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Full text of "Le diable boiteux"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lediableboiteOOIesa 


^     AS 


l)rs>iiis  par  J.   A.  I'iMiuip 


CHAPITRE  PllEMIEH. 


Quel  diable  c'isi  i\aù  le  Diable  boiti'ux.  Où  et  par  quel  hasaril  don  Clcupli 


Une  nuit  dti  moisd'oe- 
toliie  couvrait  d'c|inis- 
sos  tonélires  l.i  ce  nhre 
ville  de  Madrid:  déjà  le 

fieupli-,  retiré  chez  lui, 
aissait  les  rues  lihres 
iinxamaiilsqui  voulaient 
cli.inter  |i  urs  peines  ou 
leurs  plaisirs  sous  les 
Lalciins,  de  leurs  itiai- 
îresses  :  dej.i  le  son  des 
guitares  causait  de  l'in- 
i|uiélude  aux  pères,  et 
alarmait  les  maris  ja- 
loux: cnQn  il  était  pi  es 
de  minuit  lorsque  don 
Cleoplias  Lcaudro  l'enz 
Zaniijul'o,  écolier  d'Al- 
cali ,  sortit  liriisi|iic- 
iiii'nt  par  une  lucari,e 
d'une  maison  mi  le  lils 
indiscret  de  la  déesse  de 
Cytliére  l'avait  l'ait  en- 
trer. Il  tiicliait  de  con- 
server sa  vie  1  Ison  li'n- 
ncur  en  s'efforçant  d'é- 
chapper ;i  trois  ou  ipia- 
Irc  spadassins  ipii  le  sui- 
vaient de  prés  [loiir  le 
tuer,  ou  pour  lui  faire 
épouser  par  force  une 
dame  avec  lai|U(lle  ils  ve- 
uaientdele  surprci;dr.'. 
Quoique  seul  contre 
eux,  il  s'était  «jélcndu 
vaillamment,  et  il  n'a- 
vait pris  la  fuite  ipie  par- 
ce >|u'il>  lui  avaient  en- 
levé son  épée  dans  le 
conihat.  Ils  le  poiUNui- 
virenl  (|uel(pie  temps 
sur  les  toits;  mais  il 
trompa  leur  poursuite  à 
la  faveur  de  l'oliscurilé. 
Il  marcha  vers  inie  lu- 
mière qu'il  a|icrçiil  de 
loin,  et  qui,  tnute'faihic 
qu't  lli,'  était,  lui  servit 
Ue  fanal  dans  une  conjoncture  si  périlleuse.  Api 


y>f  /t-'^^ip 


Ziiiilmlio  rt  le  Dialile  bolicnx. 


avoir  plus  iriiiic  fois  |       Mais,  ayant  ouï  soupirer  une  «erondc  foiii, 


couru  risque  de  se  nom 
pre  le  cou,  il  arriva  prés 
d'un  grenier  d'où  sor- 
tai'  nt  les  rayons  de  celte 
lumicre,  et  il  entra  de- 
dans par  la  fenêtre,  aussi 
transporté  de  joie  qu'un 
pilote  qui  voit  heureu- 
sement surgir  au  port 
sou  vaisseau  menacé  du 
naiifr.ige. 

11  regarda  d'abord  de 
toutes  parts,  et  fort  éton- 
né de  ne  trouver  person- 
ne dans  k:\:  ^alelas,  ipii 
lui  parut  un  apparle- 
ini'iil  assez  singulier,  il 
.se  mil  à  le  considérer 
avec  lieaucoup  datten- 
tion.  Il  vit  une  lampe 
dc^  cuivre  attachée  au 
plal'oiid,  des  livres  et 
des  papiers  en  confu- 
sion >ur  une  table,  une 
spliere  et  des  compas 
d'un  coté,  des  lioles  et 
des  cadrans  de  l'antre: 
ce  .iiii  lui  lit  ju,'eripril 
demeurait  au-dessous 
quelque  nsirologiie  iiui_ 
venait  faire  ses  oliser-' 
valions  dans  ce  rédiiil. 

Il  levait  an  iii'ril  que 
.son  liniiliCHr  lui  a»ait 
l'ait  évitir,  et  d.libeiait 
en  Ini-inème  s'il  de- 
meiireiail  là  jusqu'au 
lendemain,  ou  s  il  pren- 
drait lin  autre  parti, 
quand  il  entendit  pous- 
ser un  long  soupir  au- 
près lie  lui.  Il  s'imagina 
d'aboi  d  qii>!  cclaitqiiel- 
que  fantùmc  de  son  es- 
prit agile,  une  illusioa 
de  la  nuit;  c'est  pour- 
quoi, sans  s'y  arrêter,  il 
continua  ses  réllexiuiis. 
il  ne  douta  plus  ipie  ce  ne 

K 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


fut  imccliose  rcilli";  el.  Iiipn  ([ii"il  no  vil  |ifr>:o!;no  (l:ins  h  r'aiiilire.  il  irp 
lai'is.i  )i.ns(lp  s  l'crior  :  Qui  fli;ilile  so  pire  iL'i?{l('s[  moi,  spisfiimir  érolier 
lui  lépondll  nus^^ilôl  une  vois  rjii'  avHil  <iiirl(Hie  cho^e  (rcxli.ifjrdiii.iiie; 
je  suis  depuis  six  mois  dans  nne  de  ces  fioles  bnnchêes.  11  luge  en  celle 
maison  m  savant  astri>l(ij,'iie  qui  esl  inairicicn  :  c  est  lui  qui.  prie  ])0u- 
voirde  sun  art,  me  lienlenferiTiédans  celle  élroile  prison.  Viuis  èlesdonc 
«n  esprit?  dit  don  (llcoplias,  un  peu  trouldé  île  la  nniiveanlé  de  l'aventure. 
Je  -uis  un  démon,  reparlit  la  voix  ;  vous  venez  ici  fort  à  propos  |  our  me 
tirer  d''  sclaynge.  Je  ianijuis  dans  l'oisiveté,  Car  je  suis  le  dialdede  l'enfer 
le  plus  vif  et  le  plus  laliorieux. 

Ces  paroles  cau>érrnl  ipielque  frayeur  au  seigneur  ZamliuUo;  mais, 
comme  il  était  n.ilurclleuieni  ronrageux,  il  se  r.issura ,  et  dit  d'nn  ton 
fernn'à  l'espril  :  Seigneur  dialile,  apprenez-moi,  s'il  vous  plail,  quel  rang 
vous  tenez  parmi  vos  confrères,  >i  vous  èlesun  démon  noble  ou  rnlurier. 
Je  suis  un  diable  d'inqjoi  tance,  répiuidit  la  voix,  et  Cf  lui  de  tous  qui  a  le 
jdus  d  répnlaliou  dans  l'un  et  l'autre  inonde.  Seri^  z-vons  par  ha.sard.  ré- 
jdiqua  don  (lleoplias,  le  démon  qu'on  appelle  Luàfi-r?  Non,  repartit  1  es- 
prit ;  c'est  le  diable  des  charlatans.  Ele^-vous  l'riel  ?  reprit  1  écolier  Fi 
donc,  interrompit  brusquement  la  voix;  c'est  le  patron  des  marchands, 
des  tailleurs,  des  boucliers,  des  boulangers  et  des  autres  voleurs  du  tiers 
état.  Vous  êtes  peul-èlre  Beizébuf.'  ditLeandro.  Vous  moquez-vous?  ré- 
pondit 1  esprit;  cesl  le  démon  des  duègnes  el  des  éeuyers.  Cela  m'étonne, 
dit  ZamluiUo  ;  je  croyais  Belzébul  un  des  plusgrands  personnages  de  votre 
conqiagiiie  C'est  un  de  ses  moindres  sujets,  repartit  le  démon  :  vous  n'a- 
vez pas  des  idées  justes  de  noire  enfer. 

Il  faut  donc,  reprit  don  Cleopbas,  que  vous  soyez  Léviatban  ,  Belphé- 
gor,  ou  Astarot.  l)h  !  pinir  ces  trois-l,i,  dit  la  voix,  ce  sont  des  diables  du 
premier  ordre;  ce  sont  des  esprits  de  cour.  Ils  entrent  dans  les  conseils 
des  jjrinces,  animent  les  ministres  formeni  les  lignes,  excitent  les  soulè- 
vements dans  lesElals,  el  allument  les  llanibeaux  de  la  guerre.  Ce  ne  sont 
point  là  des  maroufles  comme  les  premiers  i|  le  vous  avez  nommés.  Hé  , 
liiles-inoi,  je  vous  prie,  répliqua  l'écolier,  quelles  sont  les  fondions  de 
Flngel?  Il  est  l'àînc  de  la  cbicane,  el  l'esprit  ilii  barreau,  repartit  le  dé- 
mon. C'est  lui  tpii  a  conqiusé  le  protocole  des  ImiKsiers  el  des  notaires.  11 
inspire  les  idaideurs,  possède  les  avocats,  el  obsède  les  juges. 

Pour  moi,  j'ai  d'autres  occupations  :  je  fais  des  mariages  ridicules;  j'u- 
nis des  barbons  avec  des  mineures,  des  mailres  avec  leurs  servantes,  des 
filles  mal  dotées  avec  de  tendres  amants  qui  n'ont  point  de  fortune.  C'est 
moi  qui  ai  inlroduil  dans  le  monde  le  luxe,  la  débauche,  les  jeux  de  ha- 
sard et  la  chimie.  Je  suis  l'inventeur  des  carrousels ,  de  la  danse,  de  la 
musique,  de  la  comédie ,  et  de  toutes  les  modes  nouvelle.^  de  France.  En 
uu  mot,  je  m'appelle  .\smodée.  surnommé  le  Diable  boiteux. 

lié  (|Uoi  !  s'écria  lion  Cleophas,  vous  seriez  ce  fameux  Asmodée  dont  il 
est  fait  une  si  glorieuse  mention  dans  Agrippa  et  dans  la  Clavicule  de  Sa- 
lomon  '?  Ah,  vraiment  !  vous  ne  m'avez  pas  dit  lous  vos  amusements  ;  vous 
avez  oublié  le  meilleur,  Jesais(iue  vous  vous  divertissez  (pielquefois  à  sou- 
lager les  amants  malheureux  :  à  telles  enseignes  que,  l'année  passée,  un 
bachelier  de  mes  amis  obtint,  par  voire  serons,  dans  la  ville  d'Akala,  les 
Lonncsgrilccsde  la  femme  d'un  docteur  de  luniversilé.  Cela  esl  vrai,  dit 
l'esprit;'  je  vous  gardais  celui-là  pour  le  dernier  Je  suis  le  démon  de  la 
luxure,  ou,  pour  parler  plus  bonorablement ,  le  dieu  Cupiilon  ;  car  les 
poètes  m'ont  donné  ce  joli  nom,  et  ces  messieurs  me  peignent  fort  avan- 
tageusement. Ils  disentque  j  ai  des  ailes  dT>rées,  un  bandeau  sur  lesyeux, 
un  arc  à  la  main,  un  carquois  plein  de  lléelies  sur  les  épaules,  et  avec  cela 
une  beauté  ravissante.  Vous  allez  voir  tout  à  l'heure  ce  qui  en  est,  si  vous 
voulez  me  mettre  en  liberté. 

Seigneur  Asmodée,  répliqua  Leandro  Perez  ,  il  y  a  longtemps,  comme 
voii-i  savez,  que  je  vous  suisentiérement  dévoué:  le  péril  que  je  viens  de 
courir  en  peut  laire  foi.  Je  .suis  bien  aise  de  trouver  l'occasion  de  vous. ser- 
vir, mais  le  vase  qui  vous  recale  est  sans  doute  un  va.se  enchanté  :  je  ten- 
terais vainement  de  le  déboucher  ou  do  le  briser  :  ainsi  je  ne  sais  pas  trop 
bien  de  quelle  manière  je  (lourrai  vous  délivrer  de  prison.  Je  n'ai  pas  un 
grand  usage  de  ces  sortes  de  délivrances;  et,  entre  nous,  si,  tout  lin  diable 
que  vous  êtes,  vous  ne  sauriez  vous  tirer  d'affaire,  coinmeni  un  cliétif  mor- 
tel en  |iourrail-il  venir  à  bout?  Les  hommes  ont  ce  pouvoir ,  répondit  le 
dcinon  La  fiole  ou  je  suis  reienu  n'est  qu'une  simiile  bmileill  de  vi  r  e 
facileà  briser.  Vousn'nvez  qu'à  la  prendre,  el  (pi'à  la  jeter  parterre,  j'ap- 
para  Irai  tout  aussit  t  en  forme  humaine.  Sur  ce  pied-là,  dit  l'écolier,  la 
chose  est  plus  aisée  que  je  ne  pensais.  Appn^uez  moi  donc  dans  quelle 
liole  vous  êtes  ;  j  en  vois  un  assez  grand  nombre  de  pareilles,  el  je  ne  puis 
la  déniôler.  C'est  la  iinatriéine  du  colé  de  la  fenêlie  ,  répliqua  l'esprit. 
(Juoii|iieremi)reinled'un  cachet  magique  soit  sur  le  bouchon,  la  bouteille 
m;  laissera  pas  de  se  casser. 

Cela  sullll,  reprit  don  Cleophas.  Je  suis  prêt.!  faire  ce  que  vous  sou  h  allez; 
il  n'y  a  plus  (|u'une  petite  (iiflicullé  (|ui  m'arrête:  quand  je  vous  aurai 
rendu  le  service  dont  il  s'agit,  je  crains  de  payer  les  pois  cassés.  Il  ne  vous 
arrivera  aucun  malheur,  repartit  le  démon  ;  au  contraire,  vous  serez  con- 
tent de  ma  reconnaissance.  Je  vous  apprendrai  tout  ce  que  vous  vomirez 
savoir;  je  vous  instruirai  de  tout  ce  cpii  .se  passe  dans  le  monde  :  je  vous 
déeor.vrirai  les  défauts  des  hommes;  je  serai  votre  démon  lulélaire  ;  et, 
plus  éclaire  que  le  génie  de  Sncrale,  je  prétends  vous  rendre  ejicore  pins 
savant  qucce  grand  philosophe.  En  un  mot,  je  me  donne  à  vous  avec  mes 
lionnes  et  mauvaises  ipialilcs  ;  elles  ne  vous  seront  pas  moins  uliles  les 
tlne.s  que  les  autres. 

Voila  de  belles  iiromes.ses,  réprepia  l'écolier  ;  mais  vous  antres ,  mes- 


sieurs les  diables,  ou  v.nis  accuse  jle  n'clre  pas  fort  reli^'ieiix  à  tenir  ce  que 
vous  nous  p.romellez.  Celle  accnsaljon  n'esl  p.-is  .sans  fondement  repai  til 
Vsmodée.  La  pinparl  de  mes  confrères  ne  se  l'onl  pas  un  scrupule  de  vous 
manquer  lie  parole.  Pour  moi,  outre  que  je  ne  puis  trop  paver  le  service 
que  j'attends  de  vous,  je  suis  esclave  de  mes  serments;  et  je  vous  jure, 
parloul  ce  ipiiles  rend  inviolables,  que  je  ne  vous  tromperai  point.  Comp- 
lez  sur  l'assurance  que  je  vous  en  donne;  et,  ce  qui  doit  vous  être  bien 
agr-able.  je  m'offre  .i  vous  venger,  dés  celte  nuit,  de  dona  Thomasa,  de 
Celle  perfide  dame  qui  avait  caché  chez  elle  quatre  scélérals  pour  vous  sur- 
prendre et  vous  forcer  a  ré|iouser. 

Le  jeune  Zambnllo  fui  iiarliciiliérement  charmé  de  cette  dernière  pro- 
niesse.  Pour  en  avancer  1  accomplissement,  il  se  hâta  de  prendre  la  tiole 
où  était  l'espril,  et,  .sans.s'embarras.ser  davantage  de  ce  qu'il  en  pourrait 
arriver,  il  la  laissa  tomber  rudement.  Elle  se  brisa  en  mille  pièces,  et 
inonda  le  plancher  d'une  liqueur  noirAlre,  qui  s'évapora  peu  à  peu.  elsc 
convertit  en  une  fumée,  laipielle  venant  à  se  dissiper  tout  à  coup,  fil  voir 
à  l'écolier  surpris  une  figure  d'hommeen  manleau,  de  la  hauteur  d'envi- 
ron deux  pieds  el  demi,  a|q)uyé  sur  deux  béiiuilles.  Ce  petit  monstre  boi- 
teux avait  des  jambe*de  bouc,  le  visage  long,  le  menton  pointu,  le  teint 
jaune  et  noir,  le  nez  fort  écrasé  ;  ses  yeux ,  qui  paraissaient  très-petits  , 
ressemblaient  à  deux  charbons  allumes;  sa  bouche,  excessivement  fen- 
due, était  surmontée  de  deux  crocs  de  moustache  rousse ,  et  bordée  de 
deux  lippes  sans  |iareilles. 

Ce  gracieux  Cupidon  avait  la  |èle  enveloppée  d'une  espèce  de  turban  de 
crépon  rouge,  relevé  d'un  bouquet  de  plumes  de  coq  el  de  paon.  Il  por- 
tait au  cou  un  large  collet  de  toile  jaune,  sur  lequel  étaient  dessinés  di- 
vers modèles  de  colliers  et  de  pendants  d'oreilles.  11  était  revêtu  d'une 
robe  courle  de  satin  blanc,  ceinte  par  le  milieu  d'une  large  bande  de  par- 
chemin vieige,  toute  marquéedecaractérestalisnianiques.  On  voyait  peints 
sur  cette  robe  plusieurs  corps  à  l'usage  des  dames,  très-avantageux  nour 
la  goige,  des  écharpes,  des  tabliers  bigarrés,  et  des  coiffures  nouvelles, 
toules  plus  exiravaganles  les  unes  que  les  antres. 

Mais  loutcela  n'était  rien  en  comparaison  de  son  manleau.  dont  le  fond 
était  aussi  de  satin  blanc.  Il  y  avait  dessus  une  infinité  de  figures  peintes 
à  l'encre  de  Chine,  avec  une  si  grande  liberté  de  pinceau,  et  desexpres- 
sions si  fortes,  qu'on  jugeait  bien  qu'il  fallait  que  le  diable  s'en  fut  mêlé. 
Ou  y  remarquait,  d'un  côlè,  une  dame  espagnole  couverte  de  sa  niante , 
qui  agaçait  un  étranger  à  la  promenade  ;  el  de  l'autre,  une  dame  française 
qui  èmiiiait  dans  un  miroir  de  nouveaux  airs  de  visage  pour  les  essayer 
sur  un  jeune  abbé  qui  paraissait  à  la  portière  de  sa  chambre  avec  des  mou- 
ches et  du  rouge.  Ici,  des  cavaliers  italiens  chantaient  et  jouaient  de  la 
guitare  sous  les  balcons  de  leurs  maîtresses  ;  el  là,  des  Allemands  débou- 
tonnés, tout  en  désordre,  jdus  pris  de  vin  el  plus  barbouillés  de  tabac 
que  des  petils-maîlres  français,  entouraient  une  table  inondée  des  débris 
de  lewr  débauche.  On  apercevait  dans  un  endroit  un  seigneur  inusuliuan 
sorlant  du  bain,  et  environné  de  toutes  les  femmes  de  son  sérail,  qui  s'em- 
pressaient à  lui  rendre  leurs  services  :  ou  découvrait  dans  un  autre  un 
gentilhomme  anglais  qui  présentait  galamment  à  sa  dame  une  pipe  et  de 
la  bière 

On  y  démêlait  au.ssi  des  joueurs  merveilleusement  bien  représen- 
tés :  les  uns,  animésd'une  joie  vive,  remplissaient  leurs  chapeaux  de  piè- 
ces d'or  et  d'argent;  et  les  autres,  ne  jouant  plus  que  sur  leur  parole, 
lançaient  au  ciel  des  regards  sacrilèges,  en  mangeant  leurs  cartes  de  dés- 
espoir. Enfin  l'on  y  voyait  aulanl  de  choses  curieuses  que  sur  l'admirable 
bouclier  que  le  dieu  Vnicain  fit  à  la  juièi e  de Thélis  :  mais  il  y  avait  cette 
différence  entre  les  ouvrages  de  ces  deux  boiteux,  que  les  figures  du  bou- 
clier n'avaient  aucun  rapport  aux  exploits  d'Achille,  et  ipi'au  conliaire 
celles  du  manteau  élaient  iintant  de  vives  images  de  loul  ce  qui  se  fait 
dans  le  monde  par  la  snggeslion  d'Asmodée. 


CHAPITRE  H. 

Suite  de  la  délivraiici'  Osiiiodi'e. 


Ce  démon,  s'aperccvant  que  sa  vue  ne  prévenait  pas  en  sa  faveur  l'éco 
lier,  lui  dit  en  souriant  :  En  bien,  seigneur  don  Cleophas  Leandro  Perez 
Zambullo,  vous  voyez  le  charmant  dieu  des  amours,  ce  .souverain  niaiire 
des  cœurs.  Que  vous  semble  de  mon  air  el  de  ma  beauté?  Les  puctes  ne 
sonl-ils  pas  d'excellents  peinires?  Franchement,  répondit  don  Cleophas, 
ils  sont  un  peu  llalleurs.  Je  crois  que  vous  ne  parùlcs  pas  sous  ces  traits 
devant  Psyrhé  Oh  !  pour  cela  non,  repartit  le  Diable;  j'empruntai  ceux 
d'un  pelit  marquis  français,  pour  me  faire  aimer  brusipiement.  Il  faut 
bien  couvrir  le  vice  d'une  a|)parence  agréable,  autrement  il  ne  plairait  pas. 
Je  prends  toules  les  formes  que  je  veux;  et  j'aurais  pu  me  montrer  à  vo.s 
yeux  sous  un  plus  beau  corps  fantasiique;  m.iis  puisque  je  me  suis  donné 
tout  a  vous,  el  que  j'ai  dessein  île  ne  vous  rien  déguiser,  j'ai  voulu  que 
vous  me  vissiez  sous  la  figure  la  plus  convenable  à  l'opinion  qu'on  a  ds 
moi  et  de  mes  exercices. 

Je  ne  suis  pas  surpris.  ditLeandro.  que  vous  soyez  un  peu  laid  :  par- 
donnez, s'il  vous  plail,  le  leinie  ;  b'coinnierce  que  nou>  allons  avoir  en- 
semble demande  de  la  Iranchise.  Vos  traits  >'ai:curJenl  fort  avec  lidée  quQ 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


5 


j'avais  de  VOUS:  mnis  niiproiiez-mni,  (lesrr:\i'f,  pourquoi  voii,<('l('s  lioilciix. 

C'esl,  roiioniiit  le  (lùrnini,  pour  avoir  rit  inilii'loi';  rii  I'ivimi-l'  un  Jilfé- 
reiitl  avec  l'ill.udoc,  le  dmlili'  dcrinlérèt.  Il  s'aj^i^sait  de  savoirqnide  nous 
deux  po^sédeiail  un  jeune  Maticenii  ipii  veni.il  -i  Paris  chercher  fortune 
Con)n)e  c'était  un  excellent  sujet,  un  garçon  ijui  avaiiilegrandsialeuls,  nous 
nou<  en  disputâmes  vivement  In  possession.  Nous  nous  ballîuies  dans  la 
moyenne  région  de  l'air  Pi.lardoc  fut  le  plus  fort,  et  me  jeta  sur  la  ter- 
re 'de  la  même  façon  que  Jupiter,  ,i  en  i|uc  disent  les  poètes,  ciilhuta  Vul- 
caiu.  La  conlormité  de  ces  aventures  fut  cause  que  mes  camarades  nie 
snrnonimcrenl  le  Diable  hoilenx.  Ils  me  donnérenl  en  raillant  ce  sobri- 
quet, qui  m'est  resté  depuis  ce  lenijis-lîi.  Néanmoins,  tout  estropié  que  je 
suis,  je  uc  laisse  pas  d'aller  bon  train.  Vous  serez  témoin  de  mon  agilité. 

Mais,  ajoula-l-il,  finissons  cet  entrelien.  UAtons-nous  de  sortir  de  ce 
galetas.  Le  magicien  va  bientôt  monter,  pour  travailler  à  l'imniortalilé 
d'une  belle  Sylphide  (|ui  le  vient  trouver  ici  loutrs  les  nuits.  S  il  nous 
surprenait,  il  ne  manquerait  |ias  de  me  remettre  en  bouteille,  et  il  pour- 
rait bien  vous  y  mettre  aussi.  Jetons  auparavant  par  la  fenêtre  les  mor- 
ceaux de  la  fiole  brisée,  alin  que  l'enchanteur  ne  s'aperçoive  pas  de  mon 
élargissement. 

Quand  il  s'en  apercevrait  après  notre  départ,  dit  Zambnllo,  qu'en  ar- 
riverait-il ?  Ce  qu'il  en  arriverait  !  répondit  le  hoilenx  ;  il  parait  bien  que 
vous  n'avez  pas  lu  le  livre  de  lu  Canlrainte.  Quand  j'irais  me  cacher  aux 
cxirémilés  de  la  terre  ,  ou  de  la  région  qu'hahilenl  les  salamandres  en- 
flammées; quand  je  descendrais  chez  les  gnomes,  ou  dans  les  plus  pro- 
fonds abîmes  des  mers,  je  n'y  serais  point  à  couvert  de  son  ressenlimeut. 
Il  ferait  des  conjurations  si  fortes,  que  tout  l'enfer  en  tremblerait.  J'aurais 
beau  vouloir  lui  désobéir,  je  serais  obligé  de  paraître  malgré  moi  devant 
lui,  pour  subir  la  peine  qu'il  voudrait  m'inijioseï'. 

Cela  étant,  reprit  lécolier,  je  craijis  foi'l  que  notre  liaison  ne  soit  pas 
de  longue  durée  :  ce  redoutable  nécromancien  découvrira  bientôt  votre 
fuite.  C'est  ce  (|ue  je  ne  sais  point,  réplii|ua  l'esprit,  parce  que  nous  ne 
savons  pas  ce  qui  doit  arriver.  Conmient,  s'écria  Leandro  Ferez  ,  les  dé- 
mons ii;norent  l'avenir?  Assurément,  repartit  le  Diable;  les  pei-sonnes 
qui  se  fient  à  nous  ld-dessu.s  sont  de  grandes  dupes.  C'est  ce  qui  fait 
que  les  devins  et  les  devineresses  disent  tant  de  sottises,  et  eu  font  tant 
faire  aux  femmes  de  qualité  qui  vont  les  consulter  sur  les  événements 
futurs.  ISous  ne  savons  que  le  passé  et  le  piésent  J'ignore  donc  si  le  ma- 
gicien s'apercevra  bieulôt  de  mon  absence  ;  ni.iis  j'espine  ((lie  non.  Il  y 
a  ici  plusieurs  fioles  semblablesà  celle  ou  j'élai'^  eiii'eriné;  il  ne  soupçon- 
nera pas  qu'elle  y  manque.  Je  vous  dirai  de  plus  ipie  je  suis  daus'sou 
laboratoire  tomme  un  livre  de  droit  dans  la  biblialheque  d'un  financier; 
il  ne  l'cnse  point  a  moi  ;  et ,  quand  il  y  penserait,  il  ne  me  fait  jamais 
l'honneur  de  m'eniretenir  :  c'est  le  plus  fier  eiicbanleur  que  je  con- 
nai.sse  Depuis  le  temps  qu'il  me  tient  prisonnier  il  n'a  pas  daigné  me 
parler  une  seule  fois. 

Quel  homnie  I  dit  don  Clenphas.  Qu'avez-vous  donc  fait  pour  vous  at- 
tiirr  sa  haine?  J'ai  traversé  un  de  ses  des.seius,  repartit  .\smodée.  Il  y 
avait  une  place  vacante  dans  certaine  académie  :  il  |irétendail  qu'un  de 
ses  amis  l'eut;  je  voulais  la  faire  donner  à  un  autre  :  le  magicien  fit  un 
talisman  compo.sé  des  plus  puissants  caractères  de  la  Cabale; 'moi,  je  mis 
mon  bumme  au  service  d'un  grand  ministre,  dont  le  nom  lemporla  sur 
le  talisman. 

Après  «voir  parlé  de  cette  sorte,  le  démon  ramassa  toutes  les  pièces 
de  la  fiole  cassée,  et  les  jeta  par  la  fenêtre.  Seigneur  Zamlmilo.  dit-il  en- 
suite ii  l'écolier,  sauvons-nous  au  plus  vile;  (ircnez  le  bout  de  mon 
manteau,  et  ne  eniignez  rien.  Qneh|ue  périlleux  que  parût  ce  parti  d  don 
Cleophas,  il  uinia  mieux  raccc|)ler  ipie  de  demeurer  expo.sé  an  ressenti- 
ment du  magicien  ;  et  il  s'accrocha  le  Uiieiix  (|u'il  put  au  Diable,  qui 
l'emporta  dans  le  moment. 


CUAPITRIi:  III. 


.\smodce  n'avait  pas  vanté  sans  raison  son  agilité.  Il  fendit  l'air  conime 
une  lleehe  décochée  avec  violence,  et  s'alla  peirhi.r  sur  la  tour  de  San 
Salvador.  Dés  qu'il  y  eut  pris  pied,  il  dit  li  sou  compagnon  :  Lh  bien, 
seigneur  Lcnndrn,  quand  on  dit  d'une  rude  voilure  qui'  c'est  une  voilure 
di'  diable,  n'csl-il  pas  vrai  que  celle  façon  de  parler  est  fausse?  Je  viens 
d'iii  vérifier  la  fausseté,  répondit  puliineiit  Znmhullo  Je  puis  assurer 
que  c'esl  une  voiture  plus  douce  qu'une  litière,  et  avec  cela  si  diligente, 
qu'un  n'a  pas  le  temps  de  s'ennuyer  sur  la  route. 

(Ih  çd ,  reprit  le  démon  ,  vous  ne  savez  pas  pourquoi  je  vous  amène 
ici  :  je  prétends  vous  montrer  tout  ce  qui  se  pns.sc  dans  .Madrid  ;  et 
romine  je  veux  débuter  par  ce  quartier-ci,  je  ne  pouvais  choisir  un  en- 
droit plus  propre  d  l'exécution  de  mon  dessein.  Je  vais,  par  mon  pou- 
voir diabolique,  enlever  les  loils  des  inoisuns  :  et,  malgré  les  tén«lire>  de 

la  I.  U-  ili'Jans  va  s'oiivi  ir  d  vos  yeux.  .\res  nu  pi  s,  il  ne  fil  siinph  nii'iit 

qu'èUiidri.  le  bras  droit,  et  aussilàl"lous  les  toits  disparurent.  Alors  l'é- 


colier vil,  comme  en  plein  midi,  l'intérieur  des  maisons,  de  même,  di 
Luis  Vêlez  de  Gucvara,  qu'on  voit  le  dedans  d'un  pàlé  dont  on  vient  d'ô- 
ter  la  croûte. 

Le  spectacle  était  trop  nouveau  pour  ne  pas  altirer'son  attention  tout 
entière.  Il  promena  sa  vue  de  loules  parts;  et  la  diversité  des  choses  qui 
rcnvironnaient  eut  de  quoi  occuper  longtemps  sa  curiosité.  Seigneur  don 
Cleophas.  lui  dit  le  Diable  ,  celle  confusion  d'objets  que  vous  regardez 
avec  tant  de  plaisir  est.  d  la  vérité,  tres-agréable  d  ronlempler;  rnaisce 
n'est  qu'un  amusement  frivole.  Il  faut  que  je  vous  le  rende  utile;  et,  pour 
vous  donner  une  parfaite  connaissance  de  la  vie  humaine,  je  veux  vous 
expliquer  ce  que  finit  toutes  ces  personnes  que  vous  voyez.  Je  vais  vous 
découvrir  les  motifs  de  leurs  actions,  et  vous  révéler  jusqu'à  leurs  plus 
secrètes  pensées. 

Par  où  commençons-nous?  Observons  d'abord,  dans  celle  maison  à  ma 
droite,  ce  vieillanl  qui  compte  de  l'or  et  de  l'argent.  C'est  un  bourgeois 
avare.  Son  carrosse,  qu'il  a  eu  presque  pour  ricii  d  l'inventaire  d'un  al- 
cade de  Cnrte,  est  tiré  par  deux  mauvaises  mules  qui  sont  dans  son  écu- 
rie, et  qu'il  nourrit  suivant  la  loi  des  Douze  Tables,  c'est-d-dirc  qu'il  leur 
dnnne  tous  les  jours  d  chacune  une  livre  d'orge;  il  les  traite  cOniine  les 
Riiiiiaiiis  traitaient  leurs  esclaves.  Il  y  a  deux  ans  qu'il  est  revenu  des  In- 
iles,  chargé  d'une  grande  quantité  de  lingots,  qu'il  a  changés  en  espèces. 
Admirez  ce  vieux  fou;  avec  quelle  satisfaction  il  parcourt  des  yeux  ses 
richesses  !  il  ne  peut  s'en  ra.ssasier.  Mais  prenez  garde  en  même  temps  d 
ce  c|ui  se  passe  dans  une  petite  salle  de  la  même  maison.  Y  remarquez- 
vous  deux  jeunes  garçons  avec  une  vieille  femme'.'  Oui,  répondit  Cleo- 
phas. Ce  sont  apparemment  ses  enfants?  Non,  répondit  le  Diable,  ce  sont 
ses  neveux  qui  doivent  en  hériter,  et  (|ui,  dans  rinipalience  où  ils  sont  de 
partager  ses  dépouilles,  ont  fait  venir  secrétemenl  une  sorcière  pour  sa- 
voir d'elle  quand  il  mourra. 

J'aperçois  dans  la  maison  voisine  deux  tableaux  assez  plaisants.  L'un 
est  une  coquette  surannée  qui  se  couche  après  avoir  laissé  ses  cheveux, 
ses  sourcils  et  ses  dents  sur  sa  toilette  :  l'autre,  un  galant  sexagénaire  qui 
revient  de  faire  l'amour.  Il  a  déjà  ôlé  sou  œil  et  sa  moustache  postiches, 
avec  sa  perruque,  qui  cachait  une  tête  chauve.  11  attend  que  son  valet  lui 
Ole  son  bras  et  sa  jambe  de  bois.jiour  se  mettre  au  lit  avec  le  reste. 

Si  je  m'en  fie  à  mes  yeux,  dit  Zambullo,  je  vois  dans  cette  maison  une 
grande  ei  jeune  fille  faite  d  peindre.  Qu'elle  a  l'air  mignon  I  Eh  bien,  re- 
prit le  boiienx,  celle  jeune  beauté  qui  vous  frappe  est  sœur  aiiiéc  de  ce 
galant  qui  va  se  coucher.  On  peut  dire  qu'elle  l'ait  la  paire  avec  la  vieille 
coquette  qui  loge  avec  elle.  Sa  taille,  que  vous  admirez,  est  une  machine 
quia  épuisé  les  mécaniques.  Sa  gorge  et  ses  hanches  sont  arlifieielles;  et 
il  n'y  a  pas  longtemps  qu'étant  allée  au  sermon,  elle  laissa  tomber  ses 
fesses  dans  l'aiiilitoire.  Néanmoins,  comme  elle  se  donne  un  air  de  mi- 
neure, il  y  a  deux  jeunes  cavaliers  qui  se  disputent  ses  bonnes  grdces.  Ils 
en  sont  même  venus  aux  mains  pour  elle.  Les  enragés  I  II  me  .semble  que 
je  vois  deux  chiens  qui  se  battent  pour  un  os. 

Riez  avec  moi  de  ce  concert  qui  se  fait  assez  mes  de  Id  dans  une  mai- 
son boiirge  dse,  sur  la  fin  il'un  souper  de  famille.  On  y  chante  des  can- 
tates. Un  vieux  jurisconsulte  en  a  fait  la  musique,  et  les  paroles  sont 
d'un  alguazil  nui  fait  l'aimable,  d'un  fat  qui  com|iosc  des  vers  pour  son 
I  laisir  et  pnur  le  supplice  des  autres.  Une  cornemuse  et  une  épinelte  for- 
ment la  symphonie.  Un  grand  llandrin  de  chantre  à  voix  claire  l'ail  le  des- 
sus, et  une  jeune  fille  qui  a  la  voix  fort  grosse  fait  la  basse.  0  la  plaisante 
ciiose  !  s'écria  don  Cleophas  en  riant  :  quand  on  voudrait  donner  exprés 
un  concert  ridicule,  on  n'y  réussirait  pas  si  bien. 

Jetez  les  yeux  sur  cet  liôiel  magniiique,  |ioursuivil  le  démon;  vous  y 

verrez  un  seigneur  c ■béihins  un  superbe  apparlenienl.  Il  a  prés  de  lui 

une  cassette  remplie  de  liillels  doux.  Il  les  lit  pour  s'emlormir  voluptueu- 
seiiicnl,  car  Ils  suiit  d'une  dame  qu'il  adore,  et  >|ui  lui  l'ail  l'aire  tant  de 
dè|ienses,  qu'il  sein  bientôt  réduit  d  solliciter  une  vice-royautc. 

Si  tout  repose  dans  cet  botel,  si  tout  y  est  tranquille,  en  récompense 
on  se  donne  bien  du  mouvement  dans  la  maison  prochain(»d  main  gauche. 
Y  déinèlez-vous  une  dame  dans  un  lit  île  damas  rouge?  C  est  une  persoune 
de  condition.  C'esl  dona  Fabula,  qui  vient  d'envoyer  chercher  une  sage- 
femme,  et  qui  va  doiiiier  un  héritier  au  vieux  Torribio,  sou  mari,  que 
vous  voyez  auprès  d'elle.  Nètes-voiis  pas  charmé  du  bon  naturel  de  cet 
époux?  Les  cris  de  sa  chère  moitié  lui  percent  Idiiie  :  il  est  péiiétié  de 
douleur  ;  il  souffre  autant  qu'elle.  Avec  quel  soin  cl  quelle  ardeur  il  s'em- 
presse à  la  secourir  1  tn'eelivemcnt,  dit  Leandro,  voili  un  lioinine  bien 
agité;  mais  j'en  aperçois  un  autre  qui  parait  dormir  d'un  profond  som- 
meil dans  la  même  maison  ,  sans  se  soucier  du  succès  de  l'affaire.  La 
(hdse  doit  pourtant  l'intéresser,  rciirit  le  boiteux,  puisque  c'esl  un  dii- 
luesliqiin  qui  e^t  la  cause  première  des  douleurs  de  sa  maîtresse. 

Ibgardez  un  peu  au  deld  .  coiitinua-t-il,  et  considérez  dans  Une  salle 
basse  cet  liypoci  ile  ipii  se  frotte  de  vieux  oing  pour  aller  à  une  assem- 
iilee  de  .sorciers  qui  se  lient  celle  nuit  entre  Sainl-Sèbastien  et  Foniara- 
bie.  Je  vous  y  noiioniis  tout  A  l'heure  pour  vous  donner  cet  agréable 
passe-temps,  si  je  ne  craignais  d'èlre  reconnu  du  démon  qui  fait  le  houl-, 
d  celte  cérémonie. 

Ce  dinblo  et  voiif;,  dit  l'écolier,  vous  n'êtes  donc  pus  bons  amis?  ^oh 
parbleu,  reprit  Aviniidée.  C'esl  ce  même  l'Illardoc  dont  je  vous  ai  parlé. 
l:ecip(|uiM  melraliirail  ;  il  ne  niaiii|iierait  pas  il'nverlir  de  ma  fuite  mon 
magieien.  \'miis  avez  eu  peiil-êlre  encore  quelque  ilcinêlé  avec  ce  l'illar- 
dik?  \'iius  l'avi'Z  dit,  rrpiil  le  déniiin  :  il  y  ;i  deux  ans  que  nous  eûmes 
ensemble  uii  nouveau  dilleieiid  pour  un  enfant  de  Taris  qui  songeait 


4 


LE  DIABLE-  BOITEL^. 


s'éUiLlir.i Nous  prétendions  tous  deux  en  disposer;  il  en  voulût  faire  un 
Commis,  j'en  voulais  faire  un  homme  à  bonnes  l'orliines;  nos  camarades 
en  tirent  un  mauvais  moine  jiour  finir  la  dispute.  A|)res  cela  on  nous  ré- 
concilia ;  nous  nous  embrassâmes,  el  depuis  ce  temps-là  nous  sommes 
ennemis  mortels. 

Liissons  là  celle  belle  assemblée,  dit  don  Cleophas,  je  ne  suis  nullement, 
curieux  de  m'y  trouver;  continuons  plutôt  d'examiner  ce  qui  se  pré- 
sente à  notre  vue.  Que  signifient  ces  étincelles  de  feu  qui  .sortent  de  cette 
cave.  C'est  une  des  plus  folles  occupations  des  hommes  ,  répondit  le 
Diable.  Ce  personnage  qui.  dans  celte  cave,  est  auprès  de  ce  fourneau 
emlirasé,  est  un  souflleur  ;  le  feu  consume  peu  à  peu  son  riche  patri- 
moine, el  il  ne  trouvera  jamais  ce  qu'il  cherche.  Entre  nous,  la  jiierre 
philosojiliale  n'est  qu'une  belle  chimère,  que  j'ai  nioi-mènie  forgée  pour 
me  jouer  de  l'espril  liutnain  ,  qui  veut  [lasser  les  bornes  qui  lui  ont  été 
prescrites. 

Ce  souffleur  a  pour  voisin  un  bon  apothicaire,  qui  n'est  pas  encore 
couché.  Vous  le  voyez  qui  travaille  dans  sa  boutique  avec  sou  épouse 
surannée  et  son  garçon.  Savez-vous  ce  qu'ils  font?  Le  mari  compose  une 
pilule  prolifique  pour  un  vieil  avocat  qui  doit  se  marier  demain;  le  gar- 
çon fait  une  tisane  laxative ,  et  la  femme  pile  dans  un  moriier  des  dro- 
gues astringentes. 

J'aperçois  dans  la  maison  qui  fait  face  à  celle  de  l'apothicaire,  dit 
Zambullo.  un  homme  qui  se  lève  et  s'habille  à  la  bâte.  Malepeslel  répon- 
dit l'esprit,  c'est  un  médecin  qu'on  appelle  pour  une  affaire  bien  pres- 
sante. On  vient  le  chercher  de  la  part  d'un  prélat  qui,  depuis  une  heure 
qu'il  est  au  lil,  a  toussé  deux  ou  trois  fois. 

Portez  la  vue  au  delà,  sur  la  droile,  et  tâchez  de  découvrir  dans  un 
grenier  un  homme  qui  se  promène  en  chemise,  à  la  sombre  clarté  d'une 
lampe.  J'y  suis,  s'écria  l'écolier,  â  telles  enseignes  que  je  ferais  l'inven- 
taire des  meubles  qui  sont  dans  ce  galetas  :  il  n'y  a  qu'un  grabat,  un 
placel  et  une  table,  et  les  murs  me  paraissent  tout  barbouilles  de  noir. 
Le  personnage  qui  loge  si  haut  est  un  poêle,  reprit  Asmodée,  el  ce  ijui 
vous  parait  noir,  ce  sont  des  vers  tragiques  de  .sa  façon  dont  il  a  tapisse 
si  chambre ,  étant  obligé ,  faute  de  papier ,  d'écrire  ses  pcëmes  sur  le 
mur. 

A  le  voir  s'agiter  et  se  démener  comme  il  fait  en  se  proiuenanl,  dit 
don  Cleophas,  je  juge  qu'il  compose  quelque  ouvrage  d'importance. 
Vous  n'avez  pas  tort  d'avoir  celle  pensée,  répliipia  le  boiteux  :  il  mit 
hier  la  dernière  main  à  une  tragédie  inlilulée  le  Déluge  universel.  On 
ne  saurait  lui  reprocher  qu'il  n'a"  point  okservé  l'unité  de  lieu,  puisque 
toute  l'action  se  passe  dans  l'arche  de  Noé. 

Je  vous  assure  que  c'est  une  pièce  excellente  ;  toutes  les  bêles  y  par- 
lent comme  des  docteurs.  11  a  dessein  de  la  dédier;  il  y  a  six  heures 
qu'il  travaille  à  l'épilre  dédicatoire;  il  en  est  à  la  dernière  phrase  en  ce 
moment.  On  peut  dire  que  c'est  un  chef-d'œuvre  que  celle  dédicace  : 
toutes  les  vertus  morales  et  politiques  ,  toutes  les  louanges  qu'on  peut 
donner  à  un  homme  illustre  par  sts  ancêtres  el  par  lui-même,  n'y  sont 
point  épargnées;  jamais  auteur  n'a  tant  prodigué  l'encens.  A  >|iji  pré- 
lend-il  adresser  un  éloge  si  magnifique'?  reprit  l'écolier.  Il  n'en  sait  rien 
encore,  repartit  le  Diable;  il  a  laissé  le  nom  en  blanc.  Ilcherciie  quelque 
riche  seigneur  qui  soit  plus  libéral  que  ceux  à  qui  il  a  déjà  dédié  d'au- 
tres livres  ;  mais  les  gens  qui  payent  les  épitres  dédicatoires  smii  bien 
rares  aujourd'hui  :  c'est  un  défaut  dont  les  seigneurs  se  sont  corrigés,  et 
par  là  ils  ont  rendu  un  grand  .service  au  public,  qui  était  aceab.éde  pi- 
toyables productions  d  esprit;  attendu  que  la  plupart  des  livres  ne  se  lai- 
laieiil  autrefois  cpie  pour  le  produit  des  dédicaces. 

A  propos  d'épiire  dédicatoire,  ajout»  le  démon,  il  faut  (|ue  je  vous 
rapporte  un  trait  assez  singulier.  Une  femme  de  la  cour  ayant  permis 
qu'on  lui  dédiât  un  ouvrage,  en  voulut  voir  la  dédicace  avant  iMi'on  l'im- 
primâl  ;  el  ne  s'y  trouvant  pas  assez  bien  louée  à  son  gré.  elle  prit  la 
peine  d'en  composer  une  de  sa  façon,  et  de  l'envoyer  à  ïauieur  jiour  la 
mettre  à  la  tête  de  son  ouvrage. 

Il  me  semble,  s'écria  Leandr(),que  voilà  des  voleurs  qui  s'introduisent 
dans  une  maison  par  un  balcon.  Vous  ne  vous  trompez  |ioinl,  dit  Asmo- 
dée, ce  sont  des  voleurs  de  nuit.  Ils  entrent  chez  iiu  banquier  :  suivons- 
les  de  l'œil  ;  voyons  ce  qu'ils  feront.  Ils  visitent  le  comptoir  ;  ils  fouillent 
partout  :  mais  le  banquier  les  a  prévenus;  il  pi.rtit  hier  pour  la  Hollande 
avec  tout  ce  qu'il  avait  d'argent  dans  ses  cofircs. 

Examinons,  dit  Zambullo,  un  autre  voleur  qui  monte  par  une  échelle 
de  soie  à  un  balcon.  Celui-là  n'est  pas  ce  uue  vous  pensez,  répondit  le 
boiteux;  c'est, un  marquis  qui  tente  l'escalade,  pour  se  couler  dans  la 
chambre  d'une  fille  uni  veut  cesser  de  l'être.  Il  lui  a  juré  très -légèrement 
cju'il  l'épousera,  et  elle  n'a  pas  man(pié  de  se  rendre  à  ses  serments  ;  car, 
d.iini  le  commerce  de  l'amour,  les  marquis  sont  des  négociants  ipii  ont 
grand  crédit  sur  la  place. 

Je  suis  curieux,  reprit  l'écolier,  d'apprendre  ce  que  fait  certain  homme 
que  je  vois  en  bonnet  de  nuit  el  en  robe  de  chambre.  Il  écrit  avec  appli- 
cation, et  il  y  a  prés  de  lui  une  petite  ligure  noire  qui  lui  conduit  la  main 
eu  écrivanl.  L'homme  qui  écrit,  répondit  le  Diable,  est  un  L;refller  qui, 
|)0ur  iibligcr  un  tuteur  trés-recoHiiaissant ,  altère  un  arrêt  rendu  en  fa- 
veur d'un  pupille;  et  la  petite  figure  noire  qui  lui  conduit  la  main  est 
Griffiicl,  le  démon  des  greffiers.  Ce  (iriffacl,  répliqua  don  Cleophas,  n'oc- 
cupe donc  cet  emploi  ([ue  par  intérini  :  puisque  Fbnjel  esl  l'e.vpril  du  bar- 
reau, les  greffes,  cerne  semble,  doivent  être  de  soii  département'?  Non, 


repartit  Asmodée  ,  les  greffiers  ont  été  jugés  dignes  d'avoir  leur  diable 
parlicuHer.  et  je  vous  jure  qu'il  a  de  l'occupalion  de  reste. 

Considérez  dans  une  maison  bourgeoise,  auprès  de  celle  du  greffier, 
une  jeune  dame  qui  occupe  le  premier  apparlemenl.  C'est  une  vcnve,.el 
l'homme  que  vous  voyez  avec  elle  est  .«on  oncle,  qui  logeau  second  étage. 
Admirez  la  pudeur  dé  celle  veuve  :  elle  ne  veut  pas  prendre  sa  chemise 
devant  son  oncle  :  elle  passe  dans  un  cabinet,  pour  se  la  faire  mettre  par 
un  galant  qu'elle  y  a  caché. 

Il  demeure  chez  le  greffier  un  gros  bachelier  boiteux,  de  .ses  parents, 
qui  n'a  pas  son  pareil  au  monde  pour  idaisanter.  Volumniiis,  si  vanté  par 
Cicéron  pour  les  traits  piquants  et  pleins  de  sel,  n'était  pas  un  si  fin  rail- 
leur. Ce  bachelier,  nommé  par  excellence,  dans  Madrid,  le  bachelier 
Dirnnso,  esl  recherché  de  toutes  les  personnes  de  la  cour  et  de  la  ville 
qui  donnent  à  manger;  c'est  à  qui  l'aura  II  a  un  talent  tout  particulier 
pour  réjouir  les  convives  ;  il  l'ait  les  délices  d'une  table  :  aussi  va-l-il 
tous  les  jours  diaer  dans  quelque  bonne  niai.son,  d'où  il  ne  revient  ipi'a- 
jirés  deux  heures  après  minuit.  11  esl  aujourd'hui  chez  le  marqursd'Alca- 
ziiias,  où  il  n'estailé  que  par  hasard.  Comment,  par  hasard'?  interrompit 
Leandro.  Je  vais  m'expliqiier  plus  clairement,  repartit  le  Diable.  Il  y  avait 
ce  malin  ,  sur  le  midi,  à  la  porte  du  bachelier,  cinq  ou  six  carrosses  qui 
venaient  le  chercher  de  la  part  de  différents  seigneurs.  Il  a  fait  monter 
leurs  paces  dans  son  apparlemenl,  et  leur  a  dit,  en  prenant  un  jeu  de 
caries  :  Mes  amis,  comme  je  ne  puis  contenter  tous  vos  maîtres  à  la  fois, 
et  que  je  n'en  veux  point  préférer  un  aux  autres,  ces  caries  en  vont  dé- 
cider. J'irai  dîner  chez  le  roi  de  trèfle. 

Quel  dessein ,  dit  don  Cleophas,  peut  avoir,  de  l'autre  côté  de  la  rue, 
certain  cavalier  qui  se  tient  assis  sur  le  seuil  d'une  porte?  altend-il 
cpriine  soubrette  vienne  l'inlroduire  dans  la  maison?  Non,  non,  répondit 
.Asmodée;  c'est  un  jeune  Castillan  qui  file  l'amour  parfait  ;  il  veut  par 
jinre  galanterie,  â  l'exemple  des  amants  de  l'antiquité,  passer  la  nuit  à 
la  poile  de  sa  maîtresse  II  racle  de  temps  en  temps  une  guitare,  en 
chantant  des  romances  de  sa  composition  ;  mais  son  infante,  couchée  nu 
second  élage,  pleure,  en  l'écoutant,  l'absence  de  son  rival. 

Venons  a  ce  bâtiment  neuf  qui  contient  deux  corps  de  logis  séparés: 
l'un  est  occiipé  par  le  propriétaire,  qui  est  ce  vieux  cavalier  qui  tantôt 
se  promène  dans  son  appartement,  el  tantôt  se  laisse  tomber  dans  un  fau- 
teuil. Je  juge  ,  dit  Zambullo,  qu'il  roule  dans  sa  tête  quelque  grand  pro- 
jet. Qui  est  cet  hoinme-là?  Si  l'on  s'en  rapporte  à  la  richesse  qui  brille 
dans  sa  maison  ,  ce  doit  être  un  grand  de  la  première  classe.  Ce  n'est 
pourtant  qu'un  contador,  répondit  le  démon.  Il  a  vieilli  dans  des  emplois 
tréslucralifs.  11  a  quatre  millions  de  bien.  Comme  il  n'est  pas  sans  in- 
quiélude  sur  les  moyens  dont  il  s'est  servi  ))our  les  amasser,  el  qu'il  se 
vriil  sur  le  point  daller  rendre  .ses  conqites  dans  raiilre  monde,  il  esl 
devenu  scrupuleux  :  il  songe  à  bâtir  un  monastère  ;  il  se  fl.ilte  qu'après 
une  si  bonne  œuvre  il  aura  la  conscience  en  repos.  Il  a  déjà  obtenu  la 
permission  de  fonder  un  couvent  ;  mais  il  n'y  veut  mettre  que  des  reli- 
gieux qui  sojent  tout  ensemble  chastes,  sobres,  el  d'une  extrême  hiiini- 
lilé.  11  est  fort  embarrassé  sur  le  choix. 

Le  second  corps  de  logis  esl  habité  par  une  belle  dame  qui  vient  de  se 
baigner  dans  du  lait ,  el  de  se  mettre  au  lit  tout  à  l'heure  Cette  volup- 
tueuse per.sonne  est  veuve  d'un  chevalier  de  Saint-Jacques ,  qui  ne  lui  a 
laissé  pour  tout  bien  qu'un  beau  nom  ;  mais  heureusement  elle  a  pour 
amis  deux  conseillers  du  conseil  ie  Castille,  qui  font  à  frais  communs  la 
dépense  de  sa  maison. 

Oh,  oh  I  s'écria  l'écolier,  j'entends  retentir  l'air  de  cris  et  de  lamenla- 
lions;  viendrait-il  d'arriver  quelque  malheur?  Voici  ce  que  c'est,  dit 
l'esprit  :  deux  jeunes  cavaliejs  jouaient  ensemble  aux  cartes,  dans  ce  tri- 
pot où  vous  voyez  tant  de  lampes  et  de  chandelles  allumées.  Ils  se  sont 
échauffés  sur  un  coup,  ont  mis  l'épée  à  la  main,  et  se  sont  bles.sés  tous 
deux  mortellement  :  le  plus  âgé  est  marié,  et  le  plus  jeune  esl  Uts  uni- 
que ;  ils  vont  rendre  l'âme.  La  femme  de  l'un  et  le  père  de  l'autre,  aver- 
tis de  ce  funeste  accident,  viennent  d'arriver;  ils  remplissent  décris 
tout  le  voisinage.  Malheureux  enfant,  dit  le  père  en  apostrophant  son  fils, 
qui  ne  saurait  l'entendre  combien  de  fois  t'ai-je  exhorté  à  renoncer  au 
jeu?  Combien  de  fois  l'ai-je  prédit  qu'il  le  coulerait  la  vie?  Je  dérlare 
ipie  ce  n'est  point  ma  faute  si  tu  péris  misérablement.  De  son  côté  la 
femme  se  dé.sespere.  Quoique  son  époux  ait  perdu  au  jeu  tout  ce  qu'elle 
lui  a  apporté  en  mariage  ;  quoiqu'il  ait  vendu  toutes  les  pierreries 
qu'elle  avait,  el  jusqu'à  ses  babils,  elle  est  inconsolable  de  sa  perte; 
elle  maudit  les  cartes,  qui  en  sont  la  cause;  elle  maudil  celui  qui  les  a 
inventées;  elle  maudit  le  tripot  et  tous  ceux  qui  l'habitent. 

Je  plains  fort  les  gens  que  la  fureur  du  jeu  possède,  dit  don  Cleophas  ; 
ils  ont  souvent  l'esprit  dans  une  horrible  situation.  Grâce  au  ciel,  je  ne 
suis  point  entiché  de  ce  vice-là.  Vous  en  avez  un  autre  qui  le  vaut  bien, 
reprit  le  démon.  Est-il  plus  raisonnable,  à  votre  avis,  d'aimer  les  courti- 
sanes? et  n'avez-vons  pas  couru  risque  ce  soir  d'être  tué  par  des  spmlas- 
siiis'.'  J  admire  messieurs  les  hommes  :  leurs  propres  défauts  leur  parai»- 
senl  (les  minuties,  au  lieu  cpi'ils  regardent  ceux  ({'autrui  avtc  un  micro- 
scope. .  ,     . 

H  faut  encore,  ajouta-t-il,  que  je  vous  présente  des  images  tristes. 
Voyez,  dans  une  maison  à  deux  pas  du  tripot,  ce  gros  homme  étendu  sur 
un  lit  :  c'est  un  malheureux  chanoine  qui  vient  de  tomber  en  apoplexie. 
Son  neveu  el  sa  pelile-niéce  ,  bien  loin  de  lui  donner  du  secours,  le  lais- 
sent mourir,  et  se -saisissent  de  ses  meilleurs  effets,   qu'ils  vont  porter 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


chez  des  receleurs  :  après  quoi  ils  auront  tout  le  loisir  do  pleurer  et  de 
se  lamenter. 

Remarquez-vous  prés  do  là  doux  liommesque  l'on  ensevelit?  Ce  sont 
deux  frères  ;  ils  étaient  malades  de  la  morne  maladie,  mais  ils  se  gouver- 
naient différemment  ;  l'un  avait  une  confiance  aveugle  en  son  médecin, 
l'autre  a  voulu  laisser  agir  la  nature  ;  ils  sont  morts  tous  doux  :  celui-là 
pour  avoir  pris  tous  les  remèdes  de  son  docteur,  celui-ci  pour  n'avoir 
rien  voulu  prendre.  Cela  est  fort  emijarrassant,  dit  Leantlro.  Eli  !  que 
faut-il  donc  que  fasse  un  pauvre  malade?  C'est  ce  que  je  ne  puis  vous 
apprendre  ,  répondit  le  Diable  ;  je  sais  bien  qu'il  y  a  de  bons  remèdes, 
mais  je  ne  sais  s'il  y  a  de  bons  médecins. 

Changeons  de  spectacle  ,  poursuivit-il  ;  j'en  ai  de  plus  divertissants  à 
vous  montrer.  Eritondez-vous  dans  la  rue  un  charivari?  Une  femme  de 
soixante  ans  a  épousé  ce  matin  un  cavalier  de  dix-sept.  Tous  les  rieurs  du 
quartier  se  sont  ameutés  pour  célébrer  ses  noces  par  un  concert  bruyant 
de  bassins,  de  poêles  et  de  chaudrons.  Vous  m'avez  dit,  interrompit  l'é- 
colier, que  c'était  vous  qui  faisiez  les  mariages  ridicules  ;  cependant  vous 
n'avez  point  de  part  à  celui-là.  Non  vraiment,  repartit  le  boiteux,  je  n'a- 
vais garde  de  le  faire,  puisque  je  n'étais  pas  libre  ;  mais  quand  je  l'aurais 
été,  je  ne  m'en  serais  pas  mêlé.  Cette  femme  est  scrupuleuse  :  elle  ne 
s'est  remariée  que  pour  pouvoir  goûter  sans  remords  des  plaisirs  qu'elle 
aime.  Je  ne  forme  point  de  pareilles  unions;  je  me  plais  bien  davantage 
à  troubler  les  consciences  qu'à  les  rendre  tranquilles. 

Malgré  le  bruit  de  cette  burlesque  sérénade ,  dit  Zambullo,  un  autre, 
•ce  me  semble  ,  frappe  mon  oreille.  Celui  que  vous  entendez  en  dépit  du 
charivari ,  répondit  le  boiteux,  part  d'un  cabaret  où  il  y  a  un  gros  capi- 
l.iine  flamand,  un  chantre  français,  et  un  ofticior  de  la  garde  .illemande, 
<jui  chantent  en  trio.  Ils  sont  à  table  depuis  huit  heures  du  matin,  et  chacun 
d'eux  s'imagine  qu'il  y  va  de  l'honneur  de  sa  nation  d'enivrer  les  deux 
autres. 

Arrêtez  vos  regards  sur  cette  maison  isolée  vis-à-vis  celle'du'^chanoine; 
vous  verrez  trois  fameuses  Galiciennes  qui  font  la^lébauche  avec  trois 
hommes  de  la  cour.  .\hl  qu'elles  me  paraissent  jolies!  s'écria  don  Cleo- 
phas  :  je  ne  m'étonne  pas  si  les  gens  de  qualité  les  courent.  Qu'elles 
font  de  caresses  à  ceux-là  !  il  faut  qu'elles  soient  bien  amoureuses  d'eux  ! 
(Juc  vous  êtes  jeune  !  répliqua  l'esprit  :  vous  ne  connaissez  guère  ces 
sortes  de  dames;  elles  ont  le  cœur  plus  fardé  que  le  visage.  Quelques  dé- 
monstrations qu'elles  fassent,  elles  n'i)nt  pas  la  moindre  amitié  pour  ces 
seigneurs  :  elles  en  ménagent  un  pour  avoir  sa  protection,  et  les  deux  au- 
tres pour  en  tirer  des  contrats  de  rente.  11  en  est  de  même  de  toutes  les 
coquettes.  Les  hommes  ont  beau  se  ruiner  pour  elles,  ils  n'en  sont  pas 
plus  aimés  ;  au  contraire,  tout  payeur  est  liailé  comme  un  mari  :  c'est 
une  règle  que  j'ai  établie  dans  les  intrigues  amoureuses  ;  mais  laissons  ces 
.seigneurs  savourer  des  plaisirs  qu'ils  achètent  si  cher,  pendant  que  leurs 
valets,  qui  les  attendent  dans  la  rue,  se  consolent  dans  la  douce  espérance 
de  les  avoir  gratis. 

Expliquez-moi,  de  grâce,  interrompit  Lcandro  Ferez,  un  autre  tableau 
qui  frappe  mes  yeux.  Tout  le  monde  est  encore  sur  pied  dans  cette  grande 
maison  à  gauche.  D'où  vient  que  les  uns  rient  à  gorge  déployée,  et  que 
les  autres  dansent?  On  y  célèbre  quelque  fête  apparemment?  Ce  sont  des 
noces,  dit  le  boiteux  ;  tous  les  domestiques  sont  dans  la  joie  :  il  n'y  a  pas 
trois  jours  cpic  dans  ce  même  hôtel  on  était  dans  une  extrême  aflïiction. 
C'est  une  histoire  qu'il  nie  prend  envie  de  vous  raconter  :  elle  est  un  peu 
longue,  à  la  vérité  ;  mais  j'espère  qu'elle  ne  vous  ennuiera  point.  En 
même  temps  il  la  commença  de  celte  sorte. 


CHAPITRE  IV. 
Histoire  des  air.ours  Ou  comte  de  Bcllïor  et  de  Lionor  de  Ccspcdes. 


Le  comte  de  Bidllor.  un  des  jdus  grands  .seigneurs  de  la  cour,  était 
cpcrdiinienl  amoureux  du  la  jeune  Léonorde  Ccspédes.  11  n'avait  pas  des- 
sein de  l'épouser  ;  la  fille  d'un  simple  gentilhomme  ne  lui  paraissait  pas 
un  parti  as>ez  considérable  pour  lui  :  il  ne  se  proposait  que  d'en  faire  une 
mailres.sc. 

Dans  cette  vue  il  la  suivait  partout,  et  ne  perdait  pas  une  occasion  de 
lui  faire  connaître  son  amour  par  ses  regards;  mais  il  ne  pouvait  lui  par- 
ler ni  lui  écrire,  parce  qu'elle  était  incessamment  oh.sédée  d'une  duègne 
sévère  et  vigilante,  appelée  la  dame  Marcelle.  Il  en  était  au  désespoir;  et 
«entant  irriter  ses  désirs  par  les  diflicultcs,  il  ne  cessait  de  rêver  aux 
moyens  de  tromper  l'Argus  qui  gardait  sou  lo. 

D'un  autre  côté  Léonor,  qui  s  était  aperçue  de  l'attention  que  le  comte 
avait  pour  elle,  n'avait  pu  se  défendre  d'en  avoir  pour  lui;  cl  ii  se 
forma  insensiblement  dans  son  cceur  une  passion  qui  devint  enfin  Ires- 
vlolente.  Je  ne  la  fortifiais  pourtant  pas/jiar  mis  tentalions  ordinaires, 
parce  que  le  magicien,  qui  me  tenait  alors  prisonnier,  m'avait  interdit 
toutes  mes  fonctions  ;  mais  il  sufllsail  que  la  nature  s'en  mèlAt.  Elle  n'est 
pas  moins  dangereuse  que  moi  ;  toute  la  difrércucc  qu'il  y  a  entre  nous, 
c'est  qu'elle  corrompt  peu  à  peu  les  cœurs ,  au  lieu  que  je  les  séduis 
brusquement. 

Les  choses  étaient  dans  cette  disposition  lorsque  Léonor  et  son  éter- 


nelle gouvernante,  allant  un  malin  à  l'église,  roncoritrcrcnt  nne  vieille 
fomine  nui  tenait  à  la  main  un  des  plus  gros  chapelets  qu'ait  jamais  fa- 
briqués l'hypocrisie.  Elle  les  aborda  d'un  air  doux  et  riant;  et  adressant 
la  jiarole  à  la  duègne  :  Le  ciel  vous  conserve,  lui  dit-elle,  la  sainte 
paix  soit  avec  vous;  permettez-moi  de  vous  demander  si  vous  n'êtes  pas 
la  dame  Marcelle,  la  chaste  veuve  du  feu  seigneur  Martin  Rosette?  La 
gouvernante  répondit  que  oui.  Je  vous  rencontre  donc  fort  à  propos,  lui 
dit  la  vieille,  pour  vous  avertir  que  j'ai  au  logis  uu  vieux  parent  qui 
voudrait  bien  vous  parler  11  est  arrivé  de  Flandre  depuis  peu  de  jours; 
il  a  connu  particul  eremeut,  mais  très-particuliùremont  votre  mari,  et  il 
a  dos  choses  de  la  dernière  conséquence  à  vous  communiquer.  Il  aurait 
été  vous  les  dire  chez  vous,  s'il  ne  fût  pas  tombé  malade  ;  mais  le 
pauvre  homme  est  à  l'exlrémil.'!.  Je  demeure  à  doux  pas  d'ici  :  prenez, 
s'il  vous  plaît,  la  peine  de  me  suivre. 

La  gouvernante,  qui  avait  de  l'esprit  et  de  la  prudence,  craignant  de 
faire  quelque  fausse  démarche,  ne  savait  à  quoi  se  résoudre  ;  mais  la 
vieille  devina  le  sujet  de  son  emliarras,  et  lui  dit  :  .Ma  chère  madame  Mar- 
celle, vous  pouvez  vous  fier  à  moi  en  toute  a.ssurance.  Je  me  nomme  la 
Chichoua.  Le  licencié  .Marcos  de  Eiguerua,  et  le  bachelier  Mira  de  Mesqua 
vous  répondront  de  moi  comme  de  leurs  grand'mércs.  Quand  je  vous 
projiose  de  venir  à  ma  maison,  ce  n'est  que  pour  votre  bien.  Mou  parent 
veut  vous  restituer  certaine  somme  que  votre  mari  lui  a  autrefois  prê- 
tée. A  ce  mot  de  restitution  la  d;inie  Marcolle  prit  son  parti.  Allons,  ma 
fille,  dit-elle  à  Léonor,  allons  voirie  parent  de  celte  bonne  dame;  c'est 
une  action  charitable  que  de  visiter  les  mabides. 

Elles  arrivèrent  bientôt  au  logis  de  la  Cliichona,  qui  les  Ht  entrer  dans 
une  salle  basse,  où  elles  trouvèrent  un  homme  alite,  qui  avait  une  barbe 
blanche,  et  qui,  s'il  n'était  pas  fort  malade,  paraissait  du  moins  l'être. 
Tenez,  cousin,  lui  dit  la  vieille  en  lui  présoutaul  la  gouvernante,  voici 
celte  sage  dame  Marcelle  à  qui  vous  souhaitez  de  parler,  la  veuve  du  feu 
seigneur  Martin  Rosette,  votre  ami  A  ces  paroles  lo  vieillard,  soulevant 
un  peu  la  tête,  salua  la  duégue,  lui  fit  signe  de  s'approcher,  et  lorsqu'elle 
fut  prés  de  son  lit,  lui  dit  d'une  voix  faible  :  Ma  chère  madame  Marcelle, 
je  rends  grâce  au  ciel  de  m'avoir  laissé  vivre  jusqu'à  ce  moment  :  c'était 
l'unique  chose  que  je  désirais;  je  craignais  do  mourir  sans  avoir  la  sa- 
tisfaction de  vous  voir  et  de  vous  remettre  en  main  propre  cent  ducats 
que  fou  votre  époux,  mon  intime  ami,  me  prêta  pour  me  tirer  d'une  af- 
faire d'honneur  que  j'eus  autrefois  à  Bruges.  Ne  vous  a-l-il  jamais  entre- 
tenue de  cotte  aventure? 

Uolas  !  non,  répondit  la  dame  Marcelle,  il  ne  m'en  a  point  parlé  :  de- 
vant Dieu  soit  son  àme  !  il  était  si  généreux,  qu'il  oubliait  les  services 
qu'il  avait  rendus  à  ses  amis;  et  bieii  loin  de  ressembler  à  ces  fanfarons 
qui  se  vantent  du  bien  qu'ils  n'ont  point  fait,  il  ne  m'a  jamais  dit  qu'il 
eut  obligé  personne.  Il  avait  l'âme  Ijelle  assurèraent,  rè|jliiiua  le  vieil- 
lard, j'en  dois  cire  plus  persuadé  qu'un  autre;  et.  pour  vous  le  prouver, 
il  laut  que  je  vous  raconte  l'affaire  donl  je  suis  hcurouseincnl  sorti  par 
son  socuuis;  mais,  comme  j'ai  des  choses  à  dire  qui  sont  de  la  dernière 
importance  pour  la  mémoire  du  défunt,  je  serais  bien  aise  de  ne  les  ré- 
véler qu'à  sa  discrète  veuve. 

Eh  bien,  dit  a'.ors  la  Chichoua,  vous  n'avez  qu'à  lui  faire  ce  récit  en 
particulier;  ijendant  ce  temps-là  nous  allons  passer  dans  mon  cabinel, 
colle  jeune  dame  et  moi.  En  achevant  ces  paroles,  elle  laissa  la  duègne 
avec  le  malade,  et  entraîna  Léonor  dans  nue  autre  chambre,  où,  sans 
chercher  de  détours,  elle  lui  dit  :  Belle  Lèouor,  les  moments  sont  trop 
précieux  pour  les  mal  employer.  Vous  connaissez  de  vue  le  comte  deBol- 
llor  ;  il  y  a  longtemps  qu'il  vous  aime  et  qu'il  meurt  d'envie  do  vous  le 
dire;  mais  la  vigilance  el  la  sévérité  de  votre  gouvernante  ne  lui  on' 
paspermis  jusqu'ici  d'avoir  ce  plaisir.  Dans  son  désespoir,  il  a  eu  recoure 
à  mon  industrie;  je  l'ai  mise  en  usage  pour  lui.  Ce  vieillard  que  vouS 
venez  de  voirest  un  jeune  valet  de  chambre  du  comte  ;  el  tout  ce  (|ue  j'ai 
fait  n'est  qu'une  ruse,  que  nous  avons  concertée  pour  tromper  votre 
gouvernante  et  vous  attirer  ici. 

Comme  elle  achevait  ces  mots,  le  comte,  qui  était  cache  derrière  une 
tapisserie,  se  montra  ;  et  courant  se  jeter  aux  pieds  de  Léonor  :  Madame, 
lui  dit-il,  pardonnez  ce  stratagème  à  un  amant  ([ui  ne  piuvait  jdus  vivre 
.sans  vous  parler.  Si  cotte  obligeante  personne  n  eùl  pas  trouvé  moyen  de 
me  procurer  cet  avantage,  j'allais  m'abandonner  à  mon  désespoir.  Ces 
paroles,  prononcées  duii  air  touchant,  par  un  homme  qui  ne  déplaisait 
pas,  troublèrent  Léonor.  Elle  demeura  qucl(|ue  temps  incertaine  de  In 
réponse  (luellc  y  deva !t  faire;  mais  enfin,  s'élant  remi.se  de  son  trouble, 
elle  regarda  lieiomeiit  le  comte,  et  lui  dit  :  Vous  croyez  peut-être  avoir 
beaucoup  d'obligation  à  cette  olliiieuse  dimc  <|iii  vous  a  si  bien  servi; 
mais  apprenez  que  vous  tirerez  peu  de  fruit  du  service  iprclle  vous  n 
rendu. 

En  parlant  ainsi  elle  fit  (|uelipies  pas  pour  rentrer  dans  la  salle.  Le 
comte  l'arrêta  :  Drineiirez,  dil-il,  adnrable  Léonor;  daignez  un  moment 
m  entendre.  Ma  passion  est  si  pure,  qu'elle  ne  doit  point  vous  alarmer. 
Vous  avez  sujet,  je  vous  l'avoue,  de  vous  révollcr  contre  l'artifice  dont 
je  me  sers  pour  vous  entretenir;  maisn'ai-je  pasjusipi'à  ce  jour  iniitile- 
ineiil  essayé  de  vous  parler?  Il  y  a  six  mois  que  je  vous  suis  aux  églises, 
à  la  promenade,  aux  spectacles.  Je  cherche  en  vain  partout  l'occasion  de 
vous  dire  ipie  vous  m'avez  charmé.  Votre  cruelle,  votre  impitoyable  gou- 
vernante a  toujours  su  tromper  mes  désirs.  Hélas  I  au  lieu  de  me  laire 
un  crime  d'un  stratagému  que  j'ai  été  forcé  d'employer,  plaignez-moi, 


G 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


bellij  Léonor,  il'avoir  .soiiflVvl  tous  les  lourmciUs  (Winc  si  luiigiie  allente, 
tt  jiisez  |)âr  vus  citnrnies  îles  peinos  morlelks  ((n'elle  n  dû  me  Ciiuser. 

Belllor  ne  m.irnnia  pas  d'assaisonner  ce  discours  de  tous  les  airs  Je 
persuasion  que  les  jolis  hommes  savent  si  heureusement  mettre  en  [ra- 
tii|ue  :  il  laissa  couler  queliiues  larmes.  Lconor  eu  fut  oniue  :  il  commença 
malgré  elle  à  s'élever  dans  sou  cœur  des  mouvements  de  tendresse  el  de 
pitié;  mais,  loin  de  cédera  sa  faiblesse,  plus  elle  se  sentait  attendrir, 
|)his  elle  marquait  d'empressement  à  vouloir  se  retirer.  Comte,  s'écria- 
l-ellc,  tous  vos  discours  sont  inutiles,  je  ne  veux  point  vous  écouler  ;  ne 
me  retenez  |)as davantage;  laissez-moi  sortir  d'une  maison  où  ma  vertu 
est  alarmée,  ou  bien  je  vais  par  mes  cris  attirer  ici  tout  le  voisinage,  et 
rendre  voire  audace  pulili(|ue.  Elle  dit  cela  d'un  ton  si  ferme,  que  la  Chi- 
cliona,  qui  avait  de  grandes  mesures  à  garder  avec  la  justice,  pria  le 
comte  de  ne  pas  pousser  les  choses  plus  loin.  Il  cessa  de  s'opposer  au 
dessein  de  Lconor.  Elle  se  débarrassa  de  ses  mains;  et.  ce  ([ui  jus  pialors 
n'était  arrivé  a  aucune  fille,  elle  sortit  de  ce  cabinet  comme  ille  y  était 
entrée. 

Elle  rejoignit  promplement  sa  gouvernante.  Venez,  ma  bonne,  lui  dit- 
elle,  quittez  ce  frivole  entretien  :  on  nous  trompe  ;  sortons  de  cette  dan- 
gereuse maison.  Qu'y  a-t-il,  ma  fille?  répondit  avec  elounement  la  dame 
Marcelle.  Quelle  raison  vous  oblige  à  vouloir  vous  lelirer  si  brus(pie- 
nicut?  Je  vous  en  instruirai,  rcparlil  Léonor.  Fuyons  :  chaque  inslanl  que 
je  m'arrête  ici  me  cause  une  nouvelle  peine.  Quelque  envie  qu'eut  la 
duègne  de  savoir  le  sujet  d'une  si  brusque  sortie,  elle  ne  put  s'en  éclair- 
cir  sur-le-champ,  il  lui  fallut  céder  aux  instances  de  Lconor.  Elles  sorti- 
rent toutes  deux  avec  précipitation,  laissant  la  Chichona,  le  comte  et  son 
valet  de  chambre,  aussi  déconcertés  tous  trois  que  des  comédiens  qui 
viennent  de  représenter  une  pièce  que  le  parterre  a  mal  reçue. 

Dès  que  Léonor  se  vil  dans  la  rue,  elle  se  mit  à  raconter  avec  beau- 
coup d'agitaliuiià  sa  gouvernante  tout  ce  qui  s'était  passé  dans  le  cabinet 
de  la  Cliichona.  La  dame  Marcelle  l'écoutu  fort  attentivement  ;  et  lors- 
([u'i  lies  furent  arrivées  au  logis  :  Je  vous  avoue,  ma  fille,  lui  dit-elle, 
cjue  je  suis  extrêmement  mortifiée  de  ce  que  vous  venez  de  m'ap|)rcndre. 
Cotrunent  ai-je  pu  être  la  dupe  de  cette  vieille  femme'.'  J  ui  fait  d'abord 
difficulté  de  la  suivre.  Que  u'ai-je  continué  I  Je  devais  me  défier  de  son 
air  doux  et  honnête  ;  j'ai  fait  une  sottise  qui  n'est  pas  pardonnable  à  une 
personne  de  mon  expérience.  Ah  !  que  ne  m'avez-vous  découvert  chez 
elle  cet  artifice,  je  l'ann-'is  dévisagée,  j'aurais  accablé  d'injures  le  comte 
de  Belllor,  et  arraché  la  barbe  au  faux  vieillard  qui  me  contait  des  fa- 
bles. Mais  je  vais  retourner  sur  mes  pas,  porter  l'argent  que  j'ai  reçu 
comme  une  véritable  restitution;  et  si  je  les  retrouve  ensemble,  ils  ne 
perdront  rien  pour  avoir  attendu.  En  achevant  ces  mots,  elle  reprit  sa 
jnantc  qu'elle  avait  ([uiltée,  et  sortit  pour  aller  chez  la  Chichona. 

Le  comte  y  était  encore;  il  se  désespérait  du  mauvais  succès  de  son 
stratagème.  Un  autre,  en  sa  place,  aurait  abandonné  la  partie;  mais  il  ne 
se  rebuta  point.  Avec  mille  bonnes  qualités  il  en  avait  une  peu  louable, 
c'était  de  se  laisser  trop  entraîner  au  penchant  qu'il  avait  à  l'aniour. 
Quand  il  aimait  une  dame  il  était  trop  ardent  à  la  poursuite  de  ses  fa- 
veurs; et,  ([uoique  naturellement  honnête  homme,  il  était  alors  capable 
de  violer  les  droits  les  plus  sacrés  ]iour  obtenir  l'accomplissement  de  ses 
désirs.  11  fit  réfiexion  c|u'il  ne  pourrait  parvenir  au  but  qu'il  se  proposait 
sans  le  .secours  de  la  dame  Man'ille,  et  il  résolut  de  ne  rien  épargner 
pour  la  mettre  dans  ses  intérêts.  1!  jugea  que  cette  duègne,  toute  sévère 
qu'elle  paraissait,  ne  serait  point  à  l'épreuve  d'un  présent  considérable  ; 
cl  il  n'avait  pas  tort  do  faire  un  pareil  jugement.  S'il  y  a  des  gouvernan- 
tes fidèles,  c'est  que  les  galants  ne  sont  pas  assez  riches,  ou  assez  libé- 
raux. 

1)  abord  que  la  dame  Marcelle  fut  arrivée,  et  qu'elle  aperçut  les  trois 
personnes  à  qui  elle  en  voulait,  il  lui  prit  une  fureur  de  langue  :  elle  dit 
un  million  d  injures  au  comte  et  à  la  Chichona,  et  fit  voler  la  restitution 
a  la  tête  du  valet  de  chambre.  Le  comte  essuya  patiemment  cet  orage; 
el,  semetlant  à  genoux  devant  la  duègne,  pour  rendre  la  scène  plus  tou- 
chante, il  la  pressa  de  reprendre  la  bourse  qu'elle  avait  jelée,  et  lui 
offrit  mille  pisioles  de  surcroit,  en  la  conjurant  d'avoir  pitié  de  lui.  Elle 
n'avait  jamais  vu  solliciter  si  ]iuis>a!r.ment  sa  compassion;  aussi  ne  fut- 
cllc  pas  inexorable  :  elle  eut  bienUit  ipiilté  les  invectives;  et  comparant 
en  elle  même  la  somme  propo.-ée  avec  la  médiocre  récompense  qu'elle 
ailenJail  de  don  Luis  de  Ccspcdes,  elle  trouva  qu'il  y  avait  plus  de  profit 
à  écarter  Léonor  de  son  devoir  (|u'i  l'y  maintenir.  C'est  pounpioi,  après 
quelques  façons,  elle  reprit  la  bourse,  accepta  l'offre  des  mille  pisioles, 
|nomil  de  servir  l'amour  du  comte,  et  s'en  alla  sur-le-champ  travailler 
à  l'exécution  de  sa  promesse. 

(iomme  elle  connaissait  Léonor  pour  une  fille  verlueuse,  elle  se  garda 
bien  de  lui  donner  lieu  de  sou|içoiinerson  intelligence  avec  le  comte,  de 
peur  qu'elle  n'en  avertit  don  Luis,  son  père  ;  et,  "voulant  la  perdre  adroi- 
icruenl,  voici  de  quelle  manière  elle  lui  parla  à  son  retour.  Léonor,  je 
\  ieiis  de  satisf.iire  mon  esprit  irrité  ;  j'ai  retrouvé  nos  trois  fourbes  ;  ils 
éiuient  encore  tout  étourdis  de  votre  courageuse  retraite.  J'ai  menacé  la 
Chichona  du  ressenliuieul  de  votre  père  et  de  la  rigueur  de  la  justice,  el 
j'ai  dit  au  comte  de  Belllor  toutes  les  injures  <|ue  la  colère  a  pu  me  sug- 
gérer. J'espère  que  ce  seigneur  ne  formera  plus  de  pareils  allentats,  el 
que  ses  galanteries  ccsscronl  désormais  d'occuper  ma  vigilance.  Je  rends 
j(rfUcsaHcicl<|uc  vous  ayez,  par  votre  fermeté,  évité  le  piège  qu'il  vousavail 
tendu,  i  on  pleure  de  joie.  Je  suis  ravie  qu'il  n'ait  tiré  aucun  avantage  de 
«on  artifice  ;  car  1«8  .grâuJu  seijjneurs  se  fout  uu  jeu  de  séduire  dejèuues 


personnes.  Laplup.nrl  même  de  ceux  (pii  se  piipient  le  plus  de  probité  ne 
s'en  font  |ias  le  moindre  scrupule,  comme  si  ce  n'élail  p.is  une  mauvaise 
action  que  de  déshonorer  des  familles.  Je  ne  dis  pas  absolument  que  le 
comte  solide  ce  caractère,  ni  qu'il  ait  envie  de  vous  tromper  ;  Une  faut  pas 
toujours  juger  mal  de  son  prochain  ;  peut-être  a-l-il  des  vues  légitimes. 
Quoi(|u'il  soil  d'un  rang  à  prétendre  aux  premiers  partis  de  la  cour,  vo- 
tre beauté  peut  lui  avoir  fait  prendre  la  résolution  de  vous  épouser.  Je 
me  souviens  même  que,  dans  les  réponses  qu'il  a  faites  à  mes  reproches, 
il  m'a  laissé  entrevoir  cela. 

Que  dites- vous,  ma  bonne?  interrompit  Lconor.  S'il  avait  formé  ce 
dessein,  il  m'aurait  dêj,i  demandée  à  mon  père,  qui  ne  me  refuserait 
point  à  un  homme  de  sa  condition.  Ce  que  vous  dites  est  juste,  reprit  la 
gouvernante  ;  j'entre  dans  ce  sentiment;  la  démarche  du  comte  esl  sus- 
pecte, ou  plutôt  ses  intentions  ne  sauraient  être  bonnes;  peu  s'en  faut 
que  je  ne  retourne  encore  sur  mes  pas  pour  lui  dire  de  nouvelles  injures. 
Non,  ma  bonne,  repartit  Léonor,  il  vaut  mieux  oublier  ce  qui  s'est  pa.ssé 
et  nous  venger  par  le  mépris.  11  est  vrai,  dit  la  dame  Marcelle,  je  crois 
que  c'est  le  meilleur  parti;  vous  êtes  plus  raisonnable  (pie  moi;  mais, 
(l'un  autre  côté,  ne  jugerions-nous  point  mal  des  sentiments  du  comte'? 
que  savons-nous  s'il  n'en  use  pas  ainsi  par  délicatesse?  Avant  que  d'ob- 
tenir l'aveu  d'un  père,  il  veut  peut-être  vous  rendre  de  longs  services, 
mériter  de  vous  plaire,  s'assurer  de  votre  cœur,  afin  que  votre  union  ait 
plus  de  charmes.  Si  cela  était,  ma  fille,  serait-ce  un  grand  crime  que  de 
l'écouler?  Découvrez-moi  votre  pensée;  ma  tendresse  vous  est  connue  , 
vous  sentez-vous  de  l'inclinalion  pour  le  comte,  ou  auriez-vous  de  la  ré- 
pugnance à  l'épouser? 

A  cette  malicieuse  question,  la  trop  sincère  Léonor  baissa  les  yeux  en 
rougissant,  et  avoua  qu'elle  n'avait  nul  éloignemeut  pour  lui;  mais, 
comme  sa  modestie  l'empccliait  de  s'expliquer  plus  ouvertement,  la  duè- 
gne la  pressa  de  nouveau  de  ne  lui  rien  déguiser.  Enfin  elle  se  rendit 
aux  affectueuses  démonstrations  de  sa  gouvernante.  Ma  bonne,  lui  dit- 
elle,  puisque  vous«soulez  que  je  vous  pai-le  confidemment,  apprenez  que 
Belflor  m'a  paru  digne  d'êlre  aimé.  Je  l'ai  trouvé  si  bien  fait,  et  j'en  ai 
oui  parler  si  avanlagcusement,  que  je  n'ai  pu  me  défendre  d'être  sensible 
à  ses  galanteries.  L'attention  infaligabic  que  vous  avez  à  les  traverser  m'a 
souvent  fait  beaucoup  de  peine,  et  je  vous  avouerai  qu'en  secret  je  l'ai 
plaint  quelquefois,  et  dédommagé,  par  mes  soupirs,  des  maux  que  voire 
vigilance  lui  fait  souffrir.  Je  vous  dirai  même  qu'en  ce  moment,  au  liru 
de  le  haïr  après  son  action  téméraire,  mon  cœur,  malgré  moi,  l'excuse, 
et  rejette  sa  faute  sur  votre  sévérité. 

Ma  fille,  reprit  la  gouvernante,  puisque  vous  me  donnez  lieu  de  croire 
que  sa  recherche  vous  serait  agréable,  je  veux  vous  mén.-ger  cet  amant. 
Je  suis  très-sensible,  repartit  Léonor  en  s'attcndrissanl,  au  service  que 
vous  voulez  me  rendre.  Quand  le  comte  ne  tiendrait  pas  un  des  premiers 
rangs  à  la  cour,  quand  il  ne  serait  qu'un  simple  cavalier,  je  le  préfére- 
rais à  tous  les  autres  hommes;  mais  ne  nous  nattons  point  :  Belllor  est 
un  grand  seigneur,  destiné  sans  doute  pour  une  des  plus  riches  héritières 
de  la  monarchie.  N'attendons  pas  qu'il  se  borne  à  la  fille  de  don  Luis, 
qui  n'a  qu'une  fortune  médiocre  à  lui  offrir.  Non,  non,  njoula-t-elle,  il 
n'a  pas  pour  moi  des  sentiments  si  favorables  ;  il  ne  me  regarde  pas^ 
comme  une  personne  qui  mérite  de  porter  soii  nom;  il  ne  cherche  ([u'i 
m'offenser. 

Eh  !  pourquoi,  dit  la  duègne,  voulez-vous  (|u'il  ne  vous  aime  pas  assez 
pour  vous  épouser?  l'amour  fait  tous  les  jours  de  plus  grands  miracles. 
Il  semble,  à  vous  entendre,  que  le  ciel  ail  mis  entre  te  comte  et  vous 
une  distance  infinie.  Faites-vous  plus  de  justice,  Léonor;  il  ne  s'abais- 
sera point  en  unissant  sa  destinée  i  la  vôtre  :  vous  êtes  d'une  ancienne 
noblesse,  et  votre  alliance  ne  saurait  le  faire  rougir.  Puisque  vous  avez 
du  penchant  pour  lui,  continua-t-elle,  il  faut  que  je  lui  parle;  je  veux 
approfindir  ses  vues  ;  et,  si  elles  sont  telles  qu'elles  doivent  être,  je  le 
Uatterai  de  (pielque  espérance.  Gardez-vous-en  bien,  s'écria  Léonor;  je 
ne  suis  point  d'avis  que  vous  l'alliez  chercher  ;  s'il  me  soupçonnait  d'a- 
voir (luebpie  part  à  cette  démarche,  il  cesserait  de  m'estlnier.  Oh!  je 
suis  plus  adroite  que  vous  ne  pensez,  répliqua  la  dame  Marcelle.  Je  com- 
mencerai par  lui  reprocher  d'avoir  eu  dessein  de  vous  séduire.  Il  ne 
manquera  pas  de  vouloir  se  justifier;  je  l'écouterai;  je  le  verrai  venir  : 
enfin,  ma  fille,  laissez-moi  faire,  je  ménagerai  votre  honneur  comme 
le  mien. 

La  duègne  sortit  à  l'entrée  de  la  nuit.  Elle  trouva  Belllor  aux  environs 
Je  la  maison  de  don  Luis.  Elle  lui  rendit  compte  de  l'entrelien  qu'elie 
avait  eu  avec  sa  maîtresse,  et  n'oublia  pas  de  lui  vanter  avec  quelle 
adresse  elle  avait  dècouveil  qu'il  eu  était  aimé.  Rien  ne  pouvait  être 
plus  agréable  au  comte  que  cette  découverte;  aussi  en  rcmcrcia-t-il  la 
dame  Marcelle  dans  les  termes  les  plus  vifs  :  c'est-à-dire  qu'il  promit 
Je  lui  livrer  Jès  le  lendemain  les  mille  pisioles;  cl  il  se  répondit  à  lui- 
même  du  succès  de  son  entreprise,  parce  qu'il  savait  bien  qu'une  fille 
iirèvenue  est  à  moitié  séduite.  Après  cela,  s'étanl  séparés  fort  satisfait» 
l'un  de  l'autre,  la  duègne  retourna  au  logis. 

Léonor,  qui  l'allendail  avec  inquiétude,  lui  demanda  ce  qu'elle  avait 
à  lui  annoncer.  La  meilleure  nouvelle  que  vous  |uiissiez  apprendre,  lui 
répondit  la  gouvernante  :  j'ai  vu  le  comte.  Je  vous  le  disais  bien,  ma 
fille,  SCS  intentions  ne  sont  pas  crimir.elles  :  il  n'a  point  d'autre  but  que 
de  se  marier  avec  vous  ;  il  me  l'a  jure  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacrz 
parmi  les  hommes.  Je  ne  me  suis  pas  ruudue  à  cela,  comme  vous  pouveé 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


penser.  Si  vous  êtes  dnns  celle  disposilion,  lui  ai-je  dit,  pourquoi  ne 
lailes-vous  pas  auprès  de  don  Lui<  la  di'marche  ordinaire? 

Ah  !  ma  chère  Marcelle,  m'a-t-il  répondu,  sans  paraître  embarrassé 
de  celte  demande,  approuveriez-vous  que,  sans  savoir  de  quel  œil  me 
re!;arde  Léonor,  et  ne  suivant  que  les  transports  d'un  aveui;  e  amour, 
j'allasse  tyranniquement  l'obtenir  de  sou  père"?  Non,  son  repos  m'est 
plus  cher  que  mes  désirs,  et  je  suis  irop  honnête  homme  pour  m'e.xposer 
à  faire  son  malheur. 

Pendant  qu'il  parlait  de  la  sorte,  continua  la  duéa;nc,  je  l'observais 
avec  une  extrême  attention,  cl  j'employais  mon  expérience  à  démêler 
dans  ses  yeux  s'il  était  effectivemenl  épris  de  tout  l'amour  qu  il  m'ex- 
primait, ijne  ''ous  dirai-je  !  il  m'a  paru  pénétré  d'une  véritable  passion  ; 
j  en  ai  senti  une  joie  que  j'ai  bien  eu  de  la  peine  à  lui  cacher;  néan- 
moins, lorsque  j'ai  été  persuadée  di;  sa  sincérité,  j'ai  cru  que,  pour 
vous  assurer  un  amant  de  cette  importance,  il  était  à  propos  de  lui  lais- 
ser entrevoir  vos  sentiments  :  .Seiu'neur,  lui  ai-je  dit,  Léonor  n'a  point 
d'aversion  pour  vous  ;  je  sais  qu'elle  vous  estime;  et,  autant  que  j'en 
puis  juger,  son  cœur  ne  gémira  pas  de  voire  recherche.  Grand  Dieu! 
s'cst-il  alors  écrié  tout  lj'ans|iorlé  de  joie,  qu'entends-je!  Est-il  possilde 
que  la  charmante  Léonor  soit  dans  une  disposition  si  favorable  poui'  moi"? 
(jue  ne  vous  duis-je  point,  obligeante  Marcelle,  de  m'avoir  tiré  d'une  si 
longue  incertitude?  Je  suis  d'autant  plus  ravi  de  celte  nouvelle,  que  c'est 
vous  qui  me  l'annoncez;  vous  qui,  toujours  révoltée  contre  ma  tcn- 
dre.sse,  m'avez  tant  fait  soufl'rir  de  maux;  mais  achevez  mon  bonheur, 
ma  chère  Marcelle  ;  faites-moi  parler  à  la  divine  Léonor;  je  veux  lui  don- 
ner ma  foi,  et  lui  jurer  devant  vous  que  je  ne  serai  jamais  qu'à  elle. 

A  ce  discours,  poursuivit  la  gouvernante,  il  en  a  ajouté  d'autres  encore 

Îilus  touchants.  Enfin,  ma  fille,  il  m'a  priée  d'une  manière  si  pressante  de 
ui  procurer  un  entretien  secret  avec  vous,  que  je  n'ai  pu  me  défendre 
de  le  lui  promettre.  Hé!  pourquoi  lui  avez-vous  fait  cette  promesse? 
s'écria  Léonor  avec  quelque  émotion.  Une  fille  sage,  vous  me  l'avez  dit 
cent  fois,  doit  absolument  éviter  ces  conversations,  qui  ne  sauraient  être 
que  dangereuses  Je  demeure  d'accord  de  vous  l'avoir  dit,  répliqua  la 
duègne,  el  c'est  une  très-bonne  maxime  ;  mais  il  vous  est  permis  de  ne 
la  pas  suivre  dans  cette  occasion,  puisque  vous  pouvez  regarder  le  comte 
comme  votre  mari.  Il  ne  l'est  point  encore,  repailit  Léonor,  et  je  ne  le 
dois  pas  voir  qu(!  mon  père  n'ait  agréé  sa  démarche. 

La  dame  Marcelle,  en  ce  moment,  se  repentit  d  avoir  si  bien  élevé  une 
fille  dont  elle  avait  tant  de  peine  à  vaincre  la  retenue.  Voulant  toutefois 
en  venir  à  bout,  à  quelque  prix  que  ce  fût  :  Ma  chère  Léonor,  reprit- 
elle,  je  m'applaudis  de  vous  voir  .si  réservée.  Heureux  fruit  de  mes  soins  ! 
Vous  avez  mis  à  profit  toutes  les  leçons  que  je  vous  ai  données.  Je  suis 
charmée  de  mon  ouvrage  ;  mais,  ma  fille,  vous  avez  enchéri  sur  ce  que 
je  vous  ai  enseigné  :  vous  outrez  ma  morale  ;  je  trouve  votre  vertu  un 
peu  trop  sauvage.  De  quelque  sévérité  que  je  me  pique,  je  n'approuve 
point  une  farouche  sagesse  qni  s'arme  indifféremment  contre  le  crime 
cl  l'innocence.  Une  fille  ne  cesse  pas  d'être  vertueuse  pour  écouler  un 
amant,  quand  elle  connaît  la  pureté  de  ses  désirs;  et  alors  clic  n'est 
pas  plus  criminelle  de  répondre  à  sa  passion  que  d'y  être  sensible.  Repo- 
sez-vous sur  moi,  Léonor  ;  j'ai  irop  d'expérience,  cl  je  suis  trop  dans  vos 
intérêts,  pour  vous  faire  faire  un  pas  qui  puisse  vous  nuire. 

Et  dans  quel  lieu  voulez-vous  que  je  parle  au  comte?  dit  Léonor.  Dans 
votre  appartement,  repiil  la  duègne  :  c'est  l'endroit  le  plus  sur.  Je  l'in- 
troduirai ici  demain,  pendant  la  nuit.  Vous  n'y  pensez  pas,  ma  bonne  ! 
rc|diqua  Léonor  ;  i|uoi!  ic  souffrirai  qu'un  homme...  Oui,  vous  le  souf- 
frirez, interrompit  li  gouvernante;  ce  n'est  pas  une  chose  si  extraordi- 
naire que  vous  vois  l'imaginez.  Cela  arrive  tous  les  jours  ;  et  plût  au  ciel 
que  tontes  les  filles  qui  reçoivent  de  pareilles  vi>ites  eussent  des  inten- 
tions aussi  bonnes  ipie  les  vôires!  D'ailleurs,  qii'avez-vous  à  craindre? 
ne  serai-je  pas  avec  vous?  Si  mon  père  venait  nous  sur|)iendie?  reprit 
Léonor.  Soyez  encore  en  repos  là-dessus,  repartit  la  dame  Marcelle.  Voire 
père  a  l'esprit  Iranquilic  sur  votre  conduite  :  il  connaît  ma  fidélité,  il  a 
une  entière  confiance  en  moi.  Léonor,  si  vivement  poussée  par  la  duègne, 
cl  jiressèe  en  secret  par  son  amour,  no  put  résister  plus  longtemps;  elle 
COTisenlil  à  ce  qu'on  lui  proposait. 

