,  Ethik,  t.  II, 
p.     110). 


—  149  — 

«  La  société  nous  commande,  répond  M.  Diirkheim, 
parce  qu'elle  est  extérieure  et  supérieure  à  nous.  C'est 
d'elle  que  nous  recevons  la  civilisation,  c'est-à-dire  l'en- 
semble des  plus  hautes  valeurs  humaines.  Nous  ne  pou- 
vons vouloir  sortir  de  la  société,  sans  vouloir  cesser  d'être 
des  hommes...  Elle  est  un  être  psychique  supérieur  à  celui 
que  nous  sommes  et  d'où  ce  dernier  émane.  Par  suite  on 
s'explique  que,  quand  elle  réclame  de  nous  ces  sacrifices 
petits  ou  grands  qui  forment  la  trame  de  la  vie  morale, 
nous  nous  inclinions  devant  elle  avec  déférence  Le  croyant 
s'incline  devant  Dieu,  parce  que  c'est  de  Dieu  qu'il  croit 
tenir  l'être  et  particulièrement  son  être  mental,  son  âme. 
Nous  avons  les  mêmes  raisons  d'éprouver  ce  sentiment 
pour  la  collectivité.  Si  vous  comprenez  pourquoi  le  croyant 
aime  et  respecte  La  divinité,  quelle  raison  vous  empêche 
de  comprendre  que  l'esprit  laïque  puisse  aimer  et  respec- 
ter la  collectivité,  qui  est  peut-être  bien  tout  ce  qu'il  y  a 
de  réel  dans  la  notion  de  la  divinité?...  Je  ne  vois  dans  la 
divinité  que  la  société  transfigurée  et  pensée  symboli- 
quement. » 

Vers  la  même  époque,  M.  Durkheim  développa  cette 
dernière  idée  dans  une  conférence  à  VÉcole  des  hautes 
études  sociales.  Cette  conférence  n'a  pas  encore  été  pu- 
bliée, mais  d'après  le  résumé,  donné  par  un  auditeur, 
M.  Lalande  (^),  le  conférencier  aurait  soutenu  que  Dieu 
c'est  la  société  {God  is  Society)  et  que  la  société  fournit  à 
la  morale  le  fondement  qu'on  demande  ordinairement  à 
la  religion  révélée  ;  tout  ce  que  Dieu  est  pour  le  croyant, 
la  société  l'étant  pour  ses  membres.  «  Cette  conférence, 


1.  A.  Lalande,  Philosopha  in  France,    dans    The  philosophical 
Review,  t.  XV  (no  de  mai).  New- York,  1906. 

Morale  et  sociologie.  n 


—  150  — 

dit  M.  Lalande,  produisit  une  grande  impression;  il  s'en 
dégageait  un  sentiment  moral  et  religieux  intense.  M. 
Durkheim  se  révélait, comme  le  réel  successeur  d'Auguste 
Comte  ;  et  en  vérité  il  prononça  ce  soir-là  le  sermon 
d'un   grand   prêtre    de    l'humanité.  » 

M.  Lalande  fait  erreur.  Ce  n'est  pas  Comte  qui  inspi- 
rait M.  Durkheim,  mais  un  Allemand,  sympathique  au 
groupe  de  M.  Durkheim  comme  critique  de  la  morale 
sinon  comme  sociologue,  —  M.  Simmel.  Dans  un  livre 
à  peine  connu  en  France  en  dehors  de  l'entourage  de 
M.  Durkheim,  M.  Simmel  a  soutenu  en  effet  que,  du 
point  de  vue  positiviste,  Dieu  est  la  personnification  de  la 
société  législatrice,  et  que  tous  les  attributs  de  Dieu  se 
laissent  transporter  à  la  société  (^). 


1.  «  Wenn  es  auch  vom  Standpunkt  des  Einzelnen  aussieht,  als 
ob  die  Religion  uns  die  sittlichen  Gesetze  vorschriebe,  so  ist  vom 
Standpunkt  der  Gattung  aus  das  Umgekehrte  der  Fall  :  sie  schreibt 
der  Religion  vor,  welche  sittlichen  Gesetze  sie  anzuerkennen  hat.  Als 
Schôpfer  der  sittlichen  Gesetze  ist  Gott  nur  die  substanziirte  Idée  eines 
Urquells  der  sittlichen  Gebote,  fur  die  der  Einzelne  ebenso  einen 
Gesetzgeber    hypostasirt    wie    fur    den    Weltinhalt    einen    Schôpfer... 

»  Es  findet  sich  eine  tiefgreifende  Analogie  zwischen  dem 
Verhalten  zur  AUgemeinheit  und  dem  Verhalten  zu  Gott.  Vor  allem 
ist  das  Gefùhl  der  Abhângigkeit  hier  entscheidend  ;  das  Individuum 
'iihlt  sich  an  ein  Allgemeineres,  Hôheres  gebunden,  aus  dem  es  fliesst 
und  in  das  es  fliesst,  dem  es  sich  hingiebt,  aber  von  dem  es  auch 
Hebung  und  Erlôsung  erwartet,  von  dem  es  verschieden  und  doch 
auch  mit  ihm  identisch  ist.  Aile  dièse  Empfindungen,  die  sich  in  der 
Vorstellung  Gottes  begegnen,  lassen  sich  zuriickfiihren  auf  das  Ver- 
hâltniss,  das  der  Einzelne  zu  seiner  Gattung  besitzt,  einerzeits  zu  den 
vergangenen  Generationen,  anderseits  zu  der  mitlebenden.  Wir  sind 
von  der  Gesellschaft  abhàngig-  —  Insbesondere  jene  Demuth,  in  der 
der  Fromme  ailes,  was  er  ist  und  hat,  Gott  zu  verdanken  bekennt,  in 
ihm  die  Quelle  seines  Wesens  und  seiner  Kraft  erblickt,  lâsst  sich 
richtig  auf  das  Verhâltniss  des  Einzelnen  zur  Gesammtheit  iibertra- 
gen.  Die  soziale  Gesammtheit  ist  es,  aus  der  die  ganze  Fiille  der 
Triebe  fliesst,  die  sie  uns  als  Resultate  wechselnder  Anpassungen 
vererbt,  die  Mannigfaltigkeit  der  Verhàltnisse,  in  denen  wir  stehen, 
die  Ausbildung  der  Organe,  mit  denen  wir  die  verschiedenen  Seiten 
der  Welt  auffassen  —  und  doch   ist  die  soziale  Gruppe  etwas  hinrei- 


—  151  — 

Faut-i]  une  conclusion  à  ce  chapitre  ?  Elle  pourra  être 
brève. 

S'il  n'est  pas  encore  démontré  que  la  Sociologie  n'est 
pas  «née  en  France»,  il  est  établi  qu'elle  n'est  pas  «restée 
une  science  essentiellement  française».  L'œuvre  de  M. 
Durkheim,  son  actuel  représentant  le  plus  éminent,  est 
made  in  Germany. 


chend  Einheitliches,  um  als  realer  Einheitspunkt  dieser  divergen- 
ten  Ausstrahlungen  angesehen  zu  werden.  Sobald  die  soziale  Ver- 
einheitlichung  die  Objektivirung  des  Ganzen  dem  Einzelnen  gegen- 
iiber  einen  gewissen  Grad  erreicht,  hat,  erscheint  sie  diesem  als 
iiberirdische  Macht,  und  ihr  gegeniiber,  mag  sie  noch  unmittelbar 
als  soziale  bewusst  sein  oder  sich  schon  in  das  Gewand  der  Gottesidee 
g<ehiillt  haben,  erhebt  sich  das  Problem,  wie  viel  der  Einzelne  thun 
kônne  oder  niiisse,  um  seinem  Sollen  zu  genùgen,  und  wie  viel  von 
dem  ihm  jenseitigen  Prinzip  dazu  geschieht...  Die  religiôse  Form 
ist  unzàhlige  Maie  nur  das  Gewand  eines  soziologischen  Inhalts... 
»  Liegt  das  tiefere  Wesen  der  Religion,  insoweit  sie  Sittenlehrerin 
ist,  darin,  dass  Gott  die  Personification  der  Allgemeinheit  als 
Gesetzgeberin  fur  den  Einzelnen  ist,  geht  seine  ethische  Bedeutung 
aus  der  psychologischen  Nothwendigkeit  des  Satzes  hervor:  kein 
Gesetz  ohne  ein  Wesen,  von  dem  es  gegeben  wird  —  so  decken  sich 
allerdings  die  religiôsen  Normen  mit  den  jeweiligen  moralischen 
Nothwendigkeiten  »  (G,  SiMMEL,  Einleitung  in  die  Moralwissenschaft, 
t.    I,    p.    444). 


152  — 


CHAPITRE  V. 

LE  RÉALISME  SOCLAL  (i). 

Les  idées  et  les  méthodes,  empruntées  aux  Allemands 
par  M.  Durkheim,  étaient  neuves  pour  la  plupart,  ou  du 
moins  peu  répandues  en  France. 

La  Sociologie  d'abord  n'y  jouissait  pas  d'une  grande 
faveur. 

Le  Cours  de  philosopJiie  positive  de  Comte,  achevé  en 
1842,  n'eut  pas  de  suite  et  la  Sociologie  resta  dans  l'aban- 


1.  Bibliographie  :  Ch.  Andler,  Sociologie  et  démocratie  (Revue 
de  métaphysique  et  de  morale,  t.  IV).  Paris,  1896.  —  BERNES, 
Individu  et  société  (Revue  philosophique,  t.  LU).  1901.  —  Blunt- 
SCHLI  Allgemeines  Staatsrecht  gescMchtlich  hegrûndet.  Mùnchen,  1852. 
—  E.  Durkheim,  Lettre  au  Directeur  de  la  Revue  philosophique  (Rev. 
phil.,  t.  LII,  1901).  —  A.  Fouillée,  Le  mouvement  positiviste  et  la 
conception  sociologique  du  monde.  Paris,  1896.  —  Les  éléments  socio- 
logiques de  la  morale.  Paris,  1905.  —  S.  Jankelevitch,  Nature  et 
société.  Paris,  1906.  —  K.  Knies,  Die  politische  OeTionomie  vom 
Standpunkte  der  geschichtlichen  Méthode.  Braunschweig",  1853.  — 
M.  LazaruS  et  H.  Steinthal,  Einleitende  GedanTcen  iiber  Vôlker- 
psychologie  (Zeitschrift  fiir  Vôlkerpsychologie  und  Sprachwissenschaft, 
t.  I).  Berlin,  1860.  —  M.  LazaruS,  Ueber  das  Verhàltniss  des 
FAnzelnen  zur  Gesammtheit  (Zeitschrift  fiir  Vôlkerpsychologie  und 
Sprachwissenschaft,  t.  II).  1862.  —  Einige  synthetische  Gedanken  zur 
Vôlkerpsychologie  (ibid.,  t.  III).  1865.  —  Fr.  List,  Das  nationale 
System  der  politischen  Oekonomie.  Stuttgart,  1841.  —  Adam  Muller, 
Die  Elemente  den  Staatskunst,  3  vol.  Berlin,  1809.  —  W.  Rqscher, 
System  der  Volkswirtschaft.  Band  I  :  Grundlagen  der  Nationalôkonomie. 
Stuttgait,  1854.  —  G.  Tarde,  La  sociologie  élémentaire  (Annales  de 
l'Institut  international  de  Sociologie,  t.  1).  Paris,  1895.  —  La  lo- 
gique sociale.  Paris,  1895.  —  La  réalité  sociale  (Rev.  philois.,  t.  LU, 
1901).  —  W.  vON  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache  auf  der  Insel 
Java.  Erster  Band.  Einleitung.  Berlin,  1836.  —  F.  C.  vON  Savigny, 
Vom  Beruf  unserer  Zeit  fiir  Gesetzgebung  und  Eechtswissenschaft.  1814. 


—  153    - 

don  pendant  trente  ans.  Quand,  vers  1872,  M.  P2spinas 
songea  à  traiter  des  sociétés  animales  «  avec  le  dessein 
avoué  de  dégager  de  cette  étude  quelques  lois  communes 
à  toutes  les  sociétés,  »  il  n'y  avait  pas  en  France,  a-t-il 
raconté  plus  tard,  dix  personnes  favorables  à  cet  ordre  de 
recherches.  Les  philosophes  de  profession  savaient,  en 
général,  assez  vaguement  que  Comte  avait  proposé  le 
mot  de  Sociologie  pour  désigner  la  science  sociale  :  ils 
étaient  unanimes  à  le  trouver  bizarre  et  malvenu.  Qua- 
tre ans  après,  Paul  Janet  obligeait  M.  Espinas  à  sup- 
primer l'Introduction  historique  de  sa  thèse  «  parce  qu'il 
ne  voulait  pas  en  effacer  le  nom  d'A.  Comte  (/).  » 

Rien  ne  restait  plus  éloigné  de  la  conception  sociolq- 
gique,  que  la  science  économique  française  {^).  Elle  était 
—  à  V Académie  des  sciences  morales  et  politiques  comme 
à  la  Société  d'économie  politique;  au  Journal  des  écono- 
mistes comme  à  ÏÉconomiste  français,  —  individualiste 
dans  son  esprit  et  déductivè  dans  sa  méthode.  «  Les 
économistes  orthodoxes  —  écrivait  M.  Durkheim,  tandis 
que  les  socialistes  de  la  chaire  l'initiaient  à  la  Volkswirt- 
schaft  —  gardent  chez  nous  cette  puissante  influence  qu-ils 
ont  perdue  dans  les  autres  pays  de  l'Europe.  Disciples 
inconscients  de  Rousseau,  ils  supposent  seulement  que 
des  individus  sont  en  présence  qui  échangent  leurs  pro- 
duits; pour  eux  la  société  est  un  composé  où  il  n'y  a 
rien  de  plus  que  dans  la  somme  de  ses  composants;  les 


1.  Espinas,  Etre  ou  ne  pas  être. 

2.  L.  CosSA,  Jntroduzione  allô  studio  delV  Economia  pqlitica. 
MiJano,  1892.  —  J.  K.,  Ingram,  Histoire  de  V économie  'politique. 
Paris,  1893.  —  J.  Rambaud,  Histoire  des  doctrines  politiques.  Paris, 
1899. 


154 


grandes  lois  économiques  seraient  les  mêmes,  quand  il 
n'y  aurait  jamais  eu  au  monde  ni  nations,  ni  Etats  (^).  » 
—  L'économie  politique  ne  s'enseignait  d'ailleurs  que 
dans  quelques  écoles  spéciales  :  au  Collège  de  France, 
au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  à  l'Ecole  des  ponts 
et  chaussées  ;  elle  ne  faisait  pas  encore  partie  des  pro- 
grammes des  Facultés  de  droit. 

Il  en  était  du  Droit  comme  de  récono'mie  politique.  On 
avait  fait  les  écoles  de  Droit,  écrit  M.  Liard,  pour  ensei- 
gner rinterprétation  des  lois;  elles  l'enseignaient,  avec  une 
précision  et  une  rigueur  souvent  admirables,  mais  enfer- 
mées dans  leur  méthode  comme  dans  des  rites,  et  en  dé- 
fiance contre  les  nouveautés  et  les  hardiesses  de  la  cri- 
tique et  de  l'histoire.  «  Leur  méthode  est  déductive.  Les 
articles  du  Code  sont  autant  de  théorèmes  dont  il  s'agit 
de  montrer  la  liaison  et  de  tirer  les  conséquences.  Le  ju- 
riste pur  est  un  géomètre;  l'éducation  juridique  est  pu- 
rement dialectique.  »  Cependant  des  questions  nouvelles 
se  posent:  Quel  est  le  mode  de  vie  de  la  loi  écrite?  Quels 
sont  ses  rapports  avec  les  conditions  changeantes  des 
sociétés?  Quelle  influence  exercent  sur  elle  l'histoire  et 
les  milieux?  La  géométrie  juridique  est  impuissante  de- 
vant ces  problèmes;  longtemps  les  Facultés  ne  voulurent 
pas  les  connaître  {^).  —  La  différence,  à  ce  point  de  vue, 
entre  l'Allemagne  et  la  Fr.ance  avait  aussi  frappé  M'.  Durk- 
heim.  «  Dans  nos  Facultés  de  droit  où  se  forment  la 
plupart  de  nos  hommes  politiques,  ils  apprennent  —  disait- 
il  à  son  retour  d'Allemagne  —  à  interpréter  des  textes  de 

1.  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagn',  pp.    34    et    37. 

2.  L.  Liard,  L'enseignement  supérieur  en  Fr.ance,  t.  II,  p.  397. 
Paris.  1894. 


—  155  — 

lois,  à  faire  des  prodiges  de  finesse  dialectique  pour  de- 
viner quelle  a  été,  il  y  a  cent  ans,  l'intention  du  législateur, 
mais  ils  n'ont  aucune  idée  de  ce  que  c'est  que  le  droit,  les 
mœurs,  les  coutumes,  les  religions,  quel  est  le  rôle  et  le 
rapport  des  diverses  fonctions  de  l'organisme  social  {}).  » 

Quant  à  la  Morale,  elle  était,  malgré  les  critiques  de 
Taine  [-),  restée  dans  la  tradition  cousinienne.  L'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques  mettait  au  concours,  à 
quatre  reprises,  la  question  de  l'universalité  des  principes 
de  la  morale.  «  Au  fond,  disait  un  des  rapporteurs  du 
concours,  il  s'agit  de  défendre  la  conscience  morale  de 
l'humanité  contre  l'atteinte  du  scepticisme,  par  le  spectaclq 
fortifiant  de  son  aspiration  vers  l'unité.  En  face  d'une 
philosophie  qui  réduit  les  idées  morales  à  des  faits  empi- 
riques, niant  par  là  même  qu'il  y  ait  aucune  vérité  fixe, 
même  dans  l'ordre  du  devoir,  rien  d'absolu,  même  le 
bien,  il  importe  de  raffermir  la  foi  naturelle  que  l'homme 
a  dans  sa  raison,  sa  confiance  innée  dans  la  relation  de 
son  intelligence  avec  la  vérité,  le  sentiment  instinctif  qu'il 
a  de  l'unité  de  l'esprit,  de  l'unité  des  lois  et  des  desti- 
nées de  l'humanité  (^).  »  Dans  l'enseignement,  J.  Simon, 
P.  Janet,  E.  Caro  étaient  les  continuateurs  de  Th.  Jouf- 
froyi;^).   Ils  avaient  pour  eux  le  prestige  de  l'éloquence 


1.  La  philosophie  dans  les  universités  allemandes,  p.  440. 

2.  H.  Taine,  Les  philosophes  français  du  XIX^  siècle ,  chapitre  XI. 
Par^s,  1857. 

3.  Caro,  Rapport  sur  le  concours  relatif  à  r universalité  des  prin- 
cipes de  la  morale,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  de  l'Institut  de  France,  t.  XIV,  2'"e  partie, 
p.  178.  Cfr.  ibid.,  p.  191,  le  troisième  rapport  sur  le  même  concours 
lu  le   18  juillet   1874  par  M.   Martha. 

4.  Th.  JouFFROY,  Cours  de  droit  naturel,  2  vol.  —  Mélanges 
philosophiques.  —  J.  Simon,  La  liberté,  2  vol.  Le  devoir.  —  P.  Ja- 
net,   La   morale.    —    E.    Caro,    Problèmes   de    morale   sociale. 


—  156  — 

et  se  complaisaient  dans  de  brillants  développements  ora- 
toires sur  le  bien,  le  devoir,  la  perfection.  Et  comme  Caro, 
par  exemple,  ils  déduisaient  de  la  notion  abstraite  de  la 
personnalité,  toute  une  série  de  conséquences  juridiques 
et  sociales:  «  Il  y  a  un  droit  primordial,  un  ensemble  de 
droits  naturels  inhérents  à  l'homme,  parce  que  l'homme 
est  une  personne,  c'est-à-dire  une  volonté  libre.  Consultons 
cette  notion  de  la  personnalité  humaine,  nous  verrons  se 
déduire  les  divers  droits  naturels  qu'enferme  le  droit 
primordial  :  la  liberté  individuelle,  la  liberté  du  foyer,  la 
liberté  de  la  propriété,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  de 
penser,  la  liberté  du  travail,  la  liberté  du  commerce  (i)...  » 

Enfin  la  politique  sociale  des  socialistes  de  la  chaire 
comptait  peu  d'appuis  dans  la  patrie  d'adoption  du  libéra- 
lisme économique.  Et  la  réorganisation  corporative  de  la 
société  n'était  le  programme  que  du  comte  de  Mun  et  de 
ses  amis  de  VŒuvre  des  cercles  catholiques  d'ouvriers  (^). 

La  première  publication  remarquée  de  M.  Durkheim, 
ce  furent  ses  articles  sur  Les  règles  de  la  méthode  sociolo- 
gique qui  parurent,  en  1894,  dans  la  Revue  philosophi- 
que {^).  Ils  attirèrent  l'attention  par  la  thèse  du  réalisme 


1.  E.  Caro,  Problèmes  de  morale  sociale,  2e  édit.,  p.  187.  Paris, 
1887. 

2.  M.  Eblé,  Les  écoles  catholiques  d'économie  politique  et  so- 
ciale en  France.  Paris,  1905.  —  H.  JOLY,  Le  socialisme  chrétien.  Paris, 
1892.  —  P.  MONICAT,  Contribution  à  l'étude  du  mouvement  social 
chrétien  en  France  au  XIX^  siècle.  Paris,  1898.  —  F.  Nitti,  Il 
socialisme  cattolico.  Turin,  1891.  —  Cfr.  la  collection  de  la  revue 
l'Association  Catholique^  les  Discours  et  écrits  divers  du  comte  DE 
Mun,  et  Vers  un  ordre  social  chrétien  par  le  marquis  DE  la  Toltr 
DU   Pin.   Paris,   1907. 

3.  Ces  articles  ont  été  réunis  en  un  volume  auquel  nous  ren- 
voyons dans  nos  citations. 


—  157     - 

social  qui  s'y  affirmait  hardiment  :  «  La  société  n'est  pas 
une  simple  somme  d'individus,  mais  le  système  formé  par 
leur  association  représente  une  réalité  spécifique  qui  a 
ses  caractères  propres  i^).  » 

De  différents  côtés  on  s'éleva  contre  cette  assertion 
qui  parut  étrange  et  paradoxale. 

Tarde  se  distingua  par  une  agression  particulièrement 
vive.  Il  se  refusait  à  prendre  au  sérieux  ce  «  postulat 
énorme  »  qu'il  traita  d'  «  illusion  ontologique  »,  de  «  chi 
mérique  conception  »,  de  «  notion  fantastique  »,  de  «  fan- 
tasmagorie ».  «  Assurément  la  Sociologie  a  son  domaine 
bien  à  elle,  mais  non  pas  un  domainei  en  l'air,  dans 
les  brouillards  de  l'ontologie  (-).  »  Il  dénonça  M.  Durk- 
heim  «  nous  rejetant  en  pleine  scolastique,  retournant  au 
réalisme  du  moyen  âge,  créant  tout  exprès  pour  la  science 
qu'il  fabriquait,  un  principe  social  beaucoup  plus  chimé- 
rique que  l'ancien  principe  vital  (^).  » 

M.  Ch.  Andler  fut  presque  méprisant.  Pour  lui,  M. 
Durkheim  était  «le  théoricien  qu'on  voudrait  dire  le  plus 
clair,  mais  qu'il  faut  se  borner  à  qualifier  le  plus  affirma- 
tif,  d'une  mythologie  nouvelle! (*).  » 

Enfin  M.  Fouillée,  plus  modéré,  trouva  cependant  que 
«  concevoir  la  société  comme  existant  en  dehors  des  indi- 
vidus, c'est  de  la  pure  métaphysique  f^).  » 

L'auteur  des  Règles  de  la  méthode  avait  entendu,  en 


1.  E.  Durkheim,   Les  règles  de  la  méthode  soaiologiaue,   p.    127. 
Paris,    1895. 

2.  G.   Tarde,   La  sociologie   élémentaire. 

3.  Tarde,  La  logique  sociale,  préface. 

4.  Ch.  Andler,  Sociologie  et  démocratie. 

5.  A.    Fouillée,    Le   mouvement   positiviste   et    la    conception   so- 
ciologique du  monde,  p.  248, 


—  158  — 

Allemagne,  Schaeffle  et  MM.  Wagner  et  Schmoller  pro- 
fesser en   toute  sérénité  la  thèse  du  réalisme  social. 

Pourquoi  la  vérité  admise  au  delà  du  Rhin  devenait- 
elle  en  deçà  une  erreur  pourchassée  ? 

M.  Durkheim  n'a  pas  songé  à  résoudre  cette  question. 
Il  s'est  contenté  de  reprendre  à  ses  maîtres  leur  postulat, 
sans  même  s'inquiéter  des  origines  de  celui-ci.    . 

Or  le  fait  est  qu'une  certaine  conception  du  réalisme 
social  était  en  Allemagne  très  répandue  et  déjà  ancienne. 

MM.  Wagner  et  Schmoller  ont  eu  des  précurseurs  im- 
médiats dans  la  personne  des  fondateurs  de  l'historisme 
économique,   Roscher  et   Knies. 

Reprenant,  en  1854,  dans  ses  Principes  cVéconomie 
politique,  une  idée  déjà  émise  par  lui  en  1843  (^),  Roscher 
soutenait  que  l'économie  politique  est  autre  chose  qu'une 
simple  juxtaposition  d'économies  privées,  tout  aussi  bien 
qu'un  peuple  est  plus  qu'une  simple  agrégation  d'indi- 
vidus... En  économie  publique,  tous  les  phénomènes  si- 
multanés réagissent  les  uns  sur  les  autres.  Pour  les  expli- 
quer il  faut  admettre  l'existence  d'une  vie  organique  dont 
ces  faits  isolés  ne  sont  que  la  manifestation...  L'économie 
publique  naît  simultanément  avec  le  peuple  ;  elle  grandit, 
fleurit  et  mûrit  avec  lui...  La  vie  nationale  forme  un 
ensemble  dont  les  divers  phénomènes  se  relient  intime- 
ment. Pour  en  comprendre  scientifiquement  un  seul,  il 
faut  les  connaître  tous,  surtout  la  langue,  la  religion,  l'art, 
la  science,  le  droit,  l'Etat  et  l'économie  (-). 


1.  W.    Roscher,    Grundriss  zu    Vorlesungen   iiber   die   Staalswirt- 
schaft    nach    geschichtlicher    Méthode.    Gottingen,    1843. 

2.  «  Es  wird  zweierlei  erfordert,   um  eine  Zusammenfassung  von 
Teilen  zu   einem  realen  (^anzen  zu  machen;   die  Telle  mûssen  unter 


—  159     - 

Knies  également  avait,  en  1853,  insisté  vivement  sur 
ce  que  les  faits  économiques  sont  en  relation  de  dépen- 
dance et  d'influence  avec  les  autres  faits  sociaux.  Cela  pro- 
vient, d'après  lui,  de  ce  que  tous  sont  des  manifestations 
particulières  de  la  vie  une  de  la  nation.  Une  nation  est 
en  effet  quelque  chose  d'autre  qu'une  somme  d'individus. 
L'économie  nationale  n'est  donc  pas  un  système  isolé, 
indépendant,  autonome;  elle  fait  partie  d'un  vaste  orga- 
nisme; elle  constitue  seulement  un  des  éléments  de  la 
vie  une  de  la  nation  et  elle  est  reliée  à  tous  les  autres 
phénomènes  issus  de  cette  même  source,  au  point  de 
changer  solidairement  avec  eux.  On  ne  peut  séparer  la 
vie  économique  de  la  vie  politique,  ni  de  la  vie  religieuse, 
ni  d'aucune  autre;  toutes  se  tiennent  étroitement  et  se 
conditionnent  mutuellement  (^). 


einander  in  Wechsehvirkung  stehen,  und  das  Ganze  muss  als  solches 
nachweisbare  Wirkung  haben.  In  diesem  Sinne  ist  das  Volk  unstreitig 
eine  Realitàt,  nicht  bloss  die  Individuen,  welche  dasselbe  aus- 
machen...  In  jeder  Volkswirtschaft  wird  man  bei  tieferem  Einblicke 
gar  bald  merken,  dass  die  vvichtigsten  gleichzeitigen  Vorgànge 
einander  wechselseitig  bedingen...  In  allen  solchen  Fallen  dreht  sich 
die  Erklârung  im  Kreise  herum,  wenn  wir  n'cht  das  Vorhandensein 
eines  organischen  Lebens  annehmen,  von  welchem  jene  einzelnen 
Tatsachen  eben  nur  Aeusserungen  sind...  Die  Volkswirtschaft  cntsteht 
zugleich  mit  dem  Volke...  Mit  dem  Volke  zugleich  wàchst  auch  die 
Volkswirtschaft  heran  und  kommt  zur  Bliite  und  Reife...  Wie  jedes 
Leben,  so'  ist  auch  das  Volksleben  ein  Ganzes,  dessen  verschie- 
denartige  Aeusserungen  im  Innersten  zusammenhangen.  Wer  daher 
eine  Seite  desselben  wissenschaftlich  verstehen  will,  der  muss  aile 
Seiten  kennen.  Und  zwar  sind  es  vornehmlich  folgende  sieben 
Seiten,  welche  hier  in  Betracht  kommen:  Sprache,  Religion,  Kunst, 
Wissenschaft,  Recht,  Staat  und  Wirtschaft  »  (W.  ROSCHER,  Griind- 
lagen  der  Nationaldkonomie,  §§  12,   13,  14  et  16). 

1.  «  Ein  Volk  ist  etwas  Anderes  als  eine  beliebige  Sumrae  von 
einzelnen  Individuen.  Die  wirthschaftlichen  Zustànde  und  Entwick- 
lungen  der  Vôlker  diirfen  nur  als  ein  mit  dem  gesammten  Lebensor- 
ganismus  derselben  eng  verbundenes  Glied  angesehen  werden.  Die 
Volkswirtschaft  ist  nur  die  ôkonomische  Seite  des  einheitlichen 
Volkslebens.  Man  kann  durchaus  nicht  die  wirthschaftlichen  Lebens- 


-    160  — 

Avant  Roscher  et  Knies,  Fr,  List  avait,  en  1841,  réagi 
contre  la  tendance  cosmopolite  et  individualiste,  en  affir- 
mant l'existence  de  l'économie  nationale.  L'école  d'Adam 
Smith,  dit-il,  ne  connaît  que  l'humanité  et  l'individu;  elle 
oublie  qu'entre  les  deux  il  y  a  la  nation  avec  sa  langue  et 
sa  littérature,  son  histoire,  ses  mœurs,  ses  coutumes,  ses 
lois  et  ses  institutions,  sa  prétention  à  l'existence,  à  l'indé- 
pendance, au  progrès,  à  la  perpétuité.  Tout  cela  fait  de  la 
nation  un  tout,  uni  par  la  communauté  de  multiples  liens 
spirituels  et  d'intérêts  matériels...  Les  intérêts  des  na- 
tions ne  sont  pas  identiques  aux  intérêts  immédiats  de 
leurs  membres;  la  richesse  des  nations  consiste  en  autre 
chose  que  la  richesse  des  individus  qui  les  composent  ('). 

Dans  une  publication,  contemporaine  des  travaux  de 
Roscher  et  de  Knies  que  nous  venons  de  mentionner, 
Bluntschli  posait  d'autre  part  à  la  base  de  la  science  po- 
litique, le  postulat  «  que  l'Etat  est  un  être  vivant  et  par 


kreise  von  den  politischen  oder  den  religios-kirchlichen  oder  irgend 
anderen  trennen,  Sie  stehen  aile  in  vervvandtschaftlichem  Zusam- 
menhange  und  bedingen  einander  gegenseitig  »  (K.  Knies,  Die  po- 
litische  Oekonomie  vom  Standpunkte  der  geschiditlichen  Méthode, 
pp.  109-110;  cfr.  pp.  244-245).  —  Sur  Knies,  voir  l'excellent  travail 
de  M.  Defourny,  Etude  sur  la  méthode  de  l'économie  politique. 
Karl    Knies    (Rev.    d'économie    polit.,    t.    XX,    1906). 

1.  «  Zwischen  dem  Individuum  und  der  Menschheit  steht  die 
Nation,  mit  ihrer  besonderen  Sprache  und  Literatur,  mit  ihrer  eigen- 
thiimlichen  Abstammung  und  Geschichte,  mit  ihren  besonderen  Sitten 
und  Gewohnheiten,  Gesetzen  und  Institutionen,  mit  ihren  Anspriichen 
auf  Existenz,  Selbstàndigkeit,  Vervollkomnung,  ewige  Fortdauer  und 
mit  ihrem  abgesonderten  Territorium;  eine  Gesellschaft,  die,  durch 
tausend  Bande  des  Geistes  und  der  Interessen  zu  einem  fiir  sich 
bestehenden  Ganzen  vereinigt,  das  Rechtsgesetz  unter  sich  anerkennt 
und  als  Ganzes  andern  Gesellschaften  àhnlicher  Art  zur  Zeit  noch 
in  ihrer  natiirlichen  Freiheit  gegenûber  steht...  Die  Summe  der 
produktiven  Kràfte  der  Nation  ist  nicht  gleichbedeutend  mit  dem 
Aggregat  der  produktiven  Kràfte  aller  Individuen  »  (Fr.  List,  Das 
nationale  System  der  politischen  OeJconomie,  pp.   150   ef  153). 


—  161  — 

suite  organique  ».  Un  examen  approfondi  des  phénomènes 
politiques    nous    amène,    déclare-t-il,    à   concevoir    l'Etat 
comme  un  tout  organique,  et  cette  conception  de  la  nature 
organique  de  l'Etat  facilite  beaucoup  l'étude  pratique  des 
problèmes  politiques...  L'Etat  toutefois  n'est  pas  un  orga- 
nisme au  même  titre  que  les  plantes  et  les  animaux  ;  il  est 
d'une  espèce  plus  élevée.  L'histoire  nous  le  montre  comme 
un  organisme  psycho-moral,   capable  de  synthétiser  les 
idées  et  les  sentiments  du  peuple,  de  les  exprimer  en  lois, 
de  les  traduire  en  actes.  L'histoire  nous  renseigne  sur  les 
propriétés  morales  et  sur  le  caractère  des  Etats.  Elle  leur 
attribue  une  personnalité  qui  a  et  manifeste  sa  volonté 
propre...   Chaque  peuple  apparaît  dans  révolution  histo- 
rique comme  un  tout  naturel  qui  n'est  ni  une  simple  col- 
lection d'individus  ni  une  simple  réunion  de  familles.  Le 
peuple   a   une   vie   collective  plus   élevée  ;   il  forme   une 
communauté  qui  a  un  caractère  distinct  de  celui  de  l'indi- 
vidu et  de  celui  de  la  famille.  La  similitude  des  mœurs, 
de  la  langue,  des  idées,  des  sentiments  et  de  la  race  sont 
les   signes   extérieurs   auxquels   se  reconnaît   un   peuple; 
il  y  a  un  caractère  national  aussi  bien  qu'un  esprit  col- 
lectif; l'un  et  l'autre  se  traduisent  dans  la  vie  et  dans 
l'activité  du  peuple...   Les  nations  sont  des  êtres  orga- 
niques (^). 


1.  «  Eine  grûndliche  Prùfung  der  staatlichen  Erscheinungen  lasst 
uns  in  demselben  ein  organisches  Wesen  erkennen,  und  in  der 
That  ist  mit  dieser  Einsicht  in  die  organische  Natur  des  Staates 
sehr  viel  gewonnen  auch  fiir  die  praktische  Behandlung  der  staat- 
hchen  Fragen...  Indem  die  Geschichte  uns  Aufscliluss  gibt  ùber 
die  organische  Natur  des  Staates,  làsst  sie  uns  zugleich  erkennen, 
dass  der  Staat  nicht  mit  den  niederen  Organismen  der  Pflanzen 
und  der  Thiere  auf  einer  Stufe  steht,  sondern  von  hôherer  Art 
sei.  Sie  stellt  ihn  als  einen  sittlich-geistigen  Organismus  dar,  als 
einen  grossen  Kôrper,  der  fàhig  ist  die  Gefùhle  und  Gedanken  der 


—  162    - 

Longtemps  auparavant,  Savigny  avait,  comme  Roscher 
et  Knies  le  firent  à  propos  des  phénomènes  économiques, 
affirmé,  à  propos  du  droit,  l'interdépendance  des  faits 
sociaux  et  soutenu  que  la  législation  civile  d'un  peuple  est 
l'expression  de  sa  vie  propre.  Ce  fut  en  1814,  quand  Thi- 
baut proposa  de  doter  l'Allemagne  d'un  Code  civil  gé- 
néral. Savigny  combattit  ce  projet.  C'est,  dit-il,  négliger 
toutes  les  particularités  historiques  et  se  figurer  que  de 
pures  abstractions  peuvent  avoir  une  valeur  égale  pour 
tous  les  peuples  et  pour  tous  les  temps.  Aussi  haut  que 
nous  remontions  dans  le  passé,  nous  trouvons  chaque 
peuple  en  possession  d'un  droit  civil  ayant  un  caractère 
déterminé,  propre  au  peuple,  tout  comme  sa  langue,  ses 
mœurs,  sa  constitution.  Aucun  de  ces  phénomènes  n'a  une 
existence  séparée.  Tous  sont  des  manifestations,  des  acti- 
vités, intimement  liées  les  unes  aux  autres,  du  peuple  un 
qui  en  est  le  sujet.  Le;  lien  organique  du  droit  avec  l'être 
et  le  caractère  du  peuple  se  perpétue  à  travers  les  âges 
et  par  là  encore  le  droit  est  comparable  à  la  langue. 
Le  droit  croît  avec  le  peuple,  se  développe  avec  lui  et 


Volker  in  sich  aufzunehmen  und  als  Gesetz  auszusprechen,  als  That 
zu  verwirklichen.  Sie  berichtet  uns  von  moralischen  Eigenschaften^ 
von  dem  Charakter  der  einzelnen  Staaten.  Sie  schreibt  dem  Staate 
eine  Personlichkeit  zu,  die  ihren  eignen  Willen  hat  und  kundgibt... 
Die  Volker  stellen  sich  in  der  Geschichte  zunàchst  als  natiirliche 
Ganze  dar,  die  weder  blosse  Gesellschaften  von  Individuen  noch 
blosse  Vereine  von  Familien  sind.  Das  Volk  hat  ein  hoheres  Gat- 
tungsleben,  eine  Gemeinschaft,  welche  nicht  das  Gepràge  des 
Individuums  noch  der  Familie  tràg-t...  Gemeinschaft  der  Sitte, 
der  Sprache,  der  Anschauungsweise,  der  Gefùhle  und  selbst  der 
kôrperlichen  Rasse  sind  âussere  Kennzeichen  des  Volkes  :  und  es 
gibt  einen  bestimmten  VolkscharaJcter  sowohl  als  einen  bestimmten 
Volksgeist,  welche  beide  sich  in  der  Lebensform  und  der  ganzen 
Thàtigkeit  des  Volkes  aussprechen.  Auch  die  Volker  sind  organische 
Wesen  »  (Bluntschli,  Allgemeines  Staatsrecht  geschichtUch  begrun- 
dct,    pp.    22,    24,    37,    38.    Miinchen,    1852). 


—  163  — 

meurt  enfin  quand  la  nation  disparaît.  Le  siège  propre 
du  droit  est  la  conscience  commune  du  peuple.  Tout  droit 
est  élaboré  d'abord  par  les  mœurs  et  les  croyances  popu- 
laires, plus  tard  par  la  jurisprudence,  mais  partout  donc 
par  des  forces  intérieures,  silencieuses,  non  par  la  vo- 
lonté arbitraire  d'un  législateur  (i). 

L'année  suivante,  dans  l'article-programme  de  sa  revue, 
Savigny  opposa  la  conception  de  l'école  historique  à  celle 
de  l'école  non  historique.  La  première  considère  que  la 
matière  du  droit  est  donnée  par  le  passé  tout  entier  de  la 
nation;  le  droit  n'est  pas  une  création  artificielle,  il  n'est 
pas  indifférent  qu'il  soit  tel  ou  autre,  mais  il  résulte  de 
l'être  intime  du  peuple  et  de  son  histoire.  Pour  l'école 
non  historique,  le  droit  est  librement  élaboré  par  les 
personnes  revêtues  du  pouvoir  législatif,  qui  s'inspire  uni- 


1.  «  Im  bùrgerlichen  Redite  verlangte  man  neue  Gesetzbùcher... 
die  sich  sollten  aller  historischen  Eigenthiimlichkeiten  enthalten  und 
in  reiner  Abstraction  fur  aile  Vôlker  und  aile  Zeiten  gleiche  Brauch- 
barkeit  haben...  Wie  hat  sich  das  Recht  wirklich  entwickelt?  Wo 
wir  zuerst  urkundliche  Geschichte  finden,  hat  das  bûrgerliche  Recht 
schon  einen  bestimmten  Character,  dem  Volk  eigenthiimlich,  so  wie 
seine  Sprache,  Sitte,  Verfassung.  Ja  dièse  Erscheinungen  haben 
kein  abgesondertes  Dasein,  es  sind  nur  einzelne  Kràfte  und  Thâtig- 
keiten  des  einen  Volkes,  in  dier  Natur  untrennbar  verbunden... 
Dieser  organische  Zusammenhang  des  Rechts  mit  dem  Wesen  und 
Character  des  Volkes  bewàhrt  sich  im  Fortgang  der  Zeiten^  und 
auch  hierin  ist  es  der  Sprache  zu  vergleichen.  Das  Recht  wâchst 
mit  dem  Volke  fort,  bildet  sich  aus  mit  diesem  und  stirbt  endlich 
ab,  so  wie  das  Volk  seine  Eigenthiimlichkeit  verliert.  Der  eigentliche 
Sitz  des  Rechts  its  das  gemeinsame  Bewusstsein  des  Volkes...  Ailes 
Recht  wird  erzeugt  erst  durch  Sitte  und  Volksglaube,  dann  durch 
Jurisprudenz,  iiberall  also  durch  innere,  stillwirkende  Krâfte,  nicht 
durch  die  Willkiihr  eines  Gesetzgebers  »  (F.  C.  vON  Savigny, 
Vom  Beruf  unserer  Zeit  fur  Gesetzgebung  und  Bechtsivissenschaft, 
pp.   5-14). 


—  164  — 

quement  de  leurs  convictions  raisonnées  du  moment  pré- 
sent (1). 

Ce  que  Savigny  disait  spécialement  du  droit,  Guil- 
laume von  Humboldt  à  son  tour  l'affirme  de  la  langue, 
dans  la  remarquable  introduction  de  son  grand  travail 
sur  la  langue  Kawi  1836).  La  langue,  remarque-t-il,  tient 
par  les  fibres  les  plus  ténues  de  ses  racines  à  la  menta- 
lité nationale.  Chaque  peuple  peut  et  doit  être  considéré 
comme  une  individualité  humaine  qui  poursuit  son  déve- 
loppement intellectuel  propre.  La  langue  est  une  de  ces 
créations  qui  sont  l'œuvre  simultanée  de  tous.  Dans  la 
formation  des  langues,  les  nations  sont,  comme  telles, 
proprement  et  immédiatement  créatrices.  Les  langues 
sont  l'expression  die  l'esprit  des  peuples.  La  diversité  de 
structure  des  langues  s'explique  par  et  résulte  de  la  men- 
talité différente  des  nations^-). 


1.  «  Die  geschichtliche  Schule  nimmt  an,  der  Stoff  des  Rechts  sei 
durch  die  gesammte  Vergang-enheit  der  Nation  gegeben,  doch  nicht 
durch  Willkiihr,  so  dass  er  zufàllig  dieser  oder  ein  anderer  sein 
kônnte,  sondern  aus  dem  innersten  Wesen  der  Nation  selbst  und 
ihrer  Geschichte  hervorgegangen...  Die  ungeschichtliche Schule  dage- 
gen  nimmt  an,  das  Recht  werde  in  jedem  Augenblick  durch  die 
mit  der  gesetzgebenden  Gewalt  versehenen  Personen  mit  Willkiihr 
hervorgebracht,  ganz  unabhàngig  von  dem  Rechte  der  vorhergehen- 
den  Zeit,  und  nur  nach  bester  Ueberzeugung,  wie  sie  der  gegen- 
wàrtige  Augenblick  gerade  mit  sich  bringe  »  (Savigny,  IJeber  den 
Zweck  dieser  Zeitschrift  ;  dans  Zeitschrift  fur  geschichtliche  Rechts- 
wissenschaft,  t.    I.  Berlin,  1815,  p.  6). 

2.  «  Die  Sprache  schlâgt  aile  feinste  Fibern  ihrer  Wurzeln  in 
die  nationelle  Geisteskraft.  Jede  Nation  kann  und  muss  als  eine 
menschliche  Individualitàt,  die  eine  innere  eigenthûmliche  Geistes- 
bahn  verfollgt,  betrachtet  werden.  Das  Dasein  der  Sprachen  beweist 
dass  es  geistige  Schôpfungen  giebt,  welche  ganz  und  gar  nicht  von 
einem  Individuum  aus  auf  die  ùbrigen  iibergehen,  sondern  nur  aus 
der  gleichzeitigen  Selbstthàtigkeit  Aller  hervorbrechen  kônnen.  In 
den  Sprachen  sind,  da  dieselben  immer  eine  nationelle  Form  haben, 
Nationen,    als    solche,    eigentlich   und    unmittelbar   schôpferisch.    Die 


—  165     - 

De  différents  côtés  on  proclamait  ainsi  qu'une  nation 
est  une  grande  individualité,  qu'il  y  a  une  âme  collective, 
une  conscience  sociale.  Cela  étant,  faut-il  s'étonner  de  voir 
Lazarus  et  Steinthal  créer  en  1860  la  Zeitschrift  fur  Vôl- 
ker psychologie ^  Ils  s'adressaient  à  ceux  qui  étudient  le 
langage,  la  religion,  l'art,  la  littérature,  la  science,  la  mo- 
rale, le  droit,  l'organisation  sociale,  domestique  et  politi- 
que, bref  un  aspect  quelconque  de  la  vie  collective,  et  qui 
cherchent  à  donner  de  ces  phénomènes  une  explication 
d'ordre  psychique.  Historiens,  ethnologues,  philosophes, 
juristes,  remontent  depuis  assez  longtemps  au  Yolksgeist 
comme  à  la  source  profonde  des  phénomènes  sociaux. 
Pourquoi  le  Yolksgeist  ne  deviendrait-il  pas  enfin  l'objet 
d'une  étude  scientifique?  La  psychologie  qui  se  contente 
d'analyser  l'individu  isolé  est,  comme  Herbart  l'a  montré, 
forcément  incomplète.  Il  ne  peut  même  suffire  de  noter 
que  l'individu  subit  l'influence  de  l'ambiance.  Il  faut  — 
considérant  la  société  comme  une  réalité  distincte,  comme 
le  sujet  véritable  et  immédiat  de  phénomènes  particuliers 
et  qui  n'ont  leur  répercussion  chez  l'individu  qu'en  tant 
que  membre  de  la  communauté  —  étudier  l'esprit  de  la 
collectivité,  qui  est  autre  chose  que  la  masse  des  esprits  in- 
dividuels (^).  De  toutes  les  collectivités,  la  plus  importante 


Sprache  ist  gleichsam  die  àusserliche  Erscheiiiung  des  Geistes  der 
Vôlker...  Wir  mùssen  als  das  reale  Erklàrungsprinzip  und  als  den 
wahren  Bestimmungsgrund  der  Sprachverschiedenheit  die  geistige 
Kraft  der  Nationen  ansehen.  Der  Bau  der  Sprachen  ist  im  Men- 
schengeschlechte  darum  und  insofern  verschieden  weil  und  ais  es 
die  Geisteseigenthiimlichkeit  der  Nationen  selbst  ist.  »  W.  VON  HUM- 
BOLDT,  JJeber  die  Kawi-Sprache  auf  der.  Insel  Java.  Erster  Band. 
Einleitung,    pp.    XVIII,    XLVI-XLVIII,    LIII-LIV.    Berlin,    1836. 

1.  «  Innerhalb  des  Menschen-Vereines  treten  ganz  eigenthùmliche 
psychologische  Verhâltnisse,  Ereignisse  und  Schôpfungen,  hervor. 
wielche  gar  nicht  von  den  Einzelnen  als  solchem  ausgehen.  Es  sind 
Schicksale   denen   der   Mensch   nicht   unmittelbar   unterliegt,   sondern 

Morale  et  sociologie.  12 


—  166  — 

est  le  peuple  (Volk);  de  là  l'idée  de  la  Vôllcer psychologie. 

On  leur  objecta  :  la  conscience  collective  ne  se  compose 
que  de  consciences  individuelles  ;  la  science  ne  peut  avoir 
pour  objet  que  ces  dernières,  et  puisque  la  psychologie  se 
donne  la  tâche  de  les  étudier,  il  reste  qu'il  n'y  a  point 
d'objet  propre  à  IsiVôlker psychologie.  Le  Volksgeist  est  un 
simple  concept,  un  nom  vide  de  réalité,  une  manière  de 
parler.  —  Non,  répond  Lazarus  ;  le  Volksgeist  est  aussi  réel 
que  la  Natio7ialdko7iomie,  aussi  réel  que  la  forêt.  L'arbre 
isolé  constitue  un  objet  d'étude  pour  la  physiologie  des 
plantes;  la  forêt  est  l'objet  de  l'art  forestier.  De  même 
l'esprit  collectif,  quoiqu'il  ne  se  compose  que  d'esprits 
individuels,  doit  devenir  l'objet  d'une  science  distincte  de 
la  psychologie.  Car  il  est  manifeste  que  la  collectivité  ne 
constitue  pas  une  simple  somme  d'individus  additionnés, 
mais  une  unité  fermée  dont  nous  avons  à  rechercher  le 
caractère  et  la  nature  et  dont  la  structure  et  le  dévelop- 
pement sont  soumis  à  des  lois  spéciales  {^). 

En  même  temps  Lazarus  dénonçait  l'erreur  de  procédé 
de  la  psychologie  ordinaire.  Dans  l'étude  de  la  vie  psychi- 


nur  mittelbar,  weil  er  zu  einem  Ganzen  gehort,  welches  dieselben 
erfâhrt.  Kurz  es  handelt  sich  um  den  Geist  einer  Gesammtheit,  der 
noch  verschieden  ist  von  allen  zu  derselben  gehôrenden  einzelnen 
Geistern,  und  der  sie  aile  beherrsch,t...  Die  blosse  Summe  aller 
(ijidividuellen  Geister  in  einem  Volke  kann  den  Begriff  ihrer  Einheit 
nicht  ausmachen,  denn  dieser  ist  etwas  Anderes  und  bei  weiteni 
mehr  als  jene  »  (M.  Lazarus  und  H.  Steinthal,  Einleitende  Gc- 
danken  uher  VôlJcerpsychologie,   pp.    5    et   28). 

1.  «Es  ist  offenbar  dass  die  Gesammtheit  nicht  eine  bloss  addirte 
Summe  von  Einzelnen,  sondern  eine  geschlossene  Einheit  ausmacht, 
deren  Art  und  Natur  wir  eben  zu  erforschen  haben;  eine  Einheit, 
in  deren  Gestaltung  und  Entfaltung  Processe  und  Gesetze  zur  wSprache 
kommen,  welche  den  Einzelnen  als  solchen  gar  nicht  betreffen, 
sondern  nur  in  wie  fern  er  etwas  Anderes  ist,  als  ein  Einzelner, 
namlich  Theil  und  Glied  eines  Ganzen  »  (M.  Lazarus,  Ueber  das 
Verhàltniss    des    Einzelnen   zur    Gesammtheit,    p.    399). 


—  167  — 

que,  dit-il,  on  part  habituellement  de  l'homme  individuel. 
C'est  un  tort.  Les  caractères  et  le  développement  de  la 
vie  psychique  ne  peuvent  être  attribués  à  l'individu  com- 
me tel.  C'est  seulement  au  sein  de  la  société,  dans  la  par- 
ticipation à  la  vie  collective,  que  la  mentalité  des  indi- 
vidus se  forme.  Logiquement,  chronologiquement  et  psy- 
chologiquement la  société  est  antérieure  à  l'individu  (^). 

L'existence  d'une  conscience  sociale  n'est  d'ailleurs 
pas  douteuse.  Dans  une  collectivité  organisée,  la  conscien- 
ce que  chaque  individu,  membre  actif  du  groupe,  a  de  son 
rôle  et  de  son  importance,  est  déterminée  par  le  sentiment 
que  le  groupe!  a  de  lui-même  et  de  son  but.  Dans  toute 
communauté  —  commune  ou  jury,  fête  populaire  ou 
émeute,  parlement  ou  bataillon  —  il  y  a  une  conscience 
collective  plus  ou  moins  énergique  dont  les  consciences 
individuelles  participent  et  dont  elles  sont  représenta- 
tives. La  conscience  que  le  tout  a  de  lui-même  n'est  pas 
la  somme  des  consciences  individuelles,  mais  leur  puis- 
sance {Potenz).  Elle  résulte  de  la  fusion  des  consciences 
individuelles  {^). 


1.  «  Nicht  aus  den  Einzelnen  als  solchen  besteht  die  Gesellschaft, 
sondern  in  der  Gesellschaft  und  aus  ihr  bestehen  die  Einzelnen... 
Wir  miissen  behaupten  dass  :  Log^isch,  zeitlich  und  psychologisch 
die  Gesammtheit  den  Einzelnen  vorangeht.  In  der  Gesammtheit 
ejitwickelt  und  findet  sich  der  Einzelne  »  (^Ibid.,  pp.  418-419.  Cfr. 
Lazarus,  Einige  synthetische  Gedanken  zur  VôlJcer psychologie,  p.  17). 

2.  «Jeder,  der  an  irgend  einer  Gesammtheit  thâtigen  Anth'eil 
nimmt,  hat  eine  energische  und  concrète  Vorstellung  von  dem  Inhalt 
und  Zweck  der  Gemeinschaft,  und  sein  eigenes  Selbstbewusstsein, 
ilndem  es  seine  Theilnahme  an  derselben  enthàlt,  schliesst  das  Be- 
wlisstsein  der  Gesammtheit  in  sich  ein.  Das  Selbstbewusstsein  des 
G^nzen  setzt  sich  also,  nicht  als  Summe  der  Einzelnen  zusammen, 
sondern  als  ihre  Potenz.  Dies  nun  ist  jener  Geist,  der  sich  in  der 
Masse  entbindet,  ohne  am  Einzelnen  vorhanden  oder  erkennbar  zu 
sein,  jene  Erhohung  und  Erhebung,  wo  immer  Viele  zusammenwirken. 


—  168  — 

Dans  une  nouvelle  élude,  Lazarus  explique  comment  se 
forme  et  en  quoi  consiste  l'esprit  collectif.  L'association, 
d'après  lui,  n'est  pas  un  phénomène  infécond.  Partout  où 
plusieurs  hommes  vivent  ensemble,  leur  activité  mentale 
forme  nécessairement  un  système  de  représentations  col- 
lectives, qui  s'impose  désormais  à  chacun  (^).  Nées  de 
l'activité  des  individus,  les  représentations  collectives  ac- 
quièrent dans  la  suite  une  existence  en  dehors  et  au- 
dessus  des  individus  qui  sont  obligés  d'en  tenir  compte. 
—  Pour  nous  persuader  de  la  réalité  objective  de  l'esprit 
collectif,  il  suffit  de  penser  à  la  langue  fixée  dans  le 
dictionnaire  et  dans  la  grammaire,  au  droit  codifié,  à 
l'ensemble  des  idées  admises  dans  une  société  sur  la  na- 
ture, sur  l'homme,  sur  les  besoins  moraux,  religieux,  esthé- 
tiques, sur  la  technique  industrielle,  etc.  —  Ce  que  l'es- 
prit collectif  présente,  il  est  vrai,  de  remarquable,  c'est 
qu'il  a  souvent  un  double  mode  d'existence.  Il  se  retrouve 
d'abord  dans  les  consciences  individuelles,  à  l'état  de  pen- 
sées, de  sentiments,  de  tendances;  puis,  d'autre  part  il 
s'incorpore  dans  des  supports  matériels  :  livres,  construc- 
tions et  monuments,  œuvres  d'art,  outils,  moyens  de  trans- 
port et  d'échange,  matériel  de  guerre,  jouets,  etc.  (^j.  — 


man  mag  an  die  Gemeinde,  oder  die  Jury,  an  das  Volksfest  oder 
den  Aufstand,  an  das  Parlament  oder  das  Bataillon  denken»  (Laza- 
rus, Ueber  das  Verhâltniss  des  Einzelnen  zur  Gesammtheit,   p.  426). 

1.  «Wo  immer  mehrere  Menschen  zusammenleben,  ist  dies  das 
nothwendige  Ergebniss  ihres  Zusammenlebens,  dass  aus  der  sub- 
jectiven  geistigen  Thâtigkeit  derselben  sich  ein  objectiver,  geistiger 
Gehalt  entwickelt,  welcher  dann  zum  Inhalt,  zur  Norm  und  zum 
Organ  ihrer  ferneren  subjectiven  Thâtigkeit  wird  ...Aus  der  Thâtigkeit 
aller  Einzelnen  urspriinglich  geboren,  erhebt  sich  der  geistige  Inhalt, 
als  fertige  That,  sofort  iiber  die  Einzelnen,  welche  ihm  nun  unter- 
worfen  sind,  sich  ihm  fiigen  mûssen  »  (Lazarus,  Einige  synthetische 
Gedanken   zur   Vôlkerpsychologie,    p.    41). 

2.  Lazarus,  Synthetische  Gedanken,  p.  44;  cfr.  p.  53. 


169 


Mais  sa  réalité  objective  ne  peut  être  mise  en  doute,  car 
elle  s'affirme  par  la  contrainte  qu'il  exerce  sur  les  mem- 
bres du  groupe. L'individu  qui  apparaît  dans  une  société,  y 
trouve,  en  même  temps  qu'un  monde  de  la  nature,  un 
monde  de  la  pensée,  et  il  subit  de  la  part  de  celui-ci  une 
véritable  pression  (^).  Un  système  de  représentations  col- 
lectives s'impose  à  lui  et  par  l'éducation  forme  sa  menta- 
lité. Pour  la  direction  de  la  vie  pratique,  l'individu  se  ré- 
fère constamment  à  l'esprit  collectif;  de  même  pour  Fap- 
préciation  des  choses, pour  la  détermination  des  valeurs, le 
choix  des  buts  et  des  moyens,  etc.  La  réalité  objective  de 
l'esprit  collectif  ne  peut  donc  être  contestée  r). 


1.  «  Das  Reich  des  Geistes,  die  Menschen  und  ihre  Schopfungen 
dringen  auf  jeden  Neugebornen  in  einem  Culturlande  mit  einer 
beglûckenden  Zudringlichkeit  gewaltig  ein  »  (Lazarus,  Synthetische 
Gedanken,    pp.    57-58). 

2.  Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  ces  idées  de  Lazarus,  les 
arguments  opposés,  trente  ans  plus  tard,  par  M.  Durkheim  aux  cri- 
tiques de  Tarde  contre  le  réalisme  social:  «  Il  est  bien  vrai  que  la 
société  ne  comprend  pas  d'autres  forces  agissantes  que  celles  des 
individus  ;  seulement  les  individus,  en  s'unissant,  forment  un  être 
psychique  d'une  espèce  nouvelle  qui,  par  conséquent,  a  sa  manière 
propre  de  penser  et  de  sentir...  L'association  est  un  facteur  actif 
qui  produit  des  effets  spéciaux.  Quand  des  consciences  se  groupent  et 
se  combinent,  il  est  naturel  que  des  phénomènes  apparaissent  dont 
les  propriétés  caractéristiques  ne  se  retrouvent  pas  dans  les  éléments 
dont  ils  sont  composés...  Nous  ne  voyons  aucun  inconvénient  à  ce 
qu'on  dise  de  la  sociologie  qu'elle  est  une  psychologie,  si  l'on  prend 
soin  d'ajouter  que  la  psychologie  sociale  a  ses  lois  propres,  qui  ne 
sont  pas  celles  de  la  psychologie  individuelle.  —  Le  fait  social  se  ma- 
térialise parfois  jusqu'à  devenir  un  élément  du  monde  extérieur.  Par 
exemple,  un  type  déterminé  d'architecture  est  un  phénomène  social  ; 
il  en  est  ainsi  des  voies  de  communication  et  de  transport,  des  instru- 
ments et  des  machines,  du  langage  écrit,  etc.  La  vie  sociale,  qui 
s'est  ainsi  comme  cristallisée  et  fixée  sur  des  supports  matériels,  se 
trouve  donc  par  cela  même  extériorisée,  et  c'est  du  dehors  qu'elle 
agit  sur  nous.  La  même  remarque  s'applique  à  ces  formules  définies 
où  se  condensent  soit  les  dogmes  de  la  foi,  soit  les  préceptes  du  droit. 
—  Les  états  collectifs  existent  dans  le  groupe  de  la  nature  duquel 
ils    dérivent,   avant   d'affecter   l'individu    en   tant   que   tel    et   de   s'or- 


—  170  — 

D'où  venait  aux  historiens,  aux  juristes,  aux  écono- 
mistes, aux  politiques,  aux  philologues,  aux  philosophes 
d'Allemagne,  l'idée  de  représenter  la  Nation  comme  un 
tout  vivant,  conscient,  agissant,  en  un  mot,  comme  une 
véritable  individualité?  Les  expressions  que  nous  venons 
de  relever  de  cette  idée  —  sans  la  moindre  prétention  à 
en  avoir  dressé  un  tableau  complet  —  sont  suffisamment 
nombreuses  et  autorisées,  et  recueillies  en  des  domaines 
assez  variés,  pour  'montrer  que  ce  que  les  adversaires  fran- 
çais de  M.  Durkheim  ont  appelé  la  thèse  du  réalisme  so- 
cial, était  une  conception  familière  aux  Allemands.  En- 
core une  fois,  quelle  en  est  l'origine? 

Nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  en  pensant  que 
les  Français  l'ont  fait  naître  ou  renaître,  —  sans  le 
vouloir. 

L'influence  et  le  prestige  de  la  France  sur  les  pays  al- 
lemands furent,  au  xviiF  siècle,  considérables.  Depuis 
que  les  traités  de  Westphalie  avaient  consacré  la  ruine 
de  l'Empire,  il  y  avait  en  Allemagne  quelque  trois  cents 
États,  indépendants  et  jaloux  de  leur  autonomie.  C'était 
le  triomphe  du  particularisme;  l'esprit  public  demeurait 
tout  local;  il  n'y  avait  ni  pensée  commune,  ni  centre  de 
ralliement  intellectuel  et  moral.  La  langue  allemande  était 
ignorée  ou  méprisée,  les  érudits  écrivant  en  latin,  les  clas- 
ses élevées  parlant  français.  Paris  imposait  ses  idées  et 
ses  modes.  Helvétius,  d'Holbach,  Voltaire,  Rousseau 
étaient  les  auteurs  aimés  de  Frédéric  II  et  de  la  haute  so- 
ciété. Or  on  se  croyait  au  siècle  des  lumières,  de  VAuf- 


ganiser    en   lui,    sous    une   forme    nouvelle,    une    existence   purement 
intérieure  »    (Le   Suicide,    pp.    350-361). 


—  171  — 

hlàrung.  La  Raison,  émancipée  de  la  suiDcrstition,  allait 
instaurer  dans  le  monde  un  nouvel  ordre  de  choses.  Un 
des  trioimphes  de  la  civilisation  serait  de  supprimer  les 
barrières  entre  les  peuples;  car  l'esprit  du  temps  était 
cosmopolite  et  humanitaire,  et  le  sentiment  national,  sy- 
nonyme de  préjugé  irratioiinel.  On  regardait  le  monde 
entier  comme  sa  patrie  ;  on  se  considérait  comme  le  con- 
citoyen de  tous  les  hommes.  On  rougissait  d'être  appelé 
patriote;  on  se  glorifiait  d'être  citoyen  de  l'univers. 

Sans  doute,  des  voix  isolées  protestaient.  Tel  ce  Jus- 
tus  M  oser,  que  Roscher  appelle  «  le  père  de  l'école  histo- 
rique du  droit  et  le  plus  grand  économiste  allemand  du 
XVIIP  siècle  {^)  ».  Il  blâme  l'exotisme  {Ausldnderei)  et  dé- 
fend contre  le  mépris  de  Frédéric  le  Grand  la  littérature 
allemande.  Comme  économiste,  il  réagit  contre  le  cosmo- 
politisme qui  fait  abstraction  de  l'existence  des  peuples  et 
contre  le  mammonisme  qui  sacrifie  à  l'enrichissement  de 
quelques-uns  le  bonheur  de  tous.  Il  oppose  l' organisation 
sociale  du  moyen  âge  aux  projets  de  réforme  politique 
inspirés  des  Droits  de  l'homme.  Il  déplore,  en  économisie, 
le  morcellement  politique  et  le  particularisme. 

Mais  M  oser  était  une  exception.  Les  grands  écrivains 
classiques,  Lessing,  Goethe,  Schiller  restaient  tributaires 
des  idées  françaises.  Même  quand  ils  cherchaient,  comme 
Herder  par  exemple,  à  reconquérir  quelque  estime  à  la 
langue  nationale,  ils  tenaient  à  demeurer  citoyens  du 
monde  et  n'avaient  aucun  souci  des  intérêts  politiques  de 
l'iVllemagne.  Les  premiers  actes  de  la  Révolution  fran- 


1.  W.  Roscher,  Geschichte  der  National-Oekonomik  in   Deutsch- 
land,   p.   500.   Mùnchen,   1874. 


—  172  — 

çaise  furent  applaudis  avec  enthousiasme  par  les  Intel 
lectuels  d'outre-Rhin. 

L'engouement  pour  la  France  et  pour  les  théories 
nouvelles  dura  plus  ou  moins  longtemps.  En  1806  encore 
Fichte  n'était  pas  revenu  du  cosmopolitisme,  car  il  publia 
cette  année-là  ses  conférences  de  1805  sur  les  Caracté- 
ristiques du  temps  présent  dont  la  quatorzième  se  termine 
par  le  passage  fameux  :  «Quelle  est  la  patrie  de  l'Euro- 
péen vraiment  civilisé?  D'une  manière  générale,  c'est 
l'Europe  ;  en  particulier,  c'est  à  chaque  époque  l'État  de 
l'Europe  qui  est  à  la  tête  de  la  civilisation.  L'État  qui 
se  fourvoie,  tombe,  mais  un  autre  alors  prend  sa  place. 
Qu'ils  restent  citoyens  de  l'État  déchu,  ceux  qui  recon- 
naissent comme  leur  patrie,  la  terre  natale  avec  ses  fleu- 
ves et  ses  montagnes.  L'esprit  éclairé  va  irrésistiblement 
là  où  sont  la  lumière  et  le  droit.  Animiés  de  ces  senti- 
ments cosmopolites,  nous  pouvons  contempler  avec  une 
sérénité  parfaite,  pour  nous  et  pour  nos  successeurs,  les 
destinées  des  États  (^)  ». 

Cependant,  à  mesure  que  les  événements  se  dérou- 
laient et  que  la  portée  de  la  Révolution  apparaissait  plus 
clairement,  le  désenchantement  vint  ;  les  uns  après  les 
très,  retombant  tristement  de  leur  rêve  humanitaire,  les 
penseurs  allemands  détachèrent  leurs  sympathies  de  la 
France  (2).  Mais  il  fallut  la  catastrophe  d'Iéna  et  roccu- 
pation  française  pour  amener  les  Allemands  à  redevenir 
eux-mêmes.  Beaucoup  avaient  persisté  malgré  tout  à  croi- 


1.  J.    G.    Fichte,    Die   Grundzilge    des    (jegenwàrligen  Zeitalters. 
Berlin,    1806.    Réimprimé    dans    Sàmmtliche    Werke,    t.    VII,    p.    212. 

2.  A.    SOREL,    L'Europe   et   la   révolution   française.   4™c   partie; 
p.    19-25. 


—  173     - 

re  que  la  France  allait  affranchir  les  peuples  et  donner 
au  monde  la  liberté.  Et  voici  qu'elle  apportait  l'ojjpres- 
sion.  La  réaction  fut  inévitable.  Le  cosmopolitisme  mis  à 
la  mode  par  les  philosophes  français  était  décidément  une 
duperie.  Après  avoir  vécu  tout  un  siècle  dans  le  mépris 
de  lui-même  et  la  servile  imitation  de  l'étranger,  le  ]:)euple 
allemand  allait  se  ressaisir. 

En  1807,  Fichte  prononça  à  Berlin  ses  célèbres  Dis- 
cours à  la  nation  allemande.  Tandis  que  les  tambours  fran- 
çais couvraient  parfois  sa  voix,  il  proclama  qu'il  y  a  une 
nation  de  laquelle  dépend  le  progrès  de  la  vraie  culture 
et  de  la  science  et  dont  la  ruine  entraînerait  celle  de  taus 
les  intérêts  et  de  toutes  les  espérances  de  l'humanité. 
Cette  nation,  c'est  l'Allemagne.  Le  peuple  allemand  pos- 
sède un  génie  original;  il  renferme  les  sources  cachées 
de  la  vie  et  de  la  puissance  spirituelle  i/j. 

Pour  échapper  à  l'ennui  du  présent,  les  romantiques, 
artiste?  et  philologues,  se  réfugiaient  dans  le  passé  (-).  Ils 
prenaient  l'histoire  pour  consolatrice,  et  constataient  qu'en 
un  autre  temps  le  peuple  germanique  fut  l'artisan  d*œu- 
vres  grandioses.  Ils  évoquèrent  le  souvenir  du  moyen  âge 
chrétien  où  la  foi  populaire  se  traduisait  en  un  art  popu- 
laire, où  la  vérité  révélée,  œuvre  de  Dieu,  était  exprimée 
par  la  beauté  gothique,  œuvre  du  génie  allemand.  Ils 
retrouvaient  dans  cet  exode  des  imaginations  vers  la 
vieille  Allemagne,  vers  le  dôme  de  Cologne,  les  Niehelun- 
ge?i  et  les  Minnelieder ,  le  sentiment  de  leur  valeur  et  la 
confiance  en  l'avenir.  «  Le  peuple  allemand,  écrivait  Goer- 


1.  Fichte,  Eeden  au  die  deutsche  Nation.  Berlin,  1808.  Réimprimé 
dans    FiCHTE's  Sàmmtliche    Werke,   tome   VII,   p.   257,   Berlm.    1846. 

2.  G.    GOYAU,   L'Allefnagne  religieuse,   tome    I.   Paris,   1905. 


—  174  — 

res,  a  succombé  parce  qu'il  a  oublié  son  caractère,  sa 
finalité,  son  histoire,  parce  qu'il  s'est  oublié  lui-même; 
il  ne  peut  renaître  que  si,  reconnaissant  de  nouveau  son 
caractère  et  sa  finalité,  il  retourne  à  son  histoire  et  re- 
prend conscience  d'être  une  nation  (^)  ». 

Tandis  que  ces  voix  ardentes  relevaient  l'abattement  des 
patriotes,  ranimaient  la  fierté  germanique  et  rendaient  au 
peuple  la  foi  en  lui-même  et  dans  sa  mission,  Adam  Mùller 
transportait,  de  l'ordre  du  sentiment  dans  le  domaine  delà 
science,  cette  idée  de  la  Nation  qui  revivait  dans  l'esprit 
allemand,  et,  de  ce  qui  était  un  objet  de  regret  ou  d'espé- 
rance, il  fit  un  objet  d'étude.  Lui  aussi  il  retourna  au 
moyen  âge,  non  pour  lui  demander  des  thèmes  esthétiques, 
des  amusements  d'imagination,  des  consolations  dans  le 
ïnalheur,  mais  pour  y  trouver  des  leçons  d'architecture 
politique,  des  maximes  de  vie  sociale,  des  normes  pour  un 
ordre  économique.  C'est  ainsi  qu'à  la  théorie  romaine  du 
droit  de  propriété  absolu  il  oppose  la  théorie  médiévale 
de  la  propriété-fonction  sociale;  au  système  politique  in- 
dividualiste, l'organisation  corporative  d'autrefois.  Avec 
cela,  ardent  patriote,  il  fulmine  contre  Fichte  et  contre 
les  cosmopolites  qui  rêvent  de  la  paix  universelle  et  de 
l'abolition  des  frontières.  Il  a  même  comme  une  vue 
prophétique  de  la  future  unité  allemande. 

Roscher  lui  a  rendu  un  hommage  précieux:  «Adam 
Millier  a  le  mérite  d'avoir  le  mieux  mis  en  relief  l'idée  de 
l'État  et  de  l'économie  publique,  comme  un  ensemble  qui 
domine  l'individu  et  même  les  générations  (^)  ».  C'est  jus- 


1.  J.  GOERRES,  roUtische  Schriften,  I,  pp.  117-132;  cité  par  Goyau, 
t.    I,    p.    249. 

2.  RosCHER,    Grundlagen  der.  Nationalôkonomie,   §  12. 


--  175  — 

tice.  Millier  a  lutté  avec  un  admirable  entrain  contre  les 
théories  économiques  d'Adam  Smith.  Il  est,  à  ce  titre,  le 
précurseur  de  List,  de  Roscher,  de  Knies. 

Mais  il  est  plus  que  Tinspirateur  des  maîtres  de  la 
Volksîvirtschaftslehre.  Qu'on  en  juge  par  ces  passages  des 
conférences  qu'il  donna  à  Dresde  en  1808  i/). 

La  Nation,  dit  Adam  Mùller,  est  un  tout  vivant  {-), 
une  grande  individualité  (^).  Loin  d'être  un  arrangement 
artificiel,  l'État  est  une  inéluctable  nécessité  ;  l'homme  ne 
se  conçoit  même  pas  en  dehors  de  la  société  (*j.  Un  peu- 
ple n'est  pas,  commje  le  pense  Riousseau,  la  poignée  d'êtres 
éphémères  juxtaposés  à  un  moment  donné  sur  un  coin  du 
globe  (^)  ;  il  est  la  vaste  association  d'une  longue  série  de 
générations,  —  de  celles  qui  furent,  de  celles  qui  vivent 
et  de  celles  qui  viendront,  —  toutes  étroitement  unies  à 
la  vie  et  à  la  mort,  solidaires,  et  manifestant  leur  union 
par  la  communauté  de  la  langue,  des  mœurs,  des  lois,  desi 
institutions  (^). — Adam  Smith  n'a  pas  non  plus  une  idée 


1.,  A.  MULLER,  Die  Elemente  der  Staatskwntit .  Oeffentliclie  Vor- 
lesungen  ini  Winter  von  1808,  zu  Dresden,  gehalten.  3  volumes. 
Berlin,    1809. 

2.  «  Ein  lebendiges   Ganzes  »  (t.    I,  pp.  55   et  66). 

3.  «  Ein    grosses    Individuum  »    (t.    I,    p.    256). 

4.  «  Der  Staat  ist  nicht  eine  bloss  kùnstliche  Veranstaltung  ;  er  is 
nothwendig,  unvermeidlich.  Der  Mensch  ist  nicht  zu  denken  ausser- 
halb  des   Staates  »  (t.    I,  pp.  39-40). 

5.  Das  Bùndel  Ephemerer  Wesen  welches  in  diesem  Augen- 
blick  auf  der  Erdflàche,  die  man  Frankreich  nennt,  neben  einandcr 
steht  »   (t.    I,    p.    204;    cfr.    p.    231). 

6.  «  Ein  Volk  ist  die  erhabene  Gemeinschaft  einer  langen  Reihe 
von  vergangenen,  jetzt  lebenden  und  noch  kommenden  Geschlechtern, 
die  aile  in  einen  grossen  innigen  Verbande  zu  Leben  and  Tod  zu- 
sammenhangen,  von  denen  jedes  einzelne,  und  in  jedem  einzelnen 
Geschlechte  wieder  jedes  einzelne  menschliche  Individuum  den  ge- 
meinsamen  Bund  verbûrgt,  und  mit  seiner  gesammten  Existenz  wieder 


—  176  — 

juste  de  la  société  ;  il  a  isolé  les  phénomènes  économiques 
des  autres  phénomènes  sociaux  ;  il  a  fait  abstraction  des 
besoins  spirituels  et  de  leur  action  sociale  (^).  Il  a  oublié 
que  tout  se  tient  dans  la  réalité.  L'État  n'est  pas  qu'une 
manufacture,  une  ferme,  une  agence  d'assurances,  une 
sociétéi  commerciale  ;  il  est  le  consensus  des  besoins  phy- 
siques et  moraux,  des  richesses  matérielles  et  morales,  de 
toutes  les  manifestations  de  la  vie  nationale  en  an  grand 
tout,  doué  de  vie  et  sans  cesse  en  mouvement  (^).  Il  man- 
que aux  économistes  et  aux  théoriciens  de  la  politique  la 
conception  organique  de  l'Etat.  Ils  croient  que  la  nation 
est  tout  simplement  l'ensemble  des  individus  ,^)  ;  ils  s'ima- 
ginent que  la  richesse  nationale  n'est  pas  autre  chose 
que  la  somme  des  richesses  individuelles  (*).  L'Etat  n'est 
pas  une  machine,  comme  l'orgue  ou  rhorloge,  dont  un  mé- 
canicien combine  le  mécanisme  (^)  ;  et  ce  ne  sont  pas  des 
matériaux  inertes,  que  l'homme  d'État  et  le  sociologue 


von  verbùrgt  wird  ;  welche  schône  und  unsterbliche  Gemeinschaft 
sich  den  Augen  und  den  Sinnen  darstellt  in  g-emeinschaftlicher 
Sprache,  in  gemeinschaftlichen  Sitten  und  Gesetzen,  in  tausend  se- 
gensreichen   Instituten  »  (t.   I,  p.   204;   cfr.  pp.   83  et  231). 

1.  «  Die  geistigen  Bedùrfnisse  und  ihr  inneres  Handeln  im  Staate  » 
(t.    I,   p.   51). 

2.  «  Der  Staat  ist  nicht  eine  blosse  Manufactur,  Meierei,  Assc- 
curanz-Anstalt,  oder  mercantilische  Societàt  ;  er  ist  die  innige  Ver- 
bdndung  der  gesammten  physischen  und  geistigen  Bedùrfnisse,  des 
gesammten  physischen  und  geistigen  Reichthums,  des  gesammten 
inneren  und  âusseren  Lebens  einer  Nation,  zu  einem  grossen  ener- 
gischen,  unendlich  bewegten  und  lebendigen  Ganzen  (t.  I,  p.  51). 
Der  Staat  ist  die  Totalitàt  der  menschlichen  Angelegenheiten,  ihre 
Verbindung  zu   einem  lebendigen   Ganzen.  »  (t.    I,   p.   66). 

3.  «  Dass  die  Anzahl  der  Kôpfe  eigentlich  die  Nation  ausmache  » 
(t.  II.  p.  247;  cfr.  p.  205). 

4.  «  So  geschah  es  dass  den  Oekonomisten  National-  Reichthum 
und  die  Summe  aller  einzelnen  Reichthûmer  gleich-galt  »  (t.  II,  p.  247\ 

5.  «  Fiir  die  Theoretiker  giebt  es  eine  Kunst  des  Staatenbau's, 
wie  des  Orgelbauens  oder  des  Uhrmachens  »  (t.  I,  p.  21). 


—  177  — 

ont  à  manipuler  à  leur  guise  (^).  Une  nation  est  toujours 
en  mouvement  ;  c'est  dans  son  développement  qu'il  faut  la 
considérer,  c'est  le  secret  de  son  évolution  qu'il  faut  tâ- 
cher de  surprendre  (-).  Peut-être  trouvera-t-on  que  com- 
me chaque  vers  a  son  rhythme  et  chaque  morceau  de  mu- 
sique sa  mesure  —  chaque  nation  a  sa  loi  d'évolution  pro- 
pre. La  tâche  de  l'homme  d'État  avant  tout  et  même  de 
tous  les  citoyens  chacun  pour  sa  part,  est  d'en  prendre 
conscience  et  de  s'y  adapter  (^).  Le  génie  de  l'homme 
d'État  n'est  pas  dans  sa  puissance  d'invention  ni  dans  sa 
force  d'imagination  ;  il  est  dans  sa  faculté  de  pénétration, 
dans  sa  perspicacité  à  saisir  la  nature  d'une  réalité  don- 
née et  l'évolution  antérieure  du  corps  social.  Sa  mission 
n'est  point  d'imposer  à  un  État  malade  l'idéal  abstrait 
d'une  constitution  parfaite  ;  il  n'a  pas  à  rechercher  la 
santé  en  général  ;  il  doit  déterminer  l'état  de  santé  qui 
convient  à  tel  État  donné  et  que  celui-ci  est  capable  de 
réaliser.  On  a  supprimé  —  avec  quelle  légèreté  !  —  d'an- 
tiques constitutions  sous  l'irifluence  desquelles  on  avait 
longtemps  vécu,  comme  si  l'État  n'était  qu'une  agence  de 
police  qui  se  peut  remplacer  par  une  autre,  sans  que  rien 


1.  Die  aufgabe  fiir  den  Staatsgelehrten  so  wie  fur;  den  Staats- 
manne  ist  keinesweges  ein  willkùhrliches  Anordnen  todter  Stoffe  » 
(t.    I,   p.   5). 

2.  «  In  der  Bewegung,  vor  allen  Dingen,  will  der  Staat  betrachtet 
s-ein  und  das  Herz  des  wahren  Staatsgelehrten  soll,  so  gut  wie  das 
Herz  des  Staatsmannes,  in  dièse  Bewegung  eingreifen  »  (t.   I,  p.  5). 

3.  «Vielleicht  fânde  sich  in  der  vereinigten  Bewegung  der  Mensch- 
iieit  oder  einer  Nation,  wenn  wir  dieselbe  durch  Jahrhunderte  ver- 
folgten,  eine  Art  von  Gesetz  der  Bewegung;  vielleicht  fânde  sich, 
dass,  wie  jeder  Vers  seinen  eigenthùmlichen  Rhythmus,  jedes  Musik- 
stùck  seinen  eigenthiimlichen  Takt,  so  auch  jede  Nation  ihre  eigen- 
thùmliche  Bewegung  habe,  welche  vor  allen  Dingen  der  Staatsmann, 
alis  Capellmeister,  doch  auch  jeder  einzelne  Bûrger  seines  Teils 
empfinden,  und  in  welche  er,  der  Natur  seines  Instrumentes  gemàss, 
eingreifen   musse  »   (t.    I,    pp.    95-96). 


—  178  — 

soit  changé  à  la  vie  des  citoyens  !  Si  on  considère  au  con- 
traire la  société  humaine  comme  une  grande  individua- 
lité, on  se  gardera  de  penser  que  l'organisation  de  l'État 
et  la  forme  de  sa  constitution  peuvent  faire  l'objet  d'une 
spéculation  arbitraire  {^).  Chaque  nation  exprime,  dans  la 
langue,  dans  la  forme,  dans  la  loi,  dans  les  coutumes  qui 
lui  sont  propres,  l'idée  du  droit  commune  à  tous  les 
Etats  (-).  Aussi  peut-on  dire  en  un  sens  que  tout  droit  po- 
sitif est  naturel  {^).  L'homme  de  gouvernement  se  gar- 
dera de  considérer  exclusivement  le  texte  abstrait  du 
Code  ;  mais  il  rapprochera  une  législation  de  l'état  de 
choses  dont  elle  est  issue,  il  recherchera  comment  elle  a 
été  produite  par  l'évolution  historique;  il  traitera  la  loi 


1,  «  Das  Génie  des  Arztes  oder  des  Staatsmannes  wird  sich  nicht 
in  seiner  Erfindungskraft,  aber  wohi  in  dem  Divinationsgciste 
offenbaren,  womit  er  in  die  g-egebene  Natur  und  in  die  friiheren, 
unabànderlichen  Schicksale  des  Korpers  eingeht,  den  er  zu  curiçen 
hiat;  nicht  in  der  Art,  wie  er  ein  allgemeines  Idéal  von  guter  Ver 
fassung  dem  kranken  Korper  oder  dem  kranken  Staate  aufdringt, 
sondern  wie  er,  ohne  der  eigenthiimlichen  Natur  seines  Patienten 
etwas  zu  vergeben,  nicht  nach  Gesundheit  ùberhaupt,  sondern  nach 
der  diesem  Korper  eigenthiimlichen  und  erreichbaren  Gesundheit 
strebt.  Wenn  man  den  Leichtsinn  erwàgt,  womit  in  unsern  Zeiten 
hier  und  da  alte  Verfassungen  aufgehoben  werden,  den  Leichtsinn 
derer  meine  ich,  die  lange  unter  dem  unmittelbaren  Einflusse  dieser 
Verfassungen  lebten  :  so  findet  man,  dass  ihnen  der  Staat  nichts 
weiter  ist,  als  eine  grosse  Polizeianstalt,  die  durch  eine  andere  Anstalt 
der  Art  ersetzt  werden  kann,  ohne  dass  sich  in  dem  inneren  Leben 
der  Bûrger  etwas  veràndert.  Betrachtet  man  den  Staat  als  ein  grasses, 
aile  die  kleinen  Individuen  umfassendes  Individuum;  sieht  man  ein, 
dass  die  menschliche  Gesellschaft  im  Ganzen  und  Grossen  sich  nicht 
anders  darstellen  kann,  denn  als  ein  erhabener  und  voUstàndiger 
Mensch,  so  wird  man  niemals  die  inneren  und  wesentlichen  Eigenliei- 
ten  des  Staates,  die  Form  seiner  Verfassung,  einer  willkiihrlichen 
Spéculation  unterwerfen  wollen  »  (t.  I,  pp.  255-256;  cfr.  t.  II,  p.  158). 

2,  «  Jeder  wirkliche  einzelne  Staat  drûckt  die  allen  Staaten  ge- 
meinschaftliche  Idée  des  Rechtes  in  seiner  eigenthiimlichen  Sprache, 
in  eigenthiimlichen  Formen,  Gesetzen  und  Sitten  aus  »  (t.   I,  p.  115  . 

3,  «  Wir  durfen  ailes  positive  Recht  fiir  natiirliches  anerkennen  » 
(t.   I,  p.  75). 


—  179  — 

comme  une  âme  dont  le  corps  est  un  chapitre  de  l'histoire 
nationale.  La  législation  d'un  peuple  n'est  pour  lui  qu'un 
extrait  ou  un  esprit  de  l'histoire  de  ce  peuple  (i).  — 

Adam  Mùller  arrachait  ainsi  du  sol  national  les  mau- 
vaises herbes  exotiques  :  le  cosmopolitisme  humanitaire, 
le  rationalisme  juridique,  l'individualisme  économique  et 
politique.  En  même  temps  il  jetait  en  terre  allemande  la 
semence  d'idées  qui  lèveront  tout  le  long  du  siècle  et 
dont  nous  avons  cueilli  une  gerbe  dans  le  champ  de  la 
geschichtliche  Rechtstrissenschaft,  de  la  Spraehphilosophie, 
de  la  NationalôJtonomie,  de  la  Volkswirtschaftslehre,  de  la 
Staatslchre,  de  la  Vôlkerpsychologie,  de  la  Soziologie. 

Les  économistes  sont  à  peu  près  les  seuls  qui  aient  eu 
pour  leur  devancier  une  pensée  de  gratitude  (^j.  Savigny 
se  réclame  de  Hugo  et  de  Moser  (^),  mais  semble  ignorer 
Millier.  Schaeffle  ne  le  cite  pas  une  seule  fois  dans  les  qua- 
tre volumes  de  Bau  und  Leben  ni  dans  son  traité  d-éco- 
nomie  politique  (*).  Bluntschli  ne  peut  nier  que  Mùller  est 
le  premier  des  contemporains  à  avoir  eu  l'idée  organique 


1.  «  Der  Staatsmann  betrachtet  das  Gesetz  nie  einzeln  in  seiner 
abstracten  Strenge,  sondern  er  stellt  es  der  Lage  der  Dinge  gegen- 
iiber,  in  der  es  entstanden,  er  sieht  es  an,  wie  es  aus  der  Geschichte 
hervorgegangen  ist;  er  behandelt  das  einzelne  Gesetz  wie  eine  Seele, 
deren  Kôrper  in  einem  Capitel  aus  der  National-Geschichte  besteht 
(t.  I,  p.  91).  Des  National-Gesetzbuch  ist  ihm  nichts  anderes  als 
ein    Auszugi,    ein    esprit    der    National-Geschichte»    (t.    I,    pp.    92-93), 

2.  Nous  avons  cité  Roscher.  Voyez  Wagner,  GrundUgung,  §  144. 
—  G.  SCHMOLLER,  Gruïidrîss  der  allgemeinen  YolkswirtschafUlehre, 
t.  L  §  47.  Leipzig,  1900.  —  Ingram  (Histoire  de  V économie  politique, 
p.  271)  ne  fait  que  résumer  l'analyse  de  Roscher  (Geschichte  der 
National-Oekonomik  in  Deutschland,  pp.  763  et  975).  —  M.  Rambaud 
{Histoire  des  doctrines  économiques,  p.  244)  montre,  par  la  façon 
dont  il  parle  de  Mùller,  qu'il  ne  le  connaît  point. 

3.  Vom  Beruf,   p.   15. 

4.  A.  Schaeffle,  Das  gesellschaftliche  System  der  menschlichen 
Wirthschaft.  2  vol.  3^   édition.  Tûbingen,   1873. 


~  180  — 

de  l'État,  mais  il  s'acharne  à  diminuer  son  mérite  {^). 
M.  Paul  Barth  (-)  ne  prononce  pas  le  nom  de  Millier,  pas 
plus  que  Henry  Michel  (^j.  M.  Charles  Andlerf*)  ne  si- 
gnale que  son  influence  sur  List.  Si  M.  Stein  le  nomme, 
c'est,  en  passant,  comme  l'inspirateur  des  réactionnaires 
qui  voudraient  nous  rejeter  dans  le  moyen  âge  (^). 

C^)uand  Millier  donnait  ses  conférences  sur  les  Elemente 
der  Staatskîinst,  Auguste  Comte  avait  dix  ans.  Il  pourrait 
bien  résulter  d'une  analyse  objective  de  l'œuvre  de  Mill- 
ier i^),  que  Comte  a  eu  un  devancier  en  Allemagne  et  qu'il 
n'est  plus  tout  à  fait  exact  de  soutenir  avec  M.  Durk- 
heim  que  «  la  sociologie  a  pris  naissance  en  France  ». 
Peut-être  même,  tout  compte  fait,  conclurait-on  que  la  so- 
ciologie est  plutôt  germanique,  les  Allemands,  à  défaut 
du  nom,  ayant  eu  la  chose... 

Le  premier  tort  de  M.  Durkheim,  quand  il  introduisit 


1.  Bluntschli,  Geschichte  der  neueren  Staaiswissenschaft,  p.  556. 
3'"'-'  édition,  1881.  —  Dans  son  Allgemeines  Staatsrecht,  Bluntschli 
attribue  à  Savigny  l'honneur  d'avoir  eu  le  premier  la  conception 
organique  de  la  nation  :  «  Es  ist  ein  Verdienst  Savigny's,  die  Be- 
deutung  des  Volkes  als  eines  organischen  Wesens  in  Deutschland 
wieder  nachdrucksam  hervorgehoben  zu  haben  »  (p.  37). 

2-  P.  Barth,  Die  Philosophie  der  Geschichte  als  Sociologie.  Leipzig, 
1897. 

3.  H.  Michel,  L'idée  de  VÉtat.  Paris,  1896. 

4.  Ch.  Andler,  Les  origines  du  socialisme  d-'État  en  Allema- 
gne,   p.    162.    Paris,    1897. 

5.  L.  Stein,  Die  sociale  Frage  im  Lichte  der  Philosophie,  p.  429. 
Stuttgart,    1897. 

6.  Les  idées  de  MùUer,  dont  nous  en  avons  résumé  quelques-unes, 
sont  enfouies  dans  trois  petits  volumes  qui  n'ont  jamais  été  réim- 
primés {Die  Elemente  der  Staatskunst,  1809).  Nous  espérons  bien 
qu'il  se  trouvera  prochainement  quelqu'un  pour  rendre  à  Mùller 
la  place  qui  lui  revient  dans  l'histoire  de  la  Science  sociale,  en  le 
rattachant  d'une  part  à  MiOiser  et  à  Burke  et  en  déterminant,  d'autre 
part,    dans    quelles    diverses    directions    s'est    exercée   son    influence. 


181 


en  P^rance  la  théorie  germanique  du  réalisme  social,  est 
de  n'avoir  pas  soupçonné  ces  attaches  profondes  et  loin- 
taines de  la  théorie  dans  son  pays  d'origine. 

Avant  d'être  et  en  même  temps  qu'il  resta  un  postulat 
de  la  science,  le  concept  de  la  Nation  et  de  sa  réalité  était, 
en  Allemagne,  une  idée  aimée  et  un  sentiment  vivace. 
L'effort  des  écrivains,  des  savants,  des  politiques,  des 
diplomates,  des  guerriers  allemands,  pendant  tout  un 
siècle,  a  été  dirigé  vers  cette  fin  :  faire  l'unité  —  écono- 
mique, morale  et  politique  —  de  l'Allemagne^). 

La  France,  par  contre,  n'a  pas  cessé  de  se  glorifier 
d'avoir  proclamé  la  charte  cosmopolite  des  droits  de 
l'homme.  Et  la  philosophie  individualiste,  en  dépit  de 
certains  assauts,  a  toujours  réussi  à  y  maintenir  sa  domi- 
nation dans  l'enseignement  universitaire.  Sans  doute,  sur 
un  point,  la  France  était  en  avance  :  elle  avait  réalisé 
depuis  longtemps  son  unité  politique.  Mais  tandis  que  les 
Allemands  travaillaient,  avec  ardeur  et  persévérance,  à 
devenir  un  peuple  grand  et  fort,  quelle  était,  en  France, 
la  vitalité  du  sentiment  patriotique,  et  la  profondeur  de 
l'idée  nationale  ?  Au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  Re- 
nan comparait  ainsi  les  deux  pays  :  «  En  Prusse,  l'état 
militaire,  chez  nous  déprécié  ou  considéré  comme  syno- 
nyme d'oisiveté  et  de  vie  désœiuvrée,  était  le  principal  titre 
d'honneur,  une  sorte  de  carrière  savante.  Chez  nous,  le 
patriotisme  se  rapportant  aux  souvenirs  militaires  était 
ridiculisé  sous  le  nom  de  chauvinisme;  là-bas,  tous  sont 
ce  que  nous  appelons  des  chauvins,  et  s'en  font  gloire  (-).  » 


1.  H.   LiCHTENBERGER,  L'Allemagne   moderne    et    son    évolution. 
Paris,    1907. 
.  :     2>    E.    Renan,    La   réforme   intellectuelle   et   morale,    p.    52.. 

Morale  et  sociologie.  13 


—  182  — 

Y  a-t-il  eu  un  changement  depuis  lors  ?  Pour  qui  se  con- 
tente de  l'ordinaire  méthode  d'observation,  il  y  a  d'inté- 
ressants éléments  de  réponse  dans  l'enquête  sur  la  guerre 
et  le  militarisme,  instituée  par  la  revue  L'Humanité  nou- 
velle et  à  laquelle  M.  Durkheim  a  collaboré  (i)  ;  il  y  a 
aussi  une  ample  moisson  de  documents  dans  le  livre  de 
M.  Goyau  sur  Vidée  de  patrie  (-)  ;  et  de  récents  incidents 
sont  singulièrement  suggestifs.  Mais  enquêtes,  essais  d'his- 
toire, événements  particuliers  ne  donnent  pas  d'un  fait 
social  une  représentation  suffisamment  objective;  et  le 
résultat  de  recherches  conduites  d'après  cette  méthode 
est  sans  valeur  aux  yeux  du  sociologue,  qui  a  pour  règle 
d'appréhender  les  faits  «par  un  côté  où  ils  se  présentent 
isolés  de  leurs  manifestations  individuelles  (^).»  Il  resterait 
à  saisir  «objectivement»  les  «courants»  patriotiques,  in- 
ternationalistes, pacifistes,  militaristes  et  à  en  mesurer 
les  variations  quantitatives.  Ce  serait  pour  les  rédacteurs 
de  V Année  sociologigue  le  sujet  d'un  mémoire  intéressant, 
qui  ne  serait  pas  dépourvu  d'actualité  et  dont  les  conclu- 
sions pourraient  être  utiles  à  1'  «  art  politique  rationnel  ». 
En  attendant,  si  Comte  avait  encore  vécu,  il  eût  re- 
proché à  son  successeur  d'avoir,  en  n'ayant  pas  égard  au 
«  consensus  »,  manqué  d'esprit  sociologique  (*).  La  théorie 
du  réalisme  social  faisait  partie  d'un  système  vivant  de 
représentations  et  de  sentiments,  qu'on  peut  appeler  la 
mentalité  ou  le  VolTcsgeist  allemand.  M.  Durkheim  l'a  dé- 


1.  ^L'Humanité  nouvelle,  n^  de  mai  1899.  —  Voir  la  réponse  de 
M.  Durkheim,  p.  50. 

