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^^ IIBLÏOTHÈQUE DE L'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
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iiliPNFLlT DE LA MORALE
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ET
DE LA SOCIOLOGIE
PAR
SIMON DEPLOIGE
PRÉSIDliNT DE l'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PiiILO«0PHIE
PROFESSEUR DE LA FACULTÉ DE DROIT
A l'université CATHOLIQUE DE LOUVAIN
DEUXIEME EDITION
AUGMENTÉE d'uNE PRÉFACE
LOUVAIN
Institut supérieur de Philosophie
RUE DES FLAMANDS, 1
PARIS
Librairie Félix ALCAN,
boulevard saint- germain, 108
1912
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MORALE ET SOCIOLOGIE
LIBRARY
NOV 8 1968
THEONTA io ni: iVUTE
FOR STUDIOS IN EDUCATION
BIBLIOTHEQUE DE L'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
LE
CONFLIT DE LA MORALE
ET
DE LA SOCIOLOGIE
PAR
SIMON DEPLOIGË
PRÉSIDENT DE l'iNSÏITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
PROFESSEUR DE LA FACULTÉ DE DROIT
A l'université CATHOLIQUE DE LOUVAIN
DEUXIEME EDITION
AUGMENTÉE d'uNE PRÉFACE
LOUVAIN
Institut supérieur de Philosophie
RUE DES FLAMANDS, 1
PARIS
Librairie Félix ALCAN,
boulevard saint-germain, 108
1912
PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION
Un professeur de Sorbonne accablait naguère les « mo-
ralistes » d'une critique hautaine et dépourvue d'indul-
gence. En même temps il exaltait une méthode socio-
logique de découverte récente et riche d'ambitions. Pour
conclure, il proposait de substituer à la « philosophie
morale » et au « droit naturel » une nouvelle « science
des mœurs »», sur laquelle se fonderait plus tard un
« art anioral rationnel ».
Cette thèse de M. Lévy-Briihl, qu'on trouvera résu-
m.ée dans notre chapitre P^ nous détermina à écrire
le présent livre.
Dans la première partie de notre travail nous avons
étudié les théories de M,. Durkheim dont se réclame
M. Lévy-Briihl. Quelles sont ses idées sur la sociologie,
la science des mœurs, Fart moral? D'où proviennent
les éléments dont il a formé son système? En parti-
culier, quelle est l'origine et quelle est la valeur du
postulat fondamental de sa conception sociologique ? Tel-
les sont les questions traitées dans les chapitres II, III,
IV et V.
'A en croire la Revue de métaphysique et de morale,
notre exposé des idées de M. Durkheim manquerait
Morale et sociologie. ^
— II —
d'exactifude. Voici, en effet, la critique que cette Eevue
nous adresse: « Quand M. Deploige s'attaque aux règles
» de morale déduites par M. Durkheim de sa sociologie
» en gestation, il l'accuse de confondre moral et nor-
» mal, immoral et pathologique. Comme si M. Durk-
» heim, qui considère le crime comme normal, avait
» jamais songé à le proclamer moral! M. Deploige n'a
» tenu aucun compte d'une définition du moral qu'il
» connaît cependant, et qui rapi^roche le moral du sacré.
» Cette notion du sacré, si importante dans la morale
» sociologique de l'école française, est complètement pas-
» sée sous silence » (^).
Dans l'œuvre de M. Durkheim, répondrons-nous, un
examen attentif découvre au moins trois choses: un pro-
jet de méthode sociologique, un essai d'éthique, des
ébauches de métamorale {-). Or, le sociologue, le mora-
liste, le métaphysicien ont des préoccupations différen-
tes et se placent à des points de vue opposés. Il ne
faut donc pas s'étonner de rencontrer sous la plume
de M. Durkheim — à la fois sociologue, moraliste et
métaphysicien — plusieurs définitions du moral, d'une
précision inégale et d'une importance toute relative.
Pour nous en convaincre, arrêtons-nous d'abord au
sociologue.
Il étudie les règles de conduite, les codes, les croyan-
ces, les rites, les institutions. Mais ce sont, à ses yeux,
tous faits naturels, déterminés à être ce qu'ils sont par
1. Ifevue de métavhysique et de morale. Paris, septembre 1911.
Supplément, p. 11.
2. Voir plus loin, pp. 103 à 108, 110 à 113, 116 à 121, 149 à
150, 274 à 275, 291, 297, 299 à 303, 317, 381 à 384
III
l'inéluctable influence du milieu social (^). Son dessein
est unique;ment de les comprendre, de les expliquer,
d'en retrouver les causes, d'en préciser les conditions
d'existence (-). Avant de les observer il écartera systé-
matiquement toutes les prénotions (^). Il constituera même
de toutes pièces des concepts nouveaux, appropriés aux
besoins de la science et exprimés à l'aide d'une ter-
minologie spéciale (*). Il s'abstiendra de juger les faits,
et dominera le sentiment d'admiration ou d'aversion qu'ils
pourraient lui inspirer {^). Il ne distinguera point entre
ceux qui sont estimés rationnels ou moraux par le vul-
gaire et ceux qui sont traités d'absurdes ou d'immo-
raux; exceptionnels ou normaux, ils sont d'égale va-
leur pour le savant (^;. Il accordera à tous les systèmes
religieux la même attention impassible (^). La vie sexuelle
d'une tribu sauvage intéressera sa curiosité au même
titre que l'organisation domestique d'une nation poli-
1. 'Voir plus loin, pp. 19 et suiv., 67 et suiv.
2. Voir plus loin, pp. 42 et suiv.
3. Voir plus loin, p. 53.
4. Voir plus loin, p. 55.
5. «La science, en tant que telle, n'établit entre les êtres qu'elle
étudie et qu'elle classe aucune supérioiritré ni hiérarchie; tout au
moins, quand elle se sert de ces termes, elle ne leur donne aucune
signification qui implique une appréciation de la valeur des choses.
Po'ur elle, tous les êtres se valent.» (Année sociologique, t. IX,
p. 324).
6. « Les formes morbides d'un phénomène ne sont pas d'une
autre nature que les fourmes normales et, par conséquent, il est né-
cessaire d'observer les premières comme les secondes pour déter-
miner cette nature. » (Règles de la méthode sociologique, 2^ éd. p. 51).
7. « Il n'y a pas des religions qui sont vraies par opposition à
d'autres qui siéraient fausses. Toutes répondent, quoique de ma-
nières différentes, à des conditions données de l'existence humaine. »
(Sociologie religieuse. Rév. de métaph., t. 17, p. 735). — «On dit,
non moins faussement, que les religions anciennes sont amorales ou
immorales. La vérité est qu'elles ont leur morale à elles. » (Règles,
p. 52, note 1).
IV
cée (1). Pourquoi non? Les primitifs ne sont pas infé;-
rieurs aux civilisés : ils sont autres (^).
C'est dans cette disposition d'esprit, méthodiquement
amorale, que M. Durkheim va, en sociologue, étudier'
la morale. Il « essayera donc de la traiter scientifique-
ment »; c'est-à-dire « il l'observera comme un système
de phénomènes naturels dont il cherchera les causes » (^).
Il croit en effet que « si la morale est telle ou telle
à un moment donné, c'est que les conditions dans les-»
quelles vivent alors les hommes, ne permettent pas qu'elle
soit autrement. Elle est un système de faits réalisés,
liés au système total du monde (*). »
Son premier souci est de définir ce qui est. « moral »,
c'est-à-dire objet de la science des mœurs. Il s'mspire
à cette fin d'une des règles de sa méthode: « Piour
décider, écrit-il, si un précepte est moral ou non, nous
devons exaniiner s'il présente ou non, le signe extérieur
de la moralité; ce signe consiste dans une sanction ré-
pressive diffuse. Toutes les fois que nous sommes en
présence d'un fait qui présente ce caractère, nous n'avons
pas le droit de lui dénier la qualification de tnoral,
car c'est la preuve qu'il est de même nature que les
autres faits moraux (^). »
Et voilà une première définition du moral — celle
1. « La famille d'aujourd'hui n'est ni plus ni moins parfaite que
celle de jadis: elle est autre, parce que les circonstances soQt au-
tres. » (Introduction à la sociologie de la famille, p. 273).
2. «Certains oibservateurs refusent aux sauvag-es toute espèce
;d;e moralité. Ils partent de cette idée que notre morale est la
morale; mais cette définition est arbitraire.» (Règles, p. 52).
3. Cours, Leçon d'ouverture, pp. 45-46.
4. Division du travail social, V^ édit. Préface, pp. II et VI.
5. Règles, p. 52.
que formule le sociologue : <c Tout fait moral consiste
dans une règle de conduite sanctionnée (^). »
Venons-en au tnoraliste.
Car M. Durkheim ne se résigne pas à rester « im
spectateur indifférent ou résigné de la réalité (^j. » Il est
frappé de notre « alarmante misère morale (^) v>: « Nous
ne savons plus, dit-il, où s'arrêtent les besoins légitimes
et nous n'apercevons plus le sens de nos efforts (*). »
« La limite encre ce qui «st juste et ce qui ne Test
pas, n'a plus rien de fixe (J>).» «C'est la loi du plus fort
qui règne (^). » « Notre premier devoir est actuellement
de nous faire une morale ('). »
Préoccupé de ce qui doit être, le moraliste va-t-il
se contenter de la définition du moral donnée par
le sociologue? — Certes, non. Pour le moraliste, « la
conscience morale des sociétés est sujette à se tromper:
elle peut attacher le signe extérieur de la moralité à
des règles de conduite qui ne sont pas par elles-mêmes
morales et, au contraire, laisser sans sanctions des règles
qui devraient être sanctionnées (s). »
Mais comment reconnaître les faits qui sont « par
leur nature moraux? » — M. Durkheim prétend les dis-
tinguer par un procédé ignoré de ses devanciers et net-
1. Division du travail social, V^ édit., p. 24.
2. Div. du trav. soc, V^ édit. Préface, p. V.
3. Le suicid", p. 445.
4. Ibid., p. 444.
5. Div. du trav. soc. Préface de la 2™^ édit., p. H.
6. Ibid., p. III.
7. Ibid., V^ édit., p. 460.
8. De la division du travail social, V^ édit.. p. 33.
— VI
tement « scientifique. )> Oubliant l'anioralisme de com-
mande du sociolog-ue. il s'élève avec vivacité contre ceux
qui assurent que « la science ne nous apprendrait rien
sur ce que nous devons vouloir; qu'elle ne connaîtrait
-que des faits qui ont tous la même valeur et le même inté-
rêt; qu'elle les observerait, les expliquerait, mais ne
les jugerait pas; que pour elle, il n'y en aurait point
■qui soient blâmables; que le bien et le mal n'existe-
raient pas à ses yeux (^j. »
Pour discerner le bien du mal, « il imitera, annonce-
t-il, la méthode que suivent les naturalistes (^). » Mais
c'est bien plus encore leur langage qu'il emprunte. Brus-
quement, en effet, il formule le problème en termes
nouveaux : « Le désirable c'est la santé. Pour les so-
ciétés comme pour les individus, la santé est bonne;
la maladie, au contraire, est la chose mauvaise. » Cela
étant, il s'agit de trouver un « critère objectif » qui per-
mette de « distinguer scientifiquement » la santé de la
maladie ou l'état no-rmal de l'état pathologique (^).
On sait comment iVI. Durkheim a essayé de résoudre
le problème (*).
« Un fait moral, a-t-il dit d'abord, est normal pour
un type social déterminé, quand on l'observe dans la
généralité des sociétés de cette espèce; il est patho-
logique dans le cas contraire (^). » Ou encore: « le type
normal se confond avec le type moyen (^). »
Mais l'intervention des naturalistes n'aide pas à ré-
1. Règles de la méthode soclologiqu", p. 60.
2. JJiv. du trav. soc, 1''^ édit., p. 33.
3. Règles, pp. 61 et 93.
4. Voir plus loin, pp. 115 et suiv. et 297 et suiv.
5. Div. du trav., V^ édit., p. 34.
6. Règles, p. 70.
VII
soudre le problème qui préoccupe le moraliste. Car la
« généralité », décisive aux yeux de ceux-là, peut être
pour celui-ci une « étiquette menteuse !» et ne donner
à un phénomène que « les apparences de la normali-
té (1). » Aussi M. Durkheim ajoute-t-il: « Pour savoir
si un précepte a une valeur morale, il faut le comparer
à d'autres dont la moralité intrinsèque est établie. S'il
joue le même rôle, c'est-à-dire s'il sert aux mêmes fins;
si, d'autre part, il résulte de causes dont résultent éga-
lement d'autres faits moraux, on a le droit de conclure;
qu'il est moral {^). »
Toutefois, — alors même qu'il abandonne le critère
« objectif » et « scientifique » emprunté aux naturalistes,
— M. Durkheim continue à parler leur langage et con-
fond moral et normal. Examiner si un précepte géné-
ralement admis est utile oU nécessaire et, par consé-
quent, vraiment moral, c'est, — dit-il en effet, — « voir
. si on peut ériger la normalité de fait en normalité de
droit (3). » •
Déjà sociologue et inoraliste, M. Durkheim aborde
encore volontiers un problème qui ressortit à ce qu'on
appelle dans son école, la, métamorale: nous voulons
parler du fondement du devoir (*). Tantôt il essaye d'ex-
pliquer le caractère impérieux des préceptes moraux,
et il l'attribue à leur origine sociale. Tantôt il s'exerce
à justifier la soumission de l'individu aux injonctions
de la société, et il découvre en celle-ci des attributs
divins qui lui donnent droit à notre obéissance. Dans
, !(1. Mègles^ p.. 76.
2. Ihid. : , •
3. liègles, p. 74.
4. Voir plus loin, pp. 110, 149 et 383. . .
VIII
les deux cas il se place à un point de vue nouveau, autre
que celui du sociologue ou du moraliste. Il ne regarde
plus du dehors les règles morales; il ne s'enquiert pas
davantage de ce qui constitue leur moralité intrinsèque.
Mais il s'arrête au sentiment qu'on éprouve devant le
devoir: c'est d'après lui un sentiment analogue à celui
qu'inspire le sacré (^).
Le critique de la Revue de métaphysique et de mo-
rale est impressionné par ce rapprochement du moral
et du sacré et il y voit une définition, digne d'attention,
du moral. Sait-on cependant bien ce que IVI^. Durkhéim
entend par sacré? — « Les choses sacrées, a-t-il dit,
ce sont celles dont la société elle-même a élaboré la
représentation {^). » En affirmant ainsi leur origine so-
ciale, il ne les distingue pas des autres produits sociaux
et il ne caractérise point leur nature propre. — « Ce
qui est sacré, a dit encore M. Durkheim, c'est ce qui
n'a pas de commune mesure avec ce qui est profane {^). »
Nous ne sommes pas, après cela, beaucoup plus avan-
cés, car on omet de nous dire en quoi consiste le pro-
fane et nous continuons d'ignorer ce qui constitue 1-es-
sence du sacré. — Malgré les obscurités dont s'enveloppe
la pensée de M. Durkheim, l'apparition du sacré, qui
ravit la Revue de métaphysique, a effrayé des philo-
sophes moins enclins au mysticisme. « Je voudrais, lui
dit Jacob, que la morale se débarrassât de tout élé-
ment rehgieux, sacré, ténébreux, nocturne, qu'elle fût
entièrement et purement laïque (*).» Et M. Durkheim
1. Détermination du fait moral.
2. De la définition des phéfiomènes religieux, p. 25. — Cfr. plus
loin, p. 106, note 1.
3. Détermination du fait 7noral, p. 134.
4. Ibid., p. 181.
— IX
de le rassurer: «Je crois que le sacré peut être ex-
primé, et je m'efforce de l'exprimer, en termes laïcs (^). »
Invité à préciser, il essaye une nouvelle fois de «déter-
miner un peu plus nettement la notion du sacré», mais
se borne à répéter : « Ce qui caractérise le sacré, c'est
qu'il ne peut, sans cesser d'être lui-même, être mêlé
au profane (^)... »
11 est loisible à un sociolâtre néophyte d'admirer dans
ces explications une originale et lumineuse définition du
moral; mais on témoigne d'une information fragmen-
taire ou superficielle, si on ignore l'assimilation faite
par M. Durkheim moraliste entre le moral et le normal.
La Revue de inétaphysique et de morale rappelle l'exem-
ple choisi par M. Durkheim pour illustrer sa définition
du normal: c'est celui du crime. Phénomène mor-
bide aux yeux du vulgaire et des criminalistes, le crime
devient, si on se réfère au critère du sociologue-mora-
liste, un fait normal (^).
Le lecteur de la Revue pourrait croire que, nous basant
sur l'assimilation faite d'autre part entre le normal et le
moral, nous présentons la théorie de M. Durkheim comme
une apologie du crime. Disons simplement que nous
n'avons même point mentionné l'application qu*il fait
au crime de sa définition du normal.
Les réflexions de M. Durkheirri sur la normalité du
1. Ibid., p. 83.
2. Ibid., p. 184.
3. « Le crime s'observe dans toutes les sociétés de tous les types.
Partout et toujours il y a eu des hommes qui se conduisaient de
manière à attirer sur eux la répression pénale. Il n'est donc pas
de phénomène qui présente de la manière la plus irrécusée tous
les symptômes de la normalité. » (^Bègles, p. 82).
X —
crime, dont quelques-unes f^) ont soulevé autrefois les
protestations de Tarde (^) et continuent de valoir à leur
auteur une réputation d'esprit indépendant (•^), — ne
méritent guère qu'on s'y arrête.
A les lire, l'idée vous vient de proposer à un ama-
teur de logique formelle le problème suivant : En don-
nant au mot normal trois ou quatre sens différents, et
au mot crime deux sens différents, combien de propo-
sitions paradoxales peut-on énoncer sur la normalité du
crime ?
M. Durkheim prétend tout définir à nouveau (*) et
«parler des faits moraux dans une langue qui n'est pas
celle du vulgaire f-^) . » Mais il ne suffit pas de formuler
laborieusement une nouvelle définition — scientifique ou
sociologique — du crime. Il faut savoir s'y tenir et ne
pas retomber dans les prénotions du vulgaire.
Quand M. Durkheim dit que tout acte puni est un
crime, quelles que soient la gravité de la peine
et la valeur ou la moralité de l'acte f^), — cette
définition, sous-entendue, lui permet d'affirmer que le
crime a parfois une utilité directe: l'homme puni peut
être un vertueux réformateur, incompris de son milieu (').
1. «Le crime est un facteur de la santé publique, une partie in-
tégrante de toute société saine... Le criminel est un agen; régulier
de la vie sociale... Le crime ne doit plus être conçu comme uix
mal qui ne saurait être contenu dans de trop étroites limites.. »
(Règles de la méth. sociol., pp. 83-89),
2. G. Tarde, Criminalité et santé sociale, dans la Revue phi-
losophique, t. xxxix. Paris, 1895.
3. Voir Bulletin de la Société française de philosophie, t. VI,
-pp. 180-181. Paris, 1906.
A. Règles, p. 20 et suiv. ■ '
■ 5. Ibid., p. 90, note 1.
- 6. Biv. du trav. soc, V^ éd., pp. 85-86.
7. Règles, p. 88. Cfr. Crime et? santé sociale, p. 521.
XI
Mais quand il ajoute: «De ce que le crime est un fait
de sociologie normale, il ne suit pas qu'il ne faille pas
le haïr (i), » — il substitue subrepticement la notion
vulgaire du crime à la notion scientifique, et le lecteur
inattentif ou mal informé reste déconcerté par l'inco-
hérence de ces jugements contradictoires.
La Revue de métaphysique et de morale réclame l'in-
dulgence pour les contradictions et demande qu'on dis-
tingue entre les « phrases essentielles » et les « phrases se-
condaires. » — Mais sont-ce les propos du savant qui
sont essentiels ou ceux du moraliste? Ceux du positiviste
ou ceux du métaphysicien? Ceux du sociologue ou ceux
du sociolâtre?
Le critique de la Revue croit aussi que « la différence
des temps supprime la contradiction. » — Un auteur a
évidemment le droit et même le devoir, s'il s'est trompé,
d'abandonner une théorie pour en adopter une autre; et
il serait absurde alors et injuste de lui imputer une
contradiction. Mais il ne s'agit point, dans le cas présent,
d'opinions successives et opposées, professées par le même
écrivain. Ce que nous avons signalé dans notre livre (^),
c'est une contradiction fondamentale et permanente qui
vicie l'œuvre entreprise par M. Durkheim.
S'il s'en était tenu aux conditions essentielles de toute
1. Règles, p. 90, note 1. — Pourquoi le haïr? Il serait intéressant
de le savoir, car M. Durkheim dit ailleurs: «Quand je viole la
règle qui m'ordonne de ne pas tuer, j'ai beau analyser mon acte,
je n'y trouverai jamais le blâme ou le châtiment: il y a entre
l'acte et sa conséquence une hétérogénéité complète; il est im-
possible de dégager analytiquement de la notion de meurtre ou
d'homicide la moindre notion de blâme, de flétrissure. » {Détermi-
nation du fait moral, p. 120).
2. Voir plus loin pages 293 et suiv.
XII
recherche scientifique, il aurait pu fonder cette science,
dont parle M. Lévy-Briihl science spéculative, théori-
que, désintéressée, libre de toute préoccupation normative
et soucieuse uniquement de comprendre et d'expliquer.
Il aurait observé les mœurs et comparé les institutions,
scruté leur origine, suivi leur développement, retrouvé
leurs conditions d'existence, dressé l'inventaire de leurs
résultats.
Pareille science, édifiée d'après sa méthode propre,
fournirait aux moralistes et aux législateurs des indi-
cations utiles. Elle les avertirait des possibilités et les
prémunirait contre les tentatives hasardeuses et les en-
treprises chimériques.
M. Durkheim ne devait d'ailleurs point, en s'adonnant
à la sociologie, s'interdire d'ambitionner pour lui-même
la fonction du moraliste ou le rôle du réformateur. S'il
voulait dans ce cumul se garder de toute contradiction,
il suffisait qu'il évitât des professions de foi détermi-
nistes trop accentuées, et aussi inutiles qu'insoutenables.
Malheureusement au lieu d'entreprendre parallèlement
l'œuvre du sociologue et l'oeuvre du moraliste, en main-
tenant l'indépendance des disciplines, en tenant compte
de la différence des points de vue, en respectant l'au-
tonomie des méthodes, — M. Durkheim a demandé à
la Sociologie la solution de problèmes qui appartiennent
en propre à la Morale, tel le problème de la distinction
du bien et du mal. Et du coup il s'est condamné aux
attitudes contradictoires.
D'une part il maintient à la Sociologie sa physionomie
amorale et désintéressée, sans quoi elle ne serait plus
une science. Mais, d'autre part, il la convertit en disci-
pline normative, avec la prétention de restaurer l'Ethique
sur des bases nouvelles et scientifiques.
XIII
Il a fait tort à la Sociologie en l'investissant d*une
fonction incompatible avec son caractère essentiel.
Il fia pas su rendre à la Morale le service promis. Et
quand il se trouve lui-même aux prises avec les pro-
blèmes fondamentaux de l'Ethique, il reprend, pour les
résoudre, la méthode discréditée de la période préscien-
tifique.
Nous avons, dans la première édition de ce livre, mon-
tré ces contradictions. Depuis lors un disciple de M. Durk-
heim les a signalées à son tour dans une étude péné-
trante (^). Il n'était peut-être pas inutile de les remettre
en relief, puisque « les règles de morale déduites par
M. Durkheim de sa sociologie en gestation » suscitent
encore dans des milieux éclairés une admiration candide.
**
M.Lévy-Brûhl opposait la méthode sociologique à celle
de la philosophie morale et du droit naturel, mais il
omettait de narrer la genèse du conflit comme aussi d'en
préciser les limites.
Il convenait de combler ces lacunes. Et la deuxième
1. Gaston Richard, Sociologie et Métaphysique, dans la revue
protestante «Foi et Vie» de Paris, no^ des 1^"^ et 16 juin, l^r et
16 juillet 1911. — M. Richard, professeur de science sociale à
l'Université de Bordeaux, où il ^ succédé à M. Durkheim, a
collaboré pendant dix ans à VAnnée sociologique. Il explique « com-
ment il est devenu un opposant irréductible aux doctrines dont
elle est le drapeau ». « Le public, écrit-il, qui parle ou entend parler
de la sociologie de M. Durkheim est exposé à confondre deux
ordres d'idées et de recherches bien différents: 1° une science,
au sens limité du mot, une étude portant sur des phénomènes et
des rapports; 2» une spéculation métaphysique qui, faisant appel
à cette science en voie de formation, tente de résoudre les pro-
blèmes; généraux de la morale, de la philosophie religieuse et
de la théorie de la connaissance. Ces deux tentatives me semblent
être non seulement différentes, mais contradictoires ».
— XIV —
partie de notre travail (chapitre VI) fut consacrée à la
recherche des antécédents de la querelle.
Or les critiques adressées de nos jours aux «moralistes»
sont, pour la plupart, la répétition de celles qu'Auguste
Comte articulait contre la « politique métaphysique. »
Qu'était donc la politique métaphysique? Qu'y a-t-il de
commun entre ses représentants et les morahstes qui ont
suscité une nouvelle et semblable opposition? Par quels
intermédiaires les sociologues dont M. Lévy-Brùhl ex-
prime les griefs, se rattachent-ils à Comte? Comment en
sont-ils venus à déprécier la méthode de la philosophie
morale?... Ces questions se posaient, et il fallait s'ef-
forcer d'y donner une réponse documentée.
De ce que l'infleunce néfaste du droit naturel au
XV IIP" siècle et, plus tard, l'insuffisance de la morale
éclectique ont, en France, provoqué ou stimulé une réac-
tion de la part des sociologues, — suit-il que la critique
de ces derniers n'atteint que la méthode de Rousseau et
de l'école éclectique?
Nullement. « Depuis et avant Grotius, — disions-nous
à la page 276, — d'autres que Rousseau et les éclec-
tiques ont usé de la même méthode (^).»
Mais cette brève remarque a sans doute passé inaper-
çue et, — en voyant, dans notre exposé historique du
conflit, la Soiciologie aux prises avec les seuls éclectiques,
— un critique aussi attentif que M. Segond {^) a pu
avoir l'impression que nous réduisons à 1-texcès l'ampleur
1. Et à la page 271: «La Morale avec laquelle la Sociolog'ie
entre en lutte, est le Droit naturel, tel que l'ont échafaudé
Rousseau et l'école éclectique. Or, s'il se rencontre dans lliisloire
des systèmes de philosophie morale et sociale analogues au leur, il s'en
trouve d'autres aussi, de conception et de structure différentes ».
2. Revue philosophique. Paris, juillet 1911.
XV
du débat. Le distingué philosophe voudra bien penser
que nous admettons comme lui que l'éclectisme n'est
pas seul en cause.
**
II fallait voir après cela si le Thomisme, auquel nous
adhérons, mérite lui aussi les critiques que des systèmes
plus récents de philosophie morale et de droit naturel
se sont justement attirées.
Nous avons donc tâché, dans une troisième partie (cha-
pitre VII), d'exposer la méthode suivie par saint Thomas
dans l'étude des problèmes de l'éthique et de la poli-
tique; et nous l'avons confrontée avec la méthode du
droit naturel moderne comme aussi avec celle que pra-
tiquent les sociologues eux-mêmes quand ils résolvent
des problèmes de morale. Pour ne pas sortir de la ques-
tion soulevée par M. Lévy-Briihl, c'est à reconstituer
les règles de la méthode thomiste que nous devions
exclusivement nous attacher. L'approbation que cette par-
tie de notre travail a reçue de thomistes autorisés, tels
que Beysens, Gillet, Pavissich, Tredici, nous a été par-
ticulièrement agréable.
*
**
En conclusion il ne restait qu'à préciser la position de
l'Ecole thomiste dans le conflit ouvert entre les « socio-
logues » et les «moralistes.» «Position vraiment origi-
nale et sincèrement indépendante », écrit M. Georges
Goyau dans une étude synthétique qui nous fut un pré-
cieux encouragement et dont nous remercionss Téminent
auteur (^)..
*
if*
En réimprimant ce livre dont la première édition pa-
1. G. Goyau, Le thomisme et la nouvelle science des mœurs, dans
Autour du catholicisme social, 5^ série, Paris, 1912.
XVI
rut en 1911, nous indiquons ci-dessous quelques études
publiées ces derniers mois sur la même question (i).
S. Deploige.
Louvaifi, le 16 juillet 1912.
1. Bibliographie: Agathon, L'esprit de la nouvelle Sorhonne.
Paris, 1911. — J. Baylac, L'Ecole sociologique française (dans «Bul-
letin de littérature ecclésiastique, publié par l'Institut catholique
de Toulouse » juin 1912). — G. Calo, Morale e Sociologla (dans
« La cultura filosofica », Florence, janvier-février, 1912). —
G. Chatterton-Hill, L'Etude sociologique des religions (Revue
d'histoire et de littérature religieuses. Paris, janvier-février 1912).
— G. Davy, La sociologie de M. Durkheim (Revue philosophique.
Paris, juillet et août 1911). — Fr. d'HAUTEFEUiLLE, Le caractère
normatif et le caractère scientifique de la morale (Revue de méta-
physique et de morale. Paris, septembre 1911). — E. Durkheim,
Les jugements de valeur, et les jugements de réalité (Revue de méta-
physique et de morale. Paris, juillet 1911). — GEORGES FONSE-
GRIVE, La morale contemporaine, dans « Revue des deux mofn-
des ». Paris, 1er et 15 août 1911. — A. Fouillée, La morale et
la religion humanitaires (Revue des deux mondes. Paris, 1^^ mars
1912). — M. S. GiLLET, La valeur éducative de la morale catho-
lique. Paris, 1911. — M. S. Gillet, Les jugements de valeur,
et la conception positive de la morale (Revue des sciences philloi-
sophiques. Paris, 20 janvier 1912). — GEORGES Goyau, Autour
du catholicisme social; 5"^^ série. Paris, 1912. — M. Hébert, L'étude
sociologique des religions (Rev. d'hist. et de littér. relig. Paris, janv.-
févr. 1912). — P. Lacombe, Etudes sur le génésique. Le totémisme
et Vexogamie de M. Durkheim (Revue de synthèse historique. Paris,
août et octobre 1911). — E. Lamanna, 3Iito e Religione tielle
dotirine socio-psicologiche contemporanee (idans « La cultura filoso^
fica ». Florence, janvier-février 1912). — P. Leguay, Universitaires
d'aujourd'hui. Paris, 1912. — P. A. Le Guyader, Les morales
positivistes et la morale thomiste (Revue de philosophie. Paris, 1er mai
1912). — J. Le Rohellec, Morale individuelle et morale sociale
(Revue de philosophie, Paris, 1er janvier 1912). — A. LoiSY, L'étude
sociologique des religions (dans « Revue d'histoire et de littérature
religieuses ». Paris, janvier-février 1912). — A. Pavissich, Il con-
flitto tra la morale e la sociologia, dans « La Civiltà cattolica » (de
Rome, no^ des 19 août, 7 octobre et 16 décembre 1911. — F. Rauh,
Etudes de onoraU. Paris, 1911. — Gaston Richard, Sociologie
et métaphysique, dans « Foi et vie ». Paris, nos des 1er et 16 juin;
1er et 16 juillet 1911. — G. RICHARD, La sociologie générale et
les lois sociologiques. Paris, 1912. — Georges Sorel, Un critique
des sociologues, dans « L'Indépendance ». Paris, n*^ du l*^"^ oc-
tobre 1911. — G. Tredici, Nel campo degli studi filosofi: Sociologia
e morale, dans « La Scuola cattolica ». Milan, n" d'octobre 1911.
— H. ViLLASÈRE, Morale et Sociologie (Annales de philosophie
chrétienne. Paris, novembre 1911). — J. WiLBOiS, Devoir et durée
Paris, 1912.
INTRODUCTION.
« Bon nombre de philosophes ise sentent attirés vers
» la sociologie, et en acceptent les positions essentielles;
» mais ils continuent à enseigner la morale théorique
» d'après les méthodes traditionnelles. Ils semblent ne
» pas s'apercevoir qu'il faudrait opter » : M. Lévy-Brùhl,
professeur d'histoire de la philo6ophie à l'Université de
Paris, affirme, en ces termes, l'existence d'un conflit entre
la Morale et la Sociologie (^).
L'opposition lui paraît irréductible au point que l'anti-
nomie devrait se résoudre par un sacrifice. De fait, les
professeurs de philosophie se trouvent mis en demeure
-de renoncer à l'une ou à l'autre des deux disciplines.
Ce qui donne à l'assertion de Mi. ,Lévy-Briihl une gra-
vité particulière, c'est qu'ellel n'exprime pas seulement
une opinion individuelle. Un groupe actif de publicistes
partagent, en France, le même sentiment.
Voici bientôt vingt ans que M. Durkheim, collègue
de M. Lévy-Brùhl à la Sorbonne, estime que les sciences
morales doivent se pénétrei' d'un esprit nouveau. Il l'a
répété avec une ténacité catonienne. Il a réussi à con-
vaincre quelques travailleurs, devenus avec lui les ré-
dacteurs de V Année sociologique.
1. L. Lévy-Brûhl, La morale et la science des mœurs, p. 162.
Morale et sociologie. 2
— 6 —
Le livre de M. Lévy-Briihl est l'amplification bril-
lante des idées prêchées par M. Durkheim et admises
par ses collaborateurs (^) ; il a l'allure entraînante d'une
proclamation; M. Durkheim y souscrit sans réserves (2).
C'est un vrai manifeste d'école.
<:< Il n'y a, déclare donc M. Lévy-Brùhl, il ne peut y
avoir de morale théorique. Seules, désormais, compteront
dans la science les recherches conduites par la méthode
sociologique. »
D'où vient ce discrédit de la Morale? Que lui repro-
chent les sociologues ?
CHAPITRE I.
CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE MORALE (3).
C'est un assaut général. Morale kantienne, morale
utilitaire; théories empiriques, théories intuitives; sys-
tèmes déductifs, systèmes inductifs, — aucune des cons-
tructions philosophiques des moralistes n'est épargnée.
Une reconnaissance sommaire autour de leurs édi-
fices a suffi pour en révéler aux sociologues la fragilité.
Les architectures sont diverses, mais nulle part elles ne
1. « Pleinement d'accord avec l'esprit des Règles de la méthode
nique de Durkheim, nous sommes heureux de reconnaître ce
que nous devons à son auteur » (LéVY-Brùhl^, p. 14, note 1).
2. « On trouvera dans l'ouvrage de M. Lévy-Brùhl, analysée
et démontrée avec une rare vigueur dialectique, l'idée même qui est
à la base de tout ce que nous faisons ici. » (Durkheim, L'Année socio-
logique, tome VII, p. 380. Paris, 1904).
3. Bibliographie: L, LÉVY-BRiiHL, La morale et la scimce des
mœurs. Paris, 1903. — E. Durkheim, De la division du travail social,
Paris, 1893. Préface et introduction.
— 7
s'élèvent sur des fondations solides. Pour faire tout crou-
ler, quelques coups de pioche suffiront. On les donnera
d'une main alerte et pressée. Après, sur les ruines de
l'ancienne Philosophie morale, la Sociologie édifiera une
nouvelle science des mœurs.
Ne demandez pas aux sociologues dont nous expo-
sons les idées, une analyse minutieuse des différentes for-
mules morales, une discussion approfondie des principes,
un examen détaillé des applications. Ils n'ont guère le
souci d'élaborer un système nouveau; moins encore de
choisir entre les systèmes existants. Ils dénouent la crise
de la Morale en décrétant la suppression de toute théorie
morale. C'est une condamnation en bloc, une exécution en
masse — après une procédure expéditive.
Voici les griefs.
I. Tous les systèmes de morale se composent d'une
théorie et d'applications. Ilsi formulent les principes qui
doivent guider la conduite et tracent ensuite les règles
pratiques de l'action. De là vient que les philosophes ré-
clament pour l'Éthique le titre de « science normative ».
Cette revendication, dit-on, ne peut être accueillie.
Il n'y a pas, il ne peut y avoir de science théorique de
la morale (^).
Le concept de science normative en effet est con-
tradictoire.
Qui dit science dit connaissance de ce qui est, re-
cherche des lois qui régissent les phénomènes, étude spé-
culative, investigation désintéressée.
Les morales théoriques ne répondent pas à cette défi-
nition. Elles ont pour fonction de prescrire. Elles déter-
1. Lévy-Brûhl, Chapitre I.
— 8 —
minent quelles fins l'homme doit poursuivre. Elles sont,
par essence, législatrices.
Sans doute, dans les systèmes inductifs let empiriques,
la science de ce qui doit être, suppose la connaissance
scientifique de ce qui est. Mais la connaissance du monde,
de la nature humaine et de rorganisation sociale sur la-
quelle ces morales s'appuient, n'est pas le produit de leurs
propres recherches. Elle leur est fournie par la métaphy-
sique et par les sciences positives.
La prétendue science morale n'est donc théorique que
de nom ou par emprunt (^).
II. Les philosophes présentent comme découlant de
leur théorie, les préceptes de conduite qu'ils recomman-
dent.
On prétend qu'ils s'abusent. Entre leur doctrine spécu-
lative et les règles pratiques, il n'y a pas un rapport de
principe à conséquence. La déduction est purement appa-
rente.
M. Lévy-Briihl en donne cette preuve (^) : Comparez,
à une même époque et dans une même civilisation, les
différents systèmes de morale. Vous observerez qu'ils
aboutissent, en général, à des préceptes aussi semblables
entre eux que les théories le sont peu.
Sans doute, ajoute-t-il, il y a des exceptions; sans
doute aussi le fonds commun prend des teintes variées
selon le système où il entre...
Néanmoins le fait constaté en gros prouve que les
1. ^ En moirale, la partie théorique ne constitue pas une
science, puisqu'elle a pour objet de déterminer non ce qui est en
fait, la règle suprême de la moi:alité, mais ce qu'elle doit être. » (E.
DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, p. 33). — Cfr. A.
Bayet, La morale scientifique, pp. 33 et suiv. Paris, 1905.
2. Chapitre II
— 9 —
applications, en morale, ne se tirent pas de la théorie.
Pourquoi M. Lévy-Brùhl n'a-t-il pas, ici comme ail-
leurs, suivi M. Durkheim, même dans le détail de la dé-
monstration? M. Lévy-Brùhl regaride de très haut l'ensem-
ble des systèmes moraux. A cette distance ils lui semblent
.opposés en théorie et d'accord en pratique; et il attribue
cet accord à la préoccupation qu'auraient les écrivains de
n'être pas désavoués par la conscience morale commune
de leur temps. S'il se rapprochait davantage, il verrait le
contraire : l'identité des principes et la variété des conclu-
'sions, — les conceptions de vie les plus opposées et les
projets de réforme sociale les plus dissemblables se ré-
clamant des mêmes idées de bonheur, de devoir, de jus-
tice, d'utilité générale; et il expliquerait peut-être ces di-
vergences par le souci de l'originalité. Sa conclusion sur
l'absence, en morale, d'un lien logique entre les théo-
ries et les préceptes n'aurait sans doute pas changé, mais
elle se fût appuyée sur des prémisses tout autres.
M. Durkheim, lui, ne" s'est pas confiné en d'aussi
vagues généralités. Il a tâché de serrer la réalité de plus
près et de porter aux systèmes de morale des coups
droits (1).
Il affirme carrément que toutes les formules générales
de la moralité successivement proposées, sont fautives.
Kant, par exemple, s'est vainement efforcé de déduire
de son impératif catégorique les devoirs de charité.
La morale de la perfection permet bien de compren-
dre pourquoi l'individu doit chercher à étendre son être au-
tant qu'il le peut; mais pourquoi songerait-il aux autres?
Parce que les hommes sont liés par une communauté
1. Division du travail social. Introduction. — Cfr. La science
positive de la morale en Allemagne.
— 10 —
d'essence ? Certes, la solidarité est un fait ; mais cela ne
suffit pas pour l'ériger en devoir. De ce que dans la réalité
d'homme ne s'appartient pas tout entier, on n*a pas le droit
de conclure qu'il ne doit pas s'appartenir tout entier. Sans
doute nous sommes solidaires de nos voisins, de nos
ancêtres, de notre passé. Mais où est la preuve que cette
dépendance soit un bien? De ce qu'elle est peut-être iné-
vitable, il ne suit pas qu'elle soit morale.
L'insuffisance de ces doctrines serait plus apparente
encore si nous leur demandions d'expliquer non des de-
voirs très généraux, mais des règles plus particulières.
Plus les maximes morales sont concrètes, plus il devient
difficile d'en apercevoir le lien avec les concepts abstraits
auxquels on prétend les rattacher.
Les morales dites empiriques ne sont pas mieux cons-
truites. Il est presque inutile de s'arrêter à celle qui prend
pour base l'intérêt individuel : il faudrait violenter la lo-
gique pour déduire l'altruisme de l'égoïsme.
Une formule très répandue définit la Morale en fonc-
tion de l'intérêt social. Mais que de choses, utiles ou
même nécessaires à la société, ne sont pourtant pas mo-
rales 1 Inversement, que de pratiques morales obligatoires,
dont on n'aperçoit pas les services qu'elles rendent à la
communauté!...
En résumé, aucune formule ne rend compte de tous
les faits dont la nature morale est incontestée, c'est-à-dire
des devoirs généralement admis.
La raison de cette insuffisance des théories, M. Durk-
heim la découvre dans la méthode suivie par les mora-
listes.
Ils construisent la Morale de toutes pièces pour l'impo-
— 11 —
ser ensuite aux choses. Ils partent du concept de l'homme,
en déduisent l'idéal qui leur paraît convenir à cette abs-
traction, puis font de l'obligation de réaliser cet idéal la
règle suprême de la conduite. Les différences qui distin-
guent les doctrines, viennent uniquement de ce que l'hom-
me n'est pas partout conçu de la même manière.
Pareille méthode est trois fois critiquable.
D'abord il n'est pas démontré que la Morale puisse
être ramenée à une règle unique et tenir dans un seul
concept.
En tous cas, si on veut chercher le critère fondamen-
tal de la Morale, il faut suivre la méthode ordinaire des
sciences. Il n'y a qu'une manière de parvenir au général,
c'est d'observer le particulier, minutieusement et par le
détail. Donc le seul moyen de découvrir la fonction de la
morale, est d'étudier la multitude des règles particulières
qui gouvernent effectivement la conduite.
Les moralistes, eux, se contentent d'une inspection su-
perficielle des principaux faits de la morale. Les uns en
emportent le sentiment vague qu'il n'y a pas de morale sans
désintéressement. Les autres voient, avec plus ou moins de
clarté, qu'il nous est impossible d'agir si nous ne sommes
intéressés à ^lotre action. On part, là, du concept de bien ou
de celui de devoir ; ici, de la notion de l'utile. On suppose
que l'unique raison d'être de la morale est de sauvegarder
les grands intérêts sociaux ou d'assurer le développement
de l'homme. Mais toujours ces prémisses sont basées sur
une expérience incomplète et sans précision.
Il en résulte que ces formules générales de la moralité
ne nous donnent pas un résumé des caractères essentiels
que présentent réellement les règles morales dans telle
— 12 —
société déterminée. On ne saurait s'y référer comme à des
critères objectifs qui permettent d'apprécier la moralité des
pratiques. Ce sont des vues subjectives et plus ou moins
approchées ; des aspirations personnelles qui répondent à
quelque desideratum particulier. Elles expriment la ma-
nière dont le philosophe se représente la morale, et chacun
conçoit à sa façon l'idéal qu'il pose comme un axiome.
Actuellement, à cette question tant de fois répétée: quel
est ou quels sont les principes derniers de la morale? le
moraliste ne peut répondre que par un aveu d'ignorance.
D'ailleurs, quand même une loi dominerait toute la
morale et serait connue de nous, on ne pourrait en déduire
les vérités particulières qui sont la trame de la science.
Pour peu que les' circonstances se compliquent, le seul
raisonnement sera trop maigre au regard des faits.
Des dialecticiens prétendent établir, par exemple, que
l'homme est fait pour une absolue liberté; mais les histo-
riens nous montrent que, dans certains états de civilisation,
l'esclavage a été utile et nécessaire. Parmi nos droits et
nos devoirs, il n'en est pas un qui, en son temps, n'ait été
méconnu et ce à juste titre. Ce qui est licite pour un peu-
ple, a pu être illicite pour un autre, parce que les règles
morales ne sont morales que par rapport à certaines con-
ditions expérimentales. Il importe donc de déterminer ces
conditions. Sinon, en mettant la morale en dehors du
temps et de l'espace, on ne peut plus la faire descendre
dans les faits.
III. En dernier lieu, M. Lévy-Briihl reproche aux
morales théoriques de supposer deux postulats inadmis-
sibles (^).
1. Lévy-Brûhl, Chapitre III.
— 13 —
D'abord elles admettent l'idée abstraite d'une «nature
humaine », individuelle et sociale, identique à elle-même
dans tous les siècles et dans tous les pays; et elles con-
sidèrent cette nature comme assez bien connue, pour qu'on
puisse lui prescrire les règles de conduite qui conviennent
le mieux en chaque circonstance.
En réalité, r« homme» qui sert ainsi d'objet à la
spéculation morale est loin de représenter d'une manière
exacte toute l'humanité. C'est, au contraire, le type d'une
certaine race et d'un certain temps. Pour la philosophie
ancienne, c'est le Grec. Pour les modernes, c'est l'homme
de la société occidentale et chrétienne.
Ignorants des civilisations autres que celles où ils
vivaient, les théoriciens de la morale ont étendu à l'huma-
nité entière ce qu'ils avaient appris de la nature humaine,
au point de vue psychologique, moral et social, par l'ob-
servation d'eux-mêmes et de leur milieu.
Mais voici que, depuis un siècle, l'ignorance se dissipe.
On explore les régions reculées de l'histoire, l'Egypte,
l'Assyrie, l'ancienne Amérique. On étudie les grandes civi-
lisations indépendantes de la nôtre, les langues, les arts,
les religions de l'Inde, de la Chine, du Japon. Et l'histoire
comparée des institutions fournit au concept de la « nature
humaine » un contenu toujours plus riche et plus varié.
L'ethnographie nous révèle, dans les sociétés infé-
rieures, des façons de sentir, de penser, d'imaginer, des
modes d'organisation sociale et religieuse dont nous n'au-
rions jamais eu, sans elle, la moindre idée.
Dès à présent, nous ne pouvons plus nous représenter
l'humanité entière, au point de vue psychologique et moral,
comme assez semblable à la portion que nous en connais-
— 14 -
sons par notre expérience immédiate, pour que nous nous
dispensions d'en étudier le reste (^).
Les morales théoriques, prétendant déduire leur doc-
trine entière d'un principe unique, supposent — c'est leur
autre postulat — que la conscience elle-même présente une
systématisation parfaite. Son contenu formerait un en-
semble harmonique et posséderait une unité organique;
ses commandements soutiendraient entre eux des rapports
logiquement irréprochables.
Examiné du point de vue objectif, ce postulat est dif-
ficile à conserver. Car nos obligations morales laissent voir
en réalité une complexité extraordinaire, et rien n'assure
que cette complexité recouvre un ordre logique. Pour l'ana-
lyse sociologique, le contenu de la conscience est une stra-
tification irrégulière de pratiques, de prescriptions, d'ob-
servances, dont l'âge et la provenance diffèrent extrême-
ment. Il y en a qui remontent très haut dans l'histoire,
peut-être même à la préhistoire. L'ensemble n'a d'autre
unité que celle de la conscience vivante qui le contient.
La composition en est hétérogène (^). — Le second pos-
tulat n'est donc pas mieux fondé que le premier.
Et voilà les griefs de la Sociologie contre la Morale.
1. « La philosophie du Naturrecht croyait pouvoir déduire de la
nature de l'homme en général, une morale immuable, valable pour
tous les temps et pour tous les pays... Le vice fondamental de toute
cette doctrine, c'est qu'elle repose sur une abstraction. Cet homme
général, partout et toujours identique à lui-même, n'est qu'un con-
cept logique, sans valeur objective. L'homme réel évolue comme le mi-
lieu qui l'entoure » (Durkheim, La se. posit. de la mor. en Allemagney
p. 43). Cfr, La philosophie dans les universités allemandes, p. 337.
2. « Le droit, les mœurs ne sont pas des systèmes logiquement liés
de maximes abstraites, mais des phénomènes organiques qui ont vécu
de la vie même des sociét;és » (DuRKHEiM, Introduction à la socio-
logie de la famille, p. 275).
— 15 —
M. Lévy-Brùhl en termine ainsi rexposé : «Examinée
dans sa définition, dans ses méthodes, dans ses postulats,
la morale théorique, telle qu'elle est conçue habituelle-
ment, paraît incapable de se soutenir. »
Est-il juste de démolir tous les systèmes de morale,
sans réserver à leurs architectes une pensée de gratitude ?
N'ont-ils rendu aucun service?...
Il fut un temps où l'on ne connaissait point de théories
morales. La morale existait pourtant. Certaines actions
étaient approuvées ou imposées; d'autres blâmées ou in-
terdites. Des règles définies présidaient aux relations des
hommes et au fonctionnement des institutions. Mais ces
préceptes et ces lois n'éveillaient aucune préoccupation
scientifique. Ce fut la première phase, celle de la morale
spontanée. Des peuplades de civilisation inférieure n'en
sont pas encore sorties (^).
Un moment vint où la réflexion s'appliqua à la morale
pratiquée, aux coutumes observées. Mais c'était sous l'em-
pire de préoccupations utilitaires. L'esprit s'inquiéta moins
de connaître que de joistifier. Il eut surtout le souci de légi-
timer aux yeux de la raison les règles existantes. Ce fut
l'âge des morales théoriques (2). Celles-ci ont «rationalisé»
la pratique; leur rôle a été doublement utile.
D'abord elles fortifièrent dans les esprits un besoin in-
tellectuel d^'explications théoriques. Sans les philosophes
qui ont construit des « métamorales », une science propre-
ment dite des phénomènes moraux ne serait peut-être
jamais née.
1. Lévy-Brûhl, p. 285.
2. Id., p. 287.
— 16 —
Elles ont contribué, en outre, à introduire un peu d'or-
dre logique dans l'ensemble des pratiques traditionnelles.
Les sociologues consentent à leur rendre discrètement
cet hommage peu compromettant (^). Mais, très conscients
de la supériorité de leur tâche propre, ils ne se lassent pas
de rabattre les prétentions des moralistes.
Ceux-ci se sont imaginé construire la science de la mo-
rale et ils ont cru fonder leurs prescriptions sur leur théo-
rie. Prétentions illusoires (^).
D'abord les moiiales théoriques n'ont jamais fait œuvre
de science, puisqu'elles n'ont pas entrepris l'étude objec-
tive de la réalité morale, c'est-à-dire de la pratique exis-
tante, des règles admises, des lois en vigueur.
De plus, leur prétendue légitimation des préceptes de
conduite est restée toujours purement dialectique. Les
règles de la morale ne doivent pas leur autorité aux théo-
ries inventées pour les soutenir. Les philosophes ont « fon-
dé » la morale de la même façon que la religion naturelle,
c'est-à-dire en essayant de justifier, par une déduction
rationnelle, des croyances dont l'origine est aussi peu
rationnelle que possible.
Enfin les moralistes n'ont pas compris que la morale
n'a pas besoin d'être fondée. Les « morales », — c'est-à-
dire les ensiembles observables de règles, de prescriptions,
d'impératifs et d'interdictions, — existent, indépendam-
ment de toute spéculation, au même titre que les religions,
les langues et les droits (^); ce sont des données. Cons-
1. LÉVY-BrûHL, pp. 92 et 288.
2. Id., pp. 48, 99, 192.
3. « Il y a eu un droit et une morale dès que plusieurs hommes
sont entrés en relations et se sont mis à vivre ensemble. » [DURKHEIM,
Les études de science sociale, p. 72).
— 17 —
truire ou déduire logiquement la morale est une entre-
prise hors de propos. Pour toutes les consciences moyennes
d'une civilisation, certaines manières d'agir apparaissent
comme obligatoires, d'autres comme interdites, d'autres
enfin comme indifférentes : cela est un fait. II n'y a pas
lieu d' « édicter », au nom d'une théorie, les règles de
la morale pratique. Ces règles ont la même sorte de
réalité que les autres faits sociaux.
Maintenant que la critique des sociologues a dissipé
l'illusion, qu'y a-t-il à faire {^)?
Puisqu'il y a une réalité morale objective, l'homme,
s'il est raisonnable, doit s'efforcer d'en connaître les lois,
pour s'en rendre maître autant qu'il lui sera possible.
Désormais l'effort spéculatif ne consistera donc plus à
déterminer « ce qui doit être », c'est-à-dire, en réalité, à
prescrire. Il n'aura d'autre fin directe et immédiate que
l'acquisition du savoir.
L'ensemble des faits moraux — c'est-à-dire les règles
de la conduite individuelle et collective — deviendra l'ob-
jet d'une recherche désintéressée et toute théorique. On
étudiera la conscience, telle qu'elle se présente dans les
différentes sociétés humaines et dans le même esprit où
la science de la nature physique étudie son objet.
La méthode sera la méthode sociologique. Car la
sociologie scientifique pose en principe que les faits mo-
raux sont des faits sociaux.
Lorsqu'on sera en possession d'un certain nombre de
lois régissant les faits, on pourra espérer modifier la pra-
tique par une application rationnelle du savoir scienti-
1. Lévy-Brùhl, p. 289.
— 18 —
fique. Car admettre que la réalité sociale a ses lois n'équi-
vaut nullement à la regarder comme soumise à une sorte
de fatum. Les sociologues ne seront donc pas réduits à
constater ce qu'ont été les morales des diverses civilisa-
tions (^), mais le résultat de leurs recherches rendra pos-
sible le progrès social réfléchi.
Quand cette conception nouvelle aura prévalu, les rap-
ports de la théorie et de la pratique, en morale, seront
normalement organisés. Ce sera le troisième stade de
l'évolution.
La philosophie morale — la prétendue science à la
fois théorique et normative — aura disparu.
Chaque société continuera, cependant, de vivre avec sa
morale propre.
La sociologie entreprendra l'étude positive des faits
moraux du présent et du passé. Et à l'ancienne spécula-
tion dialectique sur les concepts se substituera la re-
cherche scientifique des lois de la réalité.
Plus tard enfin le savoir théorique prêtera à des appli-
cations. Un art rationnel, moral ou social, se fondera, qui
mettra à profit les découvertes de la science. Il emploiera
•à l'amélioration des mœurs et des institutions existantes
la connaissance des lois sociologiques.
1. Cfr. DuRKHEiM, Div. du travail social. Préface.
— 19 —
CHAPITRE IL
LA CONCEPTION SOCIOLOGIQUE DE M. DURKHEIM (').
1. Les trois postulats fondamentaux.
Le premier et, jusqu'à présent, le principal effort de
M. Durkheim a consisté à établir le caractère scientifique
de la Sociologie et surtout à défendre son droit à une
existence autonome.
Une science, proprement dite, de la société est possible
— elle a un objet distinct — elle doit employer une mé-
thode spéciale: la conception sociologique de M. Durk-
heim repose sur ces trois postulats fondamentaux.
I. Une science est la connaissance d'un ordre déterminé
de phénomènes et de leurs lois. Sioutenir qu'une science de
la société est possible, c'est affirmer qu'il doit y avoir des
1. Bibliographie: Les études de science sociale (Revue philo-
sophique, t. XXII). Paris, 1886. — La philosophie dans les universités
allemandes (Revue internationale de l'enseig-nement, t. XIII). Paris,
1887. — La science positive de la morale en Allemagne (Revue philos.,
t. XXIV), 1887. — Le programme économique de Schaeffle (Revue
d'économie politique, t. II). Paris, 1888. — Cours de science sociale.
Leçon d'ouverture (Rev. intern. de l'enseign., t. XV). 1888. — In-
troduction à la Sociologie de la famille (Annales de la Faculté des
lettres de Bordeaux, année 1888). Paris, 1888. — Suicide et natalité
(Rev. philos., t. XXVI). 1888. — De la division du travail social. Paris,
1893 ; 2^ édition : 1902 avec une nouvelle préface intitulée Quel-
ques remarques sur les groupements professionnels. — Note sur la
définition du socialisme (Rev. philos., t. XXXVI). 1893. — Les
règles de la méthode sociologique (Rev. philos., X- XXXVII et
t. XXXVIII). 1894. — L'enseignement philosophique et l'agrégation de
philosophie (Rev. philos., t. XXXIX). 1895. — Crime et santé sociale
(Rev. philos., t. XXXIX). 1895. — L'origine du mariage d'après
WestermarcTc (Rev. philos., t. XL). 1895. — Le suicide. Paris, 1897.
— Il suicidio considerato sotto Vaspetto sociologico (Rivista italiana
— 20 —
lois sociales et que la réflexion, méthodiquement employée,
saura les découvrir; c'est supposer que « les phénomènes
sociaux sont d'une façon définie, qu'ils ont une manière
d'être constante, une nature qui ne dépend pas de l'arbi-
traire individuel et d'oià dérivent des rapports nécessaires. »
Ce postulat est « la condition de toute sociologie ».
Avant qu'il ne fût admis, une véritable science positive des
faits sociaux ne pouvait naître.
Certes depuis Platon, maint penseur s*est complu dans
les spéculations de philosophie sociale. Mais, jusqu'au com-
mencement du xix^ siècle, presque tous les théoriciens de
la politique voyaient dans la société une œuvre humaine,
un fruit de la réflexion, une machine inventée et instituée
de toutes pièces, instrument commode, toujours modifiable
au gré du constructeur. Dans ces conditions il nV. a de
place que pour un art politique. Si les sociétés sont ce que
nous les faisons, il n'y a pas à se demander ce qu'elles sont
mais ce que nous en devons faire: il suffit de déterminer
la fin qu'elles doivent atteindre, et de trouver la meilleure
di sociologia, t. I). Rome, 1897. — Lettre à l'éditeur de V American
Journal of Sociology, t. III, Chicago, 1898. — Représentations indivi-
duelles et représentations collectives (Revue de métaphysique et de
morale, t. VI). Paris, 1898. — La prohibition de l'inceste et ses origines
(Année sociologique, t. I). Paris, 1898. — De la définition des phéno-
mènes religieux (Année sociologique, t. II). 1899. — La sociologie en
France (Revue bleue, n^s du 19 et du 26 mai). Paris, 1900. —
La sociologia ed il suo dominio scientifico (Rivista italiana di socio-
logia, t. IV). 1900. — De la méthode objective en sociologie (Revue d,e
synthèse historique, t. II). Paris, 1901. — Deux lois de l'évolution
pénale (Année sociologique, t. IV). 1901. — Sur le totémisme (An-
née sociologique, t. V). 1902. — De quelques formes primitives de
classification (Année sociologique, t. VI). 1903. — Pédagogie et so-
ciologie (Rev. de métaph. et de mor., t. XI). 1903. — Sociologie et
sciences sociales (Rev. philos., t. LV). 1903. — Sur V organisation ma-
trimoniale des sociétés australiennes (Année sociologique, t. VIII).
1905. — On the relations of sociology fo the social sciences and to phi-
losophy (Sociological Papers, %. I). Londres, 1905.
— 21 —
manière d'arranger les choses pour que cette fin soit bien
accomplie. Aussi, pour judicieuses ou pénétrantes qu'elles
soient, les observations d'Aristote, de Bossuet, de Montes-
quieu, de Condorcet sui la vie des sociétés, ne consti-
tuent pourtant pas une sociologie: le principe fondamen-
tal leur fait défaut.
Le vrai sociologue doit commencer par se débarrasser
de la « conception artif icialiste » qui hante encore si obs-
tinément les esprits. Il doit, avant tout, poser ce prin-
cipe que les sociétés, sont des êtres naturels, des orga-
nismes se développant en vertu d'une nécessité interne.
Les historiens restent sceptiques et les philosophes
s'émeuvent à l'énoncé de ce premier postulat. « Nous
avons étudié les sociétés, disent les premiers, et nous n'y
avons pas découvert la moindre loi. L'histoire n'est qu'une
suite d'accidents, locaux et individuels, qui ne se répètent
jamais, réfractaires à toute généralisation, c'est-à-dire à
toute étude scientifique, — puisqu'il n'y a pas de science
du particulier. »
M. Durkheim convient de bonne grâce que « le meil-
leur moyen de prouver l'existence de lois sociales serait
assurément de trouver ces lois ». Mais, en attendant, il de-
mande qu'on fasse crédit aux sociologues. « Si différents
qu'ils puissent être les uns des autres, les phénomènes
produits par les actions et les réactions qui s'établissent
entre des individus semblables placés dans des milieux
analogues, doivent nécessairement se ressembler par quel-
que endroit et se prêter à d'utiles comparaisons. »
A ce moment interviennent les philosophes. « La li-
berté humaine, objectent-ils, exclut toute idée de loi et
rend impossible toute prévision scientifique. »
Morale et sociologie. 3
— 22 —
Déjà dans la leçon d'ouverture de son cours, M. Durk-
heim passait outre et se bornait à cette déclaration : « La
question de savoir si l'homme est libre ou non a sa place
en métaphysique ; les sciences positives peuvent et doivent
s'en désintéresser. Il faut choisir : ou reconnaître que les
phénomènes sociaux sont accessibles à l'investigation
scientifique, ou bien admettre qu'il y a deux mondes
dans le monde : l'un où règne la loi de causalité, l'autre
où régnent l'arbitraire et la contingence. »
Dans les Règles de la méthode encore, il refuse le dé-
bat. « La sociologie, dit-il, n'a pas plus à affirmer la liberté
que le déterminisme (^). Tout ce qu'elle demande qu'on lui
accorde, c'est que le principe de causalité s'applique aux
phénomènes sociaux. Encore ce principe est-il posé par
1. Un jour cependant, en passant il est vrai, dans une simple
note, M. Durkheim s'est laissé aller à toucher au problème. Des
statistiques étudiées par lui il résulte que chaque peuple a un taux
de suicides qui lui est personnel. Il en conclut que, pour chaque
peuple, il existe, dans le milieu social, une tendance collective d'une
énergie déterminée qui pousse les homm-es à se tuer. Et dans sa
pensée ce n'est pas une métaphore : il faut prendre les termes à la
rigueur. Les tendances collectives qui poussent au suicide comme
d'ailleurs aussi au crime, au mariage, etc., ont une existence propre ;
ce sont des choses réelles, des forces vivantes sui generis, elles agis-
sent du dehors sur l'individu.
Cette interprétation — remarque-t-il dans ea note — n'oblige
pa:s à refuser à Tihomme toute espèce de liberté. Et voici comment
il s'explique :
« La constance des données démographiques provient d'une
force extérieure aux individus. Cette force ne détermine pas tels su-
jets plutôt que tels autres. Elle réclame certains actes en nombre
défini, non pas que ces actes viennent de celui-ci ou de celui-là. On
peut admettre que certains lui résistent et qu'elle se satisfasse sur
d'autres. En définitive, conclut-il, notre conception n'a d'autre effet
que d'ajouter aux forces physiques, chimiques, biologiques, psycho-
logiques des forces sociales qui agissent sur l'homme du dehors tout
comme lea premières. Si donc celles-ci n'excluent pas la liberté hu-
maine, il n'y' a pas de raison pour qu'il en soit autrement de celles-
là. La question se pose dans les mêmes termes pour les unes et pour
les autres. » (Le Suicide, p. 368, note.)
— 23 —
elle, non comme une nécessité rationnelle, mais seulement
comme un postulat empirique, produit d'une induction
légitime. Puisque la loi de causalité a été vérifiée dans les
autres règnes de la nature; que, progressivement, elle a
étendu son empire du monde physico-chimique au monde
biologique, de celui-ci au monde psychologique, on est en
droit d'admettre qu'elle est également vraie du monde
social. Mais la question de savoir si la nature du lien
causal exclut toute contingence n'est pas tranchée pour
cela. »
Le fait est, comme le remarque M. Lévy-Briihl, que
nous avons peine à concevoir comme régis par des lois
invariables, des phénomènes que nous pouvons modifier
par notre intervention volontaire. L'assimilation de la na-
ture sociale à la nature physique choque la représentation
traditionnelle qui place l'homme au point de contact de
deux mondes distincts et hétérogènes : l'un physique où
les phénomènes sont régis par des lois constantes, l'autre
moral qui lui est révélé par la conscience. Et l'étude objec-
tive et scientifique de la nature sociale, semblable à l'é-
tude objective et scientifique de la nature physique, reste
une conception d'apparence paradoxale.
Mais cela n'importe à M. Durkheim, préoccupé de faire
reconnaître avant tout le caractère scientifique de la socio-
logie. Il faut, répète-t-il dans ses écrits les plus récents,
opposer au préjugé dualiste l'affirmation hardie de l'unité
de la nature ; éliminer les survivances du postulat anthropo-
centrique qui barre la route à la science; renoncer au
dualisme religieux ou métaphysique qui fait de l'humanité
un monde à part, soustrait, par on ne sait quel obscur pri-
vilège, au déterminisme dont les sciences naturelles con-
statent l'existence dans le reste de l'univers. Le mot de
24
sociologie implique avant tout l'idée nouvelle que les faits
sociaux doivent être traités comme des phénomènes natu-
rels soumis à des lois nécessaires.
II. Pour que la sociologie pût se fonder, il fallait éten-
dre l'idée de lois naturelles aux phénomènes humains.
Mais l'affirmation de l'unité de la nature, ne suffit pas pour
que les faits sociaux deviennent la matière d'une science
nouvelle : le monisme matérialiste, lui aussi, postule que
l'homme est dans la nature; mais en faisant de la vie
humaine, soit individuelle soit collective, un simple épi-
phénomène des forces physiques, il résorbe les phénomè-
nes sociaux et psychiques dans leur substrat matériel qui,
seul, comporterait l'investigation scientifique ; ni la socio-
logie, ni la psychologie n'auraient d'objet propre.
Il importe donc que l'affirmation de l'unité ne fasse
pas méconnaître l'hétérogénéité naturelle des choses. Ce
n'est pas assez d'avoir établi que les faits sociaux sont
soumis à des lois; il faut ajouter qu'ils ont leurs lois pro-
pres, spécifiques, comparables aux lois physiques ou bio-
logiques, mais sans y être immédiatement réductibles.
En un mot, pour que la sociologie puisse se constituer à
l'état de science indépendante, elle doit avoir un objet et
qui ne soit qu'à elle.
M. Durkheim s'est appliqué surtout à empêcher qu'on
la confonde avec la psychologie; et à cette fin il a
énoncé un autre postulat.
« 11 ne peut y avoir de sociologie, dit-il, s'il n'existe
pas de sociétés; mais il n'existe pas de sociétés, s'il n'y
a que des individus. »
Il faut donc poser en principe que « la société n'est pas
— 25 —
une simple collection d'individus, mais un être qui a sa vie,
sa conscience, ses intérêts, son histoire. Sans cette idée, il
n'y a pas de science sociale ».
Certes la société ne peut exister en dehors des individus
qui lui servent de substrat ; elle est pourtant autre chose.
Un tout n'est pas identique à la somme de ses parties,
quoique sans elles il ne soit rien; ses propriétés diffèrent
des leurs. En s'assemblant sous une forme définie et par
des liens durables les hommes forment un être nouveau,
l'être social, qui a sa nature et ses lois propres.
Si un composé diffère spécifiquement de ses compo-
sants, cela vient de ce que l'association n'est pas un phé-
nomène infécond, mais un facteur actif. Il est bien certain,
par exemple, qu'il n'y a dans la cellule vivante que des
molécules de matière brute; seulement elles y sont asso-
ciées et cette association est la cause de ces phénomènes
nouveaux qui caractérisent la vie et dont il est impossible
de retrouver même le germe dans aucun des éléments.
La dureté du bronze n'est pas non plus dans le cuivre
ni dans l'étain ni dans le plomb qui ont servi à le former
et qui sont des métaux malléables ou flexibles; elle est
dans leur alliage. De même la société : elle n'est pas
une simple somme d'individus, mais le système formé
par leur association représente une réalité spécifique qui
a ses caractères propres.
«Je ne nie pas du tout, écrit M. Durkheim au cours
d'une polémique, que les natures individuelles soient les
composantes du fait social. Il s'agit de savoir si, en se
composant pou,r donner naissance au fait social, elles ne
se transforment pas par le fait même de leur combinai-
son. La synthèse est-elle purement mécanique ou chi-
mique? Toute la question est là. »
— 26 -
Pour M. Durkheim, la question est tranchée : la syn-
thèse est chimique. Il existe vraiment un règne social, aussi
distinct du règne psychique que celui-ci l'est du règne
biologique et ce dernier, à son tour, du règne minéral.
En distinguant le règnei social du règne psychique,
M. Durkheim n'entend pas toutefois éliminer de la sociolo-
gie l'élément mental. Fréquemment il répète que « la vie
sociale est tout entière faite de représentations», mais il
n'omet jamais d'ajouter que « les représentations collecti-
ves sont d'une tout autre nature que celles de l'individu».
Ainsi, par exemple, l'ensemble des croyances et des sen-
timents, commun à la moyenne des membres d'une même
société, forme un système déterminé qui a sa vie propre.
On peut l'appeler la conscience collective. Cette conscience
commune a des caractères spécifiques qui en font une réali-
té distincte. Les individus passent et elle reste, reliant les
unes aux autres les générations successives. Elle est donc
autre chose que les consciences particulières. Elle est le
type psychique de la société, type qui a ses propriétés,
ses conditions d'existence, son mode de développement.
La mentalité des groupes, dit-il encore, n'est pas celle
des particuliers. Jamais l'individu, à lui seul, n'aurait rien
pu concevoir qui ressemblât à l'idée des dieux, aux mythes
et aux dogmes des religions, à l'idée du devoir et de la
discipline morale, etc. Si pourtant ces idées se sont con-
stituées, c'est, toujours, parce que, en s'agrégeant, les
âmes individuelles donnent naissance à une individualité
psychique d'un genre nouveau qui a ses manières propres
de penser et de sentir.
Au surplus, en se servant de l'expression « âme collée-
— 27 —
tive », M. Durkheim n'entend pas du tout hypostasier la
conscience collective. Il n'admet pas plus d'âme substan-
tielle dans la société que dans l'individu. La conscience,
tant individuelle que sociale, est seulement « un ensemble,
plus ou moins systématisé, de phénomènes sui generis ».
III. Le troisième postulat est une conséquence du pré-
cédent. Si les faits sociaux sont irréductibles aux phéno-
mènes biologiques ou psychiques, ils ne peuvent s'expli-
quer par ces derniers. Un fait social ne peut être expliqué
que par un autre fait social.
La méthode, dite psychologique, ne peut donc convenir
à la sociologie.
Ce fut celle des économistes. Ils avaient proclamé qu'il
y a des lois sociales, aussi nécessaires que les lois phy-
siques. Mais, suivant eux, il n'y a de réel dans la société
que l'individu. Une nation n'est qu'un être nominal ; et ses
propriétés sont celles des éléments qui la composent. Les
lois sociales ne seraient donc pas des faits très généraux
que le savant induit de robservation des sociétés, mais des
conséquences logiques qu'il déduit de la définition de l'in-
dividu. L'économiste ne dit pas : les choses se passent
ainsi, car l'expérience l'a établi; mais : elles doivent se
passer ainsi, car il serait absurde qu'il en fût autrement.
Aujourd'hui encore la méthode d'explication générale-
ment suivie par les sociologues est essentiellement psycho-
logique. D'après eux, il n'y a rien dans la société que des
consciences particulières et ces dernières sont la source de
toute révolution sociale. Par suite, les lois sociologiques
seront un corollaire des lois plus générales de la psycho-
logie; l'explication de la vie collective consistera à
— 28 —
faire voir comment elle découle de la nature humaine.
Une telle méthode, affirme M. Durkheim, n'est appli-
cable aux phénomènes sociologiques qu'à condition de
les dénaturer. Les consciences particulières, en s'unissant,
donnent naissance à une réalité nouvelle qui est la con-
science de la société. Un groupe pense, veut, agit tout
autrement que ne feraient ses membres, s'ils étaient isolés.
Si on part de ces derniers, on ne pourra rien comprendre
à ce qui se passe dans le groupe. Et toutes les fois qu'un
phénomène social est directement expliqué par un phéno-
mène psychique, on peut être assuré que l'explication est
fausse. C'est dans la nature de la société elle-même, non
dans celle des unités composantes, qu'il faut chercher
les causes prochaines et déterminantes des faits sociaux.
Une autre erreur de méthode a été commise par cer-
tains auteurs de l'école organiciste.
Comte en appelant la société un organisme, ne voyait
dans cette expression qu'une métaphore. Spencer déclara
nettement que la société est une sorte d'organisme : les
cellules en s'agrégeant forment les vivants, comme les
vivants en s'agrégeant entre eux forment la société.
Lilienfeld a, pris cette vérité trop à la lettre. Il s'est
imaginé que, pour dissiper les mystères dont sont entou-
rées les origines et la nature des sociétés, il suffisait de
transporter en sociologie les lois mieux connues de la
biologie en les démarquant.
Certes, l'analogie est un précieux instrument pour la
connaissance et même pour la recherche scientifique ; c'est
un procédé utile d'illustration et de vérification; c'est une
forme légitime de la comparaison et la comparaison est le
seul moyen pratique dont nous disposions pour arriver à
29
rendre les choses intelligibles. Il n'était donc pas sans inté-
rêt de signaler entre rorganisme individuel et la société
une réelle analogie; car la biologie devenait pour le so-
ciologiste un véritable trésor de vues et d'hypothèses
qu'il pouvait sagement exploiter.
Mais l'analogie n'est pas une méthode de démonstra-
tion proprement dite. Le tort des sociologues biologistes
est d'avoir voulu induire les lois de la sociologie de celles
delà biologie. De telles inférences sont sans valeur; entre
le règne biologique et le règne social, les différences sont
aussi marquées que les ressemblances. Les sociétés peu-
vent ête comparées aux êtres vivants, parce qu'elles sont
des êtres organisés ; seulement rorganisation n'est que le
cadre extérieur de la vie sociale et les similitudes biologi-
ques ne nous donnent pas une représentation de ce qui
en constitue le contenu. Si les lois de la vie se retrouvent
dans la société, c'est sous des formes nouvelles et avec des
caractères spécifiques que l'analogie ne permet pas de con-
jecturer mais qu'il faut atteindre par l'observation directe.
La méthode pour étudier les phénomènes sociaux ne
peut donc être le décalque d'aucune autre méthode scien-
tifique; elle doit être strictement sociologique.
Conclusion: « Au delà de l'idéologie des psycho-so-
ciologues, comme au delà du naturalisme matérialiste de
la socio-anthropologie, il y a place pour un naturalisme
sociologique qui voit dans les phénomènes sociaux des
faits spécifiques et qui entreprend d'en rendre compte
en respectant leur spécificité. La sociologie n'est l'an-
nexe d'aucune autre science; elle est elle-même une
science, distincte et autonome. »
30
2. L'objet de la sociologie.
On a souvent reproché à la sociologie d'être une
science vague et mal définie. M. Durkheim estime qu'elle
a plus d'une fois mérité ce reproche. Si elle doit étudier,
comme elle en a parfois l'ambition, tous les phénomènes
qui se passent au sein des sociétés, elle n'est pas une
science, mais la science. Il est nécessaire de délimiter
son domaine et de préciser son objet. La première dé-
marche du sociologue doit être de définir les choses dont
il traite, c'est-à-dire les faits sociaux. ,
M. Durkheim attache tant d'importance aux défini-
tions préliminaires, qu'il en a donné les règles, illustrées
d'exemples.
Laisser de côté l'idée, plus ou moins flottante, que
nous pouvons avoir déjà du fait à définir : tel est son
premier précepte. Il s'agit d'atteindre le fait lui-même,
et non d'exprimer la manière dont nous nous le repré-
sentons. Il faut donc sortir de nous et nous mettre en
face des choses. Cette précaution est nécessaire pour obte-
nir une définition objective.
Dans la pratique, toutefois, on partira du concept vul-
gaire. Il sert d'indicateur ; il nous informe qu'il existe quel-
que part un ensemble de phénomènes réunis sous une
même appellation. On cherchera si, parmi les choses que
connote confusément le mot vulgaire, il en est qui pré-
sentent des caractères communs. Par exemple, si parmi
les faits sociaux il s'en rencontre qui possèdent en com-
mun des caractères ayant une suffisante affinité avec
ceux que connote vaguement, dans la langue, le mot de
— 31 —
religieux, on les réunira sous cette rubrique, pour en
faire un groupe distinct, défini par les caractères mêmes
qui auront servi à le constituer.
La définition d'autre part devra comprendre, sans ex-
ception ni distinction, tous les phénomènes qui présentent
également les mêmes caractères. Ainsi, pour définir le so-
cialisme — et non pas seulement l'idée qu'on s'en fait -— il
faut dégager les traits qui se retrouvent les mêmes dans
^oi^^es les doctrines qualifiées et se qualifiant de socialistes.
Enfin, la matière de la définition fondamentale, on la
cherchera parmi les caractères assez extérieurs pour être
immédiatement visibles. Ce sont les seuls qui puissent
être atteints, au moment où la recherche va seulement
commencer. Ceux qui sont situés plus profondément sont,
sans doute, plus essentiels; leur valeur explicative est
plus haute, mais ils sont inconnus à cette phase de la
science et ne peuvent être anticipés que si l'on substi-
tue à la réalité quelque conception de l'esprit.
11 résulte de là que la définition placée au commence-
ment de là science, ne saurait avoir pour objet d'exprimer
l'essence de la réalité; elle a pour unique fonction de
nous faire prendre contact avec les choses.
A plusieurs reprises M. Durkheim nous avertit que tels
sont le sens et la portée de sa définition de l'objet de la
sociologie : elle n'est pas une sorte de philosophie, ni mê-
me une explication sommaire du fait social. L'auteur se
propose non d'anticiper par une vue philosophique sur les
conclusions de la science, mais simplement d'indiquer à
quels signes extérieurs il est possible de reconnaître les
faits dont elle doit traiter, afin que le savant sache les
apercevoir là où ils sont et ne les confonde pas avec d'au-
— 32 —
très. Il s'agit de délimiter le champ de la recherche aussi
bien que possible, non de rembrasser dans une sorte d'in-
tuition exhaustive.
Quelle est donc la définition que M. Durkheim a don-
née du fait social ?
Mentionnons seulement pour mémoire celle qu'en pas-
sant il propose, tout au début de sa carrière de publi-
ciste : « Pour qu'un fait soit sociologique, il faut qu'il in-
téresse non seulement tous les individus pris isolément,
mais la société elle-même, c'est-à-dire l'être collectif ».
Un chapitre des Règles de la méthode est consacré à
résoudre la question : Qu'est-ce qu'un fait social?
■ Il y a dans toute société, observe M» Durkheim, un
groupe déterminé de phénomènes qui se distinguent par
des caractères tranchés. Ce sont des manières d'agir et da
sentir, des types de conduite ou de pensée, doués d'une
puissance impérative et coercitive, en vertu de laquelle ils
s'imposent à l'individu, qu'il le veuille ou non. Telles les
règles du droit, les maximes morales ; et, dans une mesure
moindre, les conventions et les usages du monde. Dans
certains cas, la contrainte n'est qu'indirecte : il m'est im-
possible de ne pas parler leur langue avec mes compa-
triotes, et de ne pas employer les monnaies légales; je
ime ruinerais si je travaillais avec des procédés et des mé-
thodes industrielles de l'autre siècle. Outre ces croyances
et ces pratiques constituées, présentant des formes cristal-
lisées, l'auteur signale encore les « courants sociaux ».
L'individu subit également leur ascendant. Dans une
assemblée, par exemple, il se produit des mouvements
d'enthousiasme, d'indignation, de pitié, capables de nous
entraîner malgré nous. — A tous ces phénomènes doit
-- 33 —
être donnée et réservée la qualification de sociaux; ils
sont le domaine propre de la sociologie.
Un fait social se reconnaît donc au pouvoir de coerci-
tion externe qu'il exerce ou est capable d'exercer sur les
individus. Et la présence de ce pouvoir se reconnaît à son
tour soit à l'existence de quelque sanction déterminée, soit
à la résistance que le fait oppose à toute entreprise indi-
viduelle qui tend à lui faire violence.
Bref : « Est fait social toute manière de faire, fixée
ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une con-
trainte extérieure. »
Déjà, dans les Règles de la méthode, M. Durkheim re-
connaissait que ce critère n'est pas toujours facile à ap-
pliquer. La contrainte est aisée à constater quand elle se
traduit au dehors par quelque réaction directe de la so-
ciété, comme c'est le cas pour le droit, la morale, les
croyances, les usages, les modes mêmes. Mais quand elle
n'est qu'indirecte, comme celle qu'exerce une organisa-
tion économique, elle ne se laisse pas si bien apercevoir.
Aussi donne-t-il simultanément cette autre définition:
« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, qui
est générale dans l'étendue d'une société donnée, tout en
ayant une existence propre, indépendante de ses mani-
festations individuelles. »
Leur généralité, comme telle, ne lui suffit donc pas
à caractériser les phénomènes sociologiques : une pensée
qui se retrouve dans toutes les consciences particulières,
un mouvement que répètent tous les individus ne sont
pas pour cela des faits sociaux.
Sans doute un phénomène ne peut être collectif que s'il
est commun aux membres de la société, partant, s'il est
— 34 —
général. Mais, du point de vue de M. Durkheim, s'il est
général, c'est parce qu'il est collectif, bien loin qu'il soit
collectif parce qu'il est général. C'est un état du groupe,
qui se répète chez les individus parce qu'il s'impose à eux.
Il est dans chaque partie parce qu'il est dans le tout,
loin qu'il soit dans le tout parce qu'il est dans les parties.
Si l'on s'est contenté du seul caractère de généralité
pour définir les phénomènes sociaux, c'est qu'on les a
confondus, à tort, avec leurs incarnations individuelles.
Ce qui les constitue, ce sont les croyances, les tendances,
les pratiques du groupe pris collectivement. Les formes
que revêtent les états collectifs en se réfractant chez les
individus, sont chose d'une autre espèce. Entre les deux
ordres de faits il y a dualité de nature: le phénomène
social est une .réalité sui generis, distincte de ses réper-
cussions individuelles.
On peut donc définir le fait social par la diffusion
qu'il présente à l'intérieur du groupe, pourvu qu'on ait
soin d'ajouter, comme seconde et essentielle caractéristi-
que, qu'il existe indépendamment des formes individuel-
les qu'il prend en se diffusant.
« Puisqu'il n'y a rien dans la société que des indivi-
dus, comment, a-t-on demandé, peut-il y avoir quelque
chose en dehors d'eux? »
Dans un certain nombre de cas, répond M. Durk-
heim, nous pouvons directement constater 1' « extério-
rité » des faits sociaux. Dans d'autres, nous pouvons éta-
blir par induction leur réalité objective. Et, à l'appui, il
donne des exemples.
Parfois, le fait social se matérialise jusqu'à devenir un
élément du monde extérieur. Ainsi un type déterminé d'ar-
— 35 —
chitecture est un phénomène social : il est incarné en par-
tie dans des édifices qui sont des réalités indéi>endantes
des individus. Pareillement les voies de communication et
de transport, les instruments et les machines qui expriment
l'état de la technique, le système des monnaies, les instru-
ments de crédit, les pratiques suivies dans une profession,
le langage écrit. M. Durkheim signale ensuite les formules
où se condensent soit les dogmes de la foi, soit les pré-
ceptes du droit. Ici, certaines manières d'agir ou de pen-
ser ont acquis une sorte de consistance, et se trouvent
comme isolées des événements particuliers qui les re-
flètent; elles prennent une forme sensible qui leur est
propre: règles juridiques ou morales qui définissent nos
devoirs; articles de foi des sectes religieuses. Il cite en-
core, dans le même ordre, les aphorismes et dictons po-
pulaires, les codes de goût que dressent les écoles litté-
raires. — Dans tous ces cas, la réalité extérieure du fait
.social est immédiatement donnée à l'observation.
D'autres fois on peut, «par un artifice de méthode»,
dissocier les faits sociaux et leurs formes individuelles.
Par exemple : chaque peuple a une natalité, une nuptialité,
une criminalité, etc., qui sont constantes tant que les cir-
constances restent les mêmes, mais qui varient d'un peuple
à l'autre. Cette constance implique, qu'il existe des tendan-
ces collectives extérieures aux individus, des « courants >>
qui les poussent, avec une force inégale suivant les temps
et les pays, l'un au mariage, un autre au suicide ou à une
natalité plus ou moins forte.; La statistique fournit le moyen
d' « isoler » ces courants; ceux-ci sont en effet figurés
par le taux de la natalité, de la nuptialité, des suicides.
Les chiffres de lai statistique démontrent la réalité de ces
courants en même temps qu'ils en mesurent l'intensité.
— 36 —
M. Durkheim a fait d'un de ces courants, du « suicido-
gène», une étude spéciale. Les individus qui composent
une société changent d'une année à l'autre ; et cependant
le nombre des suicidés est le même, tant que le groupe
ne change pas. Les causes qui fixent le contingent des
morts volontaires pour une société, doivent donc être indé-
pendantes des individus, puisqu'elles gardent la même
énergie, quels que soient les sujets particuliers sur les-
quels s'exerce leur action. Il faut reconnaître par consé-
quent qu'il existe, dans le milieu soigial, une force dont l'in-
tensité plus ou moins grande fait le nombre plus ou moins
élevé des suicides particuliers. Et cette tendance collec-
tive n'est pas une entité verbale, mais une réalité, exté-
rieure aux individus, et qui les pénètre et s'impose à eux;
son existence se prouve par la constance de ses effets.
Tout en définissant subsidiairement les faits sociaux
par «la généralité combinée avec l'objectivité», M. Durk-
heim ajoute immédiatement que cette seconde formule
n'est qu'une autre expression de la première : si une ma-
nière de se conduire, qui existe extérieurement aux con-
sciences individuelles, se généralise, ce ne peut être qu'en
s'imposant. Aussi la contrainte reste-t-elle, à ses yeux,
la caractéristique de tout phénomène social. « Nous fai-
sons, dit-il, consister les faits sociaux en des manières
d'agir ou de penser, reconnaissables à cette particularité
qu'elles sont susceptibles d'exercer sur les consciences
particulières une influence coercitive... »
Après avoir souvent et énergiquement défendu l'exac-
titude de sa définition, M. Durkheim s'est résigné à en
reconnaître les lacunes.
— 37 —
Il a déjà avoué qu'elle ne répond pas aux besoins d'une
bonne définition initiale. Celle-ci ne doit se servir que de
« caractéristiques immédiatement discernables ». Or il y
a bien des cas où « le caractère de contrainte n'est pas
facilement reconnaissable. »
«Nous acceptons, dit-il encore, le reproche fait à notre
définition de ne pas exprimer tous les caractères du fait
social et, par suite, de n'être pas la seule possible. Il n'y a
rien d'inconcevable à ce qu'il puisse être caractérisé de
plusieurs manières différentes; car il n'y a pas de raison
pour qu'il n'ait qu'une seule propriété distinctive. Le pou-
voir coercitif que nous lui attribuons est même si peu
le tout du fait social, qu'il peut présenter également le
caractère opposé. »
Finalement, après avoir insisté une dernière fois sur la
« réalité objective » des faits sociaux, il adopte, pour les
définir, la formule de MM. Mauss et Fauconnet : «Au
fond, ce qu'il y a de plus essentiel dans la notion de
la contrainte sociale, c'est que les manières collectives
d'agir ou de penser ont une réalité en dehors des indi-
vidus qui, à chaque moment du temps, s'y conforment.
Ce sont des choses qui ont leur existence propre. L'indi-
vidu les trouve toutes formées, il est bien obligé d'en
tenir compte. Il y a un mot qui exprime assez bien cette
manière d'être très spéciale: c'est celui d'institution. On
peut en effet appeler « institutions » toutes les croyances et
tous les modes de conduite institués par la collectivité. La
sociologie peut alors être définie : la science des institu-
tions, de leur genèse et de leur fonctionnement. » —
Mais rien dans cette formule n' « indique à quels signes
extérieurs il est possible de reconnaître les faits sur les-
Morale et sociologie 4
— 38 —
quels doit porter la recherche du sociologuei »; c'est-
à-dire que ce n'est même plus une «définition ». —
Comment s'expliquer ces hésitations de M. Durkheim,
passant d'une définition à l'autre et finissant par se raUier
tout à coup, comme las de discuter, à la formule, vague a
tout le moins et insuffisante comme définition, proposée
par deux de ses collaborateurs de V Année sociologique?
Les règles tracées par lui-même n'étaient-elles pas excel-
lentes ? Se libérer l'esprit de toute prénotion ; se mettre en
face des choses; passer en revue les faits dits sociaux,
tous sans exception; les comparer; relever leurs traits
extérieure oommuns : ce programme, observé de point en
point, ne devait-il pas donner un résultat satisfaisant,
définitif et permettre de déterminer aux yeux de tous, de
délimiter avec netteté, de circonscrire avec précision l'ob-
jet de la Sociologie ?
Certes, mais de suivre le programme doit être malaisé,
à en juger d'après le nombre des échecs enregistrés par
M. Durkheim. Il n'est peut-être pas un sociologue qui n'ait
péché contre les canons décrétés par l'auteur des Règles
de la méthode. Depuis les grands précurseurs, Comte,
Spencer, Stuart Mill jusqu'aux contemporains déjà répu-
tés, tous ont failli: le vice le plus commun de leurs
définitions, c'est le manque d'objectivité.
Voici Spencer, par exemple. Il fait des sociétés l'objet
de la science et les définit: « ,une société n'existe que
quand, à la juxtaposition, s'ajoute la coopération ». Mais
cette définition n'est pas l'expression d'un fait immédiate-
ment visible et que l'observation suffit à constater; c'est
une «vue de l'esprit». Impossible de savoir, par une sim-
ple inspection, si réellement la coopération est le tout de
— 39 —
la vie sociale. Spencer n'a pas commencé par observer
toutes les manifestations de l'existence collective et mon-
tré qu'elles sont toutes des formes diverses de la coopéra-
tion. Sa manière de concevoir la réalité sociale s'est substi-
tuée à cette réalité. Il définit, non pas la société, mais
l'idée qu'il s'en fait. Sans doute, dans sa Sociologie il
affecte de procéder empiriquement, en accumulant les
faits ; mais les faits semblent bien n'être là que pour faire
figure d'arguments. Ils ne servent qu'à illustrer des ana-
lyses de notions; et tout ce qu'il y a d'essentiel dans la
doctrine spencérienne, peut être immédiatement déduit
de sa définition de la société.
Jusqu'à présent, les règles de M. Durkheim lui ont
beaucoup servi pour juger — et condamner — les tenta-
tives de ses prédécesseurs. Elles auront réalisé pleinement
leur but, quand leur auteur aura réussi à s'en inspirer
lui-même, pour définir l'objet de la sociologie. Ce jour-
là, M. Durkheim se trouvera avoir joint à l'autorité du
précepte le prestige de l'exeniple.
La vérité est qu'il n'a pas encore évité l'écueil sur le-
quel il reproche à tous les autres d'avoir échoué. Lui non
plus ne s'est pas mis en face des choses pour les observer :
il a simplement analysé un concept. Il n'a pas comparé
la masse des phénomènes sociologiques pour en dégager
les traits communs : il a choisi parmi eux quelques exem-
ples destinés à illustrer une notion préexistante dans son
esprit. Il n'a pas désigné les faits sociaux par quelqu'une de
leurs particularités extérieures, immédiatement apparente :
il en exprime d'emblée une « caractéristique essentielle (^). »
1. « Puisque la caractéristique essentielle des phénomènes socio-
logiques consiste dans le pouvoir qu'ils ont d'exercer, du dehors, une
pression sur les consciences individuelles, c'est qu'ils n'en dérivent pas
— 40 —
Celle de ses formules préférées qui définit les phéno-
mènes sociologiques par leur « extériorité », est déduite de
ce que nous présentions plus haut comme son second pos-
tulat fondamental : Un tout, ainsi raisonne-t-il, n'est pas
identique à la somme de ses parties. Donc la société est
autre chose que la collection de ses membres. Donc les
phénomènes sociaux n'ont pas les individus pour sub-
strat : ils sont une réalité sui generis, phénoménale, il est
vrai, mais extérieure aux individus. — Ce travail mental
terminé, M. Durkheim s'est tourné du côté des faits, pour
y chercher quelques exemples confirmatifs.
A ses contradicteurs qui contestent 1' «extériorité» des
faits sociaux, il répond plus d'une fois par une simple ar-
gumentation a priori, essayant de justifier sa définition
par une pure analyse dialectique (^).
et que, par suite, la sociologie n'est pas un corollaire de la psycho-
logie. Car cette puissance contraignante témoigne qu'ils expriment une
nature différente de la nôtre; elle est un produit de forces qui dépas-
sent l'individu et doint il ne saurait, par conséquent rendre compte.
Ce n'est pas de lui que peut venir cette poussée extérieure qu'il su-
bit; ce n'est donc pas ce qui se passe en lui qui la peut expliquer. ;>
1. « L'extériorité des tendances collectives, dit-il, n'a rien de sur-
prenant pour quiconque a reconnu l'hétérogénéité des états individuels
et des états sociaux. En effet, par définition, les seconds ne peuvent
venir à chacun de nous que du dehors, puisqu'ils ne découlent pas
de nos prédispositions personnelles; étant faits d'éléments qui nous
sont étrangers, ils expriment autre chose que nous-mêmes. » — Et
ailleurs : « Pour qu il y ait fait social, il faut que plusieurs individus
aient mêlé leur action et que cette combinaison ait dégagé quelque
produit nouveau. Et comme cette synthèse a lieu en dehors de cha-
cun de nous (puisqu'il y entre une pluralité de consciences), elle
a nécessairement pour effet de fixer, d'instituer hors de nous de cer-
taines façons d'agir et de certains jugements qui ne dépendent pas
die chaque volonté particulière prise à part. » , — Ou bien,:, « Toutes
les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent,
par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut
bien concevoir que ces phénomènes sont situés non dans les élé-
ments, mais dans le tout formé par leur union. Appliquons ce prin-
cipd à la sociologie. Si cette synthèse sui generis que constitue toute
société dégage des phénomènes nouveaux, différents de ceux qui se
41
Son autre formule favorite a pour origine une observa-
tion incomplète. — Ses premières explorations scientifiques
se firent dans la direction de la Sociologie morale et reli-
gieuse. Le droit, la morale, la religion lui semblaient « les
manifestations les plus caractéristiques de la vie collec-
tive; » leur objet est d' «assurer l'équilibre de la so-
ciété » ; ce sont « les trois grandes fonctions régulatrices de
l'organisme social». Or il fut frappé du caractère impé-
ratif de ces divers phénomènes : Les croyances et les
pratiques religieuses, les règles de la morale, sont inves-
ties d'un ascendant en vertu duquel elles s'imposent à
l'individu. M. Durkheim les définit même en disant que les
faits moraux et juridiques sont des « règles de conduite
sanctionnées » et que les phénomènes religieux consistent
en « croyances et en pratiques obligatoires. »
Ayant relevé le caractère coercitif dans les premiers
faits sociaux qu'il rencontre sur son chemin, il présuma
que tous les autres faits devaient présenter la même parti-
cularité : « Si le caractère d'obligation et de contrainte est
si essentiel à ces faits, si éminemment sociaux, combien
passent dans les consciences solitaires, il faut bien admettre que ces
faits spécifiques résident dans la société même qui les produit, et non
dans ses parties, c'est-à-dire dans ses membres. Ils sont donc en ce
sens, extérieurs aux consciences individuelles considérées comme
telles. On ne peut les résorber dans les éléments sans se contredire,
puisque, par définition, ils supposent autre chose que ce que con-
tiennent ces éléments. Les faits sociaux ne diffèrent pas seulement
en qualité des faits psychiques ; ils ont un autre substrat. » — Ou
encore: « Si l'on peut dire, à certains égards, que les représen-
tations collectives sont extérieures aux consciences individuelles,
c'est qu'elles ne dérivent pas des individus pris isolément, mais de
leur concours. Une synthèse chimique se produit qui unifie les élé-
ments synthétisés et, par cela même les transforme. Puisque cette
synthèse est l'œuvre du tout, c'est le tout qu'elle a pour théâtre. La
résultante qui s'en dégage est dans l'ensemble, de même qu'elle
est par l'ensemble. Voilà en quel sens elle est extérieure aux parti-
culiers. »
— 42 —
il est vraisemblable, avant tout examen, qu'il se retrouve
également, quoique moins visible, dans les autres phéno-
mènes sociologiques ! Car il n'est pas possible que des
phénomènes de même nature diffèrent à ce point que
les uns pénètrent l'individu du dehors et que les autres
résultent d'un processus opposé. »
Pour nous résumer: une de ses formules de prédilec-
tion est le produit d'une déduction ; l'autre est issue d'une
induction précipitée. Aucune n'est "ce que M. Durkheim
prétend, à savoir « un simple résumé des données immé-
diates de l'observation. »
3. Les problèmes.
<< Excepté M. Durkheim et son école, écrit M. Lévy-
Brùhl, les sociologues contemporains portent moins leurs
efforts sur la connaissance précise de certains faits et de
certaines lois, que sur l'intelligibilité du vaste ensemble
qui s'offre à leur étude. »
C'est, au moins en ce qui concerne les intentions de
M. Durkheim, à peu près exact. Car, dans ses premiers
écrits, il admettait, à côté des sciences sociales particu-
lières, une « sociologie générale qui a pour objet d'étudier
les propriétés générales de la vie sociale »; notamment
« la formation de la conscience collective, le principe de
la division du travail, le rôle et les limites de la sélection
naturelle et de la concurrence vitale au sein des sociétés,
la loi de l'hérédité ou de la continuité dans l'évolution
sociale». «N'y a-t-il pas là, demandait-il, matière à de
belles généralisations? » Il rattachait à cette science les
travaux de Comte, Schaeffle, Spencer, Lilienfeld, Le Bon,
— 43 —
Gumplovicz, Siciliani. — On doit assurément y rattacher
sa propre étude sur la Division du travail.
Mais bientôt il signala ce qu'avaient de défectueux
les conceptions comtiste et spencérienne.
Dans la pensée de Comte, le problème de la sociologie
consiste à déterminer la loi selon laquelle se fait le déve-
loppement de la société humaine en général. L'humanité,
d'après lui, forme un tout qui progresse en ligne droite ;
les différentes sociétés, les nations les plus sauvages et les
peuples les plus civilisés, ne sont que des étapes succes-
sives de cette évolution nectiligne dont la sociologie re-
cherche la loi.
La doctrine comtiste, posant en principe que l'huma-
nité poursuit toujours et partout un seul et même, but, re-
pose sur un postulat radicalement erroné. En fait, l'hu-
manité n'est qu'un être de raison, un terme générique
désignant l'ensemble des sociétés humaines. Les tribus,
les nations, les Etats particuliers sont les seules et véri-
tables réalités historiques dont la science sociale doive
et puisse s'occuper. Ce sont ces diverses individualités
collectives qui naissent et qui meurent, qui progressent
et qui régressent; et l'évolution du genre humain n'est
que le système complexe de ces évolutions particulières.
Or il s'en faut qu'elles se fassent toutes dans la même
direction et qu'elles s'ajustent exactement comme les tron-
çons d'une même droite. L'humanité s'est engagée simul-
tanément dans des voies différentes ; elle ressemble à une
immense famille dont les branches, de plus en plus diver-
gentes les unes des autres, se seraient peu à peu détachées
de la souche commune pour vivre d'une vie propre.
En réduisant la sociologie à un seul problème, Comte
l'empêchait d'ailleurs de progresser. Sa « dynamique so-
— 44 —
ciale » tient tout entière dans la loi des trois états. Les
disciples n'ont pu que répéter rituellement les formules du
maître, en les illustrant certes d'exemples nouveaux, mais
sans faire de découvertes véritables. La science était ache-
vée, à peine fondée. —
Spencer détermine avec plus de précision que Comte
l'objet de la science sociale: il distingue des types so-
ciaux différents et, dans le problème sociologique, des
questions spéciales.
Cependant, il fait moins œuvre de sociologiste que de
philosophe. Sa grande préoccupation est de démontrer que
les sociétés, comme le reste du monde, se développent
Iconformément à la loi de l'évolution universelle. Les faits
l'intéressent, en tant qu'ils peuvent servir d'arguments
à l'hypothèse évolutionniste. Ne les étudiant pas pour
eux-mêmes, dans le seul but de les connaître, il les ob-
serve d'une manière hâtive. Sa sociologie est comme une
vue des sociétés à vol d'oiseau.
L'échec des essais de synthèse de Comte et de Spencer
démontrait la nécessité de laisser là les dissertations sur
la nature des sociétés, sur les rapports du règne social et
du règne biologique, sur la marche du progrès. 11 fallait
en venir aux études de détail et de précision et limiter
l'étendue des recherches.
Par son livre Le Suicide, M. Durkheim s'efforça d' «ou-
vrir pour la Sociologie l'ère de la spécialité. »
Le plus souvent, dit-il dans sa préface, la Sociologie ne
se pose pas de problèmes déterminés. Au lieu de se don-
ner pour tâche de porter la lumière sur une portion res-
treinte du champ social, elle recherche de préférence les
brillantes généralités où toutes les questions sont passées
— 45 —
en revue sans qu'aucune soit expriessément traitée. Pareille
méthode ne saurait aboutir à rien d'objectif. Ces générali-
sations, aussi vastes que hâtives, ne sont susceptibles d'au-
cune sorte de preuve. Tout ce qu'on peut faire, c'est de
citer, à l'occasion, quelques exemples favorables qui illus-
trent l'hypothèse proposée ; mais unie illustration ne cons-
titue pas une démonstration. Il faut que le sociologue, au
lieu de se complaire en méditations métaphysiques à pro-
pos des choses sociales, « prenne pour objet de ses re-
cherches des groupes de faits netteonent circonscrits, qui
puissent être, en quelque sorte, montrés du doigt, dont on
puisse dire où ils commencent et où ils finissent, et qu'il
s'y attache fermement. »
Ce louable effort eut pour lendemain une rechute.
M. Durkheim céda de nouveau à l'attirance des pro-
blèmes indéfinis, dont l'objet n'est ni limité dans le temps
ni borné dans l'espace. Et il s'en excusa comme d'une
nécessité presqu'inévitable. « Dans l'état actuel des scien-
ces sociales, — dit-il au début d'une étude sur l'évolution
pénale, — on ne peut le plus souvent traduire en formule
intelligible que les aspects les plus généraux de la vie
collective. Sans doute, on n'arrive ainsi qu'à des approxi-
m.ations parfois grossières, mais qui ne laissent pas d'avoir
leur utilité, car elles sont une première prise de l'esprit
sur les choses et, si schématiques qu'elles puissent être,
elles sont la condition préalable et nécessaire de préci-
sions ultérieures. »
Depuis lors il a jeté l'alarme et, notamment dans un
rapport envoyé en 1904 à la Sociological Society de Lon-
dres, il a dénoncé les « perilous tendencies » de la so-
ciologie contemporaine.
— 46 —
La littérature sociologique, si abondante depuis une
vingtaine d'années, est en recul plutôt qu'en progrès.
Dans la plupart des systèmes, journellement construits,
toute la science est ramenée à un seul et unique problème.
Comme chez Comte, comme chez Spencer, il s'agit encore
de découvrir la loi qui domine révolution sociale dans son
ensemble : loi d'imitation, loi d'adaptation, lutte pour la
vie, lutte entre les races, action du milieu physique, etc.
A voir cette recherche de la loi suprême, on ne peut s'em-
pêcher de penser aux alchimistes d'autrefois en quête de
la pierre philosophale.
Les sociologues récents se complaisent dans le ilou des
spéculations vagues. En faisant de la sociologie la science
de l'association in abstracto, MM. Giddings et Simmel la
condamnent aux généralités imprécises. MM. Tarde, Gum-
plovicz, Ward érigent l'indétermination en principe. Leur
sociologie n'est plus de la science. C'est un mode très par-
ticulier de spéculation, intermédiaire entre la philosophie
et la littérature, où quelques idées théoriques, très généra-
les, sont promenées à travers tous les problèmes possibles.
Si les études sociologiques se trouvent aujourd'hui dans
un état alarmant ; si elles donnent l'impression d'un piétine-
ment sur place qui ne pourrait se prolonger sans les dis-
créditer, c'est que chaque sociologue a pour objectif de se
faire une théorie complète de la société. Des systèmes
d'une telle ampleur ne peuvent évidemment consister
qu'en vues de l'esprit, qui ont le grave inconvénient de te-
nir à la personnalité, au tempérament de chaque auteur.
La science positive des sociétés doit incontestablement
être appliquée à la totalité des faits sociaux sans exception.
Mais un tout aussi hétérogène ne saurait être étudié en
bloc. Essayer de l'embrasser d'un coup et dans son ensem-
47
ble, c'est se résigner à l'apercevoir en gros et sommaire-
ment, c'est-à-dire confusément. Ce n'est pas à coups d'in-
tuitions rapides qu'on découvrira les lois d'une réalité
aussi complexe que vaste. Pour arriver peu à peu à la
maîtriser il est nécessaire que les travailleurs se partagent
la tâche. Or une telle coopération n'est possible que si
les problèmes sortent de cette généralité indivise pour
se différencier et se spécialiser. —
A quels chefs se ramènent les problèmes que la science
positive des sociétés doit résoudre?
M. Durkheim n'a pas toujours eu là-dessus le même
sentiment.
Dans la leçon d'ouverture de son cours, il assigne à la
sociologie comme tâche principale, sinon unique, Fétude
du rôle social des institutions.
Il affectionnait à cette époque les métaphores biologi-
ques et s'exprimait comme suit : « Chaque groupe de phé-
nomènes peut être examine à deux points de vue. On peut
en étudier soit les fonctions, soit la structure; c'est-à-dire
faire de la physiologie ou de la morphologie. Nous nous
tiendrons, déclarait-il, presqu'exclusivement au point de
vue physiologique. »
Les raisons de cette préférence? D'abord les formes de
la vie sociale offrent moins de prise à robservation scien-
tifique. Elles sont plus difficilement accessibles, parce
qu'elles ont quelque chose de flottant et d'indéterminé; il
y a une certaine souplesse de structure dans les organes
de la société : les institutions, une fois créées, servent à des
fins que nul n'avait prévues et en vue desquelles par con-
séquent on ne les avait pas organisées. Que de mœurs,
par exemple, que de pratiques sont encore aujourd'hui
~ 48 —
ce qu'elles étaient autrefois, quoique le but et la raison
d'être en aient chang-é ! Ce n'est donc pas par la mor-
phologie qu'il convient de commencer.
Ensuite, les formes de la vie sociale ont moins d'impor-
tance et d'intérêt, car elles ne sont qu'un phénomène se-
condaire et dérivé. Les institutions résultent de la vie so-
ciale et ne font que la traduire au dehors par des symboles
apparents. Dans le règne social surtout, il est vrai de dire
que la structure suppose la fonction et en dérive. La
structure, c'est la fonction consolidée, c'est l'action deve-
nue habitude et qui s'est cristallisée. Si donc on ne veut
pas voir les choses sous leur aspect le plus superficiel ; si
l'on désire les atteindre dans leurs racines, c'est à l'étude
des fonctions qu'il faudra surtout s'appliquer.
En conséquence, le sociologue doit considérer les faits
économiques, l'État, la morale, le droit et la religion
comme autant de fonctions de l'organisme social. Il déter-
minera le rôle du droit et de la morale. Il recherchera
l'influence régulatrice de la religion sur les sociétés ; peu lui
importent les cultes et leurs formes : cela regarde l'histoire
des religions qui doit rester distincte de la sociologie.
Dans les Règles de la méthode, une nouvelle préoccu-
pation passe à l'avant-plan : celle de l'étude génétique,
ou de la recherche des « causes efficientes » des faits et
des institutions.
