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Barbus s e , Henri
Le couteau entre les dents
Henri Bakbvsse
LE COCTEAU
ENTRE
LES DENTS
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Copyright by.Editions " Clarté "
16, Rue Jacqucs-Cillot, PARIS
LE
COUTEAU ENTRE LES DENTS
luiiiiiiiiiiiiiiniiitiiiiiiiiiiiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiittiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Aux Intellectuels
Ouvrages d'Henri BARBUSSE
La Lueur dans l'Abîme Éditions Clarté.
Pleureuses, Poésies Flammarion, édit.
Les Suppliants (épuisé) —
Nous Autres —
Le peu —
Clarté -
Paroles d'ui» Ccmbattant —
L'Enfer Âibin Michel édit.
Cluelques Ceins du Coeur . Édit. du Sablier.
HENRI BARBUSSE
LE COUTEAU
ENTRE LES DENTS
AUX INTELLECTUELS
PARIS
Editions CLARTÉ
16, Rue Jacqucs-Callot, 16
1921
tltl
LE COUTEAU ENTRE LES DENTS
I
Nous avons souvent, mes camarades et moi,
parlé aux intellectuels de leur devoir social.
Je viens le faire aujourd'hui avec plus de fer-
veur encore que naguère. Au moment où nous
nous trouvons de la mêlée des choses et des
idées, il convient de parler de plus en plus
clair, de plus en plus fort, et selon la vieille
expression à laquelle l'intensité des événe-
ments donne toute sa vigueur originelle, nous
devons chacun prendre nos responsabilités.
Les intellectuels — je parle de ceux qui
pensent, et non des amuseurs et des charla-
tans, parasites et profiteurs de l'esprit — sont
les traducteurs de l'idée dans le chaos de la
vie. Qu'ils soient savants, philosophes, criti-
ques ou poètes, leur métier éternel est de fixer
et de mettre en ordre la vérité innombrable,
par des formules, des lois, et des œuvres. Ils
en dégagent les lignes, les directions; ils ont
- 6 -
le don quasi divin d'appeler enfin les choses
par leurs noms. Pour eux, la vérité s'avoue,
s'ordonne et s'augmente, et la pensée orga-
nisée sort d'eux pour rectifier et diriger les
croyances et les faits. Par cette utilité sublime,
les ouvriers de la pensée sont toujours au
commencement du drame interminable qu'est
l'histoire des hommes.
Leur premier devoir est aujourd'hui de s'a-
donner tous à ce drame humain qui se préci-
pite vers des dénouements nouveaux. L'honnê-
teté professionnelle leur commande de le com-
prendre dans toute la grandeur qu'il a prise,
de s'élever tous au-dessus des considérations
accessoires où tant d'esprits demeurent encore
enlisés, pour discerner les hautes simplicités
qui se dessinent, et, par là, continuer l'oeuvre
effective de la pensée. Certes, il n'est pas fa-
cile de lever la tête hors des contingences qui
se pressent, de s'arracher à l'épèlement de
l'immédiat. Une injonction supérieure nous
crie néanmoins de le faire.
La question sociale qui n'est pas, nous le
savons, toute la question humaine, mais qui
est, parmi les problèmes de notre destinée,
celui où nous pouvons intervenir efficace-
ment, doit être désormais mise à sa véritable
place : dans le domaine des choses positives,
du réalisme, et y rester jusqu'à la fin. Cette
affirmation est une victoire de l'esprit. C'est la
première étape nette d'un progrès vivant. Elle
déblaie tout, et trace une voie où l'on peut
marcher.
Il fut un temps où les sciences physiques et
naturelles étaient embarrassées de métaphy-
sique et de religion. Ces confusions ont amené
leur stagnation, leur stérilité ridicule et mons-
trueuse pendant des milliers d'années. L'in-
vestigation des sciences appliquées n'a com-
mencé à accumuler régulièrement des résul-
tats que lorsqu'elle a dégagé son but et l'a res-
treint à l'observation et à l'expérimentation mé-
thodiques des faits positifs, en éliminant tout
mysticisme et en plaçant la pathétique et ver-
tigineuse poursuite des causes premières et
- 8 -
de l'essence de l'être, sur un autre plan de
recherches. Dès lors, elle est arrivée à disci-
pliner, à domestiquer par la classification, le
désordre apparent des phénomènes, à jalonner
les lois, à thésauriser de définitives certitudes.
« Savoir, c'est prévoir et pouvoir » a dit un de
ceux qui ont les premiers discerné ce gran-
diose rapetissement de la méthode scientifique.
Il doit en être de même, désormais, pour la
science sociale. En ces jours où les crises
pénétrantes ont précisé les réalités, nous
devons enfin rattacher les unes aux autres les
formes de la connaissance, et délimiter sage-
ment et solidement notre idéal.
11 ne s'agit pas d'une religion nouvelle. Il
ne s'agit pas de paradis terrestre, ni de rien
de magique ou de surnaturel. Il ne s'agit pas
non plus de réaliser « le bonheur des hom-
mes », non plus de faire éclore soudain ici-
bas l'amour et la fraternité. Ces mots, pris
dans leur sens intégral, s'appliquent à des
forces idéales et sentimentales, à des entités
— 9 -
qui dépassent le champ et les ressources de la
science sociale. Ces choses profondes émanent
de l'immense vie intérieure de chacun — et
doivent y demeurer.
Beaucoup de nobles esprits mêlent obstiné-
ment le progrès social au progrès moral. Ils
n'admettent de révolution temporelle que fleu-
rissant sur une révolution spirituelle et senti-
mentale qui modifie foncièrement la nature
humaine : « Pour changer les choses, disent-
ils, il faut changer l'homme ».
Ce prestigieux agrandissement déplace le
problème, et le jette dans le vague et l'impos-
sible. Sans doute, si tous les hommes étaient
bons, la société se trouverait par cela parfaite,
mais rien ne permet de croire que la bonté
puisse jamais se répandre au point de prendre
naturellement la direction desi choses. Les
exemples puisés dans les annales des événe-
ments prouvent au contraire que l'homme est
assez peu perfectible dans son essence indivi-
duelle, et que les prédications morales, senti-
mentales et esthétiques qui ont parfois sou-
- 10 -
levé des masses ne se sont pas fixées, ou bien
se sont vite déformées à l'usage, au point de
devenir contraires à elles-mêmes — faute de
critérium stable, de bases positives.
Cette conception sentimentale, où s'achar-
nent — sans fraterniser — les moralistes né-
buleux et les théoriciens libertaires, n'a, socia-
lement, qu'une valeur momentanée d'opposi-
tion, de résistance au mal, qu'une influence
destructive, utile, mais provisoire. Au seuil de
la réalisation « à pied d'œuvre », la confusion
dont elle est entachée la paralyse. Gardons un
pieux espoir en l'embellissement futur de la
nature humaine, mais en attendant, sachons
constater ce qu'il y a de dérisoire à ne faire
miroiter que cette seule solution paradisiaque
aux yeux d'une humanité qui chaque jour
souffre et se déchire plus profondément — et
que la destinée qu'elle s'est forgée menace
d'anéantissement.
Si elle souffre, si elle se déchire, si elle se
tue, c'est qu'elle y est forcée par les lois. Nous
- 11 -
nous trouvons en présence de cataclysmes
généraux, d'anomalies publiques, collectives,
issues de lois qui sont collectives, puisque ce
sont des lois. Nous nous trouvons en présence
d'institutions temporelles. Il faut s'attaquer à
ces institutions elles-mêmes, directement,
scientifiquement, et non pas indirectement en
mettant en question les arcanes de l'âme et
du cœur. Il faut faire abstraction définitive-
ment de ce qui est vraiment individuel dans
l'individu, admettre en théorie et en pratique
qu'il y a un abîme entre l'homme et le citoyen,
et que la définition adéquate de la société c'est
l'ensemble des citoyens et non l'ensemble des
hommes. Le redressement des dispositions
légales collectives est du ressort du bon sens,
qui est collectif, puisque commun à tous. Telles
sont donc les conditions de la lutte qu'il s'agit
de comprendre et de pratiquer avec précision :
rester dans le domaine positif et — employons
le mot en son vrai sens — dans le domaine
superficiel, de la destinée publique, soumettre
au contrôle de la raison un ensemble universel
— 12 -
de réglementations qui, si terribles qu'elles
soient parfois, sont artificielles, créées par les
hommes et modifiables par eux à leur gré ;
concevoir l'ordonnance de la vie générale se-
lon les nécessités méthodiques de l'intérêt
général, qui se confond exactement en cette
région de l'harmonie collective, avec la raison
et la justice.
Le progrès social conçu dans cette clarté
simple et mesurée apparaît comme possible,
réalisable, et même s'il est encore éloigné, on
peut dire qu'il est proche : il est de ce monde.
Tout esprit sain peut s'en emparer d'avance,
et il n'y a plus outrecuidance à employer le
grand mot de vérité et à prétendre qu'on la
détient, dès lors qu'on la dessine dans ces li-
mites effectives et raisonnables. Et cela suffit
à bouleverser de fond en comble l'ordre exis-
tant. Le « sait-on jamais ! », si honorable, si
grave, lorsqu'il s'applique à l'énigme de Dieu
ou aux rapports ensevelis du monde extérieur
et du monde psychique, est ridicule devant les
injonctions du bon sens comme devant les
- 13 -
signes arrêtés de l'arithmétique et de l'algèbre.
Cette humilité-là se trompe d'objet, et il y
aurait lieu d'en rire si ce n'était pas une mala-
die épidémique.
Sans qu'il soit nécessaire que l'homme de
pensée entre dans l'action par l'action, il doit
au moins y entrer par la pensée. Les intellec-
tuels doivent s'habituer à vaincre leur mé-
fiance, leur peur de la vérité pratique, et met-
tre le réalisme là où il faut qu'il soit. Ce n'est
que de la logique : une idée juste porte des con-
séquences réalistes, sinon, ce n'est, socialement,
qu'un mensonge. La détourner de ces consé-
quences ou distinguer mal celles-ci, estimer
que la tâche s'arrête en deçà, c'est commettre
une faute contre la pensée elle-même.