Le  comte  en  fut  bientôt  informé.  11  en  eut  tant  de  joiç,  qu'il  donna 
sur-le-ch'mp  à  son  agentc  cinq  cents  pistoles,  avec  une  bague  de  pa- 
reille valeur.  La  dame  Marcelle,  voyant  qu'il  tenait  si  bien  sa  parole,  ne 
voulut  pas  être  moins  exacte  à  Iciiir  la  sienne.  Dès  la  nuit  suivante, 
ipiand  elle  jugea  que  tout  le  monde  reposait  au  logis,  elle  attacha  à  un 
balcon  une  éclulle  de  soie  que  le  comte  lui  avait  donnée,  cl  fit  entrer  par 
\à  ce  seigneur  dans  l'appartement  de  sa  nviîlre.sse. 

Cependant  cette  jeune  personne  s'abandonnait  à  des  réllexions  qui  l'a- 
g  laient  vivement.  Quidqiie  penchant  qu'elle  eût  pour  B  lllor,  et  malgré 
oui  ce  que  pouvait  lui  dire  sa  jioiivrrnanle,  •  Ile  se  reprochail  d'avoir  eu 
la  racililè  de  consentir  li  une  visite  ipii  Iticss.iil  son  devoii;  :  la  punie  de 
ses  iiilrnlions  ne  la  rassurait  point.  It'ccvoir  la  niiil,  dans  sa  chambre, 
lin  homme  qui  ii'avail  pas  l'aveu  de  son  père,  el  d  'lit  elle  ignorai!  même 
b'S  vérilabli'S  sentiinenls,  lui  paraissait  une  démarche,  noii-srnlemi'nt 
criminelle,  mais  digne  encore  des  mépris  de  son  amant.  Cette  dernière 
(lenséi-  fusait  sa  plus  grande  peine,  cl  elle  en  était  fort  occupée  lorsipie 
le  comte  entra. 

Il  M'  |i-ia  il  abord  à  ses  genoux  pour  la  remercier  de  la  faveur  qu'elle 
lui  faisait.  Il  parut  pénétré  d'amour  el  de  reconnaissance,  cl  il  l'assura 
au'il  était  daus  lu  dvs.scin  de  répou:>Ër.  Méaninuins  c  .mine  il  ne  s'éten- 


dait pas  là-dessus  autant  (pi'elle  l'aurait  souhaité  :  Comte,  lui  dit-elle,  je 
veux  bien  croire  ipic  vous  n'avez  pas  d'autres  vues  que  celles-là  ;  mais, 
quelques  assui>iuces  que  vous  m'en  puissiez  donner,  eiies  me  seront  lou- 
jiiurs  suspectes,  jusqu'à  ce  qu'elles  soient  autorisées  du  consentement  dc 
mon  père.  Madame,  réjiondil  Belflor,  il  y  a  longtemps  que  je  l'aurais  de- 
mandé, si  je  n'eusse  pas  craint  de  Polilenir  aux  dépens  de  fotre  repos. 
Je  ne  vous  rejiroche  point  de  n'avoir  pas  encore  fait  celte  démarche,  re- 
prit Léonor;  j'approuve  même  sur  cela  votre  dél  catesse  :  mais  rien  ne 
vous  relient  plus,  1 1  il  faut  que  vous  parliez  au  plus  tôt  à  don  Luis,  oit 
bien  résolvez-vous  à  ne  me  revoir  jamais. 

Uè!  pourquoi,  répliqua- l-il,  ne  vous  verrais-je  plus,  belle  Léonorî 
Que  vous  êtes  peu  sensible  aux  douceurs  de  l'amour!  Si  vous  saviez 
aussi  bien  aimer  que  moi,  vous  vous  feriez  un  plaisir  de  recevoir  secrète» 
ment  mes  soins,  cl  d'en  dérober,  du  moins  pour  i|uel(|ne  temps,  la  con- 
naissance à  votre  père.  Que  ce  commerce  mystérieux  a  de  charmes  pour 
deux  cœurs  étroitement  liés  !  Il  en  pourrait  avoir  jiour  vous,  dil  Léonor; 
mais  il  n'aurait  pour  moi  que  des  iieines.  Ce  raffiiu'mcnt  de  tendresse  ne 
convient  point  à  une  fille  (|ui  a  delà  vertu.  Ne  me  vantez  plus  les  délices 
de  ce  commerce  coupable.  Si  vous  m'estimiez,  vous  ne  me  l'auriez  pas 
proposé  ;  et  si  vos  inleutions  sont  telles  que  vous  voulez  me  le  persuader, 
vous  devez,  au  fond  de  votre  àme,  me  reprocher  dc  ne  m'en  être  pas 
offensée.  Biais,  hélas  !  ajouta-t-cUo  en  laissant  échapper  quelques  ]dours, 
c'est  à  ma  seule  faiblesse  que  je  dois  imputer  cet  outrage;  je  m'en  suis 
rendue  digne  en  faisant  ce  que  je  fais  pour  vous. 

Adorable  Léonor,  s'écria  le  comte,  c'est  vous  qui  me  faites  une  mor- 
telle injure!  Voire  vertu  trop  scrupuleuse  prend  de  faiis.ses  alarmes. 
Quoi  !  parce  que  j'ai  été  assez  heureux  pour  vous  rendre  favorable  à  mon 
amour,  vohs  craignez  que  je  cesse  de  vous  estimer  '.'  Quelle  injuslicc  ! 
Non,  madame,  je  connais  tout  le  prix  de  vos  bontés  :  elles  ne  pouvant 
vous  ôter  mon  esiinie,  et  je  suis  prêt  à  faire  ce  que  vous  exigez  de  moi. 
Je  parlerai  dès  demain  au  seigneur  don  Tuis  ;  je  ferai  tout  mon  po.ssible 
pour  qu'il  consente  à  mon  bonlieur  ;  mais  je  ne  vous  le  cèle  point,  j'y  vois 
peu  d'a]qiarcnce.  Que  dites-vous!  reprit  Léonor  avec  une  exirème  sur- 
prise. Mon  père  pourra-t-il  ne  pas  agréer  la  recherche  d'un  homme  qui 
lient  le  rang  que  vous  tenez  à  la  cour?  Eh  !  c'est  ce  môme  rang,  rejiartit 
Belllor,  qui  me  fait  craindre  ses  refus.  Ce  discours  vous  surprend  :  vous 
liiez  cesser  de  vous  étonner. 

Il  y  a  quelques  jours,  poursuivit-il,  ipie  le  roi  me  déclara  (|u"il  voulait 
me  marier.  Il  ne  m'a  point  nommé  la  dame  qu'il  me  destine;  il  m'a  seu- 
lement fait  comprendre  que  c'est  un  des  premiers  partis  dc  la  cour,  et 
qu'il  a  ce  mariage  fort  à  cœur.  Comme  j'ignorais  quels  ))ûuvaient  être 
vos  sentmcnts  pour  moi,  car  vous  savez  bien  que  votre  rigueur  ne  m'a 
pas  permis  jusqu'ici  de  les  démêler,  je  ne  lui  ai  laissé  voir  aucune  répu- 
gnance à  suivre  ses  volontés.  Après  cela,  jngez,  madame,  si  don  Luis 
voudra  se  mettre  au  hasard  de  s'attirer  la  colère  du  roi  eu  m'acceplant 
pour  gendre. 

Non,  sans  doute,  dit  Léonor;  je  connais  mon  nére  :  quelque  avanta- 
geuse que  soit  pour  lui  voire  alliance,  il  aimera  mieux  y  renoncer  que  de 
s'exposera  déplaire  au  roi.  Mais  quand  mon  père  ne  s'opposerait  point  à 
notre  union,  nous  n'cn'serions  pas  plus  heureux  ;  car  enfin,  comte,  com- 
ment poiirriez-vous  me  donner  une  main  que  le  roi  veut  engager  ail- 
leurs? Madame,  répondit  Belllor,  je  vous  avouerai  de  bonne  foi  que  je  suis 
encore  dans  un  assez  grand  embarras  dc  ce  côté-là  :  j'espère  néanmoins 
qu'en  tenant  une  conduite  délicate  avec  le  roi,  je  ménagerai  si  bien  son 
esprit  et  l'amitié  qu'il  a  pour  moi,  que  je  trouverai  le  moyen  d'éviter  le 
malheur  qui  me  menace  :  vous  pourriez  même,  belle  Léonor,  m'aider  en 
cola,  si  vous  me  jugiez  digne  de  m'atlacher  à  vous.  Eh  !  de  quelle  ma- 
nière, dit-elle,  puis-JB  contribuer  à  rompre  le  mariage  que  le  roi  vous  a 
proposé?  Ah.  madame!  répliqua-t  il  d'un  air  passionné,  si  vous  vouliez 
recevoir  ma  foi,  je  saurais  bien  me  conserver  à  vous  sans  que  ce  prince 
m'en  pi'it.savoir  mauvais  gré. 

l'crmcttez,  charmante  i-éonor,  ajouta-t-ilcn  se  jetant  à  ses  genoux,  per- 
mettez que  je  vous  épouse  en  présence  de  la  dame  Marcelle  ;  c'est  un  té- 
moin qui  répondra  de  la  sainteté  de  notre  engagement.  Par  li  je  me  dé- 
roberai sans  peine  aux  Irislcs  nn'uds  dont  on  veut  me  lier  ;  car,  si  après 
cela  le  roi  me  presse  d'acce|itcr  la  dame  qu'il  me  destine,  je  me  jetterai 
aux  pieds  de  ce  monarque,  je  lui  dirai  que  je  vous  aimais  dipiiis  long- 
temps, el  que  je  vous  ai  secrètement  épousée.  Quelque  envie  qu'il  puisse 
avoir  de  me  marier  avec  une  autre,  il  est  trop  bon  pour  voiibiir  m'arra- 
chcr  à  ce  que  j'adore,  et  trop  juste  pour  faire  cet  afi'iont  à  votre  fa- 
mille. 

Que  pensez-vous,  sage  Marcelle,  ajoula-l-il  en  se  tournant  vers  lagou- 
vernante,  que  pensez-vous  de  ce  projet  que  l'amour  vii'iit  de  m'inspircr? 
J'en  suis  charmée,  dit  la  dame  Marcelle;  il  f.iut  avouer  que  l'amour  e.^l 
bien  inçéniciix!  El  vous,  adorable  Léonor,  reprit. le  cnmle,  f]ii'cn  dites- 
vous?  Volreespril,  toujours  armé  de  défiance,  refiisera-l-il  dernpproiivcrî 
Non,  répondit  Léonor,  pourvu  que  vous  y  fassiez  entrer  mon  pcre  ;  je  no 
doute  pas  qu'il  n'y  souscrive  dés  que  vous  l'en  aiirCz  instriiil. 

Il  faut  bien  se  garder  de  lui  faire  cette  conlidence,  interrompit  en  cet 
endroit  l'ab'imim'ble  duègne  ;  vous  ne  connaissez  pas  le  .seigneur  don 
Luis  :  il  est  trop  délicat  sur  les  malières  d'honneur  pour  se  |irêlerà  de 
mystérieuses  amours,  la  pnqiosilioii  d'un  mariage  secret  loffensern; 
d'aillciiis  sa  |iriidencc  ne  manipiera  pas  de  lui  faire  appréheniler  les  sui- 
tes d'une  union  qui  lui  |iaraiti(i  choquer  les  desseins  du  roi.  Par  cette 
démarche  indiscrète  vous  lui  donnerez  di  s  soupçons,  ses  yeux  seront  in- 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


ccssamnient  ouverts  sur  toutes  nos  actions,  et  il  vous  ôloia  tous  les 
moyens  de  vous  voir. 

J'en  mour;•ai^  de  douleur!  s'écria  noire  courtisan.  Mais,  madame  Mar- 
celle, poursuivit-il  en  affeclant  nu  air  chagrin,  croyez-vous  cnectivemcnt 
que  don  Luis  rojctti'  la  proposiliou  d'un  hymen  clandestin  ?  N'en  doutez 
nullement,  ré|K)uJit  la  gouvernante  ;  mais'je  veux  qu'il  l'accepte  :  régu- 
lier et  scrupuli'UK  comme  il  est,  il  ne  consentira  point  (luel'on  supprime 
les  cérémonies  de  l'église  ;  et  si  on  les  pratique  dans  votre  mariage,  la 
chose  sera  bientôt  divulguée. 

Ah!  ma  cliére  Looiior,  dit  alors  le  comte  en  serrant  tendrement  la  main 
de  sa  maîtresse  entre  les  siennes,  faut-il,  pour  satisfaire  une  vaine  opi- 
•nion  de  bienséance,  nous  exposer  à  l'affreux  péril  de  nous  voir  séjiarés 
pour  jamais!  Vous  n'avez  besoin  que  de  vous-même  pour  vous  donner  à 
moi.  L'aveu  d'un  père  vous  épargnerait  peut-être  quelques  peines  d'es- 
prit ;  mais  puis(iue  la  dame  Marcelle  nous  a  prouvé  l'inipossibilitc  de 
l'obtenir,  rendez-vous  à  mes  innocents  désirs.  Recevez  mon  ctt'ur  et  ma 
Diain;  et  lorsqu'il  sera  temps  d'informer  don  Luis  de  notre  engagement, 
nous  lui  apprendrons  les  raisons  (|uc  nous  avons  eues  de  le  lui  cacher.  Eii 
liien,  comte,  dit  Léonor,  je  consens  que  vous  ne  parliez  pas  sitôt  à  mon 
père.  Soudez  auparavant  l'esprit  du  roi;  avant  que  je  reçoive  en  secret 
votre  main,  parlez  à  ce  prince;  dites-rni,  s'il  le  faut,  que  vous  m'avez  se- 
crètement épousée.  Tàthims,  parcelle  fausse  confidence...  Oh!  pour  cela 
non,  madame,  répondit  Belllor;  je  suis  trop  ennemi  du  mensonge  pour 
oser  soutenir  cette  feinte;  je  ne  puis  me  trahir  jusque-là.  De  plus,  tel  est 
le  caractère,  du  roi  (pie  s'il  venait  à  découvrir  que  je  l'eusse  trompé,  il  ne 
me  le  p.irdonnerait  de  sa  vie. 

.le  ne  finirais  point,  seigneur  don  Cleo])has,  continua  le  Diable,  si  je 
répétais  mot  pour  mot  tout  ce  que  Belllor  dit  pour  séduire  cette  jeune 
personne:  je  vous  dirai  seulement  qu'il  lui  tint  tous  les  discours  pn.ssion- 
nés  que  je  soufi'e  aux  hommes  en  pareille  occasion  ;  mais  il  uit  beau 
jurer  qu'il  confirmerait  publiquement,  le  plus  tôt  qu'il  lui  serait  possi- 
Ide,  la  foi  qu'il  lui  donnait  en  particulier;  il  eut  beau  prendre  le  ciel  à 
témoin  de  ses  scimenls,  il  ne  put  ti  iompher  de  la  vertu  de  Léonor,  cl  !e 
jour,  qui  était  prêt  à  naraîlre,  l'obligea,  malgré  lui,  à  se  retirer. 

Le  lendemain,  la  dnégne.  croyant  qu'il  y  allait  de  son  honneur,  ou, 
pour  mieux  dire,  de  son  intérêt  de  ne  point  abandoiuïcr  son  entreprise, 
dit  à  la  fille  de  don  Luis  :  Léonor,  je  ne  sais  plus  quel  discours  je  dois 
vous  tenir;  je  vous  vois  révoltée  contre  la  passion  du  comte,  comme  s'il 
n'avait  pour  objet  qu'une  simple  galanterie.  N'auriez-vous  point  remar- 
qué en  sa  personne  quelque  chose  qui  vous  en  eût  dégoûtée?  Non,  ma 
bonne,  lui  répondit  Léonor,  il  ne  m'a  jamais  paru  plus  aimable,  et  son 
entri'tien  m'a  fait  apercevoir  en  lui  de  nouveaux  charmes.  Si  cela  est, 
reprit  la  gouvernante,  je  ne  vous  comprends  pas.  Vous  èles  prévenue 
pour  lui  d'une  inelinaliou  violente,  et  vous  refusez  de  souscrire  à  une 
chose  dont  on  vous  a  représenté  la  nécessité? 

Ma  bonne,  répliqua  la  fille  de  don  Luis,  vous  avez  plus  de  prudence  et 
plus  d'expérience  que  moi  ;  mais  avez-vous  bien  pensé  aux  suites  que 
penlav'iirun  mariage  contracté  sans  l'aveu  démon  père?  Oui,  oui,  ré- 
pondit la  duègne,  j'ai  fait  bi-Jessus  toutes  les  réflexions  nécessaires,  et  je 
suis  fiicbée  que  vous  vous  oj'posiez  avec  tant  d'opin';itreté  au  brillant  éta- 
blissement que  la  fortune  vous  présente.  Prenez  garde  que  votre  obstina- 
tion ne  fatigue  et  ne  rebulc  votre  amant:  craignez  (|u'il  n'ouvre  les  yeux 
sur  l'intérêt  de  sa  fortune,  que  la  violence  de  sa  passion  lui  fait  négli- 
ger. Puisqu'il  vent  vous  donner  sa  foi,  recevez -la  fans  balancer.  Sa  ]ia- 
i'ole  le.  lie  :  il  n'y  a  rien  de  plus  sacré  pour  un  homme  d'honneur;  d'ail- 
leurs je  suis  tcni:'in  qu'il  vous  reconnaît  pour  sa  femme;  ne  savcz-vous 
pas  qù'nn  témoignage  tel  que  le  mien  suffit  pour  faire  condamner  en 
justice  un  amant  ipii  oserait  se  parjurer? 

Ce  fut  par  de  semblables  discours  que  la  perfide  Marcelle  ébranla  Léo- 
nor, qui.  se  laissant  étourdir  sur  le  péril  qui  la  menaçait,  s'abandonna  de 
bonne  foi,  quelques  jours  apr.'^s,  aux  mauvaises  intentions  du  comte.  La 
dnégne  l'iiilroduisaii  toutes  les  nuits,  p.-.r  le  balcon,  dans  l'appartement 
de  sa  maîtresse,  cl  le  faisait  sortir  avant  le  jour. 

Une  nuit  qu'elle  l'avait  averti  un  jeu  plus  tard  qu'à  l'ordinaire  de  se 
rt  tirer,  et  que  déjà  l'aurore  commi  nç-iit  à  percer  l'obscurité,  il  se  mit 
brusquemenl  en  devoir  de  se  couler  dans  la  nie  ;  mais,  par  malheur,  il 
prit  .si  mal  ses  mesures,  qu'il  tomba  ]i,"r  terre  assez  rudement. 

Don  Luis  de  Ct'spoles,  qui  était  co:!ché  dans  ra|:partemcnl  au  dessus 
de  sa  lille,  et  qui  s'éîûil  lové  ce  jour-là  de  très-grand  matin  pour  travail- 
ler à  qui'l  lues  afi'airrs  pressantis,  ent,"ii(lii  le  bruit  de  celle  chu!e.  II  <ui- 
vril  s-i  fenolre  pour  voir  ce  que  c'était.  Il  aperçut  un  homme  (pii  achevait 
(le  se  relever  avnc  licauroup  de  |ieiuo,  cl  la  il  nue  .Miircello  .sur  le  balcon, 
occupée  à  détacher  réchcllo  de  soie,  dont  le  comte  ne  s'était  pas  si  liien 
servi  puur  discendre  que  pour  monter.  Il  se  frotta  les  yeux,  et  prit  d'a- 
bord ce  spectacle  pour  une  illusion  ;  mais,  après  l'avoir  bien  considéré, 
il  jugea  (|u'il  n'y  avait  rien  de  plus  léel,  et  que  la  clarté  du  jour,  toute 
f.ible  qii  elle  était  encare,  ne  lui  découvrait  que  trop  sa  houle. 

Troublé  de  celle  fatale  vue,  transporté  d'une jcisle  colèie,  il  d  .scend  en 
robe  de  chambre  dans  rappaitcnienl  de  Lémior,  leiianl  son  épéc  d'mie 
main  el  uiu'  boiiL'ie  cleranlre.  Il  la  cherche,  elle  cl  sa  gouvernante,  pour 
les  sacrificu-  à  son  ressenlinuMil.  Il  frappe  à  la  porte, de  leur  chambre, 
ordonne  d'ouvrir:  elles  reconnaissent  sa  voix  ;  elles  obéissent  en  trem- 
blant. Il  entre  d'un  air  furieux  ;  et  montrant  son  épée  nue  à  leurs  yeux 
c'peidus  :  .]<■.  vicii;  d'i  il,  Inver  dans  le  sang  d'une  inf;lmc  l'affront  qu'elle 


fait  à  son  père,  et  punir  en  même  temps  la  lâche  gouvernante  qui  trahit 
ma  confiance. 

Elles  se  jetèrent  à  genoux  devant  lui  l'une  et  l'autre,  et  la  duègne  pre- 
nant la  parole  :  Seigneur,  dit-elle,  avant  que  nous  recevions  le  châtiment 
que  vous  nous  préparez,  daignez  m'écouter  un  moment.  Eh  bien!  mal-» 
heureuse,  répliqua  le  vieillard,  je  consens  de  suspendre  ma  vengeance 
pour  un  instant:  parle,  apprends-moi  toutes  les  circonstances  de  mon 
malheur;  mais  que  dis-je,  toutes  les  circonstances!  je  n'en  ignore  qu'une, 
c'est  le  nom  du  téméraire  qui  déshonore  ma  famille.  Seigneur,  reprit  la 
dame  Marcelle,  le  comte  de  Belllor  est  le  cavalier  dont  il  s'agit.  Le  comte 
de  Belllor!  s'écria  don  Luis.  Où  a-t-il  vu  ma  fille?  par  quelle  voie  l'a- 
t-il  séduite?  Ne  me  cache  rien.  Seigneur,  repartit  la  gouvernante,  je  vais 
vous  faire  ce  récit  avec  tonte  la  sincérité  dont  je  suis  capable. 

Alors  elle  lui  débita  avec  un  art  infini  tous  les  discours  qu'elle  avait 
fait  accroire  à  Léonor  que  le  comte  lui  avait  tenus.  Elle  le  peignit  avec  les 
plus  belles  couleurs  :  c'était  un  amant  tendre,  délicat  et  sincère.  Comme 
elle  ne  pouvait  s'écarter  de  la  vérité  au  dénoùnicnt,  elle  fut  obligée  de  la 
dire  ;  mais  elle  s'étendit  sur  les  raisons  que  l'on  avait  eues  de  faire  à  son 
insu  ce  mariage  secret,  et  elle  leur  donna  un  si  bon  tour,  qu'elle  apaisa  l.i 
fureur  de  don  Luis.  Elle  s'en  aperçut  bien;  et  pour  achever  d'adoucir  le 
vieillard  :  Seigneur,  lui  dit-elle,  voilà  ce  que  vous  vouliez  savoir  :  pu- 
nissez-nous présentement  :  plongez  votre  épée  dans  le  sein  de  Léonor. 
Mais  qu'est-ce  que  je  dis?  Léonor  est  innocente,  elle  n'a  fait  que  suivre 
les  conseils  d'une  ))ersonne  que  vous  avez  chargée  de  sa  conduite;  c'est  .i 
moi  seule  que  vos  coups  doivent  s'adresser;  c'est  moi  qui  ai  introduit 
le  comte  dans  l'nppartenieut  de  votre  fille,  c'est  moi  qui  ai  formé  les 
nœuds  qui  les  lient.  J'ai  fermé  les  yeux  sur  ce  qu'il  y  avait  d'irrégulier 
dans  un  engagement  que  vous  n'autorisiez  pas.  pour  vous  assurer  un 
gendre  dont  vous  savez  que  la  faveur  est  le  canal  par  où  coulent  aujour- 
il'hui  toutes  les  grâces  de  la  cour:  je  n'ai  envisagé  que  le  bonheur  de 
Lécmor,  et  l'avantage  que  votre  famille  pourrait  tirer  d'une  si  belle  al- 
liance :  l'excès  de  tiion  zèle  m'a  fait  trahir  mon  devoir. 

Pendant  que  l'artificieuse  Marcelle  parlait  ainsi,  sa  maîtresse  ne  s'é- 
pargnait point  à  pleurer  ;  et  elle  fit  paraître  une  si  vive  douleur,  que  !e 
Loii  vieillard  n'v  )iut  résister.  11  en  fut  attendri;  sa  ccdére  .se  changea  en 
compassion;  il  laissa  tomber  son  épée;  et  dépouillant  l'air  d'un  père  ir- 
rité :  Ah  !  ma  fille,  s'éeria-t-il  les  larmes  aux  yeux,  que  l'amour  est  une 
passion  funeste  !  Hélas  !  vous  ne  savez  jias  toutes  les  rai.sons  que  vous 
avez  de  vous  allligcr  :  la  honte  .seule  que  vous  cause  la  présence  d'un  père 
qui  vous  surprend  excite  vos  pleurs  en  ce  moment.  Vous  ne  prévoyez  jias 
encore  tous  les  sujets  de  douleur  que  votre  amant  vous  prépare  peut-être. 
Et  vous,  im]irudenle  Marcelle,  qu'avez-vous  fait?  Dans  quel  précipice  nous 
jette  votre  zèle  indiscret  pour  ma  famille  !  J'avoue  que  l'alliance  d'un 
homme  tel  que  le  comte  a  pu  vous  éblouir,  et  c'est  ce  qui  vous  sauve 
dans  mon  esprit;  mais,  malheureuse  que  vous  êtes,  ne  fallait-il  pas  vous 
défier  d'un  amant  de  ce  caractère  ?  Plus  il  a  de  crédit  el  de  faveur,  plus 
vous  deviez  êire  en  garde  contre  lui.  S'il  ne  se  fait  pas  de  scrupule  de 
manquer  de  foi  à  Léonor,  quel  parti  faudrat-il  que  je  prenne?  Imphu-c- 
rai-je  le  secours  des  lois?  Une  personne  de  son  rang  saura  bien  se  met- 
tre à  l'abri  de  leur  sévérité.  Je  veux  bien  que,  fidèle  à  ses  serments,  il 
ait  envie  de  tenir  parole  à  ma  fille  ;  si  le  roi,  comme  il  vous  l'a  dit,  a  des- 
sein de  lui  faire  épouser  une  autre  dame,  il  est  à  craindre  que  ce  prince 
ne  l'y  oblige  par  son  autorité. 

Oh  !  pour  l'y  obliger,  seigneur,  inlerrom|iit  Léonor,  ce  n'est  pas  ce  qui 
doit  nous  alarmer.  Le  comte  notis  a  bien  assuré  que  le  roi  ne  fera  pas 
nue  si  grarde  violence  à  ses  sentiments.  J'en  suis  persuadée,  dit  la  dame 
Marcelle  :  luilre  que  ce  monarque  aime  trop  son  favoi-i  pour  exercer  sur 
lui  cette  tyrannie,  il  est  trop  généreux  pour  voidoir  causer  un  déplaisir 
mortel  au'vaillaut  don  Luis  de  Cesi;édcs,  qui  a  donné  tous  ses  beaux  jours 
au  service  de  l'Etal. 

Fasse  le  ciel,  reprit  le  vieillard  en  soupirant,  que  mes  craintes  soient 
vaines  !  Je  vais  ciiez  le  comte  lui  demander  un  éclaircissement  là-dessu.s. 
Les  yeux  d'un  père  sont  pénétrants  :  je  verrai  jusqu'au  foiul  de  son  âme. 
Si  je  le  trouve  dans  la  disposition  que  je  souhaite,  je  vous  pardonnerai  le 
passé;  mais,  ajouln-t-il  d'un  ton  plus  ferme,  si  dans  ses  discours  je  dé- 
mêle un  co^ur  perfide,  vous  irez  toutes  deux  dans  nue  ri  traite  pleurer 
votre  imprudence  le  reste  de  vos  jours.  A  ces  mots  il  ramassa  son  épéc, 
et,  les  laissant  se  remettre  de  la  frayeur  qu'il  leur  avait  causée,  il  re- 
monta dans  son  apiinrtement  pour  s'babilier. 

Asmodée,  en  cet  endroit  de  son  récit,  fui  interrompu  par  l'écolier,  qui 
lui  dit  :  Quelque  ijléressante  que  soit  1  histoire  que  vous  me  racontez, 
une  chose  que  j'aperçois  m'etnpêchc  de  vous  écouter  aussi  attentivement 
que  je  le  voudrais.  Je  découvre  dans  une  maison  une  femme  qui  me  pa- 
rait gentille,  entre  un  jeune  homme  cl  un  vieillard.  Ils  boivent  Ions  trois 
apparemmeul  des  liqueurs  exquises  ;  cl  landi.s  que  le  cavalier  suranné  em- 
brasse la  dame,  la  fiiponne  par  derrière  donne  une  de  ses  mains  à  baiser 
au  jeune  homme,  qui  sans  doute  est  son  paliut.  TmuI  au  contraire,  ré- 
pondit le  boiteux,  c'est  sou  mari,  cl  raiilrc  son  amant.  Ce  vieillard  est 
un  homme  de  conséquence,  un  commandeur  de  l'ordre  militaire  de  Cala- 
irava.  Il  se  ruine  pour  cette  femme,  dont  l'époux  a  une  jielile  charge  à  la 
cour  :  elle  fail  des  caresses  par  intérêt  à  sou  vieux  soupirant,  el  des  infi- 
délités en  faveur  de  son  mari  par  inclination. 

Ce  tableau  est  joli,  répliqui  Zambullo.  L'é|  oux  ne  serail-il  pas  Fran- 
çais? Non.  repartit  le  Diable,  il  est  Espagnol.  Oh  !  la  bonne  ville  de  Ma- 
ârid  ne  laisse  jws  d'avoir  aussi  dans  ses  murs  des  niuiis  débonnaires; 


LE  DIÂIÎI.E  BOITEUX. 


9 


mais  ils  n'y  fourmillpiit  p,is  comme  dans  celle  de  Paris,  qui,  sans  conlre- 
'li(,  est  la  cilo  du  monde  la  plus  fertile  en  pareils  lialiitanls.  Pardon,  sei- 
gneur AsmoJée,  dit  don  Clcophas,  si  j'ai  coupe  le  lil  de  l'histoire  de  Lco- 
nor;  conliuuez-la,  je  vous  prie;  elle  m'attache  infinimenl  :  j'y  trouve 
des  nuances  de  séduction  qui  m'enlèvent.  Le  démon  la  reprit  ainsi. 


CUAPITRE  V. 

Suite  et  cuucluiioa  des  auiuurs  da  comte  de  Belflor 


Don  Luis  sortit  de  bon  matin,  et  se  rendit  cheî  le  comte,  qui,  ne 
croyant  pas  avuir  été  découvert,  fut  surpris  de  cette  visite.  Il  alla  au-de- 
vani  du  vieillard  ;  et  après  l'avoir  accahlé  d'embrassades  :  Que  j'ai  de  joie, 
dit-il,  de  voir  ici  le  seigneur  don  Luis!  Viendrait-il  m'olTrir  l'occasion 
de  le  servir?  Seiijneur,  lui  répondit  don  Luis,  ordonnez,  s'il  vous  plail, 
que  nous  soyons  seuls. 

Bcllloi-  lit  ce  qu'il  souhaitait.  Ils  s'assirent  tous  deux;  et  le  vieillard 
jirenaiit  la  paro'e  :  Seigneur,  dil-il,  mon  h(mheur  et  mon  repos  ont  besoin 
d'un  éclaircissement  que  je  viens  vous  demander.  Je  vous  ai  vu  ce  malin 
sortir  de  l'appartement  de  Léonor.  Elle  m'a  tout  avoué  :  elle  m'a  dit... 
Elle  vous  a  dit  que  je  l'aime,  interrompit  le  comle  pour  éluder  un  dis- 
cours qu'il  ne  voulait  pas  entendre;  mais  elle  ne  vous  a  que  faiblement 
exprimé  tout  ce  que  je  sens  pour  elle  .  j'en  suis  enchanté  :  c'est  une  lille 
tout  adorable;  esprit,  beauté,  vertu,  rien  ne  lui  manque.  On  m'a  dit  que 
vous  avez  aussi  un  lils  qui  achève  sis  études  à  Alcala  ;  ressemble-t-il  à  sa 
.sœur  '.'  S'il  en  a  la  beauté,  et  pour  peu  qu'il  tienne  de  vous  d'ailleurs,  ce 
doit  être  un  cavalier  parfait;  je  meurs  d'envie  de  le  voir,  et  je  vous  offre 
tout  mou  crédit  pour  lui. 

Je  vous  suis  redevable  de  cette  offre,  dit  gravement  don  Luis; 
mais  venons  à  ce  que...  Il  faut  le  mettre  incessamment  dans  le  service, 
interrompit  encore  le  comte  ;  je  me  charge  de  sa  fortune  :  il  ne  vieillira 
point  dans  la  foule  des  officiers  subalternes,  c'est  de  quoi  je  puis  vous  as- 
surer. Ilé))onde2-moi,  comte,  reprit  brusquement  le  vieillard,  et  ces.sez  de 
me  lo'iper  la  parole.  Avez-vous dessein,  ou  non,  de  tenir  la  promesse...? 
(lui.  s.ins  ddule,  interrompit  Bi  lllor  pour  la  Iroisiénu!  Cois,  je  tiendrai  la 
|lrllull•^se  que  je  vous  fais  d'appuyer  votre  fil.s  de  toute  ma  faveur  :  comp- 
tez sur  moi,  je  suis  homme  réel,  ("en  est  trop,  comte,  s'écria  Ces|iédcs 
en  se  levant  :  après  avoir  séduit  ma  lille,  vous  osez  encore  m'insnher  ; 
m.iis  je  suis  noble,  et  l'offense  que  vous  me  faites  ne  demeurera  pas  im- 
jiiinie.  En  achevant  ces  mois,  il  se  retira  chez  lui,  le  cœur  plein  de  res- 
sentiment, et  roulant  dans  son  esprit  mille  projets  de  vengeance. 

Dès  qu'il  y  fut  arrivé,  il  dit  avec  beaucoup  d'agitation  à  Léonor  et  à  la 
dame  Marcelle  :  Ce  n'était  pas  sans  rai.son  que  le  comte  m'était  suspect, 
c'est  un  Irailre  dont  je  veux  me  venger.  Pour  vous,  dés  demain,  vous 
entrerez  toutes  deux  dans  un  couvent;  vous  n'avez  qn'.i  vous  y  préparer  ; 
et  rendez  gr.ice  au  ciel  que  ma  colère  se  borne  à  ce  cliàlimenl.  En  disant 
cela  il  alla  s'enfermer  dans  son  cabinet  pour  penser  mûrement  au  parti 
qu'il  avait  à  prendre  dans  une  conjoncture  aussi  délicaic. 

Quelle  fut  la  douleur  de  Léonor  quand  elle  eut  entendu  dire  aue  Belllor 
était  perlide!  Elle  demeura  ipielque  tenqis  immobile  ;  une  p.ileur  mor- 
telle se  répandit  sur  son  visage  ;  ses  esprits  l'abaiulonnèrent,  et  elle  tomba 
sans  mouvement  entre  les  bras  de  sa  gouvernante,  qui  crut  qu'elle  allait 
expirer.  Cette  duègne  apporta  tous  ses  soins  pour  la  faire  revenir  de  son 
évanouissement.  Elle  y  réussit.  Léonor  reprit  l'usage  de  ses  .sens,  ouvrit 
les  yeu\,  et  voyant  sa  gouvernante  empres.sée  à  la  secourir  :  Que  vous 
clés  barbare!  lui  dit-elle  en  pou.ssanl  un  profond  soupir;  pourquoi  m'a- 
vez-vous  tirée  de  l'Iietireux  étal  où  j'étais?  Je  ne  sentais  pas  l'horreur  de 
ma  destinée.  (Jue  ne  me  laissiez-vous  mourir?  Vous  qui  savez  toutes  les 
peines  qui  doivent  troubler  le  repos  de  ma  vie,  pounpioi  me  la  voulez- 
vous  conserver  ? 

Alarcelle  essaya  delà  consoler,  mais  ne  fit  que  l'aigrir  davantage.  Tous 
vos  discours  sont  superflus,  s'écria  la  fille  de  don  Luis;  je  ne  veux  rien 
écouler  :  ne  per  lez  pas  le  temps  à  combattre  mou  désespoir  ;  vous  de- 
vriez plutôt  l'irrilc,  vous  qui  m'avez  plongée  dans  l'abime  affreux  où  je 
suis  :  c'est  vous  qui  m'avez  répondu  de  la  sincérité  du  comte  ;  sans  vous 
je  ne  me  serais  pas  livrée  à  l'inclination  que  j'avais  pour  lui,  j'en  aurais 
iuseu>iblemeul  triomphé  :  il  n'en  aurait  jamais,  du  moins,  tiré  le  moindre 
avantage.  Mais  je  ne  veux  pas,  poursuivit-elle,  vous  imputer  mon  mal- 
heur, el  je  n'en  accuse  que  moi  :  je  ne  devais  pas  suivre  vos  conseils,  en 
rri-evanl  la  foi  d'un  homme  sans  la  parlicipnlion  de  mon  père.  (Juehpie 
ghoieiise  que  fut  pour  moi  la  recherche  <lu  comte  de  Belllor,  il  fall.iil  le 
niépi  isir  plutôt  (|Mr  de  le  ménager  aux  détiens  de  mou  houru'ur  ;  enlin  je 
devais  nie  délier  de  lui,  de  vous  i^t  de  moi.  Après  avoir  été  assez  faible 
pour  me  rendre  à  ses  .serments  perfides,  après  Va  flliclion  que  je  cause  au 
niallieurcux  don  Luis,  el  le  désliomieur  que  je  fais  à  ma  famille,  je  nie 
dét"sle  moi  même  ;  loin  de  craindre  la  relraile  dont  on  me  menace,  je 
voudrais  aller  cacher  ma  honte  dans  le  plus  horrible  séjour. 

Eu  p.irl.ml  de  cette  sorte,  elle  ne  se  contentait  pas  de  pleurer  abon- 
damniciil,  elle  déchirait  ses  habits  et  s'en  prenait  à  ses  beaux  cheveux  de 
riDJu>tice  de  son  aniaiil.  \a  duègne,  pour  se  cnnfornicr  n  la  douleur  de 
Sï  maîtresse,  n'épargna   pas  les  grimaces;  c.lc  lai.'isa  couler  quelques 


pleurs  de|commande,  fit  mille  imprécntions  contre  les  hommes  en  gé- 
néral, et  en  particulier  contre  Belllor.  Est-il  possible,  s'écria-t-elle.  que 
le  comle.  qiu  m'a  paru  plein  de  droiture  et  de  probité,  .soitas,sez  scélérat 
pour  nous  avoir  Irom|iées  toutes  deux  !  Je  ne  puis  revenir  de  ma  surprise, 
ou  plutôt  je  ne  puis  encore  ige  persuader  cela. 

En  effet,  dit  Léonor,  quand  je  me  le  représente  à  genoux,  quelle  fille 
ne  se  serait  pas  fiée  ;i  son  air  tendre,  à  ses  serments,  dont  il  prenait  si 
hardiment  le  ciel  à  témoin,  à  ses  transports,  qui  se  renouvelaient  sans 
cesse?  Ses  yeux  me  montraient  encore  plus  d'amour  que  sa  bouche  ne 
m'en  e\|iriînait;  en  un  mol,  il  paraissait  charmé  de  ma  vue  :  non,  il  ne 
me  lioiiipail  point  ;  je  ne  puis  le  penser.  Mon  père  ne  lui  aura  point  parlé 
peul-éire  avec  assez  de  ménagement  ;  ils  se  .seront  piqués  tous  deux,  et  le 
comle  lui  aura  moins  répondu  en  amant  qu'en  grand  seigneur.  Mais  je 
me  flatte  aussi  peut-être  !  Il  faut  que  je  sorte  de  celte  incertitude  :  je 
vais  écrire  à  Belllor,  lui  mander  que  je  l'attends  ici  cette  nuit  ;  je  veux 
qu'il  vienne  rassurer  mon  cœur  alarmé,  ou  me  confirmer  lui  même  sa 
trahison. 

La  dame  Marcelle  applaudit  à  ce  dessein  ;  elle  conçut  même  quelque 
espérance  que  le  comte,  tout  ambitieux  qu'il  était,  pourrait  bien  être 
louché  des  larmes  que  Léonor  répandrait  dans  cette  entrevue,  et  se  dé- 
terminer à  l'épouser. 

Penil.int  ce  leitips-là  Belllor,  débarrassé  du  bonhomme  don  Luis,  rêvait 
dans  son  appartement  aux  suites  que  pourrait  avoir  la  réieption  qu'il  ve- 
nait de  lui  laire.  Il  jugea  bien  que  tous  les  CespéJes,  irrités  de  l'injure, 
.songeraient  à  la  venger;  mais  cela  ne  rijiqiiiit.iil  que  faiblement  :  l'iii- 
térêt  de  .son  amour  l'occupait  bien  davantage  II  pensait  que  Léonor  se- 
rait mise  dans  un  couvent,  nu  du  moins  qu'elle  serait  gardée  à  vue  ;  que 
selon  tontes  les  apparences  il  ne  la  reverrait  plus.  Celte  pensée  l'afnijieait, 
et  il  clicrcliait  dans  .son  esprit  quelque  moyen  de  prévenir  ce  malheur, 
lorsque  son  valet  de  chambre  lui  a|ipnrta  une  lettre  que  la  dame  Ma' celle 
venait  de  lui  remettre  entre  les  mains;  c'était  un  billet  de  Léonor,  conçu 
en  ces  termes  ■ 

»  Je  dois  demain  quitter  le  monde  pour  aller  m'enscvelir  dans  nue  re- 
traite. Me  voir  déshonorée,  odieuse  à  ma  famiUc  et  à  moi-même,  c'est 
l'état  déplorable  où  je  suis  réduite  pour  vous  avoir  écoute.  Je  vous  at- 
tends encore  celle  nuit.  Dans  mon  désespoir,  je  cherche  de  nouveaux 
lournienls  :  venez  m'avoner  que  votre  ceeur  n'a  point  eu  de  part  aux  sit- 
nienls  que  votre  bouche  m'a  faits,  ou  venez  les  jiistilirr  par  une  eiiiMJiiite 
qui  peut  seule  adoucir  la  rigueur  de  mou  destin.  Cnmme  il  pnuirail  v 
avoir  quelque  péril  dans  ce  rendez-vous,  après  ce  qui  s'est  (lassé  entre 
vous  el  mon  père,  faites-vous  accompagner  par  un  ami.  (Jiiniqne  vniis 
fassiez  tout  le  malheur  de  ma  vie,  je  sens  que  je  m'intéresse  encine  à  la 
vôtre. 

«  Léo>ou.  » 

Le  comle  lut  deux  ou  trois  fois  celle  lettre  ;  et  se  représentant  la  fille 
de  don  Luis  dans  la  situation  où  elle  se  dépeignait,  il  en  fut  ému.  Il  ren- 
tra en  lui-même  :  la  raison,  la  probité,  riionneur,  dont  sa  passion  lui 
av.iil  fait  violer  tontes  les  lois,  commencèrent  à  reprendre  sur  lui  leur 
empire.  11  sentit  tout  d'un  coup  dissiper  sou  aveuglement;  et,  comme  nu 
homme  sorti  d'un  violent  accès  de  fièvre  rougit  des  paroles  el  des  ac- 
tions extravagantes  qui  lui  .sont  échappées,  il  eut  honte  de  tons  le.' 
lâches  arlificcs  dont  il  s'était  servi  pour  contenter  .ses  désirs. 

(Ju'aijc  fait?  dit-il,  malheureux!  quel  démon  m'a  possédé?  J'ai  prn 
mis  d'épouser  Léonor;  j'en  ai  pris  le  ciel  à  témoin,  j'ai  feint  que  le  roi 
m'avait  proposé  un  parti;  mensonge,  perfidie,  sacrilège,  j'ai  toiil  mis  en 
iis.nge  pour  corrompre  l'innocence.  Quelle  fureur!  Ne  valait-il  pas  mii  iix 
employer  mes  efforts  à  déirnire  mmi  amour,  qu'à  le  salisfairc  par  des 
voies  s"i  criminelles?  (!epciiilaiil  voilà  une  fille  de  l'ondiliiin  M'ilnile;  je 
rabaniloime  à  la  colère  de  ses  parents,  que  je  déshonore  avec  elle,  el  je  la 
niids  misèralile  pour  prix  île  m'avoir  rendu  lieiiri'UN  :  quelle  ingialiliide! 
Ni'  dois-je  pas  plulôl  réparer  l'oiilragc^  que  je  lui  fiis?  Diii,  je  W  duis,  el 
je  veux,  en  ré|)OUsant,  dégager  la  parole  que  je  lui  ai  domu'e.  Qui 
pourrait  s'opposer  à  un  dessein  si  juste?  Ses  bonlés  iloiveril-elles  me  pré- 
venir contre  sa  vertu?  Non,  je  sais  combien  sa  résisi.mre  m'a  coulé  , S 
vaincre.  Elle  .s'est  moins  rendue  i  mes  transports  qu'à  la  fui  jurée...  Mais, 
d'un  autre  côté,  si  je  me  borne  à  ce  choix,  je  me  fais  un  tort  considé- 
rable. .Moi,  (|iii  puis  aspirer  aux  plus  nobles  cl  aii.v  plus  riilic's  héritières 
de  l'Etat,  je  me  contenterai  de  la  fille  d'un  simple  gentilhomme,  qui  n'a 
qu'un  bien  médincre?  (Jue  penscra-l  on  de  moi  à  la  cour?  Ou  dira  que 
j'ai  fait  un  mariage  ridicule. 

Belllor,  ainsi  partagé  entre  l'amour  cl  l'ambilion,  ne  savait  à  quoi  .se 
lésoudre;  in.iis,  quoiqu'il  fût  encore  incertain  s'il  épouserait  Lécmor,  ou 
s'il  ne  l'épouserait  point,  il  ne  laissa  pas  de  se  déterininer  à  l'aller  Irou 
ver  la  nuit  prochaine,  et  il  chargea  son  valet  de-chambre  d'en  avertir  la 
dame  Marcelle 

Itou  Luis,  de  son  côté,  passa  la  journée  i  songer  au  rétablissement  de 
sou  honneur.  La  conjoncliire  lui  paraissait  fort  embarrassante  Recourir 
aux  luis  civile-,  c'était  rendre  son  déshonneur  juildir,  nuire  (pi'il  crai- 
cn.iil  avec  grande  raiswi  que  la  justice  ne  fut  d  nue  part  et  1rs  juges  de 
iaiilre  :  il  n'osail  pas  non  plus  aller  se  jeter  aux  pieds  <lu  roi.  Cnmme  11 
crovail  que  ce  pi-ince  av.iil  dessiin  de  iii.iiirr  1)  lllor,  il  avait  peur  di' 
l'aire  une  démarche  inulilc  ;  il  ne  lui  rcstiit  dom- que  la  \<nri\  s  armes, 
et  ce  fut  à  ce  parti  qu'il  s'arrêta. 


10 


LE  DIABLE  BOiTELX. 


Dans  la  chaleur  de  son  lesseDliiiieiit,  il  fut  tenté  de  faire  un  a|i]ii-l  nu 
^itile;  mais,  venant  é  considérer  qu'il  était  Irop  vieux  et  Imi)  faillie 
(lour  oser  se  lier  à  son  bras,  il  aima  mieux  s"en  rcmcllre  à  son  Ois,  dnnt 
il  in;;ea  les  coups  (ilus  sûrs  que  les  siens.  Il  envoya  donc  un  de  ses  dn- 
mesluiues  à  Aleala,  avec  une  lettre  par  l.iquelle  il  niandiit  à  son  lils  de 
venir  incessamment  à  Madrid  venger  une  olïense  lailc  à  la  famille  dirs 
Cesnédos. 

Ce  lils,  nommé  don  Pédre.  est  uii  cavalier  de  dix-huit  ans,  parlaite- 
nienl  liicn  fail,  et  si  brave,  qu'il  passe  dans  la  ville  d' Aleala  pour  le  plus 
icdoulaljle  écolier  de  l'univeisilé;  nris  vous  le  connaissez,  ajouta  !e 
Diahle,  et  il  n'e  t  pas  besoin  que  je  m'étende  sur  cela.  11  est  vrai,  dit  don 
Cleoplias,  qu'il  a  toute  la  vale«r  et  tout  le  mérite  nue  l'on  puisse  avoir. 
Ce  jeune  liomme,  reprit  Asmodéc,  n'était  point  alors  à  Aleala,  comme 
son  père  se  l'imaginait.  Le  désir  de  revoir  une  dame  qu'il  aimait  l'avait 
iiinené  à  Sladrid.  La  dernière  fois  qu'il  y  était  venu  voir  sa  famille,  il 
avait  fail  celte  conquête  au  Prado.  Il  n'eu  savait  point  encore  le  nom  ; 
on  avait  exigé  de  lui  qu'il  ne  ferait  aucune  démarche  pour  s'en  informer, 
et  il  s'élail  soumis,  quoique  avec  beaucoup  de  peine,  à  celle  cruelle  né- 
cessité. C'était  une  (ille  de  condition  qui  avait  pris  de  l'amilié  pour  lui, 
et  qui,  croyanl  devoir  se  délier  de  la  discrétion  et  de  la  cimslance  d'un 
écolier,  jugeait  à  propos  de  le  bien. éprouver  avant  de  se  faire  connaître. 
Il  était  plus  occupé  de  son  inconnue  que  île  la  philosophie  d'Aristote, 
et  le  peu  ne  chemin  qu'il  y  a  d'ici  à  Aleala  était  cause  qu  il  faisait  souvent 
comme  vous  l'école  buissonniére,  avec  celte  différence  que  c'était  pour  un 
objet  qui  le  méritait  mieux  que  voire  doua  Tlunnasa.  Pour  dérober  la 
connaissance  de  ses  amoureux  voyages  à  don  Luis  son  père,  il  avait  cou- 
tume de  loger  dans  une  auberge  à  l'extrémité  de  la  ville,  où  il  avait  soin 
de  se  tenir  caché  sous  un  niiin  em|irunté.  11  n'en  sortait  que  le  matin  à 
certaine  heure,  qu'il  lui  fallait  aller  à  une  maison  où  la  dame  qui  lui  fai- 
sait si  mal  faire  ses  études  avait  la  bonté  ie  se  rendre,  accompagjiée  d'une 
l'eninie  de  chambre.  11  demeurait  donc  enfermé  dans  son  auberge  pen- 
dant le  reste  du  jour;  mais  en  récompense,  dés  que  la  nuit  était  veuiie, 
il  se  |MOinenait  partout  dans  la  ville. 

Il  arriva  qu'une  nuit,  comme  il  traversait  une  rue  détournée,  il  enten- 
dit des  voix  et  des  instrumenis  qui  lui  parurent  dignes  de  son  attention. 
Il  s'arrcla  |>our  les  écouter;  c'était  une  sérénade  :  le  cavalier  qui  la  donnait 
était  ivre  et  naturellement  brutal.  Il  n'eut  pas  sitôt  aperçu  notre  écolier, 
qu'il  vint  vers  lui  avec  piécipilation,  et  sans  autre  compliment  :  Ami,  lui 
dit- il  d'un  ton  bruique,  passez  vohe  chemin  ;  les  gens  curieux  sont  ici 
fort  mal  reçus.  Je  pourrais  me  retirer,  répondit  don  Pédre,  choijué  de 
ces  paroles.'si  vous  m'en  aviez  prié  de  meilleure  grâce,  m.iis  je  vet;x  sie- 
meurer  pour  vous  apprendre  à  parler.  Vovons  donc,  reprit  le  maître  du 
coucert  en  tirant  son  épée,  qui  de  nous  deux  cédt-ra  .la  place  à  l'autre. 
Don  Pedre  mit  aussi  l'épée  à  li  main,  et  ils  commencèrent  à  se  battre. 
Quoique  le  m;iitre  de  la  sérénade  s'en  acquiitàt  avec  assez  d'adnsse,  il 
ne  put  parer  un  coup  mortel  qui  lui  fut  porté,  et  il  tomba  sur  le  carreau. 
Tous  les  acteurs  du  concert,  qui  avaient  déjà  quitté  \eaT-  instruments, 
et  tiré  leurs  épées  pour  accourir  à  son  secours,  s'avancèrent  pour  le 
venger.  Ils  attaquèrent  tous  ensemble  don  l'èdre,  qui,  dans  cette  oc- 
casion, montra  ce  qu'il  .savait  faire.  Outre  qu'il  parait  avec  une  agilité 
surprenante  toutes  les  bottes  qu'on  lui  poi  tait,  il  en  poussait  de  furieuses, 
et  occupait  tous  ses  ennemis. 

(!epciiilant  ils  étaient  si  opiniâtres  et  en  .si  grand  nombre,  que,  tout 
habi'e  escrimeur  qu'il  était,  il  n'aurait  pu  éviter  sa  perte,  si  le  comte 
de  Belllor,  qui  passiit  alors  par  celte  rue,  n'eût  pris  sa  défense.  Le  comte 
avait  du  cœur  et  beaucoup  de  générosité.  Il  ne  put  voir  tant  de  gens  ar- 
més contre  un  seul  homme  sans  s'intér.  sser  pour  lui.  Il  tira  son  épée; 
et,  courant  se  ranger  auprès  de  don  Pédre,  il  poussa  si  vivement  avec  lui 
les  acteurs  de  la  séré.  ade,  qu'ils  s'enfuirent  tous,  les  uns  ble>sés,  et  \es 
autres  de  peur  de  l'être. 

Après  leur  retraite,  l'écolifr  voulut  remercier  le  comte  du  secours 
qu'il  en  avait  reçu  ;  mais  lieUlor  l'inleriompil  :  Laissons  là  les  discours, 
lui  dit-il,  n'èt'  s-vous  point  blessé'?  Non,  répondit  don  Pélre.  Eloignnns- 
Bous  donc  dii;i,  r.  pi  il  le  comte  :  je  vois  que  vous  avez  tué  un  lioniine;  il 
est  dangereux  de  vous  arrêter  plus  longtemps  dans  cette  rue  ;  la  justice 
pourrait  vous  y  surprendre.  Ils  marcliércnl  aussitôt  à  giand.%  pas,  g.i- 
gnérent  une  autre  rue;  et,  quatid  ils  furent  loin  de  celle  où  s'èta.t  donné 
te  lonib't,  ils  s'arrêtèrent. 

Don  Pédre,  poussé  par  les  mouvements  d'une  juste  recnmiaissance, 
pria  le  cumle  de  ne  lui  pas  cacher  le  nom  du  cavalier  à  qui  il  avait  tant 
d  obligation.  Belllor  ne  ht  aucune  difllculté  de  le  lui  aiiprendre,  et  il  lui 
demanda  aussi  le  sien,  mais  l'écolier,  ne  voulant  jias  se  faire  connidtre, 
répondit  qu'il  s'appelait  don  Juan  de  Maros,  et  l'assura  qu'il  se  s-iuvien- 
dr.'it  étirnellemenl  de  ce  qu'il  avait  fait  pnur  lui. 

Je  veu»,  lui  dit  le  comte,  vous  offrir  dés  cette  nuit  une  occasion  de 
vous  acquitter  envers  moi.  J'ai  un  rendez-vous  qui  n'est  pas  sans  péril  ; 
j'allais  chercher  un  ami  pour  m'y  accompagner  :  je  connais  votre  valeur; 
)iuis-je  vous  profioser,  don  Juan,  ><ev«niravec  moi?  Ce  doute  m'outrage, 
repartit  l'écolier;  je  ne  saurais  faire  un  meilleur  usage  de  la  vie  que 
TOUS  m'avez  conservée,  que  de  l'exposer  pour  vous.  Parlons,  je  suis  )irct 
à  vous  suivre.  Ainsi  lielllor  conduisit  lui-inèiue  don  Pedre  à  U  maison  de 
don  Luis,  et  ils  entrèrent  tous  deux  par  le  balcon  dans  l'appartenicnt  de 
Léonor. 

Don  (ilcnphas,  en  cet  enilroit,  inlerrom|iit  le  Diable  :  Seigneur  Asmo- 
dée,  lui  dit-il,  comment  est-il  possible  que  don  Pédre  ne  reconnut  point 


la  maison  de  son  père?  Il  n'ayait  g.irde  de  la  recnnnaitre,  répondit /e 
démon  :  c'était  une  nouvelle  demeure  ,  don  Luis  av  il  ch.mgé  de  quar- 
tier, et  logeait  dans  celte  m  ison  depuis  huit  jours;  ce  que  don  l'édre  ne 
savait  pas';  c'est  ce  que  j'allais  vous  dire  lorsque  vous  m'avez  inier- 
romi'U.  Vous  êtes  trop  vif;  vous  avez  la  mauvaise  habitude  de  coupçr  la 
parole  aux  gens  ;  coirigez-vous  de  ce  dcfaiitlà. 

Don  Pédre"  continua  le  boiteux,  ne  croyait  donc  pas  être  chez  son  père; 
il  ne  s'aperçut  pas  non  plus  que  la  personne  qui  les  introduisait  éiail  l,i 
dame  Marce'lle,  puisqu'elle  les  reçiii.sans  lumière  dans  uneantichamliriî 
où  B.  Illor  pria  son  compagnon  d^  rester  pendant  qu'il  ser.iit  i-l.ns  la 
chambre  de  sa  dame.  L'écolier  y  consentit,  et  s'assit  sur  une  chaise, 
l'épée  nue  à  la  main,  de  peur  de  surprise.  Il  se  mil  à  rêver  aux  faveurs 
dont  il  jugea  que  l'amour  allait  conibrr  Bedior,  et  il  .souhaila  l  d'i'lre 
aussi  heureux  que  lui  :  quoiqu'il  ne  fùl  pas  maltraité  par  sa  dame  in- 
connue, elle  n'avait  pas  enco  e  pour  lui  toutes  les  boutés  que  Léonor  tvait 
pour  le  comte. 

Pendant  qu'il  faisaitlà-dessus  toutes  les  réflexions  que  peut  faire  un  amant 
passionné,  il  entendit  qu'on  ess:iyait  doucement  d'ouvrir  une  porte  qui 
n'était  pas  celle  des  ammls,  el  il  vil  iwraitre  de  la  liimiè'  e  par  le  trou  de 
la  serrure.  Il  ^e  leva  brusquement,  s'avança  ters  la  po  le,  qui  s'ouvrit,  et 
présenta  la  pointe  de  son  epéc  à  son  père  ;  car  c'était  lui  qui  venail  dans 
l'appartement  de  Léonor  pour  voir  si  le  comte  n'y  serait  point.  Le  bon- 
homme ne  croyait  pas,  après  ce  qui  s'était  passé,  que  sa  fille  et  Marcelle 
eussent  osé  le  recevoir  encore;  c'est  ce  qui  l'avait  empêché  de  les  faire 
coucher  dans  un  antre  app.irtement  :  il  s'était  tnulefois  avisé  de  |  enser 
que,  devant  entrer  le  lendemain  dans  un  couvent,  elles  auraient  peut-être 
voulu  l'entrelenir  pour  la  dernière  fois. 

Qui  que  tu  sois,  lui  dit  l'écolier,  n'entre  point  ici,  ou  bien  il  t'en  coû- 
tera la  vie.  A  ces  mois,  don  Luis  envisage  don  Pédre,  qui,  de  son  côté, 
le  regarde  avec  attention.  Ils  se  reconnaissent.  Ah!  mon  lils,  s'écrie  le 
vieill'ird,  avec  quelle  impatience  je  vous  allendais  !  Pourquoi  ne  m'avcz- 
vons  pas  fait  avertir  de  votre  arrivée?  craignez-vous  de  troubler  mon  re- 
pos? llélasl  je  n'en  puis  inendre.  dans  la  cruelle  situation  où  je  me 
tr.  uve  !  0  mon  père,  dit  don  Pédre  tout  éperdu,  est-ce  vous  que  je  vois? 
mes  yeux  ne  sont-ils  point  déçus  par  une  trompeuse  ressemblance?  D'où 
vient  cet  élonnement?  reprit  don  Luis;  n'êtes-vous  pas  chez  votre  père? 
ne  vous  ai-je  pas  mandé  que  je  demeure  dans  cette  maison  depuis  huit 
jours?  Juste  ciel  !  répliqua  l'écolier,  qu'est-ce  que  j'entends  !  je  suis  donc 
ici  dans  l'^aiipartcment  de  ma  sieur! 

Comme  il  achevait  ces  paroles,  le  comte,  qui  avail  entendu  du  bruit, 
et  qui  crut  qu'on  attaquait  son  escorte,  sortit  1  épée  à  la  main  de  la 
chambre  de  Léonor.  Dès  que  le  vieillard  l'aperçut,  il  devint  furieux,  et  le 
montrant  à  son  fils  ;  Voilà,  s'écria-t-il,  l'audacieux  qui  a  ravi  mon  repos, 
et  porté  à  notre  honneur  une  mortelle  atteinte.  Vengeons-nous;  hâtons- 
nous  de  punir  ce  traître.  En  disant  cela  il  tira  son  épée  qu'il  avait  sous  sa 
robe  de  chambre,  et  voulut  attaquer  Belllor;  mais  don  Pèiirc  le  retint. 
Arrêtez,  mou  père,  lui  dit-il  •  modérez,  je  vous  prie,  les  transports  de 
votre  colère  :  quel  est  votre  dessein?  Mon  fils,  répondit  le  vieillard,  vous 
retenez  mon  brasl  vous  croyez  sans  doute  qu'il  manque  de  force  pour  nou'! 
venger.  Eh  bien,  tirez  donc  raison  de  l  offense  qu'on  nous  a  faite;  aus-i 
bien  est  ce  pour  cela  que  je  vous  ai  mandé  de  revenir  à  Madrid.  Si  vous 
périssez,  je  prendrai  votre  place;  il  faut  que  le  comte  tombe  .sous  nos 
coups,  ou  qu'il  nous  ôte  à  tous  deux  la  vie,  après  nous  avoir  ôlé  riiou- 
neiir. 

.  Mon  père,  reprit  don  Pédre,  je  ne  puis  accorder  à  voire  inqiaiience  ce 
qu'elle  alteud  de  moi.  Bien  loin  d  attenter  à  la  vie  du  comte,  je  ne  suis 
venu  ici  que  pour  la  défendre.  Ma  jiaiole  y  est  engagée  :  mon  honneurle 
demande.  Sortons,  comte,  ponrsuivit-il  en  s  adressant  à  Bi  Illor  Ab!  lâche, 
interrompit  don  Luis  en  rei^ardaiit  don  Pédre  d  un  œil  irrilé,  lu  l  opposes 
toi-même  à  une  vengeance  qui  devrait  t'occuper  tout  entier  I  Mon  i  Is, 
mm  propre  fils  est  d  intelligence  avec  le  perfide  qui  a  suborné  ma  fille  1 
Mais  n'espère  pas  tromper  mon  rt.sseiitinieiit  :  je  vais  appeler  tous  mes 
domestiques;  je  veux  qu  ils  me  vengent  de  sa  trahison  el  de  ta  lâcheté. 
Seigneur,  répliqua  don  Pedre,  reniiez  plus  de  justice  à  voire  lils  Cessez 
de  le  traiter  de  lâche:  il  ne  mérite  point  ce  nom  odieux.  Le  comte  m'a 
.sauvé  la  vie  cette  nuit.  Il  m»  proposé,  sans  me  conn.àtre,  île  l'accompa- 
gner à  sou  rendez -vous.  Je  me  suis  offert  à  partager  les  périls  qu  il  y 
pouvait  courir,  sans  savoir  que  ma  reconnaissance  engageait  imprudem- 
ment mon  bras  contre  1  honneur  de  ma  famille.  Ma  parole  m  oblige  donc 
à  défendre  ici  ses  jours  :  par  là  je  m'acquitte  envers  lui  ;  mais  je  ne  res- 
sens pas  moins  vivement  que  vous  I  injure  qu'il  nous  a  faite;  et  dés  de- 
main vous  me  verrez  cherelier  à  répnuilre  son  sang  avec  autant  d'ardeur 
eue  vous  m'en  voyez  aujourd  hui  à  le  conserver. 

Le  comte,  qui  n'avait  point  parlé  jusque-là,  tant  il  avail  été  frappé  du 
merveilleux  de  cette  aventure,  prit  alors  la  parole  :  Vous  pourriez,  dit-il 
à  l  écolier,  assez  mal  venger  celte  injure  par  la  voie  des  armes  ;  je  veux 
vous  offrir  un  moyen  plus  sûr  de  rétablir  votre  honneur,  .le  vous  avouerai 
que  jusqu'à  ce  jour  je  n'ai  pas  eu  dessein  d  énouser  Léunor  ;  mais  ce 
matin  j'ai  reçu  de  sa  part  une  letliC  qui  m'a  touclio,  el  ses  pleurs  viennent 
d'achever  l  ouvrage  ;  le  bonheur  d  clic  son  époux  fait  à  présent  ma  plus 
chère  envie.  Si  le  roi  vous  destine  une  autre  femme,  dit  don  Luis,  com- 
ment vous  dispenserez-vous.  .?  Le  roi  ne  m'a  proposé  aucun  parti,  iiUcr- 
roiiipil  Belllor  en  rougissant  :  pardonnez,  de  grâce,  cette  fable  à  un 
iiominc  dont  la  raison  était  troublée  par  1  amour,  c'est  un  crime  (jijo  h 


I.1-:  DiAiiij-:  ijoiti:l\. 


Il 


violence  de  ma  passion  m'a  fail  cominetlre,  et  que  j'expie  en  vous 
'avouant. 

Sei^^neur,  reprit  le  vieillard,  après  cet  aveu,  quisiid  bien  à  un  granil 
«eur,  je  ne  doute  plus  de  votre  sincérité;  je  vois  que  vous  voiiUî  en 
effet  reparer  l'affront  que  nous  avons  reçu  :  ma  colère  cède  aux  assu- 
rances que  vous  m'en  donnez  :  s.uiffrez  que  j'ouldie  mon  ressentiment 
dans  vos  liras.  En  achevant  ces  mots  il  s'approcha  du  comte,  qui  s'était 
avancé  pour  li'  prévenir.  Ils  s'embrassèrent  tous  deux  à  jilnsieurs  reprises 
ensuite  Belllor  se  lourmint  vers  don  Pédre  :  Et  vous,  faux  don  Jnan,  lui 
dit-il.  vous  qui  avez  déjîi  gairné  mou  eslime  par  une  valeur  incomparable 
et  par  des  sentiments  généreux,  venez,  que  je  vous  voue  une  amilié  de 
frère.  En  disant  cela  il  embrassa  don  l'éilre.  qui  reçut  ses  embrassemcnts 
d  un  air  soumis  et  respeclneux,  et  lui  répondit  :  Sciçtncur,  en  me  pro- 
mctianl  une  amitié  si  précieuse,  vous  acquérez  la  mienne;  comptez  sur 
nn  homme  qui  vous  sera  dévoué  jnsi|u  au  dernier  moment  de  sa  vie. 

Pendant  que  ces  cavaliers  tenaient  de  semblables  discours,  Léonor,  qui 
était  à  la  porte  de  sa  chambre,  ne  pcidail  pas  un  mot  de  tout  ce  i|ue  I  on 
disait.  tUe  avait  d'abord  été  tentée  de  se  iiinntrer,  et  de  s'al  er  jeter  au 
milieu  des  épées,  sans  savoir  pounpioi.  Marcelle  l'en  avait  empêchée: 
mais,  lorsque  cette  adroite  duégue  vit  i|ue  les  affaires  se  terminaient  à 
l'amiable,  elle  jugea  que  la  présence  de  s:»  mnilresse  ella  sienne  ne  gâte- 
raient rien.  ' 'est  pourquoi  elles  parurent  toiilis  deux,  le  mouchnir  à  la 
main,  el  coururent  en  pleurant  se  prosterner  devant  don  Luis.  HIes 
craignaient,  avec  raison,  qu'après  les  avoir  surprises  la  nuit  dernière,  il 
ne  lisur  sût  mauvais  gré  de  la  récidive;  mais  il  lit  relever  Léonor,  et  lui 
dit  :  Ma  lille,  e.ssuyeï  vos  I.irmes,  je  ne  vous  ferai  pont  de  nouveaux 
reproches;  puisque  votre  amant  veut  garder  la  foi  qu'il  vous  a  jurée,  je 
consens  d'oublier  le  p.issé. 

Oui,  seigneur  don  Luis,  dit  le  comte,  j'épouserai  Léonor;  el  pour  ré- 
parer eucore  mieux  l'offense  que  je  vous  ai  faite,  pour  vous  donner  une 
satisfaction  plus  entière,  el  é  votre  Dis  un  gage  de  l'amitié  que  je  lui  ai 
vouée,  je  lui  offre  ma  sœur  Eugénie  .\h  !  seigneur,  s'écria  don  Luis  avec 
transport,  que  je  suis  sensible  à  l'honneur  que  vous  faites»  mon  Uls!  Quel 
père  fui  jamais  plus  content?  Vous  nie  donnez  autant  de  joie  que  vous 
m'avez  causé  de  douleur. 

Si  le  vieillard  |iarut  charmé  de  l'offre  du  comte,  il  n'en  fut  pas  de 
même  de  don  Pèilre  :  comme  il  était  fortement  épris  de  son  inconnue,  il 
demeura  si  troublé,  si  interdit,  (|u'il  ne  put  dire  une  parole  ;  mais  lii-lllor, 
!UPs  faire  alleution  à  soh  embarras,  sortit  en  ilisatit  (|u'il  allait  ordonner 
Us  apprêts  de  cette  double  union,  el  qu'il  lui  tardait  d'être  attaché  à  eux 
par  des  chaînes  si  étroites. 

Apres  son  départ,  don  Luis  laissa  Léonor  dans  sou  apparlenient,  el 
monta  dans  le  sien  avec  don  Pédre,  qui  lui  dit  avec  toute  la  franchise 
d'un  écolier  :  Seigneur,  dispensez-moi,  je  vcus  prie,  d'épouser  la  so'iir  du 
comte;  c'est  assez  qu'il  épouse  Léonor  ;  ce  mariage  sullit  pour  réliiblir 
l'honneur  de  notre  famille,  lié  quoi  !  mon  lils,  répondit  le  vieillard,  au- 
riez-voiis  de  la  ré|inguance  à  vous  marier  avec  la  suur  du  comie?Oui, 
mon  père,  repartit  don  Pédre,  cette  union,  je  vous  l'avoue,  serait  un 
cruel  supplice  pour  moi.  et  je  ne  vous  en  cacherai  loinl  la  cause.  J'aime, 
ou  pour  mieux  dire,  j'adore  depuis  six  mois  une  oame  charmante  :  j'en 
suis  écouté;  elle  seule  peut  faire  le  bonheur  de  ma  vie. 

Que  la  condiliou  d'un  père  est  malheureuse  !  dil  alors  don  Luis  :  il  ne 
trouve  presque  jamais  sis  enfants  disposés  à  faire  ce  qu'il  délire.  Mais 
quelle  est  donc  telle  personne  (|iii  a  fait  sHr  vous  une  si  forte  impression'.' 
Je  ne  le  sais  point  encore,  lui  répondit  don  l'èdre  :  elle  a  promis  de  me 
l'apprendre  lorsqu'elle  sera  satisfaite  de  ma  constance  et  de  ma  discrétion  ; 
mais  je  ne  doute  pas  (|ue  sa  maison  ne  soit  une  des  plus  illustres  d  Ls- 
pagne. 

Et  vous  croyez,  répliqua  le  vieillard  en  changeant  de  ton,  que  j'aurai 
la  c(iniplaisane«  d'approuver  votre  aniour  roni«nesi|ne?  Je  soullrirai  que 
vous  renoiniez  au  plus  glorieux  établissement  <|ue  la  fortune  plli^se  vous 
offrir,  pour  vous  conserver  lidele  a  nu  objet  dont  vous  ne  sa^ez  pas  seu- 
lement le  noiDÎ  N'attendez  point  cela  de  ma  boulé  :  étouflVz  plutôt  les 
seiitiinenis  que  vous  avez  pour  une  personne  '|iti  est  peul-cti-e  indigne  de 
vous  les  avoir  inM.irés,  el  ne  .«-ongez  (pi'à  mériter  Ihonneur  (|He  le  comte 
veut  vous  faiie.  'Tfii.s  ces  discours  >ont  iniiiilejt,  mon  peie,  repartit  lé- 
rolier  :  jn  sens  que  je  ne  pourrai  j^miais  oubli«r  mou  inconnue  :  rien  ne 
.sera  capable  de  me  détacher  d'elle.  (Jiiaud  on  me  propo.serail  une  infante... 
Arrêtez,  s'écria  brusquement  don  Luis,c  est  trop  in>oleniinc;il  vanter  une 
const..nce  qui  excite  ma  colère  :  sortez,  el  ue  vous  pré>eul<  z  plus  devant 
moi  que  vous  ue  soyez  prêt  à  m'obéir. 

Don  Pédre  u'osa  répli(|Her  à  ces  ]iaroles  de  peur  de  s'en  attirer  de  plus 
dures.  Il  se  relira  d.iu,s  nue  chambre,  où  il  pa.ssa  le  reste  de  la  nuit  a  faire 
des  réllexiomt  aulanl  tri.sles  qu'agréiibles  II  pensait  avec  douleur  qii  il  al- 
lait se  brouiller  avec  toute  sa  fainillc  en  refusant  d'épouser  la  sœur  du 
comie  ;  mais  il  en  était  tout  consolé  lorsqu'il  venait  ,i  se  représenter  que 
son  inconnue  lui  tiendrait  compte  d'un  si  grand  sarrilice.  Il  se  llaltait 
même  qu'après  une  si  lelle  preuve  de  lidélile  elle  ne  niaTn|iierail  pas  de 
lui  dêcfMivrir  sa  condition,  qu'il  s  imagiuail  é^çak  (mur  le  moins  a  celle 
d'Eugénie. 

Dans  celle  espérance  il  sortit  dés  qu'il  fut  jour,  el  alla  se  promener  au 
l'rado,  en  altendaul  lin  lire  de  se  rendr;-  au  logis  de  dima  Jiiann,  c'e.«t  le 
nom  de  la  dame  chez  qui  il  avait  coutume  d'entretenir  lotis  tes  malitis  sa 
inaitresse.  Il  ail>iudil  ce  moment  avec  beaucoup  d  impatience;  el  quand 
1  fui  venu  il  courut  au  rendez-vou.s. 


Il  y  trouva  l'inconnue,  qui  s'y  était  rendue  de  meilleure  heure  ipr.i 
l'ordinaire;  mais  il  la  trouva  qui  fondait  en  pleurs  avec  doua  Juaua,  el 
qui  paraissait  agitée  d'une  vive  douleur.  (Jiiel  spectacle  pour  un  amant  I 
H  s'approcha  d'elle  tout  troublé;  et  se  jetant  à  .ses  genoux  :  Madame, 
lui  dit-il,  que  dois-j  penser  de  létal  où  je  vous  vois?  Quel  malheur  m'aii- 
Doncenl  ces  larmes  qui  me  percent  le  cœur?  Vous  ne  vous  attendez  pas, 
lui  répondit  elle,  au  coup  fatal  que  j'ai  à  vous  porter  La  fortune  cruelle 
va  nous  séparer  pour  jamais  :  nous  ne  nous  verrons  plus. 

Elle  accompagna  ces  paroles  de  tant  de  soupirs,  (|ue  je  ne  sais  si  don 
Pédre  fut  plus  touché  des  choses  qu'elle  disait  ijue  de  l'afllictioii  dont 
elleparaissait  saisiaen  les  disai  t  :  Juste  ciel,  s'écria- t-il  avec  un  transport 
de  fureur  dont  il  ne  fut  pas  niaitre,  peux-tu  souflrir  que  l'on  détruise 
une  iin'on  dont  tu  connais  l'innocence!  Mais,  madame,  ajout,-.-til,  v-  us 
avez  pris  ]ieut-être  de  fausses  alarmes.  Est  il  certain  tpi'on  vous  arrache 
au  |ilns  lidele  amant  qui  lut  jamais?  Suis- je  en  effet  le  plus  malheureux 
de  tous  les  hommes?  Notre  infortune  n'est  que  trop  assurée.  réjKuidit 
l'iiiconniie  :  mon  frère,  de  qui  ma  main  dépend,  me  marie  aujourd'hui; 
il  vient  de  me  le  déclarer  lui-même.  Eh!  quel  est  cet  heureux  époux? 
répliqua  don  Pédre  avec  précipitation  ;  nommez-le-moi,  madame,  je  vais 
dans  mon  désespoir...  Je  ne  sais  point  encore  son  nom,  interrompit  l'in- 
connue; mon  frère  n'a  pas  voulu  m'en  instruire;  il  m'a  dit  seulement 
qu'il  souhaitait  que  je  visse  le  cavalier  auparavant. 

Mais,  madame,  dit  d'ui  Pédre,  vous  soumetlrez-vous  sans  résistance 
aux  volontés  d'un  l'rére?  Vous  laisserez- vous  en'rainer  à  l'autel  sans  vous 
plaindre  d'un  si  cruel  sacrifice'.'  ne  ferez-voKS  rien  en  ma  faveur?  Hélas  ! 
je  n'ai  pas  craint  de  m'exposer  à  la  colère  de  mon  père  pour  nic  conser- 
ver à  vous  :  ses  menaces  n'ont  pu  ébranler  ma  fidélité;  el.  avec  qiieb|ue 
rigueur  qu'il  puisse  ine  traiter,  je  n'épouserai  point  la  dame  qu  on  me 
propose,  quoique  ce  soit  un  parti  très-considérable.  Et  qui  est  celle 
dame?  dil  l'inconnue.  C'est  la  sœur  du  comte  de  Belllor,  répondit  l'éco- 
lier. .\h  !  don  Pédre,  répliqua  l'inconnue  en  faisant  paraître  une  extrême 
surprise,  vous  vous  mé|irenez  sans  doute;  vous  n'êtes  point  sur  de  ce 
que  vous  dites.  Est-ce  en  effet  Eugénie,  la  sœur  de  Belllor,  que  l'on  vous 
a  proposée? 

Oui,  mademe,  repartit  don  Pédre,  le  comte  lui-même  m'a  offert  sa 
main.  Hé  quoi!  s'éeria-l-elle,  il  serait  po  sible  (jue  vous  fussiez  ce  cava- 
lier a  qui  mon  fière  me  destine?  Queiilends-je  !  s'écria  l'écolier  à  son 
tour,  la  sœur  du  comte  de  Billlor  serait  mon  inconnue  !  Oui,  don  Pédre, 
repartit  Eugénie.  Mais  ]hu  s'en  faut  que  je  ne  croie  plus  l'être  en  ce 
moment,  lunl  j'ai  de  )ieine  i  me  |  ersiiader  du  bonheur  dont  vous  m'as- 
surez. 

.\  CCS  mots  don  Pédre  lui  embrassa  les  genoux  ;  ensuite  il  lui  prit  une 
de  ses  iiiaius,  qu'il  baisa  avec  tous  les  transports  que  peut  .sentir  un 
amaat  qui  passe  subitement  d'une  extrême  douleur  à  un  excès  de  joie. 
PelidanI  qu'il  s'abaiulonnait  aux  mouvements  de  son  amour.  Eugénie,  de 
son  coté,  lui  faisait  mille  caresses,  qu'elle  accompagnait  de  mille  paroles 
tendres  el  llattcuses.  Que  mon  frère,  disait-elle,  m'eut  épargné  de  peines 
s'il  m'eût  noniinél'époux  qu'il  inedesline  !  Que  j'avais  déjà  conçu  (i  aver- 
sion pour  cet  époux  !  .\h  !  mon  cher  don  Pédre,  que  je  vous  ai  \,ii  I  Belle 
Eugénie,  répondait-il.  que  cette  haine  a  de  charmes  pour  moi  !  Je  veux  la 
mériter  en  vousadurant  toi.te  ma  vie. 

Apres  que  ces  deux  amanlssc  furent  donné  toutes  les  manpies  les  plus 
toucliaiites  d'une  tendresse  mutuelle,  Eugénie  voulut  savoir  coinmenl 
récolter  avait  pu  gagner  l'amitié  de  son  frère.  Don  Pedie  ne  lui  cach.i 
point  les  amours  dii  comte  et  de  sa  sœur,  el  lui  raconta  tout  ce  qui  .s'ét.iit 
passé  la  nuit  dernière  Ce  fut  pour  elle  un  surcroît  de  plaisir  d'apprendri- 
que  .s<jn  frère  devait  épouser  la  .sieur  de  son  amant.  Doua  Juana  prenait 
tnqi  de  part  au  sort  de  son  amie  jiour  n'être  pas  sensible  à  cet  heureux 
éviiunienl  :  elle  lui  en  léinoigiia  sa  joie,  aussi  bien  qu'à  don  Pedre,  ipii 
se  sépara  enfin  d'Eugénie,  après  être  convenu  avec  elle  qu'ils  ne  feraienl 
pas  semblant  tous  deux  de  .se  connaître  quand  ils  se  verraient  devant  h' 
comte. 

Iton  Pédre  s'en  retourna  chez  son  père,  qui,  le  Iroiivant  disposé  à  lui 
olM'ir,  en  fut  dauiant  plus  réjoui,  (juil  attriliua  sou  obéissance  à  la  ma- 
nière ferme  dont  il  lui  avaii  parle  la  iiilil.  Ils  attendaient  des  noiivelles 
de  Bellb'r.  lorsqu'ils  reeiireul  un  billet  de  sa  pail  II  leur  mand.iil  qu'il 
venait  d'obtenir  l'agréiuenl  du  roi  pour  son  mariage  et  pour  celui  de  sa 
sœur,  avec  nue  charge  considérable  pnur  don  Pedre;  cpie  des  le  lende- 
main ces  deux  mariages  se  poiinaienl  faire,  parce  que  le.s  ordres  qu  il 
avait  lionnes  pour  cela  s'exécutaient  avec  tant  de  diligence,  ipie  les  pré- 
paratifs étaient  déjà  fort  avances.  Il  vint  l'apres-dinée  couUriuer  ce  qu'il 
leur  avait  écrit,  et  leur  présenter  Eugénie. 

Don  Luis  lit  à  cette  dame  toutes  les  caresses  imaginables,  el  Léonor  ne 
se  lassait  point  de  l'embrasser.  Pour  don  Pedro,  de  qiiebpies  moiivemeiils 
d'amour  il  de  joie  qu'il  fût  agité,  il  se  c>'Utraiguit  ».«■  x  pour  ue  pas 
d'uincr  au  comte  le  moindre  soupçon  de  leur  intelligente. 

I  oinine  Belllor  s'attacliai(  parliculiéremcut  à  obsirver  sa  sœur,  il  crut 
reuiarquer,  malgré  la  conlrainle  qu'elle  s'imposait,  que  don  Pédre  ne  lui 
déjbisait  pas.  Pour  eu  être  idus  assuré,  il  la  prit  un  munienl  en  parti- 
culier, et  lui  lit  avouer  qu'elle  trouvait  le  cavalier  fort  à  son  gre.  Il  lui 
apprit  ensuile  son  nom  et  sa  naissance  ;  ce  qu'il  n'avait  pas  voulu  lui  dire 
auparavant,  de  peur  une  linégalité  des  riindil'u.ns  ne  la  prévint  eiinirc 
lui;  te  quelle  feignit  d  enlemlre  con.ine  ^i  (Ile  l'eût  ignore. 

Enfin,  après  bi;aiicoiip  de  compliments  de  pari  et  d'antre,  il  fui  n-sidu 
que  les  noces  se  feiaienl  chez  don  Lui*.  Elles  onl  été  faites  ce  soir,  et  ne 


d2 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


sonl  point  encore  achevées;  voil;.  rourqnoi  on  se  réjonit  dans  cette  mai-  1  cela  vraiment  que  s'amiiseni  les  intendants  de  ces  sortes  déniaisons!  Ils 


son.  Tout  le  monde  s'y  livre  à  la  joie.  La  seule  dann-  M.in-elle  n'a  point 
de  part  n  ces  réjouissances  :  elle  pleure  eu  ce  munitul,  taudis  que  les 
autres  rient;  car  le  comte  de  Belllor,  après  son  mariai;c,  a  tout  avoué  à 
don  Luis,  qui  a  fait  renfermer  cette  duégue  en  inuntislerio  de  las  Arre- 
pentidas,  où  les  mille  pisloles  qu'elle  a  reçues  pour  séduire  Léouor  servi- 
ront à  lui  en  faire  faire  pénitence  le  reste  de  ses  jours. 


CUAPITRE  VI. 


Des  nouvelles  choses  que  vil  don  Cleophas,  et  de  quelle  mauioi 
Thomasa. 


il  fui  vengé  de  dona 


Tournons-nous  d'un  autre  côté,  poursuivit  Asmodée  :  parcourons  de 
nouveaux  objets.  Laissez  tomber  vos  regards  sur  l'iiôlel  qui  est  directe- 
ment au-dessous  de  nous,  vous  y  verrez  une  rliosc  assez  rare.  C'est  un 
iwninie  charité  de  dettes  qui  dort  d'un  profond  sommeil.  Il  f.mt  donc  que 
ce  soit  une  per.sonne  de  qualité'?  dit  Leandro.  Justement,  répondit  le 
démon.  C'est  un  marquis  de  cent  mille  ducats  de  rente,  et  dont  pourtant 
la  dépense  e.\céde  le  revenu.  Sa  tahle  et  ses  maîtresses  le  mettent  dans 
la  nécessité  de  .s'endetter  ;  m.iis  cela  ne  trouble  point  son  répons  ;  au  con- 
traire, quand  il  veut  bien  devoir  à  un  marchand,  il  s'imarfine  f(ue  ce 
marchand  lui  a  beaucoup  d'obligation.  C'est  chez  vous,  disail-il  1  autre 
jour  à  un  drapier,  c'est  chez  vous  que  je  vcu.\  désormais  prendre  à  cré- 
dit :  je  vous  doune  la  préférence. 


></î  A. 


Le  g.ilaiit  cl  sa  dame. 


Tendant  que  ce  marquis  goùlc  si  lrani|uillement  la  douceur  du  sommeil 
qu'ilote  à  ses  créanciers,  ciin^idén'z  un  hiiniini'  qui...  Attendez,  seigneur 

Asmodée,  interrompit  ijrus(|ui' ni  dmi  (;ic(i|ilias;  J'aperçois  un  carrosse 

dans  la  rue,  ji^  ne  veux  pas  IcIaisM'r  p.issi'rsans  vous  di'inanderccqu'ily  a 

dedans. (;iuil!  lui  dit  le  boiteux  en  h;ii>saMl  la  viii\,ioni s'ilci'il  craint  d'être 

enti'udn  ;  apprenez  que  ce  (■arrll^sl■  récrie  lui  des  pins  i^ravcs  personnages 
de  la  nionarchie.  C'est  un  pri'sidi'nl  qui  va  s'égayer  chez  une  vieille  As- 
turiernic  dévouée  à  se-,  pl:iiNir>.  l'our  n'éti'e  pas  reconnu,  il  a  pris  la  pré- 
caution (MU-  prenait  Caligula,  qui  mettait  en  |)areilleocca.sion  une  perruque 
pour  se  déguiser. 

IlevenoMs  au  tableau  queje  voulais  offrir  à  vos  regards  quand  vous  m'a- 
vez int.iminpu.  Ilegardez,  lout  au  haut  de  l'iiolel  du  manpiis,  un  hom- 
me qui  travaille  dans  un  cabinet  rempli  de  livres  et  de  manuscrits.  C'est 
peut-ètix',  dit  '/.anibnllo,  l'inlendant  qui  s'occupe  à  chercher  les  moyens 
lie  payer  les  délies  de  son  maitrc.  Don,  réiioiiuil  le  Diable,  c'est  bien  à 


songent  plulôt  à  profiter  du  dérangenient  des  affaires  qu'à  y  m  tire  ordre. 
Ce  n'est  donc  pas  un  intend.ml  que  vous  voyez,  c'est  un  auteur;  le  mar- 
quis le  loge  dans  son  hôtel  pour  se  donner  un  air  de  protecteur  des  gens 


La  pudeur  de  la  venve. 


de  lettres.  Cet  auteur,  répliqua  don  Cleophas,  est  apparemment  un  grand 
sujet.  Vous  en  allez  jui;er,  rep.irtit  le  démon.  Il  est  entouré  de  mille  vo- 
lumes, et  il  en  compose  un  où  il  ne  met  rien  du  sien.  Il  pille  dans  ces  li- 
vres et  ces  manuscrits  ;  et  quoiqu'il  ne  fasse  qu'arranger  el lier  scs  larcins, 
il  a  plus  de  vauilé  qu'un  véritable  auteur. 


Le  comte  de  CelDor  aux  pieds  de  Lionor 


Vous  ne  savez  pas,  continua  l'esprit,  qui  dcmeni-e  a 
dessous  decel  luller?  c'est  la  Chichnna.  celle  nu''!!»'  femme 
si  homiéle  menliun  dans  l'Iiisloirc  du  comlc  de  Uclllor. 


trois  portes  au- 
dnnl  j  ai  fait  une 
Ah  1  que  je  suis 


LE  DIABLE  BOITEUX 


13 


ravi  (le  la  voir,  dit  Leandro.  Celte  bonne  personne,  si  utile  à  la  jeunesse, 
est  sans  doute  une  de  ces  deux  vieilles  que. j'aperçois  dans  une  salle  basse. 
L'une  a  les  deux  coudes  appuyés  sur  nue  lalile,  et  r-  ijarde  allenlivenient 
l'autre,  qui  compte  de  lardent.  Laquelle  des  deux  est  la  t^hicliona?  C'est, 
dit  le  démon,  celle  qui  ne  compte  point.  L'autre,  nommée  la  l'ebrada,  est 
une  honorable  dame  de  la  même  profession  :  elles  sont  associées,  et  elles 
partagent  eu  ce  moment  les  Iruits  d'une  aventure  qu'elles  viennent  de 
mettre  à  Cu. 


Dun  Luis  chez  le  comte  de  BtlOor. 


\a  l'ebrada  estla  plus  achalandée  :  elle  a  la  pratique  de  plusieurs  veuves 
ri('lies,i  (|ui  elle  porte  tous  les  jours  sa  lisle  a  liie.  (.lu 'appelez- vous  sa 
liste'?  iiiterromiiit  l'écolier.  (!e  sont,  reparlil  .Vsmodée,  les  noms  de  Ions 
les  étrangers  liien  faits  qui  viennent  à  .'^lailiiil,  et  snrlout  des  Français. 
D'abord  que  cette  néi^ocialrice  apprend  qu'il  en  est  arrivii  de  nouveaux, 
elle  court  à  leurs  auberges  s'informer  adroitement  de  ipiel  pays  ils  sont , 
de  leur  naissance,  de  leur  taille,  de  leur  air  et  de  leur  âge;  puis  elle  en 
fait  son  ra|iport  à  ces  veuves,  qui  font  leurs  réilexions  là-dessus  ;  et,  si  le 
cœur  en  dit  auxdites  veuves,  elle  les  abouche  avec  lesdits  étrangers. 

Cela  est  fort  commode  et  juste  en  i|uelque  façon,  réjiliqua  Zambullo  en 
souriant;  car  enfin,  sans  ces  bonnes  dani<'s  elleuis  ai;enles,  les  jeunes 
étrangers  qui  n'ont  point  ici  de  connaissances  perdraient  un  temps  iuliui 
À  en  faire  Mais  dites-moi  s'il  y  a  de  ces  veuves  et  de  ces  niaquignonnes 
dans  les  autres  pays'?  Bon,  s'il  y  en  a,  répondit  le  boiteux,  en  pouvez-vous 
douter?  je  remplirais  bien  mal  mes  fonctions  si  je  négligeais  d'en  pour- 
voir les  grandes  villes. 

Donnez  voira altenlion  au  voisin  de  la  Cliieliona,  à  cet  imprimeur  qui 
travaille  tout  seul  dans  son  imprimerie.  11  y  a  Irois  heures  qu'il  a  renv<iyé 
ses  ouvriers.  Il  va  passerla  nuit  a  imprimer  un  livie  si'Ci  élément.  Et  quel 
est  donc  cet  ouvrage'.' dit  Leandro.  Il  linile  des  injures,  répondit  le  dé- 
mon. H  prouve  que  la  religion  est  préférable  au  iininl  d'horuieur,  (  t  <pi  il 
vaut  mieux  pardonner  que  venger  une  offense.  (I  b'  mai-.iuil  d'imprimeur  ' 
s'écrin  l'écolier;  il  fait  bien  d  imprimer  en  secret  sou  infâme  livre.  (Jin; 
l'auieur  ne  s'avise  pas  de  se  laire  comiailre;  je  serais  le  premier  à  le  bé- 
tonner.. Lst-ce  que  la  religion  défend  de  conwu'ver  son  bomieur? 

N'eiitroiis  pas  dans  celti:  discussion,  iiilerrompit  A^modée  avec  un  sou- 
ris malin.  Il  parait  i|ue  vous  avez  bien  profilé  des  leçons  de  murale  qui 
vous  ont  été  données  à  Alcala  ;  je  vous  en  félicite.  Vous  direz  ce  (|u'il 
vous  plaira,  interrompit  à  son  tour  don  Cleuphas  :  que  l'auteur  deee  ridi- 
cule ouvrage  fasse  le»  plus  beaux  laisonnenienU  du  monde,  je  m'en  mo- 
i|ue  .  je  suis  Espagnol,  rien  ne  me  semble  si  doux  ipie  la  vengeance  :  et, 
puis<|iie  vous  m'avez  promis  de  punir  la  (lerfidie  de  ma  maiircssc,  je  vous 
somme  de  me  tenir  parole. 

.le  cède  avec  plaisir  au  Iransport  qui  vous  agita,  dit  le  démon.  (Jue 
j'aime  ces  bons  naturels  qui  suivent  tous  leurs  mouvements  sans  scrupule  I 
.b;  vais  vous  satisfaire  tout  à  1  heure:  aussi  bien  le  temps  de  vous  venger 
est  arrivé  ;  mais  je  veux  auparavant  vous  faire:  voir  une  chose  Irès-réjoiijs- 
sanle.  Portez  la  vue  au  delà  de  rimprimcric,  et  observez  bien  ce  ipii  se 
passe  dans  un  appartcuienl  tapi^sv  de  droj)  musc  J'y  rcinanjuc,  répondit 


Leandro,  cinq  ou  six  femmes  qui  donnent,  comme  à  l'envi,  des  bouteilles 
de  verre  à  une  espèce  de  valet,  et  elles  me  paraissent  furieusement  agi- 
tées. 

Ce  sont,  reprit  le  boiteux,  des  dévoies  qui  onl  grand  sujet  d'être  émue.<. 
Il  y  a  dans  cet  appartement  un  inquisiteur  malade.  Ce  vénérable  person- 
nage, qui  a  près  de  trente-cinq  ans,  est  couché  dans  une  autre  cliambre 
que  celle  où  sont  ces  femmes.  Deux  de  ses  plus  chères  pénitentes  le  veil- 
lent. L'une  fait  ses  bouillons,  et  l'autre,  à  son  chevet,  a  soin  de  lui  tenir  la 
tète  chaude,  et  de  lui  couvrir  la  poitrine  d'une  couverture  composée  de 
cimpianle  peaux  de  mouton.  Quelle  est  donc  sa  maladie?  répliqua  Zam- 
bullo. Il  est  enrhumé  du  cerveau,  repartit  le  Diable;  et  il  est  à  craindre 
que  le  rhume  ne  lui  tombe  sur  la  poitrine. 


Don  ViiTO, 


Ces  antres  dévoles  que  vous  voyez  dans  sou  antichambre  aceoureni  avec 
des  remèdes,  sur  le  bruit  de  son  i'ndisposilion  :  l'une  appoite,  pour  la  toux, 
des  sirops  de  jujubes,  d'alihéa.  de  corail  el  de  lussil.ige;  l'aulre.  pour 
conserver  les  poumons  de  Sa  Révérence,  s'est  char;*èe  de  sinqis  de  longue 


■^  ,  ^---  è- 


ThonuM  en  prison. 


vie.  de  véronique,  d'immortelle,  etd'élixirde  propriété  ;  une  autre,  pour 
lui  forlilicr  le  cerveau  et  l'cslomac,  a  des  eaux  de  mélisse,  de  cannelle  or 


14 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


fjée,  de  l'e.Tu  divine  et  de  l'eau  iliéii.icale  avec  des  essences  de  muscade 
el  d'amhre  gris.  Celle-ci  vient  offiir  des  confections  auncanlincs  et  iié- 
zoardiijnes  ;  et  celle-M  des  teintures  d'œillets,  de  corail,  de  mille-lleuis, 
de  soleil  el  d'éniérandes.  Tomes  ces  pénitentes  zélées  vnnteul  au  valet  de 
l'int|Hi^ileur  les  choses  qu'elles  apportent  :  elles  le  tirent  à  part  tour  à 
tour,  et  chacune,  lui  mettant  un  ducat  dans  la  main,  lui  dit  à  l'oreille: 
Liurent,  mon  cher  Laurent,  fais  en  sorte,  je  le  prie,  que  ma  bouteille  ait 
la  préférence. 

Parbleu  !  s'écria  don  Cleophas,  il  faut  avouer  que  ce  sont  d'heureux 
morlels  que  ces  inquisiteurs.  Je  vous  en  réponds,  reprit  Asmodée  :  peu 
g'en  faut  que  je  n'envie  leur  sort  :  et  de  même  qu'Alexandre  disait  un  jour 
qu'il  aurait  voulu  être  Diogène  s'il  n'eut  pas  été  Alexandre,  je  dirais  vo- 
lontiers que  si  jen'élais  pas  diable  je  voudrais  être  impiisileur. 

Allins,  seigneur  écolier,  ajouta-t-il,  allons  présentement  punir  l'in- 
grate qui  a  si  mal  payé  voire  tendresse.  Alors  Zambullo  saisit  le  bout  du 
niajili  au  d'Asincidée",  qui  fendit  une  seconde  fois  les  airs  avec  lui,  et  alla 
se  poser  sur  la  niiison  de  dona  Thoniasa. 