2.  G.  Goyau,  Lidée  de  patrie  et  Vhumanitarisme.  Essai  d'histoire 
française,   1866-1901.   Paxis,    1903. 

3.  Durkheim,   Règles  de  la  méthode  sociologique,   p.  57.  ■ 

4.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  t.   IV,  pp.  317  et  324. 


—  183  — 

tachée  du  système,  sans  se  demander  si  la  boutm-e  trou- 
verait en  France  un  sol  propice  et  un  milieu  favorable. 
Son  réalisme  social  est  une  idée  déracinée. 

Une  autre  méprise  de  M.  Durkheim  est  d'avoir  vidé 
l'idée  germanique  du  contenu  qui  lui  donnait  un  sens. 

Quand  Miiller,  Savigny,  List,  Roscher,  Knies,  Schmol- 
1er,  Wagner  répètent  que  la  société  est  autre  chose  que 
la  somme  de  ses  membres,  ils  savent  ce  qu'ils  disent 
et  chez  eux  on  les  comprend.  Ils  désignent  le  Volk,  ce 
lent  produit  de  l'histoire,  comme  ils  l'appellent  (j^)  ;  ils  pen- 
sent à  la  Nation,  cette  communauté  qui  survit  aux  indi- 
vidus, réunissant  les  générations  par  l'identité  de  la  lan- 
gue, du  culte,  du  droit,  de  la  morale,  des  institutions,  des 
intérêts,  des  souvenirs,  des  espérances;  et  ils  revendi- 
quent justement  pour  la  tendance  scientifique  qu'ils  re- 
présentent, le  titre  de  «réaliste  (2).  » 

M.  Durkheim  s'est  approprié  leur  formule,  mais  on  ne 
sait  jamais  ce  qu'il  y  a  dedans  ou  derrière,  quand  il  dit 
que  la  société  est  un  être  siii  generis  ;  car  jamais  ni 
nulle  part  il  n'a  défini  ce  qu'il  entend  par  société  et  — 
nous  l'avons  montré  {^)  —  sa  tentative  de  définir  le  «  fait 
social»  n'a  finalement  abouti  qu'à  un  échec. 

Il  ne  vous  place  donc  point  en  présence  d'un  objet 


1.  «  Es  ist  erst  ein  langer  und  langsamer  geschichtlicher  Process, 
welcher  das  Volk  als  Ganzes  gemacht  hat  »  (Wagner,  Grund- 
legung,    §    151). 

2.  «  Die  jetzt  auf  unseren  Universitàten  vorherrschende  Richtung 
der  Nationalôkonomik  ist  mit  Recht  eirte  realistische  genannt  vvorden. 
Sie  will  die  Menschen  so  nehmen,  wie  dieselben  wirklich  sind:  einem 
ganz  bestimmten  Volke,  Staate,  Zeitalter  angehôrig  u.  dgl.  m.  »  (Ro- 
scher,   Geschichte  der  National-Oekonomik  in  Deutschland,   p.    1032). 

3.  Voir  plus  haut,  page   32. 


—  184  — 

tangible,  en  face  d'une  «  chose  »;  il  agite  devant  vous 
un  concept  vague,  une  abstraction  fuyante  ;  et  le  postulat 
des  Allemands  devient,  sous  sa  plume,  une  formule  ca- 
balistique. Son  réalisme  social  est  comme  une  de  ces 
plantes  stérilisées,  qu'il  est  devenu  de  mode  de  placer 
dans  les  appartements  manquant  d'air  et  de  lumière. 

Le  sentiment  de  l'irréel  augmente,  quand  on  suit  M. 
Durkheim  dans  sa  tentative  de  diviser  les  sociétés  en 
types  ou  en  espèces. 

On  connaît  son  principe  de  classification  (}).  Il  postule 
l'existence  de  la  horde  —  c'est  encore  un  emprunt  fait 
à  M.  Wundt(^)  —  comme  ayant  dû  être  l'agrégat  social 
primitif.  «  Avec  cette  «  notion  »  on  a  le  point  d'appui  né- 
cessaire pour  construire  l'échelle  complète  des  types  so- 
ciaux. On  distinguera  autant  de  types  fondamenatux  qu'il 
y  a  de  manières,  pour  la  horde,  de  se  combiner  avec  elle- 
même  en  donnant  naissance  à  des  sociétés  nouvelles  et 
pour  celles-ci,  de  se  combiner  entre  elles  »  ;  et  on  trouvera 
les  sociétés  «  polysegmentaires  simples  »,  les  «  sociétés  po- 
lysegmentaires  simplement  composées  »,  les  «  sociétés  po- 
lysegmentaires doublement  composées  »  et  ainsi  de 
suite  p). 

Certes  la  classification  des  sociétés  est  une  entreprise 
d'une  exceptionnelle  difficulté  et  les  essais  de  Spencer  (*), 


1.  Voir  plus   haut,   page   81. 

2.  WUNDT,  Ethik,  t.   II,   p.  55.   —  Cfr,   Schaefflb,    Bau  und 
Leben,   t.   II,  p-  83. 

3.  Les   règles   de   la   méthode   sociologique,    p.    102. 
4.    Spencer,  Principes  de  sociologie. 


—  185  — 

de  Grosse  (^),  de  Hildebrand  (-),  de  Sutherland  ('),  de  Vier- 
kandt  (^),  de  Steinmetz  (^)  ne  sont  pas  parfaits;  mais  au 
moins  ils  ne  négligent  pas  de  parti  pris  les  données  con- 
crètes; ils  tiennent  plus  ou  moins  heureusement  compte 
de  rétat  de  civilisation  ou  du  développement  économique 
des  sociétés. 

M.  Durkheim,  lui,  est  en  pleine  abstraction;  il  part 
d'une  notion  imaginée  et  en  déduit,  par  une  opération 
logique,  une  classification  purement  verbale.  Quel  cas  fait- 
il  de  son  précepte  :  «  Les  phénomènes  sociaux  sont  des 
choses  et  doivent  être  traités  comme  des  choses  (^)  ?  » 
Et  le  reproche  qu'il  adresse  aux  autres  :  «  Au  lieu  d'une 
science  de  réalités,  ils  ne  font  qu'une  analyse  idéolo- 
gique», —  ne  se  retourne-t-il  pas  contre  lui?  — 

Enfin,  M.  Durkheim  a  été  spécialement  mal  inspiré 
quand,  pwDur  répondre  aux  critiques  dont  le  postulat  du 
réalisme  social  fut  l'objet,  il  s'avisa  de  recourir  à  la  dia- 
lectique {"'). 

Son  argument  revient  à  ceci:  Un  composé  diffère 
spécifiquement  de  ses  composants;  or  la  société  est  un 
composé    Donc... 

La  majeure  est  prouvée  à  coups  d'exemples:  la  cel- 


1.  E.    Grosse,   Die   Formen   der   Familic    mid   die   Formen   der 
Wirtschaft,    1896. 

2.  R.  Hildebrand,  Recht  und  Sitte  auf  den  verschiedeneti   wirt- 
schaf lichen    Kulturstufen,    1896. 

3.  A.  Sutherland,  The  origin  and  growth  of  the  moral  instinct, 
1898. 

4.  A.  ViERKANDT,  Naturvôlker  und  Kulturvôlker,   1896. 

5.  Steinmetz,   Classification  des   types   sociaux   et  catalogue  des 
peuples    (Année    sociologique,    t.    III,    1900). 

Q.   Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  p.  35.     '' 

7.   Durkheim,   De  la  méthode  objective  en  sociologie. 


—  186  — 

Iule  vivante  est  le  sujet  de  phénomènes  caractéristiques 
dont  les  particules  minérales  qui  constituent  la  cellule  ne 
peuvent  rendre  raison  ;  le  bronze  a  des  qualités  que  n'ont 
pas  les  métaux  dont  il  est  formé  ;  dans  l'eau  on  trouve  des 
propriétés  que  ne  possèdent  pas  ses  éléments.  Il  doit  en 
être  de  même  de  la  société.  Quand  des  hommes  s'agrè- 
gent, il  se  fait  une  combinaison  chimique;  l'être  collec- 
tif, produit  de  leur  union,  est  une  réalité  d'un  ordre  nou- 
veau, que  la  psychologie  individuelle  devient  impuissante 
à  expliquer.. 

■  Il  est  plaisant  que  l'auteur  de  cette  argumentation  con- 
teste aux  organicistes  le  droit  de  raisonner  par  analogie 
et  de  conjecturer  que  les  lois  déjà  vérifiées  dans  l'orga- 
nisme biologique  pourraient  bien  être  vraies  de  l'orga- 
nisme social. 

Encore  s'il  y  avait  analogie  entre  la  formation  d'une 
société  d'hommes  et  les  exemples  qu'il  cite,  on  pourrait 
se  contenter  de  lui  signaler  son  inconséquence.  Mais  faut- 
il  même  relever  qu'il  n'y  a  point  d'analogie?  Dans  le  cas 
de  la  cellule,  du  bronze,  de  l'eau,  il  y  a  combinaison 
d'éléments  hétérogènes.  En  est-il  de  même  de  la  société? 
Ne  sont-ce  pas  toujours  et  encore  des  êtres  ayant  même 
nature  humaine  qui  font  la  combinaison  sociale  ?  Et  les 
adversaires  du  réalisme  social,  prenant  leur  réponse  où 
M.  Durkheim  cherchait  son  argument,  n'auraient-ils  pas 
pu  répliquer:  «  Mais  mélangez  donc  des  gouttes  d'eau 
tant  que  vous  voudrez,  vous  verrez  si  vous  n'aurez  pas 
toujours  de  l'eau  !  »  (^) 


1.  Dans  le  Suicide,  M.  Durkheim  a  tâché  d'étabUr  l'existence  de 
«  courants  sociaux  »  en  raisonnant  comme  suit  :  Le  nombre  des  sui- 
cides reste,  d'une  année  à  l'autre,  à  peu  près  constant  dans  une  même 
société;  cependant  les  individus  qui  composent  la  société  changent; 


—  187   - 

Notre  conclusion  sera-t-elle  que  MM.  Tarde,  Andler, 
Fouillée  et  ceux  qui  ont  répété  leurs  critiques,  comme 
M.  Bernés  (^)  et  M.  Jankelevitch  (-),  ont  raison?  Faut-il, 
reprenant  une  expression  de  M.  Fouillée  {^),  être  pour  le 
«  nominalisme  »  ou  pour  le  «  réalisme  ?  »  dire,  avec  le 
premier,  que  la  société  est  un  «  mot  »  ou,  avec  le  second, 
qu'elle  est  un  «  être  ?  » 

La  question  s'est  trouvée,  par  le  fait  de  M.  Durkheim, 
posée  dans  ces  termes  étroits,  et  les  adversaires  du  réa- 
lisme n'ont  pas  songé  à  élargir  le  débat.  Leur  polémique 
avec  M.  Durkheim  fut  de  la  dialectique  purement  ver- 
bale, une  véritable  logomachie.  L'histoire  consultée  et  cer- 


donc  il  doit  y  avoir,  en  dehors  d'eux,,  dans  le  milieu  social,  un 
courant  suicidogène  d'une  intensité  déterminée.  —  En  inventant  ce 
courant  pour  expliquer  la  relative  constance  du  taux  des  suicides, 
le  sociologue  positiviste  fait  songer  aux  anciens  qui  expliquaient  le 
feu  par  le  phlogistique  et  les  effets  de  l'opium  par  sa  vertu  dor- 
mitive,  —  La  statistique  révèle  aus3i  que  le  nombre  de  décès  dus  aux 
diverses  maladies  organiques  reste  relativement  constant  dans  un 
même  pays  (Annuaire  statistique  de  Belgique,  t.  37,  p.  120.  Bru- 
xelles, 1907).  Si  les  données  de  la  statistique  sont  reconnues  exactes 
faudra-t-il  —  pour  expliquer  que  l'apoplexie,  le  cancer,  les  affec- 
tions cardiaques  prélèvent,  bon  an  mal  an,  leur  tribut  à  peu  près 
égal  de  victimes  —  admettre  qu'il  existe,  à  l'état  de  réalités  exté- 
rieures et  supérieures  aux  individus,  des  forces  sui  generis  d'intensité 
différente,    qu'on   appellera    des    «  courants    mortifères?  » 

;1.  «  Corps  social  ou  âme  sociale,  ces  concepts,  si  nous  en  par- 
lons sérieusement,  nous  conduisent  en  pleine  mythologie  »  (Bernés, 
Individu,  et  société,  dans  la  Revue  philosophique,  t.  LII,  p.  484. 
Paris,   1901).  , 

2.  «  La  société  considérée  en  dehors  et  indépendamment  des  in- 
dividus gui  la  composent,  n'est  qu'une  entité  métaphysique.  C'est 
l'individu  qui  constitue  la  seule  et  véritable  réalité  sociale  et  c'est 
de  lui  que  nous  devons  partir  pour  comprendre  la  vie  sociale,  les 
caractères  et  la  nature  des  phénomènes  sociaux  »  (S.  Jankelevitch, 
liature  et   société,   p.    169,    Paris,    1906). 

3.  A.  Fouillée,  Les  éléments  sociologiques  de  la  morale,  p.  159. 
Paris,    1905. 


188 


taines  distinctions  faites  à  propos  eussent  évité  des  dis- 
cussions oiseuses. 

I.a  vérité  est,  en  effet,  qu'à  ce  mot  de  réalisme  social 
correspondent  des  choses  diverses. 

C'est  d'abord  chez  les  romantiques  allemands,  au  len- 
demain du  désastre  d'Iéna,  l'expression  d'un  sentiment 
de  révolte  contre  le  cosmopolitisme  importé  du  pays  de 
l'oppresseur.  Séduit  par  les  rêveries  d'une  philosophie 
humanitaire,  on  avait,  pendant  un  siècle,  nié  la  Patrie, 
Historiens  et  artistes  l'affirmèrent  à  nouveau,  retrouvant 
enfin,  sous  le  coup  du  malheur  public,  la  foi  nationale 
que  le  snobisme  régnant  leur  avait  enlevée.  Pour  mieux 
aimer  la  Nation,  qui  pouvait  et  qui  devait  revivre,  pour 
la  rendre  sensible  aux  cœurs  et  présente  aux  imaginations, 
ils  la  personnifièrent.  Et  ce  fut  la  première  phase  du 
réalisme  social,  la  phase  littéraire  et  sentimentale. 

Avec  Adam  Mùller  s'ouvrit  une  phase  nouvelle.  Il 
réagissait  contre  l'esprit  et  la  méthode  individualistes  que 
le  rationalisme  du  XVII P  siècle  avait  mis  en  vogue. 
D'une  certaine  idée  qu'on  se  faisait  préalablement  de  la 
nature  de  l'homme,  on  prétendait  déduire  un  ensemble 
de  lois  économiques  et  un  système  d'organisation  poli- 
tique auxquels  on  attribuait  une  valeur  universelle.  Mùller 
protesta  contre  ce  procédé  géométrique,  appliqué  à  des 
choses  mobiles  et  vivantes.  Il  avait  le  sentiment  très  pro^ 
fond  de  la  réalité  et  répugnait  aux  abstractions  du  ratio- 
nalisme uniformisant  et  niveleur. 

En  cela  comme  dans  le  reste,  mais  sans  peut-être  s'en 
douter,  il  renouait  la  tradition  du  moyen  âge. 

Thomas  d'Aquin,  le  grand  philosophe  du  XI IP  siècle, 


—  189  — 

ne  concevait  pas  non  plus  la  société  comme  une  masse 
homogène  d'êtres  identiques.  Les  éléments  de  l'Etat,  dit- 
il,  ce  sont  d'abord  les  familles;  ce  sont  ensuite  les  classes. 
On  distingue  habituellement  la  classe  riche  et  la  classe 
pauvre  et,  entre  les  deux,  quelquefois  la  classe  moyenne. 
Mais  cela  ne  suffit  pas;  il  faut  analyser  de  plus  près 
la  composition  sociale  et  alors  apparaîtront  les  groupes 
professionnels  :  celui  des  agriculteurs,  des  commerçants, 
des  artisans,  des  gens  de  mer,  etc.  L'importance  relative 
de  ces  éléments  varie  d'un  Etat  à  l'autre  et  ce  sont  ces 
différences  de  substructure  sociale  qui  déterminent  les 
différences  de  superstructure  politique,  car  il  est  à  noter 
qu'il  n'y  a  pas  que  trois  formes  de  gouvernement;  dans 
chacune  de  ces  formes-types  il  y  a  des  variétés  Q-). 
L'homme  d'Etat  ne  doit  donc  pas  se  contenter  d'inventer 
la  Constitution  idéalement  parfaite,  pas  plus  que  le  mé- 
decin ne  doit  rechercher  la  santé  en  général;  il  doit, 
tenant  compte  des  contingences,  proposer  l'organisation 
qui  est  appropriée  à  un  état,  social  déterminé  et  qui  peut 
y  être  réalisée  (-).  Le  droit  doit  de  même  être  en  har- 


1.  «  Causa  quare  politiae  sunt  plures  est  quia  cujuslibet  civitatis 
plures  sunt  partes  différentes...  Manifestum  est  quod  primo  civitas 
componatur  ex  domibus...  Item  in  multitudine  civitatis  quidam  sunt 
divites,  quidam  pauperes,  quidam  medii...Egenorum  multi  sunt  modi: 
quidam  enim  sunt  agricultores,  alii  vacant  circa  commutationes  ve- 
nalium  rerum,  alii  sunt  mercenarii  et  istorum  sunt  multi  modi...  Modi 
opulentorum  sunt  secundum  diversitatem  divitiarum  et  excessum 
earum  »  (Thomae  Aquinatis  In  octo  libros  politicorum  exposî- 
tio.  Liber  IV,  lectio  2).  Dans  la  leçon  suivante,  il  donne  une  ana- 
lyse beaucoup  plus  détaillée  des  classes  professionnelles  et  des  fonc- 
tions sociales.  Puis  il  termine  dans  la  lectio  4  :  «  Partes  materiales 
populi  pertinentes  ad  rationem  status  popularis  et  partes  divitum 
pertinentes  ad  rationem  potentiae  paucorum  sunt  plures;  quare  sunt 
plures    species   popularis    et    paucorum  ». 

2.  «  Sicut  medicus  non  solum  considérât  sanitatem  simpliciter, 
sed  sanitatem  quae  competit   isti..,   politicus  non  solum  habet   consi- 


190 


monie  avec  la  Constitution  politique;  et  la  législation  qui 
convient  à  une  détnocratie  n'est  pas  nécessairement  bonne 
dans  une  oligarchie;  ni  mêmie  dans  toute  autre  démo- 
cratie,  puisqu'il  y  en  a  de   diverses  espèces  (^).   — • 

L'insuffisance  éprouvée  de  la  méthode  individualiste 
a  ramené  à  cette  conception  sociale  que  Thomas  d'Aquin 
tenait  d'Aristote,  les  fondateurs  de  l'école  historique  du 
droit  et  les  maîtres  de  la  Volksivirtschaftslehre. 

Ils  ont  affirmé  que  la  science  et  la  politique  doivent 
avoir  égard  aux  données  réelles  :  l'existence  de  nations 
diverses  et  l'interdépendance  —  le  Zusammenhang  —  des 
phénomènes  sociaux.  Et  pour  marquer  la  position  qu'ils 
prenaient  à  l'égard  de  l'individualisme  atomiste,  ils  ont 
adopté  la  formule  :  «  Une  nation  n'est  pas  une  simple 
somme  d'individus  :  keine  hlosse  Siimme  von  Inclividuen, 
mais   un  tout  réel  :   ein  reaies  Ganzes.  » 

Pour  la  plupart,  cette  formule  était  le  rappel  bref 
d'un  programme.  C'était  comme  un  mot  de  passe,  le 
signe  auquel  se  reconnaissaient  les  partisans  d'une  même 
méthode  scientifique. 

C'est  à  peine  si  avec  les  philosophes,  comme  Lazarus 
et  Steinthal,  le  réalisme  social  se  trouva  conduit  au  seuil 
de  la  métaphysique. 

Avec  M  Durkheim  il  passe  le  seuil.  Ce  qui  était  en 
Allemagne  l'expression  imagée  d'un  sentiment  ou  l'énoncé 


derare  politiam  simpliciter  optimam.  sed  ex  suppositione  et  quae  cuique 
congriiit   et  quae  possibilis   est  »  (^Ibid.   L.   IV,  1.   1). 

1.  «  Non  est  possibile  easdem  leges  conferre  statui  populari  et 
paucorum;  nec  etiam  eaedem  leges  competunt  omnibus  modis  statui 
populari,  similiter  nec  omnibus  modis  statui  paucorum  »  {Ibid.  L.  IV, 
1.    1.   Cfr.  Sum.   Theol.   la   Ilae,  q.   104,   art.  3,   ad   2^). 


191 


conventionnel  d'un  procédé  de  recherche,  devient  chez 
lui  un  axiome  métaphysique,  une  parole  créatrice  susci- 
tant un  monde  nouveau  peuplé  de  mystère:  «  Il  ne  peut 
y  avoir  de  sociologie  s'il  n'existe  pas  de  sociétés;  or,  il 
n'existe  pas  de  sociétés  s'il  n'y  a  que  des  individus  i  \)  ;  le 
groupe  formé  par  les  individus  associés  est  une  réalité 
d'une  autre  sorte  que  chaque  individu  pris  à  part  ( -)  ; 
en  s'unissant,  les  individus  forment  un  être  psychique 
d'une  espèce  nouvelle  (;')  ;  les  faits  sociaux  ne  diffèrent 
pas  seulement  en  qualité  des  faits  psychiques,  ils  ont  un 
autre  substrat  (/)  ;  car  un  tout  n'est  pas  identique  à  la 
somme  de  ses  parties,  il  est  quelque  chose  d'autre  et  dont 
les  propriétés  diffèrent  de  celles  que  présentent  les  par- 
ties dont  il  est  composé  (^)  ;  il  faut  donc  qu'en  pénétrant 
dans  le  monde  social  le  sociologue  ait  conscience  qu'il 
pénètre  dans  l'inconnu,  qu'il  se  tienne  prêt  à  faire 
des  découvertes  qui  le  surprendront  et  le  déconcer- 
teront i^).  » 

Nous  avons  dit  plus  haut"  combien  Tarde  fut  décon- 
certé en  découvrant  un  contempteur  avéré  de  la  métaphy- 
sique qui  pénétrait  audacieusement  dans  les  hautes  ré- 
gions de  l'abstrait.  Sa  surprise  s'exprima  en  termes  pitto- 
resques :  «M.  Durkheim  s'appuie  sur  un  postulat  énorme 
pour  justifier  sa  chimérique  conception;  ce  postulat  c'est 
que  le  simple  rapport  de  plusieurs  êtres  peut  devenir  lui- 
même  un  être  nouveau,  souvent  supérieur  aux  autres.  11 


1.  Le    Suicide,    préface,    p.    X. 

2.  Ibid.,    p.    362. 

3.  Ibid.,    p.    350. 

4.  De  la  méthode  objective  en  sociologie. 

5.  Règles    de    la    méthode,    p.    126. 

6.  De   la  méthode   objective   en   sociologie. 


—  192  — 

est  curieux  de  voir  des  esprits  qui  se  piquent  d'être  avant 
tout  positifs,  méthodiques,  qui  pourchassent  de  partout 
l'ombre  même  du  mysticisme,  s'attacher  à  une  si  fantas- 
tique notion  »[/).  «M.  Durkheim  nous  rejette  en  pleine 
scolastique  (^).  » 

Il  est  dommage  que  M.  Durkheim  n'ait  pas  saisi 
l'occasion  pour  demander  à  la  scolastique  une  leçon  de 
métaphysique. 

Il  a  évidemment  raison  de  penser  qu'une  société  de 
cinquante  hommes  n'est  pas  la  même  chose  que  ces 
cinquante  hommes  non  associés.  Associés  ils  forment 
un  tout  et  ce  tout,  grâce  au  lien  social,  présente  une 
certaine  unité. 

La  question,  pour  le  métaphysicien,  est  de  déterminer 
quelle  est  l'unité  du  composé  social. 

M.  Durkheim,  pour  rendre  sa  pensée,  a  eu  recours 
aux  comparaisons.  Il  a  parlé  d'  «agrégation»,  de  «péné- 
tration», de  «fusion»  (^),  de  «mélange»,  de  «combinai- 
son», de  «synthèse»  (^).  —  Il  lui  a  manqué  le  sens  des 
nuances. 

Un  tas  de  pierres  est  un  tout  ;  une  maison  encore  ;  un 
composé  chimique  également;  et  aussi  un  corps  vivant. 
Il  y  a  donc  plusieurs  manières  d'être  un  tout  ;  dans  chaque 
cas,  le  rapport  des  parties  entre  elles  varie.  Ainsi  l'unité 
du  tas  de  pierres  est  purement  accidentelle  ;  celle  de  la 
maison,  artificielle;  celle  du  composé  chimique  de  même 
que  celle  du  corps  vivant  est  naturelle. 


1.  G.    Tarde,    La   socioloyle    élémentaire,    p.    223. 

2.  G.    Tarde,    La    logique    sociale,    p.    VIII. 

3.  Règles   de   la   méthode,    p.    127. 

4.  JJe   la   méthode   objective   en   sociologie. 


193 


L'unité  de  la  société  ne  ressemble  à  aucune  de  celles-là. 
La  société  n'est  pas   un  être  individuel,   une   réalité 
substantielle  et  indivise,  comme  le  composé  chimique  ou 
le  corps  vivant. 

Elle  n'est  pas  non  plus  une  chose  distincte  des  asso- 
ciés; elle  est  eux-mêmes.  Il  n'y  a  dans  l'association  aucun 
autre  être  quelconque,  physique  ou  psychique,  que  les 
associés.  Le  tout  social  est  un  état  de  choses  et  non  une 
chose  ;  un  mode  d'être  et  non  un  être. 

Cependant  la  société  est  plus  qu'une  juxtaposition,  un 
amas  ou  une  somme  ;  et  par  là  elle  diffère  du  monceau 
de  pierres  entassées. 

Elle  est  autre  qu'une  maison  dont  l'agencement  des 
parties  est  fixe  et  rigide.  Entre  les  membres  d'une  société 
il  y  a  normalement  concert  de  tendances,  coordination 
d'action,  coopération  d'efforts,  entr'aide,  et  en  tous  cas, 
influence  mutuelle  incessante. 

La  Métaphysique,  qui  n'est  pas  une  rêverie  creuse 
mais  une  expression  plus  haute  des  choses  données  dans 
la  réalité,  fait  ces  distinctions. 

Elle  espère  de  la  Sociologie  que  celle-ci  lui  fournira, 
sur  la  structure  et  le  fonctionnement  des  diverses  sociétés, 
sur  leur  état  normal  et  pathologique,  des  données  nou- 
velles qui  permettront  de  mieux  situer,  dans  la  classifica- 
tion des  êtres  composés,  le  tout  social  et  ses  variétés. 

En  attendant,  il  y  a  peut-être  quelque  profit,  même 
pour  un  sociologue  positiviste,  à  méditer  ces  lignes  de 
Thomas  d'Aquin  :  «  L'unité,  formée  par  ce  tout  qu'on  ap- 
pelle l'Etat  ou  la  famille,  est  une  unité  de  coordination 
et  non  une  unité  simple.  Chaque  élément  du  tout  social 
a  son  activité  qui  n'est  pas  celle  de  l'ensemble;  mais  le 
tout  lui-même  a  aussi,  comme  tel,  une  action  q,ui  lui  est 


194 


propre.  Par  là  la  société  diffère  du  tout  dans  lequel  on 
trouve  l'unité  de  composition,  ou  de  liaison,  ou  de  conti- 
nuité ;  ici  les  parties  n'agissent  pas  séparément  de  l'en- 
semble. Aussi  n'appartient-il  pas  à  la  même  science  d'étu- 
dier le  tout  social  et  ses  éléments,  et  les  lois  qui  régissent 
la  vie  individuelle,  la  vie  familiale  et  la  vie  politique  relè- 
vent de  trois  disciplines  différentes  f^)  ». 

L'accueil  peu  encourageant  qu'il  reçut  de  différents 
côtés  en  présentant  à  ses  compatriotes  sa  conception  so- 
ciologique, n'a  rien  enlevé  à  M.  Durkheim  de  son  entrain 
au  travail  et  de  sa  foi  en  l'avenir  de  la  Sociologie. 

A  l'université  de  Bordeaux  d'abord,  à  celle  de  Paris 


1.  «  Hoc  totum,  quod  est  civilis  multitudo,  vel  domestica  faniilia 
habet  solam  unitatem  ordinis  secundum  quam  non  est  aliquid  sim- 
pliciter  unum.  Et  ideo  pars  ejus  totius  potest  habere  operationeni, 
quae  non  est  operatio  totius,  sicut  miles  in  exercitu  habet  operationeni 
quae  non  est  totius  exercitus.  Habet  nihilominus  et  ipsum  totum  ali- 
quam  operationem,  quae  non  est  propria  alicujus  partium,  sed  totius  ; 
puta  conflictus  totius  exercitus  et  tractus  navis  est  operatio  multi- 
tudinis  trahentium  navem.  Est  autem  aliquid  totum  quod  habet 
unitatem  non  solum  ordine  sed  compositione  aut  coUigatione  vel  etiam 
continuitate,  secundum  quam  unitatem  est  aliquid  unum  simpliciter 
et  ideo  nulla  est  operatio  partis  quae  non  sit  totius.  In  continuis 
enim,  idem  est  motus  totius  et  partis  et  similiter  in  compositis  vel 
colligatis,  operatio  partis  principaliter  est  totius;  et  ideo  oportet  quod 
ad  eamdem  scientiam  pertineat  talis  consideratio  et  totius  et  partis 
ejus.  Non  autem  ad  eamdem  scientiam  pertinet  considerare  totum 
quod  habet  solam  ordinis  unitatem  et  partes  ipsius.  Et  inde  est  quod 
moralis  philosophia  in  très  partes  dividitur;  quarum  prima  considé- 
rât operationes  unius  hominis  ;  secunda,  operationes  multitudinis  do- 
mesticae;  tertia,  operationes  multitudinis  civilis  »  (Thqmae  Aqiti- 
NATIS  In  decem  lïbros  Ethicorum  expositio,  Liber  1,  lectio  1).  Il  est 
intéressant  de  rapprocher  de  ce  texte  le  passage  suivant  de  Roscher: 
«  Es  wird  zweierlei  erfordert,  um  eine  Zusammenfassung  von  Theilen 
zu  einen  realen  Ganzen  zu  machen:  die  Theile  mùssen  unter  einander 
in  Wechselwirkung  stehen,  und  das  Ganze  muss  als  solches  nach- 
weisbare  Wirkung  haben.  In  diesem  Sinne  ist  das  Volk  unstreitig 
eine  Realitàt,  nicht  bloss  die  Individuen,  welche  dasselbe  ausmachen  » 
(Grundlagen   der  Natîonalokonomie,  §  12). 


—  195  — 

ensuite,  il  a  continué  de  professer  la  sociologie  et  de  for- 
mer des  disciples. 

En  1898,  il  créa  V Année  sociologique.  Parmi  les  colla- 
borateurs de  cette  œuvre,  quelques-uns  sont  devenus  des 
partisans  convaincus  des  idées  du  fondateur. 

Le  livre  de  M.  Lévy-Briihl,  La  science  des  mœurs 
et  la  morale,  a  eu  ensuite  le  don  d'émouvoir  des  pen- 
seurs, philosophes  et  moralistes,  qui  jusque-là  étaient  plu- 
tôt étrangers  à  la  sociologie. 

Les  polémiques  soulevées  parce  livre  ont  surtout  pour 
objet  la  question  du  conflit  entre  la miorale  et  la  sociologie. 

Ce  conflit  est-il  réel?  Est-il  insoluble? 


—  196 


CHAPITRE    VI 


DELIMITATION    DU    CONFLIT. 


Le  livre  de  M.  Lévy-Brùhl,  La  morale  et  la  science  des 
mœurs,  suggère  au  lecteur  non  averti  deux  conclusions  : 

1^'  Il  semble  que  le  conflit  entre  la  morale  et  la  so- 
ciologie date  de  l'avènement  de  la  «  sociologie  scienti- 
fique »  représentée  par  M.   Durkheim. 

2"  Ce  que  M.  Lévy-Brùhl  appelle  la  «  morale  théori- 
que des  philosophes  »,  apparaît  comme  résumant  tout 
l'effort  de  l'esprit  humain  depuis  qu'il  spécule  sur  les 
problèmes  de  l'éthique  et  du  droit. 

C'est  la  «  manière  »  de  l'auteur,  qui  produit  cette 
double  impression. 

La  réalité  objective,  —  qu'il  eût  fallu  saisir  et  faire 
voir,  —  ce  sont  deux  courants  de  la  pensée  philosophique 
qui  se  heurtent  à  un  certain  moment  et  sur  un  point  don- 
né. Pour  discerner  les  causes  et  mesurer  l'étendue  du 
conflit  né  de  leur  rencontre,  il  eût  fallu  non  seulement 
analyser  leur  contenu,  mais  les  situer  dans  leur  milieu, 
rechercher  leur  origine,  suivre  leur  direction.  C'était  l'oc- 
casion d'un  intéressant  et  utile  essai  de  sociologie  gé- 
nétique. 

M.  Lévy-Briihl  s'est  contenté  d'un  exercice  de  dialec- 
tique. En  dehors  du  temps  et  de  l'espace,  dans  les  régions 
de  l'Abstrait,  il  oppose  deux  conceptions  antinomiques  — 
la  morale  théorique  et  la  science  des  mœurs  —  et  plaide 


—  197  — 

la  supériorité  de  l'une  sur  l'autre.  Au  lieu  d'écrire  une 
page  d'histoire,  il  soutient  en  logicien  une  thèse  d'école 
et,  prosélyte   converti,   rédige   le  manifeste   d'un  groupe. 

L'auteur  s 'étant  volontairement  libéré  du  souci  des 
notations  exactes  et  des  précisions  scrupuleuses,  l'œuvre 
a  pris  une  physionomie  intemporelle.  La  «  sociologie 
scientifique  »  y  donne  l'impression  d'une  apparition  sou- 
daine. La  «morale  théorique»  y  fait  l'effet  d'une  construc- 
tion ;  à  tout  instant  l'on  se  demande  quelle  réalité  histori- 
que donnée  correspond  à  l 'arrangement  artificiel  présenté 
par  M.  Lévy-Brùhl;  au  bout  du  livre  on  finit  par  se  lais- 
ser insinuer  (/)  qu'on  a  devant  soi  l'œuvre  de  la  Phi- 
losophie de  tous  les  siècles  écoulés. 

Or  la  «  morale  théorique  des  philosophes  »  ne  consti- 
tue point  le  passé  tout  entier. 

Et  le  conflit  de  la  morale  et  de  la  sociologie  n'est 
pas  non  plus  né  d'aujourd'hui  :  nous  assistons  seulement 
à  une  reprise  des  hostilités. 

Essayons  de  retrouver  quelques  antécédents  de  la  lutte 
actuelle.  Leur  examen  permettra  peut-être  de  préciser  les 
limites  du  conflit. 


1.  «Dans  une  première  forme,  qui  se  rencontre  encore  dans  les 
sociétés  inférieures  et  qui  a  problablement  existé  chez  les  autres,  la 
morale  d'une  société  est  purement  et  simplement  fonction  des  autres 
séries  de  phénomènes  sociaux.  On  peut  la  dire  spontanée.  Le  second 
stade  est  celui  où  la  réflexion  commence  à  si'appliquer  à  la  réalité 
morale  pour  la  légitimer  aux  yeux  de  la  raison.  De  là  des  systèmes 
de  morale,  qui  rattachent  la  riche  complexité  de  la  vie  morale  à  un 
principe  unique.  Enfin  nous  voyons  aujourd'hui  s'annoncer  une  troi- 
sième période  où  la  réalité  sociale  sera  étudiée  objectivement  »  (pp.  285 
et  suiv.). 


Morale  et  sociologie.  14 


--  198  — 

1.  Le  droit  naturel  de  J.J.  Rousseau  (^). 

En  1822,  Auguste  Comte  faisait  le  procès  à  la  «  poli- 
tique métaphysique  »  et  revendiquait  les  droits  de  la 
«  physique   sociale  »   {^). 

Il  avait  sous  les  yeux  les  débris  de  dix  constitutions, 
improvisées  dans  un  intervalle  de  trente  ans  et  «toujours 
proclamées,  l'une  après  T'autre,  éternelles  et  irrévocables  ». 

La  prétention  de  construire  d'un  seul  jet  toute  l'écono- 
mie d'un  système  social  lui  sembla  une  «  chimère  extrava- 
gante ».  —  D'où  provenait-elle? 

De  l'ignorance  d'abord.  Ces  fabricants  de  constitutions 
n'avaient  pas  so'ngé  à  déterminer  avec  précision  les  limites 
dans  lesquelles  sont  renfermées  par  la  nature  des  choses 
les  combinaisons  d'ordre  social.  L'histoire  «écrite  et  étu- 
diée dans  un  esprit  superficiel»  les  avait  habitués  à  ne 
voir  dans  les  grands  événements  que  les  hommes  et  ja- 
mais les  choses  qui  poussent  les  hommes  avec  une  force 
irrésistible  (^).  Ils  se  croyaient  doués  d'une  puissance  d'ac- 


1.  Bibliographie:  A.  Comte,  Plan  des  travaux  scientifiques  néces- 
saires pour  réorganiser  la  société,  1822.  —  DE  Bonald,  Théorie  du 
pouvoir,  1796.  —  Législation  primitive,  1802.  —  J.  DE  Maistre,  Con- 
sidérations sur  la  France,  1796.  —  Étude  sur  la  souveraineté,  1794- 
1796.  —  Essai  sur  le  principe  générateur  des  constitutions  politiques 
et  des  autres  institutions  humaines,  1810.  —  J.-J.  Rousseau,  Discours 
sur  r origine  et  les  fondements  de  Vinégalité  parmi  les  hommes,  1753.  — 
Du  contrat  social,   1762. 

2.  A.  Comte,  Plan  des  travaux  scientifiques  nécessaires  pour  réor- 
ganiser la  société  (1822).  Réimprimé,  en  appendice,  dans  le  tome  IV 
du   Système   de   politique   positive,    pp.    47   à    136.    Paris,    1883. 

3.  «  En  général,  quand  l'homme  paraît  exercer  une  grande  action, 
ce  n'est  point  par  ses  propres  forces,  qui  sont  extrêmement  petites. 
Ce  sont  toujours  des  forces  extérieures  qui  agissent  pour  lui,  d'après 
dets  lois  sur  lesquelles  il  ne  peut  rien.  Tout  son  pouvoir  réside  dans 
son  intelligence,  qui  le  met  en  état  de  connaître  ces  lois  par  l'ob- 
servation,  de  prévoir  leurs   effets,   et,  par  suite,   de  les  faire  concou- 


—  199    - 

tion  indéfinie  sur  les  phénomènjes.  De  là  cette  «prédomi- 
nance de  l'imag-ination  sur  Tobservation  »  (^),  premier  dé- 
faut de  la  politique  métaphysique. 

Ce  qui  la  distingue  ensuite,  c'est  «  le  règne  de  l'absolu  ». 
Ses  partisans  «  envisageant  l'organisation  sociale  d'une 
manière  abstraite  »,  «  établissent  le  type  éternel  de  l'ordre 
social  le  plus  parfait,  sans  avoir  en  vue  aucun  état  de  civi- 
lisation déterminé»  (^).  Ils  voient,  dans  un  système  d'insti- 
tutions, une  sorte  de  «  panacée  universelle  »  applicable, 
avec  une  infaillible  sécurité,  à  tous  les  maux  politiques,  de 
quelque  nature  qu'ils  puissent  être  et  quel  que  soit  le  de- 
gré actuel  de  civilisation  du  peuple  auquel  le  remède  est 
destiné.  Ils  jugent  les  régimes  des  différents  peuples,  aux 
diverses  époques  de  civilisation,  uniquement  d'après  leur 
plus  ou  moins  de  conformité  ou  d'opposition  avec  le  type 
invariable  de  perfection  qu'ils  ont  établi.  Or  il  n'y  a  pas 
et  il  ne  saurait  y  avoir  de  régime  politique  absolument 
préférable  à  tous  les  autres.  Les  institutions  bonnes  à 
une  époque  peuvent  être  et  sont  même  le  plus  souvent 
mauvaises  à  une  autre,  et  réciproquement.  Ainsi,  par 
exemple,  l'esclavage.  De  même,  en  sens  inverse,  la 
liberté. 

L'absolu  dans  la  théorie  conduit  nécessairement  à 
«  l'arbitraire  dans  la  pratique  »,  troisième  défaut  de  la  poli- 


rir  au  bat  qu'il  se  propose,  pourvu  qu'il  emploie  ces  forces  d'une 
manière  conforme  à  leur  nature.  L'action  une  fois  produite,  l'igno- 
rance des  lois  naturelles  conduit  le  spectateur,  et  quelquefois  l'acteur 
lui-même,  à  rapporter  au  pouvoir  de  l'homme  ce  qui  n'est  dû  qu'à 
sa  prévoyance  »  (Flan,  p.  94). 

1.  Flan,  p.  82.  —  Cfr.  Cours  de  philosophie  positive,  leçon  48^6, 
t.  IV,    p.  293. 

2.  Flan,  p.  84.  —  Cfr.   Cours  de  philosophie  positive,  46me  leçon, 
t,    IV,    p.  189. 


200 


tique  métaphysique.  «  L'espèce  humaine  se  trouve  Uvrée, 
sans  aucune  protection  logique,  à  l'expérimentation  désor^ 
donnée  des  diverses  écoles  politiques  dont  chacune  cher- 
che à  faire  indéfiniment  prévaloir  son  type  immuable  de 
gouvernement  »  (^). 

En  même  temps  que  la  méthode,  Comte  critique  les 
principes  de  la  politique  métaphysique  {^).  Et  il  conclut 
que  les  savants  doivent  élever  la  politique  au  rang  des 
sciences  d'observation.  A  cette  fin,  il  faudra  1°  abandon- 
ner la  région  des  idéalités  métaphysiques  pour  s'établir 
sur  le  terrain  des  réalités  observées,  par  une  systémati- 
que subordination  de  l'imagination  à  l'observation  ;  2°  re- 
noncer aux  conceptions  politiques  absolues  et  concevoir 
l'organisation  sociale  comme  intimement  liée  avec  l'état 
de  la  civilisation  et  déterminée  par  lui;  3»  considérer  la 


1.  Plan,  p.  102   et  Cours,   t.   IV,  48me  leçon,   p.  308. 

2.  «  Depuis  trente  ans,  leur  application  à  la  réorganisation  de 
la  société  a  mis  dans  une  parfaite  évidence  leur  caractère  anarchi- 
que  »  {Plan,  p.  56.  Cfr,  Considérations  sur  le  pouvoir  spirituel  (1826); 
réimprimé  en  appendice  dans  le  tome  IV  du  Système  de  politique 
positive,  pp.  176  à  215).  —  «  Le  dogme  de  la  liberté  illimitée  de 
conscience  empêche  l'établissement  uniforme  d'un  système  quelcon- 
que d'idées  générales,  sans  lequel  néanmoins  il  n'y!  a  pas  de  société  » 
{Plan,  p.  53).  «  L'ordre  social  demeurera  toujours  nécessairement 
incompatible  avec  la  liberté  permanente  laissée  à  chacun  de  remettre 
chaque  jour  en  discussion  indéfinie  les  bases  mêmes  de  la  société  » 
{Cours,  t.  IV,  46ine  leçon,  pp.  58-59).  —  «  Le  dogme  de  la  souve- 
raineté du  peuple  ne  fait  que  remplacer  l'arbitraire  des  rois  par 
l'arbitraire  des  peuples,  ou  plutôt  par  celui  des  individus.  II  tend 
lau  démembrement  général  du  corps  politique,  en  conduisant  à  pla- 
cer le  pouvoir  dans  les  classes  les  moins  civlisées  »  (Plan,  p.  54).  — 
«  Le  dogme  de  l'égalité  a  décomposé  l'ancienne  classification  so- 
ciale »  {Considératiojis  sur  le  pouvoir  spirituel,  p.  179).  «  Il  empê- 
che toute  véritable  réorganisation.  Les  hommes  ne  sont  ni  égaux 
entre  eux,  ni  même  équivalents  et  ne  sauraient  par  suite  posséder 
dans  l'association,  des  droits  identiques  »  (Cours,  t.  IV,  46me  leçon, 
pp.    61-63). 


—  201     - 

marche  de  la  civilisation  comme  assujettie  à  une  loi  in- 
variable fondée  sur  la  nature  des  choses  (^). 

Il  est  devenu  habituel  en  ces  derniers  temps  d'hono- 
rer Comte  comme  le  fondateur  de  la  Sociologie. 

C'est  de  la  gloire  imméritée.  Il  est  injuste  de  mécon- 
naître que  Saint-Simon  l'a  mis  sur  la  voie(").  Il  est  plus 
injuste  encore  de  passer  sous  silence  l'influence  de  Joseph 
de  Maistre,  avouée  par  Comte  lui-même  (^).  Un  quart  de 
siècle  avant  Comte,  de  Maistre  a  fait  la  critique  de  la 

1.  Flan,   p.   86   et   Cours,   t.    IV,   48me  leçon,   p.   313. 

2.  Saint-Simon  avait  déjà,  en  1813,  dans  son  Mémoire  sur  la 
science  de  l'homme,  exprimé  la  conviction  que,  si  l'on  suivait  son  plan 
d'études,  «  la  politique  deviendrait  une  science  d'observation  et  que 
les  questions  politiques  seraient  un  jour  traitées  par  ceux  qui  au- 
raient étudié  la  science  positive  de  l'homme,  par  la  même  méthode 
et  de  la  même  manière  qu'on  traite  aujourd'hui  celles  relatives  aux 
autres  phénomènes  »  (H.  de  Saint-Simon,  Mémoire  sur  la  science 
de  Vhomme.  Œuvres  choisies,  t.  II,  p.  147.  Bruxelles,  1859).  —  Dans 
le  Système  industriel,  publié  en  1821,  il  y  a  aussi  plus  d'une  pensée 
dont  Comte  a  fait  son  profit.  Celle-ci  entre  autres  :  «  Une  consti- 
tution n'est  durable  qu'autant  qu'elle  est,  dans  ses  éléments  essen- 
tiels, l'expression  de  l'état  de  la  société,  à  l'époque  où  elle  s'établit. 
On  ne  ,crée  point  une  force  politique,  on  l'enregistre  au  nombre 
des  puissances  dirigeantes,  quand  elle  a  acquis  un  développement 
civil  suffisant,  ou  bien  elle  s'enregistre  alors  d'elle-même;  voilà  tout. 
Cette  reconnaissance,  ou,  si  l'on  veut,  cette  légitimation  des  forces 
prépondérantes  qui  existent  dans  une  société  à  chacune  des  épo- 
ques importantes  de  la  civilisation,  est  ce  qu'on  appelle  sa  consti- 
tution, qui,  sans  cela,  serait  purement  une  rêverie  métaphysique  » 
DE  Saint-Simon,  Du  Système  industriel,  1821.  Œuvres  de  Saint- 
Simon   et   d'Enfantin,   t.   XXII,   p.    197.   Paris,   Dentu,   1869). 

3.  «  Profondément  imbu,  de  bonne  heure,  de  l'esprit  révolution- 
naire, envisagé  dans  toute  sa  portée  philosophique,  je  ne  crains  pas 
néanmoins  d'avouer,  avec  une  sincère  reconnaissance,  la  salutaire  in- 
fluence que  la  philosophie  catholique  a  ultérieurement  exercée  sur 
le  développement  normal  de  ma  propre  philosophie  politique,  sur- 
tout par  le  célèbre  Traité  du  Pape,  non  seulement  en  me  facilitant, 
dans  mes  travaux  historiques,  une  saine  appréciation  générale  du 
moyen  âge,  mais  même  en  fixant  davantage  mon  attention  directe 
sur  des  conditions  d'ordre  éminemment  applicables  à  l'état  actuel, 
quoique  conçues  pour  un  autre  état  »  (A.  Comte,  Cours  de  philosophie 
positive,   46me   leçon,   t.    IV,    p.  184,   note  1). 


—  202  — 

politique  métaphysique  et  posé  les  principes  essentiels 
de  la  Sociologie  contemporaine. 

Dès  1796,  de  Maistre  dénonce  l'erreur  initiale  des 
théoriciens  de  la  Révolution  française:  Ils  ont  rédigé  des 
constitutions  pour  «  l'homme  »,  entité  imaginaire,  abstrac- 
tion irréelle  (^). 

L'humanitarisme,  en  ce  temps-là,  était  à  la  mode.  Il 
faudra  encore  dix  ans  et  de  cruels  mécomptes  avant  que 
l'Allemagne  ne  commence,  la  première,  à  revenir  de  son 
engouement  pour  le  cosmopolitisme  (-).  Cependant  de 
Maistre  proclame  que  ce  qu'il  y  a  de  réel  au  regard  de 
la  science  politique,  ce  sont  les  nations.  Elles  naissent, 
dit-il,  et  périssent  comme  les  individus.  Elles  ont  une 
âme  générale  et  une  véritable  unité  morale  qui  les  consti- 
tue ce  qu'elles  sont.  Cette  unité  est  surtout  annoncée 
par  la  langue.  Quand  oin  parle  du  génie  d'une  nation,  l'ex- 
pression n'est  pas  aussi  métaphysique  qu'on  le  croit.  Cha- 
cune a  son  caractère,  et  de  ces  différents  caractères  des 
nations  naissent  les  différentes  modifications  des  gouver- 
nements (^).  Dès  lors,  une  Constitution  qui  est  faite  pour 
toutes  les  nations,  n'est  faite  pour  aucune  (^).  Non  seu- 


1.  J.  DE  Maistre,  Considérations  sur  la  France,  1796.  —  «  La 
Constitution  de  1795,  tout  comme  ses  aînées,  est  faite  pour  l'homme. 
Or,  il  n'y  a  point  d'homme  dans  le  monde.  J'ai  vu,  dans  ma  vie, 
d&s  Français,  des  Italiens,  des  Russes,  etc.  ;  je  sais  même,  grâce  à 
Montesquieu,  qu'on  peut  être  Persan  :  mais  quant  à  Vhommc,  je  dé- 
clare ne  l'avoir  rencontré  de  ma  vie;  s'il  existe,  c'est  bien  à  mon 
insu  »  (chap.   6). 

2.  Voir  plus  haut,  p.   170. 

3.  DE  Maistre,  Étude  sur  la  souveraineté,  1794-1796,  Livre  I, 
chap.  4.  —  «  Nulle  nation  ne  doit  son  caractère  à  son  gouverne- 
ment, pas  plus  que  sa  langue;  au  contraire,  elle  doit  son  gouverne- 
ment; à  son  caractère,  qui,  à  la  vérité,  est  toujours  renforcé  et  per- 
fectionné dans  la  suite  par  les  institutions  politiques  »  llhid..  Li- 
vre   II,   chap.   7). 

4.  Considérations  sur  la  France,  chap.    6.   —  «  Qu'est-ce  qu'une 


—  203    - 

lement  différents  gouvernements  peuvent  être  bons  à  di- 
vers peuples,  mais  au  même  peuple  en  différents  temps. 
Chaque  forme  de  gouvernement  est  la  meilleure  en  cer- 
tains cas  et  la  pire  en  d'autres.  Le  despotisme,  pour  telle 
nation,  est  aussi  naturel,  aussi  légitime  que  la  démocratie 
pour  telle  autre  (^). 

A  l'adresse  des  philosophes  de  la  Révolution  qui 
croient  tout  possible  au  gouvernement  et  tout  facile  à  qui 
l'exerce,  de  Maistre  tient  ce  langage  :  «  L'homme  ne  crée 
rien  :  telle  est  sa  loi,  au  physique  comme  au  moral  »  (-). 
Parce  qu'il  agit,  il  croit  agir  seul  et  s'imagine  qu'il  est 
réellement  ra:uteur  direct  de  tout  ce  qui  se  fait  par  lui  : 
c'est,  dans  un  sens,  la  truelle  qui  se  croit  architecte  (^). 
Cependant  «  dans  toutes  les  créations  politiques  ou  re- 
ligieuses, quels  que  soient  leur  objet  et  leur  importance, 
c'est  une  règle  générale  qu'il  n'y  a  jamais  de  proportion 
entre  l'effet  et  la  cause.  L'effet  est  toujours  immense 
par  rapport  à  la  cause  »(*).  —  Un  siècle  plus  tard,  nous 

Constitution?  N'est-ce  pas  la  solution  du  problème  suivant?  Etant 
données  la  population,  les  mœurs,  la  religion,  la  situation  géogra- 
phique, les  relations  politiques,  les  richesses,  les  bonnes  et  les 
mauvaises  qualités  d'une  certaine  nation,  trouver  les  lois  qui  lui  con- 
viennent? »    (Ibid.). 

1.  Étude  sur  la  souveraineté.  Livre  I,  chap.  4. 

2.  Considérations,  chap.   6. 

3.  Essai  sur  le  principe  générateur  des  constitutions  'politiques,  X, 
1810. 

4.  Étude  sur  la  souveraineté,  Livre  I,  chap.  8.  —  de  Maistre  en 
trouvait  une  confirmation  dans  la  marche  de  la  Révolution  :  «  La 
Révolution  française,  dit-il,  mène  les  hommes  plus  que  les  hommes 
ne  la  mènent.  Les  scélérats  mêmes  qui  paraissent  conduire  la  Révo- 
lution, n'y  entrent  que  comme  de  simples  instruments.  Ceux  qui 
ont  établi  la  Republique  l'ont  fait  sans  le  vouloir  et  sans  savoir  ce 
ce  qu'ils  faisaient;  ils  y  ont  été  conduits  par  les  événements.  Le 
torrent  révolutionnaire  a  pris  successivement  différentes  directions  ; 
et  les  hommes  les  plus  marquants  dans  la  Révolution  n'ont  acquis 
l'espèce  de  puissance  et  de  célébrité  qui  pouvait  leur  appartenir, 
qu'en  suivant  le  cours  du  moment.  Plus  on  examine  les  personnages 


—  204  — 

retrouverons  cette  règle  chez  M.  Wundt  sous  le  nom  de 
loi  de  l'hétérogénie  des  fins(^). 

En  fustigeant  la  prétention  de  «faire  une  constitution 
comme  un  horloger  fait  une  montre  (^)  »,  de  Maistre  de- 
vance de  vingt  ans  le  fondateur  de  l'École  historique  (^) 
et,  avec  une  hardiesse  de  pensée  et  d'expression  que  Sa- 
vigny  n'a  pas  égalée,  il  oppose  à  la  conception  artificia- 
liste  la  conception  organique  de  la  formation  du  droit. 
Nous  reconnaissons,  dit-il,  dans  la  plante  une  force  plasti- 
que qui  marche  invariablement  à  son  but,  qui  s'appro- 
prie ce  qui  lui  sert,  qui  rejette  ce  qui  lui  nuit.  Cette  force 
est  plus  visible  encore  et  plus  admirable  dans  le  règne 
animal.  Comment  pouvons-nous  croire  que  le  corps  poli- 
tique n'a  pas  aussi  sa  loi,  son  âme,  sa  force  plastique  (^)  ? 
Comme  les  nations  naissent,  au  pied  de  la  lettre,  les  gou- 
vernements naissent  aussi  avec  elles.  Tous  les  peuples 
ont  le  gouvernement  qui  leur  convient,  et  nul  n'a  choisi 
le  sien  (^).  Lorsque  les  nations  commencent  à  se  connaî- 
tre et  à  réflévchir  sur  elles-mêmes,  leur  gouvernement  est 
fait  depuis  des  siècles  (^).  Jamais  on  n'a  écrit,  jamais  on 
n'écrira  a  priori  le  recueil  des  lois  fondamentales  qui 
doivent  constituer  une  société  civile  ou  religieuse  C^).  Les 


en  apparence  les  plus  actifs  de  la  Révolution,  et  plus  on  trouve  en 
eux  quelque  chose  de  passif  et  de  mécanique  »  {Considérations^ 
chap.   1). 

1.  Wundt,    Ethïk,   t.  I,    p.    275,   3=   éd.    Stuttgart,    1903. 

2.  Étude    sur    la    souveraineté,    Livre    I,    chap.    7. 

3.  Voir   plus  haut,  p.    162. 

4.  Étude    sur    la    souveraineté,    Livre    II,    chap.    4. 

5.  Ihid.,   Livre  I,  chap.  7.  . 

6.  Jbid.,  Livre    II,    chap.  7.  '       ' 

7.  Essai,  l,  VII,  XXVIII.  —  «Une  constitution  écrite  telle  que 
celle  qui  régit  aujourd'hui  les  Français,  n'est  qu'un  automate,  qui 
ne  possède  que  les  formes  extérieures  de  la  vie  »  {Considérations^ 
chap.    7). 


—  205     - 

racines  des  constitutions  politiques  existent  avant  toute 
loi  écrite.  Une  loi  constitutionnelle  n'est  et  ne  peut  être 
que  le  développement  ou  la  sanction  d'un  droit  préexis- 
tant et  non  écrit  (^).  L'expérience  apprend  ceci:  Tantôt 
les  constitutions  ont  pour  ainsi  dire  germé  d'une  manière 
insensible,  par  la  réunion  d'une  foule  de  ces  circonstances 
que  nous  nommons  fortuites;  quelquefois  elles  ont  un  au- 
teur unique  qui  paraît  comme  un  phénomène,  et  se  fait 
obéir.  Mais  ces  législateurs  même  avec  leur  puissance  ex- 
traordinaire ne  font  jamais  que  rassembler  des  éléments 
préexistants  dans  les  coutumes  et  le  caractère  des  peu- 
ples (2). 

Aux  législateurs  de  la  contre-révolution  {^)  il  conseille 
de  se  mettre  à  l'école  de  l'expérience  :  En  politique  comme 
en  mécanique,  les  théories  trompent,  si  l'on  ne  prend  en 
considération  les  différentes  qualités  des  matériaux  qui 
forment  les  machines.  Sortons  des  théories,  et  représen- 
tons-nous des  faits  (^).  Croyons  au  moins  à  l'histoire,  qui 
est  la  politique  expérimentale  f^).  Toute  question  sur  la 
nature  de  l'homme  doit  se  résoudre  par  l'histoire  (^). 

Aux  philosophes  il  recommande  la  recherche  des  lois 


1.  Essai,    IX. 

2.  Considérations,  chap.  6.  —  Cfr.  Étude  sur  la  souveraineté ,  Li- 
vre   II,    chap.    7. 

3.  «  La  Révolution  française  est  surtout  une  prostitution  impu- 
dente du  raisonnement  et  de  tous  les  mots  faits  pour  exprimer  des 
idées  de  justice  et  de  vertu  »  {Considérations,  chap.  4). 

4.  Considérations,    chap.    9. 

5.  Considérations,  chap.  10.  —  «  L'histoire  est  la  politique  expé- 
rimentale, c'est-à-dire  la  seule  bonne;  et  comme,  dans  la  physique, 
cent  volumes  de  théories  spéculatives  disparaissent  devant  une  seule 
expérience,  de  même,  dans  la  science  politique,  nul  système  ne 
peut  être  admis  s'il  n'est  pas  le  corollaire  plus  ou  moins  probable 
de  faits  bien  attestés  »  {Étude  sur  la  souveraineté,  Livre  II,  chap.  2). 

6.  Étude  sur  la  souveraineté.   Livre   I,   chap.   2. 


—  206  — 

sociales  :  «  L'ordre  moral  a  ses  lois  comme  le  physique 
et  la  recherche  de  ces  lois  est  tout  à  fait  digne  d'occuper 
les  méditations  du  véritable  philosophe  (^)  ».  Il  croit  tel- 
lement à  l'existence  de  ces  lois  que,  tandis  qu'il  fait  le 
tableau  des  guerres  passées,  frappé  de  leur  périodicité,  il 
laisse  échapper  cette  réflexion  :  «  Si  l'on  avait  des  tables 
de  massacres  comme  on  a  des  tables  météorologiques, 
qui  sait  si  l'on  n'en  découvrirait  point  la  loi  au  bout  de 
quelques  siècles  d'observation  (^j  »  ?  L''existence  des  lois 
sociales  n'exclut  d'ailleurs  pas  la  contingence  :  «  Dans 
le  monde  politique  et  moral,  comme  dans  le  monde  phy- 
sique, il  y  a  un  ordre  commun,  et  il  y  a  des  exceptions 
à  cet  ordre.  Communément  nous  voyons  une  suite  d'ef- 
fets produits  par  les  mêmes  causes;  mais  à  certaines 
époques,  nous  voyons  des  actions  suspendues,  des  cau- 
ses paralysées  et  des  effets  nouveaux  (^)  ». 

Qu'est-ce  cependant  que  la  «  politique  métaphysique  » 
contre  laquelle  Comte  réagissait  à  la  suite  de  Saint-Simon, 
de  de  Maistre  et,  peut-on  ajouter,  de  de  Bonald  (*)  ? 


1.  Essai,    Préface, 

2.  Considérations,    chap.    3. 

3.  Considérations,    chap.    1. 

4.  «  Notre  malheur  est  d'avoir  voulu  constituer  la  société  avec 
de  la  métaphysique  des  hommes  à  imagination...  Ces  écrivains  po- 
litiques se  sont  hâtés  de  faire  des  théories,  avant  que  le  temps  leur 
eût  révélé  un  assez  grand  nombre  de  faits  et  des  faits  assez  décisifs  » 
(DE  Bonald,  Législation  primitive,  1802.  Discours  préliminaire).  — 
«  L'homme  ne  peut  pas  plus  donner  une  constitution  à  la  société 
religieuse  ou  politique,  qu'il  ne  peut  donner  la  pesanteur  aux  corps, 
ou  l'étendue  à  la  matière.  Non  seulement  ce  n'est  pas  à  l'homme 
à  constituer  la  société,  mais  c'est  à  la  société  à  constituer  l'homme, 
je  veux  dire  à  le  former  par  l'éducation  sociale  »  (DE  Bonald, 
Théorie  du  pouvoir,  1796.  Préface).  —  «  Cette  philosophie  qui  a  fait 
en  Europe  des  progrès  si  effrayants,  en  isolant  l'homme  par  l'égoïsme, 
en    délayant    les    peuples    par    le    cosmopolitisme,    détruit   à    la    fois 


—  207     - 

C'est  la  théorie  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Comte  la 
définit  :  «  la  doctrine  qui  est  fondée  en  totalité  sur  la  sup- 
position abstraite  et  métaphysique  d'un  contrat  social 
primitif,  antérieur  à  tout  développement  des  facultés  hu- 
maines par  la  civilisation.  Les  moyens  habituels  de  rai- 
sonnement qu'elle  emploie  sont  les  droits,  envisagés  com- 
Die  naturels  et  communs  à  tous  les  hommes  au  même  de- 
gré, qu'elle  fait  garantir  par  ce  contrat  {^)  ».  C'est  Rousseau 
principalement  qui  l'a,  dit-il,  «coordonnée»  et  «résumée 
sous  une  forme  systématique  »  ;  c'est  «  entre  ses  mains 
qu'elle  a  pris  sa  forme  définitive  (^)  ». 

Cette  doctrine  —  les  historiens  en  témoignent  [^)  — 
venait  d'avoir  sur  le  cours  des  événements  une  influence 
prodigieuse. 

Dans  la  France  de  l'ancien  régime,  travaillée  par  un 


les  vertus  privées  et  les  vertus  publiques  ou  sociales  ;  car  il  faut, 
pour  le  bonheur  de  l'homme,  que  l'homme  aime  et  estime  son  sem- 
blable autant  et  plus  que  soi-même  ;  et,  pour  la  durée  et  l'indépen 
dance  dcB  sociétés,  qu'un  peuple  s'aime  et  s'estime  plus  que  les  au- 
tres peuples  »  (DE  BONALD,  Théorie  du  pouvoir,  Partie  1,  L.  VII, 
chap.    6). 

1.  Plan,  p.  78. 

2.  Plan,   pp.   79,    85,    107. 

3.  «C'est  le  Contrat  social  qui  a  fait  la  Révolution...  L'influence 
de  Rousseau  a  ét'é  toute  puissante  sur  les  actes  essentiels  et  fonda- 
mentaux de  la  Révolution  »  (P.  Janet,  Histoire  de  la  science  politi- 
que, 3c  éd.,  t.  II,  pp.  455  et  suiv.  Paris,  1887).  —  «  Rousseau  est  en 
P>ance  le  prophète  par  excellence  de  la  Révolution  »  (A.  SOREL, 
L'Europe  et  la  Révolution  française,  t.  I,  p.  104).  —  «Puissant,  Rous- 
seau l'a  été,  autant  que  Voltaire,  et  l'on  peut  dire  que  la  seconde 
moitié  du  siècle  lui  appartient  »  (H.  Taine,  V ancien  régime,  Livre  IV, 
chap.  1).  —  «  Seine  Schriften  haben  wie  diejenigen  keines  anderen 
Menschen  die  franzôsische  Révolution  vorbereitet.  Rousseau  ist  der 
Philosoph  der  Révolution.  Sie  war  nichts  als  die  Ausfûhrung  seiner 
Lehren  »  (W.  Windelband,  Die  Geschichte  der  neiieren  Philosophie, 
4e  éd.,    t.  "  I,    p.   439.    Leipzig,    1907). 


—  208  — 

intense  besoin  de  réformes,  Rousseau  n'avait  pas  tardé  à 
supplanter  Montesquieu  (^).  Celui-ci,  trop  savant  pour  le 
grand  nombre,  demeura  isolé  ;  sa  célébrité  n'était  point  une 
influence  (-).  Rousseau  flattant  les  instincts,  exaspérant 
les  passions,  enfiévrant  les  imaginations,  a  prise  sur  la 
masse.  Le  démolisseur  de  l'ancienne  monarchie  trouve  des 
complices  dans;  les  abus  qu'il  dénonce.  L'architecte  de  la  so- 
ciété nouvelle  peut  largement  spéculer  sur  l'ignorance  (^)  ; 
ses  chimères  séduisantes  n'auront  pas  à  subir  l'épreuve 
d'une  critique  avertie  par  la  pratique  ou  informée  par 
l'histoire  (^).  Ses  déclamations  sur  les  droits  de  l'homme 


1.  ]y Esprit  des  lois  était  de  1748.  Le  Discours  sur  l'origine  de 
Vinégalité  parut   en  1753  ;  le  Contrat  social,  en   1762. 

2.  «  Une  aussi  éminentb  intelligence,  par  suite  même  d'un  avan- 
cement trop  prononcé,  a  néanmoins  exercé  sur  son  siècle  une  action 
immédiate  bien  inférieure  à  celle  d'un  simple  sophiste,  tel  que  Rous- 
seau, dont  l'état  intellectuel,  beaucoup  plus  conforme  à  la  disposition 
générale  de  ses  contemporains,  lui  a  permis  de  se  constituer  sponta- 
nément, avec  tant  de  succès,  l'organe  naturel  du  mouvement  purement 
révolutionnaire  qui  devait  caractériser  cette  époque  »  (A.  COMTE, 
Cours  de  philosophie  positive,  47e  leçon,  t.  IV,  p.  251). 

3.  «En  France  vers  le  milieu  du  XVIIIe  siècle,  les  gens  de  let- 
tres n'étaient  point  mêlés  journellement  aux  affaires  comme  en  Angle- 
terre ;  jamais  au  contraire  ils  n'avaient  vécu  plus  loin  d'elles.  Cepen- 
dant ils  ne  demeuraient  pas,  comme  la  plupart  de  leurs  pareils  en 
Allemagne,  entièrement  étnangers  à  la  politique  et  retirés  dans  le  do- 
maine de  la  philosophie  et  des  belles-lettres.  On  les  entendit  tous 
les  jours  discourir  sur  l'origine  des  sociétés  et  sur  leurs  formes  pri- 
mitives, sur  les  droits  primordiaux  des  citoyens  et  sur  ceux  de  l'au- 
torité. Dans  l'éloignement  presqu'infini  où  ils  vivaient  de  la  pratique, 
rien  ne  les  avertissait  des  obstacles  que  les  faits  existants  pouvaient 
apporter  aux  réformes  même  les  plus  désirables.  La  même  ignorance 
leur  livrait  l'oreille  et  le  cœur  de  la  foule  »  (A.  de  Tqcqueviixe, 
L'ancien   régime    et   la   Révolution,    Livre    III,    chap.    1). 

4.  «  Dans  les  collèges  de  l'Université,  on  n'enseigne  pomt  l'his- 
toire; à  l'école  de  droit  on  apprend  un  droit  abstrait  ou  on  n'apprend 
'>en  :  des  lois  et  institutions  étrangères  on  n'a  nulle  connaissance  ; 
quant  au  mécanisme  des  constitutions  libres  ou  aux  conditions  de  la 
liberté  effective,  cela  est  trop  co;npliqué.   Il  est  bien  plus  commode 


» 


—  209  — 

sont  pour  plaire  à  des  lecteurs  habitués  aux  généralités 
vagues  et  friands  d'abstractions  creuses  (/).  On  le  goûte. 
On  s'en  repaît.  Le  Contrat  social  est  dans  toutes  les 
mains  (^).  Il  prépare  ainsi  la  Révolution,  en  attendant  qu'il 
la  dirige.  Un  groupe  essaie  bien  encore,  à  l'Assemblée 
constituante,  de  faire  prévaloir  les  réformes  de  Montes- 
quieu, mais  la  majorité  est  gagnée  aux  idées  de  Rous- 
seau (^).  Le  Contrat  social  inspire  la  Déclaration  des  droits 
de  l'homme  et  fait  dans  les  assemblées  publiques  les 
frais   des   harangues   (^).   Telle  de  ses   maximes,   reprise 


de  partir  des  droits  de  l'homme  et  d'ea  déduire  les  conséquences  ; 
à  cela  la  logique  de  l'Ecole  suffit,  et  la  rhétorique  de  collège  fournira 
les   tirades  »   (Taine,   L'ancien  régime.   Livre    IV,   chap.   3). 

1.  «  La  langue  française  du  XVII I^  siècle  est  l'organe  de  la 
raison  raisonnante  qui  ne  sait  pas  ou  ne  veut  pas  embrasser  la 
plénitude  ou  la  complexité  des  choses  réelles...  Le  public  admet 
que  l'homme  est  partout  le  même...  Parcourez  les  harangues  de 
tribune  et  de  club,  les  rapports,  les  motifs  de  loi,  les  pamphlets: 
jamais  de  faits  ;  rien  que  des  abstractions,  des  enfilades  de  sen- 
tences sur  la  nature,  la  raison,  le  peuple,  les  tyrans,  la  liberté...  » 
(Taine,  L'ancien  régime,  Livre  III,  chap.  2).  «  Dans  les  discussions 
de  l'Assemblée  constituante,  point  de  faits  probants,  ni  d'arguments 
précis.  De  discours  en  discours,  les  enfilades  d'abstractions  creuses 
se  prolongent,  vaines  disputes  de  mots,  fatras  métaphysique,  ba- 
vardage assommant  »  (Id.,  L'anarchie,  Livre  II,  chap.  1).  «  Dans 
les  débats  de  la  Législative  et  de  la  Convention,  le  verbiage  creux 
et  l'emphase  ronflante  noient  toute  vérité  sous  leur  monotonie  et 
sous   leur   enflure  »  (Id.,  La  conquête  jacobine,   Livre   I,   chap.   1). 

2.  «  Dans  les  classes  moyennes  et  inférieures,  écrit  en  1799 
Mallet  Dupan,  Rousseau  a  eu  cent  fois  plus  de  lecteurs  que  Voltaire. 
C'est  lui  seul  qui  a  inoculé  chez  les  Français  la  doctrine  de  la 
souveraineté  du  peuple  et  de  ses  conséquences  les  plus  extrêmes  » 
(cité    par   Taine,    L'ancien  régime,    L.    IV,    ch.    3). 

3.  Les  «  Monarchiens  »  ou  «  Impartiaux  »  étaient  partisans 
du  veto  absolu  du  roi  et  du  système  des  deux  Chambres.  Mais  la 
Constituante  ne  voulut  pas  de  seconde  Chambre  même  accessible 
aux  roturiers,  et  c'est  à  peine  si  l'on  concéda  au  monarque  un 
veto    suspensif. 

4.  «  Lisez  les  discours  de  l'Assemblée  constituante;  vous  en 
trouverez  une  foule  oii  les  pensées,  les  paroles,  les  formules  de 
J.    J.    Rousseau   abondent  à   chaque   pas.    Beaucoup   d'entre    eux   ne 


—  210  — 

coTnme  un  principe  de  Droit  naturel,  est  traduite  en  vingt 
décrets.  Par  exemple,  il  avait  d'aventure  écrit  :  «  Il  importe 
qu'il  n'y  ait  pas  de  société  partielle  dans  l'Etat  »  (i).  Et 
voici  que  la  Constituante  supprime  les  anciennes  pro- 
vinces, les  anciens  états  provinciaux,  les  anciennes 
administrations  municipales,  les  parlements,  les  ju- 
randes et  les  maîtrises.  Après,  l'AIssemblée  législative 
abolit  toutes  les  congrégations,  confréries,  associations 
d'hommes  ou  de  femmes,  laïques  ou  ecclésiastiques,  toutes 
les  fondations  de  piété,  de  charité,  d'éducation,  de  con- 
version, séminaires,  collèges,  missions.  La  Convention 
dissout  enfin  toutes  les  sociétés  littéraires,  toutes  les  aca- 
démies scientifiques  ou  littéraires.  Il  restait  la  famille.  On 
la  disloque  tant  qu'on  peut.  On  assimile  le  mariage  aux 
contrats  ordinaires  et,  par  le  divorce,  on  rend  l'association 
conjugale  fragile  et  précaire;  on  entame  l'autorité  mari- 
tale en  ôtant  au  mari  l'administration  des  biens;  on  di- 
minue la  puissance  paternelle  en  chargeant  l'Etat  de  di- 
riger l'éducation  des  enfants,  en  prescrivant  le  partage 
égal,  et  forcé  des  biens;  on  efface  enfin  la  bâtardise,  en 
conférant  aux  enfants  de  l'amour  libre  les  mêmes  droits 
qu'aux  enfants  légitimes.  Castes,  églises,  corporations, 
provinces,  communes,  famille,  tout  est  rasé;  il  n'y  a  plus 
en  France  que  des  individus  dispersés,  impuissants,  éphé- 
mères, en  face  du  corps  unique,  permanent  et  colossal 
qui  a  dévoré  tous  les  autres,  l'Etat.  —  En  vertu  d'autres 
principes   du  Contrat  social,  l'Etat  s'arrogea  des   droits 


sont  que  des  chapitres  détachés  du  Contrat  social  »  (Janet,  Histoire 
de  la  science  politique,  t.  II,  p.  455).  Cfr.  Taine,  La  conquête  jacobine, 
L.   II,  ch.  2,  et  Le  gouverne^nent  révolutionnaire,  L.   I,  ch.  1. 
1.  Contrat  social.  Livre  II,  chap.  3. 


—  211  -- 

illi'mités  sur  les  personnes  et  sur  les  choses.  Il  confisqua 
les  biens  du  clergé,  des  émigrés,  des  guillotinés,  des 
déportés,  des  suspects,  des  hôpitaux  et  autres  établisse- 
ments de  bienfaisance,  des  fabriques,  des  fondations,  des 
instituts  d'éducation,  des  sociétés  littéraires  ou  scientifi- 
ques ;  il  décréta  la  levée  en  masse  ;  il  soumit  les  enfants  à 
l'éducation  civique;  il  imposa  de  force  sa  religion  et  son 
culte  (1). 

Or,  comment  était  charpentée  cette  théorie  de  Rous- 
seau dont  l'action  fut  si  formidable? 

Elle  se  présentait  comme  un  système  de  droit  naturel, 
comme  le  plan  de  ce  qui  devait  être  par  opposition  à  ce 
qui  était,  comme  l'esquisse  de  la  société  parfaite,  ébau- 
chée, par  la  raison  d'après  un  idéal  absolu. 

Pure  conception  a  priori,  en  dit-on  d'habitude  (^).  Il 
faut  s'entendre.  Le  rêve  de  Rousseau  répondait  à  des 
désirs  qui  se  faisaient  jour,  à  des  besoins  qui  réclamaient 
satisfaction.  Rousseau  fut  un  interprète.  Mais  en  se  fai- 
sant l'organe  du  peuple,  il  magnifie  et  généralise  (^)  ;  il 
transforme  des  passions,  bonnes  ou  mauvaises,  en  prin- 
cipes de  droit  qu'il  proclame  sacrés,  éternels,  immuables. 
Et  ainsi,  au  lieu  de  recettes  spécifiques,  il  fournit  une 
panacée,  au  lieu  de  remèdes  précis  à  des  maux  déter- 


1.  Taine,  L'anarchie,  Livre  II,  chap.  2  et  3.  —  Le  gouverne- 
ment   révul'itionnaire,    Livre    II,    chap.    1. 

2.  «  Les  partisans  les  plus  conséquents  de  la  politique  méta- 
physique, tels  que  Rousseau,  ont  été  conduits  jusqu'à  regarder 
l'état  social  comme  une  dégénération  d'un  état  de  nature  composé 
par    leur    imagination  »    (Comte,    Plan,    p.    102). 

3.  «  Si  l'on  recherche  en  quoi  consiste  précisément  le  plus 
grand  bien  de  tous,  qui  doit  être  la  fin  de  tout  système  de  légis- 
lation, on  trouvera  qu'il  se  réduit  à  ces  deux  objets  principaux, 
la  liherû  et  Végalité  »  (Rousseau,  Contrat  social.  Livre  II,  chap.  11). 


—  212  — 

minçs,  il  livre  d'un  coup  le  secret  du  bonheur  social  inté- 
gral ;■  au  lieu  de  réformes  successives,  il  provoque  une 
révolution. 

Vn  caractère  par  contre  indéniable  de  sa  méthode, 
c'est  le  riccurs  outrancier  à  l'abstraction.  Voici  l'exorde 
du  Discours  sur  Uinégalité  :  «  Commençons  par  écarter 
tous  les  faits.  Ce  qu'aurait  pu  devenir  le  genre  humain  s'il 
fui  resté  abandonné  à  lui-même,  voilà  ce  que  je  me  pro- 
pose d'examiner.  Mon  sujet  intéressant  l'homme  en  gé- 
néral, je  tâcherai  de  prendre  un  langage  qui  convienne 
à  tioutes  les  nations  ;  ou  plutôt,  oubliant  les  temps  et  les 
lieux,  je  me  supposerai  ayant  le  genre  humain  pour  audi- 
teur. Oh  !  homme,  de  quelque  contrée  que  tu  sois,  voici 
ton  histoire,  telle  que  j'ai  cru  la  lire  dans  la  nature,  qui  ne 
ment  jamais.  »  Les  hommes  qui  concluront  plus  tard  le 
Contrat  social,  ne  sont  non  plus  d'aucun  siècle  et  d'aucun 
pays.  Ils  sont  absolument  semblables  entre  eux,  tous  in- 
dépendants, tous  égaux,  sans  passé,  sans  parents,  sans  en- 
gagements, sans  tradition;  unités  mathématiques,  toutes 
séparables,  toutes  équivalentes  ;  fantômes  philosophiques, 
vides  et  sans  substance. 

Un  autre  trait  distinctif  de  sa  méthode,  c'est  remploi 
exclusif  et  excessif  du  procédé  géométrique  ou  de  la  lo- 
gique déductive.  Quand  il  s'est  emparé  d'une  revendica- 
tion et  qu'il  en  a  fait  un  idéal  de  justice,  il  bouscule  tout 
sur  son  chemin,  se  ruant  avec  frénésie  aux  conséquences 
extrêmes  de  son  principe.  Ainsi,  autour  de  lui  on  murmure 
contre  certains  privilèges  injustifiés.  11  se  fait  l'écho  de  ces 
doléances  et  rédige  aussitôt  tout  un  Code  insurrectionnel. 
«  L'inégalité  est  à  peine  sensible  dans  l'état  de  la  nature»; 
celle  «  qui  règne  parmi  tous  les  peuples  policés  »  est 
«  contraire  au  droit  naturel  ».  Voilà  le  principe.  Voici  les 


—  213  -- 

applications.  iJonc  à  bas  la  [>ropriété,  avec  laquelle  «  l'éga- 
lité disparut  »;  «  les  fruits  sont  à  tous,  la  terre  n'est  à 
personne  »;  il  eût  fallu  aux  riches  «un  consentement  ex- 
près et  unanime  du  genre  humain  pour  s'approprier  sur  la 
subsistance  communcî  tout  ce  qui  allait  au  delà  de  la 
leur  »  ;  leurs  «,  usurpations  ne  sont  établies  que  sur  un  droit 
précaire  et  abusif»;  «le  droit  naturel  leur  est  contraire», 
«  puisqu'il  est  manifestement  contre  la  loi  de  nature  qu'une 
poignée  de  gens  regorge  de  superfluités,  tandis  que  la 
multitude  affamée  manque  du  nécessaire».  A  bas  les  lois 
«  qui  donnèrent  de  nouvelles  entraves  au  faible  et  de  nou- 
velles forces  au  riche,  détruisirent  sans  retour  la  liberté 
naturelle,  fixèrent  pour  jamais  la  loi  de  la  propriété  et  de 
l'inégalité,  d'une  adroite  usurpation  firent  un  droit  irré- 
vocable, et,  pour  le  profit  de  quelques  ambitieux,  assu- 
jettirent désormais  tout  le  genre  humain  au  travail,  à  la 
servitude  et  à  la  misère  ».  A  bas  le  gouvernement  «  puis- 
qu'il est  manifestement  contre  la  loi  de  nature,  qu'un  en- 
fant commande  à  un  vieillard,  qu'un  imbécile  conduise 
un  homme  sage  ».  A  bas  la  société  et  ses  institutions; 
«  l'ho-mme  est  naturellement  bon»;  il  est  devenu  «mé- 
chant »  en  devenant  «  sociable  »  ;  la  société  l'a  «  dépravé  »  ; 
elle  «porte  nécessairement  les  hommes  à  s'entre-haïr»  (i). 
—  Même  procédé  s'il  s'agit  d'appliquer  le  dogme  de  la 
liberté.  Le  principe  est  d'abord  énoncé:  «  Tout  homme 
étant  né  libre  et  maître  de  lui-même,  nul  ne  peut,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  puisse  être,  l'assujettir  sans  son 
aveu  »  (Contrat  social,  L.  IV,  ch.  2).  Donc,  pour  commen- 


1.  J.-J.   Rousseau,   Discours  sur  Vorigine   et  les  fondements  de 
l'inégalité  parmi  les  hommes. 

Morale  et  sociologie.  15 


214 


cer,  «  rassociation  civile  »  ne  peut  être  qu'un  «  acte  vo- 
lontaire »  (IV,  2).  Il  faudra  ensuite  que  «  chacun,  s'unis- 
sant  à  tous,  n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi 
libre  qu'auparavant  »  (I,  6).  A  cette  fin,  «  le  peuple,  sou- 
mis aux  lois,  en  doit  être  l'auteur  »  (II,  6).  S'il  est  né- 
cessaire en  pratique  de  recourir  à  un  «  législateur  »  (II,  6), 
il  doit  être  bien  entendu  que  «  celui  qui  rédige  les  lois 
n'a  ou  ne  doit  avoir  aucun  droit  législatif,  parce  qu'il  n'y 
a  que  la  volonté  générale  qui  oblige  les  particuliers,  et 
qu'on  ne  peut  jamais  s'assurer  qu'une  volonté  particulière 
eât  conforme  à  la  volonté  générale  qu'après  l'-avoir  sou- 
mise aux  suffrages  libres  du  peuple»  (II,  7).  Au  surplus, 
«  il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  nulle  espèce  de  loi  fonda- 
mentale obligatoire  pour  le  corps  du  peuple,  pas  même  le 
contrat  social  »  (I,  7).  Quant  au  «gouvernement»,  «l'acte 
par  lequel  un  peuple  se  soumet  à  des  chefs  (magistrats  ou 
rois)  n'est  absolument  qu'une  commission,  un  emploi, 
dans  lequel,  simples  officiers  du  souverain,  ils  exercent  en 
9011  nom  le  pouvoir  dont  il  les  a  faits  dépositaires,  et 
qu'il  peut  limiter,  modifier  et  reprendre  quand  il  lui 
plaît  »  (III,  1).  Aussi  «  à  l'instant  que  le  peuple  est  légi- 
timement assemblé  en  corps  souverain,  toute  juridiction 
du  gouvernement  cesse,  la  puissance  executive  est  sus- 
pendue »  (III,  14). 

Dans  l'un  et  l'autre  cas,  à  propos  du  principe  de  li- 
berté co'mme  du  principe  d'égalité,  Rousseau  prend  pour: 
point  de  départ  un  certain  concept  de  l'homme.  Et  ce  qu'il 
en  exprime,  ce  ne  sont  point  des  maximes  pour  la  conduite 
personnelle.  C'est  un  code,  —  anarchiste  et  communiste 
si  l'on  veut  —  mais  dont  les  articles  prétendent  être  des 
règles  pour  la  vie  sociale.  On  pourrait  de  ce  chef  qualifier 


215 


sa  méthode  d'  «  individualiste  »  (^).  Ce  serait  toutefois  la 
caractériser  incomplètement.  Car,  à  côté  des  théories  po- 
Htiques  déduites  de  la  seule  idée  de  l'individu  et  de  ses 
droits,  il  en  est  d'autres,  dans  le  Contrat  social,  qui 
découlent  manifestement  d'une  source  différente.  «  Les 
clauses  du  Contrat  social  se  réduisent,  dit  Rousseau,  à 
l'aliénation  totale  de  chaque  asso;cié  avec  tous  ses  droits 
à  toute  la  communauté  »  (I,  6).  Et,  plus  loin,  précisant  ce 
qu'implique  cette  «aliénation»,  il  déclare  que  «le  pacte 
social  donne  au  corps  politique  un  pouvoir  absolu  sur  tous 
ses  membres  »  (II,  4).  Par  conséquent,  «  l'Etat,  à  l'égard 
de  ses  membres,  est  maître  de  tous  leurs  biens»  (I,  8); 
«  la  vie  même  du  citoyen  est  un  don  conditionnel  de 
l'Etat  »  (II,  5)  (2);  enfin  «  il  y  a  une  profession  de  foi  pu- 
rement civile  dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer  les 
articles;  il  peut  bannir  de  l'Etat  quiconque  ne  les  croit 
pas;  que  si  quelqu'un,  après  avoir  reconnu  publiquement 
ces  mêmes  dogmes,  se  conduit  comme  ne  les  croyant  pas, 
qu'il  soit  puni  de  mort  »  (IV,.  8).  —  Rien  de  tout  cela  n'est 
impliqué  danj  l'idée  de  l'homme.  Cette  déclaration  des 
droits  de  l'Etat  a  pour  principe  une  pensée  de  derr.ère  la 
tête,  une  conception,  non  avouée,  de  la  société.  Rousseau 
ne  comprend  pas  l'Etat  sans  un  pouvoir  très  fort,  maître 
absolu  des  biens,  des  vies  et  des  consciences,  et  tellement 


1.  Si  on  veut  définir  d'un  mot  non  sa  méthode  mais  le  contenu 
de  sa  doctrine,  on  peut  appeler  aussi  «  individualiste  »  son  système 
social  en  tant  que,  hostile  au  droit  d'association,  il  ne  conçoit 
l'E'tat    que    comme    une    collection    d'individus. 

2.  «  Quand  le  prince  a  dit  au  citoyen:  «  Il  est  expédient  à 
l'Etat  que  tu  meures  »,  il  doit  mourir,  puisque  ce  n'est  qu'à  cette 
condition  qu'il  a  vécu  en  sûreté  jusqu'alors,  et  que  sa  vie  n'est 
plus  seulement  un  bienfait  de  la  nature,  mais  un  don  conditionnel 
de  l'Etat  »  (Contrat  social^   II,   5). 


216 


jaloiux  de  son  omnipotence  qu'il  condamne  les  citoyens  à 
la  faiblesse  de  l'isolement  en  leur  interdisant  de  se  grou- 
per :  «  Il  importe  qu'il  n'y  ait  pas  de  société  partielle  dans 
l'Etat  »  (II,  3).  —  On  découvre  ainsi  en  Rousseau  un 
libertaire  déclaré  et  un  despote  déguisé  ;  le  premier  exa- 
gère les  droits  des  gouvernés  jusqu'à  supprimer  ceux 
des  gouvernants  ;  le  second  exagère  les  droits  des  gouver- 
nants jusqu'à  supprimer  tous  ceux  des  gouvernés.  Quand 
le  désaccord  éclate  entre  les  deux,  Rousseau  leur  raconte 
quelqu'impudente  ineptie.  Aux  gouvernants  mécontents 
de  leur  situation  précaire,  il  répond  que  «  le  pouvoir  peut 
bien:  se  transmettre,  mais  non  pas  la  volonté»  (II,  1).  Au 
citoyen  qui  appréhende  les  exigences  excessives  de  l'Etat, 
il  assure  que  «  le  souverain  ne  peut  pas  même  vouloir 
charger  les  sujets  d'aucune  chaîne  inutile,  car,  sous  la 
loi  de  raison,  rien  ne  se  fait  sans  cause,  non  plus  que  sous 
la  loi  de  nature  »  (II,  4).  L'homme  libre  qui  proteste  con- 
tre la  tyrannie  de  la  majorité,  s'entend  dire  que  «  le  ci- 
toyen consent  à  toutes  les  lois,  même  à  celles  qu'on  passe 
malgré  lui  ;  quand  l'avis  contraire  au  sien  l'emporte,  cela 
ne  prouve  autre  chose  sinon  qu'il  s'était  trompé»  (IV,  2). 
Le  contraindre  à  obéir,  c'est  «  le  forcer  d'être  libre  »  (I,  7). 
Le  libertaire  farouche  et  le  despote  cauteleux  qui  voi- 
sinent en  Rousseau  ont  enfin  un  trait  commun.  Ce  sont 
des  ignorants,  inconscients  de  leur  ignorance  et  par  con- 
séquent présomptueux.  De  l'homme,  Rousseau  ne  connaît 
presque  rien;  de  la  société,  moins  encore.  Il  proclame 
l'homme  bon  et  raisonnable  et  prend  ses  passions  du  mo- 
ment pour  des  droits  naturels.  Des  unités  humaines  toutes 
pareilles,  égales,  indépendantes  et  qui  pour  la  première 
fois  contractent  ensemble,  voilà  sa  notion  de  la  société. 
D'un  trait  de  plume  il  supprime  des  groupes  anciens  et 


—  217  — 

persistants  que  la  géographie,  l'histoire,  la  communauté 
d'occupation  et  d'intérêt  avaient  formés.  Ces  institutions 
séculaires  sont  pefut-être  des  produits  spontanés  de  l'exis- 
tence en  commun  et  répondent  vraisemblablement  à  des 
besoins  permanents.  Qu'importe?  Elles  se  trouvent  en 
travers  de  ses  déductions  de  géométrie  politique  :  elles 
sauteront.  L'idée  d'une  vie  collective  ayant  ses  exigences 
propres  et  des  organes  dont  la  fonction  détermine  la  struc- 
ture, semble  lui  être  inconnue.  A  le  voir  à  l'œuvre,  on 
dirait  que  la  société  n'existe  pas  et  qu'il  est  chargé  de  la 
constituer.  Bien  plus,  cet  architecte  social,  en  construisant 
son  édifice  ou  en  montant  sa  machine,  ne  calcule  même 
point  la  résistance  des  matériaux.  Il  impose  son  moule 
à  la  matière  humaine  docile  et  complaisante,  sans  son- 
ger à  étudier  d'avance  dans  la  réalité  cette  matière  mul- 
tiple, ondoyante  et  complexe.  C'est  le  triomphe  de  l'ar- 
tificialisme. 

Ce  teystème,  de  structure,  si  fragile,  était  en  ce  temps-là 
T'ex'pressio'n  la  plus  récente  et  la  plus  fameuse  du  Droit 
naturel. 

A  une  époque  calme^  il  aurait  pu  avoir  la  vogue  éphé- 
mère d'une  fantaisie  d'hystérique. 

Miais  il  eut  la  fortune  rare  de  choir  dans  le  courant 
révolutionnaire  et  d'en  précipiter  l'allure.  Il  déchaîna  l'in- 
surrection et  justifia  la  dictature,  produisit  le  despotisme 
après  l'anarchie,  légitima  l'usurpation,  la  tyrannie,  le  vol 
et  l'assassinat. 

C'est  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  provoquer  une  réac- 
tion. Celle-ci  fut  dirigée  contre  la  méthode  aussi  bien  que 
contre  les  principes.  Dans  cet  assaut  qu'ils  livrèrent  au 
Droit   naturel,    de   Maistre,   de   Bonald,   Saint-Simon   et 


218 


Comte  sont  les  devanciers  des  sociologues  qui,  de  nos 
jours,  s'en  prennent  à  la  «  morale  théorique  des  philo- 
sophes ». 

2.  La  morale  éclectique  (^). 

Auguste  Comte  croyait,  dès  1825,  à  l'avènement  pro- 
chain de  la  Sociologie  (^).  Le  «dégoût  profond  qui  se  ma- 
nifeste généralement  pour  la  politique  métaphysique  de- 
puis l'expérience  de  la  Révolution  française»  lui  semble 
un  premier  symptôme  favorable.  Il  en  trouve  un  autre 
dans  les  tendances  nouvelles  qui,  depuis  Montesquieu, 
se  traduisent  en  certains  écrits  de  Condorcet,  de  Kant, 
de  Herder,  de  de  Maistre  et  dans  la  naissance  en  Alle- 
magne de  l'Ecole  historique  du  Droit. 

Il  estime,  au  surplus,  que  radoption  de  la  philosophie 
positive  est  une  nécessité  urgente.  Car  une  société  ne 
peut  se  passer  d'ordre.  Si  l'ordre  ne  vient  du  dedans,  c'est- 
à-dire  d'une  doctrine  morale  acceptée,  il  viendra  néces- 
sairement du  dehors,  c'est-à-dire  de  la  contrainte  imposée  : 
les  libéraux  impénitents  seront  un  jour  acoulés  au  despo- 
tisme (^).  Or  la  société  est,  depuis  la  Révolution  surtout, 


1.  Bibliographie:  E.  Caro,  Froblemes  de  morale  sociale,  2^  éd., 
1887.  —  V.  Cousin,  Cours  d'histoire  de  la  vhilosophie  morale  au 
XVIIl^  siècle,  professé  à  la  Faculté  des  Lettres  en  1819  et  1820. 
Première   Partie:   Ecole   sensualiste,   publiée  par  E.   Vacherot,   1841. 

—  Ph.  Damiron,  Morale.  Paris,  1834.  —  P.  JANET,  La  morale, 
5«  éd.  Paris,  1898.  —  Th.  JOUFFROY,  Cours  de  droit  naturel,  2  vol. 
5^   éd.    Pai-is,    1876.   —   Mélanges  philosophiques,   3^   éd.    Paris,   1860. 