La plupart des sociologues, dit M. Durkheim, croient
avoir rendu compte des phénomènes, dès qu'ils ont montré
quel rôle ils jouent, à quel besoin social ils apportent sa-
tisfaction. C'est, remarque-t-il, confondre deux questions
très différentes : « Faire voir à quoi un fait est utile n'est
pas expliquer comment il est né, ni comment il est ce
— 49 —
qu'il est ; car les emplois auxquels il sert, supposent les
propriétés spécifiques qui le caractérisent, mais ne les
créent pas. Le besoin que nous avons des choses ne
peut pas les tirer du néant ; c'est de causes d'un autre
genre qu'elles tiennent leur existence. »
Pour établir qu'il y a là deux ordres de recherches
distincts, M. Durkheim signale qu'un fait peut exister
sans servir à rien ; après avoir cessé d'être utile, il continue!
à « survivre » par la seule force de l'habitude. Parfois même
une pratique ou une institution sociale change de fonction,
sans , pour cela, changer de nature ; c'est que l'organe est
indépendant de la fonction: tout en restant le même, il
peut servir à des fins différentes. Les causes qui le font
être, sont donc indépendantes des fins auxquelles il sert.
M. Durkheim conclut: « Quand on entreprend d'ex-
pliquer un phénornène s-olcial, il faut rechercher séparé-
ment la cause efficiente qui le produit et la fonction qu'il
remplit. Et non seulement ces deux ordres de problèmes
doivent être disjoints, mais il convient, en général, de
traiter le premier avant le second; car cet ordre cor-
respond à celui des faits. »
En ajoutant ainsi la recherche des causes à celle des
fonctions, M. Durkheim élargissait le champ d'exploration
de la science. Auparavant la sociologie juridique, par
exemple, se contentait de déterminer le rôle social du
droit. Désormais le sociologue considérera de deux points
de vue différents les règles du droit et de la morale.
Il se tournera d'abord vers le passé, tâchant d'attein-
dre les origines; il cherchera la manière dont le droit
s'est progressivement constitué; il le considérera dans
la suite de son évolution, pour découvrir les éléments
dont il est composé : étude génétique.
50
D'autre part, il prendra les règles toutes constituées,
les fixant à un instant précis du temps ; et il observera la
manière dont, une fois formées, elles sont appliquées par
les hommes, mesurant et le degré d'autorité qu'elles ont,
à cei moment sur les consciences, et les causes qui font
varier l'étendue de cette autorité. C'est-à-dire qu'ici il
entreprendra de déterminer les conditions, non plus de
leur formation mais de leur fonctionnement.
En même temps qu'il insiste sur la nécessité d'étudier,
de préférence, ce qu'il appelle les « causes efficientes » des
phénomènes, M. Durkheim revient à la morphologie,
d'abord négligée. Il lui donne, cette fois, une compréhen-
sion plus ample, signale sa fondamentale importance et
présente son objet comme le plus immédiatement acces-
sible à l'investigation du socioloigue.
La vie sociale, dit-il, repose sur un substrat qui est
déterminé dans sa grandeur comme dans sa forme. Ce qui
le constitue, c'est la masse des individus qui composent la
société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la
nature et la configuration des choses de toute sorte qui
affectent les relations collectives. Suivant que la population
est plus ou moins considérable, plus ou moins dense ; sui-
vant qu'elle est concentrée dans les villes ou dispersée
dans la campagne; suivant la façon dont les villes et
les maisons sont construites ; suivant que l'espace occupé
par la société est plus ou moins étendu; suivant ce que
sont les frontières qui le limitent, les voies de communi-
cation qui le sillonnent, le substrat social est différent.
La science de ce substrat est la morphologie sociale ;
son objet, ce sont les «formes sensibles, matérielles des
sociétés». Elle ne se contente pas de décrire ces formes;
— 51 —
elle peut et doit être « explicative». Elle doit rechercher
en fonction de quelles conditions varient l'aire politique
des peuples, la nature et l'aspect de leurs frontières, l'iné-
gale densité de la population ; elle doit se demander com-
ment sont nés les groupements urbains, quelles sont les
lois de leur évolution, comment ils se recrutent, quel est
leur rôle. Elle ne considère pas seulement le substrat so-
cial tout formé pour en faire une analyse ; elle l'observe en
voie de devenir pour montrer comment il se forme.
D'où vient cette prépondérance accordée du même
coup à la sociologie génétique et à la morphologie so-
ciale, primitivement moins estimées?
Elle s'explique par l'évolution interne des idées de
M. Durkheim ; elle est le résultat d'un lent travail mental,
l'aboutissant d'une série parfois hésitante de déductions
logiques. Le postulat initial de sa conception sociologique
s'est précisé peu à peu ; il a déroulé, anneau par anneau,
la chaîne de ses conséquences.
Le point de départ est ce principe qu'un tout n'est
pas identique à la somme de ses parties.
La société est donc une réalité sui generis. L'être social
a sa vie propre, sa mentalité particulière. Il sent, pense,
veut et agit tout autrement que ses éléments composants.
Expliquer les manifestations de l'âme collective par la
psychologie individuellie, tserait méconnaître leur spéci-
ficité.
Or on s'expose à cette méprise, si l'on restreint le pro-
blème sociologique à la recherche des fonctions. On se fi-
gure alors facilement que la cause déterminante des faits
sociaux est l'anticipation mentale de leurs résultats utiles,
la prévision, claire ou confuse, des services qu'ils rendent.
— 52 —
On finit par attribuer leur origine aux désirs, aux besoins,
aux efforts des individus. Et voilà la sociologie résorbée
dans la psychologie et, du coup, perdant son autonomie.
Le sociologue doit au contraire voir, dans les faits
sociaux, non l'expression d'idées ou de sentiments indi-
viduels connus, mais le produit de «forces obscures». De
les découvrir doit être sa principale ambition. Elles sont
les « causes efficientes » des phénomènes.
Dans quelle direction les chercher? Puisque la cause
doit être proportionnée à son effet, les manifestations de la
vie collective doivent avoir leur origine dans la collectivité
elle-même. Les causes des phénomènes sociaux sont inter-
nes à la société. La société est le principe des faits dont
elle est le théâtre. C'est du milieu social lui-même que
vient l'impulsion qui détermine les transformations so-
ciales.
Ce sont donc les propriétés de ce milieu qu'il faut
étudier ; et, de toutes, sa structure est la plus importante
aux yeux de M. Durkheim: «Les faits de morphologie
sociale jouent dans la vie collective et, par suite, dans les
explications sociologiques, un rôle prépondérant. En effet,
si la condition déterminante des phénomènes sociaux con-
siste dans le fait même de l'association, ils doivent varier
avec les formes de cette association, c'est-à-dire suivant les
manières dont sont groupées les parties constituantes de la
société. La constitution du substrat social affecte, directe-
ment ou indirectement, tous les phénomènes sociaux, de
même que tous les phénomènes psychiques sont en rap-
ports, médiats ou immédiats, avec l'état du cerveau. »
Les problèmes, ressortissant à la sociologie, se trouvent
ainsi ramenés finalement à trois groupes. Et M. Durkheim
— 53 —
les énumérera dans cette formule: «La sociologie est la
science des sociétés considérées à la fois dans leur organi-
sation, dans leur fonctionnennent et dans leur devenir».
4. La méthode.
Dans les Règles de la méthode sociologique, M. Durk-
heini a seulement « traduit en préceptes la technique qu ii
s'était faite dans ses premiers essais». Il faut donc met-
tre aussi à contribution ses travaux postérieurs, si l'on
ne veut donner de sa solution du problème méthodolo-
gique un exposé incomplet.
Ses Règles, au surplus, n'ont pas la prétention d'être
définitives. « Résumé dune pratique personnelle et forcé-
ment restreinte », elles sont « destinées à être reformées,
dans l'avenir». Les méthodes, dit-il, changent à mesure que
la science avance; elles ne sont jamais que provisoires.
Sous cette réserve, quelles sont les étapes, déjà indi-
quées, de la voie à suivre par qui adopte le point de
départ de M. Durkheim? ^
I. Le sociologue, désireux de faire œiuvre scientifique,
doit, comme Descartes jadis, débuter par le doute métho-
dique.
Les hommes n'ont pas attendu l'avènement de la scien'
ce sociale, pour se faire des idées sur le droit, la morale,
la famille, l'État; car ils ne pouvaient s'en passer pour
vivre. Ces idées se sont forméqs au hasard et sans mé-
thode, après des examens sommaires, superficiels. Pro-
duits d'une réflexion incompétente et mal informée, elles
ne sont pas les substituts légitimes des choses. On ne
découvrira jamais, en les élaborant, les lois de la réalité.
Et cependant ces prénotions vulgaires, substituées aux
Morale et sociologie. 5
— 54 —
choses, devinrent la matière propre delà sociologie. Comte
et Spencer prirent pour point de départ les représentations
subjectives qu'ils avaient, l'un du progrès de l'humanité,
l'autre de la société ; ils ont fait de l'analyse idéologique
plutôt qu'une science de réalités. Aujourd'hui encore, en
morale et en économie politique, on perpétue leurs erre-
ments. De sorte que « jusqu'à présent la sociologie a,
plus ou moins exclusivement, traité non de choses mais
de concepts ».
Économistes et sociologues ne semblent pas s*en dou-
ter. Dans l'état actuel de la science, opine M. Durkheim,
nous ne savons pas avec certitude ce que sont la propriété,
le contrat, la peine, la responsabilité, la souveraineté,
la liberté politique, la démocratie, le socialisme, etc. Cela
n'empêche qu'on emploie constamment ces mots comme
s'ils correspondaient à des choses bien connues. Nous
ignorons presque complètement les causes dont dépendent
les principales institutions sociales, les fonctions qu'elles
remplissent, les lois de leur évolution. Et pourtant, dans
les ouvrages de sociologie, on dogmatise sur tous les pro-
blèmes et l'on croit pouvoir prestement atteindre l'essence
même des phénomènes les plus complexes. — De sembla-
bles théories expriment évidemment, non les faits qui ne
sauraient être épuisés avec cette rapidité, mais la notion
qu'en avait l'auteur, antérieurement à la recherche.
Il est temps que la Sociologie « passe du stade subjec-
tif à la phase objective ». Le doute méthodique est la con-
dition première de cette évolution. Le sociologue commen-
cera donc par écarter systématiquement toutes les « préno-
tions » ; il s'interdira l'emploi de concepts « formés en de-
hors de la science»; il abordera l'étude des faits sociaux,
en prenant pour principe qu'il ignore absolument ce qu'ils
— 55 —
sont ; il pénétrera dans le monde social avec la conscience
qu'il s'engage dans l'inconnu.
II. L'esprit libéré de tout préjugé, «on ne prendra
jamais pour objet de recherches qu'un groupe de phéno-
mènes, préalablement définis par certains caractères exté-
rieurs qui leur sont communs (^). »
Les faits sociaux, on nous l'a déjà dit, ont une réalité
objective ; ils sont des « choses », l'unique « datum » offert
au sociologue. Nous ne pouvons en acquérir une notion
adéquate par simple analyse mentale. Renonçant à la mé-
thode idéologique, le sociologue observera donc les faits ;
il les étudiera « du dehors », en passant progressivement des
caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement
accesssibles aux moins visibles et aux plus profonds. — A
cette fin, il classera d*iabord leis phénomènes, en réunissant:
sous une même rubrique tous ceux qui sont dotés des
mêmes particularités apparentes. C;haque groupe, formant
un objet d'études distinct, sera défini par les caractères
communs aux faits qui le constituent. Par exemple, un
certain nombre d'actes présentent tous ce trait extérieur
que,, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la
société cette réaction particulière nommée la peine; t:>n
formera de ces actes un groupe sui generis, auquel on im-
posera une même rubrique; on appellera crime tout acte
puni, et on fera du crime ainsi défini l'objet d'une science
spéciale, la Criminologie.
Faute de ces définitions préalables et rigoureusement
objectives, les travaux de sociologie sont généralement
imprécis. On s'y contente d'employer les notions cou-
rantes trop souvent ambiguës.
l.i Voir, page 30, les règles de la définition.
— 56 —
Sans cloute les définitions nouvelles, que le sociologue
devra formuler, ne cadreront pas toujours avec les idées
reçues ; parfois même elles heurteront les préjugés tradi-
tionnels (^). Mais, «il n'importe». La science a besoin de
concepts qui expriment adéquatement les choses telles
qu'elles sont ; la notion vulgaire « grossièrement formée »
est suspecte d'inexactitude. Il faut de toutes pièces consti-
tuer des concepts nouveaux, appropriés aux besoins de la
science et exprimés à Faide d'une terminologie spéciale.
M. Lévy-Briihl rend, en termes différents, la même
pensée : « Ce ne sont pas les faits qui manquent le plus
aux sociologues. Ce qui leur fait défaut, c'est de savoir
substituer aux schèmes traditionnels d'autres cadres plus
favorables à leurs recherches, c'est de découvrir les plans
de clivage qui feraient apparaître les lois... Une longue
période sera employée à la redistribution de la matière
de la science sociale. Presque toujours cette redistribu-
tion séparera ce que nous rapprochions, rapprochera ce
que nous séparions. Ici, l'imagination du savant joue un
rôle capital. Toutes les hardiesses lui sont permises, pour-
vu qu'elles réussissent, je veux dire, pourvu que ses hypo-
thèses soient fécondes. » (p. 189.)
1.; Piar exemple: « Un acte est criminel quand il offense les
états forts et définis de la conscience collective: Cette proposition
exprime non pas une des répercussions du crime, mais sa propriété
essentielle... Il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience
commune parce qu'il est criminel, mais qu'il est criminel parce qu'il
froisse la conscience commune. Nous ne le punissons pas parce qu'il
est un crime, mjais il est un crime parce que nous le punissons. »
IDiv. du trav. soc, p. 48.) Le ton de ces affirmations s'est, il est
vrai, ad.ouci dans une publication postérieure: « Non, ce n'est pas la
peine qui fait le crime; c'est par elle qu'il se révèle extérieurement
à nous; c'est d'elle qu'il faut partir si nous voulons arriver à le com-
prendre. » {Jiègles, p. 53.)
— 57 —
III. Quand le sociologue entreprendra d'explorer un
ordre quelconque de faits sociaux, il s'efforcera d'appré-
hender ces faits « par un côté où ils se présentent isolés
de leurs manifestations individuelles». —
Les phénomènes sociaux i^) ont en effet une existence
propre, indépendante, en dehors de leurs répercussions
individuelles. Qu'on se rappelle les exemples favoris de
M. Durkheim : le droit se trouve dans les codes; les
mouvements de la vie quotidienne s'inscrivent dans les
chiffres de la statistique, dans les monume^nts de l'histoire ;
les modes, dans les costumes ; les goûts, dans les œuvres
d'art ; les habitudes collectives s'expriment sous des for-
mes définies: règles morales, dictons populaires, prover-
bes, faits de structure sociale.
Ces textes, ces chiffres, ces institutions, ces pratiques
sont «de la vie sociale consolidée, cristallisée». Ils sont
les matériaux que le sociologue mettra en oeuvre. Ne
changeant pas avec les diverses applications qui en sont
faites, ils constituent un objet fixe, le point d'appui per-
manent, nécessaire aux investigations scientifiques; ils
ne laissent pas de place aux impressions subjectives : une
règle de droit est ce qu'elle est, et il n'y a pas deux ma-
nières de la percevoir.
Au contraire les événements particuliers qui incarnent
la vie sociale, n'ont pas la même physionomie d'une fois à
l'autre. Leur mobilité ne permet pas au regard de l'obser-
vateur de les fixer. Ce n'est pas de ce côté fuyant que
le savant peut aborder l'étude de la réalité sociale.
Les applications, faites ou signalées, de ce précepte
sont peu variées.
1. Voir, plus haut, page 33, la définition du fait social.
— 58 —
En voici une. Supposez qu'il s agisse de reconstituer
l'organisation de la famille dans une civilisation déter-
minée : pourra-t-on utiliser, comme documents, les récits
et les descriptions des voyageurs ? En général, non. Les
incidents de la vie courante sur lesquels s'appuient ces
observations personnelles, sont des faits extérieurs, passa-
gers, particuliers. S'ils sont liés à la constitution de la
famille, c'est par un rapport déjà lointain, et l'interpréta-
tion nécessaire du savant risque d'être toute subjective.
Même des faits isolés, si frappants qu'ils paraissent, sont
parfois sans rapport avec le type organique de la famille
et n'en symbolisent pas du tout la structure interne. Ainsi
dans certaines sociétés la plupart des habitants vivent en
fait avec une seule femme, et pourtant on ne peut en con-
clure que la famille y soit monogamique ; car, en droit, la
polygamie reste tolérée et, si la majorité y renonce, c'est
pour des nécessités tout extérieures, par exemple, parce
qu'il est coûteux d'entretenir plusieurs femmes (}).
1. Cette observation permet d'entrevoir et nous fournit l'occa-
sion d'expliquer la position, prise par M. Durkheim, dans la question
des origines du mariage et de la famille.
Il d^tingUie « deux sortes de sociétés sexuelles »: l'union libre,
durable ou non — et le mariage légal et régulier. La première est
un siimple état de fait que la loi ne reconnaît ni ne sanctionne.
L'autre crée, entre les parties qui la forment, des obligations juri-
diques auxquelles sont attachées des sanctions organisées. M. Durk-
heim réserve aux unions réglementées le nom de « mariage ».
Ce qui, d'après lui, concerne le sociologue, ce sont les causes du
« mariage ». 11 s'agit de savoir non pas d'où vient que les sexes,
jdans notre espèce, cohabitent plus ou moins longtemps ; mais com-
ment il se fait que, pour la première fois, leur cohabitation, au
lieu d'être libre, se trouve soumise à des règles impératives, dont la
société ambiante, clan, tribu, cité... interdit la violation. C'est seule-
ment quand les relations sexuelles prennent cette forme, qu'elles
deviennent une institution sociale et, partant, qu'elles intéressent le
sociologue.
Même distinction pour la famille. Une communauté de fait entre
des consanguins qui se sont arrangés pour vivre ensemble, mais sans
— 59 —
Le seul moyen de connaître avec quelque exactitude
la structure d'un type familial, c'est de l'atteindre en elle-
même. On la trouvera « dans ces manières d'agir, conso-
lidées par l'usage, qu'on appelle les coutumes, le droit,
les mœurs. Ici, nous n'avons plus à induire le général
à l'aide d'interprétations suspectes: il nous est immédia-
qu'aucun d'eux soit tenu à des obligations déterminées envers les
autres et d'où chacun peut se retirer à volonté, ne constitue pas une
famille. Pour qu'il y ait famille, il n'est pas nécessaire qu'il y ait
cohabitation et il n'est pas suffisant qu'il y ait consanguinité; il
faut de plus qu'il y ait des droits et des devoirs, sanctionnés par
la société et qui unissent les membres dont la famille est com-
posée. Alors seulement on est en présence d'une institution sociale,
et il y a, pour le sociologue, un objet d'études.
Sur le fond de la question, M. Durkheim tient, au sujet des
unions sexuelles chez les primitifs, pour l'hypothèse de la pro-
miscuité; mais il entend le mot dans un sens spécial. Promiscuité
signifie, pour lui, qu'au début « aucune restriction juridique n'était
apportée aux combinaisons sexuelles ». Il n'y avait point de « régle-
mentation » matrimoniale. Hommes et femmes s'unissaient comme
il leur plaisait, « sans être astreints à se conformer à une norme
préétablie ». On aurait beau démontrer que, depuis toujours, il y
eut des unions durables et monogames; M. Durkheim, appuyé sur
sa définition, persisterait néanmoins à contester que les primitifs
aient connu et pratiqué le « mariage ». La durée et la forme mono-
gamique, dira-t-il, n'étaient pas « imposées par la société»; il y
avait entre les sexes des « unions stables », mais point d' « unions
réglées »; monogamie de fait, mais non monogamie obligatoire.
Q'uant à la famille, il n'en admet pas non plus l'antiquité.
L'agrégat social éléimentaire était, à l'origine, le clan. Les membres
du clan, porteurs du même totem, étaient parents et tenus, les uns
vis-à-vis des autres, de certains devoirs définis et sanctionnés. Par
de laborieuses et complexes transformations, peu à peu, du sein du
clan confus et inorganisé, ont émergé des familles de plus en plus
restreintes, à arbres généalogiques définis et d'une organisation de plus
en plus savante. Sans doute le clan a renfermé, dès le début, des giou-
pes consanguins moins étendus ; l'homme, la femme et leurs enfants
ayant naturellement tendu à s'isoler et à faire bande à part. Mais ces
groupes privés, plus restreints, n'étaient pas des « familles » : point
de liens juridiques entre leurs membres; pas d'obligation pour les
groupes de se conformer à une norme définie ; pas d'intervention
de la société dans leur organisation. C'étaient des associations de
fait, non de droit; n'ayant pas de caractère obligatoire, elles ne
formaient pas encore une « institution sociale »; partant, le socio-
logue doit les ignorer.
60
tement donné et sous une forme concrète et tangible. »
Par coutume M. Durkheim entend une manière d'agir,
non seulement habituelle, mais obligatoire pour tous les
membres d'un groupe. A l'origine, dans les sociétés primi
tives, il n'existe pas de pratiques obligatoires en dehors de
celles que la coutume prescrit. Avec le temps cette masse de
maximes impératives se scinde en deux parties : les unes se
fixent, se cristallisent et deviennent le droit posit'i dont
l'autorité publique assure le respect par des sanctions pré-
cises et matérielles ; les autres, les moeurs, continuent à
n'avoir que la sanction diffuse de l'opinion publique. « Le
droit constitue un docuraent en général plus précieux (i). »
1. C'est également « à travers le système des règles juridiques»
que M. Durkheim a étudié « la solidarité sociale, ses formes et
leur évolution ».
Voici à quel propos. Partant de ce fait que, dans la vie privée
et domestique, la dissemblance peut, comme la ressemblance, être
une cause d'attrait mutuel, il se demande si, dans les grandes sociétés
contemporaines, la division du travail n'aurait pas pour fonction
d'assurer l'unité du corps social. — Comment vérifier l'hypothèse?
Comment déterminer dans quelle mesure la solidarité, produite par
la division du travail, contribue à l'intégration générale de la société?
En comparant le lien social qu'elle crée, aux autres. Pour cela il
faut commencer par classer les différentes espèces de solidarité so-
ciale, ivlais la solidarité sociale est un phénomène tout moral qui,
par lui-même, ne se prête pas à l'observation exacte ni à la mesure.
Il faut lui substituer un fait extérieur qui le symbolise. Ce sym-
bole, c'est le droit: « plus les membres d'une société sont solidaires,
plus ils soutiennent de relations diverses ; le nombre de ces rela-
tions est nécessairement proportionnel à celui des règles juridiques
qui les déterminent; car la vie sociale, partout où elle dure, tend
à prendre une forme définie et à s'organiser; le droit est cette orga-
nisation même dans ce qu'elle a de plus stable et de plus précis ; il
reflète toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale. » 11
n'y a donc qu'à classer les différentes espèces de droit et à chercher
ensuite les différentes espèces de solidarité sociale qui y corres-
pondent.
M. Durkheim distingue, d'une part, le droit pénal à sanctions
répressives. Le lien de solidarité sociale auquel correspond le droit
répressif est celui dont la rupture constitue le crime. Le crime est
l'acte qui froisse « des états forts et définis de la conscience col>
lective », c'est-à-dire l'ensemble des croyances et des sentiments
— 61 -
Le souci du document de bonne qualité fait également
recommander au sociologue de prendre pour matière prin-
cipale de ses inductions, « les sociétés dont les croyances,
les traditions, les mœurs, le droit ont pris corps en des
monuments écrits et authentiques ». Sans dédaigner les
renseignements de l'ethnographie, « il n'en fera point le
centre de gravité de ses recherches » ; il ne les utilisera,
en général, que comme complément de ceux qu'il doit à
communs à la moyemie des membres d'une même société. Les
règles que sanctionne le droit pénal expriment donc les simili-
tudes sociales les plus essentielles; par ccnséquent, il correspond à
la solidarité sociale qui dérive des ressemblances. 11 y a en effet
une cohésion sociale dont la cause est dans la conformité des
consciences particulières à un type commun. Puisque le droit ré-
pressif la figure, — pour mesurer la part qu'elle a dans l'intégration
générale de la société, — ; il suffira de déterminer quelle fraction de
l'appareil juridique représente le droit pénal.
Un autre groupe de règles juridiques est constitué par « le droit
coopératif à sanctions restitutives », c'est-à-dire le droit domestique,
le droit contractuel, le droit commercial, le droit des procédures,
le droit administratif et constitutionnel. « Les relations qui y sont
réglées expriment une coopération qui dérive essentiellement de la
division du travail. » On peut dçnc mesurer le degré de concen-
tration auquel est parvenue une société, par suite de la division du
travail social, d'après le développement du droit coopératif à sanc-
tions restitutives.
Cela étant, le droit répressif doit avoir d'autant plus la prépon-
dérance sur le droit coopératif, que les similitudes sociales sont plus
étendues et la division du travail plus rudimentaire. Inversement,
à mesure que les types individuels se développent et que les tâches
se spécialisent, la proportion entre l'étendue de ces deux droits doit
tendre à se renverser.
La réalité de ce rapport est prouvée en gros.
Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances
anatomiques et psychiques entre les individus ; tout le monde admet
et pratique la même religion ; toutes les consciences individuelles
sont à peu près composées des mêmes éléments. D'autre part, plus
on se rapproche des types sociaux les plus élevés, plus la division
du travail se développe.
Or, à l'origine, tout le droit a un caractère répressif: dans les
sociétés inférieures, chez les Hébreux, dans les lois de Manou. Le
droit coopératif se développe à Rome, dans les sociétés chré-
tiennes. Finalement le rapport entre les deux parties du droit s'est
trouvé renversé.
— 62 —
l'histoire ; tout au moins, il s'efforcera de les confirmer
par ces derniers i^^).
Quant aux faits particuliers, notés par les observateurs
ou décrits par les explorateurs, leur utilité est encore
Pour démontrer que la solidarité, due à la similarité des cons-
ciences, va en se relâchantt; à mesure qu'on avance dans l'évolution
sociale, il faut grouper les règles à sanction répressive, suivant les
sentiments auxquels elles se rapportent. On constitue ainsi les types
criminologiques dont le nombre est égal à celui des états forts et
définis de la conscience commune; plus ceux-ci sont nombreux, plus
il doit y avoir d'espèces criminelles; par conséquent, les varia-
tions des unes reflètent exactement celles des autres. Or un grand
nombre de types criminologiques se sont progressivement dissous :
La réglementation de la vie domestique a presque perdu tout
caractère pénal... les crimes religieux ont presque totalement disparu.
Il y a là tout un monde de sentiments qui a cessé de compter parmi
les états forts et définis de la conscience commune; et cette éli-
mination a été régulièrement progressive : chez les Hébreux, à
Athènes, à Rome, dans le christianisme. Donc tous les liens so-
ciaux qui résultent de la similitude se détendent progressivement.
M. Durkheim conclut: « Puisque la solidarité, due à la com-
munauté des idées, va en s'affaiblissant, il faut qu'une autre soli-
darité vienne peu à peu se substituer à elle, — sinon la vie sociale
diminuera. Or il ne peut; y en avoir d'autre que celle qui dérive de
la division du travail. La fonction de la division du travail est donc
de faire tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs ;>.
1, M. Durkheim n'a, cependant, pas su résister à la séduction
de l'Ethnographie.
Après beaucoup d'autres, il s'est demandé, dans une de ses
études, « pourquoi la plupart des sociétés ont prohibé l'inceste »,
Pour résoudre l'obscur problème, il s'est « transporté d'emblée aux
origines mêmes de l'évolution, jusqu'à la forme la plus primitive que
la répression de l'inceste ait présentée », à savoir la loi d'exogamie
— qu'il définit: la règle en vertu de laquelle il est interdit aux:
membres d'un même clan de s'unir sexuellement entre eux.
M. Durkheim rattache l'exogamie aux croyances totémiques. —
Le totem est un être, habituellement un animal, dont le clan est
censé- descendre et qui lui sert d'emblème et de nom collectif.
L'être totc'mique est incarné dans chaque individu, et c'est dans
le sang qu'il réside. En même temps qu'il est un ancêtre, le totem
est un dieu. 11 s'ensuit que le sang est chose divine; le respect reli-
gieux qu'il inspire, proscrit toute idée de contact; il est tabou. Or
« la femme est, d'une manière chronique, le théâtre de manifesta-
tions sanglantes. Les sentiments que le sang éveille se reportent sur
elle et l'isolent: elle est tabou pour les autres membres du clan.
Les relations sexuelles sont plus exclues que les autres, parce que
— 63 —
beaucoup plus spéciale. « A eux seuls ils ne peuvent
démontrer qu'une coutume existe. Mais ils peuvent con-
tribuer à établir qu'elle n'existe pas ou qu'elle est en
train de changer. » —
l'organe qu'elles intéressent est le foyer de ces manifestations re-
doutées. De là vient l'exogamie, consistant en ce que, entre deux
individus du même totem, toute relation sexuelle est interdite. Si
les interdictions sexuelles s'appliquent exclusivement aux membres
d'un même clan, cela vient de ce que le totem n'est sacré que pour
ses fidèles. »
Les dispositions de nos codes, défendant les mariages entre pa-
rents, dérivent, d'après M. Durkheim, de la lointaine exogamie.
Nous sommes persuadés, il est vrai, qu'entre les fonctions conjugales
et les fonctions de parenté il y a incompatibilité essentielle. Mais
en vérité le contraste des deux sortes d'affection n'est pas com-
mandé par leur nature intrinsèque; la preuve, pour M. Durkheim,
est que, parfois, l'inceste a été permis. Si nous opposons les rela-
tions familiales et les relations sexuelles, c'est qu'une cause, étran-
gère à leurs attributs constitutifs, a déterminé cette manière de
voir. La différenciation des deux sortes de relations s'est produite,
parce que le mariage et la famille ont été contraints de se constituer
dans deux milieux différents, sous l'influence des croyances toté-
miques. Une fois que les préjugés, relatifs au sang, curent amené
les hommes à s'interdire toute union entre parents, le sentiment
sexuel fut obligé de chercher, en dehors du cercle familial, un
milieu où il pût se sa.tisfaire. C'est ce qui le fit se différencier
très tôt des sentiments de parenté: grâce à l'exogamie, la sensua-
lité se constitua à part. Entrée dans les mœurs, la séparation sur-
vécut à sa propre cause; quand les croyances totémiques qui avaient
donné naissance à l'exogamie, se furent éteintes, les états mentaux
qu'elles avaient suscités subsistèrent. L'action de l'exogamie s'étend
par conséquent jusqu'à nous. Sans les croyances dont elle dérive,
rien ne permet d'assurer que nous aurions du mariage l'idée que
nous en avons et que l'inceste serait prohibé par nos codes.
« Ainsi, conclut M. Durkheim, cette superstition grossière qui
faisait attribuer au sang toutes sortes de vertus surnaturelles, a eu
sur le développement de l'humanité une influence considérable —
non seulement dans la question de l'inceste, mais encore dans celle
des mœurs relatives à la séparation des sexes en général. Si une
sorte de barrière existe entre les deux sexes; si chacun deux a
une forme déterminée de vêtements; si l'homme a des fonctions
interdites à la femme et réciproquement ; si dans nos rapports avec les
femmes, nous avons adopté une langue spéciale, des manières spé-
ciales, etc., c'est, en partie, parce que, il y a des milliers d'années.
nos pères se sont représenté le sang en général, et le sang menstruel
en particulier, comme tabou. »
— 64 —
Outre le droit, la statistique est une source importante
où le sociologue, quand il le peut, doit puiser la matière
de ses inductions. Un observateur isolé n'aperçoit jamais
qu'une portion restreinte de l'horizon social: la démo-
graphie embrasse la société dans son ensiemble et exprime
les mouvements de la vie collective. Le monographiste est
toujours exposé à défigurer la réalité, en y mêlant ses
impressions : la statistique nous met en présence de chiffres
impersonnels, qui traduisent d'une manière authentique
En expliquant ainsi l'exogamie par le totémisme, M. Durkhieim
acceptait du totémisme la définition courante, sans préalablement
la soumettre à l'épreuve du doute méthodique. Cette définition
aurait dû pourtant lui être suspecte. Tout ce qu'on savait sur le
totémisme se réduisait, jusqu'à .ces derniers temps, à des ren-
seignements fragmentaires, épars, empruntés à des sociétés très dif-
férentes et que l'on ne reliait guère les uns aux autres que par
construction ; on n'avait jamais observé directement un sys-
tème totémique dans son unité et son intégralité. Mais voici que
MM. Spencer et Gillen {The native Trïbes of central Australia,
Londres, 1899) ont eu la bonne forfune de voir fonctionner, chez
certaines tribus centrales de l'Australie, surtout chez les Aruntas,
une véritable religion du totem, un ensemble complet de croyances
et de pratiques. Les Aruntas représentent, en outre, un des états
les plus primitifs de l'humanité; notre civilisation n'y a pas altéré les
moeurs; c'est le sauvage au stade le plus inférieur de son déve-
loppement. Leur totétisme est donc aussi voisin que possible de ce
qu'il était à l'o-rigine. Or MM. Spencer et Gillen n'y ont pas retrouvé
l'exogamie; au contraire, chez les Aruntas, les groupes totémiques
auraient commencé par être endogames. A la suite de leurs obser-
vations, AIM. Spencer et Gillen ont conclu que la notion tradition-
nelle de la religion totémique doit être totalement réformée (Some
BemarJis on Totemism). C'est aussi la conviction de M. Frazer
\The origin of Totemism). Il a dénié à l'exogamie le caractère ori-
ginel et rimporta<nce fondamentale qu'on lui attribuait couramment.
Non seulement il n'y aurait pas eu d'exogamie totémique, mais, à
l'origine, l'endogamie aurait été d'une pratique générale. En tous
cas, l'exogamie nq peut entrer dans la définition du totémisme;
les interdictions matrimoniales ne sont pas liées aux institutions
totémiques.
M. Durkheim a émis alors une nouvelle hypot|hèse : « Le toté-
misme des Aruntas, au lieu d'être le modèle parfaitement pur du
régime totémique, n'en serait-il pas, au contraire, une forme ulté-
rieure et dénaturée?... »
— 65 —
et objective les phénomènes sociaux et permettent d'en
mesurer les variations quantitatives (^j.
Tout en attachant une grande importance à cette
règle, qui est Uée à sa définition du fait social, M. Durk-
heim en confesse les inconvénients.
Le droit, tant et si exclusivement vanté, pour l'étude
sociologique de la famille notamment, est, de son propre
aveu, un document très insuffisant. D'abord la significa-
tion véritable d'une règle juridique ressort, en partie, de la
manière dont elle est entendue et pratiquée; nous nous
méprendrions, par exemple, sur ce qu'était la patria jjo-
testas, à certaines époques de l'histoire romaine, si nous
n'en savions que c6 que nous révèlent les textes juri-
diques. Ensuite le droit n'exprime que « les changements
sociaux déjà fixés et consolidés». Il ne nous apprend rien
bur les phénomènes qui ne sont pas encore parvenus ou qui
ne doivent pas parvenir à ce degré de cristallisation,
ç'est-à-dire qui ne déterminent pas des modifications de
structure. Or, « parmi ceux qui restent ainsi à l'état fluide
il en est de fort importants ». L'organe ne changeant pas
nécessairement avec la fonction, une institution juridique
peut rester identique à elle-même, quoique les phéno-
mènes sociaux qu'elle enveloppe se soient modifiés; dans
certaines sociétés, par exemple, le système de parenté et
le droit successoral ne cadrent plus du tout avec l'état
réel de la famille. Il y a donc certains phénomènes que
le précepte, observé, de M. Durkheim expose à n'aper-
1. M. Durkheim, dans le Suicide, a utilisé les données de la sta-
tistique pour représenter l'intensité des courants suicidogènes (voir
plus haut, page 36.)
- 66 —
cevoir que longtemps après qu'ils se sont produits ou
même à laisser complètement inaperçus (^).
Le même inconvénient est avoué ailleurs. Toute l'es-
thétique nationale n'est pas dans les œuvres d'art qu'elle
inspire. Toute la morale ne se formule pas en préceptes
définis ; la majeure partie en reste diffuse. Il y a toute une
vie collective qui est en liberté; des courants variés cir-
culent dans des directions multiples : courants optimistes,
pessimistes, individualistes, philanthropiques, pacifistes,
militaristes, etc. ; et, précisément parce qu'ils sont dans
un perpétuel état de mobilité, ils ne parviennent pas à
se prendre sous une forme objective.
Enfin les préceptes du droit et de la morale « immo-
bilisés dans leurs formes hiératiques», s'ils ont une réa-
lité, sont loin d'être le tout de la réalité morale. Ils sont
seulement une « enveloppe superficielle». Les maximes
juridiques n'éveilleraient aucun écho, si elles ne corres-
pondaient pas à des émotions et à des impressions con-
crètes, éparses dans la société. Elles ne font qu'exprimer
toute une vie sous-jacente ; elles sont la formule, aride et
abstraite, résumant des sentiments actuels et vivants.
M. Durkheim se résigne cependant à «laisser provi-
soirement en dehors de la science la matière concrète de
la vie collective ». Son procédé imparfait s'impose « si l'on
1. Le droit est reconnu aussi comme ne symbolisant qu'imparfai-
tement la solidarité sociale : « La conscience commune et la solida-
rité qu'elle produit, ne sont pas exprimées tout entières par le droit
pénal,; Il y a des états moins forts ou plus vagues de la conscience
collective qui font sentir leur action par l'intermédiaire des mœurs, de
l'opinion publique, sans qu'aucune sanction légale y soit attachée et
qui, pourtant, contribuent à ajssurer la cohésion de la société. Le droit
coopératif n'exprime pas davantage tous les liens qu'engendre la
division du travail. Dans une multitude de cas, les rapports de mu-
tuelle dépendance qui unissent les fonctions divisées ne sont réglés
que par des usages. »
— 67 —
ne veut pas s'exposer à faire porter la recherche, non
sur l'ordre de faits que l'on veut étudier; mais sur le sen-
timent personnel qu'on en a. » « Il faut aborder le règne
social par les endroits où il offre le plus de prise à l'in-
vestigation scientifique. C'est seulement ensuite qu'il sera
possible de pousser plus loin la recherche et, par des
travaux d'approche progressif s, d'enserrer peu à peu cette
réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra jamais,
peut-être, se saisir complètement. »
Le même sentiment se retrouve chez M. Lévy-Brûhl. Il
semble, dit-il, que les phénomènes sociaux, tels qu'ils sont
appréhendés, c'est-à-dire infiniment divers, ne pourront ja-
mais faire l'objet d'une science proprement dite. Ils ne le
[)euvent, en effet, que s*ils ont « subi une élaboration per-
mettant de les concevoir comme-iobjectifs. » « Pour la plu-
part des catégories de faits sociaux, les moyens actuels
d'objectivation sont encore très insuffisants ou même font
défaut. Mais, si l'on veut dire seulement, que la sociologie
en est encore à la période de formation, personne ne le
conteste. »
IV. « L'explication des faits sociaux doit être exclu-
sivement sociologique. »
Cette règle, déduite du postulat fondamental de M.
Durkheim sur la spécificité du règne social {^), répond à
sa préoccupation dominante de sauvegarder l'autonomie
de la sociologie.
On connaît son point de vue. Une société qui se forme
est une entité nouvelle qui devient source de vie et sera
substratum de phénomènes sui generis. Les manifestations
de la vie collective étant d'un ordre spécial, des causes de
1. Voir, plus haut, p. 27. ,
68
même ordre pourront seules en rendre compte adéquate-
ment.
Voici, par exemple, le fait religieux.il est, par défini-
tion, un fait social. En effet « la religion consiste en un
ensemble de croyances et de pratiques obligatoires. Or,
tout ce qui est obligatoire est d'origine sociale. Rites et
dogmes sont donc l'œuvre de la société ». Là-dessus, M.
Durkheim formule cette conclusion méthodologique: « Si
la notion du sacré est d'origine sociale, elle ne peut s'ex-
pliquer que sociologiquement». Cei n'est pas dans la nature
humaine en général qu'il faut aller chercher la cause déter-
minante des phénomènes religieux; c'est dans la nature
des sociétés. « Le problème de l'origine de la religion se
pose en termes sociologiques. » Les forces devant lesquel-
les le croyant s'incline, sont des forces sociales. Elles sont le
produit direct de sentiments collectifs. Pour découvrir les
causes de ces sentiments, il faudra observer les conditions
de l'existence collective (^). (Déiîn. des phénom. relig.)
Le souci de faire admettre une méthode exclusive-
ment sociologique va de pair, chez M. Durkheim, avec
deux autres préoccupations.
La première consiste à réduire à rien la causalité effi-
ciente du facteur individuel dans la production des phéno-
1. En orientant la science des religions dans la direction sociolo-
gique, 'M. Durkheim se félicite, par avance, de donner la solution
de certaines difficultés, notamment d'expliciuer le caractère mysté-
rieux de la religion.
Si les choses auxquelles la religion nous demande de croire ont
un aspect si déconcertant pour les raisons individuelles, c'est, dit-il,
toiut simplement qu'elle n'est pas l'œuvre de ces raisons, mais de
l'esprit collectif. Cet esprit est 4'une autre nature que le nôtre.
La' sodiété a sa manière d'être qui lui est propre ; donc, sa manière
de penser; il n'est pas surprenant que nous ne nous retrouvions
pas dans ses conceptions. Celles-ci perdront leur étrangeté, quand
nous serons arrivés à trouver les lois de l'idéation collective.
— 69 —
mènes sociaux. A force de contempler la forêt, il ne dis-
cerne plus les arbres.
Il n'a, il est vrai, traité nulle part, avec l'ampleur vou-
lue, la question du rôle de l'individu dans l'évolution
sociale. Mais son opinion est faite et, incidemment, en
vingt passages, elle se trahit.
Il en est de significatifs : « Les individus sont beau-
coup plutôt un produit de la vie commune qu'ils ne la dé-
terminent... Ce n'est pas dans les inégales aptitudes des
hommes qu'il faut aller chercher la cause de l'inégal
développement des sociétés... » (Div. du trav. soc. p. 329 J
« Les représentations, les émotions, les tendances col-
lectives n'ont pas pour causes génératrices certains états
de la conscience des particuliers, mais les conditions où se
trouve le corps social dans son ensemble. » {Règles, p. 130).
« Les phénomènes sociaux ne peuvent être considérés
comme le produit de volontés arbitraires. Ils dépendent de
causes générales qui, partout où elles sont présentes, pro-
duisent leurs effets, toujours les mêmes, avec une néces-
sité égale à celle des autres causes naturelles. » (Sociol. et
se. soc.).
Il signale avec plaisir que l'analyse historique a recon-
nu le « caractère impersonnel » des forces qui dominent
l'histoire : Sous l'action, qui passait jadis pour prépondé-
rante, des hommes d'Etat et des individualités géniales,
on a découvert celle, autrement décisive, des masses.
(Ibid.) Un homme d'Etat ne doit pas son autorité à sa
supériorité personnelle, mais aux sentiments collectifs qui,
en s'incarnant en sa personne, lui communiquent leur
puissance. {Div. du trav. p. 172),
Sans doute un fonctionnaire peut se servir de l'énergie
sociale qu'il détient, dans un sens déterminé par sa nature
Morale et sociologie. 6
— 70 —
individuelle et, par là, avoir une influence sur la constitu-
ition de la société ; de même un homme de génie tire des
sentiments collectifs dont il est l'objet, une autorité qui est
une force sociale et qu'il peut, dans une certaine mesure,
mettre au service d'idées personnelles. Mais « ces cas sont
dus à des accidents individuels et, par suite, n'ont pas
grande importance pour le sociologue ». [Règles, p. 137,
note 1).
L'autre préoccupation de M. Durkheim, dans sa lutte
pour le triomphe de sa méthode, est de nier l'influence et,
par conséquent, d'écarter la recherche des « causes fi-
nales. »
Son principe est que la. cause d'une institution ne
saurait consister dans une représentation anticipée des
effets de l'institution. i
Ce qui le lui fait croire, c'est quil est une foule de
nos actions d'où toute représentation de fin est absente.
Il se produit, dans les sociétés comme chez l'individu, des
changements qui ont des causes et point de fin, quelque
chose d'analogue aux variations individuelles de Darwin.
Il peut s'en trouver qui soient utiles; mais cette utilité n'é-
tait pas prévue et n'en avait pas été la cause déterminante.
Bien souvent, nous ignorons les motifs véritables de
notre action. Si, à propos de nos démarches privées, nous
savons déjà bien mal les mobiles relativement simples
qui nous guident, comment aurions-nous la faculté de dis-
cerner avec plus de clarté les causes, autrement com-
plexes, dont procèdent les démarches de la collectivité ?
Tout en manifestant pour Schaeffle une très vive ad-
miration, il lui reproche de «trop croire à l'influence des
idées claires sur la conduite de l'homme, de faire jouer
71
à l'intelligence réfléchie un trop grand rôle dans l'évolu-
tion de l'humanité. »
La plupart des institutions morales et sociales sont
dues, non au raisonnement et au calcul, mais à des causes
obscures, à des sentiments subconscients, à des motifs
sans rapports avec les effets qu'ils produisent et qu'ils ne
peuvent par conséquent pas expliquer. Le développement
historique ne se fait pas en vue de fins clairement ou
obscurément senties.
Par aversion du finalisme, il se refuse à étudier le
«but» ou la «fin» d'une institution. «Ce serait supposer
que l'institution existe en vue des résultats qu'elle pro-
duit. » Il préfère le mot de « fonction » qui ne préjuge
rien. Il faut déterminer s'il y a correspondance entre
l'institution considérée et les besoins généraux de l'orga-
nisme social, sans se préoccuper de savoir si cette corres-
pondance résulte d'une adaptation intentionnelle et pré-
conçue. Toutes ces questions d'intention sont trop sub-
jectives pour pouvoir être traitées scientifiquement.
Le facteur individuel écarté, les causes finales élimi-
nées, que reste-t-il pour expliquer les phénomènes sociaux ?
11 reste « la société ». Elle est « le facteur déterminant
du progrès ». r
Voyons, dans un cas particulier, la nature de son
action.
A mesure qu'on avance dans 1 histoire, la division du
travail, régulièrement, se développe : A quelles causes
sont dus ses progrès ?
D'après la théorie la plus répandue, elle n'aurait d'au-
tre origine que le désir de l'homme d'accroître sans cesse
— 72 —
son bonheur, c'est-à-dire des causes individuelles et psy-
chologiques.
M. Durkheim le Conteste — par un raisonnement dont
les éléments sont empruntés à l'idée qu'il se fait person-
nellement de la nature de l'homme. A chaque moment de
l'histoire, dit-il, il y a un maximun de bonheur comme un
maximun d'activité, déterminé par le degré de développe-
ment physique et moral de l'homme. Tout ce qui va au
delà de cette mesure, laisse indifférent ou fait souffrir.
Nos pères n'étaient pas aptes à goûter nos plaisirs ni les
raffinements de notre civilisation. S'ils se sont tant tour-
mentés pour accroître la puissance productive du tra-
vail, ce n'est pas pour conquérir des biens, pour eux sans
valeur ; il leur eût fallu, pour les apprécier, contracter des
goûts et des habitudes qu'ils n'avaient pas, c'est-à-dire
changer leur nature. Ils l'ont fait, il est vrai, comme le
montre l'histoire des transformations de l'humanité. Mais
M. Durkheim n'admet pas que les hommes se soient trans-
formés afin de devenir plus heureux ; car « un changement
d'existence constitue toujours une érise douloureuse; ces
métamorphoses coûtent beaucoup, pendant longtemps,
sans rien rapporter. Ceux qui les inaugurent n'en ont que
la peine ; par conséquent, ce n'est pas l'attente d'un plus
grand bonheur qui les entraîne dans une telle entreprise. »
Est-il vrai d'ailleurs que le bonheur de l'individu s'ac-
croisse avec le progrès ? Rien n'est plus douteux, répond
M. Durkheim qui donne, cette fois, à l'appui de son
opinion, une preuve « plus objective ». Le seul fait expé-
rimental qui démontre que la vie est généralement bonne,
c'est, dit-il, que la très grande généralité des hommes la
préfère à la mort. On peut être certain, là où l'instinct
de conservation perd de son énergie, que la vie perd
de ses attraits. Si nous possédions un fait objectif et
— 73 —
mesurable qui traduisît les variations d'intensité par les-
quelles passe ce sentiment suivant les sociétés, nous pour-
rions du même coup mesurer celles du malheur moyen
dans ces mêmes milieux. Ce fait, nous l'avons : c'est le
nombre des suicides. S'ils s'accroissent, c'est que l'instinct
de conservation perd du terrain. Or le suicide n'apparaît
guère qu'avec la civilisation ; il est à l'état endémique dans
les peuples civilisés; les chiffres augmentent régulière-
ment depuis un siècle. « La marée montante des morts
volontaires prouve que le bonheur général de la société
diminue. Il n'y a donc aucun rapport entre les variations
du bonheur et les progrès de la division du travail. »
Première conclusion: « Pour expliquer les transfor-
mations par lesquelles ont passé les sociétés, il ne faut
pas chercher quelle influence elles exercent sur le bon-
heur des hommes, puisque ce n'est pas cette influence
qui les a déterminées. »
Cependant, le désir de devenir plus heureux est le
seul mobile individuel qui eût pu rendre compte du pro-
grès. C'est donc en dehors de l'individu, dans le miheu
qui l'entoure^ que se trouvent les causes déterminantes
de l'évolution soiciale. Si les sociétés changent et s'il
change, c'est que le milieu change. D'autre part, comme
le milieu physique est relativement constant, il ne peut
pas expliquer cette suite ininterrompue de changements.
Par conséquent, c'est dan§ le milieu social qu'il faut
aller en chercher les conditions originelles; les variations
qui s'y produisent provoquent celles par lesquelles passent
la société et les individus.
Il en est deux qui ont déterminé les progrès de la
division du travail.
D'abord, la division du travail progresse d'autant plus
que les rapports sociaux entre les individus deviennent
n
— 74 —
plus nombreux. M. Durkheim appelle densité dynamique
ou morale ce rapprochement des individus et le com-
merce actif qui en résulte.
En outre, les relations intra-sociales seront d'autant
plus nombreuses que le chiffre total des membres de la
société — c'est-à-dire le volume social — devient plus
considérable.
En deux mots : « La division du travail varie en rai-
son directe du volume et de la densité des sociétés ». Si
elle progresse d'une manière continue au cours du déve-
loppement social, c'est que les sociétés deviennent ré-
gulièrement plus denses et très généralement plus volumi-
neuses D'ordinaire, ajoute-t-il, on ne voit guère dans
cet état des sociétés que le moyen par lequel la division
du travail se développe et non la cause de ce développe-
ment. On fait dépendre ce dernier d'aspirations indivi-
duelles vers le bien-être et le bonheur, aspirations qui
peuvent se satisfaire d'autant mieux que les sociétés sont
plus étendues et plus condensées. Nous disons, insiste-
t-il, non que la croissance et la condensation des so-
ciétés permettent, mais qu'elles nécessitent une division
plus grande du travail. Ce n'est pas un instrument par
lequel celle-ci se réalise; c'en est la cause déterminante.
Comment se représenter la manière dont cette double
cause produit son effet?
« Tout se passe mécaniquement. » Si le travail se di-
vise davantage à mesure que les sociétés deviennent plus
volumineuses et plus denses, c'est que la lutte pour la vie
y est plus ardente. La division du travail est un résultat
de cette lutte; elle en est un dénouement adouci. Grâce
à elle, les rivaux ne sont pas obligés de s'éliminer mu-
tuellement; elle fournit à un plus grand nombre les
— 75 —
moyens de survivre, dans les conditions nouvelles d'exis-
tence qui leur sont faites.
On objecte : Une fonction ne peut se spécialiser que
si cette spécialisation correspond à quelque besoin de la
société ; un progrès ne peut s'établir d'une manière du-
rable que si les individus ressentent réellement le besoin
de produits plus abondants ou de meilleure qualité. D'où
peuvent venir ces exigences nouvelles?
M. Durkheim réplique: Elles sont un effet de cette
même cause qui détermine lesi progrès de la division du
travail. Ceux-ci sont dus à l'ardeur plus grande de la lutte.
Or une lutte plus violente ne va pas sans un plus grand
déploiement de forces et sans de plus grandes fatigues.
Pour que la vie se maintienne, la réparation doit être pro-
portionnée à la dépense ; il faut une nourriture plus abon-
dante et plus choisie. La vie cérébrale se développe en
même temps que la concurrence devient plus vive ; un cer-
veau plus volumineux et plus délicat a d'autres exigences
qu'un encéphale plus grossier: les besoins intellectuels
s'accroissent. Tous ces changements sont produits mécani-
quement par des causes nécessaires : l'humanité se trouve,
sans l'avoir voulu, apte à recevoir une culture plus in-
tense et plus variée. Cependant, au moment même où
l'homme est en état de goûter ces jouissances nouvelles,
il les trouve à sa portée, parce que la division du travail
s'est en même temps développée et qu'elle les lui fournit.
Sans qu'il y ait à cela la moindre harmonie préétablie, ces,
deux ordres de faits se rencontrent, tout simplement parce
qu'ils sont des effets d'une même c,ause. —
Du même coup, M. Durkheim se félicite d'avoir dé-
terminé « le facteur essentiel de ce qu'on appelle la civilisa-
tion ». Celle-ci est aussi une conséquence nécessaire des
~ 76 —
ciiangeménts qui se produisent dans le volume et dans la
densité des sociétés. Du moment que le nombre des indi-
vidus entre lesquels des relations sociales sont établies est
plus considérable, ils ne peuvent se maintenir que s'ils se
spécialisent, travaillent davantage, et surexcitent leurs fa-
cultés. De cette stimulation générale résulte inévitable-
ment un plus haut degré de culture. De ce point
de vue, la civilisation apparaît donc, non comme un
but entrevu et désiré, mais comme l'effet d'une cause,
comme le résultat nécessaire d'un état donné. Les hom-
mes marchent parce qu'il faut marcher; la pression plus
ou moins forte qu'ils exercent les uns sur les autres, sui-
vant qu'ils sont plus ou moins nombreux, détermine la vi-
tesse de la marche. Ce ne sont pas les services que la ci-
vilisation rend qui la font progresser; elle se développe
parce qu'elle ne peut pas ne pas se développer.
Fort de cet essai d'explication sociologique et méca-
niste, M. Durkheim dira, dans ses Règles de la méthode:
« L'origine première de tout processus social de quel-
que importance doit être recherchée dans la constitution
du milieu social interne. L'effort principal du sociologue
devra tendre à découvrir les différentes propriétés de ce
milieu qui sont susceptibles d'exercer une action sur le
cours des phénomènes sociaux. Jusqu'à présent, nous
avons trouvé deux séries de caractères qui répondent
d'une manière éminente à cette condition : le nombre des
unités sociales ou le volume de la société; et le degré de
concentration morale de la masse ou la densité dynami-
que. Il s'en faut, ajoute -t-il, que nous croyions avoir trou-
vé toutes les particularités du milieu social qui sont sus-
ceptibles de jouer un rôle dans l'explication des faits so-
77
ciaux. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que ce sont
les seules que nous ayons aperçues et que nous n'avons
pas été amené à en rechercher d'autres. »
Tout en faisant du miheu social le « facteur détermi-
nant de l'évolution collective » ; tout en prétendant que, « si
elle rejette cette conception, la sociologie est dans l'impos-
sibilité d'établir aucun rapport de causalité», M. Durk-
heim reconnaît, incidemment, l'action de facteurs diffé-
rents.
« Nous n'entendons pas dire, déclare-t-il dans les Rè-
gles delà méthode, que les tendances, les besoins, les désirs
des hommes n'interviennent jamais, d'une manière active,
dans l'évolution sociale. Il est, au contraire, certain qu'il
leur est possible, suivant la manière dont ils se portent sur
les conditions dont dépend un fait, d'en presser ou d'en
contenir le développement. » Ainsi dans l'explication des
progrès constants de la division du travail social il faut,
malgré tout, reconnaître un « rôle important » à cette
tendance qu'on appelle « l'instinct de conservation ». —
Dans une étude sur les Représentations individuelles et
les représentations collectives, il fait une autre réserve.
On sait que, d'après lui, la société a pour substrat
l'ensemble des individus associés. Le système qu'ils for-
ment en s'unissant, — et qui varie suivant leur nombre,
leur disposition sur la surface du territoire, la nature et
le nombre des voies de communication, — constitue la
base sur laquelle s'élève la vie sociale. Les représenta-
tions qui en sont la trame se dégagent des relations qui
s'établissent entre les individus ainsi combinés.
Mais, « tout en résidant dans le substrat collectif, la vie
collective ne s'y absorbe pas. Elle en est, à la fois, dépen-
dante et distincte. Sans doute la matière première de toute
— 78 —
conscience sociale est étroitement en rapport avec le nom-
bre des éléments sociaux, la manière dont ils sont groupés
et distribués, c'est-à-dire avec la nature du substrat. Mais,
une fois qu'un premier fond de représentations s'est ainsi
constitué, elles deviennent des réalités partiellement au-
tonomes qui vivent d'une vie propre. Elles ont le pouvoir
de former entre elles des synthèses de toutes sortes, déter-
minées par leurs affinités naturelles et non par l'état du
milieu au sein duquel elles évoluent. Par conséquent, les
représentations nouvelles, qui sont le produit de ces syn-
thèses, sont de même nature : elles ont pour causes pro-
chaines d'autres représentations collectives, non tel ou tel
caractère de la structure sociale. C'est dans l'évolution
religieuse que se trouvent peut-être les plus frappants
exemples de ce phénomène. Cette végétation luxuriante
de mythes et de légendes, tous ces systèmes théogoniques,
cosmologiques que construit la pensée religieuse, ne se
rattachent pas directement à des particularités détermi-
nées de morphologie sociale. Il y a, conclut M. Durk-
heim, toute une partie de la sociologie qui devrait recher-
cher les lois de l'idéation collective et qui est encore
tout entière à faire. »
V. Pour faire la preuve de l'existence, entre deux
faits sociaux, d'une relation causale, il faut, de préférence,
recourir au procédé, connu en logique sous le nom de
« méthode des variations concomitantes ».
Quand deux phénomènes varient régulièrement l'un
comme l'autre, il est certain qu'il existe entre eux une
relation. L'un est la cause de l'autre; ou ils sont tous deux
des effets d'une même cause ; ou un troisième phénomène,
intercalé, est l'effet du premier et la cause du second.
— 79 —
Stuart Mill considérait qu'une induction rigoureuse
est, en sociologie, presqu'impossible, la complexité de la
vie sociale faisant qu'un résultat est généralement dû à
l'action de plusieurs facteurs.
M. Durkheim, revendiquant pour la sociologie le ca-
ractère scientifique, oppose à Mill ce postulat : « A un mê-
me effet correspond toujours une même cause ». Dans les
cas où l'on prétend observer une pluralité de causes, cette
pluralité est simplement apparente ou bien l'unité exté-
rieure de l'effet recouvre une réelle pluralité ; si, par exem-
ple, le suicide dépend de plus d'une cause, c'est que,
en réalité, il y a plusieurs espèces de suicides.
Dans son étude sur Le Suicide, M. Durkheim emploie
la méthode des variations concomitantes. Concluant des
données de la statistique que chaque société est prédis-
posée à fournir un contingent déterminé de morts volon-
taires, il recherche les causes de cette prédisposition. Pour
les découvrir, il se demande quels sont les états des dif-
férents milieux sociaux (confession religieuse, famille, so-
ciété politique, groupes professionnels) en fonction des-
quels varie le taux des suicides. — Sa conclusion est
que le suicide varie en raison inverse du degré d'inté-
gration des groupes sociaux dont fait partie l'individu.
VI. Il ne suffit pas, pour comprendre les institu-
tions sociales d'aujourd'hui, de les observer. On ne con-
naît pas la réalité sociale, si l'on en ignore la substructu-
re; il faut savoir comment elle s'est faite, c'est-à-dire
avoir suivi dans l'histoire la manière dont elle s'est pro-
gressivement composée.
Décrire l'évolution d'une idée ou d'une institution, ce
n'est pas encore l'expliquer. Quand nous savons dans quel
— 80 —
ordre se sont succédé les phases qu'elle a traversées, nous
ne connaissons pas quelles en sont les causes ni la fonc-
tion. Cette connaissance, qui lui importe, le sociologue
l'acquerra par l'emploi de la méthode des variations con-
comitantes : pour découvrir les conditions dont dépend
une institution, il notera ses variations successives et cher-
chera ensuite les faits concomitants qui ont varié de même.
Mais pour établir avec rigueur un rapport de causa-
lité, il faut pouvoir observer dans des circonstances diffé-
rentes les phénomènes entre lesquels il est présumé. Si
l'on se renfermait dans l'étude d'un seul peuple, on n'au-
rait pour matière de la preuve qu'un seul couple de cour-
bes parallèles, à savoir celles qui expriment la marche his-
torique du phénomène considéré et de la cause conjec-
turée, mais dans cette unique société. Il faut faire entrer
en ligne de compte plusieurs peuples de même espèce.
D'abord on peut voir si, chez chacun d'eux pris à part,
le même phénomène évolue dans le temps en fonction des
mêmes conditions. Puis on peut établir des comparaisons
entre ces divers développements.
Ce n'est pas tout. Le procédé ne vaut que pour les
phénomènes qui ont pris naissance pendant la vie des
peuples comparés. Or, une société ne crée pas de toutes
pièces son organisation ; elle la reçoit, en partie, toute faite
de celles qui l'ont précédée. Les éléments nouveaux que
nous avons introduits dans le droit domestique, le droit
de propriété, la morale, depuis le commencement de notre
histoire, sont relativement p^u nombreux et peu importants,
comparés à ceux que le passé nous a légués. L'histoire
comparée des grandes sociétés européennes ne saurait nous
apporter beaucoup de lumière sur les origines de la famille,
du mariage, de la propriété, etc., ni sur les éléments dont
— 81 —
ces institutions sont composées. Il faut remonter plus haut.
S*agit-il, par exemple, de l'organisation domestique? On
constituera d'abord le type le plus rudimentaire qui ait
jamais existé, pour suivre ensuite pas à pas la manière
dont il s'est progressivement compliqué. En un mot : « on
ne peut expliquer un fait social de quelque complexité
qu'à condition d'en suivre le développement intégral à
travers toutes les espèces sociales ».
« La condition préalable et nécessaire du progrès de
la « physique morale », dit de son côté M. Lévy-Briihl,
est l'exploration méthodique, par l'histoire, des faits so-
ciaux du passé, et, en même temps, l'observation des
sociétés existantes qui représentent peut-être des stades
plus anciens de notre propre évolution, et sont ainsi,
au regard de nous, comme du passé vivant » (p. 127).
VII. Il est pratiquement impossible d'observer la
forme qu'a prise une institution chez tous les peuples
de la terre sans exception ; par la force des choses on s'en
tient à quelques nations, et l'on fait abstraction des au-
tres; si consciencieuses soient-elles, les comparaisons pè-
chent nécessairement par des dénombrements imparfaits.
Le seul moyen de remédier à cet inconvénient est de faire
une classification des sociétés humaines: si on les avait
réduites à quelques types, il suffirait d'observer chez cha-
cun d'eux le phénomène que l'on voudrait étudier. —
« Une branche de la sociologie est consacrée à la consti-
tution des espèces sociales et à leur classification. »
Y a-t-il des espèces sociales? — Il doit y en avoir,
répond M.Durkheim: « Un même élément ne peut se
composer avec lui-même et les composés qui en résultent
ne peuvent, à leur tour, se composer entre eux que suivant
— 82 —
tin nombre de modes limité, surtout quand les éléments
composants sont peu nombreux ; la gamme des combinai-
sons possibles est finie et la plupart doivent se répéter. Or
les sociétés ne isont que des oombinaisons différentes d'une
seule et même société originelle. Donc il y a des espèces
sociales, tout comme il y a des espèces biologiques. »
Entre les deux, il y a toutefois des différences. En
biologie, les espèces ont plus de fixité ; les caractères spé-
cifiques sont nettement définis et peuvent être détermi-
nés avec précision.
Dans le règne social, les attributs distinctifs d'une espèce
se modifient et se nuancent à l'infini sous l'action des
circonstances; aussi, quand on veut les atteindre, une
fois qu'on a écarté toutes les variantes qui les voilent,
n'obtient-on souvent qu'un résidu assez indéterminé. Il
en résulte que le type spécifique, au delà des caractères
les plus généraux et les plus simples, ne présente pas
de contours aussi définis qu'en biologie.
Dans les Règles de la méthode, M. Durkheim se dé-
fend d' « exécuter une classification des sociétés », — pro-
blème trop complexe (^). Il se borne à énoncer le principe
d'après lequel il propose de distinguer les types sociaux.
Il lui paraît «peu scientifique» de classer les sociétés
«d'après leur état de civilisation ». Ses raisons sont inté-
ressantes à noter. D'abord, dans ce système, on pourrait
se trouver obligé d'attribuer une seule et même société à
une pluralité d'espèces, suivant les degrés de civilisation
1. Dans y Introduction à la sociologie de la famille, il distinguait
« deux grands types sociaux dont toutes les sociétés passées et pré-
sentes ne sont que des variétés: d'une part, les sociétés inorga-
nisées ou amorphes qui s'échelonnent de la horde de consanguins à
la cité; de l'autre, les Etats proprement dits qui commencent à
la cité pour finir aux grandes nations contemporaines ».
— 83 —
qu'elle a progressivement parcourus. La France, par
exemple, a commencé par être agricole, pour passer en-
suite à l'industrie des métiers et au petit commerce, puis
â la manufacture et enfin à la grande industrie. Or,
« une même société ne peut pas plus changer de type au
cours de son évolution, qu'un animal ne peut changer
d'espèce pendant la durée de son existence individuelle.
De pareilles transmutations sont contradictoires avec la
notion même d'espèce ». — En second lieu on peut bien
classer ainsi des états sociaux, non des sociétés; et ces
états sociaux, ainsi détachés du substrat permanent qui
les relie les uns aux autres, restent en l'air. C'est l'ana-
lyse de ce substrat, et non de la vie changeante qu'il
supporte, qui seule peut fournir les bases d'une classifi-
cation rationnelle. L'état économique, technologique, etc.,
présente des phénomènes trop instables et trop complexes.
— Enfin il est très possible qu'une même civilisation in-
dustrielle, scientifique, artistique se rencontre dans des
sociétés dont la « constitution congénitale » est très diffé-
rente : le Japon pourra nous emprunter nos arts, notre
industrie, notre organisation politique ; il ne laissera pas
d'appartenir à une autre espèce sociale que la France
et l'Allemagne.
Faut-il, en vue de les classer, observer les sociétés ; voir
par où elles concordent et par où elles divergent ; et, sui-
vant l'importance relative des similitudes et des diver-
gences, former les groupes ?
M. Durkheim préfère une autre méthode.
Une société, ainsi raisonne-t-il, est un composé; ses
parties constitutives sont des sociétés plus simples
qu'elle. Or la nature de tout composé dépend des éléments
composants et de leur mode de combinaison. Il faut donc
— 84 —
partir de la société la plus simple qui ait jamais existé, et
suivre la manière dont cette société se compose avec
elle-même et dont ses composés se composent entre eux.
La société la plus simple est celle qui est réduite à un
segment unique, agrégat qui se résout immédiatement en
individus juxtaposés atomiquement : c'est la horde, le pro-
toplasme du règne social. La horde n'est peut-être pas une
réalité historique, mais M. Durkheim en postule l'exis-
tence et en fait la souche d'où sont sorties toutes les
'espèces sociales. Posée la notion de la horde, on a, dit-il,
le point d'appui nécessaire pour construire l'échelle com-
plète des types sociaux. On distinguera autant de types
fondamentaux qu'il y a de manières, pour la horde, de
se combiner avec elle-même en donnant naissance à des
sociétés nouvelles et, pour celles-ci, de se combiner entre
elles : sociétés polysegmentaires simples; sociétés poly-
segmentaires simplement composées; doublement com-
posées, etc.
Une fois les types constitués, il y aura lieu de distin-
guer, dans chacun d'eux, des variétés différentes, selon
que les sociétés segmentaires, qui servent à former la
société résultante, gardent une certaine individualité, ou
bien, au contraire, sont absorbées dans la masse totale.
On reconnaîtra qu'il se produit une coalescence complète
des segments à ce signe que cette composition ori-
ginelle de la société n'affecte plus son organisation admi-
nistrative et politique.
En résumé : « On commencera par classer les sociétés
d'après le degré de composition qu'elles présentent, en
prenant pour base la société parfaitement simple ou à
segment unique ; à l'intérieur de ces classes, on distinguera
des variétés différentes suivant qu'il se produit ou non une
coalescence complète des segments initiaux. »
— 85 —
5. Les relations de la sociologie avec les sciences voisines.
En possession d'un domaine, qu'elle prétend exploiter
avec ses instruments propres, la sociologie prend rang
de science autonome.
Du coup se pose le problème de ses relations exté-
rieures.
Quel sera son modus vivendi avec les puissances limi-
trophes?
I. Avec la psychologie. — Nous avons assisté à la ba-
taille livrée par M. Durkheim pour l'indépendance de la
sociologie.
Une société, n'a-t-il cessé de répéter, est une réalité,
spécifiquement différente des individus qui la forment.
Donc la sociologie a un objet distinct et elle ne doit plus
demander à la connaissanoe de la nature humaine indivi-
duelle l^explication des phénomènes delà vie collective {^).
C'est, jusque-là, la lutte pour l'émancipation.
Mais déjà, par moments, non contente d'une sécession
honorable, la sociologie aspire à dominer à son tour.
L'être social dont on a commencé par dire qu'il est une;
réalité sui generis, est, ajoute-t-on, vivant et agissant.
Il pense à sa manière et veut à sa façon, mais toujours
avec une force impérieuse. Par une contrainte incessante
il s'impose. Les individus le subissent ; ils sont comme une
cire molle que la main de l'artiste moule à son gré.
Ecoutez :
« Les natures individuelles ne sont que la matière in-
déterminée que le facteur social détermine et transforme.
Certains états psychiques — tels que la religiosité, la ja-
lousie sexuelle, la piété filiale, l'amour paternel — loin
1. Voir plus haut, pages 24 et 67.
Morale et sociologie. 7
— 86 —
d'être des inclinations inhérentes à la nature humaine, ré-
sultent de l'organisation collective» [^). {Règles, p. 130-132).
« Presque tout ce qui se trouve dans les consciences
individuelles, vient de la société.» (Dû', du trav. p. 342).
Même, nous dit-on, « si l'homme est un animal raisonna-
ble, c'est qu'il est un animal sociable » {Ibid. p. 339).
La conclusion ? « Quelques progrès que fasse la psycho-
physiologie, elle ne pourra jamais représenter qu'une frac-
tion de la psychologie, puisque la majeure partie des
phénomènes psychiques ne dérivent pas de causes organi-
ques... Tous les faits dont on ne peut trouver l'explica-
tion dans la constitution des tissus dérivent des proprié-
tés du milieu social... La vaste région de la conscience
dont la genèse est inintelligible par la seule psycho-phy-
siologie, relève d'une autre science positive qu'on pourrait
appeler la socio-psychologie. » {Div. du trav. soc. p. 340).
M. Lévy-Brûhl voit plus nettement la conséquence :
«La considération de l'individu peut suffire pour l'étude
des phénomènes qui doivent être examinés surtout dans
leurs rapports avec leurs antécédents et concomitants phy-
siologiques (sensations, perceptions, plaisirs et douleurs
organiques, etc.). Mais la connaissance scientifique des
fonctions mentales supérieures (imagination, langage, in-
telligence) ne saurait être obtenue sans le secours des
sciences sociologiques. Il faut renverser le procédé, usité
jusqu'à présent, dans l'étude du développement de ces
fonctions. « Au lieu d'interpréter les phénomènes sociaux
à l'aide de la psychologie courante, ce serait au contraire
la connaissance scientifique — c*est-à-dire sociologique —
1. « L'organisation sociale des rapports de parenfé a déterminé les
sentiments respectifs des parents et des enfants ;ceux-ci eussent été tout
autres si la structure sociale avait été différente.» (Div.du trav., p. 341).
— 87 —
de ces phénomènes qui nous procurerait peu à peu une
psychologie plus conforme à la diversité réelle de l'hu-
manité présenteet passée. La psychologie de l'avenir sera
fondée sur l'analyse des mœurs et des institutions où se
-sont objectivés les sentiments et les pensées, dans les
diverses sociétés humaines. » (pages 78 et 127. j
M. Durkheim n'est pas toujours aussi catégorique :
« On se méprendrait sur notre pensée si l'on concluait que
la sociologie, suivant nous, doit ou même peut faire abstrac-
tion de l'homme et de ses facultés. Les caractères géné-
raux de la nature humaine entrent dans le travail d'élabo-
ration d'où résulte la vie sociale. » Aussi, pratiquement,
l'étude des faits psychiques lui semble-t-elle indispensa-
ble au sociologue. La vie individuelle peut, au moins,
« faciliter l'explication » de la vie collective. Une culture
psychologique constitue pour le sociologue une «propé-
deutique nécessaire », mais il ne doit demander à la
science de l'individu qu'une << préparation générale » et
d' « utiles suggestions ». {Règles, p. 136.)
A ce propos, M. Durkheim s'est demandé incidemment
s'il n'y aurait pas lieu de créer une psychologie générale,
synthèse de la psychologie individuelle et de la psycholo-
gie sociale (^). {Règles, préface de la seconde édition;.
« Les faits sociaux sont produits par une élaboration
sui gêner is de faits psychiques. Cette élaboration n'est pas
sans analogies avec celle qui se produit dans chaque con-
science individuelle. » N'y aurait-il pas «certaines lois abs-
traites communes aux deux règnes?» Ne peut-on « con-
1. Tout en insistant sur la distinction nécessaire entre la socio-
logie et la biologie, il signale de même, en passant, la possibilité
de dégager un jour les caractères vraisemblablement communs à
l'organisation sociale et à l'organisation animale. ÇReprés. indiv. et
collectives, p. 273).
— 88 —
cevoir la possibilité d'une psychologie toute formelle qui
serait une sorte de terrain commun à la psychologie in-
dividuelle et à la sociologie ? »
Mais, d'une part, tout ce que nous savons sur la ma-
nière dont se combinent les idées individuelles se réduit
à quelques propositions très vagues que l'on appelle lois
de l'association des idées. Et quant aux lois de l'idéation
collective, elles sont encore plus complètement ignorées.
Dans l'état actuel de nos connaissances, la question
soulevée ne saurait donc recevoir de solution catégorique.
IL Avec rhistoire. — L'histoire et la sociologie s'op-
posent-elles l'une à l'autre ou se confondent-elles?
Cela dépend.
Tant que l'histoire « reste dans le particulier », elle est
distincte de la sociologie. Tout occupé à marquer à chacun
des phénomènes sa place dans le temps, l'historien perd de
vue ce qu'ils ont de semblable. Pour lui, les sociétés con-
stituent autant d'individualités hétérogènes, chaque peu-
ple ayant sa physionomie, et l'histoire n'est qu'une suite
d'événements qui s'enchaînent sans se reproduire.
Le rôle du sociologue est de rapprocher les phéno-
mènes, même quand ils seraient séparés par de longs
intervalles de temps; de les comparer; d'en dégager les
caractères communs.
Mais « dès qu'elle compare, l'histoire devient indistincte
de la sociologie ». Or l'histoire ne peut être une science
que dans la mesure oii elle explique, et l'on ne peut expli-
quer qu'en comparant. Par conséquent, bien loin qu'elles
soient en antagonisme, les deux disciplines tendent na-
turellement l'une vers l'autre, et tout fait prévoir qu'elles
sont appelées à se confondre en une discipline commune.
— 89 —
En attendant ce rapprochement, il faut pratiquer l'en-
tr'aide.
L'histoire doit fournir à la sociologie la matière de
ses recherches (^). Elle est la source principale de l'in-
vestigation sociologique. « Sans les sciences historiques,
dit M. Lévy-Briihl, l'effort pour établir des lois sociolo-
giques resterait vain. »
D'autre part, le sociologue facilitera à l'historien l'ex-
plication des faits concrets. Il le guidera dans ses induc-
tions et dans ses hypothèses, en le renseignant sur la
nature des sociétés, de leurs organes et de leurs fonctions.
III. Avec les autres sciences sociales. — Bien plus
délicate à définir est la position de la sociologie à l'égard
des autres sciences sociales.
La sociologie serait-elle une science unique, à créer de
toutes pièces, qui, sans souci des disciplines existantes et
faisant table rase de leurs résultats, se donnerait la tâche
gigantesque d'étudier à nouveau les multiples aspects de
la vie collective et le vaste ensemble des faits sociaux
du passé et du présent ?
Cette conception, qui semble être celle de Stuart Mill
dans sa Logique, est chimérique.
Il est impossible à une seule et même science de maî-
triser une matière d'une telle diversité. La « réalité so-
ciale » est un monde infini dont chaque partie est assez
vaste pour servir de matière à toute une science. Et
ainsi la science générale et unique, à laquelle Stuart
Mill donnait le nom de sociologie, se résout forcément
en une multitude de branches distinctes. —
Faut-il, ayant égard à l'existence de disciplines parti-
1. Voir plus haut, page 79.
— 90 —
culières : Mstoire des religions, du droit, des institutions
politiques, statistique, science économique, etc., — cher-
cher à ouvrir à la, sociologie un domaine encore inexploré,
lui assigner un objet distinct, en dehors des phénomènes
dont traitent les différentes sciences sociales ? Doit-elle se
constituer à côté des techniques spéciales, comme un
mode de spéculation autonome; étudier, par exemple,
« la vie collective en général », tandis que chaque science
sociale resterait cantonnée dans une catégorie déterminée
de phénomènes sociaux?
Pas davantage. Faire actuellement de la sociologie la
science sociale générale, comme plusieurs y tendent (^),
c'est Péloigner du réel, c'est la réduire à n'être plus
qu'une philosophie formelle et vague.
La « sociologie générale » est une branche de la so-
ciologie. Elle ne peut être qu'une synthèse des sciences
particulières, une comparaison de leurs résultats les plus
généraux; elle n'est possible que dans la mesure où elles
sont avancées. —
Il reste que la science positive des sociétés doit avoir
pour oibjet l'intégralité des faits sociaux; il n'y a pas lieu
d'isoler tel ou tel aspect de la vie collective pour en faire
l'objet spécial de la science nouvelle. Tout ce qui entre
dans la constitution des sociétés ou dans la trame de leur
développement ressortit aux sociologues.
Or une telle multitude de phénomènes ne peut être
étudiée que grâce à un certain nombre de disciplines
spéciales entre lesquelles se partagent les faits sociaux et
qui se complètent les unes les autres.
Par conséquent, la sociologie ne peut être que le sys-
tème des sciences sociales. —
1. Voir plus haut, page 46.
91
M. Durkheim s'est d'ailleurs défendu, du moins à l'ori-
gine, d'esquisser le plan de la sociologie — « opération
stérile, dit-il, si elle n'est pas faite par une main de génie. »
Une science est une sorte d'organisme ; on peut observer
comme elle est formée, mais non lui imposer tel ou tel
plan de composition parce qu'il satisfait mieux la logique ;
elle se divise d'elle-même à mesure qu'elle se constitue.
Au surplus, toute classification prétendument définitive
serait arbitraire ; les cadres doivent rester ouverts aux
acquisitions ultérieures.
De ce que la sociologie a le même objet que les
sciences dites historiques et sociales, résulte-t-il qu'elle se
confond avec ces dernières? N'est-elle que le terme gé-
nérique qui sert à les désigner collectivement? Non. Le
rapprochement des sciences sociales sous une commune
rubrique implique et indique un changement radical dans
la méthode et l'organisation de ces sciences.
Pour devenir des branches de la sociologie, les scien-
ces- sociales particulières doivent être des sciences posi-
tives. La notion de « loi natunelle » étendue par Comte au
règne social en général, doit pénétrer dans le détail des
faits ; il s'agit, pour le sociologue, de l'acclimater dans ces
recherches spéciales d'où elle était primitivement absente
et où elle ne peut s'introduire sans y déterminer une
complète rénovation.
En vérité, au cours de ces cinquante dernières années,
les spécialistes, d'eux-mêmes, ont commencé à s'orienter
dans un sens sociologique. Les historiens se sont attachés
à l'étude comparée des institutions. L'ancienne économie
politique s'est transformée sous l'influence des fondateurs
de l'économie nationale, du . socialisme de la chaire, de
— 92 —
l'école historique. Des disciplines nouvelles se sont fon-
dées ou développées : la statistique, l'anthropologie ou
l'ethnographie d'une part; la science ou histoire des civi-
lisations de l'autre. Implicitement ou explicitement, ces
diverses entreprises scientifiques reposent toutes sur ce
principe que les phénomènes sociaux obéissent à des lois
et que ces lois peuvent être déterminées. Pour que la
sociologie devienne une science vraiment positive, il suffit
donc de développer un certain nombre des sciences exis-
tantes dans le sens où elles tendent spontanément.
Toutefois, si réelle que soit cette évolution spontanée,
Ce q'ui reste à faire ne laisse pas d'être considérable.
D'abord, sous l'influence de la sociologie, la classifica-
tion des sciences spéciales est appelée à se transformer.
Elles se sont constituées indépendamment les unes des au-
tres; la matière sociale n'a pas été répartie entre elles
d'une manière méthodique, d'après un plan réfléchi ; il en
est résulté des confusions et des distinctions irrationnelles.
Des phénomènes disparates sont réunis sous une même
rubrique ; des phénomènes de même nature partagés entre
des sciences différentes. Ainsi la Vôlkerku7ide des Alle-
mands comprend à la fois des études sur les mœurs, sur
les croyances et les pratiques religieuses, sur l'habitation,
sur la famille, sur certains faits économiques. Inverse-
ment, la géographie qui étudie les formes territoriales des
Etats, l'histoire qui retrace l'évolution des groupes ru-
raux ou urbains, la démographie qui étudie tout ce qui
concerne J a distribution de la population, devraient être
réunies sous le nom de morphologie sociale (^).
1. M. Durkheim souhaite de même que la sociologie criminelle
et la statistique morale soient réunies sous le nom de pragmato-
logie. — Voir dans VAnnée sociologique les divisions et subdivisions,
parfois remaniées, de la Sociologie.
— 93 —
Ensuite, ce que la sociologie apporte surtout avec elle,
c'est le sentiment, que tous les faits, si divers, étudiés jus-
qu'à présenr par des spécialistes indépendants les uns des
autres, non seulement sont solidaires au point de ne pou-
voir être compris si on les isole les uns des autres, mais
sont, au fond, de même nature, c'est-à-dire des manifes-
tations variées d'une même réalité qui est la réalité sociale.
C'est pourquoi, les différentes sciences sociales, ayant
pour objet des phénomènes de même espèce, doivent pra-
tiquer une même méthode. Le principe de cette méthode,
c'est que les faits religieux, juridiques, moraux, économi-
ques, doivent tous être traités conformément à leur nature,
c'est-à-dire comme des faits sociaux. Soit pour les décrire,
soit pour les expliquer, il faut les rattacher à un milieu
social déterminé, à un type défini de société, et c'est dans
les caractères constitutifs de ce type qu'il faut aller cher-
cher les causes déterminantes du phénomène considéré.
Or la société n'est que bien rarement considérée par
les spécialistes comme la catise déterminante des faits
dont elle est le théâtre. Même le principe de l'interdépen-
dance des faits sociaux, bien qu'assez facilement ad-
mis dans la théorie, est loin d'être efficacement mis en
pratique. Aussi, bien que les sciences sociales particu-
lières tendent à s'orienter dans un sens sociologique, cette
orientation reste encore indécise. Travailler à la préciser,
à l'accentuer, à la rendre plus consciente, telle est, pense
M. Durkheim, la tâche actuelle du sociologue.
Et ^insi nous apparaît finalement le caractère vrai de
la sociologie telle que la conçoit M. Durkheim: elle
n'est pas une science, mais une méthode.
— 94 —
CHAPITRE III.
LA SCIENCE DES MŒURS ET L'ART MORAL {^).
I. La science des mœurs.
« La science positive de la morale est une branche de
la sociologie. » Cela signifie que son objet rentre dans
la catégorie des faits dits sociaux et qu'il doit désormais
être étudié d'après la méthode sociologique.
Quel est cet objet et comment les règles générales de
la méthode doivent-elles y être appliquées? Quels sont
les postulats de la science nouvelle et quels problèmes
va-t-elle entreprendre de résoudre?
I. L'objet de la science des mœurs, ce sont « les faits
moraux ». Pour les reconnaître parmi les autres faits
sociaux, il faut les définir « d'après quelque signe exté-
rieur et visible ».
Ce signe, pour M. Durkheim, c'est la sanction dont cer-
taines règles de conduite sont munies. Généralement on
dit; que ce qui distingue les règles morales, c'est qu'elles
sont obligatoires ; mais la réalité d'une obligation n'est cer-
taine que si elle se manifeste au dehors; la sanction est
le symbole objectif de robligation. « Tout fait moral con-
siste donc dans une règle de conduite sanctionnée (^). »
1. Bibliographie. Outre les publications déjà citées: A. Bayet,
La morale scientifique, Paris, 1905. — E. Durkheim, La détermination
du fait moral (Bulletin de la Société française de philosophie,
t. VI), Paris, 1906. — L. Lévy-Bruhl, La morale et la science des
mœurs (Revue philosophique, t. LXII), Paris, 1906.
2. C'est la définition donnée par M. Durkheim dans l'Intro-
duction de la Division du travail social. Dans une thèse développée
devant la Société française de philosophie, il signale comme ca-
— 95 —
Les faits moraux sont-ils tous compris dans cette défi-
nition ? N'y a-t-il pas en morale des actes, louables sans
être obligatoires ; un libre idéal qu'on n'est pas tenu d'at-
teindre ; une sphère qui dépasse le devoir ? Certes il y a
des actes, objet de l'admiration et qui dérivent d'habi-
tudes et de tendances acquises dans la pratique de la vie
morale. Mais s'il est vrai qu'ils ne sont pas obhgatoires,
commandés par une règle impérative, on ne peut les con-
sidérer comme moraux. « Il serait contraire à toute mé-
thode de réunir sous une même rubrique des actes qui
sont astreints à se conformer à une règle préétablie et
d'autrej qui sont libres de toute réglementation. Cette
activité sui generis est l'esthétique de la vie morale. »
Par contre, si l'on s'en tient à la définition donnée,
« tout le droit entre dans la moriale. » M. Durkheim croit
en effet les deux domaines trop intimement unis pour
pouvoir être séparés. Les deux ordres de phénomènes
relèvent d'une seule et même science. Il y a tout au plus
une différence dans la manière dont les sanctions sont
administrées. Les sanctions morales sont appliquées par
chacun et par tout le monde ; les sanctions juridiques, par
des corps définis et constitués. Les unes sont diffuses ; les
autres, organisées. Est strictement morale «toute règle de
conduite à laquelle est attachée une sanction répressive
diffuse. »
II. « La sociologie morale, disait M. Durkheim dans la
leçon d'ouverture de son Cours, se propose d'étudier les
maximes et les croyances morales comme des phénomènes
naturels dont elle cherche les causes et les lois. » Il sup-
ractères distinctifs du fait moral 1» l'obligation, 2» une certaine
désirabilité.
— 96 —
pose donc qu'il y a une nature ou une réalité morale et
qu'elle est soumise à des lois.
L'objectivité de la réalité morale est incontestable.
Tout homme vivant dans une certaine société y trouve or-
ganisé un système de règles impératives ou prohibitives.
Ces règles, qui prennent l'aspect de devoirs pour sa con-
science, n'en sont pas moins, par rapport à lui, une réalité
qui lui préexistait et qui lui survivra. Obligations, inter-
dictions, mœurs, lois, usages même et convenances, il lui
faut se conformer à toutes ces prescriptions, sous peine
de sanctions diverses, qui se font sentir par les effets
qu'elles produisent et par l'intimidation qu'elles exercent.
Cette nature morale est, en outre, conçue comme sou-
mise au déterminisme et régie par des lois constantes.
« La morale, dit M. Durkheim, est pour nous un sys-
tème de faits réalisés, lié au système total du monde. Si
elle est telle ou telle à un moment donné, c'est que les
conditions dans lesquelles vivent alors les hommes ne
permettent pas qu'elle soit autrement. »
M. Lévy-Brùhl n'est pas moins précis : « La morale
d'une société est partie intégrante de l'ensemble des phé-
nomènes solidaires entre eux qui la constituent. Etant
donnés le passé d'une certaine population, sa religion,
ses sciences et ses arts, ses relations avec les populations
voisines, son état économique général, — sa morale est
déterminée par cet ensemble de faits dont elle est fonc-
tion. A un état social entièrement défini correspond un
système, plus ou moins harmonique, de règles morales
entièrement définies et un seul. »
Tout le monde, observe-t-il, concède ce postulat quand
il s'agit de la morale d'une civilisation exotique : personne
— 97 —
n'hésite à en rendre compte par les croyances religieuses,
par l'état intellectuel, par l'organisation politique et éco-
nomique. Il faut être logique et l'admettre aussi quand il
s'agit de notre propre morale.
Cette conception déterministe implique des consé-
quences sur lesquelles on insiste.
D'abord il y a autant de morales que de types sociaux.
Puis l'idée d'une morale naturelle doit faire place à
l'idée que toutes les morales existantes sont naturelles.
Chaque société a la sienne, fonction de ses conditions
d'existence et qui est précisément ce que ces conditions
exigent qu'elle soit. Celle des sociétés inférieures est une
morale au même titre que celle des sociétés cultivées (^).
La nôtre est « précisément aussi bonne et aussi mauvaise
qu'elle peut être. »
Enfin, comme il n'y a pas de civilisation tout à fait
immobile, la morale d'une société donnée doit toujours
être considérée comme destinée à évoluer en fonction des
autres séries sociales.
1. « Pour nous, disait M. Durkheim dans son Introduction à la
sociologie de la famille, nous savons que si on les prend à la lettre,
les mots de supérieur et d'inférieur n'ont pas scientifiquement de
sens. Pour la science, les êtres ne sont pas les uns au-dessus des
autres ; ils sont seulement différents, parce que leurs milieux diffèrent.
Il n'y a pas une manière d'être et de vivre qui soit la meilleure
pour tous, à l'exclusion de toute autre, et par conséquent il n'est pas
possible de les classer hiérarchiquement suivant qu'ils s'éloignent
ou se rapprochent de cet idéal unique. Mais l'idéal pour chacun est
de vivre en harmonie avec ses conditions d'existence. Or cette
correspondance se rencontre également à tous les degrés de la réa-
lité. Ce qui est bon pour les uns ne l'est donc pas nécessairement
pour les autres. La famille d'aujourd'hui n'est ni plus ni moins par-
faite que celle de jadis: elle est autre, parce que les circonstances
sont autres. Le savant étudiera chaque type en lui-même et sa
seule préoccupation sera de chercher le rapport qui existe entre les
caractères constitutifs de ce type et les circonstances qui l'en-
tourent. »
— 98 —
III. Les faits moraux sont, par définition, des faits
sociaux: ce sont des « choses », c'est-à-dire des réalités
extérieures à l'individu et dont celui-ci subit la contrainte.
Par conséquent, la méthode, dont les règles ont été ex-
posées plus haut (/), doit s'appliquer à leur étude.
Quelques points toutefois méritent une attention spé-
ciale.
1^ I] faut viser à donner des faits moraux une repré-
sentation «objective». «C'est notre pratique, dit M. Lévy-
Briihl, c'est-à-dire ce qui nous apparaît subjectivement
dans la conscience comme loi obligatoire, sentiment de
respect pour cette loi, pour les droits d'autrui, etc., qui,
considéré objectivement, constitue, sous forme de mœurs,
coutumes, lois, la réalité à étudier. »
Cette règle, qui est généralement difficile à appli-
quer (2), l'est surtout, on l'avoue, quand il s'agit de cer-
tains faits moraux, à savoir les sentiments. De toutes les
séries de phénomènes sociaux, celle des sentiments mo-
raux exige le plus grand effort pour être représentée id'une
manière objective, c'est-à-dire indépendamment des con-
sciences individuelles qui les éprouvent. Les sentiments
qui ont accompagné les idées, les croyances, les pratiques,
les institutions, ne laissent pas de traces immédiatement
saisissables de leur existence. Rien ne subsiste pour en
faire directement connaître l'intensité, la tonalité propre,
ni même, à certains moments, la présence. Le savant
est obligé de les restituer par un procédé d'induction sou-
vent hasardeux.
2^ Les faits moraux doivent être expliqués sociologi-
quement : . .... ..
1. Voir plus haut, page 53.
2. Voir plus haut, i^age 65.
— 99 —
Aux sociologues contemporains, excepté M. Durkhcim
et son école, tout ce qui est de nature morale paraît, re-
marque M. Lévy-Briihl, se comprendre très suffisamment
par le moyen d'une interprétation psychologique. Cette
interprétation se fonde sur notre connaissance présumée
de la nature humaine et sur l'identité supposée de cette
nature en tout temps et en tout lieu. Employé seul, le pro-
cédé conduit très facilement à l'erreur, surtout quand il
s'agit .d'interpréter des croyances, des sentiments, des pra-
tiques, des rites fort éloignés de nous ; ce sont alors nos
propres états d'âme que nous introduisons à la place de
ceux, très différents, qu'il faudrait retrouver i^). La mé-
thode scientifique prescrit de chercher le sens des faits
dans « une étude objective de leurs circonstances et de
leurs conditions ». Il importe de trouver la genèse so-
ciologique des obligations que la conscience nous impose ;
l'étude comparée dies religions, des croyances et des
mœurs, en différents temps et en différents pays, peut
seule nous y aider.
3^ Le contenu de notre conscience morale qui est
d'une complexité extrême, ne peut être démêlé si l'on fait
abstraction de l'histoire. En effet, on ne pénètre la na-
ture des pratiques et des croyances morales, qu'en voyant
comment elles se sont élaborées. Pour comprendre le
détail vivant de ce que la conscience ordonne et interdit,
il faut donc se reporter à la conscience des générations
précédentes, en élargissant le cercle des antécédents so-
ciaux jusqu'à toucher à la préhistoire.
1. M. Durkheim a cherché à en donner une preuve par son
étude sur Les origines de la prohibition de V inceste. (Voir plus haut,
p. 62, note 1).
— 100 —
Eventuellement on aura recours à l'ethnographie, par
exemple, dit M. Lévy-Briihl, pour l'étude génétique des
sentiments moraux. « En même temps que l'on peut encore
constater, de visu, dans les sociétés inférieures (i), des
institutions disparues ailleurs, mais ayant laissé des traces
encore visibles, comme le totémisme, on y observe aussi
des sentiments moraux dont une analogie légitime peut
faire admettre l'existence dans les civilisations préhisto-
riques. Nous trouvons là, sinon un équivalent, du moins
un succédané très précieux des sociétés dont il ne nous
reste rien ou à peu près rien, excepté, peut-être, des sen-
timents et des habitudes mentales indéchiffrables pour
nous-mêmes. Par l'étude attentive des mœurs, des reli-
gions, des sentiments dans ces sociétés inférieures, nous
acquérons les données les plus précieuses pour la restitu-
tion de l'état moral et mental d'une humanité relativement
primitive, restitution que l'effort le plus ingénieux et le
plus opiniâtre n'aurait jamais pu réaliser en partant uni-
quement de l'humanité observée dans les civilisations
historiques. Une fois .établie, cette restitution, même som-
maire, éclairerait en nous un fond de sentiments si an-
ciens, qu'ils ne nous paraissent même pas obscurs. »
IV. Dans la pensée de ses promoteurs, la sociologie
morale doit 1° établir la genèse et 2^ déterminer la fonc-
tion des faits moraux. Ils prétendent 3° pouvoir rendre
compte du caractère obligatiore des prescriptions morales.
Enfin M. Durkheim demande encore à la science des
mœurs la solution d'un quatrième problème dont nous
parlerons à propos de l'art moral.
1. Telles les sociétés aborigènes de l'Australie, certaines tribus
de l'Amérique du Nord, de l'Inde, de l'Afrique, de la Polynésie,
de la Mélanésie, etc.
— 101 —
1^ Du point de vue génétique, il s'agit de voir com-
ment l'ensemble des prescriptions, obligations et défenses,
qui constitue la morale d'une société donnée, s'est formé
en fonction des autres séries de phénomènes sociaux, —
car il est entendu que la morale est une fonction de
toutes les autres séries sociales et que les déterminations
très précises qu'elle comporte, proviennent de sa solida-
rité avec ces séries dans leur état présent et passé (^).
Ou plutôt, dit M. Lévy-Brùhl, le problème considéré
dans sa totalité s'énonce ainsi: Etant admis par hypo-
thèse que le processus de développement des sociétés hu-
maines obéit partout aux mêmes lois, retrouver les stades
intermédiaires que les religions, les institutions, les arts
des sociétés plus élevées ont dû traverser pour arriver à
leur état présent. Dans le cas particulier de la morale, le
savant devra essayer de déterminer les stades par lesquels
la coutume et le tabou du sauvage deviennent peu à peu
la loi, dans les textes à la fois religieux et juridiques tels
que le Fentateuque, et aboutissent à l'impératif catégori-
que du philosophe, expression abstraite de la conscience
morale d'aujourd'hui qui se prend pour rationnelle.
Nous sommes encore extrêmement loin, on en con-
vient, de pouvoir résoudre ce problème ou même d'en pos-
séder les données positives indispensables. Dans cette sé-
rie de phénomènes sociaux, nous ignorons presque tout.
La spéculation morale .scientifique ne se proposera,
pendant longtemps, que des problèmes spéciaux, histo-
riquement définis: D'où provient telle obligation, telle
interdiction? Quel a été le sens de la responsabilité in-
dividuelle soit pénale, soit civile, quand elle est apparue?
1. Voir plus haut, page 96.
Morale et sociologie. 8
— 102 —
Par quelle forme a passé la propriété de la terre, des
biens meubles, des esclaves? Quelle a été la accession
des formes du mariage, de la famille?
2^ Philosophes et moralistes recherchent, eux aussi,
quelle est la fonction de la morale, mais les sociologues
leur reprochent de ne pas résoudre le problème d'après
une méthode scientifique {^).
Si les partisans de la morale utilitaire, par exemple,
affirment que l'utile est l'unique fin de notre conduite, ce
n'est pas, dit M. Durkheim, qu'ils aient induit cette pro-
position générale d'une observation méthodique. Ils n'ont
pas vérifié qu'en fait les mœurs, les prescriptions du
droit, les maximes de la morale populaire n'avaient pas
d'autre but. Mais sentant d'abord, avec plus ou moins
de clarté, qu'il nous est impossible d'agir si nous ne
soTnm:es intéressés à notre action, ils illustrent ce senti-
ment par quelque exemple ; puis, pour renforcer leur thèse
ils font appel à la logique et prouvent qu'il serait ab-
surde que l'homme ne cherchât pas avant tout son intérêt.
Bref, ils demandent leurs prémisses à une expérience in-
complète et sans précision qu'ils confirment ensuite au
moyen de raisonnements déductifs.
Dans, aucune école on ne procède différemment. Même
des auteurs qui ont le sens sociologique très développé,
ne savent s'astreindre à la rigueur scientifique indispen-
sable. Ainsi Spencer pose que la morale a pour fin le pro-
grès de la vie individuelle. «Que ce soit le principe de la
morale telle qu'il la voudrait, c'est possible; mais il s'agit
desavoir si c'est le principe de la morale telle qu'elle est.»
1. Voir plus haut, page 11.
— 103 —
Pour savoir quelle est, en fait, la fonction de la mo-
rale, le seul moyen est d'observer les faits moraux, ou la
multitude de règles particulières qui gouvernent effec-
tivement la conduite ; c'est d'étudier d'abord chacun des
droits et des devoirs en lui-même, pour lui-même et non
pour arriver d'une haleine à une définition générale de
la moralité. Or cette science positive des faits moraux
« est seulement en train de naître. »
Jusque-là M. Durkheim parle en sociologue conscient
des exigences d'une méthode strictement scientifique.
Mais il n'est ipas resté confiné dans las régions sereines
de la science impassible; il a subi l'attrait des problèmes
moraux et sociaux qui préoccupent nos contemporains et
ses études, toutes scientifiques dans son intention, sur la
division du travail et sur le suicide, l'ont amené à constater
que nos grandes sociétés modernes sont dans un état cri-
tique: elles sont malades d'individuahsme et d'anomie.
La société n'a plus une intégration suffisante ; il n'y
a plus de groupes assez consistants auxquels l'individu
puisse se rattacher et dont il se sente solidaire. Dans nos
grands Etats, la société politique est trop loin de lui.
Depuis la suppression des corporations professionnelles,
il n'y a plus rien entre l'Etat et l'individu. La société re-
ligieuse a exercé jadis une bienfaisante influence, mais
les conditions nécessaires à cette influence ne sont plus
actuellement données : la religion empêche l'homme de
penser librement: or cette mainmise sur l'intelligence
individuelle est et sera de moins en moins supportée. La
famille enfin n'a plus qu'une durée éphémère. Rien ne
tire donc l'individu de son isolement moral.
Or une société composée d'une poussière infinie d'in-
— 104 —
dividus inorganisés qu'un Etat hypertrophié s'efforce
d'enserrer et de retenir, constitue une véritable monstruo-
sité sociologique. Il est inévitable qu'elle se désagrège.
L'individualisme est une des causes de la progression
énorme et continue des suicides. Le lien qui rattache
l'homme à la vie se relâche, parce que le lien qui le rat-
tache à la société s'est lui-même détendu. Les raisons de
vivre nous manquent; nous n'apercevons plus le sens de
nos efforts.
D'autre part, l'anomie est à l'état chronique dans le
monde du commerce et de l'industrie. Depuis un siècle,
le progrès économique a consisté à affranchir les rela-
tions industrielles de toute réglementation. Auparavant
tout un système de pouvoirs moraux avait pour fonction
de les discipliner.
La religion consolait les pauvnes, par l'espérance des
compensations futures; elle modérait les riches en leur
rappelant que les intérêts terrestres ne sont pas le tout de
l'homme. Elle a perdu la plus grande partie de son em-
pire. Les appétits se sont trouvés affranchis de toute auto-
rité. Du haut en bas de l'échelle, les convoitises sont soule-
vées. On a soif de choses nouvelles, de jouissances igno-
rées, de sensations innommées. C'est l'apothéose du bien-
être. La morale professionnelle n'existe plus ou se borne
à des forinules indécises, à des généralités sans précision,
à des prescriptions dénuées de tout caractère juridique.
Les actes les plus blâmables sont si souvent absous par
le succès que la limite entre ce qui est juste et ce qui ne
l'est pas, n'a plus rien de fixe. Cette anomie morale et
juridique est dans nos sociétés modiernes un facteur ré-
gulier et spécifique de suicide,s: les individus se tuent
parce que leur activité est déréglée et qu'ils en souffrent.
— 105 —
Ils ne savent plus où s'arrêtent les besoins légitimes.
Depuis l'abolition des corps de métiers, il n'y a plus
de règles qui fixent le nombre des entreprises économi-
ques et, dans chaque branche d'industrie, la production
n'est pas réglementée de manière à ce qu'elle reste au ni-
veau de la consommation; de là les crises industrielles
et commerciales et les faillites, génératrices elles aussi
de suicides.
L'antagonisme croissant du travail et du capital résulte
de ce que leurs rapports sont aussi dans* un état d'indéter-
mination juridique. Aucune puissance morale ne contenant
les forces en présence, c'est la loi du plus fort qui règne
et l'état de guerre est chronique. L'Etat n'est pas apte
à discipliner la vie profeissionnelle infiniment variée et
complexe ; c'est une lourde machine qui n'est faite que
pour des besognes générales et simples. Nous passons al-
ternativement d'une réglementation autoritaire que son
excès de rigidité rend impuissante, à une abstention systé-
matique qui provoque l'anarchie. Or une telle anarchie est
un phénomène morbide, puisqu'elle va contre le but
même de toute société qui est de supprimer la guerre,
entre les hommes, en subordonnant la loi physique du
plus fort à une loi plus haute.
Le malaise dont nous souffrons atteste une alarmante
misère morale. Kotre foi s'est troublée, la tradition a
perdu de son empire, le jugement individuel s'est éman-
cipé du jugement collectif. Il faut faire cesser l'anomie,
contenir les égoïsmes individuels, entretenir le sentiment
de la solidarité, empêcher rapplication brutale de la loi
du plus fort. Bref, « notre premier devoir actuellement
est de nous faire une morale ».
Et voilà qu'apparaît du coup la fonction de la morale:
106
« si l'anomie est un mal, c'est avant tout parce que la so-
ciété en sO'Uffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohé-
sion et de régularité ». Une réglementation morale ou
juridique exprime essentiellement des besoins sociaux.
«La caractéristique des règles morales, dira M.Durk-
heim, en terminant son étude sur la Division du travail,
est qu'elles énoncent les conditions fondamentales de la
solidarité sociale. Le droit et la morale, c'est l'ensemble
des liens qui nous attachent les uns aux autres et à la so-
ciété, qui font de la masse des individus un agrégat un
et cohérent. Est moral tout ce qui est source de solidarité,
tout ce qui force l'homme à compter avec autrui, à régler
ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son
égoiïsme. La moralité a pour fonction essentielle de faire
de l'individu la partie intégrante d'un tout. La société
est donc la Qondition nécessaire de la morale. Elle n'est
pas une simple juxtaposition d'individus qui apportent,
en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l'homme
n'est un être moral que parce qu'il vit en société, puisque
la moralité consiste à être solidaire d'un groupe. Faites
évanouir toute vie sociale et la vie morale s'évanouit du
même coup, n'ayant plus d'objet où se prendre. Quant à
ce qu'on appelle la « morale individuelle », si l'on entend
par là un ensemble de devoirs dont l'individu serait à la
fois le sujet et l'objet, qui ne le relieraient qu'à lui-même
et qui, par conséquent, subsisteraient alors même qu'il
serait seul, c'est une conception abstraite qui ne corres-
pond à rien dans la réalité (^). Les devoirs de l'individu
1. De même la «morale religieuse», si l'on s'en réfère à la
définition que M. Durkheim donne des phénomènes religieux: «Ce
qui caractérise les croyances comme les pratiques religieuses, c'est
qu'elles sont obligatoires. Or tout ce qui est obligatoire est d'origine
sociale. C'est donc la société qui prescrit au fidèle les dogmes qu'il
— 107 —
envers lui-même sont, en réalité, des devoirs envers la so-
ciété; ils correspondent à certains sentiments collectifs
qu'il n'est pas plus permis d'offenser, quand l'offensé et
l'offenseur sont une seule et même personne, que quand
ils sont deux êtres distincts. »
M. Durkheim présente cette conclusion comme se
dégageant de l'examen des faits, passés en revue dans
son livre sur la Division du travail.
En réalité, elle préexistait chez lui à l'état de sentiment
ou d'opinion. Feuilletez ses tout premiers écrits. Vous y li-
rez : «, La morale n'est rien si elle n'est pas une discipline
sociale. Ce qu'elle exprime, ce sont les conditions d'exis-
tence des sociétés. La solidarité est la condition même de
la vie sociale. Le droit et la morale ont pour objet d'as-
surer l'équilibre de la société (i). Sans vouloir disserter
sur les bases dernières de l'éthique, il nous paraît incon-
testable que, dans la réalité, la fonction pratique de la
morale est de rendre possible la société, de faire vivre
les hommes ensemble sans trop de heurts et de conflits,
de sauvegarder en un mot les grands intérêts collectifs (^j.»
