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l)rs>iiis par J. A. I'iMiuip
CHAPITRE PllEMIEH.
Quel diable c'isi i\aù le Diable boiti'ux. Où et par quel hasaril don Clcupli
Une nuit dti moisd'oe-
toliie couvrait d'c|inis-
sos tonélires l.i ce nhre
ville de Madrid: déjà le
fieupli-, retiré chez lui,
aissait les rues lihres
iinxamaiilsqui voulaient
cli.inter |i urs peines ou
leurs plaisirs sous les
Lalciins, de leurs itiai-
îresses : dej.i le son des
guitares causait de l'in-
i|uiélude aux pères, et
alarmait les maris ja-
loux: cnQn il était pi es
de minuit lorsque don
Cleoplias Lcaudro l'enz
Zaniijul'o, écolier d'Al-
cali , sortit liriisi|iic-
iiii'nt par une lucari,e
d'une maison mi le lils
indiscret de la déesse de
Cytliére l'avait l'ait en-
trer. Il tiicliait de con-
server sa vie 1 Ison li'n-
ncur en s'efforçant d'é-
chapper ;i trois ou ipia-
Irc spadassins ipii le sui-
vaient de prés [loiir le
tuer, ou pour lui faire
épouser par force une
dame avec lai|U(lle ils ve-
uaientdele surprci;dr.'.
Quoique seul contre
eux, il s'était «jélcndu
vaillamment, et il n'a-
vait pris la fuite ipie par-
ce >|u'il> lui avaient en-
levé son épée dans le
conihat. Ils le poiUNui-
virenl (|uel(pie temps
sur les toits; mais il
trompa leur poursuite à
la faveur de l'oliscurilé.
Il marcha vers inie lu-
mière qu'il a|icrçiil de
loin, et qui, tnute'faihic
qu't lli,' était, lui servit
Ue fanal dans une conjoncture si périlleuse. Api
y>f /t-'^^ip
Ziiiilmlio rt le Dialile bolicnx.
avoir plus iriiiic fois | Mais, ayant ouï soupirer une «erondc foiii,
couru risque de se nom
pre le cou, il arriva prés
d'un grenier d'où sor-
tai' nt les rayons de celte
lumicre, et il entra de-
dans par la fenêtre, aussi
transporté de joie qu'un
pilote qui voit heureu-
sement surgir au port
sou vaisseau menacé du
naiifr.ige.
11 regarda d'abord de
toutes parts, et fort éton-
né de ne trouver person-
ne dans k:\: ^alelas, ipii
lui parut un apparle-
ini'iil assez singulier, il
.se mil à le considérer
avec lieaucoup datten-
tion. Il vit une lampe
dc^ cuivre attachée au
plal'oiid, des livres et
des papiers en confu-
sion >ur une table, une
spliere et des compas
d'un coté, des lioles et
des cadrans de l'antre:
ce .iiii lui lit ju,'eripril
demeurait au-dessous
quelque nsirologiie iiui_
venait faire ses oliser-'
valions dans ce rédiiil.
Il levait an iii'ril que
.son liniiliCHr lui a»ait
l'ait évitir, et d.libeiait
en Ini-inème s'il de-
meiireiail là jusqu'au
lendemain, ou s il pren-
drait lin autre parti,
quand il entendit pous-
ser un long soupir au-
près lie lui. Il s'imagina
d'aboi d qii>! cclaitqiiel-
que fantùmc de son es-
prit agile, une illusioa
de la nuit; c'est pour-
quoi, sans s'y arrêter, il
continua ses réllexiuiis.
il ne douta plus ipie ce ne
K
LE DIABLE BOITEUX.
fut imccliose rcilli"; el. Iiipn ([ii"il no vil |ifr>:o!;no (l:ins h r'aiiilire. il irp
lai'is.i )i.ns(lp s l'crior : Qui fli;ilile so pire iL'i?{l('s[ moi, spisfiimir érolier
lui lépondll nus^^ilôl une vois rjii' avHil <iiirl(Hie cho^e (rcxli.ifjrdiii.iiie;
je suis depuis six mois dans nne de ces fioles bnnchêes. 11 luge en celle
maison m savant astri>l(ij,'iie qui esl inairicicn : c est lui qui. prie ])0u-
voirde sun art, me lienlenferiTiédans celle élroile prison. Viuis èlesdonc
«n esprit? dit don (llcoplias, un peu trouldé île la nniiveanlé de l'aventure.
Je -uis un démon, reparlit la voix ; vous venez ici fort à propos | our me
tirer d'' sclaynge. Je ianijuis dans l'oisiveté, Car je suis le dialdede l'enfer
le plus vif et le plus laliorieux.
Ces paroles cau>érrnl ipielque frayeur au seigneur ZamliuUo; mais,
comme il était n.ilurclleuieni ronrageux, il se r.issura , et dit d'nn ton
fernn'à l'espril : Seigneur dialile, apprenez-moi, s'il vous plail, quel rang
vous tenez parmi vos confrères, >i vous èlesun démon noble ou rnlurier.
Je suis un diable d'inqjoi tance, répiuidit la voix, et Cf lui de tous qui a le
jdus d répnlaliou dans l'un et l'autre inonde. Seri^ z-vons par ha.sard. ré-
jdiqua don (lleoplias, le démon qu'on appelle Luàfi-r? Non, repartit 1 es-
prit ; c'est le diable des charlatans. Ele^-vous l'riel ? reprit 1 écolier Fi
donc, interrompit brusquement la voix; c'est le patron des marchands,
des tailleurs, des boucliers, des boulangers et des autres voleurs du tiers
état. Vous êtes peul-èlre Beizébuf.' ditLeandro. Vous moquez-vous? ré-
pondit 1 esprit; cesl le démon des duègnes el des éeuyers. Cela m'étonne,
dit ZamluiUo ; je croyais Belzébul un des plusgrands personnages de votre
conqiagiiie C'est un de ses moindres sujets, repartit le démon : vous n'a-
vez pas des idées justes de noire enfer.
Il faut donc, reprit don Cleopbas, que vous soyez Léviatban , Belphé-
gor, ou Astarot. l)h ! pinir ces trois-l,i, dit la voix, ce sont des diables du
premier ordre; ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils
des jjrinces, animent les ministres formeni les lignes, excitent les soulè-
vements dans lesElals, el allument les llanibeaux de la guerre. Ce ne sont
point là des maroufles comme les premiers i| le vous avez nommés. Hé ,
liiles-inoi, je vous prie, répliqua l'écolier, quelles sont les fondions de
Flngel? Il est l'àînc de la cbicane, el l'esprit ilii barreau, repartit le dé-
mon. C'est lui tpii a conqiusé le protocole des ImiKsiers el des notaires. 11
inspire les idaideurs, possède les avocats, el obsède les juges.
Pour moi, j'ai d'autres occupations : je fais des mariages ridicules; j'u-
nis des barbons avec des mineures, des mailres avec leurs servantes, des
filles mal dotées avec de tendres amants qui n'ont point de fortune. C'est
moi qui ai inlroduil dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de ha-
sard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels , de la danse, de la
musique, de la comédie , et de toutes les modes nouvelle.^ de France. En
uu mot, je m'appelle .\smodée. surnommé le Diable boiteux.
lié (|Uoi ! s'écria lion Cleophas, vous seriez ce fameux Asmodée dont il
est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Sa-
lomon '? Ah, vraiment ! vous ne m'avez pas dit lous vos amusements ; vous
avez oublié le meilleur, Jesais(iue vous vous divertissez (pielquefois à sou-
lager les amants malheureux : à telles enseignes que, l'année passée, un
bachelier de mes amis obtint, par voire serons, dans la ville d'Akala, les
Lonncsgrilccsde la femme d'un docteur de luniversilé. Cela esl vrai, dit
l'esprit;' je vous gardais celui-là pour le dernier Je suis le démon de la
luxure, ou, pour parler plus bonorablement , le dieu Cupiilon ; car les
poètes m'ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avan-
tageusement. Ils disentque j ai des ailes dT>rées, un bandeau sur lesyeux,
un arc à la main, un carquois plein de lléelies sur les épaules, et avec cela
une beauté ravissante. Vous allez voir tout à l'heure ce qui en est, si vous
voulez me mettre en liberté.
Seigneur Asmodée, répliqua Leandro Perez , il y a longtemps, comme
voii-i savez, que je vous suisentiérement dévoué: le péril que je viens de
courir en peut laire foi. Je .suis bien aise de trouver l'occasion de vous. ser-
vir, mais le vase qui vous recale est sans doute un va.se enchanté : je ten-
terais vainement de le déboucher ou do le briser : ainsi je ne sais pas trop
bien de quelle manière je (lourrai vous délivrer de prison. Je n'ai pas un
grand usage de ces sortes de délivrances; et, entre nous, si, tout lin diable
que vous êtes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, coinmeni un cliétif mor-
tel en |iourrail-il venir à bout? Les hommes ont ce pouvoir , répondit le
dcinon La fiole ou je suis reienu n'est qu'une simiile bmileill de vi r e
facileà briser. Vousn'nvez qu'à la prendre, el (pi'à la jeter parterre, j'ap-
para Irai tout aussit t en forme humaine. Sur ce pied-là, dit l'écolier, la
chose est plus aisée que je ne pensais. Appn^uez moi donc dans quelle
liole vous êtes ; j en vois un assez grand nombre de pareilles, el je ne puis
la déniôler. C'est la iinatriéine du colé de la fenêlie , répliqua l'esprit.
(Juoii|iieremi)reinled'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille
m; laissera pas de se casser.
Cela sullll, reprit don Cleophas. Je suis prêt.! faire ce que vous sou h allez;
il n'y a plus (|u'une petite (iiflicullé (|ui m'arrête: quand je vous aurai
rendu le service dont il s'agit, je crains de payer les pois cassés. Il ne vous
arrivera aucun malheur, repartit le démon ; au contraire, vous serez con-
tent de ma reconnaissance. Je vous apprendrai tout ce que vous vomirez
savoir; je vous instruirai de tout ce cpii .se passe dans le monde : je vous
déeor.vrirai les défauts des hommes; je serai votre démon lulélaire ; et,
plus éclaire que le génie de Sncrale, je prétends vous rendre ejicore pins
savant qucce grand philosophe. En un mot, je me donne à vous avec mes
lionnes et mauvaises ipialilcs ; elles ne vous seront pas moins uliles les
tlne.s que les autres.
Voila de belles iiromes.ses, réprepia l'écolier ; mais vous antres , mes-
sieurs les diables, ou v.nis accuse jle n'clre pas fort reli^'ieiix à tenir ce que
vous nous p.romellez. Celle accnsaljon n'esl p.-is .sans fondement repai til
Vsmodée. La pinparl de mes confrères ne se l'onl pas un scrupule de vous
manquer lie parole. Pour moi, outre que je ne puis trop paver le service
que j'attends de vous, je suis esclave de mes serments; et je vous jure,
parloul ce ipiiles rend inviolables, que je ne vous tromperai point. Comp-
lez sur l'assurance que je vous en donne; et, ce qui doit vous être bien
agr-able. je m'offre .i vous venger, dés celte nuit, de dona Thomasa, de
Celle perfide dame qui avait caché chez elle quatre scélérals pour vous sur-
prendre et vous forcer a ré|iouser.
Le jeune Zambnllo fui iiarliciiliérement charmé de cette dernière pro-
niesse. Pour en avancer 1 accomplissement, il se hâta de prendre la tiole
où était l'espril, et, .sans.s'embarras.ser davantage de ce qu'il en pourrait
arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se brisa en mille pièces, et
inonda le plancher d'une liqueur noirAlre, qui s'évapora peu à peu. elsc
convertit en une fumée, laipielle venant à se dissiper tout à coup, fil voir
à l'écolier surpris une figure d'hommeen manleau, de la hauteur d'envi-
ron deux pieds el demi, a|q)uyé sur deux béiiuilles. Ce petit monstre boi-
teux avait des jambe*de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint
jaune et noir, le nez fort écrasé ; ses yeux , qui paraissaient très-petits ,
ressemblaient à deux charbons allumes; sa bouche, excessivement fen-
due, était surmontée de deux crocs de moustache rousse , et bordée de
deux lippes sans |iareilles.
Ce gracieux Cupidon avait la |èle enveloppée d'une espèce de turban de
crépon rouge, relevé d'un bouquet de plumes de coq el de paon. Il por-
tait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel étaient dessinés di-
vers modèles de colliers et de pendants d'oreilles. 11 était revêtu d'une
robe courle de satin blanc, ceinte par le milieu d'une large bande de par-
chemin vieige, toute marquéedecaractérestalisnianiques. On voyait peints
sur cette robe plusieurs corps à l'usage des dames, très-avantageux nour
la goige, des écharpes, des tabliers bigarrés, et des coiffures nouvelles,
toules plus exiravaganles les unes que les antres.
Mais loutcela n'était rien en comparaison de son manleau. dont le fond
était aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinité de figures peintes
à l'encre de Chine, avec une si grande liberté de pinceau, et desexpres-
sions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il fallait que le diable s'en fut mêlé.
Ou y remarquait, d'un côlè, une dame espagnole couverte de sa niante ,
qui agaçait un étranger à la promenade ; el de l'autre, une dame française
qui èmiiiait dans un miroir de nouveaux airs de visage pour les essayer
sur un jeune abbé qui paraissait à la portière de sa chambre avec des mou-
ches et du rouge. Ici, des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la
guitare sous les balcons de leurs maîtresses ; el là, des Allemands débou-
tonnés, tout en désordre, jdus pris de vin el plus barbouillés de tabac
que des petils-maîlres français, entouraient une table inondée des débris
de lewr débauche. On apercevait dans un endroit un seigneur inusuliuan
sorlant du bain, et environné de toutes les femmes de son sérail, qui s'em-
pressaient à lui rendre leurs services : ou découvrait dans un autre un
gentilhomme anglais qui présentait galamment à sa dame une pipe et de
la bière
On y démêlait au.ssi des joueurs merveilleusement bien représen-
tés : les uns, animésd'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de piè-
ces d'or et d'argent; et les autres, ne jouant plus que sur leur parole,
lançaient au ciel des regards sacrilèges, en mangeant leurs cartes de dés-
espoir. Enfin l'on y voyait aulanl de choses curieuses que sur l'admirable
bouclier que le dieu Vnicain fit à la juièi e de Thélis : mais il y avait cette
différence entre les ouvrages de ces deux boiteux, que les figures du bou-
clier n'avaient aucun rapport aux exploits d'Achille, et ipi'au conliaire
celles du manteau élaient iintant de vives images de loul ce qui se fait
dans le monde par la snggeslion d'Asmodée.
CHAPITRE H.
Suite de la délivraiici' Osiiiodi'e.
Ce démon, s'aperccvant que sa vue ne prévenait pas en sa faveur l'éco
lier, lui dit en souriant : En bien, seigneur don Cleophas Leandro Perez
Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce .souverain niaiire
des cœurs. Que vous semble de mon air el de ma beauté? Les puctes ne
sonl-ils pas d'excellents peinires? Franchement, répondit don Cleophas,
ils sont un peu llalleurs. Je crois que vous ne parùlcs pas sous ces traits
devant Psyrhé Oh ! pour cela non, repartit le Diable; j'empruntai ceux
d'un pelit marquis français, pour me faire aimer brusipiement. Il faut
bien couvrir le vice d'une a|)parence agréable, autrement il ne plairait pas.
Je prends toules les formes que je veux; et j'aurais pu me montrer à vo.s
yeux sous un plus beau corps fantasiique; m.iis puisque je me suis donné
tout a vous, el que j'ai dessein île ne vous rien déguiser, j'ai voulu que
vous me vissiez sous la figure la plus convenable à l'opinion qu'on a ds
moi et de mes exercices.
Je ne suis pas surpris. ditLeandro. que vous soyez un peu laid : par-
donnez, s'il vous plail, le leinie ; b'coinnierce que nou> allons avoir en-
semble demande de la Iranchise. Vos traits >'ai:curJenl fort avec lidée quQ
LE DIABLE BOITEUX.
5
j'avais de VOUS: mnis niiproiiez-mni, (lesrr:\i'f, pourquoi voii,<('l('s lioilciix.
C'esl, roiioniiit le (lùrnini, pour avoir rit inilii'loi'; rii I'ivimi-l' un Jilfé-
reiitl avec l'ill.udoc, le dmlili' dcrinlérèt. Il s'aj^i^sait de savoirqnide nous
deux po^sédeiail un jeune Maticenii ipii veni.il -i Paris chercher fortune
Con)n)e c'était un excellent sujet, un garçon ijui avaiiilegrandsialeuls, nous
nou< en disputâmes vivement In possession. Nous nous ballîuies dans la
moyenne région de l'air Pi.lardoc fut le plus fort, et me jeta sur la ter-
re 'de la même façon que Jupiter, ,i en i|uc disent les poètes, ciilhuta Vul-
caiu. La conlormité de ces aventures fut cause que mes camarades nie
snrnonimcrenl le Diable hoilenx. Ils me donnérenl en raillant ce sobri-
quet, qui m'est resté depuis ce lenijis-lîi. Néanmoins, tout estropié que je
suis, je uc laisse pas d'aller bon train. Vous serez témoin de mon agilité.
Mais, ajoula-l-il, finissons cet entrelien. UAtons-nous de sortir de ce
galetas. Le magicien va bientôt monter, pour travailler à l'imniortalilé
d'une belle Sylphide (|ui le vient trouver ici loutrs les nuits. S il nous
surprenait, il ne manquerait |ias de me remettre en bouteille, et il pour-
rait bien vous y mettre aussi. Jetons auparavant par la fenêtre les mor-
ceaux de la fiole brisée, alin que l'enchanteur ne s'aperçoive pas de mon
élargissement.
Quand il s'en apercevrait après notre départ, dit Zambnllo, qu'en ar-
riverait-il ? Ce qu'il en arriverait ! répondit le hoilenx ; il parait bien que
vous n'avez pas lu le livre de lu Canlrainte. Quand j'irais me cacher aux
cxirémilés de la terre , ou de la région qu'hahilenl les salamandres en-
flammées; quand je descendrais chez les gnomes, ou dans les plus pro-
fonds abîmes des mers, je n'y serais point à couvert de son ressenlimeut.
Il ferait des conjurations si fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais
beau vouloir lui désobéir, je serais obligé de paraître malgré moi devant
lui, pour subir la peine qu'il voudrait m'inijioseï'.
Cela étant, reprit lécolier, je craijis foi'l que notre liaison ne soit pas
de longue durée : ce redoutable nécromancien découvrira bientôt votre
fuite. C'est ce (|ue je ne sais point, réplii|ua l'esprit, parce que nous ne
savons pas ce qui doit arriver. Conmient, s'écria Leandro Ferez , les dé-
mons ii;norent l'avenir? Assurément, repartit le Diable; les pei-sonnes
qui se fient à nous ld-dessu.s sont de grandes dupes. C'est ce qui fait
que les devins et les devineresses disent tant de sottises, et eu font tant
faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les événements
futurs. ISous ne savons que le passé et le piésent J'ignore donc si le ma-
gicien s'apercevra bieulôt de mon absence ; ni.iis j'espine ((lie non. Il y
a ici plusieurs fioles semblablesà celle ou j'élai'^ eiii'eriné; il ne soupçon-
nera pas qu'elle y manque. Je vous dirai de plus ipie je suis daus'sou
laboratoire tomme un livre de droit dans la biblialheque d'un financier;
il ne l'cnse point a moi ; et , quand il y penserait, il ne me fait jamais
l'honneur de m'eniretenir : c'est le plus fier eiicbanleur que je con-
nai.sse Depuis le temps qu'il me tient prisonnier il n'a pas daigné me
parler une seule fois.
Quel homnie I dit don Clenphas. Qu'avez-vous donc fait pour vous at-
tiirr sa haine? J'ai traversé un de ses des.seius, repartit .\smodée. Il y
avait une place vacante dans certaine académie : il |irétendail qu'un de
ses amis l'eut; je voulais la faire donner à un autre : le magicien fit un
talisman compo.sé des plus puissants caractères de la Cabale; 'moi, je mis
mon bumme au service d'un grand ministre, dont le nom lemporla sur
le talisman.
Après «voir parlé de cette sorte, le démon ramassa toutes les pièces
de la fiole cassée, et les jeta par la fenêtre. Seigneur Zamlmilo. dit-il en-
suite ii l'écolier, sauvons-nous au plus vile; (ircnez le bout de mon
manteau, et ne eniignez rien. Qneh|ue périlleux que parût ce parti d don
Cleophas, il uinia mieux raccc|)ler ipie de demeurer expo.sé an ressenti-
ment du magicien ; et il s'accrocha le Uiieiix (|u'il put au Diable, qui
l'emporta dans le moment.
CUAPITRIi: III.
.\smodce n'avait pas vanté sans raison son agilité. Il fendit l'air conime
une lleehe décochée avec violence, et s'alla peirhi.r sur la tour de San
Salvador. Dés qu'il y eut pris pied, il dit li sou compagnon : Lh bien,
seigneur Lcnndrn, quand on dit d'une rude voilure qui' c'est une voilure
di' diable, n'csl-il pas vrai que celle façon de parler est fausse? Je viens
d'iii vérifier la fausseté, répondit puliineiit Znmhullo Je puis assurer
que c'esl une voiture plus douce qu'une litière, et avec cela si diligente,
qu'un n'a pas le temps de s'ennuyer sur la route.
(Ih çd , reprit le démon , vous ne savez pas pourquoi je vous amène
ici : je prétends vous montrer tout ce qui se pns.sc dans .Madrid ; et
romine je veux débuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un en-
droit plus propre d l'exécution de mon dessein. Je vais, par mon pou-
voir diabolique, enlever les loils des inoisuns : et, malgré les tén«lire> de
la I. U- ili'Jans va s'oiivi ir d vos yeux. .\res nu pi s, il ne fil siinph nii'iit
qu'èUiidri. le bras droit, et aussilàl"lous les toits disparurent. Alors l'é-
colier vil, comme en plein midi, l'intérieur des maisons, de même, di
Luis Vêlez de Gucvara, qu'on voit le dedans d'un pàlé dont on vient d'ô-
ter la croûte.
Le spectacle était trop nouveau pour ne pas altirer'son attention tout
entière. Il promena sa vue de loules parts; et la diversité des choses qui
rcnvironnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiosité. Seigneur don
Cleophas. lui dit le Diable , celle confusion d'objets que vous regardez
avec tant de plaisir est. d la vérité, tres-agréable d ronlempler; rnaisce
n'est qu'un amusement frivole. Il faut que je vous le rende utile; et, pour
vous donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je veux vous
expliquer ce que finit toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous
découvrir les motifs de leurs actions, et vous révéler jusqu'à leurs plus
secrètes pensées.
Par où commençons-nous? Observons d'abord, dans celle maison à ma
droite, ce vieillanl qui compte de l'or et de l'argent. C'est un bourgeois
avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour ricii d l'inventaire d'un al-
cade de Cnrte, est tiré par deux mauvaises mules qui sont dans son écu-
rie, et qu'il nourrit suivant la loi des Douze Tables, c'est-d-dirc qu'il leur
dnnne tous les jours d chacune une livre d'orge; il les traite cOniine les
Riiiiiaiiis traitaient leurs esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des In-
iles, chargé d'une grande quantité de lingots, qu'il a changés en espèces.
Admirez ce vieux fou; avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses
richesses ! il ne peut s'en ra.ssasier. Mais prenez garde en même temps d
ce c|ui se passe dans une petite salle de la même maison. Y remarquez-
vous deux jeunes garçons avec une vieille femme'.' Oui, répondit Cleo-
phas. Ce sont apparemment ses enfants? Non, répondit le Diable, ce sont
ses neveux qui doivent en hériter, et (|ui, dans rinipalience où ils sont de
partager ses dépouilles, ont fait venir secrétemenl une sorcière pour sa-
voir d'elle quand il mourra.
J'aperçois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants. L'un
est une coquette surannée qui se couche après avoir laissé ses cheveux,
ses sourcils et ses dents sur sa toilette : l'autre, un galant sexagénaire qui
revient de faire l'amour. Il a déjà ôlé sou œil et sa moustache postiches,
avec sa perruque, qui cachait une tête chauve. 11 attend que son valet lui
Ole son bras et sa jambe de bois.jiour se mettre au lit avec le reste.
Si je m'en fie à mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison une
grande ei jeune fille faite d peindre. Qu'elle a l'air mignon I Eh bien, re-
prit le boiienx, celle jeune beauté qui vous frappe est sœur aiiiéc de ce
galant qui va se coucher. On peut dire qu'elle l'ait la paire avec la vieille
coquette qui loge avec elle. Sa taille, que vous admirez, est une machine
quia épuisé les mécaniques. Sa gorge et ses hanches sont arlifieielles; et
il n'y a pas longtemps qu'étant allée au sermon, elle laissa tomber ses
fesses dans l'aiiilitoire. Néanmoins, comme elle se donne un air de mi-
neure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes grdces. Ils
en sont même venus aux mains pour elle. Les enragés I II me .semble que
je vois deux chiens qui se battent pour un os.
Riez avec moi de ce concert qui se fait assez mes de Id dans une mai-
son boiirge dse, sur la fin il'un souper de famille. On y chante des can-
tates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les paroles sont
d'un alguazil nui fait l'aimable, d'un fat qui com|iosc des vers pour son
I laisir et pnur le supplice des autres. Une cornemuse et une épinelte for-
ment la symphonie. Un grand llandrin de chantre à voix claire l'ail le des-
sus, et une jeune fille qui a la voix fort grosse fait la basse. 0 la plaisante
ciiose ! s'écria don Cleophas en riant : quand on voudrait donner exprés
un concert ridicule, on n'y réussirait pas si bien.
Jetez les yeux sur cet liôiel magniiique, |ioursuivil le démon; vous y
verrez un seigneur c ■béihins un superbe apparlenienl. Il a prés de lui
une cassette remplie de liillels doux. Il les lit pour s'emlormir voluptueu-
seiiicnl, car Ils suiit d'une dame qu'il adore, et >|ui lui l'ail l'aire tant de
dè|ienses, qu'il sein bientôt réduit d solliciter une vice-royautc.
Si tout repose dans cet botel, si tout y est tranquille, en récompense
on se donne bien du mouvement dans la maison prochain(»d main gauche.
Y déinèlez-vous une dame dans un lit île damas rouge? C est une persoune
de condition. C'esl dona Fabula, qui vient d'envoyer chercher une sage-
femme, et qui va doiiiier un héritier au vieux Torribio, sou mari, que
vous voyez auprès d'elle. Nètes-voiis pas charmé du bon naturel de cet
époux? Les cris de sa chère moitié lui percent Idiiie : il est péiiétié de
douleur ; il souffre autant qu'elle. Avec quel soin cl quelle ardeur il s'em-
presse à la secourir 1 tn'eelivemcnt, dit Leandro, voili un lioinine bien
agité; mais j'en aperçois un autre qui parait dormir d'un profond som-
meil dans la même maison , sans se soucier du succès de l'affaire. La
(hdse doit pourtant l'intéresser, rciirit le boiteux, puisque c'esl un dii-
luesliqiin qui e^t la cause première des douleurs de sa maîtresse.
Ibgardez un peu au deld . coiitinua-t-il, et considérez dans Une salle
basse cet liypoci ile ipii se frotte de vieux oing pour aller à une assem-
iilee de .sorciers qui se lient celle nuit entre Sainl-Sèbastien et Foniara-
bie. Je vous y noiioniis tout A l'heure pour vous donner cet agréable
passe-temps, si je ne craignais d'èlre reconnu du démon qui fait le houl-,
d celte cérémonie.
Ce dinblo et voiif;, dit l'écolier, vous n'êtes donc pus bons amis? ^oh
parbleu, reprit Aviniidée. C'esl ce même l'Illardoc dont je vous ai parlé.
l:ecip(|uiM melraliirail ; il ne niaiii|iierait pas il'nverlir de ma fuite mon
magieien. \'miis avez eu peiil-êlre encore quelque ilcinêlé avec ce l'illar-
dik? \'iius l'avi'Z dit, rrpiil le déniiin : il y ;i deux ans que nous eûmes
ensemble uii nouveau dilleieiid pour un enfant de Taris qui songeait
4
LE DIABLE- BOITEL^.
s'éUiLlir.i Nous prétendions tous deux en disposer; il en voulût faire un
Commis, j'en voulais faire un homme à bonnes l'orliines; nos camarades
en tirent un mauvais moine jiour finir la dispute. A|)res cela on nous ré-
concilia ; nous nous embrassâmes, el depuis ce temps-là nous sommes
ennemis mortels.
Liissons là celle belle assemblée, dit don Cleophas, je ne suis nullement,
curieux de m'y trouver; continuons plutôt d'examiner ce qui se pré-
sente à notre vue. Que signifient ces étincelles de feu qui .sortent de cette
cave. C'est une des plus folles occupations des hommes , répondit le
Diable. Ce personnage qui. dans celte cave, est auprès de ce fourneau
emlirasé, est un souflleur ; le feu consume peu à peu son riche patri-
moine, el il ne trouvera jamais ce qu'il cherche. Entre nous, la jiierre
philosojiliale n'est qu'une belle chimère, que j'ai nioi-mènie forgée pour
me jouer de l'espril liutnain , qui veut [lasser les bornes qui lui ont été
prescrites.
Ce souffleur a pour voisin un bon apothicaire, qui n'est pas encore
couché. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec sou épouse
surannée et son garçon. Savez-vous ce qu'ils font? Le mari compose une
pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier demain; le gar-
çon fait une tisane laxative , et la femme pile dans un moriier des dro-
gues astringentes.
J'aperçois dans la maison qui fait face à celle de l'apothicaire, dit
Zambullo. un homme qui se lève et s'habille à la bâte. Malepeslel répon-
dit l'esprit, c'est un médecin qu'on appelle pour une affaire bien pres-
sante. On vient le chercher de la part d'un prélat qui, depuis une heure
qu'il est au lil, a toussé deux ou trois fois.
Portez la vue au delà, sur la droile, et tâchez de découvrir dans un
grenier un homme qui se promène en chemise, à la sombre clarté d'une
lampe. J'y suis, s'écria l'écolier, â telles enseignes que je ferais l'inven-
taire des meubles qui sont dans ce galetas : il n'y a qu'un grabat, un
placel et une table, et les murs me paraissent tout barbouilles de noir.
Le personnage qui loge si haut est un poêle, reprit Asmodée, el ce ijui
vous parait noir, ce sont des vers tragiques de .sa façon dont il a tapisse
si chambre , étant obligé , faute de papier , d'écrire ses pcëmes sur le
mur.
A le voir s'agiter et se démener comme il fait en se proiuenanl, dit
don Cleophas, je juge qu'il compose quelque ouvrage d'importance.
Vous n'avez pas tort d'avoir celle pensée, répliipia le boiteux : il mit
hier la dernière main à une tragédie inlilulée le Déluge universel. On
ne saurait lui reprocher qu'il n'a" point okservé l'unité de lieu, puisque
toute l'action se passe dans l'arche de Noé.
Je vous assure que c'est une pièce excellente ; toutes les bêles y par-
lent comme des docteurs. 11 a dessein de la dédier; il y a six heures
qu'il travaille à l'épilre dédicatoire; il en est à la dernière phrase en ce
moment. On peut dire que c'est un chef-d'œuvre que celle dédicace :
toutes les vertus morales et politiques , toutes les louanges qu'on peut
donner à un homme illustre par sts ancêtres el par lui-même, n'y sont
point épargnées; jamais auteur n'a tant prodigué l'encens. A >|iji pré-
lend-il adresser un éloge si magnifique'? reprit l'écolier. Il n'en sait rien
encore, repartit le Diable; il a laissé le nom en blanc. Ilcherciie quelque
riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié d'au-
tres livres ; mais les gens qui payent les épitres dédicatoires smii bien
rares aujourd'hui : c'est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés, et
par là ils ont rendu un grand .service au public, qui était aceab.éde pi-
toyables productions d esprit; attendu que la plupart des livres ne se lai-
laieiil autrefois cpie pour le produit des dédicaces.
A propos d'épiire dédicatoire, ajout» le démon, il faut (|ue je vous
rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour ayant permis
qu'on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant iMi'on l'im-
primâl ; el ne s'y trouvant pas assez bien louée à son gré. elle prit la
peine d'en composer une de sa façon, et de l'envoyer à ïauieur jiour la
mettre à la tête de son ouvrage.
Il me semble, s'écria Leandr(),que voilà des voleurs qui s'introduisent
dans une maison par un balcon. Vous ne vous trompez |ioinl, dit Asmo-
dée, ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez iiu banquier : suivons-
les de l'œil ; voyons ce qu'ils feront. Ils visitent le comptoir ; ils fouillent
partout : mais le banquier les a prévenus; il pi.rtit hier pour la Hollande
avec tout ce qu'il avait d'argent dans ses cofircs.
Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une échelle
de soie à un balcon. Celui-là n'est pas ce uue vous pensez, répondit le
boiteux; c'est, un marquis qui tente l'escalade, pour se couler dans la
chambre d'une fille uni veut cesser de l'être. Il lui a juré très -légèrement
cju'il l'épousera, et elle n'a pas man(pié de se rendre à ses serments ; car,
d.iini le commerce de l'amour, les marquis sont des négociants ipii ont
grand crédit sur la place.
Je suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait certain homme
que je vois en bonnet de nuit el en robe de chambre. Il écrit avec appli-
cation, et il y a prés de lui une petite ligure noire qui lui conduit la main
eu écrivanl. L'homme qui écrit, répondit le Diable, est un L;refller qui,
|)0ur iibligcr un tuteur trés-recoHiiaissant , altère un arrêt rendu en fa-
veur d'un pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est
Griffiicl, le démon des greffiers. Ce (iriffacl, répliqua don Cleophas, n'oc-
cupe donc cet emploi ([ue par intérini : puisque Fbnjel esl l'e.vpril du bar-
reau, les greffes, cerne semble, doivent être de soii département'? Non,
repartit Asmodée , les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable
parlicuHer. et je vous jure qu'il a de l'occupalion de reste.
Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier,
une jeune dame qui occupe le premier apparlemenl. C'est une vcnve,.el
l'homme que vous voyez avec elle est .«on oncle, qui logeau second étage.
Admirez la pudeur dé celle veuve : elle ne veut pas prendre sa chemise
devant son oncle : elle passe dans un cabinet, pour se la faire mettre par
un galant qu'elle y a caché.
Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de .ses parents,
qui n'a pas son pareil au monde pour idaisanter. Volumniiis, si vanté par
Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel, n'était pas un si fin rail-
leur. Ce bachelier, nommé par excellence, dans Madrid, le bachelier
Dirnnso, esl recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville
qui donnent à manger; c'est à qui l'aura II a un talent tout particulier
pour réjouir les convives ; il l'ait les délices d'une table : aussi va-l-il
tous les jours diaer dans quelque bonne niai.son, d'où il ne revient ipi'a-
jirés deux heures après minuit. 11 esl aujourd'hui chez le marqursd'Alca-
ziiias, où il n'estailé que par hasard. Comment, par hasard'? interrompit
Leandro. Je vais m'expliqiier plus clairement, repartit le Diable. Il y avait
ce malin , sur le midi, à la porte du bachelier, cinq ou six carrosses qui
venaient le chercher de la part de différents seigneurs. Il a fait monter
leurs paces dans son apparlemenl, et leur a dit, en prenant un jeu de
caries : Mes amis, comme je ne puis contenter tous vos maîtres à la fois,
et que je n'en veux point préférer un aux autres, ces caries en vont dé-
cider. J'irai dîner chez le roi de trèfle.
Quel dessein , dit don Cleophas, peut avoir, de l'autre côté de la rue,
certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte? altend-il
cpriine soubrette vienne l'inlroduire dans la maison? Non, non, répondit
.Asmodée; c'est un jeune Castillan qui file l'amour parfait ; il veut par
jinre galanterie, â l'exemple des amants de l'antiquité, passer la nuit à
la poile de sa maîtresse II racle de temps en temps une guitare, en
chantant des romances de sa composition ; mais son infante, couchée nu
second élage, pleure, en l'écoutant, l'absence de son rival.
Venons a ce bâtiment neuf qui contient deux corps de logis séparés:
l'un est occiipé par le propriétaire, qui est ce vieux cavalier qui tantôt
se promène dans son appartement, el tantôt se laisse tomber dans un fau-
teuil. Je juge , dit Zambullo, qu'il roule dans sa tête quelque grand pro-
jet. Qui est cet hoinme-là? Si l'on s'en rapporte à la richesse qui brille
dans sa maison , ce doit être un grand de la première classe. Ce n'est
pourtant qu'un contador, répondit le démon. Il a vieilli dans des emplois
tréslucralifs. 11 a quatre millions de bien. Comme il n'est pas sans in-
quiélude sur les moyens dont il s'est servi ))our les amasser, el qu'il se
vriil sur le point daller rendre .ses conqites dans raiilre monde, il esl
devenu scrupuleux : il songe à bâtir un monastère ; il se fl.ilte qu'après
une si bonne œuvre il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la
permission de fonder un couvent ; mais il n'y veut mettre que des reli-
gieux qui sojent tout ensemble chastes, sobres, el d'une extrême hiiini-
lilé. 11 est fort embarrassé sur le choix.
Le second corps de logis esl habité par une belle dame qui vient de se
baigner dans du lait , el de se mettre au lit tout à l'heure Cette volup-
tueuse per.sonne est veuve d'un chevalier de Saint-Jacques , qui ne lui a
laissé pour tout bien qu'un beau nom ; mais heureusement elle a pour
amis deux conseillers du conseil ie Castille, qui font à frais communs la
dépense de sa maison.
Oh, oh I s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamenla-
lions; viendrait-il d'arriver quelque malheur? Voici ce que c'est, dit
l'esprit : deux jeunes cavaliejs jouaient ensemble aux cartes, dans ce tri-
pot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont
échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main, et se sont bles.sés tous
deux mortellement : le plus âgé est marié, et le plus jeune esl Uts uni-
que ; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, aver-
tis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent décris
tout le voisinage. Malheureux enfant, dit le père en apostrophant son fils,
qui ne saurait l'entendre combien de fois t'ai-je exhorté à renoncer au
jeu? Combien de fois l'ai-je prédit qu'il le coulerait la vie? Je dérlare
ipie ce n'est point ma faute si tu péris misérablement. De son côté la
femme se dé.sespere. Quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle
lui a apporté en mariage ; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries
qu'elle avait, el jusqu'à ses babils, elle est inconsolable de sa perte;
elle maudit les cartes, qui en sont la cause; elle maudil celui qui les a
inventées; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent.
Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cleophas ;
ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâce au ciel, je ne
suis point entiché de ce vice-là. Vous en avez un autre qui le vaut bien,
reprit le démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courti-
sanes? et n'avez-vons pas couru risque ce soir d'être tué par des spmlas-
siiis'.' J admire messieurs les hommes : leurs propres défauts leur parai»-
senl (les minuties, au lieu cpi'ils regardent ceux ({'autrui avtc un micro-
scope. . , .
H faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images tristes.
Voyez, dans une maison à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur
un lit : c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie.
Son neveu el sa pelile-niéce , bien loin de lui donner du secours, le lais-
sent mourir, et se -saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter
LE DIABLE BOITEUX.
chez des receleurs : après quoi ils auront tout le loisir do pleurer et de
se lamenter.
Remarquez-vous prés do là doux liommesque l'on ensevelit? Ce sont
deux frères ; ils étaient malades de la morne maladie, mais ils se gouver-
naient différemment ; l'un avait une confiance aveugle en son médecin,
l'autre a voulu laisser agir la nature ; ils sont morts tous doux : celui-là
pour avoir pris tous les remèdes de son docteur, celui-ci pour n'avoir
rien voulu prendre. Cela est fort emijarrassant, dit Leantlro. Eli ! que
faut-il donc que fasse un pauvre malade? C'est ce que je ne puis vous
apprendre , répondit le Diable ; je sais bien qu'il y a de bons remèdes,
mais je ne sais s'il y a de bons médecins.
Changeons de spectacle , poursuivit-il ; j'en ai de plus divertissants à
vous montrer. Eritondez-vous dans la rue un charivari? Une femme de
soixante ans a épousé ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du
quartier se sont ameutés pour célébrer ses noces par un concert bruyant
de bassins, de poêles et de chaudrons. Vous m'avez dit, interrompit l'é-
colier, que c'était vous qui faisiez les mariages ridicules ; cependant vous
n'avez point de part à celui-là. Non vraiment, repartit le boiteux, je n'a-
vais garde de le faire, puisque je n'étais pas libre ; mais quand je l'aurais
été, je ne m'en serais pas mêlé. Cette femme est scrupuleuse : elle ne
s'est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle
aime. Je ne forme point de pareilles unions; je me plais bien davantage
à troubler les consciences qu'à les rendre tranquilles.
Malgré le bruit de cette burlesque sérénade , dit Zambullo, un autre,
•ce me semble , frappe mon oreille. Celui que vous entendez en dépit du
charivari , répondit le boiteux, part d'un cabaret où il y a un gros capi-
l.iine flamand, un chantre français, et un ofticior de la garde .illemande,
<jui chantent en trio. Ils sont à table depuis huit heures du matin, et chacun
d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux
autres.
Arrêtez vos regards sur cette maison isolée vis-à-vis celle'du'^chanoine;
vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la^lébauche avec trois
hommes de la cour. .\hl qu'elles me paraissent jolies! s'écria don Cleo-
phas : je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu'elles
font de caresses à ceux-là ! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux !
(Juc vous êtes jeune ! répliqua l'esprit : vous ne connaissez guère ces
sortes de dames; elles ont le cœur plus fardé que le visage. Quelques dé-
monstrations qu'elles fassent, elles n'i)nt pas la moindre amitié pour ces
seigneurs : elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux au-
tres pour en tirer des contrats de rente. 11 en est de même de toutes les
coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas
plus aimés ; au contraire, tout payeur est liailé comme un mari : c'est
une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses ; mais laissons ces
.seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs
valets, qui les attendent dans la rue, se consolent dans la douce espérance
de les avoir gratis.
Expliquez-moi, de grâce, interrompit Lcandro Ferez, un autre tableau
qui frappe mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande
maison à gauche. D'où vient que les uns rient à gorge déployée, et que
les autres dansent? On y célèbre quelque fête apparemment? Ce sont des
noces, dit le boiteux ; tous les domestiques sont dans la joie : il n'y a pas
trois jours cpic dans ce même hôtel on était dans une extrême aflïiction.
C'est une histoire qu'il nie prend envie de vous raconter : elle est un peu
longue, à la vérité ; mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point. En
même temps il la commença de celte sorte.
CHAPITRE IV.
Histoire des air.ours Ou comte de Bcllïor et de Lionor de Ccspcdes.
Le comte de Bidllor. un des jdus grands .seigneurs de la cour, était
cpcrdiinienl amoureux du la jeune Léonorde Ccspédes. 11 n'avait pas des-
sein de l'épouser ; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas
un parti as>ez considérable pour lui : il ne se proposait que d'en faire une
mailres.sc.
Dans cette vue il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de
lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui par-
ler ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment oh.sédée d'une duègne
sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir; et
«entant irriter ses désirs par les diflicultcs, il ne cessait de rêver aux
moyens de tromper l'Argus qui gardait sou lo.
D'un autre côté Léonor, qui s était aperçue de l'attention que le comte
avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui; cl ii se
forma insensiblement dans son cceur une passion qui devint enfin Ires-
vlolente. Je ne la fortifiais pourtant pas/jiar mis tentalions ordinaires,
parce que le magicien, qui me tenait alors prisonnier, m'avait interdit
toutes mes fonctions ; mais il sufllsail que la nature s'en mèlAt. Elle n'est
pas moins dangereuse que moi ; toute la difrércucc qu'il y a entre nous,
c'est qu'elle corrompt peu à peu les cœurs , au lieu que je les séduis
brusquement.
Les choses étaient dans cette disposition lorsque Léonor et son éter-
nelle gouvernante, allant un malin à l'église, roncoritrcrcnt nne vieille
fomine nui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait jamais fa-
briqués l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant; et adressant
la jiarole à la duègne : Le ciel vous conserve, lui dit-elle, la sainte
paix soit avec vous; permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas
la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette? La
gouvernante répondit que oui. Je vous rencontre donc fort à propos, lui
dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis uu vieux parent qui
voudrait bien vous parler 11 est arrivé de Flandre depuis peu de jours;
il a connu particul eremeut, mais très-particuliùremont votre mari, et il
a dos choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait
été vous les dire chez vous, s'il ne fût pas tombé malade ; mais le
pauvre homme est à l'exlrémil.'!. Je demeure à doux pas d'ici : prenez,
s'il vous plaît, la peine de me suivre.
La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de
faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre ; mais la
vieille devina le sujet de son emliarras, et lui dit : .Ma chère madame Mar-
celle, vous pouvez vous fier à moi en toute a.ssurance. Je me nomme la
Chichoua. Le licencié .Marcos de Eiguerua, et le bachelier Mira de Mesqua
vous répondront de moi comme de leurs grand'mércs. Quand je vous
projiose de venir à ma maison, ce n'est que pour votre bien. Mou parent
veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prê-
tée. A ce mot de restitution la d;inie Marcolle prit son parti. Allons, ma
fille, dit-elle à Léonor, allons voirie parent de celte bonne dame; c'est
une action charitable que de visiter les mabides.
Elles arrivèrent bientôt au logis de la Cliichona, qui les Ht entrer dans
une salle basse, où elles trouvèrent un homme alite, qui avait une barbe
blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade, paraissait du moins l'être.
Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présoutaul la gouvernante, voici
celte sage dame Marcelle à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu
seigneur Martin Rosette, votre ami A ces paroles lo vieillard, soulevant
un peu la tête, salua la duégue, lui fit signe de s'approcher, et lorsqu'elle
fut prés de son lit, lui dit d'une voix faible : Ma chère madame Marcelle,
je rends grâce au ciel de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment : c'était
l'unique chose que je désirais; je craignais do mourir sans avoir la sa-
tisfaction de vous voir et de vous remettre en main propre cent ducats
que fou votre époux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d'une af-
faire d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-l-il jamais entre-
tenue de cotte aventure?
Uolas ! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlé : de-
vant Dieu soit son àme ! il était si généreux, qu'il oubliait les services
qu'il avait rendus à ses amis; et bieii loin de ressembler à ces fanfarons
qui se vantent du bien qu'ils n'ont point fait, il ne m'a jamais dit qu'il
eut obligé personne. Il avait l'âme Ijelle assurèraent, rè|jliiiua le vieil-
lard, j'en dois cire plus persuadé qu'un autre; et. pour vous le prouver,
il laut que je vous raconte l'affaire donl je suis hcurouseincnl sorti par
son socuuis; mais, comme j'ai des choses à dire qui sont de la dernière
importance pour la mémoire du défunt, je serais bien aise de ne les ré-
véler qu'à sa discrète veuve.
Eh bien, dit a'.ors la Chichoua, vous n'avez qu'à lui faire ce récit en
particulier; ijendant ce temps-là nous allons passer dans mon cabinel,
colle jeune dame et moi. En achevant ces paroles, elle laissa la duègne
avec le malade, et entraîna Léonor dans nue autre chambre, où, sans
chercher de détours, elle lui dit : Belle Lèouor, les moments sont trop
précieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte deBol-
llor ; il y a longtemps qu'il vous aime et qu'il meurt d'envie do vous le
dire; mais la vigilance el la sévérité de votre gouvernante ne lui on'
paspermis jusqu'ici d'avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recoure
à mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vouS
venez de voirest un jeune valet de chambre du comte ; el tout ce (|ue j'ai
fait n'est qu'une ruse, que nous avons concertée pour tromper votre
gouvernante et vous attirer ici.
Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était cache derrière une
tapisserie, se montra ; et courant se jeter aux pieds de Léonor : Madame,
lui dit-il, pardonnez ce stratagème à un amant ([ui ne piuvait jdus vivre
.sans vous parler. Si cotte obligeante personne n eùl pas trouvé moyen de
me procurer cet avantage, j'allais m'abandonner à mon désespoir. Ces
paroles, prononcées duii air touchant, par un homme qui ne déplaisait
pas, troublèrent Léonor. Elle demeura qucl(|ue temps incertaine de In
réponse (luellc y deva !t faire; mais enfin, s'élant remi.se de son trouble,
elle regarda lieiomeiit le comte, et lui dit : Vous croyez peut-être avoir
beaucoup d'obligation à cette olliiieuse dimc <|iii vous a si bien servi;
mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service iprclle vous n
rendu.
En parlant ainsi elle fit (|uelipies pas pour rentrer dans la salle. Le
comte l'arrêta : Drineiirez, dil-il, adnrable Léonor; daignez un moment
m entendre. Ma passion est si pure, qu'elle ne doit point vous alarmer.
Vous avez sujet, je vous l'avoue, de vous révollcr contre l'artifice dont
je me sers pour vous entretenir; maisn'ai-je pasjusipi'à ce jour iniitile-
ineiil essayé de vous parler? Il y a six mois que je vous suis aux églises,
à la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain partout l'occasion de
vous dire ipie vous m'avez charmé. Votre cruelle, votre impitoyable gou-
vernante a toujours su tromper mes désirs. Hélas I au lieu de me laire
un crime d'un stratagému que j'ai été forcé d'employer, plaignez-moi,
G
LE DIABLE BOITEUX.
bellij Léonor, il'avoir .soiiflVvl tous les lourmciUs (Winc si luiigiie allente,
tt jiisez |)âr vus citnrnies îles peinos morlelks ((n'elle n dû me Ciiuser.
Belllor ne m.irnnia pas d'assaisonner ce discours de tous les airs Je
persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en [ra-
tii|ue : il laissa couler queliiues larmes. Lconor eu fut oniue : il commença
malgré elle à s'élever dans sou cœur des mouvements de tendresse el de
pitié; mais, loin de cédera sa faiblesse, plus elle se sentait attendrir,
|)his elle marquait d'empressement à vouloir se retirer. Comte, s'écria-
l-ellc, tous vos discours sont inutiles, je ne veux point vous écouler ; ne
me retenez |)as davantage; laissez-moi sortir d'une maison où ma vertu
est alarmée, ou bien je vais par mes cris attirer ici tout le voisinage, et
rendre voire audace pulili(|ue. Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chi-
cliona, qui avait de grandes mesures à garder avec la justice, pria le
comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au
dessein de Lconor. Elle se débarrassa de ses mains; et. ce ([ui jus pialors
n'était arrivé a aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme ille y était
entrée.
Elle rejoignit promplement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui dit-
elle, quittez ce frivole entretien : on nous trompe ; sortons de cette dan-
gereuse maison. Qu'y a-t-il, ma fille? répondit avec elounement la dame
Marcelle. Quelle raison vous oblige à vouloir vous lelirer si brus(pie-
nicut? Je vous en instruirai, rcparlil Léonor. Fuyons : chaque inslanl que
je m'arrête ici me cause une nouvelle peine. Quelque envie qu'eut la
duègne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclair-
cir sur-le-champ, il lui fallut céder aux instances de Lconor. Elles sorti-
rent toutes deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son
valet de chambre, aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui
viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.
Dès que Léonor se vil dans la rue, elle se mit à raconter avec beau-
coup d'agitaliuiià sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans le cabinet
de la Cliichona. La dame Marcelle l'écoutu fort attentivement ; et lors-
([u'i lies furent arrivées au logis : Je vous avoue, ma fille, lui dit-elle,
cjue je suis extrêmement mortifiée de ce que vous venez de m'ap|)rcndre.
Cotrunent ai-je pu être la dupe de cette vieille femme'.' J ui fait d'abord
difficulté de la suivre. Que u'ai-je continué I Je devais me défier de son
air doux et honnête ; j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une
personne de mon expérience. Ah ! que ne m'avez-vous découvert chez
elle cet artifice, je l'ann-'is dévisagée, j'aurais accablé d'injures le comte
de Belllor, et arraché la barbe au faux vieillard qui me contait des fa-
bles. Mais je vais retourner sur mes pas, porter l'argent que j'ai reçu
comme une véritable restitution; et si je les retrouve ensemble, ils ne
perdront rien pour avoir attendu. En achevant ces mots, elle reprit sa
jnantc qu'elle avait ([uiltée, et sortit pour aller chez la Chichona.
Le comte y était encore; il se désespérait du mauvais succès de son
stratagème. Un autre, en sa place, aurait abandonné la partie; mais il ne
se rebuta point. Avec mille bonnes qualités il en avait une peu louable,
c'était de se laisser trop entraîner au penchant qu'il avait à l'aniour.
Quand il aimait une dame il était trop ardent à la poursuite de ses fa-
veurs; et, ([uoique naturellement honnête homme, il était alors capable
de violer les droits les plus sacrés ]iour obtenir l'accomplissement de ses
désirs. 11 fit réfiexion c|u'il ne pourrait parvenir au but qu'il se proposait
sans le .secours de la dame Man'ille, et il résolut de ne rien épargner
pour la mettre dans ses intérêts. 1! jugea que cette duègne, toute sévère
qu'elle paraissait, ne serait point à l'épreuve d'un présent considérable ;
cl il n'avait pas tort do faire un pareil jugement. S'il y a des gouvernan-
tes fidèles, c'est que les galants ne sont pas assez riches, ou assez libé-
raux.
1) abord que la dame Marcelle fut arrivée, et qu'elle aperçut les trois
personnes à qui elle en voulait, il lui prit une fureur de langue : elle dit
un million d injures au comte et à la Chichona, et fit voler la restitution
a la tête du valet de chambre. Le comte essuya patiemment cet orage;
el, semetlant à genoux devant la duègne, pour rendre la scène plus tou-
chante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avait jelée, et lui
offrit mille pisioles de surcroit, en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle
n'avait jamais vu solliciter si ]iuis>a!r.ment sa compassion; aussi ne fut-
cllc pas inexorable : elle eut bienUit ipiilté les invectives; et comparant
en elle même la somme propo.-ée avec la médiocre récompense qu'elle
ailenJail de don Luis de Ccspcdes, elle trouva qu'il y avait plus de profit
à écarter Léonor de son devoir (|u'i l'y maintenir. C'est pounpioi, après
quelques façons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pisioles,
|nomil de servir l'amour du comte, et s'en alla sur-le-champ travailler
à l'exécution de sa promesse.
(iomme elle connaissait Léonor pour une fille verlueuse, elle se garda
bien de lui donner lieu de sou|içoiinerson intelligence avec le comte, de
peur qu'elle n'en avertit don Luis, son père ; et, "voulant la perdre adroi-
icruenl, voici de quelle manière elle lui parla à son retour. Léonor, je
\ ieiis de satisf.iire mon esprit irrité ; j'ai retrouvé nos trois fourbes ; ils
éiuient encore tout étourdis de votre courageuse retraite. J'ai menacé la
Chichona du ressenliuieul de votre père et de la rigueur de la justice, el
j'ai dit au comte de Belllor toutes les injures <|ue la colère a pu me sug-
gérer. J'espère que ce seigneur ne formera plus de pareils allentats, el
que ses galanteries ccsscronl désormais d'occuper ma vigilance. Je rends
j(rfUcsaHcicl<|uc vous ayez, par votre fermeté, évité le piège qu'il vousavail
tendu, i on pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tiré aucun avantage de
«on artifice ; car 1«8 .grâuJu seijjneurs se fout uu jeu de séduire dejèuues
personnes. Laplup.nrl même de ceux (pii se piipient le plus de probité ne
s'en font |ias le moindre scrupule, comme si ce n'élail p.is une mauvaise
action que de déshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le
comte solide ce caractère, ni qu'il ait envie de vous tromper ; Une faut pas
toujours juger mal de son prochain ; peut-être a-l-il des vues légitimes.
Quoi(|u'il soil d'un rang à prétendre aux premiers partis de la cour, vo-
tre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution de vous épouser. Je
me souviens même que, dans les réponses qu'il a faites à mes reproches,
il m'a laissé entrevoir cela.
Que dites- vous, ma bonne? interrompit Lconor. S'il avait formé ce
dessein, il m'aurait dêj,i demandée à mon père, qui ne me refuserait
point à un homme de sa condition. Ce que vous dites est juste, reprit la
gouvernante ; j'entre dans ce sentiment; la démarche du comte esl sus-
pecte, ou plutôt ses intentions ne sauraient être bonnes; peu s'en faut
que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures.
Non, ma bonne, repartit Léonor, il vaut mieux oublier ce qui s'est pa.ssé
et nous venger par le mépris. 11 est vrai, dit la dame Marcelle, je crois
que c'est le meilleur parti; vous êtes plus raisonnable (pie moi; mais,
(l'un autre côté, ne jugerions-nous point mal des sentiments du comte'?
que savons-nous s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? Avant que d'ob-
tenir l'aveu d'un père, il veut peut-être vous rendre de longs services,
mériter de vous plaire, s'assurer de votre cœur, afin que votre union ait
plus de charmes. Si cela était, ma fille, serait-ce un grand crime que de
l'écouler? Découvrez-moi votre pensée; ma tendresse vous est connue ,
vous sentez-vous de l'inclinalion pour le comte, ou auriez-vous de la ré-
pugnance à l'épouser?
A cette malicieuse question, la trop sincère Léonor baissa les yeux en
rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul éloignemeut pour lui; mais,
comme sa modestie l'empccliait de s'expliquer plus ouvertement, la duè-
gne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. Enfin elle se rendit
aux affectueuses démonstrations de sa gouvernante. Ma bonne, lui dit-
elle, puisque vous«soulez que je vous pai-le confidemment, apprenez que
Belflor m'a paru digne d'êlre aimé. Je l'ai trouvé si bien fait, et j'en ai
oui parler si avanlagcusement, que je n'ai pu me défendre d'être sensible
à ses galanteries. L'attention infaligabic que vous avez à les traverser m'a
souvent fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai
plaint quelquefois, et dédommagé, par mes soupirs, des maux que voire
vigilance lui fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment, au liru
de le haïr après son action téméraire, mon cœur, malgré moi, l'excuse,
et rejette sa faute sur votre sévérité.
Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire
que sa recherche vous serait agréable, je veux vous mén.-ger cet amant.
Je suis très-sensible, repartit Léonor en s'attcndrissanl, au service que
vous voulez me rendre. Quand le comte ne tiendrait pas un des premiers
rangs à la cour, quand il ne serait qu'un simple cavalier, je le préfére-
rais à tous les autres hommes; mais ne nous nattons point : Belllor est
un grand seigneur, destiné sans doute pour une des plus riches héritières
de la monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de don Luis,
qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non, njoula-t-elle, il
n'a pas pour moi des sentiments si favorables ; il ne me regarde pas^
comme une personne qui mérite de porter soii nom; il ne cherche ([u'i
m'offenser.
Eh ! pourquoi, dit la duègne, voulez-vous (|u'il ne vous aime pas assez
pour vous épouser? l'amour fait tous les jours de plus grands miracles.
Il semble, à vous entendre, que le ciel ail mis entre te comte et vous
une distance infinie. Faites-vous plus de justice, Léonor; il ne s'abais-
sera point en unissant sa destinée i la vôtre : vous êtes d'une ancienne
noblesse, et votre alliance ne saurait le faire rougir. Puisque vous avez
du penchant pour lui, continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux
approfindir ses vues ; et, si elles sont telles qu'elles doivent être, je le
Uatterai de (pielque espérance. Gardez-vous-en bien, s'écria Léonor; je
ne suis point d'avis que vous l'alliez chercher ; s'il me soupçonnait d'a-
voir (luebpie part à cette démarche, il cesserait de m'estlnier. Oh! je
suis plus adroite que vous ne pensez, répliqua la dame Marcelle. Je com-
mencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein de vous séduire. Il ne
manquera pas de vouloir se justifier; je l'écouterai; je le verrai venir :
enfin, ma fille, laissez-moi faire, je ménagerai votre honneur comme
le mien.
La duègne sortit à l'entrée de la nuit. Elle trouva Belllor aux environs
Je la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de l'entrelien qu'elie
avait eu avec sa maîtresse, et n'oublia pas de lui vanter avec quelle
adresse elle avait dècouveil qu'il eu était aimé. Rien ne pouvait être
plus agréable au comte que cette découverte; aussi en rcmcrcia-t-il la
dame Marcelle dans les termes les plus vifs : c'est-à-dire qu'il promit
Je lui livrer Jès le lendemain les mille pisioles; cl il se répondit à lui-
même du succès de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille
iirèvenue est à moitié séduite. Après cela, s'étanl séparés fort satisfait»
l'un de l'autre, la duègne retourna au logis.
Léonor, qui l'allendail avec inquiétude, lui demanda ce qu'elle avait
à lui annoncer. La meilleure nouvelle que vous |uiissiez apprendre, lui
répondit la gouvernante : j'ai vu le comte. Je vous le disais bien, ma
fille, SCS intentions ne sont pas crimir.elles : il n'a point d'autre but que
de se marier avec vous ; il me l'a jure par tout ce qu'il y a de plus sacrz
parmi les hommes. Je ne me suis pas ruudue à cela, comme vous pouveé
LE DIABLE BOITEUX.
penser. Si vous êtes dnns celle disposilion, lui ai-je dit, pourquoi ne
lailes-vous pas auprès de don Lui< la di'marche ordinaire?
Ah ! ma chère Marcelle, m'a-t-il répondu, sans paraître embarrassé
de celte demande, approuveriez-vous que, sans savoir de quel œil me
re!;arde Léonor, et ne suivant que les transports d'un aveui; e amour,
j'allasse tyranniquement l'obtenir de sou père"? Non, son repos m'est
plus cher que mes désirs, et je suis irop honnête homme pour m'e.xposer
à faire son malheur.
Pendant qu'il parlait de la sorte, continua la duéa;nc, je l'observais
avec une extrême attention, cl j'employais mon expérience à démêler
dans ses yeux s'il était effectivemenl épris de tout l'amour qu il m'ex-
primait, ijne ''ous dirai-je ! il m'a paru pénétré d'une véritable passion ;
j en ai senti une joie que j'ai bien eu de la peine à lui cacher; néan-
moins, lorsque j'ai été persuadée di; sa sincérité, j'ai cru que, pour
vous assurer un amant de cette importance, il était à propos de lui lais-
ser entrevoir vos sentiments : .Seiu'neur, lui ai-je dit, Léonor n'a point
d'aversion pour vous ; je sais qu'elle vous estime; et, autant que j'en
puis juger, son cœur ne gémira pas de voire recherche. Grand Dieu!
s'cst-il alors écrié tout lj'ans|iorlé de joie, qu'entends-je! Est-il possilde
que la charmante Léonor soit dans une disposition si favorable poui' moi"?
(jue ne vous duis-je point, obligeante Marcelle, de m'avoir tiré d'une si
longue incertitude? Je suis d'autant plus ravi de celte nouvelle, que c'est
vous qui me l'annoncez; vous qui, toujours révoltée contre ma tcn-
dre.sse, m'avez tant fait soufl'rir de maux; mais achevez mon bonheur,
ma chère Marcelle ; faites-moi parler à la divine Léonor; je veux lui don-
ner ma foi, et lui jurer devant vous que je ne serai jamais qu'à elle.
A ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajouté d'autres encore
Îilus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priée d'une manière si pressante de
ui procurer un entretien secret avec vous, que je n'ai pu me défendre
de le lui promettre. Hé! pourquoi lui avez-vous fait cette promesse?
s'écria Léonor avec quelque émotion. Une fille sage, vous me l'avez dit
cent fois, doit absolument éviter ces conversations, qui ne sauraient être
que dangereuses Je demeure d'accord de vous l'avoir dit, répliqua la
duègne, el c'est une très-bonne maxime ; mais il vous est permis de ne
la pas suivre dans cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte
comme votre mari. Il ne l'est point encore, repailit Léonor, et je ne le
dois pas voir qu(! mon père n'ait agréé sa démarche.
La dame Marcelle, en ce moment, se repentit d avoir si bien élevé une
fille dont elle avait tant de peine à vaincre la retenue. Voulant toutefois
en venir à bout, à quelque prix que ce fût : Ma chère Léonor, reprit-
elle, je m'applaudis de vous voir .si réservée. Heureux fruit de mes soins !
Vous avez mis à profit toutes les leçons que je vous ai données. Je suis
charmée de mon ouvrage ; mais, ma fille, vous avez enchéri sur ce que
je vous ai enseigné : vous outrez ma morale ; je trouve votre vertu un
peu trop sauvage. De quelque sévérité que je me pique, je n'approuve
point une farouche sagesse qni s'arme indifféremment contre le crime
cl l'innocence. Une fille ne cesse pas d'être vertueuse pour écouler un
amant, quand elle connaît la pureté de ses désirs; et alors clic n'est
pas plus criminelle de répondre à sa passion que d'y être sensible. Repo-
sez-vous sur moi, Léonor ; j'ai irop d'expérience, cl je suis trop dans vos
intérêts, pour vous faire faire un pas qui puisse vous nuire.
Et dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit Léonor. Dans
votre appartement, repiil la duègne : c'est l'endroit le plus sur. Je l'in-
troduirai ici demain, pendant la nuit. Vous n'y pensez pas, ma bonne !
rc|diqua Léonor ; i|uoi! ic souffrirai qu'un homme... Oui, vous le souf-
frirez, interrompit li gouvernante; ce n'est pas une chose si extraordi-
naire que vous vois l'imaginez. Cela arrive tous les jours ; et plût au ciel
que tontes les filles qui reçoivent de pareilles vi>ites eussent des inten-
tions aussi bonnes ipie les vôires! D'ailleurs, qii'avez-vous à craindre?
ne serai-je pas avec vous? Si mon père venait nous sur|)iendie? reprit
Léonor. Soyez encore en repos là-dessus, repartit la dame Marcelle. Voire
père a l'esprit Iranquilic sur votre conduite : il connaît ma fidélité, il a
une entière confiance en moi. Léonor, si vivement poussée par la duègne,
cl jiressèe en secret par son amour, no put résister plus longtemps; elle
COTisenlil à ce qu'on lui proposait.
Le comte en fut bientôt informé. 11 en eut tant de joiç, qu'il donna
sur-le-ch'mp à son agentc cinq cents pistoles, avec une bague de pa-
reille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa parole, ne
voulut pas être moins exacte à Iciiir la sienne. Dès la nuit suivante,
ipiand elle jugea que tout le monde reposait au logis, elle attacha à un
balcon une éclulle de soie que le comte lui avait donnée, cl fit entrer par
\à ce seigneur dans l'appartement de sa nviîlre.sse.
Cependant cette jeune personne s'abandonnait à des réllexions qui l'a-
g laient vivement. Quidqiie penchant qu'elle eût pour B lllor, et malgré
oui ce que pouvait lui dire sa jioiivrrnanle, • Ile se reprochail d'avoir eu
la racililè de consentir li une visite ipii Iticss.iil son devoii; : la punie de
ses iiilrnlions ne la rassurait point. It'ccvoir la niiil, dans sa chambre,
lin homme qui ii'avail pas l'aveu de son père, el d 'lit elle ignorai! même
b'S vérilabli'S sentiinenls, lui paraissait une démarche, noii-srnlemi'nt
criminelle, mais digne encore des mépris de son amant. Cette dernière
(lenséi- fusait sa plus grande peine, cl elle en était fort occupée lorsipie
le comte entra.
Il M' |i-ia il abord à ses genoux pour la remercier de la faveur qu'elle
lui faisait. Il parut pénétré d'amour el de reconnaissance, cl il l'assura
au'il était daus lu dvs.scin de répou:>Ër. Méaninuins c .mine il ne s'éten-
dait pas là-dessus autant (pi'elle l'aurait souhaité : Comte, lui dit-elle, je
veux bien croire ipic vous n'avez pas d'autres vues que celles-là ; mais,
quelques assui>iuces que vous m'en puissiez donner, eiies me seront lou-
jiiurs suspectes, jusqu'à ce qu'elles soient autorisées du consentement dc
mon père. Madame, réjiondil Belflor, il y a longtemps que je l'aurais de-
mandé, si je n'eusse pas craint de Polilenir aux dépens de fotre repos.
Je ne vous rejiroche point de n'avoir pas encore fait celte démarche, re-
prit Léonor; j'approuve même sur cela votre dél catesse : mais rien ne
vous relient plus, 1 1 il faut que vous parliez au plus tôt à don Luis, oit
bien résolvez-vous à ne me revoir jamais.
Uè! pourquoi, répliqua- l-il, ne vous verrais-je plus, belle Léonorî
Que vous êtes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous saviez
aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de recevoir secrète»
ment mes soins, cl d'en dérober, du moins pour i|uel(|ne temps, la con-
naissance à votre père. Que ce commerce mystérieux a de charmes pour
deux cœurs étroitement liés ! Il en pourrait avoir jiour vous, dil Léonor;
mais il n'aurait pour moi que des iieines. Ce raffiiu'mcnt de tendresse ne
convient point à une fille (|ui a delà vertu. Ne me vantez plus les délices
de ce commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas
proposé ; et si vos inleutions sont telles que vous voulez me le persuader,
vous devez, au fond de votre àme, me reprocher dc ne m'en être pas
offensée. Biais, hélas ! ajouta-t-cUo en laissant échapper quelques ]dours,
c'est à ma seule faiblesse que je dois imputer cet outrage; je m'en suis
rendue digne en faisant ce que je fais pour vous.
Adorable Léonor, s'écria le comte, c'est vous qui me faites une mor-
telle injure! Voire vertu trop scrupuleuse prend de faiis.ses alarmes.
Quoi ! parce que j'ai été assez heureux pour vous rendre favorable à mon
amour, vohs craignez que je cesse de vous estimer '.' Quelle injuslicc !
Non, madame, je connais tout le prix de vos bontés : elles ne pouvant
vous ôter mon esiinie, et je suis prêt à faire ce que vous exigez de moi.
Je parlerai dès demain au seigneur don Tuis ; je ferai tout mon po.ssible
pour qu'il consente à mon bonlieur ; mais je ne vous le cèle point, j'y vois
peu d'a]qiarcnce. Que dites-vous! reprit Léonor avec une exirème sur-
prise. Mon père pourra-t-il ne pas agréer la recherche d'un homme qui
lient le rang que vous tenez à la cour? Eh ! c'est ce môme rang, rejiartit
Belllor, qui me fait craindre ses refus. Ce discours vous surprend : vous
liiez cesser de vous étonner.
Il y a quelques jours, poursuivit-il, ipie le roi me déclara (|u"il voulait
me marier. Il ne m'a point nommé la dame qu'il me destine; il m'a seu-
lement fait comprendre que c'est un des premiers partis dc la cour, et
qu'il a ce mariage fort à cœur. Comme j'ignorais quels ))ûuvaient être
vos sentmcnts pour moi, car vous savez bien que votre rigueur ne m'a
pas permis jusqu'ici de les démêler, je ne lui ai laissé voir aucune répu-
gnance à suivre ses volontés. Après cela, jngez, madame, si don Luis
voudra se mettre au hasard de s'attirer la colère du roi eu m'acceplant
pour gendre.
Non, sans doute, dit Léonor; je connais mon nére : quelque avanta-
geuse que soit pour lui voire alliance, il aimera mieux y renoncer que de
s'exposera déplaire au roi. Mais quand mon père ne s'opposerait point à
notre union, nous n'cn'serions pas plus heureux ; car enfin, comte, com-
ment poiirriez-vous me donner une main que le roi veut engager ail-
leurs? Madame, répondit Belllor, je vous avouerai de bonne foi que je suis
encore dans un assez grand embarras dc ce côté-là : j'espère néanmoins
qu'en tenant une conduite délicate avec le roi, je ménagerai si bien son
esprit et l'amitié qu'il a pour moi, que je trouverai le moyen d'éviter le
malheur qui me menace : vous pourriez même, belle Léonor, m'aider en
cola, si vous me jugiez digne de m'atlacher à vous. Eh ! de quelle ma-
nière, dit-elle, puis-JB contribuer à rompre le mariage que le roi vous a
proposé? Ah. madame! répliqua-t il d'un air passionné, si vous vouliez
recevoir ma foi, je saurais bien me conserver à vous sans que ce prince
m'en pi'it.savoir mauvais gré.
l'crmcttez, charmante i-éonor, ajouta-t-ilcn se jetant à ses genoux, per-
mettez que je vous épouse en présence de la dame Marcelle ; c'est un té-
moin qui répondra de la sainteté de notre engagement. Par li je me dé-
roberai sans peine aux Irislcs nn'uds dont on veut me lier ; car, si après
cela le roi me presse d'acce|itcr la dame qu'il me destine, je me jetterai
aux pieds de ce monarque, je lui dirai que je vous aimais dipiiis long-
temps, el que je vous ai secrètement épousée. Quelque envie qu'il puisse
avoir de me marier avec une autre, il est trop bon pour voiibiir m'arra-
chcr à ce que j'adore, et trop juste pour faire cet afi'iont à votre fa-
mille.
Que pensez-vous, sage Marcelle, ajoula-l-il en se tournant vers lagou-
vernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vii'iit de m'inspircr?
J'en suis charmée, dit la dame Marcelle; il f.iut avouer que l'amour e.^l
bien inçéniciix! El vous, adorable Léonor, reprit. le cnmle, f]ii'cn dites-
vous? Volreespril, toujours armé de défiance, refiisera-l-il dernpproiivcrî
Non, répondit Léonor, pourvu que vous y fassiez entrer mon pcre ; je no
doute pas qu'il n'y souscrive dés que vous l'en aiirCz instriiil.
Il faut bien se garder de lui faire cette conlidence, interrompit en cet
endroit l'ab'imim'ble duègne ; vous ne connaissez pas le .seigneur don
Luis : il est trop délicat sur les malières d'honneur pour se |irêlerà de
mystérieuses amours, la pnqiosilioii d'un mariage secret loffensern;
d'aillciiis sa |iriidencc ne manipiera pas de lui faire appréheniler les sui-
tes d'une union qui lui |iaraiti(i choquer les desseins du roi. Par cette
démarche indiscrète vous lui donnerez di s soupçons, ses yeux seront in-
LE DIABLE BOITEUX.
ccssamnient ouverts sur toutes nos actions, et il vous ôloia tous les
moyens de vous voir.
J'en mour;•ai^ de douleur! s'écria noire courtisan. Mais, madame Mar-
celle, poursuivit-il en affeclant nu air chagrin, croyez-vous cnectivemcnt
que don Luis rojctti' la proposiliou d'un hymen clandestin ? N'en doutez
nullement, ré|K)uJit la gouvernante ; mais'je veux qu'il l'accepte : régu-
lier et scrupuli'UK comme il est, il ne consentira point (luel'on supprime
les cérémonies de l'église ; et si on les pratique dans votre mariage, la
chose sera bientôt divulguée.
Ah! ma cliére Looiior, dit alors le comte en serrant tendrement la main
de sa maîtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une vaine opi-
•nion de bienséance, nous exposer à l'affreux péril de nous voir séjiarés
pour jamais! Vous n'avez besoin que de vous-même pour vous donner à
moi. L'aveu d'un père vous épargnerait peut-être quelques peines d'es-
prit ; mais puis(iue la dame Marcelle nous a prouvé l'inipossibilitc de
l'obtenir, rendez-vous à mes innocents désirs. Recevez mon ctt'ur et ma
Diain; et lorsqu'il sera temps d'informer don Luis de notre engagement,
nous lui apprendrons les raisons (|uc nous avons eues de le lui cacher. Eii
liien, comte, dit Léonor, je consens que vous ne parliez pas sitôt à mon
père. Soudez auparavant l'esprit du roi; avant que je reçoive en secret
votre main, parlez à ce prince; dites-rni, s'il le faut, que vous m'avez se-
crètement épousée. Tàthims, parcelle fausse confidence... Oh! pour cela
non, madame, répondit Belllor; je suis trop ennemi du mensonge pour
oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir jusque-là. De plus, tel est
le caractère, du roi (pie s'il venait à découvrir que je l'eusse trompé, il ne
me le p.irdonnerait de sa vie.
.le ne finirais point, seigneur don Cleo])has, continua le Diable, si je
répétais mot pour mot tout ce que Belllor dit pour séduire cette jeune
personne: je vous dirai seulement qu'il lui tint tous les discours pn.ssion-
nés que je soufi'e aux hommes en pareille occasion ; mais il uit beau
jurer qu'il confirmerait publiquement, le plus tôt qu'il lui serait possi-
Ide, la foi qu'il lui donnait en particulier; il eut beau prendre le ciel à
témoin de ses scimenls, il ne put ti iompher de la vertu de Léonor, cl !e
jour, qui était prêt à naraîlre, l'obligea, malgré lui, à se retirer.
Le lendemain, la dnégne. croyant qu'il y allait de son honneur, ou,
pour mieux dire, de son intérêt de ne point abandoiuïcr son entreprise,
dit à la fille de don Luis : Léonor, je ne sais plus quel discours je dois
vous tenir; je vous vois révoltée contre la passion du comte, comme s'il
n'avait pour objet qu'une simple galanterie. N'auriez-vous point remar-
qué en sa personne quelque chose qui vous en eût dégoûtée? Non, ma
bonne, lui répondit Léonor, il ne m'a jamais paru plus aimable, et son
entri'tien m'a fait apercevoir en lui de nouveaux charmes. Si cela est,
reprit la gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous èles prévenue
pour lui d'une inelinaliou violente, et vous refusez de souscrire à une
chose dont on vous a représenté la nécessité?
Ma bonne, répliqua la fille de don Luis, vous avez plus de prudence et
plus d'expérience que moi ; mais avez-vous bien pensé aux suites que
penlav'iirun mariage contracté sans l'aveu démon père? Oui, oui, ré-
pondit la duègne, j'ai fait bi-Jessus toutes les réflexions nécessaires, et je
suis fiicbée que vous vous oj'posiez avec tant d'opin';itreté au brillant éta-
blissement que la fortune vous présente. Prenez garde que votre obstina-
tion ne fatigue et ne rebulc votre amant: craignez (|u'il n'ouvre les yeux
sur l'intérêt de sa fortune, que la violence de sa passion lui fait négli-
ger. Puisqu'il vent vous donner sa foi, recevez -la fans balancer. Sa ]ia-
i'ole le. lie : il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur; d'ail-
leurs je suis tcni:'in qu'il vous reconnaît pour sa femme; ne savcz-vous
pas qù'nn témoignage tel que le mien suffit pour faire condamner en
justice un amant ipii oserait se parjurer?
Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla Léo-
nor, qui. se laissant étourdir sur le péril qui la menaçait, s'abandonna de
bonne foi, quelques jours apr.'^s, aux mauvaises intentions du comte. La
dnégne l'iiilroduisaii toutes les nuits, p.-.r le balcon, dans l'appartement
de sa maîtresse, cl le faisait sortir avant le jour.
Une nuit qu'elle l'avait averti un jeu plus tard qu'à l'ordinaire de se
rt tirer, et que déjà l'aurore commi nç-iit à percer l'obscurité, il se mit
brusquemenl en devoir de se couler dans la nie ; mais, par malheur, il
prit .si mal ses mesures, qu'il tomba ]i,"r terre assez rudement.
Don Luis de Ct'spoles, qui était co:!ché dans ra|:partemcnl au dessus
de sa lille, et qui s'éîûil lové ce jour-là de très-grand matin pour travail-
ler à qui'l lues afi'airrs pressantis, ent,"ii(lii le bruit de celle chu!e. II <ui-
vril s-i fenolre pour voir ce que c'était. Il aperçut un homme (pii achevait
(le se relever avnc licauroup de |ieiuo, cl la il nue .Miircello .sur le balcon,
occupée à détacher réchcllo de soie, dont le comte ne s'était pas si liien
servi puur discendre que pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'a-
bord ce spectacle pour une illusion ; mais, après l'avoir bien considéré,
il jugea (|u'il n'y avait rien de plus léel, et que la clarté du jour, toute
f.ible qii elle était encare, ne lui découvrait que trop sa houle.
Troublé de celle fatale vue, transporté d'une jcisle colèie, il d .scend en
robe de chambre dans rappaitcnienl de Lémior, leiianl son épéc d'mie
main el uiu' boiiL'ie cleranlre. Il la cherche, elle cl sa gouvernante, pour
les sacrificu- à son ressenlinuMil. Il frappe à la porte, de leur chambre,
ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa voix ; elles obéissent en trem-
blant. Il entre d'un air furieux ; et montrant son épée nue à leurs yeux
c'peidus : .]<■. vicii; d'i il, Inver dans le sang d'une inf;lmc l'affront qu'elle
fait à son père, et punir en même temps la lâche gouvernante qui trahit
ma confiance.
Elles se jetèrent à genoux devant lui l'une et l'autre, et la duègne pre-
nant la parole : Seigneur, dit-elle, avant que nous recevions le châtiment
que vous nous préparez, daignez m'écouter un moment. Eh bien! mal-»
heureuse, répliqua le vieillard, je consens de suspendre ma vengeance
pour un instant: parle, apprends-moi toutes les circonstances de mon
malheur; mais que dis-je, toutes les circonstances! je n'en ignore qu'une,
c'est le nom du téméraire qui déshonore ma famille. Seigneur, reprit la
dame Marcelle, le comte de Belllor est le cavalier dont il s'agit. Le comte
de Belllor! s'écria don Luis. Où a-t-il vu ma fille? par quelle voie l'a-
t-il séduite? Ne me cache rien. Seigneur, repartit la gouvernante, je vais
vous faire ce récit avec tonte la sincérité dont je suis capable.
Alors elle lui débita avec un art infini tous les discours qu'elle avait
fait accroire à Léonor que le comte lui avait tenus. Elle le peignit avec les
plus belles couleurs : c'était un amant tendre, délicat et sincère. Comme
elle ne pouvait s'écarter de la vérité au dénoùnicnt, elle fut obligée de la
dire ; mais elle s'étendit sur les raisons que l'on avait eues de faire à son
insu ce mariage secret, et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa l.i
fureur de don Luis. Elle s'en aperçut bien; et pour achever d'adoucir le
vieillard : Seigneur, lui dit-elle, voilà ce que vous vouliez savoir : pu-
nissez-nous présentement : plongez votre épée dans le sein de Léonor.
Mais qu'est-ce que je dis? Léonor est innocente, elle n'a fait que suivre
les conseils d'une ))ersonne que vous avez chargée de sa conduite; c'est .i
moi seule que vos coups doivent s'adresser; c'est moi qui ai introduit
le comte dans l'nppartenieut de votre fille, c'est moi qui ai formé les
nœuds qui les lient. J'ai fermé les yeux sur ce qu'il y avait d'irrégulier
dans un engagement que vous n'autorisiez pas. pour vous assurer un
gendre dont vous savez que la faveur est le canal par où coulent aujour-
il'hui toutes les grâces de la cour: je n'ai envisagé que le bonheur de
Lécmor, et l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle al-
liance : l'excès de tiion zèle m'a fait trahir mon devoir.
Pendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maîtresse ne s'é-
pargnait point à pleurer ; et elle fit paraître une si vive douleur, que !e
Loii vieillard n'v )iut résister. 11 en fut attendri; sa ccdére .se changea en
compassion; il laissa tomber son épée; et dépouillant l'air d'un père ir-
rité : Ah ! ma fille, s'éeria-t-il les larmes aux yeux, que l'amour est une
passion funeste ! Hélas ! vous ne savez jias toutes les rai.sons que vous
avez de vous allligcr : la honte .seule que vous cause la présence d'un père
qui vous surprend excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prévoyez jias
encore tous les sujets de douleur que votre amant vous prépare peut-être.
Et vous, im]irudenle Marcelle, qu'avez-vous fait? Dans quel précipice nous
jette votre zèle indiscret pour ma famille ! J'avoue que l'alliance d'un
homme tel que le comte a pu vous éblouir, et c'est ce qui vous sauve
dans mon esprit; mais, malheureuse que vous êtes, ne fallait-il pas vous
défier d'un amant de ce caractère ? Plus il a de crédit el de faveur, plus
vous deviez êire en garde contre lui. S'il ne se fait pas de scrupule de
manquer de foi à Léonor, quel parti faudrat-il que je prenne? Imphu-c-
rai-je le secours des lois? Une personne de son rang saura bien se met-
tre à l'abri de leur sévérité. Je veux bien que, fidèle à ses serments, il
ait envie de tenir parole à ma fille ; si le roi, comme il vous l'a dit, a des-
sein de lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince
ne l'y oblige par son autorité.
Oh ! pour l'y obliger, seigneur, inlerrom|iit Léonor, ce n'est pas ce qui
doit nous alarmer. Le comte notis a bien assuré que le roi ne fera pas
nue si grarde violence à ses sentiments. J'en suis persuadée, dit la dame
Marcelle : luilre que ce monarque aime trop son favoi-i pour exercer sur
lui cette tyrannie, il est trop généreux pour voidoir causer un déplaisir
mortel au'vaillaut don Luis de Cesi;édcs, qui a donné tous ses beaux jours
au service de l'Etal.
Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient
vaines ! Je vais ciiez le comte lui demander un éclaircissement là-dessu.s.
Les yeux d'un père sont pénétrants : je verrai jusqu'au foiul de son âme.
Si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le
passé; mais, ajouln-t-il d'un ton plus ferme, si dans ses discours je dé-
mêle un co^ur perfide, vous irez toutes deux dans nue ri traite pleurer
votre imprudence le reste de vos jours. A ces mots il ramassa son épéc,
et, les laissant se remettre de la frayeur qu'il leur avait causée, il re-
monta dans son apiinrtement pour s'babilier.
Asmodée, en cet endroit de son récit, fui interrompu par l'écolier, qui
lui dit : Quelque ijléressante que soit 1 histoire que vous me racontez,
une chose que j'aperçois m'etnpêchc de vous écouter aussi attentivement
que je le voudrais. Je découvre dans une maison une femme qui me pa-
rait gentille, entre un jeune homme cl un vieillard. Ils boivent Ions trois
apparemmeul des liqueurs exquises ; cl landi.s que le cavalier suranné em-
brasse la dame, la fiiponne par derrière donne une de ses mains à baiser
au jeune homme, qui sans doute est son paliut. TmuI au contraire, ré-
pondit le boiteux, c'est sou mari, cl raiilrc son amant. Ce vieillard est
un homme de conséquence, un commandeur de l'ordre militaire de Cala-
irava. Il se ruine pour cette femme, dont l'époux a une jielile charge à la
cour : elle fail des caresses par intérêt à sou vieux soupirant, el des infi-
délités en faveur de son mari par inclination.
Ce tableau est joli, répliqui Zambullo. L'é| oux ne serail-il pas Fran-
çais? Non. repartit le Diable, il est Espagnol. Oh ! la bonne ville de Ma-
ârid ne laisse jws d'avoir aussi dans ses murs des niuiis débonnaires;
LE DIÂIÎI.E BOITEUX.
9
mais ils n'y fourmillpiit p,is comme dans celle de Paris, qui, sans conlre-
'li(, est la cilo du monde la plus fertile en pareils lialiitanls. Pardon, sei-
gneur AsmoJée, dit don Clcophas, si j'ai coupe le lil de l'histoire de Lco-
nor; conliuuez-la, je vous prie; elle m'attache infinimenl : j'y trouve
des nuances de séduction qui m'enlèvent. Le démon la reprit ainsi.
CUAPITRE V.
Suite et cuucluiioa des auiuurs da comte de Belflor
Don Luis sortit de bon matin, et se rendit cheî le comte, qui, ne
croyant pas avuir été découvert, fut surpris de cette visite. Il alla au-de-
vani du vieillard ; et après l'avoir accahlé d'embrassades : Que j'ai de joie,
dit-il, de voir ici le seigneur don Luis! Viendrait-il m'olTrir l'occasion
de le servir? Seiijneur, lui répondit don Luis, ordonnez, s'il vous plail,
que nous soyons seuls.
Bcllloi- lit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le vieillard
jirenaiit la paro'e : Seigneur, dil-il, mon h(mheur et mon repos ont besoin
d'un éclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce malin
sortir de l'appartement de Léonor. Elle m'a tout avoué : elle m'a dit...
Elle vous a dit que je l'aime, interrompit le comle pour éluder un dis-
cours qu'il ne voulait pas entendre; mais elle ne vous a que faiblement
exprimé tout ce que je sens pour elle . j'en suis enchanté : c'est une lille
tout adorable; esprit, beauté, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que
vous avez aussi un lils qui achève sis études à Alcala ; ressemble-t-il à sa
.sœur '.' S'il en a la beauté, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce
doit être un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous offre
tout mou crédit pour lui.
Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis;
mais venons à ce que... Il faut le mettre incessamment dans le service,
interrompit encore le comte ; je me charge de sa fortune : il ne vieillira
point dans la foule des officiers subalternes, c'est de quoi je puis vous as-
surer. Ilé))onde2-moi, comte, reprit brusquement le vieillard, et ces.sez de
me lo'iper la parole. Avez-vous dessein, ou non, de tenir la promesse...?
(lui. s.ins ddule, interrompit Bi lllor pour la Iroisiénu! Cois, je tiendrai la
|lrllull•^se que je vous fais d'appuyer votre fil.s de toute ma faveur : comp-
tez sur moi, je suis homme réel, ("en est trop, comte, s'écria Ces|iédcs
en se levant : après avoir séduit ma lille, vous osez encore m'insnher ;
m.iis je suis noble, et l'offense que vous me faites ne demeurera pas im-
jiiinie. En achevant ces mois, il se retira chez lui, le cœur plein de res-
sentiment, et roulant dans son esprit mille projets de vengeance.
Dès qu'il y fut arrivé, il dit avec beaucoup d'agitation à Léonor et à la
dame Marcelle : Ce n'était pas sans rai.son que le comte m'était suspect,
c'est un Irailre dont je veux me venger. Pour vous, dés demain, vous
entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez qn'.i vous y préparer ;
et rendez gr.ice au ciel que ma colère se borne à ce cliàlimenl. En disant
cela il alla s'enfermer dans son cabinet pour penser mûrement au parti
qu'il avait à prendre dans une conjoncture aussi délicaic.
Quelle fut la douleur de Léonor quand elle eut entendu dire aue Belllor
était perlide! Elle demeura ipielque tenqis immobile ; une p.ileur mor-
telle se répandit sur son visage ; ses esprits l'abaiulonnèrent, et elle tomba
sans mouvement entre les bras de sa gouvernante, qui crut qu'elle allait
expirer. Cette duègne apporta tous ses soins pour la faire revenir de son
évanouissement. Elle y réussit. Léonor reprit l'usage de ses .sens, ouvrit
les yeu\, et voyant sa gouvernante empres.sée à la secourir : Que vous
clés barbare! lui dit-elle en pou.ssanl un profond soupir; pourquoi m'a-
vez-vous tirée de l'Iietireux étal où j'étais? Je ne sentais pas l'horreur de
ma destinée. (Jue ne me laissiez-vous mourir? Vous qui savez toutes les
peines qui doivent troubler le repos de ma vie, pounpioi me la voulez-
vous conserver ?
Alarcelle essaya delà consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage. Tous
vos discours sont superflus, s'écria la fille de don Luis; je ne veux rien
écouler : ne per lez pas le temps à combattre mou désespoir ; vous de-
vriez plutôt l'irrilc, vous qui m'avez plongée dans l'abime affreux où je
suis : c'est vous qui m'avez répondu de la sincérité du comte ; sans vous
je ne me serais pas livrée à l'inclination que j'avais pour lui, j'en aurais
iuseu>iblemeul triomphé : il n'en aurait jamais, du moins, tiré le moindre
avantage. Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon mal-
heur, el je n'en accuse que moi : je ne devais pas suivre vos conseils, en
rri-evanl la foi d'un homme sans la parlicipnlion de mon père. (Juehpie
ghoieiise que fut pour moi la recherche <lu comte de Belllor, il fall.iil le
niépi isir plutôt (|Mr de le ménager aux détiens de mou houru'ur ; enlin je
devais nie délier de lui, de vous i^t de moi. Après avoir été assez faible
pour me rendre à ses .serments perfides, après Va flliclion que je cause au
niallieurcux don Luis, el le désliomieur que je fais à ma famille, je nie
dét"sle moi même ; loin de craindre la relraile dont on me menace, je
voudrais aller cacher ma honte dans le plus horrible séjour.
Eu p.irl.ml de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer abon-
damniciil, elle déchirait ses habits et s'en prenait à ses beaux cheveux de
riDJu>tice de son aniaiil. \a duègne, pour se cnnfornicr n la douleur de
Sï maîtresse, n'épargna pas les grimaces; c.lc lai.'isa couler quelques
pleurs de|commande, fit mille imprécntions contre les hommes en gé-
néral, et en particulier contre Belllor. Est-il possible, s'écria-t-elle. que
le comle. qiu m'a paru plein de droiture et de probité, .soitas,sez scélérat
pour nous avoir Irom|iées toutes deux ! Je ne puis revenir de ma surprise,
ou plutôt je ne puis encore ige persuader cela.
En effet, dit Léonor, quand je me le représente à genoux, quelle fille
ne se serait pas fiée ;i son air tendre, à ses serments, dont il prenait si
hardiment le ciel à témoin, à ses transports, qui se renouvelaient sans
cesse? Ses yeux me montraient encore plus d'amour que sa bouche ne
m'en e\|iriînait; en un mol, il paraissait charmé de ma vue : non, il ne
me lioiiipail point ; je ne puis le penser. Mon père ne lui aura point parlé
peul-éire avec assez de ménagement ; ils se .seront piqués tous deux, et le
comle lui aura moins répondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je
me flatte aussi peut-être ! Il faut que je sorte de celte incertitude : je
vais écrire à Belllor, lui mander que je l'attends ici cette nuit ; je veux
qu'il vienne rassurer mon cœur alarmé, ou me confirmer lui même sa
trahison.
La dame Marcelle applaudit à ce dessein ; elle conçut même quelque
espérance que le comte, tout ambitieux qu'il était, pourrait bien être
louché des larmes que Léonor répandrait dans cette entrevue, et se dé-
terminer à l'épouser.
Penil.int ce leitips-là Belllor, débarrassé du bonhomme don Luis, rêvait
dans son appartement aux suites que pourrait avoir la réieption qu'il ve-
nait de lui laire. Il jugea bien que tous les CespéJes, irrités de l'injure,
.songeraient à la venger; mais cela ne rijiqiiiit.iil que faiblement : l'iii-
térêt de .son amour l'occupait bien davantage II pensait que Léonor se-
rait mise dans un couvent, nu du moins qu'elle serait gardée à vue ; que
selon tontes les apparences il ne la reverrait plus. Celte pensée l'afnijieait,
et il clicrcliait dans .son esprit quelque moyen de prévenir ce malheur,
lorsque son valet de chambre lui a|ipnrta une lettre que la dame Ma' celle
venait de lui remettre entre les mains; c'était un billet de Léonor, conçu
en ces termes ■
» Je dois demain quitter le monde pour aller m'enscvelir dans nue re-
traite. Me voir déshonorée, odieuse à ma famiUc et à moi-même, c'est
l'état déplorable où je suis réduite pour vous avoir écoute. Je vous at-
tends encore celle nuit. Dans mon désespoir, je cherche de nouveaux
lournienls : venez m'avoner que votre ceeur n'a point eu de part aux sit-
nienls que votre bouche m'a faits, ou venez les jiistilirr par une eiiiMJiiite
qui peut seule adoucir la rigueur de mou destin. Cnmme il pnuirail v
avoir quelque péril dans ce rendez-vous, après ce qui s'est (lassé entre
vous el mon père, faites-vous accompagner par un ami. (Jiiniqne vniis
fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m'intéresse encine à la
vôtre.
« Léo>ou. »
Le comle lut deux ou trois fois celle lettre ; et se représentant la fille
de don Luis dans la situation où elle se dépeignait, il en fut ému. Il ren-
tra en lui-même : la raison, la probité, riionneur, dont sa passion lui
av.iil fait violer tontes les lois, commencèrent à reprendre sur lui leur
empire. 11 sentit tout d'un coup dissiper sou aveuglement; et, comme nu
homme sorti d'un violent accès de fièvre rougit des paroles el des ac-
tions extravagantes qui lui .sont échappées, il eut honte de tons le.'
lâches arlificcs dont il s'était servi pour contenter .ses désirs.
(Ju'aijc fait? dit-il, malheureux! quel démon m'a possédé? J'ai prn
mis d'épouser Léonor; j'en ai pris le ciel à témoin, j'ai feint que le roi
m'avait proposé un parti; mensonge, perfidie, sacrilège, j'ai toiil mis en
iis.nge pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! Ne valait-il pas mii iix
employer mes efforts à déirnire mmi amour, qu'à le salisfairc par des
voies s"i criminelles? (!epciiilaiil voilà une fille de l'ondiliiin M'ilnile; je
rabaniloime à la colère de ses parents, que je déshonore avec elle, el je la
niids misèralile pour prix île m'avoir rendu lieiiri'UN : quelle ingialiliide!
Ni' dois-je pas plulôl réparer l'oiilragc^ que je lui fiis? Diii, je W duis, el
je veux, en ré|)OUsant, dégager la parole que je lui ai domu'e. Qui
pourrait s'opposer à un dessein si juste? Ses bonlés iloiveril-elles me pré-
venir contre sa vertu? Non, je sais combien sa résisi.mre m'a coulé , S
vaincre. Elle .s'est moins rendue i mes transports qu'à la fui jurée... Mais,
d'un autre côté, si je me borne à ce choix, je me fais un tort considé-
rable. .Moi, (|iii puis aspirer aux plus nobles cl aii.v plus riilic's héritières
de l'Etat, je me contenterai de la fille d'un simple gentilhomme, qui n'a
qu'un bien médincre? (Jue penscra-l on de moi à la cour? Ou dira que
j'ai fait un mariage ridicule.
Belllor, ainsi partagé entre l'amour cl l'ambilion, ne savait à quoi .se
lésoudre; in.iis, quoiqu'il fût encore incertain s'il épouserait Lécmor, ou
s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de se déterininer à l'aller Irou
ver la nuit prochaine, et il chargea son valet de-chambre d'en avertir la
dame Marcelle
Itou Luis, de son côté, passa la journée i songer au rétablissement de
sou honneur. La conjoncliire lui paraissait fort embarrassante Recourir
aux luis civile-, c'était rendre son déshonneur juildir, nuire (pi'il crai-
cn.iil avec grande raiswi que la justice ne fut d nue part et 1rs juges de
iaiilre : il n'osail pas non plus aller se jeter aux pieds <lu roi. Cnmme 11
crovail que ce pi-ince av.iil dessiin de iii.iiirr 1) lllor, il avait peur di'
l'aire une démarche inulilc ; il ne lui rcstiit dom- que la \<nri\ s armes,
et ce fut à ce parti qu'il s'arrêta.
10
LE DIABLE BOiTELX.
Dans la chaleur de son lesseDliiiieiit, il fut tenté de faire un a|i]ii-l nu
^itile; mais, venant é considérer qu'il était Irop vieux et Imi) faillie
(lour oser se lier à son bras, il aima mieux s"en rcmcllre à son Ois, dnnt
il in;;ea les coups (ilus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses dn-
mesluiues à Aleala, avec une lettre par l.iquelle il niandiit à son lils de
venir incessamment à Madrid venger une olïense lailc à la famille dirs
Cesnédos.
Ce lils, nommé don Pédre. est uii cavalier de dix-huit ans, parlaite-
nienl liicn fail, et si brave, qu'il passe dans la ville d' Aleala pour le plus
icdoulaljle écolier de l'univeisilé; nris vous le connaissez, ajouta !e
Diahle, et il n'e t pas besoin que je m'étende sur cela. 11 est vrai, dit don
Cleoplias, qu'il a toute la vale«r et tout le mérite nue l'on puisse avoir.
Ce jeune liomme, reprit Asmodéc, n'était point alors à Aleala, comme
son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il aimait l'avait
iiinené à Sladrid. La dernière fois qu'il y était venu voir sa famille, il
avait fail celte conquête au Prado. Il n'eu savait point encore le nom ;
on avait exigé de lui qu'il ne ferait aucune démarche pour s'en informer,
et il s'élail soumis, quoique avec beaucoup de peine, à celle cruelle né-
cessité. C'était une (ille de condition qui avait pris de l'amilié pour lui,
et qui, croyanl devoir se délier de la discrétion et de la cimslance d'un
écolier, jugeait à propos de le bien. éprouver avant de se faire connaître.
Il était plus occupé de son inconnue que île la philosophie d'Aristote,
et le peu ne chemin qu'il y a d'ici à Aleala était cause qu il faisait souvent
comme vous l'école buissonniére, avec celte différence que c'était pour un
objet qui le méritait mieux que voire doua Tlunnasa. Pour dérober la
connaissance de ses amoureux voyages à don Luis son père, il avait cou-
tume de loger dans une auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin
de se tenir caché sous un niiin em|irunté. 11 n'en sortait que le matin à
certaine heure, qu'il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui fai-
sait si mal faire ses études avait la bonté ie se rendre, accompagjiée d'une
l'eninie de chambre. 11 demeurait donc enfermé dans son auberge pen-
dant le reste du jour; mais en récompense, dés que la nuit était veuiie,
il se |MOinenait partout dans la ville.
Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue détournée, il enten-
dit des voix et des instrumenis qui lui parurent dignes de son attention.
Il s'arrcla |>our les écouter; c'était une sérénade : le cavalier qui la donnait
était ivre et naturellement brutal. Il n'eut pas sitôt aperçu notre écolier,
qu'il vint vers lui avec piécipilation, et sans autre compliment : Ami, lui
dit- il d'un ton bruique, passez vohe chemin ; les gens curieux sont ici
fort mal reçus. Je pourrais me retirer, répondit don Pédre, choijué de
ces paroles.'si vous m'en aviez prié de meilleure grâce, m.iis je vet;x sie-
meurer pour vous apprendre à parler. Vovons donc, reprit le maître du
coucert en tirant son épée, qui de nous deux cédt-ra .la place à l'autre.
Don Pedre mit aussi l'épée à li main, et ils commencèrent à se battre.
Quoique le m;iitre de la sérénade s'en acquiitàt avec assez d'adnsse, il
ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau.
Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà quitté \eaT- instruments,
et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s'avancèrent pour le
venger. Ils attaquèrent tous ensemble don l'èdre, qui, dans cette oc-
casion, montra ce qu'il .savait faire. Outre qu'il parait avec une agilité
surprenante toutes les bottes qu'on lui poi tait, il en poussait de furieuses,
et occupait tous ses ennemis.
(!epciiilant ils étaient si opiniâtres et en .si grand nombre, que, tout
habi'e escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perte, si le comte
de Belllor, qui passiit alors par celte rue, n'eût pris sa défense. Le comte
avait du cœur et beaucoup de générosité. Il ne put voir tant de gens ar-
més contre un seul homme sans s'intér. sser pour lui. Il tira son épée;
et, courant se ranger auprès de don Pédre, il poussa si vivement avec lui
les acteurs de la séré. ade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns ble>sés, et \es
autres de peur de l'être.
Après leur retraite, l'écolifr voulut remercier le comte du secours
qu'il en avait reçu ; mais lieUlor l'inleriompil : Laissons là les discours,
lui dit-il, n'èt' s-vous point blessé'? Non, répondit don Pélre. Eloignnns-
Bous donc dii;i, r. pi il le comte : je vois que vous avez tué un lioniine; il
est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans cette rue ; la justice
pourrait vous y surprendre. Ils marcliércnl aussitôt à giand.% pas, g.i-
gnérent une autre rue; et, quatid ils furent loin de celle où s'èta.t donné
te lonib't, ils s'arrêtèrent.
Don Pédre, poussé par les mouvements d'une juste recnmiaissance,
pria le cumle de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant
d obligation. Belllor ne ht aucune difllculté de le lui aiiprendre, et il lui
demanda aussi le sien, mais l'écolier, ne voulant jias se faire connidtre,
répondit qu'il s'appelait don Juan de Maros, et l'assura qu'il se s-iuvien-
dr.'it étirnellemenl de ce qu'il avait fait pnur lui.
Je veu», lui dit le comte, vous offrir dés cette nuit une occasion de
vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans péril ;
j'allais chercher un ami pour m'y accompagner : je connais votre valeur;
)iuis-je vous profioser, don Juan, ><ev«niravec moi? Ce doute m'outrage,
repartit l'écolier; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que
TOUS m'avez conservée, que de l'exposer pour vous. Parlons, je suis )irct
à vous suivre. Ainsi lielllor conduisit lui-inèiue don Pedre à U maison de
don Luis, et ils entrèrent tous deux par le balcon dans l'appartenicnt de
Léonor.
Don (ilcnphas, en cet enilroit, inlerrom|iit le Diable : Seigneur Asmo-
dée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pédre ne reconnut point
la maison de son père? Il n'ayait g.irde de la recnnnaitre, répondit /e
démon : c'était une nouvelle demeure , don Luis av il ch.mgé de quar-
tier, et logeait dans celte m ison depuis huit jours; ce que don l'édre ne
savait pas'; c'est ce que j'allais vous dire lorsque vous m'avez inier-
romi'U. Vous êtes trop vif; vous avez la mauvaise habitude de coupçr la
parole aux gens ; coirigez-vous de ce dcfaiitlà.
Don Pédre" continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son père;
il ne s'aperçut pas non plus que la personne qui les introduisait éiail l,i
dame Marce'lle, puisqu'elle les reçiii.sans lumière dans uneantichamliriî
où B. Illor pria son compagnon d^ rester pendant qu'il ser.iit i-l.ns la
chambre de sa dame. L'écolier y consentit, et s'assit sur une chaise,
l'épée nue à la main, de peur de surprise. Il se mil à rêver aux faveurs
dont il jugea que l'amour allait conibrr Bedior, et il .souhaila l d'i'lre
aussi heureux que lui : quoiqu'il ne fùl pas maltraité par sa dame in-
connue, elle n'avait pas enco e pour lui toutes les boutés que Léonor tvait
pour le comte.
Pendant qu'il faisaitlà-dessus toutes les réflexions que peut faire un amant
passionné, il entendit qu'on ess:iyait doucement d'ouvrir une porte qui
n'était pas celle des ammls, el il vil iwraitre de la liimiè' e par le trou de
la serrure. Il ^e leva brusquement, s'avança ters la po le, qui s'ouvrit, et
présenta la pointe de son epéc à son père ; car c'était lui qui venail dans
l'appartement de Léonor pour voir si le comte n'y serait point. Le bon-
homme ne croyait pas, après ce qui s'était passé, que sa fille et Marcelle
eussent osé le recevoir encore; c'est ce qui l'avait empêché de les faire
coucher dans un antre app.irtement : il s'était tnulefois avisé de | enser
que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-être
voulu l'entrelenir pour la dernière fois.
Qui que tu sois, lui dit l'écolier, n'entre point ici, ou bien il t'en coû-
tera la vie. A ces mois, don Luis envisage don Pédre, qui, de son côté,
le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. Ah! mon lils, s'écrie le
vieill'ird, avec quelle impatience je vous allendais ! Pourquoi ne m'avcz-
vons pas fait avertir de votre arrivée? craignez-vous de troubler mon re-
pos? llélasl je n'en puis inendre. dans la cruelle situation où je me
tr. uve ! 0 mon père, dit don Pédre tout éperdu, est-ce vous que je vois?
mes yeux ne sont-ils point déçus par une trompeuse ressemblance? D'où
vient cet élonnement? reprit don Luis; n'êtes-vous pas chez votre père?
ne vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit
jours? Juste ciel ! répliqua l'écolier, qu'est-ce que j'entends ! je suis donc
ici dans l'^aiipartcment de ma sieur!
Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avail entendu du bruit,
et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit 1 épée à la main de la
chambre de Léonor. Dès que le vieillard l'aperçut, il devint furieux, et le
montrant à son fils ; Voilà, s'écria-t-il, l'audacieux qui a ravi mon repos,
et porté à notre honneur une mortelle atteinte. Vengeons-nous; hâtons-
nous de punir ce traître. En disant cela il tira son épée qu'il avait sous sa
robe de chambre, et voulut attaquer Belllor; mais don Pèiirc le retint.
Arrêtez, mou père, lui dit-il • modérez, je vous prie, les transports de
votre colère : quel est votre dessein? Mon fils, répondit le vieillard, vous
retenez mon brasl vous croyez sans doute qu'il manque de force pour nou'!
venger. Eh bien, tirez donc raison de l offense qu'on nous a faite; aus-i
bien est ce pour cela que je vous ai mandé de revenir à Madrid. Si vous
périssez, je prendrai votre place; il faut que le comte tombe .sous nos
coups, ou qu'il nous ôte à tous deux la vie, après nous avoir ôlé riiou-
neiir.
. Mon père, reprit don Pédre, je ne puis accorder à voire inqiaiience ce
qu'elle alteud de moi. Bien loin d attenter à la vie du comte, je ne suis
venu ici que pour la défendre. Ma jiaiole y est engagée : mon honneurle
demande. Sortons, comte, ponrsuivit-il en s adressant à Bi Illor Ab! lâche,
interrompit don Luis en rei^ardaiit don Pédre d un œil irrilé, lu l opposes
toi-même à une vengeance qui devrait t'occuper tout entier I Mon i Is,
mm propre fils est d intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille 1
Mais n'espère pas tromper mon rt.sseiitinieiit : je vais appeler tous mes
domestiques; je veux qu ils me vengent de sa trahison el de ta lâcheté.
Seigneur, répliqua don Pedre, reniiez plus de justice à voire lils Cessez
de le traiter de lâche: il ne mérite point ce nom odieux. Le comte m'a
.sauvé la vie cette nuit. Il m» proposé, sans me conn.àtre, île l'accompa-
gner à sou rendez -vous. Je me suis offert à partager les périls qu il y
pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance engageait imprudem-
ment mon bras contre 1 honneur de ma famille. Ma parole m oblige donc
à défendre ici ses jours : par là je m'acquitte envers lui ; mais je ne res-
sens pas moins vivement que vous I injure qu'il nous a faite; et dés de-
main vous me verrez cherelier à répnuilre son sang avec autant d'ardeur
eue vous m'en voyez aujourd hui à le conserver.
Le comte, qui n'avait point parlé jusque-là, tant il avail été frappé du
merveilleux de cette aventure, prit alors la parole : Vous pourriez, dit-il
à l écolier, assez mal venger celte injure par la voie des armes ; je veux
vous offrir un moyen plus sûr de rétablir votre honneur, .le vous avouerai
que jusqu'à ce jour je n'ai pas eu dessein d énouser Léunor ; mais ce
matin j'ai reçu de sa part une letliC qui m'a touclio, el ses pleurs viennent
d'achever l ouvrage ; le bonheur d clic son époux fait à présent ma plus
chère envie. Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, com-
ment vous dispenserez-vous. .? Le roi ne m'a proposé aucun parti, iiUcr-
roiiipil Belllor en rougissant : pardonnez, de grâce, cette fable à un
iiominc dont la raison était troublée par 1 amour, c'est un crime (jijo h
I.1-: DiAiiij-: ijoiti:l\.
Il
violence de ma passion m'a fail cominetlre, et que j'expie en vous
'avouant.
Sei^^neur, reprit le vieillard, après cet aveu, quisiid bien à un granil
«eur, je ne doute plus de votre sincérité; je vois que vous voiiUî en
effet reparer l'affront que nous avons reçu : ma colère cède aux assu-
rances que vous m'en donnez : s.uiffrez que j'ouldie mon ressentiment
dans vos liras. En achevant ces mots il s'approcha du comte, qui s'était
avancé pour li' prévenir. Ils s'embrassèrent tous deux à jilnsieurs reprises
ensuite Belllor se lourmint vers don Pédre : Et vous, faux don Jnan, lui
dit-il. vous qui avez déjîi gairné mou eslime par une valeur incomparable
et par des sentiments généreux, venez, que je vous voue une amilié de
frère. En disant cela il embrassa don l'éilre. qui reçut ses embrassemcnts
d un air soumis et respeclneux, et lui répondit : Sciçtncur, en me pro-
mctianl une amitié si précieuse, vous acquérez la mienne; comptez sur
nn homme qui vous sera dévoué jnsi|u au dernier moment de sa vie.
Pendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Léonor, qui
était à la porte de sa chambre, ne pcidail pas un mot de tout ce i|ue I on
disait. tUe avait d'abord été tentée de se iiinntrer, et de s'al er jeter au
milieu des épées, sans savoir pounpioi. Marcelle l'en avait empêchée:
mais, lorsque cette adroite duégue vit i|ue les affaires se terminaient à
l'amiable, elle jugea que la présence de s:» mnilresse ella sienne ne gâte-
raient rien. ' 'est pourquoi elles parurent toiilis deux, le mouchnir à la
main, el coururent en pleurant se prosterner devant don Luis. HIes
craignaient, avec raison, qu'après les avoir surprises la nuit dernière, il
ne lisur sût mauvais gré de la récidive; mais il lit relever Léonor, et lui
dit : Ma lille, e.ssuyeï vos I.irmes, je ne vous ferai pont de nouveaux
reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a jurée, je
consens d'oublier le p.issé.
Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'épouserai Léonor; el pour ré-
parer eucore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous donner une
satisfaction plus entière, el é votre Dis un gage de l'amitié que je lui ai
vouée, je lui offre ma sœur Eugénie .\h ! seigneur, s'écria don Luis avec
transport, que je suis sensible à l'honneur que vous faites» mon Uls! Quel
père fui jamais plus content? Vous nie donnez autant de joie que vous
m'avez causé de douleur.
Si le vieillard |iarut charmé de l'offre du comte, il n'en fut pas de
même de don Pèilre : comme il était fortement épris de son inconnue, il
demeura si troublé, si interdit, (|u'il ne put dire une parole ; mais lii-lllor,
!UPs faire alleution à soh embarras, sortit en ilisatit (|u'il allait ordonner
Us apprêts de cette double union, el qu'il lui tardait d'être attaché à eux
par des chaînes si étroites.
Apres son départ, don Luis laissa Léonor dans sou apparlenient, el
monta dans le sien avec don Pédre, qui lui dit avec toute la franchise
d'un écolier : Seigneur, dispensez-moi, je vcus prie, d'épouser la so'iir du
comte; c'est assez qu'il épouse Léonor ; ce mariage sullit pour réliiblir
l'honneur de notre famille, lié quoi ! mon lils, répondit le vieillard, au-
riez-voiis de la ré|inguance à vous marier avec la suur du comie?Oui,
mon père, repartit don Pédre, cette union, je vous l'avoue, serait un
cruel supplice pour moi. et je ne vous en cacherai loinl la cause. J'aime,
ou pour mieux dire, j'adore depuis six mois une oame charmante : j'en
suis écouté; elle seule peut faire le bonheur de ma vie.
Que la condiliou d'un père est malheureuse ! dil alors don Luis : il ne
trouve presque jamais sis enfants disposés à faire ce qu'il délire. Mais
quelle est donc telle personne (|iii a fait sHr vous une si forte impression'.'
Je ne le sais point encore, lui répondit don l'èdre : elle a promis de me
l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite de ma constance et de ma discrétion ;
mais je ne doute pas (|ue sa maison ne soit une des plus illustres d Ls-
pagne.
Et vous croyez, répliqua le vieillard en changeant de ton, que j'aurai
la c(iniplaisane« d'approuver votre aniour roni«nesi|ne? Je soullrirai que
vous renoiniez au plus glorieux établissement <|ue la fortune plli^se vous
offrir, pour vous conserver lidele a nu objet dont vous ne sa^ez pas seu-
lement le noiDÎ N'attendez point cela de ma boulé : étouflVz plutôt les
seiitiinenis que vous avez pour une personne '|iti est peul-cti-e indigne de
vous les avoir inM.irés, el ne .«-ongez (pi'à mériter Ihonneur (|He le comte
veut vous faiie. 'Tfii.s ces discours >ont iniiiilejt, mon peie, repartit lé-
rolier : jn sens que je ne pourrai j^miais oubli«r mou inconnue : rien ne
.sera capable de me détacher d'elle. (Jiiaud on me propo.serail une infante...
Arrêtez, s'écria brusquement don Luis,c est trop in>oleniinc;il vanter une
const..nce qui excite ma colère : sortez, el ue vous pré>eul< z plus devant
moi que vous ue soyez prêt à m'obéir.
Don Pédre u'osa répli(|Her à ces ]iaroles de peur de s'en attirer de plus
dures. Il se relira d.iu,s nue chambre, où il pa.ssa le reste de la nuit a faire
des réllexiomt aulanl tri.sles qu'agréiibles II pensait avec douleur qii il al-
lait se brouiller avec toute sa fainillc en refusant d'épouser la sœur du
comie ; mais il en était tout consolé lorsqu'il venait ,i se représenter que
son inconnue lui tiendrait compte d'un si grand sarrilice. Il se llaltait
même qu'après une si lelle preuve de lidélile elle ne niaTn|iierail pas de
lui dêcfMivrir sa condition, qu'il s imagiuail é^çak (mur le moins a celle
d'Eugénie.
Dans celle espérance il sortit dés qu'il fut jour, el alla se promener au
l'rado, en altendaul lin lire de se rendr;- au logis de dima Jiiann, c'e.«t le
nom de la dame chez qui il avait coutume d'entretenir lotis tes malitis sa
inaitresse. Il ail>iudil ce moment avec beaucoup d impatience; el quand
1 fui venu il courut au rendez-vou.s.
Il y trouva l'inconnue, qui s'y était rendue de meilleure heure ipr.i
l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec doua Juaua, el
qui paraissait agitée d'une vive douleur. (Jiiel spectacle pour un amant I
H s'approcha d'elle tout troublé; et se jetant à .ses genoux : Madame,
lui dit-il, que dois-j penser de létal où je vous vois? Quel malheur m'aii-
Doncenl ces larmes qui me percent le cœur? Vous ne vous attendez pas,
lui répondit elle, au coup fatal que j'ai à vous porter La fortune cruelle
va nous séparer pour jamais : nous ne nous verrons plus.
Elle accompagna ces paroles de tant de soupirs, (|ue je ne sais si don
Pédre fut plus touché des choses qu'elle disait ijue de l'afllictioii dont
elleparaissait saisiaen les disai t : Juste ciel, s'écria- t-il avec un transport
de fureur dont il ne fut pas niaitre, peux-tu souflrir que l'on détruise
une iin'on dont tu connais l'innocence! Mais, madame, ajout,-.-til, v- us
avez pris ]ieut-être de fausses alarmes. Est il certain tpi'on vous arrache
au |ilns lidele amant qui lut jamais? Suis- je en effet le plus malheureux
de tous les hommes? Notre infortune n'est que trop assurée. réjKuidit
l'iiiconniie : mon frère, de qui ma main dépend, me marie aujourd'hui;
il vient de me le déclarer lui-même. Eh! quel est cet heureux époux?
répliqua don Pédre avec précipitation ; nommez-le-moi, madame, je vais
dans mon désespoir... Je ne sais point encore son nom, interrompit l'in-
connue; mon frère n'a pas voulu m'en instruire; il m'a dit seulement
qu'il souhaitait que je visse le cavalier auparavant.
Mais, madame, dit d'ui Pédre, vous soumetlrez-vous sans résistance
aux volontés d'un l'rére? Vous laisserez- vous en'rainer à l'autel sans vous
plaindre d'un si cruel sacrifice'.' ne ferez-voKS rien en ma faveur? Hélas !
je n'ai pas craint de m'exposer à la colère de mon père pour nic conser-
ver à vous : ses menaces n'ont pu ébranler ma fidélité; el. avec qiieb|ue
rigueur qu'il puisse ine traiter, je n'épouserai point la dame qu on me
propose, quoique ce soit un parti très-considérable. Et qui est celle
dame? dil l'inconnue. C'est la sœur du comte de Belllor, répondit l'éco-
lier. .\h ! don Pédre, répliqua l'inconnue en faisant paraître une extrême
surprise, vous vous mé|irenez sans doute; vous n'êtes point sur de ce
que vous dites. Est-ce en effet Eugénie, la sœur de Belllor, que l'on vous
a proposée?
Oui, mademe, repartit don Pédre, le comte lui-même m'a offert sa
main. Hé quoi! s'éeria-l-elle, il serait po sible (jue vous fussiez ce cava-
lier a qui mon fière me destine? Queiilends-je ! s'écria l'écolier à son
tour, la sœur du comte de Billlor serait mon inconnue ! Oui, don Pédre,
repartit Eugénie. Mais ]hu s'en faut que je ne croie plus l'être en ce
moment, lunl j'ai de )ieine i me | ersiiader du bonheur dont vous m'as-
surez.
.\ CCS mots don Pédre lui embrassa les genoux ; ensuite il lui prit une
de ses iiiaius, qu'il baisa avec tous les transports que peut .sentir un
amaat qui passe subitement d'une extrême douleur à un excès de joie.
PelidanI qu'il s'abaiulonnait aux mouvements de son amour. Eugénie, de
son coté, lui faisait mille caresses, qu'elle accompagnait de mille paroles
tendres el llattcuses. Que mon frère, disait-elle, m'eut épargné de peines
s'il m'eût noniinél'époux qu'il inedesline ! Que j'avais déjà conçu (i aver-
sion pour cet époux ! .\h ! mon cher don Pédre, que je vous ai \,ii I Belle
Eugénie, répondait-il. que cette haine a de charmes pour moi ! Je veux la
mériter en vousadurant toi.te ma vie.
Apres que ces deux amanlssc furent donné toutes les manpies les plus
toucliaiites d'une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir coinmenl
récolter avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pedie ne lui cach.i
point les amours dii comte et de sa sœur, el lui raconta tout ce qui .s'ét.iit
passé la nuit dernière Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d'apprendri-
que .s<jn frère devait épouser la .sieur de son amant. Doua Juana prenait
tnqi de part au sort de son amie jiour n'être pas sensible à cet heureux
éviiunienl : elle lui en léinoigiia sa joie, aussi bien qu'à don Pedre, ipii
se sépara enfin d'Eugénie, après être convenu avec elle qu'ils ne feraienl
pas semblant tous deux de .se connaître quand ils se verraient devant h'
comte.
Iton Pédre s'en retourna chez son père, qui, le Iroiivant disposé à lui
olM'ir, en fut dauiant plus réjoui, (juil attriliua sou obéissance à la ma-
nière ferme dont il lui avaii parle la iiilil. Ils attendaient des noiivelles
de Bellb'r. lorsqu'ils reeiireul un billet de sa pail II leur mand.iil qu'il
venait d'obtenir l'agréiuenl du roi pour son mariage et pour celui de sa
sœur, avec nue charge considérable pnur don Pedre; cpie des le lende-
main ces deux mariages se poiinaienl faire, parce que le.s ordres qu il
avait lionnes pour cela s'exécutaient avec tant de diligence, ipie les pré-
paratifs étaient déjà fort avances. Il vint l'apres-dinée couUriuer ce qu'il
leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.
Don Luis lit à cette dame toutes les caresses imaginables, el Léonor ne
se lassait point de l'embrasser. Pour don Pedro, de qiiebpies moiivemeiils
d'amour il de joie qu'il fût agité, il se c>'Utraiguit ».«■ x pour ue pas
d'uincr au comte le moindre soupçon de leur intelligente.
I oinine Belllor s'attacliai( parliculiéremcut à obsirver sa sœur, il crut
reuiarquer, malgré la conlrainle qu'elle s'imposait, que don Pédre ne lui
déjbisait pas. Pour eu être idus assuré, il la prit un munienl en parti-
culier, et lui lit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort à son gre. Il lui
apprit ensuile son nom et sa naissance ; ce qu'il n'avait pas voulu lui dire
auparavant, de peur une linégalité des riindil'u.ns ne la prévint eiinirc
lui; te quelle feignit d enlemlre con.ine ^i (Ile l'eût ignore.
Enfin, après bi;aiicoiip de compliments de pari et d'antre, il fui n-sidu
que les noces se feiaienl chez don Lui*. Elles onl été faites ce soir, et ne
d2
LE DIABLE BOITEUX.
sonl point encore achevées; voil;. rourqnoi on se réjonit dans cette mai- 1 cela vraiment que s'amiiseni les intendants de ces sortes déniaisons! Ils
son. Tout le monde s'y livre à la joie. La seule dann- M.in-elle n'a point
de part n ces réjouissances : elle pleure eu ce munitul, taudis que les
autres rient; car le comte de Belllor, après son mariai;c, a tout avoué à
don Luis, qui a fait renfermer cette duégue en inuntislerio de las Arre-
pentidas, où les mille pisloles qu'elle a reçues pour séduire Léouor servi-
ront à lui en faire faire pénitence le reste de ses jours.
CUAPITRE VI.
Des nouvelles choses que vil don Cleophas, et de quelle mauioi
Thomasa.
il fui vengé de dona
Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée : parcourons de
nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'iiôlel qui est directe-
ment au-dessous de nous, vous y verrez une rliosc assez rare. C'est un
iwninie charité de dettes qui dort d'un profond sommeil. Il f.mt donc que
ce soit une per.sonne de qualité'? dit Leandro. Justement, répondit le
démon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant
la dépense e.\céde le revenu. Sa tahle et ses maîtresses le mettent dans
la nécessité de .s'endetter ; m.iis cela ne trouble point son répons ; au con-
traire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imarfine f(ue ce
marchand lui a beaucoup d'obligation. C'est chez vous, disail-il 1 autre
jour à un drapier, c'est chez vous que je vcu.\ désormais prendre à cré-
dit : je vous doune la préférence.
></î A.
Le g.ilaiit cl sa dame.
Tendant que ce marquis goùlc si lrani|uillement la douceur du sommeil
qu'ilote à ses créanciers, ciin^idén'z un hiiniini' qui... Attendez, seigneur
Asmodée, interrompit ijrus(|ui' ni dmi (;ic(i|ilias; J'aperçois un carrosse
dans la rue, ji^ ne veux pas IcIaisM'r p.issi'rsans vous di'inanderccqu'ily a
dedans. (;iuil! lui dit le boiteux en h;ii>saMl la viii\,ioni s'ilci'il craint d'être
enti'udn ; apprenez que ce (■arrll^sl■ récrie lui des pins i^ravcs personnages
de la nionarchie. C'est un pri'sidi'nl qui va s'égayer chez une vieille As-
turiernic dévouée à se-, pl:iiNir>. l'our n'éti'e pas reconnu, il a pris la pré-
caution (MU- prenait Caligula, qui mettait en |)areilleocca.sion une perruque
pour se déguiser.
IlevenoMs au tableau queje voulais offrir à vos regards quand vous m'a-
vez int.iminpu. Ilegardez, lout au haut de l'iiolel du manpiis, un hom-
me qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits. C'est
peut-ètix', dit '/.anibnllo, l'inlendant qui s'occupe à chercher les moyens
lie payer les délies de son maitrc. Don, réiioiiuil le Diable, c'est bien à
songent plulôt à profiter du dérangenient des affaires qu'à y m tire ordre.
Ce n'est donc pas un intend.ml que vous voyez, c'est un auteur; le mar-
quis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur des gens
La pudeur de la venve.
de lettres. Cet auteur, répliqua don Cleophas, est apparemment un grand
sujet. Vous en allez jui;er, rep.irtit le démon. Il est entouré de mille vo-
lumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces li-
vres et ces manuscrits ; et quoiqu'il ne fasse qu'arranger el lier scs larcins,
il a plus de vauilé qu'un véritable auteur.
Le comte de CelDor aux pieds de Lionor
Vous ne savez pas, continua l'esprit, qui dcmeni-e a
dessous decel luller? c'est la Chichnna. celle nu''!!»' femme
si homiéle menliun dans l'Iiisloirc du comlc de Uclllor.
trois portes au-
dnnl j ai fait une
Ah 1 que je suis
LE DIABLE BOITEUX
13
ravi (le la voir, dit Leandro. Celte bonne personne, si utile à la jeunesse,
est sans doute une de ces deux vieilles que. j'aperçois dans une salle basse.
L'une a les deux coudes appuyés sur nue lalile, et r- ijarde allenlivenient
l'autre, qui compte de lardent. Laquelle des deux est la t^hicliona? C'est,
dit le démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la l'ebrada, est
une honorable dame de la même profession : elles sont associées, et elles
partagent eu ce moment les Iruits d'une aventure qu'elles viennent de
mettre à Cu.
Dun Luis chez le comte de BtlOor.
\a l'ebrada estla plus achalandée : elle a la pratique de plusieurs veuves
ri('lies,i (|ui elle porte tous les jours sa lisle a liie. (.lu 'appelez- vous sa
liste'? iiiterromiiit l'écolier. (!e sont, reparlil .Vsmodée, les noms de Ions
les étrangers liien faits qui viennent à .'^lailiiil, et snrlout des Français.
D'abord que cette néi^ocialrice apprend qu'il en est arrivii de nouveaux,
elle court à leurs auberges s'informer adroitement de ipiel pays ils sont ,
de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge; puis elle en
fait son ra|iport à ces veuves, qui font leurs réilexions là-dessus ; et, si le
cœur en dit auxdites veuves, elle les abouche avec lesdits étrangers.
Cela est fort commode et juste en i|uelque façon, réjiliqua Zambullo en
souriant; car enfin, sans ces bonnes dani<'s elleuis ai;enles, les jeunes
étrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps iuliui
À en faire Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces niaquignonnes
dans les autres pays'? Bon, s'il y en a, répondit le boiteux, en pouvez-vous
douter? je remplirais bien mal mes fonctions si je négligeais d'en pour-
voir les grandes villes.
Donnez voira altenlion au voisin de la Cliieliona, à cet imprimeur qui
travaille tout seul dans son imprimerie. 11 y a Irois heures qu'il a renv<iyé
ses ouvriers. Il va passerla nuit a imprimer un livie si'Ci élément. Et quel
est donc cet ouvrage'.' dit Leandro. Il linile des injures, répondit le dé-
mon. H prouve que la religion est préférable au iininl d'horuieur, ( t <pi il
vaut mieux pardonner que venger une offense. (I b' mai-.iuil d'imprimeur '
s'écrin l'écolier; il fait bien d imprimer en secret sou infâme livre. (Jin;
l'auieur ne s'avise pas de se laire comiailre; je serais le premier à le bé-
tonner.. Lst-ce que la religion défend de conwu'ver son bomieur?
N'eiitroiis pas dans celti: discussion, iiilerrompit A^modée avec un sou-
ris malin. Il parait i|ue vous avez bien profilé des leçons de murale qui
vous ont été données à Alcala ; je vous en félicite. Vous direz ce (|u'il
vous plaira, interrompit à son tour don Cleuphas : que l'auteur deee ridi-
cule ouvrage fasse le» plus beaux laisonnenienU du monde, je m'en mo-
i|ue . je suis Espagnol, rien ne me semble si doux ipie la vengeance : et,
puis<|iie vous m'avez promis de punir la (lerfidie de ma maiircssc, je vous
somme de me tenir parole.
.le cède avec plaisir au Iransport qui vous agita, dit le démon. (Jue
j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule I
.b; vais vous satisfaire tout à 1 heure: aussi bien le temps de vous venger
est arrivé ; mais je veux auparavant vous faire: voir une chose Irès-réjoiijs-
sanle. Portez la vue au delà de rimprimcric, et observez bien ce ipii se
passe dans un appartcuienl tapi^sv de droj) musc J'y rcinanjuc, répondit
Leandro, cinq ou six femmes qui donnent, comme à l'envi, des bouteilles
de verre à une espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agi-
tées.
Ce sont, reprit le boiteux, des dévoies qui onl grand sujet d'être émue.<.
Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce vénérable person-
nage, qui a près de trente-cinq ans, est couché dans une autre cliambre
que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus chères pénitentes le veil-
lent. L'une fait ses bouillons, et l'autre, à son chevet, a soin de lui tenir la
tète chaude, et de lui couvrir la poitrine d'une couverture composée de
cimpianle peaux de mouton. Quelle est donc sa maladie? répliqua Zam-
bullo. Il est enrhumé du cerveau, repartit le Diable; et il est à craindre
que le rhume ne lui tombe sur la poitrine.
Don ViiTO,
Ces antres dévoles que vous voyez dans sou antichambre aceoureni avec
des remèdes, sur le bruit de son i'ndisposilion : l'une appoite, pour la toux,
des sirops de jujubes, d'alihéa. de corail el de lussil.ige; l'aulre. pour
conserver les poumons de Sa Révérence, s'est char;*èe de sinqis de longue
■^ , ^--- è-
ThonuM en prison.
vie. de véronique, d'immortelle, etd'élixirde propriété ; une autre, pour
lui forlilicr le cerveau et l'cslomac, a des eaux de mélisse, de cannelle or
14
LE DIABLE BOITEUX.
fjée, de l'e.Tu divine et de l'eau iliéii.icale avec des essences de muscade
el d'amhre gris. Celle-ci vient offiir des confections auncanlincs et iié-
zoardiijnes ; et celle-M des teintures d'œillets, de corail, de mille-lleuis,
de soleil el d'éniérandes. Tomes ces pénitentes zélées vnnteul au valet de
l'int|Hi^ileur les choses qu'elles apportent : elles le tirent à part tour à
tour, et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit à l'oreille:
Liurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je le prie, que ma bouteille ait
la préférence.
Parbleu ! s'écria don Cleophas, il faut avouer que ce sont d'heureux
morlels que ces inquisiteurs. Je vous en réponds, reprit Asmodée : peu
g'en faut que je n'envie leur sort : et de même qu'Alexandre disait un jour
qu'il aurait voulu être Diogène s'il n'eut pas été Alexandre, je dirais vo-
lontiers que si jen'élais pas diable je voudrais être impiisileur.
Allins, seigneur écolier, ajouta-t-il, allons présentement punir l'in-
grate qui a si mal payé voire tendresse. Alors Zambullo saisit le bout du
niajili au d'Asincidée", qui fendit une seconde fois les airs avec lui, et alla
se poser sur la niiison de dona Thoniasa.
Oite fripoiuie était à laide avec les quatre spadassins qui avaient pour-
suivi Leandro sur les gonlliéres : il frémit de courroux en les voyant man-
ger deux perdreaux et uniapio qu'il avait payés et fait porter chez la Irai-
tresse, avec quelques houleilles de bon vin. Pour surcroît de douleur, il
s'apercevait que la joie régnait dans ce repas, et jugeait aux démonstra-
tions de dona Thomasa que la comiiagjiie de ces niallienrenx était plus
agréable que la sienne à cette scélérate Q les bourreaux, s'écria-t-il d'nn
lôii furieux ; les voilà qui se régalent à mes (léjieiis 1 quelle morliflcation
pour moi!
Je conviens, lui dit le démon, que ce spectacle n'est ])as fort réjouis-
sant pour vous; mais, quand on fréquente les danies galanles, ou doit
s'attendre a ces aventures : elles .sont arrivées mille fois en France aux
abbés, aux gens de robe et aux flnancters. Si j'avais une épée, reprit don
Cleophas, je fondrais sur ces coquins, el iroublerais leurs plaisirs. La
partie ne serait pas égale, repartit le boiteux, si vous les attaquiez tout
seul : laissez-moi le soin de vous venger; j'en viendrai mieux à bout que
vous Je vais mettre la division parmi ces 'spadassins, en leur inspirant
une fureur luxurieuse; ils vont s'armer les un^ contre les autres : vous
allez voir un beau vacarme.
A ces mots il sonflla, el il sortit de sa bouche une vapeur violette qui
descendit en serpenlanl comme un feu d'artillce, el se répandit sur la
table de dona Thomasa. Aussilàt un des convives, sentant l'effet de ce
souflle, s'approcha de la dame, et l'embrassa avec transport; les autres,
entiainés par la force de la même vapeur, voulurent lui arracher la
grivoise : chacun demande la préférence; ils .se la disputent; une jalouse
rage s'empare d'eux ; ils en vienrijent aux mains; ils tirent leurs épées,
et eonimencent un rude combat. Cependant dona Thoma.sa pousse d'hor-
ribles cris : tout le voisinage est bientôt eu rumeur; ou crie à la justice ;
la justice vient; elle enfonce la porte ; elle enire. et trouve deux de ces
brclteurs étendus sur le plancher; elle se saisit des autres, et les mène
en prison avec la courtisane. Celle malheureuse avait beau pleurer, s'ar-
raclier les cheveux et se désespérer, les gens qui la conduisaient n'en
étaient pas plus touchés que Zambullo, qui eu faisait de grands éclats de
rire avec Asmodée.
Eh bien, dit ce démon à récolier, êles-vous content? Non, noft, ré-
pondit don Cleophas. Pour me donner une entière satisfactioii, porlez-
UKii sur les prisons, que j'aie le plaisir d'y voir enfermer la misérable
qui s'est jouée de mon amour; je me sens pour elle plus de haine en ce
moment que je n ai jamais eu de tendresse. Je le veux bien, lui répliqua
le niable : vous me trouverez toujours prêt à suivre vos volontés, quand
elles seraient contraires aux miennes et à mes intérêts, pourvu que ce
soit pour votre bien.
Ils viilèrent tous deux sur les prisons, où bientôt arrivèrent les deux
spadassins qui furent logés dans un cachot noir. Pour Thomasa, on la
mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de mauvaise vie
qu'on avait arrêtées le même jour, et qui devaient être transférées le
lendemain . u lieu destiné pour ces sortes de créatures
Je suis à préseul satislail, dit Zambullo, j'ai goùlc une pleine ven-
geance : ma mie thomasa ne passera pas la nuit aussi agréablement
(|u'elle se l'était promis. Nous irons où il vous plaira conlinner nus ob-
.sej valions. > ous sommes ici dans un cndniit propre à cela, répomlil
li'sprit. 11 y a dans ces pris(Uis un grand nombre de con|iabbs el d'iiiiio-
cents ■. c'est un séj<iur (jui sert à Cdinmenci r le cli.ltinieni dis uns ri à
juirilier la verin des anircs. Il faut que je vous monlre quelques prisun-
nieis de ces deux espèces, cl que je vous dise pourquoi on les relienl
dans les fers.
CDAPlTRli Vil.
Dos firisonulcrs.
Avant que j'entre dans re détail, observez un ncu les guichetiers qui
sont à l'entrée de ces binribles licuj. Les poêli s de ranlit|uité n'ont mis
qu'un Cerbère à la i)orle de leurs enfers . il y en a ici bien davantage,
comme vous voyez. Ces guichetiers sont des hommes qui ont perdu lou
senlinienl humain : le plus méchant de mes confrères pourrait à peine
en remplacer un. Mais je m'aperçois, ajoiita-t-il, une vous considérez
avec horreur ces chambres où il n'y a pour tous meubles que des grabals:
ces cachots affreux vous paraissent autant de tombeaux. Vous êtes juste-
ment étonné de la misère que vous y remarquez, el vous déplorez le sort
des malheureux que la justice y retient; cependanl ils ne sont pas tous
également à plaindre : c'est ce que nous allons ex.miiner. i
PremiéremenI, il y a dans cette grande cliambre à droite ipiatre
hommes couchés dans ces deux mauvais lits : l'un est un cabaretier ac-
cusé d'avoir empoisonné un étranger qui creva l'autre jour dans si ta-
verne. On prétend que la qualité du viu a fait mourir le défunt ; l'hôte
soutient que c'est la quantité: el il sera cru en justice, car l'ctrauger
était .\llemand. Eh 1 qui a raison, du cabarelior ou de ses accusateurs'?
dit don Cleophas. La chose est problématique, répondit le Uiable. Il est
bien vrai que le vin était frelaté ; mais, ma loi, le seigneur allemand en
a tant bu, que les juges peuvent en conscience rcmellre en liberté le ca-
baretier.
Le second prisonnier est un assassin de profession, un (les scélérals
qu'on appelle valientes, et qui, pour quatre ou cinq pisloles, prêtent
obligeamment leur ministère à tous ceux qui veulent faire qelte dépense
pour se déban'usser de quel(|u'un secrètement; le troisième, un luaitre
a danser qui s habille comme un pelit-mailre, el qui a fait faire un mau-
vais pas à une de ses écoliéres; el le iiualriéme, un galant qui a été sur-
pris la semaine passée par la ronda, dans le temps qu'il montait par un
balcon à l'appartement d'une fi'inme (pi'il connaît, et dont le tnuri est
absent. Il ne lient qu'à lui de se tirer d affaire en déclarant sou com-
merce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et s'exposer
k perdre la vie, que de commeltre l'honneur de s« dame.
Voilà un amant bien discret, dit l'écolier; il faut avouer que noire na-
tion l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais parier qu'un
Français, par exem|de. ne serait pas capable, comme nous, de se laisser
pendre par discrétion. i*(on, je vous assure, dit le Dialile; il monterait
plutôt exprès à unbalcou pour déshonorer une femme qui aurait des bon-
tés pour lui.
Ilans un cabinet auprès de ces f^nalre hommes, poursuivit il, est une
fameuse sorcière, qui a la réputation de savoir faire des clipses impos-
sibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles dou.iiiiéres trouvent, dit-
on, des jeunes gens qui les aiment but à but; les maris deviennent fi-
dèles à leurs femmes, et les coquettes vérilablemeiit anioureuNCS des
riches cavaliers qui s'altachent à elles; mais il n'y a rien de plus faux
que loiil cela. Elle ne possède point d'autre secret que celui de persuailer
qu'elle en a, et de vivre commodément de celle opinion. Le saint-oflice
réclame cette créaîure-là, qui pourra être brûlée au premier acte de loi.
Au-dessous du cabinet il y a un cachot noir qui sert de gîte à un jeune
cabaretier. Encore un hôte de taverne! s'écria Leandro; ces sortes île
gens-là veulent-ils donc empoisonner tout le inonde? Celui-ci, reprit
Asmodée, n'est pas dans le même cas. On arrêta ce misérable avanl-liiek',
et l'inquisition le réclame aussi. Je vais en peu de mots vous dire le
sujet de sa détention.*
Un vieux .soldat, parvenu par .sou courage, ou plutôt par sa patience,
à lemiiloi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues à Madrid;
il alla demander un logement dans un cabaret : on lui dil qu'il y avait,
à la vérité, des chambres vides; mais qu'on ne pouvait lui en donner
aucune, parce qu'il revenail toutes les nuits dans la maison un esprit qui
maltraitait fort les étrangers, (piand ils avaient la témérité d'y vouloir
coneher. Celle nouvelle ne rebuta point le sergent. Que l'on me mette,
dit' il, dans la chambre qu'on voudra; dnnnez-nioi de la lumière, du vin,
une pipe et du labac, et soyez sans iiuiuiétude sur le reste ; les esprits out
de la considération pour les geus ue guerre qui ont blanchi sous le
harnais.
On mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si résolu, el
on lui porta tout ce qu il avait demandé. H se mil à boire et à l'iinier. Il
étail déjà plus de minuit, que l'espril n'avait point encore troublé le jno-
fond silence qui régnait dans la maison : on eût dil qu'efferlivenienl il
respectait ce nouvel liôle ; mais cuire une heure et deux, le grivois eu-
leiidil Unit à cnn|i nu bruit horrible, comme de ferrailles, el vit blentùl
l'iilier dans sa cliamlire un fanli'mie épouvantable vêtu de dra|i nnir, et
tiint eiilorlillè de chaînes de fer. ÎVolre fumeur ue fut |ias aulrcineul
ému de celle apparition : il lira .son é| ee, s'avança vers l'esprit, cl lui c
déi'hargea du plat sur la tète nu assez rude coup.
Le l'antÔMie, peu acconlumé a trouver des hules si hardis, lit un cri;
et, reinariiu.Mil que le sidilal se préparait à recomnicueer, il se prnsterna
Ires humlilement devant lui, en disant: De grâce, seigneur sergenl, ne
m'en donnez )>as davantage : ayez pillé d'un pauvre diable i|ui se jette à
vos pieds pour inipluier votre clémence; je vous en conjure par saint
Jacques, qui était, comme vous, uu grand spada.ssin. Si lu veux conser-
ver ta vie, répoudil le soldat, il faut que tu me dise!) ipii tu es, el que lu
me parles sans déguisement, ou bien je vais le fendre en deux. wiHiiiie les
chevaliers du temps passé fendaient les géanls iju'ils renconliaienl .V
ces miits, l'ispiil, vnyanl a ipii il avait alT.iire, pi il le parti d'avouer tout.
,Ie suis, dit-ii au sergent, le mailre-garçnii iK ce < abaret : je m'appelle
Cuillanine, j'aime Jii l'iilla, qui est la lille uni(|Ue du byls. et y ne lui
déplais pas : mais eomme son père il sa nierc uni en vue une alliaiK'e
plus relevé^ que la luiemie, pour les obligera me choisir pour gendre,
LE DUBLli BOITEIX.
15
jioiis srminies convenus. In lelite lillc et moi, inie je ferais toutes les
Hiiils le iieisonnnjîe <|n« je fais : je m'eiiviloippe le corps d'un long man-
teau noir, et je me peniis au cou une cliaîue de tournebioche, avec la-
quelle je cours toute la maison, depuis ia cave jusqu'au ^'renier, en l'aisanl
le, liiiiit que vous avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre
du maître et de la maîtresse je m arrête et' m'écrîe : k N espérez pas que
je vous laisse en repos que vous n"ayez marié Juanilla avec votre maître-
gorçon. »
Après avoir prononcé ces paroles d'une voix que j 'a fl'ccle grosse et cas-
sée, je eiinlinue mon carillon, et j'entre ensuite jiar une fenêtre dans un
cnliinet où Juanilla couche seule, et je lui rends cumple de cei|ue j'ai fait.
Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je voiis dis la
vérité : je sais qu'après cet aveu vous pouvez me perdre, eu apprenant à
mon maître ce qui se passe; mais si vous voulez me servir, au lieu de
me rendre ce mauvais oflice, je vous jure que ma reconnaissance... El quel
service peui-lu attendre de moi? interrompit le soldat. \(ius n'avez, re-
prit le jeune homme, <|u'àdire deniifin que vous avez vu l'esprit, et ([u'il
vous a faits! grand'peur... Comment, venlrehleu I grand' piur! inlerrom-
idt encore le grivois; vous voulez que le sergent Annibal .\nlonioQiie-
brantador aille dire qu'il a eu peur? j'aimerais mieux que cent mille dia-
bles m'eussent .. Cela n'est pas absolument nécessaire, interrompit à son
tour Guillaume ; et après tout, il m'importe peu de quelle façon vous par-
liez, pcmrvu que vous secondiez mon dessein : lorsque j'aurai épousé Jua-
iiilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler tous les jours | our
rien, vous et tous vos amis. \ous êtes séduisant, monsieur Guill.iume,
.s'écria le grivois: vous me proposez d'appuyer une fourberie; l'aff.iire ne
laisse pas d'être sérieuse; mais vous vous y prenez d'une manière qui
m'étourdit surlesconséqucHces. Allez, contiuuez de faire duLruitct d'en
rendre compte à Juanilla, je me charge du reste.
En effet, dès le lendemain malin, le sergent dit à l'hôte et i l'hoti sse :
J'ai vu l'esprit, et jelai cuiretenu; il est irés-raisonnable. Je suis, m'a-
t il dit, le bisaïeul du maître de ce cabaret. J'avais une fille que je promis
au péredu grand'pére de .son garçon ; néanmoins, au mépris de nia foi, je
U mariai à un autre, et je mourus peu de tenq'S après: je S'iuflre d( jiuisce
teuip.sla ; je porte h peine de mon parjure, elje ne serai point en repus (|ue
quelqu'un de ma race n'ait épousé une personne de la famille de Guillaume :
c'est pourquoi je reviens tontes les nuits dans cette mai^Ol); ce[ieiidaiil j'ai
beau dire que l'on marieensemhleJuanillaetlemailre-gareon.lcGIsdeniou
petit-fils fait la sourde oreille, aussi bien que sa femme ; mais diti s-leur.
s'il vous plaît, seigneur sergent, que, s'ils ne font au plus tôt ce que je
désire, j'en viendrai avec eux aux voies de fait: je les tourmenterai l'uu
et l'autre d'une étrange façon.
L'hôte est nu homme assez simple, il fut ébranlé de ce discours ; et
l'hôtesse, encore plus faible que son mari, croyant déjà voir le revenant
à ses trousses, consentit à ce mariage, qui se Ut dés le jour suivant. Guil-
laume, peu de temps après, s'élablil dans un autre quartier de la ville .
le sergent (juebrautador ne manqua pas de le visiter fréquemment ; et le
nouveau cabaretier, par reconnaissance, lui donna d'abord du vin a dis-
crétion; ce qui plai.sait si fort au grivois, i|uil menait tous ses amis à ce
cabaret ; il y faisait même ses enrôlements, et y enivrait la recrue.
Mais enlin l'hôte se lassa d'abreuver tant de gosiers altérés. 11 dit sur
cela sii pensée au soldat, qui, sans songer qu'elfectivemeiil il passait la
convenlioii, fut assez injuste pour trailerGuillaunie de petit ingrat. Ia'Iuî-
ci répondit, l'autre répliqua, et la ronversaiion Unit par (pielqnes cnup.t
de plat dépce que le cabaretier reçut. Plusieurs passants voulurent pren-
dre le parti du bourgeois; (Juebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en
serait pas demeuré la, si toul.i coup il n'eut été assailli par une foule d ar-
chers qui l'arrêtèrent comme un perturbateur du re|ios public. Ils le con-
duisirent en prison, où il a déclaré tont ce que je viens de. vous dire ; et
sur sa déposition, la justice s'est aussitôt emparée deGuillaume. Le beau-
père demande que le mariage soit cassé; et le sainl-oftice, informé que
Guillaume a de bons effets, veut connaître de cette affaire.
Vire Dieu ! dit dnn Cleo| bas, la sainte inquisition est bien alerte I Sitôt
qu'elle \oit le moindre jour à tirer quelque profit .... Doucement, inter-
roin|iil le boiteux; g.irdez-vous bien de v»us l.lchcr contre ce tribunal, il
a dcsespoiis partout: on lui rafiporte jusqu'à des choses qui n'ont jamais
été dites : ji' n'ose en parler moi-même qu'en tremblant.
Au-dessus de l'infortuné Guilaume, ilans la première chambre à gauche,
il radeui hommes dignes de votre pitié: l'un est un jeune valet de cliambre
que la femme de son mailrc traitait en particulier comme un amant. In
jour le mari les surprit tous deux; la femme aussiiol se met à crier au
secours, et dit ipie le valet de chambre lui a fait violence. Un arrêta ce
pauvre malheureux, qui, selon toutes les apparences, sera sacrifié à la ré-
putation de sa maîtresse.
Le compagnon du valet de chambre, encore moins coupable i|ue lui,
est sur le point de perdre aussi la vie : il est écuyerd'une duchesse à qui 1 on
a volé nu gros diamant ; on l'accuse de l'avoir pris; il aura demain la ipies-
tion, ou il sera tourmenté jus(|u'à ce qu'il confesse avoir fait le vol ; et
toutefois la personne qui en est l'auteur est une feronie de chambre favo-
rite i|u'uu n'oserait sou| çoiiner.
Ah ! seigneur Asmodce ! dit Leandro , rendez , je vous prie , service à
cetécuyer: son innocence m'intéresse |iour lui; dérobez-le. par votre
joiivoir, aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mérite que. .
Vous n'y pensez pas, seigneur écolier, interrompit le Diable: ponvez-vous
demander que je m'oppose à une action inique, et <|uc j'empêche un in-
nocent de périr! C'est prier uu procureur de ne pas ruiner une veuve ou
un'orphelin.
Oh! s'il vous plaît, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse quelque
chose qui soit contraire à mes intérêts, à moins que vous n'en tiriez un
avanl.ige considérable D'ailleurs, ipiandje voudrais délivrer ce prison-
nier, le pourrais-je? Comment donc? répliqua Zamhullo. est-ce ijue vous
n'avez pas la puissance d'enlever un homme de la prison ? Non certaine-
ment, !•( partit le boiteux. Si vous aviez lu VEnchiiidion ou Aiberl le
Grand, vous sauriez que je ne puis, non plus que mes confi ères, metlie
un prisonnieren liberté : moi même, si j'avais le malheur d'être entre les
griffes de la justice, je ne pouirais m'en tirer qu'eu finançant.
Dans la chambre prochaine, du même côté, loge un chirurgien con-
vaiHCU d'avoir, par jalousie, fait à sa femme une .saignée comme celle de
Séné |iie: il a eu aujourdliui la question ; et, après avoir confessé le crime
dont (m l'accusait, il a déclaré que depuis dix ans il s'est servi d'un moyen
assez nouveau pour .se faire des |u-atiqiies. 11 blessait la nuit les passants
avec une haicuiuette, et se sauvait chez lui par une petite porte de derrière;
cependant le blessé poussait des cris qui attiraient les voisins à sim se-
cours : le chirurgien y accourait lui-même comme les antres ; et, Irniivanl
uu homme noyé dans sou sang, il le faisait porter dans sa boutique, où il
le pansait de la même main dont il l'avait frappé.
Ouoique ce chirurgien cruel ait fiit cette déclaration, et qu'il mérite
mille morts, il ne laisse pas de se llatlcr i|u'on lui feia grâce; et c'est ce
((ui pourra fort bien arriver, parce qu'il est parent dé inadame la le-
miKuse de l'infant: outre cela, e vous diraiqu'ila chez lui uiieeau mer-
veilleu.sc, (|ue lui seul sait composer, une eau qui n la vertu de blanchir
la peau, et de faire d'un visage décrépit une fa e enfantine, et cette eau
incom|iaiableserl de fontaine de Jouvence à trois dames du palais qui se
sont jointes ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crédit, ou,
si vous voulez, sur son eau, qu'il s'esteiidormi tianquillemeiit, dans l'es-
pérmce qu'a son réveil il recevra l'agréable nouvelle de sou élargisseinent.
J'aperçois sur un grabat, dans la inêine chambre, dit I écolier, uu aulie
homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible, il faut que
son affaire ne soit pas bien mauvaise. Elle est fort délicate, réiioulil le dé-
rnoii. Ce cavalier est un genlilhoinme hiscayen qui s'est enrichi d'un coup
d'escopette ; et voici comment: il y a quinze jours que, chassant dans une
foi êl avec son frère aîné, qui jouissait d'un revenu considérable, il le tua
par malheur, en tirant sur des perdreaux. L heureux quiproquo pour un
cadet ! s'écria don Cleophas en riant Oui, reprit Asmodée ; mais les C(d a-
téiaux, qui voudraient bien s'approjirier la succession du défunt, pour-
suivent en justice son meurtrier, ou ils accusent d'avoir fait lu coup pour
devenir uniijue héritier de sa famille. Il s'est de lui-même constitué pri-
sonnier; et il paraît si afiligé de la mort de son frère, qu'on ne saurait
s'imaginer qu'il ait eu intention de lui ôter la vie. Et n'a-t-il effectivement
rien » se reprocher là-dessus que son peu dadres.se? répliqua Leandro.
Non, repartit le boiteux, il n'a pas eu une niauvaise^volonlé; mais, lors-
qu'un fils aillé po.v.séde tout le Lien d'une maison, jé ne lui conseille jias
de cliasser avec son cadet.
E.vaminez bien ces deux adolescents qui, dans un petit réduit auprès
du gentilhomme de Biscaye, s entretiennent aussi gaiement que siU étalent
en liberté. Ce sont de véritables piKiro.f. Il y en a pi iiicip.ileiiiiiil un ipii
pourra donner linéique jour au |iublic uu détail de ses es| iégUries: c'est
un nouveau Guzman d Allarache ; c'est celui qui a un pourpoint de vuloiirs
brun et un plumet à sou chapeau.
Il n'y a jiasirois mois qu'il était dans cette ville page du comte d'Onale,
et il serait encore au service de ce seigneur, sans une fourberie qui est la
cause de sa prison, et que je veux vous conter.
Ce gaiçnn, nommé Domingo, reçut un jour chez le comte cent coups de
fouet que I écuyer de salle, autre'ment le gouverneur des pages, lui lit
rudeiiieot ap|iliqiier, pour certain tour d habileté qui le meriiiit. Il eut
longtemps sur le cœur cette iietile corrcc ion-là, et il résolut de i'eii ven-
ger. Il avait remariiuè plus d une fois que le .seigneur don dune (c'est le
nom de l'écuyer) se lavait les mains avec de l'eau de Heurs d'iu-ange, el se
frottait le corps avec des pâles d millet et de jasmin; (ju'ilnvail plu>de snin
de sa per.sonne qu'une vit ille coquette, et i|u enfin c'était un dei:e.> fais qui
s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer. Celte re-
marque lui fournit une idée de vengiance ijuil cuiniiiunii|ua à une jeune
soubrette d(^ son vo sinage, de laquel.e il avait besoin pour rexeiulinu de
son projet, el dont il était tellement ami, qu'il ne jouvait le devenir
davantage.
licite suivante, appelée Floretta, pour avoir la liberté de lui parler
tins aisément, le faisait passer pour sou cousin dans la mal-oii de doua
iiziana, sa maîtresse, dont le père était alors absent. Le malin Dinningo,
après avoir instruit sa fausse parente de ce i|ii'elle avait à fane, eiilia un
malin d.ms la chambre de don Côme, ou il trouva cet écuyer qui essayait
un habit iieiif, se regardait avec complaisance dans un miroir, cl parais-
sait charme de sa ligure. Le page Ut semblant d admirer ce .Narcisse, cl
lui dit avec un Un tianspart: En vérité, seigueiirdun Cùine, vous avez
la mined un prince. Je vois tous Içsjours des grands snpcrbemcnl vêtu»;
cependant, maL-ré leurs riches habits, ils n'ont pas votre prestance. Je ne
sais, ajouta- 1-il, si, étant votre serviteur autant que je le suis, je vous
considère avec des yeux trop prévenus en votre faveur; mais francbc-
mciil, je ne vois point à la cour de cavalier que vous n'effaciez. •
L'éeiiyer sourit à ce discours qui It.illail agréablemonl sa vanité, et ré*
pondit en faisant l'aimable: Tu me Ibitles, mon ami, ou bien il faut eu
IG
LE DIABLE BOITEUX.
effet que lu m'aimes, et que ion nniilip me prèle des grâces qnu .a ini\me
m'a refusées. Je ne le crois |i;i^, rp|)li(|ua le Ualleur ; car il n'y a personne
qui ne pare de vous aussi aviinlageusenieut que moi. Je voudrais ijue vous
eussiez eiilendu ce que me disait encore hier une de mes cousioes qui
sert une lille Je qualité.
Don Coiue ne manqua pas de demander ce que celte cousine avait dit.
('omnieiit ! rejirit le page, elle s'étendit sur la richesse de votre taille, sur
l'agrément qu'on voit répandu dans toute voire personne ; et ce qu'il y a
de meilleur, c'est qu'elle me dit conûdemnient i|ue doua Luziana, sa niai-
tresse, prenait plaisir à vous regarder au travers de sa jalousie, toutes les
fois que vous passiez devant sa maison.
Qui peut être cette dame? dit l'écuyer, et où demeure-t-elle? Quoi!
répondit Doniingo, vous ne savez pas que c'est la lille unii|ue du mesire
de camp don Fernando, notre vo sin ? Ah ! je suis à présent au l'ail, reprit
don Côme. Je me souviens d'avoir uuï vanicr le hieii et la lieaulé de cette
Luziana ; c'est un excellent parti. Mais serait-il ))ossiMe iiue je me fusse
attiré son attenlio r ? N'en douiez pas, repartit le page : ma cousine me l'a
dit; quoique soubrette, ce n'esi point une menteuse, ei je vous réponds
d'elle comme de moi-même. Cela étant, dit l'écuyer, il me piend envie
d'avoir une conversalion |iarticuliére avec ta parente, de la melire dans
mes intérêts par quelques petits présenis, suivant l'usage; et, si elle me
conseille de renrfre des soins à sa maitiesse, je tenterai la fortune. Pour-
quoi non '.Me conviens i|u'il y a de la dislance de mon rang à celui de don
Fernando ; mais je suis genlîlliomme une fois, et je possède cinq cents
hons ducats de renie. 11 se fail tous les jours des mariages ]dus extrava-
gants que celui-là.
Le |iage fortifia son gouverneur dans sa résolntion, et lui ménagea une
entrevue avec la cousine, qui, Irouvanl l'écuyer disposé à tont croire,
l'assura ([ue sa maîtresse avait du goi'il pour lui. Elle m'a souvent inter-
rogée sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je lui ai répondu 1,-i-des-
siis ne doit pas vous avoir nui: enfin, seigneur écuyer, vous pouvez vous
llatter justement ((ue doua Luziana vous aime en secret. Faites-lui hardi-
ment coniiailie vos légilimes intent'oiis: monirez-lui que vous èles le
cavalier de Madrid le p^us galant, comme vous en êtes le pins heau el le
mieux fail: dounez-Ini snrlout des sérénades, rien ne lui sera jilus
agréable ; de mon côté, je lui ferai bien valoir vosga^anlerics, et j'es| ère
(|ue mes bons oflices ne vous seront pas inutiles. Don Côme, transporté
de joie de voir la soubrelte entrer si chaudement dans ses intérêts, l'acca-
bla d'einbrassadi s; el lui metlani au doigt nue b.'gue de peu de valeur,
qu'il avait apportée exprès pour lui faire présent : Ma chère Floiella, lui
dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour faiie connaissance avec vous;
j ai dessein de recoiinaîire, par une plus solide récompense, les services
que vous me rendrez.
On ne saurait être plus satisfait qu'il le fut de son entretien avec la sui-
vante Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui avoir (roruré,
il le gratifia d'une paire de bas de soie et de cpielques chemises garnies
de denlclles, lui proinettaul d'ailleurs de ne laisser échapper aucune
occasion de lui être utile Ensuite le consnilant sur ce qu'il avait à faire:
Mon ami, lui dit-il, quel est ton senlimenl'.' Me conseilles-tu de débuter
)iar une leltie passionnée et sublime à dona Luziaim? C'est mon avis ré-
pondit le page: faites-lui une déclaration d'amour en haut style; j'ai un
iiressenliment qu'elle ne la recevra pas mal. Je le crois de même, reprit
l'écuyer; je vais à tout hasard commencer par là. .\ussilôl il se mit à
écrire; et après avoir déchiré pour le moins vingt brouillons, il parvint
à faire un billet doux auquel il s'arrêta. Il en lit la lecture à Domingo,
qui, l'ayant écoulé avec des gestes d'admiration, se chargea de le porter
sur le-cliamp à sa cousine. 11 était conçu dans ces termes lleuris el re-
cherchés :
« 11 y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de la renom-
mée qui publie partout vos perfections, je me suis laissé enllammer d'un
ardent amour pour vous, iNèanmoins, malgré les feux dont je suis la proie,
je n'ai osé hasarder aucun acte de galanterie ; mais, comme il m'est re-
venu (pie vous daignez arrêter vos regards sur moi ipiand je passe devant
la jalousie qui dérobe aux yeux des hommes votre beauté céleste, et même
que, par une inlliience de votre astre, Irés-heurcnse pour moi, vous in-
clinez à me vouloir du bien, je prends la liberté de me consacrera votre
service. Si je suis assez fortuné pour l'obtenir, je renonce à toutes les
dîmes passées, présentes et à venir.
« Don CÔME de la Uiguera. »
Le page el la suivante ne manquèrent pas de s'égayer aux dépens du
.seigneur don Côme. el de se divertir de sa lettre. Ils n'en demeniérenl
pis là: ils compo>èreiil a frais communs un billet tendre, que la femme
de (hainlire écrivit de sa main, et que Domingo rendit le jour suivant à
l'écuyer, comme une réponse de dona Luziana. Il contenait ces paroles:
« J'i^'nore qui peut vous avoir si bien instruit de mes sentiments se-
crets. (, est une trahison que quelqu'un m'a faite; mais je la lui pardonne,
puisqu'elle est cause que vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les
hommes que je vois passer dans ma rue, vous èles celui que je prends le
|ilns de plaisir à regarder, el je veux bien que vous soyez mon amant ;
Jiciilêlre ne devr.iis-je pas le vouloir, el encore moins vous le dire. Si
c'csl une faute que je fais, voire mérite me rend excusable.
« DouaLiiziA>A. Il
Quoique celle réponse fût un peu vive pour la Dlle d'un mesire de cimp,
car les auteurs n'y avaient pas regardé de si prés, le présomptueux don
Côme ne s'en défia point : il s'estimait assez pour s'imaginer qu'une d^nie
pouvat oublier pour lui les bienséances. Ah! Domingo, s'écria-l-il d un
air Iriomphaiil, après avoir lu A haute voix la lettre supposée, tu vois,
mon ami, si la voisine en lient : je serai bientôt gendre de don Fernando,
ou je ne suis pas don Côme delà Uiguera.
Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez fail sur
sa fille une furieuse impression. Mais à propos, ajoula-l-il, je me sou-
viens que ma parente m'a bien recommandé de voiis dire que dés demain,
tout au plus lard, il était nécessaire que vous donnassiez une sérénade à
sa maitresse, pour achever de la rendre folle de Votre Seigneurie. Je le
veuï bien, dit l'écuyer. Tu peux assurer ta cousine que je suivrai son con-
seil, el que demain, sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la
nuit, un des plus g,ilants concerts qu'on ait jamais entendus à .Madrid. En
effet il alla trouver un habile musicien ; et, après lui avoir communiqué
son projet, il le chargea du soin de l'exécution.
Tandis qu'il était occupé de sa sérénade, Floretta, que le page avait
prévenue, voyant sa maîtresse en bonne humeur, lui dit : Madame, je
vous apprête uii agréable divertissement. Luziana lui demanda ce que
c'élail. Oh 1 vraiment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y
a bien des affaires. Un original nommé don Côme, gouverneur des pages
du comte d'Ouate, s'est avi.sé de vous choisir pour la dame souveraine
de ses pensées, et doit, demain au soir, afin que vous n'en ignoriez,
vous régaler d'un admirable concert de voix et d'instruments. Dona Lu-
ziana, qui naturellement était fort gaie, -el qui d'ailleurs croyait les ga-
lanteries de l'écuyer sans conséquence ]iour elle, bien loin de prendre son
sérieux, ,se fit par avance un plaisir d entendre sa sérénade. Ainsi celle
dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une erreur dont
elle se serait fort offensée si elle l'eùl connue.
Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de dona Lu-
ziana deux carrosses, d'où sortirent le galant écuyer el son confident,
accompagnés de six hommes, tant chanleurs que joueurs d'inslruiuents,
qui commencèrent leur concert. Il dura fort longlâ'mps. Ils jouèrent un
granJ nombre d'airs nouveaux, et chantèrent plusieurs couplets de chan-
sons, qui roulaient tous sur le pouvoir ipie l'amour a d'unir des amants
d'une iné;.'ale condition ; el à chaque con(ilel dont la fille du mcstre de
camp se faisait l'application, elle riait de tout .son cœur.
Lorsque la sérénade lut finie, don Côme renvoya les musiciens chez
eux dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, cl demeura dans
la rue avec Domingo, jusqu'à ce que les curieux que la musique avait
attirés se fussent retirés. Après quoi il s'approcha du balcon, d où bien-
tôt la suivante, avec la permission de sa maîtresse, lui dit par une petite
fenêtre de la jalousie : Est-ce vous, seigneur don Côme? Qui me fail celle
question? répondit-il d'une voix diiucereusc. C'est, répliqua la soubrelte,
dona Luziana qui souhaite de savoir si le coucevt que nous venons d'en-
tendre est un effet de voire galanterie? Ce n'est, repartit l'écuyer, qu'un
échantillon des fêles que mon amour prépare à cette merveille de nos
jours, si elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifié sur l'aulel de sa
beauté.
A cette expression figurée la dame n'eut pas peu envie de rire : elle
se retint toutefois; et se mettant à la petite fenêtre, elle dit à l'écuyer le
plus sérieusement qu'il lui fut possible : Seigneur don Côme, il parait
bien que vous n'êles pas un galant novice; c'est de vous que les cava-
liers amoureux doivent apprendre à servir leurs maîtresses. Je suis trés-
conlenle de votre sérénade, et je vous en tiendrai compte ; mais, ajuiita-
l-elle, relirez-vous, on peut nous écouter, une autre fois nous aurons un
plus long eniretien. En aclu vaut ces mots, elle ferma la fenêtre, laissant
l'écuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de lui faire,
el le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans celte comédie.
Celle petite fêle, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse
quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme ; el
deux jours après, son confident l'engagea dans une nouvelle dépense :
voici de quelle manière. Ayant appris que Florella devait, la nuit de la '
Saint Jean, nuit si célébrée dans celte ville, aller avec d'autres filles de
son espèce à la fiesta dclSnliltn, il eutre|irit de leur donner un déjeuner
magniiique aux dépens de l'écuyer.
S ignenr don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous .save
quelle fêle c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana .'•e propose
d être à la pointe du jour sur les hiu'ds du Mançanarez pour voir le so-
lilto ; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire davantage au coryphée
des cavaliers galants; vous n'êtes pas homme à nèjiliger une si belle oc-
casion ; je suis persuadé que voire dame el sa compagnie seront demain
bien régalées. L'est de quoi je puis le répondre, lui dit .son gouverneur;
je le rends grâces de l'avis : tu verras si je sais prendre la balle au bond.
Effeclivcmenl, le lendemain de grand inaliii quatre valets de l'hôtel, con-
duits par Domingo, et chargés de toutes sortes de viandes froides accom-
modé' s de différentes façons, avec une infinité de pelils pains et de bou-
teilles de vins délicieux, arrivér-'ul sur le rivage du .Maiiç.anarez, où
Floretta el ses compagnes dansaiciil comme dis nymphes au lever de
l'aurore.
Elles n'rurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs
danses légères pour leur offrir un solide déj'uner de la pari du seigneur
don Côme. Elles s'assiicnl aus>ilôt sur l'iierbe, et commencereul à fnire
honneur au festin, en rlaul, sans modéitition, de la dupe ([ui le donnait;
■■^'Su
LE DIABLE BOITEUX.
17
car la cliariUiUc cousine de Domingo n'avait pas manqué de les mcUre
a» fait.
Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vit paraître l'é-
cuyer monté sur une haquenée des écuries du comte, et richement
vétii. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, (|ui, s'étant
levée pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa générosité. Il
cherch'it parmi les flUes dona Luziana, pour lui adresser la paroi", et
lui débiter un l)eau compliment qujl avait composé en chemin: mais
Flore(ti, le tirant à part, lui dit qu'une indisposition avait empêché sa
maîtresse de se trouver à la fête. Don Cùme se montra trés-.'cnsible à
celte nouvelle, et demanda quel mal avait sa clicre Luziana. Elle est fort
enrluimée, répocdit )a soubrette, et cela pour avoir passé sa:is voile, sur
son balcon, pres'iu» toute la nuit de votre sérénade à me pailcr de vous.
L'fcuyer, consolé d'un accident qui venait d'une si belle cause, pria la
suivante de lui continuer ses bons offices auprès de sa niaîticsse, et re-
gagna son hô'el en s'applaudissant de plu< eu plus de sa bonne fortune.
Dans ce temps-là don Corne reçut une letlre de change, et toucha mille
cens d'or qu'on lui envoyait d'.\ndalousie. pour sa part de la s;:ccc?sion
d'un de ses oncles, mort à Séville. Il crrmpla cette somme, et la mit dans
un coffre en présence de Domingo, qui fut fort attentif i celle action, et
si violemment tenté de s'approprier ces leai'.x écus d'or, qu'il résolut
de les eniforter en Porlngal. Il lit confidence de sa lent.-.lion à Florctt;i,
et lui proposa même d'être du voyage. Quniiiue la |roposition méritât
bien d'être pesée, la soubrette, au.ssi friponne que le page, l'accepta
sans balancer. Enfin, u; e nuit, landis que l'écuycr, eufermé dans un
cabin t. s'occupait à c mposer une lettre emphatique pour sa maîtresse,
Dbmi- go trouva moyen d'ou\rir le coffre où étaient les écus d'i r : il les
prit, gagna promptement la rue avec sa proie; et s'étant rendu sons le
balcon de Luziana, il se mit à co trefaire un chatoui miaule. La sui-
van'c, a ce signal dont ils étaient convenus tous deux, ne le fit pas
lonslcmps alteudre; et, prête a le suivre partout, elle sortit avec lui de
Madrid.
Ils comftaient qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal avant
qu'on lu'it les nîteindre, si on b's jioursiiivait ; mais, par malheur pour
eux, don Con.c, dés la nuit même s'étant aperç'i du larcin et de la fuite
de son confident, eut aussitôt recoirs à la justice, qui di>persa de loutes
parts ses lim'ers pour découvrir le \oleur. On l'attrapa jirés de Zcbrcros
avec sa nym|ihc. On les ramena l'un et l'autre; la soubrette a été renfer-
mée aux Piopcn'ics. et Domingo dans celle prison.
Apparemment, dit don Clcophas, que l'écuycr n'a pas perdu ses écus
d'or; ils lui auront sans doute été rendus. Oh que non, répondit le
Diable ; ce sont des pièces qui irouvent le vol; la ju-tice ne s'en dessai-
sira point; et don COme, dont l'hisloire s'i.sl répandue dans la vil'.e, do-^
meure volé, et raillé de tout le monde. •
Domingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le boiteux,
ont pour voisin un jiunc Castillan qui a été arrêté pour avoir, en pré-
sence de bons lémoins, donné un soufllet'à son jiere. 0 cid ! s'écria
Leanlro, q'^cm'apprcuez-ro^is? Quelfiue maiiva's que soit un fils, peut-il
lever la main sur son père? Uh que oui, ditl-; démon ; cela n'est pas sans
exemple, (t je veux vons en citer un assez remarquable. Sous le régne
de don Pé'rc l'', surnomme le Juste et le Cruel, huiliém'' roi de Portu-
gal, un garçon de vingt ans fut mis cuire les mains de la justice pour le
même fait. Don Pédre, surpris comme vous de la nouveauté du cas, vou-
lut indrrogcr la mère du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il
lui fit avouer (pi'clle avait eu cet enfant d'une disciéle rêvé ence. Si les
juges du Gasiillan interrogeaient aussi sa mère avec la mémo adresse,
ils pourraient en arracher un pareil aveu.
Descendons de l'œil dans un grand cachot au-dessous de ces trois pri-
sonniers que je viens de vous n'.nulrer, et considérons ce qui s'y pass^.
Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce .sont des voleurs de grand che-
min : les voilà qui vont se s,.uvcr; on leur a fait tenir une lime sourde
d.-ns un pain, cl ils ont déjà limé un givs barreau d'une fenêtre, par où
ils priivent se couler dans une cour qui les conduira dans la rue. Il y a
plus lie dix mois qu'ils sont en prison, cl il y en a plus de huit qu'ils
devraient «voir reçu la réc' mpensc publiqre qui est due à leurs exploits;
mais, grâce à la Icnleir de la justice, ils vont encore massacrer des
voyageurs.
Suivez moi dans celte salle, basse, où vous apercevrez vingt ou Ircnic
hommes coucliés sur la paille : ce sont des filous, des gens de toutes
sortes de mauv,iis commerces En remarquez-vous cinq on six mii hous-
pillant une espèce de mamruvre qui a été emprisonné aujourd'liui pour
avoir blessé un archer d'un ''oiip de pierre'? Pourquoi ces prisonniers
bnlli:ut-ils ce manœuvre? dit '/. niliiillo. C'est, ré|»indit .\;modée. parce
qu'il n'a pas encore payé -a !iii in'niue. Mais, ajoula-t-il. laissons l.i tous
ces misérables : éloignons-nous même de cet horrible lieu ; allons ailleurs
arrêter nos regards sur des oiijcls plus réjouissants.
CllAPlTliE Vlll.
Asmodéc montre à don Clcophas plusieurs personnes, oi lui révHc les actions qu'elles
ont r;:itcs dans lu jouriitc.
Ils laissértnt là les prisonniers, et s'envolèrent dans un autre quar-
tier. Ils firent une pause sur un grand hôtel, où le dénnu dit à l'éco-
lier : 11 me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait aujourd'hui
toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet hùtel; cela
pourra vous diverlir. .le n'en doute pas, répondit Leandro. Commencez,
je vous prie, par ce capitaine f|ui se boite : il faut qu'il ait quelque af-
faire de conséquence qui l'appelle l"in d'ici. C'est, repartit le boiteux,
un capitaine [irètà .sortir de Madrid. Ses chevaux l'atlendent dans la rue;
il va partir pour la Catalogne, où son régiment est commandé.
Comme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier à un usurier: Sei-
gneur Sanguisuela, lui dit il, ne pourriez-vnus ]}as me prêter mille du-
cats? Seigneur capitaine, répondit l'usurier d'un air doux et bénin, jo
ne les ai pas, mais je me fais fort de ti-ouver un homme qui vous les prê-
tera, c'est-à-dire, qui vous en donnera quatre cents comptant ; vons fe-
rez votre billet de mille, et sur lesdils quatre cents que vous recevrez,
j'en toucherai, s'il vous plaît, soixante pour le droit de cnurlagc. L'ar-
gent est si rare aujourd'hui !... Quelle usure ! interrompit brusquement
l'officier; demander six cent soi.vaute ducats pour trois cent quarante !
Quelle friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs.
Point d'cmportemeni, seig;ieur capitaine, reprit d'un grand sang-froid
Pusuricr : voyez ailleurs. Pè quoi vous plaignez-vous? Est-ce que je vous
force à recevoir les (rois, cent quarante ducats? Il vous est libre de les
prendre ou de les refuser. Le capitaine, n'ayant rien à lépliquer à ce
di-cnurs, se retira ; mais après avoir fait réflexion qu'il fallait partir, que
le temps pressait, et qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est re-
tourné ce mat'n chez l'usurier, qu'il a rencontré à sa pnrie. en manteau
noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gr:is chapelet garni de mé-
dailles.Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-l-il dit; j'accei)lo
vos trois cent quarante ducats; la nécessité où je suis d'avoir d^ l'argent
rn'obligo à les prendre. Je vais à la messe, a répondu gravement l'usu-
rier; à mon retour, venez, je vous compterai la somme, lié, non, non,
répliqua le capitaine; rentrez chez vous de grâce, cela .sera fait dans im
moment : expédiez-moi tout à l'heure; je suis fort pressé. Je ne le puis,
repartit Sanguisuela ; j'ai coutume d'entendre la messe tous les jours
avant que je commence aucune affaire, c'est une, règle que je me suis
faite, et que je veux observer religieusement toute ma vie.
Quelque impatience qu'eut l'officier de tourher son argent, il lui n fallu
ce 1er à la règle du pieux Sangu'suela, il s'est armé de p.itience, et même,
comme s'il eut craint que les ducats ne lui échappassent, il a suivi l'u-
surier à l'église. Il a entendu la messe avec lui ; après cela il se pré| aralr.
à, sortir; mais Sanguisuela, s'apprnchant de son oreille, lui a dit: Un
des plus habiles prédicateurs de Madrid va prêcher, je ne veux pas per-
dre son sermon.
Le capitaine, à qui le temps de la messe n'avait déjà que trop duré, a
été au dé.scsp'>ir de ce nouveau retardement; il es(^)ourlant encore de-
meuré dans l'église. Le prédicateur parait, cl prêche contre l'usure. L'of-
ficier en est ravi, et. observant le visage de l'usurier, il dil en lui-même :
Si ce juif pouvait se laisser toucher, s'il me donnait seulement six cents
ducats, je pa- tirais content de lui. Enfin, le .sermon fini, l'usurier sort. Le
capitaine le joint etlui dit : Eh bien, que pensez-vous de ce prédicateur?
ne trouvez-vous pas qu'il prêclie avec beaucoup de force? pour moi, j'en
suis tout ému. J'en porte le même jugement que vous, répond l'usurier;
il a parfaitement traité sa matière, c'est un savant homme : il a fort
bien fait son métier, allons-nous-en faire le nôirc.
El qui sont ces deux femmes (pii svH couchées ensemble, et qui font
de si grands éclats de rire? s'éeria don Clenphas : elles me paraissent
bien gaillardes. Ce ,sont, répondit le Diable, deux sfrurs qui ont fait en-
terrer leur père ce miliu C'était un homme bnurru, et qui avait tant
d'aversion pour le mariage, ou plutôt tant de répugnance à établir ses
filles, qu'il n'a jamais voulu les marier, ipielqiies partis avrnlageux qui
se soient préseulés pour elles. Le caractère du d'-fiml était tout à
l'heure le sujet de leur cnlrelien. Il es! mort enfin, disait l'aince. Il est
mort ce ) ère dénaturé qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles ;
il ne s'opposera plus à nos vieux Pour m i, ma soeur, a dit la endette,
j'aime le solide; je veux un homme riche, fùl-il d'ailleurs une bêle, et
le gros don Blanco sera mou fait. Doucement, ma s'eur, n répliqué l'aînée,
nous aurons pour époux ceux qui nous sont ileslinés ;car nos mariages
sont écrits dans le ciel. Tant pis, \raimeiil,a reparti la cadette, j'ai bien
peur que mon père n'en déchire la feuille. L'aluée h'.t pu s'empêcher de
rire de celte sadiie, et elles en rient encore toutes deux.
Dans la maison ((ui suit celle' îles ib'ux s(Curs est logée, en chambre
garnie, ime avcnluriére aragnuaisc. Je la vois (pii se mire dans une glaeo
au lieu de se coî:eh r : el'e félicite ses charmes sur une conquête impor-
tante qu'ils ool faite aujourd'hui ; elle étudie des mines, et elle en a dé-
18
LE DIABLE BOITEUX.
couvert une nrinvellc (Hii km domain un granJ cflVl sur son onianl. Elle
ne peut trop s'appliquer à le ménager, c'est un sujet ipii promet beau-
coup: aussi a-lclie dit tantôt à un de ses créanciers qui lui est venu de-
mander de l'argent : Attendez, mon ami, revenez dans quelques jours; je
suis en termes d'accommodement avec un des principaux personuages de
la douane.
Il n'est pas besoin, dit Leandro, que je vous demande ce qu'a fait cer-
tain cavalier qui se présente à ma vue ; il faut qu'il ait jiassola journée
entière à écrire des lettres. Quelle quantité j'en vois sur sa table ! Ce
(ju'il y a de plaisant, répondit le démon, c'est que toutes ces lettres ne
contiennent que la même cbose. Ce cavalier écrit à tousses amis absents ;
il leur mande une aventure qui lui est arrivée cette après-midi. Il aime
une veuve de trente ans, belle et prude, il lui rend des soin.s qu'elle no
dédaigne pas: il propose de l'épouser, elle accepte la proposition. Pen-
dant qu'on fait les préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voircbez
elle. 11 y a été cette après dinée, et comme par hasard il ne s'est trouvé
personne pour l'annoncer, il est entré dans l'appartement do la dame,
qu'il a surju-ise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux dire, pres(|ue
nue, sur un litde repos. Elle dormait d'un profond sommeil. Il s'approche
doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dérobe un baiser;
elle se réveille, et s'écrie en soupirant tendrement : « Encore! ah! je t'en
prie, Ambriiise, laisse-moi eu repos. » Le cavalier, en galant homme, a
jiris son parti sur-le-champ, il a renoncé à la veuve; il est sorti de l'ap-
partement, il a rencontré Ambroise à la porte. Ambroise, lui a-t-il dit,
n'entrez pas; voire maîtresse vous prie de la laisser en repos.
A deux maisons au delà de ce cavalier, je découvre dans un petit corps
de logis un original de mari qui s'endort tranquiU 'ment aux reproches
que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui.
Elle serait encore plus irrilée si elle savait :'i quoi il s'est amusé. Il aura
sans doute été occupé de qu dque aventure galante? dit Zambullo. Vous y
êtes, reprit Asmodée; je vais vous la détailler.
L'homme dont il s agit est un bourgeois nommé Patrice ; c'est un de
ces maï-is libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femme
ni enfants; il a pourtant une jeune épouse aimable et verluRiise, deux
filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin
de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en
manque quelquefois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du
combat des taureaux qui s'est fait aujourdhui T'int arrêté. Les échafauJs
étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses
commençaient à s'y placer.
Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame
bien faite et proprement vêtue qui laissait vjjir, en descendant d'un ccha-
faud, une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de
rose, avec une jarretière d'argent : il n'en a pas fallu davantage pour
mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. 11 s'est avancé vers la
dame, qu'accompagnait une autre qui faisait as'sez connaître, par son air,
qu'elles étaient toutes deux des aventurières. .Mesdames, leur a-t-il dit, si
je puis vous être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler, vous me
trouverez disposé à vous servir. Seigneur cavalier, a répondu la nymplie
aux bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter : nous avions déjà
pris nos places, mais nous venons de les quitter pour aller déjeuner :
nous avons eu limpruilcnce de sortir ce matin de chez nous sans pren-
dre notre chocolat. Puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos
services, conduisez-nous, s'il vous plaît, à quelque endroit où nous puis-
sions manger un mor«eau, mais que ce soit dans un lieu retiré. Vous sa-
vez que les li'.les ne peuvent avoir tro]) de soin de leur réputation.
A ces mois, Patrice, devenant plus honnête et plus p(di que la néces-
silé, mène ces princesses à une taverne, où il demande à déjeuner. Que
voulez-vous? lui dit l'iiôle; j'ai, de reste d'un grand festin ipii s'est donné
hier chez moi, cL's poulets de grain, des pcrdre.iux de Léon, des pigeon-
neaux de il Cnsiilic-Vieille, et plus de la moitié il'un jambon d'Estrama-
dure. En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales.
Mesdames, vous n'avez qu'à choisir : que souhaitez-vous '.' Ce qu'il vous
])laira, répondirent-elles; nous n'avons point d'autre goût que le vôtre.
ivàdessus le bourgeois commande (|u'on serve deux perdreaux et deux pou-
lets froids,el qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est
.avec des dames très-délicates sur les bienséances.
On le fait entrer, lui et sa compagnie, dans un cabinet écarte où, un
moment après, on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin.
Nos Lucréces, comme damis de haut appétit, sejeticntavidement sur les
viandes, tandis que le bênet, qui devait payer ï'écot, s'amuse à contem-
]iler sa Luisita ; c'est le nom de la beauté dont il était épris. Il admire
ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a g'gnée en la
<■ lurant ; il lui prodigue les noms d'étoile et de soliyl, et ne saurait man-
;,er, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande à sa
déesse si elle est mariée ; clic répond que non, mais qu'elle est sous la
<:onduile d'un frère. Si elle eut ajouté: du côté d'Adam, elle aurait dit
)la vérité.
Cepenlant les deux liarpies, non-seulement dévoraient chacune un
poulet, elles buvaient encore à ])roportion qu'elles mangeaient. Bienlôt
le vin nian(|ue, le galant va en chercher lui-même, noir en avoir plus
Iiromptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinthe, la compagne de
..uisita,'met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et
les serre dans une grande poche de toile (|u'cllc a suis sa robe. Noire
Adonis revient avec du vin frais, et remarquant qu'il n'y a plus de
viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage. Qu'on nous
lionne, dil-elle, ileci\s pigronneaux iloiil lliùle nous a parlé, pnuvu qu'ils
soient excellents ; autrement un morceau de jambon d'Estramadure
suffira. Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice (|ui retourne
à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche
lie jambon. A'os oiseaux de proie recommencèrent à becqueter ; et tan-
dis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour
aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie
aux prisonniers de la piiche.
Apres le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir,
l'amoureux Patriic a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il at-
tendait de sa reconnaissance : la dame a refusé de contentci- ses désirs,
mais elle l'a llatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du
temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait re-
connaître le plaisir qu'il lui avait fait; puis, entendant sonner une heure
après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : Ah! ma
chère Jacinthe, que nous sommes malheureuses! Nous iie trouverons
plus de places pour voir les taureaux. Pardonnez-moi, a répondu Jacin-
the; ce cavalier n'a qu'à nous remener où il nous a si poliment abor-
dées, et ne vous moitez pas en peine du reste.
Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte, qui a
l'ail monter la dépense à cinquante réaies. Le bourgeois a mis la main à
la bourse , mais , n'y trouvant que trente rcales , il a été obligé de
laisser en gage, pour le reste, son rosaire chargé de médailles d'argent ;
ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a pla-
cées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa con-
naissance, lui a fait crédit.
Elles ne sont pas plutôt assises, qu'elles demandent des rafraîchisse-
ments. Je meurs de soif, s'écrie l'une : le jambon m'a furieusement alté-
rée. Et moi de même, dit l'autre; je boirais bion de la limonade. Patrice,
qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur
chercher des li pieurs, mais il s'arrête en chemin, et se dit à lui-même :
Où vas-tu, insensé? Ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta
bourse ou dans ta maison? Tu n'as pas seulement un maravédis. Que
ferai-je?ajouta-t-il : de retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle
désire, il n'y a pas d'apparence ; d'un autre côte, faut-il que j'abandonne
une entreprise si avancée? Je ne puis m'y résoudre.
Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs nn de ses amis qui
lui avait souvent fait des offres de services, que, par fierté, il n'avait
jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion ; il le joint
avec empressement, et lui emprunte une doubleipistole, avec quoi, re-
prenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait portef à ses
princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches,
que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.
Enfin, la fête finit avec le jour; et notre homme va conduire sa dame
chez elle, dans l'espérance d'en tirer bon parti. Mais lorsqu'ils sont de-
vant une maison où elle dit qu'elle demeure, il eu sort une espèce de
servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation : Eh !
d'où venez-vous à l'heure qu'il est? Il y a deux heures que le seigneur
don Gaspard lléridor, votre l'ivre, vous attend en jurant comme un pos-
sédé. Alors la sœur, feignant d'être effrayée, se tourne vers le galant, et
lui dit tout bas en lui serrant la main : Mon frère est homme d'une
violence épouvanlaide; mais sa colère ne dure pas. Tenez-vous dans la
rue, et ne vous impatientez point : nous allons î'apaissr, et comme il va
tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti. Jacinthe viendra
vous en avertir, et vous introduira dans la maison.
Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la
main de Luisita, qui lui fait quelques caresses, pour le laisser sur la
bonne bouche, puis elle entre dans la maison avec Jacinthe et la ser-
vante. Patrice, demeuré dans la rue, prend patience; il s'assied sur une
borne à deux pas de la pirte, et passe un temps considérable sans s'ima-
giner qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui; il s'étonne seule-
ment de ne pas voir sortir dou Gaspard, et craint que ce maudit frère
n'aille pas souper en ville.
Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit; alors il com-
mence à perdre une )iartie de sa confiance, et à douter de la bonne foi
de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre, et suit à tâtons une allée
obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier. Il n'ose monter ;
mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du concert discor-
dint que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule
et un enfant qui crie. H juge enfin qu'on 1 a trompé ; cl ce qui achève
de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée,
il s'est trouve dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le
pied de grue.
Il rcgielle alors son argent, et retourne au logis en maudissant les
bas couleur de rose. 11 frappe à sa porte ; sa femme, le chapelet à la
main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un air tou-
chant : Ah ! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, et vous
soucier si peu do votre épouse et de vos enfants? Qu'avez-vous fait de-
puis six heures du malin que vou- êtes sorti? Le maii, ne sachant que
répondre à ce discours, et d'ailleurs tout honteux d'avoir clé la dupe do
deux friponnes, s'estdéshabillé et mis au lit sans dire un mot. Si femme,
qui est en train de moraliser, lut fait un sermon qui l'endort dans ce
moment.
Jetez la vue, poursuivit Asmodée, sur cette grande maison qui est i
LE DIABLE BOITEUX.
lu
cijlc de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son mariage
avec la maîtresse d'Ambroise; n"y remarqua z-vous pns une jeune d-ime
couchée dans un lit de salin cramoisi, relevé dune broderie d'or? l'ar-
dunnez-moi, répondit don Cleophas, j'aperçois une pers^'une endormie,
et je vois, ce me semble, un livre sur sou chevet. Justement, rcpril le
boiteux. Cette dame est une jeune comtesse fort siiiriiue'le et d'une hu-
meur très-enjouée : elle avait, depuis six jours, une insomnie qui la l'ati-
guail extrêmement; elle s'est avisée aujourd'hui de faire venir un mé-
decin des plus graves de la l'acullé. 11 ar ive; elle le consuUc : il ordonne
un remède marqué, dit-il, dans llippocrate. La dame se met à i laisanler
sur son ordonnance. Le médecin, animal hargneux, ne s'est nullement
prêté à ses plaisanteries, et lui a dit avec la gravité doclorab- : Madame,
IJippocrate n'est point un homme à deva r èlie lourné en lidicule. .\li !
seigneur docteur, a ré|;o:idu la comtesse d'un air sérieux, je n'ai garde
de me moquer d'un auleur si célèbre et si docte ; j'en fais un si grand
cas, que je suis persuadée qu'en l'ouvrant seulement je me giiériiai de
mon insomnie. J'en ai dans ma bibliothèque une traduction nouvelle du
savant .\zer > ; c'est la meilleure : qu'on me l'apporle. En effet, admirez
le charme de cette lecture ! dés la troisième page, la dame s'est endor-
mie profondément.
Il y a dans les écuries de ce même holel un pauvre soldat manclu t. que
les palefreniers, par charité, laissent la nuit coucher sur la paille, l'en
dantle jour il demande l'aumône, et il a eu tantôt une plaisante conver-
sation avec un autre gueux qui demeure auprès de Bucn-Retiro, sur le
passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires; il est à son aise,
et il a une fille à marier qui passe chez les mendiants pour une riche hé-
ritière. Le soldat, abordant ce jiére aux marav dis, lui a dit : Seàor mcn-
digo, j'ai perdu mon bras droit; je ne puis plus servir le roi, et je me
vois réduit, pour subsister, à faire, comme vous, des civilités aux pas-
sants, .fe sais bien que, de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le
mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'être un peu
plus honorable. S'il était hororable, a répondu l'autre, il ue vaudrait
plus rien ; car tout le monde s'en mêlerait.
Vous avez raison, a reiiris le nidncbot : oh çà, je suis donc un de vos
confrères, et je voudrais m'allier avec voi s. lionnez-moi votre CUe. Vous
n'y (ensez pas, mon ami, a répliqué lericb.nd; il lui faut un meilleur
parti : vous n'êtes point assez estropié pour être mon gendre; j'en veux
un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriirs. lili ! ne suis-jc pas,
dit le soldat, dans une assez déplorable situation ? 1m donc ! a reparti l'an-
tre brusquement, vous n'êtes que manchot, et vous osez prétendre à ma
iillft! Savez-vous bien que je l'ai refusée à un cul-de-jalte?
J'aurais tort, continua lé Diable, de passer la maison qui joint l'hôtel
de la comtesse, et où demeurent un vieux peintre ivrogne et un poêle
caustique. Le peintre est sorli de chez lui ce malin, à sept heures, dans
le dessein d'aller chercher un confesseur pour .sa femme malade à 1 ex-
trémité ; mais il a rencontré un de ses amis qui [l'a entraîné au cabnrel,
et il n'est revenu au logis qu'à dix heures du soir. Le poëte, qui a la ré-
putation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordants,
disait tantôt d'un air fanfaron, dans un café, en parlant d'un homme qui
n'y était pas : C'( st un faquin à qui je vfu\ donner cent coups de bàlon.
Vou.s pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êles
bien en fonds.
Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujourd'hui chez un
banquier de celle rue, nouvellement établi dans cette ville : il n'y a pas
trois mois qu'il est revenu du Pérou avec do grandes richesses. Son père
est un honnéle cnjmTeti) de Viejoelde Mediaiia. gros village de laCastille-
Vieillc, auprès des montagnes de Sierra d'Avila, où il vil. Irés-contenl
de son état, avec une femme de son àç;e, c'esl-a-dire de soixante ans.
il y avait un Icmps considérable que leur lils était sorti de chez enx
pour aller aux lnd<s chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui
fouvaient faire, l'iiis de vingt années s'étaient é<'oulées depuis qu'ils ne
avaient vu ; ils parlaient souvent de lui; ils priaieiiL le ciel loiis les
jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas, tous les di-
mn.'clies. de le faire recommander au prône par le curé, qui était de
leurs amis. Le banquier, de son côlc, ne le mcllail pas en oubli. D'a-
bord qu'il eut lixé son clablisseiiient, il résolut de s'informer par lui-
même de la situation où ils poiiviiient être, l'ourcet effet, après avoir dit
à SCS domestiques de n'être pas en peine de lui, il partit, il y a quinze
jours, à chcva!, sans que personne l'accompagnât, cl il se rendit au lieu
de sa naissance.
Il était environ dix heures du soir, et le bon savelicr dormait auprès
de son épouse, lorsipi'ils se réveillèrent en sursaut, au bruit que (il le
banqui r en frnppaiil à la poile de leur pctilo maison. Ils demandèrent
a ni fr.ip|iait. Ouvrez, onvnz, leur dit-il , c'est votre fils l'ramil o A
'autres, réinndil le iKUibomme : pa.ssez votre chemin, vojfiirs, il n'y a
rien à faire ici pour vous : rrancillo csl présentement oux Indes, s'il n'est
pas mort. Voire lils n'est plus aux Indes, rêpli(|ua le banquier; il est re-
venu du Péion : c'est lui qui vous parle ; ne lui refusez pas l'entrée de
votre maison. Lcvons-nons, Jacques, dil alors la femme, je crois cffec-
livcinent que c'est l'ranrillo ; il me semble le reconnaître à sa voix.
Ils se levèrent aussilôl tous deux : le père alluma une chandelle, et la
mère, après s'être babillèe a la b.ile, alla oiivi ir la |/orte ; elle cnvi>agra
Francillo, et, ne pouvant le niécoimailre, elle se jelle à son ctui, et le
serre élroilcmcnl enlre .ses bras. Maître J.icqucs, n({ilé des mêmes niou-
vemenlsque sa femme, embrasse à son tour son lils; cl ces trois per-
sonnes, charmées de se voir réunies après une si longue absence, ne
peuvent se ra.ssasier du plaisir de s'en donner des marques.
Après des transports si dou.v, le banquier débrida son cheval, et le mît
dans une élable ou gilaii une vache, mère nourrice de la maison ; en-
suite il rendit compte à ses parents de son voyage et des bieus qu'il avait
apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des
auditeurs désintéressés; mais un fils qui s'épanche en racontant ses aven-
tures ne saurait lasser l'attention d'un père et d une mère : il n'y a pas
pour eux de circonstance iiidifférenle ; ils l'écoulaient avec avidité, et
les inoindrcs choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de
douleur ou de joie.
Dés qu'il eut achevé sa relation, il leur dît qu'il venait leur offrir une
pirtie de ses biens, et il pria sou père de ne plus travailler. Non, mon
fils, lui dit maître Jacques, j'aime mon métier, je ne le quitterai pas.
Quoi donc ! répliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous repo-
siez? Je ne vous propose point de venir demeurer à Madrid avec moi;
je sais bien que le séjour de la ville n'aurait pas de charmes pour vous :
je ne prétemls pas Irôuliler voire vie tranquille; mais, du moins, épar-
gnez-vous un travail pénible, et vivez ici commodément, puisque vous le
pouvez.
La mère appuya le senlimenl du fils, et maître Jacqu< s se rendit. Eli
bien, Francillo, dit-il, pour te s.nlisfaire, je ne travaillerai plus pour tous
les habitants du village; je raccommoderai seulement mes souliers et
ceux de M. le curé, notre bon ami. Après celte convention, le banquier
avala deux œufs frais qu'on lui fit cuire, puis .se coucha près de son père
et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un bon naturel sont seuls
capables de s'imaginer.
Le lendemain liialîn Francillo leur laissa une bourse de trois cents pis-
loles et revint à Madrid. Mais il a élé bien èlonné ce malin de voir tout
.1 coup paraître chez lui mailre Jacques. Quel sujet vous amène ici, père?
luia-l-îl dit. Mon lils, a répondu le vieillard, je te rapporte la bourse : re-
prends ton argent; je veux vivre de mon métier : je meuis d'ennui de-
puis que je né travaille plus. Eh bien, mon père, a repli que Francillo,
retournez au village, coutinMcz d'exercer votre professio.i ; mais que ce
soit senlemenl pour vous désennuyer. Reniporlcz votre bourse, et n'é-
pargnez pas la mienne. Eh ! que venx-lu que je fasse de tant d'argent?
a repris maître Jacques. Soulagez-en les pauvres, a reparti le banquier;
faites-en l'usafc que votre curé vous conseillera. Le savetier, content de
celle répon.se, s'en est retourné a Mediana.
Don Cleophas n'écoula pas sans plaisir l'histoire de Francillo; et il al-
lait donner toutes les louanges dues au bon ca'ur<le ce banc(uier, si dans
ce moment même des cris" périmants n'eussent attiré son attention. Sei-
gneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se fait entendre? Ces cris
qui frappent les airs , répondil le Diable , parlent d'une maison où il ,i
des fous enfermés : ils s'égos lient à force de crier et de chanter. Nous
ne sommes pas bien éloigués de cette maison; allons voir ces fous tout
à l'heure, répliqua Leandro. J'y consens, repartit le démon : je vais
vous donner ce divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu
la raison. Il n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'écolier sur la
casa de los lotos.
CIlAl'ITliE l.\.
Des fous enfermis.
ZambuHo parcourut d'un air curieux tontes les loges; cl après qu'il
eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le Diable lui dit :
Vous en voyez de toutes les façons; en voilà de l'un et de l'autre sexe;
en voilà de tristes et de giis.'de jeunes cl de vieux : il faut à présent
que je vous dise pourquoi la têie leur a tourné : allons de loge en loge,
et commençons par les liommes.
Le premier qui se présente , cl qui parait furieux , csl un nouvcllislc
castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois lier et plus sensible ;'i
riionnenr de sa pairie qu'un ancien citoyen de Rome. Il csl devenu fou
de chagrin d'avoir lu dans la gazette que vingt-cinq Espagnols s'étaient
laissé ballre pur un parti de cinquante Portugais.
Il a pour voisin un licencié qui avait tant d'envie d'attraper un béné-
fice, (Miil a fait riiypocrite a l.i cour pendant dix ans; cl le désespoir de
se voir toujours oublié dans les promotions lui a liroiiillè In cervelle; mm'f
ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est c|u'il se croît arclicvêipie de To-
lède. S'il ne l'csl pas eri'eclivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer
qu'il l'est; et je le trouve d'aulant plus heureux, que je regarde sa folie
comme un beau songe nui ne finira qu'avec sa vie , el qu il n'aura point
de compte à rendre, en ranlre monde, de l'u-agc do ses revenus.
Le fou qui suit est un pupille : Bon tuteur l'a fiit passer pour insensé,
dans le dessein de s'emparer iioiir toujours de son bien : le pauvre
g.ircon « vérilablement perdu Vespril, de rage d'élrc enfermé. Apres la
iniiieurcst un iiiaiire d école <pii est v.'nu là pour s'être (disliné li vou-
loir trouver le pavlo-poUfulurum du verbe grec ; cl le quatrième , un
20
LE DIABLE BOITEUX.
marchniid ilont la raison n'a pu soutenir la nouvelle d'un naufrage, après
avoir eu la furce de résister à deux Lriiii|ueroules qu'il a faites.
Le personnage qui gii dans la loge suivante est le vieux capitaine Za-
nuLio, cavalier napolitain cpii s'e>t venu établira Madrid. La jalousie l'a
mis dans l'état où vous le voyez : apiirenez son histoire.
Il avait une jeune l'emmc nommée Aurore, qu'il gardait à vue ; sa mai-
son était inaccessi'ule aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour al-
ler à la messe , et encore était-elle tonjours accompagnée de son vieux
Titlion, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre qu'il a auprès
d'Alcanlara. Cependant un cavalier, appelé don Garcie Pacheco, l'ayant
vue par hisard ù l'église, avait conçu pour elle un amour violent : c'était
un jeune homme entreprenant , et digne de l'attenliou d'une jolie femme
mal mariée.
La difiicnlé de s'introduire chez Zanuhio n'en ôta pas l'espérance à
don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barhe, et qu'il était assez
heau garçon, il se déguisa en lille, prit une bourse de cent pistoles, et se
rendit à l'a leire du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller in-
cessamment avec sa femme ; il s'adressa cà sa jardinière , et lui dit d'nn
ton d'héroïne de chevalerie poursuivie par un géant ; Ma bonne, je viens
me jeter dans vos bras ; je vous prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille
de Tolède; j'ai de la naissance et du bien; mes parents veulent me ma-
rier à un homme que je hais. Je me suis dérobée la nuit à leur tyran-
nie; j'ai besoin d'un asile : on ne viendra point me chercher ici; per-
mettez que j'y demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux
sentiments pour moi. Voilà ma bourse, ajoula-t-il en la lui donnant; re-
cevez-la : c'est tout ce que je puis vous ofi'rir présentement ; mais j'es-
]]ére que je serai quelque jour plus eu état de reconnaître le service que
vous m'aurez rendu.
'La jardinière, touchée de la fin de ce discours, ré|)ondil : Ma fille, je
veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à
de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes :
j'entre dans leurs peines ; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi ;
je vous mettrai dans une petite chambre particulière où vous serez
sûrement.
Don Garcie passa quelques jours dans cett.; terre, fort impatient d'y
voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d'abord,
selon sa coutume, tous fes appartements, les cabinets, les caves et les
greniers, pour voir s'il ne trouverait point quelque ennemi de son hon-
neur. La jardinière, qui le connaissait, le prévint, et lui conta de quelle
manière une jeune fille était venue demander une retraite.
Zanubio, quoique tres-defiant, n'eut pas le moindre soupçon de la su-
percherie : il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le pria de la
dispenser dédire son nom, disant qu'elle devait ce ménagement à sa fa-
mille, qu'elle déshonorait en quelque sorte par sa fuite; puis elle débita
un roman avec tant d'esprit, que le capitaine en fut charmé. Il se sentit
naître de l'inclination pour cette aimable personne : il lui offrit ses ser-
vices; et, se flattant qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprès
de sa femme.
Dés qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir
pourquoi : le cavalier s'en aperçut; il jugea qu'elle l'avait remarqué dans
l'église où il l'avait vue : pour s'en éclairciril lui dit, sitôt qu'il put l'en-
tretenir en particulier : Madame, j'ai un frère qui m'a souvent parlé de
vous ; il vous a vue un moment dans une église; depuis ce moment, qu'il
se rappelle mille fois par jour, il est dans un état digne de pitié.
A ce discours. Aurore envisagea don Garcie plus attentivement qu'elle
n'avait fait encore, et lui réponàit : Vous ressemblez trop à ce frère pour
que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagème; je vois bien
que vous êtes un cavalier déguisé. Je me souviens qu'un jour, pendant
que j'entendais la messe, ma mante s'ouvrit un instant, et que vous me
vîtes : je vous examinai par curiosité : vous eûtes toujours les yeux at-
tacliés sur moi. Quand je sortis, je crois que vous no manquâtes pas de
me suivre pour apprendre i|ui j'étais, et dans quelle rue je faisais ma
demeure. Je dis je crois, parce que je n'osai tourner la tcle pour vous
observer : mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde à cette ac-
tion, et m'en eût l'ait un crime. Le lendemain, et les jours suivants, je
retournai dans la même église, je vous revis, et je remarquai si bien vos
traits, que je les rcconn.iis malgré votre déguisement.
Eh bien, madame, répliqua don Garcie, il faut me démasquer : oui,
je suis un homme épris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que
l'amour introduit ici sous cet habillement. Et vous espérez sans doute,
lepril Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre ar-
lilice et contribuerai de ma part à entretenir mon mari dans son erreur?
mais c'est ce qui vous trompe : je vais lui découvrir tout ; il y va de mou
honneur et de mon repos ; d'ailleurs je suis bien aise de trouver une si
belle occasion de lui taire voir que sa vigilance est moins sûre que ma
vertu, et cpie, tout jaloux, tout déliant qu'il est, je suis plus diflicile à
surprendre que lui.
A [icinc eut-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine parut, et
vint se mêler à la conversation. De quoi vous entriteuez-vous, mesda-
mes ? leur dit-il. Aurore reprit aussil .t la parole ; Nous parlions, répon-
dit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer de jeu-
nes femmes (|ui ont de vieux époux ; et je disais que si quelqu'un de ces
galants était assez téméraire pour s'introduire chez vous sous quelque
déguisement, je saurais bien punir .«on audace.
El vous, madame, reprit ;6anubio en se tournant vers don Garcie, de
quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas?
Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu'il ne savait que répondre
au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si d;uis ce moment
un valet ne fut venu lui dire qu'un homme arrivé de Madrid demandait
à lui parler : il sortit pour aller s'informer de ce qu'on lui voulait.
Alors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit : Ah ! madame,
quel plaisir prenez-vous à m'embarrasser? Seriez-vous assez barbare pour
me livrer au ressentiment d'un époux furieux ? Non, Pacheco, ré|>ondit-
elle en souriant ; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont
pas si cruelles : rassurez-vous ; j'ai voulu me divertir en vous causant
un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela : ce n'est pas trop
vous faire acheter la com]ilaisance que je veux bien avoir do vous soiii-
fririci, A des paroles si consolantes don Garcie sentit évanouir toute sa
crainte, et conçut des espérances qu'.\urorc eut la bonté de ne pas dé-
mentir.
Un jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de Zanubio,
des marques dune amitié réciproque, le capitaine les surprit : quand il
n'aurait pas été le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour
juger avec fondement que sa belle inconnue était un cavalier déguisé. A
ce spectacle il devint furieux ; il entra dans son cabinet pour prendre des
pistolets ; mais pendant ce temps-là les amants s'échappèrent, fermèrent
jjar dehors les portes de l'appartement à double toui-, emportèrent les
clefs, et gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Gar-
cie avait laissé son valet de chamlu'eet deux bons chevaux. Là il quitta
ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit à un couvent où
elle avait une tante supérieure ; après cela, il s'en retourna à Madrid at-
tendre la suite de cette aventure.
Cependant Zanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde : un
valet accourt à sa voix ; mais trouvant les portes fermées, il ne peut les
ouvrir. Le capitaine s'elforce de les briser, et n'en venant point à bout
assez vile à son gré, il cède à son impatience, se jette brusquement par
une fenêtre avec ses pistolets à la moin : il tombe à la renverse, se blesseï
la tête, et demeure étendu par terre sans connaissance. Ses domestiques
arrivent, et le portent dans une salle sur un lit de repos : ils lui jettent
de l'eau au visage ; enfin, à force de le tourmenter, ils le font revenir de
son évanouissement; mais il reprend sa fureur avec ses esprits : il de-
mande où est sa femme, ou lui répond qu'on l'a vue sortir avec la dame
étrangère par une petite porte du jardin. 11 ordonne aussitôt qu'on lui
rende ses pistolets ; on est obligé de lui obéir : il fait seller un cheval : il
part sans songer ([u'il est blessé, et prend un autre chemin que celui des
amants, 11 passa la journée à courir en vain ; et s'étant arrêté la nuit
dans une hôtellerie de village pour se reposer, la fatigue et sa blessure
lui causèrent une fièvre avec un transport au cerveau qui pensa l'em-
porter.
Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce
village; ensuite il retourna dans sa terre, ou, sans cesse occujié de son
malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'.Xurore n'en fu-
rent pas plutôt avertis, qu'ils le firent amener à Madrid pour l'enfermer
parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où ils ont résolu de la
laisser quelques années pour punir son indiscrétion, ou, si vous voulez,
une faute dont on no doit se prendre qu'à eux.
Immédiatement ajjrés Zanubio, continua le Diable, est le seigneur don
Blaz Desdicbado, cavalier plein de mérite : la mort de son épouse est
cause qu'il est dans la situation déplorable où vous le voyez. Cela inc
surprend, dit don Cleophas. Un mari que la mort de sa femme rend in-
sensé ! je ne croyais pas qu'on put pousser si loin l'amour conjugal.
N'allons pas si vite, interrompit Asraodée; don Blaz n'est pas devenu fou
do douleur d'avoir perdu sa femme; ce qui lui a troublé l'esprit, c'est
que, n'ayant point denfants, il a été oblige de rendre aux parents de la
défunte cinquante mille ducats qu'il reconnaît dans son contrat de ma
riage avoir reçus d'elle.
Oh, c'est une autre affaire! répliqua Leandro ; je ne suis plus étonné
de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaît, quel est ce jeune homme
qui saule comme un cabri dans la loge suivante, et qui s'arrête de mo-
ment en moment pour faire des éclats de rire, en se tenant les côtés?
voilà un fou bien gai. Aussi, repartit le boiteux, sa folie vient d'un excès
de joie. Il était portier d'une personne de qualité ; et comme il apprit un
jour la mort d'un riche contador dont il se trouvait l'unique héritier, il
ne fut ]ioint à l'épreuve d'une si joyeuse nouvelle : la tête lui tourna.
Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la 'guitare, et qui
l'accompagne de sa voix : c'est un fou mélancolique, un amant que les
rigueurs d'une dame ont réduit au désespoir, et qu'il a fallu enfermer.
Ah, que je plains celui-là ! s'écria l'écolier : |)ermettez que jedé|dore son
inforlune, elle peut arriver à tous les honnêtes gens : si j'étais épris
d'une beauté cruelle, je ne sais si je n'aurais pas le même sort, A ce scn-
limenl, reprit le démon, je vous reconnais pour un vrai Castillan ; il faut
être ué dans le sein de la Caslillc pour se sentir capable d'aimer jusqu'à
devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Erançais ne .sont pas si
tendres : et si vous voulez savoir la difléreuce qu'il y a entre un Français
et un Espagnol sur cetie matière, il ne faut que V(ms dire la cli insou que
ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à l'heure.
LE DIABLE BOITEUX.
Il
CHANSON ESPAGNOLE
Ardo y lloro sin sosiego :
I.loraiiiln y ardiendo tanlo,
(lue ni cl llanto apaga el luego,
Ni cl fuego consume el llanto.
.le brûle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent ûtelndre mes
feux, ni mes feus consumer mes larmes.
C'est ainsi qne parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa
dame; ol vuici comme uh Français se iilaignait en pareil cas ces jours
passés :
CHANSO.N FKANÇAISE.
L'olijct cpii ri ;;ne dans mon cœur
Est toujours inscn-^iMe à mon amour fidèle.
Mes soins, mes soupirs, ma langueur,
Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
0 ciitl! esl-il un -sort plus affreux que le nrieu?
Ali ! puisque je ne puis lui plaiiv,
Je renonce au jour qui m'éclaire ;
Venez, mes chers amis, m'enlcrrer chez Payen.
r.e Payen est apparemment un traiteur? dit don Cleophas. Ju.stcmcnl,
répondit" le Dialilf. Continuons, examinons les antres fous, l'.issons pliilôt
au.i femmes, répliqua l.eandro, je suis imp.ilienl de les voir, .le vais céder
à votre impalienre, repartit res|irit ; mais il y a ici deux ou trois infor-
tunés (jue je suis bien aise de vous njontrer auparavant : vous pourrez tirer
quelque profit de leur malheur.
Considérez, dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce vi-
sage pâle et décharné qui grince des dents, et semble vouloir manger les
barreaux de fer qui sont à sa fenêtre : c'est un honnête homme né sous
un astre si malheureux, qu'avec tout le mérite du monde, quelques mou-
vements qu'il se soit donnés pendant vingt années, il n'a pu parvenir à
s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant im trés-pelit sujet de sa
connaissance monter en un jour, par l'arithmétique, au haut de la roue
de la fortune.
Le voisin de ce fou est un vieux .secrétaire qui a le limlire fêlé pour
n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi
pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zélé et la fidélité de ce
serviteur, qui ne demandait jamais rien : il se contentait de faire parler
SCS services cl sou assiduité; mais son maiire, loin de ressemblera Ar-
chélaûs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait
quand ou ne lui demandait pas, est mort sans le récomjienser : il ne lui a
laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la mi-
sère el parmi les fous.
Je HC veux plus vous en faire observer qu'un : c'est celui qui, les
rondes «ppuyés sur sa fenêtre, parait plongé dans une profonde lêvcrie.
Vous voyez en lui un seitor hidalgo de TafnUa, pelite ville de Navarre :
il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il
avait 1.1 rage de vouloir connaître tous les beaux esprits el de les riga-
1er : ce n'était chez lui tons les jours que festins; et qiioiiiue les auteurs,
nation ingrate et impolie, se moqna.ssenl de lui en le grugeant, il n'a pas
été content qu'il n'ait mangé avec eux sou petit fait. Il ne faut |ias dou-
ter, dit Znmbnllo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement
ruiné. Tout au ronlraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'étal de
continuer le même irain.
Venons pré>enleiiieiit aux femmes, ajouta-l-il. Comment donc, s'écria
l'érolier, je n'en vois que sept ou huitl il y a moins de folles que je ne
croyais. Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je
vous porterai, si vous le .souhaili.z, tout à l'heure, dans un aiilre ipiartier
de celle ville, où il y * une grande nwiison qui en est toute pleine. Cela
n'est fias nécessaire, répliqua don Cleophas ; je m'en liens à celle-ci. Vous
avez raison, reprit le buiteux ; ce .sont presque toutes des filles de distinc-
tion : vous jugez bien, A la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient
être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leur
folie.
Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'a-
voir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit :
dans la seconde, demeure l'épouse d'un trésorier général du conseil des
Indes; elle evt devenue folle de dépit d'avoir élé obligée, dans une rue
étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la du-
chesse de .Mediua-Cieli ; dans la troisième, fait sa résidence une jeune
veuve de faniille inarchande, qui a perdu le jugement, de regret d'avoir
inani|iié un grand seigneur (pielle espérait é|)ouser : cl la i|Ualricinu est
> ChttMo» espiignolt. On peut U rendre ainsi en vers :
Je hrl^lc cl je pleure sans ce»«c;
MaKc'e.ilrn Miln, nus pleurs n eleiKninl pa» mei feni.
Mes (CM nr piuvinl pas. ipirli|ue arilcur qui me presse,
Tiirir les larmes lie uics yeux.
occupée |iar une fille de qualité nommée dona Beatrix, donl il faut que je
vous raconte le malheur.
Celte dame avait une amie qu'on appelle dona Mencia : elles .se vovoient
tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait
et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales : elles
se (lispulérent vivement son cunir, qui pencha du colé de dona Weneia ;
de sorle que celle-ci devint femme du chevalier.
Dona liealrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit
mortel de n'avoir pas eu la préférence ; el elle nourrissait, eii lionne Es-
pagnole, au fond de .son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu'elle
recul un billet de don Jacinthe de Uomarate, autre amant de dona Mencia ;
et ce cavalier lui mandait qu'élant aussi mortifié qu'elle du mariage de
sa inailresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier
qui la lui avait ealcvée.
Celle lellre fut Irés-ngréable à Bealrix, qui, ne voulant que la mort llu
pécheur, souhaitait seulement que don Jacinthe ôlàt la vie à son rival.
Pendant ([u'elle attendait a*ec impatience une si chrétienne satisfaclioii,
il arriva que sou frère, ayant eu par liasard un différend avec ce même
don Jacinthe, en vint aux prises avec lui, cl fut jiené de deux coujis
d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Beslrix de jiour-
suivre en justice le meurtrier de son frère ; cependant elle négligea cette
poursuite^ pour donner le temps à don Jacinthe d'attaquer le chevalier
de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si
cher intérêt que celui de leur beauté C'est ainsi qu'en use Pallas lorsque
Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même leGiec
sàciilége qui vient de profaner sou temple; elle vent aupar.ivant qu'il
contriluie à la venger du jugement de P.iris. Mais hélas ! dona Be.itrix,
moins heureuse que Minerve, n'a pas g ùié le plaisir de la vengeance.
Uomarate a péri en se battant contre le chevalier; et le chagrin qu'a eu
celte dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.
Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat cl une vieille mar-
(Miise : la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui
l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser; l'autre' est nue
femme qui a toujours élé idolâtre de sa beauté ; au lieudevieillirde bonne
!;iàce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber eu ruine;
et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la têteluilounia.
Tant mieux pourcelte marquise, dit Leandro : dans le dénuigenientoù
est son esprit elle n'aperçoit peut-être plus le changçmenl que le lemps a
l'ait eu elle. Non, assurément, répondit le Di.ible; bien loin de remarquer
à présent un air de vieillesse sur son visage, son teintlui parait un mélange
de lis et de roses: elle voit autour d'elle les Grâces el les Amours ; en un
mot, elle croit être la déesse Vénus. Eh bien, répliqua l'écolier, n'eslelle
pas plus heureuse d'être folle que de se voir lelle qu'elle est? Sans doute,
repartit Asmodée. Oh ç.i, il ne nous reste plus qu une dame à observer :
c'est celle qui habite liuderniére loge, et que le sommeil vient d'accabler,
après trois jours et trois nuits d'agitation : c'est dona Emerenciana ; exami-
nez-la bien; (|u'cn dites-vous? Je la trouve fort belle, répondit Zambullo.
Quid dommage 1 faut-il qu'une si charmante personne soit insensée! Par
(luel accident est-elle réduite en cet état? licoulez-moi avec attention,
repartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.
Dona Emerenciana, fille unique de don Giiillenj Stephani. vivait tran-
quille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Chiinen de Li-
zana vint troubler son repos par des galanteries qu'il mit en usage pour
lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être .sensible aux soins de ce cavalier,
elle eut la faiblesse de se |irêter aux ruses qu'il employa pour lui jiarler,
et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.
Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la dame pouvait
iiasser pour un des meilleurs partis d'Espigne, au lieu que ilon Cliimeii
n'était ipi'un cadet. Il y avait encore iiii autre obstacle à leur union, lion
Giiiliem lia'issaitla famille des Lizana.cequ'ilncfai.sait ipie tropccinnailrc
par ses discours, quand on la metlait devant lui sur le lapis; il semlilait
même avoir plus d aversion pour don Chiinen que pour tout le lesle de sa
race. Emerenciana, vivement afiligée de voir son père dans celte dispo-
silion, en concevait pour sou amour un tri.sle présage ; elle ne laissa pour-
tant fias, à bon compte, de s'abaiidomipr :i sou pcncliaiil, el d'avoir des
enlriliens secrets avec Lizaiia, qui s'introduisait de temps en teni|is chez
elle la nuit, par le ministère d'une soubrelle.
Il arriva une de ces nuits que don (iiiillem, qui iiar hasard était éveillé
lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans
l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien ; il n'en fallut pas davantage
pour inquiéter un père aussi déliant (|ue lui ; néannioins, tout soupçon-
mux qu'il était, EmereHciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se
doutait nullement de son inlelligeiice avec don Chimen; mais n eiaiil pas
un hiimnie à pousser la confiani.e trop loin, il se leva loul doiieement d»
.sou lit, alla ouvrir une fenêlre qui donnait sur la rue, et eut la iialience
de s'y leiiir jiisqu'.i ce i|u'il \il descendre d'un balcon, par une ecliellc de
Soie,'Li/,ana, qu'il reconniil à la clarlé de la lune
Quel spccliicle pour S'epliani, jiour le jdus vindicatif ri le plus barbare
mortel qu'ail jamais produit la Sicile, où il avait pris naissance! Il iieeeda
point d'abord à sa colère, cl n'eut garde de faire un éclat qui aurait pu
dérobera .ses coups la principale victimeipie.son re.sscnliment demandait:
il se contraignit, et attendit que sa lllle fut levée le lendemain pour eiilrer
ans son appaiteinent : la, .se voyani seul avec elle, cl la reg.ird.mt avec
_es yeux éliiicelaiils de fureur, il lui dit ; .Malheureuse ! qui, maigre la
noblesse de ton sang, n'as pas boute de coniineltrc des acliuiis infJinus,
22
LE DIABLE BOITEUX.
pn''|i.ire-loi à souffrir un juste ch.llimpnl. Ce fer, njonln-til en liranl de
son si'iii un poi^iinrJ, ce fer va t'ùler la vie. si in ne confesses l.t vcrilé :
noinni''-inoi l'auil.icieux qui est venu celte nuit dc^linnorer mn maison.
Emerancinnn demeura tout interdite, cl si Iroiihlée de celte menace,
qu'elle ne put proférer une parole. Ali, niiscralile ! poursuivit le père.
Ion silence et ton troiihle ne m'apprennent que trop ton crime. Eh. t'ima-
gincslu, lille indigne de moi, que j'iijnore ce qui se passe? J'ai vu cette
nuit le lémèraîre ; j'ai reconnu don illiinien : ce n'eût pas été assez de re-
cevoir la nuit un cavalier dans ton appartement, il fallait encore que ce
cavalier fut mon plus içrand fnnemi ; mais sachons jusi|u'îi quel point je
suis outragé : parle sans déguisement; ce n'est que par la sincérité que
In peux éviter la mort.
La dame, <i ces derniers mois, concevant quelque espérance d'échapper
an sort funeste qui la menaçait, perdit une partie de sa frayeur, et répon-
dit a don (înillem . Seigneur, je n'ai pu me défendre d'écouter Li7ana ;
mais je prends le ciel à témoin de la pureté de ses sentiments. Comme il
.sait que vous haïssez sa famille, il n'a point encore osé voih demander
voire aveu; et ce n'est que pour conférer ensemble sur les moyens de l'ob-
tenir que je lui ai permis quelquefois de s'iniroduire ici. Et de quelle per-
sonne, répliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre pour faire tenir
vos lettres ? C'est, repartit sa (ille, un de vos pagesqui nous rend ce ser-
vice. Voilà, reprit le père, tout a; que je voulais savoir: il s'agit présen-
tement d'exécuter le dessein que j'ai formé. Là-dessus, toujours la dague
à la main, il lui fit prendre du papier et de l'encre, et l'oliligea d'écrire
à son amant ce billet qu'il lui dicta lui même : «Cher époux, seul délice
« dr ma vie, je vous avertis que mon père vient de partir tout à l'heure
« pour sa terre, d'où il ne reviendra que demain : profitez de l'occasion ;
« je me Halte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience que
« moi. »
Apres qu'Emercnciana eut écrit et cacheté ce billet perfide, don Guil-
lein lui dit: Fais venir le page qui s'acquitte si bien de l'emploi dont lu
le charges, il lui ordonne de porter ce paquet à don Chimen ; mais n'es-
père pas me tromper : je vais me cacher dans un endroit de celte cham-
bre, d'où j'observerai quand lu lui donneras cette commission: et si lu
lui dis un mot , ou lui fais ipielque signe qui lui rende le message suspect,
je le plongerai aussitôt le poignard dans le cœur. Lmerencianaconnaissail
trop son père pour oser lui désobéir : elle remit le billet, comme à l'or-
dinaire, entre les mains du page.
Alors Slrphani rengaina la" dague; mais il ne quitta point sa fille de
toute la journée : il ne la laissa parler à personne en particulier, et fit si
bien, que Lizana ne put être averti du piége qu'on lui tendait. Ce jeune
bomme ne mamiua donc pas de se trouver au rendez-vous. A peine fut-il
d:ins la maison de sa maîtresse, qu'il se sentit tout à coup saisi par trois
hommes des plus vigoureux, qui le désarmèrent sans qu'il ju'it s'en défen-
dre, lui mirent un linge dans la bouche pour l'empêcher de crier, lui ban-
dèrent les yeux, el lui lièrent bs mains derrière le dos : en même temps
ils b' portèrent en cet éial dans un carrosse préparé pour cela, et dans
leipirl ils moulèrent tous trois pour mieux répondre du cavalier, (|u'ils
conduisirent à la Iprre de Stephani, située au village de Miedes, à (|uatre
pi'tl' s lieues de Siguença. IJon (jnillem partit un moment après dans un
autre carrosse, avec s;i lille, deux femmes de chambre, el une duègne ré-
barbative i|u'il avait fait venir chez lui l'aiirès-dinée el pri.se à son ser-
vice. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, à la réserve d'un vieux
domestique qui n'avait aucune connaissance du ravissement de Lizana.
Ils arrivèrent tous avant le jour à Miedes. Le premier soin du seigneur
Stephani fut de faire enfermer don Chimen dans une cave voûtée, qui
recevait une faible lumière ]iar un sonjiirail si étroit, qu'un homme n'y
pouvait passer : il ordonna ensuite à Julio, son valet de confiance, de
donner pour toute nourriture au prisonnier du pain el de l'i au, pour lit
une boite de paille, el de lui dire, chaque fois qu'il lui porterait à man-
g. r : Tien-i, lâche .suborneur, voibi de quelle manière don Guillem traite
ceux qui sont assez hardis pour user l'oîïenser. Ce cruel Sicilien n'en usa
pas moins durement avec sa fille : il l'emprisonna dans une chambre qui
n'avait point de vue sur la cam|iagne, lui ôta ses femmes, et lui donna
pour geôlière la duègne qu'il avait choisie, duègne sans égale ]iour tour-
menter les lilles commises à sa garde.
Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'était pas de s'en
tenir là : il avait résolu de se défaire de don Chimen ; mais il voulait tâ-
cher de commettre ce crime impunément, ce ipii paraissait as.sez difficile.
Comme il s'étailservi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pouvait
pas se llalter qu'une action sue de tant de monde demeurerait toujours
Secrète. Que faire donc pour n'avoir rien a démêler avec la justice"? Il
prit son p. ni en grand scélérat ; il assembla tous ses complices dans un
corps de logis séparé du rb.àteau; il leur témoigna combien il était salis-
fail de leur zèle, el leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur
donner une bonne somme d'argent après les avoir bien régalés. Il les lit
as>eoirii une lable; et, au milieu du festin, .Inlioles empoisonna par son
ordre : ensuite le maître et le valet mirent le feu au corps de lr)gis ; et,
avant (|ue les llammes pussent allirer en cet endroit les habilanls du vil-
lage, ils assassinèrent les deux femmes de chambre d'Emerenciana el le
petit page donl j'ai parle; puis ils jetèrent leurs cadavres parmi les au-
tres: liienlcU le corps de logis fut enllamnié et réduit en cendies, malgré
les er'nris que les paysans des enviriMis liient pour éteindre l'enibiase-
menl. Il fallaii >oir, pendant ce leinpv-l,i, les demonstrilions de douleur
du Sicilien : il paraissait inio:i<()lalile de la perte de ses doinesliques.
S'élant de cotte manière assuré de la discrétion des gens qui aurient
pu le trahir, il dit à sou conlilenl : %m chiT Julio, je suis maintenant
tranquille, el je pourrai, quand il me plaira, ôter la vie à don Chimen ;
mais, avant que je l'imm de à mon honneur, je veux jouir du doux con-
tentement de le faiie souffrir : la misère el l'horreur d'une longue pri-
son seront plus cruelles pour lui que la mO' l. Véritahlerueul Lizana dé-
plorait sans cesse son malheur; el, s'altendant à ne jamais sorlir delà
cave, il souhaitait être délivré de ses peines par un prompt trépas.
Mais c'était en vain que Slephaui espérait avilir l'esprit en repos après
re\|doil qu'd venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint l'agiter au
bniii de trois jours ; il craignait que Julio, en portant à manger au pri-
sonniiM-, ne se laissât gagner par des promesses; el celte crainte lui fit
prendre la résolution de hâter la perte de l'un, et de brûler ensuite la
cervelle à l'autre d'un coup de pistolet. Julio, de son côté, n'était pas
sans défiance; el, jugeant que son maiire, après s'être défait de iloa
Chimen, pourrait bien le sacrifier aussi à sa sûreté, conçut le dessein de
se sauver une belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans l'a mai.son de plus
facile à emporter.
Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun en son parti-
culier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre à cent pas du châ-
teau, par quinze ou vingt archers dj; la Sainte-llermandad, qui les envi-
ronnèrent tout à coup en criant : « De |)ar le roi et la justice. » A celle
vue, don Cuillem pâlit et se troubla; néanmoins, faisant bonne coule-
nance, il demanda au commandanl à qui il en voulait? A vous-même, lui
ré|iondil l'oflicier : on vous accuse d'avoir enlevé don Chimen de Liz;ina ;
je suis chargé de faire dans ce chàicau une exacte recherche de ce cava-
lier, et de m'assurer même de vo;re pers(mne. Stephani, par celte ré-
ponse, persuadé qu'il élait perdu, devint furieux ; il lira de ses poches
deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on visitât sa maison, el
qu'il allait casser la têleau commandant, s'il ne se retirait promptement
avec sa troupe. Le chef de la sainte confrérie, méprisant la menace, s'a-
vança sur le S cilien, qui lui lâcha un coup de pistolet, el le blessa au
visage ; mais celte blessure coula bientôt la vie au téméraire (pii l'avait
faite : car deux ou trois archers firent feu sur lui dans 1- moment, el le
jetèrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'égard de
Julio, il se laissa prendre sans résistance ; el il ne fut pas besoin de l'in-
terroger pour savoir de lui si don (Chimen était dans le château : ce valet
avoua tout ; mais voyant son maître sans vie, il le chargea de toute l'ini-
quité.
Enfin il mena le commandant et ses archers à la cave, où ils trouvè-
rent Lizana couché sur la paille, bien lié et garrotté. Ce malheureux cava-
lier, qui vivait dans une ailenle continuelle de la mort, crut que tant de
gens armés n'entraient dans sa prison que pour le l'aiie mourir; et il fut
agréablement surpris d'apprendre que ceux (|u'il prenait pour ses bour-
reaux étaient ses libérateurs. Après qu'ils l'eurenldélié et tiré de la cave,
il les remercia de sa délivrance, el leur demanda commenl ils avaient su
qu'il était prisonnier dans ce château. C'est, lui dit le conxmandant, ce
que je vais vous conter en peu de mots.
La nuit de votre enlèvement, poursuivil-il, un de vos ravisseurs, qui
avait une amie à deux pas de chez don Guiliem, étant allé lui dire adieu
avant son départ pour la campagne, eut l'indiseréiion de lui révéler le
projet de Stephani. Cette femme garda le secret pemlanl deux ou trois
jours; mais, comme le bruit de l'incendie arrivé à Miedes se répandit
dans la ville de Siguença, et qu'il parut étrange à tout le monde que les
domestiques du Sicilien eussent tous péri dans ce malheur, elle se mit
dans l'esprit que cet embrasement devait être l'ouvrage de don Uuillem.
Ainsi, pour venger son amant, elle alla trouver le seigneur don Félix
votre père, et lui dit lout ce qu'elle savait. Don Félix, effrayé de vous
voir à la merci d'un homme cajiable de tout, mena la femme chez le cor-
régidor, qui, après l'avoir écoutée, ne douta point que Slephaui n'eût
envie de vous faire souffrir de longs el cruels tourments, et ne fiM le dia-
boliipie auteur de l'incendie ; ce que voulant approfondir, ce juge m'a ce
matin envoyé ordre, à Retortillo, où je fais ma demeure, de'moner à
cheval, el die me rendre avec ma brigade à ce château ; de vous y cher-
cher, et de premlre don (iuillem mort ou vif. Je me suis heureusement
acquitté de ma coininission pour ce qui vous regarde ; mais je suis fâché
de ne jioiivoir conduire à Siguença le coupable vivant. Il nous a mis, jiar
.sa résistance, dans la nécessiié de le tuer,
L'oflicier, ayani parlé de celle sorte, dit à don Chimen : Seigneur ca-
valier je vais dresser un proces-verbal de tout ce qui vient de se passer
ici, après quoi nous partirons pour salisfaue l'inipatience que vous de-
vez avoir de tirer voire famille de l'inquiétude que vous lui causez. At-
tendez, ,seigneur commandant, s'écria Julio dans cet endroit ; je vais vous
fournir une nouvelle matière pour grossir votre procès -verbal : vous
avez encore une autre personne prisonnière à mettre en liberté. Doua
Emcrenciana est enfeiiuée dans une chambre obscure, Où une duègne im-
piloyahlc lui tient sans cesse des discours moiiiliants, et ne la laisse pas
un moment en repos. 0 ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s est donc
pas conleuté d'exercer sur moi sa barbarie : allons promptement délivrer
celle dame infortunée de la tyrannie de sa goiivernaiilc.
Là dessus Julio mena le commandant et don Chimen, suivis de cin(|
ou six archers, à la chambre i|ui servait de juison a la fille de don UniU
lem : ils frappèroni à la porte el la duègne viiil ouvrir. Vous conceviz
bien le pi li-ir que l.izana se faisait de revoir sa maili esse, après avoir ilé-
sespéré de la posséder. Il scnlail renailie sou esiiérance, ou plulôl il ne
LE DIABLE BOITEUX.
23
paiiv.iil iloiilpr de son lionlieiir , fiiii<i(ne la seule personne ^111 él.iil en
driiil (le s'y oppOMT, ne vivait (ilns. liés qu'il H|)erçul Eiiierencinna il
rouiul SI' jeter à ses pieils : mais qui pourrait exprimer la douleur dont
il fut saisi, lorsqu'au lien de trouver une amante disposée à répondre ,i
se> trans|)nrls. il ne vit qu'une dame hors de son bun si ns? Kn effet: elle
avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en élail devenue folle.
Elle demeura quehpic temps rêveuse ; puis s'imaginani tout à coup être
la lielle Angélicpie assiégée par les Tarlares dans l.i forteresse d'Albraipie,
elle regarda tous les hommes qui étaient dans sa chambre comme au-
tant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte
confrérie pour Roland. Lizaiia pour Brandimart, Julio pour Hubert du
Lion, et les archers pour Antifort, IJlarion, Adrian, et les deux fils du
marquis Ulivi'-r. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit :
Braves chevaliers, je lie crains plus .i l'heure qu'il est l'empereur Agri-
can Ni la reine Marphise; votre valeur est capable de me défendre con-
tre tous les guerriers de l'univers.
A ce discours extravagant lofticier et ses archers ne purent s'empêcher
de rire. Il n'en fut pas de même de don (ihimen : vivement aflligé de
voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa
perdre à son tour le jugement; il ne laissa pas toutefois de se flatter
qu'elli' reprendrait l'usage de sa raison; et dans cette espérance : Ma
rhére Ernerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana : rappelez
votre esprit égaré ; apprenez que nos malheurs sont finis : le ciel ne veut
pas que deu.\ cienis qu'il a joints soient séparés ; et le père inhumain qui
nous a si maltraités ne peut plus nous être contraire.
La réponse que fit à ses paroles la tille du roi Gal.nfron fut encore un
discours adressé aux vaillants défenseurs d'.Mhraque, qui pour le conji
n'eu rirent point. Le commandant même, quoiipie très-peu pitoyable île
son naturel, sentit quelque mouvement de comp.ission, et dit à don Clii-
men, au'il voyait accablé de douleur : Seigneur cavalier, ne désespérez
point de la guérison de votre dame; vous avez à Siguença des docteurs en
médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes; mais ne nous
nrrétous pas ici plus longtemps. Vous, seigneur Hubert du Lion, ajiuta-
l-il en parlant à Julio ; vous qui savez où sont les écuries de ce château,
menez-y avec vous .Uitifort et les deux fils du marquis Olivier : choisissez
les meileurs coursiers, et les mettez au char de la princesse; je vais
]iendant ce temps-là dresser mon procés-verbal.
En disant cela, il tira de ses poches une écritoire et du papier ; et après
avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta la main à Angélique pour l'ai-
der ii descendre dans la cour, où, par les soins des paladins, il se trouva
un carrosse à quatre mules prêt à partir : il monta dedans avec la dame
et lion Chimen , et il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le
corrégidor serait bien aise d'avoir la déposiiion. Ce n'est pas tout : par
ordre du chef de la brigade, on chargea de chaînes Julio, et on le mit
dans un .lulre carrosse, auprès du corps de don Guillem Les archers re-
montèrent ensuite sur leurs chevaux; après quoi ils prirent tous ensem-
ble la route de Siguença.
La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent au-
tant de coups de poignard pour son amant. Il ne jjouvail sans colère en-
visager la duègne. C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il, c'est vous qui,
par vos |iersécutions, avez poussé à bout Emerenciana et troublé sou es-
prit. La gouvernante se justifiiil d'un air hypocrite, et donnait tout le
tort au défunt. C'est au seul don Guillem, répondit-elle, qu'il faut impu-
ter ce malheur : ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa
fille par des menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.
En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa com-
mission au corrégidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la ducgne,
et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont encore. Ce juge
reçut au.ssi la déposition de Lizana, qui prit ensuite congé de lui pour se
retirer chez son père, où il lit suecéiJer la joie à la tristesse et à l'iinjuié-
lude. Pour dona Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire
à .Madrid, où elle avait un oncle du coté maternel. Ce bon parent, qui ne
demandait pas mieux (pie d'avoir l'administration du bien de sa nièce,
fut nommé .son tuteur. Comme il ne pouvait honncleinein se dispenser de
paraître avoir envie ((u'elle guérit, il eut recours aux plus fameux mé-
decins ; mais il n'eut pas sujet de s'en repentir ; car après y avoir perdu
leur latin, ils déclarèrent le mal incurable. Sur cette décision , le tuteur
n'a pas manqué de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les appa-
rences, y demeurera le reste de .ses jours.
La triste destinée ! s'écria don Cleophas ; j'en suis véritablement touché ;
ilona Emerenciana méritait d'être plus heureuse. El don Chimen, ajouta-
l-il, qu'est -il devenu? Je suis curieux de savoir ipiel parti il a jins. Un
fort raisonnable, repartit Asniodée : quanil il a vu que le mal était sans
remède, il e't allé dans la Nouvelle-Espagne; il espère qu'en voyageaiu
il perdra peu à peu le souvenir d'une dame que la raison et son repos
vi.'iilent qu il oublie... Mais, poursuivit le Diable, après avoir montre les
fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mi'iitcnl
de l'ùire.
CHAPITRE X.
Dont la œallère est loépaiible.
Regardons du coté de la ville, et à mesure que je dérouvrirai des su-
jets dignes J'ètrc mis au nombi e de ceux qui sont ici, je vous en dirai le
caractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser échapper : c'est un
nouveau marié 11 y a luiil jouis rpi,', sur le rapport qu'on lui fit des rii-
quelteries d'une aventurière ipiil .liiuait, il alla chrz elle plein de lureiir,
brisa une partie de ses meuble^, jeta les autres par les l'enêtres, et le
lendemain il l'épousa. Un homme de la sorte, dit Zamlnillo, mérite assu-
rément la première place vacante dans celte maison.
H a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que
lui : c'est un garçon de quarante-cinq ans, qui a de quoi vivre, et qui
veut se mettre au service d'un grand. J'aperçois la veuve d'un juriscon-
sulte; la bonne dame a douze lustres accomplis ; son mari vient de
mourir; elle vent se retirer dans un couvent, alin, dit elle, que sa répu-
tation soit à l'abri de la médi.sance.
Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de
cinquante ans : elles font des vœux au ciel pour qu'il ait la bonté d'ap-
peler leur père, qui les tient enfermées eoinme des mineures ; elles espé;
rent qu'après sa mort elles trouveront de jolis honinies qui les épouse-
ront par iiicliuatiiin. Pourquoi non? dit l'écolier; il y a des hommes d'un
goût si bizarre! J'en demeure d'accord, repondit Asinodee: elles peuvent
trouver des épouseurs; mais elles ne doivent pas s'en llatter : c'est en
cela que consiste leur folie.
Il n'y a point de pays où les femmes se rendent justice sur leur âge. Il
y a un mois qii'à Paris une fille de quarante-huit ans, cl une femme de
soixante-neur, allèrent en témoignage chez un commissaire pour une
veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le commissaire inlrr-
rogea d'abord la femme mariée, et lui demanda son âge : quoiqu'elle eut
son extrait baptistaire écrit sur sou front, elle ne laissa p.is de dire har-
diment qu'elle n'avait que quarante ans. Après <pi il l'eui interrogée, il
s'adressa à la fille : Et v us, mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous?
Passons aux autres (|ueslioiis, monsieur le commissaire, lui répondit-elle;
on ne doit pas nous demander cela. Vous n'y pensez pas, reprit-il; iguo-
rez-vous qu'en justice .. Oh ! il n'y a justice'qui tienne, interrompit brus-
quement la fille; hé! qu'importe à la justice de savoir quel âge j'ai? Ce
ne sont pas ses affaires. Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre déposition,
si votre âge n'y est pas; c'est une circonstance requise. Si cela est abso-
lument nécessaire, répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et
mettez mon âge en conscience.
Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que
vingt-huit ans. 11 lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depui.s
longtemps. Avant son mariage, répondit-elle. J'ai donc mal enté votre'
âge, reprit-il, car je ne vous ai aonné que vingt huit ans, et il y en a
vingt-neuf que la veuve est mariée. Eh bien, s'écria la fille, écrivez donc
que j'en ai trente : j'ai pu ,i un au connaître la veuve. Cela ne serait pas
régulier, répliqiia-t-il, ajoutons-en une douzaine. ÎS'im pas, s'il vous plaît,
dit-elle : tout ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mtltrc
encore une année; mais je n'y mettrai pas un mois avec, quand il s'agi-
rait de mon honneur.
Lorsque les deux déposantes furent sorties de chez le commissaire, la
femme dit à la fille : Admirez, je vous prie, ce nigaud, qui nous croit assez
sottes pour aller dire notre âge au juste ; c'est bien assez vraiment qu'il
soit marqué sur les registres de nos paroisses, sans qu'il l'écrive encore
sur ses papiers, afin que tout le monde en soit instruit. Ne serait-il pas
bien gracieux pour nous d'entendre lire en plein b.irreau : n Madame Ri-
« charil, âgée de soixante et tant d'années, et mademoiselle l'erinclle,
Il .-Igée de quarante-cinq, déposent de telles et telles choses. » Pour moi,
je me moque de cela: j'ai supprimé vingt années, à bon compte; vous
avez fort bii'U fait d'eu user de même.
(Jii'appelcz-voiis de niêine'.' répondit la fille d'un ton brusque; je suis
votre servante : je n ai tout au plus ipie t^-cnte-ciiiq ans. Hél ma petite,
répliqua l'autre d'un air malin, à qui le dites-vous? je vous ai »ue naître :
je parle de longtemps; je me souviens d avoir vu votre père : lorsqu'il
mourut il n'était pas jeune, et il y a près de quarante ans qu il est inoit.
Oli! mon père, mon père, interrompit .ivec précipitation la fille irritée de
la franchise de la femme : quand mon père épousa ma mère, il était déjà
si vieux, qu'il ne jionvait plus faire d'enfants.
Je remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui
ne sont lias trop raisonnables : l'un est un enfant de famille, qui ne sau-
rait garuer d'argent, ni s'en passer; il a trouvé nu bon moyen d'en avoir
toujours. Quand il est en fonds il achèlo des livres, et dés qu'il est à sec
il s'en défait pour la moitié de ce qu'ils lui ont coûte L'outre est un
peintre étranger qui fait des portraits de femmes; il est habile : il dessine
correctement; il peint à merveille, et attrape la ressemblance; mais il ne
llatle point, et il s'imagine qu'il aura la presse. Inter tluldis referatur.
I^oiniiicnt donc, dit l'écolier, vous parlez latin ! Cela iloit-il vous éton-
ner.' rénondit le Diable. Je parle parfaitement toutes sortes de langues :
je sais l'hébreu, le turc, 1 arabe et le grec; cependant je n'en ai pas
lespril plus orgueilleux ni jilus pédantesque : j'ai cet avantage sur vos
ériidits.
V'iyez. dans ce (çrand hotcl, i main gauche, une dame malade, qu'en-
tourent plusieurs lemmes qui la veillent ; c'est la veuve d'un riche et
fameux architecte, une femme cnlétée de noblesse. Elle vient de faire son
testaineiit ■ elle a des biens immenses, qu'elle donne à des personnes de
première qualité, qui ne la connaissent seulement pas; elle leur fait des
legs a cause de leurs grands noiiis. On lui a demandé si elle ne voulait
rien laisser à un ceitain lioinnie qui lui a rendu des services considé-
rables. Hélas! Don,a-t cllu ré;ioudu d'un air triste, et j'en suis fâchée :
LE DIABLE BOITEUX.
j(! ne suis point assez insrrale pour refuser d'avonor ([ue je lui ai beau-
coup d'obli^'ation; mais il est rolurier, et son nom désiionorerait mon
t slanient.
Seigneur Asmodée, interrompit Leandro, apprenez-moi, de grâce, si
ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cnl)inet ne serait pomt par
hasard un homme à mériter d'être ici? Il le mci itérait sans doute, ré-
pondit le démon : ce personnage est un vieux licencié qui lit une épreuve
d'un livre qu'il a sous la presse. C'est apparemment quelque ouvrage de
morale ou oe théologie? dit don Cleophas. Non, repartit le boiteux, ce
sont des poésies gnillardes qu'il a composées dans sa jeunesse : au lieu de
les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer
de son vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de
les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n'en ôtent
tout le sel et l'agrément.
J'aurais tort li'oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié :
elle est si persuadée qu'elle plait aux hommes, qu'elle met toits ceux qui
lui pnrlcnt au nombre de ses amants. '
Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là. II a une
lolic fort singulière : s'il vit frugalement, ce n'est ni pnrmorlilication, ni
par soljriélé; s'il se passe d'équipage, ce n'est point par avarice. El pour-
ipini donc ménage-t-ilson revenu"? C'est pour ania.sser de l'argent, (hi'en
veut-il faire? des aumônes'.' Non : il en achète des tableaux, des meubles
précieux, di s bijoux. Et vous croyez que c'est pour en jcwir pendant s,\
vie? vous vous trompez: c'est uniquement pour en parer son inventaire.
Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo: y a-t-il au monde
uu homme de ce cnractére-là? Oui, vous dis-je, reprit le Diable, il a cette
manie; il se fait un plaisir de penser qu'on admirera sou inventaire.
A-l-il acheté, par exemple, un beau bureau? il le fait empaqueter pro-
)irement et serrer dans un garde-meuble, afin qu'il paraisse tout nenl aux
yeux des fripiers qui viendiont le marchander après sa mort.
Passons à uu de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou : c'est
un vieux garçon venu depuis peu des îles Pliilippines à Madrid, avec une
riche succession que san père, qui était aiidiltiir de l'audience de Manille,
lui a laissée. Sa conduite est assez extraordinaire: on le voit toute la
journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le pre-
nez pas pour un ambitieux qui brigue qneb|ue charge importante; il
n'en souhaite aucune, et ne demande rien, lié quoi! me direz-vous, il
n'irait dans cet cndroil-li simplement que pour fiiresacour? Encore
moins. 11 ne parle jamais au ministre ; il n'en est pas même connu, et ne
se soucie nullement de l'être. Quel est donc sou but? Le voici: il vou-
drait persuader qu'il a du crédit.
Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est se don-
ner bien de la peine pour peu de chose : vous avez raisim de le mettre au
lang des fous à enfermer. Oh ! reprit Asmoilée, je vais vous en montrer
l)e,Hucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire jdus .'■ensés. Consi-
dérez dans cette grande maison, où vous apercevez tant de bougies allu-
mées, trois hommes et deux femmes autour d'une table ; ils ont soupé en-
semble, el jouent présentement aux cartes pourachever de pas.serla nuit,
après (|iioi ils se sépareront: telle est la vie que mènent ces dames et ces
cavaliers Ils s'asseiiiljlent régulièrement tous les .soirs, el se quittent au
lever de l'aurore pour aller dormir, jusqu'à ce que les lénèbies revien-
nent chasser le jour, ils ont renoncé à la vue du soleil et des beautés de
la natnre. Ne dirait-oii pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que
ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les derniers devoirs? Il
n'est pas besoin d'enfermer ces fous-là, dit don Cleophas, ils le sont déjà.
Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme (|ue
j'aime cl qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujel jjctri d'une pâte de
ma façon: c'est un vieux bachelier qui idolâtre le liean sexe. Vous ne
sauriez lui parler d'une jolie dame sans remarquer (|h'iI vous écoule avec
un extrême plaisir: si vous lui dites qu'elle a une peiile bouche, des lèvres
vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'albàtie ; en un mot, si vous la
lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui
prend des élans de volupté 11 y a deux jours qu'en passant dans la rue
d'.Mcala, devant la bouliipic d'un cordonnier de femme, il s'arrêta tout
court pour regarder une petite paiitoulle qu'il y apci'çut. A|irès l'avoir
considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air pâmé
à nu cavalier qui l'accompagnait: Ah, mon amil voilà une panlnulle qui
m'enchante riniiigination ! que le pied pour lequel on l'a faite doit êlie
mignon ! Je prends trop déplaisir à la voir; éloignons-nous promj}temenl,
il V a du péril à passer par ici.
il faut iiiaïqiier de noir ce bachelier-là, dit Leandro Ferez. C'est juger
sainement de lui, reprit le Diable, et l'on ne doit pas non )ilus marquer
de blanc son plus proche voisin, un original d audi eur qui, parce qu il a
un éi[uipage, roiii.'it de honte quand il est obligé de se servir d'un car-
rosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de
ses parents qui possède une dignité d'un grand revenu dans nue église
de Madrid, et qui va presque toujours eu carrosse de louage, pour eu mé-
nager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui.
Je découvre, dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier, uu homme
à qui on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous : c'est un
cavalier de soixante ans qui fait l'amour à une ji;une femme ; il la voit
Ions le.s jours, et croit lui plaire en reiilretcnant des bonnes fortunes
qu'il a eues dans ses beaux jours; il veut ([u'ellelui tienne compte d'avoir
clé autrefois aimable.
Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous : un
comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne. Ce vieux
seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses belles an-
nées à la cour de son roi ; tout le monde y admirait jadis sa taille, son air
galant, et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière
dont il s'habillait. Il a conservé tous ses b.iDils, el il les porte depuis
cinquante ans en dépit de la mode, qui change tous les jours dans son
)iays. Mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore
aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse.
11 n'y a point à hésiter, dit don Cleophas ; plaçons ce seigneur fran-
çais parmi les personnes i|ui sont dignes d'être pensionnaires ilans la rasa
de los lucox. J'y retiens une loge, reprit le démon, pour une dame qin
demeure dans un grenier à côté de l'iiôtel du comte; c'est une vieille
veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la boulé de
leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension
alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par re-
connaissance, ils ont grand soin de ne lui pas paver.
J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a pas
plutôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces,
est capable de tout faire pour en avoir. H y a quinze jours (pie .sa blan-
chisseuse, à qui il devait (rente pisloles, vint les lui demander, en lui
ilisant (pi'elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui
la rLcIiercbait. Tu as donc d'autre argent, lui dit-il ; car où diable est le
valet lie chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles'? lié
mais, répondit-elle, j'ai encore outre cela deux cents ducats. Deux cents
ducats ! répliqua-t-il avec émotion ; malepeste! Fu n'as qu'à me les don-
ner à moi, je l'épouse, et nous voilà quille à quille. 11 fut pris au mot, et
sa blanchis.seuse est devenue sa femme.
Ilelenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de son-
ner en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font
leur résidence. L'un esl un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres;
l'antre est son frère le licencié, et le troisième un bel esprit attaché .i
eux. Ils ne se quillenl presque point ; ils vont tous trois ensemble par-
tout en visite. Le comle n'a soin que de se louer; son frère le loue et se
loue aussi lui-même; mais le bel esprit est chargé de trois soins : de les
louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.
Encore deux places; lune pour un vieux bourgeois fleuriste qui,
n'ayant pas de quoi vivre, v(!ut entretenir uu jardinier et une jardinière
pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin. L'antre
pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comi-
que, disait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades : Ma foi. mes
amis, je suis bien dégoûté de la profession ; oui, j'aimerais mieux n'être
qu'un petit genlilhomme de campagne de mille ducats de rente.
De queli(ue côté que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne rencontre
que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est
si Her el si vain d'avoir des entretiens secrets avec la tille d'un grand,
qu'il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il res-
semble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Sylla, parce qu'il était
bien avec la fille de ce dictateur; cetie comparaison est d'autant plus
juste, que ce chevalier a, comme U Romain, un Longarenus, c'est-à-dire
uu rival de néant, qui est encore plus favorisé ((ue lui.
On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous
de nouveaux traits. Je reconnais, dans ce commis de ministre, Bollanus,
qui ne gardait de mesure avec personne, et qui rompait en visière à tous
ceux dont l'abord lui était désagréable.. je revois, dans ce vieux président,
Fiifiilius, qui prêtait son argent à cinq pour cent |iar mois; cl Marsicus,
qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce gar-
çon de famille qui manne avec une femme de théâtre une maison de cam-
pagne qu'il a prés de 1 Esciirial.
Asmodée allait poursuivie ; mais comme il entendit tout à coup accor-
der des iuslriimenls de musique, il s'arrêta, cl dit à don Cleophas : Il y a
au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sérénade à la
fille d'un alcudcddorte ; si vous voulez voir cette fête de prés, vous n'a-
vez qu'à parler. J'aime fort ces sortes de concerts, répondit '/.ambullo;
approchons-nous de ces symphonistes, peut-être y a-t-il des vui.\ parmi
eux. Il n'eut pas achevé ces mois, qu'il se trouva sur une maison voisine
de I alcade.
Lis joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens;
après i[iioi, deux chanteurs clianlereut alternalivenienl les couplets sui-
vants :
Si de lu liernio.sur;i qiiieres
Un^i cupiu cou mil {;riicla$;
liscui'lii, porque piclemlo
El piiiUiila,
Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre bc'iulc'. l'coiiloz-nini, o.u'ja
prétends en faire le porliait.
Es lu frcuto toda nieve
Y l'I aliib.isli'O, bat illas
OITroiio al Aiiior, liaziendc
En clla vaya.
Votre visage, tout de neige et d'albâtre, a fuit dos délis à l'Amour, qui =o
iiioiju.iil du loi.
Ainitr labrô de tus rfjas
Dos arcos paru su aljava;
LE DIABLE BOITEUX.
25
Y dcbaxo ha dcscubierlo
Quiea le niala.
L'Amour a l'ait île vos sourcils duux arcs pour son carquois ; mais ii a dOcuu-
verl le dessous qui le lue.
Eres duena de el lugar,
Vandolera de la» aimas,
Iman de los alvedrios,
Linda alhaja.
■Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l'aimant des désirs,
un joli bijou.
Un rasgo do tu lierniosura
Ouisiera vo retratarla ;
Que es est relia ts cielo, es sol ;
No es sino el alva.
Je voudrais d'un seul Irait peindre votre beauté : c'est une étoile, un ciel, uii
soleil; non, ce n'est qu'une aurore.
Les couplels sint galants el délicals, s'écii.i l'écolier. Ils vous semblent
tels, (lit le démon, parce que vous èteslis|j,ii!nol : s'ils élaienl trnduitsen
français, par exemple, ils
ne jetteraient pas uit trop
beau colon ; les lecteurs de
celle nation n'en approuve-
raient pas les expressions
figurées, et y trouveraient
une bizarrerie d'imagina-
tion <|ui les ferait rire. Cha-
que peuple est enléié Je son
goi'il el de son génie : mais
laissons là ces cuu|di'ls, cnn-
tiniia-l-il ; vous allez enten-
dre une aiitie iiiu>i'|iie.
Suivez de l'ieil ces i|u,ilrp
hommes qui par.iisseul su-
bitement dans la rue : les
voici qui viennent fundie
sur les symphonistes, Ceux-
ci se font des boucliers de
leurs instruments, lesquels,
ne pouvant résisler à la
force des coups, volent en
éclats. Voyez arriver à leur
.secours deus cavaliirs, dont
l'un est le patron de la .sé-
rénade. Avec quelle furie
ils chargent les agresseurs !
Mais ces derniers, qui les
estaient en adresse et en va-
leur, les reçoivent de bonne
Çrâce (Juelfeu ^orl de leurs
epées! Itemarquez qu'un
défenseur de la symphcniie
tombe; c'est celui qui a
donné le concert ; il est
mortellement blessé. Son
compagnon, nui s'en ajier-
çoit, prend la fuite : les
agresseurs, de leur côté, se
sauvent, et tous les musi-
ciens disparaissent : il ne
reste sur la place que l'in-
furtiiné cavalier , dont la
mort est le prix de sa séré-
nade. Considérez en même
temps la lille de l'alcade :
elle est à sa jalousie, d'où
elle a observé tout ce qui
vient de se passer; celle
dame est si fiere et si vaine
de sa beauté, quoi(|iie assez commune, qu'au lieu d'en déplorer les effets
funestes, la cruelle s'en applaudit, et s'en croit plus aimable.
Ce n'est pas tout, ajouta-l-il : regardez un autre cavalier qui s'arréle
dans la rue, auprès de celui qui est iiové dans son sang, pour le secou-
rir, s'il est possible; mais, pendant qu'i[ s'occupe d'un .soin si charitable,
prenez garae qu'il est surpris par la ronde qui survient : la voilà qui le
mène en prisini, (ni il demeurera longleinps, et il ne lui en coulera guère
moins que s'il était le meurtrier du mort.
(Jiic de malheurs il arrive celle nuit ! dit '/.amhulln. Celui-ci, re|irit le
Diable, ne sera pas le dvrnier. Si vous étiez présenlemeiit n la porte du
Soleil, vous .seriez effrayé d'un spectacle qui s'y prépare, l'.ir la négli-
gence d'un domestique (e feu est dans un liùlcl. uij il a déjà réduit en
cendres beaucoup de meubles pn-cieux : mais qucli|ue riches effrls (|u'il
puisse consumer, don l'edre de b'scolano, à qui apparlienl cet liijlel ma-
gniiiijiie, n'en regrettera point la perle, s'il peut sauver Séraphine, sa
iille unique, qui se trouve en danger de périr.
AMiiodre sauve Sérapliinc des llaiiinie:
Don Cleoplias souhaita de voir cet incendie, el le boiteux le transporta
dans l'iiislanl même a la pnrie du Soleil, sur une grande maison qui fai-
sait face à celle ou était le l'eu.
CUAPITRE XI.
De l'iiuTiulie. eldc ce ([ue lit .\siMuilée en celle occasion, par aiuiiio pour (I911 Cleoplias.
Us entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes, dont
les unes criaient au feu, et les autres demandaient de l'eau. Ils remar-
quèrent, peu de temps après, qu'un grand escalier, par ou l'on montait
aux principaux appartemenls de l'iicit' 1 de don Pédre, était lont cnllainmé ;
ils virent ensuite sortir par les fenêtres des tourbillons de llanirae el de
fumée.
L'incendie est dans sa fureur, dit le démon : déjà le feu, parvenu jus-
qu'au toit, commence a s'y faire un passade, et remplit l'air d'étincelles.
L'embrasement devient tel, que le peuple, qui accoiiit de toutes parts
pour l'eleindre , ne peut
s'occuper qu'à le regarder.
Démêlez dans la foule des
spectateurs un vieillard en
robe dt! cliaiiilire ; c'est le
seigneur de Escolano. lîu-
Icndez-vous ses cris el ses
lamentalionsi' Il s'adresse
aux hommes qui l'enviroii-
nenl, el les conjure d'aller
délivrer sa lille ; mais il a
beau leur |)ronietlre une
grosse récompense, aucun
ne veut exposer sa vie pour
celte dame, (|iii n'a que seize
ans, el iloiil la beauté est
iiiconiparalile. \'iiyaiil qii il
implore en vain leur assis-
tance, il s'arrache les che-
veux ella moiislache ; il se
Irappi' la poitrine ; l'excès
de s'i douleur lui fait l'aire
des actions insensées. D'un
antre eùté ï'eiapliiiie, aban-
donnée de ses femmes, s'est
évanouie de frayeur dans
son appai bineiM, ou bienl(il
nue ép.iisse fumée va l'éloul-
l'er : anciiii inorlel ne peut
la secourir.
Ah ! .selgneHr Asinodéc !
s'écria Leandro l'erez, en-
Irainé parles mouvements
d'une gi'iiéieiise conipas-
sicni, cédez à la pitié dont
je me sens saisi, et ne reje-
tez pas la prière i|iie je vous
lais de sauver cette jeune
d.iine de la inori prochaine
qui la incnace : c'esl ce que
je vous demande pour prix
du service que je vous ai
rendu. Ne vous Ojqioscz
poinl,ciimmc tanlùl, à mon
envie ; j'en aurais un cha-
grin moilel.
Le Diable .sourit en 1 nien-
danl parler ainsi l'éidlier.
Seigneur /.ambiillo, lui dit-
il, vous avez toutes les ipia-
lilés d'un bon chevalier errant : vous êtes courageux, conipalissanl aux
peines d'anliui, et Irés-prompl au service des jeunes demoiselles. Ne
seriez-voiis pas homme li vous jeter au milieu de ces llamnies, comme
UD Amadis, nour aller délivrer Séraphine, et la rendre saine el sauve li
son père? l'Iùt au ciel ! répondit rleoplias, i|iic la iIiom' fi'il possible, je
l'entreprendrais sans balancer. Votre morl. lepril le lniilinv. sérail tout
le salaire d'un si bel exploit. .le vous l'ai ib'ja dit la v.ilenr biimaine ne
peut rien dans cette occasion, el il faut bien qui' je m'en mêle pmir vous
coiilenler : regardez de quelle fa(;oii je vais m'y prendre ; observez d'ici
toutes mes opérations.
Il n'eut pas silùt dit ces pandes, qii'cinprunlant la ligure de Lcnndro
l'erez, au grand élonnemenl de cet écolier, il se glissa parmi le peuple,
traversa la presse, el se lança dans le feu. comme dons son élémenl, à la
vue des gpecinteurs, qui furent effrayés de celle aciioii. et ipii l.i blàinérent
par un cri général. (,luel exlravaganl!dis.iil l'un ; comininl l'iiiléiêl al il
pu l'aveugler jusi|ue-là'.' S'il n'éliiil pas entiereii.enl fou, l,i récompenso
4
26
LE DIABLE BOITEUX
promise nerniirail niillpnipnl lenlé. 1\ f;nit. dirait l'nuire, qiii> Of jeune
téméraire soil un amant de la lil.e de don l'éJie. et 'pie, dans l-i douleur
qui le possède, il ait résolu de sauver sa luailresse, ou de se perdre avec
elle.
EnDn ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'EmpéJode. lorsqu une
minute après ils le vir.nl sortir des llammes avec >ér.ipliine entre ses
bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple donna mille loiianiji'sau hrave
cavalier qui avait fait un si beau coup. (Juand la témérité est heureuse
elle ne trouve plus de censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet
très-naturel du courage espagnol.
Comme la dame était encore évanouie, son père n'osa se livrer à la
joie : il craignit qu'après avoir été si heureuseinenl délivrée du feu, elle
lie mourut a ses yeux de l'impression terrible qu'avait di'i faire en son
cerveau le péril qu'elle avait couru; mais il fut bientôt rassuré, elle re.
vint de son évanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle
envisagea le vieillard, et lui ditdun air tendre : Seigneur, je serais plus
afiligéè que réjouie de voir mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient
pas. Ah : ma Dlie, lui répondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai
])ns perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursiiivil-il en
lui présentant le faux don CIcophas, remercions tous deux ce jeune ca-
valier. C'est votre libérateur; c'est à lui qne vous devez la vie ; nous ne
pouvons lui témoigner assez de reconnaissance, et la somme que j ai
promise ne saurai! "nous acquitter envers lui.
Le Diable prit alors la parole, et dit à don Pédre d'un air poli : Sei-
çneur, la récompense que vous avez proposée n'a eu aucune pari au
service que j'ai eu le bonheur de vous rendre : je suis noble et Castillan,
le plaisir d'avoir essuyé vos larmes, et arraché aux llammes l'objet char-
maut qu'elles allaient consumer, -est un salaire qui me suffit.
Le désintéressement et la générosité du libérateur firent concevoir
pour lui une estime intinie au seigneur de Escolano, qui le pria de le ve-
nir voir, et lui demanda son aniilié, en lui offrant la sienne. Après bien
des compliments de part et d'antre, le père et la fille se retirèrent tl»ns
un corps de loais qui était au boni du jardin ; ensuite le démon rejoignit
l'écolier, qui, ïe voyant revenir sous sa première forme, lui dit : Seigneur
Diable, mes yeux lii auraient-ils trompé? n'éliez-vous pas tout é l'heure
sous ma ligui-e? Pardonnez-moi, répondit le boiteux; et je vais vous ap-
prendre le" motif de celle métamorphose. J'ai formé un grand dessein:
je prétends vous faire épouser Séraphiue ; je lui ai déjà inspiré, sous vos
traits, une passion violente pour Voire Seigneurie, bon Pedre est aussi
trés-SJitisfait de vous, parce qne je lui ai dit fort poliment qu'en délivrant
sa fille je n'avais eu en vue que de leuï faire plaisir à l'un et a l'autre, cl
»|ue l'honneur d'avoir heureusement mis fin à une si périlleuse aventure
élail une assez belle récompense pour un gentilhomme espagnol. Le bon-
homme a l'àme noble : il ne voudra pas demeurer en reste de générosité;
et je vous dirai (|u'en ce moment il délibère en lui-même s'il vous fera
son gendre, [lour mesurer sa reconnaissnuce au service qu'il s'imagine
qne vous lui avez rendu.
En attendant qu'il s'y détermine, ajouta le boiteux, gagnons un endroit
plus favorable i|ue celïii-ci pour continuer nos observations. A ces mots,
il emporta l'écolier sur une haute église remplie de mausolées.
CHAPITRE XII.
Desloralifaux, des ombres ot de la mort.
Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le démon,
troublons pour ipielqnes moments le repos des moris de cette église ;
jiareonrons tous ces tombeaux ; dévoilons ce qu'ils recèlent ; voyons ce
qui les a fait élever.
Le premier de ceux qui sont à main droite cont'ent les tri.-tes restes
d'un officier général qui, comme un antre Agamemnon, trouva, au re-
tour de la guerre, un Egislhe dans sa maison. Il y a dans le sieouj un
jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son adresse et sa vi-
gueur à sa dame un juur de combat de taureaux, fnl cruellement occis
par nn de ces animaux-là. El dans le troisième gil un vieux prélat sorti
de ce monde assez brusquement, pour avoir fait son testament en [deiiie
santé, cl l'avoir lu à ses domestiques, .i ipii, comme un bon maître, il
léguait quelque chose. Son cuisinier fut iiiqiatient de recevoir son legs.
Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s'est jamais
fatigué qu'à faire sa mur ; on le vil, pendant soixante ans, tons les jours,
au lever, an diner, au souper et an conelier du roi, qui le combla de bien-
faits pour récom|ienser son assiduité. An reste, dit don Cleoplias, ce
courtisan élait-il homme à rendre service? A personne, ré|iondit le
Diable : il promcllail volontiers de faire plaisir: mais il ne tenait jamais
ses promesses. Le misérable! réplicpia Leandro : si l'on voulait retran-
cher de la société civile les hommes qui y sonl de trop, il faudrait com-
mencer par les courtisans de ce caractére-là.
I.c cinquième tombeau, reprit Asmodéc , renferme la dépouille mor-
telle d un seigneur zélé pour la nalicin espagnole, et jaloux de la gloire
de son maître. Il lut tonte sa vie ambassacienr a Home ou en Fiance, en
Anglelcirc ou en Portugal. Il se ruina si bien dans ses ambassades, qu'il
n'avait pas <le i(noi se faire enterrer quand il mourut, mais le roi eu fit
la dépense pour reconmiltrc ses services.
Passons aux monuments qui sont de l'autre coté. Le premier est celii
d un gros négocianl qui laissa de grandes richesses a ses enfants; mais,
de peur qu'elles ne leur fis eut oublier de qui ils élaienl sorlis. il lit gra-
vei surson lomliean sou nom et sa qualité, ce qui ne piail guère anjour-
d'Iiui à ses descendants.
Le mausolée qui suit, et qui surpasse tous les autres en magnificence,
est un morceau que les voyagenis regardent avec admiration. Eu cltel,
dit Zamliullo, il me paraît aamirable ; je suis enclianté surlout de ces deux
représentations qui sont à genoux : voilà des ligures bien travaillées!
Que le sculpteur qui les a faites était un habile ouvrier! .Mais ajqtrcnez-
nioi, de grâce, ce que les personnes qu'elles représentent ont éié pen»
daiit leur vie.
Le boiteux reprit : Vous voyez un duc et son épouse. Ce seigneur était
grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec honneur, et sa
femme vivait dans une haute dévotion. U faut que je vous raconte un
trait de celte bonne duchesse ; vous le trouverez un peu gaillard pour une
dévole. Le voici :
Celte dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux delà
Merci, nommé don Jérôme d'.Xgnilar, homme de bien et fameux prédi-
cateur. Elle en était tiés-salisfaile, lorsqu'il parut à .Madrid un domini-
cain qui se mit à prêcher de façon que Sont le peuple en fut enchanté.
Ce nouvel orateur s'ajipelait le fiére Placide: on courait à ses sermons
comme ,i ceux du cardinal Ximenès ; et sur sa réputation, la cour ayant
voulu l'entendre, eu fut encore plus contente que la ville.
Notre duchesse se Ut d'abord un point d humeur de tenir bon contre
la renommée, et de résisler à la curiosité d'aller juger par elle-même d»
l'éloquence du fi éi'e Placide. Elle en usait ainsi pour prouver ,i son di-
reeienr qu'eu pénitenle délicate et sensible, elle entrait dans les sentiments
de dépit et de jalousie ipic ce nouveau venu iiouvaitlui causer. Il n'y eut
poni'laiil pas moyen de s'en défendre toujours; le dominicain fil lanl de
brnit, qu'elle céda enfin ;i la lenlalion de le voir : elle le vit, l'enteiKlil
prêcher, le goûta, le suivit; et la petite inconstante forma le projet de se
melire sous sa direction.
Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci; cela n'était
pas facile : un guide s|iiriluel ne se quille pas comme un amant; une dé-
vote ne veiil point pas.ser pour volage, ni perdre l'estime d'un direclenr
qu'elle abandonne. (Jiie lit la duchesse'? Elle alla trouver don Jéionie, et
lui dit d'un air au>si tri.ste qne si elle eùl été véritablement affiigéc : Mon
père, je suis au désespoir ; vous me voyez dans un élonnement, dans une
afilielion, dans une jier|ilexilé d'esprit inconcevables. Oii'avez-vous donc,
madame'? répondit d Aguilar? Le croiriez-voiis, reprii-elle : mon mari,
cpii a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, après m'avoir vue
si longtemps sous votre conduite sans faire jiarailre la moindre inquiétude
sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons jaloux, et ne vent pins
que vous soyez mou directeur. Avez-vous jar'nais ouï parier d un pai-eil
caprice? J al en beau lui reprocher qu'il offensait avec moi un homme
d'une piété profonde et délivré de la tyrannie des passions, je n'ai fait
c(u augmenter sa défiance en prenant votre parti.
Dmi Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rapport : il est vrai
qu'elle le lui avail"lait avec des démonslralions à tromper toute la lerre.
(juiiique fâché de perdre une pénitente de celte importance, il ne laissa
pas de l'exhorter a se conformer aux volontés de son époux. .Mais Sa Ré-
vérence ouvrit enfin les yeux, et fut an fait lorsqu'elle apprit qne celte
dame avait choisi le frérePlacide pour directeur.
A|irés ce grand soninmlier et son adroite épouse, continua le Diable,
nn mausolée plus modeste recèle, depuis peu de temps, le bizarre assem-
blage d'un doyen du con.seil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen,
dans sa soixan e-troisiéme année, épousa une fille de vingt ans. Il avait
d'un premier lit deux enfants dont il était prêt à signer la ruine, lors-
qu'une ajiuplexie l'emporta. Sa femme mourut vingt-quatre heures après
lui, de regret qu'il ne fut pas morl trois jours idus lard.
Nous voiii arrivés au monumenl de celle église le plus respectable;
les Espagnols ont autant de vénération |ionr ce tombeau que les Romains
en avaient pour celui de Romnlus. De quel grand personnage renferme-
t-il donc la cendre? dit Leandro Perez.D'un premier ministre de la cou-
ronne d'iispasne répondit Asmodéc : jamais la monarchie n'en anr.n pent-
être de pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernemenl sur ce grand
homme, i|ni sut si bien s'en acquitter, que le nionar(|ue et les sujets eu
furent trés-conleiits. L Etal, sous son ministère, fut toujours llorissanl
et les peuples heureux ; enfin cet habile mini>treeul beaucoup de religion
et d'humanité. Cependant, quoiqu'il n eut rien à se reprochercu mourant,
la délieale>se de son poste ne laissa pas de le faire trembler.
Un peu au del.i de ce ministre si digne d élre regretté, démêlez dans
un coin une table de marbre noir attachée à un pilier. Voulez-vous que
j'ouvre le .sépulcre qui esl dessous pour vous montrer ce qui reste d'une
I lie bourgeoise (|iii moiirnl à la fieur de sou .Igc, el dont la be uté char-
mait tous les yenxî Ce n'est plus que de la poussière ; c'était de son vi-
vant une personne si aimable, iiue son père avait de conlinuelles alarmes
que ipielque amant ne la lui enlev,1l, ce qui aurait bien pu arriver si elle
eût vécu plus longlemps. Trois cavaliers, qui l'idohllraieul, furent incon-
solables de sa perte et se donnèrent la mort pour signaler leur désespoir.
Leur tragique histoire est gravée en lettres d'or sur celte table de mar-
bre, avec trois petites figures qui représenlenl ces Irois galants désespé-
rés : ils sonl prêts îi se défiire eux-mènics ; l'un avale nu veire de poi-
son, l'autre se perce de son épée, et le troi'sieme se passe au cou une fi-
celle pour se pendre."*
LE DIABLE BOITECX.
Le démon, remarquant en cet endroit ipie l'écolier ri.il do (ont son
cœur, cl IroinMil forl pl.iis.mt qu'on eùl orné do ces trois litçiires l'épi-
t;i|ilie de l.i bourgeoise, lui dit ; Puisque celte imaginjilion vous réjouit,
|ieu s'en faut qu'en cet iusl.inl je ne vous tr.ins|ioile sur les bords du
Tiige, pour vous moulrer le monument (|u'un :iuleur dramatique a fail
cous' ruire dans une église d'un village auprès d'Almaraz, où il s'ét.iit
n tiré après avoir mené à Madrid une longue el joyeuse vie. Cet auteur a
donné au théâtre un grand nombre de cnmédies pleines dcgr.ivilures el
de gros sel, mais il s'en est rejeuli avant sa mort; el, pour expier le
scajid.ile qu'elles ont causé, il a lait peindre sur son tombeau une espèce
de bnclicr composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pie-
ces, el I ou voil la Pudeur, qui lient un Uanibeau allumé pour y nicllre
le U-M.
Oulre les morls qui sont dans les mausolées que je viens de vous faire
observer, il y en a une inlinilé d'aiilres qui ont élé enterrés ici forl sim-
plement. Je vois errer loules leurs ombres: e les se proniéneul, passcnl
el repassent sans cesse les unes auprès des autres, sans troubler le pro-
fond repos qui légue dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point ; mais je
lis dans leur silence toutes leurs pensées. Que je suis morlitié, s'écria
don Cleophas, de ne pouvoir jouir, comme vous, du plaisir de les aperce-
voir ! Je puis encore vous donner ce conlentemenl. lui dit .\siiiodée ; rien
n'est plus facile pour moi. En même temps ce démon lui louclia les yeui,
et, par un prestige, lui fil voir un grand nombre de fanlomes blancs.
A l'apparition de ces spectres, Zanibullo frémit. Comment donc, lui dit
le Diable, vous frémissez? ces ombres vous l'ont peur? (Jue leur habiUe-
nienl ne vous épouvante point; accoulumez-vous-y dés à présent : vous le
porterez à voire tour; c est l'uniforme des mânes; ra.ssurez-vous donc,
et ne cr.iignez rien. Poiivez-vous manquer de' fermeté dans celle occa-
sion, vous qui avez eu l'assurance de soutenir ma vue? ces gens-ci ne
sont pas si méchants que moi.
L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les fan-
tômes assez hardiment. (Considérez alleiitivemenl toutes ces ombres, lui
dil le boiteux : celles ipii ont des mausolées sont confondues avec celles
qui n'ont qu'une misérable bière pour tout monument : la subordination
qui les dislingiiail les unes des autres pendant leur vie ne subsisle plus ;
le grand sommelier du corps, el le premier ministre, ne sont pas plus
présentement que les plus vils ciloyens enterrés dans celle église. La
grandeur de ces nobles mânes a fini avec leurs jours, comme celle d'un
héros de tliéiitre finit avec la pièce.
Je fais une rcmar(|ue. Hit Leandro : je vois une ombre qui se promène
toute seule, el semble fuir la compagnie des autres. Dites pliiiôt i|ue les
autres évileul la sienne, répondit le démon, el vous direz la vérilé : savez-
vous bien quelle est cette ombre-là? c'est celle d'un vieux nolaire, lequel
a eu la vainlé de se faire enterrer dans un cercueil de plomb; ce qui a
choqué tous les autres mânes de bourgeois, dont les cadavres ont été
mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour morlilier
.son orgueil, que son ombre se mile parmi eux.
Je viens de faire encore une observation, reprit don Cleophas : deux
ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un momrnt pour
se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin, (le sont, repartit le
Diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était peinire el l'aulie
musicien : ils étaient un peu ivrognes, à cela prés forl honnêtes gens. Ils
cessèrent de vivre la même année : quand leurs mânes .se rencoutrent,
frappes du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent par leur triste sileuce:
Ah! mon ami, nous ne boirons plus.
Miséricorde 1 s'écria l'écolier, qu'est-ce que je vois? je découvre au bout
de celle église deii.x ombres qui se proniènenl ensemble : qu'elles me
semblent mal appareillées ! leurs tailles et leurs allures sont bien dillé-
reiiies : liineesl d'une bauleiir démesurée, el marche forl iiravomenl , an
lieu ([ue l'anlreest petite, el » l'air évaporé. La grande, reprit le boi-
teux, est celle d'un Allemand qui |ierilil la vie pour avoir bu, dans une
débauche, trois santés avec du labac dans son vin ; el la petite est celle
d'un FraDçaig, lequel, suivant l'esprit de sa nation, s'avisa, en entrant
dans une église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame
qui en sortait : dès le m^me joilr, pour prix de sa politesse, il lut cou-
ché par terre d'un coup d'escopette.
De mon coté, dit Asmodée, je consbière trois ombres reinar(|iiables
que je démêle dans la l'onle : il faut que je vous apprenne de ipiellc fa-
çon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis coips
de Iroit comédiennes (|ni faisaient autant de bruit à .Madrid, dans leur
temps. qii'Oiigo. Cvlbéris el Arbuscula en ont fait à Itomi dans le leur,
et qui possédaient, aussi bien qu'elles, l'art de divertir les hommes en
public, el de les ruiner en iiartirnlicr. Voici quelle fut la fin de ces fa-
meuses coméiliennes espagnoles ; l'une creva subitcmenl d'envie, au
briiil des applaudissemeniMlii parterre au débul d'une actrice iioii\elle;
l'aiilre trouva dans l'excès de lu bonne chère l'inraillilile mort (|iii le Miil ;
el la troisième, venant de s'écliauri'er sur la scène a jouer le rôle d'une
vestale, mourut d'une fausse eouclie derri re le ihèAlre.
Mais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le déinoii ; nous
le» avons assez examinées : je veux présenter i voire vue un nouveun
speetncle qui doit faire sur vous une impression encore plus foi te que
eelni-ci. Je vais, par la même puissance ipii vous n fail apercevoir ces
mânes, vous rendre la .Mort visible. Vous allez conlrmpler celle cruelle
enncniir du ^l'iue tiMin.iiii, l.iqnrll.' luiirne sans ies«.r autour des hommes
sans qu'ils là voient ; qui parcouit eu un clin d œil toutes les parties du
inonde, el fait dans un même moment sentir son pouvoir aux divers peu-
ples qui les habitent.
Rrgardez du colé de l'orient; la voilà qui s'offre à vos yeiix : une
trnu|e nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec la
Terreur, el annonce son passage par des cris funèbres. Sou infatig:ilile
main est armée de la faux terrible sous laquelle loiiibent surcessiveineut
tonies les générations Sur une de ses ailes sont peints la guerre, la peste,
la famine, le naufrage, l'incendie, avec les autres accidenls funestes qui
lui fournissent à chaque instant une nouvelle proie; et l'on voil sur l'au-
tre aile de jeunes médecins qui se fout recevoir docteurs, en présence de
la .Mort, qui leur donne le bonnet, après leur avoir fait jurer qu'ils
n'exerceront jamais la médecine aulrement qu'on la pratique ànjour-
dhui.
(Juoiipie don Cleophas l'ùt persuadé qu'il n'y avait aucune réilité dans
tout ce qu'il voyait, el cpie c élait seulement pour lui faire plaisir ()ne le
Diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la considérer
sans frayeur; il se rassura néanmoins, et dit au démon : Celle figure
épouvantable ne passera pas seulement par-dessus la ville de Madrid, elle
y laissera sans iloule des marques de son passage. Oui, certainement, ré-
|iondit le boiteux : elle ne vient pas ici pour lien: il ne tiendra qu'à vous
d'elle témoin de la besogne qu'elle va faire. Je vous prends au mol, ré-
pliqua l'écolier ; vcdons sur ses traces ; voyons sur quelles familles mal -
beuren.ses sa fureur tombera. Que de larmes vont couler! Je n'en doute
pas. reprit Asmodée mais il y eu aura bien décommande. La .Murl, mal-
gré l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de doueur.
Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la .Mort pour l'ob-
server. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise, dont le chef était
malade à rexlrérnilè : elle le loiieli.i de sa faux, el il exp ra au milieu de
sa famille, qui forma aussilol un concert louchant de plainles et de la-
mentations. Il n'y a point ici de tricherie, dil le démon : la femme et les
enfants de ce bourgeois l'ulniaient tendrement ; d'ailleurs ils avaient be-
soin de lui pour subsister ; leurs pleurs ne sauraient être perfides.
H n'en est pas de même de ce qui se passe dans celle autre mai.son. où
vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alité. C'e.sl un conseiller qui a
tonjours vécu dans le célibat, et fail Irès-mauvaisc chère pour amasser
des biens considérables qu'il laisse à trois neveux, qui se sont assemblés
chez lui des qu'ils oui appris qu'il tirait à sa lin. Ils oui 'ail paraître une
exlrénieaflliction, el forl bien joué leur rôle; mais les voilà qui lèvent
le masque, et se préparent à faire des acles d'bériliers, après avoir fait
des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils trouveront d'or
el d'argent! Quel plaisir! vient de dire loul a l'heure un de cis bériliers
aux autres, quel plaisir pour des neveux d'avoir de vieux ladres d'oncles
(|ui renoncent aux douceurs de la vie pour les leur procurer! La belle
oraison funèbre ! dit Leandro Perez. Oh ! ma foi, reprit le Diable, la [du-
parlde.s pères qui sont riches, el qui vivent longtemps, n'en doivent point
attendre une aiilre de leurs propres enfants.
Tandis que ces héritiers pleiiisde joie cherchent les trésors du défunt,
la Mort vole vers un grand hôtel où denienre un jeune seigneur qui a la
pelile vérole, (.e seigneur, le plus aimable de la cour, va périr au com-
mencement de ses beaux jours, malgré le fameux inéileciu qui le gou-
verne, nu peul-être parce (|u'il est gouverné par ce dorlenr.
Remarquez avec quelle rapidité la Mort fail ses opérations: elle a déjà
Iranelié la destinée de ce jeune seigneur, et je la vois prèle à faire une
autre e\péditi"n. Elles'arréle sur un coiiveul, elle descend dans une cel-
lule, fond sur un bon religieux, el coupe lelil de la vie péiiilenleel mor-
lifiée qu'il mène depuis quarante ans La ,Morl, loiile terrible ipi'elb' est,
ne l'a point èpouvaulé; mais, en récoin|iCuse. elle entre dans nu in'il l
((u'elle va remplir d'eflroi. Elle s'approche d'un licencié de condition,
nommé depuis jieu a l'èvêché d Albarazin. Ce prélat n'est occupé (pie des
préparatifs ipi'il fail pour se rendre à son di 'Cese a\ec toute la pompe qui
accompagne aujonrd'liui les princes de l'Eglise. Il ne songe a rien moins
qu'à mourir; néanmoins il va tout a l'heure partir pour l'autre momie,
où il arrivera sans suite comme le religieux ; et je ne .sais s'il y sera reçu
aussi favorablement que lui.
0 ciel 1 s'écria Zanibullo, la Mort va passer par-dessus le iialais du roi !
je crains que d'un coup de faux la barbare ne jette toute l'Espagne dans
la loiisleriialion. Vous avez raison de trembler, dit le boiteu»;, lar elle n'a
pas |ilus de coiisidéralion pour les rois que pour leur.-, valets de pied . mais,
rassure/.vous, ajoula-l-il un moment après, elle n'en veut point encore
an lumiarqiie . elle va loinber sur un de ses courlisans, sur un de ces
seigneurs dont l'unique occupation est de le suivre el de faire leur cour :
ce ne sont pas les bonimesde I Etat les plus difiiciles à nniiplaeer.
Mais il me semble, réplnpia l'eridn^r. (|ue la Mort ne se eiuilenle pas
d'avoir enlevé ce eourlis.in, elle lait encore une panse sur li- pabiis, du
colé de l'apiiartemenl de la reine. Cela est vrai, renai lit W Diable, cl c'est
pour faire une Ireshoniie (cuvre ; elle va couper \r sifilel à une mauvaise
femme (|iii se plail à semer la division dans la cour de la reine, et qui est
tombée malade de eliagrin de voir deux dames (lu'elle avait brouillées se
réeoiieilier de bonne foi.
\ oiis allez entendre des cris perMiits, ciuitinna le démon : In Morl vient
d'entrer dans ce bel holel à miiiii gauche; il va s'y passer la plus triste
scène ipie l'on puisse voir sur le théâtre du monde : arrêtez vos yeux sur
redeplcnable spectacle. Elferlivemeiil, dit don Cleophas, j'aperçois une
ilaine qui s arr.ii lie les cheveux, el se débat entre b-s mains île ses fem-
mes. Pourquoi parail-ellc si afiligée '! Ilegardez dans l'appartement qui
28
LE DIABLR BOITEUX.
pst vis-à-vis de celnil;i, répondit le Dialde, vous en découvrirez la caus».
Iiemari(iie2 un homme étendu sur un lil magnilique ; c'est son mari i|iii
expire . elle est inconsolahle. Leur histoire "est touchante, et niérilerait
J'élri' édite : il me jirend envie de vous la conter.
Vous me feri'z plaisir, répliqua Leandro: le pitoyable ne m'attendrit
pas moins que le ridicule me réjouit. Elle est un peu longue, reprit Asmo-
dée ; mais elle est trop intéressante pour vous ennuyer. D'ailleurs, je
■vous l'avouerai, tout démon que je suis, je me lasse de suivre la Mort ;
laissons-la chercher de nouvelles victimes. Je le veux bien, dilîiamliullo:
je suis plus curieu.x d'entendre l'histoire dont vous me faites fêle que de
voir périr tous les humains l'un après l'autre. Alors le boiteux eu com-
ineiiç.i le récit en ces ternies, après avoir transporté l'écolier sur une des
I lus hautes maisons de la rue d Alcala.
CUAPITKE XIII.
LA FOnCE DE L'AMITIE.
HliTOlRE.
Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloi-
gnait à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites
d'une tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de Va-
lence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui descendait
d'un carrosse avec précipitation : aucun voile ne couvrait son visage, qui
liait d'une éclatante beauté; et cette charmante personne parais.sait si
troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de secours, ne
manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.
Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que
vous me faites : il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner
le malheur que je crains. Deux cavaliers ,se sont donné rendez-vous dans
ce bois : je viens de les y voir entrer tout à l'heure, ils vont se battre; sui-
vez-moi, s'il vous plait ; venez m'aider à les séparer. En achevant ces
mots, elle s'avança dans le bois ; et le Tolédan, après avoir laissé son
cheval à .sou valet, se hâta de la joindre.
A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, et
bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes i|ni se battaient
avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer ; et en étant venu
à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le sujet de leur
différend.
Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadriqne
de Mcnddce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons
doua Tlieodora, cette dame que vous ac ompagnez : elle a toujours fait
peu d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu
imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. Pour
moi, j'avais de-sein de continuer à la servir, malgré son indifférence;
mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est avisé de me faire
un appel.
Il e.st vrai, interrompit don .\tvaro, que j'ai jugé à propos d'en user
ainsi -.je crois que, si je n'avais point de rival, dona Tlieodora pourrait
m'écouter; je veux donc lâcher d'oter la vie à don Fadrique, pour me
défaire d'un homme mii s'oppose i mon bonheur.
Seigneur cavalier, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre combat;
il offense dona Theodora ; on saura bientôt dans le royaume de Valence
que vous vous serez battus pour elle ; l'honneur de votre dame vous doit
être plus cher que votre repos el votre vie. D ailleurs, ipiel fruit le vain-
3ueur peut-il attendre de sa victoire? Apres avoir exposé la réputation
e sa maitre-se. pense-t-il ipielle le verra d'un œil plus favorable? Quel
aveugliMiienl ! tlroyez-moi, faites plutôt sur vous, l'un et l'autre, un
effort pliisilii,'!!!' des noms que vous portez : rendez-vous maîtres de vos
transports luiiiiix, el, par un serment inviolable, engagez-vous tous deux
à souscrire à l'accommodement que j'ai d vous proposer ; votre querelle
peut se terminer sans qu'il en coiile de sang.
Hé I de (|uelle manière"? s'écria don Alvaro. Il faut que cette dame se
déclare, répliiiua le Tolédan ; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de
vous, et mie 1 amant sacrilié, loin de s'armer contre son rival, lui laisse
le champ libre. J'y consens, dit don Alvaro, et j en jure p.ir tout ce qu'il
y a de plus sacré : gue dona Tlieodora se déleiinine, qu'elle me préfère,
si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins insupportable
que l'affreuse incertitude où j<- suis. Et moi, dit à son tour don Fadrique,
j'en atteste le ciel : si ce divin objet que j'adore ne prononce point en
ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; el si je ne puis les ou-
blier, du moins je ne les verrai plus.
_ Alors le Tolédan se tournant vers dona Theodora : Madame, lui dit-il,
c'est a vous de parler : vous pouvez, d'un seul mot. désarmer ces deux
rivaux ; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la
constance. Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre lenipé-
ramenl pour les accorder, l'ounjuoi me rendre la victime de leur ac-
commodement? J'estime, à la vérité, don Fabrique et don Alvaro; mais
je ne les aime point ; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte
que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances
que mon coMir ne saurait avouer.
La feinte n'est plus de saison, madame, reprit le Tolédan; il faut, s'il
vous pluit, vous déclarer. Quoique ces deux cavaliers soient également
bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un que
pour l'autre : je m t-n lie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue agitée.
Vous expliquez mal cette frayeur, repartit dona Theodora : la perle de
l'un ou de l'autre de ces cavaliers me loucherait sans doute, el je me la
reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause innocente ;
mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui menace ma répu-
tation a fait touti' ma crainte.
Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin patience:
C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque madame refuse de termi-
ner la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider; el, parlant
de celle sorte, il se mit en devoir de pousser dou Fadrique, qui, de son
côté, se disposa é le bien recevoir.
Alors la dame, plus effrayée )iar celle action que déterminée par son
penchant, s'écria tout éperdue : Arrêtez seigneurs cavaliers, je vais vous
satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui inté-
resse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Menduce que
je donne la |néférence.
Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire uu
seul mot, courut délier son cheval, qu'il avail attaché à un arbre, et dis-
parut, en jetant des regards furieux sur son rival el sur sa maîtresse.
L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie : tantôt il se
menait à genoux devant Theodora, tantôt il embrassait le 'folédan, et
ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur niari|uer toute la
reconnaissance dont il se sentait pénétré.
Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de
don Alvaro, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'eng.iger à
souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite,
mais pour qui son creurh'était pas prévenu.
Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas
de la préférence que je vous ai donnée : vous la devez à la néi.essité ou
je me suis trouvée de prononcer entre vous el don Alvaro : ce n'est pas
que je n'aie toujours fait plus de cas de vous que de lui; je sais bien
qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez : vous êtes le cava-
lier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je vous rends ; je
dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut llatler ia
vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle .soit pour moi. je .
vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes à plaindre
de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je ne veux pour-
tant pas vous ôter toute espérance de toucher mon cœur; mon indilïé-
rence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste encore de la
perle que j'ai faite depuis un an de don André de Cilnentes, mon mari.
Quoi |ue nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et qu'il fût dans uu
âge avancé lorsque mes parents éblouis de .ses richesses, m'obligèrent a
l'épouser, j'ai été fort al'Uigée de sa nmrt : je le regielte encore tous les
jours.
Hé ! n'est-il pas digne de mes regrets, ajouta-l-elle ; il ne ressemblait
niilleinent à ces vieillards chagrins el jaloux qui, ne pouvant.se persuader
qu'une jeune femme .soit assez s'ge pour leur pardonner leur faiblesse,
sonl eux-mêmes des témoins assidus de tous ses^as, ou la font observer
par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas 1 il avait en ma vertu une
confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. D'ailleurs sa
complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait son unique étude
d'aller au-devant de tout ce que je paraissais souhaiter : tel ét.iil don
André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce. que l'on n'oublie pas
aisémenl un homme d'un caractère si aimable : il est Isujours présent à
ma pensée, et cela ne conliibue pas peu sans doute à détourner mon at-
tention de tout ce que l'on fait pour me plaire.
Dim Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona
Theodora : Ah ! madame, s'écna-l-il, que j'ai de joie d'apprendre de votre
propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que vous
avez méprisé mes soins! j'espère (|ue vous vous rendrez un jour à ma
constance. Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame,
puisque je vous permets Je me venir voir el de me parler quelquefois de
votre amour : tâchez de me donner du goût pour vos galanteries ; faites
en sorte que je vous aime ; je ne vous cacherai point les sentiments favo-
rables que j'aurai pris [pour vous; mais, si, malgré tous vos efforts, vous
n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez pas
en droit de me faire des reproches.
Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce
que la dame prit la main du Tolédan, et tourna brusquement ses pas du
côté de son équipage. Il alla détacher son cheval, qui était allaclié à un
arbre; et, le" tirant après lui par la bride, il suivit doua Theodora, qui
monta dans son carrosse avec aulanl d'agitation qu'elle en était descen-
due : la cau.se toutefois en était bien différente. Le hdédan el lui l'arcom-
pagncrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, (lu ils se sepaieient.
klie iirit le chemin de sa maison, et don Fadrique eimuena dans la vienne
leTiilédan.
Il le fil reposer; et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en parti-
culier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire un long
séjour. J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui répondit le
Tolédan : j'y passe seulement pour aller gagner la mer, el ni'emlpaic|uer
dans le premier vaisseau qui s éloignera des côtes d'Espagne , car je me
mets peu en peine dans quel lieu du monde j'achèverai le cours d'une vie
infortunée, pourvu que ce soit loin de ces funestes climats.
Que dilcs-vousi* répliqua don Fabrique avec surprise : qui peut vous
LE DIABLE BOITELX.
20
révolter contre wlre pairie, et vous ftiire luiïr ce que Ions les hommes
aiment nalurelkniont? Après ce qui m"cst arrivé , repartit le Toléilan,
mon pays m'est odieux, cl je n'aspire ciu'ù le quitter pour jnniais. Ah!
seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de compassion, que j'ai d'im-
patience de savoir vos malheurs ! si je ne puis soulager vos peines, je suis
du moins disposé â les partager. Votre plijsionomie m'a d'abord prévenu
pour vous, vos manières me charment, et je sens que je m'intéresse déjà
vivement à votre sort.
C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don
FaJrique, répondit le ToléJau ; et pour r. eonnailic en quelque sorte les
Lnnlés que vous metémoignez, je \ous dirai aussi qu'en vous voy.int tan-
tôt avec don Alvaro Ponce, j'ai penciié de votre cùté. Un mouvement
d'inclination, que je n'ai jamais senti à la prcinicre vue de personne, me
il! craindre que dona Tliendera ne vous préférât votre rival ; et j'eus de
la joie lorequ'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez depuis
si bien forlilié celte première impression, qu'au lien de vouloir vous ca-
cher mes ennuis, je cherche à m'i'pancher, et trouve une douceur se-
cete à vous découvrir mon àme : a|iprencz donc mes malheurs.
Tolède m'a vu nailre, et don Juan de Zarale est mon nom. J'ai perdu,
picsque dès mon enfance, ceux qui m'ont donné le joui- ; de manière que
10 commençai de bonne heure à jouir dequat'C mille ducats de rente
i|ii'ils m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de mi main, et que je
î!ic croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon cœur dans le
choix que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite,
ïans m arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni ;i l'inégalité de nos cou-
d;:ions : j'étais charmé de mon bonheur; e(, pour mieux goùierle plai-
sir de possédir une personne que j'aimais, je la menai , pei de jours
opvés mon mariage, à une terre que j'ai ;'i quelques lieues de Tolède.
N0US7 vivions tons deux dans une union charmante, lorsiiue le duc
d • Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terie , vint, un
jour qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. 11 vit ma femme et en devint
cmoureux : je le crus du moins; et ce qui acheva de m; le persuader,
c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement; ce qu'il
avait jusque-là fort négligé : il me mit de ses parties de chasse, me fît
force présents, et encore plus d'offres de services.
Je fus d'abord alarmé de sa passion ; je pensai retourner d Tolède
avec mon épouse : et le ciel sans doute m'inspirait cette pensée : effecti-
vement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions do voir ma femme,
j'aurais évité tons les mallieurs qui me sont arrivés ; mais la confiance
que j'avais en elle me rassura. Il me parut qn'il n'était paspossible qu'une
personne que j'avais éjiousée sans dot, et tirée d'un élat obscur, lût assez
ingrate pour oublier mes bontés. Hélas I que je la connaissais mal ! l'am-
bition et la vanité, qui sont deux choses si naturelles aux femmes, étaient
les plus grands défiuls de la mienne.
Dés que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle
se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement
d'un homme que l'on traitait d'Excellence chatouilla son orgueil, et rem-
plit son esprit de fastueuses chimères : elle s'en estima davantage, et
m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa re-
connaissance, ne fit plus que m'attircr ses mépris . elle me regarda
comme un mari indigne de .sa beauté, et il lui sembla que si ce grand
si'igneur, qui était épris de ses charmes, l'eût vue avant son mariage, il
n'aurait pas manque de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et séduite
par quelques présents qui la llaltaient , elle se rendit aux secrets em-
pressements du duc.
Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de
leur intelligence ;'niais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon
aveuglement. Un jour je kosins de la chasse de meilleure heure qu'à l'or-
dinaire : j'entrai dans l'apparlcnicnt de ma fenmie; elle ne m'attendait
pas silèt : clic venait de recevoir une lettre du duc , et se préparait à lui
faire réponse. Elle ne put''eaclier .son trouble à ma vue : j'en frémis, et
voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai qu'elle me trahissait.
Jo la pressai de me isionlier ce qu'elle écrivait; mais elle s'en défendit;
de sorte que je fus obligé d'cinpioyei' jusqu'à la violence pour satisfaire
ma jalouse curiosité : je tirai de son sein, malgré toute sa résistance, une
lettre qui contenait ces paroles :
a Laiiguirai-ie toujours dans l'allenle d'une seconde entrevue? Que
vous êtes cruelle de me donner les plus douces espérances, et de tant
tarder à les remplir? Don Juan va tous les jours A la chasse ou à Tolède :
ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayi z plus d'cganls à la
vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, madame : songez que si c'est
un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment d'eu attendre
longtemps la possession. »
Je ne pus acln'ver de lire ce billet sans être transporté de rage : je mis
la main sur ma dague, et, dans mou premier mouvement, je fus tenté
d'oler la vie à l'infidèle épouse qui m'otait l'honneur; mais, fai.sanl ré-
flexion que c'était me venger à demi , et ((ue mon ressentiment deman-
dait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur : je dis-
simulai; je dis a ma femme, aveclemoinsdagitation qu'il me fut possible :
Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc : l'éclat de son rang ne de-
vait point vous éblouir ; mais les jeunes iiersonnes aiment le faste : je
veux croire que c'est là tout votre crime, et (|ue vous ne m'avez point
fait le dernier outrage ; c'est pourquoi j'excuse votre indiscrétion, pourvu
que vous rentriez dans votre devoir, et que désormais, sensible i ma
seule tendresse, vous ne songiez qu'à la mériter.
Après lui avoir tenu ce discours je sortis de son appartement , autant
pour la laisser se remettre du trouble 011 étaient ses esprits, que pour
chercher la solitude don', j'avais besoin moi-même pour calmer la colère
qui m'cnllammait. Si Je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du
moins un air tranquille pendant deux jours ; et le troisième, i'eignant d'a-
voir à Tolède unealfaiie de la dornièie conséquence, je dis à ma femme
que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la priais
d'avoir soin de sa gloire pendaut mon absence.
Je partis ; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je vins
secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre
d'un domesti(|uc liiléle, d'où je pouvais voir tout ce (|ui entrait dans ma
maison. Je ne doutais point que le duc n'eut été informé de mon départ,
et je m'imaginais qu'il ne manqueiait pas de vouloir profiler de la con-
joncture : j espérais les surprendre ensemble; je me promettais une en-
tière vengeance.
Néanmoins je fus trompé dans mon altenie : loin de remarquer qu'on
se disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus, au conliaire, que
Ion fermait les portes avec exactitude; et trois jiurs s'étanl écoulés sans
que le duc eut paru, ni même anciin de ses gens, je me persurKhii que
mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout
commerce avec son amant.
Prévenu de celte opinion, je perdis le désir de me venger ; et me livrant
aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je courus â
l'appartement de ma femme, je l'embrassai avec transport, et lui dis :
Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue que je
n'ai point été à TolèJc.j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. Vous
devez pirdonncr ce piégo à un mari dont la jalousie n'était pas sans fon-
dement; je craignais que votre esprit, séduit par de superbes illusions,
ne fût pas capable de se détromper ; mais, grâce au ciel, vous avez re-
connu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus notre union.
Ma femme me parut tuucliée de ces paroles ; et laissanl couler quelques
pleurs : Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné sujet
de soupçonner ma fidélité ! J'ai beau détester ce qui vous a si justement
irrité contre moi; mes yeux, depuis deux jours, sont vainement ouverts
aux larmes ; toute ma douleur, tous mes remords sont inutiles ; je ne re-
gagnerai jamais voire confiance. Je vous la redonne, madame, inlenom-
pis-jc tout attendri del'afiliction qu'elle fai.sait paraitie; je ne veux plus
me souvenir du jiassè, puisque vous vous en repentez.