—  J.  Simon,  Le  devoir,  6=  éd.  Paris,  1860.  —  La  liberté,  2  vol., 
2^  éd.  Paris,   1859. 

2,  A.  Comte,  Considérations  philosophiques  sur  les  sciences 
et  les  savants,  1825.  —  Considérations  sur  le  pouvoir  spirituel,  1826. 
• —  Ces  deux  opuscules  ont  été  publiés  en  appendice  dans  le  tome 
IV    du   Système   de  politique   positive,    pp.    137    et    176.   Paris,    1854. 

)      3.    «  Le    seul    moyen   de    n'être   pas    gouverné,    c'est   de   se   gou- 


—  219  — 

en  pleine  «anarchie  intellectuelle  »  (^).  Comment  rétablir 
l'indispensable  unité  morale?  Par  un  retour  à  la  philo- 
sophie religieuse?  Elle  faisait  partie  d'un  état  social  qui 
a  disparu  sans  retour.  La  philosophie  positive  est  seule 
capable  de  déterminer  un  assentiment  universel  de  la  part 
d'intelligences  devenues  aussi  rebelles  au  pouvoir  des 
abstractions  qu'à  l'autorité  des  oracles  et  qui  ne  veulent 
plus  céder  qu'à  la  force  des  faits  (2).  Le  positivisme  donc 
assumera  désormais  la  fonction  jadis  dévolue  à  l'Eglise 
catholique,  il  créera  un  nouveau  pouvoir  spirituel,  et 
celui-ci  gouvernera  l'opinion  en  établissant  et  en  main- 
tenant les  principes  qui  doivent  présider  aux  divers  rap- 
ports sociaux;  son  attribution  principale  sera  la  direction 
suprême  de  l'éducation  {^). 

Ces  prévisions  de  Comte  sur  l'avenir  de  la  Sociologie 
furent  démenties  par  l'événement.  Car  ce  qui  triompha, 
après  la  Révolution  de  1830,  ce  n'est  point  le  positivisme; 


verner  soi-même.  Moins  le  gouvernement  moral  a  d'énergie  dans 
une  société,  plus  il  est  indispensable  que  le  gouvernement  matériel 
acquière  d'intensité,  pour  empêcher  l'entière  décomposition  du  corps 
social...  Ceux  qui  prennent  la  cause  de  la  liberté,  dominés  par  le 
désir  d'éviter  la  théocratie,  suivent  une  route  qui  conduirait  inévita- 
blement, pour  ne  pas  tomber  dans  une  anarchie  complète,  au  despo- 
tisme le  plus  dégradant,  celui  de  la  force  dépourvue  de  toute 
autorité    morale  »    (Pouvoir    spirituel^    p.    189). 

,  1.  «  La  société  est,  sous  le  rapport  moral,  dans  une  véritable  et 
profonde  anarchie.  Cette  anarchie  tient  à  l'absence  de  tout  système 
prépondérant,  capable  de  réunir  tous  les  esprits  en  une  seule  com- 
munion d'idées.  Or  ramener  le  système  intellectuel  à  l'unité  ne 
peut  3e  faire  que  de  deux  manières  :  ou  bien  en  rendant  à  la  phi 
losophie  théologique  toute  l'influence  qu'elle  a  perdue;  ou  bien  en 
complétant  la  philosophie  positive  de  façon  à  la  rendre  capable 
de  remplacer  définitivement  la  théologie.  C'est  à  ces  termes  simples 
que  se  réduit  aujourd'hui  la  grande  question  sociale  »  (Sciences 
et  savants,  p.   159). 

2.  Sciences  et  savants,  p.  156. 
,3.  Pouvoir  spirituel,   p.   193. 


—  220  — 

c'est  le  Cousinisme  (^),  appelé  tantôt  éclectisme,  tantôt 
spiritualisme,  souvent  aussi  déisme  ou  encore  rationa- 
lisme. 

Sur  une  question  importante,  l'éclectisme  était  d'ac- 
cord avec  Comte.  Celui-ci  avait  écrit  :  «  La  décadence  de  la 


1.  Victor  Cousin  avait  enseigné  la  philosophie  en  Sorbonne, 
de  1815  à  1820;  puis  de  1828  à  1830  (Voir  Paul  Janet,  Victor 
Cousm  et  son  œuvre,  Paris,  1885).  Ses  sympathies  pour  les  idées 
libérales  lui  valurent  d'être  appelé  aux  honneurs  après  la  révolution 
de  juillet  (Voir  Thureau  Dangin,  Le  parti  libéral  sous  la  Restau- 
ration, 2^  éd.,  1888,  pp.  220  et  suiv.).  Un  de  ses  lieutenants  a 
complaisamment  énuméré  ses  titres  et  fonctions:  «  membre  du 
Conseil  royal  de  l'Université  de  1830  à  1848,  sauf  deux  années 
après  son  ministère;  chargé  de  la  surveillance,  puis  de  la  direction 
de  récole  normale,  de  1834  à  1840;  président  du  Bureau  de 
l'agrégation  de  philosophie  jusqu'à  la  même  date;  professeur  à  la 
Sorbonne,  assistant  aux  thèses  de  doctorat  ;  membre  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques,  dès  1832,  à  partir  de  la  création, 
donnant  les  sujets  de  prix  et  jugeant  les  concours  »  (E.  Bersot, 
Victor  Cousin  et  la  philosophie  de  notre  te^nps,  dans  Compte-rendu 
des  séunces  et  travaux  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
Houes.  Paris.  1880.  t.  113,  p.  261).  Il  fit  rédiger  par  le  Conseil 
de  l'Université  un  programme  de  l'enseignement  de  la  philosophie. 
Ce  programme,  promulgué  en  1832,  dura  sans  aucun  changement 
important  jusqu'en  1852  (Voir  ce  programme  dans  La  défense 
de  l'Université  et  de  la  philosophie,  par  V:  Cousin,  1845,  p.  359; 
et  les  commentaires  de  Paul  Janet  dans  Victor  Cousin  et  son 
œuvre,  1885,  pp.  317  et  suiv.).  Pendant  toute  cette  période  «  Cousin 
règne  sur  les  maîtres  qui  sont  sous  sa  main,  à  sa  merci,  dans  tou- 
tes les  phases  de  leur  carrière,  comme  élèves  de  l'Ecole  normale, 
candidats  à  ragrégation,  professeurs,  aspirants  aux  distinctions  aca- 
démiques. Les  ministres  passent,  Cousin  reste,  exerçant  ce  gou- 
vernement doctrinal,  cette  dictature  spirituelle  dont  on  eût  cherché 
vainement  l'analogue  sous  un  autre  régime  »  (Thureau  Dangin, 
Histoire  de  la  monarchie  de  juillet,  Paris,  1889,  t.  V,  p.  470;  cfr. 
L'Eglise  et  l'Etat  sous  la  monarchie  de  juillet,  1880,  pp.  148  ss.). 
«  M.  Cousin  —  écrivait,  en  1839,  Pierre  Leroux,  —  est  en  ce 
moment  le  pouvoir  éducateur  de  la  France.  Il  exerce  un  empire  offi- 
ciel, sans  limite  et  sans  contrôle,  sur  l'enseignement  de  la  phi- 
losophie, et  par  là  sur  toute  l'éducation  publique.  Quel  professeui' 
n'est  pas  sous  sa  tutelle,  sous  sa  loi,  sous  son  gouvernement?  Il 
use  et  abuse  de  son  autorité.  11  propage  à  son  aise  l'éclectisme 
par  la  voie  du  compelle  intrare.  Sa  tyrannie  philosophique  est 
exorbitante  ».  (Pierre  Leroux,  Réfutation  de  l'éclectisme,  1839,  p.  88). 


—  221  — 

philosophie  théologique  et  du  pouvoir  spirituel  corres- 
pondant a  laissé  la  société  sans  aucune  discipline  morale  ; 
rétablissement  d'un  nouveau  gouvernement  moral  est 
impérieusement  réclamé  par  l'état  présent  des.  nations  ci- 
vilisées» (1).  —  Les  éclectiques  en  convenaient:  «S'il 
est  un  point  sur  lequel  nous  sympathisions  avec  eux,  — 
disait  Damiron  à  l'adresse  de  Comte  et  des  Saint-Simo- 
niens,  —  c'est  celui  de  la  nécessité  d'une  réorg^anisation 
morale  ;  la  société  a  besoin  d'une  doctrine  nouvelle  ou 
renouvelée,  d'une  philosophie  ou  d'une  religion,  qui,  rem- 
plaçant dans  les  consciences  une  foi  qui  n'y  fait  plus  rien, 
et  substituant  ses  principes  aux  dogmes  éteints  qui  y  som- 
meillent, apporte  aux  âmes  une  moralité  dont  elles  ne 
sauraient  se  passer  longtemps  »  (-). 

Mais  tandis  que  le  positivisme  devait  encore  élaborer 
sa  doctrine  religieuse  et  morale,  Victor  Cousin  en  tenait 
une  toute  prête:  c'est  la  profession  de  foi  du  vicaire 
savoyard  \^),  appropriée  à  l'esprit  et  aux  préoccupations 
de  la  bourgeoisie  de  1830. 

«C'est  moi,  —  déclare  Cousin  dans  un  débat  solennel 
à  la  Chambre  des  Pairs  (*),  —  c'est  moi  qui  ai  rédigé 
le  programme  des  matières  qui  doivent  être  enseignées, 
avec  des  solutions  discrètement  indiquées.  »  Et  les  solu- 
tions dont  il  faut  «  pénétrer  les  intelligences  et  surtout  les 
âmes  »,  ce  sont  «  ces  grandes  vérités  naturelles  qui  ap- 
partiennent au  sens  commun,  qui  composent  le  patrimoine 


1.  Considérations  sur  le  'pouvoir  spirituel,  p.   184. 

2.  Ph.  Damiron,  Essai  sur  Vhistoire  de  la  philosophie  en  France, 
au   XIX^  siècle,  3^  éd.   Paris,  1834,  t.  I,  p.  78. 

3.  Formulée  par  J.-J.  Rousseau   dans  Emile,  livre   IV. 

4.  Discours  prononcé  à  la  Chambre  des  Pairs  (séance  du  21  avril 
1844)  et  publié  dans  V.  CousiN,  Défeyise  de  l'Université  et  de  la 
philosophie,  Paris,   1845,  pp.  61   et  suiv. 


—  222  -- 

de  la  raison  humaine  ;  sans  lesquelles  il  ne  peut  y  avoir 
de  véritable  morale  ni  publique  ni  privée;  sans  lesquelles 
l'homme  n'est  pas  un  homme  et  la  société  n'est  qu'un 
chaos  :  la  spiritualité  de  l'âme,  la  liberté  de  l'homme,  la 
loi  du  devoir,  la  distinction  de  la  vertu  et  du  vice,  du 
mérite  et  du  démérite,  la  divine  providence,  et  ses  pro- 
messes immortelles  inscrites  dans  nos  besoins  les  plus 
intimes,  dans  sa  justice  et  dans  sa  bonté.  Voilà  l'ensei- 
gnement philosophique   de  l'Université.  » 

Bref  l'Etat,  s 'investissant  de  la  direction  suprême  de 
l'éducation  publique,  doit  avoir  une  doctrine,  car  il  est 
intéressé  à  former  des  esprits  solides  et  des  âmes  péné- 
trées de  maximes  vertueuses.  Mais  l'Etat  étant  «laïque», 
la  philosophie,  enseignée  en  son  nom  par  l'Université, 
doit  l'être  aussi;  l'enseignement  ne  peut  donc  reposer 
sur  les  dogmes  particuliers  d'aucune  religion;  les  profes- 
seurs «  le  renfermeromt  dans  le  domaine  des  grandes 
vérités  naturelles  communes  à  tous  les  cultes  »  {^). 

PhiloGophie  d'Etat  de  par  sa  fonction  sociale,  qu'é- 
tait l'éclectisme  en  lui-même? 

Avant  tout,  une  psychologie.  La  psychologie,  sou- 
tiennent ses  fondateurs,  est  la  condition  et  comme  le 
vestibule  de  la  philosophie  (^);  elle  n'est  assurément  pas 
toute  la  philosophie,  mais  elle  en  est  le  fondement  (^). 
L'objet  de  la  psychologie,  c'est  le  Moi;  elle  est  la  science 
du  seul  «principe  intelligent»;  le  corps  ou  1'  «animal»  est 


1.  V.    Cousin,    Défetise    de    VUniversité,    pp.    68,    71,    93,    140, 
148,    151. 

2.  V.     Cousin,    Fragments    philosophiques.    Préface    de    la    V^ 
édit.,    1826. 

3.  lUd.  Préface  de  la  2^  édition,  1833. 


—  223  — 

étudié  par  la  physiologie  (i).  La  méthode  de  la  psycho- 
logie est  l'observation  et  l'induction  ;  le  champ  de  l'ob- 
servation c'est  la  (conscience.  La  méthode  psychologique 
consiste  à  s'isoler  de  tout  autre  monde  que  celui  de  la 
conscience  pour  s'établir  et  s'orienter  dans  celui-là  (-). 
Co'mme  le  but  dans  la  science  des  faits  internes  est  de 
connaître  Z'homme  et  non  pas  les  hommes,  et  que  l'homme 
est  tout  entier  dans  chaque  individu  de  l'espèce,  dans 
quelque  position  sociale  que  se  trouve  l'oibservateur,  il 
porte  toujours  en  lui-même  tout  l'objet  de  ses  études,  tout 
le  sujet  de  ses  expériences  (^). 

A   cette   psychologie,   les   éclectiques  rattachent   leur 
philosophie  morale. 

La  morale,  enseigne  Damiron,  n'est  qu'une  conclusion 
de  la  psychologie  ;  ses  règles  pratiques  sont  de  tout  point 
une  déduction  des  principes  que  la  science  de  l'âme  éta- 
blit; qu'elles  regardent  la  vie  intime,  la  vie  physique,  la 
vie  sociale  ou  religieuse,  elles  ne  sont  que  les  consé- 
quences de  la  manière  dont  on  considère  l'homme  en  lui- 
même  dans  ses  relations  avec  le  monde,  la  société  et  la 
Divinité.  La  psychologie  se  trouve  ,ainsi  à  la  tête  de 
toutes  les  sciences  morales  (^). 

Lia  méthode  de  la  morale  est  la  déduction.  Nul  ne  l'a 


1.  Th.  JOUFFROY,  De  la  science  psychologique,  publié  en  1823, 
dans  l'Encyclopédie  moderne;  réimprimé  dans  les  Mélanges  philo- 
sophiques,   3^    édition,    Paris,    1860,    p.    189. 

2.  Cousin,    Fragments,    préface    de    1826. 

3.  Th.  JouFFROY.  Préface  à  la  traduction  des  Esquisses  de 
philosophie    morale    par    DuGALD    Stewart.    Paris,    1826,    p.    XLII. 

4.  Ph.  Damiron,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en  France, 
au  Z/Ze  siècle,  3^  éd.  Paris,  1834;  t.  II,  pp.  254  et  265.  —  Cfr, 
Damiron,  Morale,  Paris,  1834,  Préface,  p.  X,  et  Damiron,  Fsycho 
logie,   2e    éd.    Paris,    1837;  t.   I,   Préface,  p.  XXXV. 


—   224  — 

plus  formellement  préconisée  que  Jouffroy.  Pour  lui  «le 
problème  politique  est  un  corollaire  du  problème  social 
qui  est  lui-même  un  corollaire  du  problème  moral  ».  Car 
pour  savoir  quel  est  le  meilleur  gouvernement  possible, 
il  faut  connaître  la  fin  de  la  société,  le  meilleur  gouver- 
nement étant  celui  qui  conduit  le  mieux  la  société  à  sa 
fin.  Maio  comment  savoir  la  fin  de  la  société  si  on  ne 
sait  la  fin  de  l'homme  ?  «  La  société  n'est  qu'une  collec- 
tion et  la  fin  d'une  collection  ne  peut  avoir  sa  raison  que 
dans  celle  des  éléments  qui  la  composent.  »  —  S'agit-il  de 
déterminer  les  droits  et  les  devoirs  respectifs  des  indi- 
vidus en  société,  c'est-à-dire  de  résoudre  le  problème  du 
droit  naturel,  on  ne  le  peut  à  moins  de  connaître  la  fin 
de  l'homme.  S'agit-il  de  régler  les  droits  et  les  devoirs 
des  sociétés  entre  elles  (problème  du  droit  des  gens), 
il  faut  d'abord  connaître  la  fin  de  la  société,  laquelle 
dépend  de  la  fin  de  l'homme.  Tout  se  déduit  donc  d'une 
première  donnée.  Les  droits  et  les  devoirs  des  individus, 
la  fin  de  la  société,  la  meilleure  organisation  du  pouvoir 
politique,  les  règles  qui  doivent  présider  aux  relations  des 
peuples,  tout  cela  implique,  tout  cela  présuppose  la  con- 
naissance de  la  destinée  de  l'homme.  Pour  connaître  la 
destinée  de  l'homme,  ajoute  Jouffroy,  la  seule  méthode 
prompte  et  sûre  est  de  la  demander  à  une  analyse 
exacte  des  principes  constitutifs  de  sa  nature.  Cette  na- 
ture est  une  chose  observable.  Pour  la  déterminer,  «il 
suffit  d'ouvrir  les  yeux  de  la  conscience  et  de  regarder  »C). 
Jouffroy  et  Damiron  ne  faisaient  qu'ériger  en  règle  la 
pratique  suivie  par  leur  maître.  Cousin  avait  en  effet,  dans 


1.  Th.  Jouffroy,  Du  problème  de  la  destinée  humame  (Premières 
leçons  du  cours  de  morale  professé  à  la  Faculté  des  lettres  de  1830 
à  1831,  publiées  dans  les  Mélanges  philosophiques,  pp.  298  et  suiv.). 


—  225  — 

son  enseignement  public  de  1819  et  1820,  développé  une 
théorie  des  devoirs  et  des  droits.  Et  voici  son  procédé. 

Il  commence  par  rechercher  un  principe  scientifique 
qui  puisse  servir  de  base  à  la  moirale  et  il  le  demande  à  la 
conscience  et  à  la  raison  :  la  conscience  atteste  que  le  7noi 
est  une  force  libre;  la  raison,  s'emparant  de  ce  fait,  pro- 
clame que  la  liberté  est  quelque  chose  de  noble  et  de  saint 
et  elle  dit  à  l'homme  :  «  Etre  libre,  reste  libre  !  »  «  Notre 
principe  est  trouvé,  dit  Cousin  :  nous  n'avons  plus  qu'à  le 
presser  pour  en  faire  sortir  de  nombreuses  et  importantes 
conséquences.  »  Et  effectivement  il  le  presse  tant  et  si  bien 
qu'il  en  exprime  1°  les  devoirs  individuels  :  tempérance, 
empire  sur  soi,  force  et  pureté  de  l'âme;  2°  les  droits  de 
rhoimme  :  a)  le  r^espect  dû  à  la  philosophie,  à  la  religion, 
aux  arts,  à  l'industrie,  au  commerce  ;  h)  le  principe  de  la 
liberté  individuelle;  c)  le  droit  de  propriété;  d)  les  droits 
de  donation  et  de  transmission  héréditaire;  3"  et  pour 
finn',  le  gouvernement  constitutionnel  consacrant  la  souve- 
raineté de  la  raison  (1). 

L'éclectisme  réintroduit  ainsi  le  droit  naturel  qui  s-é- 
tait,  en  société  de  J.-J.  Rousseau,  acquis  une  réputation 
si  fâcheuse.  Il  a  toujours  la  même  physionomie  indivi- 
dualiste, le  même  caractère  abstrait,  la  même  structure 
géométrique.  Mais  Cousin  en  a  fait  la  toilette.  Ce  n'est 
plus  un  sans-culotte,  insurgé  contre  la  société,  les  lois  et 
les  institutions.  C'est  un  bourgeois  rente,  aimant  l'esprit 
de  la  Révolution  mais  ennemi  de  l'esprit  révolutionnaire. 


1.  Victor  Cousin,  Cours  d'histoire  de  la  philosophie  morale  au 
XVIII^  siècle,  professé  à  la  Faculté  des  lettres  en  1819  et  1820. 
Première  partie  (Ecole  sensualiste)  publiée  par  E.  Vacherot,  1841. 


—  226  — 

satisfait  du  régime  établi  et  soucieux  de  le  maintenir.  Au 
siècle  précédent,  philosophie  de  l'anarchie  et  théorie  de 
l'émeute,  le  droit  naturel  fut  un  puissant  engin  destruc- 
teur. Au  xix^  siècle,  principe  tutélaire  des  conservateurs 
libéraux,  il  sera  invoqué  chaque  fois  qu'un  novateur  se- 
couera une  base  de  l'ordre  social,  —  surtout  si,  comme 
la  propriété,  par  exemple,  elle  doit  soutenir  l'ordre  ma- 
tériel. 

Quelles  furent  les  destinées  de  ce  système  philoso- 
phique et  de  cette  doctrine  religieuse  et  morale  arrangés 
par  Cousin  à  l'usage  de  l'Etat  laïque? 

Le  recul  des  événements  est  dès  maintenant  suffisant 
pour  discerner  trois  grands  assauts  que  l'éclectisme  eut 
à  soutenir.  Des  croyants  d'abord,  des  savants  et  des 
philosophes  ensuite,  des  sociologues  enfin  se  dressèrent 
contre  lui,  contestant  successivement  sa  valeur  religieuse 
et  morale,  sa  valeur  scientifique  et  philosophique,  sa 
valeur  politique  et  sociale.  La  sociologie  contemporaine 
lui  conteste  à  peu  près  tout;  car  elle  réunit,  pour  l'eni 
accabler,  la  plupart  des  griefs  passés  et  présents. 

Au  surplus,  l'histoire  de  l'éclectisme  n'est  pas  encore 
éîcrite  ;  et  il  est  plus  facile  d'en  narrier  les  origines  que  de 
préciser  quand  et  comment  il  finit.  Plusieurs  se  sont,  à 
des  moments  différents,  vantés  de  l'avoir  enterré.  Cha- 
que fois,  le  lendemain  des  obsèques,  on  le  retrouvait  ins- 
tallé dans  les  chaires  de  l'Université,  guéri  ou  conva- 
lesicent.  C'"est  que  les  défaites  doctrinales  les  plus 
meurtrières  ne  l'ont  pas  empêché  de  subsister,  en  qua- 
lité de  système  officiellement  enseigné,  comme  un  rouage 
de  la  puissante  machine  administrative.  —  Mais  voyons- 
le  aux  prises  avec  ses  différents  adversaires. 


» 


—  227  -— 

I.  —  Pendant  dix  ans,  le  régiment  (^)  de  Cousin  ma- 
nœuvra sans  se  heurter  à  une  opposition  organisée. 

II  y  eut  bien,  au  cours  de  Jouffroy,  par  exemple,  en 
1832,  quelques  escarmouches.  Jouffroy  attaquait  la  révé- 
lation, en  contestait  la  possibilité,  dénonçait  le  catholi- 
cisme comme  répudiant  la  science  et  la  liberté.  Des  étu- 
diants catholiques,  froissés  dans  leurs  sentiments  reli- 
gieux, lui  écrivirent  coup  sur  coup;  et  d'assez  mauvaise 
grâce  il  se  rétracta  ou  fournit  des  explications  embar- 
rassées (2). 

Il  y  eut  même,  à  l'initiative  de  Frédéric  Ozanam,  deux 
démarche^  'collectives  d'étudiants  catholiques  chez  l'arche- 
vêque de  Paris,  en  1833  et  en  1834,  pour  obtenir  l'orga- 
nisation de  conférences  «  destinées  à  détruire  les  mauvais 
effets  du  cours  de  Jouffroy  et  d'autres  professeurs  rationa- 
listes »(^).  «Nos  études,  déclarent-ils,  sont  sèches  pour  le 
cœur  et  stériles  pour  l'intelligence.  Plus  que  jamais  nous 
sentons  la  nécessité  d'un  enseignement  chrétien.  Nous  ne 
trouvons  pas  l'aliment  que  nous  cherchions,  dans  de  vains 
systèmes  que  chaque  jour  voit  changer  et  que  la  raison 


1.  Le  mot  est  de  Cousin.  «  Dans  le  conseil  d'hier  il  a  été  arrêté 
que  vous  seriez  nommé  à  la  chaire  de  droit  commercial.  J'aurais  bien 
mieux  aimé  vous  voir  dans  mon  rég-iment.  »  (Lettre  de  Cousin  à  Oza- 
nam, 6  juillet  1839;  dans  Lettres  de  Frédéric  Ozanam,  t.  I,  p.  360). 

2.  Frédéric  Ozanam,  qui  suivait,  en  1832,  le  cours  de  philosophie  »'de 
Jouffroy,  a  été  témoin  de  ces  incidents  et  les  raconte  dans  ses  lettres 
(Voir  notamment  une  lettre  du  25  mars  1832  à  E.  Falconnet,  dans 
Lettres  de  Fr.  Ozanam,  t.  I,  p.  55).  «  Il  est  triste,  écrit  Ozanam,  de 
voir  Jouffroy  s'escrimant  à  résoudre  par  les  seules  forces  de  la  raison, 
le  problème  des  destinées  humaines.  Chaque  jour  des  contradictions 
lui  échappent.  Hier  il  confessait  que  la  science,  loin  de  combler  les 
besoins    intellectuels    de    l'homme,    le    conduit    au    désespoir.    » 

3.  Une  première  pétition,  couverte  de  cent  signatures  et  remise  en 
janvier  1833,  resta  sans  effet.  Ozanam  en  rédigea  une  nouvelle,  au 
commencement  de  1834,  et  deux  cents  camarades  la  signèrent  avec 
lui.    {Lettres    d'OzANAM,    t.    I,    pp.    59    et    98).  ,    .  , 


—  228  — 

abandonnée  à  elle-même  élève  et  détruit.  La  religion  seule 
peut  combler  ce  vide;  elle  seule  peut  donner  à  l'homme 
la  virilité  d'âme  nécessaire  pour  accomplir  sa  mission.  » 

En  conclusion  ils  demandaient  des  conférences  «  où 
l'on  eût  développé  le  christianisme  dans  son  harmonie 
avec  les  aptitudes  et  les  besoins  de  l'individu  et  de  la 
société  »  (^). 

Toutefois  ces  démarches,  très  discrètement  faites  d'ail- 
leurs, n'eurent  guère  plus  d'écho  que  les  protestations  qui 
s'étaient  élevées  au  cours  de  Jouffroy. 

Cependant  la  plupart  des  professeurs  recrutés  par  Cou- 
sin étaient  des  incroyants  et  savaient  que  leur  chef  ne 
l'était  pas  moins  qu'eux  {^).  Ils  laissaient  percer  dans  leurs 
leçons  ou  en  tous  cas  ne  cachaient  pas  dans  leurs  écrits 
l'irréligion  qui  était  le  fond  de  leur  âme  (^).  Et  Cousin 
n'était  pas  toujours  obéi  quand  il  exigeait  de  ses  profes- 
seurs qu'ils  enseignassent  les  doctrines  spiritualistes  et 
qu'ils  fussent  respectueux  pour  la  religion  (*). 


1.     Sur  la  suite  donnée  à   ces  démarches,  voir  M.  FoiSSET,  Vie  du 
E.  F.  Lacordaire,  t.  I,  pp.  294  et  suiv.  Paris,  1870. 
2-    Paul  Janet,  Victor  Cousin  et  son  œuvre,  p.  290.  Paris,  1885. 

3.  Thureau  D  an  gin  , Histoire  de  la  monarchie  de  juillet^  t.  V,  p.  472. 

4.  Le  seul  souvenir  de  sa  dictature  indigna  un  jour  un  jeune  phi- 
losophe de  la  génération  suivante.  «  La  philosophie,  M.  Cousin  et  son 
état-major  l'avaient  façonnée  une  fois  pour  toutes,  écrivit-il.  Le  pro- 
fesseur devait  démontrer  la  spiritualité  et  l'immortalité  de  l'âme  par 
les  moyens  officiellement  recormus,  prouver  le  libre  arbitre  par  ordre, 
chercher  la  substance  et  trouver  Dieu  sur  commande,  enfin  se  livrer  tout 
entier  et  livrer  ses  élèves  à  l'éclectisme  et  aux  doctrines  brevetées  avec 
garantie  du  Gouvernement  ».  (Blanchet,  De  l'enseignement  de  la 
philosophie  dans  les  lycées.  Revue  internationale  de  l'ensei- 
gnement, t.  Il,  p.  436.  Paris,  1881).  Paul  Janet  crut  devoir  prendre 
la  défense  de  Cousin;  il  consacra  cent  pages  de  son  livre  à  démon- 
trer que  Cousin  a:  1»  séparé  et  affranchi  la  philosophie  de  la  théo- 
logie et  fondé  l'enseignement  laïque  de  la  philosophie;  2^  introduit 
dans  les  écoles  l'esprit  libéral  de  la  philosophie  moderne.  (Paul  Janet, 
Victor  Cousin  et  son  œuvre,   chapitres  XII    et  XIII.) 


—  229  — 

Mais  il  fallut  du  temps  pour  que  les  catholiques  pris- 
sent conscience  des  résultats  de  renseignement  universi- 
taire et  qu'ils  s'émussent  des  progrès  de  l'impiété  et  de 
l'immoralité  parmi  la  jeunesse  des  écoles  {^).  En  1843 
seulement  la  bataille  en  règle  se  trouvait  engagée. 

Déjà  en  1840,  l'abbé  Maret  avait,  avec  une  grande  mo- 
dération d'ailleurs,  relevé  dans  les  écrits  de  Cousin  des 
tendances  panthéistes  (^).  Auxiliaire  inattendu,  le  Journal 
des  Débats,  organe  des  universitaires,  posa,  en  1842,  quel- 
ques questions  embarrassantes  à  l'état-major  de  Cousin  {% 
La  réponse  se  trouvait,  écrasante  sans  ménagements,  dans 
Le  monopole  universitaire  destructeur  de  la  religion  et  des 
lois,  fort  volume  très  documenté,  édité  sans  nom  d'auteur 
aux  bureaux  de  VUnivers  (^). 


1.  Sur  l'état  d'esprit  des  catholiques  français  en  cette  décade  1830- 
1840.  on  peut  consulter:  M.  FOISSET,  La  Vie  du  B.  P.  Lacordaire, 
2  vol.  1870.  —  Lecanuet,  Montal&mbert,  t.  I,  1895  et  t.  II,  1898.  — 
Thureau  Dangin,  Histoire  de  la  monarchie  de  juillet,  t.  V,  et 
L'Eglise  et  l'Etat  sous  la  monarchie  de  juillet.  —  E.  Veuillot,  Louis 
Veuillot,    t.    I. 

2.  H.  Maret,  Essai  sur  le  panthéisme  et  les  sociétés  modernes. 
Paris,  1840:  «  Si  l'on  considère  l'analyse  de  la  raison,  la  théorie  de 
Dieu,  de  la  Création,  de  la  Révélation  et  la  philosophie  de  l'histoire 
que  nous  trouvons  dans  les  écrits  de  M.  Cousin,  on  ne  peut  y  voir 
autre  chose  que  le  panthéisme  »  (p.  5). 

3.  «  L'école  éclectique  est  maîtresse  absolue  des  générations  ac- 
tuelles. Elle  occupe  toutes  les  chaires  de  l'enseig-nement  ;  elle  en  a 
fermé  la  carrière  à  toutes  les  écoles  rivales...  Le  public  a  donc  le 
droit  de  demander  compte  à  cette  école  du  pouvoir  absolu  qu'elle  a 
Dris,  et  que  nous  ne  lui  contestons  pas  d'ailleurs.  Elle  a  beaucoup 
fait  pour  elle,  nous  le  savons;  mais  qu'a-t-elle  fait  pour  le  siècle, 
qu'a-t-elle  fait  pour  la  société?  Où  sont  ses  oeuvres,  ses  monuments, 
les  vertus  qu'elle  a  semées,  les  grands  caractères  qu'elle  a  formées, 
les  institutions  qu'elle  anime  de  son  souffle?  Il  est  malheureuse- 
ment plus  facile  de  s'adresser  ces  questions  que  d'y  répondre.  »  (Jour- 
nal des  Débats,  articles  sur  le  Cours  d'histoire  de  la  philosophie  morale 
au  XVIII^  siècle,  de  Victor  Cousin,  nos  du  6  novembre  1842  et  ss.). 

4.  Le  monopole  universitaire.  Paris,  bureau  de  VUnivers,  1843. 

Morale  et  sociologie.  16 


—  230  — 

C'est  à  ce  moment  que  Louis  Veuillot  sonna  la  charge. 
«  Dans  les  premiers  temps, ;écrit-il  au  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique,  lorsqu'un  païen,  fût-ce  l'empereur,  outra- 
geait le  Sauveur  des  hommes,  tout  chrétien  était  tenu  de 
lui  crier  :  Tu  blasphèmes  et  tu  mens  !  Ce  qu'il  ne  fallait  pas 
alors  souffrir  du  prince  à  qui  pourtant  l'obéissance  était 
due,  on  se  demande  s'il  faut  le  souffrir  aujourd'hui  du  pre- 
mier mécréant  qui  prétend  parler  au  nom  de  TEtat  {^).  » 

Aussitôt  après,  dans  une  brochure  moins  incisive  mais 
tout  aussi  nette  et  ferm/e  que  celle  de  Veuillot,  Charles  de 
Montalembert  définit  le  devoir  des  catholiques  {^).  Il  dé- 
nonce l'éducation  de  la  jeunesse,  telLe  que  l'Etat  en  a 
constitué  le  monopole,  comme  la  raison  principale  et  per- 
manente de  l'irréligion  publique  en  France  {^).  Le  devoir 


1,  L.  Veuillot,  Liberté  d'enseignement.  Lettre  à  M.  Ville7nain, 
ministre  de  VInstruction  publique.  Paris,  septembre  1843.  «  O  Dieu 
d;u  Calvaire,  Dieu  de  l'Eucharistie,  vous  nous  avez  fait  une  loi 
d'abaissement,  mais  pour  votre  gloire  et  non  pour  celle  de  l'enfer;  on 
peut  nous  mépriser,  mais  il  faut  que  l'on  vous  honore  ;  nous  nous 
estimons  les  derniers  de  la  terre,  mais  vous  êtes  et  vous  serez  dans 
nos  coeurs  et  dans  nos  voix  le  seul  maître  de  la  terre  et  des  cieux. 
Vous  nous  voulez  soumis,  à  cause  de  vous,  non  pas  contre  vous  ; 
désarmés  quand  on  nous  frappe,  non  pas  muets  et  lâches  quand  on 
vous  injurie  ;  résignés  quand  il  s'agit  de  souffrir  pour  notre  compte 
ou  pour  le  vôtre  ;  non  pas  serviles  quand  il  s'agit  de  vous  trahir.  » 
{.Ibid.,    p.    51). 

2.  Ch.  DE  Montalembert,  Du  devoir  des  catholiques  dans  la 
question  de  la  liberté  d'enseignement,  octobre  1843.  {Œuvres  du  comte 
de    Montalembert,    t.    IV,    p.    307.) 

3.  «  L'ensemble  des  institutions  d'instruction  publique,  qui  forme 
l'Université  de  France,  et  au  dehors  duquel  un  despotisme  usuri)é 
ne  laisse  rien  surgir,  voilà  le  foyer  oii  se  forme  et  s'entretient  cet 
esprit  public  qui  en  fait  de  religion  n'est  rien  et  ne  croit  à  rien.  Là 
s'établit  entre  les  maîtres  et  les  élèves  cette  intelligence,  le  plus 
souvent  tacite,  mais  parfois  avouée,  qui  relègue  au  rang  des  préjugés 
et  des  conventions  sociales  toutes  les  vérités  de  la  révélation.  Là 
s'enseigne,  non  seulement  dans  la  chaire,  mais  dans  toutes  les  habi- 
tudes et  dans  tous  les  détails  de  la  vie,  l'art  de  mépriser  philosophi- 
quement le  joug  de  la  loi  du  Seigneur.  Je  me  tais,  ajoute-t-il,  sur  les 
sacrilèges,   sur  les   dérisions,  sur  les  habitudes   immondes,  sur    cette 


—  231  - 

des  catholiques  est  d'obtenir  la  destruction  du  monopole 
de  l'Université.  L'Etat  n'a  pas  le  droit  de  façonner  les 
croyances  et  les  moeurs  de  l'enfance  au  profit  d'un  ratio- 
nalisme purement  négatif.  De  ce  qu'il  n'a  point  de  reli- 
gion, il  n'en  résulte  pas  pour  lui  la  faculté  d'empêcher 
les  citoyens  d'en  avoir. 

Telle  était  la  thèse  de  Montalembert.  Tandis  quei 
VeuiUott  continuait  de  combattre  pour  elle  dans  Y  Univers, 
Montalembert  eut  l'occasion  de  la  reprendre,  au  prin- 
temps 1844,  dans  un  grand  débat  à  la  Chambre  des  Pairs. 
Il  trouva  en  face  de  lui  Victor  Cousin  lui-même.  x\ppuyé 
dans  la  presse  par  ses  lieutenants  (^),  Cousin  défendit  à  la 
fois  l'éclectisme  et  le  monopole  de  l'Etat  {^). 

Tous  les  citoyens  de  la  même  patrie,  prétendit  Cou- 
sin (^), doivent  être  imbus  du  même  esprit  civil  et  par  consé- 
quent doivent  recevoir  la  même  éducation  (^).  L'unité  des 
écoles  exprime  et  confirme  l'unité  de  la  patrie;  l'Univer- 
sité doit  maintenir  l'unité  nationale.  Aussi  bien  enseigner 
n'est  pas  un  droit  naturel  ;  c'est  un  pouvoir  public  et  social 


froide  et  précoce  corruption  qui  déprave  l'esprit  avant  même  que 
les  sens  n'aient  révélé  leurs  impérieux  instincts.  »  i(Montalembert, 
Du  devoir,  etc.,  p.  316). 

1.  Voir  notamment,  dans  la  «  Revue  des  Deux-Mondes  »:  E.  Qui- 
NET,  Un  mot  sur  la  polémique  religieuse,  1842,  t.  II.  —  J.  Simon,  Etat 
de   la   'philosophie   en  France.   Les  radicaux,    le  clergé,   les  éclectiques, 

1843,  t.  I.  —  Lerminier,  L'Eglise  et  la  philosophie,  1843,  t.  IV. 
Du  cartésianisme  et  de  Véclectisme,  1843,  t.  IV.  —  E.  Saisset,  De  la 
philosophie  du  clergé,  1844,  t.  II.  —  Lerminier,  De  Vultramontanisme, 

1844,  t.  III.  —  E.  QuiNET,  Réponse  aux  observations  de  M.  V arche- 
vêque  de  Paris,   1845,  t.   III. 

2.  Cousin  a  réuni  ses  discours  en  volume  sous  le  titre:  Défense 
de   l'Université   et   de  la   philosophie.   Paris,    1845. 

3.  Défense,    pp.    69,    140    et    150. 

4.  Cousin  reprenait  là  une  thèse  de  J.-J.  Rousseau  :  «  Il  y  a  une 
profession  de  foi  purement  civile  dont  il  appartient  au  souverain  de 
fixer  les  artices.  »  (Contrat  social,  1.  IV,  chap.  8). 


l 


232 


que  l'Etat  confère  à  certaines  conditions  et  qu'il  a  le  droit 
et  le  devoir  de  diriger  ;  abdiquer  cette  direction  suprême, 
c'est;  abandonner  au  hasard  les  destinées  morales  de 
l'avenir  (1).  «Nous  voulons  d'ailleurs»,  répétait  Cousin, 
mais  sans  réussir  à  se  faire  prendre  au  sérieux  par  tous  (2), 
«  nous  voulons  que  la  philosophie  de  nos  écoles  soit  pro- 
fondément  morale  et   religieuse.  » 


1.  Il  est  curieux  de  lire  les  réflexions  que  les  discours  de  Cousin 
inspiraient  à  Auguste  Comte:  «  Le  parti  métaphysique,  écrit-il  le 
l^r  mai  1844  à  Stuart  Mill,  refuse  cette  liberté  qu'il  demandait  avec 
instance  il  y  a  vingt  ans,  parce  qu'il  craint  naïvement  d'être  écrasé 
dans  cette  lutte  prolongée  où  il  sent  confusément  son  impuissance  lo^ 
gique,  par  suite  de  sa  tendance  à  adhérer  aux  prémisses  religieuses  en 
repoussant  les  conclusions;  aujourd'hui  triomphant,  il  craint  de  perdre 
ainsi  cet  ascendant  et  voudrait  bien  enchaîner  la  grande  révolution  à 
constituer  l'omnipotence  spéculative  et  sociale  de  l'étrange  classe  re- 
présentée par  MM.  Cousin,  de  Broglie.  Villemain,  Guizot,.  etc.  »  Comte 
souhaitait  que  «  la  vraie  liberté  d'enseignement,  quoique  radicale- 
ment anarchique  en  elle-même,  vînt  hâter  l'élimination  de  l'école  méta- 
physique devenue  le  plus  dangereux  adversaire  de  la  réorganisation 
spirituelle.  »  {Lettres  inédites  de  John  Stuart  Mill  à  Auguste  Comte, 
p.   316.   Paris,    1899). 

2.  On  n'ajoutait  généralement  pas  foi  à  la  sincérité  de  Cousin 
(Voir  Thureau  Dangin,  L'Eglise  et  l'Etat  sous  la  monarchie  de 
juillet,  pp.  222  et  225  ;  et  Histoire  de  la  monarchie  de  juillet,  t.  V, 
p.  479).  Louis  Veuillot,  qui  avait  déjà  écrit  que  «  Cousin  ne  croyait 
au  christianisme  que  dans  le  post-scriptum  hypocrite  de  ses  préfa- 
ces »  ^Univers,  14  mai  1843),  suivit  les  débats  dans  la  tribune  de  la 
presse.  Il  appréciait  en  ces  termes  l'éloquence  de  Cousin:  «  Chez  le 
docteur  de  l'éclectisme,  le  rhéteur  s'est  montré  beaucoup  plus  que 
l'homme  politique,  l'universitaire  plus  que  le  rhéteur,  le  courtisan 
plus  que  l'universitaire,  le  comédien  plus  que  tout.  »  (E.  VeuillOT, 
Louis  Veuillot,  t.  I^  p.  502).  Dans  les  Libres-penseurs  de  L.  Veuillot, 
il  y  a  aussi  quelques  portraits  curieux  de  philosophes  et  cette 
définition  de  l'éclectisme  :  «  Un  assemblage  forcé  de  doctrines  con- 
traires, qui  se  nient  réciproquement,  et  qui  font  table  rase  de  toutes 
les  croyances  dans  l'esprit  de  quiconque  n'est  pas  forcé  de  maintenir 
entre  elles  une  sorte  d'accord  absurde  et  impossible,  pour  tenir  bou- 
tique de  philosophe.  »  (L.  Veuillot,  Les  libres-penseurs,  1848.  Livre 
ler^  I  et  VI;  livre  IV"^^,  II  et  IX).  iPierre  Leroux  de  son  côté,  repro- 
chait vivement  à  Cousin  son  insincérité  et  son  hypocrisiei  :  «  Quelle 
absurdité  d'estimer  la  philosophie  comme  la  règle  de  nos  pensées  et  de 
notre  moralité  et  néanmoins  de  tenir  Jésus, Paul  et  les  Pères  du  christia- 


233 


L'Etat,  répondit  Montalembert  (^),  peut  avoir  le  droit 
d'offrir  une  éducation  nationale,  mais  il  n'a  certes  pas  le 
droit  de  l'imposer.  Si  l'Université  est  l'Etat  enseignant,  — 
comme  cet  Etat  n'a  plus  de  religion,  conformément  à  la 
Charte,  —  il  s'ensuit  qu'elle  ne  peut  enseigner  avec  auto- 
rité aucune  religion.  Là  où  il  n*y  a  pas  une  religion  de 
l'Etat,  une  foi  nationale,  le  monopole  est  une  odieuse 
inconséquence.  Ce  qu'on  veut  en  réalité,  c'est  qu'un  man- 
darinat de  gens  qui  ne  reconnaissent  aucune  foi  surnatu- 
relle, vienne  usurper,  au  nom  de  l'Etat,  l'autorité  morale 
la  plus  délicate  et  la  plus  sacrée,  prétendre  à  la  haute 
police  des  âmes  et  des  intelligences...  La  solution,  conclut 
Montalembert,  c'est  la  liberté  :  «  Gardez  votre  Université  ; 
gouvernez-la  comme  vous  l'entendez;  mais  laissez  à  ceux 
qui  repoussent  son  esprit,  le  droit  de  chercher  ailleurs  le 
pain  de  l'intelligence.  » 

Les  catholiques  n'obtinrent  que  plus  tard  une  certaine 
liberté  d'enseignement  {^);  mais,  dès  1843,  leur  insurrec- 
tion  contre   le  monopole   de  l'Université   démontra   que 


nisme  pour  indignes  de  figurer  au  rang  des  philosophes!  »  (Réfutation 
de  V éclectisme^  1839.  Préface,  p.  X)  «  Cousin  dit:  La  philosophie  est 
pour  les  gens  comme  il  fauK;  la  religion  pour  les  masses.  — Si  la  phi- 
losophie est  bonne,  pourquoi  le  peuple  ne  la  posséderait-il  pas?  Si  la 
religion  est  vraie,  pourquoi  refusez-vous  de  la  prendre?  »  (p.  251). 
«  Deux  doctrines  —  la  doctrine  ésotérique  pour  les  classes  supérieures, 
et  le  Christianisme  pour  le  peuple  —  c'est  là  de  l'hypocrisie.  Jésus 
n'a  pas  eu  de  doctrine  ésotérique...  Voilà  une  belle  nation  que  celle 
que  vous  voulez  faire,  où  d'un  côté  les  aristocrates  ne  croiront  pas  au 
Christianisme  et  seront  philosophes,  tandis  que  le  peuple  sera  croyant. 
L'hypocrisie  que  vous  enseignez  est  la  destruction  même  de  toute 
religion.    »  (p.    269-271). 

1.  Discours  du  26  avril  1844  sur  la  liberté  d'enseignement,  à  la 
Chambre   des   Pairs  (^Œuvres  de  Montalembert,  t.  I,  p.  415). 

2.  Loi  du  15  mars  1850  (Voir  De  la  Gorce,  Histoire  de  la  seconde 


—  234  — 

réclectisme  était  incapable  de  réaliser  l'unité  intellectuelle 
de  la  France  et  qu'il  ne  réussissait  pas  davantage  à  être 
pour  les  âmes  une  efficace  discipline  morale. 

Lacordaire  le  premier  comprit  que  telle  était  la  signi- 
fication de  la  lutte  qu'il  avait  suivie  avec  sympathie  (^) 
mais  sans  y  être  personnellement  engagé.  —  Il  avait  enfin 
pu  donnei-  satisfaction  au  désir,  exprimé  dix  ans  aupara- 
vant par  les  étudiants  catholiques.  Au  lieu  de  partir  «  des 
profondeurs  de  la  métaphysique  »,  il  se  plaça  avec  ses  au- 
diteurs de  Notre-Dame  devant  un  phénomène  vivant  et 
palpable  et  analysa  les  effets  de  la  doctrine  chrétienne  sur 
Tesprit,  sur  l'âme  et  sur  la  société.  Il  leur  fit  voir  la  reli- 
gion transformant  l'homme  par  l'efficacité  de  son  dogme, 
de  son  culte,  de  ses  sacrements  et  l'élevant  par  la  pratique 
de  l'humilité,  de  la  chasteté  et  de  la  charité  jusqu'à  la 
sainteté.  Il  montra  le  catholicisme  fournissant  à  la  civili- 
sation des  éléments  nouveaux  et  ralliant  les  esprits  dans 
la  paix  profonde  d'une  commune  pensée.  Puis  il  parla  de 
Jésus,  le  fondateur  de  cette  vraie  république  des  esprits: 
«  Aucun  autre  sur  la  terre  n'a  obtenu  cette  suprême  dicta- 
ture de  l'entendement;  l'amour  garde  sa  tombe;  son  sé- 
pulcre est  aimé  ;  sa  cendre,  après  dix-huit  siècles,  n'est  pas 
refroidie  ;  chaque  jour  il  renaît  dans  la  pensée  d'une  mul- 
titude innombrable  d'hommes;  chaque  mot  qu'il  a  dit 
vibre  encore  et  produit  des  vertus  fructifiant  dans  l'a- 
mour »  (2).  —  Quelle  est  d'autre  part,  demanda-t-il,  la 
vertu  morale  et  l'action  sociale  du  rationalisme  ?  Vous  a-t-il 
jamais  servi  contre  vos  passions?  Sa  philosophie  a-t-elle 

république  française,  t.  II,  livre  15"^^).  Loi  du  12  juillet  1875.  (G.  Ha- 
NOTAUX,  Histoire  de  la  France  contemporaine,  t.  III,  chap.  II  et  IV). 
—   Cfr.    J.    Simon,    Dieu,   patrie,    liberté.    Paris,    1894- 

1.  FoiSSET,    Vie   de   Lacordaire,    t.    II,    p.    53. 

2.  Lacordaire,   Conférences,   année    1846,    39"*e   conférence. 


—  235  — 

fondé  un  dogme  public?  c'est-à-dire  un  ensemble  d'idées 
fondamentales,  librement  reconnues  et  acceptées  par  des 
intelligences  de  tout  rang?  Elle  a  créé  peut-être  une  école 
et  combien  éphémère  (i),  une  académie  d'esprits  privi 
légiés,  mais  non  une  société  intellectuelle  publique  ras- 
semblant dans  son  sein  tous  les  éléments  vivants  de  la 
nation;  et  elle  s'est  montrée  incapable  d'exercer  le  «mi- 
nistère spirituel  »  dont  ses  adeptes  revendiquent  pour  elle 
l'honneur.  Certes  le  déisme  est,  considéré  en  lui-même, 
une  doctrine  grande  et  vraie  ;  mais  de  toutes  les  doctrines 
rationalistes,  la  «  religion  naturelle  »  est  peut-être,  histori- 
quement, celle  qui  a  le  moins  de  consistance  et  de  vitalité. 
Le  dix-huitième  siècle  s'était  flatté  de  substituer  le  déisme 
à  la  doctrine  catholique.  Aujourd'hui,  qui  est-ce  qui  en 
veut  encore,  en  dehors  des  maîtres  de  la  science  et  des 
écoles  vivantes?  Quelques  bourgeois  honnêtes  peut-être. 
Ce  n'est  qu'un  athéisme  déguisé  (^j. 

Le  spiritualisme  cousinien  continua  pourtant  de  gar- 
der des  adeptes  obstinés. 

Vingt-cinq  ans  plus  tard,  au  moment  où  l'éclectisme 
traversait  une  nouvelle  et  redoutable  crise,  Et.  Vacherot 


1.  «  Le  disciple  du  sage  adore  la  pensée  du  maître  jusqu'au  jour 
où  la  sienne,  mûre  pour  une  légitime  ingratitude,  lui  permettra  d'at- 
teindre aux  honneurs  de  l'enseignement  et  de  marquer  sa  place  dans 
rhistoire  des  mobiles  dynasties  de  la  sagesse.  »  (Lacordaire,  Con- 
férences  de   Notre-Dame   de   Paris,    année    1846,   37^   conférence). 

2.  H.  Lacordaire,  Conférences  de  Notre-Dame  de  Paris,  années 
1843,  1844,  1845,  1846.  —  Après  ces  conférences,  enl847,  Lacordaire 
vint  en  Belgique.  L'évêque  de  Liège,  Van  Bommel,  —  connu  en 
France  notamment  pour  sa  brochure  Exposé  des  vrais  principes  sur. 
l'instruction  publique  (Liège,  1840),  —  l'avait  invité  à  prêcher  le  ca- 
rême. Les  étudiants  de  l'Université  de  Liège  prièrent  Lacordaire  de 
leur  donner  des  conférences  spéciales;  celles-ci  eurent  un  immense 
succès.  Quand  Lacordaire  prit  congé  de  ses  jeunes  auditeurs,  l'Univer- 


236 


s'écriait  :  «  Où  est  le  dépôt  de  toutes  les  vérités  de  l'ordre 
moral?  Où  est  l'âme  de  cette  civilisation  supérieure 
qui  élève  le  niveau  de  la  dignité  humaine?  Où  est  le 
sel  conservateur  des  sociétés,  - —  sinon  dans  le  spiritua- 
lisme ?  »  (^) 

En  1884,  M.  Espinas  notait,  comme  un  phénomène 
singulier,  «  l'attachement  persistant  de  la  bourgeoisie  fran- 
çaise à  des  dogmes  métaphysiques  auxquels  elle  attribue 
une  efficacité  morale  exclusive  et  dont,  par  suite,  elle  en- 
tend conserver  la  suprématie  dans  l'éducation  »  (^j. 

Enfin,  au  début  du  XX*^  siècle,  V.  Brochard  constatait 
que  «la  morale  éclectique  a  traversé,  sans  changer,  plu- 
sieurs révolutions  politiques  et  de  très  nombreuses  révo- 
lutions pédagogiques,  et  qu'elle  règne  encore  en  maîtresse 
dans  nos  écoles  »  (^). 


site  de  Liège  lui  confia  le  diplôme  d'honneur  de  docteur  en  philo- 
sophie, à  l'unanimité  des  voix  de  toutes  les  facultés  réunies  (FoisSET, 
Vie   de   Lacordaire,    t.    II,    pp.    119-120). 

1.  Et.  Vacherot,  La  situation  philosophique  en  France,  dans 
«  Revue  des  Deux-Mondes  »,   du  15  juin  1868.  Tome  75,  p.   959. 

2.  «  L'école  spiritualiste  a  donné  cet  exemple  unique  d'un  vaste 
corps  de  professeurs  qui  pendant  quarante  ans  a  enseigné,  au  milieu 
d'une  bourgeoisie  catholique,  une  philosophie  rationnelle,  laque,  en 
gardant  la  sympathie  des  conservateurs  modérés  et  des  libéraux...  Re- 
connaissons là  une  institution  politique  au  premier  chef,  un  puissant 
organe  d'éducation  que  s'est  donné  la  société  française  pour  s'affran- 
chir doucement  —  on  l'a  bien  dit  —  des  liens  de  l'orthodoxie  sans 
perdre  toutefois  le  lest  des  convictions  morales,  attachées  en  ce  temps 
là  à  la  «  religion  naturelle  ».  Aujourd'hui  encore,  sans  parler  de  ceux 
qui  tiennent  à  cet  enseignement  par  habitude,  parce  qu'ils  l'ont  reçu 
et  l'ont  donné,  beaucoup  de  bons  citoyens  le  soutiennent  avec  fer- 
veur comme  le  moyen  unique  de  rallier  la  jeunesse  française  à  des 
convictions  libérales  sans  témérité  et  religieuses  sans  bigoterie.  » 
(A.  Espinas,  L'agrégation  de  philosophie^  dans  «  Revue  internationale 
de    l'enseignement    »,    t.    VII,    p.    585,    Paris,    1884). 

3.  V.  Brochard,  La  morale  éclectique^  «  Revue  philosophique  ». 
Paris,  février  1902;  t.  LUI,  p.  114.  —  Sur  l'état  actuel  de  l'enseigne- 
ment de  la  philosophie  et  de  la  morale  en  France,  voir  BiNET,  L'évo- 


—  237  — 

Serait-ce  donc  que  Lacordaire  proclama  prématuré- 
ment le  manque  de  vitalité  du  rationalisme  déiste  et 
de  sa  morale?  Non,  car,  périodiquement,  des  voix  autori- 
sées ont  fait  écho  à  la  sienne. 

C'est  Taine  d'abord.  11  devait  arriver  au  terme  de  sa 
laborieuse  carrière  avant  de  reconnaître  avec  Lacordaire 
la  bienfaisante  influence  morale  et  sociale  du  christia- 
nisme (').  Mais,  dans  un  livre  de  jeunesse,  qui  fut  un 
manifeste  retentissant,  il  commença  par  proclamer  l'échec 
du  rationalisme  :  «  Le  système  spiritualiste  reste  maître 
de  l'enseignement.  Mais  sur  la  foule,  savants,  jeunes  gens 
et  gens  du  monde,  cette  philosophie  n'a  plus  de  prise.  La 
doctrine  est  impuissante  et  respectée,  souveraine  et  ou- 
bliée,  dominante   et  stagnante  »   {^). 

C'est  ensuite  Renouvier,  adressant  l'expression  d'un 
profond  dédain  à  l'éclectisme  qui  n'est  parvenu  «  ni  à  se 
donner    la    consistance    d'une    doctrine,    ni   à    gagner   le 


lution    do    renseignement    philosophique,     dans    «    L'Année    psycholo- 
gique  »,   XIVc   année,   p.    152,   Paris,   1908. 

1.  H.  Taine,  Les  origities  de  la  France  contemporaine.  Le  régime 
■m,oderne:  Tome  II;  livre  V,  chapitre  III:  «  Aujourd'hui,  après  dix- 
huit  siècles,  le  christianisme  opère  comme  autrefois  de  façon  à  sub- 
stituer à  l'amour  de  soi  l'amour  des  autres  ;  il  est  encore,  pour  400 
millions  de  créatures  humaines,  l'organe  spirituel  indispensable  pour 
conduire  l'homme,  à  travers  la  patience,  la  résignation  et  l'espé- 
rance, jusqu'à  la  sérénité,  pour  l'emporter  par  delà  la  tempérance,  la 
pureté  et  la  bonté,  jusqu'au  dévouement  et  au  sacrifice  ».  L'histo- 
rien «  peut  évaluer  l'apport  du  christianisme  dans  nos  sociétés  moder- 
nes, ce  qu'il  y  introduit  de  pudeur,  de  douceur  et  d'humanité,  ce  qu'il 
y  maintient  d'hoimêteté,  de  bonne  foi  et  de  justice.  Ni  la  raison 
philosophique,  ni  la  culture  artistique  et  littéraire,  aucun  code,  aucun 
gouvernement  ne  suffit  à  le  suppléer  dans  ce  service.  Le  vieil  Evan- 
gile est  encore  aujourd'hui  le  meilleur  auxiliaire  de  l'instinct  social.  » 

2.  H.  Taine,   Les   philosophes   français   du   XIX^  siècle,   p.  301. 
Paris,    1857. 


—  238     "^ 

gouvernement  des  âmes»(^),  et  «qui  ne  laisse  ni  la  trace 
d'une  pensée  forte  et  sincère,  ni  le  souvenir  sans  mélange 
d'un  service  rendu  aux  générations  qu'il  a  élevées  »  (-). 

C'est  encore  M.  Faguet,  jugeant  avec  une  sérénité  plus 
détachée  que  «  le  déisme  cousinien  n'était  pas  un  système 
très  bien  lié.  Moitié  religieux,  moitié  athée,  il  était  un 
compose  d'athéisme  en  formation  et  de  christianisme  en 
décomposition  ;  c'était  une  matière  inorganique,  parce 
qu'elle  était  mêlée  et  confuse;  on  ne  pouvait  avec  lui  rien 
fonder  de  durable  »(^). 

Ce  sont  enfin  les  sociologues  contemporains,  analy- 
sant impassiblement  comme  M.  Lévy-Brùhl  «  l'hypocrisie 
sociale  naissant  de  renseignement  moral  actuel  »  ("*)  ;  ou 
bien,  émus  de  notre  «  alarmante  misère  morale  »  (^)  et  per- 


1.  a  11  n'a  guère  étendu  sa  domination  ou  son  patronage  au  delà 
d'une  classe  de  professeurs,  recrutée,  instruite  et  disciplinée  avec 
les  fonds  et  la  puissance  de  l'Etat.  »  (Ch.  Renouvier,  De  la  philo- 
sophie du  XIX^  siècle  en  France^  dans  «  L'Année  philosophique  », 
l^e  année,  p.  3.   Paris,   1868.) 

2.  Ch.  Renouvier,  L'infini,  la  substance  et  la  liberté,  dans 
«  L'Année    philosophique    »,    2"^^    année,    p.    130.    Paris,    1869. 

3.  «  Des  hommes,  qui  étaient  dans  ces  idées,  les  uns  devaient 
revenir  au  christianisme,  les  autres  devaient  aller  au  scepticisme.  Le 
spiritualisme  ne  devait  pas  être  un  point  d'aboutissement.  Il  a  été 
un  effort  pour  se  passer  de  la  religion  en  la  gardant  ;  c'était  un 
compromis  difficile  à  maintenir.  »  (E.  Faguet,  Politiques  et  moralistes 
du    XI X^    siècle,    2me    série,    p.    277.    Paris.    1898). 

4.  «  Les  consciences  individuelles  feignent  d'accepter  comme  obliga- 
toires de  prétendus  devoirs  qu'elles  ne  se  sentent  plus  réellement 
obligées  de  remplir.  Que  l'on  parcoure  la  liste  des  devoirs  qui  figu- 
rent dans  les  manuels  de  morale,  et  l'on  verra  combien  il  en 
est  qui,  pour  la  conscience  actuelle,  n'ont  plus  qu'une  réalité  illu- 
soire et  verbale...  Pourquoi?  Parce  que  les  croyances  religieuses 
qui  en  étaient  l'âme  et  la  raison  d'être,  se  sont  elles-mêmes  affaiblies 
et  ne  peuvent  plus  leur  servir  de  soutien.  Notre  morale  réelle  ne 
coïncide  plus  avec  la  morale  que  nous  professons.  »  (LÉVY-Brùhi>, 
La  morale  et  la  science  des  mœurs,  p.  283). 
5.  Jl.   Durkheim,   Le  suicide,   p.   445. 


-  239  — 

suadés  que  «  notre  premier  devoir  actuellement  est  de 
nous  faire  une  morale  »  (^),  cherchant  vaguement,  comme 
M.  Durkheim,  dans  une  divinité  nouvelle  —  la  Société  - 
le  fondement,  indispensable  à  leurs  yeux,  du  Devoir  (2). 

L'ambition  de  Cousin  fut  donc  bien  une  prétention  ex- 
cessive, aboutissant,  à  la  longue,  à  un  pitoyable  échec. 

C'était  une  pensée  grande  et  fière  de  concevoir,  pour 
l'Etat  laïque,  une  doctrine  qui  ralliât  l'unanimité  de  la 
jeunesse  studieuse  dans  l'adhésion  raisonnée  à  une  com- 
mune conviction  et  qui  fût  en  même  temps  une  efficace 
discipline  morale  (^). 

Mais  Cousin,  s'il  fut  de  bonne  foi,  fit  un  choix  mal- 
heureux. 11  ne  prit  pas  —  comme  Comte  l'essaya  plus 
tard,  sans  succès  d'ailleurs  —  le  temps  et  la  peine  d'éla- 
borer un  système  nouveau.  11  en  emprunta  un.  Et  sous  le 
nom  de  spiritualisme,  il  obligea  ses  professeurs  à  ensei- 
gner les  idées  du  Vicaire  savoyard. 

Il  se  trouva  qu'à  l'expérience  presque  personne  n'en 
voulut.  Pour  les  uns,  —  matérialistes,  positivistes,  criti- 
cistes,  libres-penseurs,  —  c'était  trop;  pour  les  croyants, 
ce  ne  fut  pas  assez. 

La  «  religion  naturelle  »  peut  sans  doute,  dans  la  cel- 
lule du  penseur  austère,  se  construire  comme  un  édifice 


1.  E.  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social,  V^  édition,p.460. 

2.  E.    Durkheim,   La   détermination   du    fait    moral. 

3.  «  Nous  voulons  que  la  philosophie  de  nos  écoles  fasse  pénétrer 
dans  les  esprits  et  dans  les  âmes  les  convictions  qui  font  l'honnête 
homme  et  le  bon  citoyen...  Nous  voulons  apprendre  à  nos  élèves  ce 
qui  importe  également  à  tous  les  cultes^  à  tous  les  rangs,  à  toutes  le? 
professions,  ce  qui  fait  les  bonnes  croyances  et  les  saintes  espérances, 
ce  qui  soutient  et  dans  la  vie  et  dans  la  mort.  »  (V.  Cousin,  Défense 
de    VUniversité    et    de    la    Philosophie,    pp.    68    et    150). 


—  240  — 

doctrinal,  d'apparence  solide  et  d'architecture  irrépro- 
chable. Mais  le  «déisme»,  à  l'époque  de  Cousin,  n'était 
pas  cela  C'est  ce  qui  restait  de  la  religion  d'autrefois, 
après  que  des  démolisseurs  enragés  l'eurent  dépouillée 
de  son  armature  chrétienne.  Ce  n'était  pas  le  résultat  po- 
sitif d'un  loyal  effort  créateur  de  la  saine  raison.  C'était 
une  ruine,  un  monceau  de  débris,  tout  ce  que  la  critique 
voltairienne  n'avait  pas  réussi  à  anéantir. 

Sur  le  chemin  qui  mène  de  la  foi  à  l'incrédulité,  le 
déisme  était  une  halte  brève.  Cousin  s'est  trompé  s'il  le 
prit  sérieusement  pour  un  lieu  de  repos  définitif.  La  plu^ 
part  de  ses  disciples,  sous  l'impulsion  reçue  du  siècle  pré- 
cédent, franchirent  l'étape,  se  hâtant  vers  l'athéisme.  Les 
croyants  avisés  finirent  par  se  décider  à  revenir  sur  leurs 
pas.  Et  le  déisme  resta  le  credo  de  quelques  bourgeois, 
libéraux  et  lettrés,  proches  voisins  souvent  du  gouverne- 
ment ou  de  l'administration. 

Sans  prise  sur  les  esprits  et  par  conséquent  incapable 
de  remédier  à  l'anarchie  intellectuelle  et  de  réaliser  l'unité 
morale  dans  la  société  issue  de  la  Révolution,  —  la  doc- 
trine fut  impuissante  à  discipliner  les  volontés.  Les  appels 
pompeux  à  l'honneur  et  à  la  dignité,  les  apologies  redon- 
dantes du  devoir  et  de  la  conscience  berçaient  peut-être  les 
imaginations  ;  mais  on  écoutait,  sans  entendre,  cette  prédi- 
cation équivoque  de  théologiens  antireligieux,  ou  on  enten- 
dait sans  obéir.  La  magie  des  mots  fut  de  nul  effet.  Les 
raisons  d'agir,  de  souffrir,  de  lutter  venaient  de  trop  loin, 
de  trop  haut,  de  régions  indécises,  d'espaces  irréels  {}). 
A  l'usage,  le  système  apparut  ce  qu'il  était  :  un  fragile 


1.  «  Votre  philosophie  ne  conduit  qu'à  des  abstractions  logiques, 
disait  Pierre  Leroux  à  Cousin,  en  1839;  or,  de  telles  abstractions  ne 


—  241  — 

produit  de  la  raison  raisonnante  et  de  l'esprit  critique;  la 
fastueuse  éloquence  de  Cousin  n'avait  pas  réussi  à  trans- 
former la  froide  abstraction  en  doctrine  vivante,  aimée, 
agissante.  Et  si  l'éclectisme  survécut  au  premier  assaut, 
il  dut  sa  déconcertante  endurance  moins  à  sa  vigueur 
propre  qu'à  l'appui  de  l'Etat. 

II.  —  Après  les  âmes  croyantes,  ce  furent  les  esprits 
scientifiques  qui  se  détachèrent  de  l'éclectisme.  Taine  se 
fit,  en  1857,  leur  interprète  véhément,  dans  un  volume 
qui  était  presqu'un  pamphlet. 

Avant  lui,  Auguste  Comte  avait  déjà  rejeté  comme  «  il- 
lusoire» la  psychologie  de  Jouffroy,  «qui  prétend  arriver 
à  la  découverte  des  lois  de  l'esprit  humain,  en  le  con- 
templant en  lui-même  et  prend  ses  rêveries  pour  de  la 
science  (^).  »  Lerminier  eut  aussi  pour  la  philosophie  de 
Cousin  quelques  mots  d'une  ironie  assez  amère  {^).  Pierre 
Leroux  ensuite  se  montra  même  très  agressif  (^).  Il  avait, 
il  est  vrai,  pour  cela  des  raisons  personnelles:  il  connut 
Cousin  jeune,  mêlé  à  l'insurrection  du  carbonarisme  et 
prêchant  les  idées  les  plus  révolutionnaires;  il  ne  lui  par- 
donnait pas  de  s'être  rallié  à  la  Restauration  et  d'être  de- 
venu courtisan  des  rois  et  des  prêtres  (^).  Sa  réfutation  de 
l'éclectisme,  confiné  dans  des  recherches  de  psychologie, 


peuvent  servir  de  guide  à  la  vie  morale...  La  jeunesse  que  vous  formez, 
sera  simplement  démoralisée.  »  Réfutation  de  Véclectisme^  pp.  270 
et    271. 

1.  Cours  de  philosophie  positive,  tome  I,  Ire  leçon,  p.  34  et 
suiv.,  1830.  Cfr.  Examen  du  traité  de  Broussais  sur  l'irritation,  1828, 
iléimprimé    dans   Système   de    politique   positive,    t.    IV,    p.    216. 

2.  E.  Lerminier,  Lettres  philosophiques  adressées  à  un  Ber- 
linois, pp.   86,   90,   94.   Paris,   1833. 

3.  Pierre   Lerqux,   Réfutation   de   V éclectisme.    Paris,    1839. 

4.  Leroux,   pp.   77    et   85. 


—  242  — 

stériles  et  impuissantes  parce  qu'isolées  de  la  physiologie  ; 
étranger  au  mouvement  du  siècle;  ignorant  de  l'histoire; 
sans  tradition;  sans  racines  spirituelles  dans  le  passé; 
sans  idéal  comme  sans  sympathie  aucune  pour  le  peuple; 
ne  connaissant  d'ailleurs  ni  la  misère  des  prolétaires,  ni 
la  vie  qui  fermente  au  sein  de  notre  époque  ;  sans  religion 
et  n'en  sentant  pas  le  besoin  {^),  —  cette  réfutation  pas- 
sionnée était  faite  du  point  de  vue  particulier  du  Saint- 
Simcnisme.  Mais  telle  partie,  par  exemple  l'examen  de  la 
méthode  psychologique  de  Cousin  (^),  mérite  d'être  rap- 
prochée de  la  critique  de  Taine. 

Taine  fut  sans  pitié.  Son  livre  (^)  est  comme  un  for- 
midable coup  de  bélier  dans  la  baraque  qui  abritait  la 
philosophie  officielle.  Rien  ne  reste  debout.  Entre  les 
mains  de  Cousin,  la  philosophie  est  devenue  «  une  ma- 
chine oratoire  d'éducation  et  de  gouvernement  ».  Le  goût 
de  Cousin  pour  l'abstraction  et  pour  les  termes  généraux, 
sa  hame  de  l'exactitude  et  du  style  précis  ont  fait  de  sa 
philosophie  «  un  monceau  de  phrases  inexactes,  de  rai- 
sonnements boiteux  et  d'équivoques  visibles  »  :  elle  est  res- 
tée dans  un  coin,  amie  de  la  littérature,  divorcée  d'avec 
la  science.  Cousin  a  réduit  la  psychologie  à  l'étude  de  la 
raison  et  de  la  liberté,  tandis  que  Jouffroy  l'emprisonnait 
dans  une  question  de  mots.  L'impuissant  système  n'a  eu 
ni  métaphysique  ni  logique:  les  sciences  positives  n'ont 
reçu  de  lui  aucune  idée  générale  et  directrice;  leurs  mé- 
thodej  se  sont  développées  sans  lui.  Il  a  constamment 
subordonné  la  science  à  la  morale,  commentaire  du  Vicaire 


1.  Leroux,  pp.   66   et   70. 

2   Leroux,  pp.  90  et  suiv. 

3.  H.  Taine,  Les  'philosophes  français  du  XIX^  siècle.  Paris,  1857. 


—  243  — 

savoyard,  demandant  à  la  religion  place  à  côté  d'elle  et 
réduit  à  lui  offrir  respectueusement  un  secours  suspect. 
«  A  titre  de  science,  le  spiritualisme  n'est  pas.  Il  n'a  plus 
l'air  d'une  philosophie  »  (^). 

Renan  (^)  vint  aussitôt  couvrir  Cousin  de  fleurs,  — 
jusqu'à  l'en  étouffer  ('').  Il  se  prononce  même  pour  le  spi- 
ritualisme «  qui  est  le  vrai  »,  et  approuve  Cousin  d'avoir 
proclamé  que  «  l'âme  est  l'essence  et  le  tout  de  l'homme  ». 
Mais  aussitôt  après  il  lui  reproche  d'avoir  fait  de  la  cul- 
ture intellectuelle  «  une  branche  de  l'administration  publi- 
que (*)  ».  Puis,  amené  à  caractériser  le  talent  de  Cousin, 
il  trouve  qu'il  appartient  encore  plus  à  la  littérature  qu'à 
la  science  :  c'est  un  orateur  qui  s'est  occupé  de  philo- 
sophie. Son  grand  tort  est  de  n'avoir  pas  assez  compris  le 
côté  progressif  et  vivant  de  la  science;  voilà  pourquoi  sa 
philosophie  a  dégénéré  en  quelque  chose  d'aride,  mettant 
en  phrases  plus  ou  moins  bien  tournées  une  doctrine  sup- 
posée fixée  une  fois  pour  toutes.  La  tentative  de  cons- 
truire la  théorie  des  choses  par  le  jeu  des  formules  vides 


1.  Taine,    pp.    285    et    suiv. 

2.  E.  Renan,  De  l'influence  spiritualiste  de  M.  Cousin.  «  Revue 
'des    Deux-Mondes    »,    1er    avril    1858,    p.    497. 

3.  «  M.  Cousin  eût  réussi  en  tout  ce  qu'il  eût  voulu  entreprendre. 
La  nature  l'avait  doué  de  trop  de  dons  pour  qu'il  pût  ne  demander  la 
gloire  qu'à  un  seul,  et,  dans  la  foule  des  qualités  qu'il  joignit  à  celles 
du  philosophe,  une  seule  eût  suffi  pour  le  bannir  de  cette  sévère 
phalange  des  chefs  de  la  pensée  abstraite,  où  chacun  est  marqué 
au    front    d'un    signe    fatal.    »  (p.    506). 

4.  «  En  subordonnant  ainsi  la  haute  culture  à  la  politique,  en  éta- 
blissant en  principe  que  l'Etat  seul  enseigne,  et  qu'un  homme  ne  peut 
communiquer  oralement  sa  pensée  aux  autres  à  moins  de  se  consti- 
tuer le  salarié  de  l'Etat,  qui  naturellement  peut  faire  ses  conditions, 
le  parti  libéral  a  fondé  un  énorme  instrument  de  tyrannie  qui  fera 
courir  les  plus  grands  dangers  à  la  civilisation  moderne.  Le  moyen 
âge  était  plus  vraiment  libéral.  Abélard  n'eut  à  demander  aucune 
autorisation  pour  réunir  autour  de  lui  sur  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève   les    foules    qui    désiraient    l'écouter.    »    (p.   513). 


—  244  — 

de  l'esprit  est  une  prétention  aussi  vaine  que  celle  du 
tisserand  qui  voudrait  produire  de  la  toile  en  faisant  aller 
sa  navette  sans  y  mettre  du  fil.  La  philosophie,  conclut 
Renan,  doit  devenir  savante.  Chaque  branche  des  connais- 
sances humaines  a  ses  résultats  spéciaux  qu'elle  apporte 
en  tribut  à  la  science  universelle.  Les  principes  généraux, 
qui  seuls  ont  une  valeur  philosophique,  ne  sont  possibles 
qu'au  moyen  de  la  recherche  érudite  des  détails.  La  psy- 
chologie, en  particulier,  «  l'ancienne  psychologie,  envi- 
sageant l'individu  d'une  manière  isolée  »,  doit  faire  place 
à  une  «  histoire  de  l'esprit  humain  qui  sera  la  vraie 
philosophie  de  notre  temps»  (^).  Car  au  delà  de  l'individu 
il  y  a  l'espèce,  qui  a  sa  marche,  ses  lois,  sa  science, 
science  autrement  féconde  et  attrayante  que  celle  des 
rouages  intérieurs  de  l'âme  humaine...  Cette  science  étu- 
diera l'humanité  comme  la  plus  grande  réalité  qui  soit  ac- 
cessible à  l'expérience,  pour  suivre  les  lois  de  son  mouve- 
ment et  déterminer,  s'il  se  peut,  son  origine  et  sa  des- 
tinée (2j. 


1.  Renan  reprenait  là,  sans  le  dire,  une  idée  d'Auguste  Comte. 
«  Si  l'on  envisage  les  fonctions  intellectuelles  sous  le  point  de  vue 
dynamique,  tout  se  réduit  à  étudier  la  marche  effective  de  l'esprit' 
humain  en  exercice.  »  {Cours  de  philosophie  positive,  t.  I,  l^e  leçon, 
p.  33,  1830).  «  Les  lois  des  fonctions  intellectuelles  et  morales  ne 
peuvent  être  découvertes  et  établies  que  par  la  sociologie.  »  (Système 
de  politique  positive,  1851,  t.  I,  p.  622).  «  En  regardant  la  biologie 
comme  ébauchant  l'étude  de  l'existence  humaine,  d'après  celle  des 
fonctions  végétatives  et  animales,  la  sociologie  fait  seule  connaître 
ensuite  nos  attributs  intellectuels  et  moraux,  qui  ne  deviennent  assez 
appréciables  que  dans  leur  essor  collectif.  »  (Ibid.,  t.  II,  p.  437-438). 
Cfr.    Examen   du    traité    de   Broussais,    p.    221. 

2.  Cfr.  E.  Renan,  Les  sciences  de  la  nature  et  les  sciences 
historiques.  Lettre  à  Marcellin  Berthelot,  dans  «  Revue  des  Deux- 
Mondes  »,  15  octobre  1863.  Ici  Renan  est  déjà  moins  indulgent  pour 
r>éclectisme  :  «  Les  philosophes  de  l'école  littéraire,  hostiles  ou  indif- 
férents aux  résultats  venant  des  sciences  naturelles,  seront  toujours 
fermés    au    véritable    progrès    ». 


—  245  — 

La  résistance,  cette  fois,  fut  presque  nulle.  Cousin 
s'était  défendu  opiniâtrement  contre  les  catholiques.  Ses 
disciples  cédèrent  devant  les  positivistes. 

Caro,  le  premier,  tout  en  luttant  pour  le  maintien  de 
certaines  positions,  reconnut  de  bonne  foi  ce  qui  manquait 
à  la  philosophie  spiritualiste  :  Elle  s'était  isolée  du  mou- 
vement des  sciences  physiques,  naturelles,  historiques  qui 
touchent  par  tant  de  côtés  à  la  science  philosophique  et 
qui  ont  le  grand  avantage  de  renouveler  l'étude  de 
l'homme  universel,  idéal,  abstrait,  en  la  mettant  en  contact 
perpétuel  avec  la  réalité  vivante,  sous  la  double  forme 
de  la  nature  et  de  l'histoire  Q-). 

Il  devient  nécessaire,  conclut  Vacherot,  que  la  philo- 
sophie spiritualiste  adopte  un  système  d'attaque  et  de 
défense  plus  approprié  à  l'état  de  la  science  positive.  Il 
faut  qu'elle  ne  craigne  pas  de  descendre  sur  le  terrain  de 
la  science  elle-même  (^). 

Paul  Janet  confessa  mélancoliquement  que  l'école 
avait  menti  à  ses  promesses.  Lorsque  Jouffroy,  —  écrivit- 
il,  en  rééditant  le  Traité  des  facultés  de  Vâme  de  Garnier, 
■ —  esquissait,  en  1826,  l'idée  et  la  méthode  de  la  science 
psychologique,  il  semblait  qu'une  nouvelle  école  allait 
naître.  L'on  peut  dire  aujourd'hui  que  dans  cette  école, 
longtemps  appelée  l'école  psychologique,  c'est  précisé- 
ment la  psychologie  qui  a  été  le  moins  cultivée.  Le 
Traité  des  facultés  de  Vâme  de  Garnier  est  le  seul  monu- 
ment de  la  science  psychologique  de  notre  temps  {^). 


1.  E.    Caro,    L'idée    de    Dieu    et    ses    nouveaux    critiques ,186^  ; 
chap.    VIII. 

2.  E.  Vacherot,  Essais  de  philosophie  critique,  p.  26.  Paris,  1864. 

3.  Paul  Janet,  Avant-propos  à  la   2^  édition  du  Traité  des  facultés 
de   rame   par   A.    Garnier.    Paris,    1865. 


Morale  et  sociologie. 


^7 


246 


Pourtant  Janet  (i)  prétendait  maintenir  le  «  dogme  fon- 
damental »  de  l'école  et  «  sa  vraie  conquête  scientifique  », 
à  savoir  que  «  la  psychologie  est  distincte  de  la  physio- 
logie et  qu'elle  est  la  base  de  toutes  les  sciences  philoso- 
phiques »  P). 

Mais  il  concéda  à  Taine  et  à  Renan  que  le  spiritua- 
lisme devait  essayer  de  suivre  les  savants  sur  leur  propre 
terrain  et  faire  l'épreuve  de  ses  doctrines  en  les  con- 
frontant avec  les  faits  physiques,  chimiques  et  physiolo- 
giques. La  philosophie  renouvelée  chercherait  notamment 
à  tirer  de^  sciences  extérieures  une  idée  philosophique 
et  raisonnée  des  corps  et  une  idée  de  la  nature...  (^). 

Ravaisson  pouvait  donc,  dans  son  rapport  de  1867, 
constater  que  l'éclectisme,  quoique  encore  en  possession 
presque  partout  de  l'enseignement  public,  «avait  beau- 
coup perdu  de  son  crédit  et  de  son  influence  (^)  ». 

Pour  Renouvier,  l'école  éclectique  «  avait  cessé  de 
vivre  »,  ne  laissant  rien  dans  l'histoire  de  la  philosophie, 
pas  même  un  point  de  logique  ou  de  métaphysique  élu- 
cidé ou  approfondi  (^). 


1.  Paul  Janet,  La   crise  philosophique.   Paris,    1865. 

2.  La    crise,    p.    2. 

3.  Ihid.,    pp.    101    et    106. 

4.  F.  Ravaisson,  La  philosophie  en  France  au  XIX^  siècle, 
1867,    p.    34. 

5.  Ch.  Renouvier,  L'infini,  la  substance  et  la  liberté.  «  Année 
philosophique  »,  2™^  année,  Paris,  1869.  —  «  L'éclectisme,  avait-il  écrit 
l'année  précédente,  est  manifestement  devenu  une  école  qui  possède 
et  ne  saurait  justifier  de  ses  titres  de  propriété,  qui  jouit  et  ne 
travaille  points  mais  en  dehors  de  laquelle  se  produit  tout  ce  qui 
a  quelque  vie  autre  que  d'emprunt,  quelque  activité  ne  serait-ce 
qu'éphémère,  et  ne  serait-ce  même  que  nuisible,  mais  enfin  de  celles 
qu'on  ne  peut  en  aucun  cas  soupçonner  d'être  un  fruit  d'influences 
et  de  positions  ou  l'insp" ration  d'une  grâce  d'Etat.  »  (Ch.  Renouvier, 
De  la  philosophie  du  XIX^  siècle  en  France,  dans  «  L'Année  philo- 
sophique   »,  ire    année,    p.    3.    Paris,    1868.) 


—  247  — 

Positivistes  et  matérialistes  ne  demandaient  pas  mieux 
que  de  reprendre  la  place  vacante  {^). 

Et  Vacherot,  après  une  nouvelle  et  pénétrante  analyse 
de  la  situation  faite  au  spiritualisme  par  les  trois  écoles 
rivales  —  matérialiste,  positiviste  et  critique  —  constatant 
que  le  divorce  paraissait  aussi  complet  que  jamais  entre 
le  spiritualisme  et  la  science,  —  Vacherot  se  demandait 
anxieusement  si  une  conciliation  était  encore  possible  {^). 

Alors,  en  même  temps  que  Taine,  dans  Y  Intelligence, 
étudiait  les  faits  psychiques  d'après  une  méthode  nouvelle 
en  France  (^),  M.  Th.  Ribot,  y  introduisant  la  psycho- 
logie anglaise,  proposa  d'élargir  l'idée  de  la  psychologie 
et  d'en  perfectionner  la  méthode  (*). 

En  faire  simplement  la  science  de  l'âme  humaine, 
c'est,  dit-il,  lui  assigner  un  objet  trop  étroit;  on  en  re- 
tranche ainsi  les  faits  psychologiques  du  monde  animal,  on 
néglige  les  races  inférieures,  on  prend  les  facultés  toutes 
constituées  sans  s'occuper  de"  leur  mode  de  développe- 
ment; bref,  la  psychologie,  au  lieu  d'embrasser  tous  les 
phénomènes  de  l'esprit  chez  tous  les  animaux  et  de  les 


1.  Voir  notamment,  dans  la  revue  «La  philosophie  positive  »  que 
Littré  venait  de  fonder,  E.  LiTTRÉ,  Les  trois  pMlosophîes^  t.  I  QuiHet 
1867);  et  H.  Stupuy,  M.  Cowsin  et  l'éclectisme,  t.  II  (mars-avril  1868). 
«  La  psychologie,  disait  Littré,  ne  peut  être  étudiée  que  dans  et  par 
l'iorganisation  cérébrale,  laquelle  à  son  tour  dépend  des  lois  de  la 
vie,  comme  la  vie  dépend  des  lois  chimiques  et  physiques  ;  rien  ne 
s'y  peut  faire  que  par  l'observation,  l'expérience  et  la  comparaison.  » 
{IjCS    trois    philosophies,    p.    5). 

2.  Et.  Vacherot,  La  situation  philosophique  en  France.  «  Revue 
des  Deux-Mondes  »,   15   juin   1868. 

3.  Voir  l'excellent  essai  critique  de  Paul  NÈVE,  La  philosophie 
de  Taine,  chapitre  V.  Louvain,  Institut  supérieur  de  Philosophie,  1908. 

4.  Th.  Ribot,  La  psychologie  anglaise  contemporaine,  1870.  Intro- 
duction. 


—  248  — 

ccnsidérer  dans  leurs  phases  successives,  prend  simple- 
ment pour  objet  l'homme  adulte,  blanc  et  civilisé  (i). 

La  méthode  consistant  tout  entière  dans  la  réflexion 
ou  l'observation  intérieure,  ajoute-t-il,  ne  révèle  pas  tout 
et  ne  suffit  pas  à  tout.  La  méthode  doit  être  à  la  fois 
subjective  et  objective;  cette  dernière  étudiera  les  états 
psychologiques  au  dehors,  non  au  dedans,  dans  les  faits 
matériels  qui  les  traduisent,  non  dans  la  conscience  qui 
leur  donne  naissance;  au  lieu  d'être  personnelle  comme 
la  simple  méthode  de  réflexion,  elle  empruntera  aux  faits 
un  caractère  impersonnel  et  moulera  ses  théories  sur  la 
réalité. 

Les  suggestions  de  M.  Ribot  devinrent  plus  précises 
et  plus  pressantes,  quand,  quelques  années  plus  tard,  il  fit 
connaître  à  ses  compatriotes  la  psychologie  allemande  (^). 
L'ancienne  psychologie,  dit-il,  est  condamnée.  Elle  reste 
imbue  de  l'esprit  métaphysique;  l'observation  intérieure, 
l'analyse  et  le  raisonnement  sont  ses  procédés  favoris 
d'investigation;  elle  se  défie  des  sciences  biologiques.  Les 
questions  y  sont  traitées  par  une  méthode  verbale.  Fout  se 
passe  en  déductions,  en  argumentations,  en  objections  et 
en  réponses.  On  finit  par  ne  plus  agir  que  sur  des  signes; 
toute  réalité  a  disparu  et  l'esprit  solitaire  se  creuse  obsti- 
nément pour  tirer  tout  de  lui-même.  La  nouvelle  psy- 
chologie différera  de  l'ancienne  par  son  esprit  :  il  n'est  pas 
métaphysique;  par  son  but:  elle  n'étudie  que  les  phéno- 


1.  Auguste  Comte  avait  déjà,  en  1828,  fait  la  même  observation: 
•.(  La  psychologie  ne  considère  que  l'homme  adulte  et  parfaitement 
sain,  en  faisant  totalement  abstraction  des  animaux  et  même  de 
l'homme  dans  l'état  de  développement  imparfait  ou  d'organisation 
dérangée.  »  {^Examen  du  traité  de  Broussais  sur  Virritation,  p.  220). 

2.  Th.  Ribot,  La  psychologie  allemande  contemporaine.  Introduc- 
tion.   Paris,    1879. 


—  249  — 

mènes  ;  par  ses  procédés  :  elle  les  emprunte  autant  que 
possible   aux   sciences  biologiques. 

Les  idées  nouvelles,  renforcées  par  le  courant  socio- 
logique naissant,  firent  leur  chemin,  non  sans  résistance 
il  est  vrai  (i),  jusqu'à  pénétrer  dans  les  programmes  de 
l'enseignement. 

C'est,  —  fit  remarquer  M.  Boutroux,  disposé  d'ailleurs 
aux  concessions  nécessaires  —  une  véritable  révolution: 
on  change  le  fondement  et  la  méthode  de  la  philosophie. 
Elle  reposait  sur  l'esprit:  on  entend  la  faire  reposer  sur 
les  choses.  Elle  était  une  action,  un  développement  spon- 
tané de  la  pensée:  on  en  fait  la  représentation  toute  pas- 
sive de  telle  ou  telle  face  de  la  réalité  extérieure  (^). 

Il  s'agit,  lui  répondit  M.  Espinas,  de  savoir  si  l'en- 
seignement de  la  philosophie  créé  en  France  par  Cousin 
doit  subsister  tel  qu'il  est  ou  même  doit  subsister  absolu- 


1.  Voir  notamment,  dans  la  «  "Revue  internationale  de  l'ensei- 
gnement »,  Blanchet,  De  l'enseignement  de  la  philosophie  dans  les 
lycées,  1881,  t.  II.  —  Beaussire,  L'enseignement  de  la  philosophie 
avant  les  nouveaux  programmes,  1882,  t.  III.  — -  BouTROUX,  De 
Vorganisation  de  l'enseignement  philosophique  dans  les  Facultés  des 
lettres,  1882,  t.  III.  L'agrégation  de  philosophie,  1883,  t.  VI.  —  A.  Es- 
PINAS,  L'agrégation  de  philosophie,  1884,  t.  VII.  —  Cfr.  Et.  Vache- 
rot,    Le    nouveau    spiritualisme,    Paris,    1884. 

2.  E.  BoUTROUX,  De  l'organisation  de  l'enseignement  philosophique 
dans  les  Facultés  des  lettres,  p.  428.  —  Dans  un  mémoire  présenté  au 
Congrès  de  Heidelberg  (septembre  1908),  M.  Boutroux  caractérisa, 
à  peu  près  dans  les  mêmes  termes,  la  philosophie  française  contem- 
poraine :  «  A  partir  de  1867,  l'activité  philosophique  en  France  se 
détourna  de  la  dialectique  abstraite,  qui  ne  se  donne  d'autre  fin  que 
l'analyse,  la  définition  et  la  conciliation  logique  des  concepts,  pour 
se  mêler  à  l'ensemble  des  activités,  scientifique,  religieuse,  artistique, 
politique,  morale,  littéraire,  économique  par  où  l'homme  entre  directe- 
ment en  contact  avec  les  réalités  données.  »  (E.  Boutroux.  La 
philosophie  en  France  depuis  1867,  dans  «  Revue  de  métaphysique 
et  de  morale  »,  t.   XVI,  p.  684). 


250 


ment.  Deux  systèmes  sont  en  présence:  l'un  qui  tend  à 
développer  l'esprit  en  l'exerçant  à  vide  sur  lui-même,  par 
la  gymnastique  pure,  l'autre  qui  veut  joindre  à  ces  exer- 
cices formels  une  alimentation  substantielle  tirée  du  spec- 
tacle des  choses.  La  philosophie  «scientifique»  n'a  en- 
core qu'un  très  petit  nombre  de  représentants  dans  l'en- 
seignement supérieur,  mais  elle,  est  dans  l'air  ;  livres  et 
revues  la  répandent  partout  {^). 

M.  Boutroux  en  convenait  (^j.  Il  admettait  même  qu'il 
fallait,  dans  le  haut  enseignement,  priger,  à  côté  des 
chaires  «  magistrales  »  représentant  la  «  philosophie  consti- 
tuée »,  des  chaires  «  annexes  »  représentant  les  «  tentatives 
novatrices  ».  En  particulier  il  lui  parut  légitime  de  créer 
des  cours  annexes  pour  la  psychologie  physiologique  et  la 
psychologie  comparée  (^). 

Ce  fut  un  rude  coup  pour  le  cousinisme.  L'école  psy- 
chologique qu'avait  avant  tout  voulu  être  l'éclectisme,  ne 
subsistait  déjà  plus  que  parce  que  l'éclectisme  était  resté 
la  philosophie  officielle  et  prescrite.  La  création  de  ces 
nouveaux  cours  —  dont  les  résultats,  au  surplus,  n'ont 
peut-être  pas  répondu  à  l'attente  des  promoteiurs  (*)  —  mit 
décidément  fin  à  son  hégémonie  dans  l'Université. 


1.  A.  EspiNAS,  Vagrégation  de  philosophie,  pp.  586  et  607. 

2.  «  Considérez  les  publica,tioiis  philosophiques  actuelles,  parcourez 
les  revues  philosophiques  :  à  icôtfé  d'études  sur  Platon  et  Descartes^  sur 
les  lois  du  raisonnement,  la  certitude  et  l'obligation  morale,  vous 
trouverez  mainte  recherche  sur  des  sujets  tels  que:  la  vitesse  des 
transmissions  nerveuses,  la  théorie  des  réflexes,  l'irritabilité  céré- 
brale, le  darwinisme,  l'espace  à  n  dimensions,  les  troubles  du  système 
nerveux,  les  colonies  animales,  la  sociologie,  l'éthologie  et  l'ethno- 
graphie.   »   (ÎBOUTROUX,   L'agrégation,   p.    865). 

3.  Boutroux,  De  l'org.  de  Venseign.  philos.,  pp.  434  et  440. 

4.  A.  BiNET.  Une  enquête  sur  l'évolution  de  l'enseignement  de  la 
philosophie.,  dans  «  L'année  psychologique  »,  XlVc  année,  p.  207. 
Paris,    1908.  ' 


—  251  — 

Il  lui  restait  sa  philosophie  morale. 

Celle-ci  était  représentée  par  Jules  Simon  (^),  à  l'épo- 
que où  Taine  s'insurgea  au  nom  de  la  science  contre  la 
philosophie  universitaire.  Elle  fut  presque  épargnée. 

La  morale,  telle  que  la  concevait  Jules  Simon,  ne  se 
conclut  ni  d'une  synthèse  métaphysique  du  monde,  ni 
du  spectacle  de  la  nature,  ni  de  l'histoire,  ni  même  de  la 
science  de  l'homme  ;  elle  est  purement  et  simplement  l'art 
d'interroger  la  conscience  morale  et  d'expliquer  claire- 
ment les  réponses  de  l'oracle.  «  Il  est  inutile  de  raisonner 
au  delà.  Avec  ce  maître  on  ne  discute  point.  Nous  portons 
en  nous  l'idée  de  la  justice  et  la  notion  du  devoir.  Il  faut 
renoncer  à  trouver  la  formule  du  devoir  ailleurs  que  dans 
la  raison  elle-même.  Il  faut  obéir  au  devoir,  parce  qu'il 
est   le   devoir  »  (^). 

Avec  cela,  Jules  Simon  soutient  qiie  le  premier  ca- 
ractère de  la  loi  morale,  c'est  son  universalité.  «  Elle  ne 
serait  pas  obligatoire  si  elle  n'était  pas  universelle.  Dès 
que  vous  faites  acception  des  temps,  des  lieux,  des  per- 
sonnes, la  conscience  proteste,  la  loi  est  violée  (^).» 