La plupart des hommes, les intellectuels en
tête, professent du mépris pour la « politi-
que ». Il semble qu'il y a là, à leurs yeux, un
ordre de choses d'une espèce particulière dont
la vulgarité les offusque. Cette erreur, qui
dans les conditions où se poursuit aujourd'hui
- 14 -
la lutte inégale du bien et du mal, devient une
.nauva.se action, n'est qu'un signe de n.yo-
p.e aristocratique, ou bien „n prétexte trop
exphquable et peu excusable pour demeu
rer con.modément réfugié dans les phrases
et dans les nuages. Quant à généraliser
à lactmte politique elle-même, les tares,
'es p.èges. les petitesses, les défaillances de
certaines politiques ou de certains politiciens,
c est un sophisme enfantin indigne de l'esprit
S. le monde vivant doit s'ordonner autrement '
ou SU doit rester ce qu'il est, ce sera par des
mesures politiques, et toutes les paroles ne
changent rien à cette évidence. Faire de la
politique, c'est passer du rêve aux choses, de
1 abstrait au concret. La politique c'est le tra-
vail effectif de la pensée sociale, la politique,
c est la vie. Admettre une solution de conti-
nuité entre la théorie et la pratique, laisser à
leurs seuls efforts, même avec une aimable
neutralité, les réalisateurs, et dire . nous ne
connaissons pas ces hommes-là », c'est aban-
donner la cause humaine.
- 15 -
II
L'ensemble des institutions sociales est
absurde. Elles sont iniques, elles sont meur-
trières, mais parce qu'elles sont, avant tout,
absurdes. La loi qui régit les ensembles de-
vrait être conforme aux aspirations, aux
besoins de l'ensemble — ou tout au moins
comporter un maximum d'adaptation à ces
besoins. Or elle se présente partout^ au con-
traire, comme un régime de coercition injus-
tifiée exercé par une minorité sur la grande
majorité des vivants. Les institutions ont
toujours tendu et tendent toutes, sous des
appellations et des modalités diverses, à
assurer l'intérêt de quelques individus, au
détriment de l'intérêt général. Les hommes
sont conduits, utilisés et classés malgré eux-
mêmes et contre eux-mêmes. Les hommes
sont des instruments, des armes, ou simple-
ment des chiffres, maniés par quelques poten-
- 16 -
tats. Le dessin de la réglementation collective
est une géométrie pleine de lacunes grossières,
de fautes de calcul manifestes, qui ne s'ajuste
pas à la droiture immuable des principes ra-
tionnels.
Il n'y a aucune raison, ni dans la vérité
spirituelle et morale, ni dans la réalité, qui
justifie la continuation de cette anomalie dé-
mesurée, il n'y a aucun motif valable pour
qu'elle demeure la loi, car l'ensemble spolié
pourrait rectifier l'injustice universelle, s'il en
avait la volonté. Mais il la subit et continue à
faire avec sa misère et son sang la gloire de
ses rois et les affaires de ses financiers qui ont
remplacé les rois dans la civilisation « démo-
cratique )' moderne. Les ruines et les massa-
cres des masses ont résulté logiquement de
cet état de choses qui s'est traduit non moins
logiquement, depuis toujours, par la prospé-
rité de l'oligarchie des parasites et des privi-
légiés.
C'est là un prolongement, une généralisa-
tion révoltante de la loi animale du plus fort.
- 17 -
Il est probable que la prééminence de la force
physique a édifié la domination et la hiérar-
chie, et instauré la notion d'autorité, dans
les toutes premières agglomérations d'hom-
mes, comme dans le reste de l'échelle des
êtres. Phénomène normal, pour ainsi dire
organique et automotique, imposé par la
loi de la nature. Mais lorsque les sociétés
sont devenues plus complexes et plus cen-
tralisées, le privilège des maîtres a conti-
nué à s'exercer sans être étayé par les mêmes
raisons sommaires et péremptoires. L'ordre
des facteurs s'est renversé : c'est la force qui
a obéi. La loi des maîtres, quoique n'étant
plus en réalité celle du plus fort, a duré; elle
a duré parce que c'était la loi, et elle a puisé
dans cette situation de fait toute sa puis-
sance artificielle. L'élan a duré par la force
d'inertie, par la force — et la faiblesse —
de l'habitude. La loi a dit : « Je veux ».
Elle s'est installée, elle s'est transmise; elle
est devenue le monopole et la propriété
d'une famille, d'une dynastie, d'une caste
- 18 -
— dont l'usage, dont la croyance, ont en-
suite consacré et éternisé l'usurpation. Le
privilège est sorti de lui-même, s'est sanc-
tifié parce que c'était le privilège. Il a imposé
la superstition, puis le culte et la pratique
de la tradition. Il s'est fabriqué l'immortalité.
Il y a là un non-sens, une sorte d'escamotage,
de piège, qui expliquent l'immense contradic-
tion où se débattent, depuis, les destinées de
l'humanité.
Le même illogisme, consolidé par les mê-
mes aberrations, se lit dans les conditions pra-
tiques de la vie sociale. L'argent, la monnaie,
était à l'origine un signe adéquat de quelque
chose de positif : un travail, un effort réel. Il
permettait au travail de chacun de se combi-
ner avec le travail des autres : c'était un ins-
trument d'intérêt public. A mesure que le
perfectionnement de la vie collective entraî-
nait la division du travail et la multiplication
de l'échange, l'argent a perdu ses attaches
avec l'effort créateur. Il est devenu une sorte
de talisman, une force autonome qui s'au-
- 19 -
mente par elle-même, règne par elle-même,
par suite d'opérations artificielles indépen-
dantes de la production et qui, non seule-
ment sont en marge de l'intérêt collectif —
d'où l'argent tirait sa seule raison d'être —
mais qui lui sont le plus souvent contraires,
car l'argent-spéculation diminue la valeur de
l'argent-travail et écrase la force productrice.
C'est là un exemple d'autocratie arbitraire
et insensée, dans les choses.
20 -
III
L'étrange réseau de contraintes qui enserre
la vie universelle, contre la raison, selon des
raisons de fait inadmissibles en soi, et dont
les conséquences sont manifestement néfastes
à l'ensemble vivant; les mesures légales qui
le consacrent; les légendes sur lesquelles il
s'appuie, ont suscité, au cours des âges, les
étonnements et les protestations de l'esprit.
A vrai dire, le talent et le génie littéraires,
ces exceptions rayonnantes, ont été presque
généralement asservis au pouvoir — ou aux
préjugés, ce qui est la même chose. Un des
caractères que Sainte-Beuve assigne avec rai-
son aur apogées classiques, c'est d'être en
accord avec les pouvoirs dirigeants. Les écri-
vains les plus admirés n'ont guère fait que
sanctifier la mode. Les protestataires n'ont été
qu'une exception dans l'exception. Les plus
brillants poètes n'ont guère brillé par l'intelli-
gence générale, ni par l'indépendance de carac-
- 21 -
tère (et celle-ci ne signifie rien sans celle-là).
Ils ont bien émis des plaintes harmonieuses et
pathétiques sur la barbarie ou la folie ou la sot-
tise des hommes : ces plaintes sont restées de
vaines paroles, parce qu'elles s'attaquaient aux
conséquences et non aux causes. Les causes
gisent dans les institutions, et si l'on a permis
aux écrivains, et s'ils se sont permis, de se don-
ner libre carrière dans les sphères de la morale
transcendante, ou bien dans le département
des mœurs, ils n'ont pas su ou pas osé abor-
der les institutions, la zone des choses sérieuses
et positives. Le vague écho de la douleur hu-
maine que perpétuent les chefs-d'œuvre ne
vaut pas plus que cette douleur elle-mêm«
pour arrêter les malheurs factices qui sor-
tent fatalement de la machination sociale. La
comédie qui flagelle l'abus social vaut par elle-
même, mais elle ne tire pas à conséquence si
elle ne montre pas d'où vient l'abus. Les écri-
vains, les artistes, les penseurs ont, dans
leur révolte contre le mensonge social, com-
mencé par la fin.
— 22 —
Ou bien, ils ont cherché un autre monde
que celui-ci pour y installer leur croyance.
Les « moralistes » se sont détournés des con-
ditions de l'organisation temporelle, qui appa-
raissait aux Zenon, aux Epicure, comme aux
Jésus-Christ, trop formidable et intangible;
ils en ont détourné l'homme, pour le pousser
en lui-même et lui faire trouver, dans la pra-
tique de la sagesse, dans l'équilibre intérieur,
dans l'espérance surnaturelle, la résignation à
sa destinée terrestre.
Si, parfois, à la fin de l'histoire millénaire,
quelques écrivains ont vu plus à nu et
crié plus profond, si la Boétie a dit : « Nous
sommes petits parce que nous sommes à ge-
noux », si Pascal a flétri l'ineptie de la guerre,
réglée par les caprices du « prince », si le
rire de Rabelais et le sourirf de La Fontaine
ont secoué le parti pris fantaisiste et féroce
de la justice, la malfaisance des grands, co-
pieusement carrés dans l'humanité, si Swift
et Voltaire ont dessiné de certains aspects de
— 23 -
la société une caricature qui est un portrait,
si des économistes ou sociologues ont criti-
qué le mal-fondé de quelques idées courantes,
la contradiction de quelques préjugés admis,
personne, pendant des siècles, n'a fait péné-
trer son accusation jusqu'aux profondeurs où
toutes les raisons tenaces de l'abus multiple
s'enracinent à la fois. Il eût fallu faire table
rase dans l'organisation établie, et édifier mé-
thodiquement le plan d'un réseau logique de
lois, comme pour la physique et la chimie.