En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais
auparavant, et je recommençai à gnùler les plaisirs qui avaient été si
cruellement troublés : ils devinrent même plus jiiqnants; car ma femme,
comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de l'of-
fense qu'elle m'avait faite, ]n-enait plus de soinde ni'" plaire qu'elle n'en
avait jamais pris : je trouvais plus de vivacité dans ses caresses, et peu
s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin qu'elle m'avait causé.
Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point
mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en païut alarmée:'
elle passait le jour auprès de moi ; et la nuit, comme j'étais dans un appar-
tement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour apprendre
par elle-même de mes nouvelles : enfin, clic montrait une extrême atten-
tion à courir au-devant de tous les secours dont j'avais besoin ; il semblait
que sa vie fût attachée à la mienne. De mon cô!é, j'étais si sensible à
toutes les marques de tendresse qu'elle me donnait, que je ne pouvais me
lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, elles n'étaient
pas aussi sincères que je me l'imaginais.
Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de
chambre vint me réveiller : Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fàchc
d'interrompre votre repos ; mais je vous suis trop fidèle nour vouloir vous
cacher ce qui se passe dans ce moment chez vous : le duc de Naxera est
avec madame.
Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon
valet sans pouvoir lui parler : plus je pensais au rapport qu'il me faisait,
plus j'avais de peine à le croire véritable. Non, l'abio, m'écriai-je, il
n'est jias possible qu(! ma femme soit capable d'une si grande perfidie !
tu nés point assure de ce que tu dis. Seigneur, reprit Fabio. plùl au ciel
que j'en pusse encore douter ; mais de fausses apparences ne m'ont point
tiompé. Ucnuts que vous êtes malade, je soupçonne qu'on introduit pres-
que toutes les nuits le duc dans l'appartement de madame : je me suis
caché pour éclaircir mes soupçons, et je ne suis que trop persuadé qu'ils
sont justes.
A ce discours je me levai tout furieux ; je pris ma robe et mon épce,
et marchai vers rapparlemciit de ma femme, accompagné de l'abio, qui
portait la lumière. Au bruit (pie nous finies en entrant, le duc, qui était
assis sur le lit, se leva, et prenant un pistolet (lu'il avait à sa ceinture, il
vint au-devant de moi et me lira ; mais ce fut avec tant de trouble el do
préei|iitation, qu'il me mamiua. Alors je m'avançai sur lui lpru.s(|iiement,
el lui enfonçai mon épéc dans lerœur. Je m'adres-ai ensuite à ma feriime,
qui était plus morte que vive : Et toi, lui dis-je, infime ! reçois le pri.x de
tontes tes perfidies. En disant cela, je lui plongeai dans le sein mon cpéc
toute' fuuiante du sang de son amant.
Je f-niidamne mon emportemeiil , seigneur don F.idriqiir, et j'avoue
(pie j'niirais pu assez punir une épouse iiifiilèle sans lui Mer la vie ; mois
quel bommc pourrait conserver sa roison dans une pareille conjoncture?
Peignez-vous cette perfidi; femme, alteiilive à ma maladie; représenlez-
votis toutes ces démonviralions d'amitié, toutes les circonstances, toute
30
LE DIABLE BOITKUX.
l'énormilé de sa trahison; el jugez si Ton ne doit point pardonner sa mort
à un mari qu'une si juste fureur animait.
Pour achever celte tragique histoire en deux mots : après avoir pleine-
ment assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte ; je jugeai bien que
je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc mêleraient
chercher par toute l'Espagne, et que le crédit de ma famille ne pouvant
Lalancer.lc leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger : c'est
pourquoi je clioisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce que j'a-
vais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le jour, suivi
du valet qui m'avait si bien prouve sa fidélilc; je pris la route de Valence,
dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau qui ferait voile pour
l'Italie. Comme je passais aujourd'hui prés du bois où vous étiez, j'ai ren-
contré dona Theodora, qui m'a prié de la suivre et de l'aider à vous
séparer.
Après que Tolédan eut aclicvé de parler, don Fadrique lui dit : Sei-
gneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera : soyez
sans inquiétude sur les poursuites que ses parenis pourront faire : vous
demeurerez, s'il vous idait, chez moi, en atlenilaut l'occasion de passer
en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence, vous serez plus en sûreté
ici qu'ailleurs, et vous y serez avi c un homme qui veut être uni désor-
mais avec vous d'une étroite amitié.
Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance,
et accepta l'asile qu'il lui pré-cnlait. Admirez la force de la synqiathie,
seigneur don Clcophns, poursuivit Asmodée. ces deux jeunes cavaliers se
sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre , qu'en peu de jours il se
forma entre eux une amitié com| arable à colle d'Oreste el de PylaJe.
Avec un mcrite égal, ils avaient eiistmlile un tel rapport d'humeur, que
ce qui plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan ; c'é-
tait le même caractère : enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fabrii|ue
surtout était enchanté des manières de son ami : il ne pouvait même
s'empêcher de les vanter à tout moment li dona Theodora.
Ils allaient souvent tous deux chez cette d.ime, qui voyait toujours avec
mdi.férence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était trés-mor-
tifié, et s'en pbiignait quel(|uefois à son ami, qui, pour le consoler, lui
disait que les femmes les |dus insensibles se laissaient enfin loucher;
qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre ce temps favora-
ble; qu'il ne jierdlt point courage; tpie sa dame, tôt ou tard, récompen-
serait ses .services. Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, ne ras-
surait point le timide Mendoce, qui craignait de ne pouvoir jamais plaire
à la veuve de Cifuenles. Celle crainte le jota dans une langueur qui fai-
sait pitié à don Juan ; mais don Juan fut bientôt plus à plaindre que lui.
Qiicbiue su'et qu'eut ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après
l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona Theo-
dora. Ccpen.lant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait sou
ami, il ne songea qu'à la combattre ; et, persuadé qu'il ne la pouvait vain-
cre qu'en s'éloiguant des yeux qui l'avaient fait naiire, il résolut de ne
plus voir la veuve de Cifuentes : ainsi, lorsi(uc Mendoce le voulait mener
chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en excuser.
D'une autre part, don Fabrique n'allait pas une fois chez la dame,
qu'elle ne lui deniandfit pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un jour
qu'elle lui faisait celle question, il lui répondit ensouriantcjueson ami avait
ses laisons. F,t (|uelles raisons peut-il avoir de me fuir'.' dit dona Theo-
dora. Madame, repartit Mendoce, comme je voulais aujourd'hui vous l'a-
mener , et que je lui marquais quelque surprise sur ce qu'il refusait
de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il faut que je vous révèle
pour le justifier". 11 m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, et que, n'ayant
pas beaucoup de temps à demeurer dans cette ville, les moments lui étaient
chers.
Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la veuve
de Cifueiitrs : il n'est pas permis aux an)ants d'abandonner leurs amis.
Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Theodora ; il crut que la va-
nité seule in était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame n'était
qu'un sinqde dépit de se voir négligée. Il se tronqiait dans .sa conjecture :
un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion qu'elle laissait pa-
raître ; mais de peur qu'il ne dénuilàt ses sentiments, elle changea de
discours, elaffecla, pendant le reste de l'entretien, un enjouement qui
aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand il n'aurait pas
d'abord pris le change.
Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une
profonde rêverie; clb' sentit alors toute la force de l'inclination qu'elle
avait conçue pour don Juan; et la croyant plus mal récompensée qu'elle
ne l'était : (ju'clle injuste et barbare puissance, dit-elle en sou|)irant, se
plaît à enllanimer des cœurs (|ni ne s'accordent pas 1 Je n'aime pas don
Fiidiiipic, (lui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une autre que
moi iKTuiie la pmsée I Ali I Mendoce, cesse de me reprocher mon indiffé-
rence, ton ami l'en venge assez.
A ces mots, un vif sentiment de douleur el de jalousie lui fit répandre
quelques larmes; mais l'espérance, qui sait «doucir les peines des
amants, vînt bientôt prcsemer à son esprit de llatteuses images. Elle .se
représenta que sa rivale pouvait n'élre nas fort dangereuse; que don Juan
était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses bontés,
cl que de si faibles liens n'étaient jias difficiles à rompre, l'our juger
elle même de ce nuelle en devait croire, elle résolut d'entretenir' en
paruculicr le Tolédau. Elle le lit avertir de te trouver chez elle : il s'y
rendit ; el, quand ils furent tous deux seuls, dona Theodora prit ainsi la
parole :
Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant
homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez
[iIhs chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble,
de me plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de
votre propre mouveraenfque vous me fuyez ; votre dame vous aura sans
doute défendu de me voir. Avouez-le, don Juan, et je vous excuse : je
sais que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils n'ose-
raient désobéir à leurs maîtresses.
Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous
étonner ; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie : contentez-
vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter. Quelle que puisse être
cette raison, reprit dona Theodora tout émue, je veux que vous me la
disiez. Eh bien , madame, repartit don Juan, il faut vous obéir ; mais no
vous |daignez pas si vous en entendez plus que vous n'en voulez savoir.
Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait
quitter la Ca^tille. Eu m éloignant de To'.éde, le cœur plein de ressenti-
ment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais surprendre.
Dans cette fiére disposition je m'approchai de Valence ; je vous rencontrai,
et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je soutins vos premiers
regards sans en être troublé. Je vous ai revue même depuis impunément;
mais, hélas ! que j'ai payé cher quelques jours de fierté ! Vous avez enfin
vaincu ma résistance: votre beauté, votre esprit, tous vos charmes se sont
exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai pour vous tout l'amour que vous
êtes capable d'inspirer.
Voilà, madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a
dit que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire : c'est une fausse con-
fidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que j'aurais
pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec lui.
Ce discours, à quoi dona Theodora ne s'était point attendue, lui caus.i
une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai
qu'elle ne se mit point en peine de la cacher, et qu'au lieu d'armer ses
yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, et
lui dit : Vous m'avez appris votre secret, don Juan, je veux aussi vous
découvrir le mien. Ecoutez-moi.
Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement
de Meudoce, je menais une vie douce cl tranquille, lors(|uc le hasard vous
fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. .Malgré l'agitation où
j'étais, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre secours de
très-bonne grâce; et la manière avec laquelle vous sûtes séparer deux
rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort avantageuse de voire
adresse et de votre valeur. Le moyen que vous proposâtes pour les ac-
corder me déplut : je i;e ijouvais, sans beaucoup de peine, me résoudre à
choisir l'un ou l'autre ; mais, pour ne vous rien déguiser, je crois que
vous aviez un peu de part à ma répugnance; car, dans le moment même
que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma don Fadrique, je sentis
que mon cœur se déclarait pour l'inconnu. Depuis ce jour, que je d ds
appeler heurtux, après l'aveu que vous m'avez fait, votre raérile a aug-
menté l'estime que j'avais pour vous.
Je ne vous fais pas, coiilinua-t-elle, un mystère de messenlimcnls; je
vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne
l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du pouchant pour
un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se
venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel ; mais je crois que
l'on peut, sans Scrupule, découvrir une tendresse innocente à un homme
qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie (juc vous m'aimiez, et
j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour
l'autre.
Après ce discours la femme se tut pour laisser parler don Juan, et lui
donner lieu de faire éclater tous les transports de joie et de reconnaissance
qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais, au lieu de paraître enchante des
choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste cl rêveur.
Que vois je, don Juan? lui dilclle. Quand, pour vous faire un sort
qu'un autre i|ue vous pourrait trouver digue d'envie, j'oublie la fierté de
mon sexe, et vous montre une âme cliarniée, vous résistez à la joie que
doit vous causer une déclaration si obligeaiiti^ ! vous gardez un silence
glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Akl don Juan, quel
étrange effet produisent en vous mes bontés !
né! quel autre effet, madame, répondit tristement le Tolédan, peuvent-
elles faire sur un cœur comme le mien '.'Je suis d'autant (ilus misérable que
vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas ce cpie Mendoce
fait pour moi : vous savez quelle tendre amitié nous lie ; pourrais je ét.i-
blir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces espérances? Vous avez
trop de délicatesse, dit dona Theodora : je n'ai rien promis i don Fa-
drique: je puis vous offrir ma foi sans mériter ses reproches, cl vous
pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue que l'idée d'un ami
malheureux doit vous causer queti)ue peine; mais, don Juan, est-elle ca-
pable de balancer l'heureux destin qui vous attend ?
Oui, madame, répliqua-l-il d'un ton ferme, un ami tel (jue Mendoce a
plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était po.ssible de
concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous me
trouveriez à plaindre ! Don Fadrii|ue n'a rien de cnclié pour moi , mes iu-
lérèls sont devenus les tiens : les moindres choses qui me regardent no
LE D1\13LE BOITEUX.
SI
saiirait'ut éLiiaii|.cr à .■.on allenlion, ou, pour tout dire en un mot, je par-
tage son cime avec vous.
"AIi ! si vous vouliez qiiie je profilasse de vos bontés, il Hilinit me les
laisser voir avani que j'eusse formé les nœuds d'une amitié si forte.
•Jli.innc du Ijoiiiieur de vous plaire, je n'aurais alors re£;ardé Mendoce que
i.DiiMiie un rival ; mon cœur, en ttardc contre l'affection qu'il me mnr-
■•|uail, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui tout
o? que je lui dois: mais, madame, il n'est plus temps : j'ai reçu tous les
services tpi'il a voulu me rendre.; j'ai suivi le penchant que j'.iv.iis pour
lui : la reconnaissance el l'inclination me lient, el me réduisenl enlin à la
cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que vous me présentez.
En cet endroit doua Theodora, qui avait les yeux couverts de larniC';,
prit son mouchoir pour s'essuyer. Celle action Irouhia le Tolédan ; il
sentit chanceler sa constance ; il commençait à ne répondre plus de rien.
.\dieu, madame, conlinua-l-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu ;
il faut vous fuir pour sauver ma vertu ; je ne puis soutenir vos pleurs ; ils
vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour jamais, et
jdeurerla perle de tant de charmes, que mon inexorable amitié veut que
je lui sacrifie. En achevant ces paroles, il se relira avec im reste de fer-
meté qu'il n'avait pas peu de peine ,i conserver.
Après son départ, la veuve de Cifuenles fui agitée de mille mouve-
ments confus : elle eul honte de s'être déclarée à un homme (|u'elle n'a-
vait pu retenir; mais, no pouvant douter qu'il ne fut fortement épris, et
<[ue le seul intérêt d'un ami ne lui fit refuser la main qu'elle lui offrait,
elle fui assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'aniilié, au liiu
de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de s'aflli-
Scr quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle résolut d'al-
ler dés le lendemain à la campagne pour dissiper .ses chagrins, ou plutôt
pour les augmenter : car la solitude est plus propre à fortifier l'amour
qu'à l'affaiblir.
Don Juan, de son coté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était en-
ferme dans son appartement pour s'abandonner en liherlé à sa douleur :
après ce qu'il avait f.iit en faveur d'un ami, il crul qu'il lui était permis
ilu moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint biinlôl interrompre sa
rêverie; et jugeant i son visage qu'il était indi.Nposé, il en témoigna tant
<rinquiéludi', que don Juan, pour le rassurer, fut obligé de lui d'ire qu'il
n'avait besoin que de n pos. Mendoce sortit aussitôt pour le laisser re-
poser; mais il sortit d'un air si triste, que le Tolédan en sentit plus vive-
ment son infortune. 0 ciel! dit-il en lui-même, pourquoi faul-il que la
jdus tendre amitié du monde fasse tout le malheur de ma vie?
Le jour suivant, don Fadri(|ue n'était pas encore levé qu'on le vint
.•.venir que donn Theodora étaii partie, avec tout son domestique, pour
.••■on château de Villaréal, el qu'il y avait apparence qu'elle n'en revien-
ilrail pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina moins à cau.se des peines cpic
fait i!(mffrir l'cloignenienl d'un objet aimé, que parco qu'où lui avait l'ail
Tuyslére de ce dépirl. Sans savoir ce qu'il en devait penser, il eu conçut
un" funeste présage.
Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir l.i-de«sus que
pour apprendre l'étal de sa sauté. Mais comme il achevait de s'habiller,
diin Juan entra dans sa chambre en lui disant : Je viens dissiper l'inquié-
tude que je vous cause ; je me porte assez bien aujourd'hui. Celle bonne
nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu de la mauvaise (pic j'ai
reçue Le Tidédan il; manda quelle était celte mauvaise nouvelle; el don
Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, lui dil : Dona Theodora est par-
tie ce malin pour la campagne, et l'iu croit qu'elle sera loiigicmps. Ce
dépari m'clonne : pourquoi me l'a-l-on caché? qu'en pensez-vous, don Juan"?
n'ai-je pas raison d'être alarme?
Zarale se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et lâcha de lui per-
suader que dona Th( odora pouvait être allée à la campagne sans qu'il
eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que son
ami employait pour le rassurer, l'inteironipit : Tous ces discours, dit-il,
ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu ; j'aurai fait peut-être im-
prudemment quelque chose (|ui aura déplu à dona Theodora : pour
m'en punir, elle me quitte, sons daigner seulement m'ajiprendre mon
crime.
Quoi qu'il en soil, je ne puis demeurer plus longtemps dans l'incerti-
tude. Allons, don Juan, allons la trouver : je vais f.iire pré|iarer des che-
vaux. Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de he mener personne avec vmis;
-cet éclaircissement se doit faire .sans lènniin. Don Jiiaii ne saurait être de
li'op, reprit don Fadi iqiie ; dona Theodora n'ignore point ipie vous savez
tout ce qui se passe dans mon cœur : elle vous estime ; cl, loin de m'em-
barrasser, vous m'aiderez à lapaiser en ma faveur.
Non, non, Fadrique, répliqua-l-il, ma.prcsi>nce ne peut vous être utile,
l'art" z tout seul, je vous en conjure iNon, mon cher don Juan, reparti!
Mendoce, nous irons ensemble ; j attend» celle complaisance de voire ami-
tié. Quelle lyrannicl s'écria le Tolédan d'un air chagrin; pourquoi eii-
gez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous accorder?
Cesiiaroles. que don Fadrique ne cnmprenail pas, et le ton hrusque
dont elles avaient été prouonrees, le surpiirenl élrangenienl. Il regiuda
son ami avec allenlinii : Don Juan, lui dit-il, ipie signifie ce que je viens
d entendre? Quel affieux soupçon nail dans mon esprit ! Ah ! c'est lrn|i
vous rnniraindre et me gênei ; parlez. Qui cause celle répugnance que vous
marqiirz li m'arcompaguer?
Je voulais vous la cacher, réf.ondit le Tolédan ; mais puisque vous m'a-
vez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je di.ssiinulc:
cessons, mon cher don Fadrique. de nous applaudir de la conformité de
nos affections, elle n'est (|ue trop parfiite : les traits ipii vous ont blessé
n'ont point épargné votre ami. Dona Theodora... Vous seriez mou rival!
interrompit Mendoce en palissant Dés que j'ai connu mon amour, repar-
tit d'Ui Juan, je l'ai combattu. J'ai fuieonstaminenlla veuve de Cifuenles :
vous le savez : vous m'en avez vous-même fait re]'roche : je triomphais
du moins de ma pas?ion, si je ne pouvais la détruire.
Mais hier cette dame me fil dire- qu'elle souliaitait de me parler chez
elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir l'évi-
ter. J'inventai df s excuses ; elle les rejeta. Enfin, je fus obligé de lui en
découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette déclaration elle ap-
prouverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, par un bizarre effet de
inim étoile, vous le diiai-je? oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trou-
vai Theodora prévenue pour moi.
Quoiipic don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus
raisonnable, il fut saisi d'un mouviDicnt de fureur à ce discours ; et in-
terrom])ant encore son ami en cet endroit-: Arrêtez, don Juan, lui dit-il,
percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous
contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous m'apprenez
en ore qu'on vous aime ! Juste ciel ! i]uelle conlidence vous m'osez faire !
Vous mêliez noire amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je !
notre amitié, vous l'avez violée en conservant les sentiments perfides
que vous nie déclarez.
Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, cl
vous n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir
un amour qui m'outrage. Je suis acialdé de ce coup imprévu : je le sens
d'autantphis vivement, qu'il m'est porté par une main... Ilendcz-nioi plus
de justice, interrompit à son tour le Tolédan ; donnez-vous un moment
de patience ; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoulez-moi, et vous
vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.
Alors il lui raconta ce qui s'éiait passé entre la veuve de Cifuenles et
lui, le tendre aveu qu'elle lui avail fait, el les discours qu'elle lui avait
tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa p.ission. 11 lui répéta
ce qu'il avait répondu à ce discours ; el à mesure qu'il parlait de la fer-
meté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait évanouir sa fureur.
Eiitin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour : je refusai la foi
de dona Tlicudoia, Elle en pleura de dépit : mais, grand Dieu I que ses
|deurs excitèrent le trouble dans mon ànio ! je ne puis m'en res.souvenir
saiis trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais à me trou-
ver barbare ; et pendant quelques instants, Mendoce, mon cœur vous de-
vint infidèle. Je ne cédai pas |iourlanl à ma faiblesse, el je me dérobai par
une prompte fuite à des larmes si dangereuses. .Mais ce n'est pas assez
d'avoir évite ce danger, il faut craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon
dépari ; je ne veux plus m'exposer aux regards de Theodora. Après cela
dou Fadrique m'accusera-l-il encore d'ingratitude el deperlidie?
Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre
innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier
transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas 1 de-
V iis-je croire que dona Theoilora pourrait vous voir longtemps sans veus
aimer, sans sp rendre à ces charmes dont j'ai moi-même é)U'Ouvé le pou-
voir? Vous êtes un véiitahle ami. Je n'impute plus iiwu malheur qu'à la
fortune, et, loin devoushair, je sens augmenter pour vous ma lenures.se.
lié quoi ! vous renoncez pour moi à la possession de dona Theodora !
V'oiis faites à notre amitié un si grand sacrilicc, el je n'en serais pas lou-
ché ! Vous pouvez dompter voire amour, et je ne ferais pas un effort pour
vaincre le mien ! Je dois répondre à voire générosité, don Juan ; suivez
k penchant qui vous enlraine; épou.sez la veuve de Cil'uciites ; que mon
cœur, s'il veut, en gémisse ; Mendoce vous en presse.
Vous m'en pressez en vain, répliqua Zaratc. J'ai pour elle, je le con-
fesse, une passi'in violente; mais votre repos m'est plus cher que mon
bnidienr. El le repos de Theodora. reprit don Fadri(jue, vous doil-il être
indifférent? Ne nous Hâtions point : le penchant qu el'e a pour vous dé-
cide de mon suri. Quand vous vous éloigneriez d'elle; (pi.md, pour me la
céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vir déplorable, je n'en se-
rais pas mieux : puisque je n'ai pu lui plaire jusipiiei, je ne lui pl.iirai
jamais; le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé
des le premier moment i|u'elle vous a vu ; elle a pour vous une inclina-
tion naturelle; en un mol, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous :
recevez doue la main qu'elle vous présente; comlilez ^s désirs el les
vôtres; abaniloiiuez-inoi à mon inforlunc; et ne faites pas trois miséra-
bles lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du destin.
.\smodée, en cet euilroil, fut obligé d'inlerrompie son récit pour écou-
ler l'écolier, qui lui dil : Ce que vous me raronti^z es! surprenant. Y a-
t-il en effet d''s gens d'un si beau caractère? Je ne vois Jaiis le monde
ijiie des amis ipii se broiiilleul, je ne dis m< jioiir des maltre.sses comme
doua Theoilora, mais pour des ciiqiielles liefrees l'n amant peul-il renon-
cer à nu objet qu'il adore, et dont il est aimé de peur de rendre un ami
malheureux'? Je ne croyais cela possib'e que d.iiis la n.itiii-c du roman,
où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être plutôt que tels qu'ils
sont. Je demeure d'accord, répondit le Diable, que ce n'est jias une chose
flirt ordinaire: mais elle est noii-seiilemeiil dans la iialiirc du roman, ello
est aussi dans la belle nature de I liomnn-. Cela est si vrai, que depuis le
déluge jeu ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Kcvcuons d mon
hisi'iire.
Les deux amis coulinuércnt à se faire un sacrincc do leur passion : ot
LE DIABLE BOITEUX.
l'un ne voulinl point céder ;i In gcncrosilé de l'autre, leurs sentiments
amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent
de s'entretenir deTheodora ; ils n'osaient plus même prononcer son nom.
Mais tandis quel'amilié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Va-
lence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec tyrannie,
et se faisait obéir sans résistance.
Dona Theodora s'abandonnait à sa tendresse dans son cliâleau de Vil-
laréal, siluc prés de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et ne
pouvait perdre l'tspérance de répouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y at-
tendre après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour don
Fadrique.
Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de
la mer le plaisir de la promenade avec une de ses l'eninies, elle aperçut
une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord
qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine ; mais
après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, elle
jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet c'étaient
des gens masqués, et tous armés d'cpées et de baïonnettes.
' Elle frémit à leur aspect; et, ne tirant pas bon augure de la descente
qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le
château. Elle n gardait de temps en temps derrière elle pour les obser-
ver ; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils commençaient à la
poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force ; mais comme elle ne
courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques étaient légers et vi-
goureux, ils la joignirent à la porte du château, et l'arrêtèrent.
La dame et la Dlle qui l'acconqiagnait poussèrent de grands cris qui
at'.iréi-ent aussitôt quelques domestlipies ; et ceux-ci, donnant l'alarme nu
château, tous les valtis de dona TlicoJora accoururent bientôt, armés de
fourches et de bâtons. Cependant, deux hommes des plus robustes de la
troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la sui-
vante, les em|iOrlaicnt vers la chaloupe, malgré leur résistance, pendant
que les autres faisaient lète aux gens du château, qui commencèrent à
les presser vivement. Le combat fut long ; mais enlin les hommes mas-
qués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent leur cha-
loupe en se battant en relraite. 11 était temps qu'ils se retirassent ; car
ils n'étaient pas encore tous embarques, qu'ils virent paraître, du côté
de Valence, quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, et sem-
blaient vouloir venir au secours de Theodora. A ci tte vue les ravisseurs
se hâtèrent si bien de prendre le large, que l'empressement des cavaliei-s
fut inutile.
Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu
ce jour-là une lettre ]>ar laquelle on lui mandait que l'on avait app^-is de
bonne part qu'.\lvaro Ponce était dans l'ile de Majorque ; qu'il avait
équipé une espèce de tartane; et qu'avec une vingtaine de gens qui n'a-
vaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuenlcs la
première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le ToléJaj et
lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-le-chainp,
pour venir apprendre cet attentat à doua Theodora. Us avaient décou-
vert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes
qui paraissaient combattre les unes contre les autres ; et soupçonnant
que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à
toute bride pour s'opposer au projet de don Alvaro. Mais quelque dili-
gence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'en-
lèvement qu'ils voulaient prévenir.
Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'é-
loignait de la côie avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit
vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer II n'est pas possible de sentir
une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent
mille imprécations contre don .\lvaro, et remplirent l'air de plaintes
aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Tlieodora, animés
par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations : tout le ri-
vage retentissait de cris; la fureur, le dési spoir, la désolation, régnaient
sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point dans la cour
de Sparte une si grande consternation.
CHAPITRE XIV.
Da démêlé d'an poêle iragiquc avec un auteur comique.
•
L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le Diable en cet endroit :
Seigneur .\smodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité
que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, mal-
gré le plaisir que je prend.s à vous écouler. Je remarque dans une cham-
bre deux hommes en chemise qui se liinnent à la gorge et aux cheveux, et
plusieurs personnes en robe de cliaudnc qui s'enipressent de les spéarcr :
anprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire. Le démon, qui necher-
cliait qu'à le contenter, lui donna sur-le champ cette satisfaction de la
manière suivante.
Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-
il, sont deux aùtfiirs français; et les gens ipii les séparent sont deux
Albniands, un ITamand et un Italien, lis demeurent tous dans la même
maison, qui est un hôtel garni où il ne logo guère que des étrangers.
L'un de ces auteurs fait des tragédies, cl l'autre des comédies. Le premier,
,iOur quf Ique dcsagrémcnl qu'il a essuyé en France, est venu en Espagne ;
et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le mcrae voyage
dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.
Le poète tragique est an esprit vain et présomptueux, qui s'est fait,
en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande répiitalion
dans son pavs. Pour tenir sa muse en haleine il compose tous les jours .
ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le
sujet de V Iliade. 11 en a fait une scène ; et comme son moindre défaut
est d'avoir, ainsi que ses confrères, une d'niangeaison continuelle d'as-
sassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chan-
delle, et tout en chemise est venu frapper rudement à la porte de l'a\ileur
comique, qui, faisant un meilleur usage de sou temps, dormait d'un
profond sommeil.
Celui-ci s'est éveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air
de possédé, a dit eu entrant : Tombez, mon ami, tombez à nies genoux ;
adorez un aénie que .Meliiomène favorise Je viens d'enfanter des vers...,
mais, que dis-je, je viens! c'est .\pollon lui-même qui me les a dictés :
si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison en maison ; j'at-
tends uu il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur,
aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les mon-
tre à personne, je veux vous les réciter.
Je vous remercie delà préférence, a répondu l'auteur comique en bail-
lant de toute sa force : ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous prenez mal
votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil m'accable, et je ne
réponds pas que j'entende, sans me rendormir, tous les vers que vous avez
à me dire. Oh ! j'en réponds bien, moi ! a repris le poète tragique: quand
vous seriez mort, la scène que je viens de composer serait capable de
vous rappeler à la vie. Ma versification n'est point un assemblage de sen-
timents communs et d'expressions triviales que la rime seule soutienne :
c'est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l'cs|iril. Je ne suis
pas un de ces poétereaux dont les pitoyables nouveautés ne font que pas-
ser sur la scène comme des ombres, et vont à Utiquc divertir les Afri-
cains; mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans la biblio-
thèque palatine, ont encore la foule après trente représentations. Mais
venons, ajouta ce poète modeste, venons aux vers dont je veux vous don-
ner létrenne.
Voici ma tragédie : la Mort de Palrucle. Scène première. Briséis et
les autres captives d'Achille paraissent : elles s'arrachent les cheveux et
se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la mort
de Pairocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par leur
désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz que cela
est un peu hasardé ; mais c'est ce que je cherche. Que les petits génies
se tiennent dans les bornes étroites île l'imitation sans oser les francli'u",
à la bonne heure; il y a de la prudence dans leur timidité. Pour moi,
j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et ravir les spectateurs,
il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point.
Les captives sont donc couchées par terre; Phénix, gouverneur d'A-
chille, est avec elles ; il les aide à se relever l'une après l'autre : ea-
suile, il commence la protase par ces vers :
Priani va perdre Hector et sa superbe ville ;
Les Grecs veulent venger le compagnon d' Achille,
Le lier Agamcmnon, le divin Camclus,
Nestor, pareil aux dieux, le vaillant £umelus,
Léonte, de la pique adroit à l'exercice,
Le nerveux Diomède, cl l'éloquent Ulvsse.
Achille s'y prépare, et déjà ce héros
Pousse vers Ihum ses immortels chevaux;
Pour arriver plus lot où sa fureur l'cnlraine,
Quoique l'œil qui les voit ne le.s suive qu'à peine,
11 leur dit : Chers Xanthus, Balius, avancez ;
Et, lorsque vous fcrei de carnage lassés.
Quand les Troyens fuyant renlrt-ronl dans leur ville.
Regagnez noire camp, mais non pas sans Achdie.
Xanthus baisse la lète, et répond par ces mots :
Achille, vous serez content de vos chevaui,
Ils vont aller au gré de votre impatience;
Mais de volrc trépas l'insLanl fatal s'avance.
Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler,
Et d'Achille aussilùl le char semble voler.
Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font relcnllr le rivage de Troie.
Ce prince, revèlu des armes de Vulcain,
Parait plus éclatant que l'astre du malin,
Ou tel que le soleil, coinmcnçant sa carrière,
S'élève pour donner au monde la lumière;
Ou briliant comme un feu que les villaçeois font
Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.
Je m'arrèle, a poursuivi l'autour tragique, pour vous laisser re.'ipiri'r
un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de
ma versification et le grand nombre de trails brillanls et de pensées su-
blimes qu'elle contient vous suffoqueraient, ncmarquez la justesse de
cette comparaison : /'/«.'> éclatant qu'un feu que les villagrvis font
Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du
véritable, vous en devez être enchanlc. Je le suis, sans doute, a répondu
l'auleur comique en souriant d'un air malin ; rien n'est si beau, et je suis
persuadé (|ue vous ne manquerez pas de parler aussi dans votrevtragédie
du soin que prenait TliOtis de chasser les mouches Iroyenncs qui s'appro-
LE DIABLE BOITEUX.
'SS
chaient du corps de Piitrocle. Ne pensez pas vous en moquer, a répliqué
le tragique. Un poète qui a de l'habileté peut tout ris([uer; cet enJioit-là
est piut-ètre celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers
pompeux ; je ne le raterai pas, sur ma parole.
Tous mes ouvragi's, a-l-il continué sans fai;on, sont marqués au bon
coin : aussi, quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit; je
m'arrête à chaque vers pour recevoir des louaiii;is. Je me souviens iju'un
jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison mi il va tous les jours
des beaux esprits à l'heure du diner, et dans laquelle, sans vanité, je ne
passe pas |iotir un Pradon. La grande comtesse de Vieille-Drune y était ;
elle a le goili fin et délicat : je suis son poêle favori. Elle pleurait a chaudes
larmes dés la prem ère scène; elle fut obligée de changer de mouchoir
au second acte ; elle ne fit que sangloter su troisième ; elle se trouva
mal au quatrième; et je crus, a la catastrophe, qu'elle allait mourir avec
le héros de ma pièce.
A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son sérieux.
il lui est échappé un éclat de rire. .Vh ! que je reconnais bien, dit-il, cette
bonne comtesse à ce Irail-H : c'est une femme qui ne peut souffrir la co-
médie; elle a tant d'aversion pour le comique, qu'elle sort ordinairement
de sa loge après la grande pièce pour emporter toute sa douleur. La tra-
gédie est sa belle passion : que l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que
vous y fassiez parler des amants malheureux, vous êtes sûr d'altendrii la
dame. 'Franchement, si je composais des poëraes sérieux, je Toudrais avoir
d'autres approbateurs qu'elle.
Uh ! j'en ai d'autres aussi, dit le poète tragique : j'ai l'approbation de
.mille personnes de qualité, tant mâles que femelles.... Je me délieiais
encore da snifrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur comique;
je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien pourquoi?
C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la plupart, pendant
une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté d'un vers ou à la dé-
licatesse d'un sentiment : cela suflil pour leur faire louer tout un ouvrage,
quelque imparfait qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au contraire, eiilen-
(lent-ilsquilqucs vers dont la platitude ou la dureté leur blesse l'oreille,
il ne leur en faut pas davantage pour décrier une bonne pièce.
Eli bien , a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces juges-
là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du parterre
lié ! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a répliqué l'autre ;
il fait paraître trop de ca|>rices dans ses décisions. Il se trompe quelque-
fois si lourdement aux représentations des pièces nouvelles, qu'il sera des
deux mois entiers sottement encliaiwé d'un mauvais ouvinge. Il est vrai
que dans la suite l'impression le désabuse, et que l'auteur demeure dés-
honoré après un heureux succès.
(l'est tm malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le tragique ;
on réimprime nie» pièces aussi souvent qu'elles sont représentées J'avoue
qu'il n'en est pas de même des comédies : l'impression découvre leur
fiiblesse, les comédies n'étant que des bagatelles, que de petites produc-
tions desprit.... Tout beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit l'au-
tre, tout licau : vous ne songez pas que vous vous échauffez; parlez, de
gr.ice, devant moi de la comédie avec un |peu moins d'irrévérence. Pen-
sez-vous qu'une pièce comique soit moins difficile à composer ((u'une tra-
gédie? Détrompez-vous ; il n'est pas plus aisé de faire rire les honnêtes
gens que de les faire pleurer. Sachez qu'un sujet ingénieux, dans les
mœurs de la vie oïdinaiie, ne coûte pas moins à traiter ((ue le plus beau
sujet tragique.
Ah ! parbleu ! s'écrie le poète sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de
TOUS entendre parler dans ces termes. Eh bien, monsieur Calidas, pour
éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je
lésai méprisés jusqu'ici. Je me soucie fort peu de vos mé(iris, monsieur
Giblet, reprend avec précipitation l'autrur comique ; et, pour répondre à
vos airs in.solenls, je vais vous dire nettement ce que je pense des vers
nue vous venez de me réciter : ils sont ridicules, et les pensées, quoique
tirées d Homère, n'en sont pas moins plates. Achille parte à ses chevaux,
ses chevaux lui répondent : il y a là dedans une image basse, de même
<iue dans la comparaison du feu que les villageois font sur une montagne.
Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les piller de cette sorte :
ils sont, à la vérité, remplis de choses admirables, mais il faut avoir plus
de goùl que vous n'en avez pour faire un heureux choix de celles qu'on
doit emprunter d'eux.
Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué Giblet,
pour apercevoir les beautés de ma poésie, cl pour vous punir d'avoir osé
critiquer ma scène, je ne vous en lirai. pas la suite. Je ne suis que trop
luini d'en avoir riitenclu le commencement, a rejiarti Calidas ; il vous sied
Dien à vous de mépriser mes comédies. Apprenez que la plus mauvai.se
que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il
est plus facile de prendre l'essor et de se guinder sur de grands sentiments
que d'attraper une plaisanterie fine et délicate.
Gr.lic au ciel, dit \r tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le malheur de
n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. Li cbiii juge [dus
favorablemt'nt de moi que vous ne faites, ella pension dont elle ma bien
voulu.... Ehl ne croyez pas m'ébloiiir avec vos pensions de cour, inter-
rompt Calidas : je sais trop de quelle manière on les obtient, pour en
faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez pas
mieux valoir que les auteurs comiques : et, pour vous prouver même
que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des poèmes dra-
uiatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en France, et que
je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai a faire des tragé-
dies.
Pour un composeur de farces, dit le poète tragique, vous avez bien de
la vanité. Pour un versificateur qui ne doit sa fépiitatioT qu'à de faux
brillants, dit l'auleur comique, vous vous en faites bien accroire. Vous
êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas chez vous, mon
petit monsieur Calidas. la péripétie de ci'tte aventure vous apprendrait à
respect! r le cothurne. (Jue cette considération ne vous arrête point, mon
grand monsieur Giblet, a répondu Calidas : si vous avez envie de vous
faire battre, je vous battrai aussi bien cli' z moi qu'ailleurs.
En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux,
et les C'iups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre.
Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue;
et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jit£;é qu'ils étaient
aux prises. Il s'est levé. et. par compassion pour ces Français, (juoiqHC
Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui sont
ces personnes que vous voyez, viennent avec l'Italien séparer les com-
battants.
y^^-
"^^^B
I.e seigneor don Cime.
Ce démêlé me parait plaisant, dit don Cleophas. Mais, à ce que je vois,
les auteurs dramatiques, en France, s'imaginent être des personnages
plus imp irlants que ceux (|ui w font que des comédies. Sans doute, ré-
pondit Asmudéc : les premiers se croient autant au-dessus des autres,
que les héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comi-
ques. Eli! sur quoi fondent ils leur orgueil'? répliqua l'écolier. Est ce
qu'il serait en effet plus difficile de faire une Iragéilir qu'une comédie?
La question que vous me faitrs, repartit le Diable, a ( eut fois été agitée
et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comment je la décide, n'en
déplaise iiix hommes ijui ne sont |ias de mon sentiment : je dis qu'il
n'est pas plus facile de comn 'ser une pièce comique qu'une tragique ;
car, si la dernière était plus (lifficile (|ue l'autre, il faudrait conclure de
là qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie qnc
le meilleur auteur comique, ce (|ui ne s'accorderait pas avec I expérience.
Ces deux sortes de poèmes deiiiandeiil donc deux génies d'un caractère
différent, mais d'une égale habileté.
Il est temps, ajouta lé boiteux, de finir la digression : je vais reprendre
le fil de l'histoire que vous avez interrompue.
cuapithe XV.
Suite cl condiisioii Ae l'tilsi.ilrp rtf l.i Fnri-e de l'ainiHi.
Si les valelsde doua Theodora n'avaient pu empêcher son enlévemeni,
ils s'y énienl du moins opposés avec courage, et leur résistance avait été
34
l.i; DIABLE liOlTElX
filiale à une partie des gens d'Alv.nro Ponce. Us en aviiieni entre anires
lilessé un si dangiieus'nienl, ()iie se- blessures ne lui aviinl |ias permis
de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu sur le
saille.
On reconnut ce mallvureiix pour un valet de don Alvnro; et comme
on s aperçut qu'il respirait encore, on le porta au cliàle.ui. où l'on n'épar-
gna rien p'Ur lui l'aire reprendre sese-;prils. On en vint à boni, ipioique
le sans; qu'il avaii perdu l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour ren-
gager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses jours, et de ne point le
livrer à la ligueur de la justice, jinurvu qu'il voulût dire où son maître
emmenait dona Tlieodora.
11 fui llatté de celle promesse, bien qu'en l'état où il était il dût avoir
peu d'espérance d'en proliler II r.qqiila le peu de force ipii lui restait,
el, d'une voix faible, conlinna l'avis que don Failrii|ue avait reçu. 11
ajiiuta ensuite que don Alvaro avait dessein de conduire h veuve de i'.'i-
fnenles à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent dont la
protection el l'autorité lui promataient un sur asile.
llett- déposition soulagea le désespoir de Mendo 'e et du Tolédan ; ils
laiiJsérent le blessé dans le chàlean, où il nipin-iit ipielques lienrcs après,
el ils s'en retournèrent à Valence, en songeant nu parti qu'ils avaient à
premlre. Ils résolurent il'aller clierrlwr leur ennemi commun dans sa
reiraile; ils s'embaripiérent bienlôt tous diux sans suite à Dénia, pour
pas-.i'r au Port-Mahon, ne (biutant pas (pi'ils n'y trouvassent une com-
modité pour aller à l'île de Sardaigne. Effeclivemenl, Ils ne furent pas
nlulôt arrivés an Poit-.Malion, qu'ils apprirent <|u'nu vaisseau fiété |iour
Cagliari devait iiicessa'mmeut mettre A la voile : ils prolitérent de l'oc-
casion.
Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souliaiter ; mais
cinq on six bcures après leur départ il survint un calme, el la nuit, le
vent étant devenu contraire, ils fuient obligés de buivoyer, dans l'es-
pérance qu'il changerait. 11- naviguèrent de celle sorte pendant trois jours;
le quatrième, sur les deux heures après midi, ils décoiiviireiit un vaisseau
qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils le prirent d'abord pour un
vaisseau marchand : mais voyant qu'il s'avançait presipie sous leur ca-
non sans arborer aucun pavillon, ils ne doulèi'ent {dus que ce ne fiit un
corsaire.
Ils ne se Irnnqiaient pas : c'était un pirate de Tunis, qui croyait que
les chrétiens alliiii'nt se rendre sans combatlrc ; mais lorsipi'il s'aperçut
qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il Jugea qui- l'-if-
faiie serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé : c'est ponnpioi il s'arrêta,
brouilla aussi ses voiles, el se disposa au combat.
ils commencèrent de |)art et li aulre à se canouner, et les chrétiens
semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un
vaisseau plus grand et mieux armé que les deux lUlres, arrivant au milii'ii
de l'aclion, prit le parti du pirate de Tunis 11 s'approcha du bâtiment
espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feii.v.
Les chréliens perdirent courage à cette vue ; et, ne voulant pas conti-
nuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. Alors il
parut, sur la ]ioiipe du navire d'Alger, nn esclave (|ui se mil à crier en
espagnol aux gens du vai.sseaii chrétien qu ils eussent à se rendre pour
Ak'er, s'ils voulaieul qu on leur filqyartier. Après ce cri, unTurc, qui te-
nait une banderole de taffetas vert parsemée de demi-lunes d'argent en-
trelacées, la fil llotler dans l'air. Les chrétiens, considérant que toute
leur résistance ne pouvait élre (pi'inulile, ne songèrent plus à se déten-
dre; ils se livrèrent à toule la douleur que l'idée de l'esclavage peut cau-
ser à des hommes libres; et le maître, craignant (pi'un plus long retar-
denu'nt n'irrililt des vainqueurs barbares, ôta la banderole de sa poupe,
se jeta dans l'esquif avec quel(|ues-Hns de ses matelots, et alla se rendre
au cnr-aire d'Alger.
Ce pirate ciiv(iya une parlie do scssnllals visiter le biiliinent espagnol,
c'csi-à-dire piller lout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire de Tunis, de
son côté, donna le même ordre a quelques-uns de ses gens; des rte que
loii» les passagers de ce malheureux navire furent en un inslant désarmés
et fouillé^; el on les lit passer ensuite dans le vaisseau algérien, où les
deux piia'es en tirent un partage qui fut réglé par le suri.
Oei'il été du moins une consulalion pour Mendoce el |)0>ir son ami de
tomber tous deux an pouvoir dn inémi' cnisaire : ils auraient Iroiné leurs
(•haines inoins pesantes s'ils avaient pu les porh'r ensemlile; mais la for-
tune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, .soumit don Fadri-
(|iic au corsaire de Tunis, et don .liian A celui d'Alger. Peignez-vous le
désespoir de ces amis quand il leur f.iUut se ipiitler : ils se jilèienl aux
pieds des pirates pour les conjurer île ne point les séparer ; mais ces cor-
sains. iloiil la barbarie était .n l'épreuve des spectacles les plus touchants,
ne se laissèrent |ioint lléihir ; au contraire, jugeant que ces deux captifs
étaient des personnes rousideraliles et qu'ils pourraient payer une grosse
rançon, ils résoliiii'Ul de les partager.
Mendoce et Zarati', voyant qu'ils avaient affaire à des cieurs impitoya-
bles, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs reganl.s l'excès
de leur afllictioii. Mais lorsque l'on eut achevé le partage du butin, ei que
le pirate de Tunis voulut regagner son boni avec b-s esclaves qui lui
élaienl échus, ces deux am s pensèrent expirer île dnulenr. Mendoce s'ap-
jirocha du Tolédan, et le seri'ant entre ses bras : Il faut doue, lui dit-il,
que nous nous séparions ! quelle affreuse uéeessilé '.' I!e n'est pas assez
que l'audace d'un lavissmr demeure impunie, ou uoiisdéfeiul même d'u-
nir nos plaintes et nos regieis. Ab ! don .luan. qn'avons-noiis fait au ciel
pourépi'onver si cruellement sa colère? Ne cherchez point ailleurs la cause
(le nos disgrâces, répondit don Juan ; il ne les faut imputer qu'à moi. La
mort des deux persoiiues que je me suis immolées, quoique excusable aux
yeux des hommes, aura sans doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'a-
voir pris de l'amitié po'ir un misérable que poursuit .sa justice.
En parlant ainsi ils répandaient tous deux des larmes si abondamment,
et sonpiraienl avec tant de violence, que les anires esclaves n'eu étaient
)ias moins touchés que de leur propre infortune. Maisles .soldats de Tunis,
encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce tardait à
sortir du vaisseau, rarrachérenl brutalimcnt des l'ras du Tolédan, etl en--
trainèreut avec eux, en le chargeant de coups. Adieu, cher ami, s'écria-
t-il, je ne vous re verrai plus : doua Thcodora n'est point vengée; les maux
que ces cruels m'apprête t seront les moindres peines de mon e.sclavage.
Don Juan ne put répondre à ces paroles : le Iraiicment qu'il voyait l'ain;
à son ami lui causa nn saisissement ipii lui ijta l'usage de la voix. Commis
l'ordre de cette histoire demande que nous suivisns le Tolèdau, nous
laisserons don Fadrique dans le navire de Tunis.
Le corsaire d'Alger irtoiirna vers son port, où, étant arrivé, il mena
ses nfîiiveaux esclaves chez le hacha, el de là au marché où l'on a coutume
de les vendre. Un officier du dey .Mezzomorto acheta don Juan pour sou
maîlre, chez qui l'on employa ce nouvel esclave a travailler dans les jar-
dins du harem. Celle occupation, quoique pénible pour un gentilboniuie,
ne laissa pas de lui être agréable, ;\ cause de la solitude qu'elle demandait.
Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait le llatter davantage que
la liberté de s'occnper de ses malheurs. Il y pensait sans cesse ; cl sou
< sprit, loin de faire ipielque effort pour se détacher des images les plus
afiligeanies, scniblnil prendre plaisir ;i se les retracer.
Un jour que, sans apeicevoir le dev qui se promenail dans le jardin, il
chanlait une chanson trisle en travaillant, Mezzomorto s'arrêta pour l'é-
couter ; il fut assez contciil de sa voix ; et, s'approehant de lui par curio-
sité, il lui demanda comment il se nommait: le Tolédan lui répondit qu'il
s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos decban-
ger de nom, suivant la cuulume des esclaves, et il av.it pris celui-l.i,
parce qu'ayant continuellement dans resprilTenlévcmenldeTlieodora par
Alvaro l'once, il lui était venu à la bouche plutôt ipi'iin aulre. Mezzo-
morto, qui savait passalilemeiit l'espagnol, lui fit plusieurs questions sur
les coutumes de l'Espagne, el particulièrement sur la conduite que les
hommes y tiennent pourserendre agréables aux femmes: à quoi don Juan
répondit d'une manière dont le dey fut très-sati.-fait,
Alvnro, lui dit-il, tu parais avoir de l'esprit, et je ne le crois pas un
homme du commun; mais, qui ipie lu puisses être, lu as le bonheur de
me plaire, et je veux l'honorer de ma confiance. Don Juan, à ces mots, se
prosterna aux pieds du dey, el se leva après avoir porté le bas de sa robe
à sa bouche, à ses yeux, el ensuite sur sa tête.
Pour cummencer j t'en donner des niarques, reprit Mezzomorto, je te
dirai quej'ai dansmon sérail les plus belles femmes de l'Eunqie. J'en ai une
entre autres, à qui rien n'est comparable ; je ne crois | as ipie le Grand
Seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vassaux lui en ap-
portent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que son
visage soit le soleil réiléchi ; et sa taille paraît être la lige du rosier planté
dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.
Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tris-
tesse mortelle que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. Bien que
la fortune l'ail soumise .à mes désirs, je ne les ai point encore sati-faits ;
je les ai toujours domptés ; et, contre l'usage ordinaire de mes pareils,
qui ne n cherchent que les plaisirs des sens, je me suis attaché à gagn(r
son cipur par une complaisance el pardes rcspicls que le dernier des mu-
sulmans aurait honte d'avoir pour une esclave chrétienne.
Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opi-
niàlrclé commence enfin ,i me lasser. L idée de l'esclavage n'est pointgra-
vée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds : mes regards favo-
rables loiil bientôt elfacée; celle longiu' douleur f.itigiie ma patience.
Toutefois, avant que je ceile à mes Iraiisporls. il faut que je lasse un efl'ort
encore • je veux meservirde Ion entremise Coinmel'esclaveestclirélieune,
el même de ta nation , elle pourra juendie de la confiance en loi , et lu
la persuaderas mieux qu iiii autre, \anle-lui mon rang et mes ricliesses:
re[irésenle-lni que je la distinguerai de tontes mes esclaves; fais-lui même
envisager, s'il le fuit, qu elle peut aspirer à l'honneur d'èlre un jour la
femme de Mezzomorto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus de considéra-
lion que je n'en aurais pour une sullane dont Sa Uautesse voudrait in'of-
frir la main.
Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et. quoique peu
satisfait de celte commission, l'assura i|u'il ferait tout sou possible pour
s'en bien acquilter. C'est assez, rêplii|ua Mezzomorto, abaiidmine ton ou-
vrage, et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en particulier
à celte btUe eschve. Mais crains d'abuser de ma conliance ; des supplices
inconnus aux Turcs mêmes punhaienl ta témérilé. Tilchc de vaincre sa
tristesse, et songe i|ue ta lilierlé est attachée à la fin de mes souffrances.
Don Juan qiiilli son travail el suivit le dey, qui avait pris les devants pour
aller disposer l.i i-apiiv.' nfiligée à recevoir sou agent.
Elle éiait avei: den\ vieilles esclaves qui s« retirèrent d'abord qu'elles
virent pniaiire ,\le/./oinorto. La bêle esclave le salua avec beaucoup de
respect ; mais i-lle ne put s'empêcher de frémir : ce ipii lui arrivait loules
les lois ipi il s'offr.iii à sa vue. Il s'en aperçut, el pour lu rassurer : Ai-
mable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour vous avertir qu'il y a
LE DL\BLE BOITEUX.
parmi mes esclaves nn Espagnol que vous serez penl-i'tre bien aise d'en-
Irelenii' : si vnus souhnitez le voir, je lui accorderai la permission de vous
parler, et même sans témoins.
La helle esclave témoigna qu'elle le voulait bien Jev.iis vous l'enviiyer,
reprit le dey: puisse-t-il, par ses discours, soulager vos ennuis: En .iclic-
vanl ces paroles il sortit ; et rencontrant le Toléci;in ((ui arrivait. Il lui dit
tout bas: Tu peux entrer; et, après que tu auras entretenu la captive,
tu viendras dans mon appartement me rendre compte de cet entrelien.
Zarate entra aussitôt dans la cliambre, poussa la porte, salua l'esclave
sans attaclier les yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le regar-
der fixement ; mais venant tout à coup à s'envisager l'un et l'aulro avec
attention, ils firent un cri de surprise et de joie. Ô ciel ! dit le Tolédan
en sa[iprochant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me séduit ? est-
ce en effet dona Tlieodora que je vois '! Ah l'don Juan, s'écria la belle
esclave, est-ce vous qui me parlez'? Oui, madame, répondit-il en baisant
tendrement une de ses mains, c'est don Juan lui-même Reconnaissez-moi
à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous revoir, ne sauraient retenir,
à ces transports que votre présence seule est capable d'exciter : je ne
murmure plus contre la fortune, puisqu'elle vous rend à me.< vœux
Mais où m'emporte une joie immodérée? j'oublie que vous êtes dans les
fers. Par quel nouveau caprice du sort y èles-vous tombée? comment avez-
vous pu vous sauviT de la téméraire ardeur de don Alvaro? .\li ! qu'elle
m'a ca.usc d'alarmes ! et je crains d'apprendre que le ciel n'ait pas assez
|ii'olégé la vertu !
Le ciel, dit doua Tlieodora, m'a vengée d'AIvaro Ponce. Si j'avais le
temps de vous raconter... Vous en avez tout le loisir, interrompit don
Juan : le dey me perniel d'élre avec vou.s, et, ce qui doit vous surpren-
dre, de vmis en'retonir r.ans témoins. Proliions de ces lieureiix nimncnls ;
instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuisvolie eulevinienl jus-
qu'ici. Ile ! qui vous a dit. reprit elle, que c'est par don Alvaro t\ui- j'ai
été enlevée? Je ne le sais que trop bien, repartit don ,Inan. Alors il lui
conta succinctement de quelle manière il l'avait appris, et couiiiie Mcn-
docc et lui s'étant embarqués pour aller cberclier son ravi.sseur, ilsavaieiil
été pris par des corsaires Dés qu'il eut achevé son récit, Tlieodora com-
mença le sien en ces termes :
Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir
saisie par une troii)ie de gens masqués ; je m'évanouis entre les bras de
celui qui me portait; et quand je revins de mon évanouissement, qui l'ut
sans doute très-long, je nie trouv,-.i .seule avec Inès, une ae mes lemines,
en pleine mer, dqusla chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les voiles
«Il vent.
La malheureuse Inès se mit à m'exhorler à prendre patience ; et j'eus
lieu déjuger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon ravis-
,seur. Il usa se montrer devant moi ; et venant se jeter à mes piids : Ma-
dame, me dit-il, pardonnez à don Alvaro le moyen dont il se sert pour
vous posséder : vous savez quels soins je vous ai rendus, et par ipiel a[-
tachenieiit j'ai disputé votre cœur à don Fadrique, jusqu'au jour que vous
lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu ]iour vous (|u'une passion
ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon malheur;
mais mon sort est d'adorer vos charmes : tout méprisé que je suis, je iie
saurais m'affrauchir de leur jiouvoir. Ne craignez rien pourtant de l.i vio-
lence de mon amour : je n ai point attenté à voire liberté pour effrayer
votre vertu par d'indignes efforls ; et je prétends que, dans la retraite où
je vous conduis, un nœud éternel et sacré unisse nos cœurs.
1! me tint encore d'-' litres di.scoursdunt je ne puis bien me ressouvenir:
mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à l'épouser il ne me ty-
rannissail pas, et ([ue je devais moins le régarder comme un ravis^iur
insolent que comme un amant passionne. Peiiilanl qu'il parla je ne Dsipie
pleurer et me désespérer ; c'est pourquoi il me quitta, sans perdre le
temps .'i me persuader ; mais en se retirant il fit un signe à Inès, et je
compris (lue celait pour qu'elle appuyât adroitement les raisons dont il
avait voulu m'éblouir.
E le n'y manqua point : elle me représenta même qu'après l'éclat d'un
enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'anccpler la niaiii d'AIvaro
l'once, (pielque aversion que j eusse pour lui; que ma répiilalion ordou-
iiuit ce sacrifice ;i mon cirnr. Ce n'élait pas le moyen d'essuyer mes lar-
mes, que de me laire voir la nécessité de ce mariage affreux : aussi étais-
je incoiisulable. Inès ne savait plus que me dire, lorsipie tout à coup nous
enteiidimessur le tillac un grand bruit qui attira toute iioirc attention.
Ce bruit que faisaient les gens de don Alvaro était causé p r la vue d'un
gros vaisseau qui venait l'iuidre sur nous à voiles dé|iliiyé('S : comme lit
notre n'élait pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible de l'é-
viter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendimes crier: Arriie,
arrive! .Mais Alvaro Pouce et ses gens, aimant mieux mourir que de se
rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut tres-vivc:
je ne vous en ferai point le détail ; je vous dirai seulement mie don Al-
varo et tous les siens y périrent, après s'être battus comme des désespé-
rés. Pour nous, l'on nous fil passer dans le gros vaisseau, qui appartenait
à Mezzomorto, et que commandait AbyAlyO>mau, un do ses onicicrs.
Aby Aly me regarda loMglem|is avec <pielqne surprise; et connaissant
& mes habits (pie j'étais Espagnole, il nie dit en langue castillane: Modi';-
rez votre afilii ti*»ii; consolez-vous d'être tonibre dans l'esclavage; ce mal-
heur était inévitable pour vous; mais que dis-je, ce malheur! c'est un
avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle pour vous
borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a jioinl l'ait nailrc
pour ces misérables mortels ; vous méritez les vœux des premiers hommes
du monde : les seuls musulm.ins sont digues de vous posséder. Je vais,
ajoiita-t-il. reprendre la route d'.Vlger: qiioique je n'aie point fait d'autre
jirise, je suis persuadé que le dey mon maitre sera satisfait de ma course.
Je ne crains pas qn'il condamne "l'impatience que j'aurai eue de remettre
entre ses mains une beauté qui va l'aire ses délices, et tout l'ornement de
son sérail.
A ce discours, qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je re-
doublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre œil que moi le sujet
de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que je m'àf-
lligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel et j'im-
plorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vai.s.seaux vinssent
nous attaquer, ou que les Ilots nous engloutissent; après cela je souhai-
tais que mes larmes et ma douleur me rendissent si ellroyable, que rua
vue put faire horreur au dey: vains souhaits que ma pudeur alarmée me
faisait former I Nous arriviimes au port : on me conduisit dans ce iialals ;
je parus devant .Mezzomorto.
Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni
ce (pie son maitre lui ré|iOiidit, parce qu'ils se parlèrent en turc ; mais je
crus m'apercevnir, aux gestes et aux regards da dey, que j'avais le mal-
heur de lui plaire ; et les choses qu'il nie dit ensuite en espagnol ache-
vèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette o|iinion.
Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce i(u'il voulait
pour ma rançon: j'eus beau tenter son avarice par l'offre de Ions mes
biens, il me ûit qn'il m'estimait plus ((ue toutes les richesses du monde.
11 me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de son pa-
lais; et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la tristesse
dent il me voit accablée. Il m'amène tons les esclaves de l'un et de l'autre
sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il m'a ôlé Inès,
dans la pensive qu'elle ne faisait que nourrir mes chagriiis; cl je suis
servi par de vieilles esclaves qui m'entntiennent sans cesse de l'amour
de leur maitre, et de tous les dilférents plaisirs qui me .sont réservés.
Mais tout ce qu'on met en uvage pour me divertir produit un effet tout
contraire: rien ne peut me consoler. (Captive dans ce détestable palais,
qui retenlittous les jours de,? cris de l'innocence opprimée, je souffre
encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que in'in.spire
l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui jusqu'à ce jour
qu'un amant com|daisanl et respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, et
je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà peut-être, il n'abuse
enfin de sou pouvoir; je suis agitée sans relâche (le celte affreuse crainte,
et chaque instant de ma vie m'est un suppli e nouveau.
Dona Theodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don
Juan en fut pénétré. Ce n'est pas sans raison, madame, lui dit-il, que
vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suisaulant épou-
vanté que vous. Le'respect du dey est plus près de se démentir que vous
ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur, je
ne le sais que trop, et je vois tous les dangers ipic vous courez.
Mais, cantinua-l-il eu changeant de ton, je n'en serai point un témoin
tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre : avant
que Mezzomorto vous outrase, je veux enfoncer dans son sein. . Ah ! don
Juan, interrompit la veuve àe Cifuentes, quel projet osez-vous concevoir?
gardez-vous bien de l'exécuter. De (piellcs cruautés cette mort serait sui-
vie! Les Turcs ne la vengeraieut-ils pas? les tourments les plus ef-
froyables... Je ue puis y penser sans frémir! D'ailleurs n'est-ce pas vous
expo er à nn péril superlln? Eu ôtmt la vie au dey, me rcndriez-vous
la liberté? Uélas! je .serais vendue à quelque scélérat peut-être, qui au-
rait moins de respect pour moi (|U(; Mezzomorto. C'est li toi, ciel, a mon-
trer ta justice! lu connais la brutale envie du dey, tu me défends le fer
et le poisou, c'est donc à toi de prévenir un crime qui l'offense !
Oui. madame, reprit Zarate, le ciel le |irèvieiidr«; je sens dé'à qu'il
m'inspire; ce (iiii me vient dans l'esprit eu ce niomciit est sans doute un
avis secret qu'il me donne. Le dey ni^ m'a permis de vous voir (pic pour
vous porter à ré|iondic à son niiidiir. Je dois aller lui rendre compte de
notre conversaliou : il faut le liomper. Je vais lui dire que vous n'êtes
pas inconsolable; que la conduite (pi'il tient avec vous commence à sou-
lager vos peines; et (lue, s il continue, il doit tout espérer: serondez-uioi
de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve moins liisle qu'à
l'ordinaire: feignez de prendre quel pie sorte de plaisir à ses discours,
(Juelle contrainte? interrompit dona Theodora. Comment une àine
franche et sincère |iourra-t-elle .se trahir jusque-là? et ipiel sera le fruit
d'une feinte si pénible? Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce change-
ment, et voudra, par sa complaisance, achever ae vous gagner; pendant
ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, est
difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'csiière (pie l'industrio-
nc nous sera pas inutile.
Je vous laisse, iioursuivil-il ; l'affaire veut de la diligence : nous noii.i
rcverrnns. Je vais trouver le dey, cl lâcher d'amuser par des fables sou
inipéhieusc ardeur. Vous, madame, préparez-vous à le recevoir: dissimu-
lez, efforcez-vous ; que vos regards, (pie sa présence blesse, soient dés-
arnii's de haine et (le rigueur; (put votre boiicln!, (pii ne s'ouvre Ions le;?
jours que pour déplorer voire infoilnnc. lieiinenn langage qui le llallc;
ne craignez poi((lde lui parailie Irop rav(uvihle; il laiilloutpronietlie pour
ne rien accorder. C'est assez, i epai lit Theodora, je ferai tout ce ipie vous
me dites, |iui.s(pic le malheur qui me menace m'impose celte cruelle
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Œ DIÂBI R BOITKUX.
nécessité. Allez, don Jiinn, employez tons vos soins à liiiir mon csclavai^e;
ce sera un suicrort de joie pour moi si je liens de vous ma liberté.
Le Tolédan, suivant l'ordre de Mczzomorlo, se rendit auprès de lui.
Eh bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nou-
velles m'apportes-tu de la belle esclave ? l'as-iu disposées m'écouter'?
Si tu m'apprends que je ne dois point me Ibitter de vaincre sa farouche
douleur, je jure, par la télé du Grand Seigneur mon maiire, que j'obtien-
drai dés aujourd'hui par la force ce que l'on refu.se à ma complaisance.
Seigneur, lui répondit don Juan, il n est pas besoin de faire ce serment
inviolable : vous ne serez point obligé d'avoir recours à la violence pour
.•-atisfairc votre amour L'esclave est une jeune dame qui n'a point encore
aimé; elle estsifiére, qu'elle a rejeté les vœux des premiers seigneurs d'E.»-
pagne : elle vivait en souveraine dans son pays : elle se voit cajjlive ici;
une lime orgueilleuse doit sentir longtemps fa différence de ces condi-
tions. Cependant cette superbe Espagnole s'accou tumera comme les autres
à l'esclavage ; j'ose même vous dire que ses fers commencent à lui moins
peser: ces déférences alteniivesque vous avez pour elle, ces soins res-
pectueux qu'elle n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs, et
triomphent peu à peu de sa lierlé. Ménagez, seigneur, cette favorable dis-
position; continuez, achevez de charnirr cette belle esclave par de nou-
veaux respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre
dans vos bras l'amour de la liberté.
Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey : l'espoir que tu me donnes
peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mou impatiente ardeur pour niieu.v
la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-lu pas trompé
toi-niénie'? Je vais tout à l'heure eniretenir l'esclave : je veux voir si je
démêlerai dans ses yeux ces flatteuses apparences que lu y as lemarquées.
En disant ces paroles il alla trouver Thcodora, et le Tolédan retourna
dans le jardin, on il rencontra le jardinier, qui était cet esclave adroit
dont il prétendait employer l'industrie pour tirer d'esclavage la veuve de
Cifucnles.
Le jardinier, nommé Francisi|ue, était Navarrois: il connaissait par-
faitement Alger pour y avoir servi plusieurs p.itrons avant que d'être au
dey. Francisque, mon'ami, lui dit don Juan, vous me vovez trés-aflligé.
Il y a dans ce palais une jeune dame des |ilus considérables de Valence :
elle a prié .Mezzomorto de taxer lui-même sa rançon ; Biais il ne veut pas
qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux. El pourquoi cela vous clia-
grine-l-il si fort'.' lui dit Franciscjuc. C'est que je suis de la même ville,
repartit le Tolédan : ses parents et les miens sont intimes amis ; il n'est
rien (|uc je ne fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en
liberté
(Juoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose vous
assurer que j'en viendrais à bout si les parents de la dame étaient d'hu-
meur à bien payer ce service. N'en douiez jias, repartit don Juan, je ré-
)ionds dp leur reconnaissance et surtout delà sienne. On la nomme dona
Theodorâ : elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de grands biens, et
elle est aussi généreuse que riche ; en un mot, je suis Espagnol et noble,
ma pande doit vous suftire.
Les (Icai sivurs.
Lli bien, re))rit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je v.iis dier-
chcr un renégat catalan que je conniiis, el lui proposer.... (Jiie dites-
vous'/ inlerroinpit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous liera un
misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner 'a religion pour.... Qiioi(pie
renégat, interrompit à son tour FrancisqiH>. il ne laisse )ias d'être hon-
nête homme ; il me parait plus digne de pitié que de haine, el je le trou-
verais excusable si son crime pouvait recevoir (piebiue excuse. Voici son
histoire en deux mets:
Il est natif de Barcelone, cl chirurgien de profession. Voyant ipi'il ne
faisait pas trop bien ses allancs à Daitelune, il résiilul d'aller s'élalilir
à Carthagéne, dans la pensée qu'en ch.ingeant de lieu il deviendrait plus
heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour Carthagéne avec sa mère;
mais ils renconirérent un pirate d'Alger qui les prit" el les amena d.ins
celte ville Ils furent vendus, .sa mère é un Maure, et lui à un Turc qui
le niallrnita si fort, qu'il embrassa le mahoniélisnie pour finir son cruel
esclavage, comme aussi pour procurer la libellé à sa mère, qu'il vovait
Iraitéo avec beaucoup de riguenr chez le Maure son patron. En effet, s'é-
lant mis à la solde du hacha, il alla plusieurs fois en course, el amassa
ipialre cenis patagons : il en employa une partie au rachat de sa mère;
et. pour faire valoir le reste, il se mil en tête d'écumer la mer pour son
compte.
Le b::olielit'r de la paiitouflei
Il se fit capitaine, il acheta un petit vaisseau sans pont ; et. avec quelques
soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla croiser entre AFi-
canle et Carthagéne ; il revint chargé de butin. Il retourna encore, cl ses
courses lui réussirent si bien, qu'il se vit enfin en état d'armer un gros
vaisseau, avec lequel il fit des prises considéraliles : mais il cessa d'être
heureux. Un jour il attaqua nue frégate fraiiçiiise qui maltraita lellement
son vaisseau, qu'il eut de la peine à regagner le port d'Alger. Comme on
juge en ce pays-ci du mérite des pirates par le succès de leurs entreprises,
le renégat toinbn par ses disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut
du dépit et du chagrin : il vendit son vai.sseau, et se retira dans une
maison hors la ville, où dipnis ce temps-là il vit du bien qui lui reste,
avec sa mère, et plusieurs esclaves qui les servent.
Je le v.is voir souvent : nous avons demeuré ensemble chez le même
pnirnn ; nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées:
et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il ne
pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa foi;
que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il était
quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, a» hasard d'être brûlé
tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, le scandale
qii il avait cause aux chrétiens.
Tel est W renégat à (|ui jt, veux m'adresser, continua Francisque ; un
homme de rclte sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir, sous
prétexte d'aller au bague : je me rendrai chez lui : je lui représenterai
((u'aii lien de se laisser consumer de regret de s'être éloigné du sein de
l'Egli-se, il doit songer au moyen d'y rentrer: qu'il n'a, pour cet effet,
qu'à équiper un vaisseau, coiiïme si, ennuyé de sa vie oisive, il voulait
retourner en course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons la côte de
\alenre, où dona Theodorâ lui donnera de quoi passer agréablement le
resle de ses jours à Barcelone.
Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan transporté de l'espérance
(pie l'esclave navariois lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce re-
négat ; vous et lui soyez suis d'être bien récompensés. Mais croyez-vous
que ce projet s'exécute de la manière que vous le concevez'.' Il peut y
avoir des dilUculiés qui ne s'offreut point à mon esprit, repartit Fran-
LE DIABLE BOITEUX.
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cisque; mais nous les lèverons, leijené^alet moi. Alvaro, ajoiila-t-il en
le quillanl, j'aiigiin; bien de notre entreprise, et j'espère qu'à mon retour
j'aurai de bonnes nouvelles à vous annoncer.
Ce ne fut pas sans inquiclude que le Toièdan atleijilil Francisque, qui
revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit : J'ai parlé au renégat,
je lui ai proposé notre dessein ; et, après une longue délibéralion, nous
sommes convenus qu'il achètera uu petit vaisseau tout équipé; que,
comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, il se servira
de tous les sens; que, de peur de se rendre siispecl, il engagera douze
soldats turcs, de même que s'il avait efreclivemenl envie d'aller en course;
mais que, deux j ouïs avant celui qu'il leur assignera pour le départ, il
s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et vien-
dra nous prendre avec son esquif à une petite porte de ce jardin, qui n'est
pas élnienée de la mer. Voil,-i le plan de notre entreprise : vous pouvez
en instruire la dame esclave, et l'assurer que dans quinze jours, au plus
lard, elle sera hors de sa captivité.
(Juelle joie pour Zarale d'avoir une si agréable assurance a donner à
dona Theodora 1 Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour
suivant Mezzomorto; et l'ayant rencontré : l'ardonnezinni, seigneur,
lui dil-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle
esclave : êles vous plus satisfait?... J'en suis charmé, interrompit le dey:
ses yeux n'ont point évité hier mes pins tendres regards; ses discours,
qui n'étaient auparavant que des réilexions éternel es sur son état, n'ont
été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux miens une
attention obligeante.
C'est à tes soins, Alv.Tro, que je dois ce changement, je vois que lu
connais bien \tfi femmes de ton p.iys. Je veux que tu lentrelieniies en-
core, pour achever ce que tu as si iieiueusement commencé. Epuise ton
esprit et ton adresse pour li.iler mon bonheur, ie nnnprai aussitôt les
chaînes; et jejurc, par l'ànie de notre grand piophète, que je le renver-
rai dans la pairie, chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens, en te
revovant, ne pourront cmire que lu re\ieiint's de l esclavage.
Le' Tolédan ne manqua pas de llaller l'erreur de Mezzomorto : il feignit
d'être sensible a ses pnunessi's ; et, s»us jirétexte d'en vouloir avanc-er
l'acconqdissement, il s'empressa d aller voir la belle esclave. Il la trouva
seule dans son appartement: les vieilles qui la servaient étaient occupées
ailleurs. Il lui ap|irit ce que le Navarrnis et le renégat avaient comploté
ensemble, sur la foi des promesses qui leur avaient été faites.
Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris
de si bonnes mesures pour sa délivrance, list-il possible, s'écria-l-elle dans
l'excès de sa joie, qii'ilmc soit permis d'espérer de revoirencore Valence,
ma chère pairie! Quel bonheur, après tant de périls cl d'alarmes, d'y
vivre en repos avec vous 1 Ah ! don Juan, que cette pensée m'est agréa-
ble ! en parlasjez-vous le plais r avec moi? songez-vous qu'en in'arra-
clianl au dey c est Tolre femme que vous lui enlevez?
Uélas ! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroies
flatteuses auraient de charmes pour moi si le souvenir d'un amant mal-
heureux n'v venait point mêler une amertume qui m corrompt toute la
douceur! Pardonnez-moi, madame, cette délicatesse : avouez même que
Mendoce est digne de voire pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de Va-
lence, qu'il a perdu la liberté; cl je ne doute pas qu'à Tunis il ne soit
moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir d • ne vous avoir
pas vengée.
Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Theodora : je prends
le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi ; je
lessens vivement les peines que je lui cause : mais, par un cruel effet de
la malignité des astres, mon creur ne saurait être le prix de ses services.
Celle conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui
servaient la veuve de Cifiienles. Don Juan changea de discours : et faisant
le personnage du confident du dey : Oui, charmante esclave, dit-il à
Theodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les fers. Mezzo-
morto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus aimable de
tous les Turcs, est très-content de vous; continuez à le traiter Tivora-
blemenl, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs. Il sortit eu pro-
nonçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut compris que par
cette dame.
Les choses demeurèrent huit jours dans celte disposition au palais du
dey. Cependant le renégat calai n avait acheté un pelit vaisse:iu presque
tout équipé, et il faisait les iiréparatifs du départ; mais, six jours avant
qu'il l'iH en élal de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles
alarmes.
Mezzomorto l'envoya chercher, et l'ayant fjit entrer dans son cabinet':
Alvaro, lui dit-il, lu es libre, lu parliras quand tu voudras pour t'en re-
tourner en Kspagne, les présents que je l'aï promis sont |irêts. J'ai vu la
belle esclave aujourd'hui ; qu'elle m'a paru dilT''renle de celle personne
dont la Irislesse me faisait tant de peine ! chaque jour le senlimcui de sa
captivité s'affaiblit : je l'ai trouvée si charmante,' que je viens de prendre
la résolution de l'épouser : elle sera ma femme dans deux jours.
Don Juan changea de couleur à ces paroles, et, quelque effort qu'il f t
pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey,
qui lui en demanda la cause.
Seigneur. lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute
fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman
veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave : je sais bien que cela n'est
pas sans exemple parmi vous ; mais enfin, l'illustre Mezzomorto, qui peut
prétendre aux filles des premiers officiers de la Porte... J'en demeiin'.
d'accord, interrompit le dey; je pourrais même asfiirer à la fille du grand
vizir, et me llaller de succéder à l'emploi de mon beau-pore; mais j'a;
des richesses immenses, et peu d'ambition. Je préfère le repos elles plai-
sirs dont je jouis ici au vizarial, à ce dangereux honneur où nous ne
sommes pas plutôt moulés, que la crainte des sultans ou ta jalousie des
LE blABLE BOITELX.
envieux qui les approclient nous en précipilcnl : d'ailleurs j'nime mon
esclave, et sa beaulc la rend assez digne du rang où ma tendresse l'ap-
pelle.
Mais il faut, ajoiila-til. qu'elle cliange aujourd'hui de religion, pour
mériter Ihoiuieiir que je veux lui faire. Crnis-lu que des préJHgés ridi-
cules le lui fassent mé|iriser? !Son, seigneur, repi'rtit don .luan : je suis
persuadé qu'elle sacrifiera tout a nu rang si licau Permettez-moi pourtant
de vous dire que vous ne devez point l'épouser lirusquemenl, ne préci-
pitez rien. Il ne faut pas douler que l'idée de quitter une religion qu'elle
a sucée avec le lait ne la révolte rt'ahord ; doiinez-Ini le temps de faire
des réilexions. Quand elle se représentera qu'au lien de la déshonorer et
de la laisser tristement vieillir parmi le re^te de vos captives, vous l'at-
tachez à vous par un mariage qui la comble de gloire, sa reconnaissance
et sa vanité vaiiicroni peu à peu ses scrupules. Différez de huit jours
seulement l'exécution de votie dessei'n.
Le dey demeura nuelnue temps rêveur; le délai que son confident lui
proposait n'était guère de son gont; néanmoins le conseil lui parut fort
judicieu.x. Je céd' à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, ((uelipie impatience
que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit jours: va la
voir tout à l'heure, et la dispose , à remplir mes désirs après ce temps-là.
Je veux que ce même Alvaro, qui m'a si hien servi auprès d'elle, ait
l'honneur de hii offrir ma main.
Don Juan courut a l'appartement de Theodora, el Viustruisit de ce qui
venait de se passer entre Mczzomorto et lui, afin qu'elle se réghàt là-
dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat serait
prêt; et comme elle témoignail être fort en peine de savoir de quelle
manière elle pourrait sorlir de son appartement , attendu que toutes les
portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner l'escalier étaient
bien fernu'es ; C'est ce qui doit peu vous embarrasser, madame, lui dit-
il : iriie feiièire de voire cabinet donne sur le jardin ; c'est par là que vous
descendrez avec une échelle i]ue j'aurai soin de vous fournir.
En effet, les six jours s'élant écoulés. Francisque avertit le Tolédau
que le renégat se préparait à paitir la unit procliaine : vous jugez bien
qu'elle fut attendue avec beaucoup d'iuipatiince. Elle arriva eiilin, et,
pnui cnmiile de bonheur, elle devint trés-nbscure. Des que le monienl
d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la fe-
nêtre du cabinet de la belle esL-lave, qui l'observait, et qui descendit aus-
sitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation; ensuite elle s'appuya
sur le Tolédau, qui la conduisit vers la petite porte du jardin qui ouvrait
sur la mer.
Ils marchaient tous deux à pas précipités, et coûtaient déjà par avance
le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la fortune, avec qui ces
amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur
plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui
ipi'ils auraient le moins prévu.
Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour
s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme, qu'ils prirent
pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune défiance,
vint tout dioit à ilon Juan, ré|iée nue, el la lui enfonçant dans le sein :
Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi cpie Fadrique de lleiuloce
doit punir un lâche ravisseur; lu ne mérites point que je t'attaque en
brave homme.
I.e Tolédan ne put résister à la force du coup qui le porta par terre ;
et en même tenijis dona Theodora, qu'il soutenait, .saisie à la fois d'éton-
neiueiit, de douleur cl d'effioi, tomba évanouie d'un autre côte. Ah !
Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vons fait? c'est voire ami que vous venez
de percer. Juste ciel! s'écria don Fadrique, serait il bien possible que
j'eusse assassiné...? Je vous pardoime ma mml, ii lerrompil Zarale. le
destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu par là Unir nos mal-
heurs, (lui, mon cher Mendoce, je meurs content, puisipie je remets entre
vos mains dona Theodora, qui peut vous assurer (|ue mon amitié pour
vous ne s'est jamais démentie.
Trop généreux ami, dit don Fadricpie, emporté par un mouvement de
désC'ipoir, vous ne mourrez point seul ; le même fer qui vous a frappé
va |)unir votre assassin : si mon erreur peut faire excuser mon crime,
elle lu' saurait m'en consoler. A ces mots, il tourna la pointe de .son
épée loiilrc son esloniac, la plongea jusipi'à la garde, el tomba sur le
corps de diin Juan, qui s'évanouit, moins affaibli |iar le sang qu'il ]ierdait
(pu' surpris de la fureur Je son ami.
Fraïuisipie et le renégat, ipii étaient à dix pas de là, et qui avaient eu
leurs raivons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort éton-
nés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa der-
nière action. Ils connurent (lu'il s'était mépris, et ciiie les blessés étaient
deux amis, et non de umrlels ennemis comme ils I avaient cru : alors ils
s'empressèrent à les sccurir; mais les trouvant sans sentiment, aussi
Lien (pie Theodora, qui était toujours évanouie, ils ne savaient quel parti
prendre. Francisque était d'avis que l'on se conleulAt d'emporter la dame,
el qu'on laiss.M les cavaliers sur le rivai;c, où, selon toutes les apparences,
ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà nmrts. Le renégat ne fut point
de cette opinion ; il dit (|u'il ne faillit point abandonner les blessés, dont
les blessures n'étaient peut-être pas mortelles, cl qu'il les panserait
dans son vaisseau, où il avait tous les instrnnu'nis de sou |ueniicr mé-
tier, qu'il n'avail point oublié. Fr-incisune se rendit à ce sentiment.
Comme ils n'iijnoniient pas de quelle inqiorlancc il était de se hâter,
le renégat et le Navarrois, à l'aide de quelques esclaves, portèrent dans
l'esquif la malbeureiLse veuve de Cifuentes avec .ses deux amants, en-
core plus inforlunés(|n'elle. Ils j ignireni en peu de moments leur vais-
seau, où d'abord qu'ils furent tons entrés, les uns tendirent les voiles,
peiulant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la faveur du
ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer la crainte
d'être poursuivis par les navires de Mezzomorlo.
Pour le ren-^gat, après avoir chargé du soin de la manœuvre un es-
clave français (pii l'entendait parfaitement, il donna sa première atten-
tion à dojia Theodora : il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien, par
ses remèdes, que don Fabrique el le Tolédau re|irireut aussi b nrs esprits.
La veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu Hvqqier
don Juan, fut fort étonnée de trouver là iMendoce; et quniqn'ù le voir
elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir pi'rcé son
ami, elle ne jiouvait le regarder que comme l'assassin d un homme
qu'elle aimait.
C'était la chose du monde la plus louchante que de voir ces trois per-
sonnes revenues à elles-mêmes : l'état d'où l'on venait de les tirer, quoi-
que semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Doua Theodora en-
visageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les luouvcmenls
d'une âme que possèdent la donlenr elle oésespoir; et les deux amis
attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de profonds
soupirs.
Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste,
don Fadiiqne le rompit ; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes :
Madame, lui dit-il, avant que de mourir j'ai la satisfaction de vous voir
hors d esclavage ; plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais il a
voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous chéris.sez.
J'aime trop ce rival pour en murnmrer, el je souhaite que le coup que
j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de votre re-
connaissance La dame ne répondit rien à ce discours. Loin d être sen-
sible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle sentait pour lui
des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où éuiit le Tolédan.
Ce|iendant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies.
Il conuuença par celle de Zarale; il ne la trouva pas dangereuse, parce
que le coup n'avail fait (pie glisser au-dessous de la mamelle gauche, et
n'ol'fensait aucune des parties nobles. Le rapport du rliirnrgien diminua
l'ariliclion de Theodora, el causa beaucoup de joie à duu Fadri>iHe, qui,
tournant la tète vers celle dame ; Je suis content, lui dit-il . j'abandonne
sans regret la vie, pHis(]ue mon ami est hors de péril : je ne mourrai
point chargé de votre haine.
Il prononça ces paroles d'un air si louchant, que la veuve de Cifueu-
les en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour d(jn Juan, elle
cessa de hai'r don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui
méritait sa pitié : Ah! .Mendoce, lui répondit-elle emportée par un trans-
port généreux, souffrez que l'on pan.se votre blessure; elb; n'est peut-
être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au .soin
que l'on veut avoir de vos jours : viyez ; si je ne puis vous rendre heu-
reux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre Par compassion et
par amitié |iour vous, je retiendrai la main que je voulais d('Uiier à don
Juan ; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.
Don Fadrique allait réjdiqiier; m.tis le chirurgien, qui craignait qu'en
parlant il n in ilàt le mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie ; elle lui
pariil mortelle, attendu que l'épée avait |iénétré dans la partie supérieure
du poumon : ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de sang, dont
la suite était a craindre. D'abord qu'il eiil mis le ]iremier appareil, il
laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur deux petits lits
l'un auprès de l'autre, el emmena ai leurs dona Theodora, dont il jugea
que la présence le'ir pouvait être nuisible.
Malgré toutes ces précautions, la lièvre prit à Mendoce, el sur la fin
delà journée Ihémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors
(lue le mal était sans remède, et l'avertit que, s'il avait ipielque clio.sc à
(lire à son ami nu à dona Theodora. il n'avait point de tenqis à perdre.
Celte nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan : pour dim Fadri-
que, il la reçut avec indifférence. Il Ut apiieler la veuve de Cifuentes,
qui .se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à n pré-
senter.
Elle avait le visage couvert de pleurs, cl elle sanglotait^ avec tant de
violence, que Mendoce en fut fort agité : Madame, lui dit-il. je ne vaux pas
cesprécieuseslarmesqiie vous répandez ; arrêtez-les, de grâce, pourm'é-
couter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarale, ajout.v
t-il eu remarquant la vive donlenr que son ami faisait é(;later; je sais
bien que celle séparalio.i vous doit être rude; votre amitié m'est trop
connue pour en douter ; mais attend('z l'un el l'autre (|ue ma mort soit
arrivée pour l'honorer de tant de maripies de tendresse et de idtié.
Suspendez jusque-là votre afiliclion ; je la sens plus que la perle de
ma vie. Apprenez par (piels chemins le sort qui me poursuit a su celle
nuit me conduire sur le fatal rivage (pic j'ai teint du sang de mon ami el
du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre
don Juan iioiir don Alvaro : je vais vous en inslriiire, si le peu de temps
([ui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste éclaircis-
sement.
- Qnebpies heures après que le vaisseau où j'étais eut quitté celui où
j'avais laissé don Jii.m, iii)us rencontrâmes un corsaire frani;,iis i|ui nous
allaiina; il se remlit maitrc du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre
aujires d'Alicaute. Je ne fus pas silOt libre, que je songeai à rnchcicr mon
LE DIABl,E BOITEUX.
Zd
ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'nrgent conip-
laiit ; et sur l'avis tiuon nie donna (|u'à Barcelone il y avait des frères
de la Piédem|)tion qui se préparaient à faire voile vers Alger, je my ren-
dis ; niais avant que de sortir de Valence je priai le gouverneur, don Fran-
cisco de Jlendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il peut avoir
•i la cour d Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que j'avais dessein
de ramener avec moi, el de faire rentrer dans ses Liens, qui ont été con-
lisqués depuis la mort du duc de Naxera.
Silôt que nous fumes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que fré-
(|uiiitcnl les esclaves ; mais j'avais beau les parcourir tous, je n y trou-
vais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan, à qui ce
navire appartient je le reconnus pourun hommequi avait autrefois servi
mon oncle Je lui dis le motif de mon voyage, et le priai de vouloir fjire
une exarte recherche de mon ami. Je suis fâché, me répondit-il, de ne
jiouvoir vous être utile : je dois partir d'Alger, cetle nuit, avec une dame
de Valence qui est esclave du dey. Et comment appelez-vous cette dame'.'
lui dis-je. Il reparlit qu'elle se nommait Theodora.
La surjirise que je lis paraître à cetle nouvelle appril par avance au
renégat que je m'intéressais pour celte dame. Il me découvrit le dessein
qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage ; et comme en son récit il lit
mention de l'esclave .Xlvaru, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
Ponce lui-niéinc;. Servez mon ressenlimenl, dis-je avec Ir.msport au re-
négat; donnez-moi les moyens de nie venger de mon ennemi. Vous serez
bienlot snlisfail. me réponilit-il ; mais contez-moi auparavant le sujet
que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro. Je lui ap(uis toute noire
histoire ; et lorsqu'il l'eut entendue : C'est assez, reprit-il, vous n'aurez
celle nuit qu'à m'accompagner, on vous montrera votre rival ; et, après
que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec nous a
Valence conduire dona Theodora.
Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan : je laissai
de l'argent pour sa rançon enlre les mains d'un marchand italien, nommé
Francisco Capali, qui rè,-.idc à Alger, el qui me promit de le racheier s'il
•venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva , je me rendis chez le renégat,
qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant une
petite |ioite, d'où il sorlit un homme (pii vint droit à nous, el i\m nous
dit, en n lUs montrant du doigt un homme el une femme qui marchaient
sur ses pas : Voili Alvaro et dona Theodora qui me suivent.
A celte vue je deviens furieux ; je mets l'épée à la main ; je cours au
malheureux Alvaro ; et, persuade que c'est un rival odieux que je vais
frapi er, je jiercc cet ami ûdele i|ue j'étais venu chercher. Mais, grâces
au ciel, cOLiliiiua-t-il en s'allendrissanl, mon erreur ne lui coûtera point
la vie, ni d'éternelles larmes à dona Theodora.
Ah ! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon aflliction;
je ne me considérai jamais de vous avoir perdu : quand même j'épouse-
rais voire ami, ce ne .serait que pour unir nus douleurs; votre amour,
voire aniilié, vos infortunes, feraient tout notre entretien. C'en est trop,
madame, répliqua don Fadrique ; je ne mérite pas que vous me regrelliez
si longtemps : .souffrez, je vous en conjure, que Zarate vous épouse après
qu'il vous aura vengée d'Alvaro Ponce. Don Alvaro n'est plus, dit la
veuve de Cifuentes ; le même jour qu'il m'enleva, il fut lue par le cor-
.saire qui me prit.
Madame, reprit Mendoce, celte nouvelle me fait plaisir ; mon ami eu
sera plus lot heureux ; suivez sansconirainle voire penchant l'un et l'au-
tre. Je vois avec joie approcher le m muni qui *a lever I obstiicle que
votre compassion el sa générosité mettent à votre commun bonheur;
puissent tous vos jours couler dans uu repos, dans une union, que la ja-
lousie de la fortune n'ose troubler! Adieu, madame; adieu, don Juan ,
souvenez-vous queli|uefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé
que vous.
Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient
leurs pleurs, don Fadrique, i|ui s'en aperçut, et qui se sentait Irès-mal,
poursuivit ainsi : Je me laisse trop «tien. Iiir; déjà la mort m'enviromii',
et je ne songe pas à supjilicr la bonté divine de me pardonner d'avoir
moi-même borne le cours dune vie dont elle seule devait disposer. Après
avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au ciel avec toutes les appa-
rences d'un véritable repentir, el bientôt 1 hémorragie causa une suffoca-
tion qui l'emporta.
Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie ;
il arrache l'appareil, il veut la ren Ire incurable; mais Francisque el le
«négal se jettent sur lui, el .s'opposent à sa rage. Theodora est effrayée
de ce Iransijorl : elle se joint au renégat et au Navarrois pour détourner
don Juan Je son dessein. Elle lui parle d'un air si louchanl, iiu'il rentre
en lui-même; il souffre que l'on rehande sa plaie: el enlin rintérêt de
l'amant cairne peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'ilreprilsa raison, il ne
s'en servit que pour prévenir les effets insensés de sa douleur, el non
pour en affaiblir le sentiment.
Le renégat, qui, parmi plusieurs cho.ses qu'il emportait eu Espagne,
avait de rixcellcnt baume d'Arabie el de precii ux parfums, cmlianuia le
corps de Mendoce. à la prière de la dame el de don Juan, qui leinoignè-
renl qu ils soiiliaiiaienl de lui rendre à Valence les lionHinrs de la sè-
pullnre. Ils ne cessèrent tous deux de gémir el de soupirer pendant toute
la navigation. 11 n'en fut pas de même du re^lc de l'équipage : comme le
vent «tait toujours favorable, il ne larda guère à découvrir les cotes
d'Es|iagnf.
A celte vue tous les esclaves se Uvrcrcnl à la joie; et, iiuandle vais-
seau fui heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son parti.
La veuve de Cifuentes el le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence,
avec des lettres |ionr le gouverneur et pour la famille de dona Tlieodorii.
La nouvelle du retour de celle dame fut reçue de ses parents avec beau-
coup de joie, l'our don Framisco de Mendoce, il sentit une vive afllic-
tion quand il appril la mort de son neveu.
Il le lit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de
Cifuentes, il se rendil àDenia, et qu'il voulut voir lecorpsdu malheureux
don Fadrique : ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des
plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs eu furent adendris. Il de-
manda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cetélal.
Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan ; loin de chercher
à l'effacer de ma mémoire, je prends un fum sir pl.ii^ir à me la ra|ipelcr
sans cesse, et à nourrir ma douleur. Il lui dil alors comment était arrivé
ce triste accident ; elce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, re-
doubla celles de don Francisco. A 1 égard de Theodora, ses parents lui
marquèrentla joie qu'ils avaient de la revoir, el la féliciléreiil sur la ma-
nière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la lyr nnie de .Mezzomorlo.
Après uu entier éclaircissement de toutes choses, ou mil le corps de don
Fndriipie dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut
point enterré, parce que le temps de la vice royauté de don Francisco
étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en retourner à Madrid,
où il résolut de faire transporter .son neveu.
Pendant que l'on faisait les jiréparalifs du convoi, la veuve de Cifuentes
combla de biens Francisque el le renégat. Le Navarrois se retira dans .sa
province, et le renégat retourna avec sa mère à Darudone, où il rentra
dans le christianisme, el où il vit encore aujourd'hui fort conimodémenl.
Dans ce lem|ps-là, don Francisco reçut un piquet de la cour, dans lequel
était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considér.ition qu'il avait
pour la maison de Naxera, n'av.it pu refusera tous les Mendoce, qui s'é-
taient joints pour la lui demander. Cetle nouvelle lut dautanl plus agréa-
ble au Tidédan. qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de
son ami; ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.
Eiilln le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qua-
lité ; el sitôt i|u'il futarrivé à Madriil, on enterra lecorpsde don Fadrique
dans une église, où Zarate et dona Theodora, avec la permission des .Men-
doce, lui firent élever un magnitique tombeau. Ils n'en demeurèrent point
là ; ils porlérent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éter-
niser leur doiihur el leur amitié.
Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Men-
doce, ils se marièrenl; mais, par uu inconcevabe effet du pouvoir de l'a-
milié, don Juan ne laissa pas de conserver longremps une mélancolie que
rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était tou-
jours présent à sa pensée : il le voyait toutes les nuits en .songe, et le plus
souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pour-
la ni commençait à ne distraire de ces tristes images: les charmes de 'Vheo-
dora, dont il était toujours épris, triompliaii ni |ieu à peu d'un .souvenir
funeste; eiilîn don Juan allait vivre heureux et content; mais ces jours
passés il tomba de cheval en chassant ; il se blessa à la tète, il s'y esï for-
mé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver: il vient de mourir: et
Theodora, (|ui est celte dame i|ue vous voyez entre les bras de deux fem-
mes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre bientôt.
CUAPITRE XVI.
Des songea.
Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette hisioire, don Cleophas lui
dil: Voilà un Irés-heau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux
hommes s'aimer autani que don Juan et don Fadrii|ue, je crois que l'on
aurait encore plus de peine à trouvci^deux amies rivales, ipii pussent se
faire si généreusement un sacrilice réciproque d'un amant aimu.
Sans doute, répondit le Diable, c'est ce uue l'on n'a point encore vu, et
ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les lemmes m^ s aiment point. Jeu
suppose deux parfaitement unies ; je veux même qu'elles ne disi m pas le
moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies : vinis
les voyez toutes deux ; vous penchez d'un coté, la rage se met de l'aiilie;
ce n'est pas queleuragée vous aime ; mais elle voulait la préférence. Tel
est le caractère des femmes: elles sont Irop jalou.ses les unes des aulres
pour êlre capable- d'amilié.
L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Leandro Perez, est un peu
ronianescjue, el nous a menés bien loin. La iiud est fort avancée : nous
allons voir dans un moment paraître les |iremiers rayons du jour ; j'al-
lends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de per-
sonnes endormies ; je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les di-
vers songes qu'elles peuvent faire. Très-volouliers, repartit le démon ;
vous aimez les tableaux changeants ; je veux vous contenter.
Je crois, ditZambullo. que je vais entendre des songes bien ridicules.
Poiiiqiioi'? répondit le boiteux: vous, qui po.ssédez votre Ovide, ne savez-
voiis pas que ce poêle dil que c'est vers la pointe du jour que les songes
sont plus vrais, p,ircc fjueilansce temps-là i'âine est dégaijee des vapeurs
dc's aliments, l'our moi, répliipia don Cleo|ihas, quoi qu en puisse dire
Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes. Vous avez Uni, reprit Asmodée ;
jl ne faut ni les traiter de chimère, ni les croire tous; ce sont des men-
40
LE DIABLE UOITEUX.
leurs qui disent quelquefois la vérilé. L'emporeur Auguste, ilont la lèle
valait bii-n celle d'un écolier, ne méiirisait pas les soiiges dans losquelsil
était intéressé ; et bien lui en prit, à la bataille de l'Iiilippes, de quitter sa
tente, sur le récit qu'on lui lit d'un rêve quile regard.iit. Jc4)ourrais vous
cilcr mille autres exemples qui vous feraient connaître votre léniérité;
mais je les passe sous silence, pour satisfaire le nouveau désir qui vous
presse.
Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du loeis. que
vous voyez couché dans ce ric!ie appartement, est un comte libéral et ga-
lant. 11 rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune ac-
trice, et qu'il se rend à la voix de cette sirène.
Dans l'appartement parallèle repose la comtesse, sa femme, quinime le
jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met eu
g.iiçe des pierreries cliez un joaillier qui lui prèle trois cents pistoles
luovennaut un Irés-honnèle prolit.
Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis du
même carncicre que le comte, et qui est amoureux d'une fameuseco-
quptte. il rêve qu'il emprunte uiic somme considérable pour lui en faire
présent ; et son intendant, couché tout en haut de l'hôtel, songe qu'il s'en-
richit à mesure que son maître se ruine. Eh bien, que pensez-vous de ces
songes-là? vous paraissent-ils extravagants? ^'on, ma foi, répondit don
tleophas, je vois bien qu'Ovide a raison ; mais je suis curieux de savoir
qui est cet homme que je remarque : il a la moustache en papillotes, et
conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit
pas être un cavalier du commun C'est un gentilhomme de province, ré-
pondit le démon, un vicomte aragonais, un esprit vain et fier; son âme,
en ce moment, nage dans la joie : il jêve qu'il est avec un grand qui lui
cède le pas dans une cérémonie p\iblique.
Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font
des songes bien mortidanis. L'un rêve (pie l'on publie une ordonnance qui
défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades,
et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à
l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains. Je sou-
hailerais, ditZambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu'un
médecin se trouvât aux funérailles de son mahide, comme un lieutenant
criminel assiste, en France, au supplice d'iui coiq)able qu'il a condamné.
J'aime la comparaison, dit le Diable : on pourrait dire, en ce cas-là, que
1 un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà fait exécuter la
s'cnne.
•Uh, oh ! s'écria l'écolier, qui est ce personnage oui se frotle les yeux,
en se levant avec précipitaiion? C'est un homme (le qualité qui sollicite
un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve el'fniyant vient de
le réveiller : il songeait que le premier ministre le regardait de travers
Je vois aussi une jeune fil equi se réveille, et qui n'est pas contente d un
songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de condition, une personne
aiis.si sage que belle, qui a deux amants dont elle est obsédée ; elle en ché-
rit un tenclreineBl, et a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à l'hor-
reur. Elle voyait tout à l'heure en .songe, à ses genoux, le galant qu'elle
déleste ; il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée,
elle allait le traiter plus favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle
aime : la nature, pendant le sommeil, secoue le joug de la raison et de la
vertu.
Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue : c'est le
domicile d'un procureur. Le voilà couché, avec sa femme, dans la cham-
hre ou il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits
jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour 1 assister
de .ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari chasse un
grand clerc dont il est devenu jaloux.
J'entends ronller autour de nous, dit Leandro Ferez, etje crois que c'est
ce gros homme que je démêle daiis un petit corps de logis attenant à la
demeure du procureur. Justement, répondit Asmodée ; c'est un chanoine
(|ni rêve qu'il dit son Benedicile.
Il a pour voisin nu marcliand d'jétoffes de soie qui vend sa marchan-
dise fort cher, mais à crédit, aux personnes de (jualité : il est dû à ce luar-
cliand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui appor-
tent de l'argent, et ses correspondants, de leur côté, songent qu'il est sur
le point de faire banqueroute. Ces deux songes, dit l'écolier, ne sont pas
sortis du temple du .^onmieil par la même porte. Non, je vous assure, ré-
jiondit le démon : le premier, à coup sur, est sorti par la porte d'ivuire,
et le second par la porte de corne.
La maison ipii joint celle de ce marchand est occup("e par un fameux
libraire. 11 a, depuis peu, imprime un livre (lui a eu beaucoup de succès.
Eu le mettant au jour, il promit à l'auteur (Je lui donner ciuipiante pis-
loles s'il réimpriuiail son ouvrage ; et il rêve actuellement qu'il en fait une
seconde édition sans l'en avertir.
Oh ! p(uir ce songe-là, dit '/^ambuUo, il n'est pas besoin de demander
)iar ipiclle porte il est sorti : je ne doute pas qu'il n'ait son plein et entier
efet. Je connais messieurs les libraires : ils ne se font pas scrupule de
tromper les auteurs. Hien n'est plus véritable, reprit le boiteux ; mais
apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs : ils ne sont pas plus scru-
jMileux que les libraires. Une petite aventure, arrivée il n'y a pas cent ans
a y\ iilriii, va vous le prouver.
Trois libraires soiipaient ensemble au cabaret : la conversation tomba
sur In rarelé des bons livres iiouTc.iux. Mes amis, dil là-dessus un des con-
vives, je vous dirai conlidcmmcnl que j'ai fait un beau coup ces jours
passés : j'ai acheté une copie qui me coule un peu cher, à la vérilé; mais
elle est d'un auteur... ! c'est (te l'or en barre. Un autre libraire prit alors
la parole, et se vanta pareillement d'avoir fait une emplette excellente le
jour précédent. El moi, mes.^ieurs, s'écria le troisième à son tour, je ne
veux pas demeurer en reste de confiance avec vous : je vais vous montrer
la perle des manuscrits; j'en ai fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.
En même temps chacun tira de sa poche la précieuse copie qu'il disaitavoir
achetée ; et ( omme il se trouva que c'était une nouvelle pièce de ihéàtre,
inlitulce le Juif errent, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'é-
tait le même ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.
Je découvre dans une autre maison, poursuivit le Diable, un amant ti-
mide et respectueux qui vient de se réveiller. 11 aime une veuve toute des '
plus vives : il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il lui tenait
des discours tendres, et qu'elle lui a répondu ; Ah \ que vous êtes sédui-
sant ! vous me persuaderiez si je n'étais pas en garde contre les hommes ;
mais ce sont des trompeurs : je ne me lie point à leurs paroles; je veux
des actions. Eh ! quelles actions, mailame, exigez-vous de moi? a repris
l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon amour, entre-
prendre les douze travaux d'ilen nie ? Eh ! non, don Nicaise; non, a re-
parti la dame, je ne vous en demande pas tant. Là-dessus, il s'est réveillé.
Apprenez-moi, de grâce, dit l'écidier, pourquoi cet homme couché
dans un lit brun se débat comme un possédé. C'est, répondit le Diable,
un habile lic^cié qui l'ait un songe dont il est terriblement agité ; il rêve
qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit docteur en
médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon' médecin. Au second
élage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, nommé don
Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour demander une ré-
compense pour avoir tué un Portugais (l'un coup d'escopelte. Savez-vous
quel songe il fait? 11 rêve qu'on lui donne le gouvernement d Antequerre,
et encore n'est-il pas content : il croit mériter une vice-royauté.
Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui ,,
rêvent bien désagréablement : l'un, qui est gouverneur d'une place forte,
songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère résis-
tance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec sa garnison 7
l'autie estl'évêque deMurcie. La cour a chargé ce prélat de faire l'éloge
funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer dansdeux jours : il rêve
qu'il est en chaire, et qu'il demeure court après l'exorde de son discours.
Il n'est |]as impossible, dit don Cleophas, que ce malheur lui arrive en ef-
fet. Non vraiment, répondit le Diable, et il n'y a ijasménie longtempsque
cela est arrivé à SaGrandeureu pareille occasion.
Voulez-vous que je vous montre un somnambule ? vous n'avez qu'à re-
garder dans b's écuries de cet hôtel : qu'y voyez-vous '.' J'aperçois, dit
Leaiidro Ferez, un homme en chemise qui inarclie, et lient, cerne semble,
une étrille à la main. Eh bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui
dorl. Il a (•outuine toutes les nuits de se lever de son lit, ei, tout en dor-
mant, d'étri 1er ses chevaux; api es quoi il «e recouche. On s'imagine dans
l'hôiel (|ue c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier lui-même le
croit comme les autres.
Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux che-
valier de la l'oi-son, lequel a jadis été vice-Voi du Mexii|ue. 11 csl tombé
malade; et, comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à l'in-
quiéter : il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie son in(|uié-
lude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne fout pas une mention
honorable de lui. Il vient de faire un smigc dont loule l'horreur n'est
piiiiil encore dis>ipée,-et qui sera peut-être cause de sa mort. Il faut donc,
(litZiimbullo, ((ue ce songe soi! bien extraordinaire. Vous allez rentendre,
reprit Asmodée; il a quelque cho.se, en effet, de singulier. Ce seigneur
rêvait tout à l'heure qu'il était dans la vallée des morts, où tous les Alexi-
c.iiiis ([iii ont élé les victimes de son injustice et de sa cruauté .sont vemi>
foiulre sur lui, en l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu
le mettre eu |iiéces; mais il a pris la fuite, cl s'est dérobé à leur fureur.
Après quoi il s'est trouvé dansnue grande salle loule tendue de drap noir,
ou il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y avait
trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de s'approcher
d'eux ; et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous les défuut< ; Il y
a longtemps que nous l'attendons ; viens prendre ta place auprès de nous.
Le vilain rêve 1 s'écria l'écolier : je pardonne au malade d en avoir l'i-
maginalion blessée En récompen.se, dit le boiteux, sa nièce, qui est coii-
cliée dans un app.ulemeut au-dessus du sien, passe la nuit délicieuse-
ment; le sommril lui présente les plus agréables idées. C'est une fille de
vingt-cinq à trente nus, laide et mal faite. Elle rcve que son oncle, dont
elle; est runiiiue hériliére, ne vil plus, et qu'elle voit autour d'elle une
foule d'aimables seigneurs qui se disputent la gloire de lui plaire.
Si je ne me trompe, dit don Cleoph.is, j'enlends rire derrière nous.
Vous ne vous trompez point, reprit le Diable! c'est une femme qui rit en
(lormanl à deux pas d'ici ; une veuve qui fait la prude, et ipii n'aime rien
tant (pie la médisauce. Elle songe (pi'elle s'entretient avec une vieille dé-
vote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.
Je ris à inoii lour en voyant, dans une chambre au-dessous de cette
femme, un bourgeois ([ui a de la peine à vivre lionnêtcmeiil du peu de
bien qu il possède. Il rêve qu'il rainasse des pièces d'or et d'argent, et (pie,
plus il eu ramasse, ]dus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
grand colfic. Le |iauvre gnrçim ! dit Leandro ; il ne jouira |ias liuigliinps
de sou irésor. A sou réveil, repiit le boiteux, il sera cuninie un vrai riche
(|iii se ineurl ; il verra disparailre ses richesses.
LE DIABLE BOITEUX.
41
Si vous ùtcs curieux de savoir les songes de deux comi'dieiincs qui sont
voisines, je vais vous les dire. L"uiie rive qu'elle prend des oise.iux à la
pipée, qucllelos plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les donne
é dévorer à un beau malou dont elle est folle, et qui en a tout le profil.
L'autre songe qu'elle chasse dosa maison des lévriers et des chiens danois
dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut plus avoir qu'un
petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.
Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier : je crois que s'il y avait
à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, lisseraient
fort eniliarrassés à expliquer ceux-là. Pas trop, répondit le Diable : pour
peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui chez la gent co-
mique, ils y trouveraient hientôl uu sens clair et net.
Pour moi, je n'y comprends rien, ré|iliqua don Clcophas, et je ne m'en
soucie guère ; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans
un superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de
laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un llambeau. C'est une femme
titrée, repartit le démon ; une dame qui a un équipage Irés-galant, et qui
se plait à faiie porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne mine.
Une de ses habitudes est de lire en se couchant ; sans cela elle ne pourrait
fermer l'œil de la nuit. Hier au soir elle lisait les Métamorphoses d'O-
vide ; et cette lecture est cause qu'elle fait en cet instant un songe ou il y
a bien de l'extravagance : elle rêve que Jupiter est devenu amoureux
d'elle, et qu'il se met à sou service sous la forme d'un grand page des
mieux bâtis.
A propos de cette métamorphose, en voici une aulre (|ui me parait plus
plaisante. J'aperçois un histrion qui goi'iie, dans un profond sommeil, la
douceurd'im songequi le llalleagréablenient.Cel acteur est si vieux, ((u'il
n'y a tète d'homme à .Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il y a si
longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est pour ainsi dire Ihéàtrilié.
Il a du talent, et il en est si lier et si vain, qu'il s'imagine qu'un personnage
tel que lui est au-dessus d'un homme. Savcz-vous le songe que fait ce su-
perbe héros de coulisse ? Il rêve qu'il se meurt, et qu'il voit toutes les di-
vinités de l'Olympe assemblées pour décider de ce qu'elles doivent faire
d'un mortel de son inqinrtance. Il entend Mercure qui expose au conseil
des dieux que ce famei.x cnmédien, iiprès avoir eu rlionneurdcreprésen-
ter si souvent sur la scène Ju]iiter et les autres principaux immortels, ue
doit pas être assujetti au sort commun à tous les humains, et qu'il mérite
d'être reçu dans la troupe céleste. Momus applaudit au sentiment de Mer-
cure; mais quelques autres dieux et quelques déesses se révoltent contre
la proposition d'une ajioihéose si nouvelle ; et Jupiter, pour les mettre
tous d'accord, change le vieux comédien en une figure de décoration.
Le Diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit en lui disant :
Ualte-là, seigneur Asmodée, vous ne prenez pas garde qu il est jour ; j'ai
peur qu'on ue vous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la populace
vient une fois à remarquer Votre Seigneurie, nous entendrons des huées
qui ne Uniront pas sitôt.
On ne nous verra point, lui répondit le démon ; j'ai le même pouvoir
que ces divinités fabultuses dont je viens de parler; et, tout ainsi que
sur le mont Ida l'amoureux lils de Saturne se couvrit d'un nuage pour
cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais former
autour de nous une é[iaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra
percer, et qui ue vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai
vous faire observer. Eu effet, ils furent tout à coup environnés d'une
fumée, qui, bien que des jdus opaques, ne dérobait rieu aux yeux de l'é-
colier.
Retournons aux songes, poursuivit le boiteux. Mais je ne fais pas ré-
flexion, ajouta-t-il, que la manière dint je vous ai fait passer la nuit doit
vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez vous, et de
vous y laisser reposer quelques heures; pendant ce temps -là, je vais par-
courir les quatre pariiis du monde, et faire quelque tour de mon métier;
après cela je vous rejoindrai pour m'cgayer avec vous sur de nouveaux
frais. Je n'ai nulle envie de dormir, et je ne suis point las, répondit don
Clcophas ; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir de m'apprcndre les
divers desseins ((u'ont ces personnes que je vois déjà le\ées, et qui se
dispo.sent, ce me scmb'e, à sortir. Que vont-elles faire de si grand ma-
tin? Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le démon, est une chose digne
d'être oLscrvée. Vous allez voir un tableau des soins, des mouvements,
des peines «ue les pauvres mortels se donnent pendant cette vie pour
remplir le plus agrénblement qu'il leur est possible ce petit espace qui est
entre leur naissance et leur mort.
CllAl'lïllE XVll.
Oii l'on verra iilusieuis oijginaux qui ne sont p.i$ sans co\ne.
Observons d'abord cette Iroujie de gueux que vous voyez déjà dans la
rue. Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en
communauté comme des moines, et p.s^enl presque toutes les niiils à
faire la débauche dans leur maison, ou il y a toujours une am|de provi-
.siou de pain, de viande et de vin. Les \oiià qui vont se si parer pour aller
jouer leurs rôles dans les églises ; et ce soir ils se rassuniblcront pour
lioirc à la santé des jicrsonnes charitables qui contribuent pieusement a
leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons savent se mettre
et se travesti]- pour inspirer de la pitié : les coquettes ne savent pas mieus
s'ajuster pour donner de l'amour.
Itegardez altenlivement les trois qui vont ensemble du même côté.
Celui qui s'appuie sur des béquilles, ipii fait trembler tout son corps, et
semble marcher avec tant de peine, qu'à chaque pas vous diriez qu'il va
tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air dé-
crépit, est un jeune homme si alerte et si Irgt r, qu'il passerait un daim
à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent dont la
tête est rouverte d'une peau qui cache une chevelure de page de cour.
Et l'autre, qui parait un cul-de-jatte, est un drôle qui a l'air de tirer de sa
poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes accents il n'y a point
de vieille qui ne descende d'un quatrième étage pour lui apporter un
maravédis.
Tandis que ces fainéanis vont, sous le masque de la pauvreté, attraper
l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique Es-
pagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. J'a-
perçois de toutes parts des hommes ((ui se lèvent et s'habillent pour aller
remplir leurs difl'érents emplois. Combien de projets formés cette nuit
vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour 1 Que de démarches l'intérêt, l'a-
mour et l'ambition vont faire faire !
Que vois-je dans la rue? interrompit don Clcophas. Qui est celte femme
chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec préci-
pitation? elle a sans doute quelque affaire fort pressante. Oui certaine-
ment, répondit le Diable ; c est une vénérable matrone qui court à une
maison où l'on a besoin de sou miuisière. Elle y va trouver une comé-
dienne qui pousse des cris, et auprès d'elle il y a deux cavaliers bien em-
barrasses. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui s'in-
téresse à ce qui va se passer ; car les couches des femmes de théâtre res-
semblent à celles d'AIcméue.: il y a toujours un Jupiter et un Amphitryon
qui sont auteurs du part.
Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que c'est
un cha.sseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux des en-
virons de Madrid '.'cependant il n'a aucune envie de prendre le divertis-
sement de la chasse ; il est occupé d'un aulre dessein; il va gagner un
village où il se déguisera en paysan |iour s'introduire, sous cet habit, dans
une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'uue mère sévère et vi-
gilante.
Ce jeune bachelier, riui passe et marche à pas précipités, a coutume
d'aller tous les matins lairc sa cour à un vieux chanoine qui est son
OHcle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette maison
vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose à -or-
tir, c'est uu honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez .sérieuse in-
quiète. Il a une fille nuique à marier ; il ne sait s'il doit la donner à un
jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier hidalgo qui la de-
mande. Il va consulter ses amis là-dessus ; et, dans le fond, rien n'est
plus embarrassant. Il craint, en choisissant le gentilhomme, d'avoir un
gendre qui le méprise ; et il a peur, s'il s'en tient au procureur, de mettre
dans sa maison un ver qui en ronge tous les meubles.
Considérez un voisin de ce père embarrassé, et déméUz, dans ce corps
de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de
chambre de brocart rouge à llciirs d'or : c'est un bel esprit qui fait le
seigneur en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt
maravédis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a nn éipii-
page très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la frugalité
est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son particulier : il
ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par oslenlation, des per-
sonnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des conseillers d Etat ;
et, pour cet effet, il vient d'envoyer chercherun pâtissier et un rôtisseur;
il va marchander avec eux sou à sou, après quoi il écrira sur des cartes
les services dont ils seront convenus. Vous me parlez là d'un grand
crasseux, dit Zambullo. Uè mais! répondit Asmodée, tous les gueux i|U«
la fortune enrichit brusquement deviennent avares ou prodigues : c'est la
règle.
Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à s-i
toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait. Ah ! vraiment,
s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre attention.
Celte femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son douaire, et
voit très-bonne compagnie, et le jeune homme qui est avec elle est un
seigneur nommé don Antoine de Monsalve.
Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'I'spagne, il a
proiriis à la veuve de répou.ser : il lui a même fait un déilit de irois mille
pisloles ; mais il est traversé dans ses amours par ses paniiN, qui mena-
cent de le faire enlermer s'il ne rompt tout commerce avec rAllemaiide,
qu'ils regardent comme une aveiiluriérc. Le galant, mortifié de les voir
tons révoltés contre sou penchant, vint hier au soir chez sa maiire.ssc,
qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda la cause :
il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions (|u'il aurait à
essuyer de la part ii: sa famille ne pourraient jamais ébranler sa constance.
La veuve parut iharniée de sa fermeté, et ils se séparèrent tous deux à
ininnil, très-contents l'un de l'autre.
.M'iiisidve est revenu ce matin : il a trouvé la dame à sa toilette, et il
s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la con-
versation, I Alleinaiide a ôté ses papillotes : le cavalier en a pris une sans
réilexion, l'a dépliée, et y voyant de son écriture : Comment donc, ma-
dame, a-l-il dit eu riant, est-ce là l'usage que vous faites des billets doux
LE DIABL!' B^ITl-UX.
(|ii"oii vous envoie? Oui, M;iiis;ihe, ii-l-(li;.- rLj^ouiiii : vous voj'cz à (|uoi
lue soivonl les promr'ssps des anianls qui veulent m'épouser eu dépit de
leurs l'aïuilles ; j'en fais dis iiapillotes. Quand le cavalier a reconnu que
c'était orfLClivesiciil son dédit que la dame avait décliiré. il n'a )iu s'cni-
pèclicr dadniiicr le désintéressement de sa veuve, cl il lui jure de nou-
veau une élenielle fidélité.
Jetez les yeux, poursuivit le Diable, sur ce grand homme sec qui passe
;m-dcssons de nous : il a un grand registre suhs son bras, une écritoire
pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos. Ce personnage, dit léco-
lier, a un air ridicule ; je gagerais que c'est un original. Il est certain, re-
prit le démon, que c'est un mortel issez singulier'. 11 y a des philosophes
i-yniques en Espagne : en voilà un. li va vers le Buen-Ketiro se mettre
(1 lus une prairie où il y a une claire fontaine dont l'eau pure forme un
) uisseau qui serpente parmi les lleurs. Il demeurera là toute la journée à
contempler les richesses de la nature, à jouer de la guitare, et à faire des
réllexions qu'il écrira sur son registre. Il a dans ses poches sa nourriture
ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons avec un morceau de pain : telle
est la vie sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui
disait comme à Diogéne : Si tu savais fai] e ta cour aux grands, tu ne man-
gerais pas des oignons, ce philosophe moderne lui répondrait : Je ferais
ma cour aux grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme
jusqu'à le l'aire ramper devant u[i autre homme.
En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs :
ils lui firent même .sa fortune ; mais, ayant senti que leur amitié n'était
(lour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux.
Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il lit réilexion qu'il éclabous-
sait des gens qui valaient mieux que lui : il u même donné presque tous
.ses biens à ses amis indigents ; il s'est seulement réservé de quoi vivre de
la manière qu'il vit; car il ne lui parait pas moins houleux |iour un phi-
losojihe d'aller mendier son pain parmi le peuple (jue chez les grands
seigneurs.
Plaignez !e cavalier qui suit ce philosophe, et qne vous voyez accom-
pagné d'un chien; il peut se vanter d'èlre d'nnc des meilleuies maisons
lie tastille. Il a été riche, mais il s'est ruiné, comme le Tinu)u de Lucien,
(•n régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant des fctes superbes
aux naissances, aux mariages des princes et princesses^ en un mot, à
chaque occasion qu'a eue ri:.spagne de faire des réjouissances. Dés que
les parasites ont vu sa marmite renversée, ils ent disparu de chez lui;
Ions ses amis l'ont abandonné; un seul lui est resté fidèle : c'est son
chien.
Dites-moi, seigneur Diable, s'écria 'Lcandro Ferez, à qui appartient cet
équipage que je vois arrêté devant une rKaison? C'est, répondit le démon,
le carrosse d'un riche contad ir qui va tous les nuatins dans cette maison,
011 demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de race maure
a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir qu'elle lui avait
l'ait une infidélité ; dans la fureur que lui causa celte nouvelle, il lui écri-
vit une lettre pleine de reprocluset de menaces. Vous ne devincritz )ias
quel parti la cnquetle s'est avisée de prendre : au lieu d'avoir l'impru-
ilence de nier le fait, elle a mandé ce matin au trésorier qu il est juste-
ment irrité contre elle; qu'il ne doit plus la regarder qu'avec mépris,
jjuisqu'elle a élé capable de trahir un si galant homme ; qu'elle recounait
sa faute, qu'clh' la déleste, et que, pour s'en punir, elle a déjà coupé ses
beaux cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre; enfin, qu'elle est
4l'ans la résolulion d'aller dans une retraite consacrer le reste de ses jours
à la pénitence.
Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de -sa
maîtresse ; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle ; il l'a trouvée
l'ans les pleurs; et celle bonne comédienne a si bien joué son rôle, qu'il
vient de lui pardonner le passé; il fera plus : pour la consoler du sacri-
fice de sa chevelure, il lui promet en ce momenl de la faire dame de pa-
roisse, en lui achetant une belle maison de campagne, qui est actuelle-
ment à vendre auprès de l'Escurial.
Toules les bouliqiies sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà un
cavalier qui entre chez un traiteur. Ce cavalier, reprit Asmodée, est un
garçon de famille qui a la rage d'écrire, et de vouloir absolument passer
pour auteur; il ne manque pas d'esprit ; il en a même assez puur ciili-
qicr tous les ouvrages qui paraissent sur la scène, mais il n'eu a point
aisez pour en composer un raisonnalilc. Il enire chez le traiteur pour
ordonner un grand repas; il donne à ilincr aiijoiiririiui à quatre cuiué-
ilicns i|u'il vent engager à protéger nue mauvaise pièce de sa façon, qu'il
est sur le point île présentera leur compagnie,
A propos d'ailleurs, eoutinna-til, en voilà deux qui se reueontrcnt
dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; i'sse mé-
prisent mulucllemeut, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilemenl que
le poëte Crispinns, qu'Horace compare aux soullletsdes forges, et l'aulre
emploie bien du temps à faire des ouvrages froids cl insipides.
Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la | orle de celle
église? dit Zaïnbullo. C'est, nqiondit le lioiti'iix, un persuniiag'' digne
d'être remarque. Il n'y a pas dix ans ipi'il ahandouua l'élu le d'un nolaire
oii il était maiiri' clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse.
Au bout de six mriis de novicial, il sortit de son couvent, repariil à Ma-
prid ; mais ceux qu' '". connaissaient lurent éloiinés de le voir devenir
tout à coup un des princijianx membres du ronsi'il ib's Indes. On parle
encore aujourd'hui d'une torliine si subite. (Juelqnes-uMs disent qu'il s'est
doonéiiu diable, d'autres veulent qu'il ait clé aimé d'une riclie douairière,
et d'autres, enlin, qu'il ait trouvé un trésor. Vous savez ce qui en est, in-
terrompit lion Cleophas. Oli! pour cela oui, repartit le démon, et je vais
vous révéler le mystère.
Pendant que noire moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant
dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut
une cassette de cuivre qu'il ouvrit : il y avait dedans nue boite d'or qui
contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le re-
ligieux ne se connut pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de ju-
ger qu'il venait de faire un bon coup de filet ; et ])renanl aussitôt le parti
que prend, dans une comédie de Piaule, ce Gripus qui renonce à la pê-
che après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc, et revijit à Madrid,
où, par rentremisc d'un joaillier de ses amis, il changea ses pierres pré-
cieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui lui donne uu
beau rang dans la société civile.
CnAPITRE XVlll
Ce que le Diabli' li encore roiniirquer à don Cleoplias.
Il faut, poursuivit Asmodée, que je tous fasse rire en vous apprenant
un Irait de cet hommtfqui entre chez un marchand de liqueurs, (l'est un
médecin biscayen ; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il jias-
scra toute la journée à jouer aux échecs.
Pendant ce temps-là, ne craignez rien pour ses malades, il n'en a point ;
et, quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas
les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soii's chez
une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait semblant
d'être amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de valet, qu'il a pour
tint domestique, et avec leipiel il s'entend, lui apporte une fausse liste
qui contient les noms de plusieurs personnes de qualité, de h part des-
quelles on est venu chercher ce docteur. La veuve prend tout cela au
pid de la lettre, et noire joueur d'échecs est sur le poiut de gagner la
partie.
Arrèlonsnous devant cet hôtel auprès du piel nous sommes ; je ne
veux point passer outre sans vous faire remarqu: r les personnes qui l'ha-
bilenl. Parcourez des yeux les npiartements: qi:'y découvrez- vous? J'y
démêle des daines dont la beauté ni'éblouit, rép.onilil l'écolier. J'en vois
quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont déjà levées. Que de
charmes elles offrent à mes regards ! Je m'imagine voir les nymphes de
Diane, telles qne les poêles nous les représenleul.
Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits des
nymphes de liiane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce .sont
quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi
dangereuses que ces belles demoiselles d.» chevalerie qui arrêtaient par
leurs appas les chevaliers ipii passaient devant leurs châteaux, elles alti-
reni les jeunes gens chez elles Malheur à ceux qui s'en laissent charmer I
Pour avertir du jiéiil que courent les passants, il faudrait faire meltre
devant cette maison des balises, comme ou en met dans ks rivières pour
marquer les endroits duit il ne faut |ias s'approcher.
Je ne vous di mande ]ias, dil Leandro Perez. où vont ces seigneurs que
je vois dans leurs carrosses : ils vont sans doute au lever du roi. Vous
l'avez dil, reprit le Diah'e : et, si vous voulez y aller aussi, je vous v con-
duirai ; nous ferons là quelques remarijues ré;oiiissantes. Vous ne pouvez
lien me juopnser qui nie soit plus agréable, répliqua Zarabullo ; je m'en
fais par avance un grand plaisir.
Alors le démon, prompt à satisfaire don Cleophas, l'emporta vers le
palais du roi; mais, avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des ma-
nœuvres qui Iravaillaienl à une jiorti^ fort haute, demanda si c'était un
portail d'église qu'ils faisaienl. Non, lui répondit Xsmoilée, c'est la porte
d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez. C^'pen-
daiit, quand ils relèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera digne des
deux vers latins qu'on doit mellic dessus.
Qne. me dites-vous, s'écria Lcaiidro : quelle idée vous me donnez de
ces deux vers I je meurs d'envie de les savoir. Les voici, reprit le dé-
mon ; préparez-vous à les admirer :
Qiiam bcneMerenrius nunc morccs vcnHit opimas,
MoDius ubi f'aluus vciulidil unie sales I
Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde. Je n'en
sens point encore tonte la heaulé, dit l'écolier; je ne sais pas bien ce qne
signifient ces /'n^ins salis. Vous ignorez donc, repartit le Diable, qne la
place où l'on bâtit ce marché, pour y vendre des denrées, fut autrefois un
eollégo de moines qui enseignaient à la ieiincssc les ImmaDilés? Le- régents
lie ce roUége y faisaient représenter par leurs écoliers des drames, des
pécs de ihéàlre fad .«, et eniremêlées de ballets si cxiravagauts, qu'on
y voyait danser jusqu'aux piélérits et aux supins. Oli ! ne m'en dites pas
davnnlage, iulcrronipit Zaïnbullo ; je sais bien (]nille drogue c'est que
les pièces de collèges. L'inseription nie parail ailmiialde.
A peine Asmodée et don Cleophas fureiil-ils sur l'escalier du palais du
roi, qu'ils virent plusieurs courtisans ipii moulaient les degrés. A me-
sure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le Diable laisait le no-
luenelalenr. Voilà, disait-il a Leandro Perez en les lui monlrant du doigt
l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de la Puebla
LE DIABLE BOITEUX.
45
d'Elleréna ; voici le marquis de Castro Fiiesle; celui-là, c'est don Lopez
de Los Bios, )irésident du conseil des Unaiiccs ; celui-ci, le comie de
Villa llombrosa. 11 ne se contentait pas de les noninuT, il faisait leur
éloge ; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque trait satirique : il
leur donnait à chacun son lardon.
Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il écoute ivec
lin air de bonté. Implorez-vous sa protectiou, il vous l'accorde généreu-
sement, et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un homme qui aime
tant à faire l>la^^ir ait la mémoire si courte, (ju'un quart d'heure après
que vous lui avez parlé il oublie ce que vous lui avez dit.
Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la cour
du nuilkur caractère : il n'est pas, comme la plupart de ses pareils,
différent de lui-même dun moment à un autre ; il n'y a |ioint de caprice,
jioint d'inégalité dans Mn humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas d'in-
gralilnde r'altacliumeut qu'on a pour sa personne, ni les services qu'on
lui rend; mais, par malheur, il est trop leut à les reconnaître. Il laisse
(! 'sirer silongtimps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien
aclieté lorsqu'on l'a obtenu.
Après que le démon eut fait connaître à l'écolier les bonnes et les
mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans
.une sal'e où il y avait des hommes de toutes sortes de conditions, et
liarliculiérement tant de chevaliers, que don Cleophas s'écria ; Que de
chevaliers! parbleu, il faut qu'il y en ait bien en Espagne! Je vous en
réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque, pour être
chevalier de Saint-Jacqnes ou de Calalrava, il n'est pas nécessaire,
comme antiefois imur devenir chevalier romain, d'avoir vingt cinq
mille écus de patrimoine : aussi s'apcrçoit-on que c'est itne marchandise
bien mêlée.
Envisagez, conlinna-t-il, la mine plate qui est derrière vous. Parlez
plus bas,"interrompil ZambuUo, cet homme vous entend. Non, non,. ré-
pondit le Diable ; le même cliarme qui nous rend invisibles ne permet pas
qu'on nous entende. Regardez cette iigurc-là : c'est un Catalan qui revient
des iles IMiilippines, ou il était (lilinslier. Uiriez-vous à le voir que c'est
nn fiudre de guerre? Il a pourtant fait des actions prodigieuses de va-
leur. II va ce inalin présenter au roi un placcl, par lequel il demande
certain poste ) our véconqicnse de ses services ; mais je doute fort qu'il
l'obtienne, puisqu'il ne s adresse pas auparavant au premier ministre.
Je vois a la main droite de ce lliliustier, dit Leandro Perez, un gros et
grand houinie qui parait faire l'important : à juger de sa condition par
l'orgueil qii'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche
seigneur. Le n'est rien moins que cela, repartit Asmodée : c'est un hi-
dalgo des plus pauvres, (|ui, pour subsister, donne à jouer sous la pro-
tection d'un grand.
Mais je remarque un liceucié qui mérite bien que je vous le fasse ob-
server. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la première
fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc, ils parlent tous deux
d'une affaire qui fut hier jugée par le roi : je vais vous en faire le
détail.
11 y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de
Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux
auteurs castillans: ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies et
de mots Iropjiouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette production sin-
gulière : ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils présentent au roi,
j/our le supplier de condanmer ce livre comme contraire à la pureté et
à la netteté de la langue C'-pagnole.
Le placcl parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois com-
missaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était
effectivement réprébensible, et d'autant plus dangereux, qu il était plus
brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a décidé : il a
ordonné, ."^ous peine de désobéissance, que ceux des académiciens de
Tolède qui écrivent dans le goiil de ce licencié ne composeront plus de
livres à l'avenir, et que même, pour mieux conserver la pureté de la
langue castillane, ces académiciens ne pourront être remplaces après leur
mort que par des personnes do la première qualité.
Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en riant : les parti-
sans du langage ordinaire n'dnl plus rien à craindre. Pardonnez-moi,
n partit le démon : les auteurs ennemis de celle noble simplicité qui fait
le charme des lecteurs sensés ne sont pas tous de l'académie de Tulédc.
Pou Cleophas fut curieux d'a| prendre i|ui était le cavalier habillé de
velours gris-blanc, qu il voyait en conversation avec le licencié. C'est,
lui dit le boiteux, »» cadet catalan, ol'licier de la garde espagnole ; je
vous assure, que c'est un gaiçou trés-spiriluil. Je veux, jiour vous faire
juger de son esprit, vous citer une re| artie (|u'ij lit liiei- à nue dame en
foi t bonne com)agnie; mais, pour rinlellij;ence de ce bon mol, il faut
saujjr qu'il a un frère nouiiué don André de Pruda, qui était, i^y a
quelr|ues années, oflicier comme lui ilans le même corps.
11 arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce
don André, et lui dit : Seigniur de Prada, je porte même nom que vous:
mais nos familles sont différeiites. Je sais que vous êtes d'une des meil-
Icuns maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas
riche. Mni, je suis riche et dune naissance peu illustre. N'y nurait-il pas
moyen de nous f.iirc part mutuellement «le ce que nous avons de bon
l'un et l'autre? Avez-voiis ves titres de noblesse? Don André répondit
que oui. Cela éuint, réplicpia le fermier, si vous voulez me les commu-
niquer, je les mettrai entre les mains d'un hibilc généalogiste qui tra-
vaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. Denio
coté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille pistoles
Sommes-nous d'accord? Don André fut ébloui de la somme : il accepta la
proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en re-
çut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vil depuis ce
iemps-là.
Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table
où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du
roi ; et la-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce
jeune offici' r, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? Non,
madame, répondit-il ; je n'ai pas cet honueur-là ; c'est mon frère.
L'écolier lit un éclai de rire à cette repartie, qui lui parut des plus
plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un
courtisan, il s'écria : Eh ! bon Dieu, que ce petit homme qui suit ce sei-
gneur lui fait de révérences ! Il a sans doute quelque grâce à lui deman-
der. Ce que vous remarquez là, reprit le Diable, vaut bien la peine que
je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un honnête
bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs de
Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en répu-
tation. 11 a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce seigneur,
qui y a été prendre les eaux : le bourgeois, en ce moment, prie trés-
alfectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en
présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre .service.
Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne,
lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu
excessivement riche en peu de temps, par la science des nombres : il y a
dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa
table l'emporte sur celle d'un nunislre par la délicatesse et l'abondance.
Il a un équipage pour lui, un pour sa femme, et un autre pour ses en-
fants. On voit dans ses écuries les jilns belles mules et les plus beaux
chevaux du monde. Il acheta même, ces jours passés, et paya, argent
comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait marchandé,
et trouvé trop cher. Quelle insolence ! dit Leandro. Un Turc qui verrait
ce drole-là dans nu état si llorissant ne mau(picr..it pas de le croire à la
veille d'essuyer quelque fâcheux revers de fortune. J'ignore l'avenir, dit
Asmodée; mais je ne puis m'empêcher de peii.;er comme un Turc.
Ah ! qu'est-ce que jo vois, continua le déniou avec surprise. Peu s'en
fiiut que je ne doute du rap[iort de mes yeux ! Je démêle dans cette salle
un poète q^in'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, après
avoir fait des vers qui ofléusent de grands seigneurs espagnols? il faut
qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.
Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé
sur un écuyer. Ilemarquez comme, par considération, tout le monde se
range pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynasle U
Alaya, grand juge de police : il vient rendre compte au roi de ce cpii est
arrivé cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vltSllard avec admi-
ration.
Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien. II
serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le prissent
pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent ([ue
par humeur et par iinpétiiosilé; il ne fera point arrêter un homme sur
le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un commis. Il sait
trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont l'àme vénale, et
sont capables de faire un honteux Iralic de sou autorité. C'est pourquoi,
lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, il approfondit l'accusation
jusi|u'à ce qu'il ait démêlé la vérité. Aussi n'envoie -t-il jamais des inno-
cents dans les prisons ; il n'y l'ait mettre que des coupables : encore n'a-
bandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui régn»^ dans les cachots. II va
voir lui-même ces misérables, et asoiu d'empêcher qu'on n'ajoute l'iu-
bumanité aux justes rigueurs des lois.
Le beau caractère ! s'écria Leandro ; l'aimable mortel ! Je serais cu-
rieux de l'entendre parler au roi. Je suis bien mortifié, répondit le
[•'iable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau
désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis du
m'introduiie auprès des souverains : ce .serait empiéter sur les droits do
Léviatlian, de Belphégor et dAstaroth. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
esprits siuit eu |ioss<'ssion d'obséder les princes. Il est défendu aux autres
démons de parailre dans les cours, et je ue sais à quoi je pensais lorsque
je me suis avisé de vous am( ner ici : c'est avoir fait, je l'avoue, une dé-
marche bien téméraire. Si ces trois diables m'apercevaient, ils viendraient
avec fureur fondre sur moi; et, entre nous, je ne serais pas le plus fort.
Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons nous promptement do
ce palais; j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos
eonfiéres sans pouvoir vous secourir ; car, si je me mettais de la partie,
je crois que vous n'en .seriez guère mieux. Non, sans doute, répondit
Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, cl vous péririez sous les
leurs.
Mais, ajoiita-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas en-
trer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un
plaisir qui vaudra bien celui (pie vous perdez. Kn achevant ces paroles il
mit |)ar la main don Cleophas, et fendit avec lui les airs du ailé de la
Merci.
44
LE DIABLE BOITEUX.
CUAPiTRE XIX.
DC5 captifs.
Ils s'anêléreiil tous deux sur une uKiisou voisine de ce monaslére, à
1.1 porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de
1 autre sexe. Que de monde! ditLcandro Ferez Quelle cérémonie assein-
Lle ici tout le^icuple? C'est, répondit le démon, une cérémonie que vous
n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de lernps en 'emi:s.
Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver dans un
moment : ils reviennent d'Alger, où les prres de la llédeniption les ont
été racheter. Toutes les rues "par où ils doivent passer vont se remjdir de
spectateurs.
Il est vrai, ré|iIiquaZam!)ulb, que je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux
devoir un semblable spectacle ; et si c'est là celui que Votre Seigneurie me
réserve , je vous dirai franchement que vous ne deviez pas tant m'en
faire fête. Je vous connais trop bien, repartit le Diable, pour ignorer
i|uc ce n'est ]ias pour vous un agréable passe-ltmps que d observer des
misérables ; mai-, quand vous saurez qu'en vous les faisant considérer
j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables qu'il y a dans
la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver quelques autres
à leur retour chez eux, je suis persuadé que vous ne serez pas fâché que
je vous donne ce divertissement. Oh 1 pour cela non, reprit l'écolier : ce
que vous dites là change la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir de
tenir votre promesse.
Pendant qu'ils s'entretenaient de celte st)rle, ils entendirent toutà coup
de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs qui maicliaieut
en cet ordre. Ils allaient a pied, deux à deux, sous leurs habits d'e.-cla-
ves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre
de religieux de la Merci, qui avaient été au-devant d'eux, les précéduienl,
montés sur des mules ca|jaraçonnéi.s d'élamine noire, comme s'ils eus-
sent mené un deuil, et un de' ces I ons pères portait l'élei.d^ird de la Ré-
demption. Les pi us jeunes captifs étaient à l.i tète; les vieux les suivaient;
derrière ceux-ci parais.sait, sur un petit cheval, un religieux du même
ordre que les premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète. Aussi
était ce le chef de la mission. 11 s'attirait les yeux des assistants par sa
gravite, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérahle; et
on lisait sur le visage de ce filoï^e espagnol la joie inexprimable qu'il
ressentait de ramener tant de chréliens dans leur patrie.
Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous égnlement ravis d'avoir
recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point do
revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre
que, pendant leur ahscncc, il ne soit arrivé dans leurs familles des évé-
nements plus cruels pour eux que l'esclavage.
Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le der-
nier cas. L'un, natif de la petite ville de Yelilla en Aragon, après avoir
été dix ans dans la servitude des Turcs, sans recevoir aucunes nouvelles
de sa femme, va la retrouver mariée en secomlcs noce, et mère de cint]
enfants qui ne sont pas de sou bail. L'autre, fils d'un marchaud de laine
de Ségovie, l'ut enlevé par un corsaire il y a prés de quatre lustres. 11
appréhende que, depuis tant d'années, sa famille n'ait changé de face,
et sa crainte n'est pas sans fondement : son père et sa mère sont morts,
cl ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mau-
vaise conduite.
J'envisage avec aliention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air
qu'il est cliarmè de n'être plus exposé à la bastonnade. Le captif que
vous regardez, répondit le Diable, a grand sujet d'être joyeux de sa dé-
livrance : il sait qu'uriC tante, dont il est unii|ue héritier, vient de mou-
rir, et ([u'il va jouir d'une fortune brillante; cela l'occupe bien agréable
ment, et lui donne cet air de satisfaction que tous lui remarquez.
Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son
côté : une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause.
Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en
Italie, il aimait une dame et en était aimé ; il a peur que, pendant qu'il
était dans les fers, la fidélilé de la belle n'ait jias été inébranlable. Et
a-t-il été longtemps esclave'? dit Zimbullo. Dix-huit mois, répondit .\s-
modée. Oh! parbleu, répliqua Leandro Perez, je crois que ce galant se
livre à une vainc terreur ; il n'a pas mis la constance de sa dnnie à une
assez foric épreuve pour devoir tant s'alarmer. C'est ce qui vous trompe,
repartit le boiteux ; sa iirinccssc n'a jias sitôt su qu'il était captif en
Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.
Diriez-vous, continua le démoa, que ce personnage qui suit immédia-
tement les deu.x que nous venons d'observer, cl qu'une é|iaisse barbe
rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli honmie'.' Rien pourtant
n^est plus véritable ; et vous voyez, dans cette figure hideuse, le héros
d'une histoire assez singulière nue je vais vous conter.
Ce grand gare m se nomme Kabricio. Il avait à peine quinze ans lors-
que son \èn\ riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de
Léon, mourut, et il perdit aussi sa merc peu de temps après ; de sorte
qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'ad-
ininislration fut confléeà un de ses oncles, qui avait de la probité. Fabri-
Cio acheva ses études déjà commencées à Salaraanque : il y apprit en-
suite à monter à cheval et à faire des armes; en un mot il ne négligea
rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d être regardé
favorablement de dosa llipolita, sreur d'un petit gentilhomme qui avait
sa chaumière à deux jiorièes d'escopelte de Cinquello.
Celte dame était parfaitement belle, el à peu prés de l'iàge de Fabri-
cio, qui, l'ayant vue dés son enfance, avait sucé, pour ainsi dire, avec le
lait, l'amour dont il brûlait pour elle, llipolita, de son côlé, s'était bien
aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais le connaissant pour le fils d'un
laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup d'attention ;
elle était d'une fierté" insupportable, aussi bien que son frère don Tho-
mas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en Espagne, pour être
gueux et entêté de sa noblesse.
Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il
appelait son château, et qui n'élail, à parler proprement, qu'une ma-
sure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses
facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoicpi'il eût de la
peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et de plus
il y avait une fi mnie maure auprès de sa sœur.
C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le
bourg, les fêles cl les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout
pelé, el un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait
chez lui comme des reliques pendant les antres jours de la semaine.
Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de |>reuves ùr. sa noble
origine, il tranchait du seigneur, et croyait as.scz payer les profondes ré-
vérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y "répondre par un re-
gard. Sa sivur n'était pas moins folle que lui de l'autiquilé de .sa race; et
elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait
dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander eu
mariage.
Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolita. Fabricio le sa^
vail bien ; cl, pour s'insinuer auprès de deux personnes si allières, il prit
le l'.arti de Ualter leur vanité par de faux respects ; ce qu'il lit avec tant
d'ailrcssc, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eut l'hon-
neur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connais-
sait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours
de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur
fierté l'en empêchait : néanmoins son ingénieuse générosité trouva
moyen de les aider sans les exposera rougir. Seigneur, dit-il un jour en
jiarticulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt;
ayez la bonté de me les garder ; que je vous aie celte obligation là.
Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit : outre qu'il était
mal en arg. ni, il avail la conscience d'un "dépositaire. 11 se chargea vo-
lontiers de celle somme ; el il ne l'eut pas sitôt entre les mains, qu'il en
employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa chaumière el à
se donner toutes ses petites commodités : un habit neuf d'un très-beau
velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une pliunc verte ([u'on y
acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en posses-
sion immémoriale d'orner le noble chef de ilon Thomas, La belle llipolita
eut au.ssi sa paraguanle, et fut parfaitement bien nippée. C'est ainsi que
Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils
ne lui aiqiarlenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il
ne se fil pas le moindre scrupule d'en user ainsi; il crut même qu'il
était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un
gentilhomme.
Fabricio avait bien prévu cela ; mais en même temps il s'était flallé
qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement ,
qu'llipolita peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardou-
neraii enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Véritablement
il en eut auprès d'eux un accès plus libre : ils lui firent plus d'amitié
qu'ils ne lui en avaient fait aii))aravant. Un homme riche est toujours
gracieuse des grands quand il se rend leur vache à lait. Xaral et sa sœur,
qui ju-qu'alors n'avaient connu les richesses que de nom, n'eurenl pas
plutôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio méritait d'être
ménagé : ils eurent pour lui des égards et des attentions qui le char-
mèrent. 11 crut que sa personne ne leur déplaisait ))as, et qu'as<urémcut
ils avaient fait réllexion que tous les jours des gontiKhommes, pour sou-
tenir leur nuhlesse, étaient obligés d'avoir recours à des alliances rotu-
rières. Dans celle opinion, qui llitlail son amour, il se résolut à deman-
der llipolita en mariage.
Dés la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don
Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son bcau-frérc;
et ipie, pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le dé-
iiôl, mais il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le superbe
Xaral rougit à cette proposition, nui réveilla son orgueil; et dans son
premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fit éclater tout le mépris
qu'il avait pour le fils d un labouieur. Néanmoins, quelque indigné qu'il
fut de la lémérilé de Fabricio, il se ronlraignit ; et sans témoigner aucun
dédain, il répondit qu'il ne pouvait sur-lc-cliampsedclerminer dans une
pareille affaire : qu il était à propos de consulter là-dessus llipoliia, el de
taire même une assemblée de parents.
11 renvoya le galant avec cette réponse , et convoqua cffeclivcnient une
diète composée de quelques hidalgos de son voisinage, lesquels étaient
de SCS parents, el qui tous avaient, comme lui, la rage de la hidalguia.
Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il ac-
cordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer de quelle harn il faU
LE DIABLE BOITEUX,
45
lait punir ce jeune insolent, qni, malgré la bassesse de sa naissance, osait
aspirer à la possession d une lille de la qualité d'ilipolita.
Dés qu'il eut eiposé celte audace à l'assemblée, au seul nom do Fabri-
cio et de fils de laboureur, tohs eussiez vu les yeux de tons ces nobles
s'allumer de fureur : cliacun vomit feu et flamme contre 1 audacieux ; les
uns ainsi qne les antres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier
l'oulrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si hon-
teux hyménée. Cependant, après qu'on eut considéré la cbose plus mûre-
ment, le résultat de \A diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais
3 ne pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour
ont il aurait sujet de se souvenir longtemps.
On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida qu'lli-
polita feindrai! d'èlre sensible à l'aîtacbenient de Fabricio, et c|ue, sous
prétexte de vouloir consoler ce malheureux ansant du refus que don Tho-
mas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une nuit
rendez-vous au cliàleau , on, dans le temps qu'il serait introduit par la
femme maure , des gens apostés le surprendraient avec cette soubrette,
qu'on lui fi rail épouser par force.
La sœur de Xaral se prèla d'abord sans répugnance à cette supercherie:
il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure la
recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais
celle orçueilleuse disposition fil bientôt place à des mouvements de pitié ;
ou plutôt l'amour se rendit bienlôl maître de la fierlé d'IlipoJita.
Dés ce moment elle vit les chosesd'un autre reil : elle Irouva l'obscure
origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il avait , et n'a-
perçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son affeclion. Admirez,
seigneur écolier, admirez le prodigieux changement que celle passion est
capable de produire : celle même fille , qui s'imaginait (ju'un prince à
peme méritait de la posséder, s'entête en un instant d'un lils de labou-
reur, el s'applaudit de ses prétentions, après les avoir envisagées comme
une ignominie.
Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait ; et bien loin de servir le res-
sentimentde son frère, elle entretint avec Fabricio une secrète intelligence,
par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrerquelquefois la nuit
dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque soupçon de ce qui se pas-
sait: sa sreur lui devint suspecte; il l'observa, et fut convaincu, par ses pro-
pres yeux, qu'au lieu de répondre aux inlenlions de sa famille , elle les
trahissait. 11 en avertit prnmplement deux de ses cousins, qui, prenant feu
à celte nouvelle, coiiimencéi ent à crier : Vengeance, don Thomas ! ven-
geance!... Xaral, qui n'avait pHS besoin d'être excité à tirer raison d'une
vengeance de cette nature, leur dil avec une modestie espagnole, qu'ils
verraient l'usage qu il savait faire de son épée, quand il sagissait de l'em-
jdoyer à venger son honneur : ensuite il les pria de se reudre chez lui à
l'eutrée d'une nuit qu'il leur marqua.
Ils furent trés-e.xacis à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha dans
une petite chambre, sans que personne de la maison s'en aperçut; puis
il les quilla en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le ga-
lant serait entré dans le château , supposé qu'il s'avisât d'y venir celle
nuit-là : ce qui ne manqua pas d arriver, la mauvaise étoile de nos amants
ayant voulu qu'ils choisissent celte même unit pour s'entretenir.
Don Fabricio était avec sa chère Hipolita. Ils commençaient à se tenir
des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui , bien que ré-
pétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils furent
désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour les
surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois coura-
geusement sur Fabricio, qui n'eut que le temps de se mettre en défense,
etqnî, jugeant à leur action qu'ils voulaienl l'assassiner, se batlit en déses-
péré. 11 les blessa tous trois, et, leur présentant toujours la pointe de
son éjjce. il eut le bonheur de gagner la porte et de se sauver.
Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impuné-
ment déshonoré sa maison, tourna sa l'ureur contre la malheureuse Hipo-
lita, et lui plongea son épée dans le cœur ; et ses deux parents, très mor-
tifiés du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec
leurs blessures.
Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer
tous les cajitifs, j'achèverai l'Iiistoirc^ de celui-ci. Je vous raconterai de
quelle sorte, après (|ue la justice se fut emparée de tous ses biens, à l'oe-
casiou de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait esclave en
voyageant sur mer.
Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don Cbophas,
j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si
triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous aie inlerrompu
pour vous eu demandera cause. Vous n'y perdrez rien, répondit le dé-
mon ; je puis vousapprendre ce que vous souhaitez de savoir. Ce captif,
dont l'abattement vous a frappé, est un enfant de famille de Valladolitl. Il
était en esclavage depuis deux ans chez nn patron (|ui a une femme li l's-
jolîe : elle aimait vidlemment cet esclave, qui payait son amour du nlus
vif attachement. Le patron, s en étant douté, s estliâlé de vendre le rbn''-
lien, de peur (|u'il ne travailbil chez lui à la propagation des Tiiics. Le
tendre CasIiUan, depuis ce temps-là, pleure sans cesse la perte de sa pa-
tronne ; la liberté ne peut l'en consoler.
Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Leandro Perez : qui
est cet hommc-làî Le Diable répondit : C'est un liarbier, natif de (iuipiis-
coa, qui va s'en retourn«r en biscaye après ([uarante ans de rapliviié.
Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire , en allant de Valence à l'île de
Sardaigue, il avait une femme, deux garçons et une fille : il ne lui reste
plus de tout cela qu'un lils, qui, plus hi'uicux que lui, a élé au Pérou,
d'où il est revenu avec des biens immenses dans son pays, où il a fait
l'acquisilion do deux belles terres. (Juelle satisfacliou ! reprit l'écolier,
quel ravis>ement pour ce fils de revoir son père, el d'être en état de
rendre ses derniers jours agréables et tranquilles !
Vous parlez, reprit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de sen-
timent : le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arri-
vée imprévue de son père lui causera jikis de chagrin que de joie : au
lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, ci de ne rien épargner
pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire
concierge d'une de ses terres.
Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre
qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe : c'est un petit
médecin aiagonais : il n'a pas été quinze jours à Alger. Dés que les liiics
ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi
eux; ils ont mieux aimé le remettre sans ran on aux pères de la Merci,
qui ne l'auraient assurément jias lachelé, et qui ne l'ont ramené qu'à re-
gret en Espagne.
Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah ! que vous plain-
driez cet autre esclave qui a sur sa tète chauve une calolte de drap hruii,
si vous .saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger, pendant douze ans,
chez un renégat anglais, son patron 1 El qui est ce pauvre captif? dit
Zambullo. C est un cordelier de Navarre, répondit le démon : y', vous
avoue que je suis bien aise qu'il ail p.iti comme un misérable, puisqu'il
a, par ses discours de morale, empêclié plus de cent e.sclaves chreliens de
prendre le turban.
Je vous dirai avec la même franchise , répliqua don Cleopbas , que je
suis fâché que ce bon père ail élé si longtemps à la merci d'un barbare.
Vous avez tort de vous en affliger et moi de m'en réjouir, repartit Asmo-
dée. Ce bon religieux a si bien misa profit ses douze an nées do souffrances,
qu'il est |dus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce loiups-là dans les
tourmimls (|ue dans sa cellule i combattre des tentations i|u'il n'aurait
jias toujours vaincues.
Le premier caplif après ce cordelier, dil Leandro Perez, a l'air bien
Iranqiiillo pour un homme qui revient de l'esclavage : il excite ma curiosité
à v<Mis (bnianilir ce que c'est que ce personnage. Vous me prévenez,
répondit le boiteux, j allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui
un bourgeois de Salamanque, un père inforluné , un mortel devenu in-
sensible aux malheurs à force d'en avoir épnnivc. Je suis tenté cic vous
.ipprcndie sa pitoyable histoire el de laisser bi le reste des captifs ; aii-si
bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures méritent ilo vous
cire racontées.
4G
LE DIABLE BOITEUX,
L'écolier, qui déjà rommpnçait à s'onniiycr de voir jmsser tant dn tiisles
figures, Icmoitjna qu'il ne ileni.iiulait pas mieux. Aussitôt le Uialile lui lit
le récit contenu dans le ciiapitre suivant.
CU.\P1TRE XX.
Dt la di>niiére liii^toire qu'Asmodcc racaiila : cunniient, en la ftnis<:aiil, il Tut tout i) coup
iiitiiTunipu, et de quelle oiauurc desagréalile pour ce déuioii dun Cieophas et lui lurent
sépares.
PaWos do Bahabon, Ois d'un alcade de village de la Caslille-Vieille,
après avoir partagé avec un frère et une sœur la inuiliniie Micces.-,ion
que leur peie, ipioique des plus avares, leur avail laissée, partit pour
balamanijue dans le dessein d'aller grossir lu ndiiiLie des écoliers de
l'iiiiiversilc. Il était Lien fait, il avait de l'esprit, et il entiait dans sa
vingt-tniisiénie année.
Avec un niillier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine
à les manger, il ne larda guère a faire parler de lui dans la ville. Tous
les jeunes gens recliercliérenl à l'envi son amitié; c'était à qui serait des
parties de plaisir que don Palilos faisait tous les jours : je dis dou l'ablos,
parte qu'il arail pris le don pour cire en droit de vivre plus fainilière-
nient avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contrain-
dre. 11 aimait tant la Joie el la bonne cbére, et il ménagea si peu sa
bourse, (|u'au bout de quinze mois l'argent lui manqua 11 ne laissa |ias
toutefois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui lit, que par quel-
ques pistobs qu'il emprimtn ; mais cela ne put le mener loin, et il de-
meura bieiiiot sans ressource.
Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de te dépense, cessèrent
de le voir, et ses créanciers commencèrent à le lourmenler. Quoiqii il
assurât ceux-ci qu'il allait incessaniment recevoir des lettres de change
de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent mcine si
vivement en justice, (^l'ils étaient sur le jioint de le faire emprisonner,
lorsqu'en se promenanlsur les lioidsde la rivière de Tonnes il ren-
conlra une personne de sa connaissance qui lui dit : Seigneur don Pablos,
prenez garde à vous je vous avertis ([u il y a un alguazil et des archers
à vos trousses : ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand
vous rentrerez dans la ville.
liahabon, effrayé dun avis qui ne s'accordait que trop avec l'élat de
ses affaires, prit sur-le-champ la fute el le cliemiii de Corita ; mais il
quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
campagne, el dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir cacbé jusque
ce i|ue la nuit vint lui prêter ses om'bres pour continuer sa marche plus
sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs
feuilles : il choisii le plus toiirin |ioiiry monter, et s'y assit sur des bran-
ches qui l'eiiveloppaieiit Je leurs feuillages.
Se croyant eu sureié dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte de
l'alguazil ; et comme les hommes l'ont oïdiiiaiienient les plus belles ré-
flexions du monde quand les faules sont commises, il se représenta toute
sa mauvaise conduite, et se promit bien a lui-même, si jamais il se re-
voy;iit en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. U jura sur-
tout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un
jeune homme dans la débauche, et dont larnitié se dissipe avec les fu-
niies du vin.
'fandis qu'il s''occupait des différentes pensées qui se succédaient les
unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'en-
tre les branches et les feuilles >|ui le couvraient, il était prêt à se couler
en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut discerner une
ligure d'homme. A celte vue, qui lui rendit sa première peur, il s'ima-
gina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait d.ms
ce bois ; el sa frayeur redoubla quand il vil qu'au pied du même arbre
sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou
trois f lis.
Le Diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit Je son récit.
Seigneur Zambullo, dit-il à Cleophas. permettez-moi de jouir un )ieu de
l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine
de savoir qui pinivait être ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, el
ce qui l'y amenait. C'est ce que vous ajiprendrcz bientôt: je n'abuserai
jioint de votre palience.
t^et linmme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage
dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instanis; puis il se
mil à creuser la terre avec un poignard, et lit une profonJe fosse où il
«nlerra un sac de buflle; ensuite il combla la fosse, la recouvrit propre-
ment de gazon, et se retira Bahabon, qui avait observé tout avsc une
extrême atlention, et dont les alarmes s'étaient changées en transports
de joie, allendit que l'homme se fut éloigné pour descendre de son arbre
et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y eut de l'or ou de
l'argent. Il se servit pour cela de iOn couteau ; mais i|Haud il n'eu aurait
jia^ eu. il se sciil.iil tant d'ardeur pour ce travail, qu avec ses seules mains
il aurait pénétré jusqu'aux entrailles Je la terre.
D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le t.'iler; et, per-
suadé (|u'il y avait dedans des espèces, il se hàla de sortir du bois avec
sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontr' de l'alguazil que
celle de riioimne à oui le s.ic appartenait. Dans le ravissement où cet
écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha légen ment lonte h
nuit, sans tenir de route assurée, sans se senlir fatigué ni incommodé du
fardeau qu'il portait; mais à la pointe du jour, il s'arrêla sous des it»
bres, assez prés du bourg Je .Molorido, moins, à la vérité, pour se repo-
ser que pour salislaire enlin la curiosité qu'il avait de s voir ce que son
sac renfermait. 11 le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous
saisit au moment que vous allez prendre un grand |ilaisir : il y trouva de
bonnes doubles pistolcs, et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à '
deux cent cimp ante.
Après les avoir contemjdées avec volupté, il rêva fort sérieusement à
ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses
doublons dans ses poches, jeta le sac de buflle, et se rendit à MoloriJo. 11
s'y fil enseigner une holellerie où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner,
il loua une mule sur Inquelle il retourna dès le jour même à Salainanque.
11 s'aierçut bien, à la surprise qu'on y lit ]iaraîlre en le revoyant, que
l'on n'ignorail pas pourquoi il s était éciijisé; mais il avait sa fable tome
prêle : il dit qu'ayant besoin d'argent, cl que n'en recevant point de son
pays, quoiqu'il eut écrit vingt fois pour qu'on lui eu envoyât, il s'était
déterminé à y faire un tour, et que le soir précédent, comme il arrivait à
.Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des esjiéces, de
manière (|u'il se trouvait dans une situation à déiromper tous ceux qui le
croyaient un homme sans bien. 11 ajouta qu'il jiréiendail faire connaître a
ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à bout un honnête lioinme,
qui les aurait depuis longtemps contentés, s'il eût eu des fermiers plus
exacts à lui faire toucher ses revenus.
Il ne manqua pas elfectivemenl d'a.ssembler chez lui, dès le lendemain,
tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes amis
qui l'avaient abandonné Jans sa misère ne surent pas plutôt qu'il avail de
l'argent, qu'ils revinrent à la charge; ils recommencèrent à le llatler,
dans l'espérance de se divertir encore à ses dépens, mais il se moqua
d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il avait fait dans le bois, il leur
rompit en visière. Au lieu de reprendre son |iremier train, il ne songea
plus qu'à faire des ju-ogrès dans la science des lois, el l'étude devint son
uuiqne occupation.
Cependant, me direz- vous, il dépensait toujours à bon comiite des dou-
bles pistoles qui n'étaient point à lui. Jeu demeure d'accord : il faisait
ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui en pa-
reil cas. Il avait ponrtaiil dessein de les restituer (|uelque jour, si par
hasnrd il découvrait à qui elles appartenaient : mais, se reposant sur sa
bonne intention, il les dissipait sins scru|inlc, en altendanl patiemment
celte découverte, (lu'il lit néanmoins une année après.
Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de celte ville, nommé
Ambrosio l'iquillo, ayant été dans un bois pour y chercher un sac rem-
pli de pièces d'or qu'il y avail enterré, n'avait trouvé que la fos.se où il
s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enflu ce pauvre
homme à la mendicité.
Je dirai à la louange de Bahabon, que les reproches secrets que sa
conscience lui lit à celte nouvelle ne lurent pas inutiles, 11 s'informa où
demeurait Ambroio, et l'alla voir dans une petite salle bas.se où il y avait
jiour tous meubles une chaise et un srabat. Mon ami, lui dit-il d'un air
hypocrite, j'ai appris par la voix puljlique le fâcheux accideni c|ui vous
esl arrivé, el la charité nous obligeant à nous aider les uns et les autres
à proportion de notre pouvoir, je vieus vous apporter un petit secours ;
mais je voudrais savoir de vous-même votre Irisle aventure.
Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux
mots : J'avais un lils qui me volait; je m'en aperçus, el craignant qu'il ne
mit la main sur un sac de buflle dans lequel il y avait deux cent cinquante
doublons bien complés, je crus ne pouvoir mieux faire que de les aller
enterrerdansle bois où j'ai en l'imprudence de les porter. Depuis ce jour
malheureux, mon lils m'a pris tout ce que j'avais, et a disparu avec une
femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un déplorable état par le liber-
tinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par ma so te bonté jiour lui, j'ai
voulu recourir à mon .sac de buflle ; mais, hélas! cette seule ressource
qui me restait pour subsister ma cruellement été ravie.
Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son af-
lliclion, el il ré|ianJit des |ileurs en abonJance. Don l'ablos en l'ut at-
tendri, et lui dit : Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de loules les
traverses (|ui arrivent dans la vie: vos larmes sont inutiles, elles ne vous
feront pas retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement sont per-
dnes pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? elles peu-
vent être tombées entre les mains d'un liomniede bien, qui ne manquera
pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. Klles
vous .seront donc icnl-être rendues; vivez dans cette espéiancc. Et en al-
tendanl une restitution si juste, ajouta-t-il en lui donnant dix doublons
de ceux mêmes qui avaient'été dans le .sac de buflle. prenez ceci, et me
venez voir dans huit jours. Après lui avoir parlé de cette sorte, il lui Jil
son nom el sa demeure, et sortit tout confus des remenimenls (|uc lui
faisait Ambrosio, el des bénédictions qu'il en recev.iit. Telles sont, pour
la pluparl, les actions généreuses : on se garderait bien de les admirer
si ion en pénétrait les motifs.
Au biiiit de huit jours, Piquillo. qui n'avait pas oublié ce que don
Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui lit un très-bon accueil, et
lui dit affeclueusemciil : Mou ami, sur les bons témoignages qui m'ont
été rendus de V' us, j'ai résolu de conlribiier autant qu'il me serait pos-
sible à vous n nultic sur pied : j'y veux employer mon crédit cl ma
bourse.
Pour commencer 1 rétablir vos affaires, coolinua-t-il, savez-vous ce
LE DiABLE BOITEUX.
4-;
iiiie j'ai déjà Tiil? Je connais queli|ucs peiNonucs «le dislinclion qui sunt
trés-fliaritablcs : j'ai élé les Irouver, el j'ai si bien su leur inspirer de la
ci)nii>as>ioii pour vous, i|uk jeu ni lire deux cents éciis (jue je vais vous
doiuicr. En mi^me lem|is il entra dans s(in cabiuel. d'où il sortit un mo-
ment après avec un sac de toile oii il avait mis cette somme eji ar;,'ent et
non en doublons, de peur que le bourgeois, en recevant de lui tant de
dijuidcs pisloles, ne s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu que, par
Mtle adresse, il parvenait plus sûrement à sou but, qui était de faire la
reslitiition d'une manière qui conciliât sa réputalion avec sa conscience.
Aus>i Amlirosio était il bien éloigné de penser que cesécus fussent de
l'argent restitué . il les prit de bonne foi pour le produit d'une (|uête
faite en sa faveur; et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il
ri'jra^na sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un cava-
lier qui s'intéressait pour lui si vivement.
H renciuilra le lendemain dans la rue un de ses amis qui n'était guère
mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit : Je pars dans deui jours
pour aller m'enibarquer à (;adix, où bieutùl un vai»seau doit mettre .i la
Voile pour la Nuuvelle-Espagne : je ne suis pas content de ma condition
dans ce pays-ci, et le cœur nie dit que je serai plus beureux au Mexique.
Je vous conseillerais de m'accompagner si vous aviez devant vous cent
écns seulement.
Je ne serais pas en peine d'eu avoir deuï cents, répondit Piquillo : j'en-
treprendrais volontiers ce voyage si j'étais sur de gagner ma vie aux
Indes. L.i-dessus son ami lui vânia la fertilité de la ^'ouvelle-Espagne, et
lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, qu Anibrosio, se laissant
persuader, lie pensa plus qu'a se préparera partir avec lui pour Cadix.
.Maisavantque de quitter Salamanque, il eut soin de faire tenir une lettre
■i Bahabon, par laquelle il lui mandait que, trouvant une belle occision
de passer aux Indes, il \oulait en profiler |iour voir si la f irlune lui se-
rait |dus favorable ailleurs que dans son pays; qu'il prenait la liberté de
lui donner cet avis , eu l'assurant qu'il couserverait éternellement le
souvenir de ses bontés.
Le départ d'Ambrosio causa quelque cbagrin à don Pablos, qui voyait
par l.i déconcerter le plan qu'il avait de s'acquitter peu à peu ; mais cou-
sidérant que dans quelques année» ce bourgeois pourrait revenir à Sola-
manipie. il se consola iusensiblenient, el s'atlaclia plus que jamais à 1 é-
lude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrés, tant
par son application que par la vivacité de' son esprit, qu'il devint le plus
brillant sujet de l'université, qui le cboisit enfin pour son recteur. Il ne
se contenta pas de .soutenir celle dignité par une profonde science, il
travailla si fort sur lui, ipi'il acc|uil toutes les vertus d'un homme de bien.
Pendant son rectoral, il a|iprit qu'il y avait dans les prisons de Sala-
m.inque un jeune garçon accusé de rapt, et prés de perdre la vie. Alors
se ressouvenant que îe fils de Piquillo avait enlevé une femme, ilsin-
foiina qui était le prisonnier : el ayant aiipris que c'était le fils d'Ambi o-
sio lui-même, il entreprit sa défense. .Ce qu'il y a d'admirable dans la
science des lois, c'est qu'elle fournil des armes pour et contre; et comme
notre recteur la possédait à fond, il s'en servit utilement pour l'accusé :
il est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de ses amis et les plus fortes
sollicitations; ce qui opéra plus que tout le reste.
Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc (tue neige. 11 alla
remercier son libérateur, qui lui dit: C'est à la considération de votre
père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en donner une
nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans celle ville, cl y mener
une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune ; si, à l'exemple
d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous pouvez
com|ilcr sur cinquante pistoles ; je v(Uis en fais bon. Le jeune Piquillo lui
répondit : Puisque j'ai le bonheur d'èlre protégé de Votre Seigneurie,
j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour ou je jouis d'un si grand avantage :
je ne sortirai point de Salamanipie,et je vous proteste d'y tenir une con-
duite dont vous serez satisfait. Sur celte assurance, le recleur lui mit
dans la main une vingtaine de pisloles. en lui disant: Tenez, mon ami,
attachez-vous .'i quelque honnête prolession. employez bien voire Umps,
el soyez sûr ((ue je ne vous abandonnerai puint.
Deux mois après cette avenlore, il arriva que le jeune Piquillo, qui de
temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en
pleurs devant lui. (Ju'avez-v.)us? lui dit Baliabon. Seigneur, répondit le
lils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le
cœur. .Mon père a élé pris par un or.sairc algérien, el il est actuellement
dans les fers : un vieillard de Salamanque, qui revient d'Alger, où il a
été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont racheté depuis peu,
m'a dit tout à l'heure 1 avoir laisse dans l'esclavage. Hélasl ajoula-t-ll en
.se frappant la poitrine, et s'arrachant les cheveux, misérable que je suis !
c'est moi, dont le libertinage a réduit mon jiére é cacher son argent, et à
se bannir de .sa patrie ! C'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable
de chaînes! Ah! seigneur don Pablos, |iourquoi m'avez-vous tiic des
mains de la justice? Puisque vous aimez mon |>ere, il fallait êlre son
vengeur, el me laLsscr ex|iier par ma mort le crime d'avoir causé tous
ses malheurs.
A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recleur fut
louché de la douleur que le jeune PI(|iiillo f.iis.iit paraître. Mon enfant,
lui dit-il, je vois avec jdaisir c|ue vous vous repenlez de vos fautes pas-
.sées : essuyez vos larmes. Il suflil que je sache ce qu'.Vmbrosio est de-
venu, pour vous assurer que vous le reverrez. Sa délivrance ne dépend
que d'une rançon dont je me ciiargu; quelques maux qu'il puisse avoir
soulTerIs, je suis persuadé ipi'à son relour, trouvant en vous un lils sage
el plein de tendresse pour lui. il ne se pliiiiiilra plus de son mauv^i s sort.
Don Pablos, par celte promesse, renvoya le fils d'Ambrosio tout c n-
solé, et trois ou quatre jours après il partit pour.M:idrid, où, étant ar-
rivé, il remit aux religieux de la .Merri une bourse où il y avait cent pis-
loles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites : « Celte
somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un pauvre
bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif .i Alger.'»
Ces Cous religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire a Alger, n'ont
pas manqué de suivre l'inlenliou du recteur : ils oui racheté .\mbrosio,
qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air tranquille.
.Vais il me semble, dit don Cleophas, cpie Bahaboii n'en doit plus guère
de reste à ce bfiurgeois. Don Pablos pense autrement que vous, répondit
Asmodce. Il restituera le principal et les inlérêts : la délicatesse de sa
conscience va jusqu'à se faire un scrupule déposséder le bien qu'il a ga-
gné depuis qu'il est recleur; et quand il reverra Piquillo, il a dessein de
lui dire : Ambro.sio, mon ami, ne me regardez plus comme votre bien-
faiteur, vous ne voyez en moi que le fripon qui n déterré l'argent que
vous aviez caché dans un bois : ce n'est point assez que je vous rende vos
deux cent cinquante doublons, puisque je m'en suis servi pour parvenir
au rang que je tiens dans le monde : tous mes effets vous appaitiennent J
je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira (|ue. ... Le Diable huileux
s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un frisson, el il changea
de visage.
(Ju'avez-vous? lui dit l'écolier; quel mouvement extraordinaire vous
agile et vous coupe subitement la parole? \\\ \ seigneur Leandro, s'écria
le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! Le magicien
qui me tenait prisonnier dans une bouteille vient île s'apercevoir que je
ne suis plus dans son laboratoire il va me rappeler : par des conjurations
si fortes, que je n'y pourrai résister. Que j'en suis mortifié! dit dou
Cleophas toulaltendri : quelle perte je vais faire ! Hélas ! nous allons nous
séparer pour jamais. Je ne le crois p s, répondit .\smodée : le magicien
peut avoir besoin de mon ministère ; el si j'ai le bonheur de lui rendre
quelque service, peut-être par reconnaissance me remettra l-il en li-
berté. Si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai
aussilot, a condition que vous ne révélerez à personne ce qui s'est passé
cette nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confi-
dence à ipielqu'un, je vous avertis que vous ne me verriez plus.
Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quilier, poursuivi!-il,
c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphiuc,
que j'ai rendue folle de vous : le seigneur don Pédre de liscnlano, sou
pHie, est dans la réso ulion de vous la donner en mariage ; ne laissez
point échapper un si bel élablissemenl. Mais, miséricorde ! ajoula-t-il,
j'entends déj.i le magicien qui me conjure : luul l'enfer est effrayé des
paroles terribles que prononce ce redoutable cib.ilisle. Je ne puis de-
meurer plus longtemps avec Votre Seigneurie: jusqu'au revoir, clu-r Zam-
biillo. En achevant ces mots, il embrassa don Cleophas, et disparut
après l'avoir transporté dans son appartement.
CHAPITRE XXI.
De te que IH don Cleophas après qae le Dialih; boiteux se fat éloigne «le lui, el Je quelle
façon l'auteur de cet ouvrage a jugé i propos «le le Unir.
Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué
d'avoir été toute la nuit sur ses jambes, el de s'être donné beaui:oup de
mouvement, se déshabilla et se mil au lit pour prendre i|uelque rep«>8.
Dans lagilatiou où étaient ses esprits, il eut bien de la peine .i s'endor-
mir; mais enfin, .payant avec usure à Moiphée le tiibul (|ue lui doivent
Ions les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique, où il
passa la journée el la nuit suivante.
Il y avait dé à vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don
Luis lie Lujan, jeune cavalier de ses amis, enira dans sa chambre en criant
de toute .sa force : Holà ho ! seigni'ur don Cbnpbas, debout. A ce bniit,
/.ambiillo se réveilla. Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes coiiilié
depuis hier malin'/ Cela n'est pas possible, nq ondil Leandro. Itien n'est
plus vrai, répliqua son ami ; vous avez fait deux fois le tour du cadran.
Toutes les personnes de cette maison me l'onl assuré.
L'écolier, étonné d un si long sommeil, craignit d'abord que son aven-
ture avec le Diable boiteux ne fût qu'une illusion ; mais il ne pouvait le
ci-cire; et lorsqu'il se rapp«'lail certaines circon lances, il ne doutait plus
de la réalité de ce qu'il avait vu. Cependant, pour en cire plus certain, il
se leva, s'habilla prompt- ment, et sortit avec don Luis, qu'il mena vers
la porte du S .leil, sans lui «lire iiouifiuoi. (Juand ils fiirenl arrivés là, et
que don Cleophas aperçut riiotl de don Peiire presque tout réduit en
cendres, il f«|gnit d'en 'être surpris. Que vois-jc ! dil-il; quel ravage le
feu a fait ici ! A qui appartenait celte malheureuse maison ? y a-l-il long-
temps qu'elle est brùlei-?
Don Luis de Lujm répondil à ces deux questions, cl lui dit ensuilc :
C«-l incindie fait iiioins de bruit dans la ville par le dommage cimsidé-
ralile qu'il a causé «pie par une particularité (pie je vais vous anprendre.
L>- si'igneurdon Pedrede Escolanoa nue lille unique qui est belle comme
le jour; on dit qu elle était dans une chambre pleine de llamnie et de fu-
48
LE DIABLE BOITEUX.
niée où elle d<'vail périr nécessairement, et qne néanmoins elle a été
sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais pas encore le nom: cela
fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On élève ius((u aux luiesla
valeur de ce cavalier, et Ion croit que, pour pri\ d une arlion si liaidie,
Quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra Lieu obtenir la fllle
u seigneur don Pédre.
Leandro Perez é' ouia don Luis sans faire semblant de prendre le moin-
dre intérêt à ce qu'il disait : puis, se débarrassant bienlot de lui sous un
prétexte spécieux, il gagna le Prado, où, s'élant assis sous des arlires, il
se plongea dans une profonde rêverie. Le Diable boiteux vint d'abord
occuper sa pensée. Je ne puis, disait-il. trop regretter mon cher Asrno-
dée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et j'aurais
voyage sans éprouver les incommodités des voyages. Je fais sans doute
une grande perte; mais, ajonta-i-il un moment après, elle n'est peut-être
pas irrépar.ible : pourquoi désespérer de revoir ce démon'? Il peut arriver,
comme il me l'a dit lui-même, qne le magicien lui rende incessamment
la liberté. Pensant ensuite à don Pédre et à sa lille, il prit la résolution
d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de voir la belle Séra-
phins.
Dés qu'il parut devant don Pédre, ce seigneur courut à lui les bras
ouverts, en disant : Soyez le bienvenu, généreux cavalier ; ]e commen-
çais à me plaindre de vous. Ué quoi! disais-je, don Oleophas, après les
instances que je lui ai faites de me venir voir est encore a s'offrir à mes
yeux ! qu'il répond mal à l'irnpatieuce que j'ai de lui témoigner l'estime
et l'amitié qne je sens pour lui !
Zaniliullo baissa respectueusement la tête à ce re|iroche obligeant, et
dit au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans
l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le j'iur précédeol. Je ne suis
pas satisfait de cette excuse, réjiliqua don Pedro; vous ne sauriez être
incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans la
plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous plait ; vous
avez d'autres remerciments que les miens i recevoir. En parlant de
cette sorte, il le prit par k main, et lo conduisit a l'appartement de Sé-
raphins.
Cette dame venait de faire la siesle. Ma fille, lui dit son père, je viens
vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé la
vie : marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a
lait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-iiier ne vous le permit
pas. Alors la seiîora Serapbina, ouvrant une bouche de rose, adressa la
parole à Leandro Perez, et lui lit un compliment qui charmerait tons
mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot ; mais comme il ne
m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer sous silence que
de le défigurer.
Je dirai seulement que don Cleophas crut voir et entendre une divini-
té; qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles : il conçut
aussitôt pour elle un amour violent , mais bien loin de la regarder comme
une personne qu'il ne pouvait manquer d'èfiuiiser, il douta, malgré tout
ce que le démon lui avait dit, que l'on voulut payer d'un si beau prix
le service qu'on s'imaginait (|u'il avait rendu. Plus il la trouvait char-
mante, moins il osait se ll.ilter de l'obtenir.
Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage,
c'est que don Pédre, dans la longue conv' rsation qu'ils eurent ensemble,
ne toucha |ioint celte corde-là, et ne fit que 1 accahler d'honnêtetés, sans
lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son beau père. De
son côté, Séraphine, aussi polie que .son père, tint des discours pleins de
reconnaissance, sans se servir d'aucune expression qui put donner sujet
à Zanibnllu de penser qu'elle fût amoureuse de lui ; de sorte qu'il sortit
de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'ainour et fort peu d'es-
pérance.
Asmodée, mon ami, disait-il en s'en retournant an logis, comme s'il
eût été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pédre
était dans la disposition de me laire son gendre, et que Séraphine brûlait
d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous
ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien que vous ne sacniez pas
mieux le présent (|ue l'avenir.
Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame ; et regardant la pas-
sion qu'il avait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait vaincre,
il résolut de ne rien épargner pour cela : il fit plus, il se reprocha le dé-
sir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père
disposé a lui accorder sa lille ; et il se représenta qu'il était honteux de
devoir son bonheur à un artifice.
U était encore plein de ces réilexions lorsipie don Pédre, l'ayant en-
voyé chercher le jour suivant, lui dit : Seigneur Leandro Perez, il est
temps c[ue je vous prouve par des actions qu'en m'obli£;eaiit vous n'avez
pas fait plajsir à un de ces courtisans qui se conlenteraient, à ma place,
de vous donner de l'eau bénite de cour ; je veux que Séraphine soit elle-
même I» récompense du péril que vous avez couru pour elle ; je l'ai con-
sultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnince : je vous
dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé pour époux
son libérateur. Elle en a marqué sa joie par un transport qui m'a fait
connaître qne sa générosité repondait à la mienne. C'est donc une chose
résolue, vous épouserez ma fille.
Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de E.<c:ilano, qui s'attendait
avec raison que don Cleophas lui rendrait de tres-bnmbles grâces d'une
si grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrasse.
Parlez, 'Zambiillo, lui dit-il : que faut-il que je pense du désordre où vous
nul la proposition que je vous fais? qui peut vous révolter contre clle'f
Un simpli' L;i'iiiilhoinme doit-il se refuser à une alliance dont un grand se
tiendrait honoré"? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque triche que
j'ignore?
Seigneur, répondit Leandro, je ne sais que trop la distance que le ciel
a mise entre nous. Pourquoi donc, repritdon Pédre, paraissez-vous si peu
content d'un mariage qui vous l'ait tant d'honneur? Avouez-le-moi, don
Cleophas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi ; et son intérêt
s'opp 'se en ce moment à voire fortune. Si j'avais une maîtresse à qui je
fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien .sans doute ne serait
capable de me les faire trahir. .Mais ce n'est point cette raison qui m'em-
pêche de profiter de vos bontés : un sentiment de délicatesse veut que je
renonce au glorieux établissement qne vous me proposez ; et loin de vou-
loir abuser de votre erreur, je vais vous détromper : je ne suis point le
libérateur de Séraphine.
(ju'entends-je ! s'écria le vieillard fort étonné : ce n'est pas vous qui
l'avez délivrée des llammes i|ui l'allaieul consumer? ce n'est point vous
qui avez fait une action si hardie? Non, seigneur, répondit Zambullo,
tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre
que c'est un diable qui a sauvé votre fille.
Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pédre, qui, ne croyant
pas les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus
clairement. Alors Leandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée,
raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le vieil-
lard reprit la parole, et dit à don Cleophas • bi confidence que vous venez
de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma fille ; vous
êtes sou premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le Diable boiteux
de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué de la lais-
ser iiérir. C'est donc vous qui avez'couservé les jours de Séraphine : en
un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la moitié de mon bien.
Leandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux
pieds de don Pédre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après,
ce mariage se lit avec une magnificence convenable à 1 héritier du sei-
gneur de Escol.no, et à la grande sa isfaction des parents de notre éco-
lier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté qu'il
avait procniécsau Diable boiteux.
FIN DU DI.VLLIi; llOITEUX.
TypiiBianlin' SciiNtiutii, rui- (l'I^rlurlli, i.
Dessin! fnr J. A. lifaucé
Blas de Sanlilbne, mon père,
après avoir longlemps porté les
armes pour le service de la mo-
iiarcliie espagnole, se relira dans
la ville 011 il avait pris naissance.
Il y é|iniisa nnc petite bourgeoise
qui n'clail plus dans sa première
jeunesse, et je vins au monde dix
mois après leur mariage. Ils al-
lérciil ensuite demeurer à Oviédo,
où ils furent oidigés de se mettre
en condition ; ma mère devint
femme de cliamlire et mon père
écnyi'r. (^omme ils n'avaient pour
lont liirn i|iic Inurs gages, j'au-
rais couru lisiineil'clre assez mal
éli'vé. si je n'cu'-se pas eu dans la
ville un oncle clianoinc. Il se nom-
mail (jil l'ercz. Il élait frère aine
de ma mère, cl mon parrain. Re-
prèsi'iilez.-vnns un petit liomnie
jiani de trois pieds et demi, c.\-
Iraordinaireineut gros , avec une
Icte enfoncée entre lesdeux épau-
les : vnil.i mon oncle. Au reste,
c'élail un ecclésiastique qui ne
songeait qu'à liien vivre, c'est-à-
dire qu'à laire bonne chère ; et sa
prcbcnile, qui n'élail pas mauvai-
se, lui en fournissait les moyens.
Il me prit chez lui dès mou
enfance, et se chargea de mon
éducation. Je lui parus si éveillé,
qu'il résolut de cultiver mon es-
prit. Il m'acheta un al|i!iabet, et
entreprit de m'aiipieinlre lui-
même à lire, ce (|iii ne lui fut pas
moins utile qu'à moi ; car, en me
faisant contiaitrc mes lellrcs, il
.se remit a la leclnre, qu'il avait
toujours fort négligée, et, à force
de s'y appliquer, il parvint à
lire roiiiaininenl son bréviaire,
ce riu'il n'av.iil jamais fait aiqia-
ravaiit.ll aurait encore bien voulu
m'enseigncr la langue laline ;
c'eût été autant d'argent épargné
Pcrez I il n'ea avuil de iu vie su
Cll.M'ITIlE Plil'.MIElt.
De la naissance de Gil Dlas, cl de son tducatioii.
Cr,i\ lires |)ar A. lavicillc.
pour lui ; ma
[es preiuieis
is hélas!
priucipcs ;
être (car je n'avance pas cela
comme un fait certain) le cha-
noine du chapitre le plus igno-
rant: aussi j'ai ouï dire i|n'il n'a-
vait pas oblenn son bénélice par
son érudition ; il le devait uni-
quement à la reconnaissance de
quelques lionnes religieuses dont
il avait été le discret commission-
naire, et qui avaient en le crédit
de lui faire donner l'ordre de
préirise sans examen.
Il fut donc nliligé de me mettre
sous la férule d'un maiire : il
m'envoya chez le doelenr (Jndi-
iiez, qui passai! piiur le plus ha-
bile pédant il Oviéilii. ,re profilai
si bien des inslriielinns (pi'on me
donna, qu'au boni de rinn à six
années j'enlemlis nu peu les au-
teurs grecs, el assez luen les poê-
les latins, .le in'ap|diqnai aussi à
la logique, qui ni'aïqiiil à rai-
sonner lieaucoiip. .laiiiiais tant
la dispute, que j'ari étais les pas-
sants, connus ou inconlln^, pour
leur proposer des argiiiiients. Je
m'adressais quelquefois à des fi-
gures hibernoises qui ne deman-
daient pas iiiieuN . et il fallait
aloi's iiniis voir ili'^puler ! Uuels
gestes! quelles gi-imaces! quelles
contorsions! ^os^ yeux étaient
pleins de fureur, el' nos lioiichcs
éciimaiites ; on nous devait plu-
lot prendre pour des possédés
i|ue ])oiir des pliilo-.o|ilies.
Je m'acquis toiilefois par là,
(hinsia ville, la repiilation de sa -
vanl. Mon oncle en l'nt ravi, parce
qu'il lit réllexioii que je cesserais
bientôt de lui être à (barge. Or
ci, (lil jîlas. me ditil un jour, le
Il in|is lie Ion enfance est passé.
Le (lé|inrl. Tu as déjà di\-sept ans, et le
voilà deviun lialiile gaiçon : il
pauvre (Jil ] faut songer à te pousser. Je suis d'avis di' reiivo)ei' à runiviisile île Sala-
l'cUil peut- ' manque : avec l'esprit que je te vois, tu ne inaiinueras pas de trouver uu
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GIL IJLAS.
lion ])oslc. .1o tp (lonnorai f|np1qiic< (hioit.*; poiirtnii voyô£!;f, avec iiin mule
(iiii v;itit liicn dix à ilouzc pisloles : tu la Vu'iulr.'is à S:il.iinniiqiic, i:t lu en
eiiiploicrns r.-irgpiit à l'eiUrelcnir jusqu'à ce que lu sois placé.
Il ne pouvait lien nie proposer <|ui me ft'it plus ni;i-éalile, car je mourais
d'envie de voir le pays. Cepciulaul j'eus assez de force sur moi pour ca-
cher ma joie; et lor-qii'il fallut partir, ne paraissant sensildc ipi'a li dou-
leur de quilli'r un oncle à qui j'avais tant d'oldii^atinus, j'aliendris le
Ijonliomme, qui me donna |ihis d'argent qu'il ne m'en aurait donné s'il
ci'il pu lire nu fond de mon àme. Avant mon départ j'allii eni'.nasser mou
père et ma mère, <[ui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'ex-
horlércut à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en lioniiéle liomnic, à u"
me |ioint engager dans de m-iuvaiscs affaires, et, sur IOMte^ clioses, à u
pas prendre le hieji d'aulrui. .\pr6s qu'ils m'curenl trés-longii uqK 1k
■angué. ils me firent présent de leur bénédiction, qui était li' ^eiil lé"
pie" jallcudnis d'eux. Au.ssilôt je montai sur ma mule, cl sortis de
que ]
ville.
I liien
la
CIlAPirilE II.
Des a'iirinps qu'il cul en allant il Pci^nnllur; de ce qu'il lil en ariivaiil (l,iii< odii? villi',
l't :iTct- qiul liiniiMic li MHi]':i.
.Me voilà donc liors d'Oviédo, sur le clicmin delVgnalIor, an milieu de
la campagne, mailrc de mes actions, dune inanvalsc mule et de ipiarante
bons uucal.s , sans compter (|neli|ues réaiix que j'avais vulés à mou
très-linnoré oncle. La première diose que je lis fut tU laisser ma mule
aller à discrétion, c'esl-à-dire au petit pas. Je lui mis la lu-ide sur le cou,
cl, tirant de ma noilie mes durais, je commençai ,i les compter et
recompter dans mon cliapeau. ,1c n'avais jamais vu tant d'argent; je ne
pouvais me lasser de le regarder cl de le manier. Je le complais peiit-
èlre pour la vinglienie fois, qu;iud loul à coup ma mule, levant la lèle et
les oreilles, s'arrêta an milieu du graml clieinin. Je jugeai que (pielque
chose l'cffravail ; je regardai ce que ce pouv.iit pire : j'aperçus sur la lerrc
nu i-hapeau renverse, sur lequel il y avait un rosaire i\ gros grains, et lui
même temps j'entendis une voix lauieiilahle qui priuionça ces paroles :
S'-igneiir passant, .lyez pitié, de grâce, d'un pauvre .soldat estropié ; jelez,
s'il vous plaît, quehpie pièce d'argi'iit dans ce chapeau ; vous en serez
rcroinpen>é dans l'aiilre monde. Je liuiruai aussitôt les yeux du coté (|ue
parlait la voix; je vis au pied d'un luiisson. à vi:!gt ou tieute pas de moi,
une espèce de soldat qui, sur deux hàtruis croisés, appuyait le bout d'une
cscopelle qui me parut plus longue qu'une piqiu', et avec laquelle il
me couchait en joue. .\ cette vue, qui me lil tieuihler pour le hien de
l'Kglise, je m'ai'i'éiiii tout court; je serrai promptenieut mes diicals, je
lirai qu(d pies réaiix, cl, m'approchant du chapeau disposé à recevoir la
chirilé des lideles cfi'iayés, je les jetai dedans l'un après l'aulre, pour
inonircr au soldat ipic j'en usais noldement. Il fut satisfait de ma
giMiérobilé. et me donna aillant de liénédiclions que je donnai de coups de
pied dans les lianes de ma mule. |Miur m'éloigiier proniplemenl de lui ;
inai^ la maiidile héte, Irouipaiit mou iuqialiencc, n'en alla pas |dns vile :
la longue haliitude qu'elle avait de marcher pas à pas sons mon oncle lui
avait fait perdre l'usage du galop.
Je lie lirai pas de celle aventure Jin augure trop favorahle pour mou
voyage. Je me représentai i|ue je n'étais pas encore à Salamaïupie, cl que
je pourrais hien laire une plus mauvaise rencontre. Mou oncle nie parut
Ires imprudent de ne m'avoii' pas mis entre les mains d'un miilelier. (dé-
tail sans doute ce qu'il aurait du faire; mais il avait songé qu'en me don-
iiaiilsa mule mou voyage inc coulerait moins, et il avait plus pensé à cela
qu'aux périls i|ne je pouvais courir eu chemin. Ainsi, ]iour réparer sa
faille, je résolus, si j'avais le h'uiheur d'arriver à Pegnallor, d'y vendre
ma mule,el de |irendre la voie du mulelier pour aller ,i Astorga, d'où je me
reiidiaisà Snlaniancpie par la même voiture. Quoique je ne fus scj.iinais
sorti dUvii'do, je n'ignorais pas le nom des villes par on je devais passer;
je nrcii étais lait iiislriiire avant mon départ.
J'arrivai heiiieiisement à Pegnallor ; je m'arrèlai à la porte dune liô-
lellm-ie d'assez lioniie apparence. Je n'eus pas mis pied à teire. i|ue l'hàtc
vint me recevoir fort civileinenl; il délacha lui-même ma valise. l,i chaigea
sur ses épaules, et me coiidiiisil à une clianihre , pendanl i|ii'iin de ses
valets menait ma mule ,i l'écurie. (!el hôte, le plus grand iMhill.ird des
Asliiries, et aussi prompt à compter sans nécessite ses propres affaiics que
cm ieux de savoir celles d'aulrui, m'appril (|u'il se iioniin;iit André Cor-
ciudo ; qu'il avait siu'vi loiiglemps dans les années du roi en qualité de
scrgi'ul, el que, depuis (piinze mois, il avait quille le service pour épou-
ser une liUe de Daslropid, qui, hien ipie tant soit peu hasauée, ne laissait
pas de faire valoir le iiouchon. Il me dil encore une inllirité d'autres cho-
ses, que je me serais fort liicn passé d'entendre. Après celle coufidcnce,
sccroyanlcn droil de tout exiger de moi, il me deniaiida d'où je venais,
où j'allais, ni qui j'étais, .\quoi il f.illiil répouilre article par artiidc, parce
qu'il accoiupagiuiit d'une iirofonde révérence chaque ipieslion qu'il me
fjiisait , en nie priant d'un air si rrs|:ecliieiix d'exiiiscr sa curiosité, que
je ne pouvais me défendre de la satisfaire, l'.ela m'engagea dans un long
l'ulietien avec lui. Cl n;e donna lieu de parler du dessein cl des raisons
que j'avais de me défaire de ma mule, pourpnunlre la voie du innicticr;
ce qu'il approuva , non snccinclenienl, car il me représenta là-dessus
tons les acciiloiils fâcheux ipii pouvaiiuit m'arriver sur la route; il mu
rapporta uièiiie pliisiinis histoires sinislics de voyageurs. Je croyais cpi'il
ne liuirait point. 11 nuit pourlaiit, en disant que, si je voulais vendre ma
mule, il connaissait un honnête maipiignon qui l'aclièterail. Je lui té-
moignai qu'il me ferait plaisir de l'envoyer chercher : il y alla sur-le-
champ lui-même avec empressement.
Il revint hiciilôt acconijjagué de son homme, qu'il me présenta, el dont
il loua foit la prohité. Nous entrâmes tous trois dans la cour, on l'o;!
amena ma mule. Ou la lit jiasser et repasser devant le iniquignnn, qui se
niil à l'examiner depuis les pieds jusqu'à la tète. H n'en mauipia pas d'en
dire heaucoup de m.il. J'avoue qu'on n'en pouvait dire hcaucoup de hien :
mais quand c'aurait élé la mule du pape, il y aurait trouvé à redire. Il
assurait donc qu'elle avait tous les défauts du monde; el, pourmienxmc
le persuiidcr. il en alleslail l'hôte, qui sans doute avait ses raisons pour
en convenir. Eh hieu , me dit froidement le niaipiignon. comhien préteu-
dez-vous vendre ce vilain aninia!-là'.' Après l'éloge qu'il en avait fait,
el l'atleslation du seigneur Corcuelo, que je croyais homme sincère el bon
connaisseur, j'aurais donné ma mule pour rieii : c'est pourquoi je dis
au marchand que je m'en rapportais ,i sa bonne foi ; qu'il n'avait qu'à
priser la héte eu conscience, el que je m'en tiendrais à la prisée. Alors,
faisant l'homme d'honneur, il me répondit qu'en intéressant sa conscience
je le prenais par son fuble. Ce n'était pas cl'l'eclivement ptir son fort ; car,
au lien de faire mouler son eslini.ition à dix ou douze pisloles, comme
mon oncle, il n'eut pas honte de la lixerà trois ducats, que je reçus avec
autant de joie ipie si j'eusse gagne à ce marehé-là.
Après m'êlre si avaiilageusenicnt défait de ma mule. 1 hotc me mena
chez 1111 miretier qui devait partir le lendemain pour Astorga. Ce mule-
tier me dit ipi'il partirait avant le jour, cl qu'il aurait soin'de me venir
réveiller. Nous convinmes de prix, tant pour le louage d'une mule que
pour ma nourriture; cl quand tout fui réglé entre nous, je m'en retour-
nai vers l'hôtellerie avec Corcndo, qui, chemin faisant, se mit à me ra-
conter l'histoire de ce mnletipr. Il m'apprit tout ce qu'on eu disait dans la
ville. Enlin il allait de nouveau m'èlourdir de son hahil importun, si par
honlieur un homme assez hien fait ne fût venu l'interrompre en rahordant
avec beaucoup de civilité. Je les laissai ensemble, et continuai mon che-
min, sans soupçonner que j'eusse la moindre part à leur entretien.
Je demandai à souper dés que je fus à rhùtellerie. Celait un jour mai-
gre : on m'accommoda des œufs. Pendant qu'on me les apprêtai' , je liai
coiivcrsalion avec l'hôtesse, que je n'avais point encore vue. EUe me
parut assez jolie ; et je trouvai les allures si vives, ()iie j'aurai bien jugé,
ipiand son mari ne me l'aurait pas dit, ipic ce cabaret devait être fort
achalandé. Lor.sqne l'onieletle qu'on me faisait fut en état de m'êlre ser-
vie, je m'assis tout seul a une table. Je n'avais jias encore mangé le pre-
mier morceau, qui» l'hôte entra, suivi de l'homme qui l'avait arrêté dans
la rue. Ce cavalier portait une longue ra|iicre, cl pouvait hien avoir
Irente ans. Il s'approcha de moi d'un air empressé. Seigni'iir écolier, nic
dit-il , je viens d'apprendre que vous êtes le seigneur iiil RIas de Sanlil-
laue, rornemenl d'Oviédo et le llamhean de la )diilosophie. Est-il hien
possible que \ous s lyez ce savantissiine, ce bel esprit diH;t la réputation
est si grande en ee pays-ci'.' Vous ne savez pas, coiilinua-t-il en s'adres-
sanl à l'Iiôlc et à l'hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez : vous
avez un trésor dans voire maison : vous voyez dans ce jeune genlil-
honime la huitième merveille du momie. Puis, se tournant de mou côte
el me jetant les bras au cou : Excusez mes Irausporls, ajouta-t-il ; je ne
suis point maiire do ma joie que votre présence me cause.
Je ne plis lui répondre sur-le-chanip, parce qu il me tenait si. serré,
tpie je n'avais pas la respiration lilire. et ce ne fut iprapré-î que j'eus la
lêlc dégagée de l'eiubrassade, que je lui dis : Seigneur cavalier, je ne
croyais pas mon nom connu à Pegnallor. Commcni connu ! reprit-il sur
le même ton ; nous tenons regisirc de tous les grands personnages qui
sont A vingt lieues à li ronde. Vous passez ici pour un prodige ; et je ne
doute pas que l'Espagne ne se trouve nu jour aussi vaine de "vous avoir
produit que la Créée d'avoir vu naître ses sages. Ces paroles furent sui-
vies d'une nouvelle accolade, qu'il me fallut encore essuyer, au hasard
d'avoir le sort d'.\iilliée. Pour peu que j'cusseeu d'ex|iérience.jc n'aurais
pas été la dii|ie de ses démonstralious ni de ses hyperboles ; j'aurais bien
connu, à ses llailcries outrées, que c'était un de ces )(arasiles(|ue l'on
trouve dans toutes les villes, et qui, dés qu'un étranger arrive, s'iiitro-
duiscnl auprès de lui pour remplir leur ventre à ses dépens ; mais ma
jeunesse cl ma vanité ni'en firent juger loul autrement. Mon admirateur
me parut un fort boniiète homme, et je l'invitai à souper avec moi. ."Vli !
Iiésvoloiitiers. s'i'>eria-t-il ; je sais Irop bon gré à mon étoile de m'avoir
fait rencontrer 1 illustre Cil Hlas de Santhlane, pour ne pas jouir de ma
iKUme fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n'ai |ias grand appé-
tit, poiirsnivil-il ; je vais me incltre à lable pour vous tenir compagnie
seiilemenl, elje mangerai ipichpics morceaux par complais.ince.
Eu parlant ainsi, mon panégyriste s'assit vis-à-vis de moi. On lui ap-
porta un couvert. Il se jela d'abord sur rouielelte avec tant d'avidité, qu'il
sembhiit n'avoir mangé de trois jours. A l'air complaisant dont il s'y pre-
nail, je vi-bien qu'elle ser.i il bien tôt expédiée. J'en ordonnai une seconde,
qui fut faite si promptcinenl, qu'on nous servit conuiie iioiisaelievions. ou
|diilôt comme il .iihevciit de manger la première. H y procédait pourl.uit
d'une vitesse toujours (''gale, el tioiivail moyen, sans |ierdre nu coup de
denl. de me domiei- loii.niges sur louanges; ee qui me rendait fort eoii-
leiil de ma petite personne. Il buvait aussi fini souvent; taiitôl c'était à
ma santé, ù l.intôl à celle de mou père el de ma mère, dont il ne pou-
vait ;issez vanter le bonheur d'avoir un fils t(d ipie moi. En inêiiie temps
il versait du vin dans mou vcric, et m'excitait à lui faire niisoii. Je ne
GIL BLAS.
rc'|»oii(l.iis|ioiii[ iticilnux siiiitcs qu'il me porlnit ; ce qui, avec ses linllerii's.
me mit insciisililement de si Iielle liiimcur, que, voyant noire seconde
oinelelle à muilié mniif^ée, je demandai à l'Iiôle s'il n'avait point de pois-
son n nous donner. Le si>igiiem' Corcuelo, cpii. sidon loules les apparences,
s'eiitend.iil avec le parasite, me répondit : J'ai nue Irnite excellente ; mais
elle coùliTa cher à ceux qui la manderont : c'est un morcean trop friand
imur vous. Qu'appeltz-vous trop friaud? dit alors mon llalleur d'un Ion
de voix élevé : vous n'y pejisez pas, mon ami : apprenez que vous n'avez
rien de trop Imn pour le seiijneur Cil Blas de Santillane, qui mérite d'être
traité comme un prince.
Je fus bien aise qu il eût relevé les dernières paroles de l'k'iie, et il ne
m en cela que me prévenir. Je m'en sentais offensé, et je dis liéremenl à
(lorcnelo : .Apportez-nous voire truite, et ne vous eml)arras.sez pas du
leste. L'Iiôle, qui ne deniandail pas mieux, .se mit àl'apprètcj', et ne tarda
guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plal. je vis In-i'llcr une grande
joie dans les yeux du parasite, qui lit paraître une nouvelle conqilaisance,
c'est-d-dire (|ii'il donna sur le iioisson comme il avait domlé sur les leufs.
H fut pourtant oldi^^c de se rendre, de peur d'accident, car H en avait jus-
(|u'a la g'i-ge. Enfin, après avoir liu cl mangé tout son soûl, il voukitlinir
la comédie. Seigneur Cil Blas, me dit-il en se levant de table, je suis trop
content de la bonne cliere ([ue vous m'avez faite pour vous ipiitter sans
vous donner un avis iinpurlant dont vous me jinraissez avoir tjesoin. Soyez
désormais en garde contre les louanges. Déliez-vous des gens que vou.s ne
connaîtrez poinl.Vous en pouirez reneonlrer d'à ulres qui voudront, comme
niiii, se divertir de voire crédulité, et peut-être pousser les choses encore
plus loin ; n'en soyez point la dujie, et ne vous croyez point, sur leur pa-
role, la huitième merveille du monde. En achevant ces mots, il me rit au
nez, et s'en alla.
Je lus aussi sensible à celle baie que je l'ai été dans la suite aux plus
grandes disgrâces qui me son! arrivées. Je ne pouvais me consoler de
m être laissé tromper si grossièrement, ou, pour mieuii dire, de sentir
mou orgueil humilié. Eli quoi! dis-je, le Iraîlre s'est donc joué de moi?
Il n'a tantôt abordé mon hôte que pour lui tirer les vers du nez, ou plnlot
ils étaient d'inlelligence tous deux. Ali! pauvre Cil Blas, meurs de honte
d avoir donné à ces fripons un juste sujet de te tourner eu ridicule. Ils
vont composer de loulceci une belle histoire qui pourra bien aller jusqu'à
Oviédo, et qui t'y fera beaucoup d'honneur. Tes parents se repenliront
sans doute d'avoir tant harangué un sol ; loin de m'exhortera ne tromper
personne, ils devaient me recommander de ne me pas laisser duper, .\gitc
de ces pensées morlifiantes, cnllamnié de dépit, je m'enfermai dans ma
chambre et me mis au lit; mais je ne pus dormir, et je n'avais pasenciu'e
fermé l'œil, lorsque le muletier me vint avenir qu'il n'attendait plus (pie
moi pour partir. Je me levai aussitôt; cl pinilant iiueje m'habillais, Cor-
cuelo arriva avec un mémoire de la dépense, d.jus lequel la truite n'élait
)ias oubliée; et nnn-sculeinenl il m'en fallut passer ]iar oi'i il voulut, mais
j'eus cncoi'e le chagrin, en lui livrant mon argent, de m'apcrcevoir (|ue
le bourreau .se ressouvenait de mnn aventure. .\prés avoir bien payé un
sou|ier donl j'avais fait si désagréablement la iligeslioii, je me rendis clii'z
le muletier avec ma valise, en donnant à Ions les diables le parasite, l'hote
et l'hôtellerie.
cii.vpiTRE m.
De la tentation qaVul le mulclior .lur la rnuic; ilucllc vn tut la suilf, et comment
Gll Ulas toml'a ilans Cai'jbili; t-ii Miulant cviti'i .StUU.
Je ne me trouvai pas seul avec le muletier; il y av.iit deux enfants de
famille de Pegiiallor, un |ictit chantre de Mondognedo, qui courait le
pays, et un jeune bourgeois d'AsIoiga, qui s'en retournait chez lui avec
unejennc! personne qu'il venait d'épouser ;\ Vcrco. ÎNous finies tous con-
naissance en peu de leiiqis, et chacun eut bientôt dit d'où il venait et où
il allait. Li nouvelle mariée, ipioique jeune, était s' noire et si peu pi-
quante, que je ne prenais pas grand plaisir à la regarder : cependant sa
ji iinesse cl son embonpoint d léreiit dans la vue du muletier, qui réso-
lu! de faire une tcnlalive pour obleiiir ses bonnes grâces. 11 passa la jour-
née à inédiler ce beau dessein, et il en leniit l'exéciilion à la dernière
couchée. I]e. fut à Cacibelos. Il nous fit descendre à la première hôtelle-
rie en entrant. Celte maison était [ilus dans la campagne i|iic dans le
bourg, et il en connaissait I hôte pour un homme discret el complaisant.
11 eut soin de nous faire conduire dans une chambre écarlée, on il nous
laissa souper traïKpiillement ; mais sur la fin du repas, nous le vîmes en-
trer d'un air furieux. Par la inorl 1 sécria-t-il, on m'a volé. J'avais, dans
un sac de cuir, cent pistoks; il faut(|ue je les retrouve. Je vais chez le
juge du bourg, cpii n'entend pas raillerie là-dessus, el vous allez Ions avoir
la que>li(ni, jusqu'à ce que vous ayez confessé le crime et rendu l'argenl.
En di^alll leia d'un air fort naturel, il sortit, et nous demeurâmes dans
un exiréme élonnemtnt.
Il ne nous vint pas dans l'esprit que cc iiouvait èlrc une feinte, parce
qut' nous ne nous connaissions point assez pour pouvoir répondre les uns
clés atilres. Je dirai plus, je soupçonnai le petit chantre d'avoir fait le
coup, comme il eut pent-èlre de moi la même |ieiiséc. D'ailleurs nous
étions lous de jeunes sots. Nous ne savions pas quelles fornialilés s'ob-
scrrenl en pareil cas : nous crûmes de bonne fui qu'on commencerait par
nous mettre à la gène, .\iiisi, cédant à notre fi ayiur, nous sortîmes de la
chambre forl brtlsqueinenl. Les uns gagnent la ruo, les autres le jardin;
chacun cberclio son salut dans la fuite : et le jeune hniirgenis d'Aslm-ga,
aussi troublé que nous de l'idée de la ipicsliou. se sauva comme un aulre
Eiiée, sans s'embarrasser de sa femme. Alors le niulelier, à ce quej'a|ipris
dans la suile, plus incontinent que ses mulets, ravi de voir que son slra-
tagème produisait l'effet ([u'il en avait altendn, alla vanler celte rii.se in-
génieuse à la bourgeoise, et tâcher de profiler de l'occasion; mais celle
Lucrèce des Asluries, à qui la mauvaise mine de .son tentateur piètait de
nouvelles forces, fit une vigoureuse rési^tance, et poussa de grands cris.
La (lalrouiile, qui p ir hasard en cc moment se trouva près de Vhôlellerie,
qu'elle connaissait pour un lieu digne de son atlenlion, y entra, el demanda
la cause de ces cris. L'hôte, qui chantait dans sa cuisine, cl l'e'gnail île no
rien entendre, fut obligé de conduire le commandant et ses archers à la
chambre de la personne i|ui criait. Ils arrivèrent bien à propos : l'.Xstu-
rienne n'en pouvait plus. Le commandant, homme grossier et brutal, ne
vil pas plutôt de (|uoi il s'agissait, qu il donna cinqou six coups du bois
de sa liallebarde à l'amoureux muletier, en l'apostrophant dans des termes
dont la pudeur n'élait guère moins blessée (|ue de l'action même (|ui les
lui suggérait. Ce ne fut pas tout : il se saisit du coupable, et le mena
devant le juge avec l'accusalricc, qui, malgré le désordre où elle était,
voulut aller elle-même demander justice de cet al tentai. Le juge l'écouta,
el, l'ayant allentivenient considérée, jugea que l'accusé était indigne de
pardon. 11 le lit dépouiller sur-le-champ et fusiiger eu sa présence; puis
il ordonna (;uele lendemni'i,si le mari de r.Xstiirieunene parais.sait point,
deux archers, aux frais el dépens du délinquant, escorleraienl lacomplai-
gnantejusipi'à la ville d'AsIorga.
Pour moi, plus épouvanté peut-cire que tous les autres, jo gagnai la
campagne ; je traversai je ne sais combien de champs el de bruycivs, et,
saulanl tous les fossés que je trouvais sur mon passage, j'arrivai enfin
auprès d'une foret. J allais m'y jeler cl me cacher dans le plus épais lial-
licr, lorsque deux hommes à cheval s'offrirent tout à coup au-devant de
nus pas. Ils crièrent : Qui va là? et comme ma surprise ne me pciinil pas
di' répondre sur-le-champ, ils s'approchèrent de moi; et, nu' millant
chacun un iiistolel sur la gorge, ils me sommèrent de leur apprendre ipii
j'étais, d'où je venais, ce (|ueje voulais aller faire en celle forél, et snilout
de ne h^ur rien déguiser. A cette manière d'inlerroger, ipii me parui bien
valoir la question dont le muletier nous avait f.iit fêle, je leur répondis
(|ue jêlais un jeune homme d'Uviêdo qui allait à Salamanque : je leur cmi-
lai même l'alarme qu'on venait de nous donner, el j'avouai qin^ la crainte
d'êlre applique à la torture m'avait fait piendre la fuite. Ils firent un éclat
de rin^ a ce discours, (|ui marquait ma simplicité; et l'un des deux me
dit: Hassnre-toi, mon ami; viens avec nous, et necrains rien ; nou.sallons
le mettre en sùrelé A ces mois il me fit mouler en croupe sur son cheval,
et nous nous enfonçâmes dans la forél.
Je ne savais ce que je devais penser de celle rencontre ; je n'en augu-
rais jinurtanl rien de siuislie. Si ces gens-ci, disais-je en moi-même,
élaient des videurs, ils m'auraient volé, et peul-ctre assassiné. 11 faut ipie
cc soient de bons gentilshommes de cc pays-ci, qui, me voyant effrayé,
ont pitié de moi, et m'emmènent chez eux par charité. Je ne fus pas long-
temps dans l'incerlilude. Ajirès (|iielqiiesdêlouis que nous fîmes dans un
grand siliMice, nous nous trouvâmes au pied d'une colline, où nousdes-
cendiines de cheval. C'est ici que nous demeurons, me dil un des cava-
liers. J'avais beau regarder de tous côlés, je n'apercevais ni maison, ni
cabane, )ias la moindre apparence d'habitation. Cependant ces deux
hommes levèrent une grande trappe de bois, couveite de broussailles,
qui cachait l'entrée d'une longue allée en pente et souterraine, où b's che-
vaux sejt lèrent d'eux-mêmes, comme des aniinaiix qui y élaienl accou-
tumés. Les cavaliers m'y firent entrer avec eux ; puis, baissant la trappe
avec des coides qui y étaiinlallacliées pour cet cfi'el, voilà le digne neveu
de mon oncle Ferez pris comme un rat dans une ratière.
CIIAl'lïnE IV.
Description du souterrain, et quelles clioses y vit Gil lîtis.
Je connus alors avec quelle sorte de gen.s j'étais, cl l'on peut bienjugrv
que celte connaissance in'ôta ma première crainte. Unefraviur plusgiMudc
et plus juste vint s'emparer de mes sens; je crus i(uc j'allais perdre la vie
avec mes ducats. Ainsi, me regardant comme nue victime qu'on condiiil
à l'autel, je marchais, déjà plus mort qm^ vif, entre mes d ux condnc-
lenrs, ipii, sentant bien (|ueje tremblais, m'exhortaient inutilement à ne
rien craindre. ()uand nous eûmes fait environ deux cents pas, en lournant
el en descendant toujours, nous entrâmes dans une écurie qu'éclairaient
deux grosses lampes de fer pendues à la voùle. 11 \ avait une bonne pro-
vision'de paille, el plnsienis tonneaux remplis d'orge. Vingt chevaux y
pouvaient êircà l'aise; mais il n'y avait aliu's que les deux (pu venaient
il'aniver. In vieux nègre, ipii paraissait pourluut encore assez vigoureux,
se mit à les allacher au ràlelier.
Nous soriiiiiesde l'ccurie; et, à la triste lueur de (|iiebpies autres lampes
i|uî semblaient n'éclairer ces lieux que pour en monlier l'horreur, nous
parvinnies à une cuisine ou une vieille lemini' fais.iil rôlirdes viandes sur
un brasier, el préparait le souper. La cuisine él.iit ornée ilt-s ustensiles
ni'cessaires, el tout auprès on voyait une ollice pourvue ilr toutes sortes de
provisions. La cuisinière (il faut ipie j'en fasse le porli:iit| élait une per-
sonne de soixante el (|uelques années. Elle avait eu d.ins sa jiumsse les
cheveux d'un blond ircs-ardent ; car le lemjis ne les avait |ias si bien blau-
GIL BLAS.
cliis, qu'ils n'eussent encore quclf|ucs nunnces Je leur première couleur.
Outre un teint oiivnlre, elle nviiit un menton pointu et relevé, avec des
lèvres fort enfoncées; un L'ioml nez aquilis lui descendait sur la bouche,
etses veux paraissaient d'un très-beau rou|je pourpré.
Tenez, d.Tnie Léonarde, dit un des cavaliers en me ]irésentanl à ce bel
jn"e des ténèbres, voici un jeune garçon que nous vous .imonons. Puis il
séjourna de mon côté, et remarquant que j'étais pnle et défait : Mon ami,
me dit-il, reviens de ta frayeur : on ne te veut faire aucun mal. ^"ous
avions besoin d'un valet pour soulager notre cuisinière ; nous t'avons ren-
contré, cela est heureux pour loi. tu tiendras ici la place d'un garçon qui
s'est liissé mourir depuis quinze jours. C'était un jeune homme d'une
complexioM Ires-ilélicate. Tu me parais plus robuste que lui, tu ne mour-
ras pas sitôt. Véritablement lu ne reverras plus le soleil: mais, en récom-
rense, tu feras bonne chère et beau feu. Tu passeras les jours avec
Léonarde, qui est une créature fort humaine : tu auras toutes les petites
commodités. Je veux te faire voir, ajouta-t-il, que tu n'es pas ici avec des
gueux. En même temps il prit un fiambeau, et m'ordonna de le suivre.
11 me mena dans une cave, où je vis une inBnilé de bouteilles et de pois
de terre bien bouchés, qui étaient pleins, disait-il, d'un vin excellent.
Ensuite il me Dt traverser plusieurs chambres. Dans les unes, il y avait
des pièces de toile; dans les autres, des étoffes de laine cl des étoffes de
soie. J'aperçus dans une autre de l'or et de l'argent, sans compter beau-
coup de vaisselle à diverses armoiries. Après cola, je le suivis dans un
grand salon que trois lustres de cuivre éclairaient, el qui servait de com-
iiuinicaliou à d'autres chambres. Il me fit U de nouvelles questions. Il me
demanda comment je me nommais, pourquoi j'étais sorti d'Oviédo ; et
lorsque j'eus satisfait sa curiosité : Eh bien, Gil lilas, me dit-il, puisque lu
n'as quitté ta patiic que pour cherciier quelque bon poste, il faut (pie lu
sois né coil'fé, pour être tombé cnire nos mains. Je le l'ai déjà ilil, tu
vivras ici dms l'abondance, el rouleras sur l'or et sur l'argent. D'ailleurs,
tu y seras en sûreté. Tel est ce souterrain, que les officiers de la sainte
llermandad viendraient cent fois dans celte forêt sans le découvrir. L'en-
trée n'en est connue que de moi seul et de mes camarades. Peut-être me
demanderas tu comment nous l'avons pu l'aire sans que les habitants des
environs s'en soient aperçus; mais apprends, mon ami, que ce n'est point
noire ouvrage, cl qu'il est fait depuis longtemps. Après que les Maures se
furent rendus maîtres de Grenade, de l'.Xrngon, et de presque toute l'Es-
pagne, les chrétiens qui ne voulurent |ioint subir le joug des infidèles
prirent la fuite, et vinrent se cacher dans ce pays-ci, dans la Biscaye, et
dans les Asturies, où le vaillant don Pelage s'était retiré. Fugitifs et dis-
persés par pelotons, ils vivaient dans les montagnes ou dans les bois. Les
uns demeuraienl dans les cavernes, et les autres firent ]dusieuis souter-
rains, du nombre desquels est celui-ci. Ayant ensuite eu le bonheur de
chasser d'Espagne leurs ennemis, ils retournèrent dans les villes. Depuis
ce temps- là leurs retraites ont servi d'asile aux gens de notre profession.
11 est vrai que la sainte llermandad en a découvert el détruit queb|ucs-
unes, mais il en reste encore; et, grâces au ciel, il y a près de ipiiiize an-
nèfs que j'habite iinjiunément celle-ci. Je m'appelle le ca|iilaine liulando.
Je suis le chef de la compagnie ; et l'homme que tu as vu avec moi est un
de mes cavaliers.
CHAPITRE V.
bc l'arrivée Je plusieurs autres voleurs dans le souicrrjin, el de l'agréable conversa lion
qu'ils curcnl tous ensemble.
Comme le seigneur Rolando achevait de parler de cette sorte, il parut
dans le salon six nouveaux visages. C'ét-iil le lieutenant avec cini| liimimcs
de la troupe nui revenaient chargés du butin. Us apportaient deux man-
ne(iuiiis remplis de sucre, de cannelle, de poivie, de figues, d'amandes
cl de raisins sers. Le lieutenant adn ssa la parole nu capitaine, et lui dit
qu'il venait d'enlever ces mannequins à un épicier de ricnavenle, dont il
avait pris aussi le mulet. Après qu'il eut reiuin compte de son expédition
au bureau, les dépouillcsde l'officier furent portées dans l'office. Alors il
ne fut plus question que de se réjouir. On dressa dans le salon une grande
table, el l'on me renvoya dans la cuisine, où la dame Léonarde m'instrui-
sit de ce que j'avais à faire. Je cédai à la nécessité, puisque mon mauvais
sort le voulait ainsi; et, dévorant ma douleur, je me préparai à servir
ces honnêtes gens.
Je débutai |iarle buffet, que je parai de tasses d'argnil, et de plusieurs
bouteilles de terre pleines de ce bon vin que le seigneur Holando m'avait
vanté : j'apportai ensuite deux ragoûts, «pii ne furent jins plutôt servis,
que tous les cavaliers sendrcnl A table. Ils coinmeucerenl ;i manger avec
beaucoup d'appétit; et moi, debout derrière eux, je me lins prêt à leur
verser du vin. Je m'en acquittai de si bonne grâce, i|uoique je n'eusse
jamais fait ce métier-là, que j'eus le bonheur de m'atlirer des compli-
ments. Le capitaine, en peu de mots, leur coula mon histoire, qui les di-
vertit fort. Ensuilc il leur parla de moi furt avantageusement ; mais j'étais
alors revenu des louauges. cl jeu pouvais entendre .sans jiéril. Là-dessus
ils me louèrent tous ; ils dirent (pie je paraissais né pour être leuréchan-
son, que je valais cent fois mieux (|ue mon jirédécesseur. Et comme,
depuis sa mori, c'était la scnora Leoiiarda (|ui avait riionneur de présen-
ter le nectar à ces dieu.x infernaux, ils la juivérent de ce glorieux emploi
pour m'en revêtir. Ainsi, nouveau (iaiivnicile, je succédai à celte vieille
Uébé.
Un grand plat de rùl, servi peu de temps après les ragoûts, vint ache-
ver de r.issasier les voleurs, qui, buvant à proportion qu'ils mangeaient,
furent Lienlôt de belle humeur et firent un beau bniil. Les voila qui
parlenl tous à la fois : l'un commence une histoire, l'autre rapporte un
bon mot; un autre crie, nu aiilre chante ; ils ne s'entendent jioint. Enfin
Rolando, fatigué d'une scène où il mettait inutilement beaucoup du sien,
le prit sur un Ion si haut, qu'il imposa silence à la compagnie. Messieurs,
leur dit-il d'un ton de mailre, écoutez ce (pie j'ai à vous proposer : au
lieu de nous étourdir les uns les autres en parlant Ions ensemble, ne fe-
rions-nous pas mieux (le nous entretenir eu personnes raisonnables .' Il
me vient une pensée : depuis que nous sommes associés, nous n'avons
pas eu la curiosité de nous demander quelles sont nos familles, el par
quel enchaînement d'avenliires nous avons embrassé noire profession.
Cela me parait toutefois digne d'être su. Faisons-nous celle confidence,
pour nous divertir. Le lieutenant et les autres, comme s'ils avaient eu
qiieli|ue chose de beau à raconter, acceptèrent avec de grandes dcmon-
slralions de joie la proposition du capitaine, qui parla le premier dans
ces termes :
Messieurs, vous saurez que je suis fils unique d'un riche bourgeois
de .Madrid. Le jour de ma naissance fut célébré dans la famille par des
réjouissances infinies. Mon père, qui était déjà vieux, sentit une joie
extrême de se voir un héritier, et ma mère entreprit de me nourrir de
son propre lait. Mon aieul maieruel vivait encore en ce ti?mps-là : c'était
un bon vieillard ipii ne se mêlait plus de rien que de dire son rosaire et
de raconter scse\]iloits guerriers; car il avait longtemps porté les ar-
mes, et souvent il se vantail d'avoir vu le feu. Je devins insensiblement
l'idole de ces trois personnes ; j'étais sans cesse dans leurs bras. De peur
que l'étude ne me fatiguai dans mes premières années, ou mêles laissa
passer dans les amusements les plus puérils. Il ne faut pas, disait mon
père, que les enfants s'appliquent sérieusement, (pie le temps n'ait un
peu mûri leur esprit. Eu attendant celte malurilé, je n'apprenais ni à
lire ni à écrire ; mais je ne perdais pas pour cela mon temps : mon père
m'enseignait mille sortes de jeux. Je connaissais parfaitement les caries,
je savaisjoucrauxdés, et mon grand-jiére m'apprenait des romances sur
les expéditions militaires où il s'était trouvé. 11 me chantait tous les jours
les mêmes couplets; cl lorsque, après avoir répété pendant trois mois
dix ou douze vers, je venais à les réciter sans faute, mes parents admi-
raient ma mémoire. Ils ne paraissaient pas moins contents de mon es-
prit, quand, profitant de la liberté que j'avais de tout dire, j'interrom-
pais leur entretien pour parler à tort el à travers. Ali! qu'il est joli!
s'écriait mon père, eu me regardant avec des yeux charmés. Ma mère
m'accablait aussiUJt de caresses, et mon grand-père en pleurait de joie.
Je faisais aussi devant eux impunément les aclions les plus indécentes;
ils me pardonnaient tout : ils m'adoraient. Cependant j'entrais déjà dans
ma douzième année, et je n'avais point encore eu de maître. On m'en
donna un ; mais il reçut en même teni|is des ordres précis deni'enseigner
sans en venir aux voies de fait : on lui permit seulement de me menacer
quelquefois, pour ni'inspirer un peu de crainte. Celte permission ne fut
p.isfuit salnt.iire; car, ou je me moquais des menaces de mon précep-
teur, ou bien, les larmes aux yeux, j'allais m'en plaindre à ma mère ou
à mon aieul, et je leur fai.sais accroire qu'il m'avait fort maltraité. Le
jiauvre diable avait beau venir me démentir, il n'en était pas pour cela
plus avancé ; il passait pour un brûlai, et l'on me croyait toujours plu-
lot que lui. 11 arriva même un jour ([ue je m'égratignaiinoi-mèuic; puis
je me mis à crier comme si l'on m'eut écorclié : ma mère accourut, et
chassa le maître sur-le-champ, quolipiil protestât et prit le ciel à témoin
qu'il ne m'avait ]ias touché.
Je me défis ainsi de tous mes précepîeurs, jusqu'à ce qu'il vînt s'en
présenter un tel qu'il me le fallait. C'était un bachelier d'Alcala. L'ex-
cellent maître pour un enfant de famille! Il aimait les femmes, le jeu et
le cabaret: je ne pouvais être en meilleures mains. 11 s'attacha d'abord
à gagner mon esprit par la douceur : il y réussit, cl, par là, se lit aimer
de mes parents, qui m'abandounèrenl à sa coiuliiite. Ils n'eurent pas su-
jet de s'en npenlir; il me perfectionna de bonne heure dans la science
du monde. A force de me mener avec lui dans tous les lieux qu il aimait,
il m'en inspira si bien le goût, qu'au latin prés je devins un garçon uni-
versel. Dès (|u'il vît que je n'avais plus besoin de ses préceptes, il alla les
offrir ailleurs.
Si dans mon enfance j'avais vécu au logis fort librement, ce fut bien
autre chose quand je commençai à devenir maître de mes actions. Ce fut
dans ma famille rpie je lis l'essai de mon impertinence. Je me moquais .i
tout moment de mon père et de ma mère. Ils ne faisaient que rire de mes
.saillies ; et plus elles étaient vives, plus ils les trouvaient agréables. Cc-
))cnd.iut je faisais toutes sortes de débauches avec des jeunes gens de
mon humeur; et comme nos parents ne nous donnaient pas assez d'ar-
gent pour coiiliuuer une vie si délicieuse, chacun dérobait chez lui ce
qu'il pouv.iit prendre; et, cela ne suffisant poini encore, nous commen-
çâmes à voler la niiil; ce qui n'était pas un petit suppbmcnl. Malhcu-
ieusemenl lecorrégiilorappril de nos nouvelles. Il voulut nous faire ar-
rcler ; mais on nous averlil de sou mauvais dessein. Xous eûmes recours
à la l'uilc, el nous nous mimes à exploiter sur les grands chemins De-
puis ce lemps-là, messieurs. Dieu m'a fait la grâce do vieillir dans ma
profession, malgré les périls qui y sont attachés.
Le capitaine cessa de parler en cet endroit, el le lieiilenanl, comme de
1 raison, prit la parole ajirés lui. Messieurs, dit-il, une éducation tout op-
GIL BLAS.
posée à celle du seJÈtneur Rolando a produit le même effet. Mou père
était un bouclier de Tolède; il passait, avec justice, pour le plus grand
brutal de sa communauté, et ma mère n'avait pas un naturel plus doux.
Ils me fouettaient dans mon enfance comme à l'envi l'un de l'autre;
j'en recevais tous les jours mille coups. La moindre faute que jo com-
mettais était suivie des plus rudes châtiments. J'avais beau demandor
grâce les larmes aux yeux et protester que je me repentais de ce que
j avais fait, on ne me pardonnait rien, el, le plus souvent, on me frappait
sans raison. Quand mon père me battait, ma mère, comme s'il ne s'en
fût pas bien acquitté, se mettait de la partie, au lieu d'intercéder pour
moi. Ces traitements m'inspirèrent tant d'aversion pour la maison pater-
nelle, que je la quittai avant que j'eusse atteint ma quatorzième année.
Je pris le chemin d'Aragon, et me rendis à Saragosse en demandant l'au-
mône. \J\ je me faufilai avec des gueux qui menaient une vie assez heu-
reuse. Ils m'apprirent à contrefaire l'aveugle, à paraître estropié, é
mettre sur les jambes des ulcères postiches, etc. Le matin, comme des
acteurs qui se préparent à jouer une comédie, nous nous disposions à
faire nos personnages. Chacun courait à son poste ; et le soir nous réu-
nissant tous, nous nous réjouissions pendant la nuit aux dépens de ceux
qui avaient eu pitié de nous pendant le jour. Je m'ennuyai pourtant
a'être avec ces misérables, el, voulant vivre avec de plus honnêtes gens,
je m'associai avec des chevaliers d'industrie. Ils m apprirent n faire de
bons tours; mais il nous fallut bit-ntôt sortir de Saragosse. parce que
nous nous brouillâmes avec un homme de justice qui nous avait toujours
protégés. Chacun prit son parti. Pour moi, qui me sentais de la dispo-
sition à faire des coups hardis, j'entrai dans une troupe d'hommes cou-
rageux qui faisaient contribuer les voyageurs; et je me suis si bien
trouvé de leur façon de vivre, que je n'en ai pas voulu chercher d'autre
depuis ce temps-là. Je sais donc, messieurs, très-bon gré à mes parents
de m'avoir si malti'aité; car, s'ils m'avaient élevé un peu plus douce-
ment, je ne serais présentement, sans doute, qu'un malheureux bou-
cher, au lieu que j'ai l'honneur d'être votre lieutenant.
Messieurs, dit alors un jeune voleur, qui était assis entre le capitaine
et le lieutenant, sans vanité, les histoires que nous venons d'entendre ne
sont pas si composées ni si curieuses que la mienne ; je suis sur que vous
en conviendrez. Je dois le jour à une paysanne des environs de SéviUe.
Trois semaines après qu'elle m'eut mis au monde (elle était jeune, pro-
pre et bonne nourrice ), on lui proposa un nourrisson. C'était un enfant
de qualité, un fils uniipie qui venait de naitre dans Séville. Ma mère ac-
cepta volontiers la proposition ; elle alla cliercher l'enfant. On le lui
confia ; el elle ne l'eut pas sitôt apporté dans son village, que, trouvant
quelque ressemblance entre lui et moi, cela lui inspira le dessein de nie
faire passer pour l'enfant de qualité, dans l'espérance qu'un jour je re-
connaîtrais bien ce bon office. Mon père, qui n'était pas plus scrupuleux
qu'un autre paysan, approuva la supercherie; de sorte qu'après nous
avoir fait changer de langes, le lils de don Rodrigue de Ikrrera fut en-
voyé, sous mon nom, à une autre nourrice, el ma mère me nourrit
sous le .'-ien.
Malgré tout ce que l'on peut dire de l'instinct et de la force du sang,
les parents du petit gentilliomme prirent aisément le change. Ils n'eu-
rent pas le moindre soupçon du tour qu'on leur avait joué, et jusqu'à
rSge de sept ans je fus toujours dans leurs bras. Leur intention étant de
me rendre un cavalier parfait, ils me donnèrent toutes sortes de maîtres;
mais les plus habiles ont quelquefois des élèves qui leur font peu d'Iion-
neur. J'étais un de ces heureux écoliers-là ; j'avais peu de disposition
pour les exercices qu'on m'apprenait, et encore moins de goût pour les
sciences qu'on me voulait enseigner. J'aimais beaucoup mieux jouer avec
les valets, que j'allais chercher à tous moments dans les cuisines ou dans
les écuries. Le jeu ne fut pas toutefois longtemps ma passion dominante ;
je n'avais pas dix-sept ans, que je m'enivrais tous les jours. J'agaçais
aiis>i toutes les femmes du logis. Je m'attachai principalement à une ser-
vante de cuisine, qui me parut mériter mes premiers soins. C'était une
grosse joufllue, dont l'enjouement et l'embonpoint me plaisaient fort. Je
lui faisais l'amour avec si pende circoiis|ieelton, que don liodrigue même
s'en a|ierçut. Il m'en rejirit aigrement, me reprocha la bassesse de mes
inclinations, et, de peur que la vue de l'objet aimé ne rendit ses re-
montrances inutiles, il mit ma princesse à la porte.
Ce procédé me déplut; je résolus de m'en venger. Je volai les pier-
reries de la femme de don Rodrigue : et ce vol ne laissait pas d'être assez
considérable; puis, allant chercher ma belle Hélène, qui s'était retirée
chez une blanchisseuse de ses amies, je l'enlevai en plein midi, afin que
personne n'en ignorât. Je passai plus avant : je la menai dans .son pays,
où je l'épousai solennellement, tant pour faire plus de dépit aux Derrera
que pour laisser aux enfants de famille un si bel eiiTnjde à suivre. Trois
mois après ce beau mariage, j'appris que don Rodrigue était mort. Je ne
fus pas insensible à celle nouvelle; car je me rendis promptennnt à Sé-
ville pour demander son bien; mais j'y trouvai du changement Ma mère
n'était |dus, et, en mourant, elle avait eu l'indiscrétion d'avouer tout,
en présence du curé de son village el d'autns bons témoins. Le fils de
don Rodrigue tenait déjà ma place, ou plutôt la sienne, et il venait d'être
reconnu avec d'autant plus de joie, qu'on était moins satisfait de moi ;
de manière que, n'ayant rien à espérer de ce côlé-là, et ne me sentant
plus de goût pour ma grosse femme, je me joignis à des chevaliers de la
fortune, avec qui je commençai mes caravanes.
Le jeune voleur ayant achevé son histoire, un autre dit qu'il était tils
d'un marchand de Burgos; que dans sa jeunesse, poussé d'une dévotion
indiscrète, il avait pris 1 habit et fait profession dans un ordre fort aus-
tère, et apostasie quelques années après. Enfin les huit voleurs parlèrent
tour à tour ; et lorsque je les eus tous entendus, je ne fus pas surpris
de les voir ensemble. Ils changèrent ensuite de discours. Ils mirent sur
le tapis divers projets uour la campagne prochaine ; et, après avoir formé
une résolution, ils se levèrent de table pour s'aller coucher. Ils allumè-
rent des bougies, el se retirèrent dans leurs chambres. Je suivis le capi-
taine Rolando dans la sienne, où, pendant que je l'aidais à se déshabiller :
Eh bien. Cil Bias, me dit il d'un air gai, tu vois de quelle manière nous
vivons. Nous sommes toujours dans la joie ; la haine ni l'envie ne se
glissent point parmi nous; nous n'avons jamais ensemble le moindre dé-
mêlé ; nous sommes plus unis que des moines. Tu vas, mon enfant,
poursuivit-il, mener ici une vie bien agréable ; car je ne te crois pas
assez sot pour te faire une peine d'être avec des voleurs. Eh ! voit-on
d'autres gens dans le monde '? Non, mon ami, tous les hommes aiment à
s'approprier le bien d'autrui ; c'est un sentiment général ; la manière
seule de le faire en est différente. Les conquérants, par exemple, s'em-
parent des Etats de leurs voi.<ins. Les personnes de qualité empruntent,
et ne rendent point. Les banquiers, trésoriers, agents de change, com-
mis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scru-
puleux . Pour les gens de justice, je n'en parlerai point; on n'ignore pas
ce qu'ils savent faire. Il faut pourtant avouer qu'ils sont plus humains que
nous; car souvent nous otons la vie aux innocents, et eux quelquefois la
sauvent même aux coupables.
CHAPITRE VI.
De la leiualive que lit Gil Blas pour se sauver, et quel en fut le succi'S,
Après que le capitaine des voleurs eut fait aiusi l'apologie de sa pro-
fession, il se mit au lit ; et moi je retournai dans le salon, où je desser-
vis el remis tout en ordre. J'allai ensuite à la cuisine, où Domingo ( c'é-
tait lo nom du vieux nègre) etladameLéonardesoupaient en m'attendant.
Quoique je n'eusse point d'a|ipétil, je ne laissai pas de m'asseoir auprès
d'eux. Je ne pouvais manger, et, comme je paraissais aussi triste que
j'avais sujet de l'être, ces deux figures équivalentes entreprirent de me
consoler ; ee qu'elles firent d'une manière plus pro|>re à me mettre au dés-
espoir qu'à soulager ma douleur. Pourquoi vous aflligez-vous, mon fils'.'
me dit la vieille; vous devez plutôt vous réjouir do vous voir ici. Vous
êtes jeune, el vous paraissez facile; vous vous seriez bientôt perdu dans
le monde. Vous y auriez indubitablement rencontré des libertins qui vous
auraient engagé dans toutes sortes de débauches, au lieu que votre inno-
cence se trouve ici dans un port assuré. La dame Léonarde a raison, dit
gravement à son tour le vieux nègre, et l'on peut ajouter à cela qu'il n'y
a dans le monde que des peines. Rendez grâces an ciel, mon ami, d'être
tout d'un coup délivré des périls, des embarras, et des afUiclions de h
vie.
J'essuyai tranquillement ce discours, parce qu'il ne m'eut servi de
rien de m'en fâcher. Je ne doute pas même, si je me fusse mis en colère,
que je leur eusse apprêté à rire à mes dépens. Enlin Domingo, après
avoir bien bu et bien mangé, se retira dans son écurie. Léonarde prit
au.ssitôt une lampe, el me conduisit dans un caveau qui servait de cime-
tière aux voleurs qui mouraient de leur mort nainrelle, ot où je vis nii
grabat qui avait plus l'air d'un tombeau que d'un lit. Voilà volrc cham-
bre, mon petit poulet, nie dit-elle en me passant doucement la main sons
le menton ; le garçon dont vous :ivez le lionlieur d'occuper la place y a
couché tant qu'il a vécu parmi nous, et il y repose encore après sa mort.
Il s'est laissé mourir à la tleur de son âge ; ne soyez pas assez simple
pour suivie son i'.\emple. En achevant ces paroles, elle me donna la lam-
pe, et retourna daus sa cuisine. Je posai la lampe à terre, el me jelai sur
le grabat, moins pour prendre du repos ((ue pour me livrer tout entier
à mes réllixions. 0 ciel ! dis-je, est-il une destinée aussi affreuse que la
mienne '.' On veut que je renonce à la vue du soleil ; el, comme si ce n'é-
tait assez d'être enterré tout vif à dix-huit ans, il faut encore que je sois
réduit a servir des voleurs, à passer le jour avec des brigands, el la nuit
avec des morts ! Ces pensées, qui me semblaient très-mortifiantes, et qui
l'étaient en effet, me faisaient pleurer amèrement. Je maudis cent fois
l'envie que mon oncle avait eue de m'cnvoyer à Salanianqne ; je me re-
pentis d'avoir craint la justice de Cacabelos; j'aurais voulu èlre à la
question. Mais, considérant que je me consumais en plaintes vaines, je
me mis à rêver aux moyens de me sauver, et je me dis en moi-même ;
Est-il donc impossible de me tirer d'ici ? Les voleurs dorment : la cuisi-
nière et le nègre en feront bientôt autant : pendant qu'ils seront tous en-
dormis, ne puis-je, avec cette lampe, trouver l'allée par où je suis des-
cendu dans cet enfer? Il est vrai que je ne me crois |)as assez fort pour
lever la irappc qui est à l'entrée. Cependant voyons : je ne veux rien
avcjir à me reprocher. Mon désespoir me prêtera (les forces, et j'en vien-
drai peul-être à bout.
Je formai donc ce grand dessein. Je me levai quand je jugeai que Léo-
narde et Domingo repo.saient. Je pris la lampe, el sortis du caveau en me
recommandant à tous les .saints an paradis. Ce ne fut pas sans peine que
je démêlai les détours de ce nouveau labyrinthe. J'arrivai pourtant à la
porte de l'écurie, et j'aperçus enlin l'allée iiuc je cherchais. Je marche,
je m'avance vers la trappe avec une joie nièléc de crainte : mais, hélas '
GIL BLAS.
au milieu de l'ïlléc je iTiicontrsi une maudite grille de fer bien fermée,
et dont les barreaux élaient si prés l'un de l'autre, ^u'on y pouvait à
peine passer la main. J me trouvai bien sot à la vue de ce nouvel obsta-
cle, dont je ne m'étais point aperçu en entrant, parce ipie la grille était
alors ouverte. Je ne laissai pas pourtant de tàter les barreaux. J'exami-
nai la serrure, je tâchais même de la forcer, lorsque tout à coup je me
sentis appliuucr vigoureusement entre les deux épaules cin([ ou six coups
de nerf de lœuf. Je poussai un cri si perçant, que le souterrain en re-
tentit ; et, regardant aussitôt derrière moi, je vis le vieux nègre en che-
mise, qui d'une main tenait une lanterne sourde, et de l'autre l'instru-
Tuent de mon supplice. Ah ! ah I dit-il, petit drôle, vous voulez vous sau-
ver ! Oh ! ne pensez pas que vous puissiez me surprendre; je vous ai
bien entendu. Vous avez cru trouver la grille ouverte, n'i'st-ce pas? Ap-
piencz, mon ami, que vous la trouverez désormais toujours fermée.
Quand nous retenons ici quelqu'un malgré lui, il faut qn il soit plus fin
que nous pour nous échapper.
Cependant, au cri que j'avais fait, deux on trois voleurs se réveillèrent
en sursaut; et, ne sachant si c'était la sai.ile IlermanJad qui venait fondre
sur eux, ils se levèrent en appelant à haute voix leurs cam.irades. Dans
un instant ils sont tous sur |iieJ. Ils prennent leurs épé.'S et leurs cara-
bines, et s'avancent presque nus jusqu'à l'endroit où j'étais avec Domingo.
Mais sitôt qu'ils surent la cause du bruit qu'ils avaient euiendu, leur in-
quiétude se convertit en éclats de rire. Comment donc. Gil Blas, ni' dit le
voleur apostat, il n'y a pas six heures que tu es avec nous, et lu veux déji
t'en aller? 11 faut que In aies bien de l'aversion pour la retraite Eh ! que
f rais-tu donc si tu étais chartreux? Va te coucher. Tu eu seras quitte
cette fois poir les coups que D jraingo t'a donnés ; mais s'il l'arrivé ja-
mais de faire un nouvel effort pour te sauver, par saint Barthélémy ! nous
l'écorcher ms tout vif. A ces mots il se retira. Li-s autres voleurs s'en re-
tournéient aussi dans leurs chambres, en riant de tout leur cœur de la
tentative que j'avais faite pour leur fausser compagnie. Le vieux nègre,
fort satisfait de son expédition, rentra dans son écurie; et je regagnai
mon cimetière, où je passai le reste de la nuit a soupirer et à pleurer.
CHAPITRE VII.
De ce que Bl Gil Blas, ne pouvaiU faire mieux.
Je pensai succomber les premiers jours au chagrin qui me dévorait. Je
ne faisais que traîner une vie mourante ; mais enfin mon bon génie m'in-
spira la pensée Je dissimuler. J'affectai de paraître moins triste; je com-
mençai à rire et à chanter, quoique je n'en eusse aucune envie : en un
mot, je me contraignis si bien, que Léonarde et Domingo y furent trom-
j)és. Ils crurent que l'oiseau s'accoutumait à la cage. Les voleurs s'ima-
ginèrent la même chose. Je prenais un air gai en leur versani à boire, et
je me mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d'y placer quel-
que plaisanterie. Ma liberté, loin de leur diiplaire, les divertissait. Gil
Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le plaisant, tu as bien fait,
mon ami, de bannir la mélancolie ; je suis charmé de ton humeur et de
l jn esprit. On ne connaît pas d'abord les gens : je ne te croyais pas si
spirituel ni si enjoué.
Les autres me donnèrent aussi mille louanges, et m'exhortèrent à per-
sister dans les généreux sentiments que je leur témoignais ; enfin, ils me
parurent si contents de moi, que, profitant d'une si bonne disposition :
Messieurs, leur dis-je, permettez que je vous découvre le fond do mou
âme. De|iuis que je demeure ici, je me sens tout antre que je n'étais au-
paravant. Vous m'avez défait des préjugés de mon éducation ; j'ai )iris
insensiblement votre esprit. J'ai du goût pour votre profession : je meurs
d'envie d'avoir l'honneur d'être de vos confrères, et de partager avec vous
les périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours.
On loua ma bonne volonté ; puis il fut résolu tout d'une voix <|u'on me
laisserait servir encore quelque temps pour épi-ouver ma vocation ; qu'en-
suite on me ferait faire mes caravanes; après quoi on m'accorderait la
place honorable que je demandais, et qu'on ne pouvait, disait-on, refuser
à un jeune homme ipii paraissait d'aussi bonne volonté que moi.
Il fallut donc continuer de me contraindre et d'exercer mon emploi
d'cch'inson. J'en fus très mortifie, car je n'aspirais à devenir voleur que
pour avoir la liberté de sortir comme les autres ; cl j'espér.iis qu'en fai-
sant des courses avec eux, je leur échapperais quelque jour. Cette seule
espérance soutenait ma vie. L'attente néanmoins me iiarnissait longue, et
je no laissai pas d'essayer plus d'une fois de surprendre la vigilance de
Domingo : mais il n'y eut pas moyen, il était trop sur ses gardes ; j'aurais
défié cent Orphées de charnier ce Cerbère. Il est vrai aussi que, de peur
de ne rendre suspect, je ne faisais pas toutes que j'aurais pu faire ]ioiir
le tromjier. Il m'observait, et j'étais obligé d'agir avec l)caucou|i de cir-
conspection pour ne me jias trahir. Je m'en remettais donc au temps que
les voleurs m'avaient prescrit pour me recevoir dans leur troupe, et je
l'attendais avec autant d'inipaliencc q-e si j'eusse dû entrer dans une
roinpagnie de traitants.
Grâces au ciel, six mois après, ce lemps arriva. Le seigneur Rolando
dit un soir .i ses cavaliers : Messieurs, il faut tenir la parole que nous
avons donnée à Gil Blas. Je n'ai pas mauvaise opinion de ce garçon-là; il
me parait fait pour maicher sur nos traces; je crois que nous en ferons
quejque chose. Je suis d'avis que nous le menions demain avec nous
ci:clllir des lauriers sur les grands chemins Prenons soin nous-mêmes de
le dresser à la gloire. Les voleurs furent tous dusentimeni de leur CiVpi-
taine; et, pour roe faire voir qu'ils me rcgardaieut ileja comme un de
leurs compagiious, dès ce moment ils un' dispensèrent de les servii-. Ils
rétablirent (a dame Léonarde dans l'emploi qu'on lui avait olé pour m'en
charger. Ils me fii-ent quitter mon habillenieul. qui cousistait en une sim-
ple soutanetle fort u.séc, et ils me pareront de toute la dépouille dut
gentilhomme uouvetleraeiU volé. Après cela, je me disposai à l'aire lai
première campagne.
ËBAPITRE Vm,
Gil Blas .icrompagne les voleurs. Quel exploit il fait sar les gtaiids chemin».
Ce fut sur la fin d'une nuit du mois de septembre que je sortis du sou
terrain avec les voleurs. J'étais armé, comme eux, il une carabine, de
deux pistolets, d'une épée et d'une baïonnette, et je montais un assez Ixiu
cheval, qu'on aivait pris au même gentilhomme dont je |)ortais les babils.
Il y avait si longtemps que je vivais dans les ténèbres, que le jour nais-
sant ne manqua pas de m'èblouir; mais peu à peu mes yeux s'accoutu-
mèrent à le souffrir.
Nous passâmes auprès de l'oulferrada, et nous allâmes nous raetlre eu
embuscade dans un petit bois qui bordait le grand chemiu de Léon, daais
un endroit d'où, sans être vus, nous pouvions voir tous les passants. La,
nous attendions que la fortune nous offrit quelque bon coup à faire,
quand nous aperçûmes un religieux de l'ordre de Saint-Dominique,
monté, contre 1 ordinaire de ces bous pères, sur une mauvaise mule.
Dieu soit loué, s'écria le capitaine en ri.inl, voici le chef-d'œuvre de Gil
BiTis. Il faut qu'il aille détrousser ce moine : voyons comme il s'y pren-
dra. Tous les voleurs jugérenl qu'effectivement cette commission me
convenait, et ils m'exhortèrent à m'en Lien acquitter. Messieurs, leur
dis-je, vous serez contents . je vais mettre ce père nu comme la main, et
vous amener ici sa mule. Non, non, dit llolando, elle n'en vaut pas la
peine : apporte-nous seulement la bourse de Sa Révérence; c'est tout ce
que nous exigeons de loi. Je vais dcmc, repris^je, sous les yeux de mes
maîtres, laire mon coup d'essai ; j'espère qu'ils m'honoreront de leurs
suffrages. Là-dessus, je sortis du bois et poussai vers le religieu.x, en
pliant le ciel de me pardonner l'action que j'allais faire, car il n'y avait
pas assez longli in|is que j'étais avec ces brigands pour la faire sans répu-
gnance. J aurais bien voulu m'èchap)ier des ce momeut-Ià; mais la plu-
part des voleui"s étaient encore mieux montés que moi : s'ils m'eussent
vu fuir, ils se seraient mis à mes trousses, et m'auraient bientôt rattrapé,
ou peut-être auraient-ils fait sur moi une décharge de leurs carabines,
dont je me serais fort mal trouvé. Je n'osai donc hasarder une démarche
si délicate. Je joignis le père, et lui demandai la bourse, en lui présen-
tant le bout d un pistolet. H s'arrêta tout court pour me considérer . ei,
sans paraître effrayé : Mon enfant, me dii-il, vous êtes bien jeune ; \ous
faites de bonne heure un vilain métier. Mon père, lui répondis-je, tout
vilain qu'il est, je voudrais l'avoir commencé plus tôt. Abl mon lils, ré-
pliqua le bon religieux, qui n'avait garde de comprendre le vrai sens de
mes paroles, que àites-vous? quel aveuglement ! souffrez que je vous re-
préseute l'étal malheureux... Oh! mon père, interrompis-je avec préci-^
pitation, trêve de morale, s'il vous plaît; je ne viens pas sur les grands'
chemins pour entendre des sermons : il ne s agit point ici de cela ; il faut
que vous me donniez des espèces. Je veux de l'argent. De l'iu-geul 1 me
dit-il d'un air étonné; vous jugez bien mal de la charité des Espagnols,
si vous croyez que les personnes de mon caractère aient besoin d argent,
pour voyager eu Es|iague. Détrompez-vous. On nous reçoit agréablement:
partout; ou nous loge, on nous nourrit, et l'on ne nous demande pour
cela que des |irières. Enfin, nous ne portons point d'argent sur la route;,
nous nous abandonnons à la Providence. Eli! non, non. lui reparlis-je„ ,
V lUs ne vous y abandonnez pas ; vous avez tou|ours de bonnes pistoles
pour être plus sûrs de la Providence. Mais, mon père, ajoutai-je, finis-
sons : mes camarades, qui sont dans ce bois, s'impatientent; jetez tout a
l'heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue.
A ces mots, que je prononçai d'un air menaçant, le religieux sembla craiu^
dre. pour sa vie. Attendez, me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu'il;
le f.iut .ibsuluiuent. Je vois bien qu'avec vous autres les ligures de rheio-
riquo .sont inutiles. Eu disant cela, il tira de dessous sa robe une gros-e
bourse de peau de chniois, qu'il laissa tomber à terre. Alors je lui di,-
qu'il po '.vait continuer son chemin, ce qu'il ne me donna pas la peine .U:
répéter. Il pressa les lianes de sa mule, qui, démentant l'oîiinion que j a-
vais d'elle, car je ne I.-, croyais pas meilleure que celle oc mou oncle,
prit loui àco.ip un assez bon train. Tandis qu'il s'éloignait, je mis pied
à terre. Je ramassai la bourse, qui me |iariil |ies«ntc. Je remontai sur iii.i
hèle, cl regagnai promplcmenl le bois, ou les voleurs m'altendaicnt avec
impatience, pour me léliciter, comme si la victoire i]u ■ je venais de rem-
jiorlcr m'eût coûté beaucoup. A peine me douuéienl-ils le temps de des.
cendre de cheval, tant ils s'empressaient de m embrasser. Courage, Gil
Blas, me dit Rolando; lu viens de faire des merveilles. J'ai eu les yeux,
altacbés sur loi |)endanl ton expédition; j'ai observé la contenance ; je te
prédis que lu deviendras un excellent voleur de grand chemin, ou je ne
m'y connais pas. Le lieutenant et les autres applaudirent à la prédiction,
et m'assurèrent que je ne pouvais pas manquer de l'accomplir quelque
jour. Je les remerciai de la iiaule idée qu'ils avaient Je moi, et leur jiro-
mii de faire tous raesi efforts |>our la soutenir.
GIL BLAS.
Après qu'ils m'eurent d'amant plus loiio i|neje méritais moins de l'clre,
il leur prit envie d'ex.iminer le butin dont je revenais charçé. Voyons,
dirent-ils, voyons ce qu'il y a dans la liourse du relicieux. Elle doit être
bien garnie, continua l'un d'entre eux, car ces bons pères ne voyr.gent
pas en pèlerins. Le capitaine délia la bourse, l'ouvrit, et en tira deux ou
trois poiimées de petites médailles de cuivre, entremêlées i'agnus Dei,
avec quelques scapulaires. .\ la vue d'un larcin si nouveau, tous les vo-
leurs éclatèrent en ris immodérés. Vive Dieu I s'écria le lieutenant, nous
avons bien de l'obligatiiui à Gil Blas • il vient, pour sou coup d'essai, de
faire an vol fort salutaire à la corap.ignie. Celte plaisanterie en attira
d'autres. Ces scélérats, et particulièrement celui qui avait apostasie, com-
mencèrent à s'égayer sur la matière.
Il leur échappa "mille traits qu'il ne m'est pas permis de rapporter, et
qui marquaient lii'n le dérèglement de leurs mœurs. .Moi seul, je ne riais
pas. Il est vrai que les railleurs m'en olaient l'envie, on se réjouissant
iinsi à mes dépens- Chacun vie lança son Irait, et le capitaine me dit : Ma
foi, Gil Blas, je te con.seilli '.mi ami, de ne le plus jouer aux moines; ce
sont des gens trop Ans et l; ;i rusés pour toi.
CHAPITRE IX.
De l'événement sr^rienx qui suivit celte averiliire.
Wous demeurâmes dans le bois la plus grande partie de la journée, sans
apercevoir aucun voyageur qui put payer pour le religieux. Enlln nous en
sortîmes pour retounur au souterrain", bornant nos exploits à ce risible
événemeui, qui faisait encore le sujet de notre entretien, lorsque nous
découvrinics de loin un carrosse à ipiatre mules. Il venait i nous au
grand trot, et il était accompagné de trois hommes à cheval qui me pa-
rurent bien armés et bien disposés à nous recevoir si nous étions assez
hardis pour les insulter. Rolando flt faire halte à la troupe, pour tenir
conseil là-dessus, et le résultat fut qu'on atla((uerail. Aussiiol il nous
rangea de la manière qu'il voulut, et nous marchâmes en bataille au-
devant du carrosse. Malgré les applaudissements que j'avais reçus dans le
bois, je me sentis saisi d'un grand tremblement, et bientôt il sortit de
tout mon corps une sueur froide, qui ne me présageait rien de bon. Pour
surcroit de bonheur, j'étais au front de la bataille, entre le capitaine et
le lieutenant, qui m'avaient placé là pour m'accontuinir au feu tout d'un
coup, Rolando, remarquant jusqu'à quel point nature pâtissait (liez moi,
me regarda de travers, et nie dit d'un air brusque : Ecoule, Gil Blas,
songe à faire ton devoir; je t'avertis ((ue, si tu recules, je te casserai la
têted'un coup de pistolet. J'étais trop persuadé qu'il le ferait comme il
le di.sail pour négliger l'avertissement; c'est pourquoi je ne pensai plus
qu'à recommander mon âme à Dieu, puisque je n'avais pas moins à
craindre d'un côté que de l'autre.
Pendant ce temps-là, le carrosse et les cavaliers s'approchaient. Ils
connurent quelle sorte de gens nous étions; et, devinant notre dessein à
notre contenance, ils s'arrêtèrent a la portée d'une escopelte Ils avaient,
aussi bien que nous, des carabines et des pistolets. Tandis qu'ils se prépa-
raient à nous faire face, il sortit du carrosse un homme bien fait et riclie-
mcnt vêtu. Il monta sur un cheval de miin, dont un des cavaliers tenait
la bride, et il se mit à la tête des antres. Il n'avait pour armes que son
épée et deux pistolets. Encore qu'ils ne fussent que (juatre contre neuf,
car le cocher demeura sur son siège, ils s'avancèrent vers nous avec une
audace qui redoubla mon effroi. Je ne laissai pas pourtant, bien que trem-
blant de tous mes membres, de me tenir prêt à tirer mon coup ; mais,
pour dire les choses comme elles sont, je fermai les yeux et tournai la
tête en déchargeant ma carabine; et, de la manière que je tirai, je ne
dois point avoir ce coup-là sur la conscience.
Je ne ferai point un détail de l'action : quoique présent, je ne voyais
rien ; et ma peur, en me troublant l'imagination, me cachait l'horreur
du spectacle même qui m'effrayait. Tout ce que je sais, c'est qu'après
un grand bruit de mousquetades, j'entendis mes compagnons crier à pleine
tète : ric(o«re.' victoire! A celle acclamation, la terreur qui s'était em-
parée de mes sens se dissipa, et j'aperçus sur le champ de bataille les
quatre cavaliers étendus sans vie. De notre côté, nous n'eûmes qu'un
homme de tué ; ce fut l'apostat, qui n'eut, en celle occasion, que ce qu'il
M)éritait pour son apostasie et pour ses mauvai.ves plaisanieries sur les
scapulaires. Un de nos cavaliers re;ut une balle à la rolule du genou
droit. Le lieutenant fut aussi blessé, mais fort légèrement, le coup
n'ayant fait qu'eflleurer la peau.
Le seigneur Rolando courut d'abord à la portière du carrosse. 11 y
avait iteilans une dame de viugt-cpiatre à vingt-cinq ans, qui lui parut
irès-belle, malgré le Iriste état ou il la voyait. Elle s'était évanouie pen-
dant le combat, et son évanouissement durait encore. Tandis qu'il s'oc-
cupait à la considérer, nous songeâmes nous autres au butin. Nous com-
mençâmes par nous emparer des chevaux des cavaliers tués, car ces
animaux, épouvantés du bruit des coups, s'étaient un peu écartés, après
avoir perdu leurs guides. Pour les mules, elles n'avaient pas branlé,
quoique, durant l'action, le cocher eut quitté son siège pour se sauver.
Nous mîmes pied à terre pour les dételer, et nous les charge.lmes de plu-
sieurs malles que nous trouvâmes attachées devant et derrière le carrosse.
Cela fait, on prit, par ordre du capitaine', la dame, ipii n'avait point en-
core rappelé ses esprits, et ou la mit à cheval entre les mains d'un voleur
des plus robustes et des mieux montés ; puis, laissant sur le grand cliemiu
le carrosse et les moils dépouillés, nous emmenâmes avec nous la dame,
les mules et les chevaux.
CHAPITRE X.
De quelle manière les voleurs eu us.rent cvec la dauie. Du grand dessein que forma
Gil Blas, et q'iet en l'ut l'événement.
Il y avait déjà plus d'une heure qu'il était nuit quand nous arrivâmes
au souterrain. Nous menâmes d'abord les bêtes à l'écurie, où nous fumes
obligés nous-mêmes de les attacher an râtelier el d'en avoir soin, parce
que le vieux nègre était an lit depuis trois jours. Outre que la goutte lavait
pris violemment, un rhiimalisnie le tenait entrepris de tous ses membres.
Il ne lui restait rien de libre que la langue, qu'il employait à témoigner
son impatience par d'horribles blasphèmes. Nous laissâmes ce misérable
jurer et blasphémer, et nous allâmes à la cuisine, où nous donnâmes
toute noire attention à la dame, qui paraissait environnée des ombres de
la mort. >'ous n'épargnâmes rien pour la tirer de son évanouissement, et
nous eûmes le bonheur d'en venir à bout. Mais quand elle eut repris l'u-
sage de ses sens, et qu'elle se vit entre les bras de plusieurs hommes qui
lui étaient inconnus, elle sentit son malheur; elle en frémit. Tout ce que
la douleur et le désespoir en.semble peuvent avoir de plus affreux parut
peint dans ses yeux, qu'elle leva au ciel, comme pour se plaindre à lui
des indignilés dont elle était menacée; puis, cédant tout à coup à ces
images épouvantables, elle retombe en défaillance, sa paupière se re-
ferme, et les volenrs s'imaginent que la mort va leur enlever leur proie.
Alors le capitaine, jugeant plus à propos de l'abandonner à elle-même que
de la tourmenter par de nouveaux secours, la fit porter sur le lit de Leo-
narde, où on la laissa toute seule, au hasard de ce qu'il en pouvait ar-
river.
Nous passâmes dans le salon, où un des voleurs, qui avait été chirur-
gien, visila les blessures du lieutenant el du cavalier, et les frotta de
baume. L'opération faite, on voulut voir ce qu'il y avait dans les malles.
Les unes se trouvèrent remplies de dentelles el de linge, les autres d'ha-
bits ; mais la dernière qu'on ouvrit renfermait quelques sacs pleins de
pisloles, ce qui réjouit infiniment messieurs les intéressés. Après cet
examen, la cuisinière dressa le buffet, mit le couvert et servit. Nous
nous entretînmes d'abord de la grande victoire que nous avions rem-
portée. Sur quoi Rolando m'adressanl la parole ; Avoue, Gil Blas, me
dit-il, avoue, mon enfant, que lu as eu grand'peur. Je répondis que j'en
demeurais d'accord de bonne foi ; mais que je me ballrais comme un
paladin quand j'aurais fait seulement deux ou trois campagnes. Là-de.s-
sus toute la compagnie prit mon parti, en disant qu'on devait me le par-
donner; que l'action avait été vive; et que, pour un jeune homme qui
n'avait jamais vu le feu, je ne m'étais point mal tiré d'affaire.
La conversation tomba ensuite sur les mules el les chevaux que nous
venions d'amener au souterrain. Il fut arrêté que, le lendemain, avant le
jour, nous partirions tous pour les aller vendre à Mansilla, où probable-
ment on n'aurait point encore entendu parler de notre expédition. Ayant
pris cette résolution, nous achevâmes de souper; puis nous retournâmes
à la cuisine pour voir la dame, que nous trouvâmes dans la même situa-
tion ; nous crûmes qu'elle ne passerait pas la nuit. Néanmoins, quoi-
qu'elle parût à peine jouir d'un reste de vie, quelques voleurs ne lais-
sèrent pas de jeter sur elle un œil profane, el de témoigner une brutale
envie, qu'ils auraient satisfaite, si Rolando ne les en eût empêchés, en
leur leprésenlant qu'ils devaient du moins attendre que la dame fût
sortie de cet accalilemenl de tristesse qui lui ôlait tout sentiment. Le res-
pect qu'ils avaient pour le capitaine retint leur incontinence ; sans cela
rien ne pouvait sauver la dame : sa mort même n'aurait peut-être pas mis
son honneur en sûreté.
Nous laissâmes encore cette malheureuse femme dans l'état où eli •
était. Rolando se contenta de charger Léonardc d'en avoir soin, et chacun
se relira dans sa chambre. Pour moi, lorscpie ji^ fus couché, au lieu de
me livrer au sommeil, je ne lis que m'occuper du malheur de la dame.
Je ne doutais point que ce ne fût une personne de qualité, et j'en trouvais
son sort plus déplorable. Je ne pouvais, sans frémir, me peindre les hor-
reurs qni l'atteiidaieni, et je m'en seulais aussi vivement touché que si
le sang ou l'amitié m'eût attaché à elle. Enflu, après avoir bien plaint sa
destinée, je rêvai aux moyens de préserver son lionneur du péril dont il
était menacé, et de me tirer en même temps du souterrain. Je songeai que
le vieux nègre ne pouvait se remuer, et que, depuis son indisposition,
la cuisinière avait la clef de la grille. Cette pcn.sée m'échauffa l'imagina-
tion, et me (il concevoir un projet que je digérai bien ; puis j'en commcn-
c:ii sur-le-champ l'exécutiou ds la manière suivante :
Je fe'gnis d'avoir la cidiipie. Je poussai d'abord des plaintes el des gé-
missements; ensuite, élevant la voix, je jetai de grands cris. Les voleurs
te réveillent cl sont bientôt auprès de moi. Us me demandent ce qui m'o-
blige à crier ainsi. Je répondis que j'avais une colique horrible, et, pour
mieux le leur persuader, je me mis A grincer les dents, à faire des gri-
maces cl des contorsions effroyables, et a m'agiter d'une étrange façon.
Après cela, je devins tout à coup tranquille, comme si mes douleurs
m'eussent donné quelque relâche; un instant après, je me remis à faire
des bonds sur mon grabat et à me tordre les bras. En un mol, je jouai si
bien mon rôle, (luc les voleurs, tout fins qu'ils étaient, s'y laissèrent trom-
per et crurent ((ii'cu effet je sentais des tranchées violentes. Mais, en fai-
8
GIL BLAS.
tant si bien mon (lersonnage, je fus tourmenlé d'une étrana;e façon ; car
désqueinescharit.ililcs confrères s'ininginèrenl que je soiiffrais, les voila
tous qui s'empressent à me soulager : l'un m'apporlc nue bouieiUc d'eau-
de-vie et m'en fait avaler la moitié; l'autre me donne, malgré moi, un
lavement d'Iiuile d'amandes douces; un autre va chauffer une serviolte, et
me l'applique toute brûlante sur le ventre. J'avais beau crier miséricorde ;
ils imputaient mes cris à ma colique, et continuaient à me faire souffrir
des ma;iî véritables, en voulantm'en ôterun que je n'avais point. Enfin,
ne pouvant plus y résister, je fus obligéde leur dire que je ne sentais plus
de tranchées, et que je les conjurais de me donner quartier. Ils cessèrent
de me fatiguer de leurs remèdes, et je me gardai bien de me plaindre
davantage, de peur d'éprouver encore leur secours.
Cette scène dura près de trois hfures. Après quoi les voleurs, jugeant
que le jour ne devait pas être fort éleigné, se préparèrent à partir pour
Mansilla. Je lis alors un nouveau lazzi ; je voulus me lever pour leur faire
croire que j'avais grande envie de les accompagner; mais ils m'en empê-
chèrent. Non, non, Gil Blas, me dit le seigneur Rolando, demeure ici,
mon fils , la colique pourrait te reprendre. Tu viendras une autre fois
avec nous ; pour aujourd'hui, tu n'es pas en état de nous suivre ; repose-
toi toute la journée, tu as besoin de repos. Je ne crus pas devoir insister
fort sur cela, de crainte qu'on ne se rendît à mes instances; je parus seu-
lement Irès-mortiDé de ne pouvoir être de la partie : ce que je lis dun air
si naturel, qu'ils sortirent tous du souterrain sans avoir le moindre soup-
çon de mon projet. Après leur départ, que j'avais lâché de hâter par mes
vœux, je m'adressai ce discours : Oh çd ! Gil Blas, c'est â présent qu'il
faut avoir de la résolution. Arme-toi de courage pour achever ce que tu
as si heureusement commencé. La chose me paraît aisée : Domingo n'est
point en état de s'opposer à ton entreprise, et Léonarde ne peut t'em-
pècher de l'e.xécuter. Saisis cette occasion de t'èchapper; tu n'en trou-
veras jamais peut-être une plus favorable. Ces réilexions me remplirent
de confiance : je me levai; je pris mon épée et mes pistolets, et j'allai
d'abord à la cuisine; mais avant que d'y entrer, comme j'entendis parler
Léonarde, je m'arrêtai pour écouter Elle parlait â la dame inconnue, qui
avait repris .ses esprils, el qui, considérant tonte son infortune, pleurait
alors et se désespérait. Pleurez, ma fille, lui disait la vieille, fondez en
larmes, n'épargnez point les soupirs ; cela vous soulagera. Votre .saisis-
sement était dangereux ; mais il n'y a plus rien â craindre, puisque vous
versez des pleurs. Votre douleur s'apaisera peu à peu, et vous vous ac-
eoutumerez à vivre ici avec nos messieurs, qui sont d'honnêtes gens. Vous
serez mieux traitée qu'une princesse; ils auront |iour vous mille com-
plaisances, et vous témoigneront tous les jours de l'affection. 11 y a bien
des femmes qui voudraient être à votre place.
.Te ne donnai pas le temps à Léonarde d'en dire davantage. J'entrai; et,
lui mettant un pistolet sur la gorge, je la pressai d'un air menaçant de
me remettre la ciel de la grille. Elle fut troublée de mon action ; et,
quoique très-avancée dans sa carrière, elle se sentit encore assez attachée
i la vie pour n'oser me refuser ce que je lui demandais. Lorsque j'eus la
clef entre les mains, j'adressai la parole à la dame afiligée. Madame, lui
dis-je, le ciel vous a envoyé un libérateur, levez-vou-; pour me suivre ; je
vais vous mener où il vous plaira que je vous conduise. La dame ne fut
pas sourde à ma voix, et me paroles firent tant d'impression sur son es-
prit, que, rappelant tout ce qui lui restait de forces, elle se leva, vint se
jeler à mes pieds, en me conjurant de conserver son honneur. Je la re-
levai el rassurai ((u'elle pouvait compter sur moi. Ensuite je pris des
cordes que j'aperçus dans la cuisine ; et, â l'aide de la dame, je liai Léo-
narde aux pieds â'une grosse table, en lui protestant que je la tuerais si
elle poussait le moindre cri. La bonne Léonarde, persuadée que je n'y
manquerais pas si elle osait me contredire, prit le parti de me laisser
faire tout ce que je voulus. J'allumai de la bougie, el j'allai avec l'in-
connue à la chambre oA étaient les espèces d'or et d'argent Je mis dans
mes poches autant de pisloleset de doubles (iisloles qu'il yen put tenir;
et, pour obliger la dame à s'en charger aussi, je lui représentai qu'elle ne
faisait que reprendre son bien, ce qu'elle fil sans scrnpie. Quand nous
en eûmes une bonne |trovision, nous marchâmes vers l'écurie, où j'entrai
seul avec mes )jislolels en élat. Je complais bien que le vieux nègre,
jnalgré sa goulle et son rhumatisme, ne me laisserait pas tranquillement
seller el brider mon cheval, el j'étais dans la résolution de le guérir ra-
dicalement de tous ses maux, s'il s'avisait de vouloir faire le méchant;
mais, par bonheur, il était alors si accablé des douleurs qu'il avait .souf-
lertcs cl de celles ((u'il souffrait encore, que je tirai mon cheval de l'é-
curie sans même qu'il parijl s'en apercevoir. La dame m'allendait à la
porte. Nous enfilâmes promnlement l'allée par où l'on sortait du souter-
rain. Nous arrivons à la grille, nous l'ouvrons, el nous parvenons enfin à
la trappe. Nous eûmes beaucoup de ]ieinc à la lever, ou plutôt, pour en
venir à bout, nous eûmes besoin de la force nouvelle que nous prêta l'en-
vie de nous sauver.
Le jour commençait A paraître, lorsque nous nous vîmes hors de cet
abime. Nous songeâmes aussitôt à nous en éloigner. Je me jetai en selle ;
la dame moula derrière moi, cl suivant au galop le premier sentier qui
se piésenta, nous sortîmes bientôt de la forêt. Nous entrâmes dans une
plaine coupée de plusieuis roules ; nous en prîmes une au hasard. Je mou-
rais de peur qu'elle ne nous conduisit à Mansilla, el que nous ne rencon-
trassions llolando et ses camarades, ce qui pouvait fort bien nous arriver.
Ileureu.semeiit ma crainte fut vainc. Nous arrivâmes â la ville d'Astorga
sur les deux heures a]]rés midi. J'aperçus des gens qui nous regardaient
avec une extrême alleniion, comme si c'eût été pour eux un spectacle
nouveau de voir une fenmie à cheval derrière un homme. Nous ilescen-
(limes à la première hôtellerie, où j'ordonnai d'abord i|u'on mit à la
broche une perdrix et un lapereau. Pendant qu'on exécutait mon ordre,
el qu'on nous préparait à dîner, je conduisis la dame à une chambre, ou
nous commençâmes à nous entretenir ; ce que nous n'avions pu faire en
chemin, parce que nous étions venus trop vite. Elle me témoigna combien
elle était sensible au service que je venais de lui r ndre, el me dit qu a-
près une action si généreuse, elle ne pouvait se persuader que je fusse
un compagnon des brigands â qui je l'avais arrachée. Je lui comptai mon
histoire pour la confirmer dans la bonne opinion qu'elle avait conçue de
moi. Par là je l'engngeai à me donner sa confiance, et à m'apprendre ses
malheurs, qu'elle me raconta comme je vais le dire dans le chapitre
suivant.
CHAPITRE XL
Histoire de dona Mencia de Mos(|aera.
Je suis née à Valladolid, el je m'appelle dona .Mencia de Mosquera. Don
Martin mon père, après avoir consumé presque tout son palrinioine dans
le service, fui tué en Portugal, à la lête d'un régiment qu'il commandait.
11 nie laissa si peu de bien, que j'étais un assez mauvais parti, quoique
je fusse lillc unique. Je ne manqusri pas toutefois d'amants, malgré la
médiocrité de ma fortune. Plusieurs cavaliers des plus considérables
d'Espagne me recherchèrent en mariage. Celui qui s'attira mon attention
fut don Alvar de Mello. Véritablement il était mieux fait que ses rivaux;
mais des qualités plus solides me déterminèrent en sa faveur. Il avait de
l'esprit, de la discrétion, de la valeur et de la probité. D'ailleurs il pouvait
passer pour l'homme du monde le plus galant. Fallait-il donner une fêle,
rien n'était mieux entendu ; et, s'il paraissait dans les joutes, il y faisait
toujours admirer sa force et son adresse. Je le préférai donc à tous les
autres, el je l'épousai.
Peu de jours après notre mariage, il rencontra dans un endroit écarlé
don André de Baësa, qui avail été un de ses rivaux. Ils se piquèrent l'un
l'autre, el mirent l'épée à la main. Il en coûta la vie à don .indré. Comme
il élail neveu du corrègidor de Valladolid, homme violent el ennemi de
la maison de Mello, don Alvar crut ne pouvoir assez tôt sortir de la ville.
Il revint promptement an logis, où, pendant qu'on lui préparait uu che-
val, il me conta ce qui venait de lui arriver. Ma chère Mencia, me dil-il
ensuite, il faut nous séparer, c'est une nécessité ; vous connaissez le cor-
règidor: ne nous flattons point, il va me poursuivre vivement. Vous n'i-
gnorez pas quel est son crédit ; je ne serai pas en sûreté dans le royaume.
il était si pénétré de sa douleur, el plus encore de celle dont il mé voyait
saisie, qu'il n'en put dire davantage. .Te lui fis prendre de l'or el quel-
ques pierreries; puis il me tendit les bras, et nous ne finies, pendant un
quart d'heure, que confondre nos soupirs et nos larmes. Enfin on vint
l'avertir que le cheval était prêt. Il s'arrache d'auprès de moi ; il part, et
nie laisse dans un état ([u'on ne saurait exprimer : heureuse si l'excès de
mon affliction m'eûl alois fait mourir ! Que ma mort m'aurait épargné de
peines el d'ennuis ! Quelques heures après que don Alvar fut parti, le
corrègidor apprit sa fuite. Il le fil poursuivre par tous les alguazils de
Valladolid. et n'épargna rien pour l'avoir en sa puissance. Mou époux,
toutefois, trompa son ressentiment, et sut se mettre en sûreté ; de ma-
nière que le juge, se voyant réduit à borner sa vengeance à la seule sa-
tisfaction d'ôter les biens à un homme dont il aurait voulu verser le sang,
il n'y travailla pas en vain : loul ce que don Alvar pouvait avoir de for-
tune fut confisqué.
Je demeurai dans une situation très-affligeante; j'avais à peine de quoi
subsister. Je commençai à mener une vie retirée, n'ayant qu'une femme
pour loul domestique. Je passais les jours à pleurer, non une indigence
que je supportais palicunmenl, mais l'absence d'un époux chéri, dont je
ne recevais aucune nouvelle. 11 m'avait pourtant promis, dans nos tris-
tes adieux, qu'il aurait soin de m'informer de son sort, dans quelque en-
droit du monde où sa mauvaise étoile pût le conduire. (]ependant sept
années s'écoulèrent sans que j'entendisse parler de lui. L'incertitude ou
j'étais de sa destinée me causait une profonde tristesse. Enfin j'appris
qu'en combattant pour le roi de Portugal, dans le royaume de Fez, il
avait perdu la vie dans une bataille. Un homme revenu depuis peu d'A-
frique me fil ce rapport, en m'assuranl qu'il avail parfaitement connu
don Alvar de Mello ; qu'il avait servi dans l'armée portugaLse avec lui, et
qu'il l'avait vu périr dans l'action. 11 ajoutait à cela d'autres circonstan-
ces encore qui achevèrent de me jiersuader que mon époux n'était plus.
Ce rapport ne servit qu'à fortifier ma douleur el qu'à me faire prendre la
résolution de ne jamais me remarier. Dans ce lemps-hi, don Ambrosio
Mesi" Carrillo, marquis de la (iuardia, vint à Valladolid. C'était un de ces
vieux seigneurs qui, par leurs manières galantes et polies, font oublier
leur âge et savent encore plaire aux femmes. Un jour, on lui conta par
hasard l'histoire de don Alvar ; et, sur le portrait (pi'on lui fit de moi, il
eut envie de me voir. Pour satisfaire sa ciiriosilé, il gagna une de mes
parentes, qui, d'accord avec lui, m'attira chez elle. Il s'y trouva; il me
vil et je lui plus, malgré l'impression de douleur qu'on remarquait sur
mon visage. Mais que di,s-je. malgré? peut-être ne ful-il louché nue d«
mou air triste et languissant, qui le prévenait en faveur de ma fiaélilé.
Ma mélancolie pcut-èire fil naître son amour. Aussi bien, il me dit plus
GIL BLAS.
d'une fuis iju'il me remaillait connue un pmili^'e de const.ince, el même
(|iril enviait le soi'l de mon m:u-i, i|nrl.|iie dépiniMhle ((il'il iïit d'ailleurs.
Iji un ni'il. il lui IVa|i|.L' clc ma vue, et il n'eut |ias hesoiu de me voir une
secouile fuis piiiir l'ciruier la rosoluliiui (!(■ m'épouscr.
Il eliuisit leulnuiiise de ma paienle pour me faire agréer son dessein.
Klli' me vint li'oMver, otme représenla i|mc mon é|ioux ayant aelievé son
(Ic'slin <lans le ri)vaume de l'Vz, comme on nous l'.ivait rapporté, il n'était
pas raisonnalde il en-evelir plii.s lon;;lenips mes cliarnies : i|ue j'avais as-
sez pleuré nu liuuime avec iini.je n'avais élc unie que quelques mouieuts,
1 1 ipic je devais prniiler de l'occasiou ipii se présentait; que je seiMJs la
plus heureuse femme du monde. I.i-de.ssus elle me vanla la noblesse du
vieux niari|iiis. ses grands liicns, et son lion caraclére. Mais elle eut lieau
s'étendre avec éloquence sur tous les avanlages qu'il possédait, elle ne put
me persuader. Ce n'est pas que je doutasse de la mort de don .\lvar, ui
qiU' la crainte de le revoir tout à coup, lor-qiie j'y penserais le moins,
m'ariétàl. I.e peu de penchant, ou plutôt la rrpiignancc que je me sentais
po:ir un second mariage, après tous les uialhi'urs du |iicmier, faisait le
:eu! nlistacle que ma parente eût à lever, .\nssi ne se rebiila-t-elle point ;
au contraire, son zèle pour don Amhrosio en redoiilda : elle engagea tonte
ma famille dans Us intérêts de ce vieux .seigneur. Mes parenis commen-
ci'rent .i me presser d'accepter un |iarti si avantageux : jeu étais à loiil
nionient ohsédée, importunée, liuirmentéc. il est vrai que ma misère,
qui devenait de jour en jour plus grande, ne contribua pas peu à lai.sser
V inerc ma résistance ; il ne fallait pas mojiis que l'affreuse nécessite ot'i
j'étais pour m'y déterminer.
Je ne pus donc m'en défendre; je cédai à leurs pressantes instances,
et j'eponsai le marquis de la (juardia, qui. dés le lendemain de mes noces,
iii'einnieua d iiis un Irés-heau clriteau qu'il a auprès de Burgos, entre (ira-
jal et llodillas. Il conçut pour moi nu amour violent: je reuiari|uaisdans
t uites ses actions une envie de me plaire. Il s'étudiait à prévenir mes
moin Ires désirs, .lamais époux n'a eu tant d égards pour une femme, et
j.iinais amuit n'a fait voir tant de c impl.iisance pour une maîtresse.
J .iilniirais un homine d'un caractère si .liinable, et je me consolais en
i|U: 1 pie fiçoii de la perle de don Alvar, puisque enliu je faisais le honlieiir
d'un seigiiiur tel que le marquis. Je I aurais passionnément aimé, malgré
la dispio|io; lion de nos âges, si j'eusse été capable d'aimer (iueli|iriin
après don .\lvar. .\l.Lis les c eiirs constants ne sauraient avoir i|u'uiie p.is-
sioii : le sonvi uir de mon pvciuier époux rendait inutiles tous les soins
que le second prenait de me plaire. Je ne pouvais donc payer sa tendresse
ipie de purs si ntiments de reconnaissance.
J'étais dans celte dis| osition, quand, prenant l'air un jour à une fe-
nêtre de mou apparlemeiit, j'.' perçus dans le jardin une manière de paysan
qui nie regardait avec attention Je crus que c'i'lait nu garçon jardinier.
Je pris peu garde à lui; mais le lendemain, ni'étant leiiiise à la finétre,
je le vis au même endroit, et il me parut encore fort attaché à me consi-
dérer. IJela me frappa. Je l'envisageai à mou tour; et, après l'avoir en-
visagé quelque temps, il me sciubLi rcconiiailre les traits du niallieiirciix
don Alvar. Celte ressemblance excita dans Ions nies sens un trouble in-
concevable : je poussai un grand cii. J'étais alors, par boiiheiir, seule
avec Inès, celle de mes femnus qui avait le plus de jiart A ma coiiliance.
Je lui dis le soupçon qui a;-,ilaitmes esprits. Elle ne lit qu'en rire, et elle
s'imagina qu'une légère ressemblance avait trompé mes yeux. Ilassiirez-
vuus, madame, me dit-elle, cl ne pensez jias que vous ayez vu voire
premier époux. Quelle ajiparcnce y ,i-t-il qu'il soit ici sous une forme de
paysan, est-il même croyable qiiil vive eue u'c? Je vais, ajoula-t-elle,
pour vous mettre l'esprit'en repos, descendre an jardin cl parler à ce vil-
lageois; je saurai quel Imiimie c'tst, et je reviendrai dans un moinenl
vous l'apprendre. Inès alla donc au jardin, et peu de lemps après, je la
vis entrer dans mon apparlemenl fort éniiie. Madame, dit-elle, voire soup-
çon n'est que trop bien èclairci : c'est don Alvar lui-même que vous venez
de voir; il s'est découvert d'abord, et il vous demande un entretien se-
cret.
Comme je pouvais à l'heure même recevoir don Alvar, parce que le
marquis était a liiirgos, je chargeai ma suivante de me r.imener dans mon
cabinet par un escalier dérobé. Vous jugez bien que j'étais dans une ter-
rible agitation. Je ne pus sonlcnir la vue d'un homme qui était en droit
de m'aecablcr de reproches : je m'évanouis dés qu'il se |irésenla devant
moi, coninie si c'eut été sou ombre. Ils me secoururent promplenienl,
Inès el lui ; el ipiaiid ils m'eurent fait revenir de mon évanoiiissenieiil,
don Alvar me dit : Madanu', reinetlez-voiis, de gr.àce ; que ma présence
ne soit pas un sup|ilice pour vous : je n'ai pas dessein de vous f.iire la
niiiiiidre peine. Je ne viens point eu époux furieux vous demander conipte
de la foi jurée, el vous faire un crime du second tngagenient que vous
avez coniraclé. Je n'ignore pas que c'est l'ouvrage de voire famille: je
suis instruit de toutes les persécutions ipie vous avez .souffertes à ce su-
°el. Daillenrs on a répandu dans Vallailolid le brnil de ma mort ; et vous
l'avez cru avec d'aiilaut plus de foudemeiil, (pi'auciine lettre de ma [larl
ne vous assurait du conlrairc. Enliu, je sais de quelle manière vous avez
vécu depuis notre cruelle séparation, cl que la nécessité, plulùl que I a-
niour, vousajelêedans les bras du marquis. Ali! seigneur, inlerronipis-je
en plenranl, pourquoi voiibz-voiis excuser voire épouse? elle est coii-
palile, puisque vous viviz. (Jiie ne siiis-je encore dans la misérable si-
tuation iii'i j'étais avant que d'épouser don Ambrusiol l'iinesle liyméuéel
hélas ! j'aurais du moins, da;'s ma iiii.sére, la consolalioii de vous revoir
sans rougir.
Ma chère Meiicia, reprit don Alvar d'un air qui marquait jus pi':! quel
jioint il était |iéiiélré de mes laniu's, je i c me plains pas de vous ; 1 1,
bien loin de vous reprocher l'éL.t liiill:iiU ou je vous rilroiive, je jure
que j'en rends grâces au ciel. Depuis le triste jour de mon (b'qiart (le Val-
ladoiid, j'ai toujours eu la fortune contraire : ma vie n'a elé qu'un eii-
chainement d'infortunes; et, pour comble île malheurs, je n'ai pu vous
donner de mes nouvelles. Trop sur de voire amour, je me iepré>eiit is
sans-ce.sse la situalion où ma fatale tendresse vous av.iil ii'iliiile : je iiH!
|ieignais doua Meiicia dans les pleurs : vous faisiez le plus grand de mes
maux. Quelquefois, je l'avouerai, je me suis reproché comme un crime le
bonheur de vous avoir plu. J'ai souhaité que vous eussiez eu du pencbaiit
pour quelqu'un de mes rivaux, puisque la préférence que vous m'aviez
donnée sur eux vous coûtait si cher. Cepeinlanl, après sejit années de
souffrances, plus épris de vous ipie jam.iis, j'ai voiilii vous revoir. Je n'ai
pu résister à celle envie, et la lin il nu long esclavage m'ayanl perniis de
la satisfaire, j'ai été sous ce déguisement ,-i S'allailolid : là, j'ai tout appris.
Je suis venu ensuite à ce ch:iteaii, cl j'.ii trouvé moyen de m'inlrudnire
chez le jardinier, qui m'a retenu pour travailler dans les jardins. Voib'i
de quelle manière je me suis conduit jiour |iarvenir à vous parler secré-
lement. Mais ne vous imaginez pas que j'aie dessein de troubler, par mo.i
séjour ici, la félicite dont vous joui.s.sez. Je vous aime plus ipie moi-
méiiie; je respecte voire repos, et je vais, après cet entretien, acbevir
loin de vous de tristes jours que je vous sacrilie.
JN'oii, lion Alvar, non, m'écriai-je à ces paroles; le cii 1 ne vous a |Hiiiit
amené ici pour rien, et Je ne souffrirai pas que vous me qiiiltie/ une se-
conde fuis; je veux partir avec vous; il n'y a que la mort qui puisse dés-
ormais nous séparer. Croyez-moi, reprit-il, vivez avec don Aiiibrosio;
ne vous associez point à mes malheurs : laissez-m'en soiiUiiir tout le
poids 11 nie dit encore d'autres choses semblables; mais plus il parais-ait
vouloir s'immolera mon bonlicnr, moins je me .sentais disposée .i y con-
sentir. Lorsqu'il me vil ferine dans la résolution de le suivre, il changea
loiil .i coup lie ton ; et prenant un air plus content : Madame, me dit-il,
est-il j'ossible que vous soyez dans les senlimenls oii vous p.araissez être?
.Ah! puisque vous m'aimez encore assez pour préférer ma misère à la
prospérité où vous vous trouvez, allons donc demeurer .1 liélancos, diiis
le fond du royaume de Galice : j'ai bi une rclraite assurée. Si mes dis-
gniees m'ont été Ions mes biens, elles ne m'ont pas l'ait perdre tous mes
amis; il m'en reste encore de fidèles, cl qui m'ont mis eu èlat de vous
enlever. J'ai fait faire un carrosse ,'i Zamora par leur secours ; j'ai aclielé
des mules et i\r< clu'vaiix , el je suis accumpagiii' de Irois tialiciens des
plus résolus. Ils sunt aiiiii''s de carabines el de' pistolets, el ils atlenilent
mes ordres dans le village de liodillas. rrolitons, ajoiita-l-il, de l'absence
de don Ainbiosiu. Je vais faire venir le carros.se jusqu'à la porte de ce
cliàlean, el nous partirons dans le miimenl. J'y consentis. Don Alvar vola
vers llodillas, el revint eu peu de lemps, avec ses Irois cavaliers, m'eiilc-
ver au milieu de mes femmes, qui, ne sachant que penser de ccl enlève-
ment, se sauvèrent fort effrayées, lues seule était au l'ail ; mais elle refusa
de lier son sort au mien, parce qu'elle aimait un valet de chambre du
don Ambrosio : ce qui prouve bien que ratlacheinenl de nos plus zélés
domestiques n'est point à l'épreuve de l'amour.
Je moulai donc en carrosse avec don Alvar, n'emportant que mes ha-
bits el ipiclques pierreries que j'avais avant mon second mai iage ; car je
ne voulus rien prendre de ce que le marquis ni'avait donné en m'époii-
sant. Nous primes la route du royaume de lialice, sans savoir si nous
serions assez heureux pour y arriver. Mous avions sujet de craindre que
don .\mbrosio , à son retour, ne se mit sur nos Iraces avec un grand
nombre de personnes, et ne nous joignit. Cependant nous marchâmes
penilanl deux jours sans voir paraître à nos'lrousscs aucun cavalier. Nous
espi'M'ioiis que la troisième journée .se passerait de même, el déjà nous
nous entretenions fort Iranqiiillemcnl. lion Alvar me roulait la Irisle
aventure qui avait donné lieu au bruit de sa mort, el coinnieiil, après
cinq années d'esclavage, il avait recouvré la liberté, quand nous rencon-
trâmes hier, sur le chemin de Léon, les voleurs avec qui vous étiez. C'est
lui qu'ils ont tué avec tous ses gens, et c'est lui qui fait couler les pleurs
que vous me voyez répandre en ce moment.
CHAPITRE XII.
De iiuctlc iiiaiiiiTe drsagréabtc Cil Itlas cl la dame furent inleirom|)US.
Doua Mencia fondit en larmes après avoir achevé ce récil. Rien loin
d'enlreprendn^ de la consoler, par des discours dans le goût de Séneqiie,
je la laiss.ii donner un libre cours à ses soupirs. Je pleurai inêiiie aussi,
tant il esl iialniel de s'intéresser pour les malheureux, et parliciiliere-
nieiil pour une belle personne .iflligée, J':illais lui deinander cpiel (larli
elle voulait prendre, dans la conj tiire un elle se trouvait, el peiil-élre
allait-elle me consulter là-dessus, si noire conversation n'eût pas été in-
terrompue. Mais nous enlendinies dans riiolellerie un grand brnil, qui,
malgré nous, attira iioire atlenliun. (!e brnil était causé par l'arrivi'c du
corrégidor, suivi de deux alguazils et de plusieurs archers. Ils vinrent
dans ia chambre où nous étions. Un jeune cavalier, qui les acciiin|i,igiiail,
s'approcha de moi le premier, cl ;e mit à regarder de prés mon habit.
11 II eut pas besoin de rexamincr longtemps, l'ar saint Jacques, s'ccri.i.
l-il, voil.i mou pourpoint I c'est luiiiiéme; il n'est pas plus diftieile ,i
recoiinailre que mon cheval. \'oiis pouvez arrêter ce g.il.uil sur ma pa-
10
r.iL ni.As.
role;,ie ne crniiisiins do m'exiioser à lui faire n''|inralion d'honneur. 3c
suis siir que c'est un de ces voleurs qui onl uue relniile inconnue en ce
pays-ci.
A ce discours, qui m'apprenait nue ce cavalier était le gentilhomme
volé dont j'avais par mal!ieiir toute la dépouille, je demeurai surpris, con-
fus, déconcerté. Le corré^'idor, que sa charge oliliucnit plutôt à lirer une
mauvaise conséquence dé mon euiharrns qu'à l'expli pn'r favornlilemcnl,
juijea qi:e l'ace. .salion n'était pas mal fondée ; ri présumant que la dame
pouvait être complice, il nous lit emprisonner Ions deux .sépirémenl. Ce
ju'i^e n'élail pas de cens qui ont le reg.ird lerrilile ; il avait l'a-ir doux et
riànl. bien sait s'il en valait mieux pour cela I Sitôt que je fus en prison,
il V vint avec ses doux fiiri'ts, c'est-à-dire ses deux al^nazils; ils entrèrent
d'un air joyeux :il semhlait (pi'ils eussent un pressentiment qu'ils allaient
faire une lioime affaire. Ils n'oiildierent pas leur lionne coutume: ils
commenceront par me fouiller. Quelle anhaine pour cos messieurs 1 Ils
n'avaient jamais peut-être fiit un si bon coup. .\ chaipie poignée île pis-
loles qu'ils liraienl, je voyais leurs veux élinceler do joie. Le corrégidor
surtout paraissait hors de hii-ini''me.'Mon enfant, me disait-il d'un ton de
voix plein de douceur, nous faisons notre charge : mais ne crains rien;
si lu n'es pas coupable, on ne te fera point de mal. Cependant ils vidèrent
tout doucement mes poches, et me prirent ce que les voleurs même
avaient respecté, je veux dire les quarante diicals de mon oncle. Ils n'en
demeurèrent pas là : leurs mains avides et infiiti^ables me parcoururent
depuis la télc jusqu'aux pieds ; ils me tonrnèrent de tous côtes et nie ilé-
ponillérent pour voir si je n'avais | oint d'argent entre la peau et 1 1 che-
mise. Je crois qu'ils m'auraient volontiers ouvert le ventre pourvoir s'il
n'y en avait point dedans. Après qu'ils eurent si bien fait leur charge, le
corrégidor m'interrogea. Je lui contai ingénument tout ce qui m'était
arrivé II fit écrire ma déposition ; puis il sortit avec ses gens et mes es-
pèces, me laissant tout nu sur la paille.
0 vie humaine ! m'écriai-je quand je me vis seul et dans cet état, que 1 1
es nnqilie d'aventures bizarres et deconfre-lcmps! Depuis queje suis sorti
d'Uviédo, je n'éprouve <|ue des disgrâces : à peine suis-je h'^rs d'un pé-
ril, queje letombe dans un autre En arrivant dans cotte ville, j'étais bien
éloii;iié de penser que j'y forais sitôt connaissance avec le corrégidor.
V.n faisant ces réllexionsinulilos. je remis lo maudit pourpoint et le reste
do Ihabillemont qui m'avait porté malheur; iiuis, m'exhortaut nioi-
nionie à prendre courage: Allons, dis-je, Gil liias, aie de la fermeté;
songe qu après ce tomps-ci il en viendra pont-être un plus heureux. Te
sied il bien de te désespérer dans une pri'-on ordinaiie, après avoir fait
un si pénible essai de patience dans le souterrain ' Mais, lielas, ajoutai-;io
tristement, je m'abuse Comment pourrai-je sortir d'ici? On vient de
m'en ôter les moyens, puisqu'un prisonnier sans argent est un oiseau à
qui l'on a coupé les ailes.
Au liru de la perdrix et du lapereau que j'avais fait mettre à la bro-
che, on m'apporta un petit pain his avec une cruche d'eau, et on me
laissa ronger mon frein dans mon cachot. J'y demeurai quinze jours en-
tiers sans voir personne que le concierge, qui avait soin de venir tous les
malins renouveler ma provision. Dès que je le voyais, j'affectais de lui
parler, je tâchais de lier conversation avec lui pour me dé ennuyer un
pou : mais ce personnage ne répondait rien à tnit ce <|ue je lui disais;
il ne me fut pas possible d'en tirer une [larole; il entrait même et sor-
tait le plus souvent sans me regarder. Le seizième jour, le corrégidor
jiariil, et me dit : Lnlin, mon ami, les poiiios sont finies ; tu peux t'a-
biiiiiiiniier à la joie, je viens t'annoiicer une agréable nouvelle. J'ai fait
conduire à liurgos la dame qui était avec toi ; je l'ai iiitorrogoe avant son
départ, et ses réponses vontii ta décharge. Tu seras élargi dès aujour-
d'hui, pourvu que le muhtior avec qui tu es venu de l'ognailor à Cac;t-
belos, comme lu me l'as dit, cunfirmc ta déposition. 11 est dans Aslorga.
Je l'ai envoyé chercher; jo i'itteuds : s'il convient de l'aventure de la
i|iiostion, jo' le mettrai sur-h'-ohamp en liberté.
Los paroles me réjouiront. Dès ce moment, je me crus hors d'afl'aire.
Je remerciai le juge de li bonne et briéve justice qu'il vuulaii mo rendre;
et je n'avais pas encore achevé mon complinicnl, que le muletier, con-
duit par deux archers, arriva. Je le roconnns aussitôt: mais !e bourreau
ilo mulotier, qui sans doute avait vendu ma valise avec tout ce qui était
dod.ins, craignant d'être oblige de restituer l'argent qu'il en avait tou-
ché, s'il avouait qu'il me reconnaissait, dit effrontément qu il ne savait
qui j'étais, et qu'il ne m'avait jamais vu. Ah! traître, m'éoriai-je, con-
fes-c nlnlôt (pie tu as vendu mes bardes, et rends témoignage à la vérité,
llcgar Ic-moi bien : jo suis nu de ces jeunes gons que tu menaças de la
question daii.'i le Imurg de Cacabeloi, et à qui lu fis si giand'poiir. Le
muletier ro|ionilit d'un air froid ipic je lui parlais d'une chose dont il
n'avait aucune connaissance; et conuni! il soutint jusqu'à;: bout queje
lui étais inconnu, mon élargissomcnt fut remis à une autre fois. iMon en-
fant, me dit le corrégidor, tu vois bien que le muletior ne convient pas
de ce (|iie lu as déiioso ; ainsi je no puis le rendre la liberté, queli|iie
envie que j'en aie. Il fallut m'arinor d une nouvelle patience, me résou-
dre à i ùner encore au pain et à l'eau, et à voir le silencieux concierge.
(Jiiand je songeais que je ne pouvais mo tirer des grifiés de la justice,
bien queje neus.se pas cninmis le moindre crimo, celte jiensée me met-
tait au déscs|ioir; je regrettais le sonlcrrain. Dans le lond, disais-jc, j'y
«vais moins de dés.igrémout que dans ce cachot : je faisais bonne cherc
avec les voleurs, je in'entrelenais avec eux agréablemenl, et je vivais
dans la douce cs]iéraiice do m'ochajiper; an lieu c|ue, malgré mon inno-
cence, je serai peut-être trop liourcux de sortir d'ici pour allor aux
galères.
CUU'ITRE XIII.
Par quel hasard Gil Blas sortit cnriii Je prison, et oii il alla.
Tandis que je passais les jours à m'cgayer dans mes réilexions. mos
aventures, lolles queje les avais diclécs dans ma dépo-ition, se répan-
dirent dans la ville. Plusieurs personnes me voulurent voir par curiosilé.
Ils venaient l'un après l'autre se présenter à une petite fonolie par où lo
jour entrait dans ma prison, et lorsqu'ils m avaient considéré quelque
temps, ils s'en allaient. Je fus surpris de celte nouve:'.uté. Depuis que
j'étais prisonnier, je n'avais pas vu un seul homme se monlrcr à celle
fenêtre, qui donnait sur une cour où régnaient le silence et l'horreur. Je
compris par là que je faisais du bruit dans la ville; mais je ne savais si
j'en devais concevoir un bon nu un mauvais présage.
Un de ceux qui s'offrirent des premiers à ma vue fut le petit chantre
de Mondognedo, qui avail aussi bien que moi crainl la question et pris
la fuite. Je le reconnus, et il ne feignit point de nie mécoiinaitre. Nous
nous salu:iines de part et d'autre, puis nous nous eng.igeàmes dans un
long entretien. Je fus obligé de faire nn nouveau détail de mes aven-
tures, ce qui pro iiiisil deux effets dans l'esprit de mes auditeurs : je les
fis rire, et je m'attirai leur pitié. De son côté, le chantre me conta ce qui
.«'était passé dans 1 hôtellerie de Cacabolos, entre le muletier et la jeune
feinmc, après qu'une teneur panique nous en eut écartés ; en un mot,
il m'apprit tout ce que j'en ai dit ci-devant. Ensuite, prenant congé de
moi, il me promit que, sans |ierdre de temps, il allait travailler à ma
délivrance. Alors toutes les personnes qui étaient venues là comme lui
par curiosité nie témoignèrent que mon malheur excitait leur compas-
sion ; ils m'assuiérent même qu ils se joindraient au petit chantre, et
feraient tout leur possible pour me procurer l.i liberté.
Ils tin: eut cl'feciivomont leur promesse. Ils parlèrent en ma faveur au
corrégi lor, qui, ne doutant plus de mon innocence, surtout lorsque le
chantre lui eut conté ce qu'il .savait, vint trois semaines après dans ma
jirison. Gil Dlas, me dit-il, je pourrais encore le retenir ici, si j étais un
juge plus sévère; mais je ne veux ])ns traîner les choses en longueur:
va, tu es libre; tu peux sortir quand il le plaira. Mais dis-moi, |ioursni-
vit-il, si l'on te menait dans la forêt où est le souterrain, ne pourrais-tu
pas lo découvrir'.' Non, soigneur, lui réjiondis-je : conune je n'y suis en-
tré que la unit, et que j rn suis sorti avant le jour, il me serait impos-
sible de reconnaître l'ondioit où il est. Là-dessus le juge se reti a, en
disant qu'il allait ordonner au concierge de m'ouvrir les portes. En effet,
un moment après, le geôlier vint dans mon cachot avec un de ses guiolie-
tiers qui portait un "paquet de toile. Ils m'ôtérent tous deux, d'un air
grave, et sans me dire un seul mot, mon pourpoint et mon haiil-rie-
cbaus>es qui étaionl d'un drap Un et presque neuf; puis, m'ayanl revêtu
d'Une vieille spiiqucniUc, ils nie mirent dehors par les épaules.
La confusion que j'avais de me voir si mal équipé modérait la joie
qu'ont ordinairemeut les ))risonuiers qui recouvrent leur libellé, J étais
tonte de sortir de la ville à l'heure même, pour me .soustraire aux yeux
du peuple, d ni j<! ne soutenais les regards qu'avec peine. Ma reconnais-
saiico pourtant lonijinr a sur ma honte : j'allai remercier le petit dian-
tre, à qui j'avais tant d'obligation. 11 no jint s'empéchor do rire loisqu il
m'aperçut. Comme vont voiià ! me dit-il : je ne vous ai pas reconnu d'a-
bord so'iscet habillomeut; la justice, à ce queje vois, vous en a donné
do toutes les façons. Je ne me jilains pas de la justice, lui ropondis-je;
elle est très-équitable, je voudr.iis .seulement que tous ses oflioiors fus-
sent d'iKJiinêle.i gons : ils devaient du moins me laisser mon habit ; il mo
semble ipie je no l'av.iis pas mal |iayé. J'en convions, reprit-il ; maison
vous dira que ce sont des formaliles qui .s'observcni. Eh ! vous imaginez-
vous, par oxcnqite, ipie votre cheval ait été rendu à son iircmier mailre?
Non pas, s'il vous )ilait ; il est actuellement dans les écurios du grcflior,
où il a été déposé comme une preuve du vol : je ne crois pas que le pau-
vre gentilhomme en retire seulement la croupière. Mais changeons do
discours, conlinua-t-il. Quel est votre dessein'? que prétendez-vous l'aire
présonlemont'.' J'ai rnvie, lui dis-je, de prendre le chemin de liurgos:
j'irai Iroiiver la damo dont je suis lo libérateur ; elle me donnera quel-
ques pistolos, j'arhèlerai une sontanellc neuve, et me rendrai à ^ala-
inaiiqiie, où je làcliorii do motiro mon latin à profit. Tout ce qui m'em-
barrasso, c'est qiioje no suis piiiiit encore à Biirgos : il faiil vivre sur l.i
route ; vous n'ignorez pas qu'on fait fort mauvaise chère quand on voyage
.sans argeni. Je vous ontonJu, répliqna-t-il, et je vous offre ma bourse ;
elle est un |iou plate, à la véiilé, mais vous savez qu'un chantre n'est
p.as un évê,|iie. En même lemp> il la lira, et mo la mit entre les inains
de si bonne gr.ice. que jo ne pus me défondre do la retenir telle i|u'ollo
était. Je lo remerciai comme s'il m'oùl donne tout l'or du moule, et je
lui lis mille prolestations de service qui n'ont jamais eu d'effet. Apres
cela je le qiiiitii;el sortis de la ville sans aller voir les autres personnes
qui avaient coniiibné a mou élargissomenl; je me conlenlai de leur
donner en moinioiiie mille bénédictions.