E.  Wiart  fit  remarquer  que  la  conception  de  Jules 
Simon  rend  impossible  une  vraie  «  science  »  morale  :  Si 
les  vérités  morales  sont  des  idées  a  priori,  données  par 
l'intuition  immédiate  de  la  conscience,  toute  démonstra- 
tion rigoureuse  et  tout  ordre  scientifique  deviennent  im- 
possibles. En  fait,  dans  ce  système,  on  érige  en  vérités 
naturelles  et  indiscutables,  les  principes  de  notre  morale 


1.  Jules  Simon,  Le  Devoir,  1854.  —  La  religion  naturelle,  1856. 
La   liberté,    1859. 

2.  J.    Simon,    Le    devoir,    pp.    266,  332,  361,  368. 

3.  J.    Simon,    La    liberté,    t.    I,    p.    36. 


—  252  — 

et  de  notre  législation,  c'est-à-dire  les  préjugés  de  notre 
nation  et  de*  notre  temps.  Comment  concilier  aussi  la  mo- 
rale idéaliste  avec  la  variété  des  mœurs  et  des  opinions 
chez  les  différents  peuples  et  aux  différentes  époques?  Si 
une  faculté  identique  chez  tous  les  hommes,  la  conscience, 
leur  révèle  immédiatement  dans  chaque  circonstance  la 
seule  conduite  qui  soit  conforme  à  la  loi  morale,  comment 
se  fait-il  que  les  vérités  les  plus  essentielles  de  la  morale 
aient  été  méconnues  par  des  peuples  entiers  (^)  ? 

Vacherot  fit  des  observations  analogues  {^),  mais  ses 
critiques,  pas  plus  que  celles  de  Wiart,  n'eurent  alors  de 
l'écho. 

Il  fallut  le  concours  d'événements  tragiques  pour  atti- 
rer l'attention  sur  la  fragilité  de  la  philosophie  morale 
et  politique  de  l'éclectisme.  Ces  événements  furent  la 
guerre  franco-allemande  et  la  Commune  de  Paris. 

III.  —  Un  article  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  qui 
eut,  dit  M.  Hanotaux  (^),  l'autorité  d'un  manifeste,  ré- 
suma l'impression  première  du  «  lettré  bourgeois  »  après 
les  sombres  événements. 

«  La  banqueroute  de  la  Révolution  française,  —  gé- 
mit E.  Montégut,  auteur  de  l'article,  —  est  un  fait  accom- 


1.  E.  Wiart,  Du  principe  de  la  morale  envisagée  comme  science^ 
pp.    4,    164,    167.    Paris,   1862. 

2.  «  Les  inspirations  de  la  conscience  toute  seule  ne  suffisent  pas 
toujours  pour  guider  la  volonté  dans  ce  dédale  de  relations,  de  situa- 
tions, de  conditions  qu'on  appelle  la  vie  sociale.  D'ailleurs,  ce  qu'on 
nomme  le  sens  commun  n'est  pas  un  fonds  immuable  de  vérités 
parfaitement  définies  ;  dans  l'ordre  des  notions  morales,  il  varie 
selon  les  temps,  les  lieux,  les  sociétés.  »  (E.  Vacherot,  Essais 
de   philosophie   critique,    1864,    p.    258). 

3.  G.  Hanotaux,  Histoire  de  la  France  contemporaine,  t.  II,p.557. 


—  253      - 

pli...  Voilà  maintenant  quatre-vingts  ans  qu'elle  dure,  et 
nous  savons  moins  qu'au  premier  jour,  où  il  faut  placer  la 
démocratie  et  quelle  forme  politique  lui  convient  naturel- 
lement. Elle*  a  créé  cet  état  monstruieux  de  l'individualisme 
et  le  pire  de  la  ruine,  c'est  que  nous  sommes  désormais 
incapables  de  satisfaire,  au  moyen  de  ses  doctrines,  aux 
exigences  de  notre  peuple...  L'honnêteté  autant  que  la 
prudence  nous  commande  de  prendre  l'empirisme  pour 
guide,  sans  prévoir  ni  regretter,  de  ne  vouloir  que  pour 
l'heure  présente  (^).  » 

Tous  ne  restèrent  pas,  effarés  et  stupides,  devant  le 
désastre.  De  différents  côtés  on  se  ressaisit.  Et  il  se  pro- 
duisit simultanément  plusieurs  réactions  qu'il  serait  ins- 
tructif de  comparer  à  celles  que  provoqua  la  Révolution 
française. 

Voici  d'abord  un  groupe,  d'allure  martiale,  ardent  et 
enthousiaste,  uni  par  une  généreuse  pensée  et  mu  par  une 
noble  ambition.  En  possession  d'une  doctrine  à  laquelle  il 
croit  d'une  foi  profonde,  il  se  déclare,  avec  une  loyale  sin- 
cérité, le  parti  de  la  contre-révolution,  l'adversaire  de 
l'individualisme,  le  restaurateur  décidé  de  l'organisation 
corporative.  Le  marquis  de  la  Tour  du  Pin  est  son  distin- 
gué théoricien  (^)  ;  le  comte  A.  de  Mun,  son  orateur  incom- 
parable (^)  ;  l'œuvre  des  Cercles  catholiques  d'ouvriers,  son 
intéressante  mais  éphémère  création  (*). 


1.  E.  MONTÉGUT,  OÙ  en  est  la  Révolution  française?  («  Revue 
des  Deux-Mondes  »,  n»  du  15  août  1871  ;  t.  XCIV,  p.  872).  —  Renan 
écrivait  de  son  côté  :  «  L'édifice  de  nos  chimères  s'est  effondré  comme 
les  châteaux  féeriques  qu'on  bâtit  en  rêve.  »  (E.  Renan,  La 
réforme    intellectuelle    et    tnorale,    1872,    p.    2). 

2.  De    la    Tour-du-Pin,    Vers    un    ordre    social    chrétien.    1907. 

3.  A.    DE    MuN,    Discours,    t.     I,     1888. 

4.  A.    DE    Mun,    Ma    vocation    Sociale,    1908. 


—  254  — 

Voici  encore  un  cortège  d'hommes  graves  et  réfléchis, 
avertis  par  la  pratique  des  affaires  ou  instruits  par  leurs 
méditations  sur  l'histoire,  de  la  complexité  des  questions 
politiques  et  de  l'insuffisance  des  solutions  simplistes.  Ils 
se  défendent  d'avoir  une  théorie  toute  prête,  mais  ils  ont  foi 
en  la  science  et  ils  espèrent,  de  l'observation  comparée 
des  peuples  européens  et  de  leurs  institutions,  recueillir  de 
précieuses  leçons.  Ils  se  rangent  aux  côtés  de  Boutmy  qui 
n'a  pas  de  peine  à  leur  faire  admettre  qu'  «  il  n'y  a  point  en 
France  d'enseignement  organisé  des  sciences  politiques  » 
et  qu'il  faut  combler  cette  lacune. Boutmy  propose  de  créer 
une  école  dont  l'enseignement  serait  «  historique  et  cri- 
tique par  la  méthode  ».  Des  faits,  sévèrement  groupés, 
clairement  expliqués,  savamment  commentés,  repris  dans 
le  passé  sur  un  espace  assez  long  pour  qu'on  puisse  déter- 
miner la  courbe  qui  marque  leur  direction  future:  voilà, 
dit-il,  la  matière  du  véritable  enseignement  des  sciences 
politiques.  Les  théories  vagues  et  absolues,  les  lieux  com- 
muns oratoires  ne  doivent  pas  avoir  de  place  dans  une 
étude  sérieuse  et  pratique  (^j.  Guizot  et  Laboulaye,  en  des 
lettres  publiées(2j,  se  rallient  au  projet.  Taine,  dans  un  arti- 
cle du  Journal  des  Débats  {^),  lui  donne  sa  précieuse 
adhésion.  «  La  connaissance  des  faits,  dit-il,  servira  à  limi- 
ter le  champ  du  rêve,  de  l'extravagance  et  de  l'erreur. 
Notre  ignorance  est  déplorable;  les  trois  quarts  des  gens 
cultivés  raisonnent  en  politiques  de  café.  La  science  engen- 


.    .1.  Frojel    d'une    Faculté    libre    des   sciences     politiques,    «    Revue 
politique   et   littéraire    »,    nP    du    26   août    1871,   p.    215. 

2.  Dans   la   «  Revue   politique   et   littéraire   »,   nP^   du   14   octobre 
1871,    p.    368    et    du    11    novembre   1871,   p.   458. 

3.  N<>  du  17  octobre  1871.  L'article  est  intitulé:  De  la  fondation 
d'une  Faculté  libre  des  sciences  politiques. 


255 


dre  la  prudence  et  l'étude  minutieuse  diminue  le  nombre 
des  révolutionnaires  en  diminuant  celui  des  théoriciens. 
L'étude  comparée  des  constitutions  de  l'étranger  modérera 
notre  manie  de  fabriquer  à  la  volée  une  Constitution  par- 
faite et  notre  habitude  de  mettre  à  bas,  au  nom  d'un 
principe  abstrait,  celle  que  nous  avons.  »  Bref,  comme  le 
disait  si  bien  M.  Béchaux  dans  un  récent  article,  «on  avait 
abusé  des  axiomes  et  des  théories  absolues  ;  il  fallait  obser- 
ver, grouper,  et  commenter  les  faits;  ce  fut  là  le  pro- 
gramme des  fondateurs  ; /).  »  —  L'Ecole  libre  des  sciences 
politiquej  fut  inaugurée  le  10  janvier  1872  {^). 

Un  troisième  groupe  —  des  naturalistes,  des  médecins, 
des  ingénieurs  —  serré  autour  de  Littré,  mettait  sa  foi  en 
la  philosophie  positive  et  son  espérance  dans  la  sociologie. 
L'opposition  actuelle  de  la  Sociologie  à  la  Morale  philo- 
sophique est  née  dans  ce  milieu  de  savants  positivistes. 

Certes,  les  deux  groupes  précédents  réagissaient  aussi, 
chacun  à  sa  manière,  contre  les  théories  politiques  de  la 
Révolution  et  contre  le  Droit  naturel  enseigné  à  l'Univer- 


-     1.  BÉCHAUX,   La   vie    économique    et    le   mouvement   social.    «   Le 
Correspondant   »,  nP   du    10    octobre    1908,   p.    187. 

2.  Voir  Séance  d'ouverture  de  l'Ecole  libre  des  sciences  politiques 
dans  «  Revue  politique  et  littéraire  »,  janvier  1872,  p.  706.  — 
L'Ecole  a-t-elle  répondu  complètement  aux  espérances  de  ses  fonda- 
teurs? Il  est  permis  d'en  douter,  à  lire  le  discours,  empreint  de 
mélancolie,  que  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu  prononça,  au  mois  de 
janvier  1908,  lors  de  l'inauguration  du  monument  élevé  à  Boutmy. 
«  Boutmy,  dit-il,  s'était  flatté  de  former  ici  une  élite  à  laquelle 
serait  spontanément  revenue,  au  moins  pour  une  large  part,  la  direc- 
tion des  affaires  publiques...  Devant  une  jeune  démocratie  ambi- 
tieuse et  impatiente,  confiante  en  ses  forces  et  en  ses  lumières,  et 
défiante  de  tout  ce  qui  ne  lui  semble  pas  sortir  de  son  propre  fonds, 
le  plus  malaisé  n'est  pas  de  former  une  élite,  mais  bien  de  lui  assurer, 
en  politique  surtout,  le  légitime  ascendant  que  réclame  pour  elle 
l'intérêt  public  et  peut-être  le  salut  même  de  notre  démocratie.  »  (Un 
monument  à  la  mémoire  d'Emile  Boutmy,  dans.  «  Le  Temps  »,  nO  du 
13    janvier    1908). 


—  256  — 

site.  Mais  dans  l'entourage  du  comte  de  Mun  on  était 
plus  occupé  d'oeuvres  et  de  réformes  sociales  que  de  con- 
troverses philosophiques,  —  quoique  M.  de  Mun  ne  laissât 
point,  certain  jour,  d'opposer,  en  un  superbe  discours,  la 
morale  chrétienne  à  la  morale  rationaliste  de  Jules  Si- 
mon (^).  A  l'Ecole  de  Boutmy,  d'autre  part,  on  évitait,  par 
méthode,  par  tempérament  ou  par  tactique,  les  polémiques 
doctrinales,  et  un  large  éclectisme  y  présidait  au  recrute- 
ment des  professeurs;  c'est  ainsi  que  Paul  Janet  y  pro- 
fessa dès  la  première  année,  après  que  Taine  eut  pro- 
noncé le  discours  d'ouverture  (^).  —  Il  y  eut  plus  de  com- 
bativité chez  les  amis  et  disciples  de  Littré. 

Les  sociologues  d'aujourd'hui  sont  ingrats  pour  Littré. 
Ils  devraient  au  moins  lui  reconnaître  le  mérite  d'avoir  été, 
trente  ans  durant,  le  conservateur  entêté  du  musée  com- 
tiste. 

Converti  en  1840  à  la  philosophie  positiviste  (^),  Lit- 
tré voua  à  Auguste  Comte  un  véritable  culte,  exaltant  son 
génie,  défendant  sa  mémoire  et  rééditant  pieusement  le 
Cours  de  'philosophie  positive.  Il  le  suivit  longtemps  comme 
un  «  maître  infaillible  »  et  ne  laissa  jamais  "de  le  proclamer 
son  «puissant  initiateur»!*).  Il  eut  lui-même  depuis  1844 
une  tribune  réservée  dans  le  National  pour  propager  le 
positivisme.  II  y  appréciait  les  événements  et  solutionnait 
les  problèmes  du  jour  à  la  lumière  de  la  sociologie  —  dont 


1.  Discours  prononcé  au  Havre,  le  15  janvier  1876.  A.  DE  MUN, 
Discours,    tome    I,    p.     137. 

2.  L'Ecole    libre    des    sciences    politiques,    1871-1897.    Paris.    1897. 

3.  E.    Littré,    Auguste    Comte    et    la    philosophie   positive,    1863 
Préface. 

4.  E.  Littré,  Conservation,  révolution  et  positivisme,  2"^^  édition, 
1879.  Préface,  p.  V. 


—  257  — 

il  lui  advint  parfois  de  s'exagérer  le  pouvoir  éclairant  (';. 
Fidèle  à  la  doctrine  de  Comte,  il  y  combattit  aussi  —même 
quand  la  démocratie  coulait  à  pleins  bords  —  les  prin- 
cipes de  la  politique  métaphysique  (^)  que  Jules  Simon, 
héritier  de  la  pensée  de  Cousin,  devait  continuer  à  dé- 
fendre comme  la  pure  expression  du  droit  naturel  (^). 

Leur  confiance  absolue  en  la  Sociologie  avait  déjà,  au 
lendemain  de  la  Révolution  de  1848,  inspiré  à  Comte  et  à 
Littré  la  pensée  de  créer,  dans  le  but  d'exercer  une  action 

1.  Par  exemple,  dans  son  article  Faix  occidentale  (publié  dans  le 
«  National  »,  n^  du  18  novembre  1850,  réimprimé  dans  Conservation, 
révolution  et  positivisme,  1852,  p.  253).  Les  défaites  militaires  de  la 
Russie  en  Crimée,  de  l'Autriche  en  Italie  et  en  Allemagne,  de  la 
France  à  Sedan  et  à  Metz,  de  la  Turquie  dans  les  Balkans  vinrent 
cruellement  démentir  les  prévisions  de  Littré  sur  la  paix  européenne. 
Pasteur,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française, 
où  il  succéda  en  1882  à  Littré,  tira  parti  de  la  déconvenue  de  ce 
dernier,  pour  contester  à  la  sociologie  le  caractère  de  science.  Renan, 
qui  lui  répondit,  avoua  aussi  son  scepticisme  à  l'égard  des  prétentions 
scientifiques  de  la  sociologie,  mais  fit  justement  observer  que  Littré 
avait  confessé  son  erreur.  En  effet,  rééditant  en  1879  son  fameux 
article  sur  la  Paix  occidentale,  Littré  l'a  fait  suivre  de  ces  re- 
marques :  «  Ces  malheureuses  pag«s  sont  en  contre  sens  perpétuel 
avec  les  événements  qui  se  sont  déroulés.  Je  me  suis  trompé.  Je 
ne  jurais  alors  que  par  la  parole  du  maître;  et,  pour  la  trouver 
vraie  je  faisais  violence  aux  faits  positifs,  j'écartais  les  signes  ma- 
nifestes »  (E.  Littré,  Conservation,  révolution  et  positivisme,  2^'^  édi- 
tion,  1879,   p.   480). 

2.  «  La  formule  révolutionnaire  «  Liberté,  égalité  »  considérée 
en  elle-même^  révèle  aussitôt  son  origine  métaphysique;  elle  repré- 
sente, non  pas  une  condition  réelle  des  choses,  mais  une  notioin 
subjective,  une  idée  que  l'esprit  s'était  faite  d'une  société  normale 
à  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  La  conception  de  l'égalité  est 
incompatible  avec  la  nature  des  choses  »  (E.  Littré,  De  la  devise 
révolutionnaire:  Liberté,  égalité,  fraternité;  «  Le  National»,  no  du 
9  juin  1851 ,  reproduit  par  E.  Littré,  Conservation,  révolunon  et 
positivisme,  1852,  p.  304).  Cfr.  Des  hases  scientifiques  du  nouvel 
ordre  bodal    (<.  National,  »  23  juillet  1849;   Conservation,  etc.,    p.  75). 

3.  «  La  raison,  par  sa  propre  force,  pose  et  consacre  tous  les 
principes  de  la  loi  naturelle...  La.  Déclaration  des  Droits  de  l'homme 
c'est  le  dogme  de  la  loi  naturelle...  La  Révolution  a  fait  succéder 
le  droit  naturel  au  privilège  »  (J.  SiMON,  La  liberté,  t.  I,  pp.  27, 
28    et    147). 


—  258  — 

politique,  une  «Société  positiviste»  (i).  Dans  un  rapport 
présenté  à  la  Société,  on  proposait  notamment  d'organiser 
à  l'Ecole  polytechnique  un  cours  de  Sociologie  (^). 

Littré  reprit  cette  idée  et  fonda,  au  début  de  1872, 
une  «Société  de  Sociologie  »  (3).  C'est  de  cette  société 
qu'est  issu  le  mouvement  d'études  sociologiques  dont,  par 
ignorance  ou  par  oubli  des  origines,  on  désigne  M.  Es- 
pinas  comme  l'initiateur  (*)  et  dont  M.  Durkheim  est  ac- 
tuellement considéré  comme  le  représentant  le  plus  qua- 
lifié. 

La  Société  de  Sociologie,  disent  les  statuts,  a  pour  but 
l'étude  scientifique  des  problèmes  sociaux  et  politiques 
(article  1).  Conformément  aux  principes  propres  à  la  philo- 
sophie positive,  elle  adniet  que  ses  travaux  doivent  avoir 
exclusivement  pour  base  l'examen  des  lois  naturelles  qui 
règlent  la  constitution  et  la  marche  des  sociétés  (article  2). 
Les  séances  de  la  Société  ont  lieu  les  2^  et  4^  jeudi  de 
chaque  mois,  à  8  heures  du  soir,  au  local  de  la  Société, 
rue  de  Seine  16  (article  22). 


1.  Comte  entendait  «  rester  seul  juge  de  l'aptitude  intellectuelle 
et  morale  de  tous  ceux  qui  demanderaient  à  y  entrer.  »  La  première 
condition  indispensable  de  l'incorporation  était  «  une  suffisante 
adhésion  à  l'esprit  général  du  Positivisme  »;  il  fallait  au  moins 
«  adopter  le  Discours  sur  l'esprit  positif  »  (E.  LiTTRÉ,  Auguste  Comte 
et  la  philosophie  positive,  p.  592). 

2.  Rapport  à  la  Société  positiviste  par  la  commission  chargée 
d'examiner  la  nature  et  le  plan  de  Vécole  positive  destinée  surtout 
à  régénérer  les  médecins.  Paris,  mars  1849. 

3.  La  fondation  est  annoncée  dans  «  La  philosophie  positive  », 
revue  dirigée  par  E.  Littré  et  G.  Wyrouboff,  Paris,  n'^  de  mars-avril 
1872,  tome  VIII,  p.   298. 

4.  «  En  1877  »  —  disait  M.  Boutroux  au  Congrès  de  Philosophie 
de  Heidelberg  (septembre  1908).  —  «  Alfred  Espinas  publia  un 
ouvrage  intitulé:  Les  sociétés  animales, (im  peut  être  considéré  comme 
le  point  de  départ  du  mouvement  sociologique  actuel  »  (E.  Bou- 
TROUX,  La  philosophie  en  France  depuis  1867,  dans  «Revue  de 
métaphysique  et  de  morale  »  Paris,  novembre  1908;  t.  XVI,  p.  692). 


—  259,  — 

Les  mémoires  lus  aux  séances  de  la  Société,  ont  pour 
objet  des  questions  d'une  grande  généralité.  11  y  en  a  une 
série  sur  la  classification  de  la  sociologie  et  la  division  de 
la  société  en  sections  (i)  ;  d'autres  proposent  des  plans  ou 
esquisses  pour  un  traité  de  sociologie  (2)  ;  d'autres  encore 
traitent  de  la  mésologie  ou  de  l'influence  du  milieu,  en 
particulier  sur  nos  idées  et  nos  mœurs  (^).  Un  des  plus 
intéressants  est  celui  du  D"^  Clavel  sur  la  morale  (*). 

La  Société  de  Sociologie  vécut  à  peine  deux  ans.  Elle 
s'était  avant  tout  préoccupée  de  définir  la  science  sociale 
et  d'en  déterminer  les  méthodes.  Après  de  longues  discus- 


1.  Ceux  de  G.  Wyrouboff,  de  de  Bagnaux,  du  D^  Clavel,  de 
G.  Hubbard,  dans  la  séance  du  8  février  1872.  («  La  philosophie 
positive  »,   no   de   mars-avril    1872,    tome  VIII,   pp.   302,313,  323,  331. 

2.  Ceux  de  E.  Littré,  dans  la  séance  du  23  mai  1872  (ibid. 
tome  IX,  p.  153)  et  de  Guarin  do  Vitry,  dans  la  séance  du  26  juin 
1873  (ibid.  t.  XII,  p.  5).  --  Cfr.  le  mémoire  de  Gaétan  Delaunay, 
Programme  de  sociologie  ou  d'histoire  naturelle  des  sociétés.  Paris,  1872. 

3.  Ceux  du  Dr  Bertillon,  dans  la  séance  du  9  mai  1872  (ibid., 
t.  IX,  p.  309),  d'E.  Jourdy,  dans  la  séance  du  24  octobre  1872  (ibid., 
t.  X,  p.  155)  et  encore  du  D^  Bertillon,  en  1873  (ibid.  t.  XI^ 
p.    468). 

4.  «  L'individu  n'obtient  la  moralité  que  de  la  vie  sociale;  il 
ne  tire  de  son  organisation  propre  que  l'égoïsme  et  la  méchanceté; 
il  tire  de  l'organisation  sociale,  l'altruisme  et  la  bonté...  L'être 
moral  et  sa  conscience  varient  constamment  avec  le  groupe  social 
dont  ils  font  partie...  Chaque  religion  et  chaque  forme  sociale 
a  sa  morale..  La  morale  est  restée  un  «  art  »  jusqu'à  l'époque 
actuelle...  La  «  science  »  des  faits  moraux  devra,  en  premier  lieu, 
circonscrire  nettement  les  faits  qui  lui  appartiennent  spécialement. 
Puis  il  faudra  rechercher  dans  l'organisation  sociale  quelles  sont  les 
conditions  réelles  du  bien  et  du  mal.  La  science  fondée  sur  les 
faits  doit  dire,  après  avoir  formulé  le  bien,  dans  quelles  circonstances 
il  sera  praticable  et  dans  quelles  circonstances  doit  triompher  le  mal.  » 
(Dr  Clavel,  Mémoire  sur  la  morale,  lu  à  la  Société  de  sociologie 
dans  ses  séances  des  13  et  27  février  1873,  publié  dans  «  La 
Philosophie  positive  »,  tome  X,  p.  445).  —  Le  Dr  Clavel  lut  encore, 
dans  la  séance  du  8  mai  1873,  un  mémoire  sur  la  décadence  du 
principe  thé.ologique  dans  les  sociétés  modernes  (ibid.,  t.  XII, 
p.   146). 


—  260  — 

sions,  il  fut  reconnu  qu'aucune  des  opinions  exprimées, 
aucune  des  classifications  proposées  n'était  la  bonne.  Le 
travail  collectif  devenait  dès  lors  impossible.  La  société 
disparut. 

L'échec  fut  sensible  aux  fondateurs.  Six  ans  plus  tard. 
Wyrouboff  s'en  trouvait  encore  troublé  :  «  La  sociologie, 
dit-il,  n'est  jusqu'à  présent  qu'une  ébauche  de  science,  une 
esquisse  approximative...  Après  plus  de  trente  ans  d'ef- 
forts, une  sociologie  abstraite,  telle  qu'elle  devait  être  d'a- 
près les  idées  de  M.  Comte,  n'a  pu  être  créée.  La  loi  des 
trois  états  a  été  reconnue  pour  une  loi  purement  empiri- 
que ;  aucune  autre  loi  n'a  été  trouvée,  aucune  prévision 
n'est  encore  possible.  La  voie  indiquée  par  M.  Comte 
s'est   trouvée   stérile,    tout   au   moins   insuffisante)  (^j.  » 

Littré  de  son  côté  ajournait  ses  espérances  :  «  M.  Comte 
a  vu  dans  la  philosophie  positive  les  éléments  d'une  doc- 
trine sociale,  et  il  pense  qu'elle  produira  un  régime  poli- 
tique qui  lui  sera  homogène.  Dans  ces  termes  généraux, 
dit  Littré,  je  le  pense  comme  lui;  mais  il  faut  avouer  que 
nous  sommes  loin  encore  d'une  pareille  issue. . .  Bien  des  de- 
grés intermédiaires  doivent  être  franchis,  avant  que  le  so- 
ciologiste  puisse  déterminer  avec  clairvoyance  l'ordon- 
nance sociale,  quelle  qu'elle  doive  être,  congénère  à  la  con- 
ception positive  du  monde...  La  politique  scientifique  qui 
émane  des  enseignements  de  la  sociologie,  a,  pour  le  mo- 
ment du  moins,  peu  de  vertu  pour  prévoir  les  événements 
et  les  contingences.  Les  prévisions  ne  sont  jusqu'à  pré- 
sent admissibles  en  sociologie  que  dans  des  limites  très 
restreintes  {^).  » 

1.  G.  Wyrouboff,  La  Sociologie  et  sa  méthode  («  La  Philosophie 
positive  »,   t.   XXVI,   p.   5). 

2.  E.  Littré,  Conservation,  révolution  et  positivisme,  2^^  édition, 
1879,   pp.    216,   307,   483. 


—  261  — 

Si  elle  ne  répondait  pas  à  l'attente  de  ses  fondateurs, 
la  Société  de  Sociologie  eut  pourtant  des  résultats  appré- 
ciables. 

D'abord  elle  provoqua  des  initiatives,  tout  au  moins 
curieuses.  Telle  cette  proposition  d'Hipp.  Stupuy  de  sup- 
primer l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  et  de 
créer  une  section  de  sociolog-ie  à  l'Académie  des  scien- 
ces (^).  Tel  encore  le  projet,  cher  à  Littré,  d'une  Ecole  su- 
périeure des  sciences  positives,  —  qui  fut  développé  par 
Wyrouboff,  dans  un  discours  à  la  loge  maçonnique  la 
Clémente  Amitié,  en  la  fête  anniversaire  de  la  réception 
du  F.-.  Littré,  le  9  juillet  1876  (^).  Dans  le  plan  exposé 
par  Wyrouboff,  on  aurait  enseigné  en  six  semaines  les 
mathématiques,  l'astronomie,  la  physique,  la  chimie,  la 
biclogie,  la  science  sociale,  c'est-à-dire  «  les  lois  du  monde 
inorganique,  les  lois  du  monde  animé,  les  lois  du  mou- 
vement des  sociétés  »  (^). 

1.  H.  Stupuy,  Deux  mesures  opportunes.  Mémoire  présenté  à 
M.  Jules  Ferry,  ministre  de  l'instruction  publique.  («  La  Philoso- 
phie positive  »,  no  de  juillet-août   1879,   t.   XXlII,  p.  4.) 

2.  Le  discours  du  F.*.  Wyro'uboff  a  paru  dans  une  brochure  de 
la  Bibliothèque  franc-maçonnique  intitulée  Loge  française  et  écossaise 
de  la  Clémente  Amitié,  Fête  anniversaire  de  la  réceptio7i  du  F'. 
Littré.  Paris,  chez  le  concierge  du  Grand  Orient,  rue  Cadet,  16,  1876. 
—  Le  discours  de  réception  de  Littré  dans  la  franc-maçonnerie  a 
été  publié  par  lui-même  dans  ses  Fragments  de  philosophie  positive 
et  de  sociologie  contemporaine,  p.   596,   Paris,   1876. 

3.  Antérieurement  Wyrouboff  avait  apprécié  sans  bienveillance 
la  création  de  l'Ecole  libre  des  sciences  politiques.  Relevant  parmi 
les  noms  des  professeurs  celui  de  Paul  Janet,  il  ne  dissimula  pas 
son  mépris  :  «  Que  pourra  dire  de  scientifique  sur  la  réforme  sociale, 
l'auteur  qui  a  fait  un  volume  sur  le  cerveau  et  la  pensée,  sans  avoir 
jamais  fréquenté  un  amphithéâtre  ou  un  laboratoire,  et  qui  a  nié 
formellement  l'existence  des  lois  fatales  réglant  la  marche  des 
sociétés  ?  »  Et  Wyrouboff  terminait  en  disant  :  «  Nous  avons  créé 
déjà,  pour  ceux  qui  travaillent  en  dehors  de  la  métaphysique,  une 
société  de  sociologie;  nous  pourrons,  peut-être,  créer,  pour  ceux  qui 
veulent  s'instruire,  une  école  libre  des  sciences  sociales.  »  Wyrou- 
boff, L'école  libre  des  sciences  politiques,  dans  «  La  Philosophie 
positive  »,   n»   de   janvier-février    1873,    t.    X,   pp.    120   et    123). 

Morale  et  sociologie.  i8 


262. 


,  Un  autre  pffet  de  la  Société  de  Littré  fut  d'éveiller  des 
vocations  sociologiques,  celles  par  exemple  de  Guarin  de 
Vitry,  de  M.  de  Roberty,  de  M.  Espinas,  qui  poursuivi- 
rent leur  destinée  avec  des  chances  diverses.  La  pensée  de 
M.  de  Roberty  est,  dans  ses  nombreux  écrits,  restée  con- 
fuse comme  elle  l'était  dans  les  longues  Notes  sociologiques 
qu'il  publia  de  1876  à  1878  chez  Littré  0).  Le  nom  de 
M.  Espinas  est  devenu  célèbre;  les  historiens  de  la  socio- 
logie et  de  la  philosophie  (2)  le  proclament  l'initiateur  de 
la  sociologie  contemporaine  en  France.  Quant  au  pauvre 
Guarin  de  Vitry,  qui  le  connaît?  qui  en  parle?...  Les  posi- 
tivistes ont  substitué  au  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme 
la  théorie  de  la  survivance  dans  la  conscience  d'autrui  (^). 
Il  est  honteux  qu'ils  laissent  dans  l'oubli,  après  avoir  peut- 
être  profité  de  son  labeur,  un  des  meilleurs  d'entre  eux. 

Membre  de  la  Société  de  Sociologie,  Guarin  de  Vitry 
y  avait  présenté  V Esquisse  d'un  traité  de  sociologie  {^). 
Après  la  dissolution  de  la  Société  il  publia,  dans  la  «  Phi- 

1.  DE  Roberty,  Notes  sociologiques,  dans  «  La  Philosophie  posi- 
tive »,  t.  XVI.  pp.!  177  et  326;  t.  CXVII,  pp.  95,  192  et  336;  t. 
XIX,  p.  397;  t.  XX,  pp.  57  et  250;  t,  XX,I,    p.    113. 

2.  E.  DURKHEIM,  La  sociologie  en  France.  —  E.  Boutroux, 
La  philosophie  en  France  depuis   1867. 

3.  L.  Lévy-Brùhl,  La  philosophie  d'Auguste  Comte,  pp.  392 
et   409.   Paris,   1900. 

4.  Séance  du  26  juin  1873.  —  Il  y  montre  que  la  sociologie  a 
réellement  un  objet  propre,  attendu  que  l'être  social  représente  une 
puissance  supérieure  de  la  vie,  est  comme  un  mode  d'existence  d'un 
degré  plus  élevé:  L'être  collectif  —  constitué  d'êtres  agissants,  sen- 
tants et  pensants,  chacun  dans  son  individualité  —  a,  dit-il,  sa 
personnalité,  son  évolution  propre,  son  mouvement  d'assimilation  et 
de  désassimilation,  sa  croissance,  son  apogée,  ses  maladies,  son 
déclin  et  sa  dissolution.  —  C'est  la  contrainte  qui  réunit  et  maintient 
les  agglomérations  humaines  ;  d'invisibles  liens  enchaînent  si  étroite- 
ment l'individu  à  ses  ancêtres  et  à  ses  contemporains,  qu'il  doit 
suivre  la  direction  commune  et  mesurer  son  pas  sur  le  leur;  mais 
l'adhésion   des   parties   constituantes    du    corps    social   a   cela   de   ca* 


—  263  — 

losophie  positive  »,  des  Considérations  sur  la  constitution 
de  la  science  sociale  {^). 

La  plupart  des  conceptions  de  Guarin  de  Vitry  sont 
aujourd'hui  des  lieux-communs  de  la  littérature  sociolor 
gique  ;  on  les  retrouve,  à  la  lettre  même  et  sans  attribution 
d'origine,  dans  les  écrits  des  maîtres  honorés  de  la  science 
sociale  {^).  Quand  on  pense  que  l'auteur  n'était  point  infor- 
mé de  la  littérature  allemande,  que  ni  les  Gedan'ken  de  Li- 
lienfeld,  mleBau  und  Leben  de  Schaeffle,  ni  les  Principles 
of  Sociology  de  Spencer  n'avaient  paru,  —  on  doit  recon- 
naître que  son  essai  est  un  travail  de  puissante  originalité, 
bien  supérieur  aux  Règles  de  la  méthode  sociologique  que 
M.  Durkheim  publia  vingt  ans  plus  tard.  Qu'on  en  juge 
par  le  résumé  que  nous  donnons  ci-dessous  en  note  (^). 

ractéristique  qu'au  lieu  d'être  matérielle,  elle  est  idéale  et  volontaire. 
Ce  qu3  l'on  pourrait  appeler  l'âme  d'une  société,  c'est-à-dire  sa 
synthèse  intellectuelle  et  morale,  résulte  d'une  élaboration  séculaire 
à  laquelle  ont  concouru  tous  ses  ancêtres.  (Guarin  de  Vitry,  Es- 
quisse d'un  traité  de  sociologie  dans  «  Philosophie  positive  »,  t. 
XII,    p.    5). 

1.  Guarin  de  Vitry,  Considérations  sur  la  constitution  de  la 
science  sociale,  dans  «  La  Philosophie  positive  »,  1875  et  1876,  t.  XIV, 
p.  404;  t.  XV,  p.  170;  t.  XVI,  pp.  41  et  393;  t.  XVII,  p.  352. 

2.  Comparez,  par  exemple,  la  conception  sociologique  de  M.  Durk- 
heim, exposée  plus  haut  dans  notre  chapitre  II,  avec  V Esquisse  et 
les    Considérations    de    Guarin    de    Vitry. 

3.  La  sociologie  doit,  —  dans  la  conception  de  Guarin  de  Vitry, 
—  se  limiter  à  l'étude  des  collectivités  humaines  qui  ont  pris  cons- 
cience d'elles-mêmes;  les  phénomènes  de  pécorisme  ou  grégarisme 
chez  les  sauvages  ou  même  chez  les  animaux  peuvent  toutefois 
faire  utilement  l'objet  d'une  pré-sociologie.  Ainsi  une  étude  appro- 
fondie des  populations  primitives  présenterait  un  immense  intérêt 
pour  découvrir  les  racines  de  nos  moeurs  et  de  nos  institutions.  — 
Dans  les  limites  indiquées  la  sociologie  est  une  véritable  psycho- 
logie *),   car   les    manifestations    psychiques   les    plus   hautes, les  senti- 

*)  Pour  Gaétan  Delaunay,  au  contraire,  la  sociologie  est  «  la 
Biologie  des  Sociétés  ».  —  En  énonçant  et  en  développant  —  en 
1872  dans  son  Programme  de  sociologie  —  la  théorie  organiciste, 
Delaunay  a  devancé  Lilienfeld,  Schâffle  et  Spencer.  Les  sociologues 
positivistes  lui  ont  fait  le  même  sort  qu'à  Guarin  de  Vitry;  ils  ont 
perdu   son   souvenir. 


—  264  — 

Guarin  de  Vitry  avait,  après  Gaétan  Delaunay,  signalé 
l'utilité  de  recherches  sur  le  pécorisme  ou  le  grégarisme 


ments  moraux  et  religieux,  les  combinaisons  transcendantes  de  la 
pensée,  ne  se  produisent  que  dans  l'homme  social  et  sont  à  la 
fois  facteurs  et  produit  de  la  sociabilité.  —  L'état  présent  des  sciences 
sociales,  c'est  le  morcellement,  le  manque  de  coordination;  cha- 
cune creuse  son  sillon,  ignorante  des  autres-  Plusieurs  heureusement 
entrent  spontanément  dans  la  véritable  voie,  celle  de  l'observation 
et  de  l'expérience;  c'est  le  cas  des  études  sur  le  droit  comparé, 
sur  la  morale  et  la  psychologie  comparées,  sur  l'histoire  des  insti- 
tutions. De  nouvelles  disciplines  se  créent,  dont  la  méthode  est 
pareillement  toutie  positive  :  l'ethnologie,  l'archéologie,  l'étude  des 
mœurs  et  des  coutumes,  la  science  du  langage  et  celle  des  religions, 
la  statistique.  Toutes  ces  études  fragmentaires  et  actuellement  sans 
lien  commun  sont  les  ramifications  ou  les  racines  de  la  sociologie. 
Celle-ci  viendra  et  en  sera  la  synthèse.  —  Est-elle  possible?  de- 
niandera-t-on.  Travailler  à  la  constituer  est  la  vraie  manière  d'en 
prouver  la  possibilité.  —  La  sociologie  n'a  depuis  Comte  fait 
aucun  progrès;  elle  est  encore  incapable  de  résoudre  un  problème  de 
politiique  sociale  ou  de  permettre  une  prévision.  Cet  arrêt  de 
développement  provient  d'une  erreur  de  méthode  :  on  a  voulu 
donstituer  la  sociologie  abstraite  avant  d'avoir  conduit  au  degré 
suffisant  une  exploration  systématique  des  phénomènes  qu'elle  doit 
intégrer  dans  ses  généralisations.  Il  faut  d'abord  faire  la  morphologie, 
la  physiologie  et  la  classification  des  divers  types  de  sociétés.  Pré- 
tendre avant  cela  constituer  l'anatomie  et  la  physiologie  générales 
ou  la  biologie  abstraite  des  sociétés,  c'est  vouloir  commencer  par 
la  fin.  —  La  biologie  peut  fournir  à  la  sociologie  une  direction, 
des  indications  générales  et  de  fécondes  analogies  ;  mais  ce  pré- 
cieux concours  ce  disoejosera  nullement  de  l'observation  et  de 
l'analyse  directe  des  phénomènes  sociaux.  —  Il  faut  renoncer  aussi 
au  postulat  d'Auguste  Comte  d'après  lequel  toutes  les  sociétés, 
passées  et  contemporaines,  représenteraient  des  phases  différentes 
d'une  seule  et  même  évolution.  L'évolution  sociale  se  déroule  sui- 
vant divers  plans  de  structure.  —  Le  sociologue  doit,  pour  ne  pas 
s'égarer  dans  ses  investigations,,  prendre  certaines  précautions  :  1°  dis- 
cipliner son  imagination;  2F>  écarter  les  considérations  absolu;» 
et  ne  jamais  perdre  de  vue  que  tout;,  dans  ce  monde,  se  trouve  lié 
à  une  foule  d'antécédents  et  de  concomitants  ;  3°  conserver  l'im- 
partialité d'esprit  ;  pour  le  sociologue,  le  droit,  la  politique,  la  morale, 
la  religion  des  sociétés  sont  des  faits  naturels.  —  Les  procédés 
de  la  méthode  sociologique  sont  l'observation,  l'expérience,  la  com- 
paraison, la  classification.  L'histoire  est  un  immense  laboratoire 
oii  nos  pères  et  nos  contemporains  ont  accumulé  les  expériences. 
Sans  la  considération  de  la  longue  chaîne  des  antécédents,  qui  ont 
façonné    la    société    actuelle    et    formé    nos    habitudes,    nos    mœurs. 


—  265  — 

des  animaux  ;  elles  devaient,  dans  sa  pensée,  servir  à  con- 
stituer une  présociologie.  En   1877  —  avec  la  prétention 


nos  institutions,  les  phénomènes  les  plus  importants  nous  resteraient 
ciomplètement  inintelligibles.  La  sociologie  dispose  aussi  d'un  autre 
procédé  fécond,  qui  lui  est  presque  exclusif,  c'est  la  statistique.  C'est 
sur  les  investigations  de  la  statistique  comparée  dans  le  temps, 
que  se  fondera  la  détermination  de  la  direction  et  de  la  vitesse 
de  l'évolution  du  corps  social  et  de  ses  organes  essentiels.  Les  don- 
nées de  la  statistique  pourront  s'exprimer  en  courbes  graphiques, 
et  la  comparaison  de  ces  courbes  pourra  révéler  des  rapports  inat- 
tendus. Par  exemple,  si  l'on  trouve  constamment  à  peu  près  pa- 
rallèles les  courbes  qui  exprimeront  le  nombre  des  mariages  annuels 
avec  celles  qui  retraceront  le  produit  des  récoltes,  on  découvrira  une 
relation  directe  entre  l'abondance  et  les  mariages,  comme  on  en 
trouvera  une  inverse  entre  le  degré  de  la  prospérité  publique  et  le 
nombre  des  délits.  Mais  il  ne  faut  pas  nourrir  d'illusion  sur  la 
possibilité  ou  l'efficacité  de  l'emploi  des  mathématiques  hors  des  cas 
les  plus  généraux  et  les  plus  faciles  de  la  sociologie,  à  cause  ide 
la  multitude  des  facteurs  variables  qui  peuvent  venir  compliquer  les 
phénomènes  les  plus  simples  en  apparence.  —  Quelle  voie  suivre 
dans  la  recherche  statique,  pour  déterminer  les  conditions  d'existence 
des  sociétés?  Il  faudra  analyser  d'abord  la  société  dont  nous  faisons 
partie,  pour  en  rechercher  les  bases  fondamentales  ;  ensuite  contrôler 
par  l'analyse  comparée  des  autres  sociétés  contemporaines,  des 
sociétés  barbares  et  même  des  peuplades  les  plus  arriérées  :  ce  que 
nous  aurons  trouvé  partout  et  toujours,  sera  évidemment  un  élément 
constitutif  de  la  société  en  général.  Une  fois  déterminées  les  fonc- 
tions cardinales  de  la  société,  il  faudra  d'abord  considérer  isolément 
chacune  d'elles,  —  la  famille,  la  propriété,  la  religion,  la  morale, 
le  droite  le  gouvernement,  le  système  militaire,  etc.  —  dans  chacune 
des  sociétés  actuelles  et  passées,  pour  en  découvrir  le  caractère,  les 
conditions  et  l'objet.  Quand  nous  serons  arrivés  là,  il  resteta  à  dé- 
terminer les  relations  mutuelles  des  diverses  fonctions  dans  chacun 
des  différents  types  de  sociétés.  On  s'efforcera  de  déterminer,  par 
exemple,  à  quelle  forme  religieuse  correspond  naturellement  et 
normalement  telle  constitution  de  la  famille,  de  l'industrie,  du  gou- 
vernement, tel  caractère  de  la  littérature  et  des  beaux-arts,  tel 
avancement  des  sciences,  telle  direction  de  la  pensée  philosophique, 
telle  physionomie  générale  de  la  population.  Le  but  final  sera  la 
détermination  des  conditions  d'existence  des  sociétés  connues,  et, 
par  une  suprême  abstraction,  de  la  société  en  général.  Ainsi  se 
constituera  la  morphologie  sociale.  —  Pour  découvrir  les  conditions 
d'évolution  des  sociétés,  on  suivra  la  marche  inverse.  On  partira  des 
types  les  plus  simples  pour  remonter  aux  organisations  les  plus 
compliquées,  en  observant  comment,  de  degré  en  degré,  les  fonc- 
tions  d'abord  confuses,   se   subdivisent,   se   spécifient   et   se  coordon- 


—  266  — 

de  faire  de  la  sociologie  et  non  pas  seulement  de  la  pré- 
sociologie (0,  —  M.  Espinas  publia  un  essai  sur  les  sociétés 
animales,  et  le  présenta  comme  thèse  de  doctorat  à  la 
Faculté  des  lettres  de  Paris. 

Ce  banal  incident  de  la  vie  académique  fut  un  évé- 
nement doublement  important. 

La  sociologie  n'était  jusqu'alors  cultivée  et  honorée 
que  par  les  rares  disciples  de  Comte  ou  par  les  amis  de 
Littré  —  des  mathématiciens,  des  naturalistes,  des  méde- 
cins, ou,  comme  Guarin  de  Vitry,  des  ingénieurs.  Elle 
était  ignorée  ou  méprisée  par  les  représentants  du  spiritua- 
lisme cO'Usinien  qui  avaient  le  culte  exclusif  et  jaloux  de  la 
philosophie  littéraire.  Or  voici  que,  sous  la  forme  d'une 
thèse  de  doctorat,  la  Sociologie  pénètre  dans  leur  monde 
fermé,  dérangeant  leurs  habitudes  mentales  et  contredi- 
sant leur  conception  étroite  de  la  philosophie.  Cette  inva- 
sion de  la  Sociologie,  coïncidant  avec  l'apparition  de  la 
psychologie  physiologique,  fut,  aux  yeux  des  chefs  de  la 
pensée  abstraite,  «  une  véritable  révolution  ».  Les  traces 
de  leur  émoi  se  retrouvent,  plusieurs  années  après,  sous 
la  plume  de  M.   Boutroux  (^j. 


nent,  et  en  cherchant  à  déterminer  la  caractéristique  de  chacune 
des  formes  sociales  dont  la  succession  s'est  déroulée  dans  l'histoire. 
—  Pour  fournir  aux  sociologues  les  matériaux  indispensables,  il 
est  urgent  de  rédiger  un  questionnaire  de  sociolog-ie  comparée. 
Chaque  observation  doit  être  consignée  sur  une  carte  volante,  por- 
tant, avec  un  numéro,  un  titre  et  des  sous-titres.  Ces  cartes  ou 
fiches  seront  classées  par  casiers  et  numéro,  avec  un  répertoire 
alphabétique.  —  Certes,  au  premier  abord,  l'œuvre  esquissée  pa- 
raîtra gigantesque,  mais  que  le  travail  soit  réparti  par  â^es  histo- 
riques et  par  fonctions  sociales  entre  divers  érudits,  chacun  se 
chargeant  de  ce  qui  rentre  dans  la  spécialité  de  ses  études,  toute 
difficulté    ^disparaîtra. 

1.  A.  Espinas,  Des  sociétés  animales,  2me  éd.  1878,  p.  210. 

2.  E.  BouTROUX,  De  V organisation  de  V enseignement  philosophique 
dans  les  Facultés  des  lettres,  1882.  —  L'agrégation  de  philosophie,  1883. 


—  267  — 

Ce  n'est  pas  tout.  En  s'aventurant  dans  les  régions 
austères  et  prétentieuses  de  la  philosophie  officielle,  la 
Sociologie,  qui  avait  grandi  en  liberté,  s'y  trouva  face  à 
face  avec  la  Morale.  Paul  Janet  et  Caro  faisaient,  en 
effet,  partie  du  jury  chargé  de  juger  la  thèse  de  M.  Espi- 
nas  (1).  Cette  rencontre  de  la  Sociologie  et  de  la  Morale 
manqua  de  cordialité. 

Ce  ne  fut  pas  la  faute  de  M.  Espinas.  Il  avait  cherché 
à  démontrer  la  possibilité  d'un  modus  vivendi  entre  les 
deux  disciplines.  Il  s'était  efforcé  de  rassurer  les  repré- 
sentants de  la  Morale  spiritualiste  sur  les  disposition^ 
conciliantes  des  sociologues  (2).  Bien  plus;  lui  qui,  vingt- 
cinq  ans  après,  dans  un  accès  de  phobie  religieuse,  devait, 
sans  une  preuve  d'ailleUirs,  affirmer  qu'  «  il  ne  peut  y 
avoir  de  sociologie  chrétienne»  (^),  —  il  s'abrita,  pour  se 
faire  accepter  par  ses  juges,  théistes  ou  chrétiens,  sous 
le  patronage  du  théocrate  Joseph  de  Maistre  (*). 


1.  A.  Espinas,  Des  sociétés  animales,  2™^  éd.,  p.  313,  note  1. 

2.  «  Le  caractère  a  priori  des  prescriptions  de  la  conscience  peut 
se  concilier  avec  l'origine  historique  que  la  sociologie  assigne  aux 
sentiments  dont  elles  donnent  la  formule  abstraite.  Les  lois  néces- 
saires de  l'existence  sociale  s'imposant  à  l'esprit  par  la  transmis- 
sion héréditaire,  par  l'éducation,  par  les  influences  inévitables  du 
milieu,  ne  pourraient-elles  pas  être  regardées  comme  la  volonté  de 
Dieu  même  qui  se  manifesterait  à  nous  par  l'intermédiaire  de  la 
nature?  Il  est  beau,  par  exemple,  de  croire  qu'en  se  livrant,  suivant 
une  impulsion  héréditaire  aux  affections  domestiques  et  patriotiques, 
on  conspire  avec  la  Providence  pour  la  réalisation  de  l'ordre  univer- 
sel et  le  développement  de  la  civilisation.  »  (A.  Espinas,  Des  sociétés 
animales,    2^    éd.,    pp.    145-146). 

3.  A.  Espinas,  Etre  ou  ne  pas  être,  ou  Du  postulat  de  la  sociologie^ 
«Revue    philosophique    »,  mai    1901,    t.    Il,    p.    459. 

'4.  «  Nous  avouons  ne  pas  comprendre  pourquoi,  après  que  Joseph 
de  Maistre  (esprit  clairvoyant  sans  aucun  doute,  autant  que  convaincu') 
a  cru  nécessaire  d'accepter  les  théories  sociologiques  pour  échapper 
aux  théories  du  Contrat  social,  pourquoi,  disons-nous,  un  spiritualiste 
de  nos  jours,  théiste  ou  chrétien,  se  montrerait  plus  difficile?  »  (ES- 
PINAS, Soc.   anim.,  p.   144). 


—  268  — 

Cependant  Paul  Janet  l*oblig-ea  à  supprimer  llntroduc- 
tion  historique  de  sa  th-èse,  «  parce  qu'il  ne  voulait  pas,  » 
a-t-il  raconté  lui-même,  «  en  effacer  le  nom'  d' A. Comte  »  (^). 

Cinq  ans  plus  tard,  M.  Espinas  prit  sa  revanche.  ïl 
attaqua  de  front  les  philosophes  spiritualistes,  —  en  parti- 
culier Janet  et  Caro  —  «adversaires  de  la  science  empi- 
rique des  sociétés»  (2). 

Il  contesta  à  la  Morale  qu'ils  enseignaient,  le  carac- 
tère de  science:  La  science  a  pour  objet  non  ce  qui  doit 
être  mais  ce  qui  est;  elle  est  étrangère  en  elle-même  à 
toute   idée    d'obligation   ou    de    pr^escription   impérative. 

Il  critiqua  ensuite  leur  méthode  :  La  morale  et  la  poli- 
tique spiritualistes  sont  une  vaste  série  de  déductions 
reposant  sur  la  même  conception  a  priori  que  la  construc- 
tion géométrique  des  droits  de  rhomme.  M.  Caro,  quand 
il  écrit:  «Il  y  a  un  ensemble  de  droits  naturels  inhérents 
à  l'homme,  parce  que  l'homme  est  une  personne,  c'est- 
à-dire  une  volonté  libre»,  —  se  rattache  ouvertement  à 
la  tradition  a  priori  du  xviii^  siècle,  et  pose  les  mêmes 
principes,  suivant  la  même  méthode.  Cette  méthode  qui 
tend  à  substituer,  dans  tous  les  débats  politiques,  les  ver- 
dicts de  la  conscience  morale  aux  enquêtes  de  faits,  pro- 
duit au  lieu  d'une  théorie  scientifique,  une  pratique  arbi- 
traire et  intolérante.  La  doctrine  politique  française  n'est 
rien  moins  qu'une  vérité  démontrée.  Scientifiquement,  la 
déclaration  des  droits  de  l'homme,  toute  la  religion  révo- 
lutionnaire n'est  qu'un  immense  postulat. 

Il    dénonça   enfin   leurs    principes  :    Les   «  immortels 

! 


1.  A.  Espinas,  Être  ou  ne  pas  être,  p.  449. 

2.  A.    Espinas,    Les    études    sociologiques    en    France.    «  Revue 
philosophique  ».  1882.  Tome  XIII,  p.  565  et  t.  X'JV,  pp.  337  et  509. 


—  269 

principes  »  de  89  ne  nous  peuvent  fournir  aucune  solution 
précise  sur  les  problèmes  d'organisation  sociale  les  plus 
urgents.  Leurs  conséquences  naturelles  conduisent  à  un 
individualisme  dangereux,  à  l'anarchie  toute  pure.  — 
L'enseignement  de  la  morale  spiritualiste,  ajouta-t-il  (^), 
n'est  pas  exempt  de  toute  responsabilité  dans  la  naissance 
et  le  crédit  croissant  des  utopies  radicales.  Nos  radicaux 
prétendus  naturalistes  rééditent  J.  Simon,  qui  vient  de 
Rousseau. 

Pau]  Janet  s'affligea  d'abord  de  ces  attaques.  «  Dans 
ce  temps-là  »,  —  dit-il,  en  évoquant  l'époque  où  Cousin 
proclamait  que  «  la  vraie  morale  est  celle  qui  conduit  à 
la  liberté  politique  »  —  «  dans  ce  temptô-là,  les  esprits 
éclairés  et  cultivés  aimaient  la  société  dans  laquelle  ils 
étaient  nés  et  ils  y  croyaient;  ils  n'en  étaient  pas  encore 
venus  à  se  servir  de  l'érudition  et  de  la  critique  pour  dé- 
noncer les  illusions  des  libertés  modernes  »  f^). 

Puis  il  prit  contre  la  Sociologie  la  défense  des  «  im- 
mortels principes  »,  essayant  de  démontrer  que  les  Droits 
de  l'homme  ne  sont  pas  une  invention  idéologique  née 
d'une  métaphysique  arbitraire  (^). 

Mais,  dans  l'intervalle,  M.  Fouillée  avait  publié  une 
brillante  réfutation  de  la  morale  kantienne  et  de  la  mo- 
rale spiritualiste  de  Janet  (*),  et  ce  fut  un  encouragement 
pour  les  sociologues  (^). 

On   connaît  le  reste  et  comment   M.    Durkheim   — 


1.  A.  ESPINAS,  L'agrégation  de  philosophicy  p.  601. 

2.  P.  Janet,  Victor  Cousin  et  son  œuvre,  1885,  p.  95. 

3.  P.  Janet,  Histoire  de  la  science  politique,  3e  éd.,  t.   I,   Intro- 
duction  de      la    3e    édition.    Paris,    1887. 

4.  A.  Fouillée,   Critique  des  systèmes   de  7norale   contemporaine^ 
1883. 

5.  A.   ESPiNAS,  jSire   ou   ne    pas    être,    p.    449. 


270 


initié  à  la  sociologie  par  des  précurseurs  français,  illustres 
ou  obscurs,  et  par  d'éminents  maîtres  allemands  —  op- 
posa la  science  des  mœurs  à  la  philosophie  morale  et 
rompit  avec  la  méthode  et  les  théories  du  Droit  naturel... 

C'est  le  conflit,  arrivé  à  cette  phase  de  son  dévelop- 
pement, que,  dans  un  livre  déjà  fameux,  M.  Lévy-Brùhl 
expose  à  sa  manière. 

Habile  metteur  en  scène,  M.  Lévy-Briihl  présente  la 
rivalité  de  la  Sociologie  et  de  la  Morale  dans  un  décor 
aux  perspectives  indéfinies.  Les  moralistes  et  les  philo- 
sophes, qui  tiennent  dans  la  pièce  les  vilains  rôles,  sont 
des  personnages  vagues,  des  physionomies  imprécises, 
sans  âge  et  sans  nationalité.  Le  spectateur  ébloui  ne  sait 
pas  trop  bien  où  ni  quand  le  drame  se  passe.  Il  finit  par 
comprendre  que,  sous  les  coups  de  la  Sociologie,  inventée 
par  M.  Durkheim,  c'est  l'édifice  séculaire  de  la  philo- 
sophie morale  et  sociale  tout  entière  qui  s'écroule  en 
ruines.   ;  - 

La  réalité,  l'histoire  vraie,  est  tout  autre. 

La  Morale  dont  le  sort  se  joue  dans  ce  conflit,  est, 
en  fait,  le  système  de  J.-J.  Rousseau  et  de  l'école 
éclectique. 

Rousseau,  Cousin,  Jouffroy,  Damiron,  Jules  Simon, 
Janet,  Caro  ont  prétendu,  de  la  notion  de  l'individu 
humain,  déduire,  par  le  seul  raisonnement,  des  règles  de 
conduite  et  des  principes  d'organisation  sociale,  valables 
pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  pays. 

Le  premier,  avec  son  droit  naturel  révolutionnaire, 
a  bouleversé  l'édifice  politique;  les  autres,  avec  leur  droit 
naturel  conservateur,  n*ont  pas  réussi  à  le  stabiliser. 


—  271  — 

La  doctrine,  dangereuse  ou  suspecte,  a  provoqué  l'op- 
position des  hommes  d'ordre,  soucieux  de  paix  et  de 
progrès. 

La  méthode,  prétentieuse  et  insuffisante,  a  ligué  con- 
tre elle  les  savants,  ennemis  du  verbalisme. 

Plus  vive  à  deux  moments  —  après  1795  et  après 
1870  —  parce  qu'elle  était  stimulée  par  les  événements 
tragiques,  la  réaction  a  persisté  tout  le  long  du  siècle. 
Nous  en  avons  seulement,  dans  ce  chapitre,  relevé  cer- 
taines expressions. 

De  notre  exploration  dans  le  passé  il  résulte  ce- 
pendant : 

1^  Que  la  Sociologie  contemporaine  et  son  conflit  avec 
la  Morale  ne  constituent  pas  une  nouveauté  ;  ils  né  repré- 
sentent qu'un  incident  particulier  d'une  opposition  et  d'un 
mouvement  déjà  anciens. 

2''  Que  la  Morale  avec  laquelle  la  Sociologie  entre 
en  lutte,  est  le  Droit  naturel,  tel  que  l'ont  échafaudé 
Rousseau  et  l'école  éclectique.  —  Or  s'il  se  rencontre  dans 
l'histoire,  des  systèmes  de  philosophie  morale  et  sociale 
analogues  au  leur,  il  s'en  trouve  d'autres  aussi,  de  con- 
•  ce:ption  et  de  structure  différentes.  Par  conséquent,  le 
conflit  de  la  Morale  et  de  la  Sociologie,  réel  sans  doute, 
est  en  même  temps  nettement  limité.  Le  grand  défaut  du 
livre  de  M.  Lévy-Brùhl  est  de  n'avoir  pas  indiqué  ces 
limites.  ,    . 


272  — 


CHAPITRE  VII. 

VERS  LA  SOLUTION  (i). 

Des  philosophes,  émus  par  la  vigoureuse  attaque  de 
M.  Lévy-Brùhl  contre  «les  morales  théoriques»,  se  sont 
défendus  et  ont  même  pris  l'offensive. 


1.  Bibliographie:  G.  Aslan,  L*expérience  et  Vimmition  en  morale, 
Paris,  1908.  —  A.  Bayet,  L'idée  de  Bien,  Paris,  1908.  —  J.  Baylac, 
Deux  systèmes  récents  de  morale,  «  Revue  de  philosophie  »,  Paris, 
1er  septembre  1907.  —  La  science  morale  et  la  sociologie,  «  Bulletin  de 
littérature  ecclésiastique  »  publié  par  l'Institut  catholique  de  Toulouse, 
Paris,  année  1903.  —  BÉLQT,  Etudes  de  morale  positive,  Paris,  1907.  — 
La  morale  positive.  Examen  de  quelques  difficultés,  «  Bull,  de  la  Soc. 
franc,  de  philos.  »,  t.  VIII,  Paris,  1908.  —  E.  BOUTROUX,  Morale 
et  religion,  «  Revue   des   deux   Mondes   »,   Paris,   l^r  septembre  1910. 

—  F .  Bureau,  La  crise  morale  dans  les  sociétés  contemporaines,  «  Bull, 
de  la  Soc.  franc,  de  philos.  »,  Paris,  1908.  —  G.  Cantecor,  Ija 
science  positive  de  la  morale,  «  Revue  philosophique  »,  t.  LVII, 
Paris,  1904.  —  Études  de  morale  positive  par  M.  Belot,  «  Revue  de 
métaphysique  et  de  morale  »,  t.  XVI,  Paris,  1908.  —  A.  Darlu,  Le 
Congres  de  la  Ligue  de  renseignement  à  Amiens  et  la  morale  scien- 
tifique, «  Revue  politique  et  parlementaire  »,  t.  XLIV,  Paris,  10  avril 
1905.  —  J.  De  Gaultier,  La  dépendance  de  la  morale  et  Vindé- 
pendance  des  mœurs,  Paris,  1907.  —  A.  de  Gomer,  Le  prohlème 
moral  et  la  science,  «  Revue  de  philosophie  »,  t.  VI„  Paris,  1906.  — 

—  J.  Delvolvé,  L^ organisation  de  la  conscience  morale,  Paris,  1906. 

—  nationalisme  et  tradition,  Paris,  1910.  —  L'efficacité  des  doctrines 
morales,  «  Bull,  de  la  Soc.  franc,  de  philos.  »,  t.  IX,  Paris,  1909.  — 
G.  De  Pascal,  IJn  nouveau  défenseur  de  Vidée  corporative,  «  L'As- 
sociation catholique  »,  t.  LUI,  Paris,  1902.  —  M.  Deslandres,  Jja 
crise  de  la  science  politique  et  le  prohlème  de  la  méthode,  Paris,  1902.  — 
Ch.  DUNAN,  La  morale  positive,  «  Rev.  de  métaph.  et  de  mor.  ». 
t.  XVIII,  Paris,  1910.  —  E.  DURKHEIM,  Réponse  à  une  enquête  sut 
la  morale  sans  Dieu,  «  La  Revue  »,  t.  LIX,  p.  306,  Paris,  1905.  — 
La  sociologie  religieuse  et  la  théorie  de  la  connaissance,  «  Revue  de 
métaph.    et    de    mor.    »,  t.    XVII,    Paris,    1909.    —    Examen    critique 


—  273  — 

M.  Lévy-Briihl,  tout  en  répondant  à  leurs  critiques, 
a  jugé  nécessaire  de  «  mettre  mieux  en  lumière  ce  qu'il 
s'était  proposé  d'établir  »  (^j. 

Il  n'avait  nullement,  assure-t-il,  eu  rintention  d'«ap- 


des  .systèmes  classiques  sur  les  origines  de  la  pensée  religieuse^  <c  Revue 
philosophique  »,  t.  LXVII,  Paris,  1909.  —  A.  Espinas,  La  philosophit 
sociale  du  X.VJ1L'  siècle  et  la  Révolution,  Paris,  1898.  —  E.  Faguet, 
La  démission  de  la  morale^  Paris,  1910.  —  P.  Fauconnet,  La  morale 
et   la   science   des   mœurs,    «  Revue    philosophique   »,    t.    LVII,    Paris, 

1904.  —  A.  Fouillée,  La  science  des  mœurs  remplacer a-t-elle  la 
morale?'  «  Revue  des  deux  Mondes  »,  Paris,  1er  octobre  1905.  — 
La  morale  scientifique^  «  Revue  politique  et  parlementaire  »,  t.  XLV, 
Paris,  1905.  —  P.  Gaultier,  L'idéal  moderne,  Paris,  1908.  —  M.  Gil- 
LET,  Le  sens  commun  et  la  métamorale,  «  Revue  des  sciences  philo- 
sophiques et  théologiques  »,  Paris,  20  janvier  1910.  —  D.  GusTi,  Die 
sociologische  Richtung  in  der  neuesten  Ethik,  «  Viertel-Jahrsschrift  fiir 
wissenschaftliche  Philosophie  und  Sociologie  »,  32.  Band,  Neue 
Folge  VII,  1908.  —  H.  Hôffding,  On  the  relation  hetween  Sociology 
and   ethics,   «  The   american   Journal    of   Sociology   »,    t.   X,    Chicago 

1905.  —  A.  Landry,  Principes  de  morale  rationnelle,  Paris,  1906.  — 
A.  Naville,  La  morale  conditionnelle,  «  Revue  philosophique  », 
t.  LXII,  Paris,  1906.  —  D.  Parodi,  Le  problème  moral  et  la  pensée 
contemporaine,  Paris,  1910.  —  M.  Pradines,  L'erreur  morale  établie 
par  Vhistoire  et  l'évolution  des  systèmes,  Paris,  1909.  —  F.  Rauh, 
L'expérience  morale,  Paris,  1903.  —  Science  et  conscience,  «  Revue 
philosophique  »,  t.  LVII,  Paris,  1904.  —  La  morale  comme  technique 
indépendante,  «  Bull,  de  la  Soc.  franc,  de  philos,  »,  t.  IV,  Paris, 
1904.  —  H.  SiDGWiCK,  The  Relation  of  Ethics  to  Sociology,  «  Inter- 
national Journal  of  Ethics  »,  t.  X,  Philadelphie,  1899.  —  G.  So- 
REL,  Ijes  théories  de  M.  Durkheim,  «  Le  devenir  social  »,  t.  I,  Paris, 
1895.  —  G.  Tarde,  Criminalité  et  santé  sociale,  «  Revue  philoso- 
phique »,  t.  XXXIX,  Paris,  1895.  —  D.  Thomae  Aquinatis,  Opéra 
omnia.   Venetiis,    1593. 

1.  Lévy-Brûhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs.  Réponse  à 
quelqwes  critiques  («  Revue  philosophique  »,  Paris,  juillet,  1906  ; 
t.  LXII,  p.  1).  —  Les  critiques  auxquelles  M.  Lévy-Briihl  répond, 
sont  celles  de  la  «  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  ,  sup- 
plément de  juillet  1903;  de  M.  Bélot,  En  quête  d'une  morale  posi- 
tive, dans  la  «  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  »,  juillet  et 
septembre  1905;  de  M.  Cantecor,  La  science  positive  de  la  mo- 
rale, dans  la  «  Revue  philosophique  »,  mars  et  avril  1904  ;  et  de 
M.  Fouillée,  La  science  des  mœurs  remplacer  a-t-elle  la  morale?  dans 
la  «  Revue  des  deux  Mondes  »,  l^r  octobre  1905. 


—  274  — 

porter  un  nouveau  traité  de  morale  »,  car  il  n'ambitionne 
point  de  «constituer  une  morale». 

Il  n'avait  pas  non  plus,  en  préconisant  de  créer  une 
science  des  mœurs,  entendu  prononcer  l'interdit  sur  la 
métaphysique  :  «  Libre  à  la  métamorale  de  s'attacher  aux 
problèmes  de  la  destinée  de  l'homme,  du  souverain  bien, 
etc.  et  de  continuer  à  y  appliquer  sa  méthode  tradition- 
nelle ».  —  Déjà  M.  Durkheim  avait  fait  cette  distinction 
entre  la  science,  cultivée  par  les  sociologues,  et  la  méta- 
physique, abandonnée  aux  philosophes  (^). 

Il  s'agit  exactement,  dit  M.  Lévy-Briihl,  de  rompre 
avec  une  méthode  et  d'en  adopter  une  nouvelle:  «  La 
question  soulevée  ne  porte  que  sur  l'objet  et  la  méthode 
d'une  science  ». 

Ces  éclaircissements  n'étaient  pas  superflus.  Car  n'a- 
vons-nous pas  vu  M.  Durkheim  conclure  un  volumineux 
essai  de  sociologie,  en  proclamant  que  «  notre  premier  de- 
voir actuellement  est  de  nous  faire  une  morale  »  {^)  ?  K 'est- 
il   pas  obsédé   aussi   par  le  problème,    —  métaphysique 


1.  «  La  science  de  la  morale  n'est  en  opposition  avec  aucune 
espèce  de  philosophie,  car  elle  se  place  sur  un  tout  autre  terrain. 
Il  est  possible  que  la  morale  ait  quelque  fin  transcendante  que 
l'expérience  ne  peut  atteindre  ;  c'est  affaire  au  métaphysicien  de  s'en 
occuper  »  (E.  Durkheim,  Division  du  travail  social,  V^  éd.,  préface, 
p.  II).  «  Il  est  possible  qu'il  y  ait  une  morale  éternelle,  écrite  dans 
quelque  esprit  transcendant  ou  bien  immanente  aux  choses  et  dont 
les  morales  historiques  ne  sont  que  des  approximations  succes- 
sives :  c'est  une  hypothèse  métaphysique  que  nous  n'avons  pas  à 
discuter  »  (Ibid.,  p.  22).  «  La  science  de  la  morale  n'a  pais  à  con- 
naître de  la  doctrine  qui  voit  en  Dieu  le  créateur  de  la  morale. 
La  question  n'est  pas  de  notre  ressort.  Les  causes  secondes  sont 
les  seules  dont  nous  ayons  à  nous  occuper  »  (E.  DURKHEIM,  Le 
suicide,  p.  359,  note  1). 

2.  E.  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social,  2^  éci,  p.  406^ 


275 


d'après  M.  Lévy-Briihl,  ^  du  fondement  du  devoir  (^)? 
—  Certes  les  sociologues  prétendent  que  leur  méthode  est 
indépendante  de  toute  philosophie  et  que  la  sociolog"ie 
n'a  pas  à  prendre  parti  entre  les  grandes  hypothèses  qui 
divisent  les  métaphysiciens  {^).  Mais,  en  vérité,  ils  ont 
sur  des  questions  métaphysiques,  —  celle  de  l'âme  (^),  par 
exemple,  et  celle  de  Dieu  (*),  —  des  idées  faites  et  des 
solutions  arrêtées,  empruntées  aux  systèmes  dont  ils  ont 
d'aventure  subi  l'influence.  Or,  leurs  opinions  sur  ces 
problèmes  fondamentaux  se  retrouvent  constamment  mê- 
lées à  l'exposé  de  leur  méthode  sociologique.  Si  leur 
contradicteur  ne  fait  pas  mieux  qu'eux-mêmes  la  dissocia- 
tion nécessaire,  la  discussion  s'égare  facilement  ou  reste 
confuse.  Il  faut,  par  conséquent,  savoir  gré  à  M.  Lévy- 
Briihl  d'être  venu  préciser  l'objet  du  débat. 

Puisqu'il  s'agit  exclusivement  de  méthode,  quelle  est 
celle  que  la  sociologie  condamne? 

C'est,  rappelons-le,  celle  des  philosophes  qui  construi- 
sent de  toutes  pièces  une  soi-disant  science  pratique, 
appelée  la  morale  ou  le  droit  naturel  (^).  Ils  supposent  con- 
nue la  nature  humaine,  individuelle  et  sociale  et,  forts  de 
cette  connaissance,  ils  prescrivent  aux  individus  et  aux 
collectivités  des  règles  de  vie  et  des  principes  d'organi- 

1.  Voir   plus   haut,    pp.    108    et    149. 

2.  E.  DURKHEIM,  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  2^  éd., 
p.    172. 

3.  «  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ima^ner  une  âme.  Toutes  nos 
pensées  sont  dans  le  cerveau  »  (E.  Durkheim,  Représentations  indi- 
viduelles et  représentations  collectives,  p.  297).  «  Nous  n'admettons 
pas  plus  d'âme  substantielle  dans  la  société  que  dans  l'individu  » 
(E.   Durkheim,   Le  suicide,   p.   14,   note   1.) 

4-  <^  Je  ne  vois  dans  la  divinité  que  la  société  transfigurée  et 
pensée  symboliquement  »  (E.  DURKHEIM,  Détermination  du  fait 
moral,  dans  «  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie  >\ 
t.  VI,  p.  129). 

5.  Voir  plus  haut,  chap.   I.  '  >         -    ^.      •  ^  i   .. 


—  276  — 

sation.  Règles  et  principes  sont  géométriquement  déduits 
d'un  idéal,  déterminé  par  chacun  au  gré  de  ses  aspira- 
tions, mais  posé  par  tous  comme  un  axiome.  La  nature 
Tiumaine  restant  par  définition  identique  à  elle-même, 
préceptes  et  lois  prétendent  à  une  valeur  universelle,  dans 
le  temps  et  dans  l'espace... 

J.-J.  Rousseau  s'est  servi  de  cette  méthode  contre 
la  société  de  son  temps. 

Victor  Cousin,  au  contraire,  les  philosophes  bour- 
geois de  la  monarchie  de  juillet  et  leurs  continuateurs 
l'ont  utilisée  en  faveur  de  l'ordre  et  au  profit  des  insti- 
tutions établies. 

Depuis  et  avant  Grotius,  d'autres  que  Rousseau  et 
les  éclectiques  en  ont  usé  à  des  fins  diverses. 

Mais  il  serait  inexact  d'affirmer  avec  M.  Lévy-Briihl 
qu'il  n'y  eut  point,  dans  le  passé,  des  systèmes  de  phi- 
losophie morale  et  sociale,  autrement  compris  et  diffé- 
remment construits. 

En  particulier,  —  et  nous  tâcherons  de  le  montrer 
dans  ce  chapitre  —  l'idée  qu'au  treizième  siècle  saint 
Thomas  d'Aquin  avait  de  l'éthique  et  de  la  politique  n'est 
point  celle  que  dans  la  suite  on  s'est  faite  du  droit  naturel. 
No'us  ne  parlons  point,  ce  disant,  des  solutions  par  lui 
données  aux  questions;  aussi  n*allons-nous  pas  examiner 
le  contenu  de  sa  doctrine.  Mais  nous  essayerons  d'ex- 
poser la  méthode  de  sa  science  morale  et  politique.  Ce 
n'est  pas  la  préoccupation  ordinaire  des  auteurs  qui  étu- 
dient le  système  thomiste:  ils  sont  habituellement  plus 
curieux  de  ses  théories  que  de  sa  méthode.  Les  règles 
de  celle-ci  n'ont  d'ailleurs  pas  été  exposées  systémati- 
quement par  lui-même;  force  est  de  les  dégager  de  l'en- 
semble de  son  œuvre. 


—  277  — 

1.   Le  domaine  de  la  Morale. 

Saint  Thomas,  les  philosophes  de  l'école  de  Cousin 
et  les  sociolog-ues  contemporains  délimitent  et  subdi- 
visent différemment  le  domaine  qui  est,  d'après  le  pre- 
mier, celui  de  la  philosophie  morale;  d'après  les  seconds, 
celui  du  droit  naturel;  d'après  les  derniers,  celui  de  la 
science  des  mœurs. 

Saint  Thomas  commence  par  constater  l'existence 
d'une  morale  individuelle  et  d'une  morale  sociale.  La 
première  régit  la  conduite  des  individus,  quel  que  soit 
d'ailleurs  l'objet  ou  le  terme  de  leur  activité;  la  seconde 
règle  les  mouvements  des  collectivités,  en  particulier  de 
la  famille  et  de  l'Etat. 

L'une  et  l'autre  doivent,  d'après  lui,  former  l'objet 
d'une  science  distincte;  la  science  sociale  se  subdivise 
même  en  science  de  la  société  familiale  et  science  de  la 
société  politique. 

Le  fondement  de  cette  division  et  de  cette  subdivision 
gît  danj  ce  fait  que  la  famille  et  l'Etat  ne  sont  pas 
purement  des  sommes  d'individus;  ce  sont  des  groupes 
dont  chacun  forme  un  tout  doué  d'une  vie  propre;  et, 
entre  eux,  ils  ne  diffèrent  pas  seulement  quantitativement, 
en  plus  ou  en  moins:  ce  sont  des  réalités  spécifiques, 
formellement  distinctes  l'une  et  l'autre. 

Il  en  résulte  que,  d'après  saint  Thomas,  il  y  a  lieu 
de  diviser  la  philosophie  morale  en  trois  parties  :  la  mo- 
rale individuelle,  la  morale  domestique,  la  morale  poli- 
tique (O- 

1.  Ordo  actionum  voluntariarum  pertinet  ad  considerationem 
moralis    philosophiae...    Homo    autem    naturaliter    est    pars    alicujus 

Morale  et  sociologie.  19 


—  278  — 

Nous  savons  déjà,  pour  avoir  étudié  leur  méthode  (}), 
que  les  moralistes  critiqués  par  l'Ecole  sociologique,  né- 
gligent ces  distinctions.  Ne  voyant  dans  la  société  qu'une 
collection,  ils  dérivent  de  la  nature  de  l'individu  les  pré- 
ceptes de  la  vie  collective  et  ils  font  de  la  science  sociale 
une  simple  déduction  de  la  science  morale. 

Quant  aux  sociologues,  ils  assignent  comme  matière 
à  la  science  des  mœurs  les  «  faits  moraux  ».  —  Mais 
qu'entendent-ils  par  là? 

On  sait  l'importance  extrême  qu'ils  attachent  aux  dé- 
finitions préliminaires  {^).  Observant  les  choses  en  elles- 
mêmes  et  du  dehors,  au  lieu  de  rester  dans  l'idéologie; 
écartant  les  prénotions,  pour  ne  pas  substituer  à  la  réa- 
lité  une   vue   de   l'esprit;   groupant  les   phénomènes,  en 


multitudinis...  domesticae...  civilis...  Hoc  totum,  quod  est  civilis 
multitiido  vel  domestica  familia,  habet  solam  unitatem  ordinis,  se- 
cundum  quam  non  est  aliquid  simpliciter  unum.  Et  ideo  pars  ejus 
totius  potest  habere  operationem  quae  non  est  operatio  totius.  Habet 
nihilominus  et  ipsum  totum  aliquam  operationem  quae  non  est 
propiia  alicujus  partium  sed  totius.  Non  autem  ad  eamdem  scien- 
tiam  pertinet  considerare  totum  quod  habet  solam  ordinis  unitatem 
et  pariei  ipsius.  Et  inde  est  quod  moralis  philosophia  in  très  partes 
dividitur.  Quarum  prima  considérât  operationes  unius  hominis  ordi- 
natas  ad  finem  quae  vocatur  monastica.  Secunda  autem  considérât 
operationes  multit'udinis  domesticae  quae  vocatur  oeconomica.  Tertia 
autem  considérât  operationes  multitudinis  civilis  quae  vocatur  poli- 
tica  (S.  Thomas,  In  decem  lïbros  Ethicorum,  lib.  I,  lect.  1).  — 
Dlversi  fines  sunt  bonum  proprium  unius  et  bonum  familiae  et  bonum 
civitatis  et  regni  (S.  Thomas,  Summa  theologica,  11-^  H^^^  q.  47^ 
art.  11).  —  Bonum  commune  civitatis  et  bonum  singulare  unius 
personae  non  differunt  solum  secundum  multum  et  paucum,  seà 
secundum  formalem  differentiam.  Alia  enim  est  ratio  boni  communis 
et  boni  singularis,  sicut  alia  est  ratio  totius  et  partis.  Et  ideo  Phi- 
losophus  dicit  quod  non  bene  dicunt  qui  dicunt  civitatem  et  domum, 
et  alia  hujusmodi,  dif ferre  solum  multitudine,  et  paucitate,  et  non 
specie  (S.  Thomas,  Summa  theologica,  11^  IJae^  q.  53,  art.  7,  ad  2"^). 

1.  Voir  plus  haut,  p.  223. 

2.  Voir  plus  haut,   pp.   30   et  55. 


—  279  — 

tenant  compte  de  la  nature  des  choses  ;  proscrivant  toute 
élimination  arbitraire  —  ce  sont  les  règles  prescrites  par 
M.  Durkheim  (')  et  dont  il  nous  assure  (^)  qu'elles  sont 
l'expression  de  sa  pratique  personnelle  —  ils  doivent  avoir 
abouti  à  des  résultats  de  valeur  objective  et  indiscutable. 

Or,  M.  Durkheim  est  décevant,  et  sa  pensée  fuyante 
est  insaisissable. 

Il  définit  les  faits  moraux  tantôt  par  leur  caractère 
apparent,  tantôt  par  leur  fonction. 

A  l'observateur  qui  les  considère  du  dehors,  ils  se 
révèlent,  dit-il,  comme  «  des  règles  de  conduite  sanc- 
tionnées ou  obligatoires  »  (^).  Et  sur  cette  constatation  il 
s'appuie  pour  démontrer  que  la  société  est  la  source  de  la 
morale,  et  cela  par  le  raisonnement  suivant  :  L'obligation 
qui  caractérise  les  règles  morales  est  la  preuve  qu'elles  ne 
sont  pas  l'œuvre  de  l'individu  (*),  car  nous  ne  pouvons 
pas  nous  obliger  nous-mêmes  (^).  Dieu  étant  écarté  comme 
une  hypothèse  non  scientifique,  la  morale  ne  peut  venir 
que  de  la  société  (^).  Tout  ce  qui  est  obligatoire  est  d'ori- 
gine sociale  (^)  ;  en  particulier  les  croyances  et  les  pra- 
tiques religieuses  («).  «  La  morale  individuelle  même  est 
au  plus  haut  point  sociale,  car  ce  qu'elle  nous  prescrit  de 
réaliser,  c'est  le  type  idéal  de  l'homme  tel  que  le  conçoit 
la  société  »  {^).  —  On  ne  peut  s'empêcher  d'être  surpris 


1.  Règles  de  la  méthode  sociologique,  chap.  II. 

2.  Ihid.,    Introduction. 

3.  De  la  division  du  travail  social^  l^e  édit.  Introduction. 

4.  Représentations  individuelles  et  représentations  collectives,  p.  294 

5.  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagne,  p.   139. 

6.  Le  suicide,  p.  359. 

7.  De  la  définition  du  phénomène  religieux,  p.  23. 

8.  Ihid.,  p.   23.  «  Rites  et  dogmes  sont  l'œuvre  de  la  société.  » 

9.  Détermination   du   fait   moral,    p.    133. 


—  28a  — 

en  lisant  ensuite,  sous  la  signature  de  M.  Durkhetim, 
cette  réponse  récemmtent  faite  par  lui  à  M.  Fouillée  : 
«  Nous  ne  soutenons  pas  qu'il  n'existe  absolument  rien 
de  moral  ou  d'immoral  qui  ne  soit  d'origine  sociale.  Une 
affirmation  aussi  catégorique  et  à  priori  n*atirait  rien  de 
scientifique  »  {^). 

Quand  il  définit  les  règles  morales  par  leur  «  carac- 
tère interne  »,  il  pousse  plus  loin,  à  Fendroit  de  la  morale 
individuelle,  l'exclusivisme  aprioriste.  La  fonction  prati- 
que qu'il  assigne  à  la  morale  est  «  de  rendre  possible  la 
société,  de  sauvegarder  les  grands  intérêts  collectifs  »  (^). 
«  Quant  à  ce  que  l'on  appelle  la  morale  individuelle,  si 
Pon  entend  par  là  un  ensemble  de  devoirs  dont  l'individu 
serait  à  la  fois  le  sujet  et  l'objet,  c'est  une  conception 
abstraite  qui  ne  correspond  à  rien  dans  la  réalité. 
L'homme  n'est  un  être  moral  que  parce  qu'il  vit  en  so- 
ciété; faites  évanouir  toute  vie  sociale,  et  la  vie  morale 
s'évanouit  du  même  coup,  n'ayant  plus  d'objet  où  se 
prendre  (3)».  —  Voici  cependant  que  M.  Durkheim  s'ou- 
blie à  soutenir  des  thèses  de  morale  individuelle,  à  savoir 
que,  dans  l'intérêt  et  pour  le  bonheur  do  l'individu,  «les 
passions  doivent  être  limitées  »  (*)  et  que  «  le  suicide  doit 
être  classé  au  nombre  des  actes  immoraux  »  (^).  —  Mais, 
après,  il  se  reprend  à  soutenir  que  «la  morale  ne  peut 
avoir  pour  objectif  que  la  société  et  non  la  perfection  de 
l'individu»  (^).  —  Quand  là-dessus  Rauh  lui  objecte  que 
l'existence  de  devoirs  individuels  est  un  fait  dont  la  réalité 

1.  E.   Durkheim,   «  Année   sociologique  »,   t.   X,   p.   360.   Paris, 
1907. 

2.  La  science  positive  de  la  morale  en  Allemagne,  p.  38. 

3.  De  la  division  du  travail  social,  2^  éd.,  pp.  394,  395. 

4.  Le  suicide,  p.  ,272.  , 
6.  Jbid.,    p.  369. 

6.  Détermination  du  fait  moral,  p.   115.    - 


281 


est  indéniable  {^),  il  répond:  «  Je  ne  me  suis  jamais  oc~ 
cupé  des  principes  de  l'action  individuelle»  i^)... 

Au  bout  de  cet  examen,  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'une  seule  définition  objective  :  celle  de  saint  Tho- 
mas, Il  se  place,  lui,  en  face  de  la  réalité  et  l'exprime 
adéquatement,  sans  en  rien  exclure,  sans  y  rien  con- 
fondre. L'existence  de  préceptes  réglant  les  actes  et  les 
démarches  volontaires  des  individus  est  un  datum.  L'exis- 
tence de  lois  présidant  à  l'organisation  des  institutions, 
de  la  famille  et  de  l'Etat  en  particulier,  est  un  autre  datum. 
Saint  Thomas  les  relève  tous  deux  en  ayant  égard  à 
leur  différence  spécifique. 

Au  contraire,  les  sociologues  contemporains  n'oint  pas 


1.  «  Il  y  a,  dit  Rauh,  des  devoirs  d'homme  à  homme,  des  devoirs 
humains  (devoirs  de  justice,  de  pitié)  que  la  conscience  considère 
comme  extra-sociaux;  il  y  a  des  devoirs  individuels  de  l'individu  à 
l'égard  de  lui-même  (honneur,  dignité  personnelle)  et  des  devoirs 
qui  lient  directement  l'individu  à  ,l 'individu,  comme  tel  et  non 
qomme  membre  de  la  collectivité  (amitié,  amour).  Dans  tous  ces 
car,  la  conscience  admet  des  obligations  extra-sociales...  On  peut  se 
demander  si  une  partie  de  la  morale  ne  serait  pas  aussi  peu  sociale 
que  la  psychologie  ou  la  physiologie  ;  ce  serait  celle  qui  a  pour 
objet  d'établir  une  certaine  hiérarchie  des  fonctions  psychiques  et 
de  poser  des  principes  de  conduite  conformes  à  cette  hiérarchie: 
celui-ci,  par  exemple,  que  la  maîtrise  de  ses  passions  vaut  mieux 
que  l'abandon  au  plaisir...  Les  devoirs  extra-sociaux  sont,  de  toute 
façon,  réels  »  («  Bulletin  de  la  Société  françafse  de  philosophie  », 
1906,    t.    VI,    pp.    202    et    207). 

2.  «  Bul.   de   la   Soc.   fr.    de  phil.,  »  t.   VI,   p.    208. 

Ce  qui  augmente  encore  la  confusion  des  idées  de  M.  Durkheim, 
c'est  qu'il  donne  à  la  même  expression  tantôt  un  sens  objectif, 
tantôt  un  sens  subjectif.  Une  fois  (p.  ex,,  dans  la  Division  du  travail 
social,  2^  éd.,  p.  395),  il  comprend  par  «  morale  individuelle  » 
les  devoirs  dont  l'individu  est  à  la  fois  le  sujet  et  l'objet.  A  d'autres 
moments  (p.  ex.,  dans  V Année  sociologique,  t.  X,  p.  360),  il  entend 
par  «  morale  individuelle  »  la  vie  morale  des  individus,  c'est-à-dire 
la  manière  dont  chaque  conscience  particulière  comprend,  inter- 
prète et  applique  les  règles   morales  admises  dans  un  milieu  donné. 


282. 


réussi    à   donner   des   faits    moraux   une    définition   cor- 
recte (1). 

Explicitement  on  implicitement,  ils  méconnaissent, 
s'ils  ne  la  nient,  l'existence  ou  la  spécificité  de  la  morale 
individuelle.  Ib  n'expriment  pas  le  réel,  ils  en  excluent  ar- 
bitrairement des  éléments  ou  y  confondent  ce  qui  est 
distinct.  Leurs  définitions  formulent  ce  qu'ils  voudraient 
que  la  morale  fût  ou  devînt,  pour  être  en  harmonie  avec 
leurs  prénotions  métasociologiques.  Elles  ne  sont  pas  ce 
que  M.  Durkheim  exige  qu'elles  soient  lorsqu'il  dit:  «La 
définition  doit  exprimer  autre  chose  qu'une  vue  de  l'esprit, 
elle  doit  être  une  définition  de  chose,  non  de  concept  »  (^). 

2.  La  morale  :  science  'pratique. 

Saint  Thomas  attribue  à  l'Ethique  et  à  la  Politique 
le  caractère  de  sciences  pratiques  (^). 

1.  La  définitioii  de  M.  Lévy-Briihl  ne  se  caractérise  point 
par  une  grande  précision.  Il  indique  comme  l'objet  de  la  science 
des  mœurs  :  «  l'ensemble  des  conceptions,  jugements,  sentiments, 
usages,  relatifs  aux  droits  et  aux  devoirs  respectifs  des  hommes 
entre  eux  »  (La  morale  et  la  science  des  mœurs,  p.  101).  —  On  ne 
sait  s'il  oublie  ou  refuse  d'admettre  dans  la  morale  les  devoirs  qui 
ne  rentrent  pas  dans  le  groupe:   «  devoirs  des  hommes  entre  eux.  » 

M.  Bayet  est,  à  cet  égard,  beaucoup  plus  catégorique:  «  L'art 
moral,  écrit-il,  est  essentiellement  social.  Il  s'applique  à  des  groupes 
et  s'attache  à  améliorer  une  réalité  collective.  Que  veut-on  qu'il 
tente  d'autre?...  Il  s'abstiendra  d'intervenir  dans  la  vie  intérieure. 
Hors  le  cas  où  l'intérêt  collectif  entre  en  jeu,  rien,  ni  légalement 
ni  moralement,  ne  doit  s'opposer  au  libre  développement  de  l'in- 
dividu. Toute  règle  imposée  inutilement  à  sa  pensée,  à  ses  senti- 
ments, à  sa  fantaisie  même  n'a  pas  de  raison  d'être...  Il  n'y  a, 
pas  ici  de  vérité...  pas  de  devoir...  Comment  décider,  par  exemple, 
que  la  résignation  est  préférable  à  la  souffrance?  De  quel  droit 
imposer  la  vie  à  celui  qui  n'en  veut  plus?  »  (La  morale  scienti- 
fique,   pp.    166    à    170). 

2.  E.  Durkheim,  Définition  du  socialisme.  «  Revue  philoso- 
phique »,    t.    XX;XVI,    p.    506. 

3.  Praesens    negotium,    scilicet    moralis    philosophiae,     non    est 


283 


Or,  M.  Lévy-Briihl  n'admet  d'abord  point  qu'aucune 
théorie  morale  du  passé  ait  eu  en  fait  un  caractère  scien- 
tifique :  «  Les  morales  théoriques  n'ont  jamais  fait  œuvre 
de  science  ni  entrepris  l'étude  objective  de  la  réalité  mo- 
rale. Préoccupées  d'établir  rationnellement  ce  qui  doit 
être,  elles  ne  s'attachent  pas  à  l'étude  patiente  et  minu- 
tieuse de  ce  qui  est.  Elles  spéculent  abstraitement  sur 
les  idées  de  bien,  de  mal,  de  mérite,  de  sanction,  etc., 
tandis  que,  par  un  effort  de  dialectique  déductive,  les 
systèmes  de  droit  naturel  établissent  gravement  ce  que 
doivent  être  la  société,  l'Etat,  la  famille,  la  propriété  »  (^). 
—  Au  sens  de  M.  Durkheim  aussi,  «  toutes  les  construc- 
tions dialectiques,  dans  lesquelles  se  complaisent  d'ordi- 
naire les  moralistes,  ne  sont  que  des  jeux  de  logiciens»  (^). 

Bien  plus,  il  est  impossible,  d'après  M.  Levy-Brùhl, 
que  la  morale  théorique  soit  une  science.  Car  la  science 
n'a  d'autre  fonction  que  de  connaître  ce  qui  est  ;  la  morale 
théorique  au  contraire  est  par  essence  législatrice:  elle  a 
pour  fonction  de  prescrire.  La  dénomination  de  «  science 
normative  »,  usurpée  par  la  morale,  est  contradictoire  dans 
les  termes  {^). 

Examinons  s'il  faut  souscrire,  sans  réserve,  à  cette 
double  affirmation  de  M.  Lévy-Briihl. 


propter  conttemplationem  veritatis,  sicut  alla  negotia  scientiarum 
speculativarum,  sed  est  propter  operationem.  Necesse  est  prescrutan 
circa  operationes  nostras  quales  sint  fiendae  (Ethicorum,  II,  2)... 
Necesse  est  hanc  scientiam  (politicam)  sub  practica  philosophia 
contineri,  cum  civitas  sit  quoddam  totum  cujus  humana  ratio  non 
solum  est   cognoscitiva  sed   etiam  operativa   (Politicorum,   Prologus). 

1.  L.  Lévy-Brùhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  pp.  48,  60, 
66,    126. 

2.  E.    Durkheim,    Réponse   à   une    enquête   sur   la   anorak   sans 
Dieu;  dans  La  Revue,  t.  LIX,  p.  306.  Paris,  1905. 

3.  L.    LÉVY-Brùhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  pp.  10-14. 


—  284  — 

Un  fait,  reconnu  et  signalé  par  lui  (i),  c'est  l'exis- 
tence, —  avant  l'apparition  de  toute  théorie  philosophique, 
—  d'une  morale  spontanée.  Une  société  a  déjà  atteint 
un  certain  degré  de  civilisation  quand  la  science  s'y 
organise  ;  mais  elle  n'a  pu,  à  aucun  moment  de  son  évo- 
lution, se  passer  de  règles  morales  et  juridiques.  Avant 
que  ces  règles  devinssent  un  objet  d'étude,  elles  s'impo- 
saient déjà  aux  hommes,  dans  le  milieu  où  elles  se  trou- 
vent admises.  La  tâche  du  théoricien  de  la  morale  n'est 
donc  pas  nécessairement  de  prescrire  ou  de  légiférer; 
pour  édicter  des  préceptes,  il  arrive  même  trop  tard  :  c'est 
déjà  fait.  —  A  quelle  tâche  cependant  peut-il  encore 
s'adonner  ? 

A  une  œuvre  d'historien,  d'abord.  Il  recherchera,  par 
exemple,  l'origine  du  Code  en  vigueur,  ses  transforma- 
tions éventuelles  et  les  influence|s  diverses  -qui  les  ont 
amenées  :  Investigation  désintéressée,  qui  n'implique  pas 
nécessairement  chez  son  autelur  le  souci  d'agir  sur  la 
conduite  des  hommes. 