Tant qu'on n'a pas commencé par le commen-
cement, rien n'a été fait.
Si de grands philosophes ont conçu des en-
sembles harmoniques et équilibrés, ces sys-
tèmes sont demeurés sans influence directe,
relégués en des ouvrages peu assimilables et
exprimés en une terminologie accessible seu-
lement à quelques initiés.
Mais, la vérité est ineffaçable. Elle germe
malgré tout et s'élève dès qu'elle a été même
petitement énoncée; elle s'unit malgré tout à
- 24 —
elle-même à travers le désordre. Dans cette
confusion, si désespérément longue, des cris
et des méditations, la vérité a fini par s'harmo-
niser; la netteté de l'évidence a brillé peu à
peu; des ressemblances ont fait bloc; l'en-
semble a commencé à s'assembler. Les pre-
mières révolutions étaient des sursauts de
souffrance, d'exaspération, aveugles et sau-
vages, le mal pour le mal, des coups de talion
éperdus. La pensée est venue ordonner et
agrandir les autres.
Pourtant, la Révolution Française n'a pas
été, elle non plus, jusqu'aux causes et, pour
cela, elle a avorté. Elle n'a fait que rendre
plus vagues des antagonismes fondamentaux;
elle a effacé plus de mots que de choses. On
n'a brisé que le haut de l'idole : elle n'a plus
de tête, elle n'a plus son nom impérial et
royal; elle reste implantée dans la vie. In-
forme, elle n'en est que pire — et tout a con-
tinué comme par le passé, sous des ruines
théâtrales.
- 25 —
IV
Tel est le drame universel au bord duquel
nous sommes poussés.
Il y a, dans le monde, deux forces qui lut-
tent désespérément autour des institutions
millénaires : celle qui veut les conserver, et
celle qui veut les changer.
Notre règle de conduite doit sortir de la
compréhension intégrale, sincère, du carac-
tère que présente cette lutte au sein de la
réalité présente. L'œuvre des ouvriers de l'es-
prit est nôtre. Que faire pour ne pas la tra-
hir aujourd'hui ?
La force conservatrice est, à l'heure ac-
tuelle, la plus puissante, précisément parce
qu'elle est la réalité. Sa formule est facile et
poignante : maintenir. Elle se cramponne et
se mêle, matériellement et moralement, à ce
qui est acquis, planté, enraciné. Elle repré-
sente : les choses.
— 26 -
A l'encontre de ce qui est, les révolution-
naires proposent une organisation idéale. Us
opposent au mal l'image du bien. Ils opposent
à la vie, l'espoir et la menace; ils se meuvent
dans l'abstrait et dans l'avenir; et toute l'an-
goisse du drame liumain est là : la pensée
contre les choses.
Les conservateurs ont donc pour eux la
réalité, le fardeau impérieux de « l'immé-
diat », la situation de fait. Ils ont pour eux
la richesse, devenue, si l'on peut ainsi s'ex-
primer, l'instrument spécifique de la domina-
tion, par suite du développement des entre-
prises et de la technique, qui a donné à
toute la civilisation contemporaine, une na-
ture économique. « L'Ordre » est avant tout
financier; la carte du monde est un schéma
financier; la vraie structure de l'histoire est
faite par les traités de commerce, la géogra-
phie véritable est dessinée par les barrières
des tarifs. Comme c'est le pouvoir abusif et
la répartition désordonnée et anarchique de
la richesse qui est en question, la richesse —
- 27 -
maîtresse de la ruine et de la misère — se
défend tout entière. Elle pèse encore de tout
son poids décisif dans la balance déséquili-
brée. Ils ont pour eux tout ce qui brille, tout
ce qui s'achète et tout ce qui se corrompt.
Ils ont pour eux, puisque c'est le statu quo
qui est en question, les pouvoirs dirigeants
et les moyens de coercition : la caserne, l'ar-
mée, tous les pièges officiels dissimulés et ma-
chinés de la police qui fabrique les complots
et les répressions, et de la diplomatie, qui en-
digue les peuples contre les peuples. Ils ont
pour eux la légalité, parce qu'ils l'appliquent
et parce qu'ils la font. Ils sont maîtres du tra-
vail, de la paix et de la guerre, de la vie et
de la mort.
Ils ont pour eux les tribunaux. Le code de
droit commun est court. Il est volontairement
atrophié. Il n'atteint que quelques délits, que
quelques crimes. Ceux qui ont une certaine
dimension et une certaine généralité lui
échappent, et il y a à cela une raison de con-
— 28 -
servation sociale. Le code est incertain dès
qu'il s'agit des généralisations de la fraude et
de l'accaparement, de la spéculation, du vol
public, et quant aux grands crimes collec-
tifs, non seulement la justice établie ne se
hausse pas jusque-là, mais elle sert à les faci-
liter, en fournissant des sanctions contre les
accusateurs de ces crimes « perturbateurs de
l'ordre établi ». Cela ne doit pas surprendre :
le code est l'œuvre des rois et de leurs rem-
plaçants, il est fait pour leur règne. Les maî-
tres donnent aux mots les sens qu'ils veulent.
Ils façonnent, non seulement la juridiction,
mais l'Mée même de justice : l'acquittement
de Vilain, contraire à la justice, est conforme
à la justice officielle.
L'iniquité de ce fantôme de code répressif
dépasse toutes les bornes. Le paradoxal pou-
voir du privilège aboutit à la culture métho-
dique de la criminalité. Des mauvais instincts
dont l'attrait est trompeur, mais intense et
direct : la haine, l'envie, la cupidité et le sa-
disme du meurtre, sont développés et exaltés.
-- 29 -
en attendant qu'ils se retournent contre eux-
mêmes par la revanche inflexible du vrai. La
sotte vanité nationale, qui se décerne com-
plaisamment toutes les supériorités et pro-
voque le besoin de les imposer, la bestialité
de la force physique, tous moyens par les-
quels se propage l'inavouable appétit des mar-
chands et des banquiers, et aussi, l'économie
vorace et sordide, la chasse aux sous, le désir
féroce « d'arriver » à travers les autres et de
leur arracher la situation convoitée — imita-
tion en petit des conditions infernales de la
vie des ensembles — deviennent patriotisme
sacré, prédestination des races, sainte énergie,
prévoyance, sagesse. Le consentement en bloc
à cet état d'anarchie, qui change les hommes
en brutes, et en même temps les encage, les
mutile et les décime d'âge en âge, devient la
conscience civique, ou le « robuste bon sens
populaire ». C'est le couronnement logique
du vice originel de la société : des divisions,
des heurts et des déchirements entae les indi-
vidus et entre les nations, sont doublement
- 30 -
nécessaires pour perpétuer la domestication
des foules, piétinantes, hypnotisées et achar-
nées contre elles-mêmes, et pour permettre,
d'autre part, le jeu des affaires et la multi-
plication de l'argent entre les mains de ses
rares détenteurs. La vraie paix intérieure et
extérieure, avec toutes ses conséquences lu-
mineuses et rectilignes, ce serait l'anéantisse-
ment des combinaisons d*où sort renflement
des fortunes. SI la société bourgeoise n'était
pas agitée par la pratique insatiabe — et con-
tagieuse — de la lutte pour la vie, la justice
la noierait comme un déluge. La concurrence
agressive, en détail et en masse, est une plaie
n entretenir.
Des écrivains, des poètes et même des théo-
riciens ont contribué honteusement à la pro-
pagation de ces énormes falsifications dont
nous voyons les résultats autour de nous
aujourd'hui, et dont peu d'hommes osent déjà
prévoir les conséquences fatales. Mais cet
avilissement de la plume et de la parole n*est
qu'une résultante indirecte. La vraie cause,
- 31 -
comme toujours, comme partout, c'est que
cette déviation de la moralité et du bon sens
est voulue par ceux qui peuvent tout ce qu'ils
veulent.
Ils ont pour eux les moyens d'éducation, de
formation des êtres : l'école, les universités,
l'Eglise, la grande presse. Les journaux sont
des affaires aux mains des hommes d'affaires
qui ont besoin d'une situation mondiale
trouble pour prospérer, et dont les dirigeants
ont besoin. Tel directeur de grand journal
avait raison de désigner son fauteuil directo-
rial comme étant le vrai trône de Paris. Le
journal italien VAvanti est hostile à la poli-
tique du « Bloc National » : il est purement et
simplement interdit en France.
L'esprit de l'enseignement fait avorter l'es-
prit de critique et de révolte. Les conditions de
la vie empêchent les prolétaires d'acquérir une
instruction générale, et l'ignorance met autour
de chaque homme un mur plus sûr que celui
d'une prison. Le sophisme d'Aristote : « L'es-
— 32 -
clave mérite d'être esclave parce qu'il est
inculte », est imposé comme une vérité, en
fait, et par la violence.
L'opinion, avec ses élans et ses répulsions,
se manie et se façonne. Le conservatisme se
conserve ainsi lui-même par la force directe
et aussi en imprimant de force dans les es-
prits les légendes et les croyances qui lui con-
viennent. Il se vivifie d'une publicité intellec-
tuelle et morale où les idées, les sentiments et
les événements nourrissent bon gré mal gré
des arguments conservateurs. Il crée les idoles
et il crée leur prestige.
La participation de tous au pouvoir n'est
dès lors qu'une apparence. Le suffrage univer-
sel est faussé, directement et indirectement,
par la pression des pouvoirs existants, par la
terreur, par la corruption de l'argent, et sur-
tout, de plus haut et de plus loin, par la
pesée tendancieuse de l'éducation officielle
et de l'information régnante, et dans ces
conditions — sans parler de son agencement
33 -
bâtard qui s'ajuste mal à son but — les résul-
tats du suffrage universel ne font que confir-
mer et renforcer ces déformations. La liberté
du suffrage universel ? Le capitaine Sadoul
est candidat, et parce qu'il a des chances
d'être élu, la justice se précipite sur lui, et
avec une hâte extra-légale, le condamne et le
déclare déchu de ses droits civiques. La li-
berté du suffrage universel ? Nous pouvons
voir le cas qu'on en ferait si elle se manifes-
tait dans un sens opposé aux plans officiels :
un journaliste qui passe à bon droit pour le
serviteur des hommes au pouvoir écrivait hier
encore dans VEclair que si les élections alle-
mandes étaient favorables aux Communistes,
le gouvernement n'aurait plus qu'à recourir à
la force.
