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Full text of "Le couteau entre les dents : aux intellectuels"

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Henri  Bakbvsse 
LE  COCTEAU 

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Copyright  by.Editions  "  Clarté  " 
16,  Rue  Jacqucs-Cillot,  PARIS 


LE 

COUTEAU  ENTRE  LES  DENTS 

luiiiiiiiiiiiiiiniiitiiiiiiiiiiiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiittiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 


Aux  Intellectuels 


Ouvrages  d'Henri  BARBUSSE 


La  Lueur  dans  l'Abîme Éditions  Clarté. 

Pleureuses,  Poésies Flammarion,  édit. 

Les  Suppliants  (épuisé) — 

Nous  Autres — 

Le  peu — 

Clarté - 

Paroles  d'ui»  Ccmbattant — 

L'Enfer Âibin  Michel  édit. 

Cluelques  Ceins  du  Coeur  . Édit.  du  Sablier. 


HENRI   BARBUSSE 


LE  COUTEAU 

ENTRE  LES  DENTS 


AUX  INTELLECTUELS 


PARIS 
Editions  CLARTÉ 

16,  Rue  Jacqucs-Callot,   16 

1921 


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LE  COUTEAU  ENTRE  LES  DENTS 


I 

Nous  avons  souvent,  mes  camarades  et  moi, 
parlé  aux  intellectuels  de  leur  devoir  social. 
Je  viens  le  faire  aujourd'hui  avec  plus  de  fer- 
veur encore  que  naguère.  Au  moment  où  nous 
nous  trouvons  de  la  mêlée  des  choses  et  des 
idées,  il  convient  de  parler  de  plus  en  plus 
clair,  de  plus  en  plus  fort,  et  selon  la  vieille 
expression  à  laquelle  l'intensité  des  événe- 
ments donne  toute  sa  vigueur  originelle,  nous 
devons   chacun   prendre   nos   responsabilités. 

Les  intellectuels  —  je  parle  de  ceux  qui 
pensent,  et  non  des  amuseurs  et  des  charla- 
tans, parasites  et  profiteurs  de  l'esprit  —  sont 
les  traducteurs  de  l'idée  dans  le  chaos  de  la 
vie.  Qu'ils  soient  savants,  philosophes,  criti- 
ques ou  poètes,  leur  métier  éternel  est  de  fixer 
et  de  mettre  en  ordre  la  vérité  innombrable, 
par  des  formules,  des  lois,  et  des  œuvres.  Ils 
en  dégagent  les  lignes,  les  directions;  ils  ont 


-  6  - 

le  don  quasi  divin  d'appeler  enfin  les  choses 
par  leurs  noms.  Pour  eux,  la  vérité  s'avoue, 
s'ordonne  et  s'augmente,  et  la  pensée  orga- 
nisée sort  d'eux  pour  rectifier  et  diriger  les 
croyances  et  les  faits.  Par  cette  utilité  sublime, 
les  ouvriers  de  la  pensée  sont  toujours  au 
commencement  du  drame  interminable  qu'est 
l'histoire  des  hommes. 

Leur  premier  devoir  est  aujourd'hui  de  s'a- 
donner tous  à  ce  drame  humain  qui  se  préci- 
pite vers  des  dénouements  nouveaux.  L'honnê- 
teté professionnelle  leur  commande  de  le  com- 
prendre dans  toute  la  grandeur  qu'il  a  prise, 
de  s'élever  tous  au-dessus  des  considérations 
accessoires  où  tant  d'esprits  demeurent  encore 
enlisés,  pour  discerner  les  hautes  simplicités 
qui  se  dessinent,  et,  par  là,  continuer  l'oeuvre 
effective  de  la  pensée.  Certes,  il  n'est  pas  fa- 
cile de  lever  la  tête  hors  des  contingences  qui 
se  pressent,  de  s'arracher  à  l'épèlement  de 
l'immédiat.  Une  injonction  supérieure  nous 
crie  néanmoins  de  le  faire. 


La  question  sociale  qui  n'est  pas,  nous  le 
savons,  toute  la  question  humaine,  mais  qui 
est,  parmi  les  problèmes  de  notre  destinée, 
celui  où  nous  pouvons  intervenir  efficace- 
ment, doit  être  désormais  mise  à  sa  véritable 
place  :  dans  le  domaine  des  choses  positives, 
du  réalisme,  et  y  rester  jusqu'à  la  fin.  Cette 
affirmation  est  une  victoire  de  l'esprit.  C'est  la 
première  étape  nette  d'un  progrès  vivant.  Elle 
déblaie  tout,  et  trace  une  voie  où  l'on  peut 
marcher. 

Il  fut  un  temps  où  les  sciences  physiques  et 
naturelles  étaient  embarrassées  de  métaphy- 
sique et  de  religion.  Ces  confusions  ont  amené 
leur  stagnation,  leur  stérilité  ridicule  et  mons- 
trueuse pendant  des  milliers  d'années.  L'in- 
vestigation des  sciences  appliquées  n'a  com- 
mencé à  accumuler  régulièrement  des  résul- 
tats que  lorsqu'elle  a  dégagé  son  but  et  l'a  res- 
treint à  l'observation  et  à  l'expérimentation  mé- 
thodiques des  faits  positifs,  en  éliminant  tout 
mysticisme  et  en  plaçant  la  pathétique  et  ver- 
tigineuse poursuite  des   causes  premières  et 


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de  l'essence  de  l'être,  sur  un  autre  plan  de 
recherches.  Dès  lors,  elle  est  arrivée  à  disci- 
pliner, à  domestiquer  par  la  classification,  le 
désordre  apparent  des  phénomènes,  à  jalonner 
les  lois,  à  thésauriser  de  définitives  certitudes. 
«  Savoir,  c'est  prévoir  et  pouvoir  »  a  dit  un  de 
ceux  qui  ont  les  premiers  discerné  ce  gran- 
diose rapetissement  de  la  méthode  scientifique. 

Il  doit  en  être  de  même,  désormais,  pour  la 
science  sociale.  En  ces  jours  où  les  crises 
pénétrantes  ont  précisé  les  réalités,  nous 
devons  enfin  rattacher  les  unes  aux  autres  les 
formes  de  la  connaissance,  et  délimiter  sage- 
ment et  solidement  notre  idéal. 

11  ne  s'agit  pas  d'une  religion  nouvelle.  Il 
ne  s'agit  pas  de  paradis  terrestre,  ni  de  rien 
de  magique  ou  de  surnaturel.  Il  ne  s'agit  pas 
non  plus  de  réaliser  «  le  bonheur  des  hom- 
mes »,  non  plus  de  faire  éclore  soudain  ici- 
bas  l'amour  et  la  fraternité.  Ces  mots,  pris 
dans  leur  sens  intégral,  s'appliquent  à  des 
forces  idéales  et  sentimentales,  à  des  entités 


—  9  - 

qui  dépassent  le  champ  et  les  ressources  de  la 
science  sociale.  Ces  choses  profondes  émanent 
de  l'immense  vie  intérieure  de  chacun  —  et 
doivent   y   demeurer. 

Beaucoup  de  nobles  esprits  mêlent  obstiné- 
ment le  progrès  social  au  progrès  moral.  Ils 
n'admettent  de  révolution  temporelle  que  fleu- 
rissant sur  une  révolution  spirituelle  et  senti- 
mentale qui  modifie  foncièrement  la  nature 
humaine  :  «  Pour  changer  les  choses,  disent- 
ils,  il  faut  changer  l'homme  ». 

Ce  prestigieux  agrandissement  déplace  le 
problème,  et  le  jette  dans  le  vague  et  l'impos- 
sible. Sans  doute,  si  tous  les  hommes  étaient 
bons,  la  société  se  trouverait  par  cela  parfaite, 
mais  rien  ne  permet  de  croire  que  la  bonté 
puisse  jamais  se  répandre  au  point  de  prendre 
naturellement  la  direction  desi  choses.  Les 
exemples  puisés  dans  les  annales  des  événe- 
ments prouvent  au  contraire  que  l'homme  est 
assez  peu  perfectible  dans  son  essence  indivi- 
duelle, et  que  les  prédications  morales,  senti- 
mentales et  esthétiques  qui  ont  parfois  sou- 


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levé  des  masses  ne  se  sont  pas  fixées,  ou  bien 
se  sont  vite  déformées  à  l'usage,  au  point  de 
devenir  contraires  à  elles-mêmes  —  faute  de 
critérium  stable,  de  bases  positives. 

Cette  conception  sentimentale,  où  s'achar- 
nent —  sans  fraterniser  —  les  moralistes  né- 
buleux et  les  théoriciens  libertaires,  n'a,  socia- 
lement, qu'une  valeur  momentanée  d'opposi- 
tion, de  résistance  au  mal,  qu'une  influence 
destructive,  utile,  mais  provisoire.  Au  seuil  de 
la  réalisation  «  à  pied  d'œuvre  »,  la  confusion 
dont  elle  est  entachée  la  paralyse.  Gardons  un 
pieux  espoir  en  l'embellissement  futur  de  la 
nature  humaine,  mais  en  attendant,  sachons 
constater  ce  qu'il  y  a  de  dérisoire  à  ne  faire 
miroiter  que  cette  seule  solution  paradisiaque 
aux  yeux  d'une  humanité  qui  chaque  jour 
souffre  et  se  déchire  plus  profondément  —  et 
que  la  destinée  qu'elle  s'est  forgée  menace 
d'anéantissement. 

Si  elle  souffre,  si  elle  se  déchire,  si  elle  se 
tue,  c'est  qu'elle  y  est  forcée  par  les  lois.  Nous 


-  11  - 

nous  trouvons  en  présence  de  cataclysmes 
généraux,  d'anomalies  publiques,  collectives, 
issues  de  lois  qui  sont  collectives,  puisque  ce 
sont  des  lois.  Nous  nous  trouvons  en  présence 
d'institutions  temporelles.  Il  faut  s'attaquer  à 
ces  institutions  elles-mêmes,  directement, 
scientifiquement,  et  non  pas  indirectement  en 
mettant  en  question  les  arcanes  de  l'âme  et 
du  cœur.  Il  faut  faire  abstraction  définitive- 
ment de  ce  qui  est  vraiment  individuel  dans 
l'individu,  admettre  en  théorie  et  en  pratique 
qu'il  y  a  un  abîme  entre  l'homme  et  le  citoyen, 
et  que  la  définition  adéquate  de  la  société  c'est 
l'ensemble  des  citoyens  et  non  l'ensemble  des 
hommes.  Le  redressement  des  dispositions 
légales  collectives  est  du  ressort  du  bon  sens, 
qui  est  collectif,  puisque  commun  à  tous.  Telles 
sont  donc  les  conditions  de  la  lutte  qu'il  s'agit 
de  comprendre  et  de  pratiquer  avec  précision  : 
rester  dans  le  domaine  positif  et  —  employons 
le  mot  en  son  vrai  sens  —  dans  le  domaine 
superficiel,  de  la  destinée  publique,  soumettre 
au  contrôle  de  la  raison  un  ensemble  universel 


—  12  - 

de  réglementations  qui,  si  terribles  qu'elles 
soient  parfois,  sont  artificielles,  créées  par  les 
hommes  et  modifiables  par  eux  à  leur  gré  ; 
concevoir  l'ordonnance  de  la  vie  générale  se- 
lon les  nécessités  méthodiques  de  l'intérêt 
général,  qui  se  confond  exactement  en  cette 
région  de  l'harmonie  collective,  avec  la  raison 
et  la  justice. 

Le  progrès  social  conçu  dans  cette  clarté 
simple  et  mesurée  apparaît  comme  possible, 
réalisable,  et  même  s'il  est  encore  éloigné,  on 
peut  dire  qu'il  est  proche  :  il  est  de  ce  monde. 
Tout  esprit  sain  peut  s'en  emparer  d'avance, 
et  il  n'y  a  plus  outrecuidance  à  employer  le 
grand  mot  de  vérité  et  à  prétendre  qu'on  la 
détient,  dès  lors  qu'on  la  dessine  dans  ces  li- 
mites effectives  et  raisonnables.  Et  cela  suffit 
à  bouleverser  de  fond  en  comble  l'ordre  exis- 
tant. Le  «  sait-on  jamais  !  »,  si  honorable,  si 
grave,  lorsqu'il  s'applique  à  l'énigme  de  Dieu 
ou  aux  rapports  ensevelis  du  monde  extérieur 
et  du  monde  psychique,  est  ridicule  devant  les 
injonctions   du  bon   sens   comme  devant  les 


-  13  - 

signes  arrêtés  de  l'arithmétique  et  de  l'algèbre. 
Cette  humilité-là  se  trompe  d'objet,  et  il  y 
aurait  lieu  d'en  rire  si  ce  n'était  pas  une  mala- 
die épidémique. 

Sans  qu'il  soit  nécessaire  que  l'homme  de 
pensée  entre  dans  l'action  par  l'action,  il  doit 
au  moins  y  entrer  par  la  pensée.  Les  intellec- 
tuels doivent  s'habituer  à  vaincre  leur  mé- 
fiance, leur  peur  de  la  vérité  pratique,  et  met- 
tre le  réalisme  là  où  il  faut  qu'il  soit.  Ce  n'est 
que  de  la  logique  :  une  idée  juste  porte  des  con- 
séquences réalistes,  sinon,  ce  n'est,  socialement, 
qu'un  mensonge.  La  détourner  de  ces  consé- 
quences ou  distinguer  mal  celles-ci,  estimer 
que  la  tâche  s'arrête  en  deçà,  c'est  commettre 
une  faute  contre  la  pensée  elle-même. 