Dans la Division du travail perce d'ailleurs le souci de
démontrer une thèse préconçue : il s'agit moins de recher-
cher quelle est, en fait, la fonction de la division du travail
que d'établir quelle doit être et dans quelles conditions de-
vrait normalement s'exercer cette fonction. Il pose en prin-
cipe que la société a besoin d'ordre, d'harmonie, de soli-
darité. Il constate que la solidarité due à la communauté
doit croire et les rites qu'il doit observer; et s'il en est ainsi, c'est
que rites et dogmes sont son oeuvre. Les forces devant lesquelles
s'incline le croyant sont des forces sociales. Les choses sacrées
sont celles dont la société elle-même a élaboré la représentation. »
1. Les études de science sociale.
2. La scîeyice positive de la morale en Allemagne.
108
de croyances diminue progressivement. Il conclut: «Il
faut donc ou que la vie proprement sociale diminue, ou
qu'une autre solidarité vienne peu à peu se substituer à
celle qui s'en va. Il faut choisir. Le progrès social ne con-
sistej pas en une dissolution continue. Il faut donc bien
qu'il y ait quelque autre lien qui maintienne l'unité so-
ciale; or il ne peut pas y en avoir d'autre que celui qui
dérive de la division du travail. » Cependant, en fait, dans
nos grandes sociétés modernes, la division du travail
n'assure pas la solidarité sociale. « Cas pathologique, dit
M. Durkheim; ce qui est, n'est pas ce qui devrait être. »
Mais ce qui est, intéresse seul le sociologue. Ce qui de-
vrait être, concerne le moraliste...
M. Durkheim est à la fois sociologue et moraliste.
Sociologue, il formule les règles de la méthode scien-
tifique qu'il reproche aux philosophes de négliger dans
la recherche des fonctions de la morale. Moraliste, il
procède comme eux. L'union des deux points de vue
dans un même livre produit une impression de confu-
sion. Il était nécessaire de les dissocier.
3^ « Il faut dire d'où la morale tire sa force obliga-
toire et au nom de qui elle commande», écrit M. Durk-
heim. Il pense, et M. Lévy-Brùhl aussi, pouvoir donner
à la question une réponse sociologique.
Nous ne pouvons pas, d'après M. Durkheim, nous
obliger nous-mêmes; tout commandement suppose une
contrainte au moins éventuelle, par conséquent une puis-
sance supérieure à nous et capable de nous contraindre.
Qu'est-ce d'ailleurs qu'une dette où nous serions à la fois
débiteur et créancier?
Ce n'est pas non plus, remarque M. Lévy-Brùhl, d'une
— 109 —
conviction théorique ou d'un système d'idées que la pre-
scription morale tient son autorité. Les choses qu'il faut
faire ou ne pas faire, nos devoirs et nos droits ne dé-
pendent pas de la théorie morale à laquelle la réflexion
peut nous conduire (^).
Les religions et, à leur suite, beaucoup de philosophes
considèrent la morale comme ne pouvant avoir toute sa
réalité qu'en Dieu; Kant postule Dieu, parj^e que, sans
cette hypothèse, le devoir est sans point d'attache. La
science, dit M, Durkheim, ne saurait s'arrêter à cette
conceptiion dont elle n'a même pas à connaître; les cau-
ses secondes sont les seules dont elle ait à s'occuper. Il
ne voit d'ailleurs dans la divinité que «la société transfi-
gurée et pensée symboliquement ».
Si on écarte Dieu, il ne reste plus d'autre alternative
que de laisser la morale inexpliquée ou d'en faire « un
système d'états collectifs ». Ou elle ne vient de rien qui
soit donné dans le monde de rexpérience, ou elle vient
de la société.
C'est l'hypothèse à laquelle s'arrêtent ou du moins
que suggèrent MM. Durkheim et Lévy-Brùhl. « Nos obli-
gations, écrit ce dernier, nous sont imposées par la pres-
sion sociale. Les règles morales passent d'une génération
à l'autre, jalousement conservées par l'esprit de tradition
et par l'instinct de conservation sociale. Sentiment du
devoir, de la responsabilité, horreur du crime, amour du
bien, respect de la justice, tous ces sentiments puisent
leur force dans les croyances et dans les représentations
collectives qui sont communes à tout le groupe. »
« La société, dit de son côté M. Durkheim, est une
1. Voir plus haut, page 8.
— 110 —
autorité morale qui, en se communiquant à certains pré-
ceptes de conduite qui lui tiennent particulièrement au
cœur, leur confère un caractère obligatoire. La société
a en elle tout ce qui est nécessaire pour communiquer à
certaines règles de conduite le caractère impératif, dis-
tinctif de l'obligation morale. Elle nous commande parce
qu'elle est extérieure et supérieure à nous; la distance
morale qui est entre elle et nous, fait d'elle une autorité
devant laquelle notre volonté s'incline. »
Rendre compte de l'obligation morale, l'essayer du
moins, est la seule tâche du sociologue qui, faisant de la
science pure, cherche uniquement la cause de ce qui est
et se désintéresse de ce qui doit être. Mais ici encore le
moraliste qui voisine en M. Durkheira avec le sociolo-
gue, s'émeut et demande : « Comment amener l'individu
à se soumettre de plein gré à la contrainte sociale ? »
Il ne se fait pas d'illusion. L'individu est en général
« d'une très médiocre moralité ». L'enfant qui entre dans
la vie est un être «égoïste et asocial». Nous ne sommes
pas naturellement enclins à nous gêner et à nous contrain-
dre, à nous dévouer, à respecter une discipline morale.
L'altruisme est cependant la base fondamentale de
notre vie sociale : les hommes ne peuvent vivre ensem-
ble sans se faire des sacrifices mutuels.
Puis la société a ses besoins qui ne sont pas les nôtres ;
les fins collectives, par définition, sont en dehors du cercle
de nos intérêts privés; par suite, les actes qui nous sont
commandés pour les atteindre ne sont pas selon la pente
de notre nature individuelle; ils lui font plutôt violence.
Pourquoi alors, se demandent les hommes, ces règles
de morale, ces préceptes du droit qui nous astreignent à
111
toutes sortes de sacrifices, ces dogmes qui nous gênent?
Pourquoi surtout la souffrance?
« Pour le fidèle fermement attaché à sa foi, le problème
n'existe pas. Le chrétien rapporte ce qu'il est et ce qu'il fait
à son Dieu; il arrive même à aimer et à rechercher la dou-
leur pour se rapprocher davantage de son divin modèle. »
Mais si la morale n'a pour origine et pour fin que
la société, alors pourquoi s'y soumettre?
La question revient plusieurs fois sous la plume de
M. Durkheim et manifestement elle le préoccupe.
Il faut se résigner, dit-il d'abord: «Si on pense que
les idées morales sont justiciables de la dialectique, c'en
est fait d'elles ; rien ne sera facile comme de prouver
qu'elles sont absurdes. Nos croyances morales sont le
produit d'une longue évolution. Trop souvent nous n'aper-
cevons pas les causes qui les expliquent. Cependant nous
devons nous y soumettre avec respect, parce que nous
savons que l'humanité, après tant de peine et de travail,
n'a rien trouvé de mieux (^). »
Puis il fait appel à l'intérêt : « Pourquoi faire de la so-
ciété un bien d'un si haut prix? En partie parce qu'elle est
utile à nos intérêts, mais surtout parce qu'elle est le seul mi-
lieu où se puissent satisfaire nos penchants sociaux (-). »
Finalement il cherche, en exaltant toujours de plus en
plus la société, à faire naître pour elle un sentiment ana-
logue à celui que le croyant éprouve pour son Dieu. L'in-
dividu doit « prendre conscience de l'état de dépendance
où il se trouve à l'égard de la société; s'habituer à s'esti-
mer à sa juste valeur, c'est-à-dire ne se regarder que
1. La science 'positive de la morale en Allemagne.
2. lUd.
— 112 —
comme la partie d'un tout (^). » La méditation lui fera
comprendre «combien l'être social est plus riche, plus
complexe, et plus durable que l'être individuel », et par
là elle lui révélera « les raisons intelligibles de la subor-
dination qui est exigée de lui {^). » Certes « le désintéres-
sement n'a de sens que si le sujet auquel nous nous subor-
donnons a une valeur plus haute que nous, individus.
Mais la société n'est-elle pas, pour les consciences indi-
viduelles, un objectif transcendant ? C'est une grande per-
sonne morale. C'est elle qui a fait la civilisation ; d'elle
nous vient tout ce qui compte à nos yeux. Elle nous dé-
passe de tous les côtés, puisque de ces richesses intellec-
tuelles et morales dont elle a le dépôt, quelques parcelles
seulement parviennent jusqu'à chacun de nous. Plus la
civilisation devient complexe, plus l'individu sent la so-
ciété comme transcendante par rapport à lui. En même
temps qu'elle est transcendante par rapport à nous, la so-
ciété nous est immanente. Elle est nous-même en un sens,
puisque l'homme n'est un homme que dans la mesure où
il est civilisé. Ce qui fait de nous un être vraiment hu-
main, c'est ce que nous parvenons à nous assimiler de cet
ensemble d'idées, de sentiments, de croyances, de pré-
ceptes de conduite que l'on appelle la civilisation (^). »
Ce que ces considérations pourraient avoir de valeur
persuasive n'est-il pas compromis par la critique, faite par
M. Durkheim lui-même, de la morale de la solidarité ? <- Ce
n'est pas assez de remarquer que dans la réalité l'homme
ne s'appartient pas tout entier pour avoir le droit d'en
conclure qu'il ne doit pas s'appartenir tout entier. Sans
1. De la division du travail social.
2. Les règles de la méthode sociologique.
3. La détermination du fait moral.
— 113 —
doute nous sommes solidaires de nos voisins, de nos ancê
très, de notre passé ; beaucoup de nos croyances, de nos
sentiments, de nos actes ne sont pas nôtres mais nous vien-
nent du dehors. Mais où est la preuve que cette dépen-
dance soit un bien? Qu'est-ce qui en fait la valeur mo-
rale ? Pourquoi ne serait-ce pas, au contraire, un joug
dont nous devons chercher à nous débarrasser, et le de-
voir ne consisterait-il pas dans un complet affranchisse-
ment? L'entreprise est irréalisable? Encore faudrait-il la
tenter. De ce que la solidarité est peut-être inévitable, il
ne suit pas qu'elle soit morale (^)... ».
2. L'art moral.
La science des mœurs, dans la pensée de ses promo-
teurs, a un but : elle doit servir à constituer un art moral.
«Nous estimerions, dit M. Durkheim, que nos recherches
ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient
avoir qu'un intérêt spéculatif. » On étudie la réalité mo-
rale afin de pouvoir agir, plus tard, d'une façon métho-
dique et rationnelle, sur les phénomènes dont la science
aura découvert les lois.
Toutefois la connaissance de la réalité n'est pas l'uni-
que condition de l'intervention de l'homme.
Pour agir il faut savoir, pouvoir et vouloir.
MM. Durkheim et Lévy-Briihl insistent surtout sur
la première condition qui sera remplie au fur et à mesure
que la science des moeurs se perfectionnera.
Ils supposent l'existence de la seconde.
Ils n'apprécient pas également l'importance de la troi-
sième.
1. Division du travail social. Introduction.
— 114 —
1° La science positive des phénomènes sociaux n'est pas
encore, on l'avoue, « sortie de la période inchoative ». Par
conséquent, et on le reconnaît aussi, il n'est pas possible
de se faire une idée précise de ce que pourront être ses
applications. Celles-ci seront peut-être nulles pendant long-
temps et ne s'exerceront d'abord que sur des points par-
ticuliers. Mais on pense qu'elles seront très précieuses si
les sciences sociales font des progrès comparables à ceux
des sciences physiques. On espère, par exemple, quand
nous connaîtrons d'une façon positive les conditions phy-
siologiques, psychologiques et sociales des différentes sor-
tes de délits et de crimes, que cette science conduira à la
constitution d'une hygiène sociale permettant de prescrire
à chaque société son régime.
Parfois la science des mœurs nous conseillera l'absten-
tion. En nous faisant mieux connaître l'intime solidarité
des séries sociales, elle nous donnera un sentiment très
vif de la difficulté, des dangers, et souvent de l'inutihté
d'une intervention ; « il n'est pas certain que toute so-
ciété soit améliorable ».
En attendant les progrès de la science, que faire dans
les cas douteux? Il faut alors «se décider pour le parti
qui, dans l'état actuel de nos connaissances, paraît le
plus raisonnable ».
Un service d'ordre général que rendra encore la
science de la morale, c'est qu' « elle nous communiquera
un esprit sagement conservateur ». Quand les lois qui ré-
gissent les phénomènes seront devenues familières aux
esprits, il deviendra impossible de se représenter comme
souhaitable ce que l'on sait être impraticable. C'en sera
fait des rêveries et des utopies sociales.
— 115 -
2*^ x\rmé de la science, l'homme pourra agir sur la
réalité et éventuellement la corriger. Il surprendra peut-
être qu'on lui reconnaisse cette puissance. Tant qu'il fut
question de prouver qu'une science des faits sociaux est
possible, parce que ces faits sont régis par des lois néces-
saires et constantes, on a représenté l'individu comme
subissant passivement l'action des grandes forces obscu-
res qui se jouent au sein de la collectivité (^). A présent
qu'il s'agit de montrer la possibilité d'un art moral on
admet, implicitement et sans difficulté, que l'homme est
capable de jouer un rôle actif et qui est parfois considé-
rable : M. Durkheim ne propose-t-il pas de se mettre réso-
lument à l'œuvre, pour restaurer dans nos grands Etats
modernes le régime corporatif, en l'adaptant bien entendu
à la structure et aux besoins de nos sociétés actuelles?
« De ce que tout se fait d'après des lois, dit-il simple-
ment, il ne suit pas que nous n'ayons rien à faire. »
3*^ Mais que faire et quoi vouloir? La science peut-
elle nous indiquer dans quel sens nous devons « amé-
liorer » la réalité morale?
Il semble que, d'après M. Lévy^Briihl, la fonction
unique de la sociologie est d'analyser la réalité donnée;
la science des mœurs, par définition, est hors d'état de
démontrer que telle fin est préférable à telle autre, au
point de vue de l'individu ou au point de vue de la so-
ciété ; elle ne peut que nous apprendre à discerner ce qui
est possible de ce qui ne l'est pas. Que si on lui demande
ce qu'il entend alors par 1' « amélioration » de la réalité
sociale, il répond : « Le sociologue, sans qu'il soit néces-
1. Voir plus haut, page 68.
— 116 —
saire d'invoquer un idéal, peut constater parfaitement telle
ou t elle « imperfection », en montrant par exemple que
telle croyance ou telle institution sont surannées, hors
d'usage et de véritables impedimenta pour la vie sociale. »
Tout autre le sentiment de M. Durkheim.
« Je crois à la science, dit-il. C'est ne pas y croire
que de la réduire à n'être qu'un amusement intellectuel,
bon tout au plus à nous renseigner sur ce qui est possible
et impossible, mais incapable de servir à la réglementa-
tion positive de la conduite. Si elle n'a pas d'autre utilité
pratique, elle ne vaut pas la peine qu'elle coûte...
» Elle peut nous aider à trouver le sens dans lequel
nous devons orienter notre conduite, à déterminer l'idéal
vers lequel nous tendons confusément... Il y a un état
de santé morale que la science seule peut déterminer avec
compétence. »
Et encore : « On dit que la science ne nous apprendrait
rien sur ce que nous devons vouloir ; qu'elle explique les
faits mais ne les juge pas ; que le bien et le mal n'existent
pas à ses yeux ; qu'elle peut bien nous dire comment les
causes produisent leurs effets, non quelles fins doivent être
poursuivies. Pour savoir ce qui est désirable, c'est aux
suggestions de l'inconscient qu'il faudrait recourir. Mais
alors la science se trouve destituée de toute efficacité pra-
tique et par conséquent sans grande raison d'être ; à quoi
bon travailler pour connaître le réel, si la connaissance
que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie?»
Aux problèmes déjà indiqués comme relevant de la so-
ciologie morale (^), M. Durkheim en ajoute donc un nou-
1. Voir plus haut, page 100.
— 117 —
veau : la détermination du bien et du mal ou, comme il
s'exprime, du « normal » et du « pathologique ». Sans y
attacher une valeur définitive (i), il a indiqué, dans sa Mé-
thode sociologique, les règles relatives à la distinction du
normal et du pathologique.
Il pose en principe que « pour les sociétés comme pour
les individus, la santé est bonne et désirable; la maladie
est la chose mauvaise et qui doit être évitée».
Cela étant, si l'on trouve un critère objectif, inhérent
aux faits eux-mêmes, qui permette de distinguer scienti-
fiquement la santé de la maladie dans les divers ordres
de phénomènes sociaux, la science sera en état d'éclairer
la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode.
Ce critère c'est, avant tout, le degré de généralité des
faits. Sont normaux, les faits qui sont généraux dans
toute l'étendue d'une espèce. Sont pathologiques, ceux
qui sont exceptionnels dans le temps ou dans l'espace.
Mais, fait-il observer, les conditions de la santé et de la
maladie ne peuvent être définies in abstracto et d'une
manière absolue. Elles varient d'abord d'un type social à
un autre, n'étant pas les mêmes pour tous indistinctement.
Elles varient ensuite pour un seul et même type si celui-ci
vient à changer ; il faut surtout tenir compte des varia-
tions qui tiennent à l'âge de la société considérée (^).
Par conséquent : « un fait social est normal pour un
type social, considéré à une phase déterminée de son déve-
1. « L'orientation générale de notre méthode ne dépend pas des
procédés que l'on préfère employer soit pour classer les types so-
ciaux, soit pour distinguer le normal du pathologique. »
2. « Ainsi, pendant l'enfance de nos sociétés européennes, cer-
taines règles restrictives de la liberté de penser étaient normales
qui ont perdu ce caractère à un âge plus avancé, »
Morale et sociologie. 9
— 118 —
loppement, quand il se produit dans la moyenne des
sociétés de cette espèce, considérées à la phase corres-
pondante de leur évolution; il est pathologique dans le
cas contraire ».
La généralité d'un fait ayant été établie par l'obser-
vation, on peut chercher à l'expliquer.
L'explication consistera le plus souvent à faire voir
que le phénomène est utile à l'organisme, ou bien qu'il
est nécessairement impliqué dans la nature de l'être.
Cette vérification est parfois nécessaire, en cas de crise
atteignant toute une espèce par exemple, quand la con-
science morale des nations n'est pas encore adaptée aux
changements qui se sont produits dans le milieu et que,
partagée entre le passé qui la retient en arrière et les né-
cessités du présent, elle hésite à se fixer. Alors on voit
apparaître des règles de conduite dont le caractère moral
est indécis, parce qu'elles sont en train de l'acquérir ou
de le perdre, sans l'avoir définitivement ni acquis ni perdu.
Le cas se présente d'autant plus souvent dans la vie so-
ciale qu'elle est perpétuellement en voie de transforma-
tion. Nous ne pouvons alors déterminer les conditions
nouvelles de l'état de santé qu'en fonction des anciennes, .
car nous n'avons pas d'autre point de repère. Pour savoir
si tel précepte a une valeur morale, il faut le comparer à
d'autres dont la moralité intrinsèque est établie. S'il joue
le même rôle, c'est-à-dire s'il sert aux mêmes fins; si, d'au-
tre part, il résulte de causes dont résultent également
d'autres faits moraux, si par suite ces derniers l'impliquent
au point de ne pouvoir exister s'il n'existe en même temps,
on a le droit de conclure de cette identité fonctionnelle
et de cette solidarité qu'il doit être voulu au même titre
— 119 —
et de la même manière que les autres règles obligatoires
de conduite, par conséquent qu'il est moral (^).
Cette théorie de M. Durkheim sur le normal et le pa-
thologique crée entre lui et ceux qui se disent ses disci-
ples des divergences de vues qu'il faut signaler.
Pour M. Lévy-Brùhl, notre morale est « précisément
aussi bonne et aussi mauvaise qu'elle peut être. »
M. Durkheim dit au contraire que «la conscience mor
raie des sociétés est sujette à se tromper. Elle peut sanc-
tionner des règles de conduite qui ne sont pas par elles-
mêmes morales, et, au contraire, laisser sans sanction des
règles qui devraient être sanctionnés. Or c'est un fait de
pathologie morale qu'une règle présente indûment le ca-
ractère de l'obligation ou en soit indûment privée ». Et
nous avons vu qu'au cours de ses explorations sociologi-
ques, il relève toute une série de cas pathologiques.
Pour M.Bayet, l'art moral doit adapter les institutions
aux idées ambiantes. L'organisation actuelle de la famille,
par exemple, n'est plus en harmonie avec le miheu social.
Les lois qui distinguent la famille légitime de la famille
naturelle, qui règlent le divorce, répugnent aujourd'hui à
la plupart des consciences. Tout ce qu'on peut demander à
l'art moral, c'est la formule des changements qui répon-
1. C'est le procédé employé par M. Durkheim dans La division
du travail social •' «La division du travail se développe. Faut-il s'y
adapter ou y résister? On n'est pas d'accord. Cherchons d'abord
quelle est la fonction de la division du travail; nous verrons alors si
le besoin social auquel elle répond est de même nature que ceux
auxquels répondent d'autres règles de conduite dont le caractère
moral n'est pas discuté. Comte pensait qu'elle a pour fonction d'in-
tégrer le corps social. Si cette hypothèse était démontrée, la di-
vision du travail serait une condition de l'existence de nos sociétés
et elle aurait un caractère moral, car les besoins d'ordre, d'har-
monie, de solidarité sociale passent généralement pour être moraux. »
— 120 —
dent aux sentiments de la collectivité; c'est l'institution
du divorce par le consentement d'un seul; c'est la modifi-
cation du régime imposé aux enfants naturels, prélude
à l'effacement définitif de toute distinction fondée sur
la naissance.
Pour M. Durkheim le mariage est une réglementation
des rapports des sexes ; cette réglementation de la vie
passionnelle est indispensable. Le divorce qui l'affaiblit
est devenu, de nos jours, une active cause suicidogène.
« Le seul moyen de diminuer le nombre des suicides
dus à l'anomie conjugale est de rendre le mariage plus
indissoluble. »
Il résulte de tout cela que M. Durkheim en définitive
a, lui aussi, son système de morale et même son plan de
réforme sociale. Il ne les a pas exposés ex professa comme
sa Méthode sociologique, mais les éléments en sont épars
dans ses publications; il suffit de les grouper.
Etant donné que l'homme veuille vivre — c'est son
postulat initial — il ne peut vivre qu'en société. Mais la
vie sociale elle-même n'est possible que si les hommes con-
forment leur conduite à certaines règles. Ces règles cons-
tituent la morale. La fonction essentielle de la morale
est d'assurer l'ordre, de maintenir la paix, de faire
régner la justice, de réaliser l'harmonie, d'entretenir la
solidarité: ces besoins-là sont de tous les temps. Mais
la morale a dans chaque type social une physionomie
particulière qu'elle emprunte à l'ambiance sociale et qui
évolue avec cette ambiance.
La société qui élabore les règles de conduite doit en
imposer le respect à ses membres parce qu'elles sont une
condition de son existence, et les individus doivent les
— 121 —
observer parce que la société est une condition de leur
existence à eux. Toutefois, n'importe quelle contrainte
sociale n'a pas droit à leur respect, mais celle-là seule-
ment qui est normale.
Actuellement les grandes sociétés européennes ont à se
faire une morale. La liberté qu'elles ont laissée se dévelop-
per sans limite est pernicieuse. Il faut que les passions
soient refrénées. L'harmonie sociale ne se produit pas
automatiquement par cela seul que chacun poursuit ses
intérêts propres; la solidarité n'est pas spontanée. La vie
morale, individuelle et collective, doit être réglementée.
L'Etat en est incapable. L'Eglise et la famille en sont
devenues impuissantes. Il faut créer l'organe qui élabo-
rera le droit nouveau. Ce sera la « corporation » qui,
devenant la base de notre organisation politique, aura
pour tâche de faire cesser l'anomie morale et juridique.
122
CHAPITRE IV.
LA GENÈSE DU SYSTÈME DE M. DURKHEIM (\i.
« La Sociologie, écrivait M. Durkheim en 1900, a
pris naissance en France au cours du dix-neuvième siè-
cle; elle est restée, ajoutait-il, une science essentiellement
française. » Et dans une revue rapide de l'histoire de
la Sociologie, trois noms étaient par lui mis en vedette:
Comte, le fondateur; Espinas, le restaurateur; Durk-
heim, le représentant actuel (-).
Cette affirmation de M. Durkheim concernant l'ori-
gine et le caractère « français » de la Sociologie est par-
tiellement exacte. Et qui recherche, comme nous allons
le faire, la genèse des idées de M. Durkheim, ne peut
se passer de mentionner Comte et M. Espinas.
S'il est excessif de dire que M. Durkheim est « le véri-
1. Bibliographie: A. Comte, Cours de philosophie positive, 6 vo-
lumes. Paris, 1830-1842. — A. Espinas, Des sociétés animales,
2me édition. Paris, 1878. — Les études sociologiques en Fra?ice (Revue
philosophique, t. XIII et t. XIV). Paris, 1882. — Etre ou ne pas
être ou du postulat de la sociologie (Revue philosophique, t. LI).
Paris, 1901. • — A. Fouillée, La science sociale contemporaine,
2me édition. Paris, 1885. — E. Renan, La réforme intellectuelle et
morale. Paris, 1871. — A. Schaffle, Bau und Leben des sozialen
Kôrpers, 2me édition, 4 volumes. Tubingen, 1881. — G. Schmoller,
Ueber einige Grundfragen des Bechts und der V olkswirtschaft , 1875.
Réimprimé dans TJeher einige Grundfragen der Sozialpolitik und der
Volkswirtschaftslehre, 2"^^ édition. Leipzig, 1904. — G. Simmel,
Einleitung in die Moralwissensehaft, 2 vol. Stuttgart und Berlin, 1904
(Anastatischer Neudruck der Ausgabe von 1892). — A. Wagner,
Grundlegung der politischen Oekonomie, 3«ie édition. Leipzig, 1892.
— W. WUNDT, EtUk, 3me éd., 2 volumes. Stuttgart, 1903. La
première édition est de 1886.
2. La Sociologie en France au XIX^ siècle.
— 123 —
table successeur d'Auguste Comte (^), » on ne peut mé-
connaître qu'Auguste Comte est, à son égard, non seu-
lement un précurseur mais un inspirateur.
M. Durkheim tient de lui plus que sa mentalité positi-
viste, avec son dédain de la métaphysique et sa prétention
de « rechercher les seules lois des phénomènes » à l'ex-
clusion de l'étude des « causes premières et finales. »
Il lui doit, en particulier: l'idée même d'une « phy-
sique sociale » — la notion de l'interdépendance des phé-
nomènes sociaux — la conception d'un nouvel art poli-
tique basé sur la science.
« Les phénomènes sociaux, disait Comte (^), ne sont
pas indéfiniment et arbitrairement modifiables par le lé-
gislateur; ils sont assujettis à de véritables lois natu-
relles (^), par conséquent aussi susceptibles de prévision
scientifique que tous les autres phénomènes quelconques. »
C'était affirmer la possibilité d'une science, — Comte
disait d'une « physique sociale ».
Les phénomènes, objet de la physique sociale, forment
un système uni et cohérent, — Comte disait un « con-
sensus ». « Les diverses parties du système social exercent
continuellement les unes sur les autres des actions et des
réactionô mutuelles » {Cours, t. IV, p. 324) ; ainsi, par
exemple, « chacun des modes fondamentaux de l'existence
sociale détermine un certain système des mœurs co-rela-
tives, dont la physionomie commune se retrouve chez tous
les individus » (p. 398). Cela étant, « chacun des nombreux
1. Bayet, La morale scientifique, p. 106.
2. A. Comte, Cours de philosophie positive, 48e leçon; tome IV,
pp. 306 et suiv.
3. « Il y a, écrivait Comte en 1842, des lois aussi déterminées
pour le développement de l'espèce humaine que pour la chute d'une
pierre. » Lettres d'Auguste Comte à M. Valat, p. 138. Paris, 1870.
— 124 —
éléments sociaux, cessant d'être envisagé d'une manière
absolue et indépendante, doit être toujours conçu comme
relatif à tous les autres» (p. 325). Le sociologue dans ses
recherches scientifiques, le moraliste dans ses jugements
de valeur, l'homme d'Etat dans ses projets de réforme
sociale, tous doivent tenir compte du consensus. « Puis-
que les phénomènes sociaux sont ainsi profondément con-
nexes, leur étude ne saurait être séparée ; d'où résulte pour
le savant l'obligation de considérer toujours simultané-
ment les divers aspects sociaux» (p. 352). Le moraliste
de son côté «considérera toujours l'état social comme
ayant été aussi parfait à chaque époque que le comportait
l'âge correspondant de l'humanité, combiné avec l'ensem-
ble de la situation » (pp. 387 et 389). Enfin le réformateur
se persuadera de « la vanité de la recherche du meilleur
gouvernement, abstraction faite de tout état social déter-
miné » (p. 309) ; il comprendra qu'il y a « solidarité entre
le système des pouvoirs et des institutions politiques et
l'état général de la civilisation correspondante » (p. 335).
A quoi doit servir la physique sociale? A fonder un
art rationnel. « La physique sociale ne nous réduit pas
à la simple observation passive des événements humains,
sans aucune puissante intervention continue» (p. 405).
« Les phénomènes sociaux sont modifiables. Toutefois les
modifications demeurent toujours radicalement subordon-
nées aux lois fondamentales, soit statiques soit dyna-
miques, qui règlent rharmonie constante des divers élé-
ments sociaux et la filiation continue de leurs variations
successives » (p. 394) (^). Mais grâce aux progrès de la
1. Comte ne précise pas davantage quand il répond à la ques-
tion : « Efqi quoi donc peuvent consister les modifications dont
J'organisme et la vie politiques sont susceptibles? » (p. 395). «Sous
— 125 —
Sociologie, «l'art politique prendra un caractère judicieu-
sement systématique, en cessant d'être dirigé d'après des
principes arbitraires tempérés par des . notions empi-
riques » (p. 405).
En résumé, d'après Comte, « sans admirer ni maudire
les faits politiques, et en y voyant de simples sujets d'ob-
servation, la physique sociale considère chaque phéno-
mène sous le double point de vue de son harmonie avec les
phénomènes co-existants et de son enchaînement avec
l'état antérieur et l'état postérieur du développement hu-
main ; elle s'efforce de découvrir les relations qui lient en-
tre eux tous les faits sociaux; chacun lui paraît expliqué
quand il a pu être rattaché soit à l'ensemble de la si-
tuation correspondante, soit à l'ensemble du mouvement
précédent, en écartant toujours toute vaine et inaccessi-
ble recherche de la nature intime des phénomènes. Con-
duisant, avec la précision que comporte la complication
des phénomènes, à la prévision des événements, la science
politique fournit à l'art politique non seulement la détermi-
nation des tendances spontanées qu'il doit seconder, mais
aussi l'indication des moyens qu'il peut y appliquer, de
manière à éviter toute action nulle, éphémère ou dange-
reuse» (p. 408). —
le rapport dynamique, répond-il, l'évolution de l'humanité devra
être conçue comme seulement modifiable, à certains degrés déter-
minés, quant à sa simple vitesse, mais sans aucun renversement
dans l'ordre fondamental du développement continu et sans qu'au-
cun intermédiaire un peu important puisse être entièrement franchi »
(p. 396). « C'est évidemment, ajoute-t-il, au développement direct
de la science sociale à déterminer, en chaque cas, l'influence propre
et la portée actuelle de ce principe général, qui ne saurait aucu-
nement dispenser d'une appréciation immédiate et particulière de
la situation correspondante » (p. 404). Cfr. A. Comte, Système de
politique positive, t. II, p. 427. Paris, 1852.
— 126 —
Le livre de M. Lévy-Briihl (^) — interprète autorisé
de Al. Durkheim — est-il autre chose qu'une amplification
de ces quelques idées de Comte ?
L'influence de M. Espinas a été moindre que celle de
Comte. M. Durkheim ne lui a repris qu'une vue particu-
lière ; à savoir que la réalité sociale est d'ordre psychique
et que l'objet de la sociologie est de rechercher comrhent
se forment et se combinent les représentations collectives.
Quand M. Durkheim énonce comme une v^érité ac-
quise que « la vie sociale est tout entière faite de repré-
sentations », on se demande de quelles observations per-
sonnelles ce propos est l'expression. Ce n'est en réalité
que la conclusion, empruntée telle quelle par M. Durk-
heim, de l'étude de M. Espinas sur les sociétés animales.
« Une société est, d'après M. Espinas, une conscience
vivante ou un organisme d'idées. Partout où naît une
société, il y a un commerce de représentations... Les pen-
sées des hommes sont capables d'accord, de manière à
former un consensus nouveau, un organisme d'idées et de
volitions qui est la conscience sociale (^).»
Jusqu'ici, et réserve faite de sa dérivation plus éloi-
gnée, la sociologie de M. Durkheim est bien de source
française.
Mais ce que M. Durkheim ne tient ni d'Auguste Comte
1. La morale et la science des mœurs.
2. Les sociétés animales, p. 529. — Les études sociologiques en
France, Rev. philos, t. XIV, p. 346. — « Les sociétés, clira-t'-il
encore, sont des groupements où les individus composants sont unis
par des liens psychologiques, c'est-à-dire par des représentations
et des impulsions réciproques » {Etre ou ne pas être, Rev. phil.
t. LI, p. 466).
— 127 —
ni de M. Espinas, c'est sa conception de l'objet — de
l'organisation — de la méthode de la science sociale. Sur
ces trois points il professe peraonnellement des idées qui
lui ont valu en France une réputation d'originalité scien-
tifique et la qualité de chef d'école.
Les sociétés, objet de la Sociologie, doivent d'abord
— c'est son grand principe — être considérées comme
des réalités sui generis et non comme de simples sommes
d'individus.
En second lieu, pour étudier les phénomènes dont la
réalité sociale est le substratum, il n'est ni nécessaire ni
possible de créer une science nouvelle. Il suffit mais il
est indispensable que les disciplines particulières exis-
tantes s'inspirent d'une même méthode.
Cette méthode, enfin, doit être sociologique et méca-
niste — et non psychologique et finaliste.
Toutes ces vues que nous résumons ici après les avoir
exposées plus haut, passent en France pour être propres
à M. Durkheim.
Or elles sont d'origine allemande.
M. Wagner et M. Schmoller ont, avec Schaeffle, fourni
à M. Durkheim son postulat fondamental du réalisme so-
cial.
Sa façon de comprendre la sociologie comme une mé-
thode dont les sciences particulières doivent s'inspirer —
quitte à faire plus tard la synthèse des conclusions par-
tielles — est de Schaeffle.
Enfin c'est sous l'influenoe de M. Wundt qu'il a donné
la préférence à l' explication sociologique et mécaniste sur
l'explication psychologique et finaliste.
D'où vient cette invasion ou plutôt cette importation
128
allemande? Elle est peut-être un résultat de la guerre
de 1870.
Au lendemain de la paix de Francfort, les Français se
tournèrent vers l'Allemagne pour lui demander les causes
de sa supériorité. « Elle est dans l'ordre intellectuel, répan-
dit une voix écoutée. La victoire de l'Allemagne a été la
victoire de la science. Après léna, l'Université de Berlin
fut le centre de la régénération de l'Allemagne. Si nous
voulons nous relever de nos désastres, imitons la conduite
de la Prusse. L'intelligence française s'est affaiblie ; il faut
la fortifier. Notre système d'instruction, surtout dans l'en-
seignement supérieur, »a besoin de réformes radicales (^). »
Et de jeunes Français s'en allèrent au pays du vain-
queur étudier l'organisât ion des Universités et suivre les
cours. Il est intéressant de lire dans les revues de l'époque
le compte-rendu de leurs impressions et de leurs décou-
vertes. Quand son tour fut venu, vers 1886, M. Durkheim
suivit le courant. Un de ses tout premiers écrits est le récit
de son séjour en Allemagne (^). Ce séjour fut décisif pour
son avenir scientifique.
A l'école des socialistes de la chaire, de M. Wagner
surtout et de M. Schmoller, il étudia, d'un point de vue
inconnu en France, l'économie politique, la Volkswirts-
schaftslehre.
La science économique, enseignaient ces maîtres, n'a
pas seulement pour objet de décrire comment des indi-
vidus abstraits, mus par le besoin et sollicités par l'intérêt,
produisent, échangent, et consomment la richesse. Il n'y a
1. E. Renan, La réforme intellectuelle et morale. Préface, p. X,
pp. 55, 61, 64.
2. La philosophie dans les Universités allemandes.
— 129 —
pas que des individus dans le vaste monde. L'humanité est
formée de peuples divers. Chacun d'eux constitue une
grande individualité, a sa physionomie et son caractère.
La communauté de l'origine, du territoire, du gouverne-
ment, de la langue, des traditions, des souvenirs, des
mœurs, du droit, de la religion, des idées, des sentiments,
fait d'un peuple une réalité vivante, un tout organique.
La nation a comme telle une activité économique, et cha-
cune a la sienne propre. Son système économique, aussi
réel que la nation elle-même, forme l'objet de la Volks-
wirtschaftslehre (^).
Cette conception de la nation, réalité vivante, subs-
trat de phénomènes propres, M. Durkheim l'avait déjà
1, « Die Volkswirtschaft ist ein organisches Ineinander, nicht
ein mechanisches Nebeneinander von Einzelwirthschaften... Sie ist,
ebenso gut wie das Volk, ein reaies Ganzes, welches sich in entschei-
denden Puncten als ein Organismus darstellt... Die histodache
Thatsache gemeinsamer Abstammung, die gemeinsamen geschicht-
lichen Erlebnisse, der Besitz eines gemeinsamen Wohngebiets, die
Gemeinsamkeit und Eigenausbildung wichtiger Besitzthiimer, der
Sprache, der Sitte, des Rechts, des Staats, der Wirthschaft, selbst
der Kunst, Wissenschaft, und Religion, dièse Momente aile sind
es, auf denen das Volk im Sinne von Nation beruht. » A. Wagner,
Grmidlegung der politischen Oekonomie, §§ 149 et 151. — « Die
altère Nationalôkonomie behauptete oftmals, es gebe keine Volks-
wirtschaft, sondern nur Einzelwirtschaften. Gewiss ist letzteres falsch.
Die englische, die deutsche Volkswirtschaft sind nicht bloss eine
Summe von Einzelwirtschaften, sondern ein einheitliches Ganzes,
dessen Telle in jeder Beziehung unter sich in anderer Wechsel-
wirkung stehen als dieselben Teile mit den Einzelwirtschaften
anderer Vôlker. Und das Gemeinsame, die Einzelwirtschaften eines
Volkes verbindende, ist nicht bloss der Staat, sondern ist ein
Tief ères : die Gemeinsamkeit der Sprache, der Geschichte, der Erin-
nerungen, der Sitten und Ideen. Es ist eine gemeinsame Gefiihls-
und Ideenwelt, eine Herrschaft gemeinsamer Vorstellungen ; mehr
als das, eine aus diesen ûbereinstimmenden psychologischen Grund-
lagen herausgewachsene, objectiv gewordene gemeinsame Lebens-
ordnung, das gemeinsame Ethos, das aile Handlungen der Menschen,
also auch die wirtschafdichen beeinflusst. » G. Schmoller, JJeber
einige Grundfragen des Bechts und der Volkswirtschaft, p. 44.
— 130 —
rencontrée chez Schaeffle, élargie et généralisée (^).
Une société — nation, corporation, famille — est,
d'après Schaeffle, autre chose qu'une somme d'individus;
c'est un tout, qui a une existence et une activité dis-
tinctes de celles de ses éléments. Ce n'est pas un orga-
nisme au sens biologique, mais une individualité supé-
rieure. Il existe incontestablement une conscience collec-
tive sur laquelle se règlent les consciences individuelles.
Dans toute société se retrouvent des représentations, des
manières de sentir, des aspirations communes. Sans doute,
il ne peut y avoir une conscience sociale, si des con-
sciences individuelles ne sont données ; mais néanmoins la
conscience sociale est quelque chose de réellement autre.
Dogmes, principes, doctrines, règles morales, juridiques,
esthétiques — tous produits sociaux — s'imposent aux
individus qui dans leurs jugements et dans leurs déter-
minations subissent la contrainte collective {^).
1. M. Durkheim a analysé le tome I du Bau und Leben des
socialen Kor-pers de Schaeffle dans la Revue philosophique, tome XIX,
1885, page 84.
2. « Die menschliche Gesellschaft ist ein lebendiger Korper ei-
gener Art. Der sociale Korper wirkt zwar durch und fur seine
activen Bestandtheile, die Individuen und die Gruppen der Be-
vôlkerung, aber er erhalt sich ûber denselben als ein Ganzes mit
ununterbrochenem Collectivbewusstsein, mit einer die Einzelnen
beherrschenden Tradition der geistigen und materiellen Gùter... Er
ist kein Organismus im Sinne der Biologie. Er ist im empirischen
Sinne eine selbstàndige Individualitàt hoherer Ordnung... Die Ge-
sellschaft ist keine Summe organischer Individuen. Die Gesammtheit
besteht im Wechsel der Einzelnen und iiberdauert die Generationen
von Individuen und Familien. Das Gesammtbewusstsein ist mehr
als die Summe der individuellen Bewusstseinsinhalte... Der objec-
tive Gemeingeist kann zv^ar nicht ausserhalb der zur Gemeinschaft
gehorigen Individuen w^irksam sein, aber er wird doch in allen
Gliedern zusammmen eine gleichartige Kraft, welche sich iiber die
Einzelnansichten, Einzelngefiihle, und Einzelnbestrebungen mass-
gebend sich erhebt. Dogmen, Prinzipien, Doctrinen werden herr-
schend fiir das allgemeine Denken und Wollen. Gesellschaftliche
Geschmackrichtungen und Ehrbegriffe, gleiche Massstàbe der Billi-
— 131 —
Sans doute, des voix isolées avaient, en France, dit
des choses analogues.
Renan qui dans une lettre célèbre reconnaissait qu'il
devait à l'Allemagne sa formation philosophique {^), avait
écrit: « Un pays n'est pas la simple addition des indi-
vidus qui le composent; c'est une âme, une conscience,
une personne, une résultante vivante f^). »
Et M. Espinas, très informé de la littérature sociolo-
gique allemande, avait parlé comme Schaeffle : « Les con-
sciences sociales doivent être comptées parmi les plus
hautes des réalités... L'unité sociale ne subsiste que par
les individus qui la composent, mais ceux-ci empruntent
pour une plus large part au tout lui-même, ce qu'ils ont
de réalité. En effet, les individus changeant, celui-ci de-
meure. L'individu est donc l'œuvre bien plus que l'auteur
de la société; l'action collective pèse sur lui p). » «La so-
ciété est une chose concrète, vivante... Pour qu'un sujet
conscient, une personnalité psychique naisse dans une
société et fasse de celle-ci un. individu nouveau, il est né-
cessaire que plusieurs consciences d'hommes entrent les
unes dans les autres (*). »
gung und der Missbilligung werden bestimmend fur das Werthurtheil
aller Einzelnen, so dass die Einzelnen dem Massengefùhl sich
unterwerfen. Vollends in Beziehung auf WoUen und Thun, Konnen,
Sollen, Mùssen, Dùrfen, sehen wir die Gewalt des lebendigen Redites,
der ôffentlichen Moral, der standes- und berufsmàssigen Kunstiiber-
lieferung mâchtig ùber die Einzelnen... Der Volksgeist ist mehr als
eine Summe von einzelngeistigen Thatsachen. » A. Schaeffle, Bau
und Lehen des socialen Korpers, tome I, pp. 1 et suiv. et pp. 415
et suiv.
1. « Je dois à l'Allemagne ce à quoi je tiens le plus, ma phi-
losophie » (E. Renan, Lettre à M. Strauss, dans le «Journal des
Débats » du 16 septembre 1870).
2. E. Renan, La réforme intellectuelle et morale.
3. Les sociétés animales, 2e éd., pp. 540-542.
4. Les études sociologiques en France. Revue philosophique, t. XIV,
p. 344.
— 132 —
Mais M. Fouillée avait attaqué vigoureusement cette
thèse de M. Espinas et soutenu « qu'on n'a pas le droit
de dire qu'une société est psychologiquement un grand in-
dividu existant pour lui-même. La réalité de la conscience
sociale, affirmait-il, nous échappe ; nous ne trouvons de-
vant nous que des consciences individuelles. Les théories
mystiques qui personnifient les sociétés, qui admettent une
âme des peuples, sont vides et fausses. Supposer une fu-
sion de consciences particulières en une seule grande
conscience collective, c'est une hypothèse aventureuse mé-
taphysiquement, contradictoire psychologiquement (^). »
Cette critique de M. Fouillée fit-elle impression sur
M. Durkheim? Toujours est-il que celui-ci, analysant en
1885 le Grundriss der Sociologie de Gumplowicz, faisait
à l'égard de la thèse du réalisme social et de ses consé-
quences, des réserves significatives. D'après Gumplowicz
« l'homme ne se crée pas plus intellectuellement qu'il ne
se crée physiquement. Ses pensées, son esprit sont le pro-
duit du milieu social dans lequel il vit et agit(-).» «Puis-
qu'il n'y a dans la société que des individus, observa à
ce popros M. Durkheim, oe sont eux et eux seuls qui
sont les facteurs de la vie sociale... De quoi le milieu
social est-il fait, sinon d'individus?... C'est par les con-
sciences individuelles que tout passe, et c'est d'elles en
définitive que tout émane. Le tout ne peut changer que
si les parties changent et dans la même mesure (3).»
Après son séjour en Allemagne seulement, — quand
l'autorité de M. Wagner et de M. Schmoller, renforcée
1. La science sociale contemporaine, pp. 227, 241, 401-
2. L. Gumplowicz, Grundriss der Sociologie, Vienne 1885; p. 280
de la traduction française (^Précis de sociologie) publiée à Paris en
1896.
3. Bévue philosophique, t. XX, p. 632. Paris, 1885.
— 133 —
encore par celle de M. Wundt, se fut ajoutée à'celle de
Schaeffle, — M. Durkheim se rallie définitivement au pos-
tulat du réalisme social et ne cesse plus d'affirmer qu'une
société est autre chose que la collection de ses membres.
Il devenait dès lors possible de reprendre la pensée
de Comte, de créer une science sociale positive et d'asr
surer à celle-ci l'autonomie. Car ce qui manquait à la
Sociologie, c'était un objet bien déterminé.
Comte s'était assigné la tâche de rechercher « l'évo-
lution fondamentale de Thumanité » ; sa physique sociale
« représentait la masse de l'espèce humaine, actuelle, pas-
sée, future, comrae constituant une immense et éternelle
unité sociale (^). »
Mais Spencer avait discrédité cette conception en
niant la réalité de l'humanité; les seules réalités et par
conséquent le véritable objet de la sociologie étant,
d'après lui, les individus et les nations {^).
La physique sociale de Comte, construction fantai-
siste démodée, se trouvait classée comme un essai, inté-
ressant, mais infructueux, de philosophie de l'histoire.
Ce qu'on persistait à nommer Sociologie risquait ou
de demeurer avec Stuart Mill (3) et ceux qui adoptaient
sa méthode, une explication des faits collectifs par les
données de la psychologie individuelle, ou de devenir,
avec Lilienfeld (*) et les organicistes, un chapitre de la
Biologie.
Les suggestions allemandes que suivit M. Durkheim,
1. Cours, t. IV, p. 409.
2. Cfr. A. Fouillée, La science sociale contemporaine, p. 68.
3. Stuart Mill, Logique, livre VI, chap. 7.
4. P. Lilienfeld, Gedanken ilher. die Sozialwissenschaft der Zu-
Tiunft, 5 vol. 1873-1881.
Morale et sociologie. lo
— 134 —
vinrent à point pour empêcher la Sociologie de s'évanouir
en se laissant absorber par Tune ou l'autre des sciences
voisines. En affirmant Texistenoe distincte et le caractère
spécifique de la réalité sociale, les Allemands fournissaient
à la Sociologie un objet bien à elle. M. Durkheim leur doit
ce que nous avons appelé son postulat fondamental.
Ce premier résultat obtenu, il fallait décider la forme
sous laquelle la Sociologie ferait sa rentrée dans le monde.
Serait-ce une science générale, une discipline unique,
à créer de toutes pièces, avec comme tâche te monde so-
cial à scruter dans toute sa complexité et jusque dans son
passé lointain? Conçue avec ces proportions, c'eût été
une entreprise chimérique, condamnée aux observations
incomplètes et superficielles, aux conjectures hasardeuses,
aux généralisations vagues.
Schaeffle avait eu des vues moins ambitieuses mais plus
pratiques. Rompant avec Comte qui construisit, au moyen
de matériaux insuffisants, une philosophie de l'histoire
inexacte et subjective, et avec Spencer qui se proposa de
faire rentrer l'évolution sociale dans l'évolution univer-
selle (1), Schaeffle recommandait aux sociologues de s'at-
tacher de près à la réalité sociale. L'étude, notait-il, en est
déjà commencée, de nombreuses sciences particulières se
partageant le domaine à explorer. Toutefois, faute d'en-
tente préalable, ces sciences sont dans un fâcheux état
d'isolement; elles s'ignorent et ne semblent surtout pas
soupçonner que les phénomènes variés qu'elles étudient,
sont tous des activités ou des manifestations du même
corps social. La tâche du sociologue est d'abord de leur
1. Bau und Leben, t. I, p. 54,
— 135 —
faire preqdre conscience de leurs étroits rapports. Il ras-
semblera ensuite à mesure les conclusions communes à
ces sciences particulières (^).
M. Durkheim adopta cette façon de comprendre la
Sociologie. Pour lui comme pour Schaeffle le mot de
sociologie désigne seulement le complexus des sciences
existantes, mais animées d'un même esprit, conscientes de
leur solidarité et se communiquant les résultats communs
de leurs investigations respectives (2).
Restait à déterminer la méthode que devraient adopter
désormais les sciences sociales pour se développer dans
le sens sociologique.
Le grand ouvrage de Schaeffle, en dehors du chapitre
final consacré à la méthode, contient plus d'une considé-
ration intéressante, sinon originale, sur la difficulté que
présentent l'observation et l'explication des faits sociaux
et spécialement la recherche des antécédents psychiques et
1. « Die sociale Erscheinungswelt ist von Comte und Spencer
zum Gegenstand einer universellen Natur- und Geschichtsphilosophie
gemacht worden. Wir gehen nicht die Wege dieser Schriftsteller.
Wir wollen uns nicht vom dem Boden, welchen die Fachwissenschaften
schon gelegt haben, entfernen. Verschiedene Wissenschaften haben
sich der eigenthiiimlichen Erscheinungen der Socialwelt bemàchtigt.
Dennoch zwei grasse Lûcken klaffen in dem dermaligen Stande
der Socialwissenschaften. 1» Es mangelt an Einheit bei weit ge-
triebener Vereinzelung und Zerstûckelung der Forschungsgeigenstànde
durch Specialdiscijplinen, welche von einander nicht Notiz nehmen.
Man 'hat Volkswirtschaft, Technik, Staat, Kunst, Wissenschaft.
Kirche u. s. w. je fiir sich allein betrachtet, als ob sie einander
Nichts angingen, als ob sie nicht Glieder und Lebensthatigkeiten
einer und derselben Gemeinschaft wàren. 2° Zweitens gebricht es an
elementarer Zusammenfassung der einfachen aber allgemeinen Grund-
erscheinungen, welche dem Bau und dem Leben der verschiedenen
grossen Socialorgane gemeinsam sind » (jSCHiEFFLE, Bau und Lebe7i,
t. I. p. 52).
2. Voir On the relation of sociology to the social sciences and to
philosophy, et plus haut, pages 89 et suiv.
— 136 —
la détermination des causes. Les notations du savant isolé
seront toujours, dit-il, fragmentaires, incomplètes, faites
d'un point de vue étroit ; sa personnalité, avec son carac-
tère et ses préjugés, influera sur son interprétation ; et les
motifs de la conscience collective souvent lui échapperont.
La statistique heureusement est là qui lui fournit des
données à la fois objectives et contrôlables. Il utilisera
aussi les renseignements acquis de l'histoire et de
l'ethnographie comparée ; à l'occasion il aura recours pru-
demment aux analogies biologiques ; enfin il choisira judi-
cieusement, pour dégager les causes des phénomènes,
l'une des quatre méthodes connues : celle des concor-
dances, celle des différences, celle des résidus ou celle
des variations concomitantes {^).
Toutefois les règles, énoncées par M. Durkheim en con-
formité avec ces indications de Schaeffle, ne sont pas ce
qu'il y a ni ce qu'il considère lui-même comme le plus ca-
ractéristique dans sa méthode. Quand il veut exprimer
l'essentiel de celle-ci, il dit qu'elle est «sociologique» (2).
Cela implique, comme nous l'avons vu, deux choses : l'ex-
clusion du facteur individuel et la négation de tout fina-
lisme dans l'évolution collective. M. Durkheim conçoit la
société comme se développant sous une poussée interne,
par un massif mouvement d'ensemble qui entraîne les
individus, loin qu'ils le provoquent ou le dirigent, et qui
n'est conscient ni de son origine ni de son terme. — Or, en
condamnant l'interprétation psychologique et téléologi-
1. SCH^ÇFLE, Bau und Leben, t. I, pp. 59 et 124; t. IV, p. 480.
— Schaeffle ajoute que la constitution de la sociologie doit devenir
une entreprise collective (t. IV, p. 492). M. Durkheim a fait mieux
que d'exprimer le même sentiment. Il a donné suite au vœu de
Schaeffle, en fondant V Année sociologique.
2. Règles de la méthode, p. 176. — La sociologie en France, p. 649.
— 137 —
que des phénomènes sociaux, M. Durkheini se sépare de
Schaeffle; mais c'est pour suivre M. Wundt.
En effet, tout en concédant, d'un certain point de vue,
que le citoyen ordinaire est, dans sa mentalité, un produit
de la société qui l'éduque (^), Schaeffle reconnaît avec
Lotze l'intervention active des individus dans la formation
des représentations collectives {^) ; il relève spécialement
que les esprits dirigeants modifient le capital moral d'une
société, c'est-à-dire les préceptes en vigueur et les mœurs
régnantes (^), et il attribue l'origine des règles de con-
duite, admises dans un groupe, à des pratiques individuel-
les qui se sont petit à petit répandues par imitation (^).
Sur ce dernier point, M. Wundt est d'un avis contraire.
Il se refuse à voir, dans les mœurs ou coutumes collectives,
des habitudes individuelles, imitées, répétées, généralisées.
L'individu n'est pas, d'après lui, le moteur de l'évolution
sociale. La langue, les mythes, les mœurs, le droit ne peu-
vent être créés par l'individu. Les coutumes sont des pra-
tiques communes résultant de représentations communes ;
des besoins collectifs urgents ou des pratiques cultuel-
les (^) en sont l'origine; bref, elles sont l'œuvre de la com-
1. «Das civile Individuum ist in seiner geistigen Eigenartigkeit
viel mehr das Produkt als der Urheber der Gesellschaft » {Bau und
Leben, 1, p. 12; cfr. p. 421).
2. Ibid., pp. 417-419.
3. « Jede Zeit àndert das uberkonimene Kapital praktischer Sitten
und Grundsâtze durch eigene und eigenthùmliche Zuthaten und Ein-
bussen, die unter dem Einfluss tonangebender Individuen und lei-
tender Geister erf olgen » (I, p. 580).
4. « Die Sitte und das Sittengesetz sind urspriinglich selbst
Product individueller Sittlichkeit, die sich durch Beispiel und Aus-
breitung (à propos de la formation du Volksgeist, Schaeffle dit:
durch Wiederholung, Beispiel und Mittheilung, p. 418) zur Sitte
verdichtet » (I, p. 619).
5. Du point de vue génétique, dit ailleurs M. Wundt, beaucoup
— 138 —
muiiauté. Les fondateurs de religions et les législateurs de
l'humanité n'ont pas introduit des mœurs nouvelles mais
appliqué leur influence à des mœurs établies. Les coutu-
mes sociales dérivent toujours de coutumes préexistan-
tes î/).
Sans doute Auguste Comte, déjà, en professant le dé-
terminisme, réduisait à presque rien l'action des indivi-
dualités géniales sur les destinées des sociétés (^j ; mais il
est manifeste que l'influence de M. Wundt a été décisive
de coutumes sociales (Sitte) sont des survivances de pratiques reli-
gieuses dont le but originaire nous est devenu inintelligible et qui
ont été appropriées à de nouvelles fins i^Ethik, t. I, p. 114). M. Durk-
heim et ses collaborateurs ont adopté cette opinion: « Les phé-
nomènes religieux sont le germe d'où tous les autres — ou, tout au
moins, presque tous les autres — sont dérivés » (Année sociologique,
t. II, préface, p. IV).
1. « Es gibt keine Volkssitte bei der von der tatsàchlichen
Nachweisung einer Entwicklung aus beschrânkten Gewohnheiten die
Rede sein kônnte. Das Individuum ist nicht der Motor der Ge-
samtentwicklung... Die bedeutsamsten Schopfungen der Gesamtheit,
Sprache, Mythus, Sitte, Recht, kônnen yon dem Einzelnen nie
geschaffen werden. Zwingende soziale Bedûrfnisse oder religiôse
Kulthandlungen sind die Anfànge der Sitte. Die Sitte ist ein aus
gememsamen Vorstellungen entspringendes gemeinsames Handeln,
Als Ganzes ist sie eine gemeinsame Schôpfung. Die ReligionsstLfter
und moralischen Gesetzgeber der Menschheit haben nicht neue
Sitten gegrùndet, sondern durch ihren Einfluss auf vorhandene
Sitten eingewirkt. Fur die Sitte kennen wir nur eine Entwicklung:
die aus vorangegangenen Sitten von verwandten Inhalt » (iW. WuNDT,
EthiJc, 3e éd. t. I, p. 131). — M. Durkheim, au surplus, définit les
individualités géniales, dans les mêmes termes que M. Wundt emploie
pour définir les fiihrende Geister : « Fiihrende Geister sind die, die
sich der treibenden Kràfte des ôffentlichen Geistes klarer als .andere
bewusst werden, dièse Kràfte in sich gesammelt und so sich be-
fahigt haben, aUs eigenem Vermogen deren Richtung zu andern »
(II, p. 68).
2. « Les grands progrès de chaque époque résultent toujours
de l'état immédiatement antérieur; en sorte que les hommes de
génie auxquels ils sont d'ordinaire trop exclusivement attribués, ne
se présentent essentiellement que comme les organes propres d'un
mouvement prédéterminé qui, à leur défaut, se fût ouvert d'autres
issues » (Comte, Cours, t. IV, p. 373).
— 139 -
sur le parti pris par M. Durkheim de se rallier à la mé-
thode d'explication purement sociologique. Après avoir lu
VEthik, dont la publication fit sensation, M. Durkheim est
persuadé que « les phénomènes collectifs ne viennent pas
des consciences individuelles, mais qu'ils sont l'œuvre de
la communauté ; qu'ils ne partent pas des individus pour
se répandre dans la société, mais qu'ils émanent de la
société et se diffusent ensuite chez les individus (^)». D'où
la règle: «La cause déterminante d'un fait social doit être
cherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi
les états de la conscience individuelle (^j ».
En même temps qu'il ne méconnaissait pas le rôle de
l'individu, Schaeffle ne niait pas davantage l'importance
des causes finales. La marche de l'évolution sociale, dit-il,
n'est pas mécanique comme le mouvement d'une horloge ;
elle dépend de tendances ou de motifs vivant dans la
conscience des individus. Les faits sociaux, avant d'être
en réalité, ont eu d'abord une existence mentale, sous
forme de fins, représentées à la conscience ; ils ne sont
pas le résultat de forces aveugles. Par conséquent, con-
clut Schaeffle, l'explication des faits sociaux doit être
prrincipalement téléologique (^).
Tel n'est pas, nous le savons, le sentiment de M. Durk-
1. La science positive de la morale en Allemagne, p. 118.
2. Les règles de la méthode sociologique, p. 135.
3. k Die sociale Entu ickelung- dst nicht Ablauf aines mecha-
nischeii Uhrwerks; sie ist wesentlich Produkt der bewussten Triebe
oder Beweggriinde, die in jeder Génération des Volkes leben, jedoch
miter dem Einfluss fiihrender Geister und ihrer Ideen beharrlichen
Neuerungen und Bereicherungen unterliegen » (Bau und Leben, t. I,
p. 4). « Die socialen Thatsachen sind zwar niclit ausschliessiich,
aber doch sehr wesentlich Product der Verwirklichung von Zweck-
yorstellungen, nicht Wirkung blind wirkender physikalisch-chemisclier
Kràfte... So wiegt in der Socialwissenschaft die Teleoiogie vor ... »
(Ihid., p. 63). ^ - i ... -
— 140 —
heim. Peut-être ses sympathies pour le déterminisme
existaient-elles déjà; mais M. Wundt, en lui révélant la
loi de l'hétérogénie des fins, les a certainement avivées.
Considérez, dit M. Wundt, une série d'actions volon-
taires. Vous remarquerez que chacune donne des résul-
tats qui n'ont été ni voulus, ni prévus. Ces résultats inat-
tendus, quand on en aura pris connaissance, provoque-
ront de nouvelles actions, dans le résultat desquelles il
y aura d'autres surprises qui à leur tour deviendront le
motif; de volitions et ainsi de suite. C'est la loi de l'hété-
rogénie des fins. M. Wundt en tire deux conclusions.
D'abord le résultat ultime d'une série d'actions volon-
taires n'est pas nécessairement représenté dès l'origine
dans la conscience de l'agent comme but à réaliser; au
contraire les effets d'une action volontaire ne coïncident
habituellement pas avec la fin qu'on se représentait et
en vue de laquelle on s'est décidé à agir. Puis ce qui. à
un moment donné de l'évolution, apparaît comme le mo-
tif d'une action, n'est pas pour cela le motif qui a déter-
miné cette action à Torigine (^).
1. « Das Prinzip der Heterogonie der Zwecke: In dem gesamten
Umfang menschlicher Willensvorgànge reichen die Wirkungea der
Handlungen mehr oder weniger weit ùber die urspriinglichen Willens-
motive hinaus, so dass hierdurch fur kiinftige Handlungen neue Mo-
,tive entstehen, die abermals neue Wirkungen hervorbringen, an
denen sich nun der gleiche Prozess der Umwandlung von Erfolg in
Motiv wiederholen kann, Der Zusammenhang einer Zweckreihe be-
steht demnach nicht darin, dass der zuletzt erreichte Zweck schon in
den urspriinglichen Modven der Handlungen, die schliesslich zu
ihm gefûhrt haben, als Vorstellung enthalten sein muss, sondern er
wird wesentlich dadurch vermittelt, dass der Effekt einer Handlung
mit der im Motiv gelegenen Zweckvorstellung im allgemeinen sich
nicht deckt... Aus dem Prinzip der Heterogonie der Zwecke geht
hervor, wie falsch man die sitdiche Entwicklung auffasst, wenn mau
annimmt, was uns auf einer spàteren Stufe als Beweggrund einer
Handlung entgegentritt oder wahrscheinlich dùnkt, das sei von
— 141 —
M. Durkheim ne s'est pas contenté de la sobriété re-
lative des conclusions de M. Wundt. Il a immédiatement
généralisé : « Le calcul et la prévision n'ont point de part
à l'évolution... Les grandes institutions de la morale et de
la société ne sont pas des créations réfléchies i^^) ». « Tout
se passe mécaniquement » est une formule qu'il affectionne,
A trois reprises au moins, il a cherché à l'illustrer par
des exemples, en essayant une explication mécaniste des
progrès de la civilisation {^), de l'origine de la prohibi-
tion de l'inceste (•^) et de l'évolution des lois pénales (*).
Au terme de cet examen que reste-t-il de « français »
dans la sociologie de M. Durkheim? Ce n'est assurément
pas lourd. L'apport allemand y est d'une prépondérance
écrasante.
Passons à la morale de M. Durkheim et à sa politique
sociale, puisqu'aussi bien, en analysant son œuvre, nous
avons découvert, sous le sociologue de renom, un mora-
liste fervent et un hardi réformateur, consacrant le pre-
mier de ses deux grands ouvrages à démontrer que «no-
tre premier devoir actuellement est de nous faire une
morale (^) » et terminant l'autre par l'apologie enthou-
siaste du régime corporatif (^).
Anfang an fur dièse bestimmend gewesen » (W. WuNDT, Ethïk, t. I,
p. 275).
1. La science positive de la morale en Allemagne, pp. 122 et 136.
2. La division du travail social, p. 375.
3. La prohibition de Vinceste et ses origines, p. 69.
4. Deux lois de l'évolution pénale, p. 92.
5. La division du travail social, V^ éd., p. 460.
2. Le Suicide, p. 434. ^
142
Rappelons d'abord les idées de M. Durkheim sur la
morale et sur la science de la morale.
La morale, c'est-à-dire l'ensemble des règles de con-
duite obligatoires dans un milieu donné, a pour fonc-
tion, en disciplinant les activités individuelles, de rendre
possible la vie en commun. Elaborée par la société, elle
fait partie du système de représentations et de sentiments
qui forme le contenu de la conscience collective. Ses
prescriptions, impératiyes et prohibitives, sont ce que les
conditions du milieu social exigent et permettent qu'elles
soient. La conscience collective, certes, peut se tromper:
ce qu'elle impose comme moral n'est pas toujours «nor-
mal ». Mais de ce que la morale dépend étroitement et
nécessairement de la mentalité collective et que chaque
société, à chaque phase de son évolution, a sa mentalité
propre, il résulte que l'idée d'une morale universelle ou
d'un droit naturel est chimérique. Cela étant, la science
de la morale ne peut consister à déduire d'un principe
premier, posé comme absolu, une série de règles vala-
bles pour tous les temps et pour tous les lieux. Mais les
morales existantes, qui sont des données réelles, doivent
être prises pour point de départ par le savant ; il en recher-
chera par induction la genèse, en déterminera la fonc-
tion, et formulera éventuellement le précepte normal à
rencontre de la règle pathologique en vigueur.
Il n'est pas difficile de retrouver la source inspira-
trice de la plupart de ces idées.
Schaeffle a fourni la conception sociologique de la mo-
rale; les économistes avec M. Wundt ont ébranlé ce
qu'il pouvait rester à M. Durkheim de foi dans le droit
naturel; M. Wundt lui a suggéré l'emploi en morale de
la méthode positive d'observation et d'induction.
— 143 —
Schaeffle, sans prétendre que son point de vue soit
exclusivement légitime, étudie la morale en sociologue.
Les ordonnances de l'Ethique lui apparaissent ainsi com-
me revêtues d'une fonction éminemment sociale. Elle
contraint l'individu à dompter les impulsions de sa nature
animale ; elle tend à faire de lui un être vraiment humain,
c'est-à-dire apte à vivre en société avec ses sembla-
bles '^. Ses préceptes, pas plus que les règles juridi-
ques, ne tombent du ciel comme des impératifs catégori-
ques révélés ; ils se forment au sein de la société et se dé-
veloppent avec elle au cours de l'évolution historique (-).
M. Wagner enseignait d'autre part que les prétendus
droits essentiels de l'homme ne sont pas des catégories
absolues mais des produits historiques. La liberté, dit-il
par exemple, n'est pas un axiome mais un problème ; cha-
que peuple et chaque époque le résolvent et doivent le ré-
1. Schaeffle reconnaît d'ailleurs que la contrainte sociale peut
s'exercer en bien ou en mal ; qu'il peut y avoir des aberrations collec-
tives du sentiment et de la volonté, des épidémies morales et qu'il y
a matière à instituer une psychiatrie du Volksgeist (Bau und Leben,
t. I, p. 416).
2. « Die Thatsachen der Ethik hôren inhaltlich dem Gebiet der
empirischen Entfaltung unserer sozialen Natur an. Den Korper des
Ethischen bildet das soziale Thun und Lassen. Gut, im wissenschaft-
lichen Sinne, ist das menschliche Wollen in seiner den thierischen
Trieb niederhaltenden Richtung auf die Verwirklichung unseres nur
innerhalb der Gesellschaft sich entfaltenden àcht menschlichen, d. h.
wahrhaft soziale Wesens... Das Ethische, in seinen beiden Hauptfor-
men der Moral und des Rechtes, ist iiberhaupt Erscheinung des so-
zialen Processes » (Schaeffle, Bau imd Leben, t. I, pp. 583-584).
« Die Gesetze der Moral und des Rechtes fallen nicht von Himmel
als geoffenbarte, kategorische Imperative, aber sie entfalten sich in
einer geschichtlichen Entwicklung » ^I, p. 60Q). « Recht und Sitte siad
geselJschafdiche und aus dem Gesichtspunkt der gesellschaftlichea
Erhaltung geschopfte Ordnungen der sozialen Wechselwirkungen
und hierdurch der sozialen Entjwickelung » (t. II, p. 61).
— 144 —
soudre différemment (\). Et cette critique, dirigée par les
économistes contre les droits de l'homme proclamés par la
Révolution française, était étendue par les philosophes à
tout le droit naturel. L'homme in abstracto que suppose
le Naturrecht n'existe point et nulle part, disait
M. Wundt; le droit, ajoutait-il, n'est rien d'immuable
mais il est « devenu » et dans un perpétuel devenir ; il est
aussi changeant que l'homme lui-même (/^).
Il fallait dès lors substituer à l'ancienne méthode dé-
ductive, une méthode nouvelle. Pour déterminer les fins
morales, dit M. Wundt, il ne faut pas, à la manière des
utilitaires et des rationalistes, commencer par définir
l'idéal moral et en déduire ensuite la série des fins par-
ticulières. Ce serait mettre à la base de la science une
hypothèse arbitraire et suspecte. Mais il convient d'obser-
ver avec soin les actions humaines et de noter quel est
le but de celles dont la conscience générale reconnaît la
moralité (^). M. Durkheim a non seulement répété le pré-
1. A. Wagner, Grundlegung der poUtischen Oekonomîe, zvveiter
Theil, §§ 44 et 45; cfr. Schaeffle, Bau und Lebeii, t. II, p. 138.
2. « Jener Mensch in abstracto, den die rechtsphilosophischen
Système voraussetzen, existiert nie und nirgends in der Wirklichkeit.
Wie aile geistigen Schôpfungen und wie insbesondere das sittliche
Leben, so ist auch das Recht nichts Unverànderliches, sondern ein
Gewordenes und ewig Werdendes... Ueberall erweist sich das Recht
als àhnlich verànderlich wie der Mensch selber » (WUNDT, Ethik,
t. II, p. 194).
3. « Die methiodische Behandlung der Problème kann zwei Wege
einschlagen. Dier erste besteht darin, dass man irgend einen allge-
meinen Begriff des Sittlichen zu gevvinnen und dann durch Analyse
desselben die einzelnen ethischen Zwecke zu bestimmen sucht. Er ist
noch in der neueren Ethik der gelàufige... An die Stelle der
Tatsachen, an denen der Begriff des Sittlichen zu messen ist, treten
so zweifelhafte Hypothesen und Deduktionen, bei denen man na-
mentlich den psychologischen Erfahrungsinhalten beliebig willkurliche
Konstruktionen zu substituieren pflegt. Der zweite Weg der ethischen
Untersuchung geht von unsern empirischen sittlichen Urteilen aus;
— 145 —
cepte de Wundt (^j, mais il a parfois essayé de le mettre
en pratique (-).
Quant au système de politique sociale de M. Durk-
heim, il se peut ramener à trois chefs :
1° Le libéralisme est une erreur sociale. « La liberté,
disait-il dans la leçon d'ouverture de son cours à l'adresse
des individualistes, la liberté n'est pas un bien absolu
dont on ne saurait jamais trop prendre; il est une sphère
très vaste où elle doit être limitée. » Et les pages les plus
éloquentes de la Division du travail et du Suicide sont
consacrées à démontrer, contre Spencer et contre les
économistes orthodoxes, la nécessité d'une réglementa-
tion de la liberté (^).
2" Cette réglementation ne doit pas venir de l'État.
«Ce n'est pas le Gouvernement qui peut, à chaque instant,
régler les conditions des différents marchés économiques,
fixer les prix des choses et des services, proportionner la
production aux besoins de la consommation, etc. (*) ».
«L'État s'est surchargé de fonctions auxquelles il était
er sucht auf Grund derselben zunachst die sitdichen Zvvecke im
einzelnen und dann mittels derselben ein allgemeines ethisches
Prinzip zu gewinnen. Das nàchste Problem bel der Untersuchung
Kder sittlichen Zwecke besteht daher in der Beantwortung der Frage;
welches sind die Zwecke, die in unserer Beurteilung allgemein als
sitdiche anerkannt werden? » ^(,W. WuNDT, Ethik, t. II, pp. 108-109).
1. La div. du trav., l^e éd., p. 4. Voir plus haut, pp. 11 et 102.
2. Par exemple, pour déterminer si la division du travail a une
valeur morale; ou si le suicide est un acte immoral (La division du
travail social, p. 43 ; Le suicide, p. 369).
3. La division du travail social, pp. 356 et 380. Le suicide, pp. 272
et suivantes.
4. Division du travail, p. 351. Cfr. la préface de la deuxième
édition, p. VI : « La vie économique, parce qu'elle est très spéciale
et qu'elle se spécialise chaque jour davantage, échappe à la compé-
tence et à l'actioai de l'Etat. »
— 146 —
impropre et dont il n'a pas pu s'acquitter utilement; il
est aussi envahissant qu'impuissant (^) ».
3" La réforme sociale qui s'impose, est la restauration
des corporations professionnelles. C'est la conclusion de
ses deux études les plus importantes : « Il faut que la
corporation redevienne une institution publique (-) ».
Dans tout cela, M. Durkheim est le fidèle disciple de
ses maîtres allemands.
Avec les socialistes de la chaire (^), Schaeffle critique
l'utopie libérale (^) ; mais, et par là il diffère d'eux, il ap-
préhende l'insuffisance et les dangers de l'intervention de
l'Etat pour remédier à l'anarchie créée par le libéralisme.
Il ne voit le remède que dans un retour intelligent au ré-
gime corporatif. La corporation est, à son avis, une insti-
tution essentielle, un besoin de tous les temps ; la forme
seule en est contingente et doit varier d'après les époques.
Une restauration corporative, appropriée aux besoins et
aux situations nouvelles, réconciliera l'ordre et la liberté
— ^ tâche au-dessus des forces de l'Etat centralisé (^).
1. Le suicide, p. 448.
2. Le suicide, pp. 434 et suiv.,; La division du travail, préface de la
deuxième édition.
3. Wagner, Grundlegung, zweiter Theil, §§ 25 et suiv.
4. <c Freiheit und Gleichheit dùrfen nicht auf Kosten der Ordiiung,
der Einheit, des Zusammenhaltes gesteigert werden, da sie in diesem
FaJle statt der Macht die Ohnmacht, statt der Selbsterhaltung die
Selbstzerstorung des Ganzen herbeifiihren... Falsch ist die Ansiclit,
dass das hôchste Ausmass der Freiheit Bediirfniss aller Entwicke-
lungsperioden sei... Die Freiheit und die Gleichheit ist keine kon-
stante, sondern eine variable entwickelungsgeschichtlich wechselnde
Grosse... » (Bau und Leben, t. II, pp. 134 et suiv.).
5. « Die Corporation ist ein Bediirfniss aller Zeiten, auch der
Gegenwart und der Zukunft. Nur hat sie in jeder Geschichtsepoche
besondere Formen. Von den mittelalterlichen Corporationen sind
fast nur die Territorialkorporationen (Gemeinde, Bezirk, Staat) iibrig
geblieben. Die Berufskorporationen dagegen sind von der indivi-
dualistisrhen Neuzeit fast ganz aufgelôst worden. Die Berufskorpo-
— 147 —
Cette action des Allemands sur M. Durkheim n'a pas
été seulement profonde et très étendue. Ce ne fut pas
comme la révélation d'une vocation, une impulsion initiale
suivie d'une évolution personnelle; c'est une influence qui
persiste toujours, ainsi que le montre un incident récent.
En 1906, M. Durkheim développa, devant la Société
française de philosophie, une thèse sur la détermination du
fait moral 1^). Il allait y exposer, déclara- t-il en commen-
çant, «la conception générale des faits moraux à laquelle
l'ont conduit les recherches qu'il poursuit sur ce sujet
depuis un peu plus de vingt ans ».
La première partie de la thèse était consacrée à éta-
blir que le contenu de la morale est exclusivement social,
c'est-à-dire que les seuls actes moraux sont ceux qui ont
pour fin la société. Voici l'argumentation :
« Un acte ne peut avoir que deux sortes de fins : 1° l'in-
dividu que je suis ; 2*^ d'autres êtres que moi. Or jamais
la conscience morale n'a considéré comme moral un acte
visant exclusivement la conservation de l'individu ou le
ration an sich hat die schàtzbarsten Vortheile... Die Staatsomnipotenz
hat die gewerblichen Kôrperschaften der einfachen Zersetzung durch
das grosse Kapital, ohne Anstrengungen fiir ihre zeitgemàsse Reform,
preisgegeben. Eine Berufsverkôrperung im Geiste des neuen Zeit —
beweglicher zugànglicher, mehr specialisirt, rationeller organisirt —
wird wohl der Staat selbst wieder als Grundlage eines Zustandes
erstreben, in welchem Ordnung und Freiheit versohnt sind; der Um-
stand, dass gegenwàrtig 90 <yo der Bevolkerung ailes Berufsverbandes
ermangeln, macht ja das Regieren so schwer, dràngt zur Anwendnng*
mechanischer Bindemittel und nothigt dem Staate die RoUe auf,
centralisirend in Allem und fiir Aile Vorsehung zu spielen. Auf die
Dauer ist das gewiss undurchfiihrbar... » Schaeffle, jBaie und Le-
ben, I, pp. 757-765; cfr. t. II, p. 125).
I. Durkheim, l^a détermination du fait inoral, dans Bulletin
de la Société française de philosophie, nos d'avril et mai 1906. —
Prirent part à la discussion: MM. Bernés, Maurice Blondel, Brunsch-
vicg, :Chabrier, Darlu, Egger, Goblot, Jacob, Leclère, Rauh,
Louis Weber, Dunan, Parodi, Malapert.
— 148 ^
développement de son être. Si l'individu que je suis ne
constitue pas une fin ayant par elle-même un caractère
moral, il en est nécessairement de même d'abord d'un
autre individu, mon semblable, et ensuite de plusieurs
autres ; car si chaque individu pris à part est incapable de
communiquer une valeur morale à la conduite, c'est-à-dire
s'il n'a pas par soi de valeur morale, une somme numérique
d'individus n'en saurait avoirdavantage.il ne reste donc
finalement plus d'autre objectif possible à l'activité mo-
rale que le sujet sui generis formé par une pluralité de
sujets individuels, associés de manière à former un grou-
pe ; il ne reste plus que le sujet collectif. »
Ce raisonnement est tout simplement repris à la théo-
rie de M. Wundt sur les fins morales (^j.
Les règles morales d'autre part ont pour caractéristi-
que d'être obligatoires et avec cela, très souvent sinon
toujours, elles exigent de nous pour être suivies, du dé-
vouement et du désintéressement. Pourquoi nous y sou-
mettre ? De quel droit la société, source et terme de toute
morale, nous contraint-elle? C'est la question posée dans
la seconde partie de la thèse.
1. «Die handelnde Persônlichkeit als solche ist niemals cigentli-
ches Zweckobjekt des Sittlichen. — Ist das eig^ene Ich kein letzter
sittlicher Zweck, so ist nun nicht einzusehen, weshalb ein anderes Ich
ein solcher sein sollte. Die Erhaltung eines Einzelnen, das Gluck eines
Einzelnen, die Ausbildung seiner Fàhigkeiten sind an und fiir sich
an Wert einander gleich, mag ich selbst oder mag der Andere
dieser Einzelne sein. — Auch die Vervieifâltigung der Einzelsubjekte
àndert nichts an dieser Sachlage. Aus lauter NuUen làsst sich keine
Grosse bilden. Ist das individuelle Lustgefiihl sittlich wertlos, so
ist es auch das Lustgefiihl vieler oder aller. Wenn niemals das Indi-
viduum, das fremde so wenig wie das eigene, der letzte Zweck des
Sittlichen ist, so bleiben nun zwei soziale Zwecke als die nàchsten
Gegenstànde des sittlichen WoUens iibrig : die ôffentliche Wohl-
fahrt und der allgemeine Fortschritt » ("W. Wundt, Ethik, t. II,
p. 110).
— 149 —
« La société nous commande, répond M. Diirkheim,
parce qu'elle est extérieure et supérieure à nous. C'est
d'elle que nous recevons la civilisation, c'est-à-dire l'en-
semble des plus hautes valeurs humaines. Nous ne pou-
vons vouloir sortir de la société, sans vouloir cesser d'être
des hommes... Elle est un être psychique supérieur à celui
que nous sommes et d'où ce dernier émane. Par suite on
s'explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices
petits ou grands qui forment la trame de la vie morale,
nous nous inclinions devant elle avec déférence Le croyant
s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit
tenir l'être et particulièrement son être mental, son âme.
Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment
pour la collectivité. Si vous comprenez pourquoi le croyant
aime et respecte La divinité, quelle raison vous empêche
de comprendre que l'esprit laïque puisse aimer et respec-
ter la collectivité, qui est peut-être bien tout ce qu'il y a
de réel dans la notion de la divinité?... Je ne vois dans la
divinité que la société transfigurée et pensée symboli-
quement. »
Vers la même époque, M. Durkheim développa cette
dernière idée dans une conférence à VÉcole des hautes
études sociales. Cette conférence n'a pas encore été pu-
bliée, mais d'après le résumé, donné par un auditeur,
M. Lalande (^), le conférencier aurait soutenu que Dieu
c'est la société {God is Society) et que la société fournit à
la morale le fondement qu'on demande ordinairement à
la religion révélée ; tout ce que Dieu est pour le croyant,
la société l'étant pour ses membres. « Cette conférence,
1. A. Lalande, Philosopha in France, dans The philosophical
Review, t. XV (no de mai). New- York, 1906.
Morale et sociologie. n
— 150 —
dit M. Lalande, produisit une grande impression; il s'en
dégageait un sentiment moral et religieux intense. M.
Durkheim se révélait, comme le réel successeur d'Auguste
Comte ; et en vérité il prononça ce soir-là le sermon
d'un grand prêtre de l'humanité. »
M. Lalande fait erreur. Ce n'est pas Comte qui inspi-
rait M. Durkheim, mais un Allemand, sympathique au
groupe de M. Durkheim comme critique de la morale
sinon comme sociologue, — M. Simmel. Dans un livre
à peine connu en France en dehors de l'entourage de
M. Durkheim, M. Simmel a soutenu en effet que, du
point de vue positiviste, Dieu est la personnification de la
société législatrice, et que tous les attributs de Dieu se
laissent transporter à la société (^).
1. « Wenn es auch vom Standpunkt des Einzelnen aussieht, als
ob die Religion uns die sittlichen Gesetze vorschriebe, so ist vom
Standpunkt der Gattung aus das Umgekehrte der Fall : sie schreibt
der Religion vor, welche sittlichen Gesetze sie anzuerkennen hat. Als
Schôpfer der sittlichen Gesetze ist Gott nur die substanziirte Idée eines
Urquells der sittlichen Gebote, fur die der Einzelne ebenso einen
Gesetzgeber hypostasirt wie fur den Weltinhalt einen Schôpfer...
» Es findet sich eine tiefgreifende Analogie zwischen dem
Verhalten zur AUgemeinheit und dem Verhalten zu Gott. Vor allem
ist das Gefùhl der Abhângigkeit hier entscheidend ; das Individuum
'iihlt sich an ein Allgemeineres, Hôheres gebunden, aus dem es fliesst
und in das es fliesst, dem es sich hingiebt, aber von dem es auch
Hebung und Erlôsung erwartet, von dem es verschieden und doch
auch mit ihm identisch ist. Aile dièse Empfindungen, die sich in der
Vorstellung Gottes begegnen, lassen sich zuriickfiihren auf das Ver-
hâltniss, das der Einzelne zu seiner Gattung besitzt, einerzeits zu den
vergangenen Generationen, anderseits zu der mitlebenden. Wir sind
von der Gesellschaft abhàngig- — Insbesondere jene Demuth, in der
der Fromme ailes, was er ist und hat, Gott zu verdanken bekennt, in
ihm die Quelle seines Wesens und seiner Kraft erblickt, lâsst sich
richtig auf das Verhâltniss des Einzelnen zur Gesammtheit iibertra-
gen. Die soziale Gesammtheit ist es, aus der die ganze Fiille der
Triebe fliesst, die sie uns als Resultate wechselnder Anpassungen
vererbt, die Mannigfaltigkeit der Verhàltnisse, in denen wir stehen,
die Ausbildung der Organe, mit denen wir die verschiedenen Seiten
der Welt auffassen — und doch ist die soziale Gruppe etwas hinrei-
— 151 —
Faut-i] une conclusion à ce chapitre ? Elle pourra être
brève.
S'il n'est pas encore démontré que la Sociologie n'est
pas «née en France», il est établi qu'elle n'est pas «restée
une science essentiellement française». L'œuvre de M.
Durkheim, son actuel représentant le plus éminent, est
made in Germany.
chend Einheitliches, um als realer Einheitspunkt dieser divergen-
ten Ausstrahlungen angesehen zu werden. Sobald die soziale Ver-
einheitlichung die Objektivirung des Ganzen dem Einzelnen gegen-
iiber einen gewissen Grad erreicht, hat, erscheint sie diesem als
iiberirdische Macht, und ihr gegeniiber, mag sie noch unmittelbar
als soziale bewusst sein oder sich schon in das Gewand der Gottesidee
g<ehiillt haben, erhebt sich das Problem, wie viel der Einzelne thun
kônne oder niiisse, um seinem Sollen zu genùgen, und wie viel von
dem ihm jenseitigen Prinzip dazu geschieht... Die religiôse Form
ist unzàhlige Maie nur das Gewand eines soziologischen Inhalts...
» Liegt das tiefere Wesen der Religion, insoweit sie Sittenlehrerin
ist, darin, dass Gott die Personification der Allgemeinheit als
Gesetzgeberin fur den Einzelnen ist, geht seine ethische Bedeutung
aus der psychologischen Nothwendigkeit des Satzes hervor: kein
Gesetz ohne ein Wesen, von dem es gegeben wird — so decken sich
allerdings die religiôsen Normen mit den jeweiligen moralischen
Nothwendigkeiten » (G, SiMMEL, Einleitung in die Moralwissenschaft,
t. I, p. 444).
152 —
CHAPITRE V.
LE RÉALISME SOCLAL (i).
Les idées et les méthodes, empruntées aux Allemands
par M. Durkheim, étaient neuves pour la plupart, ou du
moins peu répandues en France.
La Sociologie d'abord n'y jouissait pas d'une grande
faveur.
Le Cours de philosopJiie positive de Comte, achevé en
1842, n'eut pas de suite et la Sociologie resta dans l'aban-
1. Bibliographie : Ch. Andler, Sociologie et démocratie (Revue
de métaphysique et de morale, t. IV). Paris, 1896. — BERNES,
Individu et société (Revue philosophique, t. LU). 1901. — Blunt-
SCHLI Allgemeines Staatsrecht gescMchtlich hegrûndet. Mùnchen, 1852.
— E. Durkheim, Lettre au Directeur de la Revue philosophique (Rev.
phil., t. LII, 1901). — A. Fouillée, Le mouvement positiviste et la
conception sociologique du monde. Paris, 1896. — Les éléments socio-
logiques de la morale. Paris, 1905. — S. Jankelevitch, Nature et
société. Paris, 1906. — K. Knies, Die politische OeTionomie vom
Standpunkte der geschichtlichen Méthode. Braunschweig", 1853. —
M. LazaruS et H. Steinthal, Einleitende GedanTcen iiber Vôlker-
psychologie (Zeitschrift fiir Vôlkerpsychologie und Sprachwissenschaft,
t. I). Berlin, 1860. — M. LazaruS, Ueber das Verhàltniss des
FAnzelnen zur Gesammtheit (Zeitschrift fiir Vôlkerpsychologie und
Sprachwissenschaft, t. II). 1862. — Einige synthetische Gedanken zur
Vôlkerpsychologie (ibid., t. III). 1865. — Fr. List, Das nationale
System der politischen Oekonomie. Stuttgart, 1841. — Adam Muller,
Die Elemente den Staatskunst, 3 vol. Berlin, 1809. — W. Rqscher,
System der Volkswirtschaft. Band I : Grundlagen der Nationalôkonomie.
Stuttgait, 1854. — G. Tarde, La sociologie élémentaire (Annales de
l'Institut international de Sociologie, t. 1). Paris, 1895. — La lo-
gique sociale. Paris, 1895. — La réalité sociale (Rev. philois., t. LU,
1901). — W. vON Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache auf der Insel
Java. Erster Band. Einleitung. Berlin, 1836. — F. C. vON Savigny,
Vom Beruf unserer Zeit fiir Gesetzgebung und Eechtswissenschaft. 1814.
— 153 -
don pendant trente ans. Quand, vers 1872, M. P2spinas
songea à traiter des sociétés animales « avec le dessein
avoué de dégager de cette étude quelques lois communes
à toutes les sociétés, » il n'y avait pas en France, a-t-il
raconté plus tard, dix personnes favorables à cet ordre de
recherches. Les philosophes de profession savaient, en
général, assez vaguement que Comte avait proposé le
mot de Sociologie pour désigner la science sociale : ils
étaient unanimes à le trouver bizarre et malvenu. Qua-
tre ans après, Paul Janet obligeait M. Espinas à sup-
primer l'Introduction historique de sa thèse « parce qu'il
ne voulait pas en effacer le nom d'A. Comte (/). »
Rien ne restait plus éloigné de la conception sociolq-
gique, que la science économique française {^). Elle était
— à V Académie des sciences morales et politiques comme
à la Société d'économie politique; au Journal des écono-
mistes comme à ÏÉconomiste français, — individualiste
dans son esprit et déductivè dans sa méthode. « Les
économistes orthodoxes — écrivait M. Durkheim, tandis
que les socialistes de la chaire l'initiaient à la Volkswirt-
schaft — gardent chez nous cette puissante influence qu-ils
ont perdue dans les autres pays de l'Europe. Disciples
inconscients de Rousseau, ils supposent seulement que
des individus sont en présence qui échangent leurs pro-
duits; pour eux la société est un composé où il n'y a
rien de plus que dans la somme de ses composants; les
1. Espinas, Etre ou ne pas être.
2. L. CosSA, Jntroduzione allô studio delV Economia pqlitica.
MiJano, 1892. — J. K., Ingram, Histoire de V économie 'politique.
Paris, 1893. — J. Rambaud, Histoire des doctrines politiques. Paris,
1899.
154
grandes lois économiques seraient les mêmes, quand il
n'y aurait jamais eu au monde ni nations, ni Etats (^). »
— L'économie politique ne s'enseignait d'ailleurs que
dans quelques écoles spéciales : au Collège de France,
au Conservatoire des arts et métiers, à l'Ecole des ponts
et chaussées ; elle ne faisait pas encore partie des pro-
grammes des Facultés de droit.
Il en était du Droit comme de récono'mie politique. On
avait fait les écoles de Droit, écrit M. Liard, pour ensei-
gner rinterprétation des lois; elles l'enseignaient, avec une
précision et une rigueur souvent admirables, mais enfer-
mées dans leur méthode comme dans des rites, et en dé-
fiance contre les nouveautés et les hardiesses de la cri-
tique et de l'histoire. « Leur méthode est déductive. Les
articles du Code sont autant de théorèmes dont il s'agit
de montrer la liaison et de tirer les conséquences. Le ju-
riste pur est un géomètre; l'éducation juridique est pu-
rement dialectique. » Cependant des questions nouvelles
se posent: Quel est le mode de vie de la loi écrite? Quels
sont ses rapports avec les conditions changeantes des
sociétés? Quelle influence exercent sur elle l'histoire et
les milieux? La géométrie juridique est impuissante de-
vant ces problèmes; longtemps les Facultés ne voulurent
pas les connaître {^). — La différence, à ce point de vue,
entre l'Allemagne et la Fr.ance avait aussi frappé M'. Durk-
heim. « Dans nos Facultés de droit où se forment la
plupart de nos hommes politiques, ils apprennent — disait-
il à son retour d'Allemagne — à interpréter des textes de
1. La science positive de la morale en Allemagn', pp. 34 et 37.
2. L. Liard, L'enseignement supérieur en Fr.ance, t. II, p. 397.
Paris. 1894.
— 155 —
lois, à faire des prodiges de finesse dialectique pour de-
viner quelle a été, il y a cent ans, l'intention du législateur,
mais ils n'ont aucune idée de ce que c'est que le droit, les
mœurs, les coutumes, les religions, quel est le rôle et le
rapport des diverses fonctions de l'organisme social {}). »
Quant à la Morale, elle était, malgré les critiques de
Taine [-), restée dans la tradition cousinienne. L'Académie
des sciences morales et politiques mettait au concours, à
quatre reprises, la question de l'universalité des principes
de la morale. « Au fond, disait un des rapporteurs du
concours, il s'agit de défendre la conscience morale de
l'humanité contre l'atteinte du scepticisme, par le spectaclq
fortifiant de son aspiration vers l'unité. En face d'une
philosophie qui réduit les idées morales à des faits empi-
riques, niant par là même qu'il y ait aucune vérité fixe,
même dans l'ordre du devoir, rien d'absolu, même le
bien, il importe de raffermir la foi naturelle que l'homme
a dans sa raison, sa confiance innée dans la relation de
son intelligence avec la vérité, le sentiment instinctif qu'il
a de l'unité de l'esprit, de l'unité des lois et des desti-
nées de l'humanité (^). » Dans l'enseignement, J. Simon,
P. Janet, E. Caro étaient les continuateurs de Th. Jouf-
froyi;^). Ils avaient pour eux le prestige de l'éloquence
1. La philosophie dans les universités allemandes, p. 440.
2. H. Taine, Les philosophes français du XIX^ siècle , chapitre XI.
Par^s, 1857.
3. Caro, Rapport sur le concours relatif à r universalité des prin-
cipes de la morale, dans les Mémoires de l'Académie des sciences
morales et politiques de l'Institut de France, t. XIV, 2'"e partie,
p. 178. Cfr. ibid., p. 191, le troisième rapport sur le même concours
lu le 18 juillet 1874 par M. Martha.
4. Th. JouFFROY, Cours de droit naturel, 2 vol. — Mélanges
philosophiques. — J. Simon, La liberté, 2 vol. Le devoir. — P. Ja-
net, La morale. — E. Caro, Problèmes de morale sociale.
— 156 —
et se complaisaient dans de brillants développements ora-
toires sur le bien, le devoir, la perfection. Et comme Caro,
par exemple, ils déduisaient de la notion abstraite de la
personnalité, toute une série de conséquences juridiques
et sociales: « Il y a un droit primordial, un ensemble de
droits naturels inhérents à l'homme, parce que l'homme
est une personne, c'est-à-dire une volonté libre. Consultons
cette notion de la personnalité humaine, nous verrons se
déduire les divers droits naturels qu'enferme le droit
primordial : la liberté individuelle, la liberté du foyer, la
liberté de la propriété, la liberté de conscience, la liberté de
penser, la liberté du travail, la liberté du commerce (i)... »
Enfin la politique sociale des socialistes de la chaire
comptait peu d'appuis dans la patrie d'adoption du libéra-
lisme économique. Et la réorganisation corporative de la
société n'était le programme que du comte de Mun et de
ses amis de VŒuvre des cercles catholiques d'ouvriers (^).
La première publication remarquée de M. Durkheim,
ce furent ses articles sur Les règles de la méthode sociolo-
gique qui parurent, en 1894, dans la Revue philosophi-
que {^). Ils attirèrent l'attention par la thèse du réalisme
1. E. Caro, Problèmes de morale sociale, 2e édit., p. 187. Paris,
1887.
2. M. Eblé, Les écoles catholiques d'économie politique et so-
ciale en France. Paris, 1905. — H. JOLY, Le socialisme chrétien. Paris,
1892. — P. MONICAT, Contribution à l'étude du mouvement social
chrétien en France au XIX^ siècle. Paris, 1898. — F. Nitti, Il
socialisme cattolico. Turin, 1891. — Cfr. la collection de la revue
l'Association Catholique^ les Discours et écrits divers du comte DE
Mun, et Vers un ordre social chrétien par le marquis DE la Toltr
DU Pin. Paris, 1907.
3. Ces articles ont été réunis en un volume auquel nous ren-
voyons dans nos citations.
— 157 -
social qui s'y affirmait hardiment : « La société n'est pas
une simple somme d'individus, mais le système formé par
leur association représente une réalité spécifique qui a
ses caractères propres i^). »
De différents côtés on s'éleva contre cette assertion
qui parut étrange et paradoxale.
Tarde se distingua par une agression particulièrement
vive. Il se refusait à prendre au sérieux ce « postulat
énorme » qu'il traita d' « illusion ontologique », de « chi
mérique conception », de « notion fantastique », de « fan-
tasmagorie ». « Assurément la Sociologie a son domaine
bien à elle, mais non pas un domainei en l'air, dans
les brouillards de l'ontologie (-). » Il dénonça M. Durk-
heim « nous rejetant en pleine scolastique, retournant au
réalisme du moyen âge, créant tout exprès pour la science
qu'il fabriquait, un principe social beaucoup plus chimé-
rique que l'ancien principe vital (^). »
M. Ch. Andler fut presque méprisant. Pour lui, M.
Durkheim était «le théoricien qu'on voudrait dire le plus
clair, mais qu'il faut se borner à qualifier le plus affirma-
tif, d'une mythologie nouvelle! (*). »
Enfin M. Fouillée, plus modéré, trouva cependant que
« concevoir la société comme existant en dehors des indi-
vidus, c'est de la pure métaphysique f^). »
L'auteur des Règles de la méthode avait entendu, en
1. E. Durkheim, Les règles de la méthode soaiologiaue, p. 127.
Paris, 1895.
2. G. Tarde, La sociologie élémentaire.
3. Tarde, La logique sociale, préface.
4. Ch. Andler, Sociologie et démocratie.
5. A. Fouillée, Le mouvement positiviste et la conception so-
ciologique du monde, p. 248,
— 158 —
Allemagne, Schaeffle et MM. Wagner et Schmoller pro-
fesser en toute sérénité la thèse du réalisme social.
Pourquoi la vérité admise au delà du Rhin devenait-
elle en deçà une erreur pourchassée ?
M. Durkheim n'a pas songé à résoudre cette question.
Il s'est contenté de reprendre à ses maîtres leur postulat,
sans même s'inquiéter des origines de celui-ci. .
Or le fait est qu'une certaine conception du réalisme
social était en Allemagne très répandue et déjà ancienne.
MM. Wagner et Schmoller ont eu des précurseurs im-
médiats dans la personne des fondateurs de l'historisme
économique, Roscher et Knies.
Reprenant, en 1854, dans ses Principes cVéconomie
politique, une idée déjà émise par lui en 1843 (^), Roscher
soutenait que l'économie politique est autre chose qu'une
simple juxtaposition d'économies privées, tout aussi bien
qu'un peuple est plus qu'une simple agrégation d'indi-
vidus... En économie publique, tous les phénomènes si-
multanés réagissent les uns sur les autres. Pour les expli-
quer il faut admettre l'existence d'une vie organique dont
ces faits isolés ne sont que la manifestation... L'économie
publique naît simultanément avec le peuple ; elle grandit,
fleurit et mûrit avec lui... La vie nationale forme un
ensemble dont les divers phénomènes se relient intime-
ment. Pour en comprendre scientifiquement un seul, il
faut les connaître tous, surtout la langue, la religion, l'art,
la science, le droit, l'Etat et l'économie (-).
1. W. Roscher, Grundriss zu Vorlesungen iiber die Staalswirt-
schaft nach geschichtlicher Méthode. Gottingen, 1843.
2. « Es wird zweierlei erfordert, um eine Zusammenfassung von
Teilen zu einem realen (^anzen zu machen; die Telle mûssen unter
— 159 -
Knies également avait, en 1853, insisté vivement sur
ce que les faits économiques sont en relation de dépen-
dance et d'influence avec les autres faits sociaux. Cela pro-
vient, d'après lui, de ce que tous sont des manifestations
particulières de la vie une de la nation. Une nation est
en effet quelque chose d'autre qu'une somme d'individus.
L'économie nationale n'est donc pas un système isolé,
indépendant, autonome; elle fait partie d'un vaste orga-
nisme; elle constitue seulement un des éléments de la
vie une de la nation et elle est reliée à tous les autres
phénomènes issus de cette même source, au point de
changer solidairement avec eux. On ne peut séparer la
vie économique de la vie politique, ni de la vie religieuse,
ni d'aucune autre; toutes se tiennent étroitement et se
conditionnent mutuellement (^).
einander in Wechsehvirkung stehen, und das Ganze muss als solches
nachweisbare Wirkung haben. In diesem Sinne ist das Volk unstreitig
eine Realitàt, nicht bloss die Individuen, welche dasselbe aus-
machen... In jeder Volkswirtschaft wird man bei tieferem Einblicke
gar bald merken, dass die vvichtigsten gleichzeitigen Vorgànge
einander wechselseitig bedingen... In allen solchen Fallen dreht sich
die Erklârung im Kreise herum, wenn wir n'cht das Vorhandensein
eines organischen Lebens annehmen, von welchem jene einzelnen
Tatsachen eben nur Aeusserungen sind... Die Volkswirtschaft cntsteht
zugleich mit dem Volke... Mit dem Volke zugleich wàchst auch die
Volkswirtschaft heran und kommt zur Bliite und Reife... Wie jedes
Leben, so' ist auch das Volksleben ein Ganzes, dessen verschie-
denartige Aeusserungen im Innersten zusammenhangen. Wer daher
eine Seite desselben wissenschaftlich verstehen will, der muss aile
Seiten kennen. Und zwar sind es vornehmlich folgende sieben
Seiten, welche hier in Betracht kommen: Sprache, Religion, Kunst,
Wissenschaft, Recht, Staat und Wirtschaft » (W. ROSCHER, Griind-
lagen der Nationaldkonomie, §§ 12, 13, 14 et 16).
1. « Ein Volk ist etwas Anderes als eine beliebige Sumrae von
einzelnen Individuen. Die wirthschaftlichen Zustànde und Entwick-
lungen der Vôlker diirfen nur als ein mit dem gesammten Lebensor-
ganismus derselben eng verbundenes Glied angesehen werden. Die
Volkswirtschaft ist nur die ôkonomische Seite des einheitlichen
Volkslebens. Man kann durchaus nicht die wirthschaftlichen Lebens-
- 160 —
Avant Roscher et Knies, Fr, List avait, en 1841, réagi
contre la tendance cosmopolite et individualiste, en affir-
mant l'existence de l'économie nationale. L'école d'Adam
Smith, dit-il, ne connaît que l'humanité et l'individu; elle
oublie qu'entre les deux il y a la nation avec sa langue et
sa littérature, son histoire, ses mœurs, ses coutumes, ses
lois et ses institutions, sa prétention à l'existence, à l'indé-
pendance, au progrès, à la perpétuité. Tout cela fait de la
nation un tout, uni par la communauté de multiples liens
spirituels et d'intérêts matériels... Les intérêts des na-
tions ne sont pas identiques aux intérêts immédiats de
leurs membres; la richesse des nations consiste en autre
chose que la richesse des individus qui les composent (').
Dans une publication, contemporaine des travaux de
Roscher et de Knies que nous venons de mentionner,
Bluntschli posait d'autre part à la base de la science po-
litique, le postulat « que l'Etat est un être vivant et par
kreise von den politischen oder den religios-kirchlichen oder irgend
anderen trennen, Sie stehen aile in vervvandtschaftlichem Zusam-
menhange und bedingen einander gegenseitig » (K. Knies, Die po-
litische Oekonomie vom Standpunkte der geschiditlichen Méthode,
pp. 109-110; cfr. pp. 244-245). — Sur Knies, voir l'excellent travail
de M. Defourny, Etude sur la méthode de l'économie politique.
Karl Knies (Rev. d'économie polit., t. XX, 1906).
1. « Zwischen dem Individuum und der Menschheit steht die
Nation, mit ihrer besonderen Sprache und Literatur, mit ihrer eigen-
thiimlichen Abstammung und Geschichte, mit ihren besonderen Sitten
und Gewohnheiten, Gesetzen und Institutionen, mit ihren Anspriichen
auf Existenz, Selbstàndigkeit, Vervollkomnung, ewige Fortdauer und
mit ihrem abgesonderten Territorium; eine Gesellschaft, die, durch
tausend Bande des Geistes und der Interessen zu einem fiir sich
bestehenden Ganzen vereinigt, das Rechtsgesetz unter sich anerkennt
und als Ganzes andern Gesellschaften àhnlicher Art zur Zeit noch
in ihrer natiirlichen Freiheit gegenûber steht... Die Summe der
produktiven Kràfte der Nation ist nicht gleichbedeutend mit dem
Aggregat der produktiven Kràfte aller Individuen » (Fr. List, Das
nationale System der politischen OeJconomie, pp. 150 ef 153).
— 161 —
suite organique ». Un examen approfondi des phénomènes
politiques nous amène, déclare-t-il, à concevoir l'Etat
comme un tout organique, et cette conception de la nature
organique de l'Etat facilite beaucoup l'étude pratique des
problèmes politiques... L'Etat toutefois n'est pas un orga-
nisme au même titre que les plantes et les animaux ; il est
d'une espèce plus élevée. L'histoire nous le montre comme
un organisme psycho-moral, capable de synthétiser les
idées et les sentiments du peuple, de les exprimer en lois,
de les traduire en actes. L'histoire nous renseigne sur les
propriétés morales et sur le caractère des Etats. Elle leur
attribue une personnalité qui a et manifeste sa volonté
propre... Chaque peuple apparaît dans révolution histo-
rique comme un tout naturel qui n'est ni une simple col-
lection d'individus ni une simple réunion de familles. Le
peuple a une vie collective plus élevée ; il forme une
communauté qui a un caractère distinct de celui de l'indi-
vidu et de celui de la famille. La similitude des mœurs,
de la langue, des idées, des sentiments et de la race sont
les signes extérieurs auxquels se reconnaît un peuple;
il y a un caractère national aussi bien qu'un esprit col-
lectif; l'un et l'autre se traduisent dans la vie et dans
l'activité du peuple... Les nations sont des êtres orga-
niques (^).
1. « Eine grûndliche Prùfung der staatlichen Erscheinungen lasst
uns in demselben ein organisches Wesen erkennen, und in der
That ist mit dieser Einsicht in die organische Natur des Staates
sehr viel gewonnen auch fiir die praktische Behandlung der staat-
hchen Fragen... Indem die Geschichte uns Aufscliluss gibt ùber
die organische Natur des Staates, làsst sie uns zugleich erkennen,
dass der Staat nicht mit den niederen Organismen der Pflanzen
und der Thiere auf einer Stufe steht, sondern von hôherer Art
sei. Sie stellt ihn als einen sittlich-geistigen Organismus dar, als
einen grossen Kôrper, der fàhig ist die Gefùhle und Gedanken der
— 162 -
Longtemps auparavant, Savigny avait, comme Roscher
et Knies le firent à propos des phénomènes économiques,
affirmé, à propos du droit, l'interdépendance des faits
sociaux et soutenu que la législation civile d'un peuple est
l'expression de sa vie propre. Ce fut en 1814, quand Thi-
baut proposa de doter l'Allemagne d'un Code civil gé-
néral. Savigny combattit ce projet. C'est, dit-il, négliger
toutes les particularités historiques et se figurer que de
pures abstractions peuvent avoir une valeur égale pour
tous les peuples et pour tous les temps. Aussi haut que
nous remontions dans le passé, nous trouvons chaque
peuple en possession d'un droit civil ayant un caractère
déterminé, propre au peuple, tout comme sa langue, ses
mœurs, sa constitution. Aucun de ces phénomènes n'a une
existence séparée. Tous sont des manifestations, des acti-
vités, intimement liées les unes aux autres, du peuple un
qui en est le sujet. Le; lien organique du droit avec l'être
et le caractère du peuple se perpétue à travers les âges
et par là encore le droit est comparable à la langue.