Oite  fripoiuie  était  à  laide  avec  les  quatre  spadassins  qui  avaient  pour- 
suivi Leandro  sur  les  gonlliéres  :  il  frémit  de  courroux  en  les  voyant  man- 
ger deux  perdreaux  et  uniapio  qu'il  avait  payés  et  fait  porter  chez  la  Irai- 
tresse,  avec  quelques  houleilles  de  bon  vin.  Pour  surcroît  de  douleur,  il 
s'apercevait  que  la  joie  régnait  dans  ce  repas,  et  jugeait  aux  démonstra- 
tions de  dona  Thomasa  que  la  comiiagjiie  de  ces  niallienrenx  était  plus 
agréable  que  la  sienne  à  cette  scélérate  Q  les  bourreaux,  s'écria-t-il  d'nn 
lôii  furieux  ;  les  voilà  qui  se  régalent  à  mes  (léjieiis  1  quelle  morliflcation 
pour  moi! 

Je  conviens,  lui  dit  le  démon,  que  ce  spectacle  n'est  ])as  fort  réjouis- 
sant pour  vous;  mais,  quand  on  fréquente  les  danies  galanles,  ou  doit 
s'attendre  a  ces  aventures  :  elles  .sont  arrivées  mille  fois  en  France  aux 
abbés,  aux  gens  de  robe  et  aux  flnancters.  Si  j'avais  une  épée,  reprit  don 
Cleophas,  je  fondrais  sur  ces  coquins,  el  iroublerais  leurs  plaisirs.  La 
partie  ne  serait  pas  égale,  repartit  le  boiteux,  si  vous  les  attaquiez  tout 
seul  :  laissez-moi  le  soin  de  vous  venger;  j'en  viendrai  mieux  à  bout  que 
vous  Je  vais  mettre  la  division  parmi  ces 'spadassins,  en  leur  inspirant 
une  fureur  luxurieuse;  ils  vont  s'armer  les  un^  contre  les  autres  :  vous 
allez  voir  un  beau  vacarme. 

A  ces  mots  il  sonflla,  el  il  sortit  de  sa  bouche  une  vapeur  violette  qui 
descendit  en  serpenlanl  comme  un  feu  d'artillce,  el  se  répandit  sur  la 
table  de  dona  Thomasa.  Aussilàt  un  des  convives,  sentant  l'effet  de  ce 
souflle,  s'approcha  de  la  dame,  et  l'embrassa  avec  transport;  les  autres, 
entiainés  par  la  force  de  la  même  vapeur,  voulurent  lui  arracher  la 
grivoise  :  chacun  demande  la  préférence;  ils  .se  la  disputent;  une  jalouse 
rage  s'empare  d'eux  ;  ils  en  vienrijent  aux  mains;  ils  tirent  leurs  épées, 
et  eonimencent  un  rude  combat.  Cependant  dona  Thoma.sa  pousse  d'hor- 
ribles cris  :  tout  le  voisinage  est  bientôt  eu  rumeur;  ou  crie  à  la  justice  ; 
la  justice  vient;  elle  enfonce  la  porte  ;  elle  enire.  et  trouve  deux  de  ces 
brclteurs  étendus  sur  le  plancher;  elle  se  saisit  des  autres,  et  les  mène 
en  prison  avec  la  courtisane.  Celle  malheureuse  avait  beau  pleurer,  s'ar- 
raclier  les  cheveux  et  se  désespérer,  les  gens  qui  la  conduisaient  n'en 
étaient  pas  plus  touchés  que  Zambullo,  qui  eu  faisait  de  grands  éclats  de 
rire  avec  Asmodée. 

Eh  bien,  dit  ce  démon  à  récolier,  êles-vous  content?  Non,  noft,  ré- 
pondit don  Cleophas.  Pour  me  donner  une  entière  satisfactioii,  porlez- 
UKii  sur  les  prisons,  que  j'aie  le  plaisir  d'y  voir  enfermer  la  misérable 
qui  s'est  jouée  de  mon  amour;  je  me  sens  pour  elle  plus  de  haine  en  ce 
moment  que  je  n  ai  jamais  eu  de  tendresse.  Je  le  veux  bien,  lui  répliqua 
le  niable  :  vous  me  trouverez  toujours  prêt  à  suivre  vos  volontés,  quand 
elles  seraient  contraires  aux  miennes  et  à  mes  intérêts,  pourvu  que  ce 
soit  pour  votre  bien. 

Ils  viilèrent  tous  deux  sur  les  prisons,  où  bientôt  arrivèrent  les  deux 
spadassins  qui  furent  logés  dans  un  cachot  noir.  Pour  Thomasa,  on  la 
mit  sur  la  paille  avec  trois  ou  quatre  autres  femmes  de  mauvaise  vie 
qu'on  avait  arrêtées  le  même  jour,  et  qui  devaient  être  transférées  le 
lendemain  .  u  lieu  destiné  pour  ces  sortes  de  créatures 

Je  suis  à  préseul  satislail,  dit  Zambullo,  j'ai  goùlc  une  pleine  ven- 
geance :  ma  mie  thomasa  ne  passera  pas  la  nuit  aussi  agréablement 
(|u'elle  se  l'était  promis.  Nous  irons  où  il  vous  plaira  conlinner  nus  ob- 
.sej  valions.  >  ous  sommes  ici  dans  un  cndniit  propre  à  cela,  répomlil 
li'sprit.  11  y  a  dans  ces  pris(Uis  un  grand  nombre  de  con|iabbs  el  d'iiiiio- 
cents  ■.  c'est  un  séj<iur  (jui  sert  à  Cdinmenci  r  le  cli.ltinieni  dis  uns  ri  à 
juirilier  la  verin  des  anircs.  Il  faut  que  je  vous  monlre  quelques  prisun- 
nieis  de  ces  deux  espèces,  cl  que  je  vous  dise  pourquoi  on  les  relienl 
dans  les  fers. 


CDAPlTRli  Vil. 

Dos  firisonulcrs. 


Avant  que  j'entre  dans  re  détail,  observez  un  ncu  les  guichetiers  qui 
sont  à  l'entrée  de  ces  binribles  licuj.  Les  poêli  s  de  ranlit|uité  n'ont  mis 
qu'un  Cerbère  à  la  i)orle  de  leurs  enfers  .  il  y  en  a  ici  bien  davantage, 


comme  vous  voyez.  Ces  guichetiers  sont  des  hommes  qui  ont  perdu  lou 
senlinienl  humain  :  le  plus  méchant  de  mes  confrères  pourrait  à  peine 
en  remplacer  un.  Mais  je  m'aperçois,  ajoiita-t-il,  une  vous  considérez 
avec  horreur  ces  chambres  où  il  n'y  a  pour  tous  meubles  que  des  grabals: 
ces  cachots  affreux  vous  paraissent  autant  de  tombeaux.  Vous  êtes  juste- 
ment étonné  de  la  misère  que  vous  y  remarquez,  el  vous  déplorez  le  sort 
des  malheureux  que  la  justice  y  retient;  cependanl  ils  ne  sont  pas  tous 
également  à  plaindre  :  c'est  ce  que  nous  allons  ex.miiner.  i 

PremiéremenI,  il  y  a  dans  cette  grande  cliambre  à  droite  ipiatre 
hommes  couchés  dans  ces  deux  mauvais  lits  :  l'un  est  un  cabaretier  ac- 
cusé d'avoir  empoisonné  un  étranger  qui  creva  l'autre  jour  dans  si  ta- 
verne. On  prétend  que  la  qualité  du  viu  a  fait  mourir  le  défunt  ;  l'hôte 
soutient  que  c'est  la  quantité:  el  il  sera  cru  en  justice,  car  l'ctrauger 
était  .\llemand.  Eh  1  qui  a  raison,  du  cabarelior  ou  de  ses  accusateurs'? 
dit  don  Cleophas.  La  chose  est  problématique,  répondit  le  Uiable.  Il  est 
bien  vrai  que  le  vin  était  frelaté  ;  mais,  ma  loi,  le  seigneur  allemand  en 
a  tant  bu,  que  les  juges  peuvent  en  conscience  rcmellre  en  liberté  le  ca- 
baretier. 

Le  second  prisonnier  est  un  assassin  de  profession,  un  (les  scélérals 
qu'on  appelle  valientes,  et  qui,  pour  quatre  ou  cinq  pisloles,  prêtent 
obligeamment  leur  ministère  à  tous  ceux  qui  veulent  faire  qelte  dépense 
pour  se  déban'usser  de  quel(|u'un  secrètement;  le  troisième,  un  luaitre 
a  danser  qui  s  habille  comme  un  pelit-mailre,  el  qui  a  fait  faire  un  mau- 
vais pas  à  une  de  ses  écoliéres;  el  le  iiualriéme,  un  galant  qui  a  été  sur- 
pris la  semaine  passée  par  la  ronda,  dans  le  temps  qu'il  montait  par  un 
balcon  à  l'appartement  d'une  fi'inme  (pi'il  connaît,  et  dont  le  tnuri  est 
absent.  Il  ne  lient  qu'à  lui  de  se  tirer  d  affaire  en  déclarant  sou  com- 
merce amoureux;  mais  il  aime  mieux  passer  pour  un  voleur,  et  s'exposer 
k  perdre  la  vie,  que  de  commeltre  l'honneur  de  s«  dame. 

Voilà  un  amant  bien  discret,  dit  l'écolier;  il  faut  avouer  que  noire  na- 
tion l'emporte  sur  les  autres  en  fait  de  galanterie.  Je  vais  parier  qu'un 
Français,  par  exem|de.  ne  serait  pas  capable,  comme  nous,  de  se  laisser 
pendre  par  discrétion.  i*(on,  je  vous  assure,  dit  le  Dialile;  il  monterait 
plutôt  exprès  à  unbalcou  pour  déshonorer  une  femme  qui  aurait  des  bon- 
tés pour  lui. 

Ilans  un  cabinet  auprès  de  ces  f^nalre  hommes,  poursuivit  il,  est  une 
fameuse  sorcière,  qui  a  la  réputation  de  savoir  faire  des  clipses  impos- 
sibles. Par  le  pouvoir  de  son  art,  de  vieilles  dou.iiiiéres  trouvent,  dit- 
on,  des  jeunes  gens  qui  les  aiment  but  à  but;  les  maris  deviennent  fi- 
dèles à  leurs  femmes,  et  les  coquettes  vérilablemeiit  anioureuNCS  des 
riches  cavaliers  qui  s'altachent  à  elles;  mais  il  n'y  a  rien  de  plus  faux 
que  loiil  cela.  Elle  ne  possède  point  d'autre  secret  que  celui  de  persuailer 
qu'elle  en  a,  et  de  vivre  commodément  de  celle  opinion.  Le  saint-oflice 
réclame  cette  créaîure-là,  qui  pourra  être  brûlée  au  premier  acte  de  loi. 

Au-dessous  du  cabinet  il  y  a  un  cachot  noir  qui  sert  de  gîte  à  un  jeune 
cabaretier.  Encore  un  hôte  de  taverne!  s'écria  Leandro;  ces  sortes  île 
gens-là  veulent-ils  donc  empoisonner  tout  le  inonde?  Celui-ci,  reprit 
Asmodée,  n'est  pas  dans  le  même  cas.  On  arrêta  ce  misérable  avanl-liiek', 
et  l'inquisition  le  réclame  aussi.  Je  vais  en  peu  de  mots  vous  dire  le 
sujet  de  sa  détention.* 

Un  vieux  .soldat,  parvenu  par  .sou  courage,  ou  plutôt  par  sa  patience, 
à  lemiiloi  de  sergent  dans  sa  compagnie,  vint  faire  des  recrues  à  Madrid; 
il  alla  demander  un  logement  dans  un  cabaret  :  on  lui  dil  qu'il  y  avait, 
à  la  vérité,  des  chambres  vides;  mais  qu'on  ne  pouvait  lui  en  donner 
aucune,  parce  qu'il  revenail  toutes  les  nuits  dans  la  maison  un  esprit  qui 
maltraitait  fort  les  étrangers,  (piand  ils  avaient  la  témérité  d'y  vouloir 
coneher.  Celle  nouvelle  ne  rebuta  point  le  sergent.  Que  l'on  me  mette, 
dit'  il,  dans  la  chambre  qu'on  voudra;  dnnnez-nioi  de  la  lumière,  du  vin, 
une  pipe  et  du  labac,  et  soyez  sans  iiuiuiétude  sur  le  reste  ;  les  esprits  out 
de  la  considération  pour  les  geus  ue  guerre  qui  ont  blanchi  sous  le 
harnais. 

On  mena  le  sergent  dans  une  chambre,  puisqu'il  paraissait  si  résolu,  el 
on  lui  porta  tout  ce  qu  il  avait  demandé.  H  se  mil  à  boire  et  à  l'iinier.  Il 
étail  déjà  plus  de  minuit,  que  l'espril  n'avait  point  encore  troublé  le  jno- 
fond  silence  qui  régnait  dans  la  maison  :  on  eût  dil  qu'efferlivenienl  il 
respectait  ce  nouvel  liôle  ;  mais  cuire  une  heure  et  deux,  le  grivois  eu- 
leiidil  Unit  à  cnn|i  nu  bruit  horrible,  comme  de  ferrailles,  el  vit  blentùl 
l'iilier  dans  sa  cliamlire  un  fanli'mie  épouvantable  vêtu  de  dra|i  nnir,  et 
tiint  eiilorlillè  de  chaînes  de  fer.  ÎVolre  fumeur  ue  fut  |ias  aulrcineul 
ému  de  celle  apparition  :  il  lira  .son  é|  ee,  s'avança  vers  l'esprit,  cl  lui  c 
déi'hargea  du  plat  sur  la  tète  nu  assez  rude  coup. 

Le  l'antÔMie,  peu  acconlumé  a  trouver  des  hules  si  hardis,  lit  un  cri; 
et,  reinariiu.Mil  que  le  sidilal  se  préparait  à  recomnicueer,  il  se  prnsterna 
Ires  humlilement  devant  lui,  en  disant:  De  grâce,  seigneur  sergenl,  ne 
m'en  donnez  )>as  davantage  :  ayez  pillé  d'un  pauvre  diable  i|ui  se  jette  à 
vos  pieds  pour  inipluier  votre  clémence;  je  vous  en  conjure  par  saint 
Jacques,  qui  était,  comme  vous,  uu  grand  spada.ssin.  Si  lu  veux  conser- 
ver ta  vie,  répoudil  le  soldat,  il  faut  que  tu  me  dise!)  ipii  tu  es,  el  que  lu 
me  parles  sans  déguisement,  ou  bien  je  vais  le  fendre  en  deux.  wiHiiiie  les 
chevaliers  du  temps  passé  fendaient  les  géanls  iju'ils  renconliaienl  .V 
ces  miits,  l'ispiil,  vnyanl  a  ipii  il  avait  alT.iire,  pi  il  le  parti  d'avouer  tout. 

,Ie  suis,  dit-ii  au  sergent,  le  mailre-garçnii  iK  ce  <  abaret  :  je  m'appelle 
Cuillanine,  j'aime  Jii  l'iilla,  qui  est  la  lille  uni(|Ue  du  byls.  et  y  ne  lui 
déplais  pas  :  mais  eomme  son  père  il  sa  nierc  uni  en  vue  une  alliaiK'e 
plus  relevé^  que  la  luiemie,  pour  les  obligera  me  choisir  pour  gendre, 


LE  DUBLli  BOITEIX. 


15 


jioiis  srminies  convenus.  In  lelite  lillc  et  moi,  inie  je  ferais  toutes  les 
Hiiils  le  iieisonnnjîe  <|n« je  fais  :  je  m'eiiviloippe  le  corps  d'un  long  man- 
teau noir,  et  je  me  peniis  au  cou  une  cliaîue  de  tournebioche,  avec  la- 
quelle je  cours  toute  la  maison,  depuis  ia  cave  jusqu'au  ^'renier,  en  l'aisanl 
le,  liiiiit  que  vous  avez  entendu.  Quand  je  suis  à  la  porte  de  la  chambre 
du  maître  et  de  la  maîtresse  je  m  arrête  et'  m'écrîe  :  k  N  espérez  pas  que 
je  vous  laisse  en  repos  que  vous  n"ayez  marié  Juanilla  avec  votre  maître- 
gorçon.  » 

Après  avoir  prononcé  ces  paroles  d'une  voix  que  j 'a fl'ccle  grosse  et  cas- 
sée, je  eiinlinue  mon  carillon,  et  j'entre  ensuite  jiar  une  fenêtre  dans  un 
cnliinet  où  Juanilla  couche  seule,  et  je  lui  rends cumple  de  cei|ue  j'ai  fait. 
Seigneur  sergent,  continua  Guillaume,  vous  jugez  bien  que  je  voiis  dis  la 
vérité  :  je  sais  qu'après  cet  aveu  vous  pouvez  me  perdre,  eu  apprenant  à 
mon  maître  ce  qui  se  passe;  mais  si  vous  voulez  me  servir,  au  lieu  de 
me  rendre  ce  mauvais  oflice,  je  vous  jure  que  ma  reconnaissance...  El  quel 
service  peui-lu  attendre  de  moi?  interrompit  le  soldat.  \(ius  n'avez,  re- 
prit le  jeune  homme,  <|u'àdire  deniifin  que  vous  avez  vu  l'esprit,  et  ([u'il 
vous  a  faits!  grand'peur...  Comment,  venlrehleu  I  grand' piur!  inlerrom- 
idt  encore  le  grivois;  vous  voulez  que  le  sergent  Annibal  .\nlonioQiie- 
brantador  aille  dire  qu'il  a  eu  peur?  j'aimerais  mieux  que  cent  mille  dia- 
bles m'eussent  ..  Cela  n'est  pas  absolument  nécessaire,  interrompit  à  son 
tour  Guillaume  ;  et  après  tout,  il  m'importe  peu  de  quelle  façon  vous  par- 
liez, pcmrvu  que  vous  secondiez  mon  dessein  :  lorsque  j'aurai  épousé  Jua- 
iiilla,  et  que  je  serai  établi,  je  promets  de  vous  régaler  tous  les  jours  |  our 
rien,  vous  et  tous  vos  amis.  \ous  êtes  séduisant,  monsieur  Guill.iume, 
.s'écria  le  grivois:  vous  me  proposez  d'appuyer  une  fourberie;  l'aff.iire  ne 
laisse  pas  d'être  sérieuse;  mais  vous  vous  y  prenez  d'une  manière  qui 
m'étourdit  surlesconséqucHces.  Allez,  contiuuez  de  faire  duLruitct  d'en 
rendre  compte  à  Juanilla,  je  me  charge  du  reste. 

En  effet,  dès  le  lendemain  malin,  le  sergent  dit  à  l'hôte  et  i  l'hoti  sse  : 
J'ai  vu  l'esprit,  et  jelai  cuiretenu;  il  est  irés-raisonnable.  Je  suis,  m'a- 
t  il  dit,  le  bisaïeul  du  maître  de  ce  cabaret.  J'avais  une  fille  que  je  promis 
au  péredu  grand'pére  de  .son  garçon  ;  néanmoins,  au  mépris  de  nia  foi,  je 
U  mariai  à  un  autre,  et  je  mourus  peu  de  tenq'S  après:  je  S'iuflre  d(  jiuisce 
teuip.sla  ;  je  porte  h  peine  de  mon  parjure,  elje  ne  serai  point  en  repus  (|ue 
quelqu'un  de  ma  race  n'ait  épousé  une  personne  de  la  famille  de  Guillaume  : 
c'est  pourquoi  je  reviens  tontes  les  nuits  dans  cette  mai^Ol);  ce[ieiidaiil  j'ai 
beau  dire  que  l'on  marieensemhleJuanillaetlemailre-gareon.lcGIsdeniou 
petit-fils  fait  la  sourde  oreille,  aussi  bien  que  sa  femme  ;  mais  diti  s-leur. 
s'il  vous  plaît,  seigneur  sergent,  que,  s'ils  ne  font  au  plus  tôt  ce  que  je 
désire,  j'en  viendrai  avec  eux  aux  voies  de  fait:  je  les  tourmenterai  l'uu 
et  l'autre  d'une  étrange  façon. 

L'hôte  est  nu  homme  assez  simple,  il  fut  ébranlé  de  ce  discours  ;  et 
l'hôtesse,  encore  plus  faible  que  son  mari,  croyant  déjà  voir  le  revenant 
à  ses  trousses,  consentit  à  ce  mariage,  qui  se  Ut  dés  le  jour  suivant.  Guil- 
laume, peu  de  temps  après,  s'élablil  dans  un  autre  quartier  de  la  ville  . 
le  sergent  (juebrautador  ne  manqua  pas  de  le  visiter  fréquemment  ;  et  le 
nouveau  cabaretier,  par  reconnaissance,  lui  donna  d'abord  du  vin  a  dis- 
crétion; ce  qui  plai.sait  si  fort  au  grivois,  i|uil  menait  tous  ses  amis  à  ce 
cabaret  ;  il  y  faisait  même  ses  enrôlements,  et  y  enivrait  la  recrue. 

Mais  enlin  l'hôte  se  lassa  d'abreuver  tant  de  gosiers  altérés.  11  dit  sur 
cela  sii  pensée  au  soldat,  qui,  sans  songer  qu'elfectivemeiil  il  passait  la 
convenlioii,  fut  assez  injuste  pour  trailerGuillaunie  de  petit  ingrat.  Ia'Iuî- 
ci  répondit,  l'autre  répliqua,  et  la  ronversaiion  Unit  par  (pielqnes  cnup.t 
de  plat  dépce  que  le  cabaretier  reçut.  Plusieurs  passants  voulurent  pren- 
dre le  parti  du  bourgeois;  (Juebrantador  en  blessa  trois  ou  quatre,  et  n'en 
serait  pas  demeuré  la,  si  toul.i  coup  il  n'eut  été  assailli  par  une  foule  d  ar- 
chers qui  l'arrêtèrent  comme  un  perturbateur  du  re|ios  public.  Ils  le  con- 
duisirent en  prison,  où  il  a  déclaré  tont  ce  que  je  viens  de.  vous  dire  ;  et 
sur  sa  déposition,  la  justice  s'est  aussitôt  emparée  deGuillaume.  Le  beau- 
père  demande  que  le  mariage  soit  cassé;  et  le  sainl-oftice,  informé  que 
Guillaume  a  de  bons  effets,  veut  connaître  de  cette  affaire. 

Vire  Dieu  !  dit  dnn  Cleo|  bas,  la  sainte  inquisition  est  bien  alerte  I  Sitôt 
qu'elle  \oit  le  moindre  jour  à  tirer  quelque  profit  ....  Doucement,  inter- 
roin|iil  le  boiteux;  g.irdez-vous  bien  de  v»us  l.lchcr  contre  ce  tribunal,  il 
a  dcsespoiis  partout:  on  lui  rafiporte  jusqu'à  des  choses  qui  n'ont  jamais 
été  dites  :  ji'  n'ose  en  parler  moi-même  qu'en  tremblant. 

Au-dessus  de  l'infortuné  Guilaume,  ilans  la  première  chambre  à  gauche, 
il  radeui  hommes  dignes  de  votre  pitié:  l'un  est  un  jeune  valet  de  cliambre 
que  la  femme  de  son  mailrc  traitait  en  particulier  comme  un  amant.  In 
jour  le  mari  les  surprit  tous  deux;  la  femme  aussiiol  se  met  à  crier  au 
secours,  et  dit  ipie  le  valet  de  chambre  lui  a  fait  violence.  Un  arrêta  ce 
pauvre  malheureux,  qui,  selon  toutes  les  apparences,  sera  sacrifié  à  la  ré- 
putation de  sa  maîtresse. 

Le  compagnon  du  valet  de  chambre,  encore  moins  coupable  i|ue  lui, 
est  sur  le  point  de  perdre  aussi  la  vie  :  il  est  écuyerd'une  duchesse  à  qui  1  on 
a  volé  nu  gros  diamant  ;  on  l'accuse  de  l'avoir  pris;  il  aura  demain  la  ipies- 
tion,  ou  il  sera  tourmenté  jus(|u'à  ce  qu'il  confesse  avoir  fait  le  vol  ;  et 
toutefois  la  personne  qui  en  est  l'auteur  est  une  feronie  de  chambre  favo- 
rite i|u'uu  n'oserait  sou|  çoiiner. 

Ah  !  seigneur  Asmodce  !  dit  Leandro  ,  rendez  ,  je  vous  prie ,  service  à 
cetécuyer:  son  innocence  m'intéresse  |iour  lui;  dérobez-le.  par  votre 
joiivoir,  aux  injustes  et  cruels  supplices  qui  le  menacent:  il  mérite  que.  . 
Vous  n'y  pensez  pas,  seigneur  écolier,  interrompit  le  Diable:  ponvez-vous 
demander  que  je  m'oppose  à  une  action  inique,  et  <|uc  j'empêche  un  in- 


nocent de  périr!  C'est  prier  uu  procureur  de  ne  pas  ruiner  une  veuve  ou 
un'orphelin. 

Oh!  s'il  vous  plaît,  ajouta-t-il,  n'exigez  pas  de  moi  que  je  fasse  quelque 
chose  qui  soit  contraire  à  mes  intérêts,  à  moins  que  vous  n'en  tiriez  un 
avanl.ige  considérable  D'ailleurs,  ipiandje  voudrais  délivrer  ce  prison- 
nier, le  pourrais-je?  Comment  donc?  répliqua  Zamhullo.  est-ce  ijue  vous 
n'avez  pas  la  puissance  d'enlever  un  homme  de  la  prison  ?  Non  certaine- 
ment, !•(  partit  le  boiteux.  Si  vous  aviez  lu  VEnchiiidion  ou  Aiberl  le 
Grand,  vous  sauriez  que  je  ne  puis,  non  plus  que  mes  confi  ères,  metlie 
un  prisonnieren  liberté  :  moi  même,  si  j'avais  le  malheur  d'être  entre  les 
griffes  de  la  justice,  je  ne  pouirais  m'en  tirer  qu'eu  finançant. 

Dans  la  chambre  prochaine,  du  même  côté,  loge  un  chirurgien  con- 
vaiHCU  d'avoir,  par  jalousie,  fait  à  sa  femme  une  .saignée  comme  celle  de 
Séné  |iie:  il  a  eu  aujourdliui  la  question  ;  et,  après  avoir  confessé  le  crime 
dont  (m  l'accusait,  il  a  déclaré  que  depuis  dix  ans  il  s'est  servi  d'un  moyen 
assez  nouveau  pour  .se  faire  des  |u-atiqiies.  11  blessait  la  nuit  les  passants 
avec  une  haicuiuette,  et  se  sauvait  chez  lui  par  une  petite  porte  de  derrière; 
cependant  le  blessé  poussait  des  cris  qui  attiraient  les  voisins  à  sim  se- 
cours :  le  chirurgien  y  accourait  lui-même  comme  les  antres  ;  et,  Irniivanl 
uu  homme  noyé  dans  sou  sang,  il  le  faisait  porter  dans  sa  boutique,  où  il 
le  pansait  de  la  même  main  dont  il  l'avait  frappé. 

Ouoique  ce  chirurgien  cruel  ait  fiit  cette  déclaration,  et  qu'il  mérite 
mille  morts,  il  ne  laisse  pas  de  se  llatlcr  i|u'on  lui  feia  grâce;  et  c'est  ce 
((ui  pourra  fort  bien  arriver,  parce  qu'il  est  parent  dé  inadame  la  le- 
miKuse  de  l'infant:  outre  cela,  e  vous  diraiqu'ila  chez  lui  uiieeau  mer- 
veilleu.sc,  (|ue  lui  seul  sait  composer,  une  eau  qui  n  la  vertu  de  blanchir 
la  peau,  et  de  faire  d'un  visage  décrépit  une  fa  e  enfantine,  et  cette  eau 
incom|iaiableserl  de  fontaine  de  Jouvence  à  trois  dames  du  palais  qui  se 
sont  jointes  ensemble  pour  le  sauver.  Il  compte  si  fort  sur  leur  crédit,  ou, 
si  vous  voulez,  sur  son  eau,  qu'il  s'esteiidormi  tianquillemeiit,  dans  l'es- 
pérmce  qu'a  son  réveil  il  recevra  l'agréable  nouvelle  de  sou  élargisseinent. 

J'aperçois  sur  un  grabat,  dans  la  inêine  chambre,  dit  I  écolier,  uu  aulie 
homme  qui  dort,  ce  me  semble,  aussi  d'un  sommeil  paisible,  il  faut  que 
son  affaire  ne  soit  pas  bien  mauvaise.  Elle  est  fort  délicate,  réiioulil  le  dé- 
rnoii.  Ce  cavalier  est  un  genlilhoinme  hiscayen  qui  s'est  enrichi  d'un  coup 
d'escopette  ;  et  voici  comment:  il  y  a  quinze  jours  que,  chassant  dans  une 
foi  êl  avec  son  frère  aîné,  qui  jouissait  d'un  revenu  considérable,  il  le  tua 
par  malheur,  en  tirant  sur  des  perdreaux.  L  heureux  quiproquo  pour  un 
cadet  !  s'écria  don  Cleophas  en  riant  Oui,  reprit  Asmodée  ;  mais  les  C(d  a- 
téiaux,  qui  voudraient  bien  s'approjirier  la  succession  du  défunt,  pour- 
suivent en  justice  son  meurtrier,  ou  ils  accusent  d'avoir  fait  lu  coup  pour 
devenir  uniijue  héritier  de  sa  famille.  Il  s'est  de  lui-même  constitué  pri- 
sonnier; et  il  paraît  si  afiligé  de  la  mort  de  son  frère,  qu'on  ne  saurait 
s'imaginer  qu'il  ait  eu  intention  de  lui  ôter  la  vie.  Et  n'a-t-il  effectivement 
rien  »  se  reprocher  là-dessus  que  son  peu  dadres.se?  répliqua  Leandro. 
Non,  repartit  le  boiteux,  il  n'a  pas  eu  une  niauvaise^volonlé;  mais,  lors- 
qu'un fils  aillé  po.v.séde  tout  le  Lien  d'une  maison,  jé  ne  lui  conseille  jias 
de  cliasser  avec  son  cadet. 

E.vaminez  bien  ces  deux  adolescents  qui,  dans  un  petit  réduit  auprès 
du  gentilhomme  de  Biscaye,  s  entretiennent  aussi  gaiement  que  siU  étalent 
en  liberté.  Ce  sont  de  véritables  piKiro.f.  Il  y  en  a  pi  iiicip.ileiiiiiil  un  ipii 
pourra  donner  linéique  jour  au  |iublic  uu  détail  de  ses  es|  iégUries:  c'est 
un  nouveau  Guzman  d  Allarache  ;  c'est  celui  qui  a  un  pourpoint  de  vuloiirs 
brun  et  un  plumet  à  sou  chapeau. 

Il  n'y  a  jiasirois  mois  qu'il  était  dans  cette  ville  page  du  comte  d'Onale, 
et  il  serait  encore  au  service  de  ce  seigneur,  sans  une  fourberie  qui  est  la 
cause  de  sa  prison,  et  que  je  veux  vous  conter. 

Ce  gaiçnn,  nommé  Domingo,  reçut  un  jour  chez  le  comte  cent  coups  de 
fouet  que  I  écuyer  de  salle,  autre'ment  le  gouverneur  des  pages,  lui  lit 
rudeiiieot  ap|iliqiier,  pour  certain  tour  d  habileté  qui  le  meriiiit.  Il  eut 
longtemps  sur  le  cœur  cette  iietile  corrcc  ion-là,  et  il  résolut  de  i'eii  ven- 
ger. Il  avait  remariiuè  plus  d  une  fois  que  le  .seigneur  don  dune  (c'est  le 
nom  de  l'écuyer)  se  lavait  les  mains  avec  de  l'eau  de  Heurs  d'iu-ange,  el  se 
frottait  le  corps  avec  des  pâles  d  millet  et  de  jasmin;  (ju'ilnvail  plu>de  snin 
de  sa  per.sonne  qu'une  vit  ille  coquette,  et  i|u  enfin  c'était  un  dei:e.>  fais  qui 
s'imaginent  qu'une  femme  ne  saurait  les  voir  sans  les  aimer.  Celte  re- 
marque lui  fournit  une  idée  de  vengiance  ijuil  cuiniiiunii|ua  à  une  jeune 
soubrette  d(^  son  vo  sinage,  de  laquel.e  il  avait  besoin  pour  rexeiulinu  de 
son  projet,  el  dont  il  était  tellement  ami,  qu'il  ne  jouvait  le  devenir 
davantage. 

licite  suivante,  appelée  Floretta,  pour  avoir  la  liberté  de  lui  parler 

tins  aisément,  le  faisait  passer  pour  sou  cousin  dans  la  mal-oii  de  doua 
iiziana,  sa  maîtresse,  dont  le  père  était  alors  absent.  Le  malin  Dinningo, 
après  avoir  instruit  sa  fausse  parente  de  ce  i|ii'elle  avait  à  fane,  eiilia  un 
malin  d.ms  la  chambre  de  don  Côme,  ou  il  trouva  cet  écuyer  qui  essayait 
un  habit  iieiif,  se  regardait  avec  complaisance  dans  un  miroir,  cl  parais- 
sait charme  de  sa  ligure.  Le  page  Ut  semblant  d  admirer  ce  .Narcisse,  cl 
lui  dit  avec  un  Un  tianspart:  En  vérité,  seigueiirdun  Cùine,  vous  avez 
la  mined  un  prince.  Je  vois  tous  Içsjours  des  grands  snpcrbemcnl  vêtu»; 
cependant,  maL-ré  leurs  riches  habits,  ils  n'ont  pas  votre  prestance.  Je  ne 
sais,  ajouta- 1-il,  si,  étant  votre  serviteur  autant  que  je  le  suis,  je  vous 
considère  avec  des  yeux  trop  prévenus  en  votre  faveur;  mais  francbc- 
mciil,  je  ne  vois  point  à  la  cour  de  cavalier  que  vous  n'effaciez.  • 

L'éeiiyer  sourit  à  ce  discours  qui  It.illail  agréablemonl  sa  vanité,  et  ré* 
pondit  en  faisant  l'aimable:  Tu  me  Ibitles,  mon  ami,  ou  bien  il  faut  eu 


IG 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


effet  que  lu  m'aimes,  et  que  ion  nniilip  me  prèle  des  grâces  qnu  .a  ini\me 
m'a  refusées.  Je  ne  le  crois  |i;i^,  rp|)li(|ua  le  Ualleur  ;  car  il  n'y  a  personne 
qui  ne  pare  de  vous  aussi  aviinlageusenieut  que  moi.  Je  voudrais  ijue  vous 
eussiez  eiilendu  ce  que  me  disait  encore  hier  une  de  mes  cousioes  qui 
sert  une  lille  Je  qualité. 

Don  Coiue  ne  manqua  pas  de  demander  ce  que  celte  cousine  avait  dit. 
('omnieiit  !  rejirit  le  page,  elle  s'étendit  sur  la  richesse  de  votre  taille,  sur 
l'agrément  qu'on  voit  répandu  dans  toute  voire  personne  ;  et  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur,  c'est  qu'elle  me  dit  conûdemnient  i|ue  doua  Luziana,  sa  niai- 
tresse,  prenait  plaisir  à  vous  regarder  au  travers  de  sa  jalousie,  toutes  les 
fois  que  vous  passiez  devant  sa  maison. 

Qui  peut  être  cette  dame?  dit  l'écuyer,  et  où  demeure-t-elle?  Quoi! 
répondit  Doniingo,  vous  ne  savez  pas  que  c'est  la  lille  unii|ue  du  mesire 
de  camp  don  Fernando,  notre  vo  sin  ?  Ah  !  je  suis  à  présent  au  l'ail,  reprit 
don  Côme.  Je  me  souviens  d'avoir  uuï  vanicr  le  hieii  et  la  lieaulé  de  cette 
Luziana  ;  c'est  un  excellent  parti.  Mais  serait-il  ))ossiMe  iiue  je  me  fusse 
attiré  son  attenlio  r  ?  N'en  douiez  pas,  repartit  le  page  :  ma  cousine  me  l'a 
dit;  quoique  soubrette,  ce  n'esi  point  une  menteuse,  ei  je  vous  réponds 
d'elle  comme  de  moi-même.  Cela  étant,  dit  l'écuyer,  il  me  piend  envie 
d'avoir  une  conversalion  |iarticuliére  avec  ta  parente,  de  la  melire  dans 
mes  intérêts  par  quelques  petits  présenis,  suivant  l'usage;  et,  si  elle  me 
conseille  de  renrfre  des  soins  à  sa  maitiesse,  je  tenterai  la  fortune.  Pour- 
quoi non '.Me  conviens  i|u'il  y  a  de  la  dislance  de  mon  rang  à  celui  de  don 
Fernando  ;  mais  je  suis  genlîlliomme  une  fois,  et  je  possède  cinq  cents 
hons  ducats  de  renie.  11  se  fail  tous  les  jours  des  mariages  ]dus  extrava- 
gants que  celui-là. 

Le  |iage  fortifia  son  gouverneur  dans  sa  résolntion,  et  lui  ménagea  une 
entrevue  avec  la  cousine,  qui,  Irouvanl  l'écuyer  disposé  à  tont  croire, 
l'assura  ([ue  sa  maîtresse  avait  du  goi'il  pour  lui.  Elle  m'a  souvent  inter- 
rogée sur  votre  chapitre,  lui  dit-elle,  et  ce  que  je  lui  ai  répondu  1,-i-des- 
siis  ne  doit  pas  vous  avoir  nui:  enfin, seigneur écuyer,  vous  pouvez  vous 
llatter  justement  ((ue  doua  Luziana  vous  aime  en  secret.  Faites-lui  hardi- 
ment coniiailie  vos  légilimes  intent'oiis:  monirez-lui  que  vous  èles  le 
cavalier  de  Madrid  le  p^us  galant,  comme  vous  en  êtes  le  pins  heau  el  le 
mieux  fail:  dounez-Ini  snrlout  des  sérénades,  rien  ne  lui  sera  jilus 
agréable  ;  de  mon  côté,  je  lui  ferai  bien  valoir  vosga^anlerics,  et  j'es|  ère 
(|ue  mes  bons  oflices  ne  vous  seront  pas  inutiles.  Don  Côme,  transporté 
de  joie  de  voir  la  soubrelte  entrer  si  chaudement  dans  ses  intérêts,  l'acca- 
bla d'einbrassadi  s;  el  lui  metlani  au  doigt  nue  b.'gue  de  peu  de  valeur, 
qu'il  avait  apportée  exprès  pour  lui  faire  présent  :  Ma  chère  Floiella,  lui 
dit-il,  je  ne  vous  donne  ce  diamant  que  pour  faiie  connaissance  avec  vous; 
j  ai  dessein  de  recoiinaîire,  par  une  plus  solide  récompense,  les  services 
que  vous  me  rendrez. 

On  ne  saurait  être  plus  satisfait  qu'il  le  fut  de  son  entretien  avec  la  sui- 
vante Aussi,  non-seulement  il  remercia  Domingo  de  le  lui  avoir  (roruré, 
il  le  gratifia  d'une  paire  de  bas  de  soie  et  de  cpielques  chemises  garnies 
de  denlclles,  lui  proinettaul  d'ailleurs  de  ne  laisser  échapper  aucune 
occasion  de  lui  être  utile  Ensuite  le  consnilant  sur  ce  qu'il  avait  à  faire: 
Mon  ami,  lui  dit-il,  quel  est  ton  senlimenl'.'  Me  conseilles-tu  de  débuter 
)iar  une  leltie  passionnée  et  sublime  à  dona  Luziaim?  C'est  mon  avis  ré- 
pondit le  page:  faites-lui  une  déclaration  d'amour  en  haut  style;  j'ai  un 
iiressenliment  qu'elle  ne  la  recevra  pas  mal.  Je  le  crois  de  même,  reprit 
l'écuyer;  je  vais  à  tout  hasard  commencer  par  là.  .\ussilôl  il  se  mit  à 
écrire;  et  après  avoir  déchiré  pour  le  moins  vingt  brouillons,  il  parvint 
à  faire  un  billet  doux  auquel  il  s'arrêta.  Il  en  lit  la  lecture  à  Domingo, 
qui,  l'ayant  écoulé  avec  des  gestes  d'admiration,  se  chargea  de  le  porter 
sur  le-cliamp  à  sa  cousine.  11  était  conçu  dans  ces  termes  lleuris  el  re- 
cherchés : 

«  11  y  a  longtemps,  charmante  Luziana,  que,  sur  la  foi  de  la  renom- 
mée qui  publie  partout  vos  perfections,  je  me  suis  laissé  enllammer  d'un 
ardent  amour  pour  vous,  iNèanmoins,  malgré  les  feux  dont  je  suis  la  proie, 
je  n'ai  osé  hasarder  aucun  acte  de  galanterie  ;  mais,  comme  il  m'est  re- 
venu (pie  vous  daignez  arrêter  vos  regards  sur  moi  ipiand  je  passe  devant 
la  jalousie  qui  dérobe  aux  yeux  des  hommes  votre  beauté  céleste,  et  même 
que,  par  une  inlliience  de  votre  astre,  Irés-heurcnse  pour  moi,  vous  in- 
clinez à  me  vouloir  du  bien,  je  prends  la  liberté  de  me  consacrera  votre 
service.  Si  je  suis  assez  fortuné  pour  l'obtenir,  je  renonce  à  toutes  les 
dîmes  passées,  présentes  et  à  venir. 

«  Don  CÔME  de  la  Uiguera.  » 

Le  page  el  la  suivante  ne  manquèrent  pas  de  s'égayer  aux  dépens  du 
.seigneur  don  Côme.  el  de  se  divertir  de  sa  lettre.  Ils  n'en  demeniérenl 
pis  là:  ils  compo>èreiil  a  frais  communs  un  billet  tendre,  que  la  femme 
de  (hainlire  écrivit  de  sa  main,  et  que  Domingo  rendit  le  jour  suivant  à 
l'écuyer,  comme  une  réponse  de  dona  Luziana.  Il  contenait  ces  paroles: 

«  J'i^'nore  qui  peut  vous  avoir  si  bien  instruit  de  mes  sentiments  se- 
crets. (,  est  une  trahison  que  quelqu'un  m'a  faite;  mais  je  la  lui  pardonne, 
puisqu'elle  est  cause  que  vous  m'apprenez  que  vous  m'aimez.  De  tous  les 
hommes  que  je  vois  passer  dans  ma  rue,  vous  èles  celui  que  je  prends  le 
|ilns  de  plaisir  à  regarder,  el  je  veux  bien  que  vous  soyez  mon  amant  ; 
Jiciilêlre  ne  devr.iis-je  pas  le  vouloir,  el  encore  moins  vous  le  dire.  Si 
c'csl  une  faute  que  je  fais,  voire  mérite  me  rend  excusable. 

«  DouaLiiziA>A.  Il 


Quoique  celle  réponse  fût  un  peu  vive  pour  la  Dlle  d'un  mesire  de  cimp, 
car  les  auteurs  n'y  avaient  pas  regardé  de  si  prés,  le  présomptueux  don 
Côme  ne  s'en  défia  point  :  il  s'estimait  assez  pour  s'imaginer  qu'une  d^nie 
pouvat  oublier  pour  lui  les  bienséances.  Ah!  Domingo,  s'écria-l-il  d  un 
air  Iriomphaiil,  après  avoir  lu  A  haute  voix  la  lettre  supposée,  tu  vois, 
mon  ami,  si  la  voisine  en  lient  :  je  serai  bientôt  gendre  de  don  Fernando, 
ou  je  ne  suis  pas  don  Côme  delà  Uiguera. 

Il  n'en  faut  pas  douter,  dit  le  bourreau  de  confident;  vous  avez  fail  sur 
sa  fille  une  furieuse  impression.  Mais  à  propos,  ajoula-l-il,  je  me  sou- 
viens que  ma  parente  m'a  bien  recommandé  de  voiis  dire  que  dés  demain, 
tout  au  plus  lard,  il  était  nécessaire  que  vous  donnassiez  une  sérénade  à 
sa  maitresse,  pour  achever  de  la  rendre  folle  de  Votre  Seigneurie.  Je  le 
veuï  bien,  dit  l'écuyer.  Tu  peux  assurer  ta  cousine  que  je  suivrai  son  con- 
seil, el  que  demain,  sans  faute,  elle  entendra  dans  sa  rue,  au  milieu  de  la 
nuit,  un  des  plus  g,ilants  concerts  qu'on  ait  jamais  entendus  à  .Madrid.  En 
effet  il  alla  trouver  un  habile  musicien  ;  et,  après  lui  avoir  communiqué 
son  projet,  il  le  chargea  du  soin  de  l'exécution. 

Tandis  qu'il  était  occupé  de  sa  sérénade,  Floretta,  que  le  page  avait 
prévenue,  voyant  sa  maîtresse  en  bonne  humeur,  lui  dit  :  Madame,  je 
vous  apprête  uii  agréable  divertissement.  Luziana  lui  demanda  ce  que 
c'élail.  Oh  1  vraiment,  reprit  la  soubrette  en  riant  comme  une  folle,  il  y 
a  bien  des  affaires.  Un  original  nommé  don  Côme,  gouverneur  des  pages 
du  comte  d'Ouate,  s'est  avi.sé  de  vous  choisir  pour  la  dame  souveraine 
de  ses  pensées,  et  doit,  demain  au  soir,  afin  que  vous  n'en  ignoriez, 
vous  régaler  d'un  admirable  concert  de  voix  et  d'instruments.  Dona  Lu- 
ziana, qui  naturellement  était  fort  gaie, -el  qui  d'ailleurs  croyait  les  ga- 
lanteries de  l'écuyer  sans  conséquence  ]iour  elle,  bien  loin  de  prendre  son 
sérieux,  ,se  fit  par  avance  un  plaisir  d  entendre  sa  sérénade.  Ainsi  celle 
dame,  sans  le  savoir,  aidait  à  confirmer  don  Côme  dans  une  erreur  dont 
elle  se  serait  fort  offensée  si  elle  l'eùl  connue. 

Enfin,  la  nuit  du  jour  suivant,  il  parut  devant  le  balcon  de  dona  Lu- 
ziana deux  carrosses,  d'où  sortirent  le  galant  écuyer  el  son  confident, 
accompagnés  de  six  hommes,  tant  chanleurs  que  joueurs  d'inslruiuents, 
qui  commencèrent  leur  concert.  Il  dura  fort  longlâ'mps.  Ils  jouèrent  un 
granJ  nombre  d'airs  nouveaux,  et  chantèrent  plusieurs  couplets  de  chan- 
sons, qui  roulaient  tous  sur  le  pouvoir  ipie  l'amour  a  d'unir  des  amants 
d'une  iné;.'ale  condition  ;  el  à  chaque  con(ilel  dont  la  fille  du  mcstre  de 
camp  se  faisait  l'application,  elle  riait  de  tout  .son  cœur. 

Lorsque  la  sérénade  lut  finie,  don  Côme  renvoya  les  musiciens  chez 
eux  dans  les  mêmes  carrosses  qui  les  avaient  amenés,  cl  demeura  dans 
la  rue  avec  Domingo,  jusqu'à  ce  que  les  curieux  que  la  musique  avait 
attirés  se  fussent  retirés.  Après  quoi  il  s'approcha  du  balcon,  d  où  bien- 
tôt la  suivante,  avec  la  permission  de  sa  maîtresse,  lui  dit  par  une  petite 
fenêtre  de  la  jalousie  :  Est-ce  vous,  seigneur  don  Côme?  Qui  me  fail  celle 
question?  répondit-il  d'une  voix  diiucereusc.  C'est,  répliqua  la  soubrelte, 
dona  Luziana  qui  souhaite  de  savoir  si  le  coucevt  que  nous  venons  d'en- 
tendre est  un  effet  de  voire  galanterie?  Ce  n'est,  repartit  l'écuyer,  qu'un 
échantillon  des  fêles  que  mon  amour  prépare  à  cette  merveille  de  nos 
jours,  si  elle  veut  bien  les  recevoir  d'un  amant  sacrifié  sur  l'aulel  de  sa 
beauté. 

A  cette  expression  figurée  la  dame  n'eut  pas  peu  envie  de  rire  :  elle 
se  retint  toutefois;  et  se  mettant  à  la  petite  fenêtre,  elle  dit  à  l'écuyer  le 
plus  sérieusement  qu'il  lui  fut  possible  :  Seigneur  don  Côme,  il  parait 
bien  que  vous  n'êles  pas  un  galant  novice;  c'est  de  vous  que  les  cava- 
liers amoureux  doivent  apprendre  à  servir  leurs  maîtresses.  Je  suis  trés- 
conlenle  de  votre  sérénade,  et  je  vous  en  tiendrai  compte  ;  mais,  ajuiita- 
l-elle,  relirez-vous,  on  peut  nous  écouter,  une  autre  fois  nous  aurons  un 
plus  long  eniretien.  En  aclu  vaut  ces  mots,  elle  ferma  la  fenêtre,  laissant 
l'écuyer  dans  la  rue,  fort  satisfait  de  la  faveur  qu'elle  venait  de  lui  faire, 
el  le  page  bien  étonné  de  la  voir  jouer  un  rôle  dans  celte  comédie. 

Celle  petite  fêle,  en  y  comprenant  les  carrosses  et  la  prodigieuse 
quantité  de  vin  bu  par  les  musiciens,  coûta  cent  ducats  à  don  Côme  ;  el 
deux  jours  après,  son  confident  l'engagea  dans  une  nouvelle  dépense  : 
voici  de  quelle  manière.  Ayant  appris  que  Florella  devait,  la  nuit  de  la  ' 
Saint  Jean,  nuit  si  célébrée  dans  celte  ville,  aller  avec  d'autres  filles  de 
son  espèce  à  la  fiesta  dclSnliltn,  il  eutre|irit  de  leur  donner  un  déjeuner 
magniiique  aux  dépens  de  l'écuyer. 

S  ignenr  don  Côme,  lui  dit-il  la  veille  de  la  Saint-Jean,  vous  .save 
quelle  fêle  c'est  demain.  Je  vous  avertis  que  dona  Luziana  .'•e  propose 
d  être  à  la  pointe  du  jour  sur  les  hiu'ds  du  Mançanarez  pour  voir  le  so- 
lilto  ;  je  crois  qu'il  n'est  pas  besoin  d'en  dire  davantage  au  coryphée 
des  cavaliers  galants;  vous  n'êtes  pas  homme  à  nèjiliger  une  si  belle  oc- 
casion ;  je  suis  persuadé  que  voire  dame  el  sa  compagnie  seront  demain 
bien  régalées.  L'est  de  quoi  je  puis  le  répondre,  lui  dit  .son  gouverneur; 
je  le  rends  grâces  de  l'avis  :  tu  verras  si  je  sais  prendre  la  balle  au  bond. 
Effeclivcmenl,  le  lendemain  de  grand  inaliii  quatre  valets  de  l'hôtel,  con- 
duits par  Domingo,  et  chargés  de  toutes  sortes  de  viandes  froides  accom- 
modé' s  de  différentes  façons,  avec  une  infinité  de  pelils  pains  et  de  bou- 
teilles de  vins  délicieux,  arrivér-'ul  sur  le  rivage  du  .Maiiç.anarez,  où 
Floretta  el  ses  compagnes  dansaiciil  comme  dis  nymphes  au  lever  de 
l'aurore. 

Elles  n'rurent  pas  peu  de  joie  quand  le  page  vint  interrompre  leurs 
danses  légères  pour  leur  offrir  un  solide  déj'uner  de  la  pari  du  seigneur 
don  Côme.  Elles  s'assiicnl  aus>ilôt  sur  l'iierbe,  et  commencereul  à  fnire 
honneur  au  festin,  en  rlaul,  sans  modéitition,  de  la  dupe  ([ui  le  donnait; 


■■^'Su 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


17 


car  la  cliariUiUc  cousine  de  Domingo  n'avait  pas  manqué  de  les  mcUre 
a»  fait. 

Comme  elles  étaient  toutes  en  train  de  se  réjouir,  on  vit  paraître  l'é- 
cuyer  monté  sur  une  haquenée  des  écuries  du  comte,  et  richement 
vétii.  Il  vint  joindre  son  confident  et  saluer  la  compagnie,  (|ui,  s'étant 
levée  pour  le  recevoir  plus  poliment,  le  remercia  de  sa  générosité.  Il 
cherch'it  parmi  les  flUes  dona  Luziana,  pour  lui  adresser  la  paroi",  et 
lui  débiter  un  l)eau  compliment  qujl  avait  composé  en  chemin:  mais 
Flore(ti,  le  tirant  à  part,  lui  dit  qu'une  indisposition  avait  empêché  sa 
maîtresse  de  se  trouver  à  la  fête.  Don  Cùme  se  montra  trés-.'cnsible  à 
celte  nouvelle,  et  demanda  quel  mal  avait  sa  clicre  Luziana.  Elle  est  fort 
enrluimée,  répocdit  )a  soubrette,  et  cela  pour  avoir  passé  sa:is  voile,  sur 
son  balcon,  pres'iu»  toute  la  nuit  de  votre  sérénade  à  me  pailcr  de  vous. 
L'fcuyer,  consolé  d'un  accident  qui  venait  d'une  si  belle  cause,  pria  la 
suivante  de  lui  continuer  ses  bons  offices  auprès  de  sa  niaîticsse,  et  re- 
gagna son  hô'el  en  s'applaudissant  de  plu<  eu  plus  de  sa  bonne  fortune. 

Dans  ce  temps-là  don  Corne  reçut  une  letlre  de  change,  et  toucha  mille 
cens  d'or  qu'on  lui  envoyait  d'.\ndalousie.  pour  sa  part  de  la  s;:ccc?sion 
d'un  de  ses  oncles,  mort  à  Séville.  Il  crrmpla  cette  somme,  et  la  mit  dans 
un  coffre  en  présence  de  Domingo,  qui  fut  fort  attentif  i  celle  action,  et 
si  violemment  tenté  de  s'approprier  ces  leai'.x  écus  d'or,  qu'il  résolut 
de  les  eniforter  en  Porlngal.  Il  lit  confidence  de  sa  lent.-.lion  à  Florctt;i, 
et  lui  proposa  même  d'être  du  voyage.  Quniiiue  la  |roposition  méritât 
bien  d'être  pesée,  la  soubrette,  au.ssi  friponne  que  le  page,  l'accepta 
sans  balancer.  Enfin,  u;  e  nuit,  landis  que  l'écuycr,  eufermé  dans  un 
cabin  t.  s'occupait  à  c  mposer  une  lettre  emphatique  pour  sa  maîtresse, 
Dbmi-  go  trouva  moyen  d'ou\rir  le  coffre  où  étaient  les  écus  d'i  r  :  il  les 
prit,  gagna  promptement  la  rue  avec  sa  proie;  et  s'étant  rendu  sons  le 
balcon  de  Luziana,  il  se  mit  à  co  trefaire  un  chatoui  miaule.  La  sui- 
van'c,  a  ce  signal  dont  ils  étaient  convenus  tous  deux,  ne  le  fit  pas 
lonslcmps  alteudre;  et,  prête  a  le  suivre  partout,  elle  sortit  avec  lui  de 
Madrid. 

Ils  comftaient  qu'ils  auraient  le  temps  d'arriver  en  Portugal  avant 
qu'on  lu'it  les  nîteindre,  si  on  b's  jioursiiivait  ;  mais,  par  malheur  pour 
eux,  don  Con.c,  dés  la  nuit  même  s'étant  aperç'i  du  larcin  et  de  la  fuite 
de  son  confident,  eut  aussitôt  recoirs  à  la  justice,  qui  di>persa  de  loutes 
parts  ses  lim'ers  pour  découvrir  le  \oleur.  On  l'attrapa  jirés  de  Zcbrcros 
avec  sa  nym|ihc.  On  les  ramena  l'un  et  l'autre;  la  soubrette  a  été  renfer- 
mée aux  Piopcn'ics.  et  Domingo  dans  celle  prison. 

Apparemment,  dit  don  Clcophas,  que  l'écuycr  n'a  pas  perdu  ses  écus 
d'or;  ils  lui  auront  sans  doute  été  rendus.  Oh  que  non,  répondit  le 
Diable  ;  ce  sont  des  pièces  qui  irouvent  le  vol;  la  ju-tice  ne  s'en  dessai- 
sira point;  et  don  COme,  dont  l'hisloire  s'i.sl  répandue  dans  la  vil'.e,  do-^ 
meure  volé,  et  raillé  de  tout  le  monde.  • 

Domingo  et  cet  autre  prisonnier  qui  joue  avec  lui,  continua  le  boiteux, 
ont  pour  voisin  un  jiunc  Castillan  qui  a  été  arrêté  pour  avoir,  en  pré- 
sence de  bons  lémoins,  donné  un  soufllet'à  son  jiere.  0  cid  !  s'écria 
Leanlro,  q'^cm'apprcuez-ro^is?  Quelfiue  maiiva's  que  soit  un  fils,  peut-il 
lever  la  main  sur  son  père?  Uh  que  oui,  ditl-;  démon  ;  cela  n'est  pas  sans 
exemple,  (t  je  veux  vons  en  citer  un  assez  remarquable.  Sous  le  régne 
de  don  Pé'rc  l'',  surnomme  le  Juste  et  le  Cruel,  huiliém''  roi  de  Portu- 
gal, un  garçon  de  vingt  ans  fut  mis  cuire  les  mains  de  la  justice  pour  le 
même  fait.  Don  Pédre,  surpris  comme  vous  de  la  nouveauté  du  cas,  vou- 
lut indrrogcr  la  mère  du  coupable,  et  il  s'y  prit  si  adroitement,  qu'il 
lui  fit  avouer  (pi'clle  avait  eu  cet  enfant  d'une  disciéle  rêvé  ence.  Si  les 
juges  du  Gasiillan  interrogeaient  aussi  sa  mère  avec  la  mémo  adresse, 
ils  pourraient  en  arracher  un  pareil  aveu. 

Descendons  de  l'œil  dans  un  grand  cachot  au-dessous  de  ces  trois  pri- 
sonniers que  je  viens  de  vous  n'.nulrer,  et  considérons  ce  qui  s'y  pass^. 
Y  voyez-vous  ces  trois  malheureux?  Ce  .sont  des  voleurs  de  grand  che- 
min :  les  voilà  qui  vont  se  s,.uvcr;  on  leur  a  fait  tenir  une  lime  sourde 
d.-ns  un  pain,  cl  ils  ont  déjà  limé  un  givs  barreau  d'une  fenêtre,  par  où 
ils  priivent  se  couler  dans  une  cour  qui  les  conduira  dans  la  rue.  Il  y  a 
plus  lie  dix  mois  qu'ils  sont  en  prison,  cl  il  y  en  a  plus  de  huit  qu'ils 
devraient  «voir  reçu  la  réc'  mpensc  publiqre  qui  est  due  à  leurs  exploits; 
mais,  grâce  à  la  Icnleir  de  la  justice,  ils  vont  encore  massacrer  des 
voyageurs. 

Suivez  moi  dans  celte  salle,  basse,  où  vous  apercevrez  vingt  ou  Ircnic 
hommes  coucliés  sur  la  paille  :  ce  sont  des  filous,  des  gens  de  toutes 
sortes  de  mauv,iis  commerces  En  remarquez-vous  cinq  on  six  mii  hous- 
pillant une  espèce  de  mamruvre  qui  a  été  emprisonné  aujourd'liui  pour 
avoir  blessé  un  archer  d'un  ''oiip  de  pierre'?  Pourquoi  ces  prisonniers 
bnlli:ut-ils  ce  manœuvre?  dit  '/.  niliiillo.  C'est,  ré|»indit  .\;modée.  parce 
qu'il  n'a  pas  encore  payé  -a  !iii  in'niue.  Mais,  ajoula-t-il.  laissons  l.i  tous 
ces  misérables  :  éloignons-nous  même  de  cet  horrible  lieu  ;  allons  ailleurs 
arrêter  nos  regards  sur  des  oiijcls  plus  réjouissants. 


CllAPlTliE  Vlll. 


Asmodéc  montre  à  don  Clcophas  plusieurs  personnes,  oi  lui  révHc  les  actions  qu'elles 
ont  r;:itcs  dans  lu  jouriitc. 


Ils  laissértnt  là  les  prisonniers,  et  s'envolèrent  dans  un  autre  quar- 
tier. Ils  firent  une  pause  sur  un  grand  hôtel,  où  le  dénnu  dit  à  l'éco- 
lier :  11  me  prend  envie  de  vous  apprendre  ce  qu'ont  fait  aujourd'hui 
toutes  ces  personnes  qui  demeurent  aux  environs  de  cet  hùtel;  cela 
pourra  vous  diverlir.  .le  n'en  doute  pas,  répondit  Leandro.  Commencez, 
je  vous  prie,  par  ce  capitaine  f|ui  se  boite  :  il  faut  qu'il  ait  quelque  af- 
faire de  conséquence  qui  l'appelle  l"in  d'ici.  C'est,  repartit  le  boiteux, 
un  capitaine  [irètà  .sortir  de  Madrid.  Ses  chevaux  l'atlendent  dans  la  rue; 
il  va  partir  pour  la  Catalogne,  où  son  régiment  est  commandé. 

Comme  il  n'avait  point  d'argent,  il  s'adressa  hier  à  un  usurier:  Sei- 
gneur Sanguisuela,  lui  dit  il,  ne  pourriez-vnus  ]}as  me  prêter  mille  du- 
cats? Seigneur  capitaine,  répondit  l'usurier  d'un  air  doux  et  bénin,  jo 
ne  les  ai  pas,  mais  je  me  fais  fort  de  ti-ouver  un  homme  qui  vous  les  prê- 
tera, c'est-à-dire,  qui  vous  en  donnera  quatre  cents  comptant  ;  vons  fe- 
rez votre  billet  de  mille,  et  sur  lesdils  quatre  cents  que  vous  recevrez, 
j'en  toucherai,  s'il  vous  plaît,  soixante  pour  le  droit  de  cnurlagc.  L'ar- 
gent est  si  rare  aujourd'hui  !...  Quelle  usure  !  interrompit  brusquement 
l'officier;  demander  six  cent  soi.vaute  ducats  pour  trois  cent  quarante  ! 
Quelle  friponnerie!  il  faudrait  pendre  des  hommes  si  durs. 

Point  d'cmportemeni,  seig;ieur  capitaine,  reprit  d'un  grand  sang-froid 
Pusuricr  :  voyez  ailleurs.  Pè  quoi  vous  plaignez-vous?  Est-ce  que  je  vous 
force  à  recevoir  les  (rois, cent  quarante  ducats?  Il  vous  est  libre  de  les 
prendre  ou  de  les  refuser.  Le  capitaine,  n'ayant  rien  à  lépliquer  à  ce 
di-cnurs,  se  retira  ;  mais  après  avoir  fait  réflexion  qu'il  fallait  partir,  que 
le  temps  pressait,  et  qu'enfin  il  ne  pouvait  se  passer  d'argent,  il  est  re- 
tourné ce  mat'n  chez  l'usurier,  qu'il  a  rencontré  à  sa  pnrie.  en  manteau 
noir,  en  rabat  et  en  cheveux  courts,  avec  un  gr:is  chapelet  garni  de  mé- 
dailles.Je  reviens  à  vous,  seigneur  Sanguisuela,  lui  a-l-il  dit;  j'accei)lo 
vos  trois  cent  quarante  ducats;  la  nécessité  où  je  suis  d'avoir  d^  l'argent 
rn'obligo  à  les  prendre.  Je  vais  à  la  messe,  a  répondu  gravement  l'usu- 
rier; à  mon  retour,  venez,  je  vous  compterai  la  somme,  lié,  non,  non, 
répliqua  le  capitaine;  rentrez  chez  vous  de  grâce,  cela  .sera  fait  dans  im 
moment  :  expédiez-moi  tout  à  l'heure;  je  suis  fort  pressé.  Je  ne  le  puis, 
repartit  Sanguisuela  ;  j'ai  coutume  d'entendre  la  messe  tous  les  jours 
avant  que  je  commence  aucune  affaire,  c'est  une,  règle  que  je  me  suis 
faite,  et  que  je  veux  observer  religieusement  toute  ma  vie. 

Quelque  impatience  qu'eut  l'officier  de  tourher  son  argent,  il  lui  n  fallu 
ce  1er  à  la  règle  du  pieux  Sangu'suela,  il  s'est  armé  de  p.itience,  et  même, 
comme  s'il  eut  craint  que  les  ducats  ne  lui  échappassent,  il  a  suivi  l'u- 
surier à  l'église.  Il  a  entendu  la  messe  avec  lui  ;  après  cela  il  se  pré|  aralr. 
à, sortir;  mais  Sanguisuela,  s'apprnchant  de  son  oreille,  lui  a  dit:  Un 
des  plus  habiles  prédicateurs  de  Madrid  va  prêcher,  je  ne  veux  pas  per- 
dre son  sermon. 

Le  capitaine,  à  qui  le  temps  de  la  messe  n'avait  déjà  que  trop  duré,  a 
été  au  dé.scsp'>ir  de  ce  nouveau  retardement;  il  es(^)ourlant  encore  de- 
meuré dans  l'église.  Le  prédicateur  parait,  cl  prêche  contre  l'usure.  L'of- 
ficier en  est  ravi,  et.  observant  le  visage  de  l'usurier,  il  dil  en  lui-même  : 
Si  ce  juif  pouvait  se  laisser  toucher,  s'il  me  donnait  seulement  six  cents 
ducats,  je  pa-  tirais  content  de  lui.  Enfin,  le  .sermon  fini,  l'usurier  sort.  Le 
capitaine  le  joint  etlui  dit  :  Eh  bien,  que  pensez-vous  de  ce  prédicateur? 
ne  trouvez-vous  pas  qu'il  prêclie  avec  beaucoup  de  force?  pour  moi,  j'en 
suis  tout  ému.  J'en  porte  le  même  jugement  que  vous,  répond  l'usurier; 
il  a  parfaitement  traité  sa  matière,  c'est  un  savant  homme  :  il  a  fort 
bien  fait  son  métier,  allons-nous-en  faire  le  nôirc. 

El  qui  sont  ces  deux  femmes  (pii  svH  couchées  ensemble,  et  qui  font 
de  si  grands  éclats  de  rire?  s'éeria  don  Clenphas  :  elles  me  paraissent 
bien  gaillardes.  Ce  ,sont,  répondit  le  Diable,  deux  sfrurs  qui  ont  fait  en- 
terrer leur  père  ce  miliu  C'était  un  homme  bnurru,  et  qui  avait  tant 
d'aversion  pour  le  mariage,  ou  plutôt  tant  de  répugnance  à  établir  ses 
filles,  qu'il  n'a  jamais  voulu  les  marier,  ipielqiies  partis  avrnlageux  qui 
se  soient  préseulés  pour  elles.  Le  caractère  du  d'-fiml  était  tout  à 
l'heure  le  sujet  de  leur  cnlrelien.  Il  es!  mort  enfin,  disait  l'aince.  Il  est 
mort  ce  )  ère  dénaturé  qui  se  faisait  un  plaisir  barbare  de  nous  voir  filles  ; 
il  ne  s'opposera  plus  à  nos  vieux  Pour  m  i,  ma  soeur,  a  dit  la  endette, 
j'aime  le  solide;  je  veux  un  homme  riche,  fùl-il  d'ailleurs  une  bêle,  et 
le  gros  don  Blanco  sera  mou  fait.  Doucement,  ma  s'eur,  n  répliqué  l'aînée, 
nous  aurons  pour  époux  ceux  qui  nous  sont  ileslinés  ;car  nos  mariages 
sont  écrits  dans  le  ciel.  Tant  pis,  \raimeiil,a  reparti  la  cadette,  j'ai  bien 
peur  que  mon  père  n'en  déchire  la  feuille.  L'aluée  h'.t  pu  s'empêcher  de 
rire  de  celte  sadiie,  et  elles  en  rient  encore  toutes  deux. 

Dans  la  maison  ((ui  suit  celle' îles  ib'ux  s(Curs  est  logée,  en  chambre 
garnie,  ime  avcnluriére  aragnuaisc.  Je  la  vois  (pii  se  mire  dans  une  glaeo 
au  lieu  de  se  coî:eh  r  :  el'e  félicite  ses  charmes  sur  une  conquête  impor- 
tante  qu'ils  ool  faite  aujourd'hui  ;  elle  étudie  des  mines,  et  elle  en  a  dé- 


18 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


couvert  une  nrinvellc  (Hii  km  domain  un  granJ  cflVl  sur  son  onianl.  Elle 
ne  peut  trop  s'appliquer  à  le  ménager,  c'est  un  sujet  ipii  promet  beau- 
coup: aussi  a-lclie  dit  tantôt  à  un  de  ses  créanciers  qui  lui  est  venu  de- 
mander de  l'argent  :  Attendez,  mon  ami,  revenez  dans  quelques  jours;  je 
suis  en  termes  d'accommodement  avec  un  des  principaux  personuages  de 
la  douane. 

Il  n'est  pas  besoin,  dit  Leandro,  que  je  vous  demande  ce  qu'a  fait  cer- 
tain cavalier  qui  se  présente  à  ma  vue  ;  il  faut  qu'il  ait  jiassola  journée 
entière  à  écrire  des  lettres.  Quelle  quantité  j'en  vois  sur  sa  table  !  Ce 
(ju'il  y  a  de  plaisant,  répondit  le  démon,  c'est  que  toutes  ces  lettres  ne 
contiennent  que  la  même  cbose.  Ce  cavalier  écrit  à  tousses  amis  absents  ; 
il  leur  mande  une  aventure  qui  lui  est  arrivée  cette  après-midi.  Il  aime 
une  veuve  de  trente  ans,  belle  et  prude,  il  lui  rend  des  soin.s  qu'elle  no 
dédaigne  pas:  il  propose  de  l'épouser,  elle  accepte  la  proposition.  Pen- 
dant qu'on  fait  les  préparatifs  des  noces,  il  a  la  liberté  de  l'aller  voircbez 
elle.  11  y  a  été  cette  après  dinée,  et  comme  par  hasard  il  ne  s'est  trouvé 
personne  pour  l'annoncer,  il  est  entré  dans  l'appartement  do  la  dame, 
qu'il  a  surju-ise  dans  un  galant  déshabillé,  ou,  pour  mieux  dire,  pres(|ue 
nue,  sur  un  litde  repos.  Elle  dormait  d'un  profond  sommeil.  Il  s'approche 
doucement  d'elle  pour  profiter  de  l'occasion;  il  lui  dérobe  un  baiser; 
elle  se  réveille,  et  s'écrie  en  soupirant  tendrement  :  «  Encore!  ah!  je  t'en 
prie,  Ambriiise,  laisse-moi  eu  repos.  »  Le  cavalier,  en  galant  homme,  a 
jiris  son  parti  sur-le-champ,  il  a  renoncé  à  la  veuve;  il  est  sorti  de  l'ap- 
partement, il  a  rencontré  Ambroise  à  la  porte.  Ambroise,  lui  a-t-il  dit, 
n'entrez  pas;  voire  maîtresse  vous  prie  de  la  laisser  en  repos. 

A  deux  maisons  au  delà  de  ce  cavalier,  je  découvre  dans  un  petit  corps 
de  logis  un  original  de  mari  qui  s'endort  tranquiU  'ment  aux  reproches 
que  sa  femme  lui  fait  d'avoir  passé  la  journée  entière  hors  de  chez  lui. 
Elle  serait  encore  plus  irrilée  si  elle  savait  :'i  quoi  il  s'est  amusé.  Il  aura 
sans  doute  été  occupé  de  qu  dque  aventure  galante?  dit  Zambullo.  Vous  y 
êtes,  reprit  Asmodée;  je  vais  vous  la  détailler. 

L'homme  dont  il  s  agit  est  un  bourgeois  nommé  Patrice  ;  c'est  un  de 
ces  maï-is  libertins  qui  vivent  sans  souci,  comme  s'ils  n'avaient  ni  femme 
ni  enfants;  il  a  pourtant  une  jeune  épouse  aimable  et  verluRiise,  deux 
filles  et  un  fils,  tous  trois  encore  dans  leur  enfance.  Il  est  sorti  ce  matin 
de  sa  maison,  sans  s'informer  s'il  y  avait  du  pain  pour  sa  famille,  qui  en 
manque  quelquefois.  Il  a  passé  par  la  grande  place,  où  les  apprêts  du 
combat  des  taureaux  qui  s'est  fait  aujourdhui  T'int  arrêté.  Les  échafauJs 
étaient  déjà  dressés  tout  autour,  et  déjà  les  personnes  les  plus  curieuses 
commençaient  à  s'y  placer. 

Pendant  qu'il  les  considérait  les  uns  et  les  autres,  il  aperçoit  une  dame 
bien  faite  et  proprement  vêtue  qui  laissait  vjjir,  en  descendant  d'un  ccha- 
faud,  une  belle  jambe  bien  tournée,  couverte  d'un  bas  de  soie  couleur  de 
rose,  avec  une  jarretière  d'argent  :  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  pour 
mettre  notre  faible  bourgeois  hors  de  lui-même.  11  s'est  avancé  vers  la 
dame,  qu'accompagnait  une  autre  qui  faisait  as'sez  connaître,  par  son  air, 
qu'elles  étaient  toutes  deux  des  aventurières.  .Mesdames,  leur  a-t-il  dit,  si 
je  puis  vous  être  bon  à  quelque  chose,  vous  n'avez  qu'à  parler,  vous  me 
trouverez  disposé  à  vous  servir.  Seigneur  cavalier,  a  répondu  la  nymplie 
aux  bas  couleur  de  rose,  votre  offre  n'est  pas  à  rejeter  :  nous  avions  déjà 
pris  nos  places,  mais  nous  venons  de  les  quitter  pour  aller  déjeuner  : 
nous  avons  eu  limpruilcnce  de  sortir  ce  matin  de  chez  nous  sans  pren- 
dre notre  chocolat.  Puisque  vous  êtes  assez  galant  pour  nous  offrir  vos 
services,  conduisez-nous,  s'il  vous  plaît,  à  quelque  endroit  où  nous  puis- 
sions manger  un  mor«eau,  mais  que  ce  soit  dans  un  lieu  retiré.  Vous  sa- 
vez que  les  li'.les  ne  peuvent  avoir  tro])  de  soin  de  leur  réputation. 

A  ces  mois,  Patrice,  devenant  plus  honnête  et  plus  p(di  que  la  néces- 
silé,  mène  ces  princesses  à  une  taverne,  où  il  demande  à  déjeuner.  Que 
voulez-vous?  lui  dit  l'iiôle;  j'ai,  de  reste  d'un  grand  festin  ipii  s'est  donné 
hier  chez  moi,  cL's  poulets  de  grain,  des  pcrdre.iux  de  Léon,  des  pigeon- 
neaux de  il  Cnsiilic-Vieille,  et  plus  de  la  moitié  il'un  jambon  d'Estrama- 
dure.  En  voilà  plus  qu'il  ne  nous  en  faut,  dit  le  conducteur  des  vestales. 
Mesdames,  vous  n'avez  qu'à  choisir  :  que  souhaitez-vous  '.'  Ce  qu'il  vous 
])laira,  répondirent-elles;  nous  n'avons  point  d'autre  goût  que  le  vôtre. 
ivàdessus  le  bourgeois  commande  (|u'on  serve  deux  perdreaux  et  deux  pou- 
lets froids,el  qu'on  lui  donne  une  chambre  particulière,  attendu  qu'il  est 
.avec  des  dames  très-délicates  sur  les  bienséances. 

On  le  fait  entrer,  lui  et  sa  compagnie,  dans  un  cabinet  écarte  où,  un 
moment  après,  on  leur  apporte  le  plat  ordonné,  avec  du  pain  et  du  vin. 
Nos  Lucréces, comme  damis  de  haut  appétit,  sejeticntavidement  sur  les 
viandes,  tandis  que  le  bênet,  qui  devait  payer  ï'écot,  s'amuse  à  contem- 
]iler  sa  Luisita  ;  c'est  le  nom  de  la  beauté  dont  il  était  épris.  Il  admire 
ses  blanches  mains,  où  brillait  une  grosse  bague  qu'elle  a  g'gnée  en  la 
<■  lurant  ;  il  lui  prodigue  les  noms  d'étoile  et  de  soliyl,  et  ne  saurait  man- 
;,er,  tant  il  est  aise  d'avoir  fait  une  si  bonne  rencontre.  Il  demande  à  sa 
déesse  si  elle  est  mariée  ;  clic  répond  que  non,  mais  qu'elle  est  sous  la 
<:onduile  d'un  frère.  Si  elle  eut  ajouté:  du  côté  d'Adam,  elle  aurait  dit 
)la  vérité. 

Cepenlant  les  deux  liarpies,  non-seulement  dévoraient  chacune  un 
poulet,  elles  buvaient  encore  à  ])roportion  qu'elles  mangeaient.  Bienlôt 
le  vin  nian(|ue,  le  galant  va  en  chercher  lui-même,  noir  en  avoir  plus 

Iiromptement.  Il  n'est  pas  hors  du  cabinet,  que  Jacinthe,  la  compagne  de 
..uisita,'met  la  griffe  sur  les  deux  perdreaux  qui  restaient  dans  le  plat,  et 
les  serre  dans  une  grande  poche  de  toile  (|u'cllc  a  suis  sa  robe.  Noire 
Adonis  revient  avec  du  vin  frais,  et  remarquant  qu'il  n'y  a  plus  de 


viande,  il  demande  à  sa  Vénus  si  elle  ne  veut  rien  davantage.  Qu'on  nous 
lionne,  dil-elle,  ileci\s  pigronneaux  iloiil  lliùle  nous  a  parlé,  pnuvu  qu'ils 
soient  excellents  ;  autrement  un  morceau  de  jambon  d'Estramadure 
suffira.  Elle  n'a  pas  prononcé  ces  paroles,  que  voilà  Patrice  (|ui  retourne 
à  la  provision,  et  fait  apporter  trois  pigeonneaux  avec  une  forte  tranche 
lie  jambon.  A'os  oiseaux  de  proie  recommencèrent  à  becqueter  ;  et  tan- 
dis que  le  bourgeois  est  obligé  de  disparaître  une  troisième  fois  pour 
aller  demander  du  pain,  ils  envoient  deux  pigeonneaux  tenir  compagnie 
aux  prisonniers  de  la  piiche. 

Apres  le  repas,  qui  a  fini  par  les  fruits  que  la  saison  peut  fournir, 
l'amoureux  Patriic  a  pressé  Luisita  de  lui  donner  les  marques  qu'il  at- 
tendait de  sa  reconnaissance  :  la  dame  a  refusé  de  contentci-  ses  désirs, 
mais  elle  l'a  llatté  de  quelque  espérance,  en  lui  disant  qu'il  y  avait  du 
temps  pour  tout,  et  que  ce  n'était  pas  dans  un  cabaret  qu'elle  voulait  re- 
connaître le  plaisir  qu'il  lui  avait  fait;  puis,  entendant  sonner  une  heure 
après  midi,  elle  a  pris  un  air  inquiet,  et  dit  à  sa  compagne  :  Ah!  ma 
chère  Jacinthe,  que  nous  sommes  malheureuses!  Nous  iie  trouverons 
plus  de  places  pour  voir  les  taureaux.  Pardonnez-moi,  a  répondu  Jacin- 
the; ce  cavalier  n'a  qu'à  nous  remener  où  il  nous  a  si  poliment  abor- 
dées, et  ne  vous  moitez  pas  en  peine  du  reste. 

Avant  que  de  sortir  de  la  taverne,  il  a  fallu  compter  avec  l'hôte,  qui  a 
l'ail  monter  la  dépense  à  cinquante  réaies.  Le  bourgeois  a  mis  la  main  à 
la  bourse  ,  mais ,  n'y  trouvant  que  trente  rcales ,  il  a  été  obligé  de 
laisser  en  gage,  pour  le  reste,  son  rosaire  chargé  de  médailles  d'argent  ; 
ensuite  il  a  reconduit  les  aventurières  où  il  les  avait  prises,  et  les  a  pla- 
cées commodément  sur  un  échafaud  dont  le  maître,  qui  est  de  sa  con- 
naissance, lui  a  fait  crédit. 

Elles  ne  sont  pas  plutôt  assises,  qu'elles  demandent  des  rafraîchisse- 
ments. Je  meurs  de  soif,  s'écrie  l'une  :  le  jambon  m'a  furieusement  alté- 
rée. Et  moi  de  même,  dit  l'autre;  je  boirais  bion  de  la  limonade.  Patrice, 
qui  n'entend  que  trop  ce  que  cela  veut  dire,  les  quitte  pour  aller  leur 
chercher  des  li  pieurs,  mais  il  s'arrête  en  chemin,  et  se  dit  à  lui-même  : 
Où  vas-tu,  insensé?  Ne  semble-t-il  pas  que  tu  aies  cent  pistoles  dans  ta 
bourse  ou  dans  ta  maison?  Tu  n'as  pas  seulement  un  maravédis.  Que 
ferai-je?ajouta-t-il  :  de  retourner  vers  la  dame  sans  lui  porter  ce  qu'elle 
désire,  il  n'y  a  pas  d'apparence  ;  d'un  autre  côte,  faut-il  que  j'abandonne 
une  entreprise  si  avancée?  Je  ne  puis  m'y  résoudre. 

Dans  cet  embarras,  il  aperçoit  parmi  les  spectateurs  nn  de  ses  amis  qui 
lui  avait  souvent  fait  des  offres  de  services,  que,  par  fierté,  il  n'avait 
jamais  voulu  accepter.  Il  perd  toute  honte  en  cette  occasion  ;  il  le  joint 
avec  empressement,  et  lui  emprunte  une  doubleipistole,  avec  quoi,  re- 
prenant courage,  il  vole  chez  un  limonadier,  d'où  il  fait  portef  à  ses 
princesses  tant  d'eaux  glacées,  tant  de  biscuits  et  de  confitures  sèches, 
que  le  doublon  suffit  à  peine  à  cette  nouvelle  dépense. 

Enfin,  la  fête  finit  avec  le  jour;  et  notre  homme  va  conduire  sa  dame 
chez  elle,  dans  l'espérance  d'en  tirer  bon  parti.  Mais  lorsqu'ils  sont  de- 
vant une  maison  où  elle  dit  qu'elle  demeure,  il  eu  sort  une  espèce  de 
servante  qui  vient  au-devant  de  Luisita,  et  lui  dit  avec  agitation  :  Eh  ! 
d'où  venez-vous  à  l'heure  qu'il  est?  Il  y  a  deux  heures  que  le  seigneur 
don  Gaspard  lléridor,  votre  l'ivre,  vous  attend  en  jurant  comme  un  pos- 
sédé. Alors  la  sœur,  feignant  d'être  effrayée,  se  tourne  vers  le  galant,  et 
lui  dit  tout  bas  en  lui  serrant  la  main  :  Mon  frère  est  homme  d'une 
violence  épouvanlaide;  mais  sa  colère  ne  dure  pas.  Tenez-vous  dans  la 
rue,  et  ne  vous  impatientez  point  :  nous  allons  î'apaissr,  et  comme  il  va 
tous  les  soirs  souper  en  ville,  d'abord  qu'il  sera  sorti.  Jacinthe  viendra 
vous  en  avertir,  et  vous  introduira  dans  la  maison. 

Le  bourgeois,  que  cette  promesse  console,  baise  avec  transport  la 
main  de  Luisita,  qui  lui  fait  quelques  caresses,  pour  le  laisser  sur  la 
bonne  bouche,  puis  elle  entre  dans  la  maison  avec  Jacinthe  et  la  ser- 
vante. Patrice,  demeuré  dans  la  rue,  prend  patience;  il  s'assied  sur  une 
borne  à  deux  pas  de  la  pirte,  et  passe  un  temps  considérable  sans  s'ima- 
giner qu'on  puisse  avoir  dessein  de  se  jouer  de  lui;  il  s'étonne  seule- 
ment de  ne  pas  voir  sortir  dou  Gaspard,  et  craint  que  ce  maudit  frère 
n'aille  pas  souper  en  ville. 

Cependant  il  entend  sonner  dix,  onze  heures,  minuit;  alors  il  com- 
mence à  perdre  une  )iartie  de  sa  confiance,  et  à  douter  de  la  bonne  foi 
de  sa  dame.  Il  s'approche  de  la  porte,  il  entre,  et  suit  à  tâtons  une  allée 
obscure,  au  milieu  de  laquelle  il  rencontre  un  escalier.  Il  n'ose  monter  ; 
mais  il  écoute  attentivement,  et  son  oreille  est  frappée  du  concert  discor- 
dint  que  peuvent  faire  ensemble  un  chien  qui  aboie,  un  chat  qui  miaule 
et  un  enfant  qui  crie.  H  juge  enfin  qu'on  1  a  trompé  ;  cl  ce  qui  achève 
de  l'en  persuader,  c'est  qu'ayant  voulu  pousser  jusqu'au  fond  de  l'allée, 
il  s'est  trouve  dans  une  autre  rue  que  celle  où  il  a  si  longtemps  fait  le 
pied  de  grue. 

Il  rcgielle  alors  son  argent,  et  retourne  au  logis  en  maudissant  les 
bas  couleur  de  rose.  11  frappe  à  sa  porte  ;  sa  femme,  le  chapelet  à  la 
main  et  les  larmes  aux  yeux,  lui  vient  ouvrir,  et  lui  dit  d'un  air  tou- 
chant :  Ah  !  Patrice,  pouvez-vous  abandonner  ainsi  votre  maison,  et  vous 
soucier  si  peu  do  votre  épouse  et  de  vos  enfants?  Qu'avez-vous  fait  de- 
puis six  heures  du  malin  que  vou-  êtes  sorti?  Le  maii,  ne  sachant  que 
répondre  à  ce  discours,  et  d'ailleurs  tout  honteux  d'avoir  clé  la  dupe  do 
deux  friponnes,  s'estdéshabillé  et  mis  au  lit  sans  dire  un  mot.  Si  femme, 
qui  est  en  train  de  moraliser,  lut  fait  un  sermon  qui  l'endort  dans  ce 
moment. 

Jetez  la  vue,  poursuivit  Asmodée,  sur  cette  grande  maison  qui  est  i 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


lu 


cijlc  de  celle  du  cavalier  qui  écrit  à  ses  amis  la  rupture  de  son  mariage 
avec  la  maîtresse  d'Ambroise;  n"y  remarqua  z-vous  pns  une  jeune  d-ime 
couchée  dans  un  lit  de  salin  cramoisi,  relevé  dune  broderie  d'or?  l'ar- 
dunnez-moi,  répondit  don  Cleophas,  j'aperçois  une  pers^'une  endormie, 
et  je  vois,  ce  me  semble,  un  livre  sur  sou  chevet.  Justement,  rcpril  le 
boiteux.  Cette  dame  est  une  jeune  comtesse  fort  siiiriiue'le  et  d'une  hu- 
meur très-enjouée  :  elle  avait,  depuis  six  jours,  une  insomnie  qui  la  l'ati- 
guail  extrêmement;  elle  s'est  avisée  aujourd'hui  de  faire  venir  un  mé- 
decin des  plus  graves  de  la  l'acullé.  11  ar  ive;  elle  le  consuUc  :  il  ordonne 
un  remède  marqué,  dit-il,  dans  llippocrate.  La  dame  se  met  à  i  laisanler 
sur  son  ordonnance.  Le  médecin,  animal  hargneux,  ne  s'est  nullement 
prêté  à  ses  plaisanteries,  et  lui  a  dit  avec  la  gravité  doclorab-  :  Madame, 
IJippocrate  n'est  point  un  homme  à  deva  r  èlie  lourné  en  lidicule.  .\li  ! 
seigneur  docteur,  a  ré|;o:idu  la  comtesse  d'un  air  sérieux,  je  n'ai  garde 
de  me  moquer  d'un  auleur  si  célèbre  et  si  docte  ;  j'en  fais  un  si  grand 
cas,  que  je  suis  persuadée  qu'en  l'ouvrant  seulement  je  me  giiériiai  de 
mon  insomnie.  J'en  ai  dans  ma  bibliothèque  une  traduction  nouvelle  du 
savant  .\zer  >  ;  c'est  la  meilleure  :  qu'on  me  l'apporle.  En  effet,  admirez 
le  charme  de  cette  lecture  !  dés  la  troisième  page,  la  dame  s'est  endor- 
mie profondément. 

Il  y  a  dans  les  écuries  de  ce  même  holel  un  pauvre  soldat  manclu  t.  que 
les  palefreniers,  par  charité,  laissent  la  nuit  coucher  sur  la  paille,  l'en 
dantle  jour  il  demande  l'aumône,  et  il  a  eu  tantôt  une  plaisante  conver- 
sation avec  un  autre  gueux  qui  demeure  auprès  de  Bucn-Retiro,  sur  le 
passage  de  la  cour.  Celui-ci  fait  fort  bien  ses  affaires;  il  est  à  son  aise, 
et  il  a  une  fille  à  marier  qui  passe  chez  les  mendiants  pour  une  riche  hé- 
ritière. Le  soldat,  abordant  ce  jiére  aux  marav  dis,  lui  a  dit  :  Seàor  mcn- 
digo,  j'ai  perdu  mon  bras  droit;  je  ne  puis  plus  servir  le  roi,  et  je  me 
vois  réduit,  pour  subsister,  à  faire,  comme  vous,  des  civilités  aux  pas- 
sants, .fe  sais  bien  que,  de  tous  les  métiers,  c'est  celui  qui  nourrit  le 
mieux  son  homme,  et  que  tout  ce  qui  lui  manque,  c'est  d'être  un  peu 
plus  honorable.  S'il  était  hororable,  a  répondu  l'autre,  il  ue  vaudrait 
plus  rien  ;  car  tout  le  monde  s'en  mêlerait. 

Vous  avez  raison,  a  reiiris  le  nidncbot  :  oh  çà,  je  suis  donc  un  de  vos 
confrères,  et  je  voudrais  m'allier  avec  voi  s.  lionnez-moi  votre  CUe.  Vous 
n'y  (ensez  pas,  mon  ami,  a  répliqué  lericb.nd;  il  lui  faut  un  meilleur 
parti  :  vous  n'êtes  point  assez  estropié  pour  être  mon  gendre;  j'en  veux 
un  qui  soit  dans  un  état  à  faire  pitié  aux  usuriirs.  lili  !  ne  suis-jc  pas, 
dit  le  soldat,  dans  une  assez  déplorable  situation  ?  1m  donc  !  a  reparti  l'an- 
tre brusquement,  vous  n'êtes  que  manchot,  et  vous  osez  prétendre  à  ma 
iillft!  Savez-vous  bien  que  je  l'ai  refusée  à  un  cul-de-jalte? 

J'aurais  tort,  continua  lé  Diable,  de  passer  la  maison  qui  joint  l'hôtel 
de  la  comtesse,  et  où  demeurent  un  vieux  peintre  ivrogne  et  un  poêle 
caustique.  Le  peintre  est  sorli  de  chez  lui  ce  malin,  à  sept  heures,  dans 
le  dessein  d'aller  chercher  un  confesseur  pour  .sa  femme  malade  à  1  ex- 
trémité ;  mais  il  a  rencontré  un  de  ses  amis  qui  [l'a  entraîné  au  cabnrel, 
et  il  n'est  revenu  au  logis  qu'à  dix  heures  du  soir.  Le  poëte,  qui  a  la  ré- 
putation d'avoir  eu  quelquefois  de  tristes  salaires  pour  ses  vers  mordants, 
disait  tantôt  d'un  air  fanfaron,  dans  un  café,  en  parlant  d'un  homme  qui 
n'y  était  pas  :  C'(  st  un  faquin  à  qui  je  vfu\  donner  cent  coups  de  bàlon. 
Vou.s  pouvez,  a  dit  un  railleur,  les  lui  donner  facilement,  car  vous  êles 
bien  en  fonds. 

Je  ne  dois  pas  oublier  une  scène  qui  s'est  passée  aujourd'hui  chez  un 
banquier  de  celle  rue,  nouvellement  établi  dans  cette  ville  :  il  n'y  a  pas 
trois  mois  qu'il  est  revenu  du  Pérou  avec  do  grandes  richesses.  Son  père 
est  un  honnéle  cnjmTeti)  de  Viejoelde  Mediaiia.  gros  village  de  laCastille- 
Vieillc,  auprès  des  montagnes  de  Sierra  d'Avila,  où  il  vil.  Irés-contenl 
de  son  état,  avec  une  femme  de  son  àç;e,  c'esl-a-dire  de  soixante  ans. 

il  y  avait  un  Icmps  considérable  que  leur  lils  était  sorti  de  chez  enx 
pour  aller  aux  lnd<s  chercher  une  meilleure  fortune  que  celle  qu'ils  lui 

fouvaient  faire,  l'iiis  de  vingt  années  s'étaient  é<'oulées  depuis  qu'ils  ne 
avaient  vu  ;  ils  parlaient  souvent  de  lui;  ils  priaieiiL  le  ciel  loiis  les 
jours  de  ne  le  point  abandonner,  et  ils  ne  manquaient  pas,  tous  les  di- 
mn.'clies.  de  le  faire  recommander  au  prône  par  le  curé,  qui  était  de 
leurs  amis.  Le  banquier,  de  son  côlc,  ne  le  mcllail  pas  en  oubli.  D'a- 
bord qu'il  eut  lixé  son  clablisseiiient,  il  résolut  de  s'informer  par  lui- 
même  de  la  situation  où  ils  poiiviiient  être,  l'ourcet  effet,  après  avoir  dit 
à  SCS  domestiques  de  n'être  pas  en  peine  de  lui,  il  partit,  il  y  a  quinze 
jours,  à  chcva!,  sans  que  personne  l'accompagnât,  cl  il  se  rendit  au  lieu 
de  sa  naissance. 

Il  était  environ  dix  heures  du  soir,  et  le  bon  savelicr  dormait  auprès 
de  son  épouse,  lorsipi'ils  se  réveillèrent  en  sursaut,  au  bruit  que  (il  le 
banqui  r  en  frnppaiil  à  la  poile  de  leur  pctilo  maison.  Ils  demandèrent 

a  ni  fr.ip|iait.  Ouvrez,  onvnz,  leur  dit-il ,  c'est  votre  fils  l'ramil  o  A 
'autres,  réinndil  le  iKUibomme  :  pa.ssez  votre  chemin,  vojfiirs,  il  n'y  a 
rien  à  faire  ici  pour  vous  :  rrancillo  csl  présentement  oux  Indes,  s'il  n'est 
pas  mort.  Voire  lils  n'est  plus  aux  Indes,  rêpli(|ua  le  banquier;  il  est  re- 
venu du  Péion  :  c'est  lui  qui  vous  parle  ;  ne  lui  refusez  pas  l'entrée  de 
votre  maison.  Lcvons-nons,  Jacques,  dil  alors  la  femme,  je  crois  cffec- 
livcinent  que  c'est  l'ranrillo  ;  il  me  semble  le  reconnaître  à  sa  voix. 

Ils  se  levèrent  aussilôl  tous  deux  :  le  père  alluma  une  chandelle,  et  la 
mère,  après  s'être  babillèe  a  la  b.ile,  alla  oiivi  ir  la  |/orte  ;  elle  cnvi>agra 
Francillo,  et,  ne  pouvant  le  niécoimailre,  elle  se  jelle  à  son  ctui,  et  le 
serre  élroilcmcnl  enlre  .ses  bras.  Maître  J.icqucs,  n({ilé  des  mêmes  niou- 
vemenlsque  sa  femme,  embrasse  à  son  tour  son  lils;  cl  ces  trois  per- 


sonnes, charmées  de  se  voir  réunies  après  une  si  longue  absence,  ne 
peuvent  se  ra.ssasier  du  plaisir  de  s'en  donner  des  marques. 

Après  des  transports  si  dou.v,  le  banquier  débrida  son  cheval,  et  le  mît 
dans  une  élable  ou  gilaii  une  vache,  mère  nourrice  de  la  maison  ;  en- 
suite il  rendit  compte  à  ses  parents  de  son  voyage  et  des  bieus  qu'il  avait 
apportés  du  Pérou.  Le  détail  fut  un  peu  long,  et  aurait  pu  ennuyer  des 
auditeurs  désintéressés;  mais  un  fils  qui  s'épanche  en  racontant  ses  aven- 
tures ne  saurait  lasser  l'attention  d'un  père  et  d  une  mère  :  il  n'y  a  pas 
pour  eux  de  circonstance  iiidifférenle  ;  ils  l'écoulaient  avec  avidité,  et 
les  inoindrcs  choses  qu'il  disait  faisaient  sur  eux  une  vive  impression  de 
douleur  ou  de  joie. 

Dés  qu'il  eut  achevé  sa  relation,  il  leur  dît  qu'il  venait  leur  offrir  une 
pirtie  de  ses  biens,  et  il  pria  sou  père  de  ne  plus  travailler.  Non,  mon 
fils,  lui  dit  maître  Jacques,  j'aime  mon  métier,  je  ne  le  quitterai  pas. 
Quoi  donc  !  répliqua  le  banquier,  n'est-il  pas  temps  que  vous  vous  repo- 
siez? Je  ne  vous  propose  point  de  venir  demeurer  à  Madrid  avec  moi; 
je  sais  bien  que  le  séjour  de  la  ville  n'aurait  pas  de  charmes  pour  vous  : 
je  ne  prétemls  pas  Irôuliler  voire  vie  tranquille;  mais,  du  moins,  épar- 
gnez-vous un  travail  pénible,  et  vivez  ici  commodément,  puisque  vous  le 
pouvez. 

La  mère  appuya  le  senlimenl  du  fils,  et  maître  Jacqu<  s  se  rendit.  Eli 
bien,  Francillo,  dit-il,  pour  te  s.nlisfaire,  je  ne  travaillerai  plus  pour  tous 
les  habitants  du  village;  je  raccommoderai  seulement  mes  souliers  et 
ceux  de  M.  le  curé,  notre  bon  ami.  Après  celte  convention,  le  banquier 
avala  deux  œufs  frais  qu'on  lui  fit  cuire,  puis  .se  coucha  près  de  son  père 
et  s'endormit  avec  un  plaisir  que  les  enfants  d'un  bon  naturel  sont  seuls 
capables  de  s'imaginer. 

Le  lendemain  liialîn  Francillo  leur  laissa  une  bourse  de  trois  cents  pis- 
loles  et  revint  à  Madrid.  Mais  il  a  élé  bien  èlonné  ce  malin  de  voir  tout 
.1  coup  paraître  chez  lui  mailre  Jacques.  Quel  sujet  vous  amène  ici,  père? 
luia-l-îl  dit.  Mon  lils,  a  répondu  le  vieillard,  je  te  rapporte  la  bourse  :  re- 
prends ton  argent;  je  veux  vivre  de  mon  métier  :  je  meuis  d'ennui  de- 
puis que  je  né  travaille  plus.  Eh  bien,  mon  père,  a  repli  que  Francillo, 
retournez  au  village,  coutinMcz  d'exercer  votre  professio.i  ;  mais  que  ce 
soit  senlemenl  pour  vous  désennuyer.  Reniporlcz  votre  bourse,  et  n'é- 
pargnez pas  la  mienne.  Eh  !  que  venx-lu  que  je  fasse  de  tant  d'argent? 
a  repris  maître  Jacques.  Soulagez-en  les  pauvres,  a  reparti  le  banquier; 
faites-en  l'usafc  que  votre  curé  vous  conseillera.  Le  savetier,  content  de 
celle  répon.se,  s'en  est  retourné  a  Mediana. 