Le polit cliaiitre avait eu raison de ne me pas vanter sa bourse; j'y
trouvai lios-peu d'espèces, el quelles es|ièces cjicore? de la menue mon-
naie; par bonheur, jetais accoutumé depuis deux mois à une vie ties-
frngab-, et il m« restait encore quelques réaux lorsque j'arrivai au bourg
GIL DLAS.
M
il.' Poule de Muln, qui n'est pas éloigné de Diirgcn. Je m'y anêlai poiii-
(lemamler des nouvelles de doua Meiicia. J'ciilrai dansune liôLelleriedoiU
riiôlesse élail une petite femme fort sèche, vive et hagarde. Je m'apercirs
d'nbord, à la mauvaise mine qu'elle me fit, que ma .souquenille n'eiait
^uére de sou sroùt; ce que je lui pardonnai volontiers. Je m'assis à une
iahle; je mangeai du pain et du fromage, et bus quelques coups d'un vin
détestable qu'on m'apporta. Pendant ce repas, qui s'accordait assez avec
mou habillement, je voulus entrer en conversation avec 1 hôtesse, qui
me fit ass"»? connaître, par une grimace dédaigneuse, qu'elle méprisait
mon entretien. Je la priai de me dire si elle connaissait le marquis de la
(iuardia, si son château élail éloigné du bourg, et surtout si elle savait
ce que la marquise sa femme pouvait être devenue. Vous demandez bien
dss choses, me répondit-elle d un air plein de lierté. Elle m'apprit pour-
tant. (|uoiquc de fort mauvaise grdce, que le château de don Anibrosio
n'était qu'à une petite licnc de Ponte de Mula.
.\prés ([ue j'eus achevé de boire et de manger, comme il était nuit, je
témoignai ipie je souhaitais de me reposer, ( t je demandai une chanihre.
.\ vous une chambre! nie dit l'hôtesse en me lançant un regard où le
mépris était peint ; je n'ai point de chambre pour les gens qui lont leur
suuper d'un morceau de fromage. Tons mes lits sont retenus. J'attcmis
des cavaliers d'importance qui doivent venir loger ici ce soir. Tout ce
que je puis faire pour voire service, c'est de vous mettre dans ma grange :
ce ne sera pas, je pense, la première fois i|ue vous aurez couclié sur la
paille. Elle ne croyait pas si bien dire qu'elle disait. Je ne réplii|uai jioint
ii son discours, et je me déterminai sagement à gagner le pailler, sur
lequel je m'endormis bientôt comme un iiomme qui depuis longtemps
était fait à la fatigue.
C1J.\P1TUE XIV.
Dû la récqilion (|uc duna Mcnria lui lll.'i Burjos.
Je ne fus pas parcsseu.t ;i me lever le lendemain malin. J'allai compter
avec l'hôtes.se. qui était déjà sur pied, et tpii me parut un peu moins
licre et de njciilcurc humeur que le soir précédi'ut ; ce que j'attribuai à
la présence de trois honnêtes arclier.'i de la sainte llermandad, iiui s'en-
treten.iient avec elle d'une façon très-familière. Ils avaient couché dans
l'hôlellerie. et c'ét.iii sans doute pour ces cavaliers d'importance que
tous les liis avaient été retenus.
Je demandai dans le bourg le chemin du château où je voulais me ren-
dre. Je m'adiessai par hasard à un homme du caractère de mon bote de
Pcgnallor. Il ne se contenta |ias de répondre à la (|uestion que je lui fai-
iiais; il m'apprit que don Amhrosio était mort depuis trois semaines, et
que la marquise sa femme s'était retirée dans nu couvent de Burgos, qu'il
me nomma. Je marchai aussilôt vers ce: te ville, au lieu de suivre la route
du cliàleau , comme j'en avais eu le dessein auparavant, et je volai d'a-
bord au monastère où demeurait doua .Mcncia. Je priai la touriere de dire
a celle dame qu'\in jeune honmie nouvellement soiti des prisons d'.As-
lorga souhaitait de lui parler. La touriere alla sur-le-chanqi l'aire ce que
je désirais, lille revint un moment après, et me fit cnlrer dans un pailoir
où je ne fus pas longtenqissans voir paraître en grand deuil, à la grille, la
veuve de don Amhrosio.
Soyez le bienvenu, me dit celle dame d'un air gracieu.\. Il y a quatre
jours que j'ai écrit à i\ne jiei sonne d'.Xslorga. Je lui mandais de vous aller
trouver de ma part, et de vous dire cpic je vous priais instamment de me
venir cbcrch r au sortir de votre piison. Je ne doutais pas qu'on ne vous
claigit bientôt : les choses que j'avais dites au oorrigédor d votre décharge
sufiisaicul pour cela. Aussi m'a-t-on fait réponse <|ue vous aviez recouvré
la libellé, mais qu'on ne sivait ce que vous étiez devenu. Je craignais de
ne vous plus revoir, et d cire privée du pi dsir de vous témoigner ma rc-
co;uiaisKancc, ce qui m'aurait bien niortdiée. Consolez-vous, ajouta-telle
en remarquant la bonlo que j'avais de me présenter à ses yeu.\ sous un
mîsôiablc babillcmcnl; (|ne l'état où je vous vois ne vous fasse point de
peine. .\|ucs le service important que vous m'avez rendu, je serais la
plus ingrate de toutes les fcnunes, si je ne fai.sais rien pour vous. Je pré-
tends vous tirer de la mauvaise situation où vous êtes; je le dois, je le
puis. J'ai d> s biens assez considérables pour pouvoir m'acquitler envers
vous sans m'incommoder.
Vous savez, cimtinua-t-elle, mes aventures jusqu'au jour où nous fû-
mes emprisonnés tous diux : je vais vous conter ce qui m'est arrivé dc-
jMiis ce lemps-là. Lorsque le corrigédor d'AsIorga m'eut fait conduire
a Burgos, après avoir entendu de ma Bouche un fidèle récit de mon his-
toire, je me rendis au cliàleau d'Ainbrosio. Mon retour y causa une ex •
Iréinc surprise ; mais on me dit que je revenais trop tard ; que le mar-
quis, frajipé de ma fuite lomme d'un coup de foudre, était tombé ma-
lade, et (|ne les médecins dé-cspéraienl de sa vie. (x- l'ut pour moi un
nouveau sujet de me plaindre de la rigueur de ma destinée. Cependant
je le lis avertir que je venais d'arriver, l'uis j entrai dans .sa chambre, et
courus me jrler à genoux au chevet de son lit. le visage couvert d(î larmes,
el le cœur pressé de la plus vive douleur. (Jiii vous ramené ici? me dit il
(lés qiiil in'apei çiit : vencz-voiis coulcmpler votre oii.vrage"? Ne voiissullil •
il pas de ni'oti r ia vie? l'aiil -il, pour vous conlenler; qiu^ vo.s yéii.x soient
léinoinsdc ma nioil? Seigneur, lui répoiiilis-;e, Inesadù vous dire (pie je
fuyais avec mon premier époux ; et sans le triste accident (pii me l'a fait
perdre, vous ne m'auriez jamais revue, lin même tiinpsje lui a| pris (pie
don Alvar avait été tué par îles V(jleurs, qu'ensuite on m'avait mené'e
dans uu soulerraiii. Je racontai tout le rcsie ; et lors'pie j'eus achevé de
parler, don Anibiosio me tendit la main. C'est assez, me dit-il Icmlrc-
inent. je cesse de me jibiindre de vous. Eh! dois-je en effet vous faire
des reproches? Vous retrouvez un époux chéri ; vous m'abandonnez |iour
le suivre : puis-je blSmer c(!lte conduite? Non, madinie, j'aurais tort
d'en murmurer. Aussi n'ai-je point voulu qu'on vous poursuivit, quoi(pie
ma mort fût attichée au malheur de vous perdre. Je respectais dans voire
ravisseur ses droits sacrés, et le ])enciiant même que vous aviez pour lui,
Enllnjevous fais justice, et par voire retour ici vous regagnez toute ma
tendresse. Oui, ma_ chère Mcncia, voire présence me Vonihle de joie ;
mais, hélas ! je n'en jouirai pas longtemps. Je sens ap|irocher ma dernière
heure. A peine ni'êles-vous rendue , (iii'il faut vous dire un éternel
adieu. A ces paroles touchantes, mes pleurs redoublèrent. Je ressentis
et fis cclaler une afrectiiin iminudérée. Pou Alvar, que j'adorais, m'.l
fait verser moins de krmes. Don Anibrosio n'avait |ias un faux presseu-
limcnt de .sa mort ; il mourut des le lendemain, el je demeurai maiiresse
du bien considér.-ible dint il m'avait avantagée en m'épou.sant. Je n'en
prétends pas faire uu mauvais usage. On ne'me verra poinl, quoique j»
soi.s jeune encore, passer dans les bras d'un troisième e, onx. Outre (iiic
cela ne convieni, ce me semlile, (pi'à des f inmesans pudeur et sans dé-
licatesse, je vous dirai (|ue je u'ai plus de guùt pour le m uule ; je veux
finir mes jours dans ce couvent, cl en devenir une bienlaitrice.
Tel fut le discours que me tint dona Jlencia. Puis elle lira de dessons
sa rol)e une biiirse qu'elle me mit entre les mains, en me disant : Voilà
cent ducats que je vous donne seulement pour vous faire habiller, lîevc-
nez me voir après cela ; je n'ai pus dessein jde borner ma reconnaissance
à si peu de chose. Je rendis mille grâces i la dame . et lui jurai (pic je
ne sortirais point de Burgos sans' prendre congé d'elle. Ensuite de ce
serment, i|ue |e n'avais pas envie de violer, j'allai chercher une Imtellc-
rie. J'entrai dans la première ipie je rencontrai. Je demandai une cliam-
iirc : et, pour prévenir la mauvaise opinion ipic ma souquenille pouvait
encore donner de moi, je dis à rii('it(^ ipic. Ici qu'il me voyait, j'étais en
état de bien payer mon gite. A ces mois. l'Iiùle, appelé Majiielo, grand
■■ailleiir d<! son naturel, me paii'inirant des yeux depuis le haut jusqu'en
li:is, me ré)iiindit, d un air fruid el malin, ipi il n'avait pas besnin de
celle assurance pour être persuadé i|ne je ferais heaiicoup de dépense
chez lui; cpi'au travers de mon liabillenicnt il démèl.iit en moi quelque
chose de noble, cl (|u'enHn il ne duulail pas (pis je ii(' fusse un genlil-
lionime fort aisé. Je vi-; bien que le Iraiire me raidait ; et pour meltre lin
tout à coup à ses plai-;anleiies, je lui montiai ma biiur.se. Je comptai
même devant lui mes ducals sur une Iahle, et je m'.ipeiçiis que mes es-
pèces 11' disposaient à juger de moi plus favorahlcinenl. Je le priai de me
faire venir un lailleur. Il vaut mieux, me dit-il, envoyer chercher uu
fripier, il vousap|)ortcra toutes soiles d'habils, et vous serez habillé siir-
livchamp. J'approuvai ce conseil, el résidus de le suivre, ni«is, comme le
jour élail prêt ,i se fermer, je remi'- !'( nipb lie au lendemain, cl je ne son-
geai qu'.i bien souier, pour me déd iinm.tger des mauvais repas que j'a-
vais faits ileimis ma soilie du sonlerr.iiii.
CIlAPlTliE XV.
De iiiielle façdu l'habil a Gil RUs, du iiou>e.iu iircsoiii i|u 11 iv(,-iil dp h dame, el d.iiis
(lui'l ('i|iii{.Ji,'t'il padil d,.- Uiirgos.
0(1 me servit nue copieuse fricassée de|iiels de mouton, que je man-
geai presipie tout entière. Je bus à proportion; puis je me couchai. J'avais
un assez bon lit, el j'espérais qu'un profond sonniieilne tarderait guère à
s'emparer de mes sens. Je ne pus timief lis h'rnier l'icil ; je ne lis ipie rê-
ver à l'habit que je dcv.iis prendre. Une lant-il ipie je fa^se? disaiv-je :
suivrai-je mon premier des. ein? Aehelerai-je une soulaiielle pour aller
à Salamanqucchercher une place de piéecplenr? Pour |tioi m'habiller eu
licencié? Ai-je envie de me consacrera létal ecL'Iési.istiqiie? V snis-je
entraîné par mou penchanl ? ^oH, je me sens môme d«s incliiintions
très-opposées à ce paili-là. Je veux porter l'épée, et tilclier de faire for-
tune dans le inonde ; ce fut à (|Uoi je m'arrêlai.
Je me résolus à prendre nu habit de cavali( r, persuadé que sous cette
forme je ne pouvais m,;nqner de parvenir à (|uelqiie poste honnêle 1 1 lii-
cr.'lif. l)ans celte llatlense (qiin'on, j'allciidis le jour avec la dernière iiii-
jialience, el ses preniieis ravinis ne IVappèrcnl pas |ilulùt mes yeux, que
je me levai. Je li> tant de bViiil dans l'inilellcrie , (|ili! je reveillai Ions
ceux qui dormaienl. J'appelai les valels (pii étaient encore au lit, el (pii ne
répoieiirent à ma voix qu'en me chargeant de nialédictions. Ils furent
poiirlanl (ddigés de se levir, et je ne leur donnai point de n'\iOi ipi'ils
lie m'enssenl'f.iit venir un fripier. J'en vis bieiili)! jiaroitre nu ipi'nii m'a-
mena. Il élail suivi de deux gaiçnns qui portaient chacun un gios paquet
de loile verle. Il me salua l'oit cnilemeiil, et me dit : Seigneur cava in r,
vous êle> bii'ii heureux qu'on se soit adres>é .-i moi pliiii'jt ipi'.i un autre.
Je ne veux point ici dirrier mes c(mfréres ; .1 Dieu ne plaise (|ue je fasse
1(^ inoindie lorl à leur nquilalion '. mais, enire nous, il n'y en a pas nu
qui ait de la conscience; ils sont Ions plus durs que des juifs. Jeviii< je
seul fripier (pii ail de la morale. Je me bini e à un piolit raisonnai le ;
je me conlenle de la livre pour smi ; je veux dire du sou pour livre.
Glaces au ciel, j'exerce rondemenl ma profession.
Le fripier, après ce préainbnie, ipie je pris snlle ni au pied delà
12
GIL CLAS.
lellre, dit à sc< L'aiçons Je défaire leurs |inqiiels. On me ninnliTi des lia-
Lils de loiiles sortes de couleurs. Ou m'en fil voir |ilusieurs de drap tout
uni. Je les rejetai avec mé|iris, parce que je les trouvai trop modestes;
mais ils m'en firent essayer un qui semidait avoir ctc fait exprés pour
ma taille, et qui m'éWouit, quoiqu'il fût ini ])eu passe. C'était un pour-
point à marches tailladées, avec un liaut-do-cliaiisscs et un manteau, le
tout de velours Ideu et brodé d'or. Je m'attachai ,i celui-là et je marchan-
dai Le fripier, qui s'aperçut c|u'il me pl.iisait, me dit que j'avais le fçoùt
délicat. Vive Dieu! .s'écria-t-il. ou voit hicii que vous vous y connaissez.
Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands "seigneurs du
royaume, et qu'il n'a pas été porté trois fois. Examinez-en le velours; il
n'y en a point de plus beau ; et pour la i)roderie, avouez que lien n'est
mieux travaillé. Combien, lui dis-jc, voulez-vous le vendre? Soixante
ducats, répondit-il ; je les ai refusés, ou je ne suis pas lionu^e homme.
L'alternative était convaincante. J'en offris quaranle cinq ; il en valait
pent-étie la moitié. Seigneur gentilhomme, reprit froidement le fripier,
je ne surfais ])oint; je n'ai qu'un mol. Tenez, conlinua-t-il en me jiré-
sentant les habits que j'avais rebutés, prenez ceux-ci ; je vous eu lerai
meilleur marché. Il ne faisait qnirrilcr par là l'envie que j'avais d'a-
cheter celui que je marchandais ; et comme je m'imag nai qu'il ne vou-
lait lieu rabattre, je lui comptai soixante ducats. Quand il vit que je fes
donnais si facilement, je crois que, malgré sa morale, il fut Lieu fâché de
n'en avoir pas demandé davantage. A^sez satisfait pourtant d'avoir gagné
la livrée |iour sou, il sortit avec ses garçons, que je n'avais pas oublies.
J'avais donc un manteau, un pourpouil et un haiit-de-chausses fort
pro|ires. Il fallut songer au reste de Pliab'llenienI ; ce qui m'occupa loulc
la matinée. J'achetai du linge, unchap.iu, des bas de soie, des souliers,
et une épee ; ,iprés quoi je m'habillai Hiiel plaisir j'avais de me voir .si
bien équipé ! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon
ajustement. Jamais paon n'a regardé son plumage avec pins de complai-
sance. Dés ce jonr-là, je fis une seconde visite à doua Mencia, qui
me reçut encore d'un air Irés-gracieux. lîlle me remercia de nouveau du
service que je lui avais rendu. L,i-dessus, grands conqiliments do pari cl
d'aiilre. l'nis, me souhailanl toutes sortes de prospérités, elle me dit adieu,
et se relira, sans me donner rien autre chose qu'une bague de trente
pisioles, qu'elle me pria de garder pour me souvenir d'elle.
Je demeurai bien sol avec ma bagne; j'avais compté sur un présent
plus considérable. Ainsi, peu content de la générosité de la dame, je re-
gagnai mon hôtillcrie en rêvant ; mais comme j'y entrais, il y arriva un
lioniine qui marchait sur mes pas, et qui tout ,i coup, se débarrassant de
son manteau (pi'il avait sur le nez, laissa voir un gros sac qu'il portait
sous l'aisselle. .\ l'apparition du sac, qui avait tout l'air d'être plein d'es-
pèces, j'ouvris de grands yenx, aussi bien que quelques personnes qui
étaient présentes, et je crnsentendre la voix d'un séraphin , lorsque cet
homme me dil, en posant le sac sur une table : Seigneur Cil Blas, voilà
ce que madame la marquise vous envoie. Je fis de profondes révérences
au poricur, je l'accablai de civilités ; et dés qu'il fut hors de l'iiolcllcrie,
je me jclai sur le sac, comme un faucon sur sa pi'o'e, el l'emporl.-ii dans
ma ch.iinbre. Je h: déliai sans perdre de liiii|is, el j'y Innnai uiille du-
cats. J'achev.iis di' les conipler. quand l'Iiùle, (pii avait enlendii les pa-
roles du porteur, entra pour savoir ce (pi'il y avait dans le sac. La vue de
mes espèces, étalées sur une table, le fi'ajipa vivement. Citmmenl diable,
s'écria-l-il, voilà bien de l'argent ! Il faut, pouisuivit-il en souriant d'un
air malicieux, que vous sachiez tirer bon parti des femmes. Il n'v a pas
vingt-quatre heures cpie vous Clés à Burgos, et vous avez déjà des mar-
quises sous conlribmion.
r.ii roroz.
Ce discours ne me déplut point; je fus lente de laisser Manjuelo dans
sou erreur ; je sentais qu'elle me faisait plaisir. Je ne m'étonne pas si les
jeunes gens aiment à passer pour hommes à bonne fortune Cependant
l'innocence de mes mieurs l'emporta sur ma vanité. Je désabusai mon
liolc. Je lui contai l'bisloire di' doua Mencia, (pi'il écouta fort allentive-
ment. Je lui dis ensuite l'état de mes aff.iires; el comme il paraissait en-
trer dans mes intérêts, je le priai de m'aider de ses conseils. Il rêva
(pielques miimenis; puis A me dit d'un air sérieux : Seigneur Cil Dlas,j'ai
de l'inclinalion iiour vous; et puisque vous avez assez de conliance eu
moi pour me parler à ciuur oiiverl, je vais vous dire sans llatlerie à ipioi
je vous crois propre. Vo:is nie scmbicz né pour la cour ; je vous conseille
d'y aller, et de vous y allacher à quelque grand seigneur; mais lâchez
devons mêler de ses" affaires, on d'entrer dans ses plaisirs; autrement,
vous perdrez votre temps chez lui. Je connais les grands, ils comptent
pour rien le zélé et rallaclR'inentd'un honnête homme ; ils ne se soucient
(|ue des personnes cpii leur soûl nécessaires. Vous avez encore une res-
source, conlinua-l-il ; vous êtes jeune, bien fait, et quand vous n'auriez
pas {| esprit, c'est plus i|u'il n'en faut pour entêler une riche veuve ou
(Miriqnc jolie l'rmme mal mariée. Si l'amour ruine des hommes i|ni ont
(lu liicii. il en fait souvent subsister daulres qui n'en ont pas. Je suis donc
d'avis i|iie vous alliez à M.idrid ; mais il ne faut pas que vous y paraissiez
sans snile On juge, là cumnie a Heurs, sur les apparences, el vous n'y
serez coiisi.leré 'ipi'à proporlion de la lignrc ipi'on vous verra faire. Je
vi'ux viiHs ilonnernn valel, nu d(nuesli.pii' lidclc, un garçon sage, en un
mol, lin homme de m;i m.iin. .\ilielez deux mules, l'une pour vous, l'autre
pour lui ; cl parlez le pbls loi ipi'il V(]ns sera possible.
Ce conseil était Imp de mou gdi'il p<iur ne pas le suivre. Dés le lende-
main, j'achel.ii ib'iix billes mules, el j'.irrêtai le valet dont on m'avait
jiarlé. Celait un garçon de treille ans, qui avait l'air simple et dévot. Il
me dil i|ii'il élail ilii royaume de Calice, et qu'il se nommait Ambroisc de
Lamilas. Ce ipii me parut singulier, c'est qir,in lieu de ressembler aux
autres domestiques, qui sonturdinairement fort intéressés, celui-ci ne se
souciait poinl de g gner de bons gages ; il me témoigna même qu'il était
hmiinie à se coiilcnler de ce (pie je voudrais bien avoir la boulé de lui
ilniiiier. J'acliel.iiaiis-i.b's bolliiies, avec une valise pour errer mon linge
el mes iliicals. Ciisiiilc je salislis mon lii'ile; et le jour suivant, je partis
de l!tn:;os avant raiiroie pour aller^i Madrid.
CII.M'irilE XVI.
Oui f;iii viiir i|ii'.iM ne il..il [las Imii coiniitcr sur Ij projix'rilt'.
Nous conchàines à Diiengnas la première journée, el nous arrivâmes
la seconde a Will.uhdid, sur les (iii ilre heures après midi. Nous desceii-
dimes à une In'ilederie qui meseinlda devoir êlre une des meilleures de l.i
ville. J.' Laissai le soin des mules à mou valet, el moulai dans une cliamhie
où je lis pinler ma v.ilise par nu garçon du logis. Comme je me sentais
lin peu faligné, je meje'ai sur mou lil s.iiisolCi mes lioUines, el je m'en-
dormis iiisensilileineiil. Il él.iil presipie iiiiil lorsipic je me réveillai. J'ap-
|ii'lai Ambroisc. Il no .'c trouva pidut dans l'Iiiilellerie; mais il y arriva
GIL BLAS.
13
liuMilot. .le lui ileiiiamlni d'où ilveiiait : il me répondit d'un airpieux (in'il
sortait d'une église, on il él;iil,illé remercier le ciel de nous avoir préser-
vés de tout mauvais accident depuis Burgosjusiiu'à Valladolid. J'a|ipi-ouvai
son «ction ; ensuite je lui ordonnai de faire mellre à la liroLlie un poulet
pour mon souper.
I.;i iir. ïeiiiniiun.
Dans le temps que je lui donnais cet ordre, mon liùtc entra dans ma
flianilire un flambeau à la main. Il éclairait une dame qui me parut |dus
lielle que jeune, et trés-richement vétne. Elle s'appuyait sur un vieil
éruyer, et iin petit Maure lui portait la queue. Je ne fus pas pou surpris
quand celtedame, après m'avon- fait une profonde révérence, me demanda
si par hasard je n'étais point le seigneur Gil Blas de SantiUaiie. Je n'eus
pas sitôt répondu que oui, qu'elle quitta la main de son écuyer pour venir
m'emhrasser avec un transpoit de jnie qui ledoulda mon éionncment. Le
ciel, s'écria-t-cUe, soit à jamais béni de cette aventure! C'est vous, sei-
gneur cavalier, c'est vous que je clierclic. A ce début, je me ressouvins du
parasite de Pegnallor, et j'allais souiiçonncr la dame d'être une franche
aventurière; mais ce qu'elle ajouta m'en fit juger plus avantageusement.
Je suis, poursuivit-elle, cousine germaine de dona Mencia de .Mosqueia,
qui vous a tant d'obligations. J'ai reçu ce malin une leltrede sa part. Elle
me mande qu'ayant appris que vous alliez à Madrid, elle me prie de vous
bien régaler, si vous passez par ici. Il y a deux heures (pie je parcours
timie la ville. Je vais d'hôlelbrie en liôtelkri(! m'iiiformer des étrangers
ipii V sont; et j'ai jugé, sur le portrait (pie volic la'ite m'a fait de vous,
(jue vous pouviez être le libérateur de ma cfjusiiie. Ah ! puis(pie je vous ai
rencontré, eontinua-t-elle, je veux vous faire voir cnnihien je suis sen-
i-ible aux services qu'on rend à ma famille, et p.iiticnlieremeMt à ma chère
cousine. Vous viendrez, s'il vous plait, dés ce moment loger chez moi;
V(ms y serez plus cnnimodéiuenl (lu'ici. J(! voulus m'en déleinhe, et re-
présenter à la dame que j(^ pourrais l'infoinmoder chez elle : mais il n'y
eut pas moyen de résister à ses instances. Il y avait à la porte de l'hôtel-
lerie un carrosse qui nous attendait. Elle prit soin elle-même de faire
tire ma valise dedans, parce (pi'il y avait, disait-elle, bien des fripons
à Valladolid ; ce (|ui n'él.iit (pie tmp'véritable. Eiilin je inmilai en car-
rosse avec elle et son vieil écin er, et je me laissai de cette manière enle-
ver de l'hùtellerie, ali grand déplaisir de I li(')!e. qui se voyait par là sevrer
de la dépense (|u'il avait compié que je ferais chez lui, avec la dame,
réciiycr et le |ielit Manie.
Notre carrosse, après avoir (|uebpie temps roulé, s'arrêta. Nous en des-
cendinies pour entrer dans une assez grande maison, et nous montâmes
dans un appartement (|ui n'était pas malpropre, et (pi(! vingt ou trente
bougies éclairaient. Il y avait là plusieurs domestiques à ipii la dame de-
manda d'abord si don llaiihaël était arrivé; ils répondirent ipienon. Alors
m'adrcssant la parole : Seigneur (Jil lîhis, me dit-elle, j'allends mon frère
ipii doit revenir ce soir d'un ch.'ileau que nous avons à deux lieues d'ici.
Ouelle agréable surjirise |ioiir lui de trouver dans sa maison un hmimie à
(iiii toute notre famille est si redev ihie ! Ilans le moment ipi'elle achevait
(le parler ainsi, nous entendiines du hniit, et nous apprîmes en mèni(!
temps (pi'il était causé par l'arrivée de dmi llaphaiM. (le cavalier partit
bientôt. Je vis un jeune homme de belle taille et de fort bon air. Je suis
ravie de votre retour, mon frère, lui dit la dame ; vous m'aiderez à bien
recevoir Ic-scigneur Gil Blas de Sanlillane. Nous ne saurions assez recon-
naître ce qu'il a fait pour dona Mencia, notre parente. Tenez, .ijnnla
t-elle en lui présentant une lettre, lisez ce qu'elle m'écrit. Don Raphaël
ouvrit le billet, et lut tout haut ces mots : « Ma chère Camille, le seigiieiir
« Gil nias de Sanlillane, qui m'a sauvé l'honneur et la vie, vientde partir
« pour la cour. Il passera sans doiUe par Valladolid. Je vous conjure par
« le sang, et plus encore )iar l'amitié qui nous unit, de le régaler et de le
« retenir queli|ue temps chez vous. Je me flatte que vous me donnerez
(( cette satisfaction, et que mon libérateur recevra de vous, et de don
(( liaphaël mon cousin, toutes sortes de bons traitements. A Burgos.
« Votre affectionnée cousine, Dos.v ME:(r.i.\. »
Comment I s'écria don Uaphaël après avoir lu la lettre, c'est à ce cava-
lier que ma parente doit l'honneur et la vie? Ah ; je rends grâces au ciel
de cette heureuse rencontre. En parlant de cette sorte, il s'approcha de
moi; et me serrant étroitement entre ses bras : (Jiielle joie, poursuivit-il,
j'ai de voir ici le seigneur Gil Blas de Sanlillane ! Il n'était jias besoin que
ma cousine la marquise nous recommandât de vous régaler ; elle n'avait
seulement qu'à nous mander que vous deviez passer par Valladolid; cela
suffisait. Nous savons bien, ma sœur Camille et moi, comme il en faut
useï dvic un homme ipii a rendu le plus grand service du monde à la per-
sonne de iiotK fmiille que nous aimons le plus tendrement. Je répondis
h mieux pi il nii l'ut possible à ces discours, qui furent suivis de beaucoup
I uili V stiul 1 il les, cl enlrcnièlés de mille caresses. Après quoi, s'aper-
(^(^v Mit pi I iv lis encore mes bottines, il me les fit ôter par ses valets.
N us I 1 iiiK s ensuite dans une chambre oii Ion avait servi. Nous nous
niiiiKs ililb h cavalier, la dame et moi. Ils me dirent cent choses obli-
( llll(^ I LU I int le souper. 11 ne m'échajipait pas un mot (pi'ils ne rele-
Msseiit c uiiiiu un Irait admirable: et il fallait voir l'attciition qu'ils
avaient Iimin d( ux à me jiréseiiter de Ions les mets. Don Raphaël buvait
suivent I 1 1 saute de doua Mencia. Je suivais son exemple ; et il me sem-
blait q II I (111 1 us (pie Camille, (pii lrin(|uait avec nous, me lançait des re-
^iids ((111 M niliaieiit quelque chose. Je crus même remarquer ((u'elle
jumit son tdups [loiir cela, comme si elle eût craint que son frère ne
s en apei ( ut 11 n'eu fallut pas davantage pour me persuader (|"e la dame
en tenait , et ) me llattai de |irofiter (le cette déiîouverte, jiour jien i(iie
je demiuravs( i V,ill.id(diil. Cette esjiérance fut cause (jue je me rendis
sins jeiin 1 li|iieiei[u ils me fiieiit de vouloir bien passer quebpics jours
cheziux 11 nii renieiciêreiil de ma complaisance; et la joie qu'en témoi-
gna Camille me confirma d;ins ro()iiiion ((uc j'avais t(u'elle me trouvait
fort à son gié.
Don Bai'ibaël, me voyant déterminé à faire quehiue s('joHr chez lui, nie
projiosa de me mener à son château. 11 m'en Ut une dcscri(ition magni-
fique, et me parla des plaisirs qu'il prétendait m'y donner. Tantôt, disait-
il, nousjii-endrons le diverlissenienl de la chasse, lanlôl celui de la jieeliè;
et si vous aimez la juomenade. innis avons des bois et des jardins déli-
cieux. Il'allleurs, nous aurons bonne coiiipaguie : j'espère ([lie vous i\e
vous emiiiii^rez [loinl. J'acceptai la propusiii el il fut rês(dii i(iie nous
irions à ce beau chàl.'au des le jour suivant. Nims nous levâmes (b' table
en formant un si agirable dcs-ein. Don Uapbaël me parut li'anvjiMi lé de
joie. Seigncnrliil Blas, dil-il en m'embiassant, je vousiaissc avec ma snur.
Je vais de ce pas donner les ordres nécessaires, et faire avertir louics les
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GIL BLAS.
personnes que je vous motire de la parlie. A ces paroles, il sorllt de lu
ch.-imlirc où nons étions; el je conlinnni de m'eiUrelenir avec l;i dame,
qui ne déincnlit poinl par ses discours les douces œillades qu'elle
m'avait jetées Elle me prit la main, el renirdanl ma Ijap^ue : Vous avez là,
dit-elle, un diamant assez joli: mais il est liien pelil. Vous connaissez-
vous en pierrciies'/ Je répojidis i|ue non. J'en suis Mcliée, reprit-elle;
car vous me diriez ce que vaut celle-ci. En achevant ces mois, elle me
montra un ^ros ruliis i|u'elle avait an doigt : et, pendant i|ue je le consi-
dérais, clic nie dit : Un dénies oncles, qui a été gouverneur dans lu^ lialii-
lalioiis que les Espagnols ont aux îles Philippines, m'a donné ce rubis.
Les joai liers de Vailadolid l'eslimenl trois cents pisloles. Je le croirais
bien, lui dis-jc; je le trouve parfailement beau. Puis(ju'il vous plaît, ré-
pliqua I elle je veu.x faireun Iroc avec vous. Aussilôl elle prit ma bague,
el me mit la sienne au pclit doigt. Après ce troc, qui me parut une ma-
nière galante de faire un présent. Camille me serra la main et me regarda
d'un air tendre; puis tout à coup, rompant lenireticn, elle me donna le
bonsoir, el se retira loule confuse, comme si elle d'il eu honte de me faire
trop connaiireses sentimenis.
(iniiiqne galant des plus novices, je sentis lout ce que cette retraite pré-
cipitée avait d'obligeant pour moi; cl je jugeai que je ne passerais point
mal le lemps à la campagne. Plein de celle idée llatleuseet de l'élat bril-
lant de mes affaires, je m'enfermai dans la chambre ou je devais coucher,
après avoir dit à mon valet de me venir réveiller de bonne lieure le Icii-
deniaiii, .\i\ lieu de songer à me reposer, je m'abandonnai au.\ réilexions
agréables que ma valise, iiui était sur une table, cl mon rubis m'inspi-
ri-renl. Grâce an ciel, disais-je, si j'ai été malheureux, je ne le suis )dus.
Mille ducats d'un côté, une bague de trois cents pisloles de l'antre : me
voilà jiour longtemps en fonds. Majuelo ne m'a point flatté, je le vois
bien : j'cnllanjuierai mi;lc femmes à .Madrid, puisque j'ai plu si facilement
à Camille. Les bontés de celle généreuse dame se présentaient à mon es-
prit avec tous leurs charmes, et je goûtais aussi par avance les diverlisse-
ments que don Uaphaël me préparai! dans son chtàleau. Cependant, parmi
tant d'images de plaisir, le sommeil ne laissa pas de venir répandre sur
moi ses pavots. Dés (|ue je me sentis assoupi, je me dé -habillai et me
cou;'hai.
I,e lendemain malin, lorsque je me réveillai, je m'aperçus qu'il était
déjà lard. Je fus assez surpris de ne pas voir |iaraitre mon valet, après
l'ordre qu'il avait reçu de moi. Ambroise, dis-je en moi-même, mon fi-
dèle Anibroisc est à I église, on bien il est aujourd'hui fort )iarcsseux.
.Mais ji' peidis bienlôl cette opinion de lui pour en prendre une plus mau-
vaise: car m'élant levé, el ne voyant plus ma valise, je le soupçonnai de
l'avoir volée pendanlla nuit. Pour éclaii-cirmessou(içons, j'ouvris la poi'te
de ma cliainlire, et j'appelai riiypocrile à plusieurs reprises. Il vint à ma
voix un \\i illard, qui me dit : Que souhaitez-vous, seigneur? tous vos gens
sont sortis de ma maison avant le jour. Comment, de votre maison ? m'ô-
criaije : est ce que je ne suis pas ici chez don lîaphaël '.' Je ne sais ce que
c'eslqnc cecavalier. me répondit-il. Vous êtes dans un hôtel garni, ctj'en
suisriiôtc. Hier an soir, une heure avant volie arrivée, ladam'etpii a soupe
avec vous vint ici, cl arrêta cet ap|iartenient |ionr un grand seigneur,
disait-elle, (pii voyage l'ncognilo. Elle m'a même payé {| avance.
Je fus alors au fait. Je sus ce que je devais penser de Camille et de don
Raphaci; et je compris que mou valet, ayant une entière connaissance de
mes affaires, m'avait vendu à ces fourbes. An lieu de n'imputer qu'à moi
ce triste incident, cl de songer ({u'il ne me serait poinl arrivé si je n'eusse
pas l'u rindiscrélion de in'onvi-ir à Majuelo sajis nécessité, je m'en |iris à
la fortnni' innocente, cl maudis cent fois mon étoile. Le maître de Ihùlcl
garni, à rpii je contai l'aventure, ipi'il savait pent-être aussi bien que moi.
se montra sensible à ma douleur. Il me plaignit, el me témoigna qu'il
était très-mor:ilié qui! celle scène se fùl passée chez lui ; mais je crois,
malgré s'sdr-inoustriilions, ipi'il n'avait p.as moins de part à celle fourbe-
rie (pie mo.i holu de Burgos, d qui j'ai toujours allribné riionneur de l'in-
vcnlion.
CHAPITRE XVII.
Quel parti |iril Hil nias «prt! l'avcnlure de I'IkUoI garni.
Lorsque j'eus fort inulilcmenl bien déploré mon malheur, .le fis ré-
llexioii qu'au lieu de céder à mou chagrin, je d(!vais pliilol me loidir cnnirc
iiiiiii iiianvais sort. Je ra|qielai mon courage, cl. pour me consoler, je di-
sais en m habillaiil : Je suis encore trop lieureux que les tripons liaient
pas emporté mes habits el quelques ducats que j'ai dans mis poches. Je
leur tenais compte de celle di-crélion. Ils avaient même èlé as\ez géné-
reux fOur me laisser mesboltines, que je donnai à l'iio e pour un tiers de
ce i|u'elles m'avaient coûté. Enfin, je sortis de l'hôtel garni, sans avoir,
Dii'U merci, besoin de personne | onr porter mes bardes La première
chose c|ne je lis fui d'aller voir si mes mnbs ne seraient pas dans l'Iiolel-
lerie ou j'étais descendu le jour précédeul. Je jugeais bien qn'Ainliroisc no
les y avait pas laissées; e; plnl au ciel que j'eusse toujours jugé aussi sai-
nement de lui! J'appris que dès le soir même il avait eu le soin de les en
retirer. Ainsi, coniplml de ne les plus revoir mm plus que ma chère va-
lise, je marchais Iris'cmenl dans les rues, en rêvant à ce que j.' dev.iis
faire Ji'liis Icnlé ili> reloiirncr à lîurgos pour avoir encore une fois reronrs
à ilona .Miiii'ia; mais, cmisiilérant rpi'e ce serait abiisi r de; lionli's de Cille
daine, et qui! d'ailleurs je passerais pour une bêle, j'abandoiiiiiii relie poii-
séc. Je jurai bien aussi que dans la suite je serais en garde contre Us
femmes : je nie serais alors défié de la chaste Suzanne. Je jetais de temps
en temps les yeiix sur ma higue; el quand je venais à siuiger que c'él.ail
u\\ présent de'C:iniille, j'en soupirais de douleur. Hélas! disais-je en moi-
même, je ne me connais point en rubis; mais je connais les gens qui les
troquent. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire ipie j'aille chez un joaillier
pour cire persuadé que je suis un sot.
Je ne laissai p.is lontcl'ois de vouloir m'édaircir de ce que valait ma
bagne, el je l'allai montrer à un I qiidaire, qui l'estima trois ducats. A
celte eslimalion, quoiqu'elle ne m'élonn.lt jioinl, je donnai au diable la
nièce du gnuvcineiir des iles l'iiilippincs, ou plutôt, je ne fis que lui en
renouveler le don. Comme je sorinis de chez le lapidaire, il passa prés de
moi un jeune homme qui s'arréla pour me considérer. Je ne le remis \mi
d'abord, bien que je le connusse parfailement. Comment donc, Gil Clas,
me dil-il, feignez-vous d'ignorer qui je suis? oïl deux années ont-elles si
loi t cil iugé il' fils du barbier ^Hnez, que vous le méconnaissiez '.' Ressou-
venez vous de rabrice, voire compatriote el votre compagnon d'école. Nous
avons si souvent ilivpulé chez le dorleur Godincz surlesuniversaux, et sur
les degrés iiii'lapliy.sii|ues !
Je le reconnus avant qu'il eût achevé ces paroles, et nous nous embras-
sâmes tous deux avec conlialilé. Eh! mon ami, reprit-il ensuite, que je
suis ravi de le rencontrer ! je ne imis l'exprimer la joie que j'en ressens...
.Mais, poursiiivil-il d'un air surpris, dans quel clat l'olfres-lu à ma vue?
Vive Dieu, te voilà vêtu comme nu |iriuce ! Une belle épéc, des hasde
soie, lin poiirp dut el un manteau de velours, relevés d'une broderie d'ar-
gent 1 Malpeste ! cela sent diahlomenl les bonnes f irlunes. Je vais parier
que quebpie vieille femme libérale le fait part de ses largesses, l'u te
tr.iiujies, lui dis-je; mes affaires ne sont passi llm'issantesque lu lerinia-
gines. A d'autres, répliqua-t il, à d'antres, tu veux faire le discret. El ce
beau rubis que je. vous vois an doigt, monsieur Gil Blas, d'où vous vient-
il, s'il vous plaît? 11 me viinit, lui iepartis-;e, d'une franche friponne.
Fabrice, mon dur Fabrice, bien loin dèlre la coqueluche des fcimnes de
Vall.'idolid, apprends, mon ami, que j'en suis la dupe.
Je priin mçai ces dernières parob's si Irislement, que Fabrice vil bien
qu'on m'avait joué quelque tour. H me pressa de lui dire pourquoi je me
plaignais ainsi du beau sexe. Je me résolus sans peine à contenter sa
curiosité ; mais comme j'avais un assez long récit à faire, cl que d'ailleurs
nons ne voulions pas nous séparer sitôt, nous entrâmes dans un cabaret
pour nous entretenir |dus commodément. Là, ,ie lui contai, en déjcuuaul,
lout ce qui m'était arrivé depuis ma sortie d'O.iédo. 11 trouva mésaven-
tures assez bizarres : cl après m'avoir lémoigné qu'il prenait beaucoup de
part à la fâcheuse situation où j'étais, il me dit : Il faut se consoler, mon
cnlaiit, de tous les malheurs de la vie ; c'est p;ir l.i qu'une àm.: l'orle el
courageuse se distinguo des âmes faibles. Un homme d'esprit est il dans
la misère, il allend avec patience un lemps plus heureux. Jamais, comme
dil Cicéron, il ne doit se laisser abattre jusi|u'à ne se p'iis .souvenir qu'il
csl homme. Pour moi, je suis de ce caractere-là : mes disgrâces ne m'acca-
IdenI piiiiit ; je sui toujours au-dessus de In mauvaise fortune. Par exemple,
j'aimais \\\n: lille de famille d'Oviédo, j'en étais aimé : ji.' la demandai en
mariage a son père, il me la refusa, l'u autre en serait mort de douleur;
moi, admire la f n-ce ilc mou espnt. j'enlevai la pelile p rsoniie. Elle èlail
vivo, étourdie, coquette ; le plaisir par coaséquent la délermiiiail tou-
jours au préjudice du devoir. Je la promenai pcuilanl six mois dans le
royaume de Galice : de l.i, comme je l'av.ÉÎs mise dans le goùl de voyager,
elle cul envie d'aller e i Portugal ; mais elle prit un anlre compagnon de
voyage -antre sujet da ilési-spoir. Je ne succomliai poiiit encore sons le
|ioiils de ce iiouvem inalbeur; cl, plus sage ipie Mêiiélas, au lien de
m'arnier contre le Paris qui m'avait snufllé mon llélcuc, je lui sus bon
gré de m'en avoir défait. Après cela, ne voulant plus relourner dans les
Asturics, pour éviter loule discussion avec la jus'ice, je m'avançai dans
le roy.iume de Léon, dépensant de ville en ville l'argent qui me reslait
de renlevemciil de mon infanle;car nous avions Ions deux fait notre
malin en parlant d'Oviédo, et nons n'étions pas mal nippés; mais tout ri'.
que j'avais pos-éd ■ Si' di-sipa bientùt. J arrivai à Paleiicia avec un seul
ducal, sur quoi je fus oblige d'aelielrr une paire de souliers. Le rrstc ne
me mena pas lib'ii loin.. Ma siliialion devint eiiibarrassantc. je commençais
ilej:i même à faire iliele : il l'allul proniplement prendre un parti. Je ré-
solus de me mettre diiis le service. Je me plaçai d abord chez un gros
marchand de drap qui avait nu fils riliertin : j'v trouvai un as le cintre
rabs'iucnce, el en même temps nu grand embarras. Le père m'ordonna
d'épier son fils, le lils lue pria de l'aider à tromper sou père : il f.illiil
0| 1er. Je préferai la prière an commardeinenl. cl cette préférence me fil
donner mou congé. Je passai ensuile au service d'un vieux peintre, qui
voulut, par amitié, m'cnseigner les principes de son art; mais, en me
les montrant, il me laissai! mourir de faim Cela me dégoùl.i de la pciii-
turc et du séjour de Palencia. Je vins à Vailadolid. où. par le plus grand
bonheur du monde, jenli ai dans la maivon d'un ailmiiiisir :tciir de l'hô ■
pilai : j y demi'urc encore, cl je suis charmé de ma condition. Le seigneur
Manmd Ordonnez, mou niailre. es! un homme d'une pelé profonde; un
honinie de bien, car il marche toujours les yeux baissés, avec un gios
rosaire à la main. On dit que des sa jeunesse, ii'ay.ail en vue que le bien
des pauvres, il s'y est attaché aNTC un zèle infatigable. Aussi ses soins ne
snnl-ils pas demenrés sans récompense : loiil lui a prospéré. Quelle béiié-
diclion ! en l'.iisant les alTaires des pauvres, il s'est enrichi.
Quand Fabrice m'eut tenu ce discours, je lui dis : Je suis bion aise que
GIL 15L\S.
IT)
lu suis saiisfait de Ion sort ; mais, entre nous, tn pouii'iiis, ce me scmlile,
Iniie un plus lieau lôie dai.s li; monde que celui de valet : un sujet de
ion mérite peut prendre un vol plus élevé. Tu n'y lieuses pas, Uil lilas,
nie répondit-il ; sache ipie, ]iour un iiomnie de mon laimenr, il n'y a point
de situation plus airréalile que In mienne. Le métier de laipiais'est pé-
uilde, je l'avoue, pour un iniijécile ; mais il n'a que des clinrmes pour
un garçon d'esprit. Un liénie supérieur, qui se met en condition, ne fait
pas son service malériellemenl connue un nii;aud. Il entre dans une
maison pour conunander, plutôt que pour servir. Il commence par étu-
dier son maiire; il se prête à ses aéfauLs, gai^ne sa coiiDaiice, et le mène
ensuite par le nez. C'est ainsi que je nie suis conduit cliez mon admi-
nistrateur Je connus d'abord le pèlerin : je m'aperçus qu'il voulait passer
pour lin saint personiiage; je feignis d'en è;re la dupe; cela ne coûte
rien : je fis plus, je le copiai; cl, jouant devant lui le même rôle qu'il
l'ail devant les autres, je trompai le trompeur; et je suis devenu peu à
peu son farU'Uin. J'e-pereque quelque jour je pourrai, sous ses auspices,
nie mêler des affaires des pauvres Je ferai |)eut-élre fortune aussi ; car je
me sens aulant d'amour que lui pour leur bien.
Voilà de belles espérances, repris-jc, mon cher Fabrice, et je l'en féli-
cite. Pour moi, je reviens à mon premier dessein. Je vais convertir mon
babil brodé en sontanellc, me rendre à Salamanque. et là, me rangeant
sniis les dr.ifienux de l'université, remplir l'emploi de précepleur. Beau
]irojct. s'écri.i Fabrice, l'agréable iinaginalion ! (Juelle folip de vouloir, à
ion âge, le faire pédant ! S.iis-tu bien, mallieureux, à quoi lu t'engages
en prenanl ce parti'? Silot que lu seras placé, toule la mai>ou t'observera,
les moindres actions seront scni|uileusement examinées. Il faudra que tu
te contiaignes sans cesse, i]ue tu le parcs d'un extérieur hypocrite, et
paraisses posséder toutes les vertus. Tu n'auras presque pas iin moment
à domier à tes plaisirs. Censeur élernel de ton écolier, tu passeras les
journées à lui enseigner le latin, et à le reprendre i|iiand il dira ou fera
des choses conirc la bieiiséance; ce qui ne te donnera pas peu d'occu-
pation. Après tant di' peine et de eoiiliaiiite, quel sera le fruit de tes
soins'? Si le petit genlilliuinme est un mauvais sujet, on dira ipic tu l'au-
ras mal élevé ; et ses parents le renverront sans récompense, penl-clre
même .sans le payer les appoinlemeiits qui te seront dus. N'e me parle
donc point d'un poste de précepteur; c'est un bénélice à ehaige dames.
iMais parle-moi de l'imiiloi d un laipiais; c'est un liénélice simple qui
n'engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui le sert
bs Halte, et souvent même les fait tournera son prolit. Un valet vit sans
inquiétude dans une boiiiii' maison. Apres avoir bu el mangé tout son
soûl, il senilort Iranqiiillement comme un enfant de famille, sans s'em-
barrasser du boucher ni du boulanger.
Je ne finirais point, mon enfant, poursuivit-il, si je voulais dire tous
les avantages des valets. Crois-moi, Cil Blas, perds pour jamais l'envie
d'êlre précepteur, et suis mon exemple. Oui ; mais, Fabrice, lui reparlis-
je, on ne trouve pas tons les jours des adminislralcurs; et si je me ré-
solvais à servir, je voudrais du moins n'èlre pas mal placé. Oh ! tu as
r.iison, dit-il, et jeu fais mon affaire. Je te répiinds d'une bonne condi-
tion, (juand ce ne serait que pour arracher un galant homme à l'uni-
versile.
La prochaine misère dont j'étais menacé, et l'air satisfait qu'avait Fa-
lirice, me |)ersiiadaut encore plus que ses raisons, je me déterminai à me
nieltre dans le service. Là-dessus, nous sortîmes du eabarel, et mon coin-
patriote me dit : Je vais de ce pas te coiiduiic chez un homme à qui s'a-
dressent la pluparl des laquais qui sont sur le iiavé; il a des grisons qui
I iiiforineiit de tout ce qui se pas^e dan> les familles. 11 sait où l'on a be-
siiîn de valets, et il tient un reg.slre exact, non-seulement des places va-
eanlcs, mais même des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres. C'est
lin lioniine qui a élé l'iere dans je ne sais quel couvent de relig eux. KnIiii,
( 'est lui qui m'a placé.
Lu nous entretenant d'un bureau d'adresses si singulier, lu fils du bai-
biir .Niiiiez me mena dans u\\ cul-de-sac Nous cnlràuies dans une petite
iii.iisun, ou nous Iroiivànics un hoinnie de cinquante el qindqiies années,
i|iii écrivait sur une table. Nous le salii.iines, assez ruspeclueu.semcnt
iiirnie ; mais, soit qu'il fut lier de son nalurel, soit ipie, n ayant coulumu
lie voir ipie des laquais et des coidicrs, il eut |iris l'iiaiiilndl; du recevoir
siiii monde cavulieiemunt, il ne se leva point; il se cmitenla de nous faire
une légère incliiK.tion de léle. Il me regarda pourlanl avec une altenlion
paiticuliere. Je vis bien ({u'il était surpris qu'im jeune homme eu babil
ib' velours voulut devenir laquais; il avait plutôt Iteu de pcnsiu' que je
vciiai.s lui en demander un. Il ne put toutefois douli r longUinps de mon
iiileiilioii, puisque Fabrice lui dit d a'jord : Seigneur Arias de l.ondona,
vous voulez birii que je VOUS préieiite le nieilbiiir de mes amis. C est un
garçon de l'ainille que .ses iiialli<'ius lédiiisi.'ntà la néces.>ilé de servir.
Lns'i ignez-lui, de grâce, une bonne condilion, el coiiiplcz sur sa recon-
iiaissiiuce. .^!es.^ielllS, répondit frunlemeiit Arias, voila coinmu vous éles
I MIS, vous aiitics; avant qu'on vous place, vous faites les plus belles pro-
messes du inuiide ; êles-voiis bien placés, vous ne vous en souvenez plus.
(Àiminenl doiicl repril l'a oice, vous pbiigiirz-vons de moi'? N"ai-je pas
biin fail les chose- '? \'oiis aiiin z pu les fiiri' rncore niii:u\, i eparlil Arias :
voire condition vaut un emploi de commis, el vous m'avez payé eoiiimn
si je vous eusse mis chez un autiur. Je jiiis alor. In parole, el dis nu
si igiicnr Arias que, pour lui faire connaître que y n'i'iais pas un ingrat,
jr voulais i|ue la reconnaissance précédât le service. Lu même leinjis je
lirai de mes poches deux ducats que je lui donnai, avec promesse de n'en
pas demeurer là si je me voyais dnns une bonne maison.
Il parut content de mes "manières. J'.inie, dit-il, qu'on en use de la
sorte avec moi. Il y n. conliniia-l-il, d'excellents postes vacants : je vais
vous les nommer, ei vous choisirez celui ipii vous plaira Lu aclievanl ces
paroles, il mit ses liinelles, ouvrit un registre i|ui était sur la laide,
tourna ipielques feuillets, et commença de lire dans ces Icrmes : Il faut
un la(|uais au capitaine Torbellino, honinie emporlé, brûlai el fantnsipie ;
il gronde sans ce.sse, jure, frap|iB, et le plus souvent esiropie ses domes-
tiques, l'assons à iin nuire, m'écriai-je à ce porlrail; ce capitaine-là n'csl
pas de mon goût. Ma vivacité Ut sourire Arias, qui poursuivit ainsi sa lec-
ture : Doua Manuela de t-andoval, douairière surannée, hargneuse el bi-
zarre, est actuellement sons laquais; elle n'en n qu'un d'oVdiiinirc. en-
core ne le peut-elle garder un jour enlier. Il y a l'ans la inaisnn, depuis
dix ans, un habit qui sert à tous les vab Is qui enlienl, de i|iielqiie taille
qu'ils soient : ou peut dire qu'ils ne fout que l'essayer, et (|ii il est encore
tout neuf, quoique deux mille laipiais l'aïeul lorlé.' Il m, nique un laquais
au docteur Alvar Fanez; c'est un médecin chiniiNle. Il nnurril bien ses
domestiques, les entretient proprement, leiirdonni' mêine de gros gages;
mais il fait sur eux l'épreuve de ses remèdes. Il y a souvent des places de
laquais à reni]ilir chez cet hominc-là.
Oh 1 je le crois bien, interrompit Fabrice en riant. Vive Dieu ! vous
nous enseignez de bonnes conditions! l'alicnei', dit Arias de Londona,
nous ne sommes pas au bout : il y a de quoi von- conlenler. Là-dessus, il
continua de lire de celte sorte : floua Allonsa de Solis, vieille dévote, qui
pas.se les deux tiers de la journée dans l'églisi', et veut que son valet y
suit toujours nuprèsd'elle, n'a point de laquais depuis Irois semaines. Li;
licencié Sédillo, vieux chanoine du chapitre de cille ville, chassa hier au
soir son valet... Ualtc-là, seigneur Arias de Londona, s'écria Fabrice en
cet endroit; nous nous en tenons à ce dernier poste. Le licencié Sédillo
est des amis de mon maiire, et je le connais |)arl'ailemiiit. Je sais qu il a
pour gouvernante une vieille béate quon numiiie la dame Jacinle. el qui
dispose de tout chez lui. C'est une des meilleures ni.iisons de \'alladolid.
On y vit doucement el l'on y fait très-bonne c\k\v.. li'ailleiirs le chanuine
est un lioniine inlirme, un vieux gonlleux qui fera bieiilôl son le.slanieiil :
il y a un legs à espérer. La chai niante pers| eclive pour un v.ilellCil
lilas, ;ijoiila-t-il en se toiirnanl de mon côle. ne perdmis poiiil de leinps,
mon ami; allons tout à riienic chez le licencie. Je veux le présenler
moi-même, el te servir de répond. ml. \ ces mois, de ciaiule de manquer
une si belle occasion, nous primes briisquement congé du seigneur Arias,
qui m'a.ssura, pour mon argent, ipie si celle condilon m'echapjiail, je
pouvais compter qu'il m'en ferail trouver une aussi bonne.
LlVillî H.
ClIAriTlŒ l'IlL.MICn.
F.iluiro nwM ft fail rcrfvoir C,\\ ni.is clieie le licencié Siiilillo. Dans qi.d élal riail ce
rliaimlur. l'urliail de sa gouvei'iuiile.
Nous avions si grnnd'peur d'arriver trop tard chez le vieux licencié,
(|ue nous ne fîmes qu'un saut du cul-de-snc à sa maison. Nous en lioii-
vi^mes la porle fermée : nous frappâmes. Une lille de dix ans, ipie Ir,
gouvernante l'aisiil passer pcuir sa niéee, m dépit de la médisance, vinl
ouvrir: el, comme nous lui deninidions si l'on pouvait parler au clia-
iioiiie. In dame Jacinle' parut. C'élmt une personne déjà |iniveniie à l'âge
de discrétion, mais belle encore ; et j'admirai |iarlieiiliorenienl la fraî-
cheur de son leiiit. Elle |iorlait une longue robe d'une étoffe de laine la
plus commune, avec une large ceinture de cuir, d'où pendait d'un côté
un trousseau de clefs, el de rniitre un chapidel à gros grains. Il'alionl que
nous raperç'imes, nous la saluâmes avec beaucoup de respect ; elle nous
rendit le saint fort civilement, mais d'un air modeste et les yeux baissés.
J'ai appris, lui dit mou cam.irade, (pi'il faut un honnête garçon nu
.seigneur licencié Si'dillo, el je viens lui en présenler un dont j'espère
qu'il sera content. La gouvernante leva les yeux à ces paroles, me regarda
llxenicnl, et. ne pouvant accorder ma broderie avec le discours de Fa-
brice, elle demanda si c'étail moi ipii recherchais la place vacante. Oui,
lui dil le lils (le Nniiez, c'est ce jeune boinmc. Tel ipie vous le voyez, il
lui esl arrivé; des disgrâces ipii l'obligeut à se ineltre en condition, il se
Consolera de ses malheurs, ajoula-t il d'un ton doiicereiix. s'il a le bon-
heur d'entrer dans celle maison, el de vivre avec la verlufiise Jacinle,
qui inériter.iit d'être la gouvi riianle du palriarche des Indes. A ces mots,
la vieille biMle cessa de me regaid.u'. pour considérer le gracieux persnii-
iiage (pii lui parlait ; et frappi'c de ses traits ipi'c lie criil ne lui èlie p.is
ineoiiiiiis : J'ai une idée ennfiiM' de viinsnvoir vu, lui dit -elle ; nide/.-nioî
à la débrouiller. Chaste Jacinle, lui ri'poiidil l'aloice. Il m'est bien glo-
rieux de m'êlri! alliré vus rig.irds: |e sui; venu deux lois ilan< celle
maison avec mon maître le seigneur Manuel Ordonnez, lulmii isiraleur
de l'hôpital. Kh ! justement, riqili<pin la gonvernnnle, je m'en souviens,
el je vous remels. Ah I puis que vous appartenez au .seigneur Ordonnez,
il faut (|ue vous soyez un garçon de bien et d'Iionniur. Votre condilion
IG
eu. TLAS.
f.iil voire élocjo, et ce jeune homme ne s.iiir.iil avoir un meilleur répon-
danl que vous. Vene^, poursuivit elle, je vai< vous faire parler au seiqneur
Scilillo. Je crois i|u'il sera liien aise d'avoir un garçon de votre main.
Nous suivîmes la dame Jacinic. Le chanoine élai't loi,'é par lias, el son
appartement consistait en ipiatre pièces de plain-pied, hien hnisées. Elle
n lus pria datlendrc un moment dans la première, et nous y laissa pour
passer dans la seconde où était le licencié. Apres y avoir deincnré i(uel-
(|ue temps en particulier avec lui, pour le mettre au fait, elle vint nous
dire c|ue nous pouvions entrer. Nous aperçûmes le vieux poilai;re eiilb.cé
dans un fauteuil, un oreiller sous la tète' des coussins sous les liras, et
les jamiies appuyées sur un [;ros carreau plein de duvet. Nous nous ap-
proeh.ànies de lui sans monairer les révérences ; cl Fahrice, portant encore
la parole, ne se contenta pas de redii-ece (|u'il avait dit. à la ijouvernanle,
il se mil à vanter mon mérite, cl s"élendit principalement sur l'honneur
(pie je m'étais acnuis chez le docteur (jodinez dans les disputes de philo-
sophie ; comme s'il eût fallu que je fusse un grand philosophe pour de-
venir valet d'un chanoine. Cependant, par le liel élni;e qu'il lit de moi, il
ne laissa pas de jeter de la poudre aux yeux du licencié, qui, remarquant
d'ailleurs que je ne déplaisais pas à la dame Jacinte, dit à mon répon-
dant : L'ami, je reçois à mou service le garçon qui! lu m'amènes ; il me
revient assez, el je juge favuralilementde ses mœurs, puisqu'il m'est pré-
senté par un domestique du seigneur Ordonnez.
D'abord que Fahrice vit que j'étais airèlé, il fit une grande révérence
au chanoine, une antre encore plus profonde à la gouvernante, et se retira
fort satisfait, apiés m'avoir dit tout lias ipie nous nous reverrions, et que
je n'avais qu'à rester là. Dé-i qu'il fut sorti, le licencié me demanda com-
nienlje m appe ais, jiouripioi j'avais quitté ma patrie; ft par ses ques-
tions il in'eiiL;agea, devant la dame Jaciiiti', à raconter mon liisliiire. Je les
divertis tous deux, >urtnul par le récit de ma dernière aventure. Camille
el don Uaphaél leur ilonnércnt une si forte envie de rire, qu'il en pensa
couler la vie au vieux goutteux : car comme il riait de toute sa force, il
lui prit une loiix si violenle, que je crus qu'il allait jiasser. Il n'avait pas
encore l'ait son testament, jugez si la gouvernante fui alarmée ! Je la vis,
tremlilante, éperdue, courir au secours du bon homme, el faisant tout ce
ipi'on lait pour soulager les enfants qui toussent, lui frotter le front et
lui taper le dos. Ce ne fut pourtant qu'une fausse alarme : le vieillard
cessa de tousser, cl sa gouvernante de le tourmenter. Alors je voulus
achever mon récit; mais la dame Jacinte, craignant une seconde toux,
s'y opposa. Elle m'emmena même de la chambre du clianoine dans une
garde-rohc où, |iarmi ]dusieurs habits, était celui de mon prédécesseur.
Elle me le lit prendre, et mil à sa place le mien, que je n'étais pas fâché
de conserver, dans l'espérance qu'il me servirait encore. Nous allâmes
ensuite tous deux préparer le diner.
Je ne parus pas neuf dans Fart de faire la cuisine. Il est vrai que j'en
avais fait l'heureux apprentissage sous la dame Léonarde, qui pouvait
passer pour une bonne cnisiuiére; elle n'était pas toutefois comparable
;i la dame Jacinte. Celle-ci l'emportait peut-être sur le cuisinier même de
l'archevêché de Tolède. Elle excellait en tout ; on trouvait ses bisques
exquises, tant elle savait bien choisir et mêler les sucs des viandes qu elle
y faisait entrer ; et ses hachis étaient assai.sonnés d'une manière qui les
rendait très-agréables au goût. (Juand le diner fut prêt, nous retournâmes
à la chambre du chanoine, où, pendant que je dressais un lahle auprès de
son fauteuil, la gouvernante passa sous le menton du vieillard une ser-
viette, et la lui attacha aux épaules. Un moment après, je servis un po-
tage qu'on aurait pu présenter au plus fameux directeur rie Madrid, el
deux entrées qui anraiciil eu de i|Uoi piquei' la sensualité d'un vice-roi,
si la dame Jacinte n'y eut pas é))argnè les épices, de peur d'irriter la
goutte du licencié. A la vue de ces bons plats, mon vieux maître, que je
croyais perclus de tous ses membres, me montra qu'il n'avait pas eiilié-
remeiil perdu l'usage de ses bras. Il s'en aida pour se débarrasser de son
oreiller et de ses coussins, et se disposa gaiement à manger. Quoiipie la
main lui tremblât, elle ne refusa pas le service. Il la faisait aller et venir
assez librement, de façon pourtant qu'il répandait sur la nappe et sur sa
serviette la moitié de ce qu'il portait à sa bouche. J'ôtai la bisque lors-
(pi'il n'en voulut plus, et j'apportai une perdrix llanquée de deux cailles
rôties que la dame Jacinte lui dépeça. Elle avait aussi soin de lui faire
boire de temps eu temps de grands coups de vin un peu trempé, dans
une coupe d'argent larL;e et profonde, ipi'elle lui tenait comme à un cn-
lant de quinze mois. Il s'acharna sur les entrées, el ne lit pas moins
d'honneur aux petits pieds. (Juand il se fut bien empiffré, la béate lui
détacha sa serviette, lui remit son oreillei- el ses coussins; puis, le laissant
dans son fauteuil ;;ciùter traïupiillenieiil le renos iiu'oii |iren<l d'ordinaire
après le diner, miiis desserviiiies, et nous allàiiii'S mander à noire tour.
Voilà (le quelle iiianieic diiiail liuis les jours notre chanoine, (|iii était
pcnt-èlre U: plus grand mangeur du chapitre. Mais il .soujiait plus légè-
rement ; il se conlenlait d'un poulet ou d un lapin, avec quebpies com-
potes de fruits. Je faisais bonne cheie dans celle maison, j'y menais une
vie très-douce ; je n'y avais qu'un désagrément, c'est i|û'il me fallait
veiller mou maître et passer la nuit comme une garde- malade Diitn! une
réteiilion d'urine (pii l'obligi'ail à demander dix fois par heure son iiot de
chambre, il était sujet à suer ; el, (piand cela arrivait, il fallait lui cbanger
de chemiM'. liil lllas, me dit-il dès la secomh! nuit, tu as de l'adressij el
de l'aclivité ; je prévois que je m'accomiiKiderai bien de ton service. Je
le r. commande seub'iiieni d'avoir de la complaisance pour la dame Ja-
ciiile, el de faire docilemenl tout ce (pi'elle le dira, comme si je te l'or-
donnais moi-même ; c'est une fille qui me sert depuis i|uiuze années avi c
nu zélé tout particulier; elle a un soin de ma personne que je ne puis
assez rec(mnailre. .^nssi.jete l'avoue, elle m'est plus chère i(ue tonle ma
famille. J'ai chassé de chez moi, pour I amour d'elle, mou neveu, le lils
df ma propre sieur, elj'ai bien fait. Il n'avait aiienne considératiiiu pour
cette pauvre lille; et. bien loin de rendre justice à rattachement siiiceie
qu'elle a pour moi, l'insolent la traitait de fausse dévole : car aujourd'hui
la vertu ne parait i|u'liypocrisie aux jeunes gens. Grâces an ciel, je me
suis défait de ce maraud là. Je préfère aux droits du sang l'al'i'eclion
(pf'on me témoigne, et je ne me laisse prendre seulement que par le bien
qu'on me l'ait. Vous avez raison, monsieur, dis-jc alors au licencié; la re-
connaissance doil avoir plus de force sur nous que les lois de la nature.
Sans doule, reprit-il ; el mon testament fera bien voir que je ne me sou-
cie guère de mes parents. iMa gouvernante y aura bonne part; et lu n'y
seras point oublié, si lu conliuues comme tu commences à me servir. Le
valet que j'ai mis dehors hier a perdu, par sa faute, un hou legs. Si ce
misérable no m'eût pas obligé, par ses manières, à lui donner son congé,
je l'aurais enrichi ; mais c'était un orgueilleux qui manquait de respect à
la dame Jacinte, un paresseux qui craignait la peine. 11 n'aimait poiul ,i
me veiller; et c'était pour lui une chose bien fatigante que de passer les
nuits à me soulager. Ab ! le malheureux ! m'écriai-je, comme si le
génie de Fabrice m'eût inspiré, il ne méritait pas d'être auprès d'un si
honnêle homme que vous. Un garçon qui a le bonheur de vous appartenir
doit avoir un zèle infatigable; il doit se faire un plaisir de son devoir, et
ne se pas croire occupé, lors même qu'il suc sang el eau pour vous.
Je m'aperçus que ces paroles jdiirent fort au" licencié. H ne fut pas
moins content de l'assurance que je lui donnai d'être toujours parfaile-
ment soumis aux volontés de la dame Jacinte. Voulant donc passer pour
un valet que la fatigue ne pouvait rebuter, je faisais mon service de l.i
meilleure gr.àce qu'il m'élail possible. Je ne me jilaignais point d'être
tontes les nuits sur pied. Je ne laissais pas pourtant de trouver cela très-
désagréable, el sans le legs dont je repaissais mon espérance, je me serais
bientôt dégoûté de ma condition; je n'y aurais pu résister: il est vrai
que je me reposais quelques heures penilant le jour. La gouvernante, je
lui dois cette justice, avait beaucoup d'égards pour moi; ce qu'il fallait
altribuerau soin que je prenais de gigncr ses hoiincs grâces jiar des ma-
nières complaisantes el respectueuses. Etais-je à table avec elle, el .sa
nièce (pie Fou appelait Inésille, je leur changeais d'assielte, je leur ver-
sais à boire, j'avais une attention toute particulière à les servir Je m'in-
siiinai par-la dans leur amitié. Un jour cpie la dame Jaciiile l'-lait sortie
|iour aller à la provision, me voyant seul avec Inésille, je comnnnç.ii à
l'entretenir. Je lui demandai si son père et sa mère vivaient encore. Oh!
que non, me répondit-elle; il y a bien longtemps, bien longtemps ipi'ils
sont morts ; car ma bonne tante me l'a dit, et je ne les ai jamais vus. Je
crus pieusement la petite fille, ipioique sa réponse ne fût pas cati''g''-
riqiie; et je la mis si bien en train de jiarler, (pielle m'en dit plus que je
n'en voulais savoir. Elle m'apprit, ou plutôt je compris, par les uaîvi tés
qui lui écha[ipérent, que sa bonne tante avait un bon ami ([ni demeurait
aussi auprès d'un vieux chanoine dont il administrait le lemporel, et i|ue
ces heureux domestiques comptaient d'assembler les dépouilles de leurs
maîtres par un hyménée dont ils goûtaient les douceurs par avance. J'ai
déjà dit (|ue la dame Jacinte, bien qu'un peu surannée, avait encore de la
fraiclienr. Il est vrai qu'elle n'épargnait rien pour se conserver : outre
qu'elle prenait tous les malins un clyslére, elle avalait pendant le jour,
et en se couchant, d'excellents coulis. De plus, elle dormait tranquille-
ment la unît, tandis que je veillais mon maître. Mais ce qui peut-êlre
contribuait encore plus que toutes ces choses à lui rendre le teint si frais,
c'était, à ce que me dit Inésille, une fontaine qu'elle avait à chaqno
jambe.
CHAPITRE II.
De quelle nianu'Te le rlianoine, étant tnmiii; malade, fut traité, re ([n'il en arriva,
et ce qu'il laissa par lesiameiilii Gil Blas.
Je servis pendant trois mois le licencié Se lillo, sans me plaindre des
mauvaises nuits qu'il me faisait passer. An boni de ce temps-là. il tomba
malade. La lièvre le prit ; cl avec le mal ipi'elle lui causait, il seulit irri-
ter sa giuilte. l'our la première fois de sa vie, qui avait été loiigne, il enl
recours aux niédecius. U demanda le docteur Sangrado, que tout Valli-
dnlid regardait comme un llippncratc. La dame Jacinte aurait mieux aimé
que le chaniiine eût conimeiiie par faire sou teslament ; elle lui en tou-
cha même (piehpies mots ; mais oulre ipi'il ne se croyait pas encore proche
de sa lin, il avait de l'iqiiiiiàlreté dans certaines choses. J'allai donc cic r-
chcr le docteur Sangrado ; je l'amenai au logis. (l'était un grand homme
sec cl pâle, et qui, depuis ipiaranle ans pour le moins, occupait le ciseau
des Pari|ues. Ce savant médecin avait l'exlérieur grave ; il pesait ses dis-
cours el doimait de la noblesse à ses expres-io'is. Ses raisonnemenis pa-
raissaient géométriques, et ses opinions fort singulières.
Après avoir observé mou maître, il lui dit d'un air docloral : 11 s'agit
ici de suppléer au défaut de l'i Irauspiralion arrèlée. D'autres, à ma place,
(inloiiiieraieiit sans doute des remèdes salins, urineux, volatils, el ipii,
pour la plupart, participent du soufre el du mercure : mais les purgatifs
el les sudiinliipics sont des drogues pernicieuses et iiivinlées par des
(harlalaiis ; toutes les préparaliiuis chimiques ne semblent faites (pie pour
GIL BLAS.
17
miire. l'our moi , j'emploie des moyens plus simples et plus sûrs. A
quelle nourrilure. conlimia-l-il, êtes-vous accoutumé ? Je mange ordinai-
rement, répondit le chanoine, des bisques et des viandes succulentes.
Des bisques et des viandes succulentes! s'écria le docteur avec surprise.
Ah ! vraiment, je ne m'étonne plus si vous êtes malade ! Les mets déli-
cieux sont des plaisirs empoisonnés ; ce sont des pièges que la volupté
tend aux hommes pour les faire périr plus sûrement. 11 faut que vous
renonciez aux aliments de bon goût ; les jilus fades sont les meilleurs pour
la santé. Comme le sang i^st insipide, il veut des mets qui tiennent de sa
nature. Et buvez-vous du vin? ajouta-t-il. Oui, dit le licencié, du vin
trempé. Oh ! trenipé tant qu'il vous plaira, reprit le médecin; quel dérè-
glement ! voilà un régime épouvantable ! 11 y a longtemps que vous devriez
êlre mort. Quel Age avez-vous? J'entre dans ma soixante-neuvième année,
rétjondit le chanome. Justement, répliqua le médecin, une vieillesse an-
ticipée est toujours le fruit de l'intempérance. Si vous n'eussiez bu que
de l'eau claire tonte votre vie, et que vous vous fussiez contenté d'une
nourriture simple, de pommes cuites, par exemple, de pois ou de fèves,
vous ne seriez pas présentement tourmenté de la goutte, et tous vos mem-
bres feraient encore facilement leurs fonctions. Je ne désesjjére pas tou-
tefois de vous remettre sur pied, pourvu que vous vous abandonniez à
mes ordoBnances. Le licencié, tout friand qu'il était, promit de lui obéir
en toutes choses.
.Mors Sangrado m'envoya chercher un chirurgien qu'il me nomma, et
fit tirer à mon maître six bonnes palettes de sang, pour commencer à sup-
|i!éer au défaut de la transpiration; puis il dit au chirurgien ; Mnitie
.Martin Onez, revenez dans (rois heures en faire autant, et domain vous
recommencerez. C'est une erreur do penser que le sang soit nécessaire à
la conservation de la vie ; on ne peut trop saigner un malade. Comme il
n'est obligé à aucun mouvement ou exercice considérable, et qu'il n'a rien
;i faire que de ne point mourir, il ne lui faut pas plus de sang pour vivre
qu'à un homme endormi ; la vie, dans tous les deux, ne consiste que dans
le pouls et dans la respiration. Le bon chanoine, s'imaginant qu'un si
grand médecin ne pouvait faire de faux raisonnements, se laissa saignei'
sans résistance. Lorsque le docteur eut ordonné de copieuses et fré-
quentes saignées, il dit qu'il fallait 3u.ssi donner au chanoine de l'eau
chaude à tout moment, assurant que l'eau bue en abondance pouvait pas-
ser pour le véritable spécifique contre toutes sortes de maladies. Il sortit
ensuite, en disant d'un air de confiance à la dame Jacinte et à moi, qu'il
répondait delà vie du malade, si on le traitait de la manière qu'il venait
de prescrire. La gouvernante, qui jugeait peut-être autrement que lui de
sa méthode, protesta qu'on la suivnit avec exacliluJe. En elTel, nous
mîmes promptenicnl de l'eau chauffer; et comme le médecin nous avait
recommandé sur toutes choses de ne la point épargner, nous en fîmes
d'abord boire à mon maiire deux ou trois pintes à longs irnils. Une heure
■qirès, nous réitérâmes; puis, retournant encore de temps en temps à la
charge, nous versâmes dans son estomac un déluge d'eau. D'un autre côté,
le chirurgien nous secondant par la quantité de sang qu'il lirait, nous ré-
duisîmes, en moins de deux jours, le vieux chanoine à l'extrémité.
Ce pauvre ecclésiastique n'en pouvant plus, comme je voulais lui faire
encore avaler un grand verre du spécifique, me dit d'une voix faible;
.\rrête, Gil Blas ; ne m'en donne pas davantage, mon ami. Je vois bien
qu'il faut mourir, malgré la vertu de l'eau ; et quoiqu'il me reste à princ
une goutte de sang, je ne m'en porte pas mieux pour cela ; ce qui prouve
bien que le plus habile médecin du monde ne saurait prolonger uns jours,
«juand leur terme fatal est arrivé. 11 faut donc que je me prépare à partir
pour l'autre monde : va me chercher un notaire, je veux faire mon lesla-
nienl. .\ ces derniers mots, que je n'étais pas fâché d'entendre, j'affectai
de paraître fort triste, ce ^ue tout héritier ne mangue pas de faire en pa-
reil cas; cl cachant l'envie que j'avais de m'acquitter de la commis.sion
qu'il me donnait : Eh mais! monsieur, lui di8-je,vous n'êtes pas si bas. Dieu
merci, que vous ne puissiez vous relever. Non, non, repartit-il, mon en-
fant, c'en est fait ; je sens que In goutte remonte et (pro la mort s'ajrjiro-
che ; hàle-toi d'aller où je t'ai dit. Je m'aperçus effectivement qu'il clian-
«ïeail à vue d'oeil ; et la chose me parut si pressante, (jue je sortis vite pour
faire ce qu'il m'ordonnait, laissant auprès de lui la dame Jacinte, qui
craignait encore plus que moi qu'il ne mourût sans tester. J'entrai dans la
maison du premier notaire dont on m'enseigna la demeure, et le trouvant
chez lui : Monsieur, lui dis-je, le licencié Sédillo, mon maître, tire à sa
fin ; il veut faire écrire ses derriièies volontés ; il n'y a pas un moment à
perdre. Le notaire était un petit vieillard gai, (jui se plai.saii ,i railler : il
me demanda quel médecin voyait le chanoine ; je lui répondis ipie c'éiait
le docteur Sangrad". A ce nom, prenant brusquement son manteau et son
chapeau : Vive Dieu, s'écria-t-il, (lartons donc en diligence, car ce docteur
est si ex|iéditif, qu'il ne donne pas le temps à ses malades d'appeler des
notaires. Cet homme-là m'a bien soufllé des testaments.
En parlant de cette sorte, il s'empressa de sortir avec moi, et, |icndant
que nous marchions tous deux à grands pas pour jirèvenir l'agonie, je
lui dis ; Monsieur, vous savez qu'un testateur mourant mantjue souvent
lie mémoire : si par hasard mon maître vient a m'oublier, je vous prie
de le faire souvenir de mon zèle. Je le veux bien, mon enfant, me répon-
dit le notaire; lu peux compter là-dessus. Il est juste qu'un maître ré-
compense un domestique qui l'a bien servi. Je l'exhorterai même à te
donner quelque cho.sc de considérable, pour peu qu'il .soit disjiosé à re-
connaître tes services. Le licencié, quand nous arrivâmes dans sa chambre,
avait encore tout s«n bon sens. La dame Jacinte, le visage baigné de
pleurs de commande, était auprès de lui. Elle venait de jouer son rôle,
et de préparer le bon homme à lui faire beaucoup de bien. Nous lais-
sâmes le notaire seul avec mon maître, et passâmes, elle et moi, dans
l'antichambre, où nous rencontrâmes le chirurgien, que le médecin en-
voyait pour faire une nouvelle et dernière saignée. Nous l'arrêtâmes. At-
tendez, maître Martin, lui dit la gouvernante ; vous ne sauriez entrer
présentement dans la chambre du seigneur Sédillo. 11 va dicter ses der-
nières volontés à un notaire qui est avec lui; vous le saignerez, tout à
votre aise, quand il aura fait son testament.
Nous avions grand'|ieur, la béale et moi, que le licencié ne mourût eu
testant ; mais, par bonheur, l'acte qui causait notre inquiétude se lit.
Nous vîmes sortir le notaire, qui, me trouvant sur son passage, me frappa
sur l'épaule, et nie dit en souriant ; On n'a point oublié Gil Blas. A c;es
mots, je ressentis une joie toute des plus vives ; et je sus si bon gré à num
maître de s'être souvenu de moi, que je me promis de bien priei- Di. u
pour lui après sa mort, qui ne manqua pas d'arriver bientôt; car le chi-
rurgien l'ayant encore saigné, le pauvre vieillard, qui n'était déjà que
trop affaibli, expira presque dans le moment. Comme il rendait les der-
niers soupirs, le médecin parut, et demeura un peu sot, malgré l'habi-
tude qu'il avait de dépêcher ses malades. Cependant, loin d'imputer la
mort du chanoine à la boisson et aux saignées, il sortit en disant d'un air
froid, qu'on ne lui avait pas tiré assez de sang ni fait boire assez d'e-iu
chaude. L'exécuteur de la haute médecine, je veux dire le chirurgien,
voyant aussi qu'on n'avait plus besoin de son ministère, suivit le docteur
Sangrado, l'un et l'autre disant que dés le premier jour ils avaient con-
damné le licencié. Effectivement, ils ne se trompaient presque jamais
quand ils portaient un pareil jugement.
Sitôt que nous vîmes le patron sans vie, nous fîmes, la dame Jacinte,
Inésille et moi, un concert de cris funèljres qui fut entendu de tout le
voisinage. La béate surtout, qui avait le plus grand sujet de se réjouir,
poussait des accents si plaintifs, qu'elle semblait être la personne du monde
la plus touchée. La chambre, en un instant, se remplit de gens, moins at-
tirés par la compassion que par la curiosité. Les parents du défunt
n'eurent pas plutôt vent de sa mort, qu'ils vinrent fondre au logis, et
firent mettre le scellé partout. Ils trouvèrent la gouvernante si affligée,
qu'ils crurent d'abord que le chanoiue n'avait point fait de testament
mais ils apprirent bientôt, à leur grand regret, qu'il y eu avait un, re-
vêtu de toutes les formalités nécessaires. Lorsqu'on vint à l'ouvrir, et
qu'ils virent que le testateur avait disposé de ses meilleurs effets en fa-
veur de la dame Jacinte et de la petite fille, ils firent son oraison funèbi c
dans des termes peu honorables à sa mémoire. Ils npostro]diérent en
même temps la béate, et firent aussi quelque meutinn de moi. Il faut
avouer (pie je le méritais bien. Le licencié., devant Dieu soit son âme!
pour m'engager à se souvenir de lui toute ma vie, s'expliquait ainsi pour
mon compte par un article de son testament: « Item, imisque Gil Blas
« est un garçon qui a déjà de la littérature, pour achever de le rendie
« savant, je lui laisse ma bibliotliéque, tous mes livres et mes manuscrits,
« .sans aucune exception. »
J'îgnoraisoù |iouvaitêtrecetteprétenduebibliothéque; jenem'étais point
aperçu qu'il y en eût dans la maison. Je sav.iis seulement qu'il y avait quel-
ques papiers, avec cinq ou six volumes, sur deux petits ais de sapin dans le
cabinet de mon maître : c'était là mon legs. Encore les livres ne pou-
vaient-ils être d'une grande utilité : l'un avait pour titre le Cuisinier par-
fait, l'autre traitait de l'indigestion et de la manière de la guérir; et les
autres étaient les quatre parties du bréviaire, que les vers avaient à
demi rongées. A l'égard des manuscrits, le plus curieux contenait toutes
les pièces d'un procès que le chanoine avait eu autrefois pour sa pré-
bende. Après avoir examiné mon legs avec plus d'attention qu'il n'en
méritait, je l'abandonnai aux parents qui me l'avaient tant envié. Je leur
remis même l'habit dont j'étais revêtu, et je repris le mien, bornant à
mes gages le fruit de mes services. J'allai chercher ensuite une autre
maison. Pour la dame Jacinte, outre les sommes qui lui avaient élé lé-
guées, elle eut encore de bonnes nijjpes, qu'à l'aide de son bon ami elle
av.iit détournées pendant la maladie du licencié.
CUAl'lTRE 111.
Gil Blas s'engage aa service du duiitear SansMdo, ei devient un célèbre médecin.
Je résolus d'aller trouver le seigneur Arias de Londana, et de choisir
dans son registre une nouvelle condition; mais, comine j'étais prés deiilier
dans le cul-de-sac où il demeurait, je rencontrai le docteur Sangrado, que je
n'avais point vu depuis le jour de la mort de mon maître, et je pris la liberté
de le saluer. 11 me remit dans le moment, quoique j'eusse changé d'ha-
bit ; et témoignant quelque joie de me voir : Eh ! te voilà, mon enfant,
me dit-il, je pensais à loi tout à l'heure. J'ai besoin d'un bon garçon pour
me servir, et tu m'es revenu dans l'esprit. Tu me parais bon enfant, et
je crois que tu serais bien mon fait, si tu savais lire et écrire. Monsieur,
lui répondis-je, sur ce pied là je suis donc votre affaire ; car je sais l'un
et l'autre. Cela étant, reprit-il, tu es l'homme qu'il me faut. Viens chez
moi, tu n'y auras que de l'agrément, je te traiterai avec distinction. Je
ne le donnerai point de gages; mais rien ne le manmiera. J'aurai soin de
t'entrelenir projirement, et je t'enseignerai leprana art de guérir toutes
les maladies. En un mot lu seras [dutôtmon élevé que mon valet.
J'acceptai la proposition du docteur, dans rcspcrancc que je pourrais,
48
GIL BLAS.
sous un si savant maiire, me rendrn illuslre'dans la niédeciiie. Il me
mena chez lui sui-ln-L-iiamp, pour m'inslallei' dans l'emploi qu'il me des-
tinait ; et cet emploi consislail à écrire le nom et la demeure des malades
qui l'envoyaient diercher pendant qu'il était en ville. Il y avait pour cet
effet au logis un registre, dans lequel une vieille servante, qu'il avait
pour tout domestique marquait les adresses ; mais, outre qu'elle ue savait
point l'orlhograjihe, elle écrivait si mal, qu'on ne pouvait, le plus souvent,
déchiffrer sou écriture. Il me chargea du soin de tenir ce livre, qu'on
pouvait juslemeut appeler un regislre morluaire, puisque les gens doni je
prenais les noms mouraient presque tous. J'inscrivais, pour ainsi parlci-,
lej personnes qui voulaient partir pour l'autie monde, comme un commis,
dans un bureau de voitures publiques, écrit le nom de ceux qui retiennent
des places. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n y avait point
en ce temps-là de médecin à Valladolid plus accrédité que le seigneur
Saiigrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spé-
cieux, soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses, qui
lui avaient fait plus d'honneur qu'il ne méritait.
Hue manquait pas do pratiques, ni parconséquenl de bien. Il n'en faisait
pas toutefois meilleure chère : on vivait chez lui trés-frugalement. Nous
ue mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites, ou
du fromage. Il disait que ces aliments étaient le-; plus convenables à l'es-
tomac, comme étant les plus propres à la Irituralion, c'est-à-dire à être
broyés plus aisément. Néanmoins, bien qu'il les criil de facile digestion,
il ne voulait point qu'on s'en rassasiai ; en quoi, certes, il se montrait
fort raisonnable. Mais s'il nous défendait, à la servante et à moi, de man-
ger beaucoup, en récompense il nous permettait de boire de l'eau à dis-
crétion. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait
quelquefois : Buvez, mes enfants ; la santé consiste dans la souplesse et
1 bumeclalion des parties. Buvez de l'eau abondamment ; c'est un dissol-
vant universel ; l'eau fond tons les sels. Le cours du sang est-il ralenti ,
elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête limpetuosité. Notre
docteur était de si bonne loi sur cela, iju'il ne buvait jamais lui-même
que de l'eau, bien qu'il fût dans un âge avancé. Il délinissait la vieillesse,
ime phthisie naturelle qui nous desséche et nous consume ; et sur cette
définition, il déplorait l'ignorance de ceux qui nonunent le vin le lait dos
veillards. Il soutenait que le vin les use et les détruit, et disait fort clo-
(|uemment que celte liqueur funeste est pour eux, comme pour tout le
monde, un .mi qui trahit et un plaisir qui trompe.
Malgré ces doctes r.iisonnements, après avoir été huit jours dans cette
maison, il me prit un cours de ventre, et je commençai à sentir de grands
maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attribuer au dissolvant universel
et à la mauvaise nourriture que je prenais. Je m'en plaignis .. mon maître,
dans la pensée qu'il pourrait se relâcher et me donner un peu de vin à
mes repas ; mais il était trop ennemi de celle liqueur pour me l'accorder.
Quand tu auras formé l'habitude de boire de l'eau, me dit-il, lu en con-
naîtras l'excellence; au reste, poui suivit-il, si tu te sens quebiui' dégoût
pour l'eau pure, il y a des secours innocents pour soutenir l'estomac
contre la fadeur des boissons aqueuses : la sauge, par exemple, et la
véronique leur donnent un goût délectable ; et si tu veux les rendre
encore plus délicieuses, tu n'as qu'à y mêler de la fleur d'œillet, du ro-
marin ou du coquelicot.
Il avait beau vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des
breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération, que, s'en étant
aperçu, il me dit : Eh ! vraiment, Gil Blas, je ue m'étonne point si tu ue
jouis pas d'une parfaite santé; tu ne bois pas assez, mon ami. I.'eau,
prise en petite ijuanlilé, ue sert qu'à développer les parties de la bile, et
qu'à leur donner plus d'activité; au lieu i|u il les faut noyer dans un dé-
layant copieux. Ne crains pas, mon cher i nfant, que l'abondance de l'eau
affaiblisse ou refroidisse lun estomac : loin de toi cette terreur panique
que tu te fais peul-êlre de la boisson fréquente ! Je te garantis de l'évé-
nement ; et si tu ue me trouves p.Ts bon pour l'en répondre, Celse même
t'en sera garant. Cet oracle latin fait un élogi: admirable de l'eau ; ensuite
il dit en tenues exprés que ceux qui, i our boire du vin, s'excusent sur
la faiblesse de leur estomac, font une injustice manifeste à ce viscère, et
cherchent à couvrir leur sensualité.
Comme j'aurais eu mauvaise grâce de me montrer indocile en entrant
dans la carrière de la médecine, je fls semblant d'être persuadé qu'il avait
raison ; j'-avouerai même que je le crus effectivement. Je continuai donc
à boire de l'eau sur la garantie de Celse, onpiutôi je couiinençai à noyer
la bile en buvant copieusement de cette li(|ueur ; et quoique de jour en
jour je m'en sentisse plus incommodé, le préjugé l'emportait sur l'expé-
rience. J'avais, comme on le voit, une heureuse disposition à devenir
médecin. Je ne pus pourtant résister toujours à la violence de mes
maux, oui .s'accrurent à un point, cpie ji' pris enfin la résolution de sor-
tir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi
qui me fit changer de sentiment. Ecoute, me dit-il un jour, je ne suis
point de ces maîtres durs et ingrats qui laissent vieillir leurs domesti-
ques dans la servitude avant que de les récompenser. Je suis content de
loi, je t'aime ; et, sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, j'ai
mis la résolution de faire la fortune dès aujourd'hui; je veux tout à
l'heure te découvrir le fin de l'art salutaire (|ue je professe drpuis tant
d'années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans
mille sciences pénibles ; et moi, je prétends l'abréger un chemin si long,
et tjépargncr la peine d'étudier la physique, la pharmacie, la botaniinie
et l'aiiatomie. Sache, mon ami, qu'il ne faut que saigner et faire boire de
l'e.m chaude : voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde.
Oui, ce simple secret que je le révèle, et que la nature, impénétrable s
mes confrères, n'a pu dérober à mes observations, est renfermé dans ces
deux points, dans la saignée et dans la boisson fréquente. Je n'ai plus
rien à l'apprendre, tu sais la médecine à fond; et, profilant du fruit de
ma longue expérience, lu deviens tout d'un coup aussi habile que moi.
Tu peux, continua-t-il, me soulager présentement; tu tiendras le malin
notre regislre. et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de
mes malades. Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du cierge, tu iras
pour moi dans les maisons du tiers étalon l'on m'appellera ; et lorsque
tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. Tu es
savant, Gil Blas, avant que d'être médecin; au lieu que les auires sont
longtenqis médecins, et la phqiart toute leur vie, avant que d'è'resavants.
Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de
lui servir de substitut; et, pour reconnaître les bontés qu'il avait pour
moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand mén:e
elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. Celle assurance pourtant
n'éiait p,is tout à fait sincère. Je désappMuvais son sentiment sur l'ean.
et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes ma-
lades. Je pendis au croc une seconde fois mim habit brodé pour en pren-
dre un de mon maître et me donner l'air d'un médecin. Après quoi jn
me disposai à exercer la niédicine aux dépens de qui il appartiendrait.
Je débutai par un alguazil qui avait une pleurésie: j'ordonnai qu'on le sai-
gnât sans miséricorde, et qu'on ne lui plaignit point l'eau. J'entrai en-
suite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris Je
ne ménagr-ai pas plus son sing que celui de l'alguazil, et j'ordonnai qu'on
lui fil boire de l'eau de moment en moment, je reçus douze réaux pour
mes ordonnances, ce qui nie fit prendre tant de goùi à la profession, que
je ne demandai plus que plaies et bosses. En "sortant de la maison du
pâtissier, je rencontrai Fabrice, que je n'avais point vu depuis la mort
du licencié Sédillo. Il me regarda longtemps avec surprise; puis il se
mil à i-iie de toute sa force, en se tenant les côtes. Ce n'était pas sans
raison : j'avais un manteau qui traînait à terre, i.vec un pourpoint et un
haul-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu il ne fallait. Je
pouvais passer pour une figure originale et grote.s(|ue. .le le laisse s'é-
panouir la rate, non sans être tenté de suivre son exemple; mais je me
contraignis pour garder le décorum dans la rue, et mieux contrefaire le
médecin, qui n'est pas nu animal risible. Si mon air ridicule avait excité
les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla ; et lorsqu'il s'en fut bien
donné. Vive Dieu ! Gil Blas, dil-il, te voilà plaisamment équipé, (jui dia-
ble l'a déguisé de la sorte? Tout beau, mou ami, lui répondis-je, tout
beau ; respecte un nouvel Ilippocrate ! Apprends que je suis le substitut
du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je
demeure chez lui depuis trois semaines. 11 m'a montré la médecine à
fond; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent,
j'en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et
moi dans les petites. Fort bien, reprit Fabrice, c'est-à-dire ((u'il t'aban-
donne le sang du peuple, cl se réserve celui des personnes de qualité. Je
le félicite de ion partage ; il vaut mieux avoir affaire à li populace qu'au
grand monde. Vive un médecin de faubourg I ses fautes sont moins en
vue, et SCS assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant, ajouta-
t-il, ton sort me paraît digne d'envie; et, pour parler comme Alexandre,
si je n'étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas.
Pour faire voir au fils du barbier Niinez qu'il n'avait pas tort de vanter
le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'algua-
zil et du pâtissier; puis nous entrâmes dans un cabaret pour en boire
une partie. On nous ajiporta d'assez bon vin, que l'envie d'en goûter
me fit trouver encore meilleur qu'il n'était. J'en bus à longs traits ; et,
n'en déplaise à l'oracle latin, à mesure que j'en versais dans mon esto-
mac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré des injustices
que je lui faisais. Nous demeurâmes longtemps dans ce cabaret, Fabrice
et moi ; nous y rîmes bien aux dépens de nos maîtres, comme cela se
pratique entre valets. Ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous
séparâmes, après nous être mutuellement promis que le jour suivant,
l'aprés-dînée, nous nous retrouverions au même lieu.
CllAPlTHE IV.
Je ne fus pas sitôt au logis, que le docteur Sangra.lo y arriva. Je lui
parlai des malades ipie j'avais vus, ellui remis entre Ksm.iias huit réaux
qui me ri'st.iicnt des douze ((ue j'avais reçus pour mes ordonnances. Huit
réaux, me dit-il après les avoir comptés, c'est peu de chose pour deux
visites; mais il faut tout prendre. Aussi les piit-il presque tous. Il eu
garda six, et me donnant les deux autres : Tiens, Gil Blas, poursuivit-il,
voilà pour commencer à te faire un fonds ; de plus, je veux faire avec
loi une convention qui te sera bien utile ; je l'abandonne le c|Hart de ce
que tu m'apporteras. Tu seras bientôt riclie, mon ami, car il y aura, s'il
plaît à Dieu, bien des maladies cette année.
J'avais bien lieu d'être content de mon partage, puisque, ayant le des-
sein de retenir tons les jours le (juarl de ce ipie je recevrais en ville, et
touchant encore le quart du reste, c'était, si l'arithmétique est une
science certaine, près de la moitié du tout i|ui me revenait. Cela ni'in-
GIL BLAS.
♦ff'
spira une noivelle ardeur pour la médecine. Le lendemain, dés qiie j'eus
diné. jf repris mon hal)it do snbstiiut, elme remis en campagne. Je visi-
tai plusieurs malailcsi[uc j'avais inscrits, el je les traitai tous'dc la même
manière, bien qu'ils eussent des maux diflénnls. Jusque-là les clioses
s'étaient passées sans bruit, et personne, grâces au ciel, ne s'était encore
révolté contre mes ordonnances ; mais quelque excelleule que soit la
Pratique d'un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs ni d'envieux.
entrai chez un marchand épicier qui avait un Dis hydropique. J'y trou-
vai un petit médecin brun, qu'on nommait le docteur (uichillo, et qu'un
parent du maître de la maison venait d'amener pour voir le malade. Je
lis de profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au per-
sonnage que je jug.'ai qu'on avait appelé pour le Consulter sur la nialaJie
dont il s'agissait. 11 me salua d'un air grave, puis, m'ay.int envisagé quel-
ques moments avec beaucoup d attention ; Seigneur docteur, me dil-il,
je vous prie d'excuser ma curiosité ; je croyais connaître tous les méde-
cins de Valladolid, mes confrères, el cependant je vous avoue que vos
traits me sont inconnus. Il faut que depuis trés-peu de temps vous soyez
venu vous établir dans cette ville Je répondis que j'éLiis un jeune pra-
ticien, et que je ne travaillais encore que sous les auspices du locteur
Sangrado. Je vous félicite, reprit-il poliment, d'avoir embrassé la mé-
thode d'un si grand homme. Je ne doute point que vous ne soyez déjà
trés-habile, quoique vous paraissiez bien jeune. Il dit cela d'u.i air si
naturel, que je ne savais s'il avait par'.é sérieusement, ou s'il s'était mo-
qué de nioi ; et je rêvais à ce que je devais lui répliquer, lorsque l'épi-
cier, prenant ce moment pour parler, nous dit : jlessieurs, je suis (jer-
suadé que vous savez parfaitement l'un et l'iutre l'art de la médecine;
e.\aminez, s'il vous plait, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à
propos qu'on fasse pour le guérir.
Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade; et, après m'a-
voir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la
maladie, il me demanda de quelle manière je pensais quon dut le trai-
ter. Je suis d'avis, répondis-je, qu'on le saigne tous les jours, el qu'on
lui fasse boire de l'eau chaude abondamment. A ces paroles, le petit mé-
decin me dit en souriant d'un air plein de malice : El vous croyez que
ces remèdes lui sauveront la vie'? — N'en douiez pas, m'écriai-je d'un
Ion ferme ; vous verrez le malade guérir à vue d'oeil ; ils doivent pro-
duire cet effet, puisque ce sont des sjtéciliques contre toutes sortes de
maladies. Demandez au seigneur Sangrado. — Sur ce pied-li, repril-il,
Celsc a grand tort d'assurer que, pour guérir plus facilement un liydro-
piquc, il esta propos de lui faire souffrir la soifel la faim. — Oh 1 Celsc,
lui repartis-je n'est pas mon ornclc ; il se tromjiait comme un autre, et
qucl((ucfois je me sais Ion gré d'aller contre ses opinions ; je m'en
trouve fort bien. Je riconnais à vos discours, me dit Cucliillo, la jiratique
siireel satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode
aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson sont sa médecine univer-
selle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses
mains... N'en venons point aux invectives, inierrompis-je assez brusque-
ment; un homme de votre profession a bonne giàce, vraiment, de faire
de pareils reproches! .\llez, allez, monsieur le Uocteur, sans saigner et
sans faire boire de l'eau chaude, on envoie bien des malades en l'autre
monde ; et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu'un autre.
Si vous en voulez au seigneur Sangrado, écrivez contre lui; il vous ré-
pondra, el nous verrons de quel côté serout les rieurs. Par saint Jacques
et par samt Denis I interrompit-il à son tour avec emportement, vous ne
connaissez guère le docteur Cuchillo. Sachez que j'ai bec et ongles, et
que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa
vanité, n'est qu'un original. La figure du petit médecin me mil en co-
lère. Je lui répliquai avec aigreur; il me repartit de la nièine surte, et
bientôt nous en vii:mes aux goiirmades. Nous einncs le temps de nous
donner quelijues coups de poing, et de nous arracher l'un à laulre une
poignée de clieveux, avant que lépicier et sou parent [uissint uous sépa-
rer. Lorsqu'ils en furent venus à bout, ils me payércnl ma visite, et
retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile
que moi.
Après celte aventure, peu s'en fallut qu'il ne m'en arrivât une autre.
J'allai voir un gros chanire qui avait la lièvre. Sitôt qu'il m'eutindit
jiarler d'eau chaude, il se montra si récalcitrant conlre ce spéciliquc,
i|u il se mit a jurer. Il me dit un million d'injures, et me menaça même
lie me jeter par les fenêtres si je ne me hâtais de sortir de chez lui. Je
Jie me leûs pas dire deux fois : Je me retirai promptcmcnt, et, ne voulant
plus voir de malades ce jour-là, j- gagnai Ihôttllerie ou j'avais doimé
rendez-vous à Fabrice. Il y était déjà. Uonime Jious nous trouvâmes en
humeur de boire, nous fimes la débauche, el nous nous en retournâmes
chez nos mailres en bon état, c'est-à-dire, entre deu-X vins Le seigneur
Saugrado ne s'ajierçut point de mon ivresse, parce i|ue je lui lacunlai
avec tant d'action le démêlé que j'avais eu avec W. pitil doct' ur, qu'il
jirit ma vivacité pour un effet de l'émotion qui rae restait encore de mon
combat. D'ailleurs il entrait pour son compte dans te rapport que je lui
l'iiisais ; el, se sentant pi(|ué conlre Cuchillo, 'lu as bien fait, Gil Ulas, me
dit-il, de défendre l'honneur de nos remèdes conlie ce petit avorton de
la Faculté. 11 prétend donc qu'on ne doit pas jiermellre les boissons
aqueuses aux hydropiques? l'ignorant! Je sjuliins, moi, qu'il faut leur
en accorder l'usage. Oui, l'can, poursuivit-il, peut guérir toutes sortes
d'hydropisies, comme elle est bonne pour les rhiiniaiisiiieset pour les pâles
couleurs; elle est encore excellente dans ces lièvres ou l'on brûle et glate
tout à la fois, el merveilleuse même dans ces maladies qu'on impute »i
des humeurs froides, séreuses, tlegmatiques et pituiteuses. luette opinion
parait étrange aux jeunes médecins tels que Cuchillo, mais elle est Ircs-
soutenable en bonne médecine ; et si ces gens-là étaient capables de rai-
sonner eu logiciens, au lieu de me décrier comme ils font, ils admire-
raient ma méthode, el deviendraient mes plus zélés partisans.
Il ne me soupçonna donc point d'avoir Lu, tant il était en colère; car, •
pour l'aigrir encore davantage conlre le petit docteur, j'avais mis dains
mon rapport quelques circonstances de mon cru. Cependant, tout occupé
qu'il était de ce que je venais de lui dire, il ne laissa pas de s'apercevoir
que je buvais ce soir-là plus d'eau qu'à l'ordinaire.
liffeclivemenl, le vin m'avait fort altéré. Tout autre que Sangrado s-e
serait défié de la soif qui me pressait, et des grands coups d'eau tpie
j'avalais; mais pour lui, siinaginant de bonne foi que je commençais ,•«
prendre goût aux boissons aqueuses ; A ce que je vois, Gil IJlas, nié ditr
il en souriant, lu n'as plus tant d'aversion pour l'eau ; vive Dieu I tu la
bois comme du nectar. Cela ne m'étonne point, mon ami : je savais bien
iiue tu l'accoutumerais à cette liipieur. Monsieur, lui répondis-je, chaque
chose a son tcm|is : je donnerais, à l'heure qu'il est, un mùid de vin
pour une pinte d'eau. Celle répon.se charma le docteur, qui ne. perdit pas
une si belle occasion de relever l'excellence de l'eau. Il entreprit d'en
faire un nouvel éloge, non en oraleur froid, mais en enlhousiaste. Mille
fois, s'écria-t-il, mille et raille fois plus estimables et plus innocents que
les cabarets de nos jours, ces iherinopoles des sieiies passés, ou l'o»
n'allait pas honteusement prostituer son bien et sa vie en se gorgeant de
vin, mais ou l'on s'assemlilnil pour s'amuser honnêtement el saiis risque
à boire de l'eau chaude! On ne peut trop admirer la sage prévoyance de
ces anciens maîtres de la vie civile, qui avaient établi des lieux publics
où l'on donnait di' l'eau à boire à tout venant, et qui renfermaient le
vin dans les boutiques des apothicaires, pour n'eu permettre l'usase que
par ordonnance des médecins, yuel Irait de sagesse! i;'est sans douté, ajuii-
ta-l-il,parun reste de cette ancienne frugalité digne du sié le d or, qu'il se
trouve encore aujourd'hui des personnes qui, comme toi et moi, ne boi-
vent que de l'eau, el qui croient se pré.server ou se guérir de tous maux
eu buvant de l'eau chaude qui n'a pas bouilli ; car j'ai observé que l'eau,
quand ell^ a bouilli, ibi plus pesante el moins commode à l'eslomac.
Tandis qu'il tenait ce di.scours éloquent, je pensai plus d'une fois éclater
de rire : je gardai pourtant mon .sérieux. Je fis plus, j'entrai dans les
senliinents du docteur. Je blâmai l'usage du vin, el plaignis les liommes
d'avoir malheureusement pris goût à une boisson si pernicieuse. Ensuite,
comme je ne me sentais pas encore bien désaltéré, je renijdis d'eau un
grand gobelet, et, après avoir bu à longs traits : Allons, monsieur, dis-je
a mon maître, abreuvons-nous de cette liqueur bienfaisante 1 Faisons re-
voir dans votre inai.soa ces anciens ihermopoles que vous regreliez si
fort 1 11 applaudit a ces paroles, el m'exhorta pendant une lieui-e entière
à ne boire jamais que de l'eiiu. Pour m'accouturaer à cette boisson, je lui
promis d'en boire une grande quantité tous les soirs ; et, pour tenir plus
facilement ma promesse, je me couchai dans la résolution d'aller tous les
jours au cabaret.
Le désagrément que j'avais eu chez l'épicier ne m'empêcha pas de con-
tinuer d'exercer ma [irofcssion, et d'ordonner, dés le lendemain, des sai-
gnées et de l'eau chaude. Au sortir d'une maison où je venais de voir un
poète qui avait la frénésie, je rencontrai dans la rue une vieille femme
qui m'aborda pour me demander si j'étais médecin. Je lui répondis que
oui. Cela étant, reprit-elle, seigneur docteur, je vous supplie Irès-huin-
blement de venir avec moi : ma nièce est malade depuis hier, et j'ignore
quelle est sa maladie. Je suivis la vieille, qui me conduisit à sa maison,
et me lit entrer dans une chambre assez propre, où je vis une personne
alitée. Je m'approchai d'elle pour l'observer. D'abord ses traits me frap-
pèrent, et, iiprès l'avoir envisagée quelques moments, je reconnus, à n'en
pouvoir douter, que c'était l'aventurière qui avait si bien fiil le rôle de
l^amille. Pour elle, il ne me parut point i|U elle me remit, soit qu'elle fût
accablée de son mal, soit que mon habit de médecin me rendit mécon-
naissable à ses yeux. Je lui ja-is le bras pour lui tàter le pouls, el j aper-
çus ma bague à son doigt. Je fus terriblement ému, à la vue d'un bien
dont j'étais en droit de me saisir, et j'eus grande envie de faire un el'lurl
pour le reprendre: mais considérant que l'Cs femmes se mettraient à ciicr,
et que don llaphaël ou quelque auire défenseur du beau sexe poinrait
accourir à leurs oris, je me gardai bien de céder à la tentation. Je fis
réllexion qu'il v.ilait mieux dissimuler, et consulter là-dessus Fabrice. Je
m'arrêtai a ce dernier ]parli. Cependant la vieille me pressait de lui a|i-
prendrc de quel mal sa nièce était atleinte; je ne fus pas a.ssez sot pour
lui avouer que je n'en savais rien : au contraire, je fis le capable, el, co-
piant mon maître, je dis gravement que le mal provenait de ce que la
malade ne transpirait point, qu'il fallait par conséquent se hâter de la
saigner, parce (pie la saignée etaii le substitut naturel de la iranspiralion,
et j'ordonnai aussi de l'eau chaude, pour faire les choses suivant nos
régies.
J'abrégeai ma visite le plus qu'il me fut possible, et je courus chez le
fils de Nunez, ipie je rencontrai comme il sortait pour aller faire une
commission dont son maître venait de le charger. Je lui contai ma inni-
vclle aventure, el lui demandai s'il jugeait a propos que je fisse arrêter
Camille p.ir des'gens de justice. Eh I non, me répondit-il ; vive Dieu ! il
faut bien l'en donner de garde ; ce ne serait pas le moyen de ravoir la
bague : ces t'ens-là n'aiment point à faire des rcsliliilions. Souviens-toi
20
GIL BLAS.
de ta prison d'Astorga ; ton cheval, ton argent, jusqu'à ton habit, tout
n'est-il pns demeuré entré leurs mains? il faut plutôt nous servir de
notre industrie pour rattraper ton diamant. Je me charge de trouver
quelque nise pour cet effet : je vais y rêver en allant à Ihùpital, où j'ai
deux mots à dire au pourvoyeur de la part de mon maître. Toi, va m'at-
tendre à la poite de notre cabaret, et ne t'impatiente point : je t'y join-
drai dans peu de temps.
Il y avait pourtant déjà plus de trois heures que j'étais au rendez-vous
quanà il arriva. Je ne le reconnus pas d'abord. Outre qu'il avait changé
d'habit et natté ses cheveux, une moustache postiche lui couvrait la moitié
du visage. 11 portait une grande épée (huit la garde avait pour le moins
trois pieds de circonférence, et il marciiait à la" tète de cinq liomnies qui
avaient, comme lui, l'air déterminé, des moustaches épaisses, avec de
longues rapières. Serviteur au seigneur Gil Blas, dit-il en m'aboid.mt ; il
voit en moi un alguazil de nouvelle fabrique, et dans ces braves gens qui
m'accompagnent, "des archers de la même trempe. Il n'a qu'à nous nieniT
chez la femme qui lui a volé un diamant, et nous le lui ferons rendre, sur
ma parole. J'embrassai Fabrice à ce discours, qui me faisait connaitre
le stratagème qu'il prétendait employer pour moi, et je lui témoignai que
j'approuvais fort l'expédient qu'il avait imaginé. Je saluai aussi les l'au.x
archers, (tétaient trois domestiques et deux garçons barbiers de ses
amis, qu'il avait engagés à faire ce personnage. J ordonnai qu'on apportât
du vin pour abreuver l'escouade, et nous allâmes tous ensemble chez Ca-
mille à l'entrée de la nuit. Nous frappâmes à la porte, que nous trou-
vâmes fermée. La vieille vint ouvrir, et, prenant les personnes qui étaient
avec moi pour des lévriers de justice qui n'entraient pas dans cette maison
sans sujet, elle demeura fort effrayée. Rassurez-vous, ma bonne mère,
lui dit Fabrice, nous ne venons ici que pour une petite affaire qui sera
bien loi terminée ; car nous sommes des gens expéditils. A ces mots nous
nous avançâmes et gagnâmes la ciiamhre de la malade, conduits par la
vieil '•■ ([ui'marchait "devant nous, à la faveur d'une bougie qu'elle tenait
dans un llambeau d'argent. Je pris ce (lambeau, je m'ap|irochai du lit;
et, t;;iant remarquer mes traits à Camille : Perlide, lui dis-je, reconnais-
sez Cl' hop crédule Gil Blas que vous avez trompé I Ah ! scélérate, je vous
rencoiilre enDn, après vous avoir trop louglemps cherchée 1 Le corré-
gidni- a reçu ma plainte, et il a chargé cet alguazil de vous arrêter. Allons,
moiiMeur 'l'ofûcier, dis-je à Fabrice, faites votre charge ! 11 n'est pas
besoin, répondit-il en grossissant sa voix, de m'exhorter à remplir mon
devoir. Je me remets cette bonne vivante-li; il y a dix ans qu'elle est
marquée en lettres rouges surnies tablettes. Levez-vous, ma princesse, ajou-
la-l-il ; habillez-vous promptemeul ; je vais vous servir d'écuyer, et vous
conduire aux prisons de cette ville, si vous l'avez pour agréable.
A ces paroles, Camille, toute malade qu'elle était, s'apercevaul que
deux archers à grandes moustaches se préparaient à la tirer de .son lit
|jar force, se mit d'elle-même à son séant, joignit les mains d'une manière
suppliante, et me regardant avec des yeux ou la frayeur était peinte,
Seigneur Gil Blas. me dit elle, ayez pitié de moi; je vous en conjure par
la chaste mère à qui vous devez le jour; je suis plus malheureuse que
coupable ; vous en serez convaincu si vous voulez entendre mon histoire.
Non, mademoiselle Camille, m'écriai-je, non, je ne veux pas vous écouler.
Je ne sais que trop bien que vous excellez à faire des romans. Eh bien ,
reprit-elle, puisque vous ne me permettez pas de me justiûer, je vais
vous rendre votre diamant, et ne me perdez point. En parlant de celte
sorte, elle liia de son doigt ma bague, et me la donna. Mais je lui répon-
dis que mon diamant ne suflisait point, et que je voulais qu'un me resti-
tuât encore les mille ducats qui m'avaient été volés dans l'hùiel garni.
Oh ! pour vos ducats, seigneur, répliqua-t-elle, ne me les demandez point.
Le traître don Raphaël, que je n'ai pas vu depuis ce teinps-là, les emporta
dès la nuit même. Eh ! petite mignonne, dit alors Fabrice, n'y a-t-il
qu'à dire, pour vous tirer d'intrigue, que vous n'avez pas eu de part au
gâteau '? Vous n'en serez pas ijuitte à si bon marche. C'est assez que
vous soyez des complices de don Raphaël pour mériter qu'on vous de-
mande compte de voire vie passée. Vous devez bieu avoir des choses sur
la conscieuce. Vous viendrez, s'il vous plaît, en urison, l'aire une con-
fession générale. J'y veux mener aussi, continua-t-il, cette bonne vieille;
je juge qu'elle sait une inlinité d'histoires curieuses que monsieur le cor-
régidor ne sera pas lâché d'entendre.
Les deux femmes, à ces mots, mirent tout en usage pour nous attendrir.
Elles remplirent la chambre de cris, de plaintes et de lamentations.
Tandis que la vieille a gênons, tantôt devant l'alguazil, et tantôt devant
les archers, tâchait d'exciter leur compassion. Camille me priait, de la
manière du monde la plus touchante, de la sauverdes mains de la justice.
C'était une chose à voir que ce spectacle. Je feignis de me laisser lléchir.
Monsieur l'oflicier, dis-je au (ils de iNuiiez, puisque j'ai mon diamant, je
me con.sole du reste. Je ne souhaite pas qu'on fasse de la peine à cette
pauvre femme; je ne veux point la mort du pécheur. Fi donc, répondit-
il, vous avez de l'humanité 1 vous ne seriez pas bon à être exempt. Il
faut, poursuivit-il, que je m'aciiuitle de ma commission. Il m'est expres-
sément ordonné d'arrêter ces infantes ; monsieur le corrégidor en veut
faire un exemple. Eh 1 de grâce, repns-je, ayez quelque égard a ma
prière, et relâchez-vous un peu de votre devoir en faveur du présent que
ces dames vont vous offrir. Oh I c'est une autre affaire, re|)artit-il ; voilà
ce qui s'appelle une ligure de rhétorique bien placée. Çà, voyons, qii'out-
elles à me donner? J ai un collier de perles, lui dit Camille, et des pen-
dants d'oreilles d'un prix considérable. Oui, mais, ioterromiàt-il bru»
quement, si cela vienl des îles Philippines, je n'eu veux point. Vous pou-
vez les prendre en assurance, reprit-elle; je vous les garantis fins. En
même temps, elle se lit apporter par la vieille une petite boîte, d'où elle
lira le collier et les pendants, qu'elle mit entre les mains de monsieur
l'alguazil. Bien qu'il ne se connût guère mieux que moi en pierreries, il
ne douta pas que celles qui composaient les pendants ne fussent fines,
aussi bien que les perles, tes bijoux, dit-il, après les avoir considérés at-
tentivement, me paraissent de bon aloi; et si l'on ajoute à cela le flam-
beau d'argent que tient le seigneur Gil Blas, je ne réponds idus de ma fi-
délité. Je ne crois pas, dis-je alors à Camdle, que vous vouliez, pour une
bagatelle, rompre un accommodement si avantageux pour vous. En pro-
nonçant ces dernières paroles, j'ôtai la bougie, que je remis à la vieille,
el livrai le (lambeau i Fabrice, qui, s'en tenant là peut-être parce qu'il
n'apercevait plus rien dans la chambre qui se pût aisément emporter, dit
aux deux femmes : Adieu, mesdames, demeurez tranquilles. Je vais pnrler
à monsieur le corrégidor, et vous rendre plus blanches que la neige.
Nous savons lui tourner les choses comme il nous plaît, et nous ne lui
faisons des rapports fidèles que quand rien ne nous oblige à lui en faire
de faux.
CHAPITRE V.
Après avoir exécuté de cette manière le projet de Fabrice, nous sor-
tîmes de chez Camille, en nous applaudissant d'un succès qui surpassait
notre attente, car nous n'avions compté que sur la bague. Nous empor-
tions sans façon tout le reste. Bien loin de nous faire un scrupule d'avoir
volé des courtisanes, nous nous imaginions avoir fait une action méritoire.
Messieurs, nous dit Fabrice lorsque nous fûmes dans la rue, après avoir
fait une si belle expédition, nous quitterons-nous sans nous en réjouir le
verre à la main? Ce n'est pas mon sentiment, et je suis d'avis que nous
regagnions notre cabaret, ou nous passerons la nuit à nous réjouir. De"
main nous vendrons le llambeau, le collier, les pendants d'oreilles, e'
nous en partagerons l'argent en frères; après quoi chacun reprendra le
chemin de sa maison, et s'excusera du mieux qu'il lui sera possible au-
près de son maître. La pensée de monsieur l'alguazil nous parut trés-
judicieuse. Nous retournâmes tous au cabaret, les uns jugeant qu'ils
trouveraient facilement une excuse pour avoir découché, et les autres ne
se souciant guère d'être chassés de chez eux.
Nous fîmes apprèler un bon souper, et nous nous mîmes à table avec
autant d'appétit que de gaieté. Le repas fut assaisonné de mille discours
agréables. Fabrice surtout, qui savait donner de l'enjouement à la conver-
sation, divertit fort la compagnie. Il lui échappa je ne sais combien de
traits pleins de sel castillan, qui vaut bien le sel attiqiie ; mais dans le
temps que nous étions le plus en ^aiii de rire, notre joie fut (ont à coup
troublée par un événement im|Wi'u et des plus désagréables. Il entra
dans la chambre où nous soupions un homme assez bien fait, suivi de
deux autres de très-mauvaise mine. Après ceux-là trois autres parurent,
et nous en comptâmes jusqu'à douze qui survinrent ainsi trois à trois. Ils
portaient des carabines avec des épées et des baïonnettes. Nous vîmes bien
que c'étaient des archers de la patrouille, et il ne nous fut pas difficile de
juger leur intention. Nous eûmes d'abord quelque envie de résister ; mais
ils nous enveloppèrent en un instant, et nous tinrent en respect, tant par
leur nombre que |iar leurs armes à feu. Messieurs, nous dit le comman-
dant d'un air railleur, je sais par quel ingénieux artifice vous venez de
retirer une bague des mains de certaine aventurière. Certes, le trail est
excellent et mérite bien une récompense publique ; aussi ne peut-elle
vous échapper. La justice, qui vous liestinedans son |ialais un logement,
ne manquera pas de payer un si bel effort de génie. Toutes les personnes
i qui ce discours s'adressait en furent déconcertées. Nous changeâmes de
contenance, et sentîmes à notre tour la même frayeur que nous avions
inspirée chez Camille. Fabrice pourtant, quoique pâle et défait, voulut
nous justifier. Seigneur, dit-il, nous n'avons pas en une mauvai.se intention,
et par conséquent on doit nous iianlonncr celle petite supercherie. Coiii-
meiit diable, répliqua le commandant avec colère, vous appelez cela une pe-
tite supercherie? Savez-vous bien qu'il y va de la corde? Outre qu'il n'est
pas permis de se rendre justice soi-même, vous avez emporté un flambeau,
un collier et des pendants d'oreilles ; et ce qui sans doute est un cas
pendable, c'est que, pour faire ce vol, vous voii.s éles travestis en archers.
Des misérables se déguiser en honnêtes gens pour mal faire 1 Je vous
trouverai trop heureux si l'on ne vous condamne qu'à faucher le grand
pré. Lorsqu'il nous eut fait comprendre que la chose était encore plus
sérieuse que nous ne l'avions pensé d'abord, nous nous jetâmes tous à
ses pieds, et le priâmes d'avoir pitié de notre jeunesse; mais nos prières
furent inuliles. De plus, ce qui est tout à fait extraordinaire, il rejeta la
proposition que nous limes de lui abandonner le collier, les pendants el
le (liimlieau, il refusa même ma bagne, parce que je la lui offrais peut-
être en trop bonne compagnie; enliii il se montra inexorable. Il fil dés-
armer mes conqiagnons, et nous emmena tous ensemble aux prisous de
la ville. Comme on nous y conduisait, un des archers m'apprit que la
vieille qui demeurait avec Camille, nous ayant soupçonnes de n'être nas
de véritables valets de pied de la justice, elle nous avait suivis jusqu au
GlL BLAS.
ai
c.iliircl ; et ((ue là, ses soupçons s'élnnl louniés en cerlitude, elle en avait
avurli la ]iatroiiillc pour se ven^'er do nous.
On nous l'oiiilla d'aliniil partout. On nous ôla le cniiier, les pendants
cl le ll-inilieau : on m'arraclia pareillement ma bagne, avec le rubis des
iles Philippines, que j'avais, par malheur, dans mes pociies; on ne me
laissa \>;'-. scnicnient les réanx cpic j'avais reçus ce junr-là pour mes or-
donnances; ce qui me prouva que les gens de justice de Vallado'.id savaient
aussi bien faire leur charge que ceux d'Aslorga, et que tous ces messieurs
avaient des manières uniformes. Tandis qu'on me spoliait de mes bijoux
et de mes espèces, l'officier de la patrouille, qui était présent, coulait
noire aventure aux ministres de la spoliation. Le fait leur sembla si grave,
que la plupart d'entre eux nous trouvaient dignes du dernier supplice.
Les autres, moins sévères, disaient que nous pourrions en être quittes
pour chacun deux cents coups de fouet, avec (|uelqnes années de ser-
vice sur nier. En attendant la décision de monsieur le corrégidor, on
nous enferma dans nn cachot, où nous nous couchâmes sur la paille,
dont il élait presque aussi jonché qu'une écurie où l'on a fait la litière
aux chovanx. Nous aurions )iu y rester longtemps, et n'en sortir ipie
pour aller aux galères, si, dès le lendemain, le seigneur Manuel Ordonnez
n'cnl enlendu parler de notre affaire, et résolu de tirer Fabrice de prisdu;
ce (|n'il ne pouvait faire sans nous délivrer tous avec lui. li'était un
liMuime fort estimé dans la ville : il n'épargna point les sollicitations; et,
tant par son crédit que par celui de ses amis, il obtint, au bout de trois
jours, notre élargissement. Mais nous ne sortîmes point de ce lieu-là comme
nous y étions entrés : le llambeau, le collier, les pendants, ma bague et
les rubis, tout y resta. (>'ela me fit souvenir de ces vers de Virgile, (jui
commencent par Sic vos non vobis.
D'abord que nous fûmes en liberté, nous retournâmes chez nos maîtres.
Le docteur Sangrado me reçut bien : Mon pauvre Gil Blas, me dit-il, je
n'ai su que ce matin ta disgrâce. Je me [iréparais ;i solliciter forlcnicnt
pour toi. Il faut te consoler de cet accident, mon ami, et t'atlaclicr pins
que jamais à la médecine. Je répondis que j'étais dans ce dessein; et
vériiablement je m'y doiniai tout entier. Bien loin de manquer d'occupa-
tion, il arriva, comme mon maître l'avait si heureusement prédit, qu'il y
eut bien des maladies. Des fièvres malignes commencèrent à régner dans
la vil'.c et dans les faubourgs. Tons les médecins de Valladolid eurent de
la pratique, et nous |iarticulièrement. Il ne se passait point de jours que
nous ne vissions chacun huit ou dix malades; ce qui su|qiose bien de
l'eau bue et du sang répandu. Mais je ne sais comment cela .se faisait,
ils mouraient tous, soil que nous les traitassions d'une manière propre
à cida, soit cpie leurs maladies fussent incuraldcs. INons faisions rarement
trois visiirs à un même malade : des la seconde, ou nous apprenions
qu'il venait d èlre enterré, on nous le trouvions à l'agonie. Comme je
n'étais (|u'un jeune médecin qui n'avait pas encore eu le temps de s'en-
durcir au meurtre, je m'aflligeais des événements funestes qu'on pouvait
m'imputrr. .Monsieur, dis-je un soir au docteur Sangrado, j'atteste ici le
ciel que je suis exactement votre mélbode; cependant tous mes malades
voiK en l'antre monde : on dirait qu'ils prennent plaisir à mourir pour
décré.liler notre médecine. J'en ai reiiconiré anjourdhiii deux qu'on
pnrl.it en terre. Mon enfant, me répondit-il, je pourias te dire à | eu
lires la même chose; je n'ai pas souvent la satisfaction de guérir
les perscnines ipii tombent entre mes mains ; et, si je n'étais ]ias aussi
sur de mes piineipes que je le suis, je croirais mes remèdes con-
traires à presque toutes les maladies (|uc je traite. Si vous m'en voulez
croire, monsieur, repris-je, nous changerons de praliiine. Donnons par
curiosité des préparations cliinii(pies à nos malades : essayons le kermès:
le pis qu'il puisse nous arriver, c'est qu'il produise le même effet que
notre eau chaude el nos saignées. Je ferais volontiers cet essai, répliqua-
l-il, si cela ne tirait ]ioint à conséquence; mais j'ai jiublié un livre ou je
vante la fréquente saignée cl l'usage de la boisson : veux-tu que j'aille
décrier mon ouvrage? Oh I vous avez raison, lui rcpnrtis-je; il ne faut
point accorder ce triomphe à vos ennemis : ils diraieni i|ne vous vous
laissez désabuser ; ils vous perdraienl de réputation. l'érisseiit plutôt le
)ieuple, la noblesse et le clergé ! Allons donc toujours notre train. Après
tout, nos confrères, maigre l'aversion qu'ils ont pour la saignée, ne
savent pas faire de plus grands miracles que nous; et je crois que leurs
drogues valent bien nos spécifiques.
Noiiscimtiiin.lmes.i travailler sur touveaux frais, cl nous y procédâmes
de manière ipi'eii moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et
d'orplielins c|ue le siège do Troie. Il semblait que la peste fut d.ins Val-
laibilid, tant on y f.iisail de funérailles 1 II venait tous les jours au logis
i|ueli|nc père nous demander compte d'un fils (pie nous lui avimis enlevé,
ou bien quelque oncle qui nous reprochait la mort de son neveu. Pour
les neveux el les fils dont les oncles et les pères s'étaient mal trouves de
nos remèdes, ils ne paraissaient puint chez nous. Les maris étaient aussi
fort discrets : ils ne nous cliiranaient point sur la perle de leurs lemmes ;
mais les personnes ariligi'es dnnl il iimiis fallait essnyer les nqiniclies
avaient ipielqnefois une douleur brut. île ; ils nous appelaient i.i^iioranls,
assassins, ils ne ménageaienl point les termes. J'étais ému de, leurs épi-
llicles; mais mon maître, i|ui élait fait à cela, les écoutait de saiig-l'roid.
J'aurais pu, lonTinc lui, m'accoiiliimer aux injures, si le ciel, pour otrr
sans doute aux malailes de \'allailolid un de leurs lléaiix, n'eut l'ait nailru
une occasion de me dégonler de la méib-cine. que je pratii|uais avec si
peu de succès, ("est de (pioi .ji' vais f.iire un détail fidèle, dût le lecteur
en rire âmes dépens.
Il y avait dans notre voisinage un jeu de paume où les fainéants de la
ville s'assemblaient chaque jour. On y voyait un de ces braves de profes-
sion qui s'érigent en maîtres, et décident les différends dans les tripots.
Il était de Bi.scaye, et se faisait appeler don Rodrigue de Moudragon. 11
paraissait avoir trente ans. C'était un homme d'une taille ordinaire, mais
sec et nerveux. Outre deux petits yeux étincelaiils qui lui roulaient dans
la tète, et semblaient menacer tous ceux qu'il regardait, un nez fort épaté
lui touillait sur une moustache rousse qui s'élevait eu croc jus |u';ilaleinpe.ll
avait la parole si rude el si brusque, qu'il n'avait ([u'à parler pour inspirer
de l'effroi. Ce casseur de raquettes s'était rendu le tyran du jeu de paume ;
il jugeait impérieusement les conleslalions qui survenaient entre les
joueurs; et il ne fallait pas qu'on ap|ielât de ses jugements, à moins (|ue
l'appelant ne voulut se résoudre à recevoir de lui, le lendemain, un car-
tel de déli. Tel qiia je viens de représenter le seigneur don lîodrigne, (|ue
le don qu'il mettait à la tête de son nom n'empêchait jias d'êlrc roturier,
il fit une tendre impression sur la maîtresse du tripot. C'élail une feiiiinc
de ipiaraute ans, riche, assez agréable, el veuve iiepuis ipiinze mois. J'i-
gnore comment il put lui plaire : ce ne fut |ias assurément par sa beauté ;
ce fut donc par ce je ne sais quoi qu'on ne saurait dire. (Juoi i[u'il en
soit, elle eut du goût pour lui, et forma le dessein de l'épouser; mais dans
le temps qu'elle se préparait à consommer cette affaire, elle tomba malade ;
et, malheureusement pour elle, je devins sou médecin. (,^lnand sa maladie
n'aurait pas été une fièvre maligne, mes remèdes suffisaient pour la
rendre dangereuse. Au bout de quatre jours, je remplis de deuil le triput.
La paumière alla où j'envoyais tous mes malades, et ses parents s'empa-
rèrent de son bien. Don liodrigiie, au désespoir d'avoir peidu sa maîtresse,
ou plutôt l'espérance d'un mariage avanlageux pour lui, ne se conliuita
pas de jeter l'eu et flamme contre moi ; il jura qu'il me passerait son épce
au travers du corps, el m'exterminerait à la première vue. Un voisin cha-
rilalile m'avertit de ce serment ; la connaissance que j'avais de Mondragon,
bien loin de me faire mépiLser cet avis, mennnplitde Iroiilile et de frayeur.
Je n'osais .sortir du logis, de peur de rencontrer ce diable dhonime, el je
m'imaginais sans cesse le voir entrer dans notre maison d'un air furieux :
je ne pouvais goûter un moment de repos. Cela me délacba do la médecine,
et je ne songeai plus (\u'ii m'afl'ranchir de mon inquiétude. Je repris mon
habit brode; et, après avoir dit adieu à mon maître, qui ne |iul me re-
leiiir, je sortis de la ville à la pointe du jour, non sans crainte de trouver
don llodrigucen mon chemin.
CllAPlTIiE VI.
Quelle route 11 prit eu Sdi'iant de VallaJoiid, el quel liomiue le joignit en clirniiii.
Je marchais fort vile, et regardais de temps en temps derrière moi, pour
voir si ce redoutable Biscaycn ne suivait point mes pas : j'avais l'imagi-
nalion si remplie de cet homme-là, que je prenais pour lui tous les arbres
cl les buissons : je sentais à tout moment mon creiir tressaillir d'effroi. Je
me rassurai pourtant après avoir l'ail une bonne lieue, el je conliniiai plus
doucement mon chemin vers Madrid, où je me proposais d'aller. Je ipiit-
tais sans peine le séjour de Valladoliil ; tout mmi regret étail de me sépa-
rer de Fabrice, mon cher Pylaile, à qui ji' n'avais pu même faire mes
adieux. Je n'étais nullement fâche d'avoir renonei'; à la nii'deeine ; au con-
traire, je demandais pardon à Dieu de l'avoirexereée. Je ne laissai pas de
compter avec plaisir l'argent qucj'avais dans mes porlies, bien que ce lût
le salaire de mes assassin.its. Je ressemblais aux femmes qui eesseni d'être
libertines, mais qui gardent toujours à bon compte le profit de leur liber-
tinage. J'avais, en reaux, à peu prés la valeur de cinq ducats • (•■elait là
tout mou bien. Je me promettais, avec cela, de me rendre à Madrid, on
je ne doutais poini que je ne lroiivassei|uelqiie lionne eoiidition. D'ailleurs,
je souhaitais passionnêmeiit d'êlre dans celle superbe ville, qu'on m'avait
vantée comme l'abrégé de toutes les merveilles du monde.
Tandis que je rap|ielais tout ce que j'en avais ouï dire, et que je jouis-
sais par avance des plaisirs qu'on y prend, j'entendis la voix d'un lioiumc
qui marchait sur mes pas, el qui chantait à plein gosier. Il avait sur le
dos un sac de cuir, une gnilare pendue au cou, ci il portait une assez
longue êpèe. 11 allait si bon Irain, qu'il mejoignil en pini de temps. C'é-
tait un des deux garçons barbiers avec qui j'avais éiii en prison pour l'a-
venture de la bague. Nous nous reconnûmes d'abori l'un l'autre, quoique
nous eussions changé d'habit, et nous demcnrànies fini étonnes de nous
rencontrer inopinéiuenl sur un grand rheiniu. Si je lui leiiioignai que
j'étais ravi de l'avoir pour compagnon de voyage, il me p.n ni de son eolé
sentir une extrême joie de me revoir. Je lui coulai poiiniuoi j'abandon-
nais Valladidid ; et lui, pour me faire la iiiêine eonlidenee, m'apprit qu'il
avait en du bruit avec son mailre, et qu'ils s'i'laieiil dil Ions deux réci-
proi|iieiiient un l'Iernel adieu. Si j'eusse voulu, ajcnila-l -il, ileiiieiirer plus
longtemps à \allailoliil, j'y aurais Iroiivi: ili\ liontM|nes pour i ; car,
sans vanili''. j'osiMlire (pi'il n'est point île barbier en INpagne c|ui sache
mieux que moi raser à poil el à eontre poil, et nielire nue nionslaelic eu
papillotes. Mais je n'ai pu résisler dav.iniage an violenl ib'sir i|ue j'ai de
retourner dans ma patrie, don il y a dix ; ées entimes que je suis .sorti.
Je veux respirer un peu l'air iiatiïl, et savoir dans quelle situalioii sont
mes parents. Je serai chez eux après demain, jiuisi|iie rendroit qu'ils lia-
liileiil, et qu'on appelle Olini'do, est un gros village en deçà de Sêgovie.
Je résolus d'accompagner ce baibier jusque chez lui, et dallera Ségovie
cherclier quelque c<}iniiiodilc pour Madrid. Nous cominençânics i nous
22
GIL IJLVS.
enlrelonir de cUosps iiiiliifércnli's en |ii)ursiiivnnt noire rnule. (N^ jeune
homme élait de liimnc luimeiir, el avnil re<iii-it agréable. Au IjoiU d'une
heure de convcisalion, il me demanda si je me sculais de l'a|ipélil. Je lui
répondis (juil le verrait à la première hùlclleiie. EnaUcmlanl (|ue nous y
arrivions, me dil-il, nous pouvons faire une pause : j'ai dans mou sac de
quoi déjeuner. (Juand je voyage, j'ai toujours soin de porter des provi-
sions. Je ne me charge point d'habits, de linge ni d'autres bardes inutiles :
je ne veux rien de superllu. Je ne mets dans mou sac que des munitions
de bouelie, avec mes rasoirs et une savonnette : je n'ai besoin que de
cela. Je louai sa prudence, clconsenlis de hui cœur à la pause qu'il pro-
posait. J'avais faim, il je me préparais à faire un hou repas : après ce
qu'il venait de dire, je m'y atlenilais. Nnus nous délournàmes un peu du
grand cheinin, pour nous asseoir sur l'herbe. Là, mon garçon barbier
étala ses vivres, (|ui consistaient dans cinq ou six oignons, avec ((uel(|nes
morceaux de pain et de fromage; mais ce ipi'il priiduisitcommela meil-
leure pi'^ce du sac fut une petite ouire, remplie, {lisail-il, d'un vin dé-
licat et friand. Quoicpie les raeis ne fussent pas b'en savoureu.x, la faim
qui nous pressai! l'im el l'autre ne nous permit pas de les trouver mauvais;
et nous vidâmes aussi l'outre, où il y avait environ deux pintes d'un vin
qu'il se serait fort bien jiassé de me vanter. Nous nous lev.imes après cela,
et nous nous remimes eu marche avec beaucoup de gaieté. Le barbier,
;i ([ni Fabrice av;iit dit ipi'il m'était arrivé des aventures très-parliculicres,
me pria de les lui apjirendre moi-même. Je crus ne pouvoir rii n refuser
,i un Immme (|ui m'avait si bien régale ; je lui donnai la satisfaction qu'il
demandât Ensuite, je lui dis que,- pour reconnaître ma complaisance, il
fallait qu'il me coulât aussi l'histoire de sa vie. Uh! pour mon histoire,
s'écria-t-il, elle ne mérite guère d'être entendue : elle ne contient que
des faits fort simples. Néanmoins, ajoula-t-il, puisque nous n'avons rien
de meilleur à faire, je vais vous la raconter telle qu'elle est. En même
temps, il en fit le récit à peu près de cette sorte.
CnAPlTRE VIL
Iltstuiro du giircon I)arliier.
Fernaml Pérès de la Fuenle, mon grand-|iére (je prends la chose de
loin ), après avoir été pendant cini|nante ans barbier du village d'tJI-
médi), mourut, et laissa quatre Qls. L'aîné, nommé Nic(das, s'empara de
sa boutique, et lui succéda dans sa profession; Bertrand, le puiné, se
mettant le commerce en tète, devint marchand mercier; el Thomas, qui
était le troisième, se fit maître d'école. Pour le quatrième, qu'on ajipe-
lail Pedro, comme il se sentait né pour les belles-lettres, il vendit une
petite pièce de terre qu'il avait eue pour son partage, et alla demeurer à
Madrid, où il espérait qu'un jour il se ferait distinguer par son savoir
et par son esprit. Ses trois autres frères ne se séparèrent point : ils s'é-
tablirent .1 Olmédo, en se mariant avec des filles de laboureurs, ([ui leur
aiqiorlérent en mariage peu de bien, mais en récompense une grande
fécondité. Elles firent des enfants comme à l'envi l'une de l'autre. Ma
mère, femme du barbier, en mit au monde six pour sa part dans les cinq
premières années de son mariage. Je fus du nombre de ceu.\-là. Mon
père m'apprit de très-bonne heure à raser; et lorsqu'il me vit parvenu
à l'àgcde quinze ans, il me chargea les épaules de ce sac que vous voyez,
me ceignit d'une longue épée, et me dit : Va, Diego, lu es en état prc-
senlement de gagner ta vie ; va courir le pays. Tu as besoin de voyager,
pour te dégourdir et te perfectionner dans ton art. Pars, et ne reviens à
Olmédo qu'après avoir fait le tour de l'Espagne ; que je n'entende point
parler de loi avant ce temps-là ! En achevant ces paroles, il m'embrassa
de bonne amitié, et me poussa hors du logis.
Tels furent les adieux de mon père. Pour ma mère, qui avait moins
de rude.ssc dans ses moeurs, elle parut pins sensible à n\on départ. Elle
laissa couler quelques larmes, et me glissa même dans la main un ducat
a la dérobée. Je sortis donc ainsi d'Olmédo, et pris le chemin de Ségo-
vie. Je n'eus pas fait deux cents pas, que je m'arrèiai pour visiter mon
sac. J'eus envie de voir ce qu'il y avait dedans, et de connaître précisé-
ment ce que je possédais. J'y trouvai une trousse où étaient deux rasoirs
qui semblaient avoir rasé dix générations, tant ils élaieut usés avec une
bandelette de cuir pour les repasser, et un morceau de savon. Outre cela,
une chemise de cbanvre toute neuve, une vieille paire de souliers de
mon père, et, ce ipii me réjouit plus que tout le reste, une vingtaine de
réaux enveloppés ilans un chiffon de linge. Voilà quelles élaieut mes
facultés. Vous jugiï bien |iar là que maître Nicolas le barbier complaît
beaucoup sur mou .savoir-laire, puisipi'il me laissait partir avec si peu
de chose, (iependnnl la possession d'un ducat et de vingt réau.x ne man-
i|ua pas d'élifouir un jiunc liomuu' ipii n'avait jamais eu d'argent. Je
(TUS mes finances inépuisables; et, liansporlé de joie, je continuai mon
rbeiniu, eu regardant de moment en momciil la garde de ma rapière,
dout la lame me liatlail à chaque pas le mollet, ou s'embarrassait dans
mes jambes.
J'arrivai sur le soir au village d'Alaquinès, avec un très-rude appclil.
J'allai logiT à riiôlellerie, et comme si j'eusse été en étal de faire de la
dépense.je dcmamlii, d'un ton haut, à souper. L'hole meconsidcra qucli|ue
temps, el voyant à qui il avait affaire, il me dit d'un air doux . Çà, mon
genlillionime, vous serez satisfait ; on va vous traiter comme un prince. En
parlaiil de cette sorte, il me mena dans une petite chambre, où il m'ap-
porta, un quart d'heure après, un civel de matou, que je mangeai avec
la même avidité fine s'il eut éti> île lièvre ou de lapin. Il accompagna cet
exi.ellenl ragoût d'un vin qui était si bon, disait-il, que le roi n'en luivait
))as de meilleur. Je m'aperçus pourtant que c'était du vin g.ité; mais
cela ne m'empccba pas de lu'i faire autant d'honneur qu'au matou. Il fal-
lut ensuite, ponracliever d'être traité comme un prince, (|ue je me cou-
chasse dans un lit plus propre à causer l'insomnie qu'à l'ôter. Peignez-
vous un grabat fort étroit, et si court que je ne pouvais étendre les
jambes, tout petit que j'étais. D'ailleurs, il n'avait pour matelas et lit de
plume qu'une sim|ile paillasse piquée el couverte d'un drap mis en
double, qui, depuis le dernier blanchissage, avait servi pput-étre à
cent voyageurs. Néanmoins, dans ce lit (|ue je viens de représenter, l'es-
tomac plein du civet et de ce vin délicieux que l'hôte m'avait donné,
grâce à ma jeunesse et A mon leinp^Tament, je dormis d'un profond
sommeil, et passai la nuit sans indigestion.
Le jour suivant, lorsque j'eus déjeuné et bien payé la bonne chère
qu'on m'avait faite, je me rendis tout d'une traite à bcgovie. Je n'y fus
pas sitôt, que j'eus le bonheur de trouver une boutique, où l'on me re-
çut pour ma nourriture et mon entretien ; mais je n'y demeurai que six
mois : un garçon barbier avec qui j'avais fait connaissance, et qui vou-
lait aller à .Madrid, me débaucha, el je partis pour cette ville avrc lui. Je
me plaçai là sans peine sur le même pied qu'à Ségovie. J'entrai dans
une boutique des plus achalandées. 11 est vrai qu'elle était auprès do
l'église de Sainte-Croix, et que la proximité du Théâtre du Piitice y at-
tirait bien de la pratique. Mon maître, deux grands garçons et moi, iious
ne pouvions presque suffire à servir les hommes qui venaient s'y faire
raser. J'en voyais de toutes sortes de conditions; mais, entre autres, ilis
comédiens et des ailleurs. Un jour, deux personnages de cette dernière
es|iéce s'y trouvèrent ensemble. Ils commencèrenl à s'entretenir des p( c-
les et des poésies du temps, et je leur entendis prononcer le nom de mou
oncle ; cela me rendit plus attentif à leur discours que je ne l'avais éti».
Don Juan de Zavaleta, disait l'un, est un auteur sur lc(|nel il me paraît
que le public ne doit pas compter. C'est un esprit froid, un lionime sans
imaginalion : sa dernière pièce l'a furieusement détrié. Et Liiiz Vcb z de
Giievarra, disait l'aulie, ne vient-il pas de donner un bel ouvrage au
)iublic? .\-t-on jamais rien vu de plus misérable? Ils nommèrent encore
je ne sais combien d'autres poêles dont j'ai oublié les iionis ; je me sou-
viens seulement qu'ils en dirent beaucoup de mal. Pour mon oncle, ils
en firent une mention plus honorable ; ils convinrent lous deux que
c'était un garçon de mérite. Oui, dit l'un, don Pedro de Fuenle est un
auteur excellent: il y a dans ses livres une fine idaisanteiie, mêlée d'éru-
dition, qui les rend piquants el pleins de sel. Je nesuis pas surjiris s'il
est estimé de la cour et de la ville, el si idusieurs grands lui tout des
pensions. 11 y a déjà bien des années, dit l'antre, qu'il jouit d'un assez
gros revenu.' 11 a sa nourriture et son logement chez le duc de Mi dina
Celi ; il ne fait point de dépense; ii doit être fort bien dans ses affaires.
Je ne perdis pas un mot de tout ce que ces poètes dirent de ii ou
oncle. Nous avions appris dans la famille qu'il faisait du bruit à .Madrid
par ses ouvrages : quelques personnes, en passant par Olmédo, nous la-
valent dit ; mais comme il négligeait de nous donner de ses nouvelles, et
qu'il paraissait fort détaché de nous, de noire côté nous vivions dans une
très-grande indifl'èreiice pour lui. Bon sang toutefois ne peut mentir ;
dès ([ue j'entendis dire qu'il était dans une belle passe, et que je sus où
il demeurait, je fus tente de l'aller trouver. Une chose m'embarrassait :
les auteurs l'avaient appelé don Pedro. Ce don me fit quelque peine, et
je craignis que ce ne fût un autre pnële que mon oncle. Cette crainte
pourtant ne m'arrêta point ; je crus qu'il pouvait être devenu noble ainsi
que bel esprit, et je résolus de le voir. Pour cet effet, avec la permi.s-
sion de mon maître, je m'ajustai nu matin le mieux (|ue je pus, et je
sortis de notre boutique, un peu fier d'être neveu d'un homme qui s'é-
lait acquis tant de réputation par son génie. Les barbiers ne sont pas les
gens du monde las moins susceptibles de vanilé. Je commençai à conce-
voir une grande opinion de moi; et, marchant d'un air pré.somptueux, je
me fis enseigner 1 hôtel du duc de Médina Celi. Je me présentai à la porle,
et dis que je souhaitais de parler au seigneur don Pedro de la Fuente.
Le portier me montra du doigt, au fond d'une cour, un petit escalier, el
me répondit • Montez par là, puis frapiiez à la première porle ipie vous
rencontrerez à main droite. Je Us ce qu'il me disait : je frappai à une porle.
Un jeune homme vint ouvrir, et je lui demandai si c'était là que logeait
le seigneur don Pedro de la Fuente. Oui, me répondit-il; mais vous ne
sauriez lui parler présentement. Je serais bi' n aise, lui dis-je, de l'entre-
tenir ; je viens lui apprendre des nouvelles de sa famille, tjuand vous au-
riez, reparlil-il, des nouvelles du pape à lui dire, je ne vous introduirais
pas dans sa chambre en ce moment ; il compose, el, lor.squ'il travaille, il
faut bien .se garder de le distraire de son ouvrage. Il ne sera visible que
sur le midi : allez faire un tour, et revenez dans ce temps-là.
Je sortis, et me promenai tonte la malinée dans la ville, en songeant
sans cesse à la réception que mon oncle me ferait. Je crois, disais-je,
qu'il sera ravi de me voir. Je jugeais de ses senliinenls par les miens, tt
je me préparais à nue reconnaissance fort louchante. Je retournai chez
lui en d ligence à l'heure iju'on m'avait marquée. Vous arrivez i propos,
médit son valel; mon maître va bienlot so tir. .Mleiiilez ici un instant :
je vais viuis annoncer. A ces mois, il me laissa dans l'anlii bambie. Il y
revint un mmnent après, et me fil entrer dans la cliamlne de son maître,
dout le vi.sage me frappa d'abord par un air de famille. Il me sembla que
c'était mon oncle Tliomas. tant ils se ressemblaient tous deux. Je le .sa-
tilL 15LAS.
m
liini nvrr nu iiroroad ivspori, ci lui di'! qiio j'i'tnis fiU di^ iii.iilre Nicolas
(II' In ["iicnle, li.-irliii'V d'UliiKnlo ; jc' lui a|i|iris aussi que j'exiTçais ;'i Ma-
drid, dcptiis trois semaines, le nit-ticr de mon pero, en qualité do ;;areiiii,
1 1 que j avais dessein de faire le loiir l'Espagne pour me |ii'rrrclioni^ier.
Tandis (|iie je parlais, je m'aperçus (pie mon onde rcvail. 11 di)iilail appa-
rcninienl s'il me désavouerait pour son neveu, ou s'il se défc/ait adroi-
tement de moi : il choisit ce dernier parli. 11 affecta de prendre un air
rianl, et me dit : lili bien, mon ami. comment se pnrtenl ton père et tes
oncles? Dans quel él;it sont leurs affaires? Je commençai Li-dessns à lui
représenter la propagalion copieuse de notre famille ; je lui en nonmni
luiis les enfants màlcs cl femelles, et je compris, dans celte li^le, jnsipi'.i
leurs parrains et leurs marraines. 11 ne parut pas s'intéresser iidininicnt
à ce délai, et venant à ses Dus, Diego, reprit-il, j'approuve fort (|ue lu
coures le pays pour te rendre parfait dans Ion art, et je le conseille de
ne point l'arrcler plus longtemps à .Madrid : c'est un sé'our pernicicu.x
pnuj- la jeunesse : lu t'y perdrais, mon enfant. Tu feras mieux d aller dans
ks autres villes du royaume, les mœurs n'y sont pas si corrompues. Va-
t'en, poursuivit-il, et, qumd tu seras prêt à partir, viens me revoir, je
le donnerai U'C jdslole pour l'aider à l'aire le tour de l'Espagne. Kn di-
said ces paroles, il me m'a doucement hors de sa chandjre et liie renvoya.
Je n'eus pas l'esprit do m'apercevoirqu il nechercliail qu'.i m'cloigner
de lui; je regagnai notre boutique, et rendis compte à mon inailre de la
visite que je venais de faire. 11 ne pénétra pas mieux que m'ii l'intention
du seigneur don Pedro, et il me dit : Je ne suis pas du sentiment de vo-
tre oncle; au lien de vous exhortera courir le pays, il devait plulùt. ce
me simide, vous cngger à demeurer dans cille ville. Il voit tant de
personnes de qualité ! Il peut aisément vous ]dacer dans ime grande mai-
son, et vous mettre en étal de faire peu ,i peu une grosse forlmi'e. frappé
de ledi.scours, (|ni me présentait de llalteuses images, j'allai deux jours
après reiroiivcr mon oncle et je lui proposai d'employer son crédil
pour me faire entrer chez quelque seigneur de la cour : mais la proposi-
tion ne fut pas de son goût. Un homme vain, qui entrait libremei.t chez les
grands Cl maigeait tous les jours avec eux, n était pas bien aise, pendant
qu'il sérail à la lablc des maîtres, qu'on vit son neveu à la table des vakls :
le petit Diego aurait l'ait rougir le seigneur don lédro. Il ne man-
c|m:i donc ]ias de m'écondnii-e. cl même Irés-rudemeiit. Comment, petit
libenin, me dil-il d'un air furieux, tu veux quitter la |unfessiou 1 Va, j(!
t'abandonne aux gens qui le doiinenl de si pernicieux conseils. Sors de
mon ap(iarlemenl, et n'y remets jamais le pied, autrement je le ferai
chàlier comme lu le incritcs. Je fus bien étourdi de ces paroles, el pliis
encore du ton sur lequel mon oncle le prenait. Je me relirai les larmes
aux yeux , et fort touché de la dureté qu'il avait pour moi. Cependant,
comme j'ai toujours élé vif et lier de mon natin'cl, j'essuyai bionlot mes
pleurs. Je passai même de la douleur à l'indignatiDU, elje résnlns de
iais.iîer là ce mauvais parent, dont je m'étais bien passé jusqu'.i ce jour.
Je ne pensai |iliis i|u';'i cultiver mon talent: je m'allacliai au travail.
Je rasais toiile la journée, cl le soir, pour donner quelque récréation à
mon esprit, j'apprenais à jouer de la guitare. J'avais pour niaiire de cet
insirnment un vieux scnor csciulcro, à qui je faisais la barbe. 11 me mon-
trait aussi la mus'que, qu'il savait parfaitement. Il est vrai <|u'il avait élé
chantre autrefois dans une cathédrale. 11 se nommail .Marcos de Ohregon.
C'él.iit un homme .sage, qui avait autant d'tsprit que d'cxpéiience, el (pii
m'aimail comme si j'eusse été son li's. 11 servait d écuycr ;i la femme d'un
médecin (lui demeurait à trente pas de noire maison. Je l'allais voir sur
la (in du jour, aussi ôl que j'avais quitté l'ouvrage, et nous faisions tous
der.x. assis sur le seuil de la porte, un petit concert cpii ne déplaisait
pas au voisinage. Ce n'est pas (|ue imus eussions des voix fort agiealdes ;
mais en raclant le bovau, nous chantions l'un el l'aulre mélhodirpiement
notre partie, et cela'suflisait pour donner du plaisir aux personnes qui
nous écoutaient. Nous divertissions particulièrement doua .Mergelina,
femme du méilecin ; clic venait dans l'allée nous entendre , el nous obli-
geait quelquefoisà recommencer les airs qui se trouvaient lo plus de son
.goùl Son mari ne rcmpêchait pas île prendre ce divci lissenienl. C'était un
liomniequi, bien qu'Espagnol eldéj.i vieux, n'élail nullement jaloux ; d'ail-
leurs, sa iirofession l'occuiiait tout entier; et, comme il revenait le soir,
i'.'.liguc d l'voir clé chez ses malades, il se couchait de Iré.s-bonne heure,
,'aiis s'inquiéter de l'altenlion que sa femme donnait ,i nos concerts, l'eut •
l'ire aussi qu'il ne les croyait pas forl capables de 'aire de dangereuses
impressions. 11 faut .ijouler à cela qu'il ne pensait ]i.is avoir le nioiudre
sujet de crainte, JUrgidine ctint une dame jeune cl belle à la vérité,
Inai.s d'une vertu si sauvage, qu'elle ne pouvait souffrir les regards des
hommes. Il ne lui faisait donc pas un crime d'un passe- tciops qui lui
paraissait innocent el honnête, et il nous laissait chaiitir tant qu'il nous
jlalsait.
Un soir, comme j'arrivais ;i la [lorle du médecin, dans l'inlentinn de me
rejouir ;i mon ordinaire, j'y trouvai le vieil éciiyer qui m'altondail. Il me
prit par la maie, el mi^ dit qu'il voulait faire un tour de proininadi' avec
moi avant (pic de commencer notre concert. En mi'meteuqis il m'enliaina
dans ime rue détournée, où, voyant qu il pouvait m'enlretonir en libellé,
llii'go, mon llls, me dit-il d'un'air Iri-le, j'ai qiiehpie chose de pai licu-
lier ;i vous apprendre. Je crains fort, mon enr.inl, ipie nous nous repen-
lions l'iiii et 1 autre de nous amuser tous les soirs à faire des CMieei Is ,i
la porte de iikhi inailre. J'ai sans doute beaucoup d'amilié pour vous; je
suis bien aise de vous avoir montré à jouer de la guitare el .i chanter;
mais si j'avais prévu le malheur (pii nous menace, vive D';eii ! j'aurais
choisi un autre endroit pour vous donner des leçons. Ce discours m'ef-
fraya. Je priai l'i'Tuyor de s'expliquer plus clairement, el de me direce
que nous avions à craindre, car je n'étais pas homme à braver le péri, et
je n'avais pas encore fait mon tour d'Espngne. Je vais, rc|iril -il, vous con-
ter ce (pi'il est nécessaire que vous sachiez pour bien comprendre tout
le danger où nous sommes.
Lorsipie j'entrai, poursuivit-il, au service du médecin, el il y a di- cela
nue année, il mo dit un malin, après m'avoir conduit devant sa femme :
Voyez, Marcos, voyez voire maîtresse ; c'est celle dame (pie vous devez
accompagnir partout. J'admirai doua .Mergelina; je la trouvai meiveil-
leuseiuent belle, faite à peindie, elje fus pailiciilieremeut charmé de
l'air agréable iprelle a dans son porl. Seigneur, répondi.s-je au médecin,
jesuis'irop heureux d'avoir à servir une dame si charmante. i\la réponse
déplut à .Mergeline, qui me dit d'un ton briisipie : (( Voyez donc ce.u!-l;i,
« il s'émancipe vraîment. Oh ! je n'aime point ipi'on me dise des doit-
« ceurs, moi. » Ces paroles, sortii s d'une si belle bouche, me surprirent
étrangement ; je ne pouvais concilier ces façons de jiarler riisliipies et
grossières avec l'agrément que je voyais rép.Viuln dans toute la personne
de ma maîtresse. Hoiir son mari, il y était accoutumé; cl, s'applaudissant
même d'avoir nue époii.se d un si rare caractère : Jlarcos, me dil-il, ma
feinnie est un prodige de vertu. Ensuite, comme il s'apeieiii ipi'elle se
couvraild(; sa mante et .se disposait à sortir pour aller entendre la messe,
il me dit di,' la mener à l'église Nous ne fûmes pas plutôt dans la rue, que
nous renconlriiincs, ce ipii n'est pas extraordinaire, des himiines qui,
frappés du biin air de doua .Mergelina. lui dirent, en passant, des choses
fort llalleuses. Elle leur rép(jnilail ; mais vous ne sauriez vous imaginer
jus(|ir,i (piel poinl ses réponses étaient soties cl ridicules. Ils en deineu-
raieiit tout élonnés. el ne pouvaient concevoir ([ii'il y eût au inonde une
femme (pii trouvât mauvais ipi On la lou.it. Eh ! madame, lui dis-je d'a-
Ikh'iI, ne faites point d'allcntioii aux discours qui vous sonl adressés ; il
v.iul mieux garder le silence que de parler avec aigreur. Non, non, me
reparlil-elle, ji; veux apprendre à ces in-olenls que je ne suis point femme
à soulfr r qu'on me man(pie de respect. Eulin il lui éch.ippa tant d im-
perliiiences, que je ne pus m'empêcher de lui dire tout ce (|iie je pensais,
au hasard do lui déplaire. Je lui représent.ii, avec le plus de ménagemeul
loiilelois qu'il me fut possible, (pi'elle faisait tort a la nature, ci g.àl.iil
mille bonnes (pialitês par son humeur sauvage; qu'une femme douce el
polie pouvait se faire amur sans le secours de la beauté, au lieu qu'uiiu
belle personne, sans la douceur el la politesse, devenait un objet de mé-
pris. J ajoutai iices raisonnements je ne sais combien d'autres semblables,
ipii avaient tous pour but la correction de ses mœurs. Apres avoir bien
moralisé, je craignais que ma franchise n'excitàl la colère de ma luai-
Iresse, et ne m'alliràt quelque dès.igréable repartie; iiéannioins elle ne
se révolla pas contre ma remontrance; elle se contenta de la renliciim-
lilc, de même que celles qu'il me prit soUement envie de lui faire les
jours suiv.uit--.
Je me lassai de l'avertir en vain de ses défauts, el je l'abandonnai A la
férocité de son naturel. Cependant, le croiriez-voiis? cet espri! farouche,
celle orgueilleuse femme est depuis deux mois eniicremenl changée d'Iiii-
mcur. Elle a de l'honnêletè pour tout le inonde, et des manières Irés-
agrcaldcs. Ce n'est plus celte même Mergeline qui ne répondait que des
sottises aux hommes qui lui tenaient des discours obligeants ; elle est de-
venue sensible aux louanges qu'on lui donne; elle aime (pi'on lui dise
(|u elle est belle, qu'un homme ne peut la voir impunêinenl : les Halle-
ries lui plaisent; elle est présentement comme nue autre feiuine. Ceclian-
gemeiil est a peine concevable, el ce i|ui doit encore vous éloiiiur davan-
tage, c'est d'apprendre que vous clés faulenr d'un si grand miracle, (lui,
mon cher Diego, continua l'ccuyer, c'est vous (|ui avez ainsi métanior-
pliosé diina .Mergelina : vous avez fiil une brebis de cette ligresse ; eu un
mot, vous vo'iis èles attiré son allenlioii. Je m'en suis aperçu plus d'une
fois ; el je me connais mal en femmes, ou bien elle a conçu pour vous un
amour trés-violent. Voilà, mon lils, la triste nouvelle que j'avais à vous
annoncer, et la fâcheuse conjoncture où nous nous trouvons.
•le ne vois pas, dis-je alors au vieillard, qu'il y ail l.i-dedans un si grand
sujet d'aflliclion pour nous, ni (|iie ce soit un niallieur pour moi dêtrc
aimé d'une j(die lianie. .\h! Diego, répliipia-t-il, vous raisonnez en jeune
liomnie; vous ne voyez que l'appàl, vous ne prenez point garde à l'iia-
meçoii ; vous ne regardez iiue le plaisir, el moi, j'envisage tous les dés-
agiiinenls qui le suivent. Tout éclate à la lin ; si vous continuez de venir
clianlcrà notre porte, vous irriterez la passion de Mergeline, (pii, perdant
peut-être toute retenue, laissera voir sa faiblesse au ilocieur tlbn-nso, son
mari ; el ce mari, qui se montre aujourd'hui si complaisant, parce (pi'il
ne croit pas avtdr sujet d'être jaloux, deviendra furieux, se vengera
d'idle, el |)oiirra nous l'aire, à T(jus el à moi, un birl mauvais parli. Eh
bien, repiis-je, seigneur Marcos, je me rends à vos raisdiis, el m'abaii-
doiiiie à vos conseils. Prescrivez moi la conduite (pie je di)is tenir, pour
pi l'avenir tout sinistre accident. Nous n'avons qu'a ne plus fain^ de cou-
ceris, repril-îl. Cessez de paraître devant ma mailresse : ipiand elle ne
TOUS verra plus, elle reprendra sa tranqiiillilé. Deiiiciiiez chez votre
mailre, j irai vous y trouver, el nous jouerons là de la guitare sans péril.
J'y couM'iis, lui dis-je, et je vous promets de ne plus imllre le pied chez
vous. Elb ilivement ji; résolus de ne [dus aller chanter à la porte du mé-
decin, et de me tenir di''s>n'mais renfermé dans ma boiili(pie, puisque j'é-
tais un lioinme si dangereux à voir.
C']ieni!aiit b; bon eciiyer Marcos, avec toute sa prudence, éprouva, peu
24
GIL BLAS.
de jours a|ipés, que le ninyon i|ii'il avait imaginé pour oleinJre les feux
de dona M.rgilina |iiodiiisait un «ffet tout coutraire. La dame, dés la se-
conde nuit, ne m'eiilcndant point ciianter, lui demanda poni(|uoi nous
avions discontiniuî uns i-oncerts, et pour quelle raison elle ne nie voyai'
(dus. Il réi'ondil cpie j'étais si occupé, que je n'avais pas un moment à
donner à mes plaisirs. Elle parut se contenter de celte excuse, et pendant
trois autres jours encore elle soutint mon absence avcr assez de fermeté;
mais au bout de ce temps-là, ma princesse perdit patience, it dit à son
écuyer : Vous nie Irompcz, Marcos; Diego n'a pas cessé sans sujet de
venir ici, il y a là-dessous un mystère que je veux éclaircir. Parlez, je
vous l'ordonne; ne me caclicz rieii. .Madame, lui répondit-il en la iiayant
d'une aiilre défaite, puisque vous sonliailez de savoir les elioses, je vous
dirai qu'il lui est souvent arrivé, après nos conceris, de trouver clicz lui
la table desservie ; il n'ose plus s'exposer à se coiiclier sans souper, (.'om-
inent, sans sou|ier! s'écria-t-elle avec cliairrin ; que ne m'avez-vons dit
cela plus lot? Se couclier sans souper! ali ! le pauvre enfant ! Allez lev.iir
tout à rlieure, et qu'il revienne dés ce soir; il ne s'en retournera plus
sans manger; il y aura toujours un plat pour lui.
(Ju'cntends-je ! lui dit l'écuver en feignant d'clrc surpris de ce discours ;
quel changemenl, ô ricl ! Esi-ce
vous, madame, qui me tenez ce
langage? Et depuis quand èies-
vous si |iiioyable et si sensible?
I)e|)nis , répondil-elle brusque-
ment, depuis que vous demeu-
rez dans cette maison, ou pliilùl
depuis que vous avez comlaiiiné
mes manières dédaigneuses, et
que vous viius êtes efforce d'a-
doucir la rudesse de mes mccurs.
Mais, liélasl ajoula-t-elle en s'at-
lendrissant, j ai passé de l'une à
l'autre exlrémilé : d'alliérc ot
d'insensible que j'étais, je suis
devenue trop douce el trop ten-
dre : j'aime voire jeune ami Die-
go, .sans que jr puisse m'en dé-
fendre: et son absence, bien loin
d'affaiblir mon amour, .semble
lui donner de nouvelles forces.
Esl-il possible, reprit le vieillard,
qu'un jeune liomme qui n'est ni
beau ni bien fait, soit rolijel dune
passion si forte? Je vous pardon-
nerais vos sentimenls, s'ils vous
avaient élé inspirés par quelque
cavalier d'un nièrile brillant...
Ab 1 Marcos, iuterrompil Merge-
line, je ne ressemble donc point
aux «lutre.s iiersonnes de mon
sc.xe; ou bien, malgré voire lon-
gue expérience, vous ne les con-
naissez guère, si vous croyez que
le mérite les détermine à faire un
clioix. Si j'en juge par moi-mc-
nie, elles s'engagent .sans didibé-
ralioii. L'amour est un dérègle-
ment dcspiit qui nous entraîne
vers un objel, el nous y attache
malgré nous : c'esl une maladie
qui nous vient comme la rage aux
animaux. Cessez donc de me re-
présenlcrquc lliégo n'est pas di-
gne de ma tendresse; il suffit
que je l'aime, pour Irouveren lui
mille bi-Ibs (|iialités ipii ne frap-
jeiit point votre vue, el qu'il ne
jiosséde pcut-élre pas. Vous avez
beau me dire ipie ses traits el sa
taille ne mérilent pas la moindre allcul
plus beau que le join-. De plus, il a dai
loiiclie. el il joue, re mcsenibb', de la guitare avec une grâce toute parti-
culière. Mais, nwidamo, répliqua .Marcos, songez-vous .i ce qu'est Diego?
La bassesse de sa tondilioii... Je ne suis gnèie plus que lui, inh ironipit-
ellc encore, et <|uaud même je serais une femme de i|iKilité, je ne pren-
di;iis p.is garde. ;i cida.
Le résultat de cet eiiiiclien fut que 1 écuyer, jugeant i|u"il ne gagnerait
rii'ii alors sur l'i'spril de sa maiiressc, cessa de comballie son entêtement,
coiimie un admit pibilc cède :\ la Icinpètc qui l'écaile du port où il s'est
proposé d'al!er. Il lit plus ; pour sal^fiire la palioi , il viul me cber-
chi'i-, me prit à pari, el après m'avoir i onli'' cr cpii s'élail pa-si' enire elle
et lui : Vous voyez, Diego, me dit- il. que nmis ne s.iuriiuis nous dispen-
.M'r de i-onlmncr MOi concerts;! la porte de MeiL;idiiie. Il faul ab^oluiiieiil,
mon aiii', ipie eiMte dame vous revoie, niilieiueiil elle poiirrail faire quel,
que folie qui nuirait plusque toute autre cbuse à sa réputali(ni, Je ne Ils
Le apii.iinn niibiidi).
11, il me parait fait à ravir, et
la voix une douceur iiui me
point le cruel ; je répondis ;i Marcos que je me rendrais chez lui sur la
lin du jour avec ma guitare; qu'il pouvait aller porter celte agréable nou-
velle à sa maîtresse. Il n'y manqua pas; et ce fut pour cette amante pas-
sionnée un grand sujet de ravissement d'apprendre qu'elle aurait ce soir-
là le plaisir (le me voir elde m'entendre.
Peu s'en fallut pourtant qu'un incident assez dé.sagrcalde ne la frustrât
de celte espérance. Je ne pus .sortir de chez mon maître avant la luiit, qui,
pour mes péchés, se Iroiiva Irés-obscure. Je marchais à làtonsdans la rue,
et j'avais fait |:eut-ètre la moitié de mou du min, lorsque d'une fenêtre
on me coiffa dune cassnietle qui ne chaloiiillail point l'odorat. Je puis
ilire nn'Miie ipie je n'en jierdis lien, tant je fus bien ajusté! Dans celle
situation, je ne savais à quoi me résoudre ; de retiuiruersur mes pas, quelle
scène pour mes camarades! c'était me livrer .i toutes les mauvaises plai-
santeries du monde ; d'aller aussi chez Mergeliue dans le bel élat ou j'é-
tais, cela me faisait de la peiiip. Je pris pourlai;t le parti de gagner la
maison du médecin. Je rencontrai à la poile le vieil écuyer, qui m'allen-
dail. Il me dit que le docteur Oloroso venail de se concher, el que nous
pouvions librement nous divcriir. Je répondis qu'il fall.iil auparavant
nettoyer mes habits ; eu même temiis je lui contai ma disgrâce. Il y |)arul
sensible, el me lit entrer dans une
salle on était sa maîtresse. D'a-
bord que cette dame sut mon
aventure, et me vit tel que j'é-
tais, elle me plaignit autant (|ue
si les plus grands malheurs me
fussent arrivés; |iuis , apostro-
)diant la personne qui m'availac-
couiiiiodé de celle manière, elle
lui donna mille malédictions. Eli!
luailame, lui dil Marcos. modérez
vos transports ; considérez que
cet événement esl un pur elfel
du hasard ; il n'en faut point
avoir un ressentiment si vif.
Pourquoi, s'écria-l-elle avec em-
]iorlemcnl, pourquoi ne voulez-
vous pas que je ressente vivement
roffensc i|u'ou a faite à ce petit
agneau, à cette colombe sans Gel,
ipii ne se plaint pas seulement de
l'oiilrage qu'il a reçu? Ah! que
ne suis-je homme en ce moment
pour le venger !
Elle dit une inlinité d'autres
choses encore qui marquaient
bien l'excès de son amour, qu'elle
ne fil pas moins éclater par ses
actions; car, tandis (pic Marcos
s'ociiipail à m'essuyer avec une
serviette , elle courut dans sa
chambre, et en apporta une boile
remplie de toutes sortes de par-
fums El!c bn'ila des drogues odo-
riférantes, el en parfuma mes ha-
bits; après quoi elle répandit
(li'ssiis des essences abondam-
menl. La fiiinigalion et l'asper-
sion linie, celle charilalile femme
alla chercher elle-même, dans la
cuisine, du pain, du viu, et quel-
ques morceaux de mouton rôti,
qu'elle avait misa pari poiirmui.
Elle m'obligea de manger; et
pie. la lit plaisir à me servir, tan-
lot elle me coupait ma viande, et
tantôt elle me versait à boire, mal-
gré tout ce cpie nous pouvions
hiiie, Marcos et moi, pour l'en
empêcher. (Jiiand j'eus soupe,
messieurs de la symphonie se préparéieiit à bien accorder leurs voix
avec leur gnilare. Nous fîmes nu concert qui charma Mergelinc. Il est
vrai que nous affcclions de chanter des airs dont les pandes llattaientson
amour; el il fini remarquer qu'en cbantanl je la regardais quelquefois
du coin de l'œil, d'une manière qui niellait le feu aux étoupes; car le
jeu eomniençiit à nie jdaire. Le coiicerl, (luoiqu'il durai depuis long-
temps, ne m'ennuyait point. Pour la dame, à (lui les heures parais-
saient des momciils, elle aurait volontiers passé la nuit à nous enten-
dre, si le vieil écuyer, à (iiii les iiiouienls paraissaient des heures, ne l'eut
fail souvenir qu'il êlail iii'j.i lard. Elle lui ibiuna bien dix fois la peine
de rrqiéler eeli. .M lis idie avait affaire à nu liimime infatigable là-
dessus ; il ne la laissa point en repos que je no fusse .orli. Comme il était
sage el pnideiil, et ipi'il voyait sa mailresse aliandonnée à nue folle pas-
siioi, il iiaignil i|U il ne nous arrivât quelque traverse. Sa crainte fut
bientôt jiistiliêe : le médeciii, soil ipi'il se dcuilàl de ipndque intrigue se-
crète, soil que le démon de la jalousie, i|iii l'avait respiclé jusqu'alors,
GIL BLAS.
25
voiiUU l'ngiter, s'avisa de blâmer nos concerts. Il fil plus ; il les défemlit
en niaiire; et, sans dire les raisons qu'il avait d'en user de cotli' sorti', il
déchira qu'il ne souffrirait pas davantage qu'on reçût chez lui des étran-
gers.
Marcos me signifia cette déclaration, qui me regardait particulièrement,
et dont je fus trés-mortiûé J'avais conçu des espérances que j'é aisf.iclié
de perdre. Néanmoins, pour ra|)porter iisclipsos en fidèle historien, je
vous avouerai que je pris mon mal en patience. Il n'en fut pas de même
de Merj.eline : .ses sentiments en devinrent plus vifs. .Mon cher .Marcos,
dit-elle à sou ccuyer, c'est de vous seul que j'attends du secours. Faitis en
sorte, je vous prie, que je puisse voir secrètement Diego. (Jue me deman-
dez vous ? répondit le vieillard avec colère. Je n'ai eu que trop de com-
plai.sance pour vous. Je ne prétends point, pour satisfaire votre .irdeur
insensée, contrihuer ,i dés-
honorer mon maître, à vous
perdre de réputation, et à
me couvrir û'inl'amie, moi
qui ai toujours jiassé pour
un domestique d'une con-
duite irrcpnichahle. J'aime
mieux sortir de vi.tie mai-
.son, que d'y .•servir d'une
manière si honteuse. Ah !
Marcos. interrompitla dame
tout effrayée de ces derniè-
res paroles, vous me |iercez
le cœur quand vous me par-
lez de vous retirer. Cruel,
vous songez à m'a liandonner
après m'avoir réduite dans
l'état où je suis"? Rendez-moi
donc aiqiaravant mon or-
gueil et ci't esprit sauvage
que vous m'avez ôié. Que
n'ai-jc encore ces heureux
défauts ! je semis aujour-
d'hui tranquille ; au lieu que
vos remontrances indisirè-
Ics m'ont ravi le repos dont
je jouissais. Vous avez cor-
rompu mes uKCiirs en vou-
lant les corriger Mais,
poursuivit-elle en pleurant,
que disje , malheureuse?
pourquoi vous faire d'injus-
tes reproches? >'on, mon
|)ère, vous n'êtes point l'au-
teur de mon infortune ; c'est
mon mauvais sort qui me
préparait tant d'ennui. Ne
prenez point garde, je vous
en conjure, aux disfoiirs
extravagants qui m'échap-
pent. Ilèlas ! ma passion me
trouille l'esprit : ayez pitié
de ma faihiesse; vous êtes
toute ma consnlation ; et si
ma vie vous est chère, ne me
refusez point votre assis-
tance.
A ces mots ses pleurs re- ^.^ ii^.,
'doublèrent, de sorte qu'elle
ne put continuer. Elle
tira son mouchoir; et, s'en couvrant le visage, elle se laissa tomber
sur une chaise, cnimie une personne qui succombe à son afiliclion. Le
vieux Marcos, qui était pcutélrc la meilleure p.'itc d'éiuyer qu'on vit
jamais, ne rér sla point à un spectacle si touchant ; il en fut vivcinint pé-
nétré ; il conlondit même ses larmes avec celles de sa maîtresse, et lui dit
d'un air attendri : Ah I madame, que vous êtes séduisante ! J>' ne puis tenir
contre votre douleur; elle vient de vaincre ma vertu. Je vous |)romcts
mon secours. Je ne m'étonne plus si l'amour a la force de vous faire
oublier votre devoir, puisque la compassion seule est capabh' de m'érarter
du mien. Ainsi donc l'écnver, malgré .sa conduite irréprochable, sr di'vniia
fort obligeamment à la ria'ssion de Mergeline. Il vint un malin m'inslniire
de tout cela ; et il me dit, en me ipiiltant, qu'il concertait déjà d:ins son
esprit ce qu'il avait à faire pour me procurer une secrète entrevue avec
la dame. Il ranima parla mon espérance; maisj'appris, deu.x heures après,
une trés-maivai.se nouvelle. Un garçon apothicaire du quartier, uni- de nos
pratiques, entra pour se faire faire l'a barbe. Tandis que je me disposais à
le raser, il me dit : Seigneur Diego, comment gouvernez-vous le vieil
écuycr Marcos de Obregon, voire ami ? Siivez-vous uu'il va sortir de chez
le docteur Oloroso"? Je répondis que non. C'est une clio.se certaine, reprit-
il : on doit aujourd'hui lui donner .son congé. Son maître et le mien
viennent devant moi, tout à l'heure, de sentreleiiir .i ce sujet ; et voici,
poursuivit-il, quelle a été leur conversation. Seigneur Apuulidor, a dit
le médecin, j'ai une prière à vous faire. Je ne suis pas content d'un vieil
écuyer que j'ai dans ma maison, et je voudrais bien mettre ma femme sous
la conduite d'une diiégne fidèle, sévère et vigilante. Je vous entends, a
interrompu mon maître. Vous auriez besoin de la dame Melancia, qui a
servi de gouvernante à mon épouse, et qui, depuis six semaines que je suis
veuf, demeure encore chez moi. Ijimiqu'clb' me soit utile dans mon mé-
nage, je vous la cède, à cause de rinlérèl |iarlicnlier que je prends à votre
honneur. Vous pourrez vous reposer sur tUc delà sûreté de votre front :
c'est la perle des duègnes, un vrai dragon pour garder la pudicité duse.xc.
Pendant douze années enlièies qu'elle a été auprès de ma femme, qui,
comme vous savez, avait de la jeunesse et de la beauté, je n'ai pas vu
l'ombre d'un galant dans ma maison. Oh ! vive Dieu ! il ne fallait pas s'y
jouer. Je vous dirai même que la défunte, dans les commencements, avait
une grande propension à la
coquetterie ; mais la dame
Melancia la refroidit bientôt,
et lui inspira du goût pour
la vertu. Enfin, c'est un tré-
sor que cette gouvernante,
et vous me reinercierez plus
d'une fois de vous avoir fait
ce présent. Là-dessus , le
docteur a témoigné (|ue ce
discours lui donnait bien de
la joie ; et ils sont convenus,
le seigneur .Vpnntador et
lui, que la duègne irait, dès
ce jour, remplir la place du
vieil écuyer.
Cette nouvelle , que je
crus véritable, et qui l'était
en effet, tmiibla les idées de
plaisir dont je recommenç.ais
à me repaître ; et Marcos,
l'aiirès-dîner, acheva de les
confondre, en me confir-
mant le rapport du garçon
apothicaire. Mon cher Die-
go, me dit le bon écuyer,
je suis ravi que le docteur
Oloroso m'ait chassé de su
maison ; il m'épargne par
là bien des peines. Outre
(pie je me voyais à regret
chargé d'un vilain emploi,
il m'aurait fallu imaginer
des ruses et des détours
pour vous faire parler en
secret à Mergeline. (Jucl em-
barras 1 Grâces au ciel, je
suis délivré de ces soins fâ-
cheux et du danger qui les
accompagnait. De votre côté,
mon fils, vous devez vous
consoler de la perte de quel-
ques doux moments , qui
auraient pu être suivis de
mille chagrins. Je goûtai la
morale de Marcos, parce
que je n'espérais plus rien,
et je quittai la partie. Je
'"''""■ n'étais pas, je l'avoue, de
ces amauts opiniâtres qui se
roidisscnt contre les obstacles ; mais quand je l'aurais été, la dame Me-
lancia m'eut fait làiber prise. Le caraitèrc qu'on donnait à cette duègne
me jiaraissait cap.ihle de désespérer tous les galants. Cependant, avec
quelques couleurs qu'on me l'eût peinte, je ne Ini.ssai pas, deux ou trois
jours après, d'apprenlie que la fi'inme du médecin avait endormi cet
argus, ou coridiiipii sa lidélité. Comme je sortais pour aller raser un
de nos voisins, nue bonne vieille m'arrêta dans la rue, et me demanda
si je ni'api elais Diego de la Fiienle. Je répondis ([ue oui. Cela étant, re-
prit-elle, c'est à voiis que j'ai affaire. Trouvez-vous cette nuit à la |iorte
de doua .Vergcliiia. cl quand vous y serez, faites-le connaître par quel-
que signal, ei l'on vous iniroduira dans la maison. Lh bien, lui di.s-je, il
faut convenir du signe que je donnerai : je sais contrefaire le chat à
ravir; je miaulerai a diverses reprises. C'est assez, répli'iua la messagère
de galanterie: je vais |iorler votre réponse. Votre servante, seigneur
Diego : que le ciel vous conserve ! Ah ! que vous êtes gentil ! Par sainte
Agnès, je voudrais n'avoir (|ue nuinze ans, je ne vous chereliernis pas
pour les autres 1 A ces paroles, l'oincieuse vieille s'éloigna de moi.
Vous vous imaginez bien que ce message m'a-ita furiiusement : adieu
la morale de Marcos! J atleiidis la nnil'avec iiiiimlii me ; et, quand je
jugeai que le docli iir Oloroso reposait, je nie rendis à sa porte. Là je
iné mis à faire des iiiianlenunls qu'on devait entendre de loin, et (jui
sans doute faisaient honneur au maître (|ui m'avait enseigné un si
11
2G
GIL BLAS.
liel art. Un moment après , Merireline vint el'.e-mcme ouvrir douce-
mont la porte, et la referma dés que je fus dans la maison. Nous tça-
1,'nàmes l,i salle où noire dernier concert avait clé fait, et (pi'une pilile
iampe qui brûlait dans la cheminée éclairait faililemenl. Nous nous as-
sîmes à côté l'un de l'autre pour nous entreîenir, tous deux fort émus,
avec celte différence que le plaisir seul causait loule son émotion , et
qu'il entrait un peu de frayeur dans la mienne. Ma dame m'assurait
vainement oue nous n'avions" rien à craindre de la pari de son mari; je
sentais un trisson qui troublait ma joie. Madame, lui dis-je, comuient
aveï-vous pu tromper la vigilance de votre gouvernante? .^prés ce que
j'ai ouï dire de la dame Mel.incia, je ne croyais pas (|u'il Cùt possible de
trouver les moyens de me donner de vos nouvelles, encore moins de me
voir en particulier. Doua Mergelina sourit à ce discoins, et me répon-
dit : Vous ces<ereï d'être surpris de la secréle entrevue que nous avons
cette nuit ensemble, lorsque je vous aurai conté ce'qui s'cstpassé entre ma
duéjne et moi. Lorsqii'elleenlra dans cette maison, mon mari liii litmille
caresses, et me dit : Mergeline, je vous abamlonne à la conduite do celte
; discrète dame, fjui est un précis de toutes les vertus: c'est un miroir
! que vous aurez incessamment sous les yeux pour vous forjner à la sa-
I gesse. Celte admirable personne a gouverné pendant douze années la
i femme d'un apothicaire de mes amis; mais gouverné... comme on ne
A gouverne point : elle en a fait une espèce de sainte.
/ Cet éloge, que la raine sévère do la dame Melancia ne démentait point,
me coûta bien des pleurs et me mit au désespoir. Je me représentai les
leçons (iii'll me faudrait écouter depuis le matin jusqu'au soii-, et les ré-
primandes que j'aurais à essuyer tous les jours. Enfin, je m'attendais à
devenir la femme du monde la jilus malheureuse. Ne méuagi'ant rien
dans ime si cruelle attente, je dis d un air brusque à la duégiie, d'abord
i|ue je me vis seule avec elle : Vous vous préparez sans doute à me bien
faire souffrir; mais je ne suis pas fort patiente, je vous en avertis. Je vous
donnerai île mon côté toutes les raortilicalioiis possibles. Je vous déclare
que j'ai dans le cœur une passion cpie vos remoiilrajices n'en arracheront
pas. Vous pouvez ))reuilre vos mesures là-dessus, liedoublez vus soins
vigilants, je v& s avoue que je n'épargnerai rien pnin- les tromper. A ces
mots la duègne n'ufrognée (je crus qu'elle m'allail bien h.iranguer pour
son coup d'essai) se dérida le front, et me dit d'un air riant : Vous êtes
d'une humeur qui me charme, et voire franchise excite la mienne : je
vois que nous sommes faites l'une pour l'autre. Ah ! belle Mergeline, que
vous me connaissez mal, si vous jugez de moi p«r le bien que' le docteur
votre époux vous en a dit, ou sur ma vue rébarbative 1 Je ne suis rien
moins qu'une ennemie des |)laisirs, et je ne me rends ministre de la ja-
lousie des maris (|ue pour servir les jolies femmes. Il y a longtemps que
je possèile le grand art de me masquer, et je puis dire que je suis dou-
lilement heureuse, puis(|ue je jouis tout ensemble de la commodité du
vice et de la réputation que donne la vertu, lîiitre nous, le momie n'est
guère vertueux cpie de cette façoii. Il en coûte trop pour acquérirde fond
des V;!rtus : on se contente aujourd'hui d'en «voir le» apparences.
Laissez-moi vous conduire, poursuivit la gouvernante : nous allons
liien en faire accroire au vieux docteur Oioro'so. 11 aura, par ma foi, le
même destin que le seigneur .Vpuntador : le front d Un médecin ne nie
|iarait pas plus respectable que celui d'un apnlliicairc. Le pauvre Apuii-
lador ! que nous lui avons joué de tours, sa femme et moi I que cette
dame était aimable ! le bon petit naturel ! le ciel lui fasse paix ! Je vous
réponds qu'elle a_ bien passé sa jeunesse : elle a eu je ne sais combien
d'amants que j'ai introduits dans sa maison sans que son mari s'en soit
jamais aperçu, liegardez-moi donc, madame, d'un œil plus favorable, et
soyez perr.uadée, ipielque talent qu'eût le vi,eil écuyer qui vous servait,
que vous ne perdrez rren au change : je vous serai peut-être encore plus
Utile que lui.
Je vous laisse il penser, Diego, continua Mergeline, si je .sus bon gré à
la duègne de se découvrir à moi si franchement : je la croyais d'une
vertu aiislère. Voilà comme on juge mal des femmes! Elle me gagna
d'abord par ce caractère de sincérité ; je l'embrassai avec un transport
de joie qui lui marqua d'avance que j'étais i harmée de l'avoir jiour gou-
vernante. Je lui fis ensuite une conlidence entière de mes si iitiments, et
je la priai de meniénagerau plus tôt un entretien secret avec vous. Elle
n'y a pas manqué : dès ce matin elle a mis en campagne celle vieille ipii
vous a parlé, et qui est une intrigante qu'elle a souvent employée pour
la femme de l'apothicaire. Mais ce qu'il y a de plus pliisant dans celle
aventure, ajoula-telle en riani, c'est que '.Melancia, sur le rapport que je
lui al fait de riiahitude cpie mon époux a de passer la nuit forl iranquil-
Icment, s'est couchée auprès de lui et tient ma place en ce moment, '('aiit
pis, madame, dis-jc alors à Mergeline ; ji; n'ap|ilaudis jioinl à l'invenlioii.
Votre mari peut fort bien se réveiller et s'apercevoir de la su|iercherie.
Il ne s'en apercevra |ioint, reprit-elle avec précipilation : soyez sur rela
sans in(|iiiélude, Cl qu'une Vaine crainte n'empoisonne nas le jdaisir que
vous devez avoir avec une jeune dame qui vous veut du bien.
La femme du vieux docteur, remarquant que ce discours ne m'empê-
chait pas de craindre, n'oublia rien de toiil ce qu'elle crut capable de me
rassurer ; elle s'y ju-it de tant de façons, ipi'elle en vint à boni. Je ne
pensai plus qu'à profiter do l'occasion; mais dans le temps que le dieu
(lupidon, suivi des Ilis et des Jeux, se disposait à faire mon bonheur,
nous cnlendimcs frapper rudement à la porte de la rue. Aussiiùl l'Amour
et sa suite s'envolèrent, ainsi (jue des oiseaux timides qu'un grand in-uil
effarouche loul à coup. Morgehnc me caciia promptcmcnl soiis une table
' qui était dans la salle ; elle souffla la lampe ; et. comme elle en était cou-
venue avec sa gouvernante, en cas que ce contre-temps arrivât, elle se
rendit à la porte de la chambre où reposait son mari. Ciqiendanlon con-
tinuait de fr;ip|ier ,i grands coups redoublés, qui faisaient retentir loule
la maison. Le médecin se réveille en sursaut et appelle Melancia. La
duègne s'élance hors du lit, bien que le docteur, qui la prenait pour sa
femme, lui criât de ne point se lever: elle joignit sa maiircsse, qui, la
senlant à ses cotes, appelle aussi Melancia, cl lui dit d'aller voir qui frappe
à la porto. Madame, lui répond la goiivernanle, me voici, recouchez-
v(nis, s'il vous plaîl ; je vais savoir ce que c'est Pendant ce temps-là,
Mergi'line s'étanl déshabillée, se mit au lit auprès du docteur, qui n'eut
pas le moindre soupçon qu'on le trompai. Il est vrai que celte scène
venait d'être jouée dans l'obscurité par deux actrices, dont l'une éliil
incomnarnble, et l'aulrc avait beaucoup de disposition à le devenir.
La (luègne. couverte d'une robe de chambre, parut bientôt après, te-
nant un ilambeau à la main. Seigneur docteur, dit-elle à son maître, pre-
nez la peine de vous lever. Le libraire Fernnndez de Buendia, notre
voisin, est tombé en apoplexie : on vous demande de sa part; courez à
sou secours. Le médecin s'habilla le plus tôt qu'il lui fut |)ossible, etsorlil.
Sa femme, en robe de chambre, vint avec la duègne dans la salle où
j'étais. Elles me retirèrent de dessous la table [dus mort (|ue vif. Vous
n'avez rien à craindre, Diego, me dit Mergeline; remettez-vous! Eu
même temps elle m'apprit en deux mots conniieiit les choses s'étaient
passées. Elle voulut ensuite renouer avec moi l'entretien qui avait été in-
terrompu ; mais la gouvernante s'y opposa. Madame, lui dit-elle, votre
époux trouvera peut-être le libraire mort, et reviendra sur ses pas. D'ail-
leurs, ajouta -t-elle en me voyant transi de peur, que feriez-vons de ce
pauvre garçon-là? il n'est pas en étal do soulenir la conversation. Il
vaut mieux le renvoyer, et remettre la jiartie à di'uiain. Doua Mergelina
n'y consentit qu'à regret, tant elle aimait le présent; ci je crois qu'elle
fut bien mortiliée de n'avoir pu faire prendre à son docteur le nouveau
bonnet qu'elle lui destinait.
l'our moi, moins aflligé d'avoir manqué les plus précieuses faveurs
de l'amour, que bien aise d'être hors de |iéril , je retournai chez
mon mailrc, où je passai le reste de la iniil à faire des réilexions sur mou
aventure. Je doutai ipielqiie temps si j'irais au rendez vous la nuit sui-
vanti!. Je n'avais pas meilleure opinion de celte seconde équipée que de
l'antre; mais le diable, qui nous obsède toujours, ou |ilulôt non-; pos-
sède dans de pareilles eonjechires, me nqirésenla que je serais un grand
sot d'en demeurer en si beau chemin. Il oifril même à mon esiuilMer-
gelinc avec de nouveaux chaimes, et releva le prix des plaisirs qui m'at-
icndaient. Je résolus de poursuivre ma pointe, et, me promenant bien
d avoir plus de fermeté, je me rendis le lendemain, dans celle belle dis-
position, à la porte du docleiir, entre onze heures et minuit. Le ciel
était Irès-obscur; je n'y voyais pas briller une étoile. Je miaulai deux ou
[rois fois pour avertir que j'étais dans la rue; et comme personne ne
venait m'oiivrir, je ne me contentai jias de recommencer, je me mis à
contrefaire tous les différents cris de chat qu'un berger d'Ôlmédo m'a-
vait appris; et je m'en acquittai si bien, qu'un voisin qui rentrait chez
lui, me prenant pour un de ces animaux dont j'imilais les miaulements,
ramassa un caillou (lui se trouva sous .ses pieds, et me le jeta de toute
sa force, en disant : Maudit soit le matou ! Je reçus le coiqi à la télé, et
j'en fus si éloiinli dans le moment, que je pensai loinber à la renverse.
Je sentis que j'étais bien blessé. Il ne m'en fillut pas davantage pour me
dégoûter ae la galanterie; cl, perdant mon amour avec mon sang, je
regagnai noire maison, où je réveillai et lis lever tout le monde. iMon
màilre visita et pansa ma blessure, qu'il jugea dangereuse. Elle n'eut pas
pourtant de mauvaises suites, et il n'y paraissait plus trois semaines
a|u'és. Pendant tout ce tein|is-là, je n'entendis point parler de Mergeline.
Il est à croire (|ue la dame Melancia, pour la dètaelier de moi, lui lil faire
quelque bonne connaissance, i^lais c'est i!e quoi je ne inendiarrassais
guère, puisipieje sortis de Madrid pour continuer mon tour d'Espagne,"
d'abord que je me vis parfaitement guéri.
CHAPITRE VIII.
De la rriirnnlrc (|iii' (lit Itl.is ol ^iii ni
ciiMiii'S ili' iHiiii ilJiis une loilUlUli'
ilUiinon In'PiiI d'iin iKimme qui Irompaii doi
ei de l'cnU'clien qu'iU irui eut avec lui.
Le seigneur Diego de la Fuente me raconta d'autres aventures encore
(lui lui étaient arrivées depuis; mais elles me semblent si peu dignes
(l'êlre rapportées, que je les passerai sous silence. Je fus pourtant (diligé
d'en entendre le récit, qui ne laissa pas d'être fort long ; il nous mena
jiiS(|u'à Ponte de lliiero. iN'ous nous arrêlâines dans ce bourg le reste de
la journée. Nous finies faire dans l'iiijlellerie une soupe aux choux, et
niellie à la broche un lièvre, (|iie nous eûmes grand soin de vérilier.
Nous [loiir-uivinies noire chemin dés la pointe du jour snivnnl, après
avoir rempli notre outre d'un vin assez bon, cl notre sac de quelques
morceaux de pain, avec la moitié du lièvre qui nous restait de notre
souper.
Lorsipic nous eûmes l'ait environ deux lieues, nous nous sentimcs do
GIL BLAS.
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lapiiiilil; el, comme nous aperçûmes à deux eents pas du grand chemin
|)lusieui's (jrands arbres qui foininieut dans la campagne un omltragc
trés-agréaiile, nous allâmes l'aire halle eu cet endroit. INous y rencontrâ-
mes un liomnie de vingt-sept à vingt-huit ans, i|ni trempait des croules
de pain dans une fontaine. 11 avait aupréj de lui inie grande rapière éten-
due sur l'herbe, avec un havre-sac dont il sélait déchargé les épaules.
11 nous parut mal vêtu, mais bien fait el de bonne mine. Nous rnbordA-
mes civilement, il nous salua de même. Ensuite il nous présenta de ses
croûtes, et nous demanda d'un air riant si nous voulions être de la par-
lie. Nous lui ré|iondinies qu'oui, pourvu qu'il trouvât bon que, pour
rendre le repas plus solide, nous joignissions notre déjeuner au sien. Il
y eonseniit fort volontiers, et nous exhibâmes aussitôt nos denrées; ce
qui ne déjdut point à l'inconnu. Comment dnuc, messieurs, s'écria-t-il
tout transporté de joie, voilà bien des munitions! Vous êtes, à ce que je
vois, des gens de prévoyance. Je ne voyage pas avec tant de précaution,
moi ; je donne beaucoup au hasard. (Je| cndani, malgré l'état où vous
me trouvez, je puis dire, sans vanité, que je fais quelquefois une Dgure
assez brillante. Savez-vous bien qu'on me traite ordinairement de prince,
elque j ai des gardes à ma suite? Je vous entends, dit Diego; vous vou-
lez nous faire comprendre par là que vous cics comédien. Vous l'avez
devine, répondit l'autre ; je fais la comédie depuis quinze années pour le
moins. Je n'étais encore qu'un enfant que je jouais dej.i de petits r.'des.
Franchement, répliqua le barbier eu branlant la tète, j'ai de la peine à
vous croire. Je connais les comédiens ; ces messieurs-là ne font pas,
comme vous, des voyages à pied, ni des repas de saint Antoine; je doute
même que vous mouchiez les chandelles. Vous pouvez, repartit riiislrion,
penser de moi tout ce qu'il vous plaira; mais je ne laisse pas de jouer les
premiers rôles : je faisles amoureux. Cela étant, dit mon camarade, je
vous en félicite, et je suis ravi que le seigneur Gil Blas et moi nous ayons
l'Iiouiienr de déjeuner avec un personnage d'une si grande imporlance.
Nous commençâmes alors à ronger nos grignons et les restes précieux
du lièvre, en donnant à l'outre de si rudes accolades, que nous l'eûmes
bientôt vidée. Nous étions si occu|iés tous trois de ce ((ue nous faisions,
que nous ne parlâmes presque jioint pendant ce temps-là; mais après
avoir mangé, nous rcprimts ainsi la conversation : Je suis sur|jris, dit le
barbier an comé.lien, que vous paraissiez si mal dans vos affaires, l'our
un héros de théâtre , vous aviz l'air bien indigent ! Pardonnez si je vous
dis si librcnienl ma [lensée. Si librement ! s'écria l'acteur; ah ! vraiment,
vous ne connaissez guère Mi'lchior Zapata. Grâces à Dieu, je n'ai point un
esprit à contreqioil. Vous me faites plaisir de me parler avec tant de
franchise, car j'aime à dire aussi tout cf que j'ai sur le cœur. J'avoue
de bonne foi que je ne suis pas riche. Tenez, poursuivit-il en nous fai-
sant remarquer que son pourpoint était doublé d'affiohes de comédie,
voilà l'étoffe ordinaire ((ni me sert de doublure; et si vous êtes curieux
de voir ma garde robe, je vais satisfaire voire cui'iosilé. En même temps
il lira de son havre-sac un habit cou veit de vieux passements d'argent faux,
nue mauvaise capeline avec quelques vieilles plumer, des bas de soie tout
|ileius de trous, et des souliers de maroquin rouge fort usés. Vous voyez,
nous dit-il ensuite, que je suis passablement gueux. Cela m'étonne, ré-
pliqua Diego : vous n'avez donc ni femme ni iille! J'ai une femme belle
et jeune, repartit Zapata, et je n'en suis pas plus avancé. Admirez la fa-
talité de mon étoile! J'épouse une aimalde actrice, dans l'espérance
qu'elle ne me laissera pas mourir de faim, et, pnur inou malheur, elle a
une sagesse incorruplibie. Qui diable n'y aurait pas été Ironqié comme
moi? Il faut que, parmi les couiédienues de campagne, il s'en trouve une
vertneu.se, el (|u'cllc me tombe entre les mains. C'est assurément jouer
de malheur, dit le barbier. Aussi que ne preniez vous une actrice de la
grande troupe de .Madrid? vous auriez été sur de votre fai!. J'en de-
meure d'accord, reprit l'histrion ; mais, malpesle, il n'est pas |)ermis à
nn petit comédien de campagne d'élever sa pensée j_usqu'à ces fameuses
In'roîncs. C'est tout ce que pourrait faire un acteur même de la troupe
du prince; encore y en a t-il qui sont obligés de se pourvoir en ville.
Ileurcuseinent pour eux la ville est bonne, el l'on y rencontre souvent
des sujets qui valent bien des princesses de coulisses.
Eh ! n'avtz-vous jamais songé, lui dit mon compagnon, n vous intro-
duire dans celle troupe'.' E<lil besoin d'un mérite inliui pour y entier?
lion ! répondit Melchior, vous mo [uez-vonsavec votre merilc inliui? Il y
a vingl acteurs. Demandez de leurs nouvelles au public, vous en enten-
drez parler dans de jolis termes. Il y en a plus île la moitié qui mérile-
raicnl de porter encore le havre sac. Malgié tout cela néanmoins, il n'est
pas aisé d'èlre reçu parmi eux. Il faut des espèces nu de puissanis amis
pour suppléer à la nn'diocrité du talent. Je dois le savoir, puisipic je
viens de débuter à .Madrid, où j'ai été hué el sifllé cnmmc tous les dia-
bles, quoicpic je dusse être fort applaudi ; car j'ai crié, j'ai pris des tous
cxlravaganls. cl suis sorli cent fois de la nature; de plus, j'ai mis, en
décl.iiinnl, le poing sous le menton de ma princesse; en un mol, j'ai
joué dans le goût des grands acteurs de ci! pays-là ; el ceiiendant le même
public qui trouve en "eux ces manières fini agréables n a pu les souffrir
en moi. Voyez ce que c'est que la |)révenlion I Ainsi donc, ne poinanl
plaire par mou jeu, et n'ayant pas de quoi me faire recevoir, on dépit de
ceux (|iii m'ont sifllé, je m'en reloiirne à Zaïnora. J'y vais rejoindre ma
femme et mes camarades, qui n'y font pas Irop bien leurs affiiics. Piiis-
s'ons nous n'être pas obliges d'y quêter, pour nous lui'llrc en é al de
llou^ rendre dans une aiilre ville, comme cela iiniis c<t arrivé plus
d une fois !
A ces mots, le prince dramatique se leva, reprit son havre-sac et son
épée, el nous dit d'un air grave en nous quit;ant :
Adieu, messieurs,
Puissent les dieux sur vous épuiser leurs faveurs!
Et vous, lui répondit Diego du même ton, puissirz-vous retrouver à Za-
ïnora votre femme cliangée et bien établie ! Dés que le seigneur Zapata
nous eut tourné les talons, il se mil à gesticuler et à déclamer en mar-
chant. Aussitôt le barbier el moi nous rommençAines à le sifller, pour
lui rappeler son début. Nos sifdements frappèrent ses oreilles ; il crut
entendre encore les sifilets de Madrid. Il regarde derrière lui ; et, voyant
que nous prenions plaisir & nous égayer à ses dépens, loin de s'offenser
déco trait bouffon, il entra de bonne grâce dans la plaisanterie, et conti-
nua son chemin en fiisant de grands éclats de rire. De notre côté, nous
nous en donnâmes tout le soûl, après quoi nous regagnâmes le grand
chemin el ]ioursuiviines notre route.
CIIAPITIIE IX.
Dans quel élat Diego rcliouva sa familli', cl ajuis quelles ri'jouissancet Gil Blas et lui
80 SriKIICMC'lll.
Nons allâmes, ce jour-là, coucher entre Moyados et Valpuesta, dans un
petit v'.llagc dont j'ai oublié le nom ; cl le lendemain nons arrivâmes, sur
les onze heures du malin, dans la plaine d'Ohnédo. Seigneur Gil Blas,
me dil mon camarade, voici le lieu de ma naissance; je ne puis le revoir
sans transport, tant il est naturel d'aimer sa patrie. Seigneur Diego, lui
répondis-je, un homme qui témoigne tant d'amour pour son pays, en de-
vait parler, ce me semble, un peu plus avantfigousemcul que vous n'avez
fait. Olmèdo me parait une ville, et vous m'avez dit que c'était un vil-
la^-e; il fallait du moins le traiter de gros bourg. Je lui fais répaialioii
d lionneiir, reprit le barbier; mais ie vous dirai qu'après avoir vu Ma-
drid, Tolède, Sarragos-se, et toutes les autres grandes villes où j'ai de-
meuré en faisant le tour de 1 Espagne, je regarde les ]>ctilcs comme dej
villages. A mesure que nous avancions dans la plaine, il nous paraissait
que nous apercevions beaucoup de monde auprès d'Olmédo ; el, lorsi[iio
nous fûmes plus à portée de discerner les objets, nous trouvâmes de quoi
occuper nos regarils.
H y avait trois pavillons tendus à queli|ue dislauce l'un de l'aulrc ; et
tout auprès, un grand nombre de cuisiniers cl de marmilons qui prépa-
raient un festin. Ceux-ci mettaient des couverts sur de longues tables
dressées sous les tentes; ceux-là remplissaient de vin des cruches de
terre. Les antres faisaient bouillir des marmites, elles autres enlin tour-
na'cnt des broches où il y avait toiilcs sortes de viandes. Mais je consi-
dérai plus altenliveinent que tout le reste un grand tliéàlre qu'on avait
élevé. Il élait orné d'une décoration de carton peint de diverses cou-
h urs, et chargé de devises grttcques et latine'i. Le barbier n'eut [las plu-
tôt vu ces inscriptions, qu'il médit : Tous ces mois grecs sentent furieu-
sement mon oncle Thomas ; je vais parier qu'il y aura mis la main ; car,
entre nous, c'est un habile homme. Il sait par cœur une iuflnilé de livres
de collège. Tout ce qui me fâche, c'est qu'il en rapporte sans cesse des
passage»; dans la conversalion ; ce qui ne |dnil pas à tout le monde. Ou-
ire cela, conlinua-t-il, mou oncle a traduit dis piuiles lalins et des au-
teurs grecs. Il possède l'anliquilé, comme on peut le voir par les belles
remarques qu'il a l'allés. Sans lui, nous ne saurions pas ipie, dans la ville
d'Allienes, les curants plenraieiit quand on leur donnait le fouet : nous
devons celle découverte à sa profonde érudition.
Après que, mon camarade et moi. miiis eûmes regardé toutes les cho-
.ses Joiil je viens de parler, il nous piil envie d'apprendre pourquoi l'on
faisait de pareils préparalil's. iNous allimis nous en infirmer, lorsque,
dans un linnime qui avait l'air de l'ordoiin.ileiir de la l'éle, Diego recon-
nut le seigneur 'lliomas de la l'iienle, que nous joigiiinies avec empres-
sement. Le maille d'école ne remit pas d'abord le jeune barbier, tant il
le Iroiiva changé depuis dix annérs. Ne [louvanl loiitel'ois le mécnniiallre,
il l'embrassa cordialement, et lui dit d un air al'l'eeiueux : Khi te voilà,
Diego, mon cher neveu, le voilà donc de rclour dans la ville qui t'a vu
naiire? Tu viens revuir les dieux pénates, el le ciel le rend sain et sauf
à la famille. 0 jour trois et quatre lois heureux ! Albn dits nulaitila la-
jiillii. 11 y a bien des nouvelles, mon ami, poursuivit-il: ton oncle l'édrole
bel espril est devenu l.i vieliine de l'Iiilon ; il y a trois mois qu'il est morl.
Ccl avare, pendaul sa vie eraiguail de manquer des diodes les phis né-
cessaires : Anjcnti jniHi'bat (imorc. Diitre les grosses |ii'iisiuns ipic quel-
ques grands lui fiisaient, il ne dépensait pas dix jusloles chaque aiiiiéa
pour Sun enirelien ; il elail même servi par un valet (pi'il ne nourrissait
|iniiil. Ce fou, |iliis insensé que le Grec Arislippe, qui lit jder au milieu
ibi 1,1 L'bye loiiles les richesses que porlaieul ses esclaves, comme un
fiideaii qui les incommodait dans leur marche, enlas>ail loiil 1 or el l'ar-
gent qu'il poiivail amasser. El pour qui ? pour des li(''riliei s qu'il ne voii-
jail pas voir. Il lilail riche de Irmle mille diieals, que Ion pure, ton oncle
lîeilrand el moi nous avons p nlagés. Nous sommes en état de bien éta-
blir nos enfants. Mnn frère Nicolas a déjà disposé de la sieur Thérèse; il
vient de la marier au lilsd'un de nos iileades ; Cviniiiliit) jini cit sluLili
yroprmmqitc ilicni'il . C'est eel hymen, fiuMné sous les plu> heureux aus-
pices, que nous célébrons do|iuis deux jours avec tant d'appareil. Nous
28
GIL IJLAS.
avons f.iil dresser dans la plaine ces pavillons. Les trois hériliers de Pe-
dro ont cliacun le sien, et font t )ur à tonrla dépense d'une jonrnéc. Je
voudrais que lu fusses arrivé plus loi, lu aurais vu le conimcncenieiil de
nos réjouissances. Avant-hier, jour du mariajre, ton père faisait les frais.
11 donna un festin superbe, qui fut suivi d'une course de bague. Ton oncle
le mercier mit hier la nappe, cl nous rottala d'une fêle iiastoralc. 11 ba-
îiilla en bcigers dix garçons des mieux faits, et di.x jeunes liUes ; il eni-
jilova tous les rubans cl'loutes les aignillet'es de sa bouticpie à les paicr.
(lette brillante jeunesse forma diverses dan.ses, et clianla mille cbanson-
nelles lendres et légères. Néanmoins, quoique rien n'ait jamais été plus
galant cela ne fil pas un grand effet : il faut qu'on n'aime plus comme
autrefois la pastorale.
l'onraiijdurd'bui, conlinua-l-il, tout roule sur mon compte, et je dois
fournir :iù\ b luigeois d'Olmédo un spectacle de mon invention : Finis
c<ironabil opus. j ai fait élever un ibéiitre, sur lei|uel, Dieu aidant, je
ferai représenter par mes disciples une pièce que j'ai composée ; elle a
pour titre : Les Amusements de Muley Uugenliif, roi de Maroc. Elle
sei-a parraitemcnl bien jouée, jiarce cpie j'ai des écoliers qui déclament
comme les comédiens de Madrid. Ce sont des enfants de famille de Pena-
liel et de Srgovic, que j'ai en pension chez moi. Les excellents aileurs!
Il est vrai que je les ai exercés : leur déclamation paraîtra frappée au
c(jiu du maître, ut ita dieam. A l'égard de la pièce, je ne t'en parler-ii
point; je vi u\ te laisser le ]daisir de la surprise. Je dirai sim)ilenieiit
cpi'tlle doit en'cver lous les speclateurs. C'est un de ces sujets tragiques
qui remuent l'ànie jiar les images de mort qu'ils offrent à l'esprit. Je
suis du senlinicnld'Aris'ole ; il faut exciter la terreur. Ah ! si je m'étais
attaché au théâtre, je n'aurais jamais mis sur la scène (pie des princes
sanguinaires, que des héros assassins : je me serais baigné dans le sang.
Un aurait toujours vu périr dans mes tragédies, non-seulement les princi-
|iaux personnages, mais les gardes mêmes; j'aurais égorgé jusqu'au
soiifdeur : enfin je n'aime que l'efl'royahle ; c'est mon goùL Aussi ces
sorles de poëines entraînent la multitude, entretiennent le luxe des co-
médiens, et font rouler lout doucement les auteurs.
Dans le temps ipi'il achevait ces paroles, nous vîmes sortir du village
cl entrer dans la plaine un grand concours de personnes de l'un et
de l'autre sexe. C'étaient les "deux époux, accom|iagnés de leurs pa-
rents et de leurs amis, et précédés de dix à douze joueurs dinstru-
iiicnls, qui, jouant lous ensemble, formaient un concert trés-bruyanl.
ISrjus allâmes au-devant d'eux, et Diego se lit connaître. Des cris de" joie
s'élevèrent aussitôt dans l'assemblée, et chacun s'empressa de courir à
lui. Il n'eut pas peu d'affiires à recevoir tous les témoignages d'amitié
iproii lui donna. Toute sa famille et tous ceux même qui étaient présents
l'accablèrent d'embrassades; après quoi son père lui dit : Tu sois le bien-
venu, Diego! Tu retrouves tes | areiits un peu engraisses, mon ami; je ne l'en
dis pasd;ivanlage présentement; je t'expliquerai cela lautôt par le menu.
Opendanl tout le monde s'avança dans la ]ilaine, se rendit sous les len-
tes, et s'assit autour des tables 'qu'on y avoit dressées. Je ne (piillai jias
mon compagnon, et nous dinânies lous deux avec les nouveaux mariés,
qui me parurent bien assortis. Le repas fut assez long, parce que le maî-
tre d'école eut la vanité de le vouloir donner à trois services, pour l'em-
porter sur ses frères, qui n'avaient pas fait les choses si magniliquement.
Après le festin, lous les convives témoignèrent une grande impalience
de voir représenter la pièce du seigneur Thomas, ne douîant pas, disaient-
ils, que la production d'un aussi beau génie que le sien ne inérilàt d élre
enlendue. Nous nous approchâmes du thoàlre, au devant duipiel tous les
joueurs d'in-lrumenls s'étaient déjà placés pour jouer dans les enlr'acles.
domine chacun, dans nn grand silence, attendait qu'on commençât, les
acteurs parurent sur la scène; et 1 auteur, le poème à la main, s'assit
dans les coulisses, à porlée de soufller. 11 avait eu raison de nous dire
que la pièce était tragique ; car dans le premier acte, le roi de Maroc,
]]ar manière de récréation, tua cent esclaves maures à coups de llèchcs;
dans le second, il coupa la tète à trente ofliciers portugais qu'un de ses
capitaines avait fails |irisonniers de guerre; et dans le troisième enfin, ce
monarque, soi'il de ses femmes, mil le feu lui-même à un palais isolé ou
elles étaient enfermées, et le réduisit en cendres avec elles. Les esclaves
maures, de même que les ofliciers portugais, étaient des ligures d'osier
faites avec beaucoup d'art; et le palais, composé de carton, parut tout
embrasé par un feu d'artifice. Cet embrasement, accompagné de mide
dis idaintifs ipii semblaient sortir du milieu des llamme.-., dénoua la
piére, el ferma le lliéàlre d'une fiç m très-divertissante. Toute la plaine
reienlit du bruit des a|)plaudissenieiils que reçut une si belle tragédie;
ce i|iii justifia le bon goût du poêle, et lit counaîlre qu'il savait bien
choisir ses sujets.
Je m'imaginais qu'il n'y avait plus rien à voir après les Amusemcnis
de Muley Hmjenluf; mais je me trompais. Des timbales eldes trompettes
nous aiiiioiicerenl un nouveau sp(!( tacle ; c'était la distribution des prix ;
car 'f hciinas de la l'ucnte, pour rendre la lète plus solennelle, avait fiil
eonqioser tous ses écoliers, lanl externes que pensionnaires, et il d-vait
ce jour-là donner à ceux qui avaient le mieux réussi des livres achetés
de ses propres deniers à Ségovic. On apporta donc lout à coup sur le
lliéàlre deux longs bancs d'école, avec une armoire à livres remiilie de
boinpiiiis iiropreinent reliés. Alors tous les acteurs revinrcul sur la
.scène, el se rangèrent lout autour du seigneur Thomas, (|ui tenait aussi
bien sa morgue ipi'un préfet de collège, il avait a la main une feuille de
najiier où élaienl écrits les noms de ceux qui devaient reinjiorter des
prix. Il la donna au roi de Maroc, qui commença de la lire à haute voix.
Chaque écolier qu'on nommait allait respectueusement recevoir un livre
des mains du pédant; puis il était couronné de laurier, et on le faisait
asseoir sur un des deux bancs, )iour l'exposer aux regards de l'assistance
adniirative. Quelque envie toutefois qu'eut le mailrc d'écoli' de renvoyer
les spectateurs contents, il ne put en venir à bout, parce qu'ayant dis-
tribué lous les prix aux pensionnaires, ain.si que cela se praliiiue. Icj
mères de quelques exlernes prirent feu là-dessus, et accusèrent le pédant
de partialité : de sorte que cette fête, qui jusqu'à ce moment avait été si
glorieuse pour lui, pensa finir aussi mal que le festin des Lapitbes.
LIVllE m.
CUAPITRE PREMIER.
De r.irrivée de Gil Blas à MadriJ, et du pie
' iiialue i)u'il servit dans celle ville.
Je fis quelque séjour chez le jeune barbier. Je me joignis ensuite à un
marchand de Ségovie qui passa |iar Olmédo. Il revenait, avec quatre
milles, de Iransporler des marchandises à Valladolid, et s'en relournait
à vide. Nous fîmes connaissance sur la route, et il ju-it tant d'amitié
]iour moi. qu'il voulut absolument me loger lorsque nous fumes arrivés à
Ségovie. 11 me ri tint deux jours dans sa niaison ; et quand il nie vit prêt à
partir pour Madrid par la voie du muletier, il me chargea d'une lettre,
en me priant de la rendre en main propre à son adresse, sans me dire
que celui une lettre de recommandalion. Je ne manquai pas de la porter
au seigneur Malheo Mclendez. C'était un marchand de drap ([ui demeurait
à la porte du Soleil, au coin de la rue des Bahutiers. 11 u cul pas sitôt
ouvert le ]iaquel el lu ce qui était cimtcnu dedans, qu il me dit d'un air
gracieux : S igneur Gil Blas, Pedro Palacio, mon correspondant, m'écrit
en votre faveur d'une manière si pressante, que je ne puis me disprnser
de vous ofirir un logement chez moi. De plus, il me prie de vous trouver
une bonne condition ; c'est une chose dont je me charge avec plaisir. Je
suis persuadé qu'il ne me sera pas bien diftîcile de vous placer avanla-
geuscmenl.
J'acceptai l'offre de Melendez avec d'autant ]dus de joie, que mes
finances diminuaient à vue d'œil ; mais je ne lui fus pas longtemps à
charge. Au bout de huit jours, il me dit qu'il venait de me ]u-oposir à
un cavalier de sa connaissance, qui avait besoin d'un valel de chambre,
el que, selon toutes les apparences, ce poste ne m'échapperait pas. Eu
effet, ce cavalier étant survenu dans le moment, Seigneur, lui dit Melen-
dez en me monlranl, vous voyez le jeune homme donl je vous ai parlé.
C'est un g irçon qui a de l'honneur et de la morale ; je vous en réponds
comme d' moi-nième. Le cavalier me regarda fixement, dil que ma phy-
sionomie lui plaisait, el iiu'il me prenait à son service. Il n'a (pi'a me
suivre, ajoula-t-il; je vais l'instruire de ses devoirs. A ces mots, il donna
le bonjour au marchand, et m'enimeiia dans la grande rue, tout devant
l'église de Saint-Philippe. Nous entrâmes dans une assez belle niais^m
dont il occni'ait une aile ; nous monlànies ub escalii-rde cinq ou six mar-
ches, puis il m'introduisit dans une chambre fermée de deux bonnes
liortes qu'il ouvrit, et donl la première avait au milieu une petite fenêtre
grillée. De celte ciiambre nous passâmes dans une autre, ou il y avait
un litel d'autres meubles qui étaient plus propres que riches
Si mon nouveau maître m'avait bien considéré chez Melendez, je
l'examinai à mon tour avec beaucoup d'attention. Celait un homme de
cinquante elquelqiies années, quiavaill'air froid el sérieux. Il me parut
d'un iiatnrel doux, el je ne jugeai point mal de lui. U me fil plusieurs
questions sur ma famille; et, satisfait de mes réponses, Gil Blas, me
(iit-il, je le crois un garçon fort raisonnable; je suis bien aise de l'avoir
à mou service. De ton côté, lu seras content de la coiidiiion. Je le donne-
rai par jour six réaux, tanl pour ta nourriture et pour ton entretien (pie
pour tes gages, sans préjudice des peiils profils que tu poiiiras faire
chez moi. D ailleur.s je ne suis pas difficile à servir; je ne fais point
d'ordinaire; je mange en ville. Tu n'auras le malin i|n'à nettoyer m. s
habits, et tu seras libre lout le re>te de la journée. Je te reconiinan le
seulement d'avoir soin de te retirer le soir de bonne heure, el de ni'al-
leiidre à ma porte : voilà tout ce que j'exige de toi. .\pres m'avoir pres-
crit mon devoir, il tira de sa poche six réaux, qu'il me donna pour
commencer à garder les conventions. Nous soi limes ensuite tous deux,
il ferma bs portes liii-niême, el cm|)orlant les clefs ; Mon ami, me
dit-il, ne me suis point ; va-t'en où il le plaira, promène-toi dans la ville;
mais quand je reviendrai ce soir, que je te retrouve sur cet escalier. En
achevant ces pai ol -s il me quitta, et me laissa disposer de moi coiniue je
le jugerais à propos.
Eli bonne foi, Gil Blas, me dis-je alors à inoî-mènie, tu ne jiouvaîs
Iroiiver un nieilhiir mailrc! Quoi! lu rencontres un liomiiie qui, pour
éponsseler ses habits el l'aire sa chambre le matin, le donne six reaux
par jour, avec la liberté de le )rro:iiener el de te divertir comme un éco-
lier dans les vacances! Vive Dieu ! il n'esl paiiil de sitiiatioM plus heii-
rease. Je ne m'élounc plus si j'avais lanl d'envie d'être à .Madrid ; je
GIL BLAS.
29
pressentais sans doiilc le bnnlieiir i|ui m'y atlenJail. Je passai le jour à
courir les rues, en m'anuisantà regarder les choses qui étaient nouvelles
pour moi, ce qui ne me donna pas peu d'occupation. Lo soir, quand
j'eus soupe dans une auberge qui n'était pas éloignée de notre maison, je
gagnai promptement le lieu ou mon maître m'avait ordonné de me ren-
dre. Il y arriva trois quarts d'heure après moi; il parut content de mon
exactitude. Fort bien, me dit-il, cela me plait; j'aime les domestiques
attentifs à leur devoir. .\ ces mots il ouvrit les portes de son apparte-
ment et les referma sur nous, d'abord que nous fûmes entrés, t^omme
nousétions sans lumière, il prit une pierre à fusil avec de la mèche, et
alluma une bougie; je l'aidai ensuite à se déshabiller. Lorsqu'il fut au
lit, j'allumai, par son ordre, une lampe qui était dans sa cheminée, et
j'emportai la bougie dans l'antichambre, où je me couchai dans un petit
lit sans rideaux. Il se leva le lendemain malin entre neuf et dix heures ;
j'époussetai ses habits. Il me compta mes six réanx, et me renvoya jus-
qu'au soir. Il sortit aussi, non sans avoir grand soin de fermer ses portes,
et nous voilà partis l'un et l'autre pour toute la journée.
Tel était notre tra'n de vie, que je trouvais trés-agréable. Ce qu'il y
avait de plus plaisant, c'est que j ignorais le nom de mon maître. M 'len-
dtz ne le savait pas lui-même ; il ne connaissait ce cavalier que pour un
liomme qui venait quelquefois dans sa boutique, et à qui de temps en
temps il vendait du drap. Nos voisins ne purent pas mieux satisfaire ma
curiosité; ils m'assurèrent tous que mon maître leur était inconnu, bien
qu'il demeurât depuis deux ans dans le quartier. Ils me dirent qu'il ne
fréquentait personne dans le voisinage ; et quelques-uns, accoutumés à
tirer témérairement des conséquences, concluaient de là que c'était un
personnage dont ou ne pouvait porter un jugement avantageux. On alla
même plus loin dans la suite : on le soupçonna d'être un espion du roi
de Portugal, et l'on m'avertit charitableni'-nt de prendre mes mesures
là-dessus. L'avis me troubla : je me représentai que si la chose était vé-
ritable, je courais risque de voir les prisons de Madrid, que je ne croyais
]ias plus agréables que les autres. .Mon innocence ne pouvait me ra.ssurer :
mes disgrâces passées me faisaient craindre la justice. J'avais éprouvé
deux fois que, si elle ne fait pas mourir les inn(jcents, du moins elle ob
serve si mal à leur égard les lois de l'hospitalité, qu'il est toujours fort
triste de faire quelque séjour chez elle.
Je consullai Melendez dans une conjoncture si délicate. Il ne savait quel
conseil me donner. S'il ne pouvait croire que (mon maître fût un cspi m,
il n'avait pas lieu non plus d'être ferme sur la négative. Je résolus d'ob.
server le patron, et de le quitter si je m'apercevais que ce fût cfi'ective-
ment un ennemi de l'Etat ; mais il me sembla que la prudence et l'agré-
ment de ma condition demandaient que je fusse auparavant bien sûr de
mon fait. Je commençai donc à examiner ses actions ; et, pour le sonder,
Monsieur, lui dis-je un soir en le déshabillant, je ne sais comment il faut
vivre pour se mettre à couvert des coups de langue. Le monde est binn
méchant! Nous avons, entre autres, des voisins cpii ne "aient pas le dia-
Ide. Les mauvais esprits! Vous ne devineriez jamais de quelle manière
ils parlent de nous. Bon ! Gil Blag, me répondit-il. Eh ! qu en peuvent-ils
dire, mon ami? Ah, vraiment, repris-jc, la médisance ne manque point
de matière ; la vertu même lui fournil des traiis. .Nos voisins disent que
nous sommes des gens dangereux, que nous méritons l'attention de la
cour; en un mot, vous passez ici pour un espion du roi de Portugal. En
prononçant ces paroles, j'envisageai mon maître, comme Alexandre re-
garda son médecin, et j'employai toute ma pénétration, à démêler l'effet
que mon rapport produisait en lui. Je crus remarquer dans mon patron
un frémissement qui s'accordait fort avec les conjectures du voisinage,
et je le vis tomber dans une rêverie que je n'expliquai point favorable-
ment. 11 se remit pourtant de son trouble, et me dit d'un air assez tran-
quille : Gil Blas, laissons raisonner nos voisins, .sans faire dépendre notre
repos de leurs raisonnements. Ne nous mettons point en peine de l'opi-
nion qu'on a de nous, quand nous ne donnons point sujet d'en avoir une
mauvaise.
11 se coucha là-dessus, cl je fis la même chose, sans savoir à quoi je
devais m'en tenir. Le jour suivant, comme nous nous disposions le matin
à sortir, nous enlendimes frapper rudement à la première porte sur l'es-
calier. Mon maître ouvrit l'autre, cl regarda par la petite fenêtre grillée.
11 vit un homme bien vêtu, qui lui dit : Seigneur cavalier, je suis algua-
zil, et je viens ici pour vous dire que monsieur le corrégidor souhaite de
vous parler. Que me veut-il? répondit mon patron. C'est ce que j'ignore,
seigneur, répliqua l'aiguazil; mais vous n'avez qu'à l'aller trouver, et
vous serez bientôt inslii.il. Je sl»is son serviteur, repartit mon' maître,
je n'ai rien à démêler avec lui. En achevant ces mots, il referma brus-
quement la seconde porte; puis, s'étanl promené quelque lcm|)s, comme
un homme à qui, ce me semblait, le discours de l'aiguazil donnail beau-
coup à penser, il me mit en main mes six réanx, et me dit : Gil Blas, tu
peux .sortir, mon ami, et aller passer la journée où lu voudras; pour
moi, je ne sortirai pas silôi, et je n'ai pas besoin de toi ce malin, 11 me
fit juger par ces paroles i|u'il avait peur d'être arrêté, et que celle crainte
l'oldigeail à demeurer dans. son appartement. Je l'y laissai ; cl, iioiir voir
si je nie trompais dans mes soupçons, je me cachai dans un endroit d'où
je pouvais le remarquer s'il sortait. J'aurais eu la patience de me tenir
là toute la matinée, s'il ne m'en eût épargné la peine. Mais une heure
après, je le vis marcher dans la rue avec un air d'assurance qui confondit
d abord ma pèiiétration Loin de me rendre toutefois à ces ap|parenies, je
m'ea déliai, car il n'avait point en moi un juge favorable. Je songeai
que sa contenance pouvait êlre étudiée, je m'iimginai même qu'il n'était
resté chez lui que pour prendre tout ce qu'il avait d'or ou de pierreries,
et que probablement il allait, par une prompte fuite, pourvoir à sa sûreté.
Je n'espérai plus le revoir, et je doutai si j'irais le soir l'attendre à sa
jiorle, tant j'étais persuadé que dès ce jour-là il sortirait delà ville pou
se sauver du péril qui le menaçait. Je n'y manquai pas pourtant ; ce nui
me surprit, mon maire revint' à son ordinaire. Il se coucha sans faire
paraître la moindre inquiétude, et il se leva le lendemain avec autant de
tranquillité.
Comme il achevait de s'habiller, on frappa tout à coup à la porle.'
Mon maître regarda par la petite grille. 11 reconnaît l'aiguazil ilii jour
précédent, et lui demande ce qu'il veut. Ouvrez, lui répond l'aiguazil;
c'est monsieur le corrégidor. A ce nom redoutable mon sang se glaça
dans mes veines. Je craignais diablement ces messieurs-là, depuis que
j'avais passé par leurs mains, et j'aurais voulu dans ce moment êlre à cent
lieues de Madrid. Pour mon patron, il fut moins effrayé que moi, il ou-
vrit la porte, et reçut le juge avec respect. Vous voyez, lui dit le corré-
gidor, que je ne viens point chez vous avec une grosse suite, je veux
laire les choses sans éclat. Malgré les bruits fâcheux qui courent de vous
dans la ville, je croîs que vous méritez quelque ménagemcnl. Apprenez-
moi comment vous vous appelez, cl ce que vous faites à Madrid. Sei-
gneur, lui répondit mon maître, je suis de la Castille-PS'ouvelle. et je me
nomme don Bernard de Castil Blazo. A l'égard de mes occupations, je
me promène, je frèquenle les spectacles, et me réjouis tous les jours
avec un petit nombre de personnes d'un .commerce agréable. Vous avez
sans doute, reprit le juge, un gros revenu? Non, seigneur, inlcrrompit
mon patron, je n'ai ni rentes, m terres, ni maisons. El de quoi vivez-vous
donc? répliqua le corrégidor. De ce que je vais vous faire voir, repartit
don Bernard. En même leinps il leva une tapisserie, ouvrit une porte que
je n'avais pas remarquée, puis encore une antre qui était derrière, et fit
entrer le juge dans un cabinet où il y avait un grand coffre tout rempli de
pièces d'or, qu'il lui montra.
Seigneur, lui dit-il ensuite, vous savez que les Espagnols sont enne-
mis du travail; cependant quelque aversion qu'ils aient pour In peine, je
puis dire que j'enchéris sur eux là-dessus : j'ai un fonds de paresse qui me
rend incapable de tout emploi. Si je voulais ériger mes vices en vertus,
j'appellerais ma paresse une indolence philosophique ; je dirais que c est
l'ouvrage d'un esprit revenu de tout ce qu'on recherche dans le monde
avec ardeur ; mais j'avouerai de bonne foi que je suis paresseux par tcm-
[lérament, et si paresseux, que, s'il me lallail travailler pour vivre. îe
crois que je me laisserais mourir de faim. Ainsi, pour mener une vie
convenable à mon humeur, pour n'avoir pas la peine de ménager mon
bien, et plus encore pour me passer d'intendant, j'ai converti en argent
comptant tout mon patrimoine, qui consistait en plusieurs héritages con-
sidérables. Il y a dans ce coffre cinquanle mille ducats. C'est plus qu'il
ne m'en faut pour le reste de mes jours, quand je vivrais au delà d'un
siècle, puisque je n'en dépense pas mille chaque année, et que j'ai déj4
passé mondi.viénieliislre. Je ne crains donc point l'avenir, jiaree que je ne
suis adonné, grâces au ciel, à aucune des trois choses qui ruinent ordinai-
rement les hommes. J'aime peu la bonne chère je ne joue que pour m'a-
muser, et je suis revenu des femmes. Je n'appréhende point que, dans
ma vieillesse, on me compte parmi ces barbons voluptueux à qui les co-
quettes vendent leurs bontés au poids de l'or.
Que je vous trouve heureux ! lui dit alors le corrégidor. On vous soup-
çonne bien mal à propos d'être un esjiion ; ce personnage ne convient
|ioinl à un homme de votre caractère. Allez , don Bernard, ajonta-l-il,
continuez de vivre comme vous vivez. Loin de vouloir troubler vos jours
tranquilles, je m'en dèc'are le défenseur ; je vous demande votre amitié
cl vous offre la mienne. Ah! seigneur, s'écria mon maître, pénétré de
ces paroles obligeantes, j'accepte avec autant de joie que de respect l'of-
fre précieuse que vous me faites. En me donnant votre amitié, vous aug-
mentez mes richesses, cl mettez le comble à mon bonheur. Après cette
( onversation, que l'aiguazil et moi enlendimes de la porle du cabinet, le
ciirrégidor prit congé de don Bernard, qui ne pouvait assez à soi gré
lui niari[uer de reconnaissance. Ue mon côté, pour seconder mon maître
et l'aidera faire les h inneiirsdechezlui, j'accablai de civilités l'aiguazil :
je lui lis mille révérences profondes, quoique, dans le fond denionànie,
je senlisse [lour lui le inè|Mis el l'aversion que tout honnête homme a
uaturcUement pour un alguazil.
CIIAPlTIiE 11.
De lélouncmeiil où fui Gil Blas de rencontrer à M.idriil le cjpilainc Rolantlo, ce des
choses curieuses que ce voleur lui racoiiu.
Don Bernard de Castil Blazo, après avoir condiiil le corrégidor jii.sque
dans la rue, revint vite sur ses pas fermer son coffrc-l'ort et ton les les
portes qui en faisaient la sûreté; puis nous sortîmes l'un el l'autre trés-
satisf .ils, lui, de s'être acquis un ami puissant, et moi, de me voir assuré
de mes six réaux par jour. L envie de conter celle aventure à Melemlez
me Ut prendre le chemin de sa maison ; mais, comme j éliis prés d'y arri-
ver, j'ajierçus le ca|)ilainc Itolaiido. .Ma surprise fut extrême de le retrou-
ver là, el je ne pus m'empêcher de frémir a sa vue. Il me reconnut aussi,
m'aborda gravcnicnt. cl, couservantencore son air de supériorité, il m' i-
doiina de le suivre. J'obéis eu Ireinblaut, el dis en moi-même : lléifs I il
rro
(ML BL\r
veul sans iloiile me Hiire p;iyci- tout ce que je lui dois. Où va-t-il me me -
ner ! il a peiU-élre dans celle ïiUe queU(iie soulei'rniu? Jlalepesle ! si je
le croyais, je lui ferais voir tout à l'heure que je n'ai pas In s^ulle aux
Î lieds. Je marchais donc derrière lui, en donnant lonle mon allenlion au
ien où il s'arrèlcrait, résolu de m'en éloigner à toutes jambes, pour peu
qu'il me parût suspect.
Rolande dissipa bienlôt ma crainte ; il entra dans un fameux cabaret :
je l'y suivis. 11 demanda du meilleur vin, et dit à l'hôte de nous prépa-
rera diner. Pendant ce temps-là, nous passâmes dans une chambre, où
le capitaine, se voyant seul avec moi, me tint ce discours : Tu dois être
étonné, Gil Blas, de voir ici ton ancien commandant, el tu le seras bien
davanlaa;e encore quand tu sauras ce que j'ai à te raconter. Le jour que
je te laissai dans le souterrain, et que je partis avec tous mes cavaliers
pour aller vendie à Mansilla les mules el les chevaux que nous avions
pris le soir précédent, nous renconliànies le fils du corrégidor de F^con,
accompagné de quatre hommes à clievil et bien armés, qui suivaient son
carrosse. Nous fimes mordre la poussière à deux de ses gens, cl les deux
autres s'enfuirent. Aloi-s le cocher, craignant pour son maître, nous cria
d'une voix suppliante: Eh 1 mes chers seigneurs, au nom de Dieu, ne
tuez point lefils unique de monsieur le corrégidor de Léon! Ces mots n'allen-
drirent pas mes cavaliers ; au contraire, ils leur inspirèrent une espèce
de fureur. Messieurs, nous dit l'un d'enlre eux, vk laissons point échap-
per le fils du plus grand ennemi de nos pareils. Combien son père a-t il
fait mourir de gens de notre profession'? Vengeons-les, immolons cette
Tictimc i leurs mânes, qui semblent en ce moment nous la demander,
îles aulre-s cavaliers applaudirent à ce sentiment, et mou lieutenant niénie
se préparait à servir de grand prêtre dans ce sacrifice, lorsque je Uii re-
tins le bras. AirAiez, lui dis-je, pourquoi sans nécessité vouloir répan-
dre du sang? Contentons-nous de la bourse de ce jeune iiomme. Pui>(|u'il
ne résiste point, il y aurait de la barbarie à l'égorger. D'ailleurs, il n'est
point responsalde des actions de son père, et son père ne fait que son de-
voir lorsqu'il nous condamne à la mort, comme nous faisons le notre en
détroussant les voyageurs.
J'intercédai donc pour le flls du corrégidor, el mon inlerccssion ne lui
fut pas inutile. Nous prîmes seulement toul l'argent qu'il avait , et nous
emmenâmes les chevaux des deux hommes que nousavions tués. Nous les
vendîmes avec ceux que nous conduisions à Jlansilla. Nous nous en re-
tournâmes ensuite au souterrain, où nous arrivâmes le lendemain quel-
ques moments avant le jour. Nous ne fûmes pas peu surpris de trouver
la trappe levée, et notre surprise devint encore plus grande, lorsque nous
vîmes dans la cuisine Léonardo liée. Elle nous mit au fait en deus mois.
Le souvenir de ta colique nous fit rire ; nous admirâmes cumment lu avais
pu nous tromper. Nous ne l'aurions jamais cru capable de nous jouer un
si bon tour, et nous te le pardonnâmes, à cause do l'invention. Dés que
nous eûmes délaché la cuisiniiTC , je lui donnai ordre de nous npprèier
à manger. Cependant nous allâmes soigner nos chevaux à l'écurie, où le
vieux nègre, qui n'avait reçu aucun secours di'puis vingt-quatre heures.
était à rexlrémilé. Nous souhaitions de le soulager ; mais il avait perdu
connaissance, el il nous parut si bas, que, malgré noire bonne voionlé,
nous laissâmes ce pauvre diable entre la vie et la mort. Cela ne nous em-
pêcha pas de nous mettre à table; el, après avoir ampUmenl déjeuné, nous
nous reliiâmes dans nos chambres, où nous reposâmes loule la journée.
A notre réveil , Léonarde nous apprit que Domingo ne vivait plus. Nous
le portâmes dans le caveau où tu dois le souvenir d'avoir couché, et là
nous lui fimes des funérailles, comme s'il eiiteu l'honneur d'être un de
nos compagnons.
Cinq ou six jours après, il arriva que, voulant faire une course, nous
rencontrâmes un malin, â la sortie, du bois, trois brigades d'archers de la
sainte llciniandad, ipii stmblaienl nous attendre pour nous charger. Nous
n'en aperçûmes d'abord qu'une. Nuns la méprisâmes, bien que supérieure
en nombre à noire troupe, et nous ratlaquàmes; mais, dans le temps
que nous étions aux mains avec elle, les deux aulres, qui avaient trouvé
moyen de se tinir cachées, vinrent tout à coup fondre sur nous, de sorte
que notre valeur ne nous servit de ri<m. Il fallut céder â tant d'eimeniis.
Iv'oire lieutenant el deux de nos cavaliers péiirent dans celte occasion; les
deux antres el moi, nous fûmes enveloppés et serrés de si près, que les
arcliers nous prirent ; et landis (|ue deux brigades nous conduisaient â
Léon, la tioisiénie alla détruire notre retraite, qui avait été découverte
de la manière que je vais te le dire. Un paysan de Luceno, en traversant
la forci pour s'en retourner chez lui, aperçut |iar hasard la trappe de no-
tre souterrain, que tu n'avais pas abaltue; car c'était justement le jour
que tu en sortis avec la dame. 11 se duula bien que c'était noti-e demeure.
Il n'eut pas le courage d'y entrer. 11 se contenta d'observer les environs ;
el, pour mieux remarquer l'endroil, il écorça légèrement avec son cdu-
teau ipudque-i arbre.'* vdisiiis, el d'aulres encore de distance en dislani'e,
jusqu'à ce qu'il fùl hors du bois. Il se rendit ensuiti; â Léon pour faire juirt
de c Ile découveite au corrégulor, qui en eut d'autant plus de j"ie, que
son (ils venaitd'êlre volé par notre compagnie. Ce juge lit assembler trois
brigades pour nou.s arrêter, el le paysan leur servil de guide.
Mon anivéc dans la ville de Léon y lui un spectacle pour tous k'sha-
biUints. (Juand j'aurais été un géui'ral porlii.^ais l'ail prisoimier de guerre,
le peuple ne se serait |)as plus empressé de me voir. I.e vi)ilâ, di.snir-on,
le vo là, ce faineu.x cqnlaiiLC, la terreur de celte entrée ! Il inérilerail
d'être démembré avec des tenailles , de même c(ue ses deux camara-
des. Vu nous mena devant le corrégidor, qui commença de m'insiilter.
Eh bien , me dil-il. sréleial, le ci< 1. bis des désordres de ta vie, t'aban-
donne â ma justiep! S igiieui', lui répondis-je, si j'ai commis bien des
crime-, du moins je n'ai pas la mort de vntre fils unique à me reprocher ;
j'ai conservé ses jours; vous m'en devez quebpie reconnaissance, .^h !
misérable, s'écria t-;l, c'est bien avec des gens de Ion caractère qu'il faut
garder un procédé généreux ! Et quand même je voudrais te sauver, le
devoir de ma charge ne me le permettrait pas. birsqu'il eut parlé de
celte sorte, il nous fil enfermer dans un cachot, où il ne laissa pas languir
mes compagnons. Ils en sortirent au b^ml de trois jours , pour aller jouer
un rôle tragique dans la grande place. Pour moi. je demeurai dans les
prisons trois semaines entières. Je crus qu'on ne d l'férait mon supplice
que pour le rendre plus terrible, et je m'altcndais enfin â un genre de
mort tout nouveau, quand le corrégidor, m'ayant fait ramener en sa pré-
sence, me dit : Ecoute ton arrêt. Tu es libre.' Sans toi, mon fils unique
aurait été assassiné sur les grands chemins. Comme père j'ai voulu
reconnaître ce service; et comme juge, ne pouvant l'absoudre, j'ai écrit
à la cour en ta faveur ; j'ai demandé ta grâce, el je l'ai obtenue. Va donc
où il te plaira ! Mais, ajoula-t-il, crois-moi, profite de cet heureux événe-
ment. Hentre en loi-méme, et quille pour jamais le brigandage.
Je fus pénétré de ces paroles, cl je pris la roule de Madrid, dans la ré-
solution de faire une fin, et de vivre doucement dans cette ville. J'y ai
trouvé mon père et ma mère morts, et leur succession entre les mains
d'un vieux parent qui m'en a rendu un com]ile fidèle, comme font tous les
tuteurs. Je n'en ai pu tirer que trois mille ducats, ce qui peut-être ne fait
pas la quatrième partie de mon bien. Mais que faire à cela'.' Je ne gagnerais
rien à le chicaner. Pour éviter l'oisivité, j'ai acheté une charge d'algua-
zil, que j'exerce comme si toute ma vie je n'eusse fait autre chose. Mes
confrères se seraient, par bienséance, opposés à ma réception s'ils cus-
senl su mon histoire. Ueureusement ils l'ignorent ou feignent de l'igno-
rer, ce qui est la même chose ; car dans cet honorable corps, chacun a
intérêt de caclierses faits el gestes. On n'a. Dieu merci, rien â se reprocher
les uns aux aulres. .-Vu diable soit le meilleur ! Cependant, mon ami, cnn-
linua Rolando, je veux le découvrir ici le fond de mon âme. La profes-
sion que j'ai embrassée n'est guère de mon goût; elle demande une con-
duite trop délicate et trop mystérieuse : on n'y saurait faire que des trom-
peries secrètes et subtiles. Oh ! je regrette mon premier métier. J'avoue
qu'il y a plus de sûreté dans le nouveau ; mais il y a plus d'agrément
dans l'autre, el j'aime la liberté. J'ai bien la mine de me défaire de ma
charge, el de partir un beau matin pour aller gagner les montagnes qui
sont aux sources du Tage. Je sais qu'il y a dans cet endroit une retraile
habitée par une troupe nombreuse, et remplie de sujets catalans : c'est
faire son éloge en un mot. Si lu veux m'accompagner, nous irons grossir
le nombre de ces grands hommes. Je serai, dans leur compagnie, capi-
taine en second; et pour l'y faire recevoir avec agrément, j'assurerai
que je l'ai vu dix fois comhatlre â mes côlés. J'élèverai ta valeur jiis-
(|u'aux nues ; je dirai plus de bien de toi qu'un général n'en dit d'un offi-
cier qu'il veut avancer. Je me garderai bien de dire la supercherie que tu
as faite : cela te rendrait su-pect ; je tairai l'aventure. Eh bien , ajouia-
t-il, es-lu prêt à me suivre? J'attends ti réponse.
Chacun a ses inclinations, dis-jc alors â Rolande : vous êtes né pour
les entreprises hardies, et moi pour une vie douce et tranquille. Je vous
enlends, interrompit-il; la dame que l'amour vous a fait enlever vous
tient encore au cœur, et sans doute vous menez avec elle à Madrid cettft
vie douce que vous aimez. Avouez, nionsienr Gil Blas, que vous l'avez
mise dans ses meubles, et que vous mangez ensemble les pisloles que
vous avez emportées du souterrain. Je lui dis qu'il était dans l'erreur, et
que, pour le désabuser, je voulais, en dinani, lui couler l'histoire de 11
dame, ce que je fis effectivement . et je lui ajipris aussi tout ce qui m'était
arrivé depuis que j'avais quitté la Iroupe. Sur la fin du repas, il me re-
mit encore sur les sujets catalans. Il m'avoua même qu'il avait résolu de
les aller joindre, et fil une nouvelle tentative pour m'engager à prendr.;
le même parti. .Mais voyant qu'il ne pouvait me persuader, il changea tout
à coup de contenance et de ton; il me regarda d'un air fier, et me dit
fort sérieusement : Puisi|ue tu as le cirur assez bas pour préférer la con-
dition servile â l'hoimeur d'entrer dans une comj)agnie de braves gens,
je l'abandonne à la bassesse de tes incliiialions. Slais écoute bien les pa-
roles que je vais te dire ; qu'elles demeurent gravées dans la mémoii c !
Oublie que tu m'as rencontré aujourd'hui, et ne l'enlretiens jamais de
moi av('c personne ; car si j'apprends que lu me mêles dans tes discours...
tu me connais : je ne t'en dis pas dav.njlage. A es mots, il appela l'iiôlc,
paya lécol, et nous nous levâmes de table pour nous en aller.
CHAPITRE m.
11 son de chez don Bernard de Caslil Blazo, el va servir un pclit-r.;:illrc.
Comme nous sortions du cabaret et que nous prenions congé l'un de
l'aulre, mon maître p;ssa dans la rue. Il me vit, il je m'aperçus qu'il
regard.i plus d'une fois le capitaine : je jugeai qu'il était surpris de me
rcncoiilrer avec un semblable persoimage. Il est certain que la vue de
Rolando no piévenait point en faveur de ses nnrurs : c'était un homme
foil grand ; il avait le vis^ige long avec un nez de perroquet; et, quoi-
qu'il n'fcàl pas mauvaise mine, il ne laissait pas d'avoir l'air d'un franc
fripon.
Je ne m'étais point trompé dans mesconjeclurcs. Le soir, je trouvai don
GIL BLAS.
Zi
Bernard o'^ctipé de la flgiire du capll liiie, «t Irés-disposé à croire toiiles
les helles choses que je lui en oiir.iis pu iliresi j'eus-* osé parler, (ril Bi.is,
jne dil-il. qui est co grnml (siouM-ilï»' que j'ai vu tantôt avec toi '^ Jeré-
pouiiis que c'était un aiïuazil, et je m imiginai que, satisfait de celte
ré| onse. il en demeurerait là ; mais il nii' lit bien d'autres questions; el,
couinie je lui parus emijarrassé, paroe que je me souvenais des menaces
de [Idlaudo, il rompit tout à coup la couversstion et se coucha. Le lenJe-
main matio, lorsque je lui eus rendu mes services ordinaires, il mecon))ila
six ducats au lieu de si.\ réau-t, el me dit : Tiens, mou ami, voilà ce
que je te donne pour ni'avoir servi jusqu'à ce jour. Va clierclici- une
autre maison : je ne puis m'aecommoder d'un valet qui a de belles con-
naissances. Je m'avisai de lui représeiiler, pour ma justilîcaliou, que je
connaissais ecl 011,110211 pour lui avoir fourni certains remèdes à Vallado-
lid. dons le tomtis que j'y e.xereais la médecine. Fort Lien, reprit mon
niaitre, la défaite est inijéuieuse : lu devais me répondre cela liicrau sou', et
non pas te Irouliler. .Monsieur, lui repartis-je, en vérité, je n'osais vous
le dire par discrélion ; c'est ce qui a causé mon embarras. Certes, répli-
qna-t-il en me frappant doucement sur l'éjiaule, c'est être bien discrell
Je ne te crovais pas si rusé. Va, mon enfant, je te donne Ion congé : uu
g.uçnn qui fraye avec des alijuazils n'est point du tout mon fait.
J allai sur-le-champ apprendre celle mauvaise nouvelle à Melendez, qui
me ilil, pour me consoler, qu'il préteudail me faire entrer d.iiis une meil-
leure maison. En eficl, quelques jours après, il me dit : Gil lilas, mon
ami , vous ne vous alleudeî pas au bjidieur que j'ai à vous annoncer !
Vous aurez le posie iln monde le plus agréable. Je »"ais vous mettre nu-
|u-és de don Malliias de Silva : c'esl un lnunnie de la première qualité,
un de ces jeunes seigneurs qu'on appelle peiits maîtres. J'ai l'honneur
d'être son marchand : il prend chez moi des élofl'es, à crédit à la vérité,
mais il n'y a rieu à perdre avec ces seigneurs . ils épousent souvent de
l'iclies héritiéi-es qui payent leurs dettes; et, quand cela n'arrive pas, uu
marchand qui emend son niélier leur vend toujours si cher, qu il se
sauve en ne touchinl même que le quart de ses parties. L'intendant de
don -Mnihias, poursuivil-il, est mon intime ami .-allons le trouver. Il doit
vous présenter lui-même à son maitre, el vous pouvez compter qu'à ma
considération il aura beaucoup d'égards pour vous.
Comme nous étions eu chemin pour nous rendre à l'hùlel de don Ma-
thias, le marchand me dil : 11 est à propos, ce me semble, que je vous
apprenne de quel caractère est l'intendant, afin que vous vous régliez là-
dessus. Il s'appelle lîrégnrio Uodriguez : entre nous, c'esl un homme de
rien, qui, se senlaiil né pour les alT.iires, a suivi son génie, el s'est enri-
chi dans deux maisons ruinées dont il a élé l'inlendant. Je vous avertis
«lu'il est fort vain : il aime à voir ramper devant lui les autres domesli-
ques. C'est à lui qu'ils doivent d'abord s'adres.ser quand ils ont la moin-
dre grâce à demander à leur niaîlre : car s'il arrive qu'ils l'aient obtenue
sins .sa participation, il a toujours des détours tout prêts pour faire ré-
voquer la grâce ou la rendre inutile. Réglez-vous sur cela, Gil Blas :
faites votre cour au seigneur Uodriguez, préférablement à votre maitre
même, et niellez tout en usage pour lui plaire. Son amitié vous sera
d'une grande utilité; il vous payera vos gages e.xaclement, et, si vous
êli'S assez adroit pour gagner sa conliance, il pourra vous donner i]ucl-
ques petits os d ronger : il en a tant ! Don Malliias est un jeune seigneur
qui ne songe ([u'à ses plaisirs, et qui ne veut prendre aucune connais-
sance de ses propres affaires. Quelle maison pour un intendant !
Lorsque nous fûmes arrivés à l'holel, nous demandâmes à parler an
seigneur Rodriguez : on nous dit (|ue nous le trouverions dans son appar-
tement. 11 y étail en effet, et nous vîmes avec lui une manière de paysan
qui tenait un sac de t"ile bleue rempli d'espèces. L'intendant, ([ui me
parut plus pâle et plus jaune qu'une lille fatiguée du célibat, vint au-de-
vant de .Melendez en lui lindant les bras : le marchand, de sou côté, ou-
vrit les siens, et ils senibra.ssèrent tous deux avec des démonstrations
d amilié oii il y avait beaucoup plus d'arl que de nnlurel. Après cela, il
fut question de moi. Rodrigmz m'examina depnis les pieds jusqu'à la
têlc ; puis il me dil fort poliineiit que j'étais tel qu'il fallait être pour con-
venir à don .Malliias, et qu'il se chargeait avec plaisir de me préscnler .i
ce seigneur. Là-dessus, Melendez lit connaître jusqu'à quel point il s'in-
téres.sait pour moi; il pria l'inlendant de m'accorder -sa protection; el,
me laissant avec lui après force com]dimenls, il se relira. Dés qu'il fut
sorli, Rodriguez me dit : Je vous conduirai a mon niaitie d abord que
j'aurai expédié ce bon laboureur. Au-sitôt il s'approcha du paysan ; il,
lui prenant son sac : Talego, lui ilil-il, vovons si les cinq cents pisti.li>
sont là dedans. Il compta lui-même les pièces : il liouva le compte juste,
donna quittance de la somme au lahoiin-ur, et le renvoya. Il remit ensuiii'
les e.>-peces dans le sac. Alors s'adressanl à moi ; Nous pouvons présen-
tement, me dil-il, aller au-devant de mon maitre : il sort du lit ordinai-
rement sur le midi ; il est prés d'une heure, il doit être jour dans son
.-ijipArtemcnt.
Don .Mathins venait en effet de se lever. Il était encore en robe de
rbambre el rcnver>é dans un fauteuil, sur un bras duquel il avait une
janibc étendue. Il se balançait en râ|iaiil du labac : il s enircleiiail avec
un laipiais, qui, remplissant par itilrim I emploi de vah't de chambre
se tenait là tout prêt à le servir. Seigneur, lui dit l'iiileudaiil, voici un
jeune homme que je prends In liberté de vous pré-eiil-ir | uiir remplacer
«■eliii qi.e vous chassâtes avant-hier. Me enlez, votre m ircliniid, en ré-
Jionil ; il assure (|ue c'est un garçon de iiiérile, el je irois iiiie vous eu
serez fort satisfait. C'est assez, répondit le jeune seigneur: piii>quc c'c.sl
vous qui k produisez a\ipri'i.s de moi, je le reçois avcnglonienl à mon ser-
vice ; je le fais nian v.ilel de chambre, c'est une affaire Unie. Rodriguez,
ajoiila-l-il, parlons d'autres chose.';. Vous arrivez à propos : j'allais vous
envoyer ch relier. J'ai uue mauvaise nouvelle à vous apprendre, moa
cher Uodriguez. J'ai joué de malheur celte nuit ; avec cent ]iîsloles que
j'av.ds, j'ea ai perdu encore deux cents sur ma parole. Vous savez de
quelle conséquence il«st, pour des personnes de condition, de s'acquitter
de cette sorte de dette. C'est proprement Ja seule que le point d'honneur
non*; oblige à payer a^'ec csaclitude. Aussi ne payons-nou-; pas les autres
religieusomeul. Il fiwt donc trouver deux coûls pisloles tout à l'heure, et
les envoyer à la comtesse Pcdrosa. Monsieur, dit l'intendant, celi n'est
pas si diflicilc à dire qu'à exécuter : où voulez-vous, s il vous plaii, que
je prenne celle somme '? Je ne touche pas uu maravédis de vos fermiers,
quelque munace que je puisse leur faire. Cependant il faut que j'entre-
li"Hne honnêtement voire domeslique, el que je sue sang et eau pour
fournir à volj'e dépense. 11 est vrai que jusqu'ici, grâce au ciel, j'en suis
venu à bout, mats je ne sais plus à quel saint me vouer : je suis réduit à
l'extréinité. Tous ces discours sont inutiles, interrompit don Mathias, et
ces détails ne l'ont que m'ennuyer ; ne prétendez-vous pas, Rodriguez,
que je change de conduite, el que je m'amuse à prendre soin de mou
bien ? L'agréable amuscmont pour un honnnc de plaisir comme moi !
Patience, répliqua linteiidanl : au train iinc vont les choses, je prévois
que vous serez bieiitjt débarras.sé pour toujours de ce sniu-là. Vous me
lat'guez, repartit brusquement le jeune seigneur : vous m'assassinez.
Laissez-moi me miner sans que je m'en aperçoive. Il me faut, vous dis-je,
deux cents pisloles: il mêles faut. Je vais donc, dil Rodriguez, avoir
recours à ce petit vieillard qui vous a déjà prêté de l'argent à grosse
usure? Ayez recours, si vous voulez, au diable, répondit îlon Mathias :
pourvu que j'aie deux cents pisloles, je ne me soucie pas du reste.
Dans le moment qu'il prononçait ces mots d'un air brusque et chagrin,
l'intendant sortit, et un jeune bonirae de qualité, nommé don -Vnlonio de
Cenlellés, eulia. (Ju'as4u, mon ami ? dit ce dernier à mon maître ; Je te
trouve l'air nébuleux : je vois sur ton visage une impression de colère I
Je vais parier que c'est ce maroulle qui sort. Oui, répondit don Miibias,
c'est mou intendant : toutes les fois ((u'il vient me parler, il me fait pas-
ser quchpies mauvais quarls d'heure. 11 ra'culrelieiil de mes affaii-es, il
dil que je mange le fonds de mes revenus... L'animal I ne dirail-on pas
qu'il y perd, lui'? Mon enfant, reprit don Antonio, je suis dans le même
cas : j'ai un homme d'affaires qui n'est pas plus raisonnable (|ue ton in-
Icndant. Quand le faquin, pour obéir à mes ordres réitérés, m'apporte de
l'argeuL il semble qu'il donne du sicu. 11 me fait toujours de grands rai-
sonnemenls: Monsieur, me dit-il, vous vous abîmez; vos revenus sou'
saisis. Je suis obligé de lui couper la ijarole, pour abréger ses sols dis-
cours. Le malheur, dit don Muthius, c'est que nous ne saurions nous pas-
ser de ces gens-là: c'esl un mal nécessaire. J'en conviens, répliqua Cen-
lellés... Mais attends, poursuivil-i! en riant de toute sa force, il me vient
une idée assez plaisante : rien n'a jamais été mieux imaginé. Nous pouvons
rendre comiques les scènes sérieuses que nous avons avec eux, il nous di-
vf rùr de ce ipii nous chagrine. Ecoute ; il faut que ce soit moi qui demande
à ton inleadant l'argent dont lu auras besoin ; tu en u.seras de même
avec mon homme d'affaires. Qu'ils raisonnent tous deux alors tant qu'il
leur plaira, nous les écouterons de sang-froid. Ton intendant viendra me
rendre ses comptes, mon homme d'affaires ira te rendre les siens. Je
n'entendrai parler que de les dissipations, lu ue verras que les miennes :
cela nous réjouira.
Mille ti ails brillants suivirent celle saillie, et mirent en joie les jeunes
seigneurs, qui coulinuérent de s'enlrelenir avec beaucoup de vivacité.
Leur conversation fut inlerronipuc par Urégorio Rodiigm z, qui rentra
suivi d'un petit vieillard qui n'avait presque point de cheveux, tant il
étail chauve. Don Antonio voulut sortir. Adieu, don Maihias, dil-il; nous
nous reverrons lanlol. Je le laisse avec ces messieurs, vous avez .vans doute
quelque affaire sérieuse à démêler ensemble. Eh ! non, non, lui répondit
mon maître, demeure; tu n'es pas de trop. Ce discret vieillard que tu
vois est un honnête homme qui me prêle de l'argent au denier cinq. Com-
ment an denier cinq I s'écria Centellés d'un air étonné. Vive Dieu ! je le
félicite d'eue en si bonnes mains ; je ne suis pas traité si doucement,
moi, j ach 'le l'argenl au poids de l'or : j'enqiruule ordinairenienl au de-
nier trois. Quelle' usure! d.l alors le vieil usurier; les fripons I so genl-
l-ils qu'il y a un autre monde? Je ne suis plus surju'is si Icin déclame
tant contre les peisnines qui prélent à inléicls. C'e>l le pivdil i xoi bilanl
que quelques-uns d'eux lireiil de l^urs espéccsqui nous perd de répulsion.
Si tons mes mufrércs me resseniblaienl, nous ne serions pas si décriés;
car piiiir moi. je ne prête uniquemenl une pour f.iiie plaisir au proehain.
Ahl si le lem|)S élail aii.ssi bon que je l'ai vu autrefois, je vous olîi irais
ma bourse sans inléiêls; et j.cii s'en faut même, ipiidle ipie .'•oil aujour-
d'hui la misère, (pie je ne m- fisse un sciupule de prêlei au ■lenie|-cin(|.
M is on diiail cpie 1 argent est rentré duns le sein de la terre : on n'en
trouve plus el sa raiele oblige enlin ma morale à se relâcher.
De c iiiibieii avez-vous biMun ? pnuisiiivil il en s'adi ess.iiil à mon maî-
tre. Il me faut deu.\ cents pisloles. répondit don Muthias. J'en ai quatre
cents ilsus un s.ic, répliqua lusurier ; il n'y a qu'à vous eu donuer la
moitié. Eii même leinps il lira de dessous son manteau un sac de loile
bleue, qui im; parut élre le même ipjc le paysan Talego venait de laisseï
aveccimicens pisloles à Ruilrii:u< z.Je sus hic nlét ce qu il en fallait penser,
el je vis bien que .Melendez ne m'avait pas vanté sans raison le .savoir faire
32
GIL BLAS.
de cet intendant. LevieillarJ vida le sac, étala les espèces sur une table,
et se mit à les conipler. Celte vue alluma la cu|iidité de mon maître ; il
lut Irappé de la totalité de la somme. Seieneur Descomnlgado, dit-il à
l'usurier, je fais une réflexion judicieuse. Je suis un grand sot. Je n'em-
prunte que ce qu'il faut pour dégager ma parole, sans songer que je n'ai
pas le sou ; je serai obligé demain rie recourir encore à vous. Je suis d'a-
vis de raller les quatre cents pisloles, pour vous épargner la peine de re-
venir. Seigneur, répondit le vieillard, je destinais une partie de cet argent
à un bon licencié qui a de gros héritages qu'il emploie charitablement à
retirer du monde de petites tilles, et à meubler leurs retraites; mais puis-
que vous avez besoin de la somme entière, elle est à voire service ; vous
n'avez seulement qu'à songer aux assurances... Oh ! pour des assurances,
interrompit llodrigucz en tirant de sa poche un papier, vous en aurez de
bonnes : voilà un billet que le seigneur don Mathias n'a qu'à signer. 11
vous donne cinq cents iiisloles à prendre sur un de ses fermiers, sur Ta-
lego, riche laboureur de Mondejar. Cela est bon, répliqua l'usurier : je
ne fais pas le diflicultueux, moi ; pour peu que les propositions qu'on me
fait soient raisonnables, je les accepte sans façon dans le moment. Alors
l'intendant présenta une plume à mon maître, qui, sans lire le billet, écri-
vit, en sifllant, son nom au bas.
Celte affaire consommée, le vieillard dit adieu à mon patron, qui cou-
rut l'embrasser, en lui disant : Jusqu'au revoir, seigneur usurier; je suis
tout à vous. Je ne sais pas pourquoi vous passez, vous autres, pour des
fripons ; je vous trouve très-nécessaires à l'Etat : vous êtes la consolation
de mille enfants de famille, et la ressource de tous les seigneurs dont la
dépense e.xcéde les revenus. Tu as raison, s'écria Cenlellés : hs usuriers
sontd'lioniiêles gens qu'on ne peut assez honorer, et je veux à mon tour
embrasser celui-ci à cause du denier cinq. A ces mots, il s'approcha du
vieillard pour l'accoler, et ces deux pelits-maitres, pour se divertir, com-
mencèrent à se le renvoyer l'un à l'autre, comme deux joueurs de paume
qui pelolent une balle. Après qu'ils l'eurent bien ballotté, ils le laissèrent
sortir avec l'intendant, qui méritait mieux que lui ces embrassades, et
même quelque chose de plus.
Lor.Mpieliiidriguoz et son àme damnée furent sortis, don Mathias envoya,
par le la(|uais qui était avec moi dans la chambre, la moitié de ses pis-
tôles à la comtesse de Pedrosa, et serra l'autre dans une longue bourse
brochée d'or et de soie qu'il portait ordinairement dans sa poche. Fort sa-
tisfait de se revoir en fonds. Il dit d'un air gai à don Antonio : Que ferons-
nous aujourd'hui? tenons conseil là-dessus. C'est parler f-n homme de
ben sens, répondit Centellés ; je le veux bien, délibérons. Dans le temps
qu'ils allaient rcver ce qu'ils deviendiaienl ce jour-là. deux autres sei-
gneurs arrivèrent : c'étaient don Alexo Seeiar et don Fernand de Gam-
Loa ; l'un et l'autre à peu près de l'âge de mon maître, c'esl-à-dire, de
vingt-huit à trente ans. Ces quatre cavaliers débutèrent par de vives acco-
lades qu'ils se firent : ou eût dit qu'ils ne s'étaient point vus depuis dix
ans. Après cela, don Fernand, qui était un gros réjoui, adressa la parole à
don Mathias et à don Antonio : Messieurs, leur dit-il, où diuez vous au-
jourd'hui? Si vous n'êtes point engagés, je vais vous mener dans un ca-
baret où vous boirez du vin des dieux ; j'y ai soupe, et j'en suis sorti ce
matin entre cinq et six hiMires. Flùt au ciel, s'écria mon maître, que j'eusse
passé la nuit aussi saLirmcnt 1 je n'aurais pas jierdu mon argent.
Pour moi, dit (léulelli's, je me suis donné hier au soir un divertissement
nouveau, car j'aime à changer de plaisirs. Aussi n'y a-t-il que la variété
des amusements qui rende la vie agréaide. Un de mes amis m'entraina
chez un de ces seigneurs qui lèvent les iinpùts et font leurs affaires avec
celles de l'Elat. J'y vis de la magnihceuce, du bon goût, et le repas me
parut assez bien entendu ; mais je trouvai dans les maîtres du logis un
ridicule qui me réjouit. Le partisan, quoique des plus roturiers de sa
compagnie, tranchait du grand, et sa fenmie, bien qu'horriblement laide,
faisait l'adorable, et disait mille sottises assaisonnées d'im accent biscayen
qi:i leur donnait du relief. Ajoutez à cela qu'il y avait à table quatre ou
cini| enfants avec un précepteur. Jugez si ce souper de famille me di-
vertit!
Et moi , messieurs, dit don Alexo Segiar, j'ai soupe chez une comé-
dienne, chez Ar.sénic. Nous étions six à table : Ars''nie, Floiimonde, avec
nne coquette de .ses amies, le marquis de Zcnetle, don Juan de Moncade,
et votre serviteur. Nous avons passé la nuit à boire et à dire des giieulées.
tjnelle volupté ! il est vrai qu'Arsénié el Floi imonde ne sont pas de grands
génies; mais elles ont un usage de débauche qui leur tient lieu d'esprit.
Ce sont des créatures enjouées, vives, fulles : cela ne vaut-il pas mieux
cent fuis que des femmes raisonnables?
CllAPlTllE IV.
De (luclle mnnii;rc Gil Blas fit connaissance avfc les vakls des pctiis-raaiires; du secrei
adiniiablc qu'ils lui cnsoisnertnl puur avoir, il peu de frais, ia réliulalii.il d'Uoiiiiue
d'cspril, et du serinent singulier qu'ils lui Ureiit laire.
Ces seigneurs continuèrent à s'entretenir de cette sorte, jusqu'à ce que
don Malhias, que j'aidais à s'habiller pendant ce temps-là, fut un état de
sortir. Alors il me dit de le suivre ; et tons ces petils-maitres prirent en-
.semblc le chemin du caharet où don Fernand de Gaïuboa se proposait
de les conduire. Je commençai donc à marcher derrière eux avec trois
aiilres valets; c:ir chacun de" ces cavaliers avait le sien. Je remarquai
avec étouuenicnt que ces Irjis domestiques copiaient leurs niailres, et se
donnaient les mêmes airs. Je les saluai comme leur nouveau camarade.
Ils me saluèrent aussi ; et l'un d'entre eux, après m'avoir regardé quel-
ques moments, me dit : Frère, je vois à votre allure que vous n'avez ja-
mais encore servi de jeune seigneur. Hélas! non, lui répondis-ie, et il
n'y a pas longtemps que je suis à Madrid. C'est ce qu'il me semble, ré-
pliqua-t-il ; vous sentez la province, vous paraissez timide el embarrassé;
il y a de la bourre dans votre action. Mais n'importe, nous vous aurons
bientôt dégourdi, sur ma parole. Vous me flattez peut-être? lui dis-je.
Non, repartit-il, non ; il n'y a point de sot que nous ne puissions façon-
ner; comptez là-dessus.
Il n'eut pas besoin de m'en dire davantage pour me faire comprendre
que j'avais pour confrères de bons enfants, et que je ne pouvais être en
meilleures mains pour devenir joli garçon. En arrivant au cabaret, nous
y trouvâmes un repas tout préparé, que le seigneur don Fernand avait
eu la précaution d'ordonner dès le maiiii. Nos maîtres .se mirent à table,
et nous nous disposâmes à les servir. Les voilà qui s'eutreiienncnt avec
beaucoup de gaieté. J'avais un extrême plai^ir à les entendre. Leur carac-
tère, leurs pensées, leurs expressions, me divertissaient, (lue de feu !
que de .saillies d'imagination ! Ces genslà me parurent une espèce nou-
velle. Lorsqu'on en fut au fruit, nous leur apportâmes une copieuse
quantité de bouteilles des meilleurs vins d'Espague, et nous les quit-
tâmes pour aller diner dans une petite salle où l'on nous avait dressé
une table.
Je lie tardai guère à m'apercevoir que les chevaliers de ma quadrille
avaient encore plus de mérite que je ne me Fêlais imaginé d'abord. Ils
ne se contentaient pas de prendre les manières de leurs maîtres : ils en
affectaient même le langage; et ces marauds les rendaient si bien, qu'à
un air de qualité prés, c'était la même chose. J'admirais leur air libre et
aisé, j'étais encore [ilus charnié de leur esprit, et je désespérais d'être
jamais aussi agréable qu'eux. Le valet de don Fernand, attendu que c'é-
tait son maître qui régalait les noires, fit les honneurs du repas; et,
voulant que rien n'y manquât, il appela l'Iiôte, et dit : Monsieur le maître,
donnez-nous dix bùiiteilles de votre plus excellent via ; et, comme vous
avez coutume de faire, vous les ajouterez à celles que nos messieurs au-
ront burs. Trés-voloutiers, répondit l'hole; mais, monsieur Gaspard,
vous savez que le seigneur don Fernand me doit déjà bien des repas. Si
par votre moyeu j'en pouvais tirer quelques espèces... Oh ! interrompit
le valel, ne vous niellez point en peine de ce qui vous est dû; je vous
en réponds, moi : c'est de l'or en barre que les dettes de mon maître.
Il est vrai que quelques discourtois créanciers ont fait saisir nos reve-
nus ; mais nous obiiendrons mainlevée au premier Jour, et nous vous
payerons, sans examiner le mémoire que vous nous fournirez. L'hôte
nous apporta du vin, malgré les saisies ; et nous en bûmes en attendant
la mainlevée. 11 fallait voir comme nous nous portions des santés à tous
momeiils, en nous donnant les unsaux autres les surnoms de nos m.dtres.
Le valet de don Antonio appelait Camboa celui de don Fernand, et le
valet de don Fernand appelait Geutcllés ci lui de don Antonio : ils me
nommaient de même Silva; et nous nous enivrions peu à peu, sous ces
noms empruntés, tout aussi bien que les seigneurs qui les portaient vé-
ritablement.
Quoique je fusse moins brillant que mes convives, ils ne laissèrent pas
de me témoigner qu'ils étaient assez contents de moi. Silva, me dit ua
des plus dessalés, nous ferons quelque chose de toi, mon ami : je m'a-
perçois que tu as un fonds de génie ; mais tu ne sais pas le faire valoir,
La crainte de mal parler t'empêche de rien dire au hasard ; et toutefois
ce n'est qu'eu hasardant des discours que mille gens s'érigent aujour-
d'hui en beaux eqirits. Veux-lu briller, tu n'as qu'à te livrer à la vivacité,
el risquer indilTéremment tout ce qui pourra te venir à la bouche : ton
étouruerie passera pour une noble hardiesse. Quand tu débiterais cent
impertinences, pourvu qu'avec cela il t'échappe seulement un bon mot,
on oubliera les sottises; on retiendra le liait, et l'on concevra une
haute opinion de ton mérite. C'est ce que pratiquent si heureusement nos
maîtres ; el c'est ainsi qu'eu doit user tout homme qui vise à la réputa-
tion d'un esprit distingué.
Outre que je ne souhaitais que trop passer pour un beau génie, le se-
cret ((u'oii m'enseignait pour y réussir me paraissait si facile, que je ne
crus pas devoir le'négliger. Je l'éprouvai sur-le-champ, et le vin que
j'avais bu rendit 1 épreuve heureuse; c'est à-dire que je parlai à tort et
à travers, et que j'eus le bonheur de mêler parmi beaucoup d'extrava-
gances qiielcpies pointes d'esprit (|ui m'alliièrent des applaudissements.
Ce coup d'essai me remplit de conlîaiice; je redoublai de vivacilé pour
produire quelque bonne saillie, et le hasard voulutcncore que mes efforts
ne fussent pas inutiles.
Eh bien , me dit alors celui de mes confrères qui m'avait adressé la
parole dans la rue, ne commences-tu pas à le décrasser? Il n'y a pas
deux heures que tu es avec nous, et te voilà déjà lout autre que tu n'é-
tais : tu changeras tous les jours à vue dœil. Vois ce que c'est que do
servir des personnes de qualité ! cela élève l'esprit : les comliti iiis bour-
geoises ne font pas cet ell'et. Sans doute, lui répondis-je; aussi je veux
désormais consacrer mes services à la noble.s.se. C'est fort bien dit, s'é-
cria le valel de don Fernand entre deux vins. Il n'appartient pas aux
boiiigeciis lie |Mi.sséder des génies supérieurs comme nous. Allons, mes-
sii'iirs. ajouta-t-il, faisons serment que nous ne servirons jamais ces gre-
diiis-li; jiinms-eu par le Slyxl Nous lui applaudîmes ; et, le verre à la
main, nous fîmes tous ce burlesque serment. Nous demeurâmes à table
GIL BL4S.
jusqu'à ce qu'il plût à nos ninilrcs de se retirer. Ce fut à minuil; ce qui
]i,irut il mes camarades lui excès de sobriélc. 11 csl vrni que ces seigneurs
ne snrlaienl de si bonne heure du cabaret nue pour aller chi'z une fa-
meuse coquette qui logeait dans le quartier de la cour, et don! la maison
était nuit et jour ouverte aux gens de plaisir. C'était une femme de
trente-cinq a quarante ans, parfaitement belle encore, amusante, et si
consommée dans l'art de plaire, qu'elle vendait, disait-on, pins cher les
restes de sa beauté qu'elle n'en avait vendu les prémices. Il y avait tou-
jours chez elle deux ou trois autres coquettes du premier ordre, qui ne
contribuaient pas peu au grand concours de seigneurs qu'on y voyait.
Ils y jouaient l'aprés-dinée; ils soupaient ensuite, cl passaient la nuit à
boire et à se réjouir. >'os maitres denienrérent là jusqu'au jour, et nous
aussi, sans nous ennuyer; car. tandis qu'ds étaient avec les maîtresses,
nous nous amusions avec les soubrettes. Enfin nous nous séparâmes tous
au lever de l'auiore. et nous allâmes nous reposer chacun de son côté.
.Mon maître s'élant levé à son ordinaire, sur le miili, s'habilla. 11 sortit.
Je le .suivis, et nous entrâmes chez don .\ntonio Cenlellés, où nous trou-
vâmes un certain don Alvaro de Acunn. C'était un vieux gentilhomme,
un professeur de débauche. Tous les jeunes gens qui voulaient devenir
des hommes agréabb'S se mettaient entre ses mains 11 les formait au
|ilaisir, leur enseignait à briller dans le monde et à dissiper leur patri-
moine. Il n'appi'éhendail plus de m.ingcr le sien, l'affaire en élnil faite.
Après que ces trois cavaliers se furent embrassés, Cenlellés dit à mon
maître : Parbleu, di;n .Malhias, lu ne pouvais arriver ici plus à propos!
don Alvaro vient me prendre pour nie mener chez un bourgeois (pii donne
à diner au marquis de Zemiie et à don Juan de Moncadc: je veux que tu
sois de la partie. Et comment, dit don Malhias, nomme-l-nn ce bourgeois?
Il s'appelle Grégorio de Noriega, dit alors don Alvar, et je vais vous ap-
prenure en deux mois ce que c'est que ce jeune homme. Son père, qui
est un riche joaillier, est allé négocier des pierreries dans les pays éiran-
gers, et lui a laissé, en partant, la jouiss.nnce d'un gios revenu. Grégorio
est un sot qui a une disposition pnjcbaine à manger tout son bien, qui
tranche du petit-niaitre, et veut passer pour un honmie d'esprit, en dé-
pit de la nature. H m'a prié de le conduire. Je le gouverne ; et je puis vous
assurer, messieurs, nue je le mené bon train. Le fonds de son revenu est
déjà bien entamé. Je n'en doute pas, s'écria Cenlellés ; je vois le bour-
geois à l'hôpital. Allons, don Malhias, continua-t-il, faisons connais-
sance avec cet homme-là, et contribuons à le ruiner. J'y consens, ré-
pondit mon maître ; aussi bien j'aime A voir renverser In fortune de ces
petits seigneurs roturiers, qui s'imaginent (|u'on les confond avec nous,
lîieu, par exemple, ne me divertit tant que la disgrâce de ce fils de pu-
lilicain, à qui le jeu et la vanité de figurer avec les grands ont fait ven-
dre jusipi'à sa maison. Oh I pour celui-là, reprit don Antonio, il ne
mérite pas qu'on le plaigne : il n'est pas moins fat dans sa misère qu'il
l'était dans sa prospérité.
Cenlellés et mon maître se rendirent, avec don Alvar, chez Grégorio
Woriega. Nous y allimes aussi, Mogicon et moi, tous deux ravis de trou-
ver une franclïe lippée, et de contribuer de notre part à la ruine du
bourgeois. En entrant, nous aperçûmes plusieurs hommes occupés à |irc-
|)arcr le diner; et il sortait des 'ragoûts qu'ils faisaient une lumée qui
|uévcnail l'odorat en faveiu- du goùl. Le marquis de Zenetlc et don Juan
de .Moncade venaient d'arriver. Le maître du logis me parut im grand
benêt. Il affcclait en vain de prendre l'allure des petits-maîtres; celait
une Ires-mauvaise copie de ces excellents originaux, ou, pour mieux
dire, un imbécile qui voul.iit se donner un air délibéré. Ueprésenlez-
voiis un homme de ce caractère entre cinq railleurs qui avaient tous pour
but de se moquer de lui et de l'engager dans de grandes dépenses. Mes-
sieurs, dit don Alvar, après les premiers complimenls, je vous doime le
seigneur Grégorio de Norieg.i pour un cavalier des plus parfaits. Il pos-
séiie mille belles qualités. Savez-vous qu'il a l'esprit Ires-cullivé? \ous
n'avez qu'à choisir : il est également fort sur toutes les matières, depuis
la logique la plus Une et la plus serrée jusqu'à l'orlhograplie. Oh ! cela
est trnp llatleur, interrompit le bourgeois en riant de fort mauvaise
gràic. Je pourrais, seigneur .Mvaro, vous rétorquer 1 argument ; c'esl
vous i|ui clés ce qu'on appelle un puits d'érudition. Je n'avais pas dessein,
reprit don Alvar, de m'allirer une louange si spirituelle ; m;.is en vérité,
ines>ieurs, jioursuivit-il, le seigneur Grégorio ne .saurait manquer de
s'acipierir du nom dans le monde. Pour moi, dit don Antonio, ci' qui me
charme en lui, et ce que je mets même au-dessus de l'orthographe, c'est
le choix judicieux qu'il l'ait des personnes (pi'il fré piente. Au lieu de se
h irncr .lu commerce des bourgeois, il ne veut voir que de jeunes sei-
gneurs, s:ins s'embarrasser de ce qu'il lui en coulera. Il y a la dedans
une élévation de senlinients qui m'enchante ; et voilà ce qu'on ap|iellc
dépenser avec goi'it et avec discerncmenl.
lies discours'ironiques ne firent que précéder mille autres semblables.
Le pauvre Grégorio fui accommo.lc de toutes iiièces. Les pelils-niaitres
lui lançaient tour à tour des traits dont le sot ne seiilaît point l'alleinle ;
aii coniraire, il prenait au pied de la letlrc tout ce qu'on lui disait et il
par.ii>sait lort coulent de ses convives ; il lui semblait même <pren le
loin liant en ridicule, ils lui faisaient encore grâce. Enlin il leur sitviI
de joint pendant qu'ils furenl à table, et ils y demeiiréicnl le rcsti; ilii
.0 ir et de la nuit tout entière. ÎSoiis bûmes à discrétion, de même ipie
nos ir.aitres, cl nous étions bien coiidilionnés les uns cl les autres quand
nous surlimes de chez le bourgeois.
CHAPITRE V.
Gil Dl.ns devient lionimc à lionnes fortiiaos 11 fait connaiss.ince avec une jolie personne.
Après quelques heures de sommeil, je me levai en bonne humeur, et
me souvenant des avis que Melendez m'avait donnés, j'allai, en attendant
le réveil de mon maiire, faire ma cour à notre intendant, dont la vanité
me parut un peu llatlée de l'attention que j'avais à lui rendre mes res-
pects. 11 me reçut d'un air gracieux, cl me demanda si je m'accommo-
dais du genre de vie des jeunes seigneurs. Je répondis qu'il était nou-
veau pour moi, mais que je ne désespérais pas de m'y accoutumer dans
la suite.
Je m'y accoulumai effcclivemenl, et bientôt même. Je changeai d'hu-
meur et d'esprit. De sage et posé que j'étais auparavant, je devins vif.
étourdi, lurlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma mé-
tamorphose, et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus
que d'avoir de bonnes fortunes. Il nie représenta que c'était une chose,
absolument nécessaire pour achever un joli homme ; que tons nos ca-
marades étaient aimés de quelque belle personne, et que lui, pour sa
part, possédait les bonnes grâces de deux femmes de qualité. Je jugeai
que le maraud mentait. Monsieur Jlogicon, lui dis-je, vous êtes sans
doute un garçon bien l'ait et fort spirituel, vous avez du mérite ; mais je
ne comprends pas comment des femmes de qualité, chez qui vous ne
demeurez point, ont pu se laisser charmer d'un homme de votre con-
dition. Oh! vraiment, me répondit-il, elles ne savent pas qui je suis.
C'est sous les habits de mon maître et même sous son nom que j'ai fait
ces conquêtes. Voici comment. Je m'habille en jeune seigneur, j'en prends
les manières; je vais à la promenade; j'agace toutes les femmes que je
vois, jusqu'à ce que j'en rencontre une qui réponde à Tiies mines. Je suis
celle-là. et fais si bien que je lui parle. Je me dis don Antonio (ientellés.
Je demande un rendez-vous; la dame fait des façons ; je la presse, elle
me l'accorde, cl cœlera. C'est ainsi, mon enfant, continua-l-il. que je me
conduis pour avoir de bonnes fortunes, et je te conseille de suivre innii
exemple.
J'avais trop d'envie d'êlre un illustre, pour n'écouler pas ce conseil :
outre cela, je ne me sentais pas de répugnance pour une intrigue amou-
reuse. Je formai donc le dessein de me travestir en jeune seigneur, pour
aller chercher des aventures galantes. Je n'osais me déguiser dans notre
hôtel, de peur que cela ne fût remarque. Je pris un bel habillement com-
plet dans la garde-robe de mon maître, et j en fis un paquet, que j'em-
portai chez lin petit barbier de mes amis, où je jugeai que je pourrais
m'habiller et me déshabiller commodément. Là, je me parai le mieux
qu'il me fut |iossible. Le barbier mit aussi la main à mon ajustement, et
quand nous crûmes qu'on n'y pouvait plus rien ajouter, je marchai vers
le pré de Saint-Jérôme, d'où j'étais bien persuadé que je ne reviendrais
pas sans avoir trouvé quehpie bonne fortune. Mais je ne fus pas obligé de
courir si loin pour en ébaucher une des plus bril antes.
Comme je traversais une rue détournée, je vis sortir d'une petite mai-
son, et monter dans un carrosse de lnuage qui était à la porte, une dame
richement habillée et parfaitement bien faite. Je m'arrêtai tout court
pour la considéier, et je la saluai d'un air à lui faire cnmprendie qu'elle
ne me déplaisait pas. De son côlé, jioiir me faire voir qu'elle meiitait
encore plus que je ne pensais mon attention, elle leva ymw un moment
son voile, et offrit à ma vue un visage des plus agréables. Cependant le
carrosse partit, et je demeurai dans la rue, un peu" étourdi des traits que
je venais de voir. La jolie figure ! disais-jc en moi-même : peste ! il fau-
drait cela pour m'achever. Si les deux dames qui aiment Mogicon sont
aussi belles que celle-ci, voilà un faquin bien heureux. Je serais charmé
de mou sort si j'avais une pareille maîtresse. Eu faisant celle réllexiiui,
je jetai les yeux par hasard sur la maison d'où j'avais vu sortir cette iii-
mable |iersonne, et j'aperçus à la fenêtre d'une salle base une vieille
femme qui me lit signe d'entrer.
Je volai aussilôt dans la maison, et je trouvai dans une salle assez
propre cette vénérable et discrète vieille, qui, me prenant pour un mar-
quis tout au moins, me salua respectueusement, et me dit : Je ne doute
pas, seigneur, que vous n'ayez mauvaise opinion d'une femnie qui, sans
vous connaîlre, vous fait signe d'entrer chez elle ; mais vous jugerez
peut-être plus favorablement de moi, (luand vous saurez que je n'en use
pas de cette sorte avec tout le monde. Vous me paraissez un seigneur de
la cour'? Vous ne vous Iromnez pas, ma mie, inlerrompis-je en élendant
la jambe droite et penchant le corps sur la hanche gaiicbc ; je suis, sans
vanité, d'une des plus grandes maisons d'Espagne. Vous en avez bien la
mine, reprit elle, et je vous avouerai que j'aime à faire plaisir aux per-
sonnes de qualité : c'est mon faible. Je vous ai observé par ma fenêtre.
Vous avez regardé tiès-atlentivemenl, ce me semble, une dame (pii vienl
de me quitter. Vous sentiriez-vous du goùl pour elle? dites-le imn con-
lideinmenl. l'oi dbonime de cour! lui' répmidis-je, elle m'a frappé: je
ii'.d jiinais rien vu de plus |iiquant que cette créature-là ! Fnnlllez-nous
ensemble, ma bonne, ei comptez sur ma reconnaissance. Il fait bon ren-
dre ces sortes de services à nous autres grands seigneurs ; ce ne simt pas
{•eux que nous pav<ms le plus mal.
Je vous l'ai déj'à dit, replii|ua la vieille, je suis toute dévouée aux per-
sonnes de condition; je me plais à leur être nlih'. Je reçois ici, Jiar
5i
GIL BLAS.
exemple, ccrlnincs femmes que des dehors de verlii empêchent de voir
leurs g.ilnnls cliez elles. Je leur prête ma maison pour concilier leur
tempérament avec la biensénnce. Fort bien, lui dis-je ; et vous venez
appareniment de faire ce |ilaisir à la dame dont il s'afrit? Non, répoiidil-
elle, c'est une jeune veuve de qualité qui cherche un amant; mais elle
est si diflicile lâ-dessns, que je ne sais si vous lui convicniirez, malirré
tout le mérite que vous pouvez avoir. Je lui ai déjà |)résenté trois cava-
liers bien bâtis, qu'elle a dédaignés. Oh 1 parbleu, ma chère, m'écriai-je
d'un air de conTiance, lu n'as qu'à me mettre à ses trousses ; je t'en
rendr. i bon compie, sur ma parole. Je suis curieux d'avoir un tète-à-
tùle avec une beauté diflicile: je n'en ni point encore rencontré de ce
earnclére-la. Eh bien . me dil la vieille, vous n'avez (|u'à venir ici demain
à la même heure, vous satisferez votre curiosité. Je n'y manquerai pas,
lui repartis-je : nous verrons si un jeune seigneur tel que moi peut rater
une conquête.
Je retournai chez le petit barbier, sans vouloir chercher d'autres aven-
tures, et fort ini patient de la suite de celle-là. Ainsi, b' joursuivani, aiiros
m'élre encore bien ajusté, je me rendis chez la vieille une heure plus
tôt qu'il ne fallait. Seigneur, me dit-elle, vous êtes ponctuel, et je vous
en sais bon gré. Il est vrai que la cliose en vaut bien la peine. J'ai vu
notre jeune veuve, et nqus nous sommes fort entretenues de vous. On
m'a défen(|H de parler ; mais j'ai pris lant d'amitié |iour vous, que je ne
puis me taire. Vous avez plu, et vous allez devenir un heureux seigneur.
Entre nous, la dame est nu morceau tout appétissant : son mari n'a pas
vécu longtemps avec elle ; il n'a fait que passer comme une ombre; elle
a tout le niérite d'une fille. La bonne vieille, sans doute, voulait dire
d'une de ces tilles ilespril qui savent vivre sans ennui dans le célibat.
L'héroïne d» rendez-vous arriva bientôt en carrosse de louage comme
le jour précédent, et vêtue de superbes habits. B'abord qu'elle parut
dans la salle, je débutai p^r cini( ou six révérences de pelit-maitre, ac-
compagnées de leurs plus graneuses conlurs-ons. Après quoi je m'aji-
procliai d'elle d'un air trés-familier, et lui dis; iM.=i princesse, vous voyez
un seigneur qui en a clans l'ailit. Votre image, depuis hier, s'offre inces-
samment à mon cs|ail, et vous avez expulsé de mon cœur une du-
che.s.se qui commençait à y prendic pied. Le triomphe est trop glorieux
pour moi. ré|iondil-clle en ôlant .<(in voile ; mais je n'en ressens pas une
joie pure. Un jeune seigneur aime le cliangenicnl, et sou cœur est, dit-on,
idus diflicile à garder que la pislole volante. Eb ! ma reine, repris-jc,
laissons là, s'il vous plail, l'avenir-, ne songeons qu'au luésent. Vous êtes
belle, je suis amoureux. Si mon amour vous est agréable, engageons-
nous sans réllexinn. Embarquons-nous comme des matelots; n'envisa-
geons point les jiérils de la navigation, n'en regardons que les plaisirs.
En achevant ces paroles, je me jelai avec transport aux genoux de ma
nym|ihe; et, pour mieux imiter les petiis-maiires, je la juessai d'une
manière pétulante de faire mon bonheur. Elle me parut un peu émue
de mes instances, mais elle ne crut pas devoir s y rendre encore, et me
repoussant, Arrêlez-vous, me dit-elle, vous êtes trop vif; vous avez l'air
lilierlin. J'ai biep peur que vous ne soyez un petit débauché. Ei donc,
madame, m'ccriai-je ; pouvez-vous haïr ce qu'aiment les femmes hors
du commun ! Il n'y a plus i|ue quelques bourgeois qui se révoltent contre
la débauche. C'en est trop, reprit-elle, je me rends à une raison si forte.
Je vois bien (lu'avec vous antres seigneurs les grimaces sont inutiles : il
faut qu'une femme fasse la moitié du chemin. Apprenez donc votre vic-
toire, ajouta-t-elle avec une apparence de confusion, comme si sa pudeur
qui souffert de cet aveu ; vous m'avez inspiré des sentiments que je n'ai
jamais eus pour personne, et je n'ai plus besoin que de savoir qui vous
éles, pour me déterminer à vous choisir pour mou amant. Je vous crois
mi jeune seigneur, et même un honnête homme : cependant je n'en suis
1 oint assurée ; et, quelque prévenue (pie je sois en votre faveur, je ne
veux pas donner ma tendresse à un inconnu.
Je me souvins alors de quelle façon le valet de don Antonio m'avait dit
qu'il sortait d'un pareil embarras; et voulant à son exemple passer pour
mon maître: M.idame, dis-je à ma veuve, je ne me défendrai point de
vous apprendre mou nom ; il est assez iieau pour mériter d'être avoué.
Avez-vous entendu parler de don .'(lalbiasde Silva'.' Oui, répondit-elle; je
vo\is dirai même que je l'ai vu chez une personne de ma connaissance.
Quoique déjà effronlé, je fus un jieu troublé de celte réponse. Je me ras-
surai loulefois dans le moment; el, faisant force de génie pour me tirer
de là ; Eh bien, mon ange, lepris-je, vous connaissez un seigneur...
que... je connais aussi... Je suis de sa maison, puisqu'il faut vous ledire.
8on m:n\ épousa la belle-sœur d'un oncle de mon |iéie. Nous sonmies,
comme vous voyez, assez proches parents. Je m'a|ipelle don César. Je suis
lils uiii(|ue de 1 illustre don Eernand de liibeia, ((ui fut liié, il y a (piinze
ans, dans une bataille (|ui se donna soi- les frontières de l'ortiigal. Je vous
ferais bien un détail de l'aclion ; elle fut diablement vive; mais ce serait
perdre des moments précieux que l'amour veut que j'emploie plus
agréablement.
Je devin.s pressant et pas.^ionné après ce discours; cequi ne me mena pour-
tant à rien. Les laveurs que ma déesse me laissa prendre ne si rvireiit qu'à
me faire soupirer après celles qu'elle me lei'iisa. Li cruelle regagna son
carrosse, qui l'allendail à la porte. Je ne laissai pas néanmoins de me
retirer Ircs-satisf.iil de ma bonne fortune, bien i|ne je ne fusse pas encore
parfaitement heureux. Si, disais-je en moi-même, je n'ai obtenu que des
demi-boniés, c'est (pie ma dame est une personne qualifiée, qui n'a pas
cru devoir céder à mes transports dans une première entrevue. La fierté
de sa naissance a relardé 'îiion bonheur; mais il n'est différé que de quel-
ques jours. 11 est hien vrai que je me rppiése' tai aussi qne ce pouvait
cire une maioise des plus raffinées. Cependant j'aimai niiiux reg-iider la
chose du bon l'oté que du mauvais, et je conservai l'avanlageiise opinion
que j'avais conçue de ma veuve. Nous étions convenus en nousqiiillantde
nous rcvidr le surlendemain ; el l'espérance de parvenir an comble de mes
vœux me donnait un avant-goi'it des plaisirs donlje me flattais.
L'esprit plein des plus riantes images, je me rendis chez mon barbier.
Je changeai d'habit, et j'allai joindre mon maîlre dans un Iripotoiïje savais
qu'il était. Je le trouvai engagé au jeu. el je m'aperçus qu'il gagnait; car
il ne ressemblait pas à ces joueurs froids qui s'ciiriciiissenl oii se ruinent
sans changer de visage. H était railleur et insolent dat'S la prospéiilé, et
fort bourru dans la mauvaise forinne. 11 sortit fort tai du tripot, et prit
le chemin du Thcàln- du Prince. Je le suivis jusqu'à la porte de la co-
médie; là, me mrtlaul un ducat dans la main : Tiens, Gil Blas, me dit-il,
puisque j'ai gagné aujourd'hui, je veux que lu t'en ressentes : va le diver-
tir avec tes camarades, et viens me prendre à minuit cliez Arsénié, où je
dois souper avec don Alexo Segiar. A ces mois, il rentra, et je demeurai à
rêver avec qui je pourrais dépenser mon ducat, selon l'inlention du fonda-
teur. Je ne rêvai pas longtemps. Clarin, valet de don Alexo, se préseiila
loul àconp devantmoi. Je lemenaiau premier cabaret, etnoiisnousyamii-
sàmes jusqu'à minuit. De là nous nous rendîmes à la niai.-ou d'Arsenic,
où Clarin avait ordre aussi de se Irouver Un petit laquais nous ouvrit la
porte, et nous fil entrer dans une salle basse, où la femme de chambre
d'Arsénié cl celle de Florimonde riaient à gorge déployée en s'enlretenant
ensemble, tandis qne leurs maîtresses étaient en haut avec nos maiires.
L'arrivée de deux vivants qui venaient de bien souper ne poiivaii pas
être dé.sagréable A des soubrettes, et à des .sonbretles de comédiennes
encore : mais quel fut mon élonncment lor.sque dans une de ces suivantes
je reconnus ma veuve, mon adorable veuve, ipie je croyais cnnilesse ou
marquise ! Elle ne parut pas moins élonnée de voir son rherdou Césarde
Ilibera changé en valet de petit-mailre. Nous nous regardâmes toutefois
l'un l'antre sans nous déconcerter ; il nous prit mêiiie à Ions deux une
envie de rire, que nous ne pûmes nous empêcher de satisfaire. Après quoi
Lame (c'est ainsi qu'elle s'appelait), nie tirant à part tandis ipie Clarin
parlait à sa com|iagne, me tendit gracieusement la main, el me dil tout
bas : 'fouchez là, seigneur don Cès'ar ; au lieu de nous faire des reproches
réciproques, faison.s-nous des compliments, mon ami! Vous avez fait
votre rôle à ravir, je ne me suis point mal non plus acquittée du mien.
Qu'en dites-vous? Avouez que vous m'avez prise pour une de ces jolies
femmes de qualité qui se plaisent à faire des équipées? Il est vrai, lui
répondis-je; mais qui que vous soyez, ma reine, je n'ai poinlchangédesen-
linicnl en changeant de forme. Agréez, de grâce, mes services, etpermellcz
que le, valet de chambre de don .Mathias achève ce que don César a si heu-
reusement commencé. Va, reprit elle, je t'aime encore mieux dans ton
naturel qu'autrement. Tu es en homme ce que je suis en l'enime : c'est la
plus grande louange que je puisse le donner. Je lereç dsau nombre de mes
adorateurs. Nous n'avons |ilus besoin du ministère de la vieille ; lu peux
venir ici me voir librement. Nous autres dames de théàlre, nous vivons
sans contrainte et pèle mêle avec les hommes. Je conviens qu'il y parait
quelquefois ; mais le public en rit, et nous sommes faites, comme "lu sais,
pour le divertir.
Nous en demeurâmes là, parce que nous n'étions pas seuls. La conver-
sation devint générale, vive, enjouée, el pleine d'équivoques claires
(Iliacun y mit du sien. La suivante d'Arsénié snrloul, mon aimable Laure,
brilla fort, et fit paraître beaucoup jdus d'esprit que de vertu. D'un autre
côlc, nus maiires et les comédiennes poussaient souvent de longs éclats
de rire que nous entendions; ce ([ui suppose qne leur entrelien était
aussi raisonnable que le notre. Si l'on eût écrit toutes les belles choses
qui se dirent celle nuit chez Arsénié, on en aurait, je crois, composé un
livre très-inslrnclif pour la jeunesse. Cependant l'heure de la retraite,
c'est-à-dire le jour, arriva : il fallut se séparer. Clarin suivit don Alexo,
et je me relirai avec don Mathias,
CUM'ITRE VI.
De rpiilrolicn de quelques seigneurs sur les comédiens de la ironpe du prince.
Ce jour-là, mon maître, à son lever, reçut un billet de don Alexo Se-
giar, qui lui mandait de se rendre chez hii.'iNous y allâmes, et nous Irou-
vàmes avec lui le marquis de Zenelle, et un autre jeune seigneur de bonne
mine qup je n'avais jamais vu. Don Malhias, dit Segiar à'mon patron en
lui présentant ce cavalier que je ne connaissais point, vous voyez don
l'onipeyo de (îaslro, mon parmt. Il est presque dés son enfance à la cour
dePcdogne. Il arriva hier an soir à Madrid, el il s'en retourne dés demain
à Varsovie. Il n'a (pie celle journée à me donner ; je veux profiler d'un
temps si jirécieux, et j'ai cru que pour le lui l'aire trouver agréable, j'a-
vais besoin de vonsel du marquis de Zcnctte. Là-dessus niftn maître et le
parent de don Alexo s'embrassèrent, et se firent l'un à laiilre force roin-
plimcnls. Je fus tiés-salisfait de ce que dit don rom|ieyo; il me parut
avoir l'esprit solide et délié.
On dîna rhez S giar, el ces seigneurs, après le repas, joiièrent pour
s'amuser jusqu'à l'heure de la comédie. Alors ils allèrent tous ensemble
an Tluàtie du Prince voir représenter une tragédie nouvelle, qui avait
pour lilrc la Heine de Carlluujc. La pièce finie, ils revinrent souper au
GIL BLVS.
même endroit où ils avaient iliné; et leur conversation roula d'abord snr
le pnënie qu'ils venaient d'entendre, ensnite sur les acteurs. Pour l'ou-
vraite, s'écria d^n Matliias, je l'eslime peu ; j'y trouve Euce encore plus
fade que dans l'Enéide. Mais il faut convenir que la pièce a élc jouée di-
vinement Qu'en pense le seigneur don Pompcyo? Il n'est pas, ce me
sf mille, de mon sentiment. Mnssienrs. dit ce cavalier en souriant, je vous
ai vus tantôt si charmés do vos acteurs, et particulièrement de vos ac-
Irice*, que je n'oserais vous avouer que j'en ai jugé tout autrement que
vous. C'est fort bien fait, interrompit don .\lexo en plaisantani, vos cen-
sures sera ent ici fort mal reçui-s. Ùespeclez nus actrices devant les trom-
pettes de leur réputaton. Nous buvons tous les jours avec elle ; nous les
garantissons parfaites : nous en donnerons, si l'on veut, des certitkat';.
Je n'en doute point, lui répondit siui parent, vous en donneriez même de
leurs vie et mœurs, tant vous me paraissez amis!
Vos comédiennes polonaises, dit en riant le marquis de Zenelte, sont
sans doute beaucoup meilleures? Oui, certainement, répliqua dou Pom-
pcyo, elles valent mieu.x. Il y en a du moins quelques-unes qui n'ont pas
le moindre défaut. Celles-là, reprit le marquis, peuvent compter sur vos
ceililicats? Je n'ai point de liaisons avec elles repartit don l'ompeyo; je
ne suis point de leurs débaiiclies : je puis juger de leur mérite sans pré-
vention. En bonne loi, pnnrsuivit-il, eroyez-vous avoir une troupe e.xcel-
lentc?lNon, parbleu, dit le mar(|uis, je ne le crois pas, et je ne veux dé-
fendre qu'un très-petit nombre d'acteuis : j'abandonne tout le re.-te. Ne
conviendrez-vons pas que l'actrice qui a jonc le rôle de Didon est admi-
rable? N'a-l-elle pas représenté cette reine avec toute la nnblesse et tout
l'agrément convenable à l'idée nue nous en avons? Et n'avez-vons pas
admiré avec quel art elle attache un spectateur, et lui fait sentir les
mouvements de tontes les passions qu'elle exprime? On peut dire qu'elle
csl consomuiée dans les rai'linemenls de la déclamation. Je demeure d'ac-
cord, dit dou Pompeyo, qu'elle sait émouvoir et toucher : jamais comé-
dienne n'eut plus d'entrailles , et c'est une belle représentation; mais ce
n'est point une actrice sans défaut. Deux ou trois choses m'ont choqué
dans son jeu. Veut-elle marquer de la surprise, elle roule les yeux d une
manière outrée; ce qui sied mal à une personne. Ajoutez à cela qu'en gros-
sissant le soji de sa voix, qui est naturellement doux, elle en corrompt
la douceur, et forme un creux assez désagréable. D'ailleurs, il m'a semblé
dans plus d'un endroit de la pièce qu'on pouvait la soupçonner de ne pas
trop bien entendre ce qu'elle disait. J'aime mieux pourtant croire qu'elle
était discrète, que de l'accuser de manquer d'intelligence.