Le droit croît avec le peuple, se développe avec lui et
Volker in sich aufzunehmen und als Gesetz auszusprechen, als That
zu verwirklichen. Sie berichtet uns von moralischen Eigenschaften^
von dem Charakter der einzelnen Staaten. Sie schreibt dem Staate
eine Personlichkeit zu, die ihren eignen Willen hat und kundgibt...
Die Volker stellen sich in der Geschichte zunàchst als natiirliche
Ganze dar, die weder blosse Gesellschaften von Individuen noch
blosse Vereine von Familien sind. Das Volk hat ein hoheres Gat-
tungsleben, eine Gemeinschaft, welche nicht das Gepràge des
Individuums noch der Familie tràg-t... Gemeinschaft der Sitte,
der Sprache, der Anschauungsweise, der Gefùhle und selbst der
kôrperlichen Rasse sind âussere Kennzeichen des Volkes : und es
gibt einen bestimmten VolkscharaJcter sowohl als einen bestimmten
Volksgeist, welche beide sich in der Lebensform und der ganzen
Thàtigkeit des Volkes aussprechen. Auch die Volker sind organische
Wesen » (Bluntschli, Allgemeines Staatsrecht geschichtUch begrun-
dct, pp. 22, 24, 37, 38. Miinchen, 1852).
— 163 —
meurt enfin quand la nation disparaît. Le siège propre
du droit est la conscience commune du peuple. Tout droit
est élaboré d'abord par les mœurs et les croyances popu-
laires, plus tard par la jurisprudence, mais partout donc
par des forces intérieures, silencieuses, non par la vo-
lonté arbitraire d'un législateur (i).
L'année suivante, dans l'article-programme de sa revue,
Savigny opposa la conception de l'école historique à celle
de l'école non historique. La première considère que la
matière du droit est donnée par le passé tout entier de la
nation; le droit n'est pas une création artificielle, il n'est
pas indifférent qu'il soit tel ou autre, mais il résulte de
l'être intime du peuple et de son histoire. Pour l'école
non historique, le droit est librement élaboré par les
personnes revêtues du pouvoir législatif, qui s'inspire uni-
1. « Im bùrgerlichen Redite verlangte man neue Gesetzbùcher...
die sich sollten aller historischen Eigenthiimlichkeiten enthalten und
in reiner Abstraction fur aile Vôlker und aile Zeiten gleiche Brauch-
barkeit haben... Wie hat sich das Recht wirklich entwickelt? Wo
wir zuerst urkundliche Geschichte finden, hat das bûrgerliche Recht
schon einen bestimmten Character, dem Volk eigenthiimlich, so wie
seine Sprache, Sitte, Verfassung. Ja dièse Erscheinungen haben
kein abgesondertes Dasein, es sind nur einzelne Kràfte und Thâtig-
keiten des einen Volkes, in dier Natur untrennbar verbunden...
Dieser organische Zusammenhang des Rechts mit dem Wesen und
Character des Volkes bewàhrt sich im Fortgang der Zeiten^ und
auch hierin ist es der Sprache zu vergleichen. Das Recht wâchst
mit dem Volke fort, bildet sich aus mit diesem und stirbt endlich
ab, so wie das Volk seine Eigenthiimlichkeit verliert. Der eigentliche
Sitz des Rechts its das gemeinsame Bewusstsein des Volkes... Ailes
Recht wird erzeugt erst durch Sitte und Volksglaube, dann durch
Jurisprudenz, iiberall also durch innere, stillwirkende Krâfte, nicht
durch die Willkiihr eines Gesetzgebers » (F. C. vON Savigny,
Vom Beruf unserer Zeit fur Gesetzgebung und Bechtsivissenschaft,
pp. 5-14).
— 164 —
quement de leurs convictions raisonnées du moment pré-
sent (1).
Ce que Savigny disait spécialement du droit, Guil-
laume von Humboldt à son tour l'affirme de la langue,
dans la remarquable introduction de son grand travail
sur la langue Kawi 1836). La langue, remarque-t-il, tient
par les fibres les plus ténues de ses racines à la menta-
lité nationale. Chaque peuple peut et doit être considéré
comme une individualité humaine qui poursuit son déve-
loppement intellectuel propre. La langue est une de ces
créations qui sont l'œuvre simultanée de tous. Dans la
formation des langues, les nations sont, comme telles,
proprement et immédiatement créatrices. Les langues
sont l'expression die l'esprit des peuples. La diversité de
structure des langues s'explique par et résulte de la men-
talité différente des nations^-).
1. « Die geschichtliche Schule nimmt an, der Stoff des Rechts sei
durch die gesammte Vergang-enheit der Nation gegeben, doch nicht
durch Willkiihr, so dass er zufàllig dieser oder ein anderer sein
kônnte, sondern aus dem innersten Wesen der Nation selbst und
ihrer Geschichte hervorgegangen... Die ungeschichtliche Schule dage-
gen nimmt an, das Recht werde in jedem Augenblick durch die
mit der gesetzgebenden Gewalt versehenen Personen mit Willkiihr
hervorgebracht, ganz unabhàngig von dem Rechte der vorhergehen-
den Zeit, und nur nach bester Ueberzeugung, wie sie der gegen-
wàrtige Augenblick gerade mit sich bringe » (Savigny, IJeber den
Zweck dieser Zeitschrift ; dans Zeitschrift fur geschichtliche Rechts-
wissenschaft, t. I. Berlin, 1815, p. 6).
2. « Die Sprache schlâgt aile feinste Fibern ihrer Wurzeln in
die nationelle Geisteskraft. Jede Nation kann und muss als eine
menschliche Individualitàt, die eine innere eigenthûmliche Geistes-
bahn verfollgt, betrachtet werden. Das Dasein der Sprachen beweist
dass es geistige Schôpfungen giebt, welche ganz und gar nicht von
einem Individuum aus auf die ùbrigen iibergehen, sondern nur aus
der gleichzeitigen Selbstthàtigkeit Aller hervorbrechen kônnen. In
den Sprachen sind, da dieselben immer eine nationelle Form haben,
Nationen, als solche, eigentlich und unmittelbar schôpferisch. Die
— 165 -
De différents côtés on proclamait ainsi qu'une nation
est une grande individualité, qu'il y a une âme collective,
une conscience sociale. Cela étant, faut-il s'étonner de voir
Lazarus et Steinthal créer en 1860 la Zeitschrift fur Vôl-
ker psychologie ^ Ils s'adressaient à ceux qui étudient le
langage, la religion, l'art, la littérature, la science, la mo-
rale, le droit, l'organisation sociale, domestique et politi-
que, bref un aspect quelconque de la vie collective, et qui
cherchent à donner de ces phénomènes une explication
d'ordre psychique. Historiens, ethnologues, philosophes,
juristes, remontent depuis assez longtemps au Yolksgeist
comme à la source profonde des phénomènes sociaux.
Pourquoi le Yolksgeist ne deviendrait-il pas enfin l'objet
d'une étude scientifique? La psychologie qui se contente
d'analyser l'individu isolé est, comme Herbart l'a montré,
forcément incomplète. Il ne peut même suffire de noter
que l'individu subit l'influence de l'ambiance. Il faut —
considérant la société comme une réalité distincte, comme
le sujet véritable et immédiat de phénomènes particuliers
et qui n'ont leur répercussion chez l'individu qu'en tant
que membre de la communauté — étudier l'esprit de la
collectivité, qui est autre chose que la masse des esprits in-
dividuels (^). De toutes les collectivités, la plus importante
Sprache ist gleichsam die àusserliche Erscheiiiung des Geistes der
Vôlker... Wir mùssen als das reale Erklàrungsprinzip und als den
wahren Bestimmungsgrund der Sprachverschiedenheit die geistige
Kraft der Nationen ansehen. Der Bau der Sprachen ist im Men-
schengeschlechte darum und insofern verschieden weil und ais es
die Geisteseigenthiimlichkeit der Nationen selbst ist. » W. VON HUM-
BOLDT, JJeber die Kawi-Sprache auf der. Insel Java. Erster Band.
Einleitung, pp. XVIII, XLVI-XLVIII, LIII-LIV. Berlin, 1836.
1. « Innerhalb des Menschen-Vereines treten ganz eigenthùmliche
psychologische Verhâltnisse, Ereignisse und Schôpfungen, hervor.
wielche gar nicht von den Einzelnen als solchem ausgehen. Es sind
Schicksale denen der Mensch nicht unmittelbar unterliegt, sondern
Morale et sociologie. 12
— 166 —
est le peuple (Volk); de là l'idée de la Vôllcer psychologie.
On leur objecta : la conscience collective ne se compose
que de consciences individuelles ; la science ne peut avoir
pour objet que ces dernières, et puisque la psychologie se
donne la tâche de les étudier, il reste qu'il n'y a point
d'objet propre à IsiVôlker psychologie. Le Volksgeist est un
simple concept, un nom vide de réalité, une manière de
parler. — Non, répond Lazarus ; le Volksgeist est aussi réel
que la Natio7ialdko7iomie, aussi réel que la forêt. L'arbre
isolé constitue un objet d'étude pour la physiologie des
plantes; la forêt est l'objet de l'art forestier. De même
l'esprit collectif, quoiqu'il ne se compose que d'esprits
individuels, doit devenir l'objet d'une science distincte de
la psychologie. Car il est manifeste que la collectivité ne
constitue pas une simple somme d'individus additionnés,
mais une unité fermée dont nous avons à rechercher le
caractère et la nature et dont la structure et le dévelop-
pement sont soumis à des lois spéciales {^).
En même temps Lazarus dénonçait l'erreur de procédé
de la psychologie ordinaire. Dans l'étude de la vie psychi-
nur mittelbar, weil er zu einem Ganzen gehort, welches dieselben
erfâhrt. Kurz es handelt sich um den Geist einer Gesammtheit, der
noch verschieden ist von allen zu derselben gehôrenden einzelnen
Geistern, und der sie aile beherrsch,t... Die blosse Summe aller
(ijidividuellen Geister in einem Volke kann den Begriff ihrer Einheit
nicht ausmachen, denn dieser ist etwas Anderes und bei weiteni
mehr als jene » (M. Lazarus und H. Steinthal, Einleitende Gc-
danken uher VôlJcerpsychologie, pp. 5 et 28).
1. «Es ist offenbar dass die Gesammtheit nicht eine bloss addirte
Summe von Einzelnen, sondern eine geschlossene Einheit ausmacht,
deren Art und Natur wir eben zu erforschen haben; eine Einheit,
in deren Gestaltung und Entfaltung Processe und Gesetze zur wSprache
kommen, welche den Einzelnen als solchen gar nicht betreffen,
sondern nur in wie fern er etwas Anderes ist, als ein Einzelner,
namlich Theil und Glied eines Ganzen » (M. Lazarus, Ueber das
Verhàltniss des Einzelnen zur Gesammtheit, p. 399).
— 167 —
que, dit-il, on part habituellement de l'homme individuel.
C'est un tort. Les caractères et le développement de la
vie psychique ne peuvent être attribués à l'individu com-
me tel. C'est seulement au sein de la société, dans la par-
ticipation à la vie collective, que la mentalité des indi-
vidus se forme. Logiquement, chronologiquement et psy-
chologiquement la société est antérieure à l'individu (^).
L'existence d'une conscience sociale n'est d'ailleurs
pas douteuse. Dans une collectivité organisée, la conscien-
ce que chaque individu, membre actif du groupe, a de son
rôle et de son importance, est déterminée par le sentiment
que le groupe! a de lui-même et de son but. Dans toute
communauté — commune ou jury, fête populaire ou
émeute, parlement ou bataillon — il y a une conscience
collective plus ou moins énergique dont les consciences
individuelles participent et dont elles sont représenta-
tives. La conscience que le tout a de lui-même n'est pas
la somme des consciences individuelles, mais leur puis-
sance {Potenz). Elle résulte de la fusion des consciences
individuelles {^).
1. « Nicht aus den Einzelnen als solchen besteht die Gesellschaft,
sondern in der Gesellschaft und aus ihr bestehen die Einzelnen...
Wir miissen behaupten dass : Log^isch, zeitlich und psychologisch
die Gesammtheit den Einzelnen vorangeht. In der Gesammtheit
ejitwickelt und findet sich der Einzelne » (^Ibid., pp. 418-419. Cfr.
Lazarus, Einige synthetische Gedanken zur VôlJcer psychologie, p. 17).
2. «Jeder, der an irgend einer Gesammtheit thâtigen Anth'eil
nimmt, hat eine energische und concrète Vorstellung von dem Inhalt
und Zweck der Gemeinschaft, und sein eigenes Selbstbewusstsein,
ilndem es seine Theilnahme an derselben enthàlt, schliesst das Be-
wlisstsein der Gesammtheit in sich ein. Das Selbstbewusstsein des
G^nzen setzt sich also, nicht als Summe der Einzelnen zusammen,
sondern als ihre Potenz. Dies nun ist jener Geist, der sich in der
Masse entbindet, ohne am Einzelnen vorhanden oder erkennbar zu
sein, jene Erhohung und Erhebung, wo immer Viele zusammenwirken.
— 168 —
Dans une nouvelle élude, Lazarus explique comment se
forme et en quoi consiste l'esprit collectif. L'association,
d'après lui, n'est pas un phénomène infécond. Partout où
plusieurs hommes vivent ensemble, leur activité mentale
forme nécessairement un système de représentations col-
lectives, qui s'impose désormais à chacun (^). Nées de
l'activité des individus, les représentations collectives ac-
quièrent dans la suite une existence en dehors et au-
dessus des individus qui sont obligés d'en tenir compte.
— Pour nous persuader de la réalité objective de l'esprit
collectif, il suffit de penser à la langue fixée dans le
dictionnaire et dans la grammaire, au droit codifié, à
l'ensemble des idées admises dans une société sur la na-
ture, sur l'homme, sur les besoins moraux, religieux, esthé-
tiques, sur la technique industrielle, etc. — Ce que l'es-
prit collectif présente, il est vrai, de remarquable, c'est
qu'il a souvent un double mode d'existence. Il se retrouve
d'abord dans les consciences individuelles, à l'état de pen-
sées, de sentiments, de tendances; puis, d'autre part il
s'incorpore dans des supports matériels : livres, construc-
tions et monuments, œuvres d'art, outils, moyens de trans-
port et d'échange, matériel de guerre, jouets, etc. (^j. —
man mag an die Gemeinde, oder die Jury, an das Volksfest oder
den Aufstand, an das Parlament oder das Bataillon denken» (Laza-
rus, Ueber das Verhâltniss des Einzelnen zur Gesammtheit, p. 426).
1. «Wo immer mehrere Menschen zusammenleben, ist dies das
nothwendige Ergebniss ihres Zusammenlebens, dass aus der sub-
jectiven geistigen Thâtigkeit derselben sich ein objectiver, geistiger
Gehalt entwickelt, welcher dann zum Inhalt, zur Norm und zum
Organ ihrer ferneren subjectiven Thâtigkeit wird ...Aus der Thâtigkeit
aller Einzelnen urspriinglich geboren, erhebt sich der geistige Inhalt,
als fertige That, sofort iiber die Einzelnen, welche ihm nun unter-
worfen sind, sich ihm fiigen mûssen » (Lazarus, Einige synthetische
Gedanken zur Vôlkerpsychologie, p. 41).
2. Lazarus, Synthetische Gedanken, p. 44; cfr. p. 53.
169
Mais sa réalité objective ne peut être mise en doute, car
elle s'affirme par la contrainte qu'il exerce sur les mem-
bres du groupe. L'individu qui apparaît dans une société, y
trouve, en même temps qu'un monde de la nature, un
monde de la pensée, et il subit de la part de celui-ci une
véritable pression (^). Un système de représentations col-
lectives s'impose à lui et par l'éducation forme sa menta-
lité. Pour la direction de la vie pratique, l'individu se ré-
fère constamment à l'esprit collectif; de même pour Fap-
préciation des choses, pour la détermination des valeurs, le
choix des buts et des moyens, etc. La réalité objective de
l'esprit collectif ne peut donc être contestée r).
1. « Das Reich des Geistes, die Menschen und ihre Schopfungen
dringen auf jeden Neugebornen in einem Culturlande mit einer
beglûckenden Zudringlichkeit gewaltig ein » (Lazarus, Synthetische
Gedanken, pp. 57-58).
2. Il est intéressant de rapprocher de ces idées de Lazarus, les
arguments opposés, trente ans plus tard, par M. Durkheim aux cri-
tiques de Tarde contre le réalisme social: « Il est bien vrai que la
société ne comprend pas d'autres forces agissantes que celles des
individus ; seulement les individus, en s'unissant, forment un être
psychique d'une espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière
propre de penser et de sentir... L'association est un facteur actif
qui produit des effets spéciaux. Quand des consciences se groupent et
se combinent, il est naturel que des phénomènes apparaissent dont
les propriétés caractéristiques ne se retrouvent pas dans les éléments
dont ils sont composés... Nous ne voyons aucun inconvénient à ce
qu'on dise de la sociologie qu'elle est une psychologie, si l'on prend
soin d'ajouter que la psychologie sociale a ses lois propres, qui ne
sont pas celles de la psychologie individuelle. — Le fait social se ma-
térialise parfois jusqu'à devenir un élément du monde extérieur. Par
exemple, un type déterminé d'architecture est un phénomène social ;
il en est ainsi des voies de communication et de transport, des instru-
ments et des machines, du langage écrit, etc. La vie sociale, qui
s'est ainsi comme cristallisée et fixée sur des supports matériels, se
trouve donc par cela même extériorisée, et c'est du dehors qu'elle
agit sur nous. La même remarque s'applique à ces formules définies
où se condensent soit les dogmes de la foi, soit les préceptes du droit.
— Les états collectifs existent dans le groupe de la nature duquel
ils dérivent, avant d'affecter l'individu en tant que tel et de s'or-
— 170 —
D'où venait aux historiens, aux juristes, aux écono-
mistes, aux politiques, aux philologues, aux philosophes
d'Allemagne, l'idée de représenter la Nation comme un
tout vivant, conscient, agissant, en un mot, comme une
véritable individualité? Les expressions que nous venons
de relever de cette idée — sans la moindre prétention à
en avoir dressé un tableau complet — sont suffisamment
nombreuses et autorisées, et recueillies en des domaines
assez variés, pour 'montrer que ce que les adversaires fran-
çais de M. Durkheim ont appelé la thèse du réalisme so-
cial, était une conception familière aux Allemands. En-
core une fois, quelle en est l'origine?
Nous ne croyons pas nous tromper en pensant que
les Français l'ont fait naître ou renaître, — sans le
vouloir.
L'influence et le prestige de la France sur les pays al-
lemands furent, au xviiF siècle, considérables. Depuis
que les traités de Westphalie avaient consacré la ruine
de l'Empire, il y avait en Allemagne quelque trois cents
États, indépendants et jaloux de leur autonomie. C'était
le triomphe du particularisme; l'esprit public demeurait
tout local; il n'y avait ni pensée commune, ni centre de
ralliement intellectuel et moral. La langue allemande était
ignorée ou méprisée, les érudits écrivant en latin, les clas-
ses élevées parlant français. Paris imposait ses idées et
ses modes. Helvétius, d'Holbach, Voltaire, Rousseau
étaient les auteurs aimés de Frédéric II et de la haute so-
ciété. Or on se croyait au siècle des lumières, de VAuf-
ganiser en lui, sous une forme nouvelle, une existence purement
intérieure » (Le Suicide, pp. 350-361).
— 171 —
hlàrung. La Raison, émancipée de la suiDcrstition, allait
instaurer dans le monde un nouvel ordre de choses. Un
des trioimphes de la civilisation serait de supprimer les
barrières entre les peuples; car l'esprit du temps était
cosmopolite et humanitaire, et le sentiment national, sy-
nonyme de préjugé irratioiinel. On regardait le monde
entier comme sa patrie ; on se considérait comme le con-
citoyen de tous les hommes. On rougissait d'être appelé
patriote; on se glorifiait d'être citoyen de l'univers.
Sans doute, des voix isolées protestaient. Tel ce Jus-
tus M oser, que Roscher appelle « le père de l'école histo-
rique du droit et le plus grand économiste allemand du
XVIIP siècle {^) ». Il blâme l'exotisme {Ausldnderei) et dé-
fend contre le mépris de Frédéric le Grand la littérature
allemande. Comme économiste, il réagit contre le cosmo-
politisme qui fait abstraction de l'existence des peuples et
contre le mammonisme qui sacrifie à l'enrichissement de
quelques-uns le bonheur de tous. Il oppose l' organisation
sociale du moyen âge aux projets de réforme politique
inspirés des Droits de l'homme. Il déplore, en économisie,
le morcellement politique et le particularisme.
Mais M oser était une exception. Les grands écrivains
classiques, Lessing, Goethe, Schiller restaient tributaires
des idées françaises. Même quand ils cherchaient, comme
Herder par exemple, à reconquérir quelque estime à la
langue nationale, ils tenaient à demeurer citoyens du
monde et n'avaient aucun souci des intérêts politiques de
l'iVllemagne. Les premiers actes de la Révolution fran-
1. W. Roscher, Geschichte der National-Oekonomik in Deutsch-
land, p. 500. Mùnchen, 1874.
— 172 —
çaise furent applaudis avec enthousiasme par les Intel
lectuels d'outre-Rhin.
L'engouement pour la France et pour les théories
nouvelles dura plus ou moins longtemps. En 1806 encore
Fichte n'était pas revenu du cosmopolitisme, car il publia
cette année-là ses conférences de 1805 sur les Caracté-
ristiques du temps présent dont la quatorzième se termine
par le passage fameux : «Quelle est la patrie de l'Euro-
péen vraiment civilisé? D'une manière générale, c'est
l'Europe ; en particulier, c'est à chaque époque l'État de
l'Europe qui est à la tête de la civilisation. L'État qui
se fourvoie, tombe, mais un autre alors prend sa place.
Qu'ils restent citoyens de l'État déchu, ceux qui recon-
naissent comme leur patrie, la terre natale avec ses fleu-
ves et ses montagnes. L'esprit éclairé va irrésistiblement
là où sont la lumière et le droit. Animiés de ces senti-
ments cosmopolites, nous pouvons contempler avec une
sérénité parfaite, pour nous et pour nos successeurs, les
destinées des États (^) ».
Cependant, à mesure que les événements se dérou-
laient et que la portée de la Révolution apparaissait plus
clairement, le désenchantement vint ; les uns après les
très, retombant tristement de leur rêve humanitaire, les
penseurs allemands détachèrent leurs sympathies de la
France (2). Mais il fallut la catastrophe d'Iéna et roccu-
pation française pour amener les Allemands à redevenir
eux-mêmes. Beaucoup avaient persisté malgré tout à croi-
1. J. G. Fichte, Die Grundzilge des (jegenwàrligen Zeitalters.
Berlin, 1806. Réimprimé dans Sàmmtliche Werke, t. VII, p. 212.
2. A. SOREL, L'Europe et la révolution française. 4™c partie;
p. 19-25.
— 173 -
re que la France allait affranchir les peuples et donner
au monde la liberté. Et voici qu'elle apportait l'ojjpres-
sion. La réaction fut inévitable. Le cosmopolitisme mis à
la mode par les philosophes français était décidément une
duperie. Après avoir vécu tout un siècle dans le mépris
de lui-même et la servile imitation de l'étranger, le ]:)euple
allemand allait se ressaisir.
En 1807, Fichte prononça à Berlin ses célèbres Dis-
cours à la nation allemande. Tandis que les tambours fran-
çais couvraient parfois sa voix, il proclama qu'il y a une
nation de laquelle dépend le progrès de la vraie culture
et de la science et dont la ruine entraînerait celle de taus
les intérêts et de toutes les espérances de l'humanité.
Cette nation, c'est l'Allemagne. Le peuple allemand pos-
sède un génie original; il renferme les sources cachées
de la vie et de la puissance spirituelle i/j.
Pour échapper à l'ennui du présent, les romantiques,
artiste? et philologues, se réfugiaient dans le passé (-). Ils
prenaient l'histoire pour consolatrice, et constataient qu'en
un autre temps le peuple germanique fut l'artisan d*œu-
vres grandioses. Ils évoquèrent le souvenir du moyen âge
chrétien où la foi populaire se traduisait en un art popu-
laire, où la vérité révélée, œuvre de Dieu, était exprimée
par la beauté gothique, œuvre du génie allemand. Ils
retrouvaient dans cet exode des imaginations vers la
vieille Allemagne, vers le dôme de Cologne, les Niehelun-
ge?i et les Minnelieder , le sentiment de leur valeur et la
confiance en l'avenir. « Le peuple allemand, écrivait Goer-
1. Fichte, Eeden au die deutsche Nation. Berlin, 1808. Réimprimé
dans FiCHTE's Sàmmtliche Werke, tome VII, p. 257, Berlm. 1846.
2. G. GOYAU, L'Allefnagne religieuse, tome I. Paris, 1905.
— 174 —
res, a succombé parce qu'il a oublié son caractère, sa
finalité, son histoire, parce qu'il s'est oublié lui-même;
il ne peut renaître que si, reconnaissant de nouveau son
caractère et sa finalité, il retourne à son histoire et re-
prend conscience d'être une nation (^) ».
Tandis que ces voix ardentes relevaient l'abattement des
patriotes, ranimaient la fierté germanique et rendaient au
peuple la foi en lui-même et dans sa mission, Adam Mùller
transportait, de l'ordre du sentiment dans le domaine delà
science, cette idée de la Nation qui revivait dans l'esprit
allemand, et, de ce qui était un objet de regret ou d'espé-
rance, il fit un objet d'étude. Lui aussi il retourna au
moyen âge, non pour lui demander des thèmes esthétiques,
des amusements d'imagination, des consolations dans le
ïnalheur, mais pour y trouver des leçons d'architecture
politique, des maximes de vie sociale, des normes pour un
ordre économique. C'est ainsi qu'à la théorie romaine du
droit de propriété absolu il oppose la théorie médiévale
de la propriété-fonction sociale; au système politique in-
dividualiste, l'organisation corporative d'autrefois. Avec
cela, ardent patriote, il fulmine contre Fichte et contre
les cosmopolites qui rêvent de la paix universelle et de
l'abolition des frontières. Il a même comme une vue
prophétique de la future unité allemande.
Roscher lui a rendu un hommage précieux: «Adam
Millier a le mérite d'avoir le mieux mis en relief l'idée de
l'État et de l'économie publique, comme un ensemble qui
domine l'individu et même les générations (^) ». C'est jus-
1. J. GOERRES, roUtische Schriften, I, pp. 117-132; cité par Goyau,
t. I, p. 249.
2. RosCHER, Grundlagen der. Nationalôkonomie, § 12.
-- 175 —
tice. Millier a lutté avec un admirable entrain contre les
théories économiques d'Adam Smith. Il est, à ce titre, le
précurseur de List, de Roscher, de Knies.
Mais il est plus que Tinspirateur des maîtres de la
Volksîvirtschaftslehre. Qu'on en juge par ces passages des
conférences qu'il donna à Dresde en 1808 i/).
La Nation, dit Adam Mùller, est un tout vivant {-),
une grande individualité (^). Loin d'être un arrangement
artificiel, l'État est une inéluctable nécessité ; l'homme ne
se conçoit même pas en dehors de la société (*j. Un peu-
ple n'est pas, commje le pense Riousseau, la poignée d'êtres
éphémères juxtaposés à un moment donné sur un coin du
globe (^) ; il est la vaste association d'une longue série de
générations, — de celles qui furent, de celles qui vivent
et de celles qui viendront, — toutes étroitement unies à
la vie et à la mort, solidaires, et manifestant leur union
par la communauté de la langue, des mœurs, des lois, desi
institutions (^). — Adam Smith n'a pas non plus une idée
1., A. MULLER, Die Elemente der Staatskwntit . Oeffentliclie Vor-
lesungen ini Winter von 1808, zu Dresden, gehalten. 3 volumes.
Berlin, 1809.
2. « Ein lebendiges Ganzes » (t. I, pp. 55 et 66).
3. « Ein grosses Individuum » (t. I, p. 256).
4. « Der Staat ist nicht eine bloss kùnstliche Veranstaltung ; er is
nothwendig, unvermeidlich. Der Mensch ist nicht zu denken ausser-
halb des Staates » (t. I, pp. 39-40).
5. Das Bùndel Ephemerer Wesen welches in diesem Augen-
blick auf der Erdflàche, die man Frankreich nennt, neben einandcr
steht » (t. I, p. 204; cfr. p. 231).
6. « Ein Volk ist die erhabene Gemeinschaft einer langen Reihe
von vergangenen, jetzt lebenden und noch kommenden Geschlechtern,
die aile in einen grossen innigen Verbande zu Leben and Tod zu-
sammenhangen, von denen jedes einzelne, und in jedem einzelnen
Geschlechte wieder jedes einzelne menschliche Individuum den ge-
meinsamen Bund verbûrgt, und mit seiner gesammten Existenz wieder
— 176 —
juste de la société ; il a isolé les phénomènes économiques
des autres phénomènes sociaux ; il a fait abstraction des
besoins spirituels et de leur action sociale (^). Il a oublié
que tout se tient dans la réalité. L'État n'est pas qu'une
manufacture, une ferme, une agence d'assurances, une
sociétéi commerciale ; il est le consensus des besoins phy-
siques et moraux, des richesses matérielles et morales, de
toutes les manifestations de la vie nationale en an grand
tout, doué de vie et sans cesse en mouvement (^). Il man-
que aux économistes et aux théoriciens de la politique la
conception organique de l'Etat. Ils croient que la nation
est tout simplement l'ensemble des individus ,^) ; ils s'ima-
ginent que la richesse nationale n'est pas autre chose
que la somme des richesses individuelles (*). L'Etat n'est
pas une machine, comme l'orgue ou rhorloge, dont un mé-
canicien combine le mécanisme (^) ; et ce ne sont pas des
matériaux inertes, que l'homme d'État et le sociologue
von verbùrgt wird ; welche schône und unsterbliche Gemeinschaft
sich den Augen und den Sinnen darstellt in g-emeinschaftlicher
Sprache, in gemeinschaftlichen Sitten und Gesetzen, in tausend se-
gensreichen Instituten » (t. I, p. 204; cfr. pp. 83 et 231).
1. « Die geistigen Bedùrfnisse und ihr inneres Handeln im Staate »
(t. I, p. 51).
2. « Der Staat ist nicht eine blosse Manufactur, Meierei, Assc-
curanz-Anstalt, oder mercantilische Societàt ; er ist die innige Ver-
bdndung der gesammten physischen und geistigen Bedùrfnisse, des
gesammten physischen und geistigen Reichthums, des gesammten
inneren und âusseren Lebens einer Nation, zu einem grossen ener-
gischen, unendlich bewegten und lebendigen Ganzen (t. I, p. 51).
Der Staat ist die Totalitàt der menschlichen Angelegenheiten, ihre
Verbindung zu einem lebendigen Ganzen. » (t. I, p. 66).
3. « Dass die Anzahl der Kôpfe eigentlich die Nation ausmache »
(t. II. p. 247; cfr. p. 205).
4. « So geschah es dass den Oekonomisten National- Reichthum
und die Summe aller einzelnen Reichthûmer gleich-galt » (t. II, p. 247\
5. « Fiir die Theoretiker giebt es eine Kunst des Staatenbau's,
wie des Orgelbauens oder des Uhrmachens » (t. I, p. 21).
— 177 —
ont à manipuler à leur guise (^). Une nation est toujours
en mouvement ; c'est dans son développement qu'il faut la
considérer, c'est le secret de son évolution qu'il faut tâ-
cher de surprendre (-). Peut-être trouvera-t-on que com-
me chaque vers a son rhythme et chaque morceau de mu-
sique sa mesure — chaque nation a sa loi d'évolution pro-
pre. La tâche de l'homme d'État avant tout et même de
tous les citoyens chacun pour sa part, est d'en prendre
conscience et de s'y adapter (^). Le génie de l'homme
d'État n'est pas dans sa puissance d'invention ni dans sa
force d'imagination ; il est dans sa faculté de pénétration,
dans sa perspicacité à saisir la nature d'une réalité don-
née et l'évolution antérieure du corps social. Sa mission
n'est point d'imposer à un État malade l'idéal abstrait
d'une constitution parfaite ; il n'a pas à rechercher la
santé en général ; il doit déterminer l'état de santé qui
convient à tel État donné et que celui-ci est capable de
réaliser. On a supprimé — avec quelle légèreté ! — d'an-
tiques constitutions sous l'irifluence desquelles on avait
longtemps vécu, comme si l'État n'était qu'une agence de
police qui se peut remplacer par une autre, sans que rien
1. Die aufgabe fiir den Staatsgelehrten so wie fur; den Staats-
manne ist keinesweges ein willkùhrliches Anordnen todter Stoffe »
(t. I, p. 5).
2. « In der Bewegung, vor allen Dingen, will der Staat betrachtet
s-ein und das Herz des wahren Staatsgelehrten soll, so gut wie das
Herz des Staatsmannes, in dièse Bewegung eingreifen » (t. I, p. 5).
3. «Vielleicht fânde sich in der vereinigten Bewegung der Mensch-
iieit oder einer Nation, wenn wir dieselbe durch Jahrhunderte ver-
folgten, eine Art von Gesetz der Bewegung; vielleicht fânde sich,
dass, wie jeder Vers seinen eigenthùmlichen Rhythmus, jedes Musik-
stùck seinen eigenthiimlichen Takt, so auch jede Nation ihre eigen-
thùmliche Bewegung habe, welche vor allen Dingen der Staatsmann,
alis Capellmeister, doch auch jeder einzelne Bûrger seines Teils
empfinden, und in welche er, der Natur seines Instrumentes gemàss,
eingreifen musse » (t. I, pp. 95-96).
— 178 —
soit changé à la vie des citoyens ! Si on considère au con-
traire la société humaine comme une grande individua-
lité, on se gardera de penser que l'organisation de l'État
et la forme de sa constitution peuvent faire l'objet d'une
spéculation arbitraire {^). Chaque nation exprime, dans la
langue, dans la forme, dans la loi, dans les coutumes qui
lui sont propres, l'idée du droit commune à tous les
Etats (-). Aussi peut-on dire en un sens que tout droit po-
sitif est naturel {^). L'homme de gouvernement se gar-
dera de considérer exclusivement le texte abstrait du
Code ; mais il rapprochera une législation de l'état de
choses dont elle est issue, il recherchera comment elle a
été produite par l'évolution historique; il traitera la loi
1, « Das Génie des Arztes oder des Staatsmannes wird sich nicht
in seiner Erfindungskraft, aber wohi in dem Divinationsgciste
offenbaren, womit er in die g-egebene Natur und in die friiheren,
unabànderlichen Schicksale des Korpers eingeht, den er zu curiçen
hiat; nicht in der Art, wie er ein allgemeines Idéal von guter Ver
fassung dem kranken Korper oder dem kranken Staate aufdringt,
sondern wie er, ohne der eigenthiimlichen Natur seines Patienten
etwas zu vergeben, nicht nach Gesundheit ùberhaupt, sondern nach
der diesem Korper eigenthiimlichen und erreichbaren Gesundheit
strebt. Wenn man den Leichtsinn erwàgt, womit in unsern Zeiten
hier und da alte Verfassungen aufgehoben werden, den Leichtsinn
derer meine ich, die lange unter dem unmittelbaren Einflusse dieser
Verfassungen lebten : so findet man, dass ihnen der Staat nichts
weiter ist, als eine grosse Polizeianstalt, die durch eine andere Anstalt
der Art ersetzt werden kann, ohne dass sich in dem inneren Leben
der Bûrger etwas veràndert. Betrachtet man den Staat als ein grasses,
aile die kleinen Individuen umfassendes Individuum; sieht man ein,
dass die menschliche Gesellschaft im Ganzen und Grossen sich nicht
anders darstellen kann, denn als ein erhabener und voUstàndiger
Mensch, so wird man niemals die inneren und wesentlichen Eigenliei-
ten des Staates, die Form seiner Verfassung, einer willkiihrlichen
Spéculation unterwerfen wollen » (t. I, pp. 255-256; cfr. t. II, p. 158).
2, « Jeder wirkliche einzelne Staat drûckt die allen Staaten ge-
meinschaftliche Idée des Rechtes in seiner eigenthiimlichen Sprache,
in eigenthiimlichen Formen, Gesetzen und Sitten aus » (t. I, p. 115 .
3, « Wir durfen ailes positive Recht fiir natiirliches anerkennen »
(t. I, p. 75).
— 179 —
comme une âme dont le corps est un chapitre de l'histoire
nationale. La législation d'un peuple n'est pour lui qu'un
extrait ou un esprit de l'histoire de ce peuple (i). —
Adam Mùller arrachait ainsi du sol national les mau-
vaises herbes exotiques : le cosmopolitisme humanitaire,
le rationalisme juridique, l'individualisme économique et
politique. En même temps il jetait en terre allemande la
semence d'idées qui lèveront tout le long du siècle et
dont nous avons cueilli une gerbe dans le champ de la
geschichtliche Rechtstrissenschaft, de la Spraehphilosophie,
de la NationalôJtonomie, de la Volkswirtschaftslehre, de la
Staatslchre, de la Vôlkerpsychologie, de la Soziologie.
Les économistes sont à peu près les seuls qui aient eu
pour leur devancier une pensée de gratitude (^j. Savigny
se réclame de Hugo et de Moser (^), mais semble ignorer
Millier. Schaeffle ne le cite pas une seule fois dans les qua-
tre volumes de Bau und Leben ni dans son traité d-éco-
nomie politique (*). Bluntschli ne peut nier que Mùller est
le premier des contemporains à avoir eu l'idée organique
1. « Der Staatsmann betrachtet das Gesetz nie einzeln in seiner
abstracten Strenge, sondern er stellt es der Lage der Dinge gegen-
iiber, in der es entstanden, er sieht es an, wie es aus der Geschichte
hervorgegangen ist; er behandelt das einzelne Gesetz wie eine Seele,
deren Kôrper in einem Capitel aus der National-Geschichte besteht
(t. I, p. 91). Des National-Gesetzbuch ist ihm nichts anderes als
ein Auszugi, ein esprit der National-Geschichte» (t. I, pp. 92-93),
2. Nous avons cité Roscher. Voyez Wagner, GrundUgung, § 144.
— G. SCHMOLLER, Gruïidrîss der allgemeinen YolkswirtschafUlehre,
t. L § 47. Leipzig, 1900. — Ingram (Histoire de V économie politique,
p. 271) ne fait que résumer l'analyse de Roscher (Geschichte der
National-Oekonomik in Deutschland, pp. 763 et 975). — M. Rambaud
{Histoire des doctrines économiques, p. 244) montre, par la façon
dont il parle de Mùller, qu'il ne le connaît point.
3. Vom Beruf, p. 15.
4. A. Schaeffle, Das gesellschaftliche System der menschlichen
Wirthschaft. 2 vol. 3^ édition. Tûbingen, 1873.
~ 180 —
de l'État, mais il s'acharne à diminuer son mérite {^).
M. Paul Barth (-) ne prononce pas le nom de Millier, pas
plus que Henry Michel (^j. M. Charles Andlerf*) ne si-
gnale que son influence sur List. Si M. Stein le nomme,
c'est, en passant, comme l'inspirateur des réactionnaires
qui voudraient nous rejeter dans le moyen âge (^).
C^)uand Millier donnait ses conférences sur les Elemente
der Staatskîinst, Auguste Comte avait dix ans. Il pourrait
bien résulter d'une analyse objective de l'œuvre de Mill-
ier i^), que Comte a eu un devancier en Allemagne et qu'il
n'est plus tout à fait exact de soutenir avec M. Durk-
heim que « la sociologie a pris naissance en France ».
Peut-être même, tout compte fait, conclurait-on que la so-
ciologie est plutôt germanique, les Allemands, à défaut
du nom, ayant eu la chose...
Le premier tort de M. Durkheim, quand il introduisit
1. Bluntschli, Geschichte der neueren Staaiswissenschaft, p. 556.
3'"'-' édition, 1881. — Dans son Allgemeines Staatsrecht, Bluntschli
attribue à Savigny l'honneur d'avoir eu le premier la conception
organique de la nation : « Es ist ein Verdienst Savigny's, die Be-
deutung des Volkes als eines organischen Wesens in Deutschland
wieder nachdrucksam hervorgehoben zu haben » (p. 37).
2- P. Barth, Die Philosophie der Geschichte als Sociologie. Leipzig,
1897.
3. H. Michel, L'idée de VÉtat. Paris, 1896.
4. Ch. Andler, Les origines du socialisme d-'État en Allema-
gne, p. 162. Paris, 1897.
5. L. Stein, Die sociale Frage im Lichte der Philosophie, p. 429.
Stuttgart, 1897.
6. Les idées de MùUer, dont nous en avons résumé quelques-unes,
sont enfouies dans trois petits volumes qui n'ont jamais été réim-
primés {Die Elemente der Staatskunst, 1809). Nous espérons bien
qu'il se trouvera prochainement quelqu'un pour rendre à Mùller
la place qui lui revient dans l'histoire de la Science sociale, en le
rattachant d'une part à MiOiser et à Burke et en déterminant, d'autre
part, dans quelles diverses directions s'est exercée son influence.
181
en P^rance la théorie germanique du réalisme social, est
de n'avoir pas soupçonné ces attaches profondes et loin-
taines de la théorie dans son pays d'origine.
Avant d'être et en même temps qu'il resta un postulat
de la science, le concept de la Nation et de sa réalité était,
en Allemagne, une idée aimée et un sentiment vivace.
L'effort des écrivains, des savants, des politiques, des
diplomates, des guerriers allemands, pendant tout un
siècle, a été dirigé vers cette fin : faire l'unité — écono-
mique, morale et politique — de l'Allemagne^).
La France, par contre, n'a pas cessé de se glorifier
d'avoir proclamé la charte cosmopolite des droits de
l'homme. Et la philosophie individualiste, en dépit de
certains assauts, a toujours réussi à y maintenir sa domi-
nation dans l'enseignement universitaire. Sans doute, sur
un point, la France était en avance : elle avait réalisé
depuis longtemps son unité politique. Mais tandis que les
Allemands travaillaient, avec ardeur et persévérance, à
devenir un peuple grand et fort, quelle était, en France,
la vitalité du sentiment patriotique, et la profondeur de
l'idée nationale ? Au lendemain de la guerre de 1870, Re-
nan comparait ainsi les deux pays : « En Prusse, l'état
militaire, chez nous déprécié ou considéré comme syno-
nyme d'oisiveté et de vie désœiuvrée, était le principal titre
d'honneur, une sorte de carrière savante. Chez nous, le
patriotisme se rapportant aux souvenirs militaires était
ridiculisé sous le nom de chauvinisme; là-bas, tous sont
ce que nous appelons des chauvins, et s'en font gloire (-). »
1. H. LiCHTENBERGER, L'Allemagne moderne et son évolution.
Paris, 1907.
. : 2> E. Renan, La réforme intellectuelle et morale, p. 52..
Morale et sociologie. 13
— 182 —
Y a-t-il eu un changement depuis lors ? Pour qui se con-
tente de l'ordinaire méthode d'observation, il y a d'inté-
ressants éléments de réponse dans l'enquête sur la guerre
et le militarisme, instituée par la revue L'Humanité nou-
velle et à laquelle M. Durkheim a collaboré (i) ; il y a
aussi une ample moisson de documents dans le livre de
M. Goyau sur Vidée de patrie (-) ; et de récents incidents
sont singulièrement suggestifs. Mais enquêtes, essais d'his-
toire, événements particuliers ne donnent pas d'un fait
social une représentation suffisamment objective; et le
résultat de recherches conduites d'après cette méthode
est sans valeur aux yeux du sociologue, qui a pour règle
d'appréhender les faits «par un côté où ils se présentent
isolés de leurs manifestations individuelles (^).» Il resterait
à saisir «objectivement» les «courants» patriotiques, in-
ternationalistes, pacifistes, militaristes et à en mesurer
les variations quantitatives. Ce serait pour les rédacteurs
de V Année sociologigue le sujet d'un mémoire intéressant,
qui ne serait pas dépourvu d'actualité et dont les conclu-
sions pourraient être utiles à 1' « art politique rationnel ».
En attendant, si Comte avait encore vécu, il eût re-
proché à son successeur d'avoir, en n'ayant pas égard au
« consensus », manqué d'esprit sociologique (*). La théorie
du réalisme social faisait partie d'un système vivant de
représentations et de sentiments, qu'on peut appeler la
mentalité ou le VolTcsgeist allemand. M. Durkheim l'a dé-
1. ^L'Humanité nouvelle, n^ de mai 1899. — Voir la réponse de
M. Durkheim, p. 50.
2. G. Goyau, Lidée de patrie et Vhumanitarisme. Essai d'histoire
française, 1866-1901. Paxis, 1903.
3. Durkheim, Règles de la méthode sociologique, p. 57. ■
4. Comte, Cours de philosophie positive, t. IV, pp. 317 et 324.
— 183 —
tachée du système, sans se demander si la boutm-e trou-
verait en France un sol propice et un milieu favorable.
Son réalisme social est une idée déracinée.
Une autre méprise de M. Durkheim est d'avoir vidé
l'idée germanique du contenu qui lui donnait un sens.
Quand Miiller, Savigny, List, Roscher, Knies, Schmol-
1er, Wagner répètent que la société est autre chose que
la somme de ses membres, ils savent ce qu'ils disent
et chez eux on les comprend. Ils désignent le Volk, ce
lent produit de l'histoire, comme ils l'appellent (j^) ; ils pen-
sent à la Nation, cette communauté qui survit aux indi-
vidus, réunissant les générations par l'identité de la lan-
gue, du culte, du droit, de la morale, des institutions, des
intérêts, des souvenirs, des espérances; et ils revendi-
quent justement pour la tendance scientifique qu'ils re-
présentent, le titre de «réaliste (2). »
M. Durkheim s'est approprié leur formule, mais on ne
sait jamais ce qu'il y a dedans ou derrière, quand il dit
que la société est un être siii generis ; car jamais ni
nulle part il n'a défini ce qu'il entend par société et —
nous l'avons montré {^) — sa tentative de définir le « fait
social» n'a finalement abouti qu'à un échec.
Il ne vous place donc point en présence d'un objet
1. « Es ist erst ein langer und langsamer geschichtlicher Process,
welcher das Volk als Ganzes gemacht hat » (Wagner, Grund-
legung, § 151).
2. « Die jetzt auf unseren Universitàten vorherrschende Richtung
der Nationalôkonomik ist mit Recht eirte realistische genannt vvorden.
Sie will die Menschen so nehmen, wie dieselben wirklich sind: einem
ganz bestimmten Volke, Staate, Zeitalter angehôrig u. dgl. m. » (Ro-
scher, Geschichte der National-Oekonomik in Deutschland, p. 1032).
3. Voir plus haut, page 32.
— 184 —
tangible, en face d'une « chose »; il agite devant vous
un concept vague, une abstraction fuyante ; et le postulat
des Allemands devient, sous sa plume, une formule ca-
balistique. Son réalisme social est comme une de ces
plantes stérilisées, qu'il est devenu de mode de placer
dans les appartements manquant d'air et de lumière.
Le sentiment de l'irréel augmente, quand on suit M.
Durkheim dans sa tentative de diviser les sociétés en
types ou en espèces.
On connaît son principe de classification (}). Il postule
l'existence de la horde — c'est encore un emprunt fait
à M. Wundt(^) — comme ayant dû être l'agrégat social
primitif. « Avec cette « notion » on a le point d'appui né-
cessaire pour construire l'échelle complète des types so-
ciaux. On distinguera autant de types fondamenatux qu'il
y a de manières, pour la horde, de se combiner avec elle-
même en donnant naissance à des sociétés nouvelles et
pour celles-ci, de se combiner entre elles » ; et on trouvera
les sociétés « polysegmentaires simples », les « sociétés po-
lysegmentaires simplement composées », les « sociétés po-
lysegmentaires doublement composées » et ainsi de
suite p).
Certes la classification des sociétés est une entreprise
d'une exceptionnelle difficulté et les essais de Spencer (*),
1. Voir plus haut, page 81.
2. WUNDT, Ethik, t. II, p. 55. — Cfr, Schaefflb, Bau und
Leben, t. II, p- 83.
3. Les règles de la méthode sociologique, p. 102.
4. Spencer, Principes de sociologie.
— 185 —
de Grosse (^), de Hildebrand (-), de Sutherland ('), de Vier-
kandt (^), de Steinmetz (^) ne sont pas parfaits; mais au
moins ils ne négligent pas de parti pris les données con-
crètes; ils tiennent plus ou moins heureusement compte
de rétat de civilisation ou du développement économique
des sociétés.
M. Durkheim, lui, est en pleine abstraction; il part
d'une notion imaginée et en déduit, par une opération
logique, une classification purement verbale. Quel cas fait-
il de son précepte : « Les phénomènes sociaux sont des
choses et doivent être traités comme des choses (^) ? »
Et le reproche qu'il adresse aux autres : « Au lieu d'une
science de réalités, ils ne font qu'une analyse idéolo-
gique», — ne se retourne-t-il pas contre lui? —
Enfin, M. Durkheim a été spécialement mal inspiré
quand, pwDur répondre aux critiques dont le postulat du
réalisme social fut l'objet, il s'avisa de recourir à la dia-
lectique {"').
Son argument revient à ceci: Un composé diffère
spécifiquement de ses composants; or la société est un
composé Donc...
La majeure est prouvée à coups d'exemples: la cel-
1. E. Grosse, Die Formen der Familic mid die Formen der
Wirtschaft, 1896.
2. R. Hildebrand, Recht und Sitte auf den verschiedeneti wirt-
schaf lichen Kulturstufen, 1896.
3. A. Sutherland, The origin and growth of the moral instinct,
1898.
4. A. ViERKANDT, Naturvôlker und Kulturvôlker, 1896.
5. Steinmetz, Classification des types sociaux et catalogue des
peuples (Année sociologique, t. III, 1900).
Q. Les règles de la méthode sociologique, p. 35. ''
7. Durkheim, De la méthode objective en sociologie.
— 186 —
Iule vivante est le sujet de phénomènes caractéristiques
dont les particules minérales qui constituent la cellule ne
peuvent rendre raison ; le bronze a des qualités que n'ont
pas les métaux dont il est formé ; dans l'eau on trouve des
propriétés que ne possèdent pas ses éléments. Il doit en
être de même de la société. Quand des hommes s'agrè-
gent, il se fait une combinaison chimique; l'être collec-
tif, produit de leur union, est une réalité d'un ordre nou-
veau, que la psychologie individuelle devient impuissante
à expliquer..
■ Il est plaisant que l'auteur de cette argumentation con-
teste aux organicistes le droit de raisonner par analogie
et de conjecturer que les lois déjà vérifiées dans l'orga-
nisme biologique pourraient bien être vraies de l'orga-
nisme social.
Encore s'il y avait analogie entre la formation d'une
société d'hommes et les exemples qu'il cite, on pourrait
se contenter de lui signaler son inconséquence. Mais faut-
il même relever qu'il n'y a point d'analogie? Dans le cas
de la cellule, du bronze, de l'eau, il y a combinaison
d'éléments hétérogènes. En est-il de même de la société?
Ne sont-ce pas toujours et encore des êtres ayant même
nature humaine qui font la combinaison sociale ? Et les
adversaires du réalisme social, prenant leur réponse où
M. Durkheim cherchait son argument, n'auraient-ils pas
pu répliquer: « Mais mélangez donc des gouttes d'eau
tant que vous voudrez, vous verrez si vous n'aurez pas
toujours de l'eau ! » (^)
1. Dans le Suicide, M. Durkheim a tâché d'étabUr l'existence de
« courants sociaux » en raisonnant comme suit : Le nombre des sui-
cides reste, d'une année à l'autre, à peu près constant dans une même
société; cependant les individus qui composent la société changent;
— 187 -
Notre conclusion sera-t-elle que MM. Tarde, Andler,
Fouillée et ceux qui ont répété leurs critiques, comme
M. Bernés (^) et M. Jankelevitch (-), ont raison? Faut-il,
reprenant une expression de M. Fouillée {^), être pour le
« nominalisme » ou pour le « réalisme ? » dire, avec le
premier, que la société est un « mot » ou, avec le second,
qu'elle est un « être ? »
La question s'est trouvée, par le fait de M. Durkheim,
posée dans ces termes étroits, et les adversaires du réa-
lisme n'ont pas songé à élargir le débat. Leur polémique
avec M. Durkheim fut de la dialectique purement ver-
bale, une véritable logomachie. L'histoire consultée et cer-
donc il doit y avoir, en dehors d'eux,, dans le milieu social, un
courant suicidogène d'une intensité déterminée. — En inventant ce
courant pour expliquer la relative constance du taux des suicides,
le sociologue positiviste fait songer aux anciens qui expliquaient le
feu par le phlogistique et les effets de l'opium par sa vertu dor-
mitive, — La statistique révèle aus3i que le nombre de décès dus aux
diverses maladies organiques reste relativement constant dans un
même pays (Annuaire statistique de Belgique, t. 37, p. 120. Bru-
xelles, 1907). Si les données de la statistique sont reconnues exactes
faudra-t-il — pour expliquer que l'apoplexie, le cancer, les affec-
tions cardiaques prélèvent, bon an mal an, leur tribut à peu près
égal de victimes — admettre qu'il existe, à l'état de réalités exté-
rieures et supérieures aux individus, des forces sui generis d'intensité
différente, qu'on appellera des « courants mortifères? »
;1. « Corps social ou âme sociale, ces concepts, si nous en par-
lons sérieusement, nous conduisent en pleine mythologie » (Bernés,
Individu, et société, dans la Revue philosophique, t. LII, p. 484.
Paris, 1901). ,
2. « La société considérée en dehors et indépendamment des in-
dividus gui la composent, n'est qu'une entité métaphysique. C'est
l'individu qui constitue la seule et véritable réalité sociale et c'est
de lui que nous devons partir pour comprendre la vie sociale, les
caractères et la nature des phénomènes sociaux » (S. Jankelevitch,
liature et société, p. 169, Paris, 1906).
3. A. Fouillée, Les éléments sociologiques de la morale, p. 159.
Paris, 1905.
188
taines distinctions faites à propos eussent évité des dis-
cussions oiseuses.
I.a vérité est, en effet, qu'à ce mot de réalisme social
correspondent des choses diverses.
C'est d'abord chez les romantiques allemands, au len-
demain du désastre d'Iéna, l'expression d'un sentiment
de révolte contre le cosmopolitisme importé du pays de
l'oppresseur. Séduit par les rêveries d'une philosophie
humanitaire, on avait, pendant un siècle, nié la Patrie,
Historiens et artistes l'affirmèrent à nouveau, retrouvant
enfin, sous le coup du malheur public, la foi nationale
que le snobisme régnant leur avait enlevée. Pour mieux
aimer la Nation, qui pouvait et qui devait revivre, pour
la rendre sensible aux cœurs et présente aux imaginations,
ils la personnifièrent. Et ce fut la première phase du
réalisme social, la phase littéraire et sentimentale.
Avec Adam Mùller s'ouvrit une phase nouvelle. Il
réagissait contre l'esprit et la méthode individualistes que
le rationalisme du XVII P siècle avait mis en vogue.
D'une certaine idée qu'on se faisait préalablement de la
nature de l'homme, on prétendait déduire un ensemble
de lois économiques et un système d'organisation poli-
tique auxquels on attribuait une valeur universelle. Mùller
protesta contre ce procédé géométrique, appliqué à des
choses mobiles et vivantes. Il avait le sentiment très pro^
fond de la réalité et répugnait aux abstractions du ratio-
nalisme uniformisant et niveleur.
En cela comme dans le reste, mais sans peut-être s'en
douter, il renouait la tradition du moyen âge.
Thomas d'Aquin, le grand philosophe du XI IP siècle,
— 189 —
ne concevait pas non plus la société comme une masse
homogène d'êtres identiques. Les éléments de l'Etat, dit-
il, ce sont d'abord les familles; ce sont ensuite les classes.
On distingue habituellement la classe riche et la classe
pauvre et, entre les deux, quelquefois la classe moyenne.
Mais cela ne suffit pas; il faut analyser de plus près
la composition sociale et alors apparaîtront les groupes
professionnels : celui des agriculteurs, des commerçants,
des artisans, des gens de mer, etc. L'importance relative
de ces éléments varie d'un Etat à l'autre et ce sont ces
différences de substructure sociale qui déterminent les
différences de superstructure politique, car il est à noter
qu'il n'y a pas que trois formes de gouvernement; dans
chacune de ces formes-types il y a des variétés Q-).
L'homme d'Etat ne doit donc pas se contenter d'inventer
la Constitution idéalement parfaite, pas plus que le mé-
decin ne doit rechercher la santé en général; il doit,
tenant compte des contingences, proposer l'organisation
qui est appropriée à un état, social déterminé et qui peut
y être réalisée (-). Le droit doit de même être en har-
1. « Causa quare politiae sunt plures est quia cujuslibet civitatis
plures sunt partes différentes... Manifestum est quod primo civitas
componatur ex domibus... Item in multitudine civitatis quidam sunt
divites, quidam pauperes, quidam medii...Egenorum multi sunt modi:
quidam enim sunt agricultores, alii vacant circa commutationes ve-
nalium rerum, alii sunt mercenarii et istorum sunt multi modi... Modi
opulentorum sunt secundum diversitatem divitiarum et excessum
earum » (Thomae Aquinatis In octo libros politicorum exposî-
tio. Liber IV, lectio 2). Dans la leçon suivante, il donne une ana-
lyse beaucoup plus détaillée des classes professionnelles et des fonc-
tions sociales. Puis il termine dans la lectio 4 : « Partes materiales
populi pertinentes ad rationem status popularis et partes divitum
pertinentes ad rationem potentiae paucorum sunt plures; quare sunt
plures species popularis et paucorum ».
2. « Sicut medicus non solum considérât sanitatem simpliciter,
sed sanitatem quae competit isti.., politicus non solum habet consi-
190
monie avec la Constitution politique; et la législation qui
convient à une détnocratie n'est pas nécessairement bonne
dans une oligarchie; ni mêmie dans toute autre démo-
cratie, puisqu'il y en a de diverses espèces (^). — •
L'insuffisance éprouvée de la méthode individualiste
a ramené à cette conception sociale que Thomas d'Aquin
tenait d'Aristote, les fondateurs de l'école historique du
droit et les maîtres de la Volksivirtschaftslehre.
Ils ont affirmé que la science et la politique doivent
avoir égard aux données réelles : l'existence de nations
diverses et l'interdépendance — le Zusammenhang — des
phénomènes sociaux. Et pour marquer la position qu'ils
prenaient à l'égard de l'individualisme atomiste, ils ont
adopté la formule : « Une nation n'est pas une simple
somme d'individus : keine hlosse Siimme von Inclividuen,
mais un tout réel : ein reaies Ganzes. »
Pour la plupart, cette formule était le rappel bref
d'un programme. C'était comme un mot de passe, le
signe auquel se reconnaissaient les partisans d'une même
méthode scientifique.
C'est à peine si avec les philosophes, comme Lazarus
et Steinthal, le réalisme social se trouva conduit au seuil
de la métaphysique.
Avec M Durkheim il passe le seuil. Ce qui était en
Allemagne l'expression imagée d'un sentiment ou l'énoncé
derare politiam simpliciter optimam. sed ex suppositione et quae cuique
congriiit et quae possibilis est » (^Ibid. L. IV, 1. 1).
1. « Non est possibile easdem leges conferre statui populari et
paucorum; nec etiam eaedem leges competunt omnibus modis statui
populari, similiter nec omnibus modis statui paucorum » {Ibid. L. IV,
1. 1. Cfr. Sum. Theol. la Ilae, q. 104, art. 3, ad 2^).
191
conventionnel d'un procédé de recherche, devient chez
lui un axiome métaphysique, une parole créatrice susci-
tant un monde nouveau peuplé de mystère: « Il ne peut
y avoir de sociologie s'il n'existe pas de sociétés; or, il
n'existe pas de sociétés s'il n'y a que des individus i \) ; le
groupe formé par les individus associés est une réalité
d'une autre sorte que chaque individu pris à part ( -) ;
en s'unissant, les individus forment un être psychique
d'une espèce nouvelle (;') ; les faits sociaux ne diffèrent
pas seulement en qualité des faits psychiques, ils ont un
autre substrat (/) ; car un tout n'est pas identique à la
somme de ses parties, il est quelque chose d'autre et dont
les propriétés diffèrent de celles que présentent les par-
ties dont il est composé (^) ; il faut donc qu'en pénétrant
dans le monde social le sociologue ait conscience qu'il
pénètre dans l'inconnu, qu'il se tienne prêt à faire
des découvertes qui le surprendront et le déconcer-
teront i^). »
Nous avons dit plus haut" combien Tarde fut décon-
certé en découvrant un contempteur avéré de la métaphy-
sique qui pénétrait audacieusement dans les hautes ré-
gions de l'abstrait. Sa surprise s'exprima en termes pitto-
resques : «M. Durkheim s'appuie sur un postulat énorme
pour justifier sa chimérique conception; ce postulat c'est
que le simple rapport de plusieurs êtres peut devenir lui-
même un être nouveau, souvent supérieur aux autres. 11
1. Le Suicide, préface, p. X.
2. Ibid., p. 362.
3. Ibid., p. 350.
4. De la méthode objective en sociologie.
5. Règles de la méthode, p. 126.
6. De la méthode objective en sociologie.
— 192 —
est curieux de voir des esprits qui se piquent d'être avant
tout positifs, méthodiques, qui pourchassent de partout
l'ombre même du mysticisme, s'attacher à une si fantas-
tique notion »[/). «M. Durkheim nous rejette en pleine
scolastique (^). »
Il est dommage que M. Durkheim n'ait pas saisi
l'occasion pour demander à la scolastique une leçon de
métaphysique.
Il a évidemment raison de penser qu'une société de
cinquante hommes n'est pas la même chose que ces
cinquante hommes non associés. Associés ils forment
un tout et ce tout, grâce au lien social, présente une
certaine unité.
La question, pour le métaphysicien, est de déterminer
quelle est l'unité du composé social.
M. Durkheim, pour rendre sa pensée, a eu recours
aux comparaisons. Il a parlé d' «agrégation», de «péné-
tration», de «fusion» (^), de «mélange», de «combinai-
son», de «synthèse» (^). — Il lui a manqué le sens des
nuances.
Un tas de pierres est un tout ; une maison encore ; un
composé chimique également; et aussi un corps vivant.
Il y a donc plusieurs manières d'être un tout ; dans chaque
cas, le rapport des parties entre elles varie. Ainsi l'unité
du tas de pierres est purement accidentelle ; celle de la
maison, artificielle; celle du composé chimique de même
que celle du corps vivant est naturelle.
1. G. Tarde, La socioloyle élémentaire, p. 223.
2. G. Tarde, La logique sociale, p. VIII.
3. Règles de la méthode, p. 127.
4. JJe la méthode objective en sociologie.
193
L'unité de la société ne ressemble à aucune de celles-là.
La société n'est pas un être individuel, une réalité
substantielle et indivise, comme le composé chimique ou
le corps vivant.
Elle n'est pas non plus une chose distincte des asso-
ciés; elle est eux-mêmes. Il n'y a dans l'association aucun
autre être quelconque, physique ou psychique, que les
associés. Le tout social est un état de choses et non une
chose ; un mode d'être et non un être.
Cependant la société est plus qu'une juxtaposition, un
amas ou une somme ; et par là elle diffère du monceau
de pierres entassées.
Elle est autre qu'une maison dont l'agencement des
parties est fixe et rigide. Entre les membres d'une société
il y a normalement concert de tendances, coordination
d'action, coopération d'efforts, entr'aide, et en tous cas,
influence mutuelle incessante.
La Métaphysique, qui n'est pas une rêverie creuse
mais une expression plus haute des choses données dans
la réalité, fait ces distinctions.
Elle espère de la Sociologie que celle-ci lui fournira,
sur la structure et le fonctionnement des diverses sociétés,
sur leur état normal et pathologique, des données nou-
velles qui permettront de mieux situer, dans la classifica-
tion des êtres composés, le tout social et ses variétés.
En attendant, il y a peut-être quelque profit, même
pour un sociologue positiviste, à méditer ces lignes de
Thomas d'Aquin : « L'unité, formée par ce tout qu'on ap-
pelle l'Etat ou la famille, est une unité de coordination
et non une unité simple. Chaque élément du tout social
a son activité qui n'est pas celle de l'ensemble; mais le
tout lui-même a aussi, comme tel, une action q,ui lui est
194
propre. Par là la société diffère du tout dans lequel on
trouve l'unité de composition, ou de liaison, ou de conti-
nuité ; ici les parties n'agissent pas séparément de l'en-
semble. Aussi n'appartient-il pas à la même science d'étu-
dier le tout social et ses éléments, et les lois qui régissent
la vie individuelle, la vie familiale et la vie politique relè-
vent de trois disciplines différentes f^) ».
L'accueil peu encourageant qu'il reçut de différents
côtés en présentant à ses compatriotes sa conception so-
ciologique, n'a rien enlevé à M. Durkheim de son entrain
au travail et de sa foi en l'avenir de la Sociologie.
A l'université de Bordeaux d'abord, à celle de Paris
1. « Hoc totum, quod est civilis multitudo, vel domestica faniilia
habet solam unitatem ordinis secundum quam non est aliquid sim-
pliciter unum. Et ideo pars ejus totius potest habere operationeni,
quae non est operatio totius, sicut miles in exercitu habet operationeni
quae non est totius exercitus. Habet nihilominus et ipsum totum ali-
quam operationem, quae non est propria alicujus partium, sed totius ;
puta conflictus totius exercitus et tractus navis est operatio multi-
tudinis trahentium navem. Est autem aliquid totum quod habet
unitatem non solum ordine sed compositione aut coUigatione vel etiam
continuitate, secundum quam unitatem est aliquid unum simpliciter
et ideo nulla est operatio partis quae non sit totius. In continuis
enim, idem est motus totius et partis et similiter in compositis vel
colligatis, operatio partis principaliter est totius; et ideo oportet quod
ad eamdem scientiam pertineat talis consideratio et totius et partis
ejus. Non autem ad eamdem scientiam pertinet considerare totum
quod habet solam ordinis unitatem et partes ipsius. Et inde est quod
moralis philosophia in très partes dividitur; quarum prima considé-
rât operationes unius hominis ; secunda, operationes multitudinis do-
mesticae; tertia, operationes multitudinis civilis » (Thqmae Aqiti-
NATIS In decem lïbros Ethicorum expositio, Liber 1, lectio 1). Il est
intéressant de rapprocher de ce texte le passage suivant de Roscher:
« Es wird zweierlei erfordert, um eine Zusammenfassung von Theilen
zu einen realen Ganzen zu machen: die Theile mùssen unter einander
in Wechselwirkung stehen, und das Ganze muss als solches nach-
weisbare Wirkung haben. In diesem Sinne ist das Volk unstreitig
eine Realitàt, nicht bloss die Individuen, welche dasselbe ausmachen »
(Grundlagen der Natîonalokonomie, § 12).
— 195 —
ensuite, il a continué de professer la sociologie et de for-
mer des disciples.
En 1898, il créa V Année sociologique. Parmi les colla-
borateurs de cette œuvre, quelques-uns sont devenus des
partisans convaincus des idées du fondateur.
Le livre de M. Lévy-Briihl, La science des mœurs
et la morale, a eu ensuite le don d'émouvoir des pen-
seurs, philosophes et moralistes, qui jusque-là étaient plu-
tôt étrangers à la sociologie.
Les polémiques soulevées parce livre ont surtout pour
objet la question du conflit entre la miorale et la sociologie.
Ce conflit est-il réel? Est-il insoluble?
— 196
CHAPITRE VI
DELIMITATION DU CONFLIT.
Le livre de M. Lévy-Brùhl, La morale et la science des
mœurs, suggère au lecteur non averti deux conclusions :
1^' Il semble que le conflit entre la morale et la so-
ciologie date de l'avènement de la « sociologie scienti-
fique » représentée par M. Durkheim.
2" Ce que M. Lévy-Brùhl appelle la « morale théori-
que des philosophes », apparaît comme résumant tout
l'effort de l'esprit humain depuis qu'il spécule sur les
problèmes de l'éthique et du droit.
C'est la « manière » de l'auteur, qui produit cette
double impression.
La réalité objective, — qu'il eût fallu saisir et faire
voir, — ce sont deux courants de la pensée philosophique
qui se heurtent à un certain moment et sur un point don-
né. Pour discerner les causes et mesurer l'étendue du
conflit né de leur rencontre, il eût fallu non seulement
analyser leur contenu, mais les situer dans leur milieu,
rechercher leur origine, suivre leur direction. C'était l'oc-
casion d'un intéressant et utile essai de sociologie gé-
nétique.
M. Lévy-Briihl s'est contenté d'un exercice de dialec-
tique. En dehors du temps et de l'espace, dans les régions
de l'Abstrait, il oppose deux conceptions antinomiques —
la morale théorique et la science des mœurs — et plaide
— 197 —
la supériorité de l'une sur l'autre. Au lieu d'écrire une
page d'histoire, il soutient en logicien une thèse d'école
et, prosélyte converti, rédige le manifeste d'un groupe.
L'auteur s 'étant volontairement libéré du souci des
notations exactes et des précisions scrupuleuses, l'œuvre
a pris une physionomie intemporelle. La « sociologie
scientifique » y donne l'impression d'une apparition sou-
daine. La «morale théorique» y fait l'effet d'une construc-
tion ; à tout instant l'on se demande quelle réalité histori-
que donnée correspond à l 'arrangement artificiel présenté
par M. Lévy-Brùhl; au bout du livre on finit par se lais-
ser insinuer (/) qu'on a devant soi l'œuvre de la Phi-
losophie de tous les siècles écoulés.
Or la « morale théorique des philosophes » ne consti-
tue point le passé tout entier.
Et le conflit de la morale et de la sociologie n'est
pas non plus né d'aujourd'hui : nous assistons seulement
à une reprise des hostilités.
Essayons de retrouver quelques antécédents de la lutte
actuelle. Leur examen permettra peut-être de préciser les
limites du conflit.
1. «Dans une première forme, qui se rencontre encore dans les
sociétés inférieures et qui a problablement existé chez les autres, la
morale d'une société est purement et simplement fonction des autres
séries de phénomènes sociaux. On peut la dire spontanée. Le second
stade est celui où la réflexion commence à si'appliquer à la réalité
morale pour la légitimer aux yeux de la raison. De là des systèmes
de morale, qui rattachent la riche complexité de la vie morale à un
principe unique. Enfin nous voyons aujourd'hui s'annoncer une troi-
sième période où la réalité sociale sera étudiée objectivement » (pp. 285
et suiv.).
Morale et sociologie. 14
-- 198 —
1. Le droit naturel de J.J. Rousseau (^).
En 1822, Auguste Comte faisait le procès à la « poli-
tique métaphysique » et revendiquait les droits de la
« physique sociale » {^).
Il avait sous les yeux les débris de dix constitutions,
improvisées dans un intervalle de trente ans et «toujours
proclamées, l'une après T'autre, éternelles et irrévocables ».
La prétention de construire d'un seul jet toute l'écono-
mie d'un système social lui sembla une « chimère extrava-
gante ». — D'où provenait-elle?
De l'ignorance d'abord. Ces fabricants de constitutions
n'avaient pas so'ngé à déterminer avec précision les limites
dans lesquelles sont renfermées par la nature des choses
les combinaisons d'ordre social. L'histoire «écrite et étu-
diée dans un esprit superficiel» les avait habitués à ne
voir dans les grands événements que les hommes et ja-
mais les choses qui poussent les hommes avec une force
irrésistible (^). Ils se croyaient doués d'une puissance d'ac-
1. Bibliographie: A. Comte, Plan des travaux scientifiques néces-
saires pour réorganiser la société, 1822. — DE Bonald, Théorie du
pouvoir, 1796. — Législation primitive, 1802. — J. DE Maistre, Con-
sidérations sur la France, 1796. — Étude sur la souveraineté, 1794-
1796. — Essai sur le principe générateur des constitutions politiques
et des autres institutions humaines, 1810. — J.-J. Rousseau, Discours
sur r origine et les fondements de Vinégalité parmi les hommes, 1753. —
Du contrat social, 1762.
2. A. Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réor-
ganiser la société (1822). Réimprimé, en appendice, dans le tome IV
du Système de politique positive, pp. 47 à 136. Paris, 1883.
3. « En général, quand l'homme paraît exercer une grande action,
ce n'est point par ses propres forces, qui sont extrêmement petites.
Ce sont toujours des forces extérieures qui agissent pour lui, d'après
dets lois sur lesquelles il ne peut rien. Tout son pouvoir réside dans
son intelligence, qui le met en état de connaître ces lois par l'ob-
servation, de prévoir leurs effets, et, par suite, de les faire concou-
— 199 -
tion indéfinie sur les phénomènjes. De là cette «prédomi-
nance de l'imag-ination sur Tobservation » (^), premier dé-
faut de la politique métaphysique.
Ce qui la distingue ensuite, c'est « le règne de l'absolu ».
Ses partisans « envisageant l'organisation sociale d'une
manière abstraite », « établissent le type éternel de l'ordre
social le plus parfait, sans avoir en vue aucun état de civi-
lisation déterminé» (^). Ils voient, dans un système d'insti-
tutions, une sorte de « panacée universelle » applicable,
avec une infaillible sécurité, à tous les maux politiques, de
quelque nature qu'ils puissent être et quel que soit le de-
gré actuel de civilisation du peuple auquel le remède est
destiné. Ils jugent les régimes des différents peuples, aux
diverses époques de civilisation, uniquement d'après leur
plus ou moins de conformité ou d'opposition avec le type
invariable de perfection qu'ils ont établi. Or il n'y a pas
et il ne saurait y avoir de régime politique absolument
préférable à tous les autres. Les institutions bonnes à
une époque peuvent être et sont même le plus souvent
mauvaises à une autre, et réciproquement. Ainsi, par
exemple, l'esclavage. De même, en sens inverse, la
liberté.
L'absolu dans la théorie conduit nécessairement à
« l'arbitraire dans la pratique », troisième défaut de la poli-
rir au bat qu'il se propose, pourvu qu'il emploie ces forces d'une
manière conforme à leur nature. L'action une fois produite, l'igno-
rance des lois naturelles conduit le spectateur, et quelquefois l'acteur
lui-même, à rapporter au pouvoir de l'homme ce qui n'est dû qu'à
sa prévoyance » (Flan, p. 94).
1. Flan, p. 82. — Cfr. Cours de philosophie positive, leçon 48^6,
t. IV, p. 293.
2. Flan, p. 84. — Cfr. Cours de philosophie positive, 46me leçon,
t, IV, p. 189.
200
tique métaphysique. « L'espèce humaine se trouve Uvrée,
sans aucune protection logique, à l'expérimentation désor^
donnée des diverses écoles politiques dont chacune cher-
che à faire indéfiniment prévaloir son type immuable de
gouvernement » (^).
En même temps que la méthode, Comte critique les
principes de la politique métaphysique {^). Et il conclut
que les savants doivent élever la politique au rang des
sciences d'observation. A cette fin, il faudra 1° abandon-
ner la région des idéalités métaphysiques pour s'établir
sur le terrain des réalités observées, par une systémati-
que subordination de l'imagination à l'observation ; 2° re-
noncer aux conceptions politiques absolues et concevoir
l'organisation sociale comme intimement liée avec l'état
de la civilisation et déterminée par lui; 3» considérer la
1. Plan, p. 102 et Cours, t. IV, 48me leçon, p. 308.
2. « Depuis trente ans, leur application à la réorganisation de
la société a mis dans une parfaite évidence leur caractère anarchi-
que » {Plan, p. 56. Cfr, Considérations sur le pouvoir spirituel (1826);
réimprimé en appendice dans le tome IV du Système de politique
positive, pp. 176 à 215). — « Le dogme de la liberté illimitée de
conscience empêche l'établissement uniforme d'un système quelcon-
que d'idées générales, sans lequel néanmoins il n'y! a pas de société »
{Plan, p. 53). « L'ordre social demeurera toujours nécessairement
incompatible avec la liberté permanente laissée à chacun de remettre
chaque jour en discussion indéfinie les bases mêmes de la société »
{Cours, t. IV, 46ine leçon, pp. 58-59). — « Le dogme de la souve-
raineté du peuple ne fait que remplacer l'arbitraire des rois par
l'arbitraire des peuples, ou plutôt par celui des individus. II tend
lau démembrement général du corps politique, en conduisant à pla-
cer le pouvoir dans les classes les moins civlisées » (Plan, p. 54). —
« Le dogme de l'égalité a décomposé l'ancienne classification so-
ciale » {Considératiojis sur le pouvoir spirituel, p. 179). « Il empê-
che toute véritable réorganisation. Les hommes ne sont ni égaux
entre eux, ni même équivalents et ne sauraient par suite posséder
dans l'association, des droits identiques » (Cours, t. IV, 46me leçon,
pp. 61-63).
— 201 -
marche de la civilisation comme assujettie à une loi in-
variable fondée sur la nature des choses (^).
Il est devenu habituel en ces derniers temps d'hono-
rer Comte comme le fondateur de la Sociologie.
C'est de la gloire imméritée. Il est injuste de mécon-
naître que Saint-Simon l'a mis sur la voie("). Il est plus
injuste encore de passer sous silence l'influence de Joseph
de Maistre, avouée par Comte lui-même (^). Un quart de
siècle avant Comte, de Maistre a fait la critique de la
1. Flan, p. 86 et Cours, t. IV, 48me leçon, p. 313.
2. Saint-Simon avait déjà, en 1813, dans son Mémoire sur la
science de l'homme, exprimé la conviction que, si l'on suivait son plan
d'études, « la politique deviendrait une science d'observation et que
les questions politiques seraient un jour traitées par ceux qui au-
raient étudié la science positive de l'homme, par la même méthode
et de la même manière qu'on traite aujourd'hui celles relatives aux
autres phénomènes » (H. de Saint-Simon, Mémoire sur la science
de Vhomme. Œuvres choisies, t. II, p. 147. Bruxelles, 1859). — Dans
le Système industriel, publié en 1821, il y a aussi plus d'une pensée
dont Comte a fait son profit. Celle-ci entre autres : « Une consti-
tution n'est durable qu'autant qu'elle est, dans ses éléments essen-
tiels, l'expression de l'état de la société, à l'époque où elle s'établit.
On ne ,crée point une force politique, on l'enregistre au nombre
des puissances dirigeantes, quand elle a acquis un développement
civil suffisant, ou bien elle s'enregistre alors d'elle-même; voilà tout.
Cette reconnaissance, ou, si l'on veut, cette légitimation des forces
prépondérantes qui existent dans une société à chacune des épo-
ques importantes de la civilisation, est ce qu'on appelle sa consti-
tution, qui, sans cela, serait purement une rêverie métaphysique »
DE Saint-Simon, Du Système industriel, 1821. Œuvres de Saint-
Simon et d'Enfantin, t. XXII, p. 197. Paris, Dentu, 1869).
3. « Profondément imbu, de bonne heure, de l'esprit révolution-
naire, envisagé dans toute sa portée philosophique, je ne crains pas
néanmoins d'avouer, avec une sincère reconnaissance, la salutaire in-
fluence que la philosophie catholique a ultérieurement exercée sur
le développement normal de ma propre philosophie politique, sur-
tout par le célèbre Traité du Pape, non seulement en me facilitant,
dans mes travaux historiques, une saine appréciation générale du
moyen âge, mais même en fixant davantage mon attention directe
sur des conditions d'ordre éminemment applicables à l'état actuel,
quoique conçues pour un autre état » (A. Comte, Cours de philosophie
positive, 46me leçon, t. IV, p. 184, note 1).
— 202 —
politique métaphysique et posé les principes essentiels
de la Sociologie contemporaine.
Dès 1796, de Maistre dénonce l'erreur initiale des
théoriciens de la Révolution française: Ils ont rédigé des
constitutions pour « l'homme », entité imaginaire, abstrac-
tion irréelle (^).
L'humanitarisme, en ce temps-là, était à la mode. Il
faudra encore dix ans et de cruels mécomptes avant que
l'Allemagne ne commence, la première, à revenir de son
engouement pour le cosmopolitisme (-). Cependant de
Maistre proclame que ce qu'il y a de réel au regard de
la science politique, ce sont les nations. Elles naissent,
dit-il, et périssent comme les individus. Elles ont une
âme générale et une véritable unité morale qui les consti-
tue ce qu'elles sont. Cette unité est surtout annoncée
par la langue. Quand oin parle du génie d'une nation, l'ex-
pression n'est pas aussi métaphysique qu'on le croit. Cha-
cune a son caractère, et de ces différents caractères des
nations naissent les différentes modifications des gouver-
nements (^). Dès lors, une Constitution qui est faite pour
toutes les nations, n'est faite pour aucune (^). Non seu-
1. J. DE Maistre, Considérations sur la France, 1796. — « La
Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme.
Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie,
d&s Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à
Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à Vhommc, je dé-
clare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon
insu » (chap. 6).
2. Voir plus haut, p. 170.
3. DE Maistre, Étude sur la souveraineté, 1794-1796, Livre I,
chap. 4. — « Nulle nation ne doit son caractère à son gouverne-
ment, pas plus que sa langue; au contraire, elle doit son gouverne-
ment; à son caractère, qui, à la vérité, est toujours renforcé et per-
fectionné dans la suite par les institutions politiques » llhid.. Li-
vre II, chap. 7).
4. Considérations sur la France, chap. 6. — « Qu'est-ce qu'une
— 203 -
lement différents gouvernements peuvent être bons à di-
vers peuples, mais au même peuple en différents temps.
Chaque forme de gouvernement est la meilleure en cer-
tains cas et la pire en d'autres. Le despotisme, pour telle
nation, est aussi naturel, aussi légitime que la démocratie
pour telle autre (^).
A l'adresse des philosophes de la Révolution qui
croient tout possible au gouvernement et tout facile à qui
l'exerce, de Maistre tient ce langage : « L'homme ne crée
rien : telle est sa loi, au physique comme au moral » (-).
Parce qu'il agit, il croit agir seul et s'imagine qu'il est
réellement ra:uteur direct de tout ce qui se fait par lui :
c'est, dans un sens, la truelle qui se croit architecte (^).
Cependant « dans toutes les créations politiques ou re-
ligieuses, quels que soient leur objet et leur importance,
c'est une règle générale qu'il n'y a jamais de proportion
entre l'effet et la cause. L'effet est toujours immense
par rapport à la cause »(*). — Un siècle plus tard, nous
Constitution? N'est-ce pas la solution du problème suivant? Etant
données la population, les mœurs, la religion, la situation géogra-
phique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les
mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui con-
viennent? » (Ibid.).
1. Étude sur la souveraineté. Livre I, chap. 4.
2. Considérations, chap. 6.
3. Essai sur le principe générateur des constitutions 'politiques, X,
1810.
4. Étude sur la souveraineté, Livre I, chap. 8. — de Maistre en
trouvait une confirmation dans la marche de la Révolution : « La
Révolution française, dit-il, mène les hommes plus que les hommes
ne la mènent. Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la Révo-
lution, n'y entrent que comme de simples instruments. Ceux qui
ont établi la Republique l'ont fait sans le vouloir et sans savoir ce
ce qu'ils faisaient; ils y ont été conduits par les événements. Le
torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions ;
et les hommes les plus marquants dans la Révolution n'ont acquis
l'espèce de puissance et de célébrité qui pouvait leur appartenir,
qu'en suivant le cours du moment. Plus on examine les personnages
— 204 —
retrouverons cette règle chez M. Wundt sous le nom de
loi de l'hétérogénie des fins(^).
En fustigeant la prétention de «faire une constitution
comme un horloger fait une montre (^) », de Maistre de-
vance de vingt ans le fondateur de l'École historique (^)
et, avec une hardiesse de pensée et d'expression que Sa-
vigny n'a pas égalée, il oppose à la conception artificia-
liste la conception organique de la formation du droit.
Nous reconnaissons, dit-il, dans la plante une force plasti-
que qui marche invariablement à son but, qui s'appro-
prie ce qui lui sert, qui rejette ce qui lui nuit. Cette force
est plus visible encore et plus admirable dans le règne
animal. Comment pouvons-nous croire que le corps poli-
tique n'a pas aussi sa loi, son âme, sa force plastique (^) ?
Comme les nations naissent, au pied de la lettre, les gou-
vernements naissent aussi avec elles. Tous les peuples
ont le gouvernement qui leur convient, et nul n'a choisi
le sien (^). Lorsque les nations commencent à se connaî-
tre et à réflévchir sur elles-mêmes, leur gouvernement est
fait depuis des siècles (^). Jamais on n'a écrit, jamais on
n'écrira a priori le recueil des lois fondamentales qui
doivent constituer une société civile ou religieuse C^). Les
en apparence les plus actifs de la Révolution, et plus on trouve en
eux quelque chose de passif et de mécanique » {Considérations^
chap. 1).
1. Wundt, Ethïk, t. I, p. 275, 3= éd. Stuttgart, 1903.
2. Étude sur la souveraineté, Livre I, chap. 7.
3. Voir plus haut, p. 162.
4. Étude sur la souveraineté, Livre II, chap. 4.
5. Ihid., Livre I, chap. 7. .
6. Jbid., Livre II, chap. 7. ' '
7. Essai, l, VII, XXVIII. — «Une constitution écrite telle que
celle qui régit aujourd'hui les Français, n'est qu'un automate, qui
ne possède que les formes extérieures de la vie » {Considérations^
chap. 7).
— 205 -
racines des constitutions politiques existent avant toute
loi écrite. Une loi constitutionnelle n'est et ne peut être
que le développement ou la sanction d'un droit préexis-
tant et non écrit (^). L'expérience apprend ceci: Tantôt
les constitutions ont pour ainsi dire germé d'une manière
insensible, par la réunion d'une foule de ces circonstances
que nous nommons fortuites; quelquefois elles ont un au-
teur unique qui paraît comme un phénomène, et se fait
obéir. Mais ces législateurs même avec leur puissance ex-
traordinaire ne font jamais que rassembler des éléments
préexistants dans les coutumes et le caractère des peu-
ples (2).
Aux législateurs de la contre-révolution {^) il conseille
de se mettre à l'école de l'expérience : En politique comme
en mécanique, les théories trompent, si l'on ne prend en
considération les différentes qualités des matériaux qui
forment les machines. Sortons des théories, et représen-
tons-nous des faits (^). Croyons au moins à l'histoire, qui
est la politique expérimentale f^). Toute question sur la
nature de l'homme doit se résoudre par l'histoire (^).
Aux philosophes il recommande la recherche des lois
1. Essai, IX.
2. Considérations, chap. 6. — Cfr. Étude sur la souveraineté , Li-
vre II, chap. 7.
3. « La Révolution française est surtout une prostitution impu-
dente du raisonnement et de tous les mots faits pour exprimer des
idées de justice et de vertu » {Considérations, chap. 4).
4. Considérations, chap. 9.
5. Considérations, chap. 10. — « L'histoire est la politique expé-
rimentale, c'est-à-dire la seule bonne; et comme, dans la physique,
cent volumes de théories spéculatives disparaissent devant une seule
expérience, de même, dans la science politique, nul système ne
peut être admis s'il n'est pas le corollaire plus ou moins probable
de faits bien attestés » {Étude sur la souveraineté, Livre II, chap. 2).
6. Étude sur la souveraineté. Livre I, chap. 2.
— 206 —
sociales : « L'ordre moral a ses lois comme le physique
et la recherche de ces lois est tout à fait digne d'occuper
les méditations du véritable philosophe (^) ». Il croit tel-
lement à l'existence de ces lois que, tandis qu'il fait le
tableau des guerres passées, frappé de leur périodicité, il
laisse échapper cette réflexion : « Si l'on avait des tables
de massacres comme on a des tables météorologiques,
qui sait si l'on n'en découvrirait point la loi au bout de
quelques siècles d'observation (^j » ? L''existence des lois
sociales n'exclut d'ailleurs pas la contingence : « Dans
le monde politique et moral, comme dans le monde phy-
sique, il y a un ordre commun, et il y a des exceptions
à cet ordre. Communément nous voyons une suite d'ef-
fets produits par les mêmes causes; mais à certaines
époques, nous voyons des actions suspendues, des cau-
ses paralysées et des effets nouveaux (^) ».
Qu'est-ce cependant que la « politique métaphysique »
contre laquelle Comte réagissait à la suite de Saint-Simon,
de de Maistre et, peut-on ajouter, de de Bonald (*) ?
1. Essai, Préface,
2. Considérations, chap. 3.
3. Considérations, chap. 1.
4. « Notre malheur est d'avoir voulu constituer la société avec
de la métaphysique des hommes à imagination... Ces écrivains po-
litiques se sont hâtés de faire des théories, avant que le temps leur
eût révélé un assez grand nombre de faits et des faits assez décisifs »
(DE Bonald, Législation primitive, 1802. Discours préliminaire). —
« L'homme ne peut pas plus donner une constitution à la société
religieuse ou politique, qu'il ne peut donner la pesanteur aux corps,
ou l'étendue à la matière. Non seulement ce n'est pas à l'homme
à constituer la société, mais c'est à la société à constituer l'homme,
je veux dire à le former par l'éducation sociale » (DE Bonald,
Théorie du pouvoir, 1796. Préface). — « Cette philosophie qui a fait
en Europe des progrès si effrayants, en isolant l'homme par l'égoïsme,
en délayant les peuples par le cosmopolitisme, détruit à la fois
— 207 -
C'est la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Comte la
définit : « la doctrine qui est fondée en totalité sur la sup-
position abstraite et métaphysique d'un contrat social
primitif, antérieur à tout développement des facultés hu-
maines par la civilisation. Les moyens habituels de rai-
sonnement qu'elle emploie sont les droits, envisagés com-
Die naturels et communs à tous les hommes au même de-
gré, qu'elle fait garantir par ce contrat {^) ». C'est Rousseau
principalement qui l'a, dit-il, «coordonnée» et «résumée
sous une forme systématique » ; c'est « entre ses mains
qu'elle a pris sa forme définitive (^) ».
Cette doctrine — les historiens en témoignent [^) —
venait d'avoir sur le cours des événements une influence
prodigieuse.
Dans la France de l'ancien régime, travaillée par un
les vertus privées et les vertus publiques ou sociales ; car il faut,
pour le bonheur de l'homme, que l'homme aime et estime son sem-
blable autant et plus que soi-même ; et, pour la durée et l'indépen
dance dcB sociétés, qu'un peuple s'aime et s'estime plus que les au-
tres peuples » (DE BONALD, Théorie du pouvoir, Partie 1, L. VII,
chap. 6).
1. Plan, p. 78.
2. Plan, pp. 79, 85, 107.
3. «C'est le Contrat social qui a fait la Révolution... L'influence
de Rousseau a ét'é toute puissante sur les actes essentiels et fonda-
mentaux de la Révolution » (P. Janet, Histoire de la science politi-
que, 3c éd., t. II, pp. 455 et suiv. Paris, 1887). — « Rousseau est en
P>ance le prophète par excellence de la Révolution » (A. SOREL,
L'Europe et la Révolution française, t. I, p. 104). — «Puissant, Rous-
seau l'a été, autant que Voltaire, et l'on peut dire que la seconde
moitié du siècle lui appartient » (H. Taine, V ancien régime, Livre IV,
chap. 1). — « Seine Schriften haben wie diejenigen keines anderen
Menschen die franzôsische Révolution vorbereitet. Rousseau ist der
Philosoph der Révolution. Sie war nichts als die Ausfûhrung seiner
Lehren » (W. Windelband, Die Geschichte der neiieren Philosophie,
4e éd., t. " I, p. 439. Leipzig, 1907).
— 208 —
intense besoin de réformes, Rousseau n'avait pas tardé à
supplanter Montesquieu (^). Celui-ci, trop savant pour le
grand nombre, demeura isolé ; sa célébrité n'était point une
influence (-). Rousseau flattant les instincts, exaspérant
les passions, enfiévrant les imaginations, a prise sur la
masse. Le démolisseur de l'ancienne monarchie trouve des
complices dans; les abus qu'il dénonce. L'architecte de la so-
ciété nouvelle peut largement spéculer sur l'ignorance (^) ;
ses chimères séduisantes n'auront pas à subir l'épreuve
d'une critique avertie par la pratique ou informée par
l'histoire (^). Ses déclamations sur les droits de l'homme
1. ]y Esprit des lois était de 1748. Le Discours sur l'origine de
Vinégalité parut en 1753 ; le Contrat social, en 1762.
2. « Une aussi éminentb intelligence, par suite même d'un avan-
cement trop prononcé, a néanmoins exercé sur son siècle une action
immédiate bien inférieure à celle d'un simple sophiste, tel que Rous-
seau, dont l'état intellectuel, beaucoup plus conforme à la disposition
générale de ses contemporains, lui a permis de se constituer sponta-
nément, avec tant de succès, l'organe naturel du mouvement purement
révolutionnaire qui devait caractériser cette époque » (A. COMTE,
Cours de philosophie positive, 47e leçon, t. IV, p. 251).
3. «En France vers le milieu du XVIIIe siècle, les gens de let-
tres n'étaient point mêlés journellement aux affaires comme en Angle-
terre ; jamais au contraire ils n'avaient vécu plus loin d'elles. Cepen-
dant ils ne demeuraient pas, comme la plupart de leurs pareils en
Allemagne, entièrement étnangers à la politique et retirés dans le do-
maine de la philosophie et des belles-lettres. On les entendit tous
les jours discourir sur l'origine des sociétés et sur leurs formes pri-
mitives, sur les droits primordiaux des citoyens et sur ceux de l'au-
torité. Dans l'éloignement presqu'infini où ils vivaient de la pratique,
rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pouvaient
apporter aux réformes même les plus désirables. La même ignorance
leur livrait l'oreille et le cœur de la foule » (A. de Tqcqueviixe,
L'ancien régime et la Révolution, Livre III, chap. 1).
4. « Dans les collèges de l'Université, on n'enseigne pomt l'his-
toire; à l'école de droit on apprend un droit abstrait ou on n'apprend
'>en : des lois et institutions étrangères on n'a nulle connaissance ;
quant au mécanisme des constitutions libres ou aux conditions de la
liberté effective, cela est trop co;npliqué. Il est bien plus commode
»
— 209 —
sont pour plaire à des lecteurs habitués aux généralités
vagues et friands d'abstractions creuses (/). On le goûte.
On s'en repaît. Le Contrat social est dans toutes les
mains (^). Il prépare ainsi la Révolution, en attendant qu'il
la dirige. Un groupe essaie bien encore, à l'Assemblée
constituante, de faire prévaloir les réformes de Montes-
quieu, mais la majorité est gagnée aux idées de Rous-
seau (^). Le Contrat social inspire la Déclaration des droits
de l'homme et fait dans les assemblées publiques les
frais des harangues (^). Telle de ses maximes, reprise
de partir des droits de l'homme et d'ea déduire les conséquences ;
à cela la logique de l'Ecole suffit, et la rhétorique de collège fournira
les tirades » (Taine, L'ancien régime. Livre IV, chap. 3).
1. « La langue française du XVII I^ siècle est l'organe de la
raison raisonnante qui ne sait pas ou ne veut pas embrasser la
plénitude ou la complexité des choses réelles... Le public admet
que l'homme est partout le même... Parcourez les harangues de
tribune et de club, les rapports, les motifs de loi, les pamphlets:
jamais de faits ; rien que des abstractions, des enfilades de sen-
tences sur la nature, la raison, le peuple, les tyrans, la liberté... »
(Taine, L'ancien régime, Livre III, chap. 2). « Dans les discussions
de l'Assemblée constituante, point de faits probants, ni d'arguments
précis. De discours en discours, les enfilades d'abstractions creuses
se prolongent, vaines disputes de mots, fatras métaphysique, ba-
vardage assommant » (Id., L'anarchie, Livre II, chap. 1). « Dans
les débats de la Législative et de la Convention, le verbiage creux
et l'emphase ronflante noient toute vérité sous leur monotonie et
sous leur enflure » (Id., La conquête jacobine, Livre I, chap. 1).
2. « Dans les classes moyennes et inférieures, écrit en 1799
Mallet Dupan, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que Voltaire.
C'est lui seul qui a inoculé chez les Français la doctrine de la
souveraineté du peuple et de ses conséquences les plus extrêmes »
(cité par Taine, L'ancien régime, L. IV, ch. 3).
3. Les « Monarchiens » ou « Impartiaux » étaient partisans
du veto absolu du roi et du système des deux Chambres. Mais la
Constituante ne voulut pas de seconde Chambre même accessible
aux roturiers, et c'est à peine si l'on concéda au monarque un
veto suspensif.
4. « Lisez les discours de l'Assemblée constituante; vous en
trouverez une foule oii les pensées, les paroles, les formules de
J. J. Rousseau abondent à chaque pas. Beaucoup d'entre eux ne
— 210 —
coTnme un principe de Droit naturel, est traduite en vingt
décrets. Par exemple, il avait d'aventure écrit : « Il importe
qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'Etat » (i). Et
voici que la Constituante supprime les anciennes pro-
vinces, les anciens états provinciaux, les anciennes
administrations municipales, les parlements, les ju-
randes et les maîtrises. Après, l'AIssemblée législative
abolit toutes les congrégations, confréries, associations
d'hommes ou de femmes, laïques ou ecclésiastiques, toutes
les fondations de piété, de charité, d'éducation, de con-
version, séminaires, collèges, missions. La Convention
dissout enfin toutes les sociétés littéraires, toutes les aca-
démies scientifiques ou littéraires. Il restait la famille. On
la disloque tant qu'on peut. On assimile le mariage aux
contrats ordinaires et, par le divorce, on rend l'association
conjugale fragile et précaire; on entame l'autorité mari-
tale en ôtant au mari l'administration des biens; on di-
minue la puissance paternelle en chargeant l'Etat de di-
riger l'éducation des enfants, en prescrivant le partage
égal, et forcé des biens; on efface enfin la bâtardise, en
conférant aux enfants de l'amour libre les mêmes droits
qu'aux enfants légitimes. Castes, églises, corporations,
provinces, communes, famille, tout est rasé; il n'y a plus
en France que des individus dispersés, impuissants, éphé-
mères, en face du corps unique, permanent et colossal
qui a dévoré tous les autres, l'Etat. — En vertu d'autres
principes du Contrat social, l'Etat s'arrogea des droits
sont que des chapitres détachés du Contrat social » (Janet, Histoire
de la science politique, t. II, p. 455). Cfr. Taine, La conquête jacobine,
L. II, ch. 2, et Le gouverne^nent révolutionnaire, L. I, ch. 1.
1. Contrat social. Livre II, chap. 3.
— 211 --
illi'mités sur les personnes et sur les choses. Il confisqua
les biens du clergé, des émigrés, des guillotinés, des
déportés, des suspects, des hôpitaux et autres établisse-
ments de bienfaisance, des fabriques, des fondations, des
instituts d'éducation, des sociétés littéraires ou scientifi-
ques ; il décréta la levée en masse ; il soumit les enfants à
l'éducation civique; il imposa de force sa religion et son
culte (1).
Or, comment était charpentée cette théorie de Rous-
seau dont l'action fut si formidable?
Elle se présentait comme un système de droit naturel,
comme le plan de ce qui devait être par opposition à ce
qui était, comme l'esquisse de la société parfaite, ébau-
chée, par la raison d'après un idéal absolu.
Pure conception a priori, en dit-on d'habitude (^). Il
faut s'entendre. Le rêve de Rousseau répondait à des
désirs qui se faisaient jour, à des besoins qui réclamaient
satisfaction. Rousseau fut un interprète. Mais en se fai-
sant l'organe du peuple, il magnifie et généralise (^) ; il
transforme des passions, bonnes ou mauvaises, en prin-
cipes de droit qu'il proclame sacrés, éternels, immuables.
Et ainsi, au lieu de recettes spécifiques, il fournit une
panacée, au lieu de remèdes précis à des maux déter-
1. Taine, L'anarchie, Livre II, chap. 2 et 3. — Le gouverne-
ment révul'itionnaire, Livre II, chap. 1.
2. « Les partisans les plus conséquents de la politique méta-
physique, tels que Rousseau, ont été conduits jusqu'à regarder
l'état social comme une dégénération d'un état de nature composé
par leur imagination » (Comte, Plan, p. 102).
3. « Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus
grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de légis-
lation, on trouvera qu'il se réduit à ces deux objets principaux,
la liherû et Végalité » (Rousseau, Contrat social. Livre II, chap. 11).
— 212 —
minçs, il livre d'un coup le secret du bonheur social inté-
gral ;■ au lieu de réformes successives, il provoque une
révolution.
Vn caractère par contre indéniable de sa méthode,
c'est le riccurs outrancier à l'abstraction. Voici l'exorde
du Discours sur Uinégalité : « Commençons par écarter
tous les faits. Ce qu'aurait pu devenir le genre humain s'il
fui resté abandonné à lui-même, voilà ce que je me pro-
pose d'examiner. Mon sujet intéressant l'homme en gé-
néral, je tâcherai de prendre un langage qui convienne
à tioutes les nations ; ou plutôt, oubliant les temps et les
lieux, je me supposerai ayant le genre humain pour audi-
teur. Oh ! homme, de quelque contrée que tu sois, voici
ton histoire, telle que j'ai cru la lire dans la nature, qui ne
ment jamais. » Les hommes qui concluront plus tard le
Contrat social, ne sont non plus d'aucun siècle et d'aucun
pays. Ils sont absolument semblables entre eux, tous in-
dépendants, tous égaux, sans passé, sans parents, sans en-
gagements, sans tradition; unités mathématiques, toutes
séparables, toutes équivalentes ; fantômes philosophiques,
vides et sans substance.
Un autre trait distinctif de sa méthode, c'est remploi
exclusif et excessif du procédé géométrique ou de la lo-
gique déductive. Quand il s'est emparé d'une revendica-
tion et qu'il en a fait un idéal de justice, il bouscule tout
sur son chemin, se ruant avec frénésie aux conséquences
extrêmes de son principe. Ainsi, autour de lui on murmure
contre certains privilèges injustifiés. 11 se fait l'écho de ces
doléances et rédige aussitôt tout un Code insurrectionnel.
« L'inégalité est à peine sensible dans l'état de la nature»;
celle « qui règne parmi tous les peuples policés » est
« contraire au droit naturel ». Voilà le principe. Voici les
— 213 --
applications. iJonc à bas la [>ropriété, avec laquelle « l'éga-
lité disparut »; « les fruits sont à tous, la terre n'est à
personne »; il eût fallu aux riches «un consentement ex-
près et unanime du genre humain pour s'approprier sur la
subsistance communcî tout ce qui allait au delà de la
leur » ; leurs «, usurpations ne sont établies que sur un droit
précaire et abusif»; «le droit naturel leur est contraire»,
« puisqu'il est manifestement contre la loi de nature qu'une
poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la
multitude affamée manque du nécessaire». A bas les lois
« qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nou-
velles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté
naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de
l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irré-
vocable, et, pour le profit de quelques ambitieux, assu-
jettirent désormais tout le genre humain au travail, à la
servitude et à la misère ». A bas le gouvernement « puis-
qu'il est manifestement contre la loi de nature, qu'un en-
fant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise
un homme sage ». A bas la société et ses institutions;
« l'ho-mme est naturellement bon»; il est devenu «mé-
chant » en devenant « sociable » ; la société l'a « dépravé » ;
elle «porte nécessairement les hommes à s'entre-haïr» (i).
— Même procédé s'il s'agit d'appliquer le dogme de la
liberté. Le principe est d'abord énoncé: « Tout homme
étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous
quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son
aveu » (Contrat social, L. IV, ch. 2). Donc, pour commen-
1. J.-J. Rousseau, Discours sur Vorigine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes.
Morale et sociologie. 15
214
cer, « rassociation civile » ne peut être qu'un « acte vo-
lontaire » (IV, 2). Il faudra ensuite que « chacun, s'unis-
sant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu'auparavant » (I, 6). A cette fin, « le peuple, sou-
mis aux lois, en doit être l'auteur » (II, 6). S'il est né-
cessaire en pratique de recourir à un « législateur » (II, 6),
il doit être bien entendu que « celui qui rédige les lois
n'a ou ne doit avoir aucun droit législatif, parce qu'il n'y
a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et
qu'on ne peut jamais s'assurer qu'une volonté particulière
eât conforme à la volonté générale qu'après l'-avoir sou-
mise aux suffrages libres du peuple» (II, 7). Au surplus,
« il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fonda-
mentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le
contrat social » (I, 7). Quant au «gouvernement», «l'acte
par lequel un peuple se soumet à des chefs (magistrats ou
rois) n'est absolument qu'une commission, un emploi,
dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en
9011 nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et
qu'il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui
plaît » (III, 1). Aussi « à l'instant que le peuple est légi-
timement assemblé en corps souverain, toute juridiction
du gouvernement cesse, la puissance executive est sus-
pendue » (III, 14).
Dans l'un et l'autre cas, à propos du principe de li-
berté co'mme du principe d'égalité, Rousseau prend pour:
point de départ un certain concept de l'homme. Et ce qu'il
en exprime, ce ne sont point des maximes pour la conduite
personnelle. C'est un code, — anarchiste et communiste
si l'on veut — mais dont les articles prétendent être des
règles pour la vie sociale. On pourrait de ce chef qualifier
215
sa méthode d' « individualiste » (^). Ce serait toutefois la
caractériser incomplètement. Car, à côté des théories po-
Htiques déduites de la seule idée de l'individu et de ses
droits, il en est d'autres, dans le Contrat social, qui
découlent manifestement d'une source différente. « Les
clauses du Contrat social se réduisent, dit Rousseau, à
l'aliénation totale de chaque asso;cié avec tous ses droits
à toute la communauté » (I, 6). Et, plus loin, précisant ce
qu'implique cette «aliénation», il déclare que «le pacte
social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous
ses membres » (II, 4). Par conséquent, « l'Etat, à l'égard
de ses membres, est maître de tous leurs biens» (I, 8);
« la vie même du citoyen est un don conditionnel de
l'Etat » (II, 5) (2); enfin « il y a une profession de foi pu-
rement civile dont il appartient au souverain de fixer les
articles; il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit
pas; que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement
ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas,
qu'il soit puni de mort » (IV,. 8). — Rien de tout cela n'est
impliqué danj l'idée de l'homme. Cette déclaration des
droits de l'Etat a pour principe une pensée de derr.ère la
tête, une conception, non avouée, de la société. Rousseau
ne comprend pas l'Etat sans un pouvoir très fort, maître
absolu des biens, des vies et des consciences, et tellement
1. Si on veut définir d'un mot non sa méthode mais le contenu
de sa doctrine, on peut appeler aussi « individualiste » son système
social en tant que, hostile au droit d'association, il ne conçoit
l'E'tat que comme une collection d'individus.
2. « Quand le prince a dit au citoyen: « Il est expédient à
l'Etat que tu meures », il doit mourir, puisque ce n'est qu'à cette
condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est
plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel
de l'Etat » (Contrat social^ II, 5).