S'il  en  a  le  tempérament,  il  s'appliquera  à  donner 
aux  préceptes  déjà  pratiqués  un  prestige  nouveau,  soit 
en  les  ramenant  à  quelques  principes  premiers  considérés 
comme  incontestables;  soit  en  en  pherchant  la  source 
première  dans  l' intelligence  et  la  volonté  de  Dieu;  soit, 
comme  M.  Durkheim,  en  les  présentant  comme  des  éma- 
nations de  la  société,  exaltée  pour  la  circonstance  à  l'égal 
d'une  divinité.  ; 

A-t-il   des  goûts  de   réformateur,   il  pourra   signaler 

1.  «  Partout  où  existent  des  groupements  humains,  existent  aussi 
entre  leurs  membres  des  relations  morales,  c'est-à-dire  qu'il  s'y 
présente  des  actes  punis  ou  défendus  et  aussi  des  sentiments  de 
blâme,  d'admiration,  de  réprobation,  d'estime,  pour  les  auteurs  de 
ces  actes  »  (Lévy-Brùhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  p.  215). 


—  285  — 

rincohérence  des  dispositions  entre  elles,  ou  leur  inadap- 
tation au  milieu  transformé,  ou  l'absurdité  de  telles  prati- 
ques, ou  la  nocivité,  non  remarquée,  de  certains  résultats. 

Est-ce  tout?  Non.  —  Les  efforts  déployés  par  les 
hommes  pour  atteindre  aux  fins  qu'ils  poursuivent,  pro- 
duisent de  l'activité,  engendrent  des  habitudes,  inspirent 
des  lois,  créent  des  œuvres.  Pourquoi  ne  pas  noter  la 
conduite  morale  des  individus  et  en  enregistrer  les  con- 
séquences ;  suivre  le  fonctionnement  des  institutions  et 
en  acter  les  résultats  ?  Doit-on  s'interdire  a  'priori  de  sup- 
poser que,  de  la  régularité  observée  dans  la  nature  phy- 
sique, il  ne  se  retrouve  rien  dans  le  monde  moral  ?  Là  on 
recherche  avec  succès  le  rapport  stable  qui  unit  les  phé- 
nomènes à  leurs  causes.  Ne  serait-il  pas  possible  de  déter- 
miner aussi,  fût-ce  avec  une  précision  moindre,  les  effets 
ordinaires  des  gestes  humains,  individuels  et  collectifs? 

Saint  Thornas  le  pensait.  L'objet  de  la  science  morale 
et  sociale  est  précisément,  d'après  lui,  de  dégager,  de  l'en- 
chevêtrement des  contingences  variables,  le  lien  constant 
entre  les  pratiques  suivies  et  les  résultats ,  obtenus.  In 
speculativis  scientiis,  sufficit  cognoscere  quae  sit  causa  talis 
effectus.  Sed  in  scientiis  operativis,  oportet  cognoscere  qui' 
hus  motihus  seu  operationibus  talis  effectus  a  tali  causa 
sequatur  (i). 

Dans  quel  but  rechercher  les  effets  qu'il  est  dans  la 
nature  des  institutions  morales  et  sociales  de  produire? 

Afin,  répond-il,  de  substituer  aux  tâtonnements  empi- 
riques une  pratique  scientifique.  Sans  doute,  avec  du 
coup  d'œil  et  du  doigté,  un  éducateur  pourra  diriger  la 
conduite,  et  un  chef  d'Etat,  régler  les  démarches  de  ceux 

1.  S.   Thomas,   Ethicorum,    II,   2. 


—  286  — 

qui  dépendent  d'eux.  Mais  leurs  injonctions  et  leurs  im- 
pulsions seront  d'autant  plus  sûres  qu'ils  seront  avertis 
par  l'expérience  systématisée  des  hommes  et  des  choses. 
Mieux  vaut  se  guider  d'après  des  principes  généraux,  éla- 
borés par  une  réflexion  dûment  informée,  que  d'après 
la  seule  intuition  (^). 

Si  une  science  morale  est  possible  et  utile,  comment 
et  par  quel  procédé  l'édifier? 

Par  la  méthode  d'observation,  répond  saint  Tho- 
mas 1^').  Ce  seront  les  données,  recueillies  par  l'examen 
assidu  des  phénomènes,  qui  en  formeront  le  contenu.  Ses 
principes  constitutifs  seront  des  lois  ou  vérités  de  fait 
dont  l'existence  se  trouvera  établie  par  une  suffisante 
expérience  :  In  moralihus,  dit  saint  Thomas  (^),  oportet 
incipere  a  quibusdam  effectibus  consideratis  circa  actus 
humanos...  quia  oportet  in  moralibus  accipere  ut  princi- 
pium  quia  ita  est  (*)  ;  quod  quidem  accipitur  per  experien- 
tiam  et  consuetudinem  (^). 

L'acquisition  de  cette  science  morale  exigera  —  il 
n'est  pas  superflu  de  le  remarquer  —  un  effort  patient, 

1.  Possibile  est  quod  sine  arte  et  scientia,  qua  cognoscatur 
universale,  aliquis  possit  hune  vel  illum  hominem  facere  bonum 
propter  experientiam  quam  habet  de  ipso.  Tamen  si  aliquis  velit 
per  suam  curam  aliquos  facere  meliores,  sive  multos  sive  paucos, 
débet  tentare  ut  perveniat  ad  scientiam  universalem  eorum  per 
quae  quis  fit  bonus,   (S.  Thomas,   Ethicorum,  X,   15). 

2.  Quae  pertinent  ad  scientiam  moralem  maxime  cognoscuntur 
per   experientiam  (S.   Thomas,   Ethicorum,    I,   3). 

3.  Ethicoru7n,    I,    3. 

4.  Sufficit  quod  bene  demonstretur  idest  manifestetur  quod  hoc  ita 
est,  in  his  quae  accipiuntur  in  aliqua  scientia  ut  principia  (S,  Thomas, 
Ethicorum,    I.    11). 

5.  Principia  non  eodem  modo  manifestantur.  Quaedam  con- 
siderantur  inductione...  ;  quaedam  vero  accipiuntur  sensu,  sicut  in 
naturalibus,  puta  quod  omne  quod  vivit  indiget  nutrimentoj  quaedam 
vero  consuetudine,  sicut  in  moralibus,  utpote  quod  concupiscentiae 
diminuuntur  si  eis  non  obediamus  (S.  Thomas,  Ethicorum,  I,  11; 
cfr.    II,    1). 


—  287  - 

une  observation  attentive  et  prolongée  du  caractère  des 
hommes,  des  mœurs  de  la  société,  du  jeu  des  lois,  du 
mécanisme  des  institutions  (i). 

Celui  qui  veut  en  outre  utiliser  les  indications  de  la 
science  pour  exercer  une  action  politique,  celui-là  ne  doit 
pas,  ajoute-t-il,  se  contenter  des  seules  notions  théoriques. 
Sans  doute  l'étude  comparée  des  législations  étrangères 
et  des  projets  de  réforme  suggérés  par  les  penseurs  lui 
sera  profitable.  Mais  il  lui  faut  de  plus  et  surtout  l'expé- 
rience personnelle,  la  connaissance  du  monde,  le  manie- 
ment des  affaires,  la  pratique  du  gouvernement  {^). 

L'idée  que  les  événements  du  monde  moral  ne  sont 
pas  abandonnés  à  l'arbitraire  et  au  caprice;  qu'ils  ré- 
sultent, au  contraire,  avec  une  régularité  plus  ou  moins 
ponctuelle,  de  causes  disoernables,  —  cette  hypothèse  est 
considérée  comme  une  conquête  de  la  sociologie  con- 
temporaine et  présentée  comme  son  premier  postulat. 
L'ignorance  de  la  philosophie  thomiste  explique  seule  que 
la  gloire  de  cette  découverte  se  trouve  attribuée  à  Au- 
guste Comte.  Assurément  Comte  affirme  que  les  phéno- 
mènes sociaux  sont  assujettis  à  de  véritables  lois  natu- 


1.  Oportet  illum  qui  sufficiens  auditor  vult  esse  moralis  scientiae 
quod  sit  manu  ductus  et  exercitatus  in  consuetudinibus  humanae 
vitae  et  justis  et  universaliter  de  omnibus  civilibus,  sicut  sunc 
leges    et    ordines    politicarum    {Ethicoru^n,    I,    4). 

2.  Unde  aliquis  fit  legis  positivus  :  utrum  ex  consuetudine  vel 
ex  doctrina?  Experientia  conversationis  civilis,  quamvis  non  sut- 
ficiatj  non  tamen  parvum  aliquid  confert  ad  hoc  quod  homo  fiât 
politicus.  (Ex  legibus  congregatis  non  potest  fieri  aliquis  legis  po- 
sitivus, vel  judicare  quales  leges  sint  optimae,  nisi  habeat  experien- 
tiam  (Ethicorum,  X,  16).  Ad  hoc  quod  leges  bene  ponantur,  débet 
alitquis  multo  tempore  considerare  et  multis  annis,  ut  manifestum  sit 
per  Êxperientiam,  si  taies  leges  vel  statuta  bene  se  habeant  (Poli- 
ticorum,  II,  5). 


—  288  — 

relies,  et,  par  conséquent,  aussi  susceptibles  de  prévision 
scientifique  que  tous  les  autres  phénomènes  quelcon- 
ques (1).  Mais  saint  Thomas,  en  aristotélicien  averti, 
concevait  déjà  —  on  vient  de  pouvoir  s'en  assurer  —  la 
possibilité  d'une  discipline  appliquée  à  découvrir  par  la 
méthode  d'observation  les  lois  des  faits  moraux  et  so- 
ciaux. 

Encore  convient-il  de  noter  que  saint  Thomas,  plus 
avisé  que  maint  sociologue  contemporain,  ne  s'exagérait 
point  la  certitude  des  conclusions  auxquelles  on  peut  es- 
pérer aboutir. 

Les  faits  humains,  remarque-t-il,  sont  infiniment  di- 
vers; on  est  pratiquement  obligé,  pour  les  ramener  à 
quelques  types,  de  retenir  seulement  ceux  qui  se  présen- 
tent comme  les  plus  fréquents  {^). 

La  contingence  est  en  outre  tellement  mêlée  aux  évé- 
nements que  les  pronostics  de  la  science  sociale  ne  se 
vérifieront  guère  dans  tous  les  cas,  mais  seulement  la 
plupart  du  temps  {^). 

Là  où  le  déterminisme  est  plus  rigoureux,  par  exem- 
ple dans  les  phénomènes  astronomiques,  on  peut  avec 
assurance  prédire  l'avenir.  Mais  le  jeu  du  libre  arbitre 
risque  toujours,  dans  les  actions  humaines,  de  changer  le 


1.  A.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  48^  leçon;  t.  IV, 
p.   306    et    suiv. 

2.  Operationes  sunt  in  singularibus.  Singularia  sunt  infinita. 
Infinitas  singularium  non  potest  ratione  humana  comprehendi  ;  inde 
est  iquod  sunt  incertae  providentiae  nostrae.  Tamen  per  experien- 
tiam,  singularia  infinita  reducuntur  ad  aliqua  finita  quae  ut  ih 
pluribus  accidunt  (Summa  theologica,   11^  Ilae^   q.  47^  art.  3). 

3.  Non  est  eadem  certitude  quaerenda  in  omnibus.  Unde  in 
rébus  contingentibus,  sicut  sunt  naturalia  et  res  humanae,  sufficit 
talis  certitudo  ut  aliquid  sit  verum  ut  in  pluribus,  licet  interdum 
deficiat  in  paucioribus  (Summa  theologica,  I^  Il^e^  q.  96,  art.  1, 
ad  3m).  ■ 


—  289  ~ 

résultat  attendu;  aussi  est-on  ici  réduit  à  la  conjecture 
plus  ou  moins  probable  (^). 

A  la  différence  de  saint  Thomas,  les  auteurs  de  droit 
naturel  du  XVIII^  et  du  XIXc  siècles,  en  particulier 
Rousseau  et  les  spiritualistes  cousiniens,  n'ont  eu  nul 
souci  d'étudier  la  réalité,  d'en  découvrir  les  propriétés, 
d'en  pénétrer  la  nature.  Ils  croyaient  d'une  foi  indéfec- 
tible en  romniscience  de  la  raison  et  en  la  toute-puissance 
de  son  interprète  prétendu,  le  lég'islateur.  Persuadés  de 
tenir  le  véritable  idéal  de  la  vie  humaine,  ils  étaient  con- 
vaincus que,  par  la  rigueur  de  leur  logique,  ils  en  dédui- 
saient les  règles  du  Droit  naturel.  Révolutionnaires,  l'idée 
ne  leur  venait  point  que,  faute  de  posséder  la  plasticité 
qu'ils  lui  supposaient,  la  société  pourrait  bien  ne  pas  se 
plier  à  leurs  décrets.  Conservateurs,  ils  ne  soupçonnaient 
guère  le  caractère  relatif  des  institutions  dont  ils  affir- 
maient l'intangibilité. 

On  a  réagi  contre  leur ,  dédain  systématique  à  l'en- 
droit du  réel.  Les  sociologues  en  particulier  ont  rappelé 
que,  si  l'on  veut  légiférer  avec  succès  pour  la  société, 
il  faut  préalablement  la  connaître  et,  à  cette  fin,  créer 
une  physique  sociale  ou  une  science  des  mœurs. 

Mais  la  réaction  a  égalé  l'écart.  Le  droit  naturel  avait 

1.  Futura  cognosci  possunt  in  suis  causis.  Si  in  suis  causis  sint, 
ut  ex  quibus  ex  necessitate  proveniant,  cognoscuntur,  per  certitu- 
dinem  scientiae;  sicut  astrologus  praecognoscit  eclipsim  futuram. 
Si  autem  sic  sint  in  suis  causis,  ut  ab  eis  proveniant  ut  in  pluribus, 
sic  cognosci  possunt  per  quamdam  conjecturam,  vel  magis  vel 
minus  certain,  secundum  quod  causae  sunt  vel  magis  vel  minus 
inclinatae  ad  effectus  (Summa  theologica,  l^,  q.  86,  art.  4).  Opéra 
hominum  sunt  contingentia,  utpote  libère  arbitrio  subjecta.  Quicum- 
que  cognsocit  effectum  contingentem  in  causa  sua  tantum,  non 
habet  de  eo  nisi  conjecturalem  cognitionem  (Summa  theologica^ 
la,    q.    14,    art.    13). 


290. 


négligé  l'étude  des  faits  :  cette  étude  deviendra  l'objet 
d'une  science  nouvelle.  Les  moralistes  faisaient  de  l'art 
sans  préoccupation  scientifique  :  on  fera  exclusivement 
de  la  science  en  se  désintéressant  de  ses  applications  pos- 
sibles. Bien  plus,  on  affirmera  qu'une  science  ne  peut 
être  normative,  et,  partant,  qu'une  science  théorique  de 
la  morale  est  inconcevable  {^). 

Il  est  compréhensible  que,  pour  permettre  à  la  science 
des  mœurs  de  se  développer,  ses  défenseurs  l'isolent  de 
l'art  moral,  au  profit  duquel  elle  fut  trop  longtemps  sa- 
crifiée. Mais  il  faut  se  tenir  en  garde  contre  Tentraîne- 
ment  d'une  réaction  même  justifiée  en  principe  et  ne  pas 
prendre  pour  une  évidence  un  argument  de  polémiste. 

Il  n'y  a  nulle  contradiction  à  appeler,  comme  le  fait 
saint  Thomas,  la  science  morale  une  science  pratique. 

Elle  est  science  en  tant  qu'elle  renseigne  sur  les  effets 
réguliers  des  habitudes,  des  lois,  des  institutions,  c'est- 
à-dire  en  tant  qu'elle  donne  la  connaissance  du  réel. 

Elle  est  appelée  pratique,  en  considération  des 
services  qu'elle  peut  rendre  :  elle  répond  plus  spé- 
cialement au  besoin  d'agir,  tandis  que  la  science  spé- 
culative répond  davantage  au  besoin  de  savoir.  In  specu- 
lativis  scientiis  non  quaeritur  nisi  cognitio  veritatis.  In 
scientiis  operativis,  finis  est  operatio  (^). 

En  dépit  des  apparences  contraires,  les  sociologues 
partagent  les  préoccupations  pratiques  de  saint  Thomas. 
Dans  l'idée  de  Comte,  la  sociologie  devait  fournir  à  l'art 
politique    l'indication    de    moyens    d'action    efficaces    et 


1.  Lévy-Brûhl,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,   p.    14. 

2.  Ethicorum,  II,  2.  —  Cfr.  Summa  theologica,  l^,  q.  14,  art.  16. 


—  291  — 

sûrs  (1).  M.  Durkheim,  en  proclamant  son  dessein  de 
«faire  la  science  de  la  morale»,  a  soin  d'ajouter:  «Mais 
de  ce  que  nous  nous  proposions  avant  tout  d'étudier  la  réa- 
lité, il  ne  s'ensuit  pas  que  nous  renoncions  à  l'améliorer  ;  si 
nous  séparons  les  problèmes  théoriques  des  problèmes 
pratiques,  c'est  pour  nous  mettre  en  état  de  mieux  résou- 
dre ces  derniers  »  (^).  M,  Lévy-Briihl  tiendra  le  même  lan- 
gage, quand  il  apportera  à  sa  pensée  des  précisions  nou- 
velles :  Si  le  point  de  vue  théorique,  ou  l'étude  scientifique 
de  la  réalité  donnée,  doit  être  soigneusement  séparé  du 
point  de  vue  pratique,  c'est-à-dire  de  la  détermination  des 
fins  et  des  moyens,  c'est,  dit-il,  dans  l'intérêt  commun  de 
notre  savoir  et  de  notre  pouvoir.  Mais  le  but  reste  double  : 
il  est  de  fonder  une  science  de  la  nature  morale  et  un  art 
rationnel  qui  tire  des  applications  de  cette  science  (^j. 

Si  les  sociologues  affirment  que  leurs  recherches  se- 
ront «  désintéressées  et  toutes  théoriques  »  et  «  n'auront 
d'autre  fin  directe  et  immédiate  que  l'acquisition  du  sa- 
voir »  (*),  c'est  seulement  par  tactique,  pour  mieux  mani- 
fester la  nécessité  de  rompre  avec  des  errements  per- 
sistants. 

1.  A.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  48^  leçon,  t.  IV, 
p.    408. 

2.  E.  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social,  l^e  éd.,  pré- 
face,   p.    III. 

3.  L.  LÉVY-Brûhl,  Réponse  à  quelques  critiques,  dans  REVUE 
PHILOSOPHIQUE,  juillet  1906,  p.  11.  —  La  préoccupation  d'amé- 
liorer les  mœurs  au  moyen  des  indications  de  la  science  se  fait 
déjà  jour  dans  son  livre,  en  ce  passage,  par  ex.  :  «  Supposons 
que  nous  connaissions  d'une  façon  positive  les  conditions  physiolo- 
giques, psychologiques  et  sociales  des  différentes  sortes  de  dé- 
lits et  de  crimes  :  cette  connaissance  ne  foumira-t-elle  pas  des  moyens 
rationnels,  et  qui  ne  seront  plus  matière  à  discussion,  de  prendre 
les  mesures,  soit  préventives,  soit  répressives,  les  plus  propres  à 
réduire  à  leur  minimum  les  délits  et  les  crimes?  />  (L.  LÉVY-BRiiHL, 
La  morale  et  la  science  des  mœurs,  p.  274). 

4.  LÉVY-BRiiHL,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  pp.  9  et  33. 


—  292  — 

Assurément,  dans  leur  plan  de  travaux,  il  est  des  in- 
vestigations dont  on  n'aperçoit  pas  encore  quelle  utilité 
l'art  moral  pourrait  en  recueillir.  C'est  le  cas,  par  exem- 
ple, de  la  dissertation  de  M.  Durkheim  sur  les  origines  de 
la  prohibition  de  l'inceste,  où  il  se  flatte  d'éclairer  les 
dispositions  du  Code  civil  défendant  les  mariages  entre 
parents,  par  ce  qu'il  se  représentait  comme  étant  les 
croyances   totémiques   des  primitifs  (i). 

Mais  une  distraction  individuelle  ne  doit  pas  faire 
oublier  l'idée  inspiratrice  du  mouvement  sociologique. 
Ses  promoteurs  ont  eu  et  gardent  la  louable  ambition  de 
réparer  une  grave  lacune  du  Droit  naturel.  Ils  désirent  con- 
naître le  mieux  possible  la  société,  avant  de  lui  prescrire 
des  règles.  La  sociologie  ne  constitue  dans  leur  pensée 
que  la  substructure  d'un  édifice  dont  la  politique  leur  ap- 
paraît comme  le  faîte.  L'une  est  le  prolongement  de  l'au- 
tre. Les  deux  forment  un  bloc. 

Ils  sont  revenus,  sans  s'en  douter,  à  la  conception 
thomiste.  Leur  science  des  mœurs  +  leur  art  rationnel 
=  la  scientia  practica  de  saint  Thomas. 

3.  Le  problème  des  fins. 

La  protestation  de  la  Sociologie  contemporaine  contre 
la  méthode  du  Droit  naturel  peut  inscrire  à  son  actif 
un  premier  résultat  :  L'utihté  d'une  étude  des  faits  moraux 
et  sociaux  —  de  la  scientia  moralis  de  saint  Thomas  — 
n'est  plus  contestée  sérieusement  par  personne. 


1.  E.  Durkheim,  La  prohibition  de  Vinceste  et  ses  origines. 
Voir  plus  haut,  p.  62,  note  1.  —  M.  Frazer,  dans  Totemism  and 
Exogamy,  t.  IV,  p.  100  (Londres,  1910),  fait  la  critique  de  la 
théorie   de   M.    Durkheim. 


—  293  — 

Toutefois  le  désaccord  subsiste  sur  l'étendue  des  ser- 
vices que  la  science  pourra  rendre  à  l'art  moral  et  social. 
Tous  reconnaissent  que,  dans  la  mesure  où  elle  découvrira 
les  lois  des  phénomènes,  elle  fournira  à  l'action  des  direc- 
tions précieuses,  en  déconseillant  les  pratiques  inefficaces, 
en  recommandant  les  moyens  sûrs.  Mais  pourra-t-elle 
faire  plus  que  de  suggérer  des  renseignements  profitables 
à  celui  qui  est  déjà  décidé  à  agir?  Ou  devra-t-elle  se  con- 
tenter d'indiquer  les  voies  possibles,  sans  intervenir  dans 
le  choix  du  terme?  Il  y  a  une  science  des  moyens,  tous  le 
concèdent.  Y  a-t-il,  peut-il  y  avoir  une  science  des  fins? 

C'est,  disait  un  jour  M.  Espinas,  le  plus  difficile  pro- 
blème de  la  sociologie  {^)  ? 

Voyons  comment  il  est  résolu  par  M.  Durkheim,  d'un 
côté,  et  par  saint  Thomas,   de  l'autre.  ' 

M.  Durkheim  a  une  véritable  phobie  des  fins.  Elle  lui 
fut  inoculée  par  Auguste  Comte. 

La  politique  métaphysique  du  XVIIP  siècle  —  telle  est 
la  thèse  de  Comte  —  a  lancé  la  France  à  la  poursuite  de 
chimères  extravagantes.  Le  nouvel  ordre  social  est  fondé 
sur  des  principes  anar chiques.  L'auteur  responsable  de 
l'aventure  est  Rousseau,  avec  sa  méthode  où  l'imagination 
prédomine  au  détriment  de  robservation  [^). 

Déplcrant  que,  pour  leur  malheur,  les  Français  con 
tinuent  à  croire  au  Contrat  social  p),  M.  Durkheim  com- 


1.  A.  Espinas,  Etudes  sociologiques  en  France  (Revue  philoso- 
phique,  t.   XIV,   p.    517). 

2.  A.  Comte,  Plan  des  travaux  scientifiques  nécessaires  pour 
réorganiser  la  société.  —  Cours  de  philosophie  positive,  46e  et  48^ 
leçons.  —   Considérations   sur   le   pouvoir,   spirituel. 

3.  E.  Durkheim,  La  philosophie  dans  les  universités  allemandes, 

Morale  et  sociologie.  20 


—  294  — 

mencera  par  prendre  le  contre-pied  des  principes  de  Rous- 
seau. Celui-ci  exaltait  la  liberté  comme  le  plus  grand  bien 
de  tous  et  la  fin  nécessaire  de  tout  système  de  législation 
(Contrat  social,  Livre  II,  chapitre  11):  M.  Durkheim  sou- 
tiendra que  «  la  liberté  n'est  pas  un  bien  absolu  dont  on  ne 
saurait  jamais  trop  prendre  »  (i),  et  il  prouvera  la  nécessité 
d'une  réglementation  !  2).  Rousseau  estimait  que  l'homme 
est  naturellement  bon  ;  s'il  est  devenu  méchant,  c'est  que 
la  société  l'a  dépravé  i^):  M.  Durkheim  considère  l'en- 
fant qui  entre  dans  la  vie  comme  un  être  «  égoïste  et 
asocial»;  la  société  le  rend  par  l'éducation,  «capable  de 
mener  une  vie  morale,  et  crée  en  lui  un  homme  nouveau 
fait  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  nous  (*).  »  Dans 
le  système  de  Rousseau,  «  il  importe  qu'il  n'y  ait  pas  de 
société  partielle  dans  l'Etat  »  (Contrat  social,  Livre  II, 
chapitre  3j:  M.  Durkheim  dénoncera  comme  «une  véri- 
table monstruosité  sociologique,  une  société  composée 
d'une  poussière  infinie  d'individus  inorganisés  qu'un  Etat 
hypertrophié  s'efforce  d'enserrer  et  de  retenir  i^j  »  et  il 
réclamera  le  rétablissement  des   corporations  {^). 

Par  une  généralisation  excessive,   il  étendra  ensuite 
aux  moralistes  de  tous  les  temps  la  réprobation  encourue 


dans  «  Revue  internationale  de  l'enseignement  »,  Paris,  1887,  t.  XIII, 
p.  338. 

1.  Leçon   iV ouverture   du    cours    de   scisnce   sociale,    dans   «  Revue 
internationale    de   l'enseignement  »,    t.    XV,    p.    37, 

2.  De  la   division   du   travail   social,   pp.   356   et   380.    Le  suicide, 
p.   272   et   suiv. 

3.  J.-J.    Rousseau,    Discours   sur   Vorigine   et   les   fondements  de 
Vinégalitc   parmi   les  hommes. 

4.  Pédagogie  et  sociologie,  p.  47. 

5.  De  la   division   du  travail   social,   2"  éd.   Préface,   p.    XMXII. 

6.  Ihid.    et    Le    suicide,    p.    434    et    suiv. 


—  295  — 

par  Rousseau. Tandis  que  M.  Lévy-Briih]  s'étonne  de  leur 
timidité  intellectuelle,  M.  Durkheim  les  traite  de  nova- 
teurs, sinon  de  révolutionnaires  (i)  ;  et  il  assure  que  la 
sociologie  nous  prémunira  contre  leurs  entreprises  subver- 
sives en  nous  communiquant  «  un  esprit  sagement  con- 
servateur »  (^). 

Enfin,  quelque  usage  qu'ils  fassent  de  leur  méthode,  il 
ne  négligera  pas  une  occasion  de  la  condamner.  Raison- 
nant, dit-il,  comme  s'il  s'agissait  de  trouver  le  principe 
d'une  législation  morale  à  instituer  de  toutes  pièces,  les 
moralistes  commencent  par  formuler  une  certaine  concep- 
tion de  l'idéal  moral  ;  mais  ce  point  de  départ  est  un  pur 
postulat  de  la  sensibilité  individuelle,  car  chacun  érige 
en  fin  dernière  quelque  desideratum  particulier  {^).  Or, 
«  si  le  désirable  doit  être  déterminé  par  une  sorte  de  calcul 
mental,  aucune  borne  ne  peut  être  assignée  aux  libres  in- 


1.  «  La  spéculation  morale  des  philosophes  ne  s'est  jamais 
donné  pour  but  de  traduire  fidèlement  une  réalité  morale  déterminée. 
L'ambition  des  philosophes  a  bien'  plutôt  été  de  construire  une 
morale  nouvelle,  différente,  parfois  sur  des  points  essentiels,  de  celle 
que  suivaient  leurs  contemporains  où  qu'avaient  suivie  leurs  devan- 
ciers. Ils  ont  été  plutôt  des  révolutionnaires  et  des  iconoclastes  » 
(E.  Durkheim,  Détermination  du  fait  moral,  p.  196). 

«  Les  philosophes,  dit  au  contraire  M.  Lévy-Brùhl,  tiennent 
à  ne  pas  être  désavoués  par  la  conscience  morale  commune...  L'au- 
teur ne  se  sent  tranquille  que  si  les  principaux  principes  formulés 
par  lui  sont,  pour  ainsi  dire,  acceptés  d'avance  par  la  conscience 
commune...  Il  ne  se  rencontre  guère  de  doctrine  morale  qui  ose 
se  déclarer  ouvertement  en  désaccord,  sur  les  questions  de  pratique, 
avec  la  conscience  morale  de  son  temps...  Tous  prennent  garde  de 
choquer  par  leurs  préceptes,  la  conscience  morale  de  leur  temps  » 
(L.   Lévy-Brùhl,  La   morale   et   la   science   des   mœurs,   p.  *38). 

Ces  deux  jugements  ne  se  ressemblent  que  par  un  égal  dédain 
de  la  précision.  En  fait,  le  premier  s'applique  à  Rousseau  ;  le 
second,   aux    spiritualistes    cousiniens. 

2.  De  la   division   du   travail   social,    V^   édition.    Préface,    p.   V. 

3.  De  la  division  du  travail  social,  2^  édition.  Introduction, 
p.  7.  —  Le  suicide,  p.  369. 


—  296  — 

ventions  de  l'imagination.  Le  but  de  l'humanité  recule 
donc  à  l'infini,  décourageant  les  uns,  enfiévrant  au  con- 
traire les  autres  qui,  pour  s'en  rapprocher,  se  précipitent 
dans  les  révolutions  >(^). 

L'abus  qu'on  a  pu  faire  des  «fins»,  n'est  pas  la  seule 
raison  de  l'aversion  que  M.  Durkheim  éprouve  à  leur 
endroit-  Sa  pensée  maîtresse  est  de  faire  admettre  qu'une 
science  sociologique  est  possible.  Pour  le  prouver,  il  pos- 
tulera tout  simplement  le  déterminisme  social:  «Il  faut, 
dit-il,  affirmer  l'unité  de  la  nature  et  renoncer  à  considérer 
l'humanité  comme  un  monde  à  part,  soustrait  au  déter- 
minisme. Les  faits  sociaux  doivent  être  traités  comme  des 
phénomènes  naturels  soumis  à  des  lois  nécessaires»  (^j. 
Ceux  qui  n'ont  pas  compris  cela,  n'ont  pas,  à  son  avis,  fait 
œuvre  scientifique.  Tel  Wagner  admettant  que  la  volonté 
humaine,  dirigée  vers  un  but  défini,  donne  à  l'économie 
sociale  sa  forme  intentionnellement  déterminée  {^)  ;  tel 
Schaeffle,  considérant  les  phénomènes  moraux  et  sociaux 
comme  conscients  et  réfléchis  (^)  ;  tel  Ihering,  prenant  la 
cause  finale  pour  le  grand  moteur  de  notre  conduite  (^).  Le 
plus  souvent,  dit  M.  Durkheim,  nous  ignorons  les  motifs 
véritables  de  notre  action  (*^).  En  tout  cas  la  cause  d'une 
institution  ne  saurait  consister  dans  une  représentation 
anticipée  de  ses  effets  (^).  Tout  dans  la  vie  sociale  se  passe 


1.  Les  règles   de  la  méthode  sociologique,   pp.   92-93. 

2.  Sociologie  et   sciences   sociales,   pp.    466    et  485, 

3.  E.    Durkheim,    La    science    positive    de    la    morale    en    Alle- 
magne,  p.    45. 

4.  Ihid.,    p.    48. 

5.  Jhid.,    p,    51, 

6.  Ibid.,   p.    137, 

7.  De  la  division   du   travail   social,   p.   211. 


—  297    - 

mécaniquement  (/).  Il  faut  donc  renoncer  à  deviner  la 
fin  en  vue  de  laquelle  une  institution  aurait  été  créée, 
et  en  rechercher  seulement  la  cause  efficiente  et  la  fonc- 
tion P). 

Mais  ce  déterminisme,  —  dont  l'expression  parfois  s'a- 
doucit (") —  M.  Durkheim  l'abandonne  entièrement  quand 
il  n'est  plus  tenu  de  garder  l'attitude  de  fondateur  ou  de 
restaurateur  de  la  sociologie  scientifique.  Sur  le  terrain 
des  réalités  pratiques,  il  se  retrouve  finaliste  authentique; 
et  on  le  surprend,  exprimant  à  sa  façon  le  vieux  brocard 
thomiste  :  Oportet  quod  omnes  actiones  humanae  propter 
iÎJiem  sint{'^).  «  Nous  avons  besoin,  dira-t-il,  de  savoir  où 
nous  allons  ou  tout  au  moins  de  savoir  que  nous  allons 
quelque  part  »  (^).  «  Il  est  nécessaire  que,  non  seulement  de 
loin  en  loin,  mais  à  chaque  instant  de  sa  vie,  l'individu 
puisse  se  rendre  compte  que  ce  qu'il  fait  va  vers  un  but. 
Pour  que  son  existence  ne  lui  paraisse  pas  vaine,  il  faut 
qu'il  la  voie,  d'une  façon  constante,  servir  à  une  fin  qui  le 
touche  immédiatement  »  (^). 

De  là  à  devenir  moraliste  et  réformateur  social, il  n'y 
a  qu'un  pas.  Il  sera  lestement  franchi.  Aux  individus 
M.  Durkheim  prêchera  la  limitation  des  passions,  condi- 
tion du  bonheur  (7).  Aux  sociétés,  désagrégées  par  le  libé- 
ralisme, il  indiquera  le  remède  du  retour  au  régime  corpo- 


1.  De  la   divismi   du   travail   social,   pp.   253   et   327. 

2.  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  p.   117. 

3.  Ihid.    Conclusion. 

4.  S.   Thomas,    Summa   theologica,    la   Ilae^   q.    i^   art.   1. 

5.  La  morale  en  Allemagne,  p.   141. 

6.  Le   suicide,    p.    429. 

7.  Le   suicide,    pp.    272    et    suiv. 


^  298 


ratiii/).  Pour  réaliser  une  justice  supérieure,  il  proposera 
la  suppression  de  l'hérédité  (^). 

Dans  tous  ces  cas  il  poursuit  une  fin,  —  tantôt  le  bien- 
être  de  l'homme,  tantôt  celui  de  la  collectivité.  S'étantfait 
son  idée  du  bien  individuel  et  de  la  perfection  sociale,  il 
déduit  de  cet  idéal  ses  préceptes  ou  il  en  rapproche  comme 
de  leur  norme  les  institutions  existantes.  Ce  qui  rend 
l'homme  heureux  du  bonheur  qu'il  rêve  pour  lui,  est 
recommandé.  Ce  qui  ne  donne  point  satisfaction  aux  be- 
soins sociaux,  tels  qu'il  les  conçoit,  ejst  condamné. 

C'est  exactement  le  procédé  habituel  des  moralistes, 
que  M.  Durkheim  décrivait  en  ces  termes:  «D'ordinaire, 
pour  savoir  si  un  précepte  de  conduite  est  ou  non  moral, 
on  le  confronte  avec  une  formule  générale  de  la  moralité 
que  l'on  a  antérieurement  établie;  suivant  qu'il  en  peut 
être  déduit  ou  qu'il  le  contredit,  on  lui  reconnaît  ou  non 
une  valeur  morale  ».  —  «  Nous  ne  saurions,  ajoutait-il 
alors,   suivre  cette  méthode  (3).  » 

Pour  s'excuser  de  l'avoir  suivie  et  justifier  du  même 
coup  les  autres,  il  dira  peut-être  que,  de  son  aveu,  la  socio- 
logie n'est  pas  encore  en  état  de  nous  guider  efficace- 
ment (^)  et  il  rappellera  qu'au  moins  «tous  ses  efforts  per- 
sonnels tendent  à  tirer  la  morale  du  subjectivisme  senti- 
mental où  elle  s'attarde  »i(^). 

11  serait  injuste,  en  effet,  de  ne  pas  reconnaître  ces 
efforts.  M.  Durkheim  croit  que  la  science  peut  plus  que 


1.  De   la   division   du   travail   social,   2fi   édition,   Préface. 

2.  Ibià.    et    pp.    367    et    suiv. 

3.  La  division  du  travail  social,   V^  éd.,  p.  4. 

4.  De  la  division  du   travail  social,   2e  édit.,  p.   331. 

5.  Détermination  du  fait  moral,   p.   176. 


—  299  — 

de  nous  renseigner  sur  ce  qui  est  possible  et  impos- 
sible (^)  :  elle  peut  nous  aider  à  trouver  le  sens  dans 
lequel  nous  devons  orienter  notre  conduite  [^).  Il  est  per- 
suadé qu'elle  est  capable  non  seulement  de  nous  révéler 
comment  les  causes  produisent  leurs  effets,  mais  de  nous 
dire  quelles  fins  doivent  être  poursuivies  (-^j  ;  et,  fort  de 
cette  conviction,  il  a,  en  vue  surtout  d'éclairer  la  pratique, 
esquissé  sa  théorie  du  normal  et  du  pathologique  {^). 

Rappelons-la  sommairement  (^). 

Etant  donné  que,  pour  les  sociétés  comme  pour  les 
individus,  la  santé  est  bonne  et  désirable,  le  problème  con- 
siste, suivant  M.  Durkheim,  à  trouver  un  critère  «objec- 
tif »  qui  permette  de  distinguer  «  scientifiquement  »  la 
santé  de  la  maladie  dans  les  divers  ordres  de  phénomènes 
sociaux.  Ce  critère  c'est  le  degré  de  généralité  des  faits  : 
Un  fait  moral,  par  exemple,  est  normal  pour  un  type 
social  déterminé,  quand  on  l'observe  dans  la  moyenne 
des  sociétés  de  cette  espèce.  «  Nous  ne  croyons  pas,  dit 
M.  Durkheim,  que  jamais  on  se  soit  systématiquement 
astreint  à  décider  du  caractère  normal  ou  anormal  des 
faits  sociaux  d'après  leur  degré  de  généralité.  C'est  tou- 
jours à  grand  renfort  de  dialectique  que  ces  questions 
sont  tranchées  ».  Toutefois  la  généralité  n'est,  observe-t-il, 
qu'une  présomption  de  normalité.  Il  faut  vérifier  si  le 
phénomène,  dont  la  «  généralité  »  et  par  conséquent  la 
«  normalité  de  fait  »  se  trouvent  établies  par  l'observ^a- 
tion,  est  utile  à  l'organisme  ou  nécessairement  impliqué 


1.  E.   Durkheim,   Crime   et   santé   sociale,   p.   523. 

2.  I}e   la   division   du    travail   social,    l^e   édit.    Préface. 

3.  Les   règles   de   la    méthode   sociologique,   p.    60. 

4.  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  chapitre  III,  De  la  division 
du   travail   social,    V^    édit.,    p.    33    et   suiv. 

5.  Voir  plus  haut,   p.    115.  • 


300 


dans  la  nature  de  l'être,  c'est-à-dire  «  normal  en  droit  ». 
C'est  ainsi  que  l'état  d'individualisme  et  d'anomie,  gé- 
néral pourtant  dans  les  sociétés  européennes  contempo- 
raines,  lui  apparaît   comme  un  cas   pathologique   i^;. 

L'examen  de  ces  règles,  relatives  à  la  distinction  du 
normal  et  du  pathologique,   suggère  trois  réflexions. 

1°  Saint  Thomas  considérait  déjà  la  généralité  d'un 
jugement,  d'un  sentiment,  d'un  désir,  d'une  pratique, 
comme  un  indice  probable  de  normalité  :  Ici  quod  inve- 
nitur  in  omnibus  aut  in  pluribus  videtur  esse  ex  inclina- 
tione  naturae...  Illud  enim  in  quod  onmes  vel  plures  con- 
sentiunf,  non  potest  esse  omnino  falsum  (^). 

2^'  M.  Durkheim  recherchait  un  critère  «  objectif  » 
qui  permît  de  distinguer  «  scientifiquement  »  la  santé 
de  la  maladie,  le  normal  du  pathologique  ou,  —  pour 
parler  ainsi  que  tout  le  monde,  —  le  bien  du  mal. 

Il  s'arrête  un  instant,  comme  en  présence  d'une  dé- 
couverte importante,  devant  le  critère  de  la  «  généralité  ». 
Mais,  vérification  faite,  il  se  trouve  que  le  symptôme  n'est 
pas  probant,  car  «  la  conscience  morale  des  sociétés  est 
sujette  à  se  tromper  »p). 

Ce  n'est  qu'une  déconvenue,  et  elle  peut  arriver  à 
tout  chercheur. 

L'aventure  devient  plaisante  quand,  cherchant  autre 
chose,  M.  Durkheim  remet  la  main,  sans  paraître  s'en 
douter  ou  sans  vouloir  l'avouer,  sur  la  vieille  recette  des 
moralistes. 


1.  De    la    division    du    travail    social,    2^    édit.,    Préface,    p.    VI  • 
et  p.   27. 

2.  Ethicormn,  L.  VII,  1.  13- 

3.  Division  du   travail  social,   V^^   éd.,  p.   33. 


—  301     - 

Pour  ceux-ci,  une  règle  ou  une  institution  —  fût-elle 
habituellement  pratiquée  ou  généralement  admise  —  n'est 
moralement  bonne  que  si  elle  est,  à  titre  de  moyen  utile 
ou  nécessaire,  en  connexion  avec  une  fin  désirable  oU 
obligatoire. 

M.  Durkheim  adopte  tout  simplement  leur  procédé 
téléologique,  quand  il  veut  vérifier  si  une  institution, 
normale  en  fait  parce  que  générale,  est  aussi  normale  en 
droit.  Il  condamne,  par  exemple,  le  libéralisme  écono- 
mique, —  tout  «  général  »  et  répandu  qu'il  soit,  —  parce 
que  ce  régime  ne  proicure  pas  à  la  société  ce  que  M.  Durk- 
heim estime  être  un  bien  :  «  l'état  d'anomie  juridique  et 
morale  où  se  trouve  actuellement  la  vie  économique,  est 
un  phénomène  morbide,  parce  qu'une  telle  anarchie  va 
contre  le  but  même  de  toute  société  ;  la  société  est  inté- 
ressée à  ce  que  l'ordre  et  la  paix  régnent,  elle  ne  peut 
pour  vivre  se  passer  de  cohésion  et  de  régularité,  elle  a 
besoin    d'harmonie    et    de    solidarité  (^).  » 

3^'  La  science,  assurait  M.  Durkheim,  peut  nous  dire 
quelles  fins  doivent  être  poursuivies. 

Il  s'agit,  dit  il,  avant  tout,  de  nous  faire  vivre  en  état 
de  santé  :  voilà  l'idéal  à  réaliser,  l'objectif  à  atteindre. 
La  «santé»  doit  d'ailleurs  s'entendre  largement::  «pour 
l'homme  cultivé,  elle  consiste  à  satisfaire  régulièrement 
les  besoins  les  plus  élevés  tout  aussi  bien  que  les  autres, 
car  les  premiers  ne  sont  pas  moins  que  les  seconds  enra- 
cinés dans  sa  nature»  (-). 

Mais  cette  fin  suprême  du  vouloir  qu'est  la  santé,  il 
ne  démontre  point  que  la  science  en  impose  le  désir.  — 

1.  De  la  division  du  travail  social.  Préface  de  la  seconde  édition, 
p.   VI    et   p.    27. 

2.  De  la  division  du  travail  social,  2c  éd.,  pp.  331-332. 


—  302  — 

Et  c'est  cela  précisément  qu'il  eût  fallu  démontrer.  Il 
se  contente  d'affirmer,  de  supposer  ou  de  postuler,  «  que, 
pour  les  sociétés  comme  pour  les  individus,  la  santé 
est  bonne  et  désirable  ».  Il  ne  prouve  point  ce  qu'il  se 
flattait  de  prouver. 

La  cause  de  son  échec  est  manifeste.  Il  s'est  aventuré 
dans  une  tentative  impossible,  en  exigeant  de  la  science, 
qu'il  définit  «  la  connaissance  du  réel  »,  un  concours  qui 
dépasse   ses   forces. 

Il  est  au  pouvoir  de  la  science,  telle  qu  il  la  définit,  de 
nous  apprendre  les  résultats  habituels  d'une  pratique 
adoptée,  les  effets  ordinaires  d'un  régime  suivi.  Si  nous 
désirons  ces  résultats,  si  nous  voulons  ces  effets — et 
qu'en  outre  nous  ayons  le  souci  d'être  conséquents  avec 
nous-mêmes  —  nous  nous  en  tiendrons  à  la  pratique  ou  au 
régime   dont   l'efficacité   est   scientifiquement   établie. 

Mais  la  science,  en  tant  qu'elle  est  simplement  la  con- 
naissance du  réel,  —  ne  peut  imposer  l'obligation  de  vou- 
loir la  santé.  Le  désir  de  la  santé,  ou  plutôt  les  différents 
besoins  de  la  nature  individuelle  et  sociale  que  M.  Durk- 
heim  enveloppe  dans  ce  mot,  préexistent.  Ce  sont  eux  qui 
provoquent  les  recherches  de  la  science;  celle-ci  ne  fait 
que  mettre  ses  renseignements   à  leur  disposition  (^). 

La  science  sort  à  toutes  fins^  à  faire  vivre,  mais  aussi  à 


1.  In  operab^ibus  oportet  finem  supponere.  Non  consiliamur  de 
finibus  sed  de  his  quae  sunt  ad  fines.  Medicus  non  consiliatur  an 
debeat  sanare  infirmum,  sed  hoc  stipponit  quasi  finem.  Nec  Rhe- 
toricus  consiliatur  si  debeat  persuadere,  sed  hoc  intendit  quasi  finem. 
Nec  etiani'  Foliticus  id  est  rector  civitatis  consiliatur  an  debeat  facere 
pacem  auae  se  habet  ad  civitatem  sicut  sanitas  ad  coupus  hominis.  Et 
sic  nullus  aliorum  operantium  consiliatur  de  fine  (S.  Thomas,  Ethi- 
corum,  III,  1,  8).  Finis,  de  quo  non  est  consilium,  supponitur  in 
cancilio   ut    principium    (S.    Th.,    h^   Ilac,    q.    14,    art.   6). 


—  303 

faire  mourir.  Les  uns  vivent  hygiéniquement  ;  les  autres 
tuent  scientifiquement. 

La  scciologie  aura  beau  étaler  les  résultats  du  libéra- 
lisme économique,  elle  ne  modifiera  pas  la  politique  de 
ceux  qui  aiment  quand  même  ces  conséquences,  c'est- 
à-dire  qui  préfèrent  la  lutte  à  la  paix,  la  liberté  à  la  régle- 
mentation. 

Certes,  des  individus  changeront  parfois  de  conduite  à 
la  suite  d'une  démonstration  scientifique;  ils  deviendront 
abstinents  quand  l'hygiéniste  leur  aura  révélé  les  suites 
de  l'alcoolisme  ;  ils  renonceront  peut-être  à  la  pratique 
néo-malthusienne  quand  le  démographe  leur  en  aura  ap- 
pris les  répercussions.  Mais  la  science  ne  crée  pas  le  désir 
des  fins  que  se  proposeront  désormais  les  convertis.  Jadis 
étouffé  par  d'autres,  devenus  plus  impérieux,  ce  désir  était 
resté  latent.  Le  sachant  contrecarré  ou  menacé,  on  l'exa- 
mine, on  le  compare  avec  ses  rivaux.  Mais  le  choix  qui 
interviendra,  la  science  ne  le  dicte  pas  ;  elle  ne  détermine 
pas  la  préférence.  Elle  a  été  simplement  le  fait  nouveau 
qui  est  venu  provoquer  la  revision  d'un  jugement  de 
valeur. 

En  somme,  l'attitude  de  M.  Durkheim  en  face  du  pro- 
blème des  fins  n'est  pas  caractérisée  par  une  parfaite  co- 
hérence. Déterministe  en  théorie  et  par  système,  il  est 
finaliste  en  pratique  et  par  nécessité.  Sociologue  de  pro- 
fession, il  est  moraliste  par  goût.  Contempteur  hautain 
d'une  méthode,  il  s'oublie  à  en  uaer  copieusement.  Inven- 
teur prétendu  d'une  théorie  nouvelle,  il  échoue  net  à 
l'heure  de  la  démonstration. 

Comment  saint  Thomas  résout-il  le  problème  des  fins 
de  l'action? 


—  304  — 

11  prend  pour  point  de  départ  la  constatation  d'un  fait. 
Il  observe  qu'en  délibérant  sur  une  décision  à  prendre, 
nous  nous  appuyons  toujours  à  un  principe  qui,  pour 
l'heure  du  moins,  n'est  pas  contesté.  Ce  principe  n'est  pas 
une  proposition  dont  l'objet  est  d'énoncer  ce  qui  est  vrai  : 
c'est  un  jugement  de  valeur;  il  affirme  que  telle  fin  est 
bonne,  désirable,  obligatoire,  ou  le  contraire.  Il  constitue 
la  majeure  d'un  syllogisme  dont  la  mineure  sera  une 
vérité  de  fait,  à  savoir  que  tel  moyen  assure,  ou  non,  dans 
des  conditions  déterminées,  l'obtention  de  la  fin  voulue  Q). 

De  certains  de  ces  principes,  saint  Thomas  dit  qu'ils 
sont  «  premiers,  »,  analogues  aux  critères  suprêmes  de 
l'ordre  spéculatif  (").  C'est  d'eux  que  nous  partons  quand 
nous  voulons  agir:  ils  indiquent  la  direction.  C'est  à  eux 
que  nous  retournons  en  cas  d'hésitation  :  ils  restent  la 
norme  permanente  i^^j. 

Ils  sont,  dit-il  encore,  indémontrables  (*).  Ils  portent 
leur  valeur  en  eux-mêmes  et  ne  la  tiennent  pas  d'ailleurs. 


1.  Conferens  de  agendis  utitur  quodam  syllogisme  '(<S.  Th.,  l^ 
IJac^  iq.  76,  art.  1).  Ratio  practica  utitur  quodam  syllogisme  in 
operabilibus.  Ideo  est  invenire  aliquid  in  ratione  practica  quod  ita 
se  habeat  ad  operationes,  sicut  se  habet  propositio  in  ratione  spe- 
culativa  ad  qonclusiones.  Et  hujusmodi  propositiones  universales 
rationis  practicae  ordinatae  ad  actiones,  habent  rationem  legis  (^'.  Th., 
l'i    Ilac^   q.    90,    art.    1,    ad  2^). 

2.  Praecepta  legis  naturae  hoc  modo  se  habent  ad  fationem  prac- 
ticam,  sicut  principia  prima  demonstrationum  se  habent  ad  ratio- 
nem speculativam.  Utraque  enim  sunt  quaedam  principia  per  se 
nota  {8.    Th.,    I^    Ilae,    q.    94,    art.    2). 

3.  Ratiocinatio  humana,  secundum  viam  inquisitionis  vel  inven- 
tionis,  procedit  a  quibusdam  simpliciter  intellectis  quae  sunt  prima 
principia;  et  rursus,  in  via  judicii,  resolvendo  redit  ad  prima  principia, 
ad  quae  inventa  examinât  (;S.   Th.,   I»,  q.  79,  art.  8). 

4.  Ex  praeceptis  legis  naturalis,  quasi  ex  quibusdam  principiis 
communibus  et  indemonstrabilibus,  necesse  est  quod  ratio  humana 
procédât  ad  aliqua  magis  particulariter  disponenda  (S.  Th.,  I'^  Ilae, 
q.  91,  art.  3).  Sicut  enim  in  speculativis...  ita  etiam  in  operativis  sunt 


—  305  ~ 

Nous  y  adhérons  spontanément  ^^j.  Ce  ne  sont  pas  de  labo- 
rieux acquêts  de  la  raison  pratique.  Ils  constituent  son 
bien  propre  ;  on  la  conçoit  si  peu  sans  eux,  que  volon- 
tiers on  les  dirait  innés  {^). 

D'oii  viennent-ils,   cependant,   car  tout  a  une   cause? 

Ils  naissent  de  nos  besoins  devenus  conscients,  de 
leurs  exigences  ressenties  et  reconnues. 

Du  fond  de  notre  être  jaillissent  des  aspirations,  émer- 
gent des  tendances.  Ces  désirs  que  nous  éprouvons,  ces  in- 
clinations que  nous  constatons,  nous  donnent  l'idée  de 
bien.  Nous  appelons  bon  ce  qui  répond  à  ces  aspirations, 
ce  qui  satisfait  ces  tendances.  Et  si  nous  voulons  rendre 
raison  d'une  décision  ou  d'une  démarche,  nous  la  justifie- 
rons en  disant  qu'elle  nous  a  semblé  bonne.  Le  principe 
qu'il  faut  vouloir  et  faire  le  bien,  apparaît  à  l'analysQ 
comme  le  premier  et  le  plus  général  principe  de  la  raison 
pratique  (^). 

Formule  vide,  dira-t-on.  Soit.  Mais  il  suffira  de  faire 
attention  aux  différents  besoins,  de  distinguer  les  inclina- 

quaedam  principia  naturaliter  cognita  quasi  indemonstrabilia  principia 
et  prcpinqua  his,  ut  malum  esse  vitandum,  nulli  esse  injuste  nocendum, 
non  furandum  et  similia  (.EtMcorum,  L.  Vi,  1.  12). 

1.  In  natura  humana  oportet  esse  cognitionem  veritatis  sine  inqui- 
sitione  et  in  speculativis  et  in  practicis;  hanc  cognitionem  opo-rtet 
homini  naturaliter  inesse;  ita  in  anima  kumana  est  quidam  habitus 
naturalis  primorum  principiorum  operabilium,  quae  sunt  naturalia  prin- 
cipia   juris    naturalis.    (S.    THOMAS,    De    Veritate,    q.    16,    art,    1). 

2.  Principia  prima  dicuntur  naturaliter  cognita  (>S'.  Th.,  I^  Ilae^ 
q.  51,  art.  1,  arg.  s.  c).  In  ratione  hominis  insunt  naturaliter  quaedam 
principia  naturaliter  cognita  tam  scibilium  quam  agendorum,  quae 
sunt  quaedam  seminalia  intellectualium  virtutum  et  moralium  |*S'.  Th., 
la    Ilae^    q.    63,    a.    1). 

In  ratione  practica  praeexistunt  quaedam,  ut  principia  naturaliter 
nota,  et  hujusmodi  sunt  fines  virtutum  moralium,  q'uia  finis  se  habet  in 
operabilibus,  sicut  principium  in  speculativis  {S.  Th.,  11^  Ilae^  q.  47, 
art.    6). 

3.  Bonum  est  primum  quod  cadit  in  apprehensione  practicae  ratio- 
nis.  Frimum  principium  in  ratione  practica  est  :  Bonum  est  quod  om- 


—  306  — 

tions,  de  classifier  les  biens  auxquels  les  hommes  tendent, 
pour  donner  à  la  formule  un  contenu;  pour  expliciter  la 
norme  suprême  en  plusieurs  autres,  générales  encore  mais 
déjà  plus  précises  ;  pour  déterminer  les  fins  naturelles  du 
vouloir  et  de  l'agir;  pour  retrouver  enfin  ces  principes 
d'une  valeur  indiscutée  auxquels  nous  faisons  toujours 
appel  en  justifiant  nos  décisions  et  qui  forment  la  majeure 
de  nos  syllogismes  pratiques  i^). 

C'est  ainsi  que  procède  saint  Thomas.  Il  ne  se  con- 
tente pas  de  noter  l'universalité  de  la  tendance  au  bonheur 
et  du  désir  du  bien  en  général  ;  il  fait  le  relevé  des  aspira- 
tions qui  se  font  jour  communément  dans  l'espèce  hu- 
maine et  il  en  signale  qui  s'observent,  pour  ainsi  dire 
sans  exception,  partout,  toujours,  et  chez  tous. 

Celles-là  renseignent  évidemment  sur  le  fonds  intime 
du  sujet  qui  les  éprouve.  Elles  découvrent  son  mode 
d'être  constant,  sa  manière  propre  d'agir  et  de  réagir,  sa 
préoccupation  dominante.  Elles  sont  l'être  lui-même,  s'af- 
f  irmant  avec  ses  nécessités  ;  clamant  ce  qu'il  veut  avoir,  ce 
qu'il  doit  devenir;  tendant  d'un  effort  spontané  vers  l'état 
de  perfection  qu'il  se  sent  capable  d'atteindre.  Elles  ne  lui 
ont  pas  été  suggérées  incidemment. Elles  étaient  en  lui  dès 
l'origine.  Leur  existence  s'impose  comme  un  fait  primitif. 

Sans  doute  la  réflexion  doit,  avec  le  concours  de  l'ex- 
périence et  de  la  science,  régler  nos  tendances.  Et  même 

nia  appetunt.  Primum  praeceptum  legis  est  quod  bonum  est  facien- 
dum  et  prosequendum  et  malum  vitandum.  Supra  hoc  fundantur  om- 
nia  alia  praecepta  legis  naturae  ut  scilicet  omnia  illa  facienda  vel 
vitanda  pertineant  ad  praecepta  legis  naturae  quae  ratio  practica 
naturaliter  apprehendit  esse  bona  humana  {S.  Th.,  la  Il^e^  q_  94^ 
art.    2). 

1.  Omnia  illa  ad  quae  homo  habet  naturalem  inclinationein, 
ratio  naturaliter  apprehendit  ut  bona  et  per  consequens  ut  opère 
prosequenda  et  contraria  eorum  ut  mala  et  vitanda  (S.  Th.,  i^  llae^ 
q.    94,    a.    2). 


307 


nous  n'agissons  en  hommes  que  dans  la  mesure  où  nous 
subordonnons  notre  conduite  à  une  direction  intelligen- 
te (^).  Mais  la  raison  ne  peut  formuler  un  précepte  quel- 
conque que  si  elle  est  déjà  informée  ^).  Pour  guider  l'être, 
qui  se  fie  à  elle,  dans  la  voie  qui  est  la  sienne,  elle  doit 
connaître  le  terme  de  son  effort  spontané,  sinon,  obéissant 
à  d'autres  sollicitations,  elle  risque  de  lui  faire  un  sort 
fatal  ou  de  l'acheminer  vers  une  destinée  chimérique. 
Elle  n'assurera  au  vouloir  délibéré  sa  nécessaire  rectitude 
que  si  elle  prend  elle-même  pour  point  de  départ  et  pour 
point  d'appui  les  inclinations  naturelles  de  l'être  i^j.  Tan- 
dis qu'elle  s'en  inspire,  elle  formule  ces  principes  géné- 


1.  Lex  naturalis  est  aliquid  per  rationem  constitutum  (S.  Th., 
la  na<'j  q.  94,  art.  1).  Virtus  uniuscujusque  rei  consistit  in  hoc  quod 
sit  bene  disposita  secundum  convenientiam  suae  naturae.  Homo 
autem  in  specie  constituitur  per  animam  rationalem.  Et  ideo  id  quod 
est  secundum  rationem  est  secundum  naturam  hominis.  Bonum  autem 
hominis  est  secundum  rationem  esse.  Unde  virtus  humana  intantum 
est  secundum  naturam  hominis,  inquantum  convenit  rationi  (^8.  Th,, 
la  iiac^  q.  71^  art.  2).  Bonum  cujusque  rei  est  in  hoc  quod  sua 
operatio  sit  conveniens  suae  formae.  Propria  autem  forma  hominis 
est  secundum  quam  est  animal  rationale.  Unde  oportet  quod  operatio 
hominis  sit  bona  ex  hoc  quod  est  secundum  rationem  rectam.  {Ethi- 
corum,  II,  2).  In  rébus  humanis  dicitur  esse  aliquid  justum  ex  eo 
quod  est  rectum  secundum  regulam  rationis  ^6'.  Th.,  I»  Ilae^  q.  95, 
art.    2). 

2.  «  Comment  est-il  possible,  dit  très  justement  M.  Durkheim, 
que  la  raison  pure,  sans  se  servir  de  l'expérience,  recèle  en  elle  une 
loi  qui  se  trouve  régler  exactement  les  relations  domestiques,  écono- 
miques, sociales?  y>  IMor.  en   Allem.,  «    Revue  pliilos.  »,  t.  24,  p.  276). 

3.  Appetitus  est  finis  et  eorum  quae  sunt  ad  finem.  Finis  autem 
determinatus  est  homini  a  natura.  Ea  autem  quae  sunt  ad  finem,  non 
sunt  nobis  determinata  a  natura,  sed  per  rationem  investiganda.  Ergo 
rectitudo  appetitus  per  respectum  ad  finem  est  mensura  veritatis  in 
ratione  practica.  Et  secundum  hoc  determinatur  veritas  rationis  prac- 
ticae  secundum  concordiam  ad  appetitum  rectum.  Ipsa  autem  veritas 
rationis  practicae  est  régula  rectitudinis  appetitus  circa  ea  quae  sunt 
ad  finem.  Et  ideo  secundum  hoc  dicitur  appetitus  rectus  qui  prose- 
quitur  quae  vera  ratio  dicit  '{Ethicorum,  L.  VI,  1.  2).  Rationis  prima 
régula   est   lex   naturae    {S.    Th.,    la    Ilae^   q.   95^    art.    2). 


—  308—      . 

raux,  premiers  et  indémontrables,  qui  sont  impliqués  dans 
nos  jugements  moraux  et  auxquels  les  règles  particu- 
lières empruntent  leur  valeur. 

Sans  peut-être  avoir  eu  l'intention  de  faire  une  analyse 
exhaustive,  saint  Thomas  énumère  une  série  d' «  incli- 
nations naturelles  »  dont  la  pression  amène  la  raison  à  for- 
muler ces  propositions  normatives.  C'est  d'abord  une  ten- 
dance, commune  à  tous  les  êtres  existants  :  l'instinct  de 
conservation  ou  le  vouloir  vivre  selon  sa  nature  propre. 
C'est  ensuite  l'instinct  sexuel  et  le  désir  de  se  survivre  que 
l'espèce  humaine  partage  avec  les  espèces  animales  et  qui 
assurent  leur  perpétuité.  C'est  encore  —  et  ceci  est  spécial 
aux  humains  —  l'instinct  social  et  le  besoin  d'entr'aide. 
C'est,  en  général,  le  développement  de  nos  facultés  et 
notamment  celui  de  l'intelligence  éprouvant  le  besoin  de 
savoir  et  aspirant  à  la  connaissance  du  vrai  (^). 

L'office  de  la  raison  est  d'acheminer  ces  tendances  à 
leur  terme.  Mais,  avant  tout  examen  des  voies  et  moyens, 
elle  reconnaît  l'importance  décisive  de  leur  direction  ini- 
tiale {-).  Pour  s'assurer  à  elle-même  un  fil  conducteur  dans 

1.  Inest  primo  inclinatio  homini  ad  bonum  secundum  naturam 
in  qua  communicat  cum  omnibus  substantiis,  prout  scilicet  quaelibet 
substantia  appétit  conservationem  sui  esse  secundum  suam  naturam. 
Secundo  inest  homini  inclinatio  ad  aliqua  magis  specialia  secun- 
dum naturam,  in  qua  communicat  cum  caeteris  animalibus.  Tertio 
inest  homini  inclinatio  ad  bonum  secundum  naturam  rationis  quae 
est  sibi  propria;  sicut  homo  habet  naturalem  inclinationem  ad  hoc 
quod  iveritatem  cognoscat  de  Deo  et  ad  hoc  quod  in  societate 
vivat.  {Summa  theologiea,  la  Ilae^  q.  94^  art.  2).  —  Non  per  volun- 
tatem  appetimus  solum  ea  quae  pertinent  ad  potentiam  voluntatis, 
sed  etiam  ea  quae  pertinent  ad  singulas  potentias  et  ad  totum  ho- 
minem.  Unde  naturaliter  homo  vult  non  solum  objectum  voluntatis, 
sed  etiam  alia  quae  conveniunt  aliis  potentiis;  ut  cognitionem  veri, 
quae  convenit  intellectui,  et  esse  et  vivere,  et  hujusmodi  alia,  quae 
respiciunt  consistentiam  naturalem.  (Sîimma  theologiea,  I^  Ilae^  q.  10, 
art.    1.) 

2.  Recta  ratio  praeexigit  principia  ex  quibus  ratio  procedit  {S.  Th., 
la    Ilae^    q.    53,    art.    5). 


309 


le  dédale  des  sentiers  de  la  vie,  elle  affirme  une  fois  pour 
toutes  que  c'est  dans  le  sens  de  ces  inclinations  spontanées 
qu'il  faudra  marcher  (i).  Elle  proclame  bon  et  désirable  ce 
qui  sera  prouvé  être  un  moyen  de  réaliser  une  de  ces 
fins  naturelles.  Elle  réprouve  ce  qui  entrave  le  dévelop- 
pement de  l'être  dans  le  sens  de  sa  nature  {^). 

Ainsi,  par  exemple,  de  ce  que  la  vie  en  société  est 
naturelle,  la  raison  conclut  qu'il  faut  vouloir  tout  ce  qui 
est  une  condition  indispensable  de  l'existence  collective, 
tout  ce  qui  procure  la  paix,  assure  l'ordre,  maintient  la 
justice  et  favorise  le  progrès  {^).  Il  lui  restera  à  déterminer 

—  nous  verrons  bientôt  comment  et  par  quelle  méthode 

—  les  moyens  d'atteindre   dans  la  mesure   du  possible 
ces  buts  généraux. 

Les  fins  de  l'action  humaine  ne  sont  donc  pas,  dans 
la  conception  thomiste,  un  idéal  en  dehors  de  toute  prise. 


1.  Verum  intellectus  practici  accipitur  per  conformitatem  ad  appe- 
titum  rectum  {Summa  theologlca,  la  Ilae^  p.  57^  art.  5,  ad  3^^).  Appe- 
titus  finis  praecedit  rationem  ratiocinantem  ad  eligendum  ea  quae 
sunt  ad  finem.  (Summa  theologica,   I^   Ilae^  q.  53,  art.  5,  ad  1"^). 

2.  Secundum  ordinem  inclinationum  naturalium  est  ordo  praecep- 
torum  legis  naturae.  (Frimoi)  pertinent  ad  legem  naturalem  ea  per  quae 
vita  hominis  conservatur  et  contrarium  impeditur.  (Secundo)  dicuntur 
ea  esse  de  lege  naturali  quae  natura  omnia  animalia  docuit,  ut  est 
co.mmixtio  maris  et  feminae  et  educatio  liberorum  et  similiter.  (Ter- 
tio) ad  legem  naturalem  pertinent  ea  quae  ad  inclinationem  (ad  bonum 
secundum  naturam  rationis)  spectant;  utpote  quod  homo'  ignoran- 
tiam  vitet  ;  quod  alios  non  off  endat  cum  quibus  débet  conversari 
et  cœtera  hujusmodi  quae  ad  hoc  spectant  {Summa  théologien,  la  Ilae, 
q.    94,    art.    2). 

3.  Cuicumque  est  aliquid  naturale,  oportet  etiam  esse  naturale 
id  sine  quo  illud  haberi  non  potest.  Est  autem  homini  naturale  quod 
sit  animal  sociale  ;  quod  ex  hoc  ostenditur  quod  unus  homo  solus 
non  sufficit  ad  omnia  quae  sunt  humanae  vitae  necessaria.  Ea  igitur 
sine  quibus  societas  humana  conservari  non  potest  sunt  homini 
naturaliter  convenientia.  Hujusmodi  autem  sunt:  unicuique  quod 
suum  est  conservare  et  ab  injuriis  abstinere.  (S.  Thomas,  Summa 
contra    Gentiles,    L.    III,    cap.    129). 

Morale  et  sociologie.  21 


—  310  — 

une  vaine  chimère,  une  utopie  décevante.  Elles  sont  le 
terme  vers  lequel  le  sujet  s'achemine  d'un  mouvement 
spontané,  le  but  auquel  il  tend  naturellement.  Elles  sont 
formées  des  biens  qui  manquent  à  l'être,  qu'il  est  ca- 
pable d'acquérir,  et  dont,  en  développant  ses  virtualités, 
il  s'assurera  la  possession  et  la  jouissance.  Au  terme  de 
l'effort,  nécessaire  mais  possible,  elles  constituent  l'état 
de  perfection,  et  se  confondent  avec  l'être  pleinement 
épanoui  et  devenu  vraiment  lui-même.  Ce  n'est  pas  l'ima- 
gination qui  les  invente,  ni  la  fantaisie  qui  les  conçoit,  ni 
le  caprice  qui  les  crée.  Elles  sont  la  nature  même  de  l'être 
s'effcrçant  vers  le  mieux-être  en  suivant  ses  impulsions 
profondes.  Elles  s'imposent  à  la  conscience  comme  une 
réalité  vivante;  elles  dictent  leurs  exigences  à  la  raison; 
et  celle-ci  tâche  de  les  traduire  en  préceptes  de  vie.  Ces 
préceptes  forment  l'ossature  des  morales  élaborées  par 
les  hommes.  C'est  dans  ces  corps  de  règles  spontanées 
que  le  philosophe,  loin  de  les  inventer,  les  découvre 
comme  une  donnée  réelle. 

Poui  qui  se  donne  de  près  le  spectacle  du  désarroi 
des  sociologues  contemporains  aux  prises  avec  le  pro- 
blème des  fins  de  l'action,  la  théorie  thomiste  présente 
plus  qu'un  intérêt  archéologique.  Elle  est  oubliée  sans 
doute,  ignorée  assurément,  méprisée  peut-être  de  parti  pris  ; 
mais  elle  n'est  pas  dépassée.  On  n'a  pas  inventé  mieux; 
on   n'a   même   rien   découvert   qui   puisse  la   remplacer. 

Et  pourtant  il  faut  trouver  une  solution.  Cela  est  in- 
déniable; et  il  importe  de  1-acter,  pour  empêcher  désor- 
mais les  faux-fuyants. 

Impossible,  en  effet,  d'échapper  au  problème  téléo- 
logique  par  une  simple  profession  de  foi   déterministe. 


—  311     - 

Le  déterminisme  peut  être  une  pose;  il  ne  saurait  être 
une  position  tenable.  L'un  après  l'autre  ses  partisans  en 
conviennent. 

Rien  de  plus  facile  à  comprendre  si  l'on  se  reporte 
aux  origines.  Le  déterminisme  sociologique  fut  primiti- 
vement une  attitude  réactionnaire,  un  geste  de  protesta- 
tion contre  la  politique  des  législateurs  de  la  Révolution 
française.  Ceux-ci  «  concevaient  les  phénomènes  sociaux 
comme  indéfiniment  et  arbitrairement  modifiables  »;  ils 
«  supposaient  l'espèce  humaine  dépourvue  de  toute  im- 
pulsion spontanée  et  toujours  prête  à  subir  passivement 
leur  influence  (^).  »  Dans  leur  impuissance  à  créer  un 
ordre  social  stable,  Auguste  Comte  vit  la  preuve  qu'ils 
avaient  méconnu  l'existenoe  d'une  nature  sociale,  réglée 
par  des  lois  comme  la  nature  physique.  Et,  avant  même 
d'avoir  découvert  de  ces  lois,  il  affirma  qu'il  doit  y  en 
avoir.  Toutefois,  en  énonçant  le  postulat  du  déterminisme 
sociologique,  il  proclamait  simplement  qu'il  fallait  briser 
avec  la  méthode  du  droit  naturel  du  XVI IP  siècle  (^)  ;  et 
il  n'était  nullement  dupe  de  ses  déclarations  déterministes,, 
si   catégoriques   fussent-elles   parfois    {^).   «Toute   intelli- 


1.  A.    Comte,    Cours,   t.    IV,   p.    306;    cfr.   Flan,   p-    84- 

2.  Au  lieu  de  «  construire  d'un  seul  jet  toute  l'économie  d'un 
système  social  »  (Comte,  Plan,  p.  61),  avec  «  la  persuasion  que 
rhomme  est  doué  d'une  puissance  d'action  indéfinie  sur  les  phéno- 
mènes »  (Comte,  Flan,  p.  82),  il  faut  «  déterminer  par  l'observation 
le  système  social  que  la  marche  de  la  civilisation  tend  à  produire,  en 
envisageant  l'espèce  humaine  comme  assujettie  à  une  loi  naturelle 
de  développement  »  (Comte,  Flan,  pp.  101-102),  et  en  ayant  tou- 
jours «  le  sentiment  fondamental  qu'il  y  a  un  mouvement  social 
spontané.    »  (CoMTE,  Cours,  t.   IV,  p.  310). 

3.  «  Les  institutions  et  les  doctrines  doivent  être  regardées  comme 
ayant  été,  à  toutes  les  époques,  aussi  parfaites  que  le  comportait  l'état 
présent  de  la  civilisation,  puisqu'elles  sont  nécessairement  déterminées 
par  lui.   »  (A.    CoMTE,   Flan,   p.    115). 


312 


gence  convenablement  organisée  saura,  disait-il,  é\^iter  de 
confondre  la  notion  scientifique  d'un  ordre  spontané  avec 
l'apologie  systématique  de  tout  ordre  existant.  La  philo- 
sophie positive  ne  prétend  pas  que  l'ordre  établi  spon- 
tanément ne  présente  point  de  graves  et  nombreux  incon- 
vénients modifiables  à  un  certain  degré  par  une  sage 
intervention  humaine.  Les  phénomènes  sociaux  sont  les 
plus  modifiables  de  tous  et  ceux  qui  ont  le  plus  besoin 
d'être   utilement  modifiés  »   {^). 

Les  disciples  de  Comte  en  sont  toujours  au  même 
point  que  lui.  Leur  déterminisme  sociologique  est  le  re- 
niement d'une  méthode  et  l'affirmation  de  leur  volonté 
d'en  adopter  une  nouvelle;  il  signifie  qu'ils  croient  en 
attendant  de  voir;  qu'ils  soupçonnent  l'existence  de  lois 
sociales  et  ne  désespèrent  pas  de  les  mettre  au  jour.  Mais 
il  n'implique  point  le  renonoement  fataliste  à  l'action, 
rabandon  résigné  à  l'événement. 

Voici  comment  M.  Lévy-Briihl  exprime,  sobrement, 
la  même  pensée  qu'Auguste  Comte  :  «  Sans  doute,  de  no- 
tre point  de  vue,  toutes  les  institutions,  comme  toutes 
les  morales,  sont  «  naturelles  ».  Mais  «  naturel  »  ne  veut 
pas  dire,  comme  certains  semblent  l'avoir  cru,  «  légitime  » 
et  qui  doit  a  priori  être  conservé»  (^). 

M.  Durkheim  est  plus  explicite:  «Tout  en  étant  un 
effet  de  causes  nécessaires,  la  civilisation  peut  devenir 
une  fin,  un  objet  de  désir.  On  peut  se  proposer  de  faire 
en  sorte  que  les  choses  se  passent  normalement.  Une 
conception  mécaniste  de  la  société  n'exclut  pas  l'idéal, 
et  c'est  à  tort  qu'on  lui  reproche  de  réduire  1  homme  à 


1.  A.   Comte,    Cours,   t.    IV,   pp.   342-345. 

2.  L.    Lévy-Brùhl,    Réponse   à   quelques   critiques,    p.    28. 


313 


n'être  qu'un  témoin  inactif  de  sa  propre  histoire.  De  ce 
que  tout  se  fait  d'après  des  lois,  il  ne  suit  pas  que  nous 
n'ayons  rien  à  faire  »(i). 

M.  Espinas  enfin,  dans  une  confession  publique  dont 
la  franchise  l'honore,  nous  révèle  pourquoi  il  refuse  de 
s'immobiliser  dans  le  fatalisme  déterministe  :  «  Il  faut, 
dit-il,  tenir  compte  des  initiatives  du  vouloir  et  admettre 
que  l'avenir  sera  au  moins  dans  une  mesure  ce  qu'il  plaira 
aux  consciences  agissantes  de  le  faire.  L'idéal  a  sa  part 
dans  la  genèse  de  la  réalité.  Aussi  est-ce  une  proposition 
fort  contestable  que  de  dire  que,  dans  tout  ordre  d'opéra- 
tions, nous  n'avons  qu'à  relever  les  lignes  d'évolution  des 
phénomènes,  qu'à  en  construire  la  résultante  et  à  pousser 
de  tous  nos  efforts  dans  la  direction  où  elle  nous  mène. 
A  ce  compte,  les  nations  qui  faiblissent  devraient  les 
premières  travailler  à  leur  disparition.  Nous  refusons  de 
nous  soumettre  à  cette  technique  du  suicide  {^).  Depuis 
que,  ayant  admis  la  philosophie  de  l'évolution,  nous  avons 
vu  d'excellents  esprits,  qui  l'admettaient  avec  nous,  la 
déserter  parce  qu'elle  ne  leur  fournissait  pas  l'aliment 
moral  dont  ils  avaient  besoin,  nous  avons  compris  qu'il 
lui  fallait  s'adjoindre  une  philosophie  de  l'action  et  trou- 
ver un  sens  aux  vieux  mots  de  liberté  et  de  devoir  »  {^). 

Les  sociologues  d'hier  et  d'aujourd'hui  se  rencontrent 
donc  pour  reconnaître,  avec  plus  ou  moins  d'empresse- 


1.  Division    du    travail,    pp.    330-331. 

2.  Il  n'est  pas  certain  que  M.  Lévy-Briihl  soit  disposé  à  souscrire 
à  cette  déclaration:  «  Si  tout  malade,  écrit-il,  n'est  pas  guéris- 
sable, il  n'est  pas  certain  non  plus  que  toute  société  soit  améliorable. 
Peut-être  en  est-il  qui  ne  peuvent  que  continuer  à  végéter  telles 
qu'elles  sont,  ou  à  mourir.  »  (La  morale  et  la  scicnc"  des  mœurs,  p.  277). 

3.  A.  Espinas,  La  philosophie  sociale  du  XVIII^  siècle  et  la 
Révolution,    p.    13    et    suiv. 


—  314  — 

ment  et  de  bonne  grâce,  que  les  hommes  ne  sont  pas 
toujours  condamnés  à  subir  ce  qui  est,  mais  appelés  à 
réaliser  dans  une  certaine  mesure  ce  qui  doit  être.  Or, 
«  toute  action,  comme  l'observe  Comte,  suppose  des  prin- 
cipes préalables  de  direction»  (^).  Il  est  donc  logique  de 
conclure  avec  M.  Espinas  que  la  science  des  mœurs  doit 
s'adjoindre  une  philosophie  de  l'action. 

Mais  c'est  ici  que  le  désaccord  éclate. 
M.  Durkheim  a  tenté  —  avec  quelle  infortune,  nous 
le  savons  {^)  —  de  déterminer,  à  l'aide  de  la  science,  les 
fins  de  l'action. 

Loin  d'être  suivi,  il  n'a  rencontré  que  de  la  contradic- 
tion. M.  Bayet  a  critiqué  son  infructueuse  tentative  avec 
acharnement  {^):  M.  Lévy-Briihl  s'obstine  à  répéter  qii'une 
science  normative  est  inconcevable  (^).  Et  M.  Espinas  dé- 
clare aussi  que  «  la  science  ne  peut  étudier  que  ce  qui 
est  »  (^)  ;  «  elle  peut  prévoir  ce  qui  sera  ou  ce  qui  doit  être 
(dans  le  sens  de  la  pure  futurition),  mais  elle  est  étrangère 
en  elle-même  à  toute  idée  d'obligation  ou  de  prescription 
impérative  »  (^). 

A  défaut  d'une  solution  appuyée  sur  la  science,  quelle 
est  la  réponse  donnée  à  l'inévitable  question  par  les  so- 
ciologues qui  se  séparent  de  M.  Durkheim? 

M.  Lévy-Briihl  «  prend  pour  accordé  que  les  individus 


1.  A.  Comte,  Considérations  sur  le  pouvoir  spirituel,  p.  203. 

2.  Voir    plus    haut,    p.     299    et    suiv. 

3.  A.  Bayet,    L'idée    de    bien. 

4.  Voir    plus    haut,    p.    283. 

5.  Des   sociétés   animales,    2^    éd.,    p.    150. 

6.  Les   études   sociologiques   en   France.    «  Revue   philosophique   », 
t.    XIV,    p.    359. 


315 


et  les  sociétés  veulent  vivre,  et  vivre  le  mieux  possible, 
au  sens  le  plus  général  du  mot.  La  science,  affirme-t-il, 
a  le  droit  de  postuler  ce  genre  de  fins  universelles  et 
instinctives  »  Q). 

D'après  M.  Bayet,  le  principe  de  l'art  moral  rationnel 
ne  sera  pas  une  idée  de  bien,  prescrite  ou  suggérée  par 
la  science;  ce  sera  l'idée  qui  existe,  en  fait,  dans  la  so^ 
ciété  au  milieu  de  laquelle  cet  art  se  développe  (^).  Le 
bien  c'est  ce  qui  plaît  aux  consciences  sociales  et  ces 
consciences  se  contrarient,  se  combattent,  se  heurtent, 
sont  changeantes  (^).  Aucun  principe  supérieur  ne  permet 
de  classer,  d'éliminer,  d'élire  les  diverses  idées  de  bien  {^). 
L'artiste  choisira  comme  il  lui  plaît  (^)  ;  la  sociologie,  — 
si  toutefois  il  juge  utile  de  la  consulter,  —  ne  lui  donnera 
que  des  indications  sur  le  succès  ou  l'insuccès  probable 
de  ses  idées  normatives  (^). 

«Le  dernier  mot,  dit  enfin  M.  Espinas,  appartient  à 
l'impulsion  vitale  »  C^).  «  Ce  qui  détermine  les  consciences 
à  se  proposer  telles  ou  telles  fins,  c'est  leur  tendance  indé- 
racinable à  durer,  à  s'accroître,  à  fortifier  et  à  étendre 
leur  action.  Demain  sera  fait  de  ce  que  nous  voulons,  de 
ce  que  nous  aimons  le  plus,  des  choses  auxquelles  nous 


1.  Lévy-Bruhl,  Réponse  à  quelques  critiques.  «  Revue  philos.  », 
t.    LXII,    p.    14. 

a.  A.  Bayet,    Uidée   de   bien,    p.    62. 

3.  Ibid.,  p.  98. 

4.  lUd.,  pp.  107-108. 

5.  Ibid,,  p.  109.  • 

6.  Ibid.,  p.   155. 

7.  Les  études  sociologiques  en  France.  «  Revue  philos.  »,  t.  XI V^, 
pp.  517-519.  —  «  La  conscience  seule,  dans  ses  obscurs  mouvements, 
donne  naissance  à  de  nouvelles  formes  de  société,  à  de  nouveaux 
sentiments   moraux.    »  (Des    sociétés    animales,    2=    éd.,    p.    150). 


316 


croyons  le  plus  fermement...  La  doctrine  de  l'action  dé- 
pend tout  entière  de  postulats,  qui  impriment  aux  diffé- 
rentes pratiques,  selon  les  besoins  normaux  ou  morbides 
des  sociétés,  des  orientations  fort  diverses  (^).    /> 

Mais,  leur  objectera  M.  Durkheim,  «  si  pour  savoir  ce 
qui  est  désirable,  c'est  aux  suggestions  de  l'inconscient 
qu'il  faut  recourir,  de  quelque  nom  qu'on  l'appelle,  senti- 
ment, instinct,  poussée  vitale,  etc.;  si  c'est  au  cœur  à  se 
faire  sa  propre  lumière,  la  science  se  trouve  destituée,  ou 
à  peu  près,  de  toute  efficacité  pratique,  et  par  conséquent, 
sans  grande  raison  d'être  »  {^). 

En  tenant  ce  langage,  M.  Durkheim  demeure  fidèle  à 
l'idée  inspiratrice  de  la  sociologie  positive;  il  se  souvient 
des  origines  et  reste  dans  la  tradition.  Comte,  en  effet,  a 
projeté  de  fonder  la  sociologie  afin  de  rompre  avec  la  pra- 
tique «  arbitraire  »  de  la  «  politique  métaphysique  »  ;  et  son 
principal  grief  contre  Rousseau  fut  d'avoir  abusé  de 
i'  «imagination»  dans  la  fixation  des  fins(^). 

Que  si  les  héritiers  de  Comte,  renonçant  à  demander  à 
la  Science  la  détermination  des  fins,  s'en  remettent  au 
hasard  ou  au  caprice  du  soin  de  décider  les  directions  à 
prendre,  ils  oublient  ou  méconnaissent  l'esprit  qui  présida 
à  la  création  de  la  physique  sociale  et  ils  reviennent  aux 
errements  du  droit  naturel  du  XVI Ile  siècle. 


1.  A.  ESPINAS,  La  philosophie  sociale  du  XVIII^  siècle  et  la 
Bévolution,  pp.  13-20.  Il  ajoute:  «  Et  ne  m'objectez-pas  que,  si  les 
principes  de  l'action  dépendent  de  la  volonté  ou  du  cœur,  les  appli- 
cations dépendent  àe  l'intellig-ence.  Car  le  choix  des  moyens  ne 
relève    pas    moins    de    nos    préférences    que    celui    des    fins.    » 

2.  Règles   de   la  méthode   sociologique,   p.    60. 

3.  A.  Comte,  Plan,  pp.  82  et  102  et  Cours,  t.  IV,  p.  293. 


—  317  — 

Ce  serait,  s'ils  ne  se  ressaisissent,  la  faillite  de  la  So- 
ciclogie,  dont  ils  se  prétendent  les  représentants. 

S'ils  connaissaient  la  théorie  thomiste,  ils  se  persua- 
deraient peut-être  qu'elle  leur  offre  un  terrain  de  rallie- 
ment. Ils  en  sont  parfois  moins  loin  qu'ils  ne  pensent. 

Par  exemple,  il  leur  arrive  de  s'incliner,  eux  aussi, 
devant  le  fait  que  saint  Thomas  commence  par  constater. 

Ainsi  M.  Espinas  reconnaît  que,  «en  dépit  de  ses  va- 
riations dans  le  temps  et  dans  l'espace,  la  morale  s'est 
toujours  composée  d'un  petit  nombre  de  principes  essen- 
tiels, conditions  essentielles  de  la  vie  sociale,  qui  forment 
en  quelque  sorte  le  thème  fondamental  de  la  moralité 
et  qui  se  développent  suivant  les  milieux  et  les  circons- 
tances  en  prescriptions   particulières  »  (^). 

M.  Durkheim  admet,  au  moins  implicitement,  le  même 
fait.  Pour  prouver,  dit-il,  qu'un  principe  de  morale,  con- 
testé momentanément,  a  cependant  une  valeur  morale,  il 
faut  montrer  «  comment  on  ne  peut  le  méconnaître  sans 
méconnaître  aussi  les  conditions  essentielles  de  l'existence 
collective  et,  par  voie  de  conséquence,  de  l'existence  indi- 
viduelle »  (^)  ;  à  cet  effet,  «  il  faut  le  comparer  à  d'autres 
préceptes  dont  la  moralité  intrinsèque  est  établie,  pour 
voir  s'il  sert  aux  mêmes  fins  »  (^).  Or,  il  semble  bien  y 
avoir  un  certain  nombre  de  principes  généraux  dont 
M.  Durkheim  ne  discute  pas  la  valeur  et  qui  lui  serxent 
à  l'occasion  de  norme  suprême.  Il  constatera,  par  exem- 
ple, que  «  les  besoins  d'ordre,  d'harmonie,  de  solidarité 


1.  Des   sociétés    animales,    p.    147. 

2.  Déterm.   du   fait   moral   dans    «    Bull,    de   la   Soc.    de   phil.    ». 
t.   VI,   p.    136. 

3.  De  la  division  du,  travail  social,  ire  éd.   Introduction,  p.  36. 


—  318  — 

sociale  passent  généralement  pour  être  moraux  »  (^)  ;  que 
«  le  but  de  toute  société  est  de  modérer  la  guerre  entre  les 
hommes  »  (-)  ;  que  «  l'altruisme  sera  toujours  la  base  fon- 
damentale de  notre  vie  sociale  »  (^),  etc. 

Ce  qui  rapproche  davantage  encore  les  sociologues  du 
système  thomiste,  c'est  que  celui-ci  répond  à  la  préoccu- 
pation, manifestée  par  les  plus  éminents,  d'éviter,  en  rac- 
cordant l'idéal  au  réel,  l'arbitraire  dans  la  détermination 
des  fins. 

D'après  Comte,  l'ordre  artificiel,  établi  par  le  législa- 
teur, doit  être  «le  prolongement  de  l'ordre  naturel  et  in- 
volontaire vers  lequel  tendent  nécessairement  les  sociétés 
humaines  »  (^).  Car  «notre  intervention  politique  ne  sau- 
rait avoir  de  véritable  efficacité  sociale  qu'en  s'appuyant 
sur  les  tendances  de  l'organisme  ou  de  la  vie  politiques, 
afin  d'en  seconder,  par  de  judicieux  artifices,  le  déve- 
loppement spontané»  (^). 

M.  Durkheim,  de  son  côté,  pose  en  principe  que 
«  l'idéal  doit  se  dégager  du  réel»  (^).  S'il  est  une  «œuvre 
de  fantaisie  poétique,  une  conception  toute  subjective,  il 
ne  pourra  jamais  passer  dans  les  faits  »  (^).  «  Nous  ne  pou- 
vons  aspirer  à  une  autre  morale   que   celle  qui   est  ré- 

1.  De    la   division    du    travail    social,    2^    éd.,    p.    27. 

2.  J.bid.^  Préface    de   la    2e   édition. 

3.  Ihid.,  2e    éd.,    p.    207. 

4.  A.  Comte,   Cours,  t.     IV,    p.    348. 

5.  A.  Comte,  Cours,  t.     IV,    p.    406. 

6.  De  la  division  du  travail  social,  Ire  éd.  Préface.  —  «  Procéder 
autrement,  ce  serait  admettre  un  idéal  qui,  venant  on  ne  sait  d'où, 
s'impose  aux  choses  du  dehors,  une  perfection  qui  ne  tire  pas  sa 
valeur  de  la  nature  des  êtres  et  des  conditions  dont  ils  dépendent, 
mais  sollicite  le  désir  par  je  ne  sais  quelle  vertu  transcendante 
et  mystique;  théorie  sentimentale  qui  ne  relève  pas  de  la  discussion 
scientifique.    »  (Ihid.,    p.    37). 

7.  Introduction   à   la   sociologie   de   la    famille,   p.    274. 


319 


clamée  par  notre  état  social.  Il  y  a  là  un  point  de  repère 
objectif  »  (^j.  «Comment  choisir  entre  les  tendances  di- 
verses qui  travaillent  une  société,  décider  celles  qui  sont 
fondées  ou  non,  sinon  en  prenant  pour  point  de  repère 
la  nature  de  cette  société  »  {^)  ?  «  Chercher  à  réaliser  une 
civilisation  supérieure  à  celle  que  réclame  la  nature  des 
conditions  ambiantes,  c'est  vouloir  déchaîner  la  maladie 
dans  la  société  »  (^). 

Ces  passages  de  Comte  et  de  M.  Durkheim,  que  nous 
venons  de  citer,  révèlent  un  souci  pratique  et  renferment 
en  même  temps  une  vue  théorique. 

Or,  la  doctrine  thomiste  des  fins  de  l'action  est  déjà 
de  nature  à  calmer  le  souci.  Elle  écarte  le  danger  d'une 
course  à  la  chimère.  Elle  ne  prend  pas  les  règles  de  l'ac- 
tion dans  les  suggestions  de  la  fantaisie,  mais  dans  l'ob- 
servation de  la  réalité;  car,  d'une  part,  elle  les  découvre, 
à  l'état  de  maximes  universelles,  dans  la  morale  spon- 
tanée, pratiquée,  vécue;  d'autre  part,  elle  les  explique, 
et  du  coup  établit  leur  objectivité,  en  montrant  leurs 
attaches  avec  les  inclinations  de  la  nature  humaine,  in- 
dividuelle et  sociale. 

A  un  autre  titre,  la  doctrine  thomiste  mérite  d'attirer 
et  de  retenir  l'attention  des  sociologues  positivistes. 
Lorsque  ceux-ci  prétendent  qu'il  y  a  un  ordre  social  né- 
cessaire, des  tendances  naturelles,  des  conditions  d'exis- 
tence essentielles,  un  développement  spontané,  etc.,  ils 
ont,  à  propos  de  la  société,  comme  une  vue  fragmentaire 
de  la  théorie  thomiste  sur  la  finalité  intrinsèque  des  êtres 
de  la  nature  (^). 

1.  Détermination  du  fait  moral ,  p.   137. 

2.  E.   Durkheim,    Année   sociologique,    t.    X,    p.    361. 

3.  De  la  division  du  travail  social,   2e  éd.,  p.  332. 

4.  Voir  l'exposé  de  cette   théorie   dans   L.   DE  Lantsheere,  Du 


320 


Constatant  dans  tous  les  ordres  de  l'univers  la  régu- 
lière répétition  des  mêmes  phénomènes  ;  observant  leur 
récurrence  identique,  quand  le  milieu  et  les  circonstances 
restent  pareils,  saint  Thomas  élimine  l'hypothèse  explica- 
tive du  hasard  arbitraire.  Si  les  agents  de  ce  monde  ont 
leurs  propriétés  distinctives  et  leur  mode  uniforme  d'agir 
et  de  réagir,  c'est  que  toute  nature  a  sa  détermination; 
chaque  espèce  a  sa  manière  d'être,  sa  règle  d'action,  et 
—  s'il  s'agit  de  vivants  —  sa  loi  de  développement  (^). 

L'espèce  humaine  ne  fait  pas  exception.  L'homme  est 
une  nature  ;  celle-ci  a  ses  conditions  d'existence  ;  et,  des- 
tinée à  une  évolution  définie,  elle  a  aussi  la  règle  de  son 
devenir.  Lui  en  imposer  une  autre,  c'est  la  dévoyer. 

C'est  dire,  en  d'autres  termes,  qu'il  y  a  une  «loi  na- 
turelle »  de  l'activité  humaine.  La  raison  a  le  périlleux 
privilège  de  la  formuler  {^)  ;  mais  ce  n'est  pas  chez  l'ima- 


bie?i  au  point  de  vue  ontologique  et  moral.  Louvain,  1887.  —  D.  Mer- 
cier, Métaphysique  générale,  5^  éd.  Louvain,  1910.  —  A.  D.  Ser- 
TILLANGES,   Saint   Thomas   d'Aquin,    2  vol.    Paris,    1910. 

1.  Contingit  id  cujus  causa  fit  aliquid,  aliquando'  fieri  a  fortuna 
quando  non  propter  hoc  agitur...  Sed  si  semper  aut  fréquenter  hoc 
accidat,  non  dicitur  esse  a  fortuna.  In  rébus  autem  naturalibus,  non 
per  accidens  sed  semper  sic  est,  nisi  aliquid  impediat  :  unde  mani- 
festum  est  quod  determinatus  finis,  qui  sequitur  in  natura,  non  se- 
quitur  a  casu,  sed  ex  intentione  naturae.  (S.  Thomas,  In  octo  physi- 
corum,  I,  14);  cfr.  De  veritate,  q.  5,  art.  2,  et  Summa  contra  Gen- 
tiles,    L.    III,    cap.    2. 

Onuiia  naturalia  in  ea  quae  eis  conveniunt,  sunt  inclinata, 
habentia  in  seipsis  aliquod  inclinationis  principium,  ratione  cujus 
eorum  inclinatio  naturalis  est.  (De  veritate,  q.  22,  art.  1).  Omnibus 
rébus  naturalibus  insunt  quaedam  principia  quibus  non  solum  opera- 
tiones  proprias  efficere  possint,  sed  quibus  etiam  eas  convenientes 
fini  suo   reddant.    {Sum.    theol,  Illae    supplementum,   q.    65,   art.    1). 

2.  Régula  humanorum  actuum  est  ratio  (Sum.  theol.,  la  IJae^  q.  90, 
art.  1).  Propositiones  universales  rationis  practicae  ordinatae  ad 
actiones  habent  rationem  legis  (Ibid.,  ad  2"^).  Ortïnia  illa  facienda 
vel  vitanda  pertinent  ad  praecepta  legis  naturae  quae  ratio  practicà 
naturaliter    apprehendit    esse    bona    humana    (Ibid.,    q.    94,    art.    2). 