Tout les confirme et les renforce, ces défor-
mations de l'esprit public et du public. Tout
part toujours des mêmes mains et y retombe.
Tout émane automatiquement des mêmes
puissances parce qu'elles détiennent les sour-
ces de la vie et de la pensée collectives, c'est-
— 34 -
à-dire de la puissance. Elles deviennent, en
fait, intangibles. Elles entretiennent l'igno-
rance par la terreur et la terreur par Tigno-
rance. L'humanité est à la complète merci de
ceux qui s'en servent pour leur intérêt parti-
culier de gloire et d'argent, et son immense
revendication est éternellement jugée et con-
damnée par ceux qui sont en même temps
juges et parties. Ils donnent à leur vérité un
cours forcé, ils la fabriquent comme la mon-
naie. Ils régnent parce qu'ils régnent. L'ordre
social actuel est un cercle vicieux effrayant.
La force conservatrice a pour elle, en plus
de l'ignorance entretenue qui lui assure l'ap-
pui, par multitudes innombrables, de ses vic-
times, la faiblesse même de l'esprit humain,
qui répugne au changement, craint et hait
d'instinct la nouveauté et les novateurs, et
s'attache végétativement à ce qui est — et
cela aussi elle l'a cultivé. Elle a consolidé
intellectuelement et moralement l'esclavage
perpétuel par la religion tenace de la tradi-
tion, le fétichisme de l'usage, le respect
— 35 -
grossier et fantastique de l'autorité. Ils disent
couramment aujourd'hui : « Ceux qui veulent
modifier l'ordre établi n'ont pas le sens des
réalités. » Cette consécration rituelle qu'ils
imposent aux jeux factices de la mécanique
légale, ils arrivent à en déformer toutes les
vérités profondes : Ils réduisent l'être vivant
à une formule embryonnaire de lui-même, ar-
rêtée arbitrairement au cloisonnement natio-
nal, mutilée et déracinée de l'humanité.
La force conservatrice a pour elle le poids
des indifférents. Il faut fouiller impitoyable-
ment cette plaie de l'indifférence. Il ne s'agit
pas seulement du troupeau des « bons ci-
toyens » neutres et serviles dont parlait déjà
Tacite pour dire que « sans eux, rien n'irait ».
Il s'agit aussi de tous ceux qui, par faiblesse
intellectuelle ou par débilité morale, ou parce
qu'ils se butent à quelque marotte, ne savent
pas reconnaître les idées lorsqu'elles prennent
pied dans la réalité et restent à l'écart, en
proie à une bonne volonté informe. Il ne suffit
pas d'avoir de la bonne volonté ; il ne suffit
— 36 -
pas non plus de penser juste en théorie, il faut
cordiniier. On ne saurait trop le répéter : il
n'est pas question de choisir entre deux hypo-
thèses qui se trouveraient sur le même plan
de réalité et se présenteraient dans les mêmes
conditions : mais d'un conflit qui met aux
prises dans le domaine des faits, l'ordre qui
existe, et l'ordre qui n'existe pas. Les uns ont
double tâche à faire: détruire, puis recons-
truire. Pour leurs ennemis, le but de guerre
est : ne rien faire. Malgré toutes leurs bonnes
intentions et leur bonne foi, les non agissants
sont des conservateurs agissants. Vous vous
étonnez que nous vous disions : « Ceux qui ne
sont pas avec nous sont contre nous ». Vous
avez tort de vous en étonner.
Les conservateurs ont avec eux les réfor-
mistes. Les réformistes sont ces éléments du
bloc conservateur qui prétendent être des no-
vateurs. Ils adhèrent théoriquement au plan
social nouveau, mais ils croient que ce plan se
réalisera quelque jour par le jeu des régimes
conservateurs actuels. Ou bien, ce qui revient
- 37 —
au même, ils se jRgurent que la progression de
l'ordre actuel à l'ordre nouveau peut s'accom-
plir par étapes successives.
Ils se tiennent ainsi en apparence entre les
uns et les autres. En apparence seulement,
parce que leur idée du perfectionnement gra-
duel au nom de laquelle ils s'abandonnent à
l'ordre établi, est radicalement fausse. Il est
clair que si dans un organisme ou l'oligarchie
dominante tient tous les moyens de domina-
tion, l'on introduit des mesures favora-
bles à l'intérêt public, et, par conséquent con-
traires à ceux de cette oligarchie, ces mesures
ne peuvent être qu'insignifiantes, ou qu'illu-
soires, ou que momentanées. Cette thèse
moyenne qui séduit tous les esprits moyens,
fait uniquement le jeu des conservateurs, qui
l'acceptent du reste avec ardeur. Ils com-
prennent qu'il leur faut parfois « jeter du
lest », et admettre des semblants de conces-
sions ou des concessions infimes qui présen-
tent pour eux plus d'avantages que d'inconvé-
nients, parce que tout en demeurant fragiles
- 38 -
et soumises à leur omnipotente révision, elles
leur fournissent un argument de libéralisme
et rendent plus durable l'ensemble du système
régnant.
Supposons que poussés par d'impérieuses
nécessités budgétaires et par le spectre de la
banqueroute, les parlements réactionnaires
lassent rendre gorge aux profiteurs de la
guerre, confisquent leurs bénéfices immoraux.
Il ne faudrait pas alors se hâter de crier au
progrès : cette décision ferait peut-être plus
de mal que de bien au vrai progrès en stabi-
lisant financièrement et moralement le régime
lui-même — d'où sortiront un jour une nou-
velle guerre et de nouveaux profiteurs. De
même, la « nationalisation » des chemins de
fer réclamée par les organisations ouvrières
inconscientes — et qui lait aussi l'objet d'un
projet d€ loi officiel — est, sous le couvert
d'une concession anodine, une consolidation
du patronat industriel. De même, la Société
des Nations n'est que le trust des nationalis-
mes. Toutes ces parodies se valent. Comment
- 39.—
peut-on imaginer qu'un progrès isolé puisse
être viable au sein d'un régime compact à
orientation conservatrice, au milieu de cette
intégrale gravitation vers le statu quo, alors
qu'en raison de la solidarité et de la cohésion
de tous les divers intérêts humains, une vraie
révolution nationale n'est actuellement pas
viable par elle-même et ne peut être dans l'u-
nivers, que provisoire, est destinée ou à être
vaincue ou à vaincre universellement ?
Au reste, les faits confirment de toutes
parts ces considérations élémentaires. Voici
un demi-siècle que la France est en républi-
que. Si la théorie réformiste avait quelque
justesse, nous aurions assisté à une évolution
constamment élargie de la démocratie vers la
liberté; l'égalité et la justice se seraient
rapprochées d'elle. Or, dans le chaos de
nos affaires et de nos lois présentes se déga-
gent, au contraire, les signes d'une évolution
rétrograde. La République Française a contri-
bué comme les autres puissances à la guerre;
ce qui est plus grave encore, elle a contribué
— 40 -
ensuite au renforcement de l'esprit de guerre
et de l'état de guerre dans le monde. Elle a aidé
sur tous les points du Vieux Continent où elle
a pu imposer son influence, le triomphe des
principes réactionnaires et conservateurs. Elle
travaille à la restauration des monarchies, ou
n'admet, ce qui est pire, que des républiques
semblables à des monarchies. Elle s'allie à
toutes les terreurs blanches et use de toutes
ses ressources contre l'afifranchissement pro-
fond des peuples. Elle a donné son alliance,
notre argent et nos soldats à Koltchak, à
Denikine, à Wrangel, à Horthy, pirates galon-
nés, massacreurs, et canailles aristocratiques.
La Chambre des Députés actuelle est dans
toute l'acception du terme une assemblée de
capitalistes. Les voix protestataires ont dimi-
nué de moitié depuis la dernière législature.
Le gouvernement de la république cinquante-
naire dissout la Confédération Générale du
Travail, organise sous tous les prétextes et
avec toutes ses meutes, la chasse aux socia-
listes, prétend codifier avec une rigueur qui
— 41 -
nous ramène aux époques les plus sombres
de « l'ancien » régime, l'assassinat de la pen-
sée, renoue l'alliance rompue naguère avec
l'Eglise qui est l'esprit de réaction systématisé
et sanctifié, paye un lieutenant autant qu'un
professeur de Faculté, idéalise Napoléon, soldat
borné et déréglé, dont la grandeur fut contraire
à celle de la France, et qui n'a fait que gas-
piller des hommes, et magnifie une contrefa-
çon cléricale de Jeanne d'Arc. Dans l'orga-
nisme de la France sévit et prolifère plus que
jamais le cancer du budget de la guerre, dont
l'accroissement mathématique permet à ceux
qui osent compter, de mesurer les jours de la
vie nationale. Le réformisme n'est, en réalité,
que l'organisation ingénieuse et pittoresque
de la stagnation sociale. C'est la tragi-comédie
de la réaction.
C'est à la source qu'il faut aller pour chan-
ger le cours des choses. Il n'y a qu'un moyen
de faire régner l'ordre, c'est de l'imposer. Ce
n'est que par la force et par la Révolution que
s'éliminera l'absurdité de la loi collective ma-
- 42 -
chinée et militarisée contre les intéressés, le
mensonge social qui, dans les conditions ac-
tuelles, sort invariablement de lui-même. L'in-
telligence humaine doit comprendre cela.
La violence... Il nous faut mettre au point
sans défaillance de l'esprit et du cœur cette
grande question de l'emploi de la violence, et
trouver en nous la grandeur de la dominer.