216
jaloiux de son omnipotence qu'il condamne les citoyens à
la faiblesse de l'isolement en leur interdisant de se grou-
per : « Il importe qu'il n'y ait pas de société partielle dans
l'Etat » (II, 3). — On découvre ainsi en Rousseau un
libertaire déclaré et un despote déguisé ; le premier exa-
gère les droits des gouvernés jusqu'à supprimer ceux
des gouvernants ; le second exagère les droits des gouver-
nants jusqu'à supprimer tous ceux des gouvernés. Quand
le désaccord éclate entre les deux, Rousseau leur raconte
quelqu'impudente ineptie. Aux gouvernants mécontents
de leur situation précaire, il répond que « le pouvoir peut
bien: se transmettre, mais non pas la volonté» (II, 1). Au
citoyen qui appréhende les exigences excessives de l'Etat,
il assure que « le souverain ne peut pas même vouloir
charger les sujets d'aucune chaîne inutile, car, sous la
loi de raison, rien ne se fait sans cause, non plus que sous
la loi de nature » (II, 4). L'homme libre qui proteste con-
tre la tyrannie de la majorité, s'entend dire que « le ci-
toyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe
malgré lui ; quand l'avis contraire au sien l'emporte, cela
ne prouve autre chose sinon qu'il s'était trompé» (IV, 2).
Le contraindre à obéir, c'est « le forcer d'être libre » (I, 7).
Le libertaire farouche et le despote cauteleux qui voi-
sinent en Rousseau ont enfin un trait commun. Ce sont
des ignorants, inconscients de leur ignorance et par con-
séquent présomptueux. De l'homme, Rousseau ne connaît
presque rien; de la société, moins encore. Il proclame
l'homme bon et raisonnable et prend ses passions du mo-
ment pour des droits naturels. Des unités humaines toutes
pareilles, égales, indépendantes et qui pour la première
fois contractent ensemble, voilà sa notion de la société.
D'un trait de plume il supprime des groupes anciens et
— 217 —
persistants que la géographie, l'histoire, la communauté
d'occupation et d'intérêt avaient formés. Ces institutions
séculaires sont pefut-être des produits spontanés de l'exis-
tence en commun et répondent vraisemblablement à des
besoins permanents. Qu'importe? Elles se trouvent en
travers de ses déductions de géométrie politique : elles
sauteront. L'idée d'une vie collective ayant ses exigences
propres et des organes dont la fonction détermine la struc-
ture, semble lui être inconnue. A le voir à l'œuvre, on
dirait que la société n'existe pas et qu'il est chargé de la
constituer. Bien plus, cet architecte social, en construisant
son édifice ou en montant sa machine, ne calcule même
point la résistance des matériaux. Il impose son moule
à la matière humaine docile et complaisante, sans son-
ger à étudier d'avance dans la réalité cette matière mul-
tiple, ondoyante et complexe. C'est le triomphe de l'ar-
tificialisme.
Ce teystème, de structure, si fragile, était en ce temps-là
T'ex'pressio'n la plus récente et la plus fameuse du Droit
naturel.
A une époque calme^ il aurait pu avoir la vogue éphé-
mère d'une fantaisie d'hystérique.
Miais il eut la fortune rare de choir dans le courant
révolutionnaire et d'en précipiter l'allure. Il déchaîna l'in-
surrection et justifia la dictature, produisit le despotisme
après l'anarchie, légitima l'usurpation, la tyrannie, le vol
et l'assassinat.
C'est plus qu'il n'en fallait pour provoquer une réac-
tion. Celle-ci fut dirigée contre la méthode aussi bien que
contre les principes. Dans cet assaut qu'ils livrèrent au
Droit naturel, de Maistre, de Bonald, Saint-Simon et
218
Comte sont les devanciers des sociologues qui, de nos
jours, s'en prennent à la « morale théorique des philo-
sophes ».
2. La morale éclectique (^).
Auguste Comte croyait, dès 1825, à l'avènement pro-
chain de la Sociologie (^). Le «dégoût profond qui se ma-
nifeste généralement pour la politique métaphysique de-
puis l'expérience de la Révolution française» lui semble
un premier symptôme favorable. Il en trouve un autre
dans les tendances nouvelles qui, depuis Montesquieu,
se traduisent en certains écrits de Condorcet, de Kant,
de Herder, de de Maistre et dans la naissance en Alle-
magne de l'Ecole historique du Droit.
Il estime, au surplus, que radoption de la philosophie
positive est une nécessité urgente. Car une société ne
peut se passer d'ordre. Si l'ordre ne vient du dedans, c'est-
à-dire d'une doctrine morale acceptée, il viendra néces-
sairement du dehors, c'est-à-dire de la contrainte imposée :
les libéraux impénitents seront un jour acoulés au despo-
tisme (^). Or la société est, depuis la Révolution surtout,
1. Bibliographie: E. Caro, Froblemes de morale sociale, 2^ éd.,
1887. — V. Cousin, Cours d'histoire de la vhilosophie morale au
XVIIl^ siècle, professé à la Faculté des Lettres en 1819 et 1820.
Première Partie: Ecole sensualiste, publiée par E. Vacherot, 1841.
— Ph. Damiron, Morale. Paris, 1834. — P. JANET, La morale,
5« éd. Paris, 1898. — Th. JOUFFROY, Cours de droit naturel, 2 vol.
5^ éd. Pai-is, 1876. — Mélanges philosophiques, 3^ éd. Paris, 1860.
— J. Simon, Le devoir, 6= éd. Paris, 1860. — La liberté, 2 vol.,
2^ éd. Paris, 1859.
2, A. Comte, Considérations philosophiques sur les sciences
et les savants, 1825. — Considérations sur le pouvoir spirituel, 1826.
• — Ces deux opuscules ont été publiés en appendice dans le tome
IV du Système de politique positive, pp. 137 et 176. Paris, 1854.
) 3. « Le seul moyen de n'être pas gouverné, c'est de se gou-
— 219 —
en pleine «anarchie intellectuelle » (^). Comment rétablir
l'indispensable unité morale? Par un retour à la philo-
sophie religieuse? Elle faisait partie d'un état social qui
a disparu sans retour. La philosophie positive est seule
capable de déterminer un assentiment universel de la part
d'intelligences devenues aussi rebelles au pouvoir des
abstractions qu'à l'autorité des oracles et qui ne veulent
plus céder qu'à la force des faits (2). Le positivisme donc
assumera désormais la fonction jadis dévolue à l'Eglise
catholique, il créera un nouveau pouvoir spirituel, et
celui-ci gouvernera l'opinion en établissant et en main-
tenant les principes qui doivent présider aux divers rap-
ports sociaux; son attribution principale sera la direction
suprême de l'éducation {^).
Ces prévisions de Comte sur l'avenir de la Sociologie
furent démenties par l'événement. Car ce qui triompha,
après la Révolution de 1830, ce n'est point le positivisme;
verner soi-même. Moins le gouvernement moral a d'énergie dans
une société, plus il est indispensable que le gouvernement matériel
acquière d'intensité, pour empêcher l'entière décomposition du corps
social... Ceux qui prennent la cause de la liberté, dominés par le
désir d'éviter la théocratie, suivent une route qui conduirait inévita-
blement, pour ne pas tomber dans une anarchie complète, au despo-
tisme le plus dégradant, celui de la force dépourvue de toute
autorité morale » (Pouvoir spirituel^ p. 189).
, 1. « La société est, sous le rapport moral, dans une véritable et
profonde anarchie. Cette anarchie tient à l'absence de tout système
prépondérant, capable de réunir tous les esprits en une seule com-
munion d'idées. Or ramener le système intellectuel à l'unité ne
peut 3e faire que de deux manières : ou bien en rendant à la phi
losophie théologique toute l'influence qu'elle a perdue; ou bien en
complétant la philosophie positive de façon à la rendre capable
de remplacer définitivement la théologie. C'est à ces termes simples
que se réduit aujourd'hui la grande question sociale » (Sciences
et savants, p. 159).
2. Sciences et savants, p. 156.
,3. Pouvoir spirituel, p. 193.
— 220 —
c'est le Cousinisme (^), appelé tantôt éclectisme, tantôt
spiritualisme, souvent aussi déisme ou encore rationa-
lisme.
Sur une question importante, l'éclectisme était d'ac-
cord avec Comte. Celui-ci avait écrit : « La décadence de la
1. Victor Cousin avait enseigné la philosophie en Sorbonne,
de 1815 à 1820; puis de 1828 à 1830 (Voir Paul Janet, Victor
Cousm et son œuvre, Paris, 1885). Ses sympathies pour les idées
libérales lui valurent d'être appelé aux honneurs après la révolution
de juillet (Voir Thureau Dangin, Le parti libéral sous la Restau-
ration, 2^ éd., 1888, pp. 220 et suiv.). Un de ses lieutenants a
complaisamment énuméré ses titres et fonctions: « membre du
Conseil royal de l'Université de 1830 à 1848, sauf deux années
après son ministère; chargé de la surveillance, puis de la direction
de récole normale, de 1834 à 1840; président du Bureau de
l'agrégation de philosophie jusqu'à la même date; professeur à la
Sorbonne, assistant aux thèses de doctorat ; membre de l'Académie
des sciences morales et politiques, dès 1832, à partir de la création,
donnant les sujets de prix et jugeant les concours » (E. Bersot,
Victor Cousin et la philosophie de notre te^nps, dans Compte-rendu
des séunces et travaux de l'Académie des sciences morales et poli-
Houes. Paris. 1880. t. 113, p. 261). Il fit rédiger par le Conseil
de l'Université un programme de l'enseignement de la philosophie.
Ce programme, promulgué en 1832, dura sans aucun changement
important jusqu'en 1852 (Voir ce programme dans La défense
de l'Université et de la philosophie, par V: Cousin, 1845, p. 359;
et les commentaires de Paul Janet dans Victor Cousin et son
œuvre, 1885, pp. 317 et suiv.). Pendant toute cette période « Cousin
règne sur les maîtres qui sont sous sa main, à sa merci, dans tou-
tes les phases de leur carrière, comme élèves de l'Ecole normale,
candidats à ragrégation, professeurs, aspirants aux distinctions aca-
démiques. Les ministres passent, Cousin reste, exerçant ce gou-
vernement doctrinal, cette dictature spirituelle dont on eût cherché
vainement l'analogue sous un autre régime » (Thureau Dangin,
Histoire de la monarchie de juillet, Paris, 1889, t. V, p. 470; cfr.
L'Eglise et l'Etat sous la monarchie de juillet, 1880, pp. 148 ss.).
« M. Cousin — écrivait, en 1839, Pierre Leroux, — est en ce
moment le pouvoir éducateur de la France. Il exerce un empire offi-
ciel, sans limite et sans contrôle, sur l'enseignement de la phi-
losophie, et par là sur toute l'éducation publique. Quel professeui'
n'est pas sous sa tutelle, sous sa loi, sous son gouvernement? Il
use et abuse de son autorité. 11 propage à son aise l'éclectisme
par la voie du compelle intrare. Sa tyrannie philosophique est
exorbitante ». (Pierre Leroux, Réfutation de l'éclectisme, 1839, p. 88).
— 221 —
philosophie théologique et du pouvoir spirituel corres-
pondant a laissé la société sans aucune discipline morale ;
rétablissement d'un nouveau gouvernement moral est
impérieusement réclamé par l'état présent des. nations ci-
vilisées» (1). — Les éclectiques en convenaient: «S'il
est un point sur lequel nous sympathisions avec eux, —
disait Damiron à l'adresse de Comte et des Saint-Simo-
niens, — c'est celui de la nécessité d'une réorg^anisation
morale ; la société a besoin d'une doctrine nouvelle ou
renouvelée, d'une philosophie ou d'une religion, qui, rem-
plaçant dans les consciences une foi qui n'y fait plus rien,
et substituant ses principes aux dogmes éteints qui y som-
meillent, apporte aux âmes une moralité dont elles ne
sauraient se passer longtemps » (-).
Mais tandis que le positivisme devait encore élaborer
sa doctrine religieuse et morale, Victor Cousin en tenait
une toute prête: c'est la profession de foi du vicaire
savoyard \^), appropriée à l'esprit et aux préoccupations
de la bourgeoisie de 1830.
«C'est moi, — déclare Cousin dans un débat solennel
à la Chambre des Pairs (*), — c'est moi qui ai rédigé
le programme des matières qui doivent être enseignées,
avec des solutions discrètement indiquées. » Et les solu-
tions dont il faut « pénétrer les intelligences et surtout les
âmes », ce sont « ces grandes vérités naturelles qui ap-
partiennent au sens commun, qui composent le patrimoine
1. Considérations sur le 'pouvoir spirituel, p. 184.
2. Ph. Damiron, Essai sur Vhistoire de la philosophie en France,
au XIX^ siècle, 3^ éd. Paris, 1834, t. I, p. 78.
3. Formulée par J.-J. Rousseau dans Emile, livre IV.
4. Discours prononcé à la Chambre des Pairs (séance du 21 avril
1844) et publié dans V. CousiN, Défeyise de l'Université et de la
philosophie, Paris, 1845, pp. 61 et suiv.
— 222 --
de la raison humaine ; sans lesquelles il ne peut y avoir
de véritable morale ni publique ni privée; sans lesquelles
l'homme n'est pas un homme et la société n'est qu'un
chaos : la spiritualité de l'âme, la liberté de l'homme, la
loi du devoir, la distinction de la vertu et du vice, du
mérite et du démérite, la divine providence, et ses pro-
messes immortelles inscrites dans nos besoins les plus
intimes, dans sa justice et dans sa bonté. Voilà l'ensei-
gnement philosophique de l'Université. »
Bref l'Etat, s 'investissant de la direction suprême de
l'éducation publique, doit avoir une doctrine, car il est
intéressé à former des esprits solides et des âmes péné-
trées de maximes vertueuses. Mais l'Etat étant «laïque»,
la philosophie, enseignée en son nom par l'Université,
doit l'être aussi; l'enseignement ne peut donc reposer
sur les dogmes particuliers d'aucune religion; les profes-
seurs « le renfermeromt dans le domaine des grandes
vérités naturelles communes à tous les cultes » {^).
PhiloGophie d'Etat de par sa fonction sociale, qu'é-
tait l'éclectisme en lui-même?
Avant tout, une psychologie. La psychologie, sou-
tiennent ses fondateurs, est la condition et comme le
vestibule de la philosophie (^); elle n'est assurément pas
toute la philosophie, mais elle en est le fondement (^).
L'objet de la psychologie, c'est le Moi; elle est la science
du seul «principe intelligent»; le corps ou 1' «animal» est
1. V. Cousin, Défetise de VUniversité, pp. 68, 71, 93, 140,
148, 151.
2. V. Cousin, Fragments philosophiques. Préface de la V^
édit., 1826.
3. lUd. Préface de la 2^ édition, 1833.
— 223 —
étudié par la physiologie (i). La méthode de la psycho-
logie est l'observation et l'induction ; le champ de l'ob-
servation c'est la (conscience. La méthode psychologique
consiste à s'isoler de tout autre monde que celui de la
conscience pour s'établir et s'orienter dans celui-là (-).
Co'mme le but dans la science des faits internes est de
connaître Z'homme et non pas les hommes, et que l'homme
est tout entier dans chaque individu de l'espèce, dans
quelque position sociale que se trouve l'oibservateur, il
porte toujours en lui-même tout l'objet de ses études, tout
le sujet de ses expériences (^).
A cette psychologie, les éclectiques rattachent leur
philosophie morale.
La morale, enseigne Damiron, n'est qu'une conclusion
de la psychologie ; ses règles pratiques sont de tout point
une déduction des principes que la science de l'âme éta-
blit; qu'elles regardent la vie intime, la vie physique, la
vie sociale ou religieuse, elles ne sont que les consé-
quences de la manière dont on considère l'homme en lui-
même dans ses relations avec le monde, la société et la
Divinité. La psychologie se trouve ,ainsi à la tête de
toutes les sciences morales (^).
Lia méthode de la morale est la déduction. Nul ne l'a
1. Th. JOUFFROY, De la science psychologique, publié en 1823,
dans l'Encyclopédie moderne; réimprimé dans les Mélanges philo-
sophiques, 3^ édition, Paris, 1860, p. 189.
2. Cousin, Fragments, préface de 1826.
3. Th. JouFFROY. Préface à la traduction des Esquisses de
philosophie morale par DuGALD Stewart. Paris, 1826, p. XLII.
4. Ph. Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en France,
au Z/Ze siècle, 3^ éd. Paris, 1834; t. II, pp. 254 et 265. — Cfr,
Damiron, Morale, Paris, 1834, Préface, p. X, et Damiron, Fsycho
logie, 2e éd. Paris, 1837; t. I, Préface, p. XXXV.
— 224 —
plus formellement préconisée que Jouffroy. Pour lui «le
problème politique est un corollaire du problème social
qui est lui-même un corollaire du problème moral ». Car
pour savoir quel est le meilleur gouvernement possible,
il faut connaître la fin de la société, le meilleur gouver-
nement étant celui qui conduit le mieux la société à sa
fin. Maio comment savoir la fin de la société si on ne
sait la fin de l'homme ? « La société n'est qu'une collec-
tion et la fin d'une collection ne peut avoir sa raison que
dans celle des éléments qui la composent. » — S'agit-il de
déterminer les droits et les devoirs respectifs des indi-
vidus en société, c'est-à-dire de résoudre le problème du
droit naturel, on ne le peut à moins de connaître la fin
de l'homme. S'agit-il de régler les droits et les devoirs
des sociétés entre elles (problème du droit des gens),
il faut d'abord connaître la fin de la société, laquelle
dépend de la fin de l'homme. Tout se déduit donc d'une
première donnée. Les droits et les devoirs des individus,
la fin de la société, la meilleure organisation du pouvoir
politique, les règles qui doivent présider aux relations des
peuples, tout cela implique, tout cela présuppose la con-
naissance de la destinée de l'homme. Pour connaître la
destinée de l'homme, ajoute Jouffroy, la seule méthode
prompte et sûre est de la demander à une analyse
exacte des principes constitutifs de sa nature. Cette na-
ture est une chose observable. Pour la déterminer, «il
suffit d'ouvrir les yeux de la conscience et de regarder »C).
Jouffroy et Damiron ne faisaient qu'ériger en règle la
pratique suivie par leur maître. Cousin avait en effet, dans
1. Th. Jouffroy, Du problème de la destinée humame (Premières
leçons du cours de morale professé à la Faculté des lettres de 1830
à 1831, publiées dans les Mélanges philosophiques, pp. 298 et suiv.).
— 225 —
son enseignement public de 1819 et 1820, développé une
théorie des devoirs et des droits. Et voici son procédé.
Il commence par rechercher un principe scientifique
qui puisse servir de base à la moirale et il le demande à la
conscience et à la raison : la conscience atteste que le 7noi
est une force libre; la raison, s'emparant de ce fait, pro-
clame que la liberté est quelque chose de noble et de saint
et elle dit à l'homme : « Etre libre, reste libre ! » « Notre
principe est trouvé, dit Cousin : nous n'avons plus qu'à le
presser pour en faire sortir de nombreuses et importantes
conséquences. » Et effectivement il le presse tant et si bien
qu'il en exprime 1° les devoirs individuels : tempérance,
empire sur soi, force et pureté de l'âme; 2° les droits de
rhoimme : a) le r^espect dû à la philosophie, à la religion,
aux arts, à l'industrie, au commerce ; h) le principe de la
liberté individuelle; c) le droit de propriété; d) les droits
de donation et de transmission héréditaire; 3" et pour
finn', le gouvernement constitutionnel consacrant la souve-
raineté de la raison (1).
L'éclectisme réintroduit ainsi le droit naturel qui s-é-
tait, en société de J.-J. Rousseau, acquis une réputation
si fâcheuse. Il a toujours la même physionomie indivi-
dualiste, le même caractère abstrait, la même structure
géométrique. Mais Cousin en a fait la toilette. Ce n'est
plus un sans-culotte, insurgé contre la société, les lois et
les institutions. C'est un bourgeois rente, aimant l'esprit
de la Révolution mais ennemi de l'esprit révolutionnaire.
1. Victor Cousin, Cours d'histoire de la philosophie morale au
XVIII^ siècle, professé à la Faculté des lettres en 1819 et 1820.
Première partie (Ecole sensualiste) publiée par E. Vacherot, 1841.
— 226 —
satisfait du régime établi et soucieux de le maintenir. Au
siècle précédent, philosophie de l'anarchie et théorie de
l'émeute, le droit naturel fut un puissant engin destruc-
teur. Au xix^ siècle, principe tutélaire des conservateurs
libéraux, il sera invoqué chaque fois qu'un novateur se-
couera une base de l'ordre social, — surtout si, comme
la propriété, par exemple, elle doit soutenir l'ordre ma-
tériel.
Quelles furent les destinées de ce système philoso-
phique et de cette doctrine religieuse et morale arrangés
par Cousin à l'usage de l'Etat laïque?
Le recul des événements est dès maintenant suffisant
pour discerner trois grands assauts que l'éclectisme eut
à soutenir. Des croyants d'abord, des savants et des
philosophes ensuite, des sociologues enfin se dressèrent
contre lui, contestant successivement sa valeur religieuse
et morale, sa valeur scientifique et philosophique, sa
valeur politique et sociale. La sociologie contemporaine
lui conteste à peu près tout; car elle réunit, pour l'eni
accabler, la plupart des griefs passés et présents.
Au surplus, l'histoire de l'éclectisme n'est pas encore
éîcrite ; et il est plus facile d'en narrier les origines que de
préciser quand et comment il finit. Plusieurs se sont, à
des moments différents, vantés de l'avoir enterré. Cha-
que fois, le lendemain des obsèques, on le retrouvait ins-
tallé dans les chaires de l'Université, guéri ou conva-
lesicent. C'"est que les défaites doctrinales les plus
meurtrières ne l'ont pas empêché de subsister, en qua-
lité de système officiellement enseigné, comme un rouage
de la puissante machine administrative. — Mais voyons-
le aux prises avec ses différents adversaires.
»
— 227 -—
I. — Pendant dix ans, le régiment (^) de Cousin ma-
nœuvra sans se heurter à une opposition organisée.
II y eut bien, au cours de Jouffroy, par exemple, en
1832, quelques escarmouches. Jouffroy attaquait la révé-
lation, en contestait la possibilité, dénonçait le catholi-
cisme comme répudiant la science et la liberté. Des étu-
diants catholiques, froissés dans leurs sentiments reli-
gieux, lui écrivirent coup sur coup; et d'assez mauvaise
grâce il se rétracta ou fournit des explications embar-
rassées (2).
Il y eut même, à l'initiative de Frédéric Ozanam, deux
démarche^ 'collectives d'étudiants catholiques chez l'arche-
vêque de Paris, en 1833 et en 1834, pour obtenir l'orga-
nisation de conférences « destinées à détruire les mauvais
effets du cours de Jouffroy et d'autres professeurs rationa-
listes »(^). «Nos études, déclarent-ils, sont sèches pour le
cœur et stériles pour l'intelligence. Plus que jamais nous
sentons la nécessité d'un enseignement chrétien. Nous ne
trouvons pas l'aliment que nous cherchions, dans de vains
systèmes que chaque jour voit changer et que la raison
1. Le mot est de Cousin. « Dans le conseil d'hier il a été arrêté
que vous seriez nommé à la chaire de droit commercial. J'aurais bien
mieux aimé vous voir dans mon rég-iment. » (Lettre de Cousin à Oza-
nam, 6 juillet 1839; dans Lettres de Frédéric Ozanam, t. I, p. 360).
2. Frédéric Ozanam, qui suivait, en 1832, le cours de philosophie »'de
Jouffroy, a été témoin de ces incidents et les raconte dans ses lettres
(Voir notamment une lettre du 25 mars 1832 à E. Falconnet, dans
Lettres de Fr. Ozanam, t. I, p. 55). « Il est triste, écrit Ozanam, de
voir Jouffroy s'escrimant à résoudre par les seules forces de la raison,
le problème des destinées humaines. Chaque jour des contradictions
lui échappent. Hier il confessait que la science, loin de combler les
besoins intellectuels de l'homme, le conduit au désespoir. »
3. Une première pétition, couverte de cent signatures et remise en
janvier 1833, resta sans effet. Ozanam en rédigea une nouvelle, au
commencement de 1834, et deux cents camarades la signèrent avec
lui. {Lettres d'OzANAM, t. I, pp. 59 et 98). , . ,
— 228 —
abandonnée à elle-même élève et détruit. La religion seule
peut combler ce vide; elle seule peut donner à l'homme
la virilité d'âme nécessaire pour accomplir sa mission. »
En conclusion ils demandaient des conférences « où
l'on eût développé le christianisme dans son harmonie
avec les aptitudes et les besoins de l'individu et de la
société » (^).
Toutefois ces démarches, très discrètement faites d'ail-
leurs, n'eurent guère plus d'écho que les protestations qui
s'étaient élevées au cours de Jouffroy.
Cependant la plupart des professeurs recrutés par Cou-
sin étaient des incroyants et savaient que leur chef ne
l'était pas moins qu'eux {^). Ils laissaient percer dans leurs
leçons ou en tous cas ne cachaient pas dans leurs écrits
l'irréligion qui était le fond de leur âme (^). Et Cousin
n'était pas toujours obéi quand il exigeait de ses profes-
seurs qu'ils enseignassent les doctrines spiritualistes et
qu'ils fussent respectueux pour la religion (*).
1. Sur la suite donnée à ces démarches, voir M. FoiSSET, Vie du
E. F. Lacordaire, t. I, pp. 294 et suiv. Paris, 1870.
2- Paul Janet, Victor Cousin et son œuvre, p. 290. Paris, 1885.
3. Thureau D an gin , Histoire de la monarchie de juillet^ t. V, p. 472.
4. Le seul souvenir de sa dictature indigna un jour un jeune phi-
losophe de la génération suivante. « La philosophie, M. Cousin et son
état-major l'avaient façonnée une fois pour toutes, écrivit-il. Le pro-
fesseur devait démontrer la spiritualité et l'immortalité de l'âme par
les moyens officiellement recormus, prouver le libre arbitre par ordre,
chercher la substance et trouver Dieu sur commande, enfin se livrer tout
entier et livrer ses élèves à l'éclectisme et aux doctrines brevetées avec
garantie du Gouvernement ». (Blanchet, De l'enseignement de la
philosophie dans les lycées. Revue internationale de l'ensei-
gnement, t. Il, p. 436. Paris, 1881). Paul Janet crut devoir prendre
la défense de Cousin; il consacra cent pages de son livre à démon-
trer que Cousin a: 1» séparé et affranchi la philosophie de la théo-
logie et fondé l'enseignement laïque de la philosophie; 2^ introduit
dans les écoles l'esprit libéral de la philosophie moderne. (Paul Janet,
Victor Cousin et son œuvre, chapitres XII et XIII.)
— 229 —
Mais il fallut du temps pour que les catholiques pris-
sent conscience des résultats de renseignement universi-
taire et qu'ils s'émussent des progrès de l'impiété et de
l'immoralité parmi la jeunesse des écoles {^). En 1843
seulement la bataille en règle se trouvait engagée.
Déjà en 1840, l'abbé Maret avait, avec une grande mo-
dération d'ailleurs, relevé dans les écrits de Cousin des
tendances panthéistes (^). Auxiliaire inattendu, le Journal
des Débats, organe des universitaires, posa, en 1842, quel-
ques questions embarrassantes à l'état-major de Cousin {%
La réponse se trouvait, écrasante sans ménagements, dans
Le monopole universitaire destructeur de la religion et des
lois, fort volume très documenté, édité sans nom d'auteur
aux bureaux de VUnivers (^).
1. Sur l'état d'esprit des catholiques français en cette décade 1830-
1840. on peut consulter: M. FOISSET, La Vie du B. P. Lacordaire,
2 vol. 1870. — Lecanuet, Montal&mbert, t. I, 1895 et t. II, 1898. —
Thureau Dangin, Histoire de la monarchie de juillet, t. V, et
L'Eglise et l'Etat sous la monarchie de juillet. — E. Veuillot, Louis
Veuillot, t. I.
2. H. Maret, Essai sur le panthéisme et les sociétés modernes.
Paris, 1840: « Si l'on considère l'analyse de la raison, la théorie de
Dieu, de la Création, de la Révélation et la philosophie de l'histoire
que nous trouvons dans les écrits de M. Cousin, on ne peut y voir
autre chose que le panthéisme » (p. 5).
3. « L'école éclectique est maîtresse absolue des générations ac-
tuelles. Elle occupe toutes les chaires de l'enseig-nement ; elle en a
fermé la carrière à toutes les écoles rivales... Le public a donc le
droit de demander compte à cette école du pouvoir absolu qu'elle a
Dris, et que nous ne lui contestons pas d'ailleurs. Elle a beaucoup
fait pour elle, nous le savons; mais qu'a-t-elle fait pour le siècle,
qu'a-t-elle fait pour la société? Où sont ses oeuvres, ses monuments,
les vertus qu'elle a semées, les grands caractères qu'elle a formées,
les institutions qu'elle anime de son souffle? Il est malheureuse-
ment plus facile de s'adresser ces questions que d'y répondre. » (Jour-
nal des Débats, articles sur le Cours d'histoire de la philosophie morale
au XVIII^ siècle, de Victor Cousin, nos du 6 novembre 1842 et ss.).
4. Le monopole universitaire. Paris, bureau de VUnivers, 1843.
Morale et sociologie. 16
— 230 —
C'est à ce moment que Louis Veuillot sonna la charge.
« Dans les premiers temps, ;écrit-il au ministre de l'Instruc-
tion publique, lorsqu'un païen, fût-ce l'empereur, outra-
geait le Sauveur des hommes, tout chrétien était tenu de
lui crier : Tu blasphèmes et tu mens ! Ce qu'il ne fallait pas
alors souffrir du prince à qui pourtant l'obéissance était
due, on se demande s'il faut le souffrir aujourd'hui du pre-
mier mécréant qui prétend parler au nom de TEtat {^). »
Aussitôt après, dans une brochure moins incisive mais
tout aussi nette et ferm/e que celle de Veuillot, Charles de
Montalembert définit le devoir des catholiques {^). Il dé-
nonce l'éducation de la jeunesse, telLe que l'Etat en a
constitué le monopole, comme la raison principale et per-
manente de l'irréligion publique en France {^). Le devoir
1, L. Veuillot, Liberté d'enseignement. Lettre à M. Ville7nain,
ministre de VInstruction publique. Paris, septembre 1843. « O Dieu
d;u Calvaire, Dieu de l'Eucharistie, vous nous avez fait une loi
d'abaissement, mais pour votre gloire et non pour celle de l'enfer; on
peut nous mépriser, mais il faut que l'on vous honore ; nous nous
estimons les derniers de la terre, mais vous êtes et vous serez dans
nos coeurs et dans nos voix le seul maître de la terre et des cieux.
Vous nous voulez soumis, à cause de vous, non pas contre vous ;
désarmés quand on nous frappe, non pas muets et lâches quand on
vous injurie ; résignés quand il s'agit de souffrir pour notre compte
ou pour le vôtre ; non pas serviles quand il s'agit de vous trahir. »
{.Ibid., p. 51).
2. Ch. DE Montalembert, Du devoir des catholiques dans la
question de la liberté d'enseignement, octobre 1843. {Œuvres du comte
de Montalembert, t. IV, p. 307.)
3. « L'ensemble des institutions d'instruction publique, qui forme
l'Université de France, et au dehors duquel un despotisme usuri)é
ne laisse rien surgir, voilà le foyer oii se forme et s'entretient cet
esprit public qui en fait de religion n'est rien et ne croit à rien. Là
s'établit entre les maîtres et les élèves cette intelligence, le plus
souvent tacite, mais parfois avouée, qui relègue au rang des préjugés
et des conventions sociales toutes les vérités de la révélation. Là
s'enseigne, non seulement dans la chaire, mais dans toutes les habi-
tudes et dans tous les détails de la vie, l'art de mépriser philosophi-
quement le joug de la loi du Seigneur. Je me tais, ajoute-t-il, sur les
sacrilèges, sur les dérisions, sur les habitudes immondes, sur cette
— 231 -
des catholiques est d'obtenir la destruction du monopole
de l'Université. L'Etat n'a pas le droit de façonner les
croyances et les moeurs de l'enfance au profit d'un ratio-
nalisme purement négatif. De ce qu'il n'a point de reli-
gion, il n'en résulte pas pour lui la faculté d'empêcher
les citoyens d'en avoir.
Telle était la thèse de Montalembert. Tandis quei
VeuiUott continuait de combattre pour elle dans Y Univers,
Montalembert eut l'occasion de la reprendre, au prin-
temps 1844, dans un grand débat à la Chambre des Pairs.
Il trouva en face de lui Victor Cousin lui-même. x\ppuyé
dans la presse par ses lieutenants (^), Cousin défendit à la
fois l'éclectisme et le monopole de l'Etat {^).
Tous les citoyens de la même patrie, prétendit Cou-
sin (^), doivent être imbus du même esprit civil et par consé-
quent doivent recevoir la même éducation (^). L'unité des
écoles exprime et confirme l'unité de la patrie; l'Univer-
sité doit maintenir l'unité nationale. Aussi bien enseigner
n'est pas un droit naturel ; c'est un pouvoir public et social
froide et précoce corruption qui déprave l'esprit avant même que
les sens n'aient révélé leurs impérieux instincts. » i(Montalembert,
Du devoir, etc., p. 316).
1. Voir notamment, dans la « Revue des Deux-Mondes »: E. Qui-
NET, Un mot sur la polémique religieuse, 1842, t. II. — J. Simon, Etat
de la 'philosophie en France. Les radicaux, le clergé, les éclectiques,
1843, t. I. — Lerminier, L'Eglise et la philosophie, 1843, t. IV.
Du cartésianisme et de Véclectisme, 1843, t. IV. — E. Saisset, De la
philosophie du clergé, 1844, t. II. — Lerminier, De Vultramontanisme,
1844, t. III. — E. QuiNET, Réponse aux observations de M. V arche-
vêque de Paris, 1845, t. III.
2. Cousin a réuni ses discours en volume sous le titre: Défense
de l'Université et de la philosophie. Paris, 1845.
3. Défense, pp. 69, 140 et 150.
4. Cousin reprenait là une thèse de J.-J. Rousseau : « Il y a une
profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de
fixer les artices. » (Contrat social, 1. IV, chap. 8).
l
232
que l'Etat confère à certaines conditions et qu'il a le droit
et le devoir de diriger ; abdiquer cette direction suprême,
c'est; abandonner au hasard les destinées morales de
l'avenir (1). «Nous voulons d'ailleurs», répétait Cousin,
mais sans réussir à se faire prendre au sérieux par tous (2),
« nous voulons que la philosophie de nos écoles soit pro-
fondément morale et religieuse. »
1. Il est curieux de lire les réflexions que les discours de Cousin
inspiraient à Auguste Comte: « Le parti métaphysique, écrit-il le
l^r mai 1844 à Stuart Mill, refuse cette liberté qu'il demandait avec
instance il y a vingt ans, parce qu'il craint naïvement d'être écrasé
dans cette lutte prolongée où il sent confusément son impuissance lo^
gique, par suite de sa tendance à adhérer aux prémisses religieuses en
repoussant les conclusions; aujourd'hui triomphant, il craint de perdre
ainsi cet ascendant et voudrait bien enchaîner la grande révolution à
constituer l'omnipotence spéculative et sociale de l'étrange classe re-
présentée par MM. Cousin, de Broglie. Villemain, Guizot,. etc. » Comte
souhaitait que « la vraie liberté d'enseignement, quoique radicale-
ment anarchique en elle-même, vînt hâter l'élimination de l'école méta-
physique devenue le plus dangereux adversaire de la réorganisation
spirituelle. » {Lettres inédites de John Stuart Mill à Auguste Comte,
p. 316. Paris, 1899).
2. On n'ajoutait généralement pas foi à la sincérité de Cousin
(Voir Thureau Dangin, L'Eglise et l'Etat sous la monarchie de
juillet, pp. 222 et 225 ; et Histoire de la monarchie de juillet, t. V,
p. 479). Louis Veuillot, qui avait déjà écrit que « Cousin ne croyait
au christianisme que dans le post-scriptum hypocrite de ses préfa-
ces » ^Univers, 14 mai 1843), suivit les débats dans la tribune de la
presse. Il appréciait en ces termes l'éloquence de Cousin: « Chez le
docteur de l'éclectisme, le rhéteur s'est montré beaucoup plus que
l'homme politique, l'universitaire plus que le rhéteur, le courtisan
plus que l'universitaire, le comédien plus que tout. » (E. VeuillOT,
Louis Veuillot, t. I^ p. 502). Dans les Libres-penseurs de L. Veuillot,
il y a aussi quelques portraits curieux de philosophes et cette
définition de l'éclectisme : « Un assemblage forcé de doctrines con-
traires, qui se nient réciproquement, et qui font table rase de toutes
les croyances dans l'esprit de quiconque n'est pas forcé de maintenir
entre elles une sorte d'accord absurde et impossible, pour tenir bou-
tique de philosophe. » (L. Veuillot, Les libres-penseurs, 1848. Livre
ler^ I et VI; livre IV"^^, II et IX). iPierre Leroux de son côté, repro-
chait vivement à Cousin son insincérité et son hypocrisiei : « Quelle
absurdité d'estimer la philosophie comme la règle de nos pensées et de
notre moralité et néanmoins de tenir Jésus, Paul et les Pères du christia-
233
L'Etat, répondit Montalembert (^), peut avoir le droit
d'offrir une éducation nationale, mais il n'a certes pas le
droit de l'imposer. Si l'Université est l'Etat enseignant, —
comme cet Etat n'a plus de religion, conformément à la
Charte, — il s'ensuit qu'elle ne peut enseigner avec auto-
rité aucune religion. Là où il n*y a pas une religion de
l'Etat, une foi nationale, le monopole est une odieuse
inconséquence. Ce qu'on veut en réalité, c'est qu'un man-
darinat de gens qui ne reconnaissent aucune foi surnatu-
relle, vienne usurper, au nom de l'Etat, l'autorité morale
la plus délicate et la plus sacrée, prétendre à la haute
police des âmes et des intelligences... La solution, conclut
Montalembert, c'est la liberté : « Gardez votre Université ;
gouvernez-la comme vous l'entendez; mais laissez à ceux
qui repoussent son esprit, le droit de chercher ailleurs le
pain de l'intelligence. »
Les catholiques n'obtinrent que plus tard une certaine
liberté d'enseignement {^); mais, dès 1843, leur insurrec-
tion contre le monopole de l'Université démontra que
nisme pour indignes de figurer au rang des philosophes! » (Réfutation
de V éclectisme^ 1839. Préface, p. X) « Cousin dit: La philosophie est
pour les gens comme il fauK; la religion pour les masses. — Si la phi-
losophie est bonne, pourquoi le peuple ne la posséderait-il pas? Si la
religion est vraie, pourquoi refusez-vous de la prendre? » (p. 251).
« Deux doctrines — la doctrine ésotérique pour les classes supérieures,
et le Christianisme pour le peuple — c'est là de l'hypocrisie. Jésus
n'a pas eu de doctrine ésotérique... Voilà une belle nation que celle
que vous voulez faire, où d'un côté les aristocrates ne croiront pas au
Christianisme et seront philosophes, tandis que le peuple sera croyant.
L'hypocrisie que vous enseignez est la destruction même de toute
religion. » (p. 269-271).
1. Discours du 26 avril 1844 sur la liberté d'enseignement, à la
Chambre des Pairs (^Œuvres de Montalembert, t. I, p. 415).
2. Loi du 15 mars 1850 (Voir De la Gorce, Histoire de la seconde
— 234 —
réclectisme était incapable de réaliser l'unité intellectuelle
de la France et qu'il ne réussissait pas davantage à être
pour les âmes une efficace discipline morale.
Lacordaire le premier comprit que telle était la signi-
fication de la lutte qu'il avait suivie avec sympathie (^)
mais sans y être personnellement engagé. — Il avait enfin
pu donnei- satisfaction au désir, exprimé dix ans aupara-
vant par les étudiants catholiques. Au lieu de partir « des
profondeurs de la métaphysique », il se plaça avec ses au-
diteurs de Notre-Dame devant un phénomène vivant et
palpable et analysa les effets de la doctrine chrétienne sur
Tesprit, sur l'âme et sur la société. Il leur fit voir la reli-
gion transformant l'homme par l'efficacité de son dogme,
de son culte, de ses sacrements et l'élevant par la pratique
de l'humilité, de la chasteté et de la charité jusqu'à la
sainteté. Il montra le catholicisme fournissant à la civili-
sation des éléments nouveaux et ralliant les esprits dans
la paix profonde d'une commune pensée. Puis il parla de
Jésus, le fondateur de cette vraie république des esprits:
« Aucun autre sur la terre n'a obtenu cette suprême dicta-
ture de l'entendement; l'amour garde sa tombe; son sé-
pulcre est aimé ; sa cendre, après dix-huit siècles, n'est pas
refroidie ; chaque jour il renaît dans la pensée d'une mul-
titude innombrable d'hommes; chaque mot qu'il a dit
vibre encore et produit des vertus fructifiant dans l'a-
mour » (2). — Quelle est d'autre part, demanda-t-il, la
vertu morale et l'action sociale du rationalisme ? Vous a-t-il
jamais servi contre vos passions? Sa philosophie a-t-elle
république française, t. II, livre 15"^^). Loi du 12 juillet 1875. (G. Ha-
NOTAUX, Histoire de la France contemporaine, t. III, chap. II et IV).
— Cfr. J. Simon, Dieu, patrie, liberté. Paris, 1894-
1. FoiSSET, Vie de Lacordaire, t. II, p. 53.
2. Lacordaire, Conférences, année 1846, 39"*e conférence.
— 235 —
fondé un dogme public? c'est-à-dire un ensemble d'idées
fondamentales, librement reconnues et acceptées par des
intelligences de tout rang? Elle a créé peut-être une école
et combien éphémère (i), une académie d'esprits privi
légiés, mais non une société intellectuelle publique ras-
semblant dans son sein tous les éléments vivants de la
nation; et elle s'est montrée incapable d'exercer le «mi-
nistère spirituel » dont ses adeptes revendiquent pour elle
l'honneur. Certes le déisme est, considéré en lui-même,
une doctrine grande et vraie ; mais de toutes les doctrines
rationalistes, la « religion naturelle » est peut-être, histori-
quement, celle qui a le moins de consistance et de vitalité.
Le dix-huitième siècle s'était flatté de substituer le déisme
à la doctrine catholique. Aujourd'hui, qui est-ce qui en
veut encore, en dehors des maîtres de la science et des
écoles vivantes? Quelques bourgeois honnêtes peut-être.
Ce n'est qu'un athéisme déguisé (^j.
Le spiritualisme cousinien continua pourtant de gar-
der des adeptes obstinés.
Vingt-cinq ans plus tard, au moment où l'éclectisme
traversait une nouvelle et redoutable crise, Et. Vacherot
1. « Le disciple du sage adore la pensée du maître jusqu'au jour
où la sienne, mûre pour une légitime ingratitude, lui permettra d'at-
teindre aux honneurs de l'enseignement et de marquer sa place dans
rhistoire des mobiles dynasties de la sagesse. » (Lacordaire, Con-
férences de Notre-Dame de Paris, année 1846, 37^ conférence).
2. H. Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, années
1843, 1844, 1845, 1846. — Après ces conférences, enl847, Lacordaire
vint en Belgique. L'évêque de Liège, Van Bommel, — connu en
France notamment pour sa brochure Exposé des vrais principes sur.
l'instruction publique (Liège, 1840), — l'avait invité à prêcher le ca-
rême. Les étudiants de l'Université de Liège prièrent Lacordaire de
leur donner des conférences spéciales; celles-ci eurent un immense
succès. Quand Lacordaire prit congé de ses jeunes auditeurs, l'Univer-
236
s'écriait : « Où est le dépôt de toutes les vérités de l'ordre
moral? Où est l'âme de cette civilisation supérieure
qui élève le niveau de la dignité humaine? Où est le
sel conservateur des sociétés, - — sinon dans le spiritua-
lisme ? » (^)
En 1884, M. Espinas notait, comme un phénomène
singulier, « l'attachement persistant de la bourgeoisie fran-
çaise à des dogmes métaphysiques auxquels elle attribue
une efficacité morale exclusive et dont, par suite, elle en-
tend conserver la suprématie dans l'éducation » (^j.
Enfin, au début du XX*^ siècle, V. Brochard constatait
que «la morale éclectique a traversé, sans changer, plu-
sieurs révolutions politiques et de très nombreuses révo-
lutions pédagogiques, et qu'elle règne encore en maîtresse
dans nos écoles » (^).
site de Liège lui confia le diplôme d'honneur de docteur en philo-
sophie, à l'unanimité des voix de toutes les facultés réunies (FoisSET,
Vie de Lacordaire, t. II, pp. 119-120).
1. Et. Vacherot, La situation philosophique en France, dans
« Revue des Deux-Mondes », du 15 juin 1868. Tome 75, p. 959.
2. « L'école spiritualiste a donné cet exemple unique d'un vaste
corps de professeurs qui pendant quarante ans a enseigné, au milieu
d'une bourgeoisie catholique, une philosophie rationnelle, laque, en
gardant la sympathie des conservateurs modérés et des libéraux... Re-
connaissons là une institution politique au premier chef, un puissant
organe d'éducation que s'est donné la société française pour s'affran-
chir doucement — on l'a bien dit — des liens de l'orthodoxie sans
perdre toutefois le lest des convictions morales, attachées en ce temps
là à la « religion naturelle ». Aujourd'hui encore, sans parler de ceux
qui tiennent à cet enseignement par habitude, parce qu'ils l'ont reçu
et l'ont donné, beaucoup de bons citoyens le soutiennent avec fer-
veur comme le moyen unique de rallier la jeunesse française à des
convictions libérales sans témérité et religieuses sans bigoterie. »
(A. Espinas, L'agrégation de philosophie^ dans « Revue internationale
de l'enseignement », t. VII, p. 585, Paris, 1884).
3. V. Brochard, La morale éclectique^ « Revue philosophique ».
Paris, février 1902; t. LUI, p. 114. — Sur l'état actuel de l'enseigne-
ment de la philosophie et de la morale en France, voir BiNET, L'évo-
— 237 —
Serait-ce donc que Lacordaire proclama prématuré-
ment le manque de vitalité du rationalisme déiste et
de sa morale? Non, car, périodiquement, des voix autori-
sées ont fait écho à la sienne.
C'est Taine d'abord. 11 devait arriver au terme de sa
laborieuse carrière avant de reconnaître avec Lacordaire
la bienfaisante influence morale et sociale du christia-
nisme ('). Mais, dans un livre de jeunesse, qui fut un
manifeste retentissant, il commença par proclamer l'échec
du rationalisme : « Le système spiritualiste reste maître
de l'enseignement. Mais sur la foule, savants, jeunes gens
et gens du monde, cette philosophie n'a plus de prise. La
doctrine est impuissante et respectée, souveraine et ou-
bliée, dominante et stagnante » {^).
C'est ensuite Renouvier, adressant l'expression d'un
profond dédain à l'éclectisme qui n'est parvenu « ni à se
donner la consistance d'une doctrine, ni à gagner le
lution do renseignement philosophique, dans « L'Année psycholo-
gique », XIVc année, p. 152, Paris, 1908.
1. H. Taine, Les origities de la France contemporaine. Le régime
■m,oderne: Tome II; livre V, chapitre III: « Aujourd'hui, après dix-
huit siècles, le christianisme opère comme autrefois de façon à sub-
stituer à l'amour de soi l'amour des autres ; il est encore, pour 400
millions de créatures humaines, l'organe spirituel indispensable pour
conduire l'homme, à travers la patience, la résignation et l'espé-
rance, jusqu'à la sérénité, pour l'emporter par delà la tempérance, la
pureté et la bonté, jusqu'au dévouement et au sacrifice ». L'histo-
rien « peut évaluer l'apport du christianisme dans nos sociétés moder-
nes, ce qu'il y introduit de pudeur, de douceur et d'humanité, ce qu'il
y maintient d'hoimêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison
philosophique, ni la culture artistique et littéraire, aucun code, aucun
gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Le vieil Evan-
gile est encore aujourd'hui le meilleur auxiliaire de l'instinct social. »
2. H. Taine, Les philosophes français du XIX^ siècle, p. 301.
Paris, 1857.
— 238 "^
gouvernement des âmes»(^), et «qui ne laisse ni la trace
d'une pensée forte et sincère, ni le souvenir sans mélange
d'un service rendu aux générations qu'il a élevées » (-).
C'est encore M. Faguet, jugeant avec une sérénité plus
détachée que « le déisme cousinien n'était pas un système
très bien lié. Moitié religieux, moitié athée, il était un
compose d'athéisme en formation et de christianisme en
décomposition ; c'était une matière inorganique, parce
qu'elle était mêlée et confuse; on ne pouvait avec lui rien
fonder de durable »(^).
Ce sont enfin les sociologues contemporains, analy-
sant impassiblement comme M. Lévy-Brùhl « l'hypocrisie
sociale naissant de renseignement moral actuel » ("*) ; ou
bien, émus de notre « alarmante misère morale » (^) et per-
1. a 11 n'a guère étendu sa domination ou son patronage au delà
d'une classe de professeurs, recrutée, instruite et disciplinée avec
les fonds et la puissance de l'Etat. » (Ch. Renouvier, De la philo-
sophie du XIX^ siècle en France^ dans « L'Année philosophique »,
l^e année, p. 3. Paris, 1868.)
2. Ch. Renouvier, L'infini, la substance et la liberté, dans
« L'Année philosophique », 2"^^ année, p. 130. Paris, 1869.
3. « Des hommes, qui étaient dans ces idées, les uns devaient
revenir au christianisme, les autres devaient aller au scepticisme. Le
spiritualisme ne devait pas être un point d'aboutissement. Il a été
un effort pour se passer de la religion en la gardant ; c'était un
compromis difficile à maintenir. » (E. Faguet, Politiques et moralistes
du XI X^ siècle, 2me série, p. 277. Paris. 1898).
4. « Les consciences individuelles feignent d'accepter comme obliga-
toires de prétendus devoirs qu'elles ne se sentent plus réellement
obligées de remplir. Que l'on parcoure la liste des devoirs qui figu-
rent dans les manuels de morale, et l'on verra combien il en
est qui, pour la conscience actuelle, n'ont plus qu'une réalité illu-
soire et verbale... Pourquoi? Parce que les croyances religieuses
qui en étaient l'âme et la raison d'être, se sont elles-mêmes affaiblies
et ne peuvent plus leur servir de soutien. Notre morale réelle ne
coïncide plus avec la morale que nous professons. » (LÉVY-Brùhi>,
La morale et la science des mœurs, p. 283).
5. Jl. Durkheim, Le suicide, p. 445.
- 239 —
suadés que « notre premier devoir actuellement est de
nous faire une morale » (^), cherchant vaguement, comme
M. Durkheim, dans une divinité nouvelle — la Société -
le fondement, indispensable à leurs yeux, du Devoir (2).
L'ambition de Cousin fut donc bien une prétention ex-
cessive, aboutissant, à la longue, à un pitoyable échec.
C'était une pensée grande et fière de concevoir, pour
l'Etat laïque, une doctrine qui ralliât l'unanimité de la
jeunesse studieuse dans l'adhésion raisonnée à une com-
mune conviction et qui fût en même temps une efficace
discipline morale (^).
Mais Cousin, s'il fut de bonne foi, fit un choix mal-
heureux. 11 ne prit pas — comme Comte l'essaya plus
tard, sans succès d'ailleurs — le temps et la peine d'éla-
borer un système nouveau. 11 en emprunta un. Et sous le
nom de spiritualisme, il obligea ses professeurs à ensei-
gner les idées du Vicaire savoyard.
Il se trouva qu'à l'expérience presque personne n'en
voulut. Pour les uns, — matérialistes, positivistes, criti-
cistes, libres-penseurs, — c'était trop; pour les croyants,
ce ne fut pas assez.
La « religion naturelle » peut sans doute, dans la cel-
lule du penseur austère, se construire comme un édifice
1. E. Durkheim, De la division du travail social, V^ édition,p.460.
2. E. Durkheim, La détermination du fait moral.
3. « Nous voulons que la philosophie de nos écoles fasse pénétrer
dans les esprits et dans les âmes les convictions qui font l'honnête
homme et le bon citoyen... Nous voulons apprendre à nos élèves ce
qui importe également à tous les cultes^ à tous les rangs, à toutes le?
professions, ce qui fait les bonnes croyances et les saintes espérances,
ce qui soutient et dans la vie et dans la mort. » (V. Cousin, Défense
de VUniversité et de la Philosophie, pp. 68 et 150).
— 240 —
doctrinal, d'apparence solide et d'architecture irrépro-
chable. Mais le «déisme», à l'époque de Cousin, n'était
pas cela C'est ce qui restait de la religion d'autrefois,
après que des démolisseurs enragés l'eurent dépouillée
de son armature chrétienne. Ce n'était pas le résultat po-
sitif d'un loyal effort créateur de la saine raison. C'était
une ruine, un monceau de débris, tout ce que la critique
voltairienne n'avait pas réussi à anéantir.
Sur le chemin qui mène de la foi à l'incrédulité, le
déisme était une halte brève. Cousin s'est trompé s'il le
prit sérieusement pour un lieu de repos définitif. La plu^
part de ses disciples, sous l'impulsion reçue du siècle pré-
cédent, franchirent l'étape, se hâtant vers l'athéisme. Les
croyants avisés finirent par se décider à revenir sur leurs
pas. Et le déisme resta le credo de quelques bourgeois,
libéraux et lettrés, proches voisins souvent du gouverne-
ment ou de l'administration.
Sans prise sur les esprits et par conséquent incapable
de remédier à l'anarchie intellectuelle et de réaliser l'unité
morale dans la société issue de la Révolution, — la doc-
trine fut impuissante à discipliner les volontés. Les appels
pompeux à l'honneur et à la dignité, les apologies redon-
dantes du devoir et de la conscience berçaient peut-être les
imaginations ; mais on écoutait, sans entendre, cette prédi-
cation équivoque de théologiens antireligieux, ou on enten-
dait sans obéir. La magie des mots fut de nul effet. Les
raisons d'agir, de souffrir, de lutter venaient de trop loin,
de trop haut, de régions indécises, d'espaces irréels {}).
A l'usage, le système apparut ce qu'il était : un fragile
1. « Votre philosophie ne conduit qu'à des abstractions logiques,
disait Pierre Leroux à Cousin, en 1839; or, de telles abstractions ne
— 241 —
produit de la raison raisonnante et de l'esprit critique; la
fastueuse éloquence de Cousin n'avait pas réussi à trans-
former la froide abstraction en doctrine vivante, aimée,
agissante. Et si l'éclectisme survécut au premier assaut,
il dut sa déconcertante endurance moins à sa vigueur
propre qu'à l'appui de l'Etat.
II. — Après les âmes croyantes, ce furent les esprits
scientifiques qui se détachèrent de l'éclectisme. Taine se
fit, en 1857, leur interprète véhément, dans un volume
qui était presqu'un pamphlet.
Avant lui, Auguste Comte avait déjà rejeté comme « il-
lusoire» la psychologie de Jouffroy, «qui prétend arriver
à la découverte des lois de l'esprit humain, en le con-
templant en lui-même et prend ses rêveries pour de la
science (^). » Lerminier eut aussi pour la philosophie de
Cousin quelques mots d'une ironie assez amère {^). Pierre
Leroux ensuite se montra même très agressif (^). Il avait,
il est vrai, pour cela des raisons personnelles: il connut
Cousin jeune, mêlé à l'insurrection du carbonarisme et
prêchant les idées les plus révolutionnaires; il ne lui par-
donnait pas de s'être rallié à la Restauration et d'être de-
venu courtisan des rois et des prêtres (^). Sa réfutation de
l'éclectisme, confiné dans des recherches de psychologie,
peuvent servir de guide à la vie morale... La jeunesse que vous formez,
sera simplement démoralisée. » Réfutation de Véclectisme^ pp. 270
et 271.
1. Cours de philosophie positive, tome I, Ire leçon, p. 34 et
suiv., 1830. Cfr. Examen du traité de Broussais sur l'irritation, 1828,
iléimprimé dans Système de politique positive, t. IV, p. 216.
2. E. Lerminier, Lettres philosophiques adressées à un Ber-
linois, pp. 86, 90, 94. Paris, 1833.
3. Pierre Lerqux, Réfutation de V éclectisme. Paris, 1839.
4. Leroux, pp. 77 et 85.
— 242 —
stériles et impuissantes parce qu'isolées de la physiologie ;
étranger au mouvement du siècle; ignorant de l'histoire;
sans tradition; sans racines spirituelles dans le passé;
sans idéal comme sans sympathie aucune pour le peuple;
ne connaissant d'ailleurs ni la misère des prolétaires, ni
la vie qui fermente au sein de notre époque ; sans religion
et n'en sentant pas le besoin {^), — cette réfutation pas-
sionnée était faite du point de vue particulier du Saint-
Simcnisme. Mais telle partie, par exemple l'examen de la
méthode psychologique de Cousin (^), mérite d'être rap-
prochée de la critique de Taine.
Taine fut sans pitié. Son livre (^) est comme un for-
midable coup de bélier dans la baraque qui abritait la
philosophie officielle. Rien ne reste debout. Entre les
mains de Cousin, la philosophie est devenue « une ma-
chine oratoire d'éducation et de gouvernement ». Le goût
de Cousin pour l'abstraction et pour les termes généraux,
sa hame de l'exactitude et du style précis ont fait de sa
philosophie « un monceau de phrases inexactes, de rai-
sonnements boiteux et d'équivoques visibles » : elle est res-
tée dans un coin, amie de la littérature, divorcée d'avec
la science. Cousin a réduit la psychologie à l'étude de la
raison et de la liberté, tandis que Jouffroy l'emprisonnait
dans une question de mots. L'impuissant système n'a eu
ni métaphysique ni logique: les sciences positives n'ont
reçu de lui aucune idée générale et directrice; leurs mé-
thodej se sont développées sans lui. Il a constamment
subordonné la science à la morale, commentaire du Vicaire
1. Leroux, pp. 66 et 70.
2 Leroux, pp. 90 et suiv.
3. H. Taine, Les 'philosophes français du XIX^ siècle. Paris, 1857.
— 243 —
savoyard, demandant à la religion place à côté d'elle et
réduit à lui offrir respectueusement un secours suspect.
« A titre de science, le spiritualisme n'est pas. Il n'a plus
l'air d'une philosophie » (^).
Renan (^) vint aussitôt couvrir Cousin de fleurs, —
jusqu'à l'en étouffer (''). Il se prononce même pour le spi-
ritualisme « qui est le vrai », et approuve Cousin d'avoir
proclamé que « l'âme est l'essence et le tout de l'homme ».
Mais aussitôt après il lui reproche d'avoir fait de la cul-
ture intellectuelle « une branche de l'administration publi-
que (*) ». Puis, amené à caractériser le talent de Cousin,
il trouve qu'il appartient encore plus à la littérature qu'à
la science : c'est un orateur qui s'est occupé de philo-
sophie. Son grand tort est de n'avoir pas assez compris le
côté progressif et vivant de la science; voilà pourquoi sa
philosophie a dégénéré en quelque chose d'aride, mettant
en phrases plus ou moins bien tournées une doctrine sup-
posée fixée une fois pour toutes. La tentative de cons-
truire la théorie des choses par le jeu des formules vides
1. Taine, pp. 285 et suiv.
2. E. Renan, De l'influence spiritualiste de M. Cousin. « Revue
'des Deux-Mondes », 1er avril 1858, p. 497.
3. « M. Cousin eût réussi en tout ce qu'il eût voulu entreprendre.
La nature l'avait doué de trop de dons pour qu'il pût ne demander la
gloire qu'à un seul, et, dans la foule des qualités qu'il joignit à celles
du philosophe, une seule eût suffi pour le bannir de cette sévère
phalange des chefs de la pensée abstraite, où chacun est marqué
au front d'un signe fatal. » (p. 506).
4. « En subordonnant ainsi la haute culture à la politique, en éta-
blissant en principe que l'Etat seul enseigne, et qu'un homme ne peut
communiquer oralement sa pensée aux autres à moins de se consti-
tuer le salarié de l'Etat, qui naturellement peut faire ses conditions,
le parti libéral a fondé un énorme instrument de tyrannie qui fera
courir les plus grands dangers à la civilisation moderne. Le moyen
âge était plus vraiment libéral. Abélard n'eut à demander aucune
autorisation pour réunir autour de lui sur la montagne Sainte-Gene-
viève les foules qui désiraient l'écouter. » (p. 513).
— 244 —
de l'esprit est une prétention aussi vaine que celle du
tisserand qui voudrait produire de la toile en faisant aller
sa navette sans y mettre du fil. La philosophie, conclut
Renan, doit devenir savante. Chaque branche des connais-
sances humaines a ses résultats spéciaux qu'elle apporte
en tribut à la science universelle. Les principes généraux,
qui seuls ont une valeur philosophique, ne sont possibles
qu'au moyen de la recherche érudite des détails. La psy-
chologie, en particulier, « l'ancienne psychologie, envi-
sageant l'individu d'une manière isolée », doit faire place
à une « histoire de l'esprit humain qui sera la vraie
philosophie de notre temps» (^). Car au delà de l'individu
il y a l'espèce, qui a sa marche, ses lois, sa science,
science autrement féconde et attrayante que celle des
rouages intérieurs de l'âme humaine... Cette science étu-
diera l'humanité comme la plus grande réalité qui soit ac-
cessible à l'expérience, pour suivre les lois de son mouve-
ment et déterminer, s'il se peut, son origine et sa des-
tinée (2j.
1. Renan reprenait là, sans le dire, une idée d'Auguste Comte.
« Si l'on envisage les fonctions intellectuelles sous le point de vue
dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit'
humain en exercice. » {Cours de philosophie positive, t. I, l^e leçon,
p. 33, 1830). « Les lois des fonctions intellectuelles et morales ne
peuvent être découvertes et établies que par la sociologie. » (Système
de politique positive, 1851, t. I, p. 622). « En regardant la biologie
comme ébauchant l'étude de l'existence humaine, d'après celle des
fonctions végétatives et animales, la sociologie fait seule connaître
ensuite nos attributs intellectuels et moraux, qui ne deviennent assez
appréciables que dans leur essor collectif. » (Ibid., t. II, p. 437-438).
Cfr. Examen du traité de Broussais, p. 221.
2. Cfr. E. Renan, Les sciences de la nature et les sciences
historiques. Lettre à Marcellin Berthelot, dans « Revue des Deux-
Mondes », 15 octobre 1863. Ici Renan est déjà moins indulgent pour
r>éclectisme : « Les philosophes de l'école littéraire, hostiles ou indif-
férents aux résultats venant des sciences naturelles, seront toujours
fermés au véritable progrès ».
— 245 —
La résistance, cette fois, fut presque nulle. Cousin
s'était défendu opiniâtrement contre les catholiques. Ses
disciples cédèrent devant les positivistes.
Caro, le premier, tout en luttant pour le maintien de
certaines positions, reconnut de bonne foi ce qui manquait
à la philosophie spiritualiste : Elle s'était isolée du mou-
vement des sciences physiques, naturelles, historiques qui
touchent par tant de côtés à la science philosophique et
qui ont le grand avantage de renouveler l'étude de
l'homme universel, idéal, abstrait, en la mettant en contact
perpétuel avec la réalité vivante, sous la double forme
de la nature et de l'histoire Q-).
Il devient nécessaire, conclut Vacherot, que la philo-
sophie spiritualiste adopte un système d'attaque et de
défense plus approprié à l'état de la science positive. Il
faut qu'elle ne craigne pas de descendre sur le terrain de
la science elle-même (^).
Paul Janet confessa mélancoliquement que l'école
avait menti à ses promesses. Lorsque Jouffroy, — écrivit-
il, en rééditant le Traité des facultés de Vâme de Garnier,
■ — esquissait, en 1826, l'idée et la méthode de la science
psychologique, il semblait qu'une nouvelle école allait
naître. L'on peut dire aujourd'hui que dans cette école,
longtemps appelée l'école psychologique, c'est précisé-
ment la psychologie qui a été le moins cultivée. Le
Traité des facultés de Vâme de Garnier est le seul monu-
ment de la science psychologique de notre temps {^).
1. E. Caro, L'idée de Dieu et ses nouveaux critiques ,186^ ;
chap. VIII.
2. E. Vacherot, Essais de philosophie critique, p. 26. Paris, 1864.
3. Paul Janet, Avant-propos à la 2^ édition du Traité des facultés
de rame par A. Garnier. Paris, 1865.
Morale et sociologie.
^7
246
Pourtant Janet (i) prétendait maintenir le « dogme fon-
damental » de l'école et « sa vraie conquête scientifique »,
à savoir que « la psychologie est distincte de la physio-
logie et qu'elle est la base de toutes les sciences philoso-
phiques » P).
Mais il concéda à Taine et à Renan que le spiritua-
lisme devait essayer de suivre les savants sur leur propre
terrain et faire l'épreuve de ses doctrines en les con-
frontant avec les faits physiques, chimiques et physiolo-
giques. La philosophie renouvelée chercherait notamment
à tirer de^ sciences extérieures une idée philosophique
et raisonnée des corps et une idée de la nature... (^).
Ravaisson pouvait donc, dans son rapport de 1867,
constater que l'éclectisme, quoique encore en possession
presque partout de l'enseignement public, «avait beau-
coup perdu de son crédit et de son influence (^) ».
Pour Renouvier, l'école éclectique « avait cessé de
vivre », ne laissant rien dans l'histoire de la philosophie,
pas même un point de logique ou de métaphysique élu-
cidé ou approfondi (^).
1. Paul Janet, La crise philosophique. Paris, 1865.
2. La crise, p. 2.
3. Ihid., pp. 101 et 106.
4. F. Ravaisson, La philosophie en France au XIX^ siècle,
1867, p. 34.
5. Ch. Renouvier, L'infini, la substance et la liberté. « Année
philosophique », 2™^ année, Paris, 1869. — « L'éclectisme, avait-il écrit
l'année précédente, est manifestement devenu une école qui possède
et ne saurait justifier de ses titres de propriété, qui jouit et ne
travaille points mais en dehors de laquelle se produit tout ce qui
a quelque vie autre que d'emprunt, quelque activité ne serait-ce
qu'éphémère, et ne serait-ce même que nuisible, mais enfin de celles
qu'on ne peut en aucun cas soupçonner d'être un fruit d'influences
et de positions ou l'insp" ration d'une grâce d'Etat. » (Ch. Renouvier,
De la philosophie du XIX^ siècle en France, dans « L'Année philo-
sophique », ire année, p. 3. Paris, 1868.)
— 247 —
Positivistes et matérialistes ne demandaient pas mieux
que de reprendre la place vacante {^).
Et Vacherot, après une nouvelle et pénétrante analyse
de la situation faite au spiritualisme par les trois écoles
rivales — matérialiste, positiviste et critique — constatant
que le divorce paraissait aussi complet que jamais entre
le spiritualisme et la science, — Vacherot se demandait
anxieusement si une conciliation était encore possible {^).
Alors, en même temps que Taine, dans Y Intelligence,
étudiait les faits psychiques d'après une méthode nouvelle
en France (^), M. Th. Ribot, y introduisant la psycho-
logie anglaise, proposa d'élargir l'idée de la psychologie
et d'en perfectionner la méthode (*).
En faire simplement la science de l'âme humaine,
c'est, dit-il, lui assigner un objet trop étroit; on en re-
tranche ainsi les faits psychologiques du monde animal, on
néglige les races inférieures, on prend les facultés toutes
constituées sans s'occuper de" leur mode de développe-
ment; bref, la psychologie, au lieu d'embrasser tous les
phénomènes de l'esprit chez tous les animaux et de les
1. Voir notamment, dans la revue «La philosophie positive » que
Littré venait de fonder, E. LiTTRÉ, Les trois pMlosophîes^ t. I QuiHet
1867); et H. Stupuy, M. Cowsin et l'éclectisme, t. II (mars-avril 1868).
« La psychologie, disait Littré, ne peut être étudiée que dans et par
l'iorganisation cérébrale, laquelle à son tour dépend des lois de la
vie, comme la vie dépend des lois chimiques et physiques ; rien ne
s'y peut faire que par l'observation, l'expérience et la comparaison. »
{IjCS trois philosophies, p. 5).
2. Et. Vacherot, La situation philosophique en France. « Revue
des Deux-Mondes », 15 juin 1868.
3. Voir l'excellent essai critique de Paul NÈVE, La philosophie
de Taine, chapitre V. Louvain, Institut supérieur de Philosophie, 1908.
4. Th. Ribot, La psychologie anglaise contemporaine, 1870. Intro-
duction.
— 248 —
ccnsidérer dans leurs phases successives, prend simple-
ment pour objet l'homme adulte, blanc et civilisé (i).
La méthode consistant tout entière dans la réflexion
ou l'observation intérieure, ajoute-t-il, ne révèle pas tout
et ne suffit pas à tout. La méthode doit être à la fois
subjective et objective; cette dernière étudiera les états
psychologiques au dehors, non au dedans, dans les faits
matériels qui les traduisent, non dans la conscience qui
leur donne naissance; au lieu d'être personnelle comme
la simple méthode de réflexion, elle empruntera aux faits
un caractère impersonnel et moulera ses théories sur la
réalité.
Les suggestions de M. Ribot devinrent plus précises
et plus pressantes, quand, quelques années plus tard, il fit
connaître à ses compatriotes la psychologie allemande (^).
L'ancienne psychologie, dit-il, est condamnée. Elle reste
imbue de l'esprit métaphysique; l'observation intérieure,
l'analyse et le raisonnement sont ses procédés favoris
d'investigation; elle se défie des sciences biologiques. Les
questions y sont traitées par une méthode verbale. Fout se
passe en déductions, en argumentations, en objections et
en réponses. On finit par ne plus agir que sur des signes;
toute réalité a disparu et l'esprit solitaire se creuse obsti-
nément pour tirer tout de lui-même. La nouvelle psy-
chologie différera de l'ancienne par son esprit : il n'est pas
métaphysique; par son but: elle n'étudie que les phéno-
1. Auguste Comte avait déjà, en 1828, fait la même observation:
•.( La psychologie ne considère que l'homme adulte et parfaitement
sain, en faisant totalement abstraction des animaux et même de
l'homme dans l'état de développement imparfait ou d'organisation
dérangée. » {^Examen du traité de Broussais sur Virritation, p. 220).
2. Th. Ribot, La psychologie allemande contemporaine. Introduc-
tion. Paris, 1879.
— 249 —
mènes ; par ses procédés : elle les emprunte autant que
possible aux sciences biologiques.
Les idées nouvelles, renforcées par le courant socio-
logique naissant, firent leur chemin, non sans résistance
il est vrai (i), jusqu'à pénétrer dans les programmes de
l'enseignement.
C'est, — fit remarquer M. Boutroux, disposé d'ailleurs
aux concessions nécessaires — une véritable révolution:
on change le fondement et la méthode de la philosophie.
Elle reposait sur l'esprit: on entend la faire reposer sur
les choses. Elle était une action, un développement spon-
tané de la pensée: on en fait la représentation toute pas-
sive de telle ou telle face de la réalité extérieure (^).
Il s'agit, lui répondit M. Espinas, de savoir si l'en-
seignement de la philosophie créé en France par Cousin
doit subsister tel qu'il est ou même doit subsister absolu-
1. Voir notamment, dans la « "Revue internationale de l'ensei-
gnement », Blanchet, De l'enseignement de la philosophie dans les
lycées, 1881, t. II. — Beaussire, L'enseignement de la philosophie
avant les nouveaux programmes, 1882, t. III. — - BouTROUX, De
Vorganisation de l'enseignement philosophique dans les Facultés des
lettres, 1882, t. III. L'agrégation de philosophie, 1883, t. VI. — A. Es-
PINAS, L'agrégation de philosophie, 1884, t. VII. — Cfr. Et. Vache-
rot, Le nouveau spiritualisme, Paris, 1884.
2. E. BoUTROUX, De l'organisation de l'enseignement philosophique
dans les Facultés des lettres, p. 428. — Dans un mémoire présenté au
Congrès de Heidelberg (septembre 1908), M. Boutroux caractérisa,
à peu près dans les mêmes termes, la philosophie française contem-
poraine : « A partir de 1867, l'activité philosophique en France se
détourna de la dialectique abstraite, qui ne se donne d'autre fin que
l'analyse, la définition et la conciliation logique des concepts, pour
se mêler à l'ensemble des activités, scientifique, religieuse, artistique,
politique, morale, littéraire, économique par où l'homme entre directe-
ment en contact avec les réalités données. » (E. Boutroux. La
philosophie en France depuis 1867, dans « Revue de métaphysique
et de morale », t. XVI, p. 684).
250
ment. Deux systèmes sont en présence: l'un qui tend à
développer l'esprit en l'exerçant à vide sur lui-même, par
la gymnastique pure, l'autre qui veut joindre à ces exer-
cices formels une alimentation substantielle tirée du spec-
tacle des choses. La philosophie «scientifique» n'a en-
core qu'un très petit nombre de représentants dans l'en-
seignement supérieur, mais elle, est dans l'air ; livres et
revues la répandent partout {^).
M. Boutroux en convenait (^j. Il admettait même qu'il
fallait, dans le haut enseignement, priger, à côté des
chaires « magistrales » représentant la « philosophie consti-
tuée », des chaires « annexes » représentant les « tentatives
novatrices ». En particulier il lui parut légitime de créer
des cours annexes pour la psychologie physiologique et la
psychologie comparée (^).
Ce fut un rude coup pour le cousinisme. L'école psy-
chologique qu'avait avant tout voulu être l'éclectisme, ne
subsistait déjà plus que parce que l'éclectisme était resté
la philosophie officielle et prescrite. La création de ces
nouveaux cours — dont les résultats, au surplus, n'ont
peut-être pas répondu à l'attente des promoteiurs (*) — mit
décidément fin à son hégémonie dans l'Université.
1. A. EspiNAS, Vagrégation de philosophie, pp. 586 et 607.
2. « Considérez les publica,tioiis philosophiques actuelles, parcourez
les revues philosophiques : à icôtfé d'études sur Platon et Descartes^ sur
les lois du raisonnement, la certitude et l'obligation morale, vous
trouverez mainte recherche sur des sujets tels que: la vitesse des
transmissions nerveuses, la théorie des réflexes, l'irritabilité céré-
brale, le darwinisme, l'espace à n dimensions, les troubles du système
nerveux, les colonies animales, la sociologie, l'éthologie et l'ethno-
graphie. » (ÎBOUTROUX, L'agrégation, p. 865).
3. Boutroux, De l'org. de Venseign. philos., pp. 434 et 440.
4. A. BiNET. Une enquête sur l'évolution de l'enseignement de la
philosophie., dans « L'année psychologique », XlVc année, p. 207.
Paris, 1908. '
— 251 —
Il lui restait sa philosophie morale.
Celle-ci était représentée par Jules Simon (^), à l'épo-
que où Taine s'insurgea au nom de la science contre la
philosophie universitaire. Elle fut presque épargnée.
La morale, telle que la concevait Jules Simon, ne se
conclut ni d'une synthèse métaphysique du monde, ni
du spectacle de la nature, ni de l'histoire, ni même de la
science de l'homme ; elle est purement et simplement l'art
d'interroger la conscience morale et d'expliquer claire-
ment les réponses de l'oracle. « Il est inutile de raisonner
au delà. Avec ce maître on ne discute point. Nous portons
en nous l'idée de la justice et la notion du devoir. Il faut
renoncer à trouver la formule du devoir ailleurs que dans
la raison elle-même. Il faut obéir au devoir, parce qu'il
est le devoir » (^).
Avec cela, Jules Simon soutient qiie le premier ca-
ractère de la loi morale, c'est son universalité. « Elle ne
serait pas obligatoire si elle n'était pas universelle. Dès
que vous faites acception des temps, des lieux, des per-
sonnes, la conscience proteste, la loi est violée (^).»
E. Wiart fit remarquer que la conception de Jules
Simon rend impossible une vraie « science » morale : Si
les vérités morales sont des idées a priori, données par
l'intuition immédiate de la conscience, toute démonstra-
tion rigoureuse et tout ordre scientifique deviennent im-
possibles. En fait, dans ce système, on érige en vérités
naturelles et indiscutables, les principes de notre morale
1. Jules Simon, Le Devoir, 1854. — La religion naturelle, 1856.
La liberté, 1859.
2. J. Simon, Le devoir, pp. 266, 332, 361, 368.
3. J. Simon, La liberté, t. I, p. 36.
— 252 —
et de notre législation, c'est-à-dire les préjugés de notre
nation et de* notre temps. Comment concilier aussi la mo-
rale idéaliste avec la variété des mœurs et des opinions
chez les différents peuples et aux différentes époques? Si
une faculté identique chez tous les hommes, la conscience,
leur révèle immédiatement dans chaque circonstance la
seule conduite qui soit conforme à la loi morale, comment
se fait-il que les vérités les plus essentielles de la morale
aient été méconnues par des peuples entiers (^) ?
Vacherot fit des observations analogues {^), mais ses
critiques, pas plus que celles de Wiart, n'eurent alors de
l'écho.
Il fallut le concours d'événements tragiques pour atti-
rer l'attention sur la fragilité de la philosophie morale
et politique de l'éclectisme. Ces événements furent la
guerre franco-allemande et la Commune de Paris.
III. — Un article de la Revue des Deux-Mondes, qui
eut, dit M. Hanotaux (^), l'autorité d'un manifeste, ré-
suma l'impression première du « lettré bourgeois » après
les sombres événements.
« La banqueroute de la Révolution française, — gé-
mit E. Montégut, auteur de l'article, — est un fait accom-
1. E. Wiart, Du principe de la morale envisagée comme science^
pp. 4, 164, 167. Paris, 1862.
2. « Les inspirations de la conscience toute seule ne suffisent pas
toujours pour guider la volonté dans ce dédale de relations, de situa-
tions, de conditions qu'on appelle la vie sociale. D'ailleurs, ce qu'on
nomme le sens commun n'est pas un fonds immuable de vérités
parfaitement définies ; dans l'ordre des notions morales, il varie
selon les temps, les lieux, les sociétés. » (E. Vacherot, Essais
de philosophie critique, 1864, p. 258).
3. G. Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, t. II,p.557.
— 253 -
pli... Voilà maintenant quatre-vingts ans qu'elle dure, et
nous savons moins qu'au premier jour, où il faut placer la
démocratie et quelle forme politique lui convient naturel-
lement. Elle* a créé cet état monstruieux de l'individualisme
et le pire de la ruine, c'est que nous sommes désormais
incapables de satisfaire, au moyen de ses doctrines, aux
exigences de notre peuple... L'honnêteté autant que la
prudence nous commande de prendre l'empirisme pour
guide, sans prévoir ni regretter, de ne vouloir que pour
l'heure présente (^). »
Tous ne restèrent pas, effarés et stupides, devant le
désastre. De différents côtés on se ressaisit. Et il se pro-
duisit simultanément plusieurs réactions qu'il serait ins-
tructif de comparer à celles que provoqua la Révolution
française.
Voici d'abord un groupe, d'allure martiale, ardent et
enthousiaste, uni par une généreuse pensée et mu par une
noble ambition. En possession d'une doctrine à laquelle il
croit d'une foi profonde, il se déclare, avec une loyale sin-
cérité, le parti de la contre-révolution, l'adversaire de
l'individualisme, le restaurateur décidé de l'organisation
corporative. Le marquis de la Tour du Pin est son distin-
gué théoricien (^) ; le comte A. de Mun, son orateur incom-
parable (^) ; l'œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers, son
intéressante mais éphémère création (*).
1. E. MONTÉGUT, OÙ en est la Révolution française? (« Revue
des Deux-Mondes », n» du 15 août 1871 ; t. XCIV, p. 872). — Renan
écrivait de son côté : « L'édifice de nos chimères s'est effondré comme
les châteaux féeriques qu'on bâtit en rêve. » (E. Renan, La
réforme intellectuelle et tnorale, 1872, p. 2).
2. De la Tour-du-Pin, Vers un ordre social chrétien. 1907.
3. A. DE MuN, Discours, t. I, 1888.
4. A. DE Mun, Ma vocation Sociale, 1908.
— 254 —
Voici encore un cortège d'hommes graves et réfléchis,
avertis par la pratique des affaires ou instruits par leurs
méditations sur l'histoire, de la complexité des questions
politiques et de l'insuffisance des solutions simplistes. Ils
se défendent d'avoir une théorie toute prête, mais ils ont foi
en la science et ils espèrent, de l'observation comparée
des peuples européens et de leurs institutions, recueillir de
précieuses leçons. Ils se rangent aux côtés de Boutmy qui
n'a pas de peine à leur faire admettre qu' « il n'y a point en
France d'enseignement organisé des sciences politiques »
et qu'il faut combler cette lacune. Boutmy propose de créer
une école dont l'enseignement serait « historique et cri-
tique par la méthode ». Des faits, sévèrement groupés,
clairement expliqués, savamment commentés, repris dans
le passé sur un espace assez long pour qu'on puisse déter-
miner la courbe qui marque leur direction future: voilà,
dit-il, la matière du véritable enseignement des sciences
politiques. Les théories vagues et absolues, les lieux com-
muns oratoires ne doivent pas avoir de place dans une
étude sérieuse et pratique (^j. Guizot et Laboulaye, en des
lettres publiées(2j, se rallient au projet. Taine, dans un arti-
cle du Journal des Débats {^), lui donne sa précieuse
adhésion. « La connaissance des faits, dit-il, servira à limi-
ter le champ du rêve, de l'extravagance et de l'erreur.
Notre ignorance est déplorable; les trois quarts des gens
cultivés raisonnent en politiques de café. La science engen-
. .1. Frojel d'une Faculté libre des sciences politiques, « Revue
politique et littéraire », nP du 26 août 1871, p. 215.
2. Dans la « Revue politique et littéraire », nP^ du 14 octobre
1871, p. 368 et du 11 novembre 1871, p. 458.
3. N<> du 17 octobre 1871. L'article est intitulé: De la fondation
d'une Faculté libre des sciences politiques.
255
dre la prudence et l'étude minutieuse diminue le nombre
des révolutionnaires en diminuant celui des théoriciens.
L'étude comparée des constitutions de l'étranger modérera
notre manie de fabriquer à la volée une Constitution par-
faite et notre habitude de mettre à bas, au nom d'un
principe abstrait, celle que nous avons. » Bref, comme le
disait si bien M. Béchaux dans un récent article, «on avait
abusé des axiomes et des théories absolues ; il fallait obser-
ver, grouper, et commenter les faits; ce fut là le pro-
gramme des fondateurs ; /). » — L'Ecole libre des sciences
politiquej fut inaugurée le 10 janvier 1872 {^).
Un troisième groupe — des naturalistes, des médecins,
des ingénieurs — serré autour de Littré, mettait sa foi en
la philosophie positive et son espérance dans la sociologie.
L'opposition actuelle de la Sociologie à la Morale philo-
sophique est née dans ce milieu de savants positivistes.
Certes, les deux groupes précédents réagissaient aussi,
chacun à sa manière, contre les théories politiques de la
Révolution et contre le Droit naturel enseigné à l'Univer-
- 1. BÉCHAUX, La vie économique et le mouvement social. « Le
Correspondant », nP du 10 octobre 1908, p. 187.
2. Voir Séance d'ouverture de l'Ecole libre des sciences politiques
dans « Revue politique et littéraire », janvier 1872, p. 706. —
L'Ecole a-t-elle répondu complètement aux espérances de ses fonda-
teurs? Il est permis d'en douter, à lire le discours, empreint de
mélancolie, que M. Anatole Leroy-Beaulieu prononça, au mois de
janvier 1908, lors de l'inauguration du monument élevé à Boutmy.
« Boutmy, dit-il, s'était flatté de former ici une élite à laquelle
serait spontanément revenue, au moins pour une large part, la direc-
tion des affaires publiques... Devant une jeune démocratie ambi-
tieuse et impatiente, confiante en ses forces et en ses lumières, et
défiante de tout ce qui ne lui semble pas sortir de son propre fonds,
le plus malaisé n'est pas de former une élite, mais bien de lui assurer,
en politique surtout, le légitime ascendant que réclame pour elle
l'intérêt public et peut-être le salut même de notre démocratie. » (Un
monument à la mémoire d'Emile Boutmy, dans. « Le Temps », nO du
13 janvier 1908).
— 256 —
site. Mais dans l'entourage du comte de Mun on était
plus occupé d'oeuvres et de réformes sociales que de con-
troverses philosophiques, — quoique M. de Mun ne laissât
point, certain jour, d'opposer, en un superbe discours, la
morale chrétienne à la morale rationaliste de Jules Si-
mon (^). A l'Ecole de Boutmy, d'autre part, on évitait, par
méthode, par tempérament ou par tactique, les polémiques
doctrinales, et un large éclectisme y présidait au recrute-
ment des professeurs; c'est ainsi que Paul Janet y pro-
fessa dès la première année, après que Taine eut pro-
noncé le discours d'ouverture (^). — Il y eut plus de com-
bativité chez les amis et disciples de Littré.
Les sociologues d'aujourd'hui sont ingrats pour Littré.
Ils devraient au moins lui reconnaître le mérite d'avoir été,
trente ans durant, le conservateur entêté du musée com-
tiste.
Converti en 1840 à la philosophie positiviste (^), Lit-
tré voua à Auguste Comte un véritable culte, exaltant son
génie, défendant sa mémoire et rééditant pieusement le
Cours de 'philosophie positive. Il le suivit longtemps comme
un « maître infaillible » et ne laissa jamais "de le proclamer
son «puissant initiateur»!*). Il eut lui-même depuis 1844
une tribune réservée dans le National pour propager le
positivisme. II y appréciait les événements et solutionnait
les problèmes du jour à la lumière de la sociologie — dont
1. Discours prononcé au Havre, le 15 janvier 1876. A. DE MUN,
Discours, tome I, p. 137.
2. L'Ecole libre des sciences politiques, 1871-1897. Paris. 1897.
3. E. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, 1863
Préface.
4. E. Littré, Conservation, révolution et positivisme, 2"^^ édition,
1879. Préface, p. V.
— 257 —
il lui advint parfois de s'exagérer le pouvoir éclairant (';.
Fidèle à la doctrine de Comte, il y combattit aussi —même
quand la démocratie coulait à pleins bords — les prin-
cipes de la politique métaphysique (^) que Jules Simon,
héritier de la pensée de Cousin, devait continuer à dé-
fendre comme la pure expression du droit naturel (^).
Leur confiance absolue en la Sociologie avait déjà, au
lendemain de la Révolution de 1848, inspiré à Comte et à
Littré la pensée de créer, dans le but d'exercer une action
1. Par exemple, dans son article Faix occidentale (publié dans le
« National », n^ du 18 novembre 1850, réimprimé dans Conservation,
révolution et positivisme, 1852, p. 253). Les défaites militaires de la
Russie en Crimée, de l'Autriche en Italie et en Allemagne, de la
France à Sedan et à Metz, de la Turquie dans les Balkans vinrent
cruellement démentir les prévisions de Littré sur la paix européenne.
Pasteur, dans son discours de réception à l'Académie française,
où il succéda en 1882 à Littré, tira parti de la déconvenue de ce
dernier, pour contester à la sociologie le caractère de science. Renan,
qui lui répondit, avoua aussi son scepticisme à l'égard des prétentions
scientifiques de la sociologie, mais fit justement observer que Littré
avait confessé son erreur. En effet, rééditant en 1879 son fameux
article sur la Paix occidentale, Littré l'a fait suivre de ces re-
marques : « Ces malheureuses pag«s sont en contre sens perpétuel
avec les événements qui se sont déroulés. Je me suis trompé. Je
ne jurais alors que par la parole du maître; et, pour la trouver
vraie je faisais violence aux faits positifs, j'écartais les signes ma-
nifestes » (E. Littré, Conservation, révolution et positivisme, 2^'^ édi-
tion, 1879, p. 480).
2. « La formule révolutionnaire « Liberté, égalité » considérée
en elle-même^ révèle aussitôt son origine métaphysique; elle repré-
sente, non pas une condition réelle des choses, mais une notioin
subjective, une idée que l'esprit s'était faite d'une société normale
à la fin du dix-huitième siècle. La conception de l'égalité est
incompatible avec la nature des choses » (E. Littré, De la devise
révolutionnaire: Liberté, égalité, fraternité; « Le National», no du
9 juin 1851 , reproduit par E. Littré, Conservation, révolunon et
positivisme, 1852, p. 304). Cfr. Des hases scientifiques du nouvel
ordre bodal (<. National, » 23 juillet 1849; Conservation, etc., p. 75).
3. « La raison, par sa propre force, pose et consacre tous les
principes de la loi naturelle... La. Déclaration des Droits de l'homme
c'est le dogme de la loi naturelle... La Révolution a fait succéder
le droit naturel au privilège » (J. SiMON, La liberté, t. I, pp. 27,
28 et 147).
— 258 —
politique, une «Société positiviste» (i). Dans un rapport
présenté à la Société, on proposait notamment d'organiser
à l'Ecole polytechnique un cours de Sociologie (^).
Littré reprit cette idée et fonda, au début de 1872,
une «Société de Sociologie » (3). C'est de cette société
qu'est issu le mouvement d'études sociologiques dont, par
ignorance ou par oubli des origines, on désigne M. Es-
pinas comme l'initiateur (*) et dont M. Durkheim est ac-
tuellement considéré comme le représentant le plus qua-
lifié.
La Société de Sociologie, disent les statuts, a pour but
l'étude scientifique des problèmes sociaux et politiques
(article 1). Conformément aux principes propres à la philo-
sophie positive, elle adniet que ses travaux doivent avoir
exclusivement pour base l'examen des lois naturelles qui
règlent la constitution et la marche des sociétés (article 2).
Les séances de la Société ont lieu les 2^ et 4^ jeudi de
chaque mois, à 8 heures du soir, au local de la Société,
rue de Seine 16 (article 22).
1. Comte entendait « rester seul juge de l'aptitude intellectuelle
et morale de tous ceux qui demanderaient à y entrer. » La première
condition indispensable de l'incorporation était « une suffisante
adhésion à l'esprit général du Positivisme »; il fallait au moins
« adopter le Discours sur l'esprit positif » (E. LiTTRÉ, Auguste Comte
et la philosophie positive, p. 592).
2. Rapport à la Société positiviste par la commission chargée
d'examiner la nature et le plan de Vécole positive destinée surtout
à régénérer les médecins. Paris, mars 1849.
3. La fondation est annoncée dans « La philosophie positive »,
revue dirigée par E. Littré et G. Wyrouboff, Paris, n'^ de mars-avril
1872, tome VIII, p. 298.
4. « En 1877 » — disait M. Boutroux au Congrès de Philosophie
de Heidelberg (septembre 1908). — « Alfred Espinas publia un
ouvrage intitulé: Les sociétés animales, (im peut être considéré comme
le point de départ du mouvement sociologique actuel » (E. Bou-
TROUX, La philosophie en France depuis 1867, dans «Revue de
métaphysique et de morale » Paris, novembre 1908; t. XVI, p. 692).
— 259, —
Les mémoires lus aux séances de la Société, ont pour
objet des questions d'une grande généralité. 11 y en a une
série sur la classification de la sociologie et la division de
la société en sections (i) ; d'autres proposent des plans ou
esquisses pour un traité de sociologie (2) ; d'autres encore
traitent de la mésologie ou de l'influence du milieu, en
particulier sur nos idées et nos mœurs (^). Un des plus
intéressants est celui du D"^ Clavel sur la morale (*).
La Société de Sociologie vécut à peine deux ans. Elle
s'était avant tout préoccupée de définir la science sociale
et d'en déterminer les méthodes. Après de longues discus-
1. Ceux de G. Wyrouboff, de de Bagnaux, du D^ Clavel, de
G. Hubbard, dans la séance du 8 février 1872. (« La philosophie
positive », no de mars-avril 1872, tome VIII, pp. 302,313, 323, 331.
2. Ceux de E. Littré, dans la séance du 23 mai 1872 (ibid.
tome IX, p. 153) et de Guarin do Vitry, dans la séance du 26 juin
1873 (ibid. t. XII, p. 5). -- Cfr. le mémoire de Gaétan Delaunay,
Programme de sociologie ou d'histoire naturelle des sociétés. Paris, 1872.
3. Ceux du Dr Bertillon, dans la séance du 9 mai 1872 (ibid.,
t. IX, p. 309), d'E. Jourdy, dans la séance du 24 octobre 1872 (ibid.,
t. X, p. 155) et encore du D^ Bertillon, en 1873 (ibid. t. XI^
p. 468).
4. « L'individu n'obtient la moralité que de la vie sociale; il
ne tire de son organisation propre que l'égoïsme et la méchanceté;
il tire de l'organisation sociale, l'altruisme et la bonté... L'être
moral et sa conscience varient constamment avec le groupe social
dont ils font partie... Chaque religion et chaque forme sociale
a sa morale.. La morale est restée un « art » jusqu'à l'époque
actuelle... La « science » des faits moraux devra, en premier lieu,
circonscrire nettement les faits qui lui appartiennent spécialement.
Puis il faudra rechercher dans l'organisation sociale quelles sont les
conditions réelles du bien et du mal. La science fondée sur les
faits doit dire, après avoir formulé le bien, dans quelles circonstances
il sera praticable et dans quelles circonstances doit triompher le mal. »
(Dr Clavel, Mémoire sur la morale, lu à la Société de sociologie
dans ses séances des 13 et 27 février 1873, publié dans « La
Philosophie positive », tome X, p. 445). — Le Dr Clavel lut encore,
dans la séance du 8 mai 1873, un mémoire sur la décadence du
principe thé.ologique dans les sociétés modernes (ibid., t. XII,
p. 146).
— 260 —
sions, il fut reconnu qu'aucune des opinions exprimées,
aucune des classifications proposées n'était la bonne. Le
travail collectif devenait dès lors impossible. La société
disparut.
L'échec fut sensible aux fondateurs. Six ans plus tard.
Wyrouboff s'en trouvait encore troublé : « La sociologie,
dit-il, n'est jusqu'à présent qu'une ébauche de science, une
esquisse approximative... Après plus de trente ans d'ef-
forts, une sociologie abstraite, telle qu'elle devait être d'a-
près les idées de M. Comte, n'a pu être créée. La loi des
trois états a été reconnue pour une loi purement empiri-
que ; aucune autre loi n'a été trouvée, aucune prévision
n'est encore possible. La voie indiquée par M. Comte
s'est trouvée stérile, tout au moins insuffisante) (^j. »
Littré de son côté ajournait ses espérances : « M. Comte
a vu dans la philosophie positive les éléments d'une doc-
trine sociale, et il pense qu'elle produira un régime poli-
tique qui lui sera homogène. Dans ces termes généraux,
dit Littré, je le pense comme lui; mais il faut avouer que
nous sommes loin encore d'une pareille issue. . . Bien des de-
grés intermédiaires doivent être franchis, avant que le so-
ciologiste puisse déterminer avec clairvoyance l'ordon-
nance sociale, quelle qu'elle doive être, congénère à la con-
ception positive du monde... La politique scientifique qui
émane des enseignements de la sociologie, a, pour le mo-
ment du moins, peu de vertu pour prévoir les événements
et les contingences. Les prévisions ne sont jusqu'à pré-
sent admissibles en sociologie que dans des limites très
restreintes {^). »
1. G. Wyrouboff, La Sociologie et sa méthode (« La Philosophie
positive », t. XXVI, p. 5).
2. E. Littré, Conservation, révolution et positivisme, 2^^ édition,
1879, pp. 216, 307, 483.
— 261 —
Si elle ne répondait pas à l'attente de ses fondateurs,
la Société de Sociologie eut pourtant des résultats appré-
ciables.
D'abord elle provoqua des initiatives, tout au moins
curieuses. Telle cette proposition d'Hipp. Stupuy de sup-
primer l'Académie des sciences morales et politiques et de
créer une section de sociolog-ie à l'Académie des scien-
ces (^). Tel encore le projet, cher à Littré, d'une Ecole su-
périeure des sciences positives, — qui fut développé par
Wyrouboff, dans un discours à la loge maçonnique la
Clémente Amitié, en la fête anniversaire de la réception
du F.-. Littré, le 9 juillet 1876 (^). Dans le plan exposé
par Wyrouboff, on aurait enseigné en six semaines les
mathématiques, l'astronomie, la physique, la chimie, la
biclogie, la science sociale, c'est-à-dire « les lois du monde
inorganique, les lois du monde animé, les lois du mou-
vement des sociétés » (^).
1. H. Stupuy, Deux mesures opportunes. Mémoire présenté à
M. Jules Ferry, ministre de l'instruction publique. (« La Philoso-
phie positive », no de juillet-août 1879, t. XXlII, p. 4.)
2. Le discours du F.*. Wyro'uboff a paru dans une brochure de
la Bibliothèque franc-maçonnique intitulée Loge française et écossaise
de la Clémente Amitié, Fête anniversaire de la réceptio7i du F'.
Littré. Paris, chez le concierge du Grand Orient, rue Cadet, 16, 1876.
— Le discours de réception de Littré dans la franc-maçonnerie a
été publié par lui-même dans ses Fragments de philosophie positive
et de sociologie contemporaine, p. 596, Paris, 1876.
3. Antérieurement Wyrouboff avait apprécié sans bienveillance
la création de l'Ecole libre des sciences politiques. Relevant parmi
les noms des professeurs celui de Paul Janet, il ne dissimula pas
son mépris : « Que pourra dire de scientifique sur la réforme sociale,
l'auteur qui a fait un volume sur le cerveau et la pensée, sans avoir
jamais fréquenté un amphithéâtre ou un laboratoire, et qui a nié
formellement l'existence des lois fatales réglant la marche des
sociétés ? » Et Wyrouboff terminait en disant : « Nous avons créé
déjà, pour ceux qui travaillent en dehors de la métaphysique, une
société de sociologie; nous pourrons, peut-être, créer, pour ceux qui
veulent s'instruire, une école libre des sciences sociales. » Wyrou-
boff, L'école libre des sciences politiques, dans « La Philosophie
positive », n» de janvier-février 1873, t. X, pp. 120 et 123).
Morale et sociologie. i8
262.
, Un autre pffet de la Société de Littré fut d'éveiller des
vocations sociologiques, celles par exemple de Guarin de
Vitry, de M. de Roberty, de M. Espinas, qui poursuivi-
rent leur destinée avec des chances diverses. La pensée de
M. de Roberty est, dans ses nombreux écrits, restée con-
fuse comme elle l'était dans les longues Notes sociologiques
qu'il publia de 1876 à 1878 chez Littré 0). Le nom de
M. Espinas est devenu célèbre; les historiens de la socio-
logie et de la philosophie (2) le proclament l'initiateur de
la sociologie contemporaine en France. Quant au pauvre
Guarin de Vitry, qui le connaît? qui en parle?... Les posi-
tivistes ont substitué au dogme de l'immortalité de l'âme
la théorie de la survivance dans la conscience d'autrui (^).
Il est honteux qu'ils laissent dans l'oubli, après avoir peut-
être profité de son labeur, un des meilleurs d'entre eux.
Membre de la Société de Sociologie, Guarin de Vitry
y avait présenté V Esquisse d'un traité de sociologie {^).
Après la dissolution de la Société il publia, dans la « Phi-
1. DE Roberty, Notes sociologiques, dans « La Philosophie posi-
tive », t. XVI. pp.! 177 et 326; t. CXVII, pp. 95, 192 et 336; t.
XIX, p. 397; t. XX, pp. 57 et 250; t, XX,I, p. 113.
2. E. DURKHEIM, La sociologie en France. — E. Boutroux,
La philosophie en France depuis 1867.
3. L. Lévy-Brùhl, La philosophie d'Auguste Comte, pp. 392
et 409. Paris, 1900.
4. Séance du 26 juin 1873. — Il y montre que la sociologie a
réellement un objet propre, attendu que l'être social représente une
puissance supérieure de la vie, est comme un mode d'existence d'un
degré plus élevé: L'être collectif — constitué d'êtres agissants, sen-
tants et pensants, chacun dans son individualité — a, dit-il, sa
personnalité, son évolution propre, son mouvement d'assimilation et
de désassimilation, sa croissance, son apogée, ses maladies, son
déclin et sa dissolution. — C'est la contrainte qui réunit et maintient
les agglomérations humaines ; d'invisibles liens enchaînent si étroite-
ment l'individu à ses ancêtres et à ses contemporains, qu'il doit
suivre la direction commune et mesurer son pas sur le leur; mais
l'adhésion des parties constituantes du corps social a cela de ca*
— 263 —
losophie positive », des Considérations sur la constitution
de la science sociale {^).
La plupart des conceptions de Guarin de Vitry sont
aujourd'hui des lieux-communs de la littérature sociolor
gique ; on les retrouve, à la lettre même et sans attribution
d'origine, dans les écrits des maîtres honorés de la science
sociale {^). Quand on pense que l'auteur n'était point infor-
mé de la littérature allemande, que ni les Gedan'ken de Li-
lienfeld, mleBau und Leben de Schaeffle, ni les Principles
of Sociology de Spencer n'avaient paru, — on doit recon-
naître que son essai est un travail de puissante originalité,
bien supérieur aux Règles de la méthode sociologique que
M. Durkheim publia vingt ans plus tard. Qu'on en juge
par le résumé que nous donnons ci-dessous en note (^).
ractéristique qu'au lieu d'être matérielle, elle est idéale et volontaire.
Ce qu3 l'on pourrait appeler l'âme d'une société, c'est-à-dire sa
synthèse intellectuelle et morale, résulte d'une élaboration séculaire
à laquelle ont concouru tous ses ancêtres. (Guarin de Vitry, Es-
quisse d'un traité de sociologie dans « Philosophie positive », t.
XII, p. 5).
1. Guarin de Vitry, Considérations sur la constitution de la
science sociale, dans « La Philosophie positive », 1875 et 1876, t. XIV,
p. 404; t. XV, p. 170; t. XVI, pp. 41 et 393; t. XVII, p. 352.
2. Comparez, par exemple, la conception sociologique de M. Durk-
heim, exposée plus haut dans notre chapitre II, avec V Esquisse et
les Considérations de Guarin de Vitry.
3. La sociologie doit, — dans la conception de Guarin de Vitry,
— se limiter à l'étude des collectivités humaines qui ont pris cons-
cience d'elles-mêmes; les phénomènes de pécorisme ou grégarisme
chez les sauvages ou même chez les animaux peuvent toutefois
faire utilement l'objet d'une pré-sociologie. Ainsi une étude appro-
fondie des populations primitives présenterait un immense intérêt
pour découvrir les racines de nos moeurs et de nos institutions. —
Dans les limites indiquées la sociologie est une véritable psycho-
logie *), car les manifestations psychiques les plus hautes, les senti-
*) Pour Gaétan Delaunay, au contraire, la sociologie est « la
Biologie des Sociétés ». — En énonçant et en développant — en
1872 dans son Programme de sociologie — la théorie organiciste,
Delaunay a devancé Lilienfeld, Schâffle et Spencer. Les sociologues
positivistes lui ont fait le même sort qu'à Guarin de Vitry; ils ont
perdu son souvenir.
— 264 —
Guarin de Vitry avait, après Gaétan Delaunay, signalé
l'utilité de recherches sur le pécorisme ou le grégarisme
ments moraux et religieux, les combinaisons transcendantes de la
pensée, ne se produisent que dans l'homme social et sont à la
fois facteurs et produit de la sociabilité. — L'état présent des sciences
sociales, c'est le morcellement, le manque de coordination; cha-
cune creuse son sillon, ignorante des autres- Plusieurs heureusement
entrent spontanément dans la véritable voie, celle de l'observation
et de l'expérience; c'est le cas des études sur le droit comparé,
sur la morale et la psychologie comparées, sur l'histoire des insti-
tutions. De nouvelles disciplines se créent, dont la méthode est
pareillement toutie positive : l'ethnologie, l'archéologie, l'étude des
mœurs et des coutumes, la science du langage et celle des religions,
la statistique. Toutes ces études fragmentaires et actuellement sans
lien commun sont les ramifications ou les racines de la sociologie.
Celle-ci viendra et en sera la synthèse. — Est-elle possible? de-
niandera-t-on. Travailler à la constituer est la vraie manière d'en
prouver la possibilité. — La sociologie n'a depuis Comte fait
aucun progrès; elle est encore incapable de résoudre un problème de
politiique sociale ou de permettre une prévision. Cet arrêt de
développement provient d'une erreur de méthode : on a voulu
donstituer la sociologie abstraite avant d'avoir conduit au degré
suffisant une exploration systématique des phénomènes qu'elle doit
intégrer dans ses généralisations. Il faut d'abord faire la morphologie,
la physiologie et la classification des divers types de sociétés. Pré-
tendre avant cela constituer l'anatomie et la physiologie générales
ou la biologie abstraite des sociétés, c'est vouloir commencer par
la fin. — La biologie peut fournir à la sociologie une direction,
des indications générales et de fécondes analogies ; mais ce pré-
cieux concours ce disoejosera nullement de l'observation et de
l'analyse directe des phénomènes sociaux. — Il faut renoncer aussi
au postulat d'Auguste Comte d'après lequel toutes les sociétés,
passées et contemporaines, représenteraient des phases différentes
d'une seule et même évolution. L'évolution sociale se déroule sui-
vant divers plans de structure. — Le sociologue doit, pour ne pas
s'égarer dans ses investigations,, prendre certaines précautions : 1° dis-
cipliner son imagination; 2F> écarter les considérations absolu;»
et ne jamais perdre de vue que tout;, dans ce monde, se trouve lié
à une foule d'antécédents et de concomitants ; 3° conserver l'im-
partialité d'esprit ; pour le sociologue, le droit, la politique, la morale,
la religion des sociétés sont des faits naturels. — Les procédés
de la méthode sociologique sont l'observation, l'expérience, la com-
paraison, la classification. L'histoire est un immense laboratoire
oii nos pères et nos contemporains ont accumulé les expériences.
Sans la considération de la longue chaîne des antécédents, qui ont
façonné la société actuelle et formé nos habitudes, nos mœurs.
— 265 —
des animaux ; elles devaient, dans sa pensée, servir à con-
stituer une présociologie. En 1877 — avec la prétention
nos institutions, les phénomènes les plus importants nous resteraient
ciomplètement inintelligibles. La sociologie dispose aussi d'un autre
procédé fécond, qui lui est presque exclusif, c'est la statistique. C'est
sur les investigations de la statistique comparée dans le temps,
que se fondera la détermination de la direction et de la vitesse
de l'évolution du corps social et de ses organes essentiels. Les don-
nées de la statistique pourront s'exprimer en courbes graphiques,
et la comparaison de ces courbes pourra révéler des rapports inat-
tendus. Par exemple, si l'on trouve constamment à peu près pa-
rallèles les courbes qui exprimeront le nombre des mariages annuels
avec celles qui retraceront le produit des récoltes, on découvrira une
relation directe entre l'abondance et les mariages, comme on en
trouvera une inverse entre le degré de la prospérité publique et le
nombre des délits. Mais il ne faut pas nourrir d'illusion sur la
possibilité ou l'efficacité de l'emploi des mathématiques hors des cas
les plus généraux et les plus faciles de la sociologie, à cause ide
la multitude des facteurs variables qui peuvent venir compliquer les
phénomènes les plus simples en apparence. — Quelle voie suivre
dans la recherche statique, pour déterminer les conditions d'existence
des sociétés? Il faudra analyser d'abord la société dont nous faisons
partie, pour en rechercher les bases fondamentales ; ensuite contrôler
par l'analyse comparée des autres sociétés contemporaines, des
sociétés barbares et même des peuplades les plus arriérées : ce que
nous aurons trouvé partout et toujours, sera évidemment un élément
constitutif de la société en général. Une fois déterminées les fonc-
tions cardinales de la société, il faudra d'abord considérer isolément
chacune d'elles, — la famille, la propriété, la religion, la morale,
le droite le gouvernement, le système militaire, etc. — dans chacune
des sociétés actuelles et passées, pour en découvrir le caractère, les
conditions et l'objet. Quand nous serons arrivés là, il resteta à dé-
terminer les relations mutuelles des diverses fonctions dans chacun
des différents types de sociétés. On s'efforcera de déterminer, par
exemple, à quelle forme religieuse correspond naturellement et
normalement telle constitution de la famille, de l'industrie, du gou-
vernement, tel caractère de la littérature et des beaux-arts, tel
avancement des sciences, telle direction de la pensée philosophique,
telle physionomie générale de la population. Le but final sera la
détermination des conditions d'existence des sociétés connues, et,
par une suprême abstraction, de la société en général. Ainsi se
constituera la morphologie sociale. — Pour découvrir les conditions
d'évolution des sociétés, on suivra la marche inverse. On partira des
types les plus simples pour remonter aux organisations les plus
compliquées, en observant comment, de degré en degré, les fonc-
tions d'abord confuses, se subdivisent, se spécifient et se coordon-
— 266 —
de faire de la sociologie et non pas seulement de la pré-
sociologie (0, — M. Espinas publia un essai sur les sociétés
animales, et le présenta comme thèse de doctorat à la
Faculté des lettres de Paris.