—  321  ~ 

gination  qu'elle  doit  prendre  conseil.  Son  office  étant  de 
réaliser  le  type  humain  que  notre  constitution  porte  en 
germe,  elle  recherchera,  par  un  travail  d'analyse,  l'orien- 
tation naturelle  de  notre  être;  elle  s'enquerra  de  son 
vouloir  foncier,  de  ses  inclinations  fondamentales;  elle 
guidera  la  nature  vers  le  terme  auquel  spontanément 
elle  tendO). 

Leur  réaction  contre  l'arbitraire  de  la  politique  méta- 
physique a  rapproché,  à  leur  insu,  les  sociologues  positi- 
vistes de  cette  conception  d'une  loi,  dont  les  prescriptions 
essentielles  se  trouvent  dans  la  nature  même,  des  choses 
et  peuvent  y  être  découvertes  par  l'observation. 

4.  Les  variations  de  la    morale. 

Rien,  aux  yeux  de  M.  Lévy-Brùhl,  ne  discrédite  autant 
les  théories  morales  des  philosophes  que  leur  prétention 
à  l'immutabilité.  «  Se  donnant  pour  rationnellement  fon- 
dées, elles  prétendent  à  une  valeur  universelle  pour  les 
obligations  qu'elles  formulent...  Leurs  préceptes  sont  pré- 
sentés comme  obligeant  avec  la  même  force  tout  être  hu- 
main, raisonnable  et  libre,  sans  distinction  de  temps  ni  de 
lieu  (2)  ». 

11  attribue  cette  prétention  à  «l'ignorance  où  les  théo- 
riciens de  la  morale  sont  restés  généralement  des  civi- 
lisations autres  que  celle  où  ils  vivaient  ». 

Cette  ignorance  commencerait  seulement  à  se  dissi- 
per :   «  On  ne   peut   plus  soutenir   aujourd'hui,    disait  ré- 

1.  Finis  determinatus  est  homini  a  natura  (Ethicoruni,  L-  V,  1.  2)- 
Omnia  illa  ad  quae  homo  habet  naturalem  inclinationem,  ratio  natu- 
raliter  apprehendit  ut  bona  et  per  consequens  ut  opère  persequenda. 
Secundum  ordinem  inclinationum  naturalium  est  ordo  praeceptorum 
legis   naturae   (Sum.    theol.,    I^   Ilae^   q.   94^   art.   2). 

2.  La  morale  et  la  science  des  mœurs,   pp.   278  et  73. 


322 


cemmenl  M.  Durkheim,  qu'il  existe  une  seule  et  unique 
morale,  valable  pour  tous  les  hommes  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  pays.  La  morale  a  varié;  elle  change  avec 
les  sociétés  ». 

Et  il  ajoutait  :  «  il  est  dans  la  nature  des  choses  que 
la  morale  varie  ;  il  y  a  autant  de  morales  que  de  types 
sociaux'  (^)  ». 

Que  le  rationalisme,  orgueilleux  ou  naïf,  ait  eu,  au 
XVII I^"  et  au  XIXe  siècle,  la  prétention  de  légiférer  pour 
l'humanité  et  pour  les  siècles  futurs,  c'est  exact,  nousi 
l'avons  constaté  P). 

Mais  que  tous  les  moralistes  aient  souffert  de  l^igno- 
rance  dont  on  les  suppose  communément  affligés,  c'est,  en 
ce  qui  concerne  saint  Thomas,  une  erreur.  Il  faudrait 
être  soi-même  peu  ou  point  informé,  pour  le  croire  fermé 
au  monde  extérieur,  s 'absorbant  à  dessiner  le  plan  de  la 
cité  idéale  ou  à  rédiger  le  code  de  la  vie  parfaite,  et  sans 
aucune  conscience  des  possibilités  de  réalisation. 

Avant  de  s'occuper  de  ce  qui  doit  être  il  s'enquiert  de 
ce  qui  est.  Et  il  observe  précisément  comme  un  fait  de 
proportions  importantes  la  diversité  des  règles  de  con- 
duite, des  lois  et  des  institutions. 

Il  est  bien  vrai,  dit-il  d'abord,  que  tous  les  hommes 
désirent  être  heureux  [^).  Mais  cette  aspiration  au  bonheur 


1.  «  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie  »,  t.  IX,  p.  221. 
Paris,  juillet  1909. 

2.  Chapitre    VI. 

3.  Ex  necessitate  beatitudinem  homo  vult  (Sum.  theoL,  I^  Ilae^ 
q.  13,  art.  6).  —  Omnes  appetunt  suam  perfectionem  adimpleri  (Sum. 
theol,    la    Ilae,    q.    1,   ajTt.   7).    Cfr.   q.    5.   art.   8. 


—  323  — 

cherche  sa  satisfaction  dans  des  directions  fort  diffé- 
rentes (i).  L'un  préfère  la  richesse,  un  autre  les  honneurs, 
un  troisième  le  plaisir;  et  ainsi  de  suite  (^j.  Chacun  a  son 
idéal  de  vie  auquel,  avec  plus  ou  moins  de  suite  et  de 
succès,  il  subordonne  la  série  de  ses  efforts.  (^). 

Ce  qui  est  plus  grave,  c'est  l'opposition  des  jugements 
des  hommes  sur  le  bien  et  le  mal.  Tous  n'apprécient  pas 
de  même  l'honnête  et  le  déshonnête.  Leurs  sentences  se 
contre-disent  d'un  endroit  à  l'autre;  elles  changent  avec 
le  temps  ;  elles  varient  d'après  les  individus.  Ce  qui  est 
vertueux  ici,  est  vicieux  ailleurs;  ce  qui  était  blâmé  hier, 
sera  louange  demain.  Les  législations  aussi  se  contra- 
rient (*).  C'est  à  se  demander  s'il  y  a  des  choses  natu- 
rellement justes  et  si  tout  n'est  pas  affaire  de  pure  con- 
vention (^). 

Saint  Thomas  a  répondu  à  cette  dernière  question, 
comme   Montesquieu   plus   tard   (^),    comme   récemment 

1,  Circa  felicitatem  quid  sit  in  speciali,  altercantur  id  est  diver- 
sificantur  homines  (Ethicorum,   I.  4). 

2.  Quidam  appetunt  divitias,  quidam  voluptatem,  quidam  quod- 
cumque  aliud    (Sum.    theol.,    I^    Ilae^   q.    i^   art.    7). 

3.  Diversa  studia  vivendi  contingunt  in  hominibus  propter  di- 
versas  res  in  quibus  quaeritur  ratio  surmni  boni  (Ibid.,  ad  2"^).  Cfr. 
Ethicorum,    I,    5- 

4.  Circa  opéra  virtuosa  non  habetur  certa  scientia  hominum, 
sed  magna  differentia  est  in  hoc  quod  homines  de  iis  judicant;  nam 
quaedam,  quae  a  quibusdam  reputantur  justa  et  honesta,  a  qui- 
busdam  reputantur  injusta  et  inhonesta  secundum  differentiam  tem-- 
porum  et  locorum  et  personarum.  Aliquid  enim  reputatur  vitiosum 
uno  tempore  aut  in  una  regione  quod  in  alio  tempore  aut  in  alla  re- 
gione  non  reputatur  vitiosum  (Ethicorum,  I,  3).  ■ —  Propter  incer- 
titudinem  humani  judicii,  praecipue  de  rébus  contingentibus  et  parti- 
cularibus,  contingit  de  actibus  humanis  diversorum  esse  diversa  ju- 
dicia,  ex  quibus  etiam  diversae  et  contrariae  leges  procedunt  (Sum- 
theol,   la  Ilae^   q.  91,  art.  4). 

5.  Ex  ista  differentia  contingit  quosdam  opinari  quod  nihil  est 
naturaliter  justum  vel  honestum,  sed  solum  seciindum  legis  posi- 
tionem    (Ethicorum,   I,   3). 

6.  «    Dire   qu'il   n'y    a   rien    de   juste   ni   d'injuste   que   ce   qu'or- 


—  324  — 

i\I.  Durkheim  (^)  ;  à  savoir  qu'il  se  trouve,  malgré  toutes 
les  apparences  contraires,  des  choses  intrinsèquement 
justes  et  des  actes,  de  leur  nature  mauvais  (2). 

Mais  de  la  constatation  faite  il  retient  que  le  terrain 
sur  lequel  le  moraliste  s'engage  est  un  terrain  mouvant 
où  la  circonspection  est  de  rigueur,  et  sur  lequel  on 
n'avancera   qu'en   tâtonnant  (2). 

Deux  observations  nouvelles  le  confirment  dans  cette 
attitude  réservée  et  prudente. 

La  première  c'est  que  les  biens  du  monde,  objet  habi- 
tuel des  convoitises  humaines,  ne  se  révèlent  pas  en  toute 
circonstance  comme  désirables.  La  richesse  et  la  santé, 
par  exemple,  sont  communément  tenues  pour  des  élé- 
ments de  la  vie  heureuse.  Or,  pour  beaucoup,  c'est,  de  fait, 
un  grand  malheur  d'être  riches.  Et  plus  d'un  abuse  de 
la  santé  (*j.  Le  moraliste  qui  voit  cette  inégalité  des  des- 
donnent ou  défendent  les  lois  positives,  c'est  dire  qu'avant  qu'on 
eût  tracé  de  cercle  tous  les  rayons  n'étaient  pas  ég-aux.  Il  faut  avouer 
des  rapports  d'équité  antérieurs  à  la  loi  positive,  qui  les  établit  »  {L'es- 
prit   des   lois,   1.    I,   ch.   1). 

1.  «  Le  contrat^  —  soutient-il  à  rencontre  de  Spencer,  —  n'a 
et  ne  peut  avoir  le  pouvoir  de  lier  que  dans  de  certaines  condi- 
tions. S'il  n'est  pas  juste,  il  est  nécessaire  qu'il  soit  destitué 
de  toute  autorité.  L'entente  des  parties  ne  peut  rendre  juste  une 
clause  qui,  par  elle-même,  ne  l'est  pas,  et  il  y  a  des  règles  de  justice 
dont  la  justice  sociale  doit  prévenir  la  violation,  même  si  elle  a  été 
■consentie    par    les    intéressés  »    (Division    du    travail    social,    p.    194). 

2.  Licet  omnia  quae  sunt  apud  nos  justa  aliqualiter  moveantur, 
nihilominus  tamen  quaedam  eorum  sunt  naturaliter  justa...  lUa 
quae  pertinent  ad  ipsam  justitiae  rationem,  nullo  modo  possunt 
mutari.  (JEthicorum,  V,  12).  —  Sunt  aliquae  operationes  natura- 
liter homini  convenientes,  quae  sunt  secundum  se  rectae,  et  non 
solum  quasi  lege  positae  (Summa  contra  Gentiles,  III,  129). 

3.  Materia  moralis  talis  est  quod  non  est  ei  conveniens  perfecta 
certitudo...    (Ethicorum,    I,    3). 

4.  Bona  exteriora,  quibus  homo  utitur  ad  finem,  non  semper 
eodem  modo  se  habent  in  omnibus  ;  quidam  enim  per  ea  juvantur, 
quibusdam  vero  ex  ipsis  proveniunt  detrimenta  :  multi  enim  homines 


—  325  — 

tinées  orientées  dans  une  même  direction,  se  demande 
ce  qu'il  faut  souhaiter  et  quel  idéal  de  vie  l'emporte; 
amené  à  formuler  un  jugement  de  valeur,  il  demeure 
perplexe,  ne  sachant  de  quel  côté  porter  ses  préféren- 
ces (1). 

La  seconde,  c'est  que  la  vie  morale  et  sociale  est  pro- 
digieusement complexe  et  mouvante  (^j.  Les  principes  gé- 
néraux ont  beau  être  simples  et  clairs  d'apparence,  lors- 
que arrive  le  moment  de  les  traduire  en  règles  pratiques, 
c'est-à-dire  de  les  appliquer  à  un  cas  donné,  on  est  souvent 
déconcerté  par  la  multiplicité  des  circonstances  auxquelles 
il  faut  avoir  égard  et  par  la  dissemblance  des  espèces.)  On 
procède  au  milieu  de  continuelles  hésitations,  très  heu- 
reux d'arriver  non  à  la  certitude  mais  à  la  probabilité  (^). 


occasione  suarum  divitiarum  perierunt  ;  quidam  vero  occasione  suae 
fortitudinis  corporalis  ex  cujus  fiducia  incaute  se  periculis  expo- 
suerunt  (Ethicorum,  I,  3). 

1.  Materia  moralis  est  varia  et  difformis,  non  habens  omnimodam 
certitudinem   (Ethicorum,   I,   3). 

M.  Espinas  dit  à  ce  même  propos:  «  L'économie  politique  des 
fondateurs  d'ordres  mendiants,  de  saint  François  d'Assise,  par 
exemple,  est  tout  autre  que  celle  d'Adam  Smith  :  les  principes 
sont  opposés...  Tout  autre  est  la  pédagogie  selon  qu'elle  part  de  la 
conception  qui  fait  de  la  vie  la  préparation  à  la  mort,  on  de  cette 
autre  que  la  vie  est  son  but  à  elle-même  »  (La  philosophie  sociale  du 
XVI. 11^  siècle  et  la  Révolution^  p.  18). 

2.  In  rébus  agendis  multa  rncertitudo  invenitur,  quia  actiones 
sxrnt  circa  singularia  contingentia  quae  propter  sui  variabilitatem 
incerta   sunt    (8.    Th.,    la   Ilae^   q.    14,    art.    !)• 

•  3.  Ratio  practica  est  circa  operabilia,  quae  sunt  singularia 
et  contingentia,  non  autem  circa  necessaria,  sicut  ratio  speculativa. 
Et  ideo  leges  humanae  non  possunt  illam  infallibilitatem  habere 
quam  habent  conclusiones  demonstrativae  scientiarum.  Nec  oportet 
quod  omnis  mensura  sit  omnino  infallibilis  et  certa,  sed  secundum 
quod  est  possibile  in  génère  suo  (S.  Th.,  la  Ilae^  q.  91,  art.  3,  ad  3™)- 
Ratio  practica  negotiatur  circa  contingentia  in  quibus  sunt  ope- 
rationes  humanae;  et  ideo,  si  in  communibus  sit  aliqua  nécessitas, 
quanto  magis  ad  propria  descenditur,  tanto  magis  invenitur  defectus 

Morale  et  sociologie.  22 


—  326  — 

Plus  encore  que  celle  du  médecin,  la  tâche  du  moraliste 
est  ardue  et  compliquée  (^). 

Averti  des  inévitables  variations  de  la  morale,  com- 
ment saint  Thomas  en  rend-il  compte? 

Au  dire  des  sociologues,  lorsque  la  pratique  s'écarte 
de  sa  théorie,  le  moraliste  se  borne  à  une  seule  explication, 
toujours  la  même  :  si  les  hommes  ne  se  conduisent  pas 
comme  il  démontre  dialectiquement  qu'ils  devraient  se 
conduire,  c'est  qu'ils  y  mettent  de  la  mauvaise  volonté(^). 

Saint  Thomas  n'est  pas  réduit  à  cet  indigent  simplisme 
quand  il  se  trouve  en  présence  de  morales  différentes,  de 
législations  opposées,  d'institutions  diversement  organi- 
sées. D'abord,  nous  le  verrons,  il  ne  considère  pas  toute 
variation  comme  une  anomalie.  Ensuite  il  n'attribue  pas 
toutes  les  divergenoes  à  la  même  cause  ;  en  systématisant 
les  explications  éparses  dans  ses  œuvres,  on  peut  au  con- 
traire les  grouper  sous  trois  chefs  :  I .  l'influence  des  pas- 
sions; II.  l'inégal  développement  de  la  raison,  des  liuniè- 


(S.  Th.,  la  Ilae^  q.  94^  art.  4).  —  Omnis  sermo  de  operabilibus 
débet  tradi  similitudinarie  et  non  secundum  certitudinem,  quia  ea 
quae  sunt  in  operationibus  moralibus  omnia  sunt  contingentia  et 
variabilia.  Cum  sermo  moralium  etiam  in  universalibus  sit  incertus 
et  variabilis,  adhuc  magis  incertus  est  si  quis  velit  ulterius  descendere 
tradendo  doctrinam  de  singulis  in  speciali  (Ethicorum,  II,  2).  — 
Non  possunt  universales  sermones  in  talibus  sumi  qui  non  deficiant 
in    alic[uo   particularium,    propter    varietatem    materiae    (Ibid.,    II,    8). 

1.  Accommodare  convenienter  (justa)  negotiis  et  personis,  est 
magis  operosum  et  difficile,  quam  scire  sanativa  in  quo  consistit 
tota  ars  medicinae   (Ethicorum,   V,   15). 

2.  «  Le  moraliste,  voyant  que  l'injustice,  la  méchanceté,  la  souf- 
france ne  diminuent  point  dans  uixe  société  humaine,  en  tire 
simplement  cette  conséquence  que  l'honime  n'a  pas  voulu  ou 
su  se  réformer  »  (L.  Lévy-Brùhl,  La  morale  et  la  science  des  rrueurs, 
p.    264). 


—  327  — 

res  et  de  la  civilisation;  III.  la  diversité  des  milieux,  des 
situations  et  des  circonstances. 

I.  L'homme  peut,  tout  en  ayant  vu  clair,  finir  par  ne 
pas  marcher  droit  (^).  Le  vouloir  spontané  du  bien  que  la 
raison  lui  propose,  est  constamment  infirmé  par  la  sollici- 
tation des  passions  {^).  Il  garde  la  conscience  du  devoir 
et  pourtant  en  pratique  il  l'enfreint  (^).  Successivement 
distrait,  tenté,  troublé  (*),  il  est  séduit  par  un  bien  appa- 
rent mais  faux,  et  il  succombe  (^). 

S'il  se  ressaisit,  ce  ne  sera  qu'une  chute  accidentelle. 
S'il  récidive,  l'habitude  naît.  D'autres  dans  son  milieu 
font-ils  comme  lui,  une  coutume  s'établira.  Le  mal  se  fera 
couramment.  Bientôt  on  ne  s'en  cachera  plus.  On  inven- 
tera des  excuses  d'abord  ;  on  trouvera  des  raisons  ensuite. 
De  nouvelles  règles  d'action  seront  formulées,  propagées, 
enseignées.  Et  des  groupes  tout  entiers  en  arriveront  à 
admettre  des  pratiques  immorales  (^). 


1.  Experimento  patet  quod  multi  agunt  contra  ea  quorum  scien- 
tiam  habent  {8.  Th.,  I^  llae^  q.  77,  art.  2). 

2.  Homo  infirmatur  circa  affectum  boni  propter  multiplices 
animae    passiones    (8.    Th.,    la,    q.    113,   art.    1). 

3.  Homo  cognoscit  quod  nullum  malum  est  agendum.  Sed 
contingit  quandoque  quod  hujusmodi  universale  principium  cor- 
rumpitur  in  particulari  per  aliquam  passionem  (S.  Th.,  I^  H^e^ 
q.  58,  art.   5). 

4.  Ille  qui  est  in  passione  constitutus,  non  considérât  in  particulari 
id  quod  scit  in  universali,  inquantum  passio  impedit  talem  consi- 
derationem.  Impedit  autem  tripliciter  :  Frimo,  per  quandam  distrac- 
tionem;  secundo  per  contrarietatem...  ;  tertio  per  quandam  immuta 
tioinem  corporalem...  (8.  Th.,  la  Hae^  q.  77^  art.  2).  Cfr.  la 
Ilae,  q.   17,   art.  7- 

5.  Secundum  quod  homo  est  in  passione  aliqua,  videtur  sibi 
aliquid  conveniens  quod  non  videtur  ei  extra  passionem  existenti 
(8.  Th.,  la  llae^  q.  9^  art.  2).  —  Concupiscenti,  quando  concu- 
plscentia  vincit,  videtur  hoc  esse  bonum  quod  concupiscit,  licet  sit 
contra  universale  judicium  rationis   (8.    Th.,    la   Ilae^   q.   53,   art.   5). 

6.  Lex  naturae,  quantum  ad  quaedam  propria,  ut  in  pfâucioribus 


—  328  — 

II.  D'autres  fois  l'on  ne  marche  pas  droit  paroe  qu'on 
n'y  voit  pas  clair. 

Tous  ont  assurément,  pour  se  guider,  les  quelques 
préceptes  très  généraux  de  la  loi  naturelle,  normes  su- 
prêmes qui  se  retrouvent  dans  les  diverses  morales  des 
I>euples,  principes  premiers  dont  aucune  intelligence  hu- 
maine n'est  dépourvue  (^). 

Cependant,  pour  régler  le  détail  de  la  conduite,  il  reste 
à  déduire  correctement  les  conséquences  de  ces  pré- 
ceptes eft  à  en  faire  de  judicieuses  applications  (^). 

La  raison,  instruite  par  l'expérienoe,  est  l'instrument 
de  ce  travail  d'orientation  (^). 


potest  deficere  quantum  ad  notitiam,  propter  hoc  quod  aliqui  habent 
depravatam  rationem  ex  passione,  seu  ex  mala  consuetudine,  seu 
ex  mala  habitudine  naturae;  sicut  apud  Germanos  olim  latrocinium 
non  reputatur  iniquum,  cum  tamen  sit  expresse  contra  legem  naturae 
(S.  Th.,  la  Ilae^  q.  94^  art.  4).  —  Quantum  ad  principia  communia, 
lex  naturalis  a  cordibus  hominum  deletur  in  particulari  operabili, 
secundum  quod  ratio  impeditur  applicare  commune  principium  ad 
particulare  operabiîle,  propter  concupiscentiam,  vel  aliquam  aliam 
passionem.  Quantum  ad  praecepta  secundaria,  potest  lex  naturalis 
deleri  de  cordibus  hominum,  vel  propter  malas  persuasiones,  vel 
etiam  propter  pravas  consuetudines  et  habitus  corruptos,  sicut  apud 
quosdam  non  reputabantur  latrocinia  peccata,  vel  etiam  vitia  contra 
naturam  (S.  Th.,  la  Ilae^  q.  94^  art.  6).  — •  Non  procedit  ex  lege 
naturali  quod  aliqui  barbari  parentibus  carnaliter  commisceantur, 
sed  ex  concupiscentiae  ardore  qui  legem  naturae  in  eis  offuscavit 
(S.  Th.,  Illae  suppL,  q.  54,  art.  3,  ad  2^). 

1.  Omne  judicium  rationis  practicae  procedit  ex  quibusdam 
principiis  naturaliter  cognitis  (8.  Th.,  la  Ilae^  q.  100,"  art.  2).  — 
Frima  principia  universalia  sunt  naturaliter  nota.  Fines  recti  humanae 
vitae  sunt  determinati;  et  ideo  potest  esse  naturalis  inclinatio 
respectu   horum  finium   (S.    Th.,    lia   Hae^   q.   47^  art.   5). 

2.  Alla  principia  universalia  posteriojra  non  habentur  per  na- 
turam, sed  per  inventionem  secundum  viam  experimenti  vel  per 
disciplinam.  Ea  quae  sunt  ad  finem  in  rébus  humanis  non  sunt 
determinata    (Ibid.). 

3.  Ad  bonum  operandum  requiritur  quod  ratio  inveniat  congruas 
vias  ad  perficiendum  bonum  virtutis  (S.  Th.,  la,  q.  113,  art.  1, 
ad    2™).    —    Multa    secundum    virtutem    fiunt    ad    quae    natura    non 


—  329  — 

Mais  son  acuité  visuelle  est  très  inégale  d'un  individu 
à  l'autre  {^)  ;  et  sa  vigueur  n'est  pas  exercée  de  même 
aux  différents  moments  de  la  vie.  La  jeunesse  est  igno- 
rante et  présomptueuse;  à  l'âge  mûr,  la  réflexion  est 
plus  calme;  l'expérience  est  le  privilège  de  ceux  qui, 
ayant  longtemps  vécu,  ont  beaucoup  vui(^). 

Jeunes  ou  vieux,  ignorants  bornés  ou  savants  intelli- 
gents, tous  seront,  moyennant  un  peu  d'attention,  capa- 
bles, si  le  cas  est  clair,  de  le  résoudre  convenablement  en 
recourant  aux  principes  généraux)  {^)  ;  chacun,  par  exem- 
ple, reconnaîtra  spontanément  qu'il  faut  honorer  ses  pa- 
rents, réprouver  le  meurtre  et  le  vol  (*). 

Si  la  situation  se  complique,  les  sages  seuls  se  retrou- 
veront dans  le  fouillis  des  circonstances  (^)  et  il  faudra 
toute  la  subtilité  de  leur  esprit  pour  découvrir  dans  le 
menu  des  occasions  les  lois  du  bien  vivre  (^). 


primo    inclinât  ;    sed    per    rationis    inquisitionem    ea    homines    adin- 
venerunt  quasi  utilia  ad  bene  vivendum  (S.  Th.,  la  Ilae^  q.  94^  art.    3;. 

1.  Unus  homo,  ex  dispositione  organorum,  est  magis  aptus  ad 
bene  intelligendum  quam  alius   (8.   Th.^   I^   Ilae,   q.   51,   art.   1). 

2.  Juvenis  non  habet  notitiam  eorum  quae  pertinent  ad  scien- 
tiam  moralem  quae  maxime  cognoscuntur  per  experientiam.  Juvenis 
autem  est  inexpertus  operationum  humanae  vitae  (Ethicorum  I,  3). 
—  Prudentia  magis  est  in  senibus,  non  solum  propter  naturalem 
dispositionem  quietantem  motum  passionum  sensibilium,  sed  etiam 
propter  experientiam  longi  temporis  (S.  Th.,  11^  Ilae^  q.  47^  art.  15, 
ad    2m). 

3.  Quaedam  sunt  in  humanis  actibus  adeo  explicita,  quod  statim 
cum  modica  consideratione  possunt  approbari  vel  reprobari  per 
illa  communia   et  prima  principia   (S.   Th.,   la   Ilae^  q.   loo,  art.    1). 

4.  Quaedam  (praecepta  moralia)  sunt  quae  statim  per  se  ratio 
naturalis  cujuslibet  ho^minis  dijudicat  esse  facienda  vel  non  facienda; 
sicut  :  flonora  patrem  tuum,  et  matrem,  et  :  Non  occides  ;  non  furtum 
faciès  (Ihid.). 

■  5.  Quaedam  vero  sunt  ad  quorum  judicium  requiritur  multa 
consideratio  diversarum'  circumstantiarum,  quas  considerare  diligenter 
non  est  cujuslibet,  sed  sapientum  (Ihid.). 

6.   Quaedam  vero   (praecepta  moralia)   sunt  quae  subtiliori  consi- 


330 


Au  surplus,  les  tempéraments  intellectuels  diffèrent: 
les  effets  d'une  pratique  échapperont  à  l'étourderie  de 
l'un  tandis  qu'ils  frapperont  la  perspicacité  avisée  d'un  au- 
tre (^).  Des  contradictions  seront  manifestes  pour  un  es- 
prit clairvoyant;  elles  n'apparaîtront  pas  à  celui  qui  est 
moins  circonspect  (^). 

Bref  la  vig"ueur  de  la  raison  est  —  indépendamment 
des  propensions  natives  des  individus  (^)  —  un  facteur  de 
leur  moralité;  et  l'inég^alité  de  leur  développement  intel- 
lectuel est,  pour  une  part,  la  cause  de  la  plus  ou  moins 
grande  rectitude  de  leur  conduite  (*). 

Ce  qui  est  vrai  des  individus  Test  aussi  des  groupes. 
D'abord  ils  ont  leur  tournure  d'esprit  comme  ils  ont  leur 
tempérament  moral.  Les  uns  se  distinguent  par  leur  pétu- 
lance, les  autres  par  leur  flegme.  Ici  l'on  a  l'intelligence 
vive,  prompte  et  claire.  Ailleurs  on  est  endormi,  lent  et 
nébuleux.  Ici  l'on  se  complaît  dans  la  rêverie;  plus  loin, 

deratione  rationis,  a  sapientibus  judicantur  esse  observanda;  et  ista 
indigent  disciplina,  qua  minores  a  sapientibus  instruantur,  sicut 
illud  :  Coram  cano  caplte  consurge,  et  honora  personam  senis,  et  alia 
hujusmodi  (Ibid.). 

1.  Ex  naturali  dispositione  unus  est  aptior  ad  hujusmodi  (ea  quae 
sunt  ad  finem)   discernenda  quam  alius   (8.   Th.,   11^  Il^-e,  q.  47,  art. 

2.  In  ipsa  applicatione  universalis  principii  ad  aliquod  parti- 
culare  potest  accidere  error,  propter  imperfectam  vel  falsam  deduc- 
tionem  vel  alicujus  falsi  assumptionem  (S.  Thomas,  De  Veritate, 
q.    16,    art.    2). 

3.  Sunt  quidam  dispositi  ex  propria  corporis  complexione  aa 
castitatem  vel  mansuetudinem  vel  ad  aliquid  hujusmodi  (S.  Th., 
la  iiae^  q.  51^  art.  1).  —  Ex  corporis  dispositione  aliqui  sunt  dispo- 
siti vel  melius  vel  pejus  ad  quasdam  virtutes  (S.  Th.,  h^  11^^, 
q.   63,  art.   1). 

4  Contingfit  virtutem  esse  majorem  vel  minorem^  sive  secundum 
diversa  tempora  in  eodem,  sive  in  diversis  hominibus  quia  unus 
est  melius  dispositus  quam  alius,  vel  propter  majorem  assuetudinem, 
vel  propter  meliorem  dispositionem  naturae  vel  propter  perspica- 
çius    judicium    rationis    (S.    Th.,    la    llae^    q.    66,    art.    !)• 


—  331  — 

on  affectionne  la  vue  nette  des  réalités.  Il  y  a  des  peuples 
enfants,  des  pays  arriérés,  des  nations  déchues;  au  delà 
des  civilisés,  on  rencontre  les  barbares  et  les  sauvages. 

Les  primitifs,  dont  la  psychologie  n'est  pas  encore 
achevée,  attiraient  déjà  l'attention  de  saint  Thomas.  On 
est  facilement,  remarque-t-il,  le  primitif  de  quelqu'un  :  il 
suffit  parfois  de  ne  point  comprendre  sa  langue,  de  parler 
patois,  d'être  dépourvu  de  littérature,  de  vivre  sous  des 
lois  différentes  (^).  Les  vrais  primitifs  se  reconnaissent  à 
ces  signes  :  leur  législation,  si  toutefois  ils  s'en  sont  dotés, 
a  un  aspect  rudimentaire  ou  baroque,  et  ils  manquent 
totalement  de  culture  littéraire  {^).  La  réflexion,  chez  eux, 
est  absente.  Habitant  des  régions  désolées,  mal  nourris, 
privés  de  soins,  ils  souffrent  de  misère  physiologique,  et 
dans  leur  corps  chétif  et  débilité  n'apparaît  qu'une  intelli- 
gence hébétée.  Ou  bien  encore,  adonnés  à  des  habitudes 
vicieuses,  ils  se  sont  abrutis  dans  les  excès  et  leur  raison 
s'est  atrophiée  (^). 


1.  Potest  esse  dubium  qui  dicantur  barbari.  Dicunt  quidam 
omnem  hominem  barbarum  esse  ei  qui  lingiiam  ejus  non  intelligit. 
Quibusdam  autem  videtur  illos  barbares  dici,  qui  non  habent  lite- 
ralem  locutionem  in  suo  vulgari  idiomate.  Quibusdam  autem  videtur 
barbares  esse  eos  quj  ab  aliquibus  civilibus  legibus  non  reguntur. 
Et  quidem  omnia  aliqualiter  ad  veritatem  accedunt  (Foliticorum^  I,  1). 

2.  Barbaries  convenienter  hoc  signo  declaratur,  quod  homines 
vel  non  utuntur  legibus  vel  irrationabilibus  utuntur  ;  et  similiter  quod 
apud   aliquas   gentes   non  sint   exercitia  litterarum  (Ibid.). 

3.  Simpliciter   barbari   nominantur   illi   qui    ratione    deficiunt,    vel 
propter  regionem    cœli    quam    intemperatam    sortiunter    ut    ex    ipsa 

dispositione  regionis  hebetes  ut  plurimum  inveniantur,  vel  etiam 
propter  aliquam  malam  consuetudinem  in  aliquibus  terris  existentem 
ex  qua  provenit  ut  homines  irrationales  et  quasi  brutales  reddantur 
(Ibid.).  —  Quidam  naturaliter  sunt  irrationales,  non  quia  nihil 
habeant  rationis,  sed  valde  modicam  et  circa  singularia  quae  sensu 
apprehendunt,  ita  quod  vivunt  solum  secundum  sensum.  Et  taies 
sunt  quasi  secundum  naturam  bestiales,  Quod  praecipue  accidit 
circa    quosdam    barbares    in   finibus    mundi   habitantes.    Ubi    propter 


332 


Les  peuples  civilisés  qui  vivent  rationnellement  ont, 
sans  s'être  concertés,  élaboré,  chacun  de  son  côté,  un  sys- 
tème de  lois  dont  les  dispositions  essentielles,  déductions 
logiques  des  principes  premiers  de  la  loi  naturelle,  se 
retrouvent  semblables  chez  tous,  sous  le  nom  de  jus  gen- 

L'intelligence  grossière  ou  épaissie  des  primitifs  risque 
au  contraire  de  ne  pas  remplir  convenablement  son  office. 
Leurs  institutions  s'en  ressentiront  inévitablement.  Dites, 
par  exemple,  à  saint  Thomas  que  chez  certaines  peuplades 
le  lien  conjugal  est  d'une  fragilité  extrême  (^j,  il  ne  s'en 
étonnera  pas  autrement  si  vous  ajoutez  que  ce  sont  des 
sauvages,  au  cerveau  étroit,  qui  ne  raisonnent  pas  leurs 
actes  et  ne  calculent  pas  leurs  démarches  (^). 

La  morale  varie  donc  nécessairement  d'un  groupe  à  un 
autre,  suivant  leur  degré  de  civilisation. 

De  plus,  la  morale  d'un  même  peuple  évolue  avec 
le  temps.  Si  le  peuple  progresse,  elle  se  perfectionne  simul- 


intemperiem   aeris    etiam    corpora    sunt    malae    dispositionis,    ex    qua 
impeditur  usus  rationis  in  eis   (Ethicorum,  VII,  5). 

1.  Ad  jus  gentium  pertinent  ea  quae  derivantur  ex  lege  naturae 
sicut  conclusiones  ex  principiis  (S.  Th.,  l^  Ilae,  q.  95,  art.  4).  Jus 
gentium  est  aliquO'  modo  naturale  homini  secundum  quod  est  ratio- 
nalis,  inquantum,  derivatur  a  lege  naturali  per  modum  conclusionis 
quae  non  est  multum  remota  a  principiis  :  unde  de  facili  in  hujus- 
modi   homines    consenserunt    (Ibid.    ad    1™), 

2.  Matrimonium  non  fuit  in  quolibet  statu  hominum  quia,  sicut 
dicit  Tullius  in  I.  Rhetor.  «  homines  a  principio  sylvestres  erant, 
et  tune  nemo  scivit  proprios  liberos  nec  certas  nuptias  »,  in  quibus 
matrimonium  consistit   (8.    Th.,    Illae   suppl.,    q.    41,   art.   1,   2^). 

3.  Verbum  Tullii  pot  est  esse  verum  quantum  ad  aliquam  gentem, 
si  tamen  accipiatur  principium  proximum  illius  gentis,  per  quod 
ab  aliis  gentibus  est  distincta  :  quia  non  in  omnibus  perducitur  ad 
effectum  id  ad  quod  naturalis  ratio  inclinât  (Ibid.  ad  2^^). 


—  333  — 

tanément  ;  elle  s'enrichit  de  dispositions  nouvelles  et  se 
purifie  des  contradictions  anciennes  ou  des  absurdités 
primitives  {^). 

«  Le  contenu  de  la  conscience  est  loin  de  demeurer 
immuable  »  :  cette  vérité,  —  répétée  sans  cesse  par  M.Lévy- 
Brùhl  (2),  —  n'est  pas  une  découverte  de  la  sociologie 
contemporaine.  Il  y  a  six  siècles,  saint  Thomas  était  déjà 
parfaitement  iaverti  de  l'évolution  du  droit  ;  il  savait  qu'elle 
est  partiellement  due  aux  progrès  de  la  réflexion  et  de  la 
science  qui  trouvent  des  utilités  insoupçonnées  ou  inven- 
tent des  combinaisons  plus  avantageuses!  (3). 

Un  événement  capital  dans  l'histoire  intellectuelle  et 
morale  de  l'humanité,  c'est  Tapparition  du  christianisme. 
Les  moralistes,  ne  sauraient,  dit  Schseffle  (^),  formuler, 
même  avec  l'aide  de  la  psychologie  et  de  la  sociologie,  un 
précepte  dont  la  sagiesse  égalât  celle  de  la  parole  de  Jésus  : 
«  Aime  ton  prochain  comme  toi-mêmie  »  (^). 

Le  fait  est  que  la  loi  chrétienne  a  modifié  les  concep- 


1.  Signum.  hujus  quod  leges  sint  mutandae  potest  aliquis  accipere 
ab  his  quae  contingunt.  Videmus  enim  quod  antiquae  leges  fuerunt 
valde  simplices  et  barbaricae,  id  est  irrationabiles  et  extraneae... 
Videtur  quod  primi  homines  fuerint  imprudentes  et  ignari;  unde 
inconveniens  videtur  quod  aliquis  permaneat  in  legibus  et  statutis 
ipsoTum  (Folitieorum,   II,    12). 

2.  La  science  des  mœurs  et  la  morale,  p.  84-  Cfr.  pp-  219  et  281- 

3.  Humanae  rationi  naturale  esse  videtur  ut  gradatim  ab  im- 
perfecto  ad  perfectum  perveniat.  Primi  qui  intenderunt  invenire  aliquid 
utile  communitati  hominum,  non  valentes  omnia  ex  seipsis  conside- 
rare,  instituerunt  quaedam  imperfecta  in  multis  deficientia  quae 
posteriores  mutaverunt  instituantes  aliqua  quae  in  paucioribus  deficere 
possunt  a  communi  utilitate  (S.  Th.,  la  Ilae^  q.  97^  art.  1).  Ratio 
humana   mutabilis    est    et    imperfecta    (Ihid.,    ad    1™). 

4.  A.  ScHâFFLE,  Bau  und  Leben  des  sozialen  Kôrpers,  t.  I,  p.  587. 

5.  Matth.    XXII,    39;    Marc   XII,    31;    Luc   X,    27. 


334 


tions  du  paganisme  (^j.  Sur  la  morale  sexuelle  en  parti- 
culier, elle  a  exercé,  chez  les  peuples  où  elle  s'implanta, 
une  influence  profonde  et  durable  (^j. 

Elle  a,  observe  notamment  saint  Thomas,  prohibé  la 
fornication,  considérée  habituellement  par  les  païens  com- 
me licite  (^j.  De  même  elle  a  donné  à  la  société  conjugale 
son  indispensable  stabilité,  en  condamnant  le  divorce,  gé- 
néralement admis  en  dehors  du  catholicismei(*). 

Il  est  donc  manifeste  que  saint  Thomas  ne  tombe 
pas  dans  le  travers  des  philosophes  qui,  selon  le  mot  de 
M.  Durkheim,  «construisent  la  morale  de  toutes  pièces 
pour  l'imposer  ensuite  aux  choses  (^)  »  et  ne  conçoivent 
pas,  avec  M.  Lévy-Brùhl,  que  le  contenu  de  la  conscience, 
—  c'est-à-dire  l'ensemble  de  oe  qui  apparaît  comme  obliga- 

1.  Ratio  hominis  "circa  praecepta  moralia,  quantum  ad  ipsa  com- 
munissima  praecepta  legis  naturae,  propter  consuetudinem  peccandi, 
3'bscurabatur  in  particularibus  agendis.  Circa  alia  vero  praecepta 
moralia,  quae  sunt  quasi  conclusiones  deductae  ex  communibus 
principiis  legis  naturae,  multorum  ratio  oberrabat,  ita  ut  quaedanj 
quae  sunt  secundum  se  mala,  ratiO'  multorum  licita  judicaret.  Unde 
oportuit  contra  utrumque  defectum  homini  subveniri  per  auctori- 
tatem  legis  divinae  (S.  Thomas,  8um.  theol,  1^  Il^e,  q.  99^  art-  2, 
ad    2™). 

2.  LÉON  XIII,  Encyclique  «  Arcanum  divinae  »  du  10  février  1880. 

3.  In  gentibus,  quantum  ad  multa,  lex  naturae  offuscata  erat;  unde 
accedere  ad  concubinam  malum  non  reputabant,  sed  passim  fornica- 
tione,  quasi  re  licita,  utebantur  (Sum.  theol. ^  Illae  suppl..^  q.  65,  art- 
3,  ad  1™).  —  Secundum  jus  positivum  fornicatio  simplex  non  prohi- 
bebatur  ;  immo  potius  in  poenam  secundum  antiquas  leges  mulieres  lu- 
panaribus  tradendae  condemnabantur  (Ibid.,  2™).  Ex  obscuritate  in 
quam  ceciderunt  gentiles  lex  illa  processit.  Unde,  praevalente  chris- 
tiana  religione,  lex  illa  extirpata  est  (Ibid.,  ad  2'^).  Cfr.  De  Malo, 
q.   15,  art.  1,  ad  1™). 

4.  Nulla  lege  praeter  legem  Christi  fuit  prohibitum  uxorem  dimit- 
tere  (8.  Th.,  Illae  suppl.,  q.  67,  art.  1,  1^).  Sola  lex  Cliristi  ad 
perfectum  humanum  genus  adduxit;  in  lege  Moysi  et  in  legibus  hu- 
manis  non  potuit  totum  auferri  quod  contra  legem  naturae  erat  {Jbid., 
ad   im). 

5.  La  science  positive  de  la  inorale  en  Allemagne,  p.  42. 


—  335  — 

toire  et  comme  défendu  à  1  homme  d'une  civilisation  don- 
née, à  une  époque  donnée  —  constitue,  pour  Tanalyse  so- 
ciologique, une  sorte  de  conglomérat,  ou  du  moins  une 
stratification  irrégulière  de  pratiques,  de  prescriptions, 
d'observances,  dont  l'âge  et  la  provenance  diffèrent  (^). 

Selon  lui,  le  système  moral  et  juridique  d'un  peuple 
n'est  pas  une  construction  achevée  d'un  coup  par  un 
effort  dialectique.  C'est  plutôt  une  œuvre  faite  d'ajoutés 
successives  et  d'emprunts  multiples;  elle  s'est  formée  len- 
tement au  cours  du  temps,  ses  éléments  sont  d'origine 
diverse  (2). 

Voyez  encore,  par  exemple,  ses  réflexions  sur  l'mter- 
diction  du  mariage  entre  parents. 

Depuis  quelque  trente  ans,  ethnographes  et  sociolo- 
gues déploient  une  étonnante  ingéniosité  pour  résoudre  le 
problème  de  Texogamie  et  de  la  prohibition  de  l'inceste. 
Les  hypothèses  de  Me  Lennan,  Spencer,  Lubbock,  Tylor, 
Starcke,  Post,  Ko  hier,  Morgan,  Westermarck,  Durkheim, 
Frazer,  etc.  se  succèdent  dans  un  défilé  étrange  (^).  —  Leur 
trait  commun  est  de  vouloir  donner  une  explication  uni- 
que du  bloc  des  interdictions. 

Saint  Thomas,  lui,  fait  de  judicieuses  distinctions. 
Il  commence  par  mettre  à  part  l'union  entre  ascendants 


1.  La  morale  et  ta  science  des  mœurs,  pp.  85-86. 

2.  Multa  supra  legem  naturalem  superaddita  sunt  ad  liumanam 
vitam  utilia  tam  per  legem  divinam  quam  etiam  per  leges  humanas. 
iS.  Th.,   la  Ilae,  q.  94,   art.   5). 

3.  Voir  l'exposé  et  la  discussion  des  hypothèses  récentes  les 
plus  remarquées  dans  J.  G,  Frazer,  Totemism  and  Exogamy,  t.  IV , 
Londres,  1910.  —  G.  E.  Howard,  A  History  of  matrimonial  institu- 
tions, t.  I,  Chicago,  1904.  —  E.  Westermarck,  The  history  of  human 
marriage,  3^  éd.,  Londres,  1905. 


—  336  — 

et  descendants,  qui  est  universellement  réprouvée  parce 
qu'elle  choque  la  raison  {^)  :  Entre  parents  et  enfants,  il  y 
a  un  ordre  défini  de  relations  essentielles  et  permanentes  ; 
il  répugne  qu'un  ordre  de  relations  différentes,  et  pour 
ainsi  dire  incompatibles  avec  les  premières,  y  soit  sub- 
stitué (^). 

Pour  les  collatéraux,  la  question  se  pose  autrement  et, 
à  leur  égard,  les  coutumes  et  les  législations  peuvent  être 
diverses  p). 

Dans  l'intérêt  des  bonnes  mœurs,  il  convient  de  pros 
crire,  comme  le  fit  la  loi  mosaïque  (^),  les  rapports  sexuels 
entre  personnes  qui  habitent  sous  le  même  toit  (^).  De  ce 
chef  l'interdiction  atteindra  habituellement  ceux  qui  sont 

1.  In  commixtione  personarum  conjunctarum  aliquid  est  quod  est 
secundum  se  indecens  et  repugnans  naturali  rationi,  sicut  quod  com- 
mixtio  fiât  inter  parentes  et  filios  quorum,  est  per  se  et  immediata 
cognatio   {S.    Th.,    lia    Hae,    q.    154,    art.    9,   ad   3™). 

2.  Inconveniens  est  ut  illis  personis  aliquis  socialiter  jungatur 
quibus  naturaliter  débet  esse  subditus.  Naturale  autem  est  quod  aliquis 
parentibus  sit  subjectus.  Ergo  inconveniens  esset  quod  cum  paren- 
tibus  aliquis  matrimonium  contraheret,  cum  in  matrimonio  sit  quae- 
dam  conjunctio  socialis  {Summa  contra  Gentiles,  III,  125).  —  Inor- 
dinatum  est  quod  filia  patri  per  matrimonium  jungatur  in  sociam, 
causa  generandae  prolis  et  educandae,  quam  oportet  per  omnia  patri 
esse  subjectam  velut  ex  eo  procedentem  ;  et  ideo  de  lege  naturali 
est  ut  pater  et  mater  a  matrimonio  repellantur  ;  et  magis  etiam  mater 
quam  pater,  quia  magis  reverentiae,  quae  debetur  parentibus,  dero- 
gatur,  si  filius  matrem,  quam  si  pater  filiam  ducat  in  uxorem,  cum 
uxor  viro  aliqualiter  debeat  esse  subjecta  (*S'.  Th.,  Illae  suppl.,  q.  54, 
art.    3). 

3.  Aliae  personae,  quae  non  conjunguntur  secundum  seipsas  sed 
per  ordinem  ad  parentes,  non  habent  ita  ex  seipsis  indecentiam,  sed 
variatur  circa  hoc  decentia  vel  indecentia  secundum  consuetudinem  et 
legem  humanam  vel  divinam.  (8.  Th.,  11^  Il^e,  q.  154,  art-  9,  ad  3^). 

4.  Personas  sanguine  conjunctas  necesse  est  ad  invicem  simul 
conversari  ;  unde  si  homines  non  arcerentur  a  commixtione  venerea, 
nimia  opportunitias  daretiur  hominibus  venereae  commixtionis  ;  et 
sic  animi  hominum  nimis  emollescerent  per  luxuriam;  et  ideo  in 
veteri  lege  illae  personae  specialiter  videntur  prohibitae  esse  quas 
necesse   est   simul   commorari   (*S',    Th.,    lia   Hae^   q.   154^   art.   9). 

5.  Magniis    concupiscentiae    aditus    praeberetur,    nisi    inter    illas 


—  337  — 

frères  et  sœurs  par  le  sang  (^).  Elle  sera  parfois  étendue 
à  ceux  qui,  entrant  dans  la  famille  par  adoption,  sont 
admis  au  même  foyer  {^). 

Quant  aux  parents  plus  éloignés,  qui  ne  cohabitent 
pas,  si  la  loi  leur  défend  le  mariage  entre  eux,  c'est  dans 
le  but  de  donner  au  corps  social  une  consistance  plus  forte, 
en    reliant    ses    éléments,    c'est-à-dire    en   multipliant    les 
unions  entre  diverses  familles  (^). 

De  sorte  que  la  législation,  en  vigueur  de  son  temps 
sur  le  mariage  entre  parents,  n'apparaît  pas  à  saint  Tho- 
mas comme  le  développement  logique  et  rectiligne  d'une 
idée  unique,  mais  comme  un  composé  d'éléments  multi- 


personas,    quas    oportet    in    eadem    domo    conversari,    esset    carnalis 
copula    interdicta    {S.    Th.,    Ill^e    suppL,    q.    54,    art.    3). 

1.  Ad  corruptionem  bonorum  morum  partinet  quod  homines  sint 
nimis  dediti  ad  voluptatem  coitus;  quia  cum  haec  voluptas  maxime 
mentem  absorbeat,  impediretur  ratio  ab  his  quae  recta  agenda  essent. 
Seqiieretur  autem  nimius  voluptatis  usus,  si  liceret  homini  per  coitum 
conjungi  illis  personis  quibus  commorandi  habet  necessitatem,  sicut 
sororibus  et  aliis  propinquis,  quia  talibus  occasio  coitus  subtrahi  non 
posset   {Summa  contra  Gentiles,    III,    125). 

2.  Lex  divina  illas  praecipue  personas  a  matrimonio  excludit  quas 
necesse  erat  cohabitare.  Quia  filius  adoptatus  conversatur  in  domo 
patris  adoptantis,  sicut  filius  naturalis,  ideo  legibus  humanis  prohi- 
bitum  est  inter  taies  matrimonium  contrahi;  et  talis  probibitio  est 
per  ecclesiam  approbata;  et  inde  est  quod  legalis  cognatio  matrimo- 
nium    impediat    {S.    Th.,    Illae^    suppl.,    q.    57,    art.    2). 

3.  In  societate  humana  hoc  est  maxime  necessarium,  ut  sit  amicitia 
inter  multos.  Multiplicatur  autem  amicitia  inter  homines  dum  per- 
sonae  extraneae  per  matrimonium  coUigantur.  Conveniens  igitur 
fuit  legibus  ordinari  quod  matrimonia  contraherentur  cum  extra- 
neis  personis,  et  non  cum  propinquis  {Summa  contra  Gentiles,  III, 
125).  —  Per  accidens  finis  matrimonii  est  confoederatio  hominum 
et  amicitiae  multiplicatio,  dum  homo  ad  consangiaineos  uxoris  sicut 
ad  suos  se  habet;  et  ideo  huic  multiplication!  amicitiae  praejudicium 
fieret,  si  aliquis  sanguine  conjunctam  uxorem  duceret,  quia  ex 
hoc  nova  amicitia  per  matrimonium  nulli  accresceret  ;  et  ideo  se- 
cundum  leges  humanas,  et  statuta  ecclesiae,  plures  consanguinitatis 
gradus  sunt  a  matrimonio  separati.  '{S.  Th.,  Ill^e  suppl.,  q.  54, 
art.    3).    Cfr.    lia    Hae^    q.    154,     art.    9). 


—  338  — 

pies   dus   à   des   inspirations   diverses,   une   juxtaposition 
de  fragments,  tous  différents  d'origine  et  d'ancienneté  (^). 

III.  La  troisième  cause  des  variations  de  la  morale 
gît,  d'après  saint  Thomas,  dans  les  faits  et  situations 
qu'elle  doit  régler  et  qui  ne  se  présentent  pas  toujours 
dans  les  mêmes  conditions.  La  règle,  devant  s'adapter  à 
cette  matière  instable,  changera  elle-même  (2), 

Ceci  heurtera  certes  les  préjugés  de  M.  Lévy-Brûhl. 
«  Le  premier  postulat  des  moralistes,  écrit-il,  consiste 
à  admettre  l'idée  abstraite  d'une  nature  humaine,  tou- 
jours identique  à  elle-même.  Toutes  les  morales  théo- 
riques supposent  oe  postulat.  Il  faut  que  leurs  impératifs 
puissent  se  présenter  comme  ayant  une  valeur  universelle, 
pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  lieux.  Il  faut  que  la  loi 
morale  avec  toutes  ses  conséquences  se  présente  comme 
un  système  organique  dont  aucune  partJe  ne  dépend  de 
circonstances  locales   et  accidentelles  {^).  » 

Saint  Thomas  dira,  au  contraire,  que  la  nature  liu- 
maine  n'est  pas  à  l'abri  de  tout  changement  (*)  ;  et  à  ceux  qui 
s'en  montrent  surpris,  il  signalera  que  la  prétendue  fixité 
des  lois  naturelles  souffre  bien  aussi  des  exceptions  (^). 

1.  Conisangninitas  quanfcum  ad  aliquas  personas  impedit  ma- 
trimonium  de  jure  naturali,  quantum  ad  aliquas  de  jure  divino, 
et  quantum  ad  aliquas  de  jure  per  homines  instituto  (aS^.  Th.,  Ill^e 
suppl.,    q.    54,    art.    3). 

2.  Diversificantur  ea  quae  sunt  de  jure  naturali,  secundum  di- 
verses status  et  conditiones  hominum  {S.  Th.,  Illae  suppl.,  q.  41, 
art.    1,    ad    3^). 

3.  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  pp.  67,  89,  90. 

4.  Natura  hominis  est  mutabilis;  et  ideo  id  quod  naturale  est 
homini,  potest  aliquando  deficere.  {S.  Th.,  lia  Hae^  q.  57,  art.  2, 
ad  1"^).  —  Apud  nos  homines,  qui  sumus  inter  res  corruptibiles,  est 
aliquid  quidem  secundum  naturam  et  tamen  quidquid  est  in  nobis 
est   mutabile    {Ethicorum,    V,    12). 

5.  Semper   et   ubique   dextra   est   melior   quam   sinistra  secundum 


339 


Une  loi  morale  s'appliquera  d'une  manière  uniforme 
dans  la  majorité  des  rencontres  (^).  Mais,  en  dehors  de  là, 
elle  se  pliera,  comme  d'ailleurs  aussi  la  loi  civile,  aux 
circonstances  variables  de  temps  et  de  lieux,  (2). 

Il  est  de  multiples  occasions  pour  la  loi  morale  de 
manifester  la  souplesse  de  ses  règles. 

Ainsi  une  pratique,  vertueuse  pour  un  individu  dans  la 
condition  où  il  se  trouve,  ne  pourra  être  recommandée  à 
celui  qui,  dans  une  position  autre,  a  des  devoirs  d'état 
différents  (^). 

L'homicide   est   une   injustice   grave.   Pourtant,   si   le 

naturam;  sed  per  aliquod  accidens  contingit  aliquem  esse  ambi- 
dextrum,  quia  natura  nostra  variabilis  est;  et  similiter  est  etiam 
de  naturali  justo  {S.  Th.,  Illae  suppd.,  q.  65,  art.  2,  ad  1™).  — 
Ea  quae  sunt  naturalia  apud  nos,  sunt  quidem  eodem  modo  ut 
in  pluribus,  sed  ut  in  paucioribus  deficiunt;  sicut  naturale  est  quod 
pars  dextra  sit  vigorosior  quam  sinistra,  et  hoc  in  pluribus  habet 
veritatem,  et  tamen  contingit  ut  in  paucioribus  aliquos  fieri  am- 
bidextros  {(Ethicorum,  V.   12). 

1,  Quia  actus  hymanos  variari  oportet  secundum  diversas  condi- 
tiones  personarum  et  temporum,  et  aliarum  circumstantiarurn,  ideo 
conclusiones  praedictae  a  primis  legis  naturae  praeceptis  non  pro- 
cedunt  ut  semper  efficaciam  habentes,  sed  in  majori  parte;  talis 
est  enim  tota  materia  moralis  (8.  Th.,  IlIae  suppl.,  q.  65,  art.  2). 
—  Ea  quae  sunt  naturaliter  justa,  ut  in  pluribus  est  observandum, 
sed  ut  in  paucioribus  mutatur  (Ethicorum,  V,  12).  —  QuantO'  plures 
conditiones  particulares  apponuntur,  tanto  pluribus  modis  poterit 
deficere  ut  non  sit  rectum.  Sic  dicendum  est  quod  lex  naturae, 
quantum  ad  prima  principia  communia,  est  eadem  apud  omnes  ; 
sed  quantum  ad  quaedam  propria,  quae  sunt  quasi  conclusiones 
principiorum  communium,  est  eadem  apud  omnes  ut  in  pluribus,  sed 
ut  in  paucioribus  potest  deficere  propter  aliqua  particularia  impe- 
dimenta  (S.    Th.,    la    Ilae^    q.    94,   art.   4). 

2,  Lex  naturalis  secundum  diversos  status  recipit  determina- 
tiones  diversas  ;  et  jus  positivum  etiam  variatur  secundum  diversas 
hominum  conditiones  in  diversis  temporibus  (S.  Th.,  IlIae  suppl., 
art,    1,   ad  4™). 

3,  Propter  diversas  hominum  conditiones  contingit  quod  aliqui 
actus  sunt  aliquibus  virtuosi,  tamquam  eis  proportionati  et  conve- 
nientes,  qui  tamen  sunt  aliis  vitiosi,  tanquam  eis  non  proportionati 
(S.  Th.,  la  Ilae,  q.  94,  art.  3,  ad  3™). 


—  340  — 

meurtre  d'un  agresseur  est  le  seul  moyen  de  se  sauver  la 
vie  à  soi-même,  il  est  permis  de  tuer  (^). 

Autre  injustice:  le  vol.  Et  néanmoins  le  malheureux 
qui  se  trouve  réduit  à  l'état  d'extrême  nécessité,  a  le  droit 
de  prendre  à  autrui  de  quoi  se  sustenter  (2). 

La  véracité  du  langage  ou  la  sincérité  de  la  parole  est 
une  condition  de  la  vie  sociale  (^).  Cela  n'empêche  qu'en 
certaines  occasions,  en  vue,  par  exemple,  d'épargner  à 
quelqu'un  un  sérieux  dommage,  il  est  licite  de  ne  pas 
révéler  une  chose  vraie  (*). 

La  relativité  des  règles  est  peut-être  encore  plus  ac- 
centuée dans  le  droit  public. 

Il  importe  à  la  bonne  organisation  du  pouvoir,  dans 
un  Etat,  que  tous  aient  une  certaine  participation  à  l'au- 
torité; c'est  en  effet  une  garantie  de  paix;  le  peuple,  n'é- 
tant pas  traité  en  ilote,  s'attachera  aux  institutions  établies 
et  les  défendra  (^).  Une  politique  avisée  accordera  au  peu- 


1.  Si  aliquis  occidat  aliquem  pro  defensione  vitae  suae,  non 
erit   reus  homicidii    (S.    Th.,    11^   Ilae^   q.    54^  art.   7). 

2-  Furtum  justitiae  opponitur  in  quantum  furtum  est  acceptio 
rei  alienae  (S.  Th.,  11^  Ilae^  q.  66,  art.  5).  —  Si  tamen  adeo  sit 
evidens  et  urgens  nécessitas,  ut  manif estum  sit  instanti  necessitati  de 
rébus  occurrentibus  esse  subveniendum,  puta  cum  imminet  personae 
periculum  et  aliter  subveniri  non  potest,  tune  licite  potest  aliquis  ex  ré- 
bus alienis  suae  necessitati  subvenire,  sive  manifeste,  .sive  occulte  su- 
blatis,  nec  hoc  proprie  habet  rationem  furti  vel  rapinae  (Ibid.,  art.  7). 

3.  Quia  homo  est  ajiimal  sociale,  naturaliter  unus  home  débet 
alteri  id  sine  quo  societas  humana  servari  non  posset.  Non  autem 
possent  homines  adinvicem  convivere,  nisi  sibi  invicem  crederent, 
tamquam  sibi  invicem  veritatem  manif estantib us  (S.  Th.,  11^  Ilae, 
q.    109,   art.    3,    ad    1™). 

4.  Non  est  licitum  mendacium  dicere  ad  hoc  quod  aliquis  alium 
a  quocumque  periculo  liberet;  licet  tamen  veritatem  occultare  pru- 
denter  sub  aliqua  dissimulatione  (S.  Th.,  lia  Hae^  q.  no,  art.  3, 
ad   4m), 

5.  Circa  bonam  ordinationem  principum  in  aliqua  civitate  vel 
gente    duo    sunt    attendenda;    quorum    unum    est    ut    omnes    aliquam 


—  341  — 

pie  l'électorat  et  l'éligibilité  aux  fonctions  publiques  (')  ; 
à  condition  toutefois  que  l'éducation  civique  des  élec- 
teurs soit  faite  et  qu'ils  gardent  le  sentiment  de  leur  res- 
ponsabilité (-).  Si  les  mœurs  politiques  sont  corrompues, 
si  les  électeurs  trafiquent  de  leur  vote  et  confient  systé- 
matiquement à  des  coquins  l'honneur  de  gouverner,  ils  ne 
méritent  pas  qu'on  leur  abandonne  les  destinées  du  pays(2). 
La  monarchie  assure  au  pays  des  avantages  que  ne 
peuvent  lui  procurer  les  autres  formes  de  gouverne- 
ment  (*).  Et  pourtant  ce  n'est  pas  sans  réserves  qu'il  faut 
lui  accorder  la  préférence.  Outre  qu'elle  peut  dégénérer 
en  tyrannie  (^),  —  et  saint  Thomas  indique  une  série  de 
mesures  à  prendre  pour  se  garantir  de   ce  malheur  (^), 

partem  habeant  in  principatu;  per  hoc  enim  conservatur  pax  populi 
et  omnes  talem  ordinationem  amant  et  custodiunt  (S.  Th.,  l^  Il^e, 
q.    105,    art.    1). 

1.  ...Ex  popularibus  possunt  eligi  principes  et  ad  populum 
pertinet   electio  principum   (Ihid.). 

2.  Si  populus  sit  bene  moderatus  et  gravis,  communisque  uti- 
litatis  diligentissimus  custos,  recte  lex  fertur  qua  tali  populo  liceat 
creare  sibi  magistratus  per  quos  respublica  administretur  (S.  Th., 
la    Ilae,    q,    97^    art.    1). 

3.  Si  paulatim  idem  populus  déprava  tus  habeat  vénale  suffragium 
et  regimen  flagitiosis  sceleratisque  committat,  recte  adimitur  populo 
talis  potestas  dandi  honores  et  ad  paucorum  bonorum  redit  ar- 
bitrium    (Ihid.). 

4.  Utilius  est  regimen  unius  quam  plurium.  In  humana  multitudine 
optimum  est  quod  per  unum  regatur;  hoc  etiam  experimentis  ap- 
paret  (S.  Thomas,  De  regimine  principum,  lib.  I,  cap.  2). 

5.  Fropter  magnam  potestatem  quae  régi  conceditur,  de  facili 
regnum  dégénérât  in  tyrannidem,  nisi  sit  perfecta  virtus  ejus  cui 
talis  potestas  conceditur.  Perfecta  autem  virtus  in  paucis  invenitur 
(S.  Th.,  la  II ae,  q.   105,  art.  1,  ad  2™). 

6.  Laborandum  est  diligenti  studio  ut  sic  multitudini  provideatur 
de  rege,  ut  non  incidant  in  tyrannum.  Primura  autem  est  necessa- 
rium  ut  talis  conditionis  homo  ab  illis  ad  quos  hoc  spectat  officium, 
promoveatur  in  regem,  quod  non  sit  probabile  in  tyrannidem  de- 
clinare.  Deinde  sic  disponenda  est  regni  gubernatio  ut  régi  jam 
instituto  tyrannidis  subtrahatur  occasio.  Simul  etiam  sic  ejus  tem- 
peretur  potestas,  ut  in  tyrannidem  de  facili  declinare  non  possit, 
Demum  vero  curandum  est,  si  rex  in  tyrannidem-  diverteret,  qualiter 
posset   occurri  (S.   Thomas,  De  regimine  principum,  I,  6). 

Morale  et  sociologie.  23 


—  342  — 

—  elle  ne  convient  pas  indistinctement  en  tout  lieu  ni  à 
toute  nation  (^). 

Vaut-il  mieux  élire  le  chef  de  l'Etat  ou  établir  le  sys- 
tème héréditaire  ?  Question  embarrassante,  que  saint  Tho- 
mas se  garde  de  résoudre  d'une  façon  absolue,  identique 
pour  tous  les  cas.  Que  vaudra  l'héritier  présomptif?  On 
ne  peut  savoir  {^).  S'il  est  indigne  de  gouverner,  son  père 
aura-t-il  la  magnanimité  de  l'écarter?  Il  serait  naïf  de  lui 
supposer  cette  vertu  presque  surhumaine  {^).  En  théorie, 
l'élection  paraît  préférable  (*)  :  d'abord  elle  permet  de 
choisir;  ensuite,  si  le  choix  est  rationnel,  comme  il  con- 
vient, il  désignera  sans  doute  le  meilleurr(^).  En  fait,  par 
contre,  l'élection  peut  provoquer  des  dissentiments  ;  ou 
les  électeurs  peuvent  être  mal  inspirés;  puis  il  est  dur  eX 
choquant  que  l'égal  d'aujourd'hui  devienne  demain  le  chef. 
Le  régime  héréditaire  sera  donc  quelquefois  le  meilleur  (°). 

Enfin,  même  une  loi  civile,  faite  pourtant  en  vue  de 
régler   un   ordre   déterminé    de   relations   juridiques,    ne 

1.  Est  autem  considerandum  de  regno  utrum  civitati  et  regioni 
quae  débet  inhabitari  expédiât  régi  a  rege  vel  non  sed  magis  expé- 
diât régi  civitatem  et  regionem  ab  aliqua  multitudine  vel  aliquibus 
paucis  viris   (Politicorum,   III,   13). 

2.  Dubium  est  de  filiis  succedentibus  quales  futuri  sint,  et  potest 
contingere  quod   malus   sit   filins   (Foliticorum,    III,   14). 

3.  Forte  aliquis  diceret  quod  pater  bonus  videns  malum  filium 
non  tradet  filio  regnum  sed  alii.  Istud  difficile  est  credere;  hoc 
enim  est  supra  communem  facultatem  hominum   (Ihid.). 

4.  Per  se  semper  melius  est  assumi  regem  per  electionem  (Ihid.). 

5.  Per  electionem  contingit  assumi  meliorem  quam  per  succes- 
sionem  generis,  quia  melior  ut  in  pluribus  invenitur  in  tota  multi- 
tudine quam  sit  unus;  et  electio  per  se  est  appetitus  ratione  deter- 
minatus   (Ihid.). 

6.  Per  accidens  est  melius  assumer e  principantem  i>er  generis 
successionem^  quia  in  electione  contingit  esse  dissensionem  inter 
eligentes.  Iterum  quandoque  eligentes  mali  sunt  ;  et  ideo  contingit 
quod  eligant  malum...  Iterum  valde  durum  et  extraneum'  est  quod 
ille  qui  est  hodie  aequalis  alicui  cras  dominetur  et  sit  princeps 
illi    (Ihid.). 


—  343  — 

fournit  pas,  dans  les  différents  cas  qui  peuvent  se  pré- 
senter, une  solution  uniformément  acceptable. 

Voici,  par  exemple,  la  législation  sur  le  dépôt  (^). 
Elle  décide  que  le  dépositaire  doit,  quand  il  en  est  requis, 
rendre  son  bien  au  propriétaire.  Mais  supposez  que  l'ob- 
jet du  dépôt  soit  une  arme  meurtrière  et  que  le  proprié- 
taire se  trouve  dans  un  état  de  surexcitation  telle  que  tout 
est  de  sa  part  à  redouter.  Le  juge  ordonnera-t-il  la  resti- 
tution du  dépôt?  Ce  serait  une  sottise (^j. 

Il  ne  se  met  pas  au-dessus  de  la  loi  en  refusant  de  l'ap- 
pliquer; mais  il  se  trouve  devant  un  cas  que  la  loi  n'a 
point  prévu  (^). 

Il  est  au-dessus  des  forces  du  législateur  de  tout  pré- 
voir (*).  S'il  devait  réglementer  le  détail  des  modalités 
possibles,  sa  loi  serait  un  véritable  maquis  (^).  La  vie  so- 
ciale est  bien  trop  ondoyante  pour  se  laisser  emprisonner 
dans  quelques  formules  forcément  restreintes  (^). 

Le  législateur  doit  envisager  seulement  les  cas  les  plus 

1.  Saint  Thomas  cite,  à  plusieurs  reprises,  ce  même  exemple; 
voir  notamment  Summa  theologica,  la  Ilae^  q.  94^  art.  4;  11^  Il^e^ 
q.   57,  art.   2,   ad  im;    lia  ijae,  q.  62,  art.  5,   ad  1™. 

2.  Lex  instituit  quod  deposita  reddantur,  quia  hoc,  ut  in  pluribus, 
justum  est  ;  contingit  tamen  aliquando  esse  nocivum,  puta  si  furiosus 
deposuit  gladium,  et  eum  reposcat,  dum  est  in  furia;  vel  si  aliquis 
reposcat  depositum  ad  patriae  impugnationem.  In  his  ergo  et  simi- 
libus  casibus  malum  est  sequi  legem  positam  (8.  Th-,  11^  Ilae^ 
q.    120,    art.    1). 

3.  Qui  dicit  verba  legis  non  esse  in  hoc  casu  servanda,  non 
judicat  de  lege,  sed  de  aliquo  negotio  particulari  quod  occurrit 
(Ibid.,   ad    2™). 

4.  Nullius  hominis  sapientia  tanta  est  ut  possit  omnes  singnlares 
casus  excogitare  (8.  Th.,  la  Ilae^  q.  95,  art.  6,  ad  3™). 

5.  Si  posset  legislator  omnes  casus  considerare,  non  oporteret 
ut   omnes   exprimeret  propter  confusionem  vitandam  (Ibid.). 

6.  Quia  humani  actus  de  quibus  leges  dantur,  in  singularibus 
contingentibus  consistunt,  quae  infinitis  modis  variari  possunt,  non 
fuit  possibile  aliquam  regulam  legis  institui  quae  in  nullo  casu 
deficeret   (8.   Th.,    lia   Hae,   q.    12O,  art.    1). 


344 


fréquents,  ceux  qui  se  présentent  dans  le  cours  ordinaire 
des  événements  (^).  Suivre  en  toute  rencontre  la  norme 
du  code  serait  parfois  aller  contre  la  justice  et  contre 
l'intérêt  général  (2).  Il  appartient  à  la  jurisprudence  de 
combler  les  inévitables  lacunes  de  la  loi  écrite  (^). 

Le  juge  appliquera  au  cas  imprévu,  non  la  règle  de  fer 
rigide  du  texte,  mais  la  règle  de  plomb  flexible  (*)  de 
l'équité  (^),  qui  apparaît,  dans  l'espèce,  comme  une  justice 
supérieure  à  celle  de  la  loi  écrite  (^).  Il  prendra,  pour  par- 
ler comme  M.  Lévy-Brùhl,  le  «parti  le  plus  raisonna- 
ble »  (^).  Il  donnera,  comme  dit  saint  Thomas,  la  solution 
conforme  au  bien  commun  ou  à  l'utilité  générale,  la 
décision  juste  à  laquelle  se  serait  arrêté  le  législateur  si  le 
cas  était  entré  dans  ses  prévisions  (^j. 


1.  Quia  legislator  non  potest  omnes  singulares  casus  intueri, 
proponit  legem  secundum  ea  quae  in  pluribus  accidunt,  ferens 
intentionem  suam  ad  communem  utilitatem  (S.  Th.,  la  ilae^  q.  ge, 
art.   6). 

2.  Législatures  attendunt  ad  id  quod  in  pluribus  accidit,  se- 
cundum hoc  legem  f erentes  ;  quam  tamen  in  aliquibus  casibus  servare, 
est  contra  aequalitatem  justitiae,  et  contra  commune  bonum,  quod 
lex   intendit   (S.    Th.,    lia   Hae^    q.    120,   art.   1). 

3.  Cum  lex  proponit  aliquid  in  universali,  et  in  aliquo  casu 
non  sit  utile  illud  observari,  ratio  recte  se  habet  quod  aliquis 
4irigat   illud   quod   déficit  legi.    (Ethicorum,   V,    16). 

4.  In  Lesbia  insula  sunt  lapides  duri  qui  non  possunt  de  facili 
ferro  praescindi  ut  dirigantur  ad  omnimodam  rectitudinem  et  ideo 
aedificatores  utuntur  ibi  régula  plombea.  Et  sicut  illa  régula  com- 
plicata  adaptatur  ad  figuras  lapidis,  et  non  manet  in  eadem  dispo- 
sitione,  ita  oportet  quod  sententia  judicis  adaptetur  ad  res  secundum 
earum  convenientiam  (Ethicorum,  V,  16). 

5.  Ad  hoc  ordinatur  epicheia,  quae  apud  nos  dicitur  aequitas 
/S.    Th.,   lia   Ilae^    q.    120,    art.    1). 

6.  Secundum  justum  naturale  oportet  hic  dirigere  justum  légale 
CElhicorum,  V,  16).  —  Epiiches  est  quoddam  justum  quod  est 
melius   quodam   justo,   scilicet   legali    (Ihid.). 

7.  La  morale  et  la  science  des   mœurs,     p.    150. 

8.  Bonum  est,  praetermissis  verbis  legis,  sequi  id  quod  poscit 
justitiae  ratio  et  communis  utilitas  (S.   Th.,   lia  Ilae^  q.   120,  art.   1). 


—  345 


5.  Déduction  et  adaptation. 

«Les  moralistes,  prétend  M.  Durkheim,  raisonnent 
comme  si  la  morale  était  tout  entière  à  créer.  Faisant 
abstraction  de  la  réalité  existante,  ils  édifient  leur  système 
sur  une  table  rase  {^)  ».  Leur  procédé  est,  au  surplus,  inva- 
riable :  «  Toutes  les  écoles  ont  jusqu'ici  pratiqué  la  même 
méthode  :  la  déduction.  Pour  toutes,  la  science  consiste  à 
tirer  de  prémisses  une  fois  posées  les  conséquences 
qu'elles  impliquent  p)  ». 

M.  Durkheim  réprouve  cette  méthode  parce  qu'«elle 
n'a  rien  de  scientifique  (^j  ».  Non  pas  que  la  déduction 
n'intervienne  légitimement;  mais  son  rôle  ne  peut  être 
efficace  que  dans  quelques  cas  simples  ;  «  pour  peu  que  les 
circonstances  se  compliquent,  le  raisonnement  sera  trop 
maigre  au  regard  des  faits  et  Tadaptation  théorique  ris- 
quera fort  de  n'être  pas  la  meilleure  (*)  ».  Passez  d'ailleurs 
en  revue  les  règles  dont  Tensemble  constitue  un  système 
de  morale  ;  «  plus  les  maximes  sont  spéciales  et  concrètes, 


Ipse  legislator,  si  praesens  esset  ubi  talis  casus  acciderit,  sic 
determinaret  et  esset  dirigendum;  si  a  principio  praescivisset,  po- 
suisset  hoc  in  lege  (Ethieorum,  V,  16). 

Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  ces  vues  de  saint  Thomas 
les  considérations  de  M.  Fr.  Geny,  dans  sa  Méthode  d'interprétation 
en  droit  privé  positif.  Paris,  1899  (avec  préface  de  M.  Saleilles).  — 
M.  Gény  est  abondamment  informé,  mais  il  ne  semble  pas  avoir  eu 
connaissance    des    aperçus    de    saint    Thomas    d'Aquin    sur    l'équité. 

1.  De  la  div.   du   trav.    soc,   V^  éd.,   pp.    18-19. 

2.  La  se-  posit.  de  la  mor.  en  AÏlem-,  pp.  42  et  275-  Cfr.  plus 
haut,  p.  11.  —  M.  Lévy-Briihl  affirme  de  même  que  «  les  morales 
théoriques  prétendent  déduire  leur  doctrine  entière  d'un  principe 
unique  »   (La  morale  et  la  science  des   mœurs,   p.   83)- 

3.  La  se.    posit.   de   la  mor.   en  Allem.,  p.    276. 

4.  lUd.,    p.    277. 


346 


plus  il  devient  difficile  d'apercevoir  le  lien  qui  les  rattache 
aux  concepts  abstraits  (^)  ». 

La  critique,  encore  une  fois,  n'atteint  pas  la  conception 
thomiste  de  la  morale. 

Saint  Thomas  n'affecte  pas  d'ignorer  systématique- 
ment l'effort  accompli  par  l'humanité  en  quête  de  règles 
de  vie.  Il  ne  prétend  pas  avoir,  au  cours  d'une  méditation 
solitaire,  élaboré  un  code  complet  de  normes  morales  et 
juridiques.  Il  s'arrête  plutôt  devant  le  fait  que  les  peu- 
ples sont  en  possession  de  législations  très  complètes;  et 
il  essaie  de  saisir  comment  les  prescriptions  en  vigueur 
se  rattachent  aux  principes  fondamentaux  de  la  loi  natu- 
relle dont  il  a,  d'autre  part,  constaté  l'existence  et  recher- 
ché l'origine  P). 

Or,  il  découvre  deux  liens  différents  (^). 

Certaines  règles  apparaissent  comme  formant  la  con- 
clusion logique  des  premiers  principes.  Ainsi  le  précepte 
«  tu  ne  tueras  point  »  est  une  conséquence  de  la  maxime 
qui  défend  de  faire  tort  à  autrui  (*). 

D'autres  règles  constituent  des  déterminations  de  prin- 
cipes généraux  et  en  sont  rapplication  à  des  cas  donnés. 
Par  exemple,  il  est  universellement  admis  que  le  crinae 
doit  être  châtié  ;  mais  le  seul  raisonnement  ne  fixe  pas  la 


1.  Div.    du   trav.    soc,    V^   éd.,    p.    10. 

2.  Voir  plus  haut,  p.   304. 

3.  A  lege  naturali  dupliciter  potest  aliquid  derivari  :  uno  modo 
sicut  conclusiones  ex  principiis,  alio  modo  sicut  determinationes 
quaedam  aliquorum  communium...  Utraque  inveniuntur  in  lege  hu- 
mana  posita  (S.   Th.,   la   Ilae^  q.   95,   art.  2).   Cfr.  (Ethicorum,   V,    12). 

4.  Derivantur  quaedam  a  principiis  communibus  legis  naturae 
per  modum  conclusionum  ;  sicut  hoc  quod  est  non  esse  occidendum^ 
ut  conclusio  quaedam  derivari  potest  ab  eo  quod  est  nulli  esse 
faciendum   malum   (S.    Th.,    I^    Ilae^    q.   95,   art.   2). 


—  347  — 

peine  ;  celle-ci  est  établie  dans  sa  modalité  par  le  législa- 
teur de  chaque  pays(^). 

Législateurs  et  moralistes  emploient  donc  non  pas 
un,  mais  deux  procédés. 

Tantôt  ils  ont  recours  au  raisonnement  déductif,  à 
l'exemple  du  dialecticien  qui  développe  ses  syllogismes  ou 
du  géomètre  qui  enchaîne  ses  théorèmes  {^). 

Tantôt  ils  se  conforment  à  la  méthode  des  architectes 
qui,  dans  leurs  plans,  réalisent,  pour  un  cas  déterminé, 
un  type  de  construction  {^). 

Il  était  important  de  retrouver,  par  l'analyse  des  lois, 
le  double  procédé  usité  dans  leur  confection. 

Si  on  les  assimile  àpriorik  des  œuvres  de  pure  dialec- 
tique, il  est  impossible  de  rendre  compte  de  leur  diversité 
dans  le  temps  et  dans  l'espace,  sinon  en  considérant  toutes 
les  dispositions  divergentes  comme  des  anomalies  ou  des 
aberrations  dues  à  la  passion  ou  à  l'erreur. 

M.  Lévy-Brùhl  a  beau  jeu  contre  les  philosophes  — 
son  tort  est  de  s'en  prendre  à  tous  sans  distin,ction  —  qui 
«  se  sont,  dit-il,  constamment  efforcés  de  faire  de  la  morale 
une  science  déductive  à  1-image  des  mathématiques:  aus- 
sitôt que  l'on  sort  des  formules  très  générales  mais  indé- 
terminées :  «  soyez  justes,  soyez  bienfaisants  »,  et  qu'il  s^a- 
git  de  fixer  les  droits  et  les  devoirs  respectifs  dont  le  res- 


1.  Quaedam  vero  per  modum  determinationis  ;  sicut  lex  na- 
turae  habet  quod  ille  qui  peccat  puniatur;  sed  quod  tali  poena, 
vel  tali  puniatur,  hoc  est  quaedam  determinatio  legis  naturae  (Ibid.). 

2.  Primus  quidem  modus  similis  est  ei  quo  in  scientiis  ex  prin- 
cipiis    conclusiones    demonstrativae    producuntur    (Ibid.). 

3.  Secundo  modo  simile  est  quod  in  artibus  formae  communes 
determinantur  ad  aliguid  spéciale;  sicut  artifex  formam  communem 
domus  necesse  est  quod  determinet  ad  hanc  vel  illam  domus  figu- 
ram   (Ibid.). 


—  348  — 

pect  s'appellera  justice,  les  divergences  irréductibles  appa- 
raissent. Chaque  société  a  sa  morale  (^)  ». 

Mais  si  on  a,  comme  saint  Thomas,  découvert  qu'un 
système  juridique  constitue  autre  chose  qu'une  rigide  con- 
struction g-éométrique,  on  possède  d'abord  le  moyen  d'en 
distribuer  le  contenu  en  deux  groupes  de  dispositions  : 

d'une  part,  les  règles  qui,  dérivant  logiquement  les 
unes  des  autres  forment  un  ensemble  rationnel.  Elles  sont, 
dit  saint  Thomas,  appelées  le  jus  gentium,  parce  qu'elles 
se  retrouvent  dans  le  droit  de  tous  les  peuples  civili- 
sés (^).  Elles  énoncent  les  conditions  essentie  les  de  la  vie 
collective  (^).  Sans  accord  préalable,  mais  sous  la  pression 
des  mêmes  besoins,  on  est  arrivé  partout  à  les  formuler 
en  termes  à  peu  près  semblables  (*)  ; 

d'autre  part,  les  accommodations  ou  appiropriations  des 
principes  aux  situations  que  le  législateur  se  trouve  appelé 
à  régler  et  qui  peuvent  être  différentes  d'une  société  à 
l'autre  (^).  Elles  constituent  le  jus  civile,  —  entendez:  le 
droit  national  propre  à  un  pays  (^). 

L'observation  faite  par  saint  Thomas  permet  ensuite 
de  comprendre  et  de  justifier  la  diversité  des  lois  morales 


1.  La  mor.   et   la  se.   des  mœurs,   pp.   90  et   278. 

2.  Vocant  juristae  jus  gentium,  quia  eo  omnes  gentes  utuntur 
(Ethicorum,  V,  12). 

3.  Ad  jus  gentium  pertinent  ea  quae  dirivantur  ex  lege  naturae 
sicut  conclusiones  ex  principiis,  ut  justae  emptiones,  venditiones  et 
alia  'hujusmodi,  sine  quibus  homines  ad  invicem  convivere  non 
possunt   (8.   Th.,   la   Ilae^   q.   95^   art.   4). 

4.  De  facili   in  hujusmodi  homines   consenserunt   (Ihid.,   ad  im). 

5.  Quae  vero  derivantur  a  lege  naturae  per  modum  particularis 
determinationis,  pertinent  ad  jus  civile,  secundum  quod  quaelibet 
civitas  aliquid  sibi  acconmiode  déterminât  (8.  Th.,  la  Ilae^  q.  95^ 
art.   4). 

6.  Juristae  nominant  jus  civile  ex  causa  quod  scilicet  civitas 
aliqua    sibi    constituit    (Efhicorum,    V,    12). 


—  349  — 

et  juridiques  (^).  En  tant  qu'elle  ne  provient  pas  de  la  pas- 
sion ou  de  l'erreur,  cette  diversité  a  pour  origine  les 
contingences  variables  auxquelles  les  règles  doivent  se 
plier  (2).  Accommodés  à  des  milieux  dissemblables,  les 
principes  ne  subissent  pas  une  déformation;  le  législateur 
leur  donne  seulement  leur  indispensable  adaptation  (3). 

Parfois  cependant,  et  tout  en  restant  légitimes,  les 
divergences  ne  seront  pas  dues  à  des  causes  objectives 
et   discernables. 

Il  arrive,  en  effet,  que  plusieurs  voies  conduisent  au 
même  but  (^j.  Aucune  ne  s'imposant  plutôt  qu'une  autre, 
le  choix  sera  une  affaire  de  tempérament,  de  goût  ou  de 
fantaisie  (^).  L'imagination  du  législateur  a  du  jeu(^)  com- 
me celle  de  l'architecte  ('). 


1.  Cfr.   plus  haut,  pp.   326   et  338. 

2.  Principia  communia  legis  naturae  non  eodem  modo  applicari 
possunt  omnibus,  pr opter  multam  varietatem  rerum  humanarum. 
Et  ex  hoc  proveniit  diversitas  legis  positivae  apud  diversos  (S.  Th., 
la  Ilae^  q.  95,  art,  2,  ad  3^). 

3.  Illa  quae  in  communi  sunt  de  jure  naturali,  indigent  institu- 
tione  quantum  ad  eorum  determinationem,  quae  diversimode  com- 
petit  secundum  diversos  status  (S.  Th.,  Illac  suppl.,  q.  42,  art.  2, 
ad    1™). 

4.  Ea  quae  sunt  ad  finem  in  rébus  humanis  non  sunt  determinata, 
sed  multipliciter  diversificantur  secundum  diversitatem  personarum 
et   negotiorum    (S.    Th.,    lia    Hae^    q.    47,    art.    15). 

5.  Aug.  Comte  fait  une  observation  analogue  :  «  L'imagination 
devra  encore  remplir,  dans  la  politique  scientifique,  une  fonction 
secondaire,  et  qui  consistera  à  porter  jusqu'au  degré  de  précision 
nécessaire  l'esquisse  d,a  nouveau  système,  dont  l'observation  aura 
déterminé  le  plan  général  et  les  traits  caractéristiques  »  (Flan 
des  travaux  scientifiques  nécessaires  pour  réorganiser  la  société,  p.  104). 

6.  Légale  justum  ponitur  quod  ex  principio  quidem,  scilicet  ante- 
quam  lege  statuatur,  nihil  differt  utrum  sic  vel  aliter  fiât  (Ethicorum^ 
V,   12).   (Cfr.  S.  Th.,   lia  ijae,  q.   57^  art.   2,  ad  2^). 

7.  In  demonstrativis,  semper  posteriora  ad  priora  de  necessi- 
tate  sequuntur;  non  autem  in  operativis  semper,  sed  tune  solum 
quando    ad    finem    nonnisi    per    hanc    viam    perveniri    potest;    sicut 


—  350  — 

De  ce  qu'entre  ses  décisions  pratiques  et  leurs  pré- 
misses c'est-à-dire  entre  les  moyens  employés  et  la  fin 
poursuivie  —  il  n'y  a  pas  toujours  un  lien  nécessaire,  il 
résulte  qu'il  sera  quelquefois  difficile  de  rendre  raison 
des  institutions  du  passé.  On  ne  découvrira  point,  en  les 
inspectant,  les  causes  qui  les  ont  fait  organiser  tellesi 
qu'elles  sont,  ni  les  motifs  dont  se  sont  inspirés  leurs  au- 
teurs. Ce  que  ceux-ci  ont  eu  en  vue  dans  le  détail  des 
arrangements  nous  échappe  (^). 

Mais,  en  dehors  de  ce  champ  ouvert  à  son  arbitraire, 
le  législateur  est  obligé  d'avoir  égard  aux  données  de 
fait  qui  s'imposent  à  lui,  et  d'y  adapter  ses  prescrip- 
tions (2).  De  même  l'artiste  et  le  constructeur  doivent 
tenir  compte  des  propriétés  de  la  matière  qu'ils  emploient  : 
ils  travailleront  différemment  la  pierre,  le  bois,  le  fer, 
etc.  (^).  Et,  de  son  côté,  le  médecin  appropriera  le  trai- 
tement et  les  remèdes  à  la  constitution  de  son  client  {^). 

necessarium  est  volenti  aedificare  domum  quod  quaerat  ligna;  sed 
quod  quaerat  abietina  ligna,  hoc  ex  simplici  voluntate  ipsius  de- 
pendet,  non  autem  ex  ratione  domus  aedificandae  (Summa  contra 
Gentiles,    III,    97). 

1.  Non  omnium  quae  a  majoribus  lege  statuta  sunt,  ratio  reddi 
potest;  vérbum  illud  jurisperiti  intelligendum  est  in  his  quae  intro- 
ducta  sunt  a  majoribus  circa  particulares  determinationes  legis  na- 
turalis.  Ad  quas  quidem  determinationes  se  habet  expertorum  et 
prudentum  judicium  sicut  ad  quaedam  principia;  inquantum  scilicet 
statim  vident  quid  congruentius  sit  particulariter  determinandum 
(S.    Th.,    la    Ilae,    q.    95^    art.    2,   ad  4"^). 

2.  Lex  ponitur  ut  quaedam  régula  vel  mensura  humanorum 
actuum;  mensura  autem  débet  esse  homogenea  mensurato.  Unde 
oportet  quod  leges  imponantur  hominibus  secundum  eorum  con- 
ditionem   (8.    Th.,    la    Ilae,    q.    95,   art.   2). 

3.  In  his  quae  fiunt  per  artem  non  est  similis  modus  operandi 
in  omnibus,  sed  unusquisque  artifex  operatur  ex  materia  secundum 
modum  ei  convenientem,  aliter  quidem  ex  terra,  aliter  ex  luto,  aliter 
ex   ferro    {Ethicorum,    I,    3). 

4.  Aliter  operatur  medicis  in  corporibus  diversimode  com- 
plexionatis  (Summa  contra  Gentiles,   III,   111). 


—  351  — 

Or,  les  données  de  fait  avec  lesquelles  le  législateur 
doit  compter,  varient  et  d'après  les  milieux  et  d'après  les 
époques. 

Ainsi  tous  les  peuples  n'iatteignent  pas  le  même  degré 
de  moralité  et  ne  sont  pas  capables  d'une  égale  vertu  (i). 
Le  même  code  pénal  ne  convient  donc  pas  à  tous.  On  ne 
peut  exiger  de  la  faiblesse  des  uns  ce  qu'il  est  permis 
d'attendre  de  la  perfection  plus  haute  atteinte  déjà  par 
les  autres  p). 

D'iautre  part,  la  législation  d'un  même  pays  doit  chan- 
ger quand  les  conditions  de  vie  s'y  modifient.  A  des  si- 
tuations nouvelles  correspondra  un  droit  nouveau  (^).  Si 
la  constitution  social©  se  transforme,  et  qu'à  une  oligar- 
chie ploutocratique  vienne,  par  exemple,  se  substituer 
un  gouvernement  populaire,  cette  évolution  aura  sa  ré- 
percussion  dans   une  démocratisation  du   droit  (*). 

Les  sociologues  qui  brisent  avec  le  rationalisme,  en 
reviennent  à  considérer  les  transformations  du  droit,  du 
même  point  de  vue  que  saint  Thomas. 

«  S'il  y  a  une  morale,  disait  autrefois  Jules  Simon,  il 
ne  se  peut  pas  qu'elle  ne  soit  immuable  ('')  ». 

«La  justice,  écrit  aujourd  hui  M.  Lévy-Brùhl,  doit  être 
conçue  comme  un  devenir.  Elle  prend,  à  chaque  période 

1.  Non  idem  est  possibile  ei  qui  non  habet  habitum  virtutis,  ei 
virtuoso    (S.    Th.,    la    Ilae^   q.    95^   art   2). 

2.  Multa  sunt  permittenda  hominibus  non  perfectis  virtute,  qua^e 
non  essent  toleranda  in  hominibus  virtuosis  (Ihid.). 

3.  Lex  recte  mutari  potest  propter  mutationem  conditionum 
hominum  quibus  secundum  diversas  eorum  conditiones  diversa  ex- 
pediunt   (S.    Th.,    la    Ilae,    q.    97^   art.    1). 

4.  Si  civitas,  vel  gens  ad  aliud  regimen  deveniat,  oportet  leges 
mutari  ;  non  enim  eaedem  leges  conveniunt  in  democratia,  quae 
est  potestas  populi,  et  in  oligarchia,  quae  est  potestas  divitum 
(8.   Th.,   la   Ilae^   q.    104,   art.   3,  ad  2"^). 

5.  La   liberté,   t.    I,    p.    37. 


—  352  — 

nouvelle  de  la  vie  sociale,  une  forme  qui  ne  se  serait 
jamais  réalisée,  si  l'évolution  de  la  société  eût  été  diffé- 
rente »(^).^ —  M.  Lévy-Briihlne  fait  là  que  traduire,  à  son 
insu,  un  texte  de  la  Somme  théologique  (^). 

Le  même  sort  advient  à  M.  Durklieim:  lorsqu'il  pro- 
clame que  «  chaque  peuple  a  sa  morale  (^)  qui  est  détermi- 
née par  les  conditions  dans  lesquelles  il  vit  (*)  »,  il  énonce 
tout  simplement  une  pensée  familière  à  saint  Thomas  (^). 

Auguste  Comte  attribuait  à  Montesquieu  «  le  premier 
effort  direct  pour  traiter  la  politique  comme  une  science 
de  faits,  et  non  de  dogmes  (^)  ». 

Montesquieu  a  certes  le  mérite  d'avoir,  comme  le  dit 
Comte,  «  senti  le  vide  de  la  politique  métaphysique  et 
absolue,  au  moment  même  où  elle  prenait,  entre  les  mains 
de  Rousseau,  sa  forme  définitive».  Mais  il  n'est  pas  le 
premier  qui  ait  insisté  sur  la  relativité  du  droit  (^). 


1.  La  morale   et   la   science   des  mœurs,   pp.   219-221. 

2.  Determinatio  eorum  quae  sunt  justa,  oportet  quod  varietur 
secundum  diversum  hominum  statum  (S.  Th.,  la  Ilae^  q.  104, 
art.  3,  ad  1™).  —  Rectitudo  legis  dicitur  in  ordine  ad  utilitatem 
communem  cui  non  semper  proportionatur  una  eademque  res.  Et 
ideo  talis  rectitudo  mutatur  (S.    Th.,    la   Ilae,   q.    97,   art.   1,   ad  3^). 

3.  Voir  plus  haut,  p.  279  et  suiv.  ce  que  M.  Durkheim  entend 
par    la    morale. 

4-  Div.  du  trav.  soc.  2^  éd.,  p.  217;  Cfr.  Ibid.,  l^e  éd.,  pp.  21-22 
et   Règles   de   la   méth.    social.,    p.    147. 

5.  Necesse  est  quod  praecepta  legis  diversificentur  secundum 
diversos  modos  communitatum  ^^S^.  Th.,  la  Ilae,  q.  lOO,  art.  2).  — 
Justa  per  homines  posita  non  sunt  eadem  ubique.  Hujus  ratio  est 
quia  non  est  eadem  ubique  urbanitas  sive  politia  (Ethicorum^  V,  12). 

6.  A.  Comte,  Plan  des  trav.  scient,  néces.  pour  réorg.  la  soc, 
p.  106.  Cfr.  Cours  de  phil-  pos-,  47e  leçon.  —  Voir  aussi  la  thèse 
de  M.  Durkheim,  Quid  Secundatus  politicae  scientiae  instituendae 
contulerit.   Bordeaux,   1892. 

7.  «  Le  gouvernement  le  plus  conforme  à  la  nature  est  celui 
dont   la   disposition   particulière   se   rapporte    mieux   à   la   disposition 


—  353  — 

La  nécessité  d'accommoder  les  lois  aux  circonstan- 
ces est  une  idée  maîtresse  de  la  philosophie  pratique  de 
saint  Thomas.  Elle  forme,  peut-on  dire,  la  deuxième 
règle  de  sa  méthode. 