A ce que je vois, dit alors don .Mathias au censeur, vous ne seriez pas
homme ,i faire des vers i la louange de nos comédiennes? Pardonnez -
moi, répondit don Pompeyo. .le découvre beauconiido talents au travers de
leurs défauts. Je vous dirai même ([ue je suis enchanté de l'actrice qui a
fait la suivante dans les intermèdes. Le beau naturel! avec quelle grâce
elle occupe la scène! A-t-clle quelque bon mot à débilrr, elle 1 assaisonne
d'un souris malin et pliin de clirrmes, qui lui donne un nouveau prix. On
pourrait lui reprocher qu'elle se livre (|uelquefois un peu trop à son feu
et passe les bornes d'une honnête hardiesse; mais il ne faut pas être si
sévère. Je voudrais seulement (|u'elle se corrigeât d'une mauvaise habit lulc.
Souvent, au milieu d'une scène, dans un endroit séiieux, elle internunpt
tout à coup l'action, pour céder à une folle envie de rire qui lui piend.
Vous me direz que le parterre l'applaudit dans ces moments mêmes ; cela
est heureux.
Et que pensez-vons des hommes? interrompit le marquis : vous devf z
tirer sur eux à cartouches, puisque vous n'épargnez pas les femmes. Non,
dit don Pompeyo; j'ai trouve ipielqucs jeunes acteurs qui promettent, et
je suis surtout assez content de ce gros comédien qui a joué le rôle du
premier ministre de liidon. Il récite tiès-nalurellemenl, et c'est ainsi
qu'on déclame en Pologne ! Si vous êtes satisfait de ceux-là, dit Segiar,
vous devez être charmé de celui ipii a l'.iit ii' personnage d'Enée. Ne vous
a-t-il pas paru un grand comédien, un aciiiir ongiiuil? Fort original, ré-
ponilit le censeur; il a des tons qui lui sont particuliers, et il en a de
bien aigus. Presque toujours hors de la nature, il prccipite bs parohsqiii
rcnici nient le seiiliment, et ap|iuie sur les autres; il fait même des éclats
sur des conjiuiclions. Il ma fort diverti, et particulièrement lor.squ'il
exprimait à sonconlidenl la violence qu'il se faisait d'abandonner sa prin-
cesse : ou ne saurait lénioigiier de la douleur plus coiuiquement. fout
beau, cousin 1 répliqua dou Alexo; tu nous ferais croire a lu fin (pi'on
n'est pas de trop bon goiit à la cour de Pologne. Sais-tu bien que l'acteur
dont nous parlons csl un sujet rare? N'as-lu pas entendu les halteiuenls
de mains qu'il a excités? Cela prouve qu'il n'est pas si mauvais. Cela ne
prouve rien, repartit don Ponqievo. Messieurs, ajoiita-l-il, laissons la, je
vous prie, les applaudissemeuts du parterre; il en donne souvent aux ac-
tiurs fort mal a propos. Il applaudit même plus rarement au vrai mérite
qu'au faux, comme Phèdre nous l'apprend par une fable ingénieuse. Per-
nieltez-moi de vous la rapporter; la voici ;
Tout le peuple d'une ville s'était assemblé dans une grande place, pour
y voir jouer des pantomimes. Parmi ces acliuirs, il y eu avait \iii qu'on
applaudissait à chaque moment. Ce bouffon, sur la lin du jeu. voulut fer-
mer lo thé lire par un spectacle nouveau. Il parut seul sur la scène, se
baissa, se couvrit la tète de sou maiileau. et se mit à C(uitrefaire le cri d'un
COI lion de lait. Il s'en ari|iiilla de niuniere qu'un s'imagina qu'il en avait
un VI rilabb ini'iit sous sus habits, tin lui cria de secouer son manteau et
sa robe; ce qu'il lit : cl, conmie il ne se trouva rien di^ssous, les applau-
disbements se renouvelèrent avec plus du fureur dans l'assemblée, Uu
paysan, qui étnit du nouihre des spectateurs, fut choqué de ces témoi-
gnages d'admiration. .Messieurs, s'écna-t-il,vous avez tort d'être charmés
de ce bouffon: il n'est pas si bm acteur que vous le croyez. Je sais mieux
faire que lui le cochon de lait; et, si vous en doutez, vous n'avez i|u'à
revenir ici demain à la même heure. Le |ienple, prévenu en faveur du
pantomime, se rassembla le jour suivant en plus grand nombre, et plutôt
jiour sifller le pTysan que pour voir ce qu il savait faire. Les deux rivaux
parurent sur le tlu'.ilre.Lc bouffon commença, et fut encore plus applaudi
que le jour précédent. Alors le villngeois s'elant baissé à son tour, et en-
velojqiede son manteau, tira l'oreille à un véritable cochon qu'il tenait
sous son bras, et lui lit pousser des cris perçants. Cependant l'assistance
ne laissa pas de donner le prix au pant( mime, et chargea de huées le
paysan, qui, monlranl tout à coup le cochon de but aux spectateurs:
Messieurs, leur dit-il, ce n'est pas moi que vous sifllez, c'est le cochon
lui-même. Voyez quels juges viuis êtes!
Cousin, dit lion Alexo, ta fable est un peu vive! Néanmoins, malgré ton
cochon de lait, nous n'en démordrons pas. Changeons de matière, poiir-
suivit-il; celle-ci m'ennuie. Tu nars donc demain, quelque envie que j'aie
de te jiossédcr plus longtemps? Je voudrais, répondit son parent, pouvoir
faire ici un plus long sr-j'Uir; mais je ne le puis, je vous l'ai déjà dit; je
suis venu à la cour d Es|iagnc pour une affaire d Etat. Je parlai hier, en
arrivant, au premier ministre; je dois le voir encore demain matin, et je
partirai, un moment après, pour m'en retourner à Varsovie. Te voilà
devenu Polonais, réplii|ua Segiar, et, selon tontes les ajqiareuees, lu ne
reviendras point demeurer à Madrid. Je crois (juo non, repartit don Pom-
peyo ; j'ai le bonheur d'être aimé du roi de Pologne ; j'ai beaucoup d'a-
gréments à sa cour. (Iiu'lqiie bonté pourtant qu'il ait pour moi, croiriez-
voiis que j'ai été sur le |ioint de sortir pour jamais de ses Etats? Eh ! par
quelle aventure? dit le mari|iiis. Contez-nous cela, je vous prie. Très-
volontier., répondit don Pompeyo; et c'est en même temps mon histoire
dont je vais vous l'aire le récit.
CHAPITRE VII.
Histoire (le don Pompeyo de Casiro.
Don .\lexo, poursuivit-il, .sait qu'an sortir de mon enfance je voulus
prendre le parti des armes, et que, voyant notre pays tranquille j'allai
en Pologne, à qui les T'.ircs venaient alors de déclarer la guerre. Je me lis
présL'iiier an roi, qui me donna de l'emploi dans son armée. J'étais un
cailel des moins riciies d'Espagne; ce iini m'inipoxait la néce.ssitc de me
signaler par dos exploits ((ui m'attirassent l'altention du général. Je lis si
bien mon devoir, qu'après nue assez longue guerre la paix ayant été faite,
le roi, sur les bons témnignagrs que les oniriers généraux lui rendirent
de moi, me gratilia d'une pension considérable. Sensible à la générosité
de ce monarque, je ne perdais pas une ciccasion de lui en témoigner ma
reconnaissance par mou assiduité J'éiais devant lui à toutes les heures
où il est permis de se présenter à ses regards. Par cette conduite, je me
lis insensiblement aimer de ce prince, et j'en reçu» de nouveaux bienfaits.
lin jour que je me dislinguai dans une course de bague et dans un
combat de taureaux qui la précéd:i, touie la cour loua ma force et mon
adresse; et lorsque, comblé d'applaudissements, je fus de retnnr chez
moi, j'y trouvai un billet par lequel on me mandait ([«'une dame dont
la conquête devait plus me llatler (|ue tout l'honneur (jue je m'étais ac-
quis ce jour-là, souhaiiail de m'enlretenir, (t que je n'avais, à l'entrée
(le la nuit, qu'à me rendre à certain lieu qu'on me manpiail Cette lettre
me fit plus de plaisir qui; toutes les louanges i|u'ou m'avait données, et
je m'imaginai que la iiersonne qui m'écrivait devait èlro une femme de
la première qualité. Vousjiigtz bien que je volai an roudcz-vousl Une
viei.le, ((ni m'y attendait pour me servir do guide, m'introduisit par une
pelite porte du jardin dans une grande maison, et m'enferma dans un
riche cabinet, en me disant: Henienrez ici; je vis avertir ma maitiess(!
de votre arrivée. J'aperçus bien des choses précieuses dans ce cabinet
(|u'c(l liraient une grande qnaiiliié de bougies; mais je n'en considérai
la magnilicence (|ue (lonr me conliinicr dans ro|iinion que j'avais déjà
conçue de l:i noblesse delà dame. Si tout ce que je voyais semblait m'as-
surer ((ne ce ne jiouvait être qu'une personne du premier rang, ipiand
elle parut, elle acheva de me le persuader par son air noble et majes-
tueux. Cependant ce n'était pas ce (|ue je pensais.
Seigneur cavalier, me dit-elle, après la démarche que je fais en votre
faveur, il serait inutile de vouloir vous cacher que j'ai de tendres senti-
ments pour vous. Le mérite ([ue vous avez fait paraître aujourd'hui de-
vant toute la cour ne me les a point inspirés; il en précipite .seulement
lo témoignage. Je vous ai vu plus d'une fois; je me suis iiiforniéc de
vous, et le bien ipi'on m'en a dit m'a déterminée à suivre mon penchant.
Ne croyez pas, poursuivit-elle, avoir l'ail la conipiête d'iiee Altesse, je
ne suis que la veuve d'un simule oflicier des gardes du roi; mais ce ipii
rend votre victoire glorieuse, cesl la préférence ipie je vous donne sur
un des plus grands seigneurs du royaume. Le prince de lladzivil m'aime,
cl n'épargne rien pour me plaire. Il n'y peut toutefois réussir, et j* ne
soiilfre ses empressements ipie par vanilé.
Ouoique je visse bien, à ce discours, que j'avais affaire à une co-
(|iieite, je ne laissai pas des:ivoir bon gié de celle aveiililie à mon éloile.
DniM lloilcnsia (c'est ainsi que se nommait la dame) était encore dans
sa première jeunesse, et sa beauté m'ébUmii. De plus, on m'offrait 1»
50
GIL BLAS.
possession d'un cœur qui se refusait aux soins d'un prince : quel triom-
phe pour nn rav,- icr cs|ingnol ! Je nie prosternai aux pieds d'IIorleiise
|)Our la remercier de ses lioiilés. Je lui dis lout ce qu'un galant liomnie
pouvait lui dire, et elle eut lieu d'être siilisfaile des transports de rccou-
iiaissance que je lis éclater. Aussi nous sé|iar,imes-nous tous deux les
meilleurs amis du monde, après être convenus que nous nous verrions
tous les soirs que le prince ne pourrait venir chez elle ; ce qu'on promit
de me faire savoir ires-exactement. On n'y manqua pas, et je devins enfin
l'Adonis de celle nouvelle Vénus.
Mais les plaisirs de la vie ne sont pas d'éternelle durée. Quelques me-
sures que prit la dame pour dérober la connaissance de notre commerce
à mon rival, il ne laissa pas d'apprendre lout ce qu'il nous importait fort
qu'il ipnoràl : une servante mécontente le mit au fait. Ce sciijneur, natu-
rellement généreux, mais fier, jaloux et vi(]lent, fut indigné de mon
audace. La colère et la jalousie lui troublèrent l'esprit ; et, ne consultant
(|ue sa fureur, il résolut de se venger de moi d'une manière infâme. Une
nuit que j'étais chez Horlense, il vint m'attendro à la petite porte du
jardin avec tous ses valets armés de bâtons. Dés que je sortis, il me fit
saisir par ces misérables, et leur ordonna de m'assonmier. Frappez, leur
dil-il ; que le téméraire périsse sons vos coups 1 c'est ainsi que je veux
|iunir son insolence. Il n'eut pas achevé ces )iaroles, que ses gens m'as-
saillirent tons ensemble, cl me donnèrent tant de coups, qu'ils m'éten-
dirent sans sentiment sur la place; après quoi ils se retirèrent avec leur
maître, pour qui celle cruelle exécution avait élé un spectacle bien doux.
Je demeurai le re^le de la nuit dans l'étal où ils m'avaient mis. A la
]iointe du jour, il passa près de moi quelques personnes qui, s'aperce-
vant que je respirais encore, eurent la charité de me porler chez ur. chi-
rurgien. Par bonheur mes blessures ne se trouvèrent pas mortelles, et
je tombai entre les mains d'un habile homme qui me guérit en deux
mois parfaitement. Au boni de ce temps-là, je leparus à la cour, et re-
pris mes premières brisées, excepté (|ue je ne retournai plus chez llor-
lense, qui de son côté ne lit aucune démarche pour me revoir, parce
que le Jirince, à ce ]irix-lJ, lui avait ]iardoiinc son iiitidélilé.
Gil Blas (loniesliquc chez don Dcrnard.
Comme mon aventure n'était ignorée de personne, et que je ne pas-
sais pas pour nn lâche, lout le monde s'étonnait de me voir aussi Iran-
(|nille (|ue si je n'eusse pas reçu un affront, car je ne disais pas ce que je
pensais, et je scmblais n'avoir aucun ressentiment. On ne savait que
s'imaginer de ma fausse insensibilité. Les uns croyaient que, malgré
mon courage, le rang de l'offenseur me tenait en respect et m'obligeait
à dévorer j'offense; les autres, avec plus de raison, se défiaient de mon
silence, cl regardaient conmie un calme Irompeur la situation paisible
où je paraissais être. Le roi jugea, comme ces derniers, que je n'étais
pas homme à laisser un outrage impuni, et que je ne manquerais jias de
me venger silôt (|ue j'en trouverais une occasion favorable. Pour savoir
s'il devinait ma pensée, il me Ut entrer un jour dans son cabinet, où il
me dit: Don Pompeyo, je sais l'accident (|ui vous est arrivé, et je suis
surpris, je l'avoue, de votre lrani|uillilé . vous dissimulez certainement.
Sire, lui rénondis-je, j'ignore qui peut étie l'offenseur : j'ai élé attaqué
la nuil par des gens incounus ; c'est un malheur dont il faut Lieu que je
me console. Non. non, répli([ua le roi; je ne suis point la dupe de ce
discours peu sincère : ou m'a tout dit. Le prince de liadzivil vous a mor-
tellement offensé. Vous êtes noble et Castillan, je sais à quoi ces deux
qualités vous eng-igeut. vous avez formé la résolution de vous venger.
Faites-moi confidence du parti que vous .nvez pris; je le veux Ne crai-
gnez |ioint de vous repentir de m'avoir confié votre secret.
Puisque Votre Majesté me l'ordonne, lui repartis-je, il faut donc que
je lui découvre mes sentimenls. Oui, seigneur, je songe ;i tirer ven-
geance de l'affront qu'on m'a fait. Tout homme qui porte un nom pareil
au mien eu est comptable à sa race. Vous savez l'indigne Iraitemenl que
j'ai reçu, el je me propose d'assassiner le prince, pour me venger d'une
manière (|ui réponde à l'offense. Je lui plongerai un poignard dans le
sein, ou lui casserai la tête d'un coup de pistolet, et je nie sauverai, si
je puis en Es|iagne. Voilà quel est mon dessein.
Il est violent, dit le roi ; né.inmoins je ne saurais le condamner, après
le cruel onlrage qne Ilad<ivil vous a fait. Il est digne du châtiment ((ue
vous lui réservi'z. .Mais n'exécutez pas silôt voire entreprise; laissez-moi
chercher nn tempéranicnl pour vous accommoder tous deux. .\li! sei-
gneur, m'écriai-je avec chagrin, pinirqnoi m'avez-vous oblige de vous
révéler mon secret? (Juel lenipéranicni peut... Si je n'en trouve pas qui
vous satisfasse, inicrrompit-il, vous pourrez faire ce qne vous avez
résolu Je ne prétends point abuser de la confidence que vous m'avez
faite. Je ne trahirai ]ioini voire honneur; soyez sans inquiélude la-
dessus.
J'étais assez en peine de savoir par quel moyen le roi prétendait ter-
miner celtc'afl'aire à l'amiable : voici comme il s'y prit. 11 cniretint en
])articulier mon rival. Prince, lui dit-il, vous avez insulté don Pompeyo
de Castro. Vous n'ignorez pas ipie c'est un homme d'une naissance ilhis-
tre, un cavalier qne j'aime cl qui m'a bien servi. Vous lui devez nue
satisfaction. Je ne suis pas d'humeur à la lui refuser, répondit le prince.
S'il se plaint de mon emportement, je suis prêt à lui en faire raison par
la voie des armes. 11 faut une antre ré|)aralion, reprit le roi; nn gentil-
homme espagnol comprend trop bien le point d'honneur, pour vouloir
se battre noblement avec un ISclie assassin. Je ne puis vous appeler au-
trement ; et vous ne sauriez expier l'indignité de votre action, iiu'en pré-
sentant voHS-mcme un bâton à voire ennemi, et qu'en vous oftranl à ses
coups. 0 ciel! s'écria mon rival : quoi! sire, vous voulez qu'un homme
de mon rang s'abaisse, qu'il s'humilie devant un simple cavalier, et qu'il
eu reçoive même des coups de bàlon ! Non, repartit le monarque ! j'ohli-
ger.ii 'même don Pompeyo à me promellre qu'il ne vous frappera point.
Itcmandiz-lni senlement pardon de votre violence en lui présentant un
bàlon; c'est tout ce que j'exige de vous. El c'est trop attendre de moi,
sire, inleirompit brusquement liadzivil : j'aime mieux demeurer exposé
aux traits cachés que son ressenliment me prépare. Vos jours me .sont
chers, dit le roi, el je voudrais que cette affaire n'eut point de mauvaises
suites. Pour la finir avec moins de désagrément pour vous, je serai seul
témoin de cette salisfactiou, que je voas ordonne de faire à l'Espagnol.
Le roi eut besoin de tout le pouvoir qu'il avait sur le prince, pour
obtenir de lui qu'il fit une démarche si mortifiante. Ce monarque pour-
tant en vint à bout : ensuite il m'envoya chercher. Il me conta l'entre-
tien qu'il venait d'avoir avec mon ennemi, et me demanda si je serais
content de la réiiaralion dont ils étaient convenus tous deux. Je répondis
(|ue oui; el je donnai ma parole que. bien loin de frapper l'offenseur, je
ne prendrais pas même le bâton qu'il me présenlerait. Cela étant réglé
de celle sorte, le prince et moi nous nous trouvâmes un jour à certaine
heure chez le roi, qui s'enferma dans son cabinet avec nous. Allons, dit-
il à Radzivil, reconnaissez votr^ faute, et méritez qu'on vous la par-
donne! Alors mon ennemi me Ut des excuses, cl me présenta un bàlon
qu'il avait à la main. Don Pompeyo, me dit le monarque en ce moment,
prenez ce bâton, et que ma présence ne vous empêche pas de satisfaire
votre honneur outragé! Je vous rends la parole qne vous m'avez donnée
de ne |ioint frapper voire ennemi. Pion, seigneur, lui répondis-je; il
suffit qu'il se melt(" eu étal de recevoir des coups de bâton : un Espa-
gnol offensé n'en demande pas davantage. Eh bien, leprit le roi, puis- •
(|ne vous êtes content de cette satisfaction, vous pouvez présentement
tous deux suivre la franchise d'nn procédé régulier. Mesurez vos cpées,
pour terminer noblement votre i|uerelle. C'est ce que je désire avec
ardeur, s'écria le prince d'un ton brusque; el cela seul est capable de
me consoler de la lionleuse démarche iiiie je viens de faire.
A ces mois, il sortit plein de nge el de confusion; et, deux heures
après, il m'envoya dire qu'il m'attendait dans un endroit écarté. Je m'y
rendis, el je trouvai ce .seigneur disposé à se bien battre. 11 n'avait pas
quaranle-cniq ans; il ne manquait ni de courage ni d'adresse : on peut
dire qne la partie était égale entre nous. Venez, don Pompeyo, me dit-
il; finissons ici noire différend. Nous devons l'un et l'autre être en fu-
reur : vous, du traitement qne je vous ai fait, et moi, de vous en avoir
demandé pardon. En achevant ces paroles, il mit si brusquemenl l'épée
à la main, que je n'eus pas le lenins de lui répondre. Il me poussa d'abord
Irès-vivement; mais j'eus le bonlieur de parer tous les coups qu'il me
porta . Je le poussai à mon tour : je sentais ((uc j'avais affaire à un homme
qui savait aussi bien se défondre qu'attaquer; et je ne sais ce qu'il en
serait arrive, s'il n'eût pas fait un faux pas en reculant, et ne fni tombe
à la renverse. Je m'arrêtai aussilôl, el dis au prince : Ilelevez-vous!
Pourquoi m'épargncr '? répoudil-il ; votre pillé me fait injure. Je ne veux
GIL BLAS.
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point, lui ri'pliqiiai-ip, profiter de votre ninihenr; je ferais tort à ma
gloire. Kncore une fois, relevez-vous, et continuons noire combat.
Don Ponipeyo, dit-il en se relevant, après ce trait de iiénérosito, l'iion-
neiir ne me permet pas de me ballre contre vons. Que dirait-on de moi.
si je vous perçais le cœur? Je passerais ]iour un lâclie d'avoir arraché la
vie à un liomme i|ui me la pouvait ôter. ,1e ne puis donc plu^ nrarmer
contre vos jours, et je sens que la reconnaissance fait succéder de don.x
Don Pompeyo.
transports aux mouvements furieu.\ (jui m'agitaient. Don Pompeyo, con-
tinua-t-il, cessons de nous haïr l'un l'autre. Passons même plus avant;
soyons amis. Ah ! seigneur, m'ccriai-je, j'accepte avec joie une proposi-
tion si agréable. Je vous voue une amitié sincère; et, pour commencer
à vous en donner des marques, je vous promets de ne plus remettre le
pied chez dona Hortensia, quand elle voudrait me revoir. C'est moi, dit-
il, qui vous cède cette dame; il est plus juste que je vous l'abandonne,
puisqu'elle a naturellement de l'inclination pour vons. INon, non, inter-
rompis-je; vous l'aimez. Les bontés qu'elle aurait pour moi pourraient
vous faire de la peine; je les sacrifie à votre repos. Ah ! trop généreux
Castillan, reprit Radzivil en me serrant entre ses bras, vos sentiments me
charment. Qu'ils produisent de remords dans mon ,inie! Avec quelle
douleur, avec quelle honte je me rappelle l'outrage que vous avez reçu I
La satisfaction que je vous en ai faite dans la chambre du roi me paraît
trop légère en ce moment. Je veux mieux réparer celte injure; cl, pour
en effacer entièrement l'infimie, je vous offre une de mes nièces, dont
je p\iis disposer. C'est une riche héritière, qui n'a pas quinze ans, et qui
est encore plus belle que jeune.
Je lis là-dessus au prince tous les compliments que l'honneur d'entrer
dans son alliance me put in.spirer, et j épousai sa nièce (leu de jours
après. Toute la cour félicita ce seigneur d'avoir fait la fortune d'un
cavalier qu'il avait couvert d'ignominie, et mes amis se réjouirent avec
moi de l'heureux dénoùment d'une aventure qui devait avoir une jilus
triste On. Depuis ce temps, messieurs, je vis agréablement A Varsovie;
je suis aimé de mon épouse, et j'en suis encore amouicnx. Le prince de
Radzivil me donne tous les jours de nouveaux témoignages d'amitié, et
j'ose me vanter d'être assez bien dans l'esprit du roi de Pologne. L'im-
portance du voyage que fais par son ordre à Madrid m'assure de .son
estime.
CHAPITRE VUl.
Qael accident oliligca Cil Blas à dicrclicr une nouvelle condition.
Telle fut l'histoire que don Pompeyo raconta, et que nous entendîmes,
le valet de don Alexo et moi, bien qu'on eut pris la précaution de nous
renvoyer avant qu'il eu commenç.U le récit. Au lieu de nous retirer,
nous nous étions arrêtés à la porte, que nous avions lai-sée enlr'ou-
vcrle, et de là nous n'en avions pas perdu un mot. Après cela, ces sei-
gneurs continuèrent de boire; mais ils ne poussèrent pas la di'bauche
jusqu'au jour, attendu que don Pompeyo, i|ni dev.iit parler le malin au
premier ministre, était bien aise auparavant de se rejioser un peu. Le
mar<|nis de '/.enetic et mon maitre embrassèrent ce cavalier, lui dirent
dieu, et le laissèrent avec son pareut.
Nous nous couchâmes pour le coup avant le lever de l'aurore, et don
Malbias, à son réveil, me chargea d'un nouvel emploi. Gil lîlas, me dit-
il, prends du papier et de l'encre pour écrii-c deux ou trois lettres que
je veux te dicter ; je le fais mon secrétaire. Bon I dis-je en moi-même, sur-
croit de fondions, (^oinme laquais, je suis mon maitre partout ; comme
valet de chambre, je l'iiabille; et j'écrirai sous lui comme secrétaire : le
ciel en soit loué! Je vais, conmie la triple Hécate, faire trois personnages
différents. Tu ne sais pas, conlinua-t-il, quel est mon dessein? Le voici :
mais sois discret ; il y va de ta vie. Comme je trouve quelquefois des
gens (|ni me vantent leurs bonnes fortunes, je veux, pour leur damer le
pion, avoir dans mes poches de fausses lettres de femmes que je leur
lirai. Cela me divertira pournn moment; et, plus heureux que ceux de
mes pareils qui ne l'uni des conquêtes que pour avoir le plaisir de les pu-
blier, j'en publierai que je n'aurai pas eu la peine de faire. Mais, ajonta-
til, déguise Ion écriture de manière que les billets ne paraissent pas tous
d'une même main.
Je pris donc du papier, une plume et de l'encre, et je me mis en de-
voir (l'obéir à don Mathias, qui me dicta d'abord un poulet dans ces
termes : « Vous ne vous êtes point trouvii celle nuit au rendez-vous. Ah!
« don .Mathias, que direz-vons pour vous justifier? Quelle était mon
« erreur! et que vous me punissez bien d'avoir eu la vanité de croire
« que tous les amu.senients et toutes les affaires du monde devaient céder
(I au plaisir de voir dona Clara de Mendnce ! » Après ce billet, il m'en fit
écrire un antre, comme d'une femme qui lui sacrifiait un prince ; et un
autre enfin, par lequel une dame lui mandait que. si elle était assurée
qu'il fut discret, elle ferait avec lui le voyage de Cylhère. Il ne se con-
tentait pas de me dicter de si belles lettres, il m'obligeait de mettre au
bas des noms de personnes qualifiées. Je ne pus m'empêcher de lui
témoigner cpie je trouvais cela très-délicat; mais il me pria de ne lui
donner avis ipie lorsqu'il m'en demanderait. Je fus oblige de me taire,
et d'expédier ses commandemenis. Cela fait, il se leva, et je l'aidai ,i s'ha-
biller. Il mit les lettres dans ses poches; il sortit ensuite. Je le suivis, et
nous albinies dîner chez don Juan de Moncade, qui régalait ce jour-là cinq
ou six cavaliers de ses amis.
On y fit grande chère, et la joie, nui est le meilleur nssai.somicment
des festins, régna dans le repas. Tous les convives ronlribiièrent à égayer
la conversation, les uns par des plaisanteries, les autres rn raconlanl
des histoires doni ils se disaient les héros. Mon iiiaiire ne perdit pas une
.si belle occasion de l'aire valoir les letlres qu'il m'avait fait écrire. Il les
lut à haute voix, et d'un air si imposant, qu'à rexceplirin de son secré-
taire tout le momie peut-être en fut la dupe. Parmi les cavaliers devant
qui se faisait effrontément celte leiture, il y en avait un qu'on appelait
don Lope de Velasco. Celui-ci, homme fort giave, au lieu de se réjouir
comme les antres des prétendues bonnes fortunes du lecteur, lui de-
manda froidement si la con(|uêle de dona Clara lui avait coulé beaii-
roup. Moins ipie rien, lui répondit don Mathias : elle a fait toutes les
avances. Elle me voit ù la pioinenade ; je lui plais. On me suit jiar so.n
u
GIL BLAS.
ordre; on apprend qui je suis. Elle m'écrit, et me donne rendez-vous
chez elle à une heure de la nuit où tout reposait dans sa maison. Je
m'y trouvai, on m'iiiiroJuisit dans son appartement... Je suis trop dis-
cret pour vous dire le ie-;te.
A ce récit laconique, le seigneur de \elasco flt paraître une grande
altération sur son visase. Il ne fut pas diflicile de s apercevoir de l'inté-
rêt qu'il prenait à la dîme en question. Tous ces billets, dit-il à mon
maître en le rea;ard:int d'un air l'uricux, sont absolument faux, et sur-
tout celui que vous vous vantez d'avoir reçu de dona Clara de Mendoce.
Il n'y a point en Espagne de 011e plus réservée ([u'elle Depuis deux ans
un cavalier qui ne voiis cède ni en naissance ni en mérite personnel met
tout en usage pour s'en faire aimer. A peine en at-il ohieiiu les plus
innocentes faveurs ; mais il peut se llatler ciue, si elle était capable den
accorder d'autres, ce ne serait qu'à lui seul. Eli I qui vous dit le con-
traire? interrompit don Malbias d'un air railleur. Je couviwis avec vous
que c'est une fille tres-honnéle. De mon coté, je suis un fort honnête
garçon. Par conséquent, vous devez être persuadé qu'il ne s'est rien
passé entre nous que de très-honnête. Ah ! c'en est Irop, interrompit
don Lope à son tour; laissons là les railleries. Vous oies uu imposteur.
Jamîiis dona Clara ne vous a donné de rendez-vous la nuit. Je ne puis
souffrir que vous osiez noircir sa réputation. Je suis aussi trop discret
pour vous dire le resie. En achevant ces mots, il rompit eu visière à toute
la compagnie, et se retira d'un air qui me fit juger que cetle affaire pour-
rait bieu'avoir de mauvaises suites. Mon niaitie, qui était assez brave
pour un seivnenr de son caractère, méprisa les menaces de don Lopu.
Le fat ! s ecria-t-il en faisant un éclat de rire. Les chevaliers errants
snulenaient U beauté de leurs mnitre^ses ; il vent, lui, soutenir la sa-
gesse de la sienne : celi me jiarait encore plus e.ilravag.int.
La relraile de Velasco, à laquelle Muncade avait en vain voulu s'op-
poser, ne troubla point la fête. Les cavaliers, sans y faire beaucoup d at-
teulion, continuèrent de se réjouir, et ne se séparèrent qu'à la pointe du
jour suivant. Nous nous couchâmes, mon niaiire et moi, sur les cinq
heures du malin. Le sommeil m'accablait, et je comptais de bien dormir ;
mais je comptais sans notre liote, ou plutôt sans notre portier, qui vint
me réveiller une heure après, pour me dire qu'il y avait à la porte un
garçon qui me demandait. Ah ! maudit portier, m écriai-jc en b.iillaiit,
songez-vons que je viens de me mettre an lit tout à l'henre? Uilcs à ce
çarcon que je repose, et qu'il revienne tantôt. U veut, me répliqna-t- il,
vous pari r'en ce mouienl; il assure que la chose presse. A ces mots, je
me levai; je mis seulement mes hants-de-chausses et mon pourpoint, et
j'allai, en jurant, tnuiver le garçon qui m'attendait. Ami, lui d;s-je, ap-
prenez-moi, s'il vous plaît, quelle affaire pressante me procure Ihonneur
de vo's voir de si grand matin. J'ai, me répondil-il, une lettre ;à remet-
Ire en main propre au seigneur don Millii s, et il faut qu il la lise tout
présentement ; cela est de la dernière conséi|nence pour lui : je vous prie
de m'introdnire dans sa chambre. Comme je crus i|n'il s'agissait d une
aff.iîre importante, je pris la liberté d'aller réveiller mou maître. Par-
don, lui dis je, si finlerromiis votre repos ; mais rimportance... Que me
veux-lu'? interrompit-il brusquement Seigneur, lui dil alors le garçon
qui m'accompagnait, c'est une lettre qne j'ai à vous reudre de la part de
don Lope de Vela.sco. Don Mathias prit le bilicl, l'ouvrit; et, après l'a-
voir lu, dit au valet de don Lope : Mou enfant, je ne me lèverais jamais
avant midi, quelque partie de plaisir qu'on me put proposer; juge si je
me lèverai à six heures dn malin pour me ballre ! fu peux dire a ton
maîire que s'il est encore à midi et demi dans l'endroit oii il m'allend,
nous nous y verrons ; va lui porter celte réponse. A ces mots il s'enfonça
dans son lit, et ne tarda guère à se rendormir.
Il se leva et s'habilla "fort tranquillement entre onze heures et midi ;
puis 11 sortit, en me disant qu'il me dispensait de le suivre; mais j étais
trop tenté de voir ce qu'il deviendrait pour lui obéir. Je marchai sur ses
|ias jusqu'au pré de Saint-Jérôme, où j aperçus don Lope de Velasco qui
l'atlcndait de pied ferme. Je me cachai pour les observer tous deux, et
voici ce que je remarquai do loin. Ils se joignirent; et coiiinieiicereiit à
se battre un moment apiés. Leur combat fut long Ils se jiousséient tour
à lour l'un l'antre avec beaucoup d'aitresse et de vigueur. CepemUnl la
victoire se déclara pour don Lope : il perça mou maîlre, l'étendil par
terre, et s'enfuit fort satisfait d'être si bien vengé. Je courus au malheu-
reux don Malliias; je le trouvai sans connaissance et presque déjà sans
vie. Ce spectacle m'altendrit, et je ne pus m'empècher de pleurer une
mort à laquelle, sans y penser, j'avais servi d'instrument. Néanmoins,
maK'i-é ma douleur, je ne laiss.ii pas de songer à mes petits intérêts. Je
m'en retournai promplemeni à l'iiôlel sans 'rien dire ; je lis un paquet
de mes bardes, où je mis par mégarde ijuelques nippes de mon niaitie;
et (piand j'eus porté cela chez le barbier, on mi.n habit d'hommes à
bonnes lorUmes était encore, je répandis dans la vill; l'aecident funeste
dont invais été témoin Je le coulai à ipii voulut l'enlendre, et siirlmit
je ne mampiai pas d'aller l'annoncer à Hodrignez. Il en parut moins af-
lligé qu'occupé de> m sures qu'il avait à prendre là-dessus. U assembla
se» donle^tiq^les. leur onloiina de les suivie, et nous nous reinlimes Ions
nu pré de Sainl-Jéroine. Nous enlevâmes don Matlii'S, qui resjdiail en-
core, mais ipii nioniiil Irois heures apies qu'on l'eul transporte chez lui.
Ai si péiil le seigneur ilon Matliias de Silva, pour s'être avisé de lire mal
à propos des billets doux supposés.
Cn.\PlTnE IX.
Quelle personne il alla servir après la mort de dou Maihias de Silva.
Quelques jours après les funérailles de don Mathias, tous ses domes-
tiques furent payés et congédiés. J'élablis mon domicile chez le petit
barbier, avec qui je commençais à vivre dans une élroile liaison. Je m'y
promenais plus d'agrément que chez Melendez. Comme je ne manquais
pas d'argent, je ne me balai point de chercher une nouvelle condition ;
d'aillenis j'éi.-iis doenu difficile sur cela. Je ne voulais jdus servir que
des personnes hors du commun; encore avais-je résolu de bien examiner
les |iosies qu'on m'offrirait. Je ne croyais pas le meilleur trop bon ponr
moi, tant le valet d'un jeune seigneur me paraissait alors préférable aux
autres valets 1
En attendant que la fortune me présent/Il une maison telle que je m'i-
maginais la mériter, je pensai que je ne pouvais mieux faire que de con-
sacrer mon oisiveté a ma belle Laiire, que je n'avais point vue depuis
i|ue nous nous étions si plaisamment détrompés. Je n'osai m'habiller eu
don César de Uibeira ; je ne pouvais, sans passer pour un extravagant,
mettre cet habit ipie |ionr me déguiser. Mais, outre que le mien n'avait
pas encore l'air trop malpropre, j'élais bien chaussé et bien coiffé. Je
me parai donc, à l'aide du barbier, d'une manière qui tenait le milieu
entre don César et Cil Blas. Dans cet état, je me rendis à la maison d'Ar-
sénié. Je trouvai Laure seule dans la même salle où je lui avais déjà parlé.
Ah ! c'est voas, s'écria -t-elle anssiiôt qu'elle m'aperçut ; je vous croyais
perdu. U y a sept ou huit jours que je vous ai |iermis de me venir voir :
vous n'abusez point, à ce que je vois, des libertés que les dames vous
donnent.
Je m'excusai siir la mort de mon maître, sur les occupations que j'a-
vais eues ; et j'ajoutai fort poliment que, dans mes embarras mêmes,
mon aimable Laure avait toujours été présente à ma pensée. Cela étant,
me dil-elle, je ne vous ferai plus de reproches, et je vous avouerai que
j'ai aussi songé à vous. D'abord qne j'ai appris le malheur de don Ma-
thias, j ai formé un projet qui ne vous déplaira peut-être point. Il y a
longtemps que j'entends dire à ma inaiircsse qu'elle veut avoir chez elle
une espèce d'homme d'affaires, un garçon qui entende bien l'économie,
et qui tienne un registre exact des sommes qu'on Ini donnera pour faire
la dépense de la maison. J'ai jeté les yeux sur Votre Seigneurie ; il me
semble que vous ne remplirez pas mal cet emploi. Je sens, lui répon-
dis-je, que je m'en acquilteraià merveille. J'ai lu les Economii(nes d'A-
ristole, et pour tenir des regisires, c'est mon fort... Mais, mon enfant,
poursuivis-]e, une difficulté m'empêche d'entrer au service d'Arsénîe.
Qnelle diflicullé? me dit Laure. J'ai juré, lui répli(jnai-je, de ne plus ser-
vir de bourgeois ; j'en ai même juré par le Styx ! Si Jupiter n'osait vio-
ler ce sernient, jugez si un valet doit le respecter ! (Jn'appelles-tu des
bourgeois? repartit fièrement la sonbretle : ponr qni prends-tu les comé-
diennes? Les prends-tu pour des avocates on pour des procnreuses? Oh !
sache, mon ami, que les comédiennes sont nobles, archinobles par les
alliances qu'elles contractent avec les grands seigneurs.
Sur ce pied-là, lui dis-je, mon infante, je puis accepter la place que
vous me destinez ; je ne dérogerai point. Non, sans doute, répondit-elle :
passer de chez un petit-maître au service d'une héroïne de théà re. c'est
être toujours dans le même monde. Nous allons de pair avec les gens de
qualité. Nous avons ries équipages comme eux, nous faisons aussi bonne
clière, et dans le fond on doit nous confondre ensemble dans la vie ci-
vile. En effet, ajonla-t-elle, à considérer un marquis et un coniédien
dans le cours d'une journée, c'est presque la même chose. Si le marquis,
pendant les trois quarts du jour, est, par son rang, au-dessus dn comé-
dien, le comédien, pendant l'autre quart, s'élève encore davantage au-
dessus du marquis, par un rôle d'empereur ou de roi qu'il représente.
Cela fait, ce me semble, une compensation de noblesse et de gran-
deur qui nous égale aux pcr-onncs de la cour. Oui, vraimeni, repris-je,
vous êtes de niveau, sans coniredit, les uns aux antres. Peste ! les corné- (
diens ne sont pas des maronlles, comme je le croyais, et vous me donnez
une forle envie de servir de si honnêtes gens. Eli bien , repartit-elle, lu
n'as qu'à revenir dans deux jours. Je ne te demande {jue re temps-là
pour disposer ma maîtresse à te prendre ; je lui parlerai en la faveur.
J'ai quelque ascendant sur son esprit; je suis persuadée que je te ferai
entrer ici.
Je remerciai Laure de sa bonne volonté. Je Ini témoignai que j'en
étais pénétré de reconnaissance, et je l'on assurai avec des transports
qui ne lui permirent pas d'en donler. Nous eûmes tous deux un assez
long entretien, qui aurait encore duré, si un petit laquais ne fùl venu
dire à nia princesse qu'Arséniiî la demandait. Nons nous séparâmes. Je
sortis de chez In comédienne dans la douce espérance dy avoir Idenlôt
bouche à cour, et je ne m;inquai pas d'y retourner deux jours après. Jo
t'allendais, me dit la snivanle, pour l'assurer ipio In es commensal dans
celle maison. Viens, suis-moi ; je viiis le présciiler à ma iiiaiiresse. A ces
paroles, elle me mena dans nii apparleineiil eniii|MiNé decinq à six pièces
de pl.iin-pied, loules pins riebemenl menhiees les 'S qne les autres.
tjnel Inxe ! (pielle mngnillcenee I Je me crus eliez nue vice-n ine, on,
ponr mieux dire, je m'imaginai voir tontes les rieheses du momie amas-
sées dans un même lieu. Ù est vrai qu'il y en avait de plusieurs uniions,
GIL BLAS.
39
et (lu'oii pouvait clofinir cet nppnrlenient, le toniple d'une déesse où
cliai|iie voyageur appoitnit pour offrande f|iielqiips raretés de son pays.
J'ap(^çll^ la diviiiilé assise sur un gros carreau de salin ; je la trouvai
charnianlc et grasse de la rumcc de^s sacrilircs. Elle était dans un dé>lia-
bdlé gal.int, et ses l'clles mains s'uc('up:iient à préparer une coiffiiro, nnii-
vclle pour jouer son riile ce jour-là. Madame, lui dil la soubrette, voici
Iccononie eu ([uistion ; je puis vous assurer ipu' vous ne sauriez avoir un
meilleur sujci. .Vr.sénie me regarda très atlentivement, et j'eus le lion-
lieur de ne lui pas déplaire. {Comment donc, Laure, s'écria-t-ello, mais
voilà un fort joli gardon ! je prévois que je m'aecommodeiai bien de lui.
Ensuite m'adrossant la parole : Mon enf.inl, ajouta-t-cllo, vous me con-
venez, et je n'ai qu'un mot à vous dirii : vous serez conicnt de moi si je
le suis de vous. Je lui répondis que je ferais lous mes efforts pour la
servir à son gré. Comme je vis que nous étions d'accord, je sortis sur-le-
cliamp pour aller chercher mes hardcs, cl je revins m'installer dans cette
maison.
CAAPITRE X.
Qui n'est |i;is plus long que le iirccédcnt.
Il éiait à ]ieu prés l'heure de la comédie ; ma iiviitresse me dit de la
suivre avec Laure au théâtre. Nous eutr.iuic-i dans sa loge, où elle ola
son habit de vilb' et en prit un aut'C (dus niaguitique pour paraître sur
la scène. (Juand le spectacle comnionça , Laure me conduisit et se
jilaça près de moi dans un endroit d'où je pouvais voir et eulcndre par-
faiiement bien les acicurs. Ils me déplurent |iour la plupart, à cause
sans doule que don l'ompeyo m'avait prévenu contre eu.x. On ne laissait
pas d'en applaudir plusieurs, et quelques-uns de ceux-li me firent sou-
venir de !a fable du cochon.
Laure m'apprenait le nom des comédiens et des comédiennes à me-
sure qu'ils s'offraient à nos yeux. Elle ne se contenlait pas de les nom-
mer; la médisante eu faisait de jolis portraits. (Iclui-ci, disait-elle, a le
cerveau creux ; celui-là est un insolent. Cette mignonne que vous voyez,
et qui a l'air plus libre que gracieux, s'apiielie Ro>arda ; mauvaise ac |ui-
sition pour la compagnie! on devrait mettre cela dans la troupe qu'on
lève par ordre du vice-roi de la Xouvcllc-Espagne, et qu'on va f.iire pur-
tir incessamment pour 1 .Vniérique. Regardez bien cet asire lumineux qui
s'avance, ce beau soleil coucbanl : c'est Casilda. Si, depuis quelle a des
amants, elle avait exigé de chacun d'eux une pierre de taille pour en bâ-
tir une pyramide, comme fit autrefois une princesse d'Egypte, elle en
pourrait faire élever une qui irait jusqu'au troisième ciel. Eiilin Laure
déchira tout le monde par des niéiii.sances. Ah ! la mécbante langue !
elle n'épargna pas niéinc sa maîtresse.
Cependant j'avoutr.ti mon faible : j'étais charmé de ma soubrette,
quoique son caraclére ne fut pas moraiement bon. Elle médisait avec un
iigrément qui me faisait aimer jusqu'à s;i malignité. Elle .se levait dans
les entractes pour aller voir si Arsénié n'avait pas besoin de ses services;
mais au lieu de venir promplement reprendre sa place, elle s'amu-ait
derrière le théâtre à recueillir les lleuretles des homnie-i qui la cajo-
laient. Je la suivis une fois pour l'observer, et je remarquai qu'elle avait
bien des connaissances. Je comptai jusqu'à trois comédiens (pii l'arrélè-
rent l'un après l'aulre pour lui parler, et ils me parurent s entretenir
avec elle très-familierement. t^cla ne me plul point; et, pour la première
fois de ma vie, je senli> ce que c'est que d èlre jaloux. Je rclouiu li à ma
place si rêveur et si triste, que Laure s'en aperç il aussitôt qu'elle m'eut
njoint- ()u'as-tu, Gil lilas? me dit-elle avec étoiinement ; ipielle luinjcur
noire s'est emparée de toi depuis que je t'ai quitté'^ Tu us l'air sombre et
chagrin. Ma princesse, lui répoudis-jc, ce n'est pas sans raison ; vos al-
lures sont un peu vives. Je viens de vous voir avec dcscoméiliens... .\h !
le plaisant sujet de tristesse, interrompit-elle on rianl. (Jiioi; cela te fait
de la peine? Uh ! vraimeni, lu n'es p.sau bout; tu veir.is bien d'aiilres
«lioses parmi nous. Il faut qne tu t accoutume-, à nos manières aisées.
l'oint de jalousie, mon enlant ! les jaloux, chez le peuple comique, pas-
seul pour dçs ridicules. Aussi n'y en al-il pres(io« puiul. Les percs, lis
maris, les frères, les oncles cl les cousins sont les gens du iiioudc les
plus commodes, cl souvent même ce sont eux qui établissent leurs
ramilles.
Apres m'avoir exhorlé .i ne prendre ombrage de personne cl A regar-
drr lout tranquillement, elle me déclara (|ue j'étais l'heurinx niorlel
qui avait Irnuvé le i liemin de son iieur. l'iiis elle m'assuia qu'elle m'ai-
merail toujours uniquement. Sur celle assurance, dont je pouvais douter
sans passer pour un esprit trop déliaiil, je lui promis du ne plus m'a-
larnier. et je lui lins parole. Je la vis. des le soir même, s'cnlreleiiir en
particulier et rire avec des honunes. A l'issue de la comédie, nous n(]Us
eu retournâmes avec notre maîtresse a» logis, où Fiorinionde arriva
liieniùt avec trois vieux seigneurs et un conv dien r|ui y venaient souper.
Outre Laure el moi, il y avait pour domesli |ues dans celle maison une
cuisinière, un cocher et un petit laquais iNoiis nous joignîmes tous cinq
pour préparer le repas. La cuisinière, ipii n'était pas moins habile (|uu
la dame Jacinte, a[qiréta les viandes avec le cocher. La femme de cham-
bre et le petit laquais mirent le couvert, cl je di-essai le biilfel, com| ^o.^é
do la plus belle vaisselle d'argent et de plibiriir» vases d or, autres of-
frandes que la déesse du teniplo avait reçues. Je lo parai de bouteilles do
différents vins, cl je servis d'échanson' pour montrer a ma niailresse
que j'étais un homme à lout. J'admirais la contenance des comédiennes
pendant le repas; elles faisaient les dames dimporlance; elles sini gi-
naient être des femmes du premier rang. Bien loin de Iraiier d'E.crel-
lence les seigneurs, elles ne leur donnaient pas même de la Seignntiie;
elles les appelaient simplement par leur nom. Il est vrai que c'étaient
eux qui les gâtaient et qui. les rendaient si vaines, en se familiarisant nu
peu trop avec elles. Le comédien, de son côlé, comme un acteur accou-
tunié à faire le héros, vivait avec eux sans façon; il buvait à leur santé
et tenait, pour ainsi dire, le haut bout. Parlilen, dis je en moi-même^
quand Laure m'a démontré que le mar(|uis et le comédien sont é'Mux
peuilanl le jour, elle pouvait ajouter qu'ils le sont encore davantage "pen-
dant la nuit, piiisquils la passent lout enlicre à boire ensemble. '
Arsénié et Fiorinionde étaient naturellement enjouées. Il leur échappa
mille discours hardis enliemêlés de menues faveurs et de minauderies
qui furent bien savourées par ces vieux pécheurs. Tandis que ma maî-
tresse en amusait un par un badinage innocent, son amie, qui se trouvait
enire les deux autres, ne faisait point avec eux la Suzanne. Dans le temps
que je considérais ce tableau, qui n'avait que trop de charmes pour un
vieil adolescent, on apporla le fruit. Alors je mis sur la table des bou-
teilles de liqueurs et des verres, et je disparus pour aller .souper avec
LaurCj qui m'attendait. Eh bien , Gil Blas. me dit-elle, que penses-tu de
ces seigneurs que tu viens de voir? Ce sont, sans doule, lui répondis-je,
des adorateurs d'Arsénié et de Fiorinionde. Non, reprit-elle, ce sont de
vieux volnpluenx qui vont chez les coquettes sans s'y altacher. Ils n'exi-
gent d'elles qu'un peu de complaisance, et ils sont a.ssez généreux pour
Lieu payer les petites bagatelles qu'on leur accorde. Grâce au ciel, Flo-
rimonde et ma maîtresse sont à présent .sans amants ; je veux dire qu'elles
n'ont pas de ces amants qui s'érigent en maris et veulent faire tous les plai-
sirs d'une maison, parce qu'ilsen font toute la dépense. Tour moi, j'en suis
bien aise, et je soutiens qu'une coquette sensée doit fuir ces sortes d'en-
gagements. Pourquoi se donner un maître? Il vaut mieux gagner sou à
sou un équipage, que de l'avoir tout d'un coup à ce prix-là."
Lorsque Laure était en train de parler, et elle y était presque tou-
jours, les paroles ne lui coulaient rien. (Jiielle volubilité de langue ! Elle
me conta mille aventures arrivées aux actrices de la troupe dii prince;
et je crinclus de lous ses discours que je ne pouvais cire mieux placé
pour connaître parfaitement les vices; malheureusemeul j'élaisdans un
âge où ils ne font guère d'horreur; et il faut ajouter que la soubrelte
savait si bien peindre les dérèglement--, que je n'y envisageais que des
délires. Elle n'eut pas le leinps de m'apprendre seulement la dixième
parlie des exploits des comédiennes; car il n'y avait pas plus de trois
heures qu'elle en parlait. Les seigneurs et le comédien se retirèrent avec
Fiorinionde, ipiils conduisirent chez elle.
Après qu'ils furent sortis, ma maiiresse me dit en me mettant de l'ar-
gent entre les mains : Tenez, Gil Blas, voilà dix pistoles pour aller de-
main matin a la provision. Cinq ou six de nos messieurs el de nos dames
doivent diiier ici ; ayez soin de nous faire faire bonne chèrs. Madame, lui
répondis je, avec celte somme je promets d'apporter de qimi léyaler
loutc la troupe même. Mon ami, reprit Arsénié, corrigez, s'il vous jilail,
vos expressions. Sachez qu'il ne faut point dire la Iroiipe, il faut dire la
compagnie. Ou dit bien une troupe de bandits, une troupe de gueux, une
troupe d'ailleurs; mais apprenez qu'on doit dire une compagnie de co-
nieiiieus. Les acteurs de .Madrid surtout mérilent bien qu'on appi lie leur
corps une compagnie. Je demandai pardon à ma niailres>e de m être servi
d'un lernic si peu respectueux, je la su|i|)liai très humldemeiil d'excuser
mon ignorance. Je lui judleslai que dans la suite, (juand je parlerais de
messieurs les comédieus d'une manière collective, je dirais toujours la
compagnie.
CUAPITRE XI.
f.oinmoiit les f.omédiciis vivaicnl ensemble, ei de quelle manière ils Irailaicnt les auteurs.
Je me mis donc en campagne le lendemain malin pour commencer
l'exercice de mou emploi d'économe. C'était un jour maigre; j achetai,
par ordre de ma maitrcsse, de bons poulets gras, des la|iius, des per-
dreaux, et d'autres petits iiieds. Comme M.M. les comédiens ne sont pas
conleiiis des manières de l'Eglise à leur égard, ils n'eu observent pas
avec exacliliule les command. ments. J'apportai au logis plus de vianiles
iiu'il n'en faudrait à douze honnêles gens pour bien passer les liois jours
de carnaval. La cuisinière eut de qiini Iravailler toute la maliiiée. Peiiiiaiil
(pi'elle pré|)arait le diner, Arsénii^ se leva, et denienra jiisqu'.i midi à sa
loilette. Alors les seigneurs Rnsimiro el Ricardo, coméiliens, arrivèrent.
Il survint ensuite deux comédiennes. Constance et Céljuaiira; e| iiii mo-
ment après parut Florimonde, accompagnée d nu lioiunie qui avait lout
l'air d un senor cuvatlero des plus lestes. 11 avait les cheveux galamnient
noués, un chapeau relevé d'un lioui|iiet de plumes de fi'uilles moi les, un
liaut-de-ebansscs bien étroit, et l'on voyait aux ouverliires de son pour-
point uue chemi.te Une avec une fort belle dentelle Ses gaiils el son
luonchnir étaient dans la coiicavilc de la garde de sou épéc, el il portail
son manteau avec une grâce loule particulière.
Néaiinioins, quoiqu'il eut bonne mine el fùl très-bien fait, je trouvai
d'abord eu lui queUpie chose de siu^uli<'r. Il l'aiil, dis-je vu in<d-mème,
que ce geiililh(uunie-là soit un original. Je ne me trompais |ioiiit : c'était
un caractère marqué. Dus qu'il entra dans rajipartemuul d'Arséiiie, il
^0
CIL BLAS.
courut, les bras oiivcris, embrasser les actrices cl les acteurs l'un après
l'autre, avec des dcmonstralioiis plus outrées que celles des [letils-mai-
trcs. Je ne changeai point de senlimeiil lorsi|ue je l'eiilenilis parler: il
appuyait sur toutes les syllabes, et prononçait ses paroles d'un Ion cm-
i)liati"i|ue, avec des gestes et des yeux accommodes au sujet. J'eus la
curiosité de demander à Laure ce que c'était que ce cavalier. Je te par-
donne, me dit-elle, ce mouvement curieux : il est impossible de voir et
d'entendre pour la première fois le seigneur Carlos Alouso de la Vento-
leria sans avoir l'envie qui te presse; je vais te le peindre au nalurcl.
Premièrement, c'est un homme ([ui a été comédien. 11 a quitté le tbéàtrc
par fantaisie, et s'en est depuis repenti par raison. As-tu remarqué ses
cheveux noirs ? Ils sont teints aussi bien que ses sourcils et sa mousta-
che. Il est plus vieux que Saturne ; cependant, comme au temps de sa
naissance ses parents ont négligé de f.iire écrire son nom sur les registres
da sa paroisse, il proQle de leur négligence, et se dit jilus jeune qu'il
n'est de vingt bonnes années pour le moins. D'ailleurs c'est le person-
nage d'Espagne le plus rempli de lui-même. Il a passé les douze premiers
lustres de sa vie dans une ignorance crasse; mais pour devenir savant,
il a pris un précepteur, qui lui a montré à épeler en grec et en lalin. De
plus, il sait par cœur une infinité de bons contes qu'il a récités tant de
fois comme de son cru, qu'il est parvenu à se ligin-er qu'ils en sont ef-
fectivement. Il les fait venir dans la conversation, et on peut dire que
son esprit brille aux dépens de sa mémoire. Au reste, on dit que c'est
un grand acteur. Je veux le croire pieusement ; je t'avouerai toutefois
qu'il ne me plaît point. Je l'entends quelquefois déclamer ici, et je lui
trouve, entre autres défauts, une |irononcialiou trop affectée, avec une
voix tremblante qui donne un air antique et ridicule à sa déclamation.
Tel fut le portrait que ma soubrette me fil de cet histrion honoraire,
et véritablement je n'ai jamais vu de mortel d'un maintien plus orgueil-
leux, il faisait aussi le beau parleur. Il ne manqua pas de tirer de son
sac deux ou trois contes qu'il déliita d'un air inqiosant et bien étudié.
D'une autre part, les comédiens et les comédiennes, qui n'étaient point
venus là pour se taire, ne furent pas muels. Us commencèrent à s'entre-
tenir de leurs camarades absents d'une manière peu charitable, à la véri-
té, mais c'est une chose qu'il faut pardonner aux comédiens comme aux
auteurs. La conversation s'échauffa donc contre le prochain. Vous ne
savez pas, mesdames, ditRosimiro, un nouveau trait de Ccsarino, notre
cher confrère. Il a ce matin acheté des bas de soie, des rubans et des
dentelles, qu'il s'est fait apportera l'assemblée jiar un petit page, comme
de la part d'une comtesse. Quelle friponnerie 1 dit le seigneur de la Ven-
loleria, en souriant d'un air fat et vain. De mon temps on était de meil-
leure foi; nous ne songions point à compo.ser de pareilles fables. Il est
vrai que les femmes de qualité nous en épargnaient l'invention : elles
faisaient elles-mêmes les emplettes ; elles avaient celte fantaisie-là. Par-
bleu I dit Ricardn du même ton, celle fantaisie-là les tient bien encore;
et s'il était permis de s'expliquer là-dessus... Mais il faut taire ces sor-
tes d'aventures, surtout quand des personnes d'un certain rang y sont
intéressées.
M(ssieurs, interrompit Florimonde, laissez là, de grâce, vos bonnes
fortunes; elles sont connues de toute la terre; parlons d'isniénie. On
dil (|ue ce seigneur qui a fait tant de dépenses pour elle vient de lui
échapper. Oui, vraiment, s'écria Constance; cl je dirai de plus qu'elle
]ieid un petit homme d'affaires tpi'ellc aurait induliitablement ruiné : je
sais la cliose d'original. Son mercure a fait un quiproquo: il a porlé an
.seigneur un billet qu'elle écrivait à l'homme d'affaires, et a remis ,i
l'hiimmc d'affaires une lettre qu'elle adressait au seigneur. Voilà de
grandes pertes, ma mignonne, reprit Florimonde. Oh! pour celle du sei-
gneur, re|)artit Constance, clic est peu considérable. Le cavalier a mange
'presque tout son bien ; mais le petit homme d'affaires ne laisait que d'en-
trer sur les rangs ; il n'a point encore passé par les mains des coquettes;
c'est un sujet à regretter.
Ils s'entretinrent de celte sorte avant le diner, et leur entretien roula
sur la même matière lorsqu'ils furent à table. Conmie je ne finirais pas
, si j'entreprenais de rapporter tous les autres discours remplis de médi-
sance ou de falwité que j'entendis, le lecteur trouvera bon que je les sup-
prime, jioiir lui conter de (|uelle façon fut reçu un pauvre diable d'au-
teur (]ui arriva chez Arsenic sur la lin du repas. Noire iietit laquais vinl
dire loul haut à ma maîtresse : Madame, un homme en linge sale, crotté
jusqu'à réeiiine, et qui, sauf votre respect, a tout l'air d'un poëie, de-
mande à vous parler. Qu'on le fasse monter, ré|iondit Arsénié. Ne bou-
geons, messieurs; c'est un auteur. En'ectiveinent, c'en était un dont ou
avait acce|ité mw tragédie, et (pii ap|iorlail un rôle à ma maîtresse; il
s'appelait Peilro de Moya. Il fil en entrant cinq ou six profondes révéren-
ces a la compagnie, (pii ne se leva ni même ne le salua point. Arsénié ré-
fondil senlemenl par une simple inclination de tète aux civilités dont il
accablait. Il s'.ivaiica dans la chambre d'un air tremblant et embarrassé.
Il lai.ssa tiimber ses gants et son chapeau ; il les ramassa, s'approcha de
ma maîtresse, et. lui présentant un papier plus respectueusement qu'un
plaideur ne présente uu placet à son juge. Madame, lui dilil, agréez, de
gr.iee, le rôle que je prends la liberté de vous offrir. Elle le reçut d'une
manière froide el méprisante, et ne daigna pas même répondre au com-
pliment.
tlrla ne rebnla point notre auteur, qui, se servant de l'occasion pour
distribuer d'autres personnages, en donna un à Ilosimiro et un autre à
KIorimonde, qui n'en usèrent pas plus honnclenienl avec lui qu'Arsénié;
au contraire, le comédien, fort obligeant de son n.Tlurcl, comme ces
messieurs le sont pour la plupart, linsulla par de piquantes railleries.
Pedro de Moya les sentit. Il n'osa toutefois les relever, de )ieur (|uc sa
pièce n'en pâlit ; il se retira sans rien dire, mais vivement louché, à ce
qu'il me parut, de la réception qu'on venait de lui faire. Je crois que
dans son dépit il ne mauipia pas d'apostropher en lui-même les comé-
diens comme ils le méritaient ; et les comédiens de leur côlè, quand il fut
sorti, cûmmencérent à parler des auteurs avec beaucoup de ies|(ect.
Il me semble, dit Elorimonde, que le seigneur Pedro de Moya ne s'en
va pas fort sali^^fait. Lbl madame, s'écria Ilosimiro, de i|uui vo"us inquié-
tez vous? Les auteurs sont-ils dignes de notre alteniiou? Si nous allions
de pair avec eux, ce serait le moyen de les gâter. Je connai.s ces petits
messieurs, je les connais; ils s'oublieraient bientôt. Traitons-les ton-
jours en esclaves, et ne craignons point de lasser leur patience. Si leurs
cbagiins les éloignent de nous quelquefois, la fureur d'écrire nous les
ramène, et ils sont encore trop heureux (|ue nous voulions bien jouer
leurs pièces. Vous avez raison, dit Arsénié; nous ne perdons que les au-
teurs dont nous faisons la fortune. Pour ceux-là, sitôt que nous les avons
bien placés, l'aise les gagne, et ils ne travaillent plus. Heureusement, la
conqiagnie s'en console, et le public n'en souffre point.
On applaudit à ces beaux discours, el il se trouva que les auteurs, mal-
gré les mauvais traitements qu'ils recevdient des comédiens, leur en de-
vaient encore de reste. Ces histrions les mettaient au-dessous d'(;ux, et
certes ils ne pouvaient les mc|iriser davantage.
C11.\P1TRE XII.
Gil Bl.is se niel (l,ins le gniMilii llic.'iire; il s'.ilinnJoiinc aux dcliccs delà vio coiTiii|cio,
ol s'en déï'iùic peu de leiinis après.
Les conviés demeurèrent à table jusqu'à ce qu'il fallût aller au théâtre.
Alors ils s'y rendirent tous. Je les suivis, el je vis encore la comédie ce
jour- là. J'y pris tant de plaisir, que je résolus de la voir tous les jours.
Je n'y manquai pis, el insensiblement je m'accoutumai aux acteurs. Ad-
mirez la force de l'habitude : j'étais particulièrement charmé de ceux ipii
braillaient et gesticulaient le plus sur la scène, et je n'étais pas seul dans
ce goùt-là.
La beauté des pièces ne me touchait pas moins (|ue la manière dont on
l'S représentait. 11 y en en avait quelipies-unes (|ui m'enlevaient, el que
j'aimais, entre autres celles où l'on faisait paraître tous les cardinaux
ou les douze ]iairs de France. Je retenais des morceaux de ces poèmes in-
comparables. Je me souviens que j'appris par cœur en deux jours un:'
comédie entière qui avait pour lilre la Rpinc des Fleurs. La rose, qui
était la reine, avait pour conlidente la violelte cl pnur ccuyer le jasmin.
Je ne trouvais rien de plus ingénieux que cesovvragcs, qui me semblaient
faire beaucoup d'honneur à l'esprit de notre nation.
Je ne me contentais pas d'orner ma mémoire des jibis beaux traits de
ces chefs-d'œuvre dramatiques, je m'atlachais à me perficlionner le
goi'il, et, pour y parvenir sûrement, j'écoutais avec une avide alteniiou
tout ce que disaient les comédiens S'ils louaient une pièce, je l'eslimais ;
leur paraissait-elle mauvaise, je la méprisais. Je m'imaginais qu'ils se
connaissaient en pièces de théâtre, comme les joailliers en diamants.
Néanmoins, la tragédie de Pedro de Moya eut un très-grand succès, quoi-
qu'ils eussent jugé qu'elle ne réussirait' point. Cela ne fut pas cap.ible de
me rendre leurs jugements suspects; et j'aimai mieux penser que le pu-
blic n'avait |)as le sens commun, que de douter de l'infaillibilité de la
compagnie. Mais on m'a.ssnra de toutes parts {|u'oii applandiss.iii ordinai-
rement les pièces nouvelles dont les comédiens n'avaient pas liDiine opi-
nion, et qu'au contraire, celles qu'ils recevaient avec applaudissemenis
étaient presque toujours sifllécs. Ou me dit que c'était une de leurs rè-
gles, de juger si mal des ouvrages, et là-dessus on me cita mille succès
de pièces qui avaient démenti leurs décisions. J'eus besoin de louies ces
preuves pour me désabuser.
Je n'oublieiai iamais ce qui arriva un jour qu'on reprc.septail ime co-
médie nouvelle Les comédiens l'avaient trouvée froide et ennuyeuse ; ils
avaient même jugé qu'on ne l'achèverait pas. Dans celle pensée, ils
en jouèrent le premier acte, qui fut fort applaudi. Cela les étonna. Ils
jouent le .second acte ; le public le reçoit encore mieux que le premier.
Voil I mes acteurs déconcertés! Comment diable, dit llosimiio, celte
comédie prend ! Enfin ils jouent le troisième acte, qui plut encore da-
vantage. Je n'y comprends rien, dit Iticardo: nous avmis cru que celte
pièce ne serait jias gm'itèe; voyez le plaisir qu'elle fait à tout le n de!
M ssicurs, dit alors un comédien fort naïvement, c'est qu'il y a dedans
mille traits d'esprit tpie nous n'avons pas remarqués.
Jecessai donc de regarder les comédienscomme d'excellents juges, et je
devins un juste appréciateur de leur mérite. Ils jusiitiaient parl.iilenient
touslesridicules ipi'iiii leurdoimait dans le uioiide. Je voyais di s actrices el
des acteurs ipie les applainlissements avaient gâtes, et qui, seconsidcraul
comme des objrls d'ailmiralion. s imagiii.iicnl faire grâce au public lors-
qu'ils jouaient. J (''lais 1 iioqué de leurs ilél.iuts ; mais p,ir mallieur je trou-
vai un Jieu trop de iikui gré leur façon de vivre, et |e me plongeai dans
la débauche, liomment aurais- je pu m'en défendre? 'l'oii,s les discours
que j'entendais parmi eux étaient pernicieux pour la jeunesse, et je ne
voyais rien qui ne contribuai à rac corrompre. Quand je n'aurais pas su
GIL BLAS.
41
ce qui se passait chez Casilda, chez Conslaiice et chez les autres comé-
diennes, la maison d Arsénié toute seule n'élait que trop capaljle de me
perdre. OiUre les vieux sei^rncurs dont j'ai parlé, il y venait des pitils-
niaîlres, des enfants de famille que les usuriers mettaient en élal de faire
delà dépense; et quelquefois on y recevait aussi des traitants qui, bien
loin d'être payés, comme dans leurs assemblées, pour leur droit de pré-
sence, payaient là pour avoir droit d'être présents.
Florimonde, qui demeurait dans une maison voisine, dînait et soupait
tous les joursavec Arsénié ; elles paraissaient toutes deux dans une union
qui surprenait bien des gens. On était étonné que des coquettes fussent
en si bonne inlelligcnce, et l'on s'imaginait qu'elles se brouilleraient, tôt
ou lard, pour quelque cavalier. Mais on connaissait mal ces amies par-
faites : une solide amitié 1rs unissait; au lieu d'être jalouses comme les
autres remines, elles vivaient en commun ; elles aimaient mieui par-
tager les dépouilles des hommes que de s'en disputer sottement les
soupirs.
Laure, à l'exemple de ces deux illustres associées, profilait aussi de ses
beaux jours ; elle m'avait bien dit que je verrais de belles choses. Cepen-
dant, je ne lis point le jaloux ; j'avais promis de pi-endre là-dessus i'es-
frit de la compagnie; je dissimulai pendant quelques jours. Je me con-
tentais de lui demander le nom des hommes avec qui je la voyais en con-
versation particulière : elle me répondait loujouis que c'était un oncle
ou un cousin.
Qu'elle avait de parents! Il fallait que sa famille fût plus nombreuse
que Celle du roi Prinm. La soubrette ne s'en tenait pas même à ses oncles
et à ses cousins : elle allait encore amorcer des étrangers, et faire la
veuve de qualité chez la bonne vieille dont j'ai parlé. Eiiiin Laure, pour
en donner une idée juste et précise, était aussi jeune, aussi jolie et aussi
coquette que sa maîtresse, qui n'avait point d'autre avantage sur elle que
celui de divertir publiquement le publie.
Je cédai au torrent pendant trois semaines. Je me livrai à toutes sortes
de voluptés. Mais je dirai en même temps qu'au milieu des plaisirs, je
sentais naître en moi des remords qui venaient de mon éducation, et qui
mêlaient une amertume a mes délices. La débauche ne trionipba point
de ces remords ; au contraire, ils augmentaient à mesure que je devenais
plus débauclié; et, par un effet de mon malheureux naturel, les désor-
dres de la vie comique commencèrent à me faire horreur. Ali ! miséra-
ble! me dis-je à moi-même, est-ce ainsi que tu remplis l'attente de ta
famille? N'est-ce pas assez de l'avoir trompée en prenant un autre parti
que celui de précepteur? La condition servile te doit-elle empêcher de
vivre en honnête homme? Te convient-il de vivre avec des gens si vi-
cieux? L'envie, la colère et l'avarice régnent chez les uns, la pudeur
est bannie de chez les auties ; ceux-ci s'abandonnent à lin tempérance
et à la paresse, et l'orgueil de ceux-là va jusqu'à 1 insolence. Ccn est
fait, je ne veux pas demeurer plus longtemps avec les sept péchés
mortels.
LIVHE IV.
CHAPITRE PIiE.MIER.
Gil Dlas, ne pouvant s'accoiilumor aux mœurs des cmiiédienncs, quille le service d'Arsenic
ei iruuve ujic plus lionnêle nuisuii.
Un reste d'honneur et de religion, que je ne laissai pas de conserver
parmi des mœurs si corrompues, me fit résoudre non-seiilcmeut à quitter
Aisénie, mais à rompre même tout commerce avi c Laure, que je ne pou-
vais |]ourtant cesser d'aimer, quoique je susse bien qu'elle me faisait
mille inlidélités. Heureux qui peut ainsi profiler des moments di,' raison
qui viennent troubler les plaisirs dont il est trop occupé ! Un beau ma-
lin, je lis mon pa(iutt ; et, sans compter avec Arsénié, qui ne me devait,
à la véi ité, presque rien, sans prendre congé de ma chère Laure, je sortis
de cette maison où l'on ne respirait qu'un air de débauche. Je n'eus pas
plutôt fait cette bonne action, viue le ciel m'en récompensa.
Je rencontrai l'intendant de feu don Malhias, mon maître; je le saluai,
il me reconnut, et s'arrêta pour me demander qui je servais. Je lui ré-
pondis que depuis un instant j'étais hors de condilion ; qu'après avoir
demeuré près d'un mois chez Arsénié, dont les mœurs i:c me convc-
Daient point, je venais d'en sortir de mon propre mouvement pour sau-
ver mon innocence. L'intendant, comme s il eut été scrupuleux de son
naturel, approuva ma délicatesse, et me dit ([u'il voulait me plact r Ini-
méiiie avantageusement, puisque j'étais un garçon si plein d'honueiir. Il
accomplit sa promesse, et me mil des ce jour-là chez dou Vincent de
Guznian, dont il connaissait l'iiomme d'affaires.
Je ne pouvais entrer dans une meilleure mai.son ; aussi ne me suis-je
point repenti dans la suite d'y avoir demeuré. Don Vincent était un vieux
seigneur fort riche, qui vivait heureux depuis plusieurs années sans pro-
cès et .sans femme, les médecins lui ayant oté la sienne, en voulant la
défaire d'une toux qu'elle aurait encore pu conserver longtemps si elle
'n'eût pa> jiris 'eurs lemedcf. Au lieu de songera se remarier, il s'était
donné tout entier à l'éducation d'Aurore, sa fllle unique, qui entrait alors
dans sa vingt sixième année, et qui pouvait passer pour une personne
accomplie. Avec une beauté peu commune, elle avait un esprit excel-
lent et très-cultivé. Son père était un petit génie; mais il avait le talent
de bien gouverner ses affaires. Il avait un "défaut qu'on doit pardonner
aux vieillards : il aimait à parler, et princiiialenient de guerre et, de
combats. Si par malheur on venait à toucher cette corde en sa présence,
il embouchait dans le moment la trompette héro'ique, et ses auditeurs se
trouvaient trop heureux, quand ils en étaient quittes pour la relation de
deux sièges et de trois batailles. Comme il avait consumé les deux tiers
de sa vie dans le service, sa mémoire était une source inépuisable de faits
divers, qu'on n'entendait pas toujours avec autant de plaisir qu'il les ra-
contait. Ajoutez à cela qii il était bègue et diffus; ce qui ne rendait pas
sa manière de conter fort agréable. .\u reste, je n'ai ])oint vu de sei-
gneur d'un si bon caractère; il avait l'humeur égale ; il n'était ni entêté
ni capricieux : j'admirais cela dans un homme de qualité. Quoiipi'il fût
bon ménager de son bien, il vivait lionorablenient. Son doniestiiiue était
composé de p'usieurs valets, et de trois femmes qui servaient Aurore.
Je reconnus bientôt que l'intendant de don Mathias m'avait procuré un
bon poste, et je ne songeai ([u à m'y maintenir. Je m'attachai à connaître
le terrain ; j'étudiai les inclinations des uns et des autres; ]iuis, réglant
ma conduite là-dessus, je ne tardai guère à prévenir en ma faveur mon
maître et tous les domestiques.
11 y avait déjà plus d'un mois que j'étais chez don Vincent, lorsque je
crus m'apercevoir que sa fille me distinguait de tous les autres valets du
logis. Toutes les fois que ses yeux venaient à s'arrêter sur moi, il me
semblait y remarquer une sorte de complaisance que je ne voyais point
dans les regards qu'elle laissait tomber sur les autres. Si je n'eusse pas
fréquenté des petits-maîtres et des comédiens, je ne me serais jamais
avisé de m'imaginer qu'Aurore pensât à moi ; mais je m'étais un peu gâté
parmi ces messieurs, chez qui les dames même les plus qualifiées ne
sont pas toujours dans un trop bon piéJicament. Si, disals-je, on eu
croit quelques-uns de ces histrions, il prend quelquefois à des femmes
de qualité certaines finlaisies dont ils prolllent ; que sais-je si ma maî-
tre.sse n'est point sujette à ces fantaisies-là ? Mais non, ajoutai-jc un mo-
ment après, je ne puis me le persuader. Ce n'est point une de ces Mes-
salines qui, démentant la fierté de leur naissance, abaissent indignement
leurs regards jusque dans la poussière, et se déshonorent sans rougir;
c'est plulol une de ces filles vertueuses, mais tendres, qui, satisfaites dis
bornes que leur vertu iirescrit à leur tendresse, ne se font pas un scru-
pule d'inspirer et de sentir une passion délicate qui les amuse sans
péril.
Voilà comme je jugeais de ma maîtresse, sans savoir précisément à
quoi je devais m'arrêter. Cependant, lorscpi'elle me voyait, elle ne man-
quait pas de me sourire et de me témoigner de la joie. On pouvait, sans
passer pour fat, donner dans de si belles apparences ; aussi n'y eut-il pas
moyen de m'en défendre. Je crus Aurore lortement éprise de mon mé-
riie, et je ne me regardai plus que comme un de ces heureux domcstic(ues
à qui l'amour rend la servitude si douce. Pour paraître en (|uelque
façon moins indigne du bien que ma bonne fortune me voulait procurer,
je commençai d'avoir plus de soin de ma personne (pie je n'en avais eu
iusqu'alors.* Je m'attachai à chercher ce qui jiouvait me donner <(uelque'
agrcineiil. Je dépensai en linge, en pommades et en essences tout ce que-
j'avais d'argent. La première chose que je faisais le malin, c'était de me
pan r et de me parfumi r, |i0ur n'ètie point en négligé s'il fallait me pré-
senter devant ma niaitrcs.se. Avec celle attention que j'a]iportais à m'a-
jusler, et les auties mouvements que je me donnais pour plaire, je me
ilaltais que mon bonheur n'était pas fort éloigné.
Parmi les femmes d'Aurore, il y eu avait une qu'on appelait Orliz.
C'était nue vieille personne qui demeurait depuis plus de vingt années
chez don Vincent. Elle avait élevé sa fille, et con.servait encore la qualité
de duègne; mais elle n'en remplissait plus l'emploi pénible. Au contraire,
au lieu d'éclairer, comme autrefois, les actions d'Aurore, el'e ne s'occu-
pait alors qu'à les cacher. Enfin, elle possédait toute la confiance de sa
inaitresse. Un soir, la dame Ortiz, ayant trouvé l'occnsion de me parler
sans qu'on put nous entendre, me dit tout bas que, si j'étiis sage el dis-
cri t, je n'avais qu'à me rendre à minuit dans le jardin, qu'on m'appren-
drait là des choses que je ne serais pas fâché de savoir. Je répondis à la
duègne, eu lui serrant la main, que je ne man(|uerais pas d'y aller; et
nous nous séparâmes vile, de peur d'être surpris. Je ne doutai plus ipie
je n'eusse fait une tendre impression sur la tille de don Vincent, et j'en
res.sentis une joie que je n'eus pas peu de peine à contenir. Que le Icinps
me dura dejiuis ce moment jusqu'au souper, quoiiiu'on soupàt de fort
bonne heure, et depuis le souper jusqu'au coucher de mou maître! Il me
semblait que tout se faisait ce soir-là dans la maison avec une lenteur
extraordinaire. Pour surcroît d'ennui, lorsque don Vincent fui retiré daiLS
son appartement, au lieu de songer à se reposer, il se mit à reballre ses
cainpagnes de Portugal, dont il m'avait déjà .souvent étourdi. Mais, ce
qu'il n'avait point encore fait, cire qu'il me gardait pour ce Miir-là, il
me nomma tous les ofliciers (|ui s'étaient distingués de son temps; il me-
raconta même leurs exploits. Que je soufl'iis à l'écouter ju.scpi'aii bout!
Il acheva iiourtant de parler, et se coucha. Je passai aussitôt dans une pe-
tite chambre où était mon lit, et d'où l'on descendait dans le jardin par
un escalier dérobé. Je me frottai tout le corps de pommade, je pris une
chemise blanche après l'avoir bien parfumée ; el, quand je n'eus rien ou-
4Î
GIL BLAS.
LTié de tout ce qui me ponit pouvoir toalrîbuer à flatter l'eatêlemait de
ma maltresse, j'allai au remiez-rous.
Je n'y trutivai point Orliz. Je jiip:eni qu'ennuyée de m'nttenJre. elle
avait re"a"-né son appartement, et que l'heure du bercer élait passée. Je
m'en prîs a don Vincent ; mais, eon^mc je mriudissais ses ranipajiies, j'en-
tenJis sonner dix iieures. Je crus que 'l'horloge allait mil, et qu'il était
impossible qu'il ne fijl pas au moins nne heure après minuit. CejiendaDt
je me trompais si Ijien, qu'un gros ijuart d'heure après je comptai encore
dix heures à une autre horloge. Fort bien, dis-je alors en moi-même ; je
n'ai plus que doux lieures entières à garder le mulet. On ne se plaindra
pas du moins de mon peu d'exnetitiide. Que viiis-je devenir jusqu'à mi-
nuit? l'romenons-nous dans ce jardin, et songeons au rôle que je dois
jouer : il est assez nouveau pour moi. Je no suis point encore fuit aux
fantaisies des femmes de qualité. Je sais de quelle manière on en use avec
les griselles et les comédiennes Vous les abordez d'un air familier, et
vous brusquez sans façon l'aventure; mais il faut une autre manœuvre
avi'c une personne de condition. Il faut, ce me semble, que le galant soit
poli, complaisant, tendre et respectueux, sans pourtant être tiniide. Au
lieu de vouloir hâter sou bonheur par ses emportements, il doit l'attendre
d'un moment de faiblesse.
C'est ainsi que je raisonnais, et je me promettais bien de tenir cette
cf>n(luilc avic Aurore. Je me repiésentais qu'en peu de temps j'aurais le
plaisir de me voir aux pieds de cette aimable dame, et de lui dire raille
choses passionnées. Je rappelai mèiue dans ma mémoire tous les endroits
de nos pièces de théâtre dont je iiouvais me servir dans notre lêle-à-tèle,
et me faire honneur. Je comptais de les bien applicpier, et j'espérais
qu'à l'exemiile de quelques comédiens de ma connaissance je passerais
pour avoir de l'esprit, quoique je n'eusse que de la mémoire. En m'occu-
panl de toutes ces pensées, qui amusaient plus agréablement mon impa-
tience que les récits militaires de mon maître, j'entendis sonner onze
heures. Bon, dis-je alors, je n'ai plus que soixante n^.inutes à attendre;
armons-nous de patience. Je pris courage, et me replongeai dans ma rê-
■verie, tantôt en continuant de me promener, et tantôt a.ssis dans un ca-
binet de verdure qui était au bout du jardin. L'heure enfln que j'atten-
dais depuis si longtemps, minuit, sonna. Quelques instants après, Orliz,
aussi ponctuelle, mais moins impatiente que moi, parut. Seigneur Gil
Blas, me dit-elle en m'abortlant, combien y a-t-il que vous êtes ici? Deux
heures, lui répondis-je. Ah! vraiinenl, reprit-elle en faisant une éclat de
rire à mes dépens, vous êtes bien exact : c'est un |)laisir de vous donner
des rendez-vous la nuit. 11 est vrai, continiia-t-elle d'un air sérieux, que
vous ne sauriez tfop payer le bonheur que j'ai à vous annoncer. Ma mai-
tresse veut avoir un enïiclicn particulier avec vous, et elle m'a ordonné
de vous introduire dans son appartement, oii elle vous attend. Je ne
vous en dirai pas davantage, le reste est un secret que vous ne devez
apprendre que de sa proiu-e houihe Suivez-moi; je vais vous conduire.
A ces mots, la duègne me prit la main ; et, par une petite porte dont
elle avait la clef, elle me mena mystérieusement dans la chambre de sa
Tnaitresse.
CHAPITRE II.
Coniraent Aurore reçut Gil Btas, cl quel entretien ils eurent ensemble.
Je trouvai Aurore en déshabillé; cela me fit plaisir. Je la saluai fort
respectueusement, et de la meilleure grâce qu'il me fut possible. Elle
me reçut d un air riant, me lit asseoir auprès d'elle malgré moi, et, ce
qui acheva de me ravir, elle dit à son ambassadrice de passer dans
une autre chambre et de nous laisser seuls. Après cela, m'adressant la
jiarolc, Gil Blas, me dit-elle, vous avez dû vous apercevoir que je vous
regarde favorablement, et vous distingue de tous les autres domesti-
ques de mon père; et, quand mes regards ne vous auraient point fait
■juger que j'ai quelque bonne volonté pour vous, la démarche que je fais
celte nuit ne vous permettrait pas d'en douter.
Je ne lui donnai pas le temps de m'en dire davantage. Je crus qu'en
'iinmnie poli je devais épargner à sa pudeur la peine de s'expliquer plus
fdrinellemeut. Je me levaiavec transport; cl, me jetant aux pieds d'Au-
rore, comme un héros de théâtre qui se met à genoux devant sa prin-
cesse, je m'écriai d'un ton de déclamateur : Ah I madame, l'ai-je bien
entendu ! est-ce à moi que ce d scours .s'adresse? serait-il po.ssible que
Gil Blas, jusqu'ici le jouot île la fortnne et le rebut de la nature entière,
d'il le bonheur de vous avilir inspiré (les sentiments... Ne parlez pas si
liant, interrompit en riant ma maîtresse; vousallez léveillormes femmes
qui dorment dans la chambre prochaine. Levez-vous, reprenez voire
plan', et m'éronlez jusqu'au bout sans me cou|)er la parole. Oui, Gil
Blas, poursuivit-elle en reprenanl son sérieux, je vous veux du bien; et,
pour vous (prouver que je vous estime, je vais vous faire conliilence d'un
sei-nt d'où dépend le repos de ma vie. J'aime un jeune cavalier, beau,
bien l'ait, et d'une naissance illustre. 11 se nomme don Luis Paclieco. Je
le vois quelquefois e la promenade et aux spectacles; mais je ne lui ai
jamais parlé. J'ignore même de quel caractère il est, et s'I n'a point de
maiiv.iives (piailles. C'est de q'ioi pourlaul je voudr.ds hien c'reinslrnie
Jamais besoin d'un homme ipii s empiit soigneusement de ses mœurs, et
m'en rendit iiii eoiupt<> lidèle. Je fii< cll()ix de vous prél"eral)l«meiil h tous
nos autres domesticiues. Je crois que |e ne ri<(pie rien à vous charger de
cet e commission. J'cs|icrc que vous vous en aopiitterez avec tant da
(kesse et de discrétion, que je oe me rejicntirai point de vous avoir mis
dans ma confidence.
Ma maîtresse cessa de parler en cet endroit, pour entendre ce que je
loi répondrais là-dessus. J'avais d'abord été déconcerté d avoir pris si
désagréablement le change ; mais je me remis proniptement l'esprit, et,
surmontant la honte que cause toujours la téniérilé quand elle e.sl maU
heiu-euse, je témoignai à la dame tant de zèle pour ses intérêts, je me
dévouai avec tant d'ardeur à son service, que si je ne lui ôlai pas la pen-
si}e que je m'étais l'oUement flitté de lui avoir [du, du moins je lui fl$
connaître que je savais bien réparer une sottise. Je ne demandai que deux
jours ]iour lui rendre bon compte de don Luis; après quoi, la dair.e Or-
tiz, (|ue sa maîtresse rappela, me remena dans le jardin, et me dit d'un
air railleur, en me quittant : Bonsoir, Gil Blas; je ne vous recommande
point de vous trouver de l)onuc heure au premier rendez-vous, je connais
trop votre ponctualité li-dessus pour en être en peine.
Je retournai dans ma chambre, non sans quelque dépit de voir mou
alleute trompée. Je fus néanmoins assez raisonnable pour m'en conso-
ler. Je fis réilexion qu'il me convenait mieux d'être le confident de ma
maîtresse que son amant. Je songeai même que cela pourrait me mener
à quelque chose; que les courtiers d'amour étaient ordinairement bien
payésde leurs peines, elje mecoucbai dans la résoluliondefairecc(|u'Au-
rore exigeait de moi. Je sortis pour cet effelle lendemain. La demeure d'un
cavalier tel (pie don Luis ne fut pas diflicile à déc(Uivrir. Je m'informai de
lui dans levoisinage;ma'is les personnes à quije m'adressai ne purent plei-
nement satisfaire ma curiosité, ce qui m'obligea lejour suivant à recommen-
cer mes perquisitions. Je fus plus lieureux. Je rencontrai par hasard dan^
la rue un garçon de ma connaissance : nous nous arrêtâmes poumons par-
ler. Il passa dans ce moment un de ses amis, qui nous aborda et nous dit
qu'il venait d'être cha.ssé de chez don Joseph Pacheco, père de don Luis,
pour un quartaut devin qu'on l'accusait d'avoir bu. Je ne perdis pas une
si belle occasion de ni'iuformer de tout ce que je souhaitais d'apprendre;
et je fis tant par mes questions, que je m'en retournai au logis, fort cou-
lent d'être en étal do tenir parole à ma maîtresse. C'était la nuit prochaine
que je devais la revoir, à la même heure el de la même manière ipie la
première fois. Je n'eus pas ce soir-là tant d'in(|uiélude, el, loin de souf-
frir impatiemment les discours de mon vieux patron, je le remis sur ses
campagnes. J'attendis ndnuitavecla plus grande tranquillité du monde,
el ce ne fut qu'après l'avoir entendu sonner à plusieurs horloges que je
descendis dans le jardin, sajis me pommader et me parfumer : je me
cori'igeai encore de cela.
Je trouvai au rendez-vous la très-fidèle duègne, qui me reprocha ma-
licieusement que j'avais bien i abattu de ma diligence. Je ne lui répondis
point, elje me laissai conduire à l'appartement d'.Uirore, qui me de-
manda, dès que je parus, si je m'élais bien informé de don Luis, el si
j'avais appris bien des choses. Oui, madame, lui dis-je, el j'ai de quoi
satisfaire votre curiosité. Je vous dirai premièrement qu'il est sur le
point de partir pour s'en retourner à Salamanque achever ses clndos.
C'est, à ce qu'on m'a dit, un jeune cavalier rempli d'honneur el de pro-
bité. Pour du courage, il n'en saurait manquer, puisqu'il est gentilhomme
et Castillan. De plus, il a beaucoup d'esprit et les manières fort agréa-
bles ; mais ce qui neut-èlre ne sera guère de votre goi'il, et ce que je ne
puis pourtant me dispenser de vous dire, c'est qu'il tient un peu trop
de la nature des jeunes soigneurs : il est diablement libertin. Savez-vous
qu'à son âge il a déjà eu à bail deux coniédiennes? Que m'apprenez-vous?
reprit Aurore. Quelles mœurs! Mais êtes-vons bien assuré, Gil Blas,
qu'il mène une vie si licencieuse? Oh ! je n'en doute ]ms, madame, lui
repartis-je. Un valet ([u'on a chassé de chez lui ce malin me l'a dit; et
les valets sont fort sincères quand ils s entretiennent des défauts de leurs
maîtres. D'ailleurs, il fré(piente don Alexo Segiar, don Antonio Ceii-
telles et don Fernando de Gamhoa : cela seul prouve démonstrativeiHent
son libertinage. C'est assez, Gil Blas, me dit alors ma maîtresse en sou-
pirant; je vais, sur votre rapport, combattre mon indigne amour. Quoi-
qu'il ail déjà de jirofondes racines dans mon creur, je ne désespère pas
de l'en arracher. Allez, poursuivit-elle en me mettant entre les mains
une petite bourse qui n'était pas vide, voilà ce ipie je vous donne pour
vos peines. Gardez-vous bien de révéler mon secret; songez que je l'ai
confié à voire silence.
J'assurai ma maîtresse que j'élais l'Harnocrate des valets confidents
el (lu'ello pouvait demeurer Irampiille là-dessus, .\pi-es celte assnraiiee,
je me retirai, fort impatient de savoir ce qu'il y avait dans la bourse, .l'y
trouvai vingt pistoles. Aussitôt je pensai (|u'Aurore m'en aurait sans
doute donné davantage si je lui eusse annoncé une nouvelle agréalile
piiisipi'elle en payait si bien une ch.igrinaute. Je me repentis de n'avoir
pas imité les gens de justice, qui fanient quelpiefoisla vérité dans leurs
procès-verbaux. J'étais fâché d'avoir détruit, dans sa naissance, une ga-
lanterie (|ui m'ci'it été très-utile dans la suite, si je ne me fusse p.issoito-
mcut piqué d'être sincère. J avais pourtant la consolation de me voir
déilo'nmagé de la dépense (ino j'avais faite, si mal à propos, en jiomma-
des cl en paiTnins.
GIL BLAS.
CUAriTOE IIL
Bdgraid diangemenl qai arrivj phn Jom Vincent, et de l'clraiigc tosolulioa que Hanioiir
lu preiiilfe à la belle Aurore.
H aTTiva, peu deteiflp<! après cette aventure, que le seij^iwur don Vin-
cent tomlia malade. (Jiiand il nauiait pas été dans un Aga fort avancé,
les symptômes de sa maladie pariircnl si violenls, qu'on eut craint un
événi'ment funeste. Des le rommencement du mal, on fil venir les deux
plus fameux médecins de Mailrid. L'un s'appelait le docteur Andros, et
l'autre le docteur Oqnetos. Ils examinèrent attentivement le malade, et
convinrent tous deu.x, après une e.\acte observation, que les humeurs
étaient en fougue; mais ils ne s'accordèrent qu'en cela l'un et l'autre.
L'un voulait qu'on purgeât le malade dés ce jour-là, et l'autre était d'a-
vis qu'on différât la purgation. Il faut, dit .\ndros, se luiler de purger
les humeurs, quoique crues, pemlant qu'elles sont dans une agitation vio-
lente de llus et de retins, de peur qu'elles ne se fixent sur quelijue partie
noble. Oqnetos soutint au contraire qu'il fallait attendre que les humeurs
fussent cuites, avant que d'employer le purg.ilif. Mais votre méthode, re-
prit k premier, est directement opposée a celle du piince de la méde-
cine. Uippocrate avertit de purger dans la plus ardente fièvre dés les pre-
miers jours, et dit en termes formels qu il faut être prompt à purger
quand les humeurs sont en orgasme, c'est à-dire en fougue. Uh! c'est'^ce
qui vous trompe, repartit 0 pictos. llip[iocrate, par le mot (ïurgasine,
n'entend pas la fougue; il entend plutôt la cocliou des humeurs.
Là-dessus nos docteurs s'échauffent. L'un rapporte le texte grec, et
cite tous les auteurs qui l'ont expliqué comme lui; l'aulrCj's'en fiant à
une traduction latine, le prend sur un ton encore plus haut. Qui des deux
croire '? Don Vincent n'était pas homme à décider la question. Cependant,
se voyant obligé d'opter, il donna sa confiance à celui dt^s deux qui avait
le plus expédié de malades, je veux dire au plus vieax. Aussitôt Andros,
qui était le plus jeune, se retira, non sans lancer à son ancien quelques
traits railleurs sur Vorgasme. Voilà donc Oquetos triomphant. Comme il
était dans les principes du docteur Sangrado, il commença parfaire sai-
gner abondamment le malade, attendant, pour le purger, que les humeurs
fassent cuites Mais la mort, qui craignait sans doiite qu une purgation
si sagement différée ne lui enlevât sa proie, prévint la coction et emporta
mon maître. Telle fut la fin du seigneur don Vincent, qui perdit la vie
parce que son médecin ne savait pas le grec.
Aurore, après avoir fait à son jière des funérailles dignes d'un homme
de sa naissance, entra dans l'administration de son bien. Devenue mai-
tresse da ses volontés, elle congédia quelques domestiques, en leur don-
nant des récompenses proportionnées à leurs services, et .se relira bien-
tôt i un château qu'elle avait sur les bords du Tage, entre Sacedou et
Bueiiilia. Je fus du nombre de ceux qu'elle r. tint et qui la suivirent à la
campagne ; j'eus même le bonheur de lui devenir neeessaire. M.ilgrè le
rapport liJèle que je lui avais fait de don Luis, elle aimait encore ce cavalier,
ou plutôt, n'ayant pu vaincre sou amour, elle s'y était entièrement aban-
doiince. Elle n'avait plus besoin de prendre des [u'écautioiis pour me
parler en particulier. Gil lilas, me dit-olleen soupirant, je ne puis oublier
don Luis; quel((ue effort que je fasse pour le bannir de ma pensée, il
s'y présente sans cesse, non tel que tu me l'as peint, plongé dans toutes
sortes de désordres, mais tel que je voudrais qu'il lin, tendre, amoureux,
constant. Elle s'attendrit en disant ces paroles, et ne put s'empêcher de
répandre quelques larmes. Peu .•>'en làllnl tpic je ne pleurasse aussi, tant je
fus touche de ses pleurs. Je ne jmuvais mieux lui faire ma cour que de
paraître si sensible à ses peines. Mon ami, C'intinu,i-l-clle après avoir
essuyé ses beaux yeux, je vois que tu es d'un très- bon naturel, et je suis
si satisfaite de ton zèle, qne je te |ironicls de le bien récompenser. Ton
secours, mon chiT (iil Iflas, m'est plus nécessaire que jamais. 11 faut que
je te découvre un dessein i|ui m'occupe; tu vas le trouver fort bizarre.
Apprends que je vcu\ parlir au jdus tôt pour Salamanque. LàjC prétends
me liéjjniser en cavalier, cl, sous le nom de don Félix, làire connai.ssance
avec Pachcco; je tâcherai de gagner sa conliancc et son amitié; je lui
parlerai souvent d'Auroi'e de Guzmau, dont je passerai pour cousin. 11
souhaitera peiil-clic de la voir, et c'est où je l'atleuds. .'"(ous aurons
deux logements à Salaniancpie : dans l'un, je serai don Félix, dans l'au-
tre .\urore ; cl, m'offraul aux yeux de don Luis, tantôt travestie en
homme, Uintôl sous mes habits naturels, je me Ualle que je pourrai peu
à peu l'amènera la lin que je nie propose. Je demeure d'accord, ajoula-
t-elle, que mon projet est extravagant; mais ma passion m'entraiiie, et
l'innocence de mes intentions achève de m étourdir sur la démarche que
je veux hasarder.
J'étais fort du sentiment d'Aurore .sur la nature de son dessein ; il me
paraissait insensé. Cependant, qurfqiie déraisonnable que je le trouvasse,
je me gardai bien de faire le pélij^ngue. Au contraire, je commençai à
dorer la pilule, et j'entrepris de prouver que ce projet fou n'élait qu'un
jeu d'esprit agréable et s:iif< conseqnenei'. Je ne me souviens plus île ce
qne je lui dis pour lui prouvcT cela; mais elle se rendit à mes raisons,
les amants étant bien aÎMs qu'on Halle leurs plus folles imaginations.
Nous ne rpgnrd.lme.s donc plus cette entreprise téméraire que comme
une coincd.'e di»nl il ne falliil songiT qu'à bien concerter la représi nta-
tion. Nous choif^imes nos acteurs dans le domestique, puis- nmis distri-
buâmes les rôles; ce qui se passa sans clameurs et sans (pierelles, parce
que nous n'étions pas des contédJeusde profession. 11 fut résolu que la
dame Ortiz ferait la tante d'Aurore, .sous le nom de dona .Kimena de Guz-
man; qu'on lui donnerait un valet et une suivante; et qu'Aurore, tra-
vestie en cavalier, m'airrah pour valet de clnmbre, avec une de ses
femmes, déguisée en page, pour la servir en particulier. Les personnages
ainsi réglés, nous retournâmes à Madrid, où nous apprîmes que don
Luis était encore, mais qu'il ne tarderait guère à partir jiour S.ilamauqne.
Nous finies faire en diligi'nce les habits dont nous avions besoin. Lors-
qu'ils furent achevés, ma maîtresse les lit emballer proniptement, attendu
que nous ne devions les mettre qu'en temps et lieu. Puis, laissiint le
suin de sa maison à sou homme d affaires, elle partit dans un camsse
à quatre mules, et prit le chemin du rovaninc de Léon, avec tous ceux
de ses domesli(|ucs qui avaient c|uelqHe rôle â jouer dans cette pi.ce.
Nous avions déjà traversé la Casiille-Vieille, qu.ind l'e.ssieu du cir-
rosse se rompit. C'e'ait entre Avila et Villallor, à tmis ou quatre cents
pas d'un château qu'on apercevait au pied d'ime montagne. L.i nuit ap-
prochait, cl nous étions fort embarras.sès. Mais il passa par hasard auprès
de nous un |)aysan qui nous lira d'embari-as. sans qu'il y mit beaucoup du
sien. Il nous apprit que le cIwIotu qui s'offrait à notre vue appartenait
â dona LIvira, veuve de don Pedro de l'inarès; et il nous dit tant de
bien de celte dame, que ma maîtresse m'envoya au château demander de
sa part un logement pour cette nuit. Elvire ne démentit point le rapport
du paysan ; il est vrai que je m'acquittai de ma commission diiiio ma-
nière qui l'aurait déterminée à nous recevoir dans stm châtau quand
elle n'aurait |ias été la personne du monde la plus polie; elle me reeut
d'un air gracieux, et fit à mon compliment la réponse que je désirais l'à-
dessns. iSous nous rendîmes tous au château, où les ni'.les traînèrent dou-
cement le carrosse. Ni us rencoiitiâmes à la [lorte la veuve de don l'èJrc,
i|ui venait au-devant de ma maîtresse. Je jiassirai sous silence les dis-
cours que la civilité oliligea de ti'iiir de part et d'autre en cette occasion.
Je dirai seulement qu'Elvire ét.iit nue vieille dame qui savait mieux que
l'emme du monde remplir les devoirs de l'hospitalité. Elle conduisit
Aurore dans un appartement su|ierbe, où, la laissant reposer quel |ucs
moments, elle vint donner son attention jii.squaux moindres choses qui
non.s regardaient. Ensuite, quand le souper fut prêt, elle ordonna qu'on
.servit dans la chambre d Aurore, et toutes deux elles s<' mirent à table.
La veuve de don l'èdre n'était pas de ces personnes qni font mal les liou-
iieurs d'un repas, eu prenant un air rêveur ou chagrin, bile avait l'hu-
meur gaie, et soutenait agréablement la conversation. Elle s'exprimait
noblement et en Ijcaux termes : j'admirais son esprit et le lour fin qu'elle
donnait â ses pensées. Aurore eu paraissait aussi charmée que moi. Elles
lièrent amitié l'une avec l'autre, et se promirent réeiproquemcnl d'avoir
ensemble un ciunnierce de lettres. Comme notre carrosse ne pouvait être
raccommodé que le jour suivant, et que nous courions risque de partir
f irl tard, il fut arrêté que nous demeurerions au château le lendemain.
Ou nous servit à notre lour des viandes avec profusion, el nous ne fûmes
pas plus mal couchés ipie nous avions été régalés.
Le jour d'après, ma ni.iiiresse trouva de nouveaux cliarmes dans l'en-
tn tien d Elviic. Elles dinérent dans une grande salle où il y avait plu-
sieurs tableaux. On en reniar(|uait un, entre autres, dont les figures
étaient merveilleusement bien représentées; mais il oll'rait aux yeux un
spectacle bien tragique. Uu cavalier mort, couché à la renverse et noyé
dans son sang, y était peint; et, tout mort qu'il paraissait, il avait ua
air menaçant. On voyait auprès de lui une jeune dame dans une autre
attitude, quoiqu'elle fût aussi étendue par terre. Elle avait une cpce
plongée dans le sein, et rendait le» derniers soupirs, en attachant ses
regards mourants sur wn jeune homme qui semblait avoir une douleur
mortelle de la perdre. Le peintre avait encore chartré i-on tableau d'une
ligure ((ui n'échappa point a mon attention. C'était lin vieillard de bonne
mine, qui, vivenieni louché des objets i|ui fiappaient sa vue, ne s'y
ino:itiait pas moins sensible que le jeune homme. On eut dit que cis
images .sanglantes leur faisaient scn:irà tous deux les mêmes atteintes,
mais qu'ils en recevaient dilléremment les impressions. Le vieillard,
plongé dans une profonde tristesse, en paraissait comme accablé; nu
lieu qu'il y avait de la fureur mêlée avec l'afiliction du jeune homme.
Toutes cis choses étaient peintes avec des expressions si fortes, que nous
ne pouvions nous lasser de les reg.irder. Ma mailresse demanda quelle
tri.stc hisloirc ce tableau rcpréseiilait. Madame, dit Elvire, c'est une
peinture lidèlc des malheurs de ma famille. Celle réponse piqua la curio-
sité d'Aurore, qui témoigna un si grand désir d'en savoir dav.inlage, que
la veuve de don l'èdre ne put se dispenser de lui promettre la siitisfac-
lion qu'elle souhaitait. Celle promesse, qui se fit devant Ortiz, ses deu.x.
compagnes cl moi, nous arrêta tous quatre dans la salle après le i-epas.
.Ma mailresse voulut nous renvoyer; mais Elvire, qui s'aperçut bien que
nous mourions d'envie d'entendre l'cxidicalion du taldeaii, eut la bontii
de nous retenir, en disant (|ue l'Iiistoire (pi'elle allait raconter n'était
l>.is de celles qui demandent du secret. Un moment après, elle commema
son rccil dans ces termes.
44
GIL BLAS.
cn.\riTRE IV.
LK MARIAGE DE ^TNGEANCE.
Hoîjer, roi de Sicile, avait un frère el une sœnr. Ce frère, appelé
Mainfroi, se révolta coulre lui, et alluma dans le royaume une guerre
qui lut dangereuse et sanL:l.inte; mais il eut le malheur de perdre deux
lialailles, et de tomber enire les mains du roi, qui se contenta de lui ôter
la liberté, pour le punir de sa révolte. Celte clémence ne servit qu'à
faire passer Roger pour un barbare dans l'esprit d'une partie de ses sujets.
Ils disaient qu'il n'avait sauvé la vie à son frère que pour exercer sur
lui une vengeance lente et inhumaine. Tous les autres, avec plus de
fondemenl, n'imputaient les traitements durs que .Mainfroi souffrait dans
sa prison qu'à sa sœur Malbilde. Celte princesse avait en effet toujours
haï ce prince, et ne cessa point de le persécuter tant qu'il vécut. Elle
mourut peu de temps après lui, et l'on regarda sa mort comme une
juste punition de ses sentmients dénaturés.
Mainfroi laissa deux flis ; ils étaient encore dans l'enfance. Roger eut
quelque envie de s'en défaire, de crainte que, parvenus à un âge plus
avancé, le désir de venger leur père ne les portât à relever un parti qui
n'était pas si bien abattu, qu'il ne put causer de nouveaux trouliles dans
l'Etat. 11 communiqua son dessein an sénateur Léontio Siffredi, son mi-
nislre, qui ne l'approuva point, et qui, pour l'en détourner, se chargea
de l'éilucalion du prince Enrique, qui était l'aine, cl lui conseilla de
confier au connétable de Sicile la conduite du plus jeune, qu'on appelait
donPédre. Roger, persuadé que ses neveux seraient é evés par ces deux
hommes dans la soumission qu'ils lui devaient, les leur abandonna, et
prit soin lui-même de Constance, sa jiiéce. Elle était de l'âge d'Enrique,
el fille unique de la princesse Mathilde. Il lui donna des femmes et des
maîtres, et n'épargna rien pour son éducation.
Léonlio Siffredi avait un château à deux petites lieues de Palerme,
dans un lieu nommé Celmonte. C'était li que ce ministre s'attachait à
rendre Enrique digne de monter un jour sur le trône de Sicile. Il remar-
qua d'aliord dans ce prince des qualités si aimables, qu'il s'y attacha
comme s'il n'avait point eu d'enfant : il avait pourtant deux filles. L'ai-
uée, qu'on nommait Blanche, plus jeune d'une année que le prince, était
pourvue d'une beauté parfaite : et la cadette, appelée l'orcie, après avoir
en naissant causé la mort de sa mère, était encore au berceau. Blanche
et le prince Enrique sentirent de l'amour l'un pour l'autre, dès qu'ils
furent capables d'aimer; mais ils n'avaient pas la liberté de s'entretenir
en particulier. Le prince néanmoins ne laissa pas quelquefois d'en trou-
ver l'occasion ; il sut même si bien profiler de ces m mienls précieux,
qu'il engagea la fille de Siffredi à lui permettre d'exéculer un projet
qu'il mélitait. Il arriva justement dans ce temps-là que Léontio fut oldigé,
Iiar ordre du roi, de faire un voyage daus une province des plus recu-
ées de l'île. Pendant son absence, Enrique fit faire une ouverture au
mur de son appartement qui répondait à la chambre de Blanche. Celte
ouveilure était couverte d'une coulisse de bois qui se fermait el s'ouvrait
sans ((u'elle parût, parce qu'elle était si étroitement jointe au lambris,
que les yeux ne pouvaient apercevoir l'artifice. Un habile architecte que
le prince avait mis dans ses intérêls fit cet ouvrage avec autant de dili-
gence que de secret.
L'aniDureux Enrique s'introduisait par là quelquefois dans la chambre
de sa maîtresse; mais il n'abusait point de ses bontés. Si elle avait eu
l'imprudence de lui permettre une entrée secrète dans son apparle-
menl, du moins ce n'avait été que sur les assurances qu'il lui avait don-
nées qu'il n'exigerait jamais d'elle que les faveurs les plus innocentes.
Une nuit il la trouva fort inquiète ; cIIp avait appris que Roger était très-
malade, et qu'il venait de mander Siffredi comme grand chancelier du
royaume, pour le rendre dépositaire de ses dernièies volontés. Elle se
représentait déjà sur le trône son cher Enrique; et, craignant de le per-
dre dans ce haut rang, celte crainte lui causait une étrange agitation;
ille avait même les laimes aux yeux lorsqu'il parut devant elle. Vous
pleurez, madame, lui dil-il : que dois-je penser de la tristesse où je vous
vois plongée? Seigneur, lui répondit Blanche, je ne puis vous cacher mes
alarmes; le roi votre oncle cessera bientôt de vivre, el vous allez rem-
plir sa place. Quand j'envisage combien votre nouvelle grandeur va vous
éloigner de moi, je vous avoue ((ue j'ai de l'inquiétude. Un monarque
voit" les choses d'un antre œil qu'un amant : cl ce qui faisait Ions ses
désirs quand il reconnaissait un jiouvoir au-dessus du sien, ne le touche
plus que faiblement sur le trône. Soit pressentiment, soit raison, je sens
s'élever dans mon cœur des mouvements qui m'agitent, et que ne peut
calmer toute la confiance que je dois a vos bontés. Je ne me défie point
de la fermeté de vos senlnnents, je ne me défie que de mon bonheur.
Adorable Blanche, répliqua le prince, vos craintes sont obligeantes, et
justifient mon allachement à vos charmes; mais l'excès où vous portez
vos défiances offense mon amour, et, si j'ose le dire, l'estime que vous
me devez. Non, non, ne pensez pas que ma destinée |)uisse être sépa-
rée de la vôtre ; croyez plulôt que voirs seule ferez toujours ma jo'e
el mon bonheur. Pei'dez donc une crainte vaine : faut-il qu'elle trouble
des moments si doux? Alil seigneur, reprit la fille de Léontio. dès que
vous serez couronné, vos sujets pourront vous demander pour reine
une princesse descendue d'une longue suite de rois, cl dont l'hymca
éclatant joigne de nouveaux Etats aux vôtres; cl peut-être, hélas! ré-
ponlrez-vous à leur attente, même anx dépens de vos plus doux vœux.
Eh ! pourquoi, repril Enriqueavec emportement, pourquoi, trop prompte
à vous tourmenter, vous faire une image aHligeanle de l'avenir? Si le
ciel dispose du roi mon oncle, el me rend maître de la Sicile, je jure de
me donner à vous dans Palerme, en présence de toute ma cour, j'en atteste
tout ce qu'où reconnaît de plus sacré parmi nous.
Les protestations d'Enrique rassurèrent un peu la fille de Siffredi. Le
reste de leur entretien rnula sur la maladie du roi. Enrique fil voir la
bonté de son naturel ; il plaignit le sort de son oncle, quoiqu'il n'eût pas
sujet d'en être fort louché; et la force du sang lui fil regretter un prince
dont la mort lui promettait une couronne. Blanche ne savait pas encore
tous les malheurs qui la menaçaient. Le connétable de Sicile, qui l'avait
rencontrée comme elle sort.iii de l'appartement de son père, un jour
qu'il était venu au château de Belmonle pour quelques affaires impor-
tantes, en avait été frappé. Il en fit dés le lendemain la demande à
Siffredi, qui agréa sa recherche; mais la maladie de Roger étant surve-
nue dans ce temps-là, ce mariage demeura suspendu, et Blanche n'en
avait point entendu |iarler.
Un malin, comme Enrique achevait de s'habiller, il fut surpris de
voir entrer dans son app,àrtement Léontio suivi de Blanche. Seigneur,
lui dit ce minisire, la nouvelle que je vous apporte aura de quoi vous
affliger; mais la consolation qui l'accompagne doit modérer votre dou-
leur. Le roi votre oncle vient de mourir; il vous laisse, par sa mort,
héritier de son sceptre. La Sicile volis est soumise. Les grands du royaume
attendent vos ordres à Palerme : ils m'ont chargé de les recevoir de votre
bouche; el je viens, seigneur, avec ma fille, vous rendre les premiers et
les plus sii.céres hommages que vous doivent vos nouveaux sujets. Le
prince, qui savait bien que Roger, depuis deux mois, était atteint d'une
maladie qui le détruisait peu à" peu, ne fut pas étonné de cette nouvelle.
Cependant, frappé du changeiuent subit de sa condition, il sentit naître
dans son cœur mille mouvements confus. Il rêva quelque temps, puis
rompant le silence, il adressa ces paroles à Léonlio : Sage Siffredi, je
vous regarde toujours comme mon père. Je ferai gloire de me régler
par vos conseils, et vous régnerez plus que moi dans la Sicile. A ces
mots, s'approchant d'une table sur laquelle était une écritoire, et pre-
nant une feuille blanche, il écrivit son nom au bas de la page. Que voulez-
vous faire, seigneur? lui dit Siffredi. Vous marquer m a reconnaissance
et mon estime, répondit Enrique. Ensuite ce prince présenta la feuille
à Blanche, eljui dit : Becevcz, madame, ce gage de ma foi, et de l'empire
que je vous donne sur mes volontés. Blanche la prit en rougissant, et fit
cette réponse au prince : Seigneur, je reçois avec respect les grâces de
mon|roi; maisj ; dépends d'un père, elvons trouverez bon, s'il vous plaît,
que je remette votre billet entre ses mains, pour en faire l'us-ige que sa
prudence lui cinseillera.
Elle donna effectivement à son père la signature d'Enrique. .Mors Sif-
fredi re?narqua ce qui jusqu'à ce moment était échappé à sa pénétration.
11 démêla les sentiments du prince, et lui dit : Votre M.ijesté n'aura
point de reproche à me faire. Jeu 'abuserai point de la conli.mce... Mon
cher Léonlio, interrompit Enrique, ne craignez point d'en abuser. Quel-
que usage que vous fassiez de mon billet, j'en approuverai lu disposition.
.Mais allez, conlinna-t-il, retournez à Palerme, ordonnez-y les apprêts de
mon couronnement, et dites à mes sujets que je vais sur vos pas rece-
voir le serment de leur fidélité, et les assurer de mon affection. Ce mi-
nistre obéit anx ordres de son nouveau maître, et prit avec sa fille le
chemin de Palerme.
Quelques heures après leur départ, le prince partit aussi de Belmonle,
plus occupé de son amour que du haut rang où il allait monter. Lors-
qu'on le vit arriver dans la ville, on poussa mille cris de joie ; il entra
parmi les acclamations du peuple dans le jialais, où tout était déjà prêt
pour la cérémonie. 11 y trouva la princesse Constance velue de longs ha-
billements de deuil. Elle parai.ssail fort touchée de la mort de ïloger.
Comme ils se devaient un compliment réciproque sur la mort de ce mo-
narque, ils s'en ac(iiiittérenl l'un el l'autre avec esprit, mais avec un peu
plus de froideur de la part d'Enrique que de celle de Constance, qui, mal-
gré les démêlés de leur f.imille, n'avait pu haïr ce prince. Il se plaça sur
le trône, et la princesse s'assit à ses côtés, sur un fauteuil un peu moins
élevé. Les grands du royaume prirent leur place, chacun selon sou rang.
La cérémonie commença; et Léonlio, comme grand chancelier de lElat
el dépositaire du testament du feu roi, en ayant fait ronverlurc, se mit
à le lire à iKiule voix. Celacte contenait en substance que Roger, se voyant
sans enfant, nommait pour son successeur le fils aine de Mainfroi, à con-
dition qu'il épiiu.serait la princesse Constance, et que, s'il refusait sa
main, la couronne de Sicile, à son exclusion, tomberait sur la tête de
l'infant don Pédre, son frère, à la même condition.
Ces paroles surprirent élrangemenl Enrique. Il en sentit une peine in-
concevable, el celle jieine devint encore plus vive lorsque Léontio, après
avoir achevé la lecture du testament, dit à tonte l'assemblée ; Seigneurs,
ayant rajiporlé les dernières intentions du feu roi à notre nouveau mo-
narque, ce généreux prince consent d'honorer de sa iniin la princesse
Con>tance, sa cousine. A ces mots, Enrique intrrroin|iit le chancelier.
Léonlio, lui dit-il, souvenez-vous de l'écrit de Blanclu' que vous... Sei-
gneur, interrompit avec précipitation Siffredi, sans donner le temps au
GIL BLAS.
prince de s'expliquer, le voici. Les grands du royaume, ponrsuivit-il en
r:ii)iilranl le iiillet à l'assemlilée, y verront, par l'angusli'. seing de Votre
M ijesté, l'estime que vous ftiiles de la princesse, cl la déférence que vous
;ivc'z pour les dernières volontés du feu roi votre oncle.
Ayant achevé ces jiaroles, il se mit à lire le billet dans les termes dont
il l'avait rempli lui-iut"'me. Le nouveau roî v faisait à ses peuples, dans
la l'orme la plus aulhuntique, une promesse d'épouser Constance, coiil'or-
ini'ment aux intentions de Uoger. La salle releulit de longs cris de joie.
\ive notre ma^'iianime roi Euriqne ! s'écricreiit tous ceux qui étaient
présents. Comme on n'ignorait pas l'aversion que ce prince avait toujours
marquée pour la princesse, on avait craint, avec raison, qu'il ne se ré-
volldt contre la condition du teslamenl, et ne causât -des mouvenienls
dans le royaume; mais la lecture du billet, en rassurant là-dessus les
!,'rands et le peu|]|e, excitait ces ncclamatious générales qui déchiraient
eu .secret le cœur du monarque.
Constance, qui, par l'intérêt de sa gloire et par un sentiment de ten-
dresse, y prenait plus de part que personne, choisit ce temps pour l'assu-
rer de sa reconnaissance. Le prince eut beau vouloir se contraindre, il
reçut le compliment de la princesse avec tant de trouble, il était dans un
si grand désordre, qu'il ne put même lui répondre ce que la bienséance
exi;;e lit de lui. LnIJn. cédant à la violence qu'il se f.iisait, il s'approcha
de Siffredi, que le devoir de sa charge obligeait de se tenir assez prés
de sa personne, et lui dit tout bas : {jue failes-vous, Léontio? L'écrit que
j ai mis entre les mains de votre (ille n'était poiut destiné pour cet usage.
Vous trahissez...
Seigneur, inlerroni|iit encore Siffredi d'un ton ferme, songez à votre
gloire. Si vous refusez de suivre les volontés du roi votre oncle, vous
perdez la couronne de Sicile. 11 n'eut |ias achevé de parler ainsi, qu'il
s'éloigna du roi, pour l'empêcher de lui lépliquer. Enrique demeura dans
un embarras extrême; il se sentait agité de mille mouvements conliaires.
H était irrité contre Siffredi; il ne pouvait se résoudre à qniKer Blan-
che; et, partagé entre elle et l'intérêt de sa gloire, il fut assez longtemps
incertain du parti qu'il avait à prendre. Il se détermina pourtant, et crut
avoir trouvé le moyen de conserver la fille do Siffredi sans renoncer au
troue. Il feignit de vouloir se somuettre aux volontés de Uoger, se propo-
sant, tandis qu'on solliciterait à Home la dispense de son mariage avec sa
cousine, de gagner par ses bienfaits les grands du royaume, et d'établir
si bien sa puissance, qu'on ne pût l'obliger à nniplir la condition du tes-
tament.
Des qu'il eut formé ce dessein, il devint plus tranquille; et, se tour-
nant vers Constance, il lui coiiGrm.i ce que le grand chancelier avait lu
devant toute l'assemblée. .Mais, au moment même qu'il se trahissait jus-
qu'à lui offrir sa foi. Blanche arriva dans la salle du conseil. Elle y ve-
nait, par ordre de son pérc, rendre ses devoirs à la princesse ; et ses
oreilles, en eiilrant, furejil frappées des paroles d'Enrique. Outre cela,
Léontio, ne voulant pas qu'elle |iùt douter de son malheur, lui dit en la
présentant à Constance : .Ma tille, icndcz vos hommages à voire reine;
souhaitez lui les douceurs d'un regjie llorissant et d'un heureux hyménée.
Ce coup terrible accabla l'infortunée Blanche. Elle entreprit inutilement
de cacher sa douleur; son visage rougit et pâlit successivement, et tout
son cor|is frisouna. Cependant la princesse n'en eut aucun soupçon ; elle
attribua le désordre de son compliment à l'embarras d'une jeune personne
ébîvée dans un désert, et peu accoutumée à la cour. II n'en fut pas ainsi
du jeune roi : la vue de Blanche lui Ot perdre contenance, et le déses-
poir qu il remarquait dans ses yeux le mettait hors de lui-même. Il ne
iloMiait pas que, jugeant sur les apparences, elle ne le crut infidèle. Il au-
rait eu moins d'inquiétude s'il eût pu lui parler; mais comment en trou-
ver les moyens, lorsque toute la Sicile, pour ainsi dire, avait les veux
snr lui? D'ailleurs le cruel Siffredi lui en ôta l'espérance. Ce ministre,
(pii lisait dans le cœur de ces deux amants, et voulait prévenir les mal-
beursque la violence de leur amour pouvait causer dans l'Etal, lit adroi-
tement «ortir sa fille de l'assemblée, et reprit avec elle le chemin de Bel-
inonlc, résolu, pour plus d'une raison, de la marier au plus lot.
Lorsiiu'ils y furent arrivés, il lui fit connaître toute l'horreur de sa
destinée. 11 lui déclara qu'il l'avait promise au connétable, .lusle ciel I
s'écria t-clle, emportée par un mouvement de douleur que la présence
de son père ne put rénrimer, à quels affreux supplices reserviez-vous la
malheureuse Blanche ! Son transport même fut si violent, que toutes les
puissances de son àine en furent suspendues. Son corps se glaça; et,
di'vcnant froide et pâle, elle tomba évanouie entre les bras de son père.
Il fut touché de l'état où il la voyait. Néanmoins, quoiqu'il res.sentit vi-
vement .ses peines, sa première résolution n'en fut jioint ébranlée. Blan-
che reprit enfin ses esprits, plus par le vif ressentiment de sa douleur
que par l'eau que Siffredi lui jeta sur le visage ; et lorsqu'en ouvrant ses
yeux languissants elle l'aperçut qui s'empressait à la secourir, Seigneur,
lui dil-eilc d'une voix presque éteinte, j'ai boule de vous laisser voir ma
faiblesse ; mais h mort, qui ne peut larder à finir mes tourments, va bien-
tôt vous délivrer d'une malheureuse lille qui a pu disposer de son creur
sans votre aveu. Non, ma chère Blanche, répondit Léontio, vous ne mour-
rez point ; et votre vertu reprendra sur vous son empire. La recherche du
counctable vous fait honneur; c'est b' [larli le pluscnnsidéiablede l'Etat ..
J'eslime sa personne et son mérite, intirrnnqùl Blanche; mais, seigneur,
le roi m'avait fait espérer .. Ma fille, intcrrompil à son lour Silfrcdi, je
sais tout ce que vous pouvez dire I.i-dcssus. Je n'ignore pas votre ten-
dresse pour ce prince, et je ne la désapprouverais pas dans d'anlresconjonc-
tures. Vous me verriez même .irdent à vousassurerlamain d'Enrique, sirin-
térêtdesa gloire et celui de l'Etat ne l'obligeaient pas à la donner à Cons-
tance. C'est à la condition seule d'épouser lelte princesse que le feu roi l'a
désigné son successeur. Voulez-vous qu'il vous préfère à la couronne de Si-
cile? Croyez que je gémis avec vous du coup mortel qui vous frappe.
Cependant, jinisque nous ne ]iouvons aller contre les destinées, faites un
effort généreux ; il y va de voire glcjire de ne pas laisser voir à lout le
royaume que vous vous êtes fiattée d'une espérance frivole. \'olre sensi-
bilité pour le loi donnerait même lieu à des bruits désavantageux pour
vous, et le seul moyeu devons en préserver, c'est d'éjjonser le connéta-
ble. Enfin, Blanche, il n'est plus temps de délibérer. Le roi vous cède
uoiir un trône, il épouse Constance. Le connétable a ma parole ; dégagez-
la, je vous en prie; et, s'il est nécessaire, pour vous y résoudre, que je
me serve de mon autorité, je vous l'ordonne.
En achevant ces paroles, il la quitta pour lui laisser faire ses réfiexions
sur ce qu'il venait de lui dire. 11 espérait qu'après avoir pesé les raisons
dont il s'était servi pour soulenir sa vertu contre le penchant de son
cii'ur, elle se déterminerait d'elle-même à se donner au connétable. Il ne
se trompa point : mais combien en coùla-t-il à la trislc Blanche pour
]irendre cette résolution ! Elle était dans l'état du monde le plus digne de
pitié. La douleur de voir ses pressentiments sur l'inlidélilé d'Eniique
tournés eu certitude, et d'être contraiijte, en le perdajit, de si' livnr d
un homme (ju'elle ue jiouvait aimer, lui causait des transporls d'afllic-
tion si violents, que buis ses moments devenaient pour elle des supplices
nouveaux. Si mon malheur est certain, s'écriait-elle, coniimiil y pnis-je
résister sans mourir? linpiloyable destinée, jiflurquoi me n-pais,sais-tu
des plus douces espérances, si tu devais me précipiter dans lui .ibiine de
maux? El toi, perfide amant, tu te donnes à une autre, quand lu me |iro-
mels une éleruelle fidélité! As-tu doue pu sitôt niettie en nibli la foi
que lu m'as jurée? l'our te |uniir de iii'avoir si cruellement trinniéf,
fasse le ciel que le lit conjugal que tu vas souiller par un parjure soit
moins le théâtre de tes plaisirs que de tes remords', que les caressis de
Constance versent un poison dans tiui cœur infidèle! pni.sse Ion hymen
devenir aiis.si affreux que le mien ! Oui, traître, je vais épouser le conné-
table, que je n'aime point, pour me venger de inoi-mènie, pour me pu-
nir d'avoir si mal choisi l'objet de ma folle pa.ssioii. Puisi|ue ma religion
me défend d'atlenter à ma vie, je veux que les jours qui me reslent à
vivre ne soient qu'un tissu malheureux de peines et d'ennuis. Si lu con-
serves encore jiour moi quelque sentiment d'amour, ce sira me venger
aussi de loi cpie de me jeler à les yeux entre les bras d'un autre ; et si
tu m'as enlierement oubliée, la Sicile du moins pourra se vanter d'avoir
produit une femme qui s'est punie elle-même d'avoir trop légèrement dis-
posé de son cœur.
Ce fut dans une pareille situation que cette trislc victime de l'amour et
du devoir passa la unit cpii précéda son mariage avec le connétable. Sif-
fredi, la trouvant le lendemain prête A faire ce qu'il souhaitait, se bâta
de profiter de celte disposition favorable. Il Ut venir le connétable à Bel-
monte le jour même, et le maria secrètement avec sa fille dans la cha-
pelle du château. Quelle jourué2 pour Blanche ! Ce n'était point a.ssez de
renoncer à un» rouronne, de perdre un amant aimé, et de se donner à un
objet haï : il fallait eucore qu'elle contraignit ses senlimenls devant un
mari prévenu |iourelle de la passion la plus ardente et naturellement ja-
loux. Cet époux, charmé de la posséder, était sans cesse à ses genoux. Il
ne lui laissait pas seulement la Irisie consolation de pleurer en secret ses
malheurs. La nuit arrivée, la fille de Léontio sentit redoubler son afllic-
tion. Mais (pie devint-elle lorsque ses femmes, après l'avoir déshabillée,
la laissèrent seule avec le connétable? Il lui demanda respectueusement
la cause de l'abattement ou elle semblait êlre. Celte (|uestiou embarrassa
Blanche, qui feignit de se trouver mal. Son époux y fut d'abord trompé;
mais il ue demeiu'a pas longtemps dans celle erreur. Connue il était véri-
tablement impiiet deletal ou il la voyait, el qu'il la ju-essait de se mettre
aulil, ses instances, qu'elle expliqua mal, préseiitèreul à son esprit une
image si' cruelle, que, ne pouvant plus se contraindre, elle donna un
librî- cours à ses soupirs et à ses larmes. Quelle vue pour un homme qui
s'était cru au coiuble de ses vœux ! Il ne douta plus i|ue rarilictinn île sa
femme ue reiiferiuât ((uelque chose de sinistre pour sou ammir. .Néan-
moins, quoique celte connaissance le mil dans une situation presque aussi
déplorable que celle de Blanche, il eut assez de force sur lui pour cacher
ses soupçons. Il redoubla ses empressements, et continua de presser son
épouse de se cmicher, l'assurant qu'il lui laisserait prendre tout le repos
dont elle avait besoin. Il s'offrit même d'appeler ses femmes, si elle ju-
geait que leur secours put apporter quelque .soulagement à scui mal. Blan-
che, s'étant rassurée sur celle promesse, lui dit que le sommeil seul lui
était nécessaire dans la faiblesse où elle se sentait. Il feignit de la croire,
lisse mirent tous deux aulil, cl passèrent une nuit bien différente de telle
(pie l'amour et l'hyménéc accordent à deux amants charmés l'un de
l'aulre.
Pendant que la fille de Siffredi se livrait à sa douleur, le connétable
cherchait eu lui-même ce qui pouvait lui remlre sou inariagi! si rigou-
reux. Il jugeait bien (|uil avait un rival; mais, ipiainl il voulait le dé-
couvrir, il se perdait dans s(!s idées. Il savait seiileiuent qu'il était le
plus niallieureux de tous les hommes. II avait déjà pas.sè les deux liers
de la nuit dans ces agitations, lorsqu'un bruit sourd frappa ses oreilles.
Il fut surpris d'entendre^ iiiielipi'un traîner lentement ses pas dans la
cliaiubre. Il crut se troni|ier; car il se souvint ([u'il avait fermé la porte
46
GIL BLAS.
liii-mcnie, après que les femmes de Blanche furent sorties. Il onviii le
rideau pour s eclnircir par ses propres yeux de la cause du liruil tju'il
entendai! ; mais la lumière qu'on avait laissée dans la clieniinée s'était
cicintc, et'hientôtil ouït une voix faillie el languissante qui appela Blanche
à plusieurs reprises. Alors ses soupçons jaloux le transportèrent de fu-
reur; et, son honneur alarmé l'ohliifeant à se lever pour prévenir un
affront on pour en tirer vengcsncc. il prit son épée, il marcha du côté
(lue la voix lui semblait partir. 11 sont une épée me. qui s'oppose à la
sienne. Il av.ince, on se retire. 11 poursuit, on se démhe à sa poursuite,
il cherche celui qui semble le fuir par tons li-s endroits de l.i cliamhre,
autant quclobscnrité le peut permettre, et m; le trouve plus. Il s'arrête.
Il écoute, et n'entend plus rien. [)w\ ciichanlenienl ! Il s'approche de la
porte, dans la pensée qu'elle avait favorisé la fuite de cfl secret ennemi
de son honneur; mais elle était fermée au verrou comme auparavant.
Ne pouvant rien comprendre à celte aventure, il appela ceux de ses ijens
qui étaient le plus à portée d'entendre sa voix ; et, comme il ouviit la
jiorle pour cela, il en ferma le passage, et se tint sur ses gardes, crai-
gnant de laisser échapper ce ([n'il cherchait.
A ses cris redoublés, quelques domestiques accoururent avec des llam-
beanx. 11 prend une bougie, el fait une nouvelle recherche dans la
chambre en tenant son épée nue. 11 n'y trouva toutefois personne, ni au-
cune marque apparente qu'on v fût entré. Il n'aperçut point de porte
secrète, ni d'ouverture par où l'on eut pu passer; il ne pouvait pourtant
s'aveugler lui-même sur les circonstances de son malheur. 11 demeura
dans une étraniçe confusion de pensées. De recourir à Blanche, elle avait
trop d'intérêt i déguiser la vérité pour qu'il en dut attendre le moindre
éclaircissement. 11 prit le parti d'aller ouvrir son cœur à Léonlio, n|ircs
avoir renvoyé ses gens, en leur disant rju'il croyait avoir entendu quelque
bruit dans la chambre, et qu'il s'était trompé. Il rencontra son beau-
père qui sortait de son appartement au bruit qu'il avait ouï, et lui racon-
tant ce qui venait de se jiasser, il lit ce récit avec toutes les marques d'une
extrême agitation et d'une profonde tristesse.
Siffrcdi'fut surpris de l'aventure. Quoiqu'elle ne lui parut pas natu-
relle, il ne laissa pas de la croire véritable, et .jugeant tout possible à
l'amour du roi, cette pensée l'aflligea vivemenl. M:iis, bien loin dellatter
les soupçons jaloux de son gendre,' il lui représenta d'un air d'assurance
q'ie celte voix qu'il s imaginait avoir entendue, el cette épée qui s'était
opposée à la sienne, ne pouvaient être que des fantômes d'une imagination
séduite par la jalousie ; qu'il était impossible (jue quelqu'un fut entré
dans la chambre de sa fille ; qu'à l'égard de la tristesse qu il avait remar-
quée dans son épouse, quelque indisposition l'avait peulètre causée;
([lie l'honneur ne dfivait point être responsable des altérations du tem-
pérament ; (pie le changement d'cUat d'une lille accoutumée à vivre dans
un désert, et i|ui se voit brusquement livrée à un homme i|u'elle n'a pas
eu le temps de connaître et d'aimer, polivait bien être la cause de ces
nleiirs. de ces soupirs cl de Cette vive afiliction dont il se plaignait ; que
l'amour, dans le cœur des Biles d'uii sang noble, ne s'allmnail que par
le temps et jiar les servic(!S ; qu'il l'exhortait à calmer ses iiii|iiii'liiilc,s, à
reiloubler sa tendresse et ses empressements pour disposer Biaiiclic .i de-
venir plus sensible; el qu il le priait enfin de retourner vers elle, per-
suadé (pie ses défiances et son trouble offensaient sa vertu.
Le connétable ne réiinndil rien aux raisons de sou beau-pére, soit
qu'en effet il commcuçat à croire qu'il pouvait s'être trompé dans le
(lésordre où était son esprit, soit qu'il jugeât plus à propos de dissimu-
ler ((ue d'entreprendre inutilement dcconvuincre le vieillard d'un événe-
ment si dénué de vraisemblance. Il retourna dans l'appartiMnenl de sa
femme, se remit auprès d'elle, et tSclia d'obtenir du sommeil queli|ue
relScbe à ses inquiétudes. Blanche, de son côté, la triste Blanche n'ét;iit
pas plus tranquille ; elle n'avait (pie trop entendu les mêmes choses que
son époux, et ne ]ionvail prendre pour illusion une aventure dont elle
savait le secret et les motifs. Kilo était surprise ([u'Euriiine cherchât i
s'inlroduirc dans son appartement, après avoir donne si solennellement
sa foi à la princesse (Constance. Au lieu de s'applaudir de celte (h''m;ii(he
et d'eu sentir (piclquc jide, elle la regardait comme un nouvel outrage,
et son c(Cur en élait loul cnllamnié de colère.
Tandis (pie la lille de Sifficdi, prévenue contre le jeune roi, le croyait
le plus coupable des hommes, ce malheureux prince, plus épris que ja-
mais de Blanche, sonh:iilail (le rcnlreleiiir pour la rassurer contre les
apparences qui le condamnaient. Il serait venu pins t(Jt à Belmonle |)our
cet effet, si tous les soins dont il avait clé obligé de s'occuper le lui
dissent jiermis : Inais il n'avait )ui avant cette nUit se délober à sa cour.
il connaissait trop bien les déloiirs d'un lien où il avait été élevé pour
êlre en iieinc de se glisser dans le chîleau de Sifl'ndi, et mènie il con-
servait encore Itt clef d'une porte secrète par où l'on entrait dans les
jardins. Ce fut par là (pi'il dagna son ancien ap|iarlemenl, et (pi'ensuit(^
il passa dans la chambre de lllainhe Imagineï-vons (picl dut être 1 Clou-
ncmeiit de ce in-ince d'y trouver un houime el de sculir une é|iée opposée
à la sienne, l'eu s'en fallut (pi'il n'éclalàl, et ne fit punir a 1 heure même
l'audaciciix (pii osait lever sa maili sacrilège sur son propre roi ; mais le
ménagement ([u'il dev.-iil à la lldc de Ll'iontio suspendit son ressentiment.
11 se relira de la miMue niaiiiér(^ ipi'il était venu; et, plus iroiiblé (|n'an-
paravani, Il r(qHit le chemin de l'alcrmn. H y arriva cpielques muinenls
devant le jour, et s'enferma dans son appartement. Il étal trop agité
pour y prendre du repos. 11 ne .songeait qu'à relournci' à Bi luiuntc. Sa
sùiete, son honneur, cl surtout sou iiinour, ne lui perineiiaieut pas de
différer l'éclaircissement de (ouïes les circonstances d'une si cruelle
aventure.
Dés qu'il fut jour, il commanda son équipage de chasse; el, sous pré^
texte de prendre ce divertissement, il s'enfonça dans la (wèl de Belinonle
avec ses piqueurs et quebpies-uns de ses courtisans. Il suivit quehpie
temps la chasse pour caclier sou dessein ; et, lorsqu'il vil que chacun
courait avec ardeur à la queue des chiens, il s'écarta de loul le monde,
el jirit seul le chemin du clrilciu de Léonlio. Il connaissait trop les routes
de la forêt pour pouvoir s'y égarer; et sou iirqjatience ne lui permettant
pas de ménager son cheval, il eut en peu de temps parcouru tout l'es-
pace qui le séparait de l'objet de son amour. Il cherchait dans son esprit
quel(]ue prélexte plausible pour se procurer un entretien secret avec la
lille de Sifl'redi, quand, traversant une petite route (pii aboutissait à une
des portes du parc, il aperçut auprès de lui deux femmes assises qui
s'entretenaient au pied d'un arbre 11 ne douta point que ces personnes
ne fussent du château, el celle vue lui causa de l'émotion; mais il fut
bien plus agité lorsque, ces femmes s'élanl tournées de sou côté au
bruit que son cheval faisait eu courant, il reconnut sa chère Blanche.
Elle s'était échappée du château avec Nise, celle de ses femmes (pii
avait le plus de part à sa confiance, pour pleurer du moins son malheur
en liberté.
Il vola, il se précipita pour ainsi dire A ses pieds ; et, voyant dans ses
yeux tous les signes de la plus profonde affiiction, il en fut ailendri. Belle
Blanche; lui dit-il, suspendez les mouvements de votre douleur. Les ap-
parences, je l'avoue, me peignent coupable à vos yeux ; mais(piand vous
serez instruite du dessein ipie j'ai formé pour vous, ce (pie vous regardez
comme un crime vous paraîtra une preuve de mon innocence et de l'ex-
cès de mon amour. Ces paroles, (|u'lînriqne croyait capables de modérer
l'aflliction de Blanche, ne servirent qu'à la redoubler. Elle voulut ré-
pondre, mais les sanglots étouffèrent sa voix. Le prince, étonné de so i
saisissement, lui dit : Quoi! madame, je ne puis calmer votre trouble?
Par quel malheur ai-je perdu votre confiance, moi (|ui mets en péril ma
couronne et même ma vie pour me conserver à vous'.' Alors la fille de
Léonlio, faisant un effort sur elle pour s'cxpli(iuer, lui dit : Seigneur, vos
promesses ne sont plus de saison. Rien désormais ne peut lier ma desti-
née à la vôtre. Ah! Blanche, interrompit brusquement Eiirique, quelles
paroles cruelles me faites-vous entendre? Qui peut vous enlever à mon
amour? (lui voudra s'opposera la fnreor d'un roi (pii mellrait eu feu
toute la Sicile plutôt que de vous laisser ravir à ses espérances? Tout
votre pouvoir, seigneur, reprit lauguissamment la fille de Siffredi, de-
vient inutile contre les obstacles qui nous séparent. Je suis femme du
connétable.
Femme du connétable 1 s'écria le prince en reculant de quelques pas.
11 ne put continuer, tanl il fut saisi. Accablé de ce couji impréviij ses
forces l'abandonnèrent. Il se laissa loniher au pied d'un arbre qui se
trouva derrière lui. 11 était pâle, tremblant, défait, et n'avail de libre
que les yeux, qu'il attacha sur Blaiiclio d'une manière à lui faire com-
prendre combien il était sensible an malheur qu'elle lui annonçait. Elle
le regardait de son côté d'un air qui lui faisait ;issez connaitri' que ses
mouvemenls étaient peu différents des siens ; et ces deux amanis infor-
tunés gardaient entre eux un silence qui avait iiuelqiic chose d'affreux.
Enfin, le prince, revenant un iicu de son désnrilrc par un effort de cou-
rage, reprit la parole, et dit à Blanche en sou|iirant : Madame, lui'avez-
vonsfait'.' Vous m'avez perdu, et vous vous êtes perdue Vous-mciue par
voire crédulité.
Blanche fui piipiée de ce que le prince semblait lui l'aire des reproches,
lorsqu'elle croyait avoir les plus fortes rai.sons de se plaindre de loi.
Quoi ! seigneur, répondit-elle, vous ajoutez la dissilnulaliou à l'infidélité !
Voiiliez-voiis (|ue je démentisse mes yeux et mes oreilles, it (|ne, malgié
leur rapport, je vous crusse innocent ? Non, seigneur, je vous I avoue," je
lie suis point capable de cet effort de raison. Cependant, madame, répli-
ipia le roi, ers témoins, qui vous jiaraissent si fidèles, vous en ont im-
posé. Ils ont aidé eux-mêmes à vous trahir; et il n'est pas moins vrai
que je suis innocent et filele, qu'il est vrai que vous êtes l'épouse du
connétable. Eh ([uoi! seigneur, reprit-elle, je no vous ai point euteiidii
confirmer à Constance le don de voire main et de votre cceur'^ vous n'a-
vez point assuré les grands de l'Etat ipie vous rempliriez les volontés du
(vu roi? et la princesse n'a pas reçu les hommages de vos iiouvcau.x su-
jets, en (|ualitéde reine et d'épouse du prince Enrii|ue'.' Mes yeux elaicnt-
ils donc fascinés ? Dites, dites plutôt, inlidelc, (jne vous n'avez )ias cm
(pie Blanche dût balancer dans votre C(uur 1 intérêt d'un trône; cl, sans
vous abaisser à feindre ce que vous no sentez plus, el ce que peut-être
vous n'avez jamais senti, avouez ([ue la couronne de Sicile vous a p.irii
plus assurée avec Constance (|n'avec la fille de Léonlio Vous avez raison,
seigneur : un trône éclatant ne in'(''lail pas plus dû ipu,' b^ c(eiir d'un
prince tel ipic vous. J'étais trop vaine d'oser prétendre a l'un «t à l'autre ;
mais vous ne deviez pas m'entrelenir dans cette erreur. \ uns savez les
alarmes i|ue je vous ai témoignées sur votre perle, qui me semblail prcs-
(pie infaillible pour moi. I'oiiri|noi in'avez-voiis rasMirée '.' l'allait-il dis-
siper mes craintes? J'aurais accusé le soit pliitôl (pie vous, el du moins
vous amie/, conservé mon cœur, au défaut d une main ipi'ilu autre n'eùl
jamais oblenue de moi. Il n'est plus temps présentement de vous justifier;
je suis l'épuusc du connétable; et, )iour m'épargner la suite d'un en-
Irelien i|ui fait rougir ma gloire, souffrez, seigneur, ipie, sans inuiiquer
GIL BLAS.
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au respect que je vous dois, je quille un priuce qu'il ne ni'esl plus per-
mis d'écouler.
A ces mois, elle s'éloigna d'Enrique avec toute la précipitation dont
elle pouvait être capable dans rétat où elle se trouvait. Arrêtez, madame,
s'écria-l-il ; ne di'sespéicz iminl un prince plus disposé à renverser un
tiùne que vous lui re|)roclicz de vous avoir préféré, qu'à répondre à
l'allente de ses nouveaux sujets. Ce sacrifice est présentement inutile,
repartit Tdanche. Il l'allail nie ravir au connétable avant que de f.iire
éi'laler des transports si généreux. Puisque je ne suis point libre, il m'im-
porte peu que la Sicile soit réduite en cendres, et à qui vous dojuiiez
votre main. Si j'ai eu la faiblesse de laisser surprendre mon cœur, du
moins j'aurai la fermeté d'en étouffer les mouvements, et de faiie voir
au nouveau roi de Sicile ((ue l'épouse du connétable n'est plus l'amante
du priuce Enrique. En parlant de cette sorte, comme elle loucliait à la
porte du parc, elle y entra brusquement avec Mise ; et, fcimant ajirés
elle celte porte, elle laissa le prince accablé de douleur. 11 ne pouvait
revenir du coup que Dlanciie lui avait porté par la nouvelle de son ma-
riage. Injusie Blancbe, .s'écriait-il, vous avez perdu la mémoire de notre
engatfeinenl 1 Malgré mes serments et les vôtres, nous sommes séparés !
L'idée que je m'étais faite de posséder vos charmes n'était donc qu'une
vaine illusion! Ah! cruelle, que j'achète chèrement l'avantage de vous
avoir fait approuver mon amour I
Alors l'image du bonheur de son rival vint s'offrir à son esprit avec
toutes les horreurs de la jalousie ; et cette passion prit sur lui tant d'em-
pire pendant quelques moments, qu'il fut sur le point d'immoler à son
ressentiment le connétable et Siffredi même. La raison, toutefois, calma
peu à peu la viob'uce de ses transports. Cependant l'impossibilité où il se
voyait d'oter à Blanche les impressions ([u'elle avait de son inlidélilé, le
mettait au désespoir. 11 se ilatlail de les effacer, s'il pouvait l'cntrelenir
en liberté. Pour y parvenir, il jugea qu'il fallait éloigner le connétable, et
il se résolut à le faire arrêter comme un homme suspect dans les con-
joncluies où l'Etat se trouvait. Il en donna l'ordre au capitaine de ses
gardes, ((ui se rendit à lielinonte, s'assura de sa personne à l'entrée de la
nuit, et le mena au château de Païenne.
Cet incident répandit a lli'lmonle la consternation. Siffredi partit sur-
le-champ pour aller ii'pondre au roi de l'innocence de sou gendre, et lui
représenter les suites fâcheuses d'un pareil emprisonnement. Ce prince,
qui s'était bien attendu à celle démarche de sou ministre, et qui voulait
au moins se ménager une libre entrevue avec Blanche avant que de relâ-
cher le connétable, avait expressément défendu que personne lui parlât
jusqu'au lendemain. Mais Leontio, malgré cette défense, fit si bien, qu'il
entra dans la chambre du roi. Seigneur, dit-il en se présentant devant lui,
s'il est permis à un sujet respectueux et fidèle de se plaindre de son
mailre, je viens mo plaindre à vous de vous-même. Quel crime a commis
mon gendre ? Votre Majesté a-l-elle bien réiléchi sur l'opprobre éternel
dont elle couvre ma famille, et sur les suites d'un empri.sonnemeni qui
peut aliéner de votre service les personnes qui remplissent les ]ioslos de
l'Etat les plus importants'.' J'ai des avis certains, répondit le roi, que le
connétable a des intelligences criminelles avec l'infant don Pcdre. Des
intelligences criminelles I interrompit avec sur|irise Léontio : ah I sei-
gneur, ne le croyeî jias ; l'on abuse Votre Majesti'. La trahison n'eut ja-
inais d'entrée dans la famille de Siffjeili, cl il suflit au connétable ipi'il
soit mon gendre pour être à couvert de tout soupçon. Le connétable est
innocent, mais des vues secrètes vous ont porté d le faire an êler.
Puisque vous me jinrlez si ouverlement, repartit le roi, je vais vous
[larler de la même manière. Vous vous plaignez de l'emprisonnement du
ronnétable ! Eli I n'ai-je poiul à me plaindre de voire cruauté? C esl vcjiis,
barbare Siffredi, qui m'avez ravi mon repos, cl réduit, par vos soins ol'ii-
cicux, à envier le sort des plus vils mortels : car ne vous flattez |ias <pie
j'entre dans vos idées. Mon mariage avec Constance (isl vainement résolu...
IJiioi ! seigneur, inlerionipil en rrr'missant Léontio, vous pourriez ne point
épouser la princesse, après l'avoir Ualtéc de celte espérance aux yeux de
loirs vos peuples ! Si je iionipe leur attente, répliqua le roi. ne vous en
picnei qu'A vous. Pourquoi m'avez-vons mis dans la nécessité de leur pro-
iii'llrc ce que je m: pouvais leur accorder? Qui vous obligeait d(i remplir
du nom de Constance un billet que j'avais l'ait à votre lille'.' Vmis n'igno-
rnz pas mon intention. Fallail-il tyranniser le cœur de Blanche, en lui
faisiiit épouser un homme ([irellc li'aimail pas? Et quel droit nvez-vous
sur le mien, pour en dispo.ser en faveur d'une piiaeesse que je hais? Avez-
vous oublié (|u'elle esl lille de celte ciHielle Matbibic, ipii, roulant aux pieds
les droits du sang et de l'Iiumanilé, Ut expirer mon pcre dans les rigueurs
d'une dure captivité? cl je l'épouserais? Non, Siffredi, perdez celte es-
pérance ; avant ipic de voir allumer le llamliean de cet affieux hymen,
vous verrez toute la Sicile en llnmmes, et ses sillons inondés de sang.
L'ai-je bien entendu ? s'écria Léontio. Ah ! seigneur, que me faites-vous
envisager! Quelles terribles menaces! Mais je m'alarme mal à propos,
continua-l-il en changeant de ton Vous chérissez trop vos sujets pour
leur piociirerunesi triste destinée. Vous ne vous laisserez point surmon-
ter par l'amour ; vous ne Icrnirez pas vos verlus en lombaiil dans les l'ai-
hlis es dis hommes ordinaires. Si j'ai donné ma fille au connétable, je
ne l'ai l'ait, s. Igneiir, que |iour acquérir à Votre Majesté un sujet vaillant,
qui put appuyer de son bras et de l'année dmit il dispose, vos inléréls
cimlrr ceux du prince don Pcdre. J'ai cru qu'en le liant a ma famille par
des noMidssi élroits... Kll ! cc sOiil Ces niniids, s'éiria le prince Enri |ue,
ce sri.il I' -: funcsles nft'iid< qui m'ont perdu. <!rucl ami , pourquoi me
porter un coup si sensible ? Vous avais-je chargé de ménager mes intéi êis
aux dépens de mon cieur? Que ne me laissiez-voiis soulcnir mes dinils
moi-mèftie! Manqiie-je décourage pour réduire ceux de mes sujets i[ui
voudront s'y opposer? J'aurais bien su punir le connétable, s'il m'eut
désobéi. Je sais que les rois ne sont |ias des tyrans, que le bonheui* de leurs
peujiles est leur niemier devoir : mais doivent-ils être les esclaves de
leurssujets? Et du moment que le ciel les choisit pour gouverner, |)er-
denl-ils le droit que la nature accorde à tous les homlnes de disposer de
leurs affections? Ah I s'ils n'en peuvent jouir comme les derniers des
mortels, re|)ienez, Siffredi, cette souveraine puissance que vous m'avez
voulu assurer aux dépens de mon repos.
Vous ue pouvez ignorer, seignclii", répliqua le ministre, que c'est au
mariage de la princesse ipie le feu roi votre oncle attache la succession
de la couronne. Et quel dniil, repartit Eliridiie, avait il lui-même d'éta-
blir celte disposition ? Avait-il reçu celte iliuigne loi du roi (Charles, son
frère, lorsqu'il lui succéda? Deviez-volLS avoir la faiblesse de vous sou-
mettre à une condilion si injusie? Pour un grand ihancelier, vous êtes bien
mal instruit de nos usages. Eu un mut, quand j'ai promis ma main à
Constance, cet engagement n'a pas été vnlnntiiiré. Je ne prétends point
tenir ma promesse; el si don Pédre fonde sur mon refus l'espérance de
mouler au liôiie, sans engager les peuples dans lin démêlé qui coûterait
trop de sang, l épce poiirm décider entre noua qui des deux sera le plus
digne de régner. Léoutio n'osa le presser davantage, et se contenta de lui
demander à genoux la liberté de son gendre ; ee qu'il obtint, .\lle2, lui
dit le roi, retournez à Belmonle, le connélable vous y suivra bientôt. Le
ministre .sortit, et regagna Belmonle, persuadé que son gendre marche-
rait incessamment sur ses pas. Il se trompait. Enrique voulait voir Blan-
che cette nuit, et pour cet effet il remit au leiideniaiii malin l'élargisse-
ment de son époux.
Pendant ce temps-là, le connélable faisait de cruelles réllexioiis. Son
emprisonnement lui avait ouvert les yeux sur la véritable cause de son
malheur. 11 s'abandonna tout entier à sa jalousie, et, démenlaut la lidélilé
qui l'avait jusqu'alors rendu si rccommandable, il ne respira |)lus cpie la
vengeance. Comme il jugeait bien que le roi ne manquerait pas celle nuit
d'aller trouver Blanche; pour les surprendre ensemfile, il pria le gouver-
neur du château de Païenne de le laisser sortir de prison, l'assurant qu'il
y rentrerait le lendemain avant le jour. Le gouverneur, qui lui était loul
dévoué, y consentit d'autant plus facilement, qu'il avait déjà su que
Siffredi avait obtenu sa liberté, el même il lui fil donner un clieval pour
.se rendre à Belmonle. Le connétable, y étant arrivé, allacha sou cheval à
un arbre, entra dans le parc par une petite porte dont il avait la clef, et
fut assez heureu.x polir se glisser dans le château su us rencontrer personne.
11 gagna l'appartement de'sa femme, et se cacha dans l'aniiciiambre, der-
rière un paravent qu'il y trouva sous sa nlain. Il se propo.sait d'ob-server
de là toulcequi se passerait, etde paraître subitement dans la chambre de
Blanche au moindre bruit qu'il y entendrait. 11 en vit sortir Nise, qui ve-
nait de quitter sa maîtresse pour se retirer dans un cabinet où elle cou-
chail.
La fille de Siffredi, qui avait pénétré sans peine le motif de l'emprison-
nenient de sun mari, jugeait bien ipi'il ne reviendrait pas cette nuit a Bel-
monle, quoique son père lui eût dit que le roi l'avait assuré que le con-
nélable partirait bientôl après lui. Elle ne doutait pas qu Enrique ne vou-
lût profiler de la conjoncture pour la voir el l'entretenir eu liberté. Dans
celle pensée, elle allendait ce prince pour lui reprocher une action qui
pouvait avoir de terribles suites pour elle. Effeclivemeiil, |ieu de temps
après la retraite de Nise, la coulisse s'ouvrit, et le roi vint se jeler aux
geniuix de Blanche Madame, lui dit-il, ne me condamnez point sans m'en-
leiidie. Si j'ai fait emprisonner le connétable, songez que c'était le seul
moyen qui me restait jiour me justifier : n'imputez donc qu'à vous seule
cet aitilii.e. Pourquoi ce malin refnsiez-vous de m'entendre? Hélas I de-
main votre époux sera libre, et je ne pourrai plus vous parler. Ecoiitez-
nioi donc pour la dernière fois. Si votre perte rend mou suri déplorable,
accordez-moi du moins la triste consolation de vous apprendre que je ne
me suis point attiré ce malheur par mon infidélité. Si j'ai couljrmé à
Constance le don de ma main, c'est (lueje ne pouvais m'en dispenser,
dans la silu.ilion où voire père avait réduit les choses. 11 fallait Iroinper la
princesse pour votre intérêt et iiour le mien, pour vous assurer la cnmonne
el la main de votre amant. Je me prometiais d'y réussir ; j'avais déjà
pris di's mesures [loiir roiii|ire cet eiigagemeiil, mais vous avez détruit
mon ouviage, et, disposant de vous Iroji legi-renimt, vims avez préparé
une éternelle douleur à deu.v cœurs ipi'uu iiarfail amour aurait rendus
conlenls,
11 acheva ce di,scours avec des signes si visibles d'un véritable déses-
poir, i|ue Blanche en fut touchée. Elle ne douta plus de son innoceuce :
elle en eut d'abord de la joie, ensuilo le sentimenl de sou inl'orluiie en
devint plus vif, Ali ! seigneur, dit-elle au prince, apies la dispasitioii que
le de.^lin a l'aile de nous, vous me causez une peine cruelle en m'apiire-
iiaiil que vous n'étiez jias coupable. Qu ai-ie l'ail? mallieureiise 1 mon res
sentiment m'a séduite ; je mu suis crue abaiHloiini''e, et dans mon ili'qiit,
j'ai reçu la main du connélable, que mon peie m'a prosenlée : j'ai f.nl le
crime et nos malheurs. Hélas 1 dans le temps ipie jcvous accusais de me
tromper, c'i'tait donc moi, trop crédule ainante, i|iii rompais d s luetids
ipie j'avais juré de rendre éternels ! Vengez-Vous, seigneur, à votre tour.
Ilaisse/, l'ingi-ale Blanche... Oubliez... Eh 1 le puis-je, madame I iulerronv
)iit tristement Eniiquc : le moyen d'arracher de mon cœur une passion
48
GIL BLAS.
(iiie voire injustice même ne saurait éteindre ! Il faut pourtant vous faire
cet effort, seigneur, rcfiriten sou|pirant la fille de Siffredi... El serez-vous
capable de cctcfforl vous-même? ré|dii|ua le roi. Je ne me promets pas d'y
réussir, repartit-elle ; m.iis je n'éparirncrai rien pour en venirà bout. Ah !
cruelle, dit le prince, vous oublierez facilemeulEuriqtte, puisipie vous pou-
vrz eu former le dcsstiu. Quelle est donc votre pensée? dit Ulancbe d'un
ton plus ferme : vous llatlez-vous que je puisse vous pernieltre de conti-
nuer à me rendre des soins? Non, seigueur; reBonccz à celte espérance.
Si je n'étais pas née pour êiro reine, le ciel ne m'a pas non plus formée
pour écouter un amour illégilinie. Mon épou.\ est comme vous, seigneur,
de la noble maison d .\njou ; et ([uand ce que je lui dois n'op|io<erait pas
un obstacle insurmontable à vos a;alanleries. ma ijloire m'empêcherait de
les souffrir. Je vous conjure de vous retirer : il ne faut plus nous voir.
(Juelle barbarie ! s'écria le roi. Ali ! Blanrbe, est-il possible que vous me
traitiez avec tant de rigueur? Ce n'est donc )ioiiit assez pour m'accabler
que vous soyez entre les bras du connétable, vons voulez encore m'inter-
dire votre vue, la seule consolalion qui me reste? Fuyez plutôt, répondit
la fille de Siffredi en versani quelques larmes ; la vue de ce qu'on a ten-
drement aimé n'est plus lui bien. lors(|u'on a perdu l'espérance de le pos-
séder. Adieu, seigneur, fuyczuini; vous devez cet effurl à voire gloire et
à ma réputation. Je vous "le demande aussi pour mon repos; car enfin,
quoique ma vertu ne soit pomt alarmée des mouvemcnls de mon cœur,
le souvenir de voire tendresse me livre des combats si cruels, qu'il m'en
coûte trop pour les soutenir.
Elle prononça ces paroles avec tant de vivacité, qu'elle renversa, .sans
y penser, un flambeau i|ui était sur une table derrière elle ; la bougie s'é-
teignit en tombant. Blanche la rainasse ; el, pour la rallumer, elle ouvre la
porte de l'antichambre, et gagne le cabinet de Nise, qui n'élait pas encore
couchée: puis elle revint avec de la lumière. Le roi, qui atlcndail son
retour, ne la vit pas )dulôl. qu'il se remit ,i la presser de souffrir son alla-
chcment. A la voix de ce prince, le connétable, l'épée à la main, eiilra
brusquement dans la chambre presque en même temps que son épouse;
et s'avançant vers Enrique avec tout le ressenlinient que la rage lui in-
spirait : C'en est trop, tyran, lui cria-t-il, ne crois pas que je sois assez
l.'che pour endurer l'affront que tu fais à mon honneur. Ah ! traiire, lui
répondit le roi eu se mettant eu défense, ne t'imagine pas toi-même pou-
voir impunément exécuter Ion dessein. A ces mots ils coniincncérent un
combat qui fut trop vif pour durer lou;,'(cm|is. Le connétable, craignant
que Siffiedi el ses domestiques n'acccnnnsseul (mp vile aux cris que
poussait Dlancbe, et ne s'opposassent à s.i vengeance, ne se ménagea point.
Sa fureur lui ôla le jugement ; il |>ril si mai ses mesures, qu'il s'enferra
lui-même dans l'épéi' île son ennemi ; elle lui entra dans le corps jusqu'à
la garde. Il tomba, et le mi s'arrêta dans le moment.
La fille de Léonlio, touchée de l'état où elle voyait son époux, et sur-
montant la répugnance nalurelle qu'elle avait pour lui, se j.ta à terre,
et s'empressa de le secourir. Mais ce malheureux époux élait trop pré-
venu conire elle pour se laisser attendrir aux témoignages qu'elle lui
donnait de sa douleur el de sa compassion. La mort," dont il sentait les
approches, ne put étouffer les transports de sa jalousie. Il n'envisagea,
dans ces derniers momenls, que le bonheur de son rival; et cette idée
lui parut si affreuse, que, rappelant lnulce qui lui restait de force, il leva
son épée, qu'il tenait encore, el li plongea dans le sein de Blanche.
Meurs, lui dit-il en l,i perçant : meurs, infidèle épouse, puisque les nœuds
de l'hyménée n'ont pu me conserver une fui que tu m'avais jurée sur les
autels ! Et toi. poursuivil-il, Enrique, ne t'app'andis point de ta destinée !
Tu ne saurais jouir de mon malheur: je meurs content. En achevant de
parler de celte sorle. il expira; et son visage, tout couvert qu'il était des
ombres de la mort, avait encore quelque chose de fier et de terrible.
Celui de Blanche offrait un spectacle bien différent : le coup qui l'avait
frappée élait mortel. Elle tomba sur le coips mourant de son époux, et le
sang de l'innocenle victime se confondait avec celui de son meurtrier,
qui avait si brus jnement exécuté sa cruelle résolution, que le roi n'en
avait pu prévenir l'effet.
Ce prince infortuné fil un cri en voyant tomber Blanche; et, plus frappé
qu'elle du coup qui l'arrachait à la vie, il se mit en devoir de lui rendre
les mêmes soins i|u'elle avait voulu prendre, et dont elle avait été si mal
récompensée. Mais elle lui dit d'une voix mourante : Seigneur, voire peine
est inutile; je suis la victime que le sort impitoyable demandait. Puisse-
t-elle apaiser .sa colère, et assurer le bonheur de votre régne! Comme elle
achevait ces paroles, Léonlio, attiré par les cris qu'elle avait poussés, ar-
riva dans la chambre et, saisi des objels qui se présentaient à ses yeux,
il demeura immobile. Blanche, sans l'apercevoir, continua de parler au
roi. -Adieu, prince, lui dit-elle, conservez chèrement ma nn^noire ; ma
tendresse et mes malheurs vous y obligent. N ayez point de ressentiment
contre mon père; ménagez ses jours el sa douleur, et rendez justice à son
zèle ; surtout failes-lui connaître mon innocence ; c'est ce que je vous re-
commande pins que toute autre chose. Adieu, mon cher Enrique... Je
meurs .. recevez mon dernier soupir.
A ces mots, elle mourut. Le roi garda quelque temps un morne silence;
ensuite il dit à Siffredi, quiparais"sait dans un accablementmortel: Voyez,
Léontio, contemplez vritrc ouvrage; considérez, dans ce tragique événe-
ment, le fruit de vos .soins officieux el de voire zèle pour moi. Le vieillard
ne répoiulilrien, tant il élait pénétré de douleur. .Mais pourquoi m'arrêter
à décrire ces choses ipi'auiuns termes ne peuvent exprimer? Il suffit de
dire qu'ils firent l'un il l'antre les plaintes du monde les plus touchantes,
dès que leur afiliclion leur pirmit de faire éclater leurs mouvemcnls.
Le roi conserva toute sa vie un tendre souvenir de son iimante. Il ne
])Ut se résoudre à épouser Constance. L'infant don Pèdre se joignit ,i celle
princesse, el tous deux ils n'é|inrguèrent rien pour faire valoir la dispo-
sition du li'slimcnl de Itnger ; mais ils furent enfin obligés décéder au
prince Kuiiqui\ <|ni vint ii bout de ses ennemis. Pour Siffredi, le chagrin
((u'il eut d'avoir causé tant de malheurs le détacha du monde, et lui ren-
dit insupportable le séjour de sa (latrie. Il abandonna la Sicile; et, pas-
sant en Espagne avec l'orcie, la ûUe qui lui restait, il acheta ce château.
GIL BLÂS.
40
Il vécA ici prés de quinze années après la mort de Bliinclie, el il eut,
avant que de mourir, la consolation de marier Porcie. Elle épousa don
Ji-rouiede Silva, et je suis l'unique fruit de eeinariaj;c. Voilà, poursuivit
la veuve de don Pedro de Pinares, l'iiisloire de ma famille, et un luléie
récit des malheurs qui sont représentés dans ce tableau, que Léoutio,
mon aïeul, fit faire pour laisser à sa postérité un monument de celte fu-
neste aventure.
CHAPITRE V.
De ce que fit Aurore de Guzman lnrs(|u'elle fui à SalaraJniuc.
Orliz, ses compagnes et moi, après avoir entendu cette his'oirc, nous
sortîmes de la salle, où nous laissâmes Aurore avec Elvire. Elles y pas-
sèrent le reste de la jour-
née à s'entretenir. Elles ne
s'eniuiyaent point l'une avec
l'autre; et le lendemain ,
quand nous partîmes, elles
eurent autant de peine à se
quitter que deux amies qui
se sont fait une douce habi-
tude de vivre ensemble.
Enfin nous airivànies sans
accidenta Salamanque. Nous
y louâmes d'abord une mai-
son toute meublée; et la
d.Mue Orliz, ainsi que nous
en étions convenus, prit le
nom de dona Kimena de
Guzman. Elle avait été trop
longtemps duéîjne pour n'ê-
tre pas une bonne actrice.
Elle sortit un matin avec
Aurore , une femme de
chambre et un valet, et se
rendit à un liôlel garni où
nous avions appris que Pa-
checo logeait ordinaire-
ment. Elle demanda s'il y
avait quelque appartement
à louer. On lui répondit ((ue
oui, et on lui en montra un
assez propre, qu'elle arrêta.
Elie donna même de l'ar-
gent d'avance à l'hotêsse,
en lui disant que c'était pour
. un de ses neveux qui venait
tie Tolède étudier à Sala-
manque, el qui devait ani-
ver ce jour-là.
La duègne el ma maî-
tresse, après s'être assurées
de 10 logenicnl, revimcnt
sur leurs "pas; et la belle Au-
rore, sans perdre de iemps,
se travestit en cavalier. Elle
couvrit ses cheveux noirs
d'une fausse chevelure blon-
de, se teignit les sourcils de
la même couleur, et s'ajusta
de sorte ([u'elle ]iouvait fort
bien passer pour un jeune
seigneur. Elle avait l'ac-
tion libre et aisée; et, à la réserve de s»n visage, qui était un pou trop
beau pour un honmie, rien ne trahissait son déguisement. La suivanle,
(pii devait lui servii' de page, s'habilla aussi, et nous n'appréhendions
. point qu'elle fit mal son personnage : outre qu'elle n'était pas des plus
jolies, elle avait un petit air effronté qui convenait fort à son rôle. L'apré»
dinée, ces deux actrices se trouvant en éiat de paraître sur la scène,
c'est-à-dire dans l'holel garni, j'en pris le chemin avec elles. Nous y al-
lâmes tons trois en carrosse, et nous y portâmes toutes les bardes dont
nous avions besoin.
L'hùlcsse, a|ipeléc Bernarda Kamirez, nous reçut avec beaucoup de ci-
vilité, et nous conduisit à notre appartement, où nous commençâmes à
l'enlrclenir. Nous conviumes de la nourriture qu'elle aurait so'u tie nous
fournir, cl de ce (|uc nous lui donnerions pour cela tous les mois. Nous
lui demandâmes ensuite si elle avait bien des pensionnaires. Je n'en ai
pas présentement, nous répondil-elle : je n'en manquerais point si j'étais
d'bunieui- i prendre tuLiles sortes de personnes; mais je neveux (pie de
jeiinis siignenrs. .l'en altmids ce soir un qui vient de Hladrid ici achever
ses éludes, irest don Luis Pacheco, im cavalier île vingt ans tout nu plus ;
si vous ne le connaissez pas personnellenient, vous pouvez en avoir en-
tendu parler. Non, dit Aurore; je n'ignoi-i^ pas (pi'il l'st d'une illustre
famille ; mais Je ne sais quel homme c'e^l, et vous ini' fi'rez plaisir de me
Ddii At|iliiinsf aux pi'ûs de Scraiiliii
l'apprendre, puisque je dais demeurer avec lui. Seignenj;, reprit l'hôtesse
en regardant ce faux cavalier, c'est une figure toute brillanle ; il est fait
à peu prés comme vous. Ah ! que vous serez bien ensemble l'un et l'au-
tre! Par saint .lacques ! je pourrai me vanter d'avoir chez moi les deux
plus gentils seigneurs d'Espagne. Ce don Luis, répliqua ma maîtresse, a
sans doute en ce pays-ci des lionnes fortunes'? Oh ! je vous eu assure,
repartit la vieille ; c'est »\i vert galant, sur ma parole : il n'a qu'à se
montrer pour faire des conquêtes. 11 a charmé, entre autres, une dame
qui a de la jeunesse et de la beauté : on la nomme Isabelle. C'est la fille
d'un vieux docteur en droit. Elle est si entêtée, qu'elle en perdra l'es-
prit assurément. Et dites-moi, ma bonne, interrompit Aurore avec prè-
cipilalion est-il, de son côté, fort amoureux d'elle'.' 11 l'aimait, répondit
Bernarda Ramirez, avant son départ pour Madrid; mais je ne sais s'il
l'aime encore, car il est un peu sujet à caution. 11 court de femme en
femme, comme Ions les jeu-
nes cavaliers ont coutume
, de faire.
La bonne veuve n'avait
pas achevé de parler, que
nous entendîmes du bruit
dans la cour Nous regardâ-
mes aussitôt |-ar la fenêtre,
et nous aperçûmes deux
, hommes qui 'descendaient
de cheval. C'était don Luis
Pacheco lui-même, qui ar-
rivait de Madrid avec un
valet de chambre. La vieille
nous quitta [lour aller le re-
cevoir ; et ma maîtresse se
disposa, non sans émotion,
à jouer le rôle de don Félix.
Nous vîmes bientôt entrer
dans noire .ipparlenient don
Luis encore tout botté. Je
viens d'apprendre, dit-il en
saluant Aurore, qu'un jeune
seigneur lolédan est logé
dans cet hôtel ; il veut bien
que je lui témoigne la joie
que j'ai de loger avec lui ?
Pendant que ma maîtresse
ré|iOndailà ce compliment,
Pacheco me parut surpris
de trouver un cavalier si ai-
mable. Aussi ne pul-il s'em-
)iêcherde lui dire qu'il n'en
avait jamais vu de si beau ni
do si bien l'ait. Après force
discours pliMns de noliti sse
de part et d'autre, aon Luis
.se relira dans l'aiiiartcmenl
qui lui était destiné.
.Tandis (pi'il y faisait ôler
ses boites et ch.iiigeait d ha-
bit et de linge, une espèce
de page, qui le cliercbait
pour lui rendre une lettre,
rencontra par hasard Au-
rore sur l'escalier. Il la prit
pourdon Luis, et lui remet-
tant le billet dont iil était
chargé : Tenez , seigneur
(%-ivaiier, lui dit -il, quoi-
que je ne connaisse p.-w le .seigneur Pacheco, je nc«ci-ois pas avoir
besoin de vous demander si vous l'êtes ; sur le portrait qu on m a lail de
ce sei"nenr, je suis persuadé que je ne me trompe point. Non, mon ami,
répondit ma maîtresse avec une présence d'esprit admirable, vous ne
vdus trompez pas assurément. Vous vous acquittez de vos cciuimissions a
merveille. Vous avez fort bien deviné que je suis don Luis Pacheco.
Allez j'aurai soin de faire tenir ma réponse. Le page disparut; et Aurore,
s'enl'ermaiit avec sa suivante et moi, ouvrit la lettre, et nous lut ces pa-
roles ■ «.le viens d'apprendre que vous êtes à Salamampie. Avec quelle
« joie j'ai reçu celte nouvelle I J'en ai pensé devenir folle. Mais aimez-
« vou.s encore Isabelle'.' llâtez-vous de l'assurer que vous n'avez point
« clwngé Je crois qu'elle mourra de plaisir si elle vous retrouve lidele. »
Le billet est passionné, dit Aurore; il marque une âme bien éprise.
Cette dame est une rivale qui doit m'alai mer. Il faut que je n épargne
rien pour en détacher don Luis, et |iour empêcher même qn il ne la re-
voie. L'entreprise, je l'avoue, est diflîcile; cependant je ne désespère
lias d'en venir à bout. Ma maîtresse se mit à rêver la-dessus ; et, un mo-
ment après, clleaioiita : Je vous les garantis brouilles en moins de vingl-
ITet, Pacheco, s'éiani nu peu reposé ilans son appar-
retrouver dans h' nôtre, el renoua l'entretien avec
luper. Seigneur cavalier, lui dit-il eu plaisantant, je
^2
quatre bénies. L
leinont, vint iioi
Aurore avant le
50
GIL BLAS.
crois que les iii.iris el les ;inianls ne Juivcnl pns s-e réJDiiir de volie ;>t-
rivée à ïiilani,iii>iue; vous allez leur ciiuser de 1 iiu|Mietiide. Pour moi,
je Iremljje puur mes con4uêles. Ecoutez, lui ré|iondil uu\ m.iiiirase sur
le mémo lou, voire crainle n'est pas mal fondée. Don Félix de Mendoce
est un peu redoutable, je vous en avertis. Je suis dé|à venu dans ce
pays-ci ; je sais (|ue les femmes n'y sont pas insensibles. Quelle preuve
en avez-vous? interrompit don Luis avec vivacité. Une preuve démons-
trative, repartit la lille de don Vincent ; il y a un mois que je passai par
cette ville ; je m'y arrêtai huit jours, et je "vous dirai coulîdemment que
j'enllammai la fille d'un vieux docteur en droit.
Je m'aperçus, à ces paroles, que don Luis se troubla. Peut-on sans
indiscrétion, reprit-il, vous demander le nom de la d.ime? Comment,
sans indiscrétion? s'écria le faux don Félix; pouniuoi vous ferais- je un
mystère de cela ? Me croyez-vous plus discret que les autres seigneurs
de mou àgeTî^e me faites point cette injustice-la. D'ailleurs, l'objet,
entre nous, ne mérite pas tant de ménag. ment : ce n'est ((u'une petite
bourgeoise. Vous savez bien qu'un homme de qualité ne s occujje jias
sérieusement d'une grisette, et qu'il croit même lui l'aire honneur en la
déshonorant. Je vous apprendrai donc sans façon que la fille du docteur
se nomme Isabelle. Et le docteur, interrompit impatiemment Pacheco,
s'appellerait- il le seigneur Murcia de la LIana? Justement, répliqu.-i nia
maîtresse. Voici une lettre qu'elle m'a fait tenir tout à l'heure^ lisez^a,
et vous verrez si la dame me veut du bien. Uou Luis jeta les yeux sur le
billet; et, reconnaissant l'écriture, il demeura confus el interdit. Que
vois-jc! pour-uivil alors Aurore d'un air étonné ; vous changez de cou-
leur ! Je crois. Dieu nie jiardonne, que vous prenez intérêt à cette per-
sonne. .\li I que je me veux de mal de vous avoir parlé avec tant de
franchise !
Je vous en sais très-bon gré, moi, dit don Luis avec un transport mêlé
de déjiit et de colère. La perfide! la volage! Don Félix, que ne vous
dois-je point! Vous me tirez d'une erreur que j'aurais peut-être conser-
vée encore longtemps. Je m'imaginais être aimé, que dis-je, aimé'? je
croyais être adoré d'Isabelle. J'avais qii Iqne estime pour celte créaiure-
là, et je vois bien que ce n'est qu'une coquette digne de tout mon mé-
pris. J'approuve votre ressentiment, dit Aurore en marquant à sou tour
de l'indignaliiin. La fille d'un docteur en droit devrait bien se contenier
d'avoir pour amant un jeune seigneur aussi aimable que vous l'êtes. Je
ne puis excuser son inconstance, et, bien loin d'agréer lesacrilice qu'elle
me l'ait de vous, je ]iréteuds, pour la punir, dédaigner désormais ses
bontés. Pour moi, reprit Pacheco, je ne la reveirai de ma vie; c'est la
seule vengeance que j'en dois tirer. Vous avez raison, s'écria le faux
Mendoce. Néanmoins, pour lui faire connaître jusqu'à quel point nous
la méprisons tous deux, je suis d'avis que nous lui écrivions chacun un
billet insultant. J'en ferai un paquet, que je lui enverrai pour réponse à
sa lettre. Mais, avant que nous en venions à celte extrémité, consultez
votre cœur ; le sentez-vous assez détaché de votre infidèle pour ne crain-
dre pas de vous repentir un jour de lui avoir rompu en visieie'? Non,
non, interrompit don Luis, je n'aurai jamiis cette laiblesse; et je con-
sens que, pour mortifier l ingrate, nous fassions ce que vous rae pro-
posez.
Aussitôt j'allai chercher du papier et de l'encre, ft ils .<ie mirent à
composer l'un et l'autre des billets fort obligeants pour la fille du doc-
leur .Murcia de la Llana. Pacheco surtout ne'poiivait trouver des termes
assez forts à son gié pour exprimer ses sentiments, el il déchira cinq ou
six lettres commencées, parce qu'elles ne lui parurent pas assez dures.
Il en fit pourtant une dont il fut content, et dont il avait sujet de l'être.
Elle contenait ces paroles : « Apprenez à vous connaître, ma reine, et
« n'ayez plus la vanité de croire que je vous aime. Ilfaut un autre mé-
«rite que le vôtre pour m'atlacher. Vous n'êtes pas même assez agréable
« pour m'amuser quelques moments. Vous n'êtes projue qu'a f.nre l'a-
« musemenl des derniers écoliers de l'Université. » Il écrivit donc ce
billet gracieux; et lorsque Aurore eut achevé le sien, qui n'était guère
moins offensant, elle les cacheta tous deux, y mil une enveloppe, el me
donnant le paquet. Tiens, Gil Blas, me dit-elle, fais en sorte qu'Isabelle
reçoive cela ce soir. Tu m'entends bien, ajouta-l-elle en me faisant des
yeux un signe que je compris parfaitement. Oui, seigneur, lui répondis-
je, vous serez servi comme vous le souhailez.
Je sortis eu même temps; cl, quand je fus dans la rue, je me dis : Oh
çà, monsieur Uil Ulas, on int't votre génie a l'épreuve; vous faites donc le
valet dans celle comédie'? Eh bien, mou ami, montiez que vous avez assez
d esprit pour remplir un rôle cpii en demande beaucoup. Le seigneur don
Félix s'est conlenlé de vous fa.re un signe. Il compte, comme vous voyez,
sur votre intelligence. A-l-il tort? Non. Je conçois ce qu'il allciid de
moi. Il veut que je fasse tenir seulement le billet de don Luis : c'est ce
que signifie ce signe-là ; rien n'est (dus intelligible. Persuadé que je ne
lue trompais pas, je ne balançai point a défaire li' pat|nel. Je lirai la fellie
de Pacheco, el je la portai chez le docteur Mui<ia, dont j'eus bientôt
ajipris la demeure. Je trouvai à la porte de sa mai.von le petit jiage qui
était venu à l'hôtel garni. Frère, lui dis-je, ne seriez-vous point par ha-
.sard domestique de la fille de M. le docteur Murcia? Il me répondit que
oui, d'un air qui marquait assez qu'il était dans l'habitude de porter et
de recevoir des lettres g.ilantes. Vous avez, lui lépliquai-je, la jiliysin-
noinie si officieuse, que j'ose vous prier de rendre ce billet doux à votre
maîtresse.
Le petit page me demanda de quelle part je l'apportais, et je ne lui
eus pas sitôt reparti que c'était de celle de don Luis Pacheco, qu'il me
dit : Cela étanl, suivez-moi; j'ai ordre de vous faire entrer Isabelle
veut vous entretenir. Je me laissai introduire dans un cabinet où je ne
tardai guère à voir paraître la seiiora. Je fus frappé de la beauté de soa
visage : je n'ai | oint vu de traits plus délicats. Elle avait un air mignon et
enfantin; mais cela n'empêeliail |ias ijue, depuis trente bonnes années
pour le moins, elle ne marchai sans lisiài-e. Mou ami, me dit-elle d'un
air riant, appartenez-vous à don Luis Pacheco"? Je répondis que j'étais
sou valet de chambre depuis trois semaines Ensuite je lui remis le billet
fatal dont j'étais chargé. Elle le relut deux ou trois fois ; il semblait
qu'elle se déliât du rapport de ses yeux. Effectivement, elle ne s'atten-
dait à rien moins i|u'a une pareille répon>e. Elle éleva ses regards vers
le ciel, se mordit les lèvres, et pendant quelque temps sa conlenaiice
rendit témoignage des peinçs de son cœur. Puis, tout à coup m'adressant
la parole : Mon ami, me dit-elle, don Luis est-il devenu fou depuis notre
séparation? Je ne comprends rien à son procédé. Apprenez-moi, si vous
le savez, pourquoi il m'écrit si galamment. Quel démon peut l'agiter?
S'il veul rompre avec tnoi, ne saurait-il le faire sans m'outrager par des
lettres si brutales?
Madame, lui dis-je en affectant nd air plein de sincérité, mou maître
a toil assurément; mais il a été eu quelque façon forcé de le faire. Si
vous me promettiez de garder le secret, je vous découvrirais tout le
mystère. Je vdus le promets, inlen'ompil-elle avec précipit-nlion ; ne
craignez point que je vous couimelte : expliquez-vous hardiment. Eh
bien, repris-je, voici le fait en deux mots : un moment après votre lettre
reçue, il est entré dans notre holel une dame couverte d'une mante des
jdus épaisses. Elle a demandé le seigneur Pacheco, lui a parlé quelque
temps en particulier; et, sur la fin de la conversation, j'ai entendu (|u'clle
lui a dit : Vous me jurez que vous ne la reverrez jamais; ce n'est pas
tout, il faut, pour ma .satisfacliou, que vous lui écriviez tout à l'heure
un billet que je vais vous dicter : j'exige cela de vous. Don Luis a fait ce
qu'elle désirait; puis, me mettant le jiapier entre les mains: Iiiforme-
toi, m'a-l-il dit, on demeure le docteur Murcia de la Llana, el fais adroi-
tement tenir ce poulet à sa fille Isabelle.
Vous voyez bien, madame, poursuivis-je, que cette lettre désobligeante
est 1 ouvrage d'une rivale, et que par conséquent mon maître n'est pas
.si coupable. Oh ciel ! s'écria-t-Klle, il lest encore plus que je ne pensais.
Sun iiiUdélilé m'offense plus que les mots piquants qiie sa main a tra-
cés. Ah ! l'infidèle, il a pu 4'ormer d'autres nœuds!... Mais, ajoula-l-elle
en prenant un air fier, qu'il s'abandonn; sans contrainte à son nouvel
amour; je ne prétends point le traverser. Dites-lui, je vus prie, qu'il
n'avail pas besoin de m'ins'iller pour m'obiîger à laisser le champ libre
à ma rivale, et que je méprise trop un amant volage pour avoir la moin-
dre envie de le rappeler. A ce discours elle me congédia, et se relira fort
irritée contre don Luis.
Je sortis de chez le docteur Murcia de la Llana lorl satisfait de moi, et
je compris que, si je voulais me mettre dans le génie, je deviendrais un
habile tourbe. Je m'en retournai à nolie hôtel, où je trouvai les sei-
gneurs Mendoce el Pacheco qui soupaienl enseinblc, el s'' niretenaieul
comme s'ils se fussent connus de longue main. Auroi'e s'aperçut, à mou
air content, que je ne mêlais point mal acquitté de ma commission, fe
voilà donc de retour, til Hlas, me dit-elle ; rends-nous comjite de ton
message. 11 fallut encore payer d'esprit. Je dis que j'avais donné le pa-
quet eu main propre, et qu Isabelle, après avoir lu les deux billets doux
(|u'il contenait, au lieu d en paraître déconcertée, s'était mise i rire
comme une folle, en disant : Par ma foi, les jeunes seigneurs ont un
joli style ; il faut avouer que les auires personnes n'écrivent pas si agréa-
blement. C'est fort bien se tirer d'embarras, s'écria ma maîtresse; el
voilà certainement une coqU' Ue des plus consommées dans son art.
Pour moi, dit don Luis, je ne reconnais point Isabelle à ces traits là ; il
faut ipielle ait changé de caractère pendant mon absence. J'aurais jugé
d'elle aussi tout autrement, reprit Aurore. Convenons qu'il y a des
femmes qui savent prendre toutes sortes de formes. J'en ai aime une de
celles-là, el j'en ai été longtemps Ja dupe. Uil Blas vous le dira, elle avait
un air de sagesse à tromper loule la terre. 11 est vrai, dis-je eu nie niê-
lanl à la conveisalioa, que c'était un minois a pi|ier les plus fins; j'y
aurais moi-même été a'trapé.
Le faux Mendoce cl Pacheco firent de grands éclats de rire en m'en-
Icntlaiit parler ainsi; et, loin de trouver mauvais que je prisse la liberté
de me joindre à leur entrelien, ils m'adressèrent souvent la parole pour
se réjouir 'de mes réponses. Nous continuàiwes à nous entretenir des
femmes i|ui oui l'art de se masquer; et le |-lsnltat de tous nos discours
fut ipi'Uabelle deiueuia dùmcnl atteinte et convaincue d être une fran-
che Cliquette. Don Luis protesta de nouveau i|u'il ne la reverrait jamais;
el don Félix, à son exenijde, jura qu'il aurait loujours pour elle un par-
fait mépris. Ensuite de ces prclestalions ils se lièrent d'amitié tous deux,
et SI' promirent muluelleinent du n'av ir rien de caché 1 un pour l'au-
lie. Us passèrent l'apres-.souper à se dire des choses gracieuses, el enfin
ils se séparèrent pour s'aller rejioser cliacHU dans son appartement.
Je suivis Aurore dans le sien, ou je lui rendis un compte exact de l'en-
irelien que j'avais eu avec la fille du docleur : je n'oubliai pas la moindre
cireonstaiice; j'en dis même plus qu'il n'y eu avait, ponr mieux faire ma
cour à ma mail lesse, qui fut charmée de mon rapport. Peu s'en fallut
quelle ne urembrassàl de joie Mou cher Cil lilas, me dit-elle, je suis
enchantée de ton esprit. Quand on a le malheur d'être engagée dans une
GIL BLAS.
51
pns<ion qui nous oblige de recourir à des stralngcmes, (|ucl av,iiit;ige
d'avoir dnns ses iniérts un garçon aussi spiriluel que loil Courage, mon
ami, nous venons d'écarter une rivale qui pouvait nous embarrasser;
cela ne va pas mal. Mais, comme les amants sont sujets à d'étranges re-
tours, je suis d'avis de brusquer raventiire, et de mettre en jeu dés
demain Aurore de Guzinan. J'approuvai celte pensée, et. laissant le sei-
gneur don Félix avec son page, je me relirai dans un cabinet on était
mou lit.
CU.\PlTnE VI.
Quelles ruses Aurore mit en usage pour se faire aimer de don l.uis Pai-heoo.
Les deux nouveaux amis se rassemblèrent le lendemain matin; ce lut
leur premier soin. Ils commeDcérent la journée par des embrassades
qu'Aurore fut obligée de donner et de recevoir, pour bien jouer le lo e
de don Félix. Vs allèrent ensemble se promener dans la ville, et je les
accompagnai avec Cbilimlron, valet de don Luis. Nous nous arrêtâmes
auprès de l'Université, pour regarder quelques affiches de livres qu'on
venait d'allacber à la porte. Plusieurs |iersonnês s'amusaient aussi à les
lire, et j'aperçus parmi celles-là un petit bonnne qui disait S(m sentiment
sur ces ouvrages afiicliés. Je remarquai qu on l'écoulait avec une'ex-
trême allention, et jit jugeai en même temps qu'il croyait mériter qu'on
l'écoutàt. Il paraissait vain, et il avait l'esprit décisif, comme l'ont la
)ilupart des petits btiinines. Cette nouvelle traduclian d'Horace, disa'l-
il, que vous voyez annoncée au public en si gros caractères, est un ou-
vrage en prose,' composé par un vieil auteur du collège. C'est un livre
fort eslimé des écoliers, ils en oui consomme eux seuls quatre éditions.
Il n'y a pas un honnête homme (jui en ail acheté un exenqiliiire. H ne
portail pas des jugements plus avantageux des antres livres ; il les fion-
dait tous sans chafiié. Celait apparemment quelque auteur. Je n'aurais
lias été f.lché de Fentendre jusqu'au bout; mais il me fallut suivre don
Luis el d JH Félix, qui, ne prenant pas plus de plaisir à ses discours que
d'intérêt aux livres qu'il critiquiiit, s'éloignèrent de lui el de l'Univer-
silé.
Nous revînmes à notre hôtel à l'heure du dîner. Ma maîtresse se mit
à table avec P.icheco, el lit adroitement tomber la conversation sur sa
famille. Mon père, dit-elle, est un cadet de la maison de Mendoce, qiri
s'est établi à Tolède; el ma mère est propre sœur de doua Kiinena de
Cuznian, qui, depuis quebines jours, est venue a Sal.imanque pour une
Iriaire importante, avec sa nièce .Vurore, fille unique de don Vincenl de
Guzman, que vous avez peut être connu. Non, répondit don Luis; mais
on m'en a souvent jiarlé, ainsi (pie d Aurore, lOtre cousine. Dois-je
croire ce qu'on dit de cette jeune dame? On assure que rien n'égalé son
esprit et .sa beauté. Pour de l'esprit re|uit don Félix, elle n'en inan(|ue
pas; elle la même assez cnllivé. Mais ce n'est point une si belle per-
sonire : on trouve que nous nous ressemblons beaucoup. Si cela est, sé-
cii.i Pacbeto. elle justifie sa léputalion. Vos traits sont réguliers, voire
teint est parfailemeni beau; votre cousine doit être charmante. Je
voudrais bien la voir el l'entretenir. Je m'offre à satisfaire votre curio-
sité, repartit le faux Mendoce, et même dès ce jour. Je vous mène cette
ajirés-dînée chez ma tante.
Ma maiireyse changea tout à coup de matière, et jiarla de choses in-
difféi-enles. L'après-midi, pendant qu'ils se disposaient tous deux à sor-
tir pour aller chez doua Kimina, je pris les devants, et courus avertir la
Juégni' de se préparer à celle visile Je revins ensuite sur mes pas pour
.Tcronipagiii'r don Félix, qui conduisit enlin chez sa lante le seigneur don
Luis. Mais à fieine furent-ils entrés dans la maison, qu'ils renconlrèrenl
la dame Cbiînène, i|ni leur fit signe de ne point faire de bruit Paix, paix,
leur dit-elle d une vdix basse, vous réveillerez ma nièce. Elle a depuis
hier une migraine effroyable qui ne fait que de la quitter, et la pauvre
eul'anl repose depuis un quart d'heure. Je suis fâché de ce conire-temps,
dit .Mendoce en affectant un air mortifié; j'espérais que nous verrions
ma cousine. J'avais fait fête de ce |daisir à mou ami Pacheco. Ce n'est
jias une affaire si jn-essée, répondit en souriant' Orliz; vous pouvez la
lenu'ltre à demain. Les cavalière eurent une conversation fort courte avec
la ?ii iUe, et se retirèrent.
Don Luis nous mena chez un jeune gentilhomme de ses amis, qu'on
appelai! don Uabriel de Pedros. Nous y passâmes le reste de la journée,
nous y soiipànies même, et nous n'en sortîmes que sur les deux heures
apre> njiiniil. pour nous en retourner au logis. Nous avîons peut-être fait
la moitié du chemin, birsque nous rencnntnlmes sniis nos pieds, dans la
rue. deux hommes éiendiiN par terie. Nous jugeâmes que celaient des
inalbeurcux cpion venait d assassiner, cl nous nous arrèlAmes pour les
seiourir, s'il en clail enrurc temps. Comme nous cherchions à nous in-
slruire, autant que l'obscurilé de la nuil le pouvait permellre, de l'élnl
où ils se Irouvaienl, la patruiiilio arriva. Le commaudanl nous prit d'a-
bord pour des assassins, el nous lit environner par ses gens, mais il i-nt
miilleure opinion de nous lorsqu'il nous eul ijiti'iidus pari, r, el ipr'à la
faV' nr d'une lanterne sourde il vil les trails de Mendoce et de Pacheco.
S(;s .irchers, par swi ordre, exa'uinèrcnt les deux hnmmesque ntuis nous
imaginions avoir clé tués, el II se trouva que c'èiaienl un gros licencié
cl son valet, tous deux pris de viu, ou idutot ivre>-iniirls. Messieurs, s'é-
cria nu îles archers, je reconnais ce gros vivant. Eli ! c'est le seigneur
liceiici''' IJuyomar. ri'i Itiir de noire unirersilé. Tel i|ue vous le voyez,
c'est un grand personnage, un génie supérieur; il n'y a point de philo-
sophe, qu'il ne terrasse dans une dispute; il a un tliix de bouche sans
pareil. C'est dommage qu'il aime un peu trop le vin, le procès et la gi-i-
SPlle. Il revieni de souper de chez son Isabelle, oïi, par malheur, son guide
s'est enivré comme lui. Ils sont tombés l'un el l'antre dans le ruisseau.
Avant (pie le bon licencié fût recteur, cela lui arrivait assez souvent. Les
honneurs, comme vous voyez, ne changent pas toujours les mœurs. Nous
laissâmes ces ivrognes enire les mains de la pali(5uillp. (pii eut soin de
les porter chez eux. Nous regagnâmes notre hôtel, cl chacun ne songea
qu'à se reposer.
Don Félix et don Luis se levèrent sur le midi ; et, s'étant tous deux re-
joints. Aurore de Guzman fut la première chose dont ils s'entretinrent.
Gil Blas, me dit ma mailressc, va chez ma tante dona Kimena, et lui de-
mande de ma part si nous pouvons, anjourd hni, le seigneur Pacheco et
moi, voir ma cousine. Je sortis pour m'acqnitler de cette commission,
ou plutôt puur concerter avec la duègne ce que nous avions à faire ; el,
quand nous eûmes pris ensemble de justes mesures, je vins rejoindre le
faux Mendoce. Seigneur, lui dis je, votre cousine Aurore se porte à mer-
veille; elle m'a chargé elle-même de vo'is témoigner de sa part que votre
visite ne lui saurait être que trés-agréable, et doua Kimena m'a dit d'as-
surer le se'gneur Pacheco qu'il sera toujours parfaitement bien reçu
chez elle sous vos auspices.
Je m'aperçus que ces dernières paroles firent plaisir à don Luis. Ma
maîtresse le remarqua de même, et en ronçul un heureux présage. Un
moment avant le dîner, le valet de la senoia Xiniena parut, et dit à don
Félix : Seigneur, un homme de Tolède est venu vous demander chez
madame votre tante, et y a laissé ce billet. Le faux Mendoce l'ouvrit, el
y trouva ces mots, qu'il lut à hante voix : Si vinis ar-ez. envie d'apprendre
des nouvelles de voire pire el des choses de conséquence pour vous, ne
manques pas, aussitôt la présente reçue, de vous rendre au Cheval
noir, auprès de l'Universilé. Je suis, dit-il, trop curieux de savoir ces
chnses imporlantes, pour ne pas satisfaire ma curiosité tout à l'heure.
Sans adieu, Pacheco, continua. t-il ; si je ne suis point de retour ici dans
denx heures, vous pourrez aller seul chez ma tante, j'irai vous y rejoin-
dre dans ra|irès-Jînée. Vnus savez ce que Gil Blas vous a dit de là pari de
dona IviuLcna ; vous êtes en droit de faire celle visite. 11 .sortit en parlant
de celle sorte, et m'ordonna de le suivre.
Vous 'vous imaginez bien qu'au lieu de prendre la route du Cheval
nnir, nous enlilàmes celle de la maison où était Orliz. D'abord que nous
y fûmes arrivés, nous nous préparâmes à représenter notre pièce. Aurore
ôla sa chevelure blonde, lava et frolla ses sourcils, mit un habit de
feiimie, et devint une belle brune, telle qu'elle 1 était nalmellement. On
peut dire (jue son déguisement la changeait i un point, qu'Aurore et don
Félix paraissaient deux personnes différentes. Il semblait mênie qu'elle
fùl beaucoup (dus grande en femme qu'en homme ; il est vrai que ses
chappins, car elle en avait d'une hauteur excessive, n'y contribuaient
pas peu. Lorsqu'elle eut ajouté à .ses ch-rmes tous les secours que l'art
|ionvail leur |iiêter, elle attendit don Luis avec une agitation mêlée de
crainte et d espérance. Tantôt elle se tiail à son esprit et à sa beauté,
el tantôt elle appréhendait de n'en faire qu'un es.sai malheureux. Ortiz,
de son côté, se prépara de son mieux à seconder sa maîtresse. Pour moi'
comme il ne fallait pas que Pacheco me vît dans cette maison, el qiie^
semblable aux acteurs qui ne paraisseni qu'au dernier acte d'une pièce!
je ne devais me montrer que sur la fin de la visile, je .sortis aussitôt que
j'eus dîné.
Fnlin touléiail en état quand don Luis arriva. Il fut reçu lrés-a"r('a-
blement de la dame Chîniéne, et il eut avec Aurore une conversation
de deux ou trois heures; après quoi j'entrai dans la chambre où ils
éiaient, el m'adressanl au cavalier : Seigneur, lui dis-je, don Félix, mon
maître, ne viendra point ici d'anj(uird'hui ; il vous prie de l'excuser : il
esl avec trois hommes de Tolède dont il ne peut se débarrasser. Ab ! le
petit libertin ! s'écria dona Kimena, il esl sans doute en débauche. Non,
madame, repris je. il s'entretient avec eux d'affaires fort sérieuses. Il à
un véritable chagrin de ne pouvoir se rendre ici ; il m'a chargé de vous
le dire, aussi bien qu'à d ma Aiirora. Oh ! je ne reçois point .ses excuses
dit ma maîtresse en plaisantant, il sait que j'ai été indisposée, il devait
nianpier un peu plus d'empressement pour les personnes à (ini ]<' sang
le lie. l'ourle )iiinir, je ne le veux voir de quinze jours. Eh! madame,
dit alors don Luis, ne formez point une si cruelle résolution; don Félix
est assez à (ilaindre de ne vous avoir pas vue.
Ils iilaisanlêrent quelque temps là-de.ssus; ensuite Pacheco se relirj.
La belle Aurore change aussitôt de forme, et reprend son babil de cava-
lier. Elle retourne à l'hôtel garni le plus promjitement qu'il lui esl poi-
sible. Je vous demande pardon, cher ami, dit-elle à don Luis, de nii vous
avoir pas été Irouver chez ma tante, mais je n'ai pu me défaire des (ler-
soiines avec qui j'étais. Ce qui me console, c'est ime vous avez eu du
moins tout le loisir de salisfaire vos désirs curieux. Lh bien, que pen.sez-
voiis lie nia cousine? dites-le moi sans complaisance. J'en suis encbanlé,
ré)ionilit Pacheco. Vous aviez raism de dire ipie vous vous re.sseinbleî
tous denx; je n'ai jamais vu de trailu plus semblables; c'est le même tour
de visage ; vous avez les mêmes yeux, la même bouche, le même S(Mi de
voix. Il" v a pourtant ipicl que différence : Aurore est plus grande cpie
vous ; elle esl brune, vous êtes blond ; vous êtes enjoué, elle est sérieuse ;
voilà tout ce qui vous dislingue l'un de rautre. Pour de l'esprit, conti-^
GIL BU?.
niia-l-il, je ne crois pas qu'une sulislance céleste puisse en avoir plus
que votre cousine. En un mot. c'est une personne d'uu mérite iiiûni.
Le seigneur Paclieco prononça ces dernières paroles avec laut de viva-
cité, que don Félix lui dit en s'ouriaul : Ami, je me repens de vous avoir
fait faire c(mnaissaDce avec dona Kiiiicna ; et, si vous m eu croyez, vous
n'irez plus chez elle; je vous le con eille pour voire repos. Aurore de
Guzman pourrait vous faire voir du pays, el vous inspirer une passion...
Je n'ai pas besoin de la revoir, inlerron)pit-il, pour en devenir amou-
reux ; l'aflaire en est faite. J'en suis fàclie pour vous, répliqua le faux
Mendoee; car vous n'êtes pas un homme n vous allaeiicr, et ma cousine
n'est pas une Isaijêlle, je vous en avertis. Elle ne s'acconiinqderait pas
d'un amant (|ui n'aurait pas des vues léiçilimcs. Des vues légitimes! re-
partit don Luis, peut-on en avoir d'autres sur nue ûUe de son saug?
C'est me faire une offense que de me croire capajjle de jeter sur elle un
œil profane. Connaissez-moi mii ux, mon cher .Mendoee Hélas ! je m'es-
timerais le plus heureux de tous les hommes, si elle ajiprouvait ma re-
cherche et voulait lier sa destinée à la mienne.
En le prenant sur ce ton-là. reprit don Félix, vous m'intéressez à vous
servir. Oui, j'entre dans vos sentiments. Je vous offre mes bons offices
aH(u-és d'Aurore, et je veux dés demain essayer de gagnrr ma tante, qui
a beaucoup de crédit sur son esprit. Pacheeo rendit mille grâces au ca-
valier qui lui faisait de si belles promesses, el nous nous aperçûmes avec
joie que notre stratagème ne pouvait aller mieux. Le jour suivant', nous
augmentâmes encore l'amour de don Luis par une nouvelle invenlion.
Ma maîtresse, après avoir été trouver doua Kimena comme pour la ren-
dre favorable a ce cavalier, vint le rejoindre J'ai parlé à ma tante, lui
dit-elle, et je n'ai pas eu peu de peine à la mettre dans vos intérêts. Elle
était furieusement prévenue contre vdus. Je ne sais qui vous a fait passer
dans son esprit pour un libertin ; mais il est constant que quelqu'un lui
a fait de vous un portrait désavantageux; henrensement j'ai entrepris
votre apologie, el j'ai pris si vivement votre parti, que j'ai détruit enliii
la mauvaise impression qu'on lui avait donnée de vos mœurs.
Ce n'est pas tout, poursuivit .\urore, je veux que vous ayez en ma
présence un entretien avec ma tante; nous achèverons de vous assurer
son appui. Pacheeo témoigna une extrême impatience d'entretenir doua
Kiinena, et celte satisfaction lui fut accordée le lendemain malin. Le faux
Mendoee le conduisit à la dame Ortiz, el ils eu i eut tous trois une coiiver-
salion où don Luis fil voir qu'en peu de temps il s'était laissé fort enllam-
mer. L'adroite Kimena feignit d'être touchée de toute la tendresse qu'il
faisait paraître, el promit au cavalier de faire tous ses efforts pour en-
gager sa nièce à l'éjmuser. Pacheeo se jeta aux pieds dune si bonne
tante pour la remercier de ses bontés. Là-dessus don Félix demanda si
sa cousine était levée. Non, répondit la duègne, elle repose encore, et
vous ne sauriez la voir présentement; mais revenez cette aprés-dinée, et
vous lui parlerez à loisir. Cette réponse de la dame Chimeue redoubla,
comme vous pouvez croire, la joie de don Luis, qui trouva le reste de la
matinée bien Ion». Il regagna l'Iiolel garni avec Mendoee, qui ne prenait
pas peu de plaisir à l'observer, et à remarquer en lui loiilcs les appa-
rences d'un véritable amour.
Ils ne s'entretinrent que d'Aurore; et, lorsqu'ils eurent diné, don Félix
dit à Pacheeo: 11 me vient une idée; je suis d'avis d'aller chez ma tante
quelques moments avant vous; je veux parler en particulier ,t ma cou-
sine, et découvrir, s'il est possible, dans ipielle disposiliou son cteur est
a votre égard. Don Luis approuva cette pensée; il laissa sortir sou ami, el
ne partit i|u'une heure après lui. Ma maîtresse proliu si bien de ce temps-
là, qu'elle était habillée en femme quand son amant arriva. Je croyais,
dit ce cavalier après avoir salué Aurore et la duègne, je croyais trouver
ici don Félix. Vous le verrez dans un instant, répondit dona Rimcna, il
écrit dans mon cabinet. Pacheeo parut se payer de celle défaite, et lia
conversation avec les dames. Cependant, malgré la présence de l'objet
aimé, il s'aperçut que les heures s'écoulaient sans que .Mendoee se mon-
trât; et, comme il ne put s'empêcher d'eu téjyoigner quebpie siir|U'ise,
Aurore changea tout à coup de coiilenance, se mit à rire, et dil à don
Luis : Esl-il possible que vous n'ayez pas encore le moindre soupçon de
la supercherie qu'on vous f.ut'.' Une fausse chevelure blonde et des sour-
cils teinls me rendent-ils si difrérente de moi-même, (|u'on puisse jusque-
là s'y tromper'? Désabusez-vous donc, Pacheeo, coiilinna-t-eUe en re-
prenant son sérieux ; apprenez que don Félix de Mendoee et Aurore de
Guzman ne sont qu'une même |iersoiine.
Elle ne se contenta pas de le tirer de son erreur, elle avoua la faiblesse
qu'elle avait pour lui, et toutes les diimarches qii elle avait faites pour
1 amener au point où elle le voulait. Don Luis ne fut pas moins charmé
que surpris de ce qu'il venait d'enleudre; il se jeta aux pieds de ma
maîtresse, et lui dit avec transport : .\li I belle .Vurore, croirai-je en effet
que je suis l'heureux mortel pour iiiii vous avez eu tant de boutes? tjue
puis-je faire pour les reconnaître"? Un éternel amour ne saurait assez les
payer. Ces paroles furent suivies de mille aiities discours tendres et
passionnes; après quoi les anianls parlèrent des mesures qu'ils avaient
» prendre pour parvenir à l'accoiiiplisM'nienl de leurs désirs. Il fui résolu
que nous partirions tous incessaniiio ut pour iMadrid, où nous dénoue-
rions notre comédie par un mariage. Ce dessein fut looqiic aussitôt exé-
cuté c[iie conçu ; don Luis, quinze jours après, épou>a ma maîtresse, et
leurs noces donnèrent lieu à des fêles cl a des réjouissances infinies.
CUAPITRE Vil.
Gil Dlas rliaiigc de condition, et il pisse au service de don Gouzale Paciieco.
Trois semaines après ce mariage, ma maîtresse voulut récompenser
les services que je lui avais rendus. Elle nie fit présent de cent pisloles,
et me dit : Cil Blas, mon ami, je ne vous chasse point de chez moi; je
vous laisse la liberté d'y demeurer tant qu'il vous plaira ; mais un oncle
de mou mari, don Gonzale Pacheeo, souhaite de vous avoir pour valet
de chambre. Je lui ai parlé si avantageu.semeut de vous, qu'il m'a témoi-
gné que je lui ferais plaisir de vous donner à, lui. C«esl un seigneur de
la vieille cour, ajouta-lelle, un homme d'un très-boa caractère; vous
serez parfaitement bien auprès de lui.
Je remerciai .\iiroie île ses bontés ; et, comme elle n'avait plus besoin
de moi, j'acceptai d'aulanl plus volontiers le poste qui se présentait, que
je ne sortais point de la famille. J'allai donc un matin, de la part de la
nouvelle mariée, chez le seigneur don Gonzale. Il était encore au lit,
quoiipi il fut prés de midi. Lorsque j'entrai dans sa chambre, je le trou-
vai (pii prenait un bouillon qu'un page venait de lui apporter. Le vieil-
lard avait la moustache en papillotes, les yeux presque éteints, avec un
visage pâle el décharné C'était un de ces vieux garçons qui ont élé fort
libertins dans leur jeunesse, el qui ne sont gnére plus ^ages dans un âge
plus avancé. IL me reçut agréa idement, et me dt que si je voulais le
servir avec autant de zèle que j'avais servi sa nièce, je pouvais compter
qu'il me ferait un heureux sort. Sur celle assurance, je promis d'avoir
|iùur lui le même attachement que j'avais eu pour elle; et dés ce mo-
iiKiil il me retint à sou service.
Me voilà: ilonc à un nouveau maître, el Dieu sait quel homme c'était !
Quand il se leva, je crus voir la résurrection du Lazare, liiiaginez-vous
un grand corps si sec, qu'en le voyant à nu on aurait fort bien pu ap-
prendre l'ostéologie. Il avait les jambes si menues, qu'elles me parurent
encore très lines a|)rés qu'il eut mis trois ou quatre paires de bas l'une
sur l'anlre. Outre cela, celle momie vivante était asthmatique et tous-
sait à chaque parole qui lui sortait de la bouche. H pril d'abord du choco-
lat. Il demanda ensuite du papier el de l'encre, écrivit un billet qu'il
cacheta, et le fit porter à son adresse par le page qui lui avait donné un
bouillon; puis se tournant de mon côté : .Mon ami, me dii-il, c'est toi que
je prétends désormais charger de mes commissions, et parliculiérenient
de celles qui regarderont doua Eufrasia. Celte dame est une jeune pe»
sonne que j'aime el dont je suis tendrenienl aimé.
Bon Dieu ! dis-je aussitôt en moi-même; eh ! comment les jeimes gens
pourrout-ils s'empêcher de croire qu'on les aime, puisque ce vieux pe-
nard s'imagine qu'on l'idolâtre"? Gil Blas, poursuivit-il, je le mènerai chez
elle des aujourd'hui : j'y soupe presque tous les soirs. Tu verras une
personne tout aimable, tu seras charmé de son air sage et retenu. Bien
loin de ressembler à ces feliles éiourdies qui donnent dans la jeunesse et
s'engagent sur les apparences, elle a l'esprit déjà mûr el judicieux; elle
veul des sentiments uans un homme, el préfère aux figures les |ilus bril-
lantes un amant qui sait aimer. Le seigneur don Gonzale ne borna point
là i éloge de sa inaitresse : il eiitre|U'il de la faire passer pour l'abrégé
de toutes les perfectious; mais il avait un auditeur assez difficile à per-
suader là-dessus. Après toutes les manœuvres que j avais vu faire aux
comédiennes, je ne croyais pas les vieux seigneurs Tort heurci.x en
amour. Je feignis pourtant, par complaisance, è' ajouter foi à tout ce que
me dit-mou mailre ; je fis plus, je vantai le discernement et le bon goût
d Eufrasie. Je fus même assez impudent pour avancer qu'elle ne pouvait
avoir de galant plus aimable. Le bon homme ne sentit point que je lui
donnais de lencensoir par le nez; au contraire, il s'applaudit de mes
jiarolcs ; tant il est vrai qu'un llalteur peut tout risquer avec les grands!
lisse prêtent jusqu'aux llatleries les plus outrées.
Le vieillard, après avoir écrit, s'arracha quelques poils de la barbe
avec des pincettes ; puis il se lava les yeux jiour ôter ui>e épaisse chassie
dont ils étaient ideins.. 11 lava aussi ses oreilles, eusuite ses mains; et,
quand il cul fait toutes ses ablutions, il teignit en noir sa moustache, ses
sourcils et ses cheveux. Il fut plus longlein|is à sa loilctle ([u'uiie vieille
douairière qui s'étudie à cacher l'outrage des années. Comme il ache-
vait de s'ajuster, il entra un autre vieillard de ses amis,-i|uon nommait
le comte d Asumar. Quelle diflérence il y avait entre eux ! celui-ci lais.sait
voir ses cheveux bancs, s'appuyait sur un bâton, el semblait se faire
honneur de sa vieillesse, au lieu de vouloir paraître jeune. Seigneur Pa-
cheeo, dit-il en entrant, je viens vous demander a dîner. Soyez le bien-
venu, comte, répondit n.on maître. Eu même temps ils s'embrassèrent
l'un l'autre, s'assirent, et commencérenl à s'entielenir en attendant
qu'on servit. . _ .
Leur conversation roula d'abord sur une course de taureaux qui s é-
tait faite depuis peu de jours. Ils parlèrent des cavaliers qui y avaient
montré le jiHis d'adresse et de vigueur; et là-dessus le vieux comte, tel
que .Nestor, a qui toutes les choses lu-ésentes donnaient occasion de louer
les choses passées, dit en soupirant : llelas! je ne vois point aujourd'hui
d hommes comparables à ceux que j'ai vus autrefois, iii les tournois ne
SB font pas avec autant de magnificence qu'on les faisait dans ma jeunesse.
Je riais en moi-même de la prévention du bon seigneur dAsumar, qui
ne s'en tint pas aux tournois; je me souviens, quand il fui à table et
GIL BLAS.
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qu'on apporta le fruil, qu'il diten voyant de fort belles pêches qu'on avait
servies : De mon temps, les pèches étaient bien plus crosses qu'elles ne
le sont à présent; la natuie s'affaiblit de jour en jour. Sur ce pied-là,
dis-je alors en raoi-ménie en souriant, les pêches du temps d'Adam de-
vaient être d'une gfcsseur merveilleuse.
Le comte d Asumar demeura presque jusqu'au soir avec mon maître,
qui ne se vit pas plutôt débarrassé de lui, i[u'il sortit en me disant de
le suivre. Nous allâmes chez Eufrasie, qui logeait à cent pas de notre
maison, et nous la trouvâmes dans un appartement des plus propres. Eile
était galannnent habillée, et avait un air de jeunesse qui me la fit prendre
pour une mineure, bien qu'elle eut trente bonnes années pour le moins.
Elle pouvait passer pour jolie, et j'admirai iiirntôt son esprit. Ce n'était
pas une de ces coquettes qui n'ont qu'un babil brillant avec des manières
libres : elle avait de la modestie dans son action comme dans ses dis-
cours, et elle parlait le jilus spirituellement du monde sans paraître se
donner pour spirituelle. Je la considérais avec un extrême élonnement.
0 ciel ! disais-je, est-il possible qu'une personne qui se montre si réser-
vée soit capable de vivre dans le libertinage'? Je m'imaginais que toutes
les femmes galantes devaient être effrontées. J'étais surpris d'eu voir une
modeste en apparence, sans faire rcOexion que ces créatures savent se
composer et se conformer au caractère des gens riches et dos seigneurs
•qui tombent entre leurs mains. Ces payeurs veulent-ils de l'emporte-
ment, elles sont vives et pétulantes. Aiment-ils la retenue, elles se ]ia-
rent d'un extérieur sage et vertueux. Ce sont de vrais caméléons, (pii
changent de couleur suivant l'humeur et le génie des hommes qui les
approchent.
Don Gonzale n'était pas du goût des seigneurs qui demandent des
beautés hardies; il ne pouvait souffrir celles-là, et il fallait, pour le pi-
quer, qu'une femme eût un air de vcsiale : aussi Eufrasie, se réglant là-
Jessus, faisait voir que les bonnes comédiennes n'étaient pas toutes à la
comédie. Je laissai mon maître avec sa nymphe, et je descendis dans une
salle où je trouvai une vieille femme de chambre, que je reconnus pour
une soubritle qui avait été suivante d'une comédienne. De son côté, elle
me remit, et nous fîmes une scène de reconnai>saiice digne d'être em-
ployée dans une pièce de théâtre Eh ! vous voilà, seigneur Gil Blas 1 me
ait celte soubrette, transpoitée de joie; vous êtes donc sorti de chez Ar-
sénié, comme moi de chez Constance? Oli vraiment, lui répondis-jc, il y
a longtemps que je l'ai quittée; j'ai même servi depuis une fille de con-
dition. La vie des personnes de théâtre n'est guère de mon goût. Je me
suis donné mon congé moi-même, sans daigner avoir le moindre éclair-
cissement avec Arsénié. Vous avez bien fait, reprit la soubretie, nommée
Béalrix. J'en ai usé a peu près de la même manière avec Constance. Un
beau malin, je lui rendis mes comptes froidement ; elles les reçut sans
me dire une syllabe, et nous nous sé[ arâmes assez cavalièrement'
Je suis ravi, lui dis-je, (pie nous nous relrouvions dans une maison
plus honorable. Dona Eufra.^ia me jiarait une façon de femme de qua-
lité, et je la crois d'un très-bon caractère. Vous ne vous trompez pas,
me répondit la vieille suivante, elle a de la naissance, ce qui se voit
assez par ses manières ; et pour son humeur, je puis vons assurer qu'il
n'y en a point de plus é^alc ui de plus douce. Elle, c'est ^etal de ci^s
maîires.ses emportées et diliicileg qui tiouvent t redire à tout, qui crient
sans cesse, tourmentent b urs domestiques, et dont le service, en un
mol, est un enfer. Je ne l'ai pas encore entendue gronder use seule fois,
tant elle aime la douceur ! Quand il m'arrive de ne pas faire les choses à
sa fantaisie, el'e me reprend sans colère, et jamais il ne lui échappe de
ces cpithèles dont les dames violentes sont si libérales. Mon maître, re-
pris-je, est aussi foi t doux; il se familiarise avec moi et me traileconime
son égal plutôt que comme son laquais ; en un mot, c'est le meilleur de
tous les humains ; et sur ce pied-là nous sommes, vous et moi, beaMCoup
mieux que nous n'étions chez nos comédiennes. .Mille fois mieux, repar-
tit Béalrix; je menais une vie tumultueuse, au lieu que je vis présente-
ment dans la retraite. Il ne vient pas d'autre homme ici que le seigneur
don Gonzale. Je ne verrai que vous dans ma solitude, et j'en suis bien
aise. Il y a longtemps que j'ai de l'affection pour vous ; et j'ai plus dune
fois envié le bonheur d« Laure de vous avoir pour ami ; mais enfin j'es-
père que je ne serai |ias moins heureuse qu'elle. Si je n'ai pas sa jeu-
nesse et sa beauté, en récompense je bais la coquetterie, ce nue les
hommes ne sauraient assez payer ; je suis une tourterelle pour la fidélité.
Comme la bonne Béatrix était une de ces personnes qui sont obligées
d'offrir leurs faveuis, parce qu'on ne les leur demanderait pas, je ne fus
nullement tenté de profiter de ses avances. Je ne voulus pas pourtant
qu'elle s'aperçut que je la méprisais, et même j'eus la politesse de lui
parler de manière ((u'elle ne perdit pas toute espérance de m'engager à
l'aimer. Je m imaginai donc que j'avais fait la conquête d'une vieille sui-
vante, etjerae trompai encore dans cette occasion. La soubrette n'en usait
pas ainsi avec moi seulement pour mes beaux yeux: son dessein était de
m'inspircr de l'amour jour me mettre dans les intérêts de sa maîtresse,
pflur qui elle se sentait si zélée, qu'elle ne s'embarras.sait point de ce
qu il lui en coiitcrait pour la servir. Je reconnus mon erreur dès le len-
demain matin, que je portai, de la |iart de mon maître, un billet doux à
Eufrasie. Cette dame me fit un accueil gracieux, me dit mille clio.ses
obligeantes ; et la femme de chanibrejaussi s'en mêla. L'une admirait ma
physionomie ; l'autre me trouvait un air de sagcJiîe et de prudence. A les
entendre, le seigneur don Gonzale possédait en moi un trésor. Eu un
mot, elles me louèrent tant, que je me défiai des louanges qu'elles me
' donnèrent! J en pénétrai le motif, mais je les reçus en apparence avec
Inule la simplicité d'un sot, et jiar celle contre-ruse je trompai les
friponnes, qui levèrent enfin le masque.
Ecoute, Gil Blas, me dit Eufrasie, il ne tiendra qu'à toi de faire la
fortune. Agissons de concert, mon ami. Don Gonzale est vieux et d'une
santé si délicale, que la moindre fièvre, aidée d'un bon médecin, l'em-
portera. Ménageons les moments qui lui restent, et faisons en sorte qu'il
me laisse la meilleure partie de son bien. Je t'en ferai bonne part, je te
le promets ; et lu peux compter sur Cf tte promesse, comme si je te la
faisais par-devant tous les notaires de Madrid, ftladame, lui répondis-je,
disposez de votre serviteur. Vous n'avez qu'à n.e prescrire la conduiie
que je dois tenir, et vous serez satisfaite. Eh bien, repril-elle, il faut ob-
server Ion maître, et me rendre compte de tons ses pas. Quand vous
vous entretiendrez tous deux, ne manque pas de faire tomber la conver-
sation sur les femmes; et de là prends, mais avec art. occasion de lui
dire du bien de moi: occupe-le d'Eufiasie autant qu'il lésera possible. Ce
n'est pas tout ce que j'exige de toi, mon ami ; je te recommande encore
d'ère fort attentif à ce qni se passe dans la famille des Pachcco. Si lu
t'aperçois que quelque parent de don Gonzale ait de grandes assiduités
auprès de lui, el cauche en joue sa succession, tu m'en avertiras anssî-
tùl : je ne t'en demande pas davantage; je le coulerai à fond en peu de
temps. Je connais les divers caracléres des parents de Ion maître ; je sais
miels portraits ridicules on lui peut faire d'eux, el j'ai déjà mis assez mal
dans son esprit tons ses neveux et ses cousins.
Jejugiai par ces instructions, el par d'autres qu'v joignit Eufrasie,
que celte dame était de celles qui s'attachent aux vieillards généreux.
Elle avait depuis peu obligé Gonzale à vendre une terre dont'elle avait
touché l'argent. Elle tirait de lui tous les jours de bonnes nippes, et, de
plus, elle espérait (|u'il ne l'oublierait pas dans son testament. Je feignis
de m'eiigager volontiers à faire tout ce qu'on allendail de moi; et, pour
ne rien dissimuler, je doutai, en m'en relournant au logis, si je conlrî-
biierais à tromper mon maître, ou si j'entreprendrais de le déiacher de
sa maiiresse. Ce dernier parti me paraissait plus honnête (|ue l'autre, et
je me sentais plus de penchant à remplir mon devoir qu à le trahir.
D'ailleurs Eufrasie ne m'avait rien promis de positil, «tcela peut-être
était cause qu'elle n'avait pas corrom|)u ma fidélité. Je me rè.^olus donc
à servir don Gonzale avec zèle, et je me persuadai que, si j'étais assez
heureux pour l'ariaclier à son idole, je serais mieux payé de celle bonne
action que des mauvaises que je pourrais faire.
Pour parvenir à la fin que je me proposais, je me montrai tout dévoué
au service de dona Eufrasia. Je lui Us accroire que je parlais d'elle in-
cessamment à mon maitie, et là-dessus je lui débitais des fables qu'elle
prenait pour argent comiÉlant. Je m'insinuai si bien dans son esprit,
qu'elle me crut entièrement dans ses intérêts. Pour mieux lui en impo-
ser encore, j'affctai de paraître amoureux de Béalrix, qui, ravie à son
âge de voir un jeune homme à ses trousses, ne se souciait guère d'être
trompée, pourvu que je la Ironqiasse bien. Lorsque nous étions auprès
de nos princesses, moii maître et moi, cela faisait deux tableaux diffé-
rents dansMcmème goût. Don Gonzale, sec et pâle comme je l'ai peint,
avait r^ir d'un agonisant quand il voulait iâire les doux yeux; et mo3
infante, à mesure que je me montrais y.]m passionné, prenait des ma-
nières enfantines, et fai.sail tout le manège d'une vieille coquelte : aussi
avait-elle quarante ans d'école pour le moins. Elle s'était raffinée au ser-
vice de quelques-unes de ces héroïnes de galanterie qui savent jilaire
jusque dans leur vieillesse, et qui meurent chargées des dépouilles de
deux ou trois géuéralions.
Je ne me contentais pas d'aller tons les soirs avec mon maître chez
Eufrasie, j'y allais quelquefois tout seul jiendant le jour, et je m'allen-
dais loujours à trouver dans celte maison quelque jeune galant caché ;
mais, à quelque heure que j'y entrasse, je n'y rencontrais jamais d'hom-
me, pas même de femme d'un air èquivoi|uc. Je n'y découvrais pas la
moindre trace d'infidélité; ce qui ne m'étonnait jias peu: car, quoique
liéalrix m'eut assuré que sa maîtresse ne recevait aucune visite mascu-
line, je ne pouvais penser qu'une si jolie dame fût exactement fidèle à
don Gonzale. En quoi certes je ne faisais pas un jugement téméraire; et
la bille Eufrasie, comme vous le verrez bientôt, jiour a tendre plus pa-
tiemment la succession de mon maître, s'était pourvue d'un amant plus
convenable à une femme de son âge.
Un malin, je ]iortais à mon ordinaire un billet doux à la princesse.
J'aperçus, tandis que j'étais dans sa chambre, les [deds d'un homme ca-
che de'rrière une tapisserie. Je me gardai bien de faire connaître que je
b's voyais, ■ t, .'•ilôl que j'eus fait ma commission, je sortis sans faire sem-
blant de les avoir remarqués; mais, quoique cet objitdt'il peu me sur-
prendre, et i|ue la chose ne roulât pas sur mon comple. je ne laissai pas
d'en cire fort ému. Ah ! perfiile, disais-je ivec indignation, scélérate Efi-
frasie! lu n'es pas satisfaite d'imposer à un bon virillard en lui pcisiin-
dant que lu l'aimes; il fiul rpie lu le livris à un antre, pour moitre le
comble à ta trahison ! Que j'étais fai, quand j'y pense, de raisonner de
la sorte ! Il fallait plulôl rire de cette avenliiie, el la regarder comme
une compensation des ennuis et di s langueurs qu'il y avait dans le com-
merce de mon maître. J aurais du moins mieux fait de n'en dire nioi,
que de me servir de celte occasion pour faire le bon valet. Mais, au lieu
(le modérer monlzéle, j'entrai avec chaleur dans les intérêts de don Gon -
zalc, et lui fis un fidèle rapport de ce que j'avais vu ; j'ajoutai même a
cela qu'Eufrasie m'avait voulu séduire. Je ne dissimulai rien de tout ce
54
GIL BLAS.
qu'elle m'avait dit, et il ne tint (lu'à lui de connaître parfaitement sa
maîtresse. Il me fit qiicUiiies questions, comme s'il n'eût pas entié/-e-
ment a.jonté foi à ce que je venais de lui rapporter ; mais telles furent
mes réponses, qu'elles lui ôtèrent la salisfaclion d'en pouvoir douter.
Il en fut frappé, malgré le sang-froid qu'il conservait dans toute autre
chose, et «ne petite émotion de colère qui parut sur son visage sembla
présager que la dame ne lui serait pas impunément infidèle. C'est assez,
Gil ofas, me dit-il, je suis très-sensii)le à l'altaclicment que je te vois
à mon service, et ta fidélité me plaît. Je vais tout à l'heure chez Eu-
frasie; je veux l'accabler de reproches, et rompre avec l'ingrate. A ces
mots, il sortit effectivement pour se rendre chez elle, et il me disiiensa
de le' suivre, pour m'épargner le mauvais rôle que j'aurais eu à jouer
pendant leur éclaircissement.
J'attenilis le plus impatiemment du monde que mon maître fut de re-
tour. Je ne doutais point qu'ayant un aussi grand sujet qu'il en avait de
se plaindre de sa nymphe, il ne revînt détaché de ses attraits, ou tout au
moins résolu d'y renoncer. Dansceite pensée, je m'applaudissais de mon
ouvrage. Je me représentais le plaisir qu'auraient les héritiers naturels
dedon' Gmzale, (juand ils apprendraient que leur parent n'était jdus le
jouet d'une passion si contraire à leurs inlérèls. Je me llattais qu'ils m'en
tiendraient compte, et qu'enfin j'allais me distinguer des autres valets
de chambre, qui sont ordinairement plus disposés à maintenir leurs maî-
tres dans la débauche qu'à les en retirer. J aimais l'honneur, et je pen-
sais avec plaisir que je passerais pour le coryph-c des domcsliques. Mais
une i!ée si agréable s'évanouit quelques heures après. Mon patron ar-
riva. Mon anii, me dil-il, je viens d'avoir un entretien très-vif avec Eu-
frasie. Je l'ai traitée d'ingrate et de pi'rUde ; je l'ai accablée do reproches.
S:ii.s-tu bien ce qu'elle m'a répondu '? Que j'avais tort d'écouler des valets.
Elle soutient que tu m'as fait un faux rapport. ïu n'es, si on l'eiî croit,
qu'un imposteur, qu'un valet dévoué à mes neveux, pour l'amour de
qui lu n'épargnerais rien pour me brouiller avec elle. J'ai vu couler de ses
yeux des pleurs, mais des pleurs véritables. Elle m'a juré, par ce qu'il y
â de plus sacré, qu'elle ne t'a fait aucune proposition, et qu'elle ne voit
pas un homme. Béalrix, qui me parait une bonne fille, incapable de
mentir, m'a prolesté la même ciiose; de sorte que malgré moi ma
colère s'est apaisée.
Eh quoi ! monsieur, interrompis-je avec douleur, douiez-vous de ma
sincérité? vous défiez-vous... Non, mon enfant, interrompit-il ;i son tour;
je te rends justice. Je ne te crois |ioint d'accord avec mes neveux Je suis
persuadé que mon intérêt seul te touche, et je t'en sais bon gré ; mais,
après tout, les apparences sont trompeuses: peut-être u'as-lu pas vu effec-
tivement ce que tu t'imaginais voir; et, dans ce cas, juge jusqu'à quel point
ton accusation doit être désagréable à Eufrasie ! Quoi qu'il en soil, c'est
une femme que je ne puis m'empêcher d'aimer; c'est mon sort : il faut
même que je lui fasse le sacrilice qu'elle exige de mon amour, et ce sacri-
fice est de te donner ton congé. J'en suis lâché, mon pauvre Gil Blas, pour-
suivit-il, et je t'assure que je n'y ai consenti qu'à regret; mais je ne
saurais faire autrement : compatis à ma faiblesse ; ce q\ii doit te conso-
ler, c'est que je ne te renverrai pas sans récompense. De^ plus, je pré-
tends le placer chez une dame de mes amies, où tu seras fort agréable-
ment.
Je fus bien mortifié de voir tourner ainsi mon zèle contre moi. Je
maudis Eufrasie. et déplorai la faiblesse de don Gonzale, de s'en êlre
laissé posséder. Le bon vieillard sentait assez qu'en me congédianl jiour
plaire seulement à sa maîtresse, il ne faisait pas une action des plus vi-
riles : aussi, pour compenser sa mollesse et me mieux faire avaler la
])ilulc, il me donna cinquante ducats, et me mena le jour suivant chez la
marquise de Chaves, à laquelle il dit, en ma présence, que j'étais un
jeune homme qui n'avait que de bonnes qualités ; qu'il m'aimait, et que
des raisons de famille ne lui permettant pas de me retenir à son service,
il la priait de me prendre au sien. Elle me reçut dés ce moment au nom-
bre de ses donipsiijues, si bien (jne je me trouvai tout à coup dans une
nouvelle maison.
CII.M'lTllE VIII.
ne quel caractère clail l.i marquise de Chaves, r( quelles personnes allaient ordinairemcju
chez elle.
U marquise de Chaves était une veuve do tren'c-cinq ans, belle, grande
et bien faite. Elle jouiss;iit d'un revenu de dix mille ducats, cl n'avait
point d'enfants. Je n'ai jamais vu de femme plus sérieuse, ni qui parlât
moins. Cela ne rcmpccliait pas de passer pour la dame de .Madrid la ijlus
spirituelle. Le grand concours de personnes de qualité et de gens de
lettres qu'on voyait chez elle tous les jours contribuait peut-être plus que
.son mériie à lui donner cette réputation. C'est une chose que je nt dé-
ciderai point. Je me contenterai de dire que son nom l'imiportail \uie
idée de génie supérieur, et que sa maison était apiicléc par excellente
dans la ville, le bureau d-s ouvrages d'esprîl. '
El'feclivemenl on y lisait chaque jour taulot des poèmes dramatiques
cl taiilôl d'aulri'S poésies. Mais on n'y faisait guère que des lectures sé-
neiises ; 1rs pièces comiques y étaient méprisées. Un n'y regardait la
meilleuie CDnie.lic ou le roman le plus ingénieux et le plus cave nue
comme une faible production qui ne inérUiit aucune louange ; au lieu
que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y pas-
sait pour le plus grand effort de l'esprit humain. Il arrivait souvent
que le public ne confirmait pas les jugements du bureau, et que même il
sifllait quelquefois impoliment les pièces qu'on y avait fort applaudies.
J'étais mailre de salle dans cette maison, c'est-à-4ire que mon emploi
consistait à tout préparer dans l'appartement de ma maîtresse pour rece-
voir la compagnie, à ranger des chaises pour les hommes et des carreaux
pour les femmes : après quoi je me tenais à la porte de la chambre, pour
annoncer et iniroduire les personnes qui arrivaient. Le premier jour, à
mesure que je le; faisais entrer, le gouvcrneir des pages, qui par hasard
était alors dans l'anlichambie avec moi, me les dépeignait agréablement.
Il se nommait André Molina. Il était naturellement froid et railleur, et
ne manquait pas d'esprit. D'abord un évêque se présenta. Je l'annonçai ;
et, quand il fut entré, le gouverneur me dit : Ce prélat est d un carac-
lère assez plaisant. Il a quelque crédit à la cour ; mais il voudrait bien
persuader qu'il en a beaucoup. Il fait des offres de services à lonl le
inonde, et ne sert personne. Un jour il rencontre chez le roi un cavalier
qui le salue; il l'arrête, l'accable de civilités, et lui serrant la main: Je
suis, lui dit-il, t lut acquis à Volrc Seigneurie. Mettez-moi, de grâce, à
l'épreuve; je ne mourrai point content, si je ne trouve une occasion de
vous obliger. Le cavalier le remercia d'une manière pleine de reconnais-
sance; et, quand ils furent tous deux séparés, le prélat dit à un de ses
officiers qui le suivait : Je crois connaître cet hommt-là ; j'ai une idée
confuse de l'avoir vu quelque part.
Un moment après l'évêque, le fils d'un grand parut ; et lorsque je l'eus
inlroluil dans la chambre de ma maîtresse, Ce seigneur, me dit Molina,
est encore un original. Ininginez-vous qu'il entre souvent d.ius une mai-
son pour traiter d'une affaire importante avec le mailre du logis, qu'il
quille sans se souvenir de lui en parler. Mais, ajouta le gouverneur en
vovant arriver deux femmes, voici dona Angela de Penafiel et dona
Margarila de Montaivan. Ce sont deux dames qui ne se ressemblent nul-
lement. Dona Margarila se pique d êlre philosophe ; elle va tenir tête
aux plus profonds docteurs de S.ilamanque, et jamais ses raisonnemenis
ne céderoHl à leurs raisons. Pour dona Angela, elle ne fait point la sa-
vante, quoiqu'elle ail l'esprit cultivé. Ses discours ont de la justesse, ses
pensées sont fines, ses expressions délicates, nobles et naturelles. Ce
dernier caractère est aimable, dis-je à Molina; mais l'aulre ne convient
guère, ce me semble, au beau sexe. Pas trop, répondii-il en souriant; il
y a même bien des hommes qu'il rend ridicules. Madame la marquise,
noire maîtres.se, continua-t-il, est aussi un peu grippée de pliiloso|diie.
Qu'on va disputer ici aujourd'hui ! Dieu veuille que la religion ne soil pas
intéressée dans la dispute !
Comme il acliev:iil ces mots, nous vîmes entrer un homme sec, qui
avait l'air grave et renfrogné. Mon gouverneur ne l'épargna point. Celui-
ci, me dit-il, est un de ces esprits sérieux qui veulent passer pour de
grands génies, à la faveur de leur silence on de quelques .sentences tirées
deSénè que, et qui ne sont que de sols personnages, à les examiner fort
sérieusement. 11 vint ensuite un cavalier d'assez belle taille, qui avait la
mine grecque, c'est-à-dire le maintien plein de suffisance. Je demandai
ipii c'ét-iit. C'est un poêle dramaiiipie, me dit Molina. 11 a fait cent raille
vers en sa vie, qui ne lui ont pas rapporté quatre sous ; mais, en récom-
pense, il vient avec six lignes de prose de se f.iire un établissement con-
sidérable.
J'allais m'éelaiicir de la nature d'une fortune faite à si peu de frais,
quand j'entendis un grand bruit sur l'escalier. Bon, s'écria le gouver-
neur, voici le licencié Campanaiio. Il .s'annonce lui-même avant qu'il
paraisse; il se met à parler des la porte de la rue, et en voilà jusqu'à ce
qu'il soit sorti de la maison. En eflel, tout retentissait de la voix ,dii
bruyant licencié, qui entra enfin dans l'antichambre avec un bachelier
de ses amis, et qui ne déparla point tant que dura sa visite. Le seigneur
Campanario, dis-je à Molina, est apparemment un beau génie. Oui, ré-
pondit mon gouverneur, c'est un homme qui a des saillies brillantes, des
expressions détournées ; il est réjouissant. Mais, outre que c'est un par-
leur impitoyable, il ne laisse pas de se répéter; et, pour n'estimer les
choses qu'autant qu'elles valent,jc croîs que l'air agréable et comique qui
assai.soiine ce qu'il dit en fait le plus grand mérite. La meilleure partie
de ses traits ne ferait pas grand honneur à un recueil de bons mots.
Il vint encore d'autres personnes, dont Molina me fit de plaisants por-
traits. Il n'oublia pas de me peindre aussi la manpiise, et sa peinture fut
de mon goût. Je vous donne, me dit-il, noire patronne pour un esprit
assez uni, malgré sa philosophie. Elle n'est poini d'une humeur difficile,
el on a peu de c.i|)rices à essuyer en la servant. C'est une femme de qua-
lité des plus raisonnables que je connaisse ; elle n'a même aucune pas-
sion. Elle est sans goût pour Jc jeu comme jiour la galanterie, el n'aime
que la conversation. Sa vie serait bien cuimyeusc pour la plii|iarl des
(lames. Le gouverneur, par cet éloge, me prévint" en faveur de ma
mailressc. Cependant, quelques jours après, je ne pus m'empêcher de la
soupçonner de n'être pas si euncniic de l'amour, et je vais dire sur quel
fondement je conçus ce soupçon.
Un malin, pendant qu'elle était à sa toilette, il se présenta devant moi
un petit homme de quarante ans, désagréable de sa ligure, plus cra.sseux
3ue l'auteur Pedro de Moya, et fori bossu par-dessus le marché. 11 me
il qu'il voulait parler à madame la marquise. Jc lui demandai de quelle
part. De la mienne, ré|)ondit-il fièremeni. Dites lui qui! je suis le cava-
lier dont elle s'entretint hier avec dona .\iina de Valasco. Je l'introduisis
GIL BLAS.
daii» l'appai leiiieiit Je ma mailresse, it je l'annonçai. La marquise fit
aussitôt une exclamation, et dit avec un transport de joie qu'il pouvait
entrer. Elle ne se contenta pas de le recevoir favorablement, elle obligea
tontes ses femmes à sortir de la chambre ; de sorte que le petit bossu,
plus heureux qu un hoiméle homme, y demeura seul avec elle. Les sou-
brettes et moi nous rimes un peu de ce beau lêle-a-lête, qui dura prés
d'une heure; après quoi mi jiatronne congédia le bossu eu lui faisant des
civilités qui marquaient qu'elle était trés-contente de lui.
Elle avait effectivement pris tant de plaisir à son entretien, qu'elle me
dit le soir en particulier : Gil Blas, ciuaud le bos.su reviendra, faites-le
entrer dans mon appartement le plus secrètement que vous pourrez. Ce
commandement, je l'avoue, me donna d'élraugcs soupçons ; néanmoins,
suivant l'ordre de la marquise, dés que le petit homme revint, et ce fut
le lendemain malin, je le conduisis par un escalier dérobé jusque dans la
chambre de madame. Je fis pieusement la même chose deux ou trois fuis,
et je conclus de là que la marquise avait des inclinations bizarres, ou
que le bossu faisait le personnage d'un entremetteur.
Ma foi, disais je, prévenu deœtte opinion, si ma maîtresse aime quel-
que homme bien fait, je lui pardonne ; mais, si elle est entêtée de ce
magot, franchement je ne puis excuser celte dépravation de goût. Que je
jugeais mal de la patronne ! Le petit bossu se mêlait de magie, et comme
ou avait vanté suu savoir A la marquise, qui se prêtait volontiers aux
prestiges des charlatans, elle avait des entretiens particuliers avec lui. Il
faisait voir dans le verre, montrait à tourner le sas, et révélait pour de
l'argent tous les mystères de la cabale : ou bien, pour parler plus
juste, c'était un fripon qui subsistait aux dépens des personufs trop cré-
dules : et l'on disait qu'il avait sous contribution plusieurs femmes de
qualité.
CU-VriTRE IX.
Par quel iucidcjit Cil Blas sorlll de cheî la marquise de Cliavcs: el re qu'il doviiil.
II y avait six mois que je demeurais chez la marquise de Chaves, et
j'étais fort content de ma condition. Mais la destinée que j'avais à rem-
plir ne me permit pas de faire un plus long séjour dans la maison de
cette dame, ni même à Madrid. Voici l'aventure qui m'obligea de m'en
éloigner.
Parmi les femmes de ma maîtresse, il y en avait une qu'on appelait
Porcie. Outre qu'elle était jeune et belle, je la trouvai d'un si bon ca-
ractère, que je m'y attachai san-i savoir qu'il me f.mdi'ait disputer son
cœur. Le secrétaire de la marquise, homme fier et jalou.x, était épris de
ma belle. II ne s'aperçut pas plutôt Je mon amour, que, saus chercher
à s'éclaircir Je quel œil Porcie me voyait, il résolut de me faire tirer
l'cpée. Pour cet effet, il me donna rendez-vous un malia dans un en-
droit écarté. Comme c'était un petit homme qui m'arrivait à peine aux
épaules, et qui me paraissait très-faible, je ne le crus pas un rival fort
dangereux. Je me rendis avec confiance au lieu où il m'avait appelé. Je
comptais bien de remporter une victoire aisée, et de m'e;i faire un mé-
rite auprès de Porcie ; mais l'événement ne répondit point à mon at-
tente. Le petit secrétaire, qui avait deux ou trois ans de salle, me désar-
ma comme un enfant ; et me iirésentant la pointe de son épée, Prépare-
loi, me dit-il, à recevoir le coup de la mort, ou bien donne moi la
parole d'honneur (|ue tu sortiras aujourd'hui de chez la marquise de
Chaves, cl que lu ne penseras plus à Porcie. Je lui fis voluutiers celle
promesse, et je la lins sans répugnance. Je me faisais une peine de pa-
raître devant les domestiques Je notre hôtel après avoir clé vaincu, et
surtout devant la belle Uéléneqni avait fait le sujet de notre combal. Je
ne retournai au logis que pour y piendre tout ce une j'avais de nippes
et d'argent; et dés le mcmc joiirje marchai vers ToléJe, la bourse assez
bien garnie cl le dos cli,.rgé d'un paquet composé de toutes mes hardcs.
Quoique je ne me fusse point engagé à quitter le séjour de Madrid, je ju-
geai a piopos de m'en écarter, du moins pour quelques années. Je for-
mai la résolution de parcourir l'Espagne, el de m'arrèler de ville en
ville. L'argent que j'ai, disais-je, mo mènera loin : je ne le dépenserai
Iias indiscrètemciit; cl, quand je n'en aurai plus, je me ri mettrai à servir.
In garçon fait comme je suis trouvera des conditions de reste quand il
lui plaira d'en chercher ; je n'aurai qu'à choisir.
J'avais particulièrement envie de voir ToléJe; j'y arrivai au bout de
trois jours. J'allai loger dans une bonne hôtellerie, où je passai pour un
cavalier d'importance, à la faveur de mon habit d'homme à bonnes for-
tunes, dont je ne manquai pas de me iiarer ; et, jiar des airs Je peiii-
mailre que j'affectai de me donner, il dépendit de moi de lier commerce
avec de jolies femmes qui demeuraient dans mon voisinage; mais ayant
appris ipi'il fallait débuter clnz elles par une grande dépense, cela brida
mes désirs, et me scnlanl toujours du goût pour les voyages, après avoir
vu tout ce (ju'on voit de curieux à ToléJe, j'en partis un jour au lever
de l'aurore, et pris le chemin de (iuença, dans le dessein d'aller en
Aragon. J'i ntrai la seconde journée dans une hôtellerie que je trouvai
sur la roule; et, dans le temps <|ue je commençais i m'y rafraîchir, il
survint une troupe d'archers de la sainte llermaiidad. Ces messieurs de-
mandèrent du vin, se mirent à boire, el j'cnlendis qu'en buvant ils fai-
saient le portrait d'un jeune honjnic qu iK avaient ordre d'aricter. Le
cavalier, disait l'un d'entre eux, n'a pas plus de vingt-trois ans; il a de
longs cheveux noirs, une belle taille, le nez aquilin, et il est monté sur
un cheval bai-brun.
Je les écoulai sans paraître faire quelque altention à ce qu'ils disaient,
et véritablement je ne m'en souciais guère. Je les laissai dans l'hôtellerie,
el continuai mon chemin. Je u'eus pas fait un demi-quart de lieue, que
je reucontr.ii un jeune cavalier fort bien fait, et monté sur un cheval
châtain. Par ma foi, dis-je en moi-même, voici l'homme que les archers
cherchenl, ou je suis bien trompé. 11 a une longue chevelure noire et le
nez aquilin ; c'est assurément lui qu'on veut pincer. 11 faut que je lui
rende un bon office. Seigneur, lui Jis-je, permetiez-moi de vous demander
si vous n'avez point sur les bras (jnelque alfaii-e d'honneur. Le jeune homme,
sans me répoudre, jeta les yeux sur moi, et parut surpris de ma qiiestion.
Je l'assurai que ce n'él.iif iioint par curiosité que je venais de lui adres-
ser ces paroles. Il en fut bien persuadé quand je lui eus rapporté tout ce
que j'avais entendu dans l'hôtellerie. Généreux inconnu, me dil-il, je ne
vous dissimulerai point que j'ai sujet de croire qu'effectivement c'est à
moi que ces archers eu veulent ; ainsi je vais suivre une autre route pour
les éviter. Je suis d'avis, lui répliquai-je. que nous cherchions un en-
droit ou vous soyez sûrement, et où nous puissions nous mettre à cou-
vert d'un orage ([ue je vois dans l'air, el qui va bientôt tomber. En
même temps, nous découvrîmes et gagnâmes une allée d'arbres assez
touffus, qui nous couduisit au pied d'une montagne, où nous trouvâmes
un ermitage.
C'était une grande et profonde grotte que le temps avait percée dans
la montaL'ue ; et la main des hommes y avait ajouté un avanl-cor|is de
logis bàti^de rocailles et de coqui lages' et tout couvert de gazon. Les
environs élaient parsemés de mille soVtes Je Heurs qui parfumaient l'air ;
et l'on voyait auprès de la grotte une petite ouverture Jans la monta-
gne, par où sortait avec bruit une source d'eau qui courait se répandre
dans une prairie. Il y avait à l'entrée de cette maison solitaire un bon
ermite qui paraissait accablé Je vieillesse. Il s'appuyait d'une main sur
un bâton, el de l'autre il tenait un rosaire à gros grains, de vingt dizai-
nes pour le moins. 11 avait la tête enfoncée d ni un bonnet de laine brune
à longues 01 eilles, et sa barbe, plus blanche ipie la neige, lui descendait
jusqu'à la ceinture. Nous nous approchâmes Je lui. Mon père, lui dis.-je,
voulez-vous bien que nous vous JeiuanJions un asile contre l'orage qui
nous menace? Venez, mes enfants, répondit l'anachorète après m'avoir
regardé avec altention ; cet crmilage vous est ouvert, et vous y | cuirez
demeurer tant qu'il vous plaira. Pour votre cheval, ajoula-t-il en nous
montrant l'avant-corps de logis, il sera fort bien là. Le cavalier qui
m'accompagnait y fil entrer son cheval, et nous suivîmes le vieillard dans
la grotte.
Nous n'y fûmes pas plutôt, qu'il tomba une grosse pluie, entremêlée
d'éclairs et de coups de tonnerre épouvantables. L'ermite se mil à genoux
devant une image de saint Pacôme ((ui était collée contre le mur, et nous
en finies autant à son exemple. Cependant le tonnerre cessa. Nous nous
levâmes; mais comme la pluie continuait et que la nuit n'était pas fort
éloignée, le vieillard nous dit: Mes enfants, je ne vous conseille pas
de vous remet Ire en chemin par ce temps-la, à moins que vous n'ayez
des affaires bien pressantes. Nous répondîmes, le jeune homme el moi,
que nous n'en avions point qui nous défendissent de nous arrêter, et
que, si nous n'appréhendions pas/de l'incommoder, nous le prierions de
nous laisser passer la nuit dans son ermitage. Vous ne m'incommoderez
point, répliqua l'ermite. C'est vous seuls qu'il faut plaindre. Vous serez
fort mal couchés, et je n'ai à vous offrir qu'un repas d anachorète.
.\prés avoir ainsi parlé, le saint homme nous Ut asseoira une petite
table, et nous présentant quelques ciboules avec un morceau de pain et
une cruche d'eau : Mes enfants, repril-il, vous voyez mes repas ordinai-
res : mais je veux aujourd'hui faire un excès pour l'amour de vous. A ces
mots, il alla ju-eudre un peu de fromage et Jeux |)oignées de noisettes
qu'il elala sur la table. Le jeune homme, qui n'avait pas grand appétit, ne
lit guère d'honneur à ces mets. Je m'aperçais, lui dil l'eimile, que vous
êtes accoutumé à de meilleures tables que la mienne, ou plutôt que la
sensualité a corrompu votre goût naturel. J'ai été comme vous dans le
miuide. Les viandes les plus délicates, les ragoûts les plus exquis n'e-
taienl pas trop bons pour moi; mais depuis que je vis dans la solitude,
j'ai rendu à mon goût toute sa pureté. Je n'aime présentement que les
racines, les fruits^ le lait, eu un mot, que ce qui faisait loule la nourri-
ture de nos premiers pères.
Tandis qu'il parlait de la sorte, le jeune homme tomba dans une pro-
fonde rêverie. L'ermite s'en aperçut.' Mon fils, lui dit-il, vous avez l'es-
iirii embarrassé. iSc puis-je savoir ce qui vous occupe'.' Onvre/.-moi votre ^
cœur. Ce n'est point par curiosité que je vous en jiresse, c'est la seule
chaiité qui m'anime. Je suis dans un âge à donner des conseils, cl vous
êtes peut-être dans une situation à en avoir besoin. Oui, mon père, ré-
pondit le cavalier en soupirant, j'en ai besoin saus douie. et .je veux
suivre les vôtres, puisque vous avez la bonté de me les offrir. Je crois
que je ne risque rien à me découvrir à un homme tel que vous. Non, mon
fils, dil le vieillard, vous n'avez rien à craindre ; on peut me f.ure toute
sorte de confidences. Alors le cavalier lui parla dans ces termes :
56
GIL BLAS.
CHAPITRE X.
Hisioire de Jon Alphonse et de la belle SiTa|>h;nc.
Je ne VOUS déguiserai rien, mon père, non plus qu'à ce cavalier qui
m'écoule : après la générosité qu'il a fait paraître, j'aurais lort de me
défier de lui. Je vais vous apprendre mes malheurs. Je suis de .Madrid, et
voici mon origine. Un ofiicier de la g.irde allemande, nommé le liaron
d? Steinbach, rentrant un soir dans sa maison, aperçut au pied de l'esca-
lier un paquet de linge l)lauc H le prit et remporta dans l'appartement
de sa femme, où il se trouva que c'était un enfant nouveau-né, enïclop|ié
dans une toilette fort pro|U-e, avec un billet par lequel on assurait qu'il
appartenait à des personnes de qualité qui se feraient connaître un jour;
et l'on ajoutait qu'il avait été baptisé et nommé Alphonse. Je suis cet
enfant malheureux, et c'est tout ce que je sais. Victime de l'honneur ou
de l'inQdélilé, j'ignore si ma mère ne m'a point exposé seulement pour
«cher de honteuses amours, ou si, s'duiie par un amant parjure, elle
s'est trouvée dans la cruelle nécessité de me désav luer.
Quoi qu'il en soit, le baron et sa femme furent touchés de mon sort ;
et comme ils n'avaient point d'enfants, ils se déterminèrent à m'élever
sous le nom de don Alphonse. A mesure que j'avançais en âge, ils se sen-
taient attachera moi. Mes manières llaiteusesel comjilaisantes excitaient
à tous moments leurs caresses. Enfin j'eus le bonheur de m'en faire aimer.
Ils me donnèrent toute sorte de maîtres. Mon éducation devint leur
unique étude; et, loin d'attendre impatienmient que mes parents se dé-
couvrissent, il semblait au contraire qu'ils sauhiilassent que ma naissance
demeurât toujours inconnue. Dos que le biron me vit en état de porter
les armes, il me mit dans le service. 11 obtint pour moi une enseigne, me
lit faire un petit équipage ; et, pour mieux m'animer à chercher les oc-
casions d'acquérir de la g'oire, il me représenta que la carrière de Ihon-
neur était ouverte à tout le monde, et que je pouvais dans la guerre me
faire un nom dl'antant plus glorieux, que je ne le devrais qu'à moi seul.
En même temps il me révéla le secret de ma naissance, qu'il m'avait
caché jusque-là. Comme je passais pour son fils dans Mndrid. et que j'a-
vais cru l'circ effectivemeMl, je vous avouerai que celte confidence me fil
beaucoup de peine. Je ne pouvais et ne puis encore y penser sans houle.
Plus mes senlimeuls semblent m'assurer dune noble origine, plus j'ai
de confusion de me voir abandonné des personnes à qui je dois le jour.
J'allai servir dans les Pays-Bas : mais la pai.ï se fil fort peu de temps
■après; et, l'Espagne se trouvant sans ennemis, mais non sans envieux,
je revins à Madrid, où je reçus du baron et de sa femme de nouvelles
marques de tendresse. Il y avait d'^j.i deux mois que j'étais de retour,
lorsqu'un petit page entra" dans ma chambre un matin, et me présenta
un billet à peu prés conçu dans ces termes : Je ne suis ni laide ni mal
faite, cl cependant vous me voyci souvent à mes fenêtres sans m'aga-
cer. Ce procédé répond mal à votre air galant; et j'en sais si piquée,
que je voudrais bien, pour m'en venger, vous donner de l'amour.
Après avoir lu ce billet, je ne doutai point qu'il ne fût d'une veuve
appelée Léonor, <pii demeurait vis-à-vis de notre maison, et qui avait la
réiuitatiou d'être i'']rtco|ue!le. Je questionnai là-dessus le |ietit page, qui
voulut d'abord faire le discret; mais, pour un ducat que je lui donnai,
il satisfit ma curiosité. 11 se chargea même d'une réjionse par laquelle
je mandais à sa maîtresse que je reconnaissais mon crime, et que je sen-
tais déjà qu'elle était à demi vengée.
Je ne fus pas insensible à cette façon de conquête. Je ne sortis point
le reste de la journée, et j'eus grand soin de me tenir à mes fenêtres
pour observer la dame, qui n'oublia pas de se montrer aux siennes. Je
lui fis des mines. Elle y répondit; et dés le lendemain elle me manda
par son petit page, que si je voulais la nuit jirochaine me trouver dans la
rue entre onze heures et minuit, je pourrais l'entretenir à la fenêtre
d'une salle basse. Quoique je ne me sentisse pas fort amoureux d'une
veuve si vive, je ne laissai pas de lui faire une réponse irès-passionnée,
et d'atiendre la nuit avec autant d'impatience que si j'eusse été bien tou-
ché. Lorsqu'elle fut venue, j'allai me |u-omener au Prado jusqu'à l'heure
du rendez-vous. Je n'y étais pas encore arrivé, qu'un homme monté sur
un beau cheval mit tout à coup pied à terre auprès de moi ; et m'abor-
dant d'un air brusque : Cavalier, me dit-il, n'êtes-vous pas fils du baron
de Steinhach? Oui, lui répondis-je. C'est donc vous, repril-il, qui devez
cette nuit entretenir Léonor à sa fenêtre? J'ai vu ses lettres et vos ré-
]ionses; son page me lésa montrées; et je vous ai suivi ce soir depuis
votre maison jusqu'ici, jiour vous apprendre que vous avez un rival dont
la vanité s'iniligne d'avoir un ctciir à disputer avec vous. Je crois qu'il
n'est pas besuin de vous en dire davantage. Nous sommes dans nu en-
droit écarté, battons-nous, à moins que, pour éviter le chàiimcnt que
je vous apprête, vous ne me promettiez de rompre tout commerce avec
Léonor. Sacrifiez-moi les espérances que vous avez conçues, ou bien je
vais vous ôter la vie. H fallait, lui dis-je, demander ce sacrifice, et non
pas l'exiger. J'aurais pu l'accorder à vos prières, mais je le refuse à vos
menaces.
Eh bien, répliqua-l-il après avoir attaché son cheval à un arbre, bat-
tons-nous donc. Il ne convient point à une personne de ma ([ualité de
s'abaisser à jirier un homme de la votre. La plupart même de mes pareils,
à ma place, se vengeraient de vous d'une manière moins honorable. Je
me sentis choqué de ces dernières paroles; et, voyant qu'il avait d'j;i lire
son épée, je tirai aussi la mienne. Nous nous battîmes avec tant de furie,
que le combat ne dura pas longtemps. Soit qu'il s'y prit avec trop d'ar-
deui-, soit que je fusse plus adroit que lui, je le perçai bientôt d un coup
mortel. Je le vis chanceler et tomber. Alors, ne songeant plus qu'à me
sauver, je montai sur son projire cheval, et pris la route de Tuléde. Je
n'osai retourner chez le baron de Steinhach, jugeant bien que mon aven-
ture ne ferait que l'aflliger ; et, quand je me représenlais tout le péril oii
j'étais, je croyais ne pouvoir assez tôt m'éloigner de Madrid.
En faisant là-dessus les plus tristes réflexions, je marchai le reste de la
Huit et toute la matinée. Mais sur le midi il fallut m'arrêter pour faire-
reposer mon cheval et laisser passer la chaleur, qui devenait insuppor-
table. Je demeurai dans un village jusqu'au coucher du soleil ; après
quoi, vou'aut aller tout d'une traite à Tolède, je continuai mon chemin.
J'avais déjà gagné lllescas et deux lieues par delà, lorsque, environ sur le
minuit, un orage pareil à celui d'aujourd'hui vint me surprendre au mi-
lieu de la campagne. Je m'approchai des murs d un jardin que je d 'cou-
vris à quelques pas de moi ; et, ne trouvant pas d'abri plus commode, je
me rangeai avec mon cheval, le mieux qu'il me fut possible, aujirés de la
jiorle d'un cabinet (pii était au bout du mur, et au-dessus de laquelle il y
avait un balcon. Comme je m'appuyais contre la porte, je sentis qu'elle
était ouverte; ce que j'attribuai a la négligence des donie.sliques. Je mis
pied à terre; et, moins par curiosité que pour être mieux à couvert de la
pluie, qui ne laissait )ias de m'incommoder sous le balcou, j'entrai dans
le cabinet avec mon cheval que je tirais par la bride.
Je m'altachai, pendant l'orage, à observer les lieux où j'étais ; et, quoi-
que je n'eu pusse guère juger qu'à la faveur des éclairs, je connus bien
que c'était une maison qui ne devait point appartenir à des personnes du
commun. J'attendais toujours que la iiluie cessit, pour me remettre en
chemin; mais une grande lumière que j'aperçus de loin me fit prendre
une autre résolution. Je laissai mon cheval dans le cabinet, dont j'eus
soin de fermer la porte; je m'avançai vers cetle lumière, persuade que
l'on était encore sur pied dans cette maison, et résolu d'y demander un
logement pour cetle nuit. Après avoir traversé quelques allées, j'arrivai
jires d'un salon, dont je trouvai aussi la porte ouverte. J'y entrai; et,
ipiand j'en eus vu toute la magnificence à la faveur d'un beau lustre de
cristal où il y avait quelques bougies, je ne doutai point que je ne fusse chez
un grand sei.iineur. Le pavé eu était de marbre, le lambris fort pro| re et
artistement doré, la corniche admirablement bien travaillée, et le pla-
fond me parut l'ouvrage des plus habiles peintres. Mais ce que je regar-
dai particulièrement, ce fut une infinité de bustes de héros espagnols,
que soutenaient des escabellons de marbre jaspé qui régnaient autour du-
salon. J'eus le loisir de consiiérer toutes ces choses; car j'avais beau de
temps en temps prêter une oreille attentive, je n'entendais aucun bruit,
ni ne voyais paraître personne.
11 y avait à l'un des cotés du salon une porte qui n'était que poussée ;
je l'entr'ouvris, et j'aperçus une enfilade de chambres dont la dernière
seulement était éclairée. Que dois-je faire? dis-je alors en moi-même.
M en retournerai-je, ou serai-je assez hardi pour pénétrer jusqu'à cette
chambre? Je pensais bien que le parti le plus judicieux, c'était de retour-
ner sur mes pas; mais je ne pus résistera ma curiosité, ou, pour mieux
dire, à la force de mon étoile qui m'entraînait. Je m'avance, je traverse
les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de la lumière, c'est-à-dire
une bougie qui brûlait sur une table'de marbre, dans un flambeau de
vermeil. Je remarquai d'abord un ameublemeiit d'été très-propre et trés-
galant; mais bientôt, jetant les yeux sur un lit dont les rideaux étaient à
demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un objet qui attira mon aiten-
tion tout entière. C'était une jeune dame qui, malgré le bruit du tonnerre
qui venait de se faire entendre, dormait d'un profond sonnneil. Je m'ap-
prochai d'elle tout doucement; et, à la clarté que la bougie me prêtait,
je démêlai un teint et des traits qui m'éblouirent. Mes esprits tout à coup
se troublèrent à sa vue. Je me sentis saisir, transporter; mais, quelques
mouvements qui m'agitassent, l'opinion que j'avais de la noblesse de son
sang m'empêclia de former une pensée téméraire, et le respect l'emporta
sur le sentiment. Pendant que je m'enivrais du plaisir de la coutem| 1er,
elle se réveilla.
Imagiuez-vous quelle fut sa surprise de voir dans .sa chambre et au
milieu de la nuit un homme (pi'elle ne connaissait point. Elle frémit en
m'apercevaut, et fit un grand cri. Je m'efforçai de la rassurer ; et, met-
tant un genou en terre, Madame, lui dis-je, ne craignez rien ; Je ne viens
point icipour vous nuire. J'allai.-- continuer: mais elle était si effrayée,
qu'elle ne m'écouta point. Elle appelle ses femmes à plusieurs reprises;
et, comme personne ne lui répondait, elle prend une robe de c'.iambre
légère qui était au pied de son lit, .se lève brusquement, et nasse dans les
clianibres que j'avais traversées, en appelant encore les filles qui la ser-
vaient, aussi bien qu'une sœur cadetle qu'elle avait sous sa conduite. Je
m'attendais à voir arriver tous les valets, et j'avais lieu d'appréhender
que, sans vouloir m'entendre, ils ne métissent un mauvais traitement ;
mais, par bonheur pour moi, elle eut beau crier, il ne vint à ses cris
qu'un vieux domestique qui ne lui aurait pas èlé d'un grand secours si
elle eût eu quelque chose à craindre. Néanmoins, devenue un peu plus
hardie par sa |irésencc, elle mi; demanda fièrement qui j'étais, par où et
pourquoi j'avais eu l'audace d'entrer dans sa maison. Je coinmeuçai
alors à me justifier, cl je ue lui eus pas sitôt dit que j'avais trouvé la
GIL BLAS.
51
porte du caldnel du jardin ouveile, ((u'clle s'écria dans le luonienl :
Jiisle ciel, quel soupron me nent dans lespril !
En disant ces p.iroles, elle alla prendre la bougie sur la table : elle
ji.ircourut toutes les chambres l'une afiràs l'autre, et elle n'y vit ni ses
lemnies ni sa srenr ; elle remnniua même qu'elles avaient enjporté toutes
leurs bardes. Ses soupçons ne lui paraissant alors que Iro'p bicMi éclaircis,
elle vint à moi avec beaucoup d'éniolion, et me dit : l'erlide, n'ajoute
pas la feinte à la trahison. Ce n'est poijil le hasard qui t'a fait enirer
ici : tu es de la suite de don Fernnnd de Lcyva, et lu as part à son crime.
Mais n'uspére pas m'échapper; il me reste encore assez de monde pour
l'arrêter. Madame, lui dis-je, ne me confondez point avec vos ennemis. Je
ne connais point don Fernand de Lcyva ; j'ignore même qui vous clés. Je
suis uu malheureu.'s qu une affaire d'honneur oblige à s'iloigner de .Ma-
drid ; et je jure, jiar tout ce qu'il y a de plus sacré, que, sans l'orage qui
m'a surpris, je ne serais point venu chez vous. Jugez donc de moi plus
favorablement : au lieu de me croire complice du crime qui vous ofi'tnse,
croyez moi plutôt disposé à vous venger. Ces derniers mots, et le ton
dont je les prononçai, apaisèrent la dame, qui sembla ne plus me regar-
der comme son eimcmi : mais, si elle perdit sa colère, ce ne fut que
pour se livrer a sa douleur. Elle se mit à pleurer amèrement. Ses larmes
m'attendrirent; et je n'étais guère moins affligé qu'elle, bien que je ne
susse pas encore le sujet de son al'Iliclion. Je ne mécontentai pas dc-
jdeurer avec elle : impatient de venger ^on injure, je me sentis saisir
d'un mouvement de fureur. Madame, m'écriai-je, quel outrage avez-vous
reçu ? Parlez : j'épouse votre ressenliment. Voulez-vous que je coure
après don Fernand, et que je lui perce le cieur? Nommez-moi tous ceii.x
<|u'il vous fiuil imuioliT; conirnandez. (Juelqnes périls, quelques mal-
heurs qui soient al lâchés à votre vengeance, cet inconnu, que vous croyez
d'accord avec vos ennemis, va s'y ex]ioser pour vous.
Ce transjiort surprit la dame, et arrêta le co irs de ses pleurs Ah!
seigneur, me dit-elle, pardonnez ce soupçon à l'état cruel où je me vois.
Ces sentiments généreu.K délrompcnl Seraidiine ; ils m'ôtenl jiisqu'.i la
honte d'avoir un étranger pour témoin d'un affront fait à ma famille.
Oui, noble inconnu, je reconnais mon erri'ur, et je ne reietle pas voire
secours; mais je ne demande point la mort de don Fernand. Eh bien,
madame, rtpris-je, quels services ponvez-vous attendre de moi? Sei-
gneur, repartit Séraphine, voici de quoi je me plains. Don Fernnnd de
Leyva est amoureux de ma sicur Julie, qu'il a vue par hasard à Tolède,
où nous demeurons ordinairement. Il y a trois mois qu'il en lit la de-
mande au comte de Polan, mon père, qui lui refusa son aveu, à cause
d'une vieille inimitié qui règne entre nos maisons. Ma sœur n'a pas en-
core quinze ans ; elle aura eu la faiblesse de suivre les mauvais conseils
de mes femmes, que don Fernand a sans dojile gagnées; et ce cavalier,
averti que nous étions toutes seules en celle maison de campagne, a pris
ce temps pour enlever Julie. Je voudrais du moins savoir quelle retraite
il lui a choisie, allii que mon père et mon frère, qui sont à (Madrid de-
iiuis deux mois, puissent |ueudre des mesures là-dessus. Au nom de
Dieu, ajoula-l-eile, donnez-vous la peine de parcourir les environs de
Tolède ; faites une exacte recherche de cet enlèvement : que ma famille
vous ait celle obligation-là.
La dame ne songeait ]ias que l'emploi dont elle me chargeait ne con-
venait guère ,i un homme ((ui ne pouvait trop tôt sortir de Casiille ;
mais comment y aurait-elle fiiil réflexion? Je n'y pensais pas moi-même.
Charmé du bonheur de me voir nécessaire ,i la plus aimable personne
du monde. j'ac:;(ptai la commission avec transport, et promis de m'en
acquilt r avec aulmldc zèle que de diligence. Eu effet, je u'atlcudis pas
qu'il fut jour pour aller accomplir ma pn)nics.se ; je ([uittai siir-lc-chaïup
S-raphine en la conjurant d6 me pavdonner la frayeur que je lui avais
causée, et l'assurant (|u'elle aurait bientôt de mes inuivelbs. Je sorlis par
ci j'étais entré, mais si occupe de la dame, qu'il ne me fut pis difficile
déjuger que j eli étais déjà fort éjiris. Je m en aperçus encore mieux à
rempiessemcnt que j'avais de courir pour elle, et aii'x amoureuses chi-
mères que je formai. Je me représenlais que Séraphine, quoique possé-
dée de sa douleur, avait remarqué mou amour missanl, el ([u'elle ne
l'avait peut-être pas vu sans plaisir. J • m'imaginais irênie ((ne si je pou-
vais lui porter des nouvelles certaines de sa sreiir, cl que l'affaire tour-
nât au gré de ses souhaits, j'en aurais tout l'honneur.
Don .Mphoiise iiiterromnit en cel endroit le fil de son histoire, et dit
au vieil ermite : Je vous (lemande pardon, mon père, si, troj) plein de
ma passion, je m'étends sur des circonstances (|ni vous ennuii'ut sans
doute. .Non, mon lils, ré|iniidit l'anachorcte, elles ne m'ennuient pas; je
suis même bien aise de savoir jusqu'à quel point vous êtes é|U'is de celle
jeune dame dont vous m'enlielenez ; je rrglerai l.i-des,us mes conseils.
L'es])ril échauffé de ces flatteuses images, reprit le jeune homme, je
cherchai pendant deux jours 1 1 ravi sciir de Jnlic'; mais j'eus beau faire
toutes les perquisitions imaginables, il ne me fut pas possible d'en dé-
couvrir les liaix's. Très inorlilié de n'avoir recueilli aucun finit de nus
recherches, je retournai chez Séraphine, (lue je me peignais dans une
extrême iminiélude. tiepciidanl elle était plus iranquille que je ne pen-
sais. Elle m apprit ipi'ellc avait été plus heureuse que moi ; ipi elle savait
ce que sa sieiir était devenue; qu'elle avait reçu une lettre de don Fer-
nand même, ipii lui mandait qu après avoir seerelemeul épousé Julie, il
l'avait conduite dans un convint de Tolède. J'ai envoyé sa lellre à mon
père, poursuivit Séraphine. J'cspere que la chose pourra se terminer à
l'amiable, el qu'un mariage solennel éteindra bientôt la haine qui sé-
pare depuis si longtemps nos maisons.
Lorsipie la dame m eut instruit du sort de sa sœur, elle parla de la
faligiie qu'elle m'avait ca,nsée, et du péril où elle pouvait m'avoir impru-
demment jelé en m'engageant à poursuivre un ravisseur, sans se souve-
nir que je lui avais dit qu'une affaire d'honneur me faisait prendre la
fuite. Elle m'en fit des excuses dans les termes les pins obligeants. Comme
j'avais besoin de repos, elle me mena dans le salon, où nous nous assîmes
tous deux. Elle avait une robe de chambre de taffetas blanc à raies noi-
res, avec un petit chapeau de la même étoffe el des plumes noires; ce
qui me fil juger qu'elle pouvait êlre veuve. Mais elle me paraissait si
jeune, que jene savais ce quej'eu devais penser.
Si j'avais envie de m'en éclaircir, elle n'en avait pas moins de savoir
qui j'étais. Elle me pria de lui apprendre mon nom, ne doutant pas, di.sait-
elle, à mon air noble, et encore plus à la pitié généreuse qui m'avait fait
entrer si vivement dans .ses intérêts, que je ne fusse d'une famille consi-
dérable. La question in'enibarra.ssa : je rougis, je me troublai; et j'a-
vouerai que, trouvant moins de honte à mentir qu'à dire la vérité, je
répondis que j'étais fils du baron de Sieinbach, officier de la garde alle-
mande. Dites-moi encore, reprit la dame, pourquoi vous êtes sorti de
Madrid. Je vous offre par avance tout le crédit de mon père, aussi bien
que celui de mon frère don Gaspard. C'est la moindre marque de recoii-
naissauce que je puisse donner à un cavalier qui, pour me servir a né;
gligé jusqu'au soin de sa propre vie. Je ne fis point difficulté de lui
raconter toutes les circonstances de mon cnmbnt : elle donna le tort au
cavalier que j'avais tué, et promit il'inlére s r pour moi toute sa maison.
Quand j'eus salisf.iil sa curiosité, je la jn-iai de contenter la mienne.
Je lui demandai si sa foi était libre ou engagée. Il y a trois ans. repondit-
elle, que mon pèie me fil éiiouser don Uiègue de Lara, et je suis veuve
depuis ipiiiize mois Madame, lui dis-je, quel malheur vous a sitôt enlevé
votre éjionx? Je vais vous l'apprendre, seigneur, reparût la dame, jinur
répondre à la confiance que vous venez de me marquer.
Don Diegue de Lara, poursuivit-elle, était un cav.ilier fort bien fait;
mais, (pioi'qu'il eût pour moi une passion violente, et que chai(ue jour
il mit eu usage pour me plaire tout ce que l'amant le jdus tendre et le
(iliis vif fait pour se rendre agréable à ce qu'il aime, quoiqu'il eût mille
bonnes qualités, il ne put toucher mon cœur. L'amour n'est pas toujours
l'effL-t des empressements ni du mérite connu, llélas '. ajouta-t-elle, une
personne que nous ne connaissons point nous eiichanle souvent dés la
première vue. Je ne pouvais donc l'aimer. Plus confuse que char-
mée des témoignages de sa tendresse, et forcée d'y répondre sans
penchant, si'je m'accusais en secret d'ingratitude, je me trouvais aussi
fort à )daiiidre. l'oiir son malheur el ]iour le mien, il avait encore plus
de délicatesse que d'amour. 11 démêlait dans mes actions et dans mes
discoiiis nus mouvements les plus cachés. Il lisait au fond de mou àme.
Il se plaignait à Ions momenis de mon indifférence, el s'eslimail d'autant
plus mallienreui de ne pouvoir me plaire, qu'il savait bien qu'aucun
mal ne l'en empêchait : car j'avais à peine seize ans; et, avant que de
nioffiirsaloi, il avait gagné touies mes femmes, quil avaient assuré que
personne ne s'était encore attiré mon attention. Oui, Séraphine, me di-
sai,'-il souvent, je voudrais que vous fussiez prévenue pour uii autre, et
que cela seul fcilla cause devoire insensibilité pour moi. Mes soins el votre
vertu triompheraient de cel entêtement; mais je désesiiére de vaincre
votre cœur, puisqu'il ne s'est jias rendu à tout l'amour ((ue je vous ai te-
moiu'iié. Fatiguée de l'entendre répéter les mêmes discours, je lui disais
qu'au lieu de troubler son repos el le mieu par irop de délicatesse, il
brait mieux de s'en remettre au temps. Effectivement, à Fâge que j'a-
vais, je n'étais guère pro|n-e à goûter les raflinemenls d'une passion si
délicate; el c'ct'ail le parti que don Diègue devait prendre; mais,_ voyant
qu'une année enlière s'élail écoulée sans (lu'il fut plus avancé ((u'au pre-
mnr jour, il perlit pa ience, ou plulol il perdit la raison; el, feignant
d'avoir a la cour une affaire imporlanle, il partit pour aller servir dans
les PavsBas en i|ualilé de volontaire: el bientôt il trouva dans les périls
ce qu'il y cherchait, c'esi-à-dire la fin de sa vie cl de ses tourments.
Après que la dame eui fait ce récit, le caractère singulier de son mari
devint le sujet de notre entretien. Nous fûmes interrompus par l'arrivée
d'un courrier qui vini renielire à Séra|iliine une lettre du comte de Po-
lan. Elle me demanda permission de la lire; et je remarquai qu'en la
lisant elle devenait jiàle et tremblante. Ajirès l'avoir lue elle leva les
veux au ciel, poussa nu long soupir, et son visage en un moment fut cou-
vert de larmes. Je ne vis point tramiuillemcnt sa douleur. Je me trou-
blai ; et, comme si j'eusse pressenti le coup qui m'allail frapper, une
crainte mortelle vint glicer mes esprits. Madame, lui dis-je d une voix
presque éteinte, puis-je vous demander quels malheurs vous annonce ce
bilU l? Tenez, seigneur, me répondit trisiement Séraphine en nie donnant
la lellre; lisez vous-même ce que mon père m'écrit, llélas! vous n'y
êtes que trop iutéressé.
A ces mots, qui me Crenl frémir, je pris la lettre en tremblant, clj y
trouvai ces paroles : Don Gaspard, voire frère, se battit hier au Prado.
Il reçut un coup d'éfièe, dont il est mort aujourd'hui; el il a déelaré
en mouianique le cavalier qui t'a tué est /ils du baron de Sieinbueh,
o! licier de la garde allemande. Pour surcroît df malheur, le meu-lrier
m'esl éehrip)ie. Il a pris la fuite; mais, en quelque lieu qu'il aille se
cacher, je n'épargnerai rien pour le découvrir. Je vais écrire à quel-
ques youvcrncurs, qui ne manqueront pas de le fairt arrêter s'il passe
58
GIF. BLAS.
par les villes de letnjuridirlinn; tl je vais, par d'^ulres lettres, ache-
ver de lui fermer tous les chemins.
Le comte de Poian.
Fiïfurez-vous dans fjnel désordre ce billet jeta tous mes sens. Je de-
mcuiai ipielqnes monienls immobile et sans avoir la force de parler.
Dans mon accablement, j'envisage ce que l,i mort de don Gaspard a de
cruel pour mon amour. J'entre tout à coup dans un vif désespoir Je me
jetai aux pieds de Scrapliine, et lui présentant mon épée nue : Madame,
lui dis-je, épargnez an comte de Poian le soin de cliercher nn homme
qui pourrait se d Tober à ses coups. Vengez vous-même votre frèie ; im-
molez lui .son meurtrier de votre propre main : frappez. Que ce même
fer- qui lui a ôté la vie ilevienne funeste à son mallii'ur«ux ennoini.
Seigneur, me réprmdit Séraphine un pt u cmiie de mon action, j'aimais
don Gaspard ; quoique vous l'ayez tué en brave homme, et c|n il se soit
attiré lui-même son malheur, vous devez être persualé que j entre dans
le ressentiment de mon père. Oui, don Alphonse, je suis votre ejinemie,
et je ferai contre vous tout ce ipie le sang et l'amitié peuvent exiger de
moi : mais je ^'abusera^. point de voire mauvaise fortune, elle a beau
vous livrer à ma vengeance; si 1 honneur m'arme contre vous, il me
défend aussi de me venger lâchement. Les droits de 1 liospitalilé doivent
être inviolables, et je ne veux point payer d'un assassinat le .service que
vous m'avez rendu. Fuyez; écnapjiez, si vous pouvez, à nos poujsuites
et à la rigueur des lois, et sauvez voire lête du péril cpii la menace.
Eh quoi, madame, repris-je, vous pouvez vous-même vous venger, et
vous vous eu remettez à des luis qui tromperont peut-être votre re>sen-
timent! .\h! pi rcez plutôt un misérable qui ne mérite pasqi^e vous l'é-
pargniez. Non, madame, ne gardez point avec moi un procédé si noble
et si généreux. Savez-vousqui je suis? Tout Madrid me croit lils du ba-
ron de .Steinbach, et je ne'suis qu'un malheureux qu il a élevé chez lui
par pitié, i ignore même quels sont les auteurs de ma naissance. iN im-
porte, interrompit Séraphineavec précipitation, comme si mes dernières
paroles lui eussent fait une nouvelle peine, quand vous seriez le dernier
des hommes, j' ferai ce que l'honneur me prescrit. Eh bien, madame,
lui dis-je, puisque la mort d'un frère n'est pas capable de vous exciter a
répandre mon sang, je veux irriter voire haine par un nouveau crime,
dont j'e.spére que vous n'excuserez point l'audace. Je vous adore : je n ai
pu voir vos charmes sans eu être ébloui; et, m.dgré l'obscurité de mon
sort, l'avais formé l'espérance d'êlre a vous. J'éiais assez amoureux, ou
plut(M avspz vain, pour me llatter que le ciel, qui |)eut être me fait griice
en me cachant mon origine, me la découvrirait nu jour, et que je pour
rais sans rougir vous apprendre mon nom. Après cet aveu qui vous ou-
trage, bala'cerez-vous encore à me punir?
Celémcraire aven, répliqua la dame, m'offenserait sans doute dans
un antre temps; mais je le pardonne au trouble qui vous agite. D'ail-
leurs, dans la siuialion où je suis moi-même, je fais peu d attention aux
discours i|ui vous échappent. Encore une fuis don Alphonse, a,outa-t-elle
en versant qucbpie.^ larmes, paitez, éloignez vous d une maison que vous
remplissez de douleur; chaque moment que vous y demeurez aiigmenle
mes peines. Je ne résisie |dus, madame, repartis-je en me relevant; il
faut m'éloigner de vous; mais ne pensez pis que, soigneux de conserver
une vie qui^ vous esiodieiise, j'aille chercher un asile ou je puisse être
en sûreté. IS'ou, non je me dévoue à voire ressentiment. Je vais attendre
avec im|iatieiice .i Tolède le destin que vous me préparez ; et, me livrant
à vos poursuites, j'avancerai moi-même la fin de mes malheurs.
Je me retirai en achevant ces paroles. On me donna mon cheval, et je
me rendis .i Tolède, où je demeurai hnil jours, et où véritablement je
pris si peu de soin de me cacher, que je ne .sais comment je n'ai point
ete arrêté; car je ne puis croire que le comte de Polan, qui ne songe
qu à me fermer tous les passages, n'ait pas jugé que je pouvais passer
par l'oléde. Enlin je sortis hier de celte ville, où il semblait ipie je m'en-
nuy.isse d'être en liberté; et, sans tenir de route assurée, je suis venu
jii.sqn.i cet ermitage, comme un homme qui n'aurait rien eu à craindre.
Voila, mon pèie, ce qui m'occupe. Je vous prie de m'aider de vos con-
seils.
CHAPITRE XI.
<Oiiel "homme c'élaitque le vieil einille, cl commeni Cil lilas s'aiicrçiit iiii'il élail en pays
de cuniiai&saiice.
(Juand don Alphonse eut achevé le Irisie récit de ses malheurs, le
vieil ermilc lui dit : Mon fils, vous avez eu bien de l'imprudence de de-
meurer si longtenqis à Tolède. Je regarde d'un an're leil ,Mie vous lout ce
que vous m'avez raconté, et votre amour pour Séraphine me parait une
pure folie. Croyez-moi, ne vous aveuglez point; il faut oublier celle
jeune d.ime, qui ne .saurait êtie à vmis Dédezde bonne grâce aux ob^la-
cles ipii vous se|iarent d'elle, et vous livrez à votre étoile, qui, selon
toutes les apparences, vous prnuiel bien d'autiesavenlures. Vous trouverez
sans doute quelque jeune personne qui fera sur vous la même impres-
î^ion, et iiiinl vous uaiircz pas tué le frère.
Il allait ajouter à cela beaucoup d'aiilres choses pour exiioricr don
Aipiioiise a prendre paiience, lorsque nous vîmes entrer dans l'ermitatre
un antre ennile cliargii d'une besace fort eiillée. 11 revenait de faire une
copieuse- quête dans la ville de Cuença. Il paraissait plus jeune que son
compagnon, et il avail nue b irbe rousse et fort épaisse. Soyez le bien-
venu, frère Antoine, lui dit le vieil anachorète : quelles nouvelles appor-
tez-vous de la ville? D'assez mauvaises, n'pondit le frère Rousseau, en
lui mettant entre les mains un papier plié en forme de lettre; ce billet
va vous en instruire. Le vieillard l'onviil, et, après l'avoir lu avec loiite
l'attention qu'il méritait, il s'écria : Dieu soit loué ! puisque la mèche
est découverte, nous n'avons qu'à prendre notre parti Changeons de
s'yie, poursuivit-il, seigneur don .\lphoiise, en adressant la parole au
jeune cavalier ; vous voyez un homme en butte comme vous aux c priées
de la fortune. On me mande de Cuença, qui est une ville à une lieue d ici,
qu'on m'a noirci dans l'esprit de la justice, dont tons les suppôts doivent
dés demain se mettre en campagne pour venir dans cet ermilage s'as-
surer de ma personne ; mais ils n'y trouveront nnint le lièvre au gile.
Ce n'est pas la première fois que je me suis vu aans de pareils emiiar-
ras ; grâces ;i Dieu, je m'en suis presque touj iiirs tiré en homme d'es-
|irit. je vais me montrer sous une noinelle forme ; car. tel que vous me
voyez, je lie suis rien moins qu'un ermite et qu'un vieillard.
En parlant de cette manière, il se dépouilla de la longue robe qu'il
portait; et l'on vil dessous un pourpoint de serge noire avec des man-
ches lailladées; puis il ôla son bonnet, délacha un cordon (|ui tenait sa
barbe pnstiche, cl prit tout à coup la ligure d'un homme de vingt-huit à
trente ans. Le frère Antoine, à son exemple, qnitla son babil dermiie,
se délit, de la même manière que son couqiaguon, de sa liarbe rousse,
et tira d'un vieux coffre de bois à demi pourri une méchante soutanelle
doni il se revêtit. Mais représentez-vous ma surprise, lorsque je reconnus
dans le vieil anachorète le seigneur don Raphaël, et dans le frère An-
t'due, mon très cher et Irés-tidele valet Ainbroise de Laniela. Vive Dieu !
m'écriai-je aussitôt, je suis ici, a ce que je vois, en p lys de connaissance.
Cela est vrai, seigneur Gil lilas, me dit don Raphaël en riant, vous re-
trouvez deux de vos amis lorsque vous vous y attendiez le moins. Je con-
viens que vous avez quelque sujet de vous |ilaiiidre de nous; mais ou-
blions le passé, et rendons grâces au ciel qui nous rassemble. Am-
bioise et moi nous vous offrons nos services ; ils ne sont point à mé-
pris-'r. Ne nous croyez pas de luéchantes gens. Nous n'attaquons, nous
n'assassinons personne; nous ne cherchoos seulement tiu'a vivre aux
dépens d'aulrui; et si voler est une action injuste, la nécessité en corrige
linjuslice. Associez-vons avec nous, et vous mènerez une vie errante.
C est un genre de vie fort agréable, quand ou sait .se conduire prudem-
ment. Ce n'est pas que, malgré toute notre prudence, l'eiichainement
des causes .secondes ne soit tel quelquefois, qu'il nous arrive de mau-
vaises avenlures. N'importe, nous eu trouvons les bonnes meilleures.
Nous sommes accoutumes à la variété des temps, aux alternatives de la
l'orlune.
Seigneur cavalier, poursuivit le faux ermite en parlant à don Al|ihouse,
nous vous faisons la même proposition, et je ne crois pas que vous de-
viez la reji ter dans la situation où vous paraissez être; car, sans parler
de l'affaire ipii vous oblige à vous cacher, vous^n'avez pas sans doule
beaucoup d'argent? Non vraiment, dit don Alphonse, et cela, je l'avoue,
angmciile mes chagrins. Eh bien, reprit don Raphaël, ne nous quittez
doue point. Vous ne sauriez mieux faire que de vous joindre à nous.
Rien ne voiH manquera, et nous rendrons i .utiles toutes les recherches
de vos ennemis. Nous connaissons presque toute 1 Espagne, pour l'avo r
parcourue. Nous savons où sont les bois, les monlagues, Ions les endroits
propres à .servir d'asile conire les brutalités de la justice. Don Alphonse
les remercia de leur bonne volonté; et, se trouvant effeclivemeut .sans
argent, sans ressource, il se résolut à les accompagner. Je m'y détermi-
nai aussi, parce que je ne voulus point quitter ce jeune homme, pour
qui je me sentis naître beaucoup d'inclination.
Nous convînmes tous quatre d aller ensemble, et de ne nous point
séparer. Cela étant arrêté entre nous, il fut m s en délibération si nous
partirions à l'heure même, ou si nous donnerions auparavant quelque
atteinte à une outre pleine d'un excellent vin ((ne le frère Antoine avait
apportée de la ville de Cuença le jour précédent; mais Raphaël, comme
celui qui avait le plus d expérience, représenta qu'il fallait, avant toutes
cho^es, penser a noire sûreté; qu'il était d'avis que nous marchassions
loule la nuit pour gagner un bois fort épais ipii eiait entre Villardesa et
Almodabar; que nous ferions halte en cet euilroil, où, nous voyant sans
iiupiiélnde, nous passerions la journée à nous reposer. Cel avis fut ap-
prouvé. .\lors, les deux faux ermiles lirent deux paquets île loiile.s les
liarJes et provisions qu'ils avaient, et les mirent en équilibre sur le che-
val de don Alphonse. Cela se lit avec une extrême diligence ; ajires quoi
nous nous éloignâmes de l'ermilage, laissant en proie à la justice les deux
robes d'erinilc, avec la barbe blanche et la barlie rousse, deux grabats,
une tdile, un mauvais coffre, deux vieilles chaises de paille et l'image
de saint Paciime.
Nous marchâmes tonte la uni!, et nous commencions à nous sentir
fort (alignés, lorsipi'à la pointe du jour nous aperçûmes le bois où ten-
daient nos p is. La vue du port donne une vigueur nouvelle aux matelots
lassés d'une long ic navigation. Nous primes courage, el lions arrivâmes
cnliii au bniil de noire carrière avant le lever du soleil. Nous nous eiifon-
çàines dans le plus é|iais du bois, et nous nous arrêl.àmes dans un endroit
fort agréable, sur nu gazon entouré de plusieurs gros chênes, dont les
brandies entrelacées formaient une voûle que la chaleur du jour ne pou-
GIL BLAS.
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vait pprrrr. Nnus débriilnnies le cheval |iniir le liiisser paîlrc, afirés
l'avoir (it.'cliars;é. N"US nous assîmes; nous liràmes de la besace du fréie
Aiiloiiie i|upli|ues grosses pièces de pain avec plusieurs niorcenux de
viandes rôlies, et nous nous mîmes à nous en escrimer comme à l'envi
l'un de l'autre. Néanmoins, quelque appétit que nous eussions, nous
cessions souvent de manijer pour donner des accolades à l'outre, qui ne
faisait que passer des bias de l'un entre les bras de l'autre.
Sur la (in du repas, don Raphaël dit à don Alphonse ; Seigneur cava-
lier, après la conliilence que vous rp'avez faite, il est juste que je vous
racnntc aussi l'Iiisloire de ma vie avec la même sincérité. Vous me ferez
plaisir, répondit le jeune homme. El à moi particulièrement, m'écriai-je.
J'ai une extrême curiosité d'entendre vos aventures; je ne doute pas
(ju'plles ne soient dignes d'être écoutées. Je vous in réponds, répliqua
don Raphaël, et je |irétends bien les écrire un jour, ù' sera l'amusement
de ma vieillesse : car je suis encore jeune, et je veux grossir le volume.
Wais nous sommes fatigués; délassons-nous par qnelc|ues heures de som-
meil. Peirdaut que nous dormirons tous trois, Ambroise veillera de peur
de sur^pHse, et lanlôt à son tour il dormira. Quoique nous soyons, ce me
.semble, ici fort en sûreté, il est toujours bon de se tenir sur" ses gardes.
En achevant ces mots, il s'étendit sur l'herbe ; don Alphonse lit la
même chose. Je sirivis leur exemple, et Lamela se mil en sentinelle.
Don .\lphonse, au lieu de prendre ipielque repos, s'occupa de ses mal-
heurs, et je ne pus fermer l'œil Pour don Raphaël, il s'endormit bientôt;
mais il se réveilla une heure ap es; et nous voyant disposés à-l'écouter,
il dit à Lamela : Mon ami Ambroise. tu peux présentement goùler la dou-
ceur du sommeil. Non, non, répondit Lamela, je n'ai point envie de dor-
mir; et, bien (pie je .Mche tous les événements de votre vie, ils sont si
instructifs pour les personnes de notre profe.ssi ui, que je si'rai bien aise
de les entendre encore racftnler. Aussitôt don Raphaël commença dans
ces termes l'histoire de sa vie.
LIVRE V.
CUAPITRE PREMIER.
Histoire de don R^ipliaî-I.
Je suis flh d'une comédienne de Madrid, fameuse par sa déclamation,
et plus encore par ses galanteries; elle se nommait Luciude. Pour un
|iére, je ne puis san> témérité m'en donner un. Je dirais bien quel homme
de qualité était amoureux de ma niére lors(|ue je suis venu au monde;
mais cette époque ne seiait pas une preuve coiivaincante ([u'il fut l'au-
teur de ma naissance. Une jiersonne de la' profession de ma mère est si
sujette à caution, i|ue, dans le temps iju'elle jiarail le plus attachée à un
seigneur, elle lui donne presque toujours quelque substitut jjour son
argent.
Rien n'est tel que de se mettre au-dessus de la nu'îdisance. Lucinde,
au lieu de me fiire élever chez elle dans l'obscurité, me prenait sans
façon par la main, et me menait au théâtre fort honnètenientrsans .se
soucier des discours qu'on tenait sur son compte, ni des ris malins que
ma vue ne manquait pas d exciter. Enfin je faisais ses délices, et j'étais
caressé de tous les houjmes ([ui venaient au logis : on eût dit que le sang
parlait en eux en ma faveur.
On me lais.sa passer les douze premières années de ma vie dans toutes
sortes iramuseinents frivoles. A peine me montra-t-on à lire et d écrire :
on s'attacha moins encore a m'enscigner les luincipes de ma religion.
J appiis seulement à danser, à chauler et à jouer de la guitaie. C'e.st
tout ce que je savais faire, lorsque le marquis de Léganez me deniajida
pour être auprès de son iils unique, qui avait à peu prés mon âge. Lu-
cindey couse[itil volontiers, et ce lut alors que je commençai à m'occuper
.sérieusement. Le jeune Léganez n'était pas plus avancé (|ue moi :ce petit
seigneur ne paraissait nas né pour les sciences: il ne connaissait presque
pas nue lettre de son alphabet, bien qu'il eut un précepteur ilepuis ipiinze
nioi<. Ses auires maîtres n'en liraient pas meilleur parli ; il pou>sait a
bout leur patience. Il est vrai qu'il ne leur était p s jiermis d'u.ser de
rigueur n sou égard : ils avaient un ordre exprès de I instruire sans le
tourmenter, et cet ordre, joint à la mauvaise disposilion du sujet, ren-
dait les leçons assez inulilrs.
Mais le précepteur, ainsi que vous l'allez voir, imagina un bel expé-
dient pour inliniider ce jeune seigneur sans aller contre la défense de
siui perc : il résolut de me touelter quand le petit Léganez méi lierait
délie puni, et il ne manqua pas d'exéculer sa ré.solution. Je ne trouvai
jioint I expédient de mon goût ; je m'échappai, el m'allai plaindre à ma
mère d'un traitemenl si injuste. Cependant, quelque iBudrcsiC qu'elle se
seniil pour moi, elle eut in force de résister a mes larmes; et, considc-
ranl ipie celait un grand avantage pour scui Iils d'être chez le marquis
de Léganez, elle m y fil rtinencr siir-le-clianq). Mi' voila ilmn: Lvre au
préce| leur. (Volume il s'était aperçu que son iiuent.dii avait prudiiii im
bon effet, il conliiiiia île me fouetter à la )il:.ee du petit seigneur; it,
pour faiic plus d'iiiiprpssiuii sur lui, il m'éhillail Ires-riideinenl. Jetai.-,
sur de payer Ions les jours pour le jeune Léganez. Je puis dire qu'il n'a
pas appris une letlro de sou alphabet qui ne m'ait coûté cent coups de
fouet; jugez à coinbieu me revient sou rudiijient!
Le fouet n'élait jias le seul désagrément que j'eusse à essuyer dans
cette maison. Comme tout le monde m'y connaissait, les moindres do-
mestiques, jusqu'aux marmitons, me reprochaient ma naissance. Cela
me d(qilnl à un point, que je m'enfuis un jour, après avoir trouvé moyen
de me saisir de tout ce que le précepteur avait d'argent complanlj ce
qui pouvait bien aller à cent cinquante ducats. Telle'fut la vengeance
que je tirai des coups de fouet qu'il m'avait donnés si injnslement, et je
crois que je n'en pouvais prendre une plus aflligeaute pour lui. Je fis ce
tour de main avec beaucoup de sulilililé, (piiii.|iie ce fût mou coup d'es-
sai, et j'eus l'adresse de me dcrobiT aux ])cr(iuisitions qu'on fit de moi
pendant deux jours. Je sortis de Madrid, et je me rendis à Tolède sans
voir personne à mes trousses.
J'entrais alors dans ma quinzième année. Quel plaisir, à cet âge, d'être
indépendant et niailre de ses volontés! J'eus bientôt fait connaissance
avec dss jeunes gens qui me dégourdirent, et m'aidèrent à manger mes
ducats. Je m'associai ensuite avec des chevaliers d'industrie, qui culti-
vèrent si bien mes heureuses dispositions, que je devins en peu de temps
un des plus forts de l'ordre. Au bout de cinq années, l'envie de voyager
me prit; je quittai mes confrères, et, voulant commencer mes voyages
par l'EsIramadnre, je gagnai Alcantara. Mais, avant d'y arrivei, je trou-
vai une occasion d'exercer mes talents, et je ne la laissai point éch3]iper.
Comme j'étais à pied, et de plus chargé ë'un havre-sac assez pesant, je
m'arrêtais de temps en temps pour me reposer sous les arbres qui m'of-
fraient leur ombrage à quelques pas du grand chemin. Je rencontrai
deux enfants de famille qui s'entretenaient avec gaieté sur l'herbe en
prenant le frais. Je les saluai très-civilement, el, ce (pii me parut ne pas
leui- diqilaire. j'entrai dans leur conversation. Le plus vieux n'avait pas
quinze ans; ils étaient tous deux bien ingénus. Seigneur cava'ier, me dit
le plusjeune,nous sonmies fils de deux riches bourgeois dcPlazencia. Nous
avons une extrême envie de voir le royaume de Portugal ; el, jiour satis-
faire noire curiosité, nous avons pris chacun cent |iisioles a nos parents.
Bien que nous voyagions à pied, nous ne laisserons pas d'aller loin avec
cet argent Qu'en |iensez-vous? Si j en avais autant, leur répondis-je, Dieu
sait où j'irais! Je vcidrais parcourir les quatre parties du monde. Com-
ment diable ! deux cents pisioles ! c'est une somme immense, vous n'en
verrez jamais la fin. Si vous l'avez pour agréable, messieurs, ajoutai-je,
j'aurai l'honneur de vous accompagner jusqu'à la ville d'Alnierin, où je
vais recueillir la succession d'un oncle qui, depuis vingt années, ou en-
viron, s était établi là.
Les jeunes bourgeois me témoignèrent que ma compagnie leur ferait
|daisir. Ainsi, lorsque nous nous fûmes tous trois un peu délassés, nous
marchâmes vers Alcantara, où nous arrivâmes longtemps avant la nuit.
Nous allâmes loger à une bonne hôtellerie. Nous demandâmes une cham-
bre, et on nous en donna une où il y avait une armoire (pii fermait à clef.
Nous ordonnâmes d'abord le souper, et, pendant qu'on nous l'apprêtait,
je proposai à mes compagnons de voyage de nous promener dans la
ville. Us acceptèrent la proposilion. Nous serrâmes nos havre-sacs dans
l'armoire, diuit un des bourgeo s prit la clef, et nous sorlimes de l'bôlel-
leric. Nous allâmes visiler les églises ; el, dans le temps que nous étions
dans la principale, je feignis tout a coup d'avoir une affaire importante.
Messieurs, dis-je à mes camarades, je viens de me souvenir qu'une per-
sonne de Tolède m'a chargé de dire de sa part deux mots li un marchand
qui demeure auprès de cette église. Attendez-moi, de grâce, ici, je serai
de retour dans un moment. A ces mois, je m éloignai d'eux. Je cours à
l'hôiellerie, je vole à l'armoire, j'en force la serrure ; et, fouillant dans
les havre-sacs de mes jeunes bourgeois, j'y trouve leurs pistoles. Les
pauvres enfanis ! je ne leur en laissai pas seulement une pour payer leur
gîte; je les emporlai toules. Après cela, je sortis prom|itenien't de la
ville, et ]iris la route de Mérida, sans m'embarrasser de ce (pi'ils devien-
dr.iicnt.
Celle aventure, dont je ne fis que rire, me mit en élat de voyager avec
agrément. Quoique jeune, je me sentais capable de me coniluire prudem-
ment. Je puis dire ipie j'étais bien avancé pour mon âge. Je résolus d'a-
cheter une mule, ce que je fis en effet au premier bourg. Je convertis
même mou havre-sac en valise, et je commençai à faire un peu plus
riiomuie d'importance. La troisième journée, je rencoiilrai un homme
c|ui chantait vêpres â tue tête sur le grand chemin. Je jugeai a son air
i|ue c'était un chaniie, et je lui dis : Courage, seigneur bachelier, cela
va le mieux du nM)nde ! Vous avez, à ce (pie je vois, le cœur au métier.
Seigneur, me répondit il, je suis cbanire, pour vous rendre mes trés-
huinbles services, et je suis bien aise de tenir ma voii en haleine.
N lUs entrâmes de cette manière en conversation. Je m'apciçiis que
j'étais avec un personnage des plus spirituels et des plus agréables. Il
avait vingl-(piatie ou vingt-(in(| ans. Connue il était â pied, je n'allais
ijiie le petil pas pour avoir le plaisir de I entretenir. Nous parlâmes, entre
autres choses, de Tolède. Je connais parfaitement cette ville, me dit le
chantre, j'y ai fail un assez long séjour, j'y ai même qneh|ues amis. Et
dans (picl ciiilroil, iiilerrompis-je, deineiiriez-voiis â l'olede.' It.nis la
rue Neuve, répondit-il. J'y demeurais avec don Viiicenl de liiiena liarra,
don Malliias (le Cordel, el deux on trois autres iKunu'les cavaliers. Nous
logions, nous mangions ensemble ; nous passions fort bien le temps. Ces
paroles me surpriieni; car il faut idiscrver que les gentilsbiHumes dont
il me citait les noms élaient les aigrefins avec qui j'avais été faufilé À
(30
GIL liLAS.
Toléile. S('i!,'iieiir chaiilrc, m'éciiai-je, ces messieurs que vous venez de
nommer sont île ma connaUsaiice, et j'ai demeuré aussi avec eux dans
la rue Neuve. Je vous entends, repril-il en souriant, c'est-à-dire que vous
êtes entré dans la compagnie de|niis trois ans qtie j'en suis sorti. Je
viens, lui repartis-je, de i|uilter ces seigneurs, parce ipie je nie suis mis
dans le goût des voyages. Je veux faire le tour de l'iispagne; j'en vau-
drai mieux quand j'aurai plus d'expérience. Sans doute, me dit-il, pour
se |ici;fectionner l'esprit, il faut voyager. C'est aussi pour cette raison
que j'abandonnai Tolède, quoii|ue j'y vécusse fort agréablement. Je rends
griicc au ciel, poursuivit-il, qui m'a fait rencontrer un clievalier de mon
ordre, lorsi|uej'y pensais le moins. Unissons-nons; voyageons ensem-
ble; attentons sur la bourse du procbnin ; prniitons de "toutes les occa-
sions qui se présenteront d'exercer notre savoir-faire.
Il me fit cette proposition si franchement et de si bonne grâce, que je
l'acceptai. Il gagna tout à coup ma confiance en me donnant la sienne.
Nous nous ouvrîmes l'un à l'autre. Je lui contai mon histoire, et il ne
me déguisa point ses aventures. Il m'apprit qu'il venait de Portalégre,
d'où une fourberie, déconcertée par un contre-temps, l'avait oblige de
se sauver avec précipitation, et sous l'habillement que je lui voyais. Après
qu'il m'eut fait une entière confidence de ses affaires, nous résolûmes
d'aller tous deux à Mérida tenter la fortune, d'y faire ipielque bon coup
si nous pouvions, et d'en décamper aussitôt pour nous rendre ailleurs.
Dès ce moment, nos biens devinrent communs enire nous, il est vrai que
Morales, ainsi se nommait mon compagnon, ne se trouvait pas dans une
silualion fort aisée, tout ce qu'il possédait ne consistait qu'en cinq ou
six ducats, avec quelques bardes ((u'il portait dans un bissac ; mais si
j'étais mieux que lui en argent comptant, il était, en récompense, plus
consommé ipie moi dans l'art de tromper les hommes. Nous moulions
ma mule alternativement, et nous arrivâmes de cette manière à Mé-
rida.
• Nous nous arrét'imes dans une h.itellene du faubourg, ou mon cama-
rade tira de son bissac un habit dont il ne lut pas sitôt revêtu, que nous
allâmes faire un tour dans la ville pour reconiiai'lrc le terrain, et voir
s II ne s offrirait point quelque occasion dé travailler. Nous considérions
lort attentivement tous les objets qui se presenlaieni à nos regards. Nous
ressemblions, comme aurait dit [lomére, à deux niilai s qn'i chcrcheni
des yeux dans la campagne des oiseaux dont ils puissent fai e leur proie,
nous alleiidions enfin que le hasard nous fournit quebiue sujet d'cm-
plover noire industrie, -lorsque nous aperçûmes dans la rue ii'n cavalier
a cheveux gris, iim avait l'epée à la main,' et qui .se battait conire trois
nommes qui le poussaient vigoureusement. L'inégalité de ce combat me
Choqua Cl comme je suis naturellement ferrailleur, je volai au secours
(lu vieillard Morales, pour me monlrer que je ne m'étais point associé
avec un lâche, suivit mon exemple Nous chargeâmes les trois ennemis
uu cavalier, cl nous les obligeâmes à prendre l'a fuite.