La  plupart  des  hommes,  les  intellectuels  en 
tête,  professent  du  mépris  pour  la  «  politi- 
que ».  Il  semble  qu'il  y  a  là,  à  leurs  yeux,  un 
ordre  de  choses  d'une  espèce  particulière  dont 
la  vulgarité  les  offusque.  Cette  erreur,  qui 
dans  les  conditions  où  se  poursuit  aujourd'hui 


-  14  - 


la  lutte  inégale  du  bien  et  du  mal,  devient  une 
.nauva.se  action,  n'est  qu'un  signe  de  n.yo- 
p.e  aristocratique,  ou  bien  „n  prétexte  trop 
exphquable   et  peu   excusable   pour   demeu 
rer   con.modément  réfugié   dans   les  phrases 
et   dans    les    nuages.    Quant    à    généraliser 
à    lactmte    politique    elle-même,    les    tares, 
'es  p.èges.  les  petitesses,   les  défaillances  de 
certaines  politiques  ou  de  certains  politiciens, 
c  est  un  sophisme  enfantin  indigne  de  l'esprit 
S.  le  monde  vivant  doit  s'ordonner  autrement  ' 
ou  SU  doit  rester  ce  qu'il  est,  ce  sera  par  des 
mesures  politiques,  et  toutes  les  paroles  ne 
changent  rien  à  cette  évidence.  Faire  de   la 
politique,  c'est  passer  du  rêve  aux  choses,  de 
1  abstrait  au  concret.  La  politique  c'est  le  tra- 
vail effectif  de  la  pensée  sociale,  la  politique, 
c  est  la  vie.  Admettre  une  solution  de  conti- 
nuité entre  la  théorie  et  la  pratique,  laisser  à 
leurs  seuls  efforts,   même  avec  une  aimable 
neutralité,  les  réalisateurs,  et  dire  .  nous  ne 
connaissons  pas  ces  hommes-là  »,  c'est  aban- 
donner la  cause  humaine. 


-  15  - 


II 


L'ensemble  des  institutions  sociales  est 
absurde.  Elles  sont  iniques,  elles  sont  meur- 
trières, mais  parce  qu'elles  sont,  avant  tout, 
absurdes.  La  loi  qui  régit  les  ensembles  de- 
vrait être  conforme  aux  aspirations,  aux 
besoins  de  l'ensemble  —  ou  tout  au  moins 
comporter  un  maximum  d'adaptation  à  ces 
besoins.  Or  elle  se  présente  partout^  au  con- 
traire, comme  un  régime  de  coercition  injus- 
tifiée exercé  par  une  minorité  sur  la  grande 
majorité  des  vivants.  Les  institutions  ont 
toujours  tendu  et  tendent  toutes,  sous  des 
appellations  et  des  modalités  diverses,  à 
assurer  l'intérêt  de  quelques  individus,  au 
détriment  de  l'intérêt  général.  Les  hommes 
sont  conduits,  utilisés  et  classés  malgré  eux- 
mêmes  et  contre  eux-mêmes.  Les  hommes 
sont  des  instruments,  des  armes,  ou  simple- 
ment des  chiffres,  maniés  par  quelques  poten- 


-  16  - 

tats.  Le  dessin  de  la  réglementation  collective 
est  une  géométrie  pleine  de  lacunes  grossières, 
de  fautes  de  calcul  manifestes,  qui  ne  s'ajuste 
pas  à  la  droiture  immuable  des  principes  ra- 
tionnels. 

Il  n'y  a  aucune  raison,  ni  dans  la  vérité 
spirituelle  et  morale,  ni  dans  la  réalité,  qui 
justifie  la  continuation  de  cette  anomalie  dé- 
mesurée, il  n'y  a  aucun  motif  valable  pour 
qu'elle  demeure  la  loi,  car  l'ensemble  spolié 
pourrait  rectifier  l'injustice  universelle,  s'il  en 
avait  la  volonté.  Mais  il  la  subit  et  continue  à 
faire  avec  sa  misère  et  son  sang  la  gloire  de 
ses  rois  et  les  affaires  de  ses  financiers  qui  ont 
remplacé  les  rois  dans  la  civilisation  «  démo- 
cratique )'  moderne.  Les  ruines  et  les  massa- 
cres des  masses  ont  résulté  logiquement  de 
cet  état  de  choses  qui  s'est  traduit  non  moins 
logiquement,  depuis  toujours,  par  la  prospé- 
rité de  l'oligarchie  des  parasites  et  des  privi- 
légiés. 

C'est  là  un  prolongement,  une  généralisa- 
tion révoltante  de  la  loi  animale  du  plus  fort. 


-  17  - 

Il  est  probable  que  la  prééminence  de  la  force 
physique  a  édifié  la  domination  et  la  hiérar- 
chie, et  instauré  la  notion  d'autorité,  dans 
les  toutes  premières  agglomérations  d'hom- 
mes, comme  dans  le  reste  de  l'échelle  des 
êtres.  Phénomène  normal,  pour  ainsi  dire 
organique  et  automotique,  imposé  par  la 
loi  de  la  nature.  Mais  lorsque  les  sociétés 
sont  devenues  plus  complexes  et  plus  cen- 
tralisées, le  privilège  des  maîtres  a  conti- 
nué à  s'exercer  sans  être  étayé  par  les  mêmes 
raisons  sommaires  et  péremptoires.  L'ordre 
des  facteurs  s'est  renversé  :  c'est  la  force  qui 
a  obéi.  La  loi  des  maîtres,  quoique  n'étant 
plus  en  réalité  celle  du  plus  fort,  a  duré;  elle 
a  duré  parce  que  c'était  la  loi,  et  elle  a  puisé 
dans  cette  situation  de  fait  toute  sa  puis- 
sance artificielle.  L'élan  a  duré  par  la  force 
d'inertie,  par  la  force  —  et  la  faiblesse  — 
de  l'habitude.  La  loi  a  dit  :  «  Je  veux  ». 
Elle  s'est  installée,  elle  s'est  transmise;  elle 
est  devenue  le  monopole  et  la  propriété 
d'une  famille,    d'une    dynastie,    d'une    caste 


-  18  - 

—  dont  l'usage,  dont  la  croyance,  ont  en- 
suite consacré  et  éternisé  l'usurpation.  Le 
privilège  est  sorti  de  lui-même,  s'est  sanc- 
tifié parce  que  c'était  le  privilège.  Il  a  imposé 
la  superstition,  puis  le  culte  et  la  pratique 
de  la  tradition.  Il  s'est  fabriqué  l'immortalité. 
Il  y  a  là  un  non-sens,  une  sorte  d'escamotage, 
de  piège,  qui  expliquent  l'immense  contradic- 
tion où  se  débattent,  depuis,  les  destinées  de 
l'humanité. 

Le  même  illogisme,  consolidé  par  les  mê- 
mes aberrations,  se  lit  dans  les  conditions  pra- 
tiques de  la  vie  sociale.  L'argent,  la  monnaie, 
était  à  l'origine  un  signe  adéquat  de  quelque 
chose  de  positif  :  un  travail,  un  effort  réel.  Il 
permettait  au  travail  de  chacun  de  se  combi- 
ner avec  le  travail  des  autres  :  c'était  un  ins- 
trument d'intérêt  public.  A  mesure  que  le 
perfectionnement  de  la  vie  collective  entraî- 
nait la  division  du  travail  et  la  multiplication 
de  l'échange,  l'argent  a  perdu  ses  attaches 
avec  l'effort  créateur.  Il  est  devenu  une  sorte 
de  talisman,   une  force    autonome    qui  s'au- 


-  19  - 

mente  par  elle-même,  règne  par  elle-même, 
par  suite  d'opérations  artificielles  indépen- 
dantes de  la  production  et  qui,  non  seule- 
ment sont  en  marge  de  l'intérêt  collectif  — 
d'où  l'argent  tirait  sa  seule  raison  d'être  — 
mais  qui  lui  sont  le  plus  souvent  contraires, 
car  l'argent-spéculation  diminue  la  valeur  de 
l'argent-travail  et  écrase  la  force  productrice. 
C'est  là  un  exemple  d'autocratie  arbitraire 
et  insensée,  dans  les  choses. 


20  - 


III 


L'étrange  réseau  de  contraintes  qui  enserre 
la  vie  universelle,  contre  la  raison,  selon  des 
raisons  de  fait  inadmissibles  en  soi,  et  dont 
les  conséquences  sont  manifestement  néfastes 
à  l'ensemble  vivant;  les  mesures  légales  qui 
le  consacrent;  les  légendes  sur  lesquelles  il 
s'appuie,  ont  suscité,  au  cours  des  âges,  les 
étonnements  et  les  protestations  de  l'esprit. 

A  vrai  dire,  le  talent  et  le  génie  littéraires, 
ces  exceptions  rayonnantes,  ont  été  presque 
généralement  asservis  au  pouvoir  —  ou  aux 
préjugés,  ce  qui  est  la  même  chose.  Un  des 
caractères  que  Sainte-Beuve  assigne  avec  rai- 
son aur  apogées  classiques,  c'est  d'être  en 
accord  avec  les  pouvoirs  dirigeants.  Les  écri- 
vains les  plus  admirés  n'ont  guère  fait  que 
sanctifier  la  mode.  Les  protestataires  n'ont  été 
qu'une  exception  dans  l'exception.  Les  plus 
brillants  poètes  n'ont  guère  brillé  par  l'intelli- 
gence générale,  ni  par  l'indépendance  de  carac- 


-  21  - 

tère  (et  celle-ci  ne  signifie  rien  sans  celle-là). 
Ils  ont  bien  émis  des  plaintes  harmonieuses  et 
pathétiques  sur  la  barbarie  ou  la  folie  ou  la  sot- 
tise des  hommes  :  ces  plaintes  sont  restées  de 
vaines  paroles,  parce  qu'elles  s'attaquaient  aux 
conséquences  et  non  aux  causes.  Les  causes 
gisent  dans  les  institutions,  et  si  l'on  a  permis 
aux  écrivains,  et  s'ils  se  sont  permis,  de  se  don- 
ner libre  carrière  dans  les  sphères  de  la  morale 
transcendante,  ou  bien  dans  le  département 
des  mœurs,  ils  n'ont  pas  su  ou  pas  osé  abor- 
der les  institutions,  la  zone  des  choses  sérieuses 
et  positives.  Le  vague  écho  de  la  douleur  hu- 
maine que  perpétuent  les    chefs-d'œuvre    ne 
vaut  pas   plus  que   cette  douleur  elle-mêm« 
pour  arrêter  les  malheurs   factices  qui   sor- 
tent fatalement  de  la  machination  sociale.  La 
comédie  qui  flagelle  l'abus  social  vaut  par  elle- 
même,  mais  elle  ne  tire  pas  à  conséquence  si 
elle  ne  montre  pas  d'où  vient  l'abus.  Les  écri- 
vains,   les    artistes,    les    penseurs    ont,    dans 
leur  révolte  contre  le  mensonge  social,  com- 
mencé par  la  fin. 


—  22  — 

Ou  bien,  ils  ont  cherché  un  autre  monde 
que  celui-ci  pour  y  installer  leur  croyance. 
Les  «  moralistes  »  se  sont  détournés  des  con- 
ditions de  l'organisation  temporelle,  qui  appa- 
raissait aux  Zenon,  aux  Epicure,  comme  aux 
Jésus-Christ,  trop  formidable  et  intangible; 
ils  en  ont  détourné  l'homme,  pour  le  pousser 
en  lui-même  et  lui  faire  trouver,  dans  la  pra- 
tique de  la  sagesse,  dans  l'équilibre  intérieur, 
dans  l'espérance  surnaturelle,  la  résignation  à 
sa  destinée  terrestre. 

Si,  parfois,  à  la  fin  de  l'histoire  millénaire, 
quelques  écrivains  ont  vu  plus  à  nu  et 
crié  plus  profond,  si  la  Boétie  a  dit  :  «  Nous 
sommes  petits  parce  que  nous  sommes  à  ge- 
noux »,  si  Pascal  a  flétri  l'ineptie  de  la  guerre, 
réglée  par  les  caprices  du  «  prince  »,  si  le 
rire  de  Rabelais  et  le  sourirf  de  La  Fontaine 
ont  secoué  le  parti  pris  fantaisiste  et  féroce 
de  la  justice,  la  malfaisance  des  grands,  co- 
pieusement carrés  dans  l'humanité,  si  Swift 
et  Voltaire  ont  dessiné  de  certains  aspects  de 


—  23  - 

la  société  une  caricature  qui  est  un  portrait, 
si  des  économistes  ou  sociologues  ont  criti- 
qué le  mal-fondé  de  quelques  idées  courantes, 
la  contradiction  de  quelques  préjugés  admis, 
personne,  pendant  des  siècles,  n'a  fait  péné- 
trer son  accusation  jusqu'aux  profondeurs  où 
toutes  les  raisons  tenaces  de  l'abus  multiple 
s'enracinent  à  la  fois.  Il  eût  fallu  faire  table 
rase  dans  l'organisation  établie,  et  édifier  mé- 
thodiquement le  plan  d'un  réseau  logique  de 
lois,  comme  pour  la  physique  et  la  chimie. 
Tant  qu'on  n'a  pas  commencé  par  le  commen- 
cement, rien  n'a  été  fait. 