La  première  de  ces  règles  se  dégage  de  la  solution 
thomiste  du  problème  des  fins  (^).  Elle  se  résume  en  ces 
termes  :  MoraUstes  et  législateurs  doivent,  au  lieu  de  sui- 
vre les  suggiestions  de  leur  fantaisie,  se  guider  sur  les 
tendances  spontanées  de  l'être  et  s'inspirer  de  la  finalité 
intrinsèque  des  institutions  {^). 

La  deuxième  règle  revient  à  proclamer  qu'il  faut  tenir 
compte  des  contingences  et  plier  les  préceptes  moraux 
et  juridiques  à  la  variété  des  situations  {^). 

L'application  de  ces  deux  règles  fait  que  la  morale  et 
le  droit  n'ont  pas  l'aspect  régulier  d'un  édifice  syllogis- 
tique.  On  y  découvre  sans  doute  des  maximes  qui  pos- 
sèdent une  valeur  universelle,  parce  qu'elles  sont  ration- 
nellement déduites  des  premières  données  communes  de 
la  loi  naturelle;  mais  il  entre  aussi  dans  leur  structure 


du  peuple  pour  lequel  il  est  établi...  Les  lois  politiques  et  civiles 
doivent  être  tellement  propres  au  peuple  pour  lequel  elles  sont 
faites,  que  c'est  un  grand  hasard  si  celles  d'une  nation  peuvent 
convenir  à  une  autre.  Elles  doivent  être  relatives  au  climat,  au 
terrain,  au  genre  de  vie  des  peuples;  se  rapporter  aux  inclinations 
des  habitants,  à  leurs  richesses,  à  leurs  mœurs,  à  leurs  maniè- 
res... »  (Montesquieu,  L'esprit  des  lois,  1.   I,  ch.   3). 

1.  Voir  plus   haut,   p.    304    et  suiv. 

2.  Unumquodque  quod  est  propter  finem,  necesse  est  quod  sit 
fini  proportionatum  (8.   Th.,   la  Ilae,  q.  gg^  art.  1). 

3.  Omnis  ratio  operis  varia tur  secundiun  diversitatem  finis  et 
eorum  quae  operationi  subjiciuntur;  sicut  ratio  operandi  per  artem 
diversa  est  secundum  diversitatem  finis  et  materiae.  Similiter  oportet, 
in  regimine  civitatis,  diversam  rationem  ordinis  observari  secun- 
dum diversas  conditiones  eorum  qui  subjiciuntur  regimini  et  se- 
cundum diversa  ad  quae  ordinantur  (Summa  contra  Gentiles,  III,  111). 


—  354  — 

des  prescriptions  variées,  qui  sont  les  adaptations  multi- 
formes des  premiers  principes  à  une  matière  mouvante. 

Pour  dégager  les  conséquences  des  principes  et  for- 
muler les  règles  purement  déduites,  le  seul  raisonnemient 
suffit. 

Pour  faire  de  judicieuses  adaptations,  il  faut  savoir: 
0  port  et  cognoscere  quibus  motibus  seu  operationibus  talis 
effectua  a  tali  causa  sequatur{^).  L'expérience  et  la  science 
—  la  scientia  moralis  (^)  —  renseigneront  les  moralistes 
et  les  Iégisla:teurs  sur  les  conditions  d'existence  d'une 
institution  ainsi  que  sur  ses  résultats;  elles  leur  suggé- 
reront par  là  même  les  arrangemems  possibles,  les  moyens 
efficaces  et  les  combinaisons  avantageuses. 

6.  La  morale  sociale.  \ 

Les  moralistes,  —  soutient  M.  Lévy-Brûhl,  —  établis- 
sent, par  un  simple  «  effort  de  dialectique  déductive  »,  ce 
que  doivent  être  les  grandes  institutions  sociales.  Et  «  il 
semble  aujourd'hui  à  beaucoup  d'entre  eux  que  la  société 
va  périr,  si  la  famille  et  la  propriété,  au  lieu  de  reposer 
sur  un  fondement  a  priori,  c'est-à-dire,  en  dernière  ana- 
lyse, sur  une  conception  religieuse  qui  se  prend  pour  ra- 
tionnelle, sont  considérées  désormais  comme  faisant  par- 
tie d'une  nature  sociale,  donnée  dans  l'expérience  comme 
la  nature  physique»  (^). 

Nous  ne  connaissons  pas  les  moralistes  que  M.  Lévy- 
Briihl  dit  anxieux  à  raison  des  études  que  les  sociologues 
feront  de  la  famille  et  de  la  propriété.  Son  observation 


1.  S.  Thomas,  Ethicorum,  II,  2. 

2.  Voir  plus  haut,  pp.   285   et  suiv. 

3.  La  mor.   et  la  se.   des  mœurs,  pp.  126  et  185. 


—  355  — 

sur  leur  méthode  n'est  étayée  d'aucune  référence.  Néan- 
moins elle  est  exacte  par  rapport  à  un  certain  nombre  de 
philosophes. 

En  ce  qui  concerne  la  propriété,  nous  avons  pu  nous 
en  assurer,  lorsque  nous  avons  esquissé  l'histoire  de 
l'école  spiritualiste  française  au  XIX^  siècle  (^).  Cousin, 
Jouffroy,  Caro,  entre  autres,  ont  donné  comme  fondement 
à  la  propriété  ce  que  M.  Lévy-Briihl  appelle  une  «lég-iti- 
mation  purement  dialectique  »  (2).  Ils  ont  déduit  sa  légiti- 
mité du  concept  de  la  nature  humaine  et  plus  spéciale- 
ment du  droit  primordial  de  l'individu  à  la  liberté  ;  —  tan- 
dis que,  contraste  piquant,  Rousseau,  en  prenant  le  même 
point  de  départ,  avait,  avec  ses  raisonnements,  abouti 
au  communisme  {^). 

La  méthode  de  saint  Thomas  est  quelque  peu  diffé- 
rente de  celle  des  auteurs  modernes  de  droit  naturel. 

Il  se  trouve  devant  la  propriété  privée  comme  devant 
une  institution  établie  et  se  .demande  quelle  en  est  l'ori- 
gine.—  Ce  n'est  pas  la  nature  qui  l'organisa:  primitive- 
ment les  biens  terrestres  étaient  indivis.  La  propriété  est 
l'œuvre  des  hommes,  une  création  du  droit  positif  (^). 

A-t-on,  en  l'adoptant,  agi  raisonnablement?  Ne  vau- 


1.  Voir  plus   haut,   pp.    156,    224,    225. 

2.  La  mor.    et   la   se.   des  mœurs,   p.    197. 

3.  Voir  plus   haut,   p.    213. 

4.  Distinctio  possessionum  non  est  inducta  a  natura,  sed  per 
hiominum  rationem  ad  utilitatem  humanae  vitae  (S.  Th.,  I^  Ilae^ 
q.  94,  art.  5,  ad  3™).  Secundum  jus  naturale  non  est  distinctio 
possessionum,  sed  magis  secundum  humanum  condictum,  quod  perti- 
net  ad  jus  positivum.  Proprietas  possessionum  juri  naturali  super- 
additur  per  adinventionem  rationis  humanae  (S.  Th.,  lia  Hae^  q.  66, 
art.    2,    ad    1^). 


—  356  — 

drait-il    pas    mieux    instaurer   le    communisme:    voilà    la 
question  qui  intéresse  le  moraliste  (^). 

Avant  de  la  résoudre,  saint  Thomas  tient  compte  d'un 
fait:  les  biens,  objet  de  la  propriété,  exigent,  pour  devenir 
utilisables,  d'être  gérés  ou  exploités,  et  la  production  de  la 
richesse  est  nécessairement  préalable  à  la  consomma- 
tion (2). 

La  question  revient  donc  à  savoir  quel  devra  être  l'or- 
gane chargé  d'assumer  la  fonction  économique  :  Sera-ce 
l'initiative  privée  ou  sera-ce  l'Etat  ? 

Le  problème,  posé  en  ces  termes,  est  d'ordre  social. 
Par  conséquent,  la  norme  suprême  d'après  laquelle  il  con- 
viendra finalement  de  décider,  c'est  l'intérêt  général  ou 
le  bien  commun.  Il  faudra  préférer  le  système  le  plus 
utile  (^),  celui  qui  promet  la  production  la  plus  abondante 
et  développe  le  mieux  la  prospérité,  tout  en  maintenant 
l'ordre  et  la  paix. 

Ce  sont  là  les  critères  invoqués  par  saint  Thomas  (*). 
Et  non  seulement  il  y  recourt  dans  1-examen  du  commu- 
nisme, mais  encore  il  s'appuie  sur  eux  pour  apprécier  les 
lois  qui  organisent  déjà  plus  en  détail  la  propriété  pri- 
vée ;  celles,  par  exemple,  qui  tendent  par  l*inaliénabilité  et 
l'insaisissabilité  des  petits  domaines  à  empêcher  la  con- 
centration de  la  fortune  immobilière  (^). 


1.  Utrum  licet  alicui  rem  aliquam  quasi  propiriam  possidere?  (8- 
Th.,   lia  liae,  q.   66,  art.   2). 

2.  Circa  rem.  exteriorem  duo  competunt  homini:  quorum  uniun 
est  potestas  procurandi   et   dispensandi;   aliud   vero   est  usus  (Ibld.). 

3.  Omnia  quae  possidentur,  sub  ratione  utilis  cadum  (S.  Th., 
lia    llae^   q.    62,    axt.    5,   ad   1™). 

4.  S.   Th..   lia   llae,   q.    66,  art.   2. 

5.  Par  possessionem  irregularitatem  plures  civitates  destruuntur 
(S.  Th.,  la  Ilae^  q.  105,  art.  2).  Regiilatio  possessionum  multum 
conf ert  ad  conservationem  civitatis   vel   gentis  ;   unde  apud  quasdam 


—  357  — 

L'utilité  sociale  étant  posée  comme  norme,  il  reste  à 
s'enquérir  du  régime  qui  sera,  en  fait,  le  plus  avanta-- 
geux.  Comment  le  découvrir,  sinon  par  robservation  des 
hommes,  par  l'analyse  de  leur  caractère,  par  la  recherche 
de  leurs  mobiles  ordinaires  d'action,  par  l'expérience  de 
la  pratique,  par  l'étude  des  résultats  obtenus,  par  la  com- 
paraison des  régimes  établis  ou  des  systèmes  essayés? 
Or,  c'est  là  toute  l'argumentation  de  saint  Thomas  (^). 

Qu'il  soit  amené  à  préférer  la  propriété  privée  {^),  la 
chose  importe  peu:  les  données  de  fait  sur  lesquelles  il 
s'appuie,  peuvent  toujours  être  examinées  à  nouveau  ;  des 


Gentilium  civitates  statutum  fuit  ut  nuUus  possessionem  vendere 
posset,  nisi  pro  manifesto  detrimento.  Si  enim  passim  possessiones 
vendantur,  potest  conting-ere  quod  omnes  possessiones  ad  paucos 
deveniant  :  et  ita  necesse  erit  civitatem  vel  regionem  habitatoribus 
evacuari   (Ibid.,   ad   3™).    Voir   encore   Politicorum,   VI,   4. 

1.  Magis  sollicitus  est  unusquisque  ad  procurandum  aliquid  quod 
sibi  soli  competit,  quam  id  quod  est  commune  omnium  vel  rtiulto- 
rum  ;  quia  unusquisque  laborem  fugiens,  relinquit  alteri  id  qUod 
pertinet  ad  commune,  sicut  accidit  in  multitudine  ministrorum.  Alio 
modo»  ordinatius  res  humanae  tractantur,  si  singulis  immineat  propria 
cura  alicujus  rei  procurandae  ;  esset  autem  confusio,  si  quilibet  in- 
distincte quaelibet  procuraret.  Tertio,  per  hoc  magis  pacificus  status 
hominum  conservatur,  dum  unusquisque  re  sua  contentus  est;  unde 
videmus  quod  inter  eos  qui  communiter  et  ex  indiviso  aliquid 
possident,  frequentius  jurgia  oriuntur  ^^S'.  Th.,  11^  Ilae^  q.  66,  art.  2). 
Videmus  quod  de  eo  quod  est  commune  multorum  valde  parum 
curatur,  quia  omnes  maxime  curant  de  propriis  (Politicorum,  II,  2). 
Unusquisque  magis  augebit  possessionem  suam,  insistens  ei  solli- 
citius  tamquam  propriae  (Ibid.,  II,  4).  Videmus  quod  illi  qui  in 
aliquibus  divitiis  communicant,  multas  habent  dissensiones  ad  invi- 
cem,  dum  uni  videtur  sic  et  alii  aliter  faciendum  (Ibid.).  Ex  necessi- 
tate  orirentur  accusationes  et  litigia,  dum  minores  qui  plus  laborant, 
murmurarent  de  majoribus  quod  parum  laborantes  multum  accipe- 
rent,  ipsi  autem  e  contrario  iminus  acciperent  plus  laborantes;  et 
sic  patet  quod  ex  hac  lege  non  sequeretur  unitas  civitatis,  sed  potius 
dissidium    (Ibid.). 

2.  Quantum  ad  potestatem  procurandi  et  dispensandi,  licitum 
est  quod  homo  propria  possideat  ;  est  etiam  necessarium  ad  humanara 
vitam  (S.  Th.,   lia  IJae,  q.   66,  art.  2). 

Morale  et  sociologie.  24 


358 


données  nouvelles  pourront  confirmer  ou  infirmer  sa  con- 
clusion, et  de  ce  chef  le  problème  reste  ouvert.  Mais  ce  qui 
est  essentiel  à  retenir,  c'est  d'abord  que  saint  Thomas 
ne  se  prononce  en  faveur  d'un  régime  économique  qu'à 
raison  de  ses  avantages  sociaux,  et  c'est  ensuite  qu'il 
demande  la  preuve  de  ces  avantages  à  la  méthode  d'ob- 
servation. 

Ajoutons  toutefois,  pour  qu'on  ne  se  méprenne  point 
sur  le  contenu  de  sa  théorie,  qu'il  ne  perd  pas  de  vue  les 
besoins  et  l'intérêt  de  l'individu  (^).  Le  vouloir  vivre  est 
commun  à  tous  ;  son  aspect  moral  est  le  devoir  de  conser- 
vation; son  expression  juridique  est  le  droit  à  l'existence. 
Or,  ce  droit  est  reconnu  et  sauvegardé  dans  la  doctrine 
thomiste  :  chacun  peut  prétendre  à  la  part  de  biens  qui  est 
nécessaire  à  sa  subsistance  {^)  ;  et  si,  en  suite  du  régime 
établi  de  la  propriété  privée,  il  y  a,  côte  à  côte,  dans  la 
société,  des  riches  et  des  pauvres,  les  premiers  ont  à  l'é- 
gard des  seconds  un  devoir  d'assistance  (^),  qui  peut,  éven- 
tuellement, devenir  une  obligation  de  rigoureuse  justice  (*). 

Quan^  à  la  famille,  les  disciples  de  Rousseau  l'ont 
effectivement  organisée,  en  procédant  d'après  la  méthode 


1.  Potest  homo  uti  rébus  exterioribus  ad  suam  utilitatem  (S.  Th., 
lia  iiae^  q.  66,  art.  1).  Homo  habet  naturale  rerum  dominium  quan- 
tum ad  potestatem  utendi  ipsis  (Ihid.,  ad  1"^). 

2.  Res  inferiores  sunt  ordinatae  ad  hoc  quod  ex  his  subveniatur 
hominum  necessitati.  Et  ideo  per  rerum  divisionem  et  appropria- 
tionem  ex  jure  humano  procedentem,  non  impeditur  quin  hominis 
necessitati  sit  subveniendum  ex  hujusmodi  rébus.  Et  ideo  res  quas 
aliqui  superabundanter  habent,  ex  naturali  jure  debentur  pauperum 
sustentationi  ('^S^.  Th.,  11^  Ilae,  q.  66,  art.  7). 

3.  Quantum  ad  usum  non  débet  homo  habere  res  exteriores  ut 
proprias,  sed  ut  communes,  ut  scilicet  de  facili  aliquis  eas  com- 
municet  in  necessitate  aliorum   (8.   Th.,    11^  Ilae,   q.  66,   art.   2y. 

4.  S.  Th.,  lia  iiae,  q.  66,  art.  7. 


359 


aujourd'hui  réprouvée  par  les  sociolog'ues.  Voyez,  par 
exemple,  la  loi  du  20  septembre  1792,  qui  introduisit  le  di- 
vorce dans  le  droit  français  (^).  Considérant,  dit  le  préam- 
bule de  la  loi,  combien  il  importe  de  faire  jouir  les  Fran- 
çais de  la  faculté  du  divorce,  qui  résulte  de  la  liberté  indi- 
viduelle dont  un  engagement  .  indissoluble  serait  la 
perte...  »  (2). 

C'est  un  appel,  non  déguisé,  au  Contrat  social: 
«L'homme  est  né  libre»,  avait  écrit  Rousseau (I,  1);  «re- 
noncer à  sa  liberté,  ce  serait  renoncer  à  sa  qualité 
d'homme»  (I,  4). 

On  partira  de  cette  donnée  initiale  qui  transforme  en 
droit  naturel,  essentiel  et  inaliénable,  une  aspiration  à  la 
mode  ;  on  s'appuiera  sur  cette  conception  a  priori  de  l'in- 
dividu, et  l'on  en  déduira  les  règles  qui  régiront,  non  pas 
la  conduite  individuelle,  mais  1-organisation  de  la  société 
domestique.  De  savoir  si  la  structure  de  la  famille  n'est 
pas  déterminée  avant  tout  par  sa  fonction  et  par  les  be- 
soins auxquels  elle  répond,  on  n'aura  cure:  «La  liberté,  a 
dit  le  prophète,  est  le  plus  grand  bien  de  tous,  celui  qui 
doit  être  la  fin  de  tout  système  de  législation»  (^). 

Auguste  Comte  dénonça  les  «  esprits  sophistiques  »  qui 
«croient  pouvoir  transformer  au  gré  de  leurs  vaines  pré- 
tentions les  principales  relations  sociales  et  regardent 
comme  factices  et  arbitraires  les  liens  fondamentaux  de  la 
famille  humaine  »  (*).  En  même  temps,  il  signala  «  l'utilité 

1.  La  loi  admit  le  divorce:  lo  pour  causes  déterminées;  2°  par 
consentement  mutuel;  3°  par  la  volonté  d'un  seul  des  ép)oux,  pour 
cause  d'incompatibilité  d'humeur.  —  Cfr.  Ph.  Sagnac,  La  législa- 
tion civile  de  la  Révolution    française.  Paris,    1898,    p.    284. 

2.  Voir  E.  Glasson,  Le-  mariage  civil  et  le  divorce,  2™^  éd. 
Paris,   1880,  p.   254. 

3.  J.-J.    Rousseau,    Du    contrat    social,    II,    11. 

4.  Cours,    48e    leçon;    t.     IV,    p.    438. 


360 


scientifique  d'une  comparaison  sociologique  de  l'homme 
aux  autres  animaux»,  pour  la  découverte  des  «lois  les 
plus  élémentaires  de  la  solidarité  fondamentale». 

Toutefois,  ajoutait-il,  la  prépondérance  trop  prolon- 
gée de  la  philosophie  théologico-métaphysique  inspire  un 
dédain  fort  irrationnel  contre  tout  rapprochement  scienti- 
fique de  la  société  humaine  avec  aucune  autre  société 
animale.  On  reconnaîtra  seulement  l'utilité  de  cette  com- 
paraison, quand  les  études  sociales  seront  enfin  dirigées 
par  l'esprit  positif  (^). 

M.  Espinas  est  un  de  ceux  qui  ont  eu  le  mérite  d'en- 
trer dans  la  voie  indiquée  par  Comte  (^).  Après  lui 
M.  Westermarck  proclame  que,  si  nous  voulons  trouver 
l'origine  du  mariage,  nous  ne  devons  pas  nous  renfermer 
dans  les  limites  de  notre  espèce,  mais  prendre  également 
en  considération  les  animaux  inférieurs.  Il  fait  remarquer 
—  nous  résumons  ses  observations  —  que,  dans  le  grand 
embranchement  des  invertébrés,  le  mâle  n%  que  la  fonc- 
tion de  la  propagation,  et  les  mères  elles-mêmes  sont 
exemptes  de  presque  tout  souci  à  l'égard  de  leurs  rejetons. 
Dans  les  classes  inférieures  des  vertébrés,  le  soin  des  pa- 
rents pour  leur  postérité  est  à  peu  près  inconnu;  on  peut 
regarder  comme  règle  universelle  que  les  rapports  des 
sexes  y  <sont  éphémères.  L'affection  des  oiseaux  pour  leurs 
petits  atteint  un  très  haut  degré  de  développement,  non 
seulement  du  côté  de  la  mère,  mais  de  celui  du  père;  à 
l'exception  des  gallinacés,  la  plupart  s'unissent  pour  toute 
la  durée  de  leur  vie.  On  n'en  saurait  dire  autant  des  mam- 
mifères :  la  mère  est,  à  la  vérité,  préoccupée  du  bien-être 


1.  Ibid.,    p.    436. 

2.  A.    Espinas,    Des    sociétés    animales,    1877. 


361 


des  jeunes,  mais  le  père  n'en  a  cure.  M.  Westermarck 
conclut  :  nous  pouvons  poser  en  principe  que  la  durée  de 
l'union  des  sexes  est  déterminée  par  les  devoirs  des  pa- 
rents; c'est  pour  l'avantage  des  jeunes  que  le  mâle  et  la 
femelle  ôontinuent  à  vivre  ensemble.  Le  mariage,  c'est-à- 
dire  l'union  durable,  est  une  condition  nécessaire  du  main- 
tien de  la  race  humaine.  Donc  chez  les  hommes  primitifs, 
les  sexes,  selon  toute  probabilité,  ne  se  séparaient  pas 
après  la  naissance  de  leur  progéniture  (^). 

Ce  serait  cependant  une  illusion  de  croire  à  l'origi- 
nalité de  la  suggestion  de  Comte;  une  erreur  de  penser 
que  les  positivistes  contemporains  ont,  les  premiers,  utilisé 
les  données  de  la  sociologie  animale;  une  injustice  de 
prétendre  que  la  «  philosophie  théologico-métaphysique  » 
a  dédaigné  ce  genre  de  recherches. 

Voyez,  en  effet,  comment  saint  Thomas  procède, 
quand  il  s'occupe  de  la  constitution  de  la  société  con- 
jugale. 

Qu'est-ce,  demande-t-il,  qui  convient  à  l'espèce  hu- 
maine? Le  mariage,  c'est-à-dire  l'association  stable  du 
mari  et  de  la  femme,  est-il  préférable  ou  non  à  l'union 
libre? 

Il  ne  suffit  pas  de  répondre  que  la  fornication  cons- 
titue une  offense  faite  à  Dieu.  Il  s'agit  d'examiner  quel 
régime  est  dans  la  réalité  bon  pour  l'homme  {^). 

Voyons  donc  quelle  forme  d'union  est  réclamée  par 


1.  Ed.  Westermarck,  Origine  du  mariage  dans  Vespèce  hu- 
maine.   Chapitre    1er. 

2-  Non  videtur  esse  responsio  sufficiens,  si  quis  dicat  quod  facit 
injuriam  Deo.  Non  enim  Deus  a  nobis  offenditur  nisi  ex  eo  quod 
contra   nostrum   bonum   agimus.    (Summa   contra    Gentiles,    III,    122). 


—  362  — 

les  besoins  de  notre  espèce.  Et,  pour  le  savoir,  cherchons 
à  découvrir  la  loi  qui  régit  les  relations  sexuelles  chez 
les  animaux. 

La  procréation  par  rapprochement  des  sexes  est,  en 
effet,  un  phénomène  commun  à  d'autres  espèces  ani- 
males (1).  Mais  les  unions  présentent  la  plus  grande  va- 
riété (2).  - 

Leur  durée,  d'abord,  est  très  inégale.  Dans  les  espèces 
inférieures,  où  la  progéniture  s'élève  toute  seule,  on  n'ob- 
serve que  l'accouplement  momentané  (^).  Chez  les  mam- 
mifères ce  ne  sont  aussi  que  rencontres  éphémères:  mâle 
et  femelle  se  séparent  après  la  fécondation  ;  la  mère  seule 
suffit  à  rélevage  des  rejetons  (*).  Les  oiseaux,  au  con- 
traire, la  plupart  du  moins,  restent  unis  et  se  partagent  les 
soins  à  donner  aux  petits,  la  garde  du  nid,  la  course  aux 
provisions  (^). 


1.  M^trimonium  habet  pro  fine  principali  prolis  procreationem  et 
educationem,  qui  quidem  finis  aliis  animalibus  est  communis  (S.  Th., 
Illae    suppl.,  q.   65,  art.   1).   Cfr.  Ethicorum,  VIII,  12. 

2.  Filiorum  procreatio  communis  est  omnibus  animalibus.  Tamen 
ad  hoc  non  inclinât  natura  eodem  modo  in  omnibus  (S.  Th.,  IlIae 
suppl.,   q.    41,   art.    1,   ad   1^). 

,•  3.  Quaedam  animalia  sunt  quorum  filii  nati  statim  possunt  suffi- 
cienter  sibi  victum  quaerere,  et  in  'his  non  est  aliqua  maris  ad  foemi- 
nam  determinatio  (S.    Th.,    IlIae  suppl.,   q.   41,   art.   1,   ad  1™). 

4.  In  animalibus  in  quibus  sola  femina  sufficit  ad  prolis  educatio- 
nem mas  et  femina  post  coitum  nuUo  tempore  commanent,  sicut 
patet  in  canibus.  (Summa  contra  Gentiles,  III,  122).  In  animalibus 
in  quibus  sola  femina  sufficit  ad  educationem  foetus,  est  vagus 
concubitus  ;  ut  patet  in  canibus  et  hujusmodi  aliis  animalibus  (S.  Th., 
lia    Ilae^    q.    154,    art.    2). 

5.  Quaecumque  vero  animalia  sunt  in  quibus  femina  non  sufficit 
ad  educationem  prolis  ;  mas  et  femina  simul  post  coitum  commanent 
quousque  necessarium  est  ad  prolis  educationem  et  instructionem  : 
sicut  patet  in  quibusdam  avibus,  quarum  puUi  non  statim  postquam 
nati  sunt  possunt  cibum  sibi  quaerere;  quum  enim  avis  non  nutriat 
lacté  puUos  (quod  in  promptu  est  velut  a  natura  praeparatum,  sicut 
in  quadrupedibus  accidit),  sed  oporteat  quod  cibum  alienum  pullis 
quaerat  et  praeter  hoc  in  cibando  eos  foveat,  non  sufficeret  ad  hoc 


—  363  — 

La  forme  aussi  varie.  Là  où  les  mâles  se  désintéres- 
sent de  la  progéniture,  comme  en  général  chez  les  mam- 
mifères et  chez  les  gallinacés,  c'est  la  polygamie  (^).  Mais 
la  plupart  des  oiseaux  sont  monogames,  le  mâle  assumant 
sa  part  des  soins  à  donner  aux  petits  {^). 

Le  résumé  de  ces  faits  ou  la  loi  qui  s*en  dégage,  est 
que  la  durée  et  la  forme  de  l'union  sexuelle  sont  com- 
mandées par  les  besoins  de  la  progéniture,  par  les  exi- 
gences de  la  perpétuation  de  respèce  (^). 

Il  ne  reste  donc,  pour  connaître  la  loi  du  mariage, 
qu'à  examiner  ce  que  réclame  la  formation  d'un  homme. 
Or,  pour  mettre  un  être  humain  en  état  de  se  suffire,  il 
faut,  après  les  soins  du  premier  âge,  l'instruire,  l'éduquer, 
le  discipliner,  —  tâche  de  longue  haleine,  qui  nécessite 


sola  femella.  (Summa  contra  Gentiles^  III,  122).  Videmus  in  omni- 
bus animalibus  in  quibus  ad  educationem  prolis  requiritur  cura 
maris  et  feminaCj  quod  in  eis  non  est  vagus  concubitus,  sed  maris 
ad  certam  feminam,  unam  vel  plures,  sicut  patet  in  omnibus  avibus 
(S.  Th.,  lia  iiae,  q,  154,  art.  2).  In  illis  quorum  filii  indigent  utriusque 
sustentatione,  sed  ad  parvum  tempus,  invenitur  aliqua  determinatio 
quantum  ad  tempus  illud,  sicut  in  avibus  quibusdam  patet  (S.  Tu., 
Illae  isuppl.,  q.  41,  art.  I,  ad  1^).  Aves,  quae  communiter  pullos 
nutriunt,  ante  completam  nutritionem  non  separantur  a  mutua  socie- 
tate,  quae  incipit  a  concubitu.   (8.   Th.,   Illae  suppl.,  q.   65,  art.  3). 

1.  In  animalibus  autem  in  quibus  maribus  nulla  est  sollicitude 
de  proie,  indifferenter  mas  habet  plures  feminas,  et  femina  plures 
mares,  sicut  in  canibus,  gallinis,  et  hujusmodi.  (Summa  contra 
Gentiles,    III,    124). 

2.  In  omni  animalis  specie  in  quo  patri  inest  aliqua  sollicitudo  de 
proie,  unus  mas  non  habet  nisi  unam  feminam,  sicut  patet  in  omni- 
bus avibus  qui  simul  nutriunt  pullos;  non  enim  sufficeret  unus  mas 
auxilium  praestare  in  educatione  pluribus  feminis.  (Summa  contra 
Gentiles,  III,  124).  Quâedam  aninialia,  in  quibus  ad  educationiera 
prolis  requiritur  sollicitudo  utriusque,  scilicet  maris  et  foeminae, 
naturali  instinctu  servant  conjunctionem  unius  ad  unum,  sicut  patet 
in  turture  et  columba  et  hujusmodi.  (S.  Th.,  Illae  suppL,  q.  65,  art.  1, 
ad    4rn). 

3.  Necessarium  est  marem  feminae  commanere  in  omnibus  ani- 
malibus quousque  opus  patris  necessarium  est  proli.  \Summa  contra 
Gentiles,    III,    122). 


—  364  — 

la  collaboration  du  père  et  de  la  mère  (^).  La  constitution 
du  mariage  humain  se  trouve  dès  lors  déterminée  :  ce  sera 
Tunion  d'un  seul  avec  une  seule  et  pour  toujours  (^j. 

On  conviendra  que,  dans  la  morale  thomiste,  la  pro- 
priété et  la  famille  reposent  tout  de  même  sur  autre  chose 
que  sur  «  un  fondement  a  'priori,  c'est-à-dire  »  —  pour 
M.  Lévy-Brùhl,  mais  se  comprend-il  bien  lui-même?  — 
«  sur  une  conception  relig-ieuse  ,qui  se  prend  pour  ra- 
tionnelle ». 

1.  Manifestum  est  quod,  in  specie  humana,  femina  minime  suffi- 
ceret  sola  ad  prolis  educationem,  quum  nécessitas  humanae  vitae 
multa  requirat  quae  per  unum  solum  parari  non  possunt.  Est  igitur 
conveniens,  secundum  naturam  humanam,  ut  homo  post  coitum  mu- 
lieri  commaneat.  Rursus,  considerandum  est  quod,  in  specie  humana, 
proies  non  indiget  solum  nutritione  quantum  ad  corpus,  ut  in  iiliis 
animalibus,  sed  etiam  instructione  quantum  ad  animam;  nam  alia 
animalia  habent  naturaliter  suas  prudentias,  quibus  sibi  providere 
possunt;  homo  autem  ratione  vivit,  quem  per  longi  temporis  expe- 
rimentum  ,ad  prudentiam  pervenire  oportet;  unde  necesse  est  ut 
filii  a  parentibus  quasi  jam  expertis  instruantur.  Nec  hujusmodi 
instructionis  sunt  capaces  mox  geniti,  sed  post  longum  tempus,  et 
praecipue  quum  ad  annos  discretionis  perveniunt.  Ad  hanc  etiam 
instructionem  longum  tempus  requiritur;  et  tune  etiam,  propter 
impetus  passionum  quibus  corrumpitur  aestimatio  prudentiae,  indigent 
non  solum  instructione,  sed  etiam  repressione.  Ad  hoc  autem  mulier 
sola  non  sufficit,  sed  magis  in  hoc  requiritur  opus  maris,  in  que 
est  et  ratio  perfectior  ad  instruendum  et  virtus  potentior  ad  casti- 
gandum.  Oportet  igitur  in  specie  humana  non  per  parvum  tempus  insis- 
tere  promotioni  prolis,  sicut  in  avibus,  sed  per  magnum  spatium  vitae. 
Unde  naturale  est  homini  quod,  non  ad  modicum  tempus,  sed 
diuturnam  societatem  habeat  vir  ad  determinatam  mulierem.  Hanc 
autem  societjatem  matrimonium  vocamus.  Est  igitur  matrimonium 
homini  naturale.  {Summa  contra  Gentiles^  III,  122). 

2.  Omnis  commixtio  maris  et  feminae  praeter  legem  matrimonii 
est  improportionata  debitae  prolis  educationi.  Si  enim  quilibet  posset 
indifferenter  ad  quamlibet  accedere,  quae  non  esset  sibi  deter- 
minata,  tollereretur  certitudo'  prolis,  et  per  consequens  sollicitudo 
patris  circa  educationem  filiorum,  Videmus  in  aliis  animalibus  quod 
in  quacumque  specie  animalis  proies  nata  indiget  communi  educatione 
maris  et  feminae,  ibi  non  est  vagus  coitus,  sed  maris  ad  aliquam 
femellam  determinate,  ut  patet  in  omnibus  avibus  simul  nidificanti- 
bus,   Unde  manifestum  est  quod  omnis  commixtio  maris  et  feminae 


365 


CHAPITRE  VIII. 


CONCLUSION. 


Morale  ou  sociologie,  nous  a-t-on  dit,  choisissez  (^). 

La  morale,  ajoute-t-on,  ce  fut  le  passé  avec  ses  igno- 
rances, naïves  ou  voulues,  et  ses  prétentions,  chiméri- 
ques ou  néfastes.  Son  insuffisance  n'est  plus  un  secret,  et 
la  critique  des  sociologues  achève  d'éclairer  sa  caducité. 

La  sociologie,  c'est  la  science  conquérant  un  nouveau 
domaine  et  l'exploitant  méthodiquement  par  des  pro- 
cédés rigoureux  et  infaillibles.  C'est  la  nature  sociale  ex- 
plorée jusqu'au  plus  lointain  du  passé,  fouillée  dans  ses 
profondeurs  obscures,  scrutée  dans  ses  dernières  compli- 
cations. Ce  sera,  dans  un  avenir  encore  indécis,  la  con- 
duite individuelle  et  l'action  collective,  soumises  aux  au- 
thentiques lois  naturelles  qu'interpréteront  les  sociolo- 
gues (2). 

praeter  legem  matrimonii  excludentem  vagos  concubitus,  est  de  se 
inordinata.  (De  Malo,  q.  15,  art.  1).  Si  sollicitudo  patris  de  filio 
causât  etiam  in  avibus  convenientiam  maris  et  feminae,  ordo  naturalis 
requirit  quod  usque  ad  finem  vitae  in  humana  specie  pater  et  mater 
simul  commaneant.  {Summa  contra  Gentiles,  III,  123).  Cfr.  S.  Th., 
lia   iiae^   q.   154^      art.    2;    et   Illae   suppl.,   q.    65,   art.   3. 

1.  «  Bon  nombre  de  philosophes  se  sentent  attirés  vers  la  socio- 
logie, mais  ils  continuent  à  enseigner  la  morale  théorique.  Ils  sem- 
blent ne  pas  s'apercevoir  qu'il  faudrait  opter...  Il  u'y  a,  il  ne  peut 
y  avoir  de  morale  théorique.  Seules,  désormais,  compteront  dans 
la  science  les  recherches  conduites  par  la  méthode  proprement  socio- 
logique. »  (LÉVY-BRiiHL,  La  morale  et  la  science  des  mœurs,  pp. 
161-162). 

2.  «  La  philosophie  positive  représente  les  phénomènes  sociaux 
comme  modifiables  d'après  les  rationnelles  indications  de  la  science. 
Elle   se  réserve  la  direction  intellectuelle   de   cette   intervention  dont 


366 


Nous  possédons  maintenant  des  termes  de  l'option  une 
connaissance  historique  un  peu  plus  précise  que  celle 
qu'en  donne  la  lecture  du  livre  de  M.  Lévy-Briihl. 

I.  La  Morale,  —  ce  que  M.  Lévy-Briihl  appelle  la 
Morale,  —  c'est  le  passé,  oui  ;  mais  un  passé  récent.  C'est, 
dans  le  fait,  une  méthode  qui  fut  en  vog"ue  aux  tout  der- 
niers siècles.  Négligeant  d'étudier  l'histoire,  omettant 
d'observer  le  réel,  elle  accordait  une  confiance  sans  bor- 
nes à  la  seule  raison  et  à  la  pure  logique.  Avec  cela  elle 
croyait  pouvoir  rattacher  à  une  donnée  première,  par  une 
chaîne  ininterrompue  de  syllogismes,  l'ensemble  des  pré- 
ceptes généraux  et  particuliers  que  les  hommes  et  les 
peuples  doivent  suivre,  partout  et  toujours,  pour  vivre 
conformément  au  droit  naturel. 

Le  droit  naturel,  élaboré  ainsi  sur  le  modèle  d'un 
traité  de  géométrie,  eut  des  fortunes  diverses. 

Au  XVII P  siècle,  il  fut  opposé  au  régime  établi;  ce 
qui  doit  être,  prit  violemment  la  place  de  ce  qui  était  (^). 

Au  siècle  suivant,  la  philosophie  universitaire  se  donna 
pour  tâche  de  démontrer,  par  le  même  procédé  du  rai- 
sonnement déductif,  que  le  nouvel  ordre  existant  s'har- 
monisait parfaitement  avec  l'ordre  idéal  ;  ce  qui  doit  être, 
était  (2). 

La  première  fois,  le  droit  naturel  fut  rendu  respon- 


elle   circonscrit   d'abord   les   limites,    »  (A.    Comte,    Cours   de  philos, 
posit.,  48e  leçon,  t.   IV,   p.  345). 

«  La  raison  de  l'individu  n'a  pas  de  privilèges.  La  seule  pour 
laquelle  vous  puissiez  légitimement  revendiquer  le  droit  d'intervenir 
en  vue  de  réformer  la  réalité  morale,  c'est  la  raison  humaine,  imper- 
sonnelle, qui  ne  se  réalise  vraiment  que  dans  la  science.  »  (E.  DuRK- 
HEIM,  La  détermination  du  fait  moral,  p.  174). 

1.  Voir    plus     haut,    p.    207.  .    ' 

2.  Voir    plus    haut,    p.    225. 


367 


sable  de  la  Révolution,  et  les  fondateurs  de  la  sociologie 
lui  imputèrent  d'avoir  édifié,  sur  la  base  artificielle  des 
Droits  de  l'homme,  une  constitution  politique  arbitraire 
et  au  surplus  anarchique  {^). 

Au  XI X^  siècle,  on  lui  reprocha  d-attribuer  à  des  ar- 
rangements contingents  une  valeur  absolue  et  un  carac- 
tère immuable.  A  mesure  que  l'état  de  choses,  économique 
et  social,  juridiquement  consacré  comme  système  définitif, 
se  transformait;  à  mesure  que  rhistoire,  l'ethnographie, 
le  droit  comparé  révélaient  des  organisations  différentes 
de  l'ordre  rationnel,  le  droit  naturel  sembla  un  vain  jeu 
d'imagination  et  apparut  comme  une  création  factice, 
sans  attaches  avec  la  réalité  à  laquelle  on  avait  essayé 
de  l'imposer  {^). 

Et  de  nouveau  la  sociologie  surgit  avec  le  dessein  for- 
mel d'assumer  la  tâche  à  laquelle  la  morale  avait  failli. 

IL  La  Sociologie,  —  ce  que  M.  Lévy-Brlihl  nous  met 
aujourd'hui  en  demeure  d'adopter  sous  ce  nom,  —  n'est 
qu'une  conception  particulière  de  la  science  sociale  :  c'est 
la  méthode,  discutée  {^)  et  discutable,  de  M.  Durkheim. 


•    1.  Voir  plus  haut,  p.  1198. 

2.  Voir  plus  haut^  p.   251    et    suiv. 

3.  Bibliographie:  P.  Barth,  Die  Philosophie  der  Geschichte  als 
Sociologie,  Leipzig,  1897.  —  G.  BÉLOT,  La  religion  comme  principe 
sociologique^  «  Revue  philosopihique  »,  t.  XLIX,  Paris,  1900.  —  Sur 
la  définitioyi  du  Socialisme,  «  Revue  philosophique  »,  t.  XXXVI, 
Paris,  1893.  —  M.  BERNÉS,  Sur  la  méthode  de  la  Sociologie,  «  Revue 
philosophique  »,  t.  XXXIX,  Paris,  1895.  —  La  Sociologie,  «  Revue 
de  métaphysique  et  de  morale  »,  t-  III,  Paris^  1895.  —  H.  Berr,  Xes 
progrès  de  la  Sociologie  religieuse,  «  Revue  de  synthèse  historique  », 
t.  XII,  Paris,  1906.  —  Ch.  Beudant,  Le  droit  individuel  et 
VEtat,  Paris,  1891.  —  C.  BOUGLÉ,  Sociologie  et  Conscience,  «  Biblio- 
thèque du  Congrès  international  de  philosophie  »,  tome  II:  Morale 
générale,  Paris,  1903.  —  Sociologie,  psychologie  et  histoire,  article 
suivi  d'une    réponse   de   Ch.   Andler,   «  Revue  de  métaphysique  et 


368 


On  comprendrait  les  pressantes  instances  de  M.  Lévy- 
Briihl,  si  les  règles  de  la  méthode  sociologique  nous  don- 
naient la  traduction  en  formules  de  procédés  éprouvés 
et  dont  la  valeur  se  serait  affirmée  par  d'incontestables 
résultats. 

Mais,  vérification  faite,  nous  nous  trouvons  devant 
une  construction  à  priori,  devant  l'œuvre  d'un  idéologue 
préoccupé  de  créer  une  science  nouvelle  et  hanté  par  le 
souci  de  lui  découvrir  un  objet;  s'emparant,  à  cette  fin, 


de  morale  »,  t.  IV,  Paris,  1896.  —  Les  Sciences  sociales  en  Allemagne, 
Paris,  1896.  —  Revue  générale  des  théories  récentes  sur  la  division 
du  travail,  «  Année  sociologique  »,  t.  VI,  Paris,  1903.  —  D.  Dra- 
GHICESCQ,  Du  rôle  de  V individu  dans  le  déterminisme  social.  Paris, 
1904.  —  Le  problème  de  la  conscience.  Paris,  1907.  —  L,  DuGUiT, 
L'Etat,  le  Droit  objectif  et  la  Loi  positive,  Paris,  1901.  —  E,  Go- 
BLOT,  Sur  la  théorie  physiologique  de  r Association,  «  Revue  philo- 
sophique »,  t.  XLVI,  Paris,  1898.  —  HalÉVY,  Le  radicalisme  philo- 
sophique, t.  III.  —  H.  Hauser,  L'Enseignement  des  Sciences  sociales. 
Paris,  1903.  —  C.  Jacquart,  Statistique  et  Science  sociale.  Bruxel- 
les, 1907.  —  Essais  de  statistique  morale.  I.  Le  Suicide,  Bruxelles, 
1908.  —  A.  Lalande,  Philosophy  in  France,  «  The  philosophicai 
Review  »,  t.  XV,  New- York,  1906.  —  G.  Lanson,  L'histoire  litté- 
raire et  la  Sociologie,  «  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  », 
t.  XII,  Paris,  1904.  —  P.  Mantoux,  Histoire  et  Sociologie,  «  Revue 
de  synthèse  historique  »,  t.  VII,  Paris,  1903.  —  H.  Michel,  Jj'Idée 
de  l'Etat,  Paris,  1896.  —  MiCHELET,  Une  récente  théorie  française 
sur  la  religion,  «  Revue  pratique  d'Apologétique  »,  t.  VI,  Paris, 
1908.  —  A.  Naville,  La  sociologie  abstraite  et  ses  divisions,  «  Revue 
philosophique  »,  t.  LXI,  Paris,  1906.  —  G.  Richard,  L'idée  d'évo- 
lution dans  la  nature  et  l'histoire.  Paris,  1903.  —  Ruyssen,  Psycho- 
logisme  et  Sociologisme,  «  Année  psychologique  »,  t.  XV,  Paris,  1909. 
—  A.  SCHATZ,  L'individualisme  économique  et  social,  Paris,  1907.  — 
Steinmetz,  Classification  des  types  sociaux,  «  Année  sociologique  », 
t.  III,  Paris,  1900.  —  Tarde,  La  psychologie  et  la  sociologie,  «  Anna- 
les de  l'Institut  international  de  sociologie  »,  t.  X,  Paris,  1904.  — 
G.  TOSTI,  The  delusions  of  Durkheim's  sociological  objectivism,  «  The 
American  Journal  of  Sociology  »,  t.  IV,  Chicago,  1898-1899.  — 
Suicide  in  the  light  of  récent  studies,  «  The  American  Journal  of 
Sociology  »,  t.  III,  Chicago,  1897-1898.  —  F.  Valyi,  Die  fran- 
zosische  Soziologie  der  Gegenwart,«  Kritischer  Blaetter  fur  die  gesam- 
ten  Sozialwissenschaften  »,  t.  III,  Dresden,  1907.  —  W.  Wjundt, 
Logik   der   Geisteswissenschaften,   3"^e    édition,  Stuttgart,  1908. 


—  369  — 

d'une  notion,  élaborée  par  le  génie  d'un  peuple  voisin  et 
devenue  un  élément  de  sa  mentalité;  altérant  sa  physio- 
nomie propre  et  la  vidant  de  son  sens  traditionnel  ;  la  con- 
vertissant en  une  abstraction  déconcertante,  d*allure  pa- 
radoxale ;  puis,  à  l'instar  d'un  géomètre,  déduisant  de  son 
postulat  une  série  de  corollaires,  tout  en  cherchant  à  illus- 
trer ceux-ci  de  l'un  ou  1  autre  exemple. 

Certes,  on  les  retrouve  presque  touttes  ailleurs,  les 
règles  de  la  méthode  sociologique;  et  il  n'en  est  guère 
■sous  laquelle  on  ne  puisse  mettre  une  signature:  ici 
celle  de  Comte;  là,  celle  de  Schaeffle;  ailleurs,  celle  de 
M.  Wundt  ou  d'autres  encore,  comme  Guarin  de  Vitry. 
Mais  les  emprunts,  triés  et  modelés,  arrangés  et  groupés, 
ont  fini  par  former  un  ensemble  à  peu  près  cohérent. 

Accordez,  en  effet,  à  M.  Durkheim  qu'il  est  le  Chris- 
tophe Colomb  de  la  Sociologie.  Concédez-lui  qu'il  a  mis 
le  pied  sur  la  terre  ferme  et  pris  possession  du  continent, 
séduisant  et  mystérieux,  que  des  explorateurs  illustres, 
tels  Spencer  et  Comte,  avaient,  seulement  entrevu  comme 
dans  un  mirage.  Admettez,  en  un  mot,  son  postulat  initial 
du  réalisme  social;  et  vous  verrez  se  dérouler,  en  une 
chaîne  de  conséquences,  la  série  des  règles  caractéristi- 
ques de  sa  méthode:  Il  faudra  se  vider  le  cerveau  des 
idées  reçues  et  des  préjugés  traditionnels;  se  donner  le 
sentiment  qu'on  s'engage  dans  l'inconnu;  s'attendre  à 
faire  des  découvertes  surprenantes.  Ayant  banni  toute 
I  prénotion  suspecte  et  sortant  de  soi-même,  on  se  mettra 
en  face  des  «  choses  »  énigmatiques,  on  les  contemplera 
«du  dehors»  (^).  On  définira  à  nouveau  les  phénomènes 

1.  Ce  mot  qui  revient  si  souvent  sous  la  plume  de  M.  Durkheim, 
est  emprunté  à  Aug.  Comte  :  «  On  croit  souvent  que  les  phénomè- 
nes sociaux  doivent  être  très  faciles  à  observer,  parce  que  l'observa- 


—  370  — 

sociologiques  par  leurs  caractères  extérieurs  et  apparents  ; 
et,  selon  ces  définitions  objectives,  on  les  groupera.  Au 
lieu  de  continuer  à  poursuivre  l'ombre  illusoire  qu'ils 
projettent  sur  les  individus,  on  tâchera  de  les  atteindre  en 
eux-mêmes,  dans  leur  réalité  jusqu'ici  insoupçonnée;  on 
essayera  de  les  saisir  par  leur  côté  social,  de  les  appré- 
hender dans  leur  expression  authentique,  d'enregistrer 
leurs  manifestations  propres.  Renonçant  au  procédé  de 
l'interprétation  psychologique  et  finaliste,  qui  méconnaît 
leur  spécificité,  on  inaugurera  le  mode  d'explication,  so- 
ciologique et  mécaniste,  que  leur  définition  réclame.  Et 
pour  éviter  toute  récidive  téléologique,  on  étudiera  leur 
genèse,  plutôt  que  de  scruter  leur  fonction  ou  de  recher> 
cher  leur  but. 

C'est  logique;  tout  se  lie.  Mais  la  consistance  que  les 
règles  semblent  posséder  dans  l'ordre  idéal,  où  elles  se 
soutiennent  les  unes  les  autres,  ne  fait  que  masquer  leur 
fragilité.  Elles  sont  si  peu  des  instruments  pratiques  et 
maniables,  que  leur  auteur  lui-même  ne  réussit  pas  à  les 
faire  fonctionner. 

Considérez-le,  par  exemple,  tandis  qu'il  s'essaie  à  dé- 
finir les  faits  sociaux. 

S'il  est  une  tâche  à  laquelle  il  se  devait  de  ne  pas  fail- 
lir, c'est  bien  celle-là.  Il  s'agissait,  en  effet,  de  prouver 
que  la  sociologie  est  possible,  en  faisant  voir  qu'elle  a  un 
objet.  Il  fallait  montrer  qu'au-dessus  des  faits,  étudiés 
par  la  physique,  la  chimie,  la  biologie,  la  psychologie,  il 


teur,  d'ordinaire,  y  participe  lui-même  plus  ou  moins.  Mais  on 
n'observe  bien,  en  général,  qu'en  se  plaçant  en  dehors-  »  (Cours 
de    'philosophie    positive.    48^    leçon;    t.     IV,    p.    421.) 


—  371  — 

y  a  un  ordre  distinct  de  phénomènes  particuliers,  ma- 
tière de  l'investig'ation  sociologique. 

Pour  établir  l'existence  de  ce  domaine,  inaperçu  de 
ses  devanciers,  il  ne  suffisait  point  de  recourir  toujours  à 
la  dialectique,  en  répétant  avec  d'ingénieuses  variantes 
que  la  société  est  une  entité  sui  generis.  Il  était  indis- 
pensable de  faire  toucher  enfin  du  doigt  la  réalité  tant 
de  fois  postulée;  d'indiquer  les  caractères  apparents  qui 
sont  propres  aux  faits  sociaux  et  les  distinguent  de  tous 
autres  ;  de  relever  les  signes  dont  ils  sont  marqués  et  aux- 
quels on  les  reconnaîtra;  de  dégager  de  leur  ensemble 
les  traits  de  famille. 

Ce  service,  qu'elle  était  en  droit  d'attendre  de  lui, 
M.  Durkheim  n'a  pas  su  le  rendre  à  la  sociologie  Au  bout 
cje  ses  dissertations  réitérées  sur  la  formule  du  fait  so- 
cial, on  se  trouve  devant  un  décevant  point  d'interro- 
gation (i).  .    , 

Parfois,  c'est  ouvertement  que  M.  Durkheim  confesse 
l'imperfection  de  son  instrument;  à  propos,  notamment, 
de  cette  règle  importante  qu'  «il  faut  appéhender  les 
faits  sociaux  par  un  côté  où  ils  se  présentent  isolés  de 
leurs  répercussions  individuelles  (^)  ». 

Cette  règle  est  dans  la  logique  du  système:  si  la  so- 
ciété est  une  réalité  distincte  de  ses  membres  ;  si  la  vie 
sociale  donne  lieu  à  des  phénomènes  sui  generis,  —  ce 
sont  ses  manifestations  spécifiques  qu'il  faut  directement 
atteindre  et  non  plus  seulement  ce  qui  s'en  retrouve,  sous 
forme  de  participation  lointaine,  chez  les  individus. 

Mais  quand  le  dialecticien  qui  a  construit  l'édifice 
méthologique,   cède   la  place   au  sociologue,   celui-ci  ne 

1.  Voir  plus  haut,  pp.  30    à    42. 

2.  Voir  plus  haut,  pp.  57. 


—  372  — 

parvient  pas  à  découvrir  ces  manifestations  spécifiques 
de  la  vie  collective,  ou  il  constate  que  celles  qu'il  avait 
prises  pour  telles,  en  sont  des  expressions  grossières,  des 
répercussisons  apparentes,  des  aspects  illusoires  (^).  La 
règle,  et  l'on  en  convient,  ne  possède  encore  que  la  valeur 
d'un  desideratum. 

D'autres  fois  l'aveu  est  implicite;  c'est-à-dire  que, 
sans  s'en  expliquer,  M.  Durkheim  contrevient  tout  sim- 
plement à  ses  propres  préceptes. 

Nous  l'avons  déjà  noté  (^)  au  sujet  du  procédé  préco- 
nisé pour  grouper  les  sociétés  par  espèces.  Omettant  de 
définir  préalablement  la  société,  il  distingue:  les  sociétés 
polysegmentaires  simples,  les  polysegmentaires  simple^ 
ment  composées,  les  ix)lysegmentaires  doublement  com- 
posées, etc.  Cette  classification,  fatras  purement  verbal, 
car  on  ne  voit  pas  à  quoi  tout  cela  répond  dans  le  réel, 

—  est  déduite  d'une  «  notion  »  postulée  :  celle  de  la  horde. 

—  Pourtant  les  sociétés  sont  des  réalités,  des  «choses»;  et 
une  prescription  essentielle  de  la  méthode  est  de  «  se  met- 
tre en  face  des  faits,  de  les  atteindre  par  leurs  caractères 
objectifs,  de  leur  demander  à  eux-mêmes  le  moyen  de  les 
classer»  (3). 

Autre  exemple.  Dans  Tétude  où  il  explique  l'exogamie 
par  le  totémisme  (*),  l'auteur  s'appuie  non  sur  des  faits 
considérés  directement,  mais  il  se  fonde  sur  une  théorie 
du  totémisme,  théorie  qu'on  avait  construite  avec  des  élé- 
ments disparates.  C'est  oublier  que  la  sociologie  prétend 
être  une  science  non  de  concepts  mais  de  choses,  et  que 

1.  Voir  plus  haut,  pp.  65  et    98.  , 

2.  Voir  plus  haut,  pp.  91  et    184. 

3.  Règles,    p.    176. 

4.  Voir  plus  haut.  p.  62,  note    1. 


—  373  — 

le  sociologue  doit  écarter  toutes  les  prénotions,  formées 
en  dehors  de  la  science. 

Il  n'est,  dit-il  ailleurs,  qu'une  seule  méthode  vraiment 
scientifique  pour  découvrir  la  fonction  de  la  morale: 
c'est  d'étudier  d'abord  la  multitude  des  règles  particu- 
lières qui  gouvernent  effectivement  la  conduite;  cette 
étude  n'ayant  jamais  été  faite  par  les  moralistes,  on  ne 
peut,  ajoute-t-il,  répondre  que  par  un  aveu  d'ignorance 
à  la  question  de  savoir  quelle  est  la  formule  générale  ou  le 
principe  dernier  de  la  morale  (^).  —  Cela  ne  l'empêche 
pas  d'avoir  son  idée  faite  sur  la  fonction  de  la  morale  (-)  ; 
et,  bien  plus,  de  présenter,  en  dépit  des  faits  contraires  (^), 
son  opinion  personnelle  comme  une  vérité  acquise  à  la 
science. 

Dans  ses  Règles  encore  (*)  il  rejette  comme  «radica 
lement  erroné  »  un  postulat  de  la  méthode  comtiste.  Comte 
isupposait  que  les  groupes  entre  lesquels  se  fractionne  T es- 
pèce humaine,  passent  tous  par  les  mêmes  phases  de  dé- 
veloppemient  ;  les  civilisés  actuels  furent  autrefois  ce  que 
les  sauvages  sont  maintenant,  ils  ont  seulement  marché 
d'un  pas  plus  rapide;  pour  connaître  notre  préhistoire,  il 
n'y  a  donc  qu'à  observer  la  vie  et  les  institutions  des  pri- 
mitifs ;  et  si  l'on  veut  bien  —  par  une  «  fiction  rationnelle  », 
«simple  artifice  scientifique»  —  se  représenter  l'ensemble 
de  notre  espèce  comme  une  immense  unité  sociale,  il 
suffit,  —  pour  retrouver  l'évolution  fondamentale  de  cet 
hypothétique  peuple  unique:  l'Humanité  —  de  mettre 
bout  à  bout  les  divers  états  de  civilisation  qui  coexistent 


1.  Voir  plus  haut,  p.   11. 

2.  Voir  plus  haut,  pp.  106,    148,    280. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  281,    note    1. 

4.  Voir  plus  haut,  p.  43. 

Morale  et  sociologie.  25 


—  374  — 

sur  le  globe,  depuis  celui  des  tribus  les  plus  arriérées  jus- 
qu'à celui  des  nations  les  plus  policées  (^). 

En  théorie  M.  Durkheim  rompt  avec  Comte  et  ex- 
prime sur  l'évolution  la  même  opinion  que  Guarin  de 
Vitry  (2)  :  les  peuples,  dit  il;  progressent  et  régressent,  et 
l'humanité  s'est  engagée  simultanément  dans  des  voies 
différentes  {^).  Aussi  donne  t  il  comme  règle  au  sociologue 
de  ne  pas  prendre  pour  matière  principale  de  ses  induc- 
tions les  renseignements  de  l'ethnographie  /*). 

Mais,  en  pratique,  dans  ^es  travaux,  il  reste,  tout 
comme  M.  Lévy-Brùhl  (^),  soumis  à  l'influence  comtiste. 
La  famille  moderne,  dira-t-il,  contient  en  elle,  comme  en 
raccourci,  tout  le  développement  historique  de  la  famille  ; 
les  différentes  espèces  de  familles  qui  se  sont  successive- 
ment formées,  apparaissent  comme  les  parties  de  la  fa- 
mille contemporaine  (^).  Vouknt  ensuite  expliquer  l'ori- 
gine des  articles  du  Code  civil  qui  interdisent  les  ma- 
riages pour  cause  de  parenté,  il  se  transporte  d'emblée 


•    1.  A.  Comtî:,  Flan,  p.  130.  —  Cours,  48e  leçon,  t.  IV,  pp.  362  à 
366;   409;    442    à  444. 

2.  «  Il  faut,  écrit  Guarin  de  Vitry,  renoncer  au  postulat  d'Aug. 
Comte.  L'évolution  sociale  se  déroule  suivant  divers  plans  de 
structure.   »  (Voir  plus  haut,  p.   264,  note  ) 

3.  Voir  plus  haut,  p.  43. 

4.  Voir  plus  haut,  p.  61. 

5.  «  Il  faut  admettre  que,  dans  les  différentes  sociétés,  les  insti- 
tutions évoluent  suivant  les  mêmes  lois  psychologiques  et  sociolo- 
giques... Le  problème  (à  résoudre  par  le  sociologue),  s'énonce  ainsi: 
étant  Admis,  par  hypothèse,  que  le  processus  de  développement 
des  sociétés  humaines  obéit  partout  aux  mêmes  lois,  retrouver  les 
stades  intermédiaires  que  les  institutions  des  sociétés  plus  élevées 
ont  dû  traverser,  pour  arriver  à  leur  état  présent.  »  (La  morale  et 
la  science  des  mœurs,  pp.  209-210).  Cfr.  plus  haut,  p.  100,  la  pensée 
de   M,    Lévy-Briihl   sur   l'utilisation   des   sauvages. 

6.  E.  PuRKHElM,  Introduct.  à  la  sociologie  de  la  famille,  pp. 
263-264. 


375 


aux  origines  mêmes  de  l'évolution;  il  remonte  jusqu'à  la 
forme  la  plus  primitive  de  la  répression  de  l'inceste,  à 
savoir,  selon  lui,  la  loi  d'exogamie.  Postulant  que  l'action 
de  cette  loi  s'étend  jusqu'à  nous,  il  rattache,  directement 
et  sans  contrôle,  les  actuelles  prohibitions  de  mariage 
entre  parents  au  fait  conjectural  que,  il  y  a  des  milliers 
d'années,  nos  pères  se  seraient  représenté  le  sang  en  gé- 
néral et  le  sang  menstruel  en  particulier  comme  tabou  (^). 

En  même  temps  que  l'auteur  transgresse  ainsi  les 
règles  de  sa  méthode,  il  glisse  et  insinue,  dans  l'exposé 
des  principes  mêmes  de  son  système,  des  réserves  qui 
en  atténuent  parfois  singulièrement  l'énoncé,  volontiers 
provoquant,  et  l'affirmation  souvent  hautaine. 

Toute  sa  conception  sociodogique  repose  sur  cet 
axiome  :  L'être  social  est  d'une  autre  nature  que  les  indi- 
vidus associés,  ■ —  d'où  il  déduit  ces  deux  théorèmes: 
1°  Il  faut  renoncer  à  expliquer  les  faits  sociaux  par  la 
psychologie  {^)  ;  2"  la  cause .  déterminante  de  l'évolution 
sociale  se  trouve  dans  le  milieu  social  et  non  dans  les  ten- 
dances des  individus  (^). 

Or,  il  diminue  la  portée  du  premier  de  ces  théorèmes, 
en  admettant  que  les  résultats  auxquels  conduit  la  mé- 
thode sociologique,  ont  besoin  d'être  interprétés  :  le  cas 
échéant,  il  convient,  dit-il,  de  vérifier  s'ils  ne  sont  pas 
en  contradiction  avec  les  lois  de  la  psychologie  (*). 


1.  E.  DURKHEIM,  "I/a  prohibition  de  V inceste,'  et  ses  origines, 

2.  Voir  plus  haut,  pp.  27;    28;    68,    note    1, 

3.  Voir  plus  haut,  pp.  67    à    76. 

4.  Règles  de  la  méthode  sociologique,  pp.  161-162.  —  Un  peu  plus 
haut,  il  reproche  à  Comte  de  prendre  les  théories  de  la  psychologie 
comme  pierre   de  touche   pour  éprouver   la  validité  des  propositions 


—  376  ^ 

Il  n'est  pas  loin  non  plus  de  contredire  le  second, 
qiuand  il  écrit  :  «  Nous  n'entendons  pas  dire  que  les  ten- 
dances, les  besoins,  les  désirs  des  hommes  n'  nterviennent 
jamais,  d'une  manière  active,  dans  l'évolution  sociale  »  \^), 
De  fait,  —  après  avoir  essayé  d'une  explication  méca- 
niste,  en  donnant,  comme  cause  déterminante  des  progrès 
de  la  division  du  travail,  la  densité  et  le  volume  croissants 
des  sociétés,  —  il  reconnaît  qu'il  faut  attribuer  à  l'instinct 
de  conservation  un  rôle  important  dans  l'explication  de 
ces  progrès  (^). 

Enfin,  l'axiome  fondamental  subit  même  par  moments 
de  curieux  fléchissements.  Tout  en  soutenant  avec  une 
remarquable  insistance  l'hétérogénéité  du  social  et  du 
psychique  (3),  il  arrive  à  M.  Durkheim  de  s'abandonner 
à  des  concessions  déconcertantes.  Par  exemple,  M.  Tosti, 
critiquant  lie,  Suicide,  avait  trouvé  étrange  qu'un  logicien 
voulût  expliquer  un  composé,  sans  tenir  compte  du  carac- 
tère  de  ses   éléments  ;*).   M.   Durkheim  insinua  aussitôt 

inductivement  établies  par  la  sociologie  :  en  donnant  ainsi  le  dernier 
mot  à  la  psychologie,  la  méthode  de  Comte  dénature,  dit-il.  les 
phénomènes  -sociologiques   (Règles,    pp.    122    et    124). 

1.  Règles  de  la  méth.  sociol.,  p.  113.  —  Un  peu  plus  loin  il  écrit: 
«  Si  l'évolution  sociale  avait  son  origine  dans  la  constitution  psycho- 
logique de  l'homme,  il  faudrait  admettre  qu'elle  a  pour  moteur 
quelque  ressort  intérieur  à  la  nature  humaine.  Serait-ce  cette  sorte 
d'instinct  dont  parle  Comte  et  qui  pousse  l'homme  à  réaliser 
de  plus  en  plus  sa  nature?  Mais  c'est  expliquer  le  progrès  par  une 
tendance  innée  au  progrès,  véritable  entité  métaphysique  dont  rien 
du   reste,    ne    démontre    l'existence.    »  [Règles,    p.    134). 

2.  Règles,    p.    114. 

3.  Voir  plus  haut,  pp.  25;  40,  noe  1;  69;  85;  191-  —  Cfr.  Repré- 
sentaiions  indicidudles  et  représentations  collectives,  p.  296':  «  Le  phéno 
mène  social  ne  dépend  pas  de  la  nature  personnelle  des  individus-    > 

4.  The  individuals  undoubtedly  are  an  essential  factor  of  the 
social  phenomenon.  Durkheim  completely  overlooks  the  fact  that  a 
compound  is  explained  both  hy  the  character.  of  its  éléments  and  hy 
the  law  of  their  interaction...  »  (G.  ToSTi,  Suicide  in  the  light  of 
récent  stndies,  dans  «  The  american  journal  of  Sociol'ogy  »,  t.  III, 
pp.  474   et  476). 


377  -  - 

que  M.  Tosti  avait  mal  lu.  11  prétendit  avoir  écrit  au  con- 
traire que  la  nature  des  individus,  qui  composent  la 
société,  est  une  des  causes  dont  dépendent  les  phéno- 
mènes  sociaux   (1).   Quelques   mois    plus   tard,    au   cours 


1.  A  l'appui  de  sa  rectification,  M.  Durkheim  renvoya  M.  Tosii 
au  passage  suivant  de  son  livre  :  «  L'intensité  (des  courants  suici- 
dogènes)  ne  peut  dépendre  que  des  trois  sortes  de  causes  su  vantes: 
1^  La  nature  des  Individus  qui  composent  ta  'Société  ;  2  Ma  manière  dont 
ils  sont  associés,  c'est-à-dire  la  nature  de  l'organisaton  sociale; 
30  les  événements  passagers  qui  troublent  le  fonctionnement  de  la 
vie  collective  sans  en  altérer  la  constitution  anatomique  (p.  363  du 
Suicide).  »  (Lettre  de  M.  Durkheim  à  \' American  journal  of  Sa- 
ciology,  t.  III,  p.  848.  Chicago,  1898). 

M.  Tosti  répondit  :  1'^  d'autres  passages  du  Suicide  (pp.  336, 
346,  366)  contredisent  le  sens  que  M.  Durkheim  cherche  à  donner 
à  cet  extrait  de  la  page  363  ;  2°  la  citation  de  la  page  363  est 
tronquiée.  M.  Durkheim  y  énumère  trois  causes  possibles  ;  mais, 
immédiatement  après,  il  élimine  la  première,  c'est-à-dire  précisément 
le  facteur  individuel  :  «  In  giving  the  foregoing  quotation  from  his 
book,  Durkheim  omits  to  reproduce  the  important  qualifying  pro- 
positions immediately  following  on  the  same  p.  363  :  «  Pour  ce  qui 
est  des  propriétés  individuelles,  celles-là  seules  peuvent  jouer  un  rôle 
qui  se  retrouvent  chez  tous,  car  celles,  qui  sont  strictement  person- 
nelles ou  qui  n'appartiennent  qu'à  des  petites  minorités  sant  noyées 
dans  la  masse  des  autres  ;  de  plus,  comme  elles  diffèrent  entre  elles_, 
elles  se  neutralisent  et  s'effacent  mutuellement  au  cours  de  l'élabo- 
ration d'où  résulte  le  phénomène  collectif.  Il  n'y  a  donc  que  les 
caractères  généraux  de  l'humanité  qui  peuvent  être  de  quelque 
effet.  Or,  ils  sont  à  peu  près  immuables,  du  moins,  pour  qu'ils 
puissent  changer  ce  n'est  pas  assez  des  quelques  siècles  que  peut 
durer  une  nation.  Par  conséquent,  les  conditions  sociales  dont  dé- 
pend le  nombre  des  suicides  sont  les  seules  en  fonction  desquelles 
ils  puissent  varier,  car  ce  sont  les  seules  qui  soient  variables,  » 
Thus,  when  given  in  its  logical  integrity,  the  very  passage  which 
Durkheim,  triumphantly  opposes  to  my  argument  clearly  goes  to^ 
show  that  he  never  meant  to  aknowiedge  the  influence  of  the 
individual  conditions  upon  the  intensity  of  the  «  courant  suicidogène.  » 
V^Hien,  on  p.  363,  he  mentions  the  «  nature  of  the  individuals  i> 
in  connection  with  the  causes  determining  the  intensity  of  the 
«  courant  »,  he  does  so  merely  for  the  puipose  of  enumerating  ail 
the  possibilities  of  explanation,  proceeding  later  on  to  eliminate 
those  alleged  causes  shown  by  further  analysis  to  be  entirely 
ineffectuai...  That  Durkheim  should  make  an  attempt  to  delucle 
the   reader   by    only    partially    citing   from    his    book   is    unpleasantly 


—  378  '- 

d'une  autre  polémique,  il  revint  à  sa  thèse  habituelle  (^). 
Ces  concessions  aux  méthodes  adverses,  si  dédaigneu- 
sement traitées  pourtant  ;  cet  abandon,  —  passager,  il  est 
vrai,  sous  le  feu  de  l'attaque,  mais  qui  n'en  est  pas  moins 
un  reniement  des  principes,  —  sont  dus  à  une  mêmel 
cause  :  le  caractère  artificiel  et  la  fragilité  de  la  méthode. 
L'instrument  ne  fut  pas  construit  petit  à  petit  par  un 
homme  du  métier,  au  cours  d'expériences  répétées  qui 
auraient  permis  de  vérifier  la  solidité  de  chaque  partie  et 
de  l'ensemble.  Il  fut  fabriqué  de  toutes  pièces  par  un 
dialecticien,  d'après  la  prénotion,  subjective  et  arbitraire, 
qu'il  se  faisait  des  choses  sociales.  Au  contact  avec  la 
réalité,  l'outil,  inadapté  à  sa  fonction,  se  détraque... 

La  méthode  sociologique  poissède-t-elle,  au  moins,  le 
caractère  de  haute  et  sereine  impartialité,  qui  devait  lui 
valoir  les  sympathies  de  tous  les  savants  et  que,  de  bonne 
foi  assurément,  M.  Durkheim  vante  comme  son  trait  dis- 
tinctif  ? 

Elle  est,  déclare-t-il,  indépendante  de  toute  philoso- 
phie. Sa  sociologie  se  contente  d'être  la  sociologie  tout 


suggestive  of  pettifoggery  »  (G.  TOSTI,  T/ie  delusions  of  Durkheim' s 
sociological  objectivism,  dans  «  The  american  journal  of  Sociology  », 
t.    IV,    p.    171.    Chicago,    1899). 

1.  «  Tarde  fait  observer  que...  «  je  me  suis  beaucoup  rapproché 
de  la  conception  psychologique  des  faits  sociaux  »...  Je  vois  tou- 
jours entre  la  psychologie  individuelle  et  la  sociologie  la  même 
ligne  de  démarcation...  Pour  moi,  la  vie  sociale  est  un  système 
de  représentations...  sut  generis,  différentes  en  nature  de  celles 
qui  constituent  la  vie  mentale  de  l'individu,  et  soumises  à  des  lois 
propres  que  la  psychologie  individuelle  ne  saurait  prévoir  »  E.  Dur- 
KHEIM.  Lettre  au  Directeur  de  la  Revue  philosophique,  t-  LU,  p.  704- 
Paris,  1901). 


379 


court,  sans  aucune  épithète  qui  pourrait  impliquer  un 
sens  doctrinal  sur  l'essence  des  choses  sociales  (^). 

En  affirmant  ainsi  la  neutralité  de  sa  méthode  à  l'en- 
droit des  théories,  M.  Durkheim  oublie  manifestement  sa 
règle  essentielle:  qu'un  fait  social  ne  peut  être  expliqué 
que  par  un  autre  fait  social  {^). 

Certes,  il  est  légitime  de  rechercher  les  causes  sociales 
des  phénomènes  sociaux  ;  car,  apparemment,  ils  ont  des 
antécédents  multiples  :  l'action  d'un  ou  de  quelques  in- 
dividus, et  la  complicité  de  l'heure  ou  la  faveur  des  cir- 
constances. Sans  nier  qu'une  part  du  résultat  revient  aux 
acteurs  en  vue,  on  peut  s'enquérir  des  conditions  de  leur 
succès;  de  ce  qui,  dans  l'ambiance,  leur  a  suggéré  d'agir 
et  permis  de  réussir. 

Telle  n'est  pas  toutefois  la  préoccupation  de  M.  Durk- 
heim. Sa  règle  ne  signifie  point  que,  dans  Texplication 
des  événements  de  l'histoire,  il  faut  avoir  égard  à  la 
coopération  du  milieu  et  qu'il  ne  suffit  pas  de  noter  les 
gestes  des  hommes,  ceux-ci  fussent-ils  des  héros  ou  des 
génies.  Elle  nie  implicitement  l'action  du  facteur  indivi- 
duel; elle  affirme  que  la  cause  déterminante  d'un  fait 
social  est  exclusivement  un  autre  fait  social  (^).  En  un  mot, 
la  prétendue  règle  de  méthode  enveloppe  une  doctrine. 

Si  encore  cette  doctrine  était  une  certitude  acquise  à 
la  science!  Mais  on  sait  combien  elle  est  controversée 
entre  les  historiens  (*).  Loin  de  nous  trouver  en  possession 


•    1,  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  Conclusion,  p.  172. 

2.  Voir   plus   haut,    p.    27-28. 

3.  Voir  plus  haut;,   pp.   28,   69,   139. 

4.  «  La  question  des  rapports  entre  la  masse  et  le  iïéros 
oonstitue  le  principal  problème  méthodologique  de  l'histoire  mo- 
derne... Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible,  ainsi  que  le  font  la  plupart 
des  sociologues,    de   tirer,    dès  à   présent   et   d'après  les   seules   don- 


—  380  — 

d'une  vérité  prouvée,  d'une  loi  établie,  nous  restons  en 
présence  d'un  problème  (^). 

Si  le  problème  est  soluble,  il  ne  peut  être  résolu  qu'au 
moyen  de  la  méthode  inductive,  par  l'analyse  des  évé- 
nements, par  la  comparaison  des  faits,  par  une  étude  com- 
plète de  l'histoire.  Réussira-ton  jamais  à  résumer  le  ré- 
sultat des  recherches  en  une  formule  unique?  Ou  trou- 
vera-t-on  seulement  quelques  lois  conjecturales,  d'une  vé- 
rité relative?  Nul  ne  saurait  le  préjuger. 

nées  actuelles,  une  formule  fixe  et  explicite  concernant  les  rapports 
entre  la  masse  et  le  héros  »  (Karl  Lamprecht,  La  science  moderne 
de  Vhistoire,  dans  «  Revue  de  synthèse  historique  »,  tome  X,  p.  257. 
Paris,   1905). 

1.  Dans  une  conférence  faite,  à  la  demande  de  M.  Durkheim, 
à  l'Ecole  des  hautes  études  sociales,  le  29  janvier  1904,  M.  Gustave 
Lanson  en  fait,  finement,  la  remarque,  à  propos  de  la  littérature. 
«  La  littérature  est  V expression  de  la  société  :  cette  formule,  dit-il, 
est  peut-être  la  plus  ancienne  loi  de  sociologie  littéraire  qui  ait  été 
définie.  On  en  suit  l'application  en  gros.  Elle  se  vérifie  parfois... 
Toutefois  elle  est  incomplète  et  inexacte.  La  littérature  exprime 
aussi  souvent  le  désir,  le  rêve,  que  le  réel.  Elle  peut  exprimer  la 
protestation  de  l'individu,  de  la  minorité  contre  des  lois  ou  des 
mœurs  qui  les  choquent  et  qu'ils  subissent,  un  effort  donc  pour 
que  ce  qui  est  cesse  d'être...  »  «  Le  livre,  dit-il  encore  plus  loin, 
a  une  action  sur  les  lecteurs  ;  il  n'est  pas  seulement  signe,  mais 
facteur  de  l'esprit  public.  »  Et  il  conclut  :  «  Les  lois  de  sociologie 
littéraire  ne  sont  que  des  conjectures  appuyées  sur  une  observation 
limitée.  Toute  explication  universelle  ou  inventée  par  l'esprit  est 
à  écarter:  des  lois  inscrites  dans  les  faits  sont  les  seules  (qu'on 
puisse  essayer  de  constituer  »  (G.Lanson,  Vhistoire  littéraire  et  la, 
sociologie^  dans  «  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  »,  t.  XII, 
p.  621,  Paris,  1904). 

La  .réserve  discrète  de  M.  Lanson  contraste  avec  le  ton  tran- 
chant de  M.  Durkheim.  «  Les  individus,  dit-il,  sont  beaucoup  plutôt 
un  produit  de  la  vie  commune  qu'ils  ne  la  déterminent  »  J Division 
d^u  travail,  p.  329).  «  Les  phénomènes  collectifs  ne  partent  pas 
des  individus  pour  se  répandre  dans  la  société,  mais  ils  émanent 
de  la  société  et  se  diffusent  ensuite  chez  les  individus  »  (La  science 
positive  de  la  morale  en  Allemagne,  p.  118).  «  L'éducation  n'est 
que  l'image  et  le  reflet  de  la  société.  Elle  l'imite  et  la  reproduit 
en  raccourci  ;  elle  ne  la  crée  pas.  Ce  n'est  pas  avec  des  indivi- 
dualités isolées  qu'on  refait  la  constitution  morale  des  peuples. 
L'éducation  ne  peut  se  réformer  que  si  la  société  elle-même  se 
réforme  »    (Le    suicide,    p.    427). 


381 


M.  Durkheim,  lui,  tranche  la  question  a  priori.  La 
dialectique  lui  tient  lieu  de  l'observation  du  réel.  Les 
faits  sociaux,  ainsi  raisonne-t-il,  forment  un  domaine  hy- 
perpsychologique  ;  donc  les  individus  sont  étrangers  à  la 
production,  de  ces  faits,  et  la  psychologie  ne  doit  pas 
intervenir  dans  leur  explication. 

En  procédant  ainsi,  il  fait  de  la  sociologie  de  les- 
pèce  qu'il  méprise  le  plus  :  de  la  déductive. 

En  insérant  sa  théorie  dans  les  règles  de  la  méthode, 
il  s'interdit  de  revendiquer  pour  celle-ci  l'indépendance  à 
l'endroit  des  doctrines. 

M.  Durkheim  se  fait  moraliste  à  ses  heures,  et  la 
crise  contemporaine  de  la  Morale  n'est  pas  sans  attirer 
son  attention  r^).  «  La  morale  traditionnelle,  dit-il,  est  au- 
jourd'hui ébranlée,  sans  qu'aucune  autre  se  soit  formée 
qui  en  tienne  lieu  »  {^).  «  Notre  premier  devoir  actuelle- 
ment est  de  nous  faire  une  morale». p). 

Le  difficile,  en  pareille  entreprise,  n'est  pas  de  for- 
muler des  règles.  L'important  est  de  les  faire  observer  (*). 

On  peut  s'acquitter  de  la  première  tâche,  vaille  que 
vaille  (^),  et  rester  embarrassé  devant  la  seconde  (^). 


1.  Voir   plus   haut,   pp.    103    et  297. 

2.  Détermination  du  fait    moral,   p.    183. 

3.  De  la  division  du   travail   social.   Conclusion, 

4.  Non  in  hac  scientia  scrutamur  quid  sit  virtus  ad  hoc  solum 
ut  sciamus  hujus  rei  veritatem,  sed  ad  hoc  quod,  acquirentes  virtu- 
tem,  boni  efficiamur  (S.  Thomas,  Ethicorum,  II,  2). 

5.  Voir  Essai  de  catéchisme  mora\  dans  «  Bull-  de  la  Soc  franc, 
de   Philos.  »,    t.    VII,    Paris,    1907. 

6.  Voir  dans  le  «  Bulletin  de  la  Société  française  de  Philosophie  » 
les  discussions  des  thèses  de  MM.  Durkheim  :  La  dctermination 
du  fait  moral  (1906,  t.  VI)  ;  Bureau  :  La  crise  morale  dans  les 
soeiétés  contemporaines  (1908,  t.  VIII);  BÉLOT:  La  morale  positive 
(Ibid.);  Pelvolvé:   L'efficacité   des   doctrines   morales   (1909,   t.    IX}. 


—  382  — 

De  fait,  le  problème  le  plus  ardu  qui  se  pose  à  la 
France  contemporaine  n'est  pas  la  «  neutralisation  »  de  la 
morale:  une  paire  de  ciseaux  suffisent  à  cette  besogne.  Si 
la  main  qui  les  tient  n'est  pas  purement  laïque,  mais 
aussi  communiste,  anarchiste,  amour-libriste  ou  mternatio- 
naliste,  elle  fera  seulement,  dans  les  manuels  de  morale, 
les  coupures  un  peu  plus  larges. 

L'œuvre  véritable,  comme  le  constate  M.  De  volve  {^), 
ne  commence  qu'aprvLs  :  Comment  déterminer  les  volontés 
à  rester  fidèles  au  devoir  laïcisé?  Comment  avoir  prise 
sur  les  âmes,  affranchies  du  dogme  et  peut  être  aussi  déjà 
de  quelques  autres  croyances  ou  respects  traditionnels? 
Quel  moyen  inventer  pour  donner  à  l'enseignement  moral 
son  indispensable  efficacité  ? 

Cette  question,  —  sur  laquelle  philosophes  et  mora- 
listes dissertent  avec  une  impassibilité  parfois  agaçante  (;) 


1,  J.  Delvolvé,  nationalisme  et  tradition.  Recherche  des  con- 
ditions  d'efficacité   d'une  morale   laïque.    Paris,    1910. 

2.  M.  Bélot  s'en  est  plaint,  après  la  discussion  de  sa  thèse  sur  la 
morale  positive,  à  laquelle  prirent  part  MM.  Parodi,  Darlu,  Lachelier, 
Durkheim  et  Rauh,  dans  la  séance  du  26  mars  1908  :  «  Nous 
étions  entre  philosophes.  Nous  avons,  comme  nous  faisons  toujours^ 
sous  prétexte  de  morale,  faiit  de  la  métaphysique  ou  de  la  mé- 
thodologie, discuté  des  principes  et  aussi  des  mots.  Mais  de  la 
morale,  dans  ces  quatre  heures  qui  lui  étaient  promises,  nous  n'en 
avons  pas  fait  un  instant.  Nous  avions  à  nous  demander  jusqu'à 
quel  point  l'éducation  morale  existante,  et  au  fait  quelle  est  celle 
qui  existe?  peut  continuer  à  nous  suffire,  et  si  dès  à  présent  son 
succès  n'est  pas  précaire  et  sa  vitualité  limitée.  Nous  pouvions 
examiner  si,  à  un  moment  où  les  oreilles  les  moins  délicates  per- 
çoivent dans  tout  l'édifice  social  des  craquements  assez  inquiétants, 
on  pourra  se  contenter  pour  le  sauver  de  replacer  sous  la  charpente 
"disloquée  quelques  étais  empruntés  précisément  aux  matériaux  les 
plus  usés  et  les  plus  compromis.  11  s'agissait  de  savoir  si  on  ne 
pourrait  espérer  une  restauration  plus  sûre  de  la  moralité,  un  prin- 
cipe 'd'éducation  susceptible  d'être  accepté  et  mis  en  œuvre  par 
tous...  Il  s'agissait  de  savoir  si  l'on  ne  peut  vraiment  pas  obtenir 
des  hommes  un  vouloir  moral  assez  ferme  et  assez  ardent...  Il  s  a- 
^sait  de  voir  ce   que  nous   sommes,   ce  que  nous  risquons   de  de- 


—  383  — 

et  dont  les  hommes  qui  gouvernent  la  Nation,  considèrent, 
de  leur  point  de  vue,  la  suprême  importance,  sans  paraître 
en  mesurer  de  sang-froid  la  difficulté  (^)  —  préoccupe 
'M.  Durkheim  depuis  longtemps.  «  Il  faut,  écrivait-il  dans 
une  de  ses  premières  études,  il  faut  dire  d'où  la  morale  tire 
sa  force  obligatoire  et  au  nom  de  qui  elle  coimmande»'(^). 
On  connaît  sa  réponse.  La  morale  est,  d'après  lui 
l'œuvre  de  la  Société;  et  la  Société,  prétend  il,  a  le  droit 


venir,  ce  que  nous  devons  faire,  ce  que  nous  voudrions  être.  Mais 
tout  cela  n'était  guère  intéressant.  Cela  était  indigne  de  vrais 
philosophes.  Il  valait  mieux  sans  doute  faire  encore  un  peu  de 
dialectique  »  '(«  Bulletin  de  la  Société  française  de  Philosophie  », 
t.    VIII,   p.    210). 

1.  «  Tous  ensemble,  dit  M.  Viviani,  nous  nous  sommes  attachés 
à  une  œuvre  d'irréligion.  Nous  avons  arraché  les  consciences  hu- 
maines à  la  croyance.  Lorsqu'un  misérable,  fatigué  du  poids  du 
jour,  ployait  les  genoux,  nous  lui  avons  dit  que  derrière  les  nuages 
il  n'y  avait  que  des  chimères.  Ensemble,  et  d'un  geste  magnifique, 
nous  lavons  éteint  dans  le  ciel  des  lumières  qu'on  ne  rallumera 
plus!  Voilà  notre  œuvre.  Est-ce  que  vous  croyez  qu'elle  est  ter- 
minée? Elle  commence  au  contraire.  Qu'est-ce  que  vous  voulez 
répondre,  je  vous  le  demande^  à  l'enfant  devenu  un  homme,  qui 
a  profité  de  l'instruction  primaire,  complétée,  d'ailleurs  par  les 
œuvres  postscolaires  de  la  République,  pour  confronter  sa  situation 
avec  celle  des  autres  hommes?  Qu'est-ce  que  vous  voulez  répondre 
à  un  ho'mme  qui  n'est  plus  un  croyant,  grâce  à  nous,  que  nous 
avons  arraché  à  la  fqî,  à  qui  nous  avons  dit  que  le  ciel  était  vide 
de  justice,  quand  il  cherche  la  justice  là-bas?  Que  voulez-vous 
répondre  à  l'homme  doté  du  suffrage  universel,  mais  qui  compare 
avec  tristesse  sa  puissance  politique  à  sa  dépendance  économique 
et  qui  est  humilié  tous  les  jours  par  le  contraste  qui  fait  de  lui 
un  misérable  et  un  souverain?  Comment  calmer  leurs  souffrances, 
comment  apaiser  leurs  colères  et  leur  douleur?...  Ici,  l'œuvre  dé- 
borde le  Gouvernement,  la  législature,  notre  temps  et  notre  épo- 
que... Par  l'action  individuelle,  c'est-à-dire  par  la  propagande,  ré- 
formez la  conscience  de  l'homme  afin  qu'il  soit  digne  de  l'idéal 
qu'il  porte  en  lui.  Et,  par  l'action  collective,  c'est-à-dire  par  la  loi, 
modifiez  autour  de  lui  les  conditions  matérielles  de  l'existence,  afin 
qu'avant  de  mourir  il  puisse  au  moins  toucher  de  la  main  toutes 
les  réalités  vivantes  »  (Discours  de  M.  Viviani,  mnistre  du  Travail, 
à  la  Chambre  des  députés,  séance  du  8  novembre  1906.  Journal 
officiel,  p.  2433). 

2.  La  science  'positive  de  la  morale  en  Allemagne,  p.  138. 


384 


de  nous  intimer  des  ordres  :  elle  nous  dépasse  infiniment  ; 
ce  que  nous  sommes,  ce  que  nous  avons,  nous  le  tenons 
d'elle;  elle  possède  les  attributs  et  doit  par  conséquent 
jouir  des  prérogatives  de  la  divinité;  elle  est  Dieu  p). 

Or  il  se  fait,  à  en  croire  M.  Lalande  2)^  que  les  accès 
de  «mysticisme  social»  de  M.  Durkheim  suscitent  de 
l'opposition  contre  lui  parmi  les  philosophes. 

11  ne  faudrait  pourtant  pas  que  par  phobie  du  mys 
ticisme,  ne  fût-il  que  social,  on  enveloppât,  dans  une 
commune  réprobation,  et  la  méthode  sociologique  de 
M.  Durkheim  et  sa  tentative  ou  suggestion  de  vouer  un 
culte  à  la  Société,  fondement  du  devoir.  Ce  serait  con- 
fondre deux  choses  distinctes  et  qui  doivent  être  appré- 
ciées séparément. 

L'idée  de  fonder  une  sociolâtrie,  si  M.  Durkheim  y 
pense  sérieusement  i^),  est  digne  d'attention.  Il  serait  inté- 
ressant, par  exemple,  d'en  comparer  la  doctrine  avec  celle 
des  adorateurs  du  soleil:  de  part  et  d'autre,  il  semble 
que  ce  soit  le  même  sentiment  profond,  celui  des  bienfaits 


1.  Voir  plus  haut,  pp.   108   et  suiv.   et  149-150. 

2.  «  M.  Durkheim  has  numerous  disciples,  especially  in  the  new 
philosophical  génération.  Moreover,  his  personal  influence  is  tre- 
mendous.  But  his  grandiose  conception  of  morals  and  society  has 
up  toi  the  présent  time  met  with  a  very  emphatic  opposition  on  the 
part  of  philosophers.  Some  see  in  it  a<  'social  mysticism  which  would 
take  away  from,  the  individual  ail  proper  value  by  subordinating 
him  to  collective  aims  superior  to  morality  itself  —  as  intelligible 
consequently  as  the  impénétrable  ways  of  the  traditional  God  » 
(A.  Lalande,  Fhilosophy  in  France,  dans  «  The  philosophical  Re- 
view  »,   t.   XV,    p.    257.    New-York,    1906). 

3.  Il  écrivait,  il  y  a  quelques  années:  «  L'importance  que  nous 
attribuons  à  la  sociologie  religieuse  n'implique  aucunement  que 
la  religion  doive,  dans  les  sociétés  actuelles,  jouer  le  même  rôle 
qu'autrefois.  |En  un  sens,  la  conclusion  contraire  serait  plus  fon- 
dée »  (Année  sociologique,  t-  II,  préface,  p.  v,  note  1,  1899).  Cfr 
Le  suicide,  pp.  430-431. 


—  385  — 

reçus,  qui  fait  naître  l'émotion  religieuse  (^).  Il  serait 
instructif  aussi  de  rapprocher  le  projet  de  M.  Durkheim 
de  ceux  de  Saint-Simon,  concevant  le  nouveau  christia- 
nisme (^)  et  de  Comte,  instituant  la  religion  de  Inhuma- 
nité (^)  :  tous  trois  sont  positivistes  de  haute  notoriété.  En- 
fin il  y  aurait  lieu  d'examiner  si  la  nouvelle  religion  au- 
rait sur  la  pratique  morale  la  même  influence  que  la 
crainte  de  Dieu,  l'espoir  du  ciel  ou  l'amour  de  Jésus  Christ. 

Si,  [après  avoir  médité  et  contemplé  ridole,on  demeure 
réfractaire  à  l'enthousiasme  pieux  qui  transporte  le  vrai 
sociolâtre;  si  on  reste  sceptique  à  l'endroit  du  prestige 
que  pourrait  valoir  à  la  morale  une  origine  sociologique, 
attestée  par  la  science  des  mœurs,  —  on  est  en  droit  de 
ne  pas  se  ranger  parmi  les  sectateurs  de  la  religion  nou- 
velle, en  supposant  toujours  qu'il  soit  décidément  ques- 
tion de  la  fonder. 

Mais  on  n'est  pas  autorisé  à  déprécier  les  règles  de  la 
"méthode  sociologique,  sous  prétexte  que  leur  a  teur  mani- 
feste d'aventure  une  propension  au  «  mysticisme  social  ». 

L'originalité,  au  moins  apparente,  de  ces  règles,  le  rei- 
tentissement  qui  a  suivi  leur  publication,  la  belle  perse,- 


1.  Chez  les  Egyptiens,  par  exemple,  «  le  dieu  qui  fut  de  tout 
temps  le  plus  universellement  ^doréj  est  le  soleil,  Râ.  Râ  était  le 
bienfaiteur  de  la  nature  entière,  le  dispensateur  de  toute  vie,  vers 
qui  les  hommes  se  tournaient  avec  des  actions  de  grâces  »  (Chante- 
pie  De  La  Saussaye,  Manuel  d'histoire  des  religions^  p.  88-  Paris, 
1904).  —  Voir,  plus  haut,  l'apologie  de  la  société  par  M.  DURK- 
HEIM,  pp.  111-112  et  149. 

2.  H.  DE  Saint-Simon,  Le  nouveau  christianisme^  publié  en 
avril  1825,  inséré  dans  le  tome  23  des  Œuvres  de  Saint-Simon  et 
d'Enfantin.  Paris,  Dentu,_  1870.  —  Sur  la  religion  saint-simonienne, 
voir  Quack,  De  sociaUsten,  t.  III,  ch.  I,  Amsterdam,  1892.  Cfr. 
les  treize  premiers  volumes,  passim,  des  Œuvres  de  Saint-Simon  et 
d'Enfantin. 

3.  Voir  M.  Defourny,  La  sociologie  positivistey  pp.  222  et 
suiv.    Louvain-Paris,    1902. 


—  386  — 

vérance  de  leur  auteur  à  les  défendre,  son  ardeur  à  les 
propager,  le  prestige  que  sa  conception  sociologique  a 
conquis  auprès  d'esprits  distingués,  l'importance  des  tra- 
vaux entrepris  sous  son  inspiration  (i),  tout  cela  impose, 
avant  qu'on  se  prononce,  un  examen  fait  avec  soin  ;  d'au- 
tant plus  que  la  voix  autorisée  de  M.  Lévy-Brùhl  présente 
le  système  comme  le  seul  qui  puisse  rendre!  à  la  philo^ 
Sophie  morale  et  sociale  un  caractère  scientifique. 

Pour  formuler  un  jugement  valable  sur  l'instrument 
méthodologique  qu'on  nous  propose,  il  convient  d'étu- 
dier comment  et  dans  quelles  conditions  il  a  été  cionstruit  ; 
de  s'enquérir  de  la  provenance  des  pièces  maîtresses  qui 
le  constituent;  de  retrouver  l'idée  qui  a  présidé  à  leur 
agencement.  Il  faut  le  voir  ensuite  fonctionner  sous  la 
main  du  constructeur;  regarder  comment  il  se  comporte 
quand  il  est  mis  en  activité  ;  et  noter  si,  à  l'épreuve  ©t  sous 
l'effort,  il  ne  se  trouve  pas  faussé.  Il  importe  aussi, 
après  l'opération,  de  constater  rimpression  de  l'expéri- 
mentateur et  de  la  rapprocher  des  promesses  ou  des  espé- 
rances de  l'inventeur. 

Nous  avons  entrepris  cette  étude,  institué  ces  recher- 
ches, fait  ces  observations.  Mais  le  spectre  du  «mysti- 
cisme social  »  n'a  point  troublé  notre  jugement.  Si  à  la  sol- 
licitation pressante  de  M.  Lévy-Brùhl  nous  répondons 
«  Non,  merci  1  »,  c'est  parce  que  nous  nous  sommes  dûment 
enquis  de  la  valeur  de  son  offre. 