Apres leur retraite, le vieillard se re])aii(lit en discours reconnaissants.
Nous .sommes ravis, lui dis-je, de nous élre trouvés ici si à ,u-opos pour
vous secourir; mais que nous. sachions du moius à qui nous avons eu
le bonheur de rendre service, et dites-nous, de grâce, pourquoi ces trois
hommes voulaient vous assassiner. Messieurs, nous repondi(-il, je vous
ni trop d'obligation |iour refuser de satisfaire votre curiosité. Je m'ap-
pelle Jérôme de Moyadas, el je vis de mon bien dans celle ville. L'un de
ces assassins dont vous m'avez délivré est un amant de ma tille. 11 me la
fit deinanier en mariage ces jours passés; et, comme il ne put obtenir
mon aveu, il vient de me faire mettre l'épée à la main pour s en venger.
El peut-on, repris-je, vous demander encore pour quelles raisons vous
n'avez point accordé voire fille à ce cavalier? Je vais vous l'apprendre,
me dit-il. J'avais un frère, marchand dans cette ville ; il se nommait
.Xiiguslin. Il y a deux mois qu'il était à Calalrava, logé chez Juan Vêlez
de la Membrilla, son correspondanl. Ils étaient tous deux amis intimes;
et mon frère, pour fortifier encore davantage leur amitié, promit Floren-
tine, ma fille unique, au fils de son correspondant, ne doutant point
qu'il n'eût assez de crédit sur moi pour m'obliger à dégager sa promesse.
Comme en effet, mon frère, étanl de retour à Mérida,' ne m'eut p.is plu-
tôt parlé de ce mariage, que j'y consentis pour l'amour de lui. 11 envoya
le portrait de Florentine a Calalrava ; mais, hélas! il n'a pas eu là satis-
faction d'achever son ouvrage : il est mort depuis Irois semaines. Bii
mourant, il me conjura de ne disposer de ma fille qu'en faveur du fils
de son correspondant. Je le lui promis, et voilà pourquoi j'ai refusé Flo-
rentine au cavalier qui vient de m'atlaqiier, quoi(]ue ce soil un parli fort
avantageux. Je suis esclave île ma parole, et j'altends à tout moment le
fils de Juan Vêlez de la Membrilla jiour en faire mon gendre, bien que
je ne l'aie jamais vu, non plus ipie son jière. Je vous demande pardon,
coniinua Jérôme de Moyadas, si je vous fais cette narration ; mais vous
l'avez exigée de moi.
J'écoutai ce récit avec beaucoup d'attention; et m'arrèlant à une su-
percherie qui me vint tout à coup dans l'esprit, j'affectai un grand élon-
nement; je levai les yeux au ciel. Ensuite me tournant vers îe vieillard,
je Jui dis d'un ton pal'hétique : Ah! seigneur de Moyadas, est-il possible
(pi'en arrivant à Mérida, je sois assez heureux pour sauver la vie à mon
beau-iière?Ces paroles causèrent une étrange surprise au vieux bourgeois,
et n'éloniièrent pas moins Morales, qui me fit connaître par sa contenance
que je lui paraissais un grand fripon. Que m'apprenez-vous? me ré|iondit
le vieillard. (Juoi ! vous seriez le fils du correspondant de mon frère'.'
Oui, seigneur Jérôme de 'Moyadas. lui répli(|uai-je en payant d'audace,
et en lui jetant les bras'au cou, je suis l'heuieux mortel à' qui l'adorable
Florentine est deslinée. Mais, avanlqneje vous témoigne la joie que j'ai
d'entrer dans voire famille, permettez que je répande dans votre sein les
larmes que renouvelle ici le souvenir de votre frère .\ugustin. Je serais
le plus ingrat de tous les hommes, si je n'étais vivement touché de la
mort d'une personne à qui je dois le bonheur de ma vie. En achevant
ces mots, j'embrassai encore le bonhomme Jérôme, et je passai ensuite
la main sur mes yeux, csinme pour essuyer mes ]ileurs. Morales, qui
comprit tout d'un coup l'avantage que nous' pouvions tirer d'une pareille
tromperie, ne manqua pas de me seconder. Il voulut passer pour mon
valet, et il se mit ;i renchérir sur le regret que je marquais de la inoit
du seigneur Augustin. Monsieur Jérônîe, s'ecri.vt-il, i|iielle perle vous
avez faile en perdant votre frère ! Celait un si honnêle homme, le phénix
du commerce, un marchand désintéressé, un marchand de bonne lui, un
marchand comme on n'en voit point.
Nous avions affaire à un homme simple et crédule; bien loin d'avoir
quelque soupçon de notre fourberie, il s'y prêta de lui-même. Eh! pour-
quoi, me dit-il, n élcs-voiis pas venu tout droit chez moi? 11 ne fallait
point aller loger dans une hôlelleiie. DansJes termes où nous eu sommes,
on ne doit point faire de façon. Monsieur, lui dit .Morales eu prenant la
parole pour moi, mon maître est un peu cérémonieux; il a ce défaul-là;
Il me permctira de le lui reprocher. Ce n'est pas, ajoiita-t-ii, qu'il ne
soit excusable en quelque manière de n avoir pas vcniiii paraître devant
vous en l'élat où il est. Nous avons été volés sur la route; on nous a pris
toutes nos bardes. Ce garçon, interrompis-je, vous dit la vérité, seigneur
de Moyadas. Ce malheur â élé cause que je ne suis iioint allé descendre
chez vous. Je n'osais me présenter .sous cet habit aux yeux d'une mai-
tresse qui ne m'a point encore vu, et j'attendais pour cela le retour d'un
valet que j'avais envoyé à Calalrava. Cet accident, reprit le vieillard, ne
devait point vous empêcher de venir demeurer dans ma 'maison, et je
prélenils que vous y preniez tout à l'heure un logement.
En parlant de celte soi'le, il m'emniena eliez lui; mais avant que d'y
arriver, nous nous enlrelinmes du piéleudii vol qu on m'avait fait, elje
témoignai que mon plus grandcliagi-in éta il d a voir perdu, avec mes bardes,
le portrait de Florenliiic. Le bourgeois, là-dessus, me dit en riant qu'il
fallait me con.soler de cette iierte, et i|ue l'original valait mieux que la
copie. En effet, dès que nous fûmes dans sa maison, il appela sa fille,
qui n'avait pas [iliis de seize ans, cl qui pouvait passer pour nue personne
accomplie. Vous voyez, me dit-il, la dame que feu mon frère vous a
promise. Ah ! seigneur, m'écriai-je d'un air passionné, il n'est pas be-
soin de me dire que c'est l'aimable Florentine qui s'offre à mes yeux :
ces traits charmants sont gravés dans ma mémoire, et encore plus dans
mon cœur. Si le poitraii que jai perdu, et qui n'élail qu'une faible
ébauche de tant d'allrails, a pu m'emhraser de mille feux, jugez cpiels
transports doivent in'agilçr en ce mou. eut ! Ce discours esl Iropllatleiir,
me dil Florenline, et je ne suis point assez vaine pour m'imaginer que
je b- jiislilie. Conliiiuez vos compliments, inlerroinpit alors le père. En
inéine lenips il me laissa seul avec sa fille, et prenant Morales en parti-
CIL BLAS.
Gl
culier. Mon ami, lui Jil-il, les voleurs vous ont donc em|ioilé toutes
vos hnrdes et sans doute votre argent, car ils commencent toujours par
là? Oui, monsieur, ré|ioniiil mou camarade; une uouibieuse troupe de
liandits est venue fondre sur nous auprès de Caslil-B.azo ; ils ne nous ont
liiissé i|He les habits que nous avons sur le corps; mais nous recevrons
incessamment des lettres de change, et nous allons nous remettre sur
pied.
En allendanl vos lettres de change, répliqua le vieillard en tirant de
sa poclic une lionrse, voici cent pisloles dont vous pouvez disposer. Oh !
monsieur, s'écria Morales, mon maître ne voudra point les acce|iter.
Vous ne le connai.ssez pas. Tudicu ! c'est im homme délic.it sur cette ma-
tière. Ce n'est point nn de ces cni'anls de l'aniille (jui sout ju-èls à jiFeudre
de toutes mains. Il n'aime pas à sr'endeller, tout jeune qu'il est. 11 de-
inainlerail plnlôt l'aumône que d'emprunter un niaravédis. Tant mieux,
dit le IjDurgi'ois, je l'en eslime davantage. Je ne puis souffrir que l'on
contracte dos dettes. Je pardonne cela aux |)ersonnes de 'qualité, parce
que c'est une chose dont elles sont en possession. Je ne veux pas, ajouta-
t-il. contraindre ton maître; et. si c'est lui l'aire de la peine (|ue de lui
offrir de l'argent, il n'en faut plus parler. Eu disant ces paroles, Il voulut
remettre la liourse dans sa poche; mais mon couqi.ignou lui retint le
liras. Attendez, seigneur de .Moyadas, lui dit-il : quelque aversion ipie
mon maître ait pour les emprunts, je ne désespère jias de lui l'aire agréer
vos cent pistoles. Il n'y a ipie manière de .s'y prendre avec lui. Apres
tout, ce n'est i|ue des étrangers qu'il n'aime jioint à emprunter; il n'est
pas si façoimier avec sa famille. 11 demande même fort hien à sou )iére
tout l'argent dont il a be.soin. Ce garçon, comme vous voyez, sait distin-
guer les personnes, et il doit vous regarder, monsieur, comme un second
père.
Morales, par de semhialdes discours, s'empara de la hourse du vieil-
lard, qui vint nous rejoindre, et qui nous trouva, sa fille et moi, engagés
dans les compliments. 11 rompit notre entretien. Il apprit .i Florenlme
l'obligation ipi'il m'avait, et sur cela il me tint des propos qui me firent
connaître coniliieu il en était reconnaissant. Je profitai li'une si favorable
disposition. Je dis an bourgeois que la plus touchante niari|ue de recon-
naissance ipi'il put me donner était de bâter mou maiiage avec sa fille.
Il céda de bonne grâce à mon impatience. Il m'assura que, dans trois
jours au plus lard, je serais l'époux de Florentine ; il ajouta même qu au
lieu de si.x mille ducats qu'il avait promis pour sa dot, il eu dimuerait
dix mille, pour me témoigner jusqu'à quel point il était pénétré du ser-
vice que je lui avais rendu.
fiTr^
Don Goiizalc et to conilc rt'Asuniar
Nous étions donc, Morales et moi, cliez le bonhomme Jéiôme d ■ Mova-
das, bien traités, cl dans l'agréable allc'ulo de touchiT dix mille #ncaK,
avec quoi nous imiis proposions de nous éloi^'uer pr omptvunMit di' >]('•-
rida. Une crainte pourtant troublait notn- joie : nous appri'lii'Hdiiins
qu'avant trois j(nirs le véritable filz de Juan Vêlez de la MeuibriUa ne vint
traverser notre bonheur, ou plutôt le détruire en paraissant tout à cuu]i.
Celte crainte n'était pas mal fomlée. Dès le lendemain, nue espèce de
paysan, chargé d'une valise, arriva chez le père de Florentine Je ne m'y
tr.iuvais point alors; mais mon camaraile y était. Seigneur, dit le paysan
au vieillard, j'appartiens au cavalier de Calalrava qui doit être votre
gendre, au seigneur Pedro de la Membrilla. ?(ous venons tous deux d'arri-
ver dans cette vîlle : il sera ici dans un instant ; j'ai pris les devants pour
vous en avertir. A peine eut-il achevé ces mots, que son maître parut ;
ce qui surprit fort le vieillard, et déconcerta nu peu Morales.
La niaroiii.'ie de (Jiavfs.
Le jeune Poilro était un garçon des mieux faits. Il adressa la parole
an père de Florentine; mais'le bonhomme ne lui donna pas le temps de
Inin- son di.scours. et, si^ tournant vers mou compagnim, il lui demanda
ce que cela signifiait. Alors Morales, qui ne cédait 'en eflVonlcric à per-
sonne du monde, prit nn air d'assurance, et dit au vieillard : Monsieur,
ces deux luunmes que vous voyez .sont de la troupe des voleurs cpn n(uis
ont dïtroussés sur le grand chemin; je les recmuais, et particuliei'e-
nicul celui qui a l'audàcc de .se dire iils du seigneur Juan Vêlez de la
Membrilla. Le vieux biurgeois, sans hésiter, crut .Morales; et, persmidé
que les nouveaux venus étaient des fripons, il leur dit : Messieurs, vous
arrivez trop lard: on vous a préveniîs. l'edro de la Miniluilla est chez
moi diqniis hier. Prenez garde à ce ipie vous dites, lui répondit le jeune
lioniine de C;:lalrava : nu vous trompe; vous avez dans voire maison un
imposteur. Saiber. que Juan Veli z de la Membrilla n'a poiul d'antre fils
qii'! nioi. A d'autres, répliipia le virillard ; je n ignore pas (pii vous êtes.
fte reincttez-vons pas ce garço t ne vous ressmiveiiez-vous plus de son
maître (pic vous avez volé sur le ^rand chemin de Calntrava'.' Commenl,
voler! ivpartit l'edro : Ab! si je n'étais pas chez vous, je coupciais bs
oreilles a ce fourbe qui a liiisolcncc de me traiter de voleur, (.iii'il rende
grâces à volie présence. (|iii n'iieni ma colère. Seigneur, poiirsnivil-il,
.|c vous le répète, ou vous trompe. Je suis le ieiine'binnme à qui votre
frère Augustin a promis votre fille. Voulez vTms ipie je vous monlre
toutes les lettres ((ii'il a écriies à mon père au su)et de ce mariage? En
croirez-vous le portrait de Florentine, qu'il m'envoya (luehiuc' temps
avant sa mort'.' '
Non, interrompit le vieux ho irgeois ; le portrait ne me persuadera
pas plus que les lettres. Je sais bien de quelle maniéro il est tombé entre
vos mains, et je vous conseille charitaldement de sortir au plus tôt de
Menda, de peur d'éprouver le cbàlimeiit que méritent vos sembbiblrs.
I. iMi est trop, inlerronipit à son tour le jeune cavalier Je ne souffrirai
point (|u'ou me vole impunément inou'ninn, ni qn'ini me fasse passer
p'iiir un brigand. Je coiiiu'is ipielqiies piusonins dans celte ville; je vais
les clirriiirr, et je reviendrai avec elles confondre l'iniposlure qi'i vous
prévient contre moi A ces mots il se retira suivi de soji valet, et Mora-
les demeuia Iricunpliant. Cette aveiiiure même fut cause ipie Jérôme de
Moyadas résnbil de me faire épouser .sa fille dès ce jour-là ; et sur-lc-
clianip il alla donner les ordres nécessaires pour consommer cet ouvrage.
Ouoiijiie niini camarade fut bien ai.sc de voir le père de Florentine dans
62
GIL DLAS.
des disposidoiis si favor.iblos pour nous, il n'était pas snns in'iiiiélude.
Il craiçn.nit la siiitp Jes déniairhes qn'il jngnait hien que Pedro i e niaii-
qnernil |ias de faire, et il m'alleiidail avec impalience pour ni'informer
de ce qui se passait . Je le trouvai plongée dans une profundc rêverie. Qu'y
a-t il, mon ami ? lui dis-je ; In me parais bien occupé. O n"csl pas sans
raison, me répondit-il. En même temps il nie mit au fait. Tu vois, ajou-
ta-t-il ensuite, si j'ai tort de rêver. C'est loi, téméraire, ((ui iions as jetés
dans cet eniharras. L'entreprise, je l'avoue, était lirillaiile, et l'aurait
comblé lie gloire si die eût réussi : mais, selon toutes les apparences,
elle finira mal ; et je serais d'avis, jiour [irévenir les éclaircissements,
que tons prisions la fuite avec la plume que nous avons tirée de l'aile
du lioulionmie.
Monsieur Morales, repris-jc à ce di.scours, n'allons pas si vile; vous
cédez bien prompleuienl aux diflicultés. V^us ne faites guère d'honneur
à don Mathias de Cordel. ni au.K autres cavaliers avec qui vous avez de-
meuré à Tolède. (Juand on a fait son apprentissage sous de si grands
maîtres, on ne doit pas si facilement s'alarmer. Pour moi, qui veux niar-
cber sur les traces de ces héros, et prouver que j'en suis un digne élève,
je me miilis contre l'obstacle ijui vous épouvante, elje me fais fort de le
lever. Si vous en venez à bout, me dit mon compagnon, je vous mettrai
au-dessus de tous les grands hommes de l'iutarque.
Comme .'florales achevait de parler, Jérôme de Moyadas entra. Je viens,
me dit-il, de tout disposer pour votre ma.'iage ; vous serez mon rendre
dès ce soir. Vntre valel, ajonta-t-il. doit vous avoir conté ce qui vient
d'arriver. Que dites -vous de l'effronterie du fripon qui m'a voulu per-
suader qu'il était tMs du correspondant de mon l'rére'? Morales était bien
en peine de savoir comment je me tirerais de ce mauvais pas, et il ne
fut pas peu surpris de m'eulendre, lorsque, regardant tristement Mova-
das, je répondis d'un air iugénu à ce bourgeois : Seigneur, il ne tien-
drait qu'à moi de vous entretenir dans votre erreur et d'en prolitcr;
mais je sens (jue je ne suis pas né [lour soutenii' uu mensonge. 11 faut
vous faire uu aveu sincère. Je ne suis point lils de Juan Veb z d • la Mem-
brilla. (Jii'enlends-je? interrompit le vieillaid avec autant de précipita-
tion que de surprise. Eh quoi 1 vous n'êtes pas le jeune homme à qui
mon frère?... De grSce, seigneur, interrompis-je aussi, puisquej'ai com-
mencé un récit tidéle et sincère, daigm z m'écoutcr jusqu'au bout. Il y
a huit jours que j'aime votre lille, et que 1 amour m'arrête à Mérida.
Hier, ajirés vous avoir secouru, je me préparais à vous la deniamler en
mariage; mais vous me fermâtes la bouche en m'apprenani que vous la
dest niez à un autre. Vous me dites i|ue votre frère, en mourant, vous
conjura de la donner à l'edro de la Mi mbrilbi ; que vous le lui proinites,
et qu'eulin vous ét< z esclave de votre parole. Ce discours, je l'avoue,
m'accabla ; et mon amour, réduit au désespoir, m'inspira le stratagème
dont je me suis servi. Je vous dirai pourtant que je me le suis secrète meut
reproché; mais j'ai cru que vous me le pardonneriez quand je vous le dé-
couvrirais, et quand vous sauriez que je suis un prince italien qui voyage
incognito. Mou père est souverain de certaines vallées qui sont entre les
Suisses, le Milancz et la Savoie. Je m imaginais même que vous seriez
agréablement surpris lorsipie je vous révélerais ma naissance, et je me
faisais un plaisir d époux délicat et charmé de la déclarer à Florentine
après 1 avoir épousée. Le ciel, poiirsuivis-je en cbangeanl de ton, n'a pas
voulu permettre que j'eusse tant de joie. Pedro de h Membrilla parait ;
il faut lui restituer .son nom, quelque chose qu'il m'en coûte à le lui
rendre. Voire promesse vous engage à le choisir |iour votre gendre : je
ne puis qu'en gémir je ne puis m'en plaindre : vous devez me le préfé-
rer sans avoir- égard à mon rang, .sans avoir pitié de la situation cruelle
où vous m'alliz réduire Je ne vous leprésenjerai point que voti'e frère
n était i|ue loiicle de votre fille, que vous en êtes le père, et qu'il serait
plus juste de vous acquitter envers moi de roldigalion que vous m'avez
que de vous pic|uer de 1 honneur de tenir une- parole qui ne vous lie que
faiblement.
Oui, sans doute, cela est bien plus juste, s'écria Jérôme de Moyadas;
«iissi je ne prétends point balancer eniie vous et Pedro de la .llemlirilla.
Si mon frère .\uguslin vivait encore, il ne trouverait pas mauvais que je
donna.sse la préférence à un homme qui m'a sauvé la vie, et, qui plus
est, à un prince qui ne dédaigne pas mon alliance et veut bien descen-
dre jusqu'à moi. Il fianlrail que je lusse eniremi de mon bonheur, et que
j'eusse entiéienjcnt perdu l'esprit si je ne vous donnais pas ma fille, et
si je ne pressais pas même un mariage si avantageux pour elle. Seigneur,
repri.s-je, n'agissiz point par iiiipèiuosilè, rre aites rien (|u'.iprès une
nii'ire délibération, ne consultez que vos seuls intérêts; et, malgré la no-
blis,se de mon sang .. Vous vous moquez de moi, inleirumpil-il ; dois-je
liésitcr un Hioincnf.' Non, mon prince; et je vous su|iplre de vouloir
bien, des ce soir, honoier de votre main l'Iieunuse l'Ioieuline. Eh bien,
lui dis-je, soit : allez vous-même lui porter cette nouvelle, et l'instruire
de son destin glorieux.
Tairdis nue le bon bourgeois s'empressait d'aller dire à sa fille qu'elle
avait l'ait la conquête d'un jirinre. Morales, qui avait (nleiidii toute la
conversation, se mil à genoux devant moi. et me dit; .Monsieur le prince
italien, lil.s du sorrveiuiii des vallées qui sont i nire les Suisses, le Milancz
et la Savoie, soiilTrez que je me jette au.\ piids de Votre Altesse, pour
lui lén oigircr h' ravissi ment ou je suis. Foi de fripon, je vousng.irde
.cou me un |iiodige. Je me croyais le ] nmier homme du monde ; mais,
franclifcment, je n;ets pavillon bas devant vous, quoique vous ayez moins
d'expérience que moi. Tu n'as donc plus, lui dis-je, d'inquiétude? Oh,
pour cela, non, lépnndit-il; je ne crains plus h; seigneur Pedro ; qu'il
vienne présentemem ici t rit qu'il lui plaira. Nous voilà. Morales et moi,
fermes sur nos étiiirs. Nous commençimes à réglerla route que nous
iiremli-ions avec la dot, sur laquelle nous comptions si bien, que si nous
l'eussions déjà touchée, rous n'aurions pas r-m être plus surs de l'avoir.
Nous ne la tenions pas toutefois encore, et le dénoiiment de l'aventure
ne répondit point à notre confiance.
Nous vîmes bientôt revenir !■ jeune homme de Calalrava. Il était ac-
compagné de deux liourgi'ois, et d'un algnazil aussi respectable par sa
moustache et sa mine brune que par sa charge. Le père de Florentine
était avec nous. Seigneur de Moyadas, lui dit Pedro, voici trois honnêtes
gens que je vous amène ; ils me connaissent, et peuvent vous dire qui je
suis. Uni, certes, s'écria' l'algnazil, je puis le dire, je le certifie à tons
ceux qu'il ap|iarliendra, je vous connais: vous vous appelez don Pedr'o,
et vous êtes lils unique de Juan Vêlez de la Membrilla ; quiconque ose
soutenir le contrair-e est uu imposteur. Je vous crois, monsieur 1 algua-
zil, dit alors le bonhomme Jér.,me de Moyadas. Votre témoignage est
sacr'é 1 our moi, aussi bien que celui des seigneurs marchands qur sont
avec vous. Je suis pleinement convaincu que le jeune cavalier qui vous
a conduit ici e-t le fils unique du correspo dant de mon frère. Mais que
m'importe? Je ne suis plus dans la résolution de lui donner ma fille; j'ai
changé de sentiment.
Oh ! c'est une autre affaire, dit l'alguazil. Je ne viens dans votre mai-
son que pour vous assurer que ce jeune lioinme m'est connu Vous êtes
certainement niaitre de votre tille, et l'on ne saurait vous contraindr'e à
la marier malgré vous. Je ne pr-étends }ias non [ilus, interrompit Pedro,
faire viidence aux volontés du .seigneur de Moyadas, qui jieul disposer de
sa fil'e comme bon lui semblera ; mais il me jiermettra de lui demander
pourquoi il a changé de sentiment. A-t-il quelque sujet de se plaindre
de moi ? Ah ! du moins qu'en ]ierdant la douce espérance d'être sou gen-
dre, j'apprenne que je ne l'ai point perdue par ma faute Je ne me plains
pas de vous, répondit le bon vieillard; je vous le dirai même, c'est à
regret que je me vois dans la nécessité de vous manquer de parole, et je
vous conjure de nie le pardonner. Je suis persuadé que vous êtes trop
généreux pour me savoir mauvais gré de vous préférer un rival qui m'a
sauvé la vie. Vous le voyez, poursiiivil-il eu me montrant, c'est ce sei-
gneur qui m'a tiré dhm si grand péril ; et, pour m excuser encore mieux
auprès lie vous, je vous apprends que c'est un prince italien qui, malgré
1 iiiégnlité de nos conditions, veut bien épouser Flol•ent^ne, dont il est
devenu amoureux.
K ses dernières paroles, Pedro demeura mmt et confus. Les deux
mai'cbands ouvrirent de grands yeux, et parurent fort surpris. Mais l'al-
guazil, accoulunié à regarder les choses du mauvais côté, soupçonna cette
merveilleuse aventure dêtre une fourberie où il y avait à gagner |iour
lui. Il m'envisagea fort attentivement : et conmie mes traits, qui lui étaient
inconnus, mettaient en défaut sa bonne volonté, il examina mon cama-
l'ade avec la même attention. Malheureusement pour Mon .\ltese, il
rtcojmut Morales, et, se ressouvenant de l'avoir vu dans les prisons
de Ciudad-lîéal, Ab ! ah ' s'écria-t-il, voici une de mes juatiques. Je re-
mets ce geiililbomme, ctje vous le donne pour un des plus parfaits fri^
pons qui soient dans les royaumes et principautés d Espagne. Allons,
bride eu main, monsieur l'aiguazil, dit Jérôme de Moyadas; ce garçon,
dont vous nous faites un si mauv.ds porli'ait, est un domestique du prince.
Fort bien, repartit l'alguazil; je a'eir veux pas davantage iiour savoir à
quoi m'en tenir. Je juge du maître par le v.ilul. Je ne doute pas que ces
galants ne soient deux fourbes qui s'accordent pour vous tromper. Je
me connais en pareil gibier; et, pour vous faire voir que ces di'ôles sont
des aventuriers, je vais les mener en prison tout à 1 heure, .le prétends
leur ménager uu téie-à-tête avec monsieur le coriégidor; après (pioi ils
.sentiront que tous les corrps de fouet n'ont point encore été donnés.
Ilaltelà monsieur l'officier, reprit le vieillard, ne poussons pas l'aflaii-e
sr loin. Vous ne craignez pas, vous autres nussierirs, de faire de la peine
à un bonnêle homme Ce valet ne saurait il êti-c urr fourbe, sans que son
mai re le soit'' Est-il nouveau de voir des fripons au service des princes?
Vous ii;oquez-vnus, avec vos princes? interrompit l'alguazil. Ce jeune
homme est nu intrigant, sur ma parole, et je l'arrête (ic par le roi, de
même que son camarade. J ai vingt archers i la porte, qui les traîneront
à la prison s'ils ne s'y laissent pas conduire de bonne grâce. AlUuis, mon
prince, me dit-il ensuite, mir Irons!
Je fus étourdi de ces paroles, ainsi que Morales; et notre trouble nous
rendit suspects à Jérôme de Moyadas, on plutôt nous perdit dans son es-
prii. Il jugea bien que nous l'avions voulu tromper 11 irit pourtant dans
retle occasion le jiarli que devait | rendre un galant lionime. Monsieur
l'officier, dit-il à l'alguazil, vos soupçons peuvent êti'e laiix ; peut-être
aussi ne sont-ils que trop véritables, (jiroi qu'il en soit, n'approfondis-
sons point cela, (lue ces deux jeunes cavaliers sortent, et se retii-ent ou
ils voudri'irt. Ne vous opposez point, je vous prie, à leur retraite ; c'est
une grâce ipic je vous (leniamie, pour m'acquitter envers eux de l'obli-
gation quejc leur ai. Si je faisais ce que je dois, répondit l'alguazil,
j'emp'Çisonner'ais ces mes>ierrrs, sans avoir égard à vos prières : mais je
veux bien relâcher de mon devoir pour l'amour de vous, à coirdilioir que
dés cemoimnl ils soilii-ont de c(tle ville ; car si je les lencontr-e demain,
vive Dieu I ils verront ee qui leur arriver-a.
I
GIL BLAS.
65
Lorsi|ue nous entendimps dire, Moi-alés et moi, qu'on nous laissnit
libres, nous nous remîmes un peu. Nous voulûmes ii.nU'r avec l'ermeU',
et souienirque nous étions des |iersonnrs d'honneur; mais l'.ilgu.izil nous
regarda de travers, et nous imposa silence. Je ne sais pourquoi ces
gens-là ont un ascendant sur nous. Il fallut donc abandonner l-'lorentine
el la dot à Pedro (le la Membrilla, qui sans doute devint i^emlre de Jé-
rôme de Moyailas. Je me retirai avec mon camarade. Nous prîmes le
chemin de Tnixillo, avec la consolation d'avoir du moins gagne cent pis-
toits à celle aventure. Une heure avant la nuit nous passâmes par un
petit village, résolus d'aller coucher plus loin Nous a|ierçumes une hô-
tellerie d'assez belle apparçu' e |iour ce lien-là. L'hôte et l'hôtesse étaient
à la porte, assis sur de longues pierres. L'hôte, grand hmume sec et déjà
suranné, raclait une mauvaise ijuitare pour divertir sa femme, qui pa-
raissait l'écouler avec plaisir. .Messieurs, nous cria l'hôte, lors (u il vit
que nous ne nous arrêtions poitW, je vous conseille de faire halle en cet
endroit. Il y a trois mortelles lieues d ici au premier village que vous
trouverez, et vous n'y serez pas si bien 'que dans celui-ci, je vous eu
avertis. Croyez-moi, entn z dans ma maison ; je vous y ferai bonne chère, et
à juste prix. Nous nous laissâmes persuader. Nous nous approchâmes de
l'hote et de l'hôtesse; nous les saluâmes; el, nous étant assis auprès
d'eii.t, nous commençâmes à nous entretenir tous quatre de choses indif-
férentes. L'hôte se disait nfiicier de la sainte herniandad, el 1 hôtesse était
une grosse réjouie qui avait l'air de savoir bien venire ses denrées.
Noire conversation fut intemmipue par l'arrivée de douze à quinze
cavaliers montés les uns sur des mules, les autres sur des chevau.\, et
suivis d'une trentaine de niuli Is chargés de ballots. Ah ! que de princes !
s'écria l'hôte à la vue le tant de monde ; ou pourrai-je les loger tous? Dans
un instant le village se trouva rempli d'hommes el d'animaux. Il y avait
fiar b'inheur auprès de l'h^'itellerie une vaste grange où l'on mit les mu-
ets et les ballots; les mules et les chevaux des cavaliers furent placés
dans d'antres endroits. Pour les hommes, ils songèrent moins à chercher
des lits ipi'à se faire apprêter un bon repas. L'hôte, l'hôtesse, et nue jeime
servante nu ils avaient, ne s'y épargnèrent point. Ils firent main basse
sur toute la volaille de leur b'asse-coUr. Cela, joint à quelques civets de
lapins et de matons, et à une copieuse soupe aux choux faite avec du'
nionion, il yen eut pour tout l'équipage.
Nous regardions. Morales el moi. ces cavaliers, qui de temps en iemps
nous envi.sageaii-nt aussi. Enfin nous liâmes conversation, et nous leiu-
dîmfsquc, s'ils le voulaient hiin, nous •oiperions avec eux. Ils nous té-
moignèrent que cela leur ferait plaisir Nous voilà donc tous à table en-
semble. Il y en avait un parmi eux qui ordonnait, el pour qui les autres,
quoique d'ailleurs ils en us.issent assez familièremeut avec lui, ne l.iis-
saient pas de marquer des déférences. 11 est vrai que celui-là teiiait le
haut bout : il parl.iit d'un ton de voix élevé ; il contredisait même ijuel-
quefois d'un air cavalier les autres, qui, bien loin de lui rendre la pa-
reille, semblaient respecter ses opinions. L'entretien tomba par liasan!
sur r.Vndalousie; et comme Morales s'avisa de louer Séviile. l'homme
dont je viens de jiarler lui dit : Seigneur cavalier, vous faites l'éloge de
la ville où j ai pris naissance, o i du moins je suis né aux enviions, puis-
que le bourg de Mayrena m'a vu naître Je v(nis dirai la même chose, lui
répondit mon comp.ignon. Je suis aussi de .Mayrena, et il n'est pas pos-
sible que je ne connaisse point vos parents, moi qui connais depuis l'ai
cade jusi|u'aiix dernières personnes du bourg. De qui êtes-voiis lils?
D'un bonnèle notaire, repartit le cavalier, de Martin Morales. De Marlin
Morales 1 s'écria mon camarade avec aiitanl di'joie que de siiriirise; jiar
ma foi, l'aventure est fort singulière! vous êtes donc mon frère aine
Manuel Mordes? Justement, dit l'antre; el vous êtes apparemnient, vous,
mon petit frère Luis, que je laissai au berceau quand j'abandonnai la
maison paternelle? Vous fn'avez nommé, répondit mon camarade. A ces
mots, ils se levèrent de table tous deux, et s'embrassèrent à plusieui s re-
prises. Knsuite le seigneur .Manuel dit à la compagnie : Messieurs, cet
événement est tout à fiit merveilleux. Le hasard veut que je rencontie et
reconnaisse un frère que je n'ai point vu drpuis plus de vingt années
fiour le moins : perm "Itez que je vous le présente. Alors tous les cava-
iers, qui par bienséance se tenaient deb 'iil, saluèrent le cadet Morales,
et l'aerablèrent d'embrassades. Après cela, on se remit à table, et l'on y
demeura toute la nuit. On ne se coucha point. Les ileux frères s'assirent
l'un auprès de l'autre, cl s'entrelinrent tout bas de leur famille, pendant
que les autres convives buvaient et si' ré oiiis.saient.
Luis eut nue longue conversation avec Miniiel; et, me prenant ensuite
en parlirulier, il me dit : Tous ces cavaliers sont des domestiques du
comte de Moiitanos. que le mi a nommé depuis peu à la vice-royauté de
Mayorqiie. Ils conduisent réquifiage du vice-roi à AlicanK", où ils doi-
vent s'cmliariiucr. Mon frère, qui est devenu intendant de ce seigneur,
m'a proposé de m'enimener avec lui, et sur la répugnance (|uejc lui ai
témoignée nue j'avais à vous quitter, il m'a dit que si vinis voulez être
du voyage, il vous fera donner un bon emploi, (.fier ami, poursni>it-il,
je te conseille de ne p s dédaigner ce pai ti. A Ions ensemble à l'ile .Mayor-
quc. Si nous y avons de l'agrément, n'Uis y resterons ; et si nous ne nous
y plaisons point, nous reviendrons eu Espagne.
J acreplai volontiers ia prop s tiou. Nous nous jiiigiiimcs, le jeune
Morales el moi, aux officiers iln coinle, el nous partîmes avec eux de
rhiilellcrieavanl le lever de l'aurore. .Nous nous rendîmes à grandes ji ur-
nées à la ville d'Alicuite, où j'achetai une guitare el me fis faire un hanit
fort propre avant l'embarquement. Je ne pensais plus à rien qn à 1 ile
de Mayorque, el Luis Morales était dans la même disposition. Il semblait
que nous eussions renoncé aux friponneries. 11 faut dire la vérité : lions
voulions passer jiour honnêtes gens parmi les cavalfer- avec qui niuis
é'ioiis, et cela tenait nos génies en respect. Enfin nous nous embarquâ-
mes gaiement, et nous nous llallions d'être bientôt à Mayorque ; in.iis A
peiné fùmes-noiis hors du golfe d Alicante, qu'il survint une bouirasqiie
effroyable. |J aurais, dans cet endroit de mon récit, une occasion de
vous faiie une belle description de tempête, de peindre l'air tout en feu,
de faire gronder la foudre, sifller les vents, soulever les flots, cl cœtrra ;
mais, laissant à part toutes ces fleurs de rhétorique, je vous dirai que
longe Cul violent, el nous obligea de relârherà la pointe de l'ile de Ca-
brera C'est une ile déserle où il y a un petit fort ipii était alor.> gardé
par cinq ou six soldais, et par un officier qui nous reçut fort honnê-
lement.
Comme il nous fallait pas.ser là plusieurs jours à raccommoder nos
voiles et nos cordagrs, nous cheicliàincs diverses sortes d'anuisemcnts
[ioiir éviter l'ennui. Chacun suivait ses iiiclin .lions : les uns jouaient â
la prime, les autres s'amusaient aulicnient ; et moi, j'allais me proir.ener
dans l'ile avec cçux de nos cavaliers (|iii aimaient la promenade : c'était
là mou plaisir. Nous sautions de rocher eu rocher; car le terrain est
inégal, plein de pierres paroiil, et l'on y voit fort peu de lerre. Un jour,
tandis (pie nous considérions ces lieux secs el arides, et (|ue nous admi-
rions le caprice de la nature, qui senioiilre féconde el stérile où il lui
plaît, notre odorat l'ut saisi tout à coup d'une senteur agréable. Nous nous
tournâmes aussitôt du côté de l'orient, d'où venait celle oleur ; el nous
aper_ùn;es avec élonnemeiil enlre des rochers un grand rond de verdure
de chèvrefMiiilIrs plus beaux et plus odorants que ceux mêmes qui crois-
s.nt dans l'.Xndalousie. Nous nous approchâmes volontiers de ces ar-
bris.seaux ch.irmanls qui parfumaient 1 air aux environs, et il se trouva
qu'ils bordaient l'enlrèe d'une caverne Ircs-profonde. Cette caverne était
large, et peu sombre; nous descendîmes au fond en lourna.il, par di s
di'grésde pierres dont lesextrémilés étaient parées de Leurs, cl qui fur-
niaienl naturellement un escalier en limaçon. Lorsque nous fûmes en
lias, nous vîmes si-rpenler sur un sable plus jaune que l'or plusieurs pe-
lils ruisseaux qoi liraient leurs sources des giulles d'eau que les rochers
dislillaieni sans cesse en dedans, elqiii se perdaient sons la terre. L'eau
nous parut si belle, que nous en voulûmes boire ; el nous la trouvâmes
si fraîche, que nous résolûmes de revenir le jour suivant dans cet endroil,
et d y apporter quelques bouteilles de vin, persuadés qu'on ne les boirait
point là s.ins plaisir.
Nous ne quiiiâines qu'à regret un lieu si agréable; et, lorsque nous
fûmes de rd mr au fort, nous ne manquâmes pas de vanter à nos cama-
rades nue si belle découverte : mais le commandant de la forteresse nous
dit qu'il nous avertissait eiLaini de ne plus aller à la caverne dont nous
étions si charmés. Eii ! pourquoi cela '? lui dis-je ; y a-l-il quelque chose
à craindre'.' Sans donle, me répondit-il. Les corsaires d'.\lgi-r et de Tri-
poli descendent quelquefois dans cette île, et viennent faire [irovisiim
d'eau à celle fontaine Ils y surprirent un jour deux soldais de ma gar-
nison, qu'ils firent esclaves. L'ollicier eut beau parler d'un air tres-sé-
rieiix, il ne put nous persuader. Nous crûmes qu'il |ilai,sanlail, el des le
lendemain je retournai à la caverne avec trois cavaliers de l'équipage.
Nous y allâmes même .sans armes à feu, pour faire voir que iionsn'a|-
prél endions rien. Le jeune Morales ne voulut point être de la partie; il
aima n deux, au.ssî bien que son frère, demeiin r à jouer dans le fort.
Nous descendîmes au fond de l'anlre comme le jour précédent, et nous
fîmes rafraîchir dans les ruisseaux ipielques bouteilles de vin que nous
avions apportées. Pendant que nous les buvions délicieiisenienl , en
jouant de la gnilare ci en nous eiitrelenant avec gaieté, nous vîmes pa-
raître au haut de la caverne plusieurs hommes qui avaient des iuou>la-
ches épaisses, des turbans, el des habits à la tuiqne. Nous nous iinagi-
nànies que c'était nue partie de l'équipage et le coinnianil.inl du fort, qui
s'étaient ainsi ilé^'iiisés |niur nous faire peur. Prévenus de celle pensée,
nous nous mimes à rire, et nous en laissâmes desci-ndre jusqu'à dix sans
songera notre défense. Nous lûmes bientôt tristement désabusés, et nous
connûmes enfin que c'était un cors .ire qui venait avec ses gens nous en-
lever. Rendez-vous, ch'vns, nous cria t-il en langue castillane ou bien
vimi: allez tau.i mourir! En même temps les hommes (jiii raccunipa-
giMÎenl nous coiicbérenl enjoué avec des carabines qu'ils porlaienl; et
nous aurions essuyé' une belle décharge, si nous eussions l'ail la moindre
résistance ; mais nous fumes assez sages pour n'en faire aucune. Nous
préléràmcs l'esclavage à la mort : no s donnâmes nos cpées au pirate. Il
nous fil charger de chaîin's, el conduire à son vaisseau, qui n'étail pas
loin de la; puis, mcltant à la voile, il cingla vers Alger.
Cl si de cette manière que nous fûmes justement punis d'avoir néglige
ravertissemenl de l'ollicier de la garnison La première chose mie fit le
corsaire fut de nous fouiller et de prendre ce que nous avions d'argent.
La honiir ca|iture pour lui ! Les deux cents pi. loirs des bourgeois de
Plazencia, les ceiil que Morales avait n çiies di; Jérôme de Moyailas, et
dont |iar malbeiir j'étais rhar;;é, tout cela me fut rallé sans miséricorde.
.Mes i-iniqiagnons avaient aussi la bourse bien garnie; enfin c'était un
CM'clliMil coup de lilel. Le pirate en p.-iraissail loin réjniii ; el le buurreau
ne se lOn'enti t jias do nous enlevi'i- nos espèces, il iniiis insultait par
di'S lailli'ri'S que nous senlions beancoiip inom» que l,i iiéces..ilé de les
souffrir Apres mille plaisanterirs, el puiir seino|Uir de nous d'une
antie f.icou. il se lil ,iji|iorler h'S bouteilles de vin que nous avions l'ait
(Jî
GIL BLAS.
rafraîchir ;i la fontaine, et ((iieses gens avaient eu soin il'emporler. Il se
mit à les vider avec eux, et à boire à notre santé par dérision.
Pendant ce ternps-li, mes camarades avaient une contenance qni ren-
dait ténioiLinage de ce qui se passait en eux. lis étaient d'autant pins
mortifiés de leur esclavage, qu'ils s'étaient fait une i.lée pins douce d'al-
ler dans l'île de Mayorqiift. où ils avaient compté (piils mèneraient une
vie délicieuse. Pour moi, j'eus la fermeté de prendre mon parti, el, moins
consicrné qne les autres, je liai conversation avec le railleur; j'entrai
même de bonne gr.ice dans ses plaisanteries: ce qni -lui plut. Jeune
liomme, me dit-il,' j'aime le caractère de Ion esinit; et dans le fond, au
lieu de' gémir et de soupirer, il vaut mieux s'armer depaiicuce et s'ac-
commoder au lemjis. Joue-nous un petit air, continua-t-il, en voyant
aue je portais une guitare : voyons ce qne tu .sais faire. Je lui obéis dés
«u'il' m'eut fait délier les bras,' et je commençai à jouer de la guitare
d'une manière qui m'attira .ses applaudissements. Il est vrai (|ue je jouais
assez bien de cet instrument. Je chantai aussi, et l'on ne fut pas m uns
satisfait de ma voix. Tous les Turcs qui élaient dans le vaisseau lémoi-
•■nèrent par des gestes admiratifs le jilaisir (|u'iU avaient eu à m'enten-
dre- ce qui me lit juger qu'en matière de musique ils n'tilaient pas sans
coùi Le pirate me'di't à l'oreille que je ne serais pas un esclave mallien-
reiix, et qu'avec mes talents je pouvais compter sur un emploi qui ren-
drait ma captivité très-supportable. . „ ., .„
Je sentis quohpic joie à ces paroles; mais toutes flatteuses (|u elles
étiient je ne laissai pas d'avoir des inquiétudes sur l'occupation dont le
corsaire me faisait fête : j'ap|iréhendais qu'elle ne fût pas de mon goût.
Ouand nous arrivâmes au jiort d'Alger, nous vîmes un grand nombre de
iiersoiines assemblées pour nous voir; et nous n'avions pas encore debar-
liué qu'elles poussèrent mille cris de joie. Ajoutez à cela que 1 air reten-'
liss-it du son confus des trompettes, des flùlcs moresques et d'antres iii-
stniments dont on si; sert en ce pays-là ; ce qui lormail nue symphonie
iilns bruvaule qu'agréable. La cause de ces réjouissances etail un r.ui.t
liruit qu'on avait répandu dans la ville. On avait oui dire que le renégat
Méhéniel (ainsi se nommait notre pirate) avait peri en altaiiuint un gros
vaisseau "énois; de sorte que ions .ses parents et ses amis, miormcs de
son reloiu- s'empressaient de lui eu témoigner leur joie.
Nous n'eûmes pas mis pied à terre, qu'on me conduisit avec tous mes
comiwnons au palais du hacha Soliman, où un écrivain chrétien, nous
interro''''eaut chacun en particulier, nous denuinda nos noms, no,s âges,
notre patrie notre religion et nos talents. Alors Méhemel, me montrant
au bicba lui vanin ma'voix. et lui dit i|u'avec cela jejouais de la guitare
A ravir 11 n'en fallut )ias davantage pour déterminer Solimau a me choi-
sir iiour snn service. Je fus donc réservé pour son sérail, ou l'on me con-
duisit i.'iiir m'inst.dler dans l'emploi qui m'était destine Les autres cap-
tifs furent menés dans une place publique, et vendus suivant la coutume.
Ce que Méliémet m'avait i-rédil dans le vaisseau m'arriya : j éprouvai un
heuieux sort. Je ne fus point livré aux gardes des prisons, ni employé
aux ouvrages pénibles. Soliman hacha, par dntinclion, me fit mettre
dans un iPcu particulier, avec ciufi ou six esclaves de qualité qui de-
vaient inressamment être rachetés, et à r|ui l'on ne donnait que de légers
travaux. Un me chargea du soin d',iiT..Mi- dans les jardms les orangers
et les Heurs Je ne pouvais avoir i \>\'i< Joure occupation: aussi j eu
rendis grâces à mon étoile, et je pns^eniis, sans savoir pourquoi, que je
ne serais lias malheureux chc/, SuUman.
Ce baclri (il faut bien que j'en fasse le porirail) était un homme de
quarante ans, bien fait de .sa personne, fort poli et fort galant pour un
'1 uir 11 avait pour favorite une i;achemii-ienuo qui, par son esprit el par
sa beauté- s'était acquis un empire absolu sur lui. Il 1 aimait jusqu a
l'idolâtrie' 11 la réi,'alail tous les jours de (pielipie fêle nouvelle, tanlol
d'un concert de voix et d'instruments, et tantôt d'une comédie a la ma-
nière des Turcs; ce qui suppose des puëmes dramatiques ou la pudeur
et la bienséance n'étaient pas plus respectées (|ue les règles d Anstotc.
La favorite, «pii s'appelait Farrukhnaz, aimait passionnément ces specta-
cles ■ elle faisait même ipielquefois représenter jiar ses lemines des
iiiéeès arabes devant le hacha. LUe y jouait des rôles elle-même, el
charmait tous les speclateurs par la giâce el la vivacité qu il y avait dans
son action. Un jour ipie j'étais parmi les musiciens a une de ces repie-
sentations, Soliman m'ordonna de jouer de la guitare, et de clianter tout
seul dans nu entr'acte. J'eus le bonheur de plaire a Sidimau; il m ap-
plaudit non-seulement par des battements de mains, mais même de vive
voix; el la favorite, à ce qu'il me jinrul, me regarda d un œil lavoialjle.
Le lendemain de ce jour-là, comme j'arrosais des orangers dans k's
iardins il iiassa près de moi un emuniue qui, .sans s arrêter m me rien
dire jeta un billet à mes pie.ls. Je le ramassai avec un Ironblc mêle de
plaisir el de crainte. Je me couchai par terre, de peur d'être aperçu des
i'eiiêlrcsdu séiail; et, me cachant derrière des caisses d'orangers, j ou-
vris ce billet. J'v trouvai un diamant d un a.sse2 grand prix, elces pandes
en bon castillan'- Jctine chiclien, remis grâce au ciel île ta raptivilé.
L'amour H la forhme la rendront Iteureise : l'amour, si lu es sensible
aux charmes dune belle personne ; el la [ovUihc, s, tu as le courage
(le méiiriser loulei soUcs de périls. ,.,,,, , •.
Je ne doutai pas un mnmeiit i|iie la lettre ne lut de la sultane favorite;
le stvle et le diainanl me le peisuadèrent. Outre que je ne suis pas iiatii-
rellenieiit timide, la vanité d'être bien avec la maîtresse d un grand sei-
gneur, et, plus encore, l'espérance de tirer d'elle quatre fus pliisd'ar-
geul qu'il lie m'en fullail pour ma rançon, tout cela me lit l.unier le
dessein d'éprouver cette aventure, quelque danger qu'il y'eùt à courir. Je
continuai mon travail en rêvant aux moyens d'entrer dans l'appariement
de l'arrukhnaz, ou plutôt en attendant qu'elle m'en ouvrit les chemins ;
car je jugeais bien qu'elle n'en demeurerait |ioint là, et ([u'elle ferait
plus de la moitié des frais. Je ne me trompais jias. Le même eunuque
i|ui avait |iassé prés de moi repassa une heure après et mcdil: Chrétien,
as-tu fait tes réilexions, et auras-tu la hardiesse de me suivre? Je ré-
ponilis que oui. Eh bien, reprit-il, le ciel le conserve! tu me reverras de-
main dans la matinée ; tiens-loi prêt à le laisser conduire. En parlant de
celte sorte, il se retira. Le jour suivant je le vis en effet reparaître sur
les huit heures du malin. 11 me lit signe d'aller à lui ; je le joignis, et 11
me mena dans une salle où il y avait un grand rouleau de toile qu'un
autre eunuque et lui venaient d'apporter là, el qu'ils devaient porter
chez la sultane, pour servir à la décoralion d'une iiiéce arabe qu'elle
préparait pour le bâcha.
Les deux eunu([ues, me voyant disposé à faire lOHl ce qu'on voudrait,
ne perdirent point de temps': ils déroulèrent la toile, me tirent mcllre
dedans tout de mon Ion?; puis, au hasard de m'élouffer, ils la roulèrent
de nouveau, et m'enveloppèrent dedans. Ensuite, la pienaut chacun par
nu bout, ils me pm leiciil ainsi impunémenl jusque dans la chambre où
couchait la belle (.'ailiemiiienne Elle était seule avec une vieille esclave
dévouée à ses volontés. Elles déroulèrent toutes deux la toile; el Far-
rukhnaz, à ma vue, lit éclater des Iranspoitsde joie qui découvraient
bien le génie des femmes de son pays. Tout hardi que j'étais naturelle-
ment, je lie pus me voir tout à coup traiisporlé dans l'appartement secret
des femmes s.uis sentir un |ieu de frayeur. La dame s'en aperçut bien ;
et, pour dissiper ma crainte. Jeune homme, me dit-elle, n'appréhende
rien. Soliman vient de partir pour sa maison de campagne; il y sera
toute la journée : nous pouvons nous entreteuir ici librement.
l'es paroles me rassurèrent, et me tirent prendre une contenance qui
redoubla la joie de la favorite. Vous m'avez plu. poiirsuivil-clle, el je
prétends adoucir la rigueur de votre e.sclavage. Je vous crois digne des
sentiments que j'ai conçus pour vous. Oiir)ique .sous les habits d'un es-
ciive, vous avez un air noble el galant, qui l'ail connaître qne vous n'êtes
]ioint une personne du commun. Parlez-moi confidemmeul; dites-moi
qui vous êtes. .le sais bien que les captifs qui ont de la naissance dégui-
sent leur condition pour être rachetés à meilleur marché; mais vous êtes
dispensé d en user de la sorte avec moi, et même ee serait une précaution
qui m'offenserait, puisque je vous promets votre liberté. Soyez donc sin-
cère, et m'avouez que vous êtes un jeune homme de hoiiiic maison. Ef-
fectivement, madame, lui répondis-je, il me serait mal de payer vos
boules de dissimulation. Vous voulez ab.solnmeiit que je vous découvre
ma c|ualité; il faut vous satisfaire. Je suis fils d'un grand d'Espagne. Je
disais peut-être la vérité, du moins la sultane le crut ; et, s'applaudissaiit
d'avoirjeté les yeux sur un cavalier d'importance, elle m'assura iju'il ne
tiendrait pas à elle que nous ne nous vissions souvent en particulier.
Nous eûmes ensemble un fort long entretien. Je n'ai jamais vu de femme
plus amusante. Elle savait plusieurs langues, et surtout la castillane,
qu'elle parlait assez bien. Lorsqu'elle jugea qu'il était temps de nous
séparer, je me mis, par son ordre, dans une grande corbeille d'osier,
couverte d'un ouvrage de soie fait de sa main; puis les deux esclaves
quî m'avaient apporli'; furent appelés, et ils me reinportèienl comme un
présent que la favorite envoyait au hacha : ce qui est sacré pour tous
les hommes commis à la garde des femmes.
N'jus trouvâmes. Farnikhnaz et moi, d'autres moyens encore de nous
|iarler ; el cette aimable captive m'inspira peu à "peu autant d'amour
ipi'elle en avait pour moi. Noire inlelligenee fut secrète pendant deux
mois, (pioiqu'il soit fort diflicilc que dans un sérail les mystères amou-
reux échappent longtemps aux argus. Mais un contre-lemps dérangea nos
pi'tites affaires, et ma fortune changea de face entièrement. Un jour iiue,
dans le corps d'un di-agon artiliciel qu'on avait fait pour nu spectacle,
j'avais été iiitiodiiit chez la sultane et que je m'entieteiiais avec elle,
Soliman, que je croyais occupé hors de la ville, survint. Il entra si bru.s-
(|uenienl dans l'appartement de sa favorite, que la vii'ille esclave eut à
peine l;~ temps de nous avertir de son arrivée. J'eus encore moins le
loisir de me cacher. Ainsi je fus le juemier qni s'offrit à la vue du
hacha.
Il parut fori étonné de me voir, cl .ses yeux (ont A coup s'allumèrent
de fureur. Je me regardai comme un iKunme qui louchait A son dernier
moment, et je m'imaginais être déjà dans les supplices. Pour l'ar-
riiklinaz, je m'aperçus à la vérité qu'elle était effrayée; mais, au lieu
d'avouer son crime et d'en demander pardon, elle dit à Soliman : Sri-
giienr, avant que vous |ironiuiciez mon arrêt, daignez m'éeouter. Les
iipparences sans dunle me condamneiil, el je semble vous faire une lia-
hisoii digne des plus horribles chàtimeiils. J'ai fait venir ici ce jeune
captif; el, pour lintroiluire dans mon ap|)artcnient, j'ai employé les
mêmes artifices dont je me serais servie si j'eusse eu pour lui un amour
bien violent. Cependant, el j'en alleste noire grand prophète, malgré ces
dém.irclu's, je ne vous suis jioiul infidèle. J'ai voulu cnlrelenir cet esclave
chiélieu pour le détacher de sa secte, el l'eu-ager à suivre celle des
croyants J'ai trouvé en lui une résistance à laquelle je m'étais bien
alleudiie. J'ai toutefois vaincu ses préjiigé.s, cl il vient de me ])rouietlre
qu'il embrassiMa le mahomélisme.
Je conviens que je devais démentir la favorite, sans avoir égard h la
conjoncture dangereuse où je me trouvais; mais dans raccablemcnl ou
GIL BLAS.
G5
j'avais l'escril, loiiclié Au péril où je voyais une femme que j'aimais, et
tremblant encore plus pour moi-même, je demeurai interdit et confus.
Je ne pus proférer une parole ; et le bâcha, persuadé par mon silence
que sa maîtresse ne disait rien qui ne fût véritable, se laissa désarmer.
Madame, répondit-il, je veux croire que vous ne m'avez point offensé,
et que l'envie de faire une chose agréable au prophète à pu vous engager
ii hasarder une action si délicate. J'excuse donc votre imprudence,
fiourvu que ce captif prenne tout à l'heure le turban. Aussitôt il fît venir
un marabout. On me revêtit d'un habit à la turque. Je fis tout ce qu'on
voulut, sans que j'eusse la force de m'en défendre; ou, pour mieux
dire, je ne savais ce que je faisais, dans le désordre où ét.iieut mes sens.
Quç de ciirotieus auraient été aussi lâches que moi dans cette occasion !
Après la cérémonie je sortis du sérail pour alIer,;sous le nom de Sidy
Hally, exercer un petit emploi que Soliman me donna. Je ne revis plus
la sultane; mais un de ses eunuques vint un jour me trouver. 11 m'ap-
porta de sa part des pierreries pour deux mille sultanins d'or, avec un
billet dans lequel la dame m'assurait ciu'elle n'oublierait jamais la géné-
reuse complaisance que j'avais eue Je me faire mahométan pour lui
sauver la vie. Véritablement, outre les pré.-ents que j'avais reçus de
Farrukhnaz, j'obtins par son canal un emploi plus considérable 'que le
premier, et je devins en moins de six à sept années un des plus riches
renégats de la ville d'Alger.
Vous vous imaginez bien que si j'assistais aux prières que les musul-
mans font dans les mosquées, et rempli sais les autres devoirs de leur
religion, ce n'était que par pure grimace. Je conservais une volonté
déterminée de rentrer dans le sein de l'Eglise ; et, pour cet effet, je me
proposais de me retirer un jour en Espagne ou en Iialie, avec les richesses
que j'aurais amassées. En attendant, je vivais fort agréablement. J'étais
logé dans une belle maison, j'avais des jardins superbes, un grand nom-
bre d'esclaves, et de fort jolies femmes dans mon .sérail. Quoique l'usage
du vin soit défendu en ce pays-là aux mahomélans, ils ne laissent pas
pour la plupart d'en boire en secret. Pour moi, j'en buvais sans façon,
comme font tous les renégats. Je me souviens que j'avais deux comp:;-
gnons de débauche, avec qui je passais souvent la nuit à table. L'un élait
juif, etranlreArabe. Je les croyais honnêtes gens; et, dans cette opinion,
je vivais avec eux sans contrainte. Un s lir je les invitai à souper chez
moi. Il m'était mort ce jour-là un chien que j'aimais passionnément;
nous lavâmes son corps, et l'enterrâmes avec toute la cérémonie qui
s'observe aux funérailles des ni.ihométans. Ce que nous en faisions n'é-
tait pas pour tourner en ridicule la religion musulmane ; c'était seule-
ment pour nous réjouir, et sati^faire une folle envie qui nous prit, dans
la débauche, de rendre les derniers devoirs à mon chien.
Cette action pourtant me pensa perdre, comme vous l'allez voir. Le
lendemain il vint chez moi un homme qui uie dit : Seigneur Sidy Ually,
une affaire import intc m'amène chez vous. Monsieur le cadi vent vous
parler; prenez, s'il vous plait. la peine de venir chez lui tout à 1 heure.
Apprenez-moi, de grâce, ce qu'il me veut, lui répoudis-je. 11 vous l'ap-
prendra lui-même, reprit-il; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'un
marchand arabe qui soupa hier avec vous lui a donné avis de certaine
impiété par vous commise à l'occasion d'un chi ;n que vjus avez enterré ;
vous savez bien de quoi il s'agit; c'est pour cela que je vous somme de
comparaître aujourd'hui devant ce juge, faute de quoi je vous avertis
qu'il sera procédé criminellement contre vous. Il sortit en achevant Ci s
paroles, et me laissa fort étourdi de sa sommation. L'Aralie n'avait au-
cun sujet de se [ilaindre de moi, et je ne pouvais comprendre pounpioi
ce traître m'avait joué ce tour-là. La chose néanmoins méritait quelque
attention. Je connaissais le cadi jiour un homme sévère en apparence,
mais au fond peu scrupuleux el de plus avare. Je mis deux cents- sulta-
nins d or dans ma bourse, et j'allai trouver ce juge. Il me Qt entrer dans
son cabinet, et me dit d'un air rébarbatif: Vous êtes un impie, un sacri-
lège, un homme abominable. Vous avez enterré un chien comme un mu-
sulman ! quelle profanation! Est-ce donc ainsi que vous respectez nos
cérémonies les plus saintes? et ne vous êtes-vous fait mahométan que
pour vous moquer de nos pratiques de dévotion? Monsieur le cadi, lui
répondis-je, l'Aiabe qui vous a fait un si mauvais rapport, ce faux ami,
est complice de mon crime, si c'en est un d'accorder les honneurs de h
sépulture à un fidèle domestique, à un animal qui possédait mille bonnes
qualités. Il aini.iit tant les personnes de méiite et de distinction, qu'en
mourant même il a voulu leur donner des marques de .son amitié. Il leur
laisse tous ses biens par un testament qu'il a lait, et dont je suis l'exé-
cuteur. 11 lègue a l'un vingt écus, trente à l'autre ; et il ne vous a point
oublié, monseigneur, poursiiivis-je en tirant ma bourse ; voilà deux cents
sultanins d'or qu'il m'a chargé de vous remettre. Le cadi, à ce discours,
perdit sa gravité; il ne put s'empêcher de rire; et, comme nous étions
seuls, il prit sans faç^n la bourse, et nie dit en me renvoyant : .\llez, sei-
gneur Sidy Hally, vous avez fort bien fait d'inhumer avec pompe et avec
honneur un chien qui avait tant de considération pour les honnêtes gens.
Je me tirai d'affaire par ce moyen, et si cela ne me rendit pas plus
sage, j'en devins du moins plus circonspect. Je ne fis plus de débauche
avec l'Arabe ni méftnc avec le Juif. Je choisis (lour boire avec moi un
jeune gentilhomme de Livourne, qui était mon esclave. 11 s'appelait
Azarini. Je ne i-essemhlais point aux autres renégats, qui font plus souf-
frir de maux aux esclaves chrétiens que les Turcs mêmes : tous mes cap-
lifs attendaient assez patiemuèut qu'où les racliclùl. i<i les traitai», à la
vérilé, si doucement, que quelquefois ils me disaient qu'ils appréhen-
daient plus de changer de patron, qu'ils ne soupiraient après la liberté,
quelques charmes qu'elle ait pour les personnes qui sont dans l'escla-
vage.
Un jour, les vaisseaux du hacha revinrent avec des pri-^es considéra-
bles. Ils amenaient plus de cent esclaves de l'un et de l'autre sexe, qu'ils
avaient enlevés sur les côes d'Espagne. Soliman n'en garda qu'un très-
petit nombre, et tout le reste fut vendu. J'arrivai dans la place où la
vente s'en faisait, et j'achetai une fille espagnole de dix à douze ans.
Elle pleurait à chaudes larmes et se désespérait. J'étais surpris de la voir,
à son âge, si sensible à sa c.iplivité. Je lui dis en castillan de modérer
son afiliction, et je l'assurai qu'elle était tombée entre les mains d'un
maitre qui ne manquait pas d'humanité, quoiqu'il eût un turban. La
petite personne, toujours occupée du sujet de sa douleur, ne m'écoulait
pas; elle ne faisait que gémir, que se plaindre du sort, et de temps
en temps elle s'écriait d'un air attendri : 0 ma mère 1 pourquoi sommes-
nous séparées? Je prendrais patience, si nous étions toutes deux ensem-
ble. En prononçant ces mois, elle tournait sa vue vers une femme de
quarante-cinq à cini|uante ans, que l'on voyait à quelques pas d'elle, et
qui, les yeux baissés, attendait dans un morne silence que quelqu'un
1 achetât. Je demandai à la jeune fille si la personne qu'elle regardait
était sa mère. Ilelas! oui, seigneur, me répondit elle; au nom dé Dieu,
faites que je ne la quitte point ! Eh bien, mon enfant, lui dis-je, si, pour
vous consoler, il ne faut que vous réunir l'une et l'autre, vous serez bien-
lot satisfaite. En même temps je m'approchai de ia mère pour la mar-
chander; mais je ne l'eus pas sitôt envisag(':e, que je reconnus, avec toute
rémolion que vous pouvez penser, les traits, les propres traits de Lu-
cinde. Juste ciel ! dis-je en moi-même, c'est ma mère, je n'en saurais
douter. Pour elle, soit qu'un vif ressentiment de ses malheurs ne lui fît
voir que des ennemis dans les objets qui l'environnaient, soit que mon
habit me déguisât, ou bien que je fusse cliangé depuis douze années que
je ne l'avais vue, elle ne me lemit point. Après l'avoir aussi achetée,
je la menai avec sa fille à ma maison.
Là je voulus leur donner le plaisir d'apprendre qui j'étais. Madame,
dis-je à Lucinde, est-il possible que mon visage ne vous frappe point?
.Ma moustiche et mon turban vous font-ils méconnaître Ra]iliaêl votre
fils? Ma mère tressaillit à ces paroles, me considéra, me reconnut, et
nous nous embrassâmes tendrement. J'embrassai ensuile sa filli', qui ne
savait peut-être pas plus qu'elle eût un frère, que je savais que j'avais
une sœur. Avouez, dis-je à ma mère, que dans toutes vos pièces de
théâtre vous n'avez pas une reconnaissance aussi parfaite que celle-ci.
Mon fils, me répondit-elle en soupirant, j'ai d'abord eu de la joie de vous
revoir; mais ma joie se converiit en douleur. Dans quel état, hélas!
vous retrouvé-jc. Mon esclavage me fait mille fois moins de peine que
l'habillement odieux... Ah ! parbleu, madame, interrompis-je en riant,
j'admire votre délicatesse; j'aime cela dans une comédienne. Eh! bon
Dieu, ma mère, vous êtes donc bien changée, si ma métamorphose vous
blesse si fort la vue. Au lieu de vous révolter contre mon turban, regar-
dez moi plutôt comme un acteur qui représente^sur la .'^céne un rôle de
"Turc. Quoique renignt, je ne suis pas plus musulman que je l'étais eu
Espagne; et dans le for.J ie me sens toujours altaclié à ina religion.
Quand voussaurc:; toutes !"< cventures qui me sont arrivées en ce pays-
ci, vous m'excuserez. L'^moui >> C'it mon crime; je sacrifie à ce dieu.
Je tiens un peu de vous, je vous e,- avertis. Une autre raison encore,
ajoutai-je, doit inCilni-pr eu vous io-<eplaisir de me voir dans la situation
où je suis. Vous vous attendiez à n'éprouver dans Alger qu'une capti-
vité rigoureuse, et vous trouvez Ù7 -^s votre patron un fils tendre, rcs-
|iectneux, et assez riche pour vous faire vivre ici dans l'abondance, jus-
qu'à ce que nous saisissions l'occasion de retourner sûrement en Espa-
gne. Demeurez d'accord de la vérité du proverbe qui dit, qu'à quelque
chose malheur est ho::.
.Mon fils, me dit Lucindc, puisque vous avez dessein de repasser un
jour dans votre pays et d y nl.jurer le mahométisme, je suis toute con-
solée. Grâce au ciel, continua-t-elle, je pourrai ramener saine et sauve
en Castille votre sœur Béatiix! Oui, madaoïc m'écriai-je, vous le pour-
rez. Nous irons tous trois, le plus tôt qu'il nous sera possible, rejoindre
le reste de notre famille; car vous avez apparemment encore en Es|i,igne
d'autres marques de votre fécondité? Non, dit ma mère, je n'ai ipie vous
deux d'enfants, et vous saurez que Déatrix est le fruit d'un mariage des
plus légitimes. Et pourquoi, repris-je, avcz-vous donné à ma petite .sœur
cet avantage-là sur moi? Comment avez-voiis pu vous résoudre à vous
marier? Je vous ai cent fois entendue dire, dans mon enfance, une vous
ne pardonniez point à une jolie femme de [irendre un mari. D'aulres
temps, d'autres soins, mon fils, repartit-elle; les hommes les plus fermes
dans leurs résolutions sont sujets à changer, et vous voulez qu'une
femme soit inébranlable dans les siennes! h vais, poursuivit-elle, vous
conter mon histoire depuis votre sortie de Madrid. Alors elle me lit le
récit suivant, que je n'oublierez jamais. Je ne veux pas vous |uiver d'une
narration si curieuse.
Il y a, dit ma mère, s'il vous en souvient, près de treize ans que vous
miitiâles le jeune Léganez. Dans ce temps-là, le duc de Médina Céli me
(lit (pi'il voulait un soir souper en parliculier avec moi. Il me marqua le
jour. J'attendis ce seigneur : il vint, et je lui jdus. Il me demanda le
sacrifice de tous les rivaux qu'il pouvait avoir. Je le lui accordai dans
60
GIL BLAS.
l'esporance qu'il nii^ le payerait bien II n'y manrjua pas. Dès le lende-
maiii je reçus de lui des présents, iiui furent suivis de plusieurs autres,
(lu'irnie fil'dans !a suite. Je craignais de ne pouvoir retenir longtemps
dans raos cliaines un lioinme d'un si haut rang; et j'appréhendais cela
d'autant pins, une je n'ignorais pas qu'il était échappé à des lieauté<
fameuses, dont il avait aussitôt rompu cpie porté les fers. Cependaiit, loin
de prend'r.> de jour en jour moins de goût à mes complaisances, il sem-
blait plulot y trouver un plaisir nouveau. Enfin, j'avais l'art de l'amnser,
et d'cmiiècliêr son cœur, naturellement volage, de se lais.ser aller ;i son
penchant. , . ,. , ,,
11 r avait déjà trois mois qu'il m'aimait, el j avais lieu de me llalter
(lue son amour serait de longue durée, lorsqu'une femme de mes amies
et moi nous nous rendîmes à une assemblée où il était avec la duchesse
son épouse. Nous y allions pour entendre un concert de voix d il'ins-
traments qu'on y faisait. Nous nous plaçâmes p.ar has;ird assez prés de la
duchesse, qui s'avisa de trouver mauvais que j'osasse ijaraitrc dans un
lieu ou elle était. Elle m'envoya dire par une de ses l'cnimes qu'elle me
priait de sortir proniplement."Je lis une réponse brutale à la messagère.
La duchesse, irritée, s'en plaignit ;i son époux, qui vint à moi lui-même,
el me dit : Sortez, Lucinde : (piand de grands seigneurs s'attachent à de
' ■ ' is pour cela s'oublier ;
honorons nos femmes
pclites créatures comme vous, elles ne doivent pas
si nous vous aimons plus que nos femmes, nous lie
plus que vous; et toutes les fois cpie vous .serez assez insolent<s pour
vous mettre en comparaison avec elles, vous aurez toujours la honte
d'être traitées avec indignité. , . .
Heureusement le duc me tint ce cruel discours d un ton de voix si
bas, qu'il ne fut point enlendu des personnes qui étaient aniour de nous.
Je me relirai toute honteuse, el je pleurai de dépit d'avoir essuyé cet
affront. Pour surcroît de chagrin, les comédiens cl les comédicuuus ap-
prirent celle aveniure dès le soir même. Du dirai', qu'il y a chez ces geus-
là un démon qui se plail à rapporter aux uns tout ce qui arrive aux
autres. Un comédien, par exemple, a-t-il fait dans une débauche quel-
que action extravagante; une comédienne vienl-elle de passer bail avec
un riche galant, la troupe en est aussitôt informée. Tous mes camarades
surent donc ce qui s'était passé au concert, et Dieu sait s'ils se réjouirent
bien à mes dépens. Il régne parmi eux un esprit de charité qui se ma-
nifeste dans ces sortes d'occasions. Je me mis pourtant au-dessus de leurs
caque's, et je me consolai de la | erle du duc de Médina Céli; car je ne le
revis plus chez moi, et j'appris même peu de jours après qu'une chan-
teuse en avait fait la conquête.
Lorsqu'une dame de théâtre a le bonheur d'être en vogue, les amants
ne sauraient lui manquer; et l'amour d'un grand seigneur, ne durât il
que trois jours, lui donne un nouveau prix. Je me vis obsédée d'adora-
teurs, sitôt qu'il fut notoire à Bladrid que le duc avait cessé de me voir.
Les rivaux que je lui avais sacrifiés, plus épris de mes charmes qu'aupa-
ravant, r.'viuvenl eii foule sur les rangs; je reçus encore l'hommage de
mille autres cœurs. Je n'avais jamais été tant à la mode. De tous les
hommes qui briguaient mes bonnes grâces, un gros Allemand, gentil-
homme du duc d'Ossune,'me parut un des plus emiiressés. Ce n'était pas
une fleure fort aimable; mais il s'attira mon attention par un millier de
pislolifs «pi'il avait amas.sées au service de son maître, et qu'il prodigua
liour méiitcr d'être sur la liste de mes amants fortunés. Ce bon sujet se
nommait Brut.mdorf. Tant qu'il lit de la dépense, je le reçus favorable-
ment ; dés (|u'il fut ruiné, il trouva ma porte fermée. Mon procédé lui
déplut. 11 vint me chercher à la comédie pendant le spectacle. J'étais
derrière le théâtre. Il voulut me faire des reproches; je lui ris au nez. Il
se mit en coléro, et me donna un soufllel en franc Allemand. Je poussai
lin grand cri : j'interrompis l'aclion. Je parus sur le théâtre :jcl, m'adres-
sanl au duc d Ossune, qui ce jour-là était à la comédie avec la duchesse
sa femme, je lui demandai justice des manières germaniques de son gen-
tilhomme. Le duc ordonna de continuer la comédie, et dit qu'il enten-
drait les parties quand on aurait achevé la pièce. D'abord qu'elle fut
finie, je me représentai fort émue devant le duc, et j'exposai vivement
mes i^riefs. Pour l'.Ulemand, il n'em|doya que deux mots pour sa défense :
il dit°qu'au lieu de se repentir de ce qu'il avait fait, il était liomme à re-
commencer. Parties on'ies, le duc d'Ossunc dit au (Jermain : Brutandorf,
je vous chasse de chez moi et vous défends de paraître à mes yeux, non
pour avoir donné un soufllel à une comédienne, mais pour avoir manqué
de respect à votre maître «l à votre maîtresse, el avoir osé troubler le
spectacle en leur présence.
Ce jugement me demeura sur le coeur. Je conçus un dépil mortel de
ce qu'on ne chassait pas l'Allemand pour m'avoir insultée. Je m'imagi-
nais qu'une pareille offense faite à une comédienne devait êlre aussi sé-
vèrement punie qu'un crime de lèse majesté, et j'avais compté que le gen-
tilliomme subirait une peine aflliclive. Ce désagréable événement me
détrompa, el me lit connaître que le monde ne confond pas les acteurs
avec les rôles (pi'ils reprcseiilenl. Cela me dégoûta du théâtre; je résolus
de l'abandonneT, el d'aller vivre loin de Madrid. Je choisis la ville de
Valence pour le lieu de ma retraite, eljc m'y rendis incognito, avec la
valeur de vingt mille ducats que j'avais tant en argent qu'eu pierreries ;
ce qui me parut plus (|ue suffisant pour m'enlretcnir le reste de mes
jours, liuisipie j'avais dessein de mener une vie retirée. Je louai à Va-
lence une petite maispn, et pris pour mes domestiques une femme et un
page à (|ui je n'étais pas moins inconnue qu'à tonte la ville. Je me don-
nai pour veuve d'un officier de chez le roi, et je dis cpie je venais m'é-
tablir à Valence, sur la réputation que ce séjour avait d'être un des plus
agréables d'Espagne. Je ne voyais cpie très-peu de monde, et je tenais
une conduite si régulière, qu'on ne me soupçouna point d'avoir été
comédienne. Malgré pourtant le soin que je pren.iis de me cacher, je
m'attirai les regards d'un genlilhomme qui avait un château prés de Pa-
torna. C'était un &ivalier assez bien fait, de trcnle-cinq à quarante ans,
mais un noble fort endetté ; ce qui n'est pas plus rare dans le royaume
de Wlencp que dans beaucoup d'anîres pays.
Ce seigneur hidalgo, trouvant ma personne à son gré, voulut savoir si
d'ailleurs j'étais son fail. 11 découpla des grisons pour courir aux en-
(pièles, et il eut le plaisir d'apprendre, par leur rapport, qu'avec un
minois peu dégoûtant, j'étais une douairière assez opulente. Là-dessus,
jugeant que je lui convenais, il envoya bientôt chez moi une bonne vieille
(pii me dit de sa ]jart, que, charmé de ma vertu autant que de ma beauté,
il m'offrait sa foi, et qu'il était prêt à me conduire à l'autel, si je voulais
bien devenir sa femme. Je demandai trois jours pour me consulter là-
dessus. Je m'informai du gentilhomme; el le bien qu'on me dit de lui,
quoiqu'on ne me célàt point l'état de ses affaires, me détermina sans
peine à l'épouser peu de temps après. ^
Don Manuel de Xerica (c'est ainsi que mon époux s'appelait) me mena
d'abord à son chàleau, qui avait un air antique dont il était fort vain. Il
l'rétendail qu'un de ses ancêtres l'avait autrefois fait bàlir, et il concluait
de là qu'il n'y avait point de maison plus ancienne en Espagne que celle
de Xerica. Mais un si beau titre de noblesse allait être détruit par le
lemps; le château, élayé en plusieurs endroits, menaçait ruine ; quel
bonheur pour don Manuel de m'avoir épousée ! La moitié de mon argent
fut employée aux réparations, el le reste servit à nous mettre eu élat de
faire une 'brillante ligure dans le pays. Me voilà donc, pour ainsi dire,
dans un nouveau monde, changée en nymphe de chàleau, en dame de
paroisse : quelle métamorphose ! J'étais trop bonne actrice pour ne pas
bien soutenir la splendeur que mon rang répandait sur moi. Je prenais
de grands airs, des airs de théâtre, qui faisaient concevoir dans le village
une haute opinion de ma naissance. Qu'on se serait égayé à mes dépens,
si l'on eût été au fait sur mon compte ! la noblesse des environs m'aurait
donné mille brocards, et les paysans auraient bien rabattu des respects
qu'ils me rendaient.
Il y avait déjà prés de six années que je vivais forl heureuse avec don
Manuel, lorsqu'il mourut. 11 me laissa des affaires à débrouiller, et votre
snenr Béalrix, qui avait quatre ans passés. Le chàleau, qui élait notre
unique bien, se trouva par malheur engagé à plusieurs créanciers, dont
le |iriucipal se nommait Bernard Astuslo. Qu'il soutenait bien son nom !
Il exerçait à Valence une charge de procureur, qu'il remiilissait en homme
consommé dans la procédure, el qui même avait élndié en droit pour
apprendre à mieux faire des injustices. Le terrible créancier ! Un chàleau
sous la griffe d'un semblable procureur est comme une colombe dans les
serres d'un milan; aussi le seigneur Astuto, dés qu'il sut la mort de
mon mari, ne manqua pas de former le siège du chàleau. Il l'aurait in-
dubitablement fait s.nuter par les mines que la chicane commençait à
faire, si mon étoile ne s'en fût mêlée ; mais mon bonheur voulut que l'as-
siégeant devînt mon esclave. Je le charmai dans une entrevue que j'eus
rvec lui au sujet de ses poursuites. Je n'épargnai rien, je l'avoue, pour
lui donner de l'amour; et l'envie de sauver ma terre me fit essayer sur
lui tous les airs de visage qui m'avaient tant de fois si bien réussi. Avec
tout mon savoir-faire, ]e craignais de rater le procureur. Il élait si en-
foncé dans son mélîer, qu'il ne paraissait pas susceptible d'une amou-
reuse impression. Cependant ce sournois, ce giimaud, ce gratte-papier,
prenait plus de plaisir que je ne pensais à me regarder. Madame, me dît-
il, je ne sais point faire l'amour. Je me suis toujours tellement appliqué
à ma profession, que cela m'a fait négliger d'apprendre les us cl coutumes
de la galanterie. Je n'ignore pourtant pas l'essentiel; el, pour venir au
fait, je vous dirai que si vous voulez m'épouser, nous brûlerons toute la
procédure: j'écarleraî les créanciers qui .se sont joints à moi pour faire
vendre votre terre. Vous en aurez le revenu, et votre Clle la propriété.
L'intérêt de Béalrix et le mien ne me permirent pas de balancer; j'accep-
tai la proposition. Le procureur tînt sa promesse; il tourna .ses armes
conirc les autres créanciers, cl m'assura la possession de mon château.
C'était peut-être la première fois de sa vie qu il eût bien servi la veuve et
l'orphelin.
Je devins donc procureusc, sans toutefois cesser d'être dame de pa-
roisse. Mais ce nouveau mariage me )ierdit dans l'esprit de la noblesse
de Valence. Les femmes de qualité me regardèrent comme une personne
qui avait dérogé, et ne voulurent plus me voir. Il fallait m'en tenir au
commerce des bourgeoises; ce qui ne laissa pas d'abord de me faire un
peu de pe'uie, parce ([uc j'étais accoutumée, depuis six ans, à ne fréipien-
ter que des dames de distiiiciion. Je m'en consolai pourtant bicutOt. Je
fis connaissance avec une grefliére et deux procurcuses dont les carac-
tères étaient fort plaisants. Il y avait dans leurs manières un ridicule
3 ni me réjouissait. Ces petites demnîsclles se croyaient des femmes hors
u commun. Hélas I disais-je quelquefois en inoi-mémc ijuand je les
voyais s'oublier, voilà le monde! chacun s'imagine êlre au-dessus de
son voisin. Je pensais qu'il n'y avait que les comédiennes qui se mécon-
nussent ; les bourgeoises, à ce que je vois, ne sont pas plus raisonnables.
Je voudrais, pour les punir, qu'on les obligeât à garder dans leurs mai-
sons les portraits de biiirs aieux. Mort de ma vie! elles ne les placeraient
I pas dans l'cndfoit le |>lus éclniré.
GIL BLAS.
67
Après qunlre années de mariage, le seigncnr Bernard Aslulo tomba
malade, et mourut sans enfants. "Avec le bien dont il m'avait avantagée
«1 m'é|iousant. et celui que je possédais déjà, je me vis une riche douai-
rière; aussi j'en avais la réputation, et sur ce Ijruit un genlilliomme
sicilien, nommé ColiCcbini, résolut de s'atl.nclier à moi jiour me
ruiner on pour m'épouser. H me laissa la préférence. Il était venu de
Palerme pour voir l'Espagne; et, après avoir satisfait sa curiosilé, il
attendait, disait-il, à Valence l'occasion de repasser en Sicile. Le cavalier
n'arait pas vingt-cinq ans; il était bien fait, quoique petit, et sa ligure
enfin me revenait. Il trouva moyen de me parler en particulier; el, je
vous l'avouerai l'rancliemer.l, j en devins folle dès le premier entretien
que j'eus avec lui. De son côté, le petit fripon se montra fort èjiris de
mes charmes. Je crois, Dieu me pardonne, que nous nous serions ma-
riés sur-lechamp, si la mort du procureur, encore toute récente, m'eut
permis de contracter sitôt un nouvel engagement. Mais, depuis que je
m'étais mis dans le goût des iiyménées, je gardais des mesures avec le
monde.
Nous convînmes donc de différer noire mariage de quelque temps par
bienséance. Cependant ColiPichini me rendait des soins; et son amour,
loin de se ralentir, semblait devenir plus vif de jour en jour. Le pauvre
garçon n'était pas trop bien eu argent conqilanl. Je m'en ajierçus, et il
ne manqua plus d'espèces. Outre i|ue j'avais presque deux l'ois son âge,
je me souvenais d'avoir fait conlribuer les hommes dans ma jeunesse;
et je regardais ce que je donnais comme une façon de restitulion qui
acquittait ma conscience. Nous attendîmes le]ilus patiemment i|u'il nous
fut possible le temps que le respect humain prescrit au.^ veH»es pour
se remarier. Lorsqu'il fut arrivé, nous allâmes à l hôtel, où nous nous
liâmes l'un à l'anlre par des nœuds éternels. Nous nous retirâmes en-
suite dans mon château, cl je puis dire que nous y vécûmes pendant
deu.t années, moins en époux qu'en tendres amants. Mais, hélas! nous
n'étions pa:: nnis tous deux pour êlre longtemps si heureux : une pleu-
résie enleva mon cher Colifichiui.
J'interrompis en cet endroit ma mère. Eh quoi ! madame, lui dis-je,
■votre troisième époux mourut encore? 11 faut que vous soyez une place
bien meurtrière. Hue voulez-vous, n)0!i lils"? me réponlitellc; puis-je
prolonger des jours que le ciel a comptés'? Si j'ai perdu tjois maris je
n'y saurais que faire. J'en ai fort regretté deux. Celui (|ue j'ai le moins
pleuré, c'est le procureur. Comme je ne l'avais épousé que [lar intérêt,
je me consolai lacilemenl de sa perte. M lis, continua-t-elle, pour reve-
nir à Colifichiui, je vous dirai que, quebpies mois après sa mort, je vou-
lus aller voir par moi-même, auprès de Païenne, une maison de cam-
pagne qu'il m'avait assignée pour douaire dans noire contrat de mariage.
Je m'embarquai avec ma fille pour passer en Sicile: mais nous avons été
prises sur la route parles vaisseaux du hacha d'Alger. On nous a con-
duites dans cette ville. Ileureuseinenl pour nous, vous vous êtes trouvé
dans la place oii l'on voulait nous vendre. Sans cela, nous serions tom-
bées enire les mains de quelque patron barbare qui nous aurait maltrai-
tées, et chez qui peut-être nous aui ions été toute notre vie eu esclavage,
sans que vous eussiez entendu parler de nous.
Tel fut le récit que fil ma mère; après quoi, messieurs, je lui donnai
le plus bel appartement de ma maison, avec la liberté de vivre comme il
lui plairait; ce qui se trouva fort de son goût. Elle avait une habitude
d'aimer formée par tant d'actes réitérés, qu'il lui fallait absolument un
amant ou un mari. Elle jeta d'abord les yeux sur quelques-uns de mes
esclaves ; mais llally Pégelin, renégat grec, qui tenait quelquefois au
logis, attira bientôt toute son alteiition. Elle conçut pour lui plus d'amour
qii'elle n'en avait jamais eu pour Colilichini, et el'li^ ètiiit si slyléc â plaire
aux hommes, (|u'elie trouva le secret de charmer encore celui-là. Je ne
fis pas semblant de m'a|iercevoir de leur intelligence; je ne songeais
alors qu'à m'en retourner en Espagne. Le bâcha m'avait déjà permis
d'armer un vaisseau pour aller en course cl faire le pirate. Cet arme-
ment m'occupait; cl, huit jours devant ipi'il fût achevé, je dis à Lu-
cinde : Madame, nous partirons d'Alger incessamment ; nous aUons
perdre de vue ce séjour que vous détestez.
Ma mère |iâlit à ces paroles, et garda un silence glacé. J'en fus étran-
gement surpris. Que vois-je'.' lui dis-je, d'où vient que vous m'offrez un
visage é|J0uvauté'? 11 semble que je vous afilige, au lieu de vous causer
de la joie. Je croyais vous annoncer une nouvelle agréable, en vous ap-
prenant que j'ai tout disposé pour noire dé|)art. Est-ce que vous ne sou-
liaitcriez pas de ropas.ser en Espagne'.' Non, mon fils, je ne le souhaite
plus, répondit ma rnére. J y ai eu tant de chagrin, que l'y renonce pour
jamais, flu'enlends-je? m'ecriai-je avec douleur; ah! dites plutôt que
c'est l'amour qui vous en détache. Qnc\ changement, o ciel ! (Juand vous
arrivâtes dans celte ville, tout ce qui se présentait à vos ri'g.irds vous
était odieux; mais llally Pégelin vous a mise dans une autre disposition.
Je ne m'en cléfemls pas, re|iarlit Lucindc; j'aime ce renégat, cl j en veux
faire mon qualiiéme époux. Quel proji^t' intcrrompis-jc avec horreur;
vous, épouser un musulman! Vous oubliez ([uo vous êtes chrétienne, ou
plutôt vous ne l'avez clé ici que de nom. Ali ! ma mère, que me faites-
vous envisager'? Vous avez résolu votre perle. Vous alkz f.iire volontai-
rcmenl ce que je n'ai fait que par nécessité.
Je lui tins bicji d'autres discours encore pour la détourner de son
dessein; mais je la haranguai fort iniitilemenl ; elle avait [iris son parti.
Elle ne se contenta pas niênic de suivre son mauvais pencliant, cl île me
quitter pour aller vivre avec ce renégat, elle voulirt emme»' r avec clic
Béalrix. Je m'y opposai. Ah! malheureuse Lucinde, lui dis-je, si rien
n'est capable de vous retenir, abandonnez-vous du moins toute seule à
la fureur qui vous possède; n'entraînez point une jeune innocente dans
le précipice où vous courez vous jeter. Lucinde s'en alla sans répliquer.
Je crus qu'un reste de raison l'éclairaitel l'empêchait de s'obstiner à de-
mander sa fille. Que je connaissais mal ma mère ! Un de mes esclaves
me dit deux jours après : Seigneur, prenez garde à vous. Un captif de
Pé:jelin'vient de me faire une confidence dont vous ne sauriez trop toi pro-
fiter. Votre mère a changé de religion ; el, pour vous punir de lui avoir
refusé Béalrix, elle a formé la résolution d'avertir le bâcha de votre
fuite. Je ne doutai pas un moment que Lucinde ne fût femme â faire ce
que mon esclave me disait. J'avais eu le temps d'étudier la dame, el je
m'étais aperçu qu'à force de jouer des rôles sanguinaires dans les traM-
dies, elle s'était familiarisée avec le crime. Elle m'aurait fort bien fait
brûler tout vif; et je ne crois pas qu'elle eût été plus sensible à ma mort
qu'à la catastrophe d'une pièce de théâtre.
Je ne voulus donc pas négliger l'avis que me donnait mon esclave. Je
pressai mon embarquement. Je pris des Turcs, selon la coutume dés cor-
saires d'.\lger qui vont en course; mais je n'en pris seulement que ce
qu'il m'en fallait pour ne pas me rendre suspect, et je sortis du port le
plus tôt qu'il me fu-t possible avec tous mes esclaves et ma sœur Béa-
lrix. Vous jugez bien que je n'oul)liai pas d'emporter en même temps ce
que j'avais d'argent et de pierreries; ce qui pouvait mouler â la valeur
de six mille ducats. Lorsque nous fûmes en pleine mer, nous commen-
çâmes par nous assurer des Turcs. Nous les enchaînâmes facilement,
parce que mes esclaves élaii'nt en plus grand nombre. Nous eûmes un
vent si favorable, que nous gagnâmes eu peu de temps les côtes d'Italie.
Nous arrivâmes le plus heureusement du monde au port de Livourne, où
je crois que toute la ville accourut pour nous voir déljarquer. Le père
de mon esclave Azarini se trouva, par hasard ou par curiosité, parmi les
spectateurs. 11 con4dérail altentivement tous mes captifs â mesure qu'ils
menaient pied à terre ; mais, quoiqu'il cherchât eu eux les traits do son
fils, il ne s'attendait pas à le revoir. Que de transports! que d'embras-
srments suivirent leur reconnaissance, quand ils vinrent tous deux à se
reconnaître 1
Sitôt qu'Azariiii eut appris à son père qui j'étais el qui m'amenait à
Livourne, le vieillard m'obligea, de même que Béalrix, à prendre un
loo-einent chez lui. Je passerai sous silence le détail de mille choses qu'il
me fallut faire pour rentrer dans le sein de l'Eglise; je dirai seulement
que j'abjurai le malioméiisme de meilleure foi que je ne l'avais em-
brassé. Après m'ctre enlièremenl purgé de ma gale d^Alger, je vendis
mon vai.sseau, et donnai la liberté à tous mes esclaves. Pour les Turcs,
on les retint dans les prisons de Livourne, pour les échanger contre des
chrétiens. Je reçus de l'un et de l'autre Azarini toutes sortes de bons
traitements; le fils é|iousa môme ina sœur Béalrix, qui n'était pas à la
vérité un mauvais parti pour lui, puisqu'elle était fille d'un genlilliomnie,
et qu'elle avait le château de Xerica, que ma mère avait pris soin de
donner à bail à un riche laboureur de Palerna, lorsqu'elle vjulut passer
ea Sicile.
De Livourne, après y avoir demeuré quelque temps, je partis pour
Florence, <|He j'avais envie de voir. Je n'y allai pas sans lettres de re-
commandai ion'. Azarini le père avait des amis à la cour du grand-duc,
el il me recommandait à eux comme un genlilhomine espagnol qui était
son allié. J'ajoutai le don à mou nom, inrilanl en cela bien des Espagnols
roturiers qui prennent sans façon ce tilre d'honneur hors de leur pays.
J;; me faisais donc effronlémciii ap|)eler don 11 iphaël ; et, comme j'avais
apporté d'Alger de quoi soutenir dignement ma noblesse, je parus à la
cour avec écTal. Les cavaliers à qui le vieil Azarini avait écrit en ma
faveur y publièrent que j'étais un personnage de qualité; si bien que
leur téiiiûignage et les airs que je me donnais me firent passer sans peine
pour un liomnie d importance. Je me faufilai bientôt avec les principaux
seigneurs, qui me présentèrent au grand-duc. J'eus le bonheur de lui
plahc. Je m'attachai à faire ma coi'ir â ce prince et à l'étudier. J écou-
lais attentivement ce que les plus vieux courtisans lui disaient, et par
leurs discours je démêlai ses inclinalions. Je remarquai, enlre autres
choses, qu'il aimait les idaisanlerics, les bons contes et les bous mots.
Je me réglai là-dessus. J écrivais tous les malins sur mes tablettes les
histoires que je voulais lui conter dans la journée. J'en savais une grande
quantité; j'en avais, pour ainsi dire, un sac tout plein. J'eu.sjieau Vni-
icfois les ménager, mon sac se vida peu à peu, de sorte que j'aurais été
obligé de me refléter, ou de faire voir que j'étais au boni de mes apo .
philiigmes, si mon génie, ferlile en liclions, ne m'en eût pas abondani-
meiil fourni; mais je composai des coules galants et comiques qui di-
vertirent fort le grand-duc; cl, ce qui arrive souvent aux beaux esprits
de profession, je 'mettais le niAtin sur mon agenda de bous mots que je
donnais raprcs-diné.e pour des impromptu.
Je m'éri^'eai mèu.e en poêle, et je consacrai ma muse aux louanges
du prince. Je demeure d'accord de lionne foi ipic mes vers n'élaient pas
bois; aussi ne furent-ils pas critiqués; mais, quand ils auraient été meil-
leur.s, je doute i|u'il> eusseul été mieux reçus du grand-duc. 11 en parais-
sait très coulent. La matière peut-être l'empêchait de les trouver mau-
vais. Quoi qu'il en soit, ce prince prit insensiblement tant de goût pour
moi, que cela donna de l'onibrage aux courtisans. Ils voulurent décou-
vrir qui j'étais. Ils n'y réussirent point. Ils apprirent seulement que
j'avais éie renégat, ils ne manquèrent pas de le dire au [irince dans l'es-
08
GIL BLAS.
i.érance de me nuire. Ils n'en vinrent pourlaut pas à lioiit ; au conlraire,
le Tiand-duc un jour m'obligea de lui faire une relalion fidèle de mon
vovii'^e d'Alger. Je lui obéis; et mes avenlures, que je ne lui déguisai
pouil, le réjoiiirenl infiniment. . .
Don nnpbacl, me dil-il, après que j'en eus achevé le récit, j'ai de
l'aniilié pour vous, el je veux vous en donner une marque qui ne vous
permellia pas d'en douter. Je vous fais dépositaire de mes secrets; et,
pour comnicnccr à vous mettre dans ma confidence, je veus dirai mie
1 aime la femme d'un de mes minisires. C'est la dame de ma cour la plus
aimable, mais en même temps la plus vertueuse. Renfermée dans son do-
mestique, uniquement attachée à un époux qui l'idolâtre, elle semble
i"uoier le bruit que ses charmes font dans Florence. Jugez si cette con-
q'iiète est difficile! Cependant cette beauté, tout inaccessible qu'elle est
aux amants, a quelquefois entendu mes soupirs. J'ai trouvé moyen de
lui parler sans témoins. Klle connaît mes sentiments. Je ne me llatte
point de lui avoir inspiré de l'amour, elle ne m'a point donné sujet de
former une si agréable pensée; je ne désespère pas toutefois de lui
plaire par ma constance et par la conduite mystérieuse que je prends
soin de tenir. . ., ,
La passion que j'ai pour cette dame, conlinua-t-il, n est connue que
d'elle. Au lieu de suivre mon penchant sans contrainte, et d'agir en sou-
verain, je dérobe ;i tout le monde la connaissance de mon amour. Je
crois devoir ce ménag.'mcnt à Mascarini : c'est l'époux de la personne
que j'aime. Le zèle et l'aiiacheniciil qu'il a pour moi, ses services et sa
probité, m'obligent à me conduire avec beaucoup de secret et de cir-
conspection. Je ne veux pas enfoncer un poignard dans le sein de ce
mari malheureux, en me déclarant amant de sa femme. Je voudrais qu'il
UnmvM toujours, s'il est posible, l'ardeur dont je me sens brûler; car
je suis persuadé qu'il mourrait de douleur s'il savait la confidence que
je vous fais en ce moment. Je cache donc mes démarches, et j'ai résolu
de me servir de vous pour exprimer à Lucrèce tous les maux que me
fait souffrir la contrainte que je m'impose. Vous serez l'interprète de
mes sentiments. Je ne doute point que vous ne vous acquittiez à mer-
veille de cette commission. Liez commerce avec Mascarini; atlachez-
vous à ijagner sou amitié; inlroduisez-vous chez lui, et vous ménagez
la liberté "de parler à sa femme. Voilà ce que j'attends de vous, et ce
que je suis assuré que vous ferez avec toute l'iidresse et la di-crétioo
(lue demande un emploi si délicat.
Je promis au grand-duc de faire tout mon possible pour repondre à sa
confiance et contribuer nu bonheur de ses feux. Je lui tins bientôt pa-
role. Je n'épnrrrnai rien pour plaire à Mascarini, et j'en vins a bout sans
peine. Chaimé"'de voir son amitié recherchée par un homme aime du
iirince, il fit la moitié du chemin. Sa maison me fut ouverte, j'eus un
libre accès auju-ès de son épouse; et j'ose dire que je me composai si
bien, qu'il n'eut pas le moindre soupçon de la négociation dont jetais
chargé. Il est vrai qu'il était peu jaloux' pour un Italien; il se reposait
sur l'a vertu de sa Lucrèce, et, s'enfermant dans son cabinet, il me lais-
sait souvent seul avec el!e. Je fis d'abord les choses rondement. J'entre-
tins la dame de l'amour du grand-duc, et lui dis iiue je ne venais chez
elle que jionr lui parler de ce prince. Elle ne me parut pas éprise de
lui, et je m'aperçus néanmoins que la vanité l'empêchait de rejeter ses
soupirs. Elle prenait plaisir à les entendre, sans vouloir y répondre. Elle
avait de la sagesse, mais elle était femme, et je remarquais que sa vertu
cédait in.sensiblement à l'image superbe de voir un souverain dans ses
fers. Enfin le prince pouvait justement se llatter que, sans employer la
violence do Tanmin, il verrait Lucrèce rendue à son amour. Un incident,
toutefois, aumiel il se serait le moins attendu, détruisit ses espérances,
comme vous Valiez apprendre.
Je suis naturellement hardi avec les femmes; j'ai contracté celte ha-
bitude, bonne ou mauvaise, chez les Turcs. Lucrèce était belle. J'oubliai
que je ne devais faire que le personnage d'ambassadeur; je parlai jiour
mon compte. J'offris mes services à la dame le plus galamment qu'il me
fu| possible. Au lieu de |jaraitre choquée de mon audace et de me ré-
pondre avec colère, elle me dit en souriant : Avouez, don Raphaël, que
le grand-duc a fait choix d'un agent foit fidèle et fort zélé! Vous le ser-
vez avec une intégrité qu'on ne peut assez louer. Madame, disje sur le
même ton, n'examinons point les choses scrupuleusement. Laissons, je
vous prie, les réilexions ; je sais bien qu'elles ne me sont pas favorables,
mais je m'abandonne au sentiment. Je ne crois pas, après tout, être le
premier confident de jirince qui ait trahi son maître, en matière de ga-
laiilerie. Les grands seigneurs ont souvent dans leurs Mercures des rivaux
dangereux. Cela se peut, reprit Lucrèce ; pour moi, je suis Gère, et tout
autre qu'un prince ne saurait me toucher. Uéglcz-vous là-dessus, pour-
suivit-elle en prenant son sérieux, etchanjeons d'entretien. Je veux bien
oublier ce que vous venez de me dire, à condition qu'il ne vous arrivera
j.las de me tenir de pareils propos; autremeul vous pourrez vous en
repentir.
Quoique cela fût un avis au lecteur, et que je dusse en profiter, je ne
cessai p^int d'entretenir de ma passion la femme de Mascarini. Je la
pressai même avec plus d'ardeur qu'au|)aravant de répondre à ma ten-
dresse, et je fus assez téméraire pour vouloir prendre des libertés. La
dame alors, s'offensant de mes discours et de mes manières musul-
manes, me rompit en visière. Elle me menaça de faiie savoir au graud-
duc mou insolence, en m'assuranl qu'elle le prierait de me punir comme
je le méritais. Je fus piqué de ces menaces i. mon tour. Mon amour te
ch'ingea en haine; je résolus de me venger du mépris que Lucrèce m'a-
vait témoigné. J'allai trouver son mari, el après l'avoir obligé de jurer
qu'il ne me commettrait point, je l'informai de l'intelligence que s«
(emme avait avec le prince, dont je ne manquai pas de la peindre fort
amoureuse, pour rendre la scène plus intéressante. Le ministre, pour
prévenir tout accident, renferma, sans autre forme de procès, sou épouse
dans un appartiment secret, où il la fil étroitement garder par des per-
sonnes afUdées. Tandis qu'elle était environnée d'argus qui I'ob.servaienl
et l'empêchaient de donner de ses nouvelles au çrand-dnc, j'annonçai
d'un air triste à ce prince c^i'il ne devait plus penser à Lucrèce : je lui
dis que Mascarini avait sans doute découvert tout, puisqu'il s'avisait de
veiller sur sa femme; que je ne savais pas ce qui pouvait lui avoir donné
lieu de me souiiçonner, attendu que je croyais m'ètre toujours conduit
avec beaucoup d'adresse, que la dame peut-être avait elle-même avoué
tout à son époux, el que, de concert avec lui, elle s'était laissé renfermer
fiour se dérober à des poursuites qui alarmaient sa vertu. Le prince pa-
rut fort aflligé de mon rapport. Je fus touché de sa douleur, et je me
repentis plus d'une fois de ce que j'avais l'ail ; mais il n'était plus temps.
D ailleurs, je le confesse, je sentais une maligne joie ipiimd je me repré-
sentais la situation où j'avais réduit l'orgueilleuse qui avait dédaigné mes
vœux.
Je goûtais impunément le plaisir de la vengeance, qui est si doux à
tout le mi'nde, et parliculiéiemenl aux Espagnols, lorsqu'un jour le
grand-duc étant avec cinq ou six seigneurs de sa cour el moi, nous dit :
Ue quelle manièie jngeriez-vous à propos qu'on punit un homme qui au-
rait abusé de la confidence de son prince et voulu lui ravir sa maîtresse?
11 faudrait, dit un des courtisans, le faire tirera miatre chevaux. Un autre
fut d'avis qu'on l'assommât elle fit mourir sous le bâton. Le moins cruel
de ces Italiens, et celui qui opina le plus favorablement pour le cou-
pable, dit qu'il se contenterait de le faire précipiter du haut d'une tour
en bas. El don Raphaël, reprit alors le grand-duc, de quelle opinion est-
il? Je suis persuadé que les Espagnols ne sont pas moins sévères que les
Italiens dans de semblables conjonctures.
Je compris Lien, comme vous pouvez penser, que Mascarini n'avait
pas gardé son serment, ou que sa femme avait trouvé moyen d'instruire
le prince de ce qui s'était pas>é entre elle et moi. On remarquait sur
mon visage le iruuble qui m'agitait. Cependant, tout troublé ([ue j'étais,
je répondis d'un ton ferme au grand-duc : Seigneur, les Espagnols sont plus
généreux; ils pardonneraient en cette occasion au confident, et feraient
n litre, par cette bonté, dans son âme un regret éternel de les avoir tra-
his. Eh bien, me dit le prince, je me sens capable de cette générosité ;
je pardonne au traître : aussi bien je ue dois m'en prendre qu'à moi-
même d'avoir donné ma confiance à un homme que je ne connaissais
|)oiut. et dont j'avais sujet de me défier, après tout ce qu'on m'en avait
dit. Don Raphaël, njouta-t-il, voici de quelle manière je veux me venger
de vous. Sortez incessamment de mes Etats, et ne paraissez plus devant
moi 1 Je me retirai sur-le-champ, moins aflligé de ma disgrâce (|ue ravi
d'en être quitte à si bon marché. Je m'embarquai dés le lendemain dans
un vaisseau de Barcelone, qui sortit du port de Livourne pour s'en re-
tourner.
J'interrompis don Raphaël dans cet endroit de son histoire. Pour un
homme d'esprit, lui dis-je, vous files, ce me semble, une grande faute
de ne pas quitter Florence inimédiatemeiit après avoir découvert à .Mas-
carini l'amour du prince pour Lucrèce. Vous deviez bien vous imaginer
que le grand-duc ne tarderait pas à savoir voire trahison. J'en demeure
d'accord, répondit le fils de Lucinde ; aussi, malgré l'assurance que te
ministre me donna de ne me point exposer au res.seutimeul du prince, je
melproposais de disparaître au plus tôt.
J'arrivai à Barcelone, continua-t-il, avec le reste des richesses que j'a-
vais apportées d'Alger, el dont j'avais dissipé la meilleure partie à Flo-
rence en faisant le gentilhomme espagnol. Je ne demeurai pas longtemps
en Catalogne; je mourais d'envie de revoir .Madrid, le lieu chariiiaiit de
ma nai.ssance, et je satisfis le plus tôt cpi'il me fut possible le désir i|iii
me pressait. En arrivant dans celte ville, j'allai loger par hasard dans un
hôtel garni où demeurait une dame qu'on appelait Camille. Quoiqu'elle
fût hors de minorité, c'était une créature fort piquante : j'en atteste
le seigneur Gil Blas, qui l'a vue à Valladolid presque dans le même
temps. Elle avait encore plus d'esprit ipie de beauté, et jamais aventu-
rière n'a ca plus de talent pour amorcer les dupes. Mais elle ne ressem-
blait point à ces coquettes qui mettent à profit la reconnaissance de leurs
amants. Venait-elle de dépouiller un homme d'affaires, elle en parlageail
les dépouilles avec le premier chevalier de tripot qu'elle trouvait à son
gré.
^'ous nous aimâmes l'un et l'autre dés que nous nous vîmes, cl la con-
formité de nos inclinations nous lia si élroiiemeul, que nous fûmes bien-
tôt en communauté de biens. Nous n'en avions pas, à la vérité, de con-
sidérables, et nous les mangeâmes en peu de temps. Nous ne songions
parmaliieur tous deux qu'à nous plaire, sans faire le nioinilre usage des
dispositions i|ue nous avions à vivre aux dépens d'autrui. La misère enfin
réveilla nos génies, que le plaisir avait engourdis. Mon cher Raphaël, nu
dit Camille, faisons diversion, mon ami ;" cessons de garder une fidélité
(|ui nous ruine. Vous pouvez entêter une riche veuve, je puis charmei
quelque vieux seigneur : si nous continuons .i nous être fidèles, voilo
deux fortunes nianqnées I Btlle Camille, lui répondis-je, vous me prove-
nez; j'allais vous faire la même proposition. J'y consens, ma reine. Oui,
GIL BLAS.
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pour mieux entrelenir notre mutuelle ardeur, tentons d'utiles conquêtes.
Les inflJélitcs que nous nous ferons deviendront des triomphes [lour
nous.
Cette convention faite, nous nous mimes en campagne. Nous nous
donnâmes d'abord de grands mouvements sans pouvoir rencontrer ce
que nous cherchions. Camille ne trouvait que des petits-maîtres, ce qui
suppose lies amanis qui n'avaient pas le sou, et moi 'lue des femmes qui
aimaient mieux lever des contributions que d'i'Ti payer. Comme l'amour
se refusait à nos besoins, nous eûmes recours aux fourberies. Nous en
limes tant et tant, que lecorrigéJor en entendit parler, et ce juge, sévère
en diable, chargea un de ses aignazils de nous arrêter; mais l'alguazil,
aussi bon que le corrégidor était mauvais, nous laissa le loisir de sortir
de Madrid pour une petite somme que nous lui donnâmes. Nous primes
la roule de ValladoliJ, et nous allâmes nous établir dans cette ville. Jy
louai une maison où je logeai avec Camille, que je lis passer pour ma
.sœur, de peur de scandale. Nous tînmes d'abord niXre industrie eu bride,
et nous commençâmes d'étudier le terrain avant ([lie de former aucune
entreprise.
Un jour, un homme m'aborda dans la rue, me salua trés-civilemeni,
el me dit : Seigneur don Raphaël, me reconnaissez-vous'? Je lui répondis
i|iie non. Et moi, reprit-il. je vous remets parfaitement. Je v^us ai vu
a la cour de Toscane, et j'étais aloi-s garde du grand-duc. Il y a (|uelques
iiiiiis, ajouta-t-il, que j'ai quitté le service de ce prince. Je suis venu en
Ks|iagne avec un Italien des plus subtils; nous sommes à Valladolid de-
puis trois .semaines. Nous demeurons avec un Castillan et un IJalicien
qui sont, sans contredit, deux honnêtes garçons. Nous vivons ensemble
du travail de nos mains. Nous faisons bonne chère, et nous nous diver-
tissons comme des princes. Si vous voulez vous joindre à nous , vous
serez agréablement reçu de mes confrères; car vous m'avez toujours
paru un galant homme , peu scrupuleux de votre naturel, et profés dans
noire ordre.
La franchise de ce fripon excila la mienne. Puisque vous me parlez à
cii'ur ouvert, lui dis-je, vqus méritez que je m'explique de même avec
vous. Véritablement je ne suis pas novice dans votre profession ; et si ma
modestie me permettait de conter mes exploits, vous verriez que vous
n'avez pas jugé trop avantageusement de moi; mais je laisse là les
louanges, et je me conlenterai de vous dire, en acceptant la place que
vous m'offrez dans votre compagnie, que je ne négligerai rien pour vous
prouver que je n'en suis pas indigne. Je n'eus pas siiot dit à cet ainbi-
dexlre que je consentais U'aiigmenler le nombre de ses camarades , qu'il
me conduisit ou ils étaient, et là je fis connaissance avec eux. C'est dans
cet endroit que je vis pour h première fois 1 illustre Ambroise de La-
mela. Ces messieurs m'inlerrogerent sur l'art de s'approprier iinemenl
le bien du prochain. Ils voulurent savoir si j'avais des (uincipes; mais je
leur montrai bien des tours qu'ils ignoraient, et qu'ils admirèrent. Ils
furent encore plus étonnés , lorsque , méprisant la subtilité de ma main,
comme une chose trop ordinaire, je leur dis que j'excellais dans les four-
beries qui demandent de l'esprit. Pour le leur persuader, je leur ra-
contai lavenlure de Jérôme de Moyadas; et sur le simple récit que j'en
fls, ils me trouvèrent un génie si supérieur, qu'ils me choisirent d'une
commune voix pour leur chef Je jusIiCai bien leur choix par une inli-
nité de friponneries que nous finies, et dont je fus, pour ainsi parler, la
chevHIe ouvrière. (Juand nous a*ions besoin d'une actrice pour nous se-
conder, nous nous servions de Camille, qui jouait à ravir tous les rôles
qu'on lui donnait.
Dans ce leiups-là, notre confrère Ambroise fut lenlé de revoir sa pa-
trie. Il parlit pour la Galice, ennous assurant (|ue nous pouvions compter
sur son retour. 11 contenta .son envie; et comiiie il s'en revenait, étant
allé à Burgos pour y faire quelque coup . un hôtelier de sa connaissance
le mit au service du seigneur Gil Blas de Santillane, dont il n'oublia pas
de lui apprendre les affaires. Seigneur Cil iJlas, poursuivit don Itaphaël
(in m'adressant la jjarole, vous savez de i|uidle mauiere nous" vous déva-
lisâmes dans un hôtel garni de Vallalodid ; je ne doute pas ipie vous
n'ayez sou|Çi)uné Ambroise d'avoir été le principal instrument dece vol,
el vous avez eu raison. Il vint nous trouver en arrivant ; il nous ex|iosa
l'étal ou vous étiez, .et messieurs les entrepreneurs .se réglèrent là-des-
sus. Mais vous ignorez les suites de celte aventure ; je vais vous en in-
struire. Nous enlevâmes, Ambroise et moi, votre valise; et tous deux
montés sur vos mules, nous primes le chemin de .Madrid, sans nous em-
barrasser de Camille ni de nos camarades, (|ui furent sans doute aussi sur-
pris que vous de ne nous pas revoir le lendemain.
Nous changeâmes de'dessein la seconde journée. Au lieu d'aller à Ma-
drid, d'eu je n'étais pas sorti sans raison, nous passâmes par Zebreros, et
continuâmes notre roule jusqii à Tolède. Notre premier soin , d.ins cette
ville, fut de nous habiller fort proprement ; puis, nous donnant pour deux
frères galiciens qui voyageaient par curiosité, nous connûmes bientôt de
fort honnêtes gens. J étais si accoutumé à faire l'homme de qualité,
qu'on s'y méprit aisément ; et, comme ou éblouit d'ordinaire par la dé-
liense, nous jeiàmcs de la jioudre aux yeux de tout le monde par les fêtes
galantes que nous commençâmes à donner aux dames. Parmi les femmes
que je voyais, il y en eut une qui me toucha. Je la trouvai plus belle
que Camille et beaucoup plus .p^uiie. Je voulus savoir qui elle était; j'a|i-
pris qu'elle se nommait Violante, et quelle avait épousé un cavalier
qui, déjà las de ses caresses, courait après celles d'une courlisaiic qu'il
aimait. Je n'eus pas besoin qu'on m'en dit davantage pour me déterminer
à établir Violante dame souveraine de mes pensées.
Elle ne tarda guère à s'apercevoir de sa conquête. Je commençai à
suivre partout ses pas, et à faire cent folies pour lui persuader ipie je
ne demandais pas mieux que de la consoler des infidélilés de son époux.
La belle lit là-dessus ses réflexions, qui furent telles, que j'eus enlîn le
plaisir de connaître que mes intentionsctaient approuvées. Je reçus d elle
un billet en réponse de plusieurs que je lui avais l'ail tenir par une de ces
vieilles qui sont d'une si grande commodité en Espagne el en Italie. La
dame me mandait que son marisoupait tous les soirs chez sa maîlres.se,
el ne revenait au logis que fort tard. Je compris bien ce que cela signî-
fiait. Dés la même nuit, j'allai sous les feuélres de Violante , et je liai
avec elle une conversation des plus tendres. Avant que de nous séparer,
nous convînmes qut^ toutes les nuits, à pareille heure, nous iiourrions
nous entretenir de la même manière , sans préjudice de tous les autres
actes de galanterie qu il nous serait permis d'exercer le jour.
Jusipie-là don Ballazar(ainsi se nommait l'époux de Violante] en avait
été quille à bon marché; mais je voulais aimer physiquement, et je me
rendis un soir sous les fenêtres de la dame , dans le dessein de lui dire
c|ue je ne pouvais plus vivre si je n'avais un tèle-à-lête avfc elle dans un
.lieu plus convenable à l'excès de mon amour; ce que je n'avais jiu en-
core obtenir d'elle. Mais comme j'arrivais , je vis venir dans la rue un
homme qui semblait m'observer. En efièt, celait le mari, qui revenait
de chez sa courtisane de meilleure heure qu'à l'ordinaire, el qui, re-
inarquant un cavaliei- près de sa maison, au lieu d'y entrer, se promenait
dans la rue. J y demeurai quelque temps incertain de ce que je devais
faire. Enlîn , je pris le parti d'altorder don Ballazar, que je ne connaissais
point et dont je n'étais pas connu. Seigneur cavalier, lui dis-je, laissez-
moi, je vous prie, la rue libre pour celle nuit; j'aurai une autre fois la
irêine cmnplaisance pour vous. Seigneur, me répondit-il, j'allais vous
faire la même prière. Je suis amoureux d une tïUe que son irere l'ail soi-
gneusement garder, cl qui demenreà vingt pas d'ici. Je souhaiterais qu'il
n'y eut personne dans la rue. 11 y a, repris-je, moyen de nous .salislaire
tons deux sans nous incommoder; car , ajoulai-je en lui montrant sa
propre maison, la dame <|ue je sers loge là. 11 faut même que nous nous
secourions si l'un ou l'auire vient à être attac^ié J'y consens, repartit-il,
je vais à mon rendez-vous, et nous nous épaulerons s'il en est besoin. A
ces mots, il me iiuitta, mais c'était pour mieux m'observer; ce que l'obs-
cnrilé de la nuit lui permettait de faire impunément.
Pour moi, je m'approchai de bonne foi du talcoit" de Violante. Elle
parut bientôl, el nous commençâmes à nous entretenir. Je ne manquai
pas de presser ma reine de m'accorder un entretien secret dans quelque
endroit particulier. Elle résista un peu à mes instances, pour augmenter
le prix de la grâce que je demandais ; puis, me jetant un billet qu'elle
tira de sa poche : Tenez, me dit-elle, vous trouverez dans cette letlre la
promesse d'une chose dont vous m'importunez tant. Ensuite elle se re-
lira, jiarce que l'heure à laquelle son mari revenait ordinairement appro-
chait. Je serrai le billet, et je m'avançai vers le lieu ou don B.illazar m'a-
vait dit qu'il avait affaire. Mais cet époux, qui s'était fort bien aperçu
que j'en voulais à sa femme, vint au-devant de moi, et me dit : Eli bien,
seigneur cavalier , êtes-vous content de voire bonno fortune '.' J'ai sujet
de l être, lui répondis-je. Et vous, qu'avez- vous l'ail? l'amour vous a-l-il
favorisé'.' Hélas! non, repartit-il : le maudit frère de la beaule que
j'aime est de retour d'une n.aison de campagne d'où nous avions cru
qu'il ne reviendrait que demain. Ce contre-temps m'a sevré du plaisir
dont je m'étais llallé.
Nous nous finies, don Ballazar et moi, dos protestations d'amitié; et
nous nous donnâmes rendez-vous le lendemain matin dans la grande
place. Ce cavalier, après que nous nous fûmes séparés, entra chez lui, et
ne Ut nullement connaître à Violante qu il sut de ses nouvelles. 11 se
trouva le jour suivant dans la grande place ; j'y arrivai un moment
après lui. Nous nous saluâmes avec des deinonslralions d'amitié aussi
perUdes d'un coté ipie sincères de l'aulre. Ensnile l'artilicieiix don Bal-
lazar me lit une fausse conlidence de .son intrigue avec la dame dont il
m'avait parlé la nuit piécédenle. Il me raconta là-dessus une longue
fable ((u'il avait com|iosée, et tout cela pour m'engager à lui dire à mon
lour de quelle façon j'avais fait connaissance avec Violante. Je ne man-
quai pas de donner dans le piège ; j'avouai tout avec la plus grande
francliisedu monde. Je montrai même le billet que j'avais reçu d elle, et
je lus ces paroles qu'il contenait ; J'irai demain diuer clnz'dDita Inès.
Vous savez où cite demeure. C'est dans la maison de celle fidèle amie
qucjepictends avinr un léle-à-léte ave: tous. Je ne puis vous refuser
plus lonylimps telle faveur, que vous me paraissez mériter.
Voilà, dit don B.dlazar, un billet qui vous iiroinel le prix de vos feux.
Je vous félicite jiar avance du bonheur qui vous attend. Il ne laissait pas,
en parlant de la sorte, d être un peu déconcerté ; mais il déroba facile-
ment à mes yeux son trouble elson embarras. J'étais si plehi de mes es-
jiérances, que je ne me metliiis guère en peine d'observer mon confident,
qui fut obligé toutefois de me quitter, de peur i|i(e je ne m'aperçusse
enlîn de sim agilalion. 11 courut avertir son Ijean-lrerede cette aventure.
J'ignore ce qui se passa entre eux, je sais seulement que don Ballazar
vint frapper a la porte de doua Inès, dans le temps ([ue j'étais chez cette
dame avec Violuntc. Nous sûmes que c'était lui, et je me sauvai par une
))Oile de derrière avant qu'il fût entré. D'aboi d que j'eus disparu, les
femmes, <|ue l'arrivée imprévue de ce mari avait un peu troublées, se
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GIL BLAS.
rassurèrent, et le reçurent avec tant d'effronlerie, qu'il se dunla bien i|u'on
m'avait caciié ou fait évaJer. Je ne vous dirai point ce (|u il dit à dona
lues et à sa femme : c'est une chose qui n'est pas venue u ma connais-
sance.
Cependant, sans soupçonner encore que je fusse la dupe de don Bal-
tazar, je sortis en le nia'udissant , et je ristournai à la grande place, où
j'avais donné rendez-vous à Lamela. Je ne l'y trouvai point. 11 avait aussi
ses petites affaires, et le fripon était plus heureux que moi. Comme je
l'attendais, je vis arriver mon perfide contiient, c|ui avait un air gai. il
me joignit- et me demanda en riant des nouvelles de mon tête-à tète avec
ma nvinplie clirz dona Inès. Je ne sais, luidis-je, quel démon jaloux de
mes plaisirs se plail à les traverser ; mais tandis t|ue, seul avec ma dame,
je la pressais de faire mon Lonlieur, son mari, que le ciel confonde, e»t
venu frapper â la porte de la mai.von : il a fallu proniplement songer à me
retirer. Je suis sorti par une porte de derrière, en donnant i tous les dia-
bles le fâcheux qui rompait toutes mes mesure-. J'en «i un véritable cha-
grin, s'écria don Baltazar, qui sentait une secrète joie de voir ma peine.
Voilà un impertinent mari: je vous conseille de ne lui point faire de
quartier. Oh! je suivrai vos conseils, lui réplii|uai-je, et je puis vous as-
surer que son honneur pissera le pas cette nuit. Sa femme, quand je l'ai
quittée, m'a dit de ne pas me rebuter pour si peu de chose; que je ne
manque pas de me rendre sons ses fenêtres de meilleure heure qu'.i l'or-
dinaire; qu'elle est résolue à me faire entrer chez elle, mais qu'à tout
hasard j'aie la précaution de me faire escorter par deux ou trois amis,
de crainte de uiprise. Que cette dame est prcdeiile ! dit-il ; je m'offre à
yi)us accompagner Ah 1 mon cher ami, m'éiriai-je tout transijorlé de joie
et jetant mes bras au cou de don Baltazar, que je vous ai d'obligation I
Je iérai plus, reprit-il; je connais u . jeune homme qui est un César : il
sera de la partie, et vous pourrez alors vous reposer hardiment sur une
pareille escorte.
Je ne savais que dire à ce nouvel aini pour le remercier, tant j'étais
charmé de son zèle, linhn j acceptai les secours qu'il m'offrait; et, nous
donnant rendez-vous sous le balcon de Vioianie à 1 entrée de la nuit, nous
nous séparâmes. Il alla trouver son beau-fréie, qui élaitle César en ques-
tion, et moi je me promenai ju-qii'au soir avec Lamela, qui, bien qu'é-
tonnée de l'ardeur avec laquelle don Balthazar entrait dan^ mes intérêts,
ne s'en délia pas plus que moi. iNons donnions tète bai^sée dans le pan-
neau. Je conviens que cela n'était guère iiaraonnable à des gens comme
nous. IJuand je jni,"*ai qu'il était temps de me présenter devant les fenêtres
de Violante, .\mb'roi>e et moi nous y parûmes armés de bonnes rapières.
Kous v trouvâmes le mari de ma d iUie avec un anlie homme ; ils nous at-
tendait it de pied 1 rme. Don ti.iliazar m'aborda, et, me montrant son
beaii-frere, il me dit ; Seigneur, voici le cavalier dont je vous ai tantôt
vanté la bravoure. Introduisez-vous chez votre maitresie, et qu'aucune
inquiétude ne vous empêche de jouir d une parfaite félicité.
Après quelques compliments de jiail et d'autre, je frappai à la porte
de Violante. Une espec de duègne vint oiivrii'. J'entrai ; et, sans pien
dre "arde à ce (|ui se passait derrière moi, je m'avançai dans une salle où
était"celte dame, l'endanl cpie je la salii is, les deux traities, qui m'a-
vaient suivi dans la maison, et qui en avaient fermé la jiorte si brusque-
ment après eux, (|u'Amliroise était leslé dans la rue, .se découvrirent.
Vous vous i ciaginez bien qu'il en fallut alors dé -midre. Us me chargèrent
tous deux en inême temps ; mais je leur lis voir du pays. Je les Occupai
lun et laiitre de manière qu'ils se repentirent pent-èlie de n'avoir pas
pris une voie plus sûre pour se venger. Je perçai l'époux. Son beau-fiere,
le voyant bois de combat, gagna la po^te, ipie la duégiie et \iolaiile
avaient ouverte pour se sauver tandis que nous nous batlions. Je le poui-
Siiivis jusque dans la rue, ou je rejoignia Lamela, qui, n ayant pu tuer
un seul mot des femmes qu ii avait vues fuir, ne savait précisément ce
qu'il devait juger du bruit qu il venait d'entendre. Nous retournâmes a
notre auberge. Nous primes ce que nous avions de meilleur; et, montant
sur nos mules, nous .sortiines de la ville s. ns attendre le jour.
Nous comprimes bien que cette aff.iire pouiiait avoir des suites, et
qu'on ferait dans folede des |ierquisilioiis que nous nav.ons pas tort de
prévenir. Nous allâmes coucher à Villarubia. îSmis logeâmes dans une
hoU'llerie ■ ù, ((uelque teinns après nous, il arriva un marchand de fo-
lede qui allait a Ségorbe. Nous soupâmes avec lui. 11 nous coûta l'aven-
ture tragique du mari de Violante, et il était si éloigné de nous soup-
çonner dy avoir part, que nous lui finies hardiment toutes sortes de
questions Messieurs, n ms dit-il, comme je partais ce matin, j'ai appris
ce triste événement. On cherchait |)artiiul Violante, et l'on m'a dit que le
corrégidor, qui est parent de don Baltazar, a résolu de ne rien épargner
pour "découvrir les auteurs de ce meurtre. Voilà tout ce que je sais.
Je ne fus guère abinné des recherches du corrégidor de Foléde. Ce-
pendant je formai la résolution de sortir promptemenl de la Castille-Noii-
velle. Je lis réilexion que Violante retrouvée avouerait tout, et que, sur
le portr.iit qu'elle ferait de ma personne à la justice, on mettrait des gens
aines trousses. Cela fiU cause que dès le jour suivant nous évitâmes le
grand chemin par précaution, lleureusemeiit Lamela connaissait les trois
qu.irts de I lispagne, et savait par quels délouis nous pouvions sûrement
nous rendre eu Aragon. Au lien d aller tout droit à Ciiença, nous nous
engag.'àines dans les montagnes qui soiil devant cette villo ; el, par des
seuliers qui n étaient pi^s inconnus à mon .L;iiide, iioiis ai ii\àiiies devant
une grotte qui me parut avoir tout. 1 air d'un ermitage. Lileelivemeut,
c'était celui ou vous êtes venus hier soir me demander un asile.
Pendant que j'en considérais les environs, i|ui offraient à ma vue un
paysage des plus charmanis, mon compagnon me dit : Il y a six ans que
je passai par ici. Dans ce tem|is-là , celte grotte servait de retraite à un
vieil ermite qui me reçut charitablement 11 me lit part de ses provisions.
Je me souviens que c'était un saint liomine, et qu'il me tint des di.scoiirs
qui pensèrent me détacher du monde. Il vit peut-être encore; je vais m'en
éclaiicir. lîn achivantces mots, le curieux Anibroise descendit de sa mule
et entra dans l'ermitage. U y demeura qii' Iques moments ; puis il revint,
et m'appelant : Venez me dit-il, donBapliaél, venez voir une chose très-
touchante. Je mis aussitôt pied à terre. Nous attachâmes nos mules à
des arbres, el je suivis Limela dans la grotte, où j aperçus sur un grabat
un vieil anachorète tout étendu, pâle et mourant. Une bai be blanche et
fort épaisse lui couvrait l'eslomnc, et l'on voyait dans ses mains jointes
nu grand ro.sairc entrelacé. Au bruit que nous finies en nous approchant
de lui, il ouvrit des yeux que la mjrt déjà commençiit à leriner; et,
après nous avoir envisagés un inslant : Qui que vous soyez , nous dit-il,
mes frères, profilez de rexemii'e qui se préserHe d vos regards J'ai passé
quarwile années dans le monde, el soixanle dans celle solilude. Ahl
qu'en ce moment le temps que j'ai donné à mes pia s rs me parait long,
cl qu'au eonhaire i elui que j'ai consacré à la pénitence me stmbie
court! Hélas je crains que les auslérilés de frère Juan n'aient pas
assez expié la péchés du licencié don Juan de Sulis.
Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il extiira. Nous fûmes frappés de cette
mort. Ces sortes d'objets font toir]nurs ipielque impiession sur les plus
grands libirtins; mais nous n'eu fûmes pas longtemps touchés. Nous ou-
liliàmes bientôt ce qu'il venait -le nous dire, et nous commençâmes à faire
un inventaire de tout ce qui était dans l'erinit.ige, ce qui ne nous occupa
pas inliniment, tous les meubles consistant dans ceux que vous avez pu
remarquer dans la grotte. Le frère Juan n'était pas seulement mal meu-
blé, il avait encore une très-mauvaise cuisine. Nous ne trouvâmes chez
lui, pour toutes provisions, que des noisettes et quelques grignons de
pain d'orge fort durs, que les gi'ncives du saint homme n'avaient appa-
remment pu broyer. Je dis ses gencives, car nous remarquâmes que
ton es les dents lui éiaienl tombées, 'fout ce que cette demeure solitaire
contenait, tout ce que nous considérions, nous faisait regarder ce bon
anachorète comme un saint. Une diose .seule nous choqua : nous ou-
vrîmes un papier |dié en forme de lettre qu'il avait mis sur nue table, et
par lequel il (u-iait la personne qui lirait ce billet de porter son rosaire et
ses vandales à l'évêque de Cutnca. Nous ne savions dans quel esprit ce
nouveau père du désert pouvait avoir envie de faire nn pareil présent à
sonévèque: cela nous semblait blesser l'humilité, et nous paraissait
d'un homme ([iii voulait trancher du bienheureits. Peut-être aussi n'y
avait-il là dedans que de la simplicité, c'est ce que je ne déciderai
point.
En nous eiitretenafil là-dessus, il vint une idée assez plaisante â La-
mela. Demeurons, me dit-il, dans cet ermitage. Déguisons-nous en er-
mites. Enterrons le frère Juan ; vous pasSiuez pour lui : et moi, sous le
nom de frère Antoine, j'irai îluêter dans les villes et les bourgs voisins.
Outre que nous serons à couvert des perquisitions du corrégidor, car je
ne pense pas qu'on s'avise de uous ciiercher ici, j'ai à Cuença de bonnes
connaissances cjuc nous pourrons entretenir. J'approuvai cette bizarre
imagination, moins pour les raisons qu'.\mbroi.se me disait que |iar fan-
taisie, et comme pour jouer un rôle Jans une pièce de théâtre. Nous
■finies une fosse à trente ou quarante pas de la grotte, et nous y enterrâ-
mes modestement le vieil anaclioréle, après l'avoir dépoiiiLé de ses ha-
bits, c'esl-à-dire d'une simple robe que nouait par le milieu une cein-
ture de cuir. Nous lui coupâmes aussi la barbe pour m en faire une pos-
tiche, et enlin, après ses funérailles, nous |irinies possession de 1 ermitage.
Nmis fimes fort mauvaise cbere le premier jour, il nous fallut vivre
des provisions du défunt; mais le lendemain, avant le lever de r.inrore,
Lamela se mit en cartipagne avec les deux mules qu'il alla vendre à To-
ralva, et le soir il revint chargé de* vivres et d'antres choses qu'il aviit
achetées. Il en apporta tout ce qui était nécessaire pour nous travestir.
Il se lit lui-même une robe de bure et une petite barbe rousse de crin
lie cheval, qu'il s'attacha si art stement aux oreilles, qu'on eut juré qu'elle
était naturelle. Il n'y a pas de garçon au monde |iUis adroit que lui. Il
tressa aussi la barbe du frère Jiian ; il me I appliqua, et mon biniiet de
laine brune achevait de couvrir larlilice. On peut dire que rien ne man-
quait à noire déguisement. Nous nous trouvions l'un et l'autre si phii-
sammeni équipés, que nous ne pouvions sans rire nous regarder sous ces
habits, qui séritalileinent ne nous ciuivenaient guère. Avec la rObc du
frère Juan, j avais .son rosaire et ses sandales, dont je ne me lis pas un
scrupule de priver 1 évèque de Cuença
11 y avait déjà trois jours (jue nous étions dans l'ermitage, sans y avoir
vu paraître personne; mais le ipiatriènie il entra dans la grotte deux
paysans; ils apportaient du pain, du fromage et des oignons au défunt,
qn ils croyaient encore vivant. Je me jetai sur notre grabat dés que je les
aperçus, et il ne me fut pas diflicile de les Ironqur. Outre qn ou ne
voyait point assez pour bien distinguer mes traits, j imitai le mieux que
je pus le sou de la voix du frère Juan, dont j'avais entendu les der-
nières paroles. Ils n'eurent aucun soupçon de cette supercherie. Ils
parurent seulement étonnés de renconlnr U un anlre ermile; mais La-
mela, remarqnanl leur surprise, leur dit d'un air hypocrite : Mes fières,
ne soyez pas surpris de me voir dans cette solitude. J ai quitté un ermi-
tage que j'avais en Aragon, ]iour venir ici tenir com|iagnie au vénérable
GIL BLAS.
71
et iliscrel l'n're Juan, qui, dans l'exlième vieillesse où il l'st. a lies lici
d'un camarade qui puisse pourvoir à ses besoins. Los paysans dnnnérent
à la cliarilédAuibroise des louanges infinies, et témoignèrent qu'ils étaient
bien aises de pouvoir se vanter d'avoir deux saints personnages dans
leur coiitrée.
Lamela, chargé ^'une grande besace qu'il n'avait pas oublié d'acheler,
alla qiièler pour la prenliére fois dans la ville de Cui-nçn, qui n'est éloi-
gnée de l'ermitage que dune petite lieue. Avec l'extérieur pieux qu il a
ieçu (le la nature, et l'art de le l'aire valoir, qu'il possède au suprême
degré, il ne maniua pas d'exciter les personnes charitables à lui faire
l'aimiôni'. Il remplit sa besace de leurs libéralités. Monsieur .\niljioise,
lui dis-je à sou retour, je vous félicite de l'beureux talent ipie vous avez
jiour altcndrir les ,inies cbréliennes. Vive Dieu! l'on dirait que vous
avez été frère quêteur chez les capucins. J'ai fait bien autre chose que
remplir men bissac, me lépondil-il. Vous saurez que j'ai déterré certaine
nymphe appelée Barbe, que j'aimais autrefois. Je l'ai trouvée bien chan-
gée ; elle s est mise comme nous dans la dévotion. Elle demeure avec
dcuv ou trois autres béates qui édifient le monde en public, et mènent uie
vie scandaleuse en particulier. Elle ne me reconnaissait pas d'abord. Com-
ment doue! lui ai-je dit, madame Barb'', e4il possible que vous ne re-
mettiez point un de vos anciens amis, votre serviteur Ambroisc? Par ma
foi, seigneur de Lamela, s'est-elle écriée, je ne me serais jamais attendue
•i vous revoir sous le; habits que vous portez. Par quelle aventure èies-
vous devenu ermite? (^estce (|ue je ne puis vous raconter présentement,
lui ai-je reparti. Le détail est un peu long; nwis je viendrai demain au
soir salisfaire votre curiosité. De plus, je vous amènerai le frère Juan,
mon compagnon. Le frère Ju.in, a-l-elle interrompu, ce bon ermite qui
a un ermitage auprès de cette villu? Vous n'y pensez pas; on dit qu'il a
plus de cent ans. 11 est vrai, lui ai-je dit, qu'il a eu cet âge \i,; mais il
est bien rajeuni depuis quelques jours : il n'est pas plus vieux que moi
Eh hien ! qu'il vienne avec vous, a répliqué Barbe. Je vois bien qu'il y a
du mystère là-iles.sous.
Noiis ne manquâmes pas le lendemain, dés qu'il fut nuit, d'aller chez
ces bigotes, qui, pour nous mieux recevoir, avaient préparé un grand
rejias." Nous ôtàmes d'abord nos barbes et nos habits d anachorètes, et
sans façon nous finies coiinaitre à ces princesses (jui nous étions. De leur
coté, dé peur de d nunrei- en reste de franchise avec nous, elles nous
montrèrent de quoi sont capables de fausses dévoles quand elles bannis-
sent la grimace. Nous pass.imes presque toute la iiuil à table, et nous ne
nous retirâmes dans notre grotte i|u'un niomeut avant le jour. Nous y
relournàmes bientôt après, ou. pour- mieux dire, nous finies la même
cbo-e pendant trois mois, et nous mangeâmes avec ces créatures plus des
deux tiers de nos espèces. Mais un jaloux qui a tout découvert en a in-
formé la justice, ijui doit aujourd'hui se trausporlei- â l'erniitage pour se
saisir de nos personnes. Hier Ambroi-e, en quêtant à Lueiiça, rencontra
une de nos beaies, qui lui donna un billet, et lui dit : Une femme de mes
amies m'écrit cette leitie. que j'allais vous envoyer par un homme ex prés;
montrez-la au frère Jiiaii. et prenez vos mesures là-dessus. C'est ce bil-
let, messieurs, que Lamela m'a mis entre les mains de>ant vous, et qui
nous a si brusquement fait quitter notre demeure solitaire.
CHAPITRE II.
Du conseil i]ue don Ra|ihaël cl ses aucliuurs liiiri'nt ensemble, el de l'avcnlurc i|ui leur
arrîvD lor.^qu'ils voulurent sortir du bois.
(Juand don Bapliacl eut achevé de conter son histoire, dont le récit me
parut lin peu long, don Alphonse, par politesse, lui témoigna qu'elle
l'avait fort diverti. Ap'cs cela, le seigneur Amiiroise prit la parole, et
s'adressant au compagnon de ses exploits. Don Rn|ihaél. lui dilil, songez
que le soleil se couche. 11 serait à propos, ce me semble, de délibérer
sur ce que nous avons à faire. Vous avez raison, lui répondit son cama-
rade ; il faut déterminer l'endroit où nous voulons aller. Pour moi, reprit
Lamela, je suis d'avis que nous nous renie(tions en chemin sans pei-dre
de temps, que nous gagnions Iteqiiena celte nuit, et que demain nous
enlrions dans le royaume de Valence, où nous donnerons l'essor à notre
industrie. Je pressen.'» que nous y ferons de bons coups. Son confrère,
qui croyait là-dessus ses p|-essenliments infaillibles, se rangea de son
opinion. Pour don Alphonse et moi, comme nous nous laissions conduire
jiarces deux honnêtes gens, nous atlcndinies sans rien dire le résultat de
la (onférence.
H fut d ne ré.solu que nous prendrions la roule de Reqiiena, el nous
commençâmes à nous y dis|ioser Nous finies un repas semblable à celui
du malin ; puis nous chargeâmes le che'.al de l'outre el du reste de nos
jirovisions. Ensuite, la nuit, qui survint, nous prêtant robscnrilé dont
nous avions besoin pour marcher sùienienl. nous voulûmes sortir du
bois; mais nous n'eûmes jias fait cent pas, (pie nous découvrîmes eiilre
les arbres une lumière qui nous donna beaucoup à p' nser. (Jiie signifie
cela'? dit don lta|iliaël ; ne seraicnl-ce point les furets de la justice de
(iueiiça qu'on aurait mis sur nos traces, el qui, nous sentanl dans celte
forêt, nous y viendraient chercher? Je ne le crois pas, dit Anibroise, ce
sont plutôt des voyageurs. La nuit les aura surpris, cl i Is .seront enti es
dans ce Lois pour y'.illendre le jour. Mais, ajonta-l-il, je puis nie trom-
per je vais recdiinaitie ce que c'est. Demeurez ici tous trois ; je serai
de retour dans im moment. A ces inot!> il s'avance vers la lumière, qui
n'était pas fort éloignée : il s'en ap|iroche à pas de loup, il écarle douce-
ment les feuilles et les branches i|ui s'opposent â sou passage, el regarde
avec toule l'attention que la chose lui parait mériter. 11 vit sur l'herbe,
autour d'une chandelle qui brùlaii dans une limite de terre, quatre hom-
mes assis qui achevaient de manger uu pâte et de vider une assez grosse
outre qu'ils baisaient à la ronde. 11 n|ierçut encore à quel |ues pas d'eux
une femme el un cavalier attachés à des arbres, et un peu plus loin une
chaise roulante avec deux mules richement caparaçonnées. Il jugea
d'.ibord que les hommes a-sis devaient être des vnleuis; et les discours
qu il leur enlendil tenir lui firent connaître qu'il ne se trompait pas dans
sa conjecture. Les quatre brigamls faisaient voir une égale envie de pos-
séder la dame qui était tombée entre leurs mains, et ils parlaient de la
tirer au sort. Lamela, inslniit de ce quec'élail, vint nous rejoindre, et
nous fit un fidèle rapport de tout ce qu'il avait vu el entendu.
Messieurs, dit alors don Alphonse, cette dame et ce cavalier que les
voleurs oyt atlachi''s à des arbres sonlneul-êlre des personnes de la pre-
mière qualité. Soiiririrons-nous que des brigands le.s fassent servir de
victimes à leur barbarie et à leur brutalité'? Croyez-moi, chargeons ces
bandits; qu'ils loiiibent sous nos coups. J'y consens, dit don Rajihaël. Je
ne suis pas moins prêt â faire une bniine action qu'une mauvaise.
.\iiibroise, de son ciité, témoigna qu'il ne demand.iit pas mieux que de
prêter la main à une entreprise si louable, et dont il prévoyait, disait-il,
que nous serions bien payés. J'ose dire aussi qu'en cette occasion le |iéril
ne m'épouvanta point, et que jamais aucun chevalier errant ne se montra
plus prompt au service des dejiioiselles. Mais, pour dire les choses sans
trahir la vérité, le danger iVélnit pas grand ; car, Lamela nous ayant
rapporté que les armes des voleurs élaieiil toutes en un monceau à dix
ou douze pas d'eux, il ne nous fut pas fort difficile d'exécuter notre des-
sein. Nous liâmes notre cheval â un arbre, el nous nous approchâmes à
petit bruit de l'eiidroil où étaient les brig.iids. Ils-sentretenaient avec
beaucoup de chaleur, et faisaient un briiil qui nous aidait â les surpren-
dre. Nous nous rendîmes maîtres de leurs armes ;.vant qu'ils nous dé-
couvrissent; puis, tirant sur eux à bout portant,- nous les éteudimes
tous sur la jilace.
Pendant cette expédition la chandelle s'éleigiiit, de soi te que nous
demeurâmes dans l'obscurité. Nous ne laissâmes pas toutefois de délier
Ihoinme et la femme, que la crainle tenait saisis à un point qu ils n'a-
vaient pas la force de nous remercier de ce que nous venions de faire
pour eux. 11 est vrai qu'ils ignoraient encore s'ils devaient nous regarder
comme leurs libérateurs, ou comme de nouveaux baalits cpii ne les en-
levaient point aux autres pour les niieux traiter. Mais nous les rassurâ-
mes en leur disant que nous allions les conduire jusqu'à une hôtellerie
qii'.\mbroise soutenait être à une demi-lieue de là, et qu'ils pourraient
en Cfl endroit prendre toutes les précautions nécessaires pour se rendre
sûrement ou ils avaient affaire. Après cette assurance, dont ils-paruient
Ircs-satisfails, nous les remîmes dans leur chaise, el les tirâmes hors
du bois en tenani la bride de leurs mules. Nos anachoicles visitèrent
ensuile les poches des vaincus. Puis nous allâmes reprendre le cheval de
d '11 Alphonse. Nous primes aussi ceux des voleurs, ipie nous trouvâmes
atlacliés a des arbres auprès du champ de bataille. Puis emmeiMiit avec
noiii tous ces chevaux, nous suivîmes le frère Antoine, qui monta sur
une des mules pour mener la chaise à l'hôtellerie, où nous n'arrivâmes
poiirlanl que deux heures après, (|uoiqu'il eût assuré qu'elle n'était jias
fort éloignée du bois.
Nous frappâmes rudement à la porte. Tout le monde était déjà couché
dans la maison. L bote el l'hôtesse se levèrent â la hâte, et ne furent nul-
lement lâchés de vuir troubler leur repos par l'arrivée d'un éipiipage ipii
par.iissiiil di'volr faire chez eux beaucou|i plus de dépense qu il n'en lit.
TomI- riiôlellerie fut éclairée dans un moineut. Don Alphonse et l'ilUistre
fils de Liieinde donnéreiit la main nu cavalier et a la dnine pour les aider
à ilesi'riidre de la chaise ; ils leur servirent même d écuyers jusqu'à la
clianibrc où lliôte les conduisit. 11 se fit bi n des comipliments, et nous
lie l'unies jias peu étonnés qiiaml nous apprîmes que celait le comte de
Polan liii-mèiiie el sa fille Srraphineque nous venions de délivrer. Ou ne
saurait diie quelle fut la surprise de celle dame, non plus que celle de
don Alphonse, lorsqu'ils se reconnurent tous deux. Le comte n'y pril pas
garde, tant il était occupé d'autres ch ises. Il se mil à nous raconter de
quelle manière les voleurs l'avaieul attaqué, et comment ils s'étaient
saisis de sa fille el de lui après avoir tué son poslillon, un jiage et un
valet de chambre. Il finit en nous disant qu il sentait vivemeiil l'obliga-
lioii qu'il nous avait, et que si nous voulions l'aller trouver à Tidède, où
il serait dans un mois, nous éprouverions s'il était ingrat ou recou-
naissaiit.
La lille de ce seigneur n'oublia pas de nous remeiiier aussi de son
heureuse délivrance; et oomine nous jugeâmes, liapbaél et moi, que
nous ferions plaisir à don Alphonse si nous lui donnions le moyeu de'
parler un momeni en particulier à c tte jeune veuve, nous y réussimej
eu amusant le c(niite de Pol m. Bi Ile Séraphine, dit tout bas don Al-
phonse à la dame, je cesse de me plaindre du sort qui m'oblige à vivre
comme un homme banni de la société civile, puisque j'ai eu le bonheur
dr I ontribner au service important qui vous a été rendu. Eh quoi! lui
répnndil elle eu soupirant, c'est vous qui m'avez sauvé la vie et l'Iion-
iieiir! c'est à vous que nous sommes, mon père el moi, si redevables!
Ah ! don Alphonse, pounpioi avez-vous tué mon frère 1 Elle ne lui en dit
72
GIL BLAS.
jias davautage; mais il coni|irit asst-z par ces paroles et par le ton dont
elles fiirciU proiioucées, que, s'il aimait épei-diiment Sérapliine, il n'en
était "uere moins aimé.
Siily llally.
LIVHE VI.
CHAPITRE PREMIER.
De ce que T.il Bliis cl ses fc)i»|ni;inins llinil ;i|iirs avoir quille le enmte de Pdlaii ; du
IHiijel iiijpoilaiil qu'Aiiiliiui^e funiia, et de iiuelle manière II lui exefule.
Le comte de Polan, après avoir passé la moitié de la nuit à nous re-
mercier et à nous assurer que nous pouvions compter sur sa reconnais-
sance, appela l'iiôie pour le consulter sur les moyens de se rendre sûre-
ment à Tunis, où il avait dessein d'aller. iVous laissâmes ce seii^neur
prendre ses mesures là-dessus. Nous sortîmes ensuite de l'hôtellerie, et
suivîmes la route qu'il plut à Lamela de choisir.
Après deux heures de chemin, le jour nous surprit auprès de Campillo.
Nous gagnâmes promptement Us montagnes qui sont entre ce bourg et
Requena. Nous y passâmes la journée à nous reposer et à compter nos
finalices, que l'argent des»voléurs avait fort augmentées; car on avait
trouvé dans leurs poches plus de trois cents pisloles en toutes sortes
d'espèces. Nous nous remîmes en marche au commencement de la nuit,
et le lendemain matin nous entrâmes dans le royaume de Valence. Nous
nous retirâmes dans la premier hois qui s'offrit à nos yeux ; nous nous y
enroncâmcs, et nous arrivâmes à un endroit où coulait nu ruisseau d'une
onde cristalline qui allait joindre lentement les eaux du Uuadalavîar.
L'oiiihreque les arbres nous prêtaient, et l'herbe que le lieu fouriiissail
abondaininent à nos chevaux, nous auraient déterminés A nous y arrêter,
(luand nous n'aurions pas été dans cette résolution. Nous n'eûmes donc
garde de passer outre.
Nous mimes là pied â terre, et nous nous disposâmes à passer la jour-
née fort agréablement ; mais, lorsque nous voulûmes déjeuner, nous nous
aperçûmes qu'il nous restait très-peu de vivres. Le pain commençait â
nous'manquer, et notre outre était devenue un corps sans âme. Mes-
sieurs, nous dit Anibroise, les plus charmantes retraites ne plaisent guère
sans Daccluis et sans Cérès. Je suis d'avis que nous renouvelions aujour-
d'hui nos provisions. .le vais pour cet effet à Xclva. C'est une assez nelle
ville qui n'est qu'à deux petites lieues d'ici. J'aurai bientôt fait ce voyage.
Eu parlant de cette sorte, il chargea un cheval de l'outre et de la besace,
monta dessus, et sortit du bois avec une vitesse qui |iromctlait un
prom|il retour.
Nous avions tout lieu de l'espérer, et nous attendions de moment en
moment Lamela : cependant il ne revint pas sitôt. Plus de la moitié du
jour s'écoula ; la nuit même déjà s'apprêtait à couvrir les arbres de ses
ailes noires, quand nous revîmes notre pourvoveur, dont le retardement
commençait à nous donner de l'inquiétude. 11 "trompa noire attente par
la quantité de choses dont il revint charge. 11 apportait non-seulement
l'outre pleine d'un vin excellent, et la besace remplie de pain et de
toutes sortes de gibier rôti; il y avait encore sur son cheval un gros
paquet de bardes que nous regardâmes avec -beaucoup d'atlentiou. Il s'en
aperçut, et nous dit en souriant : .Messieurs, vous considérez ces bardes
avec surprise, et je vous le pardonne; vous ne savez pas pourquoi je
viens de les acheter à Xelva. Je le donnerais à deviner à don Raphaël et
à toute la terre ensemble. En disant ces paroles, il défit le paquet pour
nous montrer en détail ce que nous considérions en gros. Il nous fit
voir un manteau et une robe noire fort longue, deux pourpoints avec
leurs hauts-de-cbausses ; une de ces écritoires composées de deux pièces
liées |iar un cordon, et dodt le cornet est séparé de l'étui, ou l'ou met
les plumes; une main de beau papier blanc ; un cadenas avec un gros ca-
chet el de la cire verte; et, lorsqu'il nous eut enfin exhibé toutes ses
emplettes, don Ra]ihacl lui dit en plaisantant : Vive Dieu ! monsieur Ani-
broise. il fout avouer que vous avez fait là un bon achat. Quel usage, s'il
vous |ilaît, en prétendez-vous faire? Un admirab'e, répondit Lamela.
Toutes ces choses ne m'ont coûté que dix doublons, et je suis persuadé
que nous en retireions plus de cinq cents ; comptez la-dessus. Je ne suis
pas homme à me charger de nippes inutiles; et, pour vous prouver que
je n'ai point acheté tout' cela comme un sot, je vais vous communiquer un
projet que j'ai formé, un projet qui sans coiitiedit est un des plus ingé-
nieux que puisse concevoir l'esprit humain. Vous en allez juger; je suis
sûr que je vais vous ravir en vous l'apprenant. Ecoutez-moi.
Après avoir fait ma provision de pain, poursuivit-il, je suis entré chez
un rôlisseiii-, ou j'.i ordonné qu'on mil à la broche six perdrix, autaijt de
poulets et de bipereaux. Tandis que ces viandes cuisent, il arrive un
homme en colère, et qui, se plaignant hautement des manières d'un
marchand de la ville à son égard, dit au rôtisseur : Par saint Jacques,
Samuel Simon est le marchand de Xelva le plus ridicule; il vient de me
faire un affront en pleine boutique. Le ladre n'a pas voulu me faire crédit
de six aunes de drap ; cependant il sait bien que je suis un artisan sol-
vable, et qu'il n'y a rien à perdre avec moi. N'admirez-vous pas cet
animal '.' 11 vejid volontiers â crédit aux hommes de qualité ; il aime mieux
hasarder avec eux (jiie d obliger un honnête bourgeois sans rien risquer.
Quelle manie! le maudit juif! puisse-t-il être attrapé! Mes soiiliaits
seront accomplis quelque jour; il y a bien des marchands qui m'en ré.
poudraient.
En entendant parler ainsi cet artisan, qui a dit beaucoup d'autres
choses encore, il nie prit fantaisie de le venger et de jouer un tour à
Samuel Simon. i^Iou ami, dis-je â riiomme qui se plaignait de ce mar-
chand, de quel caractère est ce personnage dont vous parlez"' D'un très-
Hianvais caractère, repondit-il liiiis(|U( nient Je vous le diiniic pour un
usurier des ]ilus vifs, c|Uoii|iril al'lei'.e le iiiaiiitien d'nn buniine d'hon-
neur. C'est un juif (pii s'est fait catholique ; mais, da;is le l'oml de l'âme,
fl est encore juif comme Pilate, car on dit (ju'il a fait abjuration par
intérêt.
GIL BL4S.
fWi prèle une oreille nlteiitive à loiis les discours de l'arlisan, et je
ne man(|uai pas, au sorlir de ciiez le rôtisseur, de ni'informer de la de-
minne de Samuel Simon. Une personne me l'enseigne, on me la nion-
Iro. Je parcours des veux sa boutique, j'examine tout; et mon imosma-
tion, prompte à m'oliéir, enfante une fourberie que je di-ere, et ([iii me
p;irait di^nc du valet du seigneur Gil Rlas. Je vais à la frqiene, ou j'achète
LOS habits que j'apporte: l'un pour jouer le rôle d'inquisiteur ; l'aulre,
pour représenter iTu ïrefGcr, et le troisième enlin pour faire le person-
nage d'un algiiazil. Voilà ce que j'ai fait, messieurs, ajouta-t-il, et ce
qui a un peu retarde mon arrivée.
Ail! mon cher Ambroise, interrompit en cet endroit don Raphaël, tout
transporté de joie, la merveilleuse idée! le beau plaul Je suis jaloux de
linvention. Je donnerais volontiers les plus grands traits de ma vie pour
un effort d'esprit si heureux. Oui, Lamela, poursuivil-il, je vois, mon
ami, loulc la richesse Je ton
dessein, et l'exécution no
doit pas l'inquiéter. Tu as
besoin de deux acteurs qui
le secondent : ils sont tout
trouvés. Tu as un air de
béat, lu feras fort bien l'in-
quisiteur ; moi, je représen-
terai le greffier ; et le sei-
gneur Gil Blas, s'il lui plail,
jouera le rôle de l'alguazil.
Voilà, continwa-t-il, les per-
sonnages distribués; demain
nous jouerons la pièce, et je
réponds du succès, à moins
qu'il n'arrive quebju'nn de
ces ciintre-temps qui confoi.-
denl les desseins les mieux
concertés.
Je ne concevais encore
([lie Irés-confuscinentle prc-
.|.'t que don llaphacl trouvait
si beau; mais on me mit au
fait en soupant, el le tour
me parut ingénieux. Après
avoir expédié une |iarlie du
g'ibicr el fait à noire oulre
de copieuses .saignées, nous
lions étendinies sur l'herlie,
et nous fûmes bientôt en-
dormis. Mais notre sommeil
ne fut pas de longue durée,
el l'impitdyable" Ambroi;e
riiilcrronipil une heure
après. Debout! debout! s'é-
cria-t-il avant le jour ; des
gens qui ont une grande en-
lrepl■i^e à exécuter ne doi-
venl pas êlre paresseux.
Male|ieslc, monsieur l'inqui-
siteur, lui dit don liapiiaël
en se réveillant en sursaut,
que vous êtes alerte! Cela
ne vaut pas le diable pour
.M. Samiiel Simon. J'en ilc-
meure d'accord, reprit La-
mela. Je vous dirai de plus,
ajoula-l-il en riant, que j'ai
rcvé celle nuit que je lui ar-
rachais les poils de la barbe.
N'est-ce pas là un vilain songe pour hii, monsieur le greflicr? Ces plni-
saiilcries furent suivies de "iiiille autres, qui nous mirent tous de belle
humeur. Nous déjeunâmes gaiement, et nous nous disposâmes ensuite à
faire nos personnages. Ambioi.se se revêtit de la longue robe el du maii-
leau, en sorte qu'il avait tout l'air d'un commissaire du saint oflice. Nous
nous habillâmes aussi, don Itaphaël et moi, de façon que nous ne res-
semblions point mal aux greffiers et aux alguazils. ï^ous employâmes bleu
du temps à nous déguiser; et il était plus de deux heures après midi lors-
que nous sortîmes du bois pour nous rendre à \elva. il est vrai que rien
ne nous pressait, et que nous ne devions commencer la comédie qu à
l'entrée de la nuit. Aussi nous n'allâmes cpi'au iictil pas, et nous nous
arrétàines même aux portes de la ville pour y allendie la fin du jour.
Dès qu'elle fut arrivée, nous biissàmi's nos chevaux dans i:et ciulroil
sous la garde de don Alphonse, qui se sut bon gré de n'avoir point d'au-
tre rôle à faire. Iloii li.qiliaél, Ambroise et moi, nous allâmes d'aboiil,
Hon chez Samuel Siniou, mais chez nu cabarctier ipii demeurait à deux
pas (le sa maison. .M. rimpiisileur marchait le piemier. Il enlie, et dit
gravement à l'Iiole : Mailrc, je voudrais vous parler en narticiilier, j'ai
à vous communiquer une affaire i|ui regarde le service de rinqiiisiliiin,
et qui par coiiséipient est irèsimportantc. L'hote nous mena dans une
salle ou Lamela, le voyant seul avec nous, lui dit : Je suis cummi-saire
du saint office. A ces paroles, le cabaixlier pâlit, el répondit d'une voix
tremblante qu il ne croyait pas avoir donné sujet à la sainte inquisition
de se plaindre de lui. Aussi, reprit Ambroise d'un air doux, ne songe-
t-elle point à vous faire de la peine. A Dieu ne plaise que, trop prompte
à punir, elle confonde le crime avec l'innocence! Elle est sévère, mais
toujours juste ; en un mot. pour éprouver ses châliments, il faut les avoir
mérités. Ce n'est donc pas vous qui m'amenez à Xelva, c'est un certain
marchand i|u'on appelle Samuel Simon. Il nous a été fait de lui et de sa
conduite HU très-mauvais rapport. Il est, dit-on, toujours juif, et il n'a
embrassé le christianisme que |iar des motifs purement humains. Je vous
ordonne, de la part du sainl-ollice, de me dire ce que vous savez Je cet
homme-là. GarJez-vous, comme son voisin, et peut-être sou ami, de
vouloir l'excuser; car, je vous le déclare, si j'aperçois dans votre témoi-
gnaçe le moindre ménagement jiour lui, vous êles jicrJu vous-même.
" Allons, greffier, poursuivil-
il en se tournant vers Ha-
phacl, faites votre devoir.
M. le greffier, qui déjà
tenait à la main son papier
etsonécrituire, s'assiià une
table, et se prépa'ra, de l'air
du monde le plus sérieux, à
écrire la déposition de l'hote ,
(pii de son colè protesta
(|u'il ne trahirait point la
vérité. Cela étant, lui dit
le commissaire iii(|uisitcur,
nous n'avons qu'à coinmeii-
~cer. UéponJez seulemeul a
mes questions, je ne vous
en demande pas davantage.
Noyez -vous Samuel Iré-
quenler les églises ? C'est à
quoi je n'ai pas pris garde,
répondit le cabarelier ; je ne
me so,uviens pas de l'avoir
vu à l'église. Don ! s'écria
l'inquisileur, écrivez qu'on
ne le voit jamais dans les
églises. Je ne dis pas cela,
inonsienr, répliqua l'hôte;
je dis seulement que je ne
l'y ai point vu. il peut êlre
dans une église où je serai,
sans que je l'aperçoive. .Mon
ami, reprit Lamela, vous
oubliez i(u'il ne faut point,
dans voire inlerrogaloire,
excuser Saiiiuel Simon; je
vous en ai dit les consé-
ipiences. Vous ne devez dire
que des choses qui soient
conlte lui, et pas un seul
mot en sa faveur. Sur ce
pied-là, seigneur licencié,
repailil l'hote, vous ne ti-
rerez pas grand fruit de ma
déposition. Je ne connais
|ioinl le marchand dont il
s'agit, je n'en puis dire ni
bien ni mal ; mais si vous
voulez savoir comuienl il
vil Jansson doniestlipie, je
vais faire venir ici Caspaid,
iiiterro^-ercz. Ce garçon vient ici iiuelqiiel'ois boire
" urer qu'il a une bonne langue; il babil-
son garçon, que vous
avec ses amis: je puis vou,. ,- . i ■ , -, ,
lera tant que vous voudrez, il vous dira toute la vie Je son niaitie, et
donnera, sur ma parole, de l'occupation à votre grclfier.
Jain,; votre franchise, dit alors Ambnnse ; et c est lemoiguer du zelc
pour le saint office que de m'cnseiguer un homme msiruil des mœurs
L Simon; j'en rendrai comple à rinqnisilion. llalez-vons donc, coiiti-
nua-t-il, daller chercher ce Gaspard dont vous parlez : maislailes les
Choses discrètement ; que sou maitre ne se doule pas de ce qui .se passe.
Li- cnbarelier s'acquilla de sa commission avec beaucoup de secret cl de
dilisence. 11 amena le tjairon iiiart
liaud. C élait efl'eclivemciit un jeune
lioiÛme .les idus b'd.ill^u-ds, et tel qu'il nous le fallait. Soyez le bienvenu,
mon cnfanlllui dit Lamela. Vous voy.z en moi un mquisUcnr nomine
par le sa
lie jiidai
Samuel Simon, que I on accuse
t oflice pour informer contre ; ...
r Vous demeurez chez lui ; par conséquent vous êtes témoin
de la'iJupart de "ses aclions. Je ne crois pas ipi'il soit nécessaire de vous
avertir une vous êles oblige de déclarer ce .|uc vous savez de lui quand
je vous rordonnerai de la part Je la sainte luquisilion. Seigneur licen-
eié répondit le garçon marchand, vous ne pouviez vous adresser a nu
honmnl plus dispose à vous instruire de ce que vous voult<ç savoir; je
suis tout prêt à vous contenter là-dessus, sans que vous nie rordonniez
45
GIL BLAS.
de la part du saint ofBcc. Si l'on niellait mon niailre sur mon chapilrc,
je suis persuadé qu'il ne m'épnrgnernit point; ainsi je ne le ménagtTii
pas non plus, et je vous dirai premièrement que c'est un sournois dont
il est impossiltle de démêler les secrets sentimenis ; un Ininime qui aiïecle
tous les dehors d'un saint personnaire, et qui, dans le fond, n'est nulle-
ment vertueux. Il va tous les soirs cliez une petite grisetlo... Je suis bien
aise d'apprendre cela, interrompit .Vinljroise; ot je vois, par ce que vous
me dites, que c'est un homme de mauvaises mœurs; mais répondez pré-
cisément aux questions que je vais vous faire. C'est particulièrement
sur la religion que je suis chargé de savoir quels sont ses sentiments.
Dites-moi. mangez-vous du porc dans votre maison? Je ne pense pas,
répondit Gaspard, que nous en ayons mangé deux fois depuis une année
que j'y demeure. Fort Ijien, reprit l'inquisiteur; écrivez, grefOer, qu'on
ne mange jamais de porc dans la maison de Samuel Simon. En récom-
pense, coutinna-l-il, on y mange sans doute quelquefois de l'agneau?
(lui, quelquefois, reprit le garçon; nous en avons, par e.xemjile, mangé
un aux dernières fêles de Pâques. L'épof|ue est heureuse, s'écria le com-
missaire; écrivez, greffier, que Simon fait la Pài|ue. Cela va le mieux du
monde, et il me paraît que nous avons reçu de bons mémoires.
Apprenez-moi encore, mon ami, poursuivit Lamela, si vous n'avez
jamais vu votre niaitre caresser de petits enfants. Mille fois, répondit
Gaspard. Lorsqu'il voit passer de petits garçons devant notre boutique,
pour peu qu'ils soieut jolis, il les arrête et les flatte. Ecrivez, greflier,
interrompit l'inquisiteur, que Sainuel Simon est violemment soupçonné
d'alllrer chez lui les enfants des chrétiens pour les égorger. L'aimable
prosélyte ! Oh ! oh ! monsieur Simon, vous aurez affaire au saint oflice,
sur ma parole! Ne vous imaginez pas qu'il vous laisse faire impunément
vos barbares .sncriDces. Courage, zélé Gaspard, dit-il au garçon marchand,
déclarez tout ; achevez de faire connaître i|ue ce faux catholique est
attaché plus ipie jamais aux coutumes et aux cérémonies des juifs. Nest-
il |ias vrai i[ue dans la semaine vous le voyez un jour dans uiie inaction
totale? ^'on, répondit Gaspard, .]e n'ai point remarqué celui-là. Je m'a-
perçois seulement qu'il y a des jours où il s'enferme dans son cabinet, et
ipi'il y demeure Irés-longtemps. Eh! nous y voibl, s'écria le commis-
saire; il fait le sabbat, ou je ne suis nas inijuisileur. Marquez, greffier,
marquez qu il observe religieusement le jeune du sabbat. Ah ! l'abomi-
nable homme 1 11 ne me reste plus (|u"une chose à demander. Ne parle-
t-il pa.s aussi de Jérusalem '.'Fort souvent, repartit le garçon. Il nous conte
l'histoire des Juifs, et de quelle manière fut détruit le temple de Jéru-
salem. Justement, reprit Ambroise, ne laissez pas échapper ce trait-là,
greflier : écrivez en gros caractères, (lue Samuel Simon ne respire (lue
la restauration du temple, et qu'il médite jour et nuit le rétablissement
de la nation. Je n'en veux pas savoir davantage, et il est inutile de faire
d'autres questions. Ce que vient de déposer le véridique Gaspard suflirait
pour faire biiiler toute une juiverie.
Apres que monsieur le commissaire du saint office eut interrogé de
celte sorte lesarçon marchand, il lui dit i|u'il |iouvait se retirer: mais il
lui ordonna, de la part de la sainte inquisition, de ne point parler à son
maître de ce qui venait de se passer. Gaspard promit d'obéir, et s'en alla,
Nous ne tardâmes guère à le suivre; nous soriîmcs de l'hôtellerie aussi
gravement que nous y étions entrés, et nous allilnies frapper à la iiorle
de Samuel Simon. Il vint Ini-mèuie ouvrir; et, s'il fut olonnédevoir chez
lui irois figures comme les nôtres, il le fut bien d.ivantage quand Lamela,
qui portail la parole, lui dit d'un Ion impératif: Maître Samuel, je vous
ordonne, de la part de la sainte inc|nisition, dont j'ai l'honneur d'être
commissaire, de me donner tout à l'heure la clef de votre cabinet. Je
veux voir si je ne trouverai point de quoi justifier les mémoires qui nous
ont été présentes contre vous.
Le marchand, fjue ce discours dé&mcerla, fil deux pas en arriére
comme si on lui eut donné une bourrade dans l'estomac Bien loin de se
douter de quelque supercherie de noire p.irt, il s'imagina de lionne foi
qu un ennemi secret l'avait voulu rendre suspect au .saint office; peut-
étro aussi que, ne se senlaut jias trop Ijon cailiolique, il avait sujet d'ap-
prebender une information. (.Uioi .pi il en soit, je n'ai jamais vu d'homme
plus trouble. Il obéit sans résistance, et avec' le respect que peut avoir
lin homme qui craint l'inquisition. Il nous ouvrit son cabinet. Du moins
lui dit Ambroise eu y entrant, du moins recevez-vous .sans rébellion le.s
ordres du saml-office? Mais, ajoula-l-il, relirez-vous dans une autre
chamlirc, cl me lai.ssez librement remplir mon emploi. Samuel ne se ré-
volta pas plus contre cet ordre que <-oiilre le ]ireniier ; il se tint dans sa
boutique, et nous entrâmes ions trois dans son cabinet, on, sans perdre
de temps, nous nous mimes ;i chercher ses espèces. Nous l'es irouvilmes
sans peine; elles élai/'fil dans un coffre ouvert, et il y en avait bcaucoui.
plus (|ue nous n'en pouviims emporler. Elles consistaient en un grand
nombre de sacs amoncelés, mais le tout en argent. Nous aurions mieux
ajme de l'or; cependant, les cho.ses ne pouvant êlre autrement, il fallut
8 accommoder à la nécessité; nous remplîmes nos poches de ducals
nous en mimes dans nos chausses, et dans tous les autres endroits que
nous jugeâmes i.ropres.i les receler; enfin nous en étions pesamment
charges sans <\n il y pan'il, et cela par l'adresse d'Anibroise cl par celle
de don Haidiael, qui me lirenl voir par là qu'il n'est lieu de tel nue de
.savoir son meiier. '
Nous soilimes du cabinet après y avoir si bien lait notre main; et
alors, par une raison que le lecteur ilevinera fort aisément, M l'inqui-
siteur tira son cadenas, qu'il voulut attacher lui-même à la porte- ea-
suile il y mit le scellé; puis il dit à Simon : Maître Samuel, je vous dé-
fends, de la part de la sainte inquisition, de toiiclier à ce cadena^ de
même qu'à ce sceau, que vous devez respecter, puisque c'est le sceau du
saint office. Je reviendrai demain ici à la même heure pour le levsr, et
vous apporter des ordres. A ces mots il se fit ouvrir la porte de la me, que
nous enSlàmes joyeusement l'un après l'autre. Des que nous eûmes fait
une cinquantaine de pas. nous commençâmes à marcher avec tant de
vitesse et de légèreté, qu'à peine tonchinns-nous la terre, malgré le far-
deau que nousporiicms. Nous fûmes bientol hors de' la ville; et, remon-
tant sur nos chevaux, nous les poussâmes vers Sêgorbe, en rendant
grâces au dieu MercHie d'un si heureux événement.
CU.^PITHE II.
De la rcsolulion que don Alphonse cl Gil Blas prirent iipros fcllo aventure.
Nous allâmes toute lannit, selon notre louable coutume: et nous nous
trouvâmes, au lever de l'aurore, auprès d'un petit village à deux lieues
de Ségorhe. Comme nous étions tous fatigués, nous quittâmes volontiers
le grand chemin pour .gagner des saules que nous aperçûmes au pied
d'une colline à dix ou douze cents pas du village, où nous ne jugeâmes
pas à proiios de nous arrêter. Nous trouvâmes (|ue ces saules faisaient un
agréable onibr.igc, et qu'un ruisseau lavait le pied de ces arbres. L'en-
droit nous plut, et nous résolûmes d'y passer la journée. Nous mimes
donc pied à leire. Nous débridâmes nos chevaux pour les laisser pailre,
et nous nous couchâmes sur l'herbe. Nous nous v reposâmes un peu;
ensuite nous achevâmes de vider notre bissac et noire oulre. Après un
ample déjeuner, nous nous amusâmes à compter tout l'argent que nous
avions pris à Samuel Simon : ce qui se montait s trois mille ducals : de
sorte qu'avec cette somme et celle que nous avions déjà, nous pouvions
nous vanter de n'être point mal en fonds.
Comme il fallait aller à la provision, Ambroise et don Raphaël, après
avoir quille leurs habits d'inquisiteur et de greffier, dirent qu'ils vou-
laient se charger de ce soin-lâ tous deux; que Vaventure de .\elva ne fai-
sait que les inelire en goût, et qu'ils avaient envie de se rendre à Ségorhe,
pour voir s'il ne se présenterait pas quelque occasion de faire un nou-
veau coup. Vous n'avez, ajouta le fils de Lucinde, qu'à nous attendre sous
ces saules; nous ne tarderons pas à vous venir rejoindre. A d'autres,
seigneur don Raphaël, ni'écriai-je en riant; diics-nous pluiôt de vous
attendre sous l'orme! Si vous nous quittez, nous avons bien la mine de
no vous revoir de longtemps. Ce soupçon nous offense, répliqua le sei-
gneur Ambroise ; mais nous menions que vous nous fassiez cet outrage.
Vous êtes excusables de vous défier de nous, après ce que nous avons
fait à Valladolid, et de vous imaginer que nous ne nous ferions pas plus
de scrH]iul8 de vous abandonner que les camarades que nous avons
laissés dans celte ville. Vous vous trompez pourtant. Les confrères à qui
nous avons-fa ussé compagnie étaient des personnes d'un fort mauvais ca-
ractère, cl dont la société commençait â nous devenir insii|iportable. Il
faut rendre justice aux gens de notie profession, qu'il n'y a point d'as-
sociés dans la vie civile c(ue l'inlérêt divise moins; mais, ipiand il n'y a
pas entre nous de confoiftiité d'inclinations, notre bonne intelligence
peut s'altérer comme celle du reste des hommes. Ainsi, seigneur Gil Blas,
poursuivit Lamela, je vous prie, vous et le seigneur don .\lplionse, d'a-
voir un peu plus de confiance en nous, et de vous meltre l'esprit eu repos
sur l'envie que nous avons, don R.ipliacl et moi, d'aller à Ségorbe.
il est bien aisé, dit alors le fils de Lucinde, de leur ôler là-dessus tout
sujet d'imiuiélnde : ils n'ont qu'à demeurer niailres de la caisse, ils au-
ront entre leurs mains une bonne caution de noire retour. Vous voyez, sei-
gneur Gil Blas, ajouta- l-il, que nous allons d'abord au fait. Vous serez tous
deux nantis; et je puis vous assurer que nous partirons, Amhroise cl
moi, sans appréhender que vous ne nous souffliez ce précieux nantisse-
ment. .\prés une marque si certaine de notre bonne foi, ne vous lierez-
vous pas enlièrement à nous? Oui, messieurs, leur dis-je, et vous pou-
vez présentement faire tout ce qu'il vous plaira. Ils |iartirenl snr-le-
champ chargés de l'outre et de la besace, et me laissèrent sons les saules
avec don .Mphense, qui me dit après leur départ : Il faut, seigneur Gil
Blas, il faut (|uc je vous ouvre mon cœur. Je me reproche d'avoir eu la
complaisance de venir jiis(|u'ici avec ces deux fripons. Vous ne sauriez
croire combien de fois je m'en sui»; déjà repenti. Hier au soir, pendant
que je gardais les chevaux, j'ai fait mille réllexioiis mortifiantes. J'ai
pensé qu'il ne convenait point à un jeune homme qui a des principes
d'honneur de vivre avec des gens aussi vicieux que Raphaël et Lamela;
que si par malheur un jour, et cela peut fort bien arriver, le succès d'une
fourberie est tel que nous tombions entre les mains de la justice, j'aurai
la honte d'être iiuiii avec eux comme un voleur, et d'éprouver un châii-
meul infâme. Ces images s'offrent sans cesse â mon esprit ; je vous avoue-
rai que j'ai ré.solu, pour n'êlre plus com'plicfl des mauvaises actions qu'ils
feront, de me séparer d'eux pour jamais. Je ne crois pas, conlinua-t-il,
que vous désapprouviez mon dessein. Non, je vous a.ssure lui répondis-
je ; quoique vous m'ayez vu faire le personnage d'alguazil dans la comé-
die de Samuel Simon, ne vous imaginez pas que ces soilcs de iiiores soient
de mon goût. Je prends le ciel à lémoiu iprcn jouant un si beau rôle, je
me suis dit â moi-même : Ma foi, monsieur Gil Blas, si la justice venait à
vous saisir au collet pré.sentement, vous niériieriez bien le salaire qui
vous en reviendiail. Je ne me sens donc pas plus disposé que vous, sei-
GIL BLAS.
75
giieiir don AI|ilionse, i\ demeurer en si mauvaise compagnie ; et, si vous
le tiOdvcz bon, je vous accompagnerai, (^(uand ces messieurs seront de
retour, nous Unir demanderons à piirl.iger ]ios flnances; et demain ma-
tin, ou cette nuit même, nous prendrons congé d'eux.
L'amant de la belle Scrapliine approuva rc que je proposais. Gagnons,
me dit-il, Valence, et nous nous embari|uerons pour l'Italie, où nous
pourrons nous engager au service de la republique de Venise. ?te vaut-il
pas mieux embrasser le parti des armes, que de mener la vie làclie et
coupable que nous menons .' Nous serons même en état de faire une assez
bonne ligure avec l'argent que nous aurons. Ce n'est pas, ajouta l-il. que
je me serve sans remords d un bien si mal acquis ; mais outre que la né-
cessité m'y oblige, si jamais je fais la moindre fortune dans la guerre,
je jure que je dédommagerai Samuel Simon. J'assurai don .Mpbonse que
j'étais dans les mêmes sentiments, et nous résolûmes enfln de quitter
nos camarades dés le lendemain avant le jour. Nous ne fûmes point
tentés de |>roBter de leur absence, c'est-à-dire, de déménager sur-le-
clianip avec la caisse; la confiance qu'ils nous avaient marquée en nous
laissant maîtres des espèces, ne nous permit pas seulement d'en avoir la
pensée, quoique le tour de l'bôtel garni eut en (|uelque maniéie rendu
ce vol e.\cusable.
Amiiroise et don Rajilitiël revinrent de Ségorbe sur la fin du jour. La
première cbose qu'ils nous dirent fut que leur voyage avait été Irés-heu-
reux ; qu'ils venaient de jeter les fondements d'une fourberie qui, selon
toutes les apparences, nous serait encore plus utile cpie celle du soir
précédent. El là-dessus le fils de Lucinde voulut nous mettre au fait;
mais don Alplmnse prit alors la parole, et leur déclara poliment que, ne
se sentant pas né pour vivre comme ils laisaient, il était dans la résolu-
tion de se séparer d'eux, .le leur appris de mon côté (|ue j'avais le même
dessein. Ils firent vainen)eDt tout leur possible pour nous engager A les
accompagner dans leurs e.xpéditions; nous primes congé d'eux le lende-
main matin, après avoir fait un partage égal de nos espèces, et nous
tirâmes vers Valence.
CHAPITRE in.
.Sprcs quoi (Iés.igrtMLilp inciilciil don .Mplionso se liouva au coralilc de la joie, cl par quelle
aventure Gil U as se vil (oui à coup dans une licureuie situaUon.
Nous poussâmes gaiement jusqu'à Bunol, où par malheur il fallut nous
arrêter. Don Alphonse tomba malade. Il lui prit une grosse flévre avec
des redoublements qui me firent craindre pour sa vie. Heureusement il
n'y avait point là de mcd( cins, et j'en fus quitte pour la peur. Il se
trouva hors de danger au bout de trois jours, et mes soins achevèrent
de le rétablir. Il se montra trés-sensible à tout ce que j'avais fait pour
lui; et, comme nous nous sentions de l'inclination l'un pour l'autre,
nous nous jurâmes une éternelle amitié.
Nous nous remimes en chemin, toujours résolus, quand nous serions
i Valence. , de profiter de la première occasion qui s'offrirait de |)asser
en Italie. Mais le ciel, qui nous préparait une heureuse destinée, disposa
de nous autrement. Nous vîmes i la porte d'un beau château des paysans
de l'un et de l'autre sexe qui dansaient en rond et se réjouissaient. Nous
nous approchâmes d'eux pour voir leur fcle; et don Alphonse ne s'atten-
dait à rien moins ipi'à la surprise dont il fut tout à coup saisi. Il aperçut
le baron de Steinbacii, qui, de son coté l'ayant reconnu, vint à lui les
bras ouverts, et lui dit avec transport: Ah! don Alphonse, c'est vous!
l'agréable rt-nconlre ! Pendant qu'on vous cherche partout, le hasard
vous présente à mes yeux.
Mon compagnon descendit de cheval aussitôt, et courut embrasser le
baron, dont la joie me parut immodérée. Venez, mon fils, lui dit ensuite
ce bon vieillard, vous allez apprendre qui vous êtes, et jouir du plus
heureux sort. En achevant ces paroles, il l'emmena dans le château. J'y
entrai avec eux, car j'avais aussi mis pied à terre et attaché nos chevaux
a un arbre. Le maître du château fut la première personne que nous
rencontrâmes (l'était un homme de cini(uante ans et de très-bonne mine.
Seigneur, lui dit le baron de Steinbacii, en lui présentant don .\lphonso,
vous voyez votre fils. A ces mots, don César de Leyva (ainsi se nommait
le maître du château) jeta ses bras au cou de don Alphonse, et, [deuranl
de joie : Mon cher lils, lui dit-il, reconnaissez l'auteur de vos jours! Si
je vous ai laissé ignorer si longtemps votre condition, croyez (|uc je nie
suis fait en cela une cruelle violence. J'en ai mille fois soupiré de dou-
leur, mais je n'ai pu faire autrement. J'avais épousé votre more par in-
clination ; elle était d'une naissance fort inférieure à la mienne. Je vivais
sous l'autorité d'un père dur, qui me "réduisAit a la nécessite de tenir
secret un mariage contracté sans son aveu. Le baron de Steinbacii seul
était dans ma confidence, et c'est de concert avec moi qu'il vous a élevé.
Enfin mon père n'est plus, et je puis déclarer que vous êtes mon uiii(pie
héritier. Ce n'est pas tout, ajouta-t-il, je vous marie avec une jeune dame
dont la noblesse égale la mienne. Seigneur, intcrroin|iit don Alphon.se,
ne me faites point payer trop cher le boiilicnr (|uc vous m'annoncez. Ne
puis-jc .'avoir i|ue j'ai l'honneur d'être votre fils, sans apprendre (iiic
vous voulez me rendre malheureux'/ Ah! seigneur, no soyez pas plus
cruel que votre père. S'il n'a point approuvi' vos amours, du moins il ne
vous a point forcé de prendre une femme. Mon fils, répliqua' ilon César.
je ne prétends pas non plus tyranniser vos désirs. Mais ayez la complai-
sance de voir Kl dame que je vous destine ; c'est tout te que j'exige de
votre obéissance. (,Hioique ce soit une personne charnianle et un parti
fort avantageux pour vous, je promets de ne pas vous contraindre à l'é-
pouser. Elfe est dans ce chàirau. Suivez-moi; vous allez convenir qu il
n'y a point d'objet plus aimable. En disant cela, il conduisit don Alphonse
dans un appartement, où je m'introduisis après eux avec le baron de
Steinbacii.
Là était le comte de Polan avec ses deux filles Séraphine et Julie, et
don Fernand de Leyva son gendre, qui était neveu de don César. Il y
avait encore d'autres dames et d'autres cavaliers. Don Fernand, comme
on l'a dit, avait enlevé Julie, et c'était à l'occasion du mariage de ces
deux amants que les paysans des environs s'étaient assemblés ce jour-lâ
pour .se réjouir. Sitôt que don Alphonse parut, et (|ue son père l'eut
présenté à la compagnie, le comte de Polan se leva et courut l'embras-
ser, en disant : Que mon libérateur soit le bienvenu ! Don Alphonse, pour-
suivit-il en lui adressant la parnie, connaissez le pouvoir que la vertu a
sur les âmes généreuses ! Si vous avez tué mon fils, vous m'avez sauvé
la vie. Je vous sacrifie mon ressentiment, et vous donne celte même Sé-
raphine à qui vous avez sauvé l'honneur. Par là je m'acquitte envers
vous. Le fils de don César ne manqua pas de témoigner au comte de Po-
lan combien il était pénétré de ses bontés ; et je ne sais s'il eut plus de
joie d avoir découvert sa nais.sance, que d'apprendre qu'il allait devenir
l'époux de Séraphine. Effectivement ce mariage se fit quelques jours
après, au grand contentemcnl des parties les plus intéressées.
Comme j'étais aussi un des libérateurs du comte de Polan, ce seigneur,
qui me reconnut, me dit qu'il se chargeait du soin de faire ma fortune;
mais je le remerciai de sa générosité, et je ne voulus point quitter don
Alphonse, qui me fit intendant de sa maison et m'honora de sa confiance.
A peine fut-il marié, qu'ayant sur le creur le tour qui avait été fait à
Samuel Simon, il m'envoya porter à ce marchand tout l'argent qui lui
avait été volé. J'allai donc faire une restitution : c'était commencer le
mélicr d'intendant par ou l'on devrait le finir.
LIVRE VH.
CnAPITRE PREMIER.
Des amonis de Gil Blas ol de la dame I^orenca Sépliora.
J'allai donc à Xelva porter au bon Samuel Simon les trois mille ducats
que nous lui. avions volés. J'avouerai franchement que je fus tenté sur la
roule de m'approprier cet argent, jiour commencer mon intendance sous
d'heureux auspices. Je pouvais faire ce coup impunément; je n'avais
qu'à voyager cint] ou six jours, et m'en retourner ensuite comme si je
me fusse "acquitte de ma commission. Don Alphonse et son père étaient
trop prévenus en ma faveur pour soupçonner ma fidélité. Tout me favo-
risait. Je ne succombai pourtant point à la tentation ; je puis même
dire que je la surmontai en garçon d'honneur; ce qui n'était pas peu
louable dans un jeune homme qui avait fréquenté de grands fri-
pons. Bien des personne.^ qui ne voient que d'honnêtes gens ne sont pas
si scrupuleuses; celles surtout à qui l'on a confié des dépôts qu'elles
peuvent retenir sans intéresser leur réputation pourraient en dire des
nouvelles.
Après avoir fait la restitution au marchand, qui ne s'y était nullement
attendu, je revins au château de Leyva. Le comte de Polan n'y était plus;
il avait repris lo chemin de Tolède avec Julie et don Fernand. Je trouvai
mon nouveau maître plus épris que jamais de sa Séraphine, sa SéiaphiBC
eiiclianlée de lui, et don César charmé de les posséder tous deux. Je
m'allacliai a gagner l'omitiè de ce tendre père, et j'y réussis. .le devins
l'intendant de la maison : c'était moi qui réglais tout; je recevais l'ar-
gent des fermiers; je faisais la dépense, et j'avais sur les valets un em-
pire des))Otii|ue : mais, contre l'ordinaire de mes pareils, je n'abusais
point de mon pouvoir. Je ne chassais pas les domestiques qui me dé-
plaisaient, ni n'exigeais pas des autres qu'ils me fussent entièrement dé-
voués. S'ils s'adressaient directement à don César ou à son fils pour leur
demander des grâces, bien loin de les traverser, je parlais en leur fa-
veur. D'ailleurs, les manjiies d'affection que mes deux maîtres me don-
naient à toute heure m'inspimienl un zélé pur pour leur service. .le
n'avais en vue f|iie leur intérêt ; aucun tour de passe-passe dans mon ad-
ministration : j étais un inlendanl comme on n'en voit point.
Pendant que je m'applaudissais du bonheur de ma condiiion, rAmoiir,
comme s'il eut clé jaloux de ce que la fortune faisait pour moi, voulut,
aussi que j'eusse quelques grâces à lui rendre; il fil naiire dans le cicur
do la dame Lorença Sé|iliora, première femme de Séraphine, une iiuii-
nalion violente pour M. l'intendant. Ma conquête, pour dire les choses
en fidèle historien, frisait la cinqu intaine. Cependant un air de Iraiclieiir
un visage agréable, et deux beaux yeux dont elle savait habilement se
servir, pouvaient la faire encore jiasser pour une espèce de bonne for-
tune. Je lui aurais souhaité seulement un teint plus vcrincil, car elle
était fort \iâle; ce ipie je ne manquai pas d'altriliiier à l'aiis'léiiié du
célilial.
1.1 dame m'agaça longtemps par des regards où son amour était peint •
ina>s, au lieu ue 'répondre à ses œillades, je lis d'abord semblant de uè
76
GIL BLAS.
pas ni"n]ierccvoir de son dessein. Par là je lui pains un galanl lont neuf;
ce qui ne lui déplul point. S'iniaginanl donc ne devoir pas s'en lenii- au
lan!;a£;e des veux avec un jeune homme qu'elle croyait moins éclairé
au\\ ne l'élaû, dés le premier entretien que nous eûmes ensemble, elle
me d( rl.ira ses sentiments en termes formels, afin que je n'en ignorasse.
Elle s'v prit eu fennne qui avait de l'école : elle feignit d'élre déconcertée
en me parlant; et, après m'avoir dit ,i bon tumple tout ce qu'elle vou-
lait me dire, elle se cacha le visage, pour me faire croire qu'elle avait
honle de me laisser voir sa faiblesse. Il fallut bien me rendie; et, quoi-
que la vanité me déterminât plus que le sentiment, je me montrai fort
sensible à ses marques d'affection. J'affectai même d'être pressant, et je
lis si bien le passionné, que je m'attirai des reproches. Lorença me re-
prit avec tant de douceur, (|\ren me recommandant d'avoir de la rete-
nue, elle ne paraissait pas fâchée que j'en eusse manqué. J'aurais poussé
les choses encore plus loin si l'objet aimé n'eut pas ciaiiit de me donner
mauvaise o|iinion de sa vertu en m'accordanl une victoire trop facile.
Ainsi nous nous sépar.imes jusqu'à une nouvelle entrevue, Séphora per-
suadée que sa fausse résistance la faisait passer ]iotir une vestale dans
mon esprit, el moi plein de la douce espérance de mettre bientôt cetle
aventure à fin.
Mes affaires étaient dans celte heureuse disposition, lorsqu'un laquais
de don César m'ap|)ril une nouvelle qui modéra ma joie. Ce garçon éliiit
un de ces domestiques curieux qui s'a|qiliqnenl à découvrir ce qui se
passe dans une maison. Comme il me faisait assidûment sa cour, el qu'il
me régalait de quelque nouveauté tous les jours, il me vint dire un ma-
tin qu'il avait fait une plaisante découverte; qu'il voulait m'en faire pari,
d condition (]ue je garderais le .secret, attendu cpiecela regardait la dame
Lorença Sephora, dont il craignait, disait-il, de s'attirer le ressentiment.
J'avais' trop envie d'apprendre ce qu'il avait à me dire pour ne lui pas
promettre d'ctrc discret ; mais, sans |iaraitre y )irendre le moindre in-
lérêt, je lui demandai le plus froidement qu'il me fut jiossible ce que
c'était que la, découverte dont il mefai.sail iétc. Lorença, me dit-il, fait
secrétemcnl entrer tous les soirs dans son a]iparteinent le chirurgien du
village, qui est un jeune homme des mieux b.itis, et le drôle y dmieure
assez longtemps. Je veux croire, ajouta-t-il d'un air malin, que cela peut
fort bien être innocent ; mais vous conviendrez qu'un garçon qui se
glisse mystérieusement d^us la chambre d'une lille dispose i mal juger
d'elle.
Quoique ce rapport me fit autant de peine que si j'eusse été vérita-
blement amoureux, je me gardai bien de le faire connaître; je me con-
traignis jus(iu'à rire de cette nouvelle, ((ui me perçait l'àme. Mais je me
dédommageai de cetle contrainte dès que je me'vis sans témoins. Je
pestai, je jurai ; je rêvai au |iarti que je prendrais. Tantôt, méprisant
Lorença, je me proposais de l'abandonner sans daigner seulement m'éclair-
cir avec la coquette; el lautol, m'imaginanl ipi'il y allait de mon hon-
neur de donner la chasse au chirurgien, je formais le dessein de l'appe-
ler en duel. Cetle dernière résolution prévalut. Je me mis en embuscade
sur le soir, cl je vis effectivement mon homme entrer d'un air mysté-
rieux dans l'appartement de ma duègne. 11 fallait cela pour entretenir
ma fureur, qui se serait peut-être ralentie. Je sortis du château, et
m'allai po.ster sur le chemin jiar où le galant devait s'en retourner. Je
l'allendiiis de pied ferme, et chaque moment irritait l'envie que j'avais
de me battre. Enfin mon ennemi parut. Je Us quel(|ues pas eu matamore
pour l'aller joindre; mais je ne sais comment diable cela se fil, je me
sentis tout à coup saisir, comme un héros d'Iloinére, d'un mouvement
de crainte qui m'arrêta. Je demeurai aussi troublé que Paris quand il se
présenta pour combattre Méuélas. Je me mis à considérer mon hunnne,
qui me sembla fort et vigoureux, el je trouvai son épée d'une longueur
excessive. Tout cela faisait sur moi son effel; néanmoins, par point
d'honneur ou autrement, qnoi(|ue je visse le péril avec des yeux qui le
grossissaient encore, et maigre la nature, qui s'opiniàlrait à m'en dé-
tourner, j'eus l'assurance de m'nvancer vers le chirurgien el de mettre
llaniberge au vent.
Mon action le surprit. Qu'y a-t-ildonc, seigneur Gil lîlas'.' s'écria-t-il.
Pourquoi ces démonstrations de chevalier errant? Vous V(mlez rire ap-
parenimcnt. ^011, monsieur le barbier, lui répondis-je, non: rien n'esl
plus sérieux. Je veux savoir si vous êtes aussi brave cpic galant, ^'espé-
rcz pas (|uc je vous laisse posséder tranquillenienl les bmines gr.ices de
la dame (pie vous venez de voir eji secret an cliàlean. Par sai'nl Come,
Hîprit le chirurgien eu faisant un éclat de rire, voici une plaisanle aven-
ture ! Vive liieii ! les apparences sont bien trompeuses. A ces mots, m'i-
maginant qu'il n'avait pas plus d'envie cpie moi de se battre, j'en devins
plus insolent. \ d'autres, iiiterrompis-je, mon ami, ,i d'autres l'iNc pensez
pas ipie je ine paye d'une simple négative. Je vois bien, répliciua-t-il, ipie
je serai idi'igé de |iarler pour prévenir le malheur qui arriverait à vous
ou à moi. Je vais donc vous révéler un secreli, quoique les hommes de
notre profession ne puissent pas être trop discrets Si la dame Lorença
me fait entrer ;i la sourdine dans son appartement, c'est pour cacliér
aux domestiques la connaissance de son mal. Elle a au dos un cancer
invétéré que je vais jianser tous les soirs. Voilà le suji-t de ces visites
qui vous alarment. Ayez donc désormais l'esprit en nqios là-dessus.
Biais, poui suivit-il, si vous n'êtes pas satisfait de cet éelaiici.ssemLiil, et
<|ue vous vouliez que nous en venions absolument aux mains, vous n'a-
vez qu'à parler; je ne suis pas homme à refuser le collet. Eu disant ces
paroles, il tira sa longue rajiiére, qui me fil frémir, et se mil en garde |
d'un air qui ne me promettait rien de bon. (l'est assez, lui dis-je, eirren-
gainanl mon épée ; je ne suis pas un brutal à n'écouter aucune raison :
après ce que vous venez de m'apprendrc, vous n'cles plus mon ennemi.
Embrassous-nous ! A ce discours, qui lui lit assez conuaitre (|ne je n'é-
tais pas si méchant (|ue j'avais paru d'abord, il remit eu riant .sa llam-
berge. me lendit les bras, et ensuite nous nous sé|iaràines les meilleurs
amis du monde.
Depuis ce momenl-là, Séphora ne s'offrit plus (|ue désagréablement à
nia pensée. J'éludai toutes les occasions qu'elle me donna de l'entretenir
en particulier ; ce que je fis avec tant de soin el d'al'feclation, qu'elle
s'en aperçut. Etonnée d'un si grand changement, elle en voulut savoir la
cause ; et', trouvant enfin le moyen de me parler n l'écart, Monsieur l'in-
tendant, me dit-elle, apprenez-moi, de grâce, pourquoi vous fuyez jus-
qu'à mes regards. Au lieu de chercher, comme auparavant, l'occasion de
in'enlretenir, vous prenez soin de m'éviler. H est vrai i|ue j'ai fait les
avances ; mais vous y avez répondu, liappelcz-vous, s'il vous plail, la
conversation )jarticuliére que nous avons eue ensemble : vous y étfez
tout de feu; vous êtes a présent tout de glace. Qu'est-ce que cela signifie'.'
La question n'était pas peu délicate pour un homme naturel Aussi je fus
fort embarrassé. Je ne me souviens plus de la réponse ipie je fis à la
dame; je me souviens seulement qu'elle lui déplul iiifininicnl. Séphora,
quoique, à sim air doux el modeste, ou l'eut prise pour un agneau, était
un ligre ipiand la eotere la dominait. Je croyais, me dil-elle'en me lan-
çant un regard plein de dépit et de rage, je croyais faire beauconp d'hon-
neur à un iiclit iiiimme comme vous, en lui découvrant des seulimcnls
que de nobles cavaliers feraient gloire d'exciter. Je suis bien punie de
m'êlre indigiieineni abaissée jnsqu à un malheureux aventurier.
Elle n'en demeura pas là; j'en aurais été (|uittc à tro|) bon marché.
Sa langue, cédant à la fureur, me donna cent épilliéllies qui euchéris-
saienl "les unes sur les autres. Je sais bien que j'aurais du les recevoir de
sang-froid, et faire réilexion cpi'en dédaignant le triomphe d'une vei lu
que j'avais tentée, je commettais un crime que les femmes ne pardon-
nent point. Mais j'étais tro]) vif pour souffrir des injures dont nu homme
sensé n'aurail fait i[iic rire à ma place, et la patience m'échappa. Ma-
dame, Inidis-jc, ne méprisons personne? Si ces nobles cavaliers doiil
vous parlez vous avaient vu le dos, je suis sùr<|u'ils borneraient là leur
cuiiosilé. Je n'eus pas silol lancé ce trait, que la furieuse duègne ni'ap-
]diqua le (dus rude soiilllet ([u'ait jamais donné femme outragée. Je n'en
attendis pas un second, cl j'évitai par une prompte fuite une grêle de
coups qni.seraienl lombes sur moi.
Je rendais grâces au ciel de me voir hors de ce m.nuvais pas, cl je m'i-
maginais ii'a\oir |diis rien à craindre, pniscjue la daine .s'était vengée. H
meseinblait que, pour son honneur, elle devait taire l'aventure : effec-
livemeiil quinze jours s'écoulèrent sans que j'en euleudi.sse parler. Je
commençais moi-même à l'oublier, quand j'appris que Séphora était ma-
lade. Je fus as.sez bon pour m'afUiger de celte nouvelle. J'eus pilié de la
dame. Je pensai que, ne pouvant vaincre un amour si mal payé, celle
malheureuse anianle y avait succombé. Je me représentais avec douleur
que j'étais la cause de sa maladie, el je plaignais du moins la duègne, si
je né pouvais l'aimer. Que je jugeais mal d'elle ! Sa tendresse, changée
en haine, ne songeait alors ipi'à me nuire.
Du matin que j'étais avec don Alplion,se, je trouvai ce jeune cavalier
triste el rêveur. Je lui demandai rcspeclueusemeul ce qu'il. avait. Je suis
chagrin, me dit-il, de voir Séraphine faible, injuste, ingrate. Cela vous
étonne, ajouta-t-il eu remarquant que je l'écoutais avec surprise; cepen-
dant rien n'est plus véritable. J'ignore quel sujet vous avez pu donner à
l.i dame Lorença de vous haïr; mais je puis vous assurer ipie voiïs lui
êtes devenu odieux à un point que, si vous ne sortez au jikis vite de ce
château, sa mort, dit-elle, est certaine. Vous ne devez pas douter que
Séraphine, â qui vous êtes cher, ne se soit d'abord révoltée contre une
haine qu'elle ne peul servir sans injustice el sans ingratitude. Mais enfin
c'est une femme. Elle aime tendrement Séphora, tpii l'a élevée. C'esl
pour elle une mère que celle gouvernanle, donl elle cmirait avoir le tré-
pas â se reprocher si elle n'avait la faiblesse de la satisfaire. Pour moi,
qnelipie amour (|ui m'attache à Séraphine, je n'aurai jamais la lâche com-
plaisance d'adhérer à ses seiitiments là-dessus. Périssent tontes les duè-
gnes d'Esjiague avant que je cnnseute à réleignemenl d'un garçon (pie
je regarde pliilùl C(uniue un frère (pie comme un diimesli(pie I
LoVsipie don Alphonse eut ainsi parlé, je lui dis: Seigneur, je suis né
pour êlre le joiiel de la f(u-luiie. J'avais coiii|ité i|ii'elle cesserait de me
peiséculer chez vous, où loul me |iromellail des jours heureux el tran-
quilles, il faut poiirlaul mo„ résoudre à m'en bannir, quelque agrément
qiiej'y trouve, «ou, non, s'écria le généreux fils de don César; lais.sez-
moi faire enlemlre raison à Séraphine. il ne sera jias dit (pie vous aurez
été sacrifié aux caprices d'une diicgne, pour ipii d'ailleurs on u'a ipie trop
de consiiléialion. Vous ne ferez, lui répliqiiai-jc, seigneur, i|u'aigrir Séra-
phine en résistant à ses vobuilés. J'aime mieux me rcliier (pie de m'ex-
)ioser, par uii ]diis long si'j • ici, â mettre la division entre deux époux
si parfaits, (léserait un lualhenr dniil je ne me consolerais de ma vie.
Don Alphonse me défendit de prendre ce parti ; et je le vis si ferme
dans le des.sein de me s(uileiiir, (|(i'iiuliibitablcmeiil Lorença eu aurait en
le démenti si j'eusse vmihi tenir bim ; ee ipie j'aurais fait si je n'eusse
écouté ipio mon ressenliineiil. Il y avait des momeiilsinï, piiin'é contre la
duégiic, j'étais tenté de ne la point ménager; mais, quand je venais a
considérer ipi'eu révélant sa houle ce icrail poignarder une jiauvre créa-
GIL BLAS.
77
lure dont ie causais tout le malheur et que deux maux sans remède condui-
saient visiblement au tombeau, je ne me sentais plus que de la compassion
pour elle. Je jufçeai, puisque j'étais un mortel si dangereux, que je devais
en conscience rétablir par ma retraite la tranquillité dans le château; ce
que j'exécutai dès le lendemain avant le jour, sans dire adieu à mes deux
maîtres, de peur qu'ils ne s'opposassent à mon départ par amitié pour
moi. Je me contentai de laisser dans ma chambre un écrit qui contenait
un compte exact que je leur rendais de mon administration.
CHAPITRE H.
Ce que devint Gil Blas aiirès sa sonie du chillecia do Leyva, et des lieurousos suiies
qu'eut le mauvais shkH de ses amours.
J'étais monté sur un bon cheval qui m'appartenait, et je portais dans
ma valise deux cents pistoles, dont la meilleure partie me venait des
bandits tués et des triis mille ducats 'votés i Samuel Siman ; car don
Alphonse, sans me faire rendre ce que j'avais touché, avait restitué cette
somme entière de ses propres deniers. Ainsi, regardant mes effets coiiiine
un bien devenu lésilime par celte restitution, j'en jouissais .sans scru-
pule. Je possédais donc un fonds qui ne me permettait pas de m'embar-
rasser de l'avenir, outre la conOance qu'on a toujours en son mérite à
l'âge que j'avais. D'ailleurs, Tolède m'offrait un asile agréable. Je ne
doutais point que le comte de Polan ne se fît un plaisir de bien recevoir
un de ses libérateurs, et de lui donner un logement dans sa maison. Mais
j'envisageais ce seigneur comme mon pis-aller, et je résolus, avant que
d'avoir recours à lui, de dépenser une partie de mon argent ;'i voyager
dans les royaumes de Murcie et de Grenade, que j'avais particulièrement
envie de voir. Dans ce dessein, je pris le chemin d'Almansa, d'où, pour-
suivant ma route, j'allai de ville en ville jusqu'à celle de Grenade, sans
qu'il m'arrivàl aucune mauvaise aventure. Il semblait que la fortune, sa-
tisfïite de tant île tours qu'elle m'avait joués, voulût enQn me laisser en
repos. Mais la traîtresse m'en préparait bien d'autres, comme on le verra
dans la suite.
Une des premières personnes que je rencontrai dans les rues de Gre-
nade fut le seigneur don Fernand de Leyva, gendre, ainsi que don Al-
phonse, du comte de Polan. Nous fûmes également surpris l'un et l'antre
de nous trouver là. Comment donc, Gil Blas, s'écria-t-il, vous dans cette
ville! qui vous amène ici? Seigneur, lui dis-je, si vous êtes étonné de
me voir en ce pays-ci, vous le serez bien davantage quand vous saurez
pourquoi j'ai quitté le service du seigneur don César et de son fils. Alors
je lui contai tout ce qui s'était passé entre Sépliora et moi, sans lui rien
déguiser. 11 en rit de bon cœur; puis, reprenant son sérieux, Mon ami,
me dit-il, je vous offre ma médiation dans cette affaire. Je vais écrire à
ma belle-sœur... Non, non, seigneur, interronipis-je , ne lui écrivez
point, je vous prie ! Je ne suis pas .sorti du château de Leyva pour y re-
tourner. Faites, s'il vous plaît, un autre usage de la bonté que vous avez
pour moi. Si quelqu'un de vos amis a besoin d'un secrétaire ou d'un iii-
tendant, je vous conjure de lui parler en ma faveur. J'ose vous assurer
qu'il ne vous reprochera pas de lui avoir donné un mauv.iis sujet. Très-
volontiers, répondit-il; je ferai ce que vous souhaitez. Je suis venu à
Gren.ide pour voir une vieille tante malade : j'y serai encore trois se-
maines, après quoi je partirai pour me rendre à mon château de Lorqui,
où j'ai laissé Julie. Je demeure dans cette maison, poursuivit-il en me
montrant un hôtel qui était à cent pas de nous. Venez me trouver dans
quelques jours ; je vous aurai peut-être déjà déterré un poste convenable.
Effectivement, dès la première fois que nous nous revîmes, il me dit :
Monsieur l'archevêque de Grenade, mon parent et mou ami, voudrait
avoir prés de lui un homme qui eût de la littérature et une bonne main
pour mettre au net ses écrits; car c'est un grand auteur. 11 a composé je
ne .sais combien d'homélies, et il en fait encore tous les jours (pi'il pro-
nonce avec applaudissement. Comme je vous crois son fait, je vous ai
proposé, et il m'a promis de vous prendre. Allez vous présenter à lui de
ma part; vous jugerez, parla réception qu'il vous fera, si je lui ai parlé
de vousavantaseusement.
La condition me parut telle que la pouvais désirer. Ainsi, m'élant pré-
paré de mon mieux à paraître devant le prélat, je me rendis un matin à
l'archevêché. Si j'imitais les faiseurs de romans, je ferais imc |iompeuse
description du palais épiscopal de Grenade ; je m'étendrais sur la struc-
ture du bâtiment ; je vanterais la richesse des meubles ; je parlerais des
statues et des tableaux qui y étaient; je ne ferais pas gràcenu lecteur de
la moindre des histoires qu'ils représentaient; mais je mécontenterai de
dire qu'il égalait en magnificence le palais de nos rois.
Je trouvai dans les appartements un peuple d'ecclésiastiques et de
gens d'épée, dont U plupart étaient des oflîcicrs de monseigneur, ses
aumôniers, .ses gentilstiommes, ses écuyers ou ses valets de chambre. Les
laïques avaient tous de.s habits superbes ; on les aurait plutôt pris pour des
.seigneurs que pour des domcsliipies. Ils étaient fiers et faisaient les
hommes de conséquence. Je ne pus m'empêcher de rire en les considé-
rant, et de m'en moquer en moi-même. Parbleu I disais-jc, ces gens-ci
sont bien heureux de porter le joug de la servitude sans le sentir ; car
enfin, s'ils le .sentaient, il me semble qu'ils auraient des manières moins
orgueilleuses. Je m'adressai à un grave et gros personnage qui se tenait
i la porte du cabinet de l'archevêque pour l'ouvrir et la fiirmcr quand il
le fallait. Je lui demandai civilement s'il n'y avait pas moyen de parler
à monseigneur. Attendez, me dit-il d'un air sec ; Sa Grandeur va sortir
pour aller entendre la messe ; elle vous donnera en passant un moment
d'audience. Je ne répondis pas un mot. Je m'armai de patience, et je
m'avisai de vouloir lier conversation avec quelques-uns des officiers;
mais ils commencèrent à m'examiner depuis les pieds jusqu'à la têie,
sans daigner me répondre une syllabe ; après iiuoi ils se regardèrent les
uns les autres en souriant avec orgueil de la liberté que j'avais prise de
me mêler à leur entretien.
Je demeurai, je l'avoue, tout déconcerté de me voir traiter aînsî par
des valets. Je n'étais pas encore bien remis de ma confusion, quand la
porte du cabinet s'ouvrit. L'archevêque parut. U se fit aussitôt un pro-
fond silence parmi ses officiers, qui quittèrent tout i coup leur maintien
insolent pour en prendre un respectueux devant leur maître. Ce prélat
était dans sa soixante-neuvième année, fait à |ien ju-és comme mon oncle
le chanoine Gil Ferez, c'est-à-dire gros et court; il avait par-dessus le
marché les jambes fort tournées en dedans, et il était si i hauve, (pi'il ne
lui restait qu'un toupet de cheveux par derrière, ce qui l'obligeait d'em-
boîter sa tête dans un bonnet de laine fine à longues oreilles. Malgré tout
cela, je lui trouvais l'air d'un homme de qualiié. sans doute parce que
je savais qu'il en éiait un. Nous autres personnes du commun, nous re-
gardons les grands seigneurs avec une prévention qui leur prête souvent
un air de grandeur que la nature leur a refusé.
L'archevêque s'avança vers moi d'abord, et me demanda d'un Ion de
voix plein de douceur ce que je souhaitais. Je lui dis que j'étais le jeune
homme dont le seigneur don Fernand de Leyva lui avait parlé. Il ne me
donna pis le temps de lui en dire davantage. Ah ! c'est vous, s'écria-t-il,
c'est vous dont il m'a fait un si bel éloge ? Je vous retiens à mon ser-
vice ; vous êtes une bonne acquisition pour moi. Vous n'avez qu'à de-
menrer ici. A ces mots il s'appuya sur deux écuyers, et sortit après
avoir écouté des ecclésiastiques qui avaient quelque chose à lui commu-
niquer. A peine fut il hors de la chambre où nous étions, que les mêmes
officiers qui avaient dédaigné ma conversation vinrent la rechercher. Les
voilà qui m'environnent, qui me gracieusent et me témoignent de la joie
de me voir devenir commensal de l'archevêché. Ils avaient entendu les
paroles que leur maître m'avait dites, et ils mouraient d'envie de savoir
sur quel pied j'allais être auprès de lui; mais j'eus la malice de ne pas
contenter leur curiosité, pour me venger de leurs mépris.
Monseigneur ne tarda guère à revenir. U me fit entrer dans son cabi-
net pour°m'entretciiir en particulier. Je jugeai bien qu'il avait dessein
de tàter mon esprit. Je me lins sur mes gardes, et me préparai à mesu-
rer tous mes mois. Il m'interrogea d'abord sur les humanités. Je ne ré-
pondis pas mal à ses questions ; "il vil que je connaissais assez les auteurs
"recs et latins. U me mit ensuite sur la dialectique; c'est où je l'atten-
dais. Il me ti-ouva là-dessus ferré à glace. Votre éducation, me dil-il
avec quelque sorte de surprise, n'a point été négligée. Voyons prè.sente-
ment voire écriture. J'en tirai de ma poche une feuille que j'avais appor-
tée exprés. Mon prélat n'en fut pas mal satisfait. Je suis content de votre
main, s'écriat-il, et plus encore de votre esprit. Je remercierai mon ne-
veu don Fernand de m'avoir donné un si joli garçon ; c'est un vrai pré-
sent qu'il m'a fait.
Nous fûmes interrompus par l'arrivée de nuelques seigneurs greiia-
v^ins qui venaient dîner avec l'archevêque. Je les laissai ensemble, et me
relirai parmi les officiers, ((ui me prodiguèrent alors les honnêtelés. J'al-
lai mau'^er avec eux quand il en fui temps, et s'ils m'observèrent pen-
dant le repas, je les examinai bien aussi. Ouelle sagesse il y avait dans l'exté-
riear des ecclésiastiques ! Ils me parurent de saints personnages, tant le
lieu où j'étais tenait mon esprit en respect! Il ne me vint pas seulement
en pensée que c'était de la fausse monnaie, comme si l'on n'en pouvait
pas voir chez les princes de l'Eglise | .,.,,..
J'étais assis auprès d'un vieux valet de chambre nomme .Melcliior de
la Ronda; il prenait soin de me servir de bons morceaux. L'alteniion
qu'il avait pour moi m'en donna pour lui, et ma politesse le charma.
Seii^neur cavalier, me dil-il tout bas après le dîner, je voudrais bien
avoir une conversation particulière avec vous. En même temps il me
mena dans un endroit du palais ou personne ne pouvait nous entendre ;
et là il me tint ce discours : Mon fils, dès le premier instant que je vous
ai vu je me suis senti pour vous de l'inclination. Je veux vous en donner
une marque certaine en vous faisant une confidence qni vous sera d'une
trrande milité. Vous êtes ici dans une maison où les vrais et les faux dé-
vots vivent pêle-mêle. Il vous faudrait un temps infini i>oiir connaître le
terrain Je vais vous épargner une si longue et si désagréable étude, en
vous découvrant les caractères des uns et des autres; après cela, vous
pourrez facilement vous condnire.
Je commencerai, tioursuivit-il, par monseigneur. C est un prélat fort
Dieux qni s'occupe sans cesse à étlifier le peuple, à le porter à la vertu
par des sermons pleins,d'une morale excellente, qn ilnimpuse Ini-meme.
Il a depuis vingt années quitté la cour, pour sabandonn.-r entièrement
au zèle qu'il a p'oiir son troupeau. C'est un savant personnage, un grand
orateur ! il met tout son jdaisir à prêcher, et ses andileurs simt ravis de
l'entendre Peut-être y a-l-il un peu de vanité dans son fait; mais, outre
,iue ce n'est point aux hommes à pénétrer les cœurs, il me siérait mal
(l'éplucher les défauts d'une personne dont je mange le pain. S'il m'était
permis de reprendre quelque chose dans mon maître, je blâmerais sa
sévérité. Au lieu d'avoir de l'indulecnce pour les faibles ecclésiastiques,
il les punit avec trop de rigueur. Il persécute surtout .sans miséricorde
■^8
GiL mM.
'ceux qui, comptant sur leur innocence, entreprennent de se justifier juri-
diquement, au mépris de son autorité. Je lui trouve encore un autre dé-
fsut, qui lui est commun avec beaucoup de personnes de qualité : quoi-
qu'il aime ses domestiques, il ne fait aucune attention à leurs services, et
fl les laissera vieillir dans sa maison sans songer n leur procurer ciuelque
clablissement. Si quelquefois il leur fait des gratificalions, ils ne les doi-
vent qn";i la boiité de quelqu'un qui aura jiarlé pour eux : il ne s'avise-
rait jamais de lui-même de leur faire le moindre bien.
Voilà ce que le vieux valet de cliamlire me dit de son maître. Il me dit
aires cela ce qu'il pensait des ecclésiastiques avec qui nous avions dîné.
Il m'en fil des portraits qui ne s'accordaient j;iière avec leur maintien. Il
ne me les donna pas, à la vérité, pour de mallionnèles jjens, mais seule-
ment pour d'assez mauvais prêtres. Il en excepta pourtant quelques-uns
dtnt il me vanta fort la vertu. Je ne fus plus embarrassé de ma conte-
lunce avec ces messieurs. Dés le soir même, en soupant, je me parai
comme eux d'un dehors sage ; cela ne coûte rien. Il ne faut pas s'étonner
s'il y a tant d'hypocrites.
CUAPITRE III.
Gil Blas devient le favori 4e l'archevêque de Grenade, et le canal de ses grJccs.
J'avais été dans l'aprés-dînée cheicher mes hardes et mon cheval à
riiôtellerie où j'étais logé, après quoi j'étais revenu souferà l'archevê-
chc, cil l'on m'avait préparé une chambre fort propre et un lit de duvet.
Le jour suivant, monseigneur me Cta)ipeler de bon matin; c'était pour
me donner une homélie a tnnscrire. Slais il me recommanda de la copier
avec tente l'exactitude possible. Je n'y manquai jas; je n'oubliai ni
accent, ni point, ni virgule. Aussi lu joie qu'il en témoigna fut mêlée de
surprise. Tére éternel ! s'écria-t-il ovcc Irans) ort lorsqu'il eut parcouru
des yiux tous les fwii'.ltts de ma copie, vit-on jamais rien de plus cor-
rect? Vous êtes trc-p bon copiste posr n'être pas grammairien. l'arlez-
moi conlidemmcnt, mon ami: n'avez-vous rien trouvé en écrivant qui
vous ail choqué '! quelque iicgligcrce dans le style, ou quelque terme
impropre"? Cela | eut fort bien m être écbarpé d;;ns le feu de la compo-
.silion. Oli! n:ouseigKtur, lui répondis-je d'un air modeste, je ne suis
point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le
serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur braveraient
ira censure. Le prélat sourit de ma repense. Il ne répliqua point; mais
il me laissa voir au travers de toute sa pensée qu'il n'était pas auteur
imj unément. :
J'achevai de gatner ses bonnes grâces par celte flatterie. Je lui devins
Irs cher de jour Vn jour, et j'sppris enfin de don Feinand, qui le venait
voir très-souvent, que j'en étais aimé dcmnniére que je pouvais compter
nia fortune faite. Cela me fut confirmé jeu de temps api es par mon
niîiitre même, et voici à quelle occasion. Un soir il répél:: devai;t moi
avec enthûujiôsme, dans son cabinet, une homélie qu'il deviit prononcer
le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de n.e demander
ce iitie j'en yensiis en général, il m'obligea de lui dire les endroits qui
m'avaient le plus frappe. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estiniail
davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour
lin l.cmmc qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d'un
ouvrage. Voilà, s'rcria-t-il, ce qu'on a) pelle avoir du goût et du senti-
ment ! Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne. En un
n ot, il fut si coulent de moi, qu'il me dit avec vivacité : Sois, CA\ Blas,
sois désormais sans inqiiiélude sur ton sort; je me cJiarge de t'en faire
un des jdus agréables. Je t'aime ; et, pour te le prouver, je te fais mon
confident.
Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de Sa
Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bon cœur ses
j.nmbes c*gneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train
de s'enriciiir. Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action
avait interrompu le discours, je veux te rendre déjositaire de mes plus
secrètes pensées. Ecoule avec atlenlion ce que je vais te dire. Je me plais
à prêchtr. Le Seigneur bénit mes homélies : elles touchent les pécheurs,
les font rentrer t"n eux-n cmes, et recourir à la )iéiiitence. J'ai la satis-
faction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupi-
dilé, imvrir ses trésors et les ré)iandre d'une prodigue main ; d'arracher
un voluptueux aux plaisirs, de remplir d'ambitieux les ermitages, et
d'affermir dans son devoir une épouse ébranlée jiar un amant séducieiir.
Cesconveisions, qui sont fréi|uentes, devraient toutes seules m'excilcr
au travail. Néanmoins, je l'avouerai ma faiblesse; je me propose encore
un aulre jirix, un |)iix que la délicatesse de ma vertu me reproche in-
utilement : c'est Teslime que le njondc a jiour les écrits fins et limés.
L'honneur de pass*r pour un parfait orateur a des charmes pour moi.
On trouve mes ouvrages également forts et délicats ; mais je voudrais
bien éviter le défaut des bons auteurs qui éciivcnl trop longtemps, et
Hie sauver avec touicma réputation.
Ainsi, mon cher Gil blas, continua le prélat, j'exige une chose de ton
/éle ; ([uaiid lu l'apercevras que ma jdnine sentira la vieillesse, lorsque
lu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point
3 moi la-dessus; mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remar-
(|ue demande un esprit désintéressé. Je fai.s choix du lien, que je con-
nais Ion : je m'en rap|iortrrai à ton jugement. Grâce au ciel, lui dis-je,
monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce lenps-lâ. Ile plus, un
esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup
mu'ux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous sci'ez toujours le
même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenés, dont le génie
supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de
nouvelles forces. Point de tlatterie, interrompit-il, mon ami ! Je sais que
je puis tomber tout d'un coup. A mon âge on commence ,i sentir les
infirmités, et les infirmités du corps allèrent l'esprit. Je te le répète,
Gil Blrs, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne-m'en aussitôt
avis. Ne crains pas d'être fane et sincère ; je recevrai cet avertissement
comme une marque d'affeclion pour moi. D'ailleurs, il y va de ton inté-
rêt : si, par malheur )i0ur toi, il me revenait qu'on dit dans la ville que
mes discours n'ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me repo-
ser, je le le déclare tout net, lu perdrais avec mou amitié la fortune que
je l'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion.
Le patron cessa de parler en cet endroit pour entendre ma réponse,
qui fut une promesse de faire ce qu'il souhaitait. Depuis ce moment-là il
n'eut plus rien de caché pour moi; je devins son favori.- Tous les domes-
tiques, excepté i\lelchior de la Ronda, ne s'en aperçurent pas sans envie.
C'était une chose à voir que la manière dont les gentilshommes et les
écuyers vivaient alors aveo le confident de monseigneur : ils n'avaient
)ias honte de faire des bassesses pour captiver ma bienveillance ; Je ne
pouvais croire qu'ils fussent Espagnols. Je ne .laissai pas de leur rendre
seivice, sans être la dupe de leuis politesses intéressées. Monsieur l'ar-
chevêque, à ma prière, s'employa pour eux. 11 fil donner à l'un une com-
pagnie, et le mil en état de faire figure dans les troupes. Il eu envoya
un autre au Mexique remplir un emploi considérable qu'il lui fit avoir,
et j'obtins pour mon ami Melchior une bonne gratification. J'éprouvai
par là que si le prélat ne prévenait pas, du moins il refusait rarement ce
qu'on lui demandait.
Mais ce que je fis pour un prêtre me paraît mériter un détail. Un jour
certain licencié appelé Louis Garcias, homme jeune et encore de Irès-
Lonne mine, me fui présenté par notre maître d'hôtel, qui médit : Sei-
gneur Gil Blas, vous voyez un de mes meilleurs amis dans cet honnête
ecclésicslique ; il a été àumiJnier chez des religieuses. La médisance n'a
point épargné sa vertu. On l'a noirci dans l'esprit de monseigneur, qui
l'a interdit, et qui par malheur est si jirévenu conire lui, cju'il ne veut
écouter aucune sollicitation en sa faveur. Nous avons inutilement em-
ployé les premières personnes de Grenade pour le faire réhabiliter ; notre
maître est inflexible.
Messieurs, leur dis-je, voilà une affaire bien gâtée. U vaudrait mieux
qu'on n'eut j oint sollicité pour le seigneur licencié. On lui a rendu un
mauvais office en voulant le servir. Je connais monseigneur : les prières
et les reccmn:andations ne font qu'aggraver dans son esprit la fauted'un
ecclésiastique ; il n'y a pas longtemps que je le lui ai oui-dire à lui-même.
ïlus, disait-il, un jirêlrc qui est tombe dans l'irrégularité engage de per-
sonnes à me parler pour lui, plus il augmente le scandale, et plus j'ai de
sévérité. Cela est fâcheux, reprit le nniiire d'héitel, et mon ami serait
bien embarrassé s'il n'avait pas une bonne main Utureusement il écrit
a ravir, et il se tire d'intrigue par ce talent. Je fus curieux de voir si
l'écriture qu'on me vantait valait mieux que la mienne. Le licencie, qui
en avait une sur lui, m'en montra une page que j'admirai : il semblait
que ce fut une exemple de maiire écrivain. En considérant une si belle
écriture, il me vint une idée. Je priai Garcias de me laisser ce papier, en
Uii disant que j'en ]iourrais faire quelque chose qui lui serait utile ; i)ue
je ne m'expliquais pas dans ce moment, mais que le lendemain je lui en
dirais davantage. Le licencié, à qui le maître d'hôtel avait ajiparenimenl
fait l'éloge de mon espjil, se retira aussi content que s'il eût idéjà élé
remis dans ses fonclioi '^4 -
J'avais vériiablement envie qu'il le fùl ; et dés le jour même, j'y tra-
vaillai de la manière que je vais le dire. J'étais seul avec l'archevêque ;
je lui fis voir l'écriture de Garcias. Mon jatron en parut charmé. Alors.
profilant de l'occasion, Jlonseigneur, lui dis-je, )iuisque vous ne voulez
pas faiie imprimer vos homélies, je sonhaiierais du moins qu'elles fus-
ient écrites comme cela.
Je suis satisfait de Ion écriture, me ré|iondil le prélat ; mais je l'avoue
que je ce sciais pas fâché d'avoir de celle main-la une copie de mes ou-
vrages. Votre Grandeur, lui répliiiuai-jc, n'a. qu'à parler; l'homme oui
peint si bit n est un licencié de ma connaissance. Il sera d'nulanl plus
ravi de vous l'aiie ce plaisir, qu'il pourra, ]:ar ce moyen, intéresser votre
eléniencc à le tiicr delà triste situation où il a le malheur de se trouver
présentemenl.
Le prélat ne manqua pas de demander comment .>e nommait ce licen-
cié. 11 s'appelle, lui dis-je, Louis Garcias: il est au désespoir de s'être
atliré votre di.sgràce. Ce Garcias, interrompit-il, a, si je ne me trompe,
été aumônier dans un couvent de filles. Il a encouru lesvcensures ecclé-
siastiques. Je me souviens encore des mémoires qui m'ont élé donnés
conire lui. Ses ii.œurs ne sont pas fort bonnes. Monseigneur, iuterroin-
pis-je à mon tour, je n'entreprendrai point de le justifier ; mais je sais
qu'il a desinncmis.il prolend que les auteurs des mémoires que vous
avez vus se sont plus allachesà lui rendre de mauvais offices qu'à dire la
vériié. Cela peut être, reprit l'archevêque : il y a dans le monde des es-
jirits bien dangereux. D'ailleurs, je veux que sa conduite n'ait pas tou-
jours été irréprochable: il peut s'en être repenti; enfin, à tout péché
miséricorde. Améue-nioi ce licencié; je lève l'interdiclion.
C'est ainsi que les hommes les plus sévères raballeul de leur sévérité
GlLliLA&^s
79^
quand leur plus cher intérêt s'y oppose. L'archevêque accorda sans peine
an vain plaisir d'avoir ses œuvres Lien écrites ce qu'il avait refusé aux
plus puissantes sollicitations. Je portai proraptenient cette nouvelle au
uiaitre d'hôtel, qui la fit savoir à son ami Garcias. Ce licencié, des le jour
suivant, vint me faire des remerciements proporlionués à la grâce obte-
nue. Je le présentai;! mon maître, qui se contenta de lui faire une légère
réprimande, et lui donna des homélies à mettre au net. Garcias s'en ac-
quitta si bien, i|u"il fut rétabli dans son ministère. 11 obtint même la cure
de Gabie, gros bourg aux environs de Grenade; ce qui prouve bica que
les bénéfices ne se donnent pas toujours à la vertu.
CHAPITRE IV.
L'ari:.evèqiie tombe eu apoplexie, le l'embarras où se neuve Gil lilas, tl de quelle f.iv'Ui
il eu son.
T.'mdis que je rendais ainsi service aux uns et aux autres, don Fernand
de Leyva se disposait d quitter Grenade. J'allai voir ce swgneur avant son
départ, pour le remercier de nouveau de l'excellent poste qu'il m'avait
procuré. Je lui en parus si satisfait, qu'il me dit : Mon cher Gil Blas, je
suis ravi que vous soyez content de mon oncle l'archevêque. Je suis
charmé de ce grand prélat, lai répondis-je, et je dois l'être. Outre que
c'est un seigneur fort aimable, il a pour moi des bontés que je ne puis
assez reconiiaitre. Il ne m'en fallait pas moins pour me consoler de n'être
plus auprès du seigneur don César et de soii fils. Je sjis persuadé, re-
prit-il, qu'il sont aussi tous deux mortifiés de vous avoir perdu. .Mais
vous n'êtes peut-être pas séparés pour jamais; la fortune pourra quelque
jour vous rassembler. Je n'entendis pas ces paroles sans m'atlendrir.
J'en soupirai ; et je sentis dans ce momont-là que j'aimais lanl don Al-
phonse, que j'aurais volontiers abandonné l'aichevêque l't les belles espé-
rances qu'il m'avait données, pour m'en retourner au château defLeyva,
si l'on eût levé l'obstacle q\ii m'en avait éloigna Don Fernmd s'aperçut
des mouvements qui m'agitaient, et m'en sut si bon gi'é, qu'il m'em-
Lrflssa en me disant que toute sa famille prendrait toujours part â ma
destinée.
Deux mois après que ce cavalier fut parti, dans le temps de ma plus
grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal : l'ar-
chevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui
donna de si bons remèdes, que quelque jours après il n'y paraissait plus.
Mais son esprit en reçut nue rude atteinte. Je le remarquai bien des la
première. homélie qu'il composa. Je ne trouvai pas toutefois la différence
qu'il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que
l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore nue homélie pour
mieux .savoir â quoi m'en tenir. Oh ! pour celle-là. elle fut décisive. Tan-
tôt II' bon prélat so rabattait, tantôt il s'élevait tn)p haut oi descendait
trop bas. C'était un discours diffus, une rhétorique de l'égent usé, une
capucinade.
Je ne fus pas le seul qui y pril aaide. La plupart des audileurs, comme
s'ils eussent été aussi gagés pour l'e.xaminer, se disaient tout bas les uns
aux autres: Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. Allons, monsieur
l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à
faire votre oflice. Vous voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en
avenir, non-seulement comme dépositaire de ses penséi's, mais encore
de peir que quelqu'un de ses amis ne fût assez franc pour vous préve-
nir. En ce cas-là, vous savez ce qu'il en arriverait : vous seriez biffé de
son testament, ou il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la
bibliothèque du licencié Sédillo.
Après ces relierions, j'en faisais d'autres toutes contraires : l'avertisse-
ment dont il s'agi.çsait me paraissait délicat â dinner. Je jugeais qu'un
auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant
cette pensée, je me représentais iju'il étiit impossible qu'il le jirit en
mauvaise part; après lavoir exige de moi d'une manière si pi-essante.
Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui
fairi' avaler la pilule tout doucement. HuDu, trouvant que je risquais da-
vanlage à gai\ler le silence qu'.i le rompre, je me déterminai à parler.
Je n'étais plus embarrassé que d'une chose : je ne savais de quelle
façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de
cet embarras en me deraandani ce qu'on disait de lui dans le mondr', et
si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait
toujours ses homélies, mais qu'il me s-mhlait que la dernière n'avait pas
si bien que les autres affecté l'auditoire. Comment donc, nvm ami, rc-
pliqua-t-il avec avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Arislarque?
Son, monsi'igueur, lui reparlis-je, non. Ce ne sont pas des ouvrages tels
que les vôtres que l'on ose critiquer: il n'y a personne qui n'en soit
ciiarmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et
sincère, je prendrai la liberté devons dire que votre dernier Jiscours ne
me parait pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas
.cela comme moi ?
Ces paroles firent pâlir raon maître, qui médit avec un souris forcé :
Monsieur (jil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goùtî Je ne dis
pas cela, montieigiieur, inlerrompis-je tout di^concerté. Je la trouve ex-
cellente, quoiqui; UD peu au-^iossous de vo» autres ouvrages. Je vous en-
leods. répliqna-t-il ; je vous parais baisser, n'est-ce pas? Tranchez lo
mal. Vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite? Je n'aurais
pas été assez liardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, $| Volro
Grandeur ne me l'eut ordonnée Jëne lâls donc que lui obéir, et je Is
supplie très-liumblevnent de ne me point savoir mauvais gré de ma har-
diesse. A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise
que je vous la reproclie! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne
trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C'est
votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe
de votre inielli:;ence bornée.
Quoique démonté, je voulus chercher quelque modification pour ra-
juster les choses; mais le moyen d'ap.iiser un auteur irrité, et de plus
un auteur accoutumé à s'entendre louer'.' N'en [tarions plus, dit-il, mon
enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. .\p-
prenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a
le malheur de n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel,
n'a rien encore perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes
confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, pour-
suivit-il en me poussant par les ép:iules hors de son cabinet, allez dire à
mon tré.sorier qu'il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise
avec cette somme 1 .\dien, monsieur Gil Blas, je vous souhaite toutes
sortes de prospérités avec un peu plus de goût.
CUAPlTltE V.
1)0 parti que iirit Gil Blas après que l'arclKièque lui eut donué son congé. Par quel
liasaril il rencoiUra le licencie qui lui avait taiil.d'obligation, et ([ucUes marques de re-
coiiualssance il cm reçut.
Je sortis du cabinet en maudissant le caprice, ou, pour mieux dire, la
faiblesse de l'archevêque, et plus en colère contre lui qu'afiligé d'avoir
perdu ses bonnes grâces. Je doutai même queluue temps si j'irais toucher
lues cent ducats; mais, api-esy avoir bien réiléchi, je ne fius pas assez
sot pour n'en rien fiire. Je jugeai que c>:t argent no m'ôterait pas le droit
de donner un ridicule à mon prélat; à quoi je me promettais bien de ne
pas manquer toutes les fois qu'on mettrait devant moi ses homélies sur
le tapis.
J'allai donc demauJer cent duoals au trésorier, sans lui dire un seul
mot de ce qui ven lit de se passer entre son mniire et moi. Je cherchai
ensuite Melcliiorde la llmda pour lui ilire un éternel adieu. Il m'aimail
trop pour n'être pas sensible à mnn malheur. Pendant que je lui en fai-
sais le récit, je remarquais que la douleur s'imprimait sur sou visage.
Malgi-é tout le respect qu'il devait â rarchevêi|iie, il ne put s'empêcher
de le blâmer ; mais, comme dans la colèi-e où j'étais je jurai que le pré-
lat me le paverait, et quf je réjouirais toute la ville à ses dépens, le sage
Melchior raê dit: Croyez-moi, moncher Gil Blas, dévorez plutôt votre
chagrin. Les hommes du commun doivent toujours respecter les person-
nes de qualité, quelque sujet ipi'ils aient de s'en plaindre. Je conviens
qu'il y a de fort plats seigneuis qui ne méi-itent guère (ju'on ait de la
cousitiération pour eux ; mais ils peuvent nuire, il faut les craindre.
Je remerciai le vieux valet de chainbre du bon conseil qu'il me don-
nait, et je lui promis d'eu profiter. Après cela il me dit : Si vous allez a
Madrid, voyez-y Joseph Navarro, mon neveu. Il est chef d'oflice chez le
seigneur don Balihazar de Z'îniga, et j'ose vous dire que c'est nu garçon
dig'ne de votre amitié. Il est franc, vif, officieux, prévenant; je souhaite
que vous fassiez connaissance ensemble. Je lui répondis que je ne man-
.|uerais pas d'aller voir ce Joseph Navarro sitôt que je serais à Madrid,
on je comptais bien de retourner. Ensuite je sortis du palais épiscopal
pour n'y remettre jamais le pied. Si j'eusse encore eu mon cheval, je
serais peut-être parti sur-le-champ pour Tolède; miis jt; l'avais vendu
dans le temps de ma faveur, i-royant que je n'en auriis plus. besoin. Je
pris le parli de louer une cliambrë garnie, faisant mou plan de demeurer
encore un mois à Grenade, et de me rendre après cela auprès du conUe
lie Polan. ....
Comme l'iieure dudlner approchait, je demandai à mou hôtesse s il n y
,ivait pas quelque auberge dans le voisinage'. Elle me réponiil qu'il y oii'
,ivait une excellente à deux pas de sa maison, que l'on y était bien servi,
et qu'il v allait quantité d'honuètes gens. .le me la lis enseigner, et je
m'y reifils bientôt. J'entrai dans une grande salle qui ressemblait asse^
à lin réfectoire. Dix à douze hommes assis à une longue table couverte
d'une nappe malpropre s'y c niretcnaient en mangeant chacun sa petite
iiortion. L'on m'apporta la mienne, qui dans un autre temps sans doute
m'ani-ait fait regi-eltor la table que je v.i lais de perdre. Miis jV.tais alors
si piqué contre l'arcliovêque, que la frug.ilité de in')n attbi'rgo ni" |i;irais-
sail préférable à la bonne cliére qu'on faisait chez lui. Je Maniais l ab )ii-
dance de mets dans les repas: et, raisonnant en docteur de \all.idolid
Malheur, disais-je, à ceux qui fi-équentent ces labiés pernicieuses on il
faut sans cesse être en garde contre sa sensualité, de peur de trop char-
fer son estomac : Pour peu que l'on mange, ne mange-t-on pas tou.iouis
assez? Je louais dans ma miuvaise humeur d.'s aiihorismes que j'avais
jti'qu'alors négligés. .
Dans le lem'psquo j'expédiais mon ordinaire, sans craindre de passer
les bornes de la tempérance, le licencié Louis (larcias, devenu cure dtt
Gabie de la manière que je l'ai dit ci-devant, arriva dans la salle. Du mo-
ment qu'il m'aperçut, il vint me saluer d'un air empresse, ou plutôt eu
ftiisanl touten les d'émonslr.Ttiorrs d'v.ri homme qui sent tme joio exces-
sive Il me serra entre ses hrHH, el jo fus oblige d'ossuyer un Iros-lotis,'
compliment sur le service que je lui av.Vis voudu. Il me fatigusil i lo'^^.p
80
GIL BLAS.
(lèse montrer reconnaissant. Il se pinça prés de moi en me disant : OIi,
vi\e Dieu! mon cher patron, puisque ma bonne fortune veiilqne je vous
rencontre, nous ne nous séparerons pas sans boire. Mais, comme il n'y a
p.is de bon vin dans cette auberge, je vous mènerai, s'il vous plait, apïés
notre petit diner, dans un endroit où je vous régalerai d'une bouteille de
Lucéne des plus secs, et d'un muscat de Foncaral exquis. 11 faut que
nous fassions cette débauche : ne me refusez pas, je vous prie, celte
satisfaction. Que n'ai-je le bonheur de vous posséder quelques jours seu-
lement dans mon presbytère de Gabie! vous y seriez reçu comme un gé-
néreux Mécène à qui je dois la vie aisée et tranquille que j'y mène.
Pendant qu'il me tenait ce discours, on lui apporta sa portion. 11 se
uni à manger, sans pourtant cesser de me dire par intervalles quelque
chose de flatteur. Je saisis ce temps-là pour parlera mon tour; et comme
il n'oublia pas de me demander des nouvelles de son ami le maître
d'hôtel, je ne lui fis pas un mystère de ma sortie de l'archevêché. Je lui
lonlai même jusqu'aux moindres circonstances de ma disgrâce, qu'il
écouta fort attentivement. Après tout ce qu'il venait de me "dire, qui ne
>e serait pas attendu à l'entendre, pénétre d'une douleur reconnaissante,
déclamer contre l'archevêque? Mais c'est à quoi il ne pensait nullement ;
au contraire, il devint freid et rêveur, acheva de diner sans me dire une
parole : puis, se levant de table brusquement, il me salua d'un air glacé
et disparut. L'ingrat, ne me voyant jilus en état de lui être utile, s'épar-
gnait jusqu'à la peine de me cacher ses sentiments. Je ne fis que rire de
son ingratitude, et, le regardant avec tout le mépris qu'il méritait je lui
criai d'im ton assez haut pour en être entendu : Holaho.'sage aumônier
de religieuses, allez faire rafraîchir ce délicieux vin de Lucéne-dont vous
m'avez fait fête !
CHAPITRE VI.
. (".il Blas va voir joi er les comédiens de Grenade. De i'cloiinement où le j(^a la vue d'une
aclrice, el de ce qu'il en airiva.
Garcias n'élait pas hors de la salle, qu'il y entra deux cavaliers fort
pro]ireraent velus, qui vinrent s'asseoir auprès de moi. Ils commencè-
rent à s'enlietcnir des comédiens de la troupe de Grenade, et d'une co-
médie nouvelle qu'on jouait alors. Cette pièce, suivant leur discours
faisait grand bruit dans la ville. 11 me prit envie de l'aller voir rcprésen-
ter dès ce jour-là. Je n'avais point été à la comédie depuis que j étais à
Grenade. Comme j'avais presque toujours demeuré à rarchevêché, oii
ce spectacle élait frappé d'anathème, je n'avais eu garde de me donner
ce plaisir-là. Les homélies avaient fait tout mou amusement.
Je me rendis donc dans la salle des comédiens lorsqu'il en fut temps
et j'y trouvai une nombreuse assemblée. J'entendis faire autour de moi
desdisscrlalions sur la pièce avant qu'elle commençât, et je remarquai
que tout le monde se mêlait d'en juger. L'un se déclarait pour, l'autre
coBtie. A-t on jamais vu un ouvrage mieux écrit? disait-on à ma droite
Le pitoyable style! s'écriait-on à ma gauche. En vérité, s'il y a de bien
mauvais auteurs, il faut convenir qu'il y a plus de mauvais critiques Et
quand je pense au dégoût que les poètes dramaliques ont à essuyer je
m'étonne (|u'il y en ait d'assez hardis pour braver l'ignorance de la mul-
titude, et la censure dangereuse des (iemi-savants qui corromiieul quel-
quefois le jugement du public.
Enfin le gracioso se présenta pour ouvrir la scène. Dès qu'il parut il
excita un battement de mains général ; ce qui me fit connaître que c'était
un de ces acteurs gàlés à qui le parterre pardomie tout. Effectivement
ce comédien ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste sans s'attirer
des apjilaudissements. On lui marquait trop le plaisir qu'on prenait à le
voir : aussi en abusait-il. Je m'aperçus qu'il s'oubliait quelquefois sur la
scène, et mettait à une trop forlc épreuve la prévention où l'on était en
sa faveur. Si on l'eût sifllé au lieu de l'applaudir, on lui aurait souvent
rendu justice.
On batiit aussi des mains à la vue de quelques autres acteurs et par-
ticulièrement d'une «ctrice qui faisait un rôle de suivante. Je m'attachai
a la considérer; et il n'y a point de termes qui puissent exprimer quelle
fut ma surprise, quand je reconnus en elle Laurc, ma chère Laure que
je croyais encore a Madrid auprès d'Arsénié. Je ne jiouvais douter nîie ce
no fut elle : sa taille, ses traits, le son de sa voix, tout m'assurait 'lue je
lie n.e trompais iioint. Cependant, comme si je me fusse défié du rapport
de mes yeux et de mes oreilles, je demandai .son nom à ur cavalier qui
elait à cote de moi. lié I de qm\ pays venez-vous? me dit-il. Vous êtes
apparemment iin nouveau débarqué, puis(|ue vous ne connaissez pas li
belle Estelle. '
La lessemblance élait trop parfaite pour prendre le change. Je com-
pris bien ([ue Laure, en changeant d'état, avait aussi changé de nom- et
curieux desavoir ses affaires, carie public n'ignore guère celles des ii'er-
snnnes de iliéàire, je m'informai du même licimme si celle Estelle avait
quelque amant d'importance. Il me répondit que depuis deux mois il y
avait à Grenade un Rrand seigneur portugais, nomme le marquis de Ma-
rialva, qui faisait beaucoup dedepcnsepourellc.il m'en aurait dit da-
vantage, si je n'eusse pas craint de le fatiguer de mes (luestions. J'étais
plus occupe de la nouvelle (lue ce cavalier venait de m apprendre que
de la comédie : el qui m'eût demandé le .sujet de la j.iéce quand je sortis
m aurait fort «mliarrassé. Je ne faisais que rêver à Laure, à Estelle cl je
1 ( iM.!ij-!iMs lien d'sller (liez cdie actrice le jeur suiviit. Je n'étais
pas sans inquiétude sur la réception qu'elle me ferait. J'avais lieu de pen-
ser que ma vue ne lui ferait pas grand plaisir dans la situation brillante
ou étaient ses affaires; je jugeai même qu'une si bonne comédienne,
pour se venger d'un homme dont certainement elle avait sujet d'être mé-
contente, pourrait bien faire semblant de ne le pas connaître. Tout cela
ne me rebuta point. Après un léger repas, car on n'en faisait pas d'au-
tres dans mon auberge, je me relirai dans ma chambre, impatienl d'être
au lendemain.
Je dormis peu cette nuit, et je me levai à la pointe du jour. Mais,
comme il me sembla que la maîtresse d'un seigneur ne devait pas être
visible de si bon matin, avant que d'aller chez elle je passai trois ou
quatre heures à me parer, à me faire ra.ser, poudrer et parfumer. Je vou-
lais me présenter devant elle dans un état qui ne lui donnât pas lieu d€
rougir en me revoyant. Je sortis sur les dix heures, et me rendis chez
elle, après avoir été demander sa demeure à l'hôlel des comédiens. Elle
logeait dans une grande maison où elle occupaii le premier appartement.
Je dis à une femme de chambre qui vint m'ouvrir la porte, qu'un jeune
homme souhaitait de parler à la dame Estelle. La femme de chambre ren-
tra pouf- m'annoncer, el j'entendis aussitôt sa maîtresse qui lui dit d'un
ton de voix fort élevé : Qui est ce jeune homme? que me veut-il ? Qu'on
le fasse entrer.
Je jugeai par là que j'avais mal pris mon temps ; que son amant por-
tugais était à sa loilelle, el cju'elle ne parlait si haut que pour lui persua-
der qu'elle n'était pas tille à recevoir des messages suspects. Ce que je
pensais était véritable : le marquis de Marialva passait avec elle presque
toutes les matinées. Ainsi je m'attendais à un mauvais compliment, lors-
que cette originale actrice, me voyant paraître, accourut à moi les bras
ouverts, en s'écrianl, comme par enthousiasme : Ah ! mon frère, est-ce
vous que je vois? A ces mots elle m'embrassa à plusieurs reprises ; puis,
se tournant vers le Portugais, Seigneur, lui dit-elle, pardonnez si en
votre présence je cède à la force du sang. Après trois ans d'absence, je
ne puis revoirun frère que j'aime tendrement sans lui donner des mar-
ques de mon amitié. Ué bien ! mon cher Gil Blas, conlinua-t-elle en
m'apostrophant de nouveau, dites-moi des nouvelles de la famille : dans
quel état l'avez- vous laissée?
Ce discours m'embarrassa d'abord; mais j'y démêlai bientôt les inten-
tions de Laure; et, secondant son ariifice, je lui répondis d'un air ac-
commodé à la scène que nous allions jouer tous deux : Grâce au ciel, ma
sœur, nos parents sont en bonne santé. Je ne doute pas, reprit-elle, que
vous ne soyez étonné de me voir comédienne à Greuaiie ; mais ne me
condamnez pas sans m'entendre. 11 y a trois années, comme vous savez,
mon père crut m'établir avantageusement en me donnant au capitaine
don Antonio Cœllo, qui m'amena des Asturies à Madrid, où il avait pris
naissance. Six mois après que nous y fûmes arrivés, îl eut une affaire
d'honneur qu'il s'attira par son humeur violente. Il tua un cavalier, (|ui
s'éiait avisé de faire quehiue attention à moi. Le cavalier appartenait à
des personnes de qualité qui avaient beaucoup de crédit. Mon mari, qui
n'eu avait guère, se sauva en Catalogne avec tout ce qui se trouva au logis
de pierreriVs et d'argent comptant. 11 s'embarque à Barcelone, passe en
Italie, se met au service des Vénitiens, et perd enfin la vie dans la Morée
en combattant contre les Turcs. Pendant ce temps-là, une terre que nous
avions pour tout bien fut confisquée, et je devins une douairière des
plus minces. A quoi me résoudre dans une si fâcheuse extrémité? Une
jeune veuve qui a de l'honneur se trouve bien embarrassée. Il n'y avait
pas moyen de m'en retourner dans les Asturies. Qu'y àurais-je fait ? Je
n'aurais reçu de ma famille que des condoléances pour toute consola-
tion, D'un autre côté, j'avais été trop bien élevée pour être capable de
me laisser tomber dans le libertinage. A quoi donc me déterminer ? Je
me suis faite comédienne pour conserver ma ré| ulation.
Il me prit une si (orte envie de rire lorsijue j'entendis Laure finir
ainsi son roman, que je n'eus pas peu de ])eiue à m'en empêcher. J'en
vins pourtant à bout, et même je lui dis d'un air grave : Ma sœur, j'ap-
prouve votre conduite, et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade
si honnêtement établie.
Le marquis de Marialva, qui n'avait pas perdu un mot de tous ces
discours, prit au pied de la lettre ce qu'il plut à la veuve de don Antonio
de lui débiter. Il se mêla même à l'entretien : il me demanda si j'avais
quelque emploi à Grenade ou ailleurs. Je doutai un moment si je men-
tirais; mais, ne jugeant pas cela n(^cessaire, je dis la vérité. Je conta»
de point en point comment j'étaisentré à l'archevêché, et dequelle façoD
j'en étais sorti, ce qui divertit infiniment le seigneur portugais. 11 est
vrai que, malgré In promesse faite à Melchior, je m'égayai un peu aux
dépens de l'archevêque. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que Laure, qui
dépens
s'imaginait que je c()mposais une fable à son exemple, faisait des éclats
de rire qu'elle n'aurait pas faits si elle eût su que je ne mentais point.
Apres avoir achevé mon récit, que je finis par la chambre que j'avais
louée, on vint avertir qu'on avait servi. Je voulus aussitôt me retirer
pour aller dîner à mon auberge; mais Laure m'arrêta. Quel est votre
dessein, mon frère ? me dit-e lié ; vous dînerez avec moi ; je ne souffrirai
pas même que vous soyez plus lenglemps dans une chambre garnie. Je
prétends que vous mangiez dans ma maison, et que vous y logiez. Faites
apporter vos hardes ce soir , il y a ici un lit pour vous.
Le seigneur portugais, à qui peut-être cette hospitalisé ne faisait pat
plaisir, prit alors la "parole, et dit à Laurc : Non, Estelle, vous n'êtes pw
logée ici assez commodément pour recevoir quelqu'un chez vous. Votre
GIL BLAS.
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frère, ajouln-t-il, mo pnr.iitini joli S'ironn, e( r.'ivanlatjo mi'il a île vous
loucher de si prés m'inléresse pour lui. .le veux le.prenure à mon ser-
vi e. Ce serr. celui de mes secrétaires i|ue je chérirai le plus; j'en ferai
mon homme de conliniice. Qu'il ho mani|ue pas de venir dés celte nuit
coucher chez moi; j'ordonnerai qu'on lui prépare un logement. Je lui
donne quatre cents ducats d'appointements ; et si, dans la suite, j'ai su-
jet, comme Je l'espère, d'être content de lui, je le mettrai en état de .«e
consoler d'avoir été trop sincère avec son archevêque.
Les remcrcienients que je fis là-dessus au marquis furent suivis de ceux
de Laure, qui encliérireui sur les miens. Ne parlons plus de cela, intej'-
rompil-il; c'est une- affaire finie. En achevant ces paroles, il salua sa
princesse de théâtre et sortit. Elle me fit aussitôt passer dans un caliiuel,
où, se voyant seule avec moi. J'étoufferais, s'écria-t-elle, si je résistais
plus longtemps à l'envie que j'ai de rire. Alors elle se renversa dans un
l'autenil, et, se tenant les côtés, elle s'ahandonna comme une folle à des
ris immoilérés. Il me l'ut impossible de ne pas suivre son exemple; et,
quand nous nons en fûmes hien donné, Avoue, Gil Blas, me dit-elle, (|ue
nous venons de jouer une plaisante comédie ! JUiis je ne m'attendais pas
au dénoùment. J'avais dessein seulement de te ménaner une table et un
logement; et pour te les offrir avec bienséance, je t'ai fait passer pour
mon frère. Je suis ravie que le hasard t'ait présenté im si bon poste. Le
marquis de Marialva est un seigneur généreux, qui fera plus encore
pour toi qu'il n'a promis de faire. Une autre que;moi, ]ioursuivit-elle,
n'aurait peut-être pas reçu si gracieusement un homme i|ui quitte ses
amis .sans leur dire adieu. Mais je suis de ces bonnes pâles de filles cjui
revoient toujours avec plaisij- un fri|ion qu'elles ont aimé.
Je demeurai d'accord de bonne foi de mon inipolilesse, et je lui en
demandai pardon ; après iiuoi elle me conduisit dajis une salle à manger
Irès-propre. Nous nous mimes à table, et, comme nous avions pour lé-
moins une femme de chambre et un laquais, nous nous traitâmes de
frère et de snnir. Lorsque nons eûmes diné, nous repassàjnes dans le
même cabinet où nous nous étions entretenus. L;i, mon incom|)arable
Laure, se livcjuit à toute sa gaielé naturelle, me demanda compte de tout
ce qui m'était arrivé depuisnoire séparation. Je lui en lis un fidèle rap-
port; et, quand j'eus satisfait sa curiosité, elle contenta la mienne, en me
faisant le récit de son histoire dans ces termes..
CHAPITRE VH.
lliiloiic ,1c i.auie.
Je vais te conter, le plus succinctement qu'il me sera possible, par
quel hasard j'ai embrassé la profession comique.
Apres que tu m'.cus si homiêtement quittée, il arriva de granils événe-
ments. Arsénié, ma maîtresse, plus faliguée que dégoûtée du monde,
abjura le thé:Ure, ctm'Qmmena avec elle à une belle terre (pi'elle venait
d'acheter auprès de Zaïnora, en monnaies étrangères. .Nous eûmes liieu-
tôl fait des connaissances dans cette ville-l;i. Nous y allions asse/ souvent.
Nous j pas.sions un jour ou deux; nous venions ensuite nous renfei'iuer
dajis notre château.
Ilius un de ces petits voyages, don Félix Maldonado, fils unique du
eorrégidor, me vit jiar hasard, et je lui plus. 11 chercha l'occasion de me
parler sans témoins; et, jiour ne te rien celer, je contribuai un peu à
la lui faire trouver. Lec.ivalier n'avait pas vingt ans; il était beau comme
l'Amour même, fait à | oindre, et plus séduisant encore par ses manières
galantes et généreuses (|ue par sa ligure. Il m'offrit de si bonne giàee et
avec tant d'instances un gros brillant (|u'il avait an doigt, que je ne pus
me défendre de l'accepter. Je ne me sentais pas d'aise d'avoir un galant
si aimable. Maisi|uelle imprudence aux griseltcsde s'attacher aux enfants
de famille dont les pères ont de l'autorité! Le eorrégidor, le plus sévère
de ses pareils, averti de notre intelligence, se hâta d'en prévenir les
suites. 11 me fit enlever par une troupe d'jiJguazils, qui me menèrent,
malgré mes cris à l'hôpital de la Pitié.
Là, sans autre forme de procès, la supérieure me fit ôter ma bague et
mes habits, et revêtir d'une longue robe de serge grise, ceinte pai- le
iidlieu d'une large courroie de cuir noir, d'où pendait un rosaire a gros
grains (|ui me descendait jusqu'aux talons. On me conduisit après cela
dans une salle on je trouvai un vieux minne de je ne sais (pu I oidre, (pji
se mit à me prêcher la pénitence, à peu prés comme la dame Lèonarde
t'exhorta dans le souterrain à la jiatiencK. 11 me dit que j'avais bien de
l'obligation aux personnes qui me faisaient enfermer; qu'elles m'avaient
ri-ndii un grand service en me retiraul des lilels du démon, dans lesquels
j'élais malheureusement engagée. J'avouerai fi'ancbemi'ut mou iugrali-
tude : bien loin de nic sentir redevable.! ceux ipii m'avaient fait ce plai-
sir-là, je les chaigeais d'imjirécaliims.
Je passai huit jirurs à me désoler: mais le neuvième, car je complais
jusqu aux irriimles, mon sort parut vouloir changer de face. En tiaviT-
sanl une peliti.' cour, je renconlrai l'économe île la maison, persorrrrage à
(pii tout était soumis; la supéiieiri-e irrènn' lui obi'issail. Il rri' nridait
compte de son éi:oriomal qu'au eorr-égiilor, de rpii seul il dépi'rrdail, et
qrri avait rrne eirlièr-e eonliaiice err Irir. Il si' uoirrrrrail l'i'ilro /emlorro, el
11' Ijourg di^ SaNeiloir, err liisi'aye, l'avait vu rrailri'. Ilepr ési-rrle-toi rrri
gr.mil homme pâle ('t décliarrré, rmi' ligiiri' à servir de irrodele porrr pein-
ilri' le bon larron. A peine paraissait-il reganler liss<curs. Tu n'as jamais
vu de face si liyiiocrite, ipiouiue tu aies demeuré i rarchevé^;hé.
Je renconlrai donc, poursuivit-elle, le seigneur '/.endono, i|ui m'ar-
rêla en me disani : Consolez-vous, ma lille, je suis louché de vos mal-
heurs. 11 ne m'en dit pas davantage, et il continua son chemin, me lais-
sant l'aii'e les comiuentaires qu'il rue plairait sur un texte si laconii|ue.
Comme je le croyais un homme de bien, je rrr'imaginai bfnmemenl qu'il
s'était donné la peine d'examiner pourqrroi j'avais ctéenfermée, et que, ne
me trouvant pas assez coupable pour mériler d'êlre traitée avec lairt d'in-
dignité, il voulait me servir airprès du eori-égidor. Je ne connaissais pas
le Biscayen : il avait bien d'autres irrteulions. Il roulait dans sou esprit
un projet de voyage dont il me fit corrlidence quelques jours après. Ma
cirer-e Lauri', nre dit-il, je suis si sensible à vos peines, que j'ai résolu
de les linir. Je n'ignore pas que c'est vouloir me perdre, nrais je ncsuis
plus à nroi, et je ne veux vivre qrre pour vous. La situation où je vous
vois me perce l'âme. Je prétends dès demain vous tirer de votre prison,
et vous cornluire moi-même à Madrid. Je veux tout sacrifier au plaisir
d'être votre libérateur.
Je pensai m'év.inouir de joie à ces paroles de Zcndono, qui, jugeant
par mes remerciements que je ne demandais pas nrienx que de nre sau-
ver, eut l'audace, le jour suivant, de m'enlever devarrt tout le monde,
ainsi que je vais le rapporter. Il dit ,i la supérieure qrr'il avait ordre de
me mener au eorrégidor. qui était à une maison de plaisance à deux
lieues de la ville, et il me fit effrontément moliteravec lui dans une chaise
de poste tirée par deux bonnes mules qu'il avait achetées exprés. Norrs
n'avions pour tout domestique qu'rm valet qui conduisait la chaise, et
qui était entièrement dévoué à l'économe. Nous commençâmes .i rouler,
non du côté île Madrid, comme je nre l'irrragiuais, mais ver-s les fr'ontières
de Portugal, où nous arrivâmes en nroirrs de temps qu'il n'en fallait au
eorrégidor de Zamoi'a pour ajrprendre notre fuite, et mettre ses lévriers
sur nos traces.
'"Avant (pie d'enli-er dansBragance, le Biscayen me fit prendre un habit
de cavrilier, dont il avait en la précaution de se porrrvoir ; et, me comp-
tant embarquée avec lui, il nre dit dans une hôtellerie où nous allâmes
loger : Belle Laure, ne me sachez pas mauvais gré de vous avoir amerrée
en Portrrgal. Le eorrégidor de Zamoia nous fera chercher dans noire
patrie, comme deux criminels à qui l'Espagne ne doit point accorder
d'asile. Mais, ajouta-t-il, nous pouvons nous mettre â couvert de so.ii
ressentiment dans ce royaume étrairger, quoiqu'il soit maintenairt soumis
:'i la domination espagnole. Nous y serons du moins plus en sûreté que
dans notre pays. Laissez-vous persuader, mon ange ; suivez un homme
qui vous adore. AUims nous établir à Co'imbrc. Là, je me ferai espion du
saint office ; et, à l'ombre de ce Iribiial i-edoutable, nous verrons impu-
nément couler nos jours dans de traniprilles jdaisirs.
Une proposition si vive me fit conrraiiie que j'avais affaire à un che-
valier qui n'aimait pas à servir de coirdireleur aux infantes pour la gloii-e
de la chevalerie. Je coiripris qu'il complaît heaucpup sur ma leconrrais-
sance, et plus encore sur ma misère. Cependant, quoirpie ces deux
choses me parlas.sent en sa faveur, je ivjelai fiérerrrent ce (jrr'il nre pro-
posait. Il est vrai que, de mon côté, j'avais deux fortes raisorrs pour me
nronirer si réservée : je ne nre sentais point de goùl pour lui, et je ne le
croyais pas riche. Mais lorsque, revenant à la cliai'ge, il s'offrit de m'é-
pou.scr au préalable, et qu'il me fil voir réellement que son éconnmal
l'avait mis en fonds pour longtemps, je ne le eele pas, je commençai à
l'écouter-. Je firs éblouie (!(■ l'or el des pierrerres qu'il étala devarrl r'rroi,
et j'épr-orivai (|ue l'inlér-èt sait faii-e des rirétanrorphoses arrssi bien i|rre
l'airrorrr. Mon iiiseayen devirrt peu à peu un aulie, honrrrre â mes yeirx.
Sun grand corps sec prit la forme d'une t.rille lirre ; sou teiul pâle nre
parrri d'un beau blanc ; je doirnai un irom favor'able jusi|u'à sorr air hy-
pocrite. Alors j'acceptai sans répugrrance sa nrairr devant le ciel, qu'il
prit à témoin de notre engagement. Après cela il n'eut plus de lonlra-
diction à essuyer de ma part. Nous nous reiirinics â voyager; ctCornrbre
vit bienlijl dans ses murs un rrorrvearr ménage.
Mon liiari m'acheta des habits de femrrre assez pi-oprcs, et me fit pré-
sent de plusieui's diamairls, parirri lesquids je reconnus ctlui de dorr Félix
Maldorrado. Il ne m'en fallut pas davarriage pour deviner d'où verraient
loules les pierr'es précierrses que j'avais vrres, el pour êlre persuadée (pre
je ir'avais pas épousé un rigide observateur du septième article du Dèca-
logue. Mais, nre considérant comme la cause pi'emièie de ses tours de
mains, je les lui pai'donnais. Une femme excuse jusqu'aux mauvaises
actions que sa beauté fait conimellre. Sans cela, qu'il nr'eût paru un
méeharrl homme !
Je fus assez contente de lui pendant deux ou trois mois. Il av rit lori-
jours lies manières galanles, et siinblail nr'aiurer leridiernciil. Néau-
rrroins les irrarques d'arrritié qir'il rrre dorrrrail riélaierri (|rre de fausses
app;ir-euees : le forrr-bc me trompait, el rrre préparait le ir'aileirri'iil rpre
toiile lille séduite par rrn nrallrorrrrêle bomrrri- dort .illemlre de lui. Uh
irralin, a mon reloue de la rrrcsse, jc^ ne Ir-oirvai pirrs air logis i|rr(' les mri-
r'ailles; les meirldes. el jrrsrpres à mes Irardrs, loirl avarl l'Ie errrporic.
Zeudorro et sorr lidèle \alet avaient si bien pris lerrrs nresrrres, iiu'cu
iirorrrs d'rrrre heure le dépouillcineiil entier- de l.r maison avait l'Ii' l'ail et
|iarf.iit; île manière qu'avec le .seul babil doirl j'i'lais vêlire, et la bagire de
don Félix, i|rr'lrerrreu>eiirerrt j'avais au doigt, je me vis, eoirrrrre urré autre
.\riaue, abarrdorrui'-e par- rrrr ingr'al. .Mais je t'assrrre ipre je rre m'arrrrisai
poirrl à fair-e di^s élégies srrr ruiirr iriforlujie. Je béiris plnlôt le ciel de
rn'aviiir délivrée d'un scélérat qui ne pouvait manquer' de torrrber loi ou
laid entre les mains de la jusliiu. Je regardai le temps que nous avions
82
GIL BLAS.
passé ensemble comme un temps perdu, que je ne tarderais irnére à ré-
parer. Si j'eusse voulu demeurer en PortUL;al, et m'atlaeher à ([neli|ue
femme de condition, j'en aurais trouvé de reste ; mais, soit quej'aimossc
mon pays, soit que je fusse entraînée par la l'orce de mou étoile, qui
m"y préparait une meilleure fortune, je ne snnijeai plus qu'à revoir l'Es-
pajîue. .le m'adressai à un joaillier, qui me compta la valeur de mon
hriliant en espèces d'or, et je partis avec une vieille dame espagnole qui
allait à Séville dans une chaise roulante.
Cette dame, qui s'appelait Dorothée, revenait de voir une de ses pa-
rentes établie A Coïmbre, et s'en retournait à Séville, où elle faisait sa
résidence. H se trouva tant de sympathie entre elle et moi, que nous
nous altachtimes l'une à l'autre dés la première journée; et noire liaison
se fortilia si bien sur la route, que la dame ne voulut point, a notre ar-
rivée, que je logeasse ailleurs que dans sa maison. Je n'eus pas sujet de
me repentir d'avoir fait une pareille connaissance. Je n'ai jamais vu de
femme d'un meilleur caractère. On jugeait encore à ses traits et à la
vivacité de ses yeux, qu'elle devait avoir l'.iit racler bien des guitares.
Aussi était-elle veuve de plusieurs maris de noble race, et vivait honora-
blement de ses douaires.
Entre autres excellentes qualités, elle avait celle d'être trés-eompatis-
sante aux malheurs des lilles. (,luand je lui fis confidence des miens, elle
entra si chaudement dai>s mes intérêls, nu'clle donna mille malédiclions
à Zendono. Les chiens d'hommes! dit-elle d'im ton à faire juger qu'elle
avait rencontré en son chemin quelque économe; les misérables! il y a
comme cela dans le monde des fripons (|ui se font un jeu de tromper
les femmes. Ce qui me console, ma chère enfant, conlinua-t-elle, c'est
que, suivant votre récit, vous n'êtes nullement liée au parjure Biscayen.
Si votre mariage avec lui est assez bon pour vous servir d excuse, en
récompense il "est assez mauvais pour vous iiermettre d'en contracter un
meilleur quand vous en trouverez l'occasion.
Je sortais tous les jours avec Dorothée p5ur aller A l'église, ou bien
en visites d'amis; c'était le moyen d'avoir bientôt quelque aventure. Je
m'attirai les regards de plusieurs cavaliers. 11 y en eut qui vouluicnt
sonder le gué. Ils firent parler à ma vieille hôtesse; mais les uns n'a-
vaient pas de quoi fournir aux frais d'un établissement, et les autres
n'avaient pas encore pris la robe virile; ce qui suffisait pour m'ôtcr toute
envie de les écouter. J'en savais les conséquences. Un jour, il nous vint
en fantaisie, à Dorothée et A moi, d'aller voir jouer les comédiens de
Séville. Ils avaient affiché qu'ils représenteraient la famosa Comedia, et
Embaxador de si-mismn, composée par Lojie de Vega Carpio.
Parmi les actrices qui parurent sur la scène, je démêlai une de mes
anciennes amies. Je reconnus Phénice, celle grosse réjouie que lu as
vue femme de chambre de jFlorimonde, et avec qui lu as quelquefois
soupe chez Arsénié. Je savais bien que Phénice était hors de Aladrid de-
puis plus de deux ans, mais j'ignoi'ais qu'elle lût comédienne. J'avais
une impatience de l'embrasser qui me fit trouver la pièce fort longue.
C'était peut-être aussi la faute de ceux qui la représentaient, et qui ne
jouaient pas assez bien ou assez mal )iour m'amu.ser. Car jiour moi, qui
suis une rieuse, je t'avouerai qu'un acteur parfaitement ridicule ne me
divirtit pas moins qu'un excellent.
Enfin, le moment que j'attendais étant arrivé, c'est-à-dire la fin de Ui
famosa Comedia, nous allâmes, ma veuve et moi, derrière le théâtre,
où nous aperçûmes Phénice qui faisait la tout aimable, et écoulait en
minaudant le doux ramage d'un jeune oiseau qui s'était ap|)aremment
laissé ])reudre à la glu de sa déclamation. Sitôt qu'elle m'eut remarquée,
elle le quitta d'un air gracieux, vint à moi les bras ouverts, et me fit
toutes les amitiés imaginables : de mon colé, je l'embrassai de tout mon
cœur, ^ous nous témoignâmes mutuellement la joie que no\is avions de
nous revoir : mais le temps et le lieu ne nous permeltant pas de nous
répandre en du longs discours, nous remimes au lendemain ;i nous en-
tretenir chez elle plus am|ilemenl.
Le plaisir de parler est une des plus vives passions des femmes, cl
particulièrement la mienne. Je ne pus fermer l'œil de toute la nuit, tant
j'avais d'envie d'être aux prises avec Phénice, et de lui faire questions
sur (jueslions. Dieu .sait si je fus paresseuse à me lever pour me rendre
où elle m'avait enseigné qu'elle demeui'ail ! Elle était logée avec toule
la trou|)C dans un giand liolel garni. Une i.ervantc que je renconlrai en
entrant, el que je priai de me conduire à l'apparlemcnt de Phénice, me
fit monter à un corridor, le long duquel régnaient dix à douze peiiles
chambres séparées seultmenl par des cloisons de sapin, et occupées par
la bande joyeuse. Ma conductrice frappa à une porte que Phénice, a ipii
la langue démangeait autant qu'à moi, vint ouvrir. A peine nous don-
iiàmcs-nous le lemps de nous asseoir pour caqueiei-. Nous voilà en train
d'en découdre. Nous avions à nous interroger sur tant de choses, que
les demandes cl les réponses se succédaient avec une volubilité surpic-
nante.
Après avoir raconté nos aventures de part et d'autre, et nous être
instruites de l'élat présent de nos affaires, Phénice me demanda (pnl
parti je voulais prendre, car enlin, me dit-elle, il faut bien faire quelque
chose ; il n'est pas permis à une peisonne de ion âge d'être inutile dans
la société. Je lui repondis (|ue j'avais résolu, en aliendanl mieux, de nie
placer auprès de que!<|ue fille de qualité. Fi donc, s'écria mon amie, tu
n'y penses pas. Eslil possible, ma mignonne, (|ue lu ne sois pas encore
dégoûtée de la servitude'.' n'cs-lu pas lasse de te voir soumise aux volon-
tés des autres, do respecter leurs caprices, de l'entendre gronder, en
un mot d'être esclave? Que n'embrasses-tu plutôt, à mon exemple, la vie
comique? Itien n'e^t plus convenable aux personnes d'esprit qui man-
i|nent de bien et de naissance. C'est nu état qui lient le milieu entre la
noblesse et la bourgeoisie, une condition libre et affranchie des bien-
séances les plus incommodes de la vie civile. Nos revenus nous sont payés
en espèces par le public qui en possède le fonds. Nous vivons toujours
dans la joie, et dépensons notre argent comme nous le gagnons.
Le théâtre, poursuivit-elle, est favorable surtout aux femmes. Dans
le temps que je demeurais chez Florinionde, j'en rougis ([uand j'y pense,
j'étais réduite à écouler les gagistes de la troupe du prince; pas un
honnête homme ne faisait altention à ma ligure. IJ'où vient cela? c'est
que je n'étais point en vue. Le plus beau tableau qui n'est pas dans son
jour ne frappe point. Mais depuis que je suis sur mon piédestal, c'est-à-
dire sur la scène, (|uel changement ! Je vois à mes trousses la plus bril-
lante jeunesse des villes par où nous passons. Une comédienne a donc
beaucoup d'agrément dans son métier. Si elle est sage, je veux dire que
si elle ne favorise (pi'un amant à la fois, cela lui fait tout l'honneur du
monde. On loue sa retenue; et, lorsqu'elle change de galant, on la re-
garde comme une véritable veuve qui se remarie. Encore voit-on celle-ci
avec mépris quand elle convole en troisièmes noces; on dirait qu'elle
blesse la délicatesse des hommes ; au lieu que l'autre semble devenir
plus précieuse à mesure qu'elle grossit le nombre de ses favoris. Après
cent galanteries, c'est un ragoût de seigneur.
A qui dites-vous cela? interrompis-je en cet endroit. Pensez-vous que
j'ignore ces avantages? Je me les suis souvent représentés, el, je ne t'en
fais pas mystère, ils ne llatlent que trop une fille de mon caraclére. Je
me sens même de l'inclination pour la comédie; mais cela ne suffit pas.
11 faut du talent, el je n'en ai point. J'ai quelquefois voulu réciter des
tirades de pièces devant Arsénié ; elle n'a pas été conlente de moi : cela
m'a dégoûtée du métier. Tu n'es pas difficile à rebuter, reprit Phénice.
Ne sais-tu pas que ces grandes aclriceslà sont ordinairement jalouses?
Elles craignent, malgré toute leur vanité, qu'il ne vienne des sujets qui
les effacent. Enfin je ne m'en rapporterais pas là-dessus à Arsénié; elle
n'a pas été sincère. Je te dirai, moi, .sans flatterie, ([ue tu es née pour le
théâtre. Tu as du naturel, l'action libre et pleine de grâces, le son de
la voix doux, une bonne poitrine, et avec cela un minois! Ah! friponne,
que lu charmeras de cavaliers si lu te fais comédienne!
Elle me tint encore d'autres discours séduisants, et me fit déclamer
(|uelques vers, seulement pour me faire juger moi-même de la belle
disposition que j'avais à débiter du comique. Lorsqu'elle m'eut entendue,
ce fut bien autre chose. Elle me donna de grands applaudissements, el
me mit au-dessus de toutes les actrices de Madrid. Après cela, je n'au-
rais pas été excusable de douter de mon mérite. Arsénié demeura at-
teinte et convaincue de jalousie el de mauvaise foi If me fallut conve-
nir que j'étais un sujet tout admirable. Deux comédiens qui arrivèrent
dans le moment, et devant qui Phénice m'obligea de répéter les vers
que j'avais déjà récités, tombèrent dans une espèce d'exlase, d'où ils ne
sortirent que pour me combler de louanges. Sérieusement, quand ils se
seraient défiés tous trois à qui me louerait davantage, ils n'auraient pas
employé d'expressions plus hypcrboli(|ues. Ma modestie ne lui point à
l'épreuve de tant d'éloges. Je "commençai à croire (|ue je valais quehpie
chose, et voilà mon esprit tourné du côté de la comédie.
Oh çà, ma chère, dis-je à Phénice, c'en est fait; je veux suivre ion
conseil et entrer dans ta troupe, si elle l'a pour agréable. A ces paroles,
mon amie, transportée de joie, m'embrassa, et ses deux camarades ne
me parurent pas moins ravis qu'elle de me voir ces senlimenls. Nous
convînmes que le jour suivant je me rendrais au Ihéàtre dans la mati-
née, et ferais voir à la troupe assemblée le même échantillon que je ve-
nais de monirer de mon talent. Si j'avais fait concevoir une opinion
av.inlajjcnsc de moi chez Phénice, tous les comédiens en jugèrent i ncore
jilus l'àvdrablciiieiit lorsque j'eus dit en leur présence une vingtaine île
vers seulement. Ils me rcrmenl volontiers dans leur com])agnie; après
quoi je ne fus plus occupée que de mon début. Pour le rendre plus bril-
lant, j'employai tout ce i(iii me restait d'argent (de ma bagne, et, si je
n'en eus pas as:ez pour me ineltre superbement, du moins je trouvai
l'arl de sniipléer à la magnificence par un goût tout galant.
Je parus enfin sur la scène pour la première fois. IJuels hattemcnis
de mains ! quels éloges! Il y a de la modéralion, mon ami, à te dire sim-
plement que je ravis les s|)('ctateurs. 11 faudrait avoir été témoin du
bruit (lue je fis dans Séville, pour y ajouter foi. Jejevins l'enirelien de
loiile la ville, qui, pendant trois semaines entières; vint en foule à la co-
médie; de sorle i|ue la troupe rappela j)ar celte nouveauté le publie,
qui conimençait à l'abandonner. Je débulai donc d'une manière (|iii char-
ma tout le monde. Or, débuler ainsi, c'était comme si j'eusse l'ait affi-
cher que j'étais à donner au plus offrant et dernier enchérisseur. Vini;!
cavaliers de toutes sortes d'âges et de conditions s'offrirent à l'envi de
pi'cmire soin de moi. Si j'eusse suivi mon inclination, j'aurais choisi le
plus jeune et le jiliis joli; mais nous ne devons nous autres consulter
([ue rinlérèt el l'anibilion lorsqu'il s'agil de nous établir : c'est une régie
lie théâtre. C'est |)oiinpioi ihiii Aniliro>io de Nisana, Inimnic déjà vieux
et mal fait, mais liche, géiiérciis, el l'iiii des plus puissanis seigneurs
.l'.Vmlalousie, eut la préférence. Il est vrai ipie ji' la lui lis bien acheter.
Il me loua une belle maison, la meubla liés inagiiillipieiiienl, me donna
un bon cuisinier, deux laquais, une femme de chanilne, cl mille ducals
par mois â dépenser. Il faut aji^uler à cela de riches babils, avec une
GIL BLÂS.
83
assez grande quantité de pierreries. Jamais Arsénié n'avait été dans un
état plus lirillanl. (Jufl cliangenient dans ma fortune! Mon esprit ne put
le soutenir. Je me parus tout a coup à moi-même une antre persnnne. Je
ne m'étonne plus s'il y a des lilles cpii oulilient en peu de temps le néant et
la misère d ou un caprice de seigneur les a tirées. Je t'en fais un aveu
sincère: les applaudissements dnpublic, les discours Uatteurs que j'en-
tendais de toutes parts, et la pas>ion de don Ambrosio, m'inspirèrent une
vanité qui alla jusqu'à l'extravagance. Je regardai mon talent comme un
litre de noblesse. Je pris les airs d'une femme de qualité; et, devenant
aussi avare de regards agaçants que j'en avais jusqu'alors été piodigue,
je résolus de n'arrêter ma vue que sur des ducs, des comtes et des
marquis. ..
Le seigneur de Nisana venait souper chez moi tous les soirs avec quel-
ques-uns de ses amis. De mon côté, j'avais soin d'assembler les |ilus
amusantes de nos comédiennes, et nous passions une bonne partie de la
nuit a rire et à boire. Je m'accommodais fort d'une vie si agréable; mais
elle ne dura que si.x mois. Les seigneurs sont sujets à clianger; sans
cela, ils seraient trop aimables. Don .\mbrosio me quitta pour une jeune
coquette grenadine qui venait d'arriver à Séville avec des grâces et le
talent de les mettre à profit. Je n'en fus pourtant afiligée que vingt-qua-
tre heures. Je choisis pour remplir sa place un cavalier de vingt-deux ans,
don Louis d'Alcacer, ;i (|ui peu d'Espagnols pouvaient être comparés pour
la bonne mine.
Tu me demanderas sans doute, et tu auias raison, pourquoi je pris
pour amant un si jeune seigneur, moi qui savais que le commerce de
cette sorte de galant est dangereux. Mais, outre que don Louis n'avait
plus ni père ni mère, et qu'il jouissait déj.i.de son bien, je le dirai que ces
commerces ne sont i craindre que pour les filles d'une condition scrvile,
ou pour de malheureuses aventurières Les femmes de notre profession
sont des personnes titrées : nous ne sonnnes point responsables de.< elTets
(|ue produisent nos charmes; tant pis pour les familles dont nous plu-
mons les héritiers.
Nous nous attachâmes si fortement l'un à l'autre, d'Alcacer et moi,
que jamais aucun amour n'a, je crois, égalé celui dont nous nous lais-
sâmes enflammer tous deu.x. Nous nous aimions avec tant de fureur,
i(u'il semblait qu'on eût jeté un .sort sur nous. Ceux qui savaient noire
intelligence nous croyaient les plus heureux amants du monde; et nous
en étions peut-être les plus malheureux. Si don Louis avait une ligure
tout aimable, il était en même temps si jaloux, qu'il me désolait à chaque
instant par d'injustes sou|içons. Il ne me servait de rien, pour m ac-
commoiler à sa faiblesse, de me contraindre jusqu'à n'oser envisager
un homme ; sa défiance, ingénieuse à me trouver des crimes, rendait ma
contrainte inutile. Si j'étais sur la scène, je lui semblais, en jouant,
lancer des œilla<les agaçantes sur quelques jeunes cavaliers, et il m'ac-
cablait de reproches; en un mot, nos plus tendres entretiens étaient
toujours mêlés de querelles. Il n'y eut pas moyen d'y résister; la patience
nous échappa de part et d'autre, et nous rompîmes à l'amiable. Croiras-
lu bien que le dernier jour de noire commerce en fut le plus charmant
jiour nous? Tous deu.x également fatigués des maux que nous avions
soufferts, nous ne fimes éclater que de la joie dans nos adieux. Nous
étions comme deux misérables captifs qui recouvrent leur liberté après
un rude esclavage.
Depuis cette aventure, je suis bien en garde contre l'amour. Je ne veux
plus d'attachement qui trouble mon repos. Il ne nous sied point à nous
de soHjiirer comuH' les autres. Nous ne devons pas sentiç en particulier
une passion dont nous l'ai.sons voir en public le ridicule.
Je donnais |]eudant ce temps-là de l'occupation à la renommée; elle
répandait partout que j'étais une actrice inimitable. Sur la foi de celte
déesse, les comédiens de lîrenade m'écrivirent pour me proposer d'en-
trer d.ms leur troupe; cl, pour me faire connaître que la proposilion
n'élait pas a rejeter, ils m'envoyèrent un état de leurs frais journaliers
et de leurs abonnements, par le(piel il me parut que c'était un parti
avantageux |iour moi. Aussi je l'acc(qitai, quoique dans le fond je lusse
fâchée de quitter l'hcnice et Dorothée, que j aimais autant qu'une femme
est capable d'en aimer d'aulres. Je lai.ssai la première à Séville, occu-
pée à fondre la vaisselle d'un (iclil marchand orfèvre qui voulait ii:ir
vanité avoir une coiiu'dienne pour maîtresse. J'ai oublié de te dire qu en
m'attachant au théâtre, je cfiangeaî par fantaisie le nom de Laure en
celui d'Kstelle; et c'est sous ce dernier nom que je partis pour venir à
Ijrcnadc.
Je n'y débutai pas moins heiircusemcnt qu'à Séville, et je me vis
bienlot environnée de soupirants. Mais, n'i'u voulant favoriser aucun
qu'à bonnes enseignes, je gardai avec eux une retenue (|ui leur jeia de
la jioudre aux yeux. Néanmoins, de peur d'être la dupe d'une conduite
qui ne menail'à rien, et qui ne m'était pas naturelle, j'allais me déter-
miner à écouter nu jeune oydor de race bourgeoise, qui fait le seigneur
eu vertu de sa charge, d'une bniiue lable cl d'un ci|uipagc, quand je vis
pour la première fois le marquis de Marialva. Ce seigneur poilugais, iiiii
voyage en Kspagne par curiosité, passant par Urcnade s'y arrêta. Il vint
:'i la comédie. Je ne jouais point ce jour-là. Il regarda foit altenlivement
les actrices qui s'offrirent à ses yeux. Il en trouva une à ,inn gré. Il fit
connaissance avec elle dès le lendemain, cl il était prêt de passer bail,
lorscpie je parus sur le théâtre. Ma vui' et mes minauderies firent tout
à coup tourner la girouette; mon Corliigais ne s'attacha plus qu'à mui.
Il faut dire la vérité; comme je n'ignorais pa» ([ue ma camarade cùl plu
à ce seigneur, je n'épargnai rien pour le lui souffler, et j'eus le bonheur
d'en venir à bout. Je sais bien qu'elle m'en veut du mal ; mais je n'y sau-
rais ipie faire. Elle devrait songer que c'est une chose si naturelle aux
femmes, que les meilleures amies ne s'en font pas le moindre scru-
pule.
CIl.U'lTHE VUI.
Do l'iKoueil ijue les ciimédieiis de Gieiiiidc liront à Gil lîlas, et d'une nouvelle vccnniiais-
sancc qui se lit dans les fuyers de la comédie.
Dans le moment que Laure achevait de raconter sou histoire, il arriva
une vieille coniédienno de ses voisines, qui venait la prendre en passant
pour aller à la comédie. Celle vénérable héroïne de théâtre eut élé |iro-
pre à jouer le personnage de la déesse Colys. .Ma sœur ne manqua pas de
présenter son frère à cette figure surannée, et là-dessus grands compli-
ments de jiart et d'autre.
Je les laissai toutes deux, en disant à la, veuve de l'économe que je la
rejoindrais au théâtre, aussilôl que j'aurais fait porter mes bardes chez
le marquis de Marialva, dont elle m'enseigna la demeure. J'allai d'abord
à la chambre que j'avais louée, d'oi'i, après avoir satisfait mon hôtesse,
je me rendis avec un homme chargé de ma valise à un grand hôlel garni
où mon nouveau maître était logé. Je rencontrai à la porte son inten-
dant, qui nie demanda si je n'étais point le Jrére de la dame Estelle. Je
réponilis qu'oui. Soyez donc le bienvenu, reprit-il, .seigneur cavalier. Li'
marquis de Marialva, dont j'ai l'honneur d'être întendani, m'a ordonné
de vous bien recevoir. On vous a préparé une chambre; je vais, s'il vous
pliit, vous y conduire pour vous en a]qirendre le chemin. Il me fil mon-
tei- tout au haut de la maison, et eiilrer dans une chambre si petite,
(|u'uii lit assez étroit, une armoire et deux chaises la reanplissaient.
C'étail là mon appartement. Vous ne serez pas ici fort au large, nie dit
mon conducteur, maïs en récompense je vous promets qu'à Lisbonne
vous serez superbement logé. J'enfermai ma valise dans l'armoire dont
jenqiortai la clef, et je demandai à quelle lieuie on .soupait. Il me fut
répondu à cela que le seigneur portugais ne faisait pas d'ordinaire chez
lui, et qu'il donnait .1 chà(|ue domeslique une cerlaiue somme par mois
pour se nourrir. Je fis encore d'aulres questions, et j'appris cpie les gens
du marquis étaient d'heurénx fainéants. Après un entretien assez court,
je quittai I intendant pour aller trouver Laure, en m'occupant agréable-
ment du pi'ésage que ]c concevais de ma nouvelle conditioji.
Sitôt que j'arrivai i'i la porte de la comédie, et que je me dis frère
d'Estelle, tout me fol ouvert. Vous eussiez vu les gardes s'empresser à
me faire un passage, comme si j'eusse été un des plus considérables sei-
gneurs de Grenade. Tous les gagistes, receveurs de marques cl de contre-
mar((ues que je rencontrai sur mon chemin, me firent de prob)ndes ré-
vérences. Maïs ce que je voudrais bien peindre au lecieur, c'est la rece))-
tion sérieuse que l'on me fit comiquement dans les foyers, ot'i je trouvai
la troupe tout habillée et ]irèle à commencer, Les comédiens et les co-
médiennes à qui Laure me présenta, vinrent fondre sur moi. Les hommes
m'accalilérent d'embrassades; et les femmes à- leur tour, appliciuanl
leurs vi.sages enluminés sur le mien, le couvrirent de rouge et de blanc.
Aucun ne voulant être le dernier à me faire coinpliment, ils se mirent
tous ensemble à lue parler. Je ne pouvais suffire à leur répondre; mais
ma sreur vint à mon secours, et sa langue exercée ne me laissa en reste
avec personne.
Je n'eu fu* pas quitte pour les accolades des acteurs el des actrices.
11 me fallut essuyer les civililés du dccorateiir, des violons, du souflleur,
du mouelicur et du .soiis-moucheiir de chandelles, enfin de tous les valets
d(^ lliéàtre, qui, sur le bruit de mou ariivée, ar'courureiit pour me con-
sidérer. II semblait nue tous ces gens-là fussent des enfants trouvés qui
n'avaient jamais vu ije frère.
CipendniU on commoma la pièce. Alors quelques gentilshommes qui
étaiout dans les foyers cniirurent se placer pour l'entendre; et moi, en
enfanl de la biille.'je couliiiuai de m'eiilretenir avec ceux des acteurs
qui n'étaient pas sur la scène. Il y en avait un parmi ces derniers qu'on
appela devant \\m Midchior. i>. nom me frappa. Je consiilérai avec at-
tention le personnage i|ui le portait, et il me sembla que je l'avais vu
quelque part. Je nié h- remis eiilin, et le reconnus |ioiir co Meleliior Za-
pata. ce pauvre comédien de campagne, qui, comme je l'ai dl( dans le
premier volume de mou histoire, trempait des croûtes de pain dans une
fontaine. ' ,
Je le pris aussitôt en particulier, et je lui dis : Je suis bien trompe,
si vous n'êtes pas ce seigneur Meleliior avec qui j'ai eu riionneur de dé-
jeuner un jour au bord' d'une claire fontaine, entre Valladolid el Stjgo-
vie. J'étais avec un garçon barbier. Nous pnitions (luclqurs provisions
que nous joignîmes aux vôtres, el nous fîmes Ions trois un petit repas
qui fut assaisonné de mille agréables discours. Zapata se mit à rêver
quelques moments, ensuite iljiie répondit : Vous me parlez d'une chose
qui' j'ai peu de peine A me rappeler. Je revenais alors de débuter a
Madrid el je roJournais à Zamora; je me souviens même quo j'étais fort
mal dans mes affaires. Je m'en souviens bien aussi, lui répli(|uai-je, à
telles enseignes, (lue vous portiez un pourpoint doublé d'aflichcs de co-
médie. Je "n'ai pas oublie non plus que vous vous plaigniez dansée
lemp,vU d'avoir une femme trop sa^'c. Oh ! je ne m'en plain? jdus à pré-
84
CAL HLAS.
sent, (lit avec iiri'ci|iil.Uioii Z;i|iala. \ive llicii! la conniiiMe s'tsl Lien
corrigéft de cela, aussi ai-je le |ioiirjioint mieux doîililé.
J'allais le féliciter sur ce que sa Icmnie élait devenue raisonnable,
lorsqu'il fui oMigé de nie quitter pour paraître sur la scrne. Curieux de
connaître sa femme, je m'approchai d'uu comédien pour le prier de me
la montrer, ce qu'il fit en me disant : Vous la voyez, c'est Narcissa, la
plus jolie de nos dames après votre sieur, .le juge-ii cpie cette actrice
devait être celle en faveur de qui le marquis de Màri.ilva s'était dc'daré
avant que d'avoir vu son Estelle, et ma- conjecturi! ne fut ipie trop vraie.
A la fin de la pièce, je conduisis Laure à son domicile, où j'apeicus en
arrivant plusieurs cuisiniers qui préparaient nn grand repas. Tù peux
souper ici, me dit-elle. Je n'en ferai rien, lui répomlis-je; le inai'quis
sera peut-être bien aise d'être seul avec vous. (Ili ! (pie non, repiii elle;
il va venir avec deux de ses amis et un de nos messieurs, il ne liendr.à
qu'à toi de faire le sixième. Tu sais bien ((ne chez les cnmédicnnes, les
secrétaires ont le privilège de manger avec leurs maîtres. Il est vrai, lui
dis-je; mais ce serait de trop bomie heure me mettre sur le pied de ces
secrétaires favoris. Il faut auparavant que je fasse quelque commission
de conlident pour mériter ce droit honorilique. En parlant ainsi, je sor-
tis de chez Laure, et gagnai mon auberge, où je comptais d'alliir tous
les jours, puisque mon maître n'avait point de ménage.
ClI.VriTHE IX.
Avec quel homme exiiaoïiliu^iiro il soupa ce soir-là, et de ce qui se pnsjri eiure eux.
.Te remarquai dans la .salle une espèce de vieux moine vêtu de bure
grise, (|ui soiipait tout seul dans un coin. J'allai par curiosité m'asseoir
vis-,i-vis de lui ; je le saluai fort civilement, et il ne se montia, pas moins
p(di que moi. On m'apporta ma pitance, que je commençai ii expédier,
avec beaucoup d'appétit, l'endaut que je mangeais .sans dire mot, je re-
gardais souvent ce ])ersonnage, dont je trouv.'iis toujours les yeux atta-
chés sur moi. Fatigué de son attention opiniâtre à me regarder, je lui
adressai ainsi la parole : Père, nous serions-nous vus par h.'isard ailleurs
qu'ici? Vous m'observez comme nn liomme qui ne vous serait pas eu-
licremenl inconnu.
i;il Jiliis Cl le luiliier.
Il me répondit gravement : Si j'arrête sur vous mes regirils, ce n'est
que pour admirer la in-odigieuse variété d'aventures qui sont marquées
dans les traits de votre vi.sage. A ce que je vois, lui dis-je d'un air rail-
leur. Votre llevcrcncc donne dans la inétoposeopie? Je pourrais me
vanter de la posséder, répondit le moine, et d'avoir fait des prédictions
que la suUe n'a pas démenties; je m sais pas moins la cbiromanrie, et
j ose (lire nue mes oracles .sont infaillibles quand j'ai confr-mtc Tinspec-
tion di^ la raain avec celle du visnrre.
Quoique ce vieillard eût touti" l'apparenre d'un homme sa"i- je le
trouvai. s, fou, qi,p je „,. |,„s me,n|„-.,lier de lui lire au mz. Au lieu de
sollen.ser Ik mou impolitesse, il en sourit, et eonliniia de parb'r dans
ces termes, après avoir promené sa vue dans la salle, et s'être assuié
que personne ne nous écoutait : Je ne m'étonne pas de vous voir si jiré-
venu contre deux sciences qui passent aujourd'hui pour IVivoles; l'étude
bingue et pénible (pi'elles demandent décourage Ions les savants, qui v
renoncent, et qui les décrient de dépit de n'avoir pu les acquérir, l'ouï-
moi, je ne me suis point rebuté de l'ob-scuritè qui les enveloppe, non
plus que des difficultés (|ui se succèdent sans cesse dans la recliercbe des
secrets chimiques et dans l'art mervejlleux de transmuer les métaux en
or.
Mais je ne pense pas, poursuivit-il en se reprenant, que je parle à un
jeune c.ivalier ;i qui mes discours doivent eu effet paraître ilcs rêveries.
Un éçbantillon de mon savoir-faire vous dispo.sera mieux que tout ce
(|ue je pourrais dire a juger de moi plus favorablement. A ces mots, il
tiia de sa poche une fiole remplie d'une li(|ueur vermeille. Ensuite il
me dit ; Voici un élixir que j'ai composé ce matin des sucs de certaines
plantes distillées à l'alambic ; car j'ai employé toute ma vie, comme l)é-
mocrite, à trouver les propriétés des simples et des minéraux. Vous allez
éprouver sa vertu. Le vin que nous buvons à notre souper est très-mau-
vais, il va devenir excellent. En même temps, il mit deux gouttes de son
élixir dans ma bouteille, qui rendirent mon vin plus délicieux que le.^
meilleurs qui se boivent en Espagne.
Le merveilleux frappe l'imagination; et, quaiid une fois elle est ga-
gnée, on ne se sert plus de son jugement. Charmé d'un si beau secret,
et persuadé qu'il fallait être nn peu plus que le diable pour l'avoir
trouvé, je m'écriai, plein d'admiration: 0 mon père! )iardonuez-nioi. de
grâce, si je vous ai pris d'abord pour un vieux fou ; je vous rends justice
présentenient. Je n'ai pas besoin.den voir davantage pour être assuré
que vous feriez, si vous vouliez, tout à l'heure un lingot d'or d'iine-bnrre
(le fer. Que je serais heureux si je ])os,sèdais cette admirable science 1 Le
ciel vous préserve de l'avoir jamais! interrompit le vieillard en pous-
sant un profond soupir. Vous ne savez pas, mon fils, ce que vous sou-
haitez. Au lien de me porter envie, plaignez-moi plutôt de m'être donné
tant de peine pour me remlre malheureux. Je suis toujours dans l'in-
quiétude ; je crains d'être découvert, et qu'une prison perpétuelle ne
devienne le salaire de tous mes travaux. Dans cette a|iprébonsion, je
mène nue vie errante, déguisé lantijt en prêtre ou en moine, et tantùt
en cavalier ou en paysan. Est-ce donc un avantage de savoir l'aire de l'or
à ce prix-là, et les richesses ne sont-elles pas un vrai supplice pour les
personnes qui n'en jouissent pas tranquillement?
Ce discours me parait fort sensé, di.s-je alors au |diilosophe : rien n'est
tel que de rester en repos. Vous me dégoi'itez de la pierre philosophale.
Je mécontenterai d'apprendre de vous ce qui doit m'arriver. Très-volon-
tiers, me rèpondit-il, mon enfant : j'ai déjà fait des observations sur vos
traits, voyons à présent votre main. Je la lui présentaiavec une confiance
qui ne nie fera guère d'honneur dans l'esprit de qiiehines lecteurs, (pii
|ieut-être à ma place en auraient fait autant. 11 l'examina fort attentive-
ment, et dit ensuite avec enthousiasme : .\h ! que de passages de la dou-
leur à la joie, et de la joie à la douleur ! Quelle succession bizarre de dis-
grâces et do prospérités ! Mais vous avez di'jà éprouvé une grande partie
(le ces alternatives de fortune; il ne vous reste ]dus guère de malheurs
à essuyer, et un seigneur vous fera une agréable destinée (jui ne sera
point snjelle au cbangement.
A|ires iii'avoir assuré (|ui' je pouvais compter sur cette prédiction, il
me dit adieu, et soriil de l'auberge, où il me laissa fort occupé des cho-
ses i|ue je venais d'entendre. Je ne doutais point que le man|iiis de Ma -
rialva ne fut Ic seigneur en question, et, par conséquent, rien ne me pa-
raissait plus possible que l'accomplissement de la prédiction. Mais, quand
je n'v aurais pas vu la moindre apparence, cela ne m'eût ]ioint empêclié
(le donner an faux moine une entière créance, tant il s'était acquis, par
son élixir, d'autorité sur mon esprit. De mon côté, pour avancer le bini-
lit'iir (pii m'était prédit, je résolus de m'atlachcr au marnuis plus (pie
je n'avais l'ait à aucun de mes maîtres. Ayant pris cette résolution, je me
leiirai à notre hûtel avec une gaieté ([ne je ne puis exprimer : jainai.s
rriiiine n'est sortie si contente de chez une devineresse.
[%Ia
CHAPITRE X.
ion (|ue le mnri|uis de M.ni-ialva donna à Cil Bla;
servileur s'en a(i|uiUa.
Le marquis n'était ]ias encore revenu de chez sa comédienne, et je trou-
vai dans son appartement ses valets de chambre, qui jouaient à la prime
en attendant son retour. Je fis connaissance avec eux, et nous nous amu-
sâmes à rire jusqu'à deux heures après minuit, que mûre maître arriva.
Il Alt nn peu surpris de me voir, et me dit d'un air de biuité ipii me fit
juger ipi'il revenait tréssatisfail de sa soirée : Commenl donc, (iil Blas,
vous n'êtes pas encore couché ? Je ré|iondis ipie j'avais voulu savoir aii-
|)aravant s'il n'avait rien à m'ordonner. J'aurai peut-être, ivpril-il, une
commission à vous (bmner demain malin; mais il sera temps alors de
vous apprendre mes volontés. Allez vous reposer, et souvenez-vous que
je vous dispense de m'atlendre le soir ; je n'ai besoin (pie de mes valcl.s
de chambre.'
Apres cet avertissement, qui dans le fond me faisait )daisir,_puisqiril
m'épargnait la sujélion (|ue j'aurais (|iiebpiefois désagréablement senlie,
je laissiii le marquis dans son ap]iarlement, et me retirai à mon galetas.
GIL BLAS.
85
.le nie mis nii lil ; mai-: ne iiriiivnni dormir, je m'nvisai de snivre le con-
seil i|ne nous donne Pylliagoie de nippelei- le soir ce que nous avons fait
dans la jinirnée, pour noys ajj|daudirde nos bonnes actions ou pour nous
Id.imer de nos mauvaises.
Je ne me sentais pas la conscience assez nette pourètre content de moi;
aii«si je nie reprochai d'avoir api^iyé l'impostine de Lanre. J'avais hcai'i
me (lire, pour ni excuser, que je n'avais pu honnêtement donner un dc-
iiienll à une lille qui n'avait en vue que de me faire plaisir, et qu'en cpiel-
qiie façnii je m'élais trouvé dans la nécessité de me rendre complice de
la supeiclierie : peu saiislait de cette excuse, je répondais que je ne de-
vais doue pas piiiisser les choses plus loin, et qu'il fallait que je fusse bien
effronté pour vouloir denniirer auprès d'un seigneur dont je payais si
mal la conliance. Enlin, après un sévère examen, je tombai d'accord avec
moi-même, que si je n'clais pas un fripon, il ne s'en fallait guère.
Hc là passant aux conséquences, je me représentai que je jouais gros
jeu, en trompant un lionune de condition qui, pour mes péchés, peut-
être, ne tarderait guère ,i découvrir la fourberie. ITue si jinlicieùse ré-
llexiou jeta quelque terreur dans mon esprit, mais des idées de plaisir et
d'intérêt l'eiirenl hieiilôt-dissipée. D'ailleurs la prophétie de l'homme à
lélixir aurait suffi pour me rassurer. Je me livrai donc à des images tout
agréables. .le me mis à faire des régies d'aritlimélique, à compter en moi-
même la somine que feraient mes gages au bout do dix années de ser-
vice. J'ajoutais i cela les gralilicalions que je recevrais de mou niailrc •
et, les mesurant à son hiiineiir libérale, ou plutôt à mes désirs, j'avais
une inleiupéraiice d'imagination, si l'on peut parler ainsi, qui ne mettait
pniiit de homes à ma forlime. Tant de bien peu à peu m'assoupit et je
m'endormis en bâtissant des châteaux en Espagne.
l...i.I:i\:(|iio i.f (luiin ;c l'Iia-se (;il l!la>.
Je me levai le lendemain sur les huit heures pour aller recevoir les
or.lrcs de mon patron ; mais comme j'ouvrais ma porte pour sortir, je fus
tout étonné de le voir paraître devant moi en robe de chambre et eu bon
net de iiiiil : il était tout seul. Gil Blas, me dit-il, hier au soir, en quit-
tant votre sipur, je lui promis de passer chez elle c-e matin, mais nue af-
faire do conséquence ne me permet pas de lui tenir parole. Allez lui
témoigner de ma part que je suis bien morliliédece contre-temps, cl as-
surez-la que je souperai encore aujounlhui avec elle, tle n'est pas tout,
ajoiila-l-il en me mettant entre les mains une bourse, avec une pelilc
boilc de chagrin enrichii' de pierreries, pnrlez-lui tnon portrait, et gardez
celle bourse, où il v a cinquante pistules que je vous iloime pour marque
de l'ainilié que j'ai'déjà jiour vous. Je pris d'une main le portrait, el de
l'aulrc la bourse, que je méritais .si peu. Je courus siir-le-cbamp chez
Liiiie, en disant, dans l'excès de la joie i|ul me ir.insportait : ■■ Roii ! la
" prédiction s'ac( nin|dit à vue d'oeil : qinl bonheur d être frère d'une lille
« belle et galante! c'est dommage qu il n'y ait pas autant d'hoilneur à
<• cela que de prolit et d'agrément. »
Lnure. contre l'ordi/iairc dos personnes de sa profession, avait coutume
de se lever malin. Je la surpris à sa toilette, on. en attendant son Portu-
gais, elle joignait à sa beauté naturelle Ions les charmes auxiliaires que
l'art des roquettes pouvait lui prêter. Aimable ICsielle, lui dis-je en en-
trant, l'ainiaiit des étrangers, je puis, à l'heure i|n'il est, manger avec
mon maiire, puisqu'il m'a honore d'une commission qui me donne cette
pri'rogalive, et dont je viens m'acquitter. Il n'aura pas le plaisir de vous
entretenir ce matin, comme il se l'èlail proposé ; mais, pour vous en con-
soler, il soiipera ce soir avec vous, et il vous envoie son portrait, qui me
parait avoir quelque chose encore de plus consolant.
Je lui remis aussitôt h boile, qui, par le vif éclat des brillanis dont
elle était garnie, lui réjouit infiniinenl la vue. Elle l'ouvrit ; e(, l'ayant
fermée après avoir considéré la |ieiiilure par manière d'acquit, elle revint
aux pierreries; elle en vanla la beauté, et me dit en souriant : Voilà des
copies que les femmes de théâtre aiment mieux que les originaux.
Je lui appris ensuite que le généreux Portugais, en me chargeant du
portrait, m'avait gratifié d'une bourse de cinqu.'inle pistoles. Je t'en fais
mon compliment, me dit-elle; ce seigneur commence par où même il
est rare (|ue les autres unissent. C'est â vous, mon adorable, lui répon-
ilis-je, que je dois ce présent ; le niar([uis ne me l'a fait qu'à cause de la
riaternilé. .le voudrais, répliqua-t-elle, qu'il t'en fil de semblables cha-
ipic jour. Je ne puis te dire jMsqu";i Tpiel point tu m'es cher. Des le pre-
iiiirr instant que je t'ai vu, je me suis attachée à toi par un lien si fort, que
le temps n'a pu le rompre. Lorsque je te perdis â Madrid, je ne désespé-
rais pas de le retrouver; et hier, en le revoyant, je le reçus comme un
hiinime qui revenait â moi nécessairement. En un mol, mon ami, le ciel
niius a destinés l'un )iour l'autre. Tu seras mon mari ; mais il faut nous
enrichir auparavant. La prudence demande que nous commencions par
l.i. Je veux avoir encore trois ou quatre galanteries pour te melire à ton
aise.