Si  de  grands  philosophes  ont  conçu  des  en- 
sembles harmoniques  et  équilibrés,  ces  sys- 
tèmes sont  demeurés  sans  influence  directe, 
relégués  en  des  ouvrages  peu  assimilables  et 
exprimés  en  une  terminologie  accessible  seu- 
lement à  quelques  initiés. 

Mais,  la  vérité  est  ineffaçable.  Elle  germe 
malgré  tout  et  s'élève  dès  qu'elle  a  été  même 
petitement  énoncée;  elle  s'unit  malgré  tout  à 


-  24  — 

elle-même  à  travers  le  désordre.  Dans  cette 
confusion,  si  désespérément  longue,  des  cris 
et  des  méditations,  la  vérité  a  fini  par  s'harmo- 
niser; la  netteté  de  l'évidence  a  brillé  peu  à 
peu;  des  ressemblances  ont  fait  bloc;  l'en- 
semble a  commencé  à  s'assembler.  Les  pre- 
mières révolutions  étaient  des  sursauts  de 
souffrance,  d'exaspération,  aveugles  et  sau- 
vages, le  mal  pour  le  mal,  des  coups  de  talion 
éperdus.  La  pensée  est  venue  ordonner  et 
agrandir  les  autres. 

Pourtant,  la  Révolution  Française  n'a  pas 
été,  elle  non  plus,  jusqu'aux  causes  et,  pour 
cela,  elle  a  avorté.  Elle  n'a  fait  que  rendre 
plus  vagues  des  antagonismes  fondamentaux; 
elle  a  effacé  plus  de  mots  que  de  choses.  On 
n'a  brisé  que  le  haut  de  l'idole  :  elle  n'a  plus 
de  tête,  elle  n'a  plus  son  nom  impérial  et 
royal;  elle  reste  implantée  dans  la  vie.  In- 
forme, elle  n'en  est  que  pire  —  et  tout  a  con- 
tinué comme  par  le  passé,  sous  des  ruines 
théâtrales. 


-  25  — 


IV 


Tel  est  le  drame  universel  au  bord  duquel 
nous  sommes  poussés. 

Il  y  a,  dans  le  monde,  deux  forces  qui  lut- 
tent désespérément  autour  des  institutions 
millénaires  :  celle  qui  veut  les  conserver,  et 
celle  qui  veut  les  changer. 

Notre  règle  de  conduite  doit  sortir  de  la 
compréhension  intégrale,  sincère,  du  carac- 
tère que  présente  cette  lutte  au  sein  de  la 
réalité  présente.  L'œuvre  des  ouvriers  de  l'es- 
prit est  nôtre.  Que  faire  pour  ne  pas  la  tra- 
hir  aujourd'hui  ? 

La  force  conservatrice  est,  à  l'heure  ac- 
tuelle, la  plus  puissante,  précisément  parce 
qu'elle  est  la  réalité.  Sa  formule  est  facile  et 
poignante  :  maintenir.  Elle  se  cramponne  et 
se  mêle,  matériellement  et  moralement,  à  ce 
qui  est  acquis,  planté,  enraciné.  Elle  repré- 
sente :  les  choses. 


—  26  - 

A  l'encontre  de  ce  qui  est,  les  révolution- 
naires proposent  une  organisation  idéale.  Us 
opposent  au  mal  l'image  du  bien.  Ils  opposent 
à  la  vie,  l'espoir  et  la  menace;  ils  se  meuvent 
dans  l'abstrait  et  dans  l'avenir;  et  toute  l'an- 
goisse du  drame  liumain  est  là  :  la  pensée 
contre  les  choses. 

Les  conservateurs  ont  donc  pour  eux  la 
réalité,  le  fardeau  impérieux  de  «  l'immé- 
diat »,  la  situation  de  fait.  Ils  ont  pour  eux 
la  richesse,  devenue,  si  l'on  peut  ainsi  s'ex- 
primer, l'instrument  spécifique  de  la  domina- 
tion, par  suite  du  développement  des  entre- 
prises et  de  la  technique,  qui  a  donné  à 
toute  la  civilisation  contemporaine,  une  na- 
ture économique.  «  L'Ordre  »  est  avant  tout 
financier;  la  carte  du  monde  est  un  schéma 
financier;  la  vraie  structure  de  l'histoire  est 
faite  par  les  traités  de  commerce,  la  géogra- 
phie véritable  est  dessinée  par  les  barrières 
des  tarifs.  Comme  c'est  le  pouvoir  abusif  et 
la  répartition  désordonnée  et  anarchique  de 
la  richesse  qui  est  en  question,  la  richesse  — 


-  27  - 

maîtresse  de  la  ruine  et  de  la  misère  —  se 
défend  tout  entière.  Elle  pèse  encore  de  tout 
son  poids  décisif  dans  la  balance  déséquili- 
brée. Ils  ont  pour  eux  tout  ce  qui  brille,  tout 
ce  qui  s'achète  et  tout  ce  qui  se  corrompt. 

Ils  ont  pour  eux,  puisque  c'est  le  statu  quo 
qui  est  en  question,  les  pouvoirs  dirigeants 
et  les  moyens  de  coercition  :  la  caserne,  l'ar- 
mée, tous  les  pièges  officiels  dissimulés  et  ma- 
chinés de  la  police  qui  fabrique  les  complots 
et  les  répressions,  et  de  la  diplomatie,  qui  en- 
digue les  peuples  contre  les  peuples.  Ils  ont 
pour  eux  la  légalité,  parce  qu'ils  l'appliquent 
et  parce  qu'ils  la  font.  Ils  sont  maîtres  du  tra- 
vail, de  la  paix  et  de  la  guerre,  de  la  vie  et 
de  la  mort. 

Ils  ont  pour  eux  les  tribunaux.  Le  code  de 
droit  commun  est  court.  Il  est  volontairement 
atrophié.  Il  n'atteint  que  quelques  délits,  que 
quelques  crimes.  Ceux  qui  ont  une  certaine 
dimension  et  une  certaine  généralité  lui 
échappent,  et  il  y  a  à  cela  une  raison  de  con- 


—  28  - 

servation  sociale.  Le  code  est  incertain  dès 
qu'il  s'agit  des  généralisations  de  la  fraude  et 
de  l'accaparement,  de  la  spéculation,  du  vol 
public,  et  quant  aux  grands  crimes  collec- 
tifs, non  seulement  la  justice  établie  ne  se 
hausse  pas  jusque-là,  mais  elle  sert  à  les  faci- 
liter, en  fournissant  des  sanctions  contre  les 
accusateurs  de  ces  crimes  «  perturbateurs  de 
l'ordre  établi  ».  Cela  ne  doit  pas  surprendre  : 
le  code  est  l'œuvre  des  rois  et  de  leurs  rem- 
plaçants, il  est  fait  pour  leur  règne.  Les  maî- 
tres donnent  aux  mots  les  sens  qu'ils  veulent. 
Ils  façonnent,  non  seulement  la  juridiction, 
mais  l'Mée  même  de  justice  :  l'acquittement 
de  Vilain,  contraire  à  la  justice,  est  conforme 
à  la  justice  officielle. 

L'iniquité  de  ce  fantôme  de  code  répressif 
dépasse  toutes  les  bornes.  Le  paradoxal  pou- 
voir du  privilège  aboutit  à  la  culture  métho- 
dique de  la  criminalité.  Des  mauvais  instincts 
dont  l'attrait  est  trompeur,  mais  intense  et 
direct  :  la  haine,  l'envie,  la  cupidité  et  le  sa- 
disme du  meurtre,  sont  développés  et  exaltés. 


--  29  - 

en  attendant  qu'ils  se  retournent  contre  eux- 
mêmes  par  la  revanche  inflexible  du  vrai.  La 
sotte  vanité  nationale,  qui  se  décerne  com- 
plaisamment  toutes  les  supériorités  et  pro- 
voque le  besoin  de  les  imposer,  la  bestialité 
de  la  force  physique,  tous  moyens  par  les- 
quels se  propage  l'inavouable  appétit  des  mar- 
chands et  des  banquiers,  et  aussi,  l'économie 
vorace  et  sordide,  la  chasse  aux  sous,  le  désir 
féroce  «  d'arriver  »  à  travers  les  autres  et  de 
leur  arracher  la  situation  convoitée  —  imita- 
tion en  petit  des  conditions  infernales  de  la 
vie  des  ensembles  —  deviennent  patriotisme 
sacré,  prédestination  des  races,  sainte  énergie, 
prévoyance,  sagesse.  Le  consentement  en  bloc 
à  cet  état  d'anarchie,  qui  change  les  hommes 
en  brutes,  et  en  même  temps  les  encage,  les 
mutile  et  les  décime  d'âge  en  âge,  devient  la 
conscience  civique,  ou  le  «  robuste  bon  sens 
populaire  ».  C'est  le  couronnement  logique 
du  vice  originel  de  la  société  :  des  divisions, 
des  heurts  et  des  déchirements  entae  les  indi- 
vidus et  entre  les  nations,  sont  doublement 


-  30  - 

nécessaires  pour  perpétuer  la  domestication 
des  foules,  piétinantes,  hypnotisées  et  achar- 
nées contre  elles-mêmes,  et  pour  permettre, 
d'autre  part,  le  jeu  des  affaires  et  la  multi- 
plication de  l'argent  entre  les  mains  de  ses 
rares  détenteurs.  La  vraie  paix  intérieure  et 
extérieure,  avec  toutes  ses  conséquences  lu- 
mineuses et  rectilignes,  ce  serait  l'anéantisse- 
ment des  combinaisons  d*où  sort  renflement 
des  fortunes.  SI  la  société  bourgeoise  n'était 
pas  agitée  par  la  pratique  insatiabe  —  et  con- 
tagieuse —  de  la  lutte  pour  la  vie,  la  justice 
la  noierait  comme  un  déluge.  La  concurrence 
agressive,  en  détail  et  en  masse,  est  une  plaie 
n  entretenir. 

Des  écrivains,  des  poètes  et  même  des  théo- 
riciens ont  contribué  honteusement  à  la  pro- 
pagation de  ces  énormes  falsifications  dont 
nous  voyons  les  résultats  autour  de  nous 
aujourd'hui,  et  dont  peu  d'hommes  osent  déjà 
prévoir  les  conséquences  fatales.  Mais  cet 
avilissement  de  la  plume  et  de  la  parole  n*est 
qu'une  résultante  indirecte.  La   vraie   cause, 


-  31  - 

comme  toujours,  comme  partout,  c'est  que 
cette  déviation  de  la  moralité  et  du  bon  sens 
est  voulue  par  ceux  qui  peuvent  tout  ce  qu'ils 
veulent. 

Ils  ont  pour  eux  les  moyens  d'éducation,  de 
formation  des  êtres  :  l'école,  les  universités, 
l'Eglise,  la  grande  presse.  Les  journaux  sont 
des  affaires  aux  mains  des  hommes  d'affaires 
qui  ont  besoin  d'une  situation  mondiale 
trouble  pour  prospérer,  et  dont  les  dirigeants 
ont  besoin.  Tel  directeur  de  grand  journal 
avait  raison  de  désigner  son  fauteuil  directo- 
rial comme  étant  le  vrai  trône  de  Paris.  Le 
journal  italien  VAvanti  est  hostile  à  la  poli- 
tique du  «  Bloc  National  »  :  il  est  purement  et 
simplement   interdit   en   France. 

L'esprit  de  l'enseignement  fait  avorter  l'es- 
prit de  critique  et  de  révolte.  Les  conditions  de 
la  vie  empêchent  les  prolétaires  d'acquérir  une 
instruction  générale,  et  l'ignorance  met  autour 
de  chaque  homme  un  mur  plus  sûr  que  celui 
d'une  prison.  Le  sophisme  d'Aristote  :  «  L'es- 


—  32  - 

clave  mérite  d'être  esclave  parce  qu'il  est 
inculte  »,  est  imposé  comme  une  vérité,  en 
fait,  et  par  la  violence. 

L'opinion,  avec  ses  élans  et  ses  répulsions, 
se  manie  et  se  façonne.  Le  conservatisme  se 
conserve  ainsi  lui-même  par  la  force  directe 
et  aussi  en  imprimant  de  force  dans  les  es- 
prits les  légendes  et  les  croyances  qui  lui  con- 
viennent. Il  se  vivifie  d'une  publicité  intellec- 
tuelle et  morale  où  les  idées,  les  sentiments  et 
les  événements  nourrissent  bon  gré  mal  gré 
des  arguments  conservateurs.  Il  crée  les  idoles 
et  il  crée  leur  prestige. 

La  participation  de  tous  au  pouvoir  n'est 
dès  lors  qu'une  apparence.  Le  suffrage  univer- 
sel est  faussé,  directement  et  indirectement, 
par  la  pression  des  pouvoirs  existants,  par  la 
terreur,  par  la  corruption  de  l'argent,  et  sur- 
tout, de  plus  haut  et  de  plus  loin,  par  la 
pesée  tendancieuse  de  l'éducation  officielle 
et  de  l'information  régnante,  et  dans  ces 
conditions  —  sans  parler  de  son  agencement 


33  - 

bâtard  qui  s'ajuste  mal  à  son  but  —  les  résul- 
tats du  suffrage  universel  ne  font  que  confir- 
mer et  renforcer  ces  déformations.  La  liberté 
du  suffrage  universel  ?  Le  capitaine  Sadoul 
est  candidat,  et  parce  qu'il  a  des  chances 
d'être  élu,  la  justice  se  précipite  sur  lui,  et 
avec  une  hâte  extra-légale,  le  condamne  et  le 
déclare  déchu  de  ses  droits  civiques.  La  li- 
berté du  suffrage  universel  ?  Nous  pouvons 
voir  le  cas  qu'on  en  ferait  si  elle  se  manifes- 
tait dans  un  sens  opposé  aux  plans  officiels  : 
un  journaliste  qui  passe  à  bon  droit  pour  le 
serviteur  des  hommes  au  pouvoir  écrivait  hier 
encore  dans  VEclair  que  si  les  élections  alle- 
mandes étaient  favorables  aux  Communistes, 
le  gouvernement  n'aurait  plus  qu'à  recourir  à 
la  force. 