III.  Heureusement  nous  ne  sommes  pas  prisonniers 
de  son  dilemme. 

En  dehors  de  la  Morale  dont  il  fait  le  procès,  mais 

1.  La  collection  de  VAnnée  sociologique  comprend  déjà  onze 
volumes. 


—  387  ~ 

qu'il  représente  très  inexactement  comme  le  seul  effort  et 
l'unique  création  de  tout  le  passé  ;  au  delà  du  Droit  naturel 
rationaliste,  qu'il  accable  de  son  dédain  scientifique  et 
positiviste,  il  se  trouve  d'autres  conceptions  de  la  philoso- 
phie morale  et  sociale,  qu'il  a  le  tort  d'ignorer  pu  qu'il 
passe  injustement  sous  silence. 

Il  en  est  une,  en  particulier  —  celle  de  Thomas  d'A- 
quin  — ;  que  ne  touchent  point  les  critiques  partant  du 
côté  de  la  Sociologie  contemporaine. 

Entre  la  philosophie  morale  de  saint  Thomas  et  le 
droit  naturel,  dont  la  forme  propre  aux  XVII P  et  XIXe 
siècles  provoqua  précisément  la  réaction  sociologique,  la 
différence  est  éclatante. 

Ce  droit  naturel  confiant  à  l'excès  dans  la  raison  rai- 
,sonnante,a  légiféré  pour  les  individus  et  pour  les  peuples, 
comme  s'ils  n'avaient  encore  eu  ni  morale  ni  droit.  — 
Saint  Thomas,  lui,  ne  fait  pas  abstraction  des  mœurs  ré- 
gnantes, des  pratiques  usitées,  des  codes  en  vigueur,  des 
institutions  existantes,  de  l'expérience  acquise  ;  il  estime 
avec  Aristote  que,  pour  savoir  ce  qui  doit  être,  et  décou- 
vrir, par  exemple,  l'ordre  social  le  meilleur,  la  sefule  raison 
ne  suffit  point, mais  qu'il  faut  avoir  égard  à  ce  qui  est  déjà, 
observer  l'ordre  établi,  prêter  attention  aux  init  atives  de 
l'étranger,  suivre  les  essais  tentés  ici  et  ai  leurs,  mettre  en 
parallèle  les  résultats  obtenus  et  ne  pas  négliger  au  sur- 
plus les  suggestions  des  sages  et  les  conseils  de;s  hom- 
mes réfléchis  {^). 

1.  Ut  sciamus  quis  modus  politicae  conversationis  sit  optimus, 
oportet  considerare  politias,  idest  ordinationes  ci^dtatis  quas  alii 
tradiderunt,  sive  sint  illae  quibus  quaedam  civitatum  iituntur  quae 
laudantur  :de  hoc  quod  bene  reguntur  legibus  ;  sive  etiam  sint  ab 
aliquibus  philosophis  et  sapientibus  traditae  quae  videntur  bene  se 
habeire.  Ex  tollatione  multorum  magis  potest  apparere  quid  sit 
melius  et  utilius    (Politicorum,   II,   1),  .         ^ 


—  388  — 

Le  droit  naturel,  à  son  départ,  n'a  considéré  que  1  in- 
dividu; dans  l'individu  il  n'a  découvert  que  des  droits: 
et  c'est  à  leurs  exigences  qu'il  a  plié  toute  l'organisation 
sociale,  celle  delà  famille  aussi  bien  que  celle  de  l'Etat.  — 
Saint  Thomas  tient  compte  du  fait  que  la  société  domes- 
tique et  la  société  politique  sont  comme  deux  organismes 
vivant  de  leur  vie  propre.  Ils  laissent  du  jeu,  sans  doutei,- 
aux  initiatives  personnelles  et  aux  activités  individuelles; 
mais  ils  ont  une  finalité  distincte  et  des  fonctions  particu- 
lières ;  et  celles-<:i  influencent  leur  structure  et  déterminent 
les  relations  juridiques  de  leurs  membres. 

Le  droit  naturel  a  donné  à  la  loi  comme  mission  su- 
prême la  sauvegarde  des  «  droits  de  l'homme»,  —  ex- 
pression équivoque  de  revendications  contingentes,  d'en- 
gouements momentanés,  de  désirs  fougueux,  de  passions 
violentes,  dont  rexpérience  a  révélé  le  caractère  anti- 
social. —  Saint  Thomas  n'imagine  pas  que  la  morale  et 
le  droit  puissent  avoir  à  consacrer  d'autres  fins  que  celles 
qui  sont  données  dans  la  nature  des  choses,  auxquelles 
les  hommes  en  général  se  portent  spontanément,  qui  im- 
priment à  la  vie  individuelle  et  à  l'activité  collective  leur 
orientation  essentielle.  Ces  tendances  immanentes  et  ces 
inclinations  foncières,  il  les  dégage  de  la  morale  vécue, 
par  une  observation  que  rien  n'interdit  de  reprendre  et  de 
compléter,  et  par  une  analyse  qu'il  reste  possible  de  re- 
commencer et  de  pousser  plus  loin. 

Le  droit  naturel  s'est  obstiné  dans  l'usage  systéma- 
tique de  la  méthode  déductive.  Il  a  tâché  à  développer  les 
conséquences  des  principes  avec  la  logique  rigide  des 
traités  de  géométrie.  —  Saint  Thomas  constate  que  deux 
procédés   ont   toujours  été  ,et  sont  nécessairement    em- 


—  389  — 

ployés  par  le  moraliste  et  le  législateur  :  la  déductioii  ra- 
tionnelle et  l'adaptation  aux  situations  données. 

Sous  prétexte  que  ses  principes  sont  rigoureusement 
déduits  de  la  nature  de  l'homme,  le  droit  naturel  reven- 
dique pour  tout  son  contenu  une  valeur  universelle  en 
même  temps  qu'il  lui  attribue  un  caractère  immuable;  et 
il  réprouve  comme  anomalies  désordonnées  tout  ce  qui 
s'écarte  de  l'ordre  idéal  tel  qu'il  l'a  défini.  —  Sachant 
que  les  règles  morales  et  juridiques  sont,  les  unes,  des  con- 
séquences logiques  et,  les  autres,  des  applications  parti- 
culières à  des  cas  concrets,  saint  Thomas  rend  raison  des 
nécessaires  différences  de  la  morale  dans  l'espace  et  de 
ses  légitimes  variations  dans  le  temps;  et  il  ne  se  trouve 
pas  réduit  à  mettre  sur  le  compte  de  l'erreur  ou  de  la 
passion  les  diversités  dont  on  fait  état. 

Non  seulement  la  puissante  attaque  des  sociologues 
ne  fait  point  brèche  dans  l'édifice  thomiste,  mais  celui-ci, 
en  même  temps  qu'il  reste  inébranlé  et  solide,  est  assez 
vaste  et  hospitalier  pour  abriter  la  sociologie  elle-même. 

La  sociologie  n'est  pas  pour  le  thomisme  une  ennemie, 
mais  une  alliée.  Il  convient  de  l'accueillir  avec  discerne- 
ment, certes  ;  mais  il  ne  faut  ni  la  craindre,  ni  la  mépriser, 
ni  la  bouder. 

On  doit  se  garder  de  la  confondre  avec  ce  qu'elle 
traîne  après  elle  d'équivoque  ou  de  suspect  ;  avec  ce  qui, 
dans  son  entourage,  se  réclame  d'elle  indûment. 

Qu'importent  les  opinions  personnelles,  les  tendances, 
particulières,  les  préoccupations  extrascientifiques  de  so- 
ciologues de  nom  ou  de  renom  ? 

Qu'importent  aussi  les  impatiences,  fatales  aux  obser- 

Morale  et  sociologie.  26 


—  390  — 

vations,    la   précipitatioii   à   conclure,    et   la   vanité   d'in- 
venter des  simulacres  de  lois  (^)  ? 

C'est  le  mouvement  qu'il  faut  envisager  dans  sa  réa- 
lité profonde,  plus  que  les  personnalités,  marquantes  ou 
remarquées,  qui  s'efforcent  de  l' incarner  ou  de  le  mono- 
poliser; c'est  son  orig^ine  qu'on  doit  se  rappeler;  c'est  sa 
direction  essentielle  qu  il  convient  d'apprécier;  sinon  on 
se  trompera  sur  son  véritable  sens  et  on  ne  mesurera 
point  sa  portée  exacte. 

Ce  qu'il  faut  considérer,  c'est  î^  réaction  que  ce  mou 
vement  représente  contre  l'ig'norant  orgueil  du  rationa 
lisme  ;  c'est  le  besoin  de  savoir  qu'il  manifeste  ;  la  passion 
de  recherches  qu'iLallume;  le  labeur  éporme  qu'il  suscite; 
les  découvertes  dont  il  enrichit  le  patrimoine  iatellectuel. 

Sa  marche  n'offre  pas,  depuis  un  siècle,  le  spectacle 
d'un  cours  uniforme  et  régulier,  et  on  ne  Is  retrouve  pas 
toujours  ni  partout  dénommé  de  même.  Vingt  disciplines 
différentes  s'y  rattachent,  qui  étudient,  sotis  des  vocables 
divers,  les  multiples  aspects  de  la  vie  morale  et  sociale. 
Chacune  a  suivi  sa  destinée,  peu  soucieuse  d©  régler  son 


,  1.  «  Nous  autres  sociologues,  —  disait  naguère  M.  Steinmetz 
dans  tin.  Congrès  international  de  Sociologie,  —  nous  parlons  trop 
de  ce  que  nous  allons  faire  et  même  'de  ce  que  nous  ne  voulons 
pas  faire,  mais  nous  oublions  de  faire  notre  science.  Ce  dont  nous 
n'avons  pas  besoin  de  tout,  ce  sont  les  grandes  constructions  anti- 
cipées, les  hypothèses  générales,  les  aperçus  originaux  et  nullement 
prouvés.  Mais  plus  terrible  encore  est  notre  richesse  en  suggestions. 
Tel  livre  de  Sociologie  d'un  auteur  bien  connu  en  plusieurs  pays 
contient  une  quantité  de  lois  sociologiques,  en  quelques  pages, 
naturellement  sans  ombre  de  preuves.  Combien  s'en  amusait  un 
.physicien  ,auquel  je,  montrais  ces  pages  humiliantes!  Il  disait  être 
content  s'il  trouvait  une  seule  loi  dans  sa  vie.  Un  sociologue  intrépide 
leà  établît  par  douzames  et  ses  collègues  y  passent  outre,  n'en  pren- 
nent notice  et...  font  de  même  »  (S.  R.  Steinmetz,  Quelques  mots 
sur  la  méthode  de  la  sociologie,  dans  «  Annales  de  l'Institut  inter- 
national dé  Sociologie»,  t.   II,   p.  ^77,  Paris,   1896). 


-  391  — 

allure  sur  celle  des  autres.  Les  rapports  des  sciences  so- 
ciales entre  elles  ne  sont  pas  mieux  définis  que  leurs  rela- 
tions avec  la  sociolog"ie.  Et  celle-ci  éprouve  encore  une 
peine  visible  à  déterminer  son  objet  et  à  régler  sa  mé- 
thode. 

Malgré  tout,  dans  la  mêlée  des  efforts  mal  coordon- 
nés, on  discerne  des  principes  aotnmuns  des  soucis  ana- 
logues, une  même  pensée. 

Les  sciences  sociales  qui  se  s^ont  constituées  au  cours 
du  XI X^  siècle,  admettent,  sans  toujours  l'avouer  ouverte- 
ment, rexistence,  dans  la  nature  morale  et  sociale,  de  rela- 
tions définies,  d'un  ordre  immanent,  d'une  finalité  intrin- 
sèque. Elles  se  soutiennent  par  l'espoir  de  trouver  le  se- 
cret de  ces  relations,  la  formule  de  cet  ordre,  la  loi  de 
cette  finalité.  Elles  ont,  pour  jalouses  qu'elles  se  disent 
parfois  de  leur  autonomie,  rambition  généreuse  de  mettre 
leurs  découvertes  au  service  de  la  philosophie  de  l'action. 

Par  ces  postulats,  par  cet  esprit,  par  ces  préoccupa- 
tions, elles  se  rattachent  à  la  conception  thpimiste  de  la 
science  morale  et  politique  {^}.  Elles  en  sont  le  prolonge- 
ment ou,  mieux,  la  renaissance  vigoureuse  et  l'épanouis- 
sement splendide.  Le  vieil  arbre  reverdit,  pousse  des 
branches  nouvelles  et  promet  des  fruits  abondants.  La 
tradition,  brisée  par  le  rationalisme,  se  renoue. 

L'histoire  des  religions,  la  science  comparée  du  droit 
et  des  institutions,  l'économie  sociale,  la  démographie, 
l'ethnographie,  la  statistique  —  ou,  si  l'on  préfère,  la 
sociologie  dans  ses  divers  départements  —  travaillent  à 
enrichir   la   philosophie   morale  et   sociale   de    données 


1.  Voir  plus  haut,  chapitre  VII,   §  2,   la  morjûe:  science  positive 
et  §  3,  le  problème  des  fins.  '      ; 


392 


nouvelles  et  de  renseignements  utiles.  Elles  livrent  à  pied 
d'deùvre  les  matériaux  qui  permettront  de  réfectionner 
î*ëdifice  et  d^en  poursuivre  la  construction.  Entre  elles  et 
là  philosophie  morale  thomiste  il  ne  doit  exister  qu'une 
collaboration  utile.  L -ignorance  seule  peut  prétendre  qu'il 
y  ait  Conflit. 


393 


APPENDICE. 


Nous  donnons  ci-dessous  deux  lettres  de  M.Dujrk- 
heim. 

Ell.es  ont  été  adressées  à  la  Revue  Néo-Scolasti- 
QUE  de  Louvain  qui  avait  (t.  XIV,  p.  329  et  suiv.)  publié 
les  chapitres  IV  et  V  du  Conflil  de  la  morale  et  de  la  so- 
ciologie, ;^., 

Nous  donnons  aussi  la  double  réponse  que  nous  f  îm'es 
aux  observations  de  M.  Durkbeiin.  . 

Lettreà  et  réponses  ont  été  insérées  dans  la  Revue 
NÉO-SCOLASTIQUE  (t.  XIV,  p.  606  et  suiv.).  —  Pour  en 
faciliter  rintelligence,  nous  substituons  ici  aux  chiffres 
des  pages  de  la  Revue  dont  il  est  fait  référence,  les  chif- 
fres des  pages  correspondantes  de  ce  livre. 

Lettre  de  M' Durkheim. 

Paris,  20  octobre  1907. 

Monsieur,  j'ai  eu,  accidentellement  et  tardivement, 
communication  d'un  article  paru  dans  un  des  derniers  nu- 
méros de  votre  Revue,  sous  la  signature  de  M.  Siraon 
Deploige,  et  intitulé  La  genèse  du  système  de  M.  Durk- 
heim. 

Je  remercie  votre  collaborateur  de  T'honneur  qu'il  me 
fait  en  s'employant  avec  tant  de  soin  et  d'érudition  à  re- 
constituer la  genèse  de  mes  idées,  telle  qu'il  la  conçoit. 
'Mais,  sans  qu'il  l'ait  voulu,  il  lui  est  arrivé  d'employer 
parfois  un  langage  de  nature  à  f^ire  croire  à  vos  lecteurs 
que  j'ai  fait  à  certains  écrivains  allemands  des  emprunts 
soigneusement  déguisés. 


—  394  — 

A  la  page  148,  après  avoir  reproduit  un  argument 
dont  je  m'étais  servi  au  cours  d'une  communication  à  la 
Société  française  de  philosophie,  M.  Deploige  ajoute: 
«  Ce  raisonnement  est  tout  simplement  repris  à  la  théo- 
rie de  M.  Wundt  sur  les  fins  morales  »  ;  et  une  longue  note 
est  destinée  à  établir  la  réalité  de  cet  emprunt.  —  Cette 
démonstration  était  bien  inutile  puisque,  votre  collabora- 
teur ne  l'ignore  pas,  j'avais  indiqué  moi-même,  dans  une 
note,  à  qui  je  devais  cette  argumentation  et  dans  quel 
ouvrage  de  Wundt  je  l'avais  puisée. 

Ailleurs  (p.  127)  il  est  dit:  «Toutes  ces  vues...  pas- 
sent en  France  pour  être  propres  à  M.  Durkheim.  Or, 
elles  sont  d-origine  allemande.  »  Il  serait  difficile  de  s'ex- 
primer autrement,  si  on  voulait  faire  croire  que  j%i  abusé 
mes  compatriotes. 

Or  tous  ces  travaux  allemands  dont  parle  M.  De- 
ploige, c'est  moi  qui  les  ai  fait  connaître  en  France;  c'est 
moi  qui  ai  montré  comment,  bien  qu'ils  ne  fussent  pas 
l'œuvre  de  sociologues,  ils  pouvaient  cependant  servir  au 
progrès  de  la  sociologie.  Et  j'ai  certes  plutôt  exagéré  que 
diminué  l'importance  de  leur  apport  (V.  Revue  Philo- 
sophique, 1887,  n°^  de  juillet,  août,  septembre  et  passim). 
J'ai  donc  fourni  à  ropinion  tous  les  éléments  nécessaires 
d'appréciation.  Votre  collaborateur  le  sait  aussi  bien  que 
moi. 

Je  compte  sur  votre  esprit  d'équité  pour  publier  cette 
lettre  rectificative  dans  votre  Revue  et  je  vous  prie  d'a- 
gréer l'assurance  de  ma  considération  la  plus  distinguée. 

Emile  Durkheim. 

P.  S.  —  L'article  de  M.  Deploige  contient,  d'ailleurs, 
de  graves  et  certaines  erreurs.  Je  dois  certes  beaucoup 
aux  Allemands,  comme  à  Comte  et  à  d'autres.  Mais  l'in- 
fluence réelle  que  l'Allemagne  a  exercée  sur  moi  est 
bien  différente  de  celle  qu'il  dit. 


395  — 


Réponse. 

Notre  étude  sur  le  conflit  de  la  morale  et  de  la  so- 
cioïogie  nous  a  amené  à  nous  occuper  des  idées  de 
M.  Durkheim. 

La  question  pDsé,e  dans  le  chapitre  IV,  au  sujet  duquel 
il  nous  écrit,  était  celle-ci  :  Quelle  est  —  pour  autant 
qu'on  puisse  l'établir  par  des  données  contrôlables,  — 
l'origine  des  matériaux  entrés  dans  sa  construction  so- 
ciologique ? 

La  réponse  fut  que  les  éléments  de  son  système^  sont 
en  partie  de  provenance  allemande. 

Nous  ne  nous  sommes  pas,  pour  le  prouver,  contenté 
d'un  rapprochement  même  minutieux  de  textes  ;  car  l'exis- 
tence démontrée  d'une  ressemblance  parfaite  ne  nous 
eût  pas  encore  assuré  contre  le  risque  d'une  dénégation, 
peut-être  incontrôlable,   de  l'intéressé. 

Nous  avons  donc  en  outre  vérifié  si  l'emprunteur  a 
effectivement  connu  ses  inspirateurs  apparents.  Cette  vé- 
rification, en  ce  qui  concerne  plusieurs  des  auteurs  mis  à 
contribution  par  M.  Durkheim,  était  facile,  attendu  qu'il 
a  autrefois  publié  des  analyses  de  leurs  travaux;  tel 
est  le  cas  pour  Schaeffle,  M.  Wagner,  M.  Schmoller, 
M.  .Wundt(^).  —  M.  Simmel,  collaborateur  effectif  et 
attitré  de  la  première  Année  Sociologique  (1898),  ne 
peut  non  plus,  avons-nous  pensé,  être  inconnu  à  M.  Durk- 
heim: VEinleitung  in  die  Moralwissenschaft  (1892-1893)  est 
tine  contribution  importante  à  l'édificatiion  d'une  science 
fMDsitive  de  la  morale,  laquelle  fut,  dès  le  début  de  sa 
carrière,  la  préoccupation  de  M.  Durkheim  {^)  ;  M.  Bougie, 


1.  «  Revue  philosophique  »,   t.  XIX  et  t.  XXIV. 

2.  «  La  morale  —  disait  M.  Durkheim  dans  la  leçon  d'ouverture 
de  son  Cours  de  science  sociale  —  est  de  toutes  les  parties  de  la 
sociologie    celle    qui    nous    attire    de    préférence.    Seulement    nous 


I  —  396'  — 

un  des  collaborateurs  les  plus  fidèles  du  directeur  de 
TANNÉE  Sociologique,  a  résumé  VÉinleitung  dans  Les 
sciences  sociales  en  Allemagne  (1896),  dont  la  longue  con- 
dusion  est  consacrée  à  l'examen  de  la  sociologie  de 
M.  Durkheim  (1)  ;  M.  Lévy-Briihl,  dans  La  morale  et  la 
science  des  mœurs,  qu'il  place  sous  le  patronage  scienti- 
fique de  M.  Durkheim,  proclamé  chef  d'école  (p.  14, 
note  1  et  p.  117),  cite  également  VEinleitung  de  M.  Sim- 
mel  et  s'en  inspire  (pp.  20  et  64).  —  Quant  à  Lazarus 
—  auquel  M.  Bougie  a,  dans  le  même  livre,  consacré 
aussi  une  étude  —  et  à  Steinthal,  M.  Durkheim  con- 
naît certainement  leur  existence,  puisqu'il  fait  mention 
d'eux  (2)  ;  et  l'on  trouvera  sans  doute  d'une  réserve  ex- 
cessive que  nous  nous  soyons  contenté  (3)  de  signaler  la 
ressemblance  entre  des  extraits,  cités  par  nous,  de  La- 
zarus et  Steinthal  et  des  passages  de  M.  Durkheim  qui 
ont  toute  l'apparence  d'une  traduction. 


Or  M.  Durkheim  redoute  que  les  lecteurs  de  notre 
étude  n'en  aient  reçu  l'impression  qu'il  a  cherché  à  dé- 
guiser ses  emprunts  ;  il  donne  la  preuve  du  souci  qu'ail  a 
au  contraire  de  nommer  ses  auteurs,  en  rappelant  que 
dans  une  note  il  renvoie  à  un  ouvrage  de  M.  .W;undt;  et 
il  se  plaint  de  ce  que  nous  reproduisions  le  texte  em- 
prunté, sans  relater  qu'il  y  est  fait  référence. 

Etudiant  l'œuvre  et  ne  jugeant  pas  l'ouvrier,   nous 


essayerons  de  la  traiter  scientifiquement.  Le  seul  moyen  de  mettre 
fin  à  l'antagonisme  entre  la  science  et  la  morale,  c'est  de  faire  de 
la  morale   elle-même   une   science.  » 

1.  Cette  étude  de  M.  Bougie  sur  la  science  de  la  morale  d'après 
Simmel  avait  déjà  paru  dans  la  «  Revue  de  métaphysique  et  de 
morale  »    en    1894    (t.    II,    p.    329). 

2.  E.  Durkheim,  Cours  de  science  sociale^  Leçon  d'ouverture,, 
dans   «  Revue   internationale   de  l'enseignemebt  »,    t.   XV,   p.   42. 

3.    Voir    plus    haut,    p.    169,    note    2. 


397 


nous  sommes  borné  à  déterminer  l'origine  des  idées  amal- 
gamées dans  le  système  de  M.  Durkheim.  Le  scrupule 
ou  la  négligence  de  Fauteur  à  renseigner  la  provenance 
de  ces  idées  est  un  point  resté  en  dehors  de  notre  préoc- 
cupation; cette  question  relève  de  la  déontologie  du  pu- 
bliciste.  Voici  cependant  que  M.  Durkheim  la  soulève 
et,  par  sa  lettre,  nous  provoque  à  l'examiner;  car  s'il  a 
le  droit  de  souhaiter  que  notre  étude  ne  trompe'  pas,  fût- 
ce  involontairement,  le  public  sur  sa  probité  d'écrivain, 
il  nous  est  permis  de  désirer  que  sa  lettre  ne  vienne  pas 
non  plus,  contre  son  gré,  égarer  l'opinion  sur  la  correc- 
tion de  nos  procédés. 

Si  nous  avions  eu  à  édifier  nos  lecteurs  sur  la  fidélité 
de  M.  Durkheim  à  reconnaître  ses  emprunts  —  et  nous 
venons  de  dire  que  tel  n'était  pas  l'objet  de  notre  travail 
—  nous  aurions  certes  dû  signaler  qu'il  lui  est  arrivé 
quelque  part  de  faire,  insuffisamment  d'ailleurs  (}),  men- 
tion d'un  ouvrage  de  M.  Wundt.  Mais  alors  aussi  nous  au- 
rions dû  révéler  la  vérité  entière,  sur  laquelle  la  lettre 
de  M.  Durkheim  pourrait  faire  illusion;  c'est  à  savoir  que, 
s'il  lui  advient  d'indiquer  les  auteurs  dont  il  s'écarte,  il 
a  l'habitude  de  ne  pas  nommer  ceux  qu'il  suit.  De  ceci 
nous  ne  pouvons  donner  aucune  preuve  positive,  puis- 
qu'il s'agit  d'omission.  Mais  qu'on  parcoure  ses  publica- 
tions, depuis  son  premier  travail  personnel  important  De 
la  division  du  travail  social  (1893)  jusqu'aux  études  les 
plus  récentes,  on  constatera  la  lacune  que  nous  relevons. 
Ceci  ne  veut  plas  dire  qu'ai  a  cherché  à  déguiser  :  nous  ne 
nous  prononçons  pas  sur  ses  intentions,  qu'il  ignore  peut- 
être  lui-même  (^).  La  seule  chose  que  nous  affirmons,  c'est 

1.  Voici  exactement  le  texte  de  la  note  dont  M.  Durkheim  se 
prévaut  :  «  Le  schéma  de  cette  argumentation  est  emprunté  à  VEth. 
die  Wundt  »  (Bulletin  de  la  Société  française  de  Philosophie, 
r.  VI,  p.  127).  -  h^Ethik  de  M.  Wundt  (édition  de  1903)  comprend 
deux  volumes,  l'un  de  523,  l'autre  de  409  pages.  La  référence  de 
M.  Durkheim  n'est  certes  pas  pour  faciliter  une  recherche  ou  un 
contrôle. 

2.  N'est-ce   pas   lui    qui   a    écrit:    «  Alors   qu'il   s'agit   simplement 


—  398 


qu'en  fait  les  matériaux  allemands  entrés   dans  sa  con- 
struction n'y  portent  pas  leur  marque  de  fabrique. 


M.  Durkheim  s'émeut  d'un  passag^e  dans  lequel  nous 
disons  que  certaines  de  ses  vues,  dont  nous  prouvons  l'ori 
gine  allemande,  passent  en  France  pour  lui  être  propres. 
Soulevant  de  nouveau  ici  une  question  demeurée  étran- 
gère à  notre  investigation,  il  laisse  entendre  qu*en  disant 
cela  nous  l'avons  représenté,  —  involontairement  peut- 
être,  mais  assurément  à  tort,  penseront  les  lecteurs  de  sa 
lettre,  —  comme  ayant  abusé  ses  compatriotes. 

La  vérité,  en  ce  qui  nous  concerne,  est  que  nous 
avons  simplement  constaté  un  fait  —  l'existence  d'une 
opinion  —  sans  en  rechercher  l'auteur  responsable. 

La  vérité,  en  ce  qui  concerne  M'.  Durkheim,  puisqu'il 
nous  faut  la  faire  connaître,  est  celle-ci.  Les  vues  dont 
il  s'agit,  sont  principalement  sa  conception  de  l'objet  et 
de  la  méthode  de  la  sociologie  dont  il  a  fait  un  exposé 
systématique  dans  les  Règles  de  la  méthode  sociologique. 
Or,  à  aucun  endroit  de  ce  livre,  M.  Durkheim  ne  fait  la 
moindre  mention  de  ses  inspirateurs  allemands  :  aucun 
d'eux  n'est  cité  nulle  part  ;  —  dans  l'Introduction  il  affirme 
que  la  seule  étude  «originale  et  importante»  sur  la  ma- 
tière est  un  chapitre  de  Comte,  affirmation  qui  pro- 
voqua cette  réflexion  de  M.  Ch.  Andler:  «M.  Durkheim 
fait  preuve  là  d'une  grande  faculté  de  mépris.  Mais  il 
ne  peut  se  piquer  d'exactitude  bibliog-raphique  »  (^)  ;  —  si 


de  nos  démarches  privées,  nous  savons  bien  mal  les  mobiles  rela- 
tivement simples  qui  noius  guident  ;  nous  nous  croyons  désintéressés 
alors  que  nous  agissons  en  égoïstes;  nous  croyons  obéir  à  la  haine 
alors  que  nous  cédons  à  l'amcuur,  à  la  raison  alors  que  nous  sommes 
les  esclaves  de  préjugés  irraisonnés...?  »  (Les  règles  de  la  méthode 
sociologique,  préface  de  la  seconde  édition,  p.  XIII). 

1.    Ch.   Andler,   Sociologie   et   démocratie   («  Revue  de   métaphy- 
sique et  de  morale  »,  t.   IV,  p.  243,  note  1).  Paris,  1896. 


399 


Comte  apparaît  dans  louvrage,  c'est  non  pour  être  invo 
que  mais  pour  être  critiqué  (pp.  25,  96,  111,  121,  134, 
145)  ;  —  le  lecteur  est  averti,  au  surplus,  que  les  Règles 
sont  le  résumé  de  la  pratique  personnelle  de  M.  Durk- 
heim  (p.  3)  ;  —  enfin  M.  Durkheim  ne  lui  laisse  pas  igno- 
rer que,  lors  de  la  publication  du  livre,  «les  idées  cou- 
rantes furent  comme  déconcertées  »  (préface  de  la  seconde 
édition,  p.  ix). 

La  vérité  est  encore  que  dans  une  histoire  sommaire 
de  la  sociologie  --  publiée  dans  la  Revue  politique  et 
LITTÉRAIRE  (Revue  BLEUE),  n^^  du  19  et  du  26  mai  1900 
— ^M.  Durkheim  proclame  que  la  sociologie  a  pris  nais- 
sance en  France  au  cours  du  XIX^  siècle  et  qu'elle  est 
restée  une  science  essentiellement  française  (p.  609).  Il 
s'attribue  le  mérite  d'avoir  ouvert  pour  la  socioogie  l'ère 
de  la  spécialité  et  d'en  avoir  formulé  la  méthode,  celle-ci 
étant  encore  une  fois  présentée  comme  le  résumé  de  sa 
pratique  personnelle  (p.  649).  De  ce  qu'il  doit  aux  Alle- 
mands, nulle  mention.  La  «  faculté  de  mépris  »  dont  par- 
lait M.  Andler,  3'exerce  à  leur  endroit  par  le  silence, 
obstiné  et  profond  ;  à  l'égard  des  Français,  elle  se  traduit 
par  le  dédain  avoué  :  l'œuvre  de  Tarde,  par  exemple, 
«constitue  une  sorte  de  réaction  scientifique»  (p.  650); 
Letourneau  et  Lapouge  ne  sont  pas  mieux  traités  ;  de  Le 
Play,  inutile  de  parler,  parce  qu'  «il  a  pour  postulat  fon- 
damental un  préjugé  religieux.  Une  doctrine  qui  prend 
pour  axiome  la  supériorité  du  Pentateuque,  n'a  rien  de 
la  science»  (p.  651,  note  1). 

Après  cela,  si  les  vues  sociologiques  de  M.  Durk- 
heim ne  passaient  pas  en  France  pour  lui  être  propres, 
ce  ne  serait  pas  de  sa  faute.  Il  n'a  pas  à  se  reprocher 
d'iavoir  négligé  quoi  que  ce  soit  pour  s'assurer  un  renom 

d'originalité  scientifique. 

* 
** 

En  disant  qu'il  a  compris  le  parti  que  la  sociologie 
pouvait  tirer  des  travaux  allemands,  M.  Durkheim  con- 


400 


firme  ce  que  nous  avons  écrit  (Voir  plus  haut,  pp.  133- 
134).  Mais  il  s'abuse  en  pensant  que  c'est  lui  qui  a,  en 
1887,  fait  connaître  tous  ces  travaux  en  France. 

Faut-il  lui  rappeler  ou  lui  apprendre  que,  dès  1876, 
M.  Ribot  p)  a  présenté  au  public  français  Lazar us  et 
Steinthal,  les  fondateurs  de  la  Y ôlher psychologie,  —  que, 
dans  r Introduction  à  la  deuxième  édition  des  Sociétés  ani- 
males (1878),  M.  Espinas  consacre  une  note  (p.  137)  au 
Baa  und  Lehen  des  socicden  Korpers  de  Schaeffle  et  qu'il 
en  reparle  dans  les  Etudes  sociologiques  en  France  (Revue 
Philosophique,  t.  XIV,  p.  351,  1882),  —  que  M.  Fouillée 
discute  la  thèse  de  l'organisme  social  de  Schaeffle  dans  la 
Science  sociale  contemporaine  (1880),  —  que  depuis  1874, 
dans  de  nombreux  articles,  les  rédacteurs  du  Journal  des 
économistes  étudiaient,  de  leur  point  de  vue,  les  socialistes 
de  la  chaire  (^)? 


La  rédaction  de  la  REVUE  NÉO-SCOLASTIQUE  a  prié 
M.  Durkheim  de  ne  pas  se  contenter  d'une  affirmation 
vague  mais  de  préciser  sa  pensée  dans  une  lettre  complé- 
mentaire, en  indiquant  les  erreurs  qu'il  dit,  dans  son  post- 
scriptum,   avoir   découvertes   dans  notre   étude. 

S.  Deploige. 

Louvain,  le  24  octobre  1907. 


1.  Th.  RiBOT,  La  psychologie  ethno graphique  en  Allemagne  («  Re- 
vue  philosophique  »,   t.    II,    p.    596). 

2.  Par  exemple.  M.  Block,  Le  2^^  Congrès  d'Eisefiach,  tenu 
par  les  économistes  autoritaires,  1874.  —  M.  Block,  La  nouvelle 
école  autoritaire  ou  les  socialistes  en  chaire^  1876.  —  H.  Dameth, 
IjCS  nouvelles  doctrines  économiques  désijnéessous  le  titre  de  Socialisme 
de  la  chaire,  1877.  —  M.  Block,  La  quintessence  du  socialisme 
de  la  chaire,  1878.  —  H.  Passy,  Le  socialisme  de  la  chaire,  1879, 
—  M.  Block,  Une  nouvelle  définition  de  Véconomie  politique,  à 
propos  de  l'ouvrage  de  M.  Schaeffle,   1882. 


401 


Deuxihne  lettre  de  M.  Durkheim. 


Paris,  le  8  novembre  1907. 

Monsieur,  voici,  à  titre  d'exemples,  quelques-unes  des 
•erreurs  que  contient  l'article  de  M.  Deploige. 

1"  Page  150,  votre  collaborateur  déclare  qu'une  idée, 
que  j'ai  développée  dans  une  conférence  faite  à  l'Ecole 
des  Hautes  Etudes  sociales,  a  été  empruntée  à  YEinleitung 
in  die  Moralwissenschaft  de  Simmel,  livre,  ajoute  M.  De- 
ploige, «à  peine  connu  en  France  en  dehors  de  l'entou- 
-rage  de  M.  Durkheim».  —  M.  Deploige  s'est  trompé;  je 
n'ai  jamais  lu  VEinleitung  de  Simmel  ;  je  ne  connais  de  cet 
auteur  que  son  Arbeitsteilung  et  sa  Philosophie  des  Geldes. 

2"  Je  suis  représenté  à  plusieurs  reprises  comme  étant 
allé  en  Allemagne  suivre  l'enseignement  de  M.  Wagner 
et  Schmoller  ;  et  je  serais  revenu  de  ce  voyage  tout  impré- 
gné de  leurs  idées  et  tout  transformé  par  leur  influence. 

Or,  pendant  le  semestre  que  j'ai  passé  en  Alliemagne, 
je  n'ai  vu  ni  entendu  Schmoller  non  plus  que  Wagner;  et 
je  n'ai  jamais  cherché  à  suivre  leur  enseignement,  ni 
même  à  avoir  avec  eux  des  relations  personnelles,  bien 
vque  je  sois  resté  quelque  temps  à  Berlin. 

J'ajoute  que  je  n'ai  qu'une  sympathie  des  plus  modé- 
rées pour  l'œuvre  de  Wagner;  et  quant  à  Schmoller,  de 
tous  ses  livres  je  n'ai  étudié  avec  soin  et  intérêt  que  la 
brochure  intitulée  Einige  Grundfragen  der  Rechts-  und 
VolJcswirtschaftslehre. 

3°  Rien  de  plus  inexact  que  d'attribuer  à  l'influence 
de  Schaeffle  la  conception  que  M.  Deploige  appelle  le  réa- 
lisme social.  Elle  m-est  venue  en  droite  ligne  de  Comte, 
de  Spencer  et  de  M.  Espinas  que  j'ai  connus  bien  avant 
de  connaître  Schaeffle.  M.  Deploige  laisse  entendre,  il  est 
vrai,  que  si  on  la  trouve  chez  M.  Espinaç,  c'est  qu'il  était 


402 


«très  informé  de  la  littérature  sociologique  allemande». 
Je  crois  ne  commettre  aucune  indiscrétion  en  faisant  sa- 
voir à  M.  Deploige  que  M.  Espinas  n'a  appris  rallemand 
que  tardivement  ;  en  tout  cas,  il  est  certain  qu'il  ignorait 
Schaeffle  quand  il  fit  ses  Sociétés  animales.  La  note  où  il 
est  question  de  rauteur  allemand  a  été  ajouté©  à  la  ser 
conde  édition  de  ce  livre. 

4^'  Ce  serait  à  M.  Wundt  que  j'aurais  emprunté  la  dis- 
tinction que  j'ai  essayé  d'établir  entre  la  sociologie  et  la 
psychologie.  Qu'il  y  ait  chez  Wundt  une  tendance  dans  ce 
sens,  mêlée  d'ailleurs  à  des  tendances  contraires,  c'est  ce 
que  je  ne  conteste  pas.  Mais  l'idée  me  venait  d'ailleurs. 

Je  la  dois  d'abord  à  mon  maître,  M.  Bontroux,  qui, 
à  l'Ecole  normale  supérieure,  nous  répétait  souvent  que 
chaque  science  doit  s'expliquer  par  «des  principes  pro- 
pres »,  comme  dit  Aristote,  la  psychologie  par  des  prin- 
cipes psychologiques,  la  biologie  par  des  principes  bio- 
logiques. Très  pénétré  de  cette  idée,  je  l'appliquai  à  la 
sociologie.  Je  fus  confirmé  dans  cette  méthode  par  la  lec- 
ture de  Comte,  puisque,  pour  ce  dernier,  la  sociologie  est 
irréductible  à  la  biologie  (et  par  suite  à  la  psychologie), 
tout  comme  la  biologie  est  irréductible  aux  sciences  phy- 
sico-chimiques. Quand  je  lus  VEthik  de  Wundt,  j'étais 
depuis   longtemps   orienté   dans   cette  direction. 

5*^  A  la  page  137,  note  5,  il  est  dit  que  j'aurais  trouvé 
chez  Wundt  l'idée  que  la  religion  est  la  matrice  des  idées 
morales,  juridiques,  etc.  C'est  en  1887  que  je  lus  Wundt: 
or  c'est  seulement  en  1895  que  j'eus  le  sentiment  net  du 
rôle  capital  joué  par  la  religion  dans  la  vie  sociale.  C'est 
en  cette  année  que,  pour  la  première  fois,  je  trouvai  le 
moyen  d'aborder  sociologiquement  l'étude  de  la  re.igion. 
Ce  fut  pour  moi  une  révélation.  Ce  cours  de  1895  marque 
une  ligne  de  démarcation  dans  le  développement  de  ma 
pensée,  si  bien  que  toutes  mes  recherches  antérieures 
durent  être  reprises  à  nouveaux  frais  pour  être  mises  en 


403 


harmonie  avec  ces  vues  nouvelles.  h'Ethik  de  Wundt,  lue 
huit  ans  auparavant,  n'était  pour  rien  dans  ce  changement 
d'orientation.  Il  était  dû  tout  entier  aux  études  d'histoire 
religieuse  que  je  venais  d'entreprendre  et  notamment  à  la 
lecture  des  travaux  de  Robertson  Smith  et  de  son  école. 

Je  pourrais  citer  d'autres  exemples  d'erreurs  ou  d'in- 
exactitudes. Certes  je  ne  revendique  nullement  je  ne  sais 
quelle  impossible  originalité.  Je  suis  bien  convaincu  que 
mes  idées  ont  leurs  racines  dans  celles  de  mes  devanciers  ; 
et  c'est  même  pour  cela  que  j'ai  quelque  confiance  dans 
leur  fécondité.  Mais  leurs  origines  sont  tout  autres  que  ne 
le  pense  M.  Deploige.  Au  fond,  j'ai  plutôt  de  1-éloigne- 
ment  pour  le  socialisme  de  la  chaire  qui  lui-même  n'a 
aucune  sympathie  pour  la  sociologie  dont  il  nie  le  prin- 
cipe. Il  est  donc  paradoxal  de  soutenir  que  j''en  suis  dérivé. 
Je  dois  certes  à  l'Allemagne,  mais  je  dois  beaucoup  plus 
à  ses  historiens  qu'à  ses  économistes,  et,  ce  dont  M.  Der 
ploige  ne  paraît  pas  se  douter,  je  dois  au  moins  autant  à 
rAng"leterre.  Mais  cela  ne  fait  pas  que  la  sociologie  nous 
soit  venue  soit  de  l'un  soit  de  l'autre  pays,  car  les  juristes 
et  les  économistes  allemands  ne  sont  guère  moins  étran- 
gers à  l'idée  sociologique  que  les  historiens  anglais  des 
religions.  Mon  but  a  été  précisément  de  faire  pénétrer 
cette  idée  dans  ces  disciplines  d'où  elle  était  absente  et 
d'en  faire  ainsi  des  branches  de  la  Sociologie. 

Je  ne  songe  pas  à  attribuer  une  trop  grande  impor- 
tance à  la  question  de  savoir  comment  s'est  formée  ma 
pensée;  mais  puisqu'elle  a  été  traitée  dans  votre  Revue, 
je  ne  doute  pas  que  vous  ne  jugiez  utile  d'avertir  vos  lec- 
teurs des  erreurs  commises,  erreurs  qui  ne  portent  pas 
seulement  sur  le  détail. 

Veuillez  ag"réer,  je  vous  prie,  l'assurance  de  mes  senti 
ments  disting"ués. 

E.   DURKHEIM. 


—  404  —      • 

Béponse.  > 

1^'  M.  Durkheim  commet  une  méprise — une  erreur 
—  et  plusieurs  oublis. 

Une  méprise  :  Nous  n'avons  point  prétendu  qu  il  eût 
ni  lu».  Y  Einleitung  in  die  Moralwissenschaft  de  M.  Simmel. 
L'Einleitung,  avons-nous  dit,  —  faisant  allusion  au  résumé 
que  M.  Bougie  en  a  donné  dans  un  livre  où  il  est  beau- 
coup question  de  M.  Durkheim,  —  VEinleitung  est  connue 
dans  l'entourage  de  M.  Durkheim.  Et  celui-ci  n'a  pas  en 
vérité  eu  besoin  de  la  lire,  pour  en  extraire  le  passage  uti- 
lisé dans  sa  conférence,  attendu  que  M.  Bougie,  à  la  page 
61  de  son  livre,  donne  la  traduction  de  ce  passage. 

Une  erreur:  M.  Simmel  n'a  publié  aucun  ouvrage 
-SOUS  le  titre  de  Arbeitsteilung. 

Des  oublis:  M.  Durkheim  ne  connaît-il  plus  le  mé- 
moire de  M.  Simmel,  Comment  les  formes  sociales  se  main- 
tiennent, publié  en  1898  dans  TANNÉE  SOCIOLOGIQUE 
dont  il  est  le  directeur?  Ne  connaît-il  pas  les  études  de, 
M.  Simmel  qu'il  a  lui-même  critiquées  en  1903  dans  un 
.article  de  la  Revue  Philosophique  intitulé  Sociologie  et 
-^sciences  sociales,  à  savoir  :  Veher  sociale  Differenzierung,  — 
Le  Frohlème  de  la  sociologie,  —  et  Superioritg  and  sub- 
ordination as  suhjectmatter  of  Sociology  ?  Ne  connaît -il  pas 
de  M.  Simmel:  Veher  Bàumliche  Frojectionen  socialer 
JFormen  et  The  numher  of  members  as  determining  the  so- 
ciological  form  of  the  Group,  —  travaux  qui  sont,  sous  sa 
signature,  analysés  dans  TANNÉE  SOCIOLOGIQUE  (VII, 
pp.  646  et  647)? 

2"  Dans  sa  deuxième  observation,  M.  Durkheim  ne 
fait  qu*une  méprise.  Nous  n'avons  point  dit  qu'il  eût  suivi 
les  cours  de  M.  Wagner  et  de  M.  Schmoller;  mais  —  et 
c'est  l'exacte  vérité  —  qu'il  prit  dans  la  Grundlegung  der 
politischen  OeJconomie  de  M.  Wagner  et  dans  Ueber  einige 
Grundfragen     des    Eechts    und    der  Volkswirtschaft    de 


405 


M.  SchmoUer  —  livres  analysés  par  lui,  après  son  sé- 
jour en  Allemagne,  dans  la  Revue  Philosophique 
(t.  XXIV,  p.  33)  —  des  éléments  de  sa  conception  socio- 
logique. 

3"  La  troisième  observation  de  M.  Durkheim  est 
pleine  d'inexactitudes. 

D'abord  il  nous  a  mal  lu.  Nous  n'avons  pas  attribué 
la  conception  du  réalisme  social  à  l'influence  du  seul 
Schaeffle,  mais  à  l'influence  combinée  et  successive  de 
M.  Espinas,  de  Schaeffle,  de  M.  Wagner,  de  M.  Schmoller 
(V.oir  plus  haut,  pp.  128  et  suiv.). 

M.  Durkheim  ensuite  prétend  procéder  ici  en  droite 
ligne  de  Comte  et  de  Spencer.  Cela  n'est  pas  soutenable. 

Le  réalisme  social  de  M.  Durkheim  est'  énoncé  par 
lui  dans  cette  formule  :  «  La  société  n'est  pas  une  simple 
somme  d'individus,  mais  le  système  formé  par  leur  asso- 
ciation représente  une  réalité  spécifique  qui  a  ses  ca- 
ractères propres  »  (^). 

Cela  ne  ressemble  pas  à  ce  qu'ont  dit  Comte  et 
Spencer 

«L'homme  proprement  dit  n'est  au  fond,  ainsi  s'ex- 
prime Comte,  qu'une  pure  abstraction;  il  n'y  a  de  réel 
que  l'Humanité»  (^}.  Et  par  Humanité  il  entend  «l'en- 
semble des  êtres,  passés,  futurs  et  présents,  qui  concou- 
rent librement  à  perfectionner  l'ordre  universel»  (^). 

Quant  à  Spencer,  —  pour  affirmer  qu'une  société  est 
une  «entité»  et  non  «un  simple  nom  collectif»  —  il 
exige  qu'il  y  ait  «permanence  de  relations,  conservation 
durant  des  générations  et  des  siècles,  d'un  arrangement 
qui  garde  la  même  physionomie  dans  toute  la  région  oc- 
cupée par  la  société  »  (*). 

1.  E.  Durkheim,  Les  règles  de  la  méthode  sociologique,  p.   127. 

2.  Comte,    Cours,    58^    leçon,    t.    VI,    p.    692.    Cfr.    Système   de 
politique   positive,    t.    I,    p.    334. 

3.  -CoMTE^  Syst.   de  polit,   posit.,   t.   IV,  p.    30. 

4.  H.    Spencer,   Principes   de   sociologie,   t.    11^   §212. 

Morale  et  sociologie.  27 


—  406  — 

M.  Durkheim  au  contraire  s'exprime  toujours  en 
termes  absolus  :  «  Quand  des  hommes  s'agrègent,  dit-il, 
il  se  fait  une  combinaison  chimique;  l'être  collectif,  pro- 
duit de  leur  union,  est  une  réalité  d'un  ordre  nouveau  ; 
car  un  tout  n'est  pas  identique  à  la  somme  de  ses  par- 
ties ».  —  C'est  la  formule  allemande  —  Das  Volk  ist 
l'eine  blosse  Summe  von  Individuen,  oher  ein  reaies  Ganzes, 
—  mais  élevée  à  un  degré  supérieur  d'abstraction,  dans 
le  cerveau  d'un  idéologue. 

De  qui,  en  définitive,  l'action  a-t-elle  été  ici  décisive? 

Les  influences  contrôlables  que  M.  Durkheim  a  su- 
bies sont,  par  ordre  de  date,  d'abord  celle  de  M.  Espinas 
dont  les  tra.vaux  parurent  en  1875,  1878  et  1882  et  celle 
de  Schaeffle  dont  M.  Durkheim  résuma  le  Bau  und 
Leben  dans  la  Revue  Philosophique  de  janvier  1885; 
puis  celle  de  M.  Wagner  et  de  M.  Schtnoller  qu'il  étudia 
en  1887  dans  la  même  REVUE  PHILOSOPHIQUE. 

En  supposant  même  que  l'influence  de  Comte  et  de 
Spencer  ait,  comme  M.  Durkheim  réécrit  dans  sa  lettre, 
précédé  effectivement  celle  de  M.  Espinas  et  de  Schaeffle, 
elle  n'a  pas  été  plus  efficace  que  celle  de  ces  derniers; 
car  à  la  fin  de  1885,  M.  Durkheim  n'était  pas  encore 
rallié  au  réalisme  social,  attendu  qu'il  soutint  alors  contre 
M.  Gumplowicz  qu'  «il  n'y  a  dans  la  société  que  des 
individus»  (Voir  plus  haut,  p.  132).  Ce  seraient  donc 
M.  Wagner  et  M.  Schmoller  qui  ont  opéré  sa  conver- 
sion définitive. 

4"  La  quatrième  observation  commence  par  une  er- 
reur et  finit  par  une  révélation,   de  conséquence  grave. 

L*erreur  consiste  à  confondre  une  règle  générale  de 
sa  méthode  —  que  M.  Durkheim  prétend  tenir  de 
M.  Boutroux  et  de  Comte  —  avec  une  tendance  spé- 
ciale —  qu'il  doit  surtout  à  M.  Wundt. 

Cette  tendance  consiste  à  diminuer  l'importance,  dans 
l'évolution  sociale,   du  rôle  personnel  des  grands  hom- 


—  407  — 

mes,  héros  ou  génies;  à  nier  presque  la  causalité  effi- 
ciente du  facteur  individuel  dans  la  production  des  phé- 
nomènes collectifs  (^).  Elle  lui  vient,  nous  l'avons  mon- 
tré (2),  principalement  de  M.  Wundt,  quoiqu'on  la  trouve 
aussi  chez  Comte. 

La  règle  générale  —  que,  dans  sa  lettre,  il  confond 
avec  cette  tendance  particulière  —  est  un  des  postulats 
fondamentaux  de  sa  conception  sociologique.  Elle  re- 
vient à  dire  qu'un  fait  social  ne  peut  être  expliqué  que 
par  un  autre  fait  social:  c'est  dans  la  nature  de  la  société, 
et  non  dans  la  nature  humaine  connue  par  la  psychologie, 
que  le  sociologue  doit  chercher  les  causes  des  faits 
sociaux. 

Cette  règle,  quand  nous  avons  analysé  la  structure  du 
système,  nous  est  apparue  comme  une  conséquence  lo- 
gique du  postulat  du  réalisme  social:  Si  les  faits  sociaux 
sont  de  nature  spécifique,  irréductibles  aux  phénomènes 
psychiques,  ils  ne  peuvent  s'expliquer  par  ces  derniers  ; 
la  sociologie  est  donc  une  science  distincte  de  la  psy- 
chologie P). 

Or  voici  que,  dans  sa  lettre,  M.  Durkheim  se  ré- 
clame sur  ce  point  de  M.  Boutroux  et  de  Comte  comme 
de  ses  premiers  inspirateurs. 

Ce  que  M.  Boutroux  disait,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  à 
ses  auditeurs  de  l'Ecole  normale  supérieure,  je  l'ignore. 
Je  sais  certes  que  dans  sa  thèse  doctorale  de  1874  sur  la 
contingence  des  lois  de  la  nature,  il  soutient  qu'on  peut 
distinguer  dans  l'univers  plusieurs  mondes,  formant  com- 
me des  étages  superposés  les  uns  aux  autres:  tels  le 
monde  physique,  le  monde  vivant,  le  monde  pensant.  Je 
sais  aussi  que,  sans  parler  d'ailleurs  du  monde  social,  il 
soutient  l'irréductibilité  des  différents  ordres;  spéciale- 
ment que  les  lois  physiques  et  chimiques  ne  suffisent 
pas  à  expliquer  les  phénomènes  physiologiques  et  qu'il 

1.  Voir   plus   haut,    p.    68-69. 

2.  Voir   plus   haut,    p.    138-139. 

3.  Voir  plus  haut,  pp.  27  et  67. 


—  408  — 

ne  faut  pas  demander  à  la  physiologie  l'explication  des 
phénomènes  psychologiques.  Mais  M.  Durkheim  n'ayant 
pas  dans  ses  Règles  de  la  méthode,  fait  honneur  à  M.  Bou- 
troux  des  suggestions  qu'il  lui  doit,  je  n'aurais  pu  avancer, 
sinon  sans  preuve,  qu'il  s'inspire  de  lui. 

Quant  à  Comte,  il  est  très  exact  que  par  endroits  il 
soutient  expressément  l'irréductibilité  de  la  sociologie  à 
la  biologie  ou  psychologie.  Dans  ce  passage,  par  exemple: 
«  Quelle  que  soit  l'importance  de  telles  indications  (four- 
nies par  la  biologie  à  la  sociologie),  on  ne  peut  se  dissi- 
muler que  les  philosophes  biologistes  les  ont  presque  tou- 
jours conçues  d'une  manière  vicieusement  exagérée,  qui 
tendrait  à  faire  entièrement  disparaître  la  sociologie 
comme  science  directe  et  distincte,  en  la  réduisant  à  n'être 
plus  qu'un  simple  corollaire  final  de  la  science  de  l'hom- 
me, abstraction  faite  de  toute  observation  historique  pro- 
prement dite.  Cette  grande  aberration  philosophique,  si 
elle  pouvait  prévaloir,  empêcherait,  de  toute  nécessité, 
l'indispensable  essor  de  la  science  sociale...  Le  phéno- 
mène principal  de  la  sociologie,  celui  qui  établit  avec  la 
plus  haute  évidence  son  originalité  scientifique,  c-^est-à- 
dire  l'influence  graduelle  et  continue  dfes  générations  les 
unes  sur  les  autres,  se  trouverait  méconnu  »  (^).  Ailleurs 
Comte  flétrit,  du  nom  de  «matérialisme»,  «la  disposition 
constante  des  plus  éminents  biologistes  à  concevoir  la 
science  sociale  comme  un  simple  corollaire  ou  appendice 
de  la  leur»  {^). 

Mais  il  était  impossible  de  supposer  que  M.  Durk- 
heim connût  ces  vues  de  Comte,  attendu  qu'il  le  repré- 
sente, au  contraire,  comme  un  partisan  de  la  méthode 
psychologique  {Règles  de  la  méthode  sociologique,  pp.  120 
et  suiv.).  Le  lecteur  de  M.  Durkheim,  qui  n'est  pas  autre- 
ment averti,  garde  l'impression  que,  pour  Comte,  «les 
lois  sociologiques  ne  peuvent  être  qu'un  corollaire  des  lois 

1.  A.  Comte,  Cours  de  philos^phù  positive,  t.  IV.  p.  482;  1839. 

2.  A.  Comte,   Système   de   politique    positive,    t.    I,    p.    51;    cfr. 
p.  472  et  t.  III,  p.  43. 


409 


plus  générales  de  la  psychologie,  et  que  l'explication  su- 
prême de  la  vie  collective  consiste  à  faire  voir  comment 
elle  découle  de  la  nature  humaine  en  général  »,  —  «  ces 
termes,  affirme  M.  Durkheim,  étant  à  peu  près  textuelle- 
ment ceux  dont  se  sert  Auguste  Comte  pour  caractériser 
sa  méthode  ».  «  Une  telle  méthode,  ajoute  M.  Durkheim, 
n'est  applicable  aux  phénomènes  sociologiques  qu'à  con- 
dition de  les  dénaturer.  »  Et  il  y  oppose,  comme  une 
nouveauté,  sa  méthode  personnelle,  la  méthode  «  sociolo- 
gique ». 

La  vérité  en  ce  qui  concerne  Comte  est,  comme 
M.  Defourny  Ta  établi  dans  son  livre  très  conscien- 
cieux (1),  qu'il  y  a  eu  du  flottement  dans  la  pensée  du 
fondateur  de  la  sociologie.  Comte  n'a  pas  toujours  été 
également  persuadé  de  l'irréductibilité  des  différents  or- 
dres de  phénomènes.  «  La  perfection  du  système  positif, 
dit-il  au  début  du  Cours,  vers  laquelle  il  tend  sans  cesse, 
quoiqu'il  soit  très  probable  qu'il  ne  doive  jamais  l'at- 
teindre, serait  de  pouvoir  se  représenter  tous  les  divers 
phénomènes  observables  comme  des  cas  particuliers  d'un 
seul  fait  général,  tel  que  celui  de  la  gravitation  par  exem- 
ple »  (2).  Maïs  bientôt  il  «  Considère  ces  entreprises  d'ex- 
plication universelle  de  tous  les  phénomènes  par  une 
loi  unique  comme  éminemment  chimériques,  les  moyens 
de  Tesprit  humain  étant  trop  faibles  et  l'univers  trop 
compliqué  »  {^). 

La  vérité  en  ce  qui  concerne  M.  Durkheim  et  que 
Isa  lettre  nous  révèle,  est  qu'avant  d'écrire  ses  Règles 
de  la  méthode,  il  connaissait  le  sentiment  de  Comte  sur 
l'irréductibilité  de  la  sociologie  à  la  psychologie.  Mais 
alors  —  c'est  la  conséquence  de  sa  révélation  —  le  por- 


1.  M.  Defourny,  La  sociologie  -positiviste,  p.  242.  Paris-Louvain, 
1902.  —  Cfr.  du  même  auteur  :  Le  rôle  de  la  sociologie  dans  le 
positivisme,   p.    11.    Louvain,    1903. 

2.  Cours,  t.   1,  p.   5. 

3.  Ihid.,  p.  51;  cfr.  t.  VI,  p.  703,  et  Discours  sur  l'esprit  posi- 
tif, p.   23;   1844. 


410 


trait  qu'il  fait  de  Comte,  dans  ses  Règles,  est,  de  son  aveu, 
une  caricature  préméditée. 

5"  La  cinquième  observation  ne  fait  que  confirmer 
une  remarque  que  nous  avions  incidemment  faite;  à  sa- 
vior:  une  idée  de  M.  Wundt,  relevée  par  M.  Durkheim 
quand  il  résuma  VEthik  en  1887  (^),  se  retrouve,  sous  sa 
signature  et  sans  qu'il  en  fasse  honneur  à  personne,  dans 
I'Année  Sociologique,  t.  II,  p.  iv. 

Le  fait  que  cette  suggestion  de  M.  Wundt  est  de- 
meurée, pendant  huit  ans,  à  l'état  de  virtualité,  dans  les 
régions  obscures  de  la  subconscience,  et  qu'elle  a  émergé 
seulement  au  clair  soleil  de  la  conscience  après  l'inter- 
vention de  M.  Smith,  —  ce  fait  peut  être  utile  pour  do- 
cumenter le  psychologue  qui  ferait  une  étude  de  la  m^- 
talité  de  M.  Durkheim.  Mais  il  est  insignifiant  à  notre 
point  de  vue.  D'abord  parce  que  notre  recherche  se  préoc- 
cupe de  la  formation  du  système  considéré  objectivement 
et  non  de  la  germination  des  idées  dans  le  cerveau  de 
l'auteur.  Ensuite  parce  que  cette  recherche  est  limitée  à 
la  conception  sociologique  de  M.  Durkheim  dont  elle  en- 
visage surtout  la  méthode.  —  Quand  M.  Durkheim  aura 
livré  à  la  publicité  ses  travaux  d'histoire  religieuse,  celui 
qui  en  entreprendra  l'examen,  fera  peut-être  bien  au 
surplus  d'instituer  des  rapprochements  non  seulement 
avec  les  études  de  R.  Smith,  mais  encore  avec  celles  de 
levons,  de  Tylor,  de  Lang,  de  Frazer,  de  Hartland. 


M.  Durkheim  ne  laisse  pas  de  glisser  encore  unQ 
inexactitude  dans  la  conclusion  de  sa  lettre,  si  toutefois 
il  entend  dire  que  nous  l'avons  dénoncé  comme  un  ad- 
hérent du  socialisme  de  la  chaire. 


Revue   philosophique  »,   t.  XXIV     p.   119. 


411 


Nous  avons  noté,  rien  de  plus  rien  de  moins,  et 
prouvé  que  M.  Durkheim  a  repris  à  des  économistes 
allemands,  auxquels  on  a  donné  ce  nom  de  socialistes 
de  la  chaire,  certaines  vues  particulières. 

Nous  n'avons  représenté  M.  Durkheim  ni  comme  ral- 
lié à  leur  méthode  scientifique,  ni  comme  partisan  de  leur 
politique  sociale. 

Qu'au  surplus  M.  Durkheim  ait,  à  présent,  plutôt  de 
l'éloignement  pour  le  socialisme  de  la  chaire,  c'est  de 
l'ingratitude.  Jadis  il  l'eut  en  estime  {^). 

Que  le  socialisme  de  la  chaire  n'ait  aucune  sympa- 
thie pour  «  la  sociologie  »,  c'est  moins  étonnant,  si  Ton 
isonge  à  ce  que  certaines  conceptions,  empruntées  au 
socialisme  de  la  chaire,  sont  devenues  sous  prétexte  de 
sociologie  (^). 


Les  critiques  de  M.  Durkheim  laissent  intacte  la  con- 
clusion de  notre  chapitre  IV.  Après  comme  avant  son 
intervention  et  jusqu'à  preuve  du  contraire,  il  reste  qu'il 
y  a  dans  sa  construction  sociologique  quelques  pierres 
de  France  et  beaucoup  de  briques  allemandes.  Nous 
venons  de  devoir  dire  que  celles-ci  ne  sont  pas,  dans 
l'édifice,  des  matériaux  apparents;  mais  déjà  nos  lecteurs 
n'en  ignoraient  plus  la  provenance. 

Si  M.  Durkheim  a  eu  le  dessein  de  nous  éclairer  sur 
la  genèse  de  ses  idées,  nous  le  remercions  de  sa  bonne 
intention 

Malheureusement  la  plupart  des  renseignements  qu'il 
a  l'obligeance  de  nous  fournir,  —  outre  qu'ils  souffrent 
du  voisinage  compromettant  des  nombreuses  erreurs  re- 


1.  La   science  positive   de   la   morale   en   Allemagne,   p.   34.    Cours 
de  science  sociale,  leçon  d'ouverture,   p.  39. 

2.  Voir    plus    haut,    chapitre    V,    pp.    181    et    suiv. 


—  412  — 

levées  dans  notre  réponse  —  ne  constituent  aucune  con- 
tribution utile  au  travail  que  nous  avions  entrepris.  A 
quoi  nous  sert,  par  exemple,  de  savoir  que  M.  Durkheim 
n'a  pas  cherché  à  entrer  en  relations  avec  M.  Schmoller? 
—  qu'il  n'a  plus  pour  l'œuvre  de  M.  .Wagner  qu'une  sym- 
pathie modérée?  —  qu'une  suggestion  de  M.  Wundt  a 
sommeillé  pendant  huit  ans  dans  son  cerveau?  A  quoi 
sert  de  savoir  que  M.  Espinas,  chargé  depuis  une  dou- 
zaine d'années  d'enseigner  en  Sorbonne  l'histoire  de  l'éco- 
nomie sociale,  n'a  appris  l'allemand  que  tardivement?  — 
Ces  menus  faits  peuvent  avoir  une  valeur  documentaire 
pour  l'histoire  anecdotique  d'une  personnalité.  Ils  n'en 
ont  guère  pour  une  étude  objective  sur  la  formation  d'un 
système  d'idées. 

De  ce  que  nous  relevions  dans  sa  prétendue  socio- 
logie  française  la  présence  d-un  copieux  apport  germa- 
nique, M.  Durkheim  s'est  ému.  Pourtant  il  n'entrait  de 
notre  part  dans  cette  constatation  nulle  pensée  de  blâme. 
Et  si  nous  avions  tout  aussi  bien  suivi  l'infiltration  de 
certaines  théories  françaises  en  Allemagne  au  XVI IP  siè- 
cle, M.  Durkheim  fût  assurément  demeuré  impassible, 
devant  notre  démonstration. 

Sa  méprise  profonde  est  de  n'avoir  pas  su  se  dé- 
tacher de  son  œuvre,  pour  la  considérer  avec  nous  «du 
dehors  »,   froidement,   «  comme  une  chose  ». 

Il  donne  ainsi  au  moins  un  exemple  à  l'appui  d'une 
opinion,  partagée  par  son  entourage  et  qui  a  d'ailleurs 
exactement  la  valeur  d'un  préjugé  ou  d'une  vue  subjec- 
tive.  «  En  sociologie,  dit-il,  le  sentiment  se  met  souvent 
de  la  partie.  Nous  nous  passionnons  pour  nos  croyances 
religieuses,  pour  nos  pratiques  morales.  Les  idées  que 
nous  nous  en  faisons  nous  tiennent  à  cœur,  ne  supportent 
pas  la  contradiction,  ne  tolèrent  même  pas  Pexamen 
scientifique  »  (1).  «Le  croyant,  dit-il  ailleurs,  ne  peut  pas 
ne  pas  répugner  à  l'idée  que  l'homme  soit  étudié  comme 

1.  Bègles   de  la   méthode   sociologique,    p.    41. 


—  413  — 

un  être  naturel  analogue  aux  autres,  et  les  faits  moraux 
comme  les  faits  de  la  nature  »  (^). 

Ce  qui  advient  à  M.  Durkheim  fait  penser  que  l'hom- 
me croit  toujours  en  quelque  chose.  Si  ce  n'est  plus  en 
Jehovah,  c'est  en  hii-même  ou  en  son  œuvre... 

Simon  Deploige. 

Louvain,   le   12  novembre   1907. 

1.  Division    du    travail,    2^    éd.,    p.    270. 


—  414 


LISTE    DES    NOMS    CITÉS 


Abélard,  page  243. 

Andler,  152,  157,  180,   187,  367, 

398-9- 
Aristote,  21,  190,  387,  402. 
Aslan,  272. 

Barth,  180,  367. 

Bayet,  8,  94,  119,  123,  272,  282, 

314-5- 
Baylac,  XVI,  272. 
Beaussire,  249. 
Béchaux,  255, 
Bélot,  272-3,  367,  381-2. 
Bernes,  147,  152,  187,  367. 
Berr,  367. 
Bersot,  220. 
Berthelot,  244. 
Bertillon,  259. 
Beudant,  367. 
Beysens,  XV. 
Binet,  236,  250. 
Blanchet,  228,  249. 
Block,  400. 
Blondel,  147.- 
Bliintschli,  152,  160-2,  179. 
Bossuet,  21. 

Bougie,  367,  395-6,  404. 
Boutmy,  254-6. 
Boutroux,  249-250,  258,  262,  266, 

272,  402,  406-8. 
Brochard,  236. 
Broussais,  241,  244,  248. 
Brunschvicg,  147. 
Bureau,  272,  381. 
Burke,  180. 

Calo,  XVI. 

Cantecor,  272-3. 


Caro,  155,  218,   245,  267-8,  270, 

355-. 

Chabrier,  147. 

Chantepie  de  la  Saussaye,  385. 

Chatterton-Hill,  XVI. 

Cicéron,  332. 

Clavel,  259. 

Comte,  38-54,  passim  ;  119-139. 
passim  ;  i^o-ic^-^,  passim  ;  182- 
268,  passim  ;  2?>^-2()t„ passim  ; 
T,iï-Zi9^  passim  ;  3494 10,  Pas- 
sim. 

Condorcet,  21,  218. 

Cossa,  153. 

Cousin,  218-249,  passiîH  ;  257, 
269-270,  276-7,  355. 

Dameth,  400. 

Damiron,  218,  221,  223-4,  270. 

Darlu,  147,  272.  382. 

Darwin,  70. 

Davy,  XVI. 

de  Bagnaux,  259. 

de  Bonald,  198,  206-7,  217. 

de  Broglie,  232. 

Defourny,  160,  385,  409. 

De  Gaultier,  272. 

de  Gomer,  272. 

d'Hautefeuille,  XVI. 

de  la  Gorce,  233. 

de  Lantsheere,  319. 

de  la  Tour  du  Pin,  156,  253. 

Delaunay,  259,  263-4. 

Delvolvé,  272,  381-2. 

de  Maistre,  198,  201-4,  206,  217, 

267. 
de  Montalembert,  229-231,  233. 
de  Mun,  156,  253,  256. 


--  415 


De  Pascal,  272. 

Deploige,  393-4,  401-3. 

de  Roberty,  262. 

Descartes,  53,  250. 

Deslandres,  272. 

de  Tocqueville,  208. 

d'Holbach,  171. 

Draghicesco,  368 

Dugald  Stewart,  223. 

Duguit,  368. 

Dunan,  147,  272. 

Dupan,  209. 

Durkheim,  5-15,  passim  ;  19-93, 
pas  si  m  ;  94- 120,  passim  ;  122- 
iSi, passim;  156-158;  180-195, 
passim;  274-5;  279-280;  291- 
2>'^2>',  2>^o-7,2i,  passim  ;  352; 
367-386,  passim  ;  393-412,  pas- 


Eblé,  156. 

Egger,  147. 

Enfantin,  201,  385. 

Espinas,  122,  126-7,  i3i"2j  153, 
236,  249-250,  258,  262,  266-9, 
2735  293,  313-17,  325,  360, 
400-2,  405-6,  411- 

Faguet,  238,  273. 

Falconnet,  227. 

Faiiconnet,  37,  273. 

Ferry,  261. 

Fichte,  172-3,  174. 

Foisset,  228  9,  234,  236. 

Fonsegrive,  XVI. 

Fouillée,    122,    132-3,    152,    157, 

187-8,  269,  273,  280,  400. 
François  d'Assise,  325. 
Frazer,  64,  292,  335,  410. 
Frédéric  II,  170. 

Garnier,  245. 
Gaultier,  273. 
Gény,  345. 
Giddings,  46. 
Gillen,  64. 

Gillet,  XV-XVI,  273. 
Glasson,  359. 
Goblot,  147,  368. 


Goerres,  173. 

Goethe,  171. 

Goyau,  XV-XVI,  173,  182. 

Grosse,  185. 

Grotius,  276. 

Guarin  de  Vitry,  259,  262-4,  266, 

369,  374. 
Guizot,  232,  254. 
Gumplowicz,   43,    46,    132,    406. 
Gusti,  273. 

Halévy,  368.    , 
Hanotaux,  234,  252. 
Hartland,  410. 
Hauser,  368. 
Helvetius,  170. 
Herbart,  165. 
Herder,  171,  218. 
Hildebrand,  185. 
Hoffding,  273. 
Howard,  335. 
Hubbard,  259. 
Hugo,  179. 

Ihering,  296. 
Ingram,  153,  179. 

Jacob,  VIII,  147. 

Jacquart,  368. 

Janet,  153,   155,   207,   210,   218, 

220,  228,  245-6,  256,  261,  267- 

270. 
Jankelevitch,  152^  187-8. 
Jevons,  410. 
Joly,  156. 
Jouffroy,  155,  218,  223-4,  227-8, 

241-2,  245,  270,  355. 
Jourdy,  259. 

Kant,  9,  109,  218. 

Knies,  152,  158-162,  175,  183. 

Kohler,  335. 


Laboulaye,  254. 
Lachelier,  382. 
Lacombe,  XVI.  ■. 

Laeordaire,  228-9,  234-5,  237. 
Lalande,  149,  368,  384. 
I^manna,  XVI. 


—  416  — 


Lamprecht,  380. 

Landry,  273. 

Lang,  410 

Lanson,  368,  380. 

Lapouge,  399. 

Lazarus,    152,    165-8,    190,    396, 

400. 
Le  Bon,  42. 
Lecanuet,  229. 
Leclère,  147. 
Leguay,  XVL 
Le  Guyader,  XVL 
Léon  XIII,  334 
Lerminier,  231,  241. 
Le  Rohellec,  XVL 
Leroy-Beaulieu,  255. 
Leroux,  220,  232,  240-2. 
Ivcssing,  171. 
Letourneau,  399. 
Lévy-Brûhl,    5-17,    passim  ;    94- 

121,  passim;   196-197;   270-6; 

283,  291,  295,  3i2-3i5,/«jx/w/ 

321,  ZZZ^  ZZ'^,  345,  347,  35i, 

354,  364;  366-8;  386. 
Liard,  154. 
Lichtenberger,  181. 
Lilienfeld,  28,  42,  133,  263. 
List,  152,  160,  175,  iSo,  183. 
Littré,  247,  256-262,  266. 
Loisy,  XVL 
Lotze,  137. 
Lubbock,  335. 

Malapert,  147. 
ManoUj  61. 
Mantoux,  368. 
Maret,  229. 
Martha,  155. 
Mauss,  37. 
Me  Lennan,  335. 
Mercier,  320. 
Michel,  180,  368. 
Michelet,  368. 

Mill(Stuart),  38,  79,  89,  133,  232. 
Monicat,  156. 
Montégut,  252-3. 
Montesquieu,  21,  202,  208-9,  218, 

z^i.  352-3- 

Morgan,  335. 


Moser,  17 1-2,  179-180. 

MûUer,  152,  174-6,  179-181,  183, 


Naville,  273,  368. 
Nève,  247. 
Nitti,  156. 

Ozanam,  227. 

Parodi,  147,  273,  382. 
Passy,  400. 
Pasteur,  257. 
Pavissich,  XV,  XVI. 
Platon,  20,  250. 
Post,  335. 
Pradines,  273. 

Quack,  385. 
Quinet,  231. 

Rambaud,  153,  179 

Rauh,  147,  273,  280-1,  382. 

Ravaisson,  246. 

Renan,  122,  128,  131,  181,  243-4, 

246,  255,  257. 
Renouvier,  237-8,  246. 
Ribot,  247-8,  400. 
Richard,  XIII,  XVI,  368. 
Roscher,  152,  158-162,  171,  174, 

179,  183,  194. 
Rousseau,    153,    170,    175,    198, 

207-9,   211,    213-6,    221,   225, 

231,  269-271,  276,  289,  293-5, 

316,  352,  355,  358-9. 
Ruyssen,  368. 

Sagnac,  359. 

Saint  Simon,   201,  206,  217,  385. 

Saisset,  231. 

Saleilles,  345. 

Schaeffle,   19,  42,   70,    122,   127, 

130-1,  133-7,  139,  142-4,  146-7, 
158,  179,  184,   263,  296,  333, 

369,  395,  400-2,  405-6. 
Schatz,  368. 
Schiller,  171. 
Schmoller,  122,  127-9,  132,   158, 

ï79,  183,  395,  401,  404-6,  411. 


—  417 


Segond,  XIV. 

Sertillanges,  320. 

Siciliani,  43. 

Sidgwick,  273. 

Simmel,   46,    122,    150  i,   395-6, 

401,  404. 
Simon,   155,  218,  231,  234,  251, 

256-7,  269-270,  351. 
Smith  (Adam),  160,  175,  325. 
Smith  (Robertson),  403,  410. 
Sorel,  XVI,  172,  207,  273. 
Spencer,  28,  38,  39,  42,   44,   46, 

54,   64,   102,   133-5,   147,    184, 

263,  324,  335,  369,  401,  405-6. 
Starcke,  ^35- 
Stein,  180. 

Steinmetz,  185,  368,  390. 
Steinthal,   152,   165-6,    190,  396, 

400. 
Strauss,  131. 
Stupuy,  247,  261. 
Sutherland,  185. 

Taine,  155,  207,  209-211,  237, 
241-3,  246-7,  251,  254,  256. 

Tarde,  46,  152,  157,  169,  187, 
191.  273,  368,  378,  399. 

Thibaut,  162. 

Thomas  d'Aquin,  188-189,  193-5, 
276-7,  281-292;  303-310;  317- 

_  364;  387-389- 

Thureau  Dangin  220,  228-9,  232. 


Tosti,  368,  376-8. 
Tredici,  XV,  XVI. 
Tylor,  335,  410. 

Vacherot,   218,   225,   235-6,  245, 

247»  249,  252. 
Valat,  123. 
Valyi,  368. 
Van  Bommel,  235. 
Veuillot,  229  232. 
Vierkandt,  185. 
Villasère,  XVI. 
Villemain,  230   232. 
Viviani,  383. 
Voltaire,  170,  209. 
von  Humboldt,  152,  164-5. 
von    Savigny,    152,    162-4,    179, 

183,  204. 

Wagner,  122,  127-9,  132,  143, 
146,  158,  179,  183,  296,  395, 
401,  404-6,  411. 

Ward,  46. 

Weber,  147. 

Westermarck,  19,  335,  360-1. 

Wiart,  251-2. 

Wilbois,  XVI. 

Windelband,  207. 

Wundt.  122,  127,  133,  137-141, 
142-5,  148-9,  184,  204,  368-9, 
394-7,  402-3,  406-7,  410,  4T1. 

Wyrouboff,  258-261. 


418  — 


TABLE    DES   MATIERES 


Pages. 

Préface  de  la  deuxième  édition là XVI 

Introduction 5 

Il  y  a,  d'après  MM.  Lévy-Brùhl  et  Durkheim,  un  conflit  entre 
la  Morale  et  la  Sociologie. 

Chapitre  I.  —  Critique  de  la  philosophie  morale     .  6 

Les  sociologues  critiquent  :  I  (p.  7),  sa  définition;  II  (p.  8),  sa 
méthode;  III  (p.  12),  ses  postulats. 

Ils  proposent  de  la  remplacer  par  la  science  des  mœurs,  sur 
laquelle  se  fondera  un  art  moral  rationnel  (p.  17). 

Chapitre  IL  —  La  conception  sociologique  de  M.  Durk- 
heim            .        .         .        .  19 

1.  Les  trois  postulats  fondamentaux  .         .         .         .  19 

I  (p.  19).  Il  existe  des  lois  sociales.  —  Objections  des  historiens 
et  des  philosophes.  Affirmation  du  déterminisme  social. 

II  (p.  24).  La  société  n'est  pas  une  simple  collection  d'individus, 
mais  une  réalité  sui  generis  ayant  sa  nature  propre. 

III  (p.  27).  Un  fait  social  ne  peut  être  expliqué  que  par  un 
autre  fait  social.  —  Il  faut  renoncer  à  la  méthode  psychologique  et 
à  celle  de  l'école  organiciste. 

2.  L objet  de  la  sociologie 30 

Le  sociologue  doit  commencer  par  définir  les  faits  sociaux. 
Règles  à  observer  pour  donner  une  bonne  définition  (p.  30). 

Tentatives  réitérées  de  M.  Durkheim  pour  définir  les  faits 
sociaux.  —  Son  insuccès  (p.  32). 

3.  Les  problèmes         .......  42 

Les  sociologues  posent  habituellement  des  problèmes  trop 
généraux.  Exemples  (p.  42). 

Au  début  de  sa  carrière,  M.  Durkheim  recommande  principale- 


—  419  — 

ment  l'examen  du  rôle  social  des  institutions  ;  plus  tard,  la 
recherche  de  leurs  causes  efficientes  ;  enfin,  l'étude  de  la  morpho- 
logie sociale.  —  Pourquoi  ses  préférences  ont  changé  (p.  47). 

4.  La  méthode    ........  53 

I  (p.  53).  Le  sociologue  doit  écarter  les  prénotions  et  débuter 
par  le  doute  méthodique. 

II  (p.  55).  Il  doit  définir  par  leurs  caractères  extérieurs  les 
phénomènes  qu'il  prend  pour  objet  de  ses  recherches. 

III  (p.  57).  Il  doit  appréhender  les  faits  sociaux  par  un  côté  où 
ils  se  présentent  isolés  de  leurs  manifestations  individuelles.  — 
Inconvénients  avoués  de  cette  règle. 

IV  (p.  67).  L'explication  des  faits  sociaux  doit  être  exclusivement 
sociologique.  —  Corollaire  :  Négation  1°  de  la  causalité  efficiente 
du  facteur  individuel  ;  2°  de  l'influence  des  causes  finales.  — 
Exemple  :  explication  sociologique  et  mécaniste  des  progrès  de  la 
division  du  travail  social.  —  Réserves  et  restrictions. 

V  (p.  ,78).  La  méthode  des  variations  concomitantes  est  le  meil- 
leur instrument  de  preuve. 

VI  (p.  79).  Il  faut  faire  l'histoire  comparée  des  institutions. 

VII  (p.  81).  Il  est  indispensable  de  classifier  les  sociétés  hu- 
maines. —  Principe  d'après  lequel  il  convient  de  le  faire. 

5.  Les  relations  de  la  sociologie  avec  les  sciences  voi- 

sines          .  85 

I  (p.  85),  avec  la  psychologie;  II  (p.  88),  avec  l'histoire;  III 
(p.  89),  avec  les  autres  sciences  sociales. 

La  sociologie  n'est  pas  une  science  mais  une  méthode  (p.  93). 

Chapitre   III.  —  La  science  des  mœurs  et  l'art 

moral 94 

I.  La  sciefice  des  mœurs 94 

I  (p.  94).  Son  objet.  —  Définition  des  faits  moraux. 

II  (P-  95)-  Ses  postulats.  —  Le  déterminisme.  Relativité  de  la 
morale. 

III  (p.  98).  Sa  méthode. 

IV  (p.  100).  Ses  problèmes.  Il  faut  : 

i*'  rechercher  la  genèse  des  faits  moraux  ; 

2°  déterminer  leur  fonction.  —  Méthode  habituelle  des  mora- 
listes. Opinion  de"  M.  Durkheim  sur  la  fonction  de  la  morale.  Il 
est  à  la  fois  sociologue  et  moraliste. 


420 


3*^  Il  faut  rendre  compte  du  caractère  obligatoire  de  la  morale, 
—  Explication  de  M.  Durkheim.  —  Sa  théorie  sur  le  fondement 
du  devoir.  < 

2.  Lartfuoral    . 113 

Services  que  rendra  la  science  des  mœurs  (p.  114). 

Possibilité  de  modifier  la  réalité  morale  (p.  115). 

La  science  pourra-t-elle  nous  indiquer  ce  qu'il  faut  vouloir? 
Désaccord  des  sociologues  à  ce  sujet.  Théorie  de  M.  Durkheim 
sur  le  normal  et  le  pathologique.  —  M.  Durkheim  a  son  système 
de  morale  et  son  plan  de  réforme  sociale  (p.  115). 

Chapitre  IV.  —  La  genèse  du  système  de  M.  Durk- 
heim        .         . 122 

Influence  d'Auguste  Comte  et  de  M.  Espinas  (p.  123). 
Le  postulat  du  réalisme  social,  suggéré  par  Wagner,  Schmoller  et 
Schaeffle  (p.  127), 

Vues  sur  la  méthode,  empruntées  à  Schaeflle  (p.  134). 
Théories  de  Wundt,  adoptées  pour  l'explication  des  faits  sociaux 

(P-  137). 

Idées  sur  la  morale  et  sur  la  science  de  la  morale,  reprises  à 
Schaeffle  et  à  Wundt  (p.  142). 

Système  de  politique  sociale,  inspiré  par  les  socialistes  de  la 
chaire  et  surtout  par  Schaeffle  (p.  145). 

Conception  sociologique  de  M.  Simmel,  utilisée  comme  fonde- 
ment de  la  morale  (p.  147). 

Chapitre  V.  —  Le  réalisme  social  .        .        .        .         152 

Nouveauté,  en  France,  de  la  méthode  sociologique  de  M.  Durk- 
heim. État  de  la  sociologie,  de  la  science  économique,  de  l'en- 
seignement du  droit,  de  la  philosophie  morale,  de  la  politique 
sociale.  Premier  accueil  fait  à  la  thèse  du  réalisme  social  par  Tarde, 
Andler  et  Fouillée  (p.  152). 

La  notion  du  réalisme  social,  familière  aux  Allemands.  Son 
expression  chez  Roscher,  Knies,  List,  Bluntschli,  Savigny,  von 
Humboldt,  Lazarus  et  Steinthal  (p.  158). 

Son  origine  :  Une  réaction  nationale,  au  début  du  xix^  siècle, 
contre  les  idées  cosmopolites,  importées  de  France  au  siècle  précé- 
dent. Fichte.  Les  romantiques.  Adam  Muller  (p.  170). 

Critique  de  la  formule  de  M.  Durkheim  (p.  181), 

Distinctions  à  faire  (p.  187). 


—  421   — 

Chapitre  VI.  —  Délimitation  du  conflit  .        .  196 

Impression  que  suggère  le  livre  de  M.  Lévy-Brùhl.  —  Il  convient 
de  rechercher  l'origine  et  de  retracer  les  phases  du  conflit  (p.  196). 

1.  Le  droit  naturel  de  J.  J.  Roiissemi,         .         .         .         198 

Critique  de  Rousseau  par  Auguste  Comte  et,  avant  lui,  par 
Joseph  de  Maistre  (p.  198). 

Influence  de  Rousseau  sur  la  Révolution  française  (p.  207). 
Méthode  du  droit  naturel  de  Rousseau  (p.  21  r). 

2.  La  morale  éclectique      .         .         .         .         .         .         218 

Échec  de  la  réaction  de  Comte  contre  la  politique  métaphysique. 
Triomphe  de  Victor  Cousin  après  la  révolution  de  juillet.  Néces- 
sité reconnue  d'une  réorganisation  morale  de  la  société  (p.  218). 

L'éclectisme,  —  doctrine  déiste  et  spiritualiste,  —  officiellement 
imposé  à  l'Université.  Sa  psychologie.  Sa  morale.  Ressemblances 
et  différences  entre  le  droit  naturel  de  Rousseau  et  celui  de  l'école 
de  Cousin  (p.  221). 

Assauts  que  l'éclectisme  eut  à  subir  (p.  226)  : 

I  (p.  227).  L'opposition  catholique.  —  Réclamations  d'étudiants 
catholiques  contre  le  cours  de  Jouffroy.  Tendances  de  l'enseigne- 
ment. Lutte  contre  le  monopole  universitaire  :  Veuillot  et  Monta- 
lembert.  Défense  de  l'Université  par  Cousin.  Insuffisance  de  l'en- 
seignement moral  de  l'Université.  Le  christianisme  opposé  au 
déisme  par  Lacordaire.  Persistance  de  l'éclectisme  dans  le  haut 
enseignement.  Son  échec  constaté  par  Taine,  Renouvier,  Faguet, 
etc.  Jugement  sur  la  tentative  de  Cousin. 

II  (p.  241).  L'opposition  scientifique.  —  Les  précurseurs. 
Pierre  Leroux.  L'attaque  de  Taine.  L'intervention  de  Renan.  Les 
disciples  de  Cousin  se  défendent  faiblement.  Faillite  du  système. 
—  Th.  Ribot  et  la  psychologie  expérimentale.  Appréciations  de 
M.  Boutroux  et  de  M.  Espinas.  —  La  Morale  éclectique  critiquée 
par  Wiart  et  par  Vacherot. 

III  (p.  252).  Triple  réaction,  après  1870  : 
1°  L'école  corporative. 

2°  L'école  libre  des  sciences  politiques. 

3°  La  société  de  sociologie,  fondée  par  Littré.  —  Littré  et  la 
sociologie  en  France,  de  1840  à  1872.  La  «  Société  de  sociologie  »  : 
travaux  ;  dissolution  ;  déception  de  ses  fondateurs  ;  résultats  et 
influence.  Vocations  sociologiques.  Importance  et  originalité  des 
vues  de  Guarin  de  Vitry  sur  la  science  sociale.  Les  sociétés  animales 

Morale  et  sociologie.  2? 


422     — 

de  M.  Espinas.  Accueil  fait  par  l'Université  à  la  sociologie.  Conflit 
entre  la  morale,  représentée  par  M.  Janet  et  la  sociologie,  repré- 
sentée par  M.  Espinas,  M.  Fouillée^  M.  Durkheim. 

Défauts  de  l'exposé  que  M.  Levy-Brûhl  fait   du  conflit  (p.  270). 

Chapitre  VII.  —  Vers  la  solution    ....        2^2 

Objet  précis  du  conflit  :  une  question  de  méthode  (p.  272) 
La  méthode  de  saint  Thomas  d'Aquin   diffère  de   celle  que   les 
sociologues  critiquent  (p.  276). 

1.  Le  domaine  de  la  morale        .         .         .         .         .         2"]^] 

Le  contenu  de  la  morale  d'après  saint  Thomas  et  d'après 
M.  Durkheim.  Comparaison  de  leurs  définitions. 

2.  La  morale  :  science  pratique  .         .         .         .         .         282 

Deux  assertions  de  M.  Lévy-Brûhl  (p.  283). 

Vues  de  saint  Thomas  sur  la  science  morale  :  sa  possibilité,  son 
objet,  son  but,  sa  méthode,  ses  conditions,  son  degré  de  certitude 
(p.  284). 

Pourquoi  les  sociologues  contemporains  proposent  de  créer  une 
science  des  mœurs  purement  théorique  (p.  289). 

Le  concept  de  science  pratique  n'implique  point  contradiction 
(p.  290). 

La  science  des  mœurs  +  l'art  moral  rationnel  des  sociologues  == 
la  science  morale  de  saint  Thomas  (p.  292). 

3.  Le  problèfne  des  fins       ......         292 

Importance  et  difficulté  du  problème  (p.  292). 

Solution  de  M.  Durkheim  :  Phobie  des  fins.  Déterminisme  en 
théorie.  Finalisme  en  pratique.  Effort  pour  déterminer  scientifique- 
ment les  fins  de  l'action.  —  Critique  de  sa  théorie  du  normal  et  du 
pathologique  (p.  293). 

Solution  de  saint  Thomas.  Les  premiers  principes  de  la  raison 
pratique  ;  leur  caractère  ;  leur  origine.  Les  inclinations  naturelles  ; 
leur  décisive  importance.  Formation  des  préceptes  généraux  de 
la  loi  naturelle.  Ce  que  sont  les  «  fins  »  dans  la  théorie  thomiste 

(P-  303)- 

Désarroi  des  sociologues  aux  prises  avec  le  problème  des  fins. 
Ils  professent  le  déterminisme,  mais  refusent  de  se  résigner  au 
fatalisme.  Ils  reconnaissent  la  nécessité  d'une  philosophie  de 
l'action.  Leur  dissentiment  :  Il  en  est  qui  reviennent  aux  errements 
de  la  politique  métaphysique  et  du   droit  naturel  ;  M.  Durkheim 


—  423  — 

,    reste  dans  la  véritable  tradition  de  la  sociologie  positive  (p.  310). 
La   théorie  thomiste,  terrain  de  ralliement.   Comment,   à  leur 
insu,  des  sociologues  s'en  rapprochent  (p.  317). 

4.  Les  variations  de  la  morale    .         .         .         .         .         321 

Toutes  les  théories  morales  des  philosophes,  accusées  de  pré- 
tendre à  l'universalité  et  à  l'immutabilité  (p.  32  i). 

La  diversité  des  règles  de  conduite,  des  lois  et  des  institutions, 
reconnue  par  saint  Thomas  (322). 

Il  l'explique  par  trois  causes  (p.  326)  : 

I  (P-  327)-  L'influence  des  passions. 

II  (p.  328).  L'inégal  développement  de  la  raison,  des  lumières, 
de  la  civilisation.  —  Son  opinion  sur  les  primitifs;  sur  la  forma- 
tion du  droit  ;  sur  l'origine  des  interdictions  de  mariage  entre 
parents. 

III  (p.  335).  La  diversité  des  milieux,  des  situations,  des  circon- 
stances. —  Sa  théorie  sur  l'interprétation  du  droit. 

5.  Déduction  et  adaptation 345 

Usage  exclusif  de  la  méthode  déductive,  reproché  aux  moralistes 

(P^  345)- 

Saint  Thomas  constate  l'emploi  de  deux  procédés  :  la  déduction 

et  l'adaptation  (p   346). 

Importance  de  cette  constatation  (p.  347). 

L'évolution  du  droit  d'après  les  sociologues  et  d'après  saint 
Thomas  (p.  351). 

La  relativité  des  lois  d'après  Montesquieu  et  d'après  saint  Thomas 

(p-  352)- 

Deux  règles  de  la  méthode  thomiste  (p-  353). 

6.  La  fnorale  sociale 354 

Critique  adressée  à  la  méthode  habituelle  des  moralistes.  En 
quelle  mesure  elle  est  fondée  (p.  354). 

Le  problème  de  la  propriété.  Comment  saint  Thomas  le  pose 
et  le  résout  (p.  355). 

Le  problème  de  la  famille.  Méthode  du  législateur  de  1792.  Les 
études  de  sociologie  animale,  recommandées  par  Comte.  Travaux 
de  M.  Espinas  et  de  M.  Westermarck.  Comment  saint  Thomas 
utiHsait  déjà  l'observation  des  animaux  (p.  358). 


—  424 


Chapitre  VIII.  —  Conclusion. 


365 


Les    deux    termes    de    l'option    proposée    par    M.    Lévy-Brùhl 

(P-  365)- 

I.  La  Morale  dont  la  méthode  est  condamnée  par  les  socio- 
logues, n'est  qu'une  conception  relativement  récente  dans  l'histoire 
de  la  philosophie  (p.  366). 

IL  La  Sociologie  à  laquelle  on  demande  aux  philosophes  de  se 
rallier,  est  le  système  de  M.  Durkheim  (p.  367). 

Sa  méthode  n'est  pas  un  ensemble  de  procédés  éprouvés  mais 
une  construction  logique  (p.  368). 

Elle  contient  des  règles  qui  ne  sont  pas  applicables  (p.  370). 

Leur    auteur    en    reconnaît    parfois    lui-même     l'imperfection 

(P-  371) 

D'autres  fois  il  omet  d'observer  les  règles  (p.  372). 

Réserves  qu'il  apporte  à  l'énoncé  de  ses  principes  (p.  375). 

Sa  méthode  enveloppe  des  théories  discutables  (p.  378). 

Mais  le  mysticisme  social,  reproché  à  M.  Durkheim  par  certains 
philosophes,  ne  doit  pas  être  un  prétexte  pour  rejeter  sans  examen 
les  règles  de  sa  méthode  (p.  381). 

II 1.  La  philosophie  morale  de  saint  Thomas  n'est  pas  atteinte 
par  les  critiques  des  sociologues.  En  quoi  elle  diffère  du  droit 
naturel  moderne  (p.  386). 

Le  mouvement  sociologique  qui  s'est  développé  au  xix^  siècle, 
est,  dans  son  ensemble,  un  retour  à  la  conception  thomiste  de  la 
science  morale  (p.  389). 

Appendice .         .         .         .         .         . 

Lettre  de  M.  Durkheim  . 

Rép07ise  .         .         .         .         . 

Deuxième  lettre  de  M.  Diirkheirn    . 

Réponse  ...... 

Liste  des  noms  cités  .         .         .         . 

Table  des  matières     .... 

Bibliographie,  pp.  XVI  ;  6,  note  3  ;  19,  note  i  ;  94, 
note  I  ;  122,  note  i  ;  152,  note  i  ;  198,  note  i  ; 
218,  note   I  ;  2^2,  note   i  ;  367,  note  3. 


393 
393 
395 
401 
404 
414 
4,18 


Imprimé  par  Desclée,  De  Brouwer  et  Cie,  lille  —  paris  —  Bruges. 


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Deploige  #  Le  conflit  de 
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Deploige 

Le  conflit  de  la  morale  et  de  la 
sociologie