Je la remerciai poliment de la jieinc qu'elle voulait bien |)rcudre pour
moi, et nous nous engageâmes insensihlenienl dans un entretien (|ui dura
jusqu'à midi. Alors je me relirai pour aller rendre compte à mon maître
de la manière dnnt (ui avait reçu son présent. Quoique Lauri' ne m'eût
point ibuiné d'insiruclion là-dessus, je ne laissai pas de composer en che-
min un beau compliment que je me profiosais de faire de sa pari ; mais ce
l'ut .lUlant de bien perdu, c.ir, lorsrjuc j'arrivai â l'hôlel. mi me dit que
le marquis venait de sorlir ; et il était décidé ijue je ne le reverrais plus,
ainsi (|u'oii peut le lire dans le chapitre suiv.iiil.
CIIAPITUE .\I,
Do la nouvelle (pie nil Rbs ,iiipril, rt iiiii fut un coup de foudre pour lui.
.k! me rendis à mon auberge, où, rencontrant deux hommes d'uni?
agréable conversation, je dînai el demeurai à tahie avec eux jusqu'à
l'heure de la coini'die. Alors nous nous séparâmes ; ils allèrent à leurs .li-
faires, el moi je pris le chemin du tlieàtre. H faut remarquer en passant
(pie j'avais tdiit sujet d'êlre de belle hnnienr : la joie avait régné dans
rentretieii que je vouais d'avoir avec ces cavaliers, la face de ma fortune
était des plus riantes, et pourlanl je me laissais aller à la Iristesso, sans
pouvoir m'en défendre. Qlu'on dise après cela qu'on ne pressent point les
malbenrs iiiii nous menacent.
Homme j'entrais dans les fdvers, Melchinr Zapnla vint à moi, et me dit
Idiit bas de le suivre. Il me inena dans un endroit parlicnlier de l'hcjlcl,
et me tint ce discours : Seigneur cavalier, je me fais un devoir de vous
donner un avis très-imporlant. Vous savez que le mar(|iiîs de .M.irialva
s'était d'abord senti du goùl pour Narcissa, mon épouse ; il avait même
déjà pris jour pour venir manger de mou aloyau, l(irs(|ue rarlificieuse
E,slclle trouva moven de rompre la partie. Vous jugez bien qu'une conié-
86
GIL BLAS.
dienne ne perd pas une si bonne proie sans dépit. Ma femme a cela sur
le cœur, el il n'y a rien qu'elle ne l'ùt capaliie de faire pour se venger;
et, par maliieur |ionr vous, elle en a une belle occasion. Hier, si vous
vous en souvenez, lous nos gagistes accoururent pour vous voir : le sous-
niouclienr de cliandelles dit à ijuelques peisonnes de la troupe qu'il vous
reconnaissait, et que vous n'étiez rien moins que le frère d lislelle,
Ce liruit, ajouta nlelcliior, est venu aujourd'hui aux oreilles de ÎS'arcissa,
qui n'a pas manqué d'en interroger l'auteur, et ce gagiste le lui a conDr ■
me. Il vous a, dit-il, connu valet d'Arsénié dans le temps qu'Estelle, sous
le nom de Laure, la servait à Madrid. Mon épouse, clianncc de cette dé-
couverte, en feia jiart au marquis de Marialva, qui doit venir ce soir à
la comédie. Uéglez-vous la-dessus; si vous n'êtes pas efleetivement le
frère d'Estelle, "je vous conseille en ami, et à cause de notre ancienne
connaissance, de pourvoir à votre sùrelo. Narcissa. qui ne demande
qu'une victime, m'a permis de vous avertir de jirévenir par une promjitc
fuite quelijue sinistre accident.
Il v aurait eu du sunerllu à ni'en dire davantage. Je rendis grâce de
cet avertissement à l'histrion, <\in vit bien, li mon air effrayé, que je n'é-
tais pas homme à donner un demeiili au sous-moucheur de chandelles ;
comme en effet je ne me sentais nullement d'humeur ,i porter jusque-là
l'effronterie, je ne fus pas même tenté d'aller dire adieu li Laure, de peur
qu'elle ne voulût m'engnger à payer d'audace. Je concevais bien qu'elle
était assez bonne comédienne po'ur se tirer d'un si mauvaislias ; mais je
ne vnvais qu'un cliàliinent infaillible pour moi, et je n'étais pas assez
amoureux pour le braver. Je ne songeai qu'à me sauver avec mes dieux
pénates, c'est-à dire avec mes bardes. Je disparus de l'hôtel en un clin
d'œil, et je fis, en moins de rien, enlever et transporter ma valise chez un
muletier qui devait, le jour suivant, partir ;i trois heures du matin pour
Tolède. J'.iurais souhaité d'être déjà chez le comte de l'olan, dont la mai-
son me paraissait le seul asile qui fut sur pour moi. Mais je n'y étais pas
encore, el je ne pouvais sans imiuiétude penser au temps qui me restai!
à passer dans iino ville où j'appi'éhendais qu'on ne me pjicrehàt dés la
nuit même.
Je ne laissai |)as d'aller souper à mon auberge, quoique je fusse aussi
troublé qu'un débiteur qui sait qu'il y a des alguazils à ses trousses. (Je
que je mangeai ce soir-là ne fit pas, je crois, un excellent chyle dans
mon estomac. Misérable jouet de la crainte, j'examinais toutes'les per-
sonnes qui entraient dans la salle ; et quand par malheur il y venait des
gens de mauvaise mine, ce qui n'est pas rai% dans ces endroits-là, je
iFrissonnais de peur. Après avoir soupe dans de continuelles alarmes, je
me levai de table, et m'en retournai chez mon muletier, où je me jetai
sur de la paille fraîche jusqu'à l'heure du départ.
On peut dire que ma patience fut bien exercée pendant ce temps-là ;
mille désagréables pensées vinrent m'assaillir. Si quelquefois je m'assou-
pissais, je voyais le marquis furieux qui meurtrissait de coups le beau
visage de Laure, et brisait tout chez elle; ou bien je l'entendais ordonner
à ses domestiques de me faire mourir sous le liàlon. Je mo réveillais là-
dessus en sursaut, et le réveil, qui est ordinairement si doux après un
songe affreux, me devenait plus cruel encore (|ue mon songe.
. ^ireureusement,le muletier me tira d'une si grande peine en venant m'a-
vcrtir que ses mules étaient-prctes. Je fus aussitôt sur pied, et, grâce au
ciel, je partis radicalement gui^ri de Laure el de la chiromancie, A me-
sure (|ue nous nous éloignions de Grenade, mon esprit reprenait sa Iran-
quillilé. Je commençai à m'entretenir avec le muletier; je ris de quel-
ques plaisantes histoires qu'il me raconta, et j6 perdis insensiblement
iimte ma frayeur. Je dormis d'un simmieil paisible à Ubeda, où nous al-
lâmes coucher la première journée, et la quatrième, nous arrivâmes à
Tolède. Mon premiiM' soin fut de m'informer de la demeure du comte de
Polan, et je m'y rendis, bien persuadé qu'il ne souffrirait pas que je fusse
logé ailleurs que chez lui. Mais je complais sans mon hoie. Je ne trouvai
au logis que le concierge, (|iii me dit que s(jii m.iiire était parti la veille
))our le cliàleau de Leyva, d'où on hii avait niandi' que Sérajiliiiie était
dangereusement malade.
Je ne m'étais )ioinl attendu à l'absence du comte : elle diminua la joie
que j'avais d'être à Tolède, et fut cause que je pris un autre dessein. Me
voyant si prés de Madrid, je résolus d'y aller. Je fis réjlexion que je pour-
lais me pmisser à la cour, on un génie supérieur, à ce que j'avais ou'i
dire, n'était pas abs(dument nécessaire jiour s'avancer. Dés le lendemain,
je me servis de la eommodilé d un cheval de retour pour nw conduire à
celle capitale de l'Kspagne. La fortune m'y coiidiiisil, pour me faire jouer
de plus grands rides i|ue ceux qu'elle m'avait déjà fait faire.
CIIAPITUE XII.
f.il lilas va Inscr lions an lirtn^i garni. Il y fait fonnaissaimp avec le capilaiiic f.liliicliilla.
(juci liomiiie c'i'lail i|ue rot ofllciiT, l'Kiuelle afiairc lava;t :iiiieiie à Madiid.
D'abord que je fus à Madrid, j'établis mon domicile dans un hôtel garni
où demeurait, entre aunes personnes, un vieux capitaine qui. dos extré-
mités de la CnstiUe nouvelle, élail venu soUiciler à la cour une pension
qu'il croyait n'avoir que irop bien méritée. Il s'aïqiilail ilon Aiinibal de
Chinchilla. Ce ne fut pas sans étonnomeni <|uc je le vis pour la première
fois : c'était un homme de soixante ans, d'une taijle gigantesque et d'une
maigreur cxlraoidinaire.il portail une épaisse moustache qui s'élevait eu
serpentant des deux cotés, jusqu'aux tempes. Outre qu'il lui mamiiuiit un
bras et une jambe, il avait la place d'un œil couverte d'un large emplâtre
de taffetas vert, et son visage, en plusieurs endroits, paraissait balafré.
A cela prés, il était comme un autre. De plus, il ne manquait pas d'es-
prit, et moins encore de gravité. Il poussait la morale jusqu'au scrupule,
et .se piquait surtout d'éire délicat sur le point d honneur.
Après avoir eu avec lui deux ou trois conversations, il m'honora de
sa confiance. Je sus bientôt toutes ses affaires. Il me conta dans quelles
occasions il avait laissé un œil à Naples, un bras en Lombardie, et une
jambe dans les Pays-Fas. (le que j'admirai dans les relations de batailles
et de sièges qu'il me lit, c'est qti il ne lui échappa aucun trait de fanfa-
ron, pas un mot à sa louange, quoique je lui eus.se volontiers pardonne
de vanter la moitié qui lui restait de lui-même pour se dédommager de la
perte de l'autre. Les officiers qui reviennent de la guerre sains et saufs
ue sont pas tous si modestes.
Mais il me dit que ce ((ni lui tenait le plus au cœur, c'était d'avoir dis-
sipé des biens considérables dans ses campagnes, de sorte qu'il n'avait
plus que cent ducats de rente ; ce qui suflisail à peine pour entretenir sa
moustache, payer son logement et faire écrire ses plaeets. Car enlin, sei-
gneur cavalier, ajoula-t-il en haussant les épaules, j'en présente, Dieu
merci, tous les jours, sans qu'on y fasse la moindreatlention. Vous diriez
qu'il y a une gageure entre le premier ministre et moi, et que c'est à qui
de nous deux se lassera, moi d'en donner, et lui d'en recevoir. J'ai aussi
l'honneur d'en présenter souvent au roi ; mais le curé ne chante pas mieux
que sou vicaire; et pcndantce temps-là, mon château de Chinchilla tombe
en ruine, faute de réparations.
Il ne faut désespérer de rien, dis-je alors au capitaine; vous n'ignorez
pas (|ne les grâces de la cour se font ordinairement un peu attendre ; vous
êtes peut-être à la veille de voir payer avec usure vos peines et vos tra-
vaux. Je ne dois pas me Uatterde cette espérance, répondit don .\nnihal.
Il n'y a p.ks trois jours que j'ai parlé à un des secrétaires du ministre, et,
si j'en crois ses discours, je n'ai qu'à me tenir gaillard. Et que vous a-t-il
donc dit. rcpris-je, seigneur oflicier'? Est ce que l'état où vous êtes ne
lui a pas paru digne d'une récompense"? Vous en allez juger, repartit
Chinchilla. Ce secrétaire m'a dit tout net: Seigneur gentilhomme, ne
vantez pas tant votre zèle et votre fidélité ; vous n'avez lait que votre de-
voir en vous exposant aux périls pour votre patrie. La gloire qui est atta-
chée aux belles actions les paye assez, et doit suffire principalement à un
Espagnol. Il faut donc vous détromper, si vous regardez comme une dette
la gratification que vous sollicitez. Si on vous l'accorde, vous devrez
uniquement celte grâce à la bonté du roi, qui veut bien se croire redeva-
ble a ceux de ses sujets nui ont bien servi l'Etat. Vous voyez par là, pour-
suivit le capitaine, que j'en dois encore de reste, et que j'ai bien la mine
de m'en retourner comme je suis venu.
On s'intéresse pour un brave homme qu'on voit souffrir. Je l'exhortai
à tenir bon ; je m offris à lui mettre au net gratuitement ses placcts. J'al-
lai même jusqu'à lui ouvrir ma bourse, et à le conjurer d'y prendre tout
rargeiit qu'il voudrait. Mais il n'était pas de ces gens qui ne se le fout
pas dire deux fois dans une pareille occasion. Tout au contraire, se mon- .
trant trés-délicat là-dessus, il me remercia Hércment de ma bonne vo-
lonté. Ensuite il me dit que pour n'êire à charge à personne, il s'était
accoutumé peu à peu à vivre avec tant de sobriété, que le moindre ali-
ment suflisail pour sa subsistance, ce qui n'était que trop véritable. Il ne
vivait que de ciboules et d'oignons ; aussi n'avait-il que )a peau et les os.
Pour n'avoir aucun témoin de ses mauvais repas, il s'enfermait ordinai-
rement dans sa chambre pour les faire. J'obtins pourtant de lut, à force
de prières, que nnus dînerions et souperions en.sembb' ; et, trompant sa
fierté par une ingénieuse compassion, je me fis apporter beaucoup plus
do viande et do vin qu'il n'en fallait |iour moi. Je l'excitai à boire el à
maiigor ; il vnulut d'abord l'aire des façons, mais enlin il se rendit à mes
instances. A|irès ipioi, devenant insensiblement pins hardi, il m'aida de
lui-même à rendre mon plat net et à vider ma bonloille.
Lois(|u'il eut bu ipialre ou cinq coups, et réconcilié son estomac avec
une lionne nourriture : Eu vérité, me dit-il d'un air gai, vous êtes bien
séduisant, seigneur Cil lilas ; vous me faites l'aire tout ce qu'il vous plaît.
Vous avez des manières engageantes et qui m'oient jusqu'à la crainte d'a-
buser de votre humeur bienfaisante. Mon capitaine me parut alors si dé-
fait de sa houle, ipie si j'eusse voulu saisir ce moment-là pour le presser
encore d'accepter ma bourse, je crois qu'il ne l'aurait pas refusée. Je ne
le remis point à c lie épreuve ; je me contentai de l'avoir fait mon com-
mensal, el de prendre la peine d'écrire, non-seulement ses plaeets, mais
de les composer même avec lui. A force d'avoir mis des homélies au net,
j'avais appris à idiirner une phrase ; j'étais devenu une espèce d'auteur.
Le vieil oflicier, de son côté, se vantail de savoir bien coucher par écrit ,
de sorte que, tra\ aillant lous doux par éniwlalion, nous faisions dos mor-
ceaux d'éloquoni-e dignes des plus colobros régents île !<al.inian<|ue. Mais
nous avions beau l'un el l'autro épuiser milro os|irit a senior des Heurs
de rboloiiqiie dansées plaeets, c'était, comme mi dit, semer sur du sable,
(.tiiolipio tipiir que nuus |irissic)iis pour l'aire valoir les services de don An-
nilial, la cour n'y avail aucun égard, ce qui n'ongagcail pas ce vieil in-
valide à faire l'éloge des ofliciurs ijui se ruinent à bV guerre. Dans sa mau-
xaiso humour, il inaudissait son étoile, et donnait au diable Naples, la
Lmnbardioot les Paysllas.
l'onr surcniit de inoriilicalion, il arriva un jour qu'à sa barbe un poêle
prodiiil par le duc d'AIbo, nyani récité devant le roi un sonnet sur la
uaissanoi' d'une inlanle, fut gratifié d'une pension de cinq cents ducats.
GIL BLAS.
87
Ju crois que le capitnine mutilé' en serait devenu fou, si je n'eusse pris
soiu de lui remettre Tespiil. Qu'avez-vous ? lui dis-je eu le voyant hors de
lui-mènie : il n'y a rien là-dedans qui doive vous révolter. Depuis un
temps immémorial les poètes ne sont-ils pas en possession de lendre les
princes Iribulaircs de leurs muses? il n'est point de tête couronnée qui
n'ait quelques-uns de Cês messieurs pour pensionnaires; et, entre nous,
ces sortes de pensions, étant rarement ignorées de l'iivenif; consacrent la
libéralité des rois, au lieu que les autres qu'ils font sont souvent en pure
perte pour leur renommée. Combien .Auguste a-t-il donné de récompenses,
combien a-l-il fait de pensions dont nous n'avons aucune connaissance I
Mais la postérité la plus reculée saura comme nous que Virgile a reçu de
cet empereur plus de deux cent mille écus de bienfaits.
Quelque chose que je pusse dire à don Aonibal, le fi-uit du sonnet lui
demeura sur l'estomac comme un plomb; et, ne pouvant le digérer, il se
résolut à tout abandonner. Il voulut néanmoins auparavant, pour jouer
de son reste, présenter encore un placet au duc de Ijerme. Nous allâmes
pour cet effet tons deux chez ce premier minisire. Nous y rencouliànies
up jeune homme qui, après avoir salué le capitaine, lui dit d'un air afléc-
tueux : Mon cher et ancien maiire, est-ce vous que je vois'? (.Uielle affaire
vous amène chez monseigjienr? Si vous avez besoin d'une personne <|ui
ait du crédit, ne mépari,'iiez pas ; je vous offre mes services. Comment
donc, Pédrille, lui reprfndit l'officier, à vous entendre, il semble que
vous occupiez quel<{ne poste important dans cette maison? Du moins,
répliqua le jeune homme, y ai-je assez de pouvoir pour faire plaisir à uji
honnête /ii(/u/jo comme vous. Cela élant, reprit le cajiitaine avec un
.souris, j'ai recours ;i votie proteclion. Je vous l'accorde, repartit Pédrille.
Vous n'avez qu'à ni'apprendre de quoi il est question, et je promets de
vous faire tirer pied ou aile du premier ministre.
iSous n'eûmes pas siiol mis au fait ce garçon si ]dein de bonne volo nié,
qu'il demanda oii demeurait don Annibal ;'puis, nous ayant assuré que
nous aurions de ses nouvelles le jour suivant, il disparut sans nous in-
struire de ce qu'il prétendait faire, ni même nous dire s'il était dome>li'|iie
du duc de Lerme. .le fus curieux de savoir ce que c était que ce l'édrille
qui me paraissait si éveillé. C'est un garçon, me dit le capitaine, qui me
servait il y a quelques années, et qui, me voyant dans l'imligence, m'y
laissa pour aller chercher une meilleure condiiion. Je ne lui sais point
mauvais gré de cela ; il est fort naturel de changer pour être mieux.
C'est un (Irole qui ne manque pas desprit, et i|ni est intrigant comme
tous les diables. Mais, malgré tout son savoir-faire, je ne compte pas
beaucoup sur le zélé qu'il vient de témoigner pour moi. Peut-être, lui
dis-je, ne vous scra-t-il pas inutile. S'il anpartenail, par exemple, à qiiel-
qu'im des principaux ofiiciers du duc, il pourrait vous rendre service.
Vous n'ignorez pas que tout se fait par brigue et par cabale chez les
grands, qu'ils ont des domestiques favoris qui les gouvernent, et ((ue
ceux-ci, à leur tour, sont gouvernés par leurs valets.
Le lendemain dans la matinée, nous vîmes arriver Pédrille à notre hô-
tel. Messieurs, nous dit-il, si je ne ni'e\pli(|ii.ii pas hier sur les moyens
que j'avais de servir le capiiaine de (Chinchilla, c'est que nous n'étions
pas dans un endroit qui me permit de vous fiire une pareille coulidence.
De plus, j'étais bien aise de sonder le gué, avant de m'ouvrir à vou». Sa-
chez donc que je suis le laquais de confiance du seigneur don Kodrigue
de Calderoue, premier secrétaire du duc de Lerme. Mon maître, i|ui est
fort galant, va presque tous les soirs souper avec un rossii^ind d'Aragon,
qu'il lient en cage dans le quartier de la cour. C'est une jeune fille dAI-
barazin des plus jolies. Elle a de l'esprit et chante à ravir; aussi se
nnmme-t-elle la sciiora Sirena. Comme je lui porte tous les malins un
billet doux, je viens de la voir. Je lui ai proposé de faire |iasser le sei-
gneur don Annibal pour son oncle, et d'engager par celle supposition son
galant à le protéger. Elle veut birn entreprendre cette affaire. Outre le
petit pvolit qu'elle y envisage^ elle sera charmée qu'on la croie nièce
d'un brave gi'nlillioinine.
Le seigneur de Chinchilla fit la grimace ,i ce discours. Il témoigna de
la répugnance à se rendre complice d'une es|iiéglerie, et encore plus à
souffrir qu'une aventurière le déshonoiàt en se disant de sa famille. Il
n'en était pas seulement blessé par rapport à lui; il voyait poui- ainsi
ijire la-dcdans une ignominie rétroactive pour .ses .Vieux. Celte délica-
tesse parut hors de saison à Pédrille, qui en fut choqué. Vous moquez-
vous, s'ccria-til, de le prendre sur ce ton-l.i? Voila comnuî vous êles
faits, vous autres nobles à cbnumiBre ! vous avez une vanité lidicnle. Sei-
gneur cavalier, poursuivit-il eu m'adressant la parole, n'adniircz-vons
pax les scrupules qu'il se fait? Vive Uieul c'est bien à la coin' ipi'il y faut
regarder de si prés. Sous i|ueli|ue vilaine forme que la fortune s'y pré-
sente, on ne la laissa point échapper.
J'apidaudis li ce que dit Pédrille; et nous haranguàmes'si|liieu Ions
deux le capitaine, que nous le limes ifialgié lui devenir oncle de Sirciia.
(Jnaiid nous eûmes gagné cela sur son orgueil, ce qui ne fut pas aisé,
nous nous mimes tous iruis à faire pour le ministre un nouveau plaiel,
qui lut revu, augmenté et corrigé Je récrivis ensuite proprement, cl
Pédrille le porla a l'Aragonaise, qui dos le soir même en chaigea le sei-
gneur don Itodi'igiie, à qui elle parla de façon que ce secrelaire, la
croyant vérilabltineiit niccc du capitaine, pioniil de s'cm|doyer pour
Ini.'Peu de jours après, nous vinu's l'effet de celte manii-uvre. Pédrille
revint à noire liolel d'un air Iriompbant. lionne nouvelle I dit-il ù Chin-
chilla. Le roi fera nue distrihiilion de commanderies. de bénéfices et de
pensions, ou vous ne serez pas oublié; c'est de quoi je suis cbargt! de
vous assurer. Mais j'ai ordre de vous demander en même temps quel
présent vous prélendez faire à Sirena. Pour moi, je vous déclare que je
ne veux rien ; je préfère à lout l'or du uionde le plaisir d'avoir contribué
à améliorer la fortune de mon ancien maître. Il n'en est pas de même
de notre nymphe d'Albarazin : elle est un peu juive lors(|n'il s'agit d'o-
bliger le prochain; elle a ce peiit défaut-là, elle prendrait l'argent de
son propre père ; jugez d elle refusera celui d un oiwle siip|iosé !
Elle n'a qu'à dire ce qu'elle exige de moi, répondit don Annibal. Si
elle veut tous les ans le tiers de la pension que j'obtiendrai, je le lui
promets, cl cela doit lui suffire, quand il s'agirait de tous les revenus de
Sa JJ.ijesté catholique. Je me fieras bien à votre jiarole, moi, répliqua
le Mercure de don liudrigue; je sais bien qu'elle \:\ut le jeu : mais vous
avez affaire à une petite personne naturellement fort défiante. D'ailleurs
elle aimera beaucoup mieux que vous lui donniez, une l'ois pour tontes,
les deux tiers d'avance en argent complant. Eli ! où diable veut-elle que
je les prenne? interrompit brusc|uement l'officier ; me croit-elle un con-
tador-mnyor? Il fini i^ne vous ne l'ayez pas iiisiruiie de ma situation.
Pardonnez-moi, repartit Pédrille : eile s.'it bien ipie vous êles plus
gueux que Job; après ce que je lui ai dit, elle ne saurait l'ignorer. Mais
ne vous mettez pas on peine : je suis un liomine fertile en expédients.
Je connais un vieux coquin d'oydor qui se plaît à prêler ses e,spèces à
dix pour cent. Vous lui ferez par-devant noiaire un liaiispori, avec ga-
rantie de la première année de votre pension, pour pareille somme que
vous reconnaîtrez avoir reçue de lui, et que vous toucherez en elTel, à
l'intérêt prés. A l'égard de la garantie, lé prèleiir se contentera de voire
ch.iteau de (Chinchilla, tel qu'il est: vous n'aurez juiiiit de dispute là-
dessus.
Le capitaiiw protesta qu'il accepterai! ces conditions s'il était assez
heureux pour avoir quelque part aux grâces qui seraient distribuées le
lendemain. Ce qui ne manqua pas d'arriver. Il fut gratifié d'une pension
de trois cents jiistoles sur une comniandi'rie. Aussitôt qu'il eut appris
celte nouvelle, il donna toutes les sûretés qu'on exigea de lui, fit ses
[lelites alfain s, et s'en retourna dans la Caslille nouvelle avec quelques
pistoles de reste.
CnAPITRE xin.
Cil lllas ronrimlrii !i la cour .son clicr arai Falirico. fiianile joie de p;irl ol iraulic. Où ils
allrreiit tous cleus, el de la curiruse conversalioii qu'ils curmil eiiseiiildc.
Je m'étais fait nue habitude d'aller tous les matins chez le roi, où je
passais deux ou trois heures entières à voir entrer et sorlir les grands,
qui me |iaiaissaient là sans cet éclat dont ils sont ailleurs environnés.
Un jour que je me promenais et nie carrais dans les appartements, y
faisant, comme beaneoup d'aulres, une assez solto figure, j'apeiçus Fa-
lirice. que j'avais lais.sé a Valladiilid, au service d'un admiiiislraleur
d'hôpital. Ce qui m'étonna, c'est qu'il s'entri'lenait faniiliérenienl avec le
duc de Mi-dina Sidonia et le marquis de Sainle-Croix. Ces deux seigneurs,
à ce qu'il me semblait, prenaient plaisir à renlendre. Avec cela, il élait
vêtu aussi proprement qu'un noble cavalier.
Ni! me tromperais-je point? disais-je en moi-nu'-me ; est-ce bien là le
fils <lu barbier Nunez? C'est peut être quelque jeune couiti.saii qui lui
lessemble. Je ne demeurai pas loiigtenjps dans le doute. Les seigneurs
s'en allèrent; j'abordai Fabrice. Il me reconnut dans le moment, me prit
par la main ; et, après m'avoir fait |iercer la fiule avec lui pour sortir
des appdrlernents : Mon cher liil lilas, me dil-il en m'einbrassant, je suis
ra\ i de te revoir. (Jiie fais-tu à Madrid?j;s-lu encore en condiiion? as-tu
quelque charge à la cour? Dans quel élat sont les affaires? Rends-moi
(onipte de tout ce (|iii t'est arrivé depuis ton départ précipité de Valla-
dolicl. Tu me demandes bien des choses à la lois, lui répondis-je; el
nous ne sommes pas dans nu Jien propre à couler des aventures. Tu as
raisim, reprit-il; nous serons mieux chez moi. \'iens, je vais t'y mener.
Ce n'est pas loin d'ici. Je suis libre, agréablenieut logé, parfaitement
bien dans mes meubles; je vis content, et suis heureux, puisque je crois
l'élre.
J'acceptai le parti, el me laissai enlrainer par Fabrice, qui me fit ar-
rêter devant une maison de belle apparence, où il nie dit qu'il demeu-
rait. Nous traversâmes une cour, on il y avait d'un colé un grand esca-
lier qui conduisait à des appartements superbes ; el de l'antre, une pi'tile
moulée aussi obscure i|u'élroite, par où nous iiioiilàmes au logement qui
m'avait été vanté. Il consislaiten une seule chambre, de laquelle mon
ingénieux ami s'en élait fait ipuilrn séparées par ilaa (doisons de sapin.
La première servait d'antichambre i la seconde, ou il couchait ; il fai-
sait son cabinet du la troisième, et .sa cuisine de la dernière. La chambre
el l'anlichamlire étiiieiU tapissées de cartes géographiques, de thèses de
philosophie, et les meubles rèjiomlaionl li la tapisserie. C'était un grand
lit de brocard tout usé, du vieilles chaises de serge jaune, garnies d'une
fraiiiîo de soie de lirenade de la même couleur, une lable à pieds dorés,
couverte d'un cuir qui paraissait avoir été rouge, et bordée d'une eré-
|iinn de faux or devenu noir par le- laps de temps, avec une armoire d'é-
lii'iie ornée de figures gro>siei m sciil|itees II avait pour bureau,
ilnns sou cabinet, une pi'lili! table ; el sa bibliolbeqiie élail composée de
iiiirlques livres, .ivcc plusieurs liassrs ib' papier (lu'iui voyait sur des «is
disposés |iar étage le long du mur. Sa cuisine, ipil ne déparait pas le
reste, conlenait de la poterie el iraulres ustensiles nécessaires.
88
GIL BLAS.
Fabrice, nprés iii'avoir doniu' le loisir do considérer son ,T|)|i;irlenieul,
me dit : Que penses-tu de mon ménage et de mon logentent? n'en es-tu
pas enclianté? Oui, ma foi, lui répondis-je en souriant. Il Tant que lu ne
f.isscs jias mal tes alTaires ,i .Madrid, pour y être si bien nippé. Tu as sans
doute quclrpie commission? Le ciel m'en préserve ! répliqua-l-il. Le parti
que j'ai pris est au-dessus de tons les em|)lois. Un homme de distinction,
à (|ui cet hôtel appartient, m'y a donné une chambre dont j'ai fait quatre
Iiicces que j'ai meublées comme tu vois. Je ne m'occupe i\\w de choses
(pji me l'ont plaisir, et je ne sens pas la nécessité. Parle-moi plus clai-
rement, inlerrompis-je : tu irrites l'envie que j'ai d'apprendre ce que tu
fais. Eh bien 1 me dit-il, je vais te contenter. .le suis devenu auteur, je
me .suis jeté dans le bel es]>rit; j'écris eu vers et en prose; je sihs au
poil el à la plume.
Toi, favori d'Apollon! m'écriai-je en riant; voilîi ce que je n'aurais
jamais deviné; je serais moins surpris de te voir tout autre chose. Quels
charmes as-tu donc pu trouver dans la condition des poêles? 11 me sem-
ble que ces gens-là sont méprisés dans la vie civile, el qu'ils n'ont pas
un oidinaire réi;lé. lié fil s'écria-t-il à son lour. Tu me parles de ces
misérables auteurs dont les ouvrages sont le rebut des libraires et des
comédiens. Faul-il s'étonner si 1 on n'csiime pas de .semblables écri-
vains? Mais les bons, mon ami, sont sur wn meilleur pied dans le monde;
el je puis dire sans vanilé que je suis du nombre de ceux-ci. Je n'en
doute pas, lui dis-je : tu es un garçon plein d'esprit; ce que tu composes
ne doit jias être mauvais. Je ne suis en peine que de savoir comment la
rage d'écrire a ]iu le prendre ; cela me paraît digne de ma curiosité.
Toii élonnemenl esl juste, reprit Nnnez. J'étais si coulent de mon élat
chez le seigneur Manuel Ordonnez, que je n'en souhaitais pas d'autre.
Mais mon gi'uiie s'élevant peu à peu, comme celui de Plante, au-dessus
de la servitude, je composai une comédie que je fis repiésenter par des
comédiens qui jouaient à Valladolid. (Juoi([u'elle ne valût pas le diable,
elle eut un fort grand succès. Je jugeai jiar là que le public était une
bonne vache à lait qui se laissait aisément Iraire. Cette réilexion et la
fureur de faire de nouvelles pièces me délachérent de l'hôpital. L'amour
de la poésie m'ôla celui des richesses. Je résolus de me rendre à Madrid,
comme au centre des beaux esprits, pour y former mon goût. Je deman-
dai mon congé à l'adminislraleur. qui ne me le donna qu'à regret, tant
il avait d'affection pour moi. Fabrice, me dit-il, pourquoi veux-tu me
quitter? t'aurais-je donné, sans y penser, quelque sujet de mécontente-
ment'.' Non, lui rèpondis-je, seigneur; vous êtes le meilleur de tous les
maîtres, et je suis pénétré de vos bontés; mais vous savez qu'il faut
suivre son étoile. Je me sens né pour éterniser mon nom par des ou-
vrages d'esprit. (Juelle folie 1 me répliqua ce bon bourgeois. Tu as déjà
pris racine à rhû|]ital ; lu es du bois dont on fait les économes, et quel-
quefois même les administrateurs. Tu veux cpiitter le solide pour l'oc-
cuper de fadaises. Tant pis ]iour loi, mon enfant.
L'adminislraleur, voyant qu'il conibatlait inutilement mon de.^sein,
me paya mes gages, et me fit présent d'une cinquantaine de ducats pour
reconnaître mes services; de manière qu'avec cela et ce que je pouvais
avoir grapillé dans les |)elites commissions dont on avait chargé mon
inlégrilé, je fus en élat, en arrivant à Madrid, de me mettre propre-
ment; ce que je ne manquai pas de faire, qiioi((ue les écrivains de notre
nation ne se piquent guère de propreté. Je connus bientôt Lnpe de Vcga
Carpin, Miguel Ccrranlez de Stiavedra, e,l les autres fameux auteurs;
mais, préféra bleineiil à ces grands hommes, je choisis pour mon pré-
leplcnr nn jeune bachelier cordouan, l'incomparable don Louis de Ùon-
gora, le plus beau génie que l'Espagne ait jamais produit. Il ne veut pas
que ses ouvrages soient imprimés de son vivant; il se contente de les
lire ,1 ses amis, (le qu'il y a de |iarticulier, c'est que la nature l'a doué
du rare taliMil de réussir dans toules sortes de poésies. 11 excelle prin-
cipalement dans les pièces satiriques : voilà son fort. Ce n'est pas,
comme Lucilius, un lleuve bourbeux qui entraîne avec lui beaucoup de
limon; c'est le Tage qui roule des eaux pures sur un sable d'or.
Tu me fais, dis-je à Fabrice, un beau portrait de ce bachelier, et je
ne <lonte pas qu'un personnage de ce merile-là n'ait bien des envieux.
Tons les auteurs, rèpondît-il. ianl bons que mauvais, se déchaînent contre
lui. 11 aime l'enllure, dit l'un, les pointes, les métaphores et les trans-
positions. Ses vers, dit nn autre, ont l'obscurité de ceux que lesprèlres
saliens chantaient dans leurs processions, et que per.sonne n'entendait.
11 y en a même ipii lui reprochent de faire tantôt des sonnets ou des
romances, laiilel des comédies, des dizains et des létrilles, comme s'il
avait lollemenl enirepris d'effacer les meilleurs écrivains dans tous les
genres. Mais tous ces Irails de jalousie ne font que s'émousser contre
une muse chérie des grands el de l;i multitude.
C'esl donc sous«\m si habile maître que j'ai fait mon apprentissage, et
j'ose diie sans vanilé qu'il y parait. J'ai si Iiien pris son espril, que je
compose déj.i des morceaux abstraits qu'il avouerait. Je vais, à son
exemple, dèi)iler ma marchandise dans les grandes maisons, où l'on me
reçoit à merveille, et où j'ai affaire à des gens (pii ne sont pas. fort dif-
liciles. 11 est vrai que j'ai le débit séduisant; ce qui ne nuit lias à mes
compositions. Enlin, je suis aimé de plusieurs seigneurs, et je vis sur-
tout avec le duc de Médina Sidonia comme Horace vivait avec Mec'enas.
Voilà, pr.iM-suivit Fabrice, de ([uelle manière j'ai été métamorphosé en
auteur. Je n'ai plus rien à le conter. C'est à loi, Gil lilas, à chanter tes
exploits.
Alors je pris la parole, el, "supprimant loiilc circonstance indifférente,
je lui Ils le détail qu'il demandait. Api'ès cela il fui quesliim de dinei'.
Il tira de son armoire d'èliène des servielles, du pain, un reste d'épaule
de mouton rôti, une bouteille d'excellent vin, et nous nous mîmes à table
avec toute la gaieté de ileux amis qui se rencontrent après une longue
séparation. Tu vois, me dit-il, ma vie libre et indépendante. Si je vou-
lais suivre l'exemple de mes confrères, j'irais tous les jours manger
chez les personnes de qualité; mais, outre que l'amour du travail me
relient souvent au logis, je suis un (letit .Vristqqie. Je m'accommode
également du irrand monde et de la retraite, de l'abondance et de la fru-
g'alilé.
Nous trouvâmes le vin si bon, qu'il fallut lîrer de l'armoire une se-
conde bouteille. Entre la poire et le fromage, je lui témoignai que je
serais bien aise de voir i|uelqu'uiie de ses productions. Aussitôt il cher-
cha parmi ses papiers un sonnet, qu'il me lut d'un air emphalii(ue. Néan-
moins, malgré le charme de la lecture, je trouvai l'ouvrage si obscur,
que je n'y compris rien du tout. Il s'en aperçut. O sonnet, me dit-il, ne
le parait pas fort Clair, n'est-ce jias? Je lui avouai que j'y aurais voulu
un peu plus de netteté. 11 se mit à rire à mes dépens. Si ce sonnel, re-
prit-il, n'est guère intelligible, tant mieux, nmu ami! Les sonnets, les
odes, et les aulres ouvrages qui veulent du sublime ne s'accommodent
pas du simple et du naturel; c'esl l'obscurité ipii en fait tout le mcrile;
il suffit que le poète croie s'y entendre. Tu te moques de moi, inlerrom-
pis-je. 11 faut du bon sens el de la clarté dans toules les poésies, de quel-
<|ue nature cprellcs soient; el, si ton incomparable Gongora n'écrit pas
plus clairement que loi, je t'avoue (pie j'en rabais bien. C'est un poêle
qui ne peut tout au [dus tromper que son siècle. Voyons présentement
de ta prose.
Nimez me fil voir une préface qu'il prétendait, disait-il, nielire à la
tète d'un recueil de comédies qu'il avait sous presse. Ensuite il me de-
manda ce que j'en pensais. Je ne suis pas. lui dis-je, )ilus satisfait de ta
)irose que de tes vers. Ton sonnet n'est qu'un pompeux galimatias; et
il y a dans ta préface des expressions trop recherchées, des mots qui
nesonl point marqués nu coin du public, des phrases enlortillèes, pour
ainsi dire. En un mol, ton style est singulier. Les livres de nos bons et
anciens auteurs ne sont pas écrils comme cela. Pauvre ignorant! s'écria
Fabrice, tu ne sais pas que tout prosateur (\n\ aspire aujourd'hui à la
réputation d'une plume délicate affecte celle singularité de style, ces
expressions détournées qui te choquent. Nous sommes cinq ou six no-
vateurs hardis qui avons entrepris do changer la langue du blanc au
noir; et nous en viendrons à bout, s'il plaît à Dieu, en dépit de Lope de
Vega, de Cervantez, et de tous les autres beaux e>prils qui nous cliica-
nenl sur nos nouvelles façons de parler. Nous sommes secondé.s jiar un
nombre de partisans de distinction; nous avons dans notre cabale jus-
ipi'à des théologiens.
Après tout, conlinua-l-il, notre dessein esl louable; cl. le préjugé à
pari, nous valons mieux que ces écrivains naturels qui parlent comme
le commun des hommes. Je ne sais pas pourijuoi il y a tant d'honncles
gens i|ui les estiment. Cela était fort ban à Athènes et à Home, où limt
le monde élait confondu; et c'est pourquoi Socrale dit à Mcibiade que
le peuple est un excellent maître de langue. Mais à Madrid, nous avons
un bon et un m.iuvais usage, et nos courtisans s'expriment autrement
que nos bourgeois. Tu peux m'en croire. Enfin notre style nouveau l'em-
porte sur celui de nos anlagonislps. Je veux par un seul trait te faire
sentir la différence qu'il y a de la gentillesse de notre dicli(ui A la pla-
titude do la lour. Ils diraient, parexomplo, tout uniment : Les iiilcrmédes
emliollissonl une cottinlic: el nous, nous disons plus joliment: Ia'S in-
Irinièdes font boaulo dans tine comédie, llemanpie bien ce fiml beauté.
En sens-ln tout le brillant, toute la délicatesse, tout le mignon?
• J'interrompis mon novateur par un éclat do rire. Va, Fabrice, lui
dis-je, tu es un original avec Ion langage précieux. Et toi, me répondit-
il, tu n'os qu'une hèle avec ton slyle naturel jftlcz, poui"suivil-il en
m'appliquanl ces paroles de l'archevoque do Crenado, allez trouver mon
trésorier, qu'il vous compte cent durais, et que le eicl vous covduise
uvee celle somme. Adieu, monsieur Gil lilas: je vous souhaite un peu
plus de goùl. Je renouvelai mes ris à celte saillie; et Fabrice, me par-
donnant d'avoir parlé avec irrévérence de ses écrils, ne perdit rien de sa
belle humeur. Nous achevâmes de boire notre seconde bouteille; après
quoi nous nous levâmes de table tous deux assez bien conditionnés. Nous
soiliines dans le dessein de nous aller promener au Prado; mais, en |ias-
sant dovant la porte d'un marchand de liqueurs, il mms prit fantaisie
d'oniror chez lui.
Il y avait ordinairomenl bonne compagnie dans cet endroil-li. Je vis
dans deux salles siqiaroos des cavaliers i|ui s'aniusaieut difl'oromment.
Dans l'une, (m jouail à la juime et aux échecs, et dans l'autre, ilix à
douze personnes otaioni fort atlentives à écouler doux beaux es|uils de
pi-olession qui disputaient. Nous li'eùnies pas bosiuu de m)us approcher
d'eux pour eulendro i)u'nne proposition de niélapbysi(|nr faisait le sujet
do leur dispule; car ils parlaient avec tant de chaleur el d'oiupnrlemenl,
<|u'ils avaient l'air do doux possédés. Je m'imagine (pie si on leur eut
mis sous 1 ■ noz l'aiinean d'Eléazar, on aurait vu sorlir des démons par
leurs iiariiios. lié! bon Dion, dis-je à mon compagnon, (pielle vivacité !
quels poumons! Ces dispuleiirs élaienl nés pour èlre ilesciieurs publics.
La |ilupart des liommos sont déplacés. Oui vraimeni, rèpondil-il ; ces
gens-ci sont appaieminenl de la race do Ncivius, ce bamiuicr romain dont
la voix s'élevait an-dessus du bruit des charreliers. Mais, ajoulal-il, ce
GIL BLAS.
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qui me dégonterait !c plus de leurs discours, c'csl (|u'oii en a les oreilles
infructueusement étourdies. Nous nous éloignâmes de ces mélaphysiciens
bruyants, et par là je fis avorter une migraine qui conimenMit à me
prendre. Nous allâmes nous placer dans un coin de l'.iulre salle, d'où,
en buvantdes liqueurs rafraîchissantes, nous nous mimes â examiner les
cavaliers qui entraient et ceux qui sortaient. Nunez les connaissait presque
tous. Vive Dieu! s'écria-t-il, la dispute de nos philosoplies ne finira pas
sitôt; voici des troupes fraîches qui arrivent. Ces trois hommes qui en-
trent vont se mettre de la partie. Mais, vois-tu ces deux originaux qui
sortent? Ce j^eiit personnage basané, sec, et dont les cheveux plats et
longs lui descendent par égale portion par-devant et par derrière, s'ap-
pelle don Julien de Villanuno. C'e.<t un jeune oydor qui tranche du petit-
maître. Nous allâmes, un de mes amis et moi, "diner chez lui l'autre jour.
Nous le surprîmes dans une occupation assez singulière. 11 se divertissait
dans son cabinet à jeter et à se faire apporter par un grand lévrier les
sacs d'un procès dont il était r.ipporteur. et que le chien déchirait à
belles dents. Ce licencié qui l'accompagne, celte face rubiconde, se
nomme Chérubin Tonto. C'est un chanoine de l'église de Tolède, le plus
imbécile mortel qu'il y ail au monde. Cependant, à son air riant et spi-
rituel, vous lui donneriez beaucoup d'esprit. Il a des yeux brillants, avec
uu rire fin et malicieux. On dirait qu'il pense très-finement. Lit-on de-
vant lui un ouvrage délicat, il l'écoute avec une attention que vous croyez
jileine d'intelligence, et toutefois il n'y comprend rien. Il était du repas
chez l'oydor. On y dit mille jolies choses, une infinité de bons mots.
Don Chérubin ne paile p?s ; mais il applaudissait avec des grimaces et
des démonstrations qui paraissaient supérieures aux saillies mêmes qui
nous échappaient.
Connais-tu, dis-je à Nunez, ces deux malpeignés qui, les coudes ap-
puyés sur une tahle, s'entretiennent tout bas dans ce coin, en se souf-
flant au nez leurs haleines? Non, me répondit-il; ces visages-là me sont
inconnus. Mais, selon toutes les apparences, ce sont des iiolitiques de
cafés qui censurent le gouvernement. Considère ce gentil cavalier qui
siflle en .se promenant dans cette salle, et en se soutenant tantôt sur un
pied et tantôt sur un autre. C'est don Augustin Moreto, un jeune poète
qui n'est pas né sans talenl, mais que les llatleurs et les ignorants ont
rendu presque fou. L'homme que tu vois qu'il aborde est un de ses con-
frères qui fait de la prose rimée, et que Diane a aussi frappé.
Encore des auteurs! s'écria-t-il en me montrant deux iiommes d'épée
(jui eniraient. Il semble qu'ils se soient tous donné le mot pour venir
ici passer en revue devant toi. Tu vois don Bernard Deslenguado et don
Sébastien de Villa Viciosa. Le premier est un esprit plein de fiel, un
auteur né sous l'étoile de Saturne, un auteur malfaisant qui se plaît à
haïr loul le monde, et qui n'est aimé de personne. Pour don Sèha.stien,
c'est un gnnon de bonne foi, un auleur qui ne veut rien avoir sur la
l'Onscieiice. 11 a dc[iuis peu mis au théâtre une pièce qui a eu une réussite
extraordinaire, et il la fait imprimer pour n'abuser pas plus longtemps
de l'estime du public.
Le charitable élève de Gongora se préparait à continuer de m'expli-
quer les figures du tableau changeant que nous avions devant les yeux,
lorsqu'un gentilhomme du duc de Wedina Sidonia vint l'interrompre en
lui disant : Seigneur don l'abricio, je vous cherchais pour vous avertir
nue monsieur le duc voudrait bien vous parler. 11 vous attend chez lui.
Nunez, qui savait qu'on ne peut satisfaire assez tôt un grand seigneur
qui souhaite quelque chose, me quitta dans le moment même pour aller
trouver son Mécénas, me laissant fort étonné de l'avoir entendu traiter de
don, et de le voir ainsi devenu noble, en dépit de maître Cbrysostômc le
barbier son pére.J
CHAPITRE XIV.
Fabrice plaop Cil Blas'aupii's du coniieGaliano, seigneur sicilien.
J'avais trop envie de revoir Fabrice, pour n'être j'as chez lui le len-
demain de grand matin. Je donne le lionjour, dis-je en entrant, au sei-
gneur don fabricio, la fleur, ou plutôt le champignon de la noble.sse
astiiriennc. A ces paroles, il se mit à rire. Tu as donc remarqué, s'ccria-
l-il, qu'on m'a traité de don ? Oui, mon gentilhomme, lui répondis-je ; et
vous me |iermettr( z de vous dire qirhicr, en me coulant votre métamor-
phose, vous oubliàies le meilleur. D'accord, réplii|ua-t-il ; mais en vérité
si j'ai )iris ce tilre d'honneur, c'est moins pour contenter ma vanité i|ue
I our m'atcommoder à cille des autres. Tu connais les Espagnols : ils ne
font aucun cas d'un bounète homme, s'il a le malheur de manquer de
Lien et de naissance. Je te dirai de plus que je vois tant de gens, et Dieu
sait quelles sortes de gens, qui se font apjieler don François, don Gabriel,
don Pédre, ou don comme tu voudras, qu'il faut convenir que la no-
blesse est une chose bien commune, et qu'un roturier qui a du mérite
lui fait lionneur quand il veut bien s'y agréger.
Mais changeons de matière, ajouta-l-il. Hier au soir, au souper du
duc de Mcdina Sidonia, où, entre autres convives, était le dbmle Ga-
liano , grand seigneur sicilien , la conversation toinba sur les effets
ridicules de l'amour-propre. Charmé d'avoir de quoi réjouir la compa-
gnie là-dessus, je la régalai 8c l'histoire des homélies. Tu l'imagines
bien qu'on en a li, et qu ou en a donné de toutes les façons à ton arche-
vêque ; ce qui n'a pas produit un mauvais effet pour toi, car on t'a plaint;
et le comte Galiano, après m'avoir fait force questions sur ton chapitre,
Hiuxquelles tu peux croire que j'ai répondu comme il fallait, m'a chargé
de te mener chez lui. J'allais ie chercher tout à l'heure pour l'y con-
duire. 11 veut apparemment te (iroposer d'être un de ses secrétaires. Je
ne te conseille pas de rejeter ce parti: tu .seras parfaitement bien chez
ce seigneur ; il est riche, et fait à Madrid une dépense d'ambassadeur. On
dit qu'il est venu à la cour pour conférer avec le duc de Lerme sur des
biens royaux que ce ministre a dessein d'aliéner en Sicile. Enfin, le
comte Galinno, quoique Sicilien, parai' généreux, plein de droiture et de
franchise, fu ne saurais mieux faire que de t'atlacher à ce seigneur-là.
C'est lui prohablement qui doit t'enrichir, suivant ce qu'on t'a jirédit à
Grenade.
J'avais résolu, dis-je à Nunez, de battre un peu le pavé et de me don-
ner du bou temps avant de me remettre à servir; mais tu me parles du
comte sicilien d'une manière qui me fait changer de résolution. Je vou-
drais déjà être auprès de lui. "Tu y seras bientôt, reprit-il, on je suis fort
trompé. Nous sortîmes en même temps tous deux pour aller chez le
comte, qui occupait la maison de don Sanche d'Avila, son ami, qui était
alors à la campagne.
Nous trouvâmes dans la cour je ne sais combien de pages elde laquais
(lui portaient une livrée aussi riche que galante, et dans l'antichambre
plusieurs écuyers, gentilshommes et autres officiers. Ils avaient tous des
habits magnifiques, mais avec cela des faces si haroques, que je crus voir
une troupe de singes velus à l'espagnole. Il faut avouer qu'il y a des
mines d'hommes et de femmes pour qui l'art ne peut rien.
On annonça don Fabricio, qui fut introduit un moment après dans la
chambre, ou je le suivis. Le comte, en rohe de chambre, était assis sur
un sopha, cl prenait son chocolat. Nous le saluâmes avec toutes les dé-
monstrations d'un profond respet^; et il nous fit de son côté une incli-
nation de tête, accompagnée de Tegards si gracieux, que je me sentis
d'abord gagner l'âme. Effet admirable, et pourtant ordinaire, que fait
sur nous l'accueil favorable des grands I 11 faut qu'ils nous reçoivent bien
mal, quand ils nous déplaisent.
Après avoir pris son chocolat, il s'amusa quelque temps à badiner avec
un gros singe qu'il avait auprès de lui, et qu'il appelait Cupidon. Je ne
.s.iis" pourquoi on avait donné le nom île ce dieu à cet animal, si ce n'est
à cause qu'il en avait toute la malice; car il ne lui ressemblait nulle-
ment d'ailleurs. 11 ne laissait pas, tel qu'il était, de faire les délices de
son maître, qui était si charmé de ses gentillesses, qu'il le tenait sans
cesse dans ses bras. Nunez et moi, quoique peu divertis des gambades
du singe, nous finies semblant d'en être enchantés. Cela plut fort au
Sicilien, qui suspendit le plaisir qu'il prenait à ce passe-temps, pour me
dire : Mon ami, il ne tiendra qu'à vous d'être un de mes secrétaires. Si
le parti vous convient, je vous donnerai deux cents pistoles tous les ans.
Il suffit que don Fabricio vous pre.sente el réponde de vous. Oui, sei-
"neur, s'écria Nunez, je suis plus hardi que Platon, qui n'osait répondre
d'ua de ses amis qu'il envoyait à Denis le Tyran. Je ne crains pas de
ra'attirer des reproches.
Je remerciai par une révérence le poète des Asturies de sa hardiesse
obligeante. Puis, m'adressant au patron, je l'assurai de mon zèle et de
ma fidélité. Ce seigneur ne vil pas plutôt que sa }iroposilion in'élait
agréable, qu'il fit appeler son intendant, à qui il parla tout bas; ensuite
itmc dit -, Gil Blas, je vous apprendrai tantôt à quoi je prétends vous
emplover. Vous n'avez en attendant qu'à suivre mon homme d'affaires;
il vieiit de recevoir des ordres qui vous regardent. J'obéis, laissant Fa-
brice avec le comte et Cupidon.
L'intendant, qui était un Messinois des plus fins, me conduisit à son
appartement en m'accablanl d'honnêtetés. Il envoya chercher le tailleur
qui avait habillé toute la maison, et lui ordonna de me faire prompte-
menl un habit de la même magnificence que ceux des ]irincipaux offi-
ciers. Le tailleur prit ma mesure et se relira. Pour votre logement, me
dit le Messinois, je sais une chambre qui vous conviendra. Eh I avcz-voiis
déjeuné'? poursuivit-il. Je répondis que non. Ah! pauvre garçon que
vous êtes, reprit-il, que ne parlez-vous? Vous êtes ici dans une maison
ou il n'y a qu'à dire ce qu'on souhaite pour l'avoir. Venez, je vais vous
mener dans un endroit ou, grâces au ciel, rien ne manque.
A ces mois il me lit descendre à l'office, où nous trouvâmes le maître
d'hôtel, qui était un Napolitain qui valait bien un Messinois. Ihi pouvait
dire de lui et de l'intendant : Jean danse mieux (jue Pierre, Pierre danse
mieux que Jean. Cet honnête maître d'hôtel était avec cinq ou six de
ses amis (\u\ s'empiffraient de jambons, de langues de b(ruf et d'autres
viandes salées qui les obligeaient à boire coup sur coup. Nous nous joi-
gnîmes à ces vivants, et les aidâmes à fesser les meilleurs vins de Vi. le
comte. Pendant que ces choses se passaient à l'office, il .s'en passait d'au-
tres à la cuisine. Le cuisinier régalait aussi trois ou (|unlre hoiirgeoisde
sa connaissance qui n'épargnaient pas plus que nous le vin, el qui .se
remplissaient l'estomac de pâtés de lapins et de perdrix : il n'y avait pas
jusqu'aux marmitons qui ne se donnassent au cœur joie de tout ce qu ils
pouvaient escamoter. Je me crus dans une maison abandonnée au pil-
lage; cependant ce n'élait rien que cela. Je ne voyais que des bagatelles
cii comparaison de ce que je ne voyais pas.
90
GiiL BLAS.
CHAPITRE XV.
Dis cmiilois nue le comte Galiaiio donna dans sa maison à Cil BI.15.
■ Je sorlis pour aller chercher mes hardes, et les faire apporter à ma
nouvelle demeure. Quand je revins, le comte était à table avec plusieurs
seitrueurs et le poëte Nunez, lequel tlun air aisé se faisait servir et se
mêlait à la conversation. Je remarquai même qu'il ne disait pas un mot
qui ne fil plaisir à la compagnie. ^ ive l'esprit! quaud ou eu a, on fait
bien tous les personnages qu'on veut.
Pour moi je dinai avec les ofGciers, qui furent traités, à peu de chose
près, comme le patron. Après le repas, je me relirai dans ma chambre,
ou je me mis à réfléchir sur ma condition. Eii i)ien, me dis-je, Gil Blas,
" te voilà donc auprès d'un comte siciliçu dont tu ne connais pas le ca-
ractère ! A en juger sur les apparences, tu seras dans sa maison comme
le poisson dans l'eau. Mais il ne faut juger de rien.- et tu dois te déQer
de ton étoile, dont lu n'as que trop souvent pprouvé la malignité. Outre
cela, tu ignores à quoi il te destine. Il a des secrétaires et un inlendaut;
quels services veut-il donc que tu lui rendes? Apparemment qu'il a des-
sein de te fane porter le caducée A la bonne lieure : ou ne saurait être
sur un meilleur pied chez un seigneur pour faii'e son chemin en poste.
En rendant de plus honnêtes services, on ne marche que pas à pas, et
encore n'arrive-t-on pas toujours à son but.
Tandis que je faisais de si belles réilexions. un laçiuais vint me dire
que "tous les cavaliers qui avaient diné à l'hôtel venaient de sortir pour
s'en retourner chez eu.v, et que mons'eur le comte me demandait. Je
volai aussitôt à sou appartement, où je le trouvai couché sur un sofa,
et prêt à faire la sieste avec son singe, qui était à côté de lui.
Approchez, Gil Blas, me dit-il, pren/M un siège et m'écoutez. Je fis
ce qu'il m'ordonnait, et il me paria en ces termes : Don Fabricio m'a dit
(prentrc autres bonnes qualités vous aviez celle de vous attacher à vu-:
maîtres, et que vous étiez un garçon plein d'intégrité. Ces dcu.x choses
m'ont déterminé à vous proposer d'être à moi. J'ai besoin d'un domes-
tique affectionné qui épouse mes intérêts, et mette toute son attention à
conserver mon bien. Je suis riche, à la vérité; mais ma dépense va tous
les ans fort au delà de mes revenus. Et pourquoi? c'est qu'on me vole,
c'est qu'on me pille. Je suis dans ma maison comme dans un bois rem-
pli de voleurs. Je soupçonne mon maître d'hôtel et mon intondant de
s'entendre ensemble; et si je ne me trompe point, en voilà plus qu'il
n'en faut pour me ruiner de fmid en comble. Vous me direz que, si je
les crois fripons, je n'ai nu 'à les chasser. Mais où en prendre d'autres
qiii soient pétris d'un meilleur limon? 11 faut que je me contente de les
l'aiie obsiTver l'un et l'autre par un homme qui aura droit d'inspection
.sur leur conduite; et c'est vous que je choisis pour remplir cette commis-
.vion. Si vous-vous en acquittez bien, soyez sûr (jue vous ne servirez pas
un ingrat. J aurai soin de vous établir en Sicile très-avantageusement.
Après m'avoir tenu ce discours, il me renvoya ; et dés le soir même,
ilevant tous les domestiques, je fus proclamé surintendant de la maison.
Le Messinois et le Napolitain n'en furent pas d'abord fort mortiliés.
parce que je leur praissais un gaillard de bonne composition, et ipi'ils
comptaient qu'en partageant avec moi le gâteau ils iraient toujours leur
liviin. Mais ils se trouvèrent bien sots le jour suivant, lorsque je leur
déclarai que j'étais un homme ennemi de toute malversation. Je deman-
dai au maître d'hôtel un état des provisions. Je visitai la cave. Je pris
connaissance de tout ce qu'il y avait dans l'office, je veux dire de l'ar-
genterie et du linge. Je les exhortai ensuite tous doux à ménager le bien
du patron,.! user d'épargne dans la dépen.se; et je finis mon exhortation
eu leur protestant que j'avertirais ce seigneur de toutes les mauvaises
manœuvres que je verrai faire chez lui.
Je n'en demeurai pas là. Je voulus avoir un espion pour découvrir s'il
y avait de l'intelligence cuire eux. Je jetai les yeux sur un marmiton
qui, s'élant laissé gasner par mes i)romesses, me dit que je ne pouvais
mieux m'adresser qu'à lui pour être instruit de tout ce qui se passait au
logis; que le maître d'hôtel et l'intendant étaient d'accord ensemble, et
brûlaient la chandelle par les deux bouts; i|u'ils détournaient tous les
tours la moitié des viandes qu'on achetait pour la maison; que le Napo-
litain avait soin d'une dame <iui demeurait vis-à-vis le collège de Saint-
Thomas, et que le Messinois en entretenait une autre à la porte du So-
leil ; ((uc ces deux messieurs faisaient porter tous les matins, chez leurs
nymphes, toutes sortes de provisions ; que le cuisinier, de son côté, en-
vovait de bons |dats à une veuve qu'il connaissait dans le voisinage, et
qu'en faveur des services qu'il rendait aux deux autres, à qui il éiait
tout dévoué, il disposait comme eux des vins de la cave; cnun, que ces
trois domestiijues étaient cause qu'il se faisait une dépense horrible chez
iiiDMsieur le comte. Si vous doutez de mon rapport, ajuiita le marmiton,
doiuiez-vous la peine de vous trouver demain matin sur les sept heures
auprès du collège de Saint-Thomas, vous me verrez chargé d'une liotte
qui changera votre doute en (-ertitude. Tri es donc, lui dis-je, commis-
sionnaire de CCS galants pourvoyeurs .' Je suis, rè|ioiidit-il, employé par
le maître d'hôtel, et un de mes camarades fait les messages de l'inten-
dant.
t> rapport me parut valoir la peine d'être vériBé. J'eus la curiosité le
lendemain de me rendre à l'Iieurc marquée auprès du collège de Sainl-
homas. Je n'attendis pas longtemps mon espion. Je le vis bientôt arriver
avec une hotte toute pleine de viande de boucherie, de volaille et de gi-
bier. Je fis l'inventaire des pièces, et j'en dressai sur mes tablettes un
petit procès-verbal que j'allai montrer à mon maître, après avoir dh au
fooille-au-pot qu'il jwuvait, comme à son ordinaire, s'acquitter de sa
commission.
Le seigneur sicilien, qui était fort vif de son naturel, voulut, dans son
premier mouvement, chasser le Napolitain et le Messinois ; mais, après y
avoir fait réflexion, il se contenta de se défaire du dernier, dont il me
donna la place. Autsi ma charge de surintendant l'ut supprimée peu de
temps après sa création, cl franchement je n'y eus lioint de regret. Ce
n'était, à proprement parler, qu'un emploi honorable d'espion, qatin
poste qui n'avait rien (le solide; au lieu qu'en devenant monsieur l'in-
tendant, je me voyais maître du coffre-fort, et c'est là le principal. C'est
toujours ce domestique-là qui tient le premier rang dans une grande
maison ; et il y a tant de petits bénéfices attachés à son administration,
qu'il s'enrichirait infailliblement, quand même il serait honnête homme.
Mon Napolitain, qui n'était pas au bout de ses finesses, remarquant
que j'avais un zèle brutal, et que je me mettais sur le pied de voir tous
les malins les viandes qu'il achetait, et d'en tenir registre, cessa d'en
détourner; mais le bourreau continua d'en prendre la même quantité
chaque jour. Parcelle ruse, augmentant le profit qu'il tirait de la des-
serte de la table, qui lui appartenait de droit, il se mit en état d'envoyer
du moins de la viande cuite à sa mignonne, s'il ne pouvait, plus lui eu
fournir de crue. Le diable n'y perdait rien, et (e comte n'était guère plus
avancé d'avoir le phénix des intendants L'abondance excessive que je vis
alors régner dans les repas me fît deviner ce nouveau tour.; et j'y mis bon
ordre aussitôt en retranchant le sujierflu de chaque service : ce que je fis
toutefois avec tant de prudence, qu'on n'y aperçut point un air d'ép.ir-
gne. On eut dit que c'était toujours la même profusion ; et, néanmoins,
par cette économie, je ne laissai pas de diminuer considérablement la
dépense. Voilà ce que le patron demandait; il voulait ménager sans pa-
raître moins magnifique. Son avarice était subordonnée à son ostenta-
tion.
Je n'en demeurai point là, je réformai un autre abus : trouvant que
le vin allait bien vite, je soupçonnai qu'il y avait encore de la tricherie
de ce côté-là. Effectivement, s il y avait, par exem]de, donze cavaliers à
la table du seigneur, il se buvait cinquante et quelquefois jus pi'à soixante
bouteilles. Cela m'étonnait; je consultai là-dessus mon oracle, c'est-à-
dire mou marmiton, avec qui j'avais des entretiens secrets, et qui me
rapportait ûdélement tout ce qui se disait et se faisait dans la cuisine,
ou il n'était suspect à personne. 11 m'apprit que le dégât dont je me plai-
gnais venait d'une nouvelle ligue faite entre le maître d'hôlel, le cuisi-
nier et les laquais qui versaient à boire; que ceux-ci remportaient les
bouteilles à demi-pleines, qui se paiiageaient ensuite entre les confédé-
rés. Je parlai aux lacpiais; je les menaçai de les mettre à la porte s'ils
s'avisaient de récidiver, et il n'en fallut pas davantage pour les faire
ren'rer dans leur devoir. Mon maître, que j'avais grand soin' d'informer
des moindres choses que je faisais pour son bien, me comblait de louan-
ges, et prenait de jour en jour plus d'affection pour moi. De mon côté,
pour récompenser le marmiton qui me rendait de si bons offices, je le
fis aide de cuisine. C'est aiiisi que dans les bonnes maisons un fidèle do-
mestique fait son chemin.
Le INapolilain enrageait de me rencontrer partout; et ce qui le morti-
fiait cruellemeni, c'étaient les contradictions qu'il avait à essuyer de m.i
part toutes les fois qu'il s'agissait de me rendre ses comptes; car, pour
mieux lui rogner les ongles, je me donnais la peine d'aller dans les mar-
chés pour savoir le prix des denrées. De sorte que je le voyais venir
iprés cela, et, comme il ne manquait pas de vouloir ferrer la mule, je
le relançais vigoureusement. J'étais bien persuadé qu'il me maudissait
cent fois le jour: mais le sujet de .ses malédictions m'empêchait de crain-
dre qu'elles ne fussent exaucées. Je ne sais comment il pouvait résister
à mes persécutions et ne pas quitter le service du seigneur sicilien. Sans
doute que, malgré tout cela, il y trouvait son compte.
Fabrice, que je voyais de teinps en temps, et à qui je contais toutes
mes prouesses d'intendant, jusqu'alors inouïes, était plus disposé à blâ-
mer ma conduite qu'à l'approuver. Dieu veuille, me dit-il un jour, qu'a-
prés tout ceci ion désintéressement soit bien récompensé! Mais entre
nous, si tu n'étais pas si roide avec le maître d'hôtel, je crois que tu n'en
ferais pas plus mal. lié quoi ! lui répondis-je, ce voleur mettra effronté-
ment, dans un état de dépense, à dix pistoles un poisson qui ne lui en
aura coûté c|ue quatre, et tu veux que je lui passe cet article? Pourquoi
non? répliqua-t-il froidement : il n'a qu'à te donner la moitié du sur-
plus, et il fera les choses dans les règles. Sur ma foi, notre ami, con-
tinua-l-il eu branlant la tête, |iour un homme d'esprit, vous vous y pre-
nez i)ien mal; vous êtes un vrai gàte>-maison, et vous avez bien la mine
de servir longtemps, puisque vous n'écorchez point l'anguille pcnilanl
que vous la tenez. Apprenez que la fortune ressemble à ces coquettes
jui échappent aux calants qui ne les brusquent pas.
Je ne fis que rire des discoi#rs de Nanez ; il en rit lui-même à son iour.
vives et légères qu
et voulut me persuader qu'il ne me les avait pas tenus sérieusement. Il
avait honte de m'avoir donné inutilement un mauvais conseil. Je demen-
rai ferme dans la résolution d'être toujours fidèle et zélé. Je ne me dé-
mentis point, et j'ose dire qu'en quatre mois, par mou épargne, je fis
profit à mon maître de trois mille ducats pour le moins.
GIL BLAS.
ftl
CHAPITRE XVI.
De r. •-■iilcnl<|ui airiva au singe du conile Galiano; du chagrin qu'eu eut oe seigneur,
f.omnici t Cil Blas tomba malade, cl quelle fut la suite de sa maladie.
Au bout de ce lonips-là, le repos qui régnait à l'holel fut étrangeiTiCnt
troublé par un accident nui ne paraitra qu'une bagatelle au lecleur, et
qui devint pourtant une cliose fort sérieuse pour les domestiques et sur-
tout pour moi. CupiJon, ce singe dont j'ai parlé, cet animal si chéri du
patron, en voulant un jour saïUer d'une fenêtre à une autre, s'en ac-
quitta si ma!, qu'il tomba dans la cour et se démit une jambe. Le comte
ne sut pas sitôt ce malheur, qu'il poussa des cris comme une femme;
et, dans l'excès de sa douleur, s'en prenant ù tous ses gens sans excep-
tion, |!eu s'en fallui qu'il ne fit maison nette. Il borna toutefois sa fu-
reur à maudire notre négligence et à nous apostropher sans ménager les
termes. Il envoya chercher sur-le-champ les chirurgiens de Madiid les
plus habiles poiïr les fractures et dislocations des os. Ils visitèrent la
jambe du blessé, la lui remirent, et la bandèrent. Mais quoiqu'ils assu-
rassent tous que ce n'était rien, cela n'empêcha pas que mon maître ne
retint un d'entre eux pour demeurer auprès de l'animal jusqu'à parfaite
guérison.
J'aurais tort de passer sous silence les peines et les inquiétudes qu'eut
le seigneur sicilien pendant tout ce tcups-là. Croira-t-on bieiî que le
jour il ne qiiiltait point son cher Cupidon? Il était ]irésent quand on le
pansail, ei la nuit il se levait deux ou trois fois pour le voir. Ce qu'il y
avait de plus fâcheux, c'est qu'il fallait qu<^ tous les domestiques, et moi
jirincipnlcment, nous fussions toujours sur pied pour ètic prêts à courir
où l'on jugerait à propos de nous envoyer pour le service du singe. En
un mol, nous n'eiimes aucun repos dans l'hôtel, jusqu'à ce que la mau-
dite bêle, ne se resscnlant plus de sa chute, se remit à faire ses bonds
et ses culbutes ordinaires. Après cela, refuserons-nous d'ajouter foi au
rapport de Suétone, lorsqu'il dit que Caligula aimait tant son cheval,
qu'il lui donna une maison richement meublée avec des officiers pour
le servir, et qu'il en voulait même faire un consul? Mon patron n'était
pas moinr charmé de son singe; il en aurait volontiers fait un corré-
gidor.
Ce qu'il y eut de malheureux pour moi, c'est que j'avais enchéri sur
fous les valets pour mieux faire ma cour au seigneur, et je m'étais donné
de si grands mouvements pour son Cupidon, que j'en tombai malade.
La fièvre me prit violemment, et mon mal devint tel, que je perdis con-
naissance. J'ignore ce qu'on fit de moi pendant quinze jours que je fus
l'Dtre la vie et la mort. Je sais seulement rpic ma jeunesse lutta si bien
contre la flévTC, et peut-être contre les ri modes qu'on me donna, que
je repris enfin unes sens. Le premier usage que j'en lis fut de m'aperce-
vnir que j'étais dans une aiilre chanibre i|ue la mienne. Je voulus savoir
pourquoi ; je le demandai à une vieille femme qui me gardait, mais elle
me re]iondit qu'il ne fallait pas que je parla.sse, que le médecin lavait
l'xpressément défendu. Quand on se porte bien, on se moque ordinaire-
ment de ces docteurs ; est-on malade, on se soumet docilement à leurs
ordonnances.
Je pris donc le parti de me taire, quelque envie que-j'eusse de m'en-
trctenir avec ma garde. Je faisais des réflexions là-dessus, lor.squ'il entra
deux nianicies de petils-maitres fort lestes. Ils avaient des habits de ve-
lours, avec de très-beau linge garni de dentelles. Je m'imaginai que
c'étaient des seigneurs amis de mon maître, lesquels par considération
pour lui me venaient voir. Dans celte pensée, je fis un effort pour me
mettre en mon séant, et j'ôlai par respect mon bonnet; mais ma garde
me recoucha tout de mon long, en me disant que ces seigneurs étaient
mon médecin et mon apothicaire.
Le docleur s'approcha de moi, me tàla le poids, observa mon visage,
et remarquant tous les signes d'une prochaine guérison, il prit un air
de triomplie, comme s'il y eut mis beaucoup du sien, et dit qu'il ne fal-
lait plus ([u'une médecine pour achever son ouvrage ; (m'après cela il
pourrait se vanter d'avoir fait une belle cure. (Juand il eut parlé de cotte
sorte, il fit écriie par ra|iolliicaire une ordonnance qu'il lui dicta en se
regardant dans un miroir, en rajustant ses cheveux, et en laissant des
in-imaces dont je ne pouvais m'empccher de rire malgré l'élat ou j'étais.
Ensuite il nie salua de la tête fort cavalièrement, et sortit plus occupé
de sa ligure que des drogaes qu'i^avait ordonnées.
Apres son dépari, l'apothicaire, qui n'était pas venu chez moi pour
rien, se prépara, on juge bien à quoi faire. Soit qu'il craignit que la
vieille ne s'en acqiiillàt pas adroitement, snil jiour mieux faire valoir la
marchandi.se, il voulut opérer lui-même. Mais avec tonte son adresse,
je ne sais comment cela se fit, l'opération fut à peine achevée, que, ren-
dant à l'opérant ce qu'il m'avait uonné,ji' mis son habit de velours dans
un bel état. Il regarda cet acculent comme un malheurattaclié à la pliai -
aiacie. Il prit une serviette, s'essuya s;ins dire un mol, et s'en alla bien
résolu de me faire payer le dégi'ais.seur, à qui sans doute il fut obligé
d'envoyer son habit.
Il revint le lendemain matin, vêtu jdns modestement, quoi(|u'il n'eut
rien à ri.squer ce jour-là, m'apportcr la médecine que le docteur avait
ordonnée la veille. Outre que je me sentais mieux de rnomenl et moment,
j'avais tant d'aversion, depuis le jour précédent, pour les médeoins ut
les apothicaires, que je maudissais jusqu'aux universités où ce.s mes-
sieurs reçoivent le pouvoir de tuer les hommes impunément. Dans cette
disposition, je déclarai en jurant que je ne voulais plus de remèdes, et
que je donnais au diable Uippociaie et sa séquelle. L'apothicaire, qui ne
se souciait nullement de ce que je ferais de sa composition pourvu qu'elle
lui fut payée, la laissa sur la table, et se retira sans ine dire une syllabe.
Je fis sur-le-champ jeter par les fenêtres cette chienne de médecine,
contre laquelle je m'étais si fort prévenu, que j'aurais cru être empoi-
sonné si je l'eusse avalée. A ce trait de dé.sobéissance j'en ajoutai un
autre ; je rompis le silence, et dis d'un ton ferme à ma garde que je pré-
tendais absolument qu'elle m'apprit des nouvelles de' mon maître. La
vieille, qui appréhendait d'exciter en moi une émotion dangereuse en me
satisfaisant, ou qui peut-être aussi ne m'olistinait que pour irriter mon
I! al, hésitait, à me parler; mais je la pressai si vivement de m'obéir,
qu'elle me répondit enfin : Seigneur cavalier, vous n'avez plus d'autre
maître que vous-même. Le comte Galiano s'en est retourné eu Sicile.
Je ne pouvais croire ce que j'enlendais; il n'y avait pourtant rien de
jdus véritable. Ce seigneur, dès le second jour de ma maladie, craignant
que je ne mouru.ssc chez lui, avait eu la bonté de me faire transporter
avec mes petits e'fets dans une chambre garnie, où il m'avait abandonné
sans façon à la Providence et aux soins d'une garde. Sur ces entrefaites,
ayant reVu un ordre de la cour qui l'obligeait à repasser en Sicile, il était
parti avec tant de précipitation, qu'il n'avait plus songé à moi, soit (|u'il
me comptât déjà parmi les morts, soit que des personnes de qualité
soient sujettes à ces fautes de mémoire.
Ala garde me fit ce détail, et m'apprit que c'était elle qui avait été
chercher un médecin et un apothicaire, alin que je ne périsse pas .sans
leur assistance. Je tombai dans une profonde rêverie à ces belles non--
velles. Adieu riion étahli.ssement avantageux en Sicile! adieu mes plus
douces espérances! Quand il vous arrivera quelque grand malheur, dit
un pape, examinez-vous bien, et vous verrez qu'il y aura toujours do.
voire faute. IS'en déplaise à ce saint-iiérc, je ne vois pas comment, dans
celte occasion, je contribuai à mon infortune.
Lorsque je vis évanouir les llatteuses chimères dont je m'étais rempli
la fêle, la première chose dont je m'embarrassai l'esprit fut ma valise,
que je fis apporter sur mon lit pour la visiter. Je soupirai en m'aperce-
vant qu'elle était ouverte. Hélas ! ma chère valise, m'écriai-je, mon
unique consolation, vous avez été, à ce que je vois, à la merci des mains
élrangéres! Non, noi:, seigneur Gil Blas, me dit alors la vieille, rassu-
rez-vous, on ne vous a rien volé; j'ai conservé votre malle comme mon
honni ur.
J'y trouvai l'habit que j'avais en entrant au service du comte; mais
j'y cherchai vainement celui que le Messinois m'avait fait faire. Mon
maître n'avait pas jugé à propos de me le laisser, ou bien quelqu'un se
l'était approprié. Toutes mes autres bardes y étaient, et même une
grande bourse de cuir qui renfermait mes espèces. Je les comptai deux
fois, ne pouvant croire, la première, qu'il n'y eut que cinquante pistolcs
de reste de deux cent soixante qu'il y avait dedans avant ma maladie. Que
signifie ceci, ma bonne mère? dis-je à ma garde; voilà mes finances
bien diminuées, l'ersonne pourtant n'y a touché (jue moi, répondit la
vieille, et je les ai ménagées autant qu'il m'a été iiossible ; mais les
maladies coûtent beaucoup, il faut toujours avoir 1 argent à la main.
Voici, ajouta cette bonne ménagère, en tirant de sa poche un paquet de
papiers, voici un état de dépense qui est juste comme l'or, et qui vous
fera voir que je n'ai pas employé un denier mal à propos.
Je parcourus des y.eux le mémoire, <|ui contenait bien quinze ou vingi
pages. liliséricorde ! que de volaille achetée |iendantque j'avais été sans
connaissance. 11 fallait qu'en bouillons seulement il y eût pour le moins
douze pistoles. Les autres articles répondaient à celui-là. Un ne saurait
dire combien elle avait dépensé en bois, en chandelle, en eau, en balais,
et calera. Cependant, quelque enllé que fût son mémoire, toute la somme
allait à peine à trente pistoles, et par conséi|uent il devait y en avoir
encore cent quatre-vingts de reste. Je lui représentai cela ; mais la vieille,
d'un air ingénu, commença d'attester tous les .saints qu'il n'y avait dans
la bourse que quatre-vingts (listoles lorsque le maître d'hùtël du comte
lui avait confié ma valise. Que dites-vous, ma bonne, iulerrompisje avec
précipitation ; c'est le maître d'hôlel qui vous a remis mes bardes entre
les mains"? Sans doute, répoiidil-elle, c'est lui; à telles enseignes qu'en
me les donnant il me dit : Tenez, bonne mère, quand le seigneur Uil
Blas sera frit à l'huile, ne manquez pas de lé régaler d'un bel' enterre-
ment; il y a dans celte valise de ((uoi en faire les frais.
Ah ! maudit Napolitain ! m'écriai-je alors ; je ne suis nlus eu peine de
savoir ce qu'est devenu l'argent qui me manque. Vous l'avez rallé pour
réconqienser une partie des vols que je vous ai empêché de faire. Après
cotte apostrophe, je rendis grâces au ciel de ce que le fripon n'avait pas
tout cniporlé. Quelque sujet pourtant que j'eusse d'accuser le maître
d'Iiolel de m'avoir volé, je ne laissai pas de penser que ma garde pou-
vait fort bien être la voUuse.uMrs soupçons tombaient tantôt sur l'un el
lanti'il sur l'autre; mais c'était lou.ours la niêine clio.'-e pour moi. Je n'en
témoignai rien à la vieille; je ne la chicanai pas même sur les articles
de son beau mémoire; je n'aurais rien gagné à cela, et il faut bien que
chacun fasse son métier. Je bornai mon ressenliinent à la payer et à la
renvoyer trois jours après.
Je m'imagine qu'en .sortant de chez moi elle alla donner avis à l'apo-
thicaire qu'elle venait de me quitter, «t que je me portais assez bien
pour prendre la clef des cliamjis sans compter avec lui ; car un inomenl
92
GIL BLAS.
après je le vis orriver tout essoufflé. 11 me présenta sou mémoire, dans
lequel, sous des noms qui m'étaient inconnus, quoique j'eusse été méde-
cin il avait écrit tous les prétendus remèdes qu'il m'avait fournis dans
'le temps que j'étais sans sentiment. On pouvait appeler ce mémoire-là
de vraies parties d'apothicaire ; aussi nous eûmes une dispute lorsqw'il fut
question du payement. Je prétendais qu'il rabattit la moitié de la somme
qu'il demandait. Il jura qu'il n'en raliattrail p«s même une ulinle. Con-
sidérant toutefois qu'il avait affaire à un jeune homme qui, dés ce jour-
là, pouvait s'éloigner de Madrid, il aima mieu.x se contenter de ce que
je lui offrais, c'est-à-dire de trois fois au delà de ce que valaient ses
drogues, que de s'exposer à perdre tout. Je lui lâchai des espèces à mou
grand regret, et il se retira bien vengé du petit chagrin que je lui avais
causé le jour du lavement.
Le médecin parut presque aussitôt, car ces animaux-là sont toujours
à la queue l'un de l'autre. J'escomptai ses visites, qui avaient été trés-
fréquentes, et je le renvoyai content. Mais avant que de me quitter, pour
me prouver qu'il avait bien gagné son argent, il me détailla les incon-
vénients mortels qu'il avait prévenus dans ma maladie; ce qu'il fit eu
fort beaux termes et d'un air agréable, mais je n'y commis rien du tout.
Lorsque je me fus défait de lui, je me crus débarrassé de tous les minis-
tres des Parques. Je me trompais : il entra un chirurgien que je n'avais
vu de ma vie. Il me salua fort civilement, et me me témoigna de la
joie de me voir échappé du danger que j'avais couru, ce qu'il attribuait,
disait-il, à deux saignées abondantes qu'il m'avait faites et aux ventouses
qu'il avait eu l'honneur de m'appliquer. Autre plume qu'on me tira de
l'aile. 11 me fallut aussi cracher au bassin du chirurgien. Après tant d'é-
vacuations, ma bourse se trouva si débile, qu'on pouvait dire que c'était
un corps confisqué, tant il y restait peu d'humide radical.
Je commençai à perdre courage en me voyant retombé dans uue situa-
tion misérable. Je m'étais, chez mes derniers maîtres, trop affectionné
aux commodités de la vie; je ne pouvais plus, comme autrefois, euvi-
.sager l'indigence en philosophe cynique. J'avouerai pourtant que j'avais
tort de me laisser aller à la tristesse, après avoir tant de fois éprouvé
que la fortune ne m'avait pas plutôt renversé qu'elle me relevait; je n'au-
rais dû regarder l'état fâcheux où j'étais que comme une occasion pro-
chaine de prospérité.
LIVRE VIII.
CHAPITRE PREMIER.
Gil Blas fait une bonne connaissance, el troave nu poste qui le console de l'ingratitude
du comte de Galiano. Histoire de don Valerio de Luna.
J'étais si surpris de n'avoir point entendu parler de ^fllnez pendant
tout ce temps-là, que je jujeai qu'il devait être à la campagne. Jt^ sortis
pour aller chez lui dès que je pus marcher, et j'appris eu effet qu'il était
depuis trois semaines en Andalousie avec le duc de Médina Sidonia.
Un matin à mon réveil, Melchior de la Ronda me vint dans l'esprit; et
me ressouvenant que je lui avais promis à Grenade d'aller voir son neveu,
si jamais je retournais à Madrid, je m'avisai de vouloir tenir ma prouiesse
ce jour-là même. Je m'informai de l'hùtel de don Balthazar de Zuniga,
et je m'y rendis. Je demandai le seigneur Joseph INavarro, qui parut un
moment après. Je le saluai, et il me reçut d'un air honnête, mais froid,
quoique j'eusse décliné mon nom. Je ne pouvais concilier cet accueil
glacé avec le portrait qu'on m'avait fait de ce chef d'office. J'allais me
retirer dans la résolution de ne lui pas faire une seconde visite, lorsque,
prenant tout à coup un air ouvert et riant, il me dit avec beaucoup de
vivacité : Ah! seigneur Gil Blas de Santillanc, parJonnez-moi, de grâce,
la réception que je viens de vous faire. Ma mémoire a trahi la disposition
où je suis à votre égard. J'avais oublié votre nom, et je ne pensais plus
à ce cavalier dont il est fait mention dans une lettre que j'ai reçue de
Grenade il y a plus de quatre mois.
(,)ue je vous embrasse! ajouta-t-il en se jetant à mon cou avec trans-
port. Mon oncle Melchior, que j'aime el que j'honore comme mon propre
père, me mande (jue si par hasard j'ai l'honneur de vous voir, il me coa-
jure de vous faire le même traitement que je ferais à sou fils, et d'em-
ployer, s'il le faut, pour vous, mon crédit et celui de mes amis, il me
fait l'éloge de votre cœur et de votre esprit dans des termes ([ui m'inté-
resseraient à vous servir, quand sa recommandation ne m'y engagerait
pas. Regardez-moi donc, je vous prie, comme un homme à qui mon oncle
a comtniiniqué par sa lettre tous les sentiments qu'il a pour vous, .le vous
donne mon amitié ; ne me refusez pas la vôtre.
Je répondis avec la reconnaissance que je devais à la politesse de Jo-
seph ; et tous deux, en gens vifs et sincères, nous formâmes à l'heure
même une étroite liaison. Je n'hésitai point à lui découvrir la situation de
mes affaires, ce que je n'eus pas sitôt fait qu'il me dit : Je me charge du
.soin de vous placer; et, en attendant, ne manquez pas de venir manger
ici tous les jours : vous y aurez un meilleur ordmaire qu'à votre auberge.
L'offre frappait trop un convalescent mal en espèces et accoutumé aux
bons morceaux pour être rcjelée. Je l'acceptai ; et je mo refis si'bien dans
cette maison, qu'au bout de quinze jours j'avais déjà une face de bernar-
din. Il me parut que le neveu de Melchior faisait là ses orges à merveille.
Mais comment ne les aurait-il pas faites? il avait trois cordes à son arc :
il était à la fois sommelier, chef d'office et maître d'hôtel. De plus, notre
amitié à part, je crois que l'intendant du logis et lui s'accordaient fort
bien ensemble.
J'étais parfaitement rétabli, lorsque mon ami Joseph, me voyant un
jour arriver à l'hôtel de Zuniga pour y dîner, selon ma coutume, vint au-
devant de moi, et me dit d'un air gai : Seigneur Gil Blas, j'ai uue assez
bonne condition à vous proposer. Vous saurez que le duc de Lerme, pre-
mier ministre de la couronne d'Espagne, pour se donner entièrement à
l'administration des affaires de l'Etat, se repose sur deux personnes de
l'embarras des siennes. Il a chargé du soin de recueillir ses revenus don
Diègue de Monteser, et il fait faire la dépense de sa maison par don Ro-
drigue de Calderone. Ces deux hommes de confiance exercent leur emploi
avec une autorité absolue et sans dépendre l'uu de l'autre. Don Diègue a
ordinairement sous lui deux intendants qui font la recette; et comme j'ai
appris ce matin qu'il en avait chassé un, j'ai été demander sa place pour
vous. Le seigneur de Monteser, qui me connaît, et dont je puis me vanter
d'être aimé, me l'a sans peine accordée, sur les bons témoignages que je
lui ai rendus de vos mœurs et de votre capacité. Nous irons ehèî lui celte
aprés-dînée.
Nous n'y manquâmes pas. Je fus reçu très-gracieusement, el installé
dans l'emploi de l'intendant qui avait été congédié. Cet emploi consistait
à visiter nos fermes, à y faire faire les réparations, à toucher l'argent
des fermiers; en un mot, je me mêlais des biens de la campagne, et tous
les mois je rendais mes comptes à don Diègue, qui, malgré tout le bien
que mon chef d'office lui avait dit de moi, les épluchait avec beaucoup
a'atteution. C'était ce que je demandais. (Juoique ma droiture eût été si
mal payée chez mon dernier maître , j'avais résolu de la conserver tou-
jours. ■
Un jour nous apprîmes que le feu avait pris au château de Lerme, et
que plus de la moitié ctHÎt réduite en cendres. Je me transportai aussitôt
sur les lieux pour examiner le dommage. Là, m'étant informé avec exac-
titude des circonstances de l'incendie^ j'en composai une ample relation
que Monteser fit voir au duc de Lerme. Ce ministre, malgré le chagrin
qu'il avait d'entendre une si mauvaise nouvelle, fut frappé de la relation,
et ne put s'empêcher de demander qui en était l'auteur. Don Diègue ne
se contenta pas de le lui dire ; il lui parla de moi si avantageusement que
Son Excellence s'en ressouvînt six mois après, à l'occasion d'une histoire
que je vais raconter, et sans laquelle, peut-être, je n'aurais jamais été
employé à la cour. La voici.
Il demeurait alors dans la rue des Infantes une vieille dame appelée Iné-
sile de Cantarilla. On ne savait pas certainement de quelle naissance elle
était. Les uns la disaient fille d'un faiseur de luths, et les autres d'un com-
mandeur de lorJre de Saint-Jacques. Quoi qu'il en soit, c'était une per-
sonne prodigieuse. La nature lui avait donné le privilège singulier de
charmer les hommes pendant le cours de sa vie, qui durait encoie après
quinze lustres accomplis. Elle avait été l'idole des seigneurs de la vieille
cour, et elle se voyait adorée de ceux de la nouvelle. Le temps, qui n'é-
pargne pas la beauté, s'exerçait en vain sur la sienne : il la flétrissait sans
lui ôler le pouvoir de plaire. Un air de noblesse, un esprit enchanteur
et des grâces naturelles lui faisaient faire des passions jusque dans sa vieil-
lesse. I
Un cavalier de vingt-cinq ans, don Valerio de Luna, un des secrétaires
du dnc de Lerme, voyait Inésile ; il eu devint amoureux. 11 se déclara, fit
le passionné, et poursuivit sa proie avec toute la fureur que l'amour et
la jeunesse sont capables d'inspirer. La dame, qui avait ses raisons pour
ne vouloir pas se rendre à ses désirs, ne savait que faire pour les modé-
rer. Elle crut pourtant un jour en avoir ti-ouvé le moyen : elle fil passer
le jeune homme dans sou cabinet, et là, lui montrant une pendule qui
était sur une table : Voyez, lui dit-elle, l'heure qu'il est : il y a-aujour-
d'hui soixante-quinze ans que je vins au monde à pareille heure. En bonne
foi, me sièrail-il d'avoir des galanteries à mon âge? Rentrez en vous-
même, mon enfant ; étouffez des sentiments qui ne conviennent ni à vous
ni à moi. A ce discours sensé, le cavalier, qui ne reconnaissait plus l'au-
torité de la raison, répondit à la dame avec toute l'impétuosité d'un
homme possédé des mouvements qui l'agitaieul : Cruelle Inésile, pour-
quoi avez-vous recours à ces frivoles ad«sses ? pensez-vous qu'elles puis-
sent vous changer à mes yeux ? Ne vous flattez pas d'une si fausse espé-
rance ; que vous soyez telle que je vous vois, ou qu'un charme trompe
ma vue, je ne cesserai point de vous aimer. Eh bien, reprit-elle, pHÎ.sque
vous êtes assez opiniâtre pour persister dans la résolution de me fatiguer
de vos soins, ma maison désormais ne sera plus ouverte pour vous. Je
vous l'interdis, el vous défends de paraître jamais devant moi.
Vous ci'oyez peut-être, après cela, que don Valerio, déconcerté de ce
qu'il venait d'entendre, fit une honnête relraite. Au contraire, il n'en
devint que plus importun. L'amour fait ilans les amants le même effet que
le viudans les ivrognes. Le cavalier pria, gémit; et, passant tout à coup
des prières aux eui|)orteraents, il voulut avoir par la fore; ce qu'il ne
pouvait obtenir autrement. Mais la dame, le répous.saut avec courage, lui
dit d'un air irrité: Arrêtez, téméraire: je vais mettre un frein à voire
folle ardeur. Apprenez que vous êtes mon fils. 5
Don Valerio fut étourdi de ces paroles ; il suspendit sa violence. Mais
GIL BLAS.
95
s'inwt;i)iaiU qu'liiésilc ne p.iil.iil ainsi (jue pdur se soiislniire à ses solli-
citalions, il lui répontlil : Vuus iuvenlci celte fable pour vous dcrolier à
mes désirs. Non, non. interrompit-elle, je vous révèle un mystère que. je
vous aurais toujours caché, si vous ne m'eussiez pas réiluile à la nécessité
de vous le découvrir. Il y a vinîjl-si.t ans que.j'aimaisdnn l'éilre de Luna^
voire père, qui était alors p;ouverneur de Sés;ovie : vous d(^■in^es le fruit
de nos amours; il vous reconnut, vous lit élever avec soin; et, outre
qu'il n'avait point d'autre enfant, vos lionnes qualités le déterminèrent à
vous laisser du liieu. De mon coté, je ne vous ai pas abandonne : ritôt que
je vous ai vu ejitrer dans le monde, je vous ai attire chez moi, pour vous
inspii-er ces manières polies qui sont si nécessaires à un i;alant liomiiie.
et que les femmes seules peuvent donner au.x jeunes cavaliers, .l'ai fait
plus, j'ai employé tout mon crédit pour vous mettre chez le pn'iniermi-
iiislie. Kiifin, jenie suis intéressée pour vous comme je le devais pour un
lils. Après cet aveu, prenez votre parti. Si vous pouvez épurer vos senti-
ments et ne regarder en moi ipi'une mère, je ub vous bannis point de
ma présence, et j'aurai jiour vous toute la tendresse que j'ai eue jusqu'ici.
Mais si vous n'èles pas capable de cet effort, que la nature et la raison
exi;,'eut de vous, fuyez dés ce moment, et me délivrez de l'horreur de
vous voir.
Inésile parla de cette sorte. Pendant ce lemps-là, don Valerio gardait
un morue silence. On eût dit qu'il rappelait sa vertu, et c^ii'il allait se vain-
cre lui-même. C'est à quoi il ne pensait nullement; il méditait nu autre
dessein et jiréparait à sa mère un spectacle bien différent. Ne pouvant se
consoler de l'obstacle qui s'opposait à son bonheur, il céda lâchement à
sou désespoir. H lira son épée, et se l'enfonça dans le sein. Il se punit
comme un autre Œdipe, avec cette différence (|iie le Thébain s'aveugla
de regret d'avoir consommé le crime, et qu'au coTitraire le Castillan se
jieiça de douleur de ne le pouvoir commettre.
Le maliicureux don Valerio ne mourut pas sur-le-champ du coup qu'il
s'élail |iorté. 11 eut le temps de se reconnaître et de demander pardon au
ciel de s'èlre lui-même olé la vie. Comme il laissa par sa mort un poste
de secrétaire vacant chez le duc de terme, ce ministre, qui n'avait pas
oublié ma relation d'incendie, non plus i[ue l'éloge qu'on lui avait fait de
moi, me choisit pour remplacer ce jeune iionnne.
CUAPITRE II.
Uil Blas Cil jiit'senté au duc rtc Lof me, qui le ie(;oil au noniliic (le ses setiOlaiics ;
ce uiiuiâirc le tuit navaîller, clesl cuuicuiile suu travail.
Ce fut Monteser qui m'annonça celte agréable nouvelle, et me dit :
Ami Cil Dlas, ((uoiipie je ne vous perde |ias sans regret, je vous aime
trop pour n'être pas ravi que vous succédiez à dou Valerio. Vous ne man-
ipierez pas de faire une belle fortune, pourvu que vous suiviez les deux
conseils que j'ai à vous donner : le premier, c est de paraître tellement
atlaché ;i Son Excellence qu'elle ne dnnte pas i{uevous ne lui soyez en-
liérement dévoué ; et le second, c'est de bien faire voire cour au seigneur
don liiidrigiie de Calderoue; car cet homme-là manie comme nue cire
iMolle l'fsprit de son maître. Si vous avez le bonheur de vous acquérir la
biriiveillance de ce .secrétaire favori, vous irez loin en peu de lemps ; c est
une chose dont j'ose hardiment vous répondre.
Seigneur, dis-jeà don Diegiie après lui avoir rendu grâces de ses bons
avis, apprenez-moi, s'il vous plail,de quel caractère est don Itodrigue.
J'en ai quelquefois enlojidii parler dans le monde: on me l'a dépeint comme,
nu as.sez mauvais sujet; mais je me délie des |iorlraiis que le peuple fait
des personnes qui sont en place à la cour, i|uui(|u il en juge sainement
(picdqHcfois. Dites-moi donc, je vous |irie, ce que vous iicnsez du seigneur
(^ildcrone.'Vous nie demandez une ciiosc délicate, répondit le snrinleii-
d.int avec un souris malin. Je dirais à un autre que vous, sans hésiter,
(pic cesl un trés-bonnètc gcnlilhomme. et iiu'on n'en saurait dire que du
bien; mais je veux avoir de la franchise avec vous. Outre que je vous
crois un garçon fort discret, il me semble que je dois*vous parler à cn'ur
ouvert de don liodrigiic, puisque je vous ai conseillé de le bien ménager;
aulremeut ce ne serait vous obliger qu'à demi.
Vous salirez done. poursuivit-il, (pie de simple domestique qu'il était
de son lixcelliMice Ku'squ'elle ne porlait encore ijiie le nom de dou Fran-
çois de Saiidoval, il est parvenu jiar degrés au poste de premier secré-
taire. On n'a jamais vu d liomine pins lier ; il ne répond guère aux poli-
tesses (ju'on lui l'ail, à moins que de fortes raisons ne l'y obligenl Kii nu
mot. il se regarde comme un collègue du ducde Leriiie ; et, dans le fond,
on dirait qu'il partage avec lui l'autorité de |iremier ministre, puisipi'il
fail donner d(!s charges et des gouvernements à qui bon lui semble. Le
public en murmure souvent; mais c'est de ipioi il ne se met guère eu
peine : pourvu (|u'il tire des paragiianles d'une affaire, il se soucie fort
peu des épilogiii'urs. Vous concevez bien par ce c|ne je viens de vous dire,
ajouta dou Diègue, quelle conduite vous a^ez a lenir avec un mortel si
(ugiieillciix. oii ! que oui, lui dis-je; laissez-moi faire. Il y aura bien du
inalheiir, si je ne me fais |ias aimer de lui. IJuand ou connail le défaut
d'un homme à qui l'on vent plaire, il faut étie bien maladroit pour n'y
jias rén.ssir. Cela étant, reprit Monteser, je vais vous présenter tout à
1 heure au duc de Lerme.
.Nous allâmes dans le nioiiicnt chez ce ministre, iiuc nous trouvâmes
daiui une grande salle, occupé à donner audience. Il y avait là plus de
monde que chez le roi. Je vis des commandeurs et des chevaliers de Saint-
Jacques et de Calatrava (|uî soUicitaii-nt des gouvernements et des vîcc-
royautés ; des évèques ipii, ne se portant pas bien dans. leurs diocèses,
voulaient, seulement pour changer d'air, devenir archevêques ; et de bons
pères de Saint-Dominiipie et de Saint-François qui demandaient humble-
ment des évèchés. Je remarquai aussi des offlciers réformés qui faisaient
le même rôle qu'y avait fait ci-devant le capitaine Chinchilla, c'est-à-dire
qui se morfondaient dans l'attente d'une ]ieiision. Si le duc ne satîsfai.sait
pas leurs désirs, il recevait du moins leurs placels d'un air affable; et je
m'aperçus qu'il répondaît fort poliment aux personnes qiiî-lui pailaieiil.
Noils'ei'iines la patience d'attendre qu'il eut expédié tons ces suppliants.
Alors don Diègue lui dit . Monseigneur, voici Cil Blas de Sanlillanc, co
jeune homme dont Votre Excellence a l'ait choix pour remplir la place de
don Valerio. A ces mois, le duc jeta les yeux sur moi en disant que je l'a-
vais déjà méritée par les services que je lui avais rendus. 11 me lit ensuite
entrer dans son cabinet pour m'entretenir en particulier, ou plulôt pour
juger de mon esprit |iar ma conversation. D'abord il voulut savoir qui
j'étais, et la vie que j'avais menée jusque-là. 11 exigea même de moi l.i-
dessus une narration sincère. (Jiiel delail c'était me demander ! De mentir
devant un premier ministre d'Espagne, il n'y avait pas d'apparence ; d'une
au Ire part, j'avais tant de choses à dire aux dépens de ma vanité, que je ne
pouvais me résoudre à nue confession générale. Comment sortir de cet
embarras? Je pris le parti de farder la vérité dans les endroits où elle
aurait fait peur toute nue. Mais il ne laissa pas de la démêler malgré tout
mon art. Monsieur de Santillane, me dit-il en souriant à la On de mou
récit, à ce que je vois, vous-avcz été tant soit peu picaro. Monseigneur,
lui répundis-je en rougissant, Votre Excellence m'a ordonné d'avoir de la
sincérité, je lui ai obéi. Je t'en sais bon gré, réplîqua-l-il. Va, mon enfant,
tu en es ([iiitte à hou marché : je m'étonne (pie le mauvais exemple ne t'ait
|ias entièrement perdu. Cemhien y a-t-il d'iionnêles gens qui deviendraient
de grands fripons si la fortune les mellail aux mêmes épreuves !
Ami Santillane, continua le ministre, ne te souviens pins du passé ;
songe (]ue tu es présenlcinent au roi, et que tu seras dé.sormais occupe
pour lui. Tu n'as qu'à me suivre ; je vais l'apprendre en quoi consiste-
ront tes nccupalioiis. A ces mois, le duc me mena dans un petit cabinet
qui joignait le sien, et où il y avait sur des lahletles une vinglaine.de re-
gistres in-folio fort épais. C'est ici, me dit-il, que tu travailleras ; fiius ces
registres que tu vois composent un diclionnaire de toutes les familles
nobles oui sont dans les royaumes et princiiiaiités de la inouaicliie. d'Es-
pagne. Chaque livre contient, |iar ordre al|diabetiqiie, l'Iiisloire abrégée
de tous les gentîlhommes d'un royaume, dans laquelle sont détaillés les
services qu'eux et leurs ancêtres ont rendus à l'Etat, aussi bien que les
alfaires d'honneur qui peuvent leur être arrivées. Ou y l'ait encore men-
tion de leurs biens, de leurs mœurs, en un mot, de toutes leurs bonnes
et mauvaises qualités; en sorte que, lorsqu'ils viennent demander des
gr'vces à la cour, je vois d'un coup d'œil s ils les méritenl. l'our savoir
exacicmcnl toutes ces choses, j'ai partout des pensionnaires qui ont soin
de s'en informer, et de m'en instruire par des mémoires (pTils m'envoient ;
mais, comme ces mémoires sont diffus et remplis de façons de parler pro-
vinciales, il faut les. rédiger et en jiolir la diction, parce que le roi se
fait lire i[iielquefois ces registres. C'est à ce travail, qui demande un style
net et concis, que je veux l'employer dès ce moment.
En parlant ainsi, il tira d'un grand portefeuille plein de papiers un mé-
moire qu'il me mit entre les mains ; puis il sortit de mon cahinel, pour
m'y laisser faire mon coup d'essai en liberté. Je lus le mémoire, ipii me
parut non-seulement farci de termes barbares, mais inême trop |ia.ssioniié.
C'était pourtant un moine de la ville de Solsone qui l'avait composé. Sa
Itévèreiice, eu affectant le style d'un homme de bien, y déchirait impiloya-
lilement une bonne famille calalane, et Dieu sait s'il disait la vérité ! Je
crus lire un libelle diffamatoire, et je me lis d'abord un scrupule de tra-
vailler sur cela ; je craignais de me rendre complice d'une calomnie :
néanmoins, tout neuf (pie j'étais à la cour, je passai onlrc, aux périls et
fortune de l'àme du bon religieux; et, metlanl sur sou compic toute l'î-
iii([iiité,s'il y en avait, je coinmeiiçai à déshonorer en belles phrases cas-
lillaues deux ou trois génèralions d'honnêles gens peiit-i''lie.
J'avais déjà fait quatre ou ciii(| pages, quand le duc, impalicntde savoir
comment je m'y prenais, revint et me dit: Santillane, niontroinoi ce que
tu as fail, je suis curieux de le voir. En même temps, jetant la vue sur
mon ouvrage, il en lut le commencement avec beaucoup d'altcntion. Il eu
parut si content que j en fus surpris, 'fout prévenu que j'étais en ta fa-
veur, nqu'it-il, je t'avoue i|ue lu as surpassé mon attente, 'fu n'écris pas
seulement avec toute la netteté et la précision que je désirais, je trouve
encore Ion style léger et enjoué. Tu jiislilies bien le choix i[ue j'ai fait de
la pliiini!, et lu me consoles de la perte de Ion prédécesseur. Le ministre
n'aurait pas borné là mon éloge, si le comte de Lemos, son neveu, ne
fut venu l'interrompre en cet endroit. Son Excellence l'embrassa plusieurs
fois, et le reçut d'une manière qui me lit connailrc qu'elle l'aimait teii-
(Iremeul. Ils s'enfermèrent tous deux )ioiir s'eiilretenir eu secret d'une
affaire de famille dont je parlerai dans la suite, cl dont le duc était alors
plus occupé que de celles du roi.
l'endant ([u'ils étaieiil enseinhle, j'entemlis sonner midi. Comme je sa-
vais i|ue les secrétaires et hs ciniimis ipiillaient à celle heure-là leurs
bureaux |)uur aller dîner ou il leur plaisail. je laissai lu mon cliel'-d'ii'uvre,
et sortis [pQur me rendre, non chez Monteser, parce qii il ni'arait paye
mes a|tpointeiiieiils, et que j'avais pris congé de lui, mais chez le pliis
94
GlL iiLAS.
fiinieiix tniili'ur du (|ii.iitier de la cour. Tne auberge ordinaire ne nie
convenait plus. Sonjc que lu es préscnlement au roi : ces paroles, que
le duc m'avait dites, s uffraienl sans cesse à ma mémoire, et devenaient
des semences d.'anil)ition qui germaient d'iuslant en instant dans mon
esprit .
ClIAriTHE lit.
Il aiiprciul i[iu' son poste nVsl pas sans désaRréiiirnl. De l'inqiiiéliKle que lui cause celle
iiuuvclle, cl de la conduile qu'elle l'oblige à tenir.
J'eus grand soin, en enti-nut, d'apprendre nu Iraileur que j'élais un
secrétaire du premier ministre; et, en celte (lualité, je ne savais i|ue lui
ordonner de ni'npprêter pour mon diner. J'avais peur de demander (|uel-
qiie chose qui sentit l'épaigue, et je lui dis dt me donner ce qu'il lui jdai-
r.iit. n me légala bien, et l'on me servit avec des marques de considé-
ration qui me faisaient encore plus de plaisir que la bonne chère. Quand
il fut (|ueslion de (layer, je jetai sur la table une pistole, dont j'abandon-
nai aux valets nu quart pour le moins qu'il y avait de reste à me rendre.
Après quoi, je soitis de chez le traiteur en faisant des écarts de poitrine
comme un jeune lioinnie fort content de sa personne.
11 y avait à vingt pas de là un grand bôlel garni ou logeaient d'ordinaire
des seigneurs étrangers. J'y louai un appartement de cinq ou si.\ pièces
bien meublées : il semblait que j'eusse dcj.i deux ou trois mille ducats de
renie. Je donnai même le premier mois d'avance, après cela je retournai
au travail, et je m'occupai toute l'après-dinée à continuer ce que j'avais
commencé le matin. 11 y avait dans un cabinet voisin du mien deux aulres
secrétaires; mais ceux-ci ne faisaient que mettre au net ce ([Ue le duc
leur portait lui-mênie à copier. Je fis connaissance avec eus des ce soir-
là même, en nous retirant ; et, pour mieux gagner leur amitié, jeles en-
traînai chez mou traiteur, on j'ordonnai les meilleures viandes pour la
saison, avec les vins les plus délicats et les plus estimés en Espagne.
ISons nous mimes à table, et nous commençâmes à nous ontreienir avec
plus de gaieté que d'e.iprit; car, pour rendre justice à mes convives, je
m'aperçus bientôt qu'ils ue devaient pas à leur génie les places qu'ils rem-
plissaient dans leur bureau. Ils se connaissaient, « la vérité, en belles
lettres rondes et bâtardes; mais ils n'avaient pas la moindre teinture de
celles qu'on enseigne dans les universités.
En récompense, ils entendaient à merveille leurs petits intérêts, et ils
me firent connnilrc qu'ils n'étaient pas si enivrés de l'honucur d'être chez
le premier ministre, qu'ils ne se plaignissent de leur condition. Il y a, di-
sait l'un, déjà cinq mois que nous exerçons notre emploi à nos dépens.
Nous ne touchons pas nos appointements; el, qui pis est, nos appointe-
ments ne sont pas réglés. Nous ne savons sur quel pied nous sommes,
l'our moi, disait l'autre, je voudrais avoir reçu vingt coups d'éirivièies
pour appointements, et qu'on me laissât la liberté de prendre un jiarti
ailleurs; car je n'oserais me retirer de moi-même, ni demander mon
congé, après les choses secrètes que j'ai écrites : je pourrais bien aller
voir'^la tour de Sogovic ou le cbàleau d'.Micante.
Comment faites-vous donc pour vivre? leur dis -je : vous avez du bien,
apparemment .' Us me répondirent qu'ils en avaient fort peu, mais qu'lieu-
reii.sement pour eux ils étaient logés chez une bonncle veuve qui leur
faisait crédit el les nourrissait pour cent pistoles chacun parannée. Tous
ces di.scours, dont je ne perdis pas un mot, abaissèrent dans le moment
mes orgueilleuses fumées. Je me représentai qu'on n'aurait pas sans doule
plus d'attention jiour moi que pour les aulres ; que par conséquent je
ne devais pas être si charmé de mon poste ; qu'il était moins solide que
je ne l'avais cru, et iprenfin je ne pouvais assez ménager ma bourse. Ces
réilexions me guérirent de la rage de dépenser. Je commençai à me repen-
tir d'avoir amené là ces secrétaires, à souhaiter la fin du lepas; et, lors-
qu'il fallut compter, j'eus avec le traileur une dispute pour l'écot.
Nous nous sé|paiàmes à minuit, mes confrères et moi, parce que je ne
les pressai pas de boire davantage. Ils s'en allèrent chez leur veuve, et je
me retirai à mon superbe appartement, (|ue j'enrageais pour lors d'avoir
loué, et que je me promeltnis bien de quitter à la lin du mois. J eus beau
me coucher dans un bon lit , mou impiiétude eu écarta le sommeil.
Je jiassai le reste de la nuit à lèver aux moyens de no pas travailler pour
le roi généreusement. Je m'en lins là-dessus aux conseils de Monleser.
Je me levai dans la résolution d'aller faire la révérence à don liodrigue
de Calderone; j'étais dans une dis|iosition très-propre à paraître devant
un homme si lier, car je sentais que j'avais besoin de lui. Je me rendis
donc chez ce secrétaire.
Son logement communiquait à celui du duc de Lernie et l'égalait en
maguiricence. On aurait eu de la peine a distinguer, par b's ameublemcnls,
lo liiailre du valet. Je me lis annoncer tomme successeur de don Valerio,
ce (|ui n'enqiècha pas ([u'on ne me fil nitendre |ilns d'uni' heure dans l'an-
liehambre. Monsieur le nouveau secrétaire, me disai>-je pemlaul .ce tenqis-
là, prenez, s'il vous plail palience ; vouscroi|ueiez bien le maiinul, avant
c]iie vous le fassiez <roipier aux autri^s.
On uuvril pourtant la porte de la chambre ; j'entrai et m'avançai vers
dciii l'iodrigue. qui, venant d'écrire nn billet doux à sa charmante'siréne,
le dounail] à l'ejrille dans ce momenl-la. Je n'avais pas paru devant l'ar-
chevèquc de (Jrenade, ni devant le comte de Caliano, ni même devant le
premier ministre, si respectueusemeul i|ufi je me présentai aux yeux du
seigaeur de Caldeionc. oe le saluai eu baissaullu lèle jusqu'à terre, et lui
demandant sa ]irolectioii dans des termes dont je ne puis me souvenir
sans boule, tant ils étaient pleins de soimiission. Ma bassesse aurait tourné
loiilre moi dans l'esprit d'un luimmo qui eût eu moins de lierlé. Pour
lui, il s'accommoda fcu-l de mes manières lampanlcs, et me dil d'un air
même assez honnête qu'il ne laisserait échapper aucune occasion de me
f^iie plaisir.
Là-dessus, le remerciant avec de grandes démonstrations de zélé des
sentiments favorables qu'il me marquait, je lui vouai un éternel attache-
ment. Ensuite, de peur de l'incommoder, je sortis, en le priant de m'cx-
cu.ser si je l'avais interrompu dans ses importante's occupations. Sitôt que
j'eus fait une si indigne démarche, je me retirai |dein de confusion, et je
gagnai mon bureau, où j'achevai l'ouvrage qu'on m'avait chargé de faire.
Le duc ne manqua pas d'y venir dans la matinée ; il ne fut pas moins
coulent de la fin de mon travail qu'il l'avait été du commencement, el il
me dit : Voilà qui est bien ; écris toi-même, le mieux ipie tu pourras,
celte histoire abrégée sur le registre de (^.alalogne. Après quoi, tu pren-
dras dans le portefeuille un antre mémoire, que tu rédigeras de la même
manière. J'eus une assez longue conversation avec Son Excellence, dont
l'air doux et familier me charmait. (Juelle différence il y avait d'elle à
Calderone I C'étaienl deux figures bien contrastées.
Je dinai ce jour-là dans une auberge où l'on mangeait ajuste prix, et
je résolus d'y aller tous les jours incognito, jusqu'à ce que je visse l'ef-
i'et que mes complaisances et mes souplesses produiraient. J'avais de l'ar-
gent pour trois mo*s tout au plus; je me prescrivis ce temps-là pour tra-
vailler aux dépens de qui il appartiendrait, me proposant, les plus courtes
folies étant les meilleures, d'abandonner après cela la cour et son clin-
quant, si je n'en recevais aucun salaire. Je lis donc ainsi mon plan. Je
n'épargnai rien pendant deux mois pour plaire à Calderone ; mais il me
linl si peu de compte de tout ce que je faisais pour y réussir, que je dés-
espérai d'en venir à bout. Je changeai de conduite à son égard ; je cessai
de lui faire la cour, et je ne ui'attachai plus qu'à mcllre à profil les mo-
ments d'enlretien que j'avais avec le duc.
CUAriTRE IV.
i;il Blas gagne la faveur du duc de Lernie, qui le rend dcposilairé d'un sccrel important.
Quoique monseigneur ne fit, pour ainsi dire, que paraître et disparaî-
tre à mes yeux tous les jours, je ne laissai pas insensiblement de me ren-
dre si agréable à Son Excellence, qu'elle me dit une aprés-dince : Ecoute,
Cil Blas, j'aime le caractère de Ion esprit, et j'ai de la bienveillance potir
loi. Tu es un garçon zélé, fidèle, plein d intelligence et de discrétion ; je
ne crois pas mal placer ma confiance en la donnant à un pareil sujet. Je
me jetai à ses genoux lorsque j'eus entendu ces paroles; et, après avoir
baisé respectueuseinent une de ses mains, qu'il me tendait pour nie rele-
ver, je. lui répondis : Est-il bien possible que Votre Excellence daigne
m'Iionorer d'une si gi'ande faveur? Que vos bontés vont me faire d'enne-
mis secrets! Mais il n'y a qu'un homme dont je redoute la haine ; c'est
don liodrigue de Calderone.
Tu ne dois rien appréhender de ce côté-là, reprit le duc. Je connais Cal-
derone; il csl attaché à moi depuis .son enfance. Je puis dire que ses
sentiments sont si conformes aux miens, qu'il chérit tout ce que j'aime,
comme il hait toul ce ipii me déplaît. Au lieu de craindre qu'il n'ait de
l'aversion pour loi, tu dois au contraire complersur son amitié. Je com-
pris par là que le seigneur don Uolrigiie était un hn matois; qu'il s'était
emparé de l'esprit de Son Excellence, et que je m pouvais trop garder
de mesures avec lui.
Pour commencer, poursuivit le duc,, à te metlre en possession de ma
confidence, je vais te découvrir un dessoin que je médite. 11 est néces-
saire que lu en sois instruit |iour te bien acquitter des commi.sions dont
je prétends le chaiger dans la suite. Il y a déjà longlem|is que je vois
rnon aulorité généralemenl respectée, mes décisiuns aveuglément suivies,
el que je dispose à mon gre des charges, des emplois, des gouvernements,
des vice-royautés ePdes bénélices. Je règne, si j'ose le dire, en Espagne.
Je |ne puis pousser ma fortune plus loin ; mais je voudrais la mettre à
l'abri des leinpéics qui commencent à la menacer ; el, pour cet effet, je
souhaiterais d'avoir pour successeur au ministère le comte de Lemos,
mon neveu.
Le ministre, en cet endroit de son discours, remarquant que j'étais
extrêinement surpris de ce que j'entendais, me dit : Je vois bien, Sanlil-
lanc, je vois bien co qui t'éloniic ; il te semble fort étrange que je pré-
fère mon neveu au duc d'Uzede, mon propre fils. Mais apprends que co
dernier a le génie trop borné pour occuper ma place, el que d'ailleurs je
suis son ennemi, lia trouvé le secret de plaire au roi, qui en veut faire
son favori ; et c'est ce que je ne puis .soulfrir. La faveur d'un souverain
resscinlile à la possession d'une femme qu'on aihire; c'est un bunhciir
dont on est si jaloux iju'on ne peut se résoudre à le partager avec un ri-
val, quehpie uni qu'on soit avtc lui par le .sang ou par l'amitié.
Je le monlic ici, continua-t-il, le fond de mon cœiir. J'ai déjà tenté de
détruire le duc d'Uzéde dans l'esprit du roi ; et, comme je n'ai pu ca
venir à boni, j'ai dressé une autre batterie. Je veux que le coinledc Le-
mos, de .son côté, s'insinue dans les bonnes grâces du prince d'I'ispague.
Etant gentilhomme de sa chambre, il a' occasion de lui parler à tiuite
heure ;' cl, outre qu'il a de l'esprit, ju sais uu moyen sùf de lo faire réus-
GIL iîLAS.
95
sii'd.ins celle entreprise. Parce stratagème, j'opposerai mon neveu à mon
fils. Je ferifi nnitre entre ces cousins une division qui les obliijera tous ileiix
à reciierciier iiMii appui, et le besoin qu'ils auront de moi me les rendra
soumis l'nn et l'autre. Voilà quel est mon jirojct, ajoula-t-il; Ion cuirs-
mise ne m y sera pas inutile. C'est toi que j'enverrai secréteniiMit au conile
de Lemos, et iiai nie rap|jortcras de sa jiart tout ce qu'il aura à me l'aire
savoii'.
Après cette conGdcnce, ([ue je rejçaidai comme de l'argent comptant,
je n'eus |ilus d'ini[uictude. Enfin, disais-je, me voici sous la gouttière:
une pluie d'or va loniher sur moi. 11 est impossible que le conlideul d'un
bomme ((ui gouverne la monarchie d'Espagne ne soit pas bientôt couiblé
de richesses". Plein d'une si douce espérance, je voyais d'un œil indilïè-
renl ma pauvre bourse tirer à sa lin.
CII.\P1T11E V.
Où l'on verra Gil lilas fomlilo do joie, d'honneur cl de luisore.
Ou s'aperçut bientôt à la cour de l'affection que le ministre avait |iour
moi ; il affecta d'en donner des marques publi(|uemenl, en me chaig<Mnt
de son |iortefeuille, qu'il avait coutume de porter lui-même lorsqu'il allaii
au conseil. Celte nouveauté, me faisant regarder comme un pelit favori,
excila l'envie de plusieurs personnes, et lut cause que je reçus Je 1 eau
bénite de cour. Mes deux voisins les secrétaires ne furent pas îles derniers
à me complimenter sur ma prochaine grandeur, el ils m'invitéient a
souper chez leur veuve, moins par représailles que dans la vue de ni'en-
gager à leur rendre service dans la suite. Un nie faisait fêle dej toutes
parts : le lier don Kodrigue même changea de manières avec moi ; il ne
m'appela plus que seigneur de Sanlillane, lui qui JHSi|u'alors ne m'avait
traite que de t-oiis, sans jamais se servir du terme de seigneurie. Il m'ac-
cablait de civilités, surtout lorsqu'il jugeait que notre patron pouvait le
remarquer. Mais je vous assure qu il n'avait pasafAiireà un sot. Je répon-
dis à ses honnêtetés d'autant plus |ioliineiit que j'avais plus de haine pour
lui : un vieux courlisan ne s'en serait pas mieux ac([uitlé que moi.
J'accompagnais aussi le duc mon seigneur lorsqu'il allait chez le roi,
et il y allait ordinairement trois fois le jour. 11 entrait le malin dans la
chambre de Sa Majesté lorsiiu'elle élait éveillée ; il se mettait à genoux
au chevet de son lu, l'entreleuait des choses qu'elle avait à faire dans la
journée, et lui dictait celles ([u'ellc avait à dire. Ensuite il se relirait. Il
y retournait aussitôt qu'elle avait diné, non pour lui parler d'affaires ; il
ne lui tenait alors que des discours réjouissanls.i 11 la régalait de tontes
les aventures plaisantes qui arrivaient dans Madrid, el dont il était tou-
jours le premier instruit par des personnes pensionnées pour cet effet.
Et enfin, le soir, il revoyait le roi pour la troisième fois, lui rendait
compte, comme il lui plaisait, de ce qu'il avait fait ce jour-la, et lui de-
mandait, par manière ilacquit, ses ordres jiour le lendemain. Tandis qu'il
élait avec le roi, je nie tenais dans l'-inlicliambre, où je voyais des per-
sonnes Je Munlité, dévouées à la faveur, rechercher ma conversaiion el
s'a|iplaudir de ce que je voulais bien me prêter à la leur. Comment au-
lais-je pu, après cela, ne me pas croire un h mime de conséquence? 11 y
a bien des gens à la cour qui ont encore pour moins cette opinion-là
d'eux.
Un jour j'eus nn plus grand sujet de vanité. Le roi, à qui le duc avait
parlé fort avanlageusement de mon style, fut curieux d'en voir un échan-
tillon. Sun Excellenc^ne lit prendre le registre de (latalogiie, me mena
devant ce monartpic, et me dit de lire le .premier mémoire (jue j'avais
rédigé. Si la présence du prince me troubla d'abord, celle du ministre
nie rassura bientôl, et je fis la lecture de mon ouvrage, i|iie Sa Maje^lé
n'entendit pas sans plaisir. Elle eut la bonté de témoigner qu'elle était
contente de moi, et do recommander même à son ministre d'avoir soin
de ma forlun;;. Cela ne diminua rien de l'orgueil (|uc j'avais dèj.i ; et
l'cnirelien quej'cus peu do jours après avec le comle de Lemos acheva
de me remplir la tète d'ambitieuses idées.
J'allai trouver ce seigneur, de la part de son oncle, chez le prince d'Es-
pagne, et je lui présentai une lettre de créance, par bKpielle le duc lui
mandait qu'il pouvait s'ouvrir à nioi comme à un bùiiinie qui avait nue
entière connaissance de leur dessein, et qui était choisi pour être leur
messager commun. Après avoir lu ce billel, le comle me conduisit dans
une chambre ou nous nous enfernijlmes Ions deux, et là, ce jeune sei-
gneur me tint ce discours : Puisque vous avez la confiance du duc de
Lerme, je ne douie pas que vous ne la méritiez, et je.ne dois faire aucune
difOcullé de vous donner la mienne. Vous saurez donc que les choses vont
le mieux du monde ; le [jrince d'Espagne me distingue de tous les sei-
gneurs q\ii sont attachés à sa personne, ct(|ui s'étudient à lui plaire. J'ai
eu ce matin une conversaiion parliculicri! avec lui, dans laquelle il m'a
paiii chagrin de se voir, par 1 avarice ilu roi, hors d'état de suivre les
moiiveinents de .son cdMir généreux, et même de faire une dépense con-
venable à un jM-ince. Sur cela, je n'ai pas niani(iié de le plaindre ; el, pro-
litanl de ce inoincnl-là, j'ai promis de lui porter demain à son lever mille
jtisloles, en attendant de plus gros.ses soinnies, que je me suis l'ait fort de
lui fournir incessamment. Il a été charmé de ma |)romesse; et je suis bien
sur de capiiyer sa lùenveillance si je lui tiens pande. Allez dire, ajuula-t-il,
toutes ces circonstances à mon oncle, et revenez m'apiirendre ce soir ce
qu'il pense là-dessus.
Je quittai le comte de Lemos dés qu'il m'eut parlé de celte sorte, el Je
rejoignis le duc de Lerme, qui, sur mon rapport, envoya demander à Cal-
dcrone mille pistoles, dont on me chargea le soir, el que j'allai remeltre
nu comle, en disant en moi-même : ilo! ho! je vois bien à présent quel
est l'infaillible moyen qu'a le ministre pour rcus>ir dans son eiitrepri.se !
11 a, parbleu, raison; et, selon toutes les apparences, ces pri digalilés ne
le ruinennil point. Je devine aisément dans quels coffres il prend ces
belUs pistoles ; mais, après tout, n'est-il pasjusle que ce soit le père qui
entretienne le fils? Le comle de Lemos, lorsque je me séparai de lui, me
dit lout bas: Adieu, notre cher confident! Le prince d'Espagne aime un
peu les dames ; il faudia que nous ayons, vous et moi, au premier jour,
une conférence là-dessus : je )irévois que j'aurai bientôt besoin de votre
ministère. Je m'en .retournai en rêvant à ces mois, qui n'élaient nulle-
ment ambigus, et (|U! nie remplissaient de joie. Comment diable, disais-
je, me voilà prêt à devenir le Mercure de l'héritier de la monarchie I Je
n'examinai point si cela élait bonou mauvais : la qualité du galant étour-
dissait ma morale. Quelle gloire pour moi d'èlre ministre des plaisirs d'un
grand prince 1 Ohl tout beau, monsieur Cil Blas, me dira-l-on : il ne s'a-
gissait pour vous que d'être ministre en second. J'en demeure d'accord ;
mais, dans le fond, ces deux postes font autant d'honneur l'un que l'au-
lie , le profit seul en est dilTércnt.
En m acquittant de ces nobles commissions, en me inellant do jour en
jour plus avant dans les bonnes grâces du premier ministre, avec les [dus
belles espérances du monde, ((ue j'eusse elé heureux si l'anibilion m'eiit
préservé de la faim ! 11 y avait plus de deux mois que je m'élais défait de
mon magnili(|iie appartement, et que j'occupais une petite chambre garnie
des plus modestes. Quoique cela me fil do la peine, comme j'en sortais
de bon matin et que je n y rentrais que la nuit pour y coucher, je prenais
patience J'étais loulo la journée sur mon ibéclre,' c'esl-à-dire chez le
duc. J'y jouais un rôle de seigneur ; mais quand j'étais reliic dans mon
taudis, le seigneur s'évanouissait, et il ne restait que le pauvre Cil Blas,
sans argent, et, qui pis est, sans avoir de quoi en faire. Outre que j'étais
Irop fier pour découvrir à quelqu'un mes besoins, je ne connaissais per-
sonne qui pi'il m'aider que donIVavarro, que j'avais trop négligé depuis
ijue j'étais à la cour, pour oser m'adresser à lui. J'avais été obligé de
vendre mes bardes pièce à pièce ; je n'avais jjIus que celles donlje ne
pouvais absolument me passer. Je n'allais plus à l'auberge, faule d'avoir de
quoi payer mon ordinaire. Que faisais-je donc pour subsister? Je vais vous
le dire. Tous les matins, dans nos bureaux, on nous apportait pour dé-
jeuner un pelit pain el un doigt de vin ; c'était loiit ce que le ministre
nous faisait donner. Je ne mangeais que cela dans la journée, el le soir
le plus souvent je me couchais .sans Sun per.
Telle était la situation d'un bomme qui brillait à la cour, qiioiciu'il y
dùi faire plus de p:lié que d'envie. Je ne pus néanmoins résister à ma
misère, el Je me déterminai enfin à la découvrir au duc de Lerme, si j'en
trouvais l'occasion. Par bonheur, elle s'offrit à l'Escurial, où le roi et le
prince d'Espagne allèrent quelques jours après.
CHAPITRE VI.
Lorsque le roi élait à l'Escurial, il y défrayait lout le monde, de ma-
nière que je ne sentais point là où le bàl me blessait. Je couchais dans une
garde-robe auprès de la chambre du duc. Ce miiiislre, un malin, s'clanl
levé à son onlinaire au point du jour, me lit picndre quebpies papiers
avec une écriloire, cime dit de le suivre dans les jardins du palais. iVous
allâmes nous. asseoir sous des arbres, ou où je me miM, iinr son ordre,
dans l'attitude d'un homme qui écrit sur ia forme de son chapeau ; et lui,
il tenait à la main un papier qu'il faisait semblant de lire. Nous parais-
sions de loin orcupés d'affaires fort sérieuses, el toutefois nous ne par-
lions que di! bagatelles, car Son Excellence ne les haïssait pas.
Il y avait plus d'une heure que je la réjouissais |iar toutes les saillies
que mon luiineur enjouée me fournissait, quand deux jdes vinrent se
poser sur des arbres qui nous couvrnienl de leur ombrage. Elles com-
mencèrenl à caquelter d'uni! façon si bruyante, qu'elles .iitlrerent notre
altcnlion. Voilà des oiseaux, dit le duc, "qui sembicnl se quereller ; je
serais assez curieux de savoir le sujet de leur i|uerelle. Monseigneur, lui
dis-je, votre curiosité me l'ail souvenir d'une fable indienne qùo j'ai lue
dans Pilpay ou dans un aiilre auteur fabuliste. \m niiuislre me demanda
ipielle était celle fable, et je la lui raconlai en ces termes :
11 régnait anirefois dans la l'eiM^ un bon monarque, qui: n'ayanl pas
assez d'étendue d'esprit pour gouverner lui-iiiême ses Etals, en laissait
le .soin à son grand vizir. Ce ministre, nomiiii; Alaliiiiic, avait un génie
supérieur; il soutenait le poids de celte vasie nionaichie sans en êlre
accalilé. Il la mainlenait dans une paix profonde. 11 avait même l'arl de
rendre aimable l'antorilé royale en la fai.sanl respecter, et les sujets
avaient un |iére affeclionnc dans un vizir fidèle au prince. Alalmuc a\nil
parmi ses secrélaires un jeune Cacliemirien, appelé Zéangir, ipi'il aimait
plus que les aiilrcs. Il prenait plaisir à son enlrelien, le ineiiait avi'c lui
à la chasse, et lui découvrait jusqu'à ses pliissecréles |ieiisoes. Un jour
qu'ils chassaient ensemble dans un bois, le vizir, voyant deux corbeaux
ipii croassaient sur un arbre, dit à son secrétaire : je voudrais bien savoir
ce que ces oiseaux se disent en leur langage. Seigneur, lui réiiondil le
Cacliemirien, vos souhaits peuvent s'accoiiqilir. Eh ! comment cela'.' repril
90
CilL BLAS.
Alalmuc. C'est, répondit Zéangir, -qu'un derviclie cabalislique m'a enseigné
la lanf;uc des oiseaux. Si vous le souhaitez, j'écoulerai ceux-ci, et je vous
répéterai mot pour mol ce que je leur aurai entendu dire.
Gil BIjs invsfnle au duc ilc Lonin'.
Le vizir y consentil. Le C.icliemiricn s'approcha des corbeaux, et parut
leur prêter une oreille attentive. Après i|Uoi, revenant à son nuiitie.
Seii;neur, lui dit-il, le croiriez-vous? nous faisons le sujet de leur con-
versation. Cela n'est pas possible, s'écria le ministre persan. Eh' que
disent-ils de nous? Un des deux, reprit le secrétaire, a dit : Le voilà Ini-
mènie, ce i^rand vizir Atalmuc, cet aigle tutélnire (|ui couvre de ses mIIos
la Perse comme son nid, et qui veille s;ins cesse à sa conservation I l'our
se délasser de ses pénibles travaux, il chasse dans ce bois avec son lidèlc
Zéangir. Que ce secrétaire est heureux de servir un mailre qui a mille
bontés poiirlui! Doucement, a interrompu l'antre corbeau, doucement,
ne vantez pas tant le bonheur de ce Cachemirien ! Alalmuc, il est vrai,
s'entretient avec lui familièrement, l'bonore de sa conli.ince, tt je ne
doute pas mémo qu'il n'ait dessein de lui doimer quel(|ue jour nu emploi
considérable, mais avant ce temps-li, Zéangir mourra de faim. Ce pauvre
diable est logé, dans une |ietite cli.imbic garnie, ou il mnn(|ne des choses
les ]dus nécessaires, lin un mot, il mène une vie misérable, sans que
personne .s'en aperçoive ,i la cour. Le grand vizir ne s'avise pas de s'in-
former s'il est bien on ma! dans ses aflaires; et, content d'avoir pour lui
de bons sentiments, il le laisse en proie à la pauvreté.
.le cessai de parler en cet endroit pour voir venir le duc de Lcrmc, (|ui
me demanda en souriant quelle inqu'ession cet apologue avait l'aile sur
l'esprit d'Alalrauc, et si ce grand vizir ne s'était point offensé de la har-
diesse de son secrétaire. iNon. monseigneur, lui i-iqHoulis-je un |ien
troublé de sa question ; la fable dit au contraire (|M'il le comlila de birn-
l'ails. Cela est beureux, reprit le duc d'un air sérieux ; il y a des ministres
qui ne trouveraient pas bon tin'oii leur fit d(!S leçons. iMais, ajouta-t-il
en rompant l'entretien et en se levaiU, je crois i|ue le roi ne tardera guère
à se réveiller, mon devoir m'appelle auprès de lui. A ces mots il man-ba
vers le palais à grands pas, sans me parler davantage, et très-mal affecté,
à ce (|u'il me semblait, de ma fable indienne.
■le le suivis jusqu'à la porte de la chambre de Sa. Majesté, après quoi
j'allai remettre les ]inpiers dont j'i'lais chargé à l'endroit où je les avais
pris. J'entrai dans un cabinet oii nos deux secrétaires copistes tiavaillaienl,
Car ils étaient aussi du voyage. IJu'avez-vous, seigneur Santillane? dirent-
ils en me voyant; vons'èlies bien ému! vous serait-il arrive (juelquc
désagréable accident?
J'étais trop |)lein du mauvais succès de mon apologue, pour leur cacher
ma douleur. Je leur lis le récit des choses (pn; j'avais-dites un duc, et
ils se nmntrérenl sensibles à la vive afiliction dont je leur jiarus saisi.
Vous avez sujet d'être chagrin, me dit l'un d'eux. Monseigneur, qnelc|ue-
l'ois, prend les choses de travers. Cela n'est que trop Mai, dit l'autre.
Puissiez-vous êlre mieux traité que ne le fut un secrétaire du cardirjil
Spinoza ! Ce secrétaire, las de ne rien recevoir depuis quinze mois qu'il
était occupé par Son Emiuence, prit un jour la liberté de lui reprcsenler
ses besoins, et de demander quelque argent pour vivre. Il est juste, lui dit
le ministre, que vous soyez payé. Tenez, poursnivit-il en lui mettant
entielcsmams une ordonnance de mille ducats, allez toucher cette
somme nu trésor royal, mais sonveacz-vous en même lenqis que je vous
imercie de \os services. Le secrétaire se serait consolé d'être congédié,
s il eut lecn ses mille ducats et qu'on l'cùl laissé chercher de l'emploi
ailleuis mais en sortant de chez le cardinal il fut arrêté par un algiiazil
et conduit T h tour de Ségovie, où il a été longtemps prisonnier.
Ce II lit bistorique redoubla ma frayeur. Je me crus perdu; et, ne
pouvant m en consoler, je commençai à me re)iroclier mon impatience,
comme m je n eusse pas été assez patient. Hélas ! disais-je, pourquoi faut-
il que I ne hasaidé celle malheureuse fable qui a déplu au ministre? Il
tl ut peut ttie sur le point de me tirer de mon état misérable; peut-être
un me ail IIS )e fiire une de ces fortunes subites qui étonnent tout le
inonde (tue de iichesses, que d'honneurs m'échappent par mon étour-
di ne' Je dL\ us bien faire réllexion qu'il va des grands ipii n'aiment pas
|ii on le piLMcnne, et qui veulent qu'on reçoive d'eux comme des
me-, ius(|u mx moindres choses qu'ils sont obligés de donner. lient
mieux \ ilii continuer ma diète sans en rien témoigner au duc; je devais
iiKiut nii hisseï mourir de faim, pour mettre tout le tort de son coté.
(Jiinnd I nui us encore conservé quelque espérance, mon niailre, que je
\is 1 ipies dinte me l'eut fait perdre euliéremenl. H fui fort sérieux avec
moi contre son ordinaire, et il ne me parla point du tout, ce qui nie
ciusib reste du jour une inquiétude mortelle. Je no passai pas la nuit
plu II m |iiilli ment : le regret de voir évanouir mes agréables illusions,
Lt 11 Li unie d ingmeiiter le nomhre»des prisonniers d'iitat, ne me ]ei-
miiintqui d( soii|)irer cl de faire des lamentations.
Le |our sunanl fut le jour de crise. Le duc me lit appeler le matin.
I eiili 11 1 ins sa chambre, jiliis triuiiblant qu'un criniii'.el ipi'on va juger.
Miililliin me dit-il en me niinilr.'int un |i;qiier qu'il avait a la main.
|uiid (clti oidonunnce... Je frémis à ce mot d'oidoiniaiice, et dis en
m 1 iiH me 0 ciel! voici le cardinal Spinosa, la voilure esl jnêlc pour
Si o\ie I I liajiiir (|iii me saisit cm e moment fut telle, que j'iiitcrroiiipis
h iiiini li( tt me Jelant n si-: pieds , Moiiseigurur. lui iliN-jeeii pleurs,
|i sup|ilic lus humblemenl Voire Excellence de nii' p.iriluniier ma har-
diesse L t-st 1 1 nécessité qui m'a forcé de vous apprendie ma misère.
b-CipiOU.
Le duc ne |nil s'empê(herde lire du désordre on il me voyait. Coii-
sok-loi, Gil bliis, me répondit-il, el m écoute. (Jiioii|u'eii me découvrant
tes besoins, ce soit me reprocher de ne les avoir pas piévenus, je ne l'en
I sais iioinl mauvais gré, mon ami. Je me veu.x ]iUit6t du mal a inoi-mème
GIL BLAS.
97
de ne l'avoir pas demandé comme tu vivais. Mais, pour commencer à
réparer celte faute d'attention, je le donne une ordonnance de quinze
cents ducals, ijui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n'est pas
tout, je l'en promets autant cliaque année; et, de plus, (|uand des per-
sonnes riclies et i;éuéreuses te prieront de leur rendre service, je ne te
défends pas de mè parler en leur faveur. ..... . , ,
Dans le ravissement ou me jetèrent ces paroles, je liaisai les pieds du
ministre, qui, m'avant commandé de me relever, continua de s'entrete-
nir familièrement 'avec moi. Je voulus de mon cote rappeler ma iielle
humeur, mais je ne pus passer si subitement de la douleur a la joie. .le
demeurai aussi IrouLlé qu'un malheureux qui entend crier u;ràce au
moment qu'il croit recevoir le coup de la mort. Mon maître allrihiia
toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la
peur d'une prison perpétuelle n'y eut pas moins de part. 11 m'avoua
qu'il avait affecté de me
paraître refroidi, pour voir
si je serais bien sensible à
ce changement; qu'il ju-
geait par là de la vivacité
de mon attachement à sa
personne, et qu'il m'en ai-
mait davantaire.
CHAPITRE VII.
Du lion usasii qu'il lil île «es
quinze C£nts tlue;)ls ; ilc I» pre-
niim affaire doul il se nicla,
l'I qik'l prulll il lui en i';.'viiil.
Le roi, comme s'il eût
voulu servir mon impatien-
ce, retourna dés le lende-
main à Mailrid. Je volai
d'.ibord au trésor royal, ou
je touchai sur-lechamp la
somme contenue dans mon
(irilonnancc. 11 est rare que
la tète ne tourne pas à un
gueux qui liasse subitement
iie la misère à l'opulence.
Je changeai tout à coup avec
la fortnne;je n'écoutai plus
(pie mon ambition et ma
vanité ; j'abandonnai ma
misérable chambre garnie
aux secrétaires qui ne sa-
vaient |ias encore la langue
dos oiseaux, et je louai (lour
la seconde fois mon bel ap-
partement, qui par bon-
heur ne se trouva point
occupé. J'envoyai chercher
un fameux tailkur qui ha-
billait presque tous les pe-
tits-maîtres. Il prit ma me-
sure, et me mena chez un
marchand où il leva cini(
aunes de drap qu'il fallait,
disait-il, pour me faire un
habit. Cinq aunes pour un
habit i l'espagnole ! juste
ciel !... Mais n'épilogiions pas là-dessus ; les tailleurs qui sont en réputa-
tion en prennent toujours plus (pie les autres. J'adietai ensuite du linge
dont j'avais grand besoin, des bas de .soie, avec un castor bordé d'un
point d'E.spague.
Après l'ela, ne pouvant honm'lemenl me passer de laquais, je priai
Vincent Forero, mop hôte, de m'en donner uu de sa main. La plupart
des étrangers (pii venaient loger chez lui avaient coutume, en arrivant a
Madrid, de |ireudre à leur service des valets espagn(ds, ce qui ne man-
iiuail pas d'attirer dans cet hôtel tous les laquais qui se trouvaient liois
ae condition. Le premier qui se jirésenta était un gairoii d'une luiiie^i
douce et .si dévote, que je n'en voulus point ; je crus voir AmbroiM' de
Lamela. Je n'aime pas, dis-je à Forerc, les valets qui ont un air si ver-
liieui ; j'y ai été attrape.
A peine ens-je écondnit ce laquais, que j'en vis arriver un autr(^
(lelui-ci paraissait fort éveillé, plus hardi ipriiii page de cour, et aviîc
cela un |ieu fripon. Il me plut. Je lui lis des (lueslions : il y répondit
avec esprit : il me parut nu'me né pour l'intrigue. Je le regardai comme
nu sujet (|ui me loiivciiail ; je l'arrêtai. Je n'eus pas lieu il(^ m'en rc|ieu-
lir. J(^ m'.ipcKjiis bienl('jl que j'avais fait une adiiiiralilc acipiisition.
Comme le duc m'avait iierniis de lui parliT eu faveur des personnes à
(|ui je voudrais rendre service, et que j'étais dans le dcs.scin de ne pas
Le jaitlin d
nécliger cette permission, il me fallait un chien de chasse pour découvrir
le giluer, c'est à-dire un dr(Jle qui eût de l'industrie, et fût propre à dé-
terrer et K m'amener des gens qui auraient des grâces à demander
au premier ministre. C'était justement le forl de Scipion : ainsi se nom-
mail mon laquais. 11 sortait de chez doua Anna de Guevara, nourrice du
prince d'Espagne, où il avait bien exercé ce lalenl-là, celte dame étant
de celles qui, se voyant du crédit à la cour, aiment à le mettre à profit.
Aussitôt que je lis savoir à Scipion que je pouvais obtenir des grâces
du roi, il se mit en campagne, el dés le même jour il me dit: Seigneur,
j'ai fait une assez bonne découverte. Il vient d'arriver à Madrid un jeune
nentiUioinme iîrenadiu appelé don lloger de ISada. 11 a eu une affaire
d'honneur qui l'oblige à rechercher la prolcction du duc de Lerme, et il
est disposé à bien paver le plaisir qu'on lui fera. Je lui ai parlé. 11 avait
envie de s'adresser à'dou Rodrigue de Calderone, dont on lui a vanté le
pouvoir ; mais je l'en ai dé-
tourné en lui faisant enten-
dre que ce secrétaire ven-
dait ses bons offices au poids
de l'or, au lieu que vous
vous contentiez pour les
vôtres d'une honnête mar-
que de reconnaissance; que
vous feriez même les choses
pour rien, si vous étiez
dans une situation qui v()us
permit de s.uivre voire in-
clination généreuse et dés-
intéressée. Eulin , je lui
ai parlé de manière (pie
vous verrez demain ma-
lin ce geiitilhonime à vo-
tre lever. Comment donc,
lui dis-je , monsieur Sc'i-
|iion, vous avez déjà fait
bien de la besogne ! Je m': -
perçois que vous n'êtes pas
neuf en matière d'intri-
gues. Je m'étonne que vous
n'en soyez pas plus riche.
C'est ce qui ne doit pas
vous surprendre , me ré-
pondil-il : j'aime à l'aire
circuler les es|iéces ; je ne
thésaurise point.
Don Uoger de llada vint
elfectivement chez moi. Je
le reçus avec une politesse
incli'é de fierté. Seigneur
cavalier, lui dis-je, avant
((ue je m'engage à vous
servir, je veux savoir l'af-
l'aire d'honneur qui vous
aniéue à la cour ; car elle
|iourrait être telle, que je
n'oserais parler jiour vous
au premier ministre. Faites-
m'en donc, s'il vous plaît,
uu rapport ÎCdcle, et soyez
|iersuadé que j'entrerai vi-
vement dans vos .intérêts,
si un galant homme jicut
les épouser. Très • volon-
tiers, me répondit le jeune
Crenadin, je vais vous con-
ter sincèrement mon histoire. Eu même temps il m'en fit le recil do
cette sorte.
CllAriTUE Vlll.
llislciire ie Jon Uogei' de Ibd;è.
Don Anastasio de Uada, gentilhomme grenadin, vivait licurcux]dans
la ville d'Anlcpierre avec .loua Es.ephania .s.ui eponse. -im. Joignait a
une verlii solidi^ uu esprit doux el une extrême beauté
IcndK -ut son mari, elle en était année epcr
«aturel fort porté à la jalousie ; elquoiqu il n .■ni
,le la lidélil(' de sa l'emnie, il ne liiissail pas d a
.ipiireliendait que quel. pie secret ennemi de soi
hiinui'ur. Il se déliait d '
dales, qui venait lil
phanie, et qui était
li
Si elle aimait
nt. Il était de son
m sujet de douter
de l'inquiélnde. 11
^^ _ ^ )s n'altenlàt à son
us ses an'i'is^ excepté d(' ilmi llubcrto de Ibir-
. nient dans sa maison eu (pialilé de cousin d'Esté-
e seul homme dont il dut se délier.
os
GIL BLAS.
Effectivement, don Ilulieilo devint amonronx de sa consine, et osa lui
déclarer son amour, s^ns avoir épard au sang qui les unissnil, ni à l'a-
mitié particulière que don Anastrisio avait pour lui. La dame. 'qui était
prudente, au lieu de faire un éclat qui aurait eu de fàclicuses suites, re-
prit son parent avec douceur, lui représenta jusqu'à quel point il était
coupable de vouloir la séduire et désiionorer son mari, et lui dit fort
.«érieuscnient qu'il ne devait point se flatter de l'espérance d'y réussir.
Celte modération ne servit qu'à enflammer davantage le cavalier, qui
s'iniagniant qu'il fallait jiousser à bout une femme dece caractère, com-
mença d'avoir avec elle des manières peu respectueuses, et eut l'audace
un jour de la presser de satisfaire ses désirs. Elle le repoussa d'un air
s(!vere, et le menaça de faire punir sa témérité par don Anastasio. Le
galant, effraye de la menace, promit de ne plus parler d'amour; et sur
la foi de celte promesse, Bstéplianic lui pardonna le passé.
Don Iluberlo, qui naturellement élail un trés-mécliant homme, ne put
voir sa passion si mal jiayée sans concevoir une làclie envie de s'en ven-
ger. Il connaissait don Anastasio pour un jaloux susceptible de toutes les
impressions (|u'il voudrait lui donner. Il n'eut besoin que de cette con-
naissance pour former le dessein le plus noir dont un sccléral puisse
être capable. Un soir qu'il se promenait seul avec le faible époux, il lui
dit de 1 air du monde le plus triste : Mon cher ami, je ne puis vivre plus
longtemps sans vous révéler un secret que je n'aurais garde de vous dé-
couvrir si votre honneur ne vous était pas plus cher que votre repos.
Notre délicatesse et la mienne en matière d'offenses ne me permettent
pas de vous caclier ce qui se passe chez vous. Préparez-vous à entendre
«ne nouvelle qui vous causera autant de douleur que de surprise. Je vais
vous frapper par l'endroit le plus sensible.
Je vous_ entends, interrompit don Anastasio déjà tout troublé voire
consine m est inhdele. Je ne la reconnais plus pour ma cousine, reiirit
llonlales d un air emporté ; je la désavoue, et elle est indigne de vous
avoir pour mari. C est trop me faire languir, s'écria don Anastasio : par-
lez, qu a lait Eslephanie'.' Elle vous a trahi, reparlil don lluberto. Vous
avez un rival qu elle écoule en secret, mais que je ne puis vous nommer-
car 1 adultère, a la faveur d'une épaisse nuit, s'est dérobé aux yeux nui
1 observaient. Tout ce que je sais, c'est qu'on vous trompe ■ c'est un fait
dont je suis certain. L'intérêt que je dois prendre à cette affaire ne vous
repond que trop de la vérité de mon rapport. Puisque je me déclare
contre Estephanie, il faut que je sois bien convaincu de soii infidélité
,. '. ''" inutile, continua-t-il en remarquant que ses discours faisaient
1 eflet qu il en attendait, il est inutile de vous en dire davantage Je m'a-
pereois que vouS êtes indigné de l'ingratitude dont on ose i.ayor votre
amour, et que vous méditez une juste vengeance. .le ne m'y opposerai
point. I\ examinez pas quelle est la victime que vous allez frapper- mon-
trez a toute la ville qu'il n'est rien que vous ne iiuissiez immoler à votre
honneur.
Le liaitreaniinait ainsi un époux trop crédule contre une femme in-
nocente ; et il lui peignit avec de si vives couleurs l'infamie dont il de-
meurerait couvert s'il laissai! l'affront impuni, qu'il le mit enfin en fu-
reur \oila don Anastasio qui perd le jugement; il semble que les furies
agitent. Il retourne cnez lui dans la resolution de poignarder sa mal-
heureuse épouse. Elle etnit prête à se mettre an lit quand il arriva 11 se
contr.nignit d abord, et attendit que les domestiques fussent retirés Alors
sans cire retenu p.ar la crainte de la colère céleste, ni par le déslion-
mais le cruel, loin d'en panître attendri, dit n la dame, une seconde
lois, de se recoininaudcr proniplement à Dieu, et leva même le bras
pour la frapper. Ai rêle, barbare ! lui cria-t-elle. Si lamour que tu as eu
pour moi est entièrement éteint, si les marques de tendresse que je l'ai
prodiguées sont effacées de Ion souvenir, si mes larmes ne sauraient te
détourner de ton exécrable dessein, respecte ton propre sang; n'arme
pas la main furieuse contre un innocent qui n'a point encore vu la lu-
mière ! Tu ne peux devenir son bourreau sans offenser le ciel et la
terre. Pour moi, je te pardonne ma mort; mais, n'en doute pas, la
sienne demandera justice d'un si horrible forfait !
QuQJque déterminé que fût don Anastasio à ne faire aucune'attenlion
à ce que pourrait lui dire Estephanie, il ne laissa pas d'èlre ému des
images affieu.ses ([ue ces derniers mots présentèrent à son esprit. Aussi,
comme s'il eùl craint ([iie son émoliou ne trahit son resseutiment il se
hâta de proliler de la fureur qui lui restait, et plongea son poianard
dans le côté droit de sa femme. Elle tomba dans le moment. Il la crut
morte; il sortit aussitôt de sa maison et disparut d'Autequerre.
Cependant celle épouse infortunée fut si étourdie du coup qu'elle
avait reçu, qu'elle demeura quelques instants à terre comme une per-
sonne sans vie. Ensuite, reprenant ses esprits, elle fit des plaintes et
des lamentations qui attirèrent auprès d'elle une vieille femme qui la
servait. Dés que celte bonne vieille vit sa maîtresse dans un si pitoyable
état, elle poussa des cris qui di.ssipérent le sommeil des autres domes-
tiques, et même des plus proches voisins. La chambre fut bientôt rem-
plie de monde. On appela des chirurgiens. Ils visitèrent la plaie, et n'en
eurent pas mauvaise opinion. Ils ne se trompèrent point dans leur con-
jecture; ils guérirent même en assez ])cn de temps Estephanie, qui
accoucha fort heureusement d'un fils trois mois après celle cruelle
aventure ; et c'est ce fils, seigneur Gil filas, que vous voyez en moi : je
suis le fruit de ce triste enfaiitcraent.
sans eire retenu p.ar la crainte de la colère céleste, ni par le déslio
neiir -pii allait rejaillir sur une honnête famille, ni même par la i.iiié
na urelle qu i devait avoir d un enfant de six mois que sa /emme nor-'
tait dans ses lianes, il s approcha de sa victime, et lui dit d'un ton fu-
rieux : 11 faut périr, miser; " '
que ma bonté le laisse pour
t
deux: 11 faut périr, miséi'able I et tu n'as plus qunn moine nirviVrè,
.-.,..,, ■ "' 1""'C'' 'e ciel de te pardonner routrace nue
u'n'honneûr "' ''"' '"''' ^'"' '" ''^'"''^^ '"" ^'"« '='»»"'<= '" «M'eîd"
En disant cela il tira .son poignard. Son action el .son discoi
surs epou-
yautérenl Estephanie, qui .se ièlant à ses genoux, lui dit les ma
J":,".'.'!':'. '.-•'; T&' \P'' avez-vous, seigneur? CHiel sujel de'n.ècoii
lei temenl ai-je eu le malheur de vous donner, pour vm s porter ceiê
.xtremite? Pourquoi voulez-vous arracher la vi,'. à votre epm.e' S vous
la soupçonnez de ne vous être pas fidèle, vous êles dans iWen;
^on non reprit brusquement le jaloux; je ne suis que trop' assure
de votre trahison Les personnes qui m'en ont averti sont di' °e' de ' i
1 on lluberto Ah seigneur interrompit-elle avec précipila fon v s
devez vous deher de don lluberto H est moins votre ami 'q.evo'us e
pensez. S il_ vous a dit que que chose au désavanlage de m-, vei" e
ç croyez pas. laisez-vons. infâme que vous êles! répliqua d n A, ;ia!
sio. Eu voulant me prévenir contre llordalès, vous justifiez mes sôun
çon.s au heu de les . issiper. Vous tâchez de me rendre repe„,:
pec , parce qu'il e.st inslruil de votre mauvaise conduite Vo'\^drie
bien affaiblir son témoi
l'envie que j'ai
,?,?^?'!^\I'"'"^'■''' i"'''"'^'' **^' '"""''o, el redouble
reprocher
Tout autre que don Anastasio au
core plus de l'aflliciion d
iK él(' Inuché de ces |iaroles, et en-
a iiersonne qui venait de les lu-ononcer;
Quoique la médisance n'é|iai-gne guère la vertu des femmes, elle res-
pecta pourtant celle de ma mère : et cette scène sanglante ne passa
dans la ville que pour le transport d'un mari jaloux. Il e.st vrai que mon
père y était connu pour un homme violent et fort sujet à prendre trop
facilement ombrage, llordalès jugea bien que sa parenle le soupçonnait
d'avoir troublé par des fables l'esprit de don Anastasio ; et, satisfait de
s'êlre du moins i demi vengé d'elle, il cessa de la voir. De peur d'en-
nuyer Voire Seigneurie, je ne m'étendrai point sur l'éducation qu'on
m'a donnée. Je dirai seulement que ma mère s'est priucipaleuienl atla-
cliée à me faire apprendre l'escrime, et que j'ai longtemps fait désar-
mes dans les plus célèbres salles de Grenade et de Séville. Elle atten-
dait avec im|iatience que je fusse eu âge de mesurer mon épée à ct-Ue
de don Iluberlo, pour m'instruire du sujet qu'elle avait de se jilaindre
de lui ; et, me voyant enfin dans ma dix-huitième année, elle m'en fit
confidence, non sans ré|iaiidre des pleurs abondamment, ni paraître sai-
sie d'une vive douleur. Quelle impression ne fait pas une inére en cet
étal sur un fils qui a du courage et du sentiment? J'allai sur-le-champ
trouver llordalès ; je l'attirai dans un endroit ccarlé, où, après un assez
longcombai, jele perçai de trois coups dépcc, et le jetai sur le carreau.
Don lluberto, se sentant mortellement blessé, allaclia sur moi ses der-
niers regards, etme dit qu'il recevait la mort que je lui dunnais comme
une juste punition du crime qu'il avait commis conire l'honneur de ma
mère. 11 confessa que c'était pour se venger de ses rigueurs qu'il s'éiait
résolu à la perdre. Puis il expira en demandant pardon de sa faute au
ciel, à don Anastasio, à Estephanie el à moi. Je ne jugeai point a propos
de relouiner au logis pour informer ma mèie de cet événeraeni ; j'en
laissai lesoiuà la renommée. Je passfli les moiilagnes, et me rendis a la
ville deMalaga, on je m'embarquai av«c nu armateur qui soilait du pfu't
pour aller eiî course. Je ne lui parus pas inani|uer de cœnr ; ilconsenlit
volontiers que je me joignisse aux enfeinls de bonne volonté qu'il avait
sur son bord.
ÎS'ous ne tardâmes guère à trouver une occasion de nous signaler.
Nous rencontrâmes aux environs de l'ile d'.Ubonran un cor.-aire de
Melilla, qui retournait vers les côtes d'Afrique avec un hàliuient espa-
gnol qu'il avait pris ù la hauteur de Carlh.igéne, et qui était richement
chargé. ?ions atlaquâmes vivement l'Africain, et nous nous rciidiines
maîtres de ses deux vaisseaux, où il y avait quatre-vingts chréliens qu il
einnicnail esclaves en l'iarbarie. Alor.s, |irolitaiil d'un vent qui s'éleva, et
ipii nous était favorable pour gagner la côte de Grenade, nous arrivâmes
eu peu (le lempsàPunla de llelena.
Comme nous demamlions aux esclaves que nous avions délivrés de
quel endroit ils élaient, je lis celle (|uesliou à un homme de Ircs-boniie
mine, el qui pouvait bien avoir cinquanle ans. 11 me répondit en soupi-
rant qu'il était d'Anlequeire. Je me sentis ému de sa i épouse sans sa-
voir pour(|uoi ; et mon émotion, dont il s'aperçut, excita en lui un trou-
ble que je remarquai. Je suis, lui dis-je, votre concitoyen. Peut-on vous
demander le nom de voire f,imille'?llelas! me répondit-il, vous renouve-
lez ma douleur en exigeant de moi que je satisfasse votre curiosité. Il y
a di.\-liuit années que j'ai quille le séjour d'AiiteiiUf rre, où l'on ne doit
se souvenir de moi qu'avec horreur. Vous n'avez peiil-êlre yous-même
(|ue Irop cnteiidu parler de moi : je me nomme don Anastasio de llada.
Juste ciel ! m'écriai-je, dois-je croire ce que j'entends"? Quoi ! vous se-
riez don Anastasio; serait-ce mon père que je verrais'? Que dite.s-vous,
jeune homme'? s'é^-ria-l-il à son tour, en me considérant avec surpri.so.
Seiail-il bien possible que vous fussiez cet enranl malheureux qui était
GIL BLAS.
99
encore dans les flancs de sa iiiére quand je la sacriBai à ma fureur? Oui,
mon père, lui dis-je ; c'est moi que la vertueuse Estéphanie a mis au
inonde trois mois après la nuit funeste où vous la laissâtes noyée dans
son sang.
Don Anastasio n'attendit pas que j'eusse achevé ces paroles pour se
jeter à mon cou. II me serra enti-e ses bras, et nous ne finies pomhint un
quart d'heure que confondre nos soupirs et nos larmes. Après nous cire
abandonnés aux tendres mouvements qu'une pareille reconnaissance ne
pouvait manquer d'exciter en nous, mon père leva les yeux au ciel pour
le remercier d'avoir sauvé la vie à Estépnanie ; mais un moment après,
comme s'il eût craint de lui rendre grâces mal à propos, il m'adressa la
parole, et me demanda de quelle manière on avait reconnu l'innocence
de sa femme. Seigneur, lui répondis-je, personne que vous n'en a jamais
douté. La conduite de votre épouse a toujours été sans reproche. Il faut
(|ue je. vous désabuse. Sachez que c'est don lluheito qui vous a trompé.
En même temps je lui contai tonte la perfidie de ce parent, quelle ven-
geance j'en avais tirée, et ce qu'il m'avait avoué en mourant.
Mon père fut moins sensible au plaisir d'avoir recouvré sa liberté qu'à
celui d'entendre les nouvelles que je lui annonçais. 11 recommeni;a, dans
l'excès de la joie qui le transportait, à ni'emhrasser tendrement. Il ne
pouvait se lasser de me témoigner combien il était content de moi. Al-
lons, mon fils, me dit-il, jirenons vite le chemin d'Antequerre ! Je brûle
d'impatience de me jeter aux pieds d'une épouse <|U0 j'ai si indignement
traitée. Depuis que vous m'avez fait connaître mon injustice, j'ai des
remords qui me déchirent le cœur.
J'avais trop d'envie de rassembler ces deux personnes qui m'étaient si
chères, pour en retarder le doux moment. Je (piitlai 1 armateur; et, de
l'argent que je reçus jiour ma part de la prise que nous avions faite,
j'aciietii a Adra deux mules, mon père ne voulant plus s'exposer aux
périls de la mer. Il eut tout le loisir sur la roule de me raconler ses
.ivcntures, que j'écoulai avec cette avide attention que prêta le prince
(llihaque au récit de celles du roi sou jière. Enfin> après plusieurs
journées, nous nous rendîmes au bas de la montagne la plus voisine
d'Antequerre, et nous finies halte en cet endroit. Comme nous voulions
arriver secrètement au logis, ;nous n'enlràmes,dans la ville qu'au milieu
de la nuit.
Je vous laisse à imaginer la surprise où fut ma mère de revoir un
mari qu'elle croyait avoir perdu pour jamais; et la manière pour ainsi
dire miraculeuse dontil lui elait rendu devenait encore pourelleun aulre
sujet d'élonnenient. Il lui demanda pardon de sa barbarie avec desmar-
([ucs si vives do repentir, qu'elle no put se défendre d'eu être louchée.
Au lieu de le regarder comme un assassin, elle ne vit plus en lui qu'un
homme à qui le ciel l'avait soumise, tant le nom d'époux est sacré pour
une femme qui a de la vertu! Estéphanie avait été si en peine de moi,
(|u'elle fut charmée démon retour. Elle n'en ressentit pas toutefois une
joie pure. Une sœur de llordalès procédait criminellement conire le
meurtrier de son frère; elle me faisait chercher partout ; de sorte que
m:i mère, ne me voyant [las en sûreté dans notre maison, n'était pas
sans inquiétude. Cela m'obligea, dés cette nuit-là même, de partir pour la
cour, où je viens, seigneur, solliciter ma grâce, que j'espère obtenir,
jinisque vous voulez bien parler en ma faveur au premier ministre, et
m'appuyer de tout volrc crédit.
Le vaillant fils île don Anastasio finit là son récit; après qniii je lui dis
d'un air important: i;'e.>,l assez, seigneur don lîoger; le cas me parait
graciable. Je me chai'ge de détailler votre an'airc à Son Excellence, dont
j'ose vous promettre la protection. Le Grenadin, sur cela, se répandit en
rcmerciments qui ne m'auraient fait qu'entrer par une oreille et sortir
par l'autre, s'il ne m'eût assuré que sa reconnaissance suivrait de prés
le service (|ui; je lui reudr.iis. Mais, d'abord qu'il eut touché celle corde
là, je me mis en mouvement. Dè'i le jour même je contai celte histoire au
duc, qui, m'ayanl permis de lui présenter le cavalier, lui dit : Don Hn-
giT, je suis instruit île l'affaire d'honneur qui vous a fait venir à la cour;
Sanlillano m'en a dit toutes les circonstances. Ayez l'esprit tranquille :
vous n'avez rien l'ait qui ne soit excusable ; et c'est parliculièrement aux
genlilshonimes qui vengent leur honneur offensé que Sa Majesté aime
a faire grâce; il faul. |M)ur la forme, vous mettre en prison; mais .soyez
assuré que vous n'y demeurerez pas loiiglem|is. Vous avez dans Sanlillanc
un bon ami qui se char^'era du reste; il bâtera votre élargissement.
Don Iliiger fit une profonde révérence au minisire, sur la parole du-
quel il alla se constiluer prisminier. Ses lettres de giâce lurent bientol
evpédiécs par mes soins. En moins de dix jouis j'envoyai ce nouveau
Téléniaque rejoindre sou Ulysse cl sa Pénélope; au lieu que, s'il n'eut
pas en (le protecteur et d'argent, il n'eu aurait peul-êlrc jias élé quille
pour une année de prison, .le no tirai ponrlanfue ce service rendu que
cent pisloles. Ce n'élait point là un gi-and coup de Ciel; mais je n'étais
p.is enrore un Calderone pour mépriser les jielils.
CHAPITRE IX.
Par i|ucls moyens Gil Blas lil en peu de tomps mw fortune con^iilùialile, cl dos gr.iiiils
airs qu'il se ilonua.
Cette affaire me mit en goût, et dix pisloles que je donnai à Scipion
pour sou droit de courtage l'encouragèrent à faire de nouvelles recher-
ches. J'ai déjà vanté ses talents là-dessus ; ou aurait pu l'a|ipeler à justç
litre le grand Scipion. il m'amena pour second chaland un imprimeur de
livres de chevalerie, qni s'était enrichi en dépit du bon sens. Cet impri-
meur avait contrefait un ouvrage d'un de ses confrères, elson édition
avait été saisie. Pour trois cents ducats, je lui fis avoir mainlevée de se.s
exemplaires et lui sauvai une grosse amende. Quoique cela ne regardât
point le premier ministre. Son Excellence voulut bien à ma prière inter-
poser son aiilorilé. Après l'iuipriineur, il me passa par les mains un né-
gociant; et voici de quoi il s'agissail : Un vaisseau portugais avait été pris
par un corsaire de Barbarie, et replis ensuite par un armateur de Cadix.
Les deux tiers des marchandises dont if était chargé appartenaient à un
marchand de Lisbonne, qni, les ayant inulilement revendiquées, venait à
la cour d'Espagne cheicher un prolecteur qui eut assez de crédit pour
les lui l'aiie rendre. Il eul le bonheur de le trouver en moi. Je m'intéres-
sai pour lui, cl il raltraiia ses effets moyennantla somme de quatre cents
pisloles, dont il Cl présont à la protection.
Il nie semble que j'enlends un lecleur qui me crie en cet endroit : Cou-
rage, monsieur de Sanlillane! mêliez du foin dans vos bottes. Vous êtes
en beau clicmin; poussez votre fortune. Oh ! que je n'y manquerai pas.
Je vois, si je ne me trompe, arriver mon v.ilet avec un nouveau quidam
qu'il vient d'accrocher. Juslenieiit, c'est Scipion. Ecoutons-le. Seigneur,
nu; dit -il, soufi'rez que je vous présente ce fameux opérateur. Il deuiaïule
1111 privilège pour débiter ses drogues pendant l'espace de dix années dans
loiilesles villes de la monarchie d'Espagne, à l'exclusion de tous aiilres,
c'cst-à-dire qu'il soil défendu aux |iersonnes de sa profession de s'établir
dans les lieux où il sera. Par reconnaissance, il comptera deux cents pis-
loles à celui qui lui remettra le privilège expédie. Je dis au sallim-
haiique, en tranchant du pioteclour : Allez, mon ami, je ferai votre af-
faire. Véritablement, peu de jours après, je le renvoyai avec des palentes
qui lui periuellaient de tromper le peuple exclusivement dans tous les
royaumes d'Espagne. •
J'éprouvai la vérité du proverbe qui dit que l'appétit vient en man-
geant ; mais, outre que je me sentais |)lus avide à mesure que je devenais
pins riche, j'avais obtenu de Son Excellence si facilcmentles quatre grâces
dont je viens de parler, que je ne balançai point à lui en demander une
cinquième. C'èta.it le gouvernement de 'la ville de Vcra, sur la côle do
lirenade, pour un chevalier de Calatrava, qui m'en offrait mille pisloles.
Le ministre se ]irit à rire en me voyant si âpre à la curée. Vive Dieu ! ami
Gil Blas, me dit-il, comme vous y allez I Vous aimez furieusement à obli-
ijer votre prochain. Ecoulez, lorsqu'il ne sera question que de bagatelles,
je n'y regarderai pas de si près; mais quand vous voudrez des gouver-
nenieiils ou d'antres choses considérables, vous vous contenterez, s'il
vous plail, de la moitié du prqfil; vous me tiendrez compic de l'autre.
Vous ne sauriez vous imaginer, conlinua-t-il , la dépense que je suis
obligé de l'aire, ni combien de ressources il me faut pour soutenir la di-
gnité de mon poste; car, malgré le désiutércs.sement dont je me pare
aux yeux du inonde, je vous avoue que je ne suis pas assez imprudent
pour vouloir déranger mes affaires domestiques. Réglez-vous sur cela 1
Mon maiire, parce discours, m'olant la crainle de l'importuner, ou
plnlot in'exeilanl a retourner souvent à la charge, me rendit encore plus
airamé de richesses que je ne l'élais auparavant. J'aurais alors volontiers
fut alficher que tous ceux qni soiihailaient iililenirdes giâces de la cour
n'avaient qu'a s'adressl'r à moi J'allais d'un eoté, Scipion de l'autre. Je
ne clierebaisqu'à faire plaisir poui' de l'argenl. .Mim chevalier de Calalrava
eut le gouvernemenl de Vira pour ses mille pisloles; et j'en lis bientol
accorder un autre pour le niénic prix à un chevalier de Saint-Janpies. Je
ne me contentai pas de faire des gouvernem-s : je donnai des indies de
chevalerie, je convertis quelques bous roturiers en manv.iis gentils-
hommes par d'excellenles lettres de noblesse. Je voulus aussi que le
clergé se ressentît de mes bienfaits. Je conférai de petits bénéfices, des,
eanonicats cl quelques dignités ecclésiastiques. A l'égard des évcchés cl
des arcbcvêches, celait don Rodrigue de Calderone qui en élail le colla-
teur. Il nommait encori! aux niagislratures, aux comnianderies et aux
vice-iovanlés ; ce qui suppose que les grandes places n'étaient pas mieux
remplies que les peiiles; car les siijcls que nous choisissions iioiir occu-
per li.'s piisles dont nous faisions un si honnêle trafic, n'étaieni pas lou-
joiiisles plus habiles gens du iniuide, ni les plus réglés. Nous savions bien
que, dans Madrid, les railleurs s'égayaient la-dessns à nos dépens ; mais
nous resseiuhlions aux avares, qui se consolent des huées du peuple en
revoyant leur or.
Isocrate a raison d'appeler l'iulempérance et la folie les compagnes
inséparables des riches. Huaiidje me vis maître de Irenle mille ducals,
100
GIL BLAS.
et cil état d'en g.ignei- [leiit-ôlre dix fois .iiilant, je crus devoir faire une
fi!,'iire digne d'nn coiilident de iiri'miorniinistre. Je louai un iiolel entier
que je lis menhler |iro|irenient; j'achc'ai le carrosse d'un escrivano, i|ni
se l'était donné par ostentation, et qui cherchait à s'en déf jjre par le con-
seil de son houlanger; je pris nn cocher, trois laquais, et, comme il est
juste d'avancer ses anciens domestiques, j'élevai Scqdon au tri|de hon-
neur d'être mon valet de chambre, mon secrétaire et mon intendant.
Mais ce qui mil le comble à mon orgueil, c'est que le ministre trouva
lion que mes gens portassent sa livrée. J'en perdis ce (|ui me restait de
jugement. Je n'étais guère moins fou que les disciples de Porcins La-
Iri), qui, lorsqu'à force d'avoir hu du cumin ils s'étaient rendus aussi
pâles i|ue leur maître, s'imaginaient être aussi savants que lui;- peu s'en
fallait que je ne me crusse parent du duc de Lerme. Je me mis dans la
tète que je passerais pour tel , ou peut-être pour un de ses bâtards, ce
qui me llatlait infiniment.
.\joutez à cela qu'à l'exemple de Son Excellence, qui tenait table ou-
verte, je résolus de donner aussi à manger. Pour cet effet, je chargeai
- Scipion de me déterrer un habile cuisinier, et il m'en trouva nn (|ui était
comparable peut-être à celui du Romain Nomentanus, de friande mé-
moire. Je remplis ma cave de vins délicieux; et, après avoir fait mes
autres provisions, je commençai à recevoir compagnie. H venait souper
chez moi tous les soirs quelques-uns des principaux commis du bureau
du ministre, qui prenaient Béreinent la qualité de secrétaires d'Etat. Je
leur faisais très-bonne chère, et leà renvoyais toujours bien abreuvés. De
son ente, Scipion (car tel maître, tel valet) avait aussi sa table dans l'of-
lice, où il régalait âmes dépens les personnes de sa connaissance. Mais,
outre que j'aimais ce garçon-là, comme il contribuait à me faire gagner
du bien, il me paraissait en droit de m'aider à le dépenser. D'ailleurs, je
regardais ces dissipations en jeune homme : je ne voyais pas le tort
qu'elles me faisaient; je ne considérais que l'honneur qui m'en revenait.
Une autre raison encore m'empêchait d'y prendre garde : les bénélices et
les emplois ne cessaient pas de faire venir l'eau au moulin. Je voyais
mes finances augmenter de jour en jour. Je m'imaginai pour le coup avoir
attaché un clou a la roue de la Fortune.
Il ne manquait plus à ma vanité que de rendre Fabrice témoin de ma
vie fastueuse. Je ne doutais pas qu'il ne fut de retour d'Andalousie; et
pour me donner le plaisir de le surprendre, je lui (is tenir un billet ano-
nyme par lequel je lui mandais qu'un seigneur sicilien de ses amis l'at-
teudail à souder: je lui marquais le jour, l'heure, le lieu où il fallait
qif il se trouvât. Le rendez-vous était chez moi. ^unez y vint, et fut e.x-
traordinairement étonné d'apprendre que j'étais le seigneur étranger qui
l'avait invité à soujier. Oui, lui disje, mon ami, je suis le maître de cet
liûtel ! J'ai un équipage, une bonne table, et de plus un coffre-fort. Est-
il possible, s'écria-t-il avec vivadlé, que je le retrouve dans l'opulence?
(Jiic je me sais hou gré de t'avoir placé auprès du comte Ualiano ! Je te
disais bien que c'était un seigneur généreux, et qu'il ne tarderait guère à
le mettre à ton aise. Tu auras sans doute, ajoula-t-il, suivi le sge con-
seil que je t'avais donné de lâcher un peu la bride au maître d hôtel; je
l'en félicite. Ce n'est qu'en tenant cette prudente conduite que les inten-
dants deviennent si gras dans les grandes maisons.
Je laissai Fabrice s'applaudir tant qu'il lui plut de m'avoir mis chez le
comte Galiano. Après quoi, pour modérer la joie qu'il sentait de m'avoir
procuré un si bon poste, je lui détaillai les marques de reconnaissance
dont ce seigneur avait payé mes services. Mais, m'apercevaiit t\ue mon
poêle, pendant que je lui faisais ce détail, chantait en lui-même la palino-
die, je lui dis : Je pardonne au Sicilien son ingratitude. Entre nous, j'ai
plutôt sujet de m'en louer que de m'en )daindre. Si le comte n'en eût pas
mal usé avec moi, je l'aurais suivi kn Sicile, où je le servirais encore dans
l'attente d'un établissement incertain. Eu un mot, je ne serais pas confi-
dent du duc de Lerme.
iNunez fut si vivement frappé de ces derniers mots, qu'il demeura
quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Puis, rompant tout à
coup le silence: L'ai je bien entendu'.' me dît-il. Quoi! vous avez la con-
fiance du premier ministre'.' Je la partage, lui répondis-jc, avec don
Rodrigue de Calderone; et, selon toutes les apparences, j'irai loin. En
vérité, seigneur de Santillane, répliqua-t-il, je vous admire. Vous êtes
capable de remplir toute sorte d'emplois. Que de talents vous réunissez
en vous ! ou plutôt, pour me servir d'une expression de notre Iripol, vous
avez Voulil unirersid. c'est-à-dire, vous êtes luopre à tout. Au reste,
seigneur, poursuivit-il. je suis ravi de la prospérité de Votre Seigneurie.
Oli! que fdiable! interrompis-je, monsieur Niinez, trêve de seigneur et
de seigneurie ! Bannissons ces termes-là, et vivons toujours ensemble fa-
milièrement. Tu as raison, reprit-il ; je ne dois pas le regarder d'un autre
œil qu'à l'ordinaire, quoi(|UC tu sois devenu riche; mais, ajouta-t-il, je
t'avouerai ma faiblesse :en m'annonçant ion heureux sort, tu m'as ébloui;
par bonheur mon éblouisscment se' passe, et je ne vois plus eu toi que
mon ami Gil Blas.
Notre entretien fut troublé par quatre ou cinq commis qui arrivèrent.
Messieurs, leur disje en leur montrant Nunez, vous soujierez avec le
seigneur don Fabricio, qui fait des vers dignes du roi Numa, et iiui écrit
•Ml prose coinme ou n'écrîl point. Par inajlieur je parbiis à des gens (|iii
fais.iiciil si peu de cas de la poésie, ([ue le poète en p.ilit. A pi'ijie clai-
guei'i'iil-ils jeter les yeux sur lui. Il eut beau, pour s'altij-er leur alleii-
lion, dire des choses trés-spirîinelles, ils ne les sentirent pas. Il eu l'ui si
piqué, qu'il prit une licence poétique: il s'échappa subtilement de la
compagnie, et disparut. Nos commis ne s'aperçurent pas de sa relraite,
et se mirent à table, sans même s'informer de ce qu'il était devenu.
Comme j'achevais de m'habillcr le lendemain matin, et me disposais
à sortir, le poêle des Asturies entra dans ma chambre. Je le demande
pardon, mon ami, me dit-il' si j'ai, hier au soir, rompu en visière à les
commis: mais, franchement, je me suis trouvé parmi eux si déplacé, que
je n'ai pu y tenir. Les fastidieux personnages, avec leur air suffisant et
empesé ! Je ne comprends pas comment, loi qui as l'esprit si délié, lu
peux l'accommoder de convives si lourds. Je veux, dès aujourd'hui, t'en
amener de plus légers. Tu me feras ]ilaisir. lui répondis-je, et je m'en
fie à ton goût là-dessus. Tu as raison, répliqua-t-il. Je te |iroinels des
génies supérieurs et des plus amusants. Je vais de ce pas chez un mar-
chand de liqaeurs où ils vont s'assembler dans un moment; je les re-
tiendrai, de peur qu'ils ne s'engagent ailleurs; car c'est à qui les aura à
dîner et à souper, tant ils sont réjouissants.
A ces paroles, il me quitta; et le soir, à l'heure du .souper, il revint
accompagné seulement de six auteurs, qu'il me présenta l'un après l'autre
en me faisant leur éloge. A l'entendre, ces beaux esprits surpassaient
ceux de la Grèce et de l'Italie; et leurs ouvrages, disait-il, méritaient
d'être imprimés en lettres d'or. Je reçus ces messieurs trés-polimenl.
J'affectai même de les combler d'honnêtetés; car la nation des auteurs
est iiii peu vaine et glorieuse. Quoique je n'eusse ]ias recommandé à
Scipion d'avoir soin que l'abondance régnât dans ce repas, comme il sa-
vait i|uelle sorte de gens je devais ce jour-là régaler, il avait fait ren-
forcer les services.
Enfin, nous nous mimes à table fort gaiement. Mes poêles commen-
cèrent à s'entretenir d'eux-mêmes et à se louer. Celui-ci, d'un air lier,
citait les grands seigneurs et les femmes de qualité dont sa muse faisait
les délices ; celui-là, blâmant le choix qu'une académie de gens de lettres
venait de faire de deux sujets, disait modestement que c'était lui qu'elle
aurait dû choisir. Il n'y avait pas moins de présomption dans les discours
des antres. Au milieu du souper, les voilà qui m'assassinent de vers et
de prose. Ils se mettent à réciter à la ronde chacun un inorreau de ses
écrits. L'un débite un sonnet, l'autre déclame une scène tragique, et un
autre lit la critique d'une comédie. Un (|nalrième, voulant à son tour
faire la lecture d'une ode d'Anacréon traduite en mauvais vers espagnols,
est interrompu par un de ses confrères, qui lui dit qu'il s'est servi d'un
terme impropre. L'auteur de la traduction n'en convient niillemonl ; de
là nait une dispute dans laquelle tous les beaux esprits prenneul parti.
Les opinions .sont partagées, les disputeurs s'échauffent ; ils eu viennent
aux invectives: ]iasse encore pour cela; mais ces furieux se lèvent de
table, et se ballcnl à coups de poing. Fabrice, Scipion, mon cocher, mes
laquais et moi, nous n'eûmes pas peu de peine à leur faire lâcher prise.
Lorsqu'ils se virent séparés, ils sortirent de ma maison comme d'un ca-
baret, sans me faire la moindre excuse de leur impolitesse.
Nuuez, sur la parole de qui je m'étais fait de ce repas une idée agré-
able, demeura fort étourdi de cette aventure. Eh bien I lui dis-je, notre
ami, me vantcrez-vous encore vos convives"? Par ma foi, vous m'avez
ameni' là de vilaines gens! Je m'en liens à mes commis; ne me parlez
]ilus d'auteurs. Je n'ai garde, me répondit-il, de l'en présenter d'autres:
tu viens de voir les plus i-aisoniiables !
CHAPITRE X.
■Los niiruis de Gil Blas se fiinomiiciil eiiiiôreiiieiil i la cour. De la coiiiiiiissioii dont le
iliaiRoj le l'unile de Leiiiie, ei de .l'iiiliieue dans laquelle ce seigneur el lui s'en-
Lorsque je fus connu pour un homme chéri du duc de Lerme, j'eus
bientôt une cour. Tous les malins mon antichambre se trouvait jileîne de
monde, et je donnais mes audiences à mon lever. Il venait chez moi deux
sortes de gens : les uns pour m'engager, en payant, à demander des grâces
au niinislre, et les autres pour ni'excilcr, par des supplications, à leur
faire obtenir gratis ce qu'îL; souhaitaient. Les premiers élaient sùr.s
d'être écoutés el bien servis; à l'égard des seconds, je m'en débarrassais
siir-le champ par des défaites, ou bien je les amusais si longtemps, que
je leur faisais perdre patience. Avant que je fii.sseà la cour, j'étais com-
jiatissant etcharitalde de mon naturel; mais on n'a plus l.i de faiblesse
humaine, et j'y devins plus dur qu'un caillou. Je me guéris aii.ssi par
eonséquenl de ma sensibilité |iour mes amis; je me dépouillai de toute
affection pour eux. La manière dont j'en u.sai avec Joseph Navarro, dans
une conjoncture que je vais rapporter, en peut faire loi.
Ce Navarro, à qui j'avais tant d'obligaliun, el qui, jiour tout dire en un
mol, éiait la laiise pri'iiiiére de ma fortune, vint un jour chez moi. Après
m'avoir léiiiiiigiié beauidiip d'amitié, ce i|ii'il avait coutume défaire
(liiaiHJ il me voyait, il me pria de ilemander pour un de .ses amis certain
emploi au duc de Lerme, eu me disant que le cavalier pour lei|uel il me
GIL BLAS.
101
sollicilail élail un garçon fort aimable et d'un grand mérile, mais qu'il
avait besoin d'un poste pour subsisler. Je ne doute pas, ajouta Josc|ili,
bon et obligeant comme je vo\is connais, que vous ne soyez ravi de faire
plaisir à un honnclo homme qui n'est pas riche; son indigence est un
titre pour mériter votre appui : je suis sûr que vous nie savez bon gré
de vous donner une occasion d'exercer votre humeur bienfaisante. C'é-
tait me dire nettement qu'on attendait de moi ce service pour rien.
Quoique cela ne fût guère de mon goût, je ne laissai pas de paraître fort
disposé à faire ce qu'on désirait. Je suis charmé, répondis-je à Navarre,
de pouvoir vous marquer la vive reconnaissance que j'ai de tout ce que
vous avez fait pour moi. Il suffit que vous vous intéressiez pour quel-
qu'un ; il n'en faut pas davantage pour me délerniiiicr à le servir. -Voire
ami aura cet emploi que vous souhaitez qu'il ait, comptez là-dessus; ce
n'est plus votre affaire, c'est la mienne.
Sur celle assurance, Joseph s'en alla trés-satisfait de moi ; néanmoins,
la personne qu'il m 'aval l recommandée n'eut pas le poste en question. Je
le fis accorder à un autre homme pour mille ducats, que je mis dans
mon coffre-fort. Je préférai celte somme aux remercîments (lue m'aurait
faits mon chef d'office, à qui je dis d'un air mortifié quand nous nous
revîmes: Ah! mon cher Navarro, vous vous êles avisé trop tard de me
parler : Calderone m'a prévenu ; il a fait donner l'emploi que vous savez.
Je suis au désespoir de n'avoir pas une meilleure nouvelle à vous ap-
prendre.
Joseph me crut de bonne foi, et nous nous quillàmes plus amis que
jamais; mais je crois qu'il découvrit bientôt la vérité, car il ne revint
plus chez moi. Au lieu de sentir quelques remords d'en avoir usé de la
sorte avec un ami véritable et à qui j'avais tant d'obligation, j'en fus
charmé. Outre que les services qu'il m'avait rendus me pesaient, il me
semblait que, dans la passe où j'étais alors à la cour, il ne me convenait
plus de fréquenter des maîtres d'hôtels.
Il y a longtemps que je n'ai parlé du comte de Lcmos ; venons présen-
tement à ce seigneur. Je le voyais quelquefois; je lui avais porté mille
pistoles, comme je l'ai dit ci-devant, et je lui en portai mille autres en-
core, par ordre du duc son oncle, de l'argent que j'avais ;i Son E.xcel-
Icnce. Le comte de Lemos, ce jour-là, voulut avoir un long entretien avec
moi. Il m'ai'pril qu'il était enfin parvenu à son but, et qu'il possédail en-
tièrement les bonnes glaces du prince d'Espagne, dont il était l'imique
confident. Ensuite, il meîhargea d'une conmiission fort honorable, et à la-
quelle il m'avait déjà préparé. Ami Sanlillane, me dit-il, c'est maintenant
qu'il faut agir. N'épargnez rien pour découvrir quelque jeune beauic qui
soit digne d'amuser ce prince galant. Vous avez de l'esprit, jo ne vous
en dis pas davantage. Allez, courez, cherchez; et quand vous aurez fait
une heureuse découverte, vous viendrez m'en avertir. Je promis au comte
de ne rien négliger pour bien m'acquittcr de cet emploi, qui ne doit pas
être fort difficile à e.xercer, puisqu'il y a tant de gens qui s'en mêlent.
Je n'avai-i pas un grand usage de ces sortes de recherches; mais je ne
doutais point que Scipion ne fût encore admirable pour cela. En arrivant
au logis, je l'appebii, et lui dis en particulier : Mon enfant, j'ai une con-
fidence importante à te faire. Sais-tu bien qu'au milieu des faveurs de la
fortune je sens qu'il me manque qncbjue chose? Je devine aisément ce
que c'est, interronqiit-il .sans me donner le temps d'achever ce que je
voulais lui dire : vous avez besoin d'une nymphe agréable pour vous dis-
siper un peu et vous égayer. Et en effet il est étonnant que vous n'en
ayez pas dans le printemps de vos jours, pendant que de graves harhons
ne sauraient s'en passer. J'admire ta [jénétration, rcpris-je eu souriant.
Oui, mon ami, c'est une maîtresse qu'il me faut, et je veux l'avoir de ta
main. Mais je t'avertis que je suis trcs-délicat sur la matière: je te de-
mande une jolie personne qui n'ait pas de mauvaises mœurs. Ce que vous
souhaitez, reparlil Scipion en souriant, est un peu rare Cependant, nous
sommes, Dimi merci, dans une ville où il y a de tout; et j'e.spére que
j'aurai bientôt trouve votre fait.
Véritablement trois jours après il me dit : J'ai découvert un trésor. Une
jeune dame nommée Catalina, de bonne famille et d'une beauté ravis-
sante, demeure, sous la conduite de sa tante, dans une petite maison, où
elles vivent toutes deux fort honnêtement de leur bien, qui n'est pas con-
sidérable. Elles sont servies par une soubrette que je connais, et qui
vient de m'assurer ipie leur porte, quoique fermée à tout le monde, pour-
rait s'ouvrir à un galant riche et libéral, jiourvu qu'il voulût bien, de peur
de scandale, n'entrer chez elles que la nuit et«ans faij-e aucun éclat. Là-
dessus, je vous ai peint comme un cavalier qui méritait de trouver l'huis
ouvert, et j'ai prié la soubrette de vous proposer aux deux dames. Elle
m'a promis de le faire, et de me rapporter demain n)atin la réponse dans
un endroit dont nous sommes convenus. Cela est bon, lui répondis-je ;
mais je crains que la femme de chambre à qui lu viens de parler ne l'en
ait fait accroire. Non, non, répliqua-t-il, ce n'est pas à moi qu'on eu
donne à garder: j'ai déjà interrogé les voisins, et je conclus de tout ce
qu'ils m'ont dit que la senora Catalina est telle que vous pouvez la dési-
rer, c'est-à-dire une Danan chez laijuelle il vous sera permis d'aller faire
le Jupiter, à la faveur d'une grêle de pisloles que vous y laisserez tom-
ber.
Tout prévenu que j'étais contre ces sortes de bonnes fortunes, je me
prèlai à celle-là ; et, comme la femme de chambre vint dire le jour sui-
vant à Scipion qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être introduit dés ce soir-là
même dans la maison de ses maîtresses, je m'y glissai entre onze heures
et minuit. La soubrette me reçut sans lumière, et me prit par la main
pour me conduire dans une salle assez propre, où je trouvai les deux
dames galamment habillées et assises sur des carreaux de satin. Aussitôt
qu'elles m'aperçurent, elles se levèrent et me saluèrent d'une manière
toute gracieuse; je crus voir deux ]iersonnes de qualité. La tante, qu'on
appelait la senora Meneia, qnoi(|ue belle encore, n'attirait pas moins
mon attenlion. Il est vrai qu'on ne pouvait regarder que la nièce, qui
me parut une déesse. A l'examiner pourtant à la rigueur, on aurait pu
dire que ce n'était pas une beauté parfaite; mais elle avait des grâces,
avec un nir piquant et voluptueux qui ne permettait guère aux yeux des
hommes de remarquer ses défauts.
Aussi sa vue troubla mes sens. J'oubliai que je ne venais là que pour
faire l'office de procureur; je parlai en mon propre et privé nom, et
tins tous les discours d'un homme passionné. La petite tille, à qui je Irou-
vai Irois fois plus d'esprit qu'elle n'en avait, tant elle me paraissait ai-
mable, acheva de m'enchanlerpar ses réponses. Je commençais à ne me
plus posséder, lorsque la tante, pour modérer me transports, prit la pa-
role, et me dit : Seigneur de Sanlillane, je vais m'expliquer franchement
avec vous. Sur l'éloge que l'on m'a fait de Votre Seigneurie, je vous ai
permis d'entrer chez moi, sans affecter par des façons de vous faire va-
loir cette faveur ; mais ne pensez pas pour cela q'ue vous en soyez plus
avancé: j'ai jusqu'ici élevé ma nièce dans la retraite, et vous êles, pour
ainsi dire, le premier cavalier aux regards de qui je l'expose. Si vous la
jugez digne d'être votre épouse, je serai ravie qu'elle ait cet honneur;
voyez si elle vous convient à ce prix-là : vous ne l'aurez point à meilleur
marché.
Ce coup tiré à bout portant effaroucha l'Amonr, qui m'allait décocher
une (lèche. Pour parler sms métaphore, un mariage proposé si crûment
me fil rentrer en moi-même: je redevins tout à coup l'agent fidèle du
comte de Lemos; et, changeant de ton, je répondis à la senora Mcncia :
Madame, votre franchise me plaît, et je veuxl'imiler. (Jiielque figure que
je fasse à la cour, je ne vaux pas l'incomparable Catalina; j'ai pour elle
en main un parti plus brillant : je lui destine le prince d'Espagne. Il suf-
fisait de refuser ma nièce, reprit la tante froidement : ce rel'us, ce me
semble, èlait assez désobligeant; il n'èlait pas nécessaire de l'accompa-
gner d'un trait railleur. Je ne raille poiul, madame, m'écriai-je; rien
n'est plus sérieux : j'ai ordre de chercher une per-sonne qui mérite d'être
honorée des visites secrètes du prince d'Esjiagne; je la trouve dans votre
maison, je vous marque à la craie.
La senora Meneia fut fort étonnée d'entendre ces paroles ; et je m'a-
perçus qu'elles ne lui déplurent point. Néanmoins, croyant devoir faire
la réservée, elle me répliqua de celle manière : Quand je prendrais au
pied de la lettre ce que vous me dites, apprenez que je ne suis pas d'un
caractère à m'applaudir de l'infâme honneur de voir ma nièce maîtresse
d'un prince. Ma vertu se révolte contre l'idée... Que vous êles bonne
interrompis-je, avec votre vertu ! Vous pensez comme une solle bour-
geoise. Vous moquez-vous, de considérer ces choses-la dans un point de
vue moral'? C'est leur ôler tout ce qu'elles ont de beau ; il faut les re-
garder d'un œil charmé. Envisagez l'héritier de la monarchie aux pieds
(le l'heureuse Catalina; représentez-vous qu'il l'adore et la comble de jiré-
sents, et songez enfin (|u'il naîtra d'elle peut-être un héros qui rendra le
nom de sa mère immortel avec le sien.
Quoique la tante ne demandât pas mieux que d'accepter ce que je pro-
posais, elle feignit de ne savoir à quoi se résoudre ; et Catalina, qui aurait
déjà voulu tenir le prince d'Espagne, affecta une grande indifférence; ce
qui fut cause que je me mis sur nouveaux frais à presser la place, jus-
qu'à ce qu'enfin la senora Meneia, me voyant rebulé et prêt à lever le
siège, battit la chamade, et nous dressâmes une capitulation qui contenait
lesdenx articles suivants : Primo, que si le prince d'Espagne, sur le rap-
port qu'on lui ferait des agréments de Catalina, prenait leu et se déter-
minait à lui faire une visite nocturne, j'aurais soin d'en informer les
dames, comme aussi de la nuit qui serait choisie pour cet effet ; secundo,
que le prince ne pourrait s'introduire chez lesdites dames qu'en galant
ordinaire, et accompagné seulement de moi et de son Mercure en chef.
Après celle convention, la tante et la nièce me firent toutes les amitié.'i
du monde ; elles prirent avec moi un air de familiarité à la faveilt duquel
je hasardai quelques accolades qui ne furent pas Irop mal reçues; et
lorsque nous nous M'|iar,inies. elles m'embrassèrent d'elles-mêmes en me
faisant toutes les r.niNsrv iin.ii^'inables. C'est une chose merveilleuse que
la facilité avec laquillr il se furme une liaison entre les courtiers de ga-
lanterie et les femmes (|ui ont besoin d'eux. Ou aurait dit en me voyant
sortir de là si favorisé, que j'eusse été plus heureux i|ue je ne l'étais.
Le comte de Lemos sentit une extrême joie quand je lui annonçai que
j'avais fait une découverte telle qu'il la pouvait souhaiter. Je lui jia'rlai de
Catalina dans des termes qui lui donnèrent envie de la voir. Je le menai
chez elle la nuit suivante, et il m'avoua que j'avais fort bien reucontré.
11 dit aux dames qu'il ne doutait nullement que le prince d Es|iagne ne
fût fort satisfait de la maîtresse que je lui avais choisie, et qu'elle, de son
côlé, aur.iil sujet d'êlre contente d'un tel amant; (|ue ce jeune prince
élail géii(Meu\, plein de douceur cl de bonté; enfin il les assura que dans
quelques jiiiii> il le leur amènerait de la façon qu'elles le désiraient, c'est-
à-dire sans suite et sans bruit. Ce siigneur prit l.i-dessus congé d elles, et
je me retirai avec lui. Nous rejuiLiiiimes son équipage, dans lequel nous
étio:is venus Ions deux, et qui nous allendait au bout de la rue. Ensuite
il me conduisit à mon liolel, eu me chargeant d'inslruire le lendemain
402
GIL BLAS.
son oncle de celle ;ivpiiiiire eliaiiclue, ol de le prier de sa part de lui en-
voyer lin millier de pisloles pour la melire à fin.
Je ne manquai pas le jour suivant d'aller rendre an duc de Lerme un
compte exact de tout ce qui s'était passé. Je ne lui cacliai qu'une chose :
je ne lui parlai pnint de Scipion ; je me donnai pour l'auteur de la dé-
couverte de Cnlalina : car on se fait honneur de tout aii]'rés des grands.
Je m'atiirai par là des compliments à mi-?ucre. Monsieur Gil Blas, me
dit le ministre d'un air railleur, je suis ravi qu'avec tous vos autres ta-
lents vous ayez encore celui de déterrer les beautés oblipieanlesl (Juand
j'en voudrai quelques-unes, vous trouverez bon que je m'adresse à vous.
Monseigneur, lui répondis-je sur le même ton, je vous remercie de la
préférence; mais vous me permettrez de vous dire que je me ferais un
scrupule de procurer ces sortes de plaisirs à Votre Excellence : il y a si
longtemps que don Rodrigue est en possession de cet emploi-là, qu'il y
aurait de I injustice à l'en dépouiller. Le duc sourit de ma réponse: puis,
changeant de discours, il me demanda si son neveu n'avait pas besoin
d'argent pour cette équipée. Pardonnez-moi, lui dis-je, il vous prie de
lui envoyer mille pistoles. Eh bien, reprit le ministre, lu n'as qu'à les lui
porter; dis-lui qu'il ne les ménage point, et qu'il applaudisse à toutes les
dépenses que le prince souhaitera de faire. *
CU.\riTnE X!.
De la visile secrMe H des préseuts que I« prince d'Espagne Dl à Caialina.
J'allai porter à l'heure même cinq cents doubles pislolcs an comte de
Lemos. Vous ne pouviez venir plus à propos, me dit ce seigneur. J'ai
parlé au prince; il a mordu à la grappe; il brûle d'impatience de voir
L'atalina. Dés la nuit pricbaine, il veut se dérober secrclenient de son
palais pour se rendre chez elle, c'est une chose ré.solue ; nos mesures sont
déjà prises pour cela. Avertissez-en les dames, el leur donnez l'argent
(pie vous m'apportez ; il est bon de leur faire connaiire que ce n'est point
un amant ordinaire qu'elles ont à recevoir; d'ailleurs, les bienfaits des
princes doivent devancer Jeurs galanteries. Comme vous l'accompagnerez
avec moi, poursuivit-il, ayez soin de vous trouver ce soir à son coucher;
il faudra de ]dus que voire carrosse, car je juge à propos de nous en
servir, nous attende à minuit au.x environs du palais.
Je nie rendis aussitôt chez hs dames. Je ne vis point Caialina ; on me
dit qu'elle reposait. Je ne parlai qu'à la .senora Mencia. Madame, lui
dis-je, excusez-moi de grâce si je p.irais dans votre maison pendant le
jour; mais je ne puis faire autrement : il faut bien que je vous avertisse
que le prince d'Espagne viendra chez vous cette niiil; et voici, ajonlai-je
en lui mettant entre les mains un sac on étaient les espèces, voici une
offrande qu'il envoie an temple de Cylhére pour s'en rendre les divini-
tés favorables. Je ne vous ai pas, comme vous voyez, engagée dans une
mauvaise affaire. Je vous en suis redevable, répondit-elle; mais appre-
nez-moi, seigneur de Santillane, si le prince aime la musique. Il l'aime,
repris-je, à la folie. Uien ne le divertit tant qu'une belle voix accompa-
gnée d'un lulb touché délicatement. Tant mieux ! s'écria-t-elle loiilo
transportée de joie ; vons me charmez en me disant cela, car ma nièce a
un gosier de rossignol et joue du lulb à ravir; elle danse même parl'aitc-
menl. Vive Dieu ! m'écriai-je à mon tour, voilà bien des perfections, ma
taniei II n'eu faut pas tant à une lille pour faire fortune; un seul de ces
talents lui suflit pour cela.
Ayant ainsi préparé les voies, j'attendis l'heure du coucher du prince.
Lorsqu elle fut arrivée, je donnai mes ordres à mon cocher, et je rejor-
gnis le comte de Lemos, qui me dit que le prince, pour se défaire plus
tôt de tout le monde, allait feindre xme légère indisposition, et même se
mettre au lit pour mieux persuader qu'il était malade; mais qu'il se re-
lévcraii«ne heure après, et gagnerait par une porte secrète un escalier
dci'obi! qui conduisait dans les cours.
Lorsqu'il m'eut instruit de ce qu'ils avaient concerté tous deux, il me
TiOsU dans un endroit par où il m'assura qu'ils passeraient. J'y gardai si
longtemps le mulet, que je commençai i croire que notre galant avait
pris par un autre chemin ou perdu l'envie de voir Caialina ; comme si les
princes perdaient ces sortes de fantaisies avant que de les avoir satis-
faites! Enfin je m'imaginais qu'on m'avait oublie, quand il parut deux
hommes qui m'abordèrent. Les ayant reconnus pour ccnx que j'attendais
je les menai à mon caiTosse, dans lequel ils montèrent l'un et l'antre'
pour moi, je me niis auprès du cocher pour lui servir de guide, et je lé
lis arrêter à cinquante pa.<! de chez tes dames. Je donnai la liiain au prince
d'Espagne et à son compagnon pour les aider à descendre, et nous mar-
chilnies vers la maison ût'i nous voulions nous introduire. La porte s'ou-
vrit à notre approche, et se referma dés que nous fûmes entrés.
Nous nous trouv.lmcs d'abord dans les mêmes ténèbres où je m'étais
trouvé la première fols, quoiqu'on eût pourtant par distinction attaché
une peiiic lampe à un mur. La liunièrc quelle répandait était si sombre
que nous l'apercevions seulement sans en êtie écl-iirés. Tout cela ne ser-
vait qu'à rendre ravcnlurc plus agréable i son héros, qui fut vivement
frappé de la vue des dames lorsqu'elles le reçurent dans la salle, où là
clarté d'un grand nombre de bougies compensait l'obscurité qui régnait
dans la cour. La tante et la nièce étaient dans un déshabillé galant "oà il
y avait une intelligence de coquetterie qui ne les laissait pas regarder
impunément. Notre prince se .serait fort bien contenté de la senorîi MeU'
ria. s'il n'eût pas eu à choisir; mais les charmes de la jeune Caialina,
comme de raison, eurent la préférence.
• Eh bien ! mon prince, lui dit le comte de Lemos. pouvions-nous vous
procurer le plaisir de voir deux personnes plus jolies? Ji' les trouve toutes
deux ravissantes, répondit le prince; et je n'ai garde de remporter d'ici
mon cœur, puisqu il n'échapperait point à la laii'te, si la nièce le pouvait
manquer.
Après un compliment si gracieux pour une tante, il dit mille choses
flatteuses à Catalina, qui lui répondit tré.«-s|)iriluellement. Comme il est
permis aux honnêtes gens qui font 1? personnage que je faisais dans celle
occasion, de se mêler à l'enlrelien des ainanls pourvu que ce soit pour
attiser le feu, je dis au galant que sa nymphe chantait et jouait du lulh i
merveille. 11 fut ravi d'apprendre qu'elle eût ces talents ; il la pressa de
lui en montrer un échantillon. Elle se rendit de bonne grâce à ses in-
stances, prit un lulh tout accordé, joua quelques airs tendres, et chanta
d'une manière si louchante, que le prince se laissa tomber à ses gênons
tout Iransporlé d'amour el de plaisir. Mais finissons là ce tableau, el di-
sons seu!ement que, dans la douce ivresse où l'héritier de la monarchie
espagnole était plongé, les heures s'écoulèrent comme des moments, et
qu'il nous fallut l'arracher de celte dangereuse mai.sou à cause du jour
qui s'approchait. Messieurs les entrepreneurs le ramenèrent prompte-
ment au palais et le remirent dans son appartement, lisse retirèrent en-
suile chez eux, aussi contents de l'avoir appareillé avec une aventurière
que s'ils eussent fait son mariage avec une princes.se.
Je contai le lendemain matin celle aventure au duc de Lerrae, car il
voulait tout savoir. Dans le temps que je lui en achevais le récit, le
comte de Lemos arriva el lui dit : Le prince d'Espagne est si occupé de
Catalina, il a pris tant de goût pour elle, qu'il se propose de la voir sou-
vent et de s'y attacher. 11 voudrait lui envoyer aujourd'hui pour deux
mille pisioles de pierreries; mais il n'a pas le sou. H s'est adressé i moi.
Mon cher Lemos, m'a-l-il dit, il faut que vous me tiwn iez tout à l'heure
cette somme-là. Je sais bien que je vous incommode, que je vous épuise;
aussi mou cœur vous en tient-il un grand compte; el si j.imais je me vois
on état de rcconnaitie d'une autre manière que par le sentiment tout ce
que vous avez fait pour moi, vous ne vous rejientirez point de ra'avoir
obligé. Mon prince, lui ai-je répondu en le quittant sur-le-champ, j'ai
des amis et du crédit, je vais vous chercher ce que vous souhaitez.
Il n'est pas difficile de le satisfaire, dit alors le duc à sou neveu. San-
tillane va vous porter cet argent; ou bien, si vous voulez, il achètera
lui-mènic Irs pierreries, car il s'y connaît iiarfailenienl, et surtout en
rubis. N est-il pas viai, Gil-Blas? ajoula-t-il en me regardant d'un air
malin. Que vous êtes malicieux, monseigneur! lui répondis-je. Je vois
bien que vous avez envie de faire rire M. le comte à mes dépens. Cela
ne manqua pas d'arriver. Le neveu demanda quel mystère il y avait là-
dessous. Ce n'est rien, répliqua l'oncle en riant. C'est qu'un jour Santil-
lane s'avisa de troquer un diiimanl contre un rubis, et que ce troc ne
tourna ni à son honneur ni à son profil.
J aurais été trop heureux si le ministre n''en eût pas dit davantage;
mais il prit la peine de conter le tour (|ue Camille et don Raphaël m'a-
vaient joué dans un hôtel garni, el de s'étendre parliculieremenl sur les
circonstances les plus désagréables pour moi. Son Excellence, après s'être
bien égayée, m'ordonna d'accompagner le comte de Lcnurs, qui me mena
ch< z un joaillier où nous choisîmes des pierreries que nous allâmes mon-
trer au pince d'E.spagne; après quoi elles me furent confiées pour être
remises à Catalina. J'allai ensuite prendre chez moi deux mille pisioles
de l'argent du duc, pour payer le marchand.
On ne doit pas demander si la nuit suivante je fus gracieusement reçu
des dames lorsque j'exhibai les présents de mon ambassade, lesquels con-
sistaient en une belle paire de boucles d'oreilles avec les pendants pour
la nièce. Charmées l'une et l'autre de ces mar(|ues de l'amour el ae la
générosité du prince, elles se mirent à jaser comme deux cominères, el
a me remercier de leur avoir procuré une si bonne connaissance. Elles
s'oublièrent dans l'excès de leur joie. H leur écbapfia quel(|U(S paroles
qui me firent soupçonner que je n'avais produit qu une frijionne au i\U
de notre grand monarque, l'our savoir précisément si j'avais fait ce beau
chef-d'œuvre, je me relirai dans le dessein d'avoir un éclaircisseinenl avec
Scipion.
cu.vriTRE xn.
Oni *i3lt Catalina. Emlarrss de Cil Bios, fon irqoii'iiiilc, cl quelle prècaulion il fut
, oblige de prendre pour se meure l'espril eu repos.
En rentrant chez moi, j'entendis un grand bruit. J'en demandai la
cause. On me dit que c'était Scipion qui,' ce soir-là, donnait à souper 1
GIL BLAS.
lOê
une demi-douzaine de ses amis. Ils ehnnlaienl à gorge déployée et fai-
saient de longs éclats de rire. Ce repas n'était assurément pas le ban-
quet des sept sages.
Le maître du feitia, averti de mon arrivée, dit à sa compagnie : Mes-
sieurs, ce n'est rien, c'est le patron qui revient; que cela ne vous gêne
pas. Coutiuucz de vous réjouir; je vais lui dire deux mots; je vous re-
joiadrai dans un moment. A ces mots, il vint me trouver. Quel tinta-
marre! lui dis-je. Quelles sorte de personnes régalez-vous dojic là-bas?
Soûl ce des poêles? iNon pas, s'il vous plait, me répondit-il. Ce serait
dommage de douucr voire vin à boire à ces gons-li; j'en fais un meilleur
usage. li y a parmi mes convives un jeune liomme tres-riche;qui veut
obtenir un emploi par votre crédit et pour sou argent. C'est pour lui cpie
La fêle se fut. A cbaque cou)) qu'il boit, j'augmente de di.i jiistoles le
bénéfice qui doit vous en revenir. Je veux le faire boire jusqu'au jour.
Sur ce pied-lJ, repris-je, va te remettre à lable, et ne ménage point le'
vio de ma cave.
Je pe jugeai pointa propos de l'entretenir alors de Calalina; mais le
lendemain, à moii lever, je lui jiarlai de cette sorte: Ami Scipion, tu
sais de quelle manière nous vivons ensemble. Je te traite plutôt en ca-
marade qu'en domestique; tu aurais tort, par conséquent, de me trom-
per comme un maître. N'ayons donc point de secret l'un pour l'aulrc. Je
vais l'apprendre une cbose qui te surprendra; et toi, de ton coté, tu
me diras ce que tu penses des femmes que tu m"as fait connaître. Eiîlre
nous, je les soupçonne d'être deux matoises d'autaniplusralfiuées qu'elles
affectent plus de* simplicité. Si je leur rends justice, le prince d'Espagne
n'a pas grand sujet de se louer de moi; car, Je le l'avouerai , c'est pour
lui que je t'ai ilemsmlé une maitresse. Je l'ai mené chez Calalina, et il
eu est devenu amoureux. Seigneur, me répondit Scipion, vous en usez
trop bien avec moi pour que je manque de sincérité avec vous. J'eus hier
un lèle-,'(-!cle avec la suivante de ces deux princesses; elle m'a conté leur
histoire, qui m'a paru divertissante ; je vais vous en faire siiccinclemeut
le rédl. que vous ne serez pas ficlié d'avoir écouté.
Calalina, poursuivit-il, est lille d'un petit geulilhomme aragonais. Se
trouvant a quinze ans une orplieline aussi pauvre que jolie, elle écouta
liu vieux conun.indeur, qui la conduisit à Tolède, où il mourut au bout
de six mois, après lui avoir plus .servi de père que d'épou,ï. Elle recueil-
Ll sa successiou, qui consistait en quelques nippes et en trois cents j)is-
toles d'argent comptant; puis elle se joignit à la senoraMencia, qui et.iit
encore à la mode, quoiqu'elle fùl déjà sur le retour. Ces deux bonnes
amies deineuréient ensemble, et commencèrent .i tenir une conduite dont
la justice voulut prendre connaissance. Cela déplut aux dames qui, de
dépit ou autrement, abandonnèrent brusquement Tolède pour venir s'é-
tablir à Madiiil,oii, depuis environ deux ans, elles vivent sans fréquenter
aucune dain*- du voisinage. Mais écoutez le meilleur : elles ont loué deux
petites maisons, séparées seulement par un mur; on peut entier de l'une
dans l'autre par un escalier de communication qu'il y a dans les caves.
I>a .seuora Mencia demeure avec une jeune .-oubrette dans l'une de ces
maisons, et la douairière du commandeur occupe l'autre avec une vieille
duègne qu'elle fait pas.ser pour sa grand'mère, de façon que notre .\ra-
ffonaise est tantôt une nièce élevée par sa laute, el tauîùt iiac pupille sous
l'aile de son aïeule. ÇVuand elle fait la nièce, elle s'appelle Calalina; et,
lorsqu'elle fait la pelite-flUe, elle se nomme Sirena.
Au nom dcSirena, j'inlerroinpisen pâlissant Scijiioa. Que m'apprends-
lu? lui dis-je; tu me fais trembler, llél.is ! j'ai bien peur que celle mau-
dite .\ragonnise ne soil ia maitre.sse de Caldcrone. lié ! vraiment, répon-
dit-il, c'est elle-même ! Je croyais vous réjouir en vous annonçant cette
nouvelle. Tu n'y penses pas. lui répliqnai-je; elle est plus pro'pre à me
causer du cliagriu que de la joie: n'en vois-tu pas bien les eonséqucnces?
Non, ma foi, repartit Scipion. Quel malheur en peul-il arriver"; 11 n'est
|>as sur que don Rodrigue découvre ce qui se pa.ssc ; et, si vous craignez
qu'il n'en soil instruit, vous n'avez qu'à prévenir le premier ministre.
Contez-lui la chose tout nalurelleiiienl : il verra voire bonne foi ; et si,
après C"'la, dlderonc veut vous rendre quelques mauvais offices auprès
de Son Excellence, elle verra bien qu'il ue cbeiche a vous nuire que par
un esprit de vengeance.
Scipiim m'ôia ma crainte parce discours. Je suivis ce conseil. J'avertis
le diic de Li>rme de celte fâcheuse découverte. J'affectai même de lui
en faire le dél.iil d'un air triste, pour lui |iersiiader que j'étais morlilié
d'avoir iniioc»MnmPut livré au priiicj; la iiiaiiressc de don liodiiffiu;; miiis
le minislri-, loin ilc plaindre son faviui, en lit des railleries. Ensuite il
me dit d'aller toujours mon train; et i|ira|iiès lonl il était glorieux |)Our
Caldirone d'aimer la même dame que b' prime d Esjjagiic, el de u'en être
pas plus mallrailé que lui. Je mis aussi au fait le comle de Lcmos, (pii
m'assura de si protection si le preiniiT secrétiiire venail à découvrir l'iu-
Irigue, et iju'il entreprit de me perdre dans l'esprit du duc.
Crovaiil .'ivoir par celte manœuvre délivré le bateau de ma forlunc du
péril de s'ensabler, je ne craignis plus rie n. J'accompagnai encore le prince
chez Catalina, autrement la belle Sirène, qui avait lart de trouTcr des
défaites pour écarter de sa mai>on don liodrigiie, el lui dérober les nuits
qu'elle était obligée de donner à sou illustre rival.
CHAPITRE XIII.
Cil Blas conHniic de faire le seigneur. Il ïiipiend des nnuvelles de sa famille ; quelle
impression elles foat sur lui. Il se LrouiUe avec Falirice.
J'ai déjà dit que le matin il y avait ordinairement dans mon anti-
chambre une foule de personnes qui venaient me faire des propositions,
mais je ne voulais pas qu'on me les fil de vive voix ; et suivant l'usage
delà cour, ou plnlôt pour faire l'important, je disais à chaque solliciteur:
Donnez-moi un mémoire. Je m'étais si bien accoutumé à cela, qu'un jour
je répondis ces paroles au propriétaire de mon hôtel, qui vint me faire
souvenir que je lui devais «ne anaée de loyer. Pour mon boucher et
mon boulanger, ils m'épargnaient la peine de leur demander des mé-
moires, tant ils étaient exacts à m'en apporter tous les mois. Scipion, qui
me copiait si bien qu'on pouvait dire que la copie approchait fort de l'ori-
ginal, n'en usait pas autrement avec les personnes qui s'adressaient à lui
pour le prier de m'engager à les servir.
J'avais encore un autre ridicule dontje ne prétends point me faire grfice:
j'étais assez fat pour parler des plus grands seigneurs comme si j'eusse
été un homme de leur étoffe. Si j'avais, par exemple, à citer le duc
d'Albe, le due d'Ossone, ou le duc de Médina Sidonia, je disais sans fa-
çon : d'Albe, d'Ossone, et Médina Sidonia. Eu un mol, j'étais devenu si
lier et si vain, que je n'étais plus le lils de mon père et de ma mère.
Ilélas! pauvre duègne et pauvre écuyer, je ne m'informais jias si vous
viviez heureux ou misérables dans les Astuiies! c'est à quoi je ne pen-
sais ]ias du toutl je ne songeais pas seulement à vous ! La cour a la vertu
du lleuve Léihé pour nous faire oublier nos parents et nos amis quand
ils sont dans une mauvaise situation.
Je ne me souvenais dsnc plus de ma famille, lorsqu'un matin il entra
chez moi un jeune homme qui me dit qu'il souhaitait de me parler un
moment en particulier. Je le fis passer dans mon cahinet, on, sans lui
offrir une chaise, parce qu'il me paraissait un homme du commun, je lui
demandai ce qu'il me voulait. Seigneur Cil Blas, me dit-il, quoi ! voiis ne
me remettez point? J'eus beau le considérer attentivement, je fus obligé
de lui ré|)ondre lue ses traits m'étaient tout à fait inconnus. Je suis, re-
prit-il, un de vos compatriotes, natif d'Oviedo même, et lils de Bertrand
Muscada, l'épicier voisin de voire oncle le chanoine. Je vous reconnais
bien, moi. Nous avons joué mille fois tous deux à la gallina ciega.
Je n'ai, lui répoudis-je, qu'une idée très-confuse des amusenieuls de
mon enfance; les soins dont j'ai depuis été occupé m'en ont fait jierdre
la mémoire. Je suis venu, dit-il, à .Madrid pour compter avec le corres-
pondant de mon père. J'ai entendu ]i:ulcr de vous. Un m'a dit que vous
étiez sur un bon pied à la cour, et déjà riche comme un Juif. Je vous en
fais mes compliments; cl je vais, à mon retour au pays, combler de joie
votre famille en lui annonçant une si agréable nouvelle.
Je ne pouvais honnêtement me dispenser de lui demander dans quelle
situation il avait laissé mon père, ma mère el mon oncle; mais je m'ac-
(piittai si froidement de ce devoir, que je ne donnai pas sujet à mon épi-
cier d'admirer la force du sang. 11 me le Ut bien connaître. Il parut cho-
c]ué de l'indifférence que j'avais pour des personnes qui me devaient être
si cliéres; et, comme c'était un garçon franc et grossier: Je vous croyais,
me dit-il crûment, plus de tendresse et de sensibililé pour vos proches.
De quel air glacé m'iulerrogez-vous sur leur compte ! Il semble i]ue vous
les ayez mis en oubli. Savez-vous quelle est leur situation? A|iprenez
que votre père et votre mère sont toujours dans le service, et que le bon
chanoine fîil Perés, accablé de vieilles.se el d'inlirmilcs, n'est [las éloigné
de sa fin. Il faut avoir du naturel, poursuivil-il; el puisque vous êtes en
état de faire du bien à vos parents, je vous conseille en ami de leur en-
vovcr deux cents pistoles tous les ans. Par ce secours, vous leur procu-
rerez une vie douce et heureuse sans vous incommoder.
Au lieu d'être touché de la peinture qu'il me faisait de ma famille, je
ne sentis que la liberté ipi'il prenait de me conseiller sans ipie je l'en
priasse. Avec plus d'adresse, peut-élic m'aurait- il persuadé; mais il ne
lit que me révolter |iar sa franchise. Il s'en aperçut bien au silence mé-
eoiitcnt que je gardais; cl, coutinuanl son exhortation avec moins de
charité que de malice, il m'impatienta. Obi c'en est trop! répoudis-je
avec emportement. Allez, monsieur de Muscada ; ne vous mêlez que de
ce qui vous regarde. Allrz trouver le coriespoiulanl de voire père, et
compter avec lui. 11 vous convient bien de me dicter mon devoir ! Je sais
mieux, que vous cj6 que j'.ii à faire dans celte occasion. En achevant ces
mois, je poussai l'épicier hors de mou cabinet, et le renvoyai à Oviedo
vendre du poivre et du girolle.
Ce qu'il venait de me dire ne Ui.ssa pas de s'offrir à mon esprit ; et,
me reprochanl moi-même que j'étais un lils dénaturé, je m'alleiidris. Je
me rappelai les soins i|u'on avait i us de mou enfance et de mon éduca-
tion; je me représenini ce qui' je devais à mes parents, el mes léllexions
furent accompagni''es de qui'lqiif s transporls de reconnaissauce, <|ui pour-
laiit n'abnulireiil à rien. Mon ingratitude les étouffa bienlot, d Irur lit
succéder un profond oubli. Il y a bien des jières qui ont de pareils en-
fants
104
GIL BLAS.
L'avnrice et l'amliilioii, qui me posséJaient, changèrent entièrement
mon iiumeur. Je perdis toute ma gaieté ; je devins triste et rêveur, en un
mot, un sot animal. Falirice, me v yant tout occupé du soin de sacrilier
à la fortune ft fort détaché de lui, ne venait plus chez moi (|ue rarement.
n ne put même s'empêcher de me dire un jour ; En vérité, Gil Blas, je
ne te reconnais plus. Avant que tu fusses à la cour, tu avais toujours l'es-
prit tranquille; à présent, je te vois sans cesse agité; tu formes projet
sur projet, pour t'enrichir, e\ plus tu amasses de bien, plus lu veux en
amasser. Outre cela, te le dirai-je? tu n'as plus avec moi ces épanche-
menis lie cœur, ces manières libres qui font le charme des liaisons. Tout
au contraire, tu t'enveloppes, et nie caches le fond de ton âme. Je remarque
même de la contrainie dans les honnêtetés que tu me fais. Enlin Gil Blas
n'est plus ce même Gil Blas que j'ai connu.
Tu plaisantes sans doute, lui répondis-je d'un air assez froid. Je n'a-
perçois en moi aucun changement. Ce n'est point à tes yeux, répliqua-
t-il,'qu'on doit s'en rapporter: ils sont fascinés. Crois-moi, ta métamor-
phose n'est que trop véritable. En bonne foi, mon ami, parle : vivons-nous
ensemble comme autrefois? Quand j'allais le matin frapper à ta porte, tu
venais m'ouvrir loi-même encore tout endormi le plus souvent, et j'en-
trais dans la chambre sans façon. Aujourd'hui, quelle différence! Tu_ as
des laquais. On me fait atten'dre dans Ion antichambre, cl il faut qu'on
m'annonce avant cpie je puisse le parlci-. Après cela, comment me reçois-
tu? avec une poliie'se glacée, et eu tranchant du seigneur On dirait que
mes visites commencent à te peser. Crois-tu qu'une pareille récefrtion
soit agréable à un homme qui t'a vu son camarade? Non, Santillane,
non; elle ne me convient nullement. Adieu, séparons-nous à l'amiable ;
défaisons-nous tous deu.t, toi d'un censeur de tes actions, et moi d'un
nouveau riche qui se méconnaît.
Je me semis plus aigri que touché de ses reproches, et je le laissai s'é-
loigner sans faire le moindre effort pour le retenir. Dans la siluation où
était mon esprit, l'amitié d'un poêle ne me paraissait pas une chose asspz
précieuse pour devoir m'affliger de sa perte. Je trouvais de quoi m'en con-
soler dans le commerce de quelques petits oflîciers du roi, auxquels un
rapport d'humeur me liait depuis peu étroitement. Ces nouvelles con-
naissances étaient des hommes dont la plupart venaient de je ne sais où,
et que h ur heureuse étoile avait fait parvenir à leurs postes. Ils étaient
déjà tous à leur aise; et ces misérables, n'attribuant qu'à leur mérite
les bienfaits dont la bonté du roi les avaient comblés, s'oubliaient de
même que moi. Nous nous imaginions être des personnages bien respec-
tables. 0 fortune ! voilà comme tu dispenses tes faveurs le plus souvent.
Le stoïcien Epictéte n'a pas tort de te conjparer à une fille de condition
qui s'abandonne à des valets.
LIVRE IX.
CHAPITRE PREMIER.
Scipion veut marier Cil Iîla«, f I lui propose In fille d'un riche et fameux orfèvre.
Des ileuurclics qui se firent eu eouséiiuence.
Un soir, après avoir renvoyé la compagnie qui était venue souper chez
moi, me voyant seul avec Scipion, je lui demandai ce qu'il avait fait ce
jour-là. Un coup de maître, me ré|iondit-il : je vous ménage un riche
établissement; je veux vous marier à la liUe unique d'un ori'évre de ma
connaissance.
La ni!e d'un orfèvre ! m'écriai-je d'un air dédaigneux ; as-tu perdu l'es-
prit? Feux tu me proposer une bourgeoise? .Quand on a un certain mé-
rite, et qu'on est à la cour sur un certain pied, il me semble qu'on doit
avoir des vues plus élevées. Eh! monsieur, me répartit Scipion, ne le
prenez point sur ce Ion là ! Songez que c'est le mâle qui anoblit, et ne
soyez pas plus délicat que mille seigneurs que je pourrais vous ciler. Sa-
vez-vous bien ipie l'héritière dont il s'agit est un parti de cent mille du-
cats pour le moins ? N'est-ce pas là un beau morceau d'orfèvrerie ? Lors-
que j'eniendis parler d'une grosse somme , je devins plus traitalde. Je
me rends, dis-je à mon secrétaire; la dot me détermine; quand veux-tu
me la faire loucher? Doucement, miuisieur, me répondit-il; un peu de
patience; il faut auparavant que je conmiuniquc la chose au père, et que
le la lui fa.sse agréer. Bon, repris-je en éclatant de rire, tu en es encore
la? \<iila un mariage bien avance! Beaucoup plus que vous ne pensez,
répli(prj-t-il; je ne veux qu'une heure de conversation avec l'orfèvre, et
je vous réponds de son consentement. Mais, avant que nous allions plus
loin, composons, s'il vous plaît. Supposé que je vous fasse donner cent
mille ducats, combien m'en reviendra-t-il ? Vingt mille lui repartis-je.
Le ciel eu soii loué, dit-il ; je bornais voire reconnaissance à dix mille;
TOUS êtes une fois plus généreux que moi. Allons, j'entrerai dés demain
dans cette négociation, et vous pouvez comjiter qu'elle réussira, ou je ne
suis qu'une bête.
Effcclv;ment, deux jours après il me du : J'ai parlé au seigneur Ga-
briel de Salero (ainsi se nommait mon orfèvre). Je lui ai tant vanté votre
crédit et votre mérite, qu'il a prêlè l'oreille à la proposition que je lui
ai faite de vous accepter pour gendre. Vous aurez sa fille avfc cent mille
ducats, )jourvu que vous lui fassiez voir clairement que vous possédeï
les bonnes grâces du ministre. S'il ne tient qu'à cela, dis-je alors à Sci-
pion. je serai bientôt marié. Mais, à propos de la 011e, l'as-tu vue? est-
el!e belle? Pas si belle que la dot: entre nous, cette riche héritière n'est
pas une fort jolie personne; par bonheur, vous ne vous en souciez guère.
Ma foi, non, lui rèpliquai-je.'mon enfant : nous autres gens de cour, nous
n'épousons que pour épouser seulement ; nous ne cherchons la beauté que
dans les femmes de nos amis, et si par hasard elle se trouve dans les nô-
tres, nous y faisons si peu d'attention, que c'est fort bien fait quand elles
nous en punissent.
Ce n'est pas tout, reprit Scipion, le seigneur Gabriel vous donne à sou-
lier ce soir ; nous sommes convenus que vous ne parlerez pas du mariage
projeté. Il doit inviter plusieurs marchands de ses amis à ce repas, ou
vous vous trouverez comme un simple convive, et demain il viendra sou-
per chez TOUS de la même manièi-e. Vous voyez par là que c'est un homme
qui veut vous étudier avant de passer outre ; il sera bon que vous vous
observiez un peu devant lui. Oh ! parbleu, interrompis-je d'un air de con-
liance, qu'il m'examine tant qu'il lui plaira, je ne puis que gagner à cet
examen.
Cela s'exécuta de point en point. Je me fis conduire chez l'orfèvre, qui
me reçut aussi familièrement que si nous nous fussions déjà vus pilusieurs
fois. C'était un bon bourgeois, qui était, comme nous disons. ]tnV\ hasla
pnrfinr. Il me présenta la'senora Euiénia, sa femme, et lajeune Gabriela,
sa fille. Je leur dis force compliments sans contrevenir au traité. Je leur
dis des riens en fort beaux termes, des phrases de courtisan.
Gabriela, quoi que m'en eût dit mon secrétaire, ne me parut pas dés-
agréable, soit à cause qu'elle èiait extrêmement parce, soit que je ne la
■regardasse qu'au travers de la dot. La bonne maison que celle du seigneur
Gabriel ! Il y a, iecrois, moins d'argent dans les mines du Pérou qu'il n'y
en avail daiis celle maison-là ; ce mêlai s'y offrait à la vue de loules parts,
sous mille forme diffé'entes. Chaque chambre, et particulièrement celle
où nous nous étions mis à table, était un trésor. Quel spectacle pour les
yeux d'iui gendre 1 Le beau-pére, pour faire plus d'honneur à son repas,
àv-iil assemblé chez lui cinq ou six marchands, tous personnages graves
et eunuveux. Ils ne parlèrent que de commerce, et l'on peut dire que leur
coiiversaiion fut plutôt une conférence de négociants qu'un entretien d'a-
mis qui soupeni ensemble.
Je régalai l'orfèvre à mon tour le lendemain au soir. Ne pouvant l'é-
blouir par mon argenterie, j'eus recours à une autre illusion J'invitai à
souper ceux de mes amis qui faisaient la plus belle figure à la cour, et
(pie je connaissais pour des ambilieux qui ne niellaient point de bornes à
leurs désirs. Ces gens-ci ne s'entretinrent que des grandeurs, que des pos-
tes brillants et lucratifs auxquels ils aspiraient, ce qui fit son effet. Le
bourgeois Gabriel, étourdi de leurs grandes idées, ne se sentait, malgré
tout son bien, qu'un petit mortel en comparaison de ces messieurs. Pour
moi. faisant l'homme modéré, je dis que je me contenterais d'une fortune
médiocre, comme de vingt mille ducats de rente ; sur quoi ces affamés
d'honneurs et de richesses s'écrièrent que j'aurais tort, et qu'étant aimé
autant que je l'étais du premier minislie, je ne devais pas m'en tenir à si
peu de chose Le bnau-pére ne perdit pas une de ces paroles, et je crus
remarquer, quand il se relira, qu'il èlail fort satisfait.
Scipion ne manqua pas de l'aller voir le jour suivant, d'^ns la matinée,
pour lui demander s'il èlail coulent de moi. J'en suis charmé, lui répon-
dit le bourgeois, ce garçon-là m'a gagné le cœur. Mais, seigneur Scipion,
ajouta-t-il, je vous conjure, par noire ancienne connaissance, de me par-
ler sincèrement. Nous avons Ions noire faible, comme vous savez; appre-
nez-moi celui du seicrneur de Santillane. Est-il joueur? est-il galant?
quelle est son inclination vicieuse? ne me la cachez pas, je vous en prie.
Vous m'offensez seigneur Gabriel, en me faisant celte question, repartit
l'enlremelleur ; je suis plus dans vos intérêts que dans ceux de mon
maître. S'il avait quelque mauvaise habitude qui fût capable de rendre
votre fille malhi'urruse, est-ce que je tous l'aurais proposé pour gendre ?
N>n. parbleu I je suis trop votre serviteur. Mais, entre nous, je ne lui
trouve point d'autre dèfaul rpie celui de n'en avoir aucun ; il est trop sage
pour un jeune homme. Tant mieux, reprit l'orfèvre, cela me fait plaisir.
Allez, mon ami. vous pouvez l'assurer qu'il aura ma fille, et que je la
lui donnerais quand il ne serait pas chéri du minisire.
Aussitôt que mon secrétaire m'eut rapporté ccl entrelien, je courus
chez Salero pour le remercier de la disposition favorable où il était pour
moi. H avait déjà dérlaré ses Tolonlés à sa femme et à sa fi le, qui me
firent connaître, par la manière dont elles me reçurent, qu'elles y étaient
soumises sans répugnance. Je menai le beau-pére au duc de Lerme, qu«
j'avais prévenu la veille, et je le lui présentai. Son Excellence lui lit un
accueil des [dus gracieux, et lui témoigna de la joie de ce qu'il avait choisi
pour gendre un homme qu'elle affectionnait beaucoup et qu'elle prélen-
(lait avancer. E'ic s'élendil ensuite sur mes bonnes qualités, cl dit tant do
bien de moi, que le bon Gabriel crut avoir trouvé dans ma si'igneurie le
meilleur parti d'Espagne pour sa fille. Il en èlail si aise, qu'il en avait la
larme à l'œil. Il me serra fortement dans ses bras lorsque nous nou-: sa-
pa rames, en me disant : Mon fils, j'ai tant d'impatience de vous voir l'é-
poux de Gabriela, que vous le serez dans huit jours tout au plus tard.
GIL BLAS.
105
CIIAriTRE II.
quel luisarJ Cil Dlas se rossunviiil de don Alphonse de I.i
rendit par vantié.
cl dij sorvirc (jo'il lui
Laissons là mon maringe pour un moment ; l'ordre de mon liistoiie le
demande et veut que je raconte le service qne je rendis n don Alphonse,
HKjn ancien maître. J'avais entièrement oublié ce cavalier, cl voici à quelle
occasion j'en rappelai le souvenir.
Le gouvernement de la ville de Valence vint à vaquer dans ce temps-
là. En'ipprenant celle nouvelle, je pensai ,i don Alphonse de Leyva ; je fls
réilexiou cpie cet emploi lui conviendrait à merveille, et, moins peut-être
par amitié que par ostentation, je résolus de le demander ])our lui. Je me
re|u'ésenlai que, si je rol)lenais, cela me ferait un honneur infini. Je m'a-
dressai donc au duc de Lernie ; je lui dis que j'avais été intendant de
don César de Leyva et de son fils, et qu'ayant tons les sujets du monde de
me louer d'eux, je prenais la liberté de le supplier d'accorder a l'un ou
à l'autre le gouvernement de Valence. Le mini.slre me répondit : Trés-vo-
lonliers, Gif lilas; j'aime à te voir reconnaissant et généreux. D'ailleurs,
tu me parles pour une famille ([ue j'eslime ; les Leyva sont de bons .ser-
viteurs du roi, ils méritent bien celte place. Tu peux en disposer à ton
gré ; je le la donne pour présent de noces.
Ilavi d'avoir réussi dans mou dessein, j'allai, sans perdre de temps,
ciiez Calderone, faire dresser des lettres patentes pour don Alphonse. Il
y avait un grand nombre de personnes ([ui attendaient dans un silence
respectueux que don Rodrigue vint leur donner audience. Je traversai la
foule et nie présentai à la porte du cabinet, qu'on m'onvrit. J'y trouvai
je ne sais combien de chevaliers, de commandeurs et d'autres gens de
conséquence que Calderone écoulait tour à tour. C'était une chose re-
mantiiable qne la manière différente dont il les recevait; il se contentait
de f.nre à ceux-ci une légère inclination de tête, il honorait ceux-là d'une
révérence et les conduisait jusqu'à la |iorle de son cabinet : il meltail,
pour ainsi dire, des nuances de considérations dans les civilités qu'il fai-
sait. D'un autre cùté, j'apercevais des cavaliers qui, chotpiés du |icu d'at-
tention qu'il avait pour eux, maudissaient dans leur àmi' la nécessité (|ui
les obligeait de ramper devant ce visage. J'en voyais d'aulres, an con-
traire, qui riaient en eux-mêmes de son air fat et sullisant. J'avais beau
faire ces observations, je n'étais pas capable d'en jiroOler ; j'en usais chez
moi comme lui, et je ne me souciais nullement qu'on approuvât ou qu'on
blâmât mes manières orgueilleuses, pourvu (pt'elles fussent respectées.
Don liodrigue, ayant jiar hasard jeté les yeux sur moi, quitta brus(|ue-
ment un gentilhonimc qui lui parlait, et vint m'embrasser avec des dé-
moustralious d aniilié qui nie surprirent Ah ! mon cher confrère, s'érria-
l-il, (pielle affaire me procure le plaisir de vous voir ici .' qu'y a-l-il pour
votre service? Je lui appris le sujet qui m'amciiail, et là-dessus il m'as-
sura, dans les termes les plus obligeants, que le lendemain à pareille
heure ce que je demandais serait expédié. 11 ne borna point là sa politesse,
il me conduisit jusqu'à la porte de son antichambre, où il ne conduisait
jamais que de grands seigneurs, et là il m'embrassa de nouveau.
(Jue signifient loulcs ces hounètetés'' ilisais-jc en m'en allant ; que me
pré.sageiiï-ellcsî Calderone méditerait-il ma perte, ou bien aurait-il envie
de gagner mon aniilié'? ou, pressentant que sa faveur est sur son déclin,
me ménagerait-il dans la vue de me prier d'intercéder |iour lui auprès
de notre patron ? Je ne savais à laquelle de ces conjectures je devais m'ar-
rêter. Le jour suivant, lorsque je retournai chez lui, il me traiia de la
inèine façim ; il m'accabla de caresses et de civilités. Il est vrai qu'il les
rabatlit sur la réception qu'il Ut aux antres personnes qui se |)réscn-
taient jjour lui parler. 11 brusqua les uns, battit froid aux autres ; il nié-
conleiita presque tout le monde. Mais ils furent tous assez vengés par une
aventure ijui arriva et que je ne dois point [lasser sous silence. Ce sera
uu avis au lecteur pour les commis et les secrétaires qui la liront.
Un homme vêtu fort simplement, et nui ne (laraissait pas ce qu'il était,
s'approcha de (>alderone, cl lui parla (l'un certain mémoiic (|u'il disait
avoir présenté au duc de Lcrme. Don llodrignç ne regarda pas .seulement
le cavalier, et lui dit d'un ton brusc|uc : Comment vous appelle-l-im, mou
ami? L'on m'appelait i'rancillo dans mon enfance, lui réirondit de sang-
froid le^cavalier, on m'.i depuis iKimniè don Francisco île /.iiniga, et je
me nomme aujonrd hui le comte de l'edrosa. (!alderone, èUiiiuc de ces
paroles, et voyant qu'il avait affaire à un homme de la première (jualilc,
voulut s'excuser. Seigneur, dil-ilau cnmie, je vousdemande pardiin, si,
ne vous c(Hinais.sant pas.... Je ne veux point de les excuses, interrompit
avec hauteur Francillo ; je les ni(T|irise aiilant cpie les malluinnèlelés. Ap-
prends qu'un secrétaire de ministre doit recevoir honnêtement toutes
sortes de per.sonnes. Sois, si tu veux, assez vain pour te regarder comme
le siilistilul de ton maître, mais n'oiililie pas une tu n'es (pic son valel.
Le superbe don liodrigue fut fort mm litié de cet incident. Il n'en de-
vint toutefois pas plus raisonnable, l'oiir moi, je mar(piai cette chasse-là ;
je résolus (le prendre garde à qui je )pailcrais dans nies andienccs, et de
n'être insolent qu'avec des muets. Comme les patentes de don Alphonse
se trouvaient expédiiies, je les emportai et les envoyai par un courrier
exti-aoï'dinaire à ce jeune seigneur, avec une lettre dû duc de Lermc, par
la(|uelle Son Excellence lui donnait avis que le roi venait de le nommer
au gouvernement de Valence. Je ne lui mandai point la part que j'avais
à cette nomination ; je ne voulus pas même lui écrire, me faisant un )dai-
sir de la lui apprendre de bouche et de lui causer une agréable surprise,
lorsqu'il viendrait à la conr prêter serment pour son emploi.
CHAPITRE m.
Des prépaïaiifs iiiii se liicnl pour le iiiari^ige de Cil lilas, cl du grand évéïieiiienl ((ui les
rendil iiiiiltles.
Revenons à ma belle Cabrielle ; je devais donc l'épouser dans huit jours.
Nous nous préparâmes de part et d'autre à cette cérémonie. Salero lit
faire de riches habits pour la mariée, et j'arrêtai pour elle une femme de
chambre, un la(|uaiset un vieil écuyer, tout cela choisi par Scipion, qui
attendait avec encore plus d'impatience que moi le jour qu'on me devait
compter la dot.
La veille de ce jour si désiré, je soupai chez le beau-pére avec des on-
cles et des tantes, des cousins et des cousines. Je jouai parfaitement bien
le rLile d'un gendre hypocrite. J'eus mille complaisances pour l'orfcvre
et pour .sa femme; je conlrelis le passionné auprès de Cabrielle; je gfa-
cieusai toute la famille, dont j'écoulai sans m'impalienler les plats dis-
cours et les raisonnements bourgeois. Aussi, pour prix de ma patience,
j'eus le bonheur de plaire à tous les parents ; il n'y en eut pas un qui ne
parût s'ap]daudir de mon alliance.
Le repas fini, la compagnie passa dans une grande salle où on la régala
d'un concert de voix et d'instruments qui ne fut pas mal exécnté, quoi-
qu'on n'eut pas choisi les meilleurs sujets de lyiadrîd. Plusieurs airs gais
dont nos oreilles furent agn'ablement frappées nous mirent de si belle
humeur, que nous commençâmes à former des danses. Dieu sait de quelle
façon nous nous en aci|uiltàmes, puisqu'on me prit poiirun élève de Terp-
siehore, moi (|ui n'avais de principes de cet art que deux nu trois leçons
([ue j'avais rei-ues i-liez la njaripiise de Cliaves, d'un pelit mnilrc a danser
qui venait montrer aux pages ! .Vpvés nous élre bien divertis, il fallut
songer à se retirer chez soi. Je prodiguai les révérences et les accolades.
Adieu, mon gendre, me dit Salero en in'enibrass,-int, j'irai chez vous de-
main matin porter la dot en belles pièces d'or. Vous y serez le bienvenu,
lui répoudis-je, mon cher beau-pére. Ensuite, donnant le bonsoir à la fa-
mille, je gagnai mon équipage, qui m'attendait à la porte, et je pris le
chemin de mon hiJtel.
J'étais à peine à deux cents pas de la maison du seigneur Gabriel, que
(piinzt ou vingt hommes, les uns à pied, les autres à cheval, tous armés
d'épées et de carabines, entourèrent mon carrosse et l'arrêtèrent, en
criant : Dcftar Ir.roil Ils m'en firent descendre brusquement pour me
jeter dans une chaise roulante, où le ]irincipal de ces cayaliers, étant
moulé avec moi, dit an cocher de toucher vers Siigovic. Je jugeai bien
que c'était un honnête algiiazil qne j'avais à mon côté. Je voulus le ques-
tionner pour savoir le sujet de mou emprisonnement ; mais il me répondit
sur le ton de ces messieurs-là, je veux dire brutalement, qu'il n'avait point
de compte i me rendre. Je lui dis que peut-être il .se méprenait. Non,
non, repartit-il, je suis sur de mon fait ; vous êtes le seigneur de Santil-
laiie, c'est vous que j'ai ordre de conduire où je vous mène. N'ayant rien
à répliipier à ces paroles, je pris le parti de me taire. Nous roulâmes le
resie de la unit le long du Maii(;anarez dans un profond silence. INous
changeâmes de chevaux à Colinen'ar, et nous arrivâmes sur le .soir à Ségo-
vie, où l'un m'enferma dans la tour.
CHAPITRE IV.
. lui ir.iiio dans la lour de Ségovic. Cl de i|m'lle
la cause de sa prison.
aiiiiTc il apprit
On cnniineni;a par me niellre dans un cachot où l'on me laissa sur la
paille coiniiK! un criminel digne du dernier supplice. Je passai la nuit,
11(111 pas à me désoler, car je ne senlais pas encore tout mon mal, mais a
cherclier dans inmi espril ce qui pouvait avoir causé mon iiKilheiir. Je ne
diiulais pas i|ne ce ne fut l'onvi-age de Calderone. Cependant j avais beau
le s(uqi(;imiier d'avoir tout découvert , je ne concevais pas ciiminent il
avait pu porter le duc de Leinie à me tiaiter si cruellement. Tanti'it je
m'imaginais (pie c'était à l'iusu de Sou Kxcellcnc(! (pii' j'avais (;té arrêté,
el t;uil()l je pensais que c'était elle-nièine (|iii, pour (pielqne raison poli-
li(|iie, m'avait fait emprisonner, ainsi que les ministres en usent qiielipie-
fojs avec leurs favoris.
J'élais vivement agité de mes diverses conjectures, (juand la clarté du
lOG
GIL BLAS.
jour, perçaut au Iravers d'une petile fenêtre ijrillée, vint olfrirà ma vue
toute riiôrreur ilu lieu où je me trouvais. Je m'aflligeai alors sans modé-
ration, et mes yc.ix devinrent deux sources de larmes que le souvenir de
ma pros|iérilé rendait intarissables. Pendant ([ue je m'abandonnais ,i ma
douleur, il vint dans mon cachot un guichetier i|ui m'a])|iorlait uu pain et
une crnclie d'eau pour ma journée. Il me regarda, et, rcmar(|uant que
j'avais le visage liaigué de pleurs, tout guichetier qu'il était, il sentit uu
mouvement de pitié. Seigneur prisonnier, me dit-il, ne vous désespéiez
point; il ne faut pas être si sensible aux traverses de la vie. Vous êtes
leuue ; après ce temps-ri, vous en verrez un autre. En attendant, mangez
de lionne grâce le pain du roi.
Mon consolateur sortit en achevant ces paroles, auxquelles je ne répon-
dis que par des plaintes et des gémissements ; et j'employai tout le jour
à maudir mon étoile, sans songer à faire honneur à mes provisions, qui,
dans l'état où j'étais, me semblaient moins un présent du roi qu'un effet
de sa colère, puisqu'elles servaient jilutôl à prolonger qu'à soulager les
peines des malheureux.
La nuit vint [lendant ce temps-là, et bientôt un grand bruit de clefs
attira mon attention. La porte de mon cachot s'ouvrit, et bientôt après il
entra un homme qui portait une bougie. Il s'approcha de moi, et me dit :
Sei£;neur Gil Blas.vous voyez un de vos ancums amis. Je suis ce don André
deTordesilIas(iHi demeurait avec vous à Grenade, et qui était gentilhomme
de raichcvjque dans le temps que vous possédiez les bonnes grâces de ce
prélat. Vous le priâtes, s'il vous on souvient, d'employer son crédit pour
moi, et il me lit nommer pour aller remplir un emploi au Mexique. Mais,
au lieu de m'embarqiier pour les Indes, je m'arrêtai au château d'Alicante.
J'y éjioiisai la lille du capitaine du château, et, par une suite d'aventures
dont je vous ferai tantôt le récit, je suis devenu le châtelain de la tour
de Ségovie. Ci st un bonheur )(our vous, continua-t-il, de rencontrer,
dans un homme chargé de vous maltraiter, un ami qui n'épargnera rien
pour adoucir la rii^ueurde votre prison. Il m'est expressément ordonné de
ne vuus laisser parler à ]ici-sonne, de vous faire coucher sur la paille, et
de ne vuus donner jtour toute nourriture que du pain et de l'eau. Mais,
outre (|ue j'ai trop d'humanité pour ne pas compatir à vos maux , vous'
m'avez rendu service, et ma reconnaissance l'emporte sur les ordres que
j'ai iiçus. Loin de servir d instrument à la cruauté qu'on veut exercer
sur vuus, je prétends vous traiter le mieu.x qu'il me sera possible. Levez-
vous, et venez avec moi.
Quoi(pie le seigneur clwtelain méritât bien quelques remercîments,
mes esprits étaient si troublés que je ne [lUs lui répondre un seul mot. Je
ne laissai pas de le suivre, il me Dt traverser une cour et monter par un
escalier fort étroit à une petite chambre qui était tout au haut de la tour.
Je ne fus pas peu sur|)ris, en entrant dans cotte chambre, de voir sur
une table deux chandelles qui brûlaient dans des flambeaux de cuivre, et
deux couverts assez propres.^ans un moment, me dit Tordesillas, on va
VOU.S apporter à manger; nous allons souper ici tous deux. C'est ce réduit
que je vousai destine pour logement; vous v serez mieux que dans votre
ca-cliot. Vous verrez de voire fenêtre les bords fleuris de l'Erêma, et la
vallée délicieuse qui, du pied des montagnes qui séparent les deux Cas-
tilles, s'étend jusqu'à Coca. Je nu duMljV pas (|ue d abord vous ne sovcz
peu sensible à une si belle vue; mais quand le temps aura fait succécler
une douce mélancolie à la vivacité de votre douleur, vous prendrez plai-
sir à promener vos regards sur des objets si agréables. Outre cela, comp-
tez que le linge et les autres choses (('ui sont uécessaiies.'à un homme qui
aime la iiropreté ne vous manqueront pas. De plus, vou> serez bien cou-
ché, bien nourri, et je vous fournirai des livres tant que vous en voudrez;
eu un mol, tous les agréments qu'un prisonnier peut avoir.
A des offres .si obligfautes, je me sentis un peu soulagé. Je pris cou-
rage, (t rendis mille grâces à mon geôlier. Je lui dis qu'il me rappelait à
la vie par son procédé généreux, et (pie je souliaitais de me retrouver en
elal de lui en tenioignerma reconnaissance. Lh : pourquoi ne vous v retrou-
veriez vous pas? me répondit-il. Croyez-vous avoir perdu pour janwis la
liberté '.' Si vous vous imaginez cela, vous êtes dans l'erreur, et j ose vous
assurer que vous en serez (|uilte jiour quelques mois de i^rison. (lue dite.s-
yous, seigneur don André? m'écriai-je. Il semble que vous sachiez le su-
jet de mon infortune. Je vous avouerai, repartit-il, que je ne l'ignore pas.
Lalguazil qui vous a conduit ici m'a confié ce secret, que je puis vous
révéler, il m'a dit que le roi. informé que vous aviez la nuit, le comte
de Leinos et vous, mené le prince d'Espagne chez une dame suspecte, ve-
nait, pour vous en punir, d'exiler le comte, et vous envoyait, vous, à la
tour de Segovie, jiour y être traité avec toute la rigueur que vous avez
éprouvée depuis (|ue vous y êtes. Comment, lui dis-'je, cela est-il venu à
la connaissance du roi? c'est particulièrement de cette circonstance que
.]o voudrais être instruit. Et c'est, répondit il, ce que l'alguazil ne m'a
loint appris, ot ce qu'apparemment il ne sait pas lui-même.
Dans cet endroit de notre conversation, plusieurs v.ijcl.s qui apportaient
notre souper entrèrent Ils mirent sur la talile du pain, deux lasses deux
boulPillcs, et trois grands plats, dans l'un desquels il y avait un civet de
lièvre avec beaucou|) doignon, d'huile et de safran ; dans l'autre, une
(lUa rodiiJa. et dans le troisième un dindonneau sur une marmelade de
. ■ _ .-. .... ,., u,,.v ui> uiiiov-iitii^ii II c»«i mu. iiuii 1111. mue ut
hercngcna. Lorsque Tordesillas vil (|ue nous avions tout ce qu'il nous fal-
lait. Il renvoya ses domestiiiues, ne voulant pas qu'ils entendissent noire
enlrelicii. Il lerma la porte, et nous nous assîmes tous deux vis-à-vis l'un
Ile I autre. (.ouMucnçons, me dit-il, par le plus pressé; vous devez avoir
ijon aji|ietit après deux jours de diète. En parlant de cette sorte, il char-
gea mon assiette de viande. Il s'imaginait servir un affamé, et il avait ef-
fectivement sujet de penser que j'allais m'empiffrer de ses ragoûts : néan-
moins, je trompai son attente. Quelque besoin que j'eusse de manger, les
morceaux me restaient dans la bouche, tant j'avais le cœur serré de ma
condition présente. Pour écarter de mon esprit les images cruelles ipii ve-
naient sans cesse m'aliîiger, mon châtelain avait beau m'exciler .i boire
et me vanter rexcellence de son vin ; m'eùt-il donné du nectar, je l'aurais
alors bu sans plaisir. Il s'en aperçut, et, s'y prenant d'une autre façon,
il se mit à mo conter d'un stvie égayé l'histoire de son mariage; il y réus-
sit encore moins par là. J'écoutai son récit avec tant de distraction, que
je n'aurais pu dire, lorsqu'il eut tini, ce qu'il venait de me raconter. Il
jugea bien qu'il entreprenait trop de vouloir ce soir-là faire quelque di-
version à meschogrins , Il se leva de table après avoir achevé desonper, et me
dit : Seigneurde Santillane, je vais vous laisser reposer, ou plutôt rêver en
liberté à votre malheur ; mais je vous le répète, il ne sera pas de longue
durée. Le roi est bon naturellement ; quand sa colère sera passée el qu'il
se représentera la situation déplorable où il croit que vous êtes, vous lui
jiaraitrez assez puni. A ces mots, le seigneur châtelain descendit, et fit
monter ses valets pour desservir. Us enqidrléront jus(|u'aux Ihimbeaux,
et je me couchai à la sombre clarté d'une lampe qui était attachée au mur.
CHAPITRE V.
Des icllcxions qu'il lil celle nuit avant iiue de s'endormir, et du liniil qui le réveilLi.
Je passai doux heures pour le moins à réfléchir sur ce que Tordesillas
m'avait ajipris. Je suis donc ici, disais-je, pour avoir contribué nu plaisir
delhérilier de la couronne! Quelle imprudence, aussi, d'avoir rendu de
pareils services à un prince si ieune ! car c'est sa grande jeunesse qui fait
tout mon crime ; s'il était dans un âge plus avancé, le roi peut-être n'au-
rait fait que rire de ce qui l'a si fort irrité. Mais (pii peut avoir donné un
scnililable avis à ce monarque, sans appréhender le ressentiment du
prince ni celui du duc de Lerme? Ce ministre voudra venger sans doute le
comte de Lomos, son neveu. Comment le roi a-t-il découvert cela? c'est
ce que je no comprends point
J'en revenais toujours I;i. L'idée pourtant la plus affligeante pour moi,
celle cpii me désespérait, et dont mon esprit ne pouvait se détacher, c'était
le jiillage auquel je m'imaginais bion que tous mes efl'cts avaient été ahan-
d(niués. Mon cher coffre-fort, m'écriai-je, où élcs-vous ? mes chères ri-
chesses, qu'èles-vous devenues? dans quelles mains êtcs-vous tombées?
Hélas ! je vous ai perdues en moins de temps encore que je ne vous avais
gagnées ! Je me peignais le désordre qui devait régner dans ma maison, et
je faisais sur ce a des réflexions toutes plus tristes les nues que les autres.
La confusion de tant de pensées me jeta dans un accablement qui me de-
vint favorable ; le sommeil, qui m'avait fui la nuit précédente, vint ré-
pandre sur moi ses pavots. La bonté du lit. la fatigue k|ue j'avais soufferte,
ainsi que la fumée des viandes et du vin, y contribuèrent aussi. Je m'en-
dormis profondément; el, selon toutes les apparences, le jour m'aurait
surpris dans cet étal, si je n'eusse été réveillé tout à coup par un bruit
assez extraordinaire dans les prisons : j'entendis le son d'une guitare et la
voix d'un homme eu même temps. J'écoute avec atlenlion, je n'entends
plus rien , je crois que c'est un songe. Mais un instant après, mon oreille
l'ut frappée du son du même instrument, et de la même voi.x, qui chan-
fait les vers suivants :
Ay de mi? un anno felicc
Parecc un Sdp'o liK'TO;
Pei'ùsni diclia lui in^tanle
lis un siglo de turinenio.
Ce couplet, qui paraissait avoir été fait exprés pour moi, irrita mes en-
nuis. Je n'éprouve que trop, disais-je, la vérité de ces paroles; il me
semble que le temps de mon bonheur s'est écoulé bien vite, et ipi'il y a
déjà un siècle que je suis tn prison. Je me replongeai dans une afl'ieuse
rêverie, et je recommençai à me désoler comme si j'y eusse pris plaisir.
Mes lamentations linireni avec la nuit, rt les premiers rayons du soleil
dont ma chambre fut éclairée calmèrent un peu mes inquiétudes. Je me
levai pour aller ouvrir ma fenêtre et donner de l'air à ma chambre. Je
resardai dans la campagne, dont je me souvins que le seigneur châtelain
m'avait fait une belle description. Je ne trouvai pas de iiuoi justilier ce
qu'il m'en avait dit; l'Erêma, que je croyais an moins égal au Tage, ne
mo parut qu'un rui>si'au.L'(irtio.seuie et lechardon paraient ses éord.* /Jeu-
ris, et la prétendue valli'c délicieuse n'offrit à ma vue que dfs terres dont
la plupart l'iaient innilles. Apparemment que je n'en étais ]ias encore à
celle douce mélancolie qui devait me faire voir les choses autrement que
je ne les voyais alors.
Je commençai à m'habiller, cl déjà j'étais à demi velu, quand Tordesil-
las arriva suivi d'une vieille servante qui m'appoilait des chemises et des
serviettes. Seigneur iiW Hlas, me dit-il, voici du linge; ne le ménagez
pas. J'aurai soiu que vous en ayez toujours de reste. Eh bien, ajoula-t-il,
GIL BLAS.
^07
comment avez-vous passé la nuit ? le sommeil a-t-il suspendu vos peines
pour quelques moments 7 Je dormirais peut-être encore, lui rcpeadis-je,
si je n'eusse pas été réveillé par une voix accompagnée d'une guitare. Le
cavalier qui a Iroublé votre repos, reprit-il, est un prisonnier d'Etat qui
a sa chambre à cô|é de la vôtre. H est chevalier de l'ordre militaire de
Calatrava, et il a une figure tout aimable ; il s'appelle don Gaston de Co-
gollos. Vous pourrez vous voir tens deux et manger ensemble: vous
trouverez une consolation mutuelle dans vos entretiens ; vous serez l'un
à l'autre d'un grand agrément. Je témoignai à don André que j'étais très-
sensible à la permission qu'iUme tonnait d'unir ma douleur avec celle de
ce cavalier ; et, comme je marquais quelque impatience de connaître ce
compagnon de malheur, notre obligeant châtelain me procura cette satis-
faction dés ce jour-là même. Il me fît dlucr avec don Gaston, qui me sur-
prit par sa bonne mine et par sa beauté. Jugez quel homme ce devait
être pour éblouir des yeux accoutumés à voir la plus brillante jeunesse de
la cour. Imaginez-vous un homme fait à plaisir,' un de ces héros de ro-
mans qui n'avaient qu'à se montrer pour causer des insofnnies aux prin-
cesses. Ajoutons à cela que la nature, qui mêle ordinairement ses dons,
avait doué CogoUos de beaucoup d'esprit et de valeur. C'était un cavalier
parfait.
Si ce cavalier me charma, j'eus de mon côté le bonheur de ne pas lui
déplaire. Il ne chanta plus la nuit, de peur de m'incommoder, quelques
prières que je lui fisse de ne se pas contraindre pour moi. Une liaison est
bientôt formée entre deux personnes qu'un mauvais sort (rpprime; une
tendre amitié suivit de prés notre connaissance, et devint pins forte de
jour en jour. La liberté que nous avions de nous parler quand il nous
plaisait nous fut très-utile, puisque, par nos conversations, nous nous ai-
dions réciproquement tous deux à prendre noire mal en patience.
Une aprés-dinée, j'entrai dans sa chambre comme il se dis|)0sait à jouer
de la guitare. Pour l'écouter plus commodément, je m'assis sur une sel-
lette qu'il y avait là pour tout siège; et lui, s'élant mis sur le pied de son
lit, il joua un air fort touchant, et chaula dessus des paroles qui e.xpri-
maieut le désespoir où la cruauté d'une dame réduisait un amant. Lors-
qu'il les eut chantées, je lui dis en souriant : Seigneur chevalier, voilà
des vers que vous ne serez jamais obligé d'emplovor dans vos galanteries ;
vous n'êtes pas fait pour trouver des femmes cruelles. Vous avez trop
boime opinion de moi, me répoudit-il ; j'ai composé pour mon compte les
ver* que vous venez d'entendre, pour amollir un cœur que je noyais de
diamant, pour attendrir une dame qui me traitait avec une extrême ri-
gueur. 11 faut que je vous fasse le récit de celte histoire ; vous apprendrez
en même temps celle de mes malheurs.
CEAPITllE VI.
Histoire de (lou Casloa de CogoUos, et de doua Helcna de Galistco.
Il y aura bientôt quatre ans que je partis de Madrid pour aller à Coria
voir dona Eléonor de Laxarilla, ma tante, qui est une des plus riches
douairières de la Caslille-Vieille,et c|ui n'a point d'autre héritier que moi.
Je fus à peine arrivé chez elle, que l'amour y vint troubler mon repos.
Elle me donna un appartement dont les fenêtres faisaient face aux jalou-
sies d'une dame qui demeurait vis-a-vis, et que je pouvais facilement re-
marquer, tant SCS grilles étaient peu serrées et la rue étroite. Je ne négli-
geai pas cette possiliiliié, et je trouvai ma voisine si bille, que j'en fus
d'abord enchanté. Je lui marquai aussitôt par des œillades si vives, qu'il
n'y avait pas à s'y méprendre. Elle s'en aperçut bien, mais elle n'était
pas tille à faire trophée d'une pareille observation, et encore moins à ré-
pondre à mes minaudeiies.
Je voulus savoir le nom de celte dangereuîte personne qui troublait si
promplenunl les ceurs. J'appris qu'on la nommait dona lielena, qu'elle
était fille unique de don Georges de Galisleo, qui possédait à quelques
lieues de Goria un fief dominant d'un revenu considérable; i|u'il se pré-
sentait souvi nt des I artis pour elle, mais que son jiere les rejetait tous,
parce qu'il était dans le dessein de la marier à don Augustin de Olighcra,
son neveu, qui, en aliendaiil ce nlariage, avait la liberté de voir et d'en-
tretenir tous les jours sa cousine. Cela ne me découragea point. Au con-
traire, j'en devins plus amoureux, cl l'orgueilleux plaisir de supplaulcr
uu lival aimé m'excita [leul-être encore plus que mon amour à pousser
ma pointe. Je continuai donc de lancer à mon Hélène des regards enllam-
més. J'en adressai aussi à Félicia, sa suivante, comme pour implorer son
secours. Je fis même parler mes doigts. Mais ces galanteries furent inuti-
les; je ne lirai pas plus de raisons de In soubrette (|ue de la maîtresse:
elles (ireut toutes deux les cruelles cl les inaccessibles.
Puisqu'elles refusaient de répendre au langage de mes yeux, j'eus re-
cours à d autres iulerpréles. Je mis des gens en campagne |iour déterrer
les connaissances (pie l'élicia pouvait avoir dans la ville. Ils découvrirent
qn une vieille dame, appelée ïhéodora , êtiiit sa meilleure amie, et
qu'elles se voyaient fort souvent. Ilavi de cette découverte, j'allai moi-
même irourer Théodora, que j'engageai par des présents à lue servir.
Elle prit parti )iour moi, promit de me ménager chez elle un entretien
secret avec son amie, et tiul sa promesse dés le lendemain.
Je cesse d'être malheureux, dis-je à Félicia, puisque mes peines ont
excité votre pitié. Q|ue ne dois je point à votre amie de vous avoir dis-
]osée à m'accorder la satisfaction de vous entretenir! Seigneur, me ré-
pondit-elle, 'fhéodora peut tout sur moi. Elle m'a mise dans vos inté-
rêts; et, si je pouvais l'aire votre bonheur, vous seriez bientôt au comble
de vos vœux ; mais, avec toute ma bonne volonté, je ne sais si je vous
serai d'un grand secours. Il ne faut point vous llaller ; vous n'avez jamais
formé d'entreprise plus difficile. Vous aimez une dame prévenue pour
un autre cavalier, et quelle dame encore ! une dame si fière et si dissi-
mulée, que si, par votre constance et par vos soins, vous parvenez à lui
arracher des soupirs, ne pensez pas que sa fierté vous donne le plaisir
de les entendre. Ah! ma chère Félicia, m'écriai-je avec douleur, pourquoi
me faites vous connaître tous les obstacles que j'ai à surmonter? Ce dé-
tail m'assassine. ïrompez-mni plutôt que de me désespérer. A ces mots,
je pris une de ses mains, je la pressai entre les miennes, et lui mis au
doigt un diamant de trois cents pisloles, en lui disant des choses si tou-
chantes, que je la lis pleurer.
Elle était trop émue de mon discours et trop contente de mes ma-
nières, itonr me laisser sans consolation. Elle aplanit un peu les diffi-
cultés. Seigneur, me dit-elle, ce que je viens de vous représenter ne doit
pas vous ô'ter toute espérance. Votre rival, il est vrai, n'est pas haï. Il
vient an logis librement voir sa cousine, il lui parle quand il lui plait,
et c'est ee qui vous est favorable. L'habitude où ils sont tous deux dctre
ensemble tous les jours rend leur commerce un peu langnis-anl. Ils me
paraissent se quitter sans peine et se revoir sans plaisir. On dirait qu'ils
sont déjà maries. En uu mot, je ne vois point que ma maîtresse ait nue
passion violente pour don Augustin. D'ailleurs il y a entre vous et lui,
pour les qualités personnelles, une différence qui ne doit pas être inuti^
lemenl remarquée par une UUeaussidélicate que dona lielena. Ne perdez
donc pas courage ; continuez vos galanteries ; je ne laisserai pas echajqier
une occasion de faire valoir à ma maîtresse tout ce que vous ferez pour
lui plaire. Elle aura beau se déguiser, à travers sa dissimulation je démê-
lerai bien ses sentiments.
Nous nous séparâmes, Félicia et moi, fort satisfaits 1 un de 1 autre,
après cette conversation. Je m'apprêtai, sur nouveaux frais, à lorgner la
fille de don Georges; je la régalai d'une sérénade dans laquelle je fis
chanter par une liellc voix les vers que vous venez d'entendre. Apres le
concert, la suivante, pour sonder sa maîtresse, lui demanda si elle s é-
tait divertie. La voix, dit dona lielena, m'a fait jilaisir. Et les paroles
qu'elle a chantées, répliqua la soubrette, ne sont- elles pas fort tou-
chantes? C'est à quoi, repartit la dame, je n'ai fait aucune attention. Je
ne me suis attachée qu'au chant; je n'ai nullement pris garde aux vers,
ni ne me soucie guère de savoir qui m'a donné cette sérénade. Sur ce
pied- là, s'écria la suivante, le pauvre don Gaston de Cogollos est tres-
éloigné de son compte, et bien fou de passer son temps à regarder nos
jalousies. Ce n'est peut-être pis lui, dit la maîtresse d'un air froid, c est
quelque autre cavalier qui vient, par ce concert, de me déclarer sa pas-
sion ; vous êtes dans l'erreur. Pardonnez-moi, répondit Felicia cestdon
tîaston lui-même, i telles enseignes qu'il m'a ce matin abordée dans la
rue ; il m'a même priée de vousilire de sa part qu'il vous adore, maigre
les rigueurs dont vous payez son amour; et qu'enfin il s estimerait le
plus heureux de tous les hommes si vous lui permettiez de vous marquer
sa tendresse par des soins et par des l'êtes galantes. Ces discours, pour-
suivit-elle, vous prouvent assez (|uc je ne me trompe pas.
La fille de don Georges changea tout à coup de visage, et, regardant sa
suivante d'un air sévère. Vous auriez bien pu, lui dit-elle, vous passer
de me rapporter cet impertinent entretien. Qu'il ne vous arrive pins, s il
vous plaît, de me faire de pareils rapports ; et si ce jeune téméraire ose
encore vous parler, je vous ordonne de lui dire qu'il s'adresse a une per-
sonne qui fasse plusde cas de ses galanteries, et qu il choisisse un plu.s
honnête passe-temps que celui d'être toute la joui née a ses fenêtres a
observer ce que je fais dans mou appartement.
Tout cela me fut fidèlement détaillé dans une seconde entrevue, par
Félicia, qui, prétendant ipiil ne fallait pas (u-endre au pied de la lettre les
paroles de sa maîtresse, voulait me persuader que mes ..Ifaires allaient
le mieux du monde. Pour moi, qui n'y entendais pas finesse, <l qui ne
croyais pas (lu'on pût explicpier le texte en ma faveur, le me de lais des
commentaires qu'elle me faisait. Elle se moqua de nia défiance, dem.inda
du papier et de l'encre à son amie, et me dit : Seigneur chevalier, écri-
vez tout à l'heure à dona lielena en amant désespère. Peignez-lm vive-
ment vos souffrauces. et surtout plaignez-vous de la défense qu elle vous
fait de paraître à vos fenêtres. Promettez d'obéir, mais assurez nu il vous
en coûtera la vie. Tournez-moi cela comme vous le savez si luen taire,
vous autres cavaliers, cl je me charge du reste. J'espère que 1 événement
fera \A\ia d'honneur que vous n'en faites à ma pénétration.
J'aurais été le premier amant qui, trouvant une si belle occasion d'é-
crire A sa maîtresse, n'en ei'iipas profité. Je composai une lettre des
nlus pathétiques. Avant que de la plier, je la montrai a Felicia, qui sou-
rit après l'avoir lue, el me dit que si les femmes savaient 1 art d ente er
les hommes, en récompense les hommes n'iguoiaieul pas celui d enjoler
les frmuics. La soubrtlle prit mon billet, en m assurant qu il ne tiendrait
pas à clic qu'il ue produisit un bon effet; puis, m ayant rccommaude
108
GIL BLAS.
d'avoir soin que mes fenêtres fussent fcimties peudaul quelques jours,
elle retourna chez don Georges.
Madame, dit-elle en arrivant A dona Helena, j'ai rencontré don Gaston.
Il n'a pas manqué de venir à moi, et de vouli;ir me tenir des discours
flatteurs. Il m'a demandé d'une voix tremlilantc, et comme un coupable
qui attend son arrêt, si je vous avais parlé de sa part. Alors, prompte à
exccuter vos ordres, je lui ai coupé brusquement la parole, .le me suis
déchaînée contre lui, je l'ai chargé d'injures . et laissé dans la rue,
étourdi de ma pétulance. Je suis ravie, reprit dona llelena, que vous
m'ayez déharrassée de cet importun ; mais il n'était pas nécessaire de lui
parier brutalement, il faut toujours qu'une lille ait de la douceur. Ma-
dame, réplinua la suivante, on ne se défait pas d'un amant passionné
par des paroles prononcées d'un air doux: ou n'en vient pas même tou-
jours à bout par des fureurs et des emportements. Don Gaston, par
exemple, ne s'est pas rebuté. Après l'avoir accablé d'injures, comme je
vous lai dit, j'ai été chez votre parente, ou vous m'avez envoyée. Cette
dame, par malheur, m'a retenue trop longtemps ; je dis trop longtemps,
puisqu'en revenant j'ai retrouvé mon homme. Je ne m'attendais plus à le
revoir. Sa vue m'a troublée, mais ii troublée, (jue ma langue, qui ne me
manque jamais dans l'orrasion, n'a.pu me fournir une parole. Pendant ce
temps-là, qu'a-t-il fait'.' Il a profité de mon .silence, ou plutôt de mon
desordre : il m'a glissé dans la main un papier que j'ai gardé sans savoir
ce que je faisais, et il a disparu dans le moment.
En parlant ainsi, elle lira de .son sein une lettre, qu'i'lle remit tout en
badinant ,i sa maîtresse, qui, l'ayant pri.e comme pour s'en divertir, la
lut i bon compte, et fit ensuite la réservée. Eu vérité, Féliria, dit-elle
d'un air .sérieux ;i sa suivante, vous êtes une étourdie, une folle, d'avoir
reçu re billet. Que peut i.enser de cela don Gaston, et qu'en dois-ie croire
moi-nième? Vous \\v (lnnnez lieu, par votre conduite, de me défier de
TO re lidelite, et a lui de me soupçonner d'être sensible à sa passion
Jlelas ! peut-être s'imagine-l-il en cet instant que je lis et relis avec plai-
sir les caractères qu'il a tracés ; voyez à quelle honte vous exposez ma
ncric. 0I\! que non, inadanic, lui répondit la soubrette, il ne saurait
avoir cette iicnsee; et, supposé qu'il l'eût, il ne l'aura pas longtemps. Je
ni dirai, a l,i preniicrc vue, que je vous ai montré sa lettre", nue vous
I avez regardée d un air glacé, et qu'enfin, sans la lire, vous l'.ivez dé-
chirée avec un mépris froid. Vous pourrez hardiment, reprit dona lle-
lena, lui jurer que je ne l'ai jioint lue. Je serais bien embarrassée s'il me
fallait seulement en dire deux paroles. La fille de don Georges ne se con-
tenta pas de parler de cette sorte, elle déchira mon billet,' et défendit ii
sa suivante de l'entretenir jamais de moi.
Comme j'avais promis de ne plus faire le galant à mes fenêtres, puis-
que ma vue déplaisait, je les tins fermées pendant plusieurs jours, pour
rendre mon obéissance plus touchante. Mais, au défaut des mines qui
m'étaient interdites, je me préparai à donner de nouvelles sérénades à ma
cruelle Hélène. Je me rendis une nuit sous son balcon avec des musi-
ciens, et déj.i les guitares se faisaient entendre, lorsqu'un cavalier, l'épée
à la main, vint troubler le concen. en frappant,! droite et .a gauche sur
les concertants, qui prirent aussitôt la fuite. La fureur qui animait cet
audacieux excita la mienne. Je m'avance pour le punir, et nous com-
mençons un rude combat. Dona llelena et sa suivante entendent le bruit
des épées. Elles regardent au travers de leurs jalousies, et voient deux
hommes qui sont aux mains. Elles poussent de grands cris, qui obligent
don Georges et ses valets à se lever. Ils sont bientôt sur pied, et ils ac-
courent, de même que jdusieurs voisins, pour séparer les combattants.
Mais ils arrivèrent trop tard : ils ne trouvèrent sur le champ de bataille
qu'un cavalier noyé dans son sang et presque sans vie, et ils reconnurent
que j'étais ce cavalier infortuné. On m'emporta chez ma tante, où les pfus
habiles chirurgiens de la ville furent appelés
Tout le monde me plaignit, et particulièrement dona llelena, qui laissa
voir alors le fond de son cœur. Sa dissimulation céda au sentiment. Le
rroirez-vous? Ce n'était plus cette fille qui se faisait un point d'honneur
de jiaraitre insensible à mes galanteries; c'était une tendre amante qui
s'abandonnait sans réserve ,i sa douleur. Elle passa le reste de la nuit à
pleurer avec sa siîivante, et à maudire son cousin don Augustin de Oli-
glicra, qu'elles jugeaient devoir être l'auteur de leurs larmes : comme
en effet c'était lui qui avait si désagréablement interrompu la sérénade.
Aussi dissimulé que sa cousine , il s était aperçu de mes intentions sans
en rien témoigner; et, s'imaginant qu'elle 'y répondait, il avait fait
cette action vigoureuse pour montrer qu'il était moins endurant qu'on ne
le croyait. ISéanmoins ce triste accident fut peu de temps après suivi
il'iine joie qui le fit oublier. Tout dangereusement blessé que j'étais,
l'habileté des chirurgiens me tira d'affaire, ^e gardais encore la cham-
bre, quand dona Eléonor, ma tante, alla trouver don Georges, et lui de-
manda jiour moi dona llelena. Il consentit d'autant plus volontiers .à ce
mariage, qu'il regardait alors don Augustin comme un homme qu'il ne
revenait peut-être jamais. Le bon vieillard appréhendait que sa fille n'eut
de la répugnance à se donner à moi, à cause que le cousin Olighera avait
eu la liberté de la voir, et tout le loisir de s'en faire aimer; mais elle
p.irut si disposée ;i obéir eu cela à son père, qu'on ])eut conclure de là
(in'in Esjiagne, ainsi qu'ailleurs, c'est un avantage d'être un nouveau
venu auprès des- femmes.
Sitôt que je pus avoir une conversation particulière avec Félicia, j'ap-
pris jusqu'à quel point sa maiiresse avait été sensible au malheureux
succès de mou combat. Si bien que. ne pouvant )dus douter que je ne
fusse le Paris de mon Uéléne, je bénissais ma blessure, pui.sqn'elle avait
de si heureuses suites pour mon amour. J'obtins du seigneur don George;
la permission de parlera sa lille on présence de la suivante. Que cet en-
tretien fut doux pour moi ! Je priai, je pressai tellement la dame de me
dire si son père, en la livrant à ma tendresse, ne faisait aucune violenci^
à ses sentiments, qu'elle m'avoua que je ne la devais point à sa seule
obéissance. Depuis cet aveu plein de charmes, je ne m'occupai que du
soin de plaire, et d'imaginer des fêtes galantes en attendant le jour de
nos noces, qui devait être célébré par une magnifique cavalcade, ou toute
la noblesse de Coria et des environs se préparait à briller.
Je donnai un grand repas à une superbe maison de plaisance que ma
tante avait aux portes de la ville, du côté de Manroi. Don Georges et .sa
fille, avec tous leurs parents et leurs amis, en étaient. On y avait préparé
par mon ordre un concert de voix et d'instruments, et fait venir nue
troupe de comédiens de campagne pour y représenter une comédie. Au
milieu du festin, on me vint dire qu'il y avait dans une salle un homme
qui demandait à me parler d'uue affaire très- importante pour moi. Je
me levai de table pour aller voir qui c'était. Je trouvai un inconnu qui
avait l'air d'un valet de chambre. Il me présenta un billet que j'ouvris,
et qui contenait ces paroles : « Si l'honneur vous est cher, comme il doit
« être cher à tout chevalier de votre ordre, vous ne manquerez pas de-
« main matin de vous rendre dans la plaine de Manroi. Vous y trouverez
(I un cavalier ipii veut vous faire raison de l'offense que vous avez reçue
'( de lui, et vous mettre, s'il le peut, hors d'état d'épouser diuia llelena.
i( Don Atir,(!sTi>' DE Oi.ir.nEnA. «
Si l'amour a be.iucoup d'empire sur les Espagnols, la vengeance en a
encore bien davantage. Je no lus pas ce billet d'un cœur tranquille. Au
seul nom de don Angiislin, il s'.illuma dans mes veines un feu qui me
fit pres((iic (iiiblier les devoirs indispensables que j'avais à remplir cejour-
là.Je fus tenté de me dérober à la compagnie pour aller cliereher sur-
le-champ mon ennemi. Je me contraignis |ioiirlrint, de peur de troubler
la l'été, et dis à l'homme i|ui m'av.-ru remis la lettre : Mon .-uni , vous
pouvez dire au cavalier qui vous envoie (\ue j'ai trop d'envie de me revoir
aux )irises avec lui, jiour n'ètic pas demain, avant le lever du soleil,
dans l'endroit qu'il me marque.
Après avoir renvoyé le messager avec celte réponse, je rejoignis mes
GIL BLAS.
100
convives, et ic|)iis ma pince à la t.ilile, où je composni si liien mon vi-
snge, que personne n'eut .■lucun soMpron de ce qui se |inssniten moi. Je
parus, pendiint le resie de la journée, occiipé comme les autres des plai-
sirs de la fèlc, qui finit enfin au milieu de la nuit. L'assemblée se sépara,
et cliiicun rcntr.i dans la ïillc de la même manière qu'il en était sortit.
Pour moi, je demeurai dans la maison de plaisance, sous prétexte d'y
vouloir prendre le frais le lendemain matin, mais ce n'était que pour me
trouver plus tôt au rendez-vous. Au lien de me coucher, j'allendais avec
impatience la pointe du jour. Sitôt que je l'aperçus, je montai aur mon
meilleur cheval, et je partis tout seul comme pour me promener dans la
campagne. Je m'avance vers Manroi. Je découvre dans la plaiiie un
homme àjcheval qui vient de mon coté à hride abattue. Je vole à sa rcn-
(.;l i;l.i^ iiUrmliiil ch"/ \,\ scno
contre, pour lui épargner la moitié du chemin. i\ous nous joignons
hientot. C'était mou rival. Chevalier, me dit-il insolemment, c'est à regret
que j'en vieus aux mains une seconde fois avec vous; mais c'est votre
laule. Ajircs l'aventure de la sérénade, vous auriez du renoncer de bonne
grâce à la fille de don (jeorges, ou bien vous tenir pour dit que vous
n'en seriez pas quille pour cela si vous persistiez dans le dessein de lui
plaire. Vous êtes trop lier, lui répondis-je, d'un avantage que vous devez
peut-être moins a votre adresse qu'à l'obscurité de la nuit. Vous ne
songez pas que les armes sont journalières. Mlles ne le sont pas pour
moi, répliipia-l-il d'nn air arrogant; et je vais vous faire voir que le
jour comme la nuit je sais punir les chevaliers audacieux rpii vont sur
mes brisées. *
Je ne repartis à cet orgueilleux discours qu'en mettant promptcment
pied à terre. Don Augustin lit la même chose. Nous attachâmes nos che-
vaux à nn arbre, et nous commençâmes à nous bjltre avec une égale vi-
gueur. J'avouerai de boime foi que j'avais affaire à un ennemi qui savait
mieux faire des armes que moi, bien que j'eusse deux années de salle.
Il était consommé dans l'escrime. Je ne pouvais exposer ma vie à un
plus grand péril. Néanmoins, conmie il arrive assez souvent que le plus
fort est vaincu parle plus faible, mon rival, malgré toute son habileté,
reçut un coup d'e|ièe dans le cœur, et tomba roide mort nn moment
après.
Je retournai aussitôt â la maison de plaisance, où j'appris ce qui venait
de se passera mon valet de chambre, dont la lidclité m'éUiil connue.
Ensuite je lui dis : Mon cher Ilamire, avant que la justice puisse avoir
connaissance de cet événement, prends un bon cheval, et'va informerma
tante de celle aventure. Demande-lui de ma part de l'or et des pierre-
ries, et viens me joindre â Plazencia. Tu me trouveras dans la première
hôtellerie en entrant dans la ville.
Ramire s'acquitta de sa mission avec tant de diligence, qu'il arriva trois
heures après moi à Plazencia. Il me dit que doua Eléonor avait été pins
réjouie qn'aflligée d'un combat qui reluirait l'affront que j'avais reçu au
premier, et quelle m'envoyait tout son or et toutes ses pierreries pour
me faire voyager ngrénblement dans les pays étrangers, en attendant
qu'elle eût accommodé mon affaire.
Pour sujipri.mer les circonstances superflues, je vous dirai que je tra-
versai la Castillc-Xouvellepourallerdans le royaume de Valence m'embar-
quer à Dénia. Je passai en Italie, ou je me mis en état de parcourir les
cours et d'y paraître avec agrément.
Tandis que, loin de mon Hélène, je me disposais à tromper, autant
qu'il me serait possible, mon amour et mes ennuis, cette dame à Coria
pleurait en secret mon absence. Au lieu d'applaudir aux poursuites que
sa famille faisait contre moi au sujet de la mort d'Olighera, elle souhai-
tait au contraire qu'un jirompt accommodement les fit cesser et hâtât
mon retour. Six mois s'elaient déjà écoulés depuis (|u'elle m'avait perdu,
et je crois (pie sa constance aurait toujours triomphé du temps, si elle
n'eut eu ipie le temps à combattre; mais elle eut des ennemis encore
plus puissants. Don lilas de Comluidos, gontilhonime de la cote occiden-
Lc ininic il'l'spn
laie de (lalicc, vint à (loria recueillir une riche succession f|ui lui avait
été vainement disputée par dmi Miguel de Caprara, son cousin, et il s'é-
lab it dans ce pays-l.i, le tnnivanl plus agréable que le sien. Combados
était bien fait. Il paraissait doux et poli, et il avait l'esprit du monde le
|ilus insinuant. Il eut bientôt fait connaissance avec tous les honnêtes
gens de la ville, et sut toutes les affaires des uns et des autres.
Il n'ignora pas longtemps cpie don (icorges avait une fille dont la
bcauti' (laMgereiise semblait n'enlhiminer les hommes ipie pour leur mal-
heur. Cela piqua sa curiosité: il eut envie de voir une dame si redou-
table. Il rechercha pour cet effet l'amitié de son père, cl sut si bien la
gigner, que le vieillaril, le regardant dé à comme un gendre, lui donna
rentrée de sa maisiui, et la liberté de parler en sa (irésence à doua 11e-
lena. Le (jalicicH ne tarda guère à devenir nmonreux d'elle: c'était un
sort inévitable. Il ouvrit sou cuuiir à don Georges, qui lui dit qu'il agréait
HO
GIL BLAS.
sa recherche; mais que ne voulant pas conlrahidre sa fille, il la laissait
mailresse de sa main. Li-dessus, don Blas mit eu usage toutes les galan-
teries dont il piil s'aviser pour plaire à celle dame, qui n'y fut aucune-
ment seusilile, tant ello-cluit occupée de moi. Félicia était pourtant dans
les inléri'ls du cavalier, ([iil l'avait engagée par des présents à servir son
amour. Elle y cm|iloyait toute son adresse. D'un autre côté, le père se-
tond.iil la suivante par des remontrances; et néanmoins ils ne firent loiis
deux, pendant une année entière, que lourmeuler Uelena, sans pouvoir
me la rendra infidèle.
Comhados, voyant que don Georges et Félicia s'intéressaient en vain
pour lui, leur pro|;osa un expédiunl pour vaincre l'opiniâtreté d'une
am.-.nlc si prévenue. Voici, leur dit-il, ce que j'ai imaginé. Kous suppo-
serons qu'un marchand de Coria vient de recevoir une lellre d'un négo-
ciant italien, dans laquelle, après un détail de choses qui concerneront
le commerce, on lira les paroles suivantes: (( Il est arrivé depuis peu à
(( la cour de Parme un cavalier espagnol nommé Gaston de CogoUos. II
(I se dil neveu et unique héritier d'une riche veuve qui demeure à Coria
« sous le nom de doua Eléonor de Laxarilla. Il recherche la fille d'un
« jjuissant seigneur, mais on ne veut pas la lui accorder (pi'on ne soit
u informé de la vérilé. Je suis chargé de m'adresser à vous pour cela.
(( Mandez-moi donc, je vous prie, si vous connaissez ce don Gaston, et en
« quoi consistent les biens de sa tante. Votre réponse décidera de ce
« inariaïc. A Parme, c, etc. »
Cette 'fourberie ne parut au vieillard qu'un jeu d'esprit, qu'une ruse
iiardoniiable aux ,-mants; et la soubrette, encore moins scrupuleuse (jue
le boniiommc, 1-approuva fort. L'invention leur sembla d'autant meil-
leure, qu'ils connaissaient Hélène pour une fille Gère et capable de pren-
dre sou parti sur-le-champ, pourvu qu'elle n'eut aucun soupçon de la
supercherie. Don Georges se chargea de lui annoncer lui-même mon
changement, et, pour rendre la chose pins naturelle, de lui faire parler
au marchand qui aurail reçu de Parme la prétendue lettre. Ils exécute-
ront ce projet comme ils l'avaient formé. Le père, avec une émotion où
il y avait en api>arence de la coléie et du déjùl, dit à dona Uelena : Ma
fiile, je ne vous dirai plus que nos parents me prient tous les jours de ne
pernieltre jamais que le meurtrier de don Augustin entre dans notre
famille ; j'ai aujourd hui une raison plus forte à vous dire pour vous déta-
cher de'don Gaston. Mourez ie honte de lui être si fidèle '.C'est un volage,
un perfide. Voici une preuve certaine de son infidélité. Lisez vous-même
cille lellre qu'un marchand de Coria vient de recevoir d'Italie. La trem-
blante Hélène prend ce papier supposé, en fait des yeux la lecture, en pèse
tous les termes, cl demeure accablée de la nouvelle de mon inconstance.
Un sentiment de tendresse lui fil ensuite répandre quelques larmes ; mais
bientôt, rappelant toute sa fierté, elle essuya ses pleurs, et dit d'un ton
ferme à son père : Seigneur, vous venez d'être témoin de ma faiblesse ;
sovez-le aussi de la victoire que je vais remporter sur moi. C'en est fait,
je n'ai plus (lue du mépris pourilon Gaston; je ne vois en lui que le der-
nier des hommes. N'en parlons plus. Allons rien ne me relient plus; je
suis prèle à suivie don blas à l'autel. Que mon h^'men précède celui du
perfide qui a si mal répondu à mon amo'ir ! Don Georges, transporté de
joie à ces paroles, embrassa sa fille, loua la vigoureuse résolution qu'elle
prenait, l't, s'applaudissant de l'heureux succès du stratagème, il se hâla
deromi)lrrles vo-nx de monrival. .^ i ,
Dona Ibdena me fulain.si ravie. Llle se livra brusquement a Combados,
sans vouloir entendre l'amour qui lui parlait pour moi au fond de son
cicur, sans douter même un insiaut d'une nouvelle qui aurait dû trouver
dans une amante moins de crédulité. L'orgueilleuse n'écoula que sa pré-
somption. Le ressentiment de l'injure qu'elle s'imaginait que j'avais faite
à sa beauté, l'emporta sur riulérct de sa tendresse. Elle eut pourtant,
peu de jours après son mariage, quelques remords de l'avoir précipité :
Il lui vint dans l'esprit que la lettre du marchand pouvait avoir été sup-
posée et ce soupçon lui causa de l'inquiétude. Mais l'amoureux don Blas
lie laissait iioinl à sa femme le temps de nourrir des pensées contraires à
son repos; il ne songeait qu'à l'amuser, et il y réussissait par une suc-
cession continuelle (le plaisirs difléients qu'il avait l'art d'inventer.
Elle paraissait très-coulenle d'un époux si galant, et ils vivaient tous
deux dans une parfaite union, lorsque ma tante accommoda mon affaire
avec les parenls de don Augustin. Elle m'écrivit aussitôt en Italie pour
m'en donner avis. J'étais alors à Biggio, dans la Calabre uUérjeure. Je
iiassai en Sicile, de là en Espagne, et je me rendis enfin à Coria, sur les
ailes de l'amour. Doua Eléonor, qui ne m'avait pas mande le mariage de
la fille de don Georges, me l'apprit à mon arrivée; et, remarquant qu il
lu'afllieeail Vous avez lort, me dit-elle, mon Tieveu, de vous montrer
sonsihlV à la perte d'une dame qui n'a pu vous demeurer Udele. Croyez-
moi, bannissez de votre cœur et de voire mémoire une personne qui
n'est plus digne de vous occuper. . , „ , „ .. •
Comme ma tante ignorait qu'on eut trompe dona Uelena, elle avait rai-
son de me parler ainsi, et elle ne poHvail me donner un conseil plus
«ngo Aus-i je me promis de le suivre, nu du moins d'alfecler un air
d'indifférence, si je n'élais pas cipablc de vaincre ma passion. Je ne pus
lonlofois résister à la curiosité desavoir de quelle manière ce mariage
avait été fait. Pour en cire inslruil, je résolus de m adresser a J amie de
lélicia, c'cst-à.dirc, à la dame Théodora, dont je vous ai parle. J allai
chez elle • j'y trouvai par hasard Félicia, qui, ne s'attcndani a rien moins
qu'à ma vue, en fut troublée, et voulut sortir |,our éviter I eilairci^so-
ment qu'elle jugeait bicu que je Iwi demanderais. Je 1 arrêtai. lourquoi
de
her-
nie fuyez-vous? lui dis-je. La parjure Ilélcne n'est-elle pas contente
ni'avoir sacrifié? Vous a-l-elle défendu d'écouler mes plaintes? ou ch
cliez-voiis seuleinenl à m'cchappcr, pour vous faire uu mérite auprès de
l'iugralc d'avoir refusé de les entendre?
Seigneur, me réjiondit la suivante, je vous avoue ingémiment que votre
présence me rend confuse. Je ne puis vous revoir sans me sentir déchi-
rée de mille remords. On a séduit ma maîtresse, et j'ai eu le malheur
d'être complice de la séduction. Après cela, puis-je sans honte vous voir
paraître devant moi? 0 ciel ! répliquai-je avec surprise, que m'oscz-vons
dire? expliquez-vous plus clainmeiU. Alors la soubretle me fit le détail
du stratagème dont s'était servi Combados pour m'enlever dona Ileleua;
et, s'apercevant que son récit me perçait le cœur, elle s'efforça de me
consoler. Elle m'offrit ses bons offices'auprès de sa maîtresse, me pro-
mit de la désabuser, de lui peindre mon désespoir, en un mol de ne rien
épargner pour adoucir la rigueur de ma destinée; enfin elle me donna
des espérances qui soulagèrent nu peu mes peines.
Je passe les contradictions infinies qu'elle eut à essuyer de la part de
dona Uelena pour consentir à me voir. Elle en vint pourtant à bout. Il fut
résolu entre elles qu'on me ferait entrer secrètement chez don Blas, la
première fois qu'il irait ,^ une terre où il allait de temps en temps chas-
ser, et où il demeurait ordinairement un jour ou deux. Ce dessein s'exé-
cuta bientôt. Le mari partit pour la campagne; on eut soin de m'en
avertir, cl de m'introduire une nuit dans l'apparlcment de sa femme.
Je voulus commencer la conversation par des reproches; on me ferma
la bouche. Il est inutile de ra|ipeler le passé, me dil la dame. Il ne s'agit
point ici de nous attendrir l'un l'autre, et vous êtes dans l'erreur si vous
me croyez disposée à fliilter vos sentiments. Je vous le déclare, don
Gaston, je n'ai prèle mon consenlcment à celle secrète entrevue, je n'ai
cédé aux instances qu'on m'en a faites, que pour vous dire de vive voi^;
que vous ne devez songer désormais qu'à m'oublier. Peut-êlre serais-jr
plus satisfaite de mon sort s'il était lié au vôtre; mais, puisque le ciel
en a ordonné autrement, je veux obéir à ses arrils.
Kh quoi! madame, lui répondis-je, ce n'est pas assez de vous avoir
perdue, ce n'est pas assez de voir l'heureux don Blas posséder Iranquil-
lemenl la seule personne que je puisse aimer, il faut encore que je vous
bannisse de ma pensée I Vous voulez m'arracher mon amour, m'enlever
l'uniciuc bien qui me reste! Ah! cruelle, pensez-vous qu'il soit possible
,i un homme que vous avez une fois charmé de reprendre son cœur? Con-
naissez-vous mieux que vous ue faites, et cessez de m'exhorler vaiue-
menl à vous oter de mon souvenir. Eh bieni répliqua-l-elle avec préci-
pitation, cessez donc aussi d'espérer que je paye votre passion de quelque
reconnaissance. Je n'ai qu'un mot à vous dire, l'épouse de don Blas kg
sera point l'amante de don Gaston; prenez sur cela voire jiarti. Fuyez,
ajouta-t-elle. Finissons promplemenl un entrelien que je me reproche,
malgré la pureté de mes intentions, et que je me fais uu crime de pro-
longer.
A ces paroles, qui m'ôtaienl toute espérance, je tombai aux genoux de
la dame. Je lui tins des discours touchants. J'employai jusqu'aux larmes
pour l'attendrir. Mais tout cela ne servit qu'à exciter peut-être quelques
^entiments de pitié qu'on se garda bien de laisser paraître, et i|ui furent
sacrifiés au devoir. Après avoir infructueusement épuisé les expressions
tendres, les prières et les pleurs, ma tendresse se changea tout à coup
en fureur. Je tirai mon épée pour m'en percer aux yeux de l'inexorable
Hélène, qui ne s'aperçut, pas plulôt de mon action, qu'elle se jeta sur
moi pour eu prévenir les suites Arrêtez, Cogollos, me dit-elle. Est-ce
ainsi que vous ménagez ma réputation? En vous ôtant ainsi la vie, vous
allez me déshonorer, et faire passer mon mari pour un assassin.
Dans le désespoir qui me possédait, bien loin de donner à ces mots
l'attention (]u'ils méritaient, je ne songeai qu'à tromperies efforts que
faisaient la maîtresse et la suivante pour me sauver de ma fnnesle.main;
et je n'y aurais sans doute réussi que trop, si don Blas, qui avait été
averti de notre entrevue, et qui, au lieu d'aller à la campagne, s'était
caché derrière une tapisserie pour entendre notre entrelien, ne fût vile
venu se joindre à elles. Don Gaston, s'écria-l il eu me retenant le bras,
rappelez volrc raison égarée, et ne cédez point lâchement au transport
furieux qui vous agite!
J'inti'rrompis Combados. Est-ce à vous, lui dis-je, à me détourner de
ma résolution? Vous devriez plutôt me plonger vous-même un poignard
dans le sein. Mon amour, tout malheureux (|u'il est, vous offense. N'est-
ce pas assez que vous me surpreniez la nuit dans l'appartement de votre
femme? en faut-il davantage pour vous exciter à la vengeance? Percez-
moi jiour vous défaire d'un homme qui ne pjut cesser d'adorer dona
Uelena iiii'en cessant de vivre. C'est en vain, me répondit don Blas, que
vous làciiez d'intéresser mon honneur à vous donner la mnrl. Vous êtes
assez puni de votre témérité, et je sais si bon gré à mon épouse de ses
sentiments vertueux, que je lui pardonne l'occasion où elle les a' fait
éclater. Croyez-moi, Cogollos, ajouta-l-il, ne vous désespérez pas comme
un faible amant; soumettez-vous avec courage à la nécessité.
Le prudent Galicien, jiar de semblables discours, calma peu à peu ma
fureur, et réveilla ma vertu. Je me retirai, dans le dessein de m'éloigner
d'Hélène cl des lieux qu'elle habitait. Deux jours après je retournai à
Madrid ; là, ne voulant plus m'occu|ier que du soin de ma fortune, je
commençai à paraître à la cour et à m'y Inire des amis. Mais j'ai eu le
malheur de m'attacher particuliéreinenl au marquis de Villaréal, grand
seigneur portugais, qui, pour avoir élé soupçcmuc de songer à délivrer
GIL BLAS.
111
Ift Portugal de la domination des Espagnols, est présentement au cliàlcau
d'Alicanle. Comme le duc de Lerme a su que j'avais été dans une étroite
liaison avec ce seigneur, il m'a fait aussi arrêter et conduire ici., Ce mi-
nistre croit que je puis èlre complice d'un pareil projet; il ne saurait
faire un outrage plus sensihle à un lionimo qui est noble et Castillan.
Don Gaston cessa de parler en cet endroit. Après ([uoi je lui dis, pour
le consoler : Seigneur chevalier, votre honneur ne peut recevoir aucune
atteinte de celte disgrâce, qui tournera sans doute dans la suite à votre
prolit Quand le duc de l.ernie sera instruit de votre innocence, il iic
manquera pas de vous donner un emploi cousidéralde pour rétablir la
réputation d'un gentilhomme injustement accusé de trahison.
CIlAPITltE VII.
Siipiuu vient UMuvcr Gil I31as 11 la lourde Ségovio, cl lui apprend biiii des uoiivclles.
Notre couversation fut interroiiifuc par Tordesillas, qui entra dans la
chambre, et me dit: Seigneur Gil Bias, je viens de parlera un jeune
homme qui s'est jirésenté à la porte de celte prison. Il m'a demandé si
vous n'étiez pas prisonnier; et, sur le refus que j'ai fait de conteiilersa
curiosité. Noble châtelain, m'a-t-il dit les larmes aux yeux, ne rejetez
pas la trés-humble prière queje vous fais de ni'npprcndre si le seigneur
de Santillane est ici. Je suis son premier domestique, et vous ferez une
action charitable si vous me permetlez de le voir. Vous passez dans Sé-
govie pour un gentilhomme plein d'humanité; j'espère que vous ne me
réinsérez pas la grâce d'entrelenir un instant mon cher maître, qui est
]ilus malheureux que coupable. Enfin, continua don André, ce garçim
m'a témoigné tant d'envie de vous parler, que j'ai promis de lui donner
ce soir cette salisfaction.
J'assurai Tordesillas qu'il ne pouvait me faire un plus grand plaisir
que de m'amener ce jeune homme, qui |irobablement avait à me dire des
choses qu'il m'importait fort de savoir. J'attendis avec impalicnce le
moment qui devait offrir à mes yeux mon fidèle Scipion; car je ne dou-
tai pas que ce ne fut lui, et je né me trompais point. On le fit entrer sur
le .soir dans la tour; et sa joie, que la mienne seule |iouvait égaler, éclala
par des transporls extraordinaires lorsqu'il m'a]ierçut. De mon colé,
dans le ravissement où je me sentais ;i sa vue, je lui tendis les bras, et
il me serra sans façon entre les siens. Le maître el le secrétaire se con-
fondirent dans cetle embrassade, tant ils étaient aises de se revoir.
Quand nous nous fûmes un peu démêlés tous deux-, j'interrogeai Sci-
pion sur l'état oti il avait laissé mon hôlel. Vous n'avez plus d'holel, me
répondit-il; et, pour vous épargner la peine de me faire question sur
(|uestion, je vais vous dire en deux mots ce qui s'est passé chez vous.
Vos effets ont été pillés tant par des archers que par vos propres domes-
tiques, ((ui, vous regardant déjà comme un homme entièrement perdu,
ont pris à compte*snr leurs gages tout ce qu'ils ont pu emporter. Par
bonheur pour vous, j'ai eu l'adresse de sauveVde leurs griffes deux grands
sacs de diuibles pistoles que j'ai tirés de votre coffre-fort, et qui sont en
sûreté. Salero, (|ue j'en ai fait dépositaire, vous les remettra quand vous
serez soiti de cetle tour, où je ne vous crois pas pour loiiglemps pen-
sionnaire de Sa Majesté, puisque vous avez été arrêté sans la participa-
tion du duc de Lerme.
Je demandai à Scipion comment il savait que Son Excellence n'avait
point de part à ma disgr.àce. Oh ! vraiment, me ré|iondit-il, c'est une
chose dont je suis bien insiruit. Un de mes amis, qui a la conliance du
duc d'Uzéde, m'a conté loules les circonstances de voire eniprisonne-
menl. Calderonc, m'a-t-il dil, ayant découvert, par le ministère d'un valet,
que la senora Sirena recevait sous un autre nom le prince d'Espagne
pendant la nuit, et (|ue c'était le comie de Len.os qui conduisait celte
intrigue par l'entremise du seigneur de Santillane, résolut de se venger
d'eux et de sa maîtresse. Pour y réussir, il va trouver secrètement le
duc d'Uzéde, et lui découvre tout. O duc, ravi d'avoir en main une si
belle occasion de perdre son ennemi, ne manque pas d'en jirofiter. Il
informe le roi de ce qu'on vient de lui apprendre, et lui représente vive-
ment les périls aux(|uels le prince a été exposé. Cettt! nouvelle excite la
colère de Sa Majesté, qui fait enfermer sur-le champ Sirena dans la mai-
son des Repeniics, exile le comte de Lemos, et condamne Cil lilas ,•> une
prison perpétuelle.
Voilà, poursuivit Scipion, ce que m'a dit mon ami. Vous voyez par là
iine votre malheur est l'ouvrage du duc d'Uzéde, ou, pour mieux dire,
aeCableronc.
Je jugeai par ce discours que mes affaires pourraient se rétablir avec
le leiiips, cl (|ne le duc de Lerme, piipié de l'exil de son neveu, mettiait
tout en (pvre pour faire revenir ce seigneur à la cour, et je me llaltai que
Son Excellence ne m'oublierait point. La belle chose que l'espérance ! Elle
me consola tout à coup de la pei te de mes effets volés, el me rendit aussi
gai que si j'eusse eu sujet de l'èire. Loin de regarder ma prison comme
une demeure malheureuse où je Unirais peut-être mes jours, elle me pa-
rut plutôt un moyen dont la fortune voulait se servir pour m'élever à
que|(pie grand posle; car voici de quelle manière je raisonnais eu moi-
même: Le premier ministre a pour partisans dou Fernand de Borgia, le
père Jérôme de Florence, et surtout le frère Louis d'Aliag.i, qui lui est
redevable de la place qu'il occupe auprès du roi. Avec le secours de ces
amis pui.ssants. Son Excellence coulera tous ses ennemis à fond, ou bien
l'Etat pourra bienlôt changer de- face. Sa Majesié est fort valéludinairc.
Dès qu'elle ne sera plus, le prince son lils cnmmencera par rappeler le
comte de Lemos, qui me tirera aussitôt d'ici pour me présenter au nou-
veau monarque, qui m'accablera de bienfaits jiour compenser les peines
que j'aurai souffertes. Ainsi, déjà plein des plaisirs de l'avenir, je ne
sentais presque plus les maux présents. Je crois bien que les deux sacs
de doublons que mon secrétaire disait avoir mis en dépôt chez l'orfèvre
contribuèrent autant que l'espérauce au changement subit qui se lit eu
moi.
J'élais trop content du zèle et de l'intégrité de Scipion pour ne le lu
pas témoigner. Je lui offris la nioilié de l'argent qu'il avait préservé du
jiillage, ce qu'il refusa. J'attends de vous, me dit-il, une anire marque de
reconnaissance. Aussi étonné de son di.scours que de ses refus, je lui de-
mandai ce que je pouvais faire jiour lui. Ne nous séparons point, me
répondit-il ; souffrez que j'attache ma fortune à la vôtre. Je me sens pour
vous une amitié que je n'ai jamais eue pour aucun maître. Et moi, lui
dis-je, mon enfant, je puis t'assurer que tu n'aimes pas un ingrat. Du
premier moment que tu vins t'offrir à mon service, tu me plus. Il f,-iut
que nous soyons nés l'un et l'autre .sous la Balance ou sous les Gémeaux,
fini sont, à ce qu'on dit, les deux constellations qui unissent les hommes.
J'accepte volontiers la société que tu me proposes, et, pour la commen-
cer, je vais iirier le seigneur châtelain de t'enfermer avec moi dans cette
tour. Cela me fera plaisir, s'ëcria-t-il. Vous me prévenez : j'allais vous
conjurer de lui demander cette grâce. Voire compagnie m'est pins chère
que la liberté. Je sortirai seulement qii(b|U(f(iis iioiir aller prendre à
Madrid l'air du bureau, et voir s'il ne sera |ioiiit arrivé à la cour c(uc!(|uc
changement qui puisse vous être favorable. De sorte que vous aurez eu
moi ioiil ensemble un confident, un courrier et un espion.