Tout  les  confirme  et  les  renforce,  ces  défor- 
mations de  l'esprit  public  et  du  public.  Tout 
part  toujours  des  mêmes  mains  et  y  retombe. 
Tout  émane  automatiquement  des  mêmes 
puissances  parce  qu'elles  détiennent  les  sour- 
ces de  la  vie  et  de  la  pensée  collectives,  c'est- 


—  34  - 

à-dire  de  la  puissance.  Elles  deviennent,  en 
fait,  intangibles.  Elles  entretiennent  l'igno- 
rance par  la  terreur  et  la  terreur  par  Tigno- 
rance.  L'humanité  est  à  la  complète  merci  de 
ceux  qui  s'en  servent  pour  leur  intérêt  parti- 
culier de  gloire  et  d'argent,  et  son  immense 
revendication  est  éternellement  jugée  et  con- 
damnée par  ceux  qui  sont  en  même  temps 
juges  et  parties.  Ils  donnent  à  leur  vérité  un 
cours  forcé,  ils  la  fabriquent  comme  la  mon- 
naie. Ils  régnent  parce  qu'ils  régnent.  L'ordre 
social  actuel  est  un  cercle  vicieux  effrayant. 

La  force  conservatrice  a  pour  elle,  en  plus 
de  l'ignorance  entretenue  qui  lui  assure  l'ap- 
pui, par  multitudes  innombrables,  de  ses  vic- 
times, la  faiblesse  même  de  l'esprit  humain, 
qui  répugne  au  changement,  craint  et  hait 
d'instinct  la  nouveauté  et  les  novateurs,  et 
s'attache  végétativement  à  ce  qui  est  —  et 
cela  aussi  elle  l'a  cultivé.  Elle  a  consolidé 
intellectuelement  et  moralement  l'esclavage 
perpétuel  par  la  religion  tenace  de  la  tradi- 
tion,   le    fétichisme    de    l'usage,    le    respect 


—  35  - 

grossier  et  fantastique  de  l'autorité.  Ils  disent 
couramment  aujourd'hui  :  «  Ceux  qui  veulent 
modifier  l'ordre  établi  n'ont  pas  le  sens  des 
réalités.  »  Cette  consécration  rituelle  qu'ils 
imposent  aux  jeux  factices  de  la  mécanique 
légale,  ils  arrivent  à  en  déformer  toutes  les 
vérités  profondes  :  Ils  réduisent  l'être  vivant 
à  une  formule  embryonnaire  de  lui-même,  ar- 
rêtée arbitrairement  au  cloisonnement  natio- 
nal, mutilée  et  déracinée  de  l'humanité. 

La  force  conservatrice  a  pour  elle  le  poids 
des  indifférents.  Il  faut  fouiller  impitoyable- 
ment cette  plaie  de  l'indifférence.  Il  ne  s'agit 
pas  seulement  du  troupeau  des  «  bons  ci- 
toyens »  neutres  et  serviles  dont  parlait  déjà 
Tacite  pour  dire  que  «  sans  eux,  rien  n'irait  ». 
Il  s'agit  aussi  de  tous  ceux  qui,  par  faiblesse 
intellectuelle  ou  par  débilité  morale,  ou  parce 
qu'ils  se  butent  à  quelque  marotte,  ne  savent 
pas  reconnaître  les  idées  lorsqu'elles  prennent 
pied  dans  la  réalité  et  restent  à  l'écart,  en 
proie  à  une  bonne  volonté  informe.  Il  ne  suffit 
pas  d'avoir  de  la  bonne  volonté  ;  il  ne  suffit 


—  36  - 

pas  non  plus  de  penser  juste  en  théorie,  il  faut 
cordiniier.  On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  il 
n'est  pas  question  de  choisir  entre  deux  hypo- 
thèses qui  se  trouveraient  sur  le  même  plan 
de  réalité  et  se  présenteraient  dans  les  mêmes 
conditions  :  mais  d'un  conflit  qui  met  aux 
prises  dans  le  domaine  des  faits,  l'ordre  qui 
existe,  et  l'ordre  qui  n'existe  pas.  Les  uns  ont 
double  tâche  à  faire:  détruire,  puis  recons- 
truire. Pour  leurs  ennemis,  le  but  de  guerre 
est  :  ne  rien  faire.  Malgré  toutes  leurs  bonnes 
intentions  et  leur  bonne  foi,  les  non  agissants 
sont  des  conservateurs  agissants.  Vous  vous 
étonnez  que  nous  vous  disions  :  «  Ceux  qui  ne 
sont  pas  avec  nous  sont  contre  nous  ».  Vous 
avez  tort  de  vous  en  étonner. 

Les  conservateurs  ont  avec  eux  les  réfor- 
mistes. Les  réformistes  sont  ces  éléments  du 
bloc  conservateur  qui  prétendent  être  des  no- 
vateurs. Ils  adhèrent  théoriquement  au  plan 
social  nouveau,  mais  ils  croient  que  ce  plan  se 
réalisera  quelque  jour  par  le  jeu  des  régimes 
conservateurs  actuels.  Ou  bien,  ce  qui  revient 


-  37  — 

au  même,  ils  se  jRgurent  que  la  progression  de 
l'ordre  actuel  à  l'ordre  nouveau  peut  s'accom- 
plir par  étapes  successives. 

Ils  se  tiennent  ainsi  en  apparence  entre  les 
uns  et  les  autres.  En  apparence  seulement, 
parce  que  leur  idée  du  perfectionnement  gra- 
duel au  nom  de  laquelle  ils  s'abandonnent  à 
l'ordre  établi,  est  radicalement  fausse.  Il  est 
clair  que  si  dans  un  organisme  ou  l'oligarchie 
dominante  tient  tous  les  moyens  de  domina- 
tion, l'on  introduit  des  mesures  favora- 
bles à  l'intérêt  public,  et,  par  conséquent  con- 
traires à  ceux  de  cette  oligarchie,  ces  mesures 
ne  peuvent  être  qu'insignifiantes,  ou  qu'illu- 
soires, ou  que  momentanées.  Cette  thèse 
moyenne  qui  séduit  tous  les  esprits  moyens, 
fait  uniquement  le  jeu  des  conservateurs,  qui 
l'acceptent  du  reste  avec  ardeur.  Ils  com- 
prennent qu'il  leur  faut  parfois  «  jeter  du 
lest  »,  et  admettre  des  semblants  de  conces- 
sions ou  des  concessions  infimes  qui  présen- 
tent pour  eux  plus  d'avantages  que  d'inconvé- 
nients, parce  que  tout  en  demeurant  fragiles 


-  38  - 

et  soumises  à  leur  omnipotente  révision,  elles 
leur  fournissent  un  argument  de  libéralisme 
et  rendent  plus  durable  l'ensemble  du  système 
régnant. 

Supposons  que  poussés  par  d'impérieuses 
nécessités  budgétaires  et  par  le  spectre  de  la 
banqueroute,  les  parlements  réactionnaires 
lassent  rendre  gorge  aux  profiteurs  de  la 
guerre,  confisquent  leurs  bénéfices  immoraux. 
Il  ne  faudrait  pas  alors  se  hâter  de  crier  au 
progrès  :  cette  décision  ferait  peut-être  plus 
de  mal  que  de  bien  au  vrai  progrès  en  stabi- 
lisant financièrement  et  moralement  le  régime 
lui-même  —  d'où  sortiront  un  jour  une  nou- 
velle guerre  et  de  nouveaux  profiteurs.  De 
même,  la  «  nationalisation  »  des  chemins  de 
fer  réclamée  par  les  organisations  ouvrières 
inconscientes  —  et  qui  lait  aussi  l'objet  d'un 
projet  d€  loi  officiel  —  est,  sous  le  couvert 
d'une  concession  anodine,  une  consolidation 
du  patronat  industriel.  De  même,  la  Société 
des  Nations  n'est  que  le  trust  des  nationalis- 
mes. Toutes  ces  parodies  se  valent.  Comment 


-  39.— 

peut-on  imaginer  qu'un  progrès  isolé  puisse 
être  viable  au  sein  d'un  régime  compact  à 
orientation  conservatrice,  au  milieu  de  cette 
intégrale  gravitation  vers  le  statu  quo,  alors 
qu'en  raison  de  la  solidarité  et  de  la  cohésion 
de  tous  les  divers  intérêts  humains,  une  vraie 
révolution  nationale  n'est  actuellement  pas 
viable  par  elle-même  et  ne  peut  être  dans  l'u- 
nivers, que  provisoire,  est  destinée  ou  à  être 
vaincue  ou  à  vaincre  universellement  ? 

Au  reste,  les  faits  confirment  de  toutes 
parts  ces  considérations  élémentaires.  Voici 
un  demi-siècle  que  la  France  est  en  républi- 
que. Si  la  théorie  réformiste  avait  quelque 
justesse,  nous  aurions  assisté  à  une  évolution 
constamment  élargie  de  la  démocratie  vers  la 
liberté;  l'égalité  et  la  justice  se  seraient 
rapprochées  d'elle.  Or,  dans  le  chaos  de 
nos  affaires  et  de  nos  lois  présentes  se  déga- 
gent, au  contraire,  les  signes  d'une  évolution 
rétrograde.  La  République  Française  a  contri- 
bué comme  les  autres  puissances  à  la  guerre; 
ce  qui  est  plus  grave  encore,  elle  a  contribué 


—  40  - 

ensuite  au  renforcement  de  l'esprit  de  guerre 
et  de  l'état  de  guerre  dans  le  monde.  Elle  a  aidé 
sur  tous  les  points  du  Vieux  Continent  où  elle 
a  pu  imposer  son  influence,  le  triomphe  des 
principes  réactionnaires  et  conservateurs.  Elle 
travaille  à  la  restauration  des  monarchies,  ou 
n'admet,  ce  qui  est  pire,  que  des  républiques 
semblables  à  des  monarchies.  Elle  s'allie  à 
toutes  les  terreurs  blanches  et  use  de  toutes 
ses  ressources  contre  l'afifranchissement  pro- 
fond des  peuples.  Elle  a  donné  son  alliance, 
notre  argent  et  nos  soldats  à  Koltchak,  à 
Denikine,  à  Wrangel,  à  Horthy,  pirates  galon- 
nés, massacreurs,  et  canailles  aristocratiques. 
La  Chambre  des  Députés  actuelle  est  dans 
toute  l'acception  du  terme  une  assemblée  de 
capitalistes.  Les  voix  protestataires  ont  dimi- 
nué de  moitié  depuis  la  dernière  législature. 
Le  gouvernement  de  la  république  cinquante- 
naire dissout  la  Confédération  Générale  du 
Travail,  organise  sous  tous  les  prétextes  et 
avec  toutes  ses  meutes,  la  chasse  aux  socia- 
listes, prétend  codifier  avec  une  rigueur  qui 


—  41  - 

nous  ramène  aux  époques  les  plus  sombres 
de  «  l'ancien  »  régime,  l'assassinat  de  la  pen- 
sée, renoue  l'alliance  rompue  naguère  avec 
l'Eglise  qui  est  l'esprit  de  réaction  systématisé 
et  sanctifié,  paye  un  lieutenant  autant  qu'un 
professeur  de  Faculté,  idéalise  Napoléon,  soldat 
borné  et  déréglé,  dont  la  grandeur  fut  contraire 
à  celle  de  la  France,  et  qui  n'a  fait  que  gas- 
piller des  hommes,  et  magnifie  une  contrefa- 
çon cléricale  de  Jeanne  d'Arc.  Dans  l'orga- 
nisme de  la  France  sévit  et  prolifère  plus  que 
jamais  le  cancer  du  budget  de  la  guerre,  dont 
l'accroissement  mathématique  permet  à  ceux 
qui  osent  compter,  de  mesurer  les  jours  de  la 
vie  nationale.  Le  réformisme  n'est,  en  réalité, 
que  l'organisation  ingénieuse  et  pittoresque 
de  la  stagnation  sociale.  C'est  la  tragi-comédie 
de  la  réaction. 

C'est  à  la  source  qu'il  faut  aller  pour  chan- 
ger le  cours  des  choses.  Il  n'y  a  qu'un  moyen 
de  faire  régner  l'ordre,  c'est  de  l'imposer.  Ce 
n'est  que  par  la  force  et  par  la  Révolution  que 
s'éliminera  l'absurdité  de  la  loi  collective  ma- 


-  42   - 

chinée  et  militarisée  contre  les  intéressés,  le 
mensonge  social  qui,  dans  les  conditions  ac- 
tuelles, sort  invariablement  de  lui-même.  L'in- 
telligence humaine  doit  comprendre  cela. 