Don  Cleophas  n'écoula  pas  sans  plaisir  l'histoire  de  Francillo;  et  il  al- 
lait donner  toutes  les  louanges  dues  au  bon  ca'ur<le  ce  banc(uier,  si  dans 
ce  moment  même  des  cris" périmants  n'eussent  attiré  son  attention.  Sei- 
gneur Asmodée,  s'écria-t-il,  quel  bruit  éclatant  se  fait  entendre?  Ces  cris 
qui  frappent  les  airs  ,  répondil  le  Diable  ,  parlent  d'une  maison  où  il  ,i 
des  fous  enfermés  :  ils  s'égos  lient  à  force  de  crier  et  de  chanter.  Nous 
ne  sommes  pas  bien  éloigués  de  cette  maison;  allons  voir  ces  fous  tout 
à  l'heure,  répliqua  Leandro.  J'y  consens,  repartit  le  démon  :  je  vais 
vous  donner  ce  divertissement,  et  vous  apprendre  pourquoi  ils  ont  perdu 
la  raison.  Il  n'eut  pas  achevé  ces  paroles,  qu'il  emporta  l'écolier  sur  la 
casa  de los  lotos. 


CIlAl'ITliE  l.\. 


Des  fous  enfermis. 


ZambuHo  parcourut  d'un  air  curieux  tontes  les  loges;  cl  après  qu'il 
eut  observé  les  folles  et  les  fous  qu'elles  renfermaient,  le  Diable  lui  dit  : 
Vous  en  voyez  de  toutes  les  façons;  en  voilà  de  l'un  et  de  l'autre  sexe; 
en  voilà  de  tristes  et  de  giis.'de  jeunes  cl  de  vieux  :  il  faut  à  présent 
que  je  vous  dise  pourquoi  la  têie  leur  a  tourné  :  allons  de  loge  en  loge, 
et  commençons  par  les  liommes. 

Le  premier  qui  se  présente ,  cl  qui  parait  furieux  ,  csl  un  nouvcllislc 
castillan,  né  dans  le  sein  de  Madrid,  un  bourgeois  lier  et  plus  sensible  ;'i 
riionnenr  de  sa  pairie  qu'un  ancien  citoyen  de  Rome.  Il  csl  devenu  fou 
de  chagrin  d'avoir  lu  dans  la  gazette  que  vingt-cinq  Espagnols  s'étaient 
laissé  ballre  pur  un  parti  de  cinquante  Portugais. 

Il  a  pour  voisin  un  licencié  qui  avait  tant  d'envie  d'attraper  un  béné- 
fice, (Miil  a  fait  riiypocrite  a  l.i  cour  pendant  dix  ans;  cl  le  désespoir  de 
se  voir  toujours  oublié  dans  les  promotions  lui  a  liroiiillè  In  cervelle;  mm'f 
ce  qu'il  y  a  d'avantageux  pour  lui,  c'est  c|u'il  se  croît  arclicvêipie  de  To- 
lède. S'il  ne  l'csl  pas  eri'eclivement,  il  a  du  moins  le  plaisir  de  s'imaginer 
qu'il  l'est;  et  je  le  trouve  d'aulant  plus  heureux,  que  je  regarde  sa  folie 
comme  un  beau  songe  nui  ne  finira  qu'avec  sa  vie ,  el  qu  il  n'aura  point 
de  compte  à  rendre,  en  ranlre  monde,  de  l'u-agc  do  ses  revenus. 

Le  fou  qui  suit  est  un  pupille  :  Bon  tuteur  l'a  fiit  passer  pour  insensé, 
dans  le  dessein  de  s'emparer  iioiir  toujours  de  son  bien  :  le  pauvre 
g.ircon  «  vérilablement  perdu  Vespril,  de  rage  d'élrc  enfermé.  Apres  la 
iniiieurcst  un  iiiaiire  d  école  <pii  est  v.'nu  là  pour  s'être  (disliné  li  vou- 
loir trouver  le  pavlo-poUfulurum  du  verbe  grec  ;  cl  le  quatrième ,  un 


20 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


marchniid  ilont  la  raison  n'a  pu  soutenir  la  nouvelle  d'un  naufrage,  après 
avoir  eu  la  furce  de  résister  à  deux  Lriiii|ueroules  qu'il  a  faites. 

Le  personnage  qui  gii  dans  la  loge  suivante  est  le  vieux  capitaine  Za- 
nuLio,  cavalier  napolitain  cpii  s'e>t  venu  établira  Madrid.  La  jalousie  l'a 
mis  dans  l'état  où  vous  le  voyez  :  apiirenez  son  histoire. 

Il  avait  une  jeune  l'emmc  nommée  Aurore,  qu'il  gardait  à  vue  ;  sa  mai- 
son était  inaccessi'ule  aux  hommes.  Aurore  ne  sortait  jamais  que  pour  al- 
ler à  la  messe ,  et  encore  était-elle  tonjours  accompagnée  de  son  vieux 
Titlion,  qui  la  menait  quelquefois  prendre  l'air  à  une  terre  qu'il  a  auprès 
d'Alcanlara.  Cependant  un  cavalier,  appelé  don  Garcie  Pacheco,  l'ayant 
vue  par  hisard  ù  l'église,  avait  conçu  pour  elle  un  amour  violent  :  c'était 
un  jeune  homme  entreprenant ,  et  digne  de  l'attenliou  d'une  jolie  femme 
mal  mariée. 

La  difiicnlé  de  s'introduire  chez  Zanuhio  n'en  ôta  pas  l'espérance  à 
don  Garcie.  Comme  il  n'avait  pas  encore  de  barhe,  et  qu'il  était  assez 
heau  garçon,  il  se  déguisa  en  lille,  prit  une  bourse  de  cent  pistoles,  et  se 
rendit  à  l'a  leire  du  capitaine,  où  il  avait  su  que  ce  mari  devait  aller  in- 
cessamment avec  sa  femme  ;  il  s'adressa  cà  sa  jardinière  ,  et  lui  dit  d'nn 
ton  d'héroïne  de  chevalerie  poursuivie  par  un  géant  ;  Ma  bonne,  je  viens 
me  jeter  dans  vos  bras  ;  je  vous  prie  d'avoir  pitié  de  moi.  Je  suis  une  fille 
de  Tolède;  j'ai  de  la  naissance  et  du  bien;  mes  parents  veulent  me  ma- 
rier à  un  homme  que  je  hais.  Je  me  suis  dérobée  la  nuit  à  leur  tyran- 
nie; j'ai  besoin  d'un  asile  :  on  ne  viendra  point  me  chercher  ici;  per- 
mettez que  j'y  demeure  jusqu'à  ce  que  ma  famille  ait  pris  de  plus  doux 
sentiments  pour  moi.  Voilà  ma  bourse,  ajoula-t-il  en  la  lui  donnant;  re- 
cevez-la :  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  ofi'rir  présentement  ;  mais  j'es- 
]]ére  que  je  serai  quelque  jour  plus  eu  état  de  reconnaître  le  service  que 
vous  m'aurez  rendu. 

'La  jardinière,  touchée  de  la  fin  de  ce  discours,  ré|)ondil  :  Ma  fille,  je 
veux  vous  servir;  je  connais  de  jeunes  personnes  qui  ont  été  sacrifiées  à 
de  vieux  hommes,  et  je  sais  bien  qu'elles  ne  sont  pas  fort  contentes  : 
j'entre  dans  leurs  peines  ;  vous  ne  pouviez  mieux  vous  adresser  qu'à  moi  ; 
je  vous  mettrai  dans  une  petite  chambre  particulière  où  vous  serez 
sûrement. 

Don  Garcie  passa  quelques  jours  dans  cett.;  terre,  fort  impatient  d'y 
voir  arriver  Aurore.  Elle  y  vint  enfin  avec  son  jaloux,  qui  visita  d'abord, 
selon  sa  coutume,  tous  fes  appartements,  les  cabinets,  les  caves  et  les 
greniers,  pour  voir  s'il  ne  trouverait  point  quelque  ennemi  de  son  hon- 
neur. La  jardinière,  qui  le  connaissait,  le  prévint,  et  lui  conta  de  quelle 
manière  une  jeune  fille  était  venue  demander  une  retraite. 

Zanubio,  quoique  tres-defiant,  n'eut  pas  le  moindre  soupçon  de  la  su- 
percherie :  il  fut  seulement  curieux  de  voir  l'inconnue,  qui  le  pria  de  la 
dispenser  dédire  son  nom,  disant  qu'elle  devait  ce  ménagement  à  sa  fa- 
mille, qu'elle  déshonorait  en  quelque  sorte  par  sa  fuite;  puis  elle  débita 
un  roman  avec  tant  d'esprit,  que  le  capitaine  en  fut  charmé.  Il  se  sentit 
naître  de  l'inclination  pour  cette  aimable  personne  :  il  lui  offrit  ses  ser- 
vices; et,  se  flattant  qu'il  en  pourrait  tirer  pied  ou  aile,  il  la  mit  auprès 
de  sa  femme. 

Dés  qu'Aurore  vit  don  Garcie,  elle  rougit  et  se  troubla  sans  savoir 
pourquoi  :  le  cavalier  s'en  aperçut;  il  jugea  qu'elle  l'avait  remarqué  dans 
l'église  où  il  l'avait  vue  :  pour  s'en  éclairciril  lui  dit,  sitôt  qu'il  put  l'en- 
tretenir en  particulier  :  Madame,  j'ai  un  frère  qui  m'a  souvent  parlé  de 
vous  ;  il  vous  a  vue  un  moment  dans  une  église;  depuis  ce  moment,  qu'il 
se  rappelle  mille  fois  par  jour,  il  est  dans  un  état  digne  de  pitié. 

A  ce  discours.  Aurore  envisagea  don  Garcie  plus  attentivement  qu'elle 
n'avait  fait  encore,  et  lui  réponàit  :  Vous  ressemblez  trop  à  ce  frère  pour 
que  je  sois  plus  longtemps  la  dupe  de  votre  stratagème;  je  vois  bien 
que  vous  êtes  un  cavalier  déguisé.  Je  me  souviens  qu'un  jour,  pendant 
que  j'entendais  la  messe,  ma  mante  s'ouvrit  un  instant,  et  que  vous  me 
vîtes  :  je  vous  examinai  par  curiosité  :  vous  eûtes  toujours  les  yeux  at- 
tacliés  sur  moi.  Quand  je  sortis,  je  crois  que  vous  no  manquâtes  pas  de 
me  suivre  pour  apprendre  i|ui  j'étais,  et  dans  quelle  rue  je  faisais  ma 
demeure.  Je  dis  je  crois,  parce  que  je  n'osai  tourner  la  tcle  pour  vous 
observer  :  mon  mari,  qui  m'accompagnait,  aurait  pris  garde  à  cette  ac- 
tion, et  m'en  eût  l'ait  un  crime.  Le  lendemain,  et  les  jours  suivants,  je 
retournai  dans  la  même  église,  je  vous  revis,  et  je  remarquai  si  bien  vos 
traits,  que  je  les  rcconn.iis  malgré  votre  déguisement. 

Eh  bien,  madame,  répliqua  don  Garcie,  il  faut  me  démasquer  :  oui, 
je  suis  un  homme  épris  de  vos  charmes;  c'est  don  Garcie  Pacheco  que 
l'amour  introduit  ici  sous  cet  habillement.  Et  vous  espérez  sans  doute, 
lepril  Aurore,  qu'approuvant  votre  folle  ardeur,  je  favoriserai  votre  ar- 
lilice  et  contribuerai  de  ma  part  à  entretenir  mon  mari  dans  son  erreur? 
mais  c'est  ce  qui  vous  trompe  :  je  vais  lui  découvrir  tout  ;  il  y  va  de  mou 
honneur  et  de  mon  repos  ;  d'ailleurs  je  suis  bien  aise  de  trouver  une  si 
belle  occasion  de  lui  taire  voir  que  sa  vigilance  est  moins  sûre  que  ma 
vertu,  et  cpie,  tout  jaloux,  tout  déliant  qu'il  est,  je  suis  plus  diflicile  à 
surprendre  que  lui. 

A  [icinc  eut-elle  prononcé  ces  derniers  mots,  que  le  capitaine  parut,  et 
vint  se  mêler  à  la  conversation.  De  quoi  vous  entriteuez-vous,  mesda- 
mes ?  leur  dit-il.  Aurore  reprit  aussil  .t  la  parole  ;  Nous  parlions,  répon- 
dit-elle, des  jeunes  cavaliers  qui  entreprennent  de  se  faire  aimer  de  jeu- 
nes femmes  (|ui  ont  de  vieux  époux  ;  et  je  disais  que  si  quelqu'un  de  ces 
galants  était  assez  téméraire  pour  s'introduire  chez  vous  sous  quelque 
déguisement,  je  saurais  bien  punir  .«on  audace. 

El  vous,  madame,  reprit  ;6anubio  en  se  tournant  vers  don  Garcie,  de 


quelle  manière  en  useriez-vous  avec  un  jeune  cavalier  en  pareil  cas? 
Don  Garcie  était  si  troublé,  si  déconcerté,  qu'il  ne  savait  que  répondre 
au  capitaine,  qui  se  serait  aperçu  de  son  embarras,  si  d;uis  ce  moment 
un  valet  ne  fut  venu  lui  dire  qu'un  homme  arrivé  de  Madrid  demandait 
à  lui  parler  :  il  sortit  pour  aller  s'informer  de  ce  qu'on  lui  voulait. 

Alors  don  Garcie  se  jeta  aux  pieds  d'Aurore,  et  lui  dit  :  Ah  !  madame, 
quel  plaisir  prenez-vous  à  m'embarrasser?  Seriez-vous  assez  barbare  pour 
me  livrer  au  ressentiment  d'un  époux  furieux  ?  Non,  Pacheco,  ré|>ondit- 
elle  en  souriant  ;  les  jeunes  femmes  qui  ont  de  vieux  maris  jaloux  ne  sont 
pas  si  cruelles  :  rassurez-vous  ;  j'ai  voulu  me  divertir  en  vous  causant 
un  peu  de  frayeur,  mais  vous  en  serez  quitte  pour  cela  :  ce  n'est  pas  trop 
vous  faire  acheter  la  com]ilaisance  que  je  veux  bien  avoir  do  vous  soiii- 
fririci,  A  des  paroles  si  consolantes  don  Garcie  sentit  évanouir  toute  sa 
crainte,  et  conçut  des  espérances  qu'.\urorc  eut  la  bonté  de  ne  pas  dé- 
mentir. 

Un  jour  qu'ils  se  donnaient  tous  deux,  dans  l'appartement  de  Zanubio, 
des  marques  dune  amitié  réciproque,  le  capitaine  les  surprit  :  quand  il 
n'aurait  pas  été  le  plus  jaloux  de  tous  les  hommes,  il  en  vit  assez  pour 
juger  avec  fondement  que  sa  belle  inconnue  était  un  cavalier  déguisé.  A 
ce  spectacle  il  devint  furieux  ;  il  entra  dans  son  cabinet  pour  prendre  des 
pistolets  ;  mais  pendant  ce  temps-là  les  amants  s'échappèrent,  fermèrent 
jjar  dehors  les  portes  de  l'appartement  à  double  toui-,  emportèrent  les 
clefs,  et  gagnèrent  tous  deux  en  diligence  un  village  voisin,  où  don  Gar- 
cie avait  laissé  son  valet  de  chamlu'eet  deux  bons  chevaux.  Là  il  quitta 
ses  habits  de  fille,  prit  Aurore  en  croupe,  et  la  conduisit  à  un  couvent  où 
elle  avait  une  tante  supérieure  ;  après  cela,  il  s'en  retourna  à  Madrid  at- 
tendre la  suite  de  cette  aventure. 

Cependant  Zanubio,  se  voyant  enfermé,  crie,  appelle  du  monde  :  un 
valet  accourt  à  sa  voix  ;  mais  trouvant  les  portes  fermées,  il  ne  peut  les 
ouvrir.  Le  capitaine  s'elforce  de  les  briser,  et  n'en  venant  point  à  bout 
assez  vile  à  son  gré,  il  cède  à  son  impatience,  se  jette  brusquement  par 
une  fenêtre  avec  ses  pistolets  à  la  moin  :  il  tombe  à  la  renverse,  se  blesseï 
la  tête,  et  demeure  étendu  par  terre  sans  connaissance.  Ses  domestiques 
arrivent,  et  le  portent  dans  une  salle  sur  un  lit  de  repos  :  ils  lui  jettent 
de  l'eau  au  visage  ;  enfin,  à  force  de  le  tourmenter,  ils  le  font  revenir  de 
son  évanouissement;  mais  il  reprend  sa  fureur  avec  ses  esprits  :  il  de- 
mande où  est  sa  femme,  ou  lui  répond  qu'on  l'a  vue  sortir  avec  la  dame 
étrangère  par  une  petite  porte  du  jardin.  11  ordonne  aussitôt  qu'on  lui 
rende  ses  pistolets  ;  on  est  obligé  de  lui  obéir  :  il  fait  seller  un  cheval  :  il 
part  sans  songer  ([u'il  est  blessé,  et  prend  un  autre  chemin  que  celui  des 
amants,  11  passa  la  journée  à  courir  en  vain  ;  et  s'étant  arrêté  la  nuit 
dans  une  hôtellerie  de  village  pour  se  reposer,  la  fatigue  et  sa  blessure 
lui  causèrent  une  fièvre  avec  un  transport  au  cerveau  qui  pensa  l'em- 
porter. 

Pour  dire  le  reste  en  deux  mots,  il  fut  quinze  jours  malade  dans  ce 
village;  ensuite  il  retourna  dans  sa  terre,  ou,  sans  cesse  occujié  de  son 
malheur,  il  perdit  insensiblement  l'esprit.  Les  parents  d'.Xurore  n'en  fu- 
rent pas  plutôt  avertis,  qu'ils  le  firent  amener  à  Madrid  pour  l'enfermer 
parmi  les  fous.  Sa  femme  est  encore  au  couvent,  où  ils  ont  résolu  de  la 
laisser  quelques  années  pour  punir  son  indiscrétion,  ou,  si  vous  voulez, 
une  faute  dont  on  no  doit  se  prendre  qu'à  eux. 

Immédiatement  ajjrés  Zanubio,  continua  le  Diable,  est  le  seigneur  don 
Blaz  Desdicbado,  cavalier  plein  de  mérite  :  la  mort  de  son  épouse  est 
cause  qu'il  est  dans  la  situation  déplorable  où  vous  le  voyez.  Cela  inc 
surprend,  dit  don  Cleophas.  Un  mari  que  la  mort  de  sa  femme  rend  in- 
sensé !  je  ne  croyais  pas  qu'on  put  pousser  si  loin  l'amour  conjugal. 
N'allons  pas  si  vite,  interrompit  Asraodée;  don  Blaz  n'est  pas  devenu  fou 
do  douleur  d'avoir  perdu  sa  femme;  ce  qui  lui  a  troublé  l'esprit,  c'est 
que,  n'ayant  point  denfants,  il  a  été  oblige  de  rendre  aux  parents  de  la 
défunte  cinquante  mille  ducats  qu'il  reconnaît  dans  son  contrat  de  ma 
riage  avoir  reçus  d'elle. 

Oh,  c'est  une  autre  affaire!  répliqua  Leandro  ;  je  ne  suis  plus  étonné 
de  son  accident.  Et  dites-moi,  s'il  vous  plaît,  quel  est  ce  jeune  homme 
qui  saule  comme  un  cabri  dans  la  loge  suivante,  et  qui  s'arrête  de  mo- 
ment en  moment  pour  faire  des  éclats  de  rire,  en  se  tenant  les  côtés? 
voilà  un  fou  bien  gai.  Aussi,  repartit  le  boiteux,  sa  folie  vient  d'un  excès 
de  joie.  Il  était  portier  d'une  personne  de  qualité  ;  et  comme  il  apprit  un 
jour  la  mort  d'un  riche  contador  dont  il  se  trouvait  l'unique  héritier,  il 
ne  fut  ]ioint  à  l'épreuve  d'une  si  joyeuse  nouvelle  :  la  tête  lui  tourna. 

Nous  voici  parvenus  à  ce  grand  garçon  qui  joue  de  la 'guitare,  et  qui 
l'accompagne  de  sa  voix  :  c'est  un  fou  mélancolique,  un  amant  que  les 
rigueurs  d'une  dame  ont  réduit  au  désespoir,  et  qu'il  a  fallu  enfermer. 
Ah,  que  je  plains  celui-là  !  s'écria  l'écolier  :  |)ermettez  que  jedé|dore  son 
inforlune,  elle  peut  arriver  à  tous  les  honnêtes  gens  :  si  j'étais  épris 
d'une  beauté  cruelle,  je  ne  sais  si  je  n'aurais  pas  le  même  sort,  A  ce  scn- 
limenl,  reprit  le  démon,  je  vous  reconnais  pour  un  vrai  Castillan  ;  il  faut 
être  ué  dans  le  sein  de  la  Caslillc  pour  se  sentir  capable  d'aimer  jusqu'à 
devenir  fou  de  chagrin  de  ne  pouvoir  plaire.  Les  Erançais  ne  .sont  pas  si 
tendres  :  et  si  vous  voulez  savoir  la  difléreuce  qu'il  y  a  entre  un  Français 
et  un  Espagnol  sur  cetie  matière,  il  ne  faut  que  V(ms  dire  la  cli  insou  que 
ce  fou  chante,  et  qu'il  vient  de  composer  tout  à  l'heure. 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


Il 


CHANSON    ESPAGNOLE 


Ardo  y  lloro  sin  sosiego  : 
I.loraiiiln  y  ardiendo  tanlo, 
(lue  ni  cl  llanto  apaga  el  luego, 
Ni  cl  fuego  consume  el  llanto. 


.le  brûle  et  je  pleure  sans  cesse,  sans  que  mes  pleurs  puissent  ûtelndre  mes 
feux,  ni  mes  feus  consumer  mes  larmes. 

C'est  ainsi  qne  parle  un  cavalier  espagnol  quand  il  est  maltraité  de  sa 
dame;  ol  vuici  comme  uh  Français  se  iilaignait  en  pareil  cas  ces  jours 
passés  : 

CHANSO.N    FKANÇAISE. 

L'olijct  cpii  ri  ;;ne  dans  mon  cœur 
Est  toujours  inscn-^iMe  à  mon  amour  fidèle. 

Mes  soins,  mes  soupirs,  ma  langueur, 
Ne  sauraient  attendrir  cette  beauté  cruelle. 
0  ciitl!  esl-il  un  -sort  plus  affreux  que  le  nrieu? 

Ali  !  puisque  je  ne  puis  lui  plaiiv, 

Je  renonce  au  jour  qui  m'éclaire  ; 
Venez,  mes  chers  amis,  m'enlcrrer  chez  Payen. 

r.e  Payen  est  apparemment  un  traiteur?  dit  don  Cleophas.  Ju.stcmcnl, 
répondit"  le  Dialilf.  Continuons,  examinons  les  antres  fous,  l'.issons  pliilôt 
au.i  femmes,  répliqua  l.eandro,  je  suis  imp.ilienl  de  les  voir,  .le  vais  céder 
à  votre  impalienre,  repartit  res|irit  ;  mais  il  y  a  ici  deux  ou  trois  infor- 
tunés (jue  je  suis  bien  aise  de  vous  njontrer  auparavant  :  vous  pourrez  tirer 
quelque  profit  de  leur  malheur. 

Considérez,  dans  la  loge  qui  suit  celle  de  ce  joueur  de  guitare,  ce  vi- 
sage pâle  et  décharné  qui  grince  des  dents,  et  semble  vouloir  manger  les 
barreaux  de  fer  qui  sont  à  sa  fenêtre  :  c'est  un  honnête  homme  né  sous 
un  astre  si  malheureux,  qu'avec  tout  le  mérite  du  monde,  quelques  mou- 
vements qu'il  se  soit  donnés  pendant  vingt  années,  il  n'a  pu  parvenir  à 
s'assurer  du  pain.  Il  a  perdu  la  raison  en  voyant  im  trés-pelit  sujet  de  sa 
connaissance  monter  en  un  jour,  par  l'arithmétique,  au  haut  de  la  roue 
de  la  fortune. 

Le  voisin  de  ce  fou  est  un  vieux  .secrétaire  qui  a  le  limlire  fêlé  pour 
n'avoir  pu  supporter  l'ingratitude  d'un  homme  de  la  cour  qu'il  a  servi 
pendant  soixante  ans.  On  ne  peut  assez  louer  le  zélé  et  la  fidélité  de  ce 
serviteur,  qui  ne  demandait  jamais  rien  :  il  se  contentait  de  faire  parler 
SCS  services  cl  sou  assiduité;  mais  son  maiire,  loin  de  ressemblera  Ar- 
chélaûs,  roi  de  Macédoine,  qui  refusait  lorsqu'on  lui  demandait,  et  donnait 
quand  ou  ne  lui  demandait  pas,  est  mort  sans  le  récomjienser  :  il  ne  lui  a 
laissé  que  ce  qu'il  lui  faut  pour  passer  le  reste  de  ses  jours  dans  la  mi- 
sère el  parmi  les  fous. 

Je  HC  veux  plus  vous  en  faire  observer  qu'un  :  c'est  celui  qui,  les 
rondes  «ppuyés  sur  sa  fenêtre,  parait  plongé  dans  une  profonde  lêvcrie. 
Vous  voyez  en  lui  un  seitor  hidalgo  de  TafnUa,  pelite  ville  de  Navarre  : 
il  est  venu  demeurer  à  Madrid,  où  il  a  fait  un  bel  usage  de  son  bien.  Il 
avait  1.1  rage  de  vouloir  connaître  tous  les  beaux  esprits  el  de  les  riga- 
1er  :  ce  n'était  chez  lui  tons  les  jours  que  festins;  et  qiioiiiue  les  auteurs, 
nation  ingrate  et  impolie,  se  moqna.ssenl  de  lui  en  le  grugeant,  il  n'a  pas 
été  content  qu'il  n'ait  mangé  avec  eux  sou  petit  fait.  Il  ne  faut  |ias  dou- 
ter, dit  Znmbnllo,  qu'il  ne  soit  devenu  fou  de  regret  de  s'être  si  sottement 
ruiné.  Tout  au  ronlraire,  reprit  Asmodée,  c'est  de  se  voir  hors  d'étal  de 
continuer  le  même  irain. 

Venons  pré>enleiiieiit  aux  femmes,  ajouta-l-il.  Comment  donc,  s'écria 
l'érolier,  je  n'en  vois  que  sept  ou  huitl  il  y  a  moins  de  folles  que  je  ne 
croyais.  Toutes  les  folles  ne  sont  pas  ici,  dit  le  démon  en  souriant.  Je 
vous  porterai,  si  vous  le  .souhaili.z,  tout  à  l'heure,  dans  un  aiilre  ipiartier 
de  celle  ville,  où  il  y  *  une  grande  nwiison  qui  en  est  toute  pleine.  Cela 
n'est  fias  nécessaire,  répliqua  don  Cleophas  ;  je  m'en  liens  à  celle-ci.  Vous 
avez  raison,  reprit  le  buiteux  ;  ce  .sont  presque  toutes  des  filles  de  distinc- 
tion :  vous  jugez  bien,  A  la  propreté  de  leur  linge,  qu'elles  ne  sauraient 
être  des  personnes  du  commun.  Je  vais  vous  apprendre  la  cause  de  leur 
folie. 

Dans  la  première  loge  est  la  femme  d'un  corrégidor,  à  qui  la  rage  d'a- 
voir été  appelée  bourgeoise  par  une  dame  de  la  cour  a  troublé  l'esprit  : 
dans  la  seconde,  demeure  l'épouse  d'un  trésorier  général  du  conseil  des 
Indes;  elle  evt  devenue  folle  de  dépit  d'avoir  élé  obligée,  dans  une  rue 
étroite,  de  faire  reculer  son  carrosse  pour  laisser  passer  celui  de  la  du- 
chesse de  .Mediua-Cieli  ;  dans  la  troisième,  fait  sa  résidence  une  jeune 
veuve  de  faniille  inarchande,  qui  a  perdu  le  jugement,  de  regret  d'avoir 
inani|iié  un  grand  seigneur  (pielle  espérait  é|)ouser  :  cl  la  i|Ualricinu  est 

>  ChttMo»  espiignolt.  On  peut  U  rendre  ainsi  en  vers  : 

Je  hrl^lc  cl  je  pleure  sans  ce»«c; 
MaKc'e.ilrn  Miln,  nus  pleurs  n  eleiKninl  pa»  mei  feni. 
Mes  (CM  nr  piuvinl  pas.  ipirli|ue arilcur  qui  me  presse, 
Tiirir  les  larmes  lie  uics  yeux. 


occupée  |iar  une  fille  de  qualité  nommée  dona  Beatrix,  donl  il  faut  que  je 
vous  raconte  le  malheur. 

Celte  dame  avait  une  amie  qu'on  appelle  dona  Mencia  :  elles  .se  vovoient 
tous  les  jours.  Un  chevalier  de  l'ordre  de  Saint-Jacques,  homme  bien  fait 
et  galant,  fit  connaissance  avec  elles,  et  les  rendit  bientôt  rivales  :  elles 
se  (lispulérent  vivement  son  cunir,  qui  pencha  du  colé  de  dona  Weneia  ; 
de  sorle  que  celle-ci  devint  femme  du  chevalier. 

Dona  liealrix,  fort  jalouse  du  pouvoir  de  ses  charmes,  conçut  un  dépit 
mortel  de  n'avoir  pas  eu  la  préférence  ;  el  elle  nourrissait,  eii  lionne  Es- 
pagnole, au  fond  de  .son  cœur,  un  violent  désir  de  se  venger,  lorsqu'elle 
recul  un  billet  de  don  Jacinthe  de  Uomarate,  autre  amant  de  dona  Mencia  ; 
et  ce  cavalier  lui  mandait  qu'élant  aussi  mortifié  qu'elle  du  mariage  de 
sa  inailresse,  il  avait  pris  la  résolution  de  se  battre  contre  le  chevalier 
qui  la  lui  avait  ealcvée. 

Celle  lellre  fut  Irés-ngréable  à  Bealrix,  qui,  ne  voulant  que  la  mort  llu 
pécheur,  souhaitait  seulement  que  don  Jacinthe  ôlàt  la  vie  à  son  rival. 
Pendant  ([u'elle  attendait  a*ec  impatience  une  si  chrétienne  satisfaclioii, 
il  arriva  que  sou  frère,  ayant  eu  par  liasard  un  différend  avec  ce  même 
don  Jacinthe,  en  vint  aux  prises  avec  lui,  cl  fut  jiené  de  deux  coujis 
d'épée,  desquels  il  mourut.  Il  était  du  devoir  de  dona  Beslrix  de  jiour- 
suivre  en  justice  le  meurtrier  de  son  frère  ;  cependant  elle  négligea  cette 
poursuite^  pour  donner  le  temps  à  don  Jacinthe  d'attaquer  le  chevalier 
de  Saint-Jacques;  ce  qui  prouve  bien  que  les  femmes  n'ont  point  de  si 
cher  intérêt  que  celui  de  leur  beauté  C'est  ainsi  qu'en  use  Pallas  lorsque 
Ajax  a  violé  Cassandre;  la  déesse  ne  punit  point  à  l'heure  même  leGiec 
sàciilége  qui  vient  de  profaner  sou  temple;  elle  vent  aupar.ivant  qu'il 
contriluie  à  la  venger  du  jugement  de  P.iris.  Mais  hélas  !  dona  Be.itrix, 
moins  heureuse  que  Minerve,  n'a  pas  g  ùié  le  plaisir  de  la  vengeance. 
Uomarate  a  péri  en  se  battant  contre  le  chevalier;  et  le  chagrin  qu'a  eu 
celte  dame  de  voir  son  injure  impunie  a  troublé  sa  raison. 

Les  deux  folles  suivantes  sont  l'aïeule  d'un  avocat  cl  une  vieille  mar- 
(Miise  :  la  première,  par  sa  mauvaise  humeur,  désolait  son  petit-fils,  qui 
l'a  mise  ici  fort  honnêtement  pour  s'en  débarrasser;  l'autre' est  nue 
femme  qui  a  toujours  élé  idolâtre  de  sa  beauté  ;  au  lieudevieillirde  bonne 
!;iàce,  elle  pleurait  sans  cesse  en  voyant  ses  charmes  tomber  eu  ruine; 
et  enfin,  un  jour,  en  se  considérant  dans  une  glace  fidèle,  la  têteluilounia. 
Tant  mieux  pourcelte  marquise,  dit  Leandro  :  dans  le  dénuigenientoù 
est  son  esprit  elle  n'aperçoit  peut-être  plus  le  changçmenl  que  le  lemps  a 
l'ait  eu  elle.  Non,  assurément,  répondit  le  Di.ible;  bien  loin  de  remarquer 
à  présent  un  air  de  vieillesse  sur  son  visage,  son  teintlui  parait  un  mélange 
de  lis  et  de  roses:  elle  voit  autour  d'elle  les  Grâces  el  les  Amours  ;  en  un 
mot,  elle  croit  être  la  déesse  Vénus.  Eh  bien,  répliqua  l'écolier,  n'eslelle 
pas  plus  heureuse  d'être  folle  que  de  se  voir  lelle  qu'elle  est?  Sans  doute, 
repartit  Asmodée.  Oh  ç.i,  il  ne  nous  reste  plus  qu  une  dame  à  observer  : 
c'est  celle  qui  habite  liuderniére  loge,  et  que  le  sommeil  vient  d'accabler, 
après  trois  jours  et  trois  nuits  d'agitation  :  c'est  dona  Emerenciana  ;  exami- 
nez-la bien;  (|u'cn  dites-vous?  Je  la  trouve  fort  belle,  répondit  Zambullo. 
Quid  dommage  1  faut-il  qu'une  si  charmante  personne  soit  insensée!  Par 
(luel  accident  est-elle  réduite  en  cet  état?  licoulez-moi  avec  attention, 
repartit  le  boiteux,  vous  allez  entendre  l'histoire  de  son  infortune. 

Dona  Emerenciana,  fille  unique  de  don  Giiillenj  Stephani.  vivait  tran- 
quille à  Siguença  dans  la  maison  de  son  père,  lorsque  don  Chiinen  de  Li- 
zana  vint  troubler  son  repos  par  des  galanteries  qu'il  mit  en  usage  pour 
lui  plaire.  Elle  ne  se  contenta  pas  d'être  .sensible  aux  soins  de  ce  cavalier, 
elle  eut  la  faiblesse  de  se  |irêter  aux  ruses  qu'il  employa  pour  lui  jiarler, 
et  bientôt  elle  lui  donna  sa  foi  en  recevant  la  sienne. 

Ces  deux  amants  étaient  d'une  égale  naissance;  mais  la  dame  pouvait 
iiasser  pour  un  des  meilleurs  partis  d'Espigne,  au  lieu  que  ilon  Cliimeii 
n'était  ipi'un  cadet.  Il  y  avait  encore  iiii  autre  obstacle  à  leur  union,  lion 
Giiiliem  lia'issaitla  famille  des  Lizana.cequ'ilncfai.sait  ipie  tropccinnailrc 
par  ses  discours,  quand  on  la  metlait  devant  lui  sur  le  lapis;  il  semlilait 
même  avoir  plus  d  aversion  pour  don  Chiinen  que  pour  tout  le  lesle  de  sa 
race.  Emerenciana,  vivement  afiligée  de  voir  son  père  dans  celte  dispo- 
silion,  en  concevait  pour  sou  amour  un  tri.sle  présage  ;  elle  ne  laissa  pour- 
tant fias,  à  bon  compte,  de  s'abaiidomipr  :i  sou  pcncliaiil,  el  d'avoir  des 
enlriliens  secrets  avec  Lizaiia,  qui  s'introduisait  de  temps  en  teni|is  chez 
elle  la  nuit,  par  le  ministère  d'une  soubrelle. 

Il  arriva  une  de  ces  nuits  que  don  (iiiillem,  qui  iiar  hasard  était  éveillé 
lorsque  le  galant  entra  dans  sa  maison,  crut  entendre  quelque  bruit  dans 
l'appartement  de  sa  fille,  peu  éloigné  du  sien  ;  il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  inquiéter  un  père  aussi  déliant  (|ue  lui  ;  néannioins,  tout  soupçon- 
mux  qu'il  était,  EmereHciana  tenait  une  conduite  si  adroite,  qu'il  ne  se 
doutait  nullement  de  son  inlelligeiice  avec  don  Chimen;  mais  n  eiaiil  pas 
un  hiimnie  à  pousser  la  confiani.e  trop  loin,  il  se  leva  loul  doiieement  d» 
.sou  lit,  alla  ouvrir  une  fenêlre  qui  donnait  sur  la  rue,  et  eut  la  iialience 
de  s'y  leiiir  jiisqu'.i  ce  i|u'il  \il  descendre  d'un  balcon,  par  une  ecliellc  de 
Soie,'Li/,ana,  qu'il  reconniil  à  la  clarlé  de  la  lune 

Quel  spccliicle  pour  S'epliani,  jiour  le  jdus  vindicatif  ri  le  plus  barbare 
mortel  qu'ail  jamais  produit  la  Sicile,  où  il  avait  pris  naissance!  Il  iieeeda 
point  d'abord  à  sa  colère,  cl  n'eut  garde  de  faire  un  éclat  qui  aurait  pu 
dérobera  .ses  coups  la  principale  victimeipie.son  re.sscnliment  demandait: 
il  se  contraignit,  et  attendit  que  sa  lllle  fut  levée  le  lendemain  pour  eiilrer 


ans  son  appaiteinent  :  la,  .se  voyani  seul  avec  elle,  cl  la  reg.ird.mt  avec 
_es  yeux  éliiicelaiils  de  fureur,  il  lui  dit  ;  .Malheureuse  !  qui,  maigre  la 
noblesse  de  ton  sang,  n'as  pas  boute  de  coniineltrc  des  acliuiis  infJinus, 


22 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


pn''|i.ire-loi  à  souffrir  un  juste  ch.llimpnl.  Ce  fer,  njonln-til  en  liranl  de 
son  si'iii  un  poi^iinrJ,  ce  fer  va  t'ùler  la  vie.  si  in  ne  confesses  l.t  vcrilé  : 
noinni''-inoi  l'auil.icieux  qui  est  venu  celte  nuit  dc^linnorer  mn  maison. 

Emerancinnn  demeura  tout  interdite,  cl  si  Iroiihlée  de  celte  menace, 
qu'elle  ne  put  proférer  une  parole.  Ali,  niiscralile  !  poursuivit  le  père. 
Ion  silence  et  ton  troiihle  ne  m'apprennent  que  trop  ton  crime.  Eh.  t'ima- 
gincslu,  lille  indigne  de  moi,  que  j'iijnore  ce  qui  se  passe?  J'ai  vu  cette 
nuit  le  lémèraîre  ;  j'ai  reconnu  don  illiinien  :  ce  n'eût  pas  été  assez  de  re- 
cevoir la  nuit  un  cavalier  dans  ton  appartement,  il  fallait  encore  que  ce 
cavalier  fut  mon  plus  içrand  fnnemi  ;  mais  sachons  jusi|u'îi  quel  point  je 
suis  outragé  :  parle  sans  déguisement;  ce  n'est  que  par  la  sincérité  que 
In  peux  éviter  la  mort. 

La  dame,  <i  ces  derniers  mois,  concevant  quelque  espérance  d'échapper 
an  sort  funeste  qui  la  menaçait,  perdit  une  partie  de  sa  frayeur,  et  répon- 
dit a  don  (înillem  .  Seigneur,  je  n'ai  pu  me  défendre  d'écouter  Li7ana  ; 
mais  je  prends  le  ciel  à  témoin  de  la  pureté  de  ses  sentiments.  Comme  il 
.sait  que  vous  haïssez  sa  famille,  il  n'a  point  encore  osé  voih  demander 
voire  aveu;  et  ce  n'est  que  pour  conférer  ensemble  sur  les  moyens  de  l'ob- 
tenir que  je  lui  ai  permis  quelquefois  de  s'iniroduire  ici.  Et  de  quelle  per- 
sonne, répliqua  Stephani,  vous  servez-vous  l'un  et  l'autre  pour  faire  tenir 
vos  lettres  ?  C'est,  repartit  sa  (ille,  un  de  vos  pagesqui  nous  rend  ce  ser- 
vice. Voilà,  reprit  le  père,  tout  a;  que  je  voulais  savoir:  il  s'agit  présen- 
tement d'exécuter  le  dessein  que  j'ai  formé.  Là-dessus,  toujours  la  dague 
à  la  main,  il  lui  fit  prendre  du  papier  et  de  l'encre,  et  l'oliligea  d'écrire 
à  son  amant  ce  billet  qu'il  lui  dicta  lui  même  :  «Cher  époux,  seul  délice 
«  dr  ma  vie,  je  vous  avertis  que  mon  père  vient  de  partir  tout  à  l'heure 
«  pour  sa  terre,  d'où  il  ne  reviendra  que  demain  :  profitez  de  l'occasion  ; 
«  je  me  Halte  que  vous  attendrez  la  nuit  avec  autant  d'impatience  que 
«  moi.  » 

Apres  qu'Emercnciana  eut  écrit  et  cacheté  ce  billet  perfide,  don  Guil- 
lein  lui  dit:  Fais  venir  le  page  qui  s'acquitte  si  bien  de  l'emploi  dont  lu 
le  charges,  il  lui  ordonne  de  porter  ce  paquet  à  don  Chimen  ;  mais  n'es- 
père pas  me  tromper  :  je  vais  me  cacher  dans  un  endroit  de  celte  cham- 
bre, d'où  j'observerai  quand  lu  lui  donneras  cette  commission:  et  si  lu 
lui  dis  un  mot ,  ou  lui  fais  ipielque  signe  qui  lui  rende  le  message  suspect, 
je  le  plongerai  aussitôt  le  poignard  dans  le  cœur.  Lmerencianaconnaissail 
trop  son  père  pour  oser  lui  désobéir  :  elle  remit  le  billet,  comme  à  l'or- 
dinaire, entre  les  mains  du  page. 

Alors  Slrphani  rengaina  la"  dague;  mais  il  ne  quitta  point  sa  fille  de 
toute  la  journée  :  il  ne  la  laissa  parler  à  personne  en  particulier,  et  fit  si 
bien,  que  Lizana  ne  put  être  averti  du  piége  qu'on  lui  tendait.  Ce  jeune 
bomme  ne  mamiua  donc  pas  de  se  trouver  au  rendez-vous.  A  peine  fut-il 
d:ins  la  maison  de  sa  maîtresse,  qu'il  se  sentit  tout  à  coup  saisi  par  trois 
hommes  des  plus  vigoureux,  qui  le  désarmèrent  sans  qu'il  ju'it  s'en  défen- 
dre, lui  mirent  un  linge  dans  la  bouche  pour  l'empêcher  de  crier,  lui  ban- 
dèrent les  yeux,  el  lui  lièrent  bs  mains  derrière  le  dos  :  en  même  temps 
ils  b'  portèrent  en  cet  éial  dans  un  carrosse  préparé  pour  cela,  et  dans 
leipirl  ils  moulèrent  tous  trois  pour  mieux  répondre  du  cavalier,  (|u'ils 
conduisirent  à  la  Iprre  de  Stephani,  située  au  village  de  Miedes,  à  (|uatre 
pi'tl'  s  lieues  de  Siguença.  IJon  (jnillem  partit  un  moment  après  dans  un 
autre  carrosse,  avec  s;i  lille,  deux  femmes  de  chambre,  el  une  duègne  ré- 
barbative i|u'il  avait  fait  venir  chez  lui  l'aiirès-dinée  el  pri.se  à  son  ser- 
vice. Il  emmena  aussi  tout  le  reste  de  ses  gens,  à  la  réserve  d'un  vieux 
domestique  qui  n'avait  aucune  connaissance  du  ravissement  de  Lizana. 

Ils  arrivèrent  tous  avant  le  jour  à  Miedes.  Le  premier  soin  du  seigneur 
Stephani  fut  de  faire  enfermer  don  Chimen  dans  une  cave  voûtée,  qui 
recevait  une  faible  lumière  ]iar  un  sonjiirail  si  étroit,  qu'un  homme  n'y 
pouvait  passer  :  il  ordonna  ensuite  à  Julio,  son  valet  de  confiance,  de 
donner  pour  toute  nourriture  au  prisonnier  du  pain  el  de  l'i  au,  pour  lit 
une  boite  de  paille,  el  de  lui  dire,  chaque  fois  qu'il  lui  porterait  à  man- 
g.  r  :  Tien-i,  lâche  .suborneur,  voibi  de  quelle  manière  don  Guillem  traite 
ceux  qui  sont  assez  hardis  pour  user  l'oîïenser.  Ce  cruel  Sicilien  n'en  usa 
pas  moins  durement  avec  sa  fille  :  il  l'emprisonna  dans  une  chambre  qui 
n'avait  point  de  vue  sur  la  cam|iagne,  lui  ôta  ses  femmes,  et  lui  donna 
pour  geôlière  la  duègne  qu'il  avait  choisie,  duègne  sans  égale  ]iour  tour- 
menter les  lilles  commises  à  sa  garde. 

Il  disposa  donc  ainsi  des  deux  amants.  Son  intention  n'était  pas  de  s'en 
tenir  là  :  il  avait  résolu  de  se  défaire  de  don  Chimen  ;  mais  il  voulait  tâ- 
cher de  commettre  ce  crime  impunément,  ce  ipii  paraissait  as.sez  difficile. 
Comme  il  s'étailservi  de  ses  valets  pour  enlever  ce  cavalier,  il  ne  pouvait 
pas  se  llalter  qu'une  action  sue  de  tant  de  monde  demeurerait  toujours 
Secrète.  Que  faire  donc  pour  n'avoir  rien  a  démêler  avec  la  justice"?  Il 
prit  son  p. ni  en  grand  scélérat  ;  il  assembla  tous  ses  complices  dans  un 
corps  de  logis  séparé  du  rb.àteau;  il  leur  témoigna  combien  il  était  salis- 
fail  de  leur  zèle,  el  leur  dit  que,  pour  le  reconnaître,  il  prétendait  leur 
donner  une  bonne  somme  d'argent  après  les  avoir  bien  régalés.  Il  les  lit 
as>eoirii  une  lable;  et,  au  milieu  du  festin,  .Inlioles  empoisonna  par  son 
ordre  :  ensuite  le  maître  et  le  valet  mirent  le  feu  au  corps  de  lr)gis  ;  et, 
avant  (|ue  les  llammes  pussent  allirer  en  cet  endroit  les  habilanls  du  vil- 
lage, ils  assassinèrent  les  deux  femmes  de  chambre  d'Emerenciana  el  le 
petit  page  donl  j'ai  parle;  puis  ils  jetèrent  leurs  cadavres  parmi  les  au- 
tres: liienlcU  le  corps  de  logis  fut  enllamnié  et  réduit  en  cendies,  malgré 
les  er'nris  que  les  paysans  des  enviriMis  liient  pour  éteindre  l'enibiase- 
menl.  Il  fallaii  >oir,  pendant  ce  leinpv-l,i,  les  demonstrilions  de  douleur 
du  Sicilien  :  il  paraissait inio:i<()lalile  de  la  perte  de  ses  doinesliques. 


S'élant  de  cotte  manière  assuré  de  la  discrétion  des  gens  qui  aurient 
pu  le  trahir,  il  dit  à  sou  conlilenl  :  %m  chiT  Julio,  je  suis  maintenant 
tranquille,  el  je  pourrai,  quand  il  me  plaira,  ôter  la  vie  à  don  Chimen  ; 
mais,  avant  que  je  l'imm  de  à  mon  honneur,  je  veux  jouir  du  doux  con- 
tentement de  le  faiie  souffrir  :  la  misère  el  l'horreur  d'une  longue  pri- 
son seront  plus  cruelles  pour  lui  que  la  mO'  l.  Véritahlerueul  Lizana  dé- 
plorait sans  cesse  son  malheur;  el,  s'altendant  à  ne  jamais  sorlir  delà 
cave,  il  souhaitait  être  délivré  de  ses  peines  par  un  prompt  trépas. 

Mais  c'était  en  vain  que  Slephaui  espérait  avilir  l'esprit  en  repos  après 
re\|doil  qu'd  venait  de  faire.  Une  nouvelle  inquiétude  vint  l'agiter  au 
bniii  de  trois  jours  ;  il  craignait  que  Julio,  en  portant  à  manger  au  pri- 
sonniiM-,  ne  se  laissât  gagner  par  des  promesses;  el  celte  crainte  lui  fit 
prendre  la  résolution  de  hâter  la  perte  de  l'un,  et  de  brûler  ensuite  la 
cervelle  à  l'autre  d'un  coup  de  pistolet.  Julio,  de  son  côté,  n'était  pas 
sans  défiance;  el,  jugeant  que  son  maiire,  après  s'être  défait  de  iloa 
Chimen,  pourrait  bien  le  sacrifier  aussi  à  sa  sûreté,  conçut  le  dessein  de 
se  sauver  une  belle  nuit  avec  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  l'a  mai.son  de  plus 
facile  à  emporter. 

Voilà  ce  que  ces  deux  honnêtes  gens  méditaient  chacun  en  son  parti- 
culier, lorsqu'un  jour  ils  furent  surpris  l'un  et  l'autre  à  cent  pas  du  châ- 
teau, par  quinze  ou  vingt  archers  dj;  la  Sainte-llermandad,  qui  les  envi- 
ronnèrent tout  à  coup  en  criant  :  «  De  |)ar  le  roi  et  la  justice.  »  A  celle 
vue,  don  Cuillem  pâlit  et  se  troubla;  néanmoins,  faisant  bonne  coule- 
nance,  il  demanda  au  commandanl  à  qui  il  en  voulait?  A  vous-même,  lui 
ré|iondil  l'oflicier  :  on  vous  accuse  d'avoir  enlevé  don  Chimen  de  Liz;ina  ; 
je  suis  chargé  de  faire  dans  ce  chàicau  une  exacte  recherche  de  ce  cava- 
lier, et  de  m'assurer  même  de  vo;re  pers(mne.  Stephani,  par  celte  ré- 
ponse, persuadé  qu'il  élait  perdu,  devint  furieux  ;  il  lira  de  ses  poches 
deux  pistolets,  dit  qu'il  ne  souffrirait  point  qu'on  visitât  sa  maison,  el 
qu'il  allait  casser  la  têleau  commandant,  s'il  ne  se  retirait  promptement 
avec  sa  troupe.  Le  chef  de  la  sainte  confrérie,  méprisant  la  menace,  s'a- 
vança sur  le  S  cilien,  qui  lui  lâcha  un  coup  de  pistolet,  el  le  blessa  au 
visage  ;  mais  celte  blessure  coula  bientôt  la  vie  au  téméraire  (pii  l'avait 
faite  :  car  deux  ou  trois  archers  firent  feu  sur  lui  dans  1-  moment,  el  le 
jetèrent  par  terre  roide  mort,  pour  venger  leur  officier.  A  l'égard  de 
Julio,  il  se  laissa  prendre  sans  résistance  ;  el  il  ne  fut  pas  besoin  de  l'in- 
terroger pour  savoir  de  lui  si  don  (Chimen  était  dans  le  château  :  ce  valet 
avoua  tout  ;  mais  voyant  son  maître  sans  vie,  il  le  chargea  de  toute  l'ini- 
quité. 

Enfin  il  mena  le  commandant  et  ses  archers  à  la  cave,  où  ils  trouvè- 
rent Lizana  couché  sur  la  paille,  bien  lié  et  garrotté.  Ce  malheureux  cava- 
lier, qui  vivait  dans  une  ailenle  continuelle  de  la  mort,  crut  que  tant  de 
gens  armés  n'entraient  dans  sa  prison  que  pour  le  l'aiie  mourir;  et  il  fut 
agréablement  surpris  d'apprendre  que  ceux  (|u'il  prenait  pour  ses  bour- 
reaux étaient  ses  libérateurs.  Après  qu'ils  l'eurenldélié  et  tiré  de  la  cave, 
il  les  remercia  de  sa  délivrance,  el  leur  demanda  commenl  ils  avaient  su 
qu'il  était  prisonnier  dans  ce  château.  C'est,  lui  dit  le  conxmandant,  ce 
que  je  vais  vous  conter  en  peu  de  mots. 

La  nuit  de  votre  enlèvement,  poursuivil-il,  un  de  vos  ravisseurs,  qui 
avait  une  amie  à  deux  pas  de  chez  don  Guiliem,  étant  allé  lui  dire  adieu 
avant  son  départ  pour  la  campagne,  eut  l'indiseréiion  de  lui  révéler  le 
projet  de  Stephani.  Cette  femme  garda  le  secret  pemlanl  deux  ou  trois 
jours;  mais,  comme  le  bruit  de  l'incendie  arrivé  à  Miedes  se  répandit 
dans  la  ville  de  Siguença,  et  qu'il  parut  étrange  à  tout  le  monde  que  les 
domestiques  du  Sicilien  eussent  tous  péri  dans  ce  malheur,  elle  se  mit 
dans  l'esprit  que  cet  embrasement  devait  être  l'ouvrage  de  don  Uuillem. 
Ainsi,  pour  venger  son  amant,  elle  alla  trouver  le  seigneur  don  Félix 
votre  père,  et  lui  dit  lout  ce  qu'elle  savait.  Don  Félix,  effrayé  de  vous 
voir  à  la  merci  d'un  homme  cajiable  de  tout,  mena  la  femme  chez  le  cor- 
régidor,  qui,  après  l'avoir  écoutée,  ne  douta  point  que  Slephaui  n'eût 
envie  de  vous  faire  souffrir  de  longs  el  cruels  tourments,  et  ne  fiM  le  dia- 
boliipie  auteur  de  l'incendie  ;  ce  que  voulant  approfondir,  ce  juge  m'a  ce 
matin  envoyé  ordre,  à  Retortillo,  où  je  fais  ma  demeure,  de'moner  à 
cheval,  el  die  me  rendre  avec  ma  brigade  à  ce  château  ;  de  vous  y  cher- 
cher, et  de  premlre  don  (iuillem  mort  ou  vif.  Je  me  suis  heureusement 
acquitté  de  ma  coininission  pour  ce  qui  vous  regarde  ;  mais  je  suis  fâché 
de  ne  jioiivoir  conduire  à  Siguença  le  coupable  vivant.  Il  nous  a  mis,  jiar 
.sa  résistance,  dans  la  nécessiié  de  le  tuer, 

L'oflicier,  ayani  parlé  de  celle  sorte,  dit  à  don  Chimen  :  Seigneur  ca- 
valier je  vais  dresser  un  proces-verbal  de  tout  ce  qui  vient  de  se  passer 
ici,  après  quoi  nous  partirons  pour  salisfaue  l'inipatience  que  vous  de- 
vez avoir  de  tirer  voire  famille  de  l'inquiétude  que  vous  lui  causez.  At- 
tendez, ,seigneur  commandant,  s'écria  Julio  dans  cet  endroit  ;  je  vais  vous 
fournir  une  nouvelle  matière  pour  grossir  votre  procès -verbal  :  vous 
avez  encore  une  autre  personne  prisonnière  à  mettre  en  liberté.  Doua 
Emcrenciana  est  enfeiiuée  dans  une  chambre  obscure,  Où  une  duègne  im- 
piloyahlc  lui  tient  sans  cesse  des  discours  moiiiliants,  et  ne  la  laisse  pas 
un  moment  en  repos.  0  ciel!  dit  Lizana,  le  cruel  Stephani  ne  s  est  donc 
pas  conleuté  d'exercer  sur  moi  sa  barbarie  :  allons  promptement  délivrer 
celle  dame  infortunée  de  la  tyrannie  de  sa  goiivernaiilc. 

Là  dessus  Julio  mena  le  commandant  et  don  Chimen,  suivis  de  cin(| 
ou  six  archers,  à  la  chambre  i|ui  servait  de  juison  a  la  fille  de  don  UniU 
lem  :  ils  frappèroni  à  la  porte  el  la  duègne  viiil  ouvrir.  Vous  conceviz 
bien  le  pi  li-ir  que  l.izana  se  faisait  de  revoir  sa  maili  esse,  après  avoir  ilé- 
sespéré  de  la  posséder.  Il  scnlail  renailie  sou  esiiérance,  ou  plulôl  il  ne 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


23 


paiiv.iil  iloiilpr  de  son  lionlieiir  ,  fiiii<i(ne  la  seule  personne  ^111  él.iil  en 
driiil  (le  s'y  oppOMT,  ne  vivait  (ilns.  liés  qu'il  H|)erçul  Eiiierencinna  il 
rouiul  SI'  jeter  à  ses  pieils  :  mais  qui  pourrait  exprimer  la  douleur  dont 
il  fut  saisi,  lorsqu'au  lien  de  trouver  une  amante  disposée  à  répondre  ,i 
se>  trans|)nrls.  il  ne  vit  qu'une  dame  hors  de  son  bun  si  ns?  Kn  effet:  elle 
avait  été  tant  tourmentée  par  la  duègne,  qu'elle  en  élail  devenue  folle. 
Elle  demeura  quehpic  temps  rêveuse  ;  puis  s'imaginani  tout  à  coup  être 
la  lielle  Angélicpie  assiégée  par  les  Tarlares  dans  l.i  forteresse  d'Albraipie, 
elle  regarda  tous  les  hommes  qui  étaient  dans  sa  chambre  comme  au- 
tant de  paladins  qui  venaient  à  son  secours.  Elle  prit  le  chef  de  la  sainte 
confrérie  pour  Roland.  Lizaiia  pour  Brandimart,  Julio  pour  Hubert  du 
Lion,  et  les  archers  pour  Antifort,  IJlarion,  Adrian,  et  les  deux  fils  du 
marquis  Ulivi'-r.  Elle  les  reçut  avec  beaucoup  de  politesse,  et  leur  dit  : 
Braves  chevaliers,  je  lie  crains  plus  .i  l'heure  qu'il  est  l'empereur  Agri- 
can  Ni  la  reine  Marphise;  votre  valeur  est  capable  de  me  défendre  con- 
tre tous  les  guerriers  de  l'univers. 

A  ce  discours  extravagant  lofticier  et  ses  archers  ne  purent  s'empêcher 
de  rire.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  don  (ihimen  :  vivement  aflligé  de 
voir  sa  dame  dans  une  si  triste  situation  pour  l'amour  de  lui,  il  pensa 
perdre  à  son  tour  le  jugement;  il  ne  laissa  pas  toutefois  de  se  flatter 
qu'elli'  reprendrait  l'usage  de  sa  raison;  et  dans  cette  espérance  :  Ma 
rhére  Ernerenciana,  lui  dit-il  tendrement,  reconnaissez  Lizana  :  rappelez 
votre  esprit  égaré  ;  apprenez  que  nos  malheurs  sont  finis  :  le  ciel  ne  veut 
pas  que  deu.\  cienis  qu'il  a  joints  soient  séparés  ;  et  le  père  inhumain  qui 
nous  a  si  maltraités  ne  peut  plus  nous  être  contraire. 

La  réponse  que  fit  à  ses  paroles  la  tille  du  roi  Gal.nfron  fut  encore  un 
discours  adressé  aux  vaillants  défenseurs  d'.Mhraque,  qui  pour  le  conji 
n'eu  rirent  point.  Le  commandant  même,  quoiipie  très-peu  pitoyable  île 
son  naturel,  sentit  quelque  mouvement  de  comp.ission,  et  dit  à  don  Clii- 
men,  au'il  voyait  accablé  de  douleur  :  Seigneur  cavalier,  ne  désespérez 
point  de  la  guérison  de  votre  dame;  vous  avez  à  Siguença  des  docteurs  en 
médecine  qui  pourront  en  venir  à  bout  par  leurs  remèdes;  mais  ne  nous 
nrrétous  pas  ici  plus  longtemps.  Vous,  seigneur  Hubert  du  Lion,  ajiuta- 
l-il  en  parlant  à  Julio  ;  vous  qui  savez  où  sont  les  écuries  de  ce  château, 
menez-y  avec  vous  .Uitifort  et  les  deux  fils  du  marquis  Olivier  :  choisissez 
les  meileurs  coursiers,  et  les  mettez  au  char  de  la  princesse;  je  vais 
]iendant  ce  temps-là  dresser  mon  procés-verbal. 

En  disant  cela,  il  tira  de  ses  poches  une  écritoire  et  du  papier  ;  et  après 
avoir  écrit  tout  ce  qu'il  voulut,  il  présenta  la  main  à  Angélique  pour  l'ai- 
der ii  descendre  dans  la  cour,  où,  par  les  soins  des  paladins,  il  se  trouva 
un  carrosse  à  quatre  mules  prêt  à  partir  :  il  monta  dedans  avec  la  dame 
et  lion  Chimen ,  et  il  y  fit  entrer  aussi  la  duègne,  dont  il  jugea  que  le 
corrégidor  serait  bien  aise  d'avoir  la  déposiiion.  Ce  n'est  pas  tout  :  par 
ordre  du  chef  de  la  brigade,  on  chargea  de  chaînes  Julio,  et  on  le  mit 
dans  un  .lulre  carrosse,  auprès  du  corps  de  don  Guillem  Les  archers  re- 
montèrent ensuite  sur  leurs  chevaux;  après  quoi  ils  prirent  tous  ensem- 
ble la  route  de  Siguença. 

La  fille  de  Stephani  dit  en  chemin  mille  extravagances,  qui  furent  au- 
tant de  coups  de  poignard  pour  son  amant.  Il  ne  jjouvail  sans  colère  en- 
visager la  duègne.  C'est  vous,  cruelle  vieille,  lui  disait-il,  c'est  vous  qui, 
par  vos  |iersécutions,  avez  poussé  à  bout  Emerenciana  et  troublé  sou  es- 
prit. La  gouvernante  se  justifiiil  d'un  air  hypocrite,  et  donnait  tout  le 
tort  au  défunt.  C'est  au  seul  don  Guillem,  répondit-elle,  qu'il  faut  impu- 
ter ce  malheur  :  ce  père  trop  rigoureux  venait  chaque  jour  effrayer  sa 
fille  par  des  menaces  qui  l'ont  fait  enfin  devenir  folle. 

En  arrivant  à  Siguença,  le  commandant  alla  rendre  compte  de  sa  com- 
mission au  corrégidor,  qui  sur-le-champ  interrogea  Julio  et  la  ducgne, 
et  les  envoya  dans  les  prisons  de  cette  ville,  où  ils  sont  encore.  Ce  juge 
reçut  au.ssi  la  déposition  de  Lizana,  qui  prit  ensuite  congé  de  lui  pour  se 
retirer  chez  son  père,  où  il  lit  suecéiJer  la  joie  à  la  tristesse  et  à  l'iinjuié- 
lude.  Pour  dona  Emerenciana,  le  corrégidor  eut  soin  de  la  faire  conduire 
à  .Madrid,  où  elle  avait  un  oncle  du  coté  maternel.  Ce  bon  parent,  qui  ne 
demandait  pas  mieux  (pie  d'avoir  l'administration  du  bien  de  sa  nièce, 
fut  nommé  .son  tuteur.  Comme  il  ne  pouvait  honncleinein  se  dispenser  de 
paraître  avoir  envie  ((u'elle  guérit,  il  eut  recours  aux  plus  fameux  mé- 
decins ;  mais  il  n'eut  pas  sujet  de  s'en  repentir  ;  car  après  y  avoir  perdu 
leur  latin,  ils  déclarèrent  le  mal  incurable.  Sur  cette  décision  ,  le  tuteur 
n'a  pas  manqué  de  faire  enfermer  ici  la  pupille,  qui,  suivant  les  appa- 
rences, y  demeurera  le  reste  de  .ses  jours. 

La  triste  destinée  !  s'écria  don  Cleophas  ;  j'en  suis  véritablement  touché  ; 
ilona  Emerenciana  méritait  d'être  plus  heureuse.  El  don  Chimen,  ajouta- 
l-il,  qu'est -il  devenu?  Je  suis  curieux  de  savoir  ipiel  parti  il  a  jins.  Un 
fort  raisonnable,  repartit  Asniodée  :  quanil  il  a  vu  que  le  mal  était  sans 
remède,  il  e't  allé  dans  la  Nouvelle-Espagne;  il  espère  qu'en  voyageaiu 
il  perdra  peu  à  peu  le  souvenir  d'une  dame  que  la  raison  et  son  repos 
vi.'iilent  qu  il  oublie...  Mais,  poursuivit  le  Diable,  après  avoir  montre  les 
fous  qui  sont  enfermés,  il  faut  que  je  vous  en  fasse  voir  qui  mi'iitcnl 
de  l'ùire. 

CHAPITRE  X. 
Dont  la  œallère  est  loépaiible. 

Regardons  du  coté  de  la  ville,  et  à  mesure  que  je  dérouvrirai  des  su- 
jets dignes  J'ètrc  mis  au  nombi  e  de  ceux  qui  sont  ici,  je  vous  en  dirai  le 


caractère.  J'en  vois  déjà  un  que  je  ne  veux  pas  laisser  échapper  :  c'est  un 
nouveau  marié  11  y  a  luiil  jouis  rpi,',  sur  le  rapport  qu'on  lui  fit  des  rii- 
quelteries  d'une  aventurière  ipiil  .liiuait,  il  alla  chrz  elle  plein  de  lureiir, 
brisa  une  partie  de  ses  meuble^,  jeta  les  autres  par  les  l'enêtres,  et  le 
lendemain  il  l'épousa.  Un  homme  de  la  sorte,  dit  Zamlnillo,  mérite  assu- 
rément la  première  place  vacante  dans  celte  maison. 

H  a  un  voisin,  reprit  le  boiteux,  que  je  ne  trouve  pas  plus  sage  que 
lui  :  c'est  un  garçon  de  quarante-cinq  ans,  qui  a  de  quoi  vivre,  et  qui 
veut  se  mettre  au  service  d'un  grand.  J'aperçois  la  veuve  d'un  juriscon- 
sulte; la  bonne  dame  a  douze  lustres  accomplis  ;  son  mari  vient  de 
mourir;  elle  vent  se  retirer  dans  un  couvent,  alin,  dit  elle,  que  sa  répu- 
tation soit  à  l'abri  de  la  médi.sance. 

Je  découvre  aussi  deux  pucelles,  ou,  pour  mieux  dire,  deux  filles  de 
cinquante  ans  :  elles  font  des  vœux  au  ciel  pour  qu'il  ait  la  bonté  d'ap- 
peler leur  père,  qui  les  tient  enfermées  eoinme  des  mineures  ;  elles  espé; 
rent  qu'après  sa  mort  elles  trouveront  de  jolis  honinies  qui  les  épouse- 
ront par  iiicliuatiiin.  Pourquoi  non?  dit  l'écolier;  il  y  a  des  hommes  d'un 
goût  si  bizarre!  J'en  demeure  d'accord,  repondit  Asinodee:  elles  peuvent 
trouver  des  épouseurs;  mais  elles  ne  doivent  pas  s'en  llatter  :  c'est  en 
cela  que  consiste  leur  folie. 

Il  n'y  a  point  de  pays  où  les  femmes  se  rendent  justice  sur  leur  âge.  Il 
y  a  un  mois  qii'à  Paris  une  fille  de  quarante-huit  ans,  cl  une  femme  de 
soixante-neur,  allèrent  en  témoignage  chez  un  commissaire  pour  une 
veuve  de  leurs  amies  dont  on  attaquait  la  vertu.  Le  commissaire  inlrr- 
rogea  d'abord  la  femme  mariée,  et  lui  demanda  son  âge  :  quoiqu'elle  eut 
son  extrait  baptistaire  écrit  sur  sou  front,  elle  ne  laissa  p.is  de  dire  har- 
diment qu'elle  n'avait  que  quarante  ans.  Après  <pi  il  l'eui  interrogée,  il 
s'adressa  à  la  fille  :  Et  v  us,  mademoiselle,  lui  dit-il,  quel  âge  avez-vous? 
Passons  aux  autres  (|ueslioiis,  monsieur  le  commissaire,  lui  répondit-elle; 
on  ne  doit  pas  nous  demander  cela.  Vous  n'y  pensez  pas,  reprit-il;  iguo- 
rez-vous  qu'en  justice  ..  Oh  !  il  n'y  a  justice'qui  tienne,  interrompit  brus- 
quement la  fille;  hé!  qu'importe  à  la  justice  de  savoir  quel  âge  j'ai?  Ce 
ne  sont  pas  ses  affaires.  Mais  je  ne  puis  recevoir,  dit-il,  votre  déposition, 
si  votre  âge  n'y  est  pas;  c'est  une  circonstance  requise.  Si  cela  est  abso- 
lument nécessaire,  répliqua-t-elle,  regardez-moi  donc  avec  attention,  et 
mettez  mon  âge  en  conscience. 

Le  commissaire  la  considéra,  et  fut  assez  poli  pour  ne  marquer  que 
vingt-huit  ans.  11  lui  demanda  ensuite  si  elle  connaissait  la  veuve  depui.s 
longtemps.  Avant  son  mariage,  répondit-elle.  J'ai  donc  mal  enté  votre' 
âge,  reprit-il,  car  je  ne  vous  ai  aonné  que  vingt  huit  ans,  et  il  y  en  a 
vingt-neuf  que  la  veuve  est  mariée.  Eh  bien,  s'écria  la  fille,  écrivez  donc 
que  j'en  ai  trente  :  j'ai  pu  ,i  un  au  connaître  la  veuve.  Cela  ne  serait  pas 
régulier,  répliqiia-t-il,  ajoutons-en  une  douzaine.  ÎS'im  pas,  s'il  vous  plaît, 
dit-elle  :  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  contenter  la  justice,  c'est  d'y  mtltrc 
encore  une  année;  mais  je  n'y  mettrai  pas  un  mois  avec,  quand  il  s'agi- 
rait de  mon  honneur. 

Lorsque  les  deux  déposantes  furent  sorties  de  chez  le  commissaire,  la 
femme  dit  à  la  fille  :  Admirez,  je  vous  prie,  ce  nigaud,  qui  nous  croit  assez 
sottes  pour  aller  dire  notre  âge  au  juste  ;  c'est  bien  assez  vraiment  qu'il 
soit  marqué  sur  les  registres  de  nos  paroisses,  sans  qu'il  l'écrive  encore 
sur  ses  papiers,  afin  que  tout  le  monde  en  soit  instruit.  Ne  serait-il  pas 
bien  gracieux  pour  nous  d'entendre  lire  en  plein  b.irreau  :  n  Madame  Ri- 
«  charil,  âgée  de  soixante  et  tant  d'années,  et  mademoiselle  l'erinclle, 
Il  .-Igée  de  quarante-cinq,  déposent  de  telles  et  telles  choses.  »  Pour  moi, 
je  me  moque  de  cela:  j'ai  supprimé  vingt  années,  à  bon  compte;  vous 
avez  fort  bii'U  fait  d'eu  user  de  même. 

(Jii'appelcz-voiis  de  niêine'.'  répondit  la  fille  d'un  ton  brusque;  je  suis 
votre  servante  :  je  n  ai  tout  au  plus  ipie  t^-cnte-ciiiq  ans.  Hél  ma  petite, 
répliqua  l'autre  d'un  air  malin,  à  qui  le  dites-vous?  je  vous  ai  »ue  naître  : 
je  parle  de  longtemps;  je  me  souviens  d avoir  vu  votre  père  :  lorsqu'il 
mourut  il  n'était  pas  jeune,  et  il  y  a  près  de  quarante  ans  qu  il  est  inoit. 
Oli!  mon  père,  mon  père,  interrompit  .ivec  précipitation  la  fille  irritée  de 
la  franchise  de  la  femme  :  quand  mon  père  épousa  ma  mère,  il  était  déjà 
si  vieux,  qu'il  ne  jionvait  plus  faire  d'enfants. 

Je  remarque  dans  une  maison,  poursuivit  l'esprit,  deux  hommes  qui 
ne  sont  lias  trop  raisonnables  :  l'un  est  un  enfant  de  famille,  qui  ne  sau- 
rait garuer  d'argent,  ni  s'en  passer;  il  a  trouvé  nu  bon  moyen  d'en  avoir 
toujours.  Quand  il  est  en  fonds  il  achèlo  des  livres,  et  dés  qu'il  est  à  sec 
il  s'en  défait  pour  la  moitié  de  ce  qu'ils  lui  ont  coûte  L'outre  est  un 
peintre  étranger  qui  fait  des  portraits  de  femmes;  il  est  habile  :  il  dessine 
correctement;  il  peint  à  merveille,  et  attrape  la  ressemblance;  mais  il  ne 
llatle  point,  et  il  s'imagine  qu'il  aura  la  presse.  Inter  tluldis  referatur. 

I^oiniiicnt  donc,  dit  l'écolier,  vous  parlez  latin  !  Cela  iloit-il  vous  éton- 
ner.'  rénondit  le  Diable.  Je  parle  parfaitement  toutes  sortes  de  langues  : 
je  sais  l'hébreu,  le  turc,  1  arabe  et  le  grec;  cependant  je  n'en  ai  pas 
lespril  plus  orgueilleux  ni  jilus  pédantesque  :  j'ai  cet  avantage  sur  vos 
ériidits. 

V'iyez.  dans  ce  (çrand  hotcl,  i  main  gauche,  une  dame  malade,  qu'en- 
tourent plusieurs  lemmes  qui  la  veillent  ;  c'est  la  veuve  d'un  riche  et 
fameux  architecte,  une  femme  cnlétée  de  noblesse.  Elle  vient  de  faire  son 
testaineiit  ■  elle  a  des  biens  immenses,  qu'elle  donne  à  des  personnes  de 
première  qualité,  qui  ne  la  connaissent  seulement  pas;  elle  leur  fait  des 
legs  a  cause  de  leurs  grands  noiiis.  On  lui  a  demandé  si  elle  ne  voulait 
rien  laisser  à  un  ceitain  lioinnie  qui  lui  a  rendu  des  services  considé- 
rables. Hélas!  Don,a-t  cllu  ré;ioudu  d'un  air  triste,  et  j'en  suis  fâchée  : 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


j(!  ne  suis  point  assez  insrrale  pour  refuser  d'avonor  ([ue  je  lui  ai  beau- 
coup d'obli^'ation;  mais  il  est  rolurier,  et  son  nom  désiionorerait  mon 
t  slanient. 

Seigneur  Asmodée,  interrompit  Leandro,  apprenez-moi,  de  grâce,  si 
ce  vieillard  que  je  vois  occupé  à  lire  dans  un  cnl)inet  ne  serait  pomt  par 
hasard  un  homme  à  mériter  d'être  ici?  Il  le  mci itérait  sans  doute,  ré- 
pondit le  démon  :  ce  personnage  est  un  vieux  licencié  qui  lit  une  épreuve 
d'un  livre  qu'il  a  sous  la  presse.  C'est  apparemment  quelque  ouvrage  de 
morale  ou  oe  théologie?  dit  don  Cleophas.  Non,  repartit  le  boiteux,  ce 
sont  des  poésies  gnillardes  qu'il  a  composées  dans  sa  jeunesse  :  au  lieu  de 
les  brûler,  ou  du  moins  de  les  laisser  périr  avec  lui,  il  les  fait  imprimer 
de  son  vivant,  de  peur  qu'après  sa  mort  ses  héritiers  ne  soient  tentés  de 
les  mettre  au  jour,  et  que,  par  respect  pour  son  caractère,  ils  n'en  ôtent 
tout  le  sel  et  l'agrément. 

J'aurais  tort  li'oublier  une  petite  femme  qui  demeure  chez  ce  licencié  : 
elle  est  si  persuadée  qu'elle  plait  aux  hommes,  qu'elle  met  toits  ceux  qui 
lui  pnrlcnt  au  nombre  de  ses  amants.   ' 

Mais  venons  à  un  riche  chanoine  que  je  vois  à  deux  pas  de  là.  II  a  une 
lolic  fort  singulière  :  s'il  vit  frugalement,  ce  n'est  ni  pnrmorlilication,  ni 
par  soljriélé;  s'il  se  passe  d'équipage,  ce  n'est  point  par  avarice.  El  pour- 
ipini  donc  ménage-t-ilson  revenu"?  C'est  pour  ania.sser  de  l'argent,  (hi'en 
veut-il  faire?  des  aumônes'.'  Non  :  il  en  achète  des  tableaux,  des  meubles 
précieux,  di  s  bijoux.  Et  vous  croyez  que  c'est  pour  en  jcwir  pendant  s,\ 
vie?  vous  vous  trompez:  c'est  uniquement  pour  en  parer  son  inventaire. 

Ce  que  vous  dites  est  outré,  interrompit  Zambullo:  y  a-t-il  au  monde 
uu  homme  de  ce  cnractére-là?  Oui,  vous  dis-je,  reprit  le  Diable,  il  a  cette 
manie;  il  se  fait  un  plaisir  de  penser  qu'on  admirera  sou  inventaire. 
A-l-il  acheté,  par  exemple,  un  beau  bureau?  il  le  fait  empaqueter  pro- 
)irement  et  serrer  dans  un  garde-meuble,  afin  qu'il  paraisse  tout  nenl  aux 
yeux  des  fripiers  qui  viendiont  le  marchander  après  sa  mort. 

Passons  à  uu  de  ses  voisins  que  vous  ne  trouverez  pas  moins  fou  :  c'est 
un  vieux  garçon  venu  depuis  peu  des  îles  Pliilippines  à  Madrid,  avec  une 
riche  succession  que  san  père,  qui  était  aiidiltiir  de  l'audience  de  Manille, 
lui  a  laissée.  Sa  conduite  est  assez  extraordinaire:  on  le  voit  toute  la 
journée  dans  les  antichambres  du  roi  et  du  premier  ministre.  Ne  le  pre- 
nez pas  pour  un  ambitieux  qui  brigue  qneb|ue  charge  importante;  il 
n'en  souhaite  aucune,  et  ne  demande  rien,  lié  quoi!  me  direz-vous,  il 
n'irait  dans  cet  cndroil-li  simplement  que  pour  fiiresacour?  Encore 
moins.  11  ne  parle  jamais  au  ministre  ;  il  n'en  est  pas  même  connu,  et  ne 
se  soucie  nullement  de  l'être.  Quel  est  donc  sou  but?  Le  voici:  il  vou- 
drait persuader  qu'il  a  du  crédit. 

Le  plaisant  original!  s'écria  l'écolier  en  éclatant  de  rire;  c'est  se  don- 
ner bien  de  la  peine  pour  peu  de  chose  :  vous  avez  raisim  de  le  mettre  au 
lang  des  fous  à  enfermer.  Oh  !  reprit  Asmoilée,  je  vais  vous  en  montrer 
l)e,Hucoup  d'autres  qu'il  ne  serait  pas  juste  de  croire  jdus  .'■ensés.  Consi- 
dérez dans  cette  grande  maison,  où  vous  apercevez  tant  de  bougies  allu- 
mées, trois  hommes  et  deux  femmes  autour  d'une  table  ;  ils  ont  soupé  en- 
semble, el  jouent  présentement  aux  cartes  pourachever  de  pas.serla  nuit, 
après  (|iioi  ils  se  sépareront:  telle  est  la  vie  que  mènent  ces  dames  et  ces 
cavaliers  Ils  s'asseiiiljlent  régulièrement  tous  les  .soirs,  el  se  quittent  au 
lever  de  l'aurore  pour  aller  dormir,  jusqu'à  ce  que  les  lénèbies  revien- 
nent chasser  le  jour,  ils  ont  renoncé  à  la  vue  du  soleil  et  des  beautés  de 
la  natnre.  Ne  dirait-oii  pas,  à  les  voir  ainsi  environnés  de  flambeaux,  que 
ce  sont  des  morts  qui  attendent  qu'on  leur  rende  les  derniers  devoirs?  Il 
n'est  pas  besoin  d'enfermer  ces  fous-là,  dit  don  Cleophas,  ils  le  sont  déjà. 

Je  vois  dans  les  bras  du  sommeil,  reprit  le  boiteux,  un  homme  (|ue 
j'aime  cl  qui  m'affectionne  aussi  beaucoup,  un  sujel  jjctri  d'une  pâte  de 
ma  façon:  c'est  un  vieux  bachelier  qui  idolâtre  le  liean  sexe.  Vous  ne 
sauriez  lui  parler  d'une  jolie  dame  sans  remarquer  (|h'iI  vous  écoule  avec 
un  extrême  plaisir:  si  vous  lui  dites  qu'elle  a  une  peiile  bouche,  des  lèvres 
vermeilles,  des  dents  d'ivoire,  un  teint  d'albàtie  ;  en  un  mot,  si  vous  la 
lui  peignez  en  détail,  il  soupire  à  chaque  trait,  il  tourne  les  yeux,  il  lui 
prend  des  élans  de  volupté  11  y  a  deux  jours  qu'en  passant  dans  la  rue 
d'.Mcala,  devant  la  bouliipic  d'un  cordonnier  de  femme,  il  s'arrêta  tout 
court  pour  regarder  une  petite  paiitoulle  qu'il  y  apci'çut.  A|irès  l'avoir 
considérée  avec  plus  d'attention  qu'elle  n'en  méritait,  il  dit  d'un  air  pâmé 
à  nu  cavalier  qui  l'accompagnait:  Ah,  mon  amil  voilà  une  panlnulle  qui 
m'enchante  riniiigination  !  que  le  pied  pour  lequel  on  l'a  faite  doit  êlie 
mignon  !  Je  prends  trop  déplaisir  à  la  voir;  éloignons-nous  promj}temenl, 
il  V  a  du  péril  à  passer  par  ici. 

il  faut  iiiaïqiier  de  noir  ce  bachelier-là,  dit  Leandro  Ferez.  C'est  juger 
sainement  de  lui,  reprit  le  Diable,  et  l'on  ne  doit  pas  non  )ilus  marquer 
de  blanc  son  plus  proche  voisin,  un  original  d  audi  eur  qui,  parce  qu  il  a 
un  éi[uipage,  roiii.'it  de  honte  quand  il  est  obligé  de  se  servir  d'un  car- 
rosse de  louage.  Faisons  une  accolade  de  cet  auditeur  avec  un  licencié  de 
ses  parents  qui  possède  une  dignité  d'un  grand  revenu  dans  nue  église 
de  Madrid,  et  qui  va  presque  toujours  eu  carrosse  de  louage,  pour  eu  mé- 
nager deux  fort  propres  et  quatre  belles  mules  qu'il  a  chez  lui. 

Je  découvre,  dans  le  voisinage  de  l'auditeur  et  du  bachelier,  uu  homme 
à  qui  on  ne  peut  sans  injustice  refuser  une  place  parmi  les  fous  :  c'est  un 
cavalier  de  soixante  ans  qui  fait  l'amour  à  une  ji;une  femme  ;  il  la  voit 
Ions  le.s  jours,  et  croit  lui  plaire  en  reiilretcnant  des  bonnes  fortunes 
qu'il  a  eues  dans  ses  beaux  jours;  il  veut  ([u'ellelui  tienne  compte  d'avoir 
clé  autrefois  aimable. 

Mettons  avec  ce  vieillard  un  autre  qui  repose  à  dix  pas  de  nous  :  un 


comte  français  qui  est  venu  à  Madrid  pour  voir  la  cour  d'Espagne.  Ce  vieux 
seigneur  est  dans  son  quatorzième  lustre;  il  a  brillé  dans  ses  belles  an- 
nées à  la  cour  de  son  roi  ;  tout  le  monde  y  admirait  jadis  sa  taille,  son  air 
galant,  et  l'on  était  surtout  charmé  du  goût  qu'il  y  avait  dans  la  manière 
dont  il  s'habillait.  Il  a  conservé  tous  ses  b.iDils,  el  il  les  porte  depuis 
cinquante  ans  en  dépit  de  la  mode,  qui  change  tous  les  jours  dans  son 
)iays.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  plaisant,  c'est  qu'il  s'imagine  avoir  encore 
aujourd'hui  les  mêmes  grâces  qu'on  lui  trouvait  dans  sa  jeunesse. 

11  n'y  a  point  à  hésiter,  dit  don  Cleophas  ;  plaçons  ce  seigneur  fran- 
çais parmi  les  personnes  i|ui  sont  dignes  d'être  pensionnaires  ilans  la  rasa 
de  los  lucox.  J'y  retiens  une  loge,  reprit  le  démon,  pour  une  dame  qin 
demeure  dans  un  grenier  à  côté  de  l'iiôtel  du  comte;  c'est  une  vieille 
veuve  qui,  par  un  excès  de  tendresse  pour  ses  enfants,  a  eu  la  boulé  de 
leur  faire  une  donation  de  tous  ses  biens,  moyennant  une  petite  pension 
alimentaire  que  lesdits  enfants  sont  obligés  de  lui  faire,  et  que,  par  re- 
connaissance, ils  ont  grand  soin  de  ne  lui  pas  paver. 

J'y  veux  envoyer  aussi  un  vieux  garçon  de  bonne  famille,  lequel  n'a  pas 
plutôt  un  ducat  qu'il  le  dépense,  et  qui,  ne  pouvant  se  passer  d'espèces, 
est  capable  de  tout  faire  pour  en  avoir.  H  y  a  quinze  jours  (pie  .sa  blan- 
chisseuse, à  qui  il  devait  (rente  pisloles,  vint  les  lui  demander,  en  lui 
ilisant  (pi'elle  en  avait  besoin  pour  se  marier  à  un  valet  de  chambre  qui 
la  rLcIiercbait.  Tu  as  donc  d'autre  argent,  lui  dit-il  ;  car  où  diable  est  le 
valet  lie  chambre  qui  voudra  devenir  ton  mari  pour  trente  pistoles'?  lié 
mais,  répondit-elle,  j'ai  encore  outre  cela  deux  cents  ducats.  Deux  cents 
ducats  !  répliqua-t-il  avec  émotion  ;  malepeste!  Fu  n'as  qu'à  me  les  don- 
ner à  moi,  je  l'épouse,  et  nous  voilà  quille  à  quille.  11  fut  pris  au  mot,  et 
sa  blanchis.seuse  est  devenue  sa  femme. 

Ilelenons  trois  places  pour  ces  trois  personnes  qui  reviennent  de  son- 
ner en  ville,  et  qui  rentrent  dans  cet  hôtel  à  main  droite,  où  elles  font 
leur  résidence.  L'un  esl  un  comte  qui  se  pique  d'aimer  les  belles-lettres; 
l'antre  est  son  frère  le  licencié,  et  le  troisième  un  bel  esprit  attaché  .i 
eux.  Ils  ne  se  quillenl  presque  point  ;  ils  vont  tous  trois  ensemble  par- 
tout en  visite.  Le  comle  n'a  soin  que  de  se  louer;  son  frère  le  loue  et  se 
loue  aussi  lui-même;  mais  le  bel  esprit  est  chargé  de  trois  soins  :  de  les 
louer  tous  deux,  et  de  mêler  ses  louanges  avec  les  leurs. 

Encore  deux  places;  lune  pour  un  vieux  bourgeois  fleuriste  qui, 
n'ayant  pas  de  quoi  vivre,  v(!ut  entretenir  uu  jardinier  et  une  jardinière 
pour  avoir  soin  d'une  douzaine  de  fleurs  qu'il  a  dans  son  jardin.  L'antre 
pour  un  histrion  qui,  plaignant  les  désagréments  attachés  à  la  vie  comi- 
que, disait  l'autre  jour  à  quelques-uns  de  ses  camarades  :  Ma  foi.  mes 
amis,  je  suis  bien  dégoûté  de  la  profession  ;  oui,  j'aimerais  mieux  n'être 
qu'un  petit  genlilhomme  de  campagne  de  mille  ducats  de  rente. 

De  queli(ue  côté  que  je  tourne  la  vue,  continua  l'esprit,  je  ne  rencontre 
que  des  cerveaux  malades.  J'aperçois  un  chevalier  de  Calatrava,  qui  est 
si  Her  el  si  vain  d'avoir  des  entretiens  secrets  avec  la  tille  d'un  grand, 
qu'il  se  croit  de  niveau  avec  les  premières  personnes  de  la  cour.  Il  res- 
semble à  Villius,  qui  s'imaginait  être  gendre  de  Sylla,  parce  qu'il  était 
bien  avec  la  fille  de  ce  dictateur;  cetie  comparaison  est  d'autant  plus 
juste,  que  ce  chevalier  a,  comme  U  Romain,  un  Longarenus,  c'est-à-dire 
uu  rival  de  néant,  qui  est  encore  plus  favorisé  ((ue  lui. 

On  dirait  que  les  mêmes  hommes  renaissent  de  temps  en  temps  sous 
de  nouveaux  traits.  Je  reconnais,  dans  ce  commis  de  ministre,  Bollanus, 
qui  ne  gardait  de  mesure  avec  personne,  et  qui  rompait  en  visière  à  tous 
ceux  dont  l'abord  lui  était  désagréable.. je  revois,  dans  ce  vieux  président, 
Fiifiilius,  qui  prêtait  son  argent  à  cinq  pour  cent  |iar  mois;  cl  Marsicus, 
qui  donna  sa  maison  paternelle  à  la  comédienne  Origo,  revit  dans  ce  gar- 
çon de  famille  qui  manne  avec  une  femme  de  théâtre  une  maison  de  cam- 
pagne qu'il  a  prés  de  1  Esciirial. 

Asmodée  allait  poursuivie  ;  mais  comme  il  entendit  tout  à  coup  accor- 
der des  iuslriimenls  de  musique,  il  s'arrêta,  cl  dit  à  don  Cleophas  :  Il  y  a 
au  bout  de  cette  rue  des  musiciens  qui  vont  donner  une  sérénade  à  la 
fille  d'un  alcudcddorte  ;  si  vous  voulez  voir  cette  fête  de  prés,  vous  n'a- 
vez qu'à  parler.  J'aime  fort  ces  sortes  de  concerts,  répondit  '/.ambullo; 
approchons-nous  de  ces  symphonistes,  peut-être  y  a-t-il  des  vui.\  parmi 
eux.  Il  n'eut  pas  achevé  ces  mois,  qu'il  se  trouva  sur  une  maison  voisine 
de  I  alcade. 

Lis  joueurs  d'instruments  jouèrent  d'abord  quelques  airs  italiens; 
après  i[iioi,  deux  chanteurs  clianlereut  alternalivenienl  les  couplets  sui- 
vants : 

Si  de  lu  liernio.sur;i  qiiieres 
Un^i  cupiu  cou  mil  {;riicla$; 
liscui'lii,  porque  piclemlo 
El  piiiUiila, 

Si  vous  voulez  une  copie  de  vos  grâces  et  de  votre  bc'iulc'.  l'coiiloz-nini,  o.u'ja 
prétends  en  faire  le  porliait. 

Es  lu  frcuto  toda  nieve 
Y  l'I  aliib.isli'O,  bat  illas 
OITroiio  al  Aiiior,  liaziendc 
En  clla  vaya. 

Votre  visage,  tout  de  neige  et  d'albâtre,  a  fuit  dos  délis  à  l'Amour,  qui  =o 
iiioiju.iil  du  loi. 

Ainitr  labrô  de  tus  rfjas 
Dos  arcos  paru  su  aljava; 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


25 


Y  dcbaxo  ha  dcscubierlo 
Quiea  le  niala. 

L'Amour  a  l'ait  île  vos  sourcils  duux  arcs  pour  son  carquois  ;  mais  ii  a  dOcuu- 
verl  le  dessous  qui  le  lue. 

Eres  duena  de  el  lugar, 

Vandolera  de  la»  aimas, 

Iman  de  los  alvedrios, 

Linda  alhaja. 

■Vous  êtes  souveraine  de  ce  séjour,  la  voleuse  des  cœurs,  l'aimant  des  désirs, 
un  joli  bijou. 

Un  rasgo  do  tu  lierniosura 
Ouisiera  vo  retratarla  ; 
Que  es  est  relia    ts  cielo,  es  sol  ; 
No  es  sino  el  alva. 

Je  voudrais  d'un  seul  Irait  peindre  votre  beauté  :  c'est  une  étoile,  un  ciel,  uii 
soleil;  non,  ce  n'est  qu'une  aurore. 

Les  couplels  sint  galants  el  délicals,  s'écii.i  l'écolier.  Ils  vous  semblent 
tels,  (lit  le  démon,  parce  que  vous  èteslis|j,ii!nol  :  s'ils  élaienl  trnduitsen 
français,  par  exemple,  ils 
ne  jetteraient  pas  uit  trop 
beau  colon  ;  les  lecteurs  de 
celle  nation  n'en  approuve- 
raient pas  les  expressions 
figurées,  et  y  trouveraient 
une  bizarrerie  d'imagina- 
tion <|ui  les  ferait  rire.  Cha- 
que peuple  est  enléié  Je  son 
goi'il  el  de  son  génie  :  mais 
laissons  là  ces  cuu|di'ls,  cnn- 
tiniia-l-il  ;  vous  allez  enten- 
dre une  aiitie  iiiu>i'|iie. 

Suivez  de  l'ieil  ces  i|u,ilrp 
hommes  qui  par.iisseul  su- 
bitement dans  la  rue  :  les 
voici  qui  viennent  fundie 
sur  les  symphonistes, Ceux- 
ci  se  font  des  boucliers  de 
leurs  instruments,  lesquels, 
ne  pouvant  résisler  à  la 
force  des  coups,  volent  en 
éclats.  Voyez  arriver  à  leur 
.secours deus  cavaliirs,  dont 
l'un  est  le  patron  de  la  .sé- 
rénade. Avec  quelle  furie 
ils  chargent  les  agresseurs  ! 
Mais  ces  derniers,  qui  les 
estaient  en  adresse  et  en  va- 
leur, les  reçoivent  de  bonne 
Çrâce  (Juelfeu  ^orl  de  leurs 
epées!  Itemarquez  qu'un 
défenseur  de  la  symphcniie 
tombe;  c'est  celui  qui  a 
donné  le  concert  ;  il  est 
mortellement  blessé.  Son 
compagnon,  nui  s'en  ajier- 
çoit,  prend  la  fuite  :  les 
agresseurs,  de  leur  côté,  se 
sauvent,  et  tous  les  musi- 
ciens disparaissent  :  il  ne 
reste  sur  la  place  que  l'in- 
furtiiné  cavalier ,  dont  la 
mort  est  le  prix  de  sa  séré- 
nade. Considérez  en  même 
temps  la  lille  de  l'alcade  : 
elle  est  à  sa  jalousie,  d'où 
elle  a  observé  tout  ce  qui 
vient  de  se  passer;  celle 
dame  est  si  fiere  et  si  vaine 

de  sa  beauté,  quoi(|iie  assez  commune,  qu'au  lieu  d'en  déplorer  les  effets 
funestes,  la  cruelle  s'en  applaudit,  et  s'en  croit  plus  aimable. 

Ce  n'est  pas  tout,  ajouta-l-il  :  regardez  un  autre  cavalier  qui  s'arréle 
dans  la  rue,  auprès  de  celui  qui  est  iiové  dans  son  sang,  pour  le  secou- 
rir, s'il  est  possible;  mais,  pendant  qu'i[  s'occupe  d'un  .soin  si  charitable, 
prenez  garae  qu'il  est  surpris  par  la  ronde  qui  survient  :  la  voilà  qui  le 
mène  en  prisini,  (ni  il  demeurera  longleinps,  et  il  ne  lui  en  coulera  guère 
moins  que  s'il  était  le  meurtrier  du  mort. 

(Jiic  de  malheurs  il  arrive  celle  nuit  !  dit  '/.amhulln.  Celui-ci,  re|irit  le 
Diable,  ne  sera  pas  le  dvrnier.  Si  vous  étiez  présenlemeiit  n  la  porte  du 
Soleil,  vous  .seriez  effrayé  d'un  spectacle  qui  s'y  prépare,  l'.ir  la  négli- 
gence d'un  domestique  (e  feu  est  dans  un  liùlcl.  uij  il  a  déjà  réduit  en 
cendres  beaucoup  de  meubles  pn-cieux  :  mais  qucli|ue  riches  effrls  (|u'il 
puisse  consumer,  don  l'edre  de  b'scolano,  à  qui  apparlienl  cet  liijlel  ma- 
gniiiijiie,  n'en  regrettera  point  la  perle,  s'il  peut  sauver  Séraphine,  sa 
iille  unique,  qui  se  trouve  en  danger  de  périr. 


AMiiodre  sauve  Sérapliinc  des  llaiiinie: 


Don  Cleoplias  souhaita  de  voir  cet  incendie,  el  le  boiteux  le  transporta 
dans  l'iiislanl  même  a  la  pnrie  du  Soleil,  sur  une  grande  maison  qui  fai- 
sait face  à  celle  ou  était  le  l'eu. 


CUAPITRE  XI. 

De  l'iiuTiulie.  eldc  ce  ([ue  lit  .\siMuilée en  celle  occasion,  par  aiuiiio  pour  (I911  Cleoplias. 

Us  entendirent  d'abord  les  voix  confuses  de  plusieurs  personnes,  dont 
les  unes  criaient  au  feu,  et  les  autres  demandaient  de  l'eau.  Ils  remar- 
quèrent, peu  de  temps  après,  qu'un  grand  escalier,  par  ou  l'on  montait 
aux  principaux  appartemenls  de  l'iicit'  1  de  don  Pédre,  était  lont  cnllainmé  ; 
ils  virent  ensuite  sortir  par  les  fenêtres  des  tourbillons  de  llanirae  el  de 
fumée. 

L'incendie  est  dans  sa  fureur,  dit  le  démon  :  déjà  le  feu,  parvenu  jus- 
qu'au toit,  commence  a  s'y  faire  un  passade,  et  remplit  l'air  d'étincelles. 
L'embrasement  devient  tel,  que  le  peuple,  qui  accoiiit  de  toutes  parts 

pour  l'eleindre ,  ne  peut 
s'occuper  qu'à  le  regarder. 
Démêlez  dans  la  foule  des 
spectateurs  un  vieillard  en 
robe  dt!  cliaiiilire  ;  c'est  le 
seigneur  de  Escolano.  lîu- 
Icndez-vous  ses  cris  el  ses 
lamentalionsi'  Il  s'adresse 
aux  hommes  qui  l'enviroii- 
nenl,  el  les  conjure  d'aller 
délivrer  sa  lille  ;  mais  il  a 
beau  leur  |)ronietlre  une 
grosse  récompense,  aucun 
ne  veut  exposer  sa  vie  pour 
celte  dame,  (|iii  n'a  que  seize 
ans,  el  iloiil  la  beauté  est 
iiiconiparalile.  \'iiyaiil  qii  il 
implore  en  vain  leur  assis- 
tance, il  s'arrache  les  che- 
veux ella  moiislache  ;  il  se 
Irappi'  la  poitrine  ;  l'excès 
de  s'i  douleur  lui  fait  l'aire 
des  actions  insensées.  D'un 
antre  eùté  ï'eiapliiiie,  aban- 
donnée de  ses  femmes,  s'est 
évanouie  de  frayeur  dans 
son  appai  bineiM,  ou  bienl(il 
nue  ép.iisse  fumée  va  l'éloul- 
l'er  :  anciiii  inorlel  ne  peut 
la  secourir. 