Ces avantages étaient irop considérables pour m'en priver. Je retins
donc auprès de moi un homme si utile, avec la iierniission de l'obligeant
châtelain, qui ne voulut pas me refuser une si douce consolation.
CIIAPITHE Vin.
Du pioiiiici- voyage (|iic Scipion fit à M.idri(i : çincls en furent le inolif el le suf
Uil liUis lombe malade. Suile ilc sa maladie.
Si nous disons ordinairement que nous n'avons pas de plus grands
ennemis que nos domestiques, nous devons dire aussi que ce sont nos
meilleurs amis quand ils nous sont fidèles et bien affeclionnés. Apres le
zélé que Scipion avait lait paraître, je nef ouvais plus voir en lui qu'un
autre moi-même. Ainsi, plus de subordination entre Gil Blas et son se-
crélaire, plus de façons entre eux ; ils chambrèrent ensemble, et n'eurent
qu'un lit et qu'un table.
Il y avait dans l'entrelieu de Scipion beaucoup de gaieté : on aurait pu
le, surnommer à juste tilre le garçon de bonne humeur. Oulrc cela, il
élait liiunme de tête, et je me trouvais bien de ses conseils. Mon ami, lui
dis-je un jour, il me semble que je ne ferais jioint mal d'écrire au duc
de Lerme; cela ne saurait proiluire un mauvais effet. (Jnelle est lâ-des-
sus ta pensée '? Eh I mais, ré]iondit-il, les grands sont si différents d'eux-
mêmes d'un moment à un aulre, queje ne sais pas trop bien comment
voire lettre serait reçue. Cependant, je suis d'avis (|ue vous écriviez tou-
jours à bon compte. Quoique le ministre vous aime, il ne faut |ias trop
vous reposer sur son amitié du soin de le faire souvenir de vous. Ces
sortes de protecteurs oublient aisément les iiersounes dont ils n'enten-
dent plus parler.
Quoique cela ne soit que trop vrai, lui répliquai-jc, juge mieux do
mon patron. Sa bonlé m'est connue; je suis persuadé qu'il compalità
mes peines, et qu'elles se préscuteiit sans cesse à son esprit. 11 attend ap-
paremment, pour me faire sortir de prison, que la colère du roi soit
jjasséc. A la bonne heure, reprit-il, je souhaite que vous jugiez saine-
ment de Son Excellence. Imjilorez donc son secours par une lettre fort
louchante; je la lui porterai, et je vous promets de la lui remetire en
main propre. Je demandai aussitôt du papier et de l'encre ; je composai
un morceau d'éloiiuencc que Scipion trouva palhétique, et (|ne Tordesil-
las mit au-dessus des homélies mêmes de l'archevêque de Grenade.
Je me Maltais que le duc de Lerme serait ému de compassion eu lisant
le trisie détail que je lui faisais d'un élat misérable nù je n'étais jioint;
et, dans cette confiance, je lis pmtir mou courrii r, qui ne fut pas sitôt à
Madrid (pi'il alla chez ce miuisire. 11 renc(uilra un valet de chambre de
mes amis, qui lui mi'uagea l'occasion de parler an duc. .Moiiseigueur, dit
Scipion à .Son Exeellenee en lui présentaul le paquet dont il élait chargé,
un de vos plus lldeles serviteurs, ipii- est couché sur la paille dans un
sombre cachot de la tour de Ségovic, vous supplie très-humblement de
lire cetle lettre, ipi'uu guichetier, par jùlié, lui a donné le moyen d'é-
crire Le ministre ouvrit la lellre et la parcourut des yeux. Mais, ipioi-
(lu'il y vil un tableau capable d'attendrir l'âme la pins dure, bien loin
d'eu paraître touché, il éleva In voix, et dit d'un air furieux au courrier ,
112
GIL BLAS.
devnul quelques |ieisonnes qui pouvaient l'entemlre : Ami, dites à Saii-
lillane que je le trouve bien hardi d'oser s'adresser à moi, après l'indigne
action qu'il a faiie, et pour laquelle il est si justement chàlié. C'est un
malhenreux qui ne doit plus compter sur mon appui, et que j'aijandonne
au ressentiment du roi.
Snipion, tout effronté qu'il était, fut trouidé de ce discours. Il ne laissa
pourtant |ias, malgré son tronldc, de vouloir intercéder pour moi. Mon-
seigneur, répliqun-t-il, ce |i.iuvre prisonnier mourra de douleur quand il
apprendra la réponse de Son Excellence. Le duc ne repartit à mon in-
tercesseur qu'en le legardant île travers et lui tournant le dos. C'est
ainsi que ce ministre me traitait, pour mieux cacher la part qu'il avait
eue à l'amoureuse intrigue du prince d'Esjiagne; et c'est à (|uoi doivent
s'attendre tous les petits agents dont les grands seigneurs se servent dans
leurs secrètes et périlleuses négociations.
Lorsque mon secrétaire fut de retour à Ségovie, et qu'il m'eut appris
le succès de sa commission, me voilà replonge dans l'aliinie affreux où je
m'eiais trouvé le premier jour de ma prison. Je me crus même encore
l)lus malheureux, puisque je n'avais plus la proleelion du duc de Lerme.
Mon courage s'abattit; et, quelque chose qu'on me put dire pour le rele-
ver, je redevins la proie des plus vifs chagrins, qui me causèrent insen-
siblement une maladie aiguë.
Le seigneur châtelain, qui s'intéressait à ma conservation, s'imaginani
ne pouvoir mieux faire que d'appeler des médecins à mon secours, m'en
amena deux qui avaient tout l'air d'être de grands serviteurs de la déesse
Libitine. Seigneur Gil Blas, dit-il en me les présentant, voici deux Uip-
pocrates qui viennent vous voir, et qui vous remettront sur pied en peu
de temps. J'étais si prévenu contre les docteurs on médecine, que j'aurais
certainement fort mal reçu ceux-là, pour peu que j'eusse été attaché à la
vie; mais je me sentais alors si las de vivre, que je sus bon gré à Torde-
sillas de me vouloir mettre entre leurs mains.
Seigneur cavalier, me dit un de ces médecins, il faut, avant toute chose,
que vous ayez de la confiance en nous. J'en ai i\ne parfaite, lui repon-
(lis-je; avec voire assistance, je suis sur que je serai dans jieu de jours
guéri de tous mes maux, tlui, Dieu aidant, reprit-il, vous le serez; nous
feronsdii moins ce qu'il faudra faire pour cela. Effectivement, ces mes-
sieurs s'y prirent à merveille, et me menéicnt si bon Irain. que je m'en
allais dans l'antre monde à vue d'œil. Ui'jà don André, dé.scspérant de
ma guérison, avait fait venir un religieux de Saint-François pour me dis-
poser à bien niDurir; dé.à ce bon père, après s'être acquitté de cet em-
)d(ii, s'était retiré; et moi-même, croyant que je louchais à ma dernière
heure, je fis signe à Seipion des'.ipprocher de mon lit. Mon cher ami, lui
dis-je d'une voix presque éteinle, tant les médecines et les saignées m'a-
vaient affaibli, je te laisse nu des sacs (|ui sont chez (Jabriel, et le conjure
de porter laulre dans les Asinries. à num père et à ma mère, oui doivent
en avoir brsoin s'ils sonl encore vivants. Mais, hélas ! je crains bien qu'ils
n'aii'nl pu lenir cnnli-e mon im,'ratilude ; le rapport (|ue Muscaila leur aura
fait sans doute de ma durelé leur a penl-êlre causé la mort. Si le ciel les
a conservés malgi'é l'indifférence dont j'ai paye leur temlresse, tu leur
donneras le sac de doublons, en les jiriant de me pardonner si je n'en ai
pas mieux usé avec eux; et s'ils ne respirent plus, je te charge d'em-
ployer cet argent à faire prier le ciel pour le repos de leurs àmcs el
de la mienne. En disant cela, je lui tendis une main qu'il mouilla de ses
larmes sans pouvoir me répondre im mol, tant le pauvre garçon était af-
lligé de ma perte. Ce qui prouve que les pleurs d'un héritier ne sonl pas
toujours des ris cachés sous un masque.
Je m'attendais ilonc à passer le pas; néanmoins mon attente fut trom
jiée : mes docteurs, m'ayant abandonné et laissé le champ libre à la nature,
me sauvèrent parce moyen? La fièvre, qui, selon leur pronostic, devait
m'emporler, me quitta comme pour leur en donner le démenti. Je me
rétablis peu à peu, par le plus grand bonheur du monde. Une parfaite
tranquillilé d'esjirit devint le frnil de ma maladie. Je n'eus point alors
besoin d'èlre consolé; je gardai pour les richesses el pour les honneurs
tout le mépris (|ue l'opinion dune mort prochaine m'en avait fail con-
cevoir, et, rendu à moi-même, je bénis mon malheur. J'en remerciai le
ciel comme d'une grâce particulière (]u'il m'avait faite, el je pris une
ferme résolution de ne plus retourner à la cour, (|u.ind le duc de Lerme
voudrait m'y rappeler, .le me proposai plutôt, si jamais je sortais de pri-
son, d'acheter une chaumière, et d'y aller vivre en philosophe.
Mon confident applaudit à mon dessein, et me dit que, pour hâter
l'exécution, il prétendait retourner à Madrid pour y solliciter mon élar-
gisscmenl. 11 me vient imc idée, njonta-t-il : je connais une personne (|ui
pourra vous .servir; c'est la suivante favorile de la nourrice du prince,
nue lillc d'esprit; je veux la faire agir auprès de sa maîtresse. Je vais
tout Icnicr jiour vous tirer de celle tour, qui n'est toujours qu'une pri-
son, quelque bon Iraitement (pi'on vous y lasse. Tu as lai.son, répondis-
se; va, mon ami, sans ))erdre de temps, commencer cette négociation.
l'Int au ciel que nous fussions déjà dans notre retraite !
C1I.\P1TRE IX.
t'cipion relonrne à M-idrid. C.ommciil el à quelles conditions il lit mettre Cil Blas en
liljené. Où ils .illêrenl tous deux en sorlanl de la tour de SégoMe, et quelle cuiiversa-
lioii ils lurcMl ensemble.
Scipon iiarlil donc encore pour Madrid; el moi, en attendant son re-
tour, je m attachai à la lecture. Tordesillas me fournissait plus de livres
que je n'en voulais. 11 les empruntait d'un vieux commandeur qui ne sa-
vait pas lire, et qui ne laissait pas d'avoir une belle bibliothèciue pour se
donner un air de savant. J'aimais surtout les bons ouvrages de morale,
parce que j'y trouvais à tout moment des passages qui flattaient mou
aversion pour la cour et mon goût pour la solitude.
Je passai trois semaines sans entendre parler de mon négociateur, qui
revint enfin, et me dit d'un air gai ; Pour le coup, seigneur Santillane, je
vous apporte de bonnes nouvelles ! Madame la nourrice s'intéresse pour
vous. Sa suivanle, à ma prière et pour une centaine de pistoles (pie j'ai
consignées, a eu la bonté de l'engager à prier le prince d'Espagne de
vous faire relâcher; el ce prince, qui, comme je vous l'ai dit souvent, ne
peut rien lui refuser, a promis de demander au roi son père votre élar-
gissement. Je suis venu au jdiis vile vous en avertir, et je vais retourner
sur mes pas pour mettre la dernière main à mon ouvrage. A ces mots,
il me qiiilla pour reprendre le chemin de la cour.
Son troisième voyage ne fut pas long. .\u bout de huit jours je vis re-
venir mon liomiue, qui m'apprit que le prince avait, non sans peine ob-
tenu ma liberté ; ce qui me fui confirmé dès le même jour par le seigneur
châtelain, qui vint me dire en m'embrassanl : Mon cher Gil Blas, grâce
au ciel, vous êtes libre 1 Les portes de celle prison vous sonl ouvertes;
mais c'est à deux conditions qui vous feront peut-être beaucoup de peine,
et que je inc vois à regret forcé de vous faire savoir. Sa Majesté vous
défend de vous montrer à la cour, et vous ordonne de sortir des deux
Casiilles dans un mois. Je suis très-morlifié qu'on vons interdise la cour.
Et moi j'en suis ravi, lui répondis-je: Dieu sait ce (pie j'en pense. Je
n'atlendais du roi qu'une grâce, il m'en fait deux.
Elant donc assuré que .je n'étais plus prisonnier, je fis louer deux
mules, sur lesquelles nous montâmes le lendemain, mon confident et moi,
après que j'eus dit adieu à Cogollos, et remercié mille fois fordesillas de
tous les téinoignaces d'amilié que j'avais reçus de lui. ^ous primes gaie-
ment la roule (le Aladrid, pour aller retirer des mains du seigneur (jabriel
nos deux sacs, où il y avait dans chacun cinq cents doiiblons. Chemin
faisant, mou as.socié me dit: Si nous ne sommes pas assez riches ))Our
acheter une terre mnguilii|ue, nous pourrons en avoir du moins une rai-
sonnable. Ouand nous n'aurions qu'une cabane, lui répondis-je, j'y se-
rais satisfait de mon sort. Quoique je sois à peine au milieu de ma car-
rière, je me sens revenu du monde, el je ne prélends plus vivre que
pour moi. Onlie cela, je le dirai que je me suis formé des agréments de
la vie chanipêlre une iiléc qui m'enchante el i|ui m'en fait jouir par
avance. Il me semble déjà que je vois l'émail des prairies, que j'entends
chanter les rossignols cl murmurer les ruisseaux: tantôt je crois prendre
le divertissement de la chasse, el tanlôl celui de la pêche. Imagine-loi,
mon ami, tous les différents plaisirs i|ni nous attendent dans la solitude,
et tu en seras charmé comme moi. A l'égard de noire nourriture, la
plus simple sera la meilleure. Un morceau de pain pourra niuis conten-
ler : quand nous serons pressés par la faim, nous le mangerons avec un
appétit qui nous le fera trouver excellent. La volupté u'esi point dans la
Ixmié des aliments exi|uis, elle est toute en nous ; et cela est si vrai, que
mes repas les pins délicieux ne sont jias ceux où je vois régner la déli-
catesse el l'abondance. La frugalité est une source de délices merveil-
leuse pour la sanlé.
Avec votre permission, seigneur Gil Bios, interrompit mon secré.laire,
je ne suis jias tout à fait de'votre sentiment sur la prétendue frugalité
dont vous voulez me f.iiie fête. Pourquoi nous nourrir comme des Uio-
génes? Quand nous ne ferons pas si mauvaise chère, nous ne nous en
porterons pas plus mal. Crovez-moi, puisque nous avons. Dieu merci,
de ipioi renilre noire relraile agréable, n'en faisons pas le st'jour de la
faim et de la pauvreté. SiU'il (jue nous aurons une terre, il faudra la
munir de bons vins, et de loiiles les aulrcs provisions convenables ;'i des
gens d'espril qui ne (piillent pas le commerce des boinmes pour renon-
cer aux commodités de la vie, mais plutôt pour en jouir avec plus de
Iranquillilé. (( Ce (|u'on a dans sa maison, dit Hésiode, ne nuit pas, au
(( lieu ipie ce qu'on y a point peut nuire. Il vaut mieux, ajoutc-t-il, |ios-
« seller chez soi les choses nécessaires que de souhaiter de les avoir. »
Comment diable, monsieur Seipion, inlerrompis-je à mon tour, vous con-
naissez les pofites grecs ! Eh ! où avez-vous fait connaissance avec Hésiode'.'
Chez un savant, lue répondit-il. J'ai .servi quelque temps à Salanianque
un pédant qui était un grand eommenla'teur. 11 vous faisait en moins de
rini nu crus volume. Il le composait de pa.ssages hébreux, grecs cl laliits,
rpiil lirait îles livres de sa bibliothèque, el traduisait en castillan. Comme
jél.iis son copisie, j'ai retenu je ne sais combien de sentences aussi re-
marquables (iiie celles (|uc je viens de citer. Cela étant, lui réiiliquai-je,
GIL BLAS.
113
TOUS avez la mémoire bien ornée. Mais, pour revenir à notre projet,
dans quel royaume d'Es^pagne jugez-vous à propos que nous allions éta-
blir notre résidence philosophique? J'opine [lour l'Aragon, repartit mon
confident. Nous y trouverons des endroits cliarniants, où nous pourrons
mener une vie délicieuse. Eh bien! lui dis-jc, soit; arrêtons-nous ,i l'.\-
ragon ; j'y consens. Puissions-nous y déterrer un séjour qui me four-
nisse torts les plaisirs dont se repait mon imagination !
CUAriTRE X.
Ce qu'ils firent en arrivant i MaiIrM. Quel liom-iie Cil Blas renoonlra dans la me;
et (le quel événcmcut celte rencontre fut suivie.
Lorsque nous fûmes arrivés ,i Madrid, nous allâmes descendre ;i un
petit hôtel garni ou Scipion avait logé dans ses voyages; et la première
chose que nous finies fut de nous rendre chez Salei-o jioiir retirer de ses
mains nos doublons. 11 nous reçut parfaitement bien, et me témoigna
beaucoup de joie de me voir en liberté. Je vous proteste, ajouta-t-il, que
j'ai été si sensible à votre disgr.-ice, qu'elle m'a dégoiiié de l'alliance des
gens de cour. Leurs fortunes sont tiop en l'air. J'ai marié ma fille Ga-
Iriella à un riche négociant. Vous avez fort bien fait, lui répondis-je :
outre que cela est phis solide, c'est qu'un boui'geois qui devient beau-
pére d'un homme de quali'c n'est pas toujours content de monsieur son
gendre.
Puis, changeant de discours, et venant an fait, Seigneur Gabriel, pour-
suivis-je, ayez, s'il vous plaît, la bonté de nous remettre les deux mille
pistolcs que... Votre argent est tout prêt, interrompit l'orfèvre, qui,
nous ayant fait passer dans son cabinet, nous montra deu.x sacs oi'i ces
mots étaient écrits sur des étiquettes: « Ces doublons appartiennent au
« seigneur Gil Blas de Santillane. » Voilà, me dit-il, le dépôt tel qu'il
m'a été confié.
Je rendis grâces à Salero du plaisir qu'il m'avait fait ; cl, fort consolé
d'avoir perdu sa fille, nous empoi lames les sacs à^otre hôlel, Oii nous
nous mimes à visiter nos doubles pisloles. Le compte s'y Irouva, à cin-
quante près, qui avaient été employées aux frais de mon élargissement.
Nous ne songeâmes plus qu'à nous mettre en état de partir pour l'Aragon.
Mon secrétaire se chargr'a du soin d'acheter une chaise roulante et deux
mules. De mon côlè, je fis provision de linge cl d'habits. Pendant que
j'allais el venais dans les rues en faisant mes emplettes, je rencontrai le
baron de Steinbach, cet officier de la garde allemande chez lequel don
Aljihonse avait été élevé.
Je saluai ce cavalier allemand, qui, m'ayant aussi reconnu, vint à moi
el m'embrassa. Ma joie est extième, lui dis-je, de revoir Voire Seigneurie
dans la meilleure santé du monde, el de trouver en même lemps l'oc-
casion d'apprendre des nouvelles de mes ihers seigneins don César el
don Alphonse de Leyva. Je puis vous en dii-e de certaines, me répondit-
il, puisqu'ils sonl tous deux aclucUemenl à Madiid, el de plus bigésdans
ma [maison. Il y a prés de trois mois qu'ils sont venus dans celle ville
pour remercier le roi d'un bienfait ([ue don Alphonse a reçu en recon-
naissance des services que ses aïeux ont rendus A l'Elat. fl a été f.iit
gouverneur de la ville de Valence, sans qu'il ail demandé ce poste, ni
prié personne de le solliciter pour lui. Rien n'est plus grjcieux, et cela
fait voir que notre monarque aime à récompenser la valeur.
Quoique je susse mieux que Steinbach ce qu'il en fallait penser, je
ne fis pas semblant d'avoir la moindre connaissance de ce qu'il me con-
tait. Je lui témoignai une si vive impatience de saluer mes anciens maî-
tres, que, pour la satisfaire, il me mena chez lui sur-le-champ. J'étais
curieux d'éprouver don Alphonse, el déjuger, par la réception qu'il me
ferait, s'il lui restait encore quelque affection pour moi. Je le trouvai
dans une salle, où il jouait aux échecs avec la baronne de Steinbach. Il
quitta le jeu, il se leva dés qu'il m'aperçut. Il .s'avança vers moi avec
transport, et me pressant entre ses bras, Santillane, mè dit-il d'un air
qui marquait nue véritable joie, vous m'êtes donc enfin reinlu? J'en suis
oiarmé. Il n'a pas tenu à moi que nous n'ayons toujours été ensemble.
Je vous avais prié, s'il vous en souvient, de ne vous pas retirer du ch.'i-
tcau de Leyva. Vous n'avez point eu d'égard à ma prière. Je ne vous
en fais pourtant pas un crime, je vous sais même bon gré du motif de
TOlre reliaile. Mais depuis ce temps-là vous auriez dû me donner de
TOS nouvelles, el m'éparguer la peine de vous faire chercher inutilement
à Grenade, où don Fernand, mon beau-frère m'avait mandé que vous
étiez.
Après ce petit reproche, conliuua-t-il , apprenez -mol ce que vous
faites à Madrid. Vous y avez apparemment quelque emploi. Soyez per-
lu.idè que je premls plus de part que jamais à ce qui vous regarde. Sei-
gneur, lui répondis-je, il n'y a pas quatre mois que j'occupais à la cour
un poste assez considérable. J'avais l'honneur d'élrc secrétaire cl con-
fident du duc de Lorme. Serait-il possible? s'écria don Alphonse avec un
extrême élonncmenl. Quoi! vous auriez été dans la confidence de ce pre-
mier mjnistre? J'ai gagné sa faveur, repri.s-je, et je l'ai perdue de la ma-
nière que je vais vous le dire. Abus je lui rai-ontai loute cette histoire,
et je finis mon récit par la résolution que j'avais prise d'acheter, du peu
de bien qui me reslaii de ma prospérité passée, une chaumière pour y
aller mener une vie retirée.
Le fil.s de don César, après m'avoir écoulé avec beaucoup d'attention,
me répliqua : Mon cher Gil Blas, vous savez que je vous ai toujours aimé.
Vous m'êtes encore jjIus cher que jamais, el il faut que je vous en donne
des marques, puisque le ciel m'a mis en état d'augmenter vos biens.
Vous ne serez plus le jouet de la fortune. Je veux vous affranchir de son
pouvoir, en vous rendant maître d'un bien qu'elle ne pourra plus vous
ôter. Puisque vous êtes dans le dessein de vivre à la campagne, je vous
donne une petite terre que nous avons auprès de Lirias, à quatre lieues
de Valence. Vous la connaissez. C'est un présent que nous pouvons vous
faire sans nous incommoder. J'ose vous répondre que mon père ne me
désapprouvera point, et que cela fera un vrai plaisir à Séraphine.
Je me jetai aux genoux de don Alphonse, qui me releva dans le mo-
ment. Je lui baisai la main ; el, plus charmé de son bon cœur que de son
bienfait. Seigneur, lui ilis-je, vos manières m'enchantent. Le don que
vous me fa itcs_ m'est d'autant plus agréable, qu'il précède la connais-
sance d'un service que je vous ai rendu ; et j'aime mieux le devoir à voire
générosité qu'à votre reconnaissance. Mon gouverneur fut un peu surpris
de ce discours, et ne manqua pas de me demander ce que c'était que ce
prétendu .service. Je le lui appris, et lui Us un délail qui redoubla son
élonnemenl. Il était bien éloigné de penser, aussi bien que le baron de
Steinbach, que le gouvernemenl de la ville de Valence lui eût été donné
par mon crédit. Néanmoins, n'en pouvant plus douter, Gil Blas, me dit-
il, puisque c'est à vous que je dois mon poste, je ne prétends point m'en
'tenir à la petite terre de Lirias, je vous offre avec ce!a deux mille ducats
de pension.
ITalte-là, seigneur don Alphonse, inlerrompis-je en cet cndi-oil. Ne ré-
veillez pas mon avarice. Les biens ne sont propres qu'à corrompre mes
mœurs ; je ne l'ai que trop éprouvé. J'accepte volontiers votre terre de
Lirias; j'y vivrai commodément avec le bien que j'«i d'ailleurs. Mais
cela me suffit; et, loin d'en désirer davantage, je consenMrais plutôt de
perdre tout ce qu'il y a de superflu dans ce que je possède. Les lichesscs
sont un fardeau dans une retraite où l'on ne cherche que la tranquillité.
Pendant que nous nous entretenions de cette sorte, don Cé.sar arriva.
11 ne fit jjuère moins paraîlre de joie que son fils en me voyant ; et, lors-
qu'il fut informé de l'obligation que sa famille m'avait, il me pressa d'ac-
c'pter la pension, ce que je refusai de niuiveau. Enfin le père el le fils
me menèrent sur-le-champ chez un notaire, où ils firent dresser la do-
nation, qu'ils signèrent tous, deux avec plus de plaisir qu'ils n'auraient
signé un acte à leur proHl. Quand le contrat fut expédié, ils me le remi-
rent entre les mains, en me disant que la terre de Lirias n'était plus d
eux, et que j'en pouvais aller prendre possession quand il me plairait.
Ils s'en retournèrent ensuite chez le baron de Steinbach ; et moi, je volai
vers notre hôtel, où je ravis d'admiration mon secrétaire, lorsque je lui
annonçai que nous avions une terre dans le royaume de Valence, et que
je lui contai de quelle manière je venais de faire celte acquisiiion. Com-
bien peut valoir ce domaine? me dit-il. Cinq cents ducals de rente, lui
répondis-je, et je puis l'assurer que c'est une aimable solitude .le la con-
nais pour y avoir été plusicui-s l'ois en qualité d'intendant des seigneurs
de Leyva. C'est une petite maison su.- les bords du Guadalaviar, dans un
hameau de cinq ou six cents feux, et dans un pays charmant.
Ce qui m'en plail davantage, s'écria Scipion, c'est que nous aurons là
de bon gibier, avec du vin de Benicarlo et d'excellent muscat. Allons,
mon patron, hàtons-nous de quitter le monde et de gagner notre ermi-
tage. Je n'ai pas moins d'envie d'y être que toi. lui Vcparlisje ; mais il
faut auparavant que fasse un tour aux Asturies. Mon père et ma mère n'y
sonl pas dans une heureuse situation. Je prélendsiesaller chercher pour
Us conduire à Lirias, où ils passeront en repos leurs derniers jours. Le ciel
ne m'a pcul-étre fait trouver cet asile que pour les y recevoir, cl il me
punirait si j'y manquais. Scipion lo:n fort mon dessein; il m'excita
même a l'exécuter. Ne perdons point de temps, me dit il .je me suis
assuré d'une chaise roulante ; achetons vile des mules, el prenons le che-
min d'Ûviédo. Oui, mon ami, lui répondis-je, partons le plus tôt qu'il
nous .sera possible. Je me f.iis un devoir indispensable de p.irlagcr les
douceurs de ma retraite avec les auteurs de ma naissame. Nous nous
verrons bientôt dans notre li.imeau ; et je veux, en y arrivant, écrire sur
la porte de ma niuison ces deux vers latins en lettres d'or :
Inveni (lyrlom. Sw% fl Forions, valetc!
Sal me lusilis ■■ luUile nunc aliosl
114
GIL BLAS.
LIVRE X.
CHxVPITRE PREMIEfi.
Cil R'as part pnnr Wt Asturies; il passe par Valladalid, où il va voir le docJeur Sangrailo,
son ;iiii:icn maUre. H reocoiilrt: par hasard i£ seigueur Manuel Oidonez, adiuiuistraieur
^c riiôpisal.
Dans le lemjis que je me disposnis n partir dn Mndrid avec Sripinii,
pour me reudi-e aux Asluiics, Paul V iioriima le duc de Lerme au cardi-
nalat. Ce pape, voulant élnijiir rinquisiliiin dans le royaume de Naples.
revêtit de la pourpi-e ce ministre, pour l'engairer a l'aire agréer au roi
Philippe un si louable dessein. Tous ceux cpii connaissaient parlaitemeiit
ce nouveau memjjre du sacré co'Ip^'c trouvèrent, comme moi, que l'E-
g-lise venait de faire une belle acquisition.
Scipion, qui aurait mieux aimé me revoir dans un poste brillant à la
cour qu'eulerré dans une solitude, me conseilla de me présenior devant
le nouveau cardinal. Peut-être, me dit-il, que Sun Eniinenre, vous vovanl
hors de prison par ordre du roi, ne croira plus devoir affecter de paraître
irritée contre vous, et pourra vous reprendre à son service. Monsieur
Scipion, lui répondis-je, vous oubliez apparemment que je n'ai obtenu
raa liberté qu'à coiïdition que je sortii-ais incessamment des deux Cas-
tilles. D'ailleurs, me croyez-vous déjà dégoûté de mou château de Lirias?
Je vous l'ai déjà dit, et" je vous le répète, quand le duc de Lerme me
rendrait ses bonnes grâces , quand il m'offrirait la place même de don
Rodrigue de Calderoue, je la refuserais. Mon parliest |)ris; je veux aller
à Oviedo cherciier mes parents, et me retirer avec eux auprès de la ville
de Valence. Pour toi, mon ami, si tu le repeiis d'avoir lié Ion sort au
mien, tu n'as qu'à me le dire; je suis prêt à te donner la moitié de mes
espèces, avec quoi lu demeureras à Madiid, ou tu pousseras ta fortune
le plus loin qu'il te sera possihle.
Comment donc, reprit mon secrétaire, un peu touché de ces paroles,
pouvez vous me soupçonner d'avoir quelque répugnance à vous suivre
dans votre retraite? Ce soupçon blesse mon zèle et mon attachement.
Quoi! Scipion, ce fidèle serviteur, qui, pour partager vos peines, aui-ait
volontiers passé le reste de ses joui's avec vous dans la tour de Ségovie,
ne vous -accompagnerait qu'à regret dans un séjour qui lui promet mille
délices! Non, monsieur, non, je n'ai pas envie de vou.s détourner de
votre résolution. Il faut que je vous avoue ma malice ; lorsque je vous ai
conseillé de vous moutier au duc de Lerme, c'est que j'ai été bien aise
de vous sonder, pour savoir s'il ne restait point encore en vous quelques
semences d'ambition. Eh bien , puisque vous êtes si détaché des gran-
deurs, abandonnons donc promptenient la cour, pour aller jouir de ces
plaisirs innocents et délicieux dont nous nous formons une si cliarmaute
idée.
Nous partîmes en effet bientôt après tous deu.t, dans une chaise tirée
par deux bonnes mules conduites par un garçon dont je jugeai à proiios
d'augmenter ma suite. Nous couchâmes, le premier jour à Alcala de ile-
nares, et le second à Si'govie, d'où, sans m'arrêter à voir le généreux
châtelain Tordesillas, je gagnai Penafiel sur le Duero, et le lendemain
Valladolid. A la vue de cetic dernière ville, je ne pus m'empêcher de
pousser un profond soupir. Mon compagnon, qui l'entendit, m'en demanda
la cause. Mon enfant, lui dis-je, c'est que j'ai longtemps exercé ici la mé-
decine. Je n'y puis penser tranquillement. Ma conscience m'en fait dans
ce moment de secrets reproches. Que dis-je I il me semble que tous les
malades que j'ai tués sortent de leurs tombeaux pour venir me mettre
en pièces ! Quelle imagination ! dit mon secrétaire. En Térilé, seigneur
de Sanlillanc, vous êtes trop bon. Pourquoi vous repentir d'avoir fait
votre métier? Voyez les pins vieux médecins, ont-ils de pareils remords?
Oh ! ipie non ; ils vont toujours leur train, rejetant sur la nature les ac-
cidents funestes, et se faisant honneur des événements heureux.
Il est vrai, repris-je, que le dncleur Saiigrado, de qui je suivais fulèle-
Bient la méthode, était de ce caraclére-là. Il avail beau vo r périr tons les
jours vingt personnes entre ses mains, il était si persuadé de l'excellence
de la saignée et de la fréquente boisson, qu'il appelait ses deux spéci-
fiques pour toutes sortes de maladies, qu'au lieu de s'en prendre a ses
remèdes, il crojfait que les nialades ne moui-aicnt que faute d'avoir assez
bu cl il'avoir été assez saianés. Vive Dieu! s'écria Scipion en fai.sant un
éclat de lire, vous me parlez là d'un personnage incomparable. Si lu es
curieux de le voir et de l'entendre, lui dis-je, tu pourras dés demain sa-
tisfaire la curiosiié, pourvu que Sangrado vive encore, cl qu'il soit à Val-
ladolid ; ce que j'ai de la peine à croire^ car il élait déjà vieux quand je
le nuittai, et il s'est écoulé bien des années depuis ce temps-là.
Noire premier soin, en arrivant dans l'hôlellerie où nous allâmes des-
cendre, fut de nous informer de ce docteur. Nous apprîmes ipiil n'était
pas encore mort, mais que, ne pouvant plus à sou âge faire de visites ni
se donner de grands mouvemenls, il avait abandonné le pavé à trois ou
quatre autres docteurs qui s'étaient mis en réputation par une nouvelle
pratique qui ne valail guère mieux que la sienue. Nous résolûmes donc
de nous arrêter à Valladolid le jour suivant, tant pour laisser reposer
nos mules que ]iour voir le seigneur Sangrado. Nous nous rendiraes chez
lui sur les dix hiures du matin ; nous le trouvâmes assis dans un fauteuil,
uu livre à la main. Il se leva sitôt qu'il nous aperçut, vint au devant 4e
nous d'un pas assez ferme pour un septuagénaire, et nous demanda ce
que nous lui voulions. Monsieur le docteur, lui dis-je, regardez-moi, je
vous prie, attentivement; est-ce que vous ne me remettez point? J'ai
pourtant l'honneur d'êlre un de vos élèves. Ne vous souvient-il plus d'un
certain Gil Blas, qui élait autrefois votre commensal et votre substitut?
Quoi! c'est vous, Sanlillane? me répondit-il en m'embrassanl d'un air
affectueux Je ne vous aurais pas reconnu. Je suis bien aise de vous re-
voir. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation? Vous avez sans doute
toujours pratiqué la médecine? C'est à quoi, repris-je, j'avais assez de
penchant; mais de fortes raisons m'en ont empêché.
Tant pis, reprit Sangrado : avec les principes que vous aviez reçus de
moi, vous seriez devenu un habile méiicciu, pourvu que le ciel vous eût
fait la grâce de vous préserver de l'amour dangereux de la chimie. Ah !
mou fils, poursuivit-il d'un ton douloureux et déelamaleur, quel change-
ment dans la médecine depuis quelques années ! Vous m'en voyez sur-
pris et indigné avec raison. On ôte à cet art l'honneur et la diguilé. Cet
art, qni dans tous les lem]is a respecté la vie des hommes, est précisé-
ment en pioie à Li témérité, à la présomption et à Vimpériiie; car les
f lits parlent, et bientôt les pierres crieront contre le brigandage des nou-
veaux praticiens : lapides clamabunt. On voit dans cette ville des méde-
cins, ou soi-disant tels, qui se f-ont attelés au char de triomphe del'anti-
inoine : curriis Iriumphatis anlimonii; des échappés de l'école de Para-
celse, des adorateurs du kermès, des guérisseurs de hasard, qui font
consister toute la science de la médecine à savoir préparer des drogues
chimiques. Que vous dirai-je? tout est méconnaissable dans leur méthode.
La saignée du pi<^d, par exemple, jadis si rare, est aujourd'hui presque
la seule qui soit en usage; les purgatifs, autrefois doux et bénius, sont
cliangésen émétiques et en kermès. Ce n'est plus qu'un cliaos où chacun
se permet ce qu'il veut, et franchit les bornes de l'ordre et de la sagesse
que nos premiers maîtres ont posées.
Quelque envie que j'eusse de rire en entendant une si comique décla-
mation, j'eus la force d'y résister; je fis plus, je déclamai contre le ker-
mès sans savoir ce (lue'c'était, et donnai au diable à tout hasard ceux
qui l'ont inventé. Scipion, remarquant que je m'égayais dans cette scène,
y voulut mettre aussi du sien. Monsieur le docleur, dit-il à Sangrado,
comme je suis petit-neveu d'un médecin de la vieille école, qu'il me soit
permis de me révolter avpc vous contre les remèdes de la chimie. Feu
mon grand-oncle, à qui Dieu fasse miséricorde, était si chaud partisan
d'Ilippocrate, qu'il s'est souvent battu contre les empiriques qui ne par-
laient pas avec assez de respect de ce roi de la médecine. Bon sang ne
peut mentir : je servirais volontiers de bourreau à ces novateurs igno-
rants dont vous vous plaignez avec tant de justice et d'éloi|uence. Quel
désordre ces misérables ne causent-ils pas dans la société civile !
Ce désordre, dit le docteur, va plus loin que vous ne pen.sez. Il ne m'a
servi de rien de publier un livre contre le brigandage de la médecine;
au contraire, il augmente de jour en jour. Les chirurgiens, dont la rage
est de vouloir faire les médecins, se eioient capables de l'être, dés qu'il
ne faut que donner du kermès et de l'éinétiqne, à quoi ils joignent des
saignées du pied à leur fantaisie. Us vont même jusqu'à mêler le kermès
dans les apozi'îines et les potions cordiales, et les voilà de pair avec les
grands faiseurs en médecine. Cette contagion se répand jusque dans les
cloilres. Il y a parmi les moines des frères qui sont tout ensemble apo-
thicaires el'chirurgieQs. Ces singes de médecins s'appliquent à la chimie,
el font des drogues pernicieuses avec lesipielles ils abrègent la vie de leurs
révérends pères. Enfin il va dans Valladolid plus de soixante monastères,
tant d'hommes que de filles: jugez du ravage qu'y fait le kermès, avec
l'émélique el la saignée du pied! Seigneur Sangrado, lui di.s-je alore,
vous avez bien raison d'être en colère contre ces empoisonneurs; je gémis
avec vous, et partage vos alarmes sur la vie des hommes, manifi'Steineiit
menacée par une méthode si différente de la vôtre. Je crains fort que la
chimie n'occasionne un jour la perle de la méilecinc, comme la lausse
monjiaie cuise la ruine des Etats. Fasse le ciel que ce jour fatal ne soit
pas près d'arriver!
Dans cet endroit de notre convcrsaliori nous vîmes paraître une vieille
servante qui apportait au docteur une soucoupe sur laquelle il y avait
un petit )iain mollet, un verre avec deux carafes, donl l'une était pleine
d'eau, el l'autre de vin. Après qu'il eut mangé un morceau, il but un
coup, où il y avait à la vérité les trois quarts d'eau; mais cela ne le sauva
point des reiirochcs qu'il nie donnait sujet de lui faire. Ah I ah 1 lui dis-je,
monsieur le docleur, je vous prends sur le fait. Vous buvez du vin, vous
qui vous êles toujours déclaré contre cette boisson, vous qui, pendant les
trois quarts de votre vie, n'avez bu que de l'eau, el qui êles cause que
depuis dix ans je n'ai pas bu une goutte de vin! Depuis quand éles-vous
devenu si contraire à vous même? Vous ne sauriez vous excuser sur
voire âge, puisque, dans un endroit de vos écrils, vohs définissez la
vieillesse comme une plilliisie naturelle qui nous dessèche et nous CûU-
s'inie; que, sur cette dénuition. vous déplorez l'igiioranc*' des [lersonnes
qui np|iclltnt le vin le lait des vieillards. Que direi-vous donc pour vous
justifier ?
GIL BLAS.
415
Vous me faites l;i guerre bien injuslemenl, me ré|:on(lil le vieux méde-
cin. Si je biivïii- (lu vin pilr, vous auriez raison Je rue regarder comme
un iuûdéle observaleur de ma propre mélbode; mais vous voyez que mon
vin est bien trempé. Autre contradiction, lui rcpliiiuai-je, mon cher
maître : souvenez-vous que vous tronviez mauvais que le chanoine Se-
dillo but du vin, qtioi(iu il y mêlât beaucoup d'eau. Avouez de bonne
ffrâce que vous avez reconnu votre erreur, cl que le vin n'est pas une
funeste liqueur, comme vous l'avez avancé dans vos ouvrages, pourvu
qu'on n'en boive qu'avec modération.
Ces paroles embarrassèrent un peu notre docteur. Il ne pouvait nier
qn'il eût défendu dans ses livres rnsas;e du vin; mois la lionle et la va-
nité l'empècliant de convenir que je lui faisais un juste reproche, il ne
savait que me répondre, et il en était tout confus. Pour le tirer d'embar-
ras, je changeai de matière; et un moment après je pris congé de lui, en
l'e.ilioitanl à tenir toujours bon contre les nouveaux praticiens. Courage,
lui dis-je, seigneur Sangrado; ne vous lassez point de décrier le keimés,
et frondez sans cesse la saignée du ided. Si , malgré votre zèle et votre
«Hionr p'Uir Vorthndoxie médicale, cette engeance empirique vient ;i bout
de ruiner la discipline, vous aurez du moins la consolation d'avoir fait tous
vo> efforts pour la maintenir.
Conime nous nous en retournions à l'hôtellerie, mon secrétaire et
moi, nonsentreleuaut tous deux du caractère réjouissant et original de
ce docteur, il passa prés de nous dans la rue un homme de cin piante-cinq
à soixante ans, qui marchait les yeux baissés, tenant un gros chapelet à
la main. .Je le considérai attentivement, et le reconnus sans peine pour
le seigneur Manuel Ûrdonez, ce bon administrateur d'hôpital, dont il est
fait une mention si honorable dans le premier tome de mon histoire. Je
l'abordai avecde grandes dcmonstrationsde respect, en disant : Serviteur
au vénérable et discret seigneur Manuel Ordonez, l'homme du monde
le plus propre à conserver le bien des pauvres. A ces mots il me regarda
lixemenl, et me répondit que mes traits ne lui étaient |ias inconnus, mais
qu'il ne pouvait se rappeler où il m'avait vu. Je n'eu suis point étonné,
repris-je, il n'est pas étonnant que vous n'ayez pas fait aiteulion à moi;
j'allais chiz vous dans le temps que vous aviez à votre service un de mes
smis, nommé Fabrice Nunez. Ah! je m'en souviens présentement, repar-
tit l'administrateur avec un souris malin, à telles enseignes que vous
étiez tous deux de bons enfants ; vous avez fait ensemble bien des tours de
jeunesse. Eh! qu"est-il devenu, ce [lauvre Fabrice*? Toutes les fois que je
pense à lui, j'ai de l'inquiétude sur ses petites Affaires.
C'est pour vous en apprendre des nouvelles, dis-je an seigneur Manuel,
que j'ai pris la liberté de vous arrêter dans la rue. Fabrice est à Madrid,
où il s occupe à faire des oeuvres mêlées. Qu'appelez-vous des œuvres
mêlées ''me répliqua-t-il. Cela me parait éqiiivojue. Je veux dire, lui
reparlis-je, qu'il écrit en vers et en prose; il fait des comédies et des
romans; en un mot, c'est nn garçon qui a du génie, et qui est reçu fort
agréablement dans les bonnes maisons. Mais, dit l'administrateur, com-
ment est-il avec son boulanger'.' Pas si bien, lui répo»dis-je, qu'avec les
per.sonncsde condition; entre nous, je ne le crois jias fort riche ! Oh ! je
n'en doute nullement, reprit Urdonez. Qu'il fasse sa cour aux grands
seigneurs tant qu'il lui plaira; ses com|ilaisances, ses llatleries, ses bas-
sesses, lui rapporteront encore moins que ses ouvrages. Je vous le pré-
dis, vous le verrez quelque jour à l'hôpital.
(>la pourra bien être, lui répliquai-je ; la poésie en a amené là bien
d'autres. Mon ami Fabrice aurait beaucoup mieux fait de demeurer atta-
ché à Votre Seigneurie; il roulerait aujourd'hui sur l'or, il serait du
moins fort à son aise, dit .Manuel. Je l'aimais, et j'allais, eu I élevant de
poste en poste, lui procurer dans la maison des pauvres un établisse-
ment solide, lorsqu'il lui prit fantaisie de donner dans le bel esprit.
L'insensé! il composa une comédie qu'il fit représenter par des comé-
diens qui étaient dans cette ville : la pièce réussit, et la tête tourna dès
ce moment à l'auteur. Il se crut un nuuveau Lnpe de Vega ; et, préférant
la fumée des applaudissements du public aux avantages réels que mon
amitié lui préparait, il me demanda son congé. Je voulus, par compas-
sion, lui faire changer de sentiment; je lui remontrai Taincinent qu'il
laissait l'os pour courir après l'ombre ; je ne pus retenir ce fou que la
fureur d'écrire entraînait. Il ne connaissait pas son bonheur, ajouta lad-
minislrateur ; le garçon que j'ai pris après lui pour me .servir en peut
rendre un bon témoignage : plus raisonnable que Fabrice avec moins
d'esprit. Une s'est uniquement appliqué ipi'à bien s'acquitter de ses com-
missions, et ([d'à me plaire. Aus>i l'a'-je poussé comme il le méritait ; il
remplit actuellement à l'hôpital deux emplois, dont le moimlrc est plus
?[ue suftisanl pour faire subsister un boDuéte homme chargé d'une grosse
amille.
CIIAPITIIE II.
Cil Blas tontinnc son voyage, et arrive benrFtircmenI i Ovlcclo. Dans quel ÙM il
reiruuva sus ^ureuls. Hurl de sou pire ; suite ilc celle murl.
Ile V.illoiloliil, nous nous rendîmes en quati-e jours à Ovf Jo. .s.'ms avoir
f lit en chemin aucune mauvaise rcncouirc, mal;,'rè lu proverbe (pii dit
que les voleurs sentent de loin l'argent des voyagcure. Il y aurait eu.
pourtant un assez beau coup à faire'pour eux, et deux habitants seule-
ment d'un souterrain nous auraient sans peine enlevé nos doublons; car
je n'avais pas appris à la cour a devenir brave; et Bertrand, mon wiofo
de mulas, ne paraissait jias d humeur à se faire tuer pour défendre la
liourse de son maître. 11 n'y avait que Scipion qui fut un peu spa-
dassin.
11 était nuit quand nous arrivâmes dans la ville. Nous allâmes loger
dans une hôlel'erie tout auprès de chez num oncle le chanoine Cil Pei'ez.
J'étais bien aise de m'informer dans quel état se trouvaient mes parents,
avant que de me présenter devant eux ; et. pour le savoir, je ne pouvais
mieux m'adresser qu'à Hiôle ou qu'à l'hôtesse de ce cabaret, que je con-
naissais pour des gens qui ne pouvaient ignorer les affaires de leurs voi-
sins. En effet, l'hôte m'ayant reconnu après m'avoir envisagé avec atten-
tion, s'écria : Par saint Antoine de Pade !-voici le fils du bon écuycr Blas
de Sanlillane. Oui, vraiment, dit l'hôtesse, c'est lui-même; je le recon-
nais bien; il n'a presque point changé: c'esa ce petit éveillé de G;l Blas
qui avait plus d'esprit qu'il n'était gros. Il me semble que je le vois en-
core, qui vient avec sa bouteille chercher Ici du vin pour le souper de
son oncle.
Madame, lui dis-je, vous avez une heureuse mémoire; mais, de grâce,
apprenez-moi des nouvelles de ma famille. Mon père et ma mère ne sont
pas sans doute dans une agréable situation. Cela n'est que trop vérita»
ble, répondit l'hùlesse . diins quelque état fâcheux que vous puissiez
vous les représenter, vous ne sauriez vous imaginer des personnes qui
soient plus à plaindre. Le bon homme Gil Perez est devenu paralylicpie
de la moitié du corps, et n'ira pas loin, selon toutes les apparences;
votre père, qui demeure depuis peu chez ce chanoine, a une fiuxion de
poitrine, ou, pour mieux dire, il est dans ce moment entre la vie et la
mort ; et vitre mère, qui ne se porte pas trop bien, est obligée de ser-
vir de garde à l'un et à l'autre : telle est leur situation.
Sur ce rapport, cpii me fit .sentir que j'étais fils, je lai.ssai Bertrand avec
mon équipage à l'hôtellerie ; et, suivi de mon secrétaire, qui no Voulut
point m'abandonner, je me rendis chez mon oncle. D'abord que je parus
devant ma mère, une émotion que je lui causai annonça ma présence
avant que ses yeux eussent démêlé mes traits. Mon fils, me dit-elle tris-
tement après m'avoir embrassé, venez voir mourir votre (lére ; vous ve-
nez assez à temps pour être frappé de ce cruel spectacle. Ew achevant
ces paroles, elle me mena dans uue chambre ou le rnalhcureux Blas de
Sanlillane, couché dans un lit qui marquait bien la pauvreté d'un écuyer,
touchait à son dernier moment. Quoique environné des ombres de la
mort, il avait encore quelque connaissance. Mon cher ami, lui dit ma
mère, voici Gil Blas, votre fils, qui vous prie de lui pardonner les cha-
grins qu'il vous a causés, et qui vous demande votre bénédiction. A ce
discours, mon père ouvrit des yeux qui commençaient à se fermer pour
jamais ; il les attacha sur moi, et remarquant, malgré l'accablement où
il se trouvait, que j'étais touché de sa perte, il fut attendri de ma dou-
leur. 11 voulut îiarler, mais il n'en eut pas la force. Je pris une de ses
mains; et, tandis que je la baignais de larmes, sans pouvoir prononcer
un mot, il expira, comme s'il n'eut attendu que mon arrivée pour ren-
dre le dernier soupir.
Ma mère était trop préparée à celte mort pour s'en affliger sans mo-
dération; j'en fus peut-être plus pénétré qu'elle, quoique mon père ne
m'eût donné de sa vie la moindre marque d'amitié Outre qu'il suffisait
pour le pleurer que je fusse son fils, je me reprochais de ne l'avoir point
secouru; et, (|uand je pensais que j'avais eu cette dureté, je me regar-
dais comme un monstre d'ingratitude, ou plutôt comme un parricide.
.Miin oncle, que je vis ensuite étendu sur un autre grabat et dans un étal
pitoyable, me fit éjirouver de nouveaux reuiords. Toutes les obligations
<|ue je lui avais vinrent s'offrir à mon esprit. Fils dénaturé, me dis-jc à
moimcme, considère jiour ton supplice la misère où sont les parents.
Si tu leur avais fait quelque part du sunerllu des biens que tu possédais
avant ta prison, lu leur aurais jirocuré des commodités que le revenu de
la prébende ne peut leur fournir, et lu aurais pcul-étre prolongé la vie
de ton père.
L'infortuné Gil Perez était retombé en enfance. 11 n'avait plus de mé-
moire, plus de jugement. Il ne me servit de rien de le presser entre mes
bras cl de lui donner des témoignages de ma tendresse; il n'y parut pas
.sensible. Ha mère avait beau lui dire que j'étais son neveu Gil Blas, il
m'envisageait d'un air imbécile sans répondre rien. Quand le sang et la
reconnaissance ne m'auraient pas obligé à plaindre un oncle à (pii je
devais tant, je n'aurais pu m'en défendre en le voyant dans une situation
si digne de pitié.
Pend.int ce temps-là, Scipion gardait un morne silence, partageait
mes peines, et confondait par amitié ses soupirs avec les miens. Comme
je jugeai que ma mère, après une si longue absence, voudrait m'enlre-
tcnir, et que la présence d'un homme qu'elle ne connaissait pas pourrait
la gêner, je le tirai a part et lui dis : Va, mon enfant, va le nqioser à
rhùtellcrie, cl me laisse ici avec ma mère. Nous allons avoir ensemble
un entretien qui durera longtemps ; la bonne dame, si lu restais avec
nous, le croirait pcnt-otre de trop dans une conversation (jui ne roulera
que sur des affaires de famille. Scipion se retira de peur de nousconlrain-
ilrc, et j'eus effectivcmentavrcma mère un eniritien (|ui dura toute la nuit.
Nous nous rcndimes muluellemeiil un compte lidéle de ce i|ui nous était
arrivé à l'un cl à l'autre depuis ma sortie d'Oviedo. Elle mu lit un ample
H6
GIL BLAS.
détail (les chagrins qu'elle avait essuyés dans des maisons où elle avait été
duéa;ne, et me dit là-dessus une inlinité de choses que je n'aurais pnsélc
bien aise que mon secrétaire eût entendues, quoique je n'eusse rien de
caché pour lui. Avec tout le respect que je dois à la mémoire de ma
mère, la dame était un peu prolixe dans ses récils; elle ni'anrait fait
grâce des trois quarts de son histoire, si elle en eut supprimé les cir-
constances inutiles.
Elle finit enfin sa narration, et je commençai la mienne. Je passai lé-
gèrement sur toutes mes aventures; mais lorsque je parlai de la visite
que le fils de Bertrand Muscada, épicier d'Oviedo, m'était venu faire à
Madrid, je m'étendis fort sur cet article. Je vows l'avouerai, dis-je à ma
mère, je reçus trés-mal ce garçon, qui, pour s'en venger, aura l'ait sans
doute un affreux portrait do moi 11 n'y a pas manqué, répondit-elle. Il
vous trouva, nous dit-il, si fier de la faveur du premier niiiiislre de la
monarchie, qu',\ peine daignàtes-vous le reconnaître ; e(, quand il vous
détailla nos misères, vous l'écouiàtes d'un air glacé. Comme les pères
et les mères, ajouta-t-elle, cherchent toujours à excuser leurs enfants,
nous ne pûmes croire que vous eussiez un si mauvais cœur. Votre arri-
vée à Oviedo justifie la bonne opinion que nous avions de vous, et la
douleur dont je vous vois saisi achève de faire voire ajiologie.
Vous jugez de moi trop favorablement, lui répliquai-je ; il y a du vrai
dans le rapport du jeune Muscada. Lorsqu'il vint me voir, je n'étais oc-
cupé que de ma fortune, et l'ambition qui me dominait ne me permet-
tait guère de penser à mes parents. Il ne faut donc pas s'étonner si,
dans cette disposition, je fis nn accueil peu gracieux à un homme qui,
m'abordant d'un aîr grossier, me dit brutalement qu'ayant appris que
j'étais plus riche qu'un juif, il venait me conseiller devons envoyer de
l'argent, attendu que vous en aviez grand besoin; il me reprocha même,
dans des termes peu mesurés, mon indifférence jiour ma famille. Je fus
choqué de sa franchise, et, perdant patience, je le poussai par les épaules
hors de mon cabinet. Je conviens que j'eus tort dans cette rencontre;
j'aurais dû faire réllexion que ce n'était pas voire faute si l'épicier man-
quait de politesse et que son conseil ne laissait pas d'être bon à suivre,
quoiqu'il eût été donné malhonnêtement.
C'est ce que je me représentai un moment après que j'eus chassé Mus-
cada. Malgré la colère qui me dominait, la voix du sang se fit entendre ;
je me rappelai tous mes devoirs envers mes parents ; et, rougissant de
honte de les remplir si mal, je sentis des remords dont je ne jiuis néan-
moins me faire honneur auprès de vous, puisqu'ils lurent bientôt étouf-
fés par l'avarice et par l'ambition. Mais dans la suite, ayant été enfermé
par ordre du roi dans la tour de Ségovie, j'y tombai dangereusement
malade, et c'est cette heureuse maladie qui vous a rendu votre fils. Oui,
c'est ma maladie et ma prison qui ont fait rejirendre à la nalure tous ses
droits, et qui m'ont entièrement détaché de la cour. Je suis revenu de
celle vie tumultueuse, je ne respire plus que la solitude, et je ne suis
venu aux Asturies que pour vous [nier de vouloir bien parlager avec moi
tes douceurs d'une vie retirée. Si vous ne rejetez pas ma prière, je vous,
conduirai à une terre que j'ai dans le royaume de Valence, et nous vi-
vrons li très-commodément. Vous jugez bien que je me proposais d'y
mener aussi mon père; mais, puisque le ciel eu a ordonné autrement,
que j'aie du moins la satisfaction de posséder chez moi ma mère, et de
pouvoir réparer par toutes les attentions imaginables le temps que j'ai
passé sans lui être utile.
Je vous sais très-bon gré de vos louables inlenlions, me dit alors ma
mère, et je m'en irais avec vous sans balancer, si je n'y trouvais des dif-
ficultés. Je n'abandonnerai pas votre oncle, mon frère, dans l'état où il
est, et je suis trop accoutumée à ce pays-ci pour m'en éloigner ; cepen-
dant, comme la chose mérite d'être mûrement examinée, je veux y rêver
à loisir. Ne nous occujions présentement que du soin des funérailles de
votre père. Chargeons-en, lui dis-je, ce jeune homme que vous avez vu
avec moi ; c'est mon secrétaire, il a de l'e.siirit et du zèle, nous ijouvons
nous en reposer sur lui.
A peine eus-je prononcé ces paroles, que Scipion revint. Il était déjà
jour. Il nous demanda si nous n'avions pas besoin de son ministère dans
l'embarras où nous étions. Je répondis qu'il arrivait fort à propos pour
recevoir un ordre important que j'avais à lui donner. Dés qu'il sut de
quoi il s'agissait, Cela suflil, me dit-il, j'ai déjà tonte cetli' cérémonie
arrangée dans ma tête; vous pouvez vous en fier à moi. Prenez garde,
lui <lit ma mère, de faire un enterrement qui ail un air pompeux ; il ne
saurait être trop modeste pour mon époux, que toute In ville a connu
pour un écuyer des plus malaisés. Madame, repartit Scipion, quand il
aurait élé encore plus pauvre, je n'en rabattrais pas deux maravédis. Je
ne regarde là-dedans que mon maître : il a été favori du duc de Lcrme,
son père doit être enterré imblemenl.
J'approuvai le dessein de mon secrétaire; je lui recommandai même
de ne point épargner l'argent. Un reste de vanité que je conservais en-
core se réveilla dans celte occasion. Je me tialtai qu'en faisant de la
dépense pour un père ipii ne me laissait aucun héritage, je ferais admi-
rer mes manières généreuses. De son côté, ma mère, quelque contenanre
de modestie qu'elle affectât, n'était point fâchée (|uc son mari fût inhumé
avec éclat. Nous donnâmes donc carte blanche à Scipion, qui, sans per-
dre de temps, alla prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre
les funérailles superbes.
Il n'y réussit que trop bien. Il fit des obsèques si magnifiques, qu'il
révolta contre moi la ville et les faubourgs. Tous les habitants d'Oviedo,
depuis le plus grand jusqu'au plus petit, furent choqués de mon osten-
tation, et firent là-dessus des gloses jieu honorables [our moi. Ce mi-
nistre fait à la hâte, disail l'un, a de l'argent pour enterrer son père,
mai< il n'en avait point pour le nourrir. Il aurait mieux valu, disait l'au-
tre, qu'il eût fail plaisir à son père vivant, que de lui faire tant d'hon-
neurs après sa mort. Enfin les coups de langue ne me furent point épar-
gnés; chacun lança son trait. Ils n'en demeurèrent pas la : ils nous in-
sultèrent, Scipion', Bertrand et moi, quand nous sortîmes de l'église; ils
nous chargèient d'injures, nous accablèrent de huées, et conàuisirent
Bertrand à 1 h jlellerie à coups de pierres. Pour dissiper la canaille qui
s'était attroupée devant la maison de mon oncle, il fallut que ma mère
se montrât, et protestât publiquement qu'elle était fort contente de moi.
Il y en eut d'autres qui coururent au cabaret où était ma chaise, dans le
dessein de la briser, ce qu'ils auraient fait indubitablement, si l'hôte et
l'hôtesse n'eussent trouvé moyen d'apaiser ces esprits furieux, et de les
détourner de leur résolution.
Tous ces affionls qu'on me faisait, et qui étaient autant d'effets des
discours que le jeune épicier avait tenus de moi dans la ville, m'inspirè-
rent tant d'aversion pour mes compatriotes, que je me déterminai a quit-
ter biinlôt Oviedo, où sans cela j'aurais fait peut-être un assez long sé-
jour. Je le déclarai tout net à ma mère, qui, se sentant elle-même très-
morliûée de l'accffeil dont le peuple m'avait régalé, ne s'opposa point à
un si prompt départ. 11 ne fut plus question que de savoir de quelle sorte
j'en userais avec elle. Ma mère, lui dis-je, puisque mon oncle a besoin
de votre assistance, je ne vous presserai pas de m'accompagner ; mais,'
comme il ne parait pas éloigné de sa fin, promettez-moi de venir me re-
joindre à ma terre aussitôt qu'il ne sera plus. J'attends de vous celte
marque d'affection.
je ne vous ferai point cette promesse, répondit ma mère, car je ne la
tiendrais pas ; je veux passer le reste de mes jours dans les Asturies, et
dans ujie parfaite indépendance. Kc serez-vous pas toujours, lui rèpliquai-
je, maîtresse absolue dans mon châienu ? Je n'en sais rien, repartit-elle;
vous n'avez qu'à devenir amoureux de quelque petite fille, vous l'épou-
serez, elle sera ma bru, je serai sa belle-mere; nous ne pourrons vivre
ensemble. Vous prévoyez, lui dis-je, les malheurs de trop loin; je n'ai
aucune envie de me marier ; mais quand la fantaisie m'en prendrait, je
vous réponds que j'obligerais bien ma femme à se soumettre aveuglément
à vos volontés. C'est me répondre lémér.iiremenl, reprit ma mère, et je
demanderais caution de la caution ; je craindrais que voire complaisance
pour vutre épouse ne l'emportât sur la force du sang, et je ne voudrais
pas jurer que dans nos brouiller'.es vous ne prissiez plutôt le parti de
votre femme que le mien, quelque tort (pi'elle pût avoir.
Vous parlez à merveille, madame, s'écria mon secrétaire en se mêlant
à la conversation ; je crois, comme vous, que les brus dociles sont bien
rares. Cependant, pour vous accorder, vous et mon maître, puisque vous
voulez absolument demeurer, vous dans les Asturies, et lui dans le royaume
de Valence, il faut qu'il vous (asse une pension de cent pistoles, que je
vous apporlerai ici tous les ans. Par ce moyen, la mère et le fils vivront
fort satisfaits à deux cents lieues l'un de l'autre. Les deux parties intéres-
sées approuvèrent la convention proposée; après quoi je payai la pre-
mière année d'avance, et je sortis u Oviedo le lendemain avant le jour, de
peur d'être traité par la populace comme un saint Etienne. Telle fut la
réception que 1 on me fit dans ma patrie. Belle leçon pour les hommes du
commun, lesquels, après s'être enrichis hors de leur pays, y veulent re-
tourner pour y faire les gens d'importance : plus ils y feront briller de
richesses, plus ils seront hais de leurs compatriotes.
CU.miRE III.
Cil Blas prend h route du rov.iume de Valence, H arrive enfin à I.iria? ; descriplion de
sou cliàleau, comnu'uul )' fui reçu, el iiuttles gcus il y trouva.
Nous prîmes le chemin de Léon, ensuite celui de Palencia ; et, conti-
nuant notre voyage à petites journées, nous arrivâmes au bout de la
dixième à la ville de Scgorbe, d'où le lendemain, dans la matinée, nous
nous rendîmes à ma terre, qui n'en est éloignée que de trois lieues. A
mesure que nous en approchions, je prenais plaisir à voir mon secrétaire
observer avec beaucoup d'attention tous les châteaux qui s'offraient à sa
vue. à droite et à gauche dans la campagne. Lorsqu'il en apercevait un de
grande apparence, il ne manquait pas de me dire, en nie le montrant du
îloigt : Je voudrais bien que ce fût là notre retraite.
Je ne sais, lui dis-je, mon ami, quelle idée lu as do notre habitation;
mais si tu l'imagines que c'est une maison magnifirpie, une terre de grand
seigneur, je t'avertis que tu te trompes furieusement.
Si tu veux n'être pas la dupe de ton imagination, représente-toi la pe-
tite maison (ju'llorace avait dans le pays des Sabins, prés deTibnr, et qui
lui fut donnée par Mécénas. Don Aljihonse m'a fait â peu près le même pré-
sent.Tant pis, s'écria Scipion, je ne dois donc in'altendrcqu'à voir une cbau-
miérc. Ce n'en est pas tout à fait une, lui rcpondis-je, mais souviens-loi
que je t'en ai toujours fail une descriplion très-modeste; et, dés ce mo-
ment, tu peux juger par loi-même si j'en ai fait une lidelc peinlure. Jette
GIL BLÂS.
H7
les yeux du côlé du Ouadalaviar, et regarde sur ses bords, auprès de ce
hameau de neuf à dix feux, cette maison qui a quatre petits pavillons :
c'est mon château.
Comment diable! dit alors mon secrétaire d'un ton de voix admiratif,
c'(st un bijou que cette maison. Outre l'air de noblesse que lui donnent
S(s pavillons, on peut dire qu'elle est bien située, bien bâtie, et entourée
de pays pins charmants que les environs même de Séville, appelés par
excellence le paradis terrestre, (juaud nous aurions choisi ce séjour, il
ne serait pas plus de mon goût; en vérité, je le trouve charmanl. Une
rivière l'arrose de ses eaux, un bois épais prêle son ombrage quand on
veut se promener au milieu du jour. L'aimable solitude! .\li ! mou cher
Miailre, nous avons bien la mine rie demeurer ici longtenq)s ! Je suis ravi,
lui dis-je, que tu suis content de notre asile, dont tu ne connais pas en-
core tous les agréments.
En nous entretenant de celte sorte, nous nous avançâmes vers la mai-
son, dont la porte nous fut ouverte aussitôt que Scipion eut dit que c'é-
tait le seigneur Gil Blas de Sanlillane qui venait prendre possession de
son château. A ce nom, si respecté des personnes qui l'entendirent pro-
noncer, on laissa entrer ma chaise dans une grande cour où je mis pied à
terre ; puis, m'appuyant pesamment sur Scipion, et faisant le gros dos, je
gagnai une salle, où je fus à peine arrivé, que sept à huit domestiques
parurent, lis me dirent qu'ils venaient me présenter leurs hommages
comme à leur nouveau patron ; que don (Jésar et don Alphonse de Leyva
les avaient choisis pour me servir, l'un en qualité de cuisinier, l'autre
d'aide de cuisine, un autre de marmiton, celui-ci de portier et ceHX-l.i de
laquais, avec défense de recevoir de moi aucun argent, ces deux seigneurs
prétendant faije tous les frais de mon ménage. Le cuisinier, nommé
maître Joacliini, élnlt le principal de ces domestiques et portait la parole,
il faisait l'agréable; il me dit qu'il avait fait une ample provision de tou-
tes sortes d'excellents vins, et que, pour la bonne chère, il espérait ipi'un
garçon comme lui, qui avait été six ans cuisinier de mojiseigneur l'ar-
chevêque de Valence, saurait composer des ragoûts qui plipieraient ma
sensualité. Je vais, ajouta-t-il, me préparer à vous donner un échantillon
de nmn savoir-faire. Promenez-vous, seigneur, en attendant le diner ;
visitez voire château ; voyez si vous le trouverez en état d'èlre habité par
Voire Seigneurie.
Je laisse à penser si je négligeai celte visite ; et Scipion, encore jdus
curieux que moi de la faire, m'enlraina de chambre en chambre. Nous par-
courûmes toute la maison, depuis le haut jusqu'en bas ; il n'échappa pas,
du moins à ce que nous crûmes, le moindre endroit d notre curiosité in-
téressée, et j'eus partout occasion d'admirer la bonté que don César et
son Gis avaient pour moi. Je fus frappé, entre autres choses, de deux
appartements qui étaient aussi bien meublés qu'ils pouvaient l'être sans
magnificence. Dans l'un, il y avait une tapisserie des Pays-Bas, avec un lit
et des chaises de velours, le tout propre encore, quoique fait lin temps
que les Maures occupaient le royaume de Valence. Les meubles de l'autre
appartement étaient dans le même goût; c'était une vieille tenture de
damas de Gênes jaune, avec un lit et des fauteuils de la même étoffe,
garnis de franges de soie bleue. Tous ces effets, qui dans un inventaire
auraient été peu prisés, paraissaient là trés-considérablc».
.\près avoir bien examiné toutes ces choses, nous revînmes, mon secré-
taire et moi, dans la salle, où était dressée une lable sur laquelle étaient
deux couverts ; nous nous y assîmes, et dans le moment on nous servit
une ulla podrida si délicieuse, que nous plaignîmes l'archevêque de Va-
lence de n'avoir plus le cuisinier qui l'avait faite. Nous avions à la vérité
beaucoup d'appétit, ce qui ne nous la faisait pas trouver plus mau-
vaise. A chaque morceau que nous mangions mes laquais de nouvelle date
nous présentaient de grands verres qu'ils remplissaient jusqu'aux bords
d'un vin de la Manche exquis. Scipion en était charmé ; mais n'osant de-
vant eux faire éclater la satisfaction iiilérieure qu'il ressentait, il me le
témoignait par des regards parlants, et je lui faisais connaître par les
miens que j'étais aussi content que lui. Un jilat de rùti, composé de deux
cailles grasses, qui llanquaient un petit levraut d'un fumet admirable,
nous fit quitter le pot pourri et acheva de nous rassasier. Lorsipie nous
eûmes mangé comme deux affamés et bu a proportion, nous nous levâmes
de table pour aller au jardin faire voluplueuscinenl la sieste dans (|uel-
que endroit frais et agréable.
Si mon secrétaire avait paru jnsi|ue-l;i fort satisfait de ce qu'il avait vu,
il le fut encore davantage ipiand il vit le jardin; il le trouva cumiiarable
à celui de l'Escurial : il ne pouvait se lasser de le parcourir des yeux. 11
est vrai que don César, qui venait de temps eu temps à Lirias, prenait
plaisir d le faire cultiver et embellir. Toutes les allées bien sablées et
bordées d'orangers, un grand bassin de marbre blanc, au milieu du(|ucl
un lion de bronze vomissait de l'eau d gros bouillons, la beauté des Heurs,
la diversité des fruits, tous ces objets ravirent Scipion ; mais il fut parli-
cnliérement enchanté d'une longue allée qui conduisait, en descendant
toujours, au logement du fermier, et que des arbres touffus couvraient
de leur épais feuillage. En faisant l'éloge d'un lieu si propre d servir d'a-
sile contre la chaleur, nous nous v arrêtâmes, et nous noii.s assîmes au
iiied d'un ormeau, où le sommeil eut peu de peine d surprendre deux gail-
lards qui venaient de bien diner.
_ Nous nous réveillâmes en sur-saut, deux heures après, au bruit de plu-
sieurs coups d'escojietles, lesquelles se llreiit entendre si prés de nous,
que nous en fûmes effrayés. Nous nous levâmes lirusi|uenient ; et, pour
nous informer de la cause de ce bruit, nous nous rendîmes a la maison
du fermier. Nous y trouvâmes huit ou dix villageois, tous habitants Ju
hameau, qui, s'élanl assemblés là, tiraient et dérouillaient leurs armes à
feu pour célébrer mon arrivée, dont ils venaient d'être avertis. Ils me
connaissaient la plupart, pour m'avoir vu plus d'une fois dans le château
exercer l'emploi d'intendant. Ils ne m'aperçurent pas plutôt, c|u'ils crièrent
lous'ensemble : Vive notre nouveau seigneur ! qu'il soit le bienvenu à Li-
rias! Ensuite, ils rechargèrent leurs e.scopetes et me régalèrent d'une
décharge générale. Je leur lis l'accueil le plus gracieux qu'il me fut pos-
sible, avec gravité pourtant, ne jugeant pas devoir trop me familiariser
avec eux. Je les assurai de ma protection ; je leur lâchai même une ving-
taine de pistoles, et ce ne fut pas, je crois, celle de mes manières qui leur
plut le moins. Après cela, je leur l'issai la liberté de jeter encore de la
poudre au veut, et je me relirai avec mon secrétaire dans le bois, ou nous
nous promenâmes jus(iu'à la nuit sans nous lasser de voir des arbres, tant
la possession d'un bien nouvellement acquis a d'abord de charmes pour
nous I
Le cuisinier, l'aide de cuisine et le marmiton n'étaient pas oisifs pen-
dant ce temps-là ; ils travaillaient d nous préparer un repas supérieur à
celui que nous avions fait, et nous fûmes dans le dernier étonnement,
lorsque, étant entrés dans la même salle où nous avions dîné, nous vîmes
mettre sur la fable un plat de quatre perdreaux rôtis, avec un civet de
lapin d'un côlé et un chapon en ragoût de l'autre. Ils nous servirent en-
suite pour entremets des oreilles de cochon, des poulets marines et du
chocolat à la crème. Nous bûmes copieusement du vin de Lucène, et de
plusieurs autres sortes de vins délicieux ; et, quand nous sentîmes (|ue
nous ne pouvions boire davantage sans exposer notre santé, nous songeâ-
mes à nous aller coucher. Alors mes laquais, prenant des llambcaux, me
conduisirent au plus bel appartement, où ils s'empressèrent à me désha-
biller; maisiiuaiid ils m'eurent do.iiié ma robe de chambre et mon bon-
net de nuit, je les renvoyai en leur disant d'un air de maître : Retirez-vous,
messieurs, je n'ai pas besoin devons pour le reste.
Je les fis sortir tous, el, retenant Scipion pour ni'entretenir un peu
avec lui, nous commençâmes par nous réjouir de l'heureux état où nous
nous trouvions. On ne peut exprimer la joie que mon seciélaire lit écla-
ter. Eh bien! lui dis-je, mon ami, que penses-tu du traitement ipi'on me
fait par ordre des seigneurs de Leyva'? Ma foi, me répondit-il, je pense
qu'on ne peut vous eii faire un meilleur ; je souhaite seulement cpie cela
soit de longue durée. Je ne le souhaite pas. moi, lui réplii|uaije; il ne
nie convient pas de souffrir que mes bienfaiteurs fassent pour moi tant de
dépense : ce serait abuser de leur générosité. De plus, je ne m'accom-
moderais point rie valets aux gages d'autrui : je croirais n'être pas dans
ma maison. D'ailleurs je ne suis point venu ici pour vivre avec tant de
fracas. Quelle folie : Avons-nous besoin d'un si grand nombre rie domes-
tiques? Non ; il ne nous faut, avec Bertrand, qu'un cuisinier, un marmi-
ton et un laquais ; cela nous siiflir.i. Quoique mon secrétaire n'eût pas été
fâché de subsister toujours :in\ rié|ieiii riii gouverneur de Valence, il ne
combattit point ma délicatesse la-riessiis; et, se conformant à mes seuli-
menls, il approuva la reforme que je voulais faire. Cela étant décidé, il
sortit de mon a)q>artement et se retira dans le sien.
CIIAPITBE IV.
Il part pciur Valeiiro, c: va voir les .seigneurs de Leyva ; de l'enlrelion qu'il eul avec eux,
et du linn accueil que lui lit Serapliiiie.
J'achevai de me déshabiller et je me mis au lit, où, ne me sentant au-
cune envie rie dormir, je m'abandonnai à mes réilcxions. Je me représen-
tai l'amitié dont les seigneurs de Leyva payaient rattachement que j'avais
pour eux, et, pénétré des^iouvelles man|ues i|u'ils m'en donnaient, je
jjris la résolution de les aller trouver dès le lendemain |ioiir satisfaire
l'impatience que j'avais de les eu remercier. Je me faisais aussi par
avance un plaisir de revoir Séraphiae, mais ce plaisir n'était pas pur , je
ne pouvais jienser sans peine ipie j'aurais en même temps à soutenir les
regards de la dame l.orenca Sèphora, qui, se souvenant peut-être encore
de l'aventure du soufllei, ne serait pas fort ai.se de me revoir. L'esprit
fatigué de toutes ces idées différentes, je m'assoupis enfin, et ne me ré-
veillai le jour suivant (|u'après le lever du soleil.
Je fus bientôt sur pied ; et, tout occupé du voyage (|ue je médilais, je
m'habillai â la hâte. Comme j'achevais de m'ajusler, mon secrétaire entra
daiis ma chambre. Sci|iion, lui dis-jc, tu vois un homme qui se ilisposeà
parlir pour Valence; je ne crois pas que lu désapprouves mon dessein :
je ne puis aller tnqi tôt saluer les seigneurs d qui je dois ma petite for-
tune. Chaque moment que je diffère d m'acquilter de ce devoir semble
m'accuser d'ingratitude. Pour loi, mon ami, je le dispense de m'accom-
pagiier ; demeure ici pendant mon ab.sence ; je reviendrai te joindre au
boni de huit jours. Allez, monsieur, répondit-il, faites bien votre cour d
don Alphonse et d son père; ils me |)araissent sensibles au zèle (pi'on a
pour eux et Ires-recouuaissanis des services qu'on leur a rendus. Les
|iersoimes (leiiiialilé de ce caractère là sont si rares, ipi'on ne peu! assez
les ménager. Je lis avertir Berlraml de se tenir prêt à partir, et, tandis
(pi'il préparait les mules, je pris mon chocolat. Ensuite je nuuitai dans ma
H8
GIL BLAS.
chaise, après avoir recommandé à mes ijens de regarder Scipion comme
lin flHlrî moi-même et de suivre ses ordres ainsi que les miens.
Je me rendis à Valence en moins de quatre heures. J'allai descendre
tout droit aux écuries du pouveriieur; j'y laissai mon équipage, et je nie
fis conduire à l'appartement de ce seigneur, qui y était alors avec^don
César son père. J'ouvris la porte sans façon, j'entrai, et, les abordant
(DUS deux avec respect. Les valets, leur dis-je, ne se fout point annoncer
à leurs maîtres ; voici un de vos anciens serviteurs qui vient vous rendre
ses devoirs. .\ ces mots, je voulus me prosterner devant eux ; mais ils
m'en empêchèrent, et m'embrassèrent l'un et l'autre avec tous les té-
moignages d'une véritable affection. Eh bien, mon cher Santillane, me
dit don Alphonse, avez-vous été A Lirias prendre possession de vo-
tre terre '? Oui, seigneur, lui répondis-je ; et je vous prie de trouver bon
que je vous la rende. Pourquoi donc cela? répliqua-t-il; a-t-elle quelque
désagrément qui vous en dégoûte? Non, par elle-même, lui réparlis-je ;
au contraire, j'en suis encbanlé : tout ce qui m'en déplaît, c'est d'y voir
des cuisiniers d'arclievêque, avec trois fois plus de domestiques qu'il ne
m'en faut, et qui ne servent là qu'à vous l'aire faire une dépense aussi
considérable qu'inutile.
Si vous eussiez, dit don César, accepté la pension de deux mille ducats
que nous vous offrîmes à Madrid, nous nous serions contentés de vous
donner le château tel qu'il est; mais vous savez que vous la refusâtes, et
nous avons cru devoir faire en récompense ce que nous avons lait. C'en
est trop, lui répondis-je; voii-e bonté doit s'en tenir au don de cette
terre, qui a de quoi combler mes désirs. Vous dirai-je tout ce que j'en
pense? indépendamment de tout ce qu'il vous en coûte pour entretenir
tant de monde, je vous proteste que ces gens-là me gênent et m'incom-
modent. En un mot, ajoutai-je, mes seigneurs, reprenez votre bien, ou
daignez m'en laisser jouir à ma volonté, ii prononçai d'un air si vif ces
dernières paroles, que le père et le fils, qui ne prétendaient nullement me
contraindre, me permirent enfin d'eu user comme il me plairait dans
mon château.
Je les remerciais do m'avoir accordé cette liberté, sans laquelte je ne
pouvais être heureux, lorsque don.Mphonse m'inlerrumjut en me disant:
Mon cber Gil Bla's, je veux vous présentera une dame qNÏ sera bien aise
de vous voir. En parlant de celte sorte, il me prit jjar la main et me
mena dans l'appartement de Sérapbine, qui poussa un cri dé joie en m'a-
])ercevant. .Madame, lui dit le gouverneur, je crois ipie l'arrivée de noire
ami Saitillane à Valence ne vous est pas moins agréable qu'à moi. C'est
de quoi, répondit-elle, il doit être bien persuadé ; le temps ne m'a iioint
fait perdre le souvenir du service qu'il m'a rendu ; et j'ajoute à la recon-
naissance que j'en .ii, celle que je dois à un homme à qui vous avez obli-
gation. Je dis à madame la gouvernante que je n'étais que tro)i payé du
péril que j'avais partagé avec ses libérateurs en exposant ma vie pour,
elle; et, après force compliments de part et d'autre, don Alphonse m'em-
mena hors de l'appartement de Séraphine. Nous rejoignîmes don César,
que nous trouvâmes dans une salle avec plusieurs personnes de qualité
qui venaient dîner chez lui.
Tous ces messieurs me saluèrent fort poliment : ils me firent d'autant
plus de civilités, que don César leur dit que j'avais été un des piiiici|)aux
secrétaires du duc de Lirme. Peut-être même que la plupart d'entre eux
n'ignoraient pas que c'était par mon crédit que don Alphonse avait obtenu
le gouvernement du royaume de Valence, car tout se sait. Quoi qu'il en
soit, quand nous fumes à table, on ne parh que du imuveau cardinal.
Les uns en faisaient ou affectaient d'eu faire de granels éloges ; et les
autres ne lui donnaient q\ie des louanges ironiques. Je jugeai bien qu'ils
voulaient par là m'engager à me répandre sur le compte de Son Euii-
nence, et à les égayer â'ses dépens. Je me l'imaginai du moins, et je ne
fus pas tenté de dire ce que j'en pensais; mais je l'etins ma langue, et
cette petite victoire que je remportai sur moi me lit passer dans l'esprit
de la compagnie pour un garçon fort discret.
Les convives, après le d'îne'r, se retirèrent chez eux pour faire la sieste ;
don César et son lils, pressés de la même envie, s'enfermèrent dans leurs
tippartements.
Pour moi, plein d'impatience de voir une ville dont j'avais souvent en-
tendu vanter la beauté, je sortis du jialais du goivverneur dans le dessein
de me promener dans les rues. Je rencontrai à la jiorle un homme qui
vint, d'un air res|ieclueux, m'aborder en me disant : Lt; seigneur de San-
tillane vent bien me permettre de le saluer'.' Je lui demandai qui il était.
Je suis, me répondit-il, valet do chambre de don César; j'étais un de ses
laquais dans le temps que vous étiez son intendant; je vous faisais ré-
gulièrement tous les matins ma cour, et vous aviez bien des boules jiour
moi. Je vous informais de ce qui se passait au logis. Vous souvient-il,
par exemple, qu'un jour je vous ap))ris ipie le chirurgien du village de
Leyva s'introduisait secrètement dans la chambre de la dame de Lorença
Séphora? C'est ce que je n'ai point oublié, lui répliqmii-je. Mais à propos
de celte duégue, quest-elle devenue'! Hélas 1 reparlil-il, la pauvre créa-
ture après vôlrc départ tomba en langueur, et mourut plus regiettoe de
Séra|ihine que de don Alplionse, qui parut pin touclié de sa mort.
Le valet lU: chambre de don César, m'ayant insiruîl ainsi de la tiisle
fin de Séphora, me lit des excuses de m'avoir arrêté, et me laissa conti-
nuer mon cbemin. Je ne pus m'empêclier de soupirer en me rappelant
cette duègne infortunée ; et, m'atlendrissanl sur son sort, je m'imputai
son malheur, sans songer ipic c'élait plutôt à son cancer qu'à mou mérite
qu'on devait l'attribuer.
J'observais avec plaisir tout ce qui me semblait digne d'être reinarqué
dans la. ville. Le palais de marbre de l'archevêque occupa mes yeux agréa-
blement, aussi bien que les beaux portiques de la Bourse ; mais ime
grande maison que j'aperçus, et dans laquelle il "entra beaucoup de
inonde, atlira toute mon attention. Je m'en approchai pour apprendre
pourquoi je voyais là un si grand concours d'hommes et de femmes, et
bientôt je fus nu l'ait, en lisant ces paroles écrites en lettres d'or sur une
table de marbre noir qu'il y avait au-dessus de la i)orte : La posada de
los tepresentantei. Et les comédiens marquaient dans leur affiche qu'ils
joueraient ce jour-là pour la première fois une tragédie nouvelle de don
Gabriel Triaquero.
CllAriTRE V.
(lil Bl;is v.i à la conu'ilii', où il voii jouer une tngoilic nouvelle. Succès de la pière.
tiuiiii; du )iiiUic Je V^leiioe.
Je m'arrêtai quelques moments A la porte pour considérer les per-
sonnes qui entraient. J'en remarquai de toutes les façons. Je vis des ca-
valiers de bonne mine et richement habillés, et des ligures aussi plaies
que mal vêtues. J'aperçus des dames titrées qui descendaient de leurs car-
rosses pour aller occuper des loges qu'elles avaient fait retenir, et des
aventurières qui allaient amorcer des dupes. Ce concours confus de toute
sorte de spectateurs m'inspira l'envie d'eu augmenter le nombre. Comme
je me disposais à prendre un billet pour entrer, le gouverneur et sou
épouse arrivèrent. Ils me démêlèrenl dans la foule, et m'ayant fait ap-
peler, ils m'entraînèrent dans leur loge, où je me plaçai derrière eux,
de manière que je pouvais facilement parler à l'un et à l'autre.
Je trouv;ii la salle remplie de monde depuis le haut jusqu'en bas, un
parterre Irès-serré, et un théâtre chargé de chevaliers des irois ordres
militaires. Voilà, dis je à don Alphonse, une nombreu>e assemblée. Une
faut pas vous étonner, me répondit-il. la tragédie qu'où va repré>e.itcr
est de la composition de don Gabriel Triaquero, surnommé le |iocle à la
mode. Dés que l'afliche des comédiens annonce une nouveauté de cet
auteur, toute la ville de Valence est en l'air. Les hommes ainsi que les
femmes ne s'entretiennent (|ue de cette pièce : toutes les loges sont re-
ti nues; et, le jour de. la première représentation, on se tue à la porte
pour entrer, quoique toules les places soient au double, à la réserve du
parterre, qu'on respecte trop pour oser le mettre de mauvaise huiricur.
Quelle rage! di>-je au gouverneur. Cette vive curiosité du public, cette
furieuse impatience qu'il a d'entendre tout ce que dont Gabriel produit
de nouveau, me donne une hante idée du génie de ce poète. N'allez pas
si vile, lépoudil don Alphonse; il faut être eu garde contre la prévention ;
le public s'aveugle quelquefois sur des pièces où il y a de faux brillants,
et il n'en connaît le prix qu'après limpression.
Dans cet endroit de notre conversation , les acteurs parurent. Nous
cessâmes aussitôt de parler, pour les écouter avec attenlion. Les applaii-
dissemenls commencèrent dès la protase ; à chaque vers c'élait un 6rou-
/i(i/ia, cl à la lin de chaque acte un battement de mains à faire croire
que la salle s'abîmait. Après la pièce, on me montra l'auteur, qui allait
de loge on loge présenter modestement sa tête aux lauriers dont les sei-
gneurs el les dames se préparaicnl à la couronner.
Nous relouruâmes au palais du gouverneur, où bientôt arrivèrent trois
ou (piatre chevaliers. Il y vint aussi deux vieux auteurs estimés d;ins leur
genre, avec un gf ntilhomme de Madrid qui avait de l'esprit et du goût,
ils avaient tous clé à la comédie. Il ne fut question pendant le souper
que de In |iiece nouvelle. Messieurs, dit un chevalier de Saint-Jac(|ues,
que pensez-vous de celle tragi''die? N'en êtes-vons pas afficlés comme
moi'.' n'est-ce pas là ce qui s'apiielle un ouvrage achevé? Pensées su-
blimes, tendres sentiments, versilication virile, rien n'y manque. En un
mot, c'est un poème sur. le ton de la bonne compamiîe. Je ne crois pas
que personne en puisse penser aiilrcinent, dit un chevalier d'Alcanlara.
Celle pièce est pleine de tirades (pi'ApolUin semble avoir dictées, el di-
silualîons filées avec un art iiitiiii. .\f m'en rapporte à immsieur, ajonla-
t-il, en adressant la parole au genlilbommc castillan ; il me parait con-
naisseur ; je parie qu'il est de mon sentiment. Ne pariez point, niousieur
le chevalier, lui répondit le gentilhomme avec un souris malin. Je ne suis
pas de ce pays-ci : nous ne décidons point à Madrid si promptemeiit. Bien
loin de juger d'une ])ièce que nous entendons pour la lueiniere l'ois, nous
nous délions de ses beautés tant qu'elle n'est (|ue dans la bouche des ac-
teurs ; quelque bien affeclés (pie nous en soyons, nous suspendons notre
jugement jusqu'à ce que nous l'ayons lue ; el vcritablemeiil elle ne nous
l'ait pas toujours, sur le papier, le même plaisir qu'elle nous a fait sur la
scène.
Nous examinons donc scrupuleusement, poursuîvit-il, un poëmc ayant
que de l'estimer; la réputation de son auteur, (luelque grande qu'elle
])uissc être, ne peut nous éblouir. Quand Lopede Vega même elCaideron
donnaient des nouveaulés, ils trouvaient des juges sévères dans U'urs ad-
mirateurs, qui ne les ont élevés au comlde de la gloire iiu'après avuii-
jngé qu'ils en étaient dignes.
GIL BLAS.
119
Oh parbleu ! interrompit le chevalier de Saint- Jacques, nous ne som-
mes pas si timides que messieurs les Castillans. Nous u'atlondons point,
liûiir décider qu'une pièce soit imprimée. Dès la première représentation
nous en connaissons tout le prix. Il n'est pas même, besoin (|ue nous l'é-
coutions fort attentivement. Il suffit que nous sachions que c'est une
production de don Galjricl, pour être persuades qu'elle est sans défaut.
Les ouvr.itres de ce poêle doivent servir d'époque à la naissance du i]On
r'OÙt. LesLope et les Calderon n'étaient que des apprentis en comparai-
son de ce grand maître du théâtre. Le gentilhomme, qui regardait Lopc
et Calderon comme les Sophocles cl les Euripides des lîs|iagnols, fut
clio(pié de ce discours téméraire. Il s'échauffa. Quel sacrilège dramati-
que ! s'écria-t-il d'un ton animé. Puisque vous m'obligez, messieurs, à
juger sur une première représentation, je vous dirai que je ne suis pas
content de la tragédie nouvelle de votre don Gabriel. Loin de la regarder
comme un che'f-d nnivre, je la trouve fort défectueuse. C'est un poëme
farci de traits plus brillants que solides. Les trois quarts des vers sont
mauvais ou mal rimes, les caractères mal formés ou mal soutenus, et les
jiensées souvent très-obscures.
Les deux auteurs qui étaient à table, et qui, par une retenue aussi
louable que rare, n'avaient rien dit de jieur d'être soupçonnés de jalou-
sie, ne purent s'empêcher d'applaudir des yeux au sentiment du genlil-
liomme; ce qui me fit juger que leur silence était au moins un effet de
la perfection de l'ouvrage que de leur politique. Pour les chevaliers, ils
reconmiencérent à louer don Gabriel; ils le placèrent parmi les dieux.
Celte apothéose extravagante et celte aveugle idolâtrie firent perdre
patience au Castillan, qui, levant les mains ,1u ciel, s'écria tout à coup
comme par enthousiasme : 0 divin Lope de Vega, rare et sublime génie,
qui avez laissé un espace immense entre vous et tons les Gabriels qui
vcindront vous atteindre! cl vous, moelli'ux Calderon, dont la douceur
élégante et purgée d'é|iique est inimitable, ne craignez point tous deux
que vos autels soient abattus par ce nouveau nourrisson des muses! Il
sera bien heureux si la postérité, dont vons ferez les délices comme vous
faites les nôtres, entend parler de lui
Cette plaisante aposlro|ihe, à laquelle personne ne s'était attendu. Dt
rire toute la compagnie, qui se leva de table en belle humeur, et s'en
alla. On me conduisit, par ordre de don Alphonse, à rappartcuient qui
m'avait été préparé. J'y trouvai nn bon lil, où ma seigneurie, s'etant cou-
chée, s'endormit en déplorajil, aussi l)ieu que le gentilhomme castillan,
l'injustice que les ignorants faisaient à Lope et à Calderon.
CIIAPITHE VI.
Cil Blas, euse proiiipiiaiit dans les rues de V,ilpnce, renconlre un relisicux qu'il
, recDanallrd; '[ucl liomuic e elait que ce religieux.
Comme je n'avais pu voir toute la ville le jour précédent, je me levai
et je sortis le lendemain dans l'intention de m'y |iromener encore. J'a-
perçus dans la rue un chartreux qui sans dont'j allait va<|ner aux affaires
(!c s;i comnjunauté. Il marchait les yeux baissés; et il avait l'air si dévot,
qu'il s'attirait les regards de tout le monde. H passa fort prés de moi,
cl je erus voir en lui don Itaplmcl, cet aventurier qui tient une place si
honorable dans les deux premiers volumes de mon histoire.
Je fus si étonné de celle rencontre, qu'au lieu d'aborder le moine, je
demeurai immobile pendant quelques moments; ce qui lui donna le
temps de s'éloigner de moi. Juste ciel! dis-je eu moi-même, vit-on
janjais deux visages plus ressemblants? Que faut-il que je pense? Dois-je
croire ipie c'est don Itapliaël? i)uis-je m'imaginer que ce n'est pas lui?
Je nii' sentis trop curieux de savoir la vérité pour en demeurer là. Je me
lis en-eiguer le chemin du couvent des chartreux, où je me rendis sur-le-
clianq), dans res|iérance d'y revoir mon honmie quand il y reviendrai',
el bien résolu de l'arrêter pour lui parler. Je n'eus pas besoin de l'al-
lendrc pour être au fait . en arrivant à la porte du couvent, un auti-c
visage de ma connaissance tourna mon doute en certitude : je reconnus
clans le fréie portier Ambroise de Lamela, mon an(-icn valet. Vous vous
Imaginez bien que ce ne fut pas sans un extrême étcmnemenl.
Notre surprise fut égale de part et d'autre de nous retrouver dans cet
endroit. N'est-ce pas une illnsion? lui dis-jc en le saluant. Est-ce en i-ffet
nu de mes amis qui s'offre à ma vue? Il ne me reconnut pas d'abord, nu
bien il frignit de ne pas me reconnaître; ce qui est plus vraisemblable :
mais, considérant que la feinte était inutile, il prit l'air d'im homme qui
tout à coup se ressouvient d'une chose oubliée. Ah! seigneur Gil Blas,
s'écria-t-il, pardun si j'ai pu vous mécomiaitrc. Depuis que je vis dans
ce lieu saint, el que je m'altailie à remplir les devoirs |irescrits par nos
régies, je perds insensiblement la mémoire de ce que j'ai vu dans le
nmnde; les images du siècle s'effacenl de mon souvenir.
J'ai, lui dis-je, une véritable joie de vous revoir, après dix ans, sous
uji babil si l'cspedable. Et moi, répondit-il, j'ai houle d'en paraiire re-
vèlu di-vanl un liomine qui a été léinoin de la vie C(Ui|iable ipic j'ai me-
iici'. (Ici babil nit le reproche sans cesse. Ibdas ! njoiila-t-il en pou>.sant
un siiiipir, pour être digne de le |)orlcr, il iaiidraii que j'eusse toujours
vécu dans l'innocence! X ce discours qui me charme, lui répliqnai-je,'
mon cher frère, ou voit clairement que le doigt du Seigneur vous a tou-
ché. Je vous le répète, j'en suis ravi, et je meurs d'envie d'apprendre de
quelle manière miraculeuse vous êtes entrés dans la bonne voie, vons et
don Raphaël; car je suis persuadé que c'est lui qns je viens de rencon-
trer dans la ville, habille en chartreux. Je me suis repenti de ne l'avoir
pas arrêté dans la rue pour lui parler, et je suis venu ici l'attendre pour
réparer ma faute (inand il rentrera.
Vous ne vous eies point trompé, me dit Lamela, c'est don Raphaël
lui-même que vous avez vu; el, quant au détail que vous demandez, le
voici : Après nous être séparés de vous auprès de Ségorbe, nous |)rimes,
le fils de Lucinde el moi, la route de Valence, dans le dessein d'y faire
quelque nouveau tour de notre métier. Le basai d voulut un jour ((ue
nous entrassions dans l'église des chartreux, dans le temps que les re-
ligieux psalmodiaient dans le chœur. Nous nous attachâmes à les consi-
dérer, et nous éprouvâmes que les méchants ne peuvent se défendre d'ho-
norer la vertu. Nous admirâmes la ferveur avec laquelle ils priaient
Dieu, leur air mortifié et détaché des plaisirs du siècle, de même que la
sérénité i|ui régnaît sur leurs visages, et qui marquait si bien le repos de
leurs consciences.
En faisant ces ob.servations, nous tombâmes l'un et l'autre d.nis une
rêvifrie qui nous devint salutaire : lous coniparânies en nous-mêmes nos
mœurs avec celles de ces bons idigieux, et la différence que nous y
trouvâmes nous remplit de trouble et'd'inqiiiéludc. Lamela, me dil don
Raphaël lorsque nous fumes hors de l'église, comment te sens-tu affecté
de ce que nous venons de voir? Pour moi, je ne puis te le celer, je n'ai
pas l'esprit tranquille. Des mouvements qui me sont inconnus m'agitent,
tt. pour la |uemière fois de ma vie, je me reproche mes iniquités. Je
suis dans la même disposition, lui répoiidis-je ; les mauvaises actions que
j'ai faites se .soulèvent dans cel instant contre 'moi; et mon cnnur, qui
n'avait jamais seiili de remords, en est présentement déchiré. Ah ! cher
Amio'oise. reprit mon camarade, nous sommes deux brebis égarées que
le Père céleste, jjar pitié, veut ramener au bercail! C'est lui, nion enfant,
c'est lui qui nous ap|)elle. Ne soyons point sourds à sa voix: renonçons
aux fourberies, quiltons le libertinage où nous vivons, et commençons
dos aujourd'hui à travailler sérieusement au grand ouvrage de noire' sa-
lut ; il faut passer le reste de nos jours dans ce couvent, et les consacrer
à la pénilence.
J'applaudis au sentiment de don Raphaël, continua le frère Ambroise ;
et nous formâmes la résolution de nous faire chartrciix. Pour l'excciilcr,
nous nous adressâmes au pcrc prieur, qui ne sut pas sitôt notre des-
sein, que, pour éprouver noire vocation, il nous fit donner des cellules,
et traiter comme des religieux pendant une année cnlière. Nous sui-
vîmes les régies avec tant d'exactitude et de constance,- qu'on nous re-
çut parmi les novices. Nous élions si contents de noire état et si pleins
d'ardeur, que nous soiitinnios courageusement les travaux du noviciat.
Nous fîmes ensuite j)rofession, après quoi don Raphaël, ayant paru doue
d'un géuie propre aux affaires, fut choisi pour soulager un vieux père qui
était alors procureur. Le fils de Lucinde, qui ne respirait que le recrieil-
lemenl intérieur, aurait mieux aimé employer lout s(jn temps à la prière;
mais il fut obligé de sacrifier son goût pour l'orai,-on au besoin qu'on
avait de lui. Il acquit une si parfaite connaissance des intérêts de la
maison, qu'on le jugea capable de remplacer le vieux procureur, qui
mourut trois ans après. Don Rapiiaël exerce actuellement cet cinjdoi; et
l'on peut dire qu'il s'en acquitte au grand conlentemrnl de tous nos
pèi es, (pii Imient fort sa conduite dans l'adminislralinn de notre tempo-
rel. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que, malgré le soin dont il rst
chargé île recueillir nos revenus, il ne paraît occupé que de l'éternité.
Les affaires lui laissent-elles un moment de repos, il se plonge dans
de profondes méditations. En un mot, c'est un des meilleurs sujets de
ce monastère.
J'interrompis dans cet endroit Lamela par un transport de joie que je
lis éclater à la vue de don liaphaël, (pii arriva. Le voici, m'écriai-jc, le
voici ce saint procureur que j'attendais avec impatience ! En même temps
je cqnrus iiu-devant de lui, cl je le tins pendant quelques momenls em-
brassé. 11 se prêta de bonne grâce ,i l'accolade; el, sans témoigner le
luiiindre élonnenienl de me rencoi.trer, il me dit d'un Ion de voix plein
dr diiucenr : Dieu soil loué, seigneur de Santillane, Dieu soit loué du
plaisir que j'ai de v(his rcviiir I En vérité, repri.s-je, mon cher Raphaël, je
prends toiiie la fjart possible à votre bonheur : le frère Ambroise m'a
raconté l'hisloire de votic conversion, et ce récit m'a charmé. Quel
avantage iioiir vuiis deux, mes amis, de pouvoir vous llaticr d'être de ce
]ii:tit nombre d'élus qui doivent jouir d'une éterncdie félicité!
Deux luisérablis tels ipie nous, repartit le fils de Lucinde d'un air qui
niriniuail beaucoup d'humilité, ne devraient pas concevoir une pareille
espérance; mais le repentir des pécheurs leur fait Iroiiver grâce auprès
du Père des miséricordes. Et vous, seigneur Gil blas, ajoiiia-t-il, ne son-
gez-vous pas aussi à mériter (|u'il vous pardonne les offenses que vous
lui avez faites? (Jiielles affaires vous amènent à \alcnce? N'y icinpliriez-
voiis point par nialbeur quchpie emploi dangereux? Non, Dieu merci,
Ini répondis-je : depuis (|iie j'ai ipiilté la cour, je nu'me une vie d'Iionnêtc
liominc; tantôt dans une terre (|ue j ai â quel(|U(s liencs de celle ville,
je prends tons les plaisirs de la campagne; et lantôl je viens me réjouir
avec le gouverneur de Val 'c, qui est mon ami, et que vous connaissez
Ions deux paifaiteineiil.
120
G IL IJLAS.
Alors je leur contai l'hislùii-e Je don AI|]hoiis;e de Leyva. Ils l'écoiilé-
reiil avec alleiilioii: et iniaiiJ je leur dis ijiie j'avais jiohé, de la pai-l de
ce seigneur, n Samuel Simon les trois mille ducats que nous lui aviojis
volés, Laiiiela m'interrompit, et, adressant la parole à lîapliai'l, Péje
Ililaire, lui dit-il, a ce compte-là ce Iwii marchand ne doit jias se plain-
dre d'un vol qui lui a été restitué avec usure, et nous devons tous deux
avoir la conscience bien en repos sur cet article. Effecliveraenl, dit le
saint jnocureur, le frère Ambroise et moi. avant que d'entrer dans ce
couvent, nous fîmes secrètement tenir quinze cents ducats à Samuel Si-
mon, par un honnête ecclésiastique (|ui voulut bien se donner la peine
d'aller à Xclva faire cette restitution : tant pis pour Samuel s'il a été
capable de loucher cette somme après avoir été remboursé de tout par
le seigneur de Santillane! Mais, leur dis-je, vos quinze centsducals lui
ont-ils été fldèlement remis? Sans doute, s'écria don Itaphaël ; je répon-
drais (le l'intégrité de l'ecclésiastique conmie de la mienne. J'en .serais
aussi la caution, dit Lamela : c'est un saint prclre accoutumé à ces sortes
de commissions, et qui a eu, pour des dépôts i lui confiés, deux ou trois
procès ([u'il a gagnés avec dépens. Cela étant, repris-je, il ne faut pas
douter que la restitution n'ait été faite avec une scrupuleuse fidélité.
Notre conversation dura qu<'li|ue temjis encore ; ensuite nous nous
sépar'imes, eux en m'eihortanl à avoir toujours devant les yeux la
crainte du Seigneur, et moi en me recommandant à leurs bonnes prières.
J'allai sur-le-champ trouver don Alphonse. Vous ne devineriez jamais,
lui dis-je, avec qui je viens d'avoir un long entretien. Je quitte deux vé-
nérables chartreux de votre coimaissance; l'un se nomme le père Uilaire
et l'autre le frère Ambroise. Vous vous trompez , me répondit don Al-
phon.se; je ne connais aucun chartreux. Pardonnez-moi, lui rèpliquai-
je ; vous avez vu à Xelva le frère Ambroise, commissaire de l'incpiisition,
et le père Uilaire, greffier. 0 ciel! s'écria le gouverneur avec surprise,
serait-il possible que Raphaël et Lamela fussent devenus chartreux'? Oui
vraiment, lui répondis-je : il y a déjà quebiues années qu'ils ont fait pro-
fession. Le premier est procureur de la maison, et le second est |)ortier.
L'un est maître de la caisse, et l'autre de la porte.
Le lils de dtui (lésar rêva linéiques moments; puis branlant la tète.
Monsieur le commissaire de 1 incpiisition et .son greffier, dit-il, m'ont
bien la mine de jouer ici une nouvelle comédie. Cela peut être, lui ré-
)iondis-je ; pour mol, qui les ai entretenus, je vous avouerai quu je juge
deuxjdus favoraldcniciit. Il est vrai qu'on ne voit point le fond des
cœurs; mais, .selon toutes les apparences, ce sont deux fripons convertis.
Cela se peut, reprit don AI|dionse; il y a bien des libertins qui, après
avoir scandalisé le monde par leurs dérèglements, s'enferment dans les
cloîtres pour en fane une rigoureuse pénitence : je souhaite que nos deux
moines soient de ces libertins-là.
Eh : pouri]iioi, lui dis-je, n'en seraienl-'ils pas? Ils ont volontairement
embrassé l'état iiionasti(|ue, et il y a déjà longtemps qu'ils vivent en bons
religieux. Vous me direz tout ce qu'il vous jdaira, me repartit le gouver-
neur; je n'aime pas que la caisse du couvent soit entre les mains de ce
père Uilaire, dont je ne puis m'empêcher de me déOer. Uuand je me sou-
viens de ce beau récit qu'il nous fit de .ses aventures, je ticmble pour les
chartreux. Je veux croire avec vous qu'il a pris le froc de très-bonne foi;
mais la vue de l'or peut réveiller sa cupidité. Il ne faut pas mettre dans
une cave un ivrogne qui a renoncé au vin.
La défiance de don Alphonse fut ]deiiiemcnl justifiée peu de jours
après . le pore procureur et le fiere portier disparurent avec la caisse.
Cil lîl.ns lia ns l,i louv do Se
Celte nouvelle, qui se répandit atissitot dans la ville, ne manqua pns d'é-
gayer les railleurs, qui se réjouissent toujours du mal nui arrive aux
moines rentes. Pour le gouverneur et moi, nous plaignîmes les chartreux,
sans nous vanter de connaître les deux apostats.
CIlArnilE VII.
i;il niiis ntoiiriiP ^ fi)M ohaiiMu ilo l.iri:i,'i ; iln In iiuiivi'llo asiTalih" quo Sripioji lui apprit.
Il lie la ri'foriiu' qu'ils lireiil dans leur doinoslii|uc.
Je passai huit jours à Valence dans le grand inonde, vivant comme les
comtes et les marquis. Spectacles, bals, concrris, festins, conversations
avec les dames, tous ces amiiscnieiits me l'ureut procurés par monsieur
GIL BLAS.
121
ni;i cuir, qu'ils
Ils m'oblitrùrôiU
et partnadamtï la gouvernante, auxquels je Os si liipn
iiiR virent à regret |iarlir pour m'en retourner à Lirias
mrme au|iaravànt de leur promettre de me partager entre eux et ma so-
litude il fut airêté que je demeurerais pendant l'hiver â Valence, et
pendant l'été dans mon château. Après cette convention, mes lienf.ii-
leurs me laissèrent la lilierlé de les quitter pour aller jouir de leurs
bienfaits. Je pris donc le chemin de Lirias, fort satisfait de mon voy.ige.
Scipion. qui attendait impatiemment mon retour, fut ravi de me re-
voir: et je doublai .«a Joie par la (idéle relation que je lui fis de tout ce
qui m'était ai rivé. Et loi, mon ami. lui dis-je ensuite, quel u>aL;e as lu
fait ici des jours de mou absence? T'es-tu bien diveiti'? Auianl, ré-
pondit-il, que le peut faire un sfrvili'ur qui n'a rien de si cher que la
présence de son maître. Je me suis promené en long et en large dans
nos peiits Etats; taulôl assis sur le bord de la fontaine qui est dans le
bois, j'ai pris plaisir à con-
templer la beauté de ses
eau.x, qui sont aussi pures
que celles de la fontaine sa-
crée, dont le bruit faisait
retentir la vaste foret d'Al-
bunea; et tantôt couihé au
pied d'un arbre, j'ai enten-
du chanter les fauvettes et
les rossignols. Enfin j'ai
chassé, j'ai péché; et, ce
qui m'a plus satisfait en-
core que tous ces amuse-
ments, j'ai lu plusieurs li-
vres aussi utiles que diver-
tissants.
J'interrompis avec pré-
cipitilion mon secrétaire,
pour lui demander où il
avait pris ces livres. Je les
ai Iriuvés, me dit-il, dans
une belle bibliothèque qu'il
y a dins ce château, et que
m.iitre Joachiin m'a fait
voir. Eh! d:in8 ((:iel en-
droit, repris-jp, pi-nt-eilc
iHie cette nréti-ndui' hiblio-
llii'que? .\avoiis-nûus jias
visité toute la maison le
jour dcnotrearrivée? Vous
vousrim:iginez, me repar-
tit-il ; mais apprenez que
nous ne parcourûmes que
trois pivillnns, et (pie nous
oubliâmes le quatiiéine.
C'est l,'i que don César, lors-
qu'il venait à Lirias, em-
ploy.iit une partie de son
temps a la lecture. 11 y a
d.uis c tte bibliothèque de
Iré -b^ns livres, qu'où vous
a laissés comme une res-
.soiiive assurée contre l'en-
nui, (fuand nos jardins dé-
{muiUés de Heurs et nos
>ois de feuilles n'auront
plus de quoi vous en jiré-
servcr. Les seigneurs de
Lcyva n'ont pas fait les
choses à demi : ils ont son-
gé .1 la nourriture de l'es-
prit aussi bien qu'il celle
du corps.
Cette nouvelle me cause une véritable joie. Je me fis conduire an qua-
trième pavillon, ipii m'offrit un spectacle bien agréable. Je vis une
ihambrc dont je résolus ;i l'heure même de faire mon appartcmenl.
comme don César en avait fait le sien. Le lit de ce seigneiiryétaitencore
avec tous les aineubleiiients, c'est-à-dire une tapisserie à personnages
qui représentaient b-s S.ibines enlevées par les Romains. De la cliainliri',
je pissai dans un cabinet ou régnaient tout autour des armoires basses
remplies de livres, sur Icsciuelles étaient Ips poitrails de tous les rois. Il
y avait auprès d'une l'ciiéire, d'où l'on découvrait une campagne toute
riante, un bureau débèiie devant un grand sopha de maroquin noir.
Mais ji; donnaj iirincipalcment mou attenlion à la bibliothèque. Elle était
composée de'pnilusoplies, depoëics, d'historiens, et d'un grand nombre
de romans de chevalerie. Je jui^eai que don César aimait celte dernière
sorte d'ouvrage, puisqu'il en avait fait une si bonne provision. J'avouerai,
.i ma honte,' que je ne baissais pas nmi plus ces productions, malgré
toutes les cx'ravagances dont elles sont ti sues, .soit que je ne fusse pas
aloi-i un lecteur i"y regarder de si près, soit que le merveilleux rende les
Es|iagnols trop iiidiilgenis. Je dirai néanmoins, pour ma justifiralion, que
je prenais ]ilus de plai>ir aux livres de morale enjouée, et que Lucien,
Horace, Erasme, devinrent mes auteurs favoris.
Mon ami, dis-je à Scipion lors([ue j'eus parcouru des yeux ma biblio-
thèque, voilà de quoi nous amuser ; mais, avant toute chose, nous en
avons une autre à faire ; il faut réformer notre domestique. C'est un soin,
me dit-il, que je veux vous épargner. Pendant votre absence, j'ai bien
étudié vos gens, et j'ose me vanter de les connaitj-e. Commençons par
mailre Joac'liira; je le crois un parfait fripon, et je ne doute point qu'il
n'ait été chassé de l'archevêché pour des fautes d'arithmétique qu'il
aura faites dans ses mémoires de dépenses. Cependant il faut le conser-
ver pour deux raisons : la première, c'est qu'il est bon cuisinier; et la
.seconde, c'est que j aurai toujours l'œil sur lui; j'épierai ses actions,
et il faudra qu'il soit bien fin si j'en suis la dupe.' Je lui dis hier que
vous aviez dessein de ren-
voyer les trois quarts de
vos domestiques, et je re-
maripiai que cette nouvelle
lui fit de la peine; il me
témoigna même que , se
sentant porté d'inclination
à vous servir, il se conten-
trrail de la moitié des gages
qu'il a aujourd'hui [dutôt
que de vous quitter, ce qui
me fait soupeonner qu'il y
a dans ce hameau quelque
petite lille dont il voudrait
bien ne pas s'éloigner. Pour
l'aide de cuisine, poursui-
vil-il, c'est un ivrogne, et le
]iùrlier nn brutal dont nous
n'avons pas besoin, non plus
que du tireur. Je remplirai
fort bien la place de ce der-
nier, coliime je vous le fe-
rai voir dès demain, puis-
que nous avons ici des fu-
sils, de la poudre et du
plomb .\ l'égard des la-
(|uais, il y en a un qui est
Aiagonais, et qui me parait
bon enfant. Nous garderons
celui -là ; tous les autres
sont de si mauvais sujets,
que je ne vous con.seillerais
|ns de les retenir, quasd
même il von; faudrait une
cenlaine de valets.
Après avoir amplement
délibéré sur cela, nous ré-
siilùmes de nous en tenir
au cnisinier, jui marniilon,
à l'Aragonais," de nous dé-
faire lionnêtement de tout
le reste : ce ipii fui exécuté
des le jour même, moyen-
nant ipielques pistoles que
Scipion tira de nuire col-
IVe-foit, et leur donna de
ma part. Quand nous cime."!
fait cette réforme, nous éta-
blimes un ordre dans le
CM m.u cl sa 'amillc. châlcau ; nous réglâmes les
fondions de chaque domes-
tique, et nous commençâ-
mes à vivre à nos dépens.
Je me serais volontiers contenté d'un ordinaire frugal ; mais mon secrétaire,
qui aimait les ragoi'ils et les bons morceaux, n était pas homme a laisser
inutih' le .savoir-faire de mailre Joarhim. 11 le mil si bien en œuvre, que
nos diners et nos soupers devinrent des repas de bernardins.
CII.M'ITRE VIII.
Des aiiio'irs do i:il lîlJS ot ilc la licllc Anlonia.
Deux jours après mon retour de Valence à Lirias, Basile le laboureur,
mon fermier, vint à mon lever ine deiiiinder la permission de me pré-
senter Anlonia sa fille, ipii soiiliiilail, di.sait-il, avoir l honneur de sa-
luer son nouveau niaitrc. Je lui répondis que cela me ferait plaisir. Il
122
GIL ELAS.
sortit, fit revint liipjilôt avec sa belle Antonia. Je crois pouvoir donner
celte é|jitliéle à une liUe de seize à d'x-hnit ans, qui joignait à des traits
réguliers le plus beau teint et les jdus beaux yeux du monde. Elle n'élait
vêtue que de serfîe ; mais une rielie taille, nn port majesluen.x. et des
grAccs qui n'accompagnent pas toujours la jeunesse, relevaient la sim-
plicité de son liabillemenl. Elle n'avait point de coiffure, ses cheveux
étaient seulement noués par derrière avec un bouquet de Heurs, à la façon
des Lacédémoniennes.
Lorsque je la vis entrer dans ma chambre, je fus aussi frappé de sa
beauté que les paladins de la cour de Cliarlemagne le furent des appas
d'Angélique, lorsque cette princesse parut devant eux. Au lieu de rece-
voir Antonia d'uB air aisé, et de lui dire des choses llalteuses, au lieu de
féliciter son père sur le bonheur d'avoir une si charmante lille, je de-
meurai étonné, troublé, interdit ; je ne pus jirononccr un seul mot. Sci-
pion, qui s'a|»erçut de mon désordre, prit pour moi la parole, et fil les
frais des louanges que je devais à celle aimable personne. Pour elle, qui
ne fut point éblouie de ma figure en robe de chambre et en bonnet de
nuit, elle me salua sans être embarrassée de sa contenance, et me lil un
complimenl qui acheva de m'encbnnter, quoiqu'il fût des plus commnns.
Cependant, tandis que mon secrélaire, Basile et sa lille, se faisaient ré-
cipro(|nemeut des civilités, je revins à moi, et_. connne si j'eusse voulu
compenser le slupide silence que j'avais garde jusque-là, je passai d'une
extrémité à l'antre. Je me répandis en discours g-alanls, et parlai avec
tant de vivacité, (|ue j'alarmai Basile, qui, me considérant déjà comme
im homme qui allait toul niellre en usage pour séduire Antonia, se hâta
de sortir avec elle de mon appartement, dans la résolution pcut-êlre de
la soustraire à mes yeux pour jamais.
Scipion. se voyant seul avec moi, me dit en souriant : Seigneur de
Sanlillane, auire ressource pour vous contre l'ennui 1 Je ne savais pas
que votie fermier eùl une lille si jolie; je ne l'avais point encore vue;
j'ai |ionrtaiit été deux fois ciicz lui. Il faut qu'il ait grand soin de la tenir
cachée, et je le lui pardonne. Malepeslel voilà un morceau bien friand.
Mais, ajouia-t-il, je ne crois pas qu'il .soit nt'^cessaire (ju'on vous le dise;
elle vous a d'abord ébloui; je m'en suis apenii. Je ne m'en défends pas,
lui répondis-je. Ah ! mon enfant, j'ai cru voir une substance céleste : elle
m'a tout à coup embrasé d amour ; la foudre est moins prompte que le
trait qu'elle a lancé dans mon cœur.
Vous me ravissez, reprit mon secrélaire avec transport, en m'appre-
nanl que, vous clés enfin devenu amoureux. H vous manquait une maî-
tresse pour jouir d'un parfait bonheur dans voire solilude. Grâce au
ciel, vous y avez présentement toutes vos commodités! Je sais bien,
conlinua-t-il, que nous aurons un peu de peine à ti'omper la vigilance de
Basile, mais c'est mon affaire ; et je prétends avant trois jours vous pro-
curer un entretien .secret avec Antonia. Monsieur Scipion, lyi dis je, peut-
être jiourriez-vons bien ne me pas tenir parole, quelque talent que vous
ayez pour les amoureuses négociations ; mais c'est ce que je ne suis pas
curieux d'éprouver. Je ne veux jioint tenter la vertu de celle lille, qui
me parait mériter que j'aie d'autres senlinicnls pour elle Ainsi, loin
d'exiger de voire zèle que vous m'aidiez a la déshonorer, j'ai dessein de
ré|ioiiser par voire entremise, jjourvu que son cœur ne soil pas prévenu
pour un autre. Je ne m'attendais pas, dil il, à vous voir prendre si Irus-
(piemenl Icjiarti de vous marier. Tous les seigneiiis de village, à voire
place, n'cn*fiseraienl pas si honnèlement : ils n'auraient sur Ànlonla des
vues légitimes qu'aprés.en avoir eu d'aiilivs inutilement. .\u reste, ajou-
la-t-il, ne vous imaginez poini que je coinlaïune voire amour; au con-
traire, je l'approuve fort. La fille de votre fermier inéiiie l'honneur que
vons voulez lui faire, si elle peut vous donner un co-nr tout neuf et sen-
sible à vo, bontés. C'est, ajoiila-1-il, ce que je saurai dés aujourd'hui
par la conversation que j'aurai nxev sou père, et |>ent-otre avec elle.
l\Jon confident était un homme exact à Icnir ses promesses. Il alla
voir sccrélenieiil Basile, et le soir il vint me trouvei- dans mon cabinet,
où je l'attendais avec une impalience mêlée de rraiiile. Il avait un air
gai dont p' lirai bon augure. Si j'en crois, lui dis-je, (on visage riant, lu
viens m'anuoucer c|He je .serai bienlol au ciuiible de mes désirs. Oui, mon
cher maire, me repondit-il, tout vous ril. J'ai entretenu Basile et sa
fille; je leur ai déclaré vus intentions. Le père esl ravi que vous ayez
envie d'être son gendre; el je puis vous assurer que vous clés du goi'il
d'Anloiiia. 0 ciel ! inlcrroiupis-je Joui transporlé de joie; quoi I j'aurais
1(! bonheur de plaire à celle aimable jiersonne? N'en doutez pas, rei.ril-
il,elle vous aime déjà. Je n'ai pas, à la vérité, lire cet aveu de sa bouche;
mais je m'en fie à la gaielé qu'elle a fail paraître i|iiaiid elle a su volrè
dessein. Cependant, ]ioursuivit-il, vous avez un rival, lin rival! m'éciiai-
je en pâlissant. (Jiie cela ne vous alarme jioiiit, me dil-il, ce rival ne
vous enlèvera point le creiir de voire mailresse; c'est mai're Joachim,
voire cuisinier. Ah! le pendard, dis-ji' en faisant un éclat de rire; voil.i
donc p(iuri|iioi il a mar(|ué tant de répugnance à quitter mon service!
Justement, répondit Scipion, il a ces jours passés demandé en mariage
Anlnnia, (pii lui a élé poliment refusée. Sauf ton meilleur avis, lui répli-
qnai-je, il esl à propos, ce me semble, de n(Mis défaire de ce drôle- là,
avant ijuil a|iprciuie que je veux éjiouser la fille de Basile; un cuisinier^
comme lu sais, esl un rival dangeieux. Vous avez raison, repartit moiî
confidcnl, il en faut purger iiolre domestique par précaiilion ; |e lui don-
nerai .son congé dès demain matin, avant qu'il se mette à roiivra"e et
vous n'aurez plus rien à craindre ni de ses sauces ni de son ainoLU'.' Je
suis pourtant, conlinua-t-il, un peu fâché de perdre un si bon cuisinier,
mais je sacrifie ma gourmandise à votre sûreté. Tu ne dois pas, lui dis-je,
tant le regretter; .sa perle n'est point irréparable; je vais faire venir de
Valence un cuisinier qui le vaudra bien. En effet, j'écrivis aussilôl à don
Alphonse, je lui mandai que j'avais besoin d'un cuisinier; el dés le jour
suivant il m'en envoya un qui consola d'abord Scipion.
Quoique ce zélé secrélaire m'ei'il dit qu'il s'était aperçu qu'Anlonia s'ap-
plaudissait au fond de son àme d'avoir fail la conquête de son seigneur.
Je n'o.sais me fier A son rapport. J'appréhendais qu'il ne se fut laissé
tromper par de fausses apparences. Pour en être plus sûr, je résolus de
parler moi-même à la belle Antonia. Dans ce dessein, je me rendis chez
Basile, à c|ui je confirmai ce que mon ambassadeur lui avait dit. Ce bon
laboureur, homme simple et plein de franchise, après m'avoir écoulé,
me léiiioigna que c'élail avec une extrême satisfaction qu'il m'accordait
sa fille; mais, ajoulat-il, ne croyez pas au moins que ce soil à cause de
votre litre de seigneur de village.' Quand vous ne seriez encore qu'inlen-
dant de don César el de don Alphonse, je vons préférerais à tous les
autres amoureux qui se présenleraicnt; j'ai toujours eu de l'inclination
pour vous; et tout ce ipii me fâche, c'est qu'Anlonia n'ait pas une grosse
dot à vous apporter. Je ne lui en demande aucune, lui dis-je, sa personne
esl le seul bien où j aspire. Votre serviteur très-humble, s'écria-t-il, ce
n'est point là mon compte; Je ne suis point un gueux pour marier ainsi
ma fille. Basile de Buenolrigo est en état, Dieu merci, de la doter, et je
veux qu'elle vous donne a souper, si vous lui donnez A diuer. Eu nn mol,
le revenu de ce château n'est ([ue de cinq cents ducats, je le ferai mou-
ler à mille, en faveur de ce mariage.
J'en passerai par loul ce qu'il vous plaira, mon cher Basile, lui répli-
qiiai-je ; nous n'aurons point ensemble de dis)iutes d'inleiét. Nous som-
mes tous deux d'accord; il ne s'agit plus que d'avoir le consentement
de votre fille. Vous avez le mien, me dit-il, est-ce ([ue cela ne suffit
])oiiil'? l'as tout à fail, lui répondis-je; si le voire m'est nécessaire, le
sien l'est aussi. Le sien dépend du mien, repiit-il ; je voudrais bien
qu'elle osât soiifller devant moi ! Anlonla, lui reparlls-je, soumise à l'au-
lorilé palernelle, esl prête sans doute à vous obéir aveuglément ; mais je
ne sais si dans celte occasion elle le fera sans répugnance; el, pour peu
(picUe en eut, je ne me consolerais jamais d'avoir fait son malheur;
enfin ce n'est pas assez que j'oblienne de vous sa main, il faut qu'elle
souscrive au don que vous m'en faites. Oh dame ! dil Basile, je n'entends
pas toutes ces phllosophies : parlez vous-même à Antonia, el vous ver-
rez, ou je me trom|ie fort, qu'elle ne demande pas mieux que d'être
votre femme. En achevant ces paroles, il appela sa fille, et me laissa un
moment avtc elle.
Pour profiter d'un temps si précieux, j'entrai d'abord en matière:
Belle Antonia, lui dis-je, décidez de mon sort. Quoiipic j'aie l'aveu de
voire père, ne vous imaginez pas que je veuille m'en prévaloir pour l'aire
violc'uce à vos senlinicnls. Quelque charmante que soit voire possession,
j'y renonce si vous me dites que je ne la devrai qu'a voire veule obéis-
sance. C'est ce que je n'ai garde de vous <lire, me répondit Anlonla eu
rougissant un |ieu ; votre recherche m'est trop agréable jiour qu'elle me
puisse faire de la peine, et j'applaudis au choix de mon père, au lieu
d'en murmurer. Je ne sais, continua-l-elle, si je fais bien on mal de
vous parler ainsi ; mais si vous me déplaisiez, je serais assez franche pour
vous l'avouer; pourquoi ne pourrais-je pas vous dire le contraire aussi
librement'?
A ces mots, que je ne pus entendre sans en cire charmé, je mis nn
genou à terre devant Anlonia ; et. dans l'excès de mou ravissement, lui
prenant nue de ses belles mains, je la baisai d'un air tendre et passionné.
.Ma chère Antonia, lui di.s-je, voire franchise m'eiielianle ; continuez, que
rien ne vous contraigne; vous parlez à votre é|ioux, que voire âme se.
découvre tout entière à ses yeux. Je puis donc me fialier ipie vous ne
me verrez pas sans plaisir lier votie l'orlune a la mienne. Bisile, qui
arriva dans cet instant, m'empêcha de poursuivre. lm|alicnl de savoir
ce que sa fille m'avait réi'Ondu, et prêt à la gronder si elle eùl marqué
la moindre aversion pour moi, il vint me njoindre. Hh bien, me dit-il,
êles-voiis conlent d'.\nloiiia '.' J'en suis si salisl'ail, lui répondis je, que je
vais dés ce moment m'occiiper des appréls de mmi mariage. Eu disant
cela, je quillai le perc cl la fille pour aller tenir conseil ia-dessus avec
mon secrétaire.
CHAPITRE IX.
Noces lin Cil ni;is cl i\o la |ii'lli> Aiihini;
IiiTMiiinc:s ) ai.si!.ti'U'jil, et ili' ijinl
; lie quelle r-içon fWr'i çi> fiiviil ; iiucllos
Quoi(iuc je n'eusse pas besoin de la permission des seigneurs de Leyva
pour me marier, nous jugeâmes, Scipion et moi, que je ne pouvais hon-
nèlement me dispenser Je leur comniiiuiquer le dessein que j avais d'é-
pouser la lille de Basile, et de leur en demander même leur agrément
par piditesse.
Je parlis aussitôt pour Valence, ou l'on fui aussi surpris de me voir
GIL BLAS.
123
que (Vapprendfe le sujet de mon voyai^e. Don César et don Alphonse,
qni connaissaient Antouia ponr l'avoir vue plus d'une fois, me l'élicité-
rent de l'avoir choisie pour femme. Don César surtout m'en fit compli-
ment avec tant de vivacité, que si je ne l'eusse pas cru un seigneur re-
venu de certains amusements, je l'aurais soupçonné d'avoir été (|uel'iue-
fois iLirias, moins pour y voir son château cpie sa petite fermière. Pour
peu que j'eusse été déliant et jaloux de mon naturel, j'aurais pu faire
des réilexions désagréahles l;i-dessus ; ce que je ne fis point, tant j'étais
persuadé de la sagesse de ma future. Séraphine, de son côlé, après ni'a-
voir assuré qu'elle prendrait toujours beaucoup de part à ce qui nie re-
gardait, nie dit qu'elle avait entendu |]arler d'.VntOJiia trés-avanlageuse-
ment; mais, ajouta-t-elle par malice, et comme pour me reprocher l'in-
différence dont j'avais payé l'amour de Séphora, quand on ne m'aurait
pas vanié sa beauté, je m'en lierais hien à votre goût, dont je connais la
délicatesse.
bon (îésar et son fils ne se contentèrent pas d'approuver mon mariage ;
ils me déclarèrent qu'ils en voulaient faire tous les frais. Reprenez, dirent-
il, le chemin de Lirias, et demeurez-y tranquille jusqu'à ce que vous en-
tendiez parler de nous. Ne faites point de préparatifs pour vos noces,
c'est "un soin dont nous nous chargeons. Pour me conformer à leurs
volontés, je retournai à -mon château". J'avertis Basile et sa Mlle des in-
tentions de nos protccteucs. et nous attendîmes de leurs nouvelles le plus
patiemmetil qu'il nous fut possible. Nous n'en reçûmes point pendant
luiitjours. Eu récompense, le neuviénie nous vîmes arriver un carrosse
à quatre mulels, dans lequel il y avait des couturiers qui apportaient de
belles étoffes de soie pour lumiiler la mariée, et qu'escortaient plusieurs
gens de livrée, montes sur de très-beaux chevaux. L'un d'entre eux me
i-emit une- letlre de la part de don Alphonse, l'e seigneur me mandait
qu'il serait le lendemain à Lirias avec son père et son épouse, et que la
cérémonie de mon mariage se ferait le jour suivant par le grand vicaire
de Valence. Véritablement, don César, son fils et Soraphinè ne manquè-
rent p s de se rendre à mon château avec cet ecclésiastique, Ions quatre
dans un carrosse à six chevaux, précédé d'un autre à quatre où étaient
les femmes de Séraphine, et suivi des gardes du gouverneur.
Madame la gouvernante fut à peine arrivée au château, qu'elle témoi-
gna une extrême impatience de voir Antouia, qui de son côlé ne sut pas
plutôt la venue de Séraphine, qu'elle accourut pour la saluer et lui bai-
ser la main, ce qu'elle fit de si bonne grâce, que tonte la compagnie l'ad-
mira. Eh liicnl madame, dit don César à sa belle-fille, que pen.sez-vous
d'.Vnloiiia'? Saiitillane poiivait-il faire un meilleui- choix'? Non, répondit
Séraphine ; ils sont tous deux dignes l'un de l'autre ; je ne doute pas que
leur uninu ne soit très- heureuse. Enfin chacun donna des louanges à ma
fiilnre; et, si on la loua fort sous sou habit de serge, on en fut encore
]ilus charmé lorsqu'elle ]iarut sous un plus riche habillement. 11 semblait
qu'elle n'en eiit jamais porté d'aulres, tant son air était noble et son ac-
tion aisée.
Le moment on je devais, par un doux hymen, voir attacher mon sort
nu sien étant arrivé, don .\lphonse me pril par la main pour me con-
duire à l'autel, et Sérajdiiuc fil le même honneur â la mariée. Nous nous
rendîmes tous deux dans cet ordre à la chapelle du château, où le grand
vijaire nous attendait pour nous marier; et cette cérémonie se fit aux
acclamations des habitants de Lirias et de tous les riches laboureurs des
environs, que Basile avait invités aux noces d'Autonia. Ils avaient avec
eux leurs liUes, uui s'étaimil parées de rubans et de fleurs, et qui tenaient
dans leurs mains'des tambours de basque. Nous retournâmes ensuite au
châlean, où, parles soins de Scipion, l'ordonnateur du festin, il se trouva
Iroii tables dressées, l'une pour les seigneurs, l'autre pour les personnes
de leur suite, et la troisième, qui était plus grande, pour tous ceux qui
avaient élé conviés. Antouia fut de la première, madame la gouvernanle
l'ayant ainsi voulu; je fis les honneurs de la seconde, et Basih; se mit à
celle des villageois. Ponr Sci]iion, il ne s'assit à aucune lablc : il ne fai-
sait qu'aller cl venir de l'une à I autre, donnant sou attention à faire
bien" servir et corilenter tout le monde.
C'était par les cuisiniers du gouverneur que le repas av,ait été préparé;
ce qui suppose (|u'il n'y manquait rien. Les bous vins dont maiire Jo.a-
cliini avait fait provision [lour moi y furent prodigués; les convives com-
mençaient â s'échauffer, l'allégresse régnait |iarlout, quand elle fut tout â
coup troublée par un incident qui m'alarma. Mon secrétaire, étant dans
la salle où je mangeais avec les princi|iaux officiers de don Alphonse et les
femmes de Séraphine, tomba subitement en faiblesse et perdit toule con-
naissance. Je me levai pour aller â son secours; et, tandis que je m'oc-
cupais â lui faire re[irendre ses csjiriis, une de ces femmes s'évanouit
aussi. Toiile la compagnie jugea que ce double évanouissement renfer-
mait (luebpic mystère, comme en effet il en cachait un qui ne larda guère
â s'éclaiicir; car bientôt après, Scipion, étant revenu a lui, me dit tout
bas : Fant-il que le plus beau de vos jours soit le jdus désagréable des
miens? O], n,. |i,.||t éviter ,soii malheur, ajouta-l-il; je, viens dé retrouver
ma b'uime dans une suivante de Sén phinc.
(Ju'erileiid,s-je; m'écriai-je, cela n'est pas possible. Quoi! lu serais l'é-
pmix de cette dame ipii vi-nl île se trouver mal en même li mpsque toi?
Oui, monsieur, me ré| ondil-il, je suis son maii ; it la fortune, je vous
jure, ne pouvait me jouer un plus vilain tour que de la pri'isejiter à mes
yeux. Je ne sais, repris-je. mon ami, quelles raisons lu as de le plaindre
de ifru épouse; mais, queb|ue sujet ipiclle l'en ail donné, de grâce, con-
liaiiis-tui; si je le suis cher, ne trouble iiuint celle fête en laissant écla-
ter ton ressentiment. Vous serez content de moi, repartit Scipion ; vous
allez voir si je ne sais pas bien dissimuler.
En parlant de celte sorte, il s'avança vers sa femme, à qui ses com-
pagnes avaient aussi rendu l'usage des sens; et l'embrassant avec autant
de vivacité que s'il eût élé ravi de la revoir^ Ah! ma chère Béatrix, lui
dit-il, le ciel enfin nous rejoint après dix ans de séparation! 0 moment
plein de douceur pour moi! J'ignore, lui répondit son épouse, si vous
avez effectivement quelque joie de me rencontrer; mais du moins suis-je
bien persuadée que je ne vous ai donné aucun jusie sujet de m'aban-
donner. Quoi ! vous me trouvez une nuit avec le seigneur don Fernand
de Leyva, qui était amoureux de Julie, ma mailresse. et dont je servais
la passion ; vous vous mettez dans l'esprit i[ue je l'écoute aux dépens de
voire houBeiir et du mien; là-dessus, la jalousie vous renverse la cer-
velle, vous quittez Tolède, et me fuyez comme un monstre, sans me de-
mander un éclaircissement ! Qui de nous deux, s'il vousplaît, est le plus
en droit de se plaindre? C'est vous, sans contr.cdit, lui répliqua Scipion.
Sans doule, reprit-elle, c'est moi. Don Fernand, peu de temps après voire
départ de Tolède, épousa Julie, auprès de qui j'ai demeuré tant qu'elle
a vécu; cl, depuis qu'uiie mort prématurée nous l'a ravie, je suis au
service de madame sa sœur, qui peut vous répondre, aussi bien que
toutes ses femmes, de la pureté de mes mœurs.
Mon secrétaire, à ce di.scours, dont il ne pouvait prouver la fausseté,
prit son [larti de bonne grâce. Encore une fois, dit-il à son épouse, je
reconnais ma faute, et je vous en demande pardon devant celle hono-
rable assistance. Alors, intercédant pour lui, je priai Béatrix d'oublier
le passé, l'assurant que son mari ne songerait désormais qu'à lui ilonne
de la salisl'aclion. Elle se rendit â ma prière, et loule la compagnie ap-
plaudit à la réunion de ces deux é|ioux. Pour mieux la célébrer, on les
fit asseoir à table l'un auprès de l'autre ; on leur porta des blindes; cha-
cun leur fil fêle : on eût dil ([ue le festin se faisait pliilôt à l'occasion de
leur raccommodement que de mes noces.
La troisième table fut la première que l'on abandonna. Les jeunes vil-
lageois, préférant l'amour à la bonne chère, la quillérenl |)0ur former
dès danses avec les jeunes paysannes, qui, par le bruit de leurs tam-
bours de basque, attirèrent bientôt les personnes des autres tables, et
leur inspirèrent l'envie de suivre leur exemple. Voilà tout le inonde eu
mouvement : les officiers du gouverneur se mirent à danser avec les
soubreltes de la gouvernante : les seigneurs même se mêlèrent parmi
les danseurs; don'Alphonse dansa une sarabande avec Séraphine, et don
César une autre avec Antouia, qui vint cnsuile me prendie, el qui ne
s'en acquitta pas mal pour une personne qui n'avait que quelques prin-
cipes de danse qu'elle avait reçus à .\lbaiazin, chez une bourgeoise de
ses parentes. Pour moi, qui, comme je l'ai déjà dit, avais appris à dan-
ser chez la n^arquise de Chaves. je parus à rassemblée mi grand danseur.
A l'égard de Béatrix et de Scipion, ils commencèrent à s'eiitrctciiir eii
parliciilier, pour se rendre compte mutuellement de ce qui leur était
arrivé pendant qu'ils avaient été séparés; mais leur conversalion fut
interrompue par Séraphine, qui, venant d'êlre informée de leur recon-
naissance, les fit appeler pour leur en témoigner sa joie. Mesenl'auls,
leur dit-elle, dans ce jour de réjouissance, c'est un surcroil de satisfac-
tion pour moi de vous voir tous deux rendus l'un à l'aulre. Ami Scijjioii,
ajoula-l-elle, je vous remets votre épouse en vous protestant qu'elle a
toujours tenu une conduite irréprochable; vivez ici avec «lie en bonne
intelligence. Et vous, Béalrix, ailachez-vous à Anionia, et ne lui soyez
pas moins dévouée que votre mari l'est au seigneur de Sanlillane. Sci-
pion, ne pouvant plus après cela regarder sa femme que comme une
autre Pénélope, promit d'avoir pour elle toutes les considéralions imagi-
nables.
Les villageois et les villageoises, aju-ès avoir dansé toute la journée, se
retirèrent dans leurs maisons; niais on conlinua la fêle dans le château.
Il y eut un magnifique .souper; et, lorsipi'il y fut (pieslion de s'aller
coucher, le grand vicaire bénit le lil nuptial, Séranhine déshabilla la
mariée, et les seigneurs de Leyva me firent le même honneur. Ce qu'il y
a de plaisant, c'est que les officiers de don Alphonse et les fenimes de l'a
youviMuanle s'avisèrent, pour se réjouir, de faire la même cérémonie :
Fis désh.iliillérenl liéalrix et Scipion, cpii, pour rendre la scène plus co-
mique, se laissèrent gravement dé|)Ouillcr et mettre au lit.
CII.\P1ÏUE X.
Suile du mariage de Gil Blas cl de la licllo .\nlonia, Coiiimcnccmcnt ilc l'iiisloirc de
Scipion.
Dés le lendemain de mes noces, les seigneurs de Leyva retournèrent
à Valence, après m'avoir donné mille nouvelles marqm s damitie; si
bien que, mon secrélairc et moi, nous demeuiàmes seuls au châlean avec
nus l'einines el nos valels.
Le soin ipu! nous |irinies l'un el l'aulre de plaire a ces dames ne fut
pas inutile; j'inspirai en peu de temps à mon épouse anlanl d amour que
j'en avais iionr elle, el Scipion lil oublier à la sienne les ehagriiis qn il
'lui avait causés. Béatrix, qui avait l'csprit souple et liant, s'insinua sans
AU
GIL BLAS.
peine dans les lionnes grâces de sa nouvelle maîtresse, et gagna sa con-
fiance Enfin nous nous accord:imes tons i|Mnli-eii merveille" euions com-
mencùnies à jouir d'un sort digue d'i'uvie. Tous nos jours coulaient dans
les plus doux amusements. Antonia était fort sérieuse, mais non-; élions
très-gai, Béalrix et moi ; et quand nous ne liaurions pas été, il sulUsait que
Scipion fut avec nous pour ne point engendrer la mélancolie. (>'était un
homme incomparable pour la société, un de ces personnages comiques
qui n'ont qu'à se montrer pour égayer nue conipagnie
Un jour qu'il nous prit fantaisie, après le diner, d'aller faire la sieste
dans l'endroit le plus agréable du liois, mon secrétaire .se trouva de si
belle humeur, qu'il nous ôta l'envie de dormir par ses discours réjouis-
sants. Tais-loi, lui dis-je, mon ami ; il n'y a pas moyen de s'assoupir en
t'écoutant, ou bien, puisque lu nous empêches de nous livrer aji sommeil,
fais-nous donc quelque récit digne de notre ailenlinn. Trés-volontiers,
monsieur, me répondit-il. Voulez-vous que je vous raconte l'histoire du
roi Pelage? J'aimerais mieux entendre la tienne, lui répliquai-je; mais
c'est un plaisir que tu n'as pas jugé à propos de me donner depuis que
nous vivons ensemble, et que je n'aurai jamais apparemment. D'où
vient? me dit-il; si je ne vous ai pas conté mon histoire, c'est (|ue vous
ne m'avez pas témoigné le moindre désir de la savoir. Ce Ji'est donc pas
ma faute si vous ignorez mes aventures; el, pour peu que vous soyez
curieux de les apprendre, je suis prêt à contenter votre curiosité. Anio-
nia, Béalrix et moi, nous le primes au mot. et nous nous disposâmes à
prêter une oreille attentive à son récit, qui ne pouvait faire sur nous
qu'un bon effet, soit en nous divertissant, soit tn nous excitant au som-
meil.
Je serais, dit Scipion, fils d'un grand de la première classe ou tout
au moins de quelque chevalier de Saint-Jai(|ues ou d'Alcanlara, si cela
eut dépendu de moi; mais comme on ne se choisit |inint un |iére, vous
saurez (|ue le mien, nommé Torrihio Scipion. était un honnéle arclier du
la sainte llermandad. En allant et venant sur les grands chemins, où sa
profession l'obligeait d'être presque toujours, il rencontra ]iar hasard un
jour, entre Cueiiça cl Tolède, une jeune Bohémienne (|ni lui parut fort
jolie. Elle était seule, à pied, et portait avec elle toule sa fortune dans
une espèce de havre-sac ipi'elle avait sur le dos. Où allez-vous ainsi, nia
mignonne'.' lui dit-il en adoucissant sa voix, qu'il avait naturellement
Irés-rude. Seigneur cavalier, lui répondit-elle, je vais à Tolède, où j'es-
père gagner ma vie de façon ou d'autre en vivant honnêtement. Vus in-
tentions sont louables, reprit-il, et je ne doute )jas que vous n'ayez plus
d'une corde à votre arc. Oui, Dieu merci, repartit-elle; j'ai plusieurs
talents, entre autres je sais composer des pommades et des essences l'oit
utiles aux dameS; je dis la bonne aventure, je fais tourner le sas pour
retrouver les choses perdues, et montre tout ce i|u'on veut dans le miroir
ou dans le verre.
• Torribio, jugeant (|u'une |)areille fille éiait un parti très-avantageux
pour un homme te! que lui, ipii avait do la peine à vivre de son emploi,
i|uoiqu'il sut fort bien le remplir, lui proposa de l'épouser. La Bohé-
mienne n'eut garde de mépriser les vieux d'un nflicier de la sainte cim-
frérie. Elle acnqùa la proposition avec jilaisir. lÀla élaut arrêté entre
eux, ils se rendirent tons deux en diligence à Tolède, on ils se mai iérent,
et vous voyez en moi le digne fruit de ce noble hyniéiiée. Ils s'élabliient
dans un faubourg, où ma mère commença par débiter des pommades et
des essences; mais, ne trouvant pas le trafic assez lucratif, elle lit la de-
vineresse. C'est alors qu'on vit )ilcuvoir chez elle les écuset les jiisioles.
Mille dupes de l'un et de l'autre sexe mirent bientôt en réputation la
Coscolina, c'est ainsi que se nommait la Rohémienne. Il venait tous les
jours quelqu'un la prier d'employer pour lui sou ministère. Tantôt c'é-
tait un neveu indigent qui voulait savoir quand son oncle, dont il était
l'unique héritier, jiartirait pour l'autre monde, et tantôt c'était une fille
qui souhaitait d'apprendre si un cavalier dont elle reconnaissait les soins,
et qui lui promettait de l'épouser, lui tiendrait parole.
Vous observerez, s'il vous plait, que les )irédictiiins de ma mère étaient
toujours favorables aux personnes a qui elle h s faisait. Si par hasard
elles s'accoinplissaienl, à la bonne heure: si l'on venait lui re|iroeher
que le contraire de ce qu'elle avait prédit était arrivé, elle répondait
froidement qu'il fallait s'en ]u-endre au démon, iiui, malirré la force des
conjurations qu'elle employait pour l'obligera révéler l'avenir, avait
quelquefois la malice de la tromper.
Lorsque, pour l'honneur du métier, ma mère croyait di'vnir faire pa-
raître le diable dans ses opérations, c'était 'l'orribio Scipion ipii faisait
ce personnage, et <pii s'en aci|iiittait parfailenienl bien, la iiulesse de .sa
voix et la laideur de son visage lui donnant nii air convenable à ce qu'il
représentait. Pour jieu qu'un i'i'it crédule, on ét.nit éponvanlé de la ligure
de mon père. Mais nu jour, par nialbcur, il vint un brutal de capitaine
qui voulut voir le diable et qui lui passa son épée au travers du corps.
Le saint-oflice, informé de la mort du diable, envoya ses officiers clicz
la Co.scolina, dont i!s se saisirent, aussi bien que de tousses effets; et
moi, qui n'avais alors (|ue sept ans, je fus mis a l'Iioiiilal do los khios.
Il y avait dans cette maison de charitables ecclésiastiques, ipii, bien pavés
jiour avoir soin de l'èducatiiin des pauvres orphelins, picnaienl la )ie"ine
de leur montrer à lire et i écrire. Ils crurent remarquer que je promet-
tais beancoup. ce i|ui fut cause qu'ils me dislinguérent des auires, et me
choisirent pour faire leurs commissions. Ils m'envoyaient en ville porter
leurs lettres; j'allais et venais pour eux, et c'était moi qui répondais
leurs mes.ses. Par reconnaissance, ils entreprirent de in'enseigner la lan-
gue latine; mais ils s'y prirent trop rudement, et me traitèrent avec tant
de rigneur, malgré les |ietits services que je leur rendais, que, ne )iou-
vaiit y résister, je m'échappai un beau jour en faisant nue commi.ssion;
et, bien loin de retourner à l'hôpital, je sortis même de Tolède par le
faubourg du côté de Séville.
Quoique j'eusse à peine alors neuf ans accomplis, je sentais déjà le
plaisir d'être libre et maître de mes actions. J'étais sans argent et sans
pain, n'importe : je n'avais )ioinl de leçons à étudier ni de thèmes à com-
poser. Après avoir marché pendant deux heures, mes petites jambes
commencèrent à refuser le service. Je n'avais point encore fait de si longs
voyages. Il fallut m'arrèter pour me reposer. Je m'assis au pied d'i'm
arbre qui bordait le grand chemin ; là, pour m'amuser, je lirai mon ru-
diment, que j'avais dans ma poclie. elle parcourus en badinant: puis,
venant à me souvenir des férules et des coups de fouet qu'il m'avait l'ait
recevoir, j'en déchirai les feuillets, en disant avee colère : Ah! chien de
livre, tu ne me feras plus répandre de pleurs! Tandis que j'assouvissais
ma vengeance, en jonclianl autour de moi la terre de déclinaisons et de
conjugaisons, il passa par l.i un ermite à barbe blanche, ipii portait de
larges lunettes, et qui avait iin air vénérable. 11 s'approcha de moi, et,
s'il me considéra fort attentivement, je re.xaininai bien aussi. Mou petit
homme, me dit-il avec un souris, il me semble que nous venons toHS
deux de nous regarder bien ten'drement, et que nous ne ferions point
mal de demeurer ensemble dans mon ermitage', qui n'est qu'à deux cents
pas d'ici. Je suis votre serviteur, lui répoudi.s-je assez brusquement, je
n'ai aucune envie d'être ermite. A celle réjionse, le bon vieillard fil un
éclat de rire, et me dit en m'embrassant : il ne faut pas, mon lils. ipie
mon habit vous fasse peur; s'il n'est pas beau, il est utile; il me rend
seigneur d'une retraite rharmante et des villages voisins, dont les hibi-
tants m'aiment ou plutôt m'idolâtrent. Venez avec moi, ajouta-t-il, cl ne
craignez rien; je vous revêtirai d'une jaquette semblable à la mienne.
Si vous vous en trouvez bien, vous partagerez avec moi les douceurs de
la vie que je mène: et, si vous ne vous en accommodez point, non seu-
lement il vous sera permis de me quitter, mais pouvez même compter
qu'en nous séparant je ne manquerai pas de vous l'aire du bien.
Je me laissai persuader, et je suivis le vieil ermite, qui, chemin fai-
sant, me fit plusieurs questions, auxquelles je ré|iondis avec nue ingé-
nuité que je n'ai pas toujours eue dans la suite. En arrivant d ms l'er-
mitage, il me présenta quelques fruits, que je dévorai, n'avaul rien
mangé de toute la journée qu'un morceau de pain sec, dont j'avais dé-
jenifè le matin à l'hôpital. Le solitaire, me voyant si bien jouer de.s mâ-
choires, me dit ; Courage, mon enfant, ne ménage (loint mes fruits; j'en
ai, grâce au ciel, une ample provision. Je ne t'ai pas amené ici jiour te
faire mourir de faim. Ce ([ui était très-véritable; car, une heure après
notre arrivée, il alluma du l'eu, embrocha un gigot de mouton; cl, tan-
dis que je tournais la broche, il dres.sa une petite table, qu'il couvrit
d'une serviette assez malpropre, et sur laquelle il mit deux couverts, l'un
pour lui, l'autre pour moi.
Quand la viande l'ut cuite, il la tira de la broche, et en coupa quelques
pièces |ioiir noire souper, ipii ne l'ut pas un repas de brebis, pnisipie nous
bûmes d'un excellent vin. dont il avait aussi une bonne provision. Kb
bien, mon jioulet, me dit-il lorsque nous fûmes hors de table, es-tu
content de mon ordinaire? ne vaul-il pas bien celui de Ion liôpital? Vililà
de quelle façon lu seras traité tous les jours, si lu demeures avec moi.
Au reste, jioursuivit-il, lu ne feras dans cet ermitage que ce qu'il te
plaira J'exige de toi seulement que tu m'accompagnes tontes les fois ipic
j'irai quêter" dans les villages voisins; tu nie serviras à conduire un bour-
riiiuet chargé de deux paniers ipie les paysans charitables remplissent
ordinairement d'œnfs, de pain, de viande et de poisson. Je ne le demande
que cela. Il me semble que ce n'est pas trop exiger de toi. Oli ! je ferai,
lui dis-jo, tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne in'obligiez point
à apprendre le latin. Le frère (Mirysostome, c'était le nom du vieil ermite,
ne put s'empêcher de rire de ma na'iveté, et m'assura de nouveau ipi'il
ne prétendait pas gêner mes inclinations.
^ous allâmes dès le lendemain à la quête avec l'ânon, que je menai
par le licou. Nous finies une copieuse récolte, chaque paysan se faisant
un plaisir de inellre quelque chose dans nos jianiers. L'un y jetait un pa-
nier entier, l'autre nue grosse pièce de lard; celui-ci une oie farcie,
celui-là une perdrix. Que vous dirai-je? Nous apportâmes au logis des
vivres pour plus de huit jours, ce qui marquait bien l'estime et l'amitié
que les villageois avaient pour le frère. 11 est vrai ipi'ii leur était d'une
grande utilité : il leur donnait des conseils quand ils venaient le consul-
ter ; il remettait la paix dans les ménages où régnait la discorde, el ma-
riait les filles qui paraissaient fatiguées du célibat; savail-il que deux
riches laboureuis étaient mal ensemble, il les allait voir, et il faisait si
bien qu'il les réconciliait; enfin, il avait des remèdes pour mille mala-
dies, et apprenait des oraisons aux femmes qui souhaitaient d'avoir des
enfants.
Vous voyez, par ce que je viens de dire, que j'étais bien nourri dans
mon ermitage. Je n'y étais pas plus mal couché : étendu sur de bonne
paille fraîche; ayant sous ma lêle un coussin de bure, et sur le corps une
ciiiiverliire de l;i même élofl'e. je ne faisais ijii'un somme durant loiile la
nuit Le fiéie i;brvsOstonie, qui m'avait fait fête d'un habillement d'er-
mite, m'en fil un 'lui-même d'une de ses vieilles robes, (t me noninia le
petit frère Scipimi. Sitôt (|ue je parus dans les villages sous cet habit
d'ordonnance, ou me trouva si gentil, que le bourriquet eu fut plus
GIL DLAS.
i2ô
cliaiiré Celait à ijiii en donnerait dnvanlajie au petit IVerc, tSi.t on [ire-
nail plaisir à voir sa fin-nre.
La vie molle et fainéante que je menais avec le vieil ermite ne pouvait
déplaire à un garçon de mon âge. Aussi j'y pris tant de goût, que je l'au-
rais toujours continuée, si les Parques ne m'eussent pas lilé d'autres
jours fort différents; mais la destinée que j'avais à remplir m'arraclia
bientôt à la mollesse, et me fit quitter le frère Clirysoslome de la manière
que je vais vous raconter.
Je voyais souvent ce vieillard travailler au coussin qui lui servait d'o-
reiller; il ne faisait que le découdre et le recoudre, et je remarquai un
jour qu'il mil de l'arj^ent dedans. Cette observation fut suivie d'un mou-
vement curieux, que je me promis de satisfaire dés- le premier voyage
qu'il ferait à Tolède, où il avait coutume d'aller tout seul une fois la' se-
n.aiue. J'attendis le jour impatiemment, sans avoir encore toutefois d'au-
tre dessein que deconlenler ma curiosité Enfin le bonhomme partit, et
j<^ défis son oreiller, où je trouvai, parmi la laine qui le remplissait, la
valeur pi'ut-ètre de cinquante écus en toutes sortes d'espèces.
Ce trésor apparemment était la reconnaissance des paysans que l'er-
m'te avait guéris par ses remèdes, et des paysannes qui aval- nt eu des
enfants par la vertu de ses oraisons. Quoi qu'il en soit, je ne vis pas plu-
tùl que c'était de largent que je pouvais impunément m'approprier,
que mon naturel boliéniien se déclara. 11 me prit uJie envie de le voler,
qu'on ne pouvait attribuer qu'à la force du sang qui coulait dans mes
velues. Je cédai sans résistance à la tentation ; je serrai l'argent dans un
sac de bure où nous mettions nos peignes et nos bonnets de nuit; en-
suite, après avoir quitté mou habit d'ermite et repris celui d'orphelin,
je m'éloignai de l'ermitage, croyant emporter dans mon sac toutes les
richesses des Indes.
Vous venez d'entendre mon coup d'essai, continua Scipion, et je ne
doute pas que vous ne vous attendiez à une suite de faits de la même
nature. Je ne tromperai point votre altenle ; j'ai encore d'autres exploits
à vous conter avant que j'en vienne à mes actions louables; mais j'v
viendrai, et vous verrez par mon récit qu'un fripon peut fort bien de-
venir un honnête homme.
Tout enfuit que j'étais, je ne fus point assez sot pour reprendre le
chemin de Tolède : c'eût été m'exposer au hasard de rencontrer le frèie
Clirysoslome. qui m'aurait fait rendre désagréablement son magot. Je
suivis une autre roule, qui me conduisit au village de Galves, où je m'ar-
rêtai dans une hôtellerie dont l'hôtesse était une veuve de quarante ans,
qui avait toutes les qualités requises pour bien faire ses petites affaires.
Cette femme n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, que, jugeant à mon
habillement que je devais être un échappé de l'hôiillal des orphelins, elle
me demanda (|ui j'étais et où j'allais. Je lui lépondis qu'ayant perdu mon
père et ma mère, je cherchai-; une condilion. Mon curant, me dit elle,
sais-tu lire? Je l'assurai que je lisais, et même que j'écrivais à merveille.
Vérilablement je formais mes lettres, et je les liais de façon que cela
ressemblait un peu à de l'écriture; et c'en était assez pour les ex|iédi-
tions d'une taverne de village. Je te retiens donc à mon service, me ré-
pliqua l'hôlesse. Tu ne me seras pas inutile; tu tiendras ici le regisire
ne mes dettes actives et passives. Je ne te donnerai point de gages, ajou-
ta-t-elle, attendu qu'il vient dans cette hôlellerie d'honnêtes gens qui
n'oublient pas les valets. Tu peux compter sur de bons petits profils.
J'acceptai le parti, me réservant comme vous [louvez croire, le droit
de changer d'air sitôt que le séjour de Galves cesserait de m'ctre agréa-
ble. Dés que je me vis arrêté pour servir dans cette hoielkrie, je me
sfîutis l'esprit travaillé d'une grande inquiétude, et plus j'y pensais, plus
ma crainte me semblait bien fondée. Je ne voulais pas qu'on sut que
j'avais de l'argent, et j'étais bien en peinade savoir où je le cacherais,
pour qu'il fut à couvert de toute main étrangère. Je ne connaissais pas
encore assez la maison pour me fier aux cndroils les plus propres à le
receler. (Jue les richesses causent d'embarras ! j'étais dans de conliinielles
alarmes. Je me délerminai pourtant à nietirc mon sac dans un coin de
notre grenier où il y avait de la paille ; et, le croyant là plus en sûreté
c|u'ailleurs. je me tranquillisai autant qu'il me fut passible.
Nous étions irois domestiiiues dans cette maison : un gros garçon d'é-
curie, une grosse servante de Galice, et moi. Chacun de nous lirait tout
ce qu'il pouvait des voyageurs qui s'y arrêtaient. J'attrapais toujours de
CCS messieurs qncl(|ues pièrcs de menue monnaie, quand j'allais leur
porter le niémonc de leur dépense, ils donnaient aussi qu(dqiie chose
au valet d'écurie, |>our avoir eu soin de leurs moulures; mais pour la
Galicienne, qui était l'idole des mubMiers qui passaient par là, elle ga-
gnait plus d'ècus rpie nous de maravédis. Je n'avais pas sitôt reçu un
sou, que je le portais au grenier pour en grossir mon trésor; et plus je
voyais auginenlcr mon bien, plus je sentais que mon petit cœur s'y at-
tachait. Je baisais quelquifois mes espèces; je les conlemplais avec un
ravissement qui ne peut être coinpiis que par les avares.
L'amour que j'avais pour mon trésor m'ybligeait à l'aller visiter trente
fois par join-. Je rencontrais souvent siir l'escalier Ibotesse, laquelli',
étant Irés-défianle de son naturel, fut curieuse un jour de savoir ce qui
pouvait à tout moment m'atlirer au grenier.' Elle y monta, cl se mit à
fureter iiatlout, s'imaginanl que je cachais reut être dans ce galetas des
clioses que je dérobais dans sa maison. Elle n'oublia pas de remuer la
paille qui couvrait mon sac, et elle le trouva. Elle l'ouvrit; et, voyant
qn'il y avait dedans des écus et des pisloles, elle crut ou lit send)|.inlde
croire que je lui avais volé cel argent. Elle s'en saisit i bon compte ;
puis, m'appelanl pelil misérabli', pctil coquin, elle ordonna au garçon
il'écurie. tout dévoué à ses volontés, de m'appllipier une cinquantaine de
bons coups de foui t; cl, après m'avoir si bien fait éiriller.elli! me mit à la
porle, en ilisant qu'elle ne voulait point souffrir chez elle de fripon. J'eus
lieau protesler que je n'avais point volé Ihôiesse. elle soutint le contraire,
et on la crut iilnlôt que moi. C'est ainsi (]ue les espèces du frère Chry-
sostome passèrent des nnins d'un voleur dans celles d'une voleuse.
Je pleurai la perte de mon argent comme on pleure la mort d'im fils
tuiiqne; et si mes larmes ne firent pas rendre ce que j'avais perdu, elles
furent cause du moins que j'exciud la compassion de quelques personnes
qui les virent couler, et entre autres du curé de Galves, qui passa prés
de moi par hasard. Il parut louché du triste élat où j'étais, et m'em-
mena au presbytère avec lui. Là, pour gagner ma confiance, ou plutôt
pour me tirer les vers du nez, il commença par me pliindre. Que ce
pauvre enfant, s'écria-t-il d'un air plein de compassion, est digne de
pitié de n'avoir personne qui prenne soin de lui 1 Faut-il s'éloniier si,
livré à lui-même dans un âge si tendre, il a commis une mauvaise ac-
tion? Les hommes, pendant le cours de leur vie, ont bien de la jieine à
s'en défendre. Ensuite, m'adressant la parole. Mon fils, ajoula-t-il, de
quel endroit d'Espagne êles-vous, et qui sont vos parents? Vous avez l'air
d'un garçon de famille. Parlez-moi conDdemment, et conijitez que je ne
vous abandonnerai point.
Le curé, par ce discours politique et charitable, m'engagea insensible-
ment à lui découvrir t"Utes mes affaires, ce que je lis avec beaucoup
d'ingénuité. Je lui avouai tout, après quoi il me dit : .Mon ami, quoiqu'il
ne c'onvif nne guère aux ermites de thésauriser, cela ne diminue lias votre
faille : en volant le frère Chrysostonie. vous avez toujours péché contre
l'article du Décalogue qui dèlënd de dérober; mais ce qui doit vous con-
soler, c'est que je me charge d'obliger l'hôtesse à rendre l'argent, et de
le faire tenir au frère dans son ermitage : vous pouvez dés à présent avoir
la conscience en repos là-dessus. C'était, je vous l'avoue, de quoi je ne
m'inquiétais guère. Le curé, qui avait son dessein, n'en demeura pas là.
Mon enfant, poursuivit-i), je veux m'intêresser pour vous, et vous pro-
curer une bonne condilion. Je vous enverrai dés demain, par un mule-
tier, à mon neveu, le chanoine de la cathédrale de Toléle. 11 ne refusera
pas, à ma prière, de vous recevoir au nombre de ses laipiais. qui sont
chez lui comme autant de bénéliciers qui vivent grassement du revenu
do sa prébende : vous serez là parfaitement bien; c'est une chose que je
])uis vous assurer.
Cette assurance fut si consolante pour moi, que je ne songeai plus ni
à mou sac, ni aux coups de fouet que j'avais reçus. Je ne m'occupai l'es-
prit que du plaisir de vivre en bénéficier. Le jour suivant, tandis qu'on
me faisait déjeuner, il arriva, selon les ordres du curé, un muletier au
presbytère avec deux mules bitées et bridées. On m'aida à monter sur
l'une," le muletier s'élança sur l'autre, et nous primes la route de Tolède.
i^Ion compagnon de voyage était un homme de belle humeur, et qui ne
tlemandail qu'à se réjouir aux dépens du prochain. Mon petit cadet, me
dit il- vous avez un bon ami dans monsieur le curé de "Galves. 11 vous le
fiil bien voir. 11 ne pouvait vous donner une meilleure preuve de son
affection que de vous jilacer auprès de son neveu le chanoine, que j'ai
1 honneur de counaitre, et qui est sans contredit la perle de son cha-
pitre. Ce n'est point un de ces dévots dont le visage pâle et maigre prê-
clie la m-orlification ; c'est une gros.se face, un 'teint (leuri, une mine
réjouie, un vivant qui ne se refuse point au plaisir qui se présente, et.
qui surtout aime la bonne chère. Vous serez dans sa maison comme uni
petit coq en pâle. r
Le bourreau de mulelicr, s'apercevant que je l'écoulais avec une grande^
satisfaction, conliuua de me vanter le bonheur dont je jouirais qi'iand je:
.serais valet du chanoine. 11 ne cessa de m'en parler jusqu'à ce qu'étant,
ar.ivés au village d'O.iisa, nous nous y arrêlàmes pour faire reposer unii
peu nos mules. Là, par le plus grand Iwiiibeur du monde pour moi, j'ap--' .
pris qu'on me trompait. Voici de quelle fiçou je lis celle décoiiverle. Le,
muletier, allant et venant daus.l'bôlellerie, biissa tomber par hasard dOi
sa I oche un papier que j'eus l'adresse de ramasser sans qu'il y prit garde^
et que je trouvai moyen de lire pendant qu'il était à l'ccuiie. C'était unCj
lettre adressée aux prêtres de l'hôpital des orphelins, et conçue dans".
CCS termes : «Messieurs, j'ai cru que la charité m'obligeait à 'remettre
« entre vos mains un petit fripon qui s'est écita|qié de votre hôpital; il]
« me parait avoir de l'esprit, et mériter que vous ayez la bonté de-Jç-,
« tenir enfermé chez vous. Je ne doute point qu'à force de correct/'opis ■,
« vous n'en fassiez un garçon raisonnable. Que Dieu conserve vos piqujsep,'.
« et charitables seigneuries Le cvvè de Gai.ves. » ,',., ,, ,j
Lorsque j eus aciievé de lire celte lettre, qui m'apprenait les liQn,ii$s..
intentions de monsieur le curé, je ne demeurai pas incertain du parti (|ue
(avais à prendre : sortir de l'hôtelleiie et gagner les bords du Tago à i
plus d'une lieue de là, fui l'ouvrage d'un nidinent. La crainte mC; prêta '
des ailes |iour fuir les jirêlres de 1 hôpital des orphelins, où je ne voulais;,
point absolument retourner, tant j'éiais ib'L'oi'ilè de la manière dont on, j
y enseignait le latin. J'entrai dans Tolède aussi gaiement que si j'eusse j
su où aller boire et manger. 11 est vrai que c'est une ville de bénédiction, ,
et dans laquelle un lioinme d'esprit, réduit à vivre aux dépens d'autrui,
ne .saurait mourir de faim. Mais j'étais encore bien jeune pour pouvoir;
me promettre de trouver moyen d'y subsister; néanniMins la fortune me,
favorisa. Je fus à peine dans" la grande place qu'un cavalier bien viHu, ',
au[irés de qui je jiassai, me retint par le bras, cl me dit : Petit garçon, i
120
GIL BLAS.
veMx-lu me servir? je serais Liicn aise d'avoir un laquais tel que loi. Et
moi, lui répondis-je, un maître comme vous. Cela élaiii, repril-il, tu es
à moi dés ce moment, cl tu n"as qu'à me suivre. Ce que je lis sans répli-
quer.
Ce cavalier, qui pouvait avoir trente ans, se nommait don Abel ; il lo-
geait dins un liolcl garni, où il occupait un assez liel appartement. Ce-
lait un joueur do prufcssion, et voici de quelle sorte nous vivions cn-
semlile ; le matin je lui liacliais du tabac pour fumer cinq ou six pipes;
je lui nettoyais ses habits, et j'allais lui chercher un barbier pour le ra-
ser et lui rédresser sa mnustaclie ; après quoi il sériait pour courir les
Iripots, d'où il ne revenait au logis qu'entre onze heures et minuit. Mais
tous les nialinv-, avant que de sortir, il avait soin de tirer de sa poche
trois ré.iux ([uil me donnait à dépenser par jour, me laissant la liberté
défaire ce qu'il me plairait jusqu'à dix heures du soir: pourvu que je
fusse à l'hôtel quand il y rentrait, il était ;l'ort content de moi. Il me lit
faire un pourpoint et un liaut-de-chansses de livrée, avec quoi j'avais
tout l'air d'un petit commissionnaire de coqneltes. Je m'accommodais
Lien de ma condition, et certainement je n'eu pouvais trouver une iilus
convenable à mon humeur.
11 y avait déjà près d un mois que je menais une vie si heureuse, loi-s-
qne mon patron me demanda si j'étais satisfait de lui ; et, sur la réponse
que je lui lis qu'on ne pouvait l'être davaiitage. Eh bien, reprit-il, nous
partirons donc demain pour SévilL', où mes 'nflaires m'appellent. ïu ne
seras pas fâché de voir cette capitale de l'Aiidalousie. Qui n'a pas vu
Sévdle, dit le proverbe, >/a rien vu. Je lui témoignai que j'étais prêt à
le suivre partout. Dés le même jour le messager de Séville vint prendre, a
l'hôttl garni, un grand coffre où étaient toutes les nippes de mon maitr'e,
et le k'iidiniain nous partinn's pour l'Andalousie.
Le seigneur don Abel était si heureux au jeu, qu'il ne perdait que
qiiand il voulait; ce ([ui l'obligeait à changer souvent de lieu pour se
dérober au ressentiment des dupes, et ce qui était la cause de noiie
voyage. Etant arrivés à Séville, nous primes un logement dansunholel
garni auprès de la porte de Cordoue, ef nous recommençâmes à vivre
comme à Tolède. Mais mon patron trouva de la différence entre ces dnix
villes. Il rencontra des joueurs qui jouaient aussi heureusement que lui
dans les Iripots de Séville; de sorte qu'il en revenait quelquefois fort
chagrin. Un malin qu'il était encoi'e de inauvaile humeur d'avoir pcrau
cent pistoles le jour précédejit, il me demanda pourquoi je n'avais pas
porte son linge sale-chez une dame (|ui avait soin de le blanchir et de
le parfumer. Je répondis (pie je ne m'en étais pas souvenu. Là-dessus se
menant en colère, il m'appliqua sur le visage une demi-douzaine de
soufllets si rudement, qu'il me fil voir ]ilus 'de lumières qu'il n'y en
avait dans le temple de Salomon. Tenez, petit malheureux, me dit-il
voilà pour vous apprendre à devenir atlentif à vos devoirs! Faudra-l-ii
donc que je sois après vous sans cesse pour vous avertir de ce que vous
avez à faire? Pourquoi n'èles-vous jias aussi habile à servir qu'à man
ger?Ne sauriez-vous, puisipie vous n'êtes pas une bête, prévenir mes
ordi;es et mes besoins? A ces mi.ts, il .sortit de son appartement où il
me laissa Irès-moriilié d'avoir reçu des soufflets pour ime fautesi lé-
gère, et bien résolu d'en tirer vengeance si l'occasion s'en prèsenlaft.
Je ne sais quelle avejitnrc lui arriva peu de lemj)s après dans un liipol;
mais un soir il revint fort échauffé. Scipion, me dit-il, j'ai lésolu d'aller
en Italie, et je dois m'enibarquer après-demain sur un vais.scau qui s'en
retourne à Gènes. J'ai mes raisons pour faire ce voyage; je crois que
tu voudras bien m'accompagner, cl ju-olilcr d'une si beliè occasion de
voir le itlus charmant pays qu'il y ait au monde. Je lis réponse que je
ne demandais pas mieux ; je témoignai même de l'impatience de voir 11-
talie, mais en même tcmiis je me promis bien de disjiaraîlre au moment
qu'il faudrait partir. Je m'imaginais par là me venger de mon mailre et
je trouvais ce projet tres-ingénicux. J'en étais si content, que je ne pus
m'einiiêchcr de le communiquer à un vaillant de profession que je ren-
cftnirai dans la rue. Depuis que j'étais à Séville, j avais fait quelques
mauvaises connaissances, et luincitialcment celle-là. Je lui coulai de
qwlle manière et pourquoi j'avais été souffleté, ensuite je lui dis le
d'essrin que j'avais de quitter don Abel lorsqu'il serait prêt à s'embar-
quer, el je lui demandai ce qu'il pensait de ma résolution.
Le brave fronça les sourcils en m'écoutant, et releva les crocs de si
moustache; puis blâmant gravement mon maître. Petit bonhomme me
dit-il, vous êtes un garçon déshonoré pour jamais, si vous vous en tenez
à la frivole vengeance .pie vous méditez. Il ne suffit pas de l.-'isser don
AfKd partir tout seul, ce ne spr-it point assez le punir; il faut propor-
tioiiiicr la châtiment a 1 outrage. 11 n'y a point à balineer, enlevons-lui
ses bardes et son argent, que nous |iarlagerons en frères après son dé
p.trt). Quoique j'eusse un |iencliaiit naturel à dérober, je fus cffiavé de la
jiftipesilion d'un vol de cette importance.
Opendant l'arcliifripon qui me la faisait ne laissa pas de me nersua
dcr; /('voilàquel fut le sUccés de notre entreprise. Le brave mii éiiit
uirhAmnie grand et robuste, vint le lendemain sur la Un du jour me
t.outev'à riiôlcl garni. Je lui montrai le coffre où mon maître avait delà
serW SCS' nippes, et je lui demandai s'il pourrait lui seul porter un
colHiC'Si pe>'aiit. Si'pesanl ! me dit-il ; appieiicz ,p,e Ini-squ'il s'^su d'en
k'A-i'rivbii n iranlnti, .j'emporterais l'arche de Noi'. Ku achevant ces na
rolf^, il-s'appnirha du cMlfr.», lemit sans pi'luc sur ses ép;iiiles cl dus
ceTidK t'.-s.-Mier d'un pas-lé..or. Jo le suivis , lu même pas, et nous étions
pnès.dwilllrrla porte de. la rue, quand dbn Abel, (|ue son lieiireuse
étoile amefia là si à propos pour lui, se présenta tout à coup devant
nous.
Où vas-tu avec ce coffre ? me dit-il. Je fus si troublé, que je demeu-
rai muet ; et le brave, voyant le coup manqué, jet i le corire à terre et
prit la fuite pour éviier les éclairci.sscmeuis. Où vas-tu donc avec ce
coffre? me dit mon maître pour la seconde fois. Monsieur, lui répondis-
je plus mort ([ue vif, je vais le faire porter au vaisseau sur lequel vous
devez demain vous embarquer pour l'Italie. Eh I sais-tu, me répliqua-
t-il, suK quel vaisseau je dois fab-e ce voyage? Non, monsieur, lui re-
partis-je ; mais qui a langue va à Rome : je m'en serais informé sur le
port, et quelqu'un me l'aurait appris A cette réponse, qui lui fut sus-
pecte, il me lança un regard furieux. Je crus qu'il m'allait encore souf-
fleter. (Jui vous a commandé, s'êcria-t-il, de faire emporter mon coffre
hors de cet hôtel? C'est vous-même, lui dis-je. Qui, moi? répondit-il
avec surprise, je t'ai donné cet ordre? Assurémeiil, repri.s-je; souvenez-
vous du reproche que vous me fîtts il y a quelques jours. Ne me dites-
vous |ws, en me maltraitant, que vous vouliez que je prévinsse vos or-
dres, et fisse de mon chef ce qu'il y aurait à faire pour votre service?
Or. pour me régler là-dessus, je faisais porter votre coffre au vais-seau.
Alors le joueur, remarquant que j'avais plus de malice qu'ilnavait cru,
me dit, en me donnant mon congé d'un air froid: Allez, mon,sieur Sci-
pion, que le ciel vous conduise ! vous avez troji d'esprit pour votre â^e.
Je n'aime point jouer avec des gens qui ont tantôt une carte de plus^et
tantôt une carte de moins. Oiez-vous de devant mes yeux, ajouta-l-il en
changeant de ton, de peur que je ne vous fasse cbanteV sans solfier.
Je lui épargnai la peine de me dire deux fois de me r< tirer. Je m'é-
loignai de lui dans le moment, mourant de jieur qu'il ne me fit quitter
monhabit, qu'heureusement il me laissa. Je manhais le long des rues
en rêvant où je iiourrais, avec deux réaux que j'avais pourtout bien,
aller giler. J'arrivai à la porte de l'archevêché ; et, comme on travail-
lait alors au souper de monseigneur, il sortait des cuisines une agréable
odeur qui se faisait sentir à une lieue à la ronde. Peste I dis-je en moi-
même, je m'accommoderais volontiers de quelqu'un de ces ragoûts qui
|ireniienl au nez ; je me contenterais même d'y tremper les quaire doicts
et le pouce. Mais quoi! ne pui.s-je imaginer un moyen de goûter de ces
bonnes viandes dont je ne fais que humer la fumée ? Pourquoi non ? cela
ne parait pas impossib'e. Je m'échauffai l'imaginalion là-dessus; et, à
force de rêver, il me vint dans l'esprit une ruse que j'employai sur-Ic-
chanip, el qui réussit. J'entrai dans la cour du |)alais archiépiscopal, en
courant vers les cuisines, et en criant de toute ma force : Au secmtrs!
au secours: comme si quelqu'un m'eût poursuivi pour m'assassiner.
A mes cris redoublés, maître Diego, le cuisinier de l'archevêché, ac-
courut avec trois ou quaire marmitons pour en savoir la cause; el, ne
voyant personne que moi, il me demanda jiour quel sujet je criais si fort.
Ah ! seigneur, lui répondis-je en faisant toutes les démonstrations d'un
homme épouvanlé, par saint Polycarpe, sauvez-moi, je vous prie, de la
fureur d'un .spadassin qui vent me tuer. Où est-il donc ce s])adassin? s'é-
cria Diego Vous êtes tout seul de voire compagnie, el je ne vois pas un
chat à vos trousses. Allez, mon enfant, ras-urez vous ; c'est apparem--
ment quelqu'un qui a voulu vous faire jieur pour se divertir, et qui^ a
bien fait de ne pas vous suivfe dans ce palais, car nous lui aurions pour
le moins coupé les oreilles. Non, non, dis-je au cuisinier, ce n'esfpas
pour rire qu'il m'a poursuivi. C'est un grand pendard qui voulait me
dépouiller, el je suis sûr qu'il m'attend dans la rue. Il vous y altendra
donc longtemps, repril-il, puisque vous demeurerez ici jusqu'à demain.
Vous y soiiperez cl coucherez avec nos maraiitons, qui vous feront faire
bonne chère.
Je fus transporté de joie quand j'entendis ces deniières paroles; et ce
fut pour moi un spectacle ravi.ssant lorsque, ayant été conduit jiar maî-
tre Diego dans les cuisines, j'y vis les ]iréparatifs ]iour le souper de
monseigneur. Je com|ilai jnscpi'à quinze personiifs qui en ètaicul occu-
pées; mai.s je ne pus nombrer les mets qui s'offrirent a ma vue, tant la
Providence avait soin d'en pourvoir l'archevêché ! Ce fut alors que, res-
pirant à plein nez la fumée des ragoûts que je n'avais sentis (|ue de loin,
j'appris à connaili-e la sensiialilé. J'eus l'honneur de souper et de cou-
cher avec 1 s marmitons, qui véritablement me régalèrent, et dont je'
gagnais! bien l'amitié, que le jour suivant, lorsquej allai remercier maî-
tre Diego de m'avoir donné si généreusement un asile, il me dit: Nos
garçons de cuisine m'ont témoigné tous qu'ils seraient ravis devons avoir
pour camarade, tant ils trouvent à leur gré votre humeur. De votre
cûlé, seriez-vous bien a'se d'être leur compagnon? Je répondis que si
j'avais ce bonheur-là, je nie croirais au comble de mes vœux. Si cela
esl, repril-il, mon ami, regardez-vous dés à présent comme un officier
de l'archevêché. A ces mois, il me conduisit et me présenta au major-
dome, qui, sur mon air èwillé, me jugea digne d être reçu parmi lest
fouille-au-pot.
Je ne fus pas pliilôl en possession d'un emploi si honorable, queUihi-
tre Diego, suivant l'usage de.<! cuisiniers des grandes maisons, qui en-
voient secrètement des viandes à leurs mignonnes, me choisit pour porter
chez une dame du voi^inage, laniôl des longes de veau, et tantôt de la
vobiillc ou du gibier. Celle bonne dame était une veuve de trente an.s
tout' au plJis, très-jolie; Irés-vivc, q<ii avait tout l'air de n'être pas exac-
lenienf lidèle à' son cuisinier, (lependaiit il ne se cciiltintait pas de lui
fournir de la vinndfe, du pain, du sucre et de l'huile; il faisait aussi i siji
provision de viu'; et tout cela' aux (léj.'cns do moTiseigncurJ'arckeyèqwn'i
GIL BLAS.
127
J'achevai de me dégourdir rtjaos le palais de Sa Grandeur, où je lis un
tour assez [Jaisant, el iloiil on parle encore auj(.nrd'iuii dans Scvillc. Les
pages cl 'iiieli]iies autres doiuesiiiiues, pour célélirer l'anniversaire de
monseigneur, s'avisèrent di' vouloir iepré;enter une comédie. Ils choi-
sirent celle de Benavides; el, comme il leur fallait un garçon de niui
âge pour faire le rôle du jeune l'oi l.con, ils jetéreul les yeux sur moi.
Le majordome, qui .se pii|uaitde déc'amalion, se chargea de ra'e.xci cer ;
et, après m'avoir donné i;jueli|ues h eons, il assura que je ne serais pas
celui qui s'en ac(|uitterail le jilus mal. Comme c'était le patron qui faisait
la dépense île la fêle, vous vous imaginez bien qu'on n'épargna rien pour
la rcmlrc m.ignili que. On con.«lruisit dans la |)!us grande s.iUe du palais
un tliéàlre qui fut liien décoré. Ou lit 'lans les ailes un lit de gazon, sur
lequel je devais par.iitre eiidonui, quand les .Haiires viendraient se jeter
sur moi pour me faire prisonnier. Lorsque les actturs furent en état de
représenter l.i pièce, l'archevêque Cxa le jour de la représentalioii, el se
fit un plaisir de prier les seigneurs el les dames les plus considérables de
la ville de s y trouver.
Ce jour venu, chaque acteur ne s'occupa que de son habillement. Pour
le mien, il me fut apporté par un tailleur accompagné de notre major-
dome, riui, s'élanl donné la peine de me faire répéter mon rôle, se fai-
sait un devoir de me voir habiller. Le taille-ur me revêtit d'une riche rolw
de velours bleu, garnie de galons et de blutons d'or, iivec des nianehes
pendantes, 'ornées de franges du même métal ; et le majordome lui-nicmj
me posa sur la tèle nue couronne de carton parsemée de quantité dé
l'.erle* lines mêlées de faux diamants. De plus, ils me mirent une ceinture
ds soie couleur de rose à lîenrs d'argent : et à chaque clio.se dont ils me
paraient, il me semblait qu'ils me prêtaient des ailes ))Our m'cnvoler et
m'en aller. Kniiii, la comédie conimença sur la fin du jour. Le jeune roi
de Léon païaîl d'abord dans la pièce, et fait un long monologue; comme
c'était miii qui fusais ce personnage, j'ouvris la scène par une tirade de
vers qui aboiilissail ,i dire que, ne pouvant me défendre des charmes du
sommeil, j'allais m'y abandonner. Eu même temps je me relirai dans lis
coulisses, el me ji'lai sur le lit de gazon qui m'y avait été préparé; mais
au lieu de m'y enlormir, je me mis ,'i rêver au moyen de pouvoir gagner
la rue, et me suiver avec mes liabits royaux. Un pelit escalier dérobé,
par où l'on descendait sous le théâtre et dans la salle, me parut propre
é l'éxecution de mon dessein. Je me levai légèrement, et, voyant (|ue jier-
sonne ne prenait garde à moi, j'enfilai cet escalier, qui me conduisit dans
la salle, dont je g'ignai la porte en criant : Place, place, je vais changer
d'hobit Chacun se rangea pour me laisser passer; de sorte qu'en moins
d'une minute je sortis impunément du palais, à la L.vcur de la nuit, et
me rendis ,i la maison du vaillant, mon ami.
Il fut dans le dernier élonneuient de me voir vêtu comme j'étais. Je
le mis au fiil, et il en rit de tout son cieur. Puis, m'enibrassant avec d'aii-
t'int plus de joie qu'il se IL.ttaitde la douce espérance d'avoir part aux
dépouille» du roi de Léon, il me félicila d'avoir fait nu si beau coup, et
me dil que, si je ne me déinenlais pas dans la suile, je ferais un jour du
bruit ditns le momie par mon es|iril. Après nous être égayés tons deux el
bien ép;:noui la rate, je dis au brave: Que ferons-nous lie ce rielu' habille-
ment.' (Jue cela ne vous embarrasse point, me répondit-il. Je connais un
honnête fripier qui, sans témoigner la moindre curiosité, achète tout ce
qu'on veut lui vendre, pourvu qu'il y trouve bien son compte. Demain
matin j'irai le chercher, el je vous l'amènerai ici. En effet, le jour sui-
vant, le brave .sortit de grand malin de sa chambre, où il me laissa an
lit, cl revint deux heures après avec le l'ripier, qui portait un paquet de
toile jaune. .Mon ami, me dit-il, je vous pré.scnle le seigneur Ybagnez de
Ségovii", fripier plein d'honneur el de bonne foi, s'il en fut jamais, et
qui, malgré le Mauvais eximpie que ses confrères lui donnent, se |iiqne
lie la plus scrupuleuse intégrité. 11 va vous dire au juste ce que vaut
l'habiUiineiit dont vous voulez vous défaire, et vous pourrez vous en
tenir à son estimation. 0!i ! pour cela, oui, dil le fripier. Il faudrait que
je fusse un grand misérable pour priser une chose au-dessous de sa va-
leur. C'est ce qu'on ne m'a point encore reproché. Dieu merci , el ce
qu'on ne reprochera jamais à Ybagnez de Ségovie. Voyons un peu, ajou-
la-l-il, les h.irdcs que vous avez envie de vendre; je vous dirai en con-
science ce qu'elles valcnl. Les voici, lui dil le brave en les lui moiUrnnt ;
convenez que rien n'csl |ilus magnifique ; remarquez la bcaiilédece ve-
lours de Gênes, tl la richesse de cette garniture. J'en suis cnchanlé,
répondit le fripier aju-ès avoir examiné l'Iiabil avec beaucoup d'aitcnlion;
rien n'est filiis heau. El que |eiisez-vous des j-cilcs Unes qui .«ont à celle
couronne'.' reprit mon ami. Si elles étaient plus rondes, repai til Ybagnez,
elles seraient inestimables; cepciidanl, telles ((u'elles sont, je 'les trouve
forl bellis. el j'in suis aussi conliuil que du reste. J en demeure d'ac-
cord, eouliiiua-l-il, el j'aime à rendre justice. Un fourbe de fripier, à ma
place. affiTlrrail de mépriser la niarcbandi.se pour l'avoir à vil prix, et
n'aurait p.is houle d'en offrir vingt pistolts; mais moi, qui ai de la mo-
rali',j'eu donnerai quarante.
(Juand Ybagnez aurait dit cent, il n'eut pas encore été un juste csti-
malciir, puiV'|ue les perles seules en valaient bien deux cents. Le brave,
qui s eiilendait avec lui. me dil : Voyez le iKuilieur que vous av<z d'être
tombé entre les [nains d'un honnête homme. Le seigneur Ybagnez an-
pré( il' li's choses comme s'il était à l'article de la mort. Cela est vrai, dit
le fiipier ; .lussi n'y a-l-il pas une obole à rabattre ou à augnn nier avec
moi. Eh biiii ! ajoula-l-il, est-ce une affaire linie? n'y a-l-il qu'à vous
coiiq 1er l'espèc;'.' .\lleiide/, lui répondit le brave, il faut aujiaravant que
mou petit ami essaye l'habil que je vous ai fait apforter ici pour lui; je
suis bie^ trompé s'il ne^l pas convenable a sa taille. Alors le fripier,
.ly.iut défiiil son paquet, me montra un pourpoint avec haul-de-chausses
d'un heau draj) musC avec des boulons d'argent, le tout à demi usé. Je
me levai pour essayer cet habiliemi ni, lequi 1, quoique trop large et trop
long, parut à ces messieurs l'ait exprés pour moi. Ybagnez le prisa dix
pisloles et, comme il n'y avait rien à rabattre avec lui, il falUii en pas-
ser parla. De sorte qu'il tiia de sa bourse (rente pisloles, qu'il étala sur
la table; après tpioi il lit un autre paquet de ma robe royale et de ma
couronne, qu'il emporla, s'applaudissaiit sans doute en lui-même d'a-
voir si bien commenci' la journée.
Lorsqu'il fui sorti, le vaillant me dit : Je suis trés-salisfait de ce fri-
pier. Il avait bien raison de l'être; car je suis sûr qu'il tira de lui pour le
moins une centaine de pisloles de bénélice. -Mais il ne se canleiila point •
de cela, il prit sans façon la moitié de l'argent qui était sur la table, et
me laissa laulre en me disant : mon petit ami Scipion, avec ces quinze
pisloles qui vous restent, je vous conseille do sortir incess.amuunt de
celle ville, où vous jugez bien qu'on ne manquera pas de vous clirrcher
par ordre de nionseigneur l'archevêque. Je serais au désespoir qu'après
vous être signalé par une action qui fera honneur à votre histoire, vous
vous fissiez sottement metire en prison. Je lui répondis que j'avais bien
résolu de m'éloigner de Séville : comme eu effet, après avoir acheté un
chapeau et quelques chemises, je gagnai la vaste el délicieuf e c; mpague
qui conduit, entre des vignes et des oliviers, à l'ancienne cilc de Cai^
momie; et trois jours après j'arrivai à Cordone.
J'allai loger dans une hôlellerie à rentrée de la grande place où de-
meurent les marchands. Je me donnai pour uu enfant de famille de
Tolède qui voyageait pour son plaisir; j'étais assez proprement vêui pour
le faire croire, el quelques pisloles que j'affectai de laisser voir comme
jiar hasard à lliote achevei eut de le persuader. Peut-être aussi que ma
grande jeunesse lui fil penser que je pouvais êlre ([uelque petit libertin
ipii courait le pays après avoir volé ses jiarenls. (Juoi qu'il en s(iii,il ne
parut point curieux d'en savoir plus que je ne lui en disais, de peur ap-
paremnii lit que sa curiosilé ne m'ohigeât à changer de h)gemeiil. Pijur
six réanx par jour, on était bien dans celte liolellcrie, où il y avait beau-
coup de monde ordinairement. Je comptai le soir au souperjiisqu'.i douze
personnes à laide. Ce qu'il y a de plaisant, c'estquc chacun mangeait sans
rien dire, à la léserved'un seul homme, qui, parlant sans cesse à ttrt
el à travers, cnnipensait par son babil le silence des autres. Il faisait le
bel esprit, débitait des coules, et s'efforçait, par de bons mots, de rejouir
la conqiagnie, qui de temps en temps éclatait de rire, moins à la vérité
pour applaudir à ses saillies que pour s'en moquer.
Pour moi, je faisais si peu d'allention aux discours do cet original, que
je me serais levé de table sans pouvoir rendre compte de ce qu'il avait
dit. s'il n'eut Irouvé moyeu de m'iiitéresser dans ses discours, llessieurs,
s'écria-t-il sur la fin du' repas, tout ce que je vous ai dil n'est rien eu
comparaison de ce que je vais vous dire: je vous garde pour la bonne
1 ouche une histoire des plus divertissantes, une aventure arrivée ces
i jurs passés à l'archevêché de Séville. Je la tiens d'un baehrlier de ma
eounai.ssance, qui en a, dil-il, élé témoin. Ces paroles me causèrent qnel-
ipie émolion ; je ne doutai point que cotte aventure ne fut la mienne,
et je n'y fus pas trompé. Ce personnage en fil un récit fidèle, cl m'ap-
prit même ce que j'ignorais, c'est-à-dire ce qui s'était passé dans la salle
après mon départ : je vais vous le raconter.
A peine eus-je pris la fuite que les Maures, qui, suivant l'ordre de la
(lièce qu'on représentait, devaient m'enlever, parurent sur la scène,
dans le dessein de venir me surprendre sur le lit de gazon où ils me
croyaient endormi ; mais quand ils voulun ut se jeter sur le roi de Léon,
ils lurent liieu étonnés de ne trouver ni roi ni roc. Aussitôt la comédie
fut interiompuc. voilà tous les acteurs en peine: les uns m'appellent,
les autres me fout chercher; celui ci crie, celui-là me donne à tous les
diables L'archevêque. aperce\anl que h trouble et la confusion ré-
gnaient derrière le tliéàtiM-, en demanda la cause. A la voix du prélat, un
page, qui faisait le Gmcioso dans la pièce, aciouiul, et dil à .Sa Gran-
deur: Monseigneur, ne iraignez plus que les Mauies fassent prisonnier
le roi Léon : il vient, giàejî à Dieu, de se sauver avec sou h iliilbinent
roval. Le ciel en soit loué! .s'écria l'archevêque. 11 a paifaileimiit bien
fai't de fuir les ennemis de noire religion, el d'échapper aux bis qu'ils
lui pré(iaraieiit. Il sera sans doute nlournéà Léon, la capil.le de son
royaume, l'uissé-t-il y arriver sans malen. outre! Au reste, je défends
qu'on suive ses pas; )e serais fâché que Sa Majesté reçût quelqu» morti-
fication (le ma part. Le prélat, avant parlé de celte sorte, ordonna qu'on
lût mon rôle el qu'on achevât la comédie.
CHAPITRE XI.
Suite de l'histoire de Sci|iion.
Tant que j'eus de l'argent, mon boleme fit bonne mine cl eut de grands
égards pour moi ; niaisi du momcut qu il sapiiçul que je \i'cii avais plus
128
GIL BLAS.
guère il nie lj;iUit l'roid, me lit une querelle d'Allemand, et me pria un
beau malin de sorlir de sa maison pour aller loger ailleurs. Je le quittai
fièrement, et j'enirai dans l'église des pères de Saint-Dominique, où, ])pn-
dantque j'enlendaisla messe, un vieux mendiant vint me demander l'aii-
niône. Je lirai île ma poche deux ou trois niaravcdis, que je lui donnai,
en lui disant : Mon ami, priez Dieu qu'il me fasse trouver bientôt (|uel-
que bonne jdace; si voire prière est exaucée, vous ne vous repentirez
pas de l'avoir faite ; comptez sur ma reconnaissance.
Acesmr.ts, le gueux me considéra fort attentivement, et me répondit
d'un air sérieux : Quel poste souhaiteriez-vous d'avoir? Je voudrais, lui
répliquai-je, être laquais dans quelque maison où je fusse bien. 11 me de-
manda si la chose pressait. On ne iieut pas davantage, lui dis-ji> ; car si
je n'ai pas au plus tôt le honheur d'être placé, il n'y a point de milieu, il
faudra que je meure de faim ou que je devienne un de vos confrères. Si
vous étiez réduit à cette nécessité, reprit-il, cela serait fâcheux pour vous,
qui n'êtes pas fait à nos manières; mais, pour peu que vous y fussiez
accoutumé, vous préféreriez notre état à la servitude, qui sans contredit
est inférieure à la gueuscrie. Cependant, puisque vous aimez mieux ser-
vir que de mener, comme moi, une vie libre et indépendante, vous aurez
un maiire incessamment. Tel que vous me voyez, je puis vous cire ulile.
Je vais dès aujourd'hui m'employer pour vous. Soyez ici demain à la
même heure, je vous rendrai compte de ce qi.e j'aurai fait.
Je n'cfs garde d'y manquer. Je revins le jour suivant au même en-
droit, où je "ne fus pas longtemps sans apercevoir le mendiant, qui vint
me joindre, et qui me dit de prendre la peine de le suivre. Je le suivis.
Il me conduisit à une cave qui n'était pas éloignée de l'église, et où il
faisait sa résidence. Nous y eolrâmes tous deux ; et, nous étant assis sur
un Ions liane qui avait au moins cent ans de service, il me tint ce dis-
cours :' Une bonne action trouve toujours sa récompense ; vous me don-
nâtes hier l'aumône, et cela m'a déterminé avons procurer une condiiion;
ce qui sera bientôt fait, s'il plaît au Seigneur. Je connais un vieux domi-
nicain, nommé le père Alexis, qui est un saint religieux, un grand di-
recteur. J'ai Ihoiineur d'être son commissionnaire, et je m'acquilte de
cet emploi avec tant de discrétion et de fidélité, qu'il ne refuse ]ioint
d'employer son crédit pour moi et pour mes amis. Je lui ai parle de
vous, et'je l'ai mis dans la disposition de vous rendre service. Je vous
présenlei-ai à Sa Révérence quand il vous jdaira.
il n'y a pas un moment à jierdre, dis-je au vieux mendiant ; allons
voir tout à l'heure ce bon religieux. Le pauvre y consentit, et me mena
sur-le-champ au jiére Alexis, que nous trouvâmes occupé dans sa cham-
bre à éeiire des lettres spirituelles. 11 inlerromiiit son travail pour me
parler. 11 me dit qu'à la prière du mendiant il voulait bien s'intéresser
pour moi. Ayant appris, poursuivit-il, que le seigneur Baltazar Vclasquez
avait besoin' d'un laquais, je lui ai écrit ce matin eu votre faveur, et il
vient de me faire réponse qu'il vous recevrait aveuglément de ma main.
Vous pouvez dés ce jour le voir de ma part; c'est mon pénitent et mon
ami. L ;-dcssus le moine m'exhorla pendant trois bons quarts d'heure à
bien remplir mes devoirs. Il s'étendit principalement sur l'obligation où
j'étais de servir Velasquez avec zèle; après quoi il m'assura qu'il aurait
soin de me maintenir dans mon poste, pourvu que mou> mailre n'eût
point de reproche à me faire.
Après avoir remercié le religieux des bontés qu'il avait pour moi, je
sortis du monastère avec le mendiant, qui me dit que le seigneur Bal-
tazar Velasqui z était un vieux marchaiid de drap, un homme riche, sim-
ple et débiinnairc. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous ne soyez par-
faitement bien dans sa maison, qu'à votre place je préférerais à iine mai-
son de qualité. Je m'informai de la demeure du bourgeois, et je m'y
rendis sur-le-champ, après avoir proniis au gueux de reconnaitre ses bons
offices sitôt que j'aurais pris racine dans ma condition. J'enirai dans une
boutique où deux jeunes garçons marchands, proprement vêtus, se pro-
menaient en long et en large, et faisaient les agréables en attendant la
pratique. Je leur demandai si le maître y était, et leur dis que j'avais à lui
parler de la part du père Alexis. A ce nom respeclable, on me fit passer
dans une arrière-bouiique, où le marchand feuilletait un gros registre
qui était sur un bureau. Je le saluai respcclneusement. Seigneur, lui
ois-je, vous voyez le jeune homme que le révérend père Alexis vous a
firoposé |iour laquais. Ah ! mon enfant, me répondit-il, sois le bienvenu.
l suffit que tu me sois envoyé par ce saint homme ; je te reçois à mon
service préférablcmenl à trois ou quatre laquais qu'on me veut donner.
C'est une affaire décidée ; les gages conrenl dés ce jour.
Je n'eus pas besoin d'être longtrm|is cliczee bourgeois pour m'spcr-
cevoir qu il était tel qu'on me l'avait dépeint. 11 me parut même d'une si
grande simplicité, que je ne pus m'empèclier de penser que j'aurais bien
delà peine à m'abslenir de lui jouer quelque tour. Il était veufdejiuis
quatre années, et il avait deux enfants, un garçon qui achevait son cin-
quième lustre, et une fille qui commençait son troisième. La fille, élevée
par une duègne sévère, et dirigée par le père Alexis, marchait dans le
sentier de la vertu ; mais Gaspard Velasquez, sou frère, quoiqu'on n'eût
rien épargné pour en faire un honnête homme, avait tous les vices d'un
jeune libertin. Il passait quelquefois des deux ou trois jours hors du lo-
ffis; et si, à son reloiir, son père s'avisait de lui en l'aire des reproches,
Gaspard lui imposait silence, eu le prcuanlsur un ton plus haut que
le sien.
Scipion, me dit un jour le vieillard, j'ai un flls qui fait toute ma )ieine.
Il est plongé dans toutes sortes de débauches : cela m'élonne, car son
éducation n'a pas été négligée. Je lui ai donné de bons maîtres ; et le
père Alexis, mon ami, a fait tous ses efforts pour le mettre dans le bon
chemin ; mais, hélas ! il n'a pu en venir à bout : Gaspard sVst jeté dans
le libertinage. Tu me diras peut-être que je l'ai traité avec trop de dou-
cfur dans sa puberté, et que c'est cela qui l'a perdu. Mais non, il a été
châtié quand j'ai jugé à propos d'user de rigueur, car, loiil débonnaire
que je suis, je ne laisse jias d'avoir de la fermeté dans les occasions qui
en demandent Je l'ai même fait enfermer dans une maison de force, et
il n'en est devenu que plus méchant. En un mot, c'est un de ces mauvais
sujets que le bon exemple, les remontrances et les châtiments mêmes
ne sauraient corriger. 11 n'y a que le ciel qui puisse faire ce mi-
racle.
Si je ne fus pas fort touché de la douleur de ce malheureux père, du
moins je fis semblant de l'être. Que je vous plains, monsieur ! lui dis-je.
Un homme de bien comme vous méritait d'avoir un meilleur fils. Que
veux lu, mon enfant ? me répondit-il. Dieu m'a voulu priver de celle
consolation. Entre les sujets que Gaspard me donne de me plaindre de
lui. poursuivit-il, je te dirai ennfidemment qu'il y en a un qui me cause
beaucoup d'inquiétude; c'est l'envie qu'il a de nie voler, et qu'il ne
trouve que trop souvent moyen de satisfaire, malgré ma vigilance. Le
laquais à qui lu succèdes s'entendait avec lui, et c'est pour cela que j'ai
chassé ce domestique. Pour toi, je compte que lu ne te laisseras jias
corrompre par mon fils. Tu épouseras mes intérêts ; je ne doute pas (|ue
le père Alexis ne le l'ait bien recommandé. Je vous en réponds, lui dis-
je; Sa llévérence m'a exhorté pendant une heure à n'avoir en vue que
votre bien; mais ]e puis vous assurer que je n'avais pas besoin pour cela
de son exhortation. Je me sens disposé à vous servir fidèlement, et je
vous promets enfin un zèle à toute épreuve.
Qui n'entend qu'uue partie n'entend rien. Le jeune Velasquez, )ielit-
mailre en diable, jugeant à ma physionomie que je ne serais pas plus
difficile à séduire que mon prédécesseur, m'attira dans un endroit écarté,
et me parla dans ces termes : Ecoute, mon cher, je suis persuadé que
mon père t'a charg^ne m'espionner; il n'y a pas manqué; mais prends-y
garde, je l'en avertis, cet emploi n'est pas sans désagrément. Si je viens
à m'ajicrcevoir que tu m'observes, je le ferai mourir sous le bâton ; au
lieu que si tu veux m'aider à tromper mon père, lu peux tout aliendre
de ma reconnaissance. Faut-il le parler plus clairement? tu auras ta pari
dans les coups de filet que nous ferons ensemble. Tu n'as qu'à choisir :
déclare-toi dans le moment pour le père ou pour le fils; point de
quartier.
Monsieur, lui répondis-je, vous me serrez furieusement le bouton ; je
vois bien que je ne pourrai me défendre de me ranger de votre iiarti,
quoique dans le fond je me sente de la répugnance à Irahir le seigneur
Velasquez. Tu ne dois l'en faire aucun scrupule, reprit Gaspard ; c'est
un vieil avare qui voudrait encore me mener à la lisière : un vilain qui
me refuse mon nécessaire, en refusant de fournir à mes (ilaisirs, car le?
plai-irs sont des besoins à vingt-cinq ans. C'est dansée point de vie qu'il
faut que lu regaides mon jière. Voilà qui est fini, monsieur, lui dis-je ,
il n'y a pas moyen de tenir contre un si jusle sujet de plainte. Je me dé-
clare pour vous, et je m'offre à vous seconder dans vos louables entre-
prises; mais cachons bien tous deux noire intelligence, de peur qu'on ne
mette à la porle votre fidèle adjoint.. Vous ne ferez point mal, c-i me
.semble, d'affeclcr de me hai'r : parlez-moi bruialemcnt devant lout le
monde, ne mesurez jias les termes. Quelques so fllc's même et que'qiics
coups de pieds au cul ne gâteront rien; au coiilraire, plus v. us me don-
nerez de marques d'aversion, plus le seijiicnr Ballazar aura confiance
en moi. De mon côié, je ferai senih'ant d'éviter voir.î ronversatim. En
vous servant à table, je paraî'.rai ne m'en acquitter qu'à regret ; et,
quand je m'entreiiendrai de Voire Seigneurie, ne Irouvez pas mauvais
que je dise pis que pendre de vous. Vous verrez que t uit le monde au
logis sera la dupe de cette conduite, et qu'on nous croira tous deux en-
nemis mortels.
Vive Dieu ! s'écria le jeune Velasquez à ces dernières | aroles, je l'ad-
mire, mon ami; tu fais paraître à Ion âge un génie ébuinant pour 1 in-
trigue : j'en conçois pour moi le plus heureux |irésage. J'espère q'i'avcc
le secours de ton esprit je n^ laisserai pas nue pislole à mon père. Vous
me faites trop d'honneur, lui dis-je, dotant compter sur mon indusl ie.
Je ferai man possible pour justifier la bonne opinion que vous en avez;
et si je ne puis y réussir, ce ne sera pas ma faute.
Je ne tardai guère à faire conn iire à Gaspard qu"! j'étais effectivement
l'homnie qu il !ui fallait; et voici quel fut le premii r service que je lui
rendis. Le coffre-f irt de Ballazar était dans la chambre de ce bonhoiume ,
à la ruelle de son lit, et lui servait de prie-Dieu. Toutes les fois que je le
regardiis, il me réjouissait la vue, et je lui disais souvent en moi-m'nie :
Col'fre fort, mon aiii', seras-tu toujours fermé pour moi? n'aurai-je ja-
mais le plaisir de contempler le trésor que tu recèles? Comme j allais
quand il me plaisait dans la chambre, dont l'enlrée n'était interdite qu'à
Gaspard, il arriva un jo ir que j'aperçus son père, (lui. croyant u'êlre vu
de personne, après avoir ouvert et refermé son coffre fort, en cacha la
clef derrière une tapisserie. Je remarquai bien l'endroit, et fis part de
Celte déouverlc à mou jeiii.c mailre, qui me dil en m'embrassanl de
joie : Ah ! mou cher Scipion, que viens-lu de m'.ippendre? Noire for-
tune est faite, mou enfant. Je le donnerai dés aujourd'hui de la cire, tu
prendras l'empreinte, de la clef, et tu me la remcllras entre les mains.
GIL lîLAS.
12!)
•Ir n'.-iur.Ti pns de iieiuc à Irouver un serrurier oblûfMiit dans Cordoue,
(|iu n'e^t pas la vill ■ d'Esiiacne où il y a le nio'ns de fripons.
Eh! pourquoi, dis-je à Gaspard, voulez-vous faire faire une fausse
clef, quand nous pouvons nous servir de la véritable? Tu as raison, nie
ri'qinnilil-il. mais je crains que mon père, par dcliance ou aulrtnient, ne
s'avise de la cacher ailleurs, et le plus sur est d'en avoir une qui soit a
nous. J'approuvai sa crainte, et, nie rendant à son sentiuunt, je nie pré-
parai à piemlre l'empreinte de la clef; ce qui fut exécuté in hean ni.ilin,
tandis (|MC mon vieux patron faisait une visite au père Alexis, avec le-
ipiel il avait ordinainnieiU de fort longs entretiens Je u'en demeurai
pas là : je me servis de la clef jiour ouvrir le coffre-fort, qui, se trou-
vant rempli de irrands et de petits sacs, me jila dans un embarras ch ir-
iiiant. Je ne savais lequel choisir, tant je me sentais d affection pour les
uns et pour les antivs; néanmoins, comme la peur 'd'être surpris ne me
permettait pas de faire uu lonc: examen, je nie saisis ii tout hasard d'un
des plus gros. Ensuite, ayant refermé le col'fre et remis la clef derrière la
t.'pisserie, je sortis de la chambre avec ma proie, que j'albù cacher dans
une petite garde-robe, en attendant que je pusse la rmietlrc au jeune
Velasquez, qui m'attendait dans une maison où il m'avait donné rendez-
vous, et que je rejoignis promptcment en lui a|i|ireiiant ce que je venais
de faire. Il fut si content de moi, qu'il m'accabla de caresses, et m'offrit
généreusement la moitié des espèces qui étaient dans le sac; ce que je
refusai. IVon, non, monsieur, lui dis-je, ce premier sac est pour vous
seul; servez-vous-en pour vos besoins. Je retournerai incessamment au
colfre-fo t, où, grâce au ciel, il y a de l'argent pourn<ins deux. En effet,
trois jours après j'enlevai un second sac, où il y avait, ainsi que dans le
premier, cinq cents écus, de.<u|uels je ne voulus accepter que le quart,
quelques instances que me fit Gaspard pour m'obligera les partager avec
lui fraternellement.
Sitôt que ce'jeiine homme se vit si bien en fonds, et par conséquent
en état de satisfaire la passion qu'il avait pour les femmes et pour le
jeu, il s'y abandonna tout entier ; il eut le malheur de s'entêter dune
de ces fameuses qui dévorent et engloutissent en peu de temps les plus
gros patrimoines. Il se jeta pour elle dans une dépense effroyable, ce
qui me mit dans la nécessité de rendre tant de visites au coffre-fort,
que le vieux Velasquez s'aperçut enfin qu'on le volait. Scipion, nie dit-il
un matin, il faut que je le découvre mon ccciir : quelqu'un me vole, mon
ami ; on a ouvert mou Cuffre-fort ; on en a lire plusieurs .sacs; c'est un
fait cou-tant. Quidoisje accuser de ce larcin'.' ou |ilutot quel autre (|ue
mou lils peut l'avoir fait? Gaspard scia furtivement entré dans ma cham-
bre, ou I ien lu l'y amas toi-même introduit; car je suis •tenté de te
eioire d accord avec lui, quoique vous paraissiez lous deux fort mal en-
si'inbltf. Néanmoins, ajouta-t-il, je ne veux pas écouler ce soupçon, puis-
que le 'père Alexis m'a répondu de ta lidc ilè. Je répondis que, grâce à
Dieu, le bien d'autrui ne me tentait point, et j'accompagnai ce mensonge
dune grimace hypocrite qui me seivit d'ajiologie.
Elfeciivcinent, le vieillard ne m'en |iarla [dus : mais il no laissa pis de
m'envelopper dans sa délianco; et, prenant des ]iiéeautions coiitie nos
alleiitats, il lit mettre ;i son coffre-fort une nouvelle serrure, dont il
porta toujours depuis la clef dans ses poches. Par ce moyen, tout com-
iiicicc étant lompu entre nous et les sacs, nous demeurâmes fort suis,
particulièrement Gaspard, qui, ne pouvant plus faire la même dépense
pour sa uyin|dip. craignit d être obligé de ne la ]diis voir. Il eut pourtant
l'esprit d imaginer un expédient qui le fit rouler pendant quelques jours,
et cet ingénieux expédient fut de s'approprier, jiar fiunie d'iMiipinnt,
tout ce i|ui m'était revenu des .saignées que j'avais faites au eoffre-bu-t.
Je lui donnai jusqu'à la dernière pièce; ce qui pouvait, ce me semble,
passer pour une restitution anticipée que Je faisais au vieux marchand,
dans la iicrsonnede son héritier.
Ce jeune homme, lorsqu'il eut épui.sé cette ressource, considérant mi'il
n'en av<,ii plus aucune autre, tomiia dans une profonde et nhWa mélan-
colie qui troubla peu à peu sa raison. 11 ne regarda sou père cpie coinine
un liomiiiequi faisait tout le malheur de sa vie. Il entra dans un vif dés-
espoir, et, sans cire retenu par la voix du sang, le misérable conçut
l'horrible dessein de renipoisonner. Il ae se,contenta ]ias de me faire
coiilidenie de cet exécrable projet, il me projiosa même de servir d'iiis-
Iriimeiii à sa vengeance. A cette pro|iosiliou, je me sentis saisi d'effroi.
Monsieur, lui dis-je, est-il possible que vous soyez assez ahandoniié du
ciel pour avoir formé cette abominable résolution'/ (Juoi ! vous seriez
capable de donner la mort à l'auteur de vos jours? On verrait en Espa-
gne, d.'US le sein du christianisme, commettre un crime dont la seule
ujcc ferait horreur aux nations lis plus barbares! Non, mon cher niailrc,
ajoiitai-je eu me mettant à ses genoux, non, vous ne ferez pulut une
action qui soulèverait eontre vous toute la terre, et qui serait suivie d'un
infâme cli,1timcnt.
Je tins encore d'antres discours à Gaspard, jiour le détourner d'une
entreprise si coupable. Je no sais où j'allai prendre tous les raisonne-
nieiils d'honnête homme dont je me servis pour comballre son déses-
poir; m lis il est certain que je lui parlai comme un docteur de Sala-
iiiaiii|ue, tout jeune et tout fils que j'étais de la Goscolina. Gepeiidaiu
j'eus beau lui leprésenler ipiil devait rentrer eu lui-même, et rejeter
courugeusemcnt les pensées déte^tablcs dont s-iii esprit était assailli,
tunlc mon éloquence fut inutile. Il baissa la tète sur sou estomac, et,
gardant un morne silence, quelque chose que je pusse faire et dire, il me
lit juger qu'il n'en démordrait point.
Là'-dessus, prenant mon parti, je résolus de révéler tout à mon vieux
maitre;je lui demandai un secret entretien, il me l'accorda; et nous
étant tous deux eiifeimés, Monsieur, lui dis-je, souffrez (|ue je me jette
à vos pieds, et que j'implore votre miséri'C'i'de ! En achevant ces paror»
les, je me prosternai devant lui avec beaucoup d'émotion, et le visage
baigné de biinies. Le marchand, surpris de mon action et de mon air
troublé, me demanda ce qucj';rvais fait. Une faute dont je me i-epens, lui
répondis-je, et que je me reprocherai toutij ma vie. J'ai eu la faiblesse
d'écouter votre lils et de l'aider à vous voler. En même temps, je lui lis
un aveu sincère de tout ce qui .s'était pas.sé à ce sujet ; après quoi je lui
rendis compte de la conversation que je venais d'avoir avec Gaspard,
dont je lui révélai le dessein sans oublier la nioindrc circonstance.
Quelque mauvaise o)iinioii que le vieux Velasquez eut de son fils, à
peine |iouvail-il ajouter foi à ce discours. Néanmoins, ne doutant nulle-
ment cpie mon rapport ne fût vèri able, Seipion, me dit-il en me rele-
vant, car j'étais toujours à ses pieds, je le pardonne en faveur de l'avis
iniporlant ipie tu viens de me donner. Gaspard, poursuivil-il en élevant
sa voix, (iaspard en veut à mes jours ! Ah ! fils ingrat, monstre qu'il eut
mieux valu étouffer en naissant que laisser vivre pour devenir un |iar-
ricide, quel sujet as-tu d'attenter à ma vie? Je te fournis tous les ans
une somnie raisonnable pour tes plaisirs, et tn n'es pas content! Eaut il
donc, pour te satisfaire, ipie je te permette de ruiner ta sœur et de dis-
siper tous mes biens? Ayant lait cette apostrophe aniére, il me recom-
manda le secret, et me dit de le laisser songer à ce qu'il avait a faire
dans une conjoncture si délicate.
J'étais fmi en peine de savoir quelle résolution prendrait ce jiére
iiifoituné, lorsque le même jour il fil ajipeler Gasjiiird, et lui tint ce
discours, sans lui rien témoigner de ce qu'il avait d:iifs i'ànie : Mon fils,
j'ai reçu une lettre de Méiida, d'où l'on me mande que si vous voulez vous
marier, on vous offre une fille de quinze ans, parfaiteiiii nt belle, et qui
vous apportera une liche dot. Si vous n'avez point de répiignauee pour
le mariage, nous ]iariiriJiis demain au lever de l'aurore |iour Mérida ;
nous verrons la personne (pi'oii vous propose; si elle est de votre goùl,
vous l'épuiiserez; et si elle ne l'est pas, il ne seia plus parlé de ce ma-
riage, (iakpard, entendant |Mirlcr d'une riche dot, et croyant déjà la
tenir, répondit sans bésitei- (|u'il était prêta faire ce voyage; si bien
qu'ils partirent le lendemain des la pointe du joar, tous detix seuls, et
montés sur de bonnes mules.
Quand ils furent dans les montagnes de Fésira, et dans un endroit aussi
chéri des voleurs que redouté des passants, lîaltazar mit pied à terre, en
disant à son fils d'en faire autant. Le jeune homme obéit, et demanda
pourquoi, dans ee lieu-là. on le faisait descendre de sa mule. Je vais le
l'apprendre, lui réponilil le vieillard en l'envisageant avec des yeux où
sa douleur était peiiile : nous n'irons point à Mérida, et rhymen'donl je
l'ai parlé n'est qu'une fable (|iic j'ai inventée pour l'attirer ici. Je n'i-
gnore pas, lils ingrat et dénaturé, le forfait que lu médites. Je sais qu'un
]ioison préparé par tes soins me doit être présenté; mais, iiiseii>é i|ue lu
es, as-tu pu lellallenjue lu m'ôterais de cette façon iuipniiéinenl la vie?
Quelle eiriiir! Songe que Ion crime serait bienlôt découvert, et ipie lu
|iéiirais par la main du bourreau, il est, conlinua-l-il, un moyen plus sur
de eonteiiler la rage, sans l'exposer à une mort ignominieuse Nous som-
mes ici sans témoins et dans un endroit où se commellenl lous les jours
des assassinais; puisque lu es si altéré de mon sang, enfonce ton |ioi-
giiard dans mon sein : on impulera ce meurtre à des brigands, A ces
mots, liallazar, découvrant sa poitrine et marquant la place de son coeur
à son lils, 'liens, Gas|iard, ajouta-t-il, porte-moi là un coup niorlel pour
me punir d'avoir produit un scélérat comme loi!
Le jeune Velasquez, frappé de ces paroles conime d'un coup de ton-
nerre, bien loin de cberclier à .se justifier, tomba tout à coup sans senti-
iiieiil aux pieds de son père. Ce bon vieillard, le voyant dans cet étal, qui
lui parut un coinmencemeiit de re|ienlir, ne put s'cin|iêclier de céder à
la faiblesse de la palernité; il s'empressa de le secourir ; mais Gaspard
n'eut pas sitôt re|iris l'usage de ses sens, i|ue, ne pouvant soutenir la pré-
sence d'un père si jiisteineiil irrité, il fit un effort pour se relever ; il re-
monta promptemenl sur sa mule, et s'éloigna sans dire une pande. lial-
lazar le laissa dis| araitic; et, l'abandonnant à ses remords, reviiil à Gor-
doue, où, six mois après, il apprit qu'il s'était jeté dans la ibarlreuse de
Séville, pour y pas.scr le reste de ses jours dans l'a pènileiiee.
ClIAl'lTRE XII.
Vin lie l'iiistiiiie de .Siijiioii.
I.e mauvais exemple produit qiiel|iiefnis de très-bons effets. Ln cnii-
duiti^ que le jeune Velasquez avait I ■ nii" fit laire de si'rii'iises ré-
llexions sur la inienne. Ji' eoninieiieai à eoniliatlre mes incliiialioiis fiir-
lives èl à vivre en garçon d'honneur. L'babilnde ipie j'avais de me saisir
de tout l'argent ijue je pouvais prendre clait formée par tant d'actes
150
GIL BLAS.
réilérés, qu'elle n'élait pas aisée à vaincre. Ccpendanl j'esji(>rais r>n venir
à bout, ayant souvent ouï dire que, pour devenir vertueux, il ne fallait
que le vouloir véritablement. J'entrejiris donc ce grand ouvrage, et le
ciel .sembla liénir mes efforts; je cessai donc de regarder d un œil de cu-
pidité le coffie-fort du vieu.x marchand; je crois même qu'il n'eût tenu
qu'à moi d'en tirer des sacs, que je n'en aurais rien fait. J'avouerai
pourtant qu'il y aurait eu de l'imprudence à mettre à cette épreuve mon
intégrité naissante; aussi Velasquez s'en garda bien.
Don Manricpie de Médrana, jeune gentilhomme et chevalier de l'ordre
d'Alcantara, venait souvent au logis.' Nous avions sa pratii|uo, qui était
une de nos plus nobles, si elle n'était pas une de nos meilleures. J'eus le
bonheur de plaire à ce cavalifr, qui, tontes les fois qu'il me rencontrait,
in'ag.içail toujours pour me taire parler, et paraissait m'éconler avec plai-
sir. Scipion, me dit-il un jour, si j'avais un la(|uais de ton humeur, je
croirais posséder un trésor; et si tu n'appartenais pas à un homme que
je considère, je n'épargnerais rien pour le débaucher. Monsieur, lui rc-
pondis-je, vous auriez peu de peine ,i y réussir, car j'aime d'inclination
les personnes de qualité, c'est mon faible; leurs manières aisées m'enlè-
vent. Cela étant, reprit don Manritiiie, je veux prier le seigneur Baltazar
de consentir que lu passes de son service au mien ; je ne crois pas qu'il
me refuse celle grâce. Véritablement, Velasquez la lui accorda d'autant
plus facilement, ([u'il ne croyait pas la perte d'un laquais fripon irrépara-
ble. Dejmon coté, jefus bien aisede ce changement, le valet d'un bourgeois
ne me paraissait qu'uji gredin en comparaison du valet d'un chevalier
d'.\lcanlara.
Pour vous faire un porlrail fidèle de mon nouveau patron, je vous di-
rai que c'était un cavalier de la plus aimable figure, et qui revenait à tout
le monde par la douceur de ses mccurs et par' son bon es|u-il. D'ailleurs,
il avait beaucoup de valeur et de probité. Il ne lui manquait que du bien ;
mais, cadet d'une maison plus illustre que riche, il était obligé de vivre
aux dépens d'un'e vieille tante qui demeurait à Tolède, el qui, l'aimant
comme un fils, av.iit .soin de lui faire tenir l'argent dont il avait besoin
pour s'entretenir. Il était toujours vêtu i)roprem'enl ; ou le recevait fort
Lien partout. Il voyait les princqiales dames de la viUe. et entre autres
la marquise d'Almcnara. C'était une veuve de soixante-douze ans, qui,
par ses manières engageantes et les agréments de son esprit, attirait chez
elle toute la noblesse de Cordoue. Les hommes ainsi que les femmes se
Iilaisaient à son entrelien, el l'on aj)pelait sa maison ta bonne compa-
gnie.
Mon maître était un des plus assidus courtisans de cette dame. Un soir
qu'il venait de la quitter, il me parut avoir un air animé qni ne lui était
lias ordir>an-e. Seigneur, lui dis-je, vous paraissez bien agité; votre li-
de!e serviteur |ieul-il vous en demander la cause? Ne vous 'serait-il point
arrivé quebpie chose d'extraordinaire? Le chevalier sourit à celle ques-
tion, et m'avoua qu'effectivement il était occupé d'une conversation sé-
rieuse qu'il venait d'avoir avec la marquise d'Alniénara Je voudrais bien,
liii dis je en souriant, que cette mignonne septuagénaire vous eut fait
une déclaration d'amour. Ne pense )ns le moquer, me répondit-il; ap-
prends, mon ami, que la marquise m'aime. Chevalier, m'a-t-elle dit, je
connais votre iieu de fortune comme votre noblesse; j'ai de l'inclination
pour vous, et j ai résolu de vous épouser pour vous mettre A voire aise,
ne pouvant honnêtement vous enrichir d'une autre manière. Je sais bien
que ce mariage me donnera dans le monde un ridicule, qu'on tiendra
sur mon com|ite des discours médisants, et qu'enfin je passerai pour une
vieille lolle qui veut se remarier ; n'importe, je prétends mépriser les ca-
quets pour vous faire un sort agréable. Tout ce que je crains, a-t-etle
ajoute, c'est que vous n'ayez de la répugnance à répondre d mes inten-
tions. "^
Voilà, pmirsuivil le chevalier, ce que m'a dit la marquise; j'en suis
d .aulant plus étonne que c'est la femme de Cordoue la plus sage et la plus
raisonnable ; aussi lui ai-je fait réponse que jetais surpris quelle me lit
I honneur de me proposer sa main, elle qui avait toujours persisté dans
la resolution de soutenir jnsqu'ail bout .son veuvage; ;i quoi elle a reparti
qu'ayant des biens considérables, elle était bien aise, de .son vivant, d'en
faire part à un honnête homme qu'elle chérissait. Vous êtes aiiparemment
repris-je, déterminé à sauter le fossé? En peux-tu douter? me répondil-
il ; la marquise a des biens immenses, avec les qualités du cœur et de
l'esprit. Il faudrait que j'eusse perdu le jugement pour laisser échapper
un établissement si avantageux pour moi.
J'approuvai fort le dessein où mon maître était de profiter d'une si belle
occasion de faire sa forliinc, et même je lui conseillai de brusquer les
choses, tant je craignaisdc lesvoirchauger. llenrcnsement,la dameavail en-
core plus que moi celte affaire à cœur; el, bien loin de la né"li"er elle
donna de si bons ordres, que les préparatifs de son hyménée furent biènlol
lails. Des qu on sut dans Cordoue que la vieille marquise d'Alménara se
disposait d épouser le jeune don Manrique de Médrana, les railleurs com-
mencèrent à s'égayer aux dépens de cette veuve ; mais ils eurent beau
s épuiser en mauvaises plaisanteries, ils ne la détournèrent point de son
entreprise. Elle laissa parler toute la ville, et suivit son chevalier d l'au-
tel. Leurs noces furent célébrées avec un éclat qui fournit une nouvelle
matière à la médisance. La mariée, disait-on, aurait du moins dû
deui • ■ ■
eut chez elle un grjnd repas accompagné de si,inphonie, et la fête finit
par un bal où ,se trouva toute la noblesse de Coidoue de l'un el de l'autre
sexe. Sur la fin du bal, nos nouveaux mariés s'échappèrent pour gagner
lin appartement où ils s'enfermèrent avec une femme de rlianibro et ïnoi,
ce qui fournit à la compagnie un nouveau sujet d'accnsrr la marquise
d'avoir du tempérament ; mais celle dame était dans une déposition bien
différente de celle où ils la croyaient tous. Aussitôt qu'elle se vit en par-
ticulier avec mon maiire, elle lui adressa ces paroles : Don Manrique,
voici votre apiiartemcnt; le mien est dans un autre endroit de celte mai-
son ; nous passerons la nuit dans des chambres séparées, elle jour nous
vivrons ensemble comuic une mère et son fils. Le chevalier y fut trompé
d'abord : il crut que la dame ne parlait ainsi que pour l'engager d lui
faire une douce violence; et, s'imaginant devoir par politesse paraître
[lasslonné, il s'approcha d'elle, et s'offrit avec empressement d lui servir
de valet de chambre ; mais, bien loin de lui permettre de la déshabiller,
elle le repoussa d'un air sérieux, et lui dit : Arrêtez, don Manrique; si
vous me prenez pour unedc ces tendres vieilles qui se remarient par fra-
gilité, vous êtes dans l'erreur ; je ne vous ai point épousé pour vous faire
sclioter les avantages que je vous fais par notre contrat de mariage , ce
sont des dons purs de mon cœur, et je n'exige de votre reconnaissance
que des sentiments d amitié. A ces mots, elle nous laissa, mon maître et
nmi, dans notre appartement, et se retira dans le sien avec sa suivante,
en défendant absolument au chevalier de l'accompagner.
Après .sa retraite, nous demeurâmes, don Manrique el moi, fort étour-
dis de ce que nous venions d'entendre. Scipion, me dit mon maître, le
serais-lu attendu au discours que la marquise vient de me tenir ? Que
penses-tu d'une pareille dame? Je pense, monsieur, que c'est une femme
comme il n'y en a point Quel liouhcur pour vous de l'avoir ! C'est possé-
der un bénéfice sans être tenu d'acquitter les charges. Pour moi, reprit
don Manrique, j'admire une épouse d'un caractère si estimable, et je pré-
tends compenser par toutes les attentions imaginables le sacrifice qu elle
fait d sa délicatesse. Nous continuâmes d nous entretenir de la dame, et
nous allâmes ensuite nous reposer, moi sur un grabat dans. une garile-
robe, et mon maître dans un beau lit qu'on lui avait préparé, el où je crois
cpi'au fond de son ,îmo il ne fut pas fâché de coucher seul, quoiqu'il se
sentit assez reconnaissant pour oublier l'âge d'une femme si généreuse.
Les réjouissances recommencèrent le jour suivant, et la nouvelle ma-
riée parut de si belle humeur, qu'elle donna beau jeu aux mauvais |dai-
sants. Elle riait toute la première de ce qu'ils disaient; elle excitait
même les rieurs d s'égayer, en se prêtant de bmine grâce d leurs saillies.
Le chevalier, de son côté, ne se montrait pas moins coulent que son
é)iouse, et Ton eût dil, d l'air tendre dont il la regardait et lui parlait,
ipi'il était dans le goût de la vieillesse. Les deux époux eurent le soir une
nouvelle conver.satiim où il fut décidé que, sans se gêner l'un l'autre, ils
vivraient de la même façon qu'ils avaient vécu avant leur mariage. Ce-
pendant il faut donner celle louange d don Manrique, qu'il fit, par con-
sidération pour sa femme, ce que peu de maris eussent fait à sa place :
il abandonna une petite bourgeoise qu'il aimait et dont il était aimé, ne
voulant pas entretenir un commerce qui eût semblé insulter d la conduite
délicate que son épouse tenait avec lui.
Tandis qu'il donnait de si fortes marques de reconnaissance d celle
vieille dame, elle les payait avec usure, quoiqu'elle les ignorât ; elle le
rrinlit maître de sou cotïre-forl, qui valait mieux que celui de Velasquez.
t^omme elle avait réformé sa maison pendant son veuvage, elle la remit
sur le même pied où elle avait été du vivant de son premier époux ; elle
giosvit son domestique, remplit ses écuries de chevaux et de mules ; en
un mol, par ses généreuses bontés, le chevalier le plus gueux de l'ordre
d'Alcantara en devint le plus riche. Vous me demanderrz peut-être ce
que je gagnai d tout cela : Je reçus cinquanle.pisloles de ma maîtresse et
cent de mon maiire, qni, de plus, me Ui .son secrétaire avec quatre cents
écHs d'appointements. Il eut même assez de confiance en moi pour vouloir
que je fusse son trésorier.
Son trésorier I m'écriai-je en interrompant Scipion en cet endroit, et
en faisant un éclat de rire. Oui, monsieur, répliqua-t-il d'un air froid et
sérieux ; oui, son trésorier. J'o.se même dire que je me suis acquitté de
Cet emploi avec honneur. Il est vrai que je suis |ieui-èlrc redevable de
(|uelqiie chose d la caisse^ car comme je prenais dedans mes gages d'a-
vance, el que j'ai quitté brusquement le service du chevalier, il n'est pas
iin]iossible que le comptable soit en reste. En tout cas, c'est le dernier
reproche qu on ait d me faire, puisque j'ai toujours été depuis ce temps-
là plein de droiture cl de probité.
J'étais donc, poursuivit le fils de la Coscolina, secrétaire et trésorier de
don Manrique, qui paraissait aussi content de moi que j'étais satisfait de
lui, lorsqu'il reçut de Tolède une lettre par laquelle on lui mandait que
doua Tlieodora Musco.so, sa tante, était d l'extreinité 11 fut si sensible à
cette nouvelle, qu'il fiartit sur-le-champ pour se rendre auprès de celte
dame, qui lui servait de mère depuis plusieurs années. Je l'accompagnai
dans ce voyage, avec un valet de chambre el un laquais seulement; et
tous quatre, montés sur les meilleurs chevaux de nos écuries, nous ga-
gnâmes en diligence Tolède, où nous Iniuvâmes doua Tlieodora dans un
état à nous faire espérer qu'elle ne niourrail poinl de sa maladie, et vé-
rilablenienl nus pronostics, quoique ciiiitiaires a celui d'un vieux médecin
qui la gouvernait, ne furent pas démentis par l événement.
l'eniiant que la santé de notre bonne tante se rétablissait à Tue d'œij,
jnoins iicut-èlre par les remèdes qu'on lui faisait prendre que par la pré-
GIL BUS.
131
sence de son cher neveu, monsieur le trésorier passait son temps le plus
njrréablemeni ipi'il lui était possible, avec des jeunes gens dont la con-
naissance était fort propre à lui procurer des occasions de dépenser son
argent. Outre les fêles galantes qu'ils m'obligeaient à donner aux dames
dont ils me procuraient la connaissance, ils "m'entraînaient cpielquefois
dans des tripots, où ils m'engageaient à jouer avec eux ; et, n'étant pas
aussi liabile joueur que moii liiaitre don Abel, je perdais beaucoup plus
souvent que je ne gagnais. Je prenais goût insensiblement au jeu, et si je
me fusse eniiérenu'nt livré à cetlT^ passion, elle m'aurait réduit à tirer de
la caisse quelques quartiers d'avance ; mais heurensenienl, l'amour sauva
la caisse et ma vertu. Un jour, comme je passais auprès de l'église de hs
Boyrs, j'aperçus, an travers d'une jalousie dont les rideaux étaient ou-
verts, une jeune lille qui me parut moins une mortelle qu'une divinité.
Je me servirais d'un terme encore plus fort, s'il y en avait, pour mieux
vous exprimer l'impression que sa vue fit sur moi. Je m'informai d'elle,
et, à force de perquisitions, j'appris qu'elle se nommait Bi?atrix, et qu'elle
était suivante de dona Julia, fille cadette du comte de l'olan.
Béatrix interrompit Scipion en riant à gorge déployée; puis, adressant
la parole à ma femme, Charmante Antonia, lui dit-elle, regardez-moi
bien, je tous |)rie; n'ai-je jms, à voire avis, l'air d'une divinité'.' Vous
l'aviez alors à mes yeux, lui dit Scipion : et, depuis que votre fidélité ne
m'est plus suspecte, vous me paraissez plus belle que jamais. Mon se-
crétaire, après une repartie si galante, poursuivit ainsi sou histoire :
Cette découvei'le aclieva de m'eullammer, non à la vérité d'une ardeur
légitime. J'en fais un aveu sincère, je m'imaginai ([ue je triompherais fa-
cilement de .sa vertu, si je la tentais par des présents capables de l'é-
branler ; mais je jugeai mal de la chaste Béatrix. J'eus beau lui faire pro-
prose, par des fenunes mercenaires, ma bourse et mes soins, elle rejeta
iièrement mes propo.sitions. Sa résistance, au lieu d'éteindre mes désirs,
les irrita. J'eus recours au dernier expédient ; je lui lis offrir ma main,
qu'elle accepta lorsqu'elle sut que j'étais secrétaire et trésorier de don
Manrique. Gomme nous trouvâmes a propos de cacher notre mai'iage
pendant (|uelque temps, nous nous mariâmes secrètement eu présence de
4a dame Lorcnça Sépuora, gouvernante de Séraphine, et (levant quelquer.
autres domestiques du comte de l'olan. Je n'eus pas plutôt épousé Béatiix
qu'elle me facilita les moyens de la voir le jour, et de l'entretenir la
nuit dans le jardin, où je in introduisais par une petite porte dont elle
me donna une clef. Jamais deux époux n'ont été plus contents que nous
l'étions l'un cL l'autre. Béatrix et moi. nous attendions avec une égale
impatience 1 heure du lendez-vous ; nous y courions avec le même em-
pressement, et le tenqis que nous passions ensemble, quoiqu'il fùt([uel-
(piefi)is asseï long, nous semblait toujours trop court Enfin nous vivions
jdutôt en amants qu'en époux; mais la fortune jalouse troubla bientôt
notre félicité. Une nuit, qui fut aussi cruelle pour moi que les précé-
dentes avaient été douces, je fus surpris, en voulant entrer dans le jardin,
de trouver la petite porte ouverte. Celte nouveauté m'alarma; j'en tirai
un mauvais augure; je devins pâle et tremblant, comme si j'eusse pres-
senti ce qui m'allait arriver ; et, m'avançant dans l'obscurité vers un ca-
binet de verdure oùjavais accoutumé de* parler à mon épouse, j'entendis
la voix d'un homme. Je m'arrêtai tout à coup pour mieux ouïr, et mon
oreille fut aussitôt frappée de ces paroles : « Ne me faites donc point lau-
« guir, ma chère Béatrix, achevez mou bonheur; .songez que votre fortune
« y eslaltachée. » Au lieu d'avoir la patience d'écouter encore, je crus
n'avoir |ias besoin d'en entendre davantage; unc'fureJr jalouse s'empara
de mmi âme, et, ne lesjiirant que vengeance, je tirai mon épce, et j'en-
trai bru.sijuemenl dans le cabinet. Ali! lâche suborneur, m'écriai-je, (pii
que tu sois, il 'faut que tu m'arraches la vie avant que tu m'oies l'Iion-
iieiir. Eu disant ces mots, je chargeai le cavalier qui s'entretenait avec
Béatrix. Il se mit promptement en défense, et se battit en boninie qui sa-
vait mi(uix faire des armes que moi, qui n'avais reçus que (pielques leçons
d'escrime à Cordouc. Cependant, tout grand spailassiu qu'il était, il ne
jMit parer un coup que je lui portai, ou plutôt il lit un faux pas; je le vis
toinbir; et, m'imaginant lavoir morlellmienl blessé, je m'enfuis à
toutes jambes, sans vouloir répondre à Béatrix, qui in'ap|ielait à haute
vuix>
Oui vraiment, interrompit la femme de Scipion en nous adressant la
parole, je l'appelais pour le tirer d'erreur. L'c cavalier avec qui je m'en-
tretenais dans le cabinet était don Fernaiid de Leyva. Ce seigneur, qui ai-'
niait Julie, ma maîtresse, avait formé la résolution de l'enlever, croyant
ne pouvoir l'obtenir ipie (lar ce moyeu ; et je lui avais miii-inème dunné
rendez-vous ilans le jardin pour concerter avec lui cet enlèvement, dont
il m'assurait que dépendait ma fortune; mais j'eus beau crier pour rap-
]iel(!r imm époux ; aveuglé par sa colère, il s'éloigna de moi comme d'une
ieinuie inlidele.
Dans létal où je me trouvais, reprit Scipion, j'étais capable de tout.
Ceux qui savent par expérience ce (|ue c'est que la jalousie, et quelles
extravagances elle fait faire aux meilleurs esprits, ne seront point éloiinès
ilii desordre qu'elle produisit dans mon faible cerveau ; je passai >lans le
moment d une extrémité à l'antre : je sentis succéder des niiiuvenicnts île
haine aux sentiments de tendresse que j'avais-un instant aujiaravaut pour
mon é|iOuse. Je fis serment de l'abandonner, et de la bannir pour jamais
de ma mémoire. D'ailleurs je croyais avoir tué un cavalier ; et, dans cette
opinion, craignant de tomber entre les mains de la justice, j'éprouvais ce
trouble funeste qui suit partout, comme une furie, un homme qui vient
de faire un mauvais coup. Dans cette horrible silualiou, ne songeant qu'à
rac sauver, je ne retournai point au logis, et je sortis à l'heure même
de Tolède, n'ayant point d'autres bardes que l'habit dont j'étais revêtu.
Il est vrai que j'avais dans mes poches une soixantaine de ]iistoles, ce qui
ne laissait pas d'être une assez bonne ressource pour un jeune homme
qui se résolvait à vivre toujours dans la servitude.
Je marchai toute la nuit, ou pour mieux dire je courus ; car l'image
des alguazils, toujours présente à mon esprit, me donnait sans cesse une
nouvelle vigueur. L'aurore me découvrit enire Rodillas et Maqueda.
Lorsque je fus A ce dernier bourg, me trouvant un peu fatigué, j'entrai
dans l'église, qu'on venait d'ouvrir, et, après y avoir fait une prière, je
m'assis sur un banc pour me réposer. Je me mis à rêver à l'état de mes
affaires, qui n'avaient que troj) de quoi m'occuper; mais je n'eus pas le
lenips de faire bien des réllcxions. J'entendis retentir l'église de trois ou
quatre coups de fouet, qui me firent juger (ju'il passait |iar là i|uelque
miilelier. Je me levai aussitôt pour aller voir si je ne me trompais pas;
et, quand je fus à la porte, j'en aperçus un qui, moulé sur nue nuile, en
menait deux autres à vide. Arrêtez, mon ami, lui dis-je : on vont ces mu-
les? A Madrid, me répondit-il. J'ai amené de là ici deux bons religieux
de saint Dominique, et je m'en retourne.
L'occasion qui se présentait de faire le voyage do Madrid m'en inspira
l'envie ; je lis marché avec le; muletier, je montai sur une de ses mules,
et nous poussâmes vers lUescas, où nous devions aller coucher. A peine
fùnies-nous hors de Maqueda, que le muletier, homme de trente-cinq à
cpiaranle ans, commença d'entonner des chants d'église à pleine tète. 11
débuta jiar les |irières que les chanoines disent à matines, ensuite il chanta
\e Credo, comme on le chante aux grandes messes; puis, passant aux
vêpres, il les dit sans me faire gràcedu Magnificat. Qunicjue le faquin
m'élourdit les oreilles, je ne pouvais m'empêclier de rire ; je l'e-xcitais
même à continuer quand il était obligé de s'arrêter pour reprendre ha-
leine. Courage l'ami, lui (lisais-|i'; ])oursuivez. Si^'le ciel vous a donné de
bons poumons, vous nCn lu h-, pas un mauvais usage. Oh ! |iour cela non,
s'écria-t-il; je ne ressrmlilr pi',, Dieu merci, à la plupart des voituriers,
qui ne chanlenl que des chansons infâmes ou impies ; je ne chante même
jamais de romances sur nos guerres contre les Maures; car si ces choses-
là ne sont pasdéshonnètes, vous conviendrez du moins qu'elles sont fri-
voles, et qu'un bon chrétien ne doit pas s'en occuper. Vous avez, lui ré-
pondis-je, une pureté de cœur que les muletiers ont rarement; mais
dites-moi, mon ami, avec votre extrême délicatesse sur le choix de vos
chants, avez vous aussi fait vœu de chasteté dans les hôtelleries où il y
a de jeunes servantes'? Assurément, me repartit-il, la continence est en-
core une chose dont je me pique dans ces sortes de lieux ; je n'y songe
qu'au soiuqiie je dois avoir de mes mules. Je ne fus pas peu étonné d'en-
tendre parler de cette sorte ce phénix des muletiers; et, le tenant pour
uu homme de bien et d'esprit, je liai avec lui conversation après qu'il
eut chanté tout son soûl.
Nous arrivâmes à Illescas sur la fin de la journée. Lorsque nous iïimes
à l'hôlellcrie, je lais ai à mon compagnon le soin des mules, et j'entrai
dans la cuisine, où j'ordonnai à l'hôte de nous préparer un bon souper;
ce qu'il promit de faire si bien, que je me souviendrais, dit-il , toute
ma vie, d'avoir logé chez lui. Demandez, ajoula-l il, demandez à votre
niulelicrquel homme je suis. Vive Dieu I je défierais tous les cuisiniers
de .Madrid et de Tolède de faire uue oUapodiida comparable aux miennes.
Je veux vous régaler ce soir d'un civet de lapereau de ma façon ; vous
verrez si j'ai ton de vanter mon savoir-laiic. Là-dessus, me montrant
uiii^ casserole où il y avait, à ce qu'il disait, un lapin déjà tout haché.
\oilà, continua t-il, ce que je prétends vous donner pour votre souper
avec uni' épaule de mouton rôtie. Quand j'aurai mis là-dedans du poivre,
du sel, d'il vin, un paquet de fines herbes, et quelques autres ingrédients
que j'emploie ilans mes sauces, j'espère que je vous servirai tantôt un
ragoût digne d'un C(Hilador mayor.
'L'hôte," après avoir ainsi fait son éloge, commença d'apprêter le .sou-
per, rendant qu'il y travaillait, j'entrai dans une salle, où, m'étant cou-
i hé sur un grabat que j'y trouvai, je m'endormis de fatigue, n'ayant pris
aucun repus' la nuit précédente. Au bout de deux heures, le mulelier vint
me réveiller : Mou gentilhomme, me dit-il, voire souper est prêt; ve-
nez, s'il vous jilait, vous mettre à table. Il y en avait dans In salle une sur
laquelle étaient deux couverts. Nous nous y assîmes, le mulelier et moi,
et l'on nous apporta le civet. Je me jetai dessus avidement; je le trouvai
d'un goùl exquis, soit que la faim m'en fit ju^er troji favorabliMiient, soit
que ce lut véritablement un effet des ingrédients du cuisinier. On nous
servit ensuile un nio'rceau demoutonrôti; et, remarquant ipie le muletier
ne faisait honneur qu'à ce dernier plat, je lui demandai j^iourquoi il ne
louchait jioiiit à l'autre. Il me répondit en souriant (ju'il n aimait pas les
ragoûts. Celle réjionse, ou plutôt le .souris dont il lavait accompagnée,
me parut mystérieux. Vous me cachez, lui dis-je, la véritable raison qui
vous empêche de manger de ce civet; faites-moi le plaisir de me l'ap-
preiidie. l'uiscpie vous êtes si curieux de le .savoir, re|iiit-il, je vous dirai
<Mn' j'ai de la ivpu^nauce à me bourrer l'estomac de ces sortes de ragoûts,
ilrpnis ipi'en allant de Tolède .i Cuença, on me servit un soir daiis une
hoiellene, pour uu lapin de garenne, 'un matou en hachis; cela m'a dé-
goûté des fricassées. 1 ■ 1 . .
Le muletier ne m'eut pas sitôt dit ces paroles, que, maigre la Uim
qui me dévorait, l'ajqiétit me manqua tout à coup. Je me mis eu tête
que je venais de manger d'un lapin supposé, cl je ne regardai plus le
ra'oùl qu'eu faisant la grimace. Mou compagnon ne me guorit pas l'^s-
^52
GIL BLAS.
prit U-dessus, en me disant que les maîtres d'hôlullerie en Espagne fai-
saient assez souvent ce quiproquo, de même que les pâtissiers. Ce dis-
cours, comme vous voyez, était fort consolant; aussi je n'eus plus
aucune envie de retourner au civet, pas même de loucher au j)lat de
rôti, de peur que le mouton ne fût pas mieux vérifié que le lapin. Je me
levai de table en maudissant le ragoût, l'hôte et l'hôtellerie : et m'étant
recouché sur le grabat, j'y passai la nuit plus tranquillement que je ne
m'y étais attendu. Le jour suivant de grand matin, après avoir payé mon
hôte aussi grassement que s'il m'eût forLbien traité, je m'éloignai d'Il-
lescas, l'imagination encore si remplie du civet, que je prenais pour des
cliats tous les animaux que j'apercevais.
J'arrivai de bonne heure à Madrid, où, sitôt que j'eus satisfait mon mu-
letier, je louai u .e chamiire garnie auprès de la porte du Soleil. Mes
yeux, quoique accoutumés au grand monde, ne laissèrent pas d'être
éblouis du concours di- s.igneiirs qu'on voit ordinairement dans le quar-
tier de la cour. J'admiiai l,i ]iri)digieusequantitè de carrosses, et le nom-
bre infini de gentilshommes, dr pages et de laquais qui étaient à la suite
des grands. Mon admiration redoubla lorsque, étant allé au lever du roi.
La (|ii(io.
] aperçus ce monarque environné de .sÈs courtisans. Je fus ciiarmé de ce
spectacle, et je dis en moi-même : (Juel éclat! quelle grandeur! je ne
m étonne plus d avoir oui dire qu'il faut voir la cour de'jladrid polir en
concevoir toute la magnificence; je suis ravi d'v être venu, j'ai un pres-
sentiment (jue j'y ferai quelque chose. Je n'y fis pourtant rien que mici-
qucs connaissances infructueuses. Je dépensai peu à peu mon argent, et
je fus trop heureux de me donner avec tout mon mérite ,i un iiéâant'de
fc'alamanqiie qu'une affaire de famille avait attiré ,i Madrid, où il était né
Pt que le hasard me fit connaître. Je devins son fuclutum. cl je le suivis
a son université lorsqu'il y retourna.
Mon nouveau patron .se nommait don Ignacio de Ipigna. Il prenait le
don pour avoir ete précepteurdun duc qui lui faisait par reconnaissance
une |iension a vie; ce n'est pas tout, il en avait une autre comme pro-
fesseur emcrile du collège ; et de plus il avait tous les ans du public un
revenu de deux ou trois cents pistoles par les livres de morali dogma-
tique qu U avait coutume de fiire imprimer. La manière dont il composait
ses ouvrages mente bien qu'on en fasse racnlion. L'illustre don Ignacio
passait presque toute la journée à lire les auteurs hébreux, grecs et la-
tins, et à melire sur un jietit carré de papier chaque apopliihegme ou
pensée brillante qu'il y trouvait. A mesure qu'il remplissait les carrés,
il m'employait à les enfiler dans un fil de fer en forme de guirlande, et
chaque guirlande faisait un tome. Que nous faisions de mauvais livres ! Il
ne se passait guère de mois q le nous ne fissions pour le moins deux vo-
lumes, et aussitôt la presse en gémissait : ce qu'il y a de plus surpre-
nant, c'est que ces compilations se donnaient pour des nouveaulés; et, si
les critiques s'avisaient de reprocher a l'auteur qu'il pillait les anciens,
il leur répondait avec une orgueilleuse effronterie : Furto lœlamur in
ipso.
Il était aussi grand commentateur, et il y avait tant d'érudition dans
SCS commentaires, qu'il faisait souvent des remarques sur des choses (|ui
n'étaient pas dignes d'être remarquées, comme sur ces carrés de papier il
écrivait quelquefois très-mal à propos des passâmes d'IIésiole et d'autres
auteurs ; néanmoins, avec tout cela, je ne laissât pas de profiter chez ce
savant; il y aurait de l'ingratitude à n'en pas convenir. J'y perfectionnai
mon écriture à force de copier ses ouvrages ; et si, me traitant en élève
plutôt qu'en valet, il eut soin de me former l'esprit, il ne négligea point
mes mœurs. Scipion, me disait-il, quand par hasard il entendaitdire que
quelque domestique avait fait une friponnerie, prends bien garde, mmi
enfant, de suivre le mauvais exemple de ce fripon. Il faut qu'un valet
serve son maître avec autant de fidélité que de zèle, et s'efforce de de-
venir vertueux par le travail, s'il a le malncur de ne l'être point par na-
ture. En un mot, don Ignacio ne perdait aiicune occasion de me porter
à la vertu; et ses exhortations faisaient sur moi un si bon effet, que je
n'eus pas la moindre tentation de lui jouer quelque tour pendant quinze
mois que je demeurai chez lui.
J'ai déjà dit que le docteur de Ipigna était originaire de Madrid; il y
avait une parente, appelée Citalina, qui était femme de chambre de ma-
dame la nourrice. Cette soubrette, qui est la même dont je me suis servi
de]uiis pour tirer de la tour de Ségovie le seigneur de Santillane, avant
envie de rendre service à don Ignacio, engagea sa maîtresse à demander
pour lui un bénéfice au duc de Lerme. Ce ministre le fit nommer à l'ar-
chidiaconat de Grenade, lequel étant en^pays conquis est A la nomination
du roi. Kous partîmes pour Madrid sitôt que nous eûmes appris cetle
nouvelle, le docteur voulant remercier ses bienfaitrices avant que d'aller
à Grenade. J'eus plus d'une occasion de voir Calalina et de lui parler. .Mon
humeur enjouée et mon air aisé lui plurent ; de mon côté,-je la trouvai si
fort à mon gré, que je ne pus me défendre de répondre aux petites mar-
ques d'amitié qu'elle me donna ; enfin nous nous attachâmes l'un à l'au-
tre. Pardonnez-moi cet aveu, ma chère Béatrix; comme je vous croyais
infidèle, cette erreur doit me sauver de vos reproches.
i;e|iendantle docteur don Ignacio se préparait à partir pour Grenade.
Sa parente et moi, effrayés de la prochaine .séparation qui nous mena-
çait, nous eùnies recours ;i un expédient qui nous en préserva : je feignis
d'être malade, je me jdaignis de la tète, je me plaignis de la poitrine, et
je fis toutes les démonstrations d'un homme accablé de tous les maux
du monde. Mon maître appela un médecin, ce qui me Cl trembler, m'i-
maginant que cet Ilippocrate allait s'apercevoir que je n'étais point ma-
lade; mais heureusement, et comme s'il eût élé d'accord avec moi, il me
dit bonnement, après m'avoir bien observé, que ma maladie était plus
sérieuse (|u'on ne, pensait, et que, selon toutes les apjiarcnces, je garde-
rais longtemps la chambre. Le docteur, impatient de se rendre à sa ca-
ihédrale, ne jugea point à propos de relarder son départ, il aima mieux
prendre un autre garçon pour le servir; il se contenta de. m'abandonner
aux soins d'une garde, à laquelle il laissa une somme d'argent pour
m'enlerrer si je mourais, ou pour récompenser mes services si je reve-
nais de ma maladie.
Sitôt que je sus don Ignacio parti pour Grenade, je fus guéri de tous
mes prèiendus maux. Je me levai, je congédiai mon médecin, qui avait
tant de pénétration, et je me défis de ma garde, i|ui me vola plus de la
moitié des esjièces qu'elle devait me remettre. Tandis que je faisais ce
personnage, Catalina en jouait un autre auprès de doua .\nna de Guevara,
sa maîtresse, à laquelle faisant entendre que j'étais admirable pour l'in-
trigue, elle lui mit dans l'esprit de me choisir pour un de ses agents.
Madame la nourrice, à qui l'amour des richesses faisait .souvent former
des entreprises lucratives, ayant besoin de pareils sujets, me reçut parmi
ses domestiques , et ne tarda guère à m'éprouver. Elle nie donna des
commissions qui demandaient un peu d'adresse, cl, sans vanité, je ne
m'en aci|uittai point mal; aussi fiil-elle autant satisfaite de moi que j'eus
lieu irêtic méciiiitent d'elle. La dame élail si avare, qu'elle ne me faisait
|ias la moindre |iart des Iruils c|ii'ellc renieillail de mon industrie et de
mes peines. Elle s'imaginait qu'en me payant exactement mes gages elle
en u.sait avec moi assez gcnéreiiseinent. Cet excès d'avarice me déplut,
et m'aurait bientôt fait sortir de chez celle dame, si je n'y eusse élc re-
leiiu par les liontés de Calalina, qui, s'enllammaiit de plus en plus tous
les jours, me proposa formellement de ré|iciuscr.
Doucement, lui dis-je, mon ailoiahle ; celle cérémonie ne se peut faire
enirc nous si proinptement : il faut auparavant i|iie j'apprenne la mort
d'une jeune piT>oiinc qui vous a prévenue, cl dont je suis devenu l'époux
pour mes péchés. A d'aulres, me répondit Calalina ; je ne suis point assez
crédule poiirajoutcr foi à ce que vous dites ; vous voulez me faire accroire
que vous êtes marié, et poun|iioi '? pour me cacher poliment la répugnance
(|uc vous avez ;t me prendre pour votre èjiouse. Je lui protestai vaine-
GIL BLAS,
153
ment que je lui disais la vérité; mon aveu sincère lui ])arnt une défaite
el, s'en trouvant ofl'ensée, elle changea de manières à mon éiçard. Nous
ne nous lironillàmes poini ; mais notre commerce se refroidit à'vne d'œil
et nous n'eûmes plus l'un pour l'autre que des ésjards de bienséance et
d'honnêteté.
Dans celle conjoncture, j'appris qu'il fallait un laquais au seigneur Gil
Blas de Santillane, secrétaire du premier ministre de la couronne d'Es-
pagne; el ce jiosle me Ualta daulant plus, ([u'on m'en parla comme du
plus gracieux que je pusse occuper. Le seigneur de Santilhine, me dit-on.
est un cavalier plein de mérite, un garçon chéri du duc de Lerme, <■[ ipii
par conséquent ne saurait manqnerde poiisscr loin sa fortune. U'aillfur>,
il a le cœur généreu.x ; en faisant ses affaires, vous ferez fort hicn ks
voircs. Je ne négligeai point celle occasion ; j'allai me présenter au sei-
gneur (iil lîlas, pour qui d'ahnrd je me snniis naiire de l'inilinaliDii, et
qui m'arrêta sur ma physionomie. Je ne halançai [)oint à qniller pour lui
madame la nourrice; et il sera, s'il plaît au ciel, le di rnier de mes
maîtres.
Scipion finit son histoire en cet endroit. Puis, ni'adressant la parole,
l^eigneur de Sanlillane, continua-t-il, c'est à vous <|ue je m'adnsM' .i
piésent; failes-moi la grâce de témoigner à ces dames que vous iMiiM v
loujiinrs connu pour un serviteur aussi lidèlc que zélé. J'ai hesnin ili
voire témoignage pour leur persuader que le fils de la Coscolina a purgé
ses mieurs, cl fait succéder de vertueux scutinieuts à .ses mauvaises in-
clinations.
Oui, mesdames, dis-je alors, c'est de quoi je puis vous répondre. Si
dans son enfance Siipion a l'té un vrai jiintin, il s'est depuis si bien
corrige, qu'il est devenu le modèle d'un parfiil domesti(|iie. Bien loin
d'avoir quebpies reproches à lui faire sur la conduite qu'il a tenue avec
mol, je dois plutôt avouer que je lui ai de grandes ohligalions. La nuit
qu'on m'enleva pour me conduire ;i la tour de Ségovic, il sauva du |pillag((
il mit en si'irelé une partie demies effets, (|n'il pouvait impunément s'ap-
proprier; Il ne se contenta pas même de .songer ,i conserver mon bien.
ri vint par pure amitié s'enfermer avec moi dans ma prison, préfi'rant
au.\ charmes de la liberté le Irisle plaisir de partager mes jieine.s.
LIVRE XI.
Cll.M'lTlîE rilLMIKI!.
Di' Kl plus gi'oiidc joie que Gil Blas iiit jamais senlie, cl ilu Iri.sle accident i|ui la linuljla.
Ues chaugcuicnis (|ui arrivéïemà la cour, cl qui furent cause que Santiliano j roiourua.
J'ai déjà dit iin".\ntonia el Céalrix s'accordaient en.semble parfailement
bien, l'une étant accoutumée à vivre en soubrette soumise, el l'autre
s'accontumant volontiers à faire la maîtresse. Nous étions, Sciiùon et
moi, des inaris trop galants et trop chéris de nos femmes |)onr n'avoir
pas bientôt la salisfaclion d'être pères; efles devinrent enceintes iires(;ue
en même temps. Béalrix accoucha la première, mil au monde une lille ;
et peu de jours anrès Anlonia nous combla tous de joie en me donnant nu
lils. liavi d'un si lieureiix événement, j'envoyai mon secrétaire à Valence
eu porter la nouvelle au gonveriicur, qui vint à Lirias avec Séra|iliine et
la mari|ui.se de l'Iiego tenir les enfanls sur les fonts, se faisant un plaisir
d'ajouter ce témoignage d'affecliim à tous ceux que j'avais déjà reçus du
lui. Mon fils, qui eut pour parrain cc seigneur el pour marraine la'mar-.
qiiise, fut nonnué Alphonse; el madanw la gouvernante, voulant que
j'eusse l'honneur d'étn; donbhinent son conqiére, tint avec moi la fille de
Scipion, à laipielle nnus donnàinrs le niini ili' Si'r.iphine.
La nnis.sance de mon lils ne ii'jniiil pas seiilemi'nt les personnes du chà-
cau : les habitants de Lirias la célébrèrent aussi par des fêles qui firent
omiaitre (|nc tout le hameau prenait |iarl au plaisirdcson seigneur. Mais,
154
GIL BLAS.
liftlasl nos réjouissances ne furent pas de longue durée, ou, ponr mieux
(lire, elles se convertirent tout à cmip en gémissements, en plaintes, en
lamentalions. par un événement que plus de vingt années n'ont pu liie
fiiire ouljlier, et qui sera toujours présent à ma pensée. Mon fils mouiut;
et sa mère, quoiqu'elle fût heureusement accouiliée de lui, le suivit do
prés; une fièvre violente eniporla ma chère épouse après quatorze mois
de mariage. Que le lecteur conçoive, s'il est possihle, la douleur dont je
fus saisi! Je lomhai dans un accablement slupide; à force de sentir la
iierle que je faisais, j'y paraissais comme insensible. Je fus cinq ou si-x
jours dans cet étal; je ne voulais prendre aucime nourriture; et je crois
que, sans Scipion, je me serais laissé mourir de faim, ou que la tète
m'aurait tourné ; mais cet adroit secrétaire sut tromper ma douleur en s'y
conformant: il trouvait le secret de me faire avaler des bouillons en me
les prèsenlant d'un air si mortifié, qu'il semblait me les donner moins
])Our conserver ma vie que pour nourrir mon aflliction.
Cet affectionné serviteur écrivit à don Aljilionse, pour l'informer du
malheur qui m'élait arrivé, et de la situation jiitoyable où je me trouvais.
Ce seigneur tendre et compatissant, cet ami généreux se rendit bientôt
à Liiiàs. Je ne puis sans m'attendrir rappeler le moment où il s'offrit à
mes Veux. Mon cher Santillane, me dit-il en m'embrassant, je ne viens
point'ici pour vous consoler, j'y viens pleurer avec vous Antonia. comme
vous pleureriez avec moi Séra|)liine, si la Par(|ue me l'eût ravie. Effeclive-
ment, il répandit des larmes, et confondit ses soupirs avec les miens.
Tout accablé que j'étais de ma tristesse, je ne laissais pas de ressentir vi-
vement les bontés de ce sc'gneur.
Don Alphonse eut avec Scipion un long entretien sur ce qu'il y avait à
fiire pour vaincre ma douleur. Ils jugèrent qu'il fallait pour quelque
temps in'éloigner de Lirias, où tout me retraçait sans cesse 1 Image d'Au-
tonia. Sur quoi le fils de don César me proposa de m'emmener ;i Valence,
et mon secrétaire appuya si bien la proposition, que je l'acceptai. Je
lai.ssai Scipion et sa femme au château, dont le séjour véritablement ne
servait qu";i irriter mes ennuis, et je partis avec le gouverneur. Lorsque
je fus à Valence, don César et sa belle-fille n'épargnèrent rien pour faire
diversion ,i mon chagrin : ils mirent tour à tour en usage les amusements
les plus propres à nie dissiper; mais, malgré tous leurs soins, je demeu-
rai plongé dans ime mélancolie dont ils ne purent me tirer. Il ne tenait
pas nonpius à Scipion que je ne reprisse ma tranquillité; il venait sou-
vent de Lirias à Valence pour savoir de mes nouvelles; il s'en retournait
d'autant plus triste ou d'autant plus gai, qu'il me voyait plus ou moins
de dis|io.silion"à me consoler. Je ne faisais pas en lui celte remarque sans
plaisir; je lui tenais compte d;'s mouvements d'amilié nu'il laissait écla-
trr. et je m'applaudissais d'avoir un domestique si attaché à nmi.
'Il entra un matin dans ma chambre. Mon.sieur, me dit-il d'un air fort
agité, il se répsnd dans la ville un bruit qui intéresse toute la monarchie:
ou dit ipie Philippe III ne vit plus, et que le prince son fils est sur le
trône. Ou ajoute à cela, poursuivit-il, que le cardinal duc de Lerme a
perdu sen poste, qu'il lui est même défendu de paraître à la cour, et
que don Gaspard de Guzman, comte d'Olivarés, est présentement premier
ministre. Je me sentis un peu ému de cette nouvelle sans savoir pour-
quoi. Scifdon s'en aperçut, et me demanda si je ne prenais aucune part
à ce grand changement. Ehl quelle part veux-tu que j'y prenne, lui ré-
pnndis-je, mon enfant'? J'ai quitté la cour; tous les changements qui
peuvent y arriver me doivent être indifféients.
Pour un homme de votre âge, reprit le fils de la CoNColina, vous êtes
bien détaché du monde. A votre place, j'aurais un désir curieux. Quel dé-
sir'? intcrrompis-je. Ma foi, re|uit-il, j'irais a Madrid monticr mon vi-
sage au jeune monarque, pour vpir s'il me rfmctlrail; c'est un plaisir
(pie je me donnerais. Je t'entends, lui dis-je; tu voudrais que je retour-
nasse à la cour pour y tenter de nouveau la fortune, ou plutôt pour y
redevenir un avare ei un ambitieux. Pourquoi vos mœurs s'y corrom-
praient-elles encore? me repartit Scipion. Ayez plus de confiance que
vous n'en avez en votre vertu. Je vous réponds de vous-même. Los saines
réilexions que voire disgnire vous a fait faire sur la cour ne vous per-
mettent point d'en redouter les dangers Rembar(|uez-vous hardiment sur
une mï'rdont vous connaissez tous les écueils. Tais-toi, llaltcur, m'écriai-
je en souriant; es-tu las de me voir mener une vie tranipiille'? Je croyais
i[ue mon repos l'était plus cher.
Dans cet endroit de notre conversation, don César et son fils arrivèrent.
Ils me confirmèrent la nouvelle de la mort du roi, ainsi (|uc le malheur
du duc de Lerme. Ils m'apprirent de plus que ce ministre, ayant fait de-
mander la permission de .se retirer a Rome, n'avait pu l'obtenir, cl ipi'il
lui était ordonné de se rendre ;i .son marquisat de Dénia. Ensuite, comme
s'ils eussent agi de C(uiccrl avec mon S( crélairc , ils me conseillèrent
d'aller à Madrid ine présenter aux yeux du nouveau roi. puistpiej'en étais
connu, et (|ue je lui avais même rendu des services ipie les grands ré-
cnmpen.scnl assez volonlicrs. Ponr moi. dit don Alplionse, je ne doute
pas qu'il ne les reconnaisse; Philippe IV doit payer les délies du prince
d'Espagne. J'ai le même pressentiment, dit don Cé.sar, cl je regarde le
voyage de Santillane à la cour comme une occasion pour lui de parvenir
aux grands emplois.
En vérité, mcsseigncurs, iiVécriai-je, vous ne pensez pas bien .i ce que
vous dites! Il sinible, a vous entendre l'un et l'aulre, que je n'aie qu'à
me rendre ,i Madrid ponr avoir la clef d'or ou ([uebiue gouvernement;
vous êtes dans l'erreur. Je suis au contraire l)ien persuadé que le roi ne
ferait aucune allcnlion à raa ligure, si je m'offrais ;i ses regards. J'en
ferai, si vous le souhaitez, l'épreuve pour vous désabuser. Les seigneurs
de Leyva me prirent au mot. et je ne pus me défendre de leur promellre
i|ue je partirais incessamment pour Madrid. Sitôt que mon secrétaire me
vil déterminé à faire ce voyage, il eu ressentit une joie immodérée, il s'i-
maginait que je ne ]iarailrais pas |ilulôt devant le nouveau monarque,
que ce prince me démêlerait dans la foule, et m'accablerait d'honneurs
et de biens. L;i-dessus. se berçant des plus brillantes chimères, il m'é-
levait aux premières charges de l'Etat, et se poussait à la faveur de mon
élévation.
Je me disposai donc à retourner à la cour, non dans la vue d'y sacri-
fier encore à la fortune, mais pour contenter don César et son fils, qui
avaient dans l'esprit que je posséderais bientôt les bonnes grâces du sou-
verain. Il est vrai que je me sentais au fond de l'âme quelque envie d'é-
prouver si ce jeune prince me reconnaîtrait. Entraîné par ce mouvement
curieux, sans espérance et sans dessein de tirer quelque avantage du
nouveau règne, je pris le chemin de Madrid avec Scipion, abandonnant
le soin de mon château à Béatrix, qui était une très-bonne ménagère.
CHAPITRE II.
Cil lilas se rend .i M.ndrid ; il piirnît à la cour ; l(? roi \e reronnaît el le recommande à son
premier minislre. Suite de celle recommandaliou.
Nous nous rendîmes à Madrid en moins de huit jours, don Alphonse
nous ayant donné deux de ses meilleurs chevaux pour l'aire plus de dili-
gence. Nous allâmes descendre â un hôlel garni où j'avais d('jâ logé, chez
Vincent Forrero, mon ancien hôte, qui fui bien aise de me revoir.
Commec'était un homme qui .se piquait de savoir tout ce qui se passait
tant â la cour que dans la ville, je lui demandai ce qu'il y avait de-nouveau.
Bien des choses, me répondit-il. Depuis la mort de Philippe III, les amis
et les partisans du cardinal duc de Lerme se sont bien remués pour main-
tenir Son l'minenre dans le ministère; mais burs efforts ont été vains:
le comte d'Olivarés l'a em]iorté sur eux. On prétend que i'Es|iagne ne
perd point au change, el que ce nouveau premier minislre a le" génie
d'une si vaste étendue, qu.'il serait capable de gouverner le monde entier.
Dieu le veuille I Ce qu'il y a de certain, coniinua-t-il, c'est que le peuple
a conçu la plus haute opinion de sa capacité; nous verrons dans la suite
si le duc de Lerme est bien ou mal remplacé. Forrero, s'étant mis en
train de parler, me fit un détail de tous les changements qui s'étaient
faits à la cour depuis que le comte d'Olivarés tenait le gouvernail du
vaisseau de la monarchie.
Deux jours après mon arrivée à Madrid, j'allai chez le roi l'après-di-
néc, et je me mis sur son passage comme il entrait dans son cabinet: il
ne me regarda point. Je retournai le lendemain au même endroit, el je
ne fus ]ias plus heureux. Le surlendemain, il jeta sur moi les yeux en
passant; mais il ne parut pas l'aire la moindre atlenlion à ma per.sonne.
Là-dessus je pris mon parti ; Tu vois, dis-jc à Scipion, qui m'accompa-
gnait, (|ue le roi ne me reconnaît point, ou i|ue, s'il me remet, il ne se
soucie guère de renouveler connaissance avec moi. Je crois (jue nous ne
ferons jioînt mal de reprendre le chemin de Valence. N'allons pas si
vite, monsieur, me répondit mon secrétaire ; vous savez mieux que moi
qu'on ne réussit à la cour que par la jiaiience. Ne vous lassez pas de
vous montrer au prince ; à force de vous offrir à ses regards, vous l'o-
bligerez à vous considérer plus atleniiveraenl, et à se rappeler les traits
de sou agent auprès de la belle Calalina.
Afin que Scipion n'eût rien à me reprocher, j'eus la complaisance de
continuer le même manège pendant trois semaines; et un jour enfin il
arriva cpie le monarque, frappé de ma vue, me fit appeler. J'entrai dans
son caliinel, non sans être troublé de me trouver tête à tête avec mon
roi. Qui èles-vous? me dit il ; vos traits ne me sont pas inconnus. Où
vous ai-je vu? Sire, lui répondis-je eu tremldant, j'ai eu riionneur de
conduire une nuit Votre M.ijeslé avec le comte de Lemoschez.... Ah ! je
m'en souviens, interrompit le prince, vous étiez secrclairc du duc de
Lerme; et, si je ne me trompe, Saulillane est votre nom. Je n'ai pas ou-
blié i|ue dans celte occasion vous me servîtes avec beaucoup de zèle, et
que vous fûtes assez mal payé de vos peines. N'avez-vous pas été en pri-
son ponr cette aventure? Oui, sire, lui reparlis-je, j'ai été six mois à la
tour de Ségovie; mais vous avez eu la boulé de m'en faire sortir. Cela,
reprit-iL ne m'acquitte |ioinl envers Santillane : il ne suffit pas de l'a-
voir fait remeltie en liberté, je dois lui tenir compte des maux qu'il a
soufferts à cause de moi.
Comme le prince achevait ces paroles, le comte d'Olivarés entra dans
le cabinet. Tout fait ombrage aux favoris : il fui élonné de voir là un in-
connu, cl le roi redoubla sa surprise en lui disant: Comte, je mets ce
jeune homme entre vos mains; occupez-le, je vous charge du soin de
l'avancer. Le ministre affecta de recevoir cet ordre d'un an- gracieux, en
me considérant depuis les pieds jusi|u'â la tête, el fort en peine de savoir
qui j'étais. Allez mon ami, ajouta le moiftir(|ue en m'adressant la parole
et me faisant signe de me retirer, le comte ne manquera jias de vous em-
ployer utilement pour mon service el pour vos iiilérêls
Je sortis aussitôt du cabinet, cl rejoignis le lils de la CoscoHoa, qui,
GIL BLAS.
155
(rès-iin|inliciit d'niiprendre ce que le ro1 m'avait dit, o(nit dans une a;;!-
tation inconccvalile. Mais remaïqiiant sur mon visage un aii' de satisfac-
tion: Si j'en crois mes youx. medil-il, au lieu de relnurnerd Valence,
niiu< avons bien la mine de denieurei' à la cnur. Cela pouirait bien êlre,
lui ré|)ondis-ie. En même temps je le ravis en lui racoulant mot pour
mot le petit entretien ijuc je xenais d'avoir avec le monarque. Mon cher
iiiaitre. me dit alors Scipion dans l'excès de sa joie, preniirezvous nne
autre fois de mes almanachs? Avouez que vous ne me savez pas à présent
mauvais gré de vous avoir exhorté à faire le voyage de Madrid, je vous
vois déjà dans un poste cminent; vous deviendrez leCalderone du comte
d'Olivarés. C'est ce que je ne souli.iitc point du tout, interrompis-je: celle
place est environnée de trop de précipices pour exciter mou envie. Je
voudrais un bon emploi où je n'eusse aucune occasion de faire des in-
justices ni un houleux trafic des bienfaits du )irince. Après l'usage que
j'ai fait de ma faveur pas^ce. je ne puis être assez en garde contre l'ava-
rice et contre l'ambition, .\llez. monsieur, reprit mon secrétaire, le mi-
nistre vous donnera quelque bon poste que vous pourrez remplir sans
. cesser d'être honnête homme.
f'ius pressé par Sci|iion que par ma curiosité, je me rendis le jour sui-
vant cliez le comte d'Olivarés avant le lever de l'aurore, ayant appris que
tous les malins, soit en été, soit en hiver, il écoutait à la ckirlé des bou-
gies tous ceux qui avaient à lui parler. Je me mis modestement dans un
coin de la salle, et de là j'observai bien le comte quand il parut ; car j'a-
vais fait peu d'atleution à lui dans le cabinet du roi. Je vis un homme
d'une taille an-dessus de la médiocre, et qui pouvait pa.sser pour gros
dans un pays où il est rare de voir des personnes qui ne soient pas mai-
gres. Il avait les épaules si élevées, que je le crus bossu, quoiqu'il ne le
fût pas; sa tèle, qui était d'une grosseur excessive, lui tombait sur la
poitrine; ses clieveu.x étaient noirs et plats, son visage long, son teint oli-
vâlre, sa boudie enfoncée et son menton pointu et fort relevé.
Tout cela ensemble ne faisait pas un beau seigneur ; néanmoins, comme
je le croyais dans une situation obligeante pour moi, je le regardais avec
indulgence, je le trouvais agréable. 11 est vrai (|u'il recevait (oui le inonde
d'un air affable et débonnaire, et qu'il prenait gracieusement les placels
qu'on lui présentait; ce qui semblait lui tenir lieu de bonne mine. Ce-
pendanl, lorsqu'à mon tour je m'avançai pour le saluer et me faire con-
naître, il me lança un regard rude et menaçant; puis, me tournant le
dos sans daigner m'entendre. il rentra dans son cabinet. Je trouvai alors
ce seigneur encore plus laid qu'il n'était nalurellement ; je sortis de la
salle fort étourdi d'un accueil si farouche, et ne sachant ce que j'en de-
vais penser.
Ayant rejoint Scipion, qui m'attendait à la porle, Sais-tu bien, lui dis-
je, la réception qu'on m'a faite? Non, me répondit-il, mais elle n'est pas
diflicile à dcvinei- : le ministre, prompt à se conformer aux volontés du
prince, vous aura proposé sans doule un emploi considérable. C'est ce
Î|ui te trompe, lui répli(|uai-je : en même temps je lui appris de quelle
açon j'avais été reçu. Il Bi'écouta fort attentivement, et me dit: Vous
m'étonnez 1 11 faut que le comte ne vous ait pas remis, ou ((u'il vous ail
pris pour un autre. Je vous conseille de le revoir; je ne doule pas qu'il
ne vous fasse meilleure mine. Je suivis le conseil de mon secrétaire; je
me montrai pour la seconde fois devant le ministre, qui, me traitant
encore plus mal que la première, fronça le sourcil en m'cnvisageant,
comme si ma vue lui eût fait de la peine ; puis il détourna de moi ses
regards, et se retira sans me dire mot.
Je fus piqué de ce procédé jusqu'au vif, et tenté de partir sur-le-
champ pour retourner à Valence; mais c'est à quoi Scipion ne inan(|ua
pas (le s'oppo.ser, ne pouvant se résoudre à renoncer aux espérances
qu'il avait conçues. Ne vois-tu pas, lui dis-je, que le comte veut m'écar-
ter de la cour'? Le monarque lui a lémoigné de la bonne volonté pour
moi, cela ne sul'Dt-il pas pour m'altirer l'aversion de son favoii? (Cé-
dons, mon enfant, cédons de bonne grâce au (louvoir d'un ennemi si
redoutable. Monsieur, répondit-il en colère conlie le comte d'Ohvarés,
je n'abandonnerais jias si facilement le terrain. Je voudrais même avoir
raison d'un accueil si offensant. J irais me plaindre au roi du peu de cas
que le ministre fait de sa recommandalion. Mauvais conseil, lui dis je,
mon aini : si je faisais celle démarche imprudente, je ne taiderais guère
a m'en repentir. Je ne sabi même si je ne cours pas quelque péril à m'ar-
rcter dans celle ville.
Mou secrétaire, à ce discours, rentra en lui-même, et, considérant
qu'en effet nous avions affaire à un homme oui pouvait iious faire revoir
la leur de Segovic, il jiarlagea ma crainte. Il ne combattit plus l'envie
aue j'avais de quitter Sladrid, d'où je résolus de m'éloigncr dés le len-
emain.
CUAPITRE m.
De ce (|ai cnipkba Cil Blas d'cxécuicr l.i résolution oii il i-lait d'al)an(loiincr la cour, cl ilu
service impo.-lanl (|uc Joseph .Navarre lui rcuilil.
En m'en retournant à mon liotel garni, je rencontrai Joseph Navarro,
chcfd'oflice de dou Ualtazar de iiuiiiga, eiinou ancien ami. Je doutai
quelques moments si je ne ferais pas semblant de ne le pas voir, ou si
je l'nliorderais pour lui demander pardon d'en avoir si mal agi avec lui.
Je m'airêlai à ce dernier parti. Je saluai Navarre, et, l'abordant fort po-
linicni, Me reconnaissez-vous? lui dis-je; et serez-vous encore assez bon
pour vouloir parler A un misérable qui a payé d'ingratitude l'amitié que
vous aviez pour lui'? Vous avouez donc, me répondit-il, que vous n en
avez pas trop bien usé avec moi"? Oui, lui reparlis-je, et vous êtes en
droit de m'acc.ibler de rejiroches; je le mérite, si loutefois je n'ai pas
expié mon crime par les remords (|ui l'ont suivi. Puisque vous vous êtes
repenti de voire faute;^ reprit Navarro en m'cmbrassant, je ne dois plus
m'en ressouvenir. De mou côté, je pressai Joseph entre mes bras; et
tons deux nous reprimes l'un pour l'autre nos premiers sentiments.
Il avait appris mon emprisonnement et la déroule de mes affaires ;
mais il ignorait tout le reste. Je l'en informai; je lui racontai jusqu'à
la conversation que j'avais eue avec le roi, el je ne lui cachai point la
mauvaise réception que le minisire venait de me faire, non plus que le
dessein où j'étais de me retirer dans ma solitude. Gardez-vous bien de
vous eu aller! me dil-il ; puisque le mon.irque a lémoigné de l'amitié
pour vous, il faut bien que cela vous serve a quelque chose. Entre nous,
le comte d'Olivarés a l'esprit un peu fantasipie et singulier; c'est un
seigneur plein de caprices : quelquefois, comme dans cette occasion, il
agit d'une manière qui révolte ; et lui seul a la clef de ses actions hété-
roclites. Au reste, quelques raisons qu'il ait de vous avoir mal reçu,
tenez ici pied à houle ; il n'empêchera pas que vous ne proDtiez des bon-
tés du prince, c'est de quoi je puis vous assurer. J'en dirai deux mots
ce soir au seigneur don Baltazar de Zuniga mon maître, qui est oncle
du comte d'Olivarés, et qui partage avec lui les soins du gouveruement.
Navarro, m'ayanl ainsi parlé, me demanda où je demeurais, et là-dessus
nous nous séparâmes.
Je ne fus pas longtemps sans le revoir; il vint le jour suivant me re-
trouver. Seigneur de Sanlillane, me dit-il, vous avez un lu'olecteur ; mon
maître vftut vous prêter son appui : sur le bien que je lui ai dit de Votre
Seigiu-uiie, il m'a promis de jiarler pour vous au comte d'Olivarés .son
neveu; je neiloiite jias qu'il ne le prévienne eu votre faveur, et j'ose dire
que vous pouvez compter sur cela. Mon ami Navarro, ne voulant pas me
servir à demi, me présenta deu,x jours après à don Baltazar, ((ui me dit
d un air gracieux : Seigneur de Sanlillane, votre ami Joseph m'a fait
votre éloge dans des termes qui m'ont mis dans vos iiitêrèls. Je Ils une
profonde révérence au seigneur de Zuniga, et lui répondis que je senti-
rais vivement toute ma vie rol)ligalion que j'avais à Navarro, de m'a-
voir procuré la proteclien d'un ministre qu'on ap|)olait, à jusie litre, le
Flamhcau du conseil. Uon Baltazar, à celle réponse llatleu-e, me
frappa sur l'épaule en riant, el re|irit de cette sorte : Vous pouvez dés
demain retourner chez le comte d'Olivarés, vous serez plus content de
lui.
Je reparus donc pour la troisième fois devant le premier mini.slre,
qui, m'ayanl démêlé dans la foule, jeta sur moi un regard accompagne
d'un souris dont je tirai bon augure. Cela va bien, dis-je en moi-même,
l'oncle a fait entendre raison au neveu. Je ne m'attendis plus (|u'à un
accueil favorable, el mon atlcnte fut remplie. Le comte, après avoir
donné audience à tout le monde, me fit passer dans .son cabinet, où il
me dit d'un air familier : Ami Sanlillane, pardouue-moi l'embarras où
je t'ai mis pour me divertir; je me suis fait un plaisir de l'inquiéter
pour éprouver ta prudence, et voir ce que tu ferais dans la mauvaise hu-
meur. Je ne doute pas que lu le jois imagine que lu me déplaisais ; mais
au conlraire, mon enfant, je l'avouerai que ta personne me revient on
ne peut pas davanlage. Oui, Sanlillane, tu me plais; cpiand le roi mon
maître ne m'aurait pas ordonné de prendre soin de ta fortune, je le ferais
par ma propre inclination. D'ailleurs, don Ballazar de Zuniga mon on-
cle, à qui je ne |uiîs rien refuser, m'a prié de te regarder comme un
homme pour lequel il s'intéresse; il n'en faut pas davantage pour me
déterminer à l'attacher à moi.
Ce début lit une si vive impression sur mes sens, qu'ils en furent Irou-
blés. Je me prosternai aux pieds du ministre, (|ui, m'ayanl dit de me
relever, poursuivit de celle manière : Ueviens ici celte aprés-dinée, et
demande mou intendant ; il t'a|q)rendra les ordres donl je l'aurai chargé.
.\ ces mois. Son Excellonee sortit de «on cabinet pour aller entendre la
messe ; ce qu'elle avait conlunie de faire tous les jours.ajirés avoir donné
audieuce; ensuite elle se rendait au lever du roi.
CHAPITRE IV.
Cil nias se fait aimer du conilc d'OIivar(s,
Je ne manquai pas de retourner l'aprês-dinée chez le prcm
et de demander son intendant, qui s'appelait don Itaimoml
ii(^ lui eus pas silôt décliné mon nom, que, me saluant avec
de considéralion. Seigneur, me dit-il, suivez-moi, s'il vous
vous coniliiire à l'appailement qui vous est destiné dans cet
avoir dit ces paroles, il me mena, par un |ielit escalier, à
ier ministre,
Caporis. Je
des marques
plaît; je vais
bolel. A lires
une euliladt:
13G
GIL BLAS.
de cinq à six yiéccs de |dnin-picd rjni composaient le scrond élnge d'une
aile du logis, et qui élnient assez modestement nieuldécs. Vous voyez,
reprit il, le logement que monseigneur vous donne, et vous y aurez une
table de six couverts entretenue à ses déiicns. Vous serez servi lar ses
propres domesli(|Hes; il y aura toujours im carrosse à vos ordres. Ce
n'est pas tout, ajouta-t-il,'Son Excellence m'a foriemcnt recommandé
d'avoir pour vous les mêmes attentions que si vous étiez de la maison do
Guznian.
(lue diable signiCe tout ceci ? dis-je en moi-même. Comment dois-je
prendre ces distinctions'? N'y aurait-il jioint de la malice là-dedans, et
ne serait-ce pas cncoie pour se divertir que le ministre me ferait un
traitcnieiU si lionorable? C'est ce que je suis tenté de croire: car enfin
convient-il au ministre de la monarcliie d Espagne d'en user de cette
sorte avec moi? Pendant que j'étais dans celte iiicerliliide, llottant entre
la crainte et l'espérance, un page vint m'avertir que le comte me de-
mandait. .Je me rendis dans le moment auprès de monseigneur, qui était
tout seul dans son cabinet. Eh bien, Santillane, me dit-il, es-tu salisfait
de ton appartement et des ordres que j'ai donnés à don Raimond? Les
bontés de Votre Excellence, lui répondis-je, me paraissent excessives,
et je ne m'y prête qu'en tremblant. Pouripioi donc'? répliqua-t-il ; pnis-je
faire trop d'Iionneur à un homme que le roi m'a confié, et dont il veut
que je prenne soin'? Non, sans doute; je ne fais que mon devoir en le
traitant nonorablemenl. Ne t'étonne donc plus de ce que je fais pour toi,
et compte qu'une fortune brillante et solide ne saurait l'échapper oi tu m'es
aussi attache que lu l'étais au duc de Lerme.
Mais à propos de ce seigneur, poursuivit-il, on dit que tu vivais fami-
lièrement avec lui. Je suis curieux de savoir comment vous files tous
deux connaissance, et quel emploi ce ministre te lit exercer. Ne me dé-
guise rien; j'exige de toi un récit sincère. Je me souvins alors de l'em-
barras ou je mêlais trouvé avec le duc de Lerme en pareil cas, et de
tpielle façon je m'en étais tiré; ce que je pratiquai encore lort heureu-
sement, c'est-à-dire que, dans ma narration, j'adoucis les endroits rudes,
et passai légèrement sur les choses qui me faisaient peu d'honneur. Je
ménageai aussi le duc de Lerme, quoii|u"en ne l'épargnant point du tout
j'eusse fait penlêtre plus de jdaisir à mon auditeur. Pour don Rodrigue
de Calderone, je ne lui fis giàce de rien. Je détaillai tous les beaux
coups que je savais qu'il avait faits dans le trafic des coniinanderics, des
bénéfices et des gouvernements.
Ce que tu m'a|qirends de Calderone, interrompit le ministre, est con-
forme à certains mémoires ipii m'ont é,ié présentés contre lui, et qui
contiennent des chefs d'accusation encore |dus importants. On va bien-
tôt lui faire son procès; et, situ souhaites qu'il Micconibe dans cette
affaire, je crois que les vreux seront salisfaits. Je ne désire point sa mort,
lui dis-je, (pioi(|u"il n'ait )ioint tenu à lui ipie je n'aie trouvé la mienne
dans la tour de Ségovie, où il a été cause que j'ai fait un assez long sé-
jour. Comment, reprit Son Excellence avec élonncment, c'est don llo-
drigiie qui a causé la prison? voilà ce ,(|ue j'igi orais. Don Baltasar, à
qui Navarro a conté ion histoire, m'a bien dit que le feu roi te fit empri-
sonner pour te punir d'avoir mené la nuit le prince d'Es]iagiie dans un
lieu suspect, mais je n'en sais pas davantage, et je ne puis deviner quel
rôle Calderone a joué dans celte pièce.' Le rôle d un amant qui se venge
d'un outrage reçu, lui ré|)ondis-jc. En même tem|is je lui lis un détail
de l'aventure, (|'u'il trouva si divertissante, que, tout grave i|u'il était, il
ne put s'empi'cher de rire, nu plutôt d'en pleurer de plaisir. Catalina,
lanlot nièce et tantôt petite-fille, le réjouit infiniment, aussi bicu que la
part qu'avait eue à tout cela le duc de Lerme.
Loisipie j'eus achevé mon récit, le comte me renvoya, en me disant
que le II ndemain il ne manquerait pas de m'occiiper. Je courus aussitôt
à l'hôtel de Zunigi pour remercier don ll.Jtazar de ses bons offices, et
pour rendre compte à mon ami Joseph de l'entretien i|ue je venais d'a-
voir avec le premier ministre, et de la dis)iosiliou favorable où Son Ex-
cellence était cour moi.
CHAPITRE V.
De l'cnlrclicn sccrcl une Gil Hlas eiil .ivec N,ivarrn, d de la pmniiTe ocouiiaiioii (jue le
comlc d'Olivaii's lui doiiua.
D'abord que je vis Joseph, je lui dis avec agitation que j'avais bien
des choses à lui apprendre. Il me mena dans un endroit particulier, où,
l'ayant mis au fait, je lui demandai ce qu'il pensait de ce que je venais
de lui dire. Je ]icnse, me rêpondit-il, ipie vous êtes en train de faire
une grosse fortune. Tout vous rit : vous plaisez au premier ministre; et,
ce qui ne doit pas cire compté pour rien, c'est que je puis vous rendre
le même service que vous rendit mon oncle Melchior de la Honda, quand
vous entrâtes à l'archevêché de Grenade. Il vous épargna la peine d'étu-
dier le prélat et ses principaux officiers, en vous découvrant leurs dif-
férents caractères ; je veux, à son exeuqile, vous faire connaihe le comte,
la comtesse son épouse, et (buia .Maria de (nizuian leur lillo unique.
Coniniençoiis par le minisirc : il a l'esprit vif. pi''ni'lraiit et propre à
former de grands projets. Il se donne [lour un homme universel, parce
qu'il a nne légère teinture de toutes les sciences; il se croit capable de
décider de tout. Il s'imagine être un profond jurisconsulte, un grand ca-
pitaine, et un politique des plus raffinés. Avec cela, il est si entêté de
ses opinions, qu'il les veut toujours suivre préférablemenl à celles des
autres, de peur de paraître déférer aux lumières de quelqu'un. Entre
nous, ce défaut peut avoir d'étranges suites, dont le ciel veuille préser-
ver la monarchie! J'.ijoule à cela qu'il brille dans le conseil par une
éloquence naturelle, et qu'il écrirait aussi bien qu'il parle, s'il n'affec-
tait pas, pour donner plus de dignité à son style, de le rendre obscur et
trop recherché. Il pense singuliéremenl; et, comme je crois l'avoir déjà
dit, il est capricieux et chimérique. Tel est le portrait de son esprit: fai-
sons celui de son cœur. Il est généreux et bon ami. On le dit vindicatif,
mais i|iiel Espagnol ne l'est pas? De plus, on l'accuse d'ingralilude, pour
avoir fait exiler le duc d Uzede et le frère Louis Aliaga, auquel il avait,
dit-on. de grandes obligations; c'est ce qu'il faut encore lui pardonner :
l'envie d'être premier ministre dispense d'êlre reconnaissant.
Doua Agnès de Zuniga è Velasco, comlesse d'Ulivarês. poursuivit Jo-
sejih, est une dame à qui je ne connais que le défaut de vendre au poids
de l'or les grâces qu'elle fait obtenir. Pour doua Maria de (îuzman, qui
sans contredit est aujourd'hui le premier parti d'Espagne, c'est une |ier-
sonne accomplie, el l'idole de son père, liéglez-vous là-dessns; faites
bien votre cour à ces deux dqmes, et paraissez encore plus dévoué au
comte d Olivarès que vous ne l'étiez au duc de Lerme avant votre voyage
de Ségovie : vous deviendrez par ce moyen un homme comblé d'honneurs
et de richesses.
Je vous con.seille encore, ajouta-t il, de voir de temps en tenqis don
Baltazar mon maître; quoique vous n'ayez plus besoin de lui po'ir vous
avancer, ne laissez pas de le ménager. Vous êtes bien dans sou esprit ;
conservez son estime el son amitié; il peut dans l'occasion vous servir.
Comme l'oncle et le neveu, dis-je à Kavarro, gouvernent ensemble l'Etat,
n'y aurait-il point un peu de jalousie entre ces deux collègues? Non, nie
rêpondit-il; ils sont, au contraire, dans la plus parfaite union. Sans don
Ballazar, le comte d'Olivaiés ne serait peut-être pas premier ministre ;
car enfin, après la mort de l'hili|ipe lli, tous les amis el les partisans de
la maison de Sandoval se donnèrent de grands mouvements, les uns en
faveur du cardinal, el les autres pour son fils; mais mon maître, le plus
délié des courtisans, elle comte, qui ne n'est guère moins lin que lui,
rompirent leurs mesures, et en prirent de si justes pour s'assurer cette
jilace, qu'ils remportèrent sur leurs concurrents. Le comte d'Olivarés,
étant devenu premier ministre, a fait jiarl de son administration à don
lialtazar son oncle; il lui a laissé le soin des affaires du dehors, et s'est
réservé celles du dedans; de sorte que, resserrant par là les nœuds de
l'amiliè qui doit naturellement lier les personnes d un même sang, ces
deux seigneurs, indépendants l'un de l'auire, vivent dans une intelligence
(|ui me |iaraîl inallcrable.
Telle l'ut la conversation que j'eus avec. Joseph, et dont je me promis
bien de profiter; a]ires cela j'allai remercier le seigneur de Zuniga de ce
qu'il avait eu la bonté de faire pour moi. Il me dit fort poliment ipi'il
saisirait toujours les occasions où il s'agirait de me faire plaisir, et qu'il
était bien aise que je fusse satisfait de son neveu, auquel il m'assura
qu'il parlerait encore en ma faveur, voulant du moins, disait-il, me faire
voir par là que mes intérêts lui étaient cheis, el <|u'au lieu d un prolec-
teur j'en avais deux. C'est ainsi que don Baltazar, par amitié pour Na-
varro, prenait ma fortune à cœur.
Dès ce soir-là même j'abandonnai mon hôiel garni pour aller loger
chez le |ircniier ministre, où je soiipai avec Scipion dans mon apparte-
ment. C'était une chose a voir que notre contenance ! Nous y fûmes ser-
vis tous deux par des domestiques du logis, qui, pendant le repas, tandis
i|ue nous affections une gravité imposante, riaient peut-être en eux-
mêmes du respect de commande qu'ils avaient pour nous. Lorsqu'ils se
furent retirés après avoir desservi, mou secrélaire, cessant de se con-
traindre, me dit mille folies i|ue son humeur gaie et ses espérances lui
inspirèrent. Pour moi, quoique ravi de la brillante situation où je com-
mençais à me voir, je ne me sentais encore aucune disposition à m'en
laisser éblouir. Aussi, m'étant couché, je m'endormis tranquillement,
sans livrer mon esprit aux idées agréables dont je pouvais l'occuper, au
lieu que l'ambitieux Scipion prit ]ieu de repos. Il passa jdus de la moitié
de la nuit à thésauriser pour marier sa fille Séraphine.
J'étais à peine habillé le lendemain malin, qu'on me vint chercher de
la part de monseigneur. Je fus bientôl au|)res de Son Excellence, qui me
dit : Oh çà, Santillane, voyons un peu ce que lu sais faire. Tu mas dit
(|uelcdùc de Lerme le doiiniiil des mèinoiies à rédiger; j'en ai un que
je te destine pour ton coup d'essai. Je vas t'en dire la matière; ècoulc-
moi altenlivement : il est ipiestion de composer un ouvrage qui prévienne
le public en faveur de mou ministère. J'ai déjà fait courir le bruit se-
crètement que j'ai trouvé les affaires fort dérangées; il s'agit prê.scntc-
inenl d'exposer aux yeux de la cour el de la ville le misérable étal on la
monarchie est réduite. Il faut faire là-dessus un tableau qui frappe le
peuple, el l'empêche de regretter mon prédécesseur. Après cela, tu van-
teras les mesures que j'ai'priscs pour rendre le régne du roi glorieux,
ses Etats llori.ssanls, et ses sujets parfailement heureux.
Après que monseigneur m'eut parlé de celle sorte, if me mit cnlro les
mains un jiapier qui contenait les justes sujets iiu'on avait de se plaiudie
de raduiiiilstraliiin piécêdenlc , et je me souviens qu'il y avait dix arti-
> lés, dont le mohis importaul était capable d'alarmer les "bous Espagnols;
GIL BLAS.
137
puis, me faisant passer dans un petit cabinet voisin du sien, il m"y laissa
travailler en liberté. Je commençai doi:c à composer mon mémoire le
mieux qu'il me fut possible. J'exposai d'abord le mauvais état où se trou-
vait le royaume ; les finances dissipées, les revenus royaux engagés à des
partisans, et la marine ruinée. Je rapportai ensuite les fautes commises
par ceux qiii avaient gouverné l'Etat sous le dernier régne, et les suites
fâcheuses i|u'clles pouvaient avoir. Enûn, je peignis la monarchie en
péril, et censurai si vivement le précédent ministère, que la perte du
duc de Lcrme était, suivant mon mémoire, un grand bonlienr pour l'Es-
pagne. Pour dire la vérité, quoique je n'eusse aucun ressentiment contre
ce seigneur, je ne fus pas fàclié de lui rendre ce bon ofUce. Voilà
l'homme 1
Enfin, après une peinture effrayante des maux qui menaçaient l'Es-
pagne, je rassurais les esprits en faisant avec art concevoir aux peuples
de belles espérances pour l'avenir. Pour cet effet, je faisais parler le
comte d'Olivarcs comme un restaurateur envoyé du ciel pour le salut de
la nation ; je promettais monts et merveilles. En un mot, j'entrai si bien
dans les vues du nouveau ministre, qu'il parut surpris de mon ouvrage
lorsqu'il lent lu tout entier. Santillaue, me dit-il, je ne t'aurais pas cru
capable de composer un pareil mémoire. Sais-tu bien que lu viens de
faire un morceau digne d'un secrétaire d'Etat'? Je ne m'étonne plus si le
duc de Lernie exerçait ta plume. Ton style est concis et même élégant;
mais je le trouve un peu trop naturel. Eu même temps, m'ayant fait
remarquer les endroits qui n'étaient pas de son goùl, il les changea ; et
je jugeai par ses correct ous qu'il aimait, comme >'avarro me l'avait dit,
les expressions recherchées et l'obsLurité. Néanmoins, quoiqu'il voulut
de la noblesse, ou, pour mieux dire, du précieux dans la diction, il ne
laissa pas de conserver les deux tiers de mon mémoire; et, pour me
témoigner jusqu'à quel point il en était satisfait, il m'envoya par don
Raimond trois cents pistoles à l'issue de mou diner.
CQAPITRE VI.
De l'usage que Gil Dlas lit de ces irois cents pistoles, ei des soins dont i! cliargea Scif ion.
Succès du mémoiix doul ou vicul de p-irler.
Ce bienfait du ministre fournil i Scipion un nouveau sujet de me féli-
citer d'èlrc venu à la cour, ce ipi'il ne manqua pas de faire. Vous voyez,
me dit-il. que la fortune a de grands desseins sur Votre Seigneurie. Etes-
vous fàchc présentement d'avoir quitté votre solitude? Vive le conile
d'Olivarés 1 C'est bien un autre patron que son prédécesseur. Le duc do
Lertne, quoique vous lui fussiez fort attaché, vous lai.ssa languir plusieurs
mois sans vous faire présent d'une pislole: et le comte vous a déjà fait
une gratification que vous n'auriez osé espérer qu'après de longs ser-
vices.
Je voudrais bien, ajouta-t-il, que les seigneurs de Leyva fu.ssenl témoins
du bonheur dont vous jouissez, ou du moins ipi'ils le sussent. 11 est
temps de les en informer, lui rcpomlis-je, cl c'est de quoi j'allais te
parler. Je ne dont'' pas qu'ils n'aient uneexlrcnie impatience d'appren-
dre de mes nouvelles; mais j'attendais, pour leur en donner, que je me
TÎsse dans un étal fixe, el que je pusse leur mander positivement si je
demeurerais ou non à la cour. A présent que je sais bien à quoi m'en
tenir, tu peux partir pour Valence (piand il te plaira, pour aller instruire
ces seigneurs de ma situation présente, que je regarde comme leurou-
Trage, puisqu'il est certain'quc sans eux je ne me serais jamais déter-
miné à faire le voyage de .Madrid. Cela étant, s'écria le Bis de la Cosco-
lina, don César et don Alphonse seront bientôt informés de l'étal présent
de vos affaires. Que je vais leur causer de joie en leur racontant ce oui
TOUS est arrivél Que ne suis-jc déjà aux portes de Valence I mais j'y
serai en peu de jours. Les deux chevaux de don .\lplionse sont tout prêts.
Je vais me mettre en chemin avec un laquais de monseigneur. Outre
que je serai bien aise d'avoir un compagnon sur la route, vgus savez
que la livrée d'un premier ministre jette de la poudre aux yeux.
Je ne pus m'empccher de rire de la sotte vanité de mon secrétaire ; et
cependant, plus vain peut-être encore que lui, je le laissai faire ce qu'il
voulut. Pars, lui dis-je, et reviens proin|ilenicnt ; car j'ai une autre com-
mission à le donner. Je veux l'envoyer aux Asluries porter de l'argent à
ma mère. J ai par négligence laissé passer le tem|is auquel j'ai promis de
lui faire tenir cent pistoles, que lu l'es obligé de lui remettre loi-mèine
en main propre. Ces sortes de paroles doivent être si sacrées pour un
fils, que je me reproche mon peu d'exactitude à les garder. Vous avez
raison, monsieur, me répondit Scipion, el je mesais mauvais gré de ne
vous en avoir pas fait souvenir; mais naliencc, dans six semaines au plus
tard je vous rendrai compte de ces deux commissions; j'aurai parlé aux
seigneurs de Leyva, fait un tour à votre château, el revu la ville d'Oviedo,
dont je ne puis me rappeler le souvenir sans doimer au diable les lr(ds
quarts de ses habitants. Je comptai donc au fils de la Coscoliua ciuil pis-
toles pour la pension de ma mère, avec cent autres pour lui, voulant ipi'il
fit gracieusement le long voyage qu'il allait entreprendre.
Quel jues jours après son départ, monseigneur fit imprimer noire mé-
moire, qui ne fut [las plul'jl rcudu public, qu'il devint le sujet île toutes
les conversations de Madrid. Le peiqde, ami de la nouveauté, fut charmé
de cet écrit ; l'épuisement des finances, qui était peint avec de vivis cou-
leurs, le révolta contre le duc de Lerme; et si les coiq)s de griffe qu'y
recevait ce ministre ne furent pas applaudis de tout le monde, du moins
ils trouvèrent des approbateurs. Quant aux magnifiques promesses que
le comte d'Oliv.irés y faisait, et entre autres celle' de fournir par une sa^e
économieaux dépenses de l'Etat, sans incommodi r les sujets, elles ébloiTi-
renl les citoyens en général, el les confiiniérent dans la grande opinion
qu'ils avaient déjà de ses lumières : si bien que toute la ville retentit de
ses louanges.
Ce ministre, ravi de se voir parvenu a son but, qui n'avait été, dans
cet ouvrage, que de s'attirer l'affection |iublique, voulut la mériler'véri-
Jablementpar une action louable, et qui fut utile au roi. Pour cet effet,
il eut recours à l'invention de l'empereur Galba, c'est-à-dire qu'il fit ren-
dre gorge aux particuliers (jui s'étaient enrichis, Dieu sait comment
dans les régies royales. Quant il eut lire de ces .sangsues le sang qu'cMes
avaient sucé, et qu'il en eut rempli les coffres du roi, il entreprit de l'y
conserver, en faisant supprimer toutes les i;cnsioiis, sans en excepter la
sienne, aussi bien que les gralilications qui se faisaient des deniers
du prince. Pour réussir dans ce dessein, qu'il ne pouvait exécuter sans
changer la face du gouvernement, il me chargea de composer un nouv'eati
mémoire, dont il me donna la substance ef'la forme. Ensuite il me re-
commanda de m'élever, autant qu'il me serait possible, au-dessus de l,i
simplicité ordinaire de mon slyle, pour dcnner plus de noblesse à mis-
|ihrases. Cela suffit, monseigneur, lui dis-je; Votre Excellence venlùi
sublime et du lumineux, elle en aura. Je m'enfermai dans le même ca-
binet où j'avais déjà travaillé ; et là je me mis à l'ouvrage, après avoir
invoqué le génie éloquent de l'archevêque de Grenade.
Je débutai par représenter qu'il fallait garder avec soin tout l'argent
qui était dans le trésor royal, et qu'il ne dînait être employé qu'aux .s"euls
besoins de la monarchie, comme étant un fonds .sacré qu'il était à propos
de réserver pour tenir en respect les ennemis de rEs|iaguc; ensuite je
faisais voir au monarque, car c'était à lui que s'adre.ssait le mémoire,
qu'en ôlant toutes les pensions et.les gratifications qui se prenaient sur
ses revenus ordinaires, ils ne se priverait point pour cela du plaisir.de
ré'ompen-er ceux de ses sujets qui se rendraient di£;nes de ses grâces
puisque, sans toucher à son trésor, il était en élat'de leiu- donner dé
grandes récompenses : qu'il avait pour les uns des vi.e-royaulés, des
gouvernements, des ordres de chevalerie, des emplois mililaircè; pour
les autres, des commanderies ou des pensions dessus, des titres avec des
magistratures ; et enfin toutes sortes de bénéfices pour les personnes co.i-
sacrées au culte des autels.