La  violence...  Il  nous  faut  mettre  au  point 
sans  défaillance  de  l'esprit  et  du  cœur  cette 
grande  question  de  l'emploi  de  la  violence,  et 
trouver  en  nous  la  grandeur  de  la  dominer. 
Disons-le  avec  une  conviction  qui  ne  doit  plus 
se  fausser,  le  cri  démagogique  :  «  Pas  de  vio- 
lence sous  aucune  forme  !  »  est  un  sophisme 
auquel  mène  un  peu  de  sensibilité,  mais  dont 
beaucoup  de  sensibilité  détourne.  Le  bon  sens 
à  courte  vue  hésite  devant  l'alternative  pathé- 
tique qu'impose  la  réalité  contemporaine;  le 
bon  sens  étendu  et  limpide  n'hésite  pas. 

Une  constatation  doit  tout  efifacer  à  l'heure 
présente;  elle  est  indéniable,  elle  doit  être  in- 
tangible :  Actuellement,  comme  il  y  a  cent 
ans,  comme  il  y  a  mille  ans,  la  masse  humaine 
est,  sans  arrêt  et  partout,  volée  et  décimée. 
Il  y  a  longtemps  que  la  violence  a  été  inventée, 
et  depuis  qu'elle  a  jailli  de  l'instinct  dans  les 


—  43  - 

choses,  elle  n'a  jamais  cessé  de  sévir  et  de 
régner.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  des  guerres 
nationales  —  périodiques  et  invincibles  - —  qui 
emplissent  le  passé,  le  présent  et  s'accumulent 
déjà  dans  l'avenir.  Il  s'agit  aussi  de  la  guerre 
civile  incessante,  du  coup  de  force  permanent 
qui  sans  borne  courbe  tous  les  prolétariats.  Le 
désastre,  l'hébétement,  l'écrasement  des  peu- 
ples, innocents  et  étrangers  aux  mobiles  indi- 
viduels des  catastrophes  conventionnelles,  se 
perpétuent  en  deçà  comme  au  delà  des  fron- 
tières. Coupons  court  à  ce  mensonge  prodi- 
gieux, mis  en  circulation  par  le  cynisme  des 
meneurs  universels,  et  puis  par  l'ineptie  pu- 
blique :  «  Les  révolutionnaires  apportent  dans 
la  paix  l'idée  de  guerre  civile  ».  Le  calme  de 
la  défaite  n'est  pas  celui  de  la  paix. 

On  dit  aussi  :  «  Ne  nous  servons  pas  des 
armes  que  nous  maudissons  lorsque  d'autres 
s'en  servent  ».  Mais  cet  état  de  choses,  qui  fait 
de  la  multitude  des  travailleurs  et  des  pauvres, 
le  bétail    d'une    minorité,  et    qui  ébauche  la 


-  44  - 

fin  du  monde,  devons-nous  Taccepter,  ou, 
C€  qui  revient  au  même,  le  déplorer  dans 
des  paroles  et  dans  des  écrits,  sans  rien 
faire  pour  l'empêcher  de  durer  ?  Si  nous  ne 
faisons  rien  pour  l'empêcher,  nous  en  sommes 
complices,  nous  collaborons  à  un  crime  incal- 
culable, jious  nous  faisons  expressément  les 
serviteurs  de  la  violence. 

Si  nous  voulons  l'empêcher,  nous  n'avons 
pas  le  choix  de  moyens.  Puisque  le  jour  est 
venu  où  nous  devons  avoir  la  sincérité,  la  di- 
gnité, d'abandonner  les  vieux  talismans,  tels 
que  la  prédication  de  la  bonté  ou  le  systènie 
des  palliatifs,  puisque  la  liberté  ne  peut  ni  agir 
ni  même  apparaître  dans  l'engrenage  des  for- 
ces dirigeantes  et  armées,  puisque  tout  se  tient 
dans  le  mécanisme  social,  puisque  la  seule 
méthode  salutaire  est  dans  l'application  d'un 
règlement  général  faisant  disparaître  les  cau- 
ses de  l'exploitation  et  du  massacre,  c'est-à- 
dire  l'inégalité  —  la  raison  est,  comme  tou- 
jours, d'accord  avec  le  sentiment  et  la  mora- 


—  45  - 

lité,  pour  commander  d'appliquer  cette  grande 
loi  nouvelle. 

Mais  comment  l'appliquer  ?  Dès  qu'ils  n'ont 
plus  affaire  à  des  discoureurs  et  à  des  rêveurs 
inoffensifs,  mais  à  des  logiciens  qui  envisagent 
logiquement  la  réalisation  des  idées,  les  insti- 
gateurs et  les  profiteurs  de  l'exploitation  et  du 
massacre,  dressent  contre  eux  toutes  leurs  for- 
ces. «  Entre  eux  et  nous  c'est  une  question  de 
force  »,  a  déclaré  M.  Clemenceau.  Ce  que  le 
vieux  politicien  a  dit  là,  parce  qu'il  se  croyait 
le  plus  fort,  est  exact.  Alors,  il  faut  ou  bien 
employer  les  mêmes  armes  qu'eux  et  se  saisir 
violemment  de  la  violence  pour  l'éliminer,  ou 
bien  nous  croiser  les  bras,  prendre  la  respon- 
sabilité tragique  de  nous  taire,  et  apporter  à  la 
spoliation  endémique  l'écrasant  renfort  de  no- 
tre passivité.  Cette  conception  rudimentaire  de 
la  mansuétude  donne,  en  apparence,  un  beau 
rôle  à  qui  s'en  pare,  mais  elle  est,  en  réalité, 
criminelle.  Se  permettre  de  comparer  la  vio- 
lence des  justiciers  à  celle  des  malfaiteurs, 
c'est   faire   un   rapprochement   superficiel   et 


-  46  - 

\ide,  un  jeu  de  mots.  Y  conformer  son  atti- 
tude, c'est  commettre  un  attentat  caché. 

Qui  veut  la  fm  veut  les  moyens  :  axiome  de 
bon  sens  grand  comme  toute  la  raison  et  toute 
la  vérité.  Il  faut  l'appliquer  aujourd'hui  à  tou- 
tes les  choses  à  la  fois.  Il  faut  proclamer  nette- 
ment :  nous  ne  voulons  pas  de  progrès  social 
—  et  que  ceux  qui  l'osent  le  proclament  —  ou 
bien  il  faut  accepter  la  violence,  qui  est  le  seul 
moyen  de  couper  court  au  cercle  vicieux  des 
forces  établies,  contre  lesquelles  se  sont  heur- 
tés, émiettés  et  dispersés  jusqu'ici,  les  efforts 
des  protestataires. 

Nous  avons  dit  que  la  violence  n'était  pour 
les  éternels  violentés  qu'une  arme  défensive. 
Oui,  car  c'est  justice  de  mettre  l'agression  du 
côté  des  oppresseurs  séculaires.  Mais,  la  vio- 
lence est  mieux  qu'une  arme,  c'est  le  seul  ins- 
trument qui  puisse  construire  la  justice.  Ce 
n'est  pas  une  arme,  c'est  un  outil.  Forces 
idéales  contre  forces  concrètes.  Comment  l'idé- 
al deviendra-t-il  concret  si  on  ne  l'introduit 
pas  dans  les  choses   ?  —  et  s'il  doit  rester 


-  47  - 

l'idéal,  il  est  vaincu.  Dire  nous  appelons  la 
justice  mais  nous  repoussons  la  violence, 
c'est  dire  à  la  fois  oui  et  non  ;  c'est  jouer 
un  double  rôle.  La  raison  crie  vers  la  force 
réalisatrice.  Elle  doit  crier  par  nous.  Nous 
voyons  le  vrai  et  le  juste,  faisons-le,  et  ce 
commandement  doit  maîtriser  tous  les  autres. 
La  violence  est  aujourd'hui  la  réalité  de  la 
justice. 

Ne  nous  lassons  pas  de  discerner  et  de  dé- 
noncer ce  qui  est  clairement  au  fond  des  con- 
jonctures et  n'ayons  pas  peur  de  voir  et  de 
parler  vrai.  N'ayons  même  pas  le  regret  de 
vivre  à  une  époque  où  il  est  nécessaire  que  la 
pensée  soit  à  la  terrible  hauteur  des  événe- 
ments. Les  criminels  ce  sont  ceux  qui  contri- 
buent d'une  façon  ou  d'une  autre  à  perpétuer 
un  état  social  abject  dont  le  bilan  est  misère, 
vol  et  assassinat. 


48 


V 


La  pensée  conservatrice  dont  l'objectif  est  si 
tragiquement  simpliste  :  faire  durer,  comporte 
donc,  dans  ses  modalités,  ses  ressources  et  ses 
procédés,  une  diversité  presque  infinie,  et  est 
servie  par  une  multitude  hétéroclite  d'auxi- 
liaires. 

Il  ne  peut  pas  en  être  de  même  de  la  force 
révolutionnaire,  en  vertu  de  ce  principe  qu'elle 
a  à  remplacer  la  vieille  administration  faussée 
du  monde,  par  une  administration  rationnelle. 

La  raison  est  une,  et,  sur  des  éléments  don- 
nés, son  interprétation  est  immuable,  ses  dési- 
gnations sont  fatales.  Ne  l'oubliez  pas  :  il  s'agit 
—  et  il  ne  doit  s'agir  —  de  rien  d'autre  que 
d'une  science  appliquée,  et  il  ne  peut  pas  y 
avoir  des  espèces  disparates  de  lois  scientifi- 
ques relatives    à  un    même    ordre  de  phéno- 


-  49  - 

mènes.  Il  est  défendu  à  l'arbitraire  et  à  la 
fantaisie  de  s'introduire  dans  les  ramifications 
harmoniques  de  la  connaissance  expérimen- 
tale. 

La  doctrine  révolutionnaire  est,  en  consé- 
quence, celle  qui  adapte  le  plus  exactement  le 
gouvernement  de  la  société  aux  exigences  de 
l'intérêt  général,  sans  compromis,  sans  lacu- 
nes, sans  fissures,  sans  réserves  autres  que 
celles  qui  résultent  des  nécessités  naturelles  in- 
surmontables. De  tous  les  systèmes,  les  uns 
sont  erronés,  l'autre  est  vrai.  Comprendre,  c'est 
tout  d'abord  comprendre  qu'il  n'y  a  qu'une  loi 
juste  qui  approfondit  chaque  partie  du  sys- 
tème législatif  jusqu'à  ses  extrêmes  conséquen- 
ces logiques  et  ne  laisse  rien  d'inachevé.  L'atti- 
rance des  harmonies  logiques  ne  rebute  jamais 
le  vrai  savant  et  on  ne  le  voit  pas  tout  d'un 
coup  se  détourner  de  la  conclusion  qui  s'écrit 
d'elle-même. 

La  vraie  doctrine  révolutionnaire  est  celle 
qui  supprime  vraiment  le  privilège,  ce  pouvoir 
fantôme,  si  étrangement  appuyé  sur  lui-même 


-  60  - 

et  sur  d'autres  fantômes,  et  qui  pourtant 
meurtrit  la  vie  immense  dans  le  temps  et  l'es- 
pace. C'est  celle  qui  remet  le  pouvoir  à  sa  place 
normale,  c'est-à-dire  dans  chaque  être  vivant. 
L'intérêt  général  est  la  somme  des  intérêts 
privés  des  citoyens.  Quand  nous  parlons  d'in- 
térêt général,  nous  ne  nous  perdons  pas  dans 
une  combinaison  verbale  et  nébuleuse,  nous 
entrons  de  toutes  parts,  intégralement,  dans  la 
vie.  C'est  la  notion  de  la  personne,  de  la  source 
humaine,  qui  conditionne  cette  loi  du  bien  pu- 
blic. Chaque  intérêt  particulier  ne  doit  être 
dessiné  et  limité  que  par  l'ensembe  des  autres, 
et  l'ensemble,  c'est  tout  l'ensemble  humain. 
La  liberté  est  relative,  sans  doute,  —  elle  ne 
serait  absolue  que  s'il  n'y  avait  qu'un  être  sur 
la  terre;  il  n'est  pas  de  société  sans  loi  ni  de 
loi  sans  contrainte  —  elle  doit  être,  en  logique 
et  en  équité,  pareille,  égale  pour  tous.  C'est  la 
redistribution  selon  un  dessin  parfaitement  ré- 
gulier, des  droits  de  la  vie  aux  vivants,  c'est  la 
généralisation  scientifique  maxima  de  l'expan- 
sion individuelle. 


-  51  - 

Elle  implique  clairement  la  constitution  d'un 
statut  personnel,  qui  met  en  cause  et  en  lu- 
mière chaque  citoyen,  qui  exige  de  chacun  un 
effort  utile,  engrené  dans  l'effort  collectif,  qui 
place  tous  les  citoyens  dans  des  conditions 
identiques  de  vie  collective  :  mêmes  ressour- 
ces et  mêmes  obligations  devant  le  travail,  mê- 
mes conditions  devant  l'instruction,  même 
participation  dans^  la  conduite  des  affaires 
communes,  et  qui  supprime,  autour  de  cette 
structure  équilibrée,  toutes  le|s  supériorités 
préétablies  de  l'homme  sur  l'homme,  toutes 
les  puissances  artificiellement  imposées  et 
déformées  de  superstitions  :  l'autocratie,  la 
propriété  parasitaire,  et  l'absolu  national,  qui 
en  fausseraient  les  sens  et  en  écraseraient  le 
fonctionnement. 