Ah  !  .selgneHr  Asinodéc  ! 
s'écria  Leandro  l'erez,  en- 
Irainé  parles  mouvements 
d'une  gi'iiéieiise  conipas- 
sicni,  cédez  à  la  pitié  dont 
je  me  sens  saisi,  et  ne  reje- 
tez pas  la  prière  i|iie  je  vous 
lais  de  sauver  cette  jeune 
d.iine  de  la  inori  prochaine 
qui  la  incnace  :  c'esl  ce  que 
je  vous  demande  pour  prix 
du  service  que  je  vous  ai 
rendu.  Ne  vous  Ojqioscz 
poinl,ciimmc  tanlùl,  à  mon 
envie  ;  j'en  aurais  un  cha- 
grin moilel. 

Le  Diable  .sourit  en  1  nien- 
danl  parler  ainsi  l'éidlier. 
Seigneur  /.ambiillo,  lui  dit- 
il,  vous  avez  toutes  les  ipia- 
lilés  d'un  bon  chevalier  errant  :  vous  êtes  courageux,  conipalissanl  aux 
peines  d'anliui,  et  Irés-prompl  au  service  des  jeunes  demoiselles.  Ne 
seriez-voiis  pas  homme  li  vous  jeter  au  milieu  de  ces  llamnies,  comme 
UD  Amadis,  nour  aller  délivrer  Séraphine,  et  la  rendre  saine  el  sauve  li 
son  père?  l'Iùt  au  ciel  !  répondit  rleoplias,  i|iic  la  iIiom'  fi'il  possible,  je 
l'entreprendrais  sans  balancer.  Votre  morl.  lepril  le  lniilinv.  sérail  tout 
le  salaire  d'un  si  bel  exploit.  .le  vous  l'ai  ib'ja  dit  la  v.ilenr  biimaine  ne 
peut  rien  dans  cette  occasion,  el  il  faut  bien  qui'  je  m'en  mêle  pmir  vous 
coiilenler  :  regardez  de  quelle  fa(;oii  je  vais  m'y  prendre  ;  observez  d'ici 
toutes  mes  opérations. 

Il  n'eut  pas  silùt  dit  ces  pandes,  qii'cinprunlant  la  ligure  de  Lcnndro 
l'erez,  au  grand  élonnemenl  de  cet  écolier,  il  se  glissa  parmi  le  peuple, 
traversa  la  presse,  el  se  lança  dans  le  feu.  comme  dons  son  élémenl,  à  la 
vue  des  gpecinteurs,  qui  furent  effrayés  de  celle  aciioii.  et  ipii  l.i  blàinérent 
par  un  cri  général.  (,luel  exlravaganl!dis.iil  l'un  ;  comininl  l'iiiléiêl  al  il 
pu  l'aveugler  jusi|ue-là'.'  S'il  n'éliiil  pas  entiereii.enl  fou,  l,i  récompenso 

4 


26 


LE  DIABLE  BOITEUX 


promise  nerniirail  niillpnipnl  lenlé.  1\  f;nit.  dirait  l'nuire,  qiii>  Of  jeune 
téméraire  soil  un  amant  de  la  lil.e  de  don  l'éJie.  et  'pie,  dans  l-i  douleur 
qui  le  possède,  il  ait  résolu  de  sauver  sa  luailresse,  ou  de  se  perdre  avec 
elle. 

EnDn  ils  comptaient  tous  qu'il  aurait  le  sort  d'EmpéJode.  lorsqu  une 
minute  après  ils  le  vir.nl  sortir  des  llammes  avec  >ér.ipliine  entre  ses 
bras.  L'air  retentit  d'acclamations;  le  peuple  donna  mille  loiianiji'sau  hrave 
cavalier  qui  avait  fait  un  si  beau  coup.  (Juand  la  témérité  est  heureuse 
elle  ne  trouve  plus  de  censeurs,  et  ce  prodige  parut  à  la  nation  un  effet 
très-naturel  du  courage  espagnol. 

Comme  la  dame  était  encore  évanouie,  son  père  n'osa  se  livrer  à  la 
joie  :  il  craignit  qu'après  avoir  été  si  heureuseinenl  délivrée  du  feu,  elle 
lie  mourut  a  ses  yeux  de  l'impression  terrible  qu'avait  di'i  faire  en  son 
cerveau  le  péril  qu'elle  avait  couru;  mais  il  fut  bientôt  rassuré,  elle  re. 
vint  de  son  évanouissement  par  les  soins  qu'on  prit  de  le  dissiper.  Elle 
envisagea  le  vieillard,  et  lui  ditdun  air  tendre  :  Seigneur,  je  serais  plus 
afiligéè  que  réjouie  de  voir  mes  jours  conservés,  si  les  vôtres  ne  l'étaient 
pas.  Ah  :  ma  Dlie,  lui  répondit-il  en  l'embrassant,  puisque  je  ne  vous  ai 
])ns  perdue,  je  suis  consolé  de  tout  le  reste.  Remercions,  poursiiivil-il  en 
lui  présentant  le  faux  don  CIcophas,  remercions  tous  deux  ce  jeune  ca- 
valier. C'est  votre  libérateur;  c'est  à  lui  qne  vous  devez  la  vie  ;  nous  ne 
pouvons  lui  témoigner  assez  de  reconnaissance,  et  la  somme  que  j  ai 
promise  ne  saurai!  "nous  acquitter  envers  lui. 

Le  Diable  prit  alors  la  parole,  et  dit  à  don  Pédre  d'un  air  poli  :  Sei- 
çneur,  la  récompense  que  vous  avez  proposée  n'a  eu  aucune  pari  au 
service  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous  rendre  :  je  suis  noble  et  Castillan, 
le  plaisir  d'avoir  essuyé  vos  larmes,  et  arraché  aux  llammes  l'objet  char- 
maut  qu'elles  allaient  consumer, -est  un  salaire  qui  me  suffit. 

Le  désintéressement  et  la  générosité  du  libérateur  firent  concevoir 
pour  lui  une  estime  intinie  au  seigneur  de  Escolano,  qui  le  pria  de  le  ve- 
nir voir,  et  lui  demanda  son  aniilié,  en  lui  offrant  la  sienne.  Après  bien 
des  compliments  de  part  et  d'antre,  le  père  et  la  fille  se  retirèrent  tl»ns 
un  corps  de  loais  qui  était  au  boni  du  jardin  ;  ensuite  le  démon  rejoignit 
l'écolier,  qui,  ïe  voyant  revenir  sous  sa  première  forme,  lui  dit  :  Seigneur 
Diable,  mes  yeux  lii  auraient-ils  trompé?  n'éliez-vous  pas  tout  é  l'heure 
sous  ma  ligui-e?  Pardonnez-moi,  répondit  le  boiteux;  et  je  vais  vous  ap- 
prendre le"  motif  de  celle  métamorphose.  J'ai  formé  un  grand  dessein: 
je  prétends  vous  faire  épouser  Séraphiue  ;  je  lui  ai  déjà  inspiré,  sous  vos 
traits,  une  passion  violente  pour  Voire  Seigneurie,  bon  Pedre  est  aussi 
trés-SJitisfait  de  vous,  parce  qne  je  lui  ai  dit  fort  poliment  qu'en  délivrant 
sa  fille  je  n'avais  eu  en  vue  que  de  leuï  faire  plaisir  à  l'un  et  a  l'autre,  cl 
»|ue  l'honneur  d'avoir  heureusement  mis  fin  à  une  si  périlleuse  aventure 
élail  une  assez  belle  récompense  pour  un  gentilhomme  espagnol.  Le  bon- 
homme a  l'àme  noble  :  il  ne  voudra  pas  demeurer  en  reste  de  générosité; 
et  je  vous  dirai  (|u'en  ce  moment  il  délibère  en  lui-même  s'il  vous  fera 
son  gendre,  [lour  mesurer  sa  reconnaissnuce  au  service  qu'il  s'imagine 
qne  vous  lui  avez  rendu. 

En  attendant  qu'il  s'y  détermine,  ajouta  le  boiteux,  gagnons  un  endroit 
plus  favorable  i|ue  celïii-ci  pour  continuer  nos  observations.  A  ces  mots, 
il  emporta  l'écolier  sur  une  haute  église  remplie  de  mausolées. 

CHAPITRE  XII. 

Desloralifaux,  des  ombres  ot  de  la  mort. 

Avant  que  nous  poursuivions  l'examen  des  vivants,  dit  le  démon, 
troublons  pour  ipielqnes  moments  le  repos  des  moris  de  cette  église  ; 
jiareonrons  tous  ces  tombeaux  ;  dévoilons  ce  qu'ils  recèlent  ;  voyons  ce 
qui  les  a  fait  élever. 

Le  premier  de  ceux  qui  sont  à  main  droite  cont'ent  les  tri.-tes  restes 
d'un  officier  général  qui,  comme  un  antre  Agamemnon,  trouva,  au  re- 
tour de  la  guerre,  un  Egislhe  dans  sa  maison.  Il  y  a  dans  le  sieouj  un 
jeune  cavalier  de  noble  race,  qui,  voulant  montrer  son  adresse  et  sa  vi- 
gueur à  sa  dame  un  juur  de  combat  de  taureaux,  fnl  cruellement  occis 
par  nn  de  ces  animaux-là.  El  dans  le  troisième  gil  un  vieux  prélat  sorti 
de  ce  monde  assez  brusquement,  pour  avoir  fait  son  testament  en  [deiiie 
santé,  cl  l'avoir  lu  à  ses  domestiques,  .i  ipii,  comme  un  bon  maître,  il 
léguait  quelque  chose.  Son  cuisinier  fut  iiiqiatient  de  recevoir  son  legs. 

Il  repose  dans  le  quatrième  mausolée  un  courtisan  qui  ne  s'est  jamais 
fatigué  qu'à  faire  sa  mur  ;  on  le  vil,  pendant  soixante  ans,  tons  les  jours, 
au  lever,  an  diner,  au  souper  et  an  conelier  du  roi,  qui  le  combla  de  bien- 
faits pour  récom|ienser  son  assiduité.  An  reste,  dit  don  Cleoplias,  ce 
courtisan  élait-il  homme  à  rendre  service?  A  personne,  ré|iondit  le 
Diable  :  il  promcllail  volontiers  de  faire  plaisir:  mais  il  ne  tenait  jamais 
ses  promesses.  Le  misérable!  réplicpia  Leandro  :  si  l'on  voulait  retran- 
cher de  la  société  civile  les  hommes  qui  y  sonl  de  trop,  il  faudrait  com- 
mencer par  les  courtisans  de  ce  caractére-là. 

I.c  cinquième  tombeau,  reprit  Asmodéc ,  renferme  la  dépouille  mor- 
telle d  un  seigneur  zélé  pour  la  nalicin  espagnole,  et  jaloux  de  la  gloire 
de  son  maître.  Il  lut  tonte  sa  vie  ambassacienr  a  Home  ou  en  Fiance,  en 
Anglelcirc  ou  en  Portugal.  Il  se  ruina  si  bien  dans  ses  ambassades,  qu'il 
n'avait  pas  <le  i(noi  se  faire  enterrer  quand  il  mourut,  mais  le  roi  eu  fit 
la  dépense  pour  reconmiltrc  ses  services. 

Passons  aux  monuments  qui  sont  de  l'autre  coté.  Le  premier  est  celii 


d  un  gros  négocianl  qui  laissa  de  grandes  richesses  a  ses  enfants;  mais, 
de  peur  qu'elles  ne  leur  fis  eut  oublier  de  qui  ils  élaienl  sorlis.  il  lit  gra- 
vei  surson  lomliean  sou  nom  et  sa  qualité,  ce  qui  ne  piail  guère  anjour- 
d'Iiui  à  ses  descendants. 

Le  mausolée  qui  suit,  et  qui  surpasse  tous  les  autres  en  magnificence, 
est  un  morceau  que  les  voyagenis  regardent  avec  admiration.  Eu  cltel, 
dit  Zamliullo,  il  me  paraît  aamirable  ;  je  suis  enclianté  surlout  de  ces  deux 
représentations  qui  sont  à  genoux  :  voilà  des  ligures  bien  travaillées! 
Que  le  sculpteur  qui  les  a  faites  était  un  habile  ouvrier!  .Mais  ajqtrcnez- 
nioi,  de  grâce,  ce  que  les  personnes  qu'elles  représentent  ont  éié  pen» 
daiit  leur  vie. 

Le  boiteux  reprit  :  Vous  voyez  un  duc  et  son  épouse.  Ce  seigneur  était 
grand  sommelier  du  corps;  il  remplissait  sa  charge  avec  honneur,  et  sa 
femme  vivait  dans  une  haute  dévotion.  U  faut  que  je  vous  raconte  un 
trait  de  celte  bonne  duchesse  ;  vous  le  trouverez  un  peu  gaillard  pour  une 
dévole.  Le  voici  : 

Celte  dame  avait  pour  directeur,  depuis  longtemps,  un  religieux  delà 
Merci,  nommé  don  Jérôme  d'.Xgnilar,  homme  de  bien  et  fameux  prédi- 
cateur. Elle  en  était  tiés-salisfaile,  lorsqu'il  parut  à  .Madrid  un  domini- 
cain qui  se  mit  à  prêcher  de  façon  que  Sont  le  peuple  en  fut  enchanté. 
Ce  nouvel  orateur  s'ajipelait  le  fiére  Placide:  on  courait  à  ses  sermons 
comme  ,i  ceux  du  cardinal  Ximenès  ;  et  sur  sa  réputation,  la  cour  ayant 
voulu  l'entendre,  eu  fut  encore  plus  contente  que  la  ville. 

Notre  duchesse  se  Ut  d'abord  un  point  d  humeur  de  tenir  bon  contre 
la  renommée,  et  de  résisler  à  la  curiosité  d'aller  juger  par  elle-même  d» 
l'éloquence  du  fi  éi'e  Placide.  Elle  en  usait  ainsi  pour  prouver  ,i  son  di- 
reeienr  qu'eu  pénitenle  délicate  et  sensible,  elle  entrait  dans  les  sentiments 
de  dépit  et  de  jalousie  ipic  ce  nouveau  venu  iiouvaitlui  causer.  Il  n'y  eut 
poni'laiil  pas  moyen  de  s'en  défendre  toujours;  le  dominicain  fil  lanl  de 
brnit,  qu'elle  céda  enfin  ;i  la  lenlalion  de  le  voir  :  elle  le  vit,  l'enteiKlil 
prêcher,  le  goûta,  le  suivit;  et  la  petite  inconstante  forma  le  projet  de  se 
melire  sous  sa  direction. 

Il  fallait  auparavant  se  débarrasser  du  religieux  de  la  Merci;  cela  n'était 
pas  facile  :  un  guide  s|iiriluel  ne  se  quille  pas  comme  un  amant;  une  dé- 
vote ne  veiil  point  pas.ser  pour  volage,  ni  perdre  l'estime  d'un  direclenr 
qu'elle  abandonne.  (Jiie  lit  la  duchesse'?  Elle  alla  trouver  don  Jéionie,  et 
lui  dit  d'un  air  au>si  tri.ste  qne  si  elle  eùl  été  véritablement  affiigéc  :  Mon 
père,  je  suis  au  désespoir  ;  vous  me  voyez  dans  un  élonnement,  dans  une 
afilielion,  dans  une  jier|ilexilé d'esprit  inconcevables.  Oii'avez-vous  donc, 
madame'?  répondit  d  Aguilar?  Le  croiriez-voiis,  reprii-elle  :  mon  mari, 
cpii  a  toujours  eu  une  parfaite  confiance  en  ma  vertu,  après  m'avoir  vue 
si  longtemps  sous  votre  conduite  sans  faire  jiarailre  la  moindre  inquiétude 
sur  la  mienne,  se  livre  tout  à  coup  à  des  soupçons  jaloux,  et  ne  vent  pins 
que  vous  soyez  mou  directeur.  Avez-vous  jar'nais  ouï  parier  d  un  pai-eil 
caprice?  J  al  en  beau  lui  reprocher  qu'il  offensait  avec  moi  un  homme 
d'une  piété  profonde  et  délivré  de  la  tyrannie  des  passions,  je  n'ai  fait 
c(u  augmenter  sa  défiance  en  prenant  votre  parti. 

Dmi  Jérôme,  malgré  tout  son  esprit,  donna  dans  ce  rapport  :  il  est  vrai 
qu'elle  le  lui  avail"lait  avec  des  démonslralions  à  tromper  toute  la  lerre. 
(juiiique  fâché  de  perdre  une  pénitente  de  celte  importance,  il  ne  laissa 
pas  de  l'exhorter  a  se  conformer  aux  volontés  de  son  époux.  .Mais  Sa  Ré- 
vérence ouvrit  enfin  les  yeux,  et  fut  an  fait  lorsqu'elle  apprit  qne  celte 
dame  avait  choisi  le  frérePlacide  pour  directeur. 

A|irés  ce  grand  soninmlier  et  son  adroite  épouse,  continua  le  Diable, 
nn  mausolée  plus  modeste  recèle,  depuis  peu  de  temps,  le  bizarre  assem- 
blage d'un  doyen  du  con.seil  des  Indes  et  de  sa  jeune  femme.  Ce  doyen, 
dans  sa  soixan  e-troisiéme  année,  épousa  une  fille  de  vingt  ans.  Il  avait 
d'un  premier  lit  deux  enfants  dont  il  était  prêt  à  signer  la  ruine,  lors- 
qu'une ajiuplexie  l'emporta.  Sa  femme  mourut  vingt-quatre  heures  après 
lui,  de  regret  qu'il  ne  fut  pas  morl  trois  jours  idus  lard. 

Nous  voiii  arrivés  au  monumenl  de  celle  église  le  plus  respectable; 
les  Espagnols  ont  autant  de  vénération  |ionr  ce  tombeau  que  les  Romains 
en  avaient  pour  celui  de  Romnlus.  De  quel  grand  personnage  renferme- 
t-il  donc  la  cendre?  dit  Leandro  Perez.D'un  premier  ministre  de  la  cou- 
ronne d'iispasne  répondit  Asmodéc  :  jamais  la  monarchie  n'en  anr.n  pent- 
être  de  pareil.  Le  roi  se  reposa  du  soin  du  gouvernemenl  sur  ce  grand 
homme,  i|ni  sut  si  bien  s'en  acquitter,  que  le  nionar(|ue  et  les  sujets  eu 
furent  trés-conleiits.  L  Etal,  sous  son  ministère,  fut  toujours  llorissanl 
et  les  peuples  heureux  ;  enfin  cet  habile  mini>treeul  beaucoup  de  religion 
et  d'humanité.  Cependant,  quoiqu'il  n  eut  rien  à  se  reprochercu  mourant, 
la  délieale>se  de  son  poste  ne  laissa  pas  de  le  faire  trembler. 

Un  peu  au  del.i  de  ce  ministre  si  digne  d  élre  regretté,  démêlez  dans 
un  coin  une  table  de  marbre  noir  attachée  à  un  pilier.  Voulez-vous  que 
j'ouvre  le  .sépulcre  qui  esl  dessous  pour  vous  montrer  ce  qui  reste  d'une 
I  lie  bourgeoise  (|iii  moiirnl  à  la  fieur  de  sou  .Igc,  el  dont  la  be  uté  char- 
mait tous  les  yenxî  Ce  n'est  plus  que  de  la  poussière  ;  c'était  de  son  vi- 
vant une  personne  si  aimable,  iiue  son  père  avait  de  conlinuelles  alarmes 
que  ipielque  amant  ne  la  lui  enlev,1l,  ce  qui  aurait  bien  pu  arriver  si  elle 
eût  vécu  plus  longlemps.  Trois  cavaliers,  qui  l'idohllraieul,  furent  incon- 
solables de  sa  perte  et  se  donnèrent  la  mort  pour  signaler  leur  désespoir. 
Leur  tragique  histoire  est  gravée  en  lettres  d'or  sur  celte  table  de  mar- 
bre, avec  trois  petites  figures  qui  représenlenl  ces  Irois  galants  désespé- 
rés :  ils  sonl  prêts  îi  se  défiire  eux-mènics  ;  l'un  avale  nu  veire  de  poi- 
son, l'autre  se  perce  de  son  épée,  et  le  troi'sieme  se  passe  au  cou  une  fi- 
celle pour  se  pendre."* 


LE  DIABLE  BOITECX. 


Le  démon,  remarquant  en  cet  endroit  ipie  l'écolier  ri.il  do  (ont  son 
cœur,  cl  IroinMil  forl  pl.iis.mt  qu'on  eùl  orné  do  ces  trois  litçiires  l'épi- 
t;i|ilie  de  l.i  bourgeoise,  lui  dit  ;  Puisque  celte  imaginjilion  vous  réjouit, 
|ieu  s'en  faut  qu'en  cet  iusl.inl  je  ne  vous  tr.ins|ioile  sur  les  bords  du 
Tiige,  pour  vous  moulrer  le  monument  (|u'un  :iuleur  dramatique  a  fail 
cous' ruire  dans  une  église  d'un  village  auprès  d'Almaraz,  où  il  s'ét.iit 
n  tiré  après  avoir  mené  à  Madrid  une  longue  el  joyeuse  vie.  Cet  auteur  a 
donné  au  théâtre  un  grand  nombre  de  cnmédies  pleines  dcgr.ivilures  el 
de  gros  sel,  mais  il  s'en  est  rejeuli  avant  sa  mort;  el,  pour  expier  le 
scajid.ile  qu'elles  ont  causé,  il  a  lait  peindre  sur  son  tombeau  une  espèce 
de  bnclicr  composé  de  livres  qui  représentent  quelques-unes  de  ses  pie- 
ces,  el  I  ou  voil  la  Pudeur,  qui  lient  un  Uanibeau  allumé  pour  y  nicllre 
le  U-M. 

Oulre  les  morls  qui  sont  dans  les  mausolées  que  je  viens  de  vous  faire 
observer,  il  y  en  a  une  inlinilé  d'aiilres  qui  ont  élé  enterrés  ici  forl  sim- 
plement. Je  vois  errer  loules  leurs  ombres:  e  les  se  proniéneul,  passcnl 
el  repassent  sans  cesse  les  unes  auprès  des  autres,  sans  troubler  le  pro- 
fond repos  qui  légue  dans  ce  lieu  saint.  Elles  ne  se  parlent  point  ;  mais  je 
lis  dans  leur  silence  toutes  leurs  pensées.  Que  je  suis  morlitié,  s'écria 
don  Cleophas,  de  ne  pouvoir  jouir,  comme  vous,  du  plaisir  de  les  aperce- 
voir !  Je  puis  encore  vous  donner  ce  conlentemenl.  lui  dit  .\siiiodée  ;  rien 
n'est  plus  facile  pour  moi.  En  même  temps  ce  démon  lui  louclia  les  yeui, 
et,  par  un  prestige,  lui  fil  voir  un  grand  nombre  de  fanlomes  blancs. 

A  l'apparition  de  ces  spectres,  Zanibullo  frémit.  Comment  donc,  lui  dit 
le  Diable,  vous  frémissez?  ces  ombres  vous  l'ont  peur?  (Jue  leur  habiUe- 
nienl  ne  vous  épouvante  point;  accoulumez-vous-y  dés  à  présent  :  vous  le 
porterez  à  voire  tour;  c  est  l'uniforme  des  mânes;  ra.ssurez-vous  donc, 
et  ne  cr.iignez  rien.  Poiivez-vous  manquer  de' fermeté  dans  celle  occa- 
sion, vous  qui  avez  eu  l'assurance  de  soutenir  ma  vue?  ces  gens-ci  ne 
sont  pas  si  méchants  que  moi. 

L'écolier,  à  ces  paroles,  rappelant  tout  son  courage,  regarda  les  fan- 
tômes assez  hardiment.  (Considérez  alleiitivemenl  toutes  ces  ombres,  lui 
dil  le  boiteux  :  celles  ipii  ont  des  mausolées  sont  confondues  avec  celles 
qui  n'ont  qu'une  misérable  bière  pour  tout  monument  :  la  subordination 
qui  les  dislingiiail  les  unes  des  autres  pendant  leur  vie  ne  subsisle  plus  ; 
le  grand  sommelier  du  corps,  el  le  premier  ministre,  ne  sont  pas  plus 
présentement  que  les  plus  vils  ciloyens  enterrés  dans  celle  église.  La 
grandeur  de  ces  nobles  mânes  a  fini  avec  leurs  jours,  comme  celle  d'un 
héros  de  tliéiitre  finit  avec  la  pièce. 

Je  fais  une  rcmar(|ue.  Hit  Leandro  :  je  vois  une  ombre  qui  se  promène 
toute  seule,  el  semble  fuir  la  compagnie  des  autres.  Dites  pliiiôt  i|ue  les 
autres  évileul  la  sienne,  répondit  le  démon,  el  vous  direz  la  vérilé  :  savez- 
vous  bien  quelle  est  cette  ombre-là?  c'est  celle  d'un  vieux  nolaire,  lequel 
a  eu  la  vainlé  de  se  faire  enterrer  dans  un  cercueil  de  plomb;  ce  qui  a 
choqué  tous  les  autres  mânes  de  bourgeois,  dont  les  cadavres  ont  été 
mis  en  terre  ici  plus  modestement.  Ils  ne  veulent  point,  pour  morlilier 
.son  orgueil,  que  son  ombre  se  mile  parmi  eux. 

Je  viens  de  faire  encore  une  observation,  reprit  don  Cleophas  :  deux 
ombres,  en  passant  l'une  devant  l'autre,  se  sont  arrêtées  un  momrnt  pour 
se  regarder,  ensuite  elles  ont  continué  leur  chemin,  (le  sont,  repartit  le 
Diable,  celles  de  deux  amis  intimes,  dont  l'un  était  peinire  el  l'aulie 
musicien  :  ils  étaient  un  peu  ivrognes,  à  cela  prés  forl  honnêtes  gens.  Ils 
cessèrent  de  vivre  la  même  année  :  quand  leurs  mânes  .se  rencoutrent, 
frappes  du  souvenir  de  leurs  plaisirs,  ils  se  disent  par  leur  triste  sileuce: 
Ah!  mon  ami,  nous  ne  boirons  plus. 

Miséricorde  1  s'écria  l'écolier,  qu'est-ce  que  je  vois?  je  découvre  au  bout 
de  celle  église  deii.x  ombres  qui  se  proniènenl  ensemble  :  qu'elles  me 
semblent  mal  appareillées  !  leurs  tailles  et  leurs  allures  sont  bien  dillé- 
reiiies  :  liineesl  d'une  bauleiir  démesurée,  el  marche  forl  iiravomenl ,  an 
lieu  ([ue  l'anlreest  petite,  el  »  l'air  évaporé.  La  grande,  reprit  le  boi- 
teux, est  celle  d'un  Allemand  qui  |ierilil  la  vie  pour  avoir  bu,  dans  une 
débauche,  trois  santés  avec  du  labac  dans  son  vin  ;  el  la  petite  est  celle 
d'un  FraDçaig,  lequel,  suivant  l'esprit  de  sa  nation,  s'avisa,  en  entrant 
dans  une  église,  de  présenter  poliment  de  l'eau  bénite  à  une  jeune  dame 
qui  en  sortait  :  dès  le  m^me  joilr,  pour  prix  de  sa  politesse,  il  lut  cou- 
ché par  terre  d'un  coup  d'escopette. 

De  mon  coté,  dit  Asmodée,  je  consbière  trois  ombres  reinar(|iiables 
que  je  démêle  dans  la  l'onle  :  il  faut  que  je  vous  apprenne  de  ipiellc  fa- 
çon elles  ont  été  séparées  de  leur  matière.  Elles  animaient  les  jolis  coips 
de  Iroit  comédiennes  (|ni  faisaient  autant  de  bruit  à  .Madrid,  dans  leur 
temps.  qii'Oiigo.  Cvlbéris  el  Arbuscula  en  ont  fait  à  Itomi  dans  le  leur, 
et  qui  possédaient,  aussi  bien  qu'elles,  l'art  de  divertir  les  hommes  en 
public,  el  de  les  ruiner  en  iiartirnlicr.  Voici  quelle  fut  la  fin  de  ces  fa- 
meuses coméiliennes  espagnoles  ;  l'une  creva  subitcmenl  d'envie,  au 
briiil  des  applaudissemeniMlii  parterre  au  débul  d'une  actrice  iioii\elle; 
l'aiilre  trouva  dans  l'excès  de  lu  bonne  chère  l'inraillilile  mort  (|iii  le  Miil  ; 
el  la  troisième,  venant  de  s'écliauri'er  sur  la  scène  a  jouer  le  rôle  d'une 
vestale,  mourut  d'une  fausse  eouclie  derri  re  le  ihèAlre. 

Mais  laissons  en  repos  toutes  ces  ombres,  poursuivit  le  déinoii  ;  nous 
le»  avons  assez  examinées  :  je  veux  présenter  i  voire  vue  un  nouveun 
speetncle  qui  doit  faire  sur  vous  une  impression  encore  plus  foi  te  que 
eelni-ci.  Je  vais,  par  la  même  puissance  ipii  vous  n  fail  apercevoir  ces 
mânes,  vous  rendre  la  .Mort  visible.  Vous  allez  conlrmpler  celle  cruelle 
enncniir  du  ^l'iue  tiMin.iiii,  l.iqnrll.'  luiirne  sans  ies«.r  autour  des  hommes 
sans  qu'ils  là  voient  ;  qui  parcouit  eu  un  clin  d  œil  toutes  les  parties  du 


inonde,  el  fait  dans  un  même  moment  sentir  son  pouvoir  aux  divers  peu- 
ples qui  les  habitent. 

Rrgardez  du  colé  de  l'orient;  la  voilà  qui  s'offre  à  vos  yeiix  :  une 
trnu|e  nombreuse  d'oiseaux  de  mauvais  augure  vole  devant  elle  avec  la 
Terreur,  el  annonce  son  passage  par  des  cris  funèbres.  Sou  infatig:ilile 
main  est  armée  de  la  faux  terrible  sous  laquelle  loiiibent  surcessiveineut 
tonies  les  générations  Sur  une  de  ses  ailes  sont  peints  la  guerre,  la  peste, 
la  famine,  le  naufrage,  l'incendie,  avec  les  autres  accidenls  funestes  qui 
lui  fournissent  à  chaque  instant  une  nouvelle  proie;  et  l'on  voil  sur  l'au- 
tre aile  de  jeunes  médecins  qui  se  fout  recevoir  docteurs,  en  présence  de 
la  .Mort,  qui  leur  donne  le  bonnet,  après  leur  avoir  fait  jurer  qu'ils 
n'exerceront  jamais  la  médecine  aulrement  qu'on  la  pratique  ànjour- 
dhui. 

(Juoiipie  don  Cleophas  l'ùt  persuadé  qu'il  n'y  avait  aucune  réilité  dans 
tout  ce  qu'il  voyait,  el  cpie  c  élait  seulement  pour  lui  faire  plaisir  ()ne  le 
Diable  lui  montrait  la  Mort  sous  cette  forme,  il  ne  pouvait  la  considérer 
sans  frayeur;  il  se  rassura  néanmoins,  et  dit  au  démon  :  Celle  figure 
épouvantable  ne  passera  pas  seulement  par-dessus  la  ville  de  Madrid,  elle 
y  laissera  sans  iloule  des  marques  de  son  passage.  Oui,  certainement,  ré- 
|iondit  le  boiteux  :  elle  ne  vient  pas  ici  pour  lien:  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
d'elle  témoin  de  la  besogne  qu'elle  va  faire.  Je  vous  prends  au  mol,  ré- 
pliqua l'écolier  ;  vcdons  sur  ses  traces  ;  voyons  sur  quelles  familles  mal - 
beuren.ses  sa  fureur  tombera.  Que  de  larmes  vont  couler!  Je  n'en  doute 
pas.  reprit  Asmodée  mais  il  y  eu  aura  bien  décommande.  La  .Murl,  mal- 
gré l'horreur  qui  l'accompagne,  cause  autant  de  joie  que  de  doueur. 

Nos  deux  spectateurs  prirent  leur  vol,  et  suivirent  la  .Mort  pour  l'ob- 
server. Elle  entra  d'abord  dans  une  maison  bourgeoise,  dont  le  chef  était 
malade  à  rexlrérnilè  :  elle  le  loiieli.i  de  sa  faux,  el  il  exp  ra  au  milieu  de 
sa  famille,  qui  forma  aussilol  un  concert  louchant  de  plainles  et  de  la- 
mentations. Il  n'y  a  point  ici  de  tricherie,  dil  le  démon  :  la  femme  et  les 
enfants  de  ce  bourgeois  l'ulniaient  tendrement  ;  d'ailleurs  ils  avaient  be- 
soin de  lui  pour  subsister  ;  leurs  pleurs  ne  sauraient  être  perfides. 

H  n'en  est  pas  de  même  de  ce  qui  se  passe  dans  celle  autre  mai.son.  où 
vous  voyez  la  Mort  qui  frappe  un  vieillard  alité.  C'e.sl  un  conseiller  qui  a 
tonjours  vécu  dans  le  célibat,  et  fail  Irès-mauvaisc  chère  pour  amasser 
des  biens  considérables  qu'il  laisse  à  trois  neveux,  qui  se  sont  assemblés 
chez  lui  des  qu'ils  oui  appris  qu'il  tirait  à  sa  lin.  Ils  oui  'ail  paraître  une 
exlrénieaflliction,  el  forl  bien  joué  leur  rôle;  mais  les  voilà  qui  lèvent 
le  masque,  et  se  préparent  à  faire  des  acles  d'bériliers,  après  avoir  fait 
des  grimaces  de  parents:  ils  vont  fouiller  partout.  Qu'ils  trouveront  d'or 
el  d'argent!  Quel  plaisir!  vient  de  dire  loul  a  l'heure  un  de  cis  bériliers 
aux  autres,  quel  plaisir  pour  des  neveux  d'avoir  de  vieux  ladres  d'oncles 
(|ui  renoncent  aux  douceurs  de  la  vie  pour  les  leur  procurer!  La  belle 
oraison  funèbre  !  dit  Leandro  Perez.  Oh  !  ma  foi,  reprit  le  Diable,  la  [du- 
parlde.s  pères  qui  sont  riches,  el  qui  vivent  longtemps,  n'en  doivent  point 
attendre  une  aiilre  de  leurs  propres  enfants. 

Tandis  que  ces  héritiers  pleiiisde  joie  cherchent  les  trésors  du  défunt, 
la  Mort  vole  vers  un  grand  hôtel  où  denienre  un  jeune  seigneur  qui  a  la 
pelile  vérole,  (.e  seigneur,  le  plus  aimable  de  la  cour,  va  périr  au  com- 
mencement de  ses  beaux  jours,  malgré  le  fameux  inéileciu  qui  le  gou- 
verne, nu  peul-être  parce  (|u'il  est  gouverné  par  ce  dorlenr. 

Remarquez  avec  quelle  rapidité  la  Mort  fail  ses  opérations:  elle  a  déjà 
Iranelié  la  destinée  de  ce  jeune  seigneur,  et  je  la  vois  prèle  à  faire  une 
autre  e\péditi"n.  Elles'arréle  sur  un  coiiveul,  elle  descend  dans  une  cel- 
lule, fond  sur  un  bon  religieux,  el  coupe  lelil  de  la  vie  péiiilenleel  mor- 
lifiée  qu'il  mène  depuis  quarante  ans  La  ,Morl,  loiile  terrible  ipi'elb'  est, 
ne  l'a  point  èpouvaulé;  mais,  en  récoin|iCuse.  elle  entre  dans  nu  in'il  l 
((u'elle  va  remplir  d'eflroi.  Elle  s'approche  d'un  licencié  de  condition, 
nommé  depuis  jieu  a  l'èvêché  d  Albarazin.  Ce  prélat  n'est  occupé  (pie  des 
préparatifs  ipi'il  fail  pour  se  rendre  à  son  di  'Cese  a\ec  toute  la  pompe  qui 
accompagne  aujonrd'liui  les  princes  de  l'Eglise.  Il  ne  songe  a  rien  moins 
qu'à  mourir;  néanmoins  il  va  tout  a  l'heure  partir  pour  l'autre  momie, 
où  il  arrivera  sans  suite  comme  le  religieux  ;  et  je  ne  .sais  s'il  y  sera  reçu 
aussi  favorablement  que  lui. 

0  ciel  1  s'écria  Zanibullo,  la  Mort  va  passer  par-dessus  le  iialais  du  roi  ! 
je  crains  que  d'un  coup  de  faux  la  barbare  ne  jette  toute  l'Espagne  dans 
la  loiisleriialion.  Vous  avez  raison  de  trembler,  dit  le  boiteu»;,  lar  elle  n'a 
pas  |ilus  de  coiisidéralion  pour  les  rois  que  pour  leur.-,  valets  de  pied  .  mais, 
rassure/.vous,  ajoula-l-il  un  moment  après,  elle  n'en  veut  point  encore 
an  lumiarqiie  .  elle  va  loinber  sur  un  de  ses  courlisans,  sur  un  de  ces 
seigneurs  dont  l'unique  occupation  est  de  le  suivre  el  de  faire  leur  cour  : 
ce  ne  sont  pas  les  bonimesde  I  Etat  les  plus  difiiciles  à  nniiplaeer. 

Mais  il  me  semble,  réplnpia  l'eridn^r.  (|ue  la  Mort  ne  se  eiuilenle  pas 
d'avoir  enlevé  ce  eourlis.in,  elle  lait  encore  une  panse  sur  li-  pabiis,  du 
colé  de  l'apiiartemenl  de  la  reine.  Cela  est  vrai,  renai  lit  W  Diable,  cl  c'est 
pour  faire  une  Ireshoniie  (cuvre  ;  elle  va  couper  \r  sifilel  à  une  mauvaise 
femme  (|iii  se  plail  à  semer  la  division  dans  la  cour  de  la  reine,  et  qui  est 
tombée  malade  de  eliagrin  de  voir  deux  dames  (lu'elle  avait  brouillées  se 
réeoiieilier  de  bonne  foi. 

\  oiis  allez  entendre  des  cris  perMiits,  ciuitinna  le  démon  :  In  Morl  vient 
d'entrer  dans  ce  bel  holel  à  miiiii  gauche;  il  va  s'y  passer  la  plus  triste 
scène  ipie  l'on  puisse  voir  sur  le  théâtre  du  monde  :  arrêtez  vos  yeux  sur 
redeplcnable  spectacle.  Elferlivemeiil,  dit  don  Cleophas,  j'aperçois  une 
ilaine  qui  s  arr.ii  lie  les  cheveux,  el  se  débat  entre  b-s  mains  île  ses  fem- 
mes. Pourquoi  parail-ellc  si  afiligée  '!  Ilegardez  dans  l'appartement  qui 


28 


LE  DIABLR  BOITEUX. 


pst  vis-à-vis  de  celnil;i,  répondit  le  Dialde,  vous  en  découvrirez  la  caus». 
Iiemari(iie2  un  homme  étendu  sur  un  lil  magnilique  ;  c'est  son  mari  i|iii 
expire  .  elle  est  inconsolahle.  Leur  histoire  "est  touchante,  et  niérilerait 
J'élri'  édite  :  il  me  jirend  envie  de  vous  la  conter. 

Vous  me  feri'z  plaisir,  répliqua  Leandro:  le  pitoyable  ne  m'attendrit 
pas  moins  que  le  ridicule  me  réjouit.  Elle  est  un  peu  longue,  reprit  Asmo- 
dée  ;  mais  elle  est  trop  intéressante  pour  vous  ennuyer.  D'ailleurs,  je 
■vous  l'avouerai,  tout  démon  que  je  suis,  je  me  lasse  de  suivre  la  Mort  ; 
laissons-la  chercher  de  nouvelles  victimes.  Je  le  veux  bien,  dilîiamliullo: 
je  suis  plus  curieu.x  d'entendre  l'histoire  dont  vous  me  faites  fêle  que  de 
voir  périr  tous  les  humains  l'un  après  l'autre.  Alors  le  boiteux  eu  com- 
ineiiç.i  le  récit  en  ces  ternies,  après  avoir  transporté  l'écolier  sur  une  des 
I  lus  hautes  maisons  de  la  rue  d  Alcala. 

CUAPITKE  XIII. 

LA   FOnCE   DE    L'AMITIE. 

HliTOlRE. 

Un  jeune  cavalier  de  Tolède,  suivi  de  son  valet  de  chambre,  s'éloi- 
gnait à  grandes  journées  du  lieu  de  sa  naissance,  pour  éviter  les  suites 
d'une  tragique  aventure.  Il  était  à  deux  petites  lieues  de  la  ville  de  Va- 
lence, lorsqu'à  l'entrée  d'un  bois  il  rencontra  une  dame  qui  descendait 
d'un  carrosse  avec  précipitation  :  aucun  voile  ne  couvrait  son  visage,  qui 
liait  d'une  éclatante  beauté;  et  cette  charmante  personne  parais.sait  si 
troublée,  que  le  cavalier,  jugeant  qu'elle  avait  besoin  de  secours,  ne 
manqua  pas  de  lui  offrir  celui  de  sa  valeur. 

Généreux  inconnu,  lui  dit  la  dame,  je  ne  refuserai  point  l'offre  que 
vous  me  faites  :  il  semble  que  le  ciel  vous  ait  envoyé  ici  pour  détourner 
le  malheur  que  je  crains.  Deux  cavaliers  ,se  sont  donné  rendez-vous  dans 
ce  bois  :  je  viens  de  les  y  voir  entrer  tout  à  l'heure,  ils  vont  se  battre;  sui- 
vez-moi, s'il  vous  plait  ;  venez  m'aider  à  les  séparer.  En  achevant  ces 
mots,  elle  s'avança  dans  le  bois  ;  et  le  Tolédan,  après  avoir  laissé  son 
cheval  à  .sou  valet,  se  hâta  de  la  joindre. 

A  peine  eurent-ils  fait  cent  pas,  qu'ils  entendirent  un  bruit  d'épées,  et 
bientôt  ils  découvrirent  entre  les  arbres  deux  hommes  i|ni  se  battaient 
avec  fureur.  Le  Tolédan  courut  à  eux  pour  les  séparer  ;  et  en  étant  venu 
à  bout  par  ses  prières  et  par  ses  efforts,  il  leur  demanda  le  sujet  de  leur 
différend. 

Brave  inconnu,  lui  dit  un  des  deux  cavaliers,  je  m'appelle  don  Fadriqne 
de  Mcnddce,  et  mon  ennemi  se  nomme  don  Alvaro  Ponce.  Nous  aimons 
doua  Tlieodora,  cette  dame  que  vous  ac  ompagnez  :  elle  a  toujours  fait 
peu  d'attention  à  nos  soins,  et  quelques  galanteries  que  nous  ayons  pu 
imaginer  pour  lui  plaire,  la  cruelle  ne  nous  en  a  pas  mieux  traités.  Pour 
moi,  j'avais  de-sein  de  continuer  à  la  servir,  malgré  son  indifférence; 
mais  mon  rival,  au  lieu  de  prendre  le  même  parti,  s'est  avisé  de  me  faire 
un  appel. 

Il  e.st  vrai,  interrompit  don  .\tvaro,  que  j'ai  jugé  à  propos  d'en  user 
ainsi  -.je  crois  que,  si  je  n'avais  point  de  rival,  dona  Tlieodora  pourrait 
m'écouter;  je  veux  donc  lâcher  d'oter  la  vie  à  don  Fadrique,  pour  me 
défaire  d'un  homme  mii  s'oppose  i  mon  bonheur. 

Seigneur  cavalier,  dit  alors  le  Tolédan,  je  n'approuve  point  votre  combat; 
il  offense  dona  Theodora  ;  on  saura  bientôt  dans  le  royaume  de  Valence 
que  vous  vous  serez  battus  pour  elle  ;  l'honneur  de  votre  dame  vous  doit 
être  plus  cher  que  votre  repos  el  votre  vie.  D  ailleurs,  ipiel  fruit  le  vain- 

3ueur  peut-il  attendre  de  sa  victoire?  Apres  avoir  exposé  la  réputation 
e  sa  maitre-se.  pense-t-il  ipielle  le  verra  d'un  œil  plus  favorable?  Quel 
aveugliMiienl  !  tlroyez-moi,  faites  plutôt  sur  vous,  l'un  et  l'autre,  un 
effort  pliisilii,'!!!'  des  noms  que  vous  portez  :  rendez-vous  maîtres  de  vos 
transports  luiiiiix,  el,  par  un  serment  inviolable,  engagez-vous  tous  deux 
à  souscrire  à  l'accommodement  que  j'ai  d  vous  proposer  ;  votre  querelle 
peut  se  terminer  sans  qu'il  en  coiile  de  sang. 

Hé  I  de  (|uelle  manière"?  s'écria  don  Alvaro.  Il  faut  que  cette  dame  se 
déclare,  répliiiua  le  Tolédan  ;  qu'elle  fasse  choix  de  don  Fadrique  ou  de 
vous,  et  mie  1  amant  sacrilié,  loin  de  s'armer  contre  son  rival,  lui  laisse 
le  champ  libre.  J'y  consens,  dit  don  Alvaro,  et  j  en  jure  p.ir  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  sacré  :  gue  dona  Tlieodora  se  déleiinine,  qu'elle  me  préfère, 
si  elle  veut,  mon  rival;  cette  préférence  me  sera  moins  insupportable 
que  l'affreuse  incertitude  où  j<-  suis.  Et  moi,  dit  à  son  tour  don  Fadrique, 
j'en  atteste  le  ciel  :  si  ce  divin  objet  que  j'adore  ne  prononce  point  en 
ma  faveur,  je  vais  m'éloigner  de  ses  charmes;  el  si  je  ne  puis  les  ou- 
blier, du  moins  je  ne  les  verrai  plus. 
_  Alors  le  Tolédan  se  tournant  vers  dona  Theodora  :  Madame,  lui  dit-il, 
c'est  a  vous  de  parler  :  vous  pouvez,  d'un  seul  mot.  désarmer  ces  deux 
rivaux  ;  vous  n'avez  qu'à  nommer  celui  dont  vous  voulez  récompenser  la 
constance.  Seigneur  cavalier,  répondit  la  dame,  cherchez  un  autre  lenipé- 
ramenl  pour  les  accorder,  l'ounjuoi  me  rendre  la  victime  de  leur  ac- 
commodement? J'estime,  à  la  vérité,  don  Fabrique  et  don  Alvaro;  mais 
je  ne  les  aime  point  ;  et  il  n'est  pas  juste  que,  pour  prévenir  l'atteinte 
que  leur  combat  pourrait  porter  à  ma  gloire,  je  donne  des  espérances 
que  mon  coMir  ne  saurait  avouer. 

La  feinte  n'est  plus  de  saison,  madame,  reprit  le  Tolédan;  il  faut,  s'il 
vous  pluit,  vous  déclarer.  Quoique  ces  deux  cavaliers  soient  également 


bien  faits,  je  suis  assuré  que  vous  avez  plus  d'inclination  pour  l'un  que 
pour  l'autre  :  je  m  t-n  lie  à  la  frayeur  mortelle  dont  je  vous  ai  vue  agitée. 

Vous  expliquez  mal  cette  frayeur,  repartit  dona  Theodora  :  la  perle  de 
l'un  ou  de  l'autre  de  ces  cavaliers  me  loucherait  sans  doute,  el  je  me  la 
reprocherais  sans  cesse,  quoique  je  n'en  fusse  que  la  cause  innocente  ; 
mais  si  je  vous  ai  paru  alarmée,  sachez  que  le  péril  qui  menace  ma  répu- 
tation a  fait  touti'  ma  crainte. 

Don  Alvaro  Ponce,  qui  était  naturellement  brutal,  perdit  enfin  patience: 
C'en  est  trop,  dit-il  d'un  ton  brusque; puisque  madame  refuse  de  termi- 
ner la  chose  à  l'amiable,  le  sort  des  armes  en  va  donc  décider;  el,  parlant 
de  celle  sorte,  il  se  mit  en  devoir  de  pousser  dou  Fadrique,  qui,  de  son 
côté,  se  disposa  é  le  bien  recevoir. 

Alors  la  dame,  plus  effrayée  )iar  celle  action  que  déterminée  par  son 
penchant,  s'écria  tout  éperdue  :  Arrêtez  seigneurs  cavaliers,  je  vais  vous 
satisfaire.  S'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  d'empêcher  un  combat  qui  inté- 
resse mon  honneur,  je  déclare  que  c'est  à  don  Fadrique  de  Menduce  que 
je  donne  la  |néférence. 

Elle  n'eut  pas  achevé  ces  paroles,  que  le  disgracié  Ponce,  sans  dire  uu 
seul  mot,  courut  délier  son  cheval,  qu'il  avail  attaché  à  un  arbre,  et  dis- 
parut, en  jetant  des  regards  furieux  sur  son  rival  el  sur  sa  maîtresse. 
L'heureux  Mendoce,  au  contraire,  était  au  comble  de  sa  joie  :  tantôt  il  se 
menait  à  genoux  devant  Theodora,  tantôt  il  embrassait  le  'folédan,  et 
ne  pouvait  trouver  d'expressions  assez  vives  pour  leur  niari|uer  toute  la 
reconnaissance  dont  il  se  sentait  pénétré. 

Cependant  la  dame,  devenue  plus  tranquille  après  l'éloignement  de 
don  Alvaro,  songeait  avec  quelque  douleur  qu'elle  venait  de  s'eng.iger  à 
souffrir  les  soins  d'un  amant  dont  à  la  vérité  elle  estimait  le  mérite, 
mais  pour  qui  son  creurh'était  pas  prévenu. 

Seigneur  don  Fadrique,  lui  dit-elle,  j'espère  que  vous  n'abuserez  pas 
de  la  préférence  que  je  vous  ai  donnée  :  vous  la  devez  à  la  néi.essité  ou 
je  me  suis  trouvée  de  prononcer  entre  vous  el  don  Alvaro  :  ce  n'est  pas 
que  je  n'aie  toujours  fait  plus  de  cas  de  vous  que  de  lui;  je  sais  bien 
qu'il  n'a  pas  toutes  les  bonnes  qualités  que  vous  avez  :  vous  êtes  le  cava- 
lier de  Valence  le  plus  parfait,  c'est  une  justice  que  je  vous  rends  ;  je 
dirai  même  que  la  recherche  d'un  homme  tel  que  vous  peut  llatler  ia 
vanité  d'une  femme;  mais,  quelque  glorieuse  qu'elle  .soit  pour  moi.  je  . 
vous  avouerai  que  je  la  vois  avec  si  peu  de  goût,  que  vous  êtes  à  plaindre 
de  m'aimer  aussi  tendrement  que  vous  le  faites  paraître.  Je  ne  veux  pour- 
tant pas  vous  ôter  toute  espérance  de  toucher  mon  cœur;  mon  indilïé- 
rence  n'est  peut-être  qu'un  effet  de  la  douleur  qui  me  reste  encore  de  la 
perle  que  j'ai  faite  depuis  un  an  de  don  André  de  Cilnentes,  mon  mari. 
Quoi  |ue  nous  n'ayons  pas  été  longtemps  ensemble,  et  qu'il  fût  dans  uu 
âge  avancé  lorsque  mes  parents  éblouis  de  .ses  richesses,  m'obligèrent  a 
l'épouser,  j'ai  été  fort  al'Uigée  de  sa  nmrt  :  je  le  regielte  encore  tous  les 
jours. 

Hé  !  n'est-il  pas  digne  de  mes  regrets,  ajouta-l-elle  ;  il  ne  ressemblait 
niilleinent  à  ces  vieillards  chagrins  el  jaloux  qui,  ne  pouvant.se  persuader 
qu'une  jeune  femme  .soit  assez  s'ge  pour  leur  pardonner  leur  faiblesse, 
sonl  eux-mêmes  des  témoins  assidus  de  tous  ses^as,  ou  la  font  observer 
par  une  duègne  dévouée  à  leur  tyrannie.  Hélas  1  il  avait  en  ma  vertu  une 
confiance  dont  un  jeune  mari  adoré  serait  à  peine  capable.  D'ailleurs  sa 
complaisance  était  infinie,  et  j'ose  dire  qu'il  faisait  son  unique  étude 
d'aller  au-devant  de  tout  ce  que  je  paraissais  souhaiter  :  tel  ét.iil  don 
André  de  Cifuentes.  Vous  jugez  bien,  Mendoce.  que  l'on  n'oublie  pas 
aisémenl  un  homme  d'un  caractère  si  aimable  :  il  est  Isujours  présent  à 
ma  pensée,  et  cela  ne  conliibue  pas  peu  sans  doute  à  détourner  mon  at- 
tention de  tout  ce  que  l'on  fait  pour  me  plaire. 

Dim  Fadrique  ne  put  s'empêcher  d'interrompre  en  cet  endroit  dona 
Theodora  :  Ah  !  madame,  s'écna-l-il,  que  j'ai  de  joie  d'apprendre  de  votre 
propre  bouche  que  ce  n'est  pas  par  aversion  pour  ma  personne  que  vous 
avez  méprisé  mes  soins!  j'espère  (|ue  vous  vous  rendrez  un  jour  à  ma 
constance.  Il  ne  tiendra  point  à  moi  que  cela  n'arrive,  reprit  la  dame, 
puisque  je  vous  permets  Je  me  venir  voir  el  de  me  parler  quelquefois  de 
votre  amour  :  tâchez  de  me  donner  du  goût  pour  vos  galanteries  ;  faites 
en  sorte  que  je  vous  aime  ;  je  ne  vous  cacherai  point  les  sentiments  favo- 
rables que  j'aurai  pris  [pour  vous;  mais,  si,  malgré  tous  vos  efforts,  vous 
n'en  pouvez  venir  à  bout,  souvenez-vous,  Mendoce,  que  vous  ne  serez  pas 
en  droit  de  me  faire  des  reproches. 

Don  Fadrique  voulut  répliquer;  mais  il  n'en  eut  pas  le  temps,  parce 
que  la  dame  prit  la  main  du  Tolédan,  et  tourna  brusquement  ses  pas  du 
côté  de  son  équipage.  Il  alla  détacher  son  cheval,  qui  était  allaclié  à  un 
arbre;  et,  le" tirant  après  lui  par  la  bride,  il  suivit  doua  Theodora,  qui 
monta  dans  son  carrosse  avec  aulanl  d'agitation  qu'elle  en  était  descen- 
due :  la  cau.se  toutefois  en  était  bien  différente.  Le  hdédan  el  lui  l'arcom- 
pagncrent  à  cheval  jusqu'aux  portes  de  Valence,  (lu  ils  se  sepaieient. 
klie  iirit  le  chemin  de  sa  maison,  et  don  Fadrique  eimuena  dans  la  vienne 
leTiilédan. 

Il  le  fil  reposer;  et,  après  l'avoir  bien  régalé,  il  lui  demanda  en  parti- 
culier ce  qui  l'amenait  à  Valence,  et  s'il  se  proposait  d'y  faire  un  long 
séjour.  J'y  serai  le  moins  de  temps  qu'il  me  sera  possible,  lui  répondit  le 
Tolédan  :  j'y  passe  seulement  pour  aller  gagner  la  mer,  el  ni'emlpaic|uer 
dans  le  premier  vaisseau  qui  s  éloignera  des  côtes  d'Espagne  ,  car  je  me 
mets  peu  en  peine  dans  quel  lieu  du  monde  j'achèverai  le  cours  d'une  vie 
infortunée,  pourvu  que  ce  soit  loin  de  ces  funestes  climats. 

Que  dilcs-vousi*  répliqua  don  Fabrique  avec  surprise  :  qui  peut  vous 


LE  DIABLE  BOITELX. 


20 


révolter  contre  wlre  pairie,  et  vous  ftiire  luiïr  ce  que  Ions  les  hommes 
aiment  nalurelkniont?  Après  ce  qui  m"cst  arrivé ,  repartit  le  Toléilan, 
mon  pays  m'est  odieux,  cl  je  n'aspire  ciu'ù  le  quitter  pour  jnniais.  Ah! 
seigneur  cavalier,  s'écria  Mendoce  attendri  de  compassion,  que  j'ai  d'im- 
patience de  savoir  vos  malheurs  !  si  je  ne  puis  soulager  vos  peines,  je  suis 
du  moins  disposé  â  les  partager.  Votre  plijsionomie  m'a  d'abord  prévenu 
pour  vous,  vos  manières  me  charment,  et  je  sens  que  je  m'intéresse  déjà 
vivement  à  votre  sort. 

C'est  la  plus  grande  consolation  que  je  puisse  recevoir,  seigneur  don 
FaJrique,  répondit  le  ToléJau  ;  et  pour  r.  eonnailic  en  quelque  sorte  les 
Lnnlés  que  vous  metémoignez,  je  \ous  dirai  aussi  qu'en  vous  voy.int  tan- 
tôt avec  don  Alvaro  Ponce,  j'ai  penciié  de  votre  cùté.  Un  mouvement 
d'inclination,  que  je  n'ai  jamais  senti  à  la  prcinicre  vue  de  personne,  me 
il!  craindre  que  dona  Tliendera  ne  vous  préférât  votre  rival  ;  et  j'eus  de 
la  joie  lorequ'elle  se  fut  déterminée  en  votre  faveur.  Vous  avez  depuis 
si  bien  forlilié  celte  première  impression,  qu'au  lien  de  vouloir  vous  ca- 
cher mes  ennuis,  je  cherche  à  m'i'pancher,  et  trouve  une  douceur  se- 
cete  à  vous  découvrir  mon  àme  :  a|iprencz  donc  mes  malheurs. 

Tolède  m'a  vu  nailre,  et  don  Juan  de  Zarale  est  mon  nom.  J'ai  perdu, 
picsque  dès  mon  enfance,  ceux  qui  m'ont  donné  le  joui-  ;  de  manière  que 
10  commençai  de  bonne  heure  à  jouir  dequat'C  mille  ducats  de  rente 
i|ii'ils  m'ont  laissés.  Comme  je  pouvais  disposer  de  mi  main,  et  que  je 
î!ic  croyais  assez  riche  pour  ne  devoir  consulter  que  mon  cœur  dans  le 
choix  que  je  ferais  d'une  femme,  j'épousai  une  fille  d'une  beauté  parfaite, 
ïans  m  arrêter  au  peu  de  bien  qu'elle  avait,  ni  ;i  l'inégalité  de  nos  cou- 
d;:ions  :  j'étais  charmé  de  mon  bonheur;  e(,  pour  mieux  goùierle  plai- 
sir de  possédir  une  personne  que  j'aimais,  je  la  menai ,  pei  de  jours 
opvés  mon  mariage,  à  une  terre  que  j'ai  ;'i  quelques  lieues  de  Tolède. 

N0US7  vivions  tons  deux  dans  une  union  charmante,  lorsiiue  le  duc 
d  •  Naxera,  dont  le  château  est  dans  le  voisinage  de  ma  terie  ,  vint,  un 
jour  qu'il  chassait,  se  rafraîchir  chez  moi.  11  vit  ma  femme  et  en  devint 
cmoureux  :  je  le  crus  du  moins;  et  ce  qui  acheva  de  m;  le  persuader, 
c'est  qu'il  rechercha  bientôt  mon  amitié  avec  empressement;  ce  qu'il 
avait  jusque-là  fort  négligé  :  il  me  mit  de  ses  parties  de  chasse,  me  fît 
force  présents,  et  encore  plus  d'offres  de  services. 

Je  fus  d'abord  alarmé  de  sa  passion  ;  je  pensai  retourner  d  Tolède 
avec  mon  épouse  :  et  le  ciel  sans  doute  m'inspirait  cette  pensée  :  effecti- 
vement, si  j'eusse  ôté  au  duc  toutes  les  occasions  do  voir  ma  femme, 
j'aurais  évité  tons  les  mallieurs  qui  me  sont  arrivés  ;  mais  la  confiance 
que  j'avais  en  elle  me  rassura.  Il  me  parut  qn'il  n'était  paspossible qu'une 
personne  que  j'avais  éjiousée  sans  dot,  et  tirée  d'un  élat  obscur,  lût  assez 
ingrate  pour  oublier  mes  bontés.  Hélas  I  que  je  la  connaissais  mal  !  l'am- 
bition et  la  vanité,  qui  sont  deux  choses  si  naturelles  aux  femmes,  étaient 
les  plus  grands  défiuls  de  la  mienne. 

Dés  que  le  duc  eut  trouvé  moyen  de  lui  apprendre  ses  sentiments,  elle 
se  sut  bon  gré  d'avoir  fait  une  conquête  si  importante.  L'attachement 
d'un  homme  que  l'on  traitait  d'Excellence  chatouilla  son  orgueil,  et  rem- 
plit son  esprit  de  fastueuses  chimères  :  elle  s'en  estima  davantage,  et 
m'en  aima  moins.  Ce  que  j'avais  fait  pour  elle,  au  lieu  d'exciter  sa  re- 
connaissance, ne  fit  plus  que  m'attircr  ses  mépris  .  elle  me  regarda 
comme  un  mari  indigne  de  .sa  beauté,  et  il  lui  sembla  que  si  ce  grand 
si'igneur,  qui  était  épris  de  ses  charmes,  l'eût  vue  avant  son  mariage,  il 
n'aurait  pas  manque  de  l'épouser.  Enivrée  de  ces  folles  idées,  et  séduite 
par  quelques  présents  qui  la  llaltaient ,  elle  se  rendit  aux  secrets  em- 
pressements du  duc. 

Ils  s'écrivaient  assez  souvent,  et  je  n'avais  pas  le  moindre  soupçon  de 
leur  intelligence  ;'niais  enfin  je  fus  assez  malheureux  pour  sortir  de  mon 
aveuglement.  Un  jour  je  kosins  de  la  chasse  de  meilleure  heure  qu'à  l'or- 
dinaire :  j'entrai  dans  l'apparlcnicnt  de  ma  fenmie;  elle  ne  m'attendait 
pas  silèt  :  clic  venait  de  recevoir  une  lettre  du  duc ,  et  se  préparait  à  lui 
faire  réponse.  Elle  ne  put''eaclier  .son  trouble  à  ma  vue  :  j'en  frémis,  et 
voyant  sur  une  table  du  papier  et  de  l'encre,  je  jugeai  qu'elle  me  trahissait. 
Jo  la  pressai  de  me  isionlier  ce  qu'elle  écrivait;  mais  elle  s'en  défendit; 
de  sorte  que  je  fus  obligé  d'cinpioyei'  jusqu'à  la  violence  pour  satisfaire 
ma  jalouse  curiosité  :  je  tirai  de  son  sein,  malgré  toute  sa  résistance,  une 
lettre  qui  contenait  ces  paroles  : 

a  Laiiguirai-ie  toujours  dans  l'allenle  d'une  seconde  entrevue?  Que 
vous  êtes  cruelle  de  me  donner  les  plus  douces  espérances,  et  de  tant 
tarder  à  les  remplir?  Don  Juan  va  tous  les  jours  A  la  chasse  ou  à  Tolède  : 
ne  devrions-nous  pas  profiter  de  ces  occasions?  Ayi  z  plus  d'cganls  à  la 
vive  ardeur  qui  me  consume.  Plaignez-moi,  madame  :  songez  que  si  c'est 
un  plaisir  d'obtenir  ce  qu'on  désire,  c'est  un  tourment  d'eu  attendre 
longtemps  la  possession.  » 

Je  ne  pus  acln'ver  de  lire  ce  billet  sans  être  transporté  de  rage  :  je  mis 
la  main  sur  ma  dague,  et,  dans  mou  premier  mouvement,  je  fus  tenté 
d'oler  la  vie  à  l'infidèle  épouse  qui  m'otait  l'honneur;  mais,  fai.sanl  ré- 
flexion que  c'était  me  venger  à  demi ,  et  ((ue  mon  ressentiment  deman- 
dait encore  une  autre  victime,  je  me  rendis  maître  de  ma  fureur  :  je  dis- 
simulai; je  dis  a  ma  femme,  aveclemoinsdagitation  qu'il  me  fut  possible  : 
Madame,  vous  avez  eu  tort  d'écouter  le  duc  :  l'éclat  de  son  rang  ne  de- 
vait point  vous  éblouir  ;  mais  les  jeunes  iiersonnes  aiment  le  faste  :  je 
veux  croire  que  c'est  là  tout  votre  crime,  et  (|ue  vous  ne  m'avez  point 
fait  le  dernier  outrage  ;  c'est  pourquoi  j'excuse  votre  indiscrétion,  pourvu 
que  vous  rentriez  dans  votre  devoir,  et  que  désormais,  sensible  i  ma 
seule  tendresse,  vous  ne  songiez  qu'à  la  mériter. 


Après  lui  avoir  tenu  ce  discours  je  sortis  de  son  appartement ,  autant 
pour  la  laisser  se  remettre  du  trouble  011  étaient  ses  esprits,  que  pour 
chercher  la  solitude  don',  j'avais  besoin  moi-même  pour  calmer  la  colère 
qui  m'cnllammait.  Si  Je  ne  pus  reprendre  ma  tranquillité,  j'affectai  du 
moins  un  air  tranquille  pendant  deux  jours  ;  et  le  troisième,  i'eignant  d'a- 
voir à  Tolède  unealfaiie  de  la  dornièie  conséquence,  je  dis  à  ma  femme 
que  j'étais  obligé  de  la  quitter  pour  quelque  temps,  et  que  je  la  priais 
d'avoir  soin  de  sa  gloire  pendaut  mon  absence. 

Je  partis  ;  mais,  au  lieu  de  continuer  mon  chemin  vers  Tolède,  je  vins 
secrètement  chez  moi  à  l'entrée  de  la  nuit,  et  me  cachai  dans  la  chambre 
d'un  domesti(|uc  liiléle,  d'où  je  pouvais  voir  tout  ce  (|ui  entrait  dans  ma 
maison.  Je  ne  doutais  point  que  le  duc  n'eut  été  informé  de  mon  départ, 
et  je  m'imaginais  qu'il  ne  manqueiait  pas  de  vouloir  profiler  de  la  con- 
joncture :  j  espérais  les  surprendre  ensemble;  je  me  promettais  une  en- 
tière vengeance. 

Néanmoins  je  fus  trompé  dans  mon  altenie  :  loin  de  remarquer  qu'on 
se  disposât  au  logis  à  recevoir  un  galant,  je  m'aperçus,  au  conliaire,  que 
Ion  fermait  les  portes  avec  exactitude;  et  trois  jiurs  s'étanl  écoulés  sans 
que  le  duc  eut  paru,  ni  même  anciin  de  ses  gens,  je  me  persurKhii  que 
mon  épouse  s'était  repentie  de  sa  faute,  et  qu'elle  avait  enfin  rompu  tout 
commerce  avec  son  amant. 

Prévenu  de  celte  opinion,  je  perdis  le  désir  de  me  venger  ;  et  me  livrant 
aux  mouvements  d'un  amour  que  la  colère  avait  suspendu,  je  courus  â 
l'appartement  de  ma  femme,  je  l'embrassai  avec  transport,  et  lui  dis  : 
Madame,  je  vous  rends  mon  estime  et  mon  amitié.  Je  vous  avoue  que  je 
n'ai  point  été  à  TolèJc.j'ai  feint  ce  voyage  pour  vous  éprouver.  Vous 
devez  pirdonncr  ce  piégo  à  un  mari  dont  la  jalousie  n'était  pas  sans  fon- 
dement; je  craignais  que  votre  esprit,  séduit  par  de  superbes  illusions, 
ne  fût  pas  capable  de  se  détromper  ;  mais,  grâce  au  ciel,  vous  avez  re- 
connu votre  erreur,  et  j'espère  que  rien  ne  troublera  plus  notre  union. 

Ma  femme  me  parut  tuucliée  de  ces  paroles  ;  et  laissanl  couler  quelques 
pleurs  :  Que  je  suis  malheureuse,  s'écria-t-elle,  de  vous  avoir  donné  sujet 
de  soupçonner  ma  fidélité  !  J'ai  beau  détester  ce  qui  vous  a  si  justement 
irrité  contre  moi;  mes  yeux,  depuis  deux  jours,  sont  vainement  ouverts 
aux  larmes  ;  toute  ma  douleur,  tous  mes  remords  sont  inutiles  ;  je  ne  re- 
gagnerai jamais  voire  confiance.  Je  vous  la  redonne,  madame,  inlenom- 
pis-jc  tout  attendri  del'afiliction  qu'elle  fai.sait  paraitie;  je  ne  veux  plus 
me  souvenir  du  jiassè,  puisque  vous  vous  en  repentez. 

En  effet,  dès  ce  moment  j'eus  pour  elle  les  mêmes  égards  que  j'avais 
auparavant,  et  je  recommençai  à  gnùler  les  plaisirs  qui  avaient  été  si 
cruellement  troublés  :  ils  devinrent  même  plus  jiiqnants;  car  ma  femme, 
comme  si  elle  eût  voulu  effacer  de  mon  esprit  toutes  les  traces  de  l'of- 
fense qu'elle  m'avait  faite,  ]n-enait  plus  de  soinde  ni'"  plaire  qu'elle  n'en 
avait  jamais  pris  :  je  trouvais  plus  de  vivacité  dans  ses  caresses,  et  peu 
s'en  fallait  que  je  ne  fusse  bien  aise  du  chagrin  qu'elle  m'avait  causé. 

Je  tombai  malade  en  ce  temps-là.  Quoique  ma  maladie  ne  fût  point 
mortelle,  il  n'est  pas  concevable  combien  ma  femme  en  païut  alarmée:' 
elle  passait  le  jour  auprès  de  moi  ;  et  la  nuit,  comme  j'étais  dans  un  appar- 
tement séparé,  elle  me  venait  voir  deux  ou  trois  fois,  pour  apprendre 
par  elle-même  de  mes  nouvelles  :  enfin,  clic  montrait  une  extrême  atten- 
tion à  courir  au-devant  de  tous  les  secours  dont  j'avais  besoin  ;  il  semblait 
que  sa  vie  fût  attachée  à  la  mienne.  De  mon  cô!é,  j'étais  si  sensible  à 
toutes  les  marques  de  tendresse  qu'elle  me  donnait,  que  je  ne  pouvais  me 
lasser  de  le  lui  témoigner.  Cependant,  seigneur  Mendoce,  elles  n'étaient 
pas  aussi  sincères  que  je  me  l'imaginais. 

Une  nuit,  ma  santé  commençait  alors  à  se  rétablir,  mon  valet  de 
chambre  vint  me  réveiller  :  Seigneur,  me  dit-il  tout  ému,  je  suis  fàchc 
d'interrompre  votre  repos  ;  mais  je  vous  suis  trop  fidèle  nour  vouloir  vous 
cacher  ce  qui  se  passe  dans  ce  moment  chez  vous  :  le  duc  de  Naxera  est 
avec  madame. 

Je  fus  si  étourdi  de  cette  nouvelle,  que  je  regardai  quelque  temps  mon 
valet  sans  pouvoir  lui  parler  :  plus  je  pensais  au  rapport  qu'il  me  faisait, 
plus  j'avais  de  peine  à  le  croire  véritable.  Non,  l'abio,  m'écriai-je,  il 
n'est  jias  possible  qu(!  ma  femme  soit  capable  d'une  si  grande  perfidie  ! 
tu  nés  point  assure  de  ce  que  tu  dis.  Seigneur,  reprit  Fabio.  plùl  au  ciel 
que  j'en  pusse  encore  douter  ;  mais  de  fausses  apparences  ne  m'ont  point 
tiompé.  Ucnuts  que  vous  êtes  malade,  je  soupçonne  qu'on  introduit  pres- 
que toutes  les  nuits  le  duc  dans  l'appartement  de  madame  :  je  me  suis 
caché  pour  éclaircir  mes  soupçons,  et  je  ne  suis  que  trop  persuadé  qu'ils 
sont  justes. 

A  ce  discours  je  me  levai  tout  furieux  ;  je  pris  ma  robe  et  mon  épce, 
et  marchai  vers  rapparlemciit  de  ma  femme,  accompagné  de  l'abio,  qui 
portait  la  lumière.  Au  bruit  (pie  nous  finies  en  entrant,  le  duc,  qui  était 
assis  sur  le  lit,  se  leva,  et  prenant  un  pistolet  (lu'il  avait  à  sa  ceinture,  il 
vint  au-devant  de  moi  et  me  lira  ;  mais  ce  fut  avec  tant  de  trouble  el  do 
préei|iitation,  qu'il  me  mamiua.  Alors  je  m'avançai  sur  lui  lpru.s(|iiement, 
el  lui  enfonçai  mon  épéc  dans  lerœur.  Je  m'adres-ai  ensuite  à  ma  feriime, 
qui  était  plus  morte  que  vive  :  Et  toi,  lui  dis-je,  infime  !  reçois  le  pri.x  de 
tontes  tes  perfidies.  En  disant  cela,  je  lui  plongeai  dans  le  sein  mon  cpéc 
toute'  fuuiante  du  sang  de  son  amant. 

Je  f-niidamne  mon  emportemeiil ,  seigneur  don  F.idriqiir,  et  j'avoue 
(pie  j'niirais  pu  assez  punir  une  épouse  iiifiilèle  sans  lui  Mer  la  vie  ;  mois 
quel  bommc  pourrait  conserver  sa  roison  dans  une  pareille  conjoncture? 
Peignez-vous  cette  perfidi;  femme,  alteiilive  à  ma  maladie;  représenlez- 
votis  toutes  ces  démonviralions  d'amitié,  toutes  les  circonstances,  toute 


30 


LE  DIABLE  BOITKUX. 


l'énormilé  de  sa  trahison;  el  jugez  si  Ton  ne  doit  point  pardonner  sa  mort 
à  un  mari  qu'une  si  juste  fureur  animait. 

Pour  achever  celte  tragique  histoire  en  deux  mots  :  après  avoir  pleine- 
ment assouvi  ma  vengeance,  je  m'habillai  à  la  hâte  ;  je  jugeai  bien  que 
je  n'avais  pas  de  temps  à  perdre;  que  les  parents  du  duc  mêleraient 
chercher  par  toute  l'Espagne,  et  que  le  crédit  de  ma  famille  ne  pouvant 
Lalancer.lc  leur,  je  ne  serais  en  sûreté  que  dans  un  pays  étranger  :  c'est 
pourquoi  je  clioisis  deux  de  mes  meilleurs  chevaux,  et  avec  tout  ce  que  j'a- 
vais d'argent  et  de  pierreries,  je  sortis  de  ma  maison  avant  le  jour,  suivi 
du  valet  qui  m'avait  si  bien  prouve  sa  fidélilc;  je  pris  la  route  de  Valence, 
dans  le  dessein  de  me  jeter  dans  le  premier  vaisseau  qui  ferait  voile  pour 
l'Italie.  Comme  je  passais  aujourd'hui  prés  du  bois  où  vous  étiez,  j'ai  ren- 
contré dona  Theodora,  qui  m'a  prié  de  la  suivre  et  de  l'aider  à  vous 
séparer. 

Après  que  Tolédan  eut  aclicvé  de  parler,  don  Fadrique  lui  dit  :  Sei- 
gneur don  Juan,  vous  vous  êtes  justement  vengé  du  duc  de  Naxera  :  soyez 
sans  inquiétude  sur  les  poursuites  que  ses  parenis  pourront  faire  :  vous 
demeurerez,  s'il  vous  idait,  chez  moi,  en  atlenilaut  l'occasion  de  passer 
en  Italie.  Mon  oncle  est  gouverneur  de  Valence,  vous  serez  plus  en  sûreté 
ici  qu'ailleurs,  et  vous  y  serez  avi  c  un  homme  qui  veut  être  uni  désor- 
mais avec  vous  d'une  étroite  amitié. 

Zarate  répondit  à  Mendoce  dans  des  termes  pleins  de  reconnaissance, 
et  accepta  l'asile  qu'il  lui  pré-cnlait.  Admirez  la  force  de  la  synqiathie, 
seigneur  don  Clcophns,  poursuivit  Asmodée.  ces  deux  jeunes  cavaliers  se 
sentirent  tant  d'inclination  l'un  pour  l'autre  ,  qu'en  peu  de  jours  il  se 
forma  entre  eux  une  amitié  com|  arable  à  colle  d'Oreste  el  de  PylaJe. 
Avec  un  mcrite  égal,  ils  avaient  eiistmlile  un  tel  rapport  d'humeur,  que 
ce  qui  plaisait  à  don  Fadrique  ne  manquait  pas  de  plaire  à  don  Juan  ;  c'é- 
tait le  même  caractère  :  enfin  ils  étaient  faits  pour  s'aimer.  Don  Fabrii|ue 
surtout  était  enchanté  des  manières  de  son  ami  :  il  ne  pouvait  même 
s'empêcher  de  les  vanter  à  tout  moment  li  dona  Theodora. 

Ils  allaient  souvent  tous  deux  chez  cette  d.ime,  qui  voyait  toujours  avec 
mdi.férence  les  soins  et  les  assiduités  de  Mendoce.  Il  en  était  trés-mor- 
tifié,  et  s'en  pbiignait  quel(|uefois  à  son  ami,  qui,  pour  le  consoler,  lui 
disait  que  les  femmes  les  |dus  insensibles  se  laissaient  enfin  loucher; 
qu'il  ne  manquait  aux  amants  que  la  patience  d'attendre  ce  temps  favora- 
ble; qu'il  ne  jierdlt  point  courage;  tpie  sa  dame,  tôt  ou  tard,  récompen- 
serait ses  .services.  Ce  discours,  quoique  fondé  sur  l'expérience,  ne  ras- 
surait point  le  timide  Mendoce,  qui  craignait  de  ne  pouvoir  jamais  plaire 
à  la  veuve  de  Cifuenles.  Celle  crainte  le  jota  dans  une  langueur  qui  fai- 
sait pitié  à  don  Juan  ;  mais  don  Juan  fut  bientôt  plus  à  plaindre  que  lui. 

Qiicbiue  su'et  qu'eut  ce  Tolédan  d'être  révolté  contre  les  femmes,  après 
l'horrible  trahison  de  la  sienne,  il  ne  put  se  défendre  d'aimer  dona  Theo- 
dora. Ccpen.lant,  loin  de  s'abandonner  à  une  passion  qui  offensait  sou 
ami,  il  ne  songea  qu'à  la  combattre  ;  et,  persuadé  qu'il  ne  la  pouvait  vain- 
cre qu'en  s'éloiguant  des  yeux  qui  l'avaient  fait  naiire,  il  résolut  de  ne 
plus  voir  la  veuve  de  Cifuentes  :  ainsi,  lorsi(uc  Mendoce  le  voulait  mener 
chez  elle,  il  trouvait  toujours  quelque  prétexte  pour  s'en  excuser. 

D'une  autre  part,  don  Fabrique  n'allait  pas  une  fois  chez  la  dame, 
qu'elle  ne  lui  deniandfit  pourquoi  don  Juan  ne  la  venait  plus  voir.  Un  jour 
qu'elle  lui  faisait  celle  question,  il  lui  répondit  ensouriantcjueson  ami  avait 
ses  laisons.  F,t  (|uelles  raisons  peut-il  avoir  de  me  fuir'.'  dit  dona  Theo- 
dora. Madame,  repartit  Mendoce,  comme  je  voulais  aujourd'hui  vous  l'a- 
mener ,  et  que  je  lui  marquais  quelque  surprise  sur  ce  qu'il  refusait 
de  m'accompagner,  il  m'a  fait  une  confidence  qu'il  faut  que  je  vous  révèle 
pour  le  justifier".  11  m'a  dit  qu'il  avait  fait  une  maîtresse,  et  que,  n'ayant 
pas  beaucoup  de  temps  à  demeurer  dans  cette  ville,  les  moments  lui  étaient 
chers. 

Je  ne  suis  point  satisfaite  de  cette  excuse,  reprit  en  rougissant  la  veuve 
de  Cifueiitrs  :  il  n'est  pas  permis  aux  an)ants  d'abandonner  leurs  amis. 
Don  Fadrique  remarqua  la  rougeur  de  dona  Theodora  ;  il  crut  que  la  va- 
nité seule  in  était  la  cause,  et  que  ce  qui  faisait  rougir  la  dame  n'était 
qu'un  sinqde  dépit  de  se  voir  négligée.  Il  se  tronqiait  dans  .sa  conjecture  : 
un  mouvement  plus  vif  que  la  vanité  excitait  l'émotion  qu'elle  laissait  pa- 
raître ;  mais  de  peur  qu'il  ne  dénuilàt  ses  sentiments,  elle  changea  de 
discours,  elaffecla,  pendant  le  reste  de  l'entretien,  un  enjouement  qui 
aurait  mis  en  défaut  la  pénétration  de  Mendoce,  quand  il  n'aurait  pas 
d'abord  pris  le  change. 

Aussitôt  que  la  veuve  de  Cifuentes  se  trouva  seule,  elle  tomba  dans  une 
profonde  rêverie;  clb'  sentit  alors  toute  la  force  de  l'inclination  qu'elle 
avait  conçue  pour  don  Juan;  et  la  croyant  plus  mal  récompensée  qu'elle 
ne  l'était  :  (ju'clle  injuste  et  barbare  puissance,  dit-elle  en  sou|)irant,  se 
plaît  à  enllanimer  des  cœurs  (|ni  ne  s'accordent  pas  1  Je  n'aime  pas  don 
Fiidiiipic,  (lui  m'adore,  et  je  brûle  pour  don  Juan,  dont  une  autre  que 
moi  iKTuiie  la  pmsée  I  Ali  I  Mendoce,  cesse  de  me  reprocher  mon  indiffé- 
rence, ton  ami  l'en  venge  assez. 

A  ces  mots,  un  vif  sentiment  de  douleur  el  de  jalousie  lui  fit  répandre 
quelques  larmes;  mais  l'espérance,  qui  sait  «doucir  les  peines  des 
amants,  vînt  bientôt  prcsemer  à  son  esprit  de  llatteuses  images.  Elle  .se 
représenta  que  sa  rivale  pouvait  n'élre  nas  fort  dangereuse;  que  don  Juan 
était  peut-être  moins  arrêté  par  ses  charmes  qu'amusé  par  ses  bontés, 
cl  que  de  si  faibles  liens  n'étaient  jias  difficiles  à  rompre,  l'our  juger 
elle  même  de  ce  nuelle  en  devait  croire,  elle  résolut  d'entretenir' en 
paruculicr  le  Tolédau.  Elle  le  lit  avertir  de  te  trouver  chez  elle  :  il  s'y 


rendit  ;  el,  quand  ils  furent  tous  deux  seuls,  dona  Theodora  prit  ainsi  la 
parole  : 

Je  n'aurais  jamais  pensé  que  l'amour  pût  faire  oublier  à  un  galant 
homme  ce  qu'il  doit  aux  dames;  néanmoins,  don  Juan,  vous  ne  venez 
[iIhs  chez  moi  depuis  que  vous  êtes  amoureux.  J'ai  sujet,  ce  me  semble, 
de  me  plaindre  de  vous.  Je  veux  croire  toutefois  que  ce  n'est  point  de 
votre  propre  mouveraenfque  vous  me  fuyez  ;  votre  dame  vous  aura  sans 
doute  défendu  de  me  voir.  Avouez-le,  don  Juan,  et  je  vous  excuse  :  je 
sais  que  les  amants  ne  sont  pas  libres  dans  leurs  actions,  et  qu'ils  n'ose- 
raient désobéir  à  leurs  maîtresses. 

Madame,  répondit  le  Tolédan,  je  conviens  que  ma  conduite  doit  vous 
étonner  ;  mais,  de  grâce,  ne  souhaitez  pas  que  je  me  justifie  :  contentez- 
vous  d'apprendre  que  j'ai  raison  de  vous  éviter.  Quelle  que  puisse  être 
cette  raison,  reprit  dona  Theodora  tout  émue,  je  veux  que  vous  me  la 
disiez.  Eh  bien  ,  madame,  repartit  don  Juan,  il  faut  vous  obéir  ;  mais  no 
vous  |daignez  pas  si  vous  en  entendez  plus  que  vous  n'en  voulez  savoir. 

Don  Fadrique,  poursuivit-il,  vous  a  raconté  l'aventure  qui  m'a  fait 
quitter  la  Ca^tille.  Eu  m  éloignant  de  To'.éde,  le  cœur  plein  de  ressenti- 
ment contre  les  femmes,  je  les  défiais  toutes  de  me  jamais  surprendre. 
Dans  cette  fiére  disposition  je  m'approchai  de  Valence  ;  je  vous  rencontrai, 
et,  ce  que  personne  encore  n'a  pu  faire  peut-être,  je  soutins  vos  premiers 
regards  sans  en  être  troublé.  Je  vous  ai  revue  même  depuis  impunément; 
mais,  hélas  !  que  j'ai  payé  cher  quelques  jours  de  fierté  !  Vous  avez  enfin 
vaincu  ma  résistance:  votre  beauté,  votre  esprit,  tous  vos  charmes  se  sont 
exercés  sur  un  rebelle;  en  un  mot,  j'ai  pour  vous  tout  l'amour  que  vous 
êtes  capable  d'inspirer. 

Voilà,  madame,  ce  qui  m'écarte  de  vous.  La  personne  dont  on  vous  a 
dit  que  j'étais  occupé  n'est  qu'une  dame  imaginaire  :  c'est  une  fausse  con- 
fidence que  j'ai  faite  à  Mendoce,  pour  prévenir  les  soupçons  que  j'aurais 
pu  lui  donner  en  refusant  toujours  de  vous  venir  voir  avec  lui. 

Ce  discours,  à  quoi  dona  Theodora  ne  s'était  point  attendue,  lui  caus.i 
une  si  grande  joie,  qu'elle  ne  put  l'empêcher  de  paraître.  Il  est  vrai 
qu'elle  ne  se  mit  point  en  peine  de  la  cacher,  et  qu'au  lieu  d'armer  ses 
yeux  de  quelque  rigueur,  elle  regarda  le  Tolédan  d'un  air  assez  tendre,  et 
lui  dit  :  Vous  m'avez  appris  votre  secret,  don  Juan,  je  veux  aussi  vous 
découvrir  le  mien.  Ecoutez-moi. 

Insensible  aux  soupirs  d'Alvaro  Ponce,  peu  touchée  de  l'attachement 
de  Meudoce,  je  menais  une  vie  douce  cl  tranquille,  lors(|uc  le  hasard  vous 
fit  passer  près  du  bois  où  nous  nous  rencontrâmes.  .Malgré  l'agitation  où 
j'étais,  je  ne  laissai  pas  de  remarquer  que  vous  m'offriez  votre  secours  de 
très-bonne  grâce;  et  la  manière  avec  laquelle  vous  sûtes  séparer  deux 
rivaux  furieux  me  fit  concevoir  une  opinion  fort  avantageuse  de  voire 
adresse  et  de  votre  valeur.  Le  moyen  que  vous  proposâtes  pour  les  ac- 
corder me  déplut  :  je  i;e  ijouvais,  sans  beaucoup  de  peine,  me  résoudre  à 
choisir  l'un  ou  l'autre  ;  mais,  pour  ne  vous  rien  déguiser,  je  crois  que 
vous  aviez  un  peu  de  part  à  ma  répugnance;  car,  dans  le  moment  même 
que,  forcée  par  la  nécessité,  ma  bouche  nomma  don  Fadrique,  je  sentis 
que  mon  cœur  se  déclarait  pour  l'inconnu.  Depuis  ce  jour,  que  je  d  ds 
appeler  heurtux,  après  l'aveu  que  vous  m'avez  fait,  votre  raérile  a  aug- 
menté l'estime  que  j'avais  pour  vous. 

Je  ne  vous  fais  pas,  coiilinua-t-elle,  un  mystère  de  messenlimcnls;  je 
vous  les  déclare  avec  la  même  franchise  que  j'ai  dit  à  Mendoce  que  je  ne 
l'aimais  point.  Une  femme  qui  a  le  malheur  de  se  sentir  du  pouchant  pour 
un  amant  qui  ne  saurait  être  à  elle  a  raison  de  se  contraindre,  et  de  se 
venger  du  moins  de  sa  faiblesse  par  un  silence  éternel  ;  mais  je  crois  que 
l'on  peut,  sans  Scrupule,  découvrir  une  tendresse  innocente  à  un  homme 
qui  n'a  que  des  vues  légitimes.  Oui,  je  suis  ravie  (juc  vous  m'aimiez,  et 
j'en  rends  grâces  au  ciel,  qui  nous  a  sans  doute  destinés  l'un  pour 
l'autre. 

Après  ce  discours  la  femme  se  tut  pour  laisser  parler  don  Juan,  et  lui 
donner  lieu  de  faire  éclater  tous  les  transports  de  joie  et  de  reconnaissance 
qu'elle  croyait  lui  avoir  inspirés;  mais,  au  lieu  de  paraître  enchante  des 
choses  qu'il  venait  d'entendre,  il  demeura  triste  cl  rêveur. 

Que  vois  je,  don  Juan?  lui  dilclle.  Quand,  pour  vous  faire  un  sort 
qu'un  autre  i|ue  vous  pourrait  trouver  digue  d'envie,  j'oublie  la  fierté  de 
mon  sexe,  et  vous  montre  une  âme  cliarniée,  vous  résistez  à  la  joie  que 
doit  vous  causer  une  déclaration  si  obligeaiiti^  !  vous  gardez  un  silence 
glacé!  je  vois  même  de  la  douleur  dans  vos  yeux.  Akl  don  Juan,  quel 
étrange  effet  produisent  en  vous  mes  bontés  ! 

né!  quel  autre  effet,  madame,  répondit  tristement  le  Tolédan,  peuvent- 
elles  faire  sur  un  cœur  comme  le  mien '.'Je  suis  d'autant  (ilus  misérable  que 
vous  me  témoignez  plus  d'inclination.  Vous  n'ignorez  pas  ce  cpie  Mendoce 
fait  pour  moi  :  vous  savez  quelle  tendre  amitié  nous  lie  ;  pourrais  je  ét.i- 
blir  mon  bonheur  sur  la  ruine  de  ses  plus  douces  espérances?  Vous  avez 
trop  de  délicatesse,  dit  dona  Theodora  :  je  n'ai  rien  promis  i  don  Fa- 
drique: je  puis  vous  offrir  ma  foi  sans  mériter  ses  reproches,  cl  vous 
pouvez  la  recevoir  sans  lui  faire  un  larcin.  J'avoue  que  l'idée  d'un  ami 
malheureux  doit  vous  causer  queti)ue  peine;  mais,  don  Juan,  est-elle  ca- 
pable de  balancer  l'heureux  destin  qui  vous  attend  ? 

Oui,  madame,  répliqua-l-il  d'un  ton  ferme,  un  ami  tel  (jue  Mendoce  a 
plus  de  pouvoir  sur  moi  que  vous  ne  pensez.  S'il  vous  était  po.ssible  de 
concevoir  toute  la  tendresse,  toute  la  force  de  notre  amitié,  que  vous  me 
trouveriez  à  plaindre  !  Don  Fadrii|ue  n'a  rien  de  cnclié  pour  moi ,  mes  iu- 
lérèls  sont  devenus  les  tiens  :  les  moindres  choses  qui  me  regardent  no 


LE  D1\13LE  BOITEUX. 


SI 


saiirait'ut  éLiiaii|.cr  à  .■.on  allenlion,  ou,  pour  tout  dire  en  un  mot,  je  par- 
tage son  cime  avec  vous. 

"AIi  !  si  vous  vouliez  qiiie  je  profilasse  de  vos  bontés,  il  Hilinit  me  les 
laisser  voir  avani  que  j'eusse  formé  les  nœuds  d'une  amitié  si  forte. 
•Jli.innc  du  Ijoiiiieur  de  vous  plaire,  je  n'aurais  alors  re£;ardé  Mendoce  que 
i.DiiMiie  un  rival  ;  mon  cœur,  en  ttardc  contre  l'affection  qu'il  me  mnr- 
■•|uail,  n'y  aurait  pas  répondu,  et  je  ne  lui  devrais  pas  aujourd'hui  tout 
o?  que  je  lui  dois:  mais,  madame,  il  n'est  plus  temps  :  j'ai  reçu  tous  les 
services  tpi'il  a  voulu  me  rendre.;  j'ai  suivi  le  penchant  que  j'.iv.iis  pour 
lui  :  la  reconnaissance  el  l'inclination  me  lient,  el  me  réduisenl  enlin  à  la 
cruelle  nécessité  de  renoncer  au  sort  glorieux  que  vous  me  présentez. 

En  cet  endroit  doua  Theodora,  qui  avait  les  yeux  couverts  de  larniC';, 
prit  son  mouchoir  pour  s'essuyer.  Celle  action  Irouhia  le  Tolédan  ;  il 
sentit  chanceler  sa  constance  ;  il  commençait  à  ne  répondre  plus  de  rien. 
.\dieu,  madame,  conlinua-l-il  d'une  voix  entrecoupée  de  soupirs,  adieu  ; 
il  faut  vous  fuir  pour  sauver  ma  vertu  ;  je  ne  puis  soutenir  vos  pleurs  ;  ils 
vous  rendent  trop  redoutable.  Je  vais  m'éloigner  de  vous  pour  jamais,  et 
jdeurerla  perle  de  tant  de  charmes,  que  mon  inexorable  amitié  veut  que 
je  lui  sacrifie.  En  achevant  ces  paroles,  il  se  relira  avec  im  reste  de  fer- 
meté qu'il  n'avait  pas  peu  de  peine  ,i  conserver. 

Après  son  départ,  la  veuve  de  Cifuenles  fui  agitée  de  mille  mouve- 
ments confus  :  elle  eul  honte  de  s'être  déclarée  à  un  homme  (|u'elle  n'a- 
vait pu  retenir;  mais,  no  pouvant  douter  qu'il  ne  fut  fortement  épris,  et 
<[ue  le  seul  intérêt  d'un  ami  ne  lui  fit  refuser  la  main  qu'elle  lui  offrait, 
elle  fui  assez  raisonnable  pour  admirer  un  si  rare  effort  d'aniilié,  au  liiu 
de  s'en  offenser.  Néanmoins,  comme  on  ne  saurait  s'empêcher  de  s'aflli- 
Scr  quand  les  choses  n'ont  pas  le  succès  que  l'on  désire,  elle  résolut  d'al- 
ler dés  le  lendemain  à  la  campagne  pour  dissiper  .ses  chagrins,  ou  plutôt 
pour  les  augmenter  :  car  la  solitude  est  plus  propre  à  fortifier  l'amour 
qu'à  l'affaiblir. 

Don  Juan,  de  son  coté,  n'ayant  pas  trouvé  Mendoce  au  logis,  s'était  en- 
ferme dans  son  appartement  pour  s'abandonner  en  liherlé  à  sa  douleur  : 
après  ce  qu'il  avait  f.iit  en  faveur  d'un  ami,  il  crul  qu'il  lui  était  permis 
ilu  moins  d'en  soupirer;  mais  don  Fadrique  vint  biinlôl  interrompre  sa 
rêverie;  et  jugeant  i  son  visage  qu'il  était  indi.Nposé,  il  en  témoigna  tant 
<rinquiéludi',  que  don  Juan,  pour  le  rassurer,  fut  obligé  de  lui  d'ire  qu'il 
n'avait  besoin  que  de  n  pos.  Mendoce  sortit  aussitôt  pour  le  laisser  re- 
poser; mais  il  sortit  d'un  air  si  triste,  que  le  Tolédan  en  sentit  plus  vive- 
ment son  infortune.  0  ciel!  dit-il  en  lui-même,  pourquoi  faul-il  que  la 
jdus  tendre  amitié  du  monde  fasse  tout  le  malheur  de  ma  vie? 

Le  jour  suivant,  don  Fadri(|ue  n'était  pas  encore  levé  qu'on  le  vint 
.•.venir  que  donn  Theodora  étaii  partie,  avec  tout  son  domestique,  pour 
.••■on  château  de  Villaréal,  el  qu'il  y  avait  apparence  qu'elle  n'en  revien- 
ilrail  pas  sitôt.  Cette  nouvelle  le  chagrina  moins  à  cau.se  des  peines  cpic 
fait  i!(mffrir  l'cloignenienl  d'un  objet  aimé,  que  parco  qu'où  lui  avait  l'ail 
Tuyslére  de  ce  dépirl.  Sans  savoir  ce  qu'il  en  devait  penser,  il  eu  conçut 
un"  funeste  présage. 

Il  se  leva  pour  aller  voir  son  ami,  tant  pour  l'entretenir  l.i-de«sus  que 
pour  apprendre  l'étal  de  sa  sauté.  Mais  comme  il  achevait  de  s'habiller, 
diin  Juan  entra  dans  sa  chambre  en  lui  disant  :  Je  viens  dissiper  l'inquié- 
tude que  je  vous  cause  ;  je  me  porte  assez  bien  aujourd'hui.  Celle  bonne 
nouvelle,  répondit  Mendoce,  me  console  un  peu  de  la  mauvaise  (pic  j'ai 
reçue  Le  Tidédan  il; manda  quelle  était  celte  mauvaise  nouvelle;  el  don 
Fadrique,  après  avoir  fait  sortir  ses  gens,  lui  dil  :  Dona  Theodora  est  par- 
tie ce  malin  pour  la  campagne,  et  l'iu  croit  qu'elle  sera  loiigicmps.  Ce 
dépari  m'clonne  :  pourquoi  me  l'a-l-on  caché?  qu'en  pensez-vous,  don  Juan"? 
n'ai-je  pas  raison  d'être  alarme? 

Zarale  se  garda  bien  de  lui  dire  sur  cela  sa  pensée,  et  lâcha  de  lui  per- 
suader que  dona  Th(  odora  pouvait  être  allée  à  la  campagne  sans  qu'il 
eût  sujet  de  s'en  effrayer.  Mais  Mendoce,  peu  content  des  raisons  que  son 
ami  employait  pour  le  rassurer,  l'inteironipit  :  Tous  ces  discours,  dit-il, 
ne  sauraient  dissiper  le  soupçon  que  j'ai  conçu  ;  j'aurai  fait  peut-être  im- 
prudemment quelque  chose  (|ui  aura  déplu  à  dona  Theodora  :  pour 
m'en  punir,  elle  me  quitte,  sons  daigner  seulement  m'ajiprendre  mon 
crime. 