Ce mémoire, qui était beaucoup plus long que le premier, m'occupa
prés de trois jours ; mais heureusement je le'fls à la fantaisie de mon nvà-
Ire, qui, le trouvant écrit avec «spliase el farci de métaphores, m'acca-
bla de louanges. Je suis bien content de cela, me dit-il en me mon:rai!t
les endroits les jdus enfiés; voilà des expressions marquées au bon coin.
Courage, mon ami, je prévois que tu me seras d'une grande utilité. Cepe::-
dant, malgré les applaudissements qu'il me prodigua, il ne laissa pas do
retoucher le mémoire. Il y mit beaucoup du sien,"el fit une pièce d'élo-
quence qui charma le roi el toute la cour. La ville v joignit son approba-
tion, augura bien pour l'avenir, et se llatla que la monarchie reprendrait
son ancien lustre sous le ministère d'un si grand personnage. Son Excel-
lence, voyant que cet écrit lui faisait beaucoup d'honneur, voulut, pour
la part que j'y avais, que j'en recueillisse quebpie fruit; elle me lit don-
ner une pension de cinq cents écus sur la commanderie de Castille : ce
qui me parut une récompense honnête de mon travail, et me fut d au-
tant plus agréable, que ce n'était pas un bien mal acquis, quoique j.-
l'eusse gagné bien aisément.
CHAPITRE Vil.
Vit quel liasard, dans quel enJroit, cl dan.* quel él.il Gil Dlas icirouva son ami Fabiice
cl de l'culrelitn qu'Us eurent cnscuible. *
Rien ne faisait plus de plaisir à monseigneur que d'apprendre ce
qu'on pensait à .Madrid de la conduite qu'il Iciiail dans son ministère II
me demandait tous les jours ce i|u'on disait de lui dans le monde. Il
avait même des espions qui, pour son argent, lui rendaient un compte
exact de tout ce qui se passait daus la ville. Ils lui rapportaient jusqu'aux
moindres discours qu'ils avaient entendus; et, comme il leur ordonnait
d être sincères, son amour-propre en souffrait qucbpiefois, car le pcunle
a une intempérance de langue qui ne respecte rien.
Quand je m'aperçus que' le comte aimait qu'on lui fit des rapports je
me mis sur le pied d aller l'aprés-dinée dans des lieux publics, et de 'nie
mêler à la conversation des bonnéles gens, quand il s'y en trouvait
Lor>qii'ils parlaient du goiivernement, je les écoutais avec attention • el
s ils disaient quebpie chose (|iii mérilài d'être redit à Son E.xcellcncc, je
ne man |u.iis jias de lui eu faire pari. Mais il faut observer que je ne 'lui
rapportais rien ipii ne fut à son avantage. Il me semblait que j'en devais
user ainsi avec uu lioramc du car,iclérc Je ce ini.iislrc.
1,58
GIL BLAS.
.Un jour, en revenant ilo l'un de ces enilroils, je passai devant la porte
d'jiji liopital. Il nie prit envie d y entrer. Je parcourus dtu.x ou trois
salles remplies de malades alités, en promenant ma vue de tonles parts.
P.lDiii CCS malheureux, que je ne regardais pas s.ws compassion, .j"en re-
nftw"<l"ai un qui me frappa. Je cnts reconuaitrc en hii Fabrice, mon an-
cien camarade et mon compatriote. Pour le voir ilc plus prés, je m'op-
procliai de son lit, et, ne pouvant Jouter que ce ne tïil le poêle Nuncz,
je ,d*-'nieurai ipiclqucs moments a le considérer sans rien dire. De son
rôle, il me remit aussi, et m'cnvisasrea de la même façon Enfln, rom-
pant le silence : .Mes yeu.'c, lui dis-jc, ne me trompent-ils point! Est-ce
en cfi'et Falnice que je rencontre ici? C'est lui-même, répondit-il froide-
ment; <t tu ne dois pas t'en étonner. De|iuis que je t'ai quitté, j'ai tou-
jours fait le métier d'auteur; j'ai composé i!es romans, des comé-
dies, toutes sortes d'ouvrages d'esprit; j'ai fait mon chemin, je suis à
l'hôpital.
Je ne pus m'empcclier de rire de ces paroles, et encore pins de l'air
sérieux dont il les avait accompa.çnées. Eh quoi! m'écriai-je, ta muse t'a
conduit dans ce lieu? elle l'a joué ce vilain tour-là ! Tu !e vois, rcpondil-
il, celte ma'ison sert souvent de retraite aux beaux esprits. Tu as bien
fait, mon enfant, poursuivit-il, de prendre une autre route que moi. Mais
tu n'es plus, ce me semble, à la cour, et les affaires ont changé de foce ;
je me souviens même d'avoir ou'i dire que tu étais en prison par ordre
du roi. On l'a dit la vérité, lui répliquai -je ; la situation charmante où
lu me laissas quand nous nous séparâmes fui, peu de temps après, suivie
d'un revers de fortune qui m'enleva mes biens cl nui liberté. Ce;poudant,
mon ami, jwsl nubila Phœbus, lu me revois dans un elat )dus brillant
cnciu-e que celi.i où tu m'as vu. Cela n'est pas possible, dit îSunez : ton
maintien est sage et modeste ; tu n'as pas l'air vain et insolent que
donne ordinairement la prospérité. Les disgrâces, rcpris-je, ont purifié
ma vertu, et j'ai appris à l'école de l'adversité à jouir des richesses .sans
m'en laisser posséder.
Dis-moi donc, interrompit Fabrice en se niellant avec transport à son
séani, quel peut èlre ton em|doi. Que fais-lii présentement? Srrais-tu
intendant d'un grand seigneur ruiné oli de quelque veuve opulenle? J'ai
un meilleur po-te, lui réparli.s-je; mais dispense-moi, je te prie, de l'en
dire davantage à présent, je satisferai une autre fuis ta curiosité. Je me
conlenle en ce moment de l'apprei.dre que je suis en état de le faire plai-
sir, ou plutôt de le nu lire .i ton aise pour le reste de tes jours, pourvu
que lu me promettes de ne plus com|joser d'ouvrages d'esprit, soit en
vers, soit en prose. Te sens-tu capable de me faire un si grand sacritice?
Je l'ai déji f;jil au c'i,el, me dit-il, dans une maladie morteilc dont tti me
vois écho|q)é. Un père de Saint-l'ominique m'a fait abjurer la poésie,
comme un amusement qui, s'il n'est pas criminel, détourne du moins
du but de In sagesse.
Je t'en félicite, lui réparlis-je, mon CTer Nunez; tu as fort bien fait,
mon ami, mais gare la rechute ! Oh ! me rep^rlit-il d'un air résolu, c'est
ce que je n'appréhende point du tout. J'ai pris une ferme résolution d'a-
baBdonner les muses : quand lu es entré dans cette salle, je composais
des vers jiour leur dire un éternel adieu. Monsieur Fabrice, lui dis-je en
branlant la" tète, je ne sais si nous devons, le père de Saint-Dominique et
moi, nous fier à votre abjuration : vous me paraissez furieusement épris
de ces dictes pucelles. Non, non, me répondit-il, j'ai rompu tous les
nœuds qui m'attachaient à elles. J'ai plus fait, j'ai pris le public en aver-
sion, et ma haine est juste. Il ne mériie pas qu'il y ail des auteurs i[ui
veuillent lui consacrer leurs travaux; je serais fâché de faire quelque
production qui lui plût. Ne crois pas, conliiiua-t il, que le ch.igrin me
dicte ce lan.çage ; je te parle desang-froi 1. Je méprise aulanl les ajqilau-
disseinenls du public que ses siflli ts. Ou ne sait cpii gagne ou qui pei^l
avec lui : c'est un capricieux qui pense aujourd'hui dune faç'Ki, cl ipii
demain pensera d'une autre, (jue les poêles dramatiques sont fous de
tirer vanité de leurs pièces quand elles réussissent ! Quelque bruil qu'elles
fassent dans leur nosiveauté sur la scène, elles se soutiennent rarement
après l'impression; et si on les remet au Ihéitre vingt ans après, elles
sont pour la plupart assez mal reçues. La génération présente accuse de
mauvais goût celle qui l'a précédée, et ses jugements sont contreilils à
leut" tour par ceux de la ."léuération suivante. C'est ce que j'ai toujours
remarqué, cl de là .je conclus que les auteurs qui sont applaudis présen-
tement doivent s'alton Ire à être sifilés dans h suite. Il en est de même
des romans et des autres ivres amusants qu'on met au jour; quoiqu ils
aient d'flbord une approbation générde. ils tombent insensiblement dms
le mépils. L'houneur qui nous revient de l'heureux succès d'un ouvrajie
n'est donc qu'une pure chimèr?, qu'une illusion de l'esprit, qu'un feu
de pailbr dont la fumée se dissipe bientôt dans les airs.
'Quoique je jugeasse l>ien que le poëte dos Asliirics no parlait ainsi que
p^r mn'nv.Vjsc luimeur, je ne lis pas semblant de m'en apercevoir. Je suis
ravi,' lui dî.s-je, que tu sois dégoilté du bel esprit, et ralicalenient guéri
de la rage d'écrire. Tu peux compter que je te ferai donner incessam-
ntènl un emploi où tu pourras l'enrichir sans èlre oliligé de faire une
grdiiilo dispense de génie. Tant mieux, s'écria-l-il, l'esprit me ptie, el je
le rft.ganle ;i| l'heure qu'il est comme le présentie plus fuuestMpic le
crej puisse faire à l'homme. Je souhaite, rej.ris-ie, mon cli'T Ribrico,
qjie'tu conserves toujoiirsles sfiiliments où tu es. Si lu persistes à vouloir
qjiitter h poésie, je le le répèle, je le ferai oîitenir bientôt un poste
hOi'diétc 'et lucratif Mais en attendant que je le rende ce service, ajou-
lai-je en lui présentant une bcurse où il y avait une soixi.ntaiiie de pis-
lules, je le prie de recevoir celle petite marque d'amitié.
0 généreux ami ! s'écria le lils du barbier Nuuez, transporté de joie et
de reconnais.saiice, i|iu lies grâces n'ai-je pas à rendre au ciel de l'avoir
fait entrer dans cet hopiial, d'où je vais dés ce jour sortir par ton assis-
tance I comme effeciivcment il se fil transporter dans une chambre gar-
nie. Mais, avant de nous séparer, je lui enseignai ma demeure, et l'invi-
tai à venir me voir aussitôt que sa sanlé seiail rétablie. 11 fit paraîtr-e
oiie extrême surprise lorsque je lui dis que j'étais logé chez le comte
d'Olivarés. 0 trop heureux Gil Blas ! me dit-il', dont le siut est de plaire
aux ministres, je me réjouis de ton bonheur, puisque tu en fais un si bon
usa ce.
CHAPITRE Yin.
Gil Blas se rond de jour en jonr plus clicr à son niaîlre. Du rolour de Sripion i Madrid,
el de la relation qu'il Ht de son voyage il Saniillaue.
Le comte d'Olivarés, que j'appellerai désormais le conifc-duc, parce qu'il
|ilut au roi. dans ce leinps-la, de l'honorer de ce litre, nvail un faible
que je ne découvris pas infructueusement : c'était de vouloir être aimé.
Dos qu'il s'apercevait que quel (u'un s'altachailà lui par inclin, lion, il le
|iienait eu amitié. Je n'eus garde de négliger celle observation. Je ne
me coiileulais pas de bien faire ce qu'il me commandait, j'exécutais ses
ordres avec des démonstralions de zèle qui le ravissaient. J'étudiais son
goùl en toutes choses pour m'y conformer, et prévenais ses désirs au-
tant qu'il m'était possilde.
Par cette conduite, qui mène presque toujours au but, je devins in-
sensiblement le favori de mon maître, qui, de son côté, comme j'avais
le même faible que lui, me gagna l'âme par les marques d'affection qu'il
me donna. Je m'insinuai si avant dans ses bonnes grâces, ipie je par-
vins à partager sa confiance avec le seigneur L'arnero, son premier se-
crétaire.
(^arnero s'était servi du même moyen que moi pour plaire à Son Ex-
cellence ; el il y avait si bien réussi, qu'elle lui faisait part des mystères
du cabinet. Nous étions donc, ce secrétaire el moi, les deux confidents
■ du premier niinistre et les dépositaires de ses secrets ; avec cette diffé-
rence, qu'il ne parlait à Carnero que d'affaires d'Etal, et qii il ne m'en-
(retcnail qii ■ de ses intérêts particuliers; ce qui faisait, pour ainsi dire,
deux dé]iarlemenls séparés dont nous étions é.galement satisfaits l'un et
l'autre. Nous vivions ensemble sans jalousie comine sans amitié. J'avais
siijel d'être content de ma place, qui, me donnant sans cesse occasion
d'èlre avec le comle-duc, me mettait à portée de voir le fond de son
âme, que, tout dissimulé qu'il était naturellemeni, il cessa de me cacher
lorsqu'il ne douta plus de la sincérité de mon attachement pour lui.
Santillane, me dit-il un jour, tu as vu le due de Lerine .fouir d'une
antorilé qui ressemblait moins à celle d'un ministre favori qu'à la puis-
sance d'un monarque absolu; cependant je suis encore plus heureux
qu'il n'était au plus haut point de sa fortune. 11 avait deux ennemis re-
lîoutables dans le duc d'UzèJe, son propre lils, et <lans le confesseur de
Philippe 111, au lieu que je ne vois personne auprès du roi qui ail asse^
de crédit pour me nuire, ni même que je soupçonne de mauvaise volonté
|)0ur moi.
11 est vrai, poursuivit-il, qu'à mon avènement au ministère, j'ai eu
grand soin de ne souffrir auprès du prince <iue des sujets à qui le sang
ou l'amitié me lient. Je me suis défait, par des vice-royautés on par des
ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, au-,
raient pu m'cnlever quelque portion des bonnes grâces du souverain,
que je veux posséder entièrement ; de sorte que je puis dire, à l'heure
qu'il est, qu'aucun graml ne fait ombra.ge à mon crédit. Tu vois, Gil
Blas, ajonta-l-il, que je le découvre mon cœur. Comme j'ai lieu de penser
que tu m'es tout dévoué, je l'ai choisi pour mon confidenl. Tu as de l'es-
prit; je le ccois sage, prudent, discret: en un mot, tu me jiaiais pro-
pre d te bien acqnilier de vingt sortes de commissions qui demandent un
garçon plein d'intelligence.
Je ne fus point à l'épreuve des images llalleu.ses que ces paroles of-
frirent à mou esprit. Quclqijes vapeurs d'avarice et d'ambilinn me mon-
tcrenl subitement à la tète, el réveillèrent en moi des seiilimenls dont
je croyais avoir triomphé. Je protestai au ministre que je répundrais de
tout mou pouvoir à ses intentions, et je me tins prêt à exécuter sans
scrupule tous les ordres dont il jugerait à propos de me charger.
Pendant que j'étais ainsi dispo.sé à dresser de nouveaux auiels à h
Fortune, Scipion revint de son voyage. Je n'ai pas, dit-il. un long récit
à vous fuie. J'ai charmé les seigneurs de Leyva, en leur ajipren;inl l'ac-
cueil que le roi vous a fait lorsqu'il vous a reconnu, et la manière dont
le comte d'Olivarés en use avec vous.
Jint rroinpis Scipion : Mon ami, lui dis-je, lu leur aurais fait encore
plus de plaisir si tu leur avais pu dire sur cpiel ped je suis .-iujourd'hui
auprès de monseigneur. C'est une chose piiidig'eusc que la ripidilé des
prugi'èsque j'ùi faits depuis ton départ dans le cicur de Sun E.xcellençe,
GIL BLAS.
]Ô0
Dieu en soii loué, mon cher lunilre, me répoiulit-il : je pressens que nous
aurons de belles deslinées à roni|ilir.
Ciiangeons de maliérc, lui dis-je; parlons d'Oviedo. Tu as élc aux
Asturies ; dans quel élal y as-lu laissé ma mère? Ali! monsieur, me
reparlil-il en prenant tout ;i coup un air triste, je n'ai que des nouvelles
afUigeanlcs à vous annoncer de ce côté-là. 0 ciel ! m'écriai-je, ma mère
est morte assurément. Il y a six mois, dit mon secrétaiie, que la bonne
dame a payé le tribut à la nature, aussi bien que le seigneur Ciil Ferez,
votre oncle.
La mort de ma mère mecaiisi une vive aflliction, quoique dans mon
enfance je n'eusse point reçu d'elle ces caresses dont le> enfants ont
grand besoin pour devenir reconnaissants dans la suite. Je doiinrii aussi
au bon chanoine les larmes que je lui devais, pour le soin qu'il avait eu
de mon éducation. Ma donlenr, à la vérité, ne fut pns longue, et dégé-
néra bientôt en un souvenir tendre que j'ai toujours conservé de mes
parents.
ClIAPITRE l\.
Comment et à qui le comlc-duc maria sa fil'c nnfquc; et des fruits amers que ce
mariage produisit.
Peu de temps après le retour du fils de la Coscolina, le comle-diic
tomba dans une rêverie on il demeuia plongé pendant huit jours. Je
m'imaginais qu'il méditait quelque grand coup d Etat ; m.iis ce qui le
faisait Vèver ne regardait que sa famille. Gil Blas, me dit-il une a( rés-
dinée, tu dois t'ètre aperçu que j'ai l'esprit embarrassé. Oui, mon eii-
4'aut, je suis préoccupé d'une affaiie d'où dé|ieud le repos de ma vie. Je
veux bien l'en faire confidence.
Doua Maria, ma lille, continua-t-il, est nubile, et il se pré.senle un grand
• nombre de seigneurs qui se la disputent. Le comte de Méblé-, C!s aîné
du duc de Médina Sidonia, chef de la maison de Guzman, et don Louis
de llaro, fils aine du marquis de Car|iio et de ma sœur aînée, sont les
deux coneurrcnis qui paraissent'le plus en droit d'obtenir la préférence.
te dernier surtout a un mérite si supérieur à celui de ses rivaux, que toute
la cour ne doute pas cpie je ne fasse choix de lui pour mon genilre. Néan-
moins, sans entrer dans les raisons que j'ai de lui donner l'exclusion, de
même qu'au comte de Méblés, je te dirai que j'ai jeté les yeux sur don
Rainire Nunez de Cuznian, mar(|iiisde 'l'oral, chef de la maison des Guz-
man d'Abrados. C'est à ce jeune seigneur et aux enfants (|u'il aura de
itia fille que je prétends laisser tous mes biens, et les anne.xer au titre
de comte d'Olîvarés, auquel je joindrai la grandesse ; de manière que
mes petits-fils et leurs descendants sortis de la branche d'Abrados
et de celle d'Olivarés passeront pour les aînés de la maison de
Guzman.
Eh bien! Santillane, ajoula-t-il, n'approuvcs-tu pns mon dessfin?
Pardonnez-moi, monseigneur, lui répondis-je; ce projet est digne du
génie qui l'a formé; mais qu'il me soit permis de représenter une chose
a Votie Excellence sur celte disposition. Je crains que le duc de Médina
Sidonia n'en murmure. Qu'il en murmure s'il veut, reju-it le minisire,
je m'en mets fort peu en peine. Je n'aime point sa branche, ([ui a usurpé
sur celle d'Abrados le droit d'ainesse et les litres qui y sont attaches.
Je serai moins sensible à ses plaintes (pi'au chagrin qu'aura la marquise
de Carpio. ma sœur, do voir échapper ma lille à son fils. Mais, après
tout, je veux me .satisfaire, et don IWniire l'emportera sur ses rivaux :
c'est une chose décidée.
Le comlc-duc, m'ayant appris celte résolution, ne l'exécuta pas sans
donner une nouvelle marque Je sa |iolitiquc singulièie. Il présenta un
mémoire au roi pour le jnier, aussi bien (pie la reine, de vouloir bien
marier eux-niêmes sa fille, en leur exposant les qualités des seignenis
2ui la recherchaient, et s'en reiuellanlenliércment an choix que feraient
enrs Maje-tés ; mais il ne laissait |i;is, en parlant du marquis de forai,
de faire connaître que c'ét.ait celui de tous qtii lui étail le jdus agréable.
Aussi le roi, qui avait une complaisance aveugle pour son ndnislre, lui
fit celte réponse : « Je crois don Itamire de Nunez digne de dona Maria :
« cependant choisisstz vous-même. Le parti qui vous conviendra le
« mieux sera celui qui me jdaira davaniagc. Le Roi. »
Le ministre alTecla de mouhér celle réponse ; et, feignant de la re-
garder comme un ordre du pri ce, il se hàla de marier sa fille au mar-
quis di' Tornl. Ce mariage précipiié pi pin vivement h marquKe de Cir-
pio, de même ([ue toii.s les Gnznians qui s'étaient' llattés de l'espéiaiice
d'épouser dona .Maria. Néanmoins les uns cl les antres, ne (pouvant em-
pêcher cette union, affectèrent- de la c lébrer avec les jdiis grandes dé-
mouslralions de joie. On eùl dit que tout ■ la famille en était cli.irinée ;
mais les méconlents furent bientùt wifgés d'une manière liés-cruelle
|iour le comte duc. Dona Maria accoucha an llonl de dix mois d'une fifle
qui mourui en naissant, et peu de jours après elle fut ellc-niéhic la vie-
lime do sa coui-he
Quille r ertè founin père qui' n'avait ronr ainsi dii'tr, de.s ypnrqiie
jour sa lille, et qui vni,Mii avorter paiil.-i It' dessein d'ôlcr' le droft d'àl-
iiésîie S la brantltc (te BKdhia Sidotii»! H-cii fut si ptuilrt, ({u'iis'cu-'
ferma pendant quelques jours, et ne voulut voir personne que nmi. qui,
me conformant à sa vive douleur, parus aussi louché que lui. 1! faiil dire
la vérité, je me servis de cette occasion pourdonner de nouvelles larmes
à la mémoire d'Autonia. Le rapport que sa mort avait avec celle de la
marquise de Toral rouvrit.nne pbiJe mal fermée, et me mit si bien en traiii
de m'aflliger, que le ministre, tout accablé qu'il élait de sa propre doii-
■leiir, fut fiappé de la mienne. Il étail étonné de me voir entrer, comme
je faisais, dans ses chagrins. Gil Blas, me dit-il un jour que je lui parus
plongé dans une tristesse mortelle, c'est une as.sez douce consolation
pour moi d'avoir un confident si sensible à mes peines. Ali I monsei-
giienr, lui ré|iondis-je en lui fai.sant tout l'honneur de mon affliction, il
faudrait que je fusse bien ingrat et d'un natm-el bien dur, si je ne les
semais |ias vivement. Puis-je penser que vous pleurez nue fille d'un
mérite aeconi|ili, et que vous aimiez si tendrement, sans mêler mes
pleurs aux vô!res? Non. monseigneur, je suis trop plein de vos bontés,
pour ne jiartager pas toute ma vie vos plaisirs et vos ennuis.
CnAriTRE X.
Cil Blas rencontre par liasard le poêle Nunez, qui lui apprend qu'il a fait une tragédie qui
don iUf. incessannm-iu repiéHniee sur le tiicâtre du prince. Du aiallicureux suci.6s de
celte pièce, et du Ixiutieur élunuaul duul il fut suivi.
Le ministre commençait à se consoler, et moi, par conséquent, ri
reprendre ma bonne humeur, lorsqu'un soir je sortis tout seul en
carrosse pour aller à la [iroinenade. Je rencontrai en chemin le poète
des Asturies, que je n'avais pas revu depuis sa sorlie de l'Iiôiiital.
11 élait fort |iropremeiit vêtu. Je l'appelai, je le fis mouler dans
mon carrosse, et nous nous promenâmes ensemble dans le pré Saint-
Jéiôme.
Monsieur Nunez, lui dis-je, il est heureux pour moi de vous avoir
rencontré jiar hasard; sans cela je n'aurais pas le plai.-ir que j'ai de...
l'oint de reproches , Santillane, interrompit-il avec précipitation, je
t'avouerai de bonne foi i[ne je n'ai p.is voulu l'aller voir: je vais'l'cn
dire la raison. Tu m'as promis un bon poste, pourvu que j'abiurasse la
poésie; et j'en ai trouvé un très-solide, à condition ipie je ferai des
vers. J'ai accepté ce dernier comme le plus convenable à mou humeur'
Uii de mes amis m'a placé au(irés de don BsTliand Gomez del liibero,'
trésorier des galères du roi. Le don Bertrand, qui voiilaii avoir un bei
esprit à ses gaines, ayant trouvé ma versification trés-brillante, m'a
choisi préférablemenl à cinq ou six auteurs qui se présentaient' iioar
remplir l'emploi de secrétaire de ses coimnandeineHts.
Jen suis ravi, mon cher Fabrice, lui dis-je; car ce don Bertrand est
apparemment fort riche. Comment, riche ! me répondit-il, on dil (lu'il
ignore lui-mènie jusqu'à quel point il l'est. Quoi qu'il cn'soil, vo'ci en
quoi consiste l'emploi que j'occupe chez lui. Comme il .se pique d'être
galant, et qu'il veul passer pour un homme d'esprit, il est en commerce
de lettres avec.plusiiurs dames fort spirituelles, et je lui prêle ma plume
pour comiioser des billets rem|ilis de sel et d'agiéi'iient. J'écris à l'une
en vers, à l'autre en prose, et je porte ([uelqucfuis les lettres moi-même
jiour faire voir la mulliplicilé de mes talents. '.
Mais tu ne m'apprends pas. lui dis je, ce que je souhaite le plus de
savoir. Ls-lu bien payé de tes cpigrammcs éjiislolaires ? Tros-rt|-as-
semeiil, repondit-il. Les gens riches ne sont pas tous généreux et
j'en contiais qui saut de francs vilains: mais don Bertrand en 'uso
avec moi lorl noblement. Outre deux cents |nslolcs de e.vcs fixes
je reçois de lui d • temps en temps de petites gratiiications; ce q'iii'me
met en état de faire le seigneur, et de bien pas.ser mon temps avec quel-
ques auteurs ennemis comme moi du chagrin. Au reste, repris-je ton
trésorier a-t-il assez de goût pour sentir lès beautés d'un ouvrage d'es-
prit, et pour en apercevoir les défauts? Oli que non! me répondit Nu-
nez; quoiqu'il ait un babil imposant, ce n'e.st point nu conniissciir. Il ne
laisse pas de se donner pour nu Turpit. Il décide hardiment, et soutient
son 0]iiuiOn d'un ton si haut et avec tant d'opiniàtnaé, que [c plus sou-
vent, lorsqu'il dispute, on est obligé de lui céder, p»ur éviter une
grêle de traits désobligeants dont it a coutume d'aocabler ses contra-
dicteurs.
Tu peux croire, poursuivit-il, que j'ai grand soin de ne le contredire
jamais, qtielipie sujet qu'il m'en dimiic; car, outre les épi;hctes désa-
gréables tpic je ne inamiuerais pas de m'altirer, je pourrais l'<irt bien me
laire mettre à la porte. J ,v|iproiivL' donc prudemment ce qu'il loue, et je
désapjir. uve de même tout ce qu'il trouve mauvais, l'ar cette coinplai-
sauce, q.ui ne me coûte guère, pos.sédant, comme je f.iis, l'art di; m'ac-
commoder au caractère des personnes qui me sont, utiles, j'ai aagné
l'islime et 1 amitié de mon patr-m. Il m'a engagé à compo.se'r une tra-
gédie, dont il m'a donné l'idée. Je l'ai faite soùs'scs yeux, el si elle réus-
sit, je devrai à ses hiiiis avis une pai tie de. ma gloire.
Je deinaïKl.li à notre prête le titre de sa tragédie. C'est, répoiidil-il le
Comlc (le Sutdtignc. Cette pièce sera représentée dans trois jours sur le
théâtre du priiic<'. Je souhaite, lui répliquai-jc, qu'elle, ait une ^'laiule
KUissile, elj'ai as.-cz bonne opinimi de ton génie pour res(>«rer. Je l'es-
père bien aussi, me dit-il ; mais il n'y a point d'csiiérancc jdus nom-
<n
GIL BLAS.
peuseque celle-hi. l.iiit les auli'nrs sont iiicerlaiiis Jo révénenient d'un
ouvr.v^e draniatifiue ; Ions les jours ils y sont trompés.
EnCin le jonr de la piemière représenlation je ne pus aller a la comé-
die nionsei"neur m'ayant cliargé d'une commission qui m'en empêcha.
Tout ce qmf je pus faire fnt d'y envon/r Scipion pour savoir du moins
dè-i le soir m^me le succès d'uni' pièce" à laquelle je m'inlércssais. Après
lavoir impaliniiment attendu, je le vis revenir d'un air qui me fit con-
cevoir un mauvais présage. Eli bien ! lui dis-je, comment le Comte de
Saldiign" a-t-il élé reçu du public? Fort brutalement, rcpondit-il ;
jamais pièce n'a été pîns cruellement traitée; je suis sorti indigné de
i'inso'ence du parterre. Et moi, je le suis, lui répliquai-j". de la fureur
que Nunez a de composer des poèmes dramaliiues. fjuel enrage! fte
f.mt-il pas qu'il ait perdu le' jugement, pour préférer les liures ignomi-
nieuses des spectateurs à l'heureux sort que je puis lui faire? C'est ainsi
tuie iiar amitié je pestais contre le poète des Aslurics, et que je m'aflli-
gcais du malhe-iir de .sa pièce pendant qu'il s'en applaudissait.
En effet, je le vis deux jours après entrer chez moi, tout transporté
de joie. Sanlillaiie, s'écria-l-il, je viens te faire part du ravissement où
je suis. J'ai faitma fortune, mon ami, en faisant une mauvaise pièce.
Tu sais l'étrange accueil qu'on a fait au Cmile de Snldugne. Tous les
spcctr.teurs à l'envi se sont déchaînés contre lui ; et c'est à ce déchaine-
ment général que je dois le bonheur de ma vie.
Je fus assez étonné d'entendre i^arler de cette manière le poète JNunez.
Comment donc, Fabrice, lui dis-je, serait-il possible que la chute de ta
tragédie eut de quoi justifier ta joie immodérée? Oui, sans doule, re-
iioifdit-il : je l'ai déjà dit que don Bertrand avait mis du sien dans ma
pièce; par conséquent il la trouvait excellente. lia été outré de voiries
spectateurs d'un senlimcnl contraire au sien. Nunez, m'a-t-il dit ce ma-
tin, Victrix causa Diisrlacuil, sed victa Caloni. Si la pièce a déplu au
public en récomiiensc elle me pliil à moi, et cela doit te suffire. Pour
te consoler du mauvais goùl du siècle, je te donne deux mille ecus de
rente à prendre sur tous mes biens; allons de ce pas chez mon notaire
en passer le contrat. Nous y avons été surle-cbamp : le trésorier a signé
l'acte de la donation, et m'a payé la première année d'avance...
Je félicitai Fabrice sur la malheureuse destinée du Comte de Salda-
qne puisqu'elle avait tourné au profit de l'auteur. Tu as bien raison,
conîinua-t-il, de me faire compliment li-dessus. Sais-tu bien qu'il ne
ijouvait m'arriver un plus arand bonheur que d'avoir déplu au parterre?
Que je suis heureux d'avoir été sifllé à double carillon 1 Si le public, plus
bénévole, m'eut honoré de ses applaudissements, à quoi cela m'aurail-il
i))ené? Arien. Je n'aurais tiré de mon travail (pi'une somme assez mé-
diocre, au lieu que les sifUets m'ont mis tout d'un coup à mon aise pour
le reste de mes jours.
CHAPITRE XI.
SaiUill.ir.c fail donner un cmiiloi à i^cipion, qui pari pour l.i Noiivdlc-Esp.isno.
Mon secrétaire ne regarda pas sans envie le bonheur inopiné du poëlo
Nunez : il ni' cessa de m'en iiarlcr pendant liuit jours. J'admire, disait-
il, le caprice de la fortune, qui se plaît quelquefois à coiiihler de b'cns
un délcslalile auteur, tandis qu'elle £n laisse de bons dans la misère. Je
voudrais bien qu'elle s'avisài de in'enrichir aussi du soir au lendemain.
Cola pourra bien arriver, lui disais-je, et plus lot que tu ne penses. Tu
es ici dans son temple ; car il me semble qu'on peut appeler b: temple de
la fortune la maison d'un premier ministre, où l'on accorde souvent des
grSces qui engraissent tout à coup ceux qui les obtienneBt. Cela est vé-
ritable, monsieur, me répondit-il, mais il faut avoir la palience de les
Sllendre. Encore une fus, Scipion, lui réidiquai-je, sois tranquille ;
peut-être es-lii sur le point d'avoir quelque bonne commission. Effecli-
vement il s'offrit peu de jours après une occasion de l'employer utile-
m nt au service du comte-duc, et je ne la laissai point échapper.
Je m'entielenais un matin avec don Raimond Cporis, intendant de co
iiremi'-r ministre, et noire conversalion roulait sur les revenus de Sou
Excellence. Monseigneur jouit, disail-il, des comniandcries de tous les
ordres miliiaires, ce qui lui vaut par an quarante mille écus; el il n'est
(lidigé que de porter la croix d'Aleantara. De |ilus, ses trois charges de
L'raiid chambellan, de grand éciiyer, et de grand chancelier des Indes, lui
"rapporleni deux cent mille écus; ( t tout cela n'est rien encore en coin-
pawison des sommes immenses qu'il lire des Indes : savez-vous bien de
quelle manière? Lorsque les vaisseaux du roi partent de Séville ou de
Li>bonne pour ce iiays-!à, il y fait (uubarquer du vin, de l'huile el des
"rains, que lui fournit .son comté d'Oliaiès; il ne paye point de port.
Avec cela il vend dms les Indes ces marchandises quatre fois plus
qu'elles ne valent en Espagne; cusiiile il en emploie l'argent à acheter
aes épiceries, des couleurs-, cl d'aulrrs choses ipi'on a presque pour rien
dans le nouveau monde, et qui se vendent fnri cher en Europe. Il a déjà,
par ce trafic, g: gué plusieurs millions sans faire le moimlie l(nt au roi.
Ce qui ne doit pas vous paraître étonnant, continua-t-il, c'est que les
personnes employées à l'ùire ce commerce reviennent toutes chargées de
richesses, monseigneur tiouvant bon qu i
les siennes.
l'a>senl leurs afraiit
Le fils de la Coscolina, qui écoulait notre entretien, no put entendre
parler ainsi don Raimond sans l'inlerrompre. Parbleu ! seigneur Caporis,
s'écria-l-il, je serais ravi d'être une de ces personnes-la ; 'aussi b:en il y
a longtemps que je .sonhaile de voir le Mexique. Votre curiosité sera
bientôt snlisfaile, lui dit l'intendant, si le seigneur de Santillnne ne s'op-
pose point à voire envie. Quelque délicat que je sois sur le choix des
gens que j'envoie aux Indes faire ce trafic ( car c'est moi qui les choisis)
je vous melliaî aveuglément^ sur mon registre, si votre maître le veut!
Vous me ferez plaisir, dis-je à don Raimond, donnez-moi cette marqué
d'amitié. Scipion est un garçon que j'aime, d'ailleurs Irés-întelligenl, et
tjui se gouvernera de façon qu'on n'aura pas le moindre reproche à lui
laire. En un mot, j'en réponds comme de moi-même.
Cela suffit, reprit Caporis, il n'a qu'à se rendre incessamment à Sé-
vi.le; les vaisseaux doivent mettre à la voile dans un mois pour les Indes.
Je le chargerai, à son départ, d'une lettre pour un homme qui lui don-
nera tontes les instructions nécessaires pour s'enrichir, sans portcfr au-
cun préjudice aux intérêts de Son Excellence, qui doivent être sacrés
pour lui.
Scipion, charmé d'avoir cet emploi, se hâta de partir pour Séville avec
mille écus que je lui comptai, pour acheter dans l'Andalousie du vin et
de l'huile, et le mettre en état de trafiquer pour son compte dans les
Indes. Cependant, tout ravi qu'il élail de l'aire un voyage dont il espé-
rait tirer tant de profit, il ne put me quitter sans répâu'j relies pleurs ;
et je ne vis pas de sang-Iroid son départ.
CHAPITRE XII.
Don Alplionse do Lcyva vient il Madrid; ni^Uif de so3 voyage. Del'a ll.cliou qu'oui Gil Blas,
et ilo lu joio qui la suivii.
A peine eus-je perdu Scipion, qu'un page du ministre m'apporta un
billet qui contenait ces paroles : a Si le seigneur de Sanlillaue veut se
« donner la peine de se rendre à l'image Saint-Gabriel, dans la rue de
« Tolède, il y verra un de ses meilleurs amis. »
Quel peut être cet ami qui ne se nomme point? dis-je en moi-même.
Pourquoi me cache-t-il son nom ? Il veut apparemment me cau.ser le plaisir
de la surprise. Je sortis sur-le-champ, je juis le chemin de la rue de Tolède;
et, en arrivant au lieu marqué, je ne fus pas peu étonné d'y trouver don
Alphonse de Leyva. Que vois-je ! m'écriai -je. Vous ici, seigneur. Oui,
mon cher Gil Blas, rc|iondit-il en me serrant étroitement entre seip bras,
c'est don Alphonse lui-même qui s'offre à votre vue. Eh ! qui vous amène
à M.idrid? lui dis je. Je vais vous surprendre, me repartit-il, et vous
.ifllif^er, en vous apprenant le sujet de mon voyage. On m'a ôté le gou-
venienienlde Valence, el le premier ministre me mande à la cour pour
rendre compte de ma conduite. Je demeurai un quart d'heure dans un
slu[)ide silence; puis, reprenant la parole, De quoi, lui dis-je, vous ac-
cuse-l-on? Il faut bien que vous ayez fail quelque cho.se inipiudemment.
J'impute, répondit-il, ma disgrâce à la vislle que j'ai faite, il y a trois
semaines, au cardinal duc de Lcrme, qui depuis un mois est relégué
dans son chàlcau de Dénia.
Oh vraiment, interrompis-je, vous avez raison d'attribuer votre mal-
heur à celle visiie indiscrète 1 n'en cherchez point la cause ailleurs; el
permettez-moi de vous dire i|ue vous n'avez pas consulté voire pru-
dence ordinaire lorsque vous avez élé voir ce ministre disgracié. La
faute en est faîte, me dit-il, et j'ai pris de bonne grâce mou [larli : je
vais me retirer avec ma famille au château de Leyva, où je passerai dans
un profond repos le reste de mes jours. Tout ce qui me fail de la peine,
ajoula-t-il, c'est d'être obligé de paraîlre devant un superbe ministre qui
pourra me recevoir peu gracieusement. Quelle morlilicalion pour un
Espagnol! Cependant c'est une nécessité; mais avant que de m'y sou-
niellre, j'ai voulu vous pader. Seigneur, lui dis-je, laissez moi faire; ne
vous présentez pas devant le minisire, que je n'aie su auparavant do
quoi l'on vous accuse; le mal n'est peut-être pas sans remède. Quoi qu'il
en soit, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je me donne pour vous
tous les mouvciiienls qu'exigent de moi la reconnaissance et l'amitié. A
ces mois, je le laissai dans son hôtellerie, en l'assurant ((u'il aurait in-
cessamment de mes nouvelles.
Comme je ne me mêlais plus d'affaires d'Etat depuis les deux mémoires
dont il a été fait une si éloquente mcnliou, j'allai trouver Carnero, pour,
lui demander s'il était vrai qu'on eût Ole a don Alphonse de Leyva le
gouvernement de la ville de \ alence. 11 me répondit que oui, mais qu'il
en ignorait la raison. Là-dessus, je pris sans balancer hi, résolution de
m'aiïresser à inonseigntnr même pour apprendre de sa propre bouche
les s'ijels qu'il pouvait avoir de se plaindre du fils de don César.
J'éiais si pénélié de ce fâcheux évi'uienienl, que je n'eus pas besoin
d'afl'eclcr un air de tristesse pour l'arailie atriigi' aux yeux du cuinte-duc.
Qu'as-lu doue, Santillane? me dit-il aussilùl (ju'il me vil. J'aperçois sur
ton vis.ige une impression de chagrin; je vois même presque des larui.es
prêtes à couler de tes yeu.x. Qu'est-ce que cela signilic? ne me déguise
GIL BLAS.
liX
linn. Onelqu'uii t'aiirait-il fait quelque offense? Parle, lu seras hientôl
vfiiso. Moiisei^'iieiir, lui répondis-je en pleurnnt, quand je voudrais vous
carlier ma douleur, je ne le pourrais pas : je suis au désespoir. Ou vient
de uie dire C|ue don Alphonse de Leyva n'est plus gouverneur de Va-
lence ; on ne jiouvail m'annoncer une nouvelle plus capalde de me cau-
ser une mortelle allliction. Que dis-tu, Gil Hlas, reprit le ministre,
étonné; quel intérêt pen.^-tu jjrendre à ce don Alphonse et à son gou-
vernement! Alors je lui fis un détail des ohligations que j'avais au.x sei-
gneurs do Leyva; ensuite, je lui racontai de quelle façon j'avais obtenu
du duc de Lerme, pour le lils de don César, le gouvernenieul dont il s'a-
gissait.
Quand Son Excellence m'eut écouté jusqu'au bout avec une attention
jilcine de bonté pour moi, il me dit : Essuie tes jileurs, mon ami. Outre
que j'ignorais ce que tu viens de m'apprendre, je t'avouerai ipie je re-
gardais don .Alphonse comme une créature du cardinal de Lermc. Je te
mets à ma place : la visite qu'il a faite à celte Eminencc ne le l'aurait-il
pas rendu suspect? Je veux bien croire pourtant qu'ayant été pourvu de
son emp'oi par ce ministre, il peut avoir fait cette démarche par un |iur
mouvement de recomiaissance, et je la lui pardonne. Je suis fâche d'a-
voir di placé un homme qui le devait son poste; mais si j'ai détruit ton
ouvrage, je puis le réparer. Je veux même encore plus faire pour toi que
le duc de Lernie. Don Alphonse, ton ami, n'était que gouverneur de la
ville de Valence, je le fais vice-roi du royaume d'Aragon ■ c'est ce que
je te )ierniets de lui faire savoir, et tu peux lui mander de venir prêter
serment.
Lorsque j'eus entendu ces paroles, je passai d'une extrême douleur à
un excès de joie qui me troubla l'esprit A un point, qu il y parut au re-
mereiment i|ue je lis à monseigneur : mais le désordre de mon discours
ne lui déplut point; et, comme je lui appris que don Alphonse était a
Madrid, il me dit ([ueje pouvais le lui présenter ce jour-là même. Je cou-
I ns aussitôt à l'image de Saint-Gabriel, oii je ravis le lils de don César en
lui annonçant son nouvel emploi. Il ne pouvait croire ce que je lui disais,
tant il avait de peine à se persuade]- que le premier mmistre, quelque
aiiiilié qu'il eût pour moi, fut capable des donner des vice-royaulés à
ma considération. Je le menai au comte-duc, qui le reçut 1res poliment,
et >|ui lui dit : Don Alphonse, vous vous êtes si bien. conduit dans voire
gouvernement de la ville de Valence, que le roi, vous jugeant propre à
remplir une plus grande place, vous a jiommé à la vice-royauté d'Ara-
gon. Celle dignité, ajouta-t-il, n'est ptint au-dessus de votre naissance,
fl la noblesse aragonaise ne saurait murmurer contre le choix de la
cour.
Son Excellence ne fit aucune mention de moi, et le public ignora la
]iait que j'avais à celle affaire; ce qui sauva don Alphonse et le mi-
nistre des mauvais di.scours qu'on aurait pu tenir dans le monde sur un
vice-roi de ma façon.
Silôt que le fils de don César fut sur de son fait, il dépêcha un exprés
li Valence pour en informer son père et Séraphine, qui se rcndireni bien-
tôt à Madrid. Leur premier soin fui de me venir trouver |iour m'accabler
de rcinerciments Quel speclacle touchant et glorieux pour moi, de voir
lis trois jiersonnes du monde qui m'étaient les pluschéies m'embrasser
à l'envi ! Aussi sensible à nma zèle el à mon affection qu'à l'honneur que
le poste de vice roi allait faire rejaillir sur leur maison, ils ne iioiivaient
se lasser de me tenir des disronrs reconnaissants. Ils me parlaient même
comme s'ils eussent parlé à un homme d'une condition égale à la leur;
il semblait qu'ils eussent oublié qu'ils avaient été mes maîtres; ils
croyaieni ne pouvoir me ténioigiu'r assez d'ainitié. Pour supprimer les
circonslanci's inulihs, don Alphonse, après avoir reçu ses patentes, re-
mercié le roi et son ministre, et prêté le serment ordinaire, partit de
Madrid avec sa famille, jiour aller élablir son séjour à Saragosse. Il y lit
son entrée avec toute la magnificence imaginable; el les Aragonais firent
connaitre par leurs acclamations que je leur avais donné un vice-roi qui
leur était iort agréable.
CHAPITRE XIII.
Cil Blas reiicunlrc eUcz le roi don Gaston de Cogollos el don André de Tnrdésillas; où ils
allèrent tous (rois, l-'iii de i'hisloire de don Gaston et de dona flelena de Galislo. ^tuel
servia' Sanilllaiie rendit à Tordesillas.
Je nageais dans la joie d'avoir si heureusement changé en vice-roi un
gouverneur déplacé; les scigneirrs de Leyva même en étaient moins
ravis que moi. J eus bientôt encore une autre occasion d'employer mon
crédit pour un ami ; ce que je crois devoir rapporter pour faire connai-
tre ii mes lecteurs (|ne je n'étais plus ce même Gil Dlas qui, sous le mi-
nistère précédent, vendait lis gnicesde la cour.
J'étais nu jour dans ranlirliainbre du ini, ou je m'entretenais avec
des seigneurs qui, me connaissant pour un homme chéri du iiremier mi-
nistre, ne dédaignaienl pas ma conv^'isatioii. J'api'iç'is dans la foule don
(;.islon de Cogollos, ce prisonnier d'Elat une j'avais |,lis^é dans la lonr de
Ségovie. Il était avec le cliiilelain don .\inlré de 'foidésillas. Je quitlai
voionlieis ma compajjnic pour aller embrasser ces deux amis. S'ils tmciil
étonnés de me revoir là, je le fus bien davantage de les y rencontrer.
Après de vives accolades de part et d'autre, don Gaston me liit : Seigneur
de Santillane, nous avons bien des questions à nous faire mntuellenienl,
el nous ne sommes pas ici dans un lieu commode pour cela : permettez
que je vous emmène dans un endroit ou, le seigneur Tordésillas et moi,
nous serons bien aise d'avoir avec vous un long entretien. J'y consentis;
nous fendîmes la presse, el nous sortîmes du palais. Nous trouvâmes le
carrosse de don Gaston qui l'atlendait dans la rue; nous y montâmes
tous trois, et nous nous rendîmes à la grande place du marché on se
font les courses de taureaux. Là demeurait Cogollos, dans un fort bel
holel.
Seigneur Gil Blas, me dit dm André lorsque nous fûmes dans une
salle magnifiquement meublée, il me semble (|u'à voire départ de Ségo-
vie vous baissiez la cour, et que vous éliez dans la résolution de vous en
éloigner pour jamais. C'était en effet mon dessein, lui répondis-je; et
tant qu'a vécu le feu roi, je n'ai pas changé de sonlinient; mais quand
j'ai su que le prince son fils était sur le trône, j'ai voulu voir si le nou-
veau monar(|ue me reconnaîtrait. Il m'a reconnu, et j'ai eu le bonheur
d'en êlre reçu favorablement; il m'a recommandé lui-même au premier
ministre, ipii m'a pris en amitié, et avec qui je suis beaucouji mieux
que je ne l'ai jamais été avec le duc de Lerme. Voilà, soigneur don
André, ce que j'avais à vQUs apprendre. Et vous, dites-moi si vous êtes •
toujours châtelain de la tour de Ségovii!. Noij vraiment, me répondit-il;
le comte-duc en a mis un autre a ma place. Il m'a cru apparemment
tout dévoilé à son prédécesseur. El moi, dît alors don Gaston, j'ai été
mis en liberté par une raison contraire : le premier n'a pas sitôt su que
j'étais dans les pri.sons de Ségovie parordre du duc de Lerme, qu'il m'en
a fait sortir. Il s'agit à présent, seigneur Gil Blas, de vous conter ce qui
m'est arrivé ilc|iuis que je suis libre.
La première chose que je fis, ponrsuivil-il, après avoir remercié don
André des altenlioiis qu'il avait eues pour moi pondant ma prison, fut de
me rendre à Madrid. Je me présentai devant le comte duc d'Olivarés,
qui me dit : Ne craignez pas que le malheur qui vous est survenu lasse
\i: moindre tort à voire réputation; vous êtes pleinement justifié : je
suis d'autant )ilus assuré de votre innocence, que le marquis do Vill.i-
réal, dont on vous a soupçonné d'être complice, n'était pas coupable.
Quoiqni^ Portugais, el parent même du duc de Bragance, il est moins dans
ses intérêts que dans ceux du roi mon maître On n'a donc point du
vous faire un crime de votre liaison avec ce marquis; et pour répirer
rinjiistioo (pion vous a faite en vous accusant de trahison, le roi vous
donne une lieutcnance dans sa garde espagnole. J'acceptai cet emploi,
en suppliant Sou Excellence de me permettre, avant d'eniror en exer-
cice, d'aller a Coria pour y voir dona Eléonor de Laxarilla, ma tante.
Le ministre m'accmda un mois pour faire ce voyage, elje pa' lis accom-
pagné d'un seul laquais.
Nous avions déjà passé Colménar, el nous étions engagés dans un
clicmin creux entre deux montagnes, quand nous aperçûmes un cava-
lier qui .se défenilail vaillamment contre trois hommes (piî ratlai[uaicnt
tous ensemble. Je ne balançai point à le secourir; je nio liàtai do le join-
dre, elje me mis à son côté. Je remaniuai, en me ballant, que nos en-
nemis étaient masqués, et que nous avions affaire à de vigoureux spa-
dassins. Cependant, malgré leur force et leur adresse, nous dcnieurânies
vain(|ueurs : je perçai un des trois; il tomba de cheval, et les deux au-
tres prirent la fuite à l'instant. Il esl vrai que la vicloire ne nous fut
guère moins funeste qu'au malheuronx que j'avais tué, puisque, après
l'action, nous nous lionvânies, mon compagnon et moi, clangcronsemont
blessés. Mais représentez-vous iiuclle fut ma surprise, lorsque dansée
cavalier ji' locounns Combados, le mari de dona llob'iia. Il ne fut pas
moins étonné de voir que j'étais son défensenr. Ah! don Gaston, s'écria-
l-il, quoi ! c'est vous qui venez me secourir? Quand vous avez si géné-
reusement pris mon parti, vous ignoriez que c'était celui d'un homme
qui vous a enlevé votre maîtresse. Je l'ignorais en elTol, lui i-époiulis-jo;
mais quand je l'aurais su, pensez-vous (pie j'eu.ssc balanoo à faire ce que
j'ai l'ail? Jugeriez-vous assez mal de moi pour me croire une âme si
basse? Non, non, reprit-il, j'ai meilleure opinion de vous; et, si je imnirs
des blessures que je viens de recevoir, je sonhaile (|no les vôlres ne
vous enqiêcheni point de profiler de ma mort. Combados, lui disje,
ipioique je n'aie pas encore oublié dona lléléna, sachez (pie je ne désire
point sa possession aux dépens de votre vie; je m'applaudis même d'a-
voir C(Milrîbué à vous sauver des coups de Irois assassins, pui.squ'en cela
j'ai fait une action agréable à voire épou.se.
l'endanl que nous nous parlions de celle sorte, mon laquais descendit
de cheval; et, s'étani approché du cavalier, (pii était élomlii sur la pous-
sière, il lui ôla son masque, et nous frt voir des traits ipii> (;omlia(los re-
connut d'abord C'est Capiara, s'écria-t-il, ce perfide cousin ipii, de
dépit d'avoir maiii|ué une riche succession (pi'il m'avait injustement dis-
putée, nourrissait do|iuis longtemps le désir do m'assassinor, et avait
enfin choisi ce jour pour le satisfaire; mais le ciel a permis qu'il ait été
la victime de son attentat.
(Cependant, nolro sang coulait à bon compte, et nous nous affaiblis-
sions à vue d'd'il. Nr-anmoins. tout blessés ipie nous étions, lions eûmes
la fureo do gagner le bourg de Mllari'jo, ipii n'est (pi'â doux portées do
fusil du champ do bataille.' En an ivaiii a la proniioro liôloHoi io, nous de-
mandàinos des ohirurgions. Il en vint un ipi'on nous dit être fort liabib'.
Il visita nos plaies, ipi'il trouva très-dangereuses. Il nous pansa, et le
GIL BLAS.
1-42
l^emairt il nous dîîTïtFéV'y''''" 'T ^'''PP'"'^"' ?"%'«' Wessures de
don Blas ïlaieni nioilelles. Il jugea des miennes plus favorablement, el
ses pronovlk-s ne fuient point faux. , .. , .
rumbidii^ se voyant condamne a la mort, ne songea plus qn a s y pre-
niier 11 dén'ècha un exprés à sa femme, pour rinlurmer de ce <^m s elait
ll\7è'el du triste état où il se tronvait. Dona Ilélena fut hicnlot a Villa-
•éio Elle V arriva l'esprit travaillé d'une inquielnde qui avait deux
ca ises différentes : le péril que courait la vie de soi. cpoux et la crainte
rie sentir en me revovani, rallumer un leu mal eleiiit. Cela lui causait
une affitation terrible. "Madame, lui dit don Bias lorsqu'elle fut en sa pré-
sence vous arrivez assez à temps pour recevoir mes adieux. Je vais mou-
rir pÎ ie ivTarde ma mort comme une punition du ci^l, de vous avoir,
n'r une tromperie, arrachée à don Gaston; bien loin d'en murmurn-, je
vous exhorte moi-même à lui rendre un creur que je lui ai ravi. Dona
Uéléna ne lui répondit que par des pleurs; et véritablement c était la
meilleure réponse qu'elle lui put faire, n'étant pas encore assez détachée
de moi pour avoir oublié l'arliûce dont il s'était servi pour la détermi-
ner à me man(Uier de foi. .,,'.. .• • ■ -1
Il arriva comme le chirurgien l'avait pronostique, qu en moins de
trois iours'Conibados mourut de ses blessures, an lieu que les miennes
annoncaicni une prochaine gnérison.La jeune veuve, uniquement occupée
du soili de fdrc transporter à Coria le corps de son époux, pour lui ren-
dre tous les honneurs qu'elle devait a sa cendre, partit de \ iliarqo pour
s'en retourner après sétre informée, comme par pure politesse, de 1 elal
où je me trouvais. Dés qi.eje pus la suivre, je pris le chemin de Loria,
où l'achevai de me rétablir. Alors dona Lleonor, ma tante, et don Georges
de Galisleo résolurent de nous marier promptemcnt, Uelena et moi, de
peur cMi'e la' fortune ne nous séparât encore par quelque nouvelle traver.se.
Ce mariage se fit sans éclat, a cause de la mort Irop récente de don Blas;
et lieu de jours apré.< je revins à Madrid avec dona llelena. (.onime j avais
nasse le temps prescril par le comte-duc pour mou voyage, je craignais
mic ce ministre n'eut donné à un autre la lieutenance qu il m -avail pro-
mise ■ mais il n'en avait point dispose, et il eut la bonté de recevoir les
excuses que je lui fis de mon retardement. ^ - ^
Je sui" donc poursuivit CogoUos, lieutenant de la garde espagnole, et
i'ii de i''aerém.'nt dans mon poste. J'ai fait des amis d'un commerce
acréïïde et je vis coulent avec eux. Je voudrais pouvoir en dire autant,
s'écria don André; mais je suis bien éloigne d'être salislait de mon sort :
j'ai perdu mon emploi, qui ne laissait pas de m elre lo.t ulile, etje n ai
point d'amis-qui aient a«ez de crédit |.our m en procurer un solide. Par-
donnez-n.oi ieigneur don André, inierromins je en souriant, vous avez
en moi iin'ami qui peut vous être bon à quelque chose. Je vous ai deja
dit une ie suis encore plus aimé du comte-duc .pie je ne 1 étais du duc de
Lerme elvons osez me dire en l'ace (|ue vous n avez personne .|ui puisse
vous faire obtenir un solide emploi ! Ne vous ai-je p;.s deja rendu un pa-
reil service ■.' Souvenez-vous que, par lecre.it de arcbevcque de Gre-
nade je vous fis nommer pour aller remplir au M.'Xique un posle ou
vous auriez fait votre fortune, si l'amour ne vous eut point arrête dans
la vilh- d'Alicantc. Je suis bien plus en état de vous servir pre.seniement,
OHC i'ai l'oreille du iireinier-ministre. Je m abandonne donc a vous, re-
illi.iui T(M-désillas- mais, ajoiila-t-il en souriant a son tour, ne m envoyez
,as de eràcc à la Nouv.lle-Espa-nc; je n'y voudrais point aller, quand
m m'y vondrait faiiv président de l'audience menie du Mexique.
Nous fumés inlcrroiniius dans cet endroit de notre entretien par dona
lléléna .lui arriva dans la salle, et dont la personne toute gracieuse
remplit l'idée charmante que je m'en étais lormee Madame, lui ,lit Co-
eollos je vous présente le seigneur de bantillane, dont je vous ai parle
quebiù. fois, et iloul l'aimable cunpagnie a souvent dans ma prison sus-
pendu mes ennuis. Oui, madame, dis-je adona Uelena, don Gaston vous
ait la véiité Ma couversaliOH lui plaisait, parce que vous en faisiez luii-
ioursla matière. La lille de Georges répondit modestement a ma politesse;
après quoi je pris congé de ces deux époux, en leur protestant que j e-
lais ravi nue l'bvmen eut enfin succède a leurs longiiesamonrs. Liisnile,
m'adressant à TÔrdésiUas, je le priai de m apprendre sa demeure; el
lorsuu'il me l'eut enseign.'.e : Sans adieu, luidisje, don André; j espère
qu'avant huit jours voui verrez que je joins le pou voir a la bonne volonle.
le n'en eus' pas le démenti : des le lendemain même, le comle-duc me
fournit nue occasion d'obliger c; chàlelain. Sanlillaue me dit Son Excel-
lence la place de gouverneur de la prison royale .le \ allad.ilid est vacante;
,dle raiiiorte plus de Iroisceuls pisPdes par an; il me prend envie de te
la (h.nn.'r Je n'en veux point, monseigneur, lui repnndis-je, valut-elle
dix mille ducats de renie : je renonce à tons les postes ,pie je ne puis
occuper sans m'éloigner de vous. Mais, reprit le mm.slre, In peux foit
bien remplir celui-là' sans être oblig.' .!,• .piiltcr Madrid. .|u.' pour aller
de temps en temps à Valladolid visiter la prison; cela, comme Ui vois,
n'est pas incommilible. Vous direz, lui reparlis-je, tout ce .pi il vous
pliira • ie ne veux de cet emploi qu'à la comlnion qu il me sera permis
(1,. m'.'ii démettre en faveur d'uu brave gentilboinmc appelé don Andiv.
.le 'l'or.lésillas ci-devant châtelain de la tour de Segovie : j'aimerais a lui
fairece présent, pour reconuailre les bmis trailements qu il m'a faits
i.endant ma prison. . ... _, , . ,. r\ m
Ce discour» fil rire le ministre, qui me di : C esl-a-dirc, Gil Blas, que
tu veux l'aire un L-ouverneur de )irisou royale rjmiine lu as lail un vi.'ç-
roi. Eh bien! soil, mon ami, je t'accor.le la plac.| vacante ) ,nir lorde-
siUas; mais dis-moi tout nalurellemenl quel inoUi il doit l ou revenir; car
je ne te crois pas assez sot pour vouloir employer ton crédit pour rien.
Monseigneur, lui dis-je, ne faut-il pas payer ses ilettes? Don André m'a
fait sans intérêt tous les plaisirs qu'il a jni, ne doisje pas lui rendre la
pareille? Vous èles devenu bien desintéressé, nionsieur de Sanlillaue, me
répliqua Son Excellence en riant; il me semble (|ue vous l'éiiez beaucoup
moins sous le dernier ministère. J'en conviens, reparlis-je; le mauvais
exemple corrompit mes mœurs : comme tout se vendait alors, je me con-
formai à l'usage; et comme aujourd'hui tout se donne, j'ai repris mon in-
légrité.
Je (is donc pourvoir don André de Tordé.sillas du gouvernement de la
prison royale de Valladolid, et je l'envoyai bientôt diins celle ville, aussi
satisfait de son nouvel élablissmienl que je l'étais de m'ètre acquitté en-
vers lui des obligations que je lui avais.
CHAPITRE XIV.
va chez le poêle Nuncz. Quelles perfonnes il y liouv.i, cl quels discours y
Il me prit envie, une aprés-dînée, d'aller voir le poëlè des Asturies, me
senlant forl curieux de savoir de iiiielle façon il élail logé. Je me ren.lis
à l'hôtel du seigneur don Bertrand Gomez del Riber.i, el j'y demandai
Niinez. Il ne .lnucnre plus ici, me dil un la.juais qui était à la porte;
c'est là .[u'il loge à présent, ajouia-t-il en me monlrant une maison v.ii-
sine; il occupe un corps de logis sur le derrière. J'y allai ; et, après avoir
traversé une peliie cour, j'entrai dans une salle loule nue, où je trouvai
mon ,ami Fabrice encore à table, avec cinq ou jix de ses confrères qu'il
régalait ce jour-là.
Ils étaient sur la fin du repas, et par conséquent en train de disputer ;
mais aussitôt qu'ils m'aperçiirenl, ils firent succéder un profond silence
à liurs bruyants enUvliens.' Nuiiez se leva d'un air empre»sé pour me
recevoir, en s'écrfant : Messieurs, voilà le seigneur de Sautillane qui
veut bien m'honorer d'une de ses visjtes ; rendez avec moi vos hommages
au favori du premier ministre. A ces paroles, tous les convives se levè-
rent aussi pour me saluer ; et, en faveur du lilre .|ui m'av.iil été donné,
ils me firent des civilités très-respectueuses. Qnoiqne je n'eusse besoin ni
de boiie ni de manger, je ne pus me défendre de me mettre à table avec
eux, et même de taire raison à une brinde qu'ils me portèrent.
(domine il me parut que ma présence les empêchait de s'entretenir li-
brement, Mes-ieurs, leur dis-je, que je ne vous gêne po'iil, s'il vous
plait; il me semble que j'ai interrompu votre enlielien ; reprenez-le. de
glace, ou je m'en vais. C«'S messieurs, dit alors Fabrice, parlaient de 1'/-
pliigrnic .l'Eurifùde ; le bachelier Malchiorde Villéi,'as, ipii est un savant
du premier or.lre, demandait au seigneur don J.iciule de Rumarale ce qui
l'intéressait dans cette tragédie. Oui, dit don Jaciute, et je lui ai répondu
que c'était le péril où se trouvait I|diigénie. Et moi, dit le bachelier, je
lui ai répliqué, ce que je suis prêt à démontrer, que ce n'est point ce pé-
ril ([iii fiit le véritiible intérêt de la pièce. Qu'est-ce que c'est .loue? s'é-
cria le vieux licencié Gabriel de Léon. C'est le vent, repartit le bachelier.
Toute la compagnie Ut un éclat de rire à elle repartie, que je ne crus
pas sérieuse ; je m'imaginai que Melcbiorne l'avait l'aile que pour égayer
la conversation. Je ne connaissais pas ce savant ; c'était un boinnie .pii
n'entendait nullement raillerie. Biez tant qu'il vous plaira, messieurs, re-
prit-il froid ment; je vohs sontitns ipie c'est 1.' vent s.'iil qui .loil inté-
resser, frapper, émouvoir le spectateur, et non le péril .1 Ipbigéuie. Ue-
présent. z-vous, poiuMiivit-il, une nombieuse armée qui s'est a^s.'mblée
pour aller faire le siège de Troie : concvez loule l'impatience qu'ont les
cliefs et 1rs soldats .1 exécuter leur eiilre|iiise, pour s'en r^'loiirner piomp-
teinent eu Grèce, où ils ont laissé ce q>.'ils ont de plus cher, leurs dieux
domestiques, leurs femmes et leurs enfants. Cependant un maudit veut
contraire les relient en Aiilide, semble les eloinr au P"rl ; el, s'il ne
cbange point, ils ne pourront aller assiéger la ville rie Priam. C'est donc
le vent qui fait l'intérêt de cette tragédie. Je pn'nds (larti pour les Grecs,
j'épouse leur dessein ; je ne souhaite que le départ de 'eur llotie, et je
vois d'un (cil indifférent Iphigénie dans le péril, puisque sa mort est un
moyen d'obtenir des dieux uii'vent favorable.
Sitôt que Villégas eut achevé de parler, les ris se renouv.lérent à ses
dépens. Nuiiez eut la malice d'appuyer son senlim.'ut, po'ir .loniier en-
core [iliis beau jeu aux railleurs, .pii' se mirent à l'aire a l'eiivi de mau-
vaises plaisanteries sur les vents. M.iis le. baclii li.'r, les r. gard.uil tous
d'un air Ib gmati.pie et orgueilleux, les traita d'îgn.n'ants el d'esprits vul-
gaires. Ji' m .iliendais à lo'us moments à voir ces messieurs s'écbaulf'r et
se pr. nlri' aux crins, fin ordinaire d.^ leurs ilissiTt liions; ce|ii'iul.iil je
fus trompé dans mou allenle ; ils se conlentèrent de se dire îles injures
réeipru.pii'iuelit, et se rcliièrent quand ils eurent bu el mangé a dis-
crétion.
Après leur retraite, je demandai à Falnice pourquoi il ne demeurait
plus chez sou trésorier, el s'ils s'étii.'iit brouillés tous d.Mix. Binuillés !
me r.qionilit-il, le ciel m'en préserve! Je suis mi.'iix (|iie j.ini.iis avec le
seigneur .bui l!.-rtiaud, .pii m'a permis .le log.'r en mou particulier. Ainsi
j'ai loué ce corps de logis pour y recevoir mes amis cl me réjouir avec
GIL BLAS.
143
iix en pleine liberté, ce fini m'anive fort sonvent, car tn sais bien que
jH ne suis pas d'Iuimeur à vouloir laisser de grandes ricliesses a mes hé-
ritiers ; ei ce qu'il y a d'heurenx pour moi, je suis présentement en
élnt lie faire tous les jours des p^irlies de plaisir. J'en suis ravi, repris-je,
mon cher Nunez, et je ne puis m'enipèclier ue le féliciter encore si r le
succès de ta dernière ir.igédie; les huit cents pièces dramatiques du grand
Lope ne lui ont point rapporté le quart de ce que t'a valu ton tomlc de
Salduyne.
LIVRE XII.
CHAPITRE PREMIER.
Gil Blas est envoïé par le ministre i Tolède. Da motif el du suocfs de son voyage.
Il y avait déjà prés d'un mois que monseigneur me disait tous les jours .-
Santillane, le temps approche <]ii je vcu.x mettre Ion adresse eu oeuvie,
et ce temps ne venait jiûint. Il arriva pourtant, et Son E.xcellencc enlin
me parla dans c*s termes . On dit qu'il y a dans la troupe des comédiens
de Tolède une jeune actrice qui fait du bruit pir ses talents. On prétend
qu'elle chante et dansedivinement, et qu'elle enlève le spectateur par sa
déclamation : on assure même qu'elle a de la beauté. Un pareil sujet mé'-
rite bien de paraître ;i la cour. Le roi aime la comédie, la musiipie et la
dinse ; il ne faut pas qu'il soit privé du plaisir de voir et d'entendre une
personne d'un mérite si rare. J ai donc résolu de t'envoycr ;i Tolède, pour
juger par loi-mème si c'est en effet une acitice si merveilleuse. Je m'en
tiendrai à l'impression qu'elle aura faite sur toi ; je m'en fie à ton discer-
nement.
Je répondis à monseigneur que je lui rendrais bon compte de celte af-
faire, et je me disposai a partir avec un seul laquais, à qui je fis quitter la
livrée du ministre, jiour faire les choses plus myslérieuscmenl, ce qui
fut fort du goni de Son E.xce llence. Je pris donc le chemin de Tolède, où,
ét.inl arrive, j'all.ii descendre à une hôtellerie prés du château. A peine
eus js mis pied à terre, que 1 hùte, me prenant sans doute pour quelque
genlillinmme du pays, me dit : Seigneur cavaliir, vous venez apparem-
ment dans ci-tie ville pour voir l'auguste cérémonie de \'auioda-fé qui
doit se Tiire demain. Je lui répundis que oui, jng^ant plus à propos de
le lui laisser croire que de lui donner occasion de me questionner sur ce
qui m'amenait à Tolède. Vous verrez, reprit-il, une des plus belles pro-
cessions qui aient jamais été faites ; il y a, dit-on, plus de cent prison-
niers, |iarrni lesquels on en compte plus de dix qui doivent être binhis.
Véritablfment, le lendemain, avant le lever du soleil, j'entendis sonner
toutes les cloches de la ville; et l'on fii.sait ce cu-illon pour avertir le
peuple qu on allait commencer Vaulo-tla-fè. Curieux de voir cette ef-
liMyante l'été, que je n'avais point encore vue, je m'habillai .i la hâte cl
nie rendis a l'inquisilion . 11 y avait tout auprès, el le long des rues par
ou la procession devait pssser, des éehafauds, sur l'un desquels je me
jdnçai I 0 ir mon argent. J'aperçus bientôt les dominicains qiii maichaient
les iremiers, prérédés dt, la bannière de lin |uisition. Os bons pères
l'd lieiil immédialemi-nt suivis des triples victimes que le saint office vou-
laii immoler ce jonr-là. Ces malheureux allaient l'un après l'autre, la lètc
el les (lieds nns, ayant chacun un cierge i la main et >on parrain ;i sou
cùlé. Les uns avaient un grand scapulaire do toile jaune, parsemé de croix
de saint André peinles en rouge, et appelé sanbenilo. Les antres crnix
porlaieiit des carot/ioï, qui sont ces bonnets de carton élevés en fiuine
de pain de sucre, et couverts de flammes et de ligures diaholiqnes.
Comme je regaidais de lous mes yeux ces inlorlunés, avec une com-
jiassion qne je me gardais bien de laisser paraiire. de peur i|u'oii ne m'en
fit un crime, je crus reconnaître, parmi ceux qui avaient la tète ornéi;
de carochas, le révéïenl père llila're, et son compagnon, le fréie Am-
broise. ils passèrent si prés de moi, que, ne pouvant m'y tromper : (Jue
vois- je? dis-je eu moi-même; le civl, las des dé-ordres de la vie de ces
deux scélérats, les a donc livrés à la justice de l'inquisition ! Eu parlant de
cetlc sorte, je me sentis saisir d'effroi ; il me prit un IrcmbL ment uni-
versel, et mes esprits se Irunhiereiit au point une je pensai m'cvanonir.
La liaison que j'avais eue avec ces fri|)oiis, 1 aveninre de Xelva, enlin
loiit ce i|iie nous avions fait ensemhle, vin! dans ce moment s'offrir a ma
pensée, el je m'imaginai ne ponvo r assez remercier Dieu de in'avoir pré-
.servé du scapiilaire et des curnthas.
Lorsqiir la cérémonie fut achevée, je m'en retournai .i mon holellerie,
lout Iremblaiu du .speclaclc affreux qne je venais de voir: mais les ima-
ges aifl.geanles dont j'avais l'esprit rimjili se dissipèreit ins' nsihlemenl,
• t je ne pcanai plus qn à me bien acquiticr de la c(unuiissi<m dont mon
mailrc in avait chargé. J'attendis avec impatience l'heure de la comédie
pour y aller, jugeant que c'était par \k que je devais coinniencur; el, si-
tôt qu'elle fut v,cnue, je me rendis ,nu ihéâlre, où je m'assis auprès d'un
chevalier d'Aleantara. J'eus bientôt lié conversalion avec lui. SeitMienr,
lui dis-je, esl-il permis à un étranger d'oser vous faire une qiieslion?
Seigneur cavalier, me répondit-il fort poliment, c'est de quoi je me tien-
drai fort honoré On m'a vanté, repris je, les comédiens de Tolède ; au-
r.iit-on eu tort de m'en dire du bien"? Non, repailit le clicvaliel-; leur
troupe n'est pas mauvaise ; il y a même parmi eux de grands sujets. Vous
verrez en re autres la belle Lucrèce, une actrice de quatorze ans, qui
vous étonnera. Vous n'aurez pas besoin, lorsqu'elle se montrera sur la
scène, que je vous la fasse remarquer; vous la démêlerfz aisément. Je
demandai au chevalier si elle jouerait ce jour-l;i ; il me ré|(ondit que oui,
et m^me ([u'elle avait un rôle très-brillant dans la pièce qu'on allait re-
présenter.
La comédie commença. Il parut deux actrices qui n'avaient rien né-
gligé de toul ce qui pouvait contribuer à les rendre charmantes ; mais,
malgré l'éclat de leurs diamants, je ne pris ni l'une ni l'autre pour celle
que j'allendais. Le chevalier d'Aleantara m'avait si fort prévenu en faveur
de Lucrèce, que je ne pouvais la deviner qu'en la voyant elle-même.
Eiitin cette belle Lucrèce sortit du fond du iheàire, et sou arrivée sur la
scène fut annoncée par un baltemeiit de mains long et général Ah ! la
voici, dis-je en moi-même ; quel air de noblesse ! qne de grâces ! les
beaux yeux! la piquante créature 1 Effeclivenienl, j'en fus fort satisfait,
(ui plutôt sa personne me frappa vivement. Dès la |)remiére tirade de
vers qu'elle récita, je lui trouvai du naturel, du feu, une intelligence au-
dessus de son âge, et je joignis volontiers mes applaudissemenis ,i ceux
iprclle reçut de toute l'assemblée pendant la pièce. Eh bien, me dit le
chevalier, vous voyez comme Lucrèce est avec le public"? Je n'en suis pas
surpris, lui répondis-je. Vous le seriez encore moins, me répliqna-t-il, si
vous l'entendiez chanter; c'est une sirène : malheur à ceux qui l'écou-
leut sans avoir pris la précaution d'Ulysse ! Sa danse, poursuivil-il. n'est
pas moins redoulable : ses pas, aussi dangereux que sa voix, charment les
yeux et forcent les cœurs à se rendre. Sur ce pieil-lé, m'écriai-je, il faut
donc avouer que c'est un prodige. (Juel heureux mortel a le jilaisir de
se ruiner pour une si aimable lille? Elle n'a point d'amant déclaré, me
dit-il, el la médisance même ne lui donne aucune iniriguc secièle. Ce-
pendant, ajoula-t-il, elle pourrait eu avoir, car Lucrèce "est sous la con-
duite de sa tante Estelle, qui sans contredit est la plus adroile de toutes
les comédiennes.
Au nom d Estelle, j'interrompis avec précipitation le chevalier, pour
lui demander si celle Estelle étail une actrice de la Iroupetle Tolédr. C'en
est une des meilleures, me dit-il. t.lle n'a pas joué aujourd'hui, et nous
n'y avons pas gagné ; elle l'ait oi dinairement la suivante, et c'est un em-
|iloi qu'elle i emplit iidmirablement bien. Qu'elle fait voir d'esjirit dans
son jeu ! Peut-être môme en met-elle trop ; m.'is c'est un beau défaut qui
doit trouver grâce. Le chevalier me dit donc des merveilles de c.-Ue Es-
telle ; et, sur le portrait qu'il me lit de sa peisoinie, je ne doutai point que
ce ne fut Lanre, deceilc même Laure dont j'ai tant parlé dans mon his-
toire, et qne j'avais laissée à Crenade.
Pour en élre plus siir, je passai derrière le théâtre après la comi'die.
Je demandai Esielle; et, la cherchant des yeux partout, je la trouvai dans
les foyers, on elle s'entretenait avec quelques seigneurs, qui ne n gar-
d.iient peut-être en elle que la tante de Lucrèce. Je m'avançai pour saluer
Laure ; m as, soit par fantaisie, soit pour me punir de mou' départ pilici-
pité d c la ville do Grenade, elle ne Ut pas semblant de me connaiire, et
reçut mes civilités d'un air si sec, que j'en fus un peu déconcerté.
Au lieu de lui reprocher en riant son accueil glacé, je fus asse« sol pour
m'en lâcher; je me relirai même brusquement, et je résolus dans ma co-
lère de m'en reînurner â Madrid des le lendemain. Pour me venger de
Lanre, disais-je, je ne veux pas que sa nièce ail l'honneur de paraiire
devant le roi; je n'ai pour cela qu'à faire an minisire le iiorlrait (|u'il
me pluira de Lncièce; je n'ai qu'à lui dire qu'elle d.msc de n'iaiivaisc
grâce, qu'il y a do l'aigreur dans sa voix, cl ipi enfin ses cliarines ne con-
sistent ipie dans sa jeunesse, je suis assuré que Sun Excellence perdra
l'envie de l'allirer â la cour.
Telle était la vengeance que je me promettais do tirer du procédé de
Lanre â mon égard; mais mini re.sseiiliment ne fut pas de longue durée.
Le jour suivani, comme je me préparais à partir, un petit laquais cnira
dans ma chamin-e, et me dit ■ Voici un billet ipie j ai â re tire an sei-
gneur de Santillane. C'est moi, mon enKint, lui répcmilis-je en prenant
la| Icllre, que j'onviis, et ()ui contenait ces paroles : « Oubliez la m mière
Il dont vous fuies reçu hier an soir dans les foyers comiipics, el l.iissez-
u vous conduire où lé porlenr vous mènera. « Je suivis anssiti'il le petit
laipiais, ipii, quand nous fûmes auprès de la comédie, m'iuliodnisii dans
une flirt belle maison, où, dans un appartement des plus propres, je trou-
vai Laure â sa loib Ile.
Ellese leva pour ni'enibra.sser, en médisant: Seigneur Cil RIas, je sais
bien (|ue VOUS n'avez pas sujcl d'être coulent de la "réception que je vous
ai l'aiti; quand vous m'êtes venu saluer dans nos foyers : un ancicN ami ^
comme vous était en droit d'altendre de moi un .iccueil plus gracieux;
mais je vous dirai, pour m'excnser, que j étais de la plus mauvaise hu-
meur du monde. Lorsque vous vous éles moniré â mes yeux, j'étais oc-
eu|iée de certains discours niédisanls qu'un de nos messieurs a leiiiis sur
le compte de ma nièce, dont l'honiienr miiiléicsse plus que le niieii
Votre bru.sipie r<:lraile, ajouta-telle, me lit tout ;i coup aiiercevoir de ma
distraction, el dans le moinenl je chargeai mou pelil Kupiais de vous
144
GIL I5LAS.
suivre pour savoir votre demeure, dans le dessein de réparer aujourd'hui
ma faute. Elle est toute réparée, lui dis-je, ma chère Laure ; n'en par-
lons plus: afiprenon<-nous plutôt mutuellement ce i|ui nous est arrivé
depuis le jour malheureux où la crainte d'un juste ch.Uimeiitme litsortir
de Grenade avec prccipitalion. Je vous lai>sai, s'il vous on souvient, dans
un assez grand embarras; comment vous en tiràtes-vous ? Malgré tout
l'esprit que vous avez, avouez que ce ne fut pas sans peine. N'est-il pas
viai que vous eûtes besoin de tonte votre ailrcsse pour apaiser votre
amant portugais? l'oint du tout, répondit Laure; ne savez-vous pas bien
qu'en pareil cas les hommes sont si faihles, qu'ils ép:irgnent quelquefois
aux femmes jusqu'à la peine de se justilicr ?
Je soutins, coutinua-t-elle, au marquis de Marialva que lu étais mon
Eniri'e du vice-roi Ji Siirrasosso.
frère. Pardonnez-moi, monsieur de Santillane, si je vous parle aussi
familièrement qu'.iutrefois; mais je ne puis me défendre de mes vieilles
habitudes. Je te dirai donc que je payai d'audace. Ne voyez-vous pas.
dis-je au .seigneur portugais, (|ue tout ceci est l'ouvrage de la jalousie et
de la fureur'? Narcissa, ma camarade et ma rivale, enragée de nie voir
posséder tranquillement un creur qu'elle a manqué, m'a joué ce tour-là,
que je lui pardonne; car enlin il est naturel à une femme jalouse de se
venger. Elle a corrompu le sons-moucheur de chandelles, i|ni, pour
servir son ressentiment, a l'effronterie de dire (fu'il m'a vue à Àladrid
femme de chamhre d'Arsénié. Hien n'est plus f:iHX : la veuve de don
Antonio Coello a toujours eu des sentiments trop relevés pour vouloir se
mettre au service d une lille de thé.itre. D'ailleurs, ce qui prouve la faus-
.seté de cette accnsaiiou et le complot île mes accusateurs, c'est la re-
traite précijiilée de mon frère. S'il était présent, il pourrait confondre
la calomnie; mais Narcissa sans doute aura employé quelque nouvel arti-
fice pour le l'aire disparaître.
(.luoique ces raisons, poursuivit Laure, ne fissent ]>as trop bien mou
apologie, le marquis eut la bonté de s'en contenter; et ce débonnaire sei-
gneur conlinna de m'aimer jusqu'au jour qu'il partit de Grenade pour re-
tourner en Pm-lugal. Véritablement son départ suivit de fort près li\ lien,
et la femme de Z:i|)at;i eut le plaisir de me voir per.irr Ininint que je lui
avaisenlcvé. Après cela, je demeurai encore quelques années ,i Gri'uade ;
ensuite, la division .s'étanl mise d.nns notre troupe (ce qui arrive quel-
quefois parmi nous), tous les comédiens se séparèrent • les uns s'en allè-
rent .1 Séville, les autres ,i Cordoue, et moi je vins à Tolède, où je suis
depuis dix ans avec ma nièce Lucrèce, t|ue In as vue jouer hier au soir,
jîuisque tu étais à la comédie.
Je ne pus in'empècher de rire dans cet endroit. Laure m'en demanda la
cause. Ne la devinez-vous pas bien? lui dis-je. Vous n'avez ni frère ni
sœur, par conséquent vous ne pouvez èlie tante de Lucrèce. Outre cela,
quand je calcule en moi-même le temps qui s'est écoulé depuis notre
dernière séparation, et que je confronte ce temps avec le visage de votre
nièce, il me semble que vous pourriez être toutes deux encore plus pro
ches parentes.
Je vous entends, monsieur Gil Blas, reprit en rougissant un peu la
veuve de don Antonio; comme vous saisissez les époques! il n'y a pas
moyen de vous en f.iire accroire. Eh bien ! oui, mou ami, Lucrèce est
hlle du manpiis de Marialva et la mienne : elle est le fruit de notre
iiiiion ; je ne saurais te le celer plus longtemps. Le grand effoit que vous
failes, lui dis-je. ma princesse, en me révéknl ce secret, après m'avoir
fait conlidence de vos équipées avec l'économe de l'hopilal de 'i^amora!
Je vous dirai de plus que Lucrèce est un, sujet de mi'rile si sinsulier,
que le public ne peut assez vous remercier de lui avoir fait ce présent. 11
serait à souhaiter que toutes vos camarades ne lui en fissent pas de plus
mauvais.
Si quelque lecteur malin, rappelant ici les entretiens particuliers que
j'eus à Grenade avec Laure lorsque j'étais secrétaire du marquis de Ma-
rialva, me soupçonne de pouvoir disputer à ce seieneur l'honneur' d'être
père de Lucrèce, c'est un soupçon dont je veux bien. ;i ma honlc, lui
avouer l'injustice.
Je rendis compte à mon tour à Laure de mes principales aventures, et
de l'état présent de mes affaires. Elle écoula mon récit avec une atten-
tion qui me lit couniitrc qu'il ne lui ét.iit pas indifférent. Ami Saiilil-
lane, medilelle, quand je leuS achevé, vous jouez, à ce que je vois, un
assez beau rôle siii- le théâtre du monde : vous ne sauriw croire jusqu'à
quel point j'en suis ravie. Li>rsipie je mènerai Lucrèce à Madrid pour la
laire entrer dans la lrou|ie du prince, j'ose me llatter qu'elle trouvera
d.ins le seigneur de Santillane un puissant protecteur. N'en doutez nulle-
ment, lui répondis-je, vous pouvez compter sur moi; je fend recevoir
votre fille et vous dans la troupe du prince quand il vous plaira ; c'est ce
GIL BLAS.
145
'|iie jejiuis vous promellre sans trop présumer de mou pouvoir. Je vous
|]roiidi«is au mol, reprit Laure, et je partirais des demain pour Madiiil,
si je n'étais pas liée ici par des enijagements avec ma troupe. Un ordre de
la cour peut rompre vos liens, lui repartis je. et c'est de quoi je me
charge , vous le recevrez avant huit jours. Je uie fais un idaisir d'enlever
Lucrèce aux Toléd.ins : une actrice si jolie est faite pour les gens de cour;
elle nous appartient de droit.
Lucrèce entra dan* la chambre au moment que j'achevais ces paroles.
Je crus voir la déesse lléhé, tant eMe était mignonne et gracieuse Elle
venait de se lever; et sa beauté naturelle, brillant sans le secoins de l'art,
présentait à la vue un objet ravissant. Venez, ma nièce, lui dit sa mère,
venez remercier monsieur de la bonne volonté qu'il a pour nous : c'est
un de mes anciens amis qui a beaucoup de crédit à la cour, et ([ui se
fait fort de nous mettre
toutes deux dans la Iroiipe
du prince. Ce discours pa-
rut faire jdaisir à la pe-
tite fille , qui me lit une ^
profonde révérence, et me
me dit avec un souris en-
chinteur : Je vous rends de
très - humbles actions de
grdees de votre obligeante
attention; mais, seigneur,
je ne sais si elle ne tournera
pas contre moi. En voulant
m'ôterà un public qui m'ai-
me, ètes-vous sur que je
ne dépl.iirai point à celai
de Madrid?Je perdrai peut-
être au change. Je me sou-
viens d'avoir ouï dire à ma
tante qu'elle a vu des ac-
teurs briller dans une ville,
et révolter dans une autre ;
cela me fait peur. Craignez
de m'exposer au mépris de
la cour, et vous à 'ses re-
proches. Belle Lucrèce, lui
répondis -je, c'est ce cpie
BOUS ne devons ajipréhen-
der ni l'un ni l'autre ; je
crains plulot, qu'enllam-
mant tous les cœurs, vous
ne causiez de la division par-
mi nos grands. La frayeur
de ma nièce, me dit Laure,
est mieux fondée ipie la
vôtre; mais j'espère qu'el-
les seront vaincs toutes
deux. Si Lucrèce ne peut
faire de bruit par ses char-
mes, en rér-ompense elle
n'est pas assez mauvaise ac-
trice pour devoir être mé-
prisée.
>.- Nous continuâmes encore
quelque temps cette con-
versation, et j'eus lieu de
juger, par tout ce i|ue Lu-
crèce y mit du sien, (pie , Le main
c'était une fille d'un esprit
supérieur; ensuite je pris
congé de ces deux daines, en leur protestant qu'elles auraient incessam-
ment un ordre de la cour pour se rendre à Madrid.
CII-M'ITIIE II.
compte qu'il m'avait i-nvoyè à Tolède, esl-il possible rpi'elle soit aussi ai-
mable (pie tu le dis? ijuaii'dvous la verrez, lui reparlis-je, vous avoueiiz
ipi'un ne peut faire sou éloge qu'au rabai-i de ses charmes. Sanlillane, re-
prit Son Excellence, fais-moi une fidèle relation de ton voyage ; je serai
bien aise de l'entendre. Alors, prenant la parole pour contenter mon
maître, je lui contai jiisqu' à l' fiistoire de Laure inclusivement. Je lui ap-
pris i[ue celte actrice ava,( eu Lucrèce du marquis de .Marialva, seigneur
portugais, qui, s'ctaul arrêté à Grenade en voyiigeant, était devenu amou-
reux d'i'lle. Enfin, quand j'eus fait à monseigneur un délai! de ce qui s'é-
tait passé entre ces comédifunes et moi, il me dit : Je suis ravi que Lu-
crèce soit fillf du 11 hiinime de ipialiiè; cola m'iuléiessc pour elle encore
davantage ; il faut l'attirer ici. .Mais, mon ami, je te recommande une
chose; continue, ajouta-l-il, comme tu as commencé; lc me mêle point
là-di'dans ; ipie tout roule
sur tiil Blas de Sanlillane.
J'allai trouver Carnero,
à qui je dis que Son Excel-
lence voulait qu'il expédiât
un ordre par lequel le roi
recevait dans sa troupe Es-
telle et Lucrèce, actrices de
la ciunèdie de Tolède. Gui-
da, seigneur de Sanlillane,
répondit Carnero avec un
souris malin, vous serez
bientôt servi, puisque, se-
lon toutes les apparences,
vous vous intéressez pour
ces deux dames. Au reste,
j'espèrequ'cn faisant ce que
vous souhaitez, le public y
trouvera aussi son compte.
En même temps, ce secré-
taire dressa l'ordre lui-mê-
me, et m'en délivra l'expé-
dilinn, ([ue j'envoyai sur-
le-clianip à Estelle" par le
même laijuais qur m'avait
accompagné à Tolède. Huit
joins après, la mère et la
ïille arrivèrent ;'i Madrid.
Elles allèrent loger dans un
liôlel garni, à deux pas de
la troupe du prince, cl leur
premier soin fut de m'en
donner avis par un billet.
Je me rendis dans le mo-
ment à cet hôtel, où, a))rés
mille offres de service de
ma part, et autant de rc-
mercimenls de la leur, je
les laissai se préparer à leur
début, que je leur souhaitai
lieureux et brillant.
Elles se firent annoncer
au public comme deux ac-
hiies nouvelles ([ue la
triiupe du prince venait de
recevoir ]iar ordre de la
cour. Elles déhutércnt dans
1 danser, unccomédiequ'ellesavaient
coutume de jouer ;i Tolède
avec applaudissement.
Dans quel endroit du monde n'aime-t-on pas la nouveauy^ en fait de
spectacles? Il se trouva ce jour-là. dans la sa le des co.n"^«l>Ç'^; "=^'':
cours extraordinaire de spectateurs. On juge bien T'« .1^"« '"' '^ P.' "^
celle reprès,.„tatio„. Je souffris un peu avanl_ que la P'-'^f Ç ''''«•■' •
Tant i,r ■venu m,,, j'étais en faveur des talents de la mère et de la fille, je
tr ei 11 i pà ir llei tant j'étais dans leurs intérêts. Mais a peine eurent-
elles ouvert là bouche, ^.u'elles nVôlérenl touu. nia crainepar s
tianlillanc rend nimple de sa commission au ministre, qui le rliarRe du soin de faire venir
Lucrèce à Madrid. Uc l'arrivée de cetu; comédienne, et de son débul i la cour.
A mon retour à Madrid, je trouvai le comte-duc fort impatient d'ap-
prendre le succès démon voyage. Gil Blas, me dit-il, as-tu vu la coiiiè-
nienne en qu^lion'.' vaut-elle la peine qu'on la fasse venir à la cour?
Monseigneur, lui répondis-je, la renommée, qui loue ordinairement plus
qu'il ne faut les belles personnes, ne dit pas assez de bien de la jeune
Lucrèce; c'est un sujet admirable, tant pour sa beauté (|ue pour ses
talents.
Esl-il possible, s'écria le ministre avec une satisfaclion intcrienre que
je lus dans ses yeux, et qui me fit penser que c'était pour son propre
applaudissements qu'elles reçurent. On regarda Eslelle ''« ' ' " ' J «^ ' '^«
consommée dans le comique, et Lucrèce comme un I"" ; 1'°"^ '^
rôles d'amoureuses. Cette dernière enleva tons les '■;^'':f,- '«^'^^e ,r de
•érentla beauté de ses yeux, 1''» "''''■''« f-''-^'^ ''"''•'' Vl^fTèunë^^^^^
ia voix: et tous, frappés de ses grâces et du vil edal de sa jeunesse,
difficile, si elle refusait de joindre' son suffrage à celui du puli
mon enfant, ton voyage de Tolède a ete heureux. Je suis cliai
146
GIL BLAS.
de ta Lucrèce, et je ne doute pas que le voi ne prenne plaisir a la
voir.
CHAPITRE m.
l.ucivi'C fuit giaml hruil à la cour, et joue devant le rui, qui en devient amourenx. Suites
de cet iiniuui'.
Le di'biit des deux actrices nouvelles fil l]ii>iilot du liruit à la cour;
déi le lendemain il en fut parlé au lever du roi. Qii('li|ues seigneurs van-
tèrent surtout la jeune Lucrèce : ils en firent un si beau portrait, que le
monarque en fut frappé; mais, dissimulant l'inipression que leurs dis-
cours i'aisaient sur lui, il gardait le silence, et semblait n'y prêter aucune
attention.
(Cependant, d'abord qu'il se trouva seul avec le conile-duc, il lui de-
mainla ce que c'était qu'une certaine actrice qu'on loitait tant. Le mi-
nistre lui répondit que c'était une jeune comcdlemie de Tolède, qui avait
débuté le soir précèdent avec beaucoup de succès. Celte actrice, ajoula-
l-il, se nomme Lucrèce, nom fort convenable au.\ personnes de sa jiro-
fession : elle est de la connaissance de Santillane, qui m'a dit d'elle tant
de bien, que j'ai jugé à propos de la recevoir dans la troupe de Votre
Majesté. Le roi. sourit en entendant prononcer mon nom; peut-être qu'il
se ressouvint dans ce moment que c'était moi qui lui avais fait connaître
Catalina, et qu'il eut- un pressentiment que je lui tendrais le même ser-
vice dans celte occasion. Comte, dit-il au minisire, je veux voir jouer
dés detuaiu celle Lucrèce; je vous charge du soin de le lui faire
savoir.
Le comte-duc, m'ayant rapporté cet entrelien et appris T'inlcnlion du
voi, m'envoya chez nos deux comédiennes pour les en avertir. Je m'y
rendis en diligence. Je viens, dis-je à Lattre, que je renronirai la prcr
niière, vous annoncer une granile nouvelle : vous attrez demain parmi
vos spectateurs le souverain de la niotiarcliie; c'est de (|uoi le minisire
ma ordonné de vous informer. Je ne doute pas tpie vous ne fassiez tous
vos el'forls, votre fille et vous, pour répondre à l'hontieur que ce monar-
((ue veut vous faire; mais je'vous conseille de choisir nue pièce oi'i il y
ait de la danse et de la musique, pour lui faire adiviirer tous les talents
que Lucrèce possède. Nous suivrotis voire conseil, me répondit Laure ;
nous n'avons garde d'y manquer, cl il ne tiendra pas à nous que le printe
ne soi! salislait. Il ne saurait mani|uer de l'être, lui dis je en vovTint
arriver Lucrèce dans un déslialullé qui lui piélail plus de charmesque
ses habits do tbé.ilre les plus superbes : il sera d'aiiianl plus content de
voire aimable nièce, qu'il aime plus i|uc loiilc autre chose la danse et le
(liant : il pourrait bien même êlie tiuté de lui jelèr le mouchoir. Je ne
soiibaile point du tout, reprit Laure, ipi'il ail celle lenlalion; tout ]iuis-
sant monarque qu'il est, il |U)urrait trouver des obstacles .-i l'acconqdis-
senieiit de ses désirs. Lucrèce, (pioique élevée dans les coulisses d'un
Ibé.ilre, a de la vertu ; et, ipielque plaisir ([u'elle prenne à se voir ap-
plaudir sur la scène, elle aime encore mieux jiasser pour honnête lille
que pour bonne actrice.
Ma tante, dit alors la pdile Marialva en se mêlant à la conversalian,
imurquoi se faire des monstres pour les comliallre"? Je ne serai jamais à
Il peine de repousser les soupirs dit roi; la délicatesse de son goût le
sauvera des reproches qu'il merilerail, s'il abaissait jusqu'à moi ses re-
gards. Mais, charmante Lucrèce, lui dis-je, s'il arrivait que ce prince
voulut s'allûcher à vous et vous cboisir pour sa maîtresse, seriez-vous
assez cruelle pour le laisser languir dans vos fers comme un amant or-
dinaire'? Pourquoi non'? rcpondit-elle. Uni, sans doute, et, vertu à pari,
je sens que ma vanité serait plus llallée d'avoir résisté à sa |iassion, que
si je m'y étais rendue. Je lu^ fus pas peu élouiié d'entendre parler de
celle sorte une élève de Laure; el je quittai ces dames en louant la der-
nière d'avuir donné à l'autre une si belle éilHcntiim.
Le jour suivant, le i-oi, impalieiil île voir Lucrèce, se rendit à la comé-
die. ()n joua une |iiéce entremêlée de chants et de danses, el dans laquelle
notre jeune actrice brilla beaneoiip. Depuis le commencement jusqii à la
Un, j'eus les yeux attachés siir-le monarque, et je m'appliquai à ilemèler
dans les siens ce qu'il pensait ; mais il mit en défaut ma |iéuélralion par
un air de gravité ipt'il alfecta de conserver loujuiirs. Je ne sus que le
lendemain ce que j'étais en peine di; savoir. Saiilillatio, me dit le minis-
tre, je viens de (|niller le roi, qui m'a parlé de Lucrèce avec tant de
vivacité, que je ne doute pas qu'il ne suit épris de celle jeune comé-
dienne; el, comme je lui ai dit que c'est loi ipii l'as l'ait venir de Tolédo,
il m'a témoigné tju'il serait bien aise de t'entrtienir l.i-dcssus en parli-
riilier : va de ce pas te pré.sculer à la porte de sa chambre, où l'ordre de
te faire entrer est déjà donné; cours, et reviens promptement me rendre
compte de celle couversutiou.
Je volai d'abord chez le roi, que je trouvai seul. Il se promenait à
prands pas on m'allendanl, et paraissait avoir la tête embarrassée. Il me
fil plusieurs qucsiiniis sur Lucrèce, dont il m'obligea de lui conter l'his-
toire; ensuite il me demanda si la petite personne n'avait pas déjà eu
quelque galanterie. J'assurai lianliinent que non, malgré la léméiité de
ces sortes d'assurances; ce (|ui me partit faire au prince un fort grand
plaisir. Cela étant, vepril-il, je te choisis pour mon agent auprès de
Lucrèce ; je veux que ce soit de ta bouche qu'elle apprenne sa victoire.
Va la lui annoncer de ma part, en me mcllanl entre les mains un écrin
où il y avait pour plus de cinquante mille .écus de pierreries, et dis-lui
que je la prie d'accepter ce présent, en attendant de plus solides mar-
ques de ma passion.
Avant que de m'acquittcr de celle commission, j'allai rejoindre le
comte-duc, à qui je fis nu fidèle rapport de ce que le roi m'avait dit. Je
m'imagitiais que ce ministre en serait plus affiigé que réjoui; car je
croyais qu'il avait des vues amoureuses sur Lucrèce, et qu'il appren-
drait avec chagrin que son maître était devenu son rival ; mais je me
trompais. Rien loin d'en paraître morliflé, il en eut une si grande joie,
(|ue, ne pouvant la contenir, il laissa échapper quelques paroles qui ne
tombèrent point à terre. « Oli 1 parbleu! Philippe, s'écria-l-il, je vous
(( liens ; c'est pour le coup que les affaires vont vous faire peur! » Cette
apostrophe me découvrit toute la manœuvre |dn comte-duc : je vis par
1 i que ce seigneur, craignant que le prince ne voulût s'occuper de choses
sérieuses, cherchait à l'amuser par les plaisirs les plus convenables à
son humeur. Santillane, me dit-il eusuitdt ne perds point de temps ;
hàle-loi, mon ami, d'aller exécuter l'ordre important qu'on t'a donné, et
dont il y a bien des seigneurs à la cour qui feraient gloire d'être chargés.
Songe, poursuivit-il, (|ue lu n'as point ici de comte de Lemos (|ui l'en-
lève" la meilleure partie de l'honneur du service rendu; t» l'auras tout
entier, cl de plus tout le profil.
C'est ainsi que Son Excellence me dora la pilule, que j'avalai tout
doucement, non sans en sentir l'amertume; car depuis ma ju-isonje
m'étais accoutumé à regarder les choses dans un point du vue moral, el
je ne trouvais pas l'emploi de Mercure en chef aussi honorable qu'on
me le disait. Cepemlaiil, si je n'étais point assez vicieux pour m'en ac-
quitter sans remords, je n'avais pas non plus assez de verlu pour refuser
de le remplir. J'obéis donc d'autant plus au roi, que je voyais en même
temps que mou obéissance serait agréable au minisire, à qui je ne son-
geais qu'à plaire.
Je juge'ai à propos de m'adresser d'abord à Laure, et de l'entretenir
en particulier. Je lui exposai ma mission en termes mesurés, et sur la
ffii de mon discours je lui lu'ésentai l'éeriu en forme de pénu-aisou. \ la
vue des pierreries, la dame, ne pouvant caclier sa joie, la fit érlati'r en
liberté. Seigneur Cil RIas, s'éciia-l-elle, ce n'est pas devant le meillem'
el le plus ancien de mes amis que je dois me contraindre; j'aurais luil
de me parer d'une fausse sévérité de mœurs et de faire des giimacv's
avec vous. Oui, n'en douiez pas, conliiiua-l-elle, je suis ravie ((ue ma
fille ait fait une conquête si précieuse; j'en conçois tous les avantages.
Mais, entre nous, je crains que Lucrèce ne les regarde d'un aulre'teil
que moi ; (pioii|iie fille de théâtre, je vous l'ai dit, elle a la s.igessè si fort
en recnmiiiandalioii, qu'elle a déjà rejeté les vœux de deux jeunes sei-
gneurs aimaliles cl riches. Vous me direz, poursuivit-elle, ijne ces deux
seigneurs ne sont pas des rois : j'en conviens, et vraisi'iiiblableineul
l'amour d'un amaiil cniironné doit étoiinlir la verlu de Lucrèce; néan-
moins, je ne )iuis in'empêcher de vous dire que la cliose est iiicerlaiiif,
et je vous déclare que je ne contraindrai pis nia lille, S_, bieu loin de se
croh-e honorée de la tendresse passagère du roi, elle envisage cet hon-
neur comine une iuramie, ipie ce grand prince ne lui sache pas mauvais
gré de s'y dérober. Revenez demain, ajouta-l-elle, je vous dirai s il faut
lui rendre une réponse favorable ou ses pierreries.
Je ne doutais point du tout que Laure n'exhortât plutôt Lucrèce à
s'écarler de sou devoir qu'à s'y mainlenir, cl je complais fort sur celle
exhortation. Néanmoins, j'appris avec surprise le jour suivant que Laure
avait eu autant de peine à porter sa lille au mal que les autres en ont i
porttr les leurs au bien: el ce qu'il y a de plus élonuanl encore, c'e^t
que Liiciéce, après avoir eu quelques entretiens secrets avec le monar-
que, eut tant de regrets de s êlre livrée à ses désirs, qu'elle quitta loul à
coup le nvoude, et s'enferma. dans le monaslére de l'Iiicarnalion, où Men-
lôl elle tomba malade cl nioiiriil de chagrin, Laure, de son cTilé, ne
pouvant se consoler de la perle de sa lille, el d'avoir sa mort à se re-
procher, se relira dans le rotiveiil des filles pr^iiiteules, )iniir y pleurer
les jilaisirs de ses lieaiix jours Le roi fut loin'bé de la retr.iile imqiiiiée
de Lucrèce; mais ce jeune prince, n'étant pas d'iiiitneur à s'al'lliger loiig-
leni|;s, s'en consola peu à peu. Pour le comte duc. quoiqu'il ne paiùl
guère sensible à cet incident, il ne laissa pas d'en être mortifié ; ce que
le lecleiir n'aura pas de peine à croire.
CHAPITRE IV.
riu nouvel emiMii i|nc iliiiUKi le iiiiiii.ilrd à SuulilUne.
Je sentis aussi Irés-vivemenI le malbeur de Lucrèce ;*ct j'eus tant de
rcinonls d'y avoir contribué, ipie, me reganlanl cmnme un infâme, mai-
gre la qualité de l'ainant dont j'avais servi b's amours, je résolus d'a-
iiandiunier pour jamais le caducée ; je lénioiguai nièine au niiiiislie la
répugnance ipie j'avais à le porter, et je le priai do m'emidoyer à tonte
autre chose. 11 iiarui étonné de ma verlu. Saiilillaiie. me dil-il, la déli-
GIL BL4S.
147
patesse me clinnne: et, puisque lu es un si lionncte çt'H'con, je veux le
(loniuy une occu]ialion plus convenable à la sajjesse. Voici ce ijue c'est :
Ocoiuo'attcnliveuient la conlidence r|ue je vais te faire.
(Jiielt|Hes années avant que je fusse en faveur, continua-t-il, le liasard
offrit un jour à ma vue une dame qui me parut si Ijicn faite cl si belle,
que je 1.1 fis suivre. J'appris que c'était une Génoise, nommée dona Mar-
garila Spinola, qui vivait à Madrid du revenu de sa beauté : on me dit
niéme que don Francisco de Valcasar , alcade de cour, homme riclie
vieux et marié, faisait pour cette coquette une dépense considérable. Ce
rapport, i[ni n'aurait dû m'inspirer que du mépris pour elle, me fit con-
cevoir un désir violent de partager ses bonnes grâces avec Valéasar.
reus celte fantaisie ; et, pour la satisfaire, j'eus recours à une médiatrice
d'amour, qui eut l'adresse de me ménager en peu de temps une secrète
entrevue avec la Génoise; et cette entrevue fut suivie de plusieurs au-
tres; si bien que mon rival et moi nous étions également bien traités
|iour nos présents. Peut-être même avait-elle encore quelque autre ga-
lant aussi heureux (|ue nous.
Quoi qu'il en soit, Marguerite, en recevent tant d'hommages confus,
devint insensiblement mére^.et nul au monde un garçon dont elle voulut
faire honneur à chacun de ses amants en particulier; mais aucuji, ne
pouvant en conscience se vanter d'être père de cet enfant, ne voulut le
reconnaître; de sor e que la Génoise fut obligée de le nourrir du fruit
de ses galanteries : ce ([u'elle a fait pendant dix-huit «nnécs, au bout
desquelles étant morte, elle a laissé son fils sans bien, et, qui pis est,
sans éducation.
Voilà, poursuivit monseigneur, la confidence que j'avais à te faire, el
je vais présentement t'instruire ilu grand dessein que j'ai formé. Je
veux tii'cr du néant cet enfant maliiçiireux, et, le faisant passer d'une
extrémité à l'autre, le reconnaitre pour mon fils, et 1 élever au.^
honneurs.
A ce projet extravagant, il me fut impossible de me t.iire. Comment,
seigneur, m'écriai-jc. Voue E.vcelleuce peut-elle avoir pris inie résolu-
tion si étrange'? l'ardonnez-moi ce terme; il échappe à mon zèle. Tu la
trouveras raisonnable, reprit-il avec précipitation, quand je t'aurai dit
les raisons qui m'ont déterminé à le premlre. Je ne veux pcdnl c|ue mes
collatéraux soient mes héritiers. Tn me diras ((ue je ne suis point encore
dans un âge assez avancé pour désespérer d'avoir des eni'anis de ma-
dame d'Olivarés. Mais chacun se connaît : qu'il te suffise d'apprendre
que la chimie n'a pas de secrets que je n'aie inutilement mis en usage
ponr redevenir père. Ainsi, puisque la fortune, suppléant au iléfaut de
la nature, me prései.te un enfant dont peut-être dans le fomfje suis le
véritable père, je l'adopte: c'est une chose résolue.
Quand je vis que le minisire avait en tète celle adoption, je cessai de
le contredire, le connaissant pour un homme cap'dde de l'aire une sottise
plnlot que de démordre de son sciitinienl. Il ne s'agit plus, ajouta-t-il,
((ne de donner de l'éducation à don Henri-Philippe lie Gnzman (car c'esi
le nom que je prétends qu'il porte dans le monde jusqu'à ce qu'il soit
en état de posséder les dignités qui l'attendent). C'est toi, mou cher San-
lillane, que je choisis jionr le conduire ; je me repose sur ton esprit et
sur t'iH attachement pour moi, du soin de faire sa maison, de lui donner
toutes sortes de maîtres, en un mot de le remlre un cavalier accompli.
J ■ voulus me défendre d'accepter cet emploi, en re|irésenlant au comte-
dnc qu'il ne me convenait guère délever de jeunes seigneurs, n'avanl
jamais fait ce métier, qui ilemandait plus de lumières el de mérite (pie
je n'en avais : mais il m'interrompit, et me feima l'i bouche en me di-
sant tju'il prétendait absolument cpie je fusse le gouverneur de ce lils
adopte, qu'il destinait aux premières charges deli nionarchip. Je me
préparai donc à remplir celte place, pour conlenler monseigneur, ipii.
pour prix de ma complaisance, grossit, mon petit revenu d'une pension
de mille écus qu'il me fit obtenir, ou plutôt qu'il me donna sur la com-
inaaderie de Mamhra.
CIIAPITRli V.
l.e nis de la fiénoisc psi rMonnn par afic aiillicnlMpif, cl iinnimr^ don Ilciiri-Pliilippc de
Catnan. &iiinl|ii|ii! fiiil la maison île eu jtuiic strlgiicur, cl lui aoiiiic luuiis sortes de
inJlires.
Effeclivcmenl, le coinle-dur ne larda guère à reconnaître le fils de
dona Margarila Spinola, et l'acte de reconnaissance s'en lit avec l'agré-
ment et sons le. bon plaisirdu roi lion llnnri-Pliilippc de Giizrnan (c'est
le nom qu .m donna a cel enfant de plusieurs pères! y fui dédale uni-
que héritier de la comté d'Dlivarés et du duché de San-I.ucar. Le minis
tre, afin q;e personne n'en ignor.il, fit savoir par Carnero cette déclara-
tion aux aiiibassadeur.i el aux grands d'Iîspagne, (|ui n'en furent jias peu
surpris. Les rieurs de Madri.l en eurent |iour longleinps ,i s'égayer, cl
les poêles satiriques ne perdirent pas une si belle occasion de l'aire
c(piiler le fiel de leur plume.
Je dem.iiidai an conite-liic où était le sujet qu'il voulait confiiu' à mes
soins. Il est dans celle ville, me répondit-il, sous la co.idiiile d'une tante
.-i qui je l'olerai d'abord que lu auras fail préparer une niaisori pour lui;
ce qui fut bientôt exécuté. Je louai un hôtel que je fis meubler magnifi-
quement. J'arrêtai des pages, un portier, des estafiers, el, à l'aide de
Caporis.'je remplis les jda'ces d'officiers. Quand j'eus tout mon monde,
j'allai eu avertir Son Excellence, cpii sur-le-champ envoya chercher l'é-
quivoque et nouveau rejeton de la ligne des Guzmans. Je vis un grand
garçon, d'une figure assez agréable Don Henri, lui dit monseigneur en
me "montrant an doigt, ce cavalier que vous voyez est le guide que j'ai
choisi jiour vous conduire dans la carrière du monde; j'ai une entière
confiance en lui, et je lui donne nu pouv(ur absolu sur vous. Oui, San-
lillane, ,ijoulat-il en m'adrcssant la parole, je vous l'abandonne, et je ne
doute pas que vous ne m'en rendiez bon compte, k ce discours, le
ministre en joignit encore d'antres pour exhorter le jeune homme à .se
conformer à'mcs volontés; après quoi j'emmenai don Henri avec moi ;'i
son hôtel.
Aussitôt que nous y fûmes arrivés, je fis passer en revue devant lui
tousses domestiques, en lui disant l'enip'oi que chacun avait dans sa
maison. 11 ne parut point étourdi du changement de sa condition; et, se
prêtant volontiers au respect et aux déférences attentives qu'on avait
lionr Jui, il semblait avoir toujours été ce qu'il était devenu par hasard.
Il ne manquait pas d'esprit., mais il était d'une ignorance crasse : à peine
savait-il lire el écrire. Je mis auprès de lui un précepteur jiour lui ensei-
"iier les élémenl.s de la langue latine, et j'arrêtai un maître de géogra-
phie, un maître d'histoire, avec un maitre d'escrime. On juge bien que
je n'eus garde d'oublier un maitie à danser : je ne fus embarrassé que
sur le clioi.\ ; il y en avait dans ce temps là un gMnd nombre de fameux
ci Madrid, el je ne savais ampiel je devais donner la préférence.
Tandis que j'étais dans cet embarras, je vis entrer dans la cour de mdre
hôtel un homme richement vêtu. On me dit qu'il demamlait ;i me par-
ler. J'allai au-devant de lui, m'imaginant que c'était au moins un cheval
lier de Saint-Jacques ou d'Alcantàra. Je lui demand.ni ce qu'il y avaj-
pour son service. Seigneur de Sanlillane, me rép(uidil-il aju'és m'avoir
fait plusieurs révérences qui sentaient bien son métier, comme on m'a
(Jil que c'est Votre Seigneurie qui choisit les maîtres du seigneur don
Henri, je viens vous offrir mes services : je m'appelle Marliii Ligero, et
i'ai,gri\cesau ciel, quelque réputation. Je n'ai pascoutume d'aller mendier
des écoliers; cela ne convient qu'à de petits maîtres ;i danser. J'attends
ordinaivemeiil qu'on me vienne chercher ; mais, montrant au duc de Mé-
dina Sidonia, à don Louis de Haro et à quelques autres .seigneurs de la
maison deGuzman, dont je suis en quelque façon le serviteur-né, je me
fais un ilevoirde vous prévenir. Je vois parce discours, lui répondis-je,
que vous èles rhonime qu'il nous faut, llombien prenez-vous par mois ?
Quatre doubles pislules, nqirit-il, c'est le prix courant, el je ne donne
que deux leçons par scniaine Quatre doublons par mois ! m'écriai-je ;
c'est beaucoup ! Comment he.iiicoup ! répliqua-l-il d'un air étonné,
vous donneriez bien une ptstole par mois à un maître de pliHo-
.sopliie !
Il n'v eut pas moyen de tenir contre une si plaisante réplique; j'en
ris dt bon co'ur, et je demandai au seigneur Ligero s'il croyait véritable-
meiil qu'un homme de son métier fut préférable à un mailrc de philoso-
pliie. Je le crois sans doute, me dit-il; nous sommes dans le monde
d'une plus grande utilité que ces messieurs. Que sont les hommes avaiU
qu'ils passe^il par nos mains"? Des corps tout d'une pièce, des ours mal
léchés ; mais nos leçons les développent peu à peu, et ieur font prendre
insensiblement une 'forme: en un mot, nous leur enseignons ;i se mou-
voir avec grâce, nous leur donnons des attitudes avec des airs de no-
blesse et de gravité.
Je me rendis aux raisons de ce mailre à danser, et je le rctms pour
montrer à don Henri sur le pied de qualre pislolcs par mois, puisque
c'était un pri.i fait pour les grands maîtres de l'iirt.
CHAPITRE VI.
■mM i-evienl de la ï^olm■ll^-r.^|lalilll;. un n.ia lu p.i... .- o" ■■>" >■>."".. ..i..... ..^.^ i,.,..ta
de ce jeune seigniMir. Ucs honneurs qu'on lui lil, et à quelle dame le coiiUe-duc le maria.
Cil l'ilas lui iail iiuiiie iiialjîii;' lui.
Je n'avais point encore fait la moitié de la maison de don Henri, lors-
(|ue Scipion revint du Mcùqiie. Je lui demandai s'il était satisfait de son
voy?TC. Je dois l'êlre, me répoiidit-il, puisque avec trois mille ducats
en cslièccs j'ai apporté pour deux fois autant en marchandises de défaite
en ce pavs-ci. Je t'en félicite, re|iris-je, mon enfant : voilà ta fortune
commencée; il ne tiendra qu'à loi de l'achever, en retournant aux Indes
l'année prochaine : ou bien, si tu préfères à la iicine d'aller si loin
amasser du bien un poste agréable à Madrid, tu n'as qu'a parler ; j'en ai
un .1 te (kmner. Oh ! parbleu, dit le fils de la Coscoliiia, il n'y a point à
bil.incer; j'aime mieux remplir un bon emploi auprès de Votre Seigneu-
rie iiue dé m'expo^er de nouveau aux périls d'une longue navigation,
(Mièlques avantages qu'il m'en put revenir. Expliquez-vous, pion niailre ;
( iiellc occupation destinez-vous à votre serviteur'?
Pour uiieiiv le metlre an l'ail, .je lui contai ITiistoirc du petil seigneur
i48
GIL BLÂS.
que le comte-duc venait d'iulrodiiire dans la maison de Gnzman. Après I
lui avoir fait ce détail curieux, et lui avoir appris que ce ministre m'a-
vait nommé gouverneur de don Henri, je lui dis que je voulais !e faire
valet de chambre de ce fiU ailopté ; Scipion, qui ne demandait pas
mieux, accepta volontiers ce poste, et le reinj)lit si bien, qu'en moins,
de trois ou quatre jours, il s'attira la confiance et l'amitié de son nou-
veau maître.
Je m'étais imaginé que les |]édagogues dont j'avais fait choix pour
rndociriner le lils de la Génoise y perdiaient leur lalin, le croyant à son
âge un sujet peu disciplinable ; néanmoins je nie trompai. Il compre-
nait et retenait aisément tout ce qu'on lui eiiseignail ; ses m:uties en
étaient trés-contenls. J'allai avec empressement anniiiniiifUe nouvelle
an comte-duc, qui la reçut avec une joie excessive. S.inlillane, s'écria-
t-il avec transport, tu me ravis en ni'apprenant que don Henri a beau-
coup de mémoiie et de pénétration : je reconnais en lui mon sang; et,
ce q«i achève de me persuader qu'il est mon fils, c'est que je me sens
autant de tendresse pour lui que si ;e l'eusse eu de madame d'Olivarés.
Tu vois jiar là, mon ami, que la nature se déclare. Je n'eus garde de
dire à monseigneur ce que je pensais là-dessus; et, respectant sa fai-
blesse, je le laissai jouir du plaisir de se croire père de don Henri.
Ouoi([ne tous les Guzmans eussent une haine mortelle pour ce j une
seigneur de fraîche date, ils la dissimulèrent par politique; il y en eut
même qui affectèrent de rechercher son amitié . les ambassadeurs et les
grands qui étaient alors à Madrid le visitèrent, et lui firent tous les
honneurs qu'ils auraient rendus à un enfant légitime du comte-duc. (^e
ministre, ravi de voir encenser son idole, ne tarda guère à la parer de
dignités. Il commença par demander au roi, pour don Henri, la croix
d'Alcantara, avec une commanderie de dix mille écus. Peu de temps
après, il le fit recevoir gentilhomme de la chambre ; ensuite, ayant pris
la résolution de le marier, et voulant lui donner une dame de la plus
noble maison d'Espagne, il jeta les yeux sur dona Junna de ^■élasco,
lille du duc de Cas'ille, et il eut assez d'autorité pour la lui faire épou-
ser en dépit de ce duc et de ses parents.
Quelques jours avant ce mariage, monseigneur m'ayant envové cher-
cher, me dit, en me mettant des jiapiers entre les mains : Tiens, Gil
Blas, j'ai un nouveau présent à le faire. Je crois qu'il ne te sera pas
désagiéable; voici des lettres de noblesse que j'ai fait expédier pour toi.
Monseigneur, lui répondis-je assez surpris de ces paroles. Votre Excel-
lence sait que je suis fils d'une duègne et d'un écuver ; ce serait, ce me
semble, profaner la noblesse que de m'y agréger ; "et c'est de toutes les
gr.ices que Sa Majesté peut me faire, celle que'je mérite et que je désire
le moins. Ta naissance, reprit le minisire, est un obstacle facile à lever.
Tu as été occupé des afl'aires de l'Etat sous le ministère du duc de Lerme
et sous le mien; d'ailleurs, ajouta-t-il avec un souris, n'as-iu pas rendu
air monarque des services qui méritent une réconipen.se? En un mol,
Sautillane, tu n'es pas indigne de l'honneur que j'ai voulu te faire : de
plus, et celle raison est sans réplique, le rang que tu tiens auprès de
mon fils demande que lu sois noble; je t'avouerai même que c'est à
cause de cela que je l'ai donné des lettres de noblesse. Je me rends,
monseipneur, lui répliquai-je, fiuisque Votre Excellence lèvent absolu-
ment. En achevant ces mots, je sortis avec mes patentes, que je serrai
dans ma poche.
Je suis donc présentement genlilhomme ! dis-je en moi-même lorstiue
je fus dans la rue; me voibi noble sans que j'en aie l'obligation à mes
parents: je jinurrai, quand il me plaira, me faire appeler don Gil Blas;
et, si (|uelqii'iiii de ma connaissance s'avise de me rire au nez en me nom-
mant ainsi, je lui ferai signifier mes lettres. Mais lisons-les, continuai-je
en les relir.mt Je ma poche; voyons un peu de quelle façon on y décrasse
le vilain. Je lus donc mes patentes, qui portaient en substance que le
roi, pour reconnaître le zèle (|ue j'avais fait paraître en plus d'une occa-
smn pour son service et le bien de l'Etat, avait jugé ,-i propos de me gra-
tifier de leiircs de noblesse. J'ose dire, à ma louange, qu'elles ne lii'in-
spirercnt auciiii orgueil. Ayant toujours devant les yeux la bassesse de
mon origine, cet honneur m'humiliait au lieu de me donner de la vanité •
aussi je me promis bien de renfermer mes patentes dans un tiroir sans
me vanter d'en cire pourvu.
CHAPITRE VII.
Cil nias renonntro encore Fabrice par hasard. De la .Icrnière conversation qu'ils eurent
ensemble, el de 1 avis imporlaiil que Nuneî donna à Samillane.
Le poëlc des Asluries, comme on a dû le remarquer, me néffli<reait
assez vcdontiers De mon coté, mes occupations ne me permettaient smre
de 1 aller voir; de sorte que je ne l'avais point revu depuis le jour de la
dissertation sur 1 Iphigénie d'Euripide. Le hasard me le Ut cncîire ren-
contrer près de la porte du Soleil. Il sortait d'une imprimerie. Je l'abor-
dai en lui disant : 01, ! ob ! monsieur Nnncz. vous venez de chez un im-
ioimulsition menacer le j.ublic d'un nouvel ouvrage de votre
C'est n quoi il doit en effet .s'attendre, me répondil-il ; je te dirai que
je me suis avisé de composer une brochure qui est sous la presse aclucl-
lement. et qui doit faire grand bruit dans la république des lettres. Je ne
doute |ias du mérite de la production, lui répliquai-je; mais je m'étonne
que tu l'amuses à composer des brochures : il me semble que ce sont
des colifichets qui ne font pas grand honneur à l'esprit. Il v en a quel-
quefois de bonnes, reprit Fabrice. La mienne, par exemple, est de ce
nombre, quoiqu'elle ait été faite à la bâte; car je t'avouerai que c'est un
enfant de la nécessité. La faim, comme tu sais, fait sortir le loup hors du
bois.
Comment! m'écriai-je, la faim! Est-ce l'auteur du C'imte de Salilagne
qui me lient ce discours'? Un homme qui a deux mille écus de renie peut-
il parler ainsi'.' Doucement, mon ami, inlerrom|iil Nunez, je ne suis ]dus
ce poêle l'orluné qui jouissait d'une pension bien payée. Le désordre
s'est mis subitement dans les afl'aires du trésorier don Bertrand : il a
manié, dissipé les deniers du roi ; tous ses biens sont saisis, et ma pen-
sion est allée à tous les diables. Cela est triste, lui dis-je; mais ne te
reste-l-il pas encore quelque espérance de ce côté-là? Pas la moindre,
me répondit-il; le seigneur Gomez del Uibero, aussi gueux que sou bel
espiil, est abîmé : il ne reviendra, dit-on, jamais sur l'eau.
Sur ce pied- là, lui répliquai-je, mon ami, il faut que je le fasse don-
ner quelque poste qui te console de la perle de ta pension. Je te dis-
pense de ce soin-là, me dit-il ; quand tu m'offrirais dans les bureaux du
ministère un emploi de trois mille écus d'appointemenis, je le refuse-
rais ; des occupations de commis ne conviennent pas au génie d'un nour-
risson des Muses ; il me faut des amusements littéraires. Que te dhai-je,
enfin? je suis né pour vivre et mourir en poète, et je veux remidir mon
sort.
Au reste, continua-t-il, ne t'imagines pas que nous soyons fort mal-
heureux; outre que nous vivons dans une parfaite indépendance, nous
sommes des gaillards sans souci. On croit une nous faisons souvent des
repas de Démocrite, et l'on est là-iiessus dans l'erreur. Il n'y a )ias un
de mes confrères, sans eu excepter les faiseurs d'almanachs, qui ne soit
commensal dans quelques bonnes maisons; pour moi, j'en ai deux où
l'on me reçoit avec plaisir. J'ai deux couverts assurés ; l'un chez un gros
directeur des fermes, à qui j'ai dédié un roman ; et l'autre chez un riche
bourgeois de Madrid, qui a la rage de vouloir toujours à sa table de beaux
esprits : heureusement il n'est pas fort délicat sur le choix, et la ville
lui en fournit aulant qu'il en veut.
Je cesse donc de te plaindre, dis-je au poète des Asturies, puisque lu
es content de la condition. Quoi qu'il en soit, je te proteste de nouveau
que lu as toujours dans Gil Blas un ami à l'épreuve Je ta négligence à le
cultiver; si tu as besoin de ma bourse, viens hurdiment à moi : qu'une
mauvaise honte ne te prive point d'un secours infaillible, et ne me re-
visse point le plaisir de l'obliger.
A ce sentiment généreux, s'écria Nunez, je te reconnais, Sanlillane,
et je te rends mille grâces de la disposiiion favorable où je le vois pour
moi ; il faut, par reconnaissance, que je le donne un avis salutaire. Pen-
dant que le comte-duc peut tout encore, et que lu possèdes ses bonnes
grâces, profite du lemps, hàie-toi de t'enrichir; car ce ministre, à ce
qu'on m'a dit, branle dans le manche. Je demandai à Fabrice s'il savait
cela de bonne part, et il me répondit : Je tiens celle nouvelle d'un vieux
chevalier de Calaliava ((ui a un talent particulier pour découvrir les
choses les plus secrèles : on écoute cet honmie comme un oracle, et
voici ce que je lui entendis dire hier : Le comte-duc a un grand nombre
d'ennemis qui se réunissent tous pour le perdre ; il compteirop sur l'as-
cendant qu'il a sur l'espril du roi; ce monarque, à ce qu'on prétend,
commence à prêter l'oreille aux plaintes qui déjà vont jusiju'à lui. Je re-
merciai Nunez de son averiissement ; mais j'y fis peu d'aliention, et je
m'en retournai au bigis, persuadé que l'antorilé de mou maître étail
inébranlable, le regardant comme un de ces vieux chênes qui ont pris
racine dans une forêt, el que les orages ne sauraient abatlre.
CHAPITRE Vlll.
Comment Gil Dlas aiifiit que l'avis de Fabrice n'était point faux. Du voyage que le roi
lit à Saragosse.
Cependant ce que le poète des Asluries m'avait dit n'était pas sans
fondement. Il y avait au palais une confédération fiirtive contre le comte-
duc, de laquelle on prétendait que la reine était le chef; et toutefois il
ne iraiispirait rien dans le public des mesures (jue le*coiifèdérés pre-
naient pour déplacer ce minislrc. Il s'écoula même depuis ce temps-là
plus d'une année, sans que je m'aperçusse que sa faveur eût reçu la
moindre atteinte.
Mais la révolte des Calalans soutenus par la France, et les mauvais
sucrés de la guerre contre ces rebelles, excitèrent les murmures du
peuple, (pii se"|ilaignit du gouvernement. Ces plaintes donnèrent lieu à
la tenue d'un conseil en présence du roi. qui voulut que le marquis de
(irana, ambassadeur de l'empereur à la cour d'Espagne, s'y trouvât. H
y fut mis en délibération s'il était à propos que le roi demeurât en Cas-
tille, ou qu'il passât en Aragon pour .se Uirc voir à ses troupes. Le comte-
GIL BLAS.
149
duc, qui avait envie que ce prince ne partit point pour l'armée, parla le
premier. 11 représenta qu'il était plus conveuable a la majesté royale de
ne pas sortir du centre de ses Etats, et il appuya son sentiment de toutes
les raisons que son éloqueuce put lui fournir. Il n'eut pas plulôl achevé
son discours, que son avis fut généralement suivi de toules les person-
nes du conseil, à la réserve du marquis de Grana, qui, n'écoutant que
son zélé pour la maison d'.\utriche, et se lais.sant aller ,i la fraiicliise de
sa nation, combattit le sentiment du premier ministre, et soutint l'avis
avec tant de force, que le roi, frappé delà solidité de ses raisonnements,
embrassa son opinion, quoiqu'elle fut opposée à toutes les voix du con-
seil, et marqua le jour de son départ pour l'armée.
C'élail pour la première fois de sa vie que ce monarque avait osé pen-
ser autrement que son favori, qui, regardant celte nouveauté comme un
sanglant affront, en fut très-mortifié. Dans le temps que ce ministre al-
lait se retirer dans son cabinet pour y ronger en liberté sou frein, il m'a-
perçut, m'appela, et, m'ayantfait entrer avec lui, il me raconta d'un air
agité ce qui s'était passé au conseil ; ensuite, comme un homme qui ne
pouvait revenir de sa surprise : Oui, Santillane, continua-t-il, le roi ,
qui, depuis plus de vingt ans, ne parle que par ma bouche et ne voit que
par mes yeui, a préféré l'avis de Grana au mien ; et de quelle manière
encore"? en comblant d'éloges cet ambassadeur, et surtout eu louant sou
zèle pour la maison d'Autriche, comme si cet Allemand en avait plus
que moi 1
Il est aisé de juger par là, poursuivit le ministre, qu'il y a un parti
formé contre moi, et j'ai tout lieu de penser que la reine est à la téie.
Eh! monseigneur, lui dis-je, de quoi vous inquiet» z-vous? Pouvez-vous
craindre la reine? Cette princesse, depuis plus de douze ans, n'est- elle
pas accoutumée à vous voir maitre des affaires, et n'avcz-vous pas mis
le roi dans l'habitude de ne le pas consulter"? A l'égard du marquis de
Grana, le monaniue peut s'être rangé de son sentiment par l'envie qu il
a de voir son armée et de faire une campagne. Tu n'y es pas, interrom-
pit le comte-duc ; dis plutôt que mes ennemis espèrent que le roi, étant
parmi ses troupes, sera toujours environné des grands qui l'auront suivi,
et qu'il s'en trouvera plus d'un as.sez mécontent de moi pour oser lui te-
nir des discours injurieux à mon ministère. Mais ils se trompent, ajouta-
t-il; je saurai bien, pendant le voyage, rendre ce prince iuaccessiljle à
tous les grands ; ce qu'il fit en effet d une manière qui mérite bien d'être
détaillée.
Le jour du départ du roi étant venu, ce monarque, après avoir chargé
la reine du soin du gouvernement en son absence, se mit en chemin pour
Saragosse; mais, avant que d'y arriver, il passa par Aranjuez, dont il
trouva le séjour si dé icieux, qu'il s'y arrêta près de trois semaines. D'.\.-
ranjuez, le ministre le fit aller à Cuença, où il l'amusa encore plus long-
temps par les divertissements qu'il lîii donna. Ensuite, les plaisirs de
la cnas.se occupèrent ce prince à Molina d'Aragon, après quoi il fut con-
duit à Saragosse. Son armée n'était pas loin de là, et il se préparait à s'y
rendre ; mais le comte-duc lui en ùta l'envie, en lui faisant accroire qu il
se mettrait en danger d'être pris par les Français, qui étaient maîtres de
la plaine de Monçun; de sorte que le roi, épouvante d'un péril qu'il n'a-
vait nullement à craindre, prit le parti de demeurer enfermé chez lui
comme dans une prison. Le ministre, profilant de sa terreur, et sous pré-
texte de veiller à sa sûreté, le garda, pour ainsi dire, à vue; si bien que
les grands, qui avaient fait une excessive dé|iense pour se mettre en étal
de suivre leur souverain, n'eurent pas même la satisfaction d'obtenir de
lui une audience particulière. Piiilippe, enfin, s'ennuyant d'être mal logé
à Saragosse, d'y passer encore plus mal son temps, ou, si vous voulez,
d'être prisonnier, s'en retourna bienlôl à Madrid. Ce monarque finit ainsi
sa campagne, lais.sant au marquis de los Velcz, général de ses troupes, le
soin de soutenir l'honneur des armes d Espagne.
CHAPITRE IX.
De 11 ri'volulion de Porlogal, el de la disgrâce du comte-duc.
Peu de jours après le retour du roi, il se répandit .i Madrid une fâcheuse
nouvelle; on ajpprit que les Portugais, regardant la révolte des Catalans
comme une belle occasion que la fortune leur offrait de secouer le joug
espagnol, s'en étaient saisis; qu'ils avaient pris les armes, et choisi pour
leur roi le duc de Drngance ; qu'ils étaient dans la résolution de le main-
tenir sur le trône, el qu'ils comptaient bien de n'en pas avoir le démenti,
l'Esiiagne ayant «ors sur les bras des ennemis en Allemagne, en li.ilie,
en Haiidre et en Catalogne. Ils ne ijoiivaicnt effectivement trouver une
conjoncture plus favorable pour s'allianchir d'une domination qu'ils dé-
testaient.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que le comte-duc, dans le temps que la
cour et la ville paraissaient conslen:és île cette nouvelle, en voulut plai-
sanler avec le roi aux dépens du duc ilc llragancc ; mais les traits rail-
leurs déplacés tourndrit ordinairement contre ceux qui les ont lances.
Pliilipi e, bien loin de .se |jrèter à se^ mauvaises plaLsanlcrics, prit un air
sérieux qui le déconcerta et lui Ut pressenlir sa disgrâce. Ce ministre ne
douta plus de sa chute, quand il apprit que la reine s'élail ouvertement
déclarée contre lui, et qu'elle l'accusait li.iutement d'avoir, pnrsa m.iip-
vaise administration, causé la révolte du Portugal. La plupart des grands,
et surtout ceux qui avaient été A Saragosse, ne s'aperçiirenl pas plutôt
qu'il se formait un cirage sur la tête du cemte-duc, qu'ils se joignirent à
la reine ; et ce qui porta le dernier coup à sa faveur, c'est ipie la duchesse
douairière de Manloue, ci-devant gouTcrnanle du Portugal, rcvintde Lis-
bonne à Madrid, et fit voir clairement au roi que la révolution de ce
royaume n'était arrivée que par la faute de son premier ministre.
Les discours de cette princesse firent toute l'impression qu'ils pou-
vaient faire sur l'esprit du monarque, qui, revenant enfin de son entête-
ment pour son favori, se dépouilla de toute l'affection qu'il avait pour
lui. Lorsque ce minisire fut infirmé que le roi écoutait ses ennemis, il
s'avisa de lui écrire un billet pour lui di mander la permission de se dé-
mettre de son emploi et de s'éloigner de la cour, puisqu'on lui faisait
l'injustice de lui iinpuler tous les malheurs arrivés ,i la monarchie pen-
dant le cours de son ministère. 11 s'imaginait que cette lettre ferait un
gr.md effet, croyant que le prince conservait encore pour lui assez d'a-
mitié pour ne vouloir pas consentir à son éloignement ; mais loutè la
réponse que lui fil Sa Miijesté fut qu'elle lui accordait la permission qu'il
demandait el qu'il pouvait se retirer ou bon lui semblerait.
Ces paroles, écrites de la main du roi, furent un coup de tonnerre
pour monseigneur, qui ne s'y était nullement attendu. Néanmoins, quoi-
qu'il en fut étourdi, il affecta un air de constance et me demanda ce que
je ferais à sa place. Je prendrais, lui dis je, aisément mon parti ; j'aban-
donnerais la cour, et j'irais à quelqu'une de mes terres passer tranquil-
lement le reste de mes jours Tu penses sainement, répliqua mon maître,
el je prétends bien aller finir ma carrière à Loeches, après que j'aurai seu-
lement une fois entretenu le monarque ; je suis bien aise de lui remontrer
que j'ai fait humaini ment tout ce que j'ai pu pour bien soutenir le pesant
fardeau doat j'étais chargé, mais qu'il n'a pas dépendu de moi de prévenir
les Irisles événements dont on me fait un crime, n'étant point en cela
p'us coiipiib'.e qu'un habile pilote qui, malgré tout ce qu'il peut faire, voit
.son vaisseau emporté par les venls el par les flots. Ce ministre se llaltait
encore qu'en parlant au prince il pourrait rajuster les choses et regagner
le terrain qu'il avait perdu ;.mais il ne put en avoir audience, et de plus,
on lui envoya demander la clef dont il se servait pour entrer, quand il lui
plaisait, daiîs l'appartement de Sa Majesté.
Jugeant alors qu'il n'y avait plus d'espérance pour lui, il se détermina
tout de bon à la retraite. Il visita ses papiers, dont il brûla prudemment
une grande quantité : ensuite il nomma les officiers de sa maison et les
valets dontilvoulail être suivi, donna des ordres pour son déiiart, et en
fixa le jour au lendemain. Comme il craignait d'êire insulté par la popu-
lace en sortant du palais, il s'échappa de grand matin par la porte des
cuisines, monta dans un méchant carrosse avec sou confesseur el moi, et
prit impunément la route de Loeches, village dont il était seigneur, et ou
la comtesse son épouse a fait bâtir un magnifique couvent de religieuses
de l'ordre de Saint-Dominique. Nous nous y rendîmes en moins de qua-
tre heures, el toutes les personnes de sa suite y arrivèrent peu de temps
après nous.
CHAPITIIE X.
De l'inquii-lude et des soins qui troublèrent d'abord le comte-duc, et de l'henrcuse Iran-
quillilé qui leur succéda. Des occupalions de ce ministre dans sa reiraiie.
Madame d'Olivarés laissa partir son mari pour Loeches, el demeura
quelques jours après lui à la cour, dans le dessein d'essayer si, par ses
prières et par ses larmes, elle ne pourrait pas le faire rappeler; mais elle
eut beau se prosterner devant Leurs Majestés, le roi n'eut aucun égard
à ses remontrances, quoique préparées avec art; el la reine, qui la haïs-
sait morlelicmeni, vil avec plaisir couler ses pleurs. L'épouse du ministre
ne se rebuta point ; elle s'humilia jusqu'à implorer les bons ofllces des
dames de la reine; mais le fruit qu'elle recueillit de ses bassesses fut de
s'apercevoir qu'elles excitaient le mépris |iluiôt que la pitié. Désolée
d'avoir fait en vain tant de démarches humilianles, elle alla rejoindre son
époux pours'aflliger avec lui de la perte d'une place qui, sous un règne
tel que celui de Philippe IV, était peut-être la première de la monarchie.
Le rapport que cette dame fit de l'état où elle avait laissé Madrid, re-
doubla le chagrin du comte-duc. Vos ennemis, lui dil-elle en pleurant,
le duc de Mèdina-Céli et les autres grands qui vous haïssent, ne cessent
de louer le roi de vous avoir ôlé du ministère, cl le peuple célèbre votre
disgrâce avec une joie insolente, comme si la fin des mallieuis de l'Etat
éta?l attachée à celle de voire administration. Madame, lui dit mon maî-
tre suivez mon exemple, dévorez vos chagrins ; il faut céder à l'orage
iiu'on ne peut détourner. J'avais cru, il est vrai, que je pourrais perpé-
tuer ma faveur jusqu'à la fin de ma vie; illusion ordmaiic des minisIres
et des favoris, qui oublient que leur sort dèiicnd de leur souverain. Le
duc de Lerme n'y a l-il pas èlé trompé aussi incn que moi, quoiqu'il s'i-
maginât que la pourpre dont il était revêtu fut un sur garant de relei:«
nelle durée de son autorité ?
1<50
GIL ELAS.
C'est de celte façon que le comte duc exhortait son épouse n s'nniier
de- patience, pondant qu'il était lui-même dans une agitation qui se re-
nouvelait tons les jours par les dépêches qu'il recevait de don Henri, le
quel, étant demeuré à la cour pour observer ce qui s'y passerait, avait
soin de l'en informer exactement. C'était Scipion qui-apportait les lettres
de ce jeune seitçneur, auprès de qui il était encore, et avec qui je ne de -
meurais plus depuis son mariage avec dona Juana. Les dépêchfs de ce lîls
adopté étaient toujours remplies de fâcheuses nouvelles, et, mallienreu-
sement, on n'en attendait pas d'autres de lui. Tantôt il mandait que les
grands ne se contentaient pas de se réjouir publiquement de la retraite
du comte-duc, qu'ils s'étaient tous réunis pour faire chasser ses créatures
des charges et des emplois qu'ils ])Ossédaient, et les faire remplacer par
ses ennemis. Une autre fois, il écrivait que don Louis de Haro commen-
çait d'entrer en faveur, et que, suivant toutes les apparences, il allait
devenir premier ministre. De tontes les choses rh grinantes que mon
maître apprit, celle qui parut l'affliger davantage fut le chanîcment qui
se lit dans la vice-royauté de Naples, que la cour, pour le mortifier seu-
lement, ôla au d>iic de Médina de lasTorrés, qu'il aimait, pour la donner
à l'amirauté de Castille qu'il avait toujours haï.
On peut dire que, pendant trois mois, monseigneur ne sentit dans la
solitude que trouble et que chagrin; mais son confesseur, qui était un
religieux de l'ordre de Saint-Dominique, et qui joignait ii une solide piélé
«ne mâle éloquence, eut le pouvoir de le consoler. A force de lui repré-
senter avec énergie qu'il ne devait plus penser qu'a son salut, il eut, avec
le secours de la grâce, le bonheur de détacher son esprit de la cour. Son
Excellence ne voulut plus savoir des nouvelles de Madrid, et n'eut plus
d'autre soin (|ue de se disposer à bien mourir. Madame d'Olivai es, de son
côté, faisant un assez bon usage de sa retraite, trouva dans le couvent
dont elle était fondatrice une consolation préparée par la Providence : il
y eut, parmi les religieuses, de saintes filles dont les discours pleins
d'onction tournèrent insensiblement en douceur l'amertume de sa vie.
A mesure que mon maître détournait sa pensée des affaires du monde,
il devenait plus tranquille. Voici de quelle mamère il réglait sa journée :
il passait presque toute la matinée à entendre des messes dans l'église
des religieuses, ensuite il revenait dnier; après quoi il s'amusait, pen-
dant deux heures, à jouer toutes sortes de jÂixavec moi et quelques-uns
de ses plus affectionnés domestiques : puis il se retirait ordinairement
tout seul dans son cabinet, où il demeurait jusqu'au coucher du soleil;
alors il faisait le tour de son jardin, ou bien il allait en carrosse se pro-
mener aux environs de son château, accompagné tantôt de son confes-
seur, et tantôt de moi.
Un jour que j'étais seul avec lui, et que j'admirais la sérénité qui bril-
lait sur son visage, je pris la liberté de lui dire : Monseigneur, permettez-
moi de laisser éclater ma joie ; à l'air de satisfaction que je vous vois, je
juge que Votre Excellence commence à s'accoutumer à la retraite. J'v
SUIS déjà tout accoutumé, me répondit il ; et, quoique je sois depuis long-
temps dans l'habitude de m'occuper d'affaires, je le proteste, mon en-
fant, que je pi ends de jour en jour plus de goût ,i la vie douce et jiaisible
que je mène ici.
CUAPITHE XI.
Le comte-duc devient tout à coup triste et rfveur. Du sujet ctonnonl de sa tristesse
et de la suile fâcheuse qu'elle eut. ^ '
Monseigneur, pour varier ses occupations, s'amusait aussi quelquefois
à cultiver son jardin. Un jour que je le regardais travailler, il me dit en
plaisantant : Tu vois, Sautillaiie, un ministre banni de la cour, devenu
jardinier à Loeches. Monseigneur, lui répondis-je sur le même ton. je
m'imagine voirDenys de Syracuse maître d'école à Corinthe. Mon maître
sourit de ma répouse, et ne me sut pas mauvais gré de ma comparai-
son.
, Nous étions tous ravis au château de voir le patron, .supérieur à sa
disgitice, trouver des charmes dans une vie si différente de celle qu'il
avait toujours menée, lorsque nous nous aperçûmes avec douleur qu'il
changeait à vue d'œil. Il devint sombre, rêveur, et tomba dans une mé-
lancolie profonde. 11 cessa de jouer avec nous, et ne j)arut jilus .seusiblc
à tout ce que nous jiouvions inventer pour le divertir. Il s'enlermait
après son dîner dans son cabinet, où il demeurait tout seul jusqu'au .soir.
Nous nous imaginions que sa tristesse était causée par des reloiiis de sa
grandeur |)assén; et, dans celte opiniciii, nous lâchions après lui le père
dominicain, dont pourtant l'éloquence ne pouvait triompher de la mé-
lancolie de moiiseigacur, laquelle, au lieu de diminuer, semblait aller
en augmentant.
11 me vint dans l'esprit que la tristesse de ce ministre pouvait avoir
«ne cause particulière qu'il ne voulait pas dire; ce qui me lit former le
dessein de lui arracher son secret. Pour y parvenir, j'épiai le moment
de lui parler sans témoin; et, l'ayant trouvé. Monseigneur, lui dis-je
d'un air mêlé de reRject et d'affection, csl-il permis à Cil lilas d'oser
l-nh'o une question à son maître? Tu peux parler, me répondii-il; je le
le permets. Qu'est devenu, repris-je, cet air content qui paraissait sur
le visage de Votre Excellence? N'auriez-vous plus l'ascendant que vous
aviez pris sur la fortune.' Votre faveuc perdue exciterait-elle en vnns de
nouveaux regrets? Seriez-vous replongé dans cet abîme d'ennuis d'on
votre vertu vous avait lire? Non, giàco au ciel, repartit le ministre, ma'
mémoire n'est plus occupée du personnage que j'ai fait à la cour, et j'ar
pour jamais oublié les honneurs qu'on m'y a rendus. Eh! |>ourquoi donc,
lui répliquai-je, si vous avez la force de "n'en plus rapp( 1er le souvenir,
avez-vous la faiblesse de vous abandonner à une mélancolie qui nous
alarme tous? (ju'avez-vous, mon cher maître'.' poursuivis-je en me je-
tant À genoux ; vous avez sans doute un secret chagrin qui vous dévore r
pouvez-Yous en faire un mystère à Santillane, dont vous connaissez 1»
discrétion, le zèle et la fidélité? Par quel malheur ai-je perdu-votre con-
fiance?
Tu la possèdes toujours, me dit monseigneur ; mais je t'avouerai que
j'ai de la répugnance à le révéler le sujet" de la tristesse ou tu me vois
enseve'.i ; cependant je ne puis tenir contre les instances d'un serrileur
et d'un ami tel que toi. Apprends donc ce qui l'ait ma peine; ce n'esl
qu'au seul Santillane que je pnis me résoudre à faire une pareille confi-
dence. Oui, continua-t-il, je suis la proie d'une noire mélancolie qui
consume peu à |>eu mes jours : je vois presque à tout intiment un spec-
tre qui se présente devant moi sous une forme effroyable. J'ai beau me
dire à moi-même que ce n'est qu'une illusion, qu'im fànlôme qui n'a rien
de réel, ses apparitions continuelles me blessent la vue et m'inquielCHt.
Si j'ai la tête assez forte pour être pei-suadè qu'en voyant ce spectre je
ne vois rien, je suis assez faible pour m'aflliger de cette vision. Voilé ce
qne lu m'as forcé de te dire, ajouta-t-il ; juge à présent si j'ai tort de
vouloir cacher à tout le monde la cause de ma mélancolie.
J'appris avec autant de douleur que d'ètonnenient une chose si' ex-
traordinaire, et i|Hi supposait un dérangement dans la machine. Monsei-
gneur, dis-je au ministre, cela ne viendrait-il ^>oint du peu de nourri-
ture que vous prenez? car votre sobriété est excessive. C'est ce que j'ai
pensé d'abord, rèpondit-il ; et, pour éprouver si c'était à la diète que
je m'en devais prendre, je mange depuis quelques jours plus qu'à l'or-
dinaire ; et tout cela est inutile, le fantôme ne disparait point. 11 dispa-
raîtra, repris-je pour le consoler; et si \otre E.\cellence voulait un peu
se dissiper en jouant encore avec ses fidèles serviteurs, je crois qu'elle
ne tarderait guère à se voir délivrée de ses noires vapeurs.
Peu de temps après cet entrelien, monseigneur tomba malade; et, sen-
tant que l'affaire deviendrait sérieuse, il envoya chercher deux notaires
à Madrid, pour leur faire faire son testament. H fit venir aussi trois
fameux médecins qui avaient la réputation de guérir quelquefois leurs
malades. Aussitôt que le bruit de l'arrivée de ces derniers se répandit dans
le château, on n'y entendit que des |ilaiiiies et des gémissements ; on y re-
garda la mort du maître comme prochaine, tant ou y était prévenu contre
ces messieurs! Ils avaient amené avec eux un apothicaire et un chirur-
gien, ordinaires exécuteurs de leurs ordonnances. Ils laissèrent d'abord
les notaires faire leur métier, après quoi ils se disposèrent à faire le
leur. Comme ils élaien-l dans les principes, du docteur Sangrado, dès la
première consultailioh ils ordonnèrent saignées sur saignées, en soile
qu'au bout de six jours ils réduisirent le comte-duc à l'extrémité, et le
septième ils le délivrèrent de sa vision.
Après la mort de ce ministre, il régna dans le châl«a« de'Lœches nue
vive et sincère douleur. Tous ses domestiques le pleurèrent a.mèrement.
Bien loin de se consoler de sa perle pur la certitude d'être compris dans
son testament, il n'y en avait pas un quiirrùl volontiers renoncé à son
legs pour le rappeler à la vie. Pour moi, qu'il avait le plus chéri, et qui
m'étais attaché à liii par pure inclination pour sa personne je fus encore
plus touché que les autres. Je doute qu'.Vntonia m'ait coûté plus de lar-
mes que le comte duc.
CUAPITHE XII.
De ce qui se passa au chSicau de Loeches après la mort du conile-duc ; et du parti que
prit Santillane.
Le ministre, ainsi qu'il l'avait ordonné, fut inhumé sans pompe et sans
éclat dans le nionnslere des religieuses, an bruit de uns laiiienlalious.
A]irès les funérailles, madame d'Olivarès nous lit lire le teslameiit, dont
tous les domestiques eurent sujet d'êlre satisfaits. Ohncuii avait un legs
proportionné à la place qu'il occupait, et I? moindre legs était île deux
mille écus : le mien était le plus considérable de teus ; monseigneur me
laissait dix mille |iislnlcs,pour m.irqiier l'alTection singulière qu'il avait
eue pour moi. Il n'nubliajias les hôpitaux, el fonda des services ansuels
dans plusieurs couvents.
Madame d'Olivarès renvoya tous les domestiques à Madrid loucher
leur legs chez 1 intendant Iloimord Caporis, qui avait ordre de les leur
délivrer: mais je ae (lus partir avec eux : une grosse fièvre, fruit de
mon affliction, me reiint au cliâte,ni pepl à huit jours. PenrixUil ce teuips-
lii, le père de Snint-fioniiniqtte ne m'slKindr>nMa»iioinl. Ce bon religieux
m'avait pris en amitié ^iCl, s'inléressanl n mon salut, il me demanda,
quand il me TiteiJuwaiost*nt, ce qne je voulais devenir. 8e n'ein.s»isïicn,
GrL BLAS.
151
lai répondis-je, mon révorend père ; je ne suis point encore d'accord
arec moi-même I.i-dessus : il v a des moments où je suis tenté ilc m'en-
fermer dans une cellule pour v f'iire pénitence. Moments précieux, s'é-
eria le dominicain; seigneur de Santillane, vous ferez bien d'en profiler.
Je vous conseille en ami, sans que vous cessiez iiour cela d'èire sécu-
lier, de vous retirer dans notre couvent de Madrid, par exemple ; de
vous en rendre bienfaiteur par une donation de tous vos biens, et d'y
mourir sous l'habit de Saint-Dominiqne. Il y a bien des personnes qui
expient une vie mondaine par une pareille fin.
Dans la disposition où était mon esprit, le conseil du religieux ne me
révolta point, et je répondis ,i Sa Révérence que je ferais sur cela mes
réilexions. Mais ayant consulté là-dessiis Scipion. que je vis un moment
après le moine, il s'éleva contre cette pensée, qui lui parut une idée de
malade. Fi donc, seigneur de Sautillane, me dit-il, une semblable retraite
peut elle vous tlatter"? Votre château de Lirias ne vous en offre-t-il pas
une plus agréable? Si vous en étiez autrefois charmé, vous en goûterez
encore mieux les douceurs présentement ([ue vous êtes dans un âge plus
propre à vous laisser touclwr des beautés de la nature.
Le fils de la Coscolina n'eut pas de peine à me faire changer de sen-
timent. Mon ami, lui dis-je, lu l'emportes sur le père de Saint-Domini-
que. Je vois bien en effet que je ferai mieux de retourner à mou ch,î-
teau ; je m'arrête à ce parti. Nous regagnerons Lirias ausylôt que je serai
en état d'en repremlre le chemin." Ce qui arriva bientôt; car n'ayant
pins de fièvre, je me sentis en peu de temps assez fort pour cxccnter
celte résolution, l^ous nous rendîmes à Madrid, Scipion et moi. La vue
de cette ville ne me fit plus autant de plaisir qu'elle m'en avait fait au-
Mravant. Comme je savais que presque tous ses habitants avaient en
horreur la mémoire d'un ministre dont je conservais le plus tendre sou-
venir, je ne pouvais la regarder de bon œil : aussi je n'v demeurai que
cinq ou six jours, que Scipion employa aux préparatifs de notre départ
ponr Lirias. Pendant qu'il songeait é notre éqiùpage, j'allai trouver Ca-
poris. (jui me donna mon legs en doublons. Je vis aussi les receveurs
des commanderies sur lesquelles j'avais des pensions ; je pris des arran-
gements avec eu.x pour le payement : en un mot, je mis ordre à toutes
mes affaires.
La veille de notre départ, je demandai au fils de la Coscolina s'il avait
pris congé de don Henri. Oui, me répondil-il, nous nous sommes sépares
ce matin tous deux ,i l'amiable : il m'a pourtant témoigné qu'il était fâ-
ché qne je le quittasse ; mais s'il était content de moi je ne l'étais guère
de lui. Ce n'est point assez que le valet plaise au maître, il faut en même
temps que le maître plaise au valet; autrement ils sont l'un et l'autre
fort mal ensemble. D'ailleurs, ajouta-t-il, don Henri ne fait plus à la
conr qu'une pitoyable figure ; il y est tombé dans le dernier mépris : on
le montre au ddigt dans les rues, et on ne l'appelle plus que le fils de
la Génoise. Jugez s'il est gracieux pour un garçon d'honneur de servir
un homme déshonoré.
Nous partîmes enfin de Madrid un beau jour au lever de l'aurore, et
nous prîmes la route de Cuença. Voici dans quel ordre et dans quel équi-
page : nous étions, mon confident et moi, dans une chaise tirée par deux
mules conduites par un postillon : trois mulets chargés de nos bardes et
de notre argent, et menés par deux palefreniers, nous suivaient immé-
diatement; et deux grands laquais, choisis par Scipion, venaient ensuite
montés sur deux mules et armés jusqu'aux dents : les palefreniers, de
leur côlé, portaient des sabres, et le postillon avait deux bons pistolets
à l'arçon de sa selle. Comme nous étions sept hommes, dont il y en avait
six fort résolus, je me mis gaiement en chemin, sans appréhender pour
mon legs. Dans les villaMs par où nous passions, nos mulets faisaient
orgaeilicusement entendre leurs sonnettes; les paysans accouraient à
lenrs portes pour voir défiler notre équipage, (|ui leur paraissait tonl au
moins celui d'un grand qui allait prendre possession d'une vice-royauté.
Cn.Vl'lTRE XIll.
Du rtlour de Gil Blas dans son rliJleaa. De ta Joie qu'it cul de trouver Sérapliine, sa
liltcule, nubile; et de quelle dame il devint amoureux.
J'employai quinze jours ,i me rendre à Lirias, rien ne m'obligeant d'y
aller à grandes journées; tout ce que je souhaitais, c'était d'y arriver
heureusement, cl mon souhait fut exaucé. La vue de mou ch.lleau m'in-
spira d'aiiord (|uelques pensées tristes, en me rappelant le souvenir
d'Antonia : mais je sus bientôt m'en distraire, ne voulant m'occiiper
que lie ce qui pouvait me faire plaisir, outre que vin;,'t-deux ans, qui
s'étaient écoulés depuis sa mort, en avalent fort affaibli le sentiment.
Sitôt que je fus entré dans le château, liéatrix et sa fille vinrent me sa-
luer d'un air empressé; ensuite le père, la mère et la fille s'accablèrent
d'accolades avec des transports de joie qui me charmèrent. Apres lanl
d'enibrassements, je dis, en regardant avec attention ma filleule, que je
trouvai fort aimable : Est-il po.ssible que ce soit la cette Séraphine que je
laissai au berreau quand je [i-irlis de Lirias? je suis ravie de la revoir si
grande et si jolie; il faut que nous songions à l'établir. Comment donc,
mon cher parrain, s'écria ma filleule en rougissaol un peu de mes der-
nières paroles, il n'y a qu'un instant que veus me voyez, et vous songez
déjà à vous défaire de moi! Non, ma fille, lui répliqnài-jc, nous ne pré-
tendons point vous perdre en vous mariant; nous voulons un mari qui
vous possède sans qu'il vous enléveà vos parents, et qui vive, pour ainsi
dire, avec nous.
11 s'en présente un de cette espèce, dit alors Béatrix. Un gentilhomme
de ce pays a vu Sérap^liine un jour à la messe dans la chapelle de ce lia-
mean, et en est devenu amoureux. Il m'est venu voir, m'a déclaré sa
passion et demandé mon aveu ; vous jugez bien quelle réponse je lui ai
faite. Quand vous auriez mon agrément, lui ai-je dit, vous n'en seriez pas
plus avancé; Séraphine dépend de son père et de son parrain, qui seuls
peuvent dispuser d'elle : tout ce aue je puis pour vous, c'est de leur
écrire pour les informer de votre recherche, qui fait honneur à ma fille.
Effectivement, messieurs, poursuivit-elle, c'est ce que j'allais inces.sara-
meiit vous mander; mais vous voilà revenus, vous ferez ce que vous ju-
gerez ,i propos.
Au reste, dit Scipion, de quel caractère est cet hidalgo'? Ne ressemble-
t-il pas à la plupart de ses pareils ? n'est-il pas fier de sa noblesse, et in-
solent avec les roturiers? Ohl pour cela non, répondit Béatrix; c'est ufl
garçon d'une douceur et d'une politesse achevées, de bonne mine d'ail-
leurs, et qui n'a pas encore trente ans accomplis. Vous nous faites, dis-je
à Béatrix, un assez beau portrait de ce cavalier; comment s'appclle-t-il?
Don Juan de Jutella, repartit la femme de Scipion ; il n'y a pas long-
temps qu'il a recueilli la succession de son père, et il vit dans son chil-
teau, éloigné d'ici d'une lieue, avec une sœur cadette qu'il a sous sa
conduite. J'ai autrefois, rcpris-je, entendu parler de la famille de ce
gentilhomme ; c'est une des plus nobles du royaume de Valence. J'estime
moins la noblesse, s'écria Scipion, que les qualités du cœur et de l'es-
prit; et ce don Juan nous conviendra si c'est un honnête homme. 11 en
a la réputation, dit Séraphine en se mêlant à l'entretien ; les habitants de
Lirias qui le connaissent en disent tous les biens du monde. A ces pa-
roles de ma filleule, je regardai avec un souris son père, qui, les ayant
saisies aussi bien que moi, jugea que le galant ne déplaisait point à sa
fille.
Ce cavalier apprit bientôt notre arrivée ,i Lirias, puisque deux jours
après nous le vîmes paraître au château ; il nous aborda de bonne grâce ;
et, bien loin do démentir par sa présence ce que Béatrix nous avait dit de
lui, il nous fit concevoir nne haute opinion de son mérite. Il nous dit
qn'en qualité de voisin, il venait [nous féliciter sur notre heureux re-
tour. Nous le reçûmes le plus gracieusement qu'il nous fut possible : mais
cette visite ne lut que-de pure civilité; elle se passa toute en compli-
ments de part et d'autre : et don Juan, sans nous dire un mot de sou
amour pour Séraphine, se retira en nous priant seulement de lui per-
mettre de nous revenir voir, et de profiter d'un voisinage qu'il prévoyait
lui être d'un grand agrément. Lorsqu'il nous eut quittés, Béatrix nous
demanda ce que nous pensions de ce gentilhomme. ÎNous lui répondîmes
qu'il nous avait prévenus en .sa faveur, et qu'il nous semblait que la for-
tune ne pouvait offrir ,i Séraphine un meilleur parti.
Dès le jour suivant, je sortis après le dîner avec le fils de la Coscolina
pour aller randre la visite que nous devions ;i don Juan. Nous primes la
route de son château, conduits par un guide, qui nous dit, après trois
quarts d'heure de chemin ; Voici le château du seigneur don Juan de
jutella. Nous eûmes beau regarder de tous nos yeux dans la campagne,
nous fumes longtemps sans l'apercevoir; nous ne" le déciuvrîmes qu'en
y arrivant, attendu qu'il était situé au pied d'une montagne au milieu d'un
bois dont les arbres élevés le dérobaient .i notre vue. Il avait un air an-
tique et délabré, qui prouvait moins l'opulence de son maître que sa no-
blesse. Néanmoins, quand nous y fûmes entrés, nous v trouvâmes fe ca-
ducité du bâtiment compensée par la propreté des meuldes.
Don Juan nous reçut dans une salle bien ornée , où il nous présenta
une dame <|u'il appela' devant nous sa sœur Dorothée, et qui pouvaitavoir
dix-neuf à vingt ans. Elle était fort parée, comme une personne qui, s'é-
tan-t attendue â notre visite, avait envie de nous paraître ainiahle; et,
s'olfraiit à ma vue avec tous ses charmes, elle fit sur moi la même im-
pression qu'Antonia. c'est-à-dire que je fus troublé; mais je cachai si bien
mon trouble que Scipion même ne le remarqua pas. Notre conversation
roula, comme celle du jour précédent, sur le jdaisir mutuel que nous nous
faisions de nous voir quelquefois, et de vivre ensemble en bons voisins.
11 ne nous parla point encore de Séraphine, et nous ne lui dîmes rien
qui pût r«ngager a nous déclarer sou amour; nous étions bien aises de le
voir venir la-dessns. Pendant notre entretien je jetais souvent la vue sur
Dorothée, quoique j'affectasse de l'envisager le moins qu'il m'était pos-
sible; el, toutes les fois que mes regards rencontraient les siens, c'étaient
autant do traits nouveaux qu'elle me lançait dans le cœur. Je dirai pour-
tant, pour rendre nue exacte lustice â 1 objet aimé, que ce n'était point
une beauté parfaite : si elle avait la peau d'une blancheur éblnui.ssanle et
la bouche plus vermeille ipie la rose, son nez était un peu trop long et
ses yeux trop petits : cependant le toutenscnible m'enrhantail.
Enfin je ne sortis poinl du château de .lutclla comme j'y étais entré;
et, m'en retournant â Lirias l'esprit rcni|ili de Dorothée , je ne voyais
qu'elle, je ne |)arlais (pie d'elle. Comment donc, mon maître, me dit Sci-
pion en me considérantd'un air étonné, vous êles bien occupé de la sœur
de don .luan! vous aurait-elle inspiré de l'amour? Oui, mou and, lui ré-
pondis-jc, el j'en rougis de honte. 0 ciel 1 moi qui depuis la mort d'An-
tonia ai regardé mille jolies personnes avec indifférence, faut-il (pie j'en
^S2
GIL BLAS.
rencoiiiic iiiu> qui m'enlliimiiie à mon âge, sans que je puisse m'en dé-
fendre? Eli liien, monsieur, reprit le lils de laCoscolina, vous devezvous
applaudir de l'aventure, au lieu de vous en plaindre; vous êtes encore
dans un agi' où il B"y a point de ridicule à brûler d'une amoureuse ar-
deur, el le temps n'a point assez flétri votre front pour vous ôler l'espé-
rance de plaire. Croyez-moi, quand vous reverrez don Juan, demandez -
lui hardimeni sa sœur ; il ne peut la refuser à un homme comme vous ; et
d'ailleurs, s'il faut absolument être geutilliomme pour épouser Dorothée,
ne l'êtes-vous pas? Vous avez des lettres de noblesse, cela suffît pour
votre postériti'; : lorsque le temps aura mis sur ces lettres le voile épais
dont il couvre l'origine de toutes les maisons, après quatre ou cinq géné-
rations, la race des SantiUane sera des plus illustres.
CHAPITRE XIV.
! qni fui fait à Lirias, el qui finit enfin l'iiistoire de Cil Blas deSaiitillane.
Scipion m'encouragea par ce discours à me déclarer amant de Doro-
thée, sans soiîger qu'il m'exposait à essuyer un refus. Je ne m'y déter-
minai néanmoins qu'en tremblant. Quoique je ne parusse pas avoir mon
âge, et que je pus.se me donner dix bonnes années moins que je n'en avais,
je ne laissais pas de me croire bien fondé à douter que je plusse à une
jeune beauté. Je pris pourtant la résolution d'en risquer la demande sitôt
que je verrais sou frère, qui, de son côté, n'étant pas sûr d'obtenir ma
filleule, n'était pas sans inquiétude.
Il revint à mou château le lendemain matin dans le temps que j'ache-
vais de m'haliiller. Seigneur de SantiUane, me dit-il, je viens aujourd'hui
à Lirias pour vous parier d une affaire sérieuse. Je le fis passer dans mon
cabinet, où d'abord entrant en matière. Je crois, conlinua,t-il, que vous
n'ignorez p.is le sujet qui m'amène : j'aime Séraphine ; vous pouvez tout
sur son père ; je vous prie de me le rendre favorable ; faites-moi obtenir
l'objet de mon amour : que je vous doive le bonheur de ma vie. Seigneur
don Juan , lui répondis-je, comme vous allez d'abord au fait, vous ne
trouverez pas mauvais que je suive votre ciccmple, et qu'après vous avoir
promis mes bons offices auprès du père de ma filleule, je vous demande
les vôtres aujirès de votre sœur.
A ces derniers mots, don Juan laissa éclater une agréable surprise,
dont. je tirai un augure favorable. Serait-il possible, s'écria-t- il ensuite,
que Dorothée eût fait hier la conquête de votre cœur? Elle m'a charmé,
lui dis-je, et je me croirai le plus heureu.x de tous les hommes si ma re-
cherche vous plait à l'un et à l'autre. C'est de quoi vous devez être as-
suré, me ré|iliqua-t-il; tout nobles que nous sommes, nous ne dédai-
gnerons pas votre alliance. Je suis bien aise, lui ropartis-je, que vous ne
fassiez pas difficulté de recevoir pour b aii-frére un roturier, je vous en
estime davantage; vous montrez en cela votre bon esprit : mais quand
vous seriez assez vain pour ne vouloir accorder la main de votre sœur
qu'à un noble, sache» que j'ai de quoi contenter votre vanité, ^ai travaillé
vingt ans dans les bureau.^ du ministère ; et le roi, pour récompenser les
services que j'ai rendus à l'Etat, m'a gratifié de lettres de noblesse que
je vais vous faire voir. En achevant ces paroles, je tirai mes patentes d'un
tiroir où je les tenais humblement cachées, et les présentai au gentil-
homme, qui les lut d'un bout à l'autre attentivement avec une e.xlrême
satisfaction. Voilà qui est bon, reprit-il en me les rendant; Dorothée est
à vous. El vous, m'écriai-je, comptez sur Séraphine
Ce!! deux mariages furent donc ainsi résolus entre nous. Il ne fut plus
question que de savoir si les futures y consentiraient de bonne grâce ; car
don Juan et moi, également délicats, nous ne prétendions point les ob-
tenir malgré elles, te gentilhomme retourna au château de Jutella pour
me proposera sa sœur; et moi j'assemblai Scipion, Béatrix el ma filleule,
pour leur faire part de l'entretien (|ue je venais d'avoir avec ce cavalier.
Béatrix fut d'avis qu'on l'acceptât pour époux sans hésiter ; et Séraphine
fit connaître, par son silence, qu'elle était du sentiment de sa mère. Pour
le père, il ne fut pas, à la vérité, d'une autre opinion ; mais il témoigna
quelque inquiétude sur la dot qu'il faudrait, disait-il, donner à un gen-
tilhomme dont le château avait un si pressant besoin de réparations. Je
fermai la bouche à Scipion , eu lui disant que cela me regardait , et
que je faisais présent à ma filleule de quatre mille pistoles pour payer
sa dut.
Je revis don Juan dès le soir même. Vos affaires, lui dis-je, vont à mer-
veille; je souhaite que les mieunes ne soient pas dans un plus mauvais
état. Elles vont aussi le mieux du monde, me répondit-il ; je n'ai pas été à
la peine d'employer l'autorité pour avoir le consentement de Dorothée :
votre personne lui revient, el vos manières lui plaisent. Vous appréhen-
diez de n'être pas de son goût, et elle craint, avec plus de raison, que
n'ayant à vous offrir que son cœur et sa main... Que voudrais-je de plus,
intërrompis-je tout transporté de joie. Puisque la charmante Dorothée n'a
point de répugnance i lier son sort au mie:i, c'est tout ce que je de-
mande : je suis assez riche pour l'épouser sans dot, et sa seule possession
comblera tons mes vœux.
Don Juan et moi, fort satisfaits d'avoir heureusement amené les choses
jusque-là, nous résolûmes, pour hâter nos noces, d'en supprimer les cé-
rémonies superflues. J'abouchai ce gentilhomme avec lei parents de Sé-
raphine ; et, après qu'ils furent convenus des conditions du mariage, il
prit congé de nous, en nous promettant de revenir le lendemain avec Do-
rothée. L'envie que j'avais de parai're agréable à cette dame me Cl em-
ployer trois bonnes heures pour le moins àm'ajuster, à m'adoniser; en-
core ne pus-je parvenir à me rendre content de ma personne. Pour un
adolescent qui se prépare à voir sa maîtresse, ce n'est qu'un plaisir ; mais
pour un homme qui commence à vieillir, c'est une occupation. Cepen-
dant je fus plus heureux que je ne le méritais : je revis la sœur de don
Juan, et j'en fus regardé a un œil si favorable, que je m'imaginai valoir
encore quelque chose. J'eus avec elle un long entretien. Je fus charmé
du caractère de son esprit, et je jugeai qu'avec de bonnes façons et beau-
coup de complaisance, je deviendrais un époux chéri. Piéin d'une si
douce espérance, j'envoyai chercher deux notaires à Valence, qui firent
le contrat de mariage; puis nous eûmes recours au curé de Paterna,
qui vint à Lirias, et nous maria, don Juan et moi, à nos maîtresses.
Je fis donc allumer pour la seconde fois le flambeau de l'hyménée, et
je n'eus pas sujet de m'en repentir. Dorothée, en femme vertueuse, se fit
un plaisir de son devoir; et, sensible au soin que je prenais d'aller au-
devant de ses désirs, elle s'attacha bientôt â moi comme si j'eusse été
jeune. D'iuie autre part, don Juan et ma filleule s'enflammèrent d'une
ardeur mutuelle, el ce qu'il y a de singulier, les deux belles-sœurs con-
çurent l'une pour l'autre la plus vive el la p'us sincère amitié. De mon
côté, je trouvai dans mon bcau-frére tant de bonnes qualités, que je me
sentis naître pour lui une véritab'e affection, qu'il ne paya point d'in-
gratitude. Enfin l'union qui régnait entre nous tous était telle, que le
soir, lorsqu'il fallait nous quitter pour nous rassembler le lendemain,
cette séparation ne se faisait pas sans peine; ce qui fut cause i|ue des ■
deux familles nous résolûmes de n'en faire qu'une , qui demeurerait
tantôt au chàti^au de Lirias el tantôt à celui de Jutella, auquel, pour cet
effet, on fil de grandes réparaliinis des pistoles de Son Excellence.
Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec
des personnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné
m'accoider deux enfants, dont l'éducation va devenir l'amusement de
mes vieux jours, el dont je crois ]iieusement être le père.
FLN DE L HISTOIRE DE GIL BLAS.
DÉCLAltATION DE L'AUTEUR.
Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu'elles
trouvent dans les ouvrages, je déclare à mes lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le pré-
sent livre. J'en fais un aveu public : je ne me sui^ proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est; h Dieu ne
plaise que j'aiejeu dessein|de désigner quelqu'un en particulier! Qu'aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir
à d'autres aussi bien qu'à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : Stulte mulubil anmï conscicn-
tiam.
On voit en Gastille, comme en France, des médecins dont la métliodc est de faire un peu trop saigner leurs malades. On
Toit partout les mêmes vices et les mêmes originaux. J'avoue que je n'ai pas toujours exactement suivi les mœurs espagnoles ;
et ceux qui savent dans quel désordre vivent les comédiennes de Madrid, pourraient me reprocher de n'avoir pas fait une pein-
ture assez forte de leurs dérèglements; mais j'ai cru devoir les adoucir pour les conformer à nos manières.
GIL CLAS AU LECTEUR.
Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte (pie je vais te faire.
Deux écoliers allaient ensemble de Penatiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine
qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard, auprès
d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux (|u'on
venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : Aqui esta
encerrada cl aima (Ici Ikenciudo Pedro Gardas.
ICI EST ENFEnMKE l'aME DU LICENCIÉ riERHE GARCIAS.
Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de. lire l'inscription, qu'il dit en riant : Rien de plus
plaisant'! Ici est enfermée l'àme... Une Ame enfermée!... Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe.
En achevant ces mots, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : Il y a là-dessous quelque
mystère; je veux demeurer ici pour l'éclaircir. Celui-ci laissa donc partir l'autre; et, sans perdre de temps, se mit à creuser
avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. 11 trouva dessous une bour.se de cuir qu'il ouvrit. Il y
avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paro'es en latin : « Sois mon héritier, toi (|ui as eu as.sez
« d'e.sprlt pour démêler le sens de l'inscription, et fais un meilleur usage (pie moi de mon argent. » L'écolier, ravi de cette
découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salanian(iiie avec l'âme du licencié.
Oui que tu sois, ami U-cteur, tu vas ressembler à l'un ou à l'autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans premlic
garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne retireras aucun fruit de eut ouvrage ; mais si tu le lis avec attention^
tu y trouveras, .suivant le pré(;epte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable.
LA VENGEANCE TROMPÉE PAR L'AMOUR.
NOUVELLE.
l'Ali LE SAGE.
Avant la léuiiion de la Castille et de l'Angon, il s'éleva une dis-
imteeûtre les Castillans et les Aragonais, à l'occasion dfi leurs limites.
Ces deux peuples, ne s'accordant yk là-dessus, commençaient à s'échauf-
fer, et déjà niènie ils commettaient départ et d'autre dus liostilités qui
semblaient présager une guerre inévitable. Pour la prévenir, le roi de
Castille, monarque débonnaire et ami de la pais, résolut d'envoyer à Sa-
ragosse un ambassadeur; mais il lionora de cette commission le"seigueur
de sa cour le moins propre à s'en- acquitter; c'était le comte de Lara. Ce
Castillan, bien loin de ressembler au grand Scipion, qui dans ces négo-
ciations ne perdait jamais son sang-froid, quelques contradictions qu'il
eût à essuyer, étiitîd'un carael_cre tout opposé; il n'avait pas besoin
d'être contredit pour se laisser enllammerde colère; sou hamenralliere
et violente se déclarait même dans le temps qu'il s'efforçait de montrer
de la politesse et de la douceur.
Le roi d'Aragon ne fut pas plutôt averti de l'arrivée de cet ambassa-
deur à Saragosse, qu'il lui donna audience à la tète des grands de sa
cour. Parmi les seigneurs qui formaient cette auguste assemblée, bril-
lait l'illuslrc don llevirique, comle de liibagore, le chevalier le mieux
lait et le plus accompli de son temps. Quoiqu'il n'eût pas encore vingt-
six ans, il avait déjà cueilli des lauriers dans les champs de Mars, et il
n était pas moins aimé du peuple que des grands.
Kotre ambassadeur castillan, au lieu d'exposer le sujet de sa mission
d une manière qui fût propre à gagner les es|)rits, ne lit que les irriter,
en parlant avec hauteur, et dans des termes si peu mesurés, qu'il semblait
plutôt faire des menaces que proposer un accommodement ; enlin il ré-
volta contre lui toute rassemblée, et principalement le ieune don ilonri--
que de liibagore, qui, ne pouvant souffrir plus longtemps ses insolents
discours, lui demanda s'il venait pour déclarer la guerre aux Aragonais,
ou pourconvenir avec eux des movens de lermineV à l'amiable le diffé-
rend ciu'ils avaient avec les Castillans; car, ajoule-l-il, on dirait, à vous
entendre, que vous n'êtes venu ici que pour nous insulter : mais, quel-
que dessein qui vous amène, vous oubliez le respect qui est du à la pré-
sence du roi. et vous ne songez pas que vous abusez de la considération
que Sa Majesté a pour caractère.
Ces paroles ne rendirent pas l'ambassadeur plus retenu : il continua
de parler fort librement; il apostropha même le comte de «ibagore, qui
ui répondit de façon que le roi, pour empêcher les choses d'aller jdus
loin, lut obligé d'interposer son autorité. 11 leur imposa silence à l'un et
a 1 autre; et remettant à un autre jour la décision de l'affaire des limi-
tes, il sortit de l'assemblée; après quoi les sei;;iicurs se retirèrent chez
• eux ; et le Castillan, plein de lureur, regagna son liotel.
A peine ce seigneur s'y fut-il rendu, que s'imaginant ne pouvoir, sans
passer pour un l.lchc, se dispenser de faire un appel au jeune Itiba-orc ,
il lui écrivit ce billet :
«Comte, je ne mériterais pas d'être du nombre des seigneurs de Cas-
a tille, dont je puis me vanter de n'être pas des derniers," si je ne faisais
« voir aux téméraires qui m'osent parler (iéremeul, (|ue je sais rabais-
« scr leur lierlc. Ainsi, me dépouillant de la inialité d'ambassadeur,
« j irai vous attendre celte nuit sur les bords de I Ebre avec un seul va-
« et et mon epée; je vous crois trop rigide observateur des régies de
« 1 honneur, pour vous trouver avec d'aiities armes au rendez-vJus.
« Le comte de Lara. »
Ce ne fut pa.s sans un extrême mortification ipie don Ilenri(pie lut ce
cartel, qui le mit dans un grand embarras. Il se représenta que s'il ac-
ceptait le déO. il perdrait infailliblement les bonnes grâces et la confiance
du roi, dont il était le favori, étant persuadé cpie ce monarque, dont il
connaiss,iit la sévérité, ne lui pardonnerait jamais d'avoir eu l'audace
u en venir aux voies de fait avec un ainba.ssa(leur, (pioi(|u'il eût en main
de quoi prouver qu'il avait été appelé en duel jwr ce ministre. Il ne sa-
vait! a (pioi se résoudre. -Il eut d'abord envie 'd'aller montrer le billet à
M Majesté; mais faisant rêllexinnque le Castillan pourrait de là preiulre
occasion de l'accuser de lâcheté, il changea de pensée ; et jugeant (|u'il
lie jiouvait, sans se désliouorcr, éviter k combat, il aima l'uieu.x courir
risque de déplaire à sou mailre, que d'exposer sa réputation à recevoir
une atteinte.
11 se détermina donc à répondre au comle de Lara, et à lui faire sa-
voir qu'il ne manquerait pas d'être sur le bord de l'Ebre a minuit, accom-
pagné, comme lui, d'un valet, et armé de sa seule épée. Celte réponse
de don Uenrique irrita l'impaiience qu'avait le superbe Castillan de se voir
aux prises avec lui; et l'Aragonais, de son coté, n'était pas dans une au-
tre disposition. Celui-ci arriva le premier au reiidcz-vous, et l'ambassa-
deur ne se lit pas longtemps attendre.
Us s'abordent tous deux fort civilement, tels que des amis qui se ren-
contrent par hasard : Seigneur cavalier, dit le comle de Lara, vous n'a-
vez pas dû être élonné de l'appel que je vous ai l'ait. Vous auriez bien
mauvaise opinion de mon courage, si je ne vous demandais pas raison
de l'offense que vous m'avez faite en m'interrompant. Celte impolitesse
vous .convenail encore moins qu'aux vieux seigneurs de l'assemblée, que
leur âge même n'eût pas rendus excusables, s'ils l'avaient commise. Et
vous convenait-il mieux à vous, répondit don Ifenrique, de tenir les dis-
cours audacieux que vous avez tenus devant le roi et les grands'? Je vois
bien, répliqua le Castillan, que nous ne sommes pas venus ici pour excu-
ser nosfauies, et que nous croyons tous deux avoir raison. Ne consom-
mons donc point le temps en raisonnements frivoles.
En parlant de cette sorte, il lira son épée; et liibagore en fit autant.
Ils fondirent l'un sur l'aiilre avec impéluosilé. Pendant qu'ils se bat-
taient avec une égale fureur, il parut sur le rivage plusieurs hommes à
cheva, qui portaient des llambeaux, et s'avançaient au galop vers les
cou'.battaiits. Celait le capitaine des gardes du j-oi, qui venait avec trente
ou quarante cavaliers se saisir de la personne de don Uenrique, Sa Ma-
jesté ayant élé informée que ce seigneur devait se battre celle nuit sur
les bords de l'Ebre avec l'ambassadeur de Castille. Mais, quand les gar-
des arrivèrent, le combat était lin; car ils] Irouvèient le comte de Lara
étendu par terre et dangereusement blessé. Pour Ribagore, il n'avait reçu
qu'une légère blessure.
Le capitaine s'adressaut 'à ce dernier : Comle, lui dit-il, je suis trop
votre ami, pour n'être pas mortifié de vous voir dans l'embarras où vous
vous êtes imprudemment jeté. Le roi est dans une furieuse colère contre
vous; et vous lui paraissez pins coupable qu'un autre, d'avoir violé le
droit des gens, et osé attaquer une vie i|ui deviiit être sacrée pour vous.
Je me sens vivement touché de ce malheur, et plus encore de l'ordre
dont je suis chargé. Le roi veut que je vous arrête, et vous enferme
dans une tour. Il ordonne que vous y soyez girdé à vue, et servi par un-
seul do vos domestiques. Donnez-moi voire épée, ajoute-t-il, et pardon-
nez si, dévoué aux volontés de mou maître, je conlribnc à vous punir.
Vous pouvez voir jiar cet appel, ré|)0iidit don llenriipie en lui donnant
le hiUetdu Castillan, ((ue c'est l'amba.ssadeur qui m'a défié lui-même; et
j'ai crû, je vous l'avouerai, que l'iiilérêi de ma répiilalion me mettait
dans la nécessité d'acceplcr le déli. .Mais, coupable ou non coupable, je
n'cnlrepreuds point de me justifier. Faites voire devoir. Voilà mon épée:
rendez compte au roi de mon obéi.ssance. Le capitaine conduisit liibagore
à une tour, et son lit nlenant fit porter l'ambassadeur à .son hôtel, où le
roi envoya ses chirurgiens dés qu'il eut appris ce qui venait de se pas-
ser. Us visitèrent la blessure du seigneur castillan, et la trouvèrent trés-
daiigcreuse; ce qu'ils n'eurent pas sitôt rapporté au monarque, qu'il se
mit eu colère contre le comte de Higabore, à un |)ninl que, sans écouter
l'amilié qu'il avait ]iour lui, il jura (le le faire mourir, quand même l'am-
bassadeur ne perdrail pas la vie. Tons les grands qui étaient alors avec
le mi, le voyant si irrilé, n'osèrent intercéder pour le prisonnier quoi-
qu'ils fussent tous de ses amis. Ils jugèrent qu'il fallait, avant f|uc de
parler pour lui, que ce prince eût l'esprit dans un état moins violent,
ce qui arriva dès lelenilemain, quand les chirurgiens eurent décidé que
la blessure de l'ambassadeur n'était pas mortelle. Ils le déclarèrent en-
core le jour suivant, et assurèrent (ju'il n'y avait rien à craindre, s'il ne
survenait aucun accident. Sur cette assurance, le roi alla voir le blessé,
qui parut, trés-scusible i cet liomieur, et ([ui fut assez généreux pour
L\ YKiNGEÂNCE TROMPÉE PAR L'AMOUR.
155
excuser don llenrii]ue, en avouant que c'clail lui qui avait ajuielé ce
seigneur en combat singulier. Cet aveu moiléra la colère du monarque,
qui conserva pourtant loujours un visage irrité, mais qui se conieula de
laisser en prison sou favori jusciu'à nouvel oulre.
11 y avait déjà quinze jours que ce mallieureux courtisan vivait, dans sa
tour, sans avoir la liberté de vi,ir ses parents ni ses amis, lorsque don
l'édre de Villnsan, ancien guerrier de répuialion, vint à Saragosse. Après
avilir rendu de grands services à l'Etal, il s'était relire dans un chàienu
i|u'il avait sur les frontières de Casiille ; et là, il s'était donné lout cn-
lier à l'éducalion de doua lltlena, sa lille unique. La voyant parvenue à
1 .îge de di\-l|uit ans. il l'amenait à la cour, dans le dessein de la f.iiie
recevoir parmi les dames d'honneur de la princesse Léonor. fille unique
du roi. Don Pédrc es]iérail qu'il n'aurait jias le chagrin d'avoir infruc-
tiieusemeul formé ce projet. Il ne se llalla point, en effet, d'une vaine
espérance ; silôt qu'IIélénede Villasan parut devant le ivi elTes seigneurs
de sa cour, elle éblouit et charma tous les yeux. Le roi lui-niêinc admira
sa beauté; et, lorsqu'elle s'avania pour lui baiser la main, ce prince lui
dit des choses llalteuses et l'honora d'un accueil tout gracieux. La prin-
cesse d'Aragon, aussi surprise que le roi son ]iére de voir une personne
.'i ravissante, lui lit mille caresses et la prit en affection. La lille de don
l'éJre, de son colé. remarquant qu'elle avait le bonheur d'être agréable
à cette princesse, en fut si trnnsporlée de ji;ie. qu'elle la pria de trouver
bon qu'elle eut l'honnenr de grossir le nombre des dames de sa suite, et
sa demande lui fut accordée snr-le-cbamp.
Voilà donc doua llclena bien établie à la cour, et fort chérie de la
princesse Léonor, qui, sentant de jour en jour augmenter son amitié pour
elle, Ini donna hienlùl tonte sa confiance, ce qui fit bien des jalousies.
On aura, je crois, peu de peine à croire que plusieurs stigneurs arago-
nais ne virent pas lon;;tenips la belle Hélène de Villasan sans en devenir
amoureux, et véritalilemcnt il n'était guère jiossihle de s'en défendre,
l'artoul on elle portait ses pas, ou la suivait pour l'admirer, et tous le.?
jieinlres, tant français que llamauds et italiens, qui étaient alors a Sara-
gosse, s'empressaient à la peindre ; de sorte iju'il se répandit bientôt dans
la ville une infinité de copies de ce charmant original. 11 se trouvait des
gens qui, paf pure curiosité, les aclielaienl, étant bien aises d'avoir chez
eH.x l'image d'une si ravissante personne.
Un ami du comte de Ribagoie, voulant que ce prisonnier ei'it du moins
le plaisir d'avoir le portrait d'une beauté si rare, puisqu'il ne (louvait la
voir elle-même, trouva le moyen de lui en faire tenir un. Don llcnrique,
après avoir contemplé celle miniature assez lnngtem|is, jugea que c'était
plutôt l'ouvrage d'un peintre llatteurque la fidèle image" d'une dame.
Non, disait-il, "non, il n'est pas possible i|u'il y ait un visage si ]iiquanl et
si beau. Cependant, s'il faut en croire l'ami qui m'envoie ce portrait, l'o-
riginal a des grâces que le pini-eau ne peut remlre pai'failenient. Si cela
est, la lille de don Pedre de Villasan est donc un prodige. Mais qu'elle
ail ou qu'elle n'ait pas ces agréments qu'on prétend que le peinlie n'a pu
attraper, ce portrait, tel qu'il est. m'enchante. Ah ! divine Hélène, pour-
quoi ne snis-je pas libre en ce moment? J'irais vous dispntei- aux sei-
gneurs qui sont déjà dans vos fers et qui se fiallent de la gloire de vous
jilaire. Quoique je n'aie pas, comme eux, joui du plaisir de voir votre
lieaulé céleste, je sens que je suis leur rival. Ln parlant de cette façon,
il dévorait des yeux celte peinture, qui faisait sur lui la même impression
qn'ei'it pn faire" l'objet qu'elle représentait. 11 ne |i(iuvait enfin se lasser
de la considérer, et ce nouveau Pvgmaliou lui adressait vingt fois le jour
des discours tendres et passionnés.
Peu de temps après l'arrivée de la belle Hélène à la cour, don Gaspard
de Péralle y parut lout a coup comme un homme envoyé par l'Amour. Il
revenait en Aragon avec une suite nombreuse et un magnihquc équqiage,
après avoir parcouru tous les royaumes d'Espagne. Il fut reçu d'autant
pUis gracieusement du roi, qu il était fils d'iui père (jui avait été favori
de ce monarque. Au reste, c'était un seigneur à peu prés de l'âge de don
llciirique et d'une figure comparable à la sienne. Peialtc, après avoir
biisé la main de Sa Majesté, alla présenter ses respects à la princesse,
chez ((iii, pour la première fois, doua llelena s'offrit à ses yeux. Iléjirouva
le sort de ceux qui ln regardaient, il s'en laissa chai-mer, et dés ce jour-
la même, prenant la résolution de s'attacher à elle, il s'en déclara le clic-
valicr; ce que le comte de Itibagore ne tarda guère à savoir, car le même
ami qui lui avait envoyé le portrait d'Hélène l'informait tous les jours par
des lettres de ce qui se passait à la cour. Celte nouvelle lafiiigea. Comme
il connaissait don (îaspard pour un lionnne de» plus aimables, il se sentit
agile de mille mouvements jaloux. Que je suis malheureux, disait-il, de
ne pouvoir sortir de cette tour ! liucoie me consolerais-je, s il m'était
permis d'opposer mes .soins à ceux d'un rival si redoutable ; j'aurais peut-
être le bonheur d'obtenir sur lui la préférence. (Juc le roi me fait cinel-
leinenl expier ma faute, en me retenant prisonnier dans celte conjojjc-
Inre !
i"cst amsi que dona llelena troublail le repos de don llcnriiiue. Ce sei-
gneur était au désespoir de n'avoir (ijs la liberté de lui faire 1 aveu d'une
fiassion (|u'il n'avait encore déelar/'C qu'à son image. Pour siiicroil de
chagrin, il apprit que le roi venait de le juger, que ce monari|ni- avait
accordé sa vie aux sollii;iiations de ses amis et aux fortes installeras du
coinlc de Lara, qui, depuis qu'il était guéri de sa blessure, n'avait pas
manqué un seul jour de lui parler en sa faveur ; mais (pi'oii n'avait pu
obtenir son élargis.semeul ; que Sa Majesté le condamnait encore à trois
mois de prison, et à se retirer ensuit'.' pour deu.x ans à aa terre de la Tor-
tuera, avec défense de s'en écarter de plus d'une lieue, le roi vonlanl'
par cet arrêt rigoureux, faire connaître â ses sujets que sa justice n'épar-
gnait pas même ceux qu'il chérissait le plus, quand ils méritaient d'être
punis.
Cette excessive sévérité mortifia extrêmement don llenrique ; mais ce
qui faisait sa plus grande peine, c'était de se voir, par cet arrêt, obligé
de renoneer â Joua llelena, eu laissant le champ libre à don Gaspard. Il
ne doutait jias que celte dame, si elle n'était pas encore sensible aux sou-
pirs d'un concurrent si dangereux, ne le fut infailliblenieut bientôt ; et
cette pensée lui causait de mortelles alarmes. Il n'avait pas tort d'en con-
cevoir : Péralle plut et avança si bien ses affaires, qu'en moins d'un mois
il devint 1 heureux époux de la belle Hélène de Villasan. Ce mariage fut
célébré par des fêtes magnifiques, après lesquelles, avec l'agrémenl du
roi et de la |irincesse d'Aragon, don Gaspard emmena sa jeune épouse à
son château de Belchite, éloigné de Saragosse de sept iielilcs lieues.
Revenons à l'infortune Itibagore. S'il eut la force de résister au regret
d'avoir perdu sou Hélène, il en fut redevable â ses amis; car, comme il
ne lui était plus alors défendu de recevoir leurs visites, il yen avait tou-
jours quelques-uns qui l'allaienl voir dans sa prison pour le consoler. Ils
l'exhortaient â prendre patience, en lui représentant qu'il était peut-être
sur le ]ioiiit de voir finir ses peines et de rentrer dans les bonnes grâces
du roi Us ne lui [larlaient point d'autre cho.se; ils ignoraient son amour
pour la femme de don Gaspard, le prisonnier s'élaiil bien gardé de leur
faire confidence d'une iiassion chimérique. Loin de l'avouer, quand leur
convrsation venait â tomber sur dona llelena, il affectait de paraître en-
tendre d un air froid et indift'érent l'éloge qu'on faisait de sa beauté. Mais
s'il trahissait jusque-là ses amis, il laissait, en récompense, éclater son
amoureuse ardeur lorsqu'il était seul avec Melchior, son valet de chambre
et l'unique dépositaire de ses pensées. Il regardait sans cesse le portrait
d'Hélène en soiijiiraut, et il s'attendrissait jusqu'à répandre des pleurs.
Monsieur, lui disait quelquefois Melchior, se peut-il (pie. malgré le bon
esprit que vousavez, une peinture ait sur vous tant d'empire'? De grâce,
rappelez votre raison égarée pour perdre le souvenir d'un objet qui ne
peut être A vous; ne regardez plus son portrait, qui ne sert qu'à nourrir
un malheureux amour. Mon ainj, lui répondait son maître, je sais bien
qu'il y a du ridicule et de la folie même dans mes sentiments,' mais songe
qn ils ne sont pas volontaires : je suis dominé par une puissance supé-
rieure qui ne me permet pas d'écouler la raison.
Cependant le temps s'écoulait, et le jour que le prisonnier devait être
mis en liberlé arriva. On s'imaginait que le roi, satisfait de trois mois de
prison, lui ferait grâce du reste et le rappellerait à la cour. Mais on se
trompait ; Sa Majesié, persistant à vouloir qu'il subit toute la rigueur de
l'arrêt iirononeé, lui défendit de paraître à Saragosse, et lui orilonua de
se rendre incessamment au l'eu de son exil. 11 'fallut obéir, et' le comte
de Itibagore fut bientôt, avec son fidèle Melchior, au château de la Tor-
tuera.
Ce n'est pas un endroit fort agrcalde ; il est environné de montagnes,
et ne présente à la vue ((u'un af.reux désert ; anssi le monarque lavait-il
relégué là pour le priver du plaisir qu'il aurait pu avoir dans un séjour
plus gracieux. Néanmoins ce jeune seigneur, entièrement soumis aux
volontés de son souverain, dévorait sansniurmurer toutes les morliûca-
lious qu'on voulait lui donner. Malgré les désagréments de sa solitude, il
s'y accoutuma peu à peu.
Il allait pivsque. tous les jours à la chasse avec les hiila'f/os de Molina,
de llombrado ei des autres villages voi>ins. Il les régalait au retour, et
s'amusait a\ec eux, comme s'il eut pris plaisir à leur entritien. Sa poli-
tesse leur cachait l'ennui que leur compagnie lui causait qnelquerois. Ce
qui ravissiil Melrhior. ce serviteur affectionne, c'était de voir de j .iii' en
] iiir, à ce qu'il lui semblait, don llenrique moins occupé de dona llelena.
le seigm ur,. en eflèt, cnmmciiçaità ne lui plu- |iarler d'elle ipie rarement,
cl s'il reg. rdail encore son portrait de leinps en temps, c'était sans l'a-
po-troplier, comme il avait cuulume de faire au|iaravant. Ce zélé domes-
liqne avait donc sujet de croire que sou maître se détachait à vue d'œil
ib' ln femme de l'eralte ; mais il reconnut bientôt sou erreur, cl voici de
i,uelle manière.
Lu gi'iiiilhommc de Molina vint un jour dîner au château de don Hon-
rique, et dit pendant le repas à la compagnie : Messieurs, ces jours pas-
sés, en revenant de Saragosse, où quelques aff.iires m'avaient appelé, je
m'arrêtai à lielchile pour y voir une fêle de village trés-divcrtissanlc. A
ce nom de Belchite, le comte de Ibbagore fut un peu ému, et demanda au
cavalirr qui venail de le prononcer ce que c'était ipie celte fêle. Seigneur,
lui répiiirlit l'/i/t/u/i/o. ayant l'ail à un haliilanl de Belchite la mêméqiics-
lion que vous me faites, j appris de lui (]Ue les jeunes villageois de l'un
et de 1 autre sexe s'assemblaient Ions les dimanches devant le château, où
ils formaient des danses pour divcilir le seigneur et la dame du village.
La curiosité de voir la fête retint mes pas;' je m'attachai à regarderies
dan^eurs et les danseuses ; mais, qunii|u'ils daiisasseul à merveille, ils
n'attirèrent pas longtemps mon atlenlinn ; je la donnai tout enliere à
une dame ipii parut lout à loiip à iin>' l'ciiêln' du rliàlimi, avec un imv,'|.
lier de ties-bonne iiiiiii'. .le d iiidai qui l'tail celle dame el ce seigneur,
et l'on nie répondit ; C'est doua lleliiia el don Gaspanl de l'er.ilie, sou
époux ; ce :.ont les maitiu.s de le tliàte.iu. Lorsipie je sus que c'était celle
Hélène de Villasan dont j'avais tant ciilcuidu parler, je l'envisaireai avec
des yeux critiques, ne pouvant m'iniaginer qu'elle fut aussi belle que je
l'avais ouï dire; mais plus je la contemplais, plus je la tiouvais clia'i-.
1 .^o
LA VÉXGEANCt; TllOMPÉE PAU L'AIMOI'R.
manie. Je nem'clonnc ]iliis, disais-je en moi-nicnie, qne celle béante ait
f.iil Innl de bruit à Snmgossc ; dans qnel endroit du monde où il y a des
iionimcs ne seiait-el!e point admiriieV Véiil:ib tmeni, je n'iii jamais rien
vu de si ravissant i|ue celte dame. Aussi jVus toujours les yeux sur elle
pendant qu'elle fut à la fenêtre, cl, vous le ,dirai-je. messieurs, ajouta-
-il, la friponne, en se retirant, emporta mon cœur avec elle.
AiTcstnlinn de Itilingore.
Le gentilhomme qui parla de cette sorte ne borna jioint là ré'ngc de la
femme de don Gaspard; il se rcpanditen discours (|ui achevèrent de faire
connaître qu'il était enclianlé de celte dame. Tous les liUlalijns (|ui étaient
à taille ne purent s'empêcher de rire de ce qu'ils venaienl d'entendre.
IJdu Ilenrique seul garda son sérieux, ou plutôt il tomba dans une pio-
l'oude rêverie : ce qui fil juger à Mclchior que le récit du gentilhomme
venait de rallumer dans ce moment l'amour de son maître. La conjec-
ture de ce confident n'était que trop vraie. Mclchior, lui dit ce seigneur
après la retraite des convives, as-tu bien entendu ce que cet /i(rfa/(/o nous
a dit de dona llelena? Je te l'avouerai, il a fait renaître en moi le désir
curieux que j'avais dans ma tour de voir cette dangereuse beauié ; cl c'est
une envie que je veux contenter. Tant pis, seigneur, répondit Melcliior •
la vue de cette dame ne manquera pas d'irriter vos feux. Vous me faites
trembler. Uassure-toi, mon ami, reprit le comte de lîibagore, je ne suis
plus si faible i|ue je l'étais. Je te dirai même (|ue dona llelena, de|iuis
qu'elle est devenue femme, a perdu le droit de charmer. Quand je me
la représente au (louvoir d'un époux, cette idée révolte ma délicalesse;
et cela doil te répoudre de ma fermeté. Ne t'oppose donc point au voyage
que j'ai dessïin de faire à Belcbilc. Nous nous déguiserons tous deux en
paysans, et, nous mêlant un dimanche parmi les villageois de ce canton-
là, nous verrons à notre aise l'épouse de Peralic. Je vois bien , mon
cher maître, dit le conHdenI, (pie je combattrais en vain votre résolu-
lion ; il faut vouloir tout ce que vous voulez. Partons ; je suis ]irét à vous
suivre.
Dés le jour suivant, don Ilenrique et Mclchior se pri'parérenl à se
meltre eu cliMiiin. Ils se déguisèrent en paysans; montés sur des mules,
ils )iassérenl les montagnes'qiii masquent là Torluera du côté Af. la petite
rivière de Xiloa, et tirant lonjonrs veis l'Ebre, ils arrrivéreul, sur la (in
de la seconde journée, à Rom.iua, gros village, à une lieue du diàleau de
lielcbite. Ils couchèrent à l'hôlellerie, et le lendemain, ipii élail im di-
manelie, ils se rendirent à ]iied, i'a|irés-dinée, auprès du cliàleau de don
fi.i.siiard. Ils se mêlèrent parmi les villageois qui étaient déjà devant, et
dont le nombre grossissait de moment en moment, liientrit les tambours
de basiiue se firent entendre, et la fête commença. Don ilein-iipie, peu cu-
rieux devoir les danses des paysans, n'avait des' yeux que pour le balcon
ou la dame du château di'vait' venir se placer. Kllc ne larda guère à se
montrer, et elle parut aussi brillante que l'astre du jour.
Mclchior, qui observait son inaîire, remarquant qu'il se troublait, lui
dit tout bas : Eh bien ! seigneur, que pensez-vous de l'original? deinent-
il la copie? Pour en bien juger, lui répondit don Henrique, il faudrait que
je visse de plus près dona llelena; mais, quoique je fusse préparé à sou-
tenir sa vue inqiunément, je le dirai de bonne foi que j'en suis vivement
frappé. Je n'en doute pas, reprit le confident ; et si j'èlais à votre place,
j'en demeurerais là. Je reprendrais tout à l'Iienre le chemin de mon
château, où je ferais tous mes efforts pour oublier une femme dont, selon
toute apparence, don Gaspard possède le cœur. Mon enfant, dit le comte,
je |U'élends bien ne rien épargner pour la bannir de ma mémoire, et j'es-
père en venir à bout, quand j'aurai satisfait l'envie que j'ai de la con-
templer de près. 11 faut pour cela, conlinua-t-il, que tu parles à son jar-
diniei et que lu l'engages par un ]irésent à nous cacher chez lui, et à
nous ] rocurer l'occasion de voir sa mailresse, sans qu'elle noys aperçoive.
Don Ilenrique, remarquant que celte proposition n'était pas du go'ùt de
Milcliior, lui dit : Mon ami, de grâce, ne me fais aucune reprèsenlatiou,
si lu veux me plaire. J'iibuse peul-clre de ton amitié; mais je me Halte
quf lu voudrffe bien encore avoir pour moi cette complaisance. Le confi-
dent aimait trop son maître pour refuser de lui obéir, quoiqu'il n'ap-
[louvit pas son dessein, et (|H'il en conçût même un présage funeste :
bti^neur, lui répondii-il, je vous ai voué une obéissance aveugle. Je
\ Ils m informerde la demeure du jardinier. J'aurai une conversation avec
lui et je viendrai vous retrouver ici.
Melcliior disparut donc à l'inslant, et laissa don Ilenrique devant le
clnle ui. Le jilaisir qne ce seigneur prenait A considérer son Hélène n'é-
I il pis sans anurlume. Il avait des observations à faire assez dés.igréa-
bhs pour lui. Il voyait auprès de celte dame l'heiiieux l'.ralle, i|ui s'cn-
litltinil avec elle d'un air leudie; et ces deux é]ionx lui )iaiaî.ssaient
dm mes riin de lautre : ce speciacle lui perçait le cœur. Il fut plus
d une lois liiile de se relirer, mais il n'en cul pas la force, et il duneura
I I I is |u'a la lin de la fêle, à reiiailrc ses yeux des marques de tendresse
I iodi.,uées à son rival.
I.a conl(iii|ilaliiin.
Tous les villageois s'en étaient déjà retournes chez eux ; el il n'y avait
plus devant le chàleau que le comte, qui fut encore obligé datlendrc
ionulemps Mclchior, qui vint enlin le rejoindre, (tuelles nouvelles m'ap-
pnrles-lu? lui dit don Ilenrique. De Irés-favorables, lui répondit le con-
lidenl. J'ai irngiié le jardinier, qui, jiour deux cents pisloles, m'a promis
de nous recevoir el de nous tenir cacbès dans sa maison, jusqu'à ce qu'il
ail trouvé l'occasion de satisfaire la curiosité que je lui ai dit que nous
avions de voir de prés sa maîtresse à notre aise. Gela étant, dit le comte,
je me Halle que je pourrai bienlôt rontenler mes désirs, après quoi je te
promets de nouveau que nous relouriierous à la Torluera.
Nos deux faux villageois ne tardèienl pas à se rendre chez le jardinier,
qui d'abord les introduisit dans les jardins. Il les mena dans un cabinet
de myrtes, où il v avait tout autour des lits de gazon en dedans; el là, il
leur ^it : Seigneurs cavaliers, madame a coutume de venir tous les jours
L\ VENGEANCE TROMPÉE PAR L'AMOIR.
157
dans CCI endroit, à l'issue de son diner, faire la sieste avec ISosaiira, sa
suivante favorite, qui joue du luth et chante à ravir. Elles y passent or-
dinairement deux ou trois heures à s'entretenir. Vous pourrez non-seu-
lement les voir, mais même les entendre en vous cachant derrière le ca-
hinel : ce qui parut effectivement au comte et à Melchior une chose
trcs-facilc. Connue la nuit approchait, le jardinier les reconduisit a sa
maison, et les mit dans une petite chambre, où il les laissa reposer
après les r.voir fait souper fort fruqaleiucnl.
Mcirl do l'cr.illi'
Le lendemain n;alin il vint les rcvoillcr, en leur disant ■. Bonnes nou-
velles, mes cliers seis^neurs, vous aurez dés aujourd'hui la satisfaction
que vous désirez. Le seigneur don fîaspard, notre maître, vient de partir
tout à l'heure pour aller à la chasse, et l'on dit qu'il ne doit revenir que
dans trois jours Don llenrii|ue et Melchior apprirent cette nouvelle avec
joie, s'iuiaijinant qu'il y aurait ]iour eux moins ,i risquer, et ils allèrent
sans crainte se poster derrière le caliinet de myrtes, dés ipie le jardinier
leur eut dit (|u'il en était temps. Us n'avaient point d'épées, leur dégui-
sement ne leur permellant pas d'eu porter; mais ils étaient à tout évi'-
nement armés chacun d'un pistolet, qu'ils cachaient sous leurs hahils de
paysans.
Tout semiilait concourir à rendre le comie de Rihagore content : sa
lielle Hélène, ce jour-la, descendit dans les jardins de meilleure heure
qu'.i l'ordinaire, accompagnée de Rosaura, qui tenait un luth. Elles en-
trèrent toutes deux dans le caliinet, et s'assirent Mir un lit de gazon ; de
muière que nos spectateurs pouvaient les voir facilement. Aussi don
llenrique. prolilanl de cette facilité, considéra la femnu' de don (iispanl
a loisir. (Ju'il la trouva charmante ! Non, dit-il en lui-même, doua lle-
lena n'a été peinte qu'au rahais de ses charmes 1 (.lue ilis-jc? siui |iiutrait
n'est qu'une ébauche de sa heaulé. Rien n'est eonqiaralile nn\ appas qui
s'offrent .i ma vue eu ce moment. Il se sentit si transporté danioiir, qu'il
fui tenté de se montrer; mais il n'osa faire une action si hardie, jugeant
hien qu'un soudain ch/itiment |uinirait sa témérité, (lonmie la voix de la
dame frappa son oreille, il écoula, et entendit ces paroles : .Non , ma
chère Rosaura, je ne |Miis t'exprimer la peine que me cause le départ de
mon époux. .l'ai heau me représenter que trois jours seront hicnlùl
écoulés; qu'ils jiarailionl longs ,i l'inq/aticnre que j'ai de le revoir! .le
n'ai presque point dormi cette nuit, cl si quelquefois le sommeil à pu
assou|iir mes sens, des songes funestes m'ont aussitôt réveillée. Que te
(liraije enfin? Je suis plongée dans ime mélancolie que les talents seuls
peuvent dissi|er. Chante et accomnagnede Ion luth (piel(|ue chanson qui
|iui^se"me distraire des pensées afiiigcanles qui viennent sans cesse assié-
ger mon cs|uit.
Madame, répondit Rosaura, voulez-vous (|ue je vous chaule des
couplets i|iu; je ne vous ai point encore chaulés, i|iioiquc je les sache
ihqiuis longtemps, et<|ue vous en ayez fourni la matière sans le vouloir,
.h vaiv m'evpliquer plus claircmenl. Vous n'ignorez pas nue vous avez
l'iè l'einle par plusieurs peintres. Un de vos portraits tourna, je ue sais
par quel hasard, entre les mains du comte de Rihagore, dans le leiufis
que ce seigneur élail enfermé dans une tour par ordre du rot ; cl, quoi*
cjue cette peinture ne rendit pas toutes les grâces que la nature vous a
données, elle fit une si vive impression sur lui, (|H"il en devint amoureux.
On dit ((u'il parlait à votre image comme il vous aurait parlé à vous-
même. Lue passion si singulière est venue ;\ la connai.ssance d'un poêle
qui s'est é,gayé aux dépens du prisonnier. Si ce que tu me racontes est
véritable, dit en souriant l'épouse de Peralte, il faut avouer que rien n'est
plus extraordinaire. Mais, à propos du comte de Rihagore, ajouta-l-elle,
je le trouve hien malheureux. Le roi, ce me semble, l'a traité un peu
trop rigoureusement. Ce seigneur aurait dû en être quitte pour un mois
de prison. Quoique je ne l'aie jamais vu, je l'ai plaint. J'ai oui dire tant
de hien de lui chez la princesse d'Aragon, que je n'ai pu m'empècher de
prendre part ,à son infortune.
La belle Iléléne ayant ainsi parlé prêta silence à sa confidente, qui
joua du luth et chanta ; mais à peine eut-elle achevé le premier couplet
de sa chansou qu'elle fut interrompue par un grand bruit qui se fit en-
tendre. Ce bruit était causé par le retour inopiné de don Gaspard, qui,
venant d'entrer dans Ifs jardins par la porte du parc, arriva dans le ca-
binet des myrtes, où il jugeait bien qu'il trouverait son épouse avec Ro-
saura. (Iiioi ! seigneur, s'écria cette dame avec émotion dés qu'elle l'a-
Ijerçut, c'est vous! Qui vous a sitôt fait quitter la chasse? Un avis que
j'ai reçu, répondit-il. J'ai rencontré en chemin un exprès que mon oncle
don Ihomas de IVledianos m'a dépêché pour ra'averlir qu'il doit ce soir
se rendre ici. C'est ce qui m'a l'ait revenir si promptement. Je suis bien
aise de vous aider à recevoir un oncle que j'aime teudremenl. Et moi,
reprit dona llelena, je suis ravie que vous me surpreniez si agréable-
ment, car votre absence m'avait déjà jetée dans une tristesse que le luth
1 1 la voix de Rosaura ne pouvaient dissiper. Peralte s'assit auprès de sa
chère Hélène, et ces deux tendres époux commencèrent à s'entretenir
sur le ton de deux amants dont l'hymen n'avait pas encore eu le temps
de ralentir l'arJeur.
Au milieu de leur conversation, Peralte crut entendre derrière lui
quelque bruit. Il tourna la tête aussitôt, et, regardant au travers des
I.i Mirpr se.
branches de myrtes, il crut apercevoir deux figures d'hommes (|ni s'ef-
foiçriieul de se cacher sous un épais feuillage (|ui les couvrait. A celle
vue, il devient furieux. H sort brus(juement du cahinel pour aller fondre
sur eux l'épée ,i la maiu, persuade «juccc sont des gens qui ne peuvenl
avoir que de mauvaises iiileutious. Que laites-vous ici, traîtres? leur dil-
il. Qui peut vous avoir introduits dans un lieu dont l'entrée est interdite
.1 tout étranger? Eu achevant ces mots, il s'approcha du comte, (|ui, lui
présentant son pistolet, lui répdiiilit : Arrèle, don (Jaspard. et recnniiais
don llenrii|ue de ltiliago?-e. Curieux de vnir ton épouse et de inuer par
mes yeux si sa heaiiti- est telle (pi'ou l'assure, je suis venu a Relchile;
j'ai gagné ton jaiduiier. qui m'a caché dans cet endroit pdiir satisfaire
ma curiosité. Si je me suis travesti en paysan, pnursiiivil-il, c'est que le
temps de mou exil dure encore, et nue ne je juiis trop prendre de pré-
cautions pour n'être pas reconnu. Je n'ai donc pas eu d'autre dessein
^58
LA VE^;GKA^CE TROMPÉE PAR LA.MOIR.
que (le conlenipler les cli.irnies de doua llclena. Je te le jure, foi de ca-
valier noble, et j'atlcsle le ciel que je le dis la vcrilé.
Un homme moins violent et moins cmiiorlc que don Gaspard aurait
écoulé la raison, et, sur la foi du serment que don llenriqne venait de
lui faire, l'aurait laissé sortir sans éclat, ou du moins tùt demandé un
plus ample éclaircissement ; mais l'impétueux Peralte, possédé dune fu-
reiu- jalouse, et ne pouvant croire qu'il se fût caché là sans avoir formé
quelque entreprise conire son honneur, s'avança sur lui |iour le percer.
Le comte le menaça de lui casser la tète d'un coup de pistolet; et voyant
que, malgré celle menace, cet ép<jux furieux allait lui passer son èpée
au travers du coips, il fit feu sur lui à hout |iorlanl et l'étendit roide
mort à ses pieds. Au bruit du couj), doua llelcna, éperdue, tomba éva-
nouie entre les bras de sa conlidenle, qui poussa de grands cris, auxquels
jilusieurs domestiques accoururent. Tandis qneitusaura les informait du
inallieur qui venait d'arriver, don Iliuirique el Melchior regagnèrent la
maison du jardinier, d'où ils se rendirent le plus tôt (ju'il leur lui |)0s-
sible à riiôlellerie de Roniana ; et là, sans jicrdre un moment, ils remon-
tèrent sur leurs mules; puis ils reprirent avec précipitation la roule de
la Tortuera, laissant régner au château de Relchite une consternation gé-
nérale.
On porta doua Ilelena évanouie dans son apparlemeni, où elle ne re-
prit ses esprits qu'après qu'on eut em])loyé quatre heures entières à la
secourir. Qu'on siniagiiic, s'il se peut, la douleur dont elle fut saisie lors-
qu'elle ajipril q.ue soji époux ne vivait plus ; car c'est ce qu'on ne saurait
ex|iriiner qu'iinparfailenient Elle fit retentir le château de plaintes et de
lamenlalious. Puis tanlôl adressant la parole à son mari, el!e hii tenait
des discours qui faisaient trembler pour sa raison, et tantôt s'abandon-
nanl à l'excès de son afUiclion, elle faisait craindre pour sa vie. Enlin
celte dame était dans un étal si digne de pitié, que tous les habilanls de
lielehile n'en étaient pas moins touchés que de la fin tragique de leur
seigneur.
Lorsque la nouvelle delà mort de Peralte se lépandit dans Saragosse,
on en parla diver^cmcnl. Ses amis disaient qu'il avait élé tué lâchement,
et les partisans de liihagore, qui élai^nt eu plus grand nombre, soute-
naient le contraire. Le roi, cpii n'avait pas encore entièrement oublié l'af-
j'aiie du c<mite de Lara, sentit rallumer sa colère contre don llenriqne,
jusipi'au point de le faire cherchei- partout el de mettre même sa tète à
prix. Il est constant ipie s'il eut eu alors ce seigneur en son pou\Tiir, il
l'aurait indubilablement fait mourir; mais le comie avait déjà pourvu à
sa sûreté. A sou relour au château de la Tortuera, il ne s'y était arrêté (pie
le tenqis i|u'il lui en avait fallu pour se charger d'or et de pierreries ; et,
suivi de son fidèle Melchior, il s'était hâté de gagner Tolède, où le roi de
CasliHe tenait alors sa cour. Ce monarrpie, auquel il s'était présenté, l'a-
vait fort bien reçu ; mais il avait exigé de lui (|u"il se retirât dans quel-
(|ue monastère, pendant qu'il ferait ce ipi'il pourrait |iour apaiser en sa
faveur le roi d'Aragon. Don Uenrique se tenait donc caché dans le cou-
vent des pères de Sain;-Uoinini(|ue, tandis que, par ordre de son maitre,
on le cherchai» jiour le livrer à la rigueur des lois.
Si Sa Majesté Aragonaise soiigi'ait a venger la mort de don Gaspard, elle
n'était ]ias moins occupée du soin de consoler sa veuve. 11 chargea un
seigneur de sa cour d'aller à Belchile faire des compliments de condo-
léance ,i doua llclena, tant de sa paît (pie de celle de la jirincesse Léonor,
avec ordre de lui |iroposer en même lenqis de revenir, si elle voulait,' à
Saragosse, re|ii-endre la place qu'elle y avait occupée auparavant. La
veuve de Peralte témoigna qu'elle était très-sensible aux bontés du mo-
narque el de la princesse sa fille; mais, loin d'accepter la proposition,
elle dit qu'elle avait résolu de finir ses jours à Belchile et de mêler sa
cendre avec celle de son époux. Le courlisan chargé de la commission
cul beau lui représenter qu'au lieu de vouloir.! son Age se soustraire aux
regards de la cour, elle devait plutôt se bâter d'y reparaître pour jouir
(lu rare piivib'ge que le ciel lui avait donné de charmer Ions les yeux.
Il eut beau épuiser son éloqiuMice pour lui faire changer de senliinenl,
il ne piil en venir à bout, el il fut oh igé de l'ahandonner à sa douleur.
DiMi Uenrique, de son côté, n'était guère moins à plaindre que dona
Ilelena. Le souvenir de sa faveur passée, cl le chagrin de se voir banni
(1(- sou pays el de vivre éloigné de ses amis, le inortifiaient exircmement.
Néanmoins les bontés que le roi de Caslilie avait pour lui ne laissaient
pas de le consoler un peu. Ce monarque lui permit de sorlir de sa re-
traite el de lui l'aire sa cour, ce ipieRIbagore fit, de façon qu'en |ieu de
temps il se rendit agréable à ce prince el gagna l'amitié'des grands de la
jiasiille. Le roi d'Aragon n'ignorait pas ce ipii se passait a Tolède; mais
il feignait do ne le pas savoir, soit ipi'étant mie«ix instruit des circon-
slances de la mort de Peralte, il fût moins eu colère conire don Uenrique,
.soil (pi'il fût convenu avec le roi de Caslilie d'en user de celle sorle.
I (.luoi qu'il en |iuisse élre, il y avait di'qà près de deux ans que le comle
de Itihagore était à Tidèdc lorsipic Sa Majesté Castillane résolut d'envoyer
un aiuhass.icliMir à Saiagnsse pour traiter du mariage du prince de Cas-
lilie avec 1,1 prJiKTsse d Aiagmi. Il prit envie à don llenriqne de profiler
di: celle iieea-ion pour aller revoir son pays tncognilo, ou, pour mieux
dire, ne pouvant résister à la force de' sou étoile qui l'enlrainait, il de-
manda permis>ion d'accompagner laniliassadeiir, en pioin(>ttant de reve-
nir au plus lot à Tolède, ce qui fut accordé à celte coudilion.
Il partit donc avec l'ambassadeur, et ils allèrent ensemble jusqu'à la
ville (le Darocii, où ils se séparèrent. Le ministre poursuivit son ciiemin
vers Saragosse, et le comle [lassu la petite rivière de la Guerva pour se
rendre à Ixar. I^à, il dit à son confident : Mon ami, nous ne sommes pas ici
loin do Belchile; prends loiit à l'heure la roule de ce village, et va t'iii-
fornier de dona llelfiia. Seigneur, lui répondit Melchior, que vous im-
porte de savoir de ses nouvelles? 0 ciell quelle était mon erreur! Je
m'imaginais eiue vous aviez oublié cette dame. Je le croyais moi-même,
ré|diqua don rlenri(|ue ; mais mon sort est de l'adorer toute ma vie, mal-
gré la haine qu'elle doit avoir pour moi. Cependant ne pense pas que
j'aie dessein d'aller offrir à sa vue un visage odieux. Je veux seulement
apprendre (|uelle est sa situation pré^enle. Après cela, je prétends m'é-
loigner pour jamais de ce séjour, retourner à Tolède, et consacrer le
reste de mes jours au service de Sa Majesté Castillane. Va donc à Belchile,
el quand lu seras'instruit de ce que je veux savoir, tu viendras ici me
joindre. Faisons, reprit Melchior, approchons nous du clhiteau de Bel-
chile. .Mlons couchera Itomana, dans la même hôtellerie où nous logeâ-
mes il y a dayx ans. Peut-être nous dira-l-on dans cet endroit des nou-
velles positives de dona Ilelena. Tu as raison, dil le comte ; mais je crains
f|ue riiole ne nous reconnaisse. Il ne nous reconnailra point, répondit le
confident; il ne nous a vus qu'un moment sous dfs habits villageois; et
d'ailleurs, quand il nous remettrait, qu'en peut-il arriver? Des demain
nous disparaîtrons. Ribagore se laissa persuader, de sorle que Alelchioi
et lui poussèrent jusqu'à l'hôtellerio de Romana, où ils arrivèrent avec
la nuit.
L'hôte ne les eut pas ]ilutùl envisages, qu'il fut frappé de leurs traits,
et, débrouillant peu à peu l'idée confuse qu'il avait de les avoir vus
(|uelquc part, il se les remit enfin; mais il ne Ut pas semblant de les
reconnaître. Pendant qu'il leur apprèlail à souper, ils lui firent des ques-
tions. Le comte lui demanda si la veuve de don Gaspard Peralte était
remariée. Non, lui ré)iondit 1 hôte ; la bonne dame aimait tant son mari,
qu'aile ne peut se consoler de sa perle. Elle est toujours enfermée dans
son château, où elle passe les jours el les nuits â pleurer. Elle ne vent
voir peisnnne que ses filles de chambre, et elle parait aussi «flligée que si
elle n'élait veuve que d'hier. On n'a jamais vu une pareille femme.
Le maître et lo valet, après avoir bien interrogé I liôle, se mirent â
lahlepour souper; cl pendant le repas Melchior demanda au comte si ce
(|ue l'hôte venait de leur dire de dona Ilelena ne snfli.sait pas pour le
déterminer a reprendre le chemin de Tolède. Pardonnez-moi, répondit
don Uenrique, il ne m'en faut pas davantage. C'en est fait, cher Mel-
rhior, lu ne me reprocheras plus un amour insensé. Je vais m éloigner
d'Hélène et de la cour d'Aragon. Quelque peine <pie cela puisse me faire,
je te réjiondsde ma lérmelé. Le confident fut ravi d'entendre parler ainsi
lo comte. Seigneur, s'écri.vt-il, je vous reconnais à cette résolution
virile. Je me doutais bien que tôt pu tard votre bon esprit triompherait
d'une passion extravagante. Je suis charmé que vous ayez pris ce des-
sein, el je voudrais (léjà être â demain pour.vous^n voir commencer
l'exécution. Li-dessus, ayant besoin de repos, ils aclicvérenl de souper,
et se relirérenl ensuiie dans de petiles ( bambres séparées, sans avoir le
moindre sou|içon du péril cpii les menaçait dans cette hôtellerie.
A peine furent-ils couchés, que l'hôte, qui, comme il a élé dit, les
avait reconnus, dit en lui-même : Il y a ici un beau coup à faire; il faut
que j'aille pronipleinenl A Belchile avertir la dame du village que les
meurtriers de son mari ^onl venus loger chez moi, et qu'ils y sont ac-
tuellement. Je suis sûr qu'elle voudra se venger, el qu'elle me donnera
une grosse récompense pour lui avoir livré ses ennemis. Je serais un
grand sol de ne pas profiter d'une si belle occasion. Il la saisit effective-
ment, el parlit sur-le-champ pour Belchile, monté sur le cheval même
de don llenriqne, el s'applaudissant de la mauvaise action qu'il commet-
tait. Il arrive au château, frappe â la porle, cl demande à parler â la
maîtresse; on lui répond i|u'elle dort. Qu'on la léveille ! s'écrie-t-il.
Quand elle saura ce que j'ai â lui apprendre, elle ne trouvera pas mau-
vais qu'on ait troublé .^ou repos. Les suivantes de doua Ilelena, jugeant
(|u'en effet il fallait i|u'il eûl quelque chose de la dernière importance â
lui communiquer, pour vouloir au milieu de la nuit interrompre son
sommeil, se déteriniiièrent â réveiller leur maîtresse, el, lui présentant
l'hôlc : Madame, lui dit Bosaura, voici le maiire de l'hôlelleiie d'un vil-
lage voisin, qu'une affaire de conséquence amène ici, el dont il faut,
dil-il, qu'il vous informe loul à l'heure. Ué, qu'est-ce que c'est que cette
alfaire, mon ami? s'écria la veuve de Peralte avec quelque émotion.
Madame, lui dil l'hôle, je viens vous averlîr ipio deux cavaliers sont ve-
nus loger ce soir dans ma maison. Je les ai reconnus pour deux hommes
qui vinrent coucher chez moi il y a deux ans et qui assassinèrent le sei-
gneur don Gaspard, voire époux. Que dites-vous? rej)ril la dame avec
précipiialiou. Dois je ajouter foi à votre rapport? Le comle de Bibagore
serjil acluellemeiircliez vous? Oui, madame, reprit l'hôle, il y est, aussi
bien que le cavalier ((ui l'acconipaguait dans ce lemiis-là, cl qui'étail
déguisé comme lui en villageois.
Cette nouvelle igita lerriblemenl les esprits de doua Ilelena..Gràce
au ciel, dit-elle, le plus doux de mes voeux est donc exaucé ! Je souhai-
tais avec ardeur d'avoir en ma puissance l'assassin de don Gaspard, et le
voilï qui vient s'offrir â ma vengeance ! Attends, cher époux, )ioursui-
vil-ellc en aposlrophaiil Peralte, je vais l'immoler l'euneini qui l'a Iraî-
ireusemenl ôté la vie. Qu'on fasse vile loverions mes di)mcslîi|uesl qu'ils
s'arment d'énées et de pîslolels ! qu'ils é|iousent ma fureur et qu'ils
s'approlent â la seconder I Vous, mon ami, continua-l-elle en adressant
la |iarole â l'hôte, conduisez-nous â votre hôtellerie, et nous livrez le
comle do Rihagorc. Quand sou sang répandu aura coulentc mou resscii-
LA VENGEANCE TROMPÉE PAR L'AMOUR.
159
'inient, soyez sur que vous serez Lien récompensé. En parlant de celle
sorle, elle se leva brusquement, el, tandis que deux femmes s'occupaient
à l'iinblller à l:i h.ile. les autre? allèrent reveiller tous les valets et les
ofliciers du château. Ils furent bientôt sur pied, et, lorsqu'ils surent
qu'il s'aa;issail de venger la mort de leur maître, chacun d eux témoigna
un extrême désir de porter le premier coup.
Comme celle expédition demandait de la dilifTPi'ce, la veuve de Pcraltc
ne perdit pas un instant. Elle lit seller el brider tous le:, chevaux et les
mules qu'il y avait dans ses écuries ; et, se niellant à la lèle de ses do-
mestiques armés, elle prit le chemin de lîoniana, en faisant des rcilexions
plus propres à nourrir sa fureur ipi'à la modérer. Ilibagorc, disait.clle,
est assez hardi pour oser passer ici prés de mon cli.lteau ; il faut qu'il se
soucie bien |)eu de mon ressentiinenl, jinisqu'il me brave jusque-là.
Ils arrivèrent en peu de temps à la porte de l'hùlellerie; mais, avant
que d'entrer, la dame assembla lout son monle autour d'elle, et parla
dans ces termes : « Mes amis, vous savez que nous venons ici pour punir
« le meurtrier de don Gaspard, votre mailre ; mais apprenez de quelle
« manière je prétends que se fasse celle punition. C'est à mon bras
« qu'elle est réser\ée. Je veux avoir toute seule le plaisir d'ôlcr la vie
(( au traître qui a donné la mort i mon époux. Je me suis armée de ce
(( fer, ,njouta-t-elle en tirant un poignard de dessous sa robe, pour exé-
« culer moi-même ce dessein. (Ju'on nie conduise jusqu'à la cliambrc où
« le comte repose. J'y entrerai sans bruit, cl à la sombre clarté dune
V lanterne sourde, dont je me suis muii^, je percerai le cœur de cet
« ennemi. Vous vous tiendrez, vous autres, à la | orle avec vos armes;
« el si j'ai besoin de votre secours, je vous appellerai. Telle est ma vo-
« lonlé. Que personne de vous ne me contredise, sous peine de me
« déplaire. »
Tous les domeslii(ues furent étonnés de la vigoureuse résolution de
leur maîtresse. Ils ne pouvaient la concilier avec la douceur nalurelle et
la beauté de celle dame. Néanmoins ils se disposèrent à lui obéir. L'Iiole
la conduisit à la chanibie ou don llenriquc était couché; il eu ouvrit
doucement la porte, et se relira, non sans avoir quel(|ues remords d'être
la cause du lragii|ue évéïienicnl qui se préparait dans sa maison. La vin-
dicative lléléne s'inlroiiuîsît donc dans la chambre, tenant sa lanterne
d'une main et son poignard de l'auire. Comme elle ne connaissait pas
Ribagore parliculiérement, el que la haine lui en avait fait former une
affnuse idée, elle s'allendail, ainsi que l'syché, à voir une espèce de
monstre, el elle fut fort surprise lorsqu'à la faveur de sa lanterne elle
aperçut un jeune caval erde très-bonne mine, qui, les cheveux épars sur
la poitrine dicouverlc, donnait d'un profond sommeil. Au lieu de se jeler
promplemenl sur lui et de plonger son poignard dans son sein, elle ne
put se défendre dairèter ses regards sur ce jeune seigneur; et plus elle
le considérait, plus elle sentait chriueeler sa fermeté. Éniin l'amour tiahit
sa vengeance, et tel fui le pouvoir de l'objet qu'elle contemplait, que,
perdant tout à coup l'envie de se venger, elle oublia la mort de son
époux. Elle devint l'esclave de son meurtrier, sans s'embarrasser de ce
qu'en pourraient dire ses di.mesiiques, qui altenlaient à la porte une
calastropbe sanglaste, après le courage qu'elle avait fait éclater. Elle
parcocrut des yeux assez longtemps don llenriquc, qui se réveilla par
hasard, et (|uî, voyant de la lumière si près de lui sans apercevoir la per-
sonne qui la portait, craignit (pielque trahison. Il vouliil prendre son
épce, qu'il avait mise en se couchant au chevet de son lit; mais la dame,
s'en étant brusquement saisie, ap| cbi ses domestiques, leur ordonna
d'arrêter le comte, et de le mener au château de BeUhite, avec ordre de
le renfermer dans une tour. I^e qui fut auisiiôt exoculè avec beaucoup
de violence; el Ion lit le même traitement à .Melchior, (pii ne s'était, jias
plus rpie son maître, attendu a un réveil si désagréab'e.
La veuve de don Grsijanl. s'étanl de cette sorte assurée de l'un el de
l'autre, les lit charger de fers;, leur donna des gardes, el les laissa vivre
à bon compte, quoiipi'elle feignit de ne respirer que leur mort. Si l'in-
térêt de son nouvel amour l'excitait secrélemenl à faire grâce à don
Henrique, le soin de sa réputation demandait du moins qu'elle cachât sa
faiblesse, après avoir témoigné un dc<ir extrême de sacrilier ce comte aux
mânesde son époux. Elle ne parlait devant ses gens que du châtiment
qu'elle prétendait lui faire souffrir, et dans le fond elle ne songeait qu'aux
moyens de le sauver sans faire tort à son honneur.
Il y avait déjà huit jours que Ribigore, prêt à subir son sort, allenilail
qu'on lui vint annoncer son arrêt, i|uand il apprit de l'un de ses gardes iiue
le loi ihassjitauxcnvironsde iielchite avec la princesse L'-onor, et qu \U
(levacnt ce jour-là venir sou|icr au château; cecpiileurarrivait tnitfs les
fois (piils prenaient dans ce canton le diverlissemeni de la cha»se. Don
liei;rique n'appril point celle nouvelle avec joie; au contraire, il eu con-
clut un mauvais présage. Si le roi, disait-il en lui. même, est inforn>é de
mon retour clandestin dms «.es Etats, il m'en fera un crime, (ju'il me
pardonnera moins encore que la mort de Peralte. Doua llclena ne man-
quera point d« l'en instruire el de lui demander justice. C'est sans doute
ce qu'elle a dessein defaiie, puisqu'elle a jusqu'à ce jour suspenda mon
supplice.
Tl'une autre part, celte dame n'était pas moins embarrassée. Elle ne
savait si elle devait faire un mystère au roi de remprisonnemciit de Hi-
bagorc. Connaissant l'humeur violente du monarque, elle craignait c|ue
dans son premier mouvement il ne lit Iranclier la tête à ce seigneur, dés
qu'il apprendrait qu'il était au ebàteau ; au lieu qu'm le retenant prison-
nier, elle pourrait le laisser échapper quand elle jugerait à prO| os de le
faire ; car elle voulait absolument lui conserver la vie, en paraissant son
ennemie mortelle.
Cependant, le roi et la princesse sa fille, étanl arrivés le .soir au châ-
teau, donnèrent mille marques d'amitié à la veuve de don Gaspard, la-
quelle, de son côté, n'épargna rien pour leur témoigner combien elle
était sensible à l'honneur de les posséder che^ elle. Le roi et la princesse
Léoiior, pour faire connaître raffection particulière qu'ils avaient pour
leur hôtesse, résolurent de demeurer le jour suivant à Helchite, et de ne
retourner à Saragosse que le surlendemain, l'endant ce temps-là Riba-
gore, incertain de ce qu'il deviendrait, ou pliilôt n'attemlant (|ii'une fu-
neste lin, gémissait dans sa prison; cl vraisemblablement Sa Majesté n'au-
rait poinlVnlendu parler de lui sans un incident qui arriva, el cjue je
vais détailler.
Le connétable d'Aragon, qui accompagnait le roi, étant le lendemain
au lever de ce monarque, lui dit : Sire, un des domestiques de doua llc-
lena vient de révéler à un di s miens, qui -est S'in ami, un secret impor-
lant. I.c comte de liibagurc est prisonnier dans ce château. Le roi, sur-
pris de celte nouvelle, en voulut savoir loules les circonstanres ; ce que
le couuélahle lui apprit çn homme qui était ami de don Uewriqne, c'est-
à-dire en excii--ant ce seigneur el en donnant lout le tort à l'eralle. Heu-
reusement pour le |]risonnier, le roi n'était plus alors si fort irrité contre
lui. Si Majesté av.iil pris jinur lui des i-enlîments plus doux, grài-o au
soin que le connétable avait toujours eu de saisir l'occasion de le jusiî-
Lorsque le monarque fut parfaitement informé de tout C(M|iii s'était
passé; il voulut avoir un enirclien particulier avec d ma lleleiia. Madame,
lui dil-il, ilois-je .ajouter foi au rapport qu'on m'a f.iit'? On assure que le
cnmte de Riliagore est prisonnier dans votre chàleaii. Que prétendez-vous
faire de ce malheureux jouet de la fortune? Je sais bien qu'il doit vous
paraître coupable; mais son crime n'est pas indigne de pardon. Peralle,
en fondant sur lui l'épée à la main, le mit dans la nécessité de faire ce
qu'il lit pour conserver sa vie. La belle veuve, au fond de sou creiir, ra-
vie d'entendre le roi parler dais ces terme, jugea qu'elle pouvait jouer
le rôle de Cliiinéne el demander la tèie de don llenriquc, bien assurée
ifii'elle ne l'obtiendrait pas. Ce qu'elle lit en répandant des pleurs de
commande, el avec tant d art, qu'on eut dit ((ii'ello désirait véritable-
Bienl la mort de ce seigneur. Mais Sa Majesté, q .oique touchée des larmes
de la dame, ordonna qu'on remît en liberté le prisonnier, el qu'on le lui
amenât. Ce iini fut exécuté dans le moment.
Le comte, bien qu'averti du changement de son mailre à son égard, ne
se présenta devant lui qu'en tremblant. Rassurez-vous, don Henrique, lui
dit le monarque, votre roi n'est plus en colère contre vous; il veut bien
ouhlierle passé. Je vous rends, avec ma conliance et mou amilii'', la |ilai-e
que vous occupîi z prés de moi.
Ribagore, cnclianlé d'une réception à laquelle il ne se serait jamais
attendu, se jeta aux pieds du roi pour lui marquer sa rcconuflissance ;
mais ce ju-ince lui commanda de se relever: el, s'adressani à la veuve de
Peralle : IJona llelena, lui dil-il, imitez-moi. J'étais irrité contre le
comte, el je viens de lui pardonner. Ne reganbz jdiis la mort de don
Gasjiard que comme un malheur (|ui ne doit être inipulé qu'à lui-même.
Faites jibis ; pour achever de Irioiupher de votre ressenlimenl, consen-
tez que Ilibagorc devienne voire heureux époux. A ces mots, la jeune
veuve, faisant semblant de se révolter contre celle proposilion : Com-
ment, Sire, s'écri".-t-el|e, pouvez vous me propo.-er la main du menririer
de mon mari ! 0 ciel ! (|uc diraient de moi les p,uents du délunt'? Ma-
dame, reprit le monarque en souriant, je prends sur moi les reproches
qu'ils pourront vous faire. La princesse Léoiior, qui arriva sur cesenlrc-
l'aiti^s, acheva de la déleiminer à ce mariage, ({ui se lit au château sans
éclal Après quoi Sa .Majesté retourna le leiideiiiain à Saragosse avec les
nouveaux mariés. i|ui reprirent à la cour le ring qu'ils y avaient tenu
auparavant. Ainsi liuil la nouvelle de la Vc/Kjcancc tialiie par ('.Imoiir,
Fl.N DE La vence.\nce thompée r.vn l .\Mofn.
DNE JOURNÉE DES PARQUES,
DIVISÉE EN DEUX SÉANCES.
PAR LE SAGE.
SEANCE PREMIERE.
CLOTIIO, LACIIESIS, ATROPOS.
i.Ar.icÉsis.
Holà! lillcs d; Ju|iiler el de Tliéiiiis, Atropos, CIollio, venez, mes
sn'iirs; niellons-noiis à l'ouvrage : il est temps, ce me semble, de com-
mencer la jonrnée.
CLOino.
Oli, poni- cela oui! le neclar que nous venons de boire à ta tahlc des
immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons notre tra-
vail avec plus d'ardeur
lAcnÉsis.
Vous avez raison. Çà, Ciollio, préparez la quenouille; mes doigts ne
demandent (|u'ii tourner le fuseau. Filons, filons.
ATROPOS.
Coupons, coupons. Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux l'essayer :
voyons, qui en aura l'étrenne.
eiOTiio.
Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques niilliers
d'iioinmcs; nous filtrons et réglerons ensuite les destinées des humains
qui naîtront aujourd'hui.
I.ACIIÉSIS.
C'est bien dit. Que nous niions passer agréablement la journée.
Clotho a .\tbopos, en lui prcscnlanl un paquci de fils.
Tenez, Alropns. je ne puis offrir un ]dns beau coup d'essai à votre ci-
seau, qu'eu lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils :
ce sont les vies de deux cent mille couibatlants (|ui vont en découdre sur
les frontières de Perse.
ÂTBoros.
Que j'en vais coucher par terre!... {Elle coupe.) En voilà pour le
moins trente mille à bas.
rr.OTnn.
Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en faire un
nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelqtuis années nous avons
envoyé bien des Turcs et desPer.sans aux enfers.
ATiioros.
Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que noirs. QhbI
plaisir pour nous d'avoir une autorité dcspoti(jue sur tous les mortels, et
de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites créatures, qu'il dépend
de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours! Allons, mes .sœurs, .se-
condez-moi; je suis en train de faire de la besogne. Je vous vois toutes
deux dans la même disposition.
LACIIESIS.
Vous auriez tort d'en douter.
ATBOPOS.
Que de gens vont passer le ]ias après ces maliomélans!
rtmiio, apportant un autre pa(piel de filt.
Autre patpiet de guerriers que je vous livre. Ce sont deux autres armées
qui s'observent sur les bords du Pô , avec une vigilance infatigable,
qu'une fureur égale anime, et qui bri'ileul d'eu venir aux mains.
I.ACIIÉSIS.
Il faut qu'elles se satisfassent.
ATHopos coupant.
J'en vais exterminer un grand nombre de part c l'J'autrc.
ClOTIIO.
Vous venez d'aballre bien des Français et des Piémoulais.
%A1P0P0S.
Et encore plus d'Alleinamls.
I.ACIIÉSIS présentant deux échcveaux.
On assiège en .Vllçmngne une place importante : Outre une nombreuse
garnis lU (pii la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, enlle ses
can.x, et, par des débordements affreux, semble vouloir noyer les assié-
geanls ; mais plus ceux-ci trouvent d'obstacles, plus ils s'opi'niàlrent à les
surinonler : ils vont attaquer l'ouvrage à cornes, el les assiégés se |uc-
parent à les repousser.
ATROPOS, coupant une partie des deux écheveavx
Délruisons plus d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera
pas que la place ne se rende au premier jour : C'est un de .nos arrêts.
LACnÉSIS.
Oui : mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants perdront une
ti'le dont la perte sera pins grande pour eux que celle de la ville pour
les assiégés.
CLOTHO, montrant un autre écheveau.
Tranchez cet écheveau, vonsfercz périr d'un seul coup cent cinquante,
tant matelots que soldats et passagers qui sont dans un vaisseau véni-
tien, sur la mer Adriatique. Une horrible tempête vient de s'élever : les
vents qui sifllent, et les llois qui mugissent, fout trembler les rivages
voisins. Le hàiiment est déj.i démâlé, fracassé; il va couler à fond, si
nous n'eu ordonnons autrement.
ATIIOPOS.
Qu'il s'abime ! qu'il s'abîme ! aussi bien les liomnies qu'il porte ne
sont bons qu'à noyer.
LAcnÉsis.
Je demande gr.lce pour un jeune bel esprit français qui .se troupe
psrnii les passagers; qu'il se sauve sur une planche, et gagne les côtes
d'Albanie.
CLOTHO.
SoiL
ATROPOS.
Eh bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez ; il ira se faire cir-
concire à Conslantinople, ou six mois après il sera empalé, pour avoir
jiarlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.
LACIIESIS.
Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter ainsi par
les Turcs.
CI.OTIIO.
Puisque vous êtes si bien inicntionnée pour ce bel es|irit, qu'il échap-
pe donc à la fureur des eaux, el que tous les ■tulres deviennent la pàliire
du poisson. Hoiis régalons si souvent de semblables mets les habilaiils
aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de poissons, que
les poissons ne mangent d'hommes.
ATIIOPOS, coupant tout t'ccheceau à un fil près.
Les mousIiTS marins vont faire bonne chère.
I.ACIIÉSIS, apportant un autre cchevrnu.
Nouveau paquet de fil à couper. Un effroyable Iremblement de lerrc
se fait sentir dans une ville li'Ilalie ; toutes les maisons s'ébraulenl, et la
terre s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les ha -
bitcnl. (jonibien ferons-nous périr de siloyeus'?
CLOTflO.
Deux mille seulement. (Jiielquc plaisir que nous prenions a massacrer
LA JOURNÉE DES PARQUES.
161
les hommes, nous devons melire des bornes à notre fureur; autrement
le genre humain finirait bientôt.
ATROPOS.
Vous ne pensez pns à ce t]w vous dites, Clotho. Quand nous donne-
rions aujourd'hui la mort à deux eeni mille personnes, ce ne serait pas
Une nuit de Londres, de Paris et de Pékiu.
LACHÉSIS.
Alropns dil la vérité. Exerçons hardiment la puissance que nous avons
sur les humains. .M.ilin-é la vaste étendue des mers et les espaces im-
menses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns aux autres
en un clin d'œil. En un mot, nous avons l'univers sous nos yeux,; nous
Toyons tout ce qui s'y passe ; immolons sans miséricorde ceux que nous
voudrons ôter du monde.
CLOTHO, apportant un gros paquet de fils.
Voici les fils des habitants de l:i ville de Mexico où réirne une mala-
die cnntaïïieusp. Nous retranch.àmes hier du nombre des vivants mille de
ces malheureux ; faisons-en mourir aujourd'hui (luinze cents, non com-
pris quelques Espaçrnols qui . par nécessité, ont épousé des Mexicaines,
et qui aiment mieux vivre misérablement dans la Nouvelle-Espagne que
de s'en retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.
ATROPOS, coupant uw partie des fils.
Que ces Espagnols sont glorieux ! *
IACBÉSI5. prhentanl un nouvel èchevenn.
Ce petit écheveau contient les fils de cinquante Indiens du Pérou qui
se sont assemblés «ur une moulatrne haute et pointue pour y célél)rer la
mémoire de leur Inca le Ron. Ainbalippn. !Ve nous opposons point à leur
COuraîeusc résolution: ils oui pour témoins de l'aclion immortelle qu'ils
vont faire plus de dix mille spectateurs qui sont accourus là pour les
voir et les admirer. Ces ci*iuante virlim^^s ont déj,i chanté des vers à la
louange de leur Inca ; ils ont fait entendre les tristes sons de leurs fliUes.
Les voilà qui tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la
mort, et se précipiter du haut en bas. pour aller dans l'autre monde
rendre service à leur prince.
ATROPOS. après avoir coupé l'ècheveaii.
Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; en vérité, ils méritaient
bien que les Espagnols, en faisant la coniuètc de leur pays, les traitassent
un peu plus humainement qu'ils n'ont fait.
ct.oTHO, donnant un petit paquet de fils.
Jupiter va lancer sa foudre auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau
d'un corsaire anglais. Tout réi(uipatre. par des actions impies et barba-
res, s'est attiré la colère des dieux. Le tonnerre tomSe en cet instant sur
l'endroit du navire où sont les pou 1res; le bâiimeat saute eu l'air avec
tous les hommes qui sont dessus.
ATROPOS, coupant.
Qu'ils aillent joindre .\jax dans les enfers.
LACHÉ';!^, présentant un écheveau.
Vous vovez soixante-quinze religieux men liants assemblés dans un
chapitre général qui se tient aciiielb'ment dans un coin de la Basse-
Brelaîne. Ceux qui sont nobles d'origine disent que les premières di-
gnités de leur ordre appartiennent de droit aux moines gentilshommes;
les roturiers prétendent y avoir part, çt proposent qu'on rend- les di-
gnités alternatives. C'est la querelle des patriciens et des plébéiens. Les
révérends pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, et vont finir
leurs débats ,i coups de bàtou; i's tirent de dessous leurs robes des gour-
dins dont ils sont armés, et les voilà qui s'assom nent. Co nbien souhai-
- tez-vous qu'il en demeure sur le carreau?
CI.OTHO.
Quinze, savoir: dix simples religieux, trois gardiens, un provincial et
un définiteur.
ATROPOS, après avoir coupé.
L'affaire en est faite; il y a quinze m iris et vingt blessés.
LACHÉSIS.
Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines bas bretons.
CI.OTU0, tenant plusieurs fils.
Nouvelle opération pour nous.
ATROPOS.
De qui sont ces Gis que vous tenez ?
CI.OTHO.
De quatre Allemands qui font la dél>auche à Strasbourg avec deux co -
mcdiennes françaises. Depuis vingt-quatri hi'ures qu'ils sont à table, il s
ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir su r
leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?
lAcnÉsis.
Won pas, s'il vous plaît! Passe pour les hommes; à l'égard des femmes,
qu'elles n'en s dent pas même inconmolées; cir elles doivent rec)m-
mencer demain, sur nouveaux frais, avec deux officiers de la garuisou
qui leur donnent à souper. Je suis bien aise que cette partie se fasse*
Vous souvient-il, mes sœurs, que nous avons Dlé à ces deux demoiselles
des jours bien agréables?
ATROPOS.
Ok ! oui, je m'en souviens.
CLOTHO.
Et moi pareillement : à telle enseigne que nous avons décidé qu'elles
iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur fortune :
l'une abandonnera sa profession pour se rendre esclave d'un riche galant
qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un appartement
magnifique, où elle ne verra que ses geôliers et ses guichetiers.
lAcnésis.
Effectivement tel a été notre décret.
ATROPOS.
J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compigne.
CLOTHO.
Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté, brillera sur
la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs généreux, et
amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne sera pas de
longue durée. Cette actrice, à la Deur de son âge, disparaîtra subitement :
nous la déroberons d'un coup de ciseau aux applaudissements du public,
et, malgré tout son bien, ses funérailles seront aussi modestes que celles
d'une de ses pareilles seront superbes, presque dans le même temps, chez
un peuple voisin.
lAcnÉsis.
Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les Français
n'en font point assez. Les génies des nations sont différents, comme
vous voyez.
CLOTHO, a,iportantun écheveau.
Citte petite botte de fils parisiens va nous amuser quelques moments.
ATROPOS.
Que vous me faites de plaisir, ma chère Clotho, en ni'apportant ces
fils ! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.
LACIIÉSI.S.
Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.
CLOTHO.
Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste qui, se voyant parvenu à
son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, et s'est
renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir : il ne veut plus voir
personne qu'une gouvernante qui a som de lui depuis trente ans : il
s'ennuie, dit-il, de vivre; et, quoiqu'il se porte à merveille, il se tient
toujours au lit comme un malade ipii se croit prés de sa fin.
LACHÉSIS.
Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses opérations
chimiques.
ATROPOS.
Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux bien, par
pitié, l'en délivrer.
CLOTHO, tirant un autre fil de l'écheveau.
Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de peine ce malheureux bour-
geois qui, s'étanl toujours trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré
son frère, qui lui a laissé deux cent mille francs eu bonnes espèces.
Peu s'en est fallu que la joie de recueillir une si riche succession ne lui
ait trouidé l'esprit; il serait moins à plaindre qu'il n'est, si ce malheur
lui était arrivé.
LACHÉSIS.
D'où vient donc ?
CLOTHO.
C'est qu'il ne sait quoi faire de son argent : la crainte de le mal placer
l'agite sans cesse ; il n'a pas un moment de repos, rien ne lui paraît
sur. C'est un garçon bi n embarrassé.
ATiiopos, coupant.
Je vais, par charité, mettre fin à son embarras.
ciOTiio, souriant cl tirant un fil du même écheveau.
Quelle bonté! Il faut que je vous fiurnisse encore une occa.sion de
faire une action charitable .
ATROPOS.
Je ne la laisserai pas échapper.
CLOTHO .
C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire, qui, sans comp-
ter l'asthme qui l'étouffé, a un ankylosc au genou droit, et une seiitiquc
à la cuisse gauche. Guérissons-le ra'dicalemcnt de tous ses maux ; aussi
bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. 11 y a au moins dix ans
que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.
LACHÉSIS.
Véritablement on voit comme cela dans le monde d'antiques figures
16^
UNE JOURNÉE DES PARQUES.
dont on n'a pas lort de nous reprorlier la trop longue existence. C'est
un défaut d'altentiou dont nous devons nous corriger.
ATROfO.'i.
Coriigeons-nous en donc, ne faisons point de quartier à la décrépi-
tude.
CLOTiio, montrant un autre fU.
Fahes donc main l>asse sur ce vieux professeur de l'université, qui
dq)uis plus de soixante ans ne fait point nettoyer ses lialiits, de peur de
les user. C'est un pédant entèlé des anciens" Il est toml)é malade ; et
comme ilTroit qu'il ne reviendra pas Ae sa maladie, il disait ce matin à
un de ses amis : Ce qui me console en mourant, c'est Je n'avoir jamais
lu aucun auteur jnoderne.
LACHÉsis, riant.
La plaisante consolation !
ATnopos, coupant.
Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de l'antiquité !
CLOTHO, présenlartt trois fils à la fois.
Voici encore trois mortels qui sont cause qu'on crie après nous tous
'.es jours, ot que nous scmblons en effet avoir entièrement mis en oubli.
Ce sont trois vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonc-
tions ordinaires : un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à
soutenir l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades: cl
un bon père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller
diiier en ville.
LACITÉSIS.
Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.
ATROi'OS, tranchant les trois fils.
C'est leur faire plaisir que d'abréger une vie si triste.
CLOTHO, montrant un autre fil.
Ce fil délié attend de nous la même grâce : c'est le tissu des jours
d'une belle et vertueuse comtesse, fort avancée dans sa carrière. Nous
lui avons lilé une vie longue et sans traverses; mais la bonne dame est
\iiie dévoie qui s'aime, cl qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de
laisser tranquillement ses charmes tomber en ruine, elle en pleure, tous
les matins, la perte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je
suis d'avis que nous terminions le cours de sa vie, pour prévenir le dés-
espoir où elle serait bientôt de se voir décrépite.
ATBOPOS, coupant.
J'y con.sens : épargnons-lui ce chagrin.
LACnÉSlS.
J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer qu'il y a
des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.
CLOino, présentant deux fils.
Ces deu.\ fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. Ce sont deux
vieilles extravagantes : l'une est veuve et l'autre 'fille. La première a
fait la folie de se dépouiller de tous ses biens pour établir avantageuse-
ment si!s enfanis, qui, par reconnaissance, la laissent manquer de tout ;
la dernière, née tendre et généreuse, se trouve sans biens et sans adora-
teurs, après avoir pendant cinqu-ante ans soudoyé des cadets.
lAcncsis, d'un air railleur.
Je ]ilains ces deux pauvres créatures.
ATnopos, coupant les deux fils.
Cessez de les plaindre ; elles ne vivent plus.
CLOTHO, donnant un autre fil.
Donnez promptement un passe-port pour les enfers i ce vieux gout-
teux ilr banquier en cour de Home; vous comblerez parla les vœux de
sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de se voir eu élat de faire rem-
|ilir sa place par un gros chantre dont elle apprend la musique.
Ainopos, coupant.
11 faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait un peu moins d'em-
pressement à convoler en secondes noces, si elle savait que son maître
à chanter doit chajigcr de noie dés qu'il sera devenu son mari.
LACHÉSIS, apportant vn fil.
Purgeons la Icrre de ce vieux prêtre, ijui a passé les deux tiers de sa
vie dans la pauvreté, et qui possède à présent vingt bonnes mille livres
de rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa verlu qu'à l'esprit intrigant
dont nous l'avons doué le jour de sa naissance, flien loin de faire part de
ses richesses aux pauvres, il se plait à thésauriser. Il est si attaché à ses
louis d or, qu'il se fait un plaisir de les complcr tous les soirs et de les
baiser l'un après l'autre, eu les remellant dans son coffre. Enfin il ne
vit plus, comme autrefois, du proiluit de ses messes, ïl il est si las d'en
avoir dit, qu'il ne veut plus même en enlcndic.
ATROPOs, coupant.
Voilà qui est fini; il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont être par-
tagés rnire deux ou trois héritiers que, par avarice ou par orgueil, il n'a
]iliis \oulu voir ])eiiJanl sa vie.
CLOino va prendre vn nouveau fit, qu'elle apporte.
Parmi les vieillards qui vivent encore par négligence, j'en aperçois on
qui s'attire ma compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent
depuis trente années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent
si sobrement, qu'il n'a plus que la peau sur les os.
LACHÉSIS.
. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand crime.
ClOTHO.
Quelque gi-andeaue soit sa faute, il l'a bien espiée par les maux tfu'il
a soufferts. 11 y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en vain tous les
jours de fléchir sa communauté par des prières et par des lamios. Il
n'implore plus que notre secours : faisons voir que nous avons moins de
dureté que des moines.
ATuopos, coupant le fil.
Prêtons-lui donc notre assistance.
LACHÉSIS, présentant un autre fil.
Payons, en même temps, les dettes d'un vieil évèque, obsédé, toui"-
menté, persécuté paa nne foule importune de créanciers. Comme Sa
Grandeur n'a pas d'autres revenus que teux de son évêché, qui ne lui
rapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d'emprun-
ter de loules parts pour mieux soutenir la dignité de l'Église. On veut
aujourd'hui qu'il fasse à ses créaBciers des délégations qui le réduiraient
à vivre bourgeoisement.
ATP.OPOS.
Bourgeoi-ement! Ah! quel affront on veut faire à un prélat! Il faut
le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent les
ombres heureuses. ( Elle coupe le fil.)
CLOTHO.
Bon : f(u'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs les
juges ne lui fassent pas jjrendre la route du Tartare, pour venger ses
créanciers.
LACHÉSIS, apportant un nouveau fil.
Il me vient une maligne envie que je veux satisfaire. Un vieux et riche
bourgeois a deux enfants mâles. 11 a revêtu l'aîné, dont il est idol.àtre,
d'une charge fort honorable ; et, pour faire tomber sur lui tout son
bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime point, à se jeter dans \\a
couvent. Ce cadet, pour obéir à son père, a pris le froc sans vocation;
el, après avoir fait des vœux qui le lient, vient d'apostasier. Pour punir
le vil illard d'avoir fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils
aiué, qui n'a pohit d'enfants.
ATiiopos, coupant.
Cela n'est pas mal imaginé : c'est en effet le moyen de mortifier le
père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de ses fils, causé inu-
tilement le malheur de l'autre.
LACHÉSIS.
Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, vont de-
venir ses hériliers.
{Lachésis cl Clilho prennent chacune plusieurs fils, qu'.itropos
coupe à mesure qu'ils lui sont présenlés.)
CLOTHO.
J'ai aussi mes fantaisies, moi.
ATROPOS.
Qui vous empêche de les contenter?
CLOTHO, présentant trois fih à la fois.
Point de miséricorde pour ces trois fils retors que j'abandonne à votre
ciseau. Ce sont deux Normands et une aventuriéie de Gascogne : ils ont
quitté leur pays pour aller chercher fortune à la bonne ville de Paris,
mère nourrice des cadets de ces deux nations. Un de ces Normands, après
avoir pris la livrée d'un fermier général, et passé par les emplois qui y
sont allachés, est devenu le seigneur du village où il est né. L'autre,
qui a fait ses études dans la ville de Caen, a mis son latin à profil, eu se
glissant chez un gros collateur dont il a trouvé moyen de gagner l'ami-
tié et d'attraper deux bénéfices considérables : et la Gasconne, aussi
prudente que jolie, s'en fait un petit fonds de cinquante mille écus des
deniers des trois Etats.
ATROPOS, tranchant les trois fils.
Puisque vous le voulez, le seigneur de village, l'aventurière et le bé-
néficier vont se rendre dans un instant à la redoutable prairie (1), où UEa-
cus les attend pour les interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin
de i\liuos |)Our savoir s'il doit les condamner à prendre le chemin du
Tartare.
(I) Plaion, dans le Gorgias, dit qii'OEacas fl IXhadanianle rendaienl leurs arrWs dsns
mil' jirniric nii il y avaii Aeax roules qui ronduisaicnl, lune au TarLire, el l'aune aine
(:iiiHi|i- l'Iv-, ■•,><; i|in> la jiniilicliiiii d'OEai'US s'clciiilail sur l'Kuro|ic, crlle de Itliadl'
ihipiriii i'\-ir: cl i|iu\ i|iiiiuil il se trouvait des diflicnliés que ws deux juges ne |)0U-
^1 iii II- lii'. ils iiv^iii'iii niriiurs à Miuos, qui, le bceplre d'or £i la niaiu, so leiwit
,ivMv, ,■! proiiniii;:|il SOUVOMIIUMUtlJl.
Du |i'iii|is (le l'Iaion.la tone n était divisée qu'on deux parties.
UiNE JOURNEE DES PARQUES.
16i
LAcnÉsis, donnant un fit à couper.
Délivrons le pem-e liuinaiQ de cet abbé prodigue qui ne peut vivre
avec soixante mille livre de renie, qui s'endette de tous cùtés, qui fri-
ponne le tiers et le qunrl, et qu enfin la nécessité d'avoir de l'argent
rend capable de tout. Sa bourse, comme le tonneau des Danaïdes, se vide
sitôt qu'elle est remplie. Si tous les rois de la lerre lui voulaient envoyer
leurs revenus, il viendrait à bout de les dépenser
ATRoros, se hâtant de couper.
Ah 1 quel bourreau d'argent ! il ne mérite pas de voir le jour.
CLOTno, présentant un nvurcau fil.
Point de pardon pour ce plaideur eilravairant. Sa parlie est une
femme quia été sa maîtresse pendant vingt années pour le moins; il l'a
depuis peu épousée, et II plaide en séparation.
ATiiûpos, coupant.
Quel fou !
Lachésis, donnant un autre fil.
Finissons les divi.sions qui régnent dans la famille d'un marcband in-
juste et caprii.ieux ; quoiqu'il ait soivanic-quinze ans passés, il ne veut
pas, que ses deux fils se mêlent de ses affaires, qu'ils conduiraient p,oui-
tant bien mieux que lui.
AiROPOS, tranchant le fit du père.
Je vais mettre d'accord le père et les enfants.
Clotho, offrant un autre fil.
Coupez ce fil : c'est celui d'un ecclésiastique des plus patelins qu'il y
ait dans le séminaire. L'hypocrite a si bien fait, qu'on l'a nommé à une
abbaye considérable; il a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses
buUe's; elles sont en chemin : faisons disparaître monsieur l'abbé ava'nt
qu'elles arrivent.
AiBoros, coupant le fil.
Il n'aura pas le plaisir de les voir.
Lachésis, donnant un autre fil et rianl.
Un gros cochon d'hojnme gourmand rêve qu'il est à table, et se ré-
veille en sursaut ; il sonne une clochette pour apjicler son cuisinier, et
lui ordonner de préparer pour son diner les mets qu'il vient de voir en
dormant : Ayons la malice de priver ce gourmand de faire ce repas.
Atropos, coupant.
Vous voilà satisfaite.
Clotuo, apportant un ccheveau.
Ces fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres pareils honnêtes gens qui
sortent des jirisons de Londres pour aller subir le châtiment auquel ils
ont été condamnés par la justice. L'étonnante nation! ces criminels se
rendent d'un air tranquille au lieu de leur supplice.
Atbopos, coupant l'écheveau.
Oh! les Anglais sont de^ hommes bien résolus ; ils nuiitent pour la plu-
part sans regret la vie, et ne craignent pas la maison ac Pluton, soit qu'ils
croient qu'îi n'y en a point, soif que, persuadés qu'il faut tôt on tard ces-
ser de vivre, il leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.
LACnÉSlS.
Atlendez. mes chères sœurs, je fais une réflexion : nous sommes ti-op
bonnes aujourd'hui ; nous ne détruisons que des sujets insensés, inutiles
ou incommodes dans la société civile; à quoi pensons-nous donc? Est-ce
ainsi que les l'arques, qui ne sont pas moins cruelles que les Euménides,
doivent s'occuper? On dirait, à voir le choix que nous faisons de nos vic-
times, ((ue nous cherchons à paraître équilaliles ans yeux des hommes-,
il semble que nous ayons peur qu'ils désaïqirouvent nos actions, comme
si nous nous mettions en peine de leurs plaintes et de leurs murmures.
CLOTno.
Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de cham-
bre de justice ; nous n'y songeons pas effectivement : frappons des coups
moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain ; que l'on nous re-
connaisse à In m.tlice et à la barbarie de nos opérations.
ATROl'OS.
Ces sentiments me charment. Apporlez-moi, mes mignonnes, les fils
des mortels les plus respcclés sur la terre, et soyons insensibles à la
douleur que nous allons causer.
i.AcnÉsis.
Vous jiouvez compter sur notre fermeté.
ciOTiie, tirant un fil d'un nouvel icheveun.
Le beau coupa faire, ma chère Atropos! Ilenipli<sons d'étonnoment
l'Europe et l'Asie. Tranchez ce fil : c'est un meurtre digne de nous; olons
la vie et la couronne à ce jeune empereur qui fait concevoir à ses peu-
ples de si belles espérances; il a jeté les yeux sur une princesse (le .sa
cour, et il se dispose à la faire monter sur le trône : tout est prêt pour
son mariage, dont la cérémonie se fera demain, si nous l'avons jiour
agréable; mais prenons plaisir a tromper l'attente de ce jeune monarque.
Changctius l'appareil de ses noues eu funérailles; réjiundous la cousler-
iiation dans son palais, et djverlissons-nous de la tristesse de ses plus
chefs. courtisans.
ATRoros, coupant.
L'affaire en sera bientôt faite : le fil de la vie d'un souverain n'est pas
plus dlifficile à couper qu'un autre.
LACHÉSIS, apportant un fil.
Une jeune et charraaule princesse qui fait l'ornement d'une des plus
belles cours de l'univers est malade : elle est environnée de médecins
qui se llattent qu'ils la guériront ; mais rendons leurs espérances vaines,
comme nous faisons le plus souvent dans les maladies aiguës.
ATROPOS, coup mt.
Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée des larmes du
prince son époux, qui se désespère an pied de son lit; ni des lamenta-
tions des femmes qui sont autour d'elle.
CLOTUO.
A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ;ma sœur. Courage,
Atropos ; après les deux expéditions que vous venez de faire, je ne crains
pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci.
{Elte lud présenta un fil.)
A,TR0P0S.
Qu'est-ce que ce 01?
CLOTllO.
C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui réunit "en
lui toutes les qualités des héros ; faites-lui sentir votre ciseau au milieu
de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et le feu respectent
depuis soixante ans.
ATiiopos, coupant.
Nous lui avQBS filé laut de jours glorieux, qu'il doit mourir content.
LACiiésis, donnant un autre fil.
Main basse, main bisse sur cet illustre magistrat qui aime l'éclat et
la dépense,: juge fort aimé, fort estimé, et des plus éclairés.
ATROPOS, d'un air étonne.
Vous n'y faites pas réllexion, Lachésis.
LACHÉSIS.
Pardonnez-moi!'
ATROP09.
Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôlant sitôt du nombre des
vivants un de ses plus zélés sacrificateurs,
LACHÉSIS.
Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera d'a-
bord ; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les l'ar-
ques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle affec-
tionne sera fort bien remplacé.
ATROPOS.
Oh ! Thémis se contentera de ces raisons... [Elle coupe le fil.) Voilà
noire magistrat dépoiiillo du pouvoir de juger les autres. Il va paraître
lui-même devant les juges des enfers, et entendre prononcer son arrêt.,;
SEANCE DEUXIEME.
CLOTllO, LACHESIS, ATllOl'OS.
cioino.
Sauf votre meilleur avis, mes sœurs, je juge à propos que nous nous
reposions un jieu.
LACHÉSIS.
Que dites-vous, Clolho? Est-ce que nous sommes faites pour le repos?
CI.0TI10,
Non : mais dèlassons-iious eu changeant de travail. Ainsi, pour quel-
ques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous servir de
la quenouille. Le plaisir de Hier les aveulurc.'S des enfants qui naissent
est celui qui a le plus de charmes pour moi.
ATROPOS.
Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fo.-t à jouer des
ciseaux.
LAr.iiésis.
Nous sommes donc d'accord toutes trois : filer est mon occupation fa-
vorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, mes petites,
apportez vile les paniers où sont nos lilasses blanches et nos tilasses iioi"
rcs : arrangez autour de moi tous les vases où je trempe h- bout île mes
doigts (juiind je fili», et (|ui conticiirienl diverses liqueurs, dont les unes
communiquent aux hommes les vices et les autres le» vertus.
164
LA JOURNÉE DES PARQUES.
ATBOPOS, apportant un vase.
Voici déjà un Jes vases où vous mêliez le plus souvent la main : c'est
celui de la volupté.
cLOTHO, apportai\t deux vases.
Et voilà les vases du jeu et de l'ivrognerie : vous n'y trempez pas moins
souvent les doigts.
ATBOPOS, apportant un autre vase.
Vous voyez celui dont la liqueur a été puisée dans le Styx, et qui fai t
les tyrans, les assassins et les autres mauvais hommes.
CLOTHO, apportant deux nouveaux ra^es.
Ces vases sont ceu.i du mensonge et de la trahison. ( Atrnpos et Clo-
Iho apportent tous les vases des passions, des vices vt des vertus, et
les arrangent autour de Lachésis.)
LACHÉsis, regardant de tous côtés.
Je ne vois point ici les vases de la douceur et de la beauté.
ATBOPOS.
.\li! oui, oui, je les démêle... (Elle s'aperçoit que Clotho cherche
quelque chose.) Que voulez-vous, Clotho ?
CLOTHO.
Je cherche un vase que je ne trouve point ; on dirait que nous ne l'a-
vons plus.
'^ LACMSIS.
Quel vase est-ce donc?
ClOTHO.
C'est celui de la chasteté.
LACHÉSIS.
Je ne sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être au-
jourd'hui; il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne pouvons
assez le ménager : nous avons, dans les premiers temps du monde, fait
une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à peine
nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.
ATROPOS.
Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humililé : il est encore
bien précieux, celui-là : aussi le conservons-nous fort soigneusement ;
nous ne nous en servons presque plus, même quand nous faisons des
moines.
LACHESIS.
Cl, filons... Mais attendez, il nous manque encore quelque chose.
CLOTHO.
Quoi?
LACHÉSIS.
Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie. La fantaisie
peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel heureux.
ATBOPOS.
C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.
CLOTHO, apportant un petit panier de fils d'or et de soie.
Si par hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.
LACHÉSIS.
Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont naître.
CLOTHO.
11 en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il vien t
d'éclore entre autres, dans le sérail du Grand Seigneur, un prince dont
la sultane favorite est accouchée. Commençons par celui-là. {Elle tire la
filatse pour filer.) ■ ^, . . '
LACHESIS, filant. \
Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce prince naissant soit
longue : qu'il passe sa plus tendre eufance dans le sein de son père et de
sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, l'amour dont il
est le doux fruit.
ATROPOS.
Marquez, Lachésis, marquoi par quelques nuances noires l'affreux
péril dont je veux qu'il soit menacé, avant qu'il ait atteint sa sixième
année. Les janis.^aires, si redoutables à leurs maîtres, se révolteront
contre le aouvernement, déposeront le pérc du jeune prince, et mettront
sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur d'abord sera
tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses prédécesseurs, et de
faire étrangler son neveu; mais il ne succombera pointa une si cruelle
tentation; au contraire, il concevra pour lui l'amitié la plus forte, et
prendra autaut de soin de sou éducation que s il était son propre lils.
CLOTHO.
Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera pendant
un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une nouvelle
révolution qui coûtera la vie à plus de soixante mille musulmans, son
oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire : il reprendra donc
la place de son père, qui sera mort ; et, usant aussi d'humanité, il épar-
gnera le sang de sa famille.
LACHESIS.
Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts irrévocables des
Parques! Passons à un autre enfant.
ATROPOS.
Doucement, ma sœur. D'où vient qu'en filant la vie de ce prince nou-
veau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour en faire
sans doute un prince sans vices et sans vertus.
LACHÉSIS.
Eh bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce carac-
tere-là.
CLOTHO.
J'en demeure d'accord; mais donnez lui du moins une dose raison-
nable de volupté : voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un
chartreux dans sa cellule ?
LACHÉSIS, souriant et trempant ses doigts dans le vase de la volupté.
Non, vraiment, je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.
ATROPOS.
Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les princi-
paux événements de la vie d'un prince lurc; filons présentement le sort
d'une princesse née depuis un quart d heure au palais de l'empereur de
la Chine : c'est la cinquième tille de ce grand monarque. La mère de
cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe (I), et
la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté
Chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme
vous savez, doué l'enfaut niàle de toutes les inclinations de son père,
surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes,
avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient
guère aux rois de savoir : quelles qualités jugez-vous à propos de don-
ner à la femelle ?
CLOTHO.
De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec
des pieds si petits |2|, qu'elle ne puisse se soutenir dessus ; mais qu'elle,ait
des moments de caprice et d'humeur noire qui fassent enrager les fem-
mes qui sont autour d'elle.
■ LACHÉSIS, après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans
les vases de l'esprit et de la beauté.
Cette princesse, je vous assure, sera bien difficile à servir.
ATROPOS.
De la fille d'un empereur daignerez-vous descendre à deux enfants du
commun '?
CLOTHO.
Hé, pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ue sont pas égaux
pour nous .'
LACHÉSIS.
Sans doute : à mesure qu'ils naissent, nous devons sans distinction
filer leurs aventures.
ATROPOS.
Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'ile d'Emouy vient
d'enfanter deux garçons a la fois. Leur père, qui vit dans l'indigence, se
voyant hors d'étal "de les bien élever, s'attendrit sur leur misère, et,
poussé par une cruelle compassion, il est tenté de le^ aller noyer dans
la mer.
CLOTHO.
C'est qu'il croit à la métempsycose, et qu'il espère qu'à la première
transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus heu-
reux.
LACHÉSIS.
Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.
ATROPOS.
Volontiers : faisons les adopter, l'un par un officier du mandarin qui
connaît des affaires civiles dans la province; l'aulre, par uu marchand
de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa femme ni de
ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue d'avoir, après
sa mort un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et brûle de petits
morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.
CLOTHO.
J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois peur leurs ancêtres :
ils ont beau croire à rimmorlalité de l'àine ou la métempsycose, cela ne
les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer que les es-
prits de leurs défunts parents voltigent autour des tal)lettes où leurs
noms sont gravés en lettres d'or.
I) Les frmmfs île l'empereur de la Cliiiic sonl divisées en six classes. La première
n'esi cflmpostc ime de la reine, son unique é|)Oiise; il y a dans la seconde classe Irois
concubines ; dans la iroisiènie, neuf; dans la qualrieme, \in3l-sepl; d.ms la cimiuiime,
dix-Uuil; ei le numbre de la siiiÈme n'csl pas lixe. , ., .,
Yoijage autour au monde, par le Genlil.
(î) Les Chinoises s'cslropieni le plus souvcni il force de vouloir avoir les pieds peliU.
UNE JOUKNÉE DES PARQUES.
1G5
' LACIIÉSIS.
Rien ne prouve mieux le |JOuvoir que la coutume a sur les lioninies.
ATIIOPOS.
(Juo Jeviendronl nos jumeaux adoptés?
CLOTHO.
(lelui que l'officier du mandarin aura fait sou héritier s'adonnera de
l^iut son conir aux sciences;. et son |iére adojitif aura la saiisfacliun de le
voir parvenir au degré glorieux de licencié.
LAcnÉsis, après avoir trempé les dtiùjls dans les vases des sciences.
Trois ans après, notre petit brodeur oliliendia une place honorable
dans le collège des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois,
et sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que mo-
dernes.
CI.OTIIO.
Dans la suite, il sera tiré de ce collège; il deviendra précepteur du
prince aioé de la Chine; et le reste Je sa vie ne sera qu'un enchaînement
d'honneurs et de plaisirs.
Amopos.
Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et fortuné de
cet eiif.int, faisons aussi, par caprice, un lri| 6n et un malheureux de son
frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.
LACIIÉSIS.
Vous me prè.venez.
ci.oTno.
C'est ce que j'allais vous proposer.
Atropos, souriant.
Dans la disposition où nous sommes tontes trois, neus allons faire un
aimable garçon... Allons, Laché.'is, mettez d'abord la main dans tous les
vases des vices ; il s'agit de foimer un mortel qui soit capable de tout.
Lacuésis, après avoir trempé les doigts dnnt plusieurs vases.
Vous pouvez, mes sœurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce
qu'il vous plaira ; je vous proteste que je viens de lui donner les dispo-
sitions nécessaires pour bien jouer dans le monde les personnages que
vous voudrez.
ClOTUO.
Ces bonnes .semences, qu'il reçoit de votre main bienfaisante, vont ger-
mer à vue d'œil ; il fera mille espiègleries dans son enfance.'Le marchand
de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les châtiments pour
le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme suivant ses mauvaises incli-
nations, tombera bienlôt entre les mains de la jusiice, qui se contentera
de le punir, pour la première fois, en lui faisant appliijuer sur les lesses
cinquante coups de canne de bois de bambou, ce qui ne le rendra pas plus
sage. Il se fera condamner aux galères pour trois ans; après tiuoi, il ira
se présenter aux bonzes de la pagode (pii est auprès de la ville de Focheu.
Ils le recevront gracieusement, et lui permettrout d'aspirer à l'honneur
d'être de leur secte.
Lacuùsis.
Oh ! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne l'esprit de
ion élat. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de l'hypocrisie... {Elle
met la main dans le vase de l'hypocrisie. ) Il ne lui manque à présent
aucune des vertus qu'ont ces Yénérables solitaires.
Clotiio.
Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui laisseront croî-
tre la barbe et les clieveux pendant l'espace d'une année entière, lui fe-
ront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de purte en porte
chanter les louanges de Fo, l'idole de celte pagode. De plus, il ne man-
gera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il combatte sans cesse
ie sommeil ; et, quand il n'y pourra résister, un de ses confrères, chargé
du soin de le réveiller .à coups de bâton, s'en acquittera fort exactement
Après ua si doux noviciat, il endossera une longue robe grise ; ou lui
mettra sur la tète un bonnet de carton sans bords et doublé d'une toile
noire. Ensuite, tous les bonzes eutoiMieniut des hymnes dont personne
n'entendra le sens, et leur chaut, accompagné de jietites clochettes, fera
une espèce de charivari assez réjouissant. Enfin la cérémonie Je la récep-
tion de ce nouveau bonze finira par un repas où il y aura plus d'abondance
que de délicatesse, et où tous ses cunt'rercs boiront à leuvi jusqu'à ce
<|u'ils soient ivres-mort».
ATIIOPOS A CI.OTIIO.
Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il arrive i ce pieux
Chinois?
CLOTUO.
Ajoutez-y ce qu'il vous jdaira.
ATIIOPOS.
C'est ce que je vais faire. QHinze ans après avoir été reçu bonze de la
f.içon que vous venez de dire, il se verra .supérieur de la pagode. Alors
il édifiera le public par l'éfclat d'une aventure dont il sera le héros, et qui
fira beaucoup de bruit dans touten les provinces 4e la Chine.
Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement dunl
vous |iréteudez embellir l'histoire de ce bonze.
CLOTHO.
Et moi tout de même.
ATIIOPOS.
La voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes servantes,
passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte : cll^ y
enireia poiii- faire sa prii're : n'apercevant personne, elle s'avancera jus-
qu'à l'aulel de l'idole, ou elle se mettra dévotement à genoux. Notre
supérieur, caché dans un cndrnit d'où il pourra tout voir sans être vu,
la regardera, et, la trouvant foit à son gré, il ira promplement cher-
cher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces trois femmes.
LACIIÉSIS.
Et cet ordre apparemment n'aura pas plutôt été donné, qu'il sera
brusquement exécuté ?
ATIIOPOS.
Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et fort en
peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de perqni<itions, qu'il
apprendra que les bonzes l'ont en leur pouvoir. 11 s'adressera aussi-
lot au général des Tarlares de la province, et se plaindra du ravissement
de sa fille. Le général, prompt à rendre jusiice, se transportera d'ab )rd
à la pagode avec le docteur, et demandera les personnes enlevées. Les
bonzes répondront (pie Fo est devenu amoureux de la maîtresse, et l'a
lait enlever avec ses deiix suivanli's. Le supérieur, payant d'effronterie,
ajoutera que Fo, en voulant bien honorer de ses embrassemenls la fille
du Jocleur, le comble de gloire, lui et toute sa lamille; mais le général
larlare, sans s'arrêter aux fables des bonzes, visitera Ini-méiue lous les
réduits de la maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sor-
tiront d'une grotte percée dans un rocher: il fera alallre une porte
de fer qui fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu sonlerraiu la fille
du docteur, avec plusieurs autres compagnes de son iiifortune. Elles
seront toutes rendues à leurs l'aïuilles ; et l'on mettra par ordre du gé-
néral, le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres
avec ses infâmes ministres (1 ).
ci.OTUo, à Lacliésii.
Que vos doigts .se pré|iaieut à filer les jours d'une fille qui prend nais-
.sauce en ce moment dans l'Amérique méridionale. Une Portugaise, na-
turelle du Brésil, donne une héritière à son époux, qui est un des plus ri-
ches maîtres des plantations qu'il y avait dans la ville de San-Salvador.
Prodiguons les vertus à l'enfant; faisons-en une petite Lucrèce.
LICUÉSIS.
Fi donc, Clotho! vous plaisantez apparemment : ce serait bien déplacer
la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher le vase qui
donne celle vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la prière de Minerve
ou de Junou. Une fille sage en Cuinée y paraîtrait un phénomène nou-
veau {Elle trempe te bout de ses doigts dans les vases de la beauté et
lie la volupté.) Coiitentons-nous de rendre celle-ci parfaitement belle.
Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et luisanl, le nez fort
écrasé, une très-grande bouche et de trés-petit< yeux. (Juand elle aura
quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du Brésil.
ATIIOPOS, riant.
Ah I ah ! ah ! je ne puis m'cmpécher de rire en voyant Lachésis mettre
la main dans le vase île la beauté pour faire une pareille créature, qui se-
rait un monstre pour les Européens.
LACHÉSIS.
Oui, comme un teint de lis et de rose, une petite bouche vermeille et
deux grands yeux bien l'undus, paraîtraient bien effroyables aux Ethio-
piens brûlés.
CLOTHO.
Véritableinenl la beauté est locale : c'est pourquoi la liqueur de ce vase,
s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si vous voulez,
sur le caprice des nations,
ATBOPOS.
Je sais bien cela; mais je ne suis pas du goût des Portugais du
Brésil."
LACHÉSIS.
M moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle, res-
.semble à Vénus, à Junou ou à Pallas.
CLOTHO.
Sur les bords du Danube, la femme il'un pauvre baron allemand vient
d'accoucher d'un enfant initie dans sa chaumière. De quelles qualités ju-
gez-vous à propos de douer ce petit AUobrugc?
Il) M. le i',ftiU\ (lit. dîiiis Sun Votjayf autour du mouile. (|ue \ci missionnaires (]iii
c'iairiitilcsoii lemjis à li (Jiiuc lui akMircrcnl que pjri'ille aveiiiure c-uil irnvreil;inb uuc
|jj|iO(le.
■IG3
UNE JOURNÉE DES PARQUES.
LACnÉSlS.
Pour compenser sa pauvreté, j'en vais f;iire un i;an;on plus beau que
le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.
ATt'.OPOS.
Donnez-lui, avec cela, de la prudence, de l'esprit et d« courage.
lAcnÉsis, filanl après avoir mis les doigts dans plusieurs vases.
i\ aura les bonnes qualités que vous lui souhnilez; mais il aimera le
vin, le jeu el les femmes.
ClOTUO.
.le vais sur cela composer un tissu des avenlures qui doivent lui arri-
ver : il deviendra orphelin à douze ans, et se voyant sans bien, il se fera
p.iïede l'envové d'un prince de l'empire, el ira en France avec lui. 11
ne^sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur (le jdaire
;i une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera l'envoyé de le lui
donner. Elle l'obtiendra el le gardera jusqu'à ce qu'il ail vinirt-cinq ans.
Alors notre jeune baron témoignera à sa mailresse qu'il voudrait iiien
retourner à son pavs ; elle ne s'y opposera point, cl lui fera une gialili-
calion de mille écus ; mais au lieu daller en Allemagne, il parlira pour
1 Ann-lelerre, qu'il lui prendra fantaisie de voir, sur le rapport qu'on lui
aura^fait des merveilles de la ville de Londres;
ATiioros. ^
Je suis curieuse d'appremlrc ce qui lui doit arriver là; car vous ne l'y
faites point aller [lour rien.
CLOTUO.
Non, sans doute. Je lui prépare un événement as^^ez singulier, et qui
ne lui sera pas infructueux. Il passera prés d'un mois à parcourir la
ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un soir,
enirc neuf et dix lieurcs, il entrera dans l'hùlel garni on il seia logé, un
homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand : Une belle dame
qui vous a vu à la promenaile souhaite de vousentielenir celle nuil, pourvu
que vous vous laissiez conduire les ynix bamlés. Au resie vous ne courez
aucun péril, que celui de prendre Irop damour.
lACIlÉSIS.
Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la proposiiion.
CLOTHO.
Sans balancer.
ATROrOS.
11 montera sur-le-chomp en carrosse avec son guide, qui lui bandera
les veux, el le mènera fort honnêl^m^nl à une t;rande maison, où, lin-
troduisaut dans un ïippnrttment superbe, il lui fera voir la dame en ques-
tion.
CLOino.
Elle sera masquée, en n'ùtera point son masque pendant une conver-
sation de dcn.x heures qu'ils aui'ont ensemble, quelques iuslances que lui
fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Af.rés quoi le guide, le
ramenant à son holel de la même manière i|u'il l'aura amené, lui dira :
Monsieur, je reviendrai vous reprendre si 1 on a hesiiin de vous. Le baron
juirera, par ce-i'pa'oles, que l'héroïne de l'aveiitore sera une jeune dame
marié ;i i|ueb]ue vieux seigneur anglais qui \oudra avoir d'elle un héri-
ler; cl ce i|ui le conlirmera dans celte opinion, c'est qu'un mois après
son guide le reviendra voir pour lin apporter trois ci iils gninées, cpi il lui
comptera, en lui ilisant : Dans (ptelquc endroit du moiulequc vr)ns soyez,
vous loucherez tons le.s ans la même somme. Effectivement, il recevra
pendant viu£;t années conséciilives, sans savoir â la vérité de quelle pari,
mais bien p'ersiiadé que ce sera pour avoir l'ail un milord.
"l.ACIlÉSlS.
Après vingt ans, pourquoi ne jouira-l-il plus de sa |iei!sionî
ci.œruo.
C'est que le jeune seigneur anglais, son fils, prendra le parti des armes,
cl périra dès sa première campagne.
ATnOPOS.
La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter deu.^
jumelles dans les roulisscs. Regardons ces enfanls d'un œil favorable;
faisons-eu deux sujets fameux.
lAcniisis.
Volonliers . que l'une ait la voix d'une sirène, et que l'autre danse
aussi bien (juc 'ferpsychore.
CLOTHO .
Elles entreront, dans leur puberté, à l'Opéra de Paris, d'où elles ne
sortiront que chargées d'or et de pierreries.
ATBOPOS.
Oui; mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis hommes,
dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.
LACUÉSIS.
Ecoutez, mes sœurs; eutendez-voiis les cris que pousse une femme en
travail, dans un fort bel hôtel, au milieu de Paris? C'est l'épouse d'un
des plus riches particuliers de France, d'un homme que Pluliis chérit,
el qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous nos trois noms
mystérieux.
CLOTHO.
Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et finis-
sons ses douleurs.
ATCOPOS.
Nous le devons.
LACUÉSIS.
■ Elle est délivré^;. Elle met au monde nu garçon dans cet insUnl.
CLOTHO.
Que nous ferons plaisir ;i PliUiis, si nous Dlnus à cet enfant des jours
d'oi et de soie"?
ATIlOPOS,
il n'y faut pas manquer.
lACHÉSlS.
Non : faisons-lui une destinée digne d'envie.
CLOTHO.
Donnons-lui tontes les qualités d'un galant homme... {À Larhcsis.)
Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit et de la
probité.
ATP.OPOS. ,
(lue surtout il soit bienfaisant et libéral, car un homme riche qui n'est
pas généreux est un monstre 1
CLOTHO.
Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait quelque
vice léger. 11 ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus parfaits
■que les dieux.
LACUÉSIS, filant après avoir mis hs rnains dans plusieurs vases.
Lais.sez-moi faire... 11 sera bien partagé, sur ma parole. S.i.vie sera
longue, exemple de chagrin, on plntôt égayée par une succession coiili-
nuélle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troub'Ieront point
son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter leurs dou-
ceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon. galant, généicux ; et. ce
que nous n'avons encore accordé à personne, quoique payeur, il jiossé-
dera le cœur de ses maiiresscs.
.iinopos.
Passons d'une exlréniilé à l'aulre. Une bourgeoise de Paris vient de
meure au jour un enfant mâle ; faisons-en un auteur. Aus.si bien nous
n'en avons ]ias encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point de
jour que nous n'eu fassions pour le moins une centaine.
CLOTHO.
C'est fort bien dit : faisons-cn un auteur universel, un écrivain qui
comp'tse lanlôl en vers, tantôt en prose, pour tous les ihéàtrcs de Paris :
et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu il fera pendant sa vie
cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux suc-
cès.
lACllÉSIS.
Encore ces ([ualrc heureuses productions seront assez mal reçues du
public, lors(|iie, dix ans ajirès leur nouveauté, on s'avisera de* les re-
niellre au théâtre.
.ap.opos.
Je vois une vieille femnu'de chambre qui met un gros paquet de linge
dans une allée, au pied d'un escalier : ce paquet est un enfant nouveau-
né qu'on expose.
CLOTHO.
("lui, c'est le fruit des hunteuscs amours d'une fille de condition.
Dans cet emlrnil de rriUrellen Ac< Pan|iies, je nie lévcillui...
T\y d'i'.ne JOVnNÉE pes papoues.
LES BÉQUILLES DU DL\DLE BOITEUX.
PAR LE SAGE.
MoNsiEun,
Je vous aniiûiice une nouvelle édition Ju Diahlc hoiteux. Malgré l'an-
cienne rancune que nous conservons depuis le |iéciié orii,'inel conlre la
genl diabolii|ue, luut le monde aime Asinodée : on le lit, on le caresse ;
jamais diib'e n'a été si fêle.
11 aurait pu paraître aux yeux de don Cléoplias sous une forme plus
gracieuse, et tel que les poêles l'on représenté, sous le beau nom de
Cupidon ; mais, ennemi du déçiiisonient, il se montré à son libérateur
dans toute sa laideur naturelle, pour lui témoigner qu'il ne veut rien lui
cacher. Voilà un exemp'e de Irancliise peu commun. Coinliien d'amants
n'ont jamais eu le honlieur de voir le visage de leur maîtresse sans agré-
ments étrangers ! .V[ires tout, le! qu'il est, il ressemble mieux au démon
de la volupté, qu'avec les grâces et In beauté i(uc l'andqullé lui uonne
en le nonimaulle dieu d'amour; et soji manteau, avec les (igures ingé-
nieuses i|ui y ,onl peintes, lifi sied mieux que les ailes dorées, le carquois
et le bandeau.
Au reste, sa difformité est bien compensée par son bon caractère et son
esprit. Il s'acmiitlc scrupuleusement de sa parole; il rend d don (Mciqilias
Us plus granas services, et ne tient en rien de la méchanceté des habi-
tants des enfers Du côté de l'e-prit. il s lutient glorieusement la réputation
de .ses confrères; il en a comini! tous les diables en.semble. Je n'en veux
pas d'iiitre preuve que ce qu'il dit au sujet de sa dispute avec le démon
l'illardnc : Après cela, dit-il, on nous réconcilia; nous nous embrassâ-
mes; depuis ce tenips-l.i nous sommes ennemis mortels. Ce trait laisse à
penser tout ce qu'on peut dire; et vous en trouverez deux cents pareils
dans les peintures qu'il fait de nos défauts.
Peut-on exprimer les ridicules des bonimcs avec plus de force et de
délicatesse? Ses portraits sont achevés. (Juand je nie re|iréseute ce boi-
teux av(C ses béc(uillcs, je m'imagine que tous les traits piquants, mais
sciiscs, qu'il lance, son', autant (ie coups de béquille ([u'il donne aux
différents originaux qni les méritent, qiioiqn il semble badiner, il ne
frappe jamais à faux: tous ses coups de bé piille poileut.
L'écolier prolila sùreineut |dus dans une nuit avec Asmodée qu'il n'a-
vait l'ait dans tonte sa jeunesse avec tous les docteurs d'Alcabi : ceux-ci
l'avaient rebuta par leur morab; éternelle; au Ijeu (|ue dans le boiteux il
trouva un maître habile qui, dans nu tableau réjouissant, lui faisait sent r
parfailcinent les défauts des hommes, et le corrigeait adroitement sans
l'accabler de leçons ennuyeuses.
Ainsi, je ne suis pas surpris que ce boiteux ait fait une .si brillante for
tune. Pciit-on refuser en France son suffrage a un ouvrage (jui reuleruie
un heureux mélange de légèreté, de" vivacité, de pidite>se et de solidité,
sous un air de bagalelle? .Nous sommes iiréveniis conlre les nréceptus.
nous voulon.? être amusés; maisdanscel amuseincnl qui iiiius | lait si fort,
nous deniandons de la jusHcc et de la raiNOn ; eulin nous sonimtiii des vw-
faut» l•ais^mnables; et le seigniur Asmodée s'est paifailemeiU conformé
au'goi'it de notre nation. Il faut sans dont'! que les Français aient mérité
de lui quelque prédilection. J'admire encore son désiiitéiessemcnt d'avoir
trav.iillé à nous rcndie sages contre ses propres intérêts et ceux de ses
confrères, qui n'ont |ias dii lui en savoir bon gré.
\ a-t-il quelqu'un, monsieur, qui ne soil jaloux du |daisir que goûtait
Zambullosur les observatoires où le |ilaçait Asmodée? Je vole avec eux
sur 1.1 tour de Saii-Salvador; je me rends'les objets pi i''sents par mon ima-
gination, et je suis enchanté. Je vois d'aborri oiie<o (nette surannée qui
se couche après avoir laissé sur sa toilette ses cheveux, ses sourcils et ses
dents; un galant sexagénaire (|ui oie .son œil et sa moustache postiches,
(Il altendanl que sou vabt vienne le débarrasser de son bras 1 1 de sa
jambe de bois, pour le coucher avec le reste; et la S(eur aînée de ce bel
Adonis, qni, avec une gorge et des hanches arlificiflles, se donne nu
air de mineure. Je ris autant que l'écolier de la singulaiilé de ces trois
personnages rassemblés sous im mèrneloit.
Dans une autre maison, j'admire le h m i atiirel du vieux don Torribio,
que les fris de sa fentme en couche percent jusipiaii rieur, tandis qu'un
«lumestiqne, (|ui est la caiise première des douleurs de Jia maîtresse, dort
d'un iirofond sommeil. .le sais bon gré ,i ce médecin que je vois s'habil-
ler .1 la h.ite de courir si promplcincnt au secours de ce prélat i|ui a toussé
deux ou Irors fois depuis une heure (|u'il est au lit.
Je eiiniiinple dans un grenier ce prudent auteur qui rassemble dans
une épilre dédicaloire toutes les vertus morales et polilinues, et toutes
les louanges qu'on peut donner à un homme illustre par lui-même et par
ses ancèties, .sans .siivoir à qui il dédiera son ouvrage, mais bien disposé à
ne rien diminuer de ses éloges II y a desauleurs (|ui vivent de flatteries;
mais je suis surpris du tiaît (|uc le boiteux ajoute, qu'une femme de la
cour, ncu satisfaite dune é|iilre dédicatoir'e (jiii. lui était adressée, se
donna la peine d'en fa:re une autre, i[u'clle envoya à l'auteur pour la faire
imprimer.
Jrf regarde dans la rue avec mes compagnons, et je plains ce pauvre
Casiillaji, filant l'amour parfait sous les fenèires de sa maîtresse, qui
pleure, au son de la guitare de ce froid amant, lahsence de sou riv.il.
Dans un b.ilinii'nt neuf, je suis éd lié des saintes frayeurs d'un conla-
dor, qui songe à bàlir un monas!é-e des richesses qu'il a amassées par
di's voies équivoques ; le bniiboninie est dans la meilleure foi du monde ;
une église et un réft cloire fondis, il va se croire le plus juste de lou<
les hommes. Je ne suis pis rtioi:s char-né des lenire* scru|)ules d'une
femne de soixante ans, qui épouse un homme de dix-sept ans pour
goûter sans scrupule des pl.iisisipi'elle aime : des mfitil's aussi louables
ne mérilcnt pas le diarivari (|iron lui donne.
Apres avoir montré à don (Cléoplias plusieurs antres originaux aussi
divertissants, Asmodée, pour ne pas accabb r par trop d'objels son ima-
eination, lui explique le sujet de la joie ((u'il remarque dans un gruid
hôtel, et lui raconte d'un bout à laiilre les amours du comte de lielllor
et de Léonor de Cespédes. Il faut convenir, mon-ieur, i|ue le bo;tiux
conte bien agré.iblemenl; son histoire est charmanle, 1 intrigue est par-
faitement d.^velo(qiée, tout y est iiistrucùf ; la venu et la faiblesse de
Léonor, l'amour et l'ambition du comte de Belflur, l'adresse de la dame
Marcello, la fureur de don Luis de CtspeJes; entin, to is les car.M-lerts y
so it peinis d'apics nalure : .\smodée connaissa t bien le cœur hunnin.
Je reviens avec un ro iveau id.iisir, après celle hisloir'-, aux observa-
tions que le Dial le continue avec le même esprit : de nouveaux originaux
remplissent la sceii»-. Dans c. t liotel, (''est un marquis ignordiit qui, pour
se donner un air de protecteur di'S gens de lettres, loge chez lui un
compilateur. Quelques portes au-dessous de eel'e du manpii^, c'est une
habile négociatrice, qni. pour la commodité d'un nombre de riches
veuves, tient une liste de ions les étr.mg'irs bi(:n fai's qui arrivent cha-
que jour dans la ville. Elle s'infirme de leur naissance, de leur pays, de
leur agir, de leur taille, de leur air, |inis elle en f.iil le rapiiort a rex
veuves, qui fout leur.s réflexions là-dessus; et si le canir leur en dit,
eUe les abouche avec ces étrangers.
U ins une autre ma'son, ce sont des dévotes alarmées qui s'empressent
pour un inquisiteur malade. Jamais on n'a vu de scène si comique ; l'une
lui fait ses bouillons, et l'autre, au chevet de son lit, a soin de lui tenir la
tête chauile, et de lui couvrir la poitrine : ce sont sans doute les deux fa-
vorites de Sa llévrri'iice. L'aiilicl'..imbre est remplie d'autres pénilcntes qui
accourent toutes avec des remèdes différents, chacune vante le sien au
valet de l'inquisittui'. et lui dit .i l'oreille, eu lui mêlant un ducat dans
la main : Laurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma
buiileille ail la piérércnce ; et jioiir faire sentir à Zambiillo tout le bonheur
ilu malade, Asmodée ajoute que, s'il n'était pas diable, il voudrait être
ini|uisit> ur.
Suivons monsieur, don Cleophas sur les prisons où il se fait transpor-
ter. Que vous semble de ce prisonnier qui. surpris à l'escalade d'un bal-
con, aime mieux courir les risques de périr d'une manière infâme comme
voleur, ipie de compromcltre l'Iioiineur de sa dame en avouant son coni--
inerce amoureux'.' Il sera peiil-èlre \i: premier martyr de la discrétion,
et personne ne l'iniitera en France. Je [ilains sincèrement un autre inno-
cent, ce pauvre éciiyer accusé injusiement d'avoir volé un diamant, .le
voudrais, comme don Lleophas, qii'.Vsniodéc put le délivrer; mais, d'un
autre côté, je goûte fort les raisons qu'apporte l'esprit |iour prouver que,
s'il élait lui-même eu prison, il ne poiiriail s'en tirer qu'en linançant A
propos d'un vol ibiut l'auteur est en prison, il donne encore à la justice
un coup de béipiille au moins aussi rude, /ambiillo lui demande si l'on a
rendu les éciis relroiivés. I)|i ! que non, répond Asmodée, : ce sont <les
pii'Ces qui prouvent le vol, la pislice ne s en dessaisira |ias. Il est vrai
qu'il n'épargne pas plus le saint-oflicc , excepté qu'il eu parle à voix
liasse.
166
LES BÉQUILLES DU DIABLE BOITEUX.
Au triste spectacle des prisons, je vois succéiier des oljjets plu-; pl.ii-
snnls. J'admire la religion d'un usurier, du seigneur Snnguisnela, qui
prend en conscit'nce siï cent soixante ducats pour l'intérêt de trois cenl^
iiuaraate qu'il prête, et qui, par scrupule, ne veut point les corapler avant
(l'avoir entendu fort dévotement la messe et le s'ermon. Je partage la con-
(usion de cette dormeuse qui, prenant son amant pour son valet, le prie
de ne pas recommencer; et je suis charmé du sang-froid avec lequel cet
amant dit en se retirant à l'heureux valet: Amhroise, n'entrez pas, votre
maîtresse vous prie de la laisser en repos.
Je change de place avec le boiteux; je le suis sur la maison où sont
emfermés les fous. Combien de genres différents de folie, et que les cau-
ses en sont singulières ! La tête a tourné à ce nouvelliste castillan, pour
avoir vu dans les gazettes que vingt-cinq Espagnols avaient été battus
par cinquante l'ortugais. Ce maître d'école est devenu fou en cheichant
\e paalo-post-falurum i\u\ verbe grec; et don Blaz, pour avoir été
obligé de rendre la dot de sa femnie. Il y a aussi des femmes dans cet
hôtel de la folie; entr'autres l'épouse superbe d'un corrégidor, à qui la
rage d'avoir été appelée bourgeoise par une femme de qualité a fait per-
dre la raison; et la femme d'un trésorier du conseil des Indes, devenue
folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer
son carrosse pour laisser passer celui d'une duchesse.
Asmodée montre aussi à son compagnon, dans un quartier voisin, un
grand nombre de fous qui mériteraient bien d'être enfermés: la femme,
]iar exemple, d'un architecte qui fait des legs à des gens de qualité, à.
cause de leurs grands noms, et qui n'ose rien laisser à un homme qui
lui a rendu de grands services, de peur de déshonorer son testament par
le nom d'un roturier. J'aime surtout ce cavalier de soixante ans, qui,
en racontant à une jeune dame les bonnes fortunes de sa jeunesse, pré-
tend qu'elle lui doit tenir compte d'avoir été aimable autrefois'; et ce
bon chanoine, qui acheté sans cesse des meubles, des tableaux, des bi-
joux, dans l'esprit de faire admirer son inventaire après sa mort. Jugez,
monsieur, des autres fous par ceux-l.i.
Asmodée étend ses observations jusque sur les morts; il porte son
compagnon sur une église remplie de mausolées, et lui dévoile ce qu'ils
contiennent ; quelquefois il lui fait en deux mots le portrait d'un mort,
et lui apprend compient il est sorti de ce monde. Ce lombeau-ci, lui dit-
il, recèle les restes d un officier général qui, comme un autre Agamem-
non. trouva, au retour de la guerre, un Egisthc dans sa maison. Dans
celni-l,i repose nu courtisan qui ne s'est jamais fatigm'' qu'à faire sa
conr. Uu peu plus loin, ce mausolée plus modeste renferme le bizarre
assemblage d'un vieux doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme :
il était prêt à signer la ruine de deux enfants qu il avait d'un premier
lit, lorsqu'une apoplexie l'emporta, et sa femme mourut vingt quatre
heuie« après lui, de regret qu'il ne fût pas mort trois jours plus tard
Le boiteux, par sa puissance, fait même voir des ombrrs à Zambnilo.
entre autres celles de trois fameuses comédiennes, dont la fin e<t assez
plaisante ; l'une avait trouve la Uiort dan* la bonne chère; l'antre avait
crevé subitement de dépit au début d use nouvelle actrice applaudie par
le parterre; et la troisième était morte d'une fausse couche derrière le
théâtre, en venant de jouer sur la scène le rôle d'une vestale. Je doute
fort que les médecins approuvassent les peintures qu'Asiiioiiée fait en-
suite remarquer à 1 écolier, sur les ailes de la mort, qu'il lui rend vi-
sible. 11 faut avoir une imagination diabolique, pour y voir de jeunes
médecins qui se font recevoir docteurs en présence de la Mort, qui leur
donne le bonnet. Je ne conseillerais pas à des hommes malades de par-
ler de la médecine avec tant d irrévérence
Admiri z, monsieur, l'adresse d' Asmodée ! Pour effacer de l'esprit de
l'écolier les tristes images des tombeaux et de la mort, il lait venir une
histoire dont la force de 1 amitié fait le sujet : elle est aussi bien écrite
que les amours du comte de Belllor : cependant, à cause du tragique
qu'elle contient, je suis bien aise de la voir suivie du chapitre des son-
ges. Le boiteux les explique d'une manière qui approche souvent de la
vérité; par exemple, ceux d'un procureur et de sa femme n'en sont pas
bien éloignés : le mari rêve qu'il va a l'hôpital visiter et assister de ses
propres deniers un de ses clients qu'il a ruiné; et la procureuse songe
que son mari chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux ; et cette
femme titrée, en rêvant que Jupiter e-;t devenu amoureux d'elle, et qu'il
se met à son service sous la forme d'un grand page des mieux bâtis, ne
fait peut-être pas un rêve si extravagant.
Je finis, monsieur; je ne vous dirai rien des observations que conti-
nue Asmodée sur les mouvements de Madrid et sur les captifs rach<>tés :
c'est toujours Asmodée qui parle et qui peint avec le même esprit et la
même solidité Le tableau est achevé comme il avait été commencé; et
les lecteurs judicieux y trouveront jusqu'à la lin des coups de bcquille,
dont ils feront bien de profiter.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Le Sage.
l'aris. — Imprimcrio SCHNEIDER, rue d'Erfuilh, 1.
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