Ce banal incident de la vie académique fut un évé-
nement doublement important.
La sociologie n'était jusqu'alors cultivée et honorée
que par les rares disciples de Comte ou par les amis de
Littré — des mathématiciens, des naturalistes, des méde-
cins, ou, comme Guarin de Vitry, des ingénieurs. Elle
était ignorée ou méprisée par les représentants du spiritua-
lisme cO'Usinien qui avaient le culte exclusif et jaloux de la
philosophie littéraire. Or voici que, sous la forme d'une
thèse de doctorat, la Sociologie pénètre dans leur monde
fermé, dérangeant leurs habitudes mentales et contredi-
sant leur conception étroite de la philosophie. Cette inva-
sion de la Sociologie, coïncidant avec l'apparition de la
psychologie physiologique, fut, aux yeux des chefs de la
pensée abstraite, « une véritable révolution ». Les traces
de leur émoi se retrouvent, plusieurs années après, sous
la plume de M. Boutroux (^j.
nent, et en cherchant à déterminer la caractéristique de chacune
des formes sociales dont la succession s'est déroulée dans l'histoire.
— Pour fournir aux sociologues les matériaux indispensables, il
est urgent de rédiger un questionnaire de sociolog-ie comparée.
Chaque observation doit être consignée sur une carte volante, por-
tant, avec un numéro, un titre et des sous-titres. Ces cartes ou
fiches seront classées par casiers et numéro, avec un répertoire
alphabétique. — Certes, au premier abord, l'œuvre esquissée pa-
raîtra gigantesque, mais que le travail soit réparti par â^es histo-
riques et par fonctions sociales entre divers érudits, chacun se
chargeant de ce qui rentre dans la spécialité de ses études, toute
difficulté ^disparaîtra.
1. A. Espinas, Des sociétés animales, 2me éd. 1878, p. 210.
2. E. BouTROUX, De V organisation de V enseignement philosophique
dans les Facultés des lettres, 1882. — L'agrégation de philosophie, 1883.
— 267 —
Ce n'est pas tout. En s'aventurant dans les régions
austères et prétentieuses de la philosophie officielle, la
Sociologie, qui avait grandi en liberté, s'y trouva face à
face avec la Morale. Paul Janet et Caro faisaient, en
effet, partie du jury chargé de juger la thèse de M. Espi-
nas (1). Cette rencontre de la Sociologie et de la Morale
manqua de cordialité.
Ce ne fut pas la faute de M. Espinas. Il avait cherché
à démontrer la possibilité d'un modus vivendi entre les
deux disciplines. Il s'était efforcé de rassurer les repré-
sentants de la Morale spiritualiste sur les disposition^
conciliantes des sociologues (2). Bien plus; lui qui, vingt-
cinq ans après, dans un accès de phobie religieuse, devait,
sans une preuve d'ailleUirs, affirmer qu' « il ne peut y
avoir de sociologie chrétienne» (^), — il s'abrita, pour se
faire accepter par ses juges, théistes ou chrétiens, sous
le patronage du théocrate Joseph de Maistre (*).
1. A. Espinas, Des sociétés animales, 2™^ éd., p. 313, note 1.
2. « Le caractère a priori des prescriptions de la conscience peut
se concilier avec l'origine historique que la sociologie assigne aux
sentiments dont elles donnent la formule abstraite. Les lois néces-
saires de l'existence sociale s'imposant à l'esprit par la transmis-
sion héréditaire, par l'éducation, par les influences inévitables du
milieu, ne pourraient-elles pas être regardées comme la volonté de
Dieu même qui se manifesterait à nous par l'intermédiaire de la
nature? Il est beau, par exemple, de croire qu'en se livrant, suivant
une impulsion héréditaire aux affections domestiques et patriotiques,
on conspire avec la Providence pour la réalisation de l'ordre univer-
sel et le développement de la civilisation. » (A. Espinas, Des sociétés
animales, 2^ éd., pp. 145-146).
3. A. Espinas, Etre ou ne pas être, ou Du postulat de la sociologie^
«Revue philosophique », mai 1901, t. Il, p. 459.
'4. « Nous avouons ne pas comprendre pourquoi, après que Joseph
de Maistre (esprit clairvoyant sans aucun doute, autant que convaincu')
a cru nécessaire d'accepter les théories sociologiques pour échapper
aux théories du Contrat social, pourquoi, disons-nous, un spiritualiste
de nos jours, théiste ou chrétien, se montrerait plus difficile? » (ES-
PINAS, Soc. anim., p. 144).
— 268 —
Cependant Paul Janet l*oblig-ea à supprimer llntroduc-
tion historique de sa th-èse, « parce qu'il ne voulait pas, »
a-t-il raconté lui-même, « en effacer le nom' d' A. Comte » (^).
Cinq ans plus tard, M. Espinas prit sa revanche. ïl
attaqua de front les philosophes spiritualistes, — en parti-
culier Janet et Caro — «adversaires de la science empi-
rique des sociétés» (2).
Il contesta à la Morale qu'ils enseignaient, le carac-
tère de science: La science a pour objet non ce qui doit
être mais ce qui est; elle est étrangère en elle-même à
toute idée d'obligation ou de pr^escription impérative.
Il critiqua ensuite leur méthode : La morale et la poli-
tique spiritualistes sont une vaste série de déductions
reposant sur la même conception a priori que la construc-
tion géométrique des droits de rhomme. M. Caro, quand
il écrit: «Il y a un ensemble de droits naturels inhérents
à l'homme, parce que l'homme est une personne, c'est-
à-dire une volonté libre», — se rattache ouvertement à
la tradition a priori du xviii^ siècle, et pose les mêmes
principes, suivant la même méthode. Cette méthode qui
tend à substituer, dans tous les débats politiques, les ver-
dicts de la conscience morale aux enquêtes de faits, pro-
duit au lieu d'une théorie scientifique, une pratique arbi-
traire et intolérante. La doctrine politique française n'est
rien moins qu'une vérité démontrée. Scientifiquement, la
déclaration des droits de l'homme, toute la religion révo-
lutionnaire n'est qu'un immense postulat.
Il dénonça enfin leurs principes : Les « immortels
!
1. A. Espinas, Être ou ne pas être, p. 449.
2. A. Espinas, Les études sociologiques en France. « Revue
philosophique ». 1882. Tome XIII, p. 565 et t. X'JV, pp. 337 et 509.
— 269
principes » de 89 ne nous peuvent fournir aucune solution
précise sur les problèmes d'organisation sociale les plus
urgents. Leurs conséquences naturelles conduisent à un
individualisme dangereux, à l'anarchie toute pure. —
L'enseignement de la morale spiritualiste, ajouta-t-il (^),
n'est pas exempt de toute responsabilité dans la naissance
et le crédit croissant des utopies radicales. Nos radicaux
prétendus naturalistes rééditent J. Simon, qui vient de
Rousseau.
Pau] Janet s'affligea d'abord de ces attaques. « Dans
ce temps-là », — dit-il, en évoquant l'époque où Cousin
proclamait que « la vraie morale est celle qui conduit à
la liberté politique » — « dans ce temptô-là, les esprits
éclairés et cultivés aimaient la société dans laquelle ils
étaient nés et ils y croyaient; ils n'en étaient pas encore
venus à se servir de l'érudition et de la critique pour dé-
noncer les illusions des libertés modernes » f^).
Puis il prit contre la Sociologie la défense des « im-
mortels principes », essayant de démontrer que les Droits
de l'homme ne sont pas une invention idéologique née
d'une métaphysique arbitraire (^).
Mais, dans l'intervalle, M. Fouillée avait publié une
brillante réfutation de la morale kantienne et de la mo-
rale spiritualiste de Janet (*), et ce fut un encouragement
pour les sociologues (^).
On connaît le reste et comment M. Durkheim —
1. A. ESPINAS, L'agrégation de philosophicy p. 601.
2. P. Janet, Victor Cousin et son œuvre, 1885, p. 95.
3. P. Janet, Histoire de la science politique, 3e éd., t. I, Intro-
duction de la 3e édition. Paris, 1887.
4. A. Fouillée, Critique des systèmes de 7norale contemporaine^
1883.
5. A. ESPiNAS, jSire ou ne pas être, p. 449.
270
initié à la sociologie par des précurseurs français, illustres
ou obscurs, et par d'éminents maîtres allemands — op-
posa la science des mœurs à la philosophie morale et
rompit avec la méthode et les théories du Droit naturel...
C'est le conflit, arrivé à cette phase de son dévelop-
pement, que, dans un livre déjà fameux, M. Lévy-Brùhl
expose à sa manière.
Habile metteur en scène, M. Lévy-Briihl présente la
rivalité de la Sociologie et de la Morale dans un décor
aux perspectives indéfinies. Les moralistes et les philo-
sophes, qui tiennent dans la pièce les vilains rôles, sont
des personnages vagues, des physionomies imprécises,
sans âge et sans nationalité. Le spectateur ébloui ne sait
pas trop bien où ni quand le drame se passe. Il finit par
comprendre que, sous les coups de la Sociologie, inventée
par M. Durkheim, c'est l'édifice séculaire de la philo-
sophie morale et sociale tout entière qui s'écroule en
ruines. ; -
La réalité, l'histoire vraie, est tout autre.
La Morale dont le sort se joue dans ce conflit, est,
en fait, le système de J.-J. Rousseau et de l'école
éclectique.
Rousseau, Cousin, Jouffroy, Damiron, Jules Simon,
Janet, Caro ont prétendu, de la notion de l'individu
humain, déduire, par le seul raisonnement, des règles de
conduite et des principes d'organisation sociale, valables
pour tous les temps et pour tous les pays.
Le premier, avec son droit naturel révolutionnaire,
a bouleversé l'édifice politique; les autres, avec leur droit
naturel conservateur, n*ont pas réussi à le stabiliser.
— 271 —
La doctrine, dangereuse ou suspecte, a provoqué l'op-
position des hommes d'ordre, soucieux de paix et de
progrès.
La méthode, prétentieuse et insuffisante, a ligué con-
tre elle les savants, ennemis du verbalisme.
Plus vive à deux moments — après 1795 et après
1870 — parce qu'elle était stimulée par les événements
tragiques, la réaction a persisté tout le long du siècle.
Nous en avons seulement, dans ce chapitre, relevé cer-
taines expressions.
De notre exploration dans le passé il résulte ce-
pendant :
1^ Que la Sociologie contemporaine et son conflit avec
la Morale ne constituent pas une nouveauté ; ils né repré-
sentent qu'un incident particulier d'une opposition et d'un
mouvement déjà anciens.
2'' Que la Morale avec laquelle la Sociologie entre
en lutte, est le Droit naturel, tel que l'ont échafaudé
Rousseau et l'école éclectique. — Or s'il se rencontre dans
l'histoire, des systèmes de philosophie morale et sociale
analogues au leur, il s'en trouve d'autres aussi, de con-
• ce:ption et de structure différentes. Par conséquent, le
conflit de la Morale et de la Sociologie, réel sans doute,
est en même temps nettement limité. Le grand défaut du
livre de M. Lévy-Brùhl est de n'avoir pas indiqué ces
limites. , .
272 —
CHAPITRE VII.
VERS LA SOLUTION (i).
Des philosophes, émus par la vigoureuse attaque de
M. Lévy-Brùhl contre «les morales théoriques», se sont
défendus et ont même pris l'offensive.
1. Bibliographie: G. Aslan, L*expérience et Vimmition en morale,
Paris, 1908. — A. Bayet, L'idée de Bien, Paris, 1908. — J. Baylac,
Deux systèmes récents de morale, « Revue de philosophie », Paris,
1er septembre 1907. — La science morale et la sociologie, « Bulletin de
littérature ecclésiastique » publié par l'Institut catholique de Toulouse,
Paris, année 1903. — BÉLQT, Etudes de morale positive, Paris, 1907. —
La morale positive. Examen de quelques difficultés, « Bull, de la Soc.
franc, de philos. », t. VIII, Paris, 1908. — E. BOUTROUX, Morale
et religion, « Revue des deux Mondes », Paris, l^r septembre 1910.
— F . Bureau, La crise morale dans les sociétés contemporaines, « Bull,
de la Soc. franc, de philos. », Paris, 1908. — G. Cantecor, Ija
science positive de la morale, « Revue philosophique », t. LVII,
Paris, 1904. — Études de morale positive par M. Belot, « Revue de
métaphysique et de morale », t. XVI, Paris, 1908. — A. Darlu, Le
Congres de la Ligue de renseignement à Amiens et la morale scien-
tifique, « Revue politique et parlementaire », t. XLIV, Paris, 10 avril
1905. — J. De Gaultier, La dépendance de la morale et Vindé-
pendance des mœurs, Paris, 1907. — A. de Gomer, Le prohlème
moral et la science, « Revue de philosophie », t. VI„ Paris, 1906. —
— J. Delvolvé, L^ organisation de la conscience morale, Paris, 1906.
— nationalisme et tradition, Paris, 1910. — L'efficacité des doctrines
morales, « Bull, de la Soc. franc, de philos. », t. IX, Paris, 1909. —
G. De Pascal, IJn nouveau défenseur de Vidée corporative, « L'As-
sociation catholique », t. LUI, Paris, 1902. — M. Deslandres, Jja
crise de la science politique et le prohlème de la méthode, Paris, 1902. —
Ch. DUNAN, La morale positive, « Rev. de métaph. et de mor. ».
t. XVIII, Paris, 1910. — E. DURKHEIM, Réponse à une enquête sut
la morale sans Dieu, « La Revue », t. LIX, p. 306, Paris, 1905. —
La sociologie religieuse et la théorie de la connaissance, « Revue de
métaph. et de mor. », t. XVII, Paris, 1909. — Examen critique
— 273 —
M. Lévy-Briihl, tout en répondant à leurs critiques,
a jugé nécessaire de « mettre mieux en lumière ce qu'il
s'était proposé d'établir » (^j.
Il n'avait nullement, assure-t-il, eu rintention d'«ap-
des .systèmes classiques sur les origines de la pensée religieuse^ <c Revue
philosophique », t. LXVII, Paris, 1909. — A. Espinas, La philosophit
sociale du X.VJ1L' siècle et la Révolution, Paris, 1898. — E. Faguet,
La démission de la morale^ Paris, 1910. — P. Fauconnet, La morale
et la science des mœurs, « Revue philosophique », t. LVII, Paris,
1904. — A. Fouillée, La science des mœurs remplacer a-t-elle la
morale?' « Revue des deux Mondes », Paris, 1er octobre 1905. —
La morale scientifique^ « Revue politique et parlementaire », t. XLV,
Paris, 1905. — P. Gaultier, L'idéal moderne, Paris, 1908. — M. Gil-
LET, Le sens commun et la métamorale, « Revue des sciences philo-
sophiques et théologiques », Paris, 20 janvier 1910. — D. GusTi, Die
sociologische Richtung in der neuesten Ethik, « Viertel-Jahrsschrift fiir
wissenschaftliche Philosophie und Sociologie », 32. Band, Neue
Folge VII, 1908. — H. Hôffding, On the relation hetween Sociology
and ethics, « The american Journal of Sociology », t. X, Chicago
1905. — A. Landry, Principes de morale rationnelle, Paris, 1906. —
A. Naville, La morale conditionnelle, « Revue philosophique »,
t. LXII, Paris, 1906. — D. Parodi, Le problème moral et la pensée
contemporaine, Paris, 1910. — M. Pradines, L'erreur morale établie
par Vhistoire et l'évolution des systèmes, Paris, 1909. — F. Rauh,
L'expérience morale, Paris, 1903. — Science et conscience, « Revue
philosophique », t. LVII, Paris, 1904. — La morale comme technique
indépendante, « Bull, de la Soc. franc, de philos, », t. IV, Paris,
1904. — H. SiDGWiCK, The Relation of Ethics to Sociology, « Inter-
national Journal of Ethics », t. X, Philadelphie, 1899. — G. So-
REL, Ijes théories de M. Durkheim, « Le devenir social », t. I, Paris,
1895. — G. Tarde, Criminalité et santé sociale, « Revue philoso-
phique », t. XXXIX, Paris, 1895. — D. Thomae Aquinatis, Opéra
omnia. Venetiis, 1593.
1. Lévy-Brûhl, La morale et la science des mœurs. Réponse à
quelqwes critiques (« Revue philosophique », Paris, juillet, 1906 ;
t. LXII, p. 1). — Les critiques auxquelles M. Lévy-Briihl répond,
sont celles de la « Revue de métaphysique et de morale , sup-
plément de juillet 1903; de M. Bélot, En quête d'une morale posi-
tive, dans la « Revue de métaphysique et de morale », juillet et
septembre 1905; de M. Cantecor, La science positive de la mo-
rale, dans la « Revue philosophique », mars et avril 1904 ; et de
M. Fouillée, La science des mœurs remplacer a-t-elle la morale? dans
la « Revue des deux Mondes », l^r octobre 1905.
— 274 —
porter un nouveau traité de morale », car il n'ambitionne
point de «constituer une morale».
Il n'avait pas non plus, en préconisant de créer une
science des mœurs, entendu prononcer l'interdit sur la
métaphysique : « Libre à la métamorale de s'attacher aux
problèmes de la destinée de l'homme, du souverain bien,
etc. et de continuer à y appliquer sa méthode tradition-
nelle ». — Déjà M. Durkheim avait fait cette distinction
entre la science, cultivée par les sociologues, et la méta-
physique, abandonnée aux philosophes (^).
Il s'agit exactement, dit M. Lévy-Briihl, de rompre
avec une méthode et d'en adopter une nouvelle: « La
question soulevée ne porte que sur l'objet et la méthode
d'une science ».
Ces éclaircissements n'étaient pas superflus. Car n'a-
vons-nous pas vu M. Durkheim conclure un volumineux
essai de sociologie, en proclamant que « notre premier de-
voir actuellement est de nous faire une morale » {^) ? K 'est-
il pas obsédé aussi par le problème, — métaphysique
1. « La science de la morale n'est en opposition avec aucune
espèce de philosophie, car elle se place sur un tout autre terrain.
Il est possible que la morale ait quelque fin transcendante que
l'expérience ne peut atteindre ; c'est affaire au métaphysicien de s'en
occuper » (E. Durkheim, Division du travail social, V^ éd., préface,
p. II). « Il est possible qu'il y ait une morale éternelle, écrite dans
quelque esprit transcendant ou bien immanente aux choses et dont
les morales historiques ne sont que des approximations succes-
sives : c'est une hypothèse métaphysique que nous n'avons pas à
discuter » (Ibid., p. 22). « La science de la morale n'a pais à con-
naître de la doctrine qui voit en Dieu le créateur de la morale.
La question n'est pas de notre ressort. Les causes secondes sont
les seules dont nous ayons à nous occuper » (E. DURKHEIM, Le
suicide, p. 359, note 1).
2. E. Durkheim, De la division du travail social, 2^ éci, p. 406^
275
d'après M. Lévy-Briihl, ^ du fondement du devoir (^)?
— Certes les sociologues prétendent que leur méthode est
indépendante de toute philosophie et que la sociolog"ie
n'a pas à prendre parti entre les grandes hypothèses qui
divisent les métaphysiciens {^). Mais, en vérité, ils ont
sur des questions métaphysiques, — celle de l'âme (^), par
exemple, et celle de Dieu (*), — des idées faites et des
solutions arrêtées, empruntées aux systèmes dont ils ont
d'aventure subi l'influence. Or, leurs opinions sur ces
problèmes fondamentaux se retrouvent constamment mê-
lées à l'exposé de leur méthode sociologique. Si leur
contradicteur ne fait pas mieux qu'eux-mêmes la dissocia-
tion nécessaire, la discussion s'égare facilement ou reste
confuse. Il faut, par conséquent, savoir gré à M. Lévy-
Briihl d'être venu préciser l'objet du débat.
Puisqu'il s'agit exclusivement de méthode, quelle est
celle que la sociologie condamne?
C'est, rappelons-le, celle des philosophes qui construi-
sent de toutes pièces une soi-disant science pratique,
appelée la morale ou le droit naturel (^). Ils supposent con-
nue la nature humaine, individuelle et sociale et, forts de
cette connaissance, ils prescrivent aux individus et aux
collectivités des règles de vie et des principes d'organi-
1. Voir plus haut, pp. 108 et 149.
2. E. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2^ éd.,
p. 172.
3. « Il n'est pas nécessaire d'ima^ner une âme. Toutes nos
pensées sont dans le cerveau » (E. Durkheim, Représentations indi-
viduelles et représentations collectives, p. 297). « Nous n'admettons
pas plus d'âme substantielle dans la société que dans l'individu »
(E. Durkheim, Le suicide, p. 14, note 1.)
4- <^ Je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et
pensée symboliquement » (E. DURKHEIM, Détermination du fait
moral, dans « Bulletin de la Société française de philosophie >\
t. VI, p. 129).
5. Voir plus haut, chap. I. ' > - ^. • ^ i ..
— 276 —
sation. Règles et principes sont géométriquement déduits
d'un idéal, déterminé par chacun au gré de ses aspira-
tions, mais posé par tous comme un axiome. La nature
Tiumaine restant par définition identique à elle-même,
préceptes et lois prétendent à une valeur universelle, dans
le temps et dans l'espace...
J.-J. Rousseau s'est servi de cette méthode contre
la société de son temps.
Victor Cousin, au contraire, les philosophes bour-
geois de la monarchie de juillet et leurs continuateurs
l'ont utilisée en faveur de l'ordre et au profit des insti-
tutions établies.
Depuis et avant Grotius, d'autres que Rousseau et
les éclectiques en ont usé à des fins diverses.
Mais il serait inexact d'affirmer avec M. Lévy-Briihl
qu'il n'y eut point, dans le passé, des systèmes de phi-
losophie morale et sociale, autrement compris et diffé-
remment construits.
En particulier, — et nous tâcherons de le montrer
dans ce chapitre — l'idée qu'au treizième siècle saint
Thomas d'Aquin avait de l'éthique et de la politique n'est
point celle que dans la suite on s'est faite du droit naturel.
No'us ne parlons point, ce disant, des solutions par lui
données aux questions; aussi n*allons-nous pas examiner
le contenu de sa doctrine. Mais nous essayerons d'ex-
poser la méthode de sa science morale et politique. Ce
n'est pas la préoccupation ordinaire des auteurs qui étu-
dient le système thomiste: ils sont habituellement plus
curieux de ses théories que de sa méthode. Les règles
de celle-ci n'ont d'ailleurs pas été exposées systémati-
quement par lui-même; force est de les dégager de l'en-
semble de son œuvre.
— 277 —
1. Le domaine de la Morale.
Saint Thomas, les philosophes de l'école de Cousin
et les sociolog-ues contemporains délimitent et subdi-
visent différemment le domaine qui est, d'après le pre-
mier, celui de la philosophie morale; d'après les seconds,
celui du droit naturel; d'après les derniers, celui de la
science des mœurs.
Saint Thomas commence par constater l'existence
d'une morale individuelle et d'une morale sociale. La
première régit la conduite des individus, quel que soit
d'ailleurs l'objet ou le terme de leur activité; la seconde
règle les mouvements des collectivités, en particulier de
la famille et de l'Etat.
L'une et l'autre doivent, d'après lui, former l'objet
d'une science distincte; la science sociale se subdivise
même en science de la société familiale et science de la
société politique.
Le fondement de cette division et de cette subdivision
gît danj ce fait que la famille et l'Etat ne sont pas
purement des sommes d'individus; ce sont des groupes
dont chacun forme un tout doué d'une vie propre; et,
entre eux, ils ne diffèrent pas seulement quantitativement,
en plus ou en moins: ce sont des réalités spécifiques,
formellement distinctes l'une et l'autre.
Il en résulte que, d'après saint Thomas, il y a lieu
de diviser la philosophie morale en trois parties : la mo-
rale individuelle, la morale domestique, la morale poli-
tique (O-
1. Ordo actionum voluntariarum pertinet ad considerationem
moralis philosophiae... Homo autem naturaliter est pars alicujus
Morale et sociologie. 19
— 278 —
Nous savons déjà, pour avoir étudié leur méthode (}),
que les moralistes critiqués par l'Ecole sociologique, né-
gligent ces distinctions. Ne voyant dans la société qu'une
collection, ils dérivent de la nature de l'individu les pré-
ceptes de la vie collective et ils font de la science sociale
une simple déduction de la science morale.
Quant aux sociologues, ils assignent comme matière
à la science des mœurs les « faits moraux ». — Mais
qu'entendent-ils par là?
On sait l'importance extrême qu'ils attachent aux dé-
finitions préliminaires {^). Observant les choses en elles-
mêmes et du dehors, au lieu de rester dans l'idéologie;
écartant les prénotions, pour ne pas substituer à la réa-
lité une vue de l'esprit; groupant les phénomènes, en
multitudinis... domesticae... civilis... Hoc totum, quod est civilis
multitiido vel domestica familia, habet solam unitatem ordinis, se-
cundum quam non est aliquid simpliciter unum. Et ideo pars ejus
totius potest habere operationem quae non est operatio totius. Habet
nihilominus et ipsum totum aliquam operationem quae non est
propiia alicujus partium sed totius. Non autem ad eamdem scien-
tiam pertinet considerare totum quod habet solam ordinis unitatem
et pariei ipsius. Et inde est quod moralis philosophia in très partes
dividitur. Quarum prima considérât operationes unius hominis ordi-
natas ad finem quae vocatur monastica. Secunda autem considérât
operationes multit'udinis domesticae quae vocatur oeconomica. Tertia
autem considérât operationes multitudinis civilis quae vocatur poli-
tica (S. Thomas, In decem lïbros Ethicorum, lib. I, lect. 1). —
Dlversi fines sunt bonum proprium unius et bonum familiae et bonum
civitatis et regni (S. Thomas, Summa theologica, 11-^ H^^^ q. 47^
art. 11). — Bonum commune civitatis et bonum singulare unius
personae non differunt solum secundum multum et paucum, seà
secundum formalem differentiam. Alia enim est ratio boni communis
et boni singularis, sicut alia est ratio totius et partis. Et ideo Phi-
losophus dicit quod non bene dicunt qui dicunt civitatem et domum,
et alia hujusmodi, dif ferre solum multitudine, et paucitate, et non
specie (S. Thomas, Summa theologica, 11^ IJae^ q. 53, art. 7, ad 2"^).
1. Voir plus haut, p. 223.
2. Voir plus haut, pp. 30 et 55.
— 279 —
tenant compte de la nature des choses ; proscrivant toute
élimination arbitraire — ce sont les règles prescrites par
M. Durkheim (') et dont il nous assure (^) qu'elles sont
l'expression de sa pratique personnelle — ils doivent avoir
abouti à des résultats de valeur objective et indiscutable.
Or, M. Durkheim est décevant, et sa pensée fuyante
est insaisissable.
Il définit les faits moraux tantôt par leur caractère
apparent, tantôt par leur fonction.
A l'observateur qui les considère du dehors, ils se
révèlent, dit-il, comme « des règles de conduite sanc-
tionnées ou obligatoires » (^). Et sur cette constatation il
s'appuie pour démontrer que la société est la source de la
morale, et cela par le raisonnement suivant : L'obligation
qui caractérise les règles morales est la preuve qu'elles ne
sont pas l'œuvre de l'individu (*), car nous ne pouvons
pas nous obliger nous-mêmes (^). Dieu étant écarté comme
une hypothèse non scientifique, la morale ne peut venir
que de la société (^). Tout ce qui est obligatoire est d'ori-
gine sociale (^) ; en particulier les croyances et les pra-
tiques religieuses («). « La morale individuelle même est
au plus haut point sociale, car ce qu'elle nous prescrit de
réaliser, c'est le type idéal de l'homme tel que le conçoit
la société » {^). — On ne peut s'empêcher d'être surpris
1. Règles de la méthode sociologique, chap. II.
2. Ihid., Introduction.
3. De la division du travail social^ l^e édit. Introduction.
4. Représentations individuelles et représentations collectives, p. 294
5. La science positive de la morale en Allemagne, p. 139.
6. Le suicide, p. 359.
7. De la définition du phénomène religieux, p. 23.
8. Ihid., p. 23. « Rites et dogmes sont l'œuvre de la société. »
9. Détermination du fait moral, p. 133.
— 28a —
en lisant ensuite, sous la signature de M. Durkhetim,
cette réponse récemmtent faite par lui à M. Fouillée :
« Nous ne soutenons pas qu'il n'existe absolument rien
de moral ou d'immoral qui ne soit d'origine sociale. Une
affirmation aussi catégorique et à priori n*atirait rien de
scientifique » {^).
Quand il définit les règles morales par leur « carac-
tère interne », il pousse plus loin, à Fendroit de la morale
individuelle, l'exclusivisme aprioriste. La fonction prati-
que qu'il assigne à la morale est « de rendre possible la
société, de sauvegarder les grands intérêts collectifs » (^).
« Quant à ce que l'on appelle la morale individuelle, si
Pon entend par là un ensemble de devoirs dont l'individu
serait à la fois le sujet et l'objet, c'est une conception
abstraite qui ne correspond à rien dans la réalité.
L'homme n'est un être moral que parce qu'il vit en so-
ciété; faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale
s'évanouit du même coup, n'ayant plus d'objet où se
prendre (3)». — Voici cependant que M. Durkheim s'ou-
blie à soutenir des thèses de morale individuelle, à savoir
que, dans l'intérêt et pour le bonheur do l'individu, «les
passions doivent être limitées » (*) et que « le suicide doit
être classé au nombre des actes immoraux » (^). — Mais,
après, il se reprend à soutenir que «la morale ne peut
avoir pour objectif que la société et non la perfection de
l'individu» (^). — Quand là-dessus Rauh lui objecte que
l'existence de devoirs individuels est un fait dont la réalité
1. E. Durkheim, « Année sociologique », t. X, p. 360. Paris,
1907.
2. La science positive de la morale en Allemagne, p. 38.
3. De la division du travail social, 2^ éd., pp. 394, 395.
4. Le suicide, p. ,272. ,
6. Jbid., p. 369.
6. Détermination du fait moral, p. 115. -
281
est indéniable {^), il répond: « Je ne me suis jamais oc~
cupé des principes de l'action individuelle» i^)...
Au bout de cet examen, nous nous trouvons en pré-
sence d'une seule définition objective : celle de saint Tho-
mas, Il se place, lui, en face de la réalité et l'exprime
adéquatement, sans en rien exclure, sans y rien con-
fondre. L'existence de préceptes réglant les actes et les
démarches volontaires des individus est un datum. L'exis-
tence de lois présidant à l'organisation des institutions,
de la famille et de l'Etat en particulier, est un autre datum.
Saint Thomas les relève tous deux en ayant égard à
leur différence spécifique.
Au contraire, les sociologues contemporains n'oint pas
1. « Il y a, dit Rauh, des devoirs d'homme à homme, des devoirs
humains (devoirs de justice, de pitié) que la conscience considère
comme extra-sociaux; il y a des devoirs individuels de l'individu à
l'égard de lui-même (honneur, dignité personnelle) et des devoirs
qui lient directement l'individu à ,l 'individu, comme tel et non
qomme membre de la collectivité (amitié, amour). Dans tous ces
car, la conscience admet des obligations extra-sociales... On peut se
demander si une partie de la morale ne serait pas aussi peu sociale
que la psychologie ou la physiologie ; ce serait celle qui a pour
objet d'établir une certaine hiérarchie des fonctions psychiques et
de poser des principes de conduite conformes à cette hiérarchie:
celui-ci, par exemple, que la maîtrise de ses passions vaut mieux
que l'abandon au plaisir... Les devoirs extra-sociaux sont, de toute
façon, réels » (« Bulletin de la Société françafse de philosophie »,
1906, t. VI, pp. 202 et 207).
2. « Bul. de la Soc. fr. de phil., » t. VI, p. 208.
Ce qui augmente encore la confusion des idées de M. Durkheim,
c'est qu'il donne à la même expression tantôt un sens objectif,
tantôt un sens subjectif. Une fois (p. ex,, dans la Division du travail
social, 2^ éd., p. 395), il comprend par « morale individuelle »
les devoirs dont l'individu est à la fois le sujet et l'objet. A d'autres
moments (p. ex., dans V Année sociologique, t. X, p. 360), il entend
par « morale individuelle » la vie morale des individus, c'est-à-dire
la manière dont chaque conscience particulière comprend, inter-
prète et applique les règles morales admises dans un milieu donné.
282.
réussi à donner des faits moraux une définition cor-
recte (1).
Explicitement on implicitement, ils méconnaissent,
s'ils ne la nient, l'existence ou la spécificité de la morale
individuelle. Ib n'expriment pas le réel, ils en excluent ar-
bitrairement des éléments ou y confondent ce qui est
distinct. Leurs définitions formulent ce qu'ils voudraient
que la morale fût ou devînt, pour être en harmonie avec
leurs prénotions métasociologiques. Elles ne sont pas ce
que M. Durkheim exige qu'elles soient lorsqu'il dit: «La
définition doit exprimer autre chose qu'une vue de l'esprit,
elle doit être une définition de chose, non de concept » (^).
2. La morale : science 'pratique.
Saint Thomas attribue à l'Ethique et à la Politique
le caractère de sciences pratiques (^).
1. La définitioii de M. Lévy-Briihl ne se caractérise point
par une grande précision. Il indique comme l'objet de la science
des mœurs : « l'ensemble des conceptions, jugements, sentiments,
usages, relatifs aux droits et aux devoirs respectifs des hommes
entre eux » (La morale et la science des mœurs, p. 101). — On ne
sait s'il oublie ou refuse d'admettre dans la morale les devoirs qui
ne rentrent pas dans le groupe: « devoirs des hommes entre eux. »
M. Bayet est, à cet égard, beaucoup plus catégorique: « L'art
moral, écrit-il, est essentiellement social. Il s'applique à des groupes
et s'attache à améliorer une réalité collective. Que veut-on qu'il
tente d'autre?... Il s'abstiendra d'intervenir dans la vie intérieure.
Hors le cas où l'intérêt collectif entre en jeu, rien, ni légalement
ni moralement, ne doit s'opposer au libre développement de l'in-
dividu. Toute règle imposée inutilement à sa pensée, à ses senti-
ments, à sa fantaisie même n'a pas de raison d'être... Il n'y a,
pas ici de vérité... pas de devoir... Comment décider, par exemple,
que la résignation est préférable à la souffrance? De quel droit
imposer la vie à celui qui n'en veut plus? » (La morale scienti-
fique, pp. 166 à 170).
2. E. Durkheim, Définition du socialisme. « Revue philoso-
phique », t. XX;XVI, p. 506.
3. Praesens negotium, scilicet moralis philosophiae, non est
283
Or, M. Lévy-Briihl n'admet d'abord point qu'aucune
théorie morale du passé ait eu en fait un caractère scien-
tifique : « Les morales théoriques n'ont jamais fait œuvre
de science ni entrepris l'étude objective de la réalité mo-
rale. Préoccupées d'établir rationnellement ce qui doit
être, elles ne s'attachent pas à l'étude patiente et minu-
tieuse de ce qui est. Elles spéculent abstraitement sur
les idées de bien, de mal, de mérite, de sanction, etc.,
tandis que, par un effort de dialectique déductive, les
systèmes de droit naturel établissent gravement ce que
doivent être la société, l'Etat, la famille, la propriété » (^).
— Au sens de M. Durkheim aussi, « toutes les construc-
tions dialectiques, dans lesquelles se complaisent d'ordi-
naire les moralistes, ne sont que des jeux de logiciens» (^).
Bien plus, il est impossible, d'après M. Levy-Brùhl,
que la morale théorique soit une science. Car la science
n'a d'autre fonction que de connaître ce qui est ; la morale
théorique au contraire est par essence législatrice: elle a
pour fonction de prescrire. La dénomination de « science
normative », usurpée par la morale, est contradictoire dans
les termes {^).
Examinons s'il faut souscrire, sans réserve, à cette
double affirmation de M. Lévy-Briihl.
propter conttemplationem veritatis, sicut alla negotia scientiarum
speculativarum, sed est propter operationem. Necesse est prescrutan
circa operationes nostras quales sint fiendae (Ethicorum, II, 2)...
Necesse est hanc scientiam (politicam) sub practica philosophia
contineri, cum civitas sit quoddam totum cujus humana ratio non
solum est cognoscitiva sed etiam operativa (Politicorum, Prologus).
1. L. Lévy-Brùhl, La morale et la science des mœurs, pp. 48, 60,
66, 126.
2. E. Durkheim, Réponse à une enquête sur la anorak sans
Dieu; dans La Revue, t. LIX, p. 306. Paris, 1905.
3. L. LÉVY-Brùhl, La morale et la science des mœurs, pp. 10-14.
— 284 —
Un fait, reconnu et signalé par lui (i), c'est l'exis-
tence, — avant l'apparition de toute théorie philosophique,
— d'une morale spontanée. Une société a déjà atteint
un certain degré de civilisation quand la science s'y
organise ; mais elle n'a pu, à aucun moment de son évo-
lution, se passer de règles morales et juridiques. Avant
que ces règles devinssent un objet d'étude, elles s'impo-
saient déjà aux hommes, dans le milieu où elles se trou-
vent admises. La tâche du théoricien de la morale n'est
donc pas nécessairement de prescrire ou de légiférer;
pour édicter des préceptes, il arrive même trop tard : c'est
déjà fait. — A quelle tâche cependant peut-il encore
s'adonner ?
A une œuvre d'historien, d'abord. Il recherchera, par
exemple, l'origine du Code en vigueur, ses transforma-
tions éventuelles et les influence|s diverses -qui les ont
amenées : Investigation désintéressée, qui n'implique pas
nécessairement chez son autelur le souci d'agir sur la
conduite des hommes.
S'il en a le tempérament, il s'appliquera à donner
aux préceptes déjà pratiqués un prestige nouveau, soit
en les ramenant à quelques principes premiers considérés
comme incontestables; soit en en pherchant la source
première dans l' intelligence et la volonté de Dieu; soit,
comme M. Durkheim, en les présentant comme des éma-
nations de la société, exaltée pour la circonstance à l'égal
d'une divinité. ;
A-t-il des goûts de réformateur, il pourra signaler
1. « Partout où existent des groupements humains, existent aussi
entre leurs membres des relations morales, c'est-à-dire qu'il s'y
présente des actes punis ou défendus et aussi des sentiments de
blâme, d'admiration, de réprobation, d'estime, pour les auteurs de
ces actes » (Lévy-Brùhl, La morale et la science des mœurs, p. 215).
— 285 —
rincohérence des dispositions entre elles, ou leur inadap-
tation au milieu transformé, ou l'absurdité de telles prati-
ques, ou la nocivité, non remarquée, de certains résultats.
Est-ce tout? Non. — Les efforts déployés par les
hommes pour atteindre aux fins qu'ils poursuivent, pro-
duisent de l'activité, engendrent des habitudes, inspirent
des lois, créent des œuvres. Pourquoi ne pas noter la
conduite morale des individus et en enregistrer les con-
séquences ; suivre le fonctionnement des institutions et
en acter les résultats ? Doit-on s'interdire a 'priori de sup-
poser que, de la régularité observée dans la nature phy-
sique, il ne se retrouve rien dans le monde moral ? Là on
recherche avec succès le rapport stable qui unit les phé-
nomènes à leurs causes. Ne serait-il pas possible de déter-
miner aussi, fût-ce avec une précision moindre, les effets
ordinaires des gestes humains, individuels et collectifs?
Saint Thornas le pensait. L'objet de la science morale
et sociale est précisément, d'après lui, de dégager, de l'en-
chevêtrement des contingences variables, le lien constant
entre les pratiques suivies et les résultats , obtenus. In
speculativis scientiis, sufficit cognoscere quae sit causa talis
effectus. Sed in scientiis operativis, oportet cognoscere qui'
hus motihus seu operationibus talis effectus a tali causa
sequatur (i).
Dans quel but rechercher les effets qu'il est dans la
nature des institutions morales et sociales de produire?
Afin, répond-il, de substituer aux tâtonnements empi-
riques une pratique scientifique. Sans doute, avec du
coup d'œil et du doigté, un éducateur pourra diriger la
conduite, et un chef d'Etat, régler les démarches de ceux
1. S. Thomas, Ethicorum, II, 2.
— 286 —
qui dépendent d'eux. Mais leurs injonctions et leurs im-
pulsions seront d'autant plus sûres qu'ils seront avertis
par l'expérience systématisée des hommes et des choses.
Mieux vaut se guider d'après des principes généraux, éla-
borés par une réflexion dûment informée, que d'après
la seule intuition (^).
Si une science morale est possible et utile, comment
et par quel procédé l'édifier?
Par la méthode d'observation, répond saint Tho-
mas 1^'). Ce seront les données, recueillies par l'examen
assidu des phénomènes, qui en formeront le contenu. Ses
principes constitutifs seront des lois ou vérités de fait
dont l'existence se trouvera établie par une suffisante
expérience : In moralihus, dit saint Thomas (^), oportet
incipere a quibusdam effectibus consideratis circa actus
humanos... quia oportet in moralibus accipere ut princi-
pium quia ita est (*) ; quod quidem accipitur per experien-
tiam et consuetudinem (^).
L'acquisition de cette science morale exigera — il
n'est pas superflu de le remarquer — un effort patient,
1. Possibile est quod sine arte et scientia, qua cognoscatur
universale, aliquis possit hune vel illum hominem facere bonum
propter experientiam quam habet de ipso. Tamen si aliquis velit
per suam curam aliquos facere meliores, sive multos sive paucos,
débet tentare ut perveniat ad scientiam universalem eorum per
quae quis fit bonus, (S. Thomas, Ethicorum, X, 15).
2. Quae pertinent ad scientiam moralem maxime cognoscuntur
per experientiam (S. Thomas, Ethicorum, I, 3).
3. Ethicoru7n, I, 3.
4. Sufficit quod bene demonstretur idest manifestetur quod hoc ita
est, in his quae accipiuntur in aliqua scientia ut principia (S, Thomas,
Ethicorum, I. 11).
5. Principia non eodem modo manifestantur. Quaedam con-
siderantur inductione... ; quaedam vero accipiuntur sensu, sicut in
naturalibus, puta quod omne quod vivit indiget nutrimentoj quaedam
vero consuetudine, sicut in moralibus, utpote quod concupiscentiae
diminuuntur si eis non obediamus (S. Thomas, Ethicorum, I, 11;
cfr. II, 1).
— 287 -
une observation attentive et prolongée du caractère des
hommes, des mœurs de la société, du jeu des lois, du
mécanisme des institutions (i).
Celui qui veut en outre utiliser les indications de la
science pour exercer une action politique, celui-là ne doit
pas, ajoute-t-il, se contenter des seules notions théoriques.
Sans doute l'étude comparée des législations étrangères
et des projets de réforme suggérés par les penseurs lui
sera profitable. Mais il lui faut de plus et surtout l'expé-
rience personnelle, la connaissance du monde, le manie-
ment des affaires, la pratique du gouvernement {^).
L'idée que les événements du monde moral ne sont
pas abandonnés à l'arbitraire et au caprice; qu'ils ré-
sultent, au contraire, avec une régularité plus ou moins
ponctuelle, de causes disoernables, — cette hypothèse est
considérée comme une conquête de la sociologie con-
temporaine et présentée comme son premier postulat.
L'ignorance de la philosophie thomiste explique seule que
la gloire de cette découverte se trouve attribuée à Au-
guste Comte. Assurément Comte affirme que les phéno-
mènes sociaux sont assujettis à de véritables lois natu-
1. Oportet illum qui sufficiens auditor vult esse moralis scientiae
quod sit manu ductus et exercitatus in consuetudinibus humanae
vitae et justis et universaliter de omnibus civilibus, sicut sunc
leges et ordines politicarum {Ethicoru^n, I, 4).
2. Unde aliquis fit legis positivus : utrum ex consuetudine vel
ex doctrina? Experientia conversationis civilis, quamvis non sut-
ficiatj non tamen parvum aliquid confert ad hoc quod homo fiât
politicus. (Ex legibus congregatis non potest fieri aliquis legis po-
sitivus, vel judicare quales leges sint optimae, nisi habeat experien-
tiam (Ethicorum, X, 16). Ad hoc quod leges bene ponantur, débet
alitquis multo tempore considerare et multis annis, ut manifestum sit
per Êxperientiam, si taies leges vel statuta bene se habeant (Poli-
ticorum, II, 5).
— 288 —
relies, et, par conséquent, aussi susceptibles de prévision
scientifique que tous les autres phénomènes quelcon-
ques (1). Mais saint Thomas, en aristotélicien averti,
concevait déjà — on vient de pouvoir s'en assurer — la
possibilité d'une discipline appliquée à découvrir par la
méthode d'observation les lois des faits moraux et so-
ciaux.
Encore convient-il de noter que saint Thomas, plus
avisé que maint sociologue contemporain, ne s'exagérait
point la certitude des conclusions auxquelles on peut es-
pérer aboutir.
Les faits humains, remarque-t-il, sont infiniment di-
vers; on est pratiquement obligé, pour les ramener à
quelques types, de retenir seulement ceux qui se présen-
tent comme les plus fréquents {^).
La contingence est en outre tellement mêlée aux évé-
nements que les pronostics de la science sociale ne se
vérifieront guère dans tous les cas, mais seulement la
plupart du temps {^).
Là où le déterminisme est plus rigoureux, par exem-
ple dans les phénomènes astronomiques, on peut avec
assurance prédire l'avenir. Mais le jeu du libre arbitre
risque toujours, dans les actions humaines, de changer le
1. A. Comte, Cours de philosophie positive, 48^ leçon; t. IV,
p. 306 et suiv.
2. Operationes sunt in singularibus. Singularia sunt infinita.
Infinitas singularium non potest ratione humana comprehendi ; inde
est iquod sunt incertae providentiae nostrae. Tamen per experien-
tiam, singularia infinita reducuntur ad aliqua finita quae ut ih
pluribus accidunt (Summa theologica, 11^ Ilae^ q. 47^ art. 3).
3. Non est eadem certitude quaerenda in omnibus. Unde in
rébus contingentibus, sicut sunt naturalia et res humanae, sufficit
talis certitudo ut aliquid sit verum ut in pluribus, licet interdum
deficiat in paucioribus (Summa theologica, I^ Il^e^ q. 96, art. 1,
ad 3m). ■
— 289 ~
résultat attendu; aussi est-on ici réduit à la conjecture
plus ou moins probable (^).
A la différence de saint Thomas, les auteurs de droit
naturel du XVIII^ et du XIXc siècles, en particulier
Rousseau et les spiritualistes cousiniens, n'ont eu nul
souci d'étudier la réalité, d'en découvrir les propriétés,
d'en pénétrer la nature. Ils croyaient d'une foi indéfec-
tible en romniscience de la raison et en la toute-puissance
de son interprète prétendu, le lég'islateur. Persuadés de
tenir le véritable idéal de la vie humaine, ils étaient con-
vaincus que, par la rigueur de leur logique, ils en dédui-
saient les règles du Droit naturel. Révolutionnaires, l'idée
ne leur venait point que, faute de posséder la plasticité
qu'ils lui supposaient, la société pourrait bien ne pas se
plier à leurs décrets. Conservateurs, ils ne soupçonnaient
guère le caractère relatif des institutions dont ils affir-
maient l'intangibilité.
On a réagi contre leur , dédain systématique à l'en-
droit du réel. Les sociologues en particulier ont rappelé
que, si l'on veut légiférer avec succès pour la société,
il faut préalablement la connaître et, à cette fin, créer
une physique sociale ou une science des mœurs.
Mais la réaction a égalé l'écart. Le droit naturel avait
1. Futura cognosci possunt in suis causis. Si in suis causis sint,
ut ex quibus ex necessitate proveniant, cognoscuntur, per certitu-
dinem scientiae; sicut astrologus praecognoscit eclipsim futuram.
Si autem sic sint in suis causis, ut ab eis proveniant ut in pluribus,
sic cognosci possunt per quamdam conjecturam, vel magis vel
minus certain, secundum quod causae sunt vel magis vel minus
inclinatae ad effectus (Summa theologica, l^, q. 86, art. 4). Opéra
hominum sunt contingentia, utpote libère arbitrio subjecta. Quicum-
que cognsocit effectum contingentem in causa sua tantum, non
habet de eo nisi conjecturalem cognitionem (Summa theologica^
la, q. 14, art. 13).
290.
négligé l'étude des faits : cette étude deviendra l'objet
d'une science nouvelle. Les moralistes faisaient de l'art
sans préoccupation scientifique : on fera exclusivement
de la science en se désintéressant de ses applications pos-
sibles. Bien plus, on affirmera qu'une science ne peut
être normative, et, partant, qu'une science théorique de
la morale est inconcevable {^).
Il est compréhensible que, pour permettre à la science
des mœurs de se développer, ses défenseurs l'isolent de
l'art moral, au profit duquel elle fut trop longtemps sa-
crifiée. Mais il faut se tenir en garde contre Tentraîne-
ment d'une réaction même justifiée en principe et ne pas
prendre pour une évidence un argument de polémiste.
Il n'y a nulle contradiction à appeler, comme le fait
saint Thomas, la science morale une science pratique.
Elle est science en tant qu'elle renseigne sur les effets
réguliers des habitudes, des lois, des institutions, c'est-
à-dire en tant qu'elle donne la connaissance du réel.
Elle est appelée pratique, en considération des
services qu'elle peut rendre : elle répond plus spé-
cialement au besoin d'agir, tandis que la science spé-
culative répond davantage au besoin de savoir. In specu-
lativis scientiis non quaeritur nisi cognitio veritatis. In
scientiis operativis, finis est operatio (^).
En dépit des apparences contraires, les sociologues
partagent les préoccupations pratiques de saint Thomas.
Dans l'idée de Comte, la sociologie devait fournir à l'art
politique l'indication de moyens d'action efficaces et
1. Lévy-Brûhl, La morale et la science des mœurs, p. 14.
2. Ethicorum, II, 2. — Cfr. Summa theologica, l^, q. 14, art. 16.
— 291 —
sûrs (1). M. Durkheim, en proclamant son dessein de
«faire la science de la morale», a soin d'ajouter: «Mais
de ce que nous nous proposions avant tout d'étudier la réa-
lité, il ne s'ensuit pas que nous renoncions à l'améliorer ; si
nous séparons les problèmes théoriques des problèmes
pratiques, c'est pour nous mettre en état de mieux résou-
dre ces derniers » (^). M, Lévy-Briihl tiendra le même lan-
gage, quand il apportera à sa pensée des précisions nou-
velles : Si le point de vue théorique, ou l'étude scientifique
de la réalité donnée, doit être soigneusement séparé du
point de vue pratique, c'est-à-dire de la détermination des
fins et des moyens, c'est, dit-il, dans l'intérêt commun de
notre savoir et de notre pouvoir. Mais le but reste double :
il est de fonder une science de la nature morale et un art
rationnel qui tire des applications de cette science (^j.
Si les sociologues affirment que leurs recherches se-
ront « désintéressées et toutes théoriques » et « n'auront
d'autre fin directe et immédiate que l'acquisition du sa-
voir » (*), c'est seulement par tactique, pour mieux mani-
fester la nécessité de rompre avec des errements per-
sistants.
1. A. Comte, Cours de philosophie positive, 48^ leçon, t. IV,
p. 408.
2. E. Durkheim, De la division du travail social, l^e éd., pré-
face, p. III.
3. L. LÉVY-Brûhl, Réponse à quelques critiques, dans REVUE
PHILOSOPHIQUE, juillet 1906, p. 11. — La préoccupation d'amé-
liorer les mœurs au moyen des indications de la science se fait
déjà jour dans son livre, en ce passage, par ex. : « Supposons
que nous connaissions d'une façon positive les conditions physiolo-
giques, psychologiques et sociales des différentes sortes de dé-
lits et de crimes : cette connaissance ne foumira-t-elle pas des moyens
rationnels, et qui ne seront plus matière à discussion, de prendre
les mesures, soit préventives, soit répressives, les plus propres à
réduire à leur minimum les délits et les crimes? /> (L. LÉVY-BRiiHL,
La morale et la science des mœurs, p. 274).
4. LÉVY-BRiiHL, La morale et la science des mœurs, pp. 9 et 33.
— 292 —
Assurément, dans leur plan de travaux, il est des in-
vestigations dont on n'aperçoit pas encore quelle utilité
l'art moral pourrait en recueillir. C'est le cas, par exem-
ple, de la dissertation de M. Durkheim sur les origines de
la prohibition de l'inceste, où il se flatte d'éclairer les
dispositions du Code civil défendant les mariages entre
parents, par ce qu'il se représentait comme étant les
croyances totémiques des primitifs (i).
Mais une distraction individuelle ne doit pas faire
oublier l'idée inspiratrice du mouvement sociologique.
Ses promoteurs ont eu et gardent la louable ambition de
réparer une grave lacune du Droit naturel. Ils désirent con-
naître le mieux possible la société, avant de lui prescrire
des règles. La sociologie ne constitue dans leur pensée
que la substructure d'un édifice dont la politique leur ap-
paraît comme le faîte. L'une est le prolongement de l'au-
tre. Les deux forment un bloc.
Ils sont revenus, sans s'en douter, à la conception
thomiste. Leur science des mœurs + leur art rationnel
= la scientia practica de saint Thomas.
3. Le problème des fins.
La protestation de la Sociologie contemporaine contre
la méthode du Droit naturel peut inscrire à son actif
un premier résultat : L'utihté d'une étude des faits moraux
et sociaux — de la scientia moralis de saint Thomas —
n'est plus contestée sérieusement par personne.
1. E. Durkheim, La prohibition de Vinceste et ses origines.
Voir plus haut, p. 62, note 1. — M. Frazer, dans Totemism and
Exogamy, t. IV, p. 100 (Londres, 1910), fait la critique de la
théorie de M. Durkheim.
— 293 —
Toutefois le désaccord subsiste sur l'étendue des ser-
vices que la science pourra rendre à l'art moral et social.
Tous reconnaissent que, dans la mesure où elle découvrira
les lois des phénomènes, elle fournira à l'action des direc-
tions précieuses, en déconseillant les pratiques inefficaces,
en recommandant les moyens sûrs. Mais pourra-t-elle
faire plus que de suggérer des renseignements profitables
à celui qui est déjà décidé à agir? Ou devra-t-elle se con-
tenter d'indiquer les voies possibles, sans intervenir dans
le choix du terme? Il y a une science des moyens, tous le
concèdent. Y a-t-il, peut-il y avoir une science des fins?
C'est, disait un jour M. Espinas, le plus difficile pro-
blème de la sociologie {^) ?
Voyons comment il est résolu par M. Durkheim, d'un
côté, et par saint Thomas, de l'autre. '
M. Durkheim a une véritable phobie des fins. Elle lui
fut inoculée par Auguste Comte.
La politique métaphysique du XVIIP siècle — telle est
la thèse de Comte — a lancé la France à la poursuite de
chimères extravagantes. Le nouvel ordre social est fondé
sur des principes anar chiques. L'auteur responsable de
l'aventure est Rousseau, avec sa méthode où l'imagination
prédomine au détriment de robservation [^).
Déplcrant que, pour leur malheur, les Français con
tinuent à croire au Contrat social p), M. Durkheim com-
1. A. Espinas, Etudes sociologiques en France (Revue philoso-
phique, t. XIV, p. 517).
2. A. Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour
réorganiser la société. — Cours de philosophie positive, 46e et 48^
leçons. — Considérations sur le pouvoir, spirituel.
3. E. Durkheim, La philosophie dans les universités allemandes,
Morale et sociologie. 20
— 294 —
mencera par prendre le contre-pied des principes de Rous-
seau. Celui-ci exaltait la liberté comme le plus grand bien
de tous et la fin nécessaire de tout système de législation
(Contrat social, Livre II, chapitre 11): M. Durkheim sou-
tiendra que « la liberté n'est pas un bien absolu dont on ne
saurait jamais trop prendre » (i), et il prouvera la nécessité
d'une réglementation ! 2). Rousseau estimait que l'homme
est naturellement bon ; s'il est devenu méchant, c'est que
la société l'a dépravé i^): M. Durkheim considère l'en-
fant qui entre dans la vie comme un être « égoïste et
asocial»; la société le rend par l'éducation, «capable de
mener une vie morale, et crée en lui un homme nouveau
fait de tout ce qu'il y a de meilleur en nous (*). » Dans
le système de Rousseau, « il importe qu'il n'y ait pas de
société partielle dans l'Etat » (Contrat social, Livre II,
chapitre 3j: M. Durkheim dénoncera comme «une véri-
table monstruosité sociologique, une société composée
d'une poussière infinie d'individus inorganisés qu'un Etat
hypertrophié s'efforce d'enserrer et de retenir i^j » et il
réclamera le rétablissement des corporations {^).
Par une généralisation excessive, il étendra ensuite
aux moralistes de tous les temps la réprobation encourue
dans « Revue internationale de l'enseignement », Paris, 1887, t. XIII,
p. 338.
1. Leçon iV ouverture du cours de scisnce sociale, dans « Revue
internationale de l'enseignement », t. XV, p. 37,
2. De la division du travail social, pp. 356 et 380. Le suicide,
p. 272 et suiv.
3. J.-J. Rousseau, Discours sur Vorigine et les fondements de
Vinégalitc parmi les hommes.
4. Pédagogie et sociologie, p. 47.
5. De la division du travail social, 2" éd. Préface, p. XMXII.
6. Ihid. et Le suicide, p. 434 et suiv.
— 295 —
par Rousseau. Tandis que M. Lévy-Briih] s'étonne de leur
timidité intellectuelle, M. Durkheim les traite de nova-
teurs, sinon de révolutionnaires (i) ; et il assure que la
sociologie nous prémunira contre leurs entreprises subver-
sives en nous communiquant « un esprit sagement con-
servateur » (^).
Enfin, quelque usage qu'ils fassent de leur méthode, il
ne négligera pas une occasion de la condamner. Raison-
nant, dit-il, comme s'il s'agissait de trouver le principe
d'une législation morale à instituer de toutes pièces, les
moralistes commencent par formuler une certaine concep-
tion de l'idéal moral ; mais ce point de départ est un pur
postulat de la sensibilité individuelle, car chacun érige
en fin dernière quelque desideratum particulier {^). Or,
« si le désirable doit être déterminé par une sorte de calcul
mental, aucune borne ne peut être assignée aux libres in-
1. « La spéculation morale des philosophes ne s'est jamais
donné pour but de traduire fidèlement une réalité morale déterminée.
L'ambition des philosophes a bien' plutôt été de construire une
morale nouvelle, différente, parfois sur des points essentiels, de celle
que suivaient leurs contemporains où qu'avaient suivie leurs devan-
ciers. Ils ont été plutôt des révolutionnaires et des iconoclastes »
(E. Durkheim, Détermination du fait moral, p. 196).
« Les philosophes, dit au contraire M. Lévy-Brùhl, tiennent
à ne pas être désavoués par la conscience morale commune... L'au-
teur ne se sent tranquille que si les principaux principes formulés
par lui sont, pour ainsi dire, acceptés d'avance par la conscience
commune... Il ne se rencontre guère de doctrine morale qui ose
se déclarer ouvertement en désaccord, sur les questions de pratique,
avec la conscience morale de son temps... Tous prennent garde de
choquer par leurs préceptes, la conscience morale de leur temps »
(L. Lévy-Brùhl, La morale et la science des mœurs, p. *38).
Ces deux jugements ne se ressemblent que par un égal dédain
de la précision. En fait, le premier s'applique à Rousseau ; le
second, aux spiritualistes cousiniens.
2. De la division du travail social, V^ édition. Préface, p. V.
3. De la division du travail social, 2^ édition. Introduction,
p. 7. — Le suicide, p. 369.
— 296 —
ventions de l'imagination. Le but de l'humanité recule
donc à l'infini, décourageant les uns, enfiévrant au con-
traire les autres qui, pour s'en rapprocher, se précipitent
dans les révolutions >(^).
L'abus qu'on a pu faire des «fins», n'est pas la seule
raison de l'aversion que M. Durkheim éprouve à leur
endroit- Sa pensée maîtresse est de faire admettre qu'une
science sociologique est possible. Pour le prouver, il pos-
tulera tout simplement le déterminisme social: «Il faut,
dit-il, affirmer l'unité de la nature et renoncer à considérer
l'humanité comme un monde à part, soustrait au déter-
minisme. Les faits sociaux doivent être traités comme des
phénomènes naturels soumis à des lois nécessaires» (^j.
Ceux qui n'ont pas compris cela, n'ont pas, à son avis, fait
œuvre scientifique. Tel Wagner admettant que la volonté
humaine, dirigée vers un but défini, donne à l'économie
sociale sa forme intentionnellement déterminée {^) ; tel
Schaeffle, considérant les phénomènes moraux et sociaux
comme conscients et réfléchis (^) ; tel Ihering, prenant la
cause finale pour le grand moteur de notre conduite (^). Le
plus souvent, dit M. Durkheim, nous ignorons les motifs
véritables de notre action (*^). En tout cas la cause d'une
institution ne saurait consister dans une représentation
anticipée de ses effets (^). Tout dans la vie sociale se passe
1. Les règles de la méthode sociologique, pp. 92-93.
2. Sociologie et sciences sociales, pp. 466 et 485,
3. E. Durkheim, La science positive de la morale en Alle-
magne, p. 45.
4. Ihid., p. 48.
5. Jhid., p, 51,
6. Ibid., p. 137,
7. De la division du travail social, p. 211.
— 297 -
mécaniquement (/). Il faut donc renoncer à deviner la
fin en vue de laquelle une institution aurait été créée,
et en rechercher seulement la cause efficiente et la fonc-
tion P).
Mais ce déterminisme, — dont l'expression parfois s'a-
doucit (") — M. Durkheim l'abandonne entièrement quand
il n'est plus tenu de garder l'attitude de fondateur ou de
restaurateur de la sociologie scientifique. Sur le terrain
des réalités pratiques, il se retrouve finaliste authentique;
et on le surprend, exprimant à sa façon le vieux brocard
thomiste : Oportet quod omnes actiones humanae propter
iÎJiem sint{'^). « Nous avons besoin, dira-t-il, de savoir où
nous allons ou tout au moins de savoir que nous allons
quelque part » (^). « Il est nécessaire que, non seulement de
loin en loin, mais à chaque instant de sa vie, l'individu
puisse se rendre compte que ce qu'il fait va vers un but.
Pour que son existence ne lui paraisse pas vaine, il faut
qu'il la voie, d'une façon constante, servir à une fin qui le
touche immédiatement » (^).
De là à devenir moraliste et réformateur social, il n'y
a qu'un pas. Il sera lestement franchi. Aux individus
M. Durkheim prêchera la limitation des passions, condi-
tion du bonheur (7). Aux sociétés, désagrégées par le libé-
ralisme, il indiquera le remède du retour au régime corpo-
1. De la divismi du travail social, pp. 253 et 327.
2. Les règles de la méthode sociologique, p. 117.
3. Ihid. Conclusion.
4. S. Thomas, Summa theologica, la Ilae^ q. i^ art. 1.
5. La morale en Allemagne, p. 141.
6. Le suicide, p. 429.
7. Le suicide, pp. 272 et suiv.
^ 298
ratiii/). Pour réaliser une justice supérieure, il proposera
la suppression de l'hérédité (^).
Dans tous ces cas il poursuit une fin, — tantôt le bien-
être de l'homme, tantôt celui de la collectivité. S'étantfait
son idée du bien individuel et de la perfection sociale, il
déduit de cet idéal ses préceptes ou il en rapproche comme
de leur norme les institutions existantes. Ce qui rend
l'homme heureux du bonheur qu'il rêve pour lui, est
recommandé. Ce qui ne donne point satisfaction aux be-
soins sociaux, tels qu'il les conçoit, ejst condamné.
C'est exactement le procédé habituel des moralistes,
que M. Durkheim décrivait en ces termes: «D'ordinaire,
pour savoir si un précepte de conduite est ou non moral,
on le confronte avec une formule générale de la moralité
que l'on a antérieurement établie; suivant qu'il en peut
être déduit ou qu'il le contredit, on lui reconnaît ou non
une valeur morale ». — « Nous ne saurions, ajoutait-il
alors, suivre cette méthode (3). »
Pour s'excuser de l'avoir suivie et justifier du même
coup les autres, il dira peut-être que, de son aveu, la socio-
logie n'est pas encore en état de nous guider efficace-
ment (^) et il rappellera qu'au moins «tous ses efforts per-
sonnels tendent à tirer la morale du subjectivisme senti-
mental où elle s'attarde »i(^).
11 serait injuste, en effet, de ne pas reconnaître ces
efforts. M. Durkheim croit que la science peut plus que
1. De la division du travail social, 2fi édition, Préface.
2. Ibià. et pp. 367 et suiv.
3. La division du travail social, V^ éd., p. 4.
4. De la division du travail social, 2e édit., p. 331.
5. Détermination du fait moral, p. 176.
— 299 —
de nous renseigner sur ce qui est possible et impos-
sible (^) : elle peut nous aider à trouver le sens dans
lequel nous devons orienter notre conduite [^). Il est per-
suadé qu'elle est capable non seulement de nous révéler
comment les causes produisent leurs effets, mais de nous
dire quelles fins doivent être poursuivies (-^j ; et, fort de
cette conviction, il a, en vue surtout d'éclairer la pratique,
esquissé sa théorie du normal et du pathologique {^).
Rappelons-la sommairement (^).
Etant donné que, pour les sociétés comme pour les
individus, la santé est bonne et désirable, le problème con-
siste, suivant M. Durkheim, à trouver un critère «objec-
tif » qui permette de distinguer « scientifiquement » la
santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes
sociaux. Ce critère c'est le degré de généralité des faits :
Un fait moral, par exemple, est normal pour un type
social déterminé, quand on l'observe dans la moyenne
des sociétés de cette espèce. « Nous ne croyons pas, dit
M. Durkheim, que jamais on se soit systématiquement
astreint à décider du caractère normal ou anormal des
faits sociaux d'après leur degré de généralité. C'est tou-
jours à grand renfort de dialectique que ces questions
sont tranchées ». Toutefois la généralité n'est, observe-t-il,
qu'une présomption de normalité. Il faut vérifier si le
phénomène, dont la « généralité » et par conséquent la
« normalité de fait » se trouvent établies par l'observ^a-
tion, est utile à l'organisme ou nécessairement impliqué
1. E. Durkheim, Crime et santé sociale, p. 523.
2. I}e la division du travail social, l^e édit. Préface.
3. Les règles de la méthode sociologique, p. 60.
4. Les règles de la méthode sociologique, chapitre III, De la division
du travail social, V^ édit., p. 33 et suiv.
5. Voir plus haut, p. 115. •
300
dans la nature de l'être, c'est-à-dire « normal en droit ».
C'est ainsi que l'état d'individualisme et d'anomie, gé-
néral pourtant dans les sociétés européennes contempo-
raines, lui apparaît comme un cas pathologique i^;.
L'examen de ces règles, relatives à la distinction du
normal et du pathologique, suggère trois réflexions.
1° Saint Thomas considérait déjà la généralité d'un
jugement, d'un sentiment, d'un désir, d'une pratique,
comme un indice probable de normalité : Ici quod inve-
nitur in omnibus aut in pluribus videtur esse ex inclina-
tione naturae... Illud enim in quod onmes vel plures con-
sentiunf, non potest esse omnino falsum (^).
2^' M. Durkheim recherchait un critère « objectif »
qui permît de distinguer « scientifiquement » la santé
de la maladie, le normal du pathologique ou, — pour
parler ainsi que tout le monde, — le bien du mal.
Il s'arrête un instant, comme en présence d'une dé-
couverte importante, devant le critère de la « généralité ».
Mais, vérification faite, il se trouve que le symptôme n'est
pas probant, car « la conscience morale des sociétés est
sujette à se tromper »p).
Ce n'est qu'une déconvenue, et elle peut arriver à
tout chercheur.
L'aventure devient plaisante quand, cherchant autre
chose, M. Durkheim remet la main, sans paraître s'en
douter ou sans vouloir l'avouer, sur la vieille recette des
moralistes.
1. De la division du travail social, 2^ édit., Préface, p. VI •
et p. 27.
2. Ethicormn, L. VII, 1. 13-
3. Division du travail social, V^^ éd., p. 33.
— 301 -
Pour ceux-ci, une règle ou une institution — fût-elle
habituellement pratiquée ou généralement admise — n'est
moralement bonne que si elle est, à titre de moyen utile
ou nécessaire, en connexion avec une fin désirable oU
obligatoire.
M. Durkheim adopte tout simplement leur procédé
téléologique, quand il veut vérifier si une institution,
normale en fait parce que générale, est aussi normale en
droit. Il condamne, par exemple, le libéralisme écono-
mique, — tout « général » et répandu qu'il soit, — parce
que ce régime ne proicure pas à la société ce que M. Durk-
heim estime être un bien : « l'état d'anomie juridique et
morale où se trouve actuellement la vie économique, est
un phénomène morbide, parce qu'une telle anarchie va
contre le but même de toute société ; la société est inté-
ressée à ce que l'ordre et la paix régnent, elle ne peut
pour vivre se passer de cohésion et de régularité, elle a
besoin d'harmonie et de solidarité (^). »
3^' La science, assurait M. Durkheim, peut nous dire
quelles fins doivent être poursuivies.
Il s'agit, dit il, avant tout, de nous faire vivre en état
de santé : voilà l'idéal à réaliser, l'objectif à atteindre.
La «santé» doit d'ailleurs s'entendre largement:: «pour
l'homme cultivé, elle consiste à satisfaire régulièrement
les besoins les plus élevés tout aussi bien que les autres,
car les premiers ne sont pas moins que les seconds enra-
cinés dans sa nature» (-).
Mais cette fin suprême du vouloir qu'est la santé, il
ne démontre point que la science en impose le désir. —
1. De la division du travail social. Préface de la seconde édition,
p. VI et p. 27.
2. De la division du travail social, 2c éd., pp. 331-332.
— 302 —
Et c'est cela précisément qu'il eût fallu démontrer. Il
se contente d'affirmer, de supposer ou de postuler, « que,
pour les sociétés comme pour les individus, la santé
est bonne et désirable ». Il ne prouve point ce qu'il se
flattait de prouver.
La cause de son échec est manifeste. Il s'est aventuré
dans une tentative impossible, en exigeant de la science,
qu'il définit « la connaissance du réel », un concours qui
dépasse ses forces.
Il est au pouvoir de la science, telle qu il la définit, de
nous apprendre les résultats habituels d'une pratique
adoptée, les effets ordinaires d'un régime suivi. Si nous
désirons ces résultats, si nous voulons ces effets — et
qu'en outre nous ayons le souci d'être conséquents avec
nous-mêmes — nous nous en tiendrons à la pratique ou au
régime dont l'efficacité est scientifiquement établie.
Mais la science, en tant qu'elle est simplement la con-
naissance du réel, — ne peut imposer l'obligation de vou-
loir la santé. Le désir de la santé, ou plutôt les différents
besoins de la nature individuelle et sociale que M. Durk-
heim enveloppe dans ce mot, préexistent. Ce sont eux qui
provoquent les recherches de la science; celle-ci ne fait
que mettre ses renseignements à leur disposition (^).
La science sort à toutes fins^ à faire vivre, mais aussi à
1. In operab^ibus oportet finem supponere. Non consiliamur de
finibus sed de his quae sunt ad fines. Medicus non consiliatur an
debeat sanare infirmum, sed hoc stipponit quasi finem. Nec Rhe-
toricus consiliatur si debeat persuadere, sed hoc intendit quasi finem.
Nec etiani' Foliticus id est rector civitatis consiliatur an debeat facere
pacem auae se habet ad civitatem sicut sanitas ad coupus hominis. Et
sic nullus aliorum operantium consiliatur de fine (S. Thomas, Ethi-
corum, III, 1, 8). Finis, de quo non est consilium, supponitur in
cancilio ut principium (S. Th., h^ Ilac, q. 14, art. 6).
— 303
faire mourir. Les uns vivent hygiéniquement ; les autres
tuent scientifiquement.
La scciologie aura beau étaler les résultats du libéra-
lisme économique, elle ne modifiera pas la politique de
ceux qui aiment quand même ces conséquences, c'est-
à-dire qui préfèrent la lutte à la paix, la liberté à la régle-
mentation.
Certes, des individus changeront parfois de conduite à
la suite d'une démonstration scientifique; ils deviendront
abstinents quand l'hygiéniste leur aura révélé les suites
de l'alcoolisme ; ils renonceront peut-être à la pratique
néo-malthusienne quand le démographe leur en aura ap-
pris les répercussions. Mais la science ne crée pas le désir
des fins que se proposeront désormais les convertis. Jadis
étouffé par d'autres, devenus plus impérieux, ce désir était
resté latent. Le sachant contrecarré ou menacé, on l'exa-
mine, on le compare avec ses rivaux. Mais le choix qui
interviendra, la science ne le dicte pas ; elle ne détermine
pas la préférence. Elle a été simplement le fait nouveau
qui est venu provoquer la revision d'un jugement de
valeur.
En somme, l'attitude de M. Durkheim en face du pro-
blème des fins n'est pas caractérisée par une parfaite co-
hérence. Déterministe en théorie et par système, il est
finaliste en pratique et par nécessité. Sociologue de pro-
fession, il est moraliste par goût. Contempteur hautain
d'une méthode, il s'oublie à en uaer copieusement. Inven-
teur prétendu d'une théorie nouvelle, il échoue net à
l'heure de la démonstration.
Comment saint Thomas résout-il le problème des fins
de l'action?
— 304 —
11 prend pour point de départ la constatation d'un fait.
Il observe qu'en délibérant sur une décision à prendre,
nous nous appuyons toujours à un principe qui, pour
l'heure du moins, n'est pas contesté. Ce principe n'est pas
une proposition dont l'objet est d'énoncer ce qui est vrai :
c'est un jugement de valeur; il affirme que telle fin est
bonne, désirable, obligatoire, ou le contraire. Il constitue
la majeure d'un syllogisme dont la mineure sera une
vérité de fait, à savoir que tel moyen assure, ou non, dans
des conditions déterminées, l'obtention de la fin voulue Q).
De certains de ces principes, saint Thomas dit qu'ils
sont « premiers, », analogues aux critères suprêmes de
l'ordre spéculatif ("). C'est d'eux que nous partons quand
nous voulons agir: ils indiquent la direction. C'est à eux
que nous retournons en cas d'hésitation : ils restent la
norme permanente i^^j.
Ils sont, dit-il encore, indémontrables (*). Ils portent
leur valeur en eux-mêmes et ne la tiennent pas d'ailleurs.
1. Conferens de agendis utitur quodam syllogisme '(<S. Th., l^
IJac^ iq. 76, art. 1). Ratio practica utitur quodam syllogisme in
operabilibus. Ideo est invenire aliquid in ratione practica quod ita
se habeat ad operationes, sicut se habet propositio in ratione spe-
culativa ad qonclusiones. Et hujusmodi propositiones universales
rationis practicae ordinatae ad actiones, habent rationem legis (^'. Th.,
l'i Ilac^ q. 90, art. 1, ad 2^).
2. Praecepta legis naturae hoc modo se habent ad fationem prac-
ticam, sicut principia prima demonstrationum se habent ad ratio-
nem speculativam. Utraque enim sunt quaedam principia per se
nota {8. Th., I^ Ilae, q. 94, art. 2).
3. Ratiocinatio humana, secundum viam inquisitionis vel inven-
tionis, procedit a quibusdam simpliciter intellectis quae sunt prima
principia; et rursus, in via judicii, resolvendo redit ad prima principia,
ad quae inventa examinât (;S. Th., I», q. 79, art. 8).
4. Ex praeceptis legis naturalis, quasi ex quibusdam principiis
communibus et indemonstrabilibus, necesse est quod ratio humana
procédât ad aliqua magis particulariter disponenda (S. Th., I'^ Ilae,
q. 91, art. 3). Sicut enim in speculativis... ita etiam in operativis sunt
— 305 ~
Nous y adhérons spontanément ^^j. Ce ne sont pas de labo-
rieux acquêts de la raison pratique. Ils constituent son
bien propre ; on la conçoit si peu sans eux, que volon-
tiers on les dirait innés {^).
D'oii viennent-ils, cependant, car tout a une cause?
Ils naissent de nos besoins devenus conscients, de
leurs exigences ressenties et reconnues.
Du fond de notre être jaillissent des aspirations, émer-
gent des tendances. Ces désirs que nous éprouvons, ces in-
clinations que nous constatons, nous donnent l'idée de
bien. Nous appelons bon ce qui répond à ces aspirations,
ce qui satisfait ces tendances. Et si nous voulons rendre
raison d'une décision ou d'une démarche, nous la justifie-
rons en disant qu'elle nous a semblé bonne. Le principe
qu'il faut vouloir et faire le bien, apparaît à l'analysQ
comme le premier et le plus général principe de la raison
pratique (^).
Formule vide, dira-t-on. Soit. Mais il suffira de faire
attention aux différents besoins, de distinguer les inclina-
quaedam principia naturaliter cognita quasi indemonstrabilia principia
et prcpinqua his, ut malum esse vitandum, nulli esse injuste nocendum,
non furandum et similia (.EtMcorum, L. Vi, 1. 12).
1. In natura humana oportet esse cognitionem veritatis sine inqui-
sitione et in speculativis et in practicis; hanc cognitionem opo-rtet
homini naturaliter inesse; ita in anima kumana est quidam habitus
naturalis primorum principiorum operabilium, quae sunt naturalia prin-
cipia juris naturalis. (S. THOMAS, De Veritate, q. 16, art, 1).
2. Principia prima dicuntur naturaliter cognita (>S'. Th., I^ Ilae^
q. 51, art. 1, arg. s. c). In ratione hominis insunt naturaliter quaedam
principia naturaliter cognita tam scibilium quam agendorum, quae
sunt quaedam seminalia intellectualium virtutum et moralium |*S'. Th.,
la Ilae^ q. 63, a. 1).
In ratione practica praeexistunt quaedam, ut principia naturaliter
nota, et hujusmodi sunt fines virtutum moralium, q'uia finis se habet in
operabilibus, sicut principium in speculativis {S. Th., 11^ Ilae^ q. 47,
art. 6).
3. Bonum est primum quod cadit in apprehensione practicae ratio-
nis. Frimum principium in ratione practica est : Bonum est quod om-
— 306 —
tions, de classifier les biens auxquels les hommes tendent,
pour donner à la formule un contenu; pour expliciter la
norme suprême en plusieurs autres, générales encore mais
déjà plus précises ; pour déterminer les fins naturelles du
vouloir et de l'agir; pour retrouver enfin ces principes
d'une valeur indiscutée auxquels nous faisons toujours
appel en justifiant nos décisions et qui forment la majeure
de nos syllogismes pratiques i^).
C'est ainsi que procède saint Thomas. Il ne se con-
tente pas de noter l'universalité de la tendance au bonheur
et du désir du bien en général ; il fait le relevé des aspira-
tions qui se font jour communément dans l'espèce hu-
maine et il en signale qui s'observent, pour ainsi dire
sans exception, partout, toujours, et chez tous.
Celles-là renseignent évidemment sur le fonds intime
du sujet qui les éprouve. Elles découvrent son mode
d'être constant, sa manière propre d'agir et de réagir, sa
préoccupation dominante. Elles sont l'être lui-même, s'af-
f irmant avec ses nécessités ; clamant ce qu'il veut avoir, ce
qu'il doit devenir; tendant d'un effort spontané vers l'état
de perfection qu'il se sent capable d'atteindre. Elles ne lui
ont pas été suggérées incidemment. Elles étaient en lui dès
l'origine. Leur existence s'impose comme un fait primitif.
Sans doute la réflexion doit, avec le concours de l'ex-
périence et de la science, régler nos tendances. Et même
nia appetunt. Primum praeceptum legis est quod bonum est facien-
dum et prosequendum et malum vitandum. Supra hoc fundantur om-
nia alia praecepta legis naturae ut scilicet omnia illa facienda vel
vitanda pertineant ad praecepta legis naturae quae ratio practica
naturaliter apprehendit esse bona humana {S. Th., la Il^e^ q_ 94^
art. 2).
1. Omnia illa ad quae homo habet naturalem inclinationein,
ratio naturaliter apprehendit ut bona et per consequens ut opère
prosequenda et contraria eorum ut mala et vitanda (S. Th., i^ llae^
q. 94, a. 2).
307
nous n'agissons en hommes que dans la mesure où nous
subordonnons notre conduite à une direction intelligen-
te (^). Mais la raison ne peut formuler un précepte quel-
conque que si elle est déjà informée ^). Pour guider l'être,
qui se fie à elle, dans la voie qui est la sienne, elle doit
connaître le terme de son effort spontané, sinon, obéissant
à d'autres sollicitations, elle risque de lui faire un sort
fatal ou de l'acheminer vers une destinée chimérique.
Elle n'assurera au vouloir délibéré sa nécessaire rectitude
que si elle prend elle-même pour point de départ et pour
point d'appui les inclinations naturelles de l'être i^j. Tan-
dis qu'elle s'en inspire, elle formule ces principes géné-
1. Lex naturalis est aliquid per rationem constitutum (S. Th.,
la na<'j q. 94, art. 1). Virtus uniuscujusque rei consistit in hoc quod
sit bene disposita secundum convenientiam suae naturae. Homo
autem in specie constituitur per animam rationalem. Et ideo id quod
est secundum rationem est secundum naturam hominis. Bonum autem
hominis est secundum rationem esse. Unde virtus humana intantum
est secundum naturam hominis, inquantum convenit rationi (^8. Th,,
la iiac^ q. 71^ art. 2). Bonum cujusque rei est in hoc quod sua
operatio sit conveniens suae formae. Propria autem forma hominis
est secundum quam est animal rationale. Unde oportet quod operatio
hominis sit bona ex hoc quod est secundum rationem rectam. {Ethi-
corum, II, 2). In rébus humanis dicitur esse aliquid justum ex eo
quod est rectum secundum regulam rationis ^6'. Th., I» Ilae^ q. 95,
art. 2).
2. « Comment est-il possible, dit très justement M. Durkheim,
que la raison pure, sans se servir de l'expérience, recèle en elle une
loi qui se trouve régler exactement les relations domestiques, écono-
miques, sociales? y> IMor. en Allem., « Revue pliilos. », t. 24, p. 276).
3. Appetitus est finis et eorum quae sunt ad finem. Finis autem
determinatus est homini a natura. Ea autem quae sunt ad finem, non
sunt nobis determinata a natura, sed per rationem investiganda. Ergo
rectitudo appetitus per respectum ad finem est mensura veritatis in
ratione practica. Et secundum hoc determinatur veritas rationis prac-
ticae secundum concordiam ad appetitum rectum. Ipsa autem veritas
rationis practicae est régula rectitudinis appetitus circa ea quae sunt
ad finem. Et ideo secundum hoc dicitur appetitus rectus qui prose-
quitur quae vera ratio dicit '{Ethicorum, L. VI, 1. 2). Rationis prima
régula est lex naturae {S. Th., la Ilae^ q. 95^ art. 2).
— 308— .
raux, premiers et indémontrables, qui sont impliqués dans
nos jugements moraux et auxquels les règles particu-
lières empruntent leur valeur.
Sans peut-être avoir eu l'intention de faire une analyse
exhaustive, saint Thomas énumère une série d' « incli-
nations naturelles » dont la pression amène la raison à for-
muler ces propositions normatives. C'est d'abord une ten-
dance, commune à tous les êtres existants : l'instinct de
conservation ou le vouloir vivre selon sa nature propre.
C'est ensuite l'instinct sexuel et le désir de se survivre que
l'espèce humaine partage avec les espèces animales et qui
assurent leur perpétuité. C'est encore — et ceci est spécial
aux humains — l'instinct social et le besoin d'entr'aide.
C'est, en général, le développement de nos facultés et
notamment celui de l'intelligence éprouvant le besoin de
savoir et aspirant à la connaissance du vrai (^).
L'office de la raison est d'acheminer ces tendances à
leur terme. Mais, avant tout examen des voies et moyens,
elle reconnaît l'importance décisive de leur direction ini-
tiale {-). Pour s'assurer à elle-même un fil conducteur dans
1. Inest primo inclinatio homini ad bonum secundum naturam
in qua communicat cum omnibus substantiis, prout scilicet quaelibet
substantia appétit conservationem sui esse secundum suam naturam.
Secundo inest homini inclinatio ad aliqua magis specialia secun-
dum naturam, in qua communicat cum caeteris animalibus. Tertio
inest homini inclinatio ad bonum secundum naturam rationis quae
est sibi propria; sicut homo habet naturalem inclinationem ad hoc
quod iveritatem cognoscat de Deo et ad hoc quod in societate
vivat. {Summa theologiea, la Ilae^ q. 94^ art. 2). — Non per volun-
tatem appetimus solum ea quae pertinent ad potentiam voluntatis,
sed etiam ea quae pertinent ad singulas potentias et ad totum ho-
minem. Unde naturaliter homo vult non solum objectum voluntatis,
sed etiam alia quae conveniunt aliis potentiis; ut cognitionem veri,
quae convenit intellectui, et esse et vivere, et hujusmodi alia, quae
respiciunt consistentiam naturalem. (Sîimma theologiea, I^ Ilae^ q. 10,
art. 1.)
2. Recta ratio praeexigit principia ex quibus ratio procedit {S. Th.,
la Ilae^ q. 53, art. 5).
309
le dédale des sentiers de la vie, elle affirme une fois pour
toutes que c'est dans le sens de ces inclinations spontanées
qu'il faudra marcher (i). Elle proclame bon et désirable ce
qui sera prouvé être un moyen de réaliser une de ces
fins naturelles. Elle réprouve ce qui entrave le dévelop-
pement de l'être dans le sens de sa nature {^).
Ainsi, par exemple, de ce que la vie en société est
naturelle, la raison conclut qu'il faut vouloir tout ce qui
est une condition indispensable de l'existence collective,
tout ce qui procure la paix, assure l'ordre, maintient la
justice et favorise le progrès {^). Il lui restera à déterminer
— nous verrons bientôt comment et par quelle méthode
— les moyens d'atteindre dans la mesure du possible
ces buts généraux.
Les fins de l'action humaine ne sont donc pas, dans
la conception thomiste, un idéal en dehors de toute prise.
1. Verum intellectus practici accipitur per conformitatem ad appe-
titum rectum {Summa theologlca, la Ilae^ p. 57^ art. 5, ad 3^^). Appe-
titus finis praecedit rationem ratiocinantem ad eligendum ea quae
sunt ad finem. (Summa theologica, I^ Ilae^ q. 53, art. 5, ad 1"^).
2. Secundum ordinem inclinationum naturalium est ordo praecep-
torum legis naturae. (Frimoi) pertinent ad legem naturalem ea per quae
vita hominis conservatur et contrarium impeditur. (Secundo) dicuntur
ea esse de lege naturali quae natura omnia animalia docuit, ut est
co.mmixtio maris et feminae et educatio liberorum et similiter. (Ter-
tio) ad legem naturalem pertinent ea quae ad inclinationem (ad bonum
secundum naturam rationis) spectant; utpote quod homo' ignoran-
tiam vitet ; quod alios non off endat cum quibus débet conversari
et cœtera hujusmodi quae ad hoc spectant {Summa théologien, la Ilae,
q. 94, art. 2).
3. Cuicumque est aliquid naturale, oportet etiam esse naturale
id sine quo illud haberi non potest. Est autem homini naturale quod
sit animal sociale ; quod ex hoc ostenditur quod unus homo solus
non sufficit ad omnia quae sunt humanae vitae necessaria. Ea igitur
sine quibus societas humana conservari non potest sunt homini
naturaliter convenientia. Hujusmodi autem sunt: unicuique quod
suum est conservare et ab injuriis abstinere. (S. Thomas, Summa
contra Gentiles, L. III, cap. 129).
Morale et sociologie. 21
— 310 —
une vaine chimère, une utopie décevante. Elles sont le
terme vers lequel le sujet s'achemine d'un mouvement
spontané, le but auquel il tend naturellement. Elles sont
formées des biens qui manquent à l'être, qu'il est ca-
pable d'acquérir, et dont, en développant ses virtualités,
il s'assurera la possession et la jouissance. Au terme de
l'effort, nécessaire mais possible, elles constituent l'état
de perfection, et se confondent avec l'être pleinement
épanoui et devenu vraiment lui-même. Ce n'est pas l'ima-
gination qui les invente, ni la fantaisie qui les conçoit, ni
le caprice qui les crée. Elles sont la nature même de l'être
s'effcrçant vers le mieux-être en suivant ses impulsions
profondes. Elles s'imposent à la conscience comme une
réalité vivante; elles dictent leurs exigences à la raison;
et celle-ci tâche de les traduire en préceptes de vie. Ces
préceptes forment l'ossature des morales élaborées par
les hommes. C'est dans ces corps de règles spontanées
que le philosophe, loin de les inventer, les découvre
comme une donnée réelle.
Poui qui se donne de près le spectacle du désarroi
des sociologues contemporains aux prises avec le pro-
blème des fins de l'action, la théorie thomiste présente
plus qu'un intérêt archéologique. Elle est oubliée sans
doute, ignorée assurément, méprisée peut-être de parti pris ;
mais elle n'est pas dépassée. On n'a pas inventé mieux;
on n'a même rien découvert qui puisse la remplacer.
Et pourtant il faut trouver une solution. Cela est in-
déniable; et il importe de 1-acter, pour empêcher désor-
mais les faux-fuyants.
Impossible, en effet, d'échapper au problème téléo-
logique par une simple profession de foi déterministe.
— 311 -
Le déterminisme peut être une pose; il ne saurait être
une position tenable. L'un après l'autre ses partisans en
conviennent.
Rien de plus facile à comprendre si l'on se reporte
aux origines. Le déterminisme sociologique fut primiti-
vement une attitude réactionnaire, un geste de protesta-
tion contre la politique des législateurs de la Révolution
française. Ceux-ci « concevaient les phénomènes sociaux
comme indéfiniment et arbitrairement modifiables »; ils
« supposaient l'espèce humaine dépourvue de toute im-
pulsion spontanée et toujours prête à subir passivement
leur influence (^). » Dans leur impuissance à créer un
ordre social stable, Auguste Comte vit la preuve qu'ils
avaient méconnu l'existenoe d'une nature sociale, réglée
par des lois comme la nature physique. Et, avant même
d'avoir découvert de ces lois, il affirma qu'il doit y en
avoir. Toutefois, en énonçant le postulat du déterminisme
sociologique, il proclamait simplement qu'il fallait briser
avec la méthode du droit naturel du XVI IP siècle (^) ; et
il n'était nullement dupe de ses déclarations déterministes,,
si catégoriques fussent-elles parfois {^). «Toute intelli-
1. A. Comte, Cours, t. IV, p. 306; cfr. Flan, p- 84-
2. Au lieu de « construire d'un seul jet toute l'économie d'un
système social » (Comte, Plan, p. 61), avec « la persuasion que
rhomme est doué d'une puissance d'action indéfinie sur les phéno-
mènes » (Comte, Flan, p. 82), il faut « déterminer par l'observation
le système social que la marche de la civilisation tend à produire, en
envisageant l'espèce humaine comme assujettie à une loi naturelle
de développement » (Comte, Flan, pp. 101-102), et en ayant tou-
jours « le sentiment fondamental qu'il y a un mouvement social
spontané. » (CoMTE, Cours, t. IV, p. 310).
3. « Les institutions et les doctrines doivent être regardées comme
ayant été, à toutes les époques, aussi parfaites que le comportait l'état
présent de la civilisation, puisqu'elles sont nécessairement déterminées
par lui. » (A. CoMTE, Flan, p. 115).
312
gence convenablement organisée saura, disait-il, é\^iter de
confondre la notion scientifique d'un ordre spontané avec
l'apologie systématique de tout ordre existant. La philo-
sophie positive ne prétend pas que l'ordre établi spon-
tanément ne présente point de graves et nombreux incon-
vénients modifiables à un certain degré par une sage
intervention humaine. Les phénomènes sociaux sont les
plus modifiables de tous et ceux qui ont le plus besoin
d'être utilement modifiés » {^).
Les disciples de Comte en sont toujours au même
point que lui. Leur déterminisme sociologique est le re-
niement d'une méthode et l'affirmation de leur volonté
d'en adopter une nouvelle; il signifie qu'ils croient en
attendant de voir; qu'ils soupçonnent l'existence de lois
sociales et ne désespèrent pas de les mettre au jour. Mais
il n'implique point le renonoement fataliste à l'action,
rabandon résigné à l'événement.
Voici comment M. Lévy-Briihl exprime, sobrement,
la même pensée qu'Auguste Comte : « Sans doute, de no-
tre point de vue, toutes les institutions, comme toutes
les morales, sont « naturelles ». Mais « naturel » ne veut
pas dire, comme certains semblent l'avoir cru, « légitime »
et qui doit a priori être conservé» (^).
M. Durkheim est plus explicite: «Tout en étant un
effet de causes nécessaires, la civilisation peut devenir
une fin, un objet de désir. On peut se proposer de faire
en sorte que les choses se passent normalement. Une
conception mécaniste de la société n'exclut pas l'idéal,
et c'est à tort qu'on lui reproche de réduire 1 homme à
1. A. Comte, Cours, t. IV, pp. 342-345.
2. L. Lévy-Brùhl, Réponse à quelques critiques, p. 28.
313
n'être qu'un témoin inactif de sa propre histoire. De ce
que tout se fait d'après des lois, il ne suit pas que nous
n'ayons rien à faire »(i).
M. Espinas enfin, dans une confession publique dont
la franchise l'honore, nous révèle pourquoi il refuse de
s'immobiliser dans le fatalisme déterministe : « Il faut,
dit-il, tenir compte des initiatives du vouloir et admettre
que l'avenir sera au moins dans une mesure ce qu'il plaira
aux consciences agissantes de le faire. L'idéal a sa part
dans la genèse de la réalité. Aussi est-ce une proposition
fort contestable que de dire que, dans tout ordre d'opéra-
tions, nous n'avons qu'à relever les lignes d'évolution des
phénomènes, qu'à en construire la résultante et à pousser
de tous nos efforts dans la direction où elle nous mène.
A ce compte, les nations qui faiblissent devraient les
premières travailler à leur disparition. Nous refusons de
nous soumettre à cette technique du suicide {^). Depuis
que, ayant admis la philosophie de l'évolution, nous avons
vu d'excellents esprits, qui l'admettaient avec nous, la
déserter parce qu'elle ne leur fournissait pas l'aliment
moral dont ils avaient besoin, nous avons compris qu'il
lui fallait s'adjoindre une philosophie de l'action et trou-
ver un sens aux vieux mots de liberté et de devoir » {^).
Les sociologues d'hier et d'aujourd'hui se rencontrent
donc pour reconnaître, avec plus ou moins d'empresse-
1. Division du travail, pp. 330-331.
2. Il n'est pas certain que M. Lévy-Briihl soit disposé à souscrire
à cette déclaration: « Si tout malade, écrit-il, n'est pas guéris-
sable, il n'est pas certain non plus que toute société soit améliorable.
Peut-être en est-il qui ne peuvent que continuer à végéter telles
qu'elles sont, ou à mourir. » (La morale et la scicnc" des mœurs, p. 277).
3. A. Espinas, La philosophie sociale du XVIII^ siècle et la
Révolution, p. 13 et suiv.
— 314 —
ment et de bonne grâce, que les hommes ne sont pas
toujours condamnés à subir ce qui est, mais appelés à
réaliser dans une certaine mesure ce qui doit être. Or,
« toute action, comme l'observe Comte, suppose des prin-
cipes préalables de direction» (^). Il est donc logique de
conclure avec M. Espinas que la science des mœurs doit
s'adjoindre une philosophie de l'action.
Mais c'est ici que le désaccord éclate.
M. Durkheim a tenté — avec quelle infortune, nous
le savons {^) — de déterminer, à l'aide de la science, les
fins de l'action.
Loin d'être suivi, il n'a rencontré que de la contradic-
tion. M. Bayet a critiqué son infructueuse tentative avec
acharnement {^): M. Lévy-Briihl s'obstine à répéter qii'une
science normative est inconcevable (^). Et M. Espinas dé-
clare aussi que « la science ne peut étudier que ce qui
est » (^) ; « elle peut prévoir ce qui sera ou ce qui doit être
(dans le sens de la pure futurition), mais elle est étrangère
en elle-même à toute idée d'obligation ou de prescription
impérative » (^).
A défaut d'une solution appuyée sur la science, quelle
est la réponse donnée à l'inévitable question par les so-
ciologues qui se séparent de M. Durkheim?
M. Lévy-Briihl « prend pour accordé que les individus
1. A. Comte, Considérations sur le pouvoir spirituel, p. 203.
2. Voir plus haut, p. 299 et suiv.
3. A. Bayet, L'idée de bien.
4. Voir plus haut, p. 283.
5. Des sociétés animales, 2^ éd., p. 150.
6. Les études sociologiques en France. « Revue philosophique »,
t. XIV, p. 359.
315
et les sociétés veulent vivre, et vivre le mieux possible,
au sens le plus général du mot. La science, affirme-t-il,
a le droit de postuler ce genre de fins universelles et
instinctives » Q).
D'après M. Bayet, le principe de l'art moral rationnel
ne sera pas une idée de bien, prescrite ou suggérée par
la science; ce sera l'idée qui existe, en fait, dans la so^
ciété au milieu de laquelle cet art se développe (^). Le
bien c'est ce qui plaît aux consciences sociales et ces
consciences se contrarient, se combattent, se heurtent,
sont changeantes (^). Aucun principe supérieur ne permet
de classer, d'éliminer, d'élire les diverses idées de bien {^).
L'artiste choisira comme il lui plaît (^) ; la sociologie, —
si toutefois il juge utile de la consulter, — ne lui donnera
que des indications sur le succès ou l'insuccès probable
de ses idées normatives (^).
«Le dernier mot, dit enfin M. Espinas, appartient à
l'impulsion vitale » C^). « Ce qui détermine les consciences
à se proposer telles ou telles fins, c'est leur tendance indé-
racinable à durer, à s'accroître, à fortifier et à étendre
leur action. Demain sera fait de ce que nous voulons, de
ce que nous aimons le plus, des choses auxquelles nous
1. Lévy-Bruhl, Réponse à quelques critiques. « Revue philos. »,
t. LXII, p. 14.
a. A. Bayet, Uidée de bien, p. 62.
3. Ibid., p. 98.
4. lUd., pp. 107-108.
5. Ibid,, p. 109. •
6. Ibid., p. 155.
7. Les études sociologiques en France. « Revue philos. », t. XI V^,
pp. 517-519. — « La conscience seule, dans ses obscurs mouvements,
donne naissance à de nouvelles formes de société, à de nouveaux
sentiments moraux. » (Des sociétés animales, 2= éd., p. 150).
316
croyons le plus fermement... La doctrine de l'action dé-
pend tout entière de postulats, qui impriment aux diffé-
rentes pratiques, selon les besoins normaux ou morbides
des sociétés, des orientations fort diverses (^). />
Mais, leur objectera M. Durkheim, « si pour savoir ce
qui est désirable, c'est aux suggestions de l'inconscient
qu'il faut recourir, de quelque nom qu'on l'appelle, senti-
ment, instinct, poussée vitale, etc.; si c'est au cœur à se
faire sa propre lumière, la science se trouve destituée, ou
à peu près, de toute efficacité pratique, et par conséquent,
sans grande raison d'être » {^).
En tenant ce langage, M. Durkheim demeure fidèle à
l'idée inspiratrice de la sociologie positive; il se souvient
des origines et reste dans la tradition. Comte, en effet, a
projeté de fonder la sociologie afin de rompre avec la pra-
tique « arbitraire » de la « politique métaphysique » ; et son
principal grief contre Rousseau fut d'avoir abusé de
i' «imagination» dans la fixation des fins(^).
Que si les héritiers de Comte, renonçant à demander à
la Science la détermination des fins, s'en remettent au
hasard ou au caprice du soin de décider les directions à
prendre, ils oublient ou méconnaissent l'esprit qui présida
à la création de la physique sociale et ils reviennent aux
errements du droit naturel du XVI Ile siècle.
1. A. ESPINAS, La philosophie sociale du XVIII^ siècle et la
Bévolution, pp. 13-20. Il ajoute: « Et ne m'objectez-pas que, si les
principes de l'action dépendent de la volonté ou du cœur, les appli-
cations dépendent àe l'intellig-ence. Car le choix des moyens ne
relève pas moins de nos préférences que celui des fins. »
2. Règles de la méthode sociologique, p. 60.
3. A. Comte, Plan, pp. 82 et 102 et Cours, t. IV, p. 293.
— 317 —
Ce serait, s'ils ne se ressaisissent, la faillite de la So-
ciclogie, dont ils se prétendent les représentants.
S'ils connaissaient la théorie thomiste, ils se persua-
deraient peut-être qu'elle leur offre un terrain de rallie-
ment. Ils en sont parfois moins loin qu'ils ne pensent.
Par exemple, il leur arrive de s'incliner, eux aussi,
devant le fait que saint Thomas commence par constater.
Ainsi M. Espinas reconnaît que, «en dépit de ses va-
riations dans le temps et dans l'espace, la morale s'est
toujours composée d'un petit nombre de principes essen-
tiels, conditions essentielles de la vie sociale, qui forment
en quelque sorte le thème fondamental de la moralité
et qui se développent suivant les milieux et les circons-
tances en prescriptions particulières » (^).
M. Durkheim admet, au moins implicitement, le même
fait. Pour prouver, dit-il, qu'un principe de morale, con-
testé momentanément, a cependant une valeur morale, il
faut montrer « comment on ne peut le méconnaître sans
méconnaître aussi les conditions essentielles de l'existence
collective et, par voie de conséquence, de l'existence indi-
viduelle » (^) ; à cet effet, « il faut le comparer à d'autres
préceptes dont la moralité intrinsèque est établie, pour
voir s'il sert aux mêmes fins » (^). Or, il semble bien y
avoir un certain nombre de principes généraux dont
M. Durkheim ne discute pas la valeur et qui lui serxent
à l'occasion de norme suprême. Il constatera, par exem-
ple, que « les besoins d'ordre, d'harmonie, de solidarité
1. Des sociétés animales, p. 147.
2. Déterm. du fait moral dans « Bull, de la Soc. de phil. ».
t. VI, p. 136.
3. De la division du, travail social, ire éd. Introduction, p. 36.
— 318 —
sociale passent généralement pour être moraux » (^) ; que
« le but de toute société est de modérer la guerre entre les
hommes » (-) ; que « l'altruisme sera toujours la base fon-
damentale de notre vie sociale » (^), etc.
Ce qui rapproche davantage encore les sociologues du
système thomiste, c'est que celui-ci répond à la préoccu-
pation, manifestée par les plus éminents, d'éviter, en rac-
cordant l'idéal au réel, l'arbitraire dans la détermination
des fins.
D'après Comte, l'ordre artificiel, établi par le législa-
teur, doit être «le prolongement de l'ordre naturel et in-
volontaire vers lequel tendent nécessairement les sociétés
humaines » (^). Car «notre intervention politique ne sau-
rait avoir de véritable efficacité sociale qu'en s'appuyant
sur les tendances de l'organisme ou de la vie politiques,
afin d'en seconder, par de judicieux artifices, le déve-
loppement spontané» (^).
M. Durkheim, de son côté, pose en principe que
« l'idéal doit se dégager du réel» (^). S'il est une «œuvre
de fantaisie poétique, une conception toute subjective, il
ne pourra jamais passer dans les faits » (^). « Nous ne pou-
vons aspirer à une autre morale que celle qui est ré-
1. De la division du travail social, 2^ éd., p. 27.
2. J.bid.^ Préface de la 2e édition.
3. Ihid., 2e éd., p. 207.
4. A. Comte, Cours, t. IV, p. 348.
5. A. Comte, Cours, t. IV, p. 406.
6. De la division du travail social, Ire éd. Préface. — « Procéder
autrement, ce serait admettre un idéal qui, venant on ne sait d'où,
s'impose aux choses du dehors, une perfection qui ne tire pas sa
valeur de la nature des êtres et des conditions dont ils dépendent,
mais sollicite le désir par je ne sais quelle vertu transcendante
et mystique; théorie sentimentale qui ne relève pas de la discussion
scientifique. » (Ihid., p. 37).
7. Introduction à la sociologie de la famille, p. 274.
319
clamée par notre état social. Il y a là un point de repère
objectif » (^j. «Comment choisir entre les tendances di-
verses qui travaillent une société, décider celles qui sont
fondées ou non, sinon en prenant pour point de repère
la nature de cette société » {^) ? « Chercher à réaliser une
civilisation supérieure à celle que réclame la nature des
conditions ambiantes, c'est vouloir déchaîner la maladie
dans la société » (^).
Ces passages de Comte et de M. Durkheim, que nous
venons de citer, révèlent un souci pratique et renferment
en même temps une vue théorique.
Or, la doctrine thomiste des fins de l'action est déjà
de nature à calmer le souci. Elle écarte le danger d'une
course à la chimère. Elle ne prend pas les règles de l'ac-
tion dans les suggestions de la fantaisie, mais dans l'ob-
servation de la réalité; car, d'une part, elle les découvre,
à l'état de maximes universelles, dans la morale spon-
tanée, pratiquée, vécue; d'autre part, elle les explique,
et du coup établit leur objectivité, en montrant leurs
attaches avec les inclinations de la nature humaine, in-
dividuelle et sociale.
A un autre titre, la doctrine thomiste mérite d'attirer
et de retenir l'attention des sociologues positivistes.
Lorsque ceux-ci prétendent qu'il y a un ordre social né-
cessaire, des tendances naturelles, des conditions d'exis-
tence essentielles, un développement spontané, etc., ils
ont, à propos de la société, comme une vue fragmentaire
de la théorie thomiste sur la finalité intrinsèque des êtres
de la nature (^).
1. Détermination du fait moral , p. 137.
2. E. Durkheim, Année sociologique, t. X, p. 361.
3. De la division du travail social, 2e éd., p. 332.
4. Voir l'exposé de cette théorie dans L. DE Lantsheere, Du
320
Constatant dans tous les ordres de l'univers la régu-
lière répétition des mêmes phénomènes ; observant leur
récurrence identique, quand le milieu et les circonstances
restent pareils, saint Thomas élimine l'hypothèse explica-
tive du hasard arbitraire. Si les agents de ce monde ont
leurs propriétés distinctives et leur mode uniforme d'agir
et de réagir, c'est que toute nature a sa détermination;
chaque espèce a sa manière d'être, sa règle d'action, et
— s'il s'agit de vivants — sa loi de développement (^).
L'espèce humaine ne fait pas exception. L'homme est
une nature ; celle-ci a ses conditions d'existence ; et, des-
tinée à une évolution définie, elle a aussi la règle de son
devenir. Lui en imposer une autre, c'est la dévoyer.