Disons-le avec une conviction qui ne doit plus
se fausser, le cri démagogique : « Pas de vio-
lence sous aucune forme ! » est un sophisme
auquel mène un peu de sensibilité, mais dont
beaucoup de sensibilité détourne. Le bon sens
à courte vue hésite devant l'alternative pathé-
tique qu'impose la réalité contemporaine; le
bon sens étendu et limpide n'hésite pas.
Une constatation doit tout efifacer à l'heure
présente; elle est indéniable, elle doit être in-
tangible : Actuellement, comme il y a cent
ans, comme il y a mille ans, la masse humaine
est, sans arrêt et partout, volée et décimée.
Il y a longtemps que la violence a été inventée,
et depuis qu'elle a jailli de l'instinct dans les
— 43 -
choses, elle n'a jamais cessé de sévir et de
régner. Il ne s'agit pas seulement des guerres
nationales — périodiques et invincibles - — qui
emplissent le passé, le présent et s'accumulent
déjà dans l'avenir. Il s'agit aussi de la guerre
civile incessante, du coup de force permanent
qui sans borne courbe tous les prolétariats. Le
désastre, l'hébétement, l'écrasement des peu-
ples, innocents et étrangers aux mobiles indi-
viduels des catastrophes conventionnelles, se
perpétuent en deçà comme au delà des fron-
tières. Coupons court à ce mensonge prodi-
gieux, mis en circulation par le cynisme des
meneurs universels, et puis par l'ineptie pu-
blique : « Les révolutionnaires apportent dans
la paix l'idée de guerre civile ». Le calme de
la défaite n'est pas celui de la paix.
On dit aussi : « Ne nous servons pas des
armes que nous maudissons lorsque d'autres
s'en servent ». Mais cet état de choses, qui fait
de la multitude des travailleurs et des pauvres,
le bétail d'une minorité, et qui ébauche la
- 44 -
fin du monde, devons-nous Taccepter, ou,
C€ qui revient au même, le déplorer dans
des paroles et dans des écrits, sans rien
faire pour l'empêcher de durer ? Si nous ne
faisons rien pour l'empêcher, nous en sommes
complices, nous collaborons à un crime incal-
culable, jious nous faisons expressément les
serviteurs de la violence.
Si nous voulons l'empêcher, nous n'avons
pas le choix de moyens. Puisque le jour est
venu où nous devons avoir la sincérité, la di-
gnité, d'abandonner les vieux talismans, tels
que la prédication de la bonté ou le systènie
des palliatifs, puisque la liberté ne peut ni agir
ni même apparaître dans l'engrenage des for-
ces dirigeantes et armées, puisque tout se tient
dans le mécanisme social, puisque la seule
méthode salutaire est dans l'application d'un
règlement général faisant disparaître les cau-
ses de l'exploitation et du massacre, c'est-à-
dire l'inégalité — la raison est, comme tou-
jours, d'accord avec le sentiment et la mora-
— 45 -
lité, pour commander d'appliquer cette grande
loi nouvelle.
Mais comment l'appliquer ? Dès qu'ils n'ont
plus affaire à des discoureurs et à des rêveurs
inoffensifs, mais à des logiciens qui envisagent
logiquement la réalisation des idées, les insti-
gateurs et les profiteurs de l'exploitation et du
massacre, dressent contre eux toutes leurs for-
ces. « Entre eux et nous c'est une question de
force », a déclaré M. Clemenceau. Ce que le
vieux politicien a dit là, parce qu'il se croyait
le plus fort, est exact. Alors, il faut ou bien
employer les mêmes armes qu'eux et se saisir
violemment de la violence pour l'éliminer, ou
bien nous croiser les bras, prendre la respon-
sabilité tragique de nous taire, et apporter à la
spoliation endémique l'écrasant renfort de no-
tre passivité. Cette conception rudimentaire de
la mansuétude donne, en apparence, un beau
rôle à qui s'en pare, mais elle est, en réalité,
criminelle. Se permettre de comparer la vio-
lence des justiciers à celle des malfaiteurs,
c'est faire un rapprochement superficiel et
- 46 -
\ide, un jeu de mots. Y conformer son atti-
tude, c'est commettre un attentat caché.
Qui veut la fm veut les moyens : axiome de
bon sens grand comme toute la raison et toute
la vérité. Il faut l'appliquer aujourd'hui à tou-
tes les choses à la fois. Il faut proclamer nette-
ment : nous ne voulons pas de progrès social
— et que ceux qui l'osent le proclament — ou
bien il faut accepter la violence, qui est le seul
moyen de couper court au cercle vicieux des
forces établies, contre lesquelles se sont heur-
tés, émiettés et dispersés jusqu'ici, les efforts
des protestataires.
Nous avons dit que la violence n'était pour
les éternels violentés qu'une arme défensive.
Oui, car c'est justice de mettre l'agression du
côté des oppresseurs séculaires. Mais, la vio-
lence est mieux qu'une arme, c'est le seul ins-
trument qui puisse construire la justice. Ce
n'est pas une arme, c'est un outil. Forces
idéales contre forces concrètes. Comment l'idé-
al deviendra-t-il concret si on ne l'introduit
pas dans les choses ? — et s'il doit rester
- 47 -
l'idéal, il est vaincu. Dire nous appelons la
justice mais nous repoussons la violence,
c'est dire à la fois oui et non ; c'est jouer
un double rôle. La raison crie vers la force
réalisatrice. Elle doit crier par nous. Nous
voyons le vrai et le juste, faisons-le, et ce
commandement doit maîtriser tous les autres.
La violence est aujourd'hui la réalité de la
justice.
Ne nous lassons pas de discerner et de dé-
noncer ce qui est clairement au fond des con-
jonctures et n'ayons pas peur de voir et de
parler vrai. N'ayons même pas le regret de
vivre à une époque où il est nécessaire que la
pensée soit à la terrible hauteur des événe-
ments. Les criminels ce sont ceux qui contri-
buent d'une façon ou d'une autre à perpétuer
un état social abject dont le bilan est misère,
vol et assassinat.
48
V
La pensée conservatrice dont l'objectif est si
tragiquement simpliste : faire durer, comporte
donc, dans ses modalités, ses ressources et ses
procédés, une diversité presque infinie, et est
servie par une multitude hétéroclite d'auxi-
liaires.
Il ne peut pas en être de même de la force
révolutionnaire, en vertu de ce principe qu'elle
a à remplacer la vieille administration faussée
du monde, par une administration rationnelle.
La raison est une, et, sur des éléments don-
nés, son interprétation est immuable, ses dési-
gnations sont fatales. Ne l'oubliez pas : il s'agit
— et il ne doit s'agir — de rien d'autre que
d'une science appliquée, et il ne peut pas y
avoir des espèces disparates de lois scientifi-
ques relatives à un même ordre de phéno-
- 49 -
mènes. Il est défendu à l'arbitraire et à la
fantaisie de s'introduire dans les ramifications
harmoniques de la connaissance expérimen-
tale.
La doctrine révolutionnaire est, en consé-
quence, celle qui adapte le plus exactement le
gouvernement de la société aux exigences de
l'intérêt général, sans compromis, sans lacu-
nes, sans fissures, sans réserves autres que
celles qui résultent des nécessités naturelles in-
surmontables. De tous les systèmes, les uns
sont erronés, l'autre est vrai. Comprendre, c'est
tout d'abord comprendre qu'il n'y a qu'une loi
juste qui approfondit chaque partie du sys-
tème législatif jusqu'à ses extrêmes conséquen-
ces logiques et ne laisse rien d'inachevé. L'atti-
rance des harmonies logiques ne rebute jamais
le vrai savant et on ne le voit pas tout d'un
coup se détourner de la conclusion qui s'écrit
d'elle-même.
La vraie doctrine révolutionnaire est celle
qui supprime vraiment le privilège, ce pouvoir
fantôme, si étrangement appuyé sur lui-même
- 60 -
et sur d'autres fantômes, et qui pourtant
meurtrit la vie immense dans le temps et l'es-
pace. C'est celle qui remet le pouvoir à sa place
normale, c'est-à-dire dans chaque être vivant.
L'intérêt général est la somme des intérêts
privés des citoyens. Quand nous parlons d'in-
térêt général, nous ne nous perdons pas dans
une combinaison verbale et nébuleuse, nous
entrons de toutes parts, intégralement, dans la
vie. C'est la notion de la personne, de la source
humaine, qui conditionne cette loi du bien pu-
blic. Chaque intérêt particulier ne doit être
dessiné et limité que par l'ensembe des autres,
et l'ensemble, c'est tout l'ensemble humain.
La liberté est relative, sans doute, — elle ne
serait absolue que s'il n'y avait qu'un être sur
la terre; il n'est pas de société sans loi ni de
loi sans contrainte — elle doit être, en logique
et en équité, pareille, égale pour tous. C'est la
redistribution selon un dessin parfaitement ré-
gulier, des droits de la vie aux vivants, c'est la
généralisation scientifique maxima de l'expan-
sion individuelle.
- 51 -
Elle implique clairement la constitution d'un
statut personnel, qui met en cause et en lu-
mière chaque citoyen, qui exige de chacun un
effort utile, engrené dans l'effort collectif, qui
place tous les citoyens dans des conditions
identiques de vie collective : mêmes ressour-
ces et mêmes obligations devant le travail, mê-
mes conditions devant l'instruction, même
participation dans^ la conduite des affaires
communes, et qui supprime, autour de cette
structure équilibrée, toutes le|s supériorités
préétablies de l'homme sur l'homme, toutes
les puissances artificiellement imposées et
déformées de superstitions : l'autocratie, la
propriété parasitaire, et l'absolu national, qui
en fausseraient les sens et en écraseraient le
fonctionnement.