Quoi  qu'il  en  soil,  je  ne  puis  demeurer  plus  longtemps  dans  l'incerti- 
tude. Allons,  don  Juan,  allons  la  trouver  :  je  vais  f.iire  pré|iarer  des  che- 
vaux. Je  vous  conseille,  lui  dit  le  Tolédan,  de  he  mener  personne  avec  vmis; 
-cet  éclaircissement  se  doit  faire  .sans  lènniin.  Don  Jiiaii  ne  saurait  être  de 
li'op,  reprit  don  Fadi  iqiie  ;  dona  Theodora  n'ignore  point  ipie  vous  savez 
tout  ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur  :  elle  vous  estime  ;  cl,  loin  de  m'em- 
barrasser,  vous  m'aiderez  à  lapaiser  en  ma  faveur. 

Non,  non,  Fadrique,  répliqua-l-il,  ma.prcsi>nce  ne  peut  vous  être  utile, 
l'art"  z  tout  seul,  je  vous  en  conjure  iNon,  mon  cher  don  Juan,  reparti! 
Mendoce,  nous  irons  ensemble  ;  j  attend»  celle  complaisance  de  voire  ami- 
tié. Quelle  lyrannicl  s'écria  le  Tolédan  d'un  air  chagrin;  pourquoi  eii- 
gez-vous  de  mon  amitié  ce  qu'elle  ne  doit  pas  vous  accorder? 

Cesiiaroles.  que  don  Fadrique  ne  cnmprenail  pas,  et  le  ton  hrusque 
dont  elles  avaient  été  prouonrees,  le  surpiirenl  élrangenienl.  Il  regiuda 
son  ami  avec  allenlinii  :  Don  Juan,  lui  dit-il,  ipie  signifie  ce  que  je  viens 
d  entendre?  Quel  affieux  soupçon  nail  dans  mon  esprit  !  Ah  !  c'est  lrn|i 
vous  rnniraindre  et  me  gênei  ;  parlez.  Qui  cause  celle  répugnance  que  vous 
marqiirz  li  m'arcompaguer? 

Je  voulais  vous  la  cacher,  réf.ondit  le  Tolédan  ;  mais  puisque  vous  m'a- 
vez forcé  vous-même  à  la  laisser  paraître,  il  ne  faut  plus  que  je  di.ssiinulc: 


cessons,  mon  cher  don  Fadrique.  de  nous  applaudir  de  la  conformité  de 
nos  affections,  elle  n'est  (|ue  trop  parfiite  :  les  traits  ipii  vous  ont  blessé 
n'ont  point  épargné  votre  ami.  Dona  Theodora...  Vous  seriez  mou  rival! 
interrompit  Mendoce  en  palissant  Dés  que  j'ai  connu  mon  amour,  repar- 
tit d'Ui  Juan,  je  l'ai  combattu.  J'ai  fuieonstaminenlla  veuve  de  Cifuenles  : 
vous  le  savez  :  vous  m'en  avez  vous-même  fait  re]'roche  :  je  triomphais 
du  moins  de  ma  pas?ion,  si  je  ne  pouvais  la  détruire. 

Mais  hier  cette  dame  me  fil  dire- qu'elle  souliaitait  de  me  parler  chez 
elle.  Je  m'y  rendis.  Elle  me  demanda  pourquoi  je  semblais  vouloir  l'évi- 
ter. J'inventai  df  s  excuses  ;  elle  les  rejeta.  Enfin,  je  fus  obligé  de  lui  en 
découvrir  la  véritable  cause.  Je  crus  qu'après  cette  déclaration  elle  ap- 
prouverait le  dessein  que  j'avais  de  la  fuir;  mais,  par  un  bizarre  effet  de 
inim  étoile,  vous  le  diiai-je?  oui,  Mendoce,  je  dois  vous  le  dire,  je  trou- 
vai Theodora  prévenue  pour  moi. 

Quoiipic  don  Fadrique  eût  l'esprit  du  monde  le  plus  doux  et  le  plus 
raisonnable,  il  fut  saisi  d'un  mouviDicnt  de  fureur  à  ce  discours  ;  et  in- 
terrom])ant  encore  son  ami  en  cet  endroit-:  Arrêtez,  don  Juan,  lui  dit-il, 
percez-moi  plutôt  le  sein  que  de  poursuivre  ce  fatal  récit.  Vous  ne  vous 
contentez  pas  de  m'avouer  que  vous  êtes  mon  rival,  vous  m'apprenez 
en  ore  qu'on  vous  aime  !  Juste  ciel  !  i]uelle  conlidence  vous  m'osez  faire  ! 
Vous  mêliez  noire  amitié  à  une  épreuve  trop  rude.  Mais  que  dis-je  ! 
notre  amitié,  vous  l'avez  violée  en  conservant  les  sentiments  perfides 
que  vous  nie  déclarez. 

Quelle  était  mon  erreur!  Je  vous  croyais  généreux,  magnanime,  cl 
vous  n'êtes  qu'un  faux  ami,  puisque  vous  avez  été  capable  de  concevoir 
un  amour  qui  m'outrage.  Je  suis  acialdé  de  ce  coup  imprévu  :  je  le  sens 
d'autantphis  vivement,  qu'il  m'est  porté  par  une  main...  Ilendcz-nioi  plus 
de  justice,  interrompit  à  son  tour  le  Tolédan  ;  donnez-vous  un  moment 
de  patience  ;  je  ne  suis  rien  moins  qu'un  faux  ami.  Ecoulez-moi,  et  vous 
vous  repentirez  de  m'avoir  appelé  de  ce  nom  odieux. 

Alors  il  lui  raconta  ce  qui  s'éiait  passé  entre  la  veuve  de  Cifuenles  et 
lui,  le  tendre  aveu  qu'elle  lui  avail  fait,  el  les  discours  qu'elle  lui  avait 
tenus  pour  l'engager  à  se  livrer  sans  scrupule  à  sa  p.ission.  11  lui  répéta 
ce  qu'il  avait  répondu  à  ce  discours  ;  el  à  mesure  qu'il  parlait  de  la  fer- 
meté qu'il  avait  fait  paraître,  don  Fadrique  sentait  évanouir  sa  fureur. 
Eiitin,  ajouta  don  Juan,  l'amitié  l'emporta  sur  l'amour  :  je  refusai  la  foi 
de  dona  Tlicudoia,  Elle  en  pleura  de  dépit  :  mais,  grand  Dieu  I  que  ses 
|deurs  excitèrent  le  trouble  dans  mon  ànio  !  je  ne  puis  m'en  res.souvenir 
saiis  trembler  encore  du  péril  que  j'ai  couru.  Je  commençais  à  me  trou- 
ver barbare  ;  et  pendant  quelques  instants,  Mendoce,  mon  cœur  vous  de- 
vint infidèle.  Je  ne  cédai  pas  |iourlanl  à  ma  faiblesse,  el  je  me  dérobai  par 
une  prompte  fuite  à  des  larmes  si  dangereuses.  .Mais  ce  n'est  pas  assez 
d'avoir  évite  ce  danger,  il  faut  craindre  pour  l'avenir.  Il  faut  hâter  mon 
dépari  ;  je  ne  veux  plus  m'exposer  aux  regards  de  Theodora.  Après  cela 
dou  Fadrique  m'accusera-l-il  encore  d'ingratitude  el  deperlidie? 

Non,  lui  répondit  Mendoce  en  l'embrassant,  je  vous  rends  toute  votre 
innocence.  J'ouvre  les  yeux;  pardonnez  un  injuste  reproche  au  premier 
transport  d'un  amant  qui  se  voit  ravir  toutes  ses  espérances.  Hélas  1  de- 
V  iis-je  croire  que  dona  Theoilora  pourrait  vous  voir  longtemps  sans  veus 
aimer,  sans  sp  rendre  à  ces  charmes  dont  j'ai  moi-même  é)U'Ouvé  le  pou- 
voir? Vous  êtes  un  véiitahle  ami.  Je  n'impute  plus  iiwu  malheur  qu'à  la 
fortune,  et,  loin  devoushair,  je  sens  augmenter  pour  vous  ma  lenures.se. 
lié  quoi  !  vous  renoncez  pour  moi  à  la  possession  de  dona  Theodora  ! 
V'oiis  faites  à  notre  amitié  un  si  grand  sacrilicc,  el  je  n'en  serais  pas  lou- 
ché !  Vous  pouvez  dompter  voire  amour,  et  je  ne  ferais  pas  un  effort  pour 
vaincre  le  mien  !  Je  dois  répondre  à  voire  générosité,  don  Juan  ;  suivez 
k  penchant  qui  vous  enlraine;  épou.sez  la  veuve  de  Cil'uciites  ;  que  mon 
cœur,  s'il  veut,  en  gémisse  ;  Mendoce  vous  en  presse. 

Vous  m'en  pressez  en  vain,  répliqua  Zaratc.  J'ai  pour  elle,  je  le  con- 
fesse, une  passi'in  violente;  mais  votre  repos  m'est  plus  cher  que  mon 
bnidienr.  El  le  repos  de  Theodora.  reprit  don  Fadri(jue,  vous  doil-il  être 
indifférent?  Ne  nous  Hâtions  point  :  le  penchant  qu  el'e  a  pour  vous  dé- 
cide de  mon  suri.  Quand  vous  vous  éloigneriez  d'elle;  (pi.md,  pour  me  la 
céder,  vous  iriez  loin  de  ses  yeux  traîner  une  vir  déplorable,  je  n'en  se- 
rais pas  mieux  :  puisque  je  n'ai  pu  lui  plaire  jusipiiei,  je  ne  lui  pl.iirai 
jamais;  le  ciel  n'a  réservé  cette  gloire  qu'à  vous  seul.  Elle  vous  a  aimé 
des  le  premier  moment  i|u'elle  vous  a  vu  ;  elle  a  pour  vous  une  inclina- 
tion naturelle;  en  un  mol,  elle  ne  saurait  être  heureuse  qu'avec  vous  : 
recevez  doue  la  main  qu'elle  vous  présente;  comlilez  ^s  désirs  el  les 
vôtres;  abaniloiiuez-inoi  à  mon  inforlunc;  et  ne  faites  pas  trois  miséra- 
bles lorsqu'un  seul  peut  épuiser  toute  la  rigueur  du  destin. 

.\smodée,  en  cet  euilroil,  fut  obligé  d'inlerrompie  son  récit  pour  écou- 
ler l'écolier,  qui  lui  dil  :  Ce  que  vous  me  raronti^z  es!  surprenant.  Y  a- 
t-il  en  effet  d''s  gens  d'un  si  beau  caractère?  Je  ne  vois  Jaiis  le  monde 
ijiie  des  amis  ipii  se  broiiilleul,  je  ne  dis  m<  jioiir  des  maltre.sses  comme 
doua  Theoilora,  mais  pour  des  ciiqiielles  liefrees  l'n  amant  peul-il  renon- 
cer à  nu  objet  qu'il  adore,  et  dont  il  est  aimé  de  peur  de  rendre  un  ami 
malheureux'?  Je  ne  croyais  cela  possib'e  que  d.iiis  la  n.itiii-c  du  roman, 
où  l'on  peint  les  hommes  tels  qu'ils  devraient  être  plutôt  que  tels  qu'ils 
sont.  Je  demeure  d'accord,  répondit  le  Diable,  que  ce  n'est  jias  une  chose 
flirt  ordinaire:  mais  elle  est  noii-seiilemeiil  dans  la  iialiirc  du  roman,  ello 
est  aussi  dans  la  belle  nature  de  I  liomnn-.  Cela  est  si  vrai,  que  depuis  le 
déluge  jeu  ai  vu  deux  exemples,  y  compris  celui-ci.  Kcvcuons  d  mon 
hisi'iire. 

Les  deux  amis  coulinuércnt  à  se  faire  un  sacrincc  do  leur  passion  :  ot 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


l'un  ne  voulinl  point  céder  ;i  In  gcncrosilé  de  l'autre,  leurs  sentiments 
amoureux  demeurèrent  suspendus  pendant  quelques  jours.  Ils  cessèrent 
de  s'entretenir  deTheodora  ;  ils  n'osaient  plus  même  prononcer  son  nom. 
Mais  tandis  quel'amilié  triomphait  ainsi  de  l'amour  dans  la  ville  de  Va- 
lence, l'amour,  comme  pour  s'en  venger,  régnait  ailleurs  avec  tyrannie, 
et  se  faisait  obéir  sans  résistance. 

Dona  Theodora  s'abandonnait  à  sa  tendresse  dans  son  cliâleau  de  Vil- 
laréal,  siluc  prés  de  la  mer.  Elle  pensait  sans  cesse  à  don  Juan,  et  ne 
pouvait  perdre  l'tspérance  de  répouser,  quoiqu'elle  ne  dût  pas  s'y  at- 
tendre après  les  sentiments  d'amitié  qu'il  avait  fait  éclater  pour  don 
Fadrique. 

Un  jour,  après  le  coucher  du  soleil,  comme  elle  prenait  sur  le  bord  de 
la  mer  le  plaisir  de  la  promenade  avec  une  de  ses  l'eninies,  elle  aperçut 
une  petite  chaloupe  qui  venait  gagner  le  rivage.  Il  lui  sembla  d'abord 
qu'il  y  avait  dedans  sept  à  huit  hommes  de  fort  mauvaise  mine  ;  mais 
après  les  avoir  vus  de  plus  près,  et  considérés  avec  plus  d'attention,  elle 
jugea  qu'elle  avait  pris  des  masques  pour  des  visages.  En  effet  c'étaient 
des  gens  masqués,  et  tous  armés  d'cpées  et  de  baïonnettes. 
'  Elle  frémit  à  leur  aspect;  et,  ne  tirant  pas  bon  augure  de  la  descente 
qu'ils  se  préparaient  à  faire,  elle  tourna  brusquement  ses  pas  vers  le 
château.  Elle  n  gardait  de  temps  en  temps  derrière  elle  pour  les  obser- 
ver ;  et  remarquant  qu'ils  avaient  pris  terre,  et  qu'ils  commençaient  à  la 
poursuivre,  elle  se  mit  à  courir  de  toute  sa  force  ;  mais  comme  elle  ne 
courait  pas  si  bien  qu'Atalante,  et  que  les  masques  étaient  légers  et  vi- 
goureux, ils  la  joignirent  à  la  porte  du  château,  et  l'arrêtèrent. 

La  dame  et  la  Dlle  qui  l'acconqiagnait  poussèrent  de  grands  cris  qui 
at'.iréi-ent  aussitôt  quelques  domestlipies  ;  et  ceux-ci,  donnant  l'alarme  nu 
château,  tous  les  valtis  de  dona  TlicoJora  accoururent  bientôt,  armés  de 
fourches  et  de  bâtons.  Cependant,  deux  hommes  des  plus  robustes  de  la 
troupe  masquée,  après  avoir  pris  entre  leurs  bras  la  maîtresse  et  la  sui- 
vante, les  em|iOrlaicnt  vers  la  chaloupe,  malgré  leur  résistance,  pendant 
que  les  autres  faisaient  lète  aux  gens  du  château,  qui  commencèrent  à 
les  presser  vivement.  Le  combat  fut  long  ;  mais  enlin  les  hommes  mas- 
qués exécutèrent  heureusement  leur  entreprise,  et  regagnèrent  leur  cha- 
loupe en  se  battant  en  relraite.  11  était  temps  qu'ils  se  retirassent  ;  car 
ils  n'étaient  pas  encore  tous  embarques,  qu'ils  virent  paraître,  du  côté 
de  Valence,  quatre  ou  cinq  cavaliers  qui  piquaient  à  outrance,  et  sem- 
blaient vouloir  venir  au  secours  de  Theodora.  A  ci  tte  vue  les  ravisseurs 
se  hâtèrent  si  bien  de  prendre  le  large,  que  l'empressement  des  cavaliei-s 
fut  inutile. 

Ces  cavaliers  étaient  don  Fadrique  et  don  Juan.  Le  premier  avait  reçu 
ce  jour-là  une  lettre  ]>ar  laquelle  on  lui  mandait  que  l'on  avait  app^-is  de 
bonne  part  qu'.\lvaro  Ponce  était  dans  l'ile  de  Majorque  ;  qu'il  avait 
équipé  une  espèce  de  tartane;  et  qu'avec  une  vingtaine  de  gens  qui  n'a- 
vaient rien  à  perdre,  il  se  proposait  d'enlever  la  veuve  de  Cifuenlcs  la 
première  fois  qu'elle  serait  dans  son  château.  Sur  cet  avis,  le  ToléJaj  et 
lui,  avec  leurs  valets  de  chambre,  étaient  partis  de  Valence  sur-le-chainp, 
pour  venir  apprendre  cet  attentat  à  doua  Theodora.  Us  avaient  décou- 
vert de  loin,  sur  le  bord  de  la  mer,  un  assez  grand  nombre  de  personnes 
qui  paraissaient  combattre  les  unes  contre  les  autres  ;  et  soupçonnant 
que  ce  pouvait  être  ce  qu'ils  craignaient,  ils  poussaient  leurs  chevaux  à 
toute  bride  pour  s'opposer  au  projet  de  don  Alvaro.  Mais  quelque  dili- 
gence qu'ils  pussent  faire,  ils  n'arrivèrent  que  pour  être  témoins  de  l'en- 
lèvement qu'ils  voulaient  prévenir. 

Pendant  ce  temps-là,  Alvaro  Ponce,  fier  du  succès  de  son  audace,  s'é- 
loignait de  la  côie  avec  sa  proie,  et  sa  chaloupe  allait  joindre  un  petit 
vaisseau  armé  qui  l'attendait  en  pleine  mer  II  n'est  pas  possible  de  sentir 
une  plus  vive  douleur  que  celle  qu'eurent  Mendoce  et  don  Juan.  Ils  firent 
mille  imprécations  contre  don  .\lvaro,  et  remplirent  l'air  de  plaintes 
aussi  pitoyables  que  vaines.  Tous  les  domestiques  de  Tlieodora,  animés 
par  un  si  bel  exemple,  n'épargnèrent  point  les  lamentations  :  tout  le  ri- 
vage retentissait  de  cris;  la  fureur,  le  dési  spoir,  la  désolation,  régnaient 
sur  ces  tristes  bords.  Le  ravissement  d'Hélène  ne  causa  point  dans  la  cour 
de  Sparte  une  si  grande  consternation. 

CHAPITRE  XIV. 

Da  démêlé  d'an  poêle  iragiquc  avec  un  auteur  comique. 

• 

L'écolier  ne  put  s'empêcher  d'interrompre  le  Diable  en  cet  endroit  : 
Seigneur  .\smodée,  lui  dit-il,  il  n'y  a  pas  moyen  de  résister  à  la  curiosité 
que  j'ai  de  savoir  ce  que  signifie  une  chose  qui  attire  mon  attention,  mal- 
gré le  plaisir  que  je  prend.s  à  vous  écouler.  Je  remarque  dans  une  cham- 
bre deux  hommes  en  chemise  qui  se  liinnent  à  la  gorge  et  aux  cheveux,  et 
plusieurs  personnes  en  robe  de  cliaudnc  qui  s'enipressent  de  les  spéarcr  : 
anprenez-moi,  je  vous  prie,  ce  que  cela  veut  dire.  Le  démon,  qui  necher- 
cliait  qu'à  le  contenter,  lui  donna  sur-le  champ  cette  satisfaction  de  la 
manière  suivante. 

Les  personnages  que  vous  voyez  en  chemise  et  qui  se  battent,  lui  dit- 
il,  sont  deux  aùtfiirs  français;  et  les  gens  ipii  les  séparent  sont  deux 
Albniands,  un  ITamand  et  un  Italien,  lis  demeurent  tous  dans  la  même 
maison,  qui  est  un  hôtel  garni  où  il  ne  logo  guère  que  des  étrangers. 
L'un  de  ces  auteurs  fait  des  tragédies,  cl  l'autre  des  comédies.  Le  premier, 
,iOur  quf  Ique  dcsagrémcnl  qu'il  a  essuyé  en  France,  est  venu  en  Espagne  ; 


et  le  dernier,  peu  content  de  sa  condition  à  Paris,  a  fait  le  mcrae  voyage 
dans  l'espérance  de  trouver  à  Madrid  une  meilleure  fortune. 

Le  poète  tragique  est  an  esprit  vain  et  présomptueux,  qui  s'est  fait, 
en  dépit  de  la  plus  saine  partie  du  public,  une  assez  grande  répiitalion 
dans  son  pavs.  Pour  tenir  sa  muse  en  haleine  il  compose  tous  les  jours  . 
ne  pouvant  dormir  cette  nuit,  il  a  commencé  une  pièce  dont  il  a  tiré  le 
sujet  de  V Iliade.  11  en  a  fait  une  scène  ;  et  comme  son  moindre  défaut 
est  d'avoir,  ainsi  que  ses  confrères,  une  d'niangeaison  continuelle  d'as- 
sassiner les  gens  du  récit  de  ses  ouvrages,  il  s'est  levé,  a  pris  sa  chan- 
delle, et  tout  en  chemise  est  venu  frapper  rudement  à  la  porte  de  l'a\ileur 
comique,  qui,  faisant  un  meilleur  usage  de  sou  temps,  dormait  d'un 
profond  sommeil. 

Celui-ci  s'est  éveillé  au  bruit,  et  est  allé  ouvrir  à  l'autre,  qui,  d'un  air 
de  possédé,  a  dit  eu  entrant  :  Tombez,  mon  ami,  tombez  à  nies  genoux  ; 
adorez  un  aénie  que  .Meliiomène  favorise  Je  viens  d'enfanter  des  vers..., 
mais,  que  dis-je,  je  viens!  c'est  .\pollon  lui-même  qui  me  les  a  dictés  : 
si  j'étais  à  Paris,  j'irais  les  lire  aujourd'hui  de  maison  en  maison  ;  j'at- 
tends uu  il  soit  jour  pour  en  aller  charmer  monsieur  notre  ambassadeur, 
aussi  bien  que  tous  les  Français  qui  sont  à  Madrid.  Avant  que  je  les  mon- 
tre à  personne,  je  veux  vous  les  réciter. 

Je  vous  remercie  delà  préférence,  a  répondu  l'auteur  comique  en  bail- 
lant de  toute  sa  force  :  ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  c'est  que  vous  prenez  mal 
votre  temps;  je  me  suis  couché  fort  tard,  le  sommeil  m'accable,  et  je  ne 
réponds  pas  que  j'entende,  sans  me  rendormir,  tous  les  vers  que  vous  avez 
à  me  dire.  Oh  !  j'en  réponds  bien,  moi  !  a  repris  le  poète  tragique:  quand 
vous  seriez  mort,  la  scène  que  je  viens  de  composer  serait  capable  de 
vous  rappeler  à  la  vie.  Ma  versification  n'est  point  un  assemblage  de  sen- 
timents communs  et  d'expressions  triviales  que  la  rime  seule  soutienne  : 
c'est  une  poésie  mâle  qui  émeut  le  cœur  et  frappe  l'cs|iril.  Je  ne  suis 
pas  un  de  ces  poétereaux  dont  les  pitoyables  nouveautés  ne  font  que  pas- 
ser sur  la  scène  comme  des  ombres,  et  vont  à  Utiquc  divertir  les  Afri- 
cains; mes  pièces,  dignes  d'être  consacrées  avec  ma  statue  dans  la  biblio- 
thèque palatine,  ont  encore  la  foule  après  trente  représentations.  Mais 
venons,  ajouta  ce  poète  modeste,  venons  aux  vers  dont  je  veux  vous  don- 
ner létrenne. 

Voici  ma  tragédie  :  la  Mort  de  Palrucle.  Scène  première.  Briséis  et 
les  autres  captives  d'Achille  paraissent  :  elles  s'arrachent  les  cheveux  et 
se  frappent  le  sein,  pour  témoigner  la  douleur  qu'elles  ont  de  la  mort 
de  Pairocle.  Elles  ne  peuvent  pas  même  se  soutenir;  abattues  par  leur 
désespoir,  elles  se  laissent  tomber  sur  le  théâtre.  Vous  me  direz  que  cela 
est  un  peu  hasardé  ;  mais  c'est  ce  que  je  cherche.  Que  les  petits  génies 
se  tiennent  dans  les  bornes  étroites  île  l'imitation  sans  oser  les  francli'u", 
à  la  bonne  heure;  il  y  a  de  la  prudence  dans  leur  timidité.  Pour  moi, 
j'aime  le  nouveau,  et  je  tiens  que,  pour  émouvoir  et  ravir  les  spectateurs, 
il  faut  leur  présenter  des  images  auxquelles  ils  ne  s'attendent  point. 

Les  captives  sont  donc  couchées  par  terre;  Phénix,  gouverneur  d'A- 
chille, est  avec  elles  ;  il  les  aide  à  se  relever  l'une  après  l'autre  :  ea- 
suile,  il  commence  la  protase  par  ces  vers  : 

Priani  va  perdre  Hector  et  sa  superbe  ville  ; 

Les  Grecs  veulent  venger  le  compagnon  d' Achille, 

Le  lier  Agamcmnon,  le  divin  Camclus, 

Nestor,  pareil  aux  dieux,  le  vaillant  £umelus, 

Léonte,  de  la  pique  adroit  à  l'exercice, 

Le  nerveux  Diomède,  cl  l'éloquent  Ulvsse. 

Achille  s'y  prépare,  et  déjà  ce  héros 

Pousse  vers  Ihum  ses  immortels  chevaux; 

Pour  arriver  plus  lot  où  sa  fureur  l'cnlraine, 

Quoique  l'œil  qui  les  voit  ne  le.s  suive  qu'à  peine, 

11  leur  dit  :  Chers  Xanthus,  Balius,  avancez  ; 

Et,  lorsque  vous  fcrei  de  carnage  lassés. 

Quand  les  Troyens  fuyant  renlrt-ronl  dans  leur  ville. 

Regagnez  noire  camp,  mais  non  pas  sans  Achdie. 

Xanthus  baisse  la  lète,  et  répond  par  ces  mots  : 

Achille,  vous  serez  content  de  vos  chevaui, 

Ils  vont  aller  au  gré  de  votre  impatience; 

Mais  de  volrc  trépas  l'insLanl  fatal  s'avance. 

Junon  aux  yeux  de  boeuf  ainsi  le  fait  parler, 

Et  d'Achille  aussilùl  le  char  semble  voler. 

Les  Grecs,  en  le  voyant,  de  mille  cris  de  joie 

Soudain  font  relcnllr  le  rivage  de  Troie. 

Ce  prince,  revèlu  des  armes  de  Vulcain, 

Parait  plus  éclatant  que  l'astre  du  malin, 

Ou  tel  que  le  soleil,  coinmcnçant  sa  carrière, 

S'élève  pour  donner  au  monde  la  lumière; 

Ou  briliant  comme  un  feu  que  les  villaçeois  font 

Pendant  l'obscure  nuit  sur  le  sommet  du  mont. 

Je  m'arrèle,  a  poursuivi  l'autour  tragique,  pour  vous  laisser  re.'ipiri'r 
un  moment;  car  si  je  vous  récitais  toute  ma  scène  de  suite,  la  beauté  de 
ma  versification  et  le  grand  nombre  de  trails  brillanls  et  de  pensées  su- 
blimes qu'elle  contient  vous  suffoqueraient,  ncmarquez  la  justesse  de 

cette  comparaison  :  /'/«.'>  éclatant  qu'un  feu  que  les  villagrvis  font 

Tout  le  monde  ne  sent  point  cela;  mais  vous,  qui  avez  de  l'esprit,  et  du 
véritable,  vous  en  devez  être  enchanlc.  Je  le  suis,  sans  doute,  a  répondu 
l'auleur  comique  en  souriant  d'un  air  malin  ;  rien  n'est  si  beau,  et  je  suis 
persuadé  (|ue  vous  ne  manquerez  pas  de  parler  aussi  dans  votrevtragédie 
du  soin  que  prenait  TliOtis  de  chasser  les  mouches  Iroyenncs  qui  s'appro- 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


'SS 


chaient  du  corps  de  Piitrocle.  Ne  pensez  pas  vous  en  moquer,  a  répliqué 
le  tragique.  Un  poète  qui  a  de  l'habileté  peut  tout  ris([uer;  cet  enJioit-là 
est  piut-ètre  celui  de  ma  pièce  le  plus  propre  à  me  fournir  des  vers 
pompeux  ;  je  ne  le  raterai  pas,  sur  ma  parole. 

Tous  mes  ouvragi's,  a-l-il  continué  sans  fai;on,  sont  marqués  au  bon 
coin  :  aussi,  quand  je  les  lis,  il  faut  voir  comme  on  les  applaudit;  je 
m'arrête  à  chaque  vers  pour  recevoir  des  louaiii;is.  Je  me  souviens  iju'un 
jour  je  lisais  à  Paris  une  tragédie  dans  une  maison  mi  il  va  tous  les  jours 
des  beaux  esprits  à  l'heure  du  diner,  et  dans  laquelle,  sans  vanité,  je  ne 
passe  pas  |iotir  un  Pradon.  La  grande  comtesse  de  Vieille-Drune  y  était  ; 
elle  a  le  goili  fin  et  délicat  :  je  suis  son  poêle  favori.  Elle  pleurait  a  chaudes 
larmes  dés  la  prem  ère  scène;  elle  fut  obligée  de  changer  de  mouchoir 
au  second  acte  ;  elle  ne  fit  que  sangloter  su  troisième  ;  elle  se  trouva 
mal  au  quatrième;  et  je  crus,  a  la  catastrophe,  qu'elle  allait  mourir  avec 
le  héros  de  ma  pièce. 

A  ces  mots,  quelque  envie  qu'eût  l'auteur  comique  de  garder  son  sérieux. 
il  lui  est  échappé  un  éclat  de  rire.  .Vh  !  que  je  reconnais  bien,  dit-il,  cette 
bonne  comtesse  à  ce  Irail-H  :  c'est  une  femme  qui  ne  peut  souffrir  la  co- 
médie; elle  a  tant  d'aversion  pour  le  comique,  qu'elle  sort  ordinairement 
de  sa  loge  après  la  grande  pièce  pour  emporter  toute  sa  douleur.  La  tra- 
gédie est  sa  belle  passion  :  que  l'ouvrage  soit  bon  ou  mauvais,  pourvu  que 
vous  y  fassiez  parler  des  amants  malheureux,  vous  êtes  sûr  d'altendrii  la 
dame. 'Franchement,  si  je  composais  des  poëraes  sérieux,  je  Toudrais  avoir 
d'autres  approbateurs  qu'elle. 

Uh  !  j'en  ai  d'autres  aussi,  dit  le  poète  tragique  :  j'ai  l'approbation  de 
.mille  personnes  de  qualité,  tant  mâles  que  femelles....  Je  me  délieiais 
encore  da  snifrage  de  ces  personnes-là,  interrompit  l'auteur  comique; 
je  serais  en  garde  contre  leurs  jugements.  Savez-vous  bien  pourquoi? 
C'est  que  ces  sortes  d'auditeurs  sont  distraits,  pour  la  plupart,  pendant 
une  lecture,  et  qu'ils  se  laissent  prendre  à  la  beauté  d'un  vers  ou  à  la  dé- 
licatesse d'un  sentiment  :  cela  suflil  pour  leur  faire  louer  tout  un  ouvrage, 
quelque  imparfait  qu'il  puisse  être  d'ailleurs.  Tout  au  contraire,  eiilen- 
(lent-ilsquilqucs  vers  dont  la  platitude  ou  la  dureté  leur  blesse  l'oreille, 
il  ne  leur  en  faut  pas  davantage  pour  décrier  une  bonne  pièce. 

Eli  bien ,  a  repris  l'auteur  sérieux,  puisque  vous  voulez  que  ces  juges- 
là  me  soient  suspects,  je  m'en  fie  donc  aux  applaudissements  du  parterre 
lié  !  ne  me  vantez  pas,  s'il  vous  plaît,  votre  parterre,  a  répliqué  l'autre  ; 
il  fait  paraître  trop  de  ca|>rices  dans  ses  décisions.  Il  se  trompe  quelque- 
fois si  lourdement  aux  représentations  des  pièces  nouvelles,  qu'il  sera  des 
deux  mois  entiers  sottement  encliaiwé  d'un  mauvais  ouvinge.  Il  est  vrai 
que  dans  la  suite  l'impression  le  désabuse,  et  que  l'auteur  demeure  dés- 
honoré après  un  heureux  succès. 

(l'est  tm  malheur  qui  n'est  pas  à  craindre  pour  moi,  a  dit  le  tragique  ; 
on  réimprime  nie»  pièces  aussi  souvent  qu'elles  sont  représentées  J'avoue 
qu'il  n'en  est  pas  de  même  des  comédies  :  l'impression  découvre  leur 
fiiblesse,  les  comédies  n'étant  que  des  bagatelles,  que  de  petites  produc- 
tions desprit....  Tout  beau,  monsieur  l'auteur  tragique,  interrompit  l'au- 
tre, tout  licau  :  vous  ne  songez  pas  que  vous  vous  échauffez;  parlez,  de 
gr.ice,  devant  moi  de  la  comédie  avec  un  |peu  moins  d'irrévérence.  Pen- 
sez-vous qu'une  pièce  comique  soit  moins  difficile  à  composer  ((u'une  tra- 
gédie? Détrompez-vous  ;  il  n'est  pas  plus  aisé  de  faire  rire  les  honnêtes 
gens  que  de  les  faire  pleurer.  Sachez  qu'un  sujet  ingénieux,  dans  les 
mœurs  de  la  vie  oïdinaiie,  ne  coûte  pas  moins  à  traiter  ((ue  le  plus  beau 
sujet  tragique. 

Ah  !  parbleu  !  s'écrie  le  poète  sérieux  d'un  ton  railleur,  je  suis  ravi  de 
TOUS  entendre  parler  dans  ces  termes.  Eh  bien,  monsieur  Calidas,  pour 
éviter  la  dispute,  je  veux  désormais  autant  estimer  vos  ouvrages  que  je 
lésai  méprisés  jusqu'ici.  Je  me  soucie  fort  peu  de  vos  mé(iris,  monsieur 
Giblet,  reprend  avec  précipitation  l'autrur  comique  ;  et,  pour  répondre  à 
vos  airs  in.solenls,  je  vais  vous  dire  nettement  ce  que  je  pense  des  vers 
nue  vous  venez  de  me  réciter  :  ils  sont  ridicules,  et  les  pensées,  quoique 
tirées  d  Homère,  n'en  sont  pas  moins  plates.  Achille  parte  à  ses  chevaux, 
ses  chevaux  lui  répondent  :  il  y  a  là  dedans  une  image  basse,  de  même 
<iue  dans  la  comparaison  du  feu  que  les  villageois  font  sur  une  montagne. 
Ce  n'est  pas  faire  honneur  aux  anciens  que  de  les  piller  de  cette  sorte  : 
ils  sont,  à  la  vérité,  remplis  de  choses  admirables,  mais  il  faut  avoir  plus 
de  goùl  que  vous  n'en  avez  pour  faire  un  heureux  choix  de  celles  qu'on 
doit  emprunter  d'eux. 

Puisque  vous  n'avez  pas  assez  d'élévation  de  génie,  a  répliqué  Giblet, 
pour  apercevoir  les  beautés  de  ma  poésie,  cl  pour  vous  punir  d'avoir  osé 
critiquer  ma  scène,  je  ne  vous  en  lirai. pas  la  suite.  Je  ne  suis  que  trop 
luini  d'en  avoir  riitenclu  le  commencement,  a  rejiarti  Calidas  ;  il  vous  sied 
Dien  à  vous  de  mépriser  mes  comédies.  Apprenez  que  la  plus  mauvai.se 
que  je  puisse  faire  sera  toujours  fort  au-dessus  de  vos  tragédies,  et  qu'il 
est  plus  facile  de  prendre  l'essor  et  de  se  guinder  sur  de  grands  sentiments 
que  d'attraper  une  plaisanterie  fine  et  délicate. 

Gr.lic  au  ciel,  dit  \r  tragique  d'un  air  dédaigneux,  si  j'ai  le  malheur  de 
n'avoir  pas  votre  estime,  je  crois  devoir  m'en  consoler.  Li  cbiii  juge  [dus 
favorablemt'nt  de  moi  que  vous  ne  faites,  ella  pension  dont  elle  ma  bien 
voulu....  Ehl  ne  croyez  pas  m'ébloiiir  avec  vos  pensions  de  cour,  inter- 
rompt Calidas  :  je  sais  trop  de  quelle  manière  on  les  obtient,  pour  en 
faire  plus  de  cas  de  vos  ouvrages.  Encore  une  fois,  ne  vous  imaginez  pas 
mieux  valoir  que  les  auteurs  comiques  :  et,  pour  vous  prouver  même 
que  je  suis  convaincu  qu'il  est  plus  aisé  de  composer  des  poèmes  dra- 
uiatiques  sérieux  que  d'autres,  c'est  que  si  je  retourne  en  France,  et  que 


je  n'y  réussisse  pas  dans  le  comique,  je  m'abaisserai  a  faire  des  tragé- 
dies. 

Pour  un  composeur  de  farces,  dit  le  poète  tragique,  vous  avez  bien  de 
la  vanité.  Pour  un  versificateur  qui  ne  doit  sa  fépiitatioT  qu'à  de  faux 
brillants,  dit  l'auleur  comique,  vous  vous  en  faites  bien  accroire.  Vous 
êtes  un  insolent,  a  répliqué  l'autre.  Si  je  n'étais  pas  chez  vous,  mon 
petit  monsieur  Calidas.  la  péripétie  de  ci'tte  aventure  vous  apprendrait  à 
respect!  r  le  cothurne.  (Jue  cette  considération  ne  vous  arrête  point,  mon 
grand  monsieur  Giblet,  a  répondu  Calidas  :  si  vous  avez  envie  de  vous 
faire  battre,  je  vous  battrai  aussi  bien  cli'  z  moi  qu'ailleurs. 

En  même  temps  ils  se  sont  tous  deux  pris  à  la  gorge  et  aux  cheveux, 
et  les  C'iups  de  poing  et  de  pied  n'ont  pas  été  épargnés  de  part  et  d'autre. 
Un  Italien,  couché  dans  la  chambre  voisine,  a  entendu  tout  ce  dialogue; 
et  au  bruit  que  les  auteurs  faisaient  en  se  battant,  il  a  jit£;é  qu'ils  étaient 
aux  prises.  Il  s'est  levé.  et.  par  compassion  pour  ces  Français,  (juoiqHC 
Italien,  il  a  appelé  du  monde.  Un  Flamand  et  deux  Allemands,  qui  sont 
ces  personnes  que  vous  voyez,  viennent  avec  l'Italien  séparer  les  com- 
battants. 


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I.e  seigneor  don  Cime. 


Ce  démêlé  me  parait  plaisant,  dit  don  Cleophas.  Mais,  à  ce  que  je  vois, 
les  auteurs  dramatiques,  en  France,  s'imaginent  être  des  personnages 
plus  imp  irlants  que  ceux  (|ui  w  font  que  des  comédies.  Sans  doute,  ré- 
pondit Asmudéc  :  les  premiers  se  croient  autant  au-dessus  des  autres, 
que  les  héros  des  tragédies  sont  au-dessus  des  valets  des  pièces  comi- 
ques. Eli!  sur  quoi  fondent  ils  leur  orgueil'?  répliqua  l'écolier.  Est  ce 
qu'il  serait  en  effet  plus  difficile  de  faire  une  Iragéilir  qu'une  comédie? 
La  question  que  vous  me  faitrs,  repartit  le  Diable,  a  (  eut  fois  été  agitée 
et  l'est  encore  tous  les  jours.  Pour  moi,  voici  comment  je  la  décide,  n'en 
déplaise  iiix  hommes  ijui  ne  sont  |ias  de  mon  sentiment  :  je  dis  qu'il 
n'est  pas  plus  facile  de  comn  'ser  une  pièce  comique  qu'une  tragique  ; 
car,  si  la  dernière  était  plus  (lifficile  (|ue  l'autre,  il  faudrait  conclure  de 
là  qu'un  faiseur  de  tragédies  serait  plus  capable  de  faire  une  comédie  qnc 
le  meilleur  auteur  comique,  ce  (|ui  ne  s'accorderait  pas  avec  I  expérience. 
Ces  deux  sortes  de  poèmes  deiiiandeiil  donc  deux  génies  d'un  caractère 
différent,  mais  d'une  égale  habileté. 

Il  est  temps,  ajouta  lé  boiteux,  de  finir  la  digression  :  je  vais  reprendre 
le  fil  de  l'histoire  que  vous  avez  interrompue. 


cuapithe  XV. 

Suite  cl  condiisioii  Ae  l'tilsi.ilrp  rtf  l.i  Fnri-e  de  l'ainiHi. 


Si  les  valelsde  doua  Theodora  n'avaient  pu  empêcher  son  enlévemeni, 
ils  s'y  énienl  du  moins  opposés  avec  courage,  et  leur  résistance  avait  été 


34 


l.i;  DIABLE  liOlTElX 


filiale  à  une  partie  des  gens  d'Alv.nro  Ponce.  Us  en  aviiieni  entre  anires 
lilessé  un  si  dangiieus'nienl,  ()iie  se-  blessures  ne  lui  aviinl  |ias  permis 
de  suivre  ses  camarades,  il  était  demeuré  presque  sans  vie  étendu  sur  le 
saille. 

On  reconnut  ce  mallvureiix  pour  un  valet  de  don  Alvnro;  et  comme 
on  s  aperçut  qu'il  respirait  encore,  on  le  porta  au  cliàle.ui.  où  l'on  n'épar- 
gna rien  p'Ur  lui  l'aire  reprendre  sese-;prils.  On  en  vint  à  boni,  ipioique 
le  sans;  qu'il  avaii  perdu  l'eût  laissé  dans  une  extrême  faiblesse.  Pour  ren- 
gager à  parler,  on  lui  promit  d'avoir  soin  de  ses  jours,  et  de  ne  point  le 
livrer  à  la  ligueur  de  la  justice,  jinurvu  qu'il  voulût  dire  où  son  maître 
emmenait  dona  Tlieodora. 

11  fui  llatté  de  celle  promesse,  bien  qu'en  l'état  où  il  était  il  dût  avoir 
peu  d'espérance  d'en  proliler  II  r.qqiila  le  peu  de  force  ipii  lui  restait, 
el,  d'une  voix  faible,  conlinna  l'avis  que  don  Failrii|ue  avait  reçu.  11 
ajiiuta  ensuite  que  don  Alvaro  avait  dessein  de  conduire  h  veuve  de  i'.'i- 
fnenles  à  Sassari,  dans  l'île  de  Sardaigne,  où  il  avait  un  parent  dont  la 
protection  el  l'autorité  lui  promataient  un  sur  asile. 

llett-  déposition  soulagea  le  désespoir  de  Mendo 'e  et  du  Tolédan  ;  ils 
laiiJsérent  le  blessé  dans  le  chàlean,  où  il  nipin-iit  ipielques  lienrcs  après, 
el  ils  s'en  retournèrent  à  Valence,  en  songeant  nu  parti  qu'ils  avaient  à 
premlre.  Ils  résolurent  il'aller  clierrlwr  leur  ennemi  commun  dans  sa 
reiraile;  ils  s'embaripiérent  bienlôt  tous  diux  sans  suite  à  Dénia,  pour 
pas-.i'r  au  Port-Mahon,  ne  (biutant  pas  (pi'ils  n'y  trouvassent  une  com- 
modité pour  aller  à  l'île  de  Sardaigne.  Effeclivemenl,  Ils  ne  furent  pas 
nlulôt  arrivés  an  Poit-.Malion,  qu'ils  apprirent  <|u'nu  vaisseau  fiété  |iour 
Cagliari  devait  iiicessa'mmeut  mettre  A  la  voile  :  ils  prolitérent  de  l'oc- 
casion. 

Le  vaisseau  partit  avec  un  vent  tel  qu'ils  le  pouvaient  souliaiter  ;  mais 
cinq  on  six  bcures  après  leur  départ  il  survint  un  calme,  el  la  nuit,  le 
vent  étant  devenu  contraire,  ils  fuient  obligés  de  buivoyer,  dans  l'es- 
pérance qu'il  changerait.  11-  naviguèrent  de  celle  sorte  pendant  trois  jours; 
le  quatrième,  sur  les  deux  heures  après  midi,  ils  décoiiviireiit  un  vaisseau 
qui  venait  droit  à  eux  les  voiles  tendues.  Ils  le  prirent  d'abord  pour  un 
vaisseau  marchand  :  mais  voyant  qu'il  s'avançait  presipie  sous  leur  ca- 
non sans  arborer  aucun  pavillon,  ils  ne  doulèi'ent  {dus  que  ce  ne  fiit  un 
corsaire. 

Ils  ne  se  Irnnqiaient  pas  :  c'était  un  pirate  de  Tunis,  qui  croyait  que 
les  chrétiens  alliiii'nt  se  rendre  sans  combatlrc  ;  mais  lorsipi'il  s'aperçut 
qu'ils  brouillaient  les  voiles  et  préparaient  leur  canon,  il  Jugea  qui-  l'-if- 
faiie  serait  plus  sérieuse  qu'il  n'avait  pensé  :  c'est  ponnpioi  il  s'arrêta, 
brouilla  aussi  ses  voiles,  el  se  disposa  au  combat. 

ils  commencèrent  de  |)art  et  li  aulre  à  se  canouner,  et  les  chrétiens 
semblaient  avoir  quelque  avantage;  mais  un  corsaire  d'Alger,  avec  un 
vaisseau  plus  grand  et  mieux  armé  que  les  deux  lUlres,  arrivant  au  milii'ii 
de  l'aclion,  prit  le  parti  du  pirate  de  Tunis  11  s'approcha  du  bâtiment 
espagnol  à  pleines  voiles,  et  le  mit  entre  deux  feii.v. 

Les  chréliens  perdirent  courage  à  cette  vue  ;  et,  ne  voulant  pas  conti- 
nuer un  combat  qui  devenait  trop  inégal,  ils  cessèrent  de  tirer.  Alors  il 
parut,  sur  la  ]ioiipe  du  navire  d'Alger,  nn  esclave  (|ui  se  mil  à  crier  en 
espagnol  aux  gens  du  vai.sseaii  chrétien  qu  ils  eussent  à  se  rendre  pour 
Ak'er,  s'ils  voulaieul  qu  on  leur  filqyartier.  Après  ce  cri,  unTurc,  qui  te- 
nait une  banderole  de  taffetas  vert  parsemée  de  demi-lunes  d'argent  en- 
trelacées, la  fil  llotler  dans  l'air.  Les  chrétiens,  considérant  que  toute 
leur  résistance  ne  pouvait  élre  (pi'inulile,  ne  songèrent  plus  à  se  déten- 
dre; ils  se  livrèrent  à  toule  la  douleur  que  l'idée  de  l'esclavage  peut  cau- 
ser à  des  hommes  libres;  et  le  maître,  craignant (pi'un  plus  long  retar- 
denu'nt  n'irrililt  des  vainqueurs  barbares,  ôta  la  banderole  de  sa  poupe, 
se  jeta  dans  l'esquif  avec  quel(|ues-Hns  de  ses  matelots,  et  alla  se  rendre 
au  cnr-aire  d'Alger. 

Ce  pirate ciiv(iya  une parlie  do  scssnllals  visiter  le  biiliinent  espagnol, 
c'csi-à-dire  piller  lout  ce  qu'il  y  avait  dedans.  Le  corsaire  de  Tunis,  de 
son  côté,  donna  le  même  ordre  a  quelques-uns  de  ses  gens;  des  rte  que 
loii»  les  passagers  de  ce  malheureux  navire  furent  en  un  inslant  désarmés 
et  fouillé^;  el  on  les  lit  passer  ensuite  dans  le  vaisseau  algérien,  où  les 
deux  piia'es  en  tirent  un  partage  qui  fut  réglé  par  le  suri. 

Oei'il  été  du  moins  une  consulalion  pour  Mendoce  el  |)0>ir  son  ami  de 
tomber  tous  deux  an  pouvoir  dn  inémi'  cnisaire  :  ils  auraient  Iroiné  leurs 
(•haines  inoins  pesantes  s'ils  avaient  pu  les  porh'r  ensemlile;  mais  la  for- 
tune, qui  voulait  leur  faire  éprouver  toute  sa  rigueur,  .soumit  don  Fadri- 
(|iic  au  corsaire  de  Tunis,  et  don  .liian  A  celui  d'Alger.  Peignez-vous  le 
désespoir  de  ces  amis  quand  il  leur  f.iUut  se  ipiitler  :  ils  se  jilèienl  aux 
pieds  des  pirates  pour  les  conjurer  île  ne  point  les  séparer  ;  mais  ces  cor- 
sains.  iloiil  la  barbarie  était  .n  l'épreuve  des  spectacles  les  plus  touchants, 
ne  se  laissèrent  |ioint  lléihir  ;  au  contraire,  jugeant  que  ces  deux  captifs 
étaient  des  personnes  rousideraliles  et  qu'ils  pourraient  payer  une  grosse 
rançon,  ils  résoliiii'Ul  de  les  partager. 

Mendoce  et  Zarati',  voyant  qu'ils  avaient  affaire  à  des  cieurs  impitoya- 
bles, se  regardaient  l'un  l'autre,  et  s'exprimaient  par  leurs  reganl.s  l'excès 
de  leur  afllictioii.  Mais  lorsque  l'on  eut  achevé  le  partage  du  butin,  ei  que 
le  pirate  de  Tunis  voulut  regagner  son  boni  avec  b-s  esclaves  qui  lui 
élaienl  échus,  ces  deux  am  s  pensèrent  expirer  île  dnulenr.  Mendoce  s'ap- 
jirocha  du  Tolédan,  et  le  seri'ant  entre  ses  bras  :  Il  faut  doue,  lui  dit-il, 
que  nous  nous  séparions  !  quelle  affreuse  uéeessilé  '.'  I!e  n'est  pas  assez 
que  l'audace  d'un  lavissmr  demeure  impunie,  ou  uoiisdéfeiul  même  d'u- 
nir nos  plaintes  et  nos  regieis.  Ab  !  don  .luan.  qn'avons-noiis  fait  au  ciel 


pourépi'onver  si  cruellement  sa  colère?  Ne  cherchez  point  ailleurs  la  cause 
(le  nos  disgrâces,  répondit  don  Juan  ;  il  ne  les  faut  imputer  qu'à  moi.  La 
mort  des  deux  persoiiues  que  je  me  suis  immolées,  quoique  excusable  aux 
yeux  des  hommes,  aura  sans  doute  irrité  le  ciel,  qui  vous  punit  aussi  d'a- 
voir pris  de  l'amitié  po'ir  un  misérable  que  poursuit  .sa  justice. 

En  parlant  ainsi  ils  répandaient  tous  deux  des  larmes  si  abondamment, 
et  sonpiraienl  avec  tant  de  violence,  que  les  anires  esclaves  n'eu  étaient 
)ias  moins  touchés  que  de  leur  propre  infortune.  Maisles  .soldats  de  Tunis, 
encore  plus  barbares  que  leur  maître,  remarquant  que  Mendoce  tardait  à 
sortir  du  vaisseau,  rarrachérenl  brutalimcnt  des  l'ras  du  Tolédan,  etl  en-- 
trainèreut  avec  eux,  en  le  chargeant  de  coups.  Adieu,  cher  ami,  s'écria- 
t-il,  je  ne  vous  re  verrai  plus  :  doua  Thcodora  n'est  point  vengée;  les  maux 
que  ces  cruels  m'apprête  t  seront  les  moindres  peines  de  mon  e.sclavage. 

Don  Juan  ne  put  répondre  à  ces  paroles  :  le  Iraiicment  qu'il  voyait  l'ain; 
à  son  ami  lui  causa  nn  saisissement  ipii  lui  ijta  l'usage  de  la  voix.  Commis 
l'ordre  de  cette  histoire  demande  que  nous  suivisns  le  Tolèdau,  nous 
laisserons  don  Fadrique  dans  le  navire  de  Tunis. 

Le  corsaire  d'Alger  irtoiirna  vers  son  port,  où,  étant  arrivé,  il  mena 
ses  nfîiiveaux  esclaves  chez  le  hacha,  el  de  là  au  marché  où  l'on  a  coutume 
de  les  vendre.  Un  officier  du  dey  .Mezzomorto  acheta  don  Juan  pour  sou 
maîlre,  chez  qui  l'on  employa  ce  nouvel  esclave  a  travailler  dans  les  jar- 
dins du  harem.  Celle  occupation,  quoique  pénible  pour  un  gentilboniuie, 
ne  laissa  pas  de  lui  être  agréable,  ;\  cause  de  la  solitude  qu'elle  demandait. 
Dans  la  situation  où  il  se  trouvait,  rien  ne  pouvait  le  llatter  davantage  que 
la  liberté  de  s'occnper  de  ses  malheurs.  Il  y  pensait  sans  cesse  ;  cl  sou 
<  sprit,  loin  de  faire  ipielque  effort  pour  se  détacher  des  images  les  plus 
afiligeanies,  scniblnil  prendre  plaisir  ;i  se  les  retracer. 

Un  jour  que,  sans  apeicevoir  le  dev  qui  se  promenail  dans  le  jardin,  il 
chanlait  une  chanson  trisle  en  travaillant,  Mezzomorto  s'arrêta  pour  l'é- 
couter ;  il  fut  assez  contciil  de  sa  voix  ;  et,  s'approehant  de  lui  par  curio- 
sité, il  lui  demanda  comment  il  se  nommait:  le  Tolédan  lui  répondit  qu'il 
s'appelait  Alvaro.  En  entrant  chez  le  dey,  il  avait  jugé  à  propos  decban- 
ger  de  nom,  suivant  la  cuulume  des  esclaves,  et  il  av.it  pris  celui-l.i, 
parce  qu'ayant  continuellement  dans  resprilTenlévcmenldeTlieodora  par 
Alvaro  l'once,  il  lui  était  venu  à  la  bouche  plutôt  ipi'iin  aulre.  Mezzo- 
morto, qui  savait  passalilemeiit  l'espagnol,  lui  fit  plusieurs  questions  sur 
les  coutumes  de  l'Espagne,  el  particulièrement  sur  la  conduite  que  les 
hommes  y  tiennent  pourserendre  agréables  aux  femmes:  à  quoi  don  Juan 
répondit  d'une  manière  dont  le  dey  fut  très-sati.-fait, 

Alvnro,  lui  dit-il,  tu  parais  avoir  de  l'esprit,  et  je  ne  le  crois  pas  un 
homme  du  commun;  mais,  qui  ipie  lu  puisses  être,  lu  as  le  bonheur  de 
me  plaire,  et  je  veux  l'honorer  de  ma  confiance.  Don  Juan,  à  ces  mots,  se 
prosterna  aux  pieds  du  dey,  el  se  leva  après  avoir  porté  le  bas  de  sa  robe 
à  sa  bouche,  à  ses  yeux,  el  ensuite  sur  sa  tête. 

Pour  cummencer  j  t'en  donner  des  niarques,  reprit  Mezzomorto,  je  te 
dirai  quej'ai  dansmon  sérail  les  plus  belles  femmes  de  l'Eunqie.  J'en  ai  une 
entre  autres,  à  qui  rien  n'est  comparable  ;  je  ne  crois  |  as  ipie  le  Grand 
Seigneur  même  en  possède  une  si  parfaite,  quoique  ses  vassaux  lui  en  ap- 
portent tous  les  jours  de  tous  les  endroits  du  monde.  Il  semble  que  son 
visage  soit  le  soleil  réiléchi  ;  et  sa  taille  paraît  être  la  lige  du  rosier  planté 
dans  le  jardin  d'Eram.  Tu  m'en  vois  enchanté. 

Mais  ce  miracle  de  la  nature,  avec  une  beauté  si  rare,  conserve  une  tris- 
tesse mortelle  que  le  temps  et  mon  amour  ne  sauraient  dissiper.  Bien  que 
la  fortune  l'ail  soumise  .à  mes  désirs,  je  ne  les  ai  point  encore  sati-faits  ; 
je  les  ai  toujours  domptés  ;  et,  contre  l'usage  ordinaire  de  mes  pareils, 
qui  ne  n  cherchent  que  les  plaisirs  des  sens,  je  me  suis  attaché  à  gagn(r 
son  cipur  par  une  complaisance  el  pardes  rcspicls  que  le  dernier  des  mu- 
sulmans aurait  honte  d'avoir  pour  une  esclave  chrétienne. 

Cependant  tous  mes  soins  ne  font  qu'aigrir  sa  mélancolie,  dont  l'opi- 
niàlrclé commence  enfin  ,i  me  lasser.  L  idée  de  l'esclavage  n'est  pointgra- 
vée  dans  l'esprit  des  autres  avec  des  traits  si  profonds  :  mes  regards  favo- 
rables loiil  bientôt  elfacée;  celle  longiu'  douleur  f.itigiie  ma  patience. 
Toutefois,  avant  que  je  ceile  à  mes  Iraiisporls.  il  faut  que  je  lasse  un  efl'ort 
encore  •  je  veux  meservirde  Ion  entremise  Coinmel'esclaveestclirélieune, 
el  même  de  ta  nation  ,  elle  pourra  juendie  de  la  confiance  en  loi ,  et  lu 
la  persuaderas  mieux  qu  iiii  autre,  \anle-lui  mon  rang  et  mes  ricliesses: 
re[irésenle-lni  que  je  la  distinguerai  de  tontes  mes  esclaves;  fais-lui  même 
envisager,  s'il  le  fuit,  qu  elle  peut  aspirer  à  l'honneur  d'èlre  un  jour  la 
femme  de  Mezzomorto,  et  dis-lui  que  j'aurai  pour  elle  plus  de  considéra- 
lion  que  je  n'en  aurais  pour  une  sullane  dont  Sa  Uautesse  voudrait  in'of- 
frir  la  main. 

Don  Juan  se  prosterna  une  seconde  fois  devant  le  dey,  et.  quoique  peu 
satisfait  de  celte  commission,  l'assura  i|u'il  ferait  tout  sou  possible  pour 
s'en  bien  acquilter.  C'est  assez,  rêplii|ua  Mezzomorto,  abaiidmine  ton  ou- 
vrage, et  me  suis:  je  vais,  contre  nos  usages,  te  faire  parler  en  particulier 
à  celte  btUe  eschve.  Mais  crains  d'abuser  de  ma  conliance  ;  des  supplices 
inconnus  aux  Turcs  mêmes  punhaienl  ta  témérilé.  Tilchc  de  vaincre  sa 
tristesse,  et  songe i|ue  ta  lilierlé  est  attachée  à  la  fin  de  mes  souffrances. 
Don  Juan  qiiilli  son  travail  el  suivit  le  dey,  qui  avait  pris  les  devants  pour 
aller  disposer  l.i  i-apiiv.'  nfiligée  à  recevoir  sou  agent. 

Elle  éiait  avei:  den\  vieilles  esclaves  qui  s«  retirèrent  d'abord  qu'elles 
virent  pniaiire  ,\le/./oinorto.  La  bêle  esclave  le  salua  avec  beaucoup  de 
respect  ;  mais  i-lle  ne  put  s'empêcher  de  frémir  :  ce  ipii  lui  arrivait  loules 
les  lois  ipi  il  s'offr.iii  à  sa  vue.  Il  s'en  aperçut,  el  pour  lu  rassurer  :  Ai- 
mable captive,  lui  dit-il,  je  ne  viens  ici  que  pour  vous  avertir  qu'il  y  a 


LE  DL\BLE  BOITEUX. 


parmi  mes  esclaves  nn  Espagnol  que  vous  serez  penl-i'tre  bien  aise  d'en- 
Irelenii'  :  si  vnus  souhnitez  le  voir,  je  lui  accorderai  la  permission  de  vous 
parler,  et  même  sans  témoins. 

La  helle  esclave  témoigna  qu'elle  le  voulait  bien  Jev.iis  vous  l'enviiyer, 
reprit  le  dey:  puisse-t-il,  par  ses  discours,  soulager  vos  ennuis:  En  .iclic- 
vanl  ces  paroles  il  sortit  ;  et  rencontrant  le  Toléci;in  ((ui  arrivait.  Il  lui  dit 
tout  bas:  Tu  peux  entrer;  et,  après  que  tu  auras  entretenu  la  captive, 
tu  viendras  dans  mon  appartement  me  rendre  compte  de  cet  entrelien. 

Zarate  entra  aussitôt  dans  la  cliambre,  poussa  la  porte,  salua  l'esclave 
sans  attaclier  les  yeux  sur  elle,  et  l'esclave  reçut  son  salut  sans  le  regar- 
der fixement  ;  mais  venant  tout  à  coup  à  s'envisager  l'un  et  l'aulro  avec 
attention,  ils  firent  un  cri  de  surprise  et  de  joie.  Ô  ciel  !  dit  le  Tolédan 
en  sa[iprochant  d'elle,  n'est-ce  point  une  image  vaine  qui  me  séduit  ?  est- 
ce  en  effet  dona  Tlieodora  que  je  vois  '!  Ah  l'don  Juan,  s'écria  la  belle 
esclave,  est-ce  vous  qui  me  parlez'?  Oui,  madame,  répondit-il  en  baisant 
tendrement  une  de  ses  mains,  c'est  don  Juan  lui-même  Reconnaissez-moi 
à  ces  pleurs  que  mes  yeux,  charmés  de  vous  revoir,  ne  sauraient  retenir, 
à  ces  transports  que  votre  présence  seule  est  capable  d'exciter  :   je  ne 

murmure  plus  contre  la  fortune,  puisqu'elle  vous  rend  à  me.<  vœux 

Mais  où  m'emporte  une  joie  immodérée?  j'oublie  que  vous  êtes  dans  les 
fers.  Par  quel  nouveau  caprice  du  sort  y  èles-vous  tombée?  comment  avez- 
vous  pu  vous  sauviT  de  la  téméraire  ardeur  de  don  Alvaro?  .\li  !  qu'elle 
m'a  ca.usc  d'alarmes  !  et  je  crains  d'apprendre  que  le  ciel  n'ait  pas  assez 
|ii'olégé  la  vertu  ! 

Le  ciel,  dit  doua  Tlieodora,  m'a  vengée  d'AIvaro  Ponce.  Si  j'avais  le 
temps  de  vous  raconter...  Vous  en  avez  tout  le  loisir,  interrompit  don 
Juan  :  le  dey  me  perniel  d'élre  avec  vou.s,  et,  ce  qui  doit  vous  surpren- 
dre, de  vmis  en'retonir  r.ans  témoins.  Proliions  de  ces  lieureiix  nimncnls  ; 
instruisez-moi  de  tout  ce  qui  vous  est  arrivé  depuisvolie  eulevinienl  jus- 
qu'ici. Ile  !  qui  vous  a  dit.  reprit  elle,  que  c'est  par  don  Alvaro  t\ui-  j'ai 
été  enlevée?  Je  ne  le  sais  que  trop  bien,  repartit  don  ,Inan.  Alors  il  lui 
conta  succinctement  de  quelle  manière  il  l'avait  appris,  et  couiiiie  Mcn- 
docc  et  lui  s'étant  embarqués  pour  aller  cberclier  son  ravi.sseur,  ilsavaieiil 
été  pris  par  des  corsaires  Dés  qu'il  eut  achevé  son  récit,  Tlieodora  com- 
mença le  sien  en  ces  termes  : 

Il  n'est  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  fus  fort  étonnée  de  me  voir 
saisie  par  une  troii)ie  de  gens  masqués  ;  je  m'évanouis  entre  les  bras  de 
celui  qui  me  portait;  et  quand  je  revins  de  mon  évanouissement,  qui  l'ut 
sans  doute  très-long,  je  nie  trouv,-.i  .seule  avec  Inès,  une  ae  mes  lemines, 
en  pleine  mer,  dqusla  chambre  de  poupe  d'un  vaisseau  qui  avait  les  voiles 
«Il  vent. 

La  malheureuse  Inès  se  mit  à  m'exhorler  à  prendre  patience  ;  et  j'eus 
lieu  déjuger  par  ses  discours  qu'elle  était  d'intelligence  avec  mon  ravis- 
,seur.  Il  usa  se  montrer  devant  moi  ;  et  venant  se  jeter  à  mes  piids  :  Ma- 
dame, me  dit-il,  pardonnez  à  don  Alvaro  le  moyen  dont  il  se  sert  pour 
vous  posséder  :  vous  savez  quels  soins  je  vous  ai  rendus,  et  par  ipiel  a[- 
tachenieiit  j'ai  disputé  votre  cœur  à  don  Fadrique,  jusqu'au  jour  que  vous 
lui  avez  donné  la  préférence.  Si  je  n'avais  eu  ]iour  vous  (|u'une  passion 
ordinaire,  je  l'aurais  vaincue,  et  je  me  serais  consolé  de  mon  malheur; 
mais  mon  sort  est  d'adorer  vos  charmes  :  tout  méprisé  que  je  suis,  je  iie 
saurais  m'affrauchir  de  leur  jiouvoir.  Ne  craignez  rien  pourtant  de  l.i  vio- 
lence de  mon  amour  :  je  n  ai  point  attenté  à  voire  liberté  pour  effrayer 
votre  vertu  par  d'indignes  efforls  ;  et  je  prétends  que,  dans  la  retraite  où 
je  vous  conduis,  un  nœud  éternel  et  sacré  unisse  nos  cœurs. 

1!  me  tint  encore  d'-' litres  di.scoursdunt  je  ne  puis  bien  me  ressouvenir: 
mais,  à  l'entendre,  il  semblait  qu'en  me  forçant  à  l'épouser  il  ne  me  ty- 
rannissail  pas,  et  ([ue  je  devais  moins  le  régarder  comme  un  ravis^iur 
insolent  que  comme  un  amant  passionne.  Peiiilanl  qu'il  parla  je  ne  Dsipie 
pleurer  et  me  désespérer  ;  c'est  pourquoi  il  me  quitta,  sans  perdre  le 
temps  .'i  me  persuader  ;  mais  en  se  retirant  il  fit  un  signe  à  Inès,  et  je 
compris  (lue  celait  pour  qu'elle  appuyât  adroitement  les  raisons  dont  il 
avait  voulu  m'éblouir. 

E  le  n'y  manqua  point  :  elle  me  représenta  même  qu'après  l'éclat  d'un 
enlèvement  je  ne  pourrais  guère  me  dispenser  d'anccpler  la  niaiii  d'AIvaro 
l'once,  (pielque  aversion  que  j  eusse  pour  lui;  que  ma  répiilalion  ordou- 
iiuit  ce  sacrifice  ;i  mon  cirnr.  Ce  n'élait  pas  le  moyen  d'essuyer  mes  lar- 
mes, que  de  me  laire  voir  la  nécessité  de  ce  mariage  affreux  :  aussi  étais- 
je  incoiisulable.  Inès  ne  savait  plus  que  me  dire,  lorsipie  tout  à  coup  nous 
enteiidimessur  le  tillac  un  grand  bruit  qui  attira  toute  iioirc  attention. 

Ce  bruit  que  faisaient  les  gens  de  don  Alvaro  était  causé  p  r  la  vue  d'un 
gros  vaisseau  qui  venait  l'iuidre  sur  nous  à  voiles  dé|iliiyé('S  :  comme  lit 
notre  n'élait  pas  si  bon  voilier  que  celui-là,  il  nous  fut  impossible  de  l'é- 
viter. Il  s'approcha  de  nous,  et  bientôt  nous  entendimes  crier:  Arriie, 
arrive!  .Mais  Alvaro  Pouce  et  ses  gens,  aimant  mieux  mourir  que  de  se 
rendre,  furent  assez  hardis  pour  vouloir  combattre.  L'action  fut  tres-vivc: 
je  ne  vous  en  ferai  point  le  détail  ;  je  vous  dirai  seulement  mie  don  Al- 
varo et  tous  les  siens  y  périrent,  après  s'être  battus  comme  des  désespé- 
rés. Pour  nous,  l'on  nous  fil  passer  dans  le  gros  vaisseau,  qui  appartenait 
à  Mezzomorto,  et  que  commandait  AbyAlyO>mau,  un  do  ses  onicicrs. 

Aby  Aly  me  regarda  loMglem|is  avec  <pielqne  surprise;  et  connaissant 
&  mes  habits  (pie  j'étais  Espagnole,  il  nie  dit  en  langue  castillane:  Modi';- 
rez  votre  afilii  ti*»ii;  consolez-vous  d'être  tonibre  dans  l'esclavage;  ce  mal- 
heur était  inévitable  pour  vous;  mais  que  dis-je,  ce  malheur!  c'est  un 
avantage  dont  vous  devez  vous  applaudir.  Vous  êtes  trop  belle  pour  vous 
borner  aux  hommages  des  chrétiens.  Le  ciel  ne  vous  a  jioinl  l'ait  nailrc 


pour  ces  misérables  mortels  ;  vous  méritez  les  vœux  des  premiers  hommes 
du  monde  :  les  seuls  musulm.ins  sont  digues  de  vous  posséder.  Je  vais, 
ajoiita-t-il.  reprendre  la  route  d'.Vlger:  qiioique  je  n'aie  point  fait  d'autre 
jirise,  je  suis  persuadé  que  le  dey  mon  maitre  sera  satisfait  de  ma  course. 
Je  ne  crains  pas  qn'il  condamne  "l'impatience  que  j'aurai  eue  de  remettre 
entre  ses  mains  une  beauté  qui  va  l'aire  ses  délices,  et  tout  l'ornement  de 
son  sérail. 

A  ce  discours,  qui  me  faisait  connaître  ce  que  j'avais  à  redouter,  je  re- 
doublai mes  pleurs.  Aby  Aly,  qui  voyait  d'un  autre  œil  que  moi  le  sujet 
de  ma  frayeur,  n'en  fit  que  rire,  et  cingla  vers  Alger,  tandis  que  je  m'àf- 
lligeais  sans  modération.  Tantôt  j'adressais  mes  soupirs  au  ciel  et  j'im- 
plorais son  secours;  tantôt  je  souhaitais  que  quelques  vai.s.seaux  vinssent 
nous  attaquer,  ou  que  les  Ilots  nous  engloutissent;  après  cela  je  souhai- 
tais que  mes  larmes  et  ma  douleur  me  rendissent  si  ellroyable,  que  rua 
vue  put  faire  horreur  au  dey:  vains  souhaits  que  ma  pudeur  alarmée  me 
faisait  former  I  Nous  arriviimes  au  port  :  on  me  conduisit  dans  ce  iialals  ; 
je  parus  devant  .Mezzomorto. 

Je  ne  sais  point  ce  que  dit  Aby  Aly  en  me  présentant  à  son  maître,  ni 
ce  (pie  son  maitre  lui  ré|iOiidit,  parce  qu'ils  se  parlèrent  en  turc  ;  mais  je 
crus  m'apercevnir,  aux  gestes  et  aux  regards  da  dey,  que  j'avais  le  mal- 
heur de  lui  plaire  ;  et  les  choses  qu'il  nie  dit  ensuite  en  espagnol  ache- 
vèrent de  me  mettre  au  désespoir,  en  me  confirmant  dans  cette  o|iinion. 
Je  me  jetai  vainement  à  ses  pieds,  et  lui  promis  tout  ce  i(u'il  voulait 
pour  ma  rançon:  j'eus  beau  tenter  son  avarice  par  l'offre  de  Ions  mes 
biens,  il  me  ûit  qn'il  m'estimait  plus  ((ue  toutes  les  richesses  du  monde. 
11  me  fit  préparer  cet  appartement,  qui  est  le  plus  magnifique  de  son  pa- 
lais; et  depuis  ce  temps-là  il  n'a  rien  épargné  pour  bannir  la  tristesse 
dent  il  me  voit  accablée.  Il  m'amène  tons  les  esclaves  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe  qui  savent  chanter  ou  jouer  de  quelque  instrument.  Il  m'a  ôlé  Inès, 
dans  la  pensive  qu'elle  ne  faisait  que  nourrir  mes  chagriiis;  cl  je  suis 
servi  par  de  vieilles  esclaves  qui  m'entntiennent  sans  cesse  de  l'amour 
de  leur  maitre,  et  de  tous  les  dilférents  plaisirs  qui  me  .sont  réservés. 

Mais  tout  ce  qu'on  met  en  uvage  pour  me  divertir  produit  un  effet  tout 
contraire:  rien  ne  peut  me  consoler.  (Captive  dans  ce  détestable  palais, 
qui  retenlittous  les  jours  de,?  cris  de  l'innocence  opprimée,  je  souffre 
encore  moins  de  la  perte  de  ma  liberté  que  de  la  terreur  que  in'in.spire 
l'odieuse  tendresse  du  dey.  Quoique  je  n'aie  trouvé  en  lui  jusqu'à  ce  jour 
qu'un  amant  com|daisanl  et  respectueux,  je  n'en  ai  pas  moins  d'effroi,  et 
je  crains  que,  lassé  d'un  respect  qui  le  gêne  déjà  peut-être,  il  n'abuse 
enfin  de  sou  pouvoir;  je  suis  agitée  sans  relâche  (le  celte  affreuse  crainte, 
et  chaque  instant  de  ma  vie  m'est  un  suppli  e  nouveau. 

Dona  Theodora  ne  put  achever  ces  paroles  sans  verser  des  pleurs.  Don 
Juan  en  fut  pénétré.  Ce  n'est  pas  sans  raison,  madame,  lui  dit-il,  que 
vous  vous  faites  de  l'avenir  une  si  horrible  image;  j'en  suisaulant  épou- 
vanté que  vous.  Le'respect  du  dey  est  plus  près  de  se  démentir  que  vous 
ne  pensez;  cet  amant  soumis  dépouillera  bientôt  sa  feinte  douceur,  je 
ne  le  sais  que  trop,  et  je  vois  tous  les  dangers  ipic  vous  courez. 

Mais,  cantinua-l-il  eu  changeant  de  ton,  je  n'en  serai  point  un  témoin 
tranquille.  Tout  esclave  que  je  suis,  mon  désespoir  est  à  craindre  :  avant 
que  Mezzomorto  vous  outrase,  je  veux  enfoncer  dans  son  sein.  .  Ah  !  don 
Juan,  interrompit  la  veuve  àe  Cifuentes,  quel  projet  osez-vous  concevoir? 
gardez-vous  bien  de  l'exécuter.  De  (piellcs  cruautés  cette  mort  serait  sui- 
vie! Les  Turcs  ne  la  vengeraieut-ils  pas?  les  tourments  les  plus  ef- 
froyables... Je  ue  puis  y  penser  sans  frémir!  D'ailleurs  n'est-ce  pas  vous 
expo  er  à  nn  péril  superlln?  Eu  ôtmt  la  vie  au  dey,  me  rcndriez-vous 
la  liberté?  Uélas!  je  .serais  vendue  à  quelque  scélérat  peut-être,  qui  au- 
rait moins  de  respect  pour  moi  (|U(;  Mezzomorto.  C'est  li  toi,  ciel,  a  mon- 
trer ta  justice!  lu  connais  la  brutale  envie  du  dey,  tu  me  défends  le  fer 
et  le  poisou,  c'est  donc  à  toi  de  prévenir  un  crime  qui  l'offense  ! 

Oui.  madame,  reprit  Zarate,  le  ciel  le  |irèvieiidr«;  je  sens  dé'à  qu'il 
m'inspire;  ce  (iiii  me  vient  dans  l'esprit  eu  ce  niomciit  est  sans  doute  un 
avis  secret  qu'il  me  donne.  Le  dey  ni^  m'a  permis  de  vous  voir  (pic  pour 
vous  porter  à  ré|iondic  à  son  niiidiir.  Je  dois  aller  lui  rendre  compte  de 
notre  conversaliou  :  il  faut  le  liomper.  Je  vais  lui  dire  que  vous  n'êtes 
pas  inconsolable;  que  la  conduite  (pi'il  tient  avec  vous  commence  à  sou- 
lager vos  peines;  et  (lue,  s  il  continue,  il  doit  tout  espérer:  serondez-uioi 
de  votre  côté.  Quand  il  vous  reverra,  qu'il  vous  trouve  moins  liisle  qu'à 
l'ordinaire:  feignez  de  prendre  quel  pie  sorte  de  plaisir  à  ses  discours, 

(Juelle  contrainte?  interrompit  dona  Theodora.  Comment  une  àine 
franche  et  sincère  |iourra-t-elle  .se  trahir  jusque-là?  et  ipiel  sera  le  fruit 
d'une  feinte  si  pénible?  Le  dey,  répondit-il,  s'applaudira  de  ce  change- 
ment, et  voudra,  par  sa  complaisance,  achever  ae  vous  gagner;  pendant 
ce  temps-là  je  travaillerai  à  votre  liberté.  L'ouvrage,  j'en  conviens,  est 
difficile;  mais  je  connais  un  esclave  adroit  dont  j'csiière  (pie  l'industrio- 
nc  nous  sera  pas  inutile. 

Je  vous  laisse,  iioursuivil-il  ;  l'affaire  veut  de  la  diligence  :  nous  noii.i 
rcverrnns.  Je  vais  trouver  le  dey,  cl  lâcher  d'amuser  par  des  fables  sou 
inipéhieusc  ardeur.  Vous,  madame,  préparez-vous  à  le  recevoir:  dissimu- 
lez, efforcez-vous  ;  que  vos  regards,  (pie  sa  présence  blesse,  soient  dés- 
arnii's  de  haine  et  (le  rigueur;  (put  votre  boiicln!,  (pii  ne  s'ouvre  Ions  le;? 
jours  que  pour  déplorer  voire  infoilnnc.  lieiinenn  langage  qui  le  llallc; 
ne  craignez  poi((lde  lui  parailie  Irop  rav(uvihle;  il  laiilloutpronietlie  pour 
ne  rien  accorder.  C'est  assez,  i  epai  lit  Theodora,  je  ferai  tout  ce  ipie  vous 
me  dites,  |iui.s(pic  le  malheur  qui  me  menace  m'impose  celte  cruelle 


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Œ  DIÂBI  R  BOITKUX. 


nécessité.  Allez,  don  Jiinn,  employez  tons  vos  soins  à  liiiir  mon  csclavai^e; 
ce  sera  un  suicrort  de  joie  pour  moi  si  je  liens  de  vous  ma  liberté. 

Le  Tolédan,  suivant  l'ordre  de  Mczzomorlo,  se  rendit  auprès  de  lui. 
Eh  bien,  Alvaro,  lui  dit  ce  dey  avec  beaucoup  d'émotion,  quelles  nou- 
velles m'apportes-tu  de  la  belle  esclave  ?  l'as-iu  disposées  m'écouter'? 
Si  tu  m'apprends  que  je  ne  dois  point  me  Ibitter  de  vaincre  sa  farouche 
douleur,  je  jure,  par  la  télé  du  Grand  Seigneur  mon  maiire,  que  j'obtien- 
drai dés  aujourd'hui  par  la  force  ce  que  l'on  refu.se  à  ma  complaisance. 
Seigneur,  lui  répondit  don  Juan,  il  n  est  pas  besoin  de  faire  ce  serment 
inviolable  :  vous  ne  serez  point  obligé  d'avoir  recours  à  la  violence  pour 
.•-atisfairc  votre  amour  L'esclave  est  une  jeune  dame  qui  n'a  point  encore 
aimé;  elle  estsifiére,  qu'elle  a  rejeté  les  vœux  des  premiers  seigneurs  d'E.»- 
pagne  :  elle  vivait  en  souveraine  dans  son  pays  :  elle  se  voit  cajjlive  ici; 
une  lime  orgueilleuse  doit  sentir  longtemps  fa  différence  de  ces  condi- 
tions. Cependant  cette  superbe  Espagnole  s'accou  tumera  comme  les  autres 
à  l'esclavage  ;  j'ose  même  vous  dire  que  ses  fers  commencent  à  lui  moins 
peser:  ces  déférences  alteniivesque  vous  avez  pour  elle,  ces  soins  res- 
pectueux qu'elle  n'attendait  pas  de  vous,  adoucissent  ses  déplaisirs,  et 
triomphent  peu  à  peu  de  sa  lierlé.  Ménagez,  seigneur,  cette  favorable  dis- 
position; continuez,  achevez  de  charnirr  cette  belle  esclave  par  de  nou- 
veaux respects,  et  vous  la  verrez  bientôt,  rendue  à  vos  désirs,  perdre 
dans  vos  bras  l'amour  de  la  liberté. 

Tu  me  ravis  par  ce  discours,  s'écria  le  dey  :  l'espoir  que  tu  me  donnes 
peut  tout  sur  moi.  Oui,  je  retiendrai  mou  impatiente  ardeur  pour  niieu.v 
la  satisfaire;  mais  ne  me  trompes-tu  point,  ou  ne  t'es-lu  pas  trompé 
toi-niénie'?  Je  vais  tout  à  l'heure  eniretenir  l'esclave  :  je  veux  voir  si  je 
démêlerai  dans  ses  yeux  ces  flatteuses  apparences  que  lu  y  as  lemarquées. 
En  disant  ces  paroles  il  alla  trouver  Thcodora,  et  le  Tolédan  retourna 
dans  le  jardin,  on  il  rencontra  le  jardinier,  qui  était  cet  esclave  adroit 
dont  il  prétendait  employer  l'industrie  pour  tirer  d'esclavage  la  veuve  de 
Cifucnles. 

Le  jardinier,  nommé  Francisi|ue,  était  Navarrois:  il  connaissait  par- 
faitement Alger  pour  y  avoir  servi  plusieurs  p.itrons  avant  que  d'être  au 
dey.  Francisque,  mon'ami,  lui  dit  don  Juan,  vous  me  vovez  trés-aflligé. 
Il  y  a  dans  ce  palais  une  jeune  dame  des  |ilus  considérables  de  Valence  : 
elle  a  prié  .Mezzomorto  de  taxer  lui-même  sa  rançon  ;  Biais  il  ne  veut  pas 
qu'on  la  rachète,  parce  qu'il  en  est  amoureux.  El  pourquoi  cela  vous  clia- 
grine-l-il  si  fort'.'  lui  dit  Franciscjuc.  C'est  que  je  suis  de  la  même  ville, 
repartit  le  Tolédan  :  ses  parents  et  les  miens  sont  intimes  amis  ;  il  n'est 
rien  (|uc  je  ne  fusse  capable  de  faire  pour  contribuer  à  la  mettre  en 
liberté 

(Juoique  ce  ne  soit  pas  une  chose  aisée,  répliqua  Francisque,  j'ose  vous 
assurer  que  j'en  viendrais  à  bout  si  les  parents  de  la  dame  étaient  d'hu- 
meur à  bien  payer  ce  service.  N'en  douiez  jias,  repartit  don  Juan,  je  ré- 
)ionds  dp  leur  reconnaissance  et  surtout  delà  sienne.  On  la  nomme  dona 
Theodorâ  :  elle  est  veuve  d'un  homme  qui  lui  a  laissé  de  grands  biens,  et 
elle  est  aussi  généreuse  que  riche  ;  en  un  mot,  je  suis  Espagnol  et  noble, 
ma  pande  doit  vous  suftire. 


Les  (Icai  sivurs. 


Lli  bien,  re))rit  le  jardinier,  sur  la  foi  de  votre  promesse,  je  v.iis  dier- 
chcr  un  renégat  catalan  que  je  conniiis,  el  lui  proposer....  (Jiie  dites- 
vous'/  inlerroinpit  le  Tolédan  tout  surpris;  vous  pourriez  vous  liera  un 
misérable  qui  n'a  pas  eu  honte  d'abandonner 'a  religion  pour....  Qiioi(pie 
renégat,  interrompit  à  son  tour  FrancisqiH>.  il  ne  laisse  )ias  d'être  hon- 
nête homme  ;  il  me  parait  plus  digne  de  pitié  que  de  haine,  el  je  le  trou- 
verais excusable  si  son  crime  pouvait  recevoir  (piebiue  excuse.  Voici  son 
histoire  en  deux  mets: 

Il  est  natif  de  Barcelone,  cl  chirurgien  de  profession.  Voyant  ipi'il  ne 


faisait  pas  trop  bien  ses  allancs  à  Daitelune,  il  résiilul  d'aller  s'élalilir 
à  Carthagéne,  dans  la  pensée  qu'en  ch.ingeant  de  lieu  il  deviendrait  plus 
heureux  qu'il  n'était.  Il  s'embarqua  donc  pour  Carthagéne  avec  sa  mère; 
mais  ils  renconirérent  un  pirate  d'Alger  qui  les  prit"  el  les  amena  d.ins 
celte  ville  Ils  furent  vendus,  .sa  mère  é  un  Maure,  et  lui  à  un  Turc  qui 
le  niallrnita  si  fort,  qu'il  embrassa  le  mahoniélisnie  pour  finir  son  cruel 
esclavage,  comme  aussi  pour  procurer  la  libellé  à  sa  mère,  qu'il  vovait 
Iraitéo  avec  beaucoup  de  riguenr  chez  le  Maure  son  patron.  En  effet,  s'é- 
lant  mis  à  la  solde  du  hacha,  il  alla  plusieurs  fois  en  course,  el  amassa 
ipialre  cenis  patagons  :  il  en  employa  une  partie  au  rachat  de  sa  mère; 
et.  pour  faire  valoir  le  reste,  il  se  mil  en  tête  d'écumer  la  mer  pour  son 
compte. 


Le  b::olielit'r  de  la  paiitouflei 


Il  se  fit  capitaine,  il  acheta  un  petit  vaisseau  sans  pont  ;  et.  avec  quelques 
soldats  turcs  qui  voulurent  bien  se  joindre  à  lui,  il  alla  croiser  entre  AFi- 
canle  et  Carthagéne  ;  il  revint  chargé  de  butin.  Il  retourna  encore,  cl  ses 
courses  lui  réussirent  si  bien,  qu'il  se  vit  enfin  en  état  d'armer  un  gros 
vaisseau,  avec  lequel  il  fit  des  prises  considéraliles  :  mais  il  cessa  d'être 
heureux.  Un  jour  il  attaqua  nue  frégate  fraiiçiiise  qui  maltraita  lellement 
son  vaisseau,  qu'il  eut  de  la  peine  à  regagner  le  port  d'Alger.  Comme  on 
juge  en  ce  pays-ci  du  mérite  des  pirates  par  le  succès  de  leurs  entreprises, 
le  renégat  toinbn  par  ses  disgrâces  dans  le  mépris  des  Turcs.  Il  en  eut 
du  dépit  et  du  chagrin  :  il  vendit  son  vai.sseau,  et  se  retira  dans  une 
maison  hors  la  ville,  où  dipnis  ce  temps-là  il  vit  du  bien  qui  lui  reste, 
avec  sa  mère,  et  plusieurs  esclaves  qui  les  servent. 

Je  le  v.is  voir  souvent  :  nous  avons  demeuré  ensemble  chez  le  même 
pnirnn  ;  nous  sommes  fort  amis;  il  me  découvre  ses  plus  secrètes  pensées: 
et  il  n'y  a  pas  trois  jours  qu'il  me  disait,  les  larmes  aux  yeux,  qu'il  ne 
pouvait  être  tranquille  depuis  qu'il  avait  eu  le  malheur  de  renier  sa  foi; 
que,  pour  apaiser  les  remords  qui  le  déchiraient  sans  relâche,  il  était 
quelquefois  tenté  de  fouler  aux  pieds  le  turban,  et,  a»  hasard  d'être  brûlé 
tout  vif,  de  réparer,  par  un  aveu  public  de  son  repentir,  le  scandale 
qii  il  avait  cause  aux  chrétiens. 

Tel  est  W  renégat  à  (|ui  jt,  veux  m'adresser,  continua  Francisque  ;  un 
homme  de  rclte  sorte  ne  vous  doit  pas  être  suspect.  Je  vais  sortir,  sous 
prétexte  d'aller  au  bague  :  je  me  rendrai  chez  lui  :  je  lui  représenterai 
((u'aii  lien  de  se  laisser  consumer  de  regret  de  s'être  éloigné  du  sein  de 
l'Egli-se,  il  doit  songer  au  moyen  d'y  rentrer:  qu'il  n'a,  pour  cet  effet, 
qu'à  équiper  un  vaisseau,  coiiïme  si,  ennuyé  de  sa  vie  oisive,  il  voulait 
retourner  en  course,  et  qu'avec  ce  bâtiment  nous  gagnerons  la  côte  de 
\alenre,  où  dona  Theodorâ  lui  donnera  de  quoi  passer  agréablement  le 
resle  de  ses  jours  à  Barcelone. 

Oui,  mon  cher  Francisque,  s'écria  don  Juan  transporté  de  l'espérance 
(pie  l'esclave  navariois  lui  donnait,  vous  pouvez  tout  promettre  à  ce  re- 
négat ;  vous  et  lui  soyez  suis  d'être  bien  récompensés.  Mais  croyez-vous 
que  ce  projet  s'exécute  de  la  manière  que  vous  le  concevez'.'  Il  peut  y 
avoir  des  dilUculiés  qui  ne  s'offreut  point  à  mon  esprit,  repartit  Fran- 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


37 


cisque;  mais  nous  les  lèverons,  leijené^alet  moi.  Alvaro,  ajoiila-t-il  en 
le  quillanl,  j'aiigiin;  bien  de  notre  entreprise,  et  j'espère  qu'à  mon  retour 
j'aurai  de  bonnes  nouvelles  à  vous  annoncer. 

Ce  ne  fut  pas  sans  inquiclude  que  le  Toièdan  atleijilil  Francisque,  qui 
revint  trois  ou  quatre  heures  après,  et  qui  lui  dit  :  J'ai  parlé  au  renégat, 
je  lui  ai  proposé  notre  dessein  ;  et,  après  une  longue  délibéralion,  nous 
sommes  convenus  qu'il  achètera   uu  petit  vaisseau  tout  équipé;  que, 


comme  il  est  permis  de  prendre  pour  matelots  des  esclaves,  il  se  servira 
de  tous  les  sens;  que,  de  peur  de  se  rendre  siispecl,  il  engagera  douze 
soldats  turcs,  de  même  que  s'il  avait  efreclivemenl  envie  d'aller  en  course; 
mais  que,  deux  j ouïs  avant  celui  qu'il  leur  assignera  pour  le  départ,  il 
s'embarquera  la  nuit  avec  ses  esclaves,  lèvera  l'ancre  sans  bruit,  et  vien- 
dra nous  prendre  avec  son  esquif  à  une  petite  porte  de  ce  jardin,  qui  n'est 
pas  élnienée  de  la  mer.  Voil,-i  le  plan  de  notre  entreprise  :  vous  pouvez 
en  instruire  la  dame  esclave,  et  l'assurer  que  dans  quinze  jours,  au  plus 
lard,  elle  sera  hors  de  sa  captivité. 

(Juelle  joie  pour  Zarale  d'avoir  une  si  agréable  assurance  a  donner  à 
dona  Theodora  1  Pour  obtenir  la  permission  de  la  voir,  il  chercha  le  jour 
suivant  Mezzomorto;  et  l'ayant  rencontré  :  l'ardonnezinni,  seigneur, 
lui  dil-il,  si  j'ose  vous  demander  comment  vous  avez  trouvé  la  belle 
esclave  :  êles  vous  plus  satisfait?...  J'en  suis  charmé,  interrompit  le  dey: 
ses  yeux  n'ont  point  évité  hier  mes  pins  tendres  regards;  ses  discours, 
qui  n'étaient  auparavant  que  des  réilexions  éternel  es  sur  son  état,  n'ont 
été  mêlés  d'aucune  plainte,  et  même  elle  a  paru  prêter  aux  miens  une 
attention  obligeante. 

C'est  à  tes  soins,  Alv.Tro,  que  je  dois  ce  changement,  je  vois  que  lu 
connais  bien  \tfi  femmes  de  ton  p.iys.  Je  veux  que  tu  lentrelieniies  en- 
core, pour  achever  ce  que  tu  as  si  iieiueusement  commencé.  Epuise  ton 
esprit  et  ton  adresse  pour  li.iler  mon  bonheur,  ie  nnnprai  aussitôt  les 
chaînes;  et  jejurc,  par  l'ànie  de  notre  grand  piophète,  que  je  le  renver- 
rai dans  la  pairie,  chargé  de  tant  de  bienfaits,  que  les  chrétiens,  en  te 
revovant,  ne  pourront  cmire  que  lu  re\ieiint's  de  l  esclavage. 

Le'  Tolédan  ne  manqua  pas  de  llaller  l'erreur  de  Mezzomorto  :  il  feignit 
d'être  sensible  a  ses  pnunessi's  ;  et,  s»us  jirétexte  d'en  vouloir  avanc-er 
l'acconqdissement,  il  s'empressa  d  aller  voir  la  belle  esclave.  Il  la  trouva 
seule  dans  son  appartement:  les  vieilles  qui  la  servaient  étaient  occupées 
ailleurs.  Il  lui  ap|irit  ce  que  le  Navarrnis  et  le  renégat  avaient  comploté 
ensemble,  sur  la  foi  des  promesses  qui  leur  avaient  été  faites. 

Ce  fut  une  grande  consolation  pour  la  dame  d'entendre  qu'on  avait  pris 
de  si  bonnes  mesures  pour  sa  délivrance,  list-il  possible,  s'écria-l-elle  dans 
l'excès  de  sa  joie,  qii'ilmc  soit  permis  d'espérer  de  revoirencore  Valence, 
ma  chère  pairie!  Quel  bonheur,  après  tant  de  périls  cl  d'alarmes,  d'y 
vivre  en  repos  avec  vous  1  Ah  !  don  Juan,  que  cette  pensée  m'est  agréa- 
ble !  en  parlasjez-vous  le  plais  r  avec  moi?  songez-vous  qu'en  in'arra- 
clianl  au  dey  c  est  Tolre  femme  que  vous  lui  enlevez? 


Uélas  !  répondit  Zarate  en  poussant  un  profond  soupir,  que  ces  paroies 
flatteuses  auraient  de  charmes  pour  moi  si  le  souvenir  d'un  amant  mal- 
heureux n'v  venait  point  mêler  une  amertume  qui  m  corrompt  toute  la 
douceur!  Pardonnez-moi,  madame,  cette  délicatesse  :  avouez  même  que 
Mendoce  est  digne  de  voire  pitié.  C'est  pour  vous  qu'il  est  sorti  de  Va- 
lence, qu'il  a  perdu  la  liberté;  cl  je  ne  doute  pas  qu'à  Tunis  il  ne  soit 
moins  accablé  du  poids  de  ses  chaînes  que  du  désespoir  d  •  ne  vous  avoir 
pas  vengée. 

Il  méritait  sans  doute  un  meilleur  sort,  dit  dona  Theodora  :  je  prends 
le  ciel  à  témoin  que  je  suis  pénétrée  de  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  moi  ;  je 
lessens  vivement  les  peines  que  je  lui  cause  :  mais,  par  un  cruel  effet  de 
la  malignité  des  astres,  mon  creur  ne  saurait  être  le  prix  de  ses  services. 

Celle  conversation  fut  interrompue  par  l'arrivée  des  deux  vieilles  qui 
servaient  la  veuve  de  Cifiienles.  Don  Juan  changea  de  discours  :  et  faisant 
le  personnage  du  confident  du  dey  :  Oui,  charmante  esclave,  dit-il  à 
Theodora,  vous  avez  enchaîné  celui  qui  vous  retient  dans  les  fers.  Mezzo- 
morto, votre  maître  et  le  mien,  le  plus  amoureux  et  le  plus  aimable  de 
tous  les  Turcs,  est  très-content  de  vous;  continuez  à  le  traiter  Tivora- 
blemenl,  et  vous  verrez  bientôt  la  fin  de  vos  déplaisirs.  Il  sortit  eu  pro- 
nonçant ces  derniers  mots,  dont  le  vrai  sens  ne  fut  compris  que  par 
cette  dame. 

Les  choses  demeurèrent  huit  jours  dans  celte  disposition  au  palais  du 
dey.  Cependant  le  renégat  calai  n  avait  acheté  un  pelit  vaisse:iu  presque 
tout  équipé,  et  il  faisait  les  iiréparatifs  du  départ;  mais,  six  jours  avant 
qu'il  l'iH  en  élal  de  se  mettre  en  mer,  don  Juan  eut  de  nouvelles 
alarmes. 

Mezzomorto  l'envoya  chercher,  et  l'ayant  fjit  entrer  dans  son  cabinet': 
Alvaro,  lui  dit-il,  lu  es  libre,  lu  parliras  quand  tu  voudras  pour  t'en  re- 
tourner en  Kspagne,  les  présents  que  je  l'aï  promis  sont  |irêts.  J'ai  vu  la 
belle  esclave  aujourd'hui  ;  qu'elle  m'a  paru  dilT''renle  de  celle  personne 
dont  la  Irislesse  me  faisait  tant  de  peine  !  chaque  jour  le  senlimcui  de  sa 
captivité  s'affaiblit  :  je  l'ai  trouvée  si  charmante,'  que  je  viens  de  prendre 
la  résolution  de  l'épouser  :  elle  sera  ma  femme  dans  deux  jours. 

Don  Juan  changea  de  couleur  à  ces  paroles,  et,  quelque  effort  qu'il  f  t 
pour  se  contraindre,  il  ne  put  cacher  son  trouble  et  sa  surprise  au  dey, 
qui  lui  en  demanda  la  cause. 

Seigneur.  lui  répondit  le  Tolédan  dans  son  embarras,  je  suis  sans  doute 
fort  étonné  qu'un  des  plus  considérables  personnages  de  l'empire  ottoman 
veuille  s'abaisser  jusqu'à  épouser  une  esclave  :  je  sais  bien  que  cela  n'est 
pas  sans  exemple  parmi  vous  ;  mais  enfin,  l'illustre  Mezzomorto,  qui  peut 
prétendre  aux  filles  des  premiers  officiers  de  la  Porte...  J'en  demeiin'. 
d'accord,  interrompit  le  dey;  je  pourrais  même  asfiirer  à  la  fille  du  grand 
vizir,  et  me  llaller  de  succéder  à  l'emploi  de  mon  beau-pore;  mais  j'a; 


des  richesses  immenses,  et  peu  d'ambition.  Je  préfère  le  repos  elles  plai- 
sirs dont  je  jouis  ici  au  vizarial,  à  ce  dangereux  honneur  où  nous  ne 
sommes  pas  plutôt  moulés,  que  la  crainte  des  sultans  ou  ta  jalousie  des 


LE  blABLE  BOITELX. 


envieux  qui  les  approclient  nous  en  précipilcnl  :  d'ailleurs  j'nime  mon 
esclave,  et  sa  beaulc  la  rend  assez  digne  du  rang  où  ma  tendresse  l'ap- 
pelle. 