C'est dire, en d'autres termes, qu'il y a une «loi na-
turelle » de l'activité humaine. La raison a le périlleux
privilège de la formuler {^) ; mais ce n'est pas chez l'ima-
bie?i au point de vue ontologique et moral. Louvain, 1887. — D. Mer-
cier, Métaphysique générale, 5^ éd. Louvain, 1910. — A. D. Ser-
TILLANGES, Saint Thomas d'Aquin, 2 vol. Paris, 1910.
1. Contingit id cujus causa fit aliquid, aliquando' fieri a fortuna
quando non propter hoc agitur... Sed si semper aut fréquenter hoc
accidat, non dicitur esse a fortuna. In rébus autem naturalibus, non
per accidens sed semper sic est, nisi aliquid impediat : unde mani-
festum est quod determinatus finis, qui sequitur in natura, non se-
quitur a casu, sed ex intentione naturae. (S. Thomas, In octo physi-
corum, I, 14); cfr. De veritate, q. 5, art. 2, et Summa contra Gen-
tiles, L. III, cap. 2.
Onuiia naturalia in ea quae eis conveniunt, sunt inclinata,
habentia in seipsis aliquod inclinationis principium, ratione cujus
eorum inclinatio naturalis est. (De veritate, q. 22, art. 1). Omnibus
rébus naturalibus insunt quaedam principia quibus non solum opera-
tiones proprias efficere possint, sed quibus etiam eas convenientes
fini suo reddant. {Sum. theol, Illae supplementum, q. 65, art. 1).
2. Régula humanorum actuum est ratio (Sum. theol., la IJae^ q. 90,
art. 1). Propositiones universales rationis practicae ordinatae ad
actiones habent rationem legis (Ibid., ad 2"^). Ortïnia illa facienda
vel vitanda pertinent ad praecepta legis naturae quae ratio practicà
naturaliter apprehendit esse bona humana (Ibid., q. 94, art. 2).
— 321 ~
gination qu'elle doit prendre conseil. Son office étant de
réaliser le type humain que notre constitution porte en
germe, elle recherchera, par un travail d'analyse, l'orien-
tation naturelle de notre être; elle s'enquerra de son
vouloir foncier, de ses inclinations fondamentales; elle
guidera la nature vers le terme auquel spontanément
elle tendO).
Leur réaction contre l'arbitraire de la politique méta-
physique a rapproché, à leur insu, les sociologues positi-
vistes de cette conception d'une loi, dont les prescriptions
essentielles se trouvent dans la nature même, des choses
et peuvent y être découvertes par l'observation.
4. Les variations de la morale.
Rien, aux yeux de M. Lévy-Brùhl, ne discrédite autant
les théories morales des philosophes que leur prétention
à l'immutabilité. « Se donnant pour rationnellement fon-
dées, elles prétendent à une valeur universelle pour les
obligations qu'elles formulent... Leurs préceptes sont pré-
sentés comme obligeant avec la même force tout être hu-
main, raisonnable et libre, sans distinction de temps ni de
lieu (2) ».
11 attribue cette prétention à «l'ignorance où les théo-
riciens de la morale sont restés généralement des civi-
lisations autres que celle où ils vivaient ».
Cette ignorance commencerait seulement à se dissi-
per : « On ne peut plus soutenir aujourd'hui, disait ré-
1. Finis determinatus est homini a natura (Ethicoruni, L- V, 1. 2)-
Omnia illa ad quae homo habet naturalem inclinationem, ratio natu-
raliter apprehendit ut bona et per consequens ut opère persequenda.
Secundum ordinem inclinationum naturalium est ordo praeceptorum
legis naturae (Sum. theol., I^ Ilae^ q. 94^ art. 2).
2. La morale et la science des mœurs, pp. 278 et 73.
322
cemmenl M. Durkheim, qu'il existe une seule et unique
morale, valable pour tous les hommes de tous les temps
et de tous les pays. La morale a varié; elle change avec
les sociétés ».
Et il ajoutait : « il est dans la nature des choses que
la morale varie ; il y a autant de morales que de types
sociaux' (^) ».
Que le rationalisme, orgueilleux ou naïf, ait eu, au
XVII I^" et au XIXe siècle, la prétention de légiférer pour
l'humanité et pour les siècles futurs, c'est exact, nousi
l'avons constaté P).
Mais que tous les moralistes aient souffert de l^igno-
rance dont on les suppose communément affligés, c'est, en
ce qui concerne saint Thomas, une erreur. Il faudrait
être soi-même peu ou point informé, pour le croire fermé
au monde extérieur, s 'absorbant à dessiner le plan de la
cité idéale ou à rédiger le code de la vie parfaite, et sans
aucune conscience des possibilités de réalisation.
Avant de s'occuper de ce qui doit être il s'enquiert de
ce qui est. Et il observe précisément comme un fait de
proportions importantes la diversité des règles de con-
duite, des lois et des institutions.
Il est bien vrai, dit-il d'abord, que tous les hommes
désirent être heureux [^). Mais cette aspiration au bonheur
1. « Bulletin de la Société française de philosophie », t. IX, p. 221.
Paris, juillet 1909.
2. Chapitre VI.
3. Ex necessitate beatitudinem homo vult (Sum. theoL, I^ Ilae^
q. 13, art. 6). — Omnes appetunt suam perfectionem adimpleri (Sum.
theol, la Ilae, q. 1, ajTt. 7). Cfr. q. 5. art. 8.
— 323 —
cherche sa satisfaction dans des directions fort diffé-
rentes (i). L'un préfère la richesse, un autre les honneurs,
un troisième le plaisir; et ainsi de suite (^j. Chacun a son
idéal de vie auquel, avec plus ou moins de suite et de
succès, il subordonne la série de ses efforts. (^).
Ce qui est plus grave, c'est l'opposition des jugements
des hommes sur le bien et le mal. Tous n'apprécient pas
de même l'honnête et le déshonnête. Leurs sentences se
contre-disent d'un endroit à l'autre; elles changent avec
le temps ; elles varient d'après les individus. Ce qui est
vertueux ici, est vicieux ailleurs; ce qui était blâmé hier,
sera louange demain. Les législations aussi se contra-
rient (*). C'est à se demander s'il y a des choses natu-
rellement justes et si tout n'est pas affaire de pure con-
vention (^).
Saint Thomas a répondu à cette dernière question,
comme Montesquieu plus tard (^), comme récemment
1, Circa felicitatem quid sit in speciali, altercantur id est diver-
sificantur homines (Ethicorum, I. 4).
2. Quidam appetunt divitias, quidam voluptatem, quidam quod-
cumque aliud (Sum. theol., I^ Ilae^ q. i^ art. 7).
3. Diversa studia vivendi contingunt in hominibus propter di-
versas res in quibus quaeritur ratio surmni boni (Ibid., ad 2"^). Cfr.
Ethicorum, I, 5-
4. Circa opéra virtuosa non habetur certa scientia hominum,
sed magna differentia est in hoc quod homines de iis judicant; nam
quaedam, quae a quibusdam reputantur justa et honesta, a qui-
busdam reputantur injusta et inhonesta secundum differentiam tem--
porum et locorum et personarum. Aliquid enim reputatur vitiosum
uno tempore aut in una regione quod in alio tempore aut in alla re-
gione non reputatur vitiosum (Ethicorum, I, 3). ■ — Propter incer-
titudinem humani judicii, praecipue de rébus contingentibus et parti-
cularibus, contingit de actibus humanis diversorum esse diversa ju-
dicia, ex quibus etiam diversae et contrariae leges procedunt (Sum-
theol, la Ilae^ q. 91, art. 4).
5. Ex ista differentia contingit quosdam opinari quod nihil est
naturaliter justum vel honestum, sed solum seciindum legis posi-
tionem (Ethicorum, I, 3).
6. « Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'or-
— 324 —
i\I. Durkheim (^) ; à savoir qu'il se trouve, malgré toutes
les apparences contraires, des choses intrinsèquement
justes et des actes, de leur nature mauvais (2).
Mais de la constatation faite il retient que le terrain
sur lequel le moraliste s'engage est un terrain mouvant
où la circonspection est de rigueur, et sur lequel on
n'avancera qu'en tâtonnant (2).
Deux observations nouvelles le confirment dans cette
attitude réservée et prudente.
La première c'est que les biens du monde, objet habi-
tuel des convoitises humaines, ne se révèlent pas en toute
circonstance comme désirables. La richesse et la santé,
par exemple, sont communément tenues pour des élé-
ments de la vie heureuse. Or, pour beaucoup, c'est, de fait,
un grand malheur d'être riches. Et plus d'un abuse de
la santé (*j. Le moraliste qui voit cette inégalité des des-
donnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on
eût tracé de cercle tous les rayons n'étaient pas ég-aux. Il faut avouer
des rapports d'équité antérieurs à la loi positive, qui les établit » {L'es-
prit des lois, 1. I, ch. 1).
1. « Le contrat^ — soutient-il à rencontre de Spencer, — n'a
et ne peut avoir le pouvoir de lier que dans de certaines condi-
tions. S'il n'est pas juste, il est nécessaire qu'il soit destitué
de toute autorité. L'entente des parties ne peut rendre juste une
clause qui, par elle-même, ne l'est pas, et il y a des règles de justice
dont la justice sociale doit prévenir la violation, même si elle a été
■consentie par les intéressés » (Division du travail social, p. 194).
2. Licet omnia quae sunt apud nos justa aliqualiter moveantur,
nihilominus tamen quaedam eorum sunt naturaliter justa... lUa
quae pertinent ad ipsam justitiae rationem, nullo modo possunt
mutari. (JEthicorum, V, 12). — Sunt aliquae operationes natura-
liter homini convenientes, quae sunt secundum se rectae, et non
solum quasi lege positae (Summa contra Gentiles, III, 129).
3. Materia moralis talis est quod non est ei conveniens perfecta
certitudo... (Ethicorum, I, 3).
4. Bona exteriora, quibus homo utitur ad finem, non semper
eodem modo se habent in omnibus ; quidam enim per ea juvantur,
quibusdam vero ex ipsis proveniunt detrimenta : multi enim homines
— 325 —
tinées orientées dans une même direction, se demande
ce qu'il faut souhaiter et quel idéal de vie l'emporte;
amené à formuler un jugement de valeur, il demeure
perplexe, ne sachant de quel côté porter ses préféren-
ces (1).
La seconde, c'est que la vie morale et sociale est pro-
digieusement complexe et mouvante (^j. Les principes gé-
néraux ont beau être simples et clairs d'apparence, lors-
que arrive le moment de les traduire en règles pratiques,
c'est-à-dire de les appliquer à un cas donné, on est souvent
déconcerté par la multiplicité des circonstances auxquelles
il faut avoir égard et par la dissemblance des espèces.) On
procède au milieu de continuelles hésitations, très heu-
reux d'arriver non à la certitude mais à la probabilité (^).
occasione suarum divitiarum perierunt ; quidam vero occasione suae
fortitudinis corporalis ex cujus fiducia incaute se periculis expo-
suerunt (Ethicorum, I, 3).
1. Materia moralis est varia et difformis, non habens omnimodam
certitudinem (Ethicorum, I, 3).
M. Espinas dit à ce même propos: « L'économie politique des
fondateurs d'ordres mendiants, de saint François d'Assise, par
exemple, est tout autre que celle d'Adam Smith : les principes
sont opposés... Tout autre est la pédagogie selon qu'elle part de la
conception qui fait de la vie la préparation à la mort, on de cette
autre que la vie est son but à elle-même » (La philosophie sociale du
XVI. 11^ siècle et la Révolution^ p. 18).
2. In rébus agendis multa rncertitudo invenitur, quia actiones
sxrnt circa singularia contingentia quae propter sui variabilitatem
incerta sunt (8. Th., la Ilae^ q. 14, art. !)•
• 3. Ratio practica est circa operabilia, quae sunt singularia
et contingentia, non autem circa necessaria, sicut ratio speculativa.
Et ideo leges humanae non possunt illam infallibilitatem habere
quam habent conclusiones demonstrativae scientiarum. Nec oportet
quod omnis mensura sit omnino infallibilis et certa, sed secundum
quod est possibile in génère suo (S. Th., la Ilae^ q. 91, art. 3, ad 3™)-
Ratio practica negotiatur circa contingentia in quibus sunt ope-
rationes humanae; et ideo, si in communibus sit aliqua nécessitas,
quanto magis ad propria descenditur, tanto magis invenitur defectus
Morale et sociologie. 22
— 326 —
Plus encore que celle du médecin, la tâche du moraliste
est ardue et compliquée (^).
Averti des inévitables variations de la morale, com-
ment saint Thomas en rend-il compte?
Au dire des sociologues, lorsque la pratique s'écarte
de sa théorie, le moraliste se borne à une seule explication,
toujours la même : si les hommes ne se conduisent pas
comme il démontre dialectiquement qu'ils devraient se
conduire, c'est qu'ils y mettent de la mauvaise volonté(^).
Saint Thomas n'est pas réduit à cet indigent simplisme
quand il se trouve en présence de morales différentes, de
législations opposées, d'institutions diversement organi-
sées. D'abord, nous le verrons, il ne considère pas toute
variation comme une anomalie. Ensuite il n'attribue pas
toutes les divergenoes à la même cause ; en systématisant
les explications éparses dans ses œuvres, on peut au con-
traire les grouper sous trois chefs : I . l'influence des pas-
sions; II. l'inégal développement de la raison, des liuniè-
(S. Th., la Ilae^ q. 94^ art. 4). — Omnis sermo de operabilibus
débet tradi similitudinarie et non secundum certitudinem, quia ea
quae sunt in operationibus moralibus omnia sunt contingentia et
variabilia. Cum sermo moralium etiam in universalibus sit incertus
et variabilis, adhuc magis incertus est si quis velit ulterius descendere
tradendo doctrinam de singulis in speciali (Ethicorum, II, 2). —
Non possunt universales sermones in talibus sumi qui non deficiant
in alic[uo particularium, propter varietatem materiae (Ibid., II, 8).
1. Accommodare convenienter (justa) negotiis et personis, est
magis operosum et difficile, quam scire sanativa in quo consistit
tota ars medicinae (Ethicorum, V, 15).
2. « Le moraliste, voyant que l'injustice, la méchanceté, la souf-
france ne diminuent point dans uixe société humaine, en tire
simplement cette conséquence que l'honime n'a pas voulu ou
su se réformer » (L. Lévy-Brùhl, La morale et la science des rrueurs,
p. 264).
— 327 —
res et de la civilisation; III. la diversité des milieux, des
situations et des circonstances.
I. L'homme peut, tout en ayant vu clair, finir par ne
pas marcher droit (^). Le vouloir spontané du bien que la
raison lui propose, est constamment infirmé par la sollici-
tation des passions {^). Il garde la conscience du devoir
et pourtant en pratique il l'enfreint (^). Successivement
distrait, tenté, troublé (*), il est séduit par un bien appa-
rent mais faux, et il succombe (^).
S'il se ressaisit, ce ne sera qu'une chute accidentelle.
S'il récidive, l'habitude naît. D'autres dans son milieu
font-ils comme lui, une coutume s'établira. Le mal se fera
couramment. Bientôt on ne s'en cachera plus. On inven-
tera des excuses d'abord ; on trouvera des raisons ensuite.
De nouvelles règles d'action seront formulées, propagées,
enseignées. Et des groupes tout entiers en arriveront à
admettre des pratiques immorales (^).
1. Experimento patet quod multi agunt contra ea quorum scien-
tiam habent {8. Th., I^ llae^ q. 77, art. 2).
2. Homo infirmatur circa affectum boni propter multiplices
animae passiones (8. Th., la, q. 113, art. 1).
3. Homo cognoscit quod nullum malum est agendum. Sed
contingit quandoque quod hujusmodi universale principium cor-
rumpitur in particulari per aliquam passionem (S. Th., I^ H^e^
q. 58, art. 5).
4. Ille qui est in passione constitutus, non considérât in particulari
id quod scit in universali, inquantum passio impedit talem consi-
derationem. Impedit autem tripliciter : Frimo, per quandam distrac-
tionem; secundo per contrarietatem... ; tertio per quandam immuta
tioinem corporalem... (8. Th., la Hae^ q. 77^ art. 2). Cfr. la
Ilae, q. 17, art. 7-
5. Secundum quod homo est in passione aliqua, videtur sibi
aliquid conveniens quod non videtur ei extra passionem existenti
(8. Th., la llae^ q. 9^ art. 2). — Concupiscenti, quando concu-
plscentia vincit, videtur hoc esse bonum quod concupiscit, licet sit
contra universale judicium rationis (8. Th., la Ilae^ q. 53, art. 5).
6. Lex naturae, quantum ad quaedam propria, ut in pfâucioribus
— 328 —
II. D'autres fois l'on ne marche pas droit paroe qu'on
n'y voit pas clair.
Tous ont assurément, pour se guider, les quelques
préceptes très généraux de la loi naturelle, normes su-
prêmes qui se retrouvent dans les diverses morales des
I>euples, principes premiers dont aucune intelligence hu-
maine n'est dépourvue (^).
Cependant, pour régler le détail de la conduite, il reste
à déduire correctement les conséquences de ces pré-
ceptes eft à en faire de judicieuses applications (^).
La raison, instruite par l'expérienoe, est l'instrument
de ce travail d'orientation (^).
potest deficere quantum ad notitiam, propter hoc quod aliqui habent
depravatam rationem ex passione, seu ex mala consuetudine, seu
ex mala habitudine naturae; sicut apud Germanos olim latrocinium
non reputatur iniquum, cum tamen sit expresse contra legem naturae
(S. Th., la Ilae^ q. 94^ art. 4). — Quantum ad principia communia,
lex naturalis a cordibus hominum deletur in particulari operabili,
secundum quod ratio impeditur applicare commune principium ad
particulare operabiîle, propter concupiscentiam, vel aliquam aliam
passionem. Quantum ad praecepta secundaria, potest lex naturalis
deleri de cordibus hominum, vel propter malas persuasiones, vel
etiam propter pravas consuetudines et habitus corruptos, sicut apud
quosdam non reputabantur latrocinia peccata, vel etiam vitia contra
naturam (S. Th., la Ilae^ q. 94^ art. 6). — • Non procedit ex lege
naturali quod aliqui barbari parentibus carnaliter commisceantur,
sed ex concupiscentiae ardore qui legem naturae in eis offuscavit
(S. Th., Illae suppL, q. 54, art. 3, ad 2^).
1. Omne judicium rationis practicae procedit ex quibusdam
principiis naturaliter cognitis (8. Th., la Ilae^ q. 100," art. 2). —
Frima principia universalia sunt naturaliter nota. Fines recti humanae
vitae sunt determinati; et ideo potest esse naturalis inclinatio
respectu horum finium (S. Th., lia Hae^ q. 47^ art. 5).
2. Alla principia universalia posteriojra non habentur per na-
turam, sed per inventionem secundum viam experimenti vel per
disciplinam. Ea quae sunt ad finem in rébus humanis non sunt
determinata (Ibid.).
3. Ad bonum operandum requiritur quod ratio inveniat congruas
vias ad perficiendum bonum virtutis (S. Th., la, q. 113, art. 1,
ad 2™). — Multa secundum virtutem fiunt ad quae natura non
— 329 —
Mais son acuité visuelle est très inégale d'un individu
à l'autre {^) ; et sa vigueur n'est pas exercée de même
aux différents moments de la vie. La jeunesse est igno-
rante et présomptueuse; à l'âge mûr, la réflexion est
plus calme; l'expérience est le privilège de ceux qui,
ayant longtemps vécu, ont beaucoup vui(^).
Jeunes ou vieux, ignorants bornés ou savants intelli-
gents, tous seront, moyennant un peu d'attention, capa-
bles, si le cas est clair, de le résoudre convenablement en
recourant aux principes généraux) {^) ; chacun, par exem-
ple, reconnaîtra spontanément qu'il faut honorer ses pa-
rents, réprouver le meurtre et le vol (*).
Si la situation se complique, les sages seuls se retrou-
veront dans le fouillis des circonstances (^) et il faudra
toute la subtilité de leur esprit pour découvrir dans le
menu des occasions les lois du bien vivre (^).
primo inclinât ; sed per rationis inquisitionem ea homines adin-
venerunt quasi utilia ad bene vivendum (S. Th., la Ilae^ q. 94^ art. 3;.
1. Unus homo, ex dispositione organorum, est magis aptus ad
bene intelligendum quam alius (8. Th.^ I^ Ilae, q. 51, art. 1).
2. Juvenis non habet notitiam eorum quae pertinent ad scien-
tiam moralem quae maxime cognoscuntur per experientiam. Juvenis
autem est inexpertus operationum humanae vitae (Ethicorum I, 3).
— Prudentia magis est in senibus, non solum propter naturalem
dispositionem quietantem motum passionum sensibilium, sed etiam
propter experientiam longi temporis (S. Th., 11^ Ilae^ q. 47^ art. 15,
ad 2m).
3. Quaedam sunt in humanis actibus adeo explicita, quod statim
cum modica consideratione possunt approbari vel reprobari per
illa communia et prima principia (S. Th., la Ilae^ q. loo, art. 1).
4. Quaedam (praecepta moralia) sunt quae statim per se ratio
naturalis cujuslibet ho^minis dijudicat esse facienda vel non facienda;
sicut : flonora patrem tuum, et matrem, et : Non occides ; non furtum
faciès (Ihid.).
■ 5. Quaedam vero sunt ad quorum judicium requiritur multa
consideratio diversarum' circumstantiarum, quas considerare diligenter
non est cujuslibet, sed sapientum (Ihid.).
6. Quaedam vero (praecepta moralia) sunt quae subtiliori consi-
330
Au surplus, les tempéraments intellectuels diffèrent:
les effets d'une pratique échapperont à l'étourderie de
l'un tandis qu'ils frapperont la perspicacité avisée d'un au-
tre (^). Des contradictions seront manifestes pour un es-
prit clairvoyant; elles n'apparaîtront pas à celui qui est
moins circonspect (^).
Bref la vig"ueur de la raison est — indépendamment
des propensions natives des individus (^) — un facteur de
leur moralité; et l'inég^alité de leur développement intel-
lectuel est, pour une part, la cause de la plus ou moins
grande rectitude de leur conduite (*).
Ce qui est vrai des individus Test aussi des groupes.
D'abord ils ont leur tournure d'esprit comme ils ont leur
tempérament moral. Les uns se distinguent par leur pétu-
lance, les autres par leur flegme. Ici l'on a l'intelligence
vive, prompte et claire. Ailleurs on est endormi, lent et
nébuleux. Ici l'on se complaît dans la rêverie; plus loin,
deratione rationis, a sapientibus judicantur esse observanda; et ista
indigent disciplina, qua minores a sapientibus instruantur, sicut
illud : Coram cano caplte consurge, et honora personam senis, et alia
hujusmodi (Ibid.).
1. Ex naturali dispositione unus est aptior ad hujusmodi (ea quae
sunt ad finem) discernenda quam alius (8. Th., 11^ Il^-e, q. 47, art.
2. In ipsa applicatione universalis principii ad aliquod parti-
culare potest accidere error, propter imperfectam vel falsam deduc-
tionem vel alicujus falsi assumptionem (S. Thomas, De Veritate,
q. 16, art. 2).
3. Sunt quidam dispositi ex propria corporis complexione aa
castitatem vel mansuetudinem vel ad aliquid hujusmodi (S. Th.,
la iiae^ q. 51^ art. 1). — Ex corporis dispositione aliqui sunt dispo-
siti vel melius vel pejus ad quasdam virtutes (S. Th., h^ 11^^,
q. 63, art. 1).
4 Contingfit virtutem esse majorem vel minorem^ sive secundum
diversa tempora in eodem, sive in diversis hominibus quia unus
est melius dispositus quam alius, vel propter majorem assuetudinem,
vel propter meliorem dispositionem naturae vel propter perspica-
çius judicium rationis (S. Th., la llae^ q. 66, art. !)•
— 331 —
on affectionne la vue nette des réalités. Il y a des peuples
enfants, des pays arriérés, des nations déchues; au delà
des civilisés, on rencontre les barbares et les sauvages.
Les primitifs, dont la psychologie n'est pas encore
achevée, attiraient déjà l'attention de saint Thomas. On
est facilement, remarque-t-il, le primitif de quelqu'un : il
suffit parfois de ne point comprendre sa langue, de parler
patois, d'être dépourvu de littérature, de vivre sous des
lois différentes (^). Les vrais primitifs se reconnaissent à
ces signes : leur législation, si toutefois ils s'en sont dotés,
a un aspect rudimentaire ou baroque, et ils manquent
totalement de culture littéraire {^). La réflexion, chez eux,
est absente. Habitant des régions désolées, mal nourris,
privés de soins, ils souffrent de misère physiologique, et
dans leur corps chétif et débilité n'apparaît qu'une intelli-
gence hébétée. Ou bien encore, adonnés à des habitudes
vicieuses, ils se sont abrutis dans les excès et leur raison
s'est atrophiée (^).
1. Potest esse dubium qui dicantur barbari. Dicunt quidam
omnem hominem barbarum esse ei qui lingiiam ejus non intelligit.
Quibusdam autem videtur illos barbares dici, qui non habent lite-
ralem locutionem in suo vulgari idiomate. Quibusdam autem videtur
barbares esse eos quj ab aliquibus civilibus legibus non reguntur.
Et quidem omnia aliqualiter ad veritatem accedunt (Foliticorum^ I, 1).
2. Barbaries convenienter hoc signo declaratur, quod homines
vel non utuntur legibus vel irrationabilibus utuntur ; et similiter quod
apud aliquas gentes non sint exercitia litterarum (Ibid.).
3. Simpliciter barbari nominantur illi qui ratione deficiunt, vel
propter regionem cœli quam intemperatam sortiunter ut ex ipsa
dispositione regionis hebetes ut plurimum inveniantur, vel etiam
propter aliquam malam consuetudinem in aliquibus terris existentem
ex qua provenit ut homines irrationales et quasi brutales reddantur
(Ibid.). — Quidam naturaliter sunt irrationales, non quia nihil
habeant rationis, sed valde modicam et circa singularia quae sensu
apprehendunt, ita quod vivunt solum secundum sensum. Et taies
sunt quasi secundum naturam bestiales, Quod praecipue accidit
circa quosdam barbares in finibus mundi habitantes. Ubi propter
332
Les peuples civilisés qui vivent rationnellement ont,
sans s'être concertés, élaboré, chacun de son côté, un sys-
tème de lois dont les dispositions essentielles, déductions
logiques des principes premiers de la loi naturelle, se
retrouvent semblables chez tous, sous le nom de jus gen-
L'intelligence grossière ou épaissie des primitifs risque
au contraire de ne pas remplir convenablement son office.
Leurs institutions s'en ressentiront inévitablement. Dites,
par exemple, à saint Thomas que chez certaines peuplades
le lien conjugal est d'une fragilité extrême (^j, il ne s'en
étonnera pas autrement si vous ajoutez que ce sont des
sauvages, au cerveau étroit, qui ne raisonnent pas leurs
actes et ne calculent pas leurs démarches (^).
La morale varie donc nécessairement d'un groupe à un
autre, suivant leur degré de civilisation.
De plus, la morale d'un même peuple évolue avec
le temps. Si le peuple progresse, elle se perfectionne simul-
intemperiem aeris etiam corpora sunt malae dispositionis, ex qua
impeditur usus rationis in eis (Ethicorum, VII, 5).
1. Ad jus gentium pertinent ea quae derivantur ex lege naturae
sicut conclusiones ex principiis (S. Th., l^ Ilae, q. 95, art. 4). Jus
gentium est aliquO' modo naturale homini secundum quod est ratio-
nalis, inquantum, derivatur a lege naturali per modum conclusionis
quae non est multum remota a principiis : unde de facili in hujus-
modi homines consenserunt (Ibid. ad 1™),
2. Matrimonium non fuit in quolibet statu hominum quia, sicut
dicit Tullius in I. Rhetor. « homines a principio sylvestres erant,
et tune nemo scivit proprios liberos nec certas nuptias », in quibus
matrimonium consistit (8. Th., Illae suppl., q. 41, art. 1, 2^).
3. Verbum Tullii pot est esse verum quantum ad aliquam gentem,
si tamen accipiatur principium proximum illius gentis, per quod
ab aliis gentibus est distincta : quia non in omnibus perducitur ad
effectum id ad quod naturalis ratio inclinât (Ibid. ad 2^^).
— 333 —
tanément ; elle s'enrichit de dispositions nouvelles et se
purifie des contradictions anciennes ou des absurdités
primitives {^).
« Le contenu de la conscience est loin de demeurer
immuable » : cette vérité, — répétée sans cesse par M.Lévy-
Brùhl (2), — n'est pas une découverte de la sociologie
contemporaine. Il y a six siècles, saint Thomas était déjà
parfaitement iaverti de l'évolution du droit ; il savait qu'elle
est partiellement due aux progrès de la réflexion et de la
science qui trouvent des utilités insoupçonnées ou inven-
tent des combinaisons plus avantageuses! (3).
Un événement capital dans l'histoire intellectuelle et
morale de l'humanité, c'est Tapparition du christianisme.
Les moralistes, ne sauraient, dit Schseffle (^), formuler,
même avec l'aide de la psychologie et de la sociologie, un
précepte dont la sagiesse égalât celle de la parole de Jésus :
« Aime ton prochain comme toi-mêmie » (^).
Le fait est que la loi chrétienne a modifié les concep-
1. Signum. hujus quod leges sint mutandae potest aliquis accipere
ab his quae contingunt. Videmus enim quod antiquae leges fuerunt
valde simplices et barbaricae, id est irrationabiles et extraneae...
Videtur quod primi homines fuerint imprudentes et ignari; unde
inconveniens videtur quod aliquis permaneat in legibus et statutis
ipsoTum (Folitieorum, II, 12).
2. La science des mœurs et la morale, p. 84- Cfr. pp- 219 et 281-
3. Humanae rationi naturale esse videtur ut gradatim ab im-
perfecto ad perfectum perveniat. Primi qui intenderunt invenire aliquid
utile communitati hominum, non valentes omnia ex seipsis conside-
rare, instituerunt quaedam imperfecta in multis deficientia quae
posteriores mutaverunt instituantes aliqua quae in paucioribus deficere
possunt a communi utilitate (S. Th., la Ilae^ q. 97^ art. 1). Ratio
humana mutabilis est et imperfecta (Ihid., ad 1™).
4. A. ScHâFFLE, Bau und Leben des sozialen Kôrpers, t. I, p. 587.
5. Matth. XXII, 39; Marc XII, 31; Luc X, 27.
334
tions du paganisme (^j. Sur la morale sexuelle en parti-
culier, elle a exercé, chez les peuples où elle s'implanta,
une influence profonde et durable (^j.
Elle a, observe notamment saint Thomas, prohibé la
fornication, considérée habituellement par les païens com-
me licite (^j. De même elle a donné à la société conjugale
son indispensable stabilité, en condamnant le divorce, gé-
néralement admis en dehors du catholicismei(*).
Il est donc manifeste que saint Thomas ne tombe
pas dans le travers des philosophes qui, selon le mot de
M. Durkheim, «construisent la morale de toutes pièces
pour l'imposer ensuite aux choses (^) » et ne conçoivent
pas, avec M. Lévy-Brùhl, que le contenu de la conscience,
— c'est-à-dire l'ensemble de oe qui apparaît comme obliga-
1. Ratio hominis "circa praecepta moralia, quantum ad ipsa com-
munissima praecepta legis naturae, propter consuetudinem peccandi,
3'bscurabatur in particularibus agendis. Circa alia vero praecepta
moralia, quae sunt quasi conclusiones deductae ex communibus
principiis legis naturae, multorum ratio oberrabat, ita ut quaedanj
quae sunt secundum se mala, ratiO' multorum licita judicaret. Unde
oportuit contra utrumque defectum homini subveniri per auctori-
tatem legis divinae (S. Thomas, 8um. theol, 1^ Il^e, q. 99^ art- 2,
ad 2™).
2. LÉON XIII, Encyclique « Arcanum divinae » du 10 février 1880.
3. In gentibus, quantum ad multa, lex naturae offuscata erat; unde
accedere ad concubinam malum non reputabant, sed passim fornica-
tione, quasi re licita, utebantur (Sum. theol. ^ Illae suppl..^ q. 65, art-
3, ad 1™). — Secundum jus positivum fornicatio simplex non prohi-
bebatur ; immo potius in poenam secundum antiquas leges mulieres lu-
panaribus tradendae condemnabantur (Ibid., 2™). Ex obscuritate in
quam ceciderunt gentiles lex illa processit. Unde, praevalente chris-
tiana religione, lex illa extirpata est (Ibid., ad 2'^). Cfr. De Malo,
q. 15, art. 1, ad 1™).
4. Nulla lege praeter legem Christi fuit prohibitum uxorem dimit-
tere (8. Th., Illae suppl., q. 67, art. 1, 1^). Sola lex Cliristi ad
perfectum humanum genus adduxit; in lege Moysi et in legibus hu-
manis non potuit totum auferri quod contra legem naturae erat {Jbid.,
ad im).
5. La science positive de la inorale en Allemagne, p. 42.
— 335 —
toire et comme défendu à 1 homme d'une civilisation don-
née, à une époque donnée — constitue, pour Tanalyse so-
ciologique, une sorte de conglomérat, ou du moins une
stratification irrégulière de pratiques, de prescriptions,
d'observances, dont l'âge et la provenance diffèrent (^).
Selon lui, le système moral et juridique d'un peuple
n'est pas une construction achevée d'un coup par un
effort dialectique. C'est plutôt une œuvre faite d'ajoutés
successives et d'emprunts multiples; elle s'est formée len-
tement au cours du temps, ses éléments sont d'origine
diverse (2).
Voyez encore, par exemple, ses réflexions sur l'mter-
diction du mariage entre parents.
Depuis quelque trente ans, ethnographes et sociolo-
gues déploient une étonnante ingéniosité pour résoudre le
problème de Texogamie et de la prohibition de l'inceste.
Les hypothèses de Me Lennan, Spencer, Lubbock, Tylor,
Starcke, Post, Ko hier, Morgan, Westermarck, Durkheim,
Frazer, etc. se succèdent dans un défilé étrange (^). — Leur
trait commun est de vouloir donner une explication uni-
que du bloc des interdictions.
Saint Thomas, lui, fait de judicieuses distinctions.
Il commence par mettre à part l'union entre ascendants
1. La morale et ta science des mœurs, pp. 85-86.
2. Multa supra legem naturalem superaddita sunt ad liumanam
vitam utilia tam per legem divinam quam etiam per leges humanas.
iS. Th., la Ilae, q. 94, art. 5).
3. Voir l'exposé et la discussion des hypothèses récentes les
plus remarquées dans J. G, Frazer, Totemism and Exogamy, t. IV ,
Londres, 1910. — G. E. Howard, A History of matrimonial institu-
tions, t. I, Chicago, 1904. — E. Westermarck, The history of human
marriage, 3^ éd., Londres, 1905.
— 336 —
et descendants, qui est universellement réprouvée parce
qu'elle choque la raison {^) : Entre parents et enfants, il y
a un ordre défini de relations essentielles et permanentes ;
il répugne qu'un ordre de relations différentes, et pour
ainsi dire incompatibles avec les premières, y soit sub-
stitué (^).
Pour les collatéraux, la question se pose autrement et,
à leur égard, les coutumes et les législations peuvent être
diverses p).
Dans l'intérêt des bonnes mœurs, il convient de pros
crire, comme le fit la loi mosaïque (^), les rapports sexuels
entre personnes qui habitent sous le même toit (^). De ce
chef l'interdiction atteindra habituellement ceux qui sont
1. In commixtione personarum conjunctarum aliquid est quod est
secundum se indecens et repugnans naturali rationi, sicut quod com-
mixtio fiât inter parentes et filios quorum, est per se et immediata
cognatio {S. Th., lia Hae, q. 154, art. 9, ad 3™).
2. Inconveniens est ut illis personis aliquis socialiter jungatur
quibus naturaliter débet esse subditus. Naturale autem est quod aliquis
parentibus sit subjectus. Ergo inconveniens esset quod cum paren-
tibus aliquis matrimonium contraheret, cum in matrimonio sit quae-
dam conjunctio socialis {Summa contra Gentiles, III, 125). — Inor-
dinatum est quod filia patri per matrimonium jungatur in sociam,
causa generandae prolis et educandae, quam oportet per omnia patri
esse subjectam velut ex eo procedentem ; et ideo de lege naturali
est ut pater et mater a matrimonio repellantur ; et magis etiam mater
quam pater, quia magis reverentiae, quae debetur parentibus, dero-
gatur, si filius matrem, quam si pater filiam ducat in uxorem, cum
uxor viro aliqualiter debeat esse subjecta (*S'. Th., Illae suppl., q. 54,
art. 3).
3. Aliae personae, quae non conjunguntur secundum seipsas sed
per ordinem ad parentes, non habent ita ex seipsis indecentiam, sed
variatur circa hoc decentia vel indecentia secundum consuetudinem et
legem humanam vel divinam. (8. Th., 11^ Il^e, q. 154, art- 9, ad 3^).
4. Personas sanguine conjunctas necesse est ad invicem simul
conversari ; unde si homines non arcerentur a commixtione venerea,
nimia opportunitias daretiur hominibus venereae commixtionis ; et
sic animi hominum nimis emollescerent per luxuriam; et ideo in
veteri lege illae personae specialiter videntur prohibitae esse quas
necesse est simul commorari (*S', Th., lia Hae^ q. 154^ art. 9).
5. Magniis concupiscentiae aditus praeberetur, nisi inter illas
— 337 —
frères et sœurs par le sang (^). Elle sera parfois étendue
à ceux qui, entrant dans la famille par adoption, sont
admis au même foyer {^).
Quant aux parents plus éloignés, qui ne cohabitent
pas, si la loi leur défend le mariage entre eux, c'est dans
le but de donner au corps social une consistance plus forte,
en reliant ses éléments, c'est-à-dire en multipliant les
unions entre diverses familles (^).
De sorte que la législation, en vigueur de son temps
sur le mariage entre parents, n'apparaît pas à saint Tho-
mas comme le développement logique et rectiligne d'une
idée unique, mais comme un composé d'éléments multi-
personas, quas oportet in eadem domo conversari, esset carnalis
copula interdicta {S. Th., Ill^e suppL, q. 54, art. 3).
1. Ad corruptionem bonorum morum partinet quod homines sint
nimis dediti ad voluptatem coitus; quia cum haec voluptas maxime
mentem absorbeat, impediretur ratio ab his quae recta agenda essent.
Seqiieretur autem nimius voluptatis usus, si liceret homini per coitum
conjungi illis personis quibus commorandi habet necessitatem, sicut
sororibus et aliis propinquis, quia talibus occasio coitus subtrahi non
posset {Summa contra Gentiles, III, 125).
2. Lex divina illas praecipue personas a matrimonio excludit quas
necesse erat cohabitare. Quia filius adoptatus conversatur in domo
patris adoptantis, sicut filius naturalis, ideo legibus humanis prohi-
bitum est inter taies matrimonium contrahi; et talis probibitio est
per ecclesiam approbata; et inde est quod legalis cognatio matrimo-
nium impediat {S. Th., Illae^ suppl., q. 57, art. 2).
3. In societate humana hoc est maxime necessarium, ut sit amicitia
inter multos. Multiplicatur autem amicitia inter homines dum per-
sonae extraneae per matrimonium coUigantur. Conveniens igitur
fuit legibus ordinari quod matrimonia contraherentur cum extra-
neis personis, et non cum propinquis {Summa contra Gentiles, III,
125). — Per accidens finis matrimonii est confoederatio hominum
et amicitiae multiplicatio, dum homo ad consangiaineos uxoris sicut
ad suos se habet; et ideo huic multiplication! amicitiae praejudicium
fieret, si aliquis sanguine conjunctam uxorem duceret, quia ex
hoc nova amicitia per matrimonium nulli accresceret ; et ideo se-
cundum leges humanas, et statuta ecclesiae, plures consanguinitatis
gradus sunt a matrimonio separati. '{S. Th., Ill^e suppl., q. 54,
art. 3). Cfr. lia Hae^ q. 154, art. 9).
— 338 —
pies dus à des inspirations diverses, une juxtaposition
de fragments, tous différents d'origine et d'ancienneté (^).
III. La troisième cause des variations de la morale
gît, d'après saint Thomas, dans les faits et situations
qu'elle doit régler et qui ne se présentent pas toujours
dans les mêmes conditions. La règle, devant s'adapter à
cette matière instable, changera elle-même (2),
Ceci heurtera certes les préjugés de M. Lévy-Brûhl.
« Le premier postulat des moralistes, écrit-il, consiste
à admettre l'idée abstraite d'une nature humaine, tou-
jours identique à elle-même. Toutes les morales théo-
riques supposent oe postulat. Il faut que leurs impératifs
puissent se présenter comme ayant une valeur universelle,
pour tous les temps et pour tous les lieux. Il faut que la loi
morale avec toutes ses conséquences se présente comme
un système organique dont aucune partJe ne dépend de
circonstances locales et accidentelles {^). »
Saint Thomas dira, au contraire, que la nature liu-
maine n'est pas à l'abri de tout changement (*) ; et à ceux qui
s'en montrent surpris, il signalera que la prétendue fixité
des lois naturelles souffre bien aussi des exceptions (^).
1. Conisangninitas quanfcum ad aliquas personas impedit ma-
trimonium de jure naturali, quantum ad aliquas de jure divino,
et quantum ad aliquas de jure per homines instituto (aS^. Th., Ill^e
suppl., q. 54, art. 3).
2. Diversificantur ea quae sunt de jure naturali, secundum di-
verses status et conditiones hominum {S. Th., Illae suppl., q. 41,
art. 1, ad 3^).
3. La morale et la science des mœurs, pp. 67, 89, 90.
4. Natura hominis est mutabilis; et ideo id quod naturale est
homini, potest aliquando deficere. {S. Th., lia Hae^ q. 57, art. 2,
ad 1"^). — Apud nos homines, qui sumus inter res corruptibiles, est
aliquid quidem secundum naturam et tamen quidquid est in nobis
est mutabile {Ethicorum, V, 12).
5. Semper et ubique dextra est melior quam sinistra secundum
339
Une loi morale s'appliquera d'une manière uniforme
dans la majorité des rencontres (^). Mais, en dehors de là,
elle se pliera, comme d'ailleurs aussi la loi civile, aux
circonstances variables de temps et de lieux, (2).
Il est de multiples occasions pour la loi morale de
manifester la souplesse de ses règles.
Ainsi une pratique, vertueuse pour un individu dans la
condition où il se trouve, ne pourra être recommandée à
celui qui, dans une position autre, a des devoirs d'état
différents (^).
L'homicide est une injustice grave. Pourtant, si le
naturam; sed per aliquod accidens contingit aliquem esse ambi-
dextrum, quia natura nostra variabilis est; et similiter est etiam
de naturali justo {S. Th., Illae suppd., q. 65, art. 2, ad 1™). —
Ea quae sunt naturalia apud nos, sunt quidem eodem modo ut
in pluribus, sed ut in paucioribus deficiunt; sicut naturale est quod
pars dextra sit vigorosior quam sinistra, et hoc in pluribus habet
veritatem, et tamen contingit ut in paucioribus aliquos fieri am-
bidextros {(Ethicorum, V. 12).
1, Quia actus hymanos variari oportet secundum diversas condi-
tiones personarum et temporum, et aliarum circumstantiarurn, ideo
conclusiones praedictae a primis legis naturae praeceptis non pro-
cedunt ut semper efficaciam habentes, sed in majori parte; talis
est enim tota materia moralis (8. Th., IlIae suppl., q. 65, art. 2).
— Ea quae sunt naturaliter justa, ut in pluribus est observandum,
sed ut in paucioribus mutatur (Ethicorum, V, 12). — QuantO' plures
conditiones particulares apponuntur, tanto pluribus modis poterit
deficere ut non sit rectum. Sic dicendum est quod lex naturae,
quantum ad prima principia communia, est eadem apud omnes ;
sed quantum ad quaedam propria, quae sunt quasi conclusiones
principiorum communium, est eadem apud omnes ut in pluribus, sed
ut in paucioribus potest deficere propter aliqua particularia impe-
dimenta (S. Th., la Ilae^ q. 94, art. 4).
2, Lex naturalis secundum diversos status recipit determina-
tiones diversas ; et jus positivum etiam variatur secundum diversas
hominum conditiones in diversis temporibus (S. Th., IlIae suppl.,
art, 1, ad 4™).
3, Propter diversas hominum conditiones contingit quod aliqui
actus sunt aliquibus virtuosi, tamquam eis proportionati et conve-
nientes, qui tamen sunt aliis vitiosi, tanquam eis non proportionati
(S. Th., la Ilae, q. 94, art. 3, ad 3™).
— 340 —
meurtre d'un agresseur est le seul moyen de se sauver la
vie à soi-même, il est permis de tuer (^).
Autre injustice: le vol. Et néanmoins le malheureux
qui se trouve réduit à l'état d'extrême nécessité, a le droit
de prendre à autrui de quoi se sustenter (2).
La véracité du langage ou la sincérité de la parole est
une condition de la vie sociale (^). Cela n'empêche qu'en
certaines occasions, en vue, par exemple, d'épargner à
quelqu'un un sérieux dommage, il est licite de ne pas
révéler une chose vraie (*).
La relativité des règles est peut-être encore plus ac-
centuée dans le droit public.
Il importe à la bonne organisation du pouvoir, dans
un Etat, que tous aient une certaine participation à l'au-
torité; c'est en effet une garantie de paix; le peuple, n'é-
tant pas traité en ilote, s'attachera aux institutions établies
et les défendra (^). Une politique avisée accordera au peu-
1. Si aliquis occidat aliquem pro defensione vitae suae, non
erit reus homicidii (S. Th., 11^ Ilae^ q. 54^ art. 7).
2- Furtum justitiae opponitur in quantum furtum est acceptio
rei alienae (S. Th., 11^ Ilae^ q. 66, art. 5). — Si tamen adeo sit
evidens et urgens nécessitas, ut manif estum sit instanti necessitati de
rébus occurrentibus esse subveniendum, puta cum imminet personae
periculum et aliter subveniri non potest, tune licite potest aliquis ex ré-
bus alienis suae necessitati subvenire, sive manifeste, .sive occulte su-
blatis, nec hoc proprie habet rationem furti vel rapinae (Ibid., art. 7).
3. Quia homo est ajiimal sociale, naturaliter unus home débet
alteri id sine quo societas humana servari non posset. Non autem
possent homines adinvicem convivere, nisi sibi invicem crederent,
tamquam sibi invicem veritatem manif estantib us (S. Th., 11^ Ilae,
q. 109, art. 3, ad 1™).
4. Non est licitum mendacium dicere ad hoc quod aliquis alium
a quocumque periculo liberet; licet tamen veritatem occultare pru-
denter sub aliqua dissimulatione (S. Th., lia Hae^ q. no, art. 3,
ad 4m),
5. Circa bonam ordinationem principum in aliqua civitate vel
gente duo sunt attendenda; quorum unum est ut omnes aliquam
— 341 —
pie l'électorat et l'éligibilité aux fonctions publiques (') ;
à condition toutefois que l'éducation civique des élec-
teurs soit faite et qu'ils gardent le sentiment de leur res-
ponsabilité (-). Si les mœurs politiques sont corrompues,
si les électeurs trafiquent de leur vote et confient systé-
matiquement à des coquins l'honneur de gouverner, ils ne
méritent pas qu'on leur abandonne les destinées du pays(2).
La monarchie assure au pays des avantages que ne
peuvent lui procurer les autres formes de gouverne-
ment (*). Et pourtant ce n'est pas sans réserves qu'il faut
lui accorder la préférence. Outre qu'elle peut dégénérer
en tyrannie (^), — et saint Thomas indique une série de
mesures à prendre pour se garantir de ce malheur (^),
partem habeant in principatu; per hoc enim conservatur pax populi
et omnes talem ordinationem amant et custodiunt (S. Th., l^ Il^e,
q. 105, art. 1).
1. ...Ex popularibus possunt eligi principes et ad populum
pertinet electio principum (Ihid.).
2. Si populus sit bene moderatus et gravis, communisque uti-
litatis diligentissimus custos, recte lex fertur qua tali populo liceat
creare sibi magistratus per quos respublica administretur (S. Th.,
la Ilae, q, 97^ art. 1).
3. Si paulatim idem populus déprava tus habeat vénale suffragium
et regimen flagitiosis sceleratisque committat, recte adimitur populo
talis potestas dandi honores et ad paucorum bonorum redit ar-
bitrium (Ihid.).
4. Utilius est regimen unius quam plurium. In humana multitudine
optimum est quod per unum regatur; hoc etiam experimentis ap-
paret (S. Thomas, De regimine principum, lib. I, cap. 2).
5. Fropter magnam potestatem quae régi conceditur, de facili
regnum dégénérât in tyrannidem, nisi sit perfecta virtus ejus cui
talis potestas conceditur. Perfecta autem virtus in paucis invenitur
(S. Th., la II ae, q. 105, art. 1, ad 2™).
6. Laborandum est diligenti studio ut sic multitudini provideatur
de rege, ut non incidant in tyrannum. Primura autem est necessa-
rium ut talis conditionis homo ab illis ad quos hoc spectat officium,
promoveatur in regem, quod non sit probabile in tyrannidem de-
clinare. Deinde sic disponenda est regni gubernatio ut régi jam
instituto tyrannidis subtrahatur occasio. Simul etiam sic ejus tem-
peretur potestas, ut in tyrannidem de facili declinare non possit,
Demum vero curandum est, si rex in tyrannidem- diverteret, qualiter
posset occurri (S. Thomas, De regimine principum, I, 6).
Morale et sociologie. 23
— 342 —
— elle ne convient pas indistinctement en tout lieu ni à
toute nation (^).
Vaut-il mieux élire le chef de l'Etat ou établir le sys-
tème héréditaire ? Question embarrassante, que saint Tho-
mas se garde de résoudre d'une façon absolue, identique
pour tous les cas. Que vaudra l'héritier présomptif? On
ne peut savoir {^). S'il est indigne de gouverner, son père
aura-t-il la magnanimité de l'écarter? Il serait naïf de lui
supposer cette vertu presque surhumaine {^). En théorie,
l'élection paraît préférable (*) : d'abord elle permet de
choisir; ensuite, si le choix est rationnel, comme il con-
vient, il désignera sans doute le meilleurr(^). En fait, par
contre, l'élection peut provoquer des dissentiments ; ou
les électeurs peuvent être mal inspirés; puis il est dur eX
choquant que l'égal d'aujourd'hui devienne demain le chef.
Le régime héréditaire sera donc quelquefois le meilleur (°).
Enfin, même une loi civile, faite pourtant en vue de
régler un ordre déterminé de relations juridiques, ne
1. Est autem considerandum de regno utrum civitati et regioni
quae débet inhabitari expédiât régi a rege vel non sed magis expé-
diât régi civitatem et regionem ab aliqua multitudine vel aliquibus
paucis viris (Politicorum, III, 13).
2. Dubium est de filiis succedentibus quales futuri sint, et potest
contingere quod malus sit filins (Foliticorum, III, 14).
3. Forte aliquis diceret quod pater bonus videns malum filium
non tradet filio regnum sed alii. Istud difficile est credere; hoc
enim est supra communem facultatem hominum (Ihid.).
4. Per se semper melius est assumi regem per electionem (Ihid.).
5. Per electionem contingit assumi meliorem quam per succes-
sionem generis, quia melior ut in pluribus invenitur in tota multi-
tudine quam sit unus; et electio per se est appetitus ratione deter-
minatus (Ihid.).
6. Per accidens est melius assumer e principantem i>er generis
successionem^ quia in electione contingit esse dissensionem inter
eligentes. Iterum quandoque eligentes mali sunt ; et ideo contingit
quod eligant malum... Iterum valde durum et extraneum' est quod
ille qui est hodie aequalis alicui cras dominetur et sit princeps
illi (Ihid.).
— 343 —
fournit pas, dans les différents cas qui peuvent se pré-
senter, une solution uniformément acceptable.
Voici, par exemple, la législation sur le dépôt (^).
Elle décide que le dépositaire doit, quand il en est requis,
rendre son bien au propriétaire. Mais supposez que l'ob-
jet du dépôt soit une arme meurtrière et que le proprié-
taire se trouve dans un état de surexcitation telle que tout
est de sa part à redouter. Le juge ordonnera-t-il la resti-
tution du dépôt? Ce serait une sottise (^j.
Il ne se met pas au-dessus de la loi en refusant de l'ap-
pliquer; mais il se trouve devant un cas que la loi n'a
point prévu (^).
Il est au-dessus des forces du législateur de tout pré-
voir (*). S'il devait réglementer le détail des modalités
possibles, sa loi serait un véritable maquis (^). La vie so-
ciale est bien trop ondoyante pour se laisser emprisonner
dans quelques formules forcément restreintes (^).
Le législateur doit envisager seulement les cas les plus
1. Saint Thomas cite, à plusieurs reprises, ce même exemple;
voir notamment Summa theologica, la Ilae^ q. 94^ art. 4; 11^ Il^e^
q. 57, art. 2, ad im; lia ijae, q. 62, art. 5, ad 1™.
2. Lex instituit quod deposita reddantur, quia hoc, ut in pluribus,
justum est ; contingit tamen aliquando esse nocivum, puta si furiosus
deposuit gladium, et eum reposcat, dum est in furia; vel si aliquis
reposcat depositum ad patriae impugnationem. In his ergo et simi-
libus casibus malum est sequi legem positam (8. Th-, 11^ Ilae^
q. 120, art. 1).
3. Qui dicit verba legis non esse in hoc casu servanda, non
judicat de lege, sed de aliquo negotio particulari quod occurrit
(Ibid., ad 2™).
4. Nullius hominis sapientia tanta est ut possit omnes singnlares
casus excogitare (8. Th., la Ilae^ q. 95, art. 6, ad 3™).
5. Si posset legislator omnes casus considerare, non oporteret
ut omnes exprimeret propter confusionem vitandam (Ibid.).
6. Quia humani actus de quibus leges dantur, in singularibus
contingentibus consistunt, quae infinitis modis variari possunt, non
fuit possibile aliquam regulam legis institui quae in nullo casu
deficeret (8. Th., lia Hae, q. 12O, art. 1).
344
fréquents, ceux qui se présentent dans le cours ordinaire
des événements (^). Suivre en toute rencontre la norme
du code serait parfois aller contre la justice et contre
l'intérêt général (2). Il appartient à la jurisprudence de
combler les inévitables lacunes de la loi écrite (^).
Le juge appliquera au cas imprévu, non la règle de fer
rigide du texte, mais la règle de plomb flexible (*) de
l'équité (^), qui apparaît, dans l'espèce, comme une justice
supérieure à celle de la loi écrite (^). Il prendra, pour par-
ler comme M. Lévy-Brùhl, le «parti le plus raisonna-
ble » (^). Il donnera, comme dit saint Thomas, la solution
conforme au bien commun ou à l'utilité générale, la
décision juste à laquelle se serait arrêté le législateur si le
cas était entré dans ses prévisions (^j.
1. Quia legislator non potest omnes singulares casus intueri,
proponit legem secundum ea quae in pluribus accidunt, ferens
intentionem suam ad communem utilitatem (S. Th., la ilae^ q. ge,
art. 6).
2. Législatures attendunt ad id quod in pluribus accidit, se-
cundum hoc legem f erentes ; quam tamen in aliquibus casibus servare,
est contra aequalitatem justitiae, et contra commune bonum, quod
lex intendit (S. Th., lia Hae^ q. 120, art. 1).
3. Cum lex proponit aliquid in universali, et in aliquo casu
non sit utile illud observari, ratio recte se habet quod aliquis
4irigat illud quod déficit legi. (Ethicorum, V, 16).
4. In Lesbia insula sunt lapides duri qui non possunt de facili
ferro praescindi ut dirigantur ad omnimodam rectitudinem et ideo
aedificatores utuntur ibi régula plombea. Et sicut illa régula com-
plicata adaptatur ad figuras lapidis, et non manet in eadem dispo-
sitione, ita oportet quod sententia judicis adaptetur ad res secundum
earum convenientiam (Ethicorum, V, 16).
5. Ad hoc ordinatur epicheia, quae apud nos dicitur aequitas
/S. Th., lia Ilae^ q. 120, art. 1).
6. Secundum justum naturale oportet hic dirigere justum légale
CElhicorum, V, 16). — Epiiches est quoddam justum quod est
melius quodam justo, scilicet legali (Ihid.).
7. La morale et la science des mœurs, p. 150.
8. Bonum est, praetermissis verbis legis, sequi id quod poscit
justitiae ratio et communis utilitas (S. Th., lia Ilae^ q. 120, art. 1).
— 345
5. Déduction et adaptation.
«Les moralistes, prétend M. Durkheim, raisonnent
comme si la morale était tout entière à créer. Faisant
abstraction de la réalité existante, ils édifient leur système
sur une table rase {^) ». Leur procédé est, au surplus, inva-
riable : « Toutes les écoles ont jusqu'ici pratiqué la même
méthode : la déduction. Pour toutes, la science consiste à
tirer de prémisses une fois posées les conséquences
qu'elles impliquent p) ».
M. Durkheim réprouve cette méthode parce qu'«elle
n'a rien de scientifique (^j ». Non pas que la déduction
n'intervienne légitimement; mais son rôle ne peut être
efficace que dans quelques cas simples ; « pour peu que les
circonstances se compliquent, le raisonnement sera trop
maigre au regard des faits et Tadaptation théorique ris-
quera fort de n'être pas la meilleure (*) ». Passez d'ailleurs
en revue les règles dont Tensemble constitue un système
de morale ; « plus les maximes sont spéciales et concrètes,
Ipse legislator, si praesens esset ubi talis casus acciderit, sic
determinaret et esset dirigendum; si a principio praescivisset, po-
suisset hoc in lege (Ethieorum, V, 16).
Il est intéressant de rapprocher de ces vues de saint Thomas
les considérations de M. Fr. Geny, dans sa Méthode d'interprétation
en droit privé positif. Paris, 1899 (avec préface de M. Saleilles). —
M. Gény est abondamment informé, mais il ne semble pas avoir eu
connaissance des aperçus de saint Thomas d'Aquin sur l'équité.
1. De la div. du trav. soc, V^ éd., pp. 18-19.
2. La se- posit. de la mor. en AÏlem-, pp. 42 et 275- Cfr. plus
haut, p. 11. — M. Lévy-Briihl affirme de même que « les morales
théoriques prétendent déduire leur doctrine entière d'un principe
unique » (La morale et la science des mœurs, p. 83)-
3. La se. posit. de la mor. en Allem., p. 276.
4. lUd., p. 277.
346
plus il devient difficile d'apercevoir le lien qui les rattache
aux concepts abstraits (^) ».
La critique, encore une fois, n'atteint pas la conception
thomiste de la morale.
Saint Thomas n'affecte pas d'ignorer systématique-
ment l'effort accompli par l'humanité en quête de règles
de vie. Il ne prétend pas avoir, au cours d'une méditation
solitaire, élaboré un code complet de normes morales et
juridiques. Il s'arrête plutôt devant le fait que les peu-
ples sont en possession de législations très complètes; et
il essaie de saisir comment les prescriptions en vigueur
se rattachent aux principes fondamentaux de la loi natu-
relle dont il a, d'autre part, constaté l'existence et recher-
ché l'origine P).
Or, il découvre deux liens différents (^).
Certaines règles apparaissent comme formant la con-
clusion logique des premiers principes. Ainsi le précepte
« tu ne tueras point » est une conséquence de la maxime
qui défend de faire tort à autrui (*).
D'autres règles constituent des déterminations de prin-
cipes généraux et en sont rapplication à des cas donnés.
Par exemple, il est universellement admis que le crinae
doit être châtié ; mais le seul raisonnement ne fixe pas la
1. Div. du trav. soc, V^ éd., p. 10.
2. Voir plus haut, p. 304.
3. A lege naturali dupliciter potest aliquid derivari : uno modo
sicut conclusiones ex principiis, alio modo sicut determinationes
quaedam aliquorum communium... Utraque inveniuntur in lege hu-
mana posita (S. Th., la Ilae^ q. 95, art. 2). Cfr. (Ethicorum, V, 12).
4. Derivantur quaedam a principiis communibus legis naturae
per modum conclusionum ; sicut hoc quod est non esse occidendum^
ut conclusio quaedam derivari potest ab eo quod est nulli esse
faciendum malum (S. Th., I^ Ilae^ q. 95, art. 2).
— 347 —
peine ; celle-ci est établie dans sa modalité par le législa-
teur de chaque pays(^).
Législateurs et moralistes emploient donc non pas
un, mais deux procédés.
Tantôt ils ont recours au raisonnement déductif, à
l'exemple du dialecticien qui développe ses syllogismes ou
du géomètre qui enchaîne ses théorèmes {^).
Tantôt ils se conforment à la méthode des architectes
qui, dans leurs plans, réalisent, pour un cas déterminé,
un type de construction {^).
Il était important de retrouver, par l'analyse des lois,
le double procédé usité dans leur confection.
Si on les assimile àpriorik des œuvres de pure dialec-
tique, il est impossible de rendre compte de leur diversité
dans le temps et dans l'espace, sinon en considérant toutes
les dispositions divergentes comme des anomalies ou des
aberrations dues à la passion ou à l'erreur.
M. Lévy-Brùhl a beau jeu contre les philosophes —
son tort est de s'en prendre à tous sans distin,ction — qui
« se sont, dit-il, constamment efforcés de faire de la morale
une science déductive à 1-image des mathématiques: aus-
sitôt que l'on sort des formules très générales mais indé-
terminées : « soyez justes, soyez bienfaisants », et qu'il s^a-
git de fixer les droits et les devoirs respectifs dont le res-
1. Quaedam vero per modum determinationis ; sicut lex na-
turae habet quod ille qui peccat puniatur; sed quod tali poena,
vel tali puniatur, hoc est quaedam determinatio legis naturae (Ibid.).
2. Primus quidem modus similis est ei quo in scientiis ex prin-
cipiis conclusiones demonstrativae producuntur (Ibid.).
3. Secundo modo simile est quod in artibus formae communes
determinantur ad aliguid spéciale; sicut artifex formam communem
domus necesse est quod determinet ad hanc vel illam domus figu-
ram (Ibid.).
— 348 —
pect s'appellera justice, les divergences irréductibles appa-
raissent. Chaque société a sa morale (^) ».
Mais si on a, comme saint Thomas, découvert qu'un
système juridique constitue autre chose qu'une rigide con-
struction g-éométrique, on possède d'abord le moyen d'en
distribuer le contenu en deux groupes de dispositions :
d'une part, les règles qui, dérivant logiquement les
unes des autres forment un ensemble rationnel. Elles sont,
dit saint Thomas, appelées le jus gentium, parce qu'elles
se retrouvent dans le droit de tous les peuples civili-
sés (^). Elles énoncent les conditions essentie les de la vie
collective (^). Sans accord préalable, mais sous la pression
des mêmes besoins, on est arrivé partout à les formuler
en termes à peu près semblables (*) ;
d'autre part, les accommodations ou appiropriations des
principes aux situations que le législateur se trouve appelé
à régler et qui peuvent être différentes d'une société à
l'autre (^). Elles constituent le jus civile, — entendez: le
droit national propre à un pays (^).
L'observation faite par saint Thomas permet ensuite
de comprendre et de justifier la diversité des lois morales
1. La mor. et la se. des mœurs, pp. 90 et 278.
2. Vocant juristae jus gentium, quia eo omnes gentes utuntur
(Ethicorum, V, 12).
3. Ad jus gentium pertinent ea quae dirivantur ex lege naturae
sicut conclusiones ex principiis, ut justae emptiones, venditiones et
alia 'hujusmodi, sine quibus homines ad invicem convivere non
possunt (8. Th., la Ilae^ q. 95^ art. 4).
4. De facili in hujusmodi homines consenserunt (Ihid., ad im).
5. Quae vero derivantur a lege naturae per modum particularis
determinationis, pertinent ad jus civile, secundum quod quaelibet
civitas aliquid sibi acconmiode déterminât (8. Th., la Ilae^ q. 95^
art. 4).
6. Juristae nominant jus civile ex causa quod scilicet civitas
aliqua sibi constituit (Efhicorum, V, 12).
— 349 —
et juridiques (^). En tant qu'elle ne provient pas de la pas-
sion ou de l'erreur, cette diversité a pour origine les
contingences variables auxquelles les règles doivent se
plier (2). Accommodés à des milieux dissemblables, les
principes ne subissent pas une déformation; le législateur
leur donne seulement leur indispensable adaptation (3).
Parfois cependant, et tout en restant légitimes, les
divergences ne seront pas dues à des causes objectives
et discernables.
Il arrive, en effet, que plusieurs voies conduisent au
même but (^j. Aucune ne s'imposant plutôt qu'une autre,
le choix sera une affaire de tempérament, de goût ou de
fantaisie (^). L'imagination du législateur a du jeu(^) com-
me celle de l'architecte (').
1. Cfr. plus haut, pp. 326 et 338.
2. Principia communia legis naturae non eodem modo applicari
possunt omnibus, pr opter multam varietatem rerum humanarum.
Et ex hoc proveniit diversitas legis positivae apud diversos (S. Th.,
la Ilae^ q. 95, art, 2, ad 3^).
3. Illa quae in communi sunt de jure naturali, indigent institu-
tione quantum ad eorum determinationem, quae diversimode com-
petit secundum diversos status (S. Th., Illac suppl., q. 42, art. 2,
ad 1™).
4. Ea quae sunt ad finem in rébus humanis non sunt determinata,
sed multipliciter diversificantur secundum diversitatem personarum
et negotiorum (S. Th., lia Hae^ q. 47, art. 15).
5. Aug. Comte fait une observation analogue : « L'imagination
devra encore remplir, dans la politique scientifique, une fonction
secondaire, et qui consistera à porter jusqu'au degré de précision
nécessaire l'esquisse d,a nouveau système, dont l'observation aura
déterminé le plan général et les traits caractéristiques » (Flan
des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, p. 104).
6. Légale justum ponitur quod ex principio quidem, scilicet ante-
quam lege statuatur, nihil differt utrum sic vel aliter fiât (Ethicorum^
V, 12). (Cfr. S. Th., lia ijae, q. 57^ art. 2, ad 2^).
7. In demonstrativis, semper posteriora ad priora de necessi-
tate sequuntur; non autem in operativis semper, sed tune solum
quando ad finem nonnisi per hanc viam perveniri potest; sicut
— 350 —
De ce qu'entre ses décisions pratiques et leurs pré-
misses c'est-à-dire entre les moyens employés et la fin
poursuivie — il n'y a pas toujours un lien nécessaire, il
résulte qu'il sera quelquefois difficile de rendre raison
des institutions du passé. On ne découvrira point, en les
inspectant, les causes qui les ont fait organiser tellesi
qu'elles sont, ni les motifs dont se sont inspirés leurs au-
teurs. Ce que ceux-ci ont eu en vue dans le détail des
arrangements nous échappe (^).
Mais, en dehors de ce champ ouvert à son arbitraire,
le législateur est obligé d'avoir égard aux données de
fait qui s'imposent à lui, et d'y adapter ses prescrip-
tions (2). De même l'artiste et le constructeur doivent
tenir compte des propriétés de la matière qu'ils emploient :
ils travailleront différemment la pierre, le bois, le fer,
etc. (^). Et, de son côté, le médecin appropriera le trai-
tement et les remèdes à la constitution de son client {^).
necessarium est volenti aedificare domum quod quaerat ligna; sed
quod quaerat abietina ligna, hoc ex simplici voluntate ipsius de-
pendet, non autem ex ratione domus aedificandae (Summa contra
Gentiles, III, 97).
1. Non omnium quae a majoribus lege statuta sunt, ratio reddi
potest; vérbum illud jurisperiti intelligendum est in his quae intro-
ducta sunt a majoribus circa particulares determinationes legis na-
turalis. Ad quas quidem determinationes se habet expertorum et
prudentum judicium sicut ad quaedam principia; inquantum scilicet
statim vident quid congruentius sit particulariter determinandum
(S. Th., la Ilae, q. 95^ art. 2, ad 4"^).
2. Lex ponitur ut quaedam régula vel mensura humanorum
actuum; mensura autem débet esse homogenea mensurato. Unde
oportet quod leges imponantur hominibus secundum eorum con-
ditionem (8. Th., la Ilae, q. 95, art. 2).
3. In his quae fiunt per artem non est similis modus operandi
in omnibus, sed unusquisque artifex operatur ex materia secundum
modum ei convenientem, aliter quidem ex terra, aliter ex luto, aliter
ex ferro {Ethicorum, I, 3).
4. Aliter operatur medicis in corporibus diversimode com-
plexionatis (Summa contra Gentiles, III, 111).
— 351 —
Or, les données de fait avec lesquelles le législateur
doit compter, varient et d'après les milieux et d'après les
époques.
Ainsi tous les peuples n'iatteignent pas le même degré
de moralité et ne sont pas capables d'une égale vertu (i).
Le même code pénal ne convient donc pas à tous. On ne
peut exiger de la faiblesse des uns ce qu'il est permis
d'attendre de la perfection plus haute atteinte déjà par
les autres p).
D'iautre part, la législation d'un même pays doit chan-
ger quand les conditions de vie s'y modifient. A des si-
tuations nouvelles correspondra un droit nouveau (^). Si
la constitution social© se transforme, et qu'à une oligar-
chie ploutocratique vienne, par exemple, se substituer
un gouvernement populaire, cette évolution aura sa ré-
percussion dans une démocratisation du droit (*).
Les sociologues qui brisent avec le rationalisme, en
reviennent à considérer les transformations du droit, du
même point de vue que saint Thomas.
« S'il y a une morale, disait autrefois Jules Simon, il
ne se peut pas qu'elle ne soit immuable ('') ».
«La justice, écrit aujourd hui M. Lévy-Brùhl, doit être
conçue comme un devenir. Elle prend, à chaque période
1. Non idem est possibile ei qui non habet habitum virtutis, ei
virtuoso (S. Th., la Ilae^ q. 95^ art 2).
2. Multa sunt permittenda hominibus non perfectis virtute, qua^e
non essent toleranda in hominibus virtuosis (Ihid.).
3. Lex recte mutari potest propter mutationem conditionum
hominum quibus secundum diversas eorum conditiones diversa ex-
pediunt (S. Th., la Ilae, q. 97^ art. 1).
4. Si civitas, vel gens ad aliud regimen deveniat, oportet leges
mutari ; non enim eaedem leges conveniunt in democratia, quae
est potestas populi, et in oligarchia, quae est potestas divitum
(8. Th., la Ilae^ q. 104, art. 3, ad 2"^).
5. La liberté, t. I, p. 37.
— 352 —
nouvelle de la vie sociale, une forme qui ne se serait
jamais réalisée, si l'évolution de la société eût été diffé-
rente »(^).^ — M. Lévy-Briihlne fait là que traduire, à son
insu, un texte de la Somme théologique (^).
Le même sort advient à M. Durklieim: lorsqu'il pro-
clame que « chaque peuple a sa morale (^) qui est détermi-
née par les conditions dans lesquelles il vit (*) », il énonce
tout simplement une pensée familière à saint Thomas (^).
Auguste Comte attribuait à Montesquieu « le premier
effort direct pour traiter la politique comme une science
de faits, et non de dogmes (^) ».
Montesquieu a certes le mérite d'avoir, comme le dit
Comte, « senti le vide de la politique métaphysique et
absolue, au moment même où elle prenait, entre les mains
de Rousseau, sa forme définitive». Mais il n'est pas le
premier qui ait insisté sur la relativité du droit (^).
1. La morale et la science des mœurs, pp. 219-221.
2. Determinatio eorum quae sunt justa, oportet quod varietur
secundum diversum hominum statum (S. Th., la Ilae^ q. 104,
art. 3, ad 1™). — Rectitudo legis dicitur in ordine ad utilitatem
communem cui non semper proportionatur una eademque res. Et
ideo talis rectitudo mutatur (S. Th., la Ilae, q. 97, art. 1, ad 3^).
3. Voir plus haut, p. 279 et suiv. ce que M. Durkheim entend
par la morale.
4- Div. du trav. soc. 2^ éd., p. 217; Cfr. Ibid., l^e éd., pp. 21-22
et Règles de la méth. social., p. 147.
5. Necesse est quod praecepta legis diversificentur secundum
diversos modos communitatum ^^S^. Th., la Ilae, q. lOO, art. 2). —
Justa per homines posita non sunt eadem ubique. Hujus ratio est
quia non est eadem ubique urbanitas sive politia (Ethicorum^ V, 12).
6. A. Comte, Plan des trav. scient, néces. pour réorg. la soc,
p. 106. Cfr. Cours de phil- pos-, 47e leçon. — Voir aussi la thèse
de M. Durkheim, Quid Secundatus politicae scientiae instituendae
contulerit. Bordeaux, 1892.
7. « Le gouvernement le plus conforme à la nature est celui
dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition
— 353 —
La nécessité d'accommoder les lois aux circonstan-
ces est une idée maîtresse de la philosophie pratique de
saint Thomas. Elle forme, peut-on dire, la deuxième
règle de sa méthode.
La première de ces règles se dégage de la solution
thomiste du problème des fins (^). Elle se résume en ces
termes : MoraUstes et législateurs doivent, au lieu de sui-
vre les suggiestions de leur fantaisie, se guider sur les
tendances spontanées de l'être et s'inspirer de la finalité
intrinsèque des institutions {^).
La deuxième règle revient à proclamer qu'il faut tenir
compte des contingences et plier les préceptes moraux
et juridiques à la variété des situations {^).
L'application de ces deux règles fait que la morale et
le droit n'ont pas l'aspect régulier d'un édifice syllogis-
tique. On y découvre sans doute des maximes qui pos-
sèdent une valeur universelle, parce qu'elles sont ration-
nellement déduites des premières données communes de
la loi naturelle; mais il entre aussi dans leur structure
du peuple pour lequel il est établi... Les lois politiques et civiles
doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont
faites, que c'est un grand hasard si celles d'une nation peuvent
convenir à une autre. Elles doivent être relatives au climat, au
terrain, au genre de vie des peuples; se rapporter aux inclinations
des habitants, à leurs richesses, à leurs mœurs, à leurs maniè-
res... » (Montesquieu, L'esprit des lois, 1. I, ch. 3).
1. Voir plus haut, p. 304 et suiv.
2. Unumquodque quod est propter finem, necesse est quod sit
fini proportionatum (8. Th., la Ilae, q. gg^ art. 1).
3. Omnis ratio operis varia tur secundiun diversitatem finis et
eorum quae operationi subjiciuntur; sicut ratio operandi per artem
diversa est secundum diversitatem finis et materiae. Similiter oportet,
in regimine civitatis, diversam rationem ordinis observari secun-
dum diversas conditiones eorum qui subjiciuntur regimini et se-
cundum diversa ad quae ordinantur (Summa contra Gentiles, III, 111).
— 354 —
des prescriptions variées, qui sont les adaptations multi-
formes des premiers principes à une matière mouvante.
Pour dégager les conséquences des principes et for-
muler les règles purement déduites, le seul raisonnemient
suffit.
Pour faire de judicieuses adaptations, il faut savoir:
0 port et cognoscere quibus motibus seu operationibus talis
effectua a tali causa sequatur{^). L'expérience et la science
— la scientia moralis (^) — renseigneront les moralistes
et les Iégisla:teurs sur les conditions d'existence d'une
institution ainsi que sur ses résultats; elles leur suggé-
reront par là même les arrangemems possibles, les moyens
efficaces et les combinaisons avantageuses.
6. La morale sociale. \
Les moralistes, — soutient M. Lévy-Brûhl, — établis-
sent, par un simple « effort de dialectique déductive », ce
que doivent être les grandes institutions sociales. Et « il
semble aujourd'hui à beaucoup d'entre eux que la société
va périr, si la famille et la propriété, au lieu de reposer
sur un fondement a priori, c'est-à-dire, en dernière ana-
lyse, sur une conception religieuse qui se prend pour ra-
tionnelle, sont considérées désormais comme faisant par-
tie d'une nature sociale, donnée dans l'expérience comme
la nature physique» (^).
Nous ne connaissons pas les moralistes que M. Lévy-
Briihl dit anxieux à raison des études que les sociologues
feront de la famille et de la propriété. Son observation
1. S. Thomas, Ethicorum, II, 2.
2. Voir plus haut, pp. 285 et suiv.
3. La mor. et la se. des mœurs, pp. 126 et 185.
— 355 —
sur leur méthode n'est étayée d'aucune référence. Néan-
moins elle est exacte par rapport à un certain nombre de
philosophes.
En ce qui concerne la propriété, nous avons pu nous
en assurer, lorsque nous avons esquissé l'histoire de
l'école spiritualiste française au XIX^ siècle (^). Cousin,
Jouffroy, Caro, entre autres, ont donné comme fondement
à la propriété ce que M. Lévy-Briihl appelle une «lég-iti-
mation purement dialectique » (2). Ils ont déduit sa légiti-
mité du concept de la nature humaine et plus spéciale-
ment du droit primordial de l'individu à la liberté ; — tan-
dis que, contraste piquant, Rousseau, en prenant le même
point de départ, avait, avec ses raisonnements, abouti
au communisme {^).
La méthode de saint Thomas est quelque peu diffé-
rente de celle des auteurs modernes de droit naturel.
Il se trouve devant la propriété privée comme devant
une institution établie et se .demande quelle en est l'ori-
gine.— Ce n'est pas la nature qui l'organisa: primitive-
ment les biens terrestres étaient indivis. La propriété est
l'œuvre des hommes, une création du droit positif (^).
A-t-on, en l'adoptant, agi raisonnablement? Ne vau-
1. Voir plus haut, pp. 156, 224, 225.
2. La mor. et la se. des mœurs, p. 197.
3. Voir plus haut, p. 213.
4. Distinctio possessionum non est inducta a natura, sed per
hiominum rationem ad utilitatem humanae vitae (S. Th., I^ Ilae^
q. 94, art. 5, ad 3™). Secundum jus naturale non est distinctio
possessionum, sed magis secundum humanum condictum, quod perti-
net ad jus positivum. Proprietas possessionum juri naturali super-
additur per adinventionem rationis humanae (S. Th., lia Hae^ q. 66,
art. 2, ad 1^).
— 356 —
drait-il pas mieux instaurer le communisme: voilà la
question qui intéresse le moraliste (^).
Avant de la résoudre, saint Thomas tient compte d'un
fait: les biens, objet de la propriété, exigent, pour devenir
utilisables, d'être gérés ou exploités, et la production de la
richesse est nécessairement préalable à la consomma-
tion (2).
La question revient donc à savoir quel devra être l'or-
gane chargé d'assumer la fonction économique : Sera-ce
l'initiative privée ou sera-ce l'Etat ?
Le problème, posé en ces termes, est d'ordre social.
Par conséquent, la norme suprême d'après laquelle il con-
viendra finalement de décider, c'est l'intérêt général ou
le bien commun. Il faudra préférer le système le plus
utile (^), celui qui promet la production la plus abondante
et développe le mieux la prospérité, tout en maintenant
l'ordre et la paix.
Ce sont là les critères invoqués par saint Thomas (*).
Et non seulement il y recourt dans 1-examen du commu-
nisme, mais encore il s'appuie sur eux pour apprécier les
lois qui organisent déjà plus en détail la propriété pri-
vée ; celles, par exemple, qui tendent par l*inaliénabilité et
l'insaisissabilité des petits domaines à empêcher la con-
centration de la fortune immobilière (^).
1. Utrum licet alicui rem aliquam quasi propiriam possidere? (8-
Th., lia liae, q. 66, art. 2).
2. Circa rem. exteriorem duo competunt homini: quorum uniun
est potestas procurandi et dispensandi; aliud vero est usus (Ibld.).
3. Omnia quae possidentur, sub ratione utilis cadum (S. Th.,
lia llae^ q. 62, axt. 5, ad 1™).
4. S. Th.. lia llae, q. 66, art. 2.
5. Par possessionem irregularitatem plures civitates destruuntur
(S. Th., la Ilae^ q. 105, art. 2). Regiilatio possessionum multum
conf ert ad conservationem civitatis vel gentis ; unde apud quasdam
— 357 —
L'utilité sociale étant posée comme norme, il reste à
s'enquérir du régime qui sera, en fait, le plus avanta--
geux. Comment le découvrir, sinon par robservation des
hommes, par l'analyse de leur caractère, par la recherche
de leurs mobiles ordinaires d'action, par l'expérience de
la pratique, par l'étude des résultats obtenus, par la com-
paraison des régimes établis ou des systèmes essayés?
Or, c'est là toute l'argumentation de saint Thomas (^).
Qu'il soit amené à préférer la propriété privée {^), la
chose importe peu: les données de fait sur lesquelles il
s'appuie, peuvent toujours être examinées à nouveau ; des
Gentilium civitates statutum fuit ut nuUus possessionem vendere
posset, nisi pro manifesto detrimento. Si enim passim possessiones
vendantur, potest conting-ere quod omnes possessiones ad paucos
deveniant : et ita necesse erit civitatem vel regionem habitatoribus
evacuari (Ibid., ad 3™). Voir encore Politicorum, VI, 4.
1. Magis sollicitus est unusquisque ad procurandum aliquid quod
sibi soli competit, quam id quod est commune omnium vel rtiulto-
rum ; quia unusquisque laborem fugiens, relinquit alteri id qUod
pertinet ad commune, sicut accidit in multitudine ministrorum. Alio
modo» ordinatius res humanae tractantur, si singulis immineat propria
cura alicujus rei procurandae ; esset autem confusio, si quilibet in-
distincte quaelibet procuraret. Tertio, per hoc magis pacificus status
hominum conservatur, dum unusquisque re sua contentus est; unde
videmus quod inter eos qui communiter et ex indiviso aliquid
possident, frequentius jurgia oriuntur ^^S'. Th., 11^ Ilae^ q. 66, art. 2).
Videmus quod de eo quod est commune multorum valde parum
curatur, quia omnes maxime curant de propriis (Politicorum, II, 2).
Unusquisque magis augebit possessionem suam, insistens ei solli-
citius tamquam propriae (Ibid., II, 4). Videmus quod illi qui in
aliquibus divitiis communicant, multas habent dissensiones ad invi-
cem, dum uni videtur sic et alii aliter faciendum (Ibid.). Ex necessi-
tate orirentur accusationes et litigia, dum minores qui plus laborant,
murmurarent de majoribus quod parum laborantes multum accipe-
rent, ipsi autem e contrario iminus acciperent plus laborantes; et
sic patet quod ex hac lege non sequeretur unitas civitatis, sed potius
dissidium (Ibid.).
2. Quantum ad potestatem procurandi et dispensandi, licitum
est quod homo propria possideat ; est etiam necessarium ad humanara
vitam (S. Th., lia IJae, q. 66, art. 2).
Morale et sociologie. 24
358
données nouvelles pourront confirmer ou infirmer sa con-
clusion, et de ce chef le problème reste ouvert. Mais ce qui
est essentiel à retenir, c'est d'abord que saint Thomas
ne se prononce en faveur d'un régime économique qu'à
raison de ses avantages sociaux, et c'est ensuite qu'il
demande la preuve de ces avantages à la méthode d'ob-
servation.
Ajoutons toutefois, pour qu'on ne se méprenne point
sur le contenu de sa théorie, qu'il ne perd pas de vue les
besoins et l'intérêt de l'individu (^). Le vouloir vivre est
commun à tous ; son aspect moral est le devoir de conser-
vation; son expression juridique est le droit à l'existence.
Or, ce droit est reconnu et sauvegardé dans la doctrine
thomiste : chacun peut prétendre à la part de biens qui est
nécessaire à sa subsistance {^) ; et si, en suite du régime
établi de la propriété privée, il y a, côte à côte, dans la
société, des riches et des pauvres, les premiers ont à l'é-
gard des seconds un devoir d'assistance (^), qui peut, éven-
tuellement, devenir une obligation de rigoureuse justice (*).
Quan^ à la famille, les disciples de Rousseau l'ont
effectivement organisée, en procédant d'après la méthode
1. Potest homo uti rébus exterioribus ad suam utilitatem (S. Th.,
lia iiae^ q. 66, art. 1). Homo habet naturale rerum dominium quan-
tum ad potestatem utendi ipsis (Ihid., ad 1"^).
2. Res inferiores sunt ordinatae ad hoc quod ex his subveniatur
hominum necessitati. Et ideo per rerum divisionem et appropria-
tionem ex jure humano procedentem, non impeditur quin hominis
necessitati sit subveniendum ex hujusmodi rébus. Et ideo res quas
aliqui superabundanter habent, ex naturali jure debentur pauperum
sustentationi ('^S^. Th., 11^ Ilae, q. 66, art. 7).
3. Quantum ad usum non débet homo habere res exteriores ut
proprias, sed ut communes, ut scilicet de facili aliquis eas com-
municet in necessitate aliorum (8. Th., 11^ Ilae, q. 66, art. 2y.
4. S. Th., lia iiae, q. 66, art. 7.
359
aujourd'hui réprouvée par les sociolog'ues. Voyez, par
exemple, la loi du 20 septembre 1792, qui introduisit le di-
vorce dans le droit français (^). Considérant, dit le préam-
bule de la loi, combien il importe de faire jouir les Fran-
çais de la faculté du divorce, qui résulte de la liberté indi-
viduelle dont un engagement . indissoluble serait la
perte... » (2).
C'est un appel, non déguisé, au Contrat social:
«L'homme est né libre», avait écrit Rousseau (I, 1); «re-
noncer à sa liberté, ce serait renoncer à sa qualité
d'homme» (I, 4).
On partira de cette donnée initiale qui transforme en
droit naturel, essentiel et inaliénable, une aspiration à la
mode ; on s'appuiera sur cette conception a priori de l'in-
dividu, et l'on en déduira les règles qui régiront, non pas
la conduite individuelle, mais 1-organisation de la société
domestique. De savoir si la structure de la famille n'est
pas déterminée avant tout par sa fonction et par les be-
soins auxquels elle répond, on n'aura cure: «La liberté, a
dit le prophète, est le plus grand bien de tous, celui qui
doit être la fin de tout système de législation» (^).
Auguste Comte dénonça les « esprits sophistiques » qui
«croient pouvoir transformer au gré de leurs vaines pré-
tentions les principales relations sociales et regardent
comme factices et arbitraires les liens fondamentaux de la
famille humaine » (*). En même temps, il signala « l'utilité
1. La loi admit le divorce: lo pour causes déterminées; 2° par
consentement mutuel; 3° par la volonté d'un seul des ép)oux, pour
cause d'incompatibilité d'humeur. — Cfr. Ph. Sagnac, La législa-
tion civile de la Révolution française. Paris, 1898, p. 284.
2. Voir E. Glasson, Le- mariage civil et le divorce, 2™^ éd.
Paris, 1880, p. 254.
3. J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, 11.
4. Cours, 48e leçon; t. IV, p. 438.
360
scientifique d'une comparaison sociologique de l'homme
aux autres animaux», pour la découverte des «lois les
plus élémentaires de la solidarité fondamentale».
Toutefois, ajoutait-il, la prépondérance trop prolon-
gée de la philosophie théologico-métaphysique inspire un
dédain fort irrationnel contre tout rapprochement scienti-
fique de la société humaine avec aucune autre société
animale. On reconnaîtra seulement l'utilité de cette com-
paraison, quand les études sociales seront enfin dirigées
par l'esprit positif (^).
M. Espinas est un de ceux qui ont eu le mérite d'en-
trer dans la voie indiquée par Comte (^). Après lui
M. Westermarck proclame que, si nous voulons trouver
l'origine du mariage, nous ne devons pas nous renfermer
dans les limites de notre espèce, mais prendre également
en considération les animaux inférieurs. Il fait remarquer
— nous résumons ses observations — que, dans le grand
embranchement des invertébrés, le mâle n% que la fonc-
tion de la propagation, et les mères elles-mêmes sont
exemptes de presque tout souci à l'égard de leurs rejetons.
Dans les classes inférieures des vertébrés, le soin des pa-
rents pour leur postérité est à peu près inconnu; on peut
regarder comme règle universelle que les rapports des
sexes y <sont éphémères. L'affection des oiseaux pour leurs
petits atteint un très haut degré de développement, non
seulement du côté de la mère, mais de celui du père; à
l'exception des gallinacés, la plupart s'unissent pour toute
la durée de leur vie. On n'en saurait dire autant des mam-
mifères : la mère est, à la vérité, préoccupée du bien-être
1. Ibid., p. 436.
2. A. Espinas, Des sociétés animales, 1877.
361
des jeunes, mais le père n'en a cure. M. Westermarck
conclut : nous pouvons poser en principe que la durée de
l'union des sexes est déterminée par les devoirs des pa-
rents; c'est pour l'avantage des jeunes que le mâle et la
femelle ôontinuent à vivre ensemble. Le mariage, c'est-à-
dire l'union durable, est une condition nécessaire du main-
tien de la race humaine. Donc chez les hommes primitifs,
les sexes, selon toute probabilité, ne se séparaient pas
après la naissance de leur progéniture (^).
Ce serait cependant une illusion de croire à l'origi-
nalité de la suggestion de Comte; une erreur de penser
que les positivistes contemporains ont, les premiers, utilisé
les données de la sociologie animale; une injustice de
prétendre que la « philosophie théologico-métaphysique »
a dédaigné ce genre de recherches.
Voyez, en effet, comment saint Thomas procède,
quand il s'occupe de la constitution de la société con-
jugale.
Qu'est-ce, demande-t-il, qui convient à l'espèce hu-
maine? Le mariage, c'est-à-dire l'association stable du
mari et de la femme, est-il préférable ou non à l'union
libre?
Il ne suffit pas de répondre que la fornication cons-
titue une offense faite à Dieu. Il s'agit d'examiner quel
régime est dans la réalité bon pour l'homme {^).
Voyons donc quelle forme d'union est réclamée par
1. Ed. Westermarck, Origine du mariage dans Vespèce hu-
maine. Chapitre 1er.
2- Non videtur esse responsio sufficiens, si quis dicat quod facit
injuriam Deo. Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod
contra nostrum bonum agimus. (Summa contra Gentiles, III, 122).
— 362 —
les besoins de notre espèce. Et, pour le savoir, cherchons
à découvrir la loi qui régit les relations sexuelles chez
les animaux.
La procréation par rapprochement des sexes est, en
effet, un phénomène commun à d'autres espèces ani-
males (1). Mais les unions présentent la plus grande va-
riété (2). -
Leur durée, d'abord, est très inégale. Dans les espèces
inférieures, où la progéniture s'élève toute seule, on n'ob-
serve que l'accouplement momentané (^). Chez les mam-
mifères ce ne sont aussi que rencontres éphémères: mâle
et femelle se séparent après la fécondation ; la mère seule
suffit à rélevage des rejetons (*). Les oiseaux, au con-
traire, la plupart du moins, restent unis et se partagent les
soins à donner aux petits, la garde du nid, la course aux
provisions (^).
1. M^trimonium habet pro fine principali prolis procreationem et
educationem, qui quidem finis aliis animalibus est communis (S. Th.,
Illae suppl., q. 65, art. 1). Cfr. Ethicorum, VIII, 12.
2. Filiorum procreatio communis est omnibus animalibus. Tamen
ad hoc non inclinât natura eodem modo in omnibus (S. Th., IlIae
suppl., q. 41, art. 1, ad 1^).
,• 3. Quaedam animalia sunt quorum filii nati statim possunt suffi-
cienter sibi victum quaerere, et in 'his non est aliqua maris ad foemi-
nam determinatio (S. Th., IlIae suppl., q. 41, art. 1, ad 1™).
4. In animalibus in quibus sola femina sufficit ad prolis educatio-
nem mas et femina post coitum nuUo tempore commanent, sicut
patet in canibus. (Summa contra Gentiles, III, 122). In animalibus
in quibus sola femina sufficit ad educationem foetus, est vagus
concubitus ; ut patet in canibus et hujusmodi aliis animalibus (S. Th.,
lia Ilae^ q. 154, art. 2).
5. Quaecumque vero animalia sunt in quibus femina non sufficit
ad educationem prolis ; mas et femina simul post coitum commanent
quousque necessarium est ad prolis educationem et instructionem :
sicut patet in quibusdam avibus, quarum puUi non statim postquam
nati sunt possunt cibum sibi quaerere; quum enim avis non nutriat
lacté puUos (quod in promptu est velut a natura praeparatum, sicut
in quadrupedibus accidit), sed oporteat quod cibum alienum pullis
quaerat et praeter hoc in cibando eos foveat, non sufficeret ad hoc
— 363 —
La forme aussi varie. Là où les mâles se désintéres-
sent de la progéniture, comme en général chez les mam-
mifères et chez les gallinacés, c'est la polygamie (^). Mais
la plupart des oiseaux sont monogames, le mâle assumant
sa part des soins à donner aux petits {^).
Le résumé de ces faits ou la loi qui s*en dégage, est
que la durée et la forme de l'union sexuelle sont com-
mandées par les besoins de la progéniture, par les exi-
gences de la perpétuation de respèce (^).
Il ne reste donc, pour connaître la loi du mariage,
qu'à examiner ce que réclame la formation d'un homme.
Or, pour mettre un être humain en état de se suffire, il
faut, après les soins du premier âge, l'instruire, l'éduquer,
le discipliner, — tâche de longue haleine, qui nécessite
sola femella. (Summa contra Gentiles^ III, 122). Videmus in omni-
bus animalibus in quibus ad educationem prolis requiritur cura
maris et feminaCj quod in eis non est vagus concubitus, sed maris
ad certam feminam, unam vel plures, sicut patet in omnibus avibus
(S. Th., lia iiae, q, 154, art. 2). In illis quorum filii indigent utriusque
sustentatione, sed ad parvum tempus, invenitur aliqua determinatio
quantum ad tempus illud, sicut in avibus quibusdam patet (S. Tu.,
Illae isuppl., q. 41, art. I, ad 1^). Aves, quae communiter pullos
nutriunt, ante completam nutritionem non separantur a mutua socie-
tate, quae incipit a concubitu. (8. Th., Illae suppl., q. 65, art. 3).
1. In animalibus autem in quibus maribus nulla est sollicitude
de proie, indifferenter mas habet plures feminas, et femina plures
mares, sicut in canibus, gallinis, et hujusmodi. (Summa contra
Gentiles, III, 124).
2. In omni animalis specie in quo patri inest aliqua sollicitudo de
proie, unus mas non habet nisi unam feminam, sicut patet in omni-
bus avibus qui simul nutriunt pullos; non enim sufficeret unus mas
auxilium praestare in educatione pluribus feminis. (Summa contra
Gentiles, III, 124). Quâedam aninialia, in quibus ad educationiera
prolis requiritur sollicitudo utriusque, scilicet maris et foeminae,
naturali instinctu servant conjunctionem unius ad unum, sicut patet
in turture et columba et hujusmodi. (S. Th., Illae suppL, q. 65, art. 1,
ad 4rn).
3. Necessarium est marem feminae commanere in omnibus ani-
malibus quousque opus patris necessarium est proli. \Summa contra
Gentiles, III, 122).
— 364 —
la collaboration du père et de la mère (^). La constitution
du mariage humain se trouve dès lors déterminée : ce sera
Tunion d'un seul avec une seule et pour toujours (^j.
On conviendra que, dans la morale thomiste, la pro-
priété et la famille reposent tout de même sur autre chose
que sur « un fondement a 'priori, c'est-à-dire » — pour
M. Lévy-Brùhl, mais se comprend-il bien lui-même? —
« sur une conception relig-ieuse ,qui se prend pour ra-
tionnelle ».
1. Manifestum est quod, in specie humana, femina minime suffi-
ceret sola ad prolis educationem, quum nécessitas humanae vitae
multa requirat quae per unum solum parari non possunt. Est igitur
conveniens, secundum naturam humanam, ut homo post coitum mu-
lieri commaneat. Rursus, considerandum est quod, in specie humana,
proies non indiget solum nutritione quantum ad corpus, ut in iiliis
animalibus, sed etiam instructione quantum ad animam; nam alia
animalia habent naturaliter suas prudentias, quibus sibi providere
possunt; homo autem ratione vivit, quem per longi temporis expe-
rimentum ,ad prudentiam pervenire oportet; unde necesse est ut
filii a parentibus quasi jam expertis instruantur. Nec hujusmodi
instructionis sunt capaces mox geniti, sed post longum tempus, et
praecipue quum ad annos discretionis perveniunt. Ad hanc etiam
instructionem longum tempus requiritur; et tune etiam, propter
impetus passionum quibus corrumpitur aestimatio prudentiae, indigent
non solum instructione, sed etiam repressione. Ad hoc autem mulier
sola non sufficit, sed magis in hoc requiritur opus maris, in que
est et ratio perfectior ad instruendum et virtus potentior ad casti-
gandum. Oportet igitur in specie humana non per parvum tempus insis-
tere promotioni prolis, sicut in avibus, sed per magnum spatium vitae.
Unde naturale est homini quod, non ad modicum tempus, sed
diuturnam societatem habeat vir ad determinatam mulierem. Hanc
autem societjatem matrimonium vocamus. Est igitur matrimonium
homini naturale. {Summa contra Gentiles^ III, 122).
2. Omnis commixtio maris et feminae praeter legem matrimonii
est improportionata debitae prolis educationi. Si enim quilibet posset
indifferenter ad quamlibet accedere, quae non esset sibi deter-
minata, tollereretur certitudo' prolis, et per consequens sollicitudo
patris circa educationem filiorum, Videmus in aliis animalibus quod
in quacumque specie animalis proies nata indiget communi educatione
maris et feminae, ibi non est vagus coitus, sed maris ad aliquam
femellam determinate, ut patet in omnibus avibus simul nidificanti-
bus, Unde manifestum est quod omnis commixtio maris et feminae
365
CHAPITRE VIII.
CONCLUSION.
Morale ou sociologie, nous a-t-on dit, choisissez (^).
La morale, ajoute-t-on, ce fut le passé avec ses igno-
rances, naïves ou voulues, et ses prétentions, chiméri-
ques ou néfastes. Son insuffisance n'est plus un secret, et
la critique des sociologues achève d'éclairer sa caducité.
La sociologie, c'est la science conquérant un nouveau
domaine et l'exploitant méthodiquement par des pro-
cédés rigoureux et infaillibles. C'est la nature sociale ex-
plorée jusqu'au plus lointain du passé, fouillée dans ses
profondeurs obscures, scrutée dans ses dernières compli-
cations. Ce sera, dans un avenir encore indécis, la con-
duite individuelle et l'action collective, soumises aux au-
thentiques lois naturelles qu'interpréteront les sociolo-
gues (2).
praeter legem matrimonii excludentem vagos concubitus, est de se
inordinata. (De Malo, q. 15, art. 1). Si sollicitudo patris de filio
causât etiam in avibus convenientiam maris et feminae, ordo naturalis
requirit quod usque ad finem vitae in humana specie pater et mater
simul commaneant. {Summa contra Gentiles, III, 123). Cfr. S. Th.,
lia iiae^ q. 154^ art. 2; et Illae suppl., q. 65, art. 3.
1. « Bon nombre de philosophes se sentent attirés vers la socio-
logie, mais ils continuent à enseigner la morale théorique. Ils sem-
blent ne pas s'apercevoir qu'il faudrait opter... Il u'y a, il ne peut
y avoir de morale théorique. Seules, désormais, compteront dans
la science les recherches conduites par la méthode proprement socio-
logique. » (LÉVY-BRiiHL, La morale et la science des mœurs, pp.
161-162).
2. « La philosophie positive représente les phénomènes sociaux
comme modifiables d'après les rationnelles indications de la science.
Elle se réserve la direction intellectuelle de cette intervention dont
366
Nous possédons maintenant des termes de l'option une
connaissance historique un peu plus précise que celle
qu'en donne la lecture du livre de M. Lévy-Briihl.
I. La Morale, — ce que M. Lévy-Briihl appelle la
Morale, — c'est le passé, oui ; mais un passé récent. C'est,
dans le fait, une méthode qui fut en vog"ue aux tout der-
niers siècles. Négligeant d'étudier l'histoire, omettant
d'observer le réel, elle accordait une confiance sans bor-
nes à la seule raison et à la pure logique. Avec cela elle
croyait pouvoir rattacher à une donnée première, par une
chaîne ininterrompue de syllogismes, l'ensemble des pré-
ceptes généraux et particuliers que les hommes et les
peuples doivent suivre, partout et toujours, pour vivre
conformément au droit naturel.
Le droit naturel, élaboré ainsi sur le modèle d'un
traité de géométrie, eut des fortunes diverses.
Au XVII P siècle, il fut opposé au régime établi; ce
qui doit être, prit violemment la place de ce qui était (^).
Au siècle suivant, la philosophie universitaire se donna
pour tâche de démontrer, par le même procédé du rai-
sonnement déductif, que le nouvel ordre existant s'har-
monisait parfaitement avec l'ordre idéal ; ce qui doit être,
était (2).
La première fois, le droit naturel fut rendu respon-
elle circonscrit d'abord les limites, » (A. Comte, Cours de philos,
posit., 48e leçon, t. IV, p. 345).
« La raison de l'individu n'a pas de privilèges. La seule pour
laquelle vous puissiez légitimement revendiquer le droit d'intervenir
en vue de réformer la réalité morale, c'est la raison humaine, imper-
sonnelle, qui ne se réalise vraiment que dans la science. » (E. DuRK-
HEIM, La détermination du fait moral, p. 174).
1. Voir plus haut, p. 207. . '
2. Voir plus haut, p. 225.
367
sable de la Révolution, et les fondateurs de la sociologie
lui imputèrent d'avoir édifié, sur la base artificielle des
Droits de l'homme, une constitution politique arbitraire
et au surplus anarchique {^).
Au XI X^ siècle, on lui reprocha d-attribuer à des ar-
rangements contingents une valeur absolue et un carac-
tère immuable. A mesure que l'état de choses, économique
et social, juridiquement consacré comme système définitif,
se transformait; à mesure que rhistoire, l'ethnographie,
le droit comparé révélaient des organisations différentes
de l'ordre rationnel, le droit naturel sembla un vain jeu
d'imagination et apparut comme une création factice,
sans attaches avec la réalité à laquelle on avait essayé
de l'imposer {^).
Et de nouveau la sociologie surgit avec le dessein for-
mel d'assumer la tâche à laquelle la morale avait failli.
IL La Sociologie, — ce que M. Lévy-Brlihl nous met
aujourd'hui en demeure d'adopter sous ce nom, — n'est
qu'une conception particulière de la science sociale : c'est
la méthode, discutée {^) et discutable, de M. Durkheim.
• 1. Voir plus haut, p. 1198.
2. Voir plus haut^ p. 251 et suiv.
3. Bibliographie: P. Barth, Die Philosophie der Geschichte als
Sociologie, Leipzig, 1897. — G. BÉLOT, La religion comme principe
sociologique^ « Revue philosopihique », t. XLIX, Paris, 1900. — Sur
la définitioyi du Socialisme, « Revue philosophique », t. XXXVI,
Paris, 1893. — M. BERNÉS, Sur la méthode de la Sociologie, « Revue
philosophique », t. XXXIX, Paris, 1895. — La Sociologie, « Revue
de métaphysique et de morale », t- III, Paris^ 1895. — H. Berr, Xes
progrès de la Sociologie religieuse, « Revue de synthèse historique »,
t. XII, Paris, 1906. — Ch. Beudant, Le droit individuel et
VEtat, Paris, 1891. — C. BOUGLÉ, Sociologie et Conscience, « Biblio-
thèque du Congrès international de philosophie », tome II: Morale
générale, Paris, 1903. — Sociologie, psychologie et histoire, article
suivi d'une réponse de Ch. Andler, « Revue de métaphysique et
368
On comprendrait les pressantes instances de M. Lévy-
Briihl, si les règles de la méthode sociologique nous don-
naient la traduction en formules de procédés éprouvés
et dont la valeur se serait affirmée par d'incontestables
résultats.
Mais, vérification faite, nous nous trouvons devant
une construction à priori, devant l'œuvre d'un idéologue
préoccupé de créer une science nouvelle et hanté par le
souci de lui découvrir un objet; s'emparant, à cette fin,
de morale », t. IV, Paris, 1896. — Les Sciences sociales en Allemagne,
Paris, 1896. — Revue générale des théories récentes sur la division
du travail, « Année sociologique », t. VI, Paris, 1903. — D. Dra-
GHICESCQ, Du rôle de V individu dans le déterminisme social. Paris,
1904. — Le problème de la conscience. Paris, 1907. — L, DuGUiT,
L'Etat, le Droit objectif et la Loi positive, Paris, 1901. — E, Go-
BLOT, Sur la théorie physiologique de r Association, « Revue philo-
sophique », t. XLVI, Paris, 1898. — HalÉVY, Le radicalisme philo-
sophique, t. III. — H. Hauser, L'Enseignement des Sciences sociales.
Paris, 1903. — C. Jacquart, Statistique et Science sociale. Bruxel-
les, 1907. — Essais de statistique morale. I. Le Suicide, Bruxelles,
1908. — A. Lalande, Philosophy in France, « The philosophicai
Review », t. XV, New- York, 1906. — G. Lanson, L'histoire litté-
raire et la Sociologie, « Revue de métaphysique et de morale »,
t. XII, Paris, 1904. — P. Mantoux, Histoire et Sociologie, « Revue
de synthèse historique », t. VII, Paris, 1903. — H. Michel, Jj'Idée
de l'Etat, Paris, 1896. — MiCHELET, Une récente théorie française
sur la religion, « Revue pratique d'Apologétique », t. VI, Paris,
1908. — A. Naville, La sociologie abstraite et ses divisions, « Revue
philosophique », t. LXI, Paris, 1906. — G. Richard, L'idée d'évo-
lution dans la nature et l'histoire. Paris, 1903. — Ruyssen, Psycho-
logisme et Sociologisme, « Année psychologique », t. XV, Paris, 1909.
— A. SCHATZ, L'individualisme économique et social, Paris, 1907. —
Steinmetz, Classification des types sociaux, « Année sociologique »,
t. III, Paris, 1900. — Tarde, La psychologie et la sociologie, « Anna-
les de l'Institut international de sociologie », t. X, Paris, 1904. —
G. TOSTI, The delusions of Durkheim's sociological objectivism, « The
American Journal of Sociology », t. IV, Chicago, 1898-1899. —
Suicide in the light of récent studies, « The American Journal of
Sociology », t. III, Chicago, 1897-1898. — F. Valyi, Die fran-
zosische Soziologie der Gegenwart,« Kritischer Blaetter fur die gesam-
ten Sozialwissenschaften », t. III, Dresden, 1907. — W. Wjundt,
Logik der Geisteswissenschaften, 3"^e édition, Stuttgart, 1908.
— 369 —
d'une notion, élaborée par le génie d'un peuple voisin et
devenue un élément de sa mentalité; altérant sa physio-
nomie propre et la vidant de son sens traditionnel ; la con-
vertissant en une abstraction déconcertante, d*allure pa-
radoxale ; puis, à l'instar d'un géomètre, déduisant de son
postulat une série de corollaires, tout en cherchant à illus-
trer ceux-ci de l'un ou 1 autre exemple.
Certes, on les retrouve presque touttes ailleurs, les
règles de la méthode sociologique; et il n'en est guère
■sous laquelle on ne puisse mettre une signature: ici
celle de Comte; là, celle de Schaeffle; ailleurs, celle de
M. Wundt ou d'autres encore, comme Guarin de Vitry.
Mais les emprunts, triés et modelés, arrangés et groupés,
ont fini par former un ensemble à peu près cohérent.