Cette conception de la vie commune, organi-
sée sur les seules bases de l'effort particulier
— du mérite — et qui refait en harmonie et
en lumière la justice avec la vie des hommes,
qui replace dans le monde temporel le sché-
- 52 -
ma magnifique de la fraternité, et contre la-
quelle aucune créature de bon sens et de cœur
ne peut s'élever, cette conception a été souvent
entrevue par fragments, en des aspects fugi-
tifs et fractionnés, par certains sommets, par
certaines profondeurs. Elle a été longtemps
épelée à tâtons, en désordre. Maintenant, elle
est écrite, elle s'exprime explicitement dans le
Communisme International.
53 —
VI
Ce n'est pas un des moins ineptes sophismes
des avocats de la barbarie, que de représenter
le communisme comme une « spécialité » pro-
posée par certains hommes, convenant à cer-
taines races et à certaines latitudes, une hypo-
thèse hasardée à côté de tant d'autres.
Non, ce n'est pas là un programme social et
politique qu'on peut comparer, comme on com-
pare une langue à une langue ou une littéra-
ture à une autre, à qulqu'un des spécimens
de la collection historique des hypothèses so-
ciales. C'est une construction idéale qui dé-
passe les précédentes par l'étendue, c'est une
conclusion, un terme. L'œuvre communiste
n'est pas à côté des autres; elle est au-dessus.
Il n'y a, entre tous les systèmes républicains,
démocratiques et socialistes, les généreuses et
- 54 -
timides conceptions pacifistes et humanitaires,
et le communisme, qu'une difîérence du moins
au plus. Ce sont les mêmes prémisses et les mê-
mes tendances, mais enfin logiques et consé-
quentes avec elles-mêmes. Elles ne sont plus
atrophiées ou embarrassées de germes d'er-
reurs, ni de formules mal jointes prêtant à
tout un jeu d'interprétations. Le Communisme
est une application pratique, aux conditions
économiques de la vie sociale contemporaine,
des vérités éternelles de la raison et de la
conscience. Qu'on y réfléchisse avec une
franche et forte probité, on verra que toutes
les justes revendications libératrices y trou-
vent leur place naturelle, c'est-à-dire leur
vraie vitalité, comme la partte dans le tout.
Les révolutionnaires qui se sont, çà et là,
dans le déroulement des époques, débattus vai-
nement comme des maudits, étaient, même
dans leurs conceptions, embarrassés par les
contingences contemporaines. Leur audace
et leur « extrémisme » étaient relatifs. L'imi-
tation de leur génie rénovateur ne doit pas se
- 55 -
restreindre à s'arrêter aujourd'hui là où leur
pensée s'est arrêtée jadis, mais à apporter,
dans l'organisation de l'idéal, la même force
créatrice qu'eux. L'hypothèse d'Euclide sur
l'espace sera remplacée, si elle doit l'être, par
celui qui, dans la suite des temps, ressemblera
le plus à Euclide. Le socialisme communiste
est la claire synthèse, l'aboutissement, la ma-
gnifique et vaillante sincérité de la révolte,
si longtemps confuse et si cruellement lente,
de l'esprit contre les choses. Il est au sommet
de l'histoire des idées, comme il est aujour-
d'hui au sommet de l'histoire des hommes.
C'est, autant qu'on peut le dire à cette heure
du temps, la vérité contre la réalité.
Le Communisme n'est donc pas « l'œuvre
personnelle » de Karl Marx. Comme tous les
inventeurs intellectuels, dont les œuvres cons-
tituent des jalons, depuis Aristote qui a dissipé
les hypothèses cosmiques et flottantes des
Ioniens et les idoles abstraites des platoni-
ciens, en fixant le tâtonnement de la pensée
sur la notion de l'originalité individuelle, jus-
- 66 -
qu'à Descartes, qui a dégagé l'intuition hors de
l'embroussaillement des idées factices, ou Kant
qui a remis dans le droit sens toute la spécu-
lation philosophique — Karl Marx n'a rien
apporté de nouveau que de la précision. Il a
perfectionné l'application de la pensée aux réa-
lités, diagnostiqué le mal social avec les termes
justes, en dégageant le rôle caractéristique,
prépondérant et quasi exclusif du facteur éco-
nomique dans l'humanité contemporaine, et
admirablement pesé l'importance pour tous, de
la mise en commun de certaines ressources. Il
a construit ainsi plus solidement, dans une
perspective plus nette et plus proche, et avec
des matériaux plus palpables qui ont définiti-
vement annihilé d'inconsistantes aspirations
antérieures; mais il n'a pas recommencé, il n'a
fait que continuer l'œuvre de vérité. La vérité
a besoin de quelqu'un pour s'exprimer, mais
elle n'est liée à personne. Elle ne porte
pas la marque de ceux qui l'ont trouvée, pas
plus que le monde inconnu, mais non nouveau,
ne porte celle de qui y aborde. Les grands révol-
— 57 —
tés de l'esprit n'ont pas plus inventé la règle col-
lective que Jésus-Christ n'a inventé la morale,
ou Newton la chute des corps : ils l'ont mon-
trée là où elle était. Ils ont la gloire personnelle
d'avoir atteint la vérité, qui reste imperson-
nelle. Mais il a fallu des siècles de mise au
point, de découvertes et d'éclairs, pour que les
hommes de la pensée arrivent à l'application
suprême de la logique, et dégagent la formule
humaine de la société.
58 —
VII
Il faut que les travailleurs de l'esprit se ral-
lient aujourd'hui à la conclusion ferme qui
sort de tant de tâtonnements; qu'ils en com-
prennent la grandeur, la beauté, et le prix
infini pour le genre humain; que, hardiment
fidèles à la mission qu'ils ont choisie, ils se so-
lidarisent avec les hommes qui ont raison.
Ceux-ci sont, dans les jours où nous sommes,
des vaincus. Ils ne représentent qu'une infime
minorité qui vient encore de se rétrécir par la
dissidence de ceux qui sont au fond en dissi-
dence avec l'idée. Cette minorité est assiégée
par la haine, si savamment malsaine et conta-
gieuse des grands privilégiés, dont ils contes-
tent le droit divin. Elle est persécutée par tous
les moyens. Jamais la battue contre les nova-
teurs n'a été à ce point farouche et méticu-
leuse. Nous vivons — et nous rions — en des
jours où pas une heure ne se passe dans le
- 59 -
monde qui ne soit marquée par le supplice de
quelque apôtre obscur du vrai et du bien. Il
faudrait une imagination surnaturelle pour
entrevoir la destruction qui s'accomplit sans
cesse, partout, de par la sanglante volonté
de ceux qui prétendent maintenir l'utopie
capitaliste au moyen de la terreur, et la clouer
sur l'humanité. Il ne peut en être autrement,
puisque notre époque marque la rencontre de
deux conceptions qui ne peuvent co-exister
ici-bas.
Certes, les communistes sont forts d'avoir
raison, de détenir le vrai sens de la chose pu-
blique, ce secret d'honnêteté et de simplicité.
Ils sont forts de la malfaisance évidente du
parasitisme, qui recourt trop manifestement à
des truquages, à des fraudes et à des crimes,
qui fait trop visiblement œuvre de mort, dont
la laideur ne peut plus se masquer, dont le
chancellement au-dessus des abîmes ne peut
plus se dissimuler. Ils sont forts aussi à cause
de la République Russe, par laquelle l'idéal es-
saye de prendre corps. Ils vaincront, ils chan-
- 60 -
geront la face du monde et, par eux, les hom-
mes seront sauvés. Mais il convient d'abréger
les terribles conditions de ce conflit généralisé
entre l'idéal rationnel et la situation de fait,
en comblant l'écart qui sépare encore, dans le
monde, la raison et l'opinion publique.
Que les intellectuels aient l'angoisse de leurs
urgentes responsabilités. Il ne s'agit pas de su-
bordonner toute la littérature et tout l'art à la
sociologie et à la politique. Nous devons, à la
grandeur de notre métier de faire cette réserve
catégorique : il n'y a pas ici-bas que des
vérités sociales. L'obligation pratique de faire
intervenir, là où il le faut, les conceptions
exclusivement positives, ne signifie pas qu'il
n'y ait pas d'autres problèmes, ni qu'une
classification scientifique puisse tout embras-
ser. Il y a les sentiments, les passions, les émo-
tions, l'abîme du bonheur et de la douleur in-
times. Et là, l'homme n'est plus un élément
restreint, positif et mesurable, de l'ensemble,
mais un monde, un centre universel. La philo-
sophie pure demeure sacrée, et les sottes pa-
- 61 -
rôles de Voltaire sur la métaphysique, cette
science de l'être, comparable à l'art parce
qu'elle cherche la clarté suprême et le définitif
appui du vrai, avilissent sa mémoire. Mais tout
homme, quelle que soit l'étendue de son mé-
tier, a une mission civique, et le métier des in-
tellectuels est tel qu'ils doivent être les pre-
miers à accomplir cette mission. Si aucun
homme n'a le droit de se résigner au malheur
des autres, ceux qui représentent l'intelligence
ont d'autant moins ce droit, qu'ici malheur
est la même chose qu'incompréhension, et que
la fantastique asymétrie du privilège n'a pu
subsister si longtemps sur les générations que
grâce à des miracles de confusion et d'inertie.
Ils doivent faire alliance avec la phalange
communiste et reconnaître les affinités profon-
des de ces réalisateurs d'aujourd'hui et des
penseurs de toujours. Avec ceux-là, et pas avec
d'autres. La voie de la pensée créatrice, il faut
la débarrasser des myopes et des fantoches du
réformisme : il faut aller droit jusqu'au bout
du raisonnement; l'esprit humain n'est pas un
- 62 ~
malade ou un affaibli qui a besoin de se repo-
ser ou de s'arrêter en route, et on ne s'acquitte
pas avec sa conscience par petits acomptes. Il
faut rompre avec tous les spécialistes, bien ou
mal intentionnés, qui se cramponnent à leur
spécialité et retombent en arrière, avec les pa-
cifistes, dont la puérilité s'imagine qu'on peut
tout bonnement appliquer la paix sur la guerre
comme un emplâtre; avec les anarchistes, en-
nemis de la contrainte collective, ennemis de
l'organisation, qui profitent aujourd'hui de
l'organisation socialiste, mais contribuent à
faire méconnaître ce qu'elle a de raisonnable
et de constructeur, et qui seront un jour les en-
nemis directs des réformateurs effectifs, en-
sanglanteront autant qu'ils le pourront et fe-
ront peut-être avorter l'oeuvre de la révolu-
tion.