Cette  conception  de  la  vie  commune,  organi- 
sée sur  les  seules  bases  de  l'effort  particulier 
—  du  mérite  —  et  qui  refait  en  harmonie  et 
en  lumière  la  justice  avec  la  vie  des  hommes, 
qui  replace  dans  le  monde  temporel  le  sché- 


-  52  - 

ma  magnifique  de  la  fraternité,  et  contre  la- 
quelle aucune  créature  de  bon  sens  et  de  cœur 
ne  peut  s'élever,  cette  conception  a  été  souvent 
entrevue  par  fragments,  en  des  aspects  fugi- 
tifs et  fractionnés,  par  certains  sommets,  par 
certaines  profondeurs.  Elle  a  été  longtemps 
épelée  à  tâtons,  en  désordre.  Maintenant,  elle 
est  écrite,  elle  s'exprime  explicitement  dans  le 
Communisme  International. 


53  — 


VI 


Ce  n'est  pas  un  des  moins  ineptes  sophismes 
des  avocats  de  la  barbarie,  que  de  représenter 
le  communisme  comme  une  «  spécialité  »  pro- 
posée par  certains  hommes,  convenant  à  cer- 
taines races  et  à  certaines  latitudes,  une  hypo- 
thèse hasardée  à  côté  de  tant  d'autres. 

Non,  ce  n'est  pas  là  un  programme  social  et 
politique  qu'on  peut  comparer,  comme  on  com- 
pare une  langue  à  une  langue  ou  une  littéra- 
ture à  une  autre,  à  qulqu'un  des  spécimens 
de  la  collection  historique  des  hypothèses  so- 
ciales. C'est  une  construction  idéale  qui  dé- 
passe les  précédentes  par  l'étendue,  c'est  une 
conclusion,  un  terme.  L'œuvre  communiste 
n'est  pas  à  côté  des  autres;  elle  est  au-dessus. 
Il  n'y  a,  entre  tous  les  systèmes  républicains, 
démocratiques  et  socialistes,  les  généreuses  et 


-  54  - 


timides  conceptions  pacifistes  et  humanitaires, 
et  le  communisme,  qu'une  difîérence  du  moins 
au  plus.  Ce  sont  les  mêmes  prémisses  et  les  mê- 
mes tendances,  mais  enfin  logiques  et  consé- 
quentes avec  elles-mêmes.  Elles  ne  sont  plus 
atrophiées  ou   embarrassées  de   germes   d'er- 
reurs, ni  de  formules  mal  jointes  prêtant  à 
tout  un  jeu  d'interprétations.  Le  Communisme 
est  une  application  pratique,  aux  conditions 
économiques  de  la  vie  sociale  contemporaine, 
des  vérités   éternelles  de   la  raison   et  de   la 
conscience.    Qu'on    y    réfléchisse    avec    une 
franche  et  forte  probité,  on  verra  que  toutes 
les  justes  revendications  libératrices  y  trou- 
vent  leur    place    naturelle,    c'est-à-dire    leur 
vraie  vitalité,  comme  la  partte  dans  le  tout. 
Les    révolutionnaires    qui    se    sont,    çà  et  là, 
dans  le  déroulement  des  époques,  débattus  vai- 
nement  comme   des  maudits,   étaient,   même 
dans  leurs   conceptions,  embarrassés  par  les 
contingences    contemporaines.    Leur    audace 
et  leur  «  extrémisme  »  étaient  relatifs.  L'imi- 
tation de  leur  génie  rénovateur  ne  doit  pas  se 


-  55  - 

restreindre  à  s'arrêter  aujourd'hui  là  où  leur 
pensée  s'est  arrêtée  jadis,  mais  à  apporter, 
dans  l'organisation  de  l'idéal,  la  même  force 
créatrice  qu'eux.  L'hypothèse  d'Euclide  sur 
l'espace  sera  remplacée,  si  elle  doit  l'être,  par 
celui  qui,  dans  la  suite  des  temps,  ressemblera 
le  plus  à  Euclide.  Le  socialisme  communiste 
est  la  claire  synthèse,  l'aboutissement,  la  ma- 
gnifique et  vaillante  sincérité  de  la  révolte, 
si  longtemps  confuse  et  si  cruellement  lente, 
de  l'esprit  contre  les  choses.  Il  est  au  sommet 
de  l'histoire  des  idées,  comme  il  est  aujour- 
d'hui au  sommet  de  l'histoire  des  hommes. 
C'est,  autant  qu'on  peut  le  dire  à  cette  heure 
du  temps,  la  vérité  contre  la  réalité. 

Le  Communisme  n'est  donc  pas  «  l'œuvre 
personnelle  »  de  Karl  Marx.  Comme  tous  les 
inventeurs  intellectuels,  dont  les  œuvres  cons- 
tituent des  jalons,  depuis  Aristote  qui  a  dissipé 
les  hypothèses  cosmiques  et  flottantes  des 
Ioniens  et  les  idoles  abstraites  des  platoni- 
ciens, en  fixant  le  tâtonnement  de  la  pensée 
sur  la  notion  de  l'originalité  individuelle,  jus- 


-  66  - 

qu'à  Descartes,  qui  a  dégagé  l'intuition  hors  de 
l'embroussaillement  des  idées  factices,  ou  Kant 
qui  a  remis  dans  le  droit  sens  toute  la  spécu- 
lation philosophique  —  Karl  Marx  n'a  rien 
apporté  de  nouveau  que  de  la  précision.  Il  a 
perfectionné  l'application  de  la  pensée  aux  réa- 
lités, diagnostiqué  le  mal  social  avec  les  termes 
justes,  en  dégageant  le  rôle  caractéristique, 
prépondérant  et  quasi  exclusif  du  facteur  éco- 
nomique dans  l'humanité  contemporaine,  et 
admirablement  pesé  l'importance  pour  tous,  de 
la  mise  en  commun  de  certaines  ressources.  Il 
a  construit  ainsi  plus  solidement,  dans  une 
perspective  plus  nette  et  plus  proche,  et  avec 
des  matériaux  plus  palpables  qui  ont  définiti- 
vement annihilé  d'inconsistantes  aspirations 
antérieures;  mais  il  n'a  pas  recommencé,  il  n'a 
fait  que  continuer  l'œuvre  de  vérité.  La  vérité 
a  besoin  de  quelqu'un  pour  s'exprimer,  mais 
elle  n'est  liée  à  personne.  Elle  ne  porte 
pas  la  marque  de  ceux  qui  l'ont  trouvée,  pas 
plus  que  le  monde  inconnu,  mais  non  nouveau, 
ne  porte  celle  de  qui  y  aborde.  Les  grands  révol- 


—  57  — 

tés  de  l'esprit  n'ont  pas  plus  inventé  la  règle  col- 
lective que  Jésus-Christ  n'a  inventé  la  morale, 
ou  Newton  la  chute  des  corps  :  ils  l'ont  mon- 
trée là  où  elle  était.  Ils  ont  la  gloire  personnelle 
d'avoir  atteint  la  vérité,  qui  reste  imperson- 
nelle. Mais  il  a  fallu  des  siècles  de  mise  au 
point,  de  découvertes  et  d'éclairs,  pour  que  les 
hommes  de  la  pensée  arrivent  à  l'application 
suprême  de  la  logique,  et  dégagent  la  formule 
humaine  de  la  société. 


58  — 


VII 


Il  faut  que  les  travailleurs  de  l'esprit  se  ral- 
lient aujourd'hui  à  la  conclusion  ferme  qui 
sort  de  tant  de  tâtonnements;  qu'ils  en  com- 
prennent la  grandeur,  la  beauté,  et  le  prix 
infini  pour  le  genre  humain;  que,  hardiment 
fidèles  à  la  mission  qu'ils  ont  choisie,  ils  se  so- 
lidarisent avec  les  hommes  qui  ont  raison. 

Ceux-ci  sont,  dans  les  jours  où  nous  sommes, 
des  vaincus.  Ils  ne  représentent  qu'une  infime 
minorité  qui  vient  encore  de  se  rétrécir  par  la 
dissidence  de  ceux  qui  sont  au  fond  en  dissi- 
dence avec  l'idée.  Cette  minorité  est  assiégée 
par  la  haine,  si  savamment  malsaine  et  conta- 
gieuse des  grands  privilégiés,  dont  ils  contes- 
tent le  droit  divin.  Elle  est  persécutée  par  tous 
les  moyens.  Jamais  la  battue  contre  les  nova- 
teurs n'a  été  à  ce  point  farouche  et  méticu- 
leuse. Nous  vivons  —  et  nous  rions  —  en  des 
jours  où  pas  une  heure  ne  se  passe  dans  le 


-  59  - 

monde  qui  ne  soit  marquée  par  le  supplice  de 
quelque  apôtre  obscur  du  vrai  et  du  bien.  Il 
faudrait  une  imagination  surnaturelle  pour 
entrevoir  la  destruction  qui  s'accomplit  sans 
cesse,  partout,  de  par  la  sanglante  volonté 
de  ceux  qui  prétendent  maintenir  l'utopie 
capitaliste  au  moyen  de  la  terreur,  et  la  clouer 
sur  l'humanité.  Il  ne  peut  en  être  autrement, 
puisque  notre  époque  marque  la  rencontre  de 
deux  conceptions  qui  ne  peuvent  co-exister 
ici-bas. 

Certes,  les  communistes  sont  forts  d'avoir 
raison,  de  détenir  le  vrai  sens  de  la  chose  pu- 
blique, ce  secret  d'honnêteté  et  de  simplicité. 
Ils  sont  forts  de  la  malfaisance  évidente  du 
parasitisme,  qui  recourt  trop  manifestement  à 
des  truquages,  à  des  fraudes  et  à  des  crimes, 
qui  fait  trop  visiblement  œuvre  de  mort,  dont 
la  laideur  ne  peut  plus  se  masquer,  dont  le 
chancellement  au-dessus  des  abîmes  ne  peut 
plus  se  dissimuler.  Ils  sont  forts  aussi  à  cause 
de  la  République  Russe,  par  laquelle  l'idéal  es- 
saye de  prendre  corps.  Ils  vaincront,  ils  chan- 


-  60  - 

geront  la  face  du  monde  et,  par  eux,  les  hom- 
mes seront  sauvés.  Mais  il  convient  d'abréger 
les  terribles  conditions  de  ce  conflit  généralisé 
entre  l'idéal  rationnel  et  la  situation  de  fait, 
en  comblant  l'écart  qui  sépare  encore,  dans  le 
monde,  la  raison  et  l'opinion  publique. 

Que  les  intellectuels  aient  l'angoisse  de  leurs 
urgentes  responsabilités.  Il  ne  s'agit  pas  de  su- 
bordonner toute  la  littérature  et  tout  l'art  à  la 
sociologie  et  à  la  politique.  Nous  devons,  à  la 
grandeur  de  notre  métier  de  faire  cette  réserve 
catégorique  :  il  n'y  a  pas  ici-bas  que  des 
vérités  sociales.  L'obligation  pratique  de  faire 
intervenir,  là  où  il  le  faut,  les  conceptions 
exclusivement  positives,  ne  signifie  pas  qu'il 
n'y  ait  pas  d'autres  problèmes,  ni  qu'une 
classification  scientifique  puisse  tout  embras- 
ser. Il  y  a  les  sentiments,  les  passions,  les  émo- 
tions, l'abîme  du  bonheur  et  de  la  douleur  in- 
times. Et  là,  l'homme  n'est  plus  un  élément 
restreint,  positif  et  mesurable,  de  l'ensemble, 
mais  un  monde,  un  centre  universel.  La  philo- 
sophie pure  demeure  sacrée,  et  les  sottes  pa- 


-  61  - 

rôles  de  Voltaire  sur  la  métaphysique,  cette 
science  de  l'être,  comparable  à  l'art  parce 
qu'elle  cherche  la  clarté  suprême  et  le  définitif 
appui  du  vrai,  avilissent  sa  mémoire.  Mais  tout 
homme,  quelle  que  soit  l'étendue  de  son  mé- 
tier, a  une  mission  civique,  et  le  métier  des  in- 
tellectuels est  tel  qu'ils  doivent  être  les  pre- 
miers à  accomplir  cette  mission.  Si  aucun 
homme  n'a  le  droit  de  se  résigner  au  malheur 
des  autres,  ceux  qui  représentent  l'intelligence 
ont  d'autant  moins  ce  droit,  qu'ici  malheur 
est  la  même  chose  qu'incompréhension,  et  que 
la  fantastique  asymétrie  du  privilège  n'a  pu 
subsister  si  longtemps  sur  les  générations  que 
grâce  à  des  miracles  de  confusion  et  d'inertie. 
Ils  doivent  faire  alliance  avec  la  phalange 
communiste  et  reconnaître  les  affinités  profon- 
des de  ces  réalisateurs  d'aujourd'hui  et  des 
penseurs  de  toujours.  Avec  ceux-là,  et  pas  avec 
d'autres.  La  voie  de  la  pensée  créatrice,  il  faut 
la  débarrasser  des  myopes  et  des  fantoches  du 
réformisme  :  il  faut  aller  droit  jusqu'au  bout 
du  raisonnement;  l'esprit  humain  n'est  pas  un 


-  62  ~ 

malade  ou  un  affaibli  qui  a  besoin  de  se  repo- 
ser ou  de  s'arrêter  en  route,  et  on  ne  s'acquitte 
pas  avec  sa  conscience  par  petits  acomptes.  Il 
faut  rompre  avec  tous  les  spécialistes,  bien  ou 
mal  intentionnés,  qui  se  cramponnent  à  leur 
spécialité  et  retombent  en  arrière,  avec  les  pa- 
cifistes, dont  la  puérilité  s'imagine  qu'on  peut 
tout  bonnement  appliquer  la  paix  sur  la  guerre 
comme  un  emplâtre;  avec  les  anarchistes,  en- 
nemis de  la  contrainte  collective,  ennemis  de 
l'organisation,  qui  profitent  aujourd'hui  de 
l'organisation  socialiste,  mais  contribuent  à 
faire  méconnaître  ce  qu'elle  a  de  raisonnable 
et  de  constructeur,  et  qui  seront  un  jour  les  en- 
nemis directs  des  réformateurs  effectifs,  en- 
sanglanteront autant  qu'ils  le  pourront  et  fe- 
ront peut-être  avorter  l'oeuvre  de  la  révolu- 
tion. 