Mais  il  faut,  ajoiila-til.  qu'elle  cliange  aujourd'hui  de  religion,  pour 
mériter  Ihoiuieiir  que  je  veux  lui  faire.  Crnis-lu  que  des  préJHgés  ridi- 
cules le  lui  fassent  mé|iriser?  !Son,  seigneur,  repi'rtit  don  .luan  :  je  suis 
persuadé  qu'elle  sacrifiera  tout  a  nu  rang  si  licau  Permettez-moi  pourtant 
de  vous  dire  que  vous  ne  devez  point  l'épouser  lirusquemenl,  ne  préci- 
pitez rien.  Il  ne  faut  pas  douler  que  l'idée  de  quitter  une  religion  qu'elle 
a  sucée  avec  le  lait  ne  la  révolte  rt'ahord  ;  doiinez-Ini  le  temps  de  faire 
des  réilexions.  Quand  elle  se  représentera  qu'au  lien  de  la  déshonorer  et 
de  la  laisser  tristement  vieillir  parmi  le  re^te  de  vos  captives,  vous  l'at- 
tachez à  vous  par  un  mariage  qui  la  comble  de  gloire,  sa  reconnaissance 
et  sa  vanité  vaiiicroni  peu  à  peu  ses  scrupules.  Différez  de  huit  jours 
seulement  l'exécution  de  votie  dessei'n. 

Le  dey  demeura  nuelnue  temps  rêveur;  le  délai  que  son  confident  lui 
proposait  n'était  guère  de  son  gont;  néanmoins  le  conseil  lui  parut  fort 
judicieu.x.  Je  céd'  à  tes  raisons,  Alvaro,  lui  dit-il,  ((uelipie  impatience 
que  j'aie  de  posséder  l'esclave;  j'attendrai  donc  encore  huit  jours:  va  la 
voir  tout  à  l'heure,  et  la  dispose  , à  remplir  mes  désirs  après  ce  temps-là. 
Je  veux  que  ce  même  Alvaro,  qui  m'a  si  hien  servi  auprès  d'elle,  ait 
l'honneur  de  hii  offrir  ma  main. 

Don  Juan  courut  a  l'appartement  de  Theodora,  el  Viustruisit  de  ce  qui 
venait  de  se  passer  entre  Mczzomorto  et  lui,  afin  qu'elle  se  réghàt  là- 
dessus.  Il  lui  apprit  aussi  que  dans  six  jours  le  vaisseau  du  renégat  serait 
prêt;  et  comme  elle  témoignail  être  fort  en  peine  de  savoir  de  quelle 
manière  elle  pourrait  sorlir  de  son  appartement ,  attendu  que  toutes  les 
portes  des  chambres  qu'il  fallait  traverser  pour  gagner  l'escalier  étaient 
bien  fernu'es  ;  C'est  ce  qui  doit  peu  vous  embarrasser,  madame,  lui  dit- 
il  :  iriie  feiièire  de  voire  cabinet  donne  sur  le  jardin  ;  c'est  par  là  que  vous 
descendrez  avec  une  échelle  i]ue  j'aurai  soin  de  vous  fournir. 

En  effet,  les  six  jours  s'élant  écoulés.  Francisque  avertit  le  Tolédau 
que  le  renégat  se  préparait  à  paitir  la  unit  procliaine  :  vous  jugez  bien 
qu'elle  fut  attendue  avec  beaucoup  d'iuipatiince.  Elle  arriva  eiilin,  et, 
pnui  cnmiile  de  bonheur,  elle  devint  trés-nbscure.  Des  que  le  monienl 
d'exécuter  l'entreprise  fut  venu,  don  Juan  alla  poser  l'échelle  sous  la  fe- 
nêtre du  cabinet  de  la  belle  esL-lave,  qui  l'observait,  et  qui  descendit  aus- 
sitôt avec  beaucoup  d'empressement  et  d'agitation;  ensuite  elle  s'appuya 
sur  le  Tolédau,  qui  la  conduisit  vers  la  petite  porte  du  jardin  qui  ouvrait 
sur  la  mer. 

Ils  marchaient  tous  deux  à  pas  précipités,  et  coûtaient  déjà  par  avance 
le  plaisir  de  se  voir  hors  d'esclavage:  mais  la  fortune,  avec  qui  ces 
amants  n'étaient  pas  encore  bien  réconciliés,  leur  suscita  un  malheur 
plus  cruel  que  tous  ceux  qu'ils  avaient  éprouvés  jusqu'alors,  et  celui 
ipi'ils  auraient  le  moins  prévu. 

Ils  étaient  déjà  hors  du  jardin,  et  ils  s'avançaient  sur  le  rivage  pour 
s'approcher  de  l'esquif  qui  les  attendait,  lorsqu'un  homme,  qu'ils  prirent 
pour  un  compagnon  de  leur  fuite,  et  dont  ils  n'avaient  aucune  défiance, 
vint  tout  dioit  à  ilon  Juan,  ré|iée  nue,  el  la  lui  enfonçant  dans  le  sein  : 
Perfide  Alvaro  Ponce,  s'écria-t-il,  c'est  ainsi  cpie  Fadrique  de  lleiuloce 
doit  punir  un  lâche  ravisseur;  lu  ne  mérites  point  que  je  t'attaque  en 
brave  homme. 

I.e  Tolédan  ne  put  résister  à  la  force  du  coup  qui  le  porta  par  terre  ; 
et  en  même  tenijis  dona  Theodora,  qu'il  soutenait,  .saisie  à  la  fois  d'éton- 
neiueiit,  de  douleur  cl  d'effioi,  tomba  évanouie  d'un  autre  côte.  Ah  ! 
Mendoce,  dit  don  Juan,  qu'avez-vons  fait?  c'est  voire  ami  que  vous  venez 
de  percer.  Juste  ciel!  s'écria  don  Fadrique,  serait  il  bien  possible  que 
j'eusse  assassiné...?  Je  vous  pardoime  ma  mml,  ii  lerrompil  Zarale.  le 
destin  seul  en  est  coupable,  ou  plutôt  il  a  voulu  par  là  Unir  nos  mal- 
heurs, (lui,  mon  cher  Mendoce,  je  meurs  content,  puisipie  je  remets  entre 
vos  mains  dona  Theodora,  qui  peut  vous  assurer  (|ue  mon  amitié  pour 
vous  ne  s'est  jamais  démentie. 

Trop  généreux  ami,  dit  don  Fadricpie,  emporté  par  un  mouvement  de 
désC'ipoir,  vous  ne  mourrez  point  seul  ;  le  même  fer  qui  vous  a  frappé 
va  |)unir  votre  assassin  :  si  mon  erreur  peut  faire  excuser  mon  crime, 
elle  lu'  saurait  m'en  consoler.  A  ces  mots,  il  tourna  la  pointe  de  .son 
épée  loiilrc  son  esloniac,  la  plongea  jusipi'à  la  garde,  el  tomba  sur  le 
corps  de  diin  Juan,  qui  s'évanouit,  moins  affaibli  |iar  le  sang  qu'il  ]ierdait 
(pu'  surpris  de  la  fureur  Je  son  ami. 

Fraïuisipie  et  le  renégat,  ipii  étaient  à  dix  pas  de  là,  et  qui  avaient  eu 
leurs  raivons  pour  n'aller  pas  secourir  l'esclave  Alvaro,  furent  fort  éton- 
nés d'entendre  les  dernières  paroles  de  don  Fadrique,  et  de  voir  sa  der- 
nière action.  Ils  connurent  (lu'il  s'était  mépris,  et  ciiie  les  blessés  étaient 
deux  amis,  et  non  de  umrlels  ennemis  comme  ils  I  avaient  cru  :  alors  ils 
s'empressèrent  à  les  sccurir;  mais  les  trouvant  sans  sentiment,  aussi 
Lien  (pie  Theodora,  qui  était  toujours  évanouie,  ils  ne  savaient  quel  parti 
prendre.  Francisque  était  d'avis  que  l'on  se  conleulAt  d'emporter  la  dame, 
el  qu'on  laiss.M  les  cavaliers  sur  le  rivai;c,  où,  selon  toutes  les  apparences, 
ils  mourraient  bientôt,  s'ils  n'étaient  déjà  nmrts.  Le  renégat  ne  fut  point 
de  cette  opinion  ;  il  dit  (|u'il  ne  faillit  point  abandonner  les  blessés,  dont 
les  blessures  n'étaient  peut-être  pas  mortelles,  cl  qu'il  les  panserait 
dans  son  vaisseau,  où  il  avait  tous  les  instrnnu'nis  de  sou  |ueniicr  mé- 
tier, qu'il  n'avail  point  oublié.  Fr-incisune  se  rendit  à  ce  sentiment. 

Comme  ils  n'iijnoniient  pas  de  quelle  inqiorlancc  il  était  de  se  hâter, 
le  renégat  et  le  Navarrois,  à  l'aide  de  quelques  esclaves,  portèrent  dans 


l'esquif  la  malbeureiLse  veuve  de  Cifuentes  avec  .ses  deux  amants,  en- 
core plus  inforlunés(|n'elle.  Ils  j  ignireni  en  peu  de  moments  leur  vais- 
seau, où  d'abord  qu'ils  furent  tons  entrés,  les  uns  tendirent  les  voiles, 
peiulant  que  les  autres,  à  genoux  sur  le  tillac,  imploraient  la  faveur  du 
ciel  par  les  plus  ferventes  prières  que  leur  pouvait  suggérer  la  crainte 
d'être  poursuivis  par  les  navires  de  Mezzomorlo. 

Pour  le  ren-^gat,  après  avoir  chargé  du  soin  de  la  manœuvre  un  es- 
clave français  (pii  l'entendait  parfaitement,  il  donna  sa  première  atten- 
tion à  dojia  Theodora  :  il  lui  rendit  l'usage  de  ses  sens,  et  fit  si  bien,  par 
ses  remèdes,  que  don  Fabrique  el  le  Tolédau  re|irireut  aussi  b  nrs  esprits. 
La  veuve  de  Cifuentes,  qui  s'était  évanouie  lorsqu'elle  avait  vu  Hvqqier 
don  Juan,  fut  fort  étonnée  de  trouver  là  iMendoce;  et  quniqn'ù  le  voir 
elle  jugeât  bien  qu'il  s'était  blessé  lui-même  de  douleur  d'avoir  pi'rcé  son 
ami,  elle  ne  jiouvait  le  regarder  que  comme  l'assassin  d  un  homme 
qu'elle  aimait. 

C'était  la  chose  du  monde  la  plus  louchante  que  de  voir  ces  trois  per- 
sonnes revenues  à  elles-mêmes  :  l'état  d'où  l'on  venait  de  les  tirer,  quoi- 
que semblable  à  la  mort,  n'était  pas  si  digne  de  pitié.  Doua  Theodora  en- 
visageait don  Juan  avec  des  yeux  où  étaient  peints  tous  les  luouvcmenls 
d'une  âme  que  possèdent  la  donlenr  elle  oésespoir;  et  les  deux  amis 
attachaient  sur  elle  leurs  regards  mourants,  en  poussant  de  profonds 
soupirs. 

Après  avoir  gardé  quelque  temps  un  silence  aussi  tendre  que  funeste, 
don  Fadiiqne  le  rompit  ;  il  adressa  la  parole  à  la  veuve  de  Cifuentes  : 
Madame,  lui  dit-il,  avant  que  de  mourir  j'ai  la  satisfaction  de  vous  voir 
hors  d  esclavage  ;  plût  au  ciel  que  vous  me  dussiez  la  liberté;  mais  il  a 
voulu  que  vous  eussiez  cette  obligation  à  l'amant  que  vous  chéris.sez. 
J'aime  trop  ce  rival  pour  en  murnmrer,  el  je  souhaite  que  le  coup  que 
j'ai  eu  le  malheur  de  lui  porter  ne  l'empêche  pas  de  jouir  de  votre  re- 
connaissance La  dame  ne  répondit  rien  à  ce  discours.  Loin  d  être  sen- 
sible en  ce  moment  au  triste  sort  de  don  Fadrique,  elle  sentait  pour  lui 
des  mouvements  d'aversion  que  lui  inspirait  l'état  où  éuiit  le  Tolédan. 

Ce|iendant  le  chirurgien  se  préparait  à  visiter  et  à  sonder  les  plaies. 
Il  conuuença  par  celle  de  Zarale;  il  ne  la  trouva  pas  dangereuse,  parce 
que  le  coup  n'avail  fait  (pie  glisser  au-dessous  de  la  mamelle  gauche,  et 
n'ol'fensait  aucune  des  parties  nobles.  Le  rapport  du  rliirnrgien  diminua 
l'ariliclion  de  Theodora,  el  causa  beaucoup  de  joie  à  duu  Fadri>iHe,  qui, 
tournant  la  tète  vers  celle  dame  ;  Je  suis  content,  lui  dit-il .  j'abandonne 
sans  regret  la  vie,  pHis(]ue  mon  ami  est  hors  de  péril  :  je  ne  mourrai 
point  chargé  de  votre  haine. 

Il  prononça  ces  paroles  d'un  air  si  louchant,  que  la  veuve  de  Cifueu- 
les  en  fut  pénétrée.  Comme  elle  cessa  de  craindre  pour  d(jn  Juan,  elle 
cessa  de  hai'r  don  Fadrique;  et  ne  voyant  plus  en  lui  qu'un  homme  qui 
méritait  sa  pitié  :  Ah!  .Mendoce,  lui  répondit-elle  emportée  par  un  trans- 
port généreux,  souffrez  que  l'on  pan.se  votre  blessure;  elb;  n'est  peut- 
être  pas  plus  considérable  que  celle  de  votre  ami.  Prêtez-vous  au  .soin 
que  l'on  veut  avoir  de  vos  jours  :  viyez  ;  si  je  ne  puis  vous  rendre  heu- 
reux, du  moins  je  ne  ferai  pas  le  bonheur  d'un  autre  Par  compassion  et 
par  amitié  |iour  vous,  je  retiendrai  la  main  que  je  voulais  d('Uiier  à  don 
Juan  ;  je  vous  fais  le  même  sacrifice  qu'il  vous  a  fait. 

Don  Fadrique  allait  réjdiqiier;  m.tis  le  chirurgien,  qui  craignait  qu'en 
parlant  il  n  in  ilàt  le  mal,  l'obligea  de  se  taire,  et  visita  sa  plaie  ;  elle  lui 
pariil  mortelle,  attendu  que  l'épée  avait  |iénétré  dans  la  partie  supérieure 
du  poumon  :  ce  qu'il  jugeait  par  une  hémorragie  ou  perte  de  sang,  dont 
la  suite  était  a  craindre.  D'abord  qu'il  eiil  mis  le  ]iremier  appareil,  il 
laissa  reposer  les  cavaliers  dans  la  chambre  de  poupe,  sur  deux  petits  lits 
l'un  auprès  de  l'autre,  el  emmena  ai  leurs  dona  Theodora,  dont  il  jugea 
que  la  présence  le'ir  pouvait  être  nuisible. 

Malgré  toutes  ces  précautions,  la  lièvre  prit  à  Mendoce,  el  sur  la  fin 
delà  journée  Ihémorragie  augmenta.  Le  chirurgien  lui  déclara  alors 
(lue  le  mal  était  sans  remède,  et  l'avertit  que,  s'il  avait  ipielque  clio.sc  à 
(lire  à  son  ami  nu  à  dona  Theodora.  il  n'avait  point  de  tenqis  à  perdre. 
Celte  nouvelle  causa  une  étrange  émotion  au  Tolédan  :  pour  dim  Fadri- 
que, il  la  reçut  avec  indifférence.  Il  Ut  apiieler  la  veuve  de  Cifuentes, 
qui  .se  rendit  auprès  de  lui  dans  un  état  plus  aisé  à  concevoir  qu'à  n  pré- 
senter. 

Elle  avait  le  visage  couvert  de  pleurs,  cl  elle  sanglotait^  avec  tant  de 
violence,  que  Mendoce  en  fut  fort  agité  :  Madame,  lui  dit-il.  je  ne  vaux  pas 
cesprécieuseslarmesqiie  vous  répandez  ;  arrêtez-les,  de  grâce,  pourm'é- 
couter  un  moment.  Je  vous  fais  la  même  prière,  mon  cher  Zarale,  ajout.v 
t-il  eu  remarquant  la  vive  donlenr  que  son  ami  faisait  é(;later;  je  sais 
bien  que  celle  séparalio.i  vous  doit  être  rude;  votre  amitié  m'est  trop 
connue  pour  en  douter  ;  mais  attend('z  l'un  el  l'autre  (|ue  ma  mort  soit 
arrivée  pour  l'honorer  de  tant  de  maripies  de  tendresse  et  de  idtié. 

Suspendez  jusque-là  votre  afiliclion  ;  je  la  sens  plus  que  la  perle  de 
ma  vie.  Apprenez  par  (piels  chemins  le  sort  qui  me  poursuit  a  su  celle 
nuit  me  conduire  sur  le  fatal  rivage  (pic  j'ai  teint  du  sang  de  mon  ami  el 
du  mien.  Vous  devez  être  en  peine  de  savoir  comment  j'ai  pu  prendre 
don  Juan  iioiir  don  Alvaro  :  je  vais  vous  en  inslriiire,  si  le  peu  de  temps 
([ui  me  reste  encore  à  vivre  me  permet  de  vous  donner  ce  triste  éclaircis- 
sement. 

-  Qnebpies  heures  après  que  le  vaisseau  où  j'étais  eut  quitté  celui  où 
j'avais  laissé  don  Jii.m,  iii)us  rencontrâmes  un  corsaire  frani;,iis  i|ui  nous 
allaiina;  il  se  remlit  maitrc  du  vaisseau  de  Tunis,  et  nous  mit  à  terre 
aujires  d'Alicaute.  Je  ne  fus  pas  silOt  libre,  que  je  songeai  à  rnchcicr  mon 


LE  DIABl,E  BOITEUX. 


Zd 


ami.  Pour  cet  effet,  je  me  rendis  à  Valence,  où  je  fis  de  l'nrgent  conip- 
laiit  ;  et  sur  l'avis  tiuon  nie  donna  (|u'à  Barcelone  il  y  avait  des  frères 
de  la  Piédem|)tion  qui  se  préparaient  à  faire  voile  vers  Alger,  je  my  ren- 
dis ;  niais  avant  que  de  sortir  de  Valence  je  priai  le  gouverneur,  don  Fran- 
cisco de  Jlendoce,  mon  oncle,  d'employer  tout  le  crédit  qu'il  peut  avoir 
•i  la  cour  d  Espagne  pour  obtenir  la  grâce  de  Zarate,  que  j'avais  dessein 
de  ramener  avec  moi,  el  de  faire  rentrer  dans  ses  Liens,  qui  ont  été  con- 
lisqués  depuis  la  mort  du  duc  de  Naxera. 

Silôt  que  nous  fumes  arrivés  à  Alger,  j'allai  dans  les  lieux  que  fré- 
(|uiiitcnl  les  esclaves  ;  mais  j'avais  beau  les  parcourir  tous,  je  n  y  trou- 
vais point  ce  que  je  cherchais.  Je  rencontrai  le  renégat  catalan,  à  qui  ce 
navire  appartient  je  le  reconnus  pourun  hommequi  avait  autrefois  servi 
mon  oncle  Je  lui  dis  le  motif  de  mon  voyage,  et  le  priai  de  vouloir  fjire 
une  exarte  recherche  de  mon  ami.  Je  suis  fâché,  me  répondit-il,  de  ne 
jiouvoir  vous  être  utile  :  je  dois  partir  d'Alger,  cetle  nuit,  avec  une  dame 
de  Valence  qui  est  esclave  du  dey.  Et  comment  appelez-vous  cette  dame'.' 
lui  dis-je.  Il  reparlit  qu'elle  se  nommait  Theodora. 

La  surjirise  que  je  lis  paraître  à  cetle  nouvelle  appril  par  avance  au 
renégat  que  je  m'intéressais  pour  celte  dame.  Il  me  découvrit  le  dessein 
qu'il  avait  formé  pour  la  tirer  d'esclavage  ;  et  comme  en  son  récit  il  lit 
mention  de  l'esclave  .Xlvaru,  je  ne  doutai  point  que  ce  ne  fût  Alvaro 
Ponce  lui-niéinc;.  Servez  mon  ressenlimenl,  dis-je  avec  Ir.msport  au  re- 
négat; donnez-moi  les  moyens  de  nie  venger  de  mon  ennemi.  Vous  serez 
bienlot  snlisfail.  me  réponilit-il  ;  mais  contez-moi  auparavant  le  sujet 
que  vous  avez  de  vous  plaindre  de  cet  Alvaro.  Je  lui  ap(uis  toute  noire 
histoire  ;  et  lorsqu'il  l'eut  entendue  :  C'est  assez,  reprit-il,  vous  n'aurez 
celle  nuit  qu'à  m'accompagner,  on  vous  montrera  votre  rival  ;  et,  après 
que  vous  l'aurez  puni,  vous  prendrez  sa  place,  et  viendrez  avec  nous  a 
Valence  conduire  dona  Theodora. 

Néanmoins  mon  impatience  ne  me  fit  point  oublier  don  Juan  :  je  laissai 
de  l'argent  pour  sa  rançon  enlre  les  mains  d'un  marchand  italien,  nommé 
Francisco  Capali,  qui  rè,-.idc  à  Alger,  el  qui  me  promit  de  le  racheier  s'il 
•venait  à  le  découvrir.  Enfin  la  nuit  arriva  ,  je  me  rendis  chez  le  renégat, 
qui  me  mena  sur  le  bord  de  la  mer.  Nous  nous  arrêtâmes  devant  une 
petite  |ioite,  d'où  il  sorlit  un  homme  (pii  vint  droit  à  nous,  el  i\m  nous 
dit,  en  n  lUs  montrant  du  doigt  un  homme  el  une  femme  qui  marchaient 
sur  ses  pas  :  Voili  Alvaro  et  dona  Theodora  qui  me  suivent. 

A  celte  vue  je  deviens  furieux  ;  je  mets  l'épée  à  la  main  ;  je  cours  au 
malheureux  Alvaro  ;  et,  persuade  que  c'est  un  rival  odieux  que  je  vais 
frapi  er,  je  jiercc  cet  ami  ûdele  i|ue  j'étais  venu  chercher.  Mais,  grâces 
au  ciel,  cOLiliiiua-t-il  en  s'allendrissanl,  mon  erreur  ne  lui  coûtera  point 
la  vie,  ni  d'éternelles  larmes  à  dona  Theodora. 

Ah  !  Mendoce,  interrompit  la  dame,  vous  faites  injure  à  mon  aflliction; 
je  ne  me  considérai  jamais  de  vous  avoir  perdu  :  quand  même  j'épouse- 
rais voire  ami,  ce  ne  .serait  que  pour  unir  nus  douleurs;  votre  amour, 
voire  aniilié,  vos  infortunes,  feraient  tout  notre  entretien.  C'en  est  trop, 
madame,  répliqua  don  Fadrique  ;  je  ne  mérite  pas  que  vous  me  regrelliez 
si  longtemps  :  .souffrez,  je  vous  en  conjure,  que  Zarate  vous  épouse  après 
qu'il  vous  aura  vengée  d'Alvaro  Ponce.  Don  Alvaro  n'est  plus,  dit  la 
veuve  de  Cifuentes  ;  le  même  jour  qu'il  m'enleva,  il  fut  lue  par  le  cor- 
.saire  qui  me  prit. 

Madame,  reprit  Mendoce,  celte  nouvelle  me  fait  plaisir  ;  mon  ami  eu 
sera  plus  lot  heureux  ;  suivez  sansconirainle  voire  penchant  l'un  et  l'au- 
tre. Je  vois  avec  joie  approcher  le  m  muni  qui  *a  lever  I  obstiicle  que 
votre  compassion  el  sa  générosité  mettent  à  votre  commun  bonheur; 
puissent  tous  vos  jours  couler  dans  uu  repos,  dans  une  union,  que  la  ja- 
lousie de  la  fortune  n'ose  troubler!  Adieu,  madame;  adieu,  don  Juan  , 
souvenez-vous  queli|uefois  tous  deux  d'un  homme  qui  n'a  rien  tant  aimé 
que  vous. 

Comme  la  dame  et  le  Tolédan,  au  lieu  de  lui  répondre,  redoublaient 
leurs  pleurs,  don  Fadrique,  i|ui  s'en  aperçut,  et  qui  se  sentait  Irès-mal, 
poursuivit  ainsi  :  Je  me  laisse  trop  «tien. Iiir;  déjà  la  mort  m'enviromii', 
et  je  ne  songe  pas  à  supjilicr  la  bonté  divine  de  me  pardonner  d'avoir 
moi-même  borne  le  cours  dune  vie  dont  elle  seule  devait  disposer.  Après 
avoir  achevé  ces  paroles,  il  leva  les  yeux  au  ciel  avec  toutes  les  appa- 
rences d'un  véritable  repentir,  el  bientôt  1  hémorragie  causa  une  suffoca- 
tion qui  l'emporta. 

Alors  don  Juan,  possédé  de  son  désespoir,  porte  la  main  sur  sa  plaie  ; 
il  arrache  l'appareil,  il  veut  la  ren  Ire  incurable;  mais  Francisque  el  le 
«négal  se  jettent  sur  lui,  el  .s'opposent  à  sa  rage.  Theodora  est  effrayée 
de  ce  Iransijorl  :  elle  se  joint  au  renégat  et  au  Navarrois  pour  détourner 
don  Juan  Je  son  dessein.  Elle  lui  parle  d'un  air  si  louchanl,  iiu'il  rentre 
en  lui-même;  il  souffre  que  l'on  rehande  sa  plaie:  el  enlin  rintérêt  de 
l'amant  cairne  peu  à  peu  la  fureur  de  l'ami.  Mais  s'ilreprilsa  raison,  il  ne 
s'en  servit  que  pour  prévenir  les  effets  insensés  de  sa  douleur,  el  non 
pour  en  affaiblir  le  sentiment. 

Le  renégat,  qui,  parmi  plusieurs  cho.ses  qu'il  emportait  eu  Espagne, 
avait  de  rixcellcnt  baume  d'Arabie  el  de  precii  ux  parfums,  cmlianuia  le 
corps  de  Mendoce.  à  la  prière  de  la  dame  el  de  don  Juan,  qui  leinoignè- 
renl  qu  ils  soiiliaiiaienl  de  lui  rendre  à  Valence  les  lionHinrs  de  la  sè- 
pullnre.  Ils  ne  cessèrent  tous  deux  de  gémir  el  de  soupirer  pendant  toute 
la  navigation.  11  n'en  fut  pas  de  même  du  re^lc  de  l'équipage  :  comme  le 
vent  «tait  toujours  favorable,  il  ne  larda  guère  à  découvrir  les  cotes 
d'Es|iagnf. 
A  celte  vue  tous  les  esclaves  se  Uvrcrcnl  à  la  joie;  et,  iiuandle  vais- 


seau fui  heureusement  arrivé  au  port  de  Dénia,  chacun  prit  son  parti. 
La  veuve  de  Cifuentes  el  le  Tolédan  envoyèrent  un  courrier  à  Valence, 
avec  des  lettres  |ionr  le  gouverneur  et  pour  la  famille  de  dona  Tlieodorii. 
La  nouvelle  du  retour  de  celle  dame  fut  reçue  de  ses  parents  avec  beau- 
coup de  joie,  l'our  don  Framisco  de  Mendoce,  il  sentit  une  vive  afllic- 
tion quand  il  appril  la  mort  de  son  neveu. 

Il  le  lit  bien  paraître  lorsque,  accompagné  des  parents  de  la  veuve  de 
Cifuentes,  il  se  rendil  àDenia,  et  qu'il  voulut  voir  lecorpsdu  malheureux 
don  Fadrique  :  ce  bon  vieillard  le  mouilla  de  ses  pleurs,  en  faisant  des 
plaintes  si  pitoyables,  que  tous  les  spectateurs  eu  furent  adendris.  Il  de- 
manda par  quelle  aventure  son  neveu  se  trouvait  dans  cetélal. 

Je  vais  vous  la  conter,  seigneur,  lui  dit  le  Tolédan  ;  loin  de  chercher 
à  l'effacer  de  ma  mémoire,  je  prends  un  fum  sir  pl.ii^ir  à  me  la  ra|ipelcr 
sans  cesse,  et  à  nourrir  ma  douleur.  Il  lui  dil  alors  comment  était  arrivé 
ce  triste  accident  ;  elce  récit,  en  lui  arrachant  de  nouvelles  larmes,  re- 
doubla celles  de  don  Francisco.  A  1  égard  de  Theodora,  ses  parents  lui 
marquèrentla  joie  qu'ils  avaient  de  la  revoir,  el  la  féliciléreiil  sur  la  ma- 
nière miraculeuse  dont  elle  avait  été  délivrée  de  la  lyr  nnie  de  .Mezzomorlo. 

Après  uu  entier  éclaircissement  de  toutes  choses,  ou  mil  le  corps  de  don 
Fndriipie  dans  un  carrosse,  et  on  le  conduisit  à  Valence;  mais  il  n'y  fut 
point  enterré,  parce  que  le  temps  de  la  vice  royauté  de  don  Francisco 
étant  près  d'expirer,  ce  seigneur  se  préparait  à  s'en  retourner  à  Madrid, 
où  il  résolut  de  faire  transporter  .son  neveu. 

Pendant  que  l'on  faisait  les  jiréparalifs  du  convoi,  la  veuve  de  Cifuentes 
combla  de  biens  Francisque  el  le  renégat.  Le  Navarrois  se  retira  dans  .sa 
province,  et  le  renégat  retourna  avec  sa  mère  à  Darudone,  où  il  rentra 
dans  le  christianisme,  el  où  il  vit  encore  aujourd'hui  fort  conimodémenl. 
Dans  ce  lem|ps-là,  don  Francisco  reçut  un  piquet  de  la  cour,  dans  lequel 
était  la  grâce  de  don  Juan,  que  le  roi,  malgré  la  considér.ition  qu'il  avait 
pour  la  maison  de  Naxera,  n'av.it  pu  refusera  tous  les  Mendoce,  qui  s'é- 
taient joints  pour  la  lui  demander.  Cetle  nouvelle  lut  dautanl  plus  agréa- 
ble au  Tidédan.  qu'elle  lui  procurait  la  liberté  d'accompagner  le  corps  de 
son  ami;  ce  qu'il  n'aurait  osé  faire  sans  cela. 

Eiilln  le  convoi  partit,  suivi  d'un  grand  nombre  de  personnes  de  qua- 
lité ;  el  sitôt  i|u'il  futarrivé  à  Madriil,  on  enterra  lecorpsde  don  Fadrique 
dans  une  église,  où  Zarate  et  dona  Theodora,  avec  la  permission  des  .Men- 
doce, lui  firent  élever  un  magnitique  tombeau.  Ils  n'en  demeurèrent  point 
là  ;  ils  porlérent  le  deuil  de  leur  ami  durant  une  année  entière,  pour  éter- 
niser leur  doiihur  el  leur  amitié. 

Après  avoir  donné  des  marques  si  célèbres  de  leur  tendresse  pour  Men- 
doce, ils  se  marièrenl;  mais,  par  uu  inconcevabe  effet  du  pouvoir  de  l'a- 
milié,  don  Juan  ne  laissa  pas  de  conserver  longremps  une  mélancolie  que 
rien  ne  pouvait  bannir.  Don  Fadrique,  son  cher  don  Fadrique,  était  tou- 
jours présent  à  sa  pensée  :  il  le  voyait  toutes  les  nuits  en  .songe,  et  le  plus 
souvent  tel  qu'il  l'avait  vu  rendant  les  derniers  soupirs.  Son  esprit  pour- 
la  ni  commençait  à  ne  distraire  de  ces  tristes  images:  les  charmes  de 'Vheo- 
dora,  dont  il  était  toujours  épris,  triompliaii  ni  |ieu  à  peu  d'un  .souvenir 
funeste;  eiilîn  don  Juan  allait  vivre  heureux  et  content;  mais  ces  jours 
passés  il  tomba  de  cheval  en  chassant  ;  il  se  blessa  à  la  tète,  il  s'y  esï  for- 
mé un  abcès.  Les  médecins  ne  l'ont  pu  sauver:  il  vient  de  mourir:  et 
Theodora,  (|ui  est  celte  dame  i|ue  vous  voyez  entre  les  bras  de  deux  fem- 
mes qui  veillent  sur  son  désespoir,  pourra  le  suivre  bientôt. 

CUAPITRE  XVI. 
Des  songea. 

Lorsque  Asmodée  eut  fini  le  récit  de  cette  hisioire,  don  Cleophas  lui 
dil:  Voilà  un  Irés-heau  tableau  de  l'amitié;  mais  s'il  est  rare  de  voir  deux 
hommes  s'aimer  autani  que  don  Juan  et  don  Fadrii|ue,  je  crois  que  l'on 
aurait  encore  plus  de  peine  à  trouvci^deux  amies  rivales,  ipii  pussent  se 
faire  si  généreusement  un  sacrilice  réciproque  d'un  amant  aimu. 

Sans  doute,  répondit  le  Diable,  c'est  ce  uue  l'on  n'a  point  encore  vu,  et 
ce  que  l'on  ne  verra  peut-être  jamais.  Les  lemmes  m^  s  aiment  point.  Jeu 
suppose  deux  parfaitement  unies  ;  je  veux  même  qu'elles  ne  disi m  pas  le 
moindre  mal  l'une  de  l'autre  en  leur  absence,  tant  elles  sont  amies  :  vinis 
les  voyez  toutes  deux  ;  vous  penchez  d'un  coté,  la  rage  se  met  de  l'aiilie; 
ce  n'est  pas  queleuragée  vous  aime  ;  mais  elle  voulait  la  préférence.  Tel 
est  le  caractère  des  femmes:  elles  sont  Irop  jalou.ses  les  unes  des  aulres 
pour  êlre  capable-  d'amilié. 

L'histoire  de  ces  deux  amis  sans  pairs,  reprit  Leandro  Perez,  est  un  peu 
ronianescjue,  el  nous  a  menés  bien  loin.  La  iiud  est  fort  avancée  :  nous 
allons  voir  dans  un  moment  paraître  les  |iremiers  rayons  du  jour  ;  j'al- 
lends  de  vous  un  nouveau  plaisir.  J'aperçois  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes endormies  ;  je  voudrais,  par  curiosité,  que  vous  me  dissiez  les  di- 
vers songes  qu'elles  peuvent  faire.  Très-volouliers,  repartit  le  démon  ; 
vous  aimez  les  tableaux  changeants  ;  je  veux  vous  contenter. 

Je  crois,  ditZambullo.  que  je  vais  entendre  des  songes  bien  ridicules. 
Poiiiqiioi'?  répondit  le  boiteux:  vous,  qui  po.ssédez votre  Ovide,  ne  savez- 
voiis  pas  que  ce  poêle  dil  que  c'est  vers  la  pointe  du  jour  que  les  songes 
sont  plus  vrais,  p,ircc  fjueilansce  temps-là  i'âine  est  dégaijee  des  vapeurs 
dc's  aliments,  l'our  moi,  répliipia  don  Cleo|ihas,  quoi  qu  en  puisse  dire 
Ovide,  je  n'ajoute  aucune  foi  aux  songes.  Vous  avez  Uni,  reprit  Asmodée  ; 
jl  ne  faut  ni  les  traiter  de  chimère,  ni  les  croire  tous;  ce  sont  des  men- 


40 


LE  DIABLE  UOITEUX. 


leurs  qui  disent  quelquefois  la  vérilé.  L'emporeur  Auguste,  ilont  la  lèle 
valait  bii-n  celle  d'un  écolier,  ne  méiirisait  pas  les  soiiges  dans  losquelsil 
était  intéressé  ;  et  bien  lui  en  prit,  à  la  bataille  de  l'Iiilippes,  de  quitter  sa 
tente,  sur  le  récit  qu'on  lui  lit  d'un  rêve  quile  regard.iit.  Jc4)ourrais  vous 
cilcr  mille  autres  exemples  qui  vous  feraient  connaître  votre  léniérité; 
mais  je  les  passe  sous  silence,  pour  satisfaire  le  nouveau  désir  qui  vous 
presse. 

Commençons  par  ce  bel  hôtel  à  main  droite.  Le  maître  du  loeis.  que 
vous  voyez  couché  dans  ce  ric!ie  appartement,  est  un  comte  libéral  et  ga- 
lant. 11  rêve  qu'il  est  à  un  spectacle  où  il  entend  chanter  une  jeune  ac- 
trice, et  qu'il  se  rend  à  la  voix  de  cette  sirène. 

Dans  l'appartement  parallèle  repose  la  comtesse,  sa  femme,  quinime  le 
jeu  à  la  fureur.  Elle  rêve  qu'elle  n'a  point  d'argent,  et  qu'elle  met  eu 
g.iiçe  des  pierreries  cliez  un  joaillier  qui  lui  prèle  trois  cents  pistoles 
luovennaut  un  Irés-honnèle  prolit. 

Dans  l'hôtel  le  plus  proche,  du  même  côté,  demeure  un  marquis  du 
même  carncicre  que  le  comte,  et  qui  est  amoureux  d'une  fameuseco- 
quptte.  il  rêve  qu'il  emprunte  uiic  somme  considérable  pour  lui  en  faire 
présent  ;  et  son  intendant,  couché  tout  en  haut  de  l'hôtel,  songe  qu'il  s'en- 
richit à  mesure  que  son  maître  se  ruine.  Eh  bien,  que  pensez-vous  de  ces 
songes-là?  vous  paraissent-ils  extravagants?  ^'on,  ma  foi,  répondit  don 
tleophas,  je  vois  bien  qu'Ovide  a  raison  ;  mais  je  suis  curieux  de  savoir 
qui  est  cet  homme  que  je  remarque  :  il  a  la  moustache  en  papillotes,  et 
conserve  en  dormant  un  air  de  gravité  qui  me  fait  juger  que  ce  ne  doit 
pas  être  un  cavalier  du  commun  C'est  un  gentilhomme  de  province,  ré- 
pondit le  démon,  un  vicomte  aragonais,  un  esprit  vain  et  fier;  son  âme, 
en  ce  moment,  nage  dans  la  joie  :  il  jêve  qu'il  est  avec  un  grand  qui  lui 
cède  le  pas  dans  une  cérémonie  p\iblique. 

Mais  je  découvre  dans  la  même  maison  deux  frères  médecins  qui  font 
des  songes  bien  mortidanis.  L'un  rêve  (pie  l'on  publie  une  ordonnance  qui 
défend  de  payer  les  médecins  quand  ils  n'auront  pas  guéri  leurs  malades, 
et  son  frère  songe  qu'il  est  ordonné  que  les  médecins  mèneront  le  deuil  à 
l'enterrement  de  tous  les  malades  qui  mourront  entre  leurs  mains.  Je  sou- 
hailerais,  ditZambullo,  que  cette  dernière  ordonnance  fût  réelle,  et  qu'un 
médecin  se  trouvât  aux  funérailles  de  son  mahide,  comme  un  lieutenant 
criminel  assiste,  en  France,  au  supplice  d'iui  coiq)able  qu'il  a  condamné. 
J'aime  la  comparaison,  dit  le  Diable  :  on  pourrait  dire,  en  ce  cas-là,  que 
1  un  va  faire  exécuter  sa  sentence,  et  que  l'autre  a  déjà  fait  exécuter  la 
s'cnne. 

•Uh,  oh  !  s'écria  l'écolier,  qui  est  ce  personnage  oui  se  frotle  les  yeux, 
en  se  levant  avec  précipitaiion?  C'est  un  homme  (le  qualité  qui  sollicite 
un  gouvernement  dans  la  Nouvelle-Espagne.  Un  rêve  el'fniyant  vient  de 
le  réveiller  :  il  songeait  que  le  premier  ministre  le  regardait  de  travers 
Je  vois  aussi  une  jeune  fil  equi  se  réveille,  et  qui  n'est  pas  contente  d  un 
songe  qu'elle  vient  d'avoir.  C'est  une  fille  de  condition,  une  personne 
aiis.si  sage  que  belle,  qui  a  deux  amants  dont  elle  est  obsédée  ;  elle  en  ché- 
rit un  tenclreineBl,  et  a  pour  l'autre  une  aversion  qui  va  jusqu'à  l'hor- 
reur. Elle  voyait  tout  à  l'heure  en  .songe,  à  ses  genoux,  le  galant  qu'elle 
déleste  ;  il  était  si  passionné,  si  pressant,  que,  si  elle  ne  se  fût  réveillée, 
elle  allait  le  traiter  plus  favorablement  qu'elle  n'a  jamais  fait  celui  qu'elle 
aime  :  la  nature,  pendant  le  sommeil,  secoue  le  joug  de  la  raison  et  de  la 
vertu. 

Arrêtez  les  yeux  sur  la  maison  qui  fait  le  coin  de  cette  rue  :  c'est  le 
domicile  d'un  procureur.  Le  voilà  couché,  avec  sa  femme,  dans  la  cham- 
hre  ou  il  y  a  une  vieille  tenture  de  tapisserie  à  personnages  et  deux  lits 
jumeaux.  Il  rêve  qu'il  va  visiter  un  de  ses  clients  à  l'hôpital,  pour  1  assister 
de  .ses  propres  deniers;  et  la  procureuse  songe  que  son  mari  chasse  un 
grand  clerc  dont  il  est  devenu  jaloux. 

J'entends  ronller  autour  de  nous,  dit  Leandro  Ferez,  etje  crois  que  c'est 
ce  gros  homme  que  je  démêle  daiis  un  petit  corps  de  logis  attenant  à  la 
demeure  du  procureur.  Justement,  répondit  Asmodée  ;  c'est  un  chanoine 
(|ni  rêve  qu'il  dit  son  Benedicile. 

Il  a  pour  voisin  nu  marcliand  d'jétoffes  de  soie  qui  vend  sa  marchan- 
dise fort  cher,  mais  à  crédit,  aux  personnes  de  (jualité  :  il  est  dû  à  ce  luar- 
cliand  plus  de  cent  mille  ducats.  Il  rêve  que  tous  ses  débiteurs  lui  appor- 
tent de  l'argent,  et  ses  correspondants,  de  leur  côté,  songent  qu'il  est  sur 
le  point  de  faire  banqueroute.  Ces  deux  songes,  dit  l'écolier,  ne  sont  pas 
sortis  du  temple  du  .^onmieil  par  la  même  porte.  Non,  je  vous  assure,  ré- 
jiondit  le  démon  :  le  premier,  à  coup  sur,  est  sorti  par  la  porte  d'ivuire, 
et  le  second  par  la  porte  de  corne. 

La  maison  ipii  joint  celle  de  ce  marchand  est  occup("e  par  un  fameux 


libraire.  11  a,  depuis  peu,  imprime  un  livre  (lui  a  eu  beaucoup  de  succès. 
Eu  le  mettant  au  jour,  il  promit  à  l'auteur  (Je  lui  donner  ciuipiante  pis- 
loles  s'il  réimpriuiail  son  ouvrage  ;  et  il  rêve  actuellement  qu'il  en  fait  une 
seconde  édition  sans  l'en  avertir. 

Oh  !  p(uir  ce  songe-là,  dit  '/^ambuUo,  il  n'est  pas  besoin  de  demander 
)iar  ipiclle  porte  il  est  sorti  :  je  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  son  plein  et  entier 
efet.  Je  connais  messieurs  les  libraires  :  ils  ne  se  font  pas  scrupule  de 
tromper  les  auteurs.  Hien  n'est  plus  véritable,  reprit  le  boiteux  ;  mais 
apprenez  à  connaître  aussi  messieurs  les  auteurs  :  ils  ne  sont  pas  plus  scru- 
jMileux  que  les  libraires.  Une  petite  aventure,  arrivée  il  n'y  a  pas  cent  ans 
a  y\  iilriii,  va  vous  le  prouver. 

Trois  libraires  soiipaient  ensemble  au  cabaret  :  la  conversation  tomba 
sur  In  rarelé  des  bons  livres  iiouTc.iux.  Mes  amis,  dil  là-dessus  un  des  con- 
vives, je  vous  dirai  conlidcmmcnl  que  j'ai  fait  un  beau  coup  ces  jours 


passés  :  j'ai  acheté  une  copie  qui  me  coule  un  peu  cher,  à  la  vérilé;  mais 
elle  est  d'un  auteur...  !  c'est  (te  l'or  en  barre.  Un  autre  libraire  prit  alors 
la  parole,  et  se  vanta  pareillement  d'avoir  fait  une  emplette  excellente  le 
jour  précédent.  El  moi,  mes.^ieurs,  s'écria  le  troisième  à  son  tour,  je  ne 
veux  pas  demeurer  en  reste  de  confiance  avec  vous  :  je  vais  vous  montrer 
la  perle  des  manuscrits;  j'en  ai  fait  aujourd'hui  l'heureuse  acquisition. 
En  même  temps  chacun  tira  de  sa  poche  la  précieuse  copie  qu'il  disaitavoir 
achetée  ;  et  (  omme  il  se  trouva  que  c'était  une  nouvelle  pièce  de  ihéàtre, 
inlitulce  le  Juif  errent,  ils  furent  fort  étonnés  quand  ils  virent  que  c'é- 
tait le  même  ouvrage  qui  leur  avait  été  vendu  à  tous  trois  séparément. 

Je  découvre  dans  une  autre  maison,  poursuivit  le  Diable,  un  amant  ti- 
mide et  respectueux  qui  vient  de  se  réveiller.  11  aime  une  veuve  toute  des  ' 
plus  vives  :  il  rêvait  qu'il  était  avec  elle  au  fond  d'un  bois,  où  il  lui  tenait 
des  discours  tendres,  et  qu'elle  lui  a  répondu  ;  Ah  \  que  vous  êtes  sédui- 
sant !  vous  me  persuaderiez  si  je  n'étais  pas  en  garde  contre  les  hommes  ; 
mais  ce  sont  des  trompeurs  :  je  ne  me  lie  point  à  leurs  paroles;  je  veux 
des  actions.  Eh  !  quelles  actions,  mailame,  exigez-vous  de  moi?  a  repris 
l'amant.  Faut-il,  pour  vous  prouver  la  violence  de  mon  amour,  entre- 
prendre les  douze  travaux  d'ilen  nie  ?  Eh  !  non,  don  Nicaise;  non,  a  re- 
parti la  dame,  je  ne  vous  en  demande  pas  tant.  Là-dessus,  il  s'est  réveillé. 

Apprenez-moi,  de  grâce,  dit  l'écidier,  pourquoi  cet  homme  couché 
dans  un  lit  brun  se  débat  comme  un  possédé.  C'est,  répondit  le  Diable, 
un  habile  lic^cié  qui  l'ait  un  songe  dont  il  est  terriblement  agité  ;  il  rêve 
qu'il  dispute  et  soutient  l'immortalité  de  l'âme  contre  un  petit  docteur  en 
médecine,  qui  est  aussi  bon  catholique  qu'il  est  bon' médecin.  Au  second 
élage,  chez  le  licencié,  loge  un  gentilhomme  d'Estramadure,  nommé  don 
Baltazar  Fanfarronico,  qui  est  venu  en  poste  à  la  cour  demander  une  ré- 
compense pour  avoir  tué  un  Portugais  (l'un  coup  d'escopelte.  Savez-vous 
quel  songe  il  fait?  11  rêve  qu'on  lui  donne  le  gouvernement  d  Antequerre, 
et  encore  n'est-il  pas  content  :  il  croit  mériter  une  vice-royauté. 

Je  découvre  dans  un  hôtel  garni  deux  personnes  de  conséquence  qui  ,, 
rêvent  bien  désagréablement  :  l'un,  qui  est  gouverneur  d'une  place  forte, 
songe  qu'il  est  assiégé  dans  sa  forteresse,  et  qu'après  une  légère  résis- 
tance il  est  obligé  de  se  rendre  prisonnier  de  guerre  avec  sa  garnison  7 
l'autie  estl'évêque  deMurcie.  La  cour  a  chargé  ce  prélat  de  faire  l'éloge 
funèbre  d'une  princesse,  et  il  doit  le  prononcer  dansdeux  jours  :  il  rêve 
qu'il  est  en  chaire,  et  qu'il  demeure  court  après  l'exorde  de  son  discours. 
Il  n'est  |]as  impossible,  dit  don  Cleophas,  que  ce  malheur  lui  arrive  en  ef- 
fet. Non  vraiment,  répondit  le  Diable,  et  il  n'y  a  ijasménie  longtempsque 
cela  est  arrivé  à  SaGrandeureu  pareille  occasion. 

Voulez-vous  que  je  vous  montre  un  somnambule  ?  vous  n'avez  qu'à  re- 
garder dans  b's  écuries  de  cet  hôtel  :  qu'y  voyez-vous  '.'  J'aperçois,  dit 
Leaiidro  Ferez,  un  homme  en  chemise  qui  inarclie,  et  lient,  cerne  semble, 
une  étrille  à  la  main.  Eh  bien,  reprit  le  démon,  c'est  un  palefrenier  qui 
dorl.  Il  a  (•outuine  toutes  les  nuits  de  se  lever  de  son  lit,  ei,  tout  en  dor- 
mant, d'étri  1er  ses  chevaux;  api  es  quoi  il  «e  recouche.  On  s'imagine  dans 
l'hôiel  (|ue  c'est  l'ouvrage  d'un  esprit  follet,  et  le  palefrenier  lui-même  le 
croit  comme  les  autres. 

Dans  une  grande  maison,  vis-à-vis  l'hôtel  garni,  demeure  un  vieux  che- 
valier de  la  l'oi-son,  lequel  a  jadis  été  vice-Voi  du  Mexii|ue.  11  csl  tombé 
malade;  et,  comme  il  craint  de  mourir,  sa  vice-royauté  commence  à  l'in- 
quiéter :  il  est  vrai  qu'il  l'a  exercée  d'une  manière  qui  justifie  son  in(|uié- 
lude.  Les  chroniques  de  la  Nouvelle-Espagne  ne  fout  pas  une  mention 
honorable  de  lui.  Il  vient  de  faire  un  smigc  dont  loule  l'horreur  n'est 
piiiiil  encore  dis>ipée,-et  qui  sera  peut-être  cause  de  sa  mort.  Il  faut  donc, 
(litZiimbullo,  ((ue  ce  songe  soi!  bien  extraordinaire.  Vous  allez  rentendre, 
reprit  Asmodée;  il  a  quelque  cho.se,  en  effet,  de  singulier.  Ce  seigneur 
rêvait  tout  à  l'heure  qu'il  était  dans  la  vallée  des  morts,  où  tous  les  Alexi- 
c.iiiis  ([iii  ont  élé  les  victimes  de  son  injustice  et  de  sa  cruauté  .sont  vemi> 
foiulre  sur  lui,  en  l'accablant  de  reproches  et  d'injures:  ils  ont  même  voulu 
le  mettre  eu  |iiéces;  mais  il  a  pris  la  fuite,  cl  s'est  dérobé  à  leur  fureur. 
Après  quoi  il  s'est  trouvé  dansnue  grande  salle  loule  tendue  de  drap  noir, 
ou  il  a  vu  son  père  et  son  aïeul  assis  à  une  table  sur  laquelle  il  y  avait 
trois  couverts.  Ces  deux  tristes  convives  lui  ont  fait  signe  de  s'approcher 
d'eux  ;  et  son  père  lui  a  dit,  avec  la  gravité  qu'ont  tous  les  défuut<  ;  Il  y 
a  longtemps  que  nous  l'attendons  ;  viens  prendre  ta  place  auprès  de  nous. 

Le  vilain  rêve  1  s'écria  l'écolier  :  je  pardonne  au  malade  d  en  avoir  l'i- 
maginalion  blessée  En  récompen.se,  dit  le  boiteux,  sa  nièce,  qui  est  coii- 
cliée  dans  un  app.ulemeut  au-dessus  du  sien,  passe  la  nuit  délicieuse- 
ment; le  sommril  lui  présente  les  plus  agréables  idées.  C'est  une  fille  de 
vingt-cinq  à  trente  nus,  laide  et  mal  faite.  Elle  rcve  que  son  oncle,  dont 
elle;  est  runiiiue  hériliére,  ne  vil  plus,  et  qu'elle  voit  autour  d'elle  une 
foule  d'aimables  seigneurs  qui  se  disputent  la  gloire  de  lui  plaire. 

Si  je  ne  me  trompe,  dit  don  Cleoph.is,  j'enlends  rire  derrière  nous. 
Vous  ne  vous  trompez  point,  reprit  le  Diable!  c'est  une  femme  qui  rit  en 
(lormanl  à  deux  pas  d'ici  ;  une  veuve  qui  fait  la  prude,  et  ipii  n'aime  rien 
tant  (pie  la  médisauce.  Elle  songe  (pi'elle  s'entretient  avec  une  vieille  dé- 
vote dont  la  conversation  lui  fait  beaucoup  de  plaisir. 

Je  ris  à  inoii  lour  en  voyant,  dans  une  chambre  au-dessous  de  cette 
femme,  un  bourgeois  ([ui  a  de  la  peine  à  vivre  lionnêtcmeiil  du  peu  de 
bien  qu  il  possède.  Il  rêve  qu'il  rainasse  des  pièces  d'or  et  d'argent,  et  (pie, 
plus  il  eu  ramasse,  ]dus  il  en  trouve  à  ramasser;  il  en  a  déjà  rempli  un 
grand  colfic.  Le  |iauvre  gnrçim  !  dit  Leandro  ;  il  ne  jouira  |ias  liuigliinps 
de  sou  irésor.  A  sou  réveil,  repiit  le  boiteux,  il  sera  cuninie  un  vrai  riche 
(|iii  se  ineurl  ;  il  verra  disparailre  ses  richesses. 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


41 


Si  vous  ùtcs  curieux  de  savoir  les  songes  de  deux  comi'dieiincs  qui  sont 
voisines,  je  vais  vous  les  dire.  L"uiie  rive  qu'elle  prend  des  oise.iux  à  la 
pipée,  qucllelos  plume  à  mesure  qu'elle  les  prend,  mais  qu'elle  les  donne 
é  dévorer  à  un  beau  malou  dont  elle  est  folle,  et  qui  en  a  tout  le  profil. 
L'autre  songe  qu'elle  chasse  dosa  maison  des  lévriers  et  des  chiens  danois 
dont  elle  a  fait  longtemps  ses  délices,  et  qu'elle  ne  veut  plus  avoir  qu'un 
petit  roquet  des  plus  gentils  qu'elle  a  pris  en  amitié. 

Voilà  deux  songes  bien  fous,  s'écria  l'écolier  :  je  crois  que  s'il  y  avait 
à  Madrid,  comme  autrefois  à  Rome,  des  interprètes  des  songes,  lisseraient 
fort  eniliarrassés  à  expliquer  ceux-là.  Pas  trop,  répondit  le  Diable  :  pour 
peu  qu'ils  fussent  au  fait  de  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  chez  la  gent  co- 
mique, ils  y  trouveraient  hientôl  uu  sens  clair  et  net. 

Pour  moi,  je  n'y  comprends  rien,  ré|iliqua  don  Clcophas,  et  je  ne  m'en 
soucie  guère  ;  j'aime  mieux  apprendre  qui  est  cette  dame  endormie  dans 
un  superbe  lit  de  velours  jaune,  garni  de  franges  d'argent,  et  auprès  de 
laquelle  il  y  a,  sur  un  guéridon,  un  livre  et  un  llambeau.  C'est  une  femme 
titrée,  repartit  le  démon  ;  une  dame  qui  a  un  équipage  Irés-galant,  et  qui 
se  plait  à  faiie  porter  sa  livrée  par  des  jeunes  hommes  de  bonne  mine. 
Une  de  ses  habitudes  est  de  lire  en  se  couchant  ;  sans  cela  elle  ne  pourrait 
fermer  l'œil  de  la  nuit.  Hier  au  soir  elle  lisait  les  Métamorphoses  d'O- 
vide ;  et  cette  lecture  est  cause  qu'elle  fait  en  cet  instant  un  songe  ou  il  y 
a  bien  de  l'extravagance  :  elle  rêve  que  Jupiter  est  devenu  amoureux 
d'elle,  et  qu'il  se  met  à  sou  service  sous  la  forme  d'un  grand  page  des 
mieux  bâtis. 

A  propos  de  cette  métamorphose,  en  voici  une  aulre  (|ui  me  parait  plus 
plaisante.  J'aperçois  un  histrion  qui  goi'iie,  dans  un  profond  sommeil,  la 
douceurd'im  songequi  le  llalleagréablenient.Cel  acteur  est  si  vieux,  ((u'il 
n'y  a  tète  d'homme  à  .Madrid  qui  puisse  dire  l'avoir  vu  débuter.  Il  y  a  si 
longtemps  qu'il  paraît  sur  le  théâtre,  qu'il  est  pour  ainsi  dire  Ihéàtrilié. 
Il  a  du  talent,  et  il  en  est  si  lier  et  si  vain,  qu'il  s'imagine  qu'un  personnage 
tel  que  lui  est  au-dessus  d'un  homme.  Savcz-vous  le  songe  que  fait  ce  su- 
perbe héros  de  coulisse  ?  Il  rêve  qu'il  se  meurt,  et  qu'il  voit  toutes  les  di- 
vinités de  l'Olympe  assemblées  pour  décider  de  ce  qu'elles  doivent  faire 
d'un  mortel  de  son  inqinrtance.  Il  entend  Mercure  qui  expose  au  conseil 
des  dieux  que  ce  famei.x  cnmédien,  iiprès  avoir  eu  rlionneurdcreprésen- 
ter  si  souvent  sur  la  scène  Ju]iiter  et  les  autres  principaux  immortels,  ue 
doit  pas  être  assujetti  au  sort  commun  à  tous  les  humains,  et  qu'il  mérite 
d'être  reçu  dans  la  troupe  céleste.  Momus  applaudit  au  sentiment  de  Mer- 
cure; mais  quelques  autres  dieux  et  quelques  déesses  se  révoltent  contre 
la  proposition  d'une  ajioihéose  si  nouvelle  ;  et  Jupiter,  pour  les  mettre 
tous  d'accord,  change  le  vieux  comédien  en  une  figure  de  décoration. 

Le  Diable  allait  continuer;  mais  Zambullo  l'interrompit  en  lui  disant  : 
Ualte-là,  seigneur  Asmodée,  vous  ne  prenez  pas  garde  qu  il  est  jour  ;  j'ai 
peur  qu'on  ue  vous  aperçoive  sur  le  haut  de  cette  maison.  Si  la  populace 
vient  une  fois  à  remarquer  Votre  Seigneurie,  nous  entendrons  des  huées 
qui  ne  Uniront  pas  sitôt. 

On  ne  nous  verra  point,  lui  répondit  le  démon  ;  j'ai  le  même  pouvoir 
que  ces  divinités  fabultuses  dont  je  viens  de  parler;  et,  tout  ainsi  que 
sur  le  mont  Ida  l'amoureux  lils  de  Saturne  se  couvrit  d'un  nuage  pour 
cacher  à  l'univers  les  caresses  qu'il  voulait  faire  à  Junon,  je  vais  former 
autour  de  nous  une  é[iaisse  vapeur  que  la  vue  des  hommes  ne  pourra 
percer,  et  qui  ue  vous  empêchera  pas  de  voir  les  choses  que  je  voudrai 
vous  faire  observer.  Eu  effet,  ils  furent  tout  à  coup  environnés  d'une 
fumée,  qui,  bien  que  des  jdus  opaques,  ne  dérobait  rieu  aux  yeux  de  l'é- 
colier. 

Retournons  aux  songes,  poursuivit  le  boiteux.  Mais  je  ne  fais  pas  ré- 
flexion, ajouta-t-il,  que  la  manière  dint  je  vous  ai  fait  passer  la  nuit  doit 
vous  avoir  fatigué.  Je  suis  d'avis  de  vous  transporter  chez  vous,  et  de 
vous  y  laisser  reposer  quelques  heures;  pendant  ce  temps -là,  je  vais  par- 
courir les  quatre  pariiis  du  monde,  et  faire  quelque  tour  de  mon  métier; 
après  cela  je  vous  rejoindrai  pour  m'cgayer  avec  vous  sur  de  nouveaux 
frais.  Je  n'ai  nulle  envie  de  dormir,  et  je  ne  suis  point  las,  répondit  don 
Clcophas  ;  au  lieu  de  me  quitter,  faites-moi  le  plaisir  de  m'apprcndre  les 
divers  desseins  ((u'ont  ces  personnes  que  je  vois  déjà  le\ées,  et  qui  se 
dispo.sent,  ce  me  scmb'e,  à  sortir.  Que  vont-elles  faire  de  si  grand  ma- 
tin? Ce  que  vous  souhaitez  de  savoir,  reprit  le  démon,  est  une  chose  digne 
d'être  oLscrvée.  Vous  allez  voir  un  tableau  des  soins,  des  mouvements, 
des  peines  «ue  les  pauvres  mortels  se  donnent  pendant  cette  vie  pour 
remplir  le  plus  agrénblement  qu'il  leur  est  possible  ce  petit  espace  qui  est 
entre  leur  naissance  et  leur  mort. 


CllAl'lïllE  XVll. 
Oii  l'on  verra  iilusieuis  oijginaux  qui  ne  sont  p.i$  sans  co\ne. 

Observons  d'abord  cette  Iroujie  de  gueux  que  vous  voyez  déjà  dans  la 
rue.  Ce  sont  des  libertins,  la  plupart  de  bonne  famille,  qui  vivent  en 
communauté  comme  des  moines,  et  p.s^enl  presque  toutes  les  niiils  à 
faire  la  débauche  dans  leur  maison,  ou  il  y  a  toujours  une  am|de  provi- 
.siou  de  pain,  de  viande  et  de  vin.  Les  \oiià  qui  vont  se  si  parer  pour  aller 
jouer  leurs  rôles  dans  les  églises  ;  et  ce  soir  ils  se  rassuniblcront  pour 
lioirc  à  la  santé  des  jicrsonnes  charitables  qui  contribuent  pieusement  a 
leur  dépense.  Admirez,  je  vous  prie,  comme  ces  fripons  savent  se  mettre 


et  se  travesti]-  pour  inspirer  de  la  pitié  :  les  coquettes  ne  savent  pas  mieus 
s'ajuster  pour  donner  de  l'amour. 

Itegardez  altenlivement  les  trois  qui  vont  ensemble  du  même  côté. 
Celui  qui  s'appuie  sur  des  béquilles,  ipii  fait  trembler  tout  son  corps,  et 
semble  marcher  avec  tant  de  peine,  qu'à  chaque  pas  vous  diriez  qu'il  va 
tomber  sur  le  nez,  quoiqu'il  ait  une  longue  barbe  blanche  et  un  air  dé- 
crépit, est  un  jeune  homme  si  alerte  et  si  Irgt r,  qu'il  passerait  un  daim 
à  la  course.  L'autre,  qui  fait  le  teigneux,  est  un  bel  adolescent  dont  la 
tête  est  rouverte  d'une  peau  qui  cache  une  chevelure  de  page  de  cour. 
Et  l'autre,  qui  parait  un  cul-de-jatte,  est  un  drôle  qui  a  l'air  de  tirer  de  sa 
poitrine  des  sons  si  lamentables,  qu'à  ses  tristes  accents  il  n'y  a  point 
de  vieille  qui  ne  descende  d'un  quatrième  étage  pour  lui  apporter  un 
maravédis. 

Tandis  que  ces  fainéanis  vont,  sous  le  masque  de  la  pauvreté,  attraper 
l'argent  du  public,  je  remarque  bien  des  artisans  laborieux,  quoique  Es- 
pagnols, qui  s'apprêtent  à  gagner  leur  vie  à  la  sueur  de  leur  corps.  J'a- 
perçois de  toutes  parts  des  hommes  ((ui  se  lèvent  et  s'habillent  pour  aller 
remplir  leurs  difl'érents  emplois.  Combien  de  projets  formés  cette  nuit 
vont  s'exécuter  ou  s'évanouir  en  ce  jour  1  Que  de  démarches  l'intérêt,  l'a- 
mour et  l'ambition  vont  faire  faire  ! 

Que  vois-je  dans  la  rue?  interrompit  don  Clcophas.  Qui  est  celte  femme 
chargée  de  médailles,  que  conduit  un  laquais,  et  qui  marche  avec  préci- 
pitation? elle  a  sans  doute  quelque  affaire  fort  pressante.  Oui  certaine- 
ment, répondit  le  Diable  ;  c  est  une  vénérable  matrone  qui  court  à  une 
maison  où  l'on  a  besoin  de  sou  miuisière.  Elle  y  va  trouver  une  comé- 
dienne qui  pousse  des  cris,  et  auprès  d'elle  il  y  a  deux  cavaliers  bien  em- 
barrasses. L'un  est  le  mari,  et  l'autre  un  homme  de  condition  qui  s'in- 
téresse à  ce  qui  va  se  passer  ;  car  les  couches  des  femmes  de  théâtre  res- 
semblent à  celles  d'AIcméue.:  il  y  a  toujours  un  Jupiter  et  un  Amphitryon 
qui  sont  auteurs  du  part. 

Ne  dirait-on  pas,  à  voir  ce  cavalier  à  cheval  avec  sa  carabine,  que  c'est 
un  cha.sseur  qui  va  faire  la  guerre  aux  lièvres  et  aux  perdreaux  des  en- 
virons de  Madrid '.'cependant  il  n'a  aucune  envie  de  prendre  le  divertis- 
sement de  la  chasse  ;  il  est  occupé  d'un  aulre  dessein;  il  va  gagner  un 
village  où  il  se  déguisera  en  paysan  |iour  s'introduire,  sous  cet  habit,  dans 
une  ferme  où  est  sa  maîtresse  sous  la  conduite  d'uue  mère  sévère  et  vi- 
gilante. 

Ce  jeune  bachelier,  riui  passe  et  marche  à  pas  précipités,  a  coutume 
d'aller  tous  les  matins  lairc  sa  cour  à  un  vieux  chanoine  qui  est  son 
OHcle,  et  dont  il  couche  en  joue  la  prébende.  Regardez  dans  cette  maison 
vis-à-vis  de  nous,  un  homme  qui  prend  son  manteau  et  se  dispose  à  -or- 
tir,  c'est  uu  honnête  et  riche  bourgeois  qu'une  affaire  assez  .sérieuse  in- 
quiète. Il  a  une  fille  nuique  à  marier  ;  il  ne  sait  s'il  doit  la  donner  à  un 
jeune  procureur  qui  la  recherche,  ou  bien  à  un  fier  hidalgo  qui  la  de- 
mande. Il  va  consulter  ses  amis  là-dessus  ;  et,  dans  le  fond,  rien  n'est 
plus  embarrassant.  Il  craint,  en  choisissant  le  gentilhomme,  d'avoir  un 
gendre  qui  le  méprise  ;  et  il  a  peur,  s'il  s'en  tient  au  procureur,  de  mettre 
dans  sa  maison  un  ver  qui  en  ronge  tous  les  meubles. 

Considérez  un  voisin  de  ce  père  embarrassé,  et  déméUz,  dans  ce  corps 
de  logis  où  il  y  a  de  superbes  ameublements,  un  homme  en  robe  de 
chambre  de  brocart  rouge  à  llciirs  d'or  :  c'est  un  bel  esprit  qui  fait  le 
seigneur  en  dépit  de  sa  basse  origine.  Il  y  a  dix  ans  qu'il  n'avait  pas  vingt 
maravédis,  et  il  jouit  à  présent  de  dix  mille  ducats  de  rente.  Il  a  nn  éipii- 
page  très-joli;  mais  il  en  rabat  l'entretien  sur  sa  table,  dont  la  frugalité 
est  telle,  qu'il  mange  ordinairement  le  petit  poulet  en  son  particulier  :  il 
ne  laisse  pas  pourtant  de  régaler  quelquefois,  par  oslenlation,  des  per- 
sonnes de  qualité.  Il  donne  aujourd'hui  à  dîner  à  des  conseillers  d  Etat  ; 
et,  pour  cet  effet,  il  vient  d'envoyer  chercherun  pâtissier  et  un  rôtisseur; 
il  va  marchander  avec  eux  sou  à  sou,  après  quoi  il  écrira  sur  des  cartes 
les  services  dont  ils  seront  convenus.  Vous  me  parlez  là  d'un  grand 
crasseux,  dit  Zambullo.  Uè  mais!  répondit  Asmodée,  tous  les  gueux  i|U« 
la  fortune  enrichit  brusquement  deviennent  avares  ou  prodigues  :  c'est  la 
règle. 

Apprenez-moi,  dit  l'écolier,  qui  est  une  belle  dame  que  je  vois  à  s-i 
toilette,  et  qui  s'entretient  avec  un  cavalier  fort  bien  fait.  Ah  !  vraiment, 
s'écria  le  boiteux,  ce  que  vous  remarquez  là  mérite  bien  votre  attention. 
Celte  femme  est  une  veuve  allemande  qui  vit  à  Madrid  de  son  douaire,  et 
voit  très-bonne  compagnie,  et  le  jeune  homme  qui  est  avec  elle  est  un 
seigneur  nommé  don  Antoine  de  Monsalve. 

Quoique  ce  cavalier  soit  d'une  des  premières  maisons  d'I'spagne,  il  a 
proiriis  à  la  veuve  de  répou.ser  :  il  lui  a  même  fait  un  déilit  de  irois  mille 
pisloles  ;  mais  il  est  traversé  dans  ses  amours  par  ses  paniiN,  qui  mena- 
cent de  le  faire  enlermer  s'il  ne  rompt  tout  commerce  avec  rAllemaiide, 
qu'ils  regardent  comme  une  aveiiluriérc.  Le  galant,  mortifié  de  les  voir 
tons  révoltés  contre  sou  penchant,  vint  hier  au  soir  chez  sa  maiire.ssc, 
qui,  s'apercevant  qu'il  avait  quelque  chagrin,  lui  en  demanda  la  cause  : 
il  la  lui  apprit,  en  l'assurant  que  toutes  les  contradictions  (|u'il  aurait  à 
essuyer  de  la  part  ii:  sa  famille  ne  pourraient  jamais  ébranler  sa  constance. 
La  veuve  parut  iharniée  de  sa  fermeté,  et  ils  se  séparèrent  tous  deux  à 
ininnil,  très-contents  l'un  de  l'autre. 

.M'iiisidve  est  revenu  ce  matin  :  il  a  trouvé  la  dame  à  sa  toilette,  et  il 
s'est  mis  sur  nouveaux  frais  à  l'entretenir  de  son  amour.  Pendant  la  con- 
versation, I  Alleinaiide  a  ôté  ses  papillotes  :  le  cavalier  en  a  pris  une  sans 
réilexion,  l'a  dépliée,  et  y  voyant  de  son  écriture  :  Comment  donc,  ma- 
dame, a-l-il  dit  eu  riant,  est-ce  là  l'usage  que  vous  faites  des  billets  doux 


LE  DIABL!'   B^ITl-UX. 


(|ii"oii  vous  envoie?  Oui,  M;iiis;ihe,  ii-l-(li;.-  rLj^ouiiii  :  vous  voj'cz  à  (|uoi 
lue  soivonl  les  promr'ssps  des  anianls  qui  veulent  m'épouser  eu  dépit  de 
leurs  l'aïuilles  ;  j'en  fais  dis  iiapillotes.  Quand  le  cavalier  a  reconnu  que 
c'était  orfLClivesiciil  son  dédit  que  la  dame  avait  décliiré.  il  n'a  )iu  s'cni- 
pèclicr  dadniiicr  le  désintéressement  de  sa  veuve,  cl  il  lui  jure  de  nou- 
veau une  élenielle  fidélité. 

Jetez  les  yeux,  poursuivit  le  Diable,  sur  ce  grand  homme  sec  qui  passe 
;m-dcssons  de  nous  :  il  a  un  grand  registre  suhs  son  bras,  une  écritoire 
pendue  à  sa  ceinture,  et  une  guitare  sur  le  dos.  Ce  personnage,  dit  léco- 
lier,  a  un  air  ridicule  ;  je  gagerais  que  c'est  un  original.  Il  est  certain,  re- 
prit le  démon,  que  c'est  un  mortel  issez  singulier'.  11  y  a  des  philosophes 
i-yniques  en  Espagne  :  en  voilà  un.  li  va  vers  le  Buen-Ketiro  se  mettre 
(1  lus  une  prairie  où  il  y  a  une  claire  fontaine  dont  l'eau  pure  forme  un 
)  uisseau  qui  serpente  parmi  les  lleurs.  Il  demeurera  là  toute  la  journée  à 
contempler  les  richesses  de  la  nature,  à  jouer  de  la  guitare,  et  à  faire  des 
réllexions  qu'il  écrira  sur  son  registre.  Il  a  dans  ses  poches  sa  nourriture 
ordinaire,  c'est-à-dire  quelques  oignons  avec  un  morceau  de  pain  :  telle 
est  la  vie  sobre  qu'il  mène  depuis  dix  ans;  et  si  quelque  Aristippe  lui 
disait  comme  à  Diogéne  :  Si  tu  savais  fai]  e  ta  cour  aux  grands,  tu  ne  man- 
gerais pas  des  oignons,  ce  philosophe  moderne  lui  répondrait  :  Je  ferais 
ma  cour  aux  grands  aussi  bien  que  toi,  si  je  voulais  abaisser  un  homme 
jusqu'à  le  l'aire  ramper  devant  u[i  autre  homme. 

En  effet,  ce  philosophe  a  autrefois  été  attaché  aux  grands  seigneurs  : 
ils  lui  firent  même  .sa  fortune  ;  mais,  ayant  senti  que  leur  amitié  n'était 
(lour  lui  qu'une  honorable  servitude,  il  rompit  tout  commerce  avec  eux. 
Il  avait  un  carrosse  qu'il  quitta,  parce  qu'il  lit  réilexion  qu'il  éclabous- 
sait des  gens  qui  valaient  mieux  que  lui  :  il  u  même  donné  presque  tous 
.ses  biens  à  ses  amis  indigents  ;  il  s'est  seulement  réservé  de  quoi  vivre  de 
la  manière  qu'il  vit;  car  il  ne  lui  parait  pas  moins  houleux  |iour  un  phi- 
losojihe  d'aller  mendier  son  pain  parmi  le  peuple  (jue  chez  les  grands 
seigneurs. 

Plaignez  !e  cavalier  qui  suit  ce  philosophe,  et  qne  vous  voyez  accom- 
pagné d'un  chien;  il  peut  se  vanter  d'èlre  d'nnc  des  meilleuies  maisons 
lie  tastille.  Il  a  été  riche,  mais  il  s'est  ruiné,  comme  le  Tinu)u  de  Lucien, 
(•n  régalant  tous  les  jours  ses  amis,  et  surtout  en  faisant  des  fctes  superbes 
aux  naissances,  aux  mariages  des  princes  et  princesses^  en  un  mot,  à 
chaque  occasion  qu'a  eue  ri:.spagne  de  faire  des  réjouissances.  Dés  que 
les  parasites  ont  vu  sa  marmite  renversée,  ils  ent  disparu  de  chez  lui; 
Ions  ses  amis  l'ont  abandonné;  un  seul  lui  est  resté  fidèle  :  c'est  son 
chien. 

Dites-moi,  seigneur  Diable,  s'écria  'Lcandro  Ferez,  à  qui  appartient  cet 
équipage  que  je  vois  arrêté  devant  une  rKaison?  C'est,  répondit  le  démon, 
le  carrosse  d'un  riche  contad  ir  qui  va  tous  les  nuatins  dans  cette  maison, 
011  demeure  une  beauté  galicienne  dont  ce  vieux  pécheur  de  race  maure 
a  soin,  et  qu'il  aime  éperdument.  Il  apprit  hier  au  soir  qu'elle  lui  avait 
l'ait  une  infidélité  ;  dans  la  fureur  que  lui  causa  celte  nouvelle,  il  lui  écri- 
vit une  lettre  pleine  de  reprocluset  de  menaces.  Vous  ne  devincritz  )ias 
quel  parti  la  cnquetle  s'est  avisée  de  prendre  :  au  lieu  d'avoir  l'impru- 
ilence  de  nier  le  fait,  elle  a  mandé  ce  matin  au  trésorier  qu  il  est  juste- 
ment irrité  contre  elle;  qu'il  ne  doit  plus  la  regarder  qu'avec  mépris, 
jjuisqu'elle  a  élé  capable  de  trahir  un  si  galant  homme  ;  qu'elle  recounait 
sa  faute,  qu'clh'  la  déleste,  et  que,  pour  s'en  punir,  elle  a  déjà  coupé  ses 
beaux  cheveux,  dont  il  sait  bien  qu'elle  est  idolâtre;  enfin,  qu'elle  est 
4l'ans  la  résolulion  d'aller  dans  une  retraite  consacrer  le  reste  de  ses  jours 
à  la  pénitence. 

Le  vieux  soupirant  n'a  pu  tenir  contre  les  prétendus  remords  de -sa 
maîtresse  ;  il  s'est  levé  aussitôt  pour  se  rendre  chez  elle  ;  il  l'a  trouvée 
l'ans  les  pleurs;  et  celle  bonne  comédienne  a  si  bien  joué  son  rôle,  qu'il 
vient  de  lui  pardonner  le  passé;  il  fera  plus  :  pour  la  consoler  du  sacri- 
fice de  sa  chevelure,  il  lui  promet  en  ce  momenl  de  la  faire  dame  de  pa- 
roisse, en  lui  achetant  une  belle  maison  de  campagne,  qui  est  actuelle- 
ment à  vendre  auprès  de  l'Escurial. 

Toules  les  bouliqiies  sont  ouvertes,  dit  l'écolier,  et  j'aperçois  déjà  un 
cavalier  qui  entre  chez  un  traiteur.  Ce  cavalier,  reprit  Asmodée,  est  un 
garçon  de  famille  qui  a  la  rage  d'écrire,  et  de  vouloir  absolument  passer 
pour  auteur;  il  ne  manque  pas  d'esprit  ;  il  en  a  même  assez  puur  ciili- 
qicr  tous  les  ouvrages  qui  paraissent  sur  la  scène,  mais  il  n'eu  a  point 
aisez  pour  en  composer  un  raisonnalilc.  Il  enire  chez  le  traiteur  pour 
ordonner  un  grand  repas;  il  donne  à  ilincr  aiijoiiririiui  à  quatre  cuiué- 
ilicns  i|u'il  vent  engager  à  protéger  nue  mauvaise  pièce  de  sa  façon,  qu'il 
est  sur  le  point  île  présentera  leur  compagnie, 

A  propos  d'ailleurs,  eoutinna-til,  en  voilà  deux  qui  se  reueontrcnt 
dans  la  rue.  Remarquez  qu'ils  se  saluent  avec  un  ris  moqueur;  i'sse  mé- 
prisent mulucllemeut,  et  ils  ont  raison.  L'un  écrit  aussi  facilemenl  que 
le  poëte  Crispinns,  qu'Horace  compare  aux  soullletsdes  forges,  et  l'aulre 
emploie  bien  du  temps  à  faire  des  ouvrages  froids  cl  insipides. 

Qui  est  ce  petit  homme  qui  descend  de  carrosse  à  la  |  orle  de  celle 
église?  dit  Zaïnbullo.  C'est,  nqiondit  le  lioiti'iix,  un  persuniiag''  digne 
d'être  remarque.  Il  n'y  a  pas  dix  ans  ipi'il  ahandouua  l'élu  le  d'un  nolaire 
oii  il  était  maiiri'  clerc,  pour  s'aller  jeter  dans  la  chartreuse  de  Saragosse. 
Au  bout  de  six  mriis  de  novicial,  il  sortit  de  son  couvent,  repariil  à  Ma- 
prid  ;  mais  ceux  qu'  '".  connaissaient  lurent  éloiinés  de  le  voir  devenir 
tout  à  coup  un  des  princijianx  membres  du  ronsi'il  ib's  Indes.  On  parle 
encore  aujourd'hui  d'une  torliine  si  subite.  (Juelqnes-uMs  disent  qu'il  s'est 
doonéiiu  diable,  d'autres  veulent  qu'il  ait  clé  aimé  d'une  riclie  douairière, 


et  d'autres,  enlin,  qu'il  ait  trouvé  un  trésor.  Vous  savez  ce  qui  en  est,  in- 
terrompit lion  Cleophas.  Oli!  pour  cela  oui,  repartit  le  démon,  et  je  vais 
vous  révéler  le  mystère. 

Pendant  que  noire  moine  était  novice,  il  arriva  qu'un  jour,  en  faisant 
dans  son  jardin  une  profonde  fosse  pour  y  planter  un  arbre,  il  aperçut 
une  cassette  de  cuivre  qu'il  ouvrit  :  il  y  avait  dedans  nue  boite  d'or  qui 
contenait  une  trentaine  de  diamants  d'une  grande  beauté.  Quoique  le  re- 
ligieux ne  se  connut  pas  autrement  en  pierreries,  il  ne  laissa  pas  de  ju- 
ger qu'il  venait  de  faire  un  bon  coup  de  filet  ;  et  ])renanl  aussitôt  le  parti 
que  prend,  dans  une  comédie  de  Piaule,  ce  Gripus  qui  renonce  à  la  pê- 
che après  avoir  trouvé  un  trésor,  il  quitta  le  froc,  et  revijit  à  Madrid, 
où,  par  rentremisc  d'un  joaillier  de  ses  amis,  il  changea  ses  pierres  pré- 
cieuses en  pièces  d'or,  et  ses  pièces  d'or  en  une  charge  qui  lui  donne  uu 
beau  rang  dans  la  société  civile. 

CnAPITRE  XVlll 

Ce  que  le  Diabli'  li  encore  roiniirquer  à  don  Cleoplias. 

Il  faut,  poursuivit  Asmodée,  que  je  tous  fasse  rire  en  vous  apprenant 
un  Irait  de  cet  hommtfqui  entre  chez  un  marchand  de  liqueurs,  (l'est  un 
médecin  biscayen  ;  il  va  prendre  une  tasse  de  chocolat,  après  quoi  il  jias- 
scra  toute  la  journée  à  jouer  aux  échecs. 

Pendant  ce  temps-là,  ne  craignez  rien  pour  ses  malades,  il  n'en  a  point  ; 
et,  quand  il  en  aurait,  les  moments  qu'il  emploie  à  jouer  ne  seraient  pas 
les  plus  mauvais  pour  eux.  Il  ne  manque  pas  d'aller  tous  les  soii's  chez 
une  belle  et  riche  veuve  qu'il  voudrait  épouser,  et  dont  il  fait  semblant 
d'être  amoureux.  Quand  il  est  avec  elle,  un  fripon  de  valet,  qu'il  a  pour 
tint  domestique,  et  avec  leipiel  il  s'entend,  lui  apporte  une  fausse  liste 
qui  contient  les  noms  de  plusieurs  personnes  de  qualité,  de  h  part  des- 
quelles on  est  venu  chercher  ce  docteur.  La  veuve  prend  tout  cela  au 
pid  de  la  lettre,  et  noire  joueur  d'échecs  est  sur  le  poiut  de  gagner  la 
partie. 

Arrèlonsnous  devant  cet  hôtel  auprès  du  piel  nous  sommes  ;  je  ne 
veux  point  passer  outre  sans  vous  faire  remarqu:  r  les  personnes  qui  l'ha- 
bilenl.  Parcourez  des  yeux  les  npiartements:  qi:'y  découvrez- vous?  J'y 
démêle  des  daines  dont  la  beauté  ni'éblouit,  rép.onilil  l'écolier.  J'en  vois 
quelques-unes  qui  se  lèvent,  et  d'autres  qui  sont  déjà  levées.  Que  de 
charmes  elles  offrent  à  mes  regards  !  Je  m'imagine  voir  les  nymphes  de 
Diane,  telles  qne  les  poêles  nous  les  représenleul. 

Si  ces  femmes  que  vous  admirez,  reprit  le  boiteux,  ont  les  attraits  des 
nymphes  de  liiane,  elles  n'en  ont  assurément  pas  la  chasteté.  Ce  .sont 
quatre  ou  cinq  aventurières  qui  vivent  ensemble  à  frais  communs.  Aussi 
dangereuses  que  ces  belles  demoiselles  d.»  chevalerie  qui  arrêtaient  par 
leurs  appas  les  chevaliers  ipii  passaient  devant  leurs  châteaux,  elles  alti- 
reni  les  jeunes  gens  chez  elles  Malheur  à  ceux  qui  s'en  laissent  charmer  I 
Pour  avertir  du  jiéiil  que  courent  les  passants,  il  faudrait  faire  meltre 
devant  cette  maison  des  balises,  comme  ou  en  met  dans  ks  rivières  pour 
marquer  les  endroits  duit  il  ne  faut  |ias  s'approcher. 

Je  ne  vous  di  mande  ]ias,  dil  Leandro  Perez.  où  vont  ces  seigneurs  que 
je  vois  dans  leurs  carrosses  :  ils  vont  sans  doute  au  lever  du  roi.  Vous 
l'avez  dil,  reprit  le  Diah'e  :  et,  si  vous  voulez  y  aller  aussi,  je  vous  v  con- 
duirai ;  nous  ferons  là  quelques  remarijues  ré;oiiissantes.  Vous  ne  pouvez 
lien  me  juopnser  qui  nie  soit  plus  agréable,  répliqua  Zarabullo  ;  je  m'en 
fais  par  avance  un  grand  plaisir. 

Alors  le  démon,  prompt  à  satisfaire  don  Cleophas,  l'emporta  vers  le 
palais  du  roi;  mais,  avant  que  d'y  arriver,  l'écolier,  apercevant  des  ma- 
nœuvres qui  Iravaillaienl  à  une  jiorti^  fort  haute,  demanda  si  c'était  un 
portail  d'église  qu'ils  faisaienl.  Non,  lui  répondit  Xsmoilée, c'est  la  porte 
d'un  nouveau  marché;  elle  est  magnifique,  comme  vous  voyez.  C^'pen- 
daiit,  quand  ils  relèveraient  jusqu'aux  nues,  jamais  elle  ne  sera  digne  des 
deux  vers  latins  qu'on  doit  mellic  dessus. 

Qne.  me  dites-vous,  s'écria  Lcaiidro  :  quelle  idée  vous  me  donnez  de 
ces  deux  vers  I  je  meurs  d'envie  de  les  savoir.  Les  voici,  reprit  le  dé- 
mon ;  préparez-vous  à  les  admirer  : 

Qiiam  bcneMerenrius  nunc  morccs  vcnHit  opimas, 
MoDius  ubi  f'aluus  vciulidil  unie  sales  I 

Il  y  a  dans  ces  deux  vers  un  jeu  de  mots  le  plus  joli  du  monde.  Je  n'en 
sens  point  encore  tonte  la  heaulé,  dit  l'écolier;  je  ne  sais  pas  bien  ce  qne 
signifient  ces /'n^ins  salis.  Vous  ignorez  donc,  repartit  le  Diable,  qne  la 
place  où  l'on  bâtit  ce  marché,  pour  y  vendre  des  denrées,  fut  autrefois  un 
eollégo  de  moines  qui  enseignaient  à  la  ieiincssc  les  ImmaDilés?  Le-  régents 
lie  ce  roUége  y  faisaient  représenter  par  leurs  écoliers  des  drames,  des 
pécs  de  ihéàlre  fad  .«,  et  eniremêlées  de  ballets  si  cxiravagauts,  qu'on 
y  voyait  danser  jusqu'aux  piélérits  et  aux  supins.  Oli  !  ne  m'en  dites  pas 
davnnlage,  iulcrronipit  Zaïnbullo  ;  je  sais  bien  (]nille  drogue  c'est  que 
les  pièces  de  collèges.  L'inseription  nie  parail  ailmiialde. 

A  peine  Asmodée  et  don  Cleophas  fureiil-ils  sur  l'escalier  du  palais  du 
roi,  qu'ils  virent  plusieurs  courtisans  ipii  moulaient  les  degrés.  A  me- 
sure que  ces  seigneurs  passaient  auprès  d'eux,  le  Diable  laisait  le  no- 
luenelalenr.  Voilà,  disait-il  a  Leandro  Perez  en  les  lui  monlrant  du  doigt 
l'un  après  l'autre,  voilà  le  comte  de  Villalonso,  de  la  maison  de  la  Puebla 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


45 


d'Elleréna  ;  voici  le  marquis  de  Castro  Fiiesle;  celui-là,  c'est  don  Lopez 
de  Los  Bios,  )irésident  du  conseil  des  Unaiiccs  ;  celui-ci,  le  comie  de 
Villa  llombrosa.  11  ne  se  contentait  pas  de  les  noninuT,  il  faisait  leur 
éloge  ;  mais  ce  malin  esprit  y  ajoutait  toujours  quelque  trait  satirique  :  il 
leur  donnait  à  chacun  son  lardon. 

Ce  seigneur,  disait-il  de  l'un,  est  affable  et  obligeant;  il  écoute  ivec 
lin  air  de  bonté.  Implorez-vous  sa  protectiou,  il  vous  l'accorde  généreu- 
sement, et  vous  offre  son  crédit.  C'est  dommage  qu'un  homme  qui  aime 
tant  à  faire  l>la^^ir  ait  la  mémoire  si  courte,  (ju'un  quart  d'heure  après 
que  vous  lui  avez  parlé  il  oublie  ce  que  vous  lui  avez  dit. 

Ce  duc,  disait-il  en  parlant  d'un  autre,  est  un  des  seigneurs  de  la  cour 
du  nuilkur  caractère  :  il  n'est  pas,  comme  la  plupart  de  ses  pareils, 
différent  de  lui-même  dun  moment  à  un  autre  ;  il  n'y  a  |ioint  de  caprice, 
jioint  d'inégalité  dans  Mn  humeur.  Ajoutez  à  cela  qu'il  ne  paye  pas  d'in- 
gralilnde  r'altacliumeut  qu'on  a  pour  sa  personne,  ni  les  services  qu'on 
lui  rend;  mais,  par  malheur,  il  est  trop  leut  à  les  reconnaître.  Il  laisse 
(! 'sirer  silongtimps  ce  qu'on  attend  de  lui,  qu'on  croit  l'avoir  bien 
aclieté  lorsqu'on  l'a  obtenu. 

Après  que  le  démon  eut  fait  connaître  à  l'écolier  les  bonnes  et  les 
mauvaises  qualités  d'un  grand  nombre  de  seigneurs,  il  l'emmena  dans 
.une  sal'e  où  il  y  avait  des  hommes  de  toutes  sortes  de  conditions,  et 
liarliculiérement  tant  de  chevaliers,  que  don  Cleophas  s'écria  ;  Que  de 
chevaliers!  parbleu,  il  faut  qu'il  y  en  ait  bien  en  Espagne!  Je  vous  en 
réponds,  dit  le  boiteux,  et  cela  n'est  pas  surprenant,  puisque,  pour  être 
chevalier  de  Saint-Jacqnes  ou  de  Calalrava,  il  n'est  pas  nécessaire, 
comme  antiefois  imur  devenir  chevalier  romain,  d'avoir  vingt  cinq 
mille  écus  de  patrimoine  :  aussi  s'apcrçoit-on  que  c'est  itne  marchandise 
bien  mêlée. 

Envisagez,  conlinna-t-il,  la  mine  plate  qui  est  derrière  vous.  Parlez 
plus  bas,"interrompil  ZambuUo,  cet  homme  vous  entend.  Non,  non,. ré- 
pondit le  Diable  ;  le  même  cliarme  qui  nous  rend  invisibles  ne  permet  pas 
qu'on  nous  entende.  Regardez  cette  iigurc-là  :  c'est  un  Catalan  qui  revient 
des  iles  IMiilippines,  ou  il  était  (lilinslier.  Uiriez-vous  à  le  voir  que  c'est 
nn  fiudre  de  guerre?  Il  a  pourtant  fait  des  actions  prodigieuses  de  va- 
leur. II  va  ce  inalin  présenter  au  roi  un  placcl,  par  lequel  il  demande 
certain  poste  )  our  véconqicnse  de  ses  services  ;  mais  je  doute  fort  qu'il 
l'obtienne,  puisqu'il  ne  s  adresse  pas  auparavant  au  premier  ministre. 

Je  vois  a  la  main  droite  de  ce  lliliustier,  dit  Leandro  Perez,  un  gros  et 
grand  houinie  qui  parait  faire  l'important  :  à  juger  de  sa  condition  par 
l'orgueil  qii'il  y  a  dans  son  maintien,  il  faut  que  ce  soit  quelque  riche 
seigneur.  Le  n'est  rien  moins  que  cela,  repartit  Asmodée  :  c'est  un  hi- 
dalgo des  plus  pauvres,  (|ui,  pour  subsister,  donne  à  jouer  sous  la  pro- 
tection d'un  grand. 

Mais  je  remarque  un  liceucié  qui  mérite  bien  que  je  vous  le  fasse  ob- 
server. C'est  celui  que  vous  voyez  qui  s'entretient  auprès  de  la  première 
fenêtre  avec  un  cavalier  vêtu  de  velours  gris-blanc,  ils  parlent  tous  deux 
d'une  affaire  qui  fut  hier  jugée  par  le  roi  :  je  vais  vous  en  faire  le 
détail. 

11  y  a  deux  mois  que  ce  licencié,  qui  est  académicien  de  l'académie  de 
Tolède,  donna  au  public  un  livre  de  morale  qui  révolta  tous  les  vieux 
auteurs  castillans:  ils  le  trouvèrent  plein  d'expressions  trop  hardies  et 
de  mots  Iropjiouveaux.  Les  voilà  qui  se  liguent  contre  cette  production  sin- 
gulière :  ils  s'assemblent  et  dressent  un  placet  qu'ils  présentent  au  roi, 
j/our  le  supplier  de  condanmer  ce  livre  comme  contraire  à  la  pureté  et 
à  la  netteté  de  la  langue  C'-pagnole. 

Le  placcl  parut  digne  d'attention  à  Sa  Majesté,  qui  nomma  trois  com- 
missaires pour  examiner  l'ouvrage.  Ils  estimèrent  que  le  style  en  était 
effectivement  réprébensible,  et  d'autant  plus  dangereux,  qu  il  était  plus 
brillant.  Sur  leur  rapport,  voici  de  quelle  manière  le  roi  a  décidé  :  il  a 
ordonné,  ."^ous  peine  de  désobéissance,  que  ceux  des  académiciens  de 
Tolède  qui  écrivent  dans  le  goiil  de  ce  licencié  ne  composeront  plus  de 
livres  à  l'avenir,  et  que  même,  pour  mieux  conserver  la  pureté  de  la 
langue  castillane,  ces  académiciens  ne  pourront  être  remplaces  après  leur 
mort  que  par  des  personnes  do  la  première  qualité. 

Cette  décision  est  merveilleuse,  s'écria  Zambullo  en  riant  :  les  parti- 
sans du  langage  ordinaire  n'dnl  plus  rien  à  craindre.  Pardonnez-moi, 
n  partit  le  démon  :  les  auteurs  ennemis  de  celle  noble  simplicité  qui  fait 
le  charme  des  lecteurs  sensés  ne  sont  pas  tous  de  l'académie  de  Tulédc. 
Pou  Cleophas  fut  curieux  d'a|  prendre  i|ui  était  le  cavalier  habillé  de 
velours  gris-blanc,  qu  il  voyait  en  conversation  avec  le  licencié.  C'est, 
lui  dit  le  boiteux,  »»  cadet  catalan,  ol'licier  de  la  garde  espagnole  ;  je 
vous  assure,  que  c'est  un  gaiçou  trés-spiriluil.  Je  veux,  jiour  vous  faire 
juger  de  son  esprit,  vous  citer  une  re|  artie  (|u'ij  lit  liiei-  à  nue  dame  en 
foi  t  bonne  com)agnie;  mais,  pour  rinlellij;ence  de  ce  bon  mol,  il  faut 
saujjr  qu'il  a  un  frère  nouiiué  don  André  de  Pruda,  qui  était,  i^y  a 
quelr|ues  années,  oflicier  comme  lui  ilans  le  même  corps. 

11  arriva  qu'un  jour  un  gros  fermier  des  domaines  du  roi  aborda  ce 
don  André,  et  lui  dit  :  Seigniur  de  Prada,  je  porte  même  nom  que  vous: 
mais  nos  familles  sont  différeiites.  Je  sais  que  vous  êtes  d'une  des  meil- 
Icuns  maisons  de  Catalogne,  et  en  même  temps  que  vous  n'êtes  pas 
riche.  Mni,  je  suis  riche  et  dune  naissance  peu  illustre.  N'y  nurait-il  pas 
moyen  de  nous  f.iirc  part  mutuellement  «le  ce  que  nous  avons  de  bon 
l'un  et  l'autre?  Avez-voiis  ves  titres  de  noblesse?  Don  André  répondit 
que  oui.  Cela  éuint,  réplicpia  le  fermier,  si  vous  voulez  me  les  commu- 
niquer, je  les  mettrai  entre  les  mains  d'un  hibilc  généalogiste  qui  tra- 


vaillera là-dessus,  et  nous  rendra  parents  en  dépit  de  nos  aïeux.  Denio 
coté,  par  reconnaissance,  je  vous  ferai  présent  de  trente  mille  pistoles 
Sommes-nous  d'accord?  Don  André  fut  ébloui  de  la  somme  :  il  accepta  la 
proposition,  confia  ses  pancartes  au  fermier,  et,  de  l'argent  qu'il  en  re- 
çut, acheta  une  terre  considérable  en  Catalogne,  où  il  vil  depuis  ce 
iemps-là. 

Or,  son  cadet,  qui  n'a  rien  gagné  à  ce  marché,  était  hier  à  une  table 
où  l'on  parla  par  hasard  du  seigneur  de  Prada,  fermier  des  domaines  du 
roi  ;  et  la-dessus  une  dame  de  la  compagnie,  adressant  la  parole  à  ce 
jeune  offici' r,  lui  demanda  s'il  n'était  pas  parent  de  ce  fermier?  Non, 
madame,  répondit-il  ;  je  n'ai  pas  cet  honueur-là  ;  c'est  mon  frère. 

L'écolier  lit  un  éclai  de  rire  à  cette  repartie,  qui  lui  parut  des  plus 
plaisantes.  Puis  apercevant  tout  à  coup  un  petit  homme  qui  suivait  un 
courtisan,  il  s'écria  :  Eh  !  bon  Dieu,  que  ce  petit  homme  qui  suit  ce  sei- 
gneur lui  fait  de  révérences  !  Il  a  sans  doute  quelque  grâce  à  lui  deman- 
der. Ce  que  vous  remarquez  là,  reprit  le  Diable,  vaut  bien  la  peine  que 
je  vous  dise  la  cause  de  ces  civilités.  Ce  petit  homme  est  un  honnête 
bourgeois  qui  a  une  assez  belle  maison  de  campagne  aux  environs  de 
Madrid,  dans  un  endroit  où  il  y  a  des  eaux  minérales  qui  sont  en  répu- 
tation. 11  a  prêté  sans  intérêt  cette  maison  pour  trois  mois  à  ce  seigneur, 
qui  y  a  été  prendre  les  eaux  :  le  bourgeois,  en  ce  moment,  prie  trés- 
alfectueusement  ledit  seigneur  de  le  servir  dans  une  occasion  qui  s'en 
présente,  et  le  seigneur  refuse  fort  poliment  de  lui  rendre  .service. 