Il ne faut pas adtnettre la médication surna-
turelle des communistes chrétiens. Ces hom-
mes, qui méritent notre hommage par leur
courageuse pureté, se doivent d'adhérer à notre
conception révolutionnaire rationnelle, parce
- 63 -
que celk-ci constitue une sorte de corps de
doctrine minimum expressément contenu dans
le leur. Mais la réciproque n'est pas vraie. Ils
affirment tout ce que nous affirmons quant à
la structure collective idéale, mais nous n'af-
firmons pas tout ce qu'ils affirment. C'est
pourquoi l'adhésion ne peut, non plus, être
réciproque, ni la fusion intime. Nous ne sau-
rions, sans perdre tout le secret de notre force'
collaborer à l'intrusion dans le mouvement
social, de principes directeurs dépendant du
commandement de la foi et dont l'expérience
nous oblige à dénoncer les méfaits sociaux et,
partant, le danger social futur. L'Eglise chré-
tienne est devenue un long cachot. Comment
les vaillants reconstructeurs de la beauté reli-
gieuse espèreraient-ils imprimer celle-ci dans
les âmes mieux que l'a fait le Christ ?
Les intellectuels doivent dissiper les sophis-
mes qu'on cultive et qu'on enchevêtre autour
de ce Communisme, si grossièrement dénaturé
à l'intention de la pauvre masse crédule des
esprits faibles. Par suite d'une habile propa-
- 64 -
gande, par suite aussi, il faut le reconnaître,
de la maladresse de certains défenseurs du so-
cialisme intégral, celui-ci apparaît à la géné-
ralité des hommes, soit comme un rêve enfan-
tin et compliqué, qui ne tiendrait pas à l'usage,
soit comme une contre-partie fruste et non
moins enfantine, de la formule sociale actuelle :
un pur et simple système de représailles du
pauvre contre le riche, de l'ouvrier contre le
bourgeois, et qui utilise, en en retournant
la direction, les abus de la tyrannie bour-
geoise. Que les hommes qui font profes-
sion de juger par eux-mêmes fassent justice
de cette déformation et en éliminent, une fois
pour toutes, ce qu'elle contient de généralisa-
tions illicites, de confusions voulues entre les
commandements de la loi une fois établie, et
les moyens nécessaires pour l'établir. Qu'ils
disent, qu'ils montrent, que la formule com-
muniste consiste beaucoup moins à surcharger
le genre humain de réglementations nouvelUes,
qu'à le débarrasser d'anomalies qu'il faut no-
tre habitude invétérée de l'esclavage, pour ac-
- 65 -
cepter encore : si elle apparaît anormale à
d'aucuns, c'est précisément parce qu'elle est
normale. Le principe du travail obligatoire, du
travail considéré comme seule base de la vie
générale, est beau et noble. L'humanité se
pourrit dans l'oisiveté; l'intelligence s'y stéri-
lise, nous le savons bien. Les comédies qui se
font autour de l'argent des autres sont écœu-
rantes. Cette espèce de royauté dorée, née du
hasard ou de l'exploitation, que s'arrogent
quelques individus, donne un spectacle que
toutes les consciences devraient se déshabituer
radicalement d'admettre. De même qu'on a le
mépris des voleurs et des escrocs, on devrait
avoir le mépris de ceux qui — comme s'ils
étaient des êtres d'une substance supérieure —
vivent du travail des autres. Pour s'enrichir,
c'est-à-dire pour jouir de la vie, pour passer
ici-bas en dominateur et en heureux, il suffît
trop souvent d'une chance, il suffit trop sou-
vent de n'avoir ni scrupules, ni pudeur. Il ne
faut plus, que cela soit. D'autre part, il est
évident que la communauté qui n'est pas une
- 06 -
exploitation organisée, ni l'intrusion de l'Etat
— l'Etat n'est, actuellement, qu'un roi à plu-
sieurs têtes — mais une coopération réelle,
profite à chacun à travers tous. N'est-il pas
manifeste qu'autour de nous la répartition et
l'utilisation des forces productrices sont con-
duites sans méthode, sans vues générales, sans
souci intelligent et continu des grandes réali-
sations bienfaisantes, et dépendent du jeu in-
termittent de l'arbitraire individuel ? Et par
quelle aberration admettre que les hommes
puissent être, par blocs nationaux, dressés les
uns contre les autres ?
Les critiques qu'on articule contre le Com-
munisme reposent toutes sur des mensonges.
La suppression de la propriété ? Le Commu-
nisme ne supprime pas définitivement toute la
propriété individuelle, puisqu'il la réglemente.
Lorsque les contre-révolutionnaires s'écrient
que les communistes veulent supprimer la
propriété privée, ils profèrent une contre-
vérité, car on ne peut pas supprimer toute
la propriété privée : une pareille élimination
- 67 —
appartient au domaine purement verbal et uto-
pique de l'abstraction : bornons-nous à cons-
tater que k salaire, quelles que soient les
formes qu'il prenne, n'est qu'une consécration
du principe et du fait de la propriété. Il faut
dire, pour être exact, que le Communisme re-
place sur ses assises naturelles le droit de pro-
priété et en règle : la formation selon la seule
valeur de l'effort personnel, et les limitations,
selon les seules exigences de l'intérêt général.
La propriété est calquée étroitement sur le tra-
vail. De cette grande correction résultent la
disparition automatique des grosses et lon-
gues fortunes, maladies du droit de propriété,
la fin de toute usurpation et de toute exploi-
tation, mais il reste une marge restreinte de-
vant chaque aspiration individuelle. Cette
marge — qui représente ce que l'intérêt gé-
néral peut laisser de satisfactions égoïstes
et d'émulation à l'intérêt particulier, sans
en souffrir — est difficile à déterminer rigou-
reusement aujourd'hui. La déterminer à priori
c'est aborder le problème par le « mauvais
68
bout ». Elle se déterminera spontanément par
la mise en usage d'une organisation intelli-
gente et équitable. Ce n'est pas quelque chose
de fixe et de froid comme une ligne. C'est par
la base, non par la floraison, que la société
doit s'ordonner. Au reste, les mentalités, à
présent encore troublées par les scintillements
et les sanctions de l'antique lutte pour la vie, à
mesure qu'elles se débarrasseront de ce sombre
idéal vicié d'absurdité et incompatible avec la
vie en société, de « tout à chacun », et qu'elles
s'imprégneront de la conception coordonnée,
purifiée et lumineuse de « tout à fous», se mo-
difieront dans ce grand sens. Elles compren-
dront de moins en moins l'attrait en grande
partie artificiel que présente encore pour les
hommes de nos générations la faculté de pos-
séder. L'idée de propriété personnelle s'atro-
phiera d'elle-même au profit de l'idée de pro-
priété harmonieuse. La raison n'est pas seule-
ment un mécanisme arithmétique : ce n'est là
qu'une partie de la raison, une autre partie de
la raison comprend la vie et entre dans toutes
ses palpitations.
L'excès de l'égalitarisme ? Il n'y a pas d'ex-
cès du moment qu'on ne poursuit pas cette chi-
mère de transformer toutes les personnalités
en choses identiques, mais qu'on prétend seule-
ment assurer à tous un maximum égal de mo-
yens de vivre dans les contingences de la vie
commune. On assure par cela même — bien
plus, on suscite, en raison de la mise en de-
meure formelle de la loi — le développement
de chacun selon l'effort, l'aptitude et la qua-
lité, dans toutes les limites où la cause publi-
que n'est pas lésée. Tout autant qu'elle éli-
mine les hypertrophies, cette loi automatique
de l'intérêt commun élimine les contraintes
inutiles et nuisibles qui diminueraient chacun
sans profit pour tous. La science de l'organi-
sation des ensembles ne dépasse pas son but.
On ne supprime pas pour supprimer. Le
capitalisme, c'est : « Trop pour quelques-uns
et pas assez pour les autres ». On met au
point ce non-sens despotique, en faisant in-
- 78 -
tervenir le principe contraire et non pas l'excès
contraire.
L'insuffisance de la réalisation du régime
des Soviets ? Nous disons que cette réalisation
n'est incomplète que dans la mesure où elle
a été paralysée et accablée par la Sainte-Allian-
ce réactionnaire. La loi écrite et les efforts
ébauchés le prouvent. Le seul fait qu'un gou-
vernement intégralement républicain ait duré
à notre époque, est miraculeux. Dans les con-
ditions où elle a été poursuivie, l'expérience
vaut par ce qu'elle a apporté, et on ne peut pas
lui reprocher ce qu'elle n'a pu faire maté-
riellement.
La dictature du Prolétariat ? C'est une me-
sure provisoire. Elle résulte, non pas d'un ar-
ticle de la loi en vertu duquel les pauvres occu-
peraient dorénavant la place des riches et réci-
proquement, mais de la nécessité de la prise du
pouvoir par les exploités, seuls capables de
faire de leurs mains un état social où il n'y
ait ni exploités ni exploiteurs.