Accordez, en effet, à M. Durkheim qu'il est le Chris-
tophe Colomb de la Sociologie. Concédez-lui qu'il a mis
le pied sur la terre ferme et pris possession du continent,
séduisant et mystérieux, que des explorateurs illustres,
tels Spencer et Comte, avaient, seulement entrevu comme
dans un mirage. Admettez, en un mot, son postulat initial
du réalisme social; et vous verrez se dérouler, en une
chaîne de conséquences, la série des règles caractéristi-
ques de sa méthode: Il faudra se vider le cerveau des
idées reçues et des préjugés traditionnels; se donner le
sentiment qu'on s'engage dans l'inconnu; s'attendre à
faire des découvertes surprenantes. Ayant banni toute
I prénotion suspecte et sortant de soi-même, on se mettra
en face des « choses » énigmatiques, on les contemplera
«du dehors» (^). On définira à nouveau les phénomènes
1. Ce mot qui revient si souvent sous la plume de M. Durkheim,
est emprunté à Aug. Comte : « On croit souvent que les phénomè-
nes sociaux doivent être très faciles à observer, parce que l'observa-
— 370 —
sociologiques par leurs caractères extérieurs et apparents ;
et, selon ces définitions objectives, on les groupera. Au
lieu de continuer à poursuivre l'ombre illusoire qu'ils
projettent sur les individus, on tâchera de les atteindre en
eux-mêmes, dans leur réalité jusqu'ici insoupçonnée; on
essayera de les saisir par leur côté social, de les appré-
hender dans leur expression authentique, d'enregistrer
leurs manifestations propres. Renonçant au procédé de
l'interprétation psychologique et finaliste, qui méconnaît
leur spécificité, on inaugurera le mode d'explication, so-
ciologique et mécaniste, que leur définition réclame. Et
pour éviter toute récidive téléologique, on étudiera leur
genèse, plutôt que de scruter leur fonction ou de recher>
cher leur but.
C'est logique; tout se lie. Mais la consistance que les
règles semblent posséder dans l'ordre idéal, où elles se
soutiennent les unes les autres, ne fait que masquer leur
fragilité. Elles sont si peu des instruments pratiques et
maniables, que leur auteur lui-même ne réussit pas à les
faire fonctionner.
Considérez-le, par exemple, tandis qu'il s'essaie à dé-
finir les faits sociaux.
S'il est une tâche à laquelle il se devait de ne pas fail-
lir, c'est bien celle-là. Il s'agissait, en effet, de prouver
que la sociologie est possible, en faisant voir qu'elle a un
objet. Il fallait montrer qu'au-dessus des faits, étudiés
par la physique, la chimie, la biologie, la psychologie, il
teur, d'ordinaire, y participe lui-même plus ou moins. Mais on
n'observe bien, en général, qu'en se plaçant en dehors- » (Cours
de 'philosophie positive. 48^ leçon; t. IV, p. 421.)
— 371 —
y a un ordre distinct de phénomènes particuliers, ma-
tière de l'investig'ation sociologique.
Pour établir l'existence de ce domaine, inaperçu de
ses devanciers, il ne suffisait point de recourir toujours à
la dialectique, en répétant avec d'ingénieuses variantes
que la société est une entité sui generis. Il était indis-
pensable de faire toucher enfin du doigt la réalité tant
de fois postulée; d'indiquer les caractères apparents qui
sont propres aux faits sociaux et les distinguent de tous
autres ; de relever les signes dont ils sont marqués et aux-
quels on les reconnaîtra; de dégager de leur ensemble
les traits de famille.
Ce service, qu'elle était en droit d'attendre de lui,
M. Durkheim n'a pas su le rendre à la sociologie Au bout
cje ses dissertations réitérées sur la formule du fait so-
cial, on se trouve devant un décevant point d'interro-
gation (i). . ,
Parfois, c'est ouvertement que M. Durkheim confesse
l'imperfection de son instrument; à propos, notamment,
de cette règle importante qu' «il faut appéhender les
faits sociaux par un côté où ils se présentent isolés de
leurs répercussions individuelles (^) ».
Cette règle est dans la logique du système: si la so-
ciété est une réalité distincte de ses membres ; si la vie
sociale donne lieu à des phénomènes sui generis, — ce
sont ses manifestations spécifiques qu'il faut directement
atteindre et non plus seulement ce qui s'en retrouve, sous
forme de participation lointaine, chez les individus.
Mais quand le dialecticien qui a construit l'édifice
méthologique, cède la place au sociologue, celui-ci ne
1. Voir plus haut, pp. 30 à 42.
2. Voir plus haut, pp. 57.
— 372 —
parvient pas à découvrir ces manifestations spécifiques
de la vie collective, ou il constate que celles qu'il avait
prises pour telles, en sont des expressions grossières, des
répercussisons apparentes, des aspects illusoires (^). La
règle, et l'on en convient, ne possède encore que la valeur
d'un desideratum.
D'autres fois l'aveu est implicite; c'est-à-dire que,
sans s'en expliquer, M. Durkheim contrevient tout sim-
plement à ses propres préceptes.
Nous l'avons déjà noté (^) au sujet du procédé préco-
nisé pour grouper les sociétés par espèces. Omettant de
définir préalablement la société, il distingue: les sociétés
polysegmentaires simples, les polysegmentaires simple^
ment composées, les ix)lysegmentaires doublement com-
posées, etc. Cette classification, fatras purement verbal,
car on ne voit pas à quoi tout cela répond dans le réel,
— est déduite d'une « notion » postulée : celle de la horde.
— Pourtant les sociétés sont des réalités, des «choses»; et
une prescription essentielle de la méthode est de « se met-
tre en face des faits, de les atteindre par leurs caractères
objectifs, de leur demander à eux-mêmes le moyen de les
classer» (3).
Autre exemple. Dans Tétude où il explique l'exogamie
par le totémisme (*), l'auteur s'appuie non sur des faits
considérés directement, mais il se fonde sur une théorie
du totémisme, théorie qu'on avait construite avec des élé-
ments disparates. C'est oublier que la sociologie prétend
être une science non de concepts mais de choses, et que
1. Voir plus haut, pp. 65 et 98. ,
2. Voir plus haut, pp. 91 et 184.
3. Règles, p. 176.
4. Voir plus haut. p. 62, note 1.
— 373 —
le sociologue doit écarter toutes les prénotions, formées
en dehors de la science.
Il n'est, dit-il ailleurs, qu'une seule méthode vraiment
scientifique pour découvrir la fonction de la morale:
c'est d'étudier d'abord la multitude des règles particu-
lières qui gouvernent effectivement la conduite; cette
étude n'ayant jamais été faite par les moralistes, on ne
peut, ajoute-t-il, répondre que par un aveu d'ignorance
à la question de savoir quelle est la formule générale ou le
principe dernier de la morale (^). — Cela ne l'empêche
pas d'avoir son idée faite sur la fonction de la morale (-) ;
et, bien plus, de présenter, en dépit des faits contraires (^),
son opinion personnelle comme une vérité acquise à la
science.
Dans ses Règles encore (*) il rejette comme «radica
lement erroné » un postulat de la méthode comtiste. Comte
isupposait que les groupes entre lesquels se fractionne T es-
pèce humaine, passent tous par les mêmes phases de dé-
veloppemient ; les civilisés actuels furent autrefois ce que
les sauvages sont maintenant, ils ont seulement marché
d'un pas plus rapide; pour connaître notre préhistoire, il
n'y a donc qu'à observer la vie et les institutions des pri-
mitifs ; et si l'on veut bien — par une « fiction rationnelle »,
«simple artifice scientifique» — se représenter l'ensemble
de notre espèce comme une immense unité sociale, il
suffit, — pour retrouver l'évolution fondamentale de cet
hypothétique peuple unique: l'Humanité — de mettre
bout à bout les divers états de civilisation qui coexistent
1. Voir plus haut, p. 11.
2. Voir plus haut, pp. 106, 148, 280.
3. Voir plus haut, p. 281, note 1.
4. Voir plus haut, p. 43.
Morale et sociologie. 25
— 374 —
sur le globe, depuis celui des tribus les plus arriérées jus-
qu'à celui des nations les plus policées (^).
En théorie M. Durkheim rompt avec Comte et ex-
prime sur l'évolution la même opinion que Guarin de
Vitry (2) : les peuples, dit il; progressent et régressent, et
l'humanité s'est engagée simultanément dans des voies
différentes {^). Aussi donne t il comme règle au sociologue
de ne pas prendre pour matière principale de ses induc-
tions les renseignements de l'ethnographie /*).
Mais, en pratique, dans ^es travaux, il reste, tout
comme M. Lévy-Brùhl (^), soumis à l'influence comtiste.
La famille moderne, dira-t-il, contient en elle, comme en
raccourci, tout le développement historique de la famille ;
les différentes espèces de familles qui se sont successive-
ment formées, apparaissent comme les parties de la fa-
mille contemporaine (^). Vouknt ensuite expliquer l'ori-
gine des articles du Code civil qui interdisent les ma-
riages pour cause de parenté, il se transporte d'emblée
• 1. A. Comtî:, Flan, p. 130. — Cours, 48e leçon, t. IV, pp. 362 à
366; 409; 442 à 444.
2. « Il faut, écrit Guarin de Vitry, renoncer au postulat d'Aug.
Comte. L'évolution sociale se déroule suivant divers plans de
structure. » (Voir plus haut, p. 264, note )
3. Voir plus haut, p. 43.
4. Voir plus haut, p. 61.
5. « Il faut admettre que, dans les différentes sociétés, les insti-
tutions évoluent suivant les mêmes lois psychologiques et sociolo-
giques... Le problème (à résoudre par le sociologue), s'énonce ainsi:
étant Admis, par hypothèse, que le processus de développement
des sociétés humaines obéit partout aux mêmes lois, retrouver les
stades intermédiaires que les institutions des sociétés plus élevées
ont dû traverser, pour arriver à leur état présent. » (La morale et
la science des mœurs, pp. 209-210). Cfr. plus haut, p. 100, la pensée
de M, Lévy-Briihl sur l'utilisation des sauvages.
6. E. PuRKHElM, Introduct. à la sociologie de la famille, pp.
263-264.
375
aux origines mêmes de l'évolution; il remonte jusqu'à la
forme la plus primitive de la répression de l'inceste, à
savoir, selon lui, la loi d'exogamie. Postulant que l'action
de cette loi s'étend jusqu'à nous, il rattache, directement
et sans contrôle, les actuelles prohibitions de mariage
entre parents au fait conjectural que, il y a des milliers
d'années, nos pères se seraient représenté le sang en gé-
néral et le sang menstruel en particulier comme tabou (^).
En même temps que l'auteur transgresse ainsi les
règles de sa méthode, il glisse et insinue, dans l'exposé
des principes mêmes de son système, des réserves qui
en atténuent parfois singulièrement l'énoncé, volontiers
provoquant, et l'affirmation souvent hautaine.
Toute sa conception sociodogique repose sur cet
axiome : L'être social est d'une autre nature que les indi-
vidus associés, ■ — d'où il déduit ces deux théorèmes:
1° Il faut renoncer à expliquer les faits sociaux par la
psychologie {^) ; 2" la cause . déterminante de l'évolution
sociale se trouve dans le milieu social et non dans les ten-
dances des individus (^).
Or, il diminue la portée du premier de ces théorèmes,
en admettant que les résultats auxquels conduit la mé-
thode sociologique, ont besoin d'être interprétés : le cas
échéant, il convient, dit-il, de vérifier s'ils ne sont pas
en contradiction avec les lois de la psychologie (*).
1. E. DURKHEIM, "I/a prohibition de V inceste,' et ses origines,
2. Voir plus haut, pp. 27; 28; 68, note 1,
3. Voir plus haut, pp. 67 à 76.
4. Règles de la méthode sociologique, pp. 161-162. — Un peu plus
haut, il reproche à Comte de prendre les théories de la psychologie
comme pierre de touche pour éprouver la validité des propositions
— 376 ^
Il n'est pas loin non plus de contredire le second,
qiuand il écrit : « Nous n'entendons pas dire que les ten-
dances, les besoins, les désirs des hommes n' nterviennent
jamais, d'une manière active, dans l'évolution sociale » \^),
De fait, — après avoir essayé d'une explication méca-
niste, en donnant, comme cause déterminante des progrès
de la division du travail, la densité et le volume croissants
des sociétés, — il reconnaît qu'il faut attribuer à l'instinct
de conservation un rôle important dans l'explication de
ces progrès (^).
Enfin, l'axiome fondamental subit même par moments
de curieux fléchissements. Tout en soutenant avec une
remarquable insistance l'hétérogénéité du social et du
psychique (3), il arrive à M. Durkheim de s'abandonner
à des concessions déconcertantes. Par exemple, M. Tosti,
critiquant lie, Suicide, avait trouvé étrange qu'un logicien
voulût expliquer un composé, sans tenir compte du carac-
tère de ses éléments ;*). M. Durkheim insinua aussitôt
inductivement établies par la sociologie : en donnant ainsi le dernier
mot à la psychologie, la méthode de Comte dénature, dit-il. les
phénomènes -sociologiques (Règles, pp. 122 et 124).
1. Règles de la méth. sociol., p. 113. — Un peu plus loin il écrit:
« Si l'évolution sociale avait son origine dans la constitution psycho-
logique de l'homme, il faudrait admettre qu'elle a pour moteur
quelque ressort intérieur à la nature humaine. Serait-ce cette sorte
d'instinct dont parle Comte et qui pousse l'homme à réaliser
de plus en plus sa nature? Mais c'est expliquer le progrès par une
tendance innée au progrès, véritable entité métaphysique dont rien
du reste, ne démontre l'existence. » [Règles, p. 134).
2. Règles, p. 114.
3. Voir plus haut, pp. 25; 40, noe 1; 69; 85; 191- — Cfr. Repré-
sentaiions indicidudles et représentations collectives, p. 296': « Le phéno
mène social ne dépend pas de la nature personnelle des individus- >
4. The individuals undoubtedly are an essential factor of the
social phenomenon. Durkheim completely overlooks the fact that a
compound is explained both hy the character. of its éléments and hy
the law of their interaction... » (G. ToSTi, Suicide in the light of
récent stndies, dans « The american journal of Sociol'ogy », t. III,
pp. 474 et 476).
377 - -
que M. Tosti avait mal lu. 11 prétendit avoir écrit au con-
traire que la nature des individus, qui composent la
société, est une des causes dont dépendent les phéno-
mènes sociaux (1). Quelques mois plus tard, au cours
1. A l'appui de sa rectification, M. Durkheim renvoya M. Tosii
au passage suivant de son livre : « L'intensité (des courants suici-
dogènes) ne peut dépendre que des trois sortes de causes su vantes:
1^ La nature des Individus qui composent ta 'Société ; 2 Ma manière dont
ils sont associés, c'est-à-dire la nature de l'organisaton sociale;
30 les événements passagers qui troublent le fonctionnement de la
vie collective sans en altérer la constitution anatomique (p. 363 du
Suicide). » (Lettre de M. Durkheim à \' American journal of Sa-
ciology, t. III, p. 848. Chicago, 1898).
M. Tosti répondit : 1'^ d'autres passages du Suicide (pp. 336,
346, 366) contredisent le sens que M. Durkheim cherche à donner
à cet extrait de la page 363 ; 2° la citation de la page 363 est
tronquiée. M. Durkheim y énumère trois causes possibles ; mais,
immédiatement après, il élimine la première, c'est-à-dire précisément
le facteur individuel : « In giving the foregoing quotation from his
book, Durkheim omits to reproduce the important qualifying pro-
positions immediately following on the same p. 363 : « Pour ce qui
est des propriétés individuelles, celles-là seules peuvent jouer un rôle
qui se retrouvent chez tous, car celles, qui sont strictement person-
nelles ou qui n'appartiennent qu'à des petites minorités sant noyées
dans la masse des autres ; de plus, comme elles diffèrent entre elles_,
elles se neutralisent et s'effacent mutuellement au cours de l'élabo-
ration d'où résulte le phénomène collectif. Il n'y a donc que les
caractères généraux de l'humanité qui peuvent être de quelque
effet. Or, ils sont à peu près immuables, du moins, pour qu'ils
puissent changer ce n'est pas assez des quelques siècles que peut
durer une nation. Par conséquent, les conditions sociales dont dé-
pend le nombre des suicides sont les seules en fonction desquelles
ils puissent varier, car ce sont les seules qui soient variables, »
Thus, when given in its logical integrity, the very passage which
Durkheim, triumphantly opposes to my argument clearly goes to^
show that he never meant to aknowiedge the influence of the
individual conditions upon the intensity of the « courant suicidogène. »
V^Hien, on p. 363, he mentions the « nature of the individuals i>
in connection with the causes determining the intensity of the
« courant », he does so merely for the puipose of enumerating ail
the possibilities of explanation, proceeding later on to eliminate
those alleged causes shown by further analysis to be entirely
ineffectuai... That Durkheim should make an attempt to delucle
the reader by only partially citing from his book is unpleasantly
— 378 '-
d'une autre polémique, il revint à sa thèse habituelle (^).
Ces concessions aux méthodes adverses, si dédaigneu-
sement traitées pourtant ; cet abandon, — passager, il est
vrai, sous le feu de l'attaque, mais qui n'en est pas moins
un reniement des principes, — sont dus à une mêmel
cause : le caractère artificiel et la fragilité de la méthode.
L'instrument ne fut pas construit petit à petit par un
homme du métier, au cours d'expériences répétées qui
auraient permis de vérifier la solidité de chaque partie et
de l'ensemble. Il fut fabriqué de toutes pièces par un
dialecticien, d'après la prénotion, subjective et arbitraire,
qu'il se faisait des choses sociales. Au contact avec la
réalité, l'outil, inadapté à sa fonction, se détraque...
La méthode sociologique poissède-t-elle, au moins, le
caractère de haute et sereine impartialité, qui devait lui
valoir les sympathies de tous les savants et que, de bonne
foi assurément, M. Durkheim vante comme son trait dis-
tinctif ?
Elle est, déclare-t-il, indépendante de toute philoso-
phie. Sa sociologie se contente d'être la sociologie tout
suggestive of pettifoggery » (G. TOSTI, T/ie delusions of Durkheim' s
sociological objectivism, dans « The american journal of Sociology »,
t. IV, p. 171. Chicago, 1899).
1. « Tarde fait observer que... « je me suis beaucoup rapproché
de la conception psychologique des faits sociaux »... Je vois tou-
jours entre la psychologie individuelle et la sociologie la même
ligne de démarcation... Pour moi, la vie sociale est un système
de représentations... sut generis, différentes en nature de celles
qui constituent la vie mentale de l'individu, et soumises à des lois
propres que la psychologie individuelle ne saurait prévoir » E. Dur-
KHEIM. Lettre au Directeur de la Revue philosophique, t- LU, p. 704-
Paris, 1901).
379
court, sans aucune épithète qui pourrait impliquer un
sens doctrinal sur l'essence des choses sociales (^).
En affirmant ainsi la neutralité de sa méthode à l'en-
droit des théories, M. Durkheim oublie manifestement sa
règle essentielle: qu'un fait social ne peut être expliqué
que par un autre fait social {^).
Certes, il est légitime de rechercher les causes sociales
des phénomènes sociaux ; car, apparemment, ils ont des
antécédents multiples : l'action d'un ou de quelques in-
dividus, et la complicité de l'heure ou la faveur des cir-
constances. Sans nier qu'une part du résultat revient aux
acteurs en vue, on peut s'enquérir des conditions de leur
succès; de ce qui, dans l'ambiance, leur a suggéré d'agir
et permis de réussir.
Telle n'est pas toutefois la préoccupation de M. Durk-
heim. Sa règle ne signifie point que, dans Texplication
des événements de l'histoire, il faut avoir égard à la
coopération du milieu et qu'il ne suffit pas de noter les
gestes des hommes, ceux-ci fussent-ils des héros ou des
génies. Elle nie implicitement l'action du facteur indivi-
duel; elle affirme que la cause déterminante d'un fait
social est exclusivement un autre fait social (^). En un mot,
la prétendue règle de méthode enveloppe une doctrine.
Si encore cette doctrine était une certitude acquise à
la science! Mais on sait combien elle est controversée
entre les historiens (*). Loin de nous trouver en possession
• 1, Les règles de la méthode sociologique, Conclusion, p. 172.
2. Voir plus haut, p. 27-28.
3. Voir plus haut;, pp. 28, 69, 139.
4. « La question des rapports entre la masse et le iïéros
oonstitue le principal problème méthodologique de l'histoire mo-
derne... Je ne crois pas qu'il soit possible, ainsi que le font la plupart
des sociologues, de tirer, dès à présent et d'après les seules don-
— 380 —
d'une vérité prouvée, d'une loi établie, nous restons en
présence d'un problème (^).
Si le problème est soluble, il ne peut être résolu qu'au
moyen de la méthode inductive, par l'analyse des évé-
nements, par la comparaison des faits, par une étude com-
plète de l'histoire. Réussira-ton jamais à résumer le ré-
sultat des recherches en une formule unique? Ou trou-
vera-t-on seulement quelques lois conjecturales, d'une vé-
rité relative? Nul ne saurait le préjuger.
nées actuelles, une formule fixe et explicite concernant les rapports
entre la masse et le héros » (Karl Lamprecht, La science moderne
de Vhistoire, dans « Revue de synthèse historique », tome X, p. 257.
Paris, 1905).
1. Dans une conférence faite, à la demande de M. Durkheim,
à l'Ecole des hautes études sociales, le 29 janvier 1904, M. Gustave
Lanson en fait, finement, la remarque, à propos de la littérature.
« La littérature est V expression de la société : cette formule, dit-il,
est peut-être la plus ancienne loi de sociologie littéraire qui ait été
définie. On en suit l'application en gros. Elle se vérifie parfois...
Toutefois elle est incomplète et inexacte. La littérature exprime
aussi souvent le désir, le rêve, que le réel. Elle peut exprimer la
protestation de l'individu, de la minorité contre des lois ou des
mœurs qui les choquent et qu'ils subissent, un effort donc pour
que ce qui est cesse d'être... » « Le livre, dit-il encore plus loin,
a une action sur les lecteurs ; il n'est pas seulement signe, mais
facteur de l'esprit public. » Et il conclut : « Les lois de sociologie
littéraire ne sont que des conjectures appuyées sur une observation
limitée. Toute explication universelle ou inventée par l'esprit est
à écarter: des lois inscrites dans les faits sont les seules (qu'on
puisse essayer de constituer » (G.Lanson, Vhistoire littéraire et la,
sociologie^ dans « Revue de métaphysique et de morale », t. XII,
p. 621, Paris, 1904).
La .réserve discrète de M. Lanson contraste avec le ton tran-
chant de M. Durkheim. « Les individus, dit-il, sont beaucoup plutôt
un produit de la vie commune qu'ils ne la déterminent » J Division
d^u travail, p. 329). « Les phénomènes collectifs ne partent pas
des individus pour se répandre dans la société, mais ils émanent
de la société et se diffusent ensuite chez les individus » (La science
positive de la morale en Allemagne, p. 118). « L'éducation n'est
que l'image et le reflet de la société. Elle l'imite et la reproduit
en raccourci ; elle ne la crée pas. Ce n'est pas avec des indivi-
dualités isolées qu'on refait la constitution morale des peuples.
L'éducation ne peut se réformer que si la société elle-même se
réforme » (Le suicide, p. 427).
381
M. Durkheim, lui, tranche la question a priori. La
dialectique lui tient lieu de l'observation du réel. Les
faits sociaux, ainsi raisonne-t-il, forment un domaine hy-
perpsychologique ; donc les individus sont étrangers à la
production, de ces faits, et la psychologie ne doit pas
intervenir dans leur explication.
En procédant ainsi, il fait de la sociologie de les-
pèce qu'il méprise le plus : de la déductive.
En insérant sa théorie dans les règles de la méthode,
il s'interdit de revendiquer pour celle-ci l'indépendance à
l'endroit des doctrines.
M. Durkheim se fait moraliste à ses heures, et la
crise contemporaine de la Morale n'est pas sans attirer
son attention r^). « La morale traditionnelle, dit-il, est au-
jourd'hui ébranlée, sans qu'aucune autre se soit formée
qui en tienne lieu » {^). « Notre premier devoir actuelle-
ment est de nous faire une morale». p).
Le difficile, en pareille entreprise, n'est pas de for-
muler des règles. L'important est de les faire observer (*).
On peut s'acquitter de la première tâche, vaille que
vaille (^), et rester embarrassé devant la seconde (^).
1. Voir plus haut, pp. 103 et 297.
2. Détermination du fait moral, p. 183.
3. De la division du travail social. Conclusion,
4. Non in hac scientia scrutamur quid sit virtus ad hoc solum
ut sciamus hujus rei veritatem, sed ad hoc quod, acquirentes virtu-
tem, boni efficiamur (S. Thomas, Ethicorum, II, 2).
5. Voir Essai de catéchisme mora\ dans « Bull- de la Soc franc,
de Philos. », t. VII, Paris, 1907.
6. Voir dans le « Bulletin de la Société française de Philosophie »
les discussions des thèses de MM. Durkheim : La dctermination
du fait moral (1906, t. VI) ; Bureau : La crise morale dans les
soeiétés contemporaines (1908, t. VIII); BÉLOT: La morale positive
(Ibid.); Pelvolvé: L'efficacité des doctrines morales (1909, t. IX}.
— 382 —
De fait, le problème le plus ardu qui se pose à la
France contemporaine n'est pas la « neutralisation » de la
morale: une paire de ciseaux suffisent à cette besogne. Si
la main qui les tient n'est pas purement laïque, mais
aussi communiste, anarchiste, amour-libriste ou mternatio-
naliste, elle fera seulement, dans les manuels de morale,
les coupures un peu plus larges.
L'œuvre véritable, comme le constate M. De volve {^),
ne commence qu'aprvLs : Comment déterminer les volontés
à rester fidèles au devoir laïcisé? Comment avoir prise
sur les âmes, affranchies du dogme et peut être aussi déjà
de quelques autres croyances ou respects traditionnels?
Quel moyen inventer pour donner à l'enseignement moral
son indispensable efficacité ?
Cette question, — sur laquelle philosophes et mora-
listes dissertent avec une impassibilité parfois agaçante (;)
1, J. Delvolvé, nationalisme et tradition. Recherche des con-
ditions d'efficacité d'une morale laïque. Paris, 1910.
2. M. Bélot s'en est plaint, après la discussion de sa thèse sur la
morale positive, à laquelle prirent part MM. Parodi, Darlu, Lachelier,
Durkheim et Rauh, dans la séance du 26 mars 1908 : « Nous
étions entre philosophes. Nous avons, comme nous faisons toujours^
sous prétexte de morale, faiit de la métaphysique ou de la mé-
thodologie, discuté des principes et aussi des mots. Mais de la
morale, dans ces quatre heures qui lui étaient promises, nous n'en
avons pas fait un instant. Nous avions à nous demander jusqu'à
quel point l'éducation morale existante, et au fait quelle est celle
qui existe? peut continuer à nous suffire, et si dès à présent son
succès n'est pas précaire et sa vitualité limitée. Nous pouvions
examiner si, à un moment où les oreilles les moins délicates per-
çoivent dans tout l'édifice social des craquements assez inquiétants,
on pourra se contenter pour le sauver de replacer sous la charpente
"disloquée quelques étais empruntés précisément aux matériaux les
plus usés et les plus compromis. 11 s'agissait de savoir si on ne
pourrait espérer une restauration plus sûre de la moralité, un prin-
cipe 'd'éducation susceptible d'être accepté et mis en œuvre par
tous... Il s'agissait de savoir si l'on ne peut vraiment pas obtenir
des hommes un vouloir moral assez ferme et assez ardent... Il s a-
^sait de voir ce que nous sommes, ce que nous risquons de de-
— 383 —
et dont les hommes qui gouvernent la Nation, considèrent,
de leur point de vue, la suprême importance, sans paraître
en mesurer de sang-froid la difficulté (^) — préoccupe
'M. Durkheim depuis longtemps. « Il faut, écrivait-il dans
une de ses premières études, il faut dire d'où la morale tire
sa force obligatoire et au nom de qui elle coimmande»'(^).
On connaît sa réponse. La morale est, d'après lui
l'œuvre de la Société; et la Société, prétend il, a le droit
venir, ce que nous devons faire, ce que nous voudrions être. Mais
tout cela n'était guère intéressant. Cela était indigne de vrais
philosophes. Il valait mieux sans doute faire encore un peu de
dialectique » '(« Bulletin de la Société française de Philosophie »,
t. VIII, p. 210).
1. « Tous ensemble, dit M. Viviani, nous nous sommes attachés
à une œuvre d'irréligion. Nous avons arraché les consciences hu-
maines à la croyance. Lorsqu'un misérable, fatigué du poids du
jour, ployait les genoux, nous lui avons dit que derrière les nuages
il n'y avait que des chimères. Ensemble, et d'un geste magnifique,
nous lavons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera
plus! Voilà notre œuvre. Est-ce que vous croyez qu'elle est ter-
minée? Elle commence au contraire. Qu'est-ce que vous voulez
répondre, je vous le demande^ à l'enfant devenu un homme, qui
a profité de l'instruction primaire, complétée, d'ailleurs par les
œuvres postscolaires de la République, pour confronter sa situation
avec celle des autres hommes? Qu'est-ce que vous voulez répondre
à un ho'mme qui n'est plus un croyant, grâce à nous, que nous
avons arraché à la fqî, à qui nous avons dit que le ciel était vide
de justice, quand il cherche la justice là-bas? Que voulez-vous
répondre à l'homme doté du suffrage universel, mais qui compare
avec tristesse sa puissance politique à sa dépendance économique
et qui est humilié tous les jours par le contraste qui fait de lui
un misérable et un souverain? Comment calmer leurs souffrances,
comment apaiser leurs colères et leur douleur?... Ici, l'œuvre dé-
borde le Gouvernement, la législature, notre temps et notre épo-
que... Par l'action individuelle, c'est-à-dire par la propagande, ré-
formez la conscience de l'homme afin qu'il soit digne de l'idéal
qu'il porte en lui. Et, par l'action collective, c'est-à-dire par la loi,
modifiez autour de lui les conditions matérielles de l'existence, afin
qu'avant de mourir il puisse au moins toucher de la main toutes
les réalités vivantes » (Discours de M. Viviani, mnistre du Travail,
à la Chambre des députés, séance du 8 novembre 1906. Journal
officiel, p. 2433).
2. La science 'positive de la morale en Allemagne, p. 138.
384
de nous intimer des ordres : elle nous dépasse infiniment ;
ce que nous sommes, ce que nous avons, nous le tenons
d'elle; elle possède les attributs et doit par conséquent
jouir des prérogatives de la divinité; elle est Dieu p).
Or il se fait, à en croire M. Lalande 2)^ que les accès
de «mysticisme social» de M. Durkheim suscitent de
l'opposition contre lui parmi les philosophes.
11 ne faudrait pourtant pas que par phobie du mys
ticisme, ne fût-il que social, on enveloppât, dans une
commune réprobation, et la méthode sociologique de
M. Durkheim et sa tentative ou suggestion de vouer un
culte à la Société, fondement du devoir. Ce serait con-
fondre deux choses distinctes et qui doivent être appré-
ciées séparément.
L'idée de fonder une sociolâtrie, si M. Durkheim y
pense sérieusement i^), est digne d'attention. Il serait inté-
ressant, par exemple, d'en comparer la doctrine avec celle
des adorateurs du soleil: de part et d'autre, il semble
que ce soit le même sentiment profond, celui des bienfaits
1. Voir plus haut, pp. 108 et suiv. et 149-150.
2. « M. Durkheim has numerous disciples, especially in the new
philosophical génération. Moreover, his personal influence is tre-
mendous. But his grandiose conception of morals and society has
up toi the présent time met with a very emphatic opposition on the
part of philosophers. Some see in it a< 'social mysticism which would
take away from, the individual ail proper value by subordinating
him to collective aims superior to morality itself — as intelligible
consequently as the impénétrable ways of the traditional God »
(A. Lalande, Fhilosophy in France, dans « The philosophical Re-
view », t. XV, p. 257. New-York, 1906).
3. Il écrivait, il y a quelques années: « L'importance que nous
attribuons à la sociologie religieuse n'implique aucunement que
la religion doive, dans les sociétés actuelles, jouer le même rôle
qu'autrefois. |En un sens, la conclusion contraire serait plus fon-
dée » (Année sociologique, t- II, préface, p. v, note 1, 1899). Cfr
Le suicide, pp. 430-431.
— 385 —
reçus, qui fait naître l'émotion religieuse (^). Il serait
instructif aussi de rapprocher le projet de M. Durkheim
de ceux de Saint-Simon, concevant le nouveau christia-
nisme (^) et de Comte, instituant la religion de Inhuma-
nité (^) : tous trois sont positivistes de haute notoriété. En-
fin il y aurait lieu d'examiner si la nouvelle religion au-
rait sur la pratique morale la même influence que la
crainte de Dieu, l'espoir du ciel ou l'amour de Jésus Christ.
Si, [après avoir médité et contemplé ridole,on demeure
réfractaire à l'enthousiasme pieux qui transporte le vrai
sociolâtre; si on reste sceptique à l'endroit du prestige
que pourrait valoir à la morale une origine sociologique,
attestée par la science des mœurs, — on est en droit de
ne pas se ranger parmi les sectateurs de la religion nou-
velle, en supposant toujours qu'il soit décidément ques-
tion de la fonder.
Mais on n'est pas autorisé à déprécier les règles de la
"méthode sociologique, sous prétexte que leur a teur mani-
feste d'aventure une propension au « mysticisme social ».
L'originalité, au moins apparente, de ces règles, le rei-
tentissement qui a suivi leur publication, la belle perse,-
1. Chez les Egyptiens, par exemple, « le dieu qui fut de tout
temps le plus universellement ^doréj est le soleil, Râ. Râ était le
bienfaiteur de la nature entière, le dispensateur de toute vie, vers
qui les hommes se tournaient avec des actions de grâces » (Chante-
pie De La Saussaye, Manuel d'histoire des religions^ p. 88- Paris,
1904). — Voir, plus haut, l'apologie de la société par M. DURK-
HEIM, pp. 111-112 et 149.
2. H. DE Saint-Simon, Le nouveau christianisme^ publié en
avril 1825, inséré dans le tome 23 des Œuvres de Saint-Simon et
d'Enfantin. Paris, Dentu,_ 1870. — Sur la religion saint-simonienne,
voir Quack, De sociaUsten, t. III, ch. I, Amsterdam, 1892. Cfr.
les treize premiers volumes, passim, des Œuvres de Saint-Simon et
d'Enfantin.
3. Voir M. Defourny, La sociologie positivistey pp. 222 et
suiv. Louvain-Paris, 1902.
— 386 —
vérance de leur auteur à les défendre, son ardeur à les
propager, le prestige que sa conception sociologique a
conquis auprès d'esprits distingués, l'importance des tra-
vaux entrepris sous son inspiration (i), tout cela impose,
avant qu'on se prononce, un examen fait avec soin ; d'au-
tant plus que la voix autorisée de M. Lévy-Brùhl présente
le système comme le seul qui puisse rendre! à la philo^
Sophie morale et sociale un caractère scientifique.
Pour formuler un jugement valable sur l'instrument
méthodologique qu'on nous propose, il convient d'étu-
dier comment et dans quelles conditions il a été cionstruit ;
de s'enquérir de la provenance des pièces maîtresses qui
le constituent; de retrouver l'idée qui a présidé à leur
agencement. Il faut le voir ensuite fonctionner sous la
main du constructeur; regarder comment il se comporte
quand il est mis en activité ; et noter si, à l'épreuve ©t sous
l'effort, il ne se trouve pas faussé. Il importe aussi,
après l'opération, de constater rimpression de l'expéri-
mentateur et de la rapprocher des promesses ou des espé-
rances de l'inventeur.
Nous avons entrepris cette étude, institué ces recher-
ches, fait ces observations. Mais le spectre du «mysti-
cisme social » n'a point troublé notre jugement. Si à la sol-
licitation pressante de M. Lévy-Brùhl nous répondons
« Non, merci 1 », c'est parce que nous nous sommes dûment
enquis de la valeur de son offre.
III. Heureusement nous ne sommes pas prisonniers
de son dilemme.
En dehors de la Morale dont il fait le procès, mais
1. La collection de VAnnée sociologique comprend déjà onze
volumes.
— 387 ~
qu'il représente très inexactement comme le seul effort et
l'unique création de tout le passé ; au delà du Droit naturel
rationaliste, qu'il accable de son dédain scientifique et
positiviste, il se trouve d'autres conceptions de la philoso-
phie morale et sociale, qu'il a le tort d'ignorer pu qu'il
passe injustement sous silence.
Il en est une, en particulier — celle de Thomas d'A-
quin — ; que ne touchent point les critiques partant du
côté de la Sociologie contemporaine.
Entre la philosophie morale de saint Thomas et le
droit naturel, dont la forme propre aux XVII P et XIXe
siècles provoqua précisément la réaction sociologique, la
différence est éclatante.
Ce droit naturel confiant à l'excès dans la raison rai-
,sonnante,a légiféré pour les individus et pour les peuples,
comme s'ils n'avaient encore eu ni morale ni droit. —
Saint Thomas, lui, ne fait pas abstraction des mœurs ré-
gnantes, des pratiques usitées, des codes en vigueur, des
institutions existantes, de l'expérience acquise ; il estime
avec Aristote que, pour savoir ce qui doit être, et décou-
vrir, par exemple, l'ordre social le meilleur, la sefule raison
ne suffit point, mais qu'il faut avoir égard à ce qui est déjà,
observer l'ordre établi, prêter attention aux init atives de
l'étranger, suivre les essais tentés ici et ai leurs, mettre en
parallèle les résultats obtenus et ne pas négliger au sur-
plus les suggestions des sages et les conseils de;s hom-
mes réfléchis {^).
1. Ut sciamus quis modus politicae conversationis sit optimus,
oportet considerare politias, idest ordinationes ci^dtatis quas alii
tradiderunt, sive sint illae quibus quaedam civitatum iituntur quae
laudantur :de hoc quod bene reguntur legibus ; sive etiam sint ab
aliquibus philosophis et sapientibus traditae quae videntur bene se
habeire. Ex tollatione multorum magis potest apparere quid sit
melius et utilius (Politicorum, II, 1), . ^
— 388 —
Le droit naturel, à son départ, n'a considéré que 1 in-
dividu; dans l'individu il n'a découvert que des droits:
et c'est à leurs exigences qu'il a plié toute l'organisation
sociale, celle delà famille aussi bien que celle de l'Etat. —
Saint Thomas tient compte du fait que la société domes-
tique et la société politique sont comme deux organismes
vivant de leur vie propre. Ils laissent du jeu, sans doutei,-
aux initiatives personnelles et aux activités individuelles;
mais ils ont une finalité distincte et des fonctions particu-
lières ; et celles-<:i influencent leur structure et déterminent
les relations juridiques de leurs membres.
Le droit naturel a donné à la loi comme mission su-
prême la sauvegarde des « droits de l'homme», — ex-
pression équivoque de revendications contingentes, d'en-
gouements momentanés, de désirs fougueux, de passions
violentes, dont rexpérience a révélé le caractère anti-
social. — Saint Thomas n'imagine pas que la morale et
le droit puissent avoir à consacrer d'autres fins que celles
qui sont données dans la nature des choses, auxquelles
les hommes en général se portent spontanément, qui im-
priment à la vie individuelle et à l'activité collective leur
orientation essentielle. Ces tendances immanentes et ces
inclinations foncières, il les dégage de la morale vécue,
par une observation que rien n'interdit de reprendre et de
compléter, et par une analyse qu'il reste possible de re-
commencer et de pousser plus loin.
Le droit naturel s'est obstiné dans l'usage systéma-
tique de la méthode déductive. Il a tâché à développer les
conséquences des principes avec la logique rigide des
traités de géométrie. — Saint Thomas constate que deux
procédés ont toujours été ,et sont nécessairement em-
— 389 —
ployés par le moraliste et le législateur : la déductioii ra-
tionnelle et l'adaptation aux situations données.
Sous prétexte que ses principes sont rigoureusement
déduits de la nature de l'homme, le droit naturel reven-
dique pour tout son contenu une valeur universelle en
même temps qu'il lui attribue un caractère immuable; et
il réprouve comme anomalies désordonnées tout ce qui
s'écarte de l'ordre idéal tel qu'il l'a défini. — Sachant
que les règles morales et juridiques sont, les unes, des con-
séquences logiques et, les autres, des applications parti-
culières à des cas concrets, saint Thomas rend raison des
nécessaires différences de la morale dans l'espace et de
ses légitimes variations dans le temps; et il ne se trouve
pas réduit à mettre sur le compte de l'erreur ou de la
passion les diversités dont on fait état.
Non seulement la puissante attaque des sociologues
ne fait point brèche dans l'édifice thomiste, mais celui-ci,
en même temps qu'il reste inébranlé et solide, est assez
vaste et hospitalier pour abriter la sociologie elle-même.
La sociologie n'est pas pour le thomisme une ennemie,
mais une alliée. Il convient de l'accueillir avec discerne-
ment, certes ; mais il ne faut ni la craindre, ni la mépriser,
ni la bouder.
On doit se garder de la confondre avec ce qu'elle
traîne après elle d'équivoque ou de suspect ; avec ce qui,
dans son entourage, se réclame d'elle indûment.
Qu'importent les opinions personnelles, les tendances,
particulières, les préoccupations extrascientifiques de so-
ciologues de nom ou de renom ?
Qu'importent aussi les impatiences, fatales aux obser-
Morale et sociologie. 26
— 390 —
vations, la précipitatioii à conclure, et la vanité d'in-
venter des simulacres de lois (^) ?
C'est le mouvement qu'il faut envisager dans sa réa-
lité profonde, plus que les personnalités, marquantes ou
remarquées, qui s'efforcent de l' incarner ou de le mono-
poliser; c'est son orig^ine qu'on doit se rappeler; c'est sa
direction essentielle qu il convient d'apprécier; sinon on
se trompera sur son véritable sens et on ne mesurera
point sa portée exacte.
Ce qu'il faut considérer, c'est î^ réaction que ce mou
vement représente contre l'ig'norant orgueil du rationa
lisme ; c'est le besoin de savoir qu'il manifeste ; la passion
de recherches qu'iLallume; le labeur éporme qu'il suscite;
les découvertes dont il enrichit le patrimoine iatellectuel.
Sa marche n'offre pas, depuis un siècle, le spectacle
d'un cours uniforme et régulier, et on ne Is retrouve pas
toujours ni partout dénommé de même. Vingt disciplines
différentes s'y rattachent, qui étudient, sotis des vocables
divers, les multiples aspects de la vie morale et sociale.
Chacune a suivi sa destinée, peu soucieuse d© régler son
, 1. « Nous autres sociologues, — disait naguère M. Steinmetz
dans tin. Congrès international de Sociologie, — nous parlons trop
de ce que nous allons faire et même 'de ce que nous ne voulons
pas faire, mais nous oublions de faire notre science. Ce dont nous
n'avons pas besoin de tout, ce sont les grandes constructions anti-
cipées, les hypothèses générales, les aperçus originaux et nullement
prouvés. Mais plus terrible encore est notre richesse en suggestions.
Tel livre de Sociologie d'un auteur bien connu en plusieurs pays
contient une quantité de lois sociologiques, en quelques pages,
naturellement sans ombre de preuves. Combien s'en amusait un
.physicien ,auquel je, montrais ces pages humiliantes! Il disait être
content s'il trouvait une seule loi dans sa vie. Un sociologue intrépide
leà établît par douzames et ses collègues y passent outre, n'en pren-
nent notice et... font de même » (S. R. Steinmetz, Quelques mots
sur la méthode de la sociologie, dans « Annales de l'Institut inter-
national dé Sociologie», t. II, p. ^77, Paris, 1896).
- 391 —
allure sur celle des autres. Les rapports des sciences so-
ciales entre elles ne sont pas mieux définis que leurs rela-
tions avec la sociolog"ie. Et celle-ci éprouve encore une
peine visible à déterminer son objet et à régler sa mé-
thode.
Malgré tout, dans la mêlée des efforts mal coordon-
nés, on discerne des principes aotnmuns des soucis ana-
logues, une même pensée.
Les sciences sociales qui se s^ont constituées au cours
du XI X^ siècle, admettent, sans toujours l'avouer ouverte-
ment, rexistence, dans la nature morale et sociale, de rela-
tions définies, d'un ordre immanent, d'une finalité intrin-
sèque. Elles se soutiennent par l'espoir de trouver le se-
cret de ces relations, la formule de cet ordre, la loi de
cette finalité. Elles ont, pour jalouses qu'elles se disent
parfois de leur autonomie, rambition généreuse de mettre
leurs découvertes au service de la philosophie de l'action.
Par ces postulats, par cet esprit, par ces préoccupa-
tions, elles se rattachent à la conception thpimiste de la
science morale et politique {^}. Elles en sont le prolonge-
ment ou, mieux, la renaissance vigoureuse et l'épanouis-
sement splendide. Le vieil arbre reverdit, pousse des
branches nouvelles et promet des fruits abondants. La
tradition, brisée par le rationalisme, se renoue.
L'histoire des religions, la science comparée du droit
et des institutions, l'économie sociale, la démographie,
l'ethnographie, la statistique — ou, si l'on préfère, la
sociologie dans ses divers départements — travaillent à
enrichir la philosophie morale et sociale de données
1. Voir plus haut, chapitre VII, § 2, la morjûe: science positive
et § 3, le problème des fins. ' ;
392
nouvelles et de renseignements utiles. Elles livrent à pied
d'deùvre les matériaux qui permettront de réfectionner
î*ëdifice et d^en poursuivre la construction. Entre elles et
là philosophie morale thomiste il ne doit exister qu'une
collaboration utile. L -ignorance seule peut prétendre qu'il
y ait Conflit.
393
APPENDICE.
Nous donnons ci-dessous deux lettres de M.Dujrk-
heim.
Ell.es ont été adressées à la Revue Néo-Scolasti-
QUE de Louvain qui avait (t. XIV, p. 329 et suiv.) publié
les chapitres IV et V du Conflil de la morale et de la so-
ciologie, ;^.,
Nous donnons aussi la double réponse que nous f îm'es
aux observations de M. Durkbeiin. .
Lettreà et réponses ont été insérées dans la Revue
NÉO-SCOLASTIQUE (t. XIV, p. 606 et suiv.). — Pour en
faciliter rintelligence, nous substituons ici aux chiffres
des pages de la Revue dont il est fait référence, les chif-
fres des pages correspondantes de ce livre.
Lettre de M' Durkheim.
Paris, 20 octobre 1907.
Monsieur, j'ai eu, accidentellement et tardivement,
communication d'un article paru dans un des derniers nu-
méros de votre Revue, sous la signature de M. Siraon
Deploige, et intitulé La genèse du système de M. Durk-
heim.
Je remercie votre collaborateur de T'honneur qu'il me
fait en s'employant avec tant de soin et d'érudition à re-
constituer la genèse de mes idées, telle qu'il la conçoit.
'Mais, sans qu'il l'ait voulu, il lui est arrivé d'employer
parfois un langage de nature à f^ire croire à vos lecteurs
que j'ai fait à certains écrivains allemands des emprunts
soigneusement déguisés.
— 394 —
A la page 148, après avoir reproduit un argument
dont je m'étais servi au cours d'une communication à la
Société française de philosophie, M. Deploige ajoute:
« Ce raisonnement est tout simplement repris à la théo-
rie de M. Wundt sur les fins morales » ; et une longue note
est destinée à établir la réalité de cet emprunt. — Cette
démonstration était bien inutile puisque, votre collabora-
teur ne l'ignore pas, j'avais indiqué moi-même, dans une
note, à qui je devais cette argumentation et dans quel
ouvrage de Wundt je l'avais puisée.
Ailleurs (p. 127) il est dit: «Toutes ces vues... pas-
sent en France pour être propres à M. Durkheim. Or,
elles sont d-origine allemande. » Il serait difficile de s'ex-
primer autrement, si on voulait faire croire que j%i abusé
mes compatriotes.
Or tous ces travaux allemands dont parle M. De-
ploige, c'est moi qui les ai fait connaître en France; c'est
moi qui ai montré comment, bien qu'ils ne fussent pas
l'œuvre de sociologues, ils pouvaient cependant servir au
progrès de la sociologie. Et j'ai certes plutôt exagéré que
diminué l'importance de leur apport (V. Revue Philo-
sophique, 1887, n°^ de juillet, août, septembre et passim).
J'ai donc fourni à ropinion tous les éléments nécessaires
d'appréciation. Votre collaborateur le sait aussi bien que
moi.
Je compte sur votre esprit d'équité pour publier cette
lettre rectificative dans votre Revue et je vous prie d'a-
gréer l'assurance de ma considération la plus distinguée.
Emile Durkheim.
P. S. — L'article de M. Deploige contient, d'ailleurs,
de graves et certaines erreurs. Je dois certes beaucoup
aux Allemands, comme à Comte et à d'autres. Mais l'in-
fluence réelle que l'Allemagne a exercée sur moi est
bien différente de celle qu'il dit.
395 —
Réponse.
Notre étude sur le conflit de la morale et de la so-
cioïogie nous a amené à nous occuper des idées de
M. Durkheim.
La question pDsé,e dans le chapitre IV, au sujet duquel
il nous écrit, était celle-ci : Quelle est — pour autant
qu'on puisse l'établir par des données contrôlables, —
l'origine des matériaux entrés dans sa construction so-
ciologique ?
La réponse fut que les éléments de son système^ sont
en partie de provenance allemande.
Nous ne nous sommes pas, pour le prouver, contenté
d'un rapprochement même minutieux de textes ; car l'exis-
tence démontrée d'une ressemblance parfaite ne nous
eût pas encore assuré contre le risque d'une dénégation,
peut-être incontrôlable, de l'intéressé.
Nous avons donc en outre vérifié si l'emprunteur a
effectivement connu ses inspirateurs apparents. Cette vé-
rification, en ce qui concerne plusieurs des auteurs mis à
contribution par M. Durkheim, était facile, attendu qu'il
a autrefois publié des analyses de leurs travaux; tel
est le cas pour Schaeffle, M. Wagner, M. Schmoller,
M. .Wundt(^). — M. Simmel, collaborateur effectif et
attitré de la première Année Sociologique (1898), ne
peut non plus, avons-nous pensé, être inconnu à M. Durk-
heim: VEinleitung in die Moralwissenschaft (1892-1893) est
tine contribution importante à l'édificatiion d'une science
fMDsitive de la morale, laquelle fut, dès le début de sa
carrière, la préoccupation de M. Durkheim {^) ; M. Bougie,
1. « Revue philosophique », t. XIX et t. XXIV.
2. « La morale — disait M. Durkheim dans la leçon d'ouverture
de son Cours de science sociale — est de toutes les parties de la
sociologie celle qui nous attire de préférence. Seulement nous
I — 396' —
un des collaborateurs les plus fidèles du directeur de
TANNÉE Sociologique, a résumé VÉinleitung dans Les
sciences sociales en Allemagne (1896), dont la longue con-
dusion est consacrée à l'examen de la sociologie de
M. Durkheim (1) ; M. Lévy-Briihl, dans La morale et la
science des mœurs, qu'il place sous le patronage scienti-
fique de M. Durkheim, proclamé chef d'école (p. 14,
note 1 et p. 117), cite également VEinleitung de M. Sim-
mel et s'en inspire (pp. 20 et 64). — Quant à Lazarus
— auquel M. Bougie a, dans le même livre, consacré
aussi une étude — et à Steinthal, M. Durkheim con-
naît certainement leur existence, puisqu'il fait mention
d'eux (2) ; et l'on trouvera sans doute d'une réserve ex-
cessive que nous nous soyons contenté (3) de signaler la
ressemblance entre des extraits, cités par nous, de La-
zarus et Steinthal et des passages de M. Durkheim qui
ont toute l'apparence d'une traduction.
Or M. Durkheim redoute que les lecteurs de notre
étude n'en aient reçu l'impression qu'il a cherché à dé-
guiser ses emprunts ; il donne la preuve du souci qu'ail a
au contraire de nommer ses auteurs, en rappelant que
dans une note il renvoie à un ouvrage de M. .W;undt; et
il se plaint de ce que nous reproduisions le texte em-
prunté, sans relater qu'il y est fait référence.
Etudiant l'œuvre et ne jugeant pas l'ouvrier, nous
essayerons de la traiter scientifiquement. Le seul moyen de mettre
fin à l'antagonisme entre la science et la morale, c'est de faire de
la morale elle-même une science. »
1. Cette étude de M. Bougie sur la science de la morale d'après
Simmel avait déjà paru dans la « Revue de métaphysique et de
morale » en 1894 (t. II, p. 329).
2. E. Durkheim, Cours de science sociale^ Leçon d'ouverture,,
dans « Revue internationale de l'enseignemebt », t. XV, p. 42.
3. Voir plus haut, p. 169, note 2.
397
nous sommes borné à déterminer l'origine des idées amal-
gamées dans le système de M. Durkheim. Le scrupule
ou la négligence de Fauteur à renseigner la provenance
de ces idées est un point resté en dehors de notre préoc-
cupation; cette question relève de la déontologie du pu-
bliciste. Voici cependant que M. Durkheim la soulève
et, par sa lettre, nous provoque à l'examiner; car s'il a
le droit de souhaiter que notre étude ne trompe' pas, fût-
ce involontairement, le public sur sa probité d'écrivain,
il nous est permis de désirer que sa lettre ne vienne pas
non plus, contre son gré, égarer l'opinion sur la correc-
tion de nos procédés.
Si nous avions eu à édifier nos lecteurs sur la fidélité
de M. Durkheim à reconnaître ses emprunts — et nous
venons de dire que tel n'était pas l'objet de notre travail
— nous aurions certes dû signaler qu'il lui est arrivé
quelque part de faire, insuffisamment d'ailleurs (}), men-
tion d'un ouvrage de M. Wundt. Mais alors aussi nous au-
rions dû révéler la vérité entière, sur laquelle la lettre
de M. Durkheim pourrait faire illusion; c'est à savoir que,
s'il lui advient d'indiquer les auteurs dont il s'écarte, il
a l'habitude de ne pas nommer ceux qu'il suit. De ceci
nous ne pouvons donner aucune preuve positive, puis-
qu'il s'agit d'omission. Mais qu'on parcoure ses publica-
tions, depuis son premier travail personnel important De
la division du travail social (1893) jusqu'aux études les
plus récentes, on constatera la lacune que nous relevons.
Ceci ne veut plas dire qu'ai a cherché à déguiser : nous ne
nous prononçons pas sur ses intentions, qu'il ignore peut-
être lui-même (^). La seule chose que nous affirmons, c'est
1. Voici exactement le texte de la note dont M. Durkheim se
prévaut : « Le schéma de cette argumentation est emprunté à VEth.
die Wundt » (Bulletin de la Société française de Philosophie,
r. VI, p. 127). - h^Ethik de M. Wundt (édition de 1903) comprend
deux volumes, l'un de 523, l'autre de 409 pages. La référence de
M. Durkheim n'est certes pas pour faciliter une recherche ou un
contrôle.
2. N'est-ce pas lui qui a écrit: « Alors qu'il s'agit simplement
— 398
qu'en fait les matériaux allemands entrés dans sa con-
struction n'y portent pas leur marque de fabrique.
M. Durkheim s'émeut d'un passag^e dans lequel nous
disons que certaines de ses vues, dont nous prouvons l'ori
gine allemande, passent en France pour lui être propres.
Soulevant de nouveau ici une question demeurée étran-
gère à notre investigation, il laisse entendre qu*en disant
cela nous l'avons représenté, — involontairement peut-
être, mais assurément à tort, penseront les lecteurs de sa
lettre, — comme ayant abusé ses compatriotes.
La vérité, en ce qui nous concerne, est que nous
avons simplement constaté un fait — l'existence d'une
opinion — sans en rechercher l'auteur responsable.
La vérité, en ce qui concerne M'. Durkheim, puisqu'il
nous faut la faire connaître, est celle-ci. Les vues dont
il s'agit, sont principalement sa conception de l'objet et
de la méthode de la sociologie dont il a fait un exposé
systématique dans les Règles de la méthode sociologique.
Or, à aucun endroit de ce livre, M. Durkheim ne fait la
moindre mention de ses inspirateurs allemands : aucun
d'eux n'est cité nulle part ; — dans l'Introduction il affirme
que la seule étude «originale et importante» sur la ma-
tière est un chapitre de Comte, affirmation qui pro-
voqua cette réflexion de M. Ch. Andler: «M. Durkheim
fait preuve là d'une grande faculté de mépris. Mais il
ne peut se piquer d'exactitude bibliog-raphique » (^) ; — si
de nos démarches privées, nous savons bien mal les mobiles rela-
tivement simples qui noius guident ; nous nous croyons désintéressés
alors que nous agissons en égoïstes; nous croyons obéir à la haine
alors que nous cédons à l'amcuur, à la raison alors que nous sommes
les esclaves de préjugés irraisonnés...? » (Les règles de la méthode
sociologique, préface de la seconde édition, p. XIII).
1. Ch. Andler, Sociologie et démocratie (« Revue de métaphy-
sique et de morale », t. IV, p. 243, note 1). Paris, 1896.
399
Comte apparaît dans louvrage, c'est non pour être invo
que mais pour être critiqué (pp. 25, 96, 111, 121, 134,
145) ; — le lecteur est averti, au surplus, que les Règles
sont le résumé de la pratique personnelle de M. Durk-
heim (p. 3) ; — enfin M. Durkheim ne lui laisse pas igno-
rer que, lors de la publication du livre, «les idées cou-
rantes furent comme déconcertées » (préface de la seconde
édition, p. ix).
La vérité est encore que dans une histoire sommaire
de la sociologie -- publiée dans la Revue politique et
LITTÉRAIRE (Revue BLEUE), n^^ du 19 et du 26 mai 1900
— ^M. Durkheim proclame que la sociologie a pris nais-
sance en France au cours du XIX^ siècle et qu'elle est
restée une science essentiellement française (p. 609). Il
s'attribue le mérite d'avoir ouvert pour la socioogie l'ère
de la spécialité et d'en avoir formulé la méthode, celle-ci
étant encore une fois présentée comme le résumé de sa
pratique personnelle (p. 649). De ce qu'il doit aux Alle-
mands, nulle mention. La « faculté de mépris » dont par-
lait M. Andler, 3'exerce à leur endroit par le silence,
obstiné et profond ; à l'égard des Français, elle se traduit
par le dédain avoué : l'œuvre de Tarde, par exemple,
«constitue une sorte de réaction scientifique» (p. 650);
Letourneau et Lapouge ne sont pas mieux traités ; de Le
Play, inutile de parler, parce qu' «il a pour postulat fon-
damental un préjugé religieux. Une doctrine qui prend
pour axiome la supériorité du Pentateuque, n'a rien de
la science» (p. 651, note 1).
Après cela, si les vues sociologiques de M. Durk-
heim ne passaient pas en France pour lui être propres,
ce ne serait pas de sa faute. Il n'a pas à se reprocher
d'iavoir négligé quoi que ce soit pour s'assurer un renom
d'originalité scientifique.
*
**
En disant qu'il a compris le parti que la sociologie
pouvait tirer des travaux allemands, M. Durkheim con-
400
firme ce que nous avons écrit (Voir plus haut, pp. 133-
134). Mais il s'abuse en pensant que c'est lui qui a, en
1887, fait connaître tous ces travaux en France.
Faut-il lui rappeler ou lui apprendre que, dès 1876,
M. Ribot p) a présenté au public français Lazar us et
Steinthal, les fondateurs de la Y ôlher psychologie, — que,
dans r Introduction à la deuxième édition des Sociétés ani-
males (1878), M. Espinas consacre une note (p. 137) au
Baa und Lehen des socicden Korpers de Schaeffle et qu'il
en reparle dans les Etudes sociologiques en France (Revue
Philosophique, t. XIV, p. 351, 1882), — que M. Fouillée
discute la thèse de l'organisme social de Schaeffle dans la
Science sociale contemporaine (1880), — que depuis 1874,
dans de nombreux articles, les rédacteurs du Journal des
économistes étudiaient, de leur point de vue, les socialistes
de la chaire (^)?
La rédaction de la REVUE NÉO-SCOLASTIQUE a prié
M. Durkheim de ne pas se contenter d'une affirmation
vague mais de préciser sa pensée dans une lettre complé-
mentaire, en indiquant les erreurs qu'il dit, dans son post-
scriptum, avoir découvertes dans notre étude.
S. Deploige.
Louvain, le 24 octobre 1907.
1. Th. RiBOT, La psychologie ethno graphique en Allemagne (« Re-
vue philosophique », t. II, p. 596).
2. Par exemple. M. Block, Le 2^^ Congrès d'Eisefiach, tenu
par les économistes autoritaires, 1874. — M. Block, La nouvelle
école autoritaire ou les socialistes en chaire^ 1876. — H. Dameth,
IjCS nouvelles doctrines économiques désijnéessous le titre de Socialisme
de la chaire, 1877. — M. Block, La quintessence du socialisme
de la chaire, 1878. — H. Passy, Le socialisme de la chaire, 1879,
— M. Block, Une nouvelle définition de Véconomie politique, à
propos de l'ouvrage de M. Schaeffle, 1882.
401
Deuxihne lettre de M. Durkheim.
Paris, le 8 novembre 1907.
Monsieur, voici, à titre d'exemples, quelques-unes des
•erreurs que contient l'article de M. Deploige.
1" Page 150, votre collaborateur déclare qu'une idée,
que j'ai développée dans une conférence faite à l'Ecole
des Hautes Etudes sociales, a été empruntée à YEinleitung
in die Moralwissenschaft de Simmel, livre, ajoute M. De-
ploige, «à peine connu en France en dehors de l'entou-
-rage de M. Durkheim». — M. Deploige s'est trompé; je
n'ai jamais lu VEinleitung de Simmel ; je ne connais de cet
auteur que son Arbeitsteilung et sa Philosophie des Geldes.
2" Je suis représenté à plusieurs reprises comme étant
allé en Allemagne suivre l'enseignement de M. Wagner
et Schmoller ; et je serais revenu de ce voyage tout impré-
gné de leurs idées et tout transformé par leur influence.
Or, pendant le semestre que j'ai passé en Alliemagne,
je n'ai vu ni entendu Schmoller non plus que Wagner; et
je n'ai jamais cherché à suivre leur enseignement, ni
même à avoir avec eux des relations personnelles, bien
vque je sois resté quelque temps à Berlin.
J'ajoute que je n'ai qu'une sympathie des plus modé-
rées pour l'œuvre de Wagner; et quant à Schmoller, de
tous ses livres je n'ai étudié avec soin et intérêt que la
brochure intitulée Einige Grundfragen der Rechts- und
VolJcswirtschaftslehre.
3° Rien de plus inexact que d'attribuer à l'influence
de Schaeffle la conception que M. Deploige appelle le réa-
lisme social. Elle m-est venue en droite ligne de Comte,
de Spencer et de M. Espinas que j'ai connus bien avant
de connaître Schaeffle. M. Deploige laisse entendre, il est
vrai, que si on la trouve chez M. Espinaç, c'est qu'il était
402
«très informé de la littérature sociologique allemande».
Je crois ne commettre aucune indiscrétion en faisant sa-
voir à M. Deploige que M. Espinas n'a appris rallemand
que tardivement ; en tout cas, il est certain qu'il ignorait
Schaeffle quand il fit ses Sociétés animales. La note où il
est question de rauteur allemand a été ajouté© à la ser
conde édition de ce livre.
4^' Ce serait à M. Wundt que j'aurais emprunté la dis-
tinction que j'ai essayé d'établir entre la sociologie et la
psychologie. Qu'il y ait chez Wundt une tendance dans ce
sens, mêlée d'ailleurs à des tendances contraires, c'est ce
que je ne conteste pas. Mais l'idée me venait d'ailleurs.
Je la dois d'abord à mon maître, M. Bontroux, qui,
à l'Ecole normale supérieure, nous répétait souvent que
chaque science doit s'expliquer par «des principes pro-
pres », comme dit Aristote, la psychologie par des prin-
cipes psychologiques, la biologie par des principes bio-
logiques. Très pénétré de cette idée, je l'appliquai à la
sociologie. Je fus confirmé dans cette méthode par la lec-
ture de Comte, puisque, pour ce dernier, la sociologie est
irréductible à la biologie (et par suite à la psychologie),
tout comme la biologie est irréductible aux sciences phy-
sico-chimiques. Quand je lus VEthik de Wundt, j'étais
depuis longtemps orienté dans cette direction.
5*^ A la page 137, note 5, il est dit que j'aurais trouvé
chez Wundt l'idée que la religion est la matrice des idées
morales, juridiques, etc. C'est en 1887 que je lus Wundt:
or c'est seulement en 1895 que j'eus le sentiment net du
rôle capital joué par la religion dans la vie sociale. C'est
en cette année que, pour la première fois, je trouvai le
moyen d'aborder sociologiquement l'étude de la re.igion.
Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque
une ligne de démarcation dans le développement de ma
pensée, si bien que toutes mes recherches antérieures
durent être reprises à nouveaux frais pour être mises en
403
harmonie avec ces vues nouvelles. h'Ethik de Wundt, lue
huit ans auparavant, n'était pour rien dans ce changement
d'orientation. Il était dû tout entier aux études d'histoire
religieuse que je venais d'entreprendre et notamment à la
lecture des travaux de Robertson Smith et de son école.
Je pourrais citer d'autres exemples d'erreurs ou d'in-
exactitudes. Certes je ne revendique nullement je ne sais
quelle impossible originalité. Je suis bien convaincu que
mes idées ont leurs racines dans celles de mes devanciers ;
et c'est même pour cela que j'ai quelque confiance dans
leur fécondité. Mais leurs origines sont tout autres que ne
le pense M. Deploige. Au fond, j'ai plutôt de 1-éloigne-
ment pour le socialisme de la chaire qui lui-même n'a
aucune sympathie pour la sociologie dont il nie le prin-
cipe. Il est donc paradoxal de soutenir que j''en suis dérivé.
Je dois certes à l'Allemagne, mais je dois beaucoup plus
à ses historiens qu'à ses économistes, et, ce dont M. Der
ploige ne paraît pas se douter, je dois au moins autant à
rAng"leterre. Mais cela ne fait pas que la sociologie nous
soit venue soit de l'un soit de l'autre pays, car les juristes
et les économistes allemands ne sont guère moins étran-
gers à l'idée sociologique que les historiens anglais des
religions. Mon but a été précisément de faire pénétrer
cette idée dans ces disciplines d'où elle était absente et
d'en faire ainsi des branches de la Sociologie.
Je ne songe pas à attribuer une trop grande impor-
tance à la question de savoir comment s'est formée ma
pensée; mais puisqu'elle a été traitée dans votre Revue,
je ne doute pas que vous ne jugiez utile d'avertir vos lec-
teurs des erreurs commises, erreurs qui ne portent pas
seulement sur le détail.
Veuillez ag"réer, je vous prie, l'assurance de mes senti
ments disting"ués.
E. DURKHEIM.
— 404 — •
Béponse. >
1^' M. Durkheim commet une méprise — une erreur
— et plusieurs oublis.
Une méprise : Nous n'avons point prétendu qu il eût
ni lu». Y Einleitung in die Moralwissenschaft de M. Simmel.
L'Einleitung, avons-nous dit, — faisant allusion au résumé
que M. Bougie en a donné dans un livre où il est beau-
coup question de M. Durkheim, — VEinleitung est connue
dans l'entourage de M. Durkheim. Et celui-ci n'a pas en
vérité eu besoin de la lire, pour en extraire le passage uti-
lisé dans sa conférence, attendu que M. Bougie, à la page
61 de son livre, donne la traduction de ce passage.
Une erreur: M. Simmel n'a publié aucun ouvrage
-SOUS le titre de Arbeitsteilung.
Des oublis: M. Durkheim ne connaît-il plus le mé-
moire de M. Simmel, Comment les formes sociales se main-
tiennent, publié en 1898 dans TANNÉE SOCIOLOGIQUE
dont il est le directeur? Ne connaît-il pas les études de,
M. Simmel qu'il a lui-même critiquées en 1903 dans un
.article de la Revue Philosophique intitulé Sociologie et
-^sciences sociales, à savoir : Veher sociale Differenzierung, —
Le Frohlème de la sociologie, — et Superioritg and sub-
ordination as suhjectmatter of Sociology ? Ne connaît -il pas
de M. Simmel: Veher Bàumliche Frojectionen socialer
JFormen et The numher of members as determining the so-
ciological form of the Group, — travaux qui sont, sous sa
signature, analysés dans TANNÉE SOCIOLOGIQUE (VII,
pp. 646 et 647)?
2" Dans sa deuxième observation, M. Durkheim ne
fait qu*une méprise. Nous n'avons point dit qu'il eût suivi
les cours de M. Wagner et de M. Schmoller; mais — et
c'est l'exacte vérité — qu'il prit dans la Grundlegung der
politischen OeJconomie de M. Wagner et dans Ueber einige
Grundfragen des Eechts und der Volkswirtschaft de
405
M. SchmoUer — livres analysés par lui, après son sé-
jour en Allemagne, dans la Revue Philosophique
(t. XXIV, p. 33) — des éléments de sa conception socio-
logique.
3" La troisième observation de M. Durkheim est
pleine d'inexactitudes.
D'abord il nous a mal lu. Nous n'avons pas attribué
la conception du réalisme social à l'influence du seul
Schaeffle, mais à l'influence combinée et successive de
M. Espinas, de Schaeffle, de M. Wagner, de M. Schmoller
(V.oir plus haut, pp. 128 et suiv.).
M. Durkheim ensuite prétend procéder ici en droite
ligne de Comte et de Spencer. Cela n'est pas soutenable.
Le réalisme social de M. Durkheim est' énoncé par
lui dans cette formule : « La société n'est pas une simple
somme d'individus, mais le système formé par leur asso-
ciation représente une réalité spécifique qui a ses ca-
ractères propres » (^).
Cela ne ressemble pas à ce qu'ont dit Comte et
Spencer
«L'homme proprement dit n'est au fond, ainsi s'ex-
prime Comte, qu'une pure abstraction; il n'y a de réel
que l'Humanité» (^}. Et par Humanité il entend «l'en-
semble des êtres, passés, futurs et présents, qui concou-
rent librement à perfectionner l'ordre universel» (^).
Quant à Spencer, — pour affirmer qu'une société est
une «entité» et non «un simple nom collectif» — il
exige qu'il y ait «permanence de relations, conservation
durant des générations et des siècles, d'un arrangement
qui garde la même physionomie dans toute la région oc-
cupée par la société » (*).
1. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 127.
2. Comte, Cours, 58^ leçon, t. VI, p. 692. Cfr. Système de
politique positive, t. I, p. 334.
3. -CoMTE^ Syst. de polit, posit., t. IV, p. 30.
4. H. Spencer, Principes de sociologie, t. 11^ §212.
Morale et sociologie. 27
— 406 —
M. Durkheim au contraire s'exprime toujours en
termes absolus : « Quand des hommes s'agrègent, dit-il,
il se fait une combinaison chimique; l'être collectif, pro-
duit de leur union, est une réalité d'un ordre nouveau ;
car un tout n'est pas identique à la somme de ses par-
ties ». — C'est la formule allemande — Das Volk ist
l'eine blosse Summe von Individuen, oher ein reaies Ganzes,
— mais élevée à un degré supérieur d'abstraction, dans
le cerveau d'un idéologue.
De qui, en définitive, l'action a-t-elle été ici décisive?
Les influences contrôlables que M. Durkheim a su-
bies sont, par ordre de date, d'abord celle de M. Espinas
dont les tra.vaux parurent en 1875, 1878 et 1882 et celle
de Schaeffle dont M. Durkheim résuma le Bau und
Leben dans la Revue Philosophique de janvier 1885;
puis celle de M. Wagner et de M. Schtnoller qu'il étudia
en 1887 dans la même REVUE PHILOSOPHIQUE.
En supposant même que l'influence de Comte et de
Spencer ait, comme M. Durkheim réécrit dans sa lettre,
précédé effectivement celle de M. Espinas et de Schaeffle,
elle n'a pas été plus efficace que celle de ces derniers;
car à la fin de 1885, M. Durkheim n'était pas encore
rallié au réalisme social, attendu qu'il soutint alors contre
M. Gumplowicz qu' «il n'y a dans la société que des
individus» (Voir plus haut, p. 132). Ce seraient donc
M. Wagner et M. Schmoller qui ont opéré sa conver-
sion définitive.
4" La quatrième observation commence par une er-
reur et finit par une révélation, de conséquence grave.
L*erreur consiste à confondre une règle générale de
sa méthode — que M. Durkheim prétend tenir de
M. Boutroux et de Comte — avec une tendance spé-
ciale — qu'il doit surtout à M. Wundt.
Cette tendance consiste à diminuer l'importance, dans
l'évolution sociale, du rôle personnel des grands hom-
— 407 —
mes, héros ou génies; à nier presque la causalité effi-
ciente du facteur individuel dans la production des phé-
nomènes collectifs (^). Elle lui vient, nous l'avons mon-
tré (2), principalement de M. Wundt, quoiqu'on la trouve
aussi chez Comte.
La règle générale — que, dans sa lettre, il confond
avec cette tendance particulière — est un des postulats
fondamentaux de sa conception sociologique. Elle re-
vient à dire qu'un fait social ne peut être expliqué que
par un autre fait social: c'est dans la nature de la société,
et non dans la nature humaine connue par la psychologie,
que le sociologue doit chercher les causes des faits
sociaux.
Cette règle, quand nous avons analysé la structure du
système, nous est apparue comme une conséquence lo-
gique du postulat du réalisme social: Si les faits sociaux
sont de nature spécifique, irréductibles aux phénomènes
psychiques, ils ne peuvent s'expliquer par ces derniers ;
la sociologie est donc une science distincte de la psy-
chologie P).
Or voici que, dans sa lettre, M. Durkheim se ré-
clame sur ce point de M. Boutroux et de Comte comme
de ses premiers inspirateurs.
Ce que M. Boutroux disait, il y a vingt-cinq ans, à
ses auditeurs de l'Ecole normale supérieure, je l'ignore.
Je sais certes que dans sa thèse doctorale de 1874 sur la
contingence des lois de la nature, il soutient qu'on peut
distinguer dans l'univers plusieurs mondes, formant com-
me des étages superposés les uns aux autres: tels le
monde physique, le monde vivant, le monde pensant. Je
sais aussi que, sans parler d'ailleurs du monde social, il
soutient l'irréductibilité des différents ordres; spéciale-
ment que les lois physiques et chimiques ne suffisent
pas à expliquer les phénomènes physiologiques et qu'il
1. Voir plus haut, p. 68-69.
2. Voir plus haut, p. 138-139.
3. Voir plus haut, pp. 27 et 67.
— 408 —
ne faut pas demander à la physiologie l'explication des
phénomènes psychologiques. Mais M. Durkheim n'ayant
pas dans ses Règles de la méthode, fait honneur à M. Bou-
troux des suggestions qu'il lui doit, je n'aurais pu avancer,
sinon sans preuve, qu'il s'inspire de lui.
Quant à Comte, il est très exact que par endroits il
soutient expressément l'irréductibilité de la sociologie à
la biologie ou psychologie. Dans ce passage, par exemple:
« Quelle que soit l'importance de telles indications (four-
nies par la biologie à la sociologie), on ne peut se dissi-
muler que les philosophes biologistes les ont presque tou-
jours conçues d'une manière vicieusement exagérée, qui
tendrait à faire entièrement disparaître la sociologie
comme science directe et distincte, en la réduisant à n'être
plus qu'un simple corollaire final de la science de l'hom-
me, abstraction faite de toute observation historique pro-
prement dite. Cette grande aberration philosophique, si
elle pouvait prévaloir, empêcherait, de toute nécessité,
l'indispensable essor de la science sociale... Le phéno-
mène principal de la sociologie, celui qui établit avec la
plus haute évidence son originalité scientifique, c-^est-à-
dire l'influence graduelle et continue dfes générations les
unes sur les autres, se trouverait méconnu » (^). Ailleurs
Comte flétrit, du nom de «matérialisme», «la disposition
constante des plus éminents biologistes à concevoir la
science sociale comme un simple corollaire ou appendice
de la leur» {^).
Mais il était impossible de supposer que M. Durk-
heim connût ces vues de Comte, attendu qu'il le repré-
sente, au contraire, comme un partisan de la méthode
psychologique {Règles de la méthode sociologique, pp. 120
et suiv.). Le lecteur de M. Durkheim, qui n'est pas autre-
ment averti, garde l'impression que, pour Comte, «les
lois sociologiques ne peuvent être qu'un corollaire des lois
1. A. Comte, Cours de philos^phù positive, t. IV. p. 482; 1839.
2. A. Comte, Système de politique positive, t. I, p. 51; cfr.
p. 472 et t. III, p. 43.
409
plus générales de la psychologie, et que l'explication su-
prême de la vie collective consiste à faire voir comment
elle découle de la nature humaine en général », — « ces
termes, affirme M. Durkheim, étant à peu près textuelle-
ment ceux dont se sert Auguste Comte pour caractériser
sa méthode ». « Une telle méthode, ajoute M. Durkheim,
n'est applicable aux phénomènes sociologiques qu'à con-
dition de les dénaturer. » Et il y oppose, comme une
nouveauté, sa méthode personnelle, la méthode « sociolo-
gique ».
La vérité en ce qui concerne Comte est, comme
M. Defourny Ta établi dans son livre très conscien-
cieux (1), qu'il y a eu du flottement dans la pensée du
fondateur de la sociologie. Comte n'a pas toujours été
également persuadé de l'irréductibilité des différents or-
dres de phénomènes. « La perfection du système positif,
dit-il au début du Cours, vers laquelle il tend sans cesse,
quoiqu'il soit très probable qu'il ne doive jamais l'at-
teindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers
phénomènes observables comme des cas particuliers d'un
seul fait général, tel que celui de la gravitation par exem-
ple » (2). Maïs bientôt il « Considère ces entreprises d'ex-
plication universelle de tous les phénomènes par une
loi unique comme éminemment chimériques, les moyens
de Tesprit humain étant trop faibles et l'univers trop
compliqué » {^).
La vérité en ce qui concerne M. Durkheim et que
Isa lettre nous révèle, est qu'avant d'écrire ses Règles
de la méthode, il connaissait le sentiment de Comte sur
l'irréductibilité de la sociologie à la psychologie. Mais
alors — c'est la conséquence de sa révélation — le por-
1. M. Defourny, La sociologie -positiviste, p. 242. Paris-Louvain,
1902. — Cfr. du même auteur : Le rôle de la sociologie dans le
positivisme, p. 11. Louvain, 1903.
2. Cours, t. 1, p. 5.
3. Ihid., p. 51; cfr. t. VI, p. 703, et Discours sur l'esprit posi-
tif, p. 23; 1844.
410
trait qu'il fait de Comte, dans ses Règles, est, de son aveu,
une caricature préméditée.
5" La cinquième observation ne fait que confirmer
une remarque que nous avions incidemment faite; à sa-
vior: une idée de M. Wundt, relevée par M. Durkheim
quand il résuma VEthik en 1887 (^), se retrouve, sous sa
signature et sans qu'il en fasse honneur à personne, dans
I'Année Sociologique, t. II, p. iv.
Le fait que cette suggestion de M. Wundt est de-
meurée, pendant huit ans, à l'état de virtualité, dans les
régions obscures de la subconscience, et qu'elle a émergé
seulement au clair soleil de la conscience après l'inter-
vention de M. Smith, — ce fait peut être utile pour do-
cumenter le psychologue qui ferait une étude de la m^-
talité de M. Durkheim. Mais il est insignifiant à notre
point de vue. D'abord parce que notre recherche se préoc-
cupe de la formation du système considéré objectivement
et non de la germination des idées dans le cerveau de
l'auteur. Ensuite parce que cette recherche est limitée à
la conception sociologique de M. Durkheim dont elle en-
visage surtout la méthode. — Quand M. Durkheim aura
livré à la publicité ses travaux d'histoire religieuse, celui
qui en entreprendra l'examen, fera peut-être bien au
surplus d'instituer des rapprochements non seulement
avec les études de R. Smith, mais encore avec celles de
levons, de Tylor, de Lang, de Frazer, de Hartland.
M. Durkheim ne laisse pas de glisser encore unQ
inexactitude dans la conclusion de sa lettre, si toutefois
il entend dire que nous l'avons dénoncé comme un ad-
hérent du socialisme de la chaire.
Revue philosophique », t. XXIV p. 119.
411
Nous avons noté, rien de plus rien de moins, et
prouvé que M. Durkheim a repris à des économistes
allemands, auxquels on a donné ce nom de socialistes
de la chaire, certaines vues particulières.
Nous n'avons représenté M. Durkheim ni comme ral-
lié à leur méthode scientifique, ni comme partisan de leur
politique sociale.
Qu'au surplus M. Durkheim ait, à présent, plutôt de
l'éloignement pour le socialisme de la chaire, c'est de
l'ingratitude. Jadis il l'eut en estime {^).
Que le socialisme de la chaire n'ait aucune sympa-
thie pour « la sociologie », c'est moins étonnant, si Ton
isonge à ce que certaines conceptions, empruntées au
socialisme de la chaire, sont devenues sous prétexte de
sociologie (^).
Les critiques de M. Durkheim laissent intacte la con-
clusion de notre chapitre IV. Après comme avant son
intervention et jusqu'à preuve du contraire, il reste qu'il
y a dans sa construction sociologique quelques pierres
de France et beaucoup de briques allemandes. Nous
venons de devoir dire que celles-ci ne sont pas, dans
l'édifice, des matériaux apparents; mais déjà nos lecteurs
n'en ignoraient plus la provenance.
Si M. Durkheim a eu le dessein de nous éclairer sur
la genèse de ses idées, nous le remercions de sa bonne
intention
Malheureusement la plupart des renseignements qu'il
a l'obligeance de nous fournir, — outre qu'ils souffrent
du voisinage compromettant des nombreuses erreurs re-
1. La science positive de la morale en Allemagne, p. 34. Cours
de science sociale, leçon d'ouverture, p. 39.
2. Voir plus haut, chapitre V, pp. 181 et suiv.
— 412 —
levées dans notre réponse — ne constituent aucune con-
tribution utile au travail que nous avions entrepris. A
quoi nous sert, par exemple, de savoir que M. Durkheim
n'a pas cherché à entrer en relations avec M. Schmoller?
— qu'il n'a plus pour l'œuvre de M. .Wagner qu'une sym-
pathie modérée? — qu'une suggestion de M. Wundt a
sommeillé pendant huit ans dans son cerveau? A quoi
sert de savoir que M. Espinas, chargé depuis une dou-
zaine d'années d'enseigner en Sorbonne l'histoire de l'éco-
nomie sociale, n'a appris l'allemand que tardivement? —
Ces menus faits peuvent avoir une valeur documentaire
pour l'histoire anecdotique d'une personnalité. Ils n'en
ont guère pour une étude objective sur la formation d'un
système d'idées.
De ce que nous relevions dans sa prétendue socio-
logie française la présence d-un copieux apport germa-
nique, M. Durkheim s'est ému. Pourtant il n'entrait de
notre part dans cette constatation nulle pensée de blâme.
Et si nous avions tout aussi bien suivi l'infiltration de
certaines théories françaises en Allemagne au XVI IP siè-
cle, M. Durkheim fût assurément demeuré impassible,
devant notre démonstration.
Sa méprise profonde est de n'avoir pas su se dé-
tacher de son œuvre, pour la considérer avec nous «du
dehors », froidement, « comme une chose ».
Il donne ainsi au moins un exemple à l'appui d'une
opinion, partagée par son entourage et qui a d'ailleurs
exactement la valeur d'un préjugé ou d'une vue subjec-
tive. « En sociologie, dit-il, le sentiment se met souvent
de la partie. Nous nous passionnons pour nos croyances
religieuses, pour nos pratiques morales. Les idées que
nous nous en faisons nous tiennent à cœur, ne supportent
pas la contradiction, ne tolèrent même pas Pexamen
scientifique » (1). «Le croyant, dit-il ailleurs, ne peut pas
ne pas répugner à l'idée que l'homme soit étudié comme
1. Bègles de la méthode sociologique, p. 41.
— 413 —
un être naturel analogue aux autres, et les faits moraux
comme les faits de la nature » (^).
Ce qui advient à M. Durkheim fait penser que l'hom-
me croit toujours en quelque chose. Si ce n'est plus en
Jehovah, c'est en hii-même ou en son œuvre...
Simon Deploige.
Louvain, le 12 novembre 1907.
1. Division du travail, 2^ éd., p. 270.
— 414
LISTE DES NOMS CITÉS
Abélard, page 243.
Andler, 152, 157, 180, 187, 367,
398-9-
Aristote, 21, 190, 387, 402.
Aslan, 272.
Barth, 180, 367.
Bayet, 8, 94, 119, 123, 272, 282,
314-5-
Baylac, XVI, 272.
Beaussire, 249.
Béchaux, 255,
Bélot, 272-3, 367, 381-2.
Bernes, 147, 152, 187, 367.
Berr, 367.
Bersot, 220.
Berthelot, 244.
Bertillon, 259.
Beudant, 367.
Beysens, XV.
Binet, 236, 250.
Blanchet, 228, 249.
Block, 400.
Blondel, 147.-
Bliintschli, 152, 160-2, 179.
Bossuet, 21.
Bougie, 367, 395-6, 404.
Boutmy, 254-6.
Boutroux, 249-250, 258, 262, 266,
272, 402, 406-8.
Brochard, 236.
Broussais, 241, 244, 248.
Brunschvicg, 147.
Bureau, 272, 381.
Burke, 180.
Calo, XVI.
Cantecor, 272-3.
Caro, 155, 218, 245, 267-8, 270,
355-.
Chabrier, 147.
Chantepie de la Saussaye, 385.
Chatterton-Hill, XVI.
Cicéron, 332.
Clavel, 259.
Comte, 38-54, passim ; 119-139.
passim ; i^o-ic^-^, passim ; 182-
268, passim ; 2?>^-2()t„ passim ;
T,iï-Zi9^ passim ; 3494 10, Pas-
sim.
Condorcet, 21, 218.
Cossa, 153.
Cousin, 218-249, passiîH ; 257,
269-270, 276-7, 355.
Dameth, 400.
Damiron, 218, 221, 223-4, 270.
Darlu, 147, 272. 382.
Darwin, 70.
Davy, XVI.
de Bagnaux, 259.
de Bonald, 198, 206-7, 217.
de Broglie, 232.
Defourny, 160, 385, 409.
De Gaultier, 272.
de Gomer, 272.
d'Hautefeuille, XVI.
de la Gorce, 233.
de Lantsheere, 319.
de la Tour du Pin, 156, 253.
Delaunay, 259, 263-4.
Delvolvé, 272, 381-2.
de Maistre, 198, 201-4, 206, 217,
267.
de Montalembert, 229-231, 233.
de Mun, 156, 253, 256.
-- 415
De Pascal, 272.
Deploige, 393-4, 401-3.
de Roberty, 262.
Descartes, 53, 250.
Deslandres, 272.
de Tocqueville, 208.
d'Holbach, 171.
Draghicesco, 368
Dugald Stewart, 223.
Duguit, 368.
Dunan, 147, 272.
Dupan, 209.
Durkheim, 5-15, passim ; 19-93,
pas si m ; 94- 120, passim ; 122-
iSi, passim; 156-158; 180-195,
passim; 274-5; 279-280; 291-
2>'^2>', 2>^o-7,2i, passim ; 352;
367-386, passim ; 393-412, pas-
Eblé, 156.
Egger, 147.
Enfantin, 201, 385.
Espinas, 122, 126-7, i3i"2j 153,
236, 249-250, 258, 262, 266-9,
2735 293, 313-17, 325, 360,
400-2, 405-6, 411-
Faguet, 238, 273.
Falconnet, 227.
Faiiconnet, 37, 273.
Ferry, 261.
Fichte, 172-3, 174.
Foisset, 228 9, 234, 236.
Fonsegrive, XVI.
Fouillée, 122, 132-3, 152, 157,
187-8, 269, 273, 280, 400.
François d'Assise, 325.
Frazer, 64, 292, 335, 410.
Frédéric II, 170.
Garnier, 245.
Gaultier, 273.
Gény, 345.
Giddings, 46.
Gillen, 64.
Gillet, XV-XVI, 273.
Glasson, 359.
Goblot, 147, 368.
Goerres, 173.
Goethe, 171.
Goyau, XV-XVI, 173, 182.
Grosse, 185.
Grotius, 276.
Guarin de Vitry, 259, 262-4, 266,
369, 374.
Guizot, 232, 254.
Gumplowicz, 43, 46, 132, 406.
Gusti, 273.
Halévy, 368. ,
Hanotaux, 234, 252.
Hartland, 410.
Hauser, 368.
Helvetius, 170.
Herbart, 165.
Herder, 171, 218.
Hildebrand, 185.
Hoffding, 273.
Howard, 335.
Hubbard, 259.
Hugo, 179.
Ihering, 296.
Ingram, 153, 179.
Jacob, VIII, 147.
Jacquart, 368.
Janet, 153, 155, 207, 210, 218,
220, 228, 245-6, 256, 261, 267-
270.
Jankelevitch, 152^ 187-8.
Jevons, 410.
Joly, 156.
Jouffroy, 155, 218, 223-4, 227-8,
241-2, 245, 270, 355.
Jourdy, 259.
Kant, 9, 109, 218.
Knies, 152, 158-162, 175, 183.
Kohler, 335.
Laboulaye, 254.
Lachelier, 382.
Lacombe, XVI. ■.
Laeordaire, 228-9, 234-5, 237.
Lalande, 149, 368, 384.
I^manna, XVI.
— 416 —
Lamprecht, 380.
Landry, 273.
Lang, 410
Lanson, 368, 380.
Lapouge, 399.
Lazarus, 152, 165-8, 190, 396,
400.
Le Bon, 42.
Lecanuet, 229.
Leclère, 147.
Leguay, XVL
Le Guyader, XVL
Léon XIII, 334
Lerminier, 231, 241.
Le Rohellec, XVL
Leroy-Beaulieu, 255.
Leroux, 220, 232, 240-2.
Ivcssing, 171.
Letourneau, 399.
Lévy-Brûhl, 5-17, passim ; 94-
121, passim; 196-197; 270-6;
283, 291, 295, 3i2-3i5,/«jx/w/
321, ZZZ^ ZZ'^, 345, 347, 35i,
354, 364; 366-8; 386.
Liard, 154.
Lichtenberger, 181.
Lilienfeld, 28, 42, 133, 263.
List, 152, 160, 175, iSo, 183.
Littré, 247, 256-262, 266.
Loisy, XVL
Lotze, 137.
Lubbock, 335.
Malapert, 147.
ManoUj 61.
Mantoux, 368.
Maret, 229.
Martha, 155.
Mauss, 37.
Me Lennan, 335.
Mercier, 320.
Michel, 180, 368.
Michelet, 368.
Mill(Stuart), 38, 79, 89, 133, 232.
Monicat, 156.
Montégut, 252-3.
Montesquieu, 21, 202, 208-9, 218,
z^i. 352-3-
Morgan, 335.
Moser, 17 1-2, 179-180.
MûUer, 152, 174-6, 179-181, 183,
Naville, 273, 368.
Nève, 247.
Nitti, 156.
Ozanam, 227.
Parodi, 147, 273, 382.
Passy, 400.
Pasteur, 257.
Pavissich, XV, XVI.
Platon, 20, 250.
Post, 335.
Pradines, 273.
Quack, 385.
Quinet, 231.
Rambaud, 153, 179
Rauh, 147, 273, 280-1, 382.
Ravaisson, 246.
Renan, 122, 128, 131, 181, 243-4,
246, 255, 257.
Renouvier, 237-8, 246.
Ribot, 247-8, 400.
Richard, XIII, XVI, 368.
Roscher, 152, 158-162, 171, 174,
179, 183, 194.
Rousseau, 153, 170, 175, 198,
207-9, 211, 213-6, 221, 225,
231, 269-271, 276, 289, 293-5,
316, 352, 355, 358-9.
Ruyssen, 368.
Sagnac, 359.
Saint Simon, 201, 206, 217, 385.
Saisset, 231.
Saleilles, 345.
Schaeffle, 19, 42, 70, 122, 127,
130-1, 133-7, 139, 142-4, 146-7,
158, 179, 184, 263, 296, 333,
369, 395, 400-2, 405-6.
Schatz, 368.
Schiller, 171.
Schmoller, 122, 127-9, 132, 158,
ï79, 183, 395, 401, 404-6, 411.
— 417
Segond, XIV.
Sertillanges, 320.
Siciliani, 43.
Sidgwick, 273.
Simmel, 46, 122, 150 i, 395-6,
401, 404.
Simon, 155, 218, 231, 234, 251,
256-7, 269-270, 351.
Smith (Adam), 160, 175, 325.
Smith (Robertson), 403, 410.
Sorel, XVI, 172, 207, 273.
Spencer, 28, 38, 39, 42, 44, 46,
54, 64, 102, 133-5, 147, 184,
263, 324, 335, 369, 401, 405-6.
Starcke, ^35-
Stein, 180.
Steinmetz, 185, 368, 390.
Steinthal, 152, 165-6, 190, 396,
400.
Strauss, 131.
Stupuy, 247, 261.
Sutherland, 185.
Taine, 155, 207, 209-211, 237,
241-3, 246-7, 251, 254, 256.
Tarde, 46, 152, 157, 169, 187,
191. 273, 368, 378, 399.
Thibaut, 162.
Thomas d'Aquin, 188-189, 193-5,
276-7, 281-292; 303-310; 317-
_ 364; 387-389-
Thureau Dangin 220, 228-9, 232.
Tosti, 368, 376-8.
Tredici, XV, XVI.
Tylor, 335, 410.
Vacherot, 218, 225, 235-6, 245,
247» 249, 252.
Valat, 123.
Valyi, 368.
Van Bommel, 235.
Veuillot, 229 232.
Vierkandt, 185.
Villasère, XVI.
Villemain, 230 232.
Viviani, 383.
Voltaire, 170, 209.
von Humboldt, 152, 164-5.
von Savigny, 152, 162-4, 179,
183, 204.
Wagner, 122, 127-9, 132, 143,
146, 158, 179, 183, 296, 395,
401, 404-6, 411.
Ward, 46.
Weber, 147.
Westermarck, 19, 335, 360-1.
Wiart, 251-2.
Wilbois, XVI.
Windelband, 207.
Wundt. 122, 127, 133, 137-141,
142-5, 148-9, 184, 204, 368-9,
394-7, 402-3, 406-7, 410, 4T1.
Wyrouboff, 258-261.
418 —
TABLE DES MATIERES
Pages.
Préface de la deuxième édition là XVI
Introduction 5
Il y a, d'après MM. Lévy-Brùhl et Durkheim, un conflit entre
la Morale et la Sociologie.
Chapitre I. — Critique de la philosophie morale . 6
Les sociologues critiquent : I (p. 7), sa définition; II (p. 8), sa
méthode; III (p. 12), ses postulats.
Ils proposent de la remplacer par la science des mœurs, sur
laquelle se fondera un art moral rationnel (p. 17).
Chapitre IL — La conception sociologique de M. Durk-
heim . . . . 19
1. Les trois postulats fondamentaux . . . . 19
I (p. 19). Il existe des lois sociales. — Objections des historiens
et des philosophes. Affirmation du déterminisme social.
II (p. 24). La société n'est pas une simple collection d'individus,
mais une réalité sui generis ayant sa nature propre.
III (p. 27). Un fait social ne peut être expliqué que par un
autre fait social. — Il faut renoncer à la méthode psychologique et
à celle de l'école organiciste.
2. L objet de la sociologie 30
Le sociologue doit commencer par définir les faits sociaux.
Règles à observer pour donner une bonne définition (p. 30).
Tentatives réitérées de M. Durkheim pour définir les faits
sociaux. — Son insuccès (p. 32).
3. Les problèmes ....... 42
Les sociologues posent habituellement des problèmes trop
généraux. Exemples (p. 42).
Au début de sa carrière, M. Durkheim recommande principale-
— 419 —
ment l'examen du rôle social des institutions ; plus tard, la
recherche de leurs causes efficientes ; enfin, l'étude de la morpho-
logie sociale. — Pourquoi ses préférences ont changé (p. 47).
4. La méthode ........ 53
I (p. 53). Le sociologue doit écarter les prénotions et débuter
par le doute méthodique.
II (p. 55). Il doit définir par leurs caractères extérieurs les
phénomènes qu'il prend pour objet de ses recherches.
III (p. 57). Il doit appréhender les faits sociaux par un côté où
ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. —
Inconvénients avoués de cette règle.
IV (p. 67). L'explication des faits sociaux doit être exclusivement
sociologique. — Corollaire : Négation 1° de la causalité efficiente
du facteur individuel ; 2° de l'influence des causes finales. —
Exemple : explication sociologique et mécaniste des progrès de la
division du travail social. — Réserves et restrictions.
V (p. ,78). La méthode des variations concomitantes est le meil-
leur instrument de preuve.
VI (p. 79). Il faut faire l'histoire comparée des institutions.
VII (p. 81). Il est indispensable de classifier les sociétés hu-
maines. — Principe d'après lequel il convient de le faire.
5. Les relations de la sociologie avec les sciences voi-
sines . 85
I (p. 85), avec la psychologie; II (p. 88), avec l'histoire; III
(p. 89), avec les autres sciences sociales.
La sociologie n'est pas une science mais une méthode (p. 93).
Chapitre III. — La science des mœurs et l'art
moral 94
I. La sciefice des mœurs 94
I (p. 94). Son objet. — Définition des faits moraux.
II (P- 95)- Ses postulats. — Le déterminisme. Relativité de la
morale.
III (p. 98). Sa méthode.
IV (p. 100). Ses problèmes. Il faut :
i*' rechercher la genèse des faits moraux ;
2° déterminer leur fonction. — Méthode habituelle des mora-
listes. Opinion de" M. Durkheim sur la fonction de la morale. Il
est à la fois sociologue et moraliste.
420
3*^ Il faut rendre compte du caractère obligatoire de la morale,
— Explication de M. Durkheim. — Sa théorie sur le fondement
du devoir. <
2. Lartfuoral . 113
Services que rendra la science des mœurs (p. 114).
Possibilité de modifier la réalité morale (p. 115).
La science pourra-t-elle nous indiquer ce qu'il faut vouloir?
Désaccord des sociologues à ce sujet. Théorie de M. Durkheim
sur le normal et le pathologique. — M. Durkheim a son système
de morale et son plan de réforme sociale (p. 115).
Chapitre IV. — La genèse du système de M. Durk-
heim . . 122
Influence d'Auguste Comte et de M. Espinas (p. 123).
Le postulat du réalisme social, suggéré par Wagner, Schmoller et
Schaeffle (p. 127),
Vues sur la méthode, empruntées à Schaeflle (p. 134).
Théories de Wundt, adoptées pour l'explication des faits sociaux
(P- 137).
Idées sur la morale et sur la science de la morale, reprises à
Schaeffle et à Wundt (p. 142).
Système de politique sociale, inspiré par les socialistes de la
chaire et surtout par Schaeffle (p. 145).
Conception sociologique de M. Simmel, utilisée comme fonde-
ment de la morale (p. 147).
Chapitre V. — Le réalisme social . . . . 152
Nouveauté, en France, de la méthode sociologique de M. Durk-
heim. État de la sociologie, de la science économique, de l'en-
seignement du droit, de la philosophie morale, de la politique
sociale. Premier accueil fait à la thèse du réalisme social par Tarde,
Andler et Fouillée (p. 152).
La notion du réalisme social, familière aux Allemands. Son
expression chez Roscher, Knies, List, Bluntschli, Savigny, von
Humboldt, Lazarus et Steinthal (p. 158).
Son origine : Une réaction nationale, au début du xix^ siècle,
contre les idées cosmopolites, importées de France au siècle précé-
dent. Fichte. Les romantiques. Adam Muller (p. 170).
Critique de la formule de M. Durkheim (p. 181),
Distinctions à faire (p. 187).
— 421 —
Chapitre VI. — Délimitation du conflit . . 196
Impression que suggère le livre de M. Lévy-Brùhl. — Il convient
de rechercher l'origine et de retracer les phases du conflit (p. 196).
1. Le droit naturel de J. J. Roiissemi, . . . 198
Critique de Rousseau par Auguste Comte et, avant lui, par
Joseph de Maistre (p. 198).
Influence de Rousseau sur la Révolution française (p. 207).
Méthode du droit naturel de Rousseau (p. 21 r).
2. La morale éclectique . . . . . . 218
Échec de la réaction de Comte contre la politique métaphysique.
Triomphe de Victor Cousin après la révolution de juillet. Néces-
sité reconnue d'une réorganisation morale de la société (p. 218).
L'éclectisme, — doctrine déiste et spiritualiste, — officiellement
imposé à l'Université. Sa psychologie. Sa morale. Ressemblances
et différences entre le droit naturel de Rousseau et celui de l'école
de Cousin (p. 221).
Assauts que l'éclectisme eut à subir (p. 226) :
I (p. 227). L'opposition catholique. — Réclamations d'étudiants
catholiques contre le cours de Jouffroy. Tendances de l'enseigne-
ment. Lutte contre le monopole universitaire : Veuillot et Monta-
lembert. Défense de l'Université par Cousin. Insuffisance de l'en-
seignement moral de l'Université. Le christianisme opposé au
déisme par Lacordaire. Persistance de l'éclectisme dans le haut
enseignement. Son échec constaté par Taine, Renouvier, Faguet,
etc. Jugement sur la tentative de Cousin.
II (p. 241). L'opposition scientifique. — Les précurseurs.
Pierre Leroux. L'attaque de Taine. L'intervention de Renan. Les
disciples de Cousin se défendent faiblement. Faillite du système.
— Th. Ribot et la psychologie expérimentale. Appréciations de
M. Boutroux et de M. Espinas. — La Morale éclectique critiquée
par Wiart et par Vacherot.
III (p. 252). Triple réaction, après 1870 :
1° L'école corporative.
2° L'école libre des sciences politiques.
3° La société de sociologie, fondée par Littré. — Littré et la
sociologie en France, de 1840 à 1872. La « Société de sociologie » :
travaux ; dissolution ; déception de ses fondateurs ; résultats et
influence. Vocations sociologiques. Importance et originalité des
vues de Guarin de Vitry sur la science sociale. Les sociétés animales
Morale et sociologie. 2?
422 —
de M. Espinas. Accueil fait par l'Université à la sociologie. Conflit
entre la morale, représentée par M. Janet et la sociologie, repré-
sentée par M. Espinas, M. Fouillée^ M. Durkheim.
Défauts de l'exposé que M. Levy-Brûhl fait du conflit (p. 270).
Chapitre VII. — Vers la solution .... 2^2
Objet précis du conflit : une question de méthode (p. 272)
La méthode de saint Thomas d'Aquin diffère de celle que les
sociologues critiquent (p. 276).
1. Le domaine de la morale . . . . . 2"]^]
Le contenu de la morale d'après saint Thomas et d'après
M. Durkheim. Comparaison de leurs définitions.
2. La morale : science pratique . . . . . 282
Deux assertions de M. Lévy-Brûhl (p. 283).
Vues de saint Thomas sur la science morale : sa possibilité, son
objet, son but, sa méthode, ses conditions, son degré de certitude
(p. 284).
Pourquoi les sociologues contemporains proposent de créer une
science des mœurs purement théorique (p. 289).
Le concept de science pratique n'implique point contradiction
(p. 290).
La science des mœurs + l'art moral rationnel des sociologues ==
la science morale de saint Thomas (p. 292).
3. Le problèfne des fins ...... 292
Importance et difficulté du problème (p. 292).
Solution de M. Durkheim : Phobie des fins. Déterminisme en
théorie. Finalisme en pratique. Effort pour déterminer scientifique-
ment les fins de l'action. — Critique de sa théorie du normal et du
pathologique (p. 293).
Solution de saint Thomas. Les premiers principes de la raison
pratique ; leur caractère ; leur origine. Les inclinations naturelles ;
leur décisive importance. Formation des préceptes généraux de
la loi naturelle. Ce que sont les « fins » dans la théorie thomiste
(P- 303)-
Désarroi des sociologues aux prises avec le problème des fins.
Ils professent le déterminisme, mais refusent de se résigner au
fatalisme. Ils reconnaissent la nécessité d'une philosophie de
l'action. Leur dissentiment : Il en est qui reviennent aux errements
de la politique métaphysique et du droit naturel ; M. Durkheim
— 423 —
, reste dans la véritable tradition de la sociologie positive (p. 310).
La théorie thomiste, terrain de ralliement. Comment, à leur
insu, des sociologues s'en rapprochent (p. 317).
4. Les variations de la morale . . . . . 321
Toutes les théories morales des philosophes, accusées de pré-
tendre à l'universalité et à l'immutabilité (p. 32 i).
La diversité des règles de conduite, des lois et des institutions,
reconnue par saint Thomas (322).
Il l'explique par trois causes (p. 326) :
I (P- 327)- L'influence des passions.
II (p. 328). L'inégal développement de la raison, des lumières,
de la civilisation. — Son opinion sur les primitifs; sur la forma-
tion du droit ; sur l'origine des interdictions de mariage entre
parents.
III (p. 335). La diversité des milieux, des situations, des circon-
stances. — Sa théorie sur l'interprétation du droit.
5. Déduction et adaptation 345
Usage exclusif de la méthode déductive, reproché aux moralistes
(P^ 345)-
Saint Thomas constate l'emploi de deux procédés : la déduction
et l'adaptation (p 346).
Importance de cette constatation (p. 347).
L'évolution du droit d'après les sociologues et d'après saint
Thomas (p. 351).
La relativité des lois d'après Montesquieu et d'après saint Thomas
(p- 352)-
Deux règles de la méthode thomiste (p- 353).
6. La fnorale sociale 354
Critique adressée à la méthode habituelle des moralistes. En
quelle mesure elle est fondée (p. 354).
Le problème de la propriété. Comment saint Thomas le pose
et le résout (p. 355).
Le problème de la famille. Méthode du législateur de 1792. Les
études de sociologie animale, recommandées par Comte. Travaux
de M. Espinas et de M. Westermarck. Comment saint Thomas
utiHsait déjà l'observation des animaux (p. 358).
— 424
Chapitre VIII. — Conclusion.
365
Les deux termes de l'option proposée par M. Lévy-Brùhl
(P- 365)-
I. La Morale dont la méthode est condamnée par les socio-
logues, n'est qu'une conception relativement récente dans l'histoire
de la philosophie (p. 366).
IL La Sociologie à laquelle on demande aux philosophes de se
rallier, est le système de M. Durkheim (p. 367).
Sa méthode n'est pas un ensemble de procédés éprouvés mais
une construction logique (p. 368).
Elle contient des règles qui ne sont pas applicables (p. 370).
Leur auteur en reconnaît parfois lui-même l'imperfection
(P- 371)
D'autres fois il omet d'observer les règles (p. 372).
Réserves qu'il apporte à l'énoncé de ses principes (p. 375).
Sa méthode enveloppe des théories discutables (p. 378).
Mais le mysticisme social, reproché à M. Durkheim par certains
philosophes, ne doit pas être un prétexte pour rejeter sans examen
les règles de sa méthode (p. 381).
II 1. La philosophie morale de saint Thomas n'est pas atteinte
par les critiques des sociologues. En quoi elle diffère du droit
naturel moderne (p. 386).
Le mouvement sociologique qui s'est développé au xix^ siècle,
est, dans son ensemble, un retour à la conception thomiste de la
science morale (p. 389).
Appendice . . . . . .
Lettre de M. Durkheim .
Rép07ise . . . . .
Deuxième lettre de M. Diirkheirn .
Réponse ......
Liste des noms cités . . . .
Table des matières ....
Bibliographie, pp. XVI ; 6, note 3 ; 19, note i ; 94,
note I ; 122, note i ; 152, note i ; 198, note i ;
218, note I ; 2^2, note i ; 367, note 3.
393
393
395
401
404
414
4,18
Imprimé par Desclée, De Brouwer et Cie, lille — paris — Bruges.
m
301.01 D421CC.1
Deploige # Le conflit de
la morale et de le sociol
3 0005 02002218 5
3Ô1.01
D421C
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301.01
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Le conflit de la morale et de la
sociologie