Il  ne  faut  pas  adtnettre  la  médication  surna- 
turelle des  communistes  chrétiens.  Ces  hom- 
mes, qui  méritent  notre  hommage  par  leur 
courageuse  pureté,  se  doivent  d'adhérer  à  notre 
conception  révolutionnaire  rationnelle,  parce 


-  63  - 

que  celk-ci  constitue  une  sorte  de  corps  de 
doctrine  minimum  expressément  contenu  dans 
le  leur.  Mais  la  réciproque  n'est  pas  vraie.  Ils 
affirment  tout  ce  que  nous  affirmons  quant  à 
la  structure  collective  idéale,  mais  nous  n'af- 
firmons pas  tout  ce  qu'ils  affirment.  C'est 
pourquoi  l'adhésion  ne  peut,  non  plus,  être 
réciproque,  ni  la  fusion  intime.  Nous  ne  sau- 
rions, sans  perdre  tout  le  secret  de  notre  force' 
collaborer  à  l'intrusion  dans  le  mouvement 
social,  de  principes  directeurs  dépendant  du 
commandement  de  la  foi  et  dont  l'expérience 
nous  oblige  à  dénoncer  les  méfaits  sociaux  et, 
partant,  le  danger  social  futur.  L'Eglise  chré- 
tienne est  devenue  un  long  cachot.  Comment 
les  vaillants  reconstructeurs  de  la  beauté  reli- 
gieuse espèreraient-ils  imprimer  celle-ci  dans 
les  âmes  mieux  que  l'a  fait  le  Christ  ? 

Les  intellectuels  doivent  dissiper  les  sophis- 
mes  qu'on  cultive  et  qu'on  enchevêtre  autour 
de  ce  Communisme,  si  grossièrement  dénaturé 
à  l'intention  de  la  pauvre  masse  crédule  des 
esprits  faibles.  Par  suite  d'une  habile  propa- 


-  64  - 

gande,  par  suite  aussi,  il  faut  le  reconnaître, 
de  la  maladresse  de  certains  défenseurs  du  so- 
cialisme intégral,  celui-ci  apparaît  à  la  géné- 
ralité des  hommes,  soit  comme  un  rêve  enfan- 
tin et  compliqué,  qui  ne  tiendrait  pas  à  l'usage, 
soit  comme  une  contre-partie  fruste  et  non 
moins  enfantine,  de  la  formule  sociale  actuelle  : 
un  pur  et  simple  système  de  représailles  du 
pauvre  contre  le  riche,  de  l'ouvrier  contre  le 
bourgeois,  et  qui  utilise,  en  en  retournant 
la  direction,  les  abus  de  la  tyrannie  bour- 
geoise. Que  les  hommes  qui  font  profes- 
sion de  juger  par  eux-mêmes  fassent  justice 
de  cette  déformation  et  en  éliminent,  une  fois 
pour  toutes,  ce  qu'elle  contient  de  généralisa- 
tions illicites,  de  confusions  voulues  entre  les 
commandements  de  la  loi  une  fois  établie,  et 
les  moyens  nécessaires  pour  l'établir.  Qu'ils 
disent,  qu'ils  montrent,  que  la  formule  com- 
muniste consiste  beaucoup  moins  à  surcharger 
le  genre  humain  de  réglementations  nouvelUes, 
qu'à  le  débarrasser  d'anomalies  qu'il  faut  no- 
tre habitude  invétérée  de  l'esclavage,  pour  ac- 


-  65  - 

cepter  encore  :  si  elle  apparaît  anormale  à 
d'aucuns,  c'est  précisément  parce  qu'elle  est 
normale.  Le  principe  du  travail  obligatoire,  du 
travail  considéré  comme  seule  base  de  la  vie 
générale,  est  beau  et  noble.  L'humanité  se 
pourrit  dans  l'oisiveté;  l'intelligence  s'y  stéri- 
lise, nous  le  savons  bien.  Les  comédies  qui  se 
font  autour  de  l'argent  des  autres  sont  écœu- 
rantes. Cette  espèce  de  royauté  dorée,  née  du 
hasard  ou  de  l'exploitation,  que  s'arrogent 
quelques  individus,  donne  un  spectacle  que 
toutes  les  consciences  devraient  se  déshabituer 
radicalement  d'admettre.  De  même  qu'on  a  le 
mépris  des  voleurs  et  des  escrocs,  on  devrait 
avoir  le  mépris  de  ceux  qui  —  comme  s'ils 
étaient  des  êtres  d'une  substance  supérieure  — 
vivent  du  travail  des  autres.  Pour  s'enrichir, 
c'est-à-dire  pour  jouir  de  la  vie,  pour  passer 
ici-bas  en  dominateur  et  en  heureux,  il  suffît 
trop  souvent  d'une  chance,  il  suffit  trop  sou- 
vent de  n'avoir  ni  scrupules,  ni  pudeur.  Il  ne 
faut  plus, que  cela  soit.  D'autre  part,  il  est 
évident  que  la  communauté  qui  n'est  pas  une 


-  06  - 

exploitation  organisée,  ni  l'intrusion  de  l'Etat 
—  l'Etat  n'est,  actuellement,  qu'un  roi  à  plu- 
sieurs têtes  —  mais  une  coopération  réelle, 
profite  à  chacun  à  travers  tous.  N'est-il  pas 
manifeste  qu'autour  de  nous  la  répartition  et 
l'utilisation  des  forces  productrices  sont  con- 
duites sans  méthode,  sans  vues  générales,  sans 
souci  intelligent  et  continu  des  grandes  réali- 
sations bienfaisantes,  et  dépendent  du  jeu  in- 
termittent de  l'arbitraire  individuel  ?  Et  par 
quelle  aberration  admettre  que  les  hommes 
puissent  être,  par  blocs  nationaux,  dressés  les 
uns  contre  les  autres  ? 

Les  critiques  qu'on  articule  contre  le  Com- 
munisme reposent  toutes  sur  des  mensonges. 
La  suppression  de  la  propriété  ?  Le  Commu- 
nisme ne  supprime  pas  définitivement  toute  la 
propriété  individuelle,  puisqu'il  la  réglemente. 
Lorsque  les  contre-révolutionnaires  s'écrient 
que  les  communistes  veulent  supprimer  la 
propriété  privée,  ils  profèrent  une  contre- 
vérité,  car  on  ne  peut  pas  supprimer  toute 
la  propriété  privée  :  une  pareille  élimination 


-  67  — 

appartient  au  domaine  purement  verbal  et  uto- 
pique  de  l'abstraction  :  bornons-nous  à  cons- 
tater que  k  salaire,  quelles  que  soient  les 
formes  qu'il  prenne,  n'est  qu'une  consécration 
du  principe  et  du  fait  de  la  propriété.  Il  faut 
dire,  pour  être  exact,  que  le  Communisme  re- 
place sur  ses  assises  naturelles  le  droit  de  pro- 
priété et  en  règle  :  la  formation  selon  la  seule 
valeur  de  l'effort  personnel,  et  les  limitations, 
selon  les  seules  exigences  de  l'intérêt  général. 
La  propriété  est  calquée  étroitement  sur  le  tra- 
vail. De  cette  grande  correction  résultent  la 
disparition  automatique  des  grosses  et  lon- 
gues fortunes,  maladies  du  droit  de  propriété, 
la  fin  de  toute  usurpation  et  de  toute  exploi- 
tation, mais  il  reste  une  marge  restreinte  de- 
vant chaque  aspiration  individuelle.  Cette 
marge  —  qui  représente  ce  que  l'intérêt  gé- 
néral peut  laisser  de  satisfactions  égoïstes 
et  d'émulation  à  l'intérêt  particulier,  sans 
en  souffrir  —  est  difficile  à  déterminer  rigou- 
reusement aujourd'hui.  La  déterminer  à  priori 
c'est   aborder  le  problème  par  le   «    mauvais 


68 


bout  ».  Elle  se  déterminera  spontanément  par 
la  mise  en  usage  d'une  organisation  intelli- 
gente et  équitable.  Ce  n'est  pas  quelque  chose 
de  fixe  et  de  froid  comme  une  ligne.  C'est  par 
la  base,  non  par  la  floraison,  que  la  société 
doit  s'ordonner.  Au  reste,  les  mentalités,  à 
présent  encore  troublées  par  les  scintillements 
et  les  sanctions  de  l'antique  lutte  pour  la  vie,  à 
mesure  qu'elles  se  débarrasseront  de  ce  sombre 
idéal  vicié  d'absurdité  et  incompatible  avec  la 
vie  en  société,  de  «  tout  à  chacun  »,  et  qu'elles 
s'imprégneront  de  la  conception  coordonnée, 
purifiée  et  lumineuse  de  «  tout  à  fous»,  se  mo- 
difieront dans  ce  grand  sens.  Elles  compren- 
dront de  moins  en  moins  l'attrait  en  grande 
partie  artificiel  que  présente  encore  pour  les 
hommes  de  nos  générations  la  faculté  de  pos- 
séder. L'idée  de  propriété  personnelle  s'atro- 
phiera d'elle-même  au  profit  de  l'idée  de  pro- 
priété harmonieuse.  La  raison  n'est  pas  seule- 
ment un  mécanisme  arithmétique  :  ce  n'est  là 
qu'une  partie  de  la  raison,  une  autre  partie  de 


la  raison  comprend  la  vie  et  entre  dans  toutes 
ses  palpitations. 

L'excès  de  l'égalitarisme  ?  Il  n'y  a  pas  d'ex- 
cès du  moment  qu'on  ne  poursuit  pas  cette  chi- 
mère de  transformer  toutes  les  personnalités 
en  choses  identiques,  mais  qu'on  prétend  seule- 
ment assurer  à  tous  un  maximum  égal  de  mo- 
yens de  vivre  dans  les  contingences  de  la  vie 
commune.  On  assure  par  cela  même  —  bien 
plus,  on  suscite,  en  raison  de  la  mise  en  de- 
meure formelle  de  la  loi  —  le  développement 
de  chacun  selon  l'effort,  l'aptitude  et  la  qua- 
lité, dans  toutes  les  limites  où  la  cause  publi- 
que n'est  pas  lésée.  Tout  autant  qu'elle  éli- 
mine les  hypertrophies,  cette  loi  automatique 
de  l'intérêt  commun  élimine  les  contraintes 
inutiles  et  nuisibles  qui  diminueraient  chacun 
sans  profit  pour  tous.  La  science  de  l'organi- 
sation des  ensembles  ne  dépasse  pas  son  but. 
On  ne  supprime  pas  pour  supprimer.  Le 
capitalisme,  c'est  :  «  Trop  pour  quelques-uns 
et  pas  assez  pour  les  autres  ».  On  met  au 
point  ce  non-sens  despotique,  en  faisant  in- 


-  78  - 

tervenir  le  principe  contraire  et  non  pas  l'excès 
contraire. 

L'insuffisance  de  la  réalisation  du  régime 
des  Soviets  ?  Nous  disons  que  cette  réalisation 
n'est  incomplète  que  dans  la  mesure  où  elle 
a  été  paralysée  et  accablée  par  la  Sainte-Allian- 
ce réactionnaire.  La  loi  écrite  et  les  efforts 
ébauchés  le  prouvent.  Le  seul  fait  qu'un  gou- 
vernement intégralement  républicain  ait  duré 
à  notre  époque,  est  miraculeux.  Dans  les  con- 
ditions où  elle  a  été  poursuivie,  l'expérience 
vaut  par  ce  qu'elle  a  apporté,  et  on  ne  peut  pas 
lui  reprocher  ce  qu'elle  n'a  pu  faire  maté- 
riellement. 

La  dictature  du  Prolétariat  ?  C'est  une  me- 
sure provisoire.  Elle  résulte,  non  pas  d'un  ar- 
ticle de  la  loi  en  vertu  duquel  les  pauvres  occu- 
peraient dorénavant  la  place  des  riches  et  réci- 
proquement, mais  de  la  nécessité  de  la  prise  du 
pouvoir  par  les  exploités,  seuls  capables  de 
faire  de  leurs  mains  un  état  social  où  il  n'y 
ait  ni  exploités  ni  exploiteurs. 