L'Art et la Littérature sacrifiés au travail
- 71 —
manuel ? La production intellectuelle et artis-
tique, livrée actuellement au bon plaisir et au
hasard, refoulée et décimée étrangement par
la sélection arbitraire et grossière qu'introduit
le privilège dans l'instruction, prendra toute
sa valeur et toute son extension au sein d'une
organisation dont la production — quantité et
qualité — fait la raison d'être et la vitalité. Il
est béatement admis, mais tout à fait faux,
de croire que les grandes fortunes particulières
sont indispensables pour développer les mou-
vements artistiques. Les grandes fortunes
engendrent surtout la débauche et le mau-
vais goût. Le débordement d'or sert, avant
tout, à entretenir les prostituées et les princes
de Monaco; ensuite à dorer les artistes médio-
cres — officiels ou mondains. La floraison
actuelle de l'art pictural français sert, avant
tout, à donner au consortium des marchands
de tableaux des bénéfices comparables à ceux
des propriétaires de mines, de chemins
de fer ou de banques. L'amateur éclairé est
aussi rare que l'artiste lui-même. Et il est in-
- 72 -
discutable qu'une communauté sociale possé-
dera seule l'amplitude et les moyens suffisants
pour donner à l'extension et à la vulgarisation
de la vie artistique une organisation sinon par-
faite, car le talent et la beauté ne peuvent que
partiellement s'organiser, du moins plus saine
et moins hasardeuse que jusqu'à présent.
Dans toutes les circonstances où ils ont agi
librement, les hommes de Moscou ont agi avec
une sagesse impeccable. Ils ne peuvent pas se
tromper à cause des dimensions même de leur
conception du réalisme. Que les intellectuels,
qui sont les détenteurs de la logique imma-
nente, ne se donnent pas le ridicule de ne pas
considérer à leur juste mesure ces hommes,
qui peuvent proférer cette profession de foi
formidable : « Pour la première fois depuis
que le monde est monde, nous avons établi une
réforme sociale fouillant jusqu'aux causes,
jusqu'à toutes les causes ». On les maudit
parce qu'ils imposent, dit-on, leur ordre rai-
sonnable, alors que si c'était vrai, on devrait
les bénir pour cela seul. La véritable définition
- 73 -
du « dictateur « Lénine, c'est qu'il est surtout
l'esclave d'une idée et cette idée est juste et,
par conséquent, devrait régner dans l'esprit de
chacun. Ceux qui se plient à une règle réfléchie
et calculée s'obéissent à eux-mêmes. La grande
parole de Sénèque s'étend sur eux : Deo non
pareo sed assentior — Je n'obéis pas à Dieu,
je pense ce qu'il pense. Se rebeller contre la
dictature de la raison, c'est être fou, et c'est être
fou aussi que de ne pas la discerner quand elle
se montre. Il n'y a pas, en vérité, de tyrannie
du bon sens. Et pas plus en fait qu'en prin-
cipe : lorsqu'on s'est décidé à modeler la loi
sur les hommes et non les hommes sur la loi,
l'usage améliore l'institution au lieu de la mo-
mifier. Il se produit un dosage, et une adapta-
tion à la vie mouvante, colorée, frémissante.
Il s'établit un juste niveau, comme celui de
l'océan lorsqu'il est libre tout entier. Lénine
est l'homme le plus respectable de notre âge;
la constitution de la République Fédérative des
Soviets de Russie, qui a éclos prématurément
dans l'histoire, par suite de circonstances ex-
- 74 -
ceptionnelles, est, plus que le Christianisme,
plus que la Révolution Française, l'événement
capital, et le meilleur, de l'histoire du monde.
Par elle, l'humanité commence une seconde
phase.
- n
VIII
L€s intellectuels, les écrivains, ont commis
assez de fautes, accepté assez de capitulations,
il y a assez de taches sur leur œuvre multi-
forme. Il y a assez de pactes et de liaisons
avantageuses entre la production littéraire et
les honneurs et l'argent. Il y a assez d'Instituts
et de Sociétés domestiquées par le pouvoir
et par la réaction, assez de confréries qui pè-
sent sur la pensée au nom de la sanglante
plaisanterie de l'ordre consacré.
Il y a eu assez de servitude ou d'ignorance.
Assez d'écrivains ont prêché la haine contre la
haine et l'éternité de la revanche, exalté la sau-
vagerie et la gloire des coups et usé la vie
irremplaçable, sur ces animalités. Assez de
romanciers ont joué à tort et à travers avec les
idées immenses, selon les fantaisies bornées ou
paradoxales qui leur passaient par la tête.
- 76 -
Assez de poètes se sont permis d'écrire des
sacrilèges, parce que cela se traduisait par des
mots étonnants. Ils se sont assez consacrés à
l'apologie d'un geste ou d'un instinct sans dai-
gner savoir tout ce qu'ils signifiaient. Ils ont
fourni assez de flatteurs aux brutalités, maquil-
lées de noms brillants, de couronnes ou de
nimbes. Ils ont suffisamment érigé en dogmes
des enfantillages, dansé sur le feu et sur l'eau,
confondu sottement les idées les unes avec les
autres, essayé de faire resservir les \aeux
panaches mélodramatiques et décrépits qui
ne s'ajustent pas aux soldats modernes, et
jugé à la façon d'un sport ou d'un roman
d'aventures l'insondable horreur du carnage
qui a fouillé notre époque, se reforme à l'hori-
zon et va recommencer. Il y a assez longtemps
que beaucoup d'entre eux ont aggravé ainsi,
autant qu'il était en leur pouvoir, l'hallucina-
tion sociale et le culte de l'usurpation. Dans les
journaux à fort tirage, vastes et opulentes
entreprises d'étouffement du salut humain,
assez de pitres sont royalement payés pour
— 77 -
venir quotidiennement rapetisser, déformer,
grignoter les grandes idées, et monnayer
en soi-disant axiomes de bon sens, la myopie
et l'imbécillité.
Trop rares et trop perdus ont été ceux qui
ont compris pleinement que le talent et le génie
ne sont que des formes supérieures non seule-
ment de la sincérité mais plus encore, de la
véracité, et que la pensée doit être audacieuse
et implacable. Pour un Romain Rolland, in-
carnation splendide de la conscience et de la
clairvoyance irritées, que de lâches, de sots,
de snobs et de « vieilles perruques », même
chez les jeunes écrivains ! En réalité, les dons
d'expression n'ont surtout servi au troupeau
intellectuel que pour dissimuler la vérité et
contribuer à l'emprise du mensonge social.
Vous vous croyez intelligents par définition,
parce que vous êtes des intellectuels, mais sa-
chez bien que l'homme simple et droit qui sans
être enrichi de votre savoir discerne l'absur-
dité fondamentale de l'ordre consacré, a plus
d'intelligence que vous et vous dépasse par
— 78 -
la pensée. Vous tous croyez libres parce
que vous dites : « Pas d'étiquettes ». Vous
abusez de cette formule dont il ne faut user
qu'avec précaution. Son rôle est actuellement
d'absoudre la paralysie morale et d'assurer la
liberté de ceux dont l'unique objectif est de ne
pas être dérangés. Vous vous croyez sages en
réprouvant « l'extrémisme de gauche comme
celui de droite » ; vous assimilez ainsi deux
choses incomparables à tous égards et vous
vous faites lourdement les complices d'un des
sophismes les plus révoltants qui aient sévi
dans les cervelles. Vous croyez votre apathie
digne d'éloges parce que vous vous proclamez
« tolérants ». Mais que resterait-il de votre
tolérance si on en retirait tout ce qu'elle con-
tient d'ignorance et de mépris des malheu-
reux ? Vous vous croyez les maîtres parce que
l'idée sort de votre race. Mais elle est mainte-
nant plus forte que vous, et, désormais, on ne
peut pas plus changer les temps futurs que
les temps passés. Il y a derrière vous un fleuve
vivant, qui s'arradh© aux souiterhains, qui
- 79 —
grossit, ce qui quelque jour, vous prendra aux
épaules. La débordante santé de l'espérance
populaire entraîneia-t-elle pêle-mêle une mas-
se intellectuelle sénite et anachronique, avare
d'elle-même, confite en méditations stériles, et,
par une farouche ironie, poussera-t-elle au
seuil du radieux désert de l'avenir, des porte-
lumières éblouis et clignotants ?
Consciences, intelligences, révoltez-vous en-
fin ! Mais surtout ne croyez pas qu'il suffise de
vous révolter en vous-mêmes. Ne croyez pas
qu'il suffise désormais de bonnes intentions :
le vieil adage est vrai, l'enfer terrestre est pavé
de cela. Abandonnez dorénavant les fantaisies
individuelles. Votre idée, quelle qu'elle soit, est
fausse, si elle se tient à l'écart de la vie. L'al-
truisme n'est pas un miroir placé devant vous.
Votre personnalité n'est qu'un anneau et vous
devez vous enchaîner aux hommes.
Mes camarades du monde, tous les adhérents
de « Clarté > ne sont pas, en tant que clartistes,
affiliés à un parti. Ils n'ont pas d'attaches offi-
cielles avec le Communisme. Ils n'obéissent à
- 80 -
aucun mot d'ordre. Mais, en se débarrassant de
toute idée préconçue, en nettoyant leur sincé-
rité, en s'adonnant « jusqu'au bout » à la droi-
ture de la raison, ils constatent qu'en théorie et
en fait, le Communisme International est l'in-
carnation vivante d'un rêve social bien fait, et
que par lui l'évidence se doublera de la force.
Ils servent ce rêve — et cet enfantement — en
se consacrant à la pure et simple propagation
du vrai.
Il faut vouloir la révolution puisque c'est un
bien, et que d'ailleurs le régime social actuel
n'est plus viable. Elle se préparera par la diffu-
sion des idées justes, par la vulgarisation des
faits réels, par l'explication, par la vérité. Elle
naîtra dans les choses comme sa nécessité est
déjà née dans les pensées claires. Elle s'impo-
sera pour toujours, non pas quand nous le
voudrons, mais quand nous l'aurons voulu.
Mais, latente ou réalisée, elle n'a été et ne
sera jamais que le cri et que la puissance de
la pensée.
LA COOTYPOGRAPHIE
Société Ouvrière d'Impruierie
M, Tce de Metz, Courkevoie
48401
HM
B36
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Barbusse, Henri
~? L® couteau entre les dentî