L'Art  et  la  Littérature  sacrifiés  au  travail 


-  71  — 

manuel  ?  La  production  intellectuelle  et  artis- 
tique, livrée  actuellement  au  bon  plaisir  et  au 
hasard,  refoulée  et  décimée  étrangement  par 
la  sélection  arbitraire  et  grossière  qu'introduit 
le  privilège  dans  l'instruction,  prendra  toute 
sa  valeur  et  toute  son  extension  au  sein  d'une 
organisation  dont  la  production  —  quantité  et 
qualité  —  fait  la  raison  d'être  et  la  vitalité.  Il 
est  béatement  admis,  mais  tout  à  fait  faux, 
de  croire  que  les  grandes  fortunes  particulières 
sont  indispensables  pour  développer  les  mou- 
vements artistiques.  Les  grandes  fortunes 
engendrent  surtout  la  débauche  et  le  mau- 
vais goût.  Le  débordement  d'or  sert,  avant 
tout,  à  entretenir  les  prostituées  et  les  princes 
de  Monaco;  ensuite  à  dorer  les  artistes  médio- 
cres —  officiels  ou  mondains.  La  floraison 
actuelle  de  l'art  pictural  français  sert,  avant 
tout,  à  donner  au  consortium  des  marchands 
de  tableaux  des  bénéfices  comparables  à  ceux 
des  propriétaires  de  mines,  de  chemins 
de  fer  ou  de  banques.  L'amateur  éclairé  est 
aussi  rare  que  l'artiste  lui-même.  Et  il  est  in- 


-  72  - 

discutable  qu'une  communauté  sociale  possé- 
dera seule  l'amplitude  et  les  moyens  suffisants 
pour  donner  à  l'extension  et  à  la  vulgarisation 
de  la  vie  artistique  une  organisation  sinon  par- 
faite, car  le  talent  et  la  beauté  ne  peuvent  que 
partiellement  s'organiser,  du  moins  plus  saine 
et  moins  hasardeuse  que  jusqu'à  présent. 

Dans  toutes  les  circonstances  où  ils  ont  agi 
librement,  les  hommes  de  Moscou  ont  agi  avec 
une  sagesse  impeccable.  Ils  ne  peuvent  pas  se 
tromper  à  cause  des  dimensions  même  de  leur 
conception  du  réalisme.  Que  les  intellectuels, 
qui  sont  les  détenteurs  de  la  logique  imma- 
nente, ne  se  donnent  pas  le  ridicule  de  ne  pas 
considérer  à  leur  juste  mesure  ces  hommes, 
qui  peuvent  proférer  cette  profession  de  foi 
formidable  :  «  Pour  la  première  fois  depuis 
que  le  monde  est  monde,  nous  avons  établi  une 
réforme  sociale  fouillant  jusqu'aux  causes, 
jusqu'à  toutes  les  causes  ».  On  les  maudit 
parce  qu'ils  imposent,  dit-on,  leur  ordre  rai- 
sonnable, alors  que  si  c'était  vrai,  on  devrait 
les  bénir  pour  cela  seul.  La  véritable  définition 


-  73  - 

du  «  dictateur  «  Lénine,  c'est  qu'il  est  surtout 
l'esclave  d'une  idée  et  cette  idée  est  juste  et, 
par  conséquent,  devrait  régner  dans  l'esprit  de 
chacun.  Ceux  qui  se  plient  à  une  règle  réfléchie 
et  calculée  s'obéissent  à  eux-mêmes.  La  grande 
parole  de  Sénèque  s'étend  sur  eux  :  Deo  non 
pareo  sed  assentior  —  Je  n'obéis  pas  à  Dieu, 
je  pense  ce  qu'il  pense.  Se  rebeller  contre  la 
dictature  de  la  raison,  c'est  être  fou,  et  c'est  être 
fou  aussi  que  de  ne  pas  la  discerner  quand  elle 
se  montre.  Il  n'y  a  pas,  en  vérité,  de  tyrannie 
du  bon  sens.  Et  pas  plus  en  fait  qu'en  prin- 
cipe :  lorsqu'on  s'est  décidé  à  modeler  la  loi 
sur  les  hommes  et  non  les  hommes  sur  la  loi, 
l'usage  améliore  l'institution  au  lieu  de  la  mo- 
mifier. Il  se  produit  un  dosage,  et  une  adapta- 
tion à  la  vie  mouvante,  colorée,  frémissante. 
Il  s'établit  un  juste  niveau,  comme  celui  de 
l'océan  lorsqu'il  est  libre  tout  entier.  Lénine 
est  l'homme  le  plus  respectable  de  notre  âge; 
la  constitution  de  la  République  Fédérative  des 
Soviets  de  Russie,  qui  a  éclos  prématurément 
dans  l'histoire,  par  suite  de  circonstances  ex- 


-  74   - 

ceptionnelles,  est,  plus  que  le  Christianisme, 
plus  que  la  Révolution  Française,  l'événement 
capital,  et  le  meilleur,  de  l'histoire  du  monde. 
Par  elle,  l'humanité  commence  une  seconde 
phase. 


-  n 


VIII 


L€s  intellectuels,  les  écrivains,  ont  commis 
assez  de  fautes,  accepté  assez  de  capitulations, 
il  y  a  assez  de  taches  sur  leur  œuvre  multi- 
forme. Il  y  a  assez  de  pactes  et  de  liaisons 
avantageuses  entre  la  production  littéraire  et 
les  honneurs  et  l'argent.  Il  y  a  assez  d'Instituts 
et  de  Sociétés  domestiquées  par  le  pouvoir 
et  par  la  réaction,  assez  de  confréries  qui  pè- 
sent sur  la  pensée  au  nom  de  la  sanglante 
plaisanterie  de  l'ordre  consacré. 

Il  y  a  eu  assez  de  servitude  ou  d'ignorance. 
Assez  d'écrivains  ont  prêché  la  haine  contre  la 
haine  et  l'éternité  de  la  revanche,  exalté  la  sau- 
vagerie et  la  gloire  des  coups  et  usé  la  vie 
irremplaçable,  sur  ces  animalités.  Assez  de 
romanciers  ont  joué  à  tort  et  à  travers  avec  les 
idées  immenses,  selon  les  fantaisies  bornées  ou 
paradoxales   qui   leur   passaient   par  la   tête. 


-  76  - 

Assez  de  poètes  se  sont  permis  d'écrire  des 
sacrilèges,  parce  que  cela  se  traduisait  par  des 
mots  étonnants.  Ils  se  sont  assez  consacrés  à 
l'apologie  d'un  geste  ou  d'un  instinct  sans  dai- 
gner savoir  tout  ce  qu'ils  signifiaient.  Ils  ont 
fourni  assez  de  flatteurs  aux  brutalités,  maquil- 
lées de  noms  brillants,  de  couronnes  ou  de 
nimbes.  Ils  ont  suffisamment  érigé  en  dogmes 
des  enfantillages,  dansé  sur  le  feu  et  sur  l'eau, 
confondu  sottement  les  idées  les  unes  avec  les 
autres,  essayé  de  faire  resservir  les  \aeux 
panaches  mélodramatiques  et  décrépits  qui 
ne  s'ajustent  pas  aux  soldats  modernes,  et 
jugé  à  la  façon  d'un  sport  ou  d'un  roman 
d'aventures  l'insondable  horreur  du  carnage 
qui  a  fouillé  notre  époque,  se  reforme  à  l'hori- 
zon et  va  recommencer.  Il  y  a  assez  longtemps 
que  beaucoup  d'entre  eux  ont  aggravé  ainsi, 
autant  qu'il  était  en  leur  pouvoir,  l'hallucina- 
tion sociale  et  le  culte  de  l'usurpation.  Dans  les 
journaux  à  fort  tirage,  vastes  et  opulentes 
entreprises  d'étouffement  du  salut  humain, 
assez  de  pitres   sont  royalement  payés  pour 


—  77  - 

venir  quotidiennement  rapetisser,  déformer, 
grignoter  les  grandes  idées,  et  monnayer 
en  soi-disant  axiomes  de  bon  sens,  la  myopie 
et  l'imbécillité. 

Trop  rares  et  trop  perdus  ont  été  ceux  qui 
ont  compris  pleinement  que  le  talent  et  le  génie 
ne  sont  que  des  formes  supérieures  non  seule- 
ment de  la  sincérité  mais  plus  encore,  de  la 
véracité,  et  que  la  pensée  doit  être  audacieuse 
et  implacable.  Pour  un  Romain  Rolland,  in- 
carnation splendide  de  la  conscience  et  de  la 
clairvoyance  irritées,  que  de  lâches,  de  sots, 
de  snobs  et  de  «  vieilles  perruques  »,  même 
chez  les  jeunes  écrivains  !  En  réalité,  les  dons 
d'expression  n'ont  surtout  servi  au  troupeau 
intellectuel  que  pour  dissimuler  la  vérité  et 
contribuer  à  l'emprise  du  mensonge  social. 
Vous  vous  croyez  intelligents  par  définition, 
parce  que  vous  êtes  des  intellectuels,  mais  sa- 
chez bien  que  l'homme  simple  et  droit  qui  sans 
être  enrichi  de  votre  savoir  discerne  l'absur- 
dité fondamentale  de  l'ordre  consacré,  a  plus 
d'intelligence  que  vous   et   vous   dépasse  par 


—  78  - 

la  pensée.  Vous  tous  croyez  libres  parce 
que  vous  dites  :  «  Pas  d'étiquettes  ».  Vous 
abusez  de  cette  formule  dont  il  ne  faut  user 
qu'avec  précaution.  Son  rôle  est  actuellement 
d'absoudre  la  paralysie  morale  et  d'assurer  la 
liberté  de  ceux  dont  l'unique  objectif  est  de  ne 
pas  être  dérangés.  Vous  vous  croyez  sages  en 
réprouvant  «  l'extrémisme  de  gauche  comme 
celui  de  droite  »  ;  vous  assimilez  ainsi  deux 
choses  incomparables  à  tous  égards  et  vous 
vous  faites  lourdement  les  complices  d'un  des 
sophismes  les  plus  révoltants  qui  aient  sévi 
dans  les  cervelles.  Vous  croyez  votre  apathie 
digne  d'éloges  parce  que  vous  vous  proclamez 
«  tolérants  ».  Mais  que  resterait-il  de  votre 
tolérance  si  on  en  retirait  tout  ce  qu'elle  con- 
tient d'ignorance  et  de  mépris  des  malheu- 
reux ?  Vous  vous  croyez  les  maîtres  parce  que 
l'idée  sort  de  votre  race.  Mais  elle  est  mainte- 
nant plus  forte  que  vous,  et,  désormais,  on  ne 
peut  pas  plus  changer  les  temps  futurs  que 
les  temps  passés.  Il  y  a  derrière  vous  un  fleuve 
vivant,   qui    s'arradh©   aux   souiterhains,    qui 


-  79  — 

grossit,  ce  qui  quelque  jour,  vous  prendra  aux 
épaules.  La  débordante  santé  de  l'espérance 
populaire  entraîneia-t-elle  pêle-mêle  une  mas- 
se intellectuelle  sénite  et  anachronique,  avare 
d'elle-même,  confite  en  méditations  stériles,  et, 
par  une  farouche  ironie,  poussera-t-elle  au 
seuil  du  radieux  désert  de  l'avenir,  des  porte- 
lumières  éblouis  et  clignotants  ? 

Consciences,  intelligences,  révoltez-vous  en- 
fin !  Mais  surtout  ne  croyez  pas  qu'il  suffise  de 
vous  révolter  en  vous-mêmes.  Ne  croyez  pas 
qu'il  suffise  désormais  de  bonnes  intentions  : 
le  vieil  adage  est  vrai,  l'enfer  terrestre  est  pavé 
de  cela.  Abandonnez  dorénavant  les  fantaisies 
individuelles.  Votre  idée,  quelle  qu'elle  soit,  est 
fausse,  si  elle  se  tient  à  l'écart  de  la  vie.  L'al- 
truisme n'est  pas  un  miroir  placé  devant  vous. 
Votre  personnalité  n'est  qu'un  anneau  et  vous 
devez  vous  enchaîner  aux  hommes. 

Mes  camarades  du  monde,  tous  les  adhérents 
de  «  Clarté  >  ne  sont  pas,  en  tant  que  clartistes, 
affiliés  à  un  parti.  Ils  n'ont  pas  d'attaches  offi- 
cielles avec  le  Communisme.  Ils  n'obéissent  à 


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aucun  mot  d'ordre.  Mais,  en  se  débarrassant  de 
toute  idée  préconçue,  en  nettoyant  leur  sincé- 
rité, en  s'adonnant  «  jusqu'au  bout  »  à  la  droi- 
ture de  la  raison,  ils  constatent  qu'en  théorie  et 
en  fait,  le  Communisme  International  est  l'in- 
carnation vivante  d'un  rêve  social  bien  fait,  et 
que  par  lui  l'évidence  se  doublera  de  la  force. 
Ils  servent  ce  rêve  —  et  cet  enfantement  —  en 
se  consacrant  à  la  pure  et  simple  propagation 
du  vrai. 

Il  faut  vouloir  la  révolution  puisque  c'est  un 
bien,  et  que  d'ailleurs  le  régime  social  actuel 
n'est  plus  viable.  Elle  se  préparera  par  la  diffu- 
sion des  idées  justes,  par  la  vulgarisation  des 
faits  réels,  par  l'explication,  par  la  vérité.  Elle 
naîtra  dans  les  choses  comme  sa  nécessité  est 
déjà  née  dans  les  pensées  claires.  Elle  s'impo- 
sera pour  toujours,  non  pas  quand  nous  le 
voudrons,  mais  quand  nous  l'aurons  voulu. 
Mais,  latente  ou  réalisée,  elle  n'a  été  et  ne 
sera  jamais  que  le  cri  et  que  la  puissance  de 
la  pensée. 


LA    COOTYPOGRAPHIE 
Société    Ouvrière    d'Impruierie 

M,  Tce  de  Metz,  Courkevoie 


48401 


HM 


B36 


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Barbusse,  Henri 
~?         L®  couteau  entre  les  dentî