Il  ne  faut  pas  que  je  laisse  échapper  ce  cavalier  de  race  plébéienne, 
lequel  fend  la  presse  en  tranchant  de  l'homme  de  condition.  Il  est  devenu 
excessivement  riche  en  peu  de  temps,  par  la  science  des  nombres  :  il  y  a 
dans  sa  maison  autant  de  domestiques  que  dans  l'hôtel  d'un  grand,  et  sa 
table  l'emporte  sur  celle  d'un  nunislre  par  la  délicatesse  et  l'abondance. 
Il  a  un  équipage  pour  lui,  un  pour  sa  femme,  et  un  autre  pour  ses  en- 
fants. On  voit  dans  ses  écuries  les  jilns  belles  mules  et  les  plus  beaux 
chevaux  du  monde.  Il  acheta  même,  ces  jours  passés,  et  paya,  argent 
comptant,  un  superbe  attelage  que  le  prince  d'Espagne  avait  marchandé, 
et  trouvé  trop  cher.  Quelle  insolence  !  dit  Leandro.  Un  Turc  qui  verrait 
ce  drole-là  dans  nu  état  si  llorissant  ne  mau(picr..it  pas  de  le  croire  à  la 
veille  d'essuyer  quelque  fâcheux  revers  de  fortune.  J'ignore  l'avenir,  dit 
Asmodée;  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  peii.;er  comme  un  Turc. 

Ah  !  qu'est-ce  que  jo  vois,  continua  le  déniou  avec  surprise.  Peu  s'en 
fiiut  que  je  ne  doute  du  rap[iort  de  mes  yeux  !  Je  démêle  dans  cette  salle 
un  poète  q^in'y  devrait  pas  être.  Comment  ose-t-il  se  montrer  ici,  après 
avoir  fait  des  vers  qui  ofléusent  de  grands  seigneurs  espagnols?  il  faut 
qu'il  compte  bien  sur  le  mépris  qu'ils  ont  pour  lui. 

Considérez  attentivement  ce  respectable  personnage  qui  entre  appuyé 
sur  un  écuyer.  Ilemarquez  comme,  par  considération,  tout  le  monde  se 
range  pour  lui  faire  place.  C'est  le  seigneur  don  Joseph  de  Reynasle  U 
Alaya,  grand  juge  de  police  :  il  vient  rendre  compte  au  roi  de  ce  cpii  est 
arrivé  cette  nuit  dans  Madrid.  Regardez  ce  bon  vltSllard  avec  admi- 
ration. 

Véritablement,  dit  Zambullo,  il  a  l'air  d'être  un  homme  de  bien.  II 
serait  à  souhaiter,  reprit  le  boiteux,  que  tous  les  corrégidors  le  prissent 
pour  modèle.  Ce  n'est  pas  un  de  ces  esprits  violents  qui  n'agissent  ([ue 
par  humeur  et  par  iinpétiiosilé;  il  ne  fera  point  arrêter  un  homme  sur 
le  simple  rapport  d'un  alguazil,  d'un  secrétaire  ou  d'un  commis.  Il  sait 
trop  bien  que  ces  sortes  de  gens,  pour  la  plupart,  ont  l'àme  vénale,  et 
sont  capables  de  faire  un  honteux  Iralic  de  sou  autorité.  C'est  pourquoi, 
lorsqu'il  est  question  d'enfermer  un  accusé,  il  approfondit  l'accusation 
jusi|u'à  ce  qu'il  ait  démêlé  la  vérité.  Aussi  n'envoie -t-il  jamais  des  inno- 
cents dans  les  prisons  ;  il  n'y  l'ait  mettre  que  des  coupables  :  encore  n'a- 
bandonne-t-il  pas  ceux-ci  à  la  barbarie  qui  régn»^  dans  les  cachots.  II  va 
voir  lui-même  ces  misérables,  et  asoiu  d'empêcher  qu'on  n'ajoute  l'iu- 
bumanité  aux  justes  rigueurs  des  lois. 

Le  beau  caractère  !  s'écria  Leandro  ;  l'aimable  mortel  !  Je  serais  cu- 
rieux de  l'entendre  parler  au  roi.  Je  suis  bien  mortifié,  répondit  le 
[•'iable,  d'être  obligé  de  vous  dire  que  je  ne  puis  contenter  ce  nouveau 
désir  sans  m'exposer  à  recevoir  une  insulte.  Il  ne  m'est  pas  permis  du 
m'introduiie  auprès  des  souverains  :  ce  .serait  empiéter  sur  les  droits  do 
Léviatlian,  de  Belphégor  et  dAstaroth.  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  ces  trois 
esprits  siuit  eu  |ioss<'ssion  d'obséder  les  princes.  Il  est  défendu  aux  autres 
démons  de  parailre  dans  les  cours,  et  je  ue  sais  à  quoi  je  pensais  lorsque 
je  me  suis  avisé  de  vous  am(  ner  ici  :  c'est  avoir  fait,  je  l'avoue,  une  dé- 
marche bien  téméraire.  Si  ces  trois  diables  m'apercevaient,  ils  viendraient 
avec  fureur  fondre  sur  moi;  et,  entre  nous,  je  ne  serais  pas  le  plus  fort. 
Puisque  cela  est,  répliqua  l'écolier,  éloignons  nous  promptement  do 
ce  palais;  j'aurais  une  mortelle  douleur  de  vous  voir  houspiller  par  vos 
eonfiéres  sans  pouvoir  vous  secourir  ;  car,  si  je  me  mettais  de  la  partie, 
je  crois  que  vous  n'en  .seriez  guère  mieux.  Non,  sans  doute,  répondit 
Asmodée;  ils  ne  sentiraient  point  vos  coups,  cl  vous  péririez  sous  les 
leurs. 

Mais,  ajoiita-t-il,  pour  vous  consoler  de  ce  que  je  ne  vous  fais  pas  en- 
trer dans  le  cabinet  de  votre  grand  monarque,  je  vais  vous  procurer  un 
plaisir  qui  vaudra  bien  celui  (pie  vous  perdez.  Kn  achevant  ces  paroles  il 
mit  |)ar  la  main  don  Cleophas,  et  fendit  avec  lui  les  airs  du  ailé  de  la 
Merci. 


44 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


CUAPiTRE  XIX. 
DC5  captifs. 

Ils  s'anêléreiil  tous  deux  sur  une  uKiisou  voisine  de  ce  monaslére,  à 
1.1  porte  duquel  il  y  avait  un  grand  concours  de  personnes  de  l'un  et  de 
1  autre  sexe.  Que  de  monde!  ditLcandro  Ferez  Quelle  cérémonie  assein- 
Lle  ici  tout  le^icuple?  C'est,  répondit  le  démon,  une  cérémonie  que  vous 
n'avez  jamais  vue,  quoiqu'elle  se  fasse  à  Madrid  de  lernps  en  'emi:s. 
Trois  cents  esclaves,  tous  sujets  du  roi  d'Espagne,  vont  arriver  dans  un 
moment  :  ils  reviennent  d'Alger,  où  les  prres  de  la  llédeniption  les  ont 
été  racheter.  Toutes  les  rues  "par  où  ils  doivent  passer  vont  se  remjdir  de 
spectateurs. 

Il  est  vrai,  ré|iIiquaZam!)ulb,  que  je  n'ai  pas  été  jusqu'ici  fort  curieux 
devoir  un  semblable  spectacle  ;  et  si  c'est  là  celui  que  Votre  Seigneurie  me 
réserve ,  je  vous  dirai  franchement  que  vous  ne  deviez  pas  tant  m'en 
faire  fête.  Je  vous  connais  trop  bien,  repartit  le  Diable,  pour  ignorer 
i|uc  ce  n'est  ]ias  pour  vous  un  agréable  passe-ltmps  que  d  observer  des 
misérables  ;  mai-,  quand  vous  saurez  qu'en  vous  les  faisant  considérer 
j'ai  dessein  de  vous  révéler  les  particularités  remarquables  qu'il  y  a  dans 
la  captivité  des  uns,  et  les  embarras  où  vont  se  trouver  quelques  autres 
à  leur  retour  chez  eux,  je  suis  persuadé  que  vous  ne  serez  pas  fâché  que 
je  vous  donne  ce  divertissement.  Oh  1  pour  cela  non,  reprit  l'écolier  :  ce 
que  vous  dites  là  change  la  thèse,  et  vous  me  ferez  un  vrai  plaisir  de 
tenir  votre  promesse. 

Pendant  qu'ils  s'entretenaient  de  celte  st)rle,  ils  entendirent  toutà  coup 
de  grands  cris  que  poussa  la  populace  à  la  vue  des  captifs  qui  maicliaieut 
en  cet  ordre.  Ils  allaient  a  pied,  deux  à  deux,  sous  leurs  habits  d'e.-cla- 
ves,  et  chacun  ayant  sa  chaîne  sur  ses  épaules.  Un  assez  grand  nombre 
de  religieux  de  la  Merci,  qui  avaient  été  au-devant  d'eux,  les  précéduienl, 
montés  sur  des  mules  ca|jaraçonnéi.s  d'élamine  noire,  comme  s'ils  eus- 
sent mené  un  deuil,  et  un  de' ces  I  ons  pères  portait  l'élei.d^ird  de  la  Ré- 
demption. Les  pi  us  jeunes  captifs  étaient  à  l.i  tète;  les  vieux  les  suivaient; 
derrière  ceux-ci  parais.sait,  sur  un  petit  cheval,  un  religieux  du  même 
ordre  que  les  premiers,  lequel  avait  tout  l'air  d'un  prophète.  Aussi 
était  ce  le  chef  de  la  mission.  11  s'attirait  les  yeux  des  assistants  par  sa 
gravite,  ainsi  que  par  une  longue  barbe  grise  qui  le  rendait  vénérahle;  et 
on  lisait  sur  le  visage  de  ce  filoï^e  espagnol  la  joie  inexprimable  qu'il 
ressentait  de  ramener  tant  de  chréliens  dans  leur  patrie. 

Ces  captifs,  dit  le  boiteux,  ne  sont  pas  tous  égnlement  ravis  d'avoir 
recouvré  la  liberté.  S'il  y  en  a  qui  se  réjouissent  d'être  sur  le  point  do 
revoir  leurs  parents,  il  en  est  d'autres  qui  craignent  d'apprendre 
que,  pendant  leur  ahscncc,  il  ne  soit  arrivé  dans  leurs  familles  des  évé- 
nements plus  cruels  pour  eux  que  l'esclavage. 

Par  exemple,  les  deux  qui  marchent  les  premiers  sont  dans  le  der- 
nier cas.  L'un,  natif  de  la  petite  ville  de  Yelilla  en  Aragon,  après  avoir 
été  dix  ans  dans  la  servitude  des  Turcs,  sans  recevoir  aucunes  nouvelles 
de  sa  femme,  va  la  retrouver  mariée  en  secomlcs  noce,  et  mère  de  cint] 
enfants  qui  ne  sont  pas  de  sou  bail.  L'autre,  fils  d'un  marchaud  de  laine 
de  Ségovie,  l'ut  enlevé  par  un  corsaire  il  y  a  prés  de  quatre  lustres.  11 
appréhende  que,  depuis  tant  d'années,  sa  famille  n'ait  changé  de  face, 
et  sa  crainte  n'est  pas  sans  fondement  :  son  père  et  sa  mère  sont  morts, 
cl  ses  frères,  qui  ont  partagé  tout  le  bien,  l'ont  dissipé  par  leur  mau- 
vaise conduite. 

J'envisage  avec  aliention  un  esclave,  dit  l'écolier,  et  je  juge  à  son  air 
qu'il  est  cliarmè  de  n'être  plus  exposé  à  la  bastonnade.  Le  captif  que 
vous  regardez,  répondit  le  Diable,  a  grand  sujet  d'être  joyeux  de  sa  dé- 
livrance :  il  sait  qu'uriC  tante,  dont  il  est  unii|ue  héritier,  vient  de  mou- 
rir, et  ([u'il  va  jouir  d'une  fortune  brillante;  cela  l'occupe  bien  agréable 
ment,  et  lui  donne  cet  air  de  satisfaction  que  tous  lui  remarquez. 

Il  n'en  est  pas  de  même  du  malheureux  cavalier  qui  marche  à  son 
côté  :  une  cruelle  inquiétude  l'agite  sans  relâche,  et  en  voici  la  cause. 
Lorsqu'il  fut  pris  par  un  pirate  d'Alger,  en  voulant  passer  d'Espagne  en 
Italie,  il  aimait  une  dame  et  en  était  aimé  ;  il  a  peur  que,  pendant  qu'il 
était  dans  les  fers,  la  fidélilé  de  la  belle  n'ait  jias  été  inébranlable.  Et 
a-t-il  été  longtemps  esclave'?  dit  Zimbullo.  Dix-huit  mois,  répondit  .\s- 
modée.  Oh!  parbleu,  répliqua  Leandro  Perez,  je  crois  que  ce  galant  se 
livre  à  une  vainc  terreur  ;  il  n'a  pas  mis  la  constance  de  sa  dnnie  à  une 
assez  foric  épreuve  pour  devoir  tant  s'alarmer.  C'est  ce  qui  vous  trompe, 
repartit  le  boiteux  ;  sa  iirinccssc  n'a  jias  sitôt  su  qu'il  était  captif  en 
Barbarie,  qu'elle  s'est  pourvue  d'un  autre  amant. 

Diriez-vous,  continua  le  démoa,  que  ce  personnage  qui  suit  immédia- 
tement les  deu.x  que  nous  venons  d'observer,  cl  qu'une  é|iaisse  barbe 
rousse  rend  effroyable  à  voir,  fut  un  fort  joli  honmie'.'  Rien  pourtant 
n^est  plus  véritable  ;  et  vous  voyez,  dans  cette  figure  hideuse,  le  héros 
d'une  histoire  assez  singulière  nue  je  vais  vous  conter. 

Ce  grand  gare  m  se  nomme  Kabricio.  Il  avait  à  peine  quinze  ans  lors- 
que son  \èn\  riche  laboureur  de  Cinquello,  gros  bourg  du  royaume  de 
Léon,  mourut,  et  il  perdit  aussi  sa  merc  peu  de  temps  après  ;  de  sorte 
qu'étant  fils  unique,  il  demeura  maître  d'un  bien  considérable,  dont  l'ad- 
ininislration  fut  confléeà  un  de  ses  oncles,  qui  avait  de  la  probité.  Fabri- 
Cio  acheva  ses  études  déjà  commencées  à  Salaraanque  :  il  y  apprit  en- 


suite à  monter  à  cheval  et  à  faire  des  armes;  en  un  mot  il  ne  négligea 
rien  de  tout  ce  qui  pouvait  concourir  à  le  rendre  digne  d  être  regardé 
favorablement  de  dosa  llipolita,  sreur  d'un  petit  gentilhomme  qui  avait 
sa  chaumière  à  deux  jiorièes  d'escopelte  de  Cinquello. 

Celte  dame  était  parfaitement  belle,  el  à  peu  prés  de  l'iàge  de  Fabri- 
cio,  qui,  l'ayant  vue  dés  son  enfance,  avait  sucé,  pour  ainsi  dire,  avec  le 
lait,  l'amour  dont  il  brûlait  pour  elle,  llipolita,  de  son  côlé,  s'était  bien 
aperçue  qu'il  n'était  pas  mal  fait;  mais  le  connaissant  pour  le  fils  d'un 
laboureur,  elle  ne  daignait  pas  le  considérer  avec  beaucoup  d'attention  ; 
elle  était  d'une  fierté" insupportable,  aussi  bien  que  son  frère  don  Tho- 
mas de  Xaral,  qui  n'avait  peut-être  pas  son  pareil  en  Espagne,  pour  être 
gueux  et  entêté  de  sa  noblesse. 

Cet  orgueilleux  gentilhomme  de  campagne  habitait  une  maison  qu'il 
appelait  son  château,  et  qui  n'élail,  à  parler  proprement,  qu'une  ma- 
sure, tant  elle  menaçait  ruine  de  toutes  parts.  Cependant,  quoique  ses 
facultés  ne  lui  permissent  pas  de  la  faire  réparer,  quoicpi'il  eût  de  la 
peine  à  vivre,  il  ne  laissait  pas  d'avoir  un  valet  pour  le  servir,  et  de  plus 
il  y  avait  une  fi  mnie  maure  auprès  de  sa  sœur. 

C'était  une  chose  réjouissante  que  de  voir  paraître  don  Thomas  dans  le 
bourg,  les  fêles  cl  les  dimanches,  avec  un  habit  de  velours  cramoisi  tout 
pelé,  el  un  petit  chapeau  garni  d'un  vieux  plumet  jaune,  qu'il  conservait 
chez  lui  comme  des  reliques  pendant  les  antres  jours  de  la  semaine. 
Paré  de  ces  guenilles,  qui  lui  semblaient  autant  de  |>reuves  ùr.  sa  noble 
origine,  il  tranchait  du  seigneur,  et  croyait  as.scz  payer  les  profondes  ré- 
vérences qu'on  lui  faisait  lorsqu'il  voulait  bien  y  "répondre  par  un  re- 
gard. Sa  sivur  n'était  pas  moins  folle  que  lui  de  l'autiquilé  de  .sa  race;  et 
elle  joignait  à  ce  ridicule  celui  d'être  si  vaine  de  sa  beauté,  qu'elle  vivait 
dans  la  glorieuse  espérance  que  quelque  grand  viendrait  la  demander  eu 
mariage. 

Tels  étaient  les  caractères  de  don  Thomas  et  d'Hipolita.  Fabricio  le  sa^ 
vail  bien  ;  cl,  pour  s'insinuer  auprès  de  deux  personnes  si  allières,  il  prit 
le  l'.arti  de  Ualter  leur  vanité  par  de  faux  respects  ;  ce  qu'il  lit  avec  tant 
d'ailrcssc,  que  le  frère  et  la  sœur  enfin  trouvèrent  bon  qu'il  eut  l'hon- 
neur de  leur  aller  souvent  rendre  ses  hommages.  Comme  il  ne  connais- 
sait pas  moins  leur  misère  que  leur  orgueil,  il  avait  envie  tous  les  jours 
de  leur  offrir  sa  bourse;  mais  la  crainte  de  révolter  contre  lui  leur 
fierté  l'en  empêchait  :  néanmoins  son  ingénieuse  générosité  trouva 
moyen  de  les  aider  sans  les  exposera  rougir.  Seigneur,  dit-il  un  jour  en 
jiarticulier  au  gentilhomme,  j'ai  deux  mille  ducats  à  mettre  en  dépôt; 
ayez  la  bonté  de  me  les  garder  ;  que  je  vous  aie  celte  obligation  là. 

Il  n'est  pas  besoin  de  demander  si  Xaral  y  consentit  :  outre  qu'il  était 
mal  en  arg.  ni,  il  avail  la  conscience  d'un  "dépositaire.  11  se  chargea  vo- 
lontiers de  celle  somme  ;  el  il  ne  l'eut  pas  sitôt  entre  les  mains,  qu'il  en 
employa  sans  façon  une  bonne  partie  à  faire  réparer  sa  chaumière  el  à 
se  donner  toutes  ses  petites  commodités  :  un  habit  neuf  d'un  très-beau 
velours  bleu  fut  levé  et  fait  à  Salamanque,  et  une  pliunc  verte  ([u'on  y 
acheta  vint  ravir  au  vieux  plumet  jaune  la  gloire  dont  il  était  en  posses- 
sion immémoriale  d'orner  le  noble  chef  de  ilon  Thomas,  La  belle  llipolita 
eut  au.ssi  sa  paraguanle,  et  fut  parfaitement  bien  nippée.  C'est  ainsi  que 
Xaral  dissipait  les  ducats  qui  lui  avaient  été  confiés,  sans  penser  qu'ils 
ne  lui  aiqiarlenaient  point,  et  que  jamais  il  ne  pourrait  les  restituer.  Il 
ne  se  fil  pas  le  moindre  scrupule  d'en  user  ainsi;  il  crut  même  qu'il 
était  juste  qu'un  roturier  payât  l'honneur  d'être  en  commerce  avec  un 
gentilhomme. 

Fabricio  avait  bien  prévu  cela  ;  mais  en  même  temps  il  s'était  flallé 
qu'en  faveur  de  ses  espèces  don  Thomas  vivrait  avec  lui  familièrement  , 
qu'llipolita  peu  à  peu  s'accoutumerait  à  souffrir  ses  soins,  et  lui  pardou- 
neraii  enfin  l'audace  d'avoir  élevé  sa  pensée  jusqu'à  elle.  Véritablement 
il  en  eut  auprès  d'eux  un  accès  plus  libre  :  ils  lui  firent  plus  d'amitié 
qu'ils  ne  lui  en  avaient  fait  aii))aravant.  Un  homme  riche  est  toujours 
gracieuse  des  grands  quand  il  se  rend  leur  vache  à  lait.  Xaral  et  sa  sœur, 
qui  ju-qu'alors  n'avaient  connu  les  richesses  que  de  nom,  n'eurenl  pas 
plutôt  senti  leur  utilité,  qu'ils  jugèrent  que  Fabricio  méritait  d'être 
ménagé  :  ils  eurent  pour  lui  des  égards  et  des  attentions  qui  le  char- 
mèrent. 11  crut  que  sa  personne  ne  leur  déplaisait  ))as,  et  qu'as<urémcut 
ils  avaient  fait  réllexion  que  tous  les  jours  des  gontiKhommes,  pour  sou- 
tenir leur  nuhlesse,  étaient  obligés  d'avoir  recours  à  des  alliances  rotu- 
rières. Dans  celle  opinion,  qui  llitlail  son  amour,  il  se  résolut  à  deman- 
der llipolita  en  mariage. 

Dés  la  première  occasion  favorable  qu'il  put  trouver  de  parler  à  don 
Thomas,  il  lui  dit  qu'il  souhaitait  passionnément  d'être  son  bcau-frérc; 
et  ipie,  pour  avoir  cet  honneur,  non-seulement  il  lui  abandonnerait  le  dé- 
iiôl,  mais  il  lui  ferait  encore  présent  d'un  millier  de  pistoles.  Le  superbe 
Xaral  rougit  à  cette  proposition,  nui  réveilla  son  orgueil;  et  dans  son 
premier  mouvement,  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  fit  éclater  tout  le  mépris 
qu'il  avait  pour  le  fils  d  un  labouieur.  Néanmoins,  quelque  indigné  qu'il 
fut  de  la  lémérilé  de  Fabricio,  il  se  ronlraignit  ;  et  sans  témoigner  aucun 
dédain,  il  répondit  qu'il  ne  pouvait  sur-lc-cliampsedclerminer  dans  une 
pareille  affaire  :  qu  il  était  à  propos  de  consulter  là-dessus  llipoliia,  el  de 
taire  même  une  assemblée  de  parents. 

11  renvoya  le  galant  avec  cette  réponse  ,  et  convoqua  cffeclivcnient  une 
diète  composée  de  quelques  hidalgos  de  son  voisinage,  lesquels  étaient 
de  SCS  parents,  el  qui  tous  avaient,  comme  lui,  la  rage  de  la  hidalguia. 
Il  tint  conseil  avec  eux,  non  pour  leur  demander  s'ils  étaient  d'avis  qu'il  ac- 
cordât sa  sœur  à  Fabricio,  mais  pour  délibérer  de  quelle  harn  il  faU 


LE  DIABLE  BOITEUX, 


45 


lait  punir  ce  jeune  insolent,  qni,  malgré  la  bassesse  de  sa  naissance,  osait 
aspirer  à  la  possession  d  une  lille  de  la  qualité  d'ilipolita. 

Dés  qu'il  eut  eiposé  celte  audace  à  l'assemblée,  au  seul  nom  do  Fabri- 
cio  et  de  fils  de  laboureur,  tohs  eussiez  vu  les  yeux  de  tons  ces  nobles 
s'allumer  de  fureur  :  cliacun  vomit  feu  et  flamme  contre  1  audacieux  ;  les 
uns  ainsi  qne  les  antres  veulent  qu'il  expire  sous  le  bâton,  pour  expier 
l'oulrage  qu'il  a  fait  à  leur  famille  par  la  proposition  d'un  si  hon- 
teux hyménée.  Cependant,  après  qu'on  eut  considéré  la  cbose  plus  mûre- 
ment, le  résultat  de  \A  diète  fut  qu'on  laisserait  vivre  le  coupable;  mais 
3 ne  pour  lui  apprendre  à  ne  se  plus  méconnaître,  on  lui  ferait  un  tour 
ont  il  aurait  sujet  de  se  souvenir  longtemps. 

On  proposa  diverses  fourberies,  et  celle-ci  prévalut.  On  décida  qu'lli- 
polita  feindrai!  d'èlre  sensible  à  l'aîtacbenient  de  Fabricio,  et  c|ue,  sous 
prétexte  de  vouloir  consoler  ce  malheureux  ansant  du  refus  que  don  Tho- 
mas ferait  de  le  prendre  pour  beau-frère,  elle  lui  donnerait  une  nuit 
rendez-vous  au  cliàleau  ,  on,  dans  le  temps  qu'il  serait  introduit  par  la 
femme  maure  ,  des  gens  apostés  le  surprendraient  avec  cette  soubrette, 
qu'on  lui  fi  rail  épouser  par  force. 

La  sœur  de  Xaral  se  prèla  d'abord  sans  répugnance  à  cette  supercherie: 
il  lui  sembla  qu'il  y  allait  de  sa  gloire  de  regarder  comme  une  injure  la 
recherche  d'un  homme  d'une  condition  si  inférieure  à  la  sienne.  Mais 
celle  orçueilleuse  disposition  fil  bientôt  place  à  des  mouvements  de  pitié  ; 
ou  plutôt  l'amour  se  rendit  bienlôl  maître  de  la  fierlé  d'IlipoJita. 

Dés  ce  moment  elle  vit  les  chosesd'un  autre  reil  :  elle  Irouva  l'obscure 
origine  de  Fabricio  compensée  par  les  belles  qualités  qu'il  avait ,  et  n'a- 
perçut plus  en  lui  qu'un  cavalier  digne  de  toute  son  affeclion.  Admirez, 
seigneur  écolier,  admirez  le  prodigieux  changement  que  celle  passion  est 
capable  de  produire  :  celle  même  fille ,  qui  s'imaginait  (ju'un  prince  à 
peme  méritait  de  la  posséder,  s'entête  en  un  instant  d'un  lils  de  labou- 
reur, el  s'applaudit  de  ses  prétentions,  après  les  avoir  envisagées  comme 
une  ignominie. 

Elle  s'abandonna  au  penchant  qui  l'entraînait  ;  et  bien  loin  de  servir  le  res- 
sentimentde  son  frère,  elle  entretint  avec  Fabricio  une  secrète  intelligence, 
par  l'entremise  de  la  femme  maure,  qui  le  faisait  entrerquelquefois  la  nuit 
dans  la  chaumière.  Mais  don  Thomas  eut  quelque  soupçon  de  ce  qui  se  pas- 
sait: sa  sreur  lui  devint  suspecte;  il  l'observa,  et  fut  convaincu,  par  ses  pro- 
pres yeux,  qu'au  lieu  de  répondre  aux  inlenlions  de  sa  famille ,  elle  les 
trahissait.  11  en  avertit  prnmplement  deux  de  ses  cousins,  qui,  prenant  feu 
à  celte  nouvelle,  coiiimencéi  ent  à  crier  :  Vengeance,  don  Thomas  !  ven- 
geance!... Xaral,  qui  n'avait  pHS  besoin  d'être  excité  à  tirer  raison  d'une 
vengeance  de  cette  nature,  leur  dil  avec  une  modestie  espagnole,  qu'ils 
verraient  l'usage  qu  il  savait  faire  de  son  épée,  quand  il  sagissait  de  l'em- 
jdoyer  à  venger  son  honneur  :  ensuite  il  les  pria  de  se  reudre  chez  lui  à 
l'eutrée  d'une  nuit  qu'il  leur  marqua. 

Ils  furent  trés-e.xacis  à  s'y  trouver.  Il  les  introduisit  et  les  cacha  dans 
une  petite  chambre,  sans  que  personne  de  la  maison  s'en  aperçut;  puis 
il  les  quilla  en  leur  disant  qu'il  reviendrait  les  joindre  aussitôt  que  le  ga- 
lant serait  entré  dans  le  château  ,  supposé  qu'il  s'avisât  d'y  venir  celle 
nuit-là  :  ce  qui  ne  manqua  pas  d  arriver,  la  mauvaise  étoile  de  nos  amants 
ayant  voulu  qu'ils  choisissent  celte  même  unit  pour  s'entretenir. 

Don  Fabricio  était  avec  sa  chère  Hipolita.  Ils  commençaient  à  se  tenir 
des  discours  qu'ils  s'étaient  déjà  tenus  cent  fois,  mais  qui ,  bien  que  ré- 
pétés sans  cesse,  ont  toujours  le  charme  de  la  nouveauté,  lorsqu'ils  furent 
désagréablement  interrompus  par  les  cavaliers  qui  veillaient  pour  les 
surprendre.  Don  Thomas  et  ses  cousins  vinrent  fondre  tous  trois  coura- 
geusement sur  Fabricio,  qui  n'eut  que  le  temps  de  se  mettre  en  défense, 
etqnî,  jugeant  à  leur  action  qu'ils  voulaienl  l'assassiner,  se  batlit  en  déses- 
péré. 11  les  blessa  tous  trois,  et,  leur  présentant  toujours  la  pointe  de 
son  éjjce.  il  eut  le  bonheur  de  gagner  la  porte  et  de  se  sauver. 

Alors  Xaral,  voyant  que  son  ennemi  lui  échappait  après  avoir  impuné- 
ment déshonoré  sa  maison,  tourna  sa  l'ureur  contre  la  malheureuse  Hipo- 
lita, et  lui  plongea  son  épée  dans  le  cœur  ;  et  ses  deux  parents,  très  mor- 
tifiés du  mauvais  succès  de  leur  complot,  se  retirèrent  chez  eux  avec 
leurs  blessures. 

Demeurons-en  là,  poursuivit  Asmodée;  quand  nous  aurons  vu  passer 
tous  les  cajitifs,  j'achèverai  l'Iiistoirc^  de  celui-ci.  Je  vous  raconterai  de 
quelle  sorte,  après  (|ue  la  justice  se  fut  emparée  de  tous  ses  biens,  à  l'oe- 
casiou  de  ce  funeste  événement,  il  eut  le  malheur  d'être  fait  esclave  en 
voyageant  sur  mer. 

Pendant  que  vous  me  faisiez  le  récit  que  vous  avez  fait,  dit  don  Cbophas, 
j'ai  remarqué  parmi  ces  infortunés  un  jeune  homme  qui  avait  l'air  si 
triste,  si  languissant,  qu'il  s'en  est  peu  fallu  que  je  ne  vous  aie  inlerrompu 
pour  vous  eu  demandera  cause.  Vous  n'y  perdrez  rien,  répondit  le  dé- 
mon ;  je  puis  vousapprendre  ce  que  vous  souhaitez  de  savoir.  Ce  captif, 
dont  l'abattement  vous  a  frappé,  est  un  enfant  de  famille  de  Valladolitl.  Il 
était  en  esclavage  depuis  deux  ans  chez  nn  patron  (|ui  a  une  femme  li  l's- 
jolîe  :  elle  aimait  vidlemment  cet  esclave,  qui  payait  son  amour  du  nlus 
vif  attachement.  Le  patron,  s  en  étant  douté,  s  estliâlé  de  vendre  le  rbn''- 
lien,  de  peur  (|u'il  ne  travailbil  chez  lui  à  la  propagation  des  Tiiics.  Le 
tendre  CasIiUan,  depuis  ce  temps-là,  pleure  sans  cesse  la  perte  de  sa  pa- 
tronne ;  la  liberté  ne  peut  l'en  consoler. 

Un  vieillard  de  bonne  mine  attire  mes  regards,  dit  Leandro  Perez  :  qui 
est  cet  hommc-làî  Le  Diable  répondit  :  C'est  un  liarbier,  natif  de  (iuipiis- 
coa,  qui  va  s'en  retourn«r  en  biscaye  après  ([uarante  ans  de  rapliviié. 
Lorsqu'il  tomba  au  pouvoir  d'un  corsaire ,  en  allant  de  Valence  à  l'île  de 


Sardaigue,  il  avait  une  femme,  deux  garçons  et  une  fille  :  il  ne  lui  reste 
plus  de  tout  cela  qu'un  lils,  qui,  plus  hi'uicux  que  lui,  a  élé  au  Pérou, 
d'où  il  est  revenu  avec  des  biens  immenses  dans  son  pays,  où  il  a  fait 
l'acquisilion  do  deux  belles  terres.  (Juelle  satisfacliou  !  reprit  l'écolier, 
quel  ravis>ement  pour  ce  fils  de  revoir  son  père,  el  d'être  en  état  de 
rendre  ses  derniers  jours  agréables  et  tranquilles  ! 

Vous  parlez,  reprit  le  boiteux,  en  enfant  plein  de  tendresse  et  de  sen- 
timent :  le  fils  du  barbier  biscayen  est  d'un  naturel  plus  coriace.  L'arri- 
vée imprévue  de  son  père  lui  causera  jikis  de  chagrin  que  de  joie  :  au 
lieu  de  le  retenir  dans  sa  maison  à  Guipuscoa,  ci  de  ne  rien  épargner 
pour  lui  marquer  qu'il  est  ravi  de  le  posséder,  il  pourra  bien  le  faire 
concierge  d'une  de  ses  terres. 

Derrière  ce  captif  qui  vous  paraît  de  si  bonne  mine,  il  y  en  a  un  autre 
qui  ressemble  comme  deux  gouttes  d'eau  à  un  vieux  singe  :  c'est  un  petit 
médecin  aiagonais  :  il  n'a  pas  été  quinze  jours  à  Alger.  Dés  que  les  liiics 
ont  su  de  quelle  profession  il  était,  ils  n'ont  pas  voulu  le  garder  parmi 
eux;  ils  ont  mieux  aimé  le  remettre  sans  ran  on  aux  pères  de  la  Merci, 
qui  ne  l'auraient  assurément  jias  lachelé,  et  qui  ne  l'ont  ramené  qu'à  re- 
gret en  Espagne. 


Vous  qui  êtes  si  compatissant  aux  peines  d'autrui,  ah  !  que  vous  plain- 
driez cet  autre  esclave  qui  a  sur  sa  tète  chauve  une  calolte  de  drap  hruii, 
si  vous  .saviez  tous  les  maux  qu'il  a  soufferts  à  Alger,  pendant  douze  ans, 
chez  un  renégat  anglais,  son  patron  1  El  qui  est  ce  pauvre  captif?  dit 
Zambullo.  C  est  un  cordelier  de  Navarre,  répondit  le  démon  :  y',  vous 
avoue  que  je  suis  bien  aise  qu'il  ail  p.iti  comme  un  misérable,  puisqu'il 
a,  par  ses  discours  de  morale,  empêclié  plus  de  cent  e.sclaves  chreliens  de 
prendre  le  turban. 

Je  vous  dirai  avec  la  même  franchise  ,  répliqua  don  Cleopbas  ,  que  je 
suis  fâché  que  ce  bon  père  ail  élé  si  longtemps  à  la  merci  d'un  barbare. 
Vous  avez  tort  de  vous  en  affliger  et  moi  de  m'en  réjouir,  repartit  Asmo- 
dée. Ce  bon  religieux  a  si  bien  misa  profit  ses  douze  an  nées  do  souffrances, 
qu'il  est  |dus  avantageux  pour  lui  d'avoir  passé  tout  ce  loiups-là  dans  les 
tourmimls  (|ue  dans  sa  cellule  i  combattre  des  tentations  i|u'il  n'aurait 
jias  toujours  vaincues. 

Le  premier  caplif  après  ce  cordelier,  dil  Leandro  Perez,  a  l'air  bien 
Iranqiiillo  pour  un  homme  qui  revient  de  l'esclavage  :  il  excite  ma  curiosité 
à  v<Mis  (bnianilir  ce  que  c'est  que  ce  personnage.  Vous  me  prévenez, 
répondit  le  boiteux,  j  allais  vous  le  faire  remarquer.  Vous  voyez  en  lui 
un  bourgeois  de  Salamanque,  un  père  inforluné ,  un  mortel  devenu  in- 
sensible aux  malheurs  à  force  d'en  avoir  épnnivc.  Je  suis  tenté  cic  vous 
.ipprcndie  sa  pitoyable  histoire  el  de  laisser  bi  le  reste  des  captifs  ;  aii-si 
bien,  après  celui-ci,  il  y  en  a  peu  dont  les  aventures  méritent  ilo  vous 
cire  racontées. 


4G 


LE  DIABLE  BOITEUX, 


L'écolier,  qui  déjà  rommpnçait  à  s'onniiycr  de  voir  jmsser  tant  dn  tiisles 
figures,  Icmoitjna  qu'il  ne  ileni.iiulait  pas  mieux.  Aussitôt  le  Uialile  lui  lit 
le  récit  contenu  dans  le  ciiapitre  suivant. 

CU.\P1TRE  XX. 

Dt  la  di>niiére  liii^toire  qu'Asmodcc  racaiila  :  cunniient,  en  la  ftnis<:aiil,  il  Tut  tout  i)  coup 
iiitiiTunipu, et  de  quelle  oiauurc  desagréalile  pour  ce  déuioii  dun  Cieophas  et  lui  lurent 
sépares. 

PaWos  do  Bahabon,  Ois  d'un  alcade  de  village  de  la  Caslille-Vieille, 
après  avoir  partagé  avec  un  frère  et  une  sœur  la  inuiliniie  Micces.-,ion 
que  leur  peie,  ipioique  des  plus  avares,  leur  avail  laissée,  partit  pour 
balamanijue  dans  le  dessein  d'aller  grossir  lu  ndiiiLie  des  écoliers  de 
l'iiiiiversilc.  Il  était  Lien  fait,  il  avait  de  l'esprit,  et  il  entiait  dans  sa 
vingt-tniisiénie  année. 

Avec  un  niillier  de  ducats  qu'il  possédait,  et  une  disposition  prochaine 
à  les  manger,  il  ne  larda  guère  a  faire  parler  de  lui  dans  la  ville.  Tous 
les  jeunes  gens  recliercliérenl  à  l'envi  son  amitié;  c'était  à  qui  serait  des 
parties  de  plaisir  que  don  Palilos  faisait  tous  les  jours  :  je  dis  dou  l'ablos, 
parte  qu'il  arail  pris  le  don  pour  cire  en  droit  de  vivre  plus  fainilière- 
nient  avec  des  écoliers  dont  la  noblesse  aurait  pu  l'obliger  à  se  contrain- 
dre. 11  aimait  tant  la  Joie  el  la  bonne  cbére,  et  il  ménagea  si  peu  sa 
bourse,  (|u'au  bout  de  quinze  mois  l'argent  lui  manqua  11  ne  laissa  |ias 
toutefois  de  rouler  encore,  tant  par  le  crédit  qu'on  lui  lit,  que  par  quel- 
ques pistobs  qu'il  emprimtn  ;  mais  cela  ne  put  le  mener  loin,  et  il  de- 
meura bieiiiot  sans  ressource. 

Alors  ses  amis,  le  voyant  hors  d'état  de  faire  de  te  dépense,  cessèrent 
de  le  voir,  et  ses  créanciers  commencèrent  à  le  lourmenler.  Quoiqii  il 
assurât  ceux-ci  qu'il  allait  incessaniment  recevoir  des  lettres  de  change 
de  son  pays,  quelques-uns  s'impatientèrent,  et  le  poursuivirent  mcine  si 
vivement  en  justice,  (^l'ils  étaient  sur  le  jioint  de  le  faire  emprisonner, 
lorsqu'en  se  promenanlsur  les  lioidsde  la  rivière  de  Tonnes  il  ren- 
conlra  une  personne  de  sa  connaissance  qui  lui  dit  :  Seigneur  don  Pablos, 
prenez  garde  à  vous  je  vous  avertis  ([u  il  y  a  un  alguazil  et  des  archers 
à  vos  trousses  :  ils  prétendent  vous  mettre  la  main  sur  le  collet  quand 
vous  rentrerez  dans  la  ville. 

liahabon,  effrayé  dun  avis  qui  ne  s'accordait  que  trop  avec  l'élat  de 
ses  affaires,  prit  sur-le-champ  la  fute  el  le  cliemiii  de  Corita  ;  mais  il 
quitta  la  route  de  ce  bourg  pour  gagner  un  bois  qu'il  aperçut  dans  la 
campagne,  el  dans  lequel  il  s'enfonça,  résolu  de  s'y  tenir  cacbé  jusque 
ce  i|ue  la  nuit  vint  lui  prêter  ses  om'bres  pour  continuer  sa  marche  plus 
sûrement.  C'était  dans  la  saison  où  les  arbres  sont  parés  de  toutes  leurs 
feuilles  :  il  choisii  le  plus  toiirin  |ioiiry  monter,  et  s'y  assit  sur  des  bran- 
ches qui  l'eiiveloppaieiit  Je  leurs  feuillages. 

Se  croyant  eu  sureié  dans  cet  endroit,  il  perdit  peu  à  peu  la  crainte  de 
l'alguazil  ;  et  comme  les  hommes  l'ont  oïdiiiaiienient  les  plus  belles  ré- 
flexions du  monde  quand  les  faules  sont  commises,  il  se  représenta  toute 
sa  mauvaise  conduite,  et  se  promit  bien  a  lui-même,  si  jamais  il  se  re- 
voy;iit  en  fonds,  de  faire  un  meilleur  usage  de  son  argent.  U  jura  sur- 
tout qu'il  ne  serait  jamais  la  dupe  de  ces  faux  amis  qui  entraînent  un 
jeune  homme  dans  la  débauche,  et  dont  larnitié  se  dissipe  avec  les  fu- 
niies  du  vin. 

'fandis  qu'il  s''occupait  des  différentes  pensées  qui  se  succédaient  les 
unes  aux  autres  dans  son  esprit,  la  nuit  survint.  Alors,  se  démêlant  d'en- 
tre les  branches  et  les  feuilles  >|ui  le  couvraient,  il  était  prêt  à  se  couler 
en  bas,  lorsqu'à  la  faible  clarté  d'une  nouvelle  lune  il  crut  discerner  une 
ligure  d'homme.  A  celte  vue,  qui  lui  rendit  sa  première  peur,  il  s'ima- 
gina que  c'était  l'alguazil  qui,  l'ayant  suivi  à  la  piste,  le  cherchait  d.ms 
ce  bois  ;  el  sa  frayeur  redoubla  quand  il  vil  qu'au  pied  du  même  arbre 
sur  lequel  il  était  cet  homme  s'assit,  après  en  avoir  fait  le  tour  deux  ou 
trois  f  lis. 

Le  Diable  boiteux  s'interrompit  lui-même  en  cet  endroit  Je  son  récit. 
Seigneur  Zambullo,  dit-il  à  Cleophas.  permettez-moi  de  jouir  un  )ieu  de 
l'embarras  où  je  mets  votre  esprit  en  ce  moment.  Vous  êtes  fort  en  peine 
de  savoir  qui  pinivait  être  ce  mortel  qui  se  trouvait  là  si  mal  à  propos,  el 
ce  qui  l'y  amenait.  C'est  ce  que  vous  ajiprendrcz  bientôt:  je  n'abuserai 
jioint  de  votre  palience. 

t^et  linmme,  après  s'être  assis  au  pied  de  l'arbre  dont  l'épais  feuillage 
dérobait  à  ses  yeux  don  Pablos,  s'y  reposa  quelques  instanis;  puis  il  se 
mil  à  creuser  la  terre  avec  un  poignard,  et  lit  une  profonJe  fosse  où  il 
«nlerra  un  sac  de  buflle;  ensuite  il  combla  la  fosse,  la  recouvrit  propre- 
ment de  gazon,  et  se  retira  Bahabon,  qui  avait  observé  tout  avsc  une 
extrême  atlention,  et  dont  les  alarmes  s'étaient  changées  en  transports 
de  joie,  allendit  que  l'homme  se  fut  éloigné  pour  descendre  de  son  arbre 
et  aller  déterrer  le  sac,  où  il  ne  doutait  pas  qu'il  n'y  eut  de  l'or  ou  de 
l'argent.  Il  se  servit  pour  cela  de  iOn  couteau  ;  mais  i|Haud  il  n'eu  aurait 
jia^  eu.  il  se  sciil.iil  tant  d'ardeur  pour  ce  travail,  qu  avec  ses  seules  mains 
il  aurait  pénétré  jusqu'aux  entrailles  Je  la  terre. 

D'abord  qu'il  eut  le  sac  en  sa  puissance,  il  se  mit  à  le  t.'iler;  et,  per- 
suadé (|u'il  y  avait  dedans  des  espèces,  il  se  hàla  de  sortir  du  bois  avec 
sa  proie,  craignant  alors  beaucoup  moins  la  rencontr'  de  l'alguazil  que 
celle  de  riioimne  à  oui  le  s.ic  appartenait.  Dans  le  ravissement  où  cet 
écolier  était  d'avoir  fait  un  si  bon  coup,  il  marcha  légen ment  lonte  h 
nuit,  sans  tenir  de  route  assurée,  sans  se  senlir  fatigué  ni  incommodé  du 


fardeau  qu'il  portait;  mais  à  la  pointe  du  jour,  il  s'arrêla  sous  des  it» 
bres,  assez  prés  du  bourg  Je  .Molorido,  moins,  à  la  vérité,  pour  se  repo- 
ser que  pour  salislaire  enlin  la  curiosité  qu'il  avait  de  s  voir  ce  que  son 
sac  renfermait.  11  le  délia  donc  avec  ce  frémissement  agréable  qui  vous 
saisit  au  moment  que  vous  allez  prendre  un  grand  |ilaisir  :  il  y  trouva  de 
bonnes  doubles  pistolcs,  et,  pour  comble  de  joie,  il  en  compta  jusqu'à  ' 
deux  cent  cimp  ante. 

Après  les  avoir  contemjdées  avec  volupté,  il  rêva  fort  sérieusement  à 
ce  qu'il  devait  faire;  et  lorsqu'il  eut  formé  sa  résolution,  il  serra  ses 
doublons  dans  ses  poches,  jeta  le  sac  de  buflle,  et  se  rendit  à  MoloriJo.  11 
s'y  fil  enseigner  une  holellerie  où,  tandis  qu'on  lui  préparait  à  déjeuner, 
il  loua  une  mule  sur  Inquelle  il  retourna  dès  le  jour  même  à  Salainanque. 

11  s'aierçut  bien,  à  la  surprise  qu'on  y  lit  ]iaraîlre  en  le  revoyant,  que 
l'on  n'ignorail  pas  pourquoi  il  s  était  éciijisé;  mais  il  avait  sa  fable  tome 
prêle  :  il  dit  qu'ayant  besoin  d'argent,  cl  que  n'en  recevant  point  de  son 
pays,  quoiqu'il  eut  écrit  vingt  fois  pour  qu'on  lui  eu  envoyât,  il  s'était 
déterminé  à  y  faire  un  tour,  et  que  le  soir  précédent,  comme  il  arrivait  à 
.Molorido,  il  avait  rencontré  son  fermier  qui  lui  apportait  des  esjiéces,  de 
manière  (|u'il  se  trouvait  dans  une  situation  à  déiromper  tous  ceux  qui  le 
croyaient  un  homme  sans  bien.  11  ajouta  qu'il  jiréiendail  faire  connaître  a 
ses  créanciers  qu'ils  avaient  eu  tort  de  pousser  à  bout  un  honnête  lioinme, 
qui  les  aurait  depuis  longtemps  contentés,  s'il  eût  eu  des  fermiers  plus 
exacts  à  lui  faire  toucher  ses  revenus. 

Il  ne  manqua  pas  elfectivemenl  d'a.ssembler  chez  lui,  dès  le  lendemain, 
tous  ses  créanciers,  et  de  les  payer  jusqu'au  dernier  sou.  Les  mêmes  amis 
qui  l'avaient  abandonné  Jans  sa  misère  ne  surent  pas  plutôt  qu'il  avail  de 
l'argent,  qu'ils  revinrent  à  la  charge;  ils  recommencèrent  à  le  llatler, 
dans  l'espérance  de  se  divertir  encore  à  ses  dépens,  mais  il  se  moqua 
d'eux  à  son  tour.  Fidèle  au  serment  qu'il  avait  fait  dans  le  bois,  il  leur 
rompit  en  visière.  Au  lieu  de  reprendre  son  |iremier  train,  il  ne  songea 
plus  qu'à  faire  des  ju-ogrès  dans  la  science  des  lois,  el  l'étude  devint  son 
uuiqne  occupation. 

Cependant,  me  direz- vous,  il  dépensait  toujours  à  bon  comiite  des  dou- 
bles pistoles  qui  n'étaient  point  à  lui.  Jeu  demeure  d'accord  :  il  faisait 
ce  que  les  trois  quarts  et  demi  des  humains  feraient  aujourd'hui  en  pa- 
reil cas.  Il  avait  ponrtaiil  dessein  de  les  restituer  (|uelque  jour,  si  par 
hasnrd  il  découvrait  à  qui  elles  appartenaient  :  mais,  se  reposant  sur  sa 
bonne  intention,  il  les  dissipait  sins  scru|inlc,  en  altendanl  patiemment 
celte  découverte,  (lu'il  lit  néanmoins  une  année  après. 

Le  bruit  courut  dans  Salamanque  qu'un  bourgeois  de  celte  ville,  nommé 
Ambrosio  l'iquillo,  ayant  été  dans  un  bois  pour  y  chercher  un  sac  rem- 
pli de  pièces  d'or  qu'il  y  avail  enterré,  n'avait  trouvé  que  la  fos.se  où  il 
s'était  avisé  de  le  cacher,  et  que  ce  malheur  réduisait  enflu  ce  pauvre 
homme  à  la  mendicité. 

Je  dirai  à  la  louange  de  Bahabon,  que  les  reproches  secrets  que  sa 
conscience  lui  lit  à  celte  nouvelle  ne  lurent  pas  inutiles,  11  s'informa  où 
demeurait  Ambroio,  et  l'alla  voir  dans  une  petite  salle  bas.se  où  il  y  avait 
jiour  tous  meubles  une  chaise  et  un  srabat.  Mon  ami,  lui  dit-il  d'un  air 
hypocrite,  j'ai  appris  par  la  voix  puljlique  le  fâcheux  accideni  c|ui  vous 
esl  arrivé,  el  la  charité  nous  obligeant  à  nous  aider  les  uns  et  les  autres 
à  proportion  de  notre  pouvoir,  je  vieus  vous  apporter  un  petit  secours  ; 
mais  je  voudrais  savoir  de  vous-même  votre  Irisle  aventure. 

Seigneur  cavalier,  répondit  Piquillo,  je  vais  vous  la  conter  en  deux 
mots  :  J'avais  un  lils  qui  me  volait;  je  m'en  aperçus,  el  craignant  qu'il  ne 
mit  la  main  sur  un  sac  de  buflle  dans  lequel  il  y  avait  deux  cent  cinquante 
doublons  bien  complés,  je  crus  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  les  aller 
enterrerdansle  bois  où  j'ai  en  l'imprudence  de  les  porter.  Depuis  ce  jour 
malheureux,  mon  lils  m'a  pris  tout  ce  que  j'avais,  et  a  disparu  avec  une 
femme  qu'il  a  enlevée.  Me  voyant  dans  un  déplorable  état  par  le  liber- 
tinage de  ce  mauvais  enfant,  ou  plutôt  par  ma  so  te  bonté  jiour  lui,  j'ai 
voulu  recourir  à  mon  .sac  de  buflle  ;  mais,  hélas!  cette  seule  ressource 
qui  me  restait  pour  subsister  ma  cruellement  été  ravie. 

Cet  homme  ne  put  achever  ces  paroles  sans  sentir  renouveler  son  af- 
lliclion,  el  il  ré|ianJit  des  |ileurs  en  abonJance.  Don  l'ablos  en  l'ut  at- 
tendri, et  lui  dit  :  Mon  cher  Ambrosio,  il  faut  se  consoler  de  loules  les 
traverses  (|ui  arrivent  dans  la  vie:  vos  larmes  sont  inutiles,  elles  ne  vous 
feront  pas  retrouver  vos  doubles  pistoles,  qui  véritablement  sont  per- 
dnes  pour  vous  si  quelque  fripon  les  possède.  Mais  que  sait-on?  elles  peu- 
vent être  tombées  entre  les  mains  d'un  liomniede  bien,  qui  ne  manquera 
pas  de  vous  les  rapporter  dès  qu'il  apprendra  qu'elles  sont  à  vous.  Klles 
vous  .seront  donc  icnl-être  rendues;  vivez  dans  cette  espéiancc.  Et  en  al- 
tendanl une  restitution  si  juste,  ajouta-t-il  en  lui  donnant  dix  doublons 
de  ceux  mêmes  qui  avaient'été  dans  le  .sac  de  buflle.  prenez  ceci,  et  me 
venez  voir  dans  huit  jours.  Après  lui  avoir  parlé  de  cette  sorte,  il  lui  Jil 
son  nom  el  sa  demeure,  et  sortit  tout  confus  des  remenimenls  (|uc  lui 
faisait  Ambrosio,  el  des  bénédictions  qu'il  en  recev.iit.  Telles  sont,  pour 
la  pluparl,  les  actions  généreuses  :  on  se  garderait  bien  de  les  admirer 
si  ion  en  pénétrait  les  motifs. 

Au  biiiit  de  huit  jours,  Piquillo.  qui  n'avait  pas  oublié  ce  que  don 
Pablos  lui  avait  dit,  alla  chez  lui.  Bahabon  lui  lit  un  très-bon  accueil,  et 
lui  dit  affeclueusemciil  :  Mou  ami,  sur  les  bons  témoignages  qui  m'ont 
été  rendus  de  V'  us,  j'ai  résolu  de  conlribiier  autant  qu'il  me  serait  pos- 
sible à  vous  n nultic  sur  pied  :  j'y  veux  employer  mon  crédit  cl  ma 
bourse. 

Pour  commencer  1  rétablir  vos  affaires,  coolinua-t-il,  savez-vous  ce 


LE  DiABLE  BOITEUX. 


4-; 


iiiie  j'ai  déjà  Tiil?  Je  connais  queli|ucs  peiNonucs  «le  dislinclion  qui  sunt 
trés-fliaritablcs  :  j'ai  élé  les  Irouver,  el  j'ai  si  bien  su  leur  inspirer  de  la 
ci)nii>as>ioii  pour  vous,  i|uk  jeu  ni  lire  deux  cents  éciis  (jue  je  vais  vous 
doiuicr.  En  mi^me  lem|is  il  entra  dans  s(in  cabiuel.  d'où  il  sortit  un  mo- 
ment après  avec  un  sac  de  toile  oii  il  avait  mis  cette  somme  eji  ar;,'ent  et 
non  en  doublons,  de  peur  que  le  bourgeois,  en  recevant  de  lui  tant  de 
dijuidcs  pisloles,  ne  s'avisât  de  soupçonner  la  vérité;  au  lieu  que,  par 
Mtle  adresse,  il  parvenait  plus  sûrement  à  sou  but,  qui  était  de  faire  la 
reslitiition  d'une  manière  qui  conciliât  sa  réputalion  avec  sa  conscience. 
Aus>i  Amlirosio  était  il  bien  éloigné  de  penser  que  cesécus  fussent  de 
l'argent  restitué  .  il  les  prit  de  bonne  foi  pour  le  produit  d'une  (|uête 
faite  en  sa  faveur;  et  après  avoir  remercié  de  nouveau  don  Pablos,  il 
ri'jra^na  sa  petite  salle  basse,  en  bénissant  le  ciel  d'avoir  trouvé  un  cava- 
lier qui  s'intéressait  pour  lui  si  vivement. 

H  renciuilra  le  lendemain  dans  la  rue  un  de  ses  amis  qui  n'était  guère 
mieux  que  lui  dans  ses  affaires,  et  qui  lui  dit  :  Je  pars  dans  deui  jours 
pour  aller  m'enibarquer  à  (;adix,  où  bieutùl  un  vai»seau  doit  mettre  .i  la 
Voile  pour  la  Nuuvelle-Espagne  :  je  ne  suis  pas  content  de  ma  condition 
dans  ce  pays-ci,  et  le  cœur  nie  dit  que  je  serai  plus  beureux  au  Mexique. 
Je  vous  conseillerais  de  m'accompagner  si  vous  aviez  devant  vous  cent 
écns  seulement. 

Je  ne  serais  pas  en  peine  d'eu  avoir  deuï  cents,  répondit  Piquillo  :  j'en- 
treprendrais volontiers  ce  voyage  si  j'étais  sur  de  gagner  ma  vie  aux 
Indes.  L.i-dessus  son  ami  lui  vânia  la  fertilité  de  la  ^'ouvelle-Espagne,  et 
lui  fit  envisager  tant  de  moyens  de  s'y  enrichir,  qu  Anibrosio,  se  laissant 
persuader,  lie  pensa  plus  qu'a  se  préparera  partir  avec  lui  pour  Cadix. 
.Maisavantque  de  quitter  Salamanque,  il  eut  soin  de  faire  tenir  une  lettre 
■i  Bahabon,  par  laquelle  il  lui  mandait  que,  trouvant  une  belle  occision 
de  passer  aux  Indes,  il  \oulait  en  profiler  |iour  voir  si  la  f  irlune  lui  se- 
rait |dus  favorable  ailleurs  que  dans  son  pays;  qu'il  prenait  la  liberté  de 
lui  donner  cet  avis  ,  eu  l'assurant  qu'il  couserverait  éternellement  le 
souvenir  de  ses  bontés. 

Le  départ  d'Ambrosio  causa  quelque  cbagrin  à  don  Pablos,  qui  voyait 
par  l.i  déconcerter  le  plan  qu'il  avait  de  s'acquitter  peu  à  peu  ;  mais  cou- 
sidérant  que  dans  quelques  année»  ce  bourgeois  pourrait  revenir  à  Sola- 
manipie.  il  se  consola  iusensiblenient,  el  s'atlaclia  plus  que  jamais  à  1  é- 
lude  du  droit  civil  et  du  droit  canon.  Il  y  fit  de  si  grands  progrés,  tant 
par  son  application  que  par  la  vivacité  de'  son  esprit,  qu'il  devint  le  plus 
brillant  sujet  de  l'université,  qui  le  cboisit  enfin  pour  son  recteur.  Il  ne 
se  contenta  pas  de  .soutenir  celle  dignité  par  une  profonde  science,  il 
travailla  si  fort  sur  lui,  ipi'il  acc|uil  toutes  les  vertus  d'un  homme  de  bien. 
Pendant  son  rectoral,  il  a|iprit  qu'il  y  avait  dans  les  prisons  de  Sala- 
m.inque  un  jeune  garçon  accusé  de  rapt,  et  prés  de  perdre  la  vie.  Alors 
se  ressouvenant  que  îe  fils  de  Piquillo  avait  enlevé  une  femme,  ilsin- 
foiina  qui  était  le  prisonnier  :  el  ayant  aiipris  que  c'était  le  fils  d'Ambi  o- 
sio  lui-même,  il  entreprit  sa  défense. .Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  la 
science  des  lois,  c'est  qu'elle  fournil  des  armes  pour  et  contre;  et  comme 
notre  recteur  la  possédait  à  fond,  il  s'en  servit  utilement  pour  l'accusé  : 
il  est  bien  vrai  qu'il  joignit  à  cela  le  crédit  de  ses  amis  et  les  plus  fortes 
sollicitations;  ce  qui  opéra  plus  que  tout  le  reste. 

Le  coupable  sortit  donc  de  cette  affaire  plus  blanc  (tue  neige.  11  alla 
remercier  son  libérateur,  qui  lui  dit:  C'est  à  la  considération  de  votre 
père  que  je  vous  ai  rendu  service.  Je  l'aime,  et  pour  vous  en  donner  une 
nouvelle  marque,  si  vous  voulez  demeurer  dans  celle  ville,  cl  y  mener 
une  vie  d'honnête  homme,  j'aurai  soin  de  votre  fortune  ;  si,  à  l'exemple 
d'Ambrosio,  vous  souhaitez  de  faire  le  voyage  des  Indes,  vous  pouvez 
com|ilcr  sur  cinquante  pistoles  ;  je  v(Uis  en  fais  bon.  Le  jeune  Piquillo  lui 
répondit  :  Puisque  j'ai  le  bonheur  d'èlre  protégé  de  Votre  Seigneurie, 
j'aurais  tort  de  m'éloigner  d'un  séjour  ou  je  jouis  d'un  si  grand  avantage  : 
je  ne  sortirai  point  de  Salamanipie,et  je  vous  proteste  d'y  tenir  une  con- 
duite dont  vous  serez  satisfait.  Sur  celte  assurance,  le  recleur  lui  mit 
dans  la  main  une  vingtaine  de  pisloles.  en  lui  disant:  Tenez,  mon  ami, 
attachez-vous  .'i  quelque  honnête  prolession.  employez  bien  voire  Umps, 
el  soyez  sûr  ((ue  je  ne  vous  abandonnerai  puint. 

Deux  mois  après  cette  avenlore,  il  arriva  que  le  jeune  Piquillo,  qui  de 
temps  en  temps  venait  faire  sa  cour  à  don  Pablos,  parut  un  jour  tout  en 
pleurs  devant  lui.  (Ju'avez-v.)us?  lui  dit  Baliabon.  Seigneur,  répondit  le 
lils  d'Ambrosio,  je  viens  d'apprendre  une  nouvelle  qui  me  déchire  le 
cœur.  .Mon  père  a  élé  pris  par  un  or.sairc  algérien,  el  il  est  actuellement 
dans  les  fers  :  un  vieillard  de  Salamanque,  qui  revient  d'Alger,  où  il  a 
été  dix  ans  captif,  et  que  les  pères  de  la  Merci  ont  racheté  depuis  peu, 
m'a  dit  tout  à  l'heure  1  avoir  laisse  dans  l'esclavage.  Hélasl  ajoula-t-ll  en 
.se  frappant  la  poitrine,  et  s'arrachant  les  cheveux,  misérable  que  je  suis  ! 
c'est  moi,  dont  le  libertinage  a  réduit  mon  jiére  é  cacher  son  argent,  et  à 
se  bannir  de  .sa  patrie  !  C'est  moi  qui  l'ai  livré  au  barbare  qui  l'accable 
de  chaînes!  Ah!  seigneur  don  Pablos,  |iourquoi  m'avez-vous  tiic  des 
mains  de  la  justice?  Puisque  vous  aimez  mon  |>ere,  il  fallait  êlre  son 
vengeur,  el  me  laLsscr  ex|iier  par  ma  mort  le  crime  d'avoir  causé  tous 
ses  malheurs. 

A  ce  discours,  qui  marquait  un  fripon  de  fils  converti,  le  recleur  fut 
louché  de  la  douleur  que  le  jeune  PI(|iiillo  f.iis.iit  paraître.  Mon  enfant, 
lui  dit-il,  je  vois  avec  jdaisir  c|ue  vous  vous  repenlez  de  vos  fautes  pas- 
.sées  :  essuyez  vos  larmes.  Il  suflil  que  je  sache  ce  qu'.Vmbrosio  est  de- 
venu, pour  vous  assurer  que  vous  le  reverrez.  Sa  délivrance  ne  dépend 
que  d'une  rançon  dont  je  me  ciiargu;  quelques  maux  qu'il  puisse  avoir 


soulTerIs,  je  suis  persuadé  ipi'à  son  relour,  trouvant  en  vous  un  lils  sage 
el  plein  de  tendresse  pour  lui.  il  ne  se  pliiiiiilra  plus  de  son  mauv^i  s  sort. 

Don  Pablos,  par  celte  promesse,  renvoya  le  fils  d'Ambrosio  tout  c  n- 
solé,  et  trois  ou  quatre  jours  après  il  partit  pour.M:idrid,  où,  étant  ar- 
rivé, il  remit  aux  religieux  de  la  .Merri  une  bourse  où  il  y  avait  cent  pis- 
loles, avec  un  petit  papier  sur  lequel  ces  paroles  étaient  écrites  :  «  Celte 
somme  est  donnée  aux  pères  de  la  Rédemption  pour  le  rachat  d'un  pauvre 
bourgeois  de  Salamanque,  appelé  Ambrosio  Piquillo,  captif  .i  Alger.'» 
Ces  Cous  religieux,  dans  ce  voyage  qu'ils  viennent  de  faire  a  Alger,  n'ont 
pas  manqué  de  suivre  l'inlenliou  du  recteur  :  ils  oui  racheté  .\mbrosio, 
qui  est  cet  esclave  dont  vous  avez  admiré  l'air  tranquille. 

.Vais  il  me  semble,  dit  don  Cleophas,  cpie  Bahaboii  n'en  doit  plus  guère 
de  reste  à  ce  bfiurgeois.  Don  Pablos  pense  autrement  que  vous,  répondit 
Asmodce.  Il  restituera  le  principal  et  les  inlérêts  :  la  délicatesse  de  sa 
conscience  va  jusqu'à  se  faire  un  scrupule  déposséder  le  bien  qu'il  a  ga- 
gné depuis  qu'il  est  recleur;  et  quand  il  reverra  Piquillo,  il  a  dessein  de 
lui  dire  :  Ambro.sio,  mon  ami,  ne  me  regardez  plus  comme  votre  bien- 
faiteur, vous  ne  voyez  en  moi  que  le  fripon  qui  n  déterré  l'argent  que 
vous  aviez  caché  dans  un  bois  :  ce  n'est  point  assez  que  je  vous  rende  vos 
deux  cent  cinquante  doublons,  puisque  je  m'en  suis  servi  pour  parvenir 
au  rang  que  je  tiens  dans  le  monde  :  tous  mes  effets  vous  appaitiennent  J 
je  n'en  veux  retenir  que  ce  qu'il  vous  plaira  (|ue.  ...  Le  Diable  huileux 
s'arrêta  tout  court  en  cet  endroit;  il  lui  prit  un  frisson,  el  il  changea 
de  visage. 

(Ju'avez-vous?  lui  dit  l'écolier;  quel  mouvement  extraordinaire  vous 
agile  et  vous  coupe  subitement  la  parole?  \\\  \  seigneur  Leandro,  s'écria 
le  démon  d'une  voix  tremblante,  quel  malheur  pour  moi!  Le  magicien 
qui  me  tenait  prisonnier  dans  une  bouteille  vient  île  s'apercevoir  que  je 
ne  suis  plus  dans  son  laboratoire  il  va  me  rappeler  :  par  des  conjurations 
si  fortes,  que  je  n'y  pourrai  résister.  Que  j'en  suis  mortifié!  dit  dou 
Cleophas  toulaltendri  :  quelle  perte  je  vais  faire  !  Hélas  !  nous  allons  nous 
séparer  pour  jamais.  Je  ne  le  crois  p  s,  répondit  .\smodée  :  le  magicien 
peut  avoir  besoin  de  mon  ministère  ;  el  si  j'ai  le  bonheur  de  lui  rendre 
quelque  service,  peut-être  par  reconnaissance  me  remettra  l-il  en  li- 
berté. Si  cela  arrive,  comme  je  l'espère,  comptez  que  je  vous  rejoindrai 
aussilot,  a  condition  que  vous  ne  révélerez  à  personne  ce  qui  s'est  passé 
cette  nuit  entre  nous;  car  si  vous  aviez  l'indiscrétion  d'en  faire  confi- 
dence à  ipielqu'un,  je  vous  avertis  que  vous  ne  me  verriez  plus. 

Ce  qui  me  console  un  peu  d'être  obligé  de  vous  quilier,  poursuivi!-il, 
c'est  que  du  moins  j'ai  fait  votre  fortune.  Vous  épouserez  la  belle  Séraphiuc, 
que  j'ai  rendue  folle  de  vous  :  le  seigneur  don  Pédre  de  liscnlano,  sou 
pHie,  est  dans  la  réso  ulion  de  vous  la  donner  en  mariage  ;  ne  laissez 
point  échapper  un  si  bel  élablissemenl.  Mais,  miséricorde  !  ajoula-t-il, 
j'entends  déj.i  le  magicien  qui  me  conjure  :  luul  l'enfer  est  effrayé  des 
paroles  terribles  que  prononce  ce  redoutable  cib.ilisle.  Je  ne  puis  de- 
meurer plus  longtemps  avec  Votre  Seigneurie:  jusqu'au  revoir,  clu-r  Zam- 
biillo.  En  achevant  ces  mots,  il  embrassa  don  Cleophas,  et  disparut 
après  l'avoir  transporté  dans  son  appartement. 


CHAPITRE  XXI. 


De  te  que  IH  don  Cleophas  après  qae  le  Dialih;  boiteux  se  fat  éloigne  «le  lui,  el  Je  quelle 
façon  l'auteur  de  cet  ouvrage  a  jugé  i  propos  «le  le  Unir. 


Un  moment  après  la  retraite  d'Asmodée,  l'écolier,  se  sentant  fatigué 
d'avoir  été  toute  la  nuit  sur  ses  jambes,  el  de  s'être  donné  beaui:oup  de 
mouvement,  se  déshabilla  et  se  mil  au  lit  pour  prendre  i|uelque  rep«>8. 
Dans  lagilatiou  où  étaient  ses  esprits,  il  eut  bien  de  la  peine  .i  s'endor- 
mir; mais  enfin,  .payant  avec  usure  à  Moiphée  le  tiibul  (|ue  lui  doivent 
Ions  les  mortels,  il  tomba  dans  un  assoupissement  léthargique,  où  il 
passa  la  journée  el  la  nuit  suivante. 

Il  y  avait  dé  à  vingt-quatre  heures  qu'il  était  dans  cet  état,  quand  don 
Luis  lie  Lujan,  jeune  cavalier  de  ses  amis,  enira  dans  sa  chambre  en  criant 
de  toute  .sa  force  :  Holà  ho  !  seigni'ur  don  Cbnpbas,  debout.  A  ce  bniit, 
/.ambiillo  se  réveilla.  Savez-vous,  lui  dit  don  Luis,  que  vous  êtes  coiiilié 
depuis  hier  malin'/  Cela  n'est  pas  possible,  nq  ondil  Leandro.  Itien  n'est 
plus  vrai,  répliqua  son  ami  ;  vous  avez  fait  deux  fois  le  tour  du  cadran. 
Toutes  les  personnes  de  cette  maison  me  l'onl  assuré. 

L'écolier,  étonné  d  un  si  long  sommeil,  craignit  d'abord  que  son  aven- 
ture avec  le  Diable  boiteux  ne  fût  qu'une  illusion  ;  mais  il  ne  pouvait  le 
ci-cire;  et  lorsqu'il  se  rapp«'lail  certaines  circon  lances,  il  ne  doutait  plus 
de  la  réalité  de  ce  qu'il  avait  vu.  Cependant,  pour  en  cire  plus  certain,  il 
se  leva,  s'habilla  prompt- ment,  et  sortit  avec  don  Luis,  qu'il  mena  vers 
la  porte  du  S  .leil,  sans  lui  «lire  iiouifiuoi.  (Juand  ils  fiirenl  arrivés  là,  et 
que  don  Cleophas  aperçut  riiotl  de  don  Peiire  presque  tout  réduit  en 
cendres,  il  f«|gnit  d'en  'être  surpris.  Que  vois-jc  !  dil-il;  quel  ravage  le 
feu  a  fait  ici  !  A  qui  appartenait  celte  malheureuse  maison  ?  y  a-l-il  long- 
temps qu'elle  est  brùlei-? 

Don  Luis  de  Lujm  répondil  à  ces  deux  questions,  cl  lui  dit  ensuilc  : 
C«-l  incindie  fait  iiioins  de  bruit  dans  la  ville  par  le  dommage  cimsidé- 
ralile  qu'il  a  causé  «pie  par  une  particularité  (pie  je  vais  vous  anprendre. 
L>-  si'igneurdon  Pedrede  Escolanoa  nue  lille  unique  qui  est  belle  comme 
le  jour;  on  dit  qu  elle  était  dans  une  chambre  pleine  de  llamnie  et  de  fu- 


48 


LE  DIABLE  BOITEUX. 


niée  où  elle  d<'vail  périr  nécessairement,  et  qne  néanmoins  elle  a  été 
sauvée  par  un  jeune  cavalier  dont  je  ne  sais  pas  encore  le  nom:  cela 
fait  le  sujet  de  tous  les  entretiens  de  Madrid.  On  élève  ius((u  aux  luiesla 
valeur  de  ce  cavalier,  et  Ion  croit  que,  pour  pri\  d  une  arlion  si  liaidie, 

Quoiqu'il  ne  soit  qu'un  simple  gentilhomme,  il  pourra  Lieu  obtenir  la  fllle 
u  seigneur  don  Pédre. 

Leandro  Perez  é'  ouia  don  Luis  sans  faire  semblant  de  prendre  le  moin- 
dre intérêt  à  ce  qu'il  disait  :  puis,  se  débarrassant  bienlot  de  lui  sous  un 
prétexte  spécieux,  il  gagna  le  Prado,  où,  s'élant  assis  sous  des  arlires,  il 
se  plongea  dans  une  profonde  rêverie.  Le  Diable  boiteux  vint  d'abord 
occuper  sa  pensée.  Je  ne  puis,  disait-il.  trop  regretter  mon  cher  Asrno- 
dée;  il  m'aurait  fait  faire  le  tour  du  monde  en  peu  de  temps,  et  j'aurais 
voyage  sans  éprouver  les  incommodités  des  voyages.  Je  fais  sans  doute 
une  grande  perte;  mais,  ajonta-i-il  un  moment  après,  elle  n'est  peut-être 
pas  irrépar.ible  :  pourquoi  désespérer  de  revoir  ce  démon'?  Il  peut  arriver, 
comme  il  me  l'a  dit  lui-même,  qne  le  magicien  lui  rende  incessamment 
la  liberté.  Pensant  ensuite  à  don  Pédre  et  à  sa  lille,  il  prit  la  résolution 
d'aller  chez  eux,  poussé  par  la  seule  curiosité  de  voir  la  belle  Séra- 
phins. 

Dés  qu'il  parut  devant  don  Pédre,  ce  seigneur  courut  à  lui  les  bras 
ouverts,  en  disant  :  Soyez  le  bienvenu,  généreux  cavalier  ;  ]e  commen- 
çais à  me  plaindre  de  vous.  Ué  quoi!  disais-je,  don  Oleophas,  après  les 
instances  que  je  lui  ai  faites  de  me  venir  voir  est  encore  a  s'offrir  à  mes 
yeux  !  qu'il  répond  mal  à  l'irnpatieuce  que  j'ai  de  lui  témoigner  l'estime 
et  l'amitié  qne  je  sens  pour  lui  ! 

Zaniliullo  baissa  respectueusement  la  tête  à  ce  re|iroche  obligeant,  et 
dit  au  vieillard,  pour  s'excuser,  qu'il  avait  craint  de  l'incommoder  dans 
l'embarras  où  il  avait  jugé  qu'il  devait  être  le  j'iur  précédeol.  Je  ne  suis 
pas  satisfait  de  cette  excuse,  réjiliqua  don  Pedro;  vous  ne  sauriez  être 
incommode  dans  une  maison  où  l'on  serait,  sans  votre  secours,  dans  la 
plus  grande  tristesse.  Mais,  ajouta-t-il,  suivez-moi,  s'il  vous  plait  ;  vous 
avez  d'autres  remerciments  que  les  miens  i  recevoir.  En  parlant  de 
cette  sorte,  il  le  prit  par  k  main,  et  lo  conduisit  a  l'appartement  de  Sé- 
raphins. 

Cette  dame  venait  de  faire  la  siesle.  Ma  fille,  lui  dit  son  père,  je  viens 
vous  présenter  le  gentilhomme  qui  vous  a  si  courageusement  sauvé  la 
vie  :  marquez-lui  jusqu'à  quel  point  vous  êtes  pénétrée  de  ce  qu'il  a 
lait  pour  vous,  puisque  l'état  où  vous  étiez  avant-iiier  ne  vous  le  permit 
pas.  Alors  la  seiîora  Serapbina,  ouvrant  une  bouche  de  rose,  adressa  la 
parole  à  Leandro  Perez,  et  lui  lit  un  compliment  qui  charmerait  tons 
mes  lecteurs,  si  je  pouvais  le  rapporter  mot  pour  mot  ;  mais  comme  il  ne 
m'a  point  été  rendu  fidèlement,  j'aime  mieux  le  passer  sous  silence  que 
de  le  défigurer. 

Je  dirai  seulement  que  don  Cleophas  crut  voir  et  entendre  une  divini- 
té; qu'il  fut  pris  en  même  temps  par  les  yeux  et  par  les  oreilles  :  il  conçut 
aussitôt  pour  elle  un  amour  violent ,  mais  bien  loin  de  la  regarder  comme 
une  personne  qu'il  ne  pouvait  manquer  d'èfiuiiser,  il  douta,  malgré  tout 
ce  que  le  démon  lui  avait  dit,  que  l'on  voulut  payer  d'un  si  beau  prix 
le  service  qu'on  s'imaginait  (|u'il  avait  rendu.  Plus  il  la  trouvait  char- 
mante, moins  il  osait  se  ll.ilter  de  l'obtenir. 

Ce  qui  acheva  de  le  rendre  tout  à  fait  incertain  d'un  si  grand  avantage, 
c'est  que  don  Pédre,  dans  la  longue  conv'  rsation  qu'ils  eurent  ensemble, 
ne  toucha  |ioint  celte  corde-là,  et  ne  fit  que  1  accahler  d'honnêtetés,  sans 
lui  laisser  entrevoir  qu'il  eût  la  moindre  envie  d'être  son  beau  père.  De 
son  côté,  Séraphine,  aussi  polie  que  .son  père,  tint  des  discours  pleins  de 
reconnaissance,  sans  se  servir  d'aucune  expression  qui  put  donner  sujet 
à  Zanibnllu  de  penser  qu'elle  fût  amoureuse  de  lui  ;  de  sorte  qu'il  sortit 
de  chez  le  seigneur  Escolano  avec  beaucoup  d'ainour  et  fort  peu  d'es- 
pérance. 

Asmodée,  mon  ami,  disait-il  en  s'en  retournant  an  logis,  comme  s'il 
eût  été  encore  avec  ce  diable,  quand  vous  m'avez  assuré  que  don  Pédre 


était  dans  la  disposition  de  me  laire  son  gendre,  et  que  Séraphine  brûlait 
d'une  vive  ardeur  que  vous  lui  avez  inspirée  pour  moi,  il  faut  que  vous 
ayez  voulu  vous  égayer  à  mes  dépens,  ou  bien  que  vous  ne  sacniez  pas 
mieux  le  présent  (|ue  l'avenir. 

Notre  écolier  fut  fâché  d'avoir  été  chez  cette  dame  ;  et  regardant  la  pas- 
sion qu'il  avait  pour  elle  comme  un  amour  malheureux  qu'il  fallait  vaincre, 
il  résolut  de  ne  rien  épargner  pour  cela  :  il  fit  plus,  il  se  reprocha  le  dé- 
sir qu'il  avait  eu  de  pousser  sa  pointe,  supposé  qu'il  eût  trouvé  le  père 
disposé  a  lui  accorder  sa  lille  ;  et  il  se  représenta  qu'il  était  honteux  de 
devoir  son  bonheur  à  un  artifice. 

U  était  encore  plein  de  ces  réilexions  lorsipie  don  Pédre,  l'ayant  en- 
voyé chercher  le  jour  suivant,  lui  dit  :  Seigneur  Leandro  Perez,  il  est 
temps  c[ue  je  vous  prouve  par  des  actions  qu'en  m'obli£;eaiit  vous  n'avez 
pas  fait  plajsir  à  un  de  ces  courtisans  qui  se  conlenteraient,  à  ma  place, 
de  vous  donner  de  l'eau  bénite  de  cour  ;  je  veux  que  Séraphine  soit  elle- 
même  I»  récompense  du  péril  que  vous  avez  couru  pour  elle  ;  je  l'ai  con- 
sultée là-dessus,  et  je  la  vois  prête  à  m'obéir  sans  répugnince  :  je  vous 
dirai  même  que  j'ai  reconnu  mon  sang  quand  je  lui  ai  proposé  pour  époux 
son  libérateur.  Elle  en  a  marqué  sa  joie  par  un  transport  qui  m'a  fait 
connaître  qne  sa  générosité  repondait  à  la  mienne.  C'est  donc  une  chose 
résolue,  vous  épouserez  ma  fille. 

Après  avoir  ainsi  parlé,  le  bon  seigneur  de  E.<c:ilano,  qui  s'attendait 
avec  raison  que  don  Cleophas  lui  rendrait  de  tres-bnmbles  grâces  d'une 
si  grande  faveur,  fut  assez  surpris  de  le  trouver  interdit  et  embarrasse. 
Parlez,  'Zambiillo,  lui  dit-il  :  que  faut-il  que  je  pense  du  désordre  où  vous 
nul  la  proposition  que  je  vous  fais?  qui  peut  vous  révolter  contre  clle'f 
Un  simpli'  L;i'iiiilhoinme  doit-il  se  refuser  à  une  alliance  dont  un  grand  se 
tiendrait  honoré"?  La  noblesse  de  ma  maison  a-t-elle  quelque  triche  que 
j'ignore? 

Seigneur,  répondit  Leandro,  je  ne  sais  que  trop  la  distance  que  le  ciel 
a  mise  entre  nous.  Pourquoi  donc,  repritdon  Pédre,  paraissez-vous  si  peu 
content  d'un  mariage  qui  vous  l'ait  tant  d'honneur?  Avouez-le-moi,  don 
Cleophas,  vous  aimez  quelque  dame  qui  a  reçu  votre  foi  ;  et  son  intérêt 
s'opp  'se  en  ce  moment  à  voire  fortune.  Si  j'avais  une  maîtresse  à  qui  je 
fusse  lié  par  des  serments,  répondit  l'écolier,  rien  .sans  doute  ne  serait 
capable  de  me  les  faire  trahir.  .Mais  ce  n'est  point  cette  raison  qui  m'em- 
pêche de  profiter  de  vos  bontés  :  un  sentiment  de  délicatesse  veut  que  je 
renonce  au  glorieux  établissement  qne  vous  me  proposez  ;  et  loin  de  vou- 
loir abuser  de  votre  erreur,  je  vais  vous  détromper  :  je  ne  suis  point  le 
libérateur  de  Séraphine. 

(ju'entends-je  !  s'écria  le  vieillard  fort  étonné  :  ce  n'est  pas  vous  qui 
l'avez  délivrée  des  llammes  i|ui  l'allaieul  consumer?  ce  n'est  point  vous 
qui  avez  fait  une  action  si  hardie?  Non,  seigneur,  répondit  Zambullo, 
tout  mortel  l'aurait  vainement  entrepris,  et  je  veux  bien  vous  apprendre 
que  c'est  un  diable  qui  a  sauvé  votre  fille. 

Ces  paroles  augmentèrent  la  surprise  de  don  Pédre,  qui,  ne  croyant 
pas  les  devoir  prendre  au  pied  de  la  lettre,  pria  l'écolier  de  parler  plus 
clairement.  Alors  Leandro,  sans  se  soucier  de  perdre  l'amitié  d'Asmodée, 
raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  ce  démon  et  lui.  Après  quoi  le  vieil- 
lard reprit  la  parole,  et  dit  à  don  Cleophas  •  bi  confidence  que  vous  venez 
de  me  faire  me  confirme  dans  le  dessein  de  vous  donner  ma  fille  ;  vous 
êtes  sou  premier  libérateur.  Si  vous  n'eussiez  pas  prié  le  Diable  boiteux 
de  l'arracher  à  la  mort  qui  la  menaçait,  il  n'aurait  pas  manqué  de  la  lais- 
ser iiérir.  C'est  donc  vous  qui  avez'couservé  les  jours  de  Séraphine  :  en 
un  mot,  vous  la  méritez,  et  je  vous  l'offre  avec  la  moitié  de  mon  bien. 

Leandro  Perez,  à  ces  mots  qui  levaient  tous  ses  scrupules,  se  jeta  aux 
pieds  de  don  Pédre  pour  le  remercier  de  ses  bontés.  Peu  de  temps  après, 
ce  mariage  se  lit  avec  une  magnificence  convenable  à  1  héritier  du  sei- 
gneur de  Escol.no,  et  à  la  grande  sa  isfaction  des  parents  de  notre  éco- 
lier, lequel  demeura  par  là  bien  payé  de  quelques  heures  de  liberté  qu'il 
avait  procniécsau  Diable  boiteux. 


FIN    DU    DI.VLLIi;    llOITEUX. 


TypiiBianlin'  SciiNtiutii,  rui-  (l'I^rlurlli,  i. 


Dessin!  fnr  J.  A.  lifaucé 


Blas  de  Sanlilbne,  mon  père, 
après  avoir  longlemps  porté  les 
armes  pour  le  service  de  la  mo- 
iiarcliie  espagnole,  se  relira  dans 
la  ville  011  il  avait  pris  naissance. 
Il  y  é|iniisa  nnc  petite  bourgeoise 
qui  n'clail  plus  dans  sa  première 
jeunesse,  et  je  vins  au  monde  dix 
mois  après  leur  mariage.  Ils  al- 
lérciil  ensuite  demeurer  à  Oviédo, 
où  ils  furent  oidigés  de  se  mettre 
en  condition  ;  ma  mère  devint 
femme  de  cliamlire  et  mon  père 
écnyi'r.  (^omme  ils  n'avaient  pour 
lont  liirn  i|iic  Inurs  gages,  j'au- 
rais couru  lisiineil'clre  assez  mal 
éli'vé.  si  je  n'cu'-se  pas  eu  dans  la 
ville  un  oncle  clianoinc.  Il  se  nom- 
mail  (jil  l'ercz.  Il  élait  frère  aine 
de  ma  mère,  cl  mon  parrain.  Re- 
prèsi'iilez.-vnns  un  petit  liomnie 
jiani  de  trois  pieds  et  demi,  c.\- 
Iraordinaireineut  gros  ,  avec  une 
Icte  enfoncée  entre  lesdeux  épau- 
les :  vnil.i  mon  oncle.  Au  reste, 
c'élail  un  ecclésiastique  qui  ne 
songeait  qu'à  liien  vivre,  c'est-à- 
dire  qu'à  laire  bonne  chère  ;  et  sa 
prcbcnile,  qui  n'élail  pas  mauvai- 
se, lui  en  fournissait  les  moyens. 

Il  me  prit  chez  lui  dès  mou 
enfance,  et  se  chargea  de  mon 
éducation.  Je  lui  parus  si  éveillé, 
qu'il  résolut  de  cultiver  mon  es- 
prit. Il  m'acheta  un  al|i!iabet,  et 
entreprit  de  m'aiipieinlre  lui- 
même  à  lire,  ce  (|iii  ne  lui  fut  pas 
moins  utile  qu'à  moi  ;  car,  en  me 
faisant  contiaitrc  mes  lellrcs,  il 
.se  remit  a  la  leclnre,  qu'il  avait 
toujours  fort  négligée,  et,  à  force 
de  s'y  appliquer,  il  parvint  à 
lire  roiiiaininenl  son  bréviaire, 
ce  riu'il  n'av.iil  jamais  fait  aiqia- 
ravaiit.ll  aurait  encore  bien  voulu 
m'enseigncr  la  langue  laline  ; 
c'eût  été  autant  d'argent  épargné 
Pcrez  I  il  n'ea  avuil  de  iu  vie  su 


Cll.M'ITIlE  Plil'.MIElt. 
De  la  naissance  de  Gil  Dlas,  cl  de  son  tducatioii. 


Cr,i\  lires  |)ar  A.  lavicillc. 


pour  lui  ;  ma 
[es  preiuieis 


is  hélas! 
priucipcs  ; 


être  (car  je  n'avance  pas  cela 
comme  un  fait  certain)  le  cha- 
noine du  chapitre  le  plus  igno- 
rant: aussi  j'ai  ouï  dire  i|n'il  n'a- 
vait pas  oblenn  son  bénélice  par 
son  érudition  ;  il  le  devait  uni- 
quement à  la  reconnaissance  de 
quelques  lionnes  religieuses  dont 
il  avait  été  le  discret  commission- 
naire, et  qui  avaient  en  le  crédit 
de  lui  faire  donner  l'ordre  de 
préirise  sans  examen. 

Il  fut  donc  nliligé  de  me  mettre 
sous  la  férule  d'un  maiire  :  il 
m'envoya  chez  le  doelenr  (Jndi- 
iiez,  qui  passai!  piiur  le  plus  ha- 
bile pédant  il  Oviéilii.  ,re  profilai 
si  bien  des  inslriielinns  (pi'on  me 
donna,  qu'au  boni  de  rinn  à  six 
années  j'enlemlis  nu  peu  les  au- 
teurs grecs,  el  assez  luen  les  poê- 
les latins,  .le  in'ap|diqnai  aussi  à 
la  logique,  qui  ni'aïqiiil  à  rai- 
sonner lieaucoiip.  .laiiiiais  tant 
la  dispute,  que  j'ari  étais  les  pas- 
sants, connus  ou  inconlln^,  pour 
leur  proposer  des  argiiiiients.  Je 
m'adressais  quelquefois  à  des  fi- 
gures hibernoises  qui  ne  deman- 
daient pas  iiiieuN  .  et  il  fallait 
aloi's  iiniis  voir  ili'^puler  !  Uuels 
gestes!  quelles  gi-imaces! quelles 
contorsions!  ^os^  yeux  étaient 
pleins  de  fureur,  el' nos  lioiichcs 
éciimaiites  ;  on  nous  devait  plu- 
lot  prendre  pour  des  possédés 
i|ue  ])oiir  des  pliilo-.o|ilies. 

Je  m'acquis  toiilefois  par  là, 
(hinsia  ville,  la  repiilation  de  sa - 
vanl.  Mon  oncle  en  l'nt  ravi,  parce 
qu'il  lit  réllexioii  que  je  cesserais 
bientôt  de  lui  être  à  (barge.  Or 
ci,  (lil  jîlas.  me  ditil  un  jour,  le 
Il  in|is  lie  Ion  enfance  est  passé. 
Le  (lé|inrl.  Tu   as   déjà   di\-sept  ans,   et   le 

voilà  deviun  lialiile  gaiçon  :  il 
pauvre  (Jil  ]  faut  songer  à  te  pousser.  Je  suis  d'avis  di'  reiivo)ei'  à  runiviisile  île  Sala- 
l'cUil  peut-  '  manque  :  avec  l'esprit  que  je  te  vois,  tu  ne  inaiinueras  pas  de  trouver  uu 

40 


GIL  IJLAS. 


lion  ])oslc.  .1o  tp  (lonnorai  f|np1qiic<  (hioit.*;  poiirtnii  voyô£!;f,  avec  iiin  mule 
(iiii  v;itit  liicn  dix  à  ilouzc  pisloles  :  tu  la  Vu'iulr.'is  à  S:il.iinniiqiic,  i:t  lu  en 
eiiiploicrns  r.-irgpiit  à  l'eiUrelcnir  jusqu'à  ce  que  lu  sois  placé. 

Il  ne  pouvait  lien  nie  proposer  <|ui  me  ft'it  plus  ni;i-éalile,  car  je  mourais 
d'envie  de  voir  le  pays.  Cepciulaul  j'eus  assez  de  force  sur  moi  pour  ca- 
cher ma  joie;  et  lor-qii'il  fallut  partir,  ne  paraissant  sensildc  ipi'a  li  dou- 
leur de  quilli'r  un  oncle  à  qui  j'avais  tant  d'oldii^atinus,  j'aliendris  le 
Ijonliomme,  qui  me  donna  |ihis  d'argent  qu'il  ne  m'en  aurait  donné  s'il 
ci'il  pu  lire  nu  fond  de  mon  àme.  Avant  mon  départ  j'allii  eni'.nasser  mou 
père  et  ma  mère,  <[ui  ne  m'épargnèrent  pas  les  remontrances.  Ils  m'ex- 
horlércut  à  prier  Dieu  pour  mon  oncle,  à  vivre  en  lioniiéle  liomnic,  à  u" 
me  |ioint  engager  dans  de  m-iuvaiscs  affaires,  et,  sur  IOMte^  clioses,  à  u 
pas  prendre  le  hieji  d'aulrui.  .\pr6s  qu'ils  m'curenl  trés-longii  uqK  1k 
■angué.  ils  me  firent  présent  de  leur  bénédiction,  qui  était  li'  ^eiil  lé" 
pie" jallcudnis  d'eux.  Au.ssilôt  je  montai  sur  ma  mule,  cl  sortis  de 


que  ] 
ville. 


I  liien 
la 


CIlAPirilE  II. 


Des  a'iirinps  qu'il  cul  en  allant  il  Pci^nnllur;  de  ce  qu'il  lil  en  ariivaiil  (l,iii<  odii?  villi', 
l't  :iTct-  qiul  liiniiMic  li  MHi]':i. 

.Me  voilà  donc  liors  d'Oviédo,  sur  le  clicmin  delVgnalIor,  an  milieu  de 
la  campagne,  mailrc  de  mes  actions,  dune  inanvalsc  mule  et  de  ipiarante 
bons  uucal.s  ,  sans  compter  (|neli|ues  réaiix  que  j'avais  vulés  à  mou 
très-linnoré  oncle.  La  première  diose  que  je  lis  fut  tU  laisser  ma  mule 
aller  à  discrétion,  c'esl-à-dire  au  petit  pas.  Je  lui  mis  la  lu-ide  sur  le  cou, 
cl,  tirant  de  ma  noilie  mes  durais,  je  commençai  ,i  les  compter  et 
recompter  dans  mon  cliapeau.  ,1c  n'avais  jamais  vu  tant  d'argent;  je  ne 
pouvais  me  lasser  de  le  regarder  cl  de  le  manier.  Je  le  complais  peiit- 
èlre  pour  la  vinglienie  fois,  qu;iud  loul  à  coup  ma  mule,  levant  la  lèle  et 
les  oreilles,  s'arrêta  an  milieu  du  graml  clieinin.  Je  jugeai  que  (pielque 
chose  l'cffravail  ;  je  regardai  ce  que  ce  pouv.iit  pire  :  j'aperçus  sur  la  lerrc 
nu  i-hapeau  renverse,  sur  lequel  il  y  avait  un  rosaire  i\  gros  grains,  et  lui 
même  temps  j'entendis  une  voix  lauieiilahle  qui  priuionça  ces  paroles  : 
S'-igneiir  passant,  .lyez  pitié,  de  grâce,  d'un  pauvre  .soldat  estropié  ;  jelez, 
s'il  vous  plaît,  quehpie  pièce  d'argi'iit  dans  ce  chapeau  ;  vous  en  serez 
rcroinpen>é  dans  l'aiilre  monde.  Je  liuiruai  aussitôt  les  yeux  du  coté  (|ue 
parlait  la  voix;  je  vis  au  pied  d'un  luiisson.  à  vi:!gt  ou  tieute  pas  de  moi, 
une  espèce  de  soldat  qui,  sur  deux  hàtruis  croisés,  appuyait  le  bout  d'une 
cscopelle  qui  me  parut  plus  longue  qu'une  piqiu',  et  avec  laquelle  il 
me  couchait  en  joue.  .\  cette  vue,  qui  me  lil  tieuihler  pour  le  hien  de 
l'Kglise,  je  m'ai'i'éiiii  tout  court;  je  serrai  promptenieut  mes  diicals,  je 
lirai  qu(d  pies  réaiix,  cl,  m'approchant  du  chapeau  disposé  à  recevoir  la 
chirilé  des  lideles  cfi'iayés,  je  les  jetai  dedans  l'un  après  l'aulre,  pour 
inonircr  au  soldat  ipic  j'en  usais  noldement.  Il  fut  satisfait  de  ma 
giMiérobilé.  et  me  donna  aillant  de  liénédiclions  que  je  donnai  de  coups  de 
pied  dans  les  lianes  de  ma  mule.  |Miur  m'éloigiier  proniplemenl  de  lui  ; 
inai^  la  maiidile  héte,  Irouipaiit  mou  iuqialiencc,  n'en  alla  pas  |dns  vile  : 
la  longue  haliitude  qu'elle  avait  de  marcher  pas  à  pas  sons  mon  oncle  lui 
avait  fait  perdre  l'usage  du  galop. 

Je  lie  lirai  pas  de  celle  aventure  Jin  augure  trop  favorahle  pour  mou 
voyage.  Je  me  représentai  i|ue  je  n'étais  pas  encore  à  Salamaïupie,  cl  que 
je  pourrais  hien  laire  une  plus  mauvaise  rencontre.  Mou  oncle  nie  parut 
Ires  imprudent  de  ne  m'avoii' pas  mis  entre  les  mains  d'un  miilelier.  (dé- 
tail sans  doute  ce  qu'il  aurait  du  faire;  mais  il  avait  songé  qu'en  me  don- 
iiaiilsa  mule  mou  voyage  inc  coulerait  moins,  et  il  avait  plus  pensé  à  cela 
qu'aux  périls  i|ne  je  pouvais  courir  eu  chemin.  Ainsi,  ]iour  réparer  sa 
faille,  je  résolus,  si  j'avais  le  h'uiheur  d'arriver  à  Pegnallor,  d'y  vendre 
ma  mule,el  de  |irendre  la  voie  du  mulelier  pour  aller  ,i  Astorga,  d'où  je  me 
reiidiaisà  Snlaniancpie  par  la  même  voiture.  Quoique  je  ne  fus  scj.iinais 
sorti  dUvii'do,  je  n'ignorais  pas  le  nom  des  villes  par  on  je  devais  passer; 
je  nrcii  étais  lait  iiislriiire  avant  mon  départ. 

J'arrivai  heiiieiisement  à  Pegnallor  ;  je  m'arrèlai  à  la  porte  dune  liô- 
lellm-ie  d'assez  lioniie  apparence.  Je  n'eus  pas  mis  pied  à  teire.  i|ue  l'hàtc 
vint  me  recevoir  fort  civileinenl;  il  délacha  lui-même  ma  valise.  l,i  chaigea 
sur  ses  épaules,  et  me  coiidiiisil  à  une  clianihre  ,  pendanl  i|ii'iin  de  ses 
valets  menait  ma  mule  ,i  l'écurie.  (!el  hôte,  le  plus  grand  iMhill.ird  des 
Asliiries,  et  aussi  prompt  à  compter  sans  nécessite  ses  propres  affaiics  que 
cm  ieux  de  savoir  celles  d'aulrui,  m'appril  (|u'il  se  iioniin;iit  André  Cor- 
ciudo  ;  qu'il  avait  siu'vi  loiiglemps  dans  les  années  du  roi  en  qualité  de 
scrgi'ul,  el  que,  depuis  (piinze  mois,  il  avait  quille  le  service  pour  épou- 
ser une  liUe  de  Daslropid,  qui,  hien  ipie  tant  soit  peu  hasauée,  ne  laissait 
pas  de  faire  valoir  le  iiouchon.  Il  me  dil  encore  une  inllirité  d'autres  cho- 
ses, que  je  me  serais  fort  liicn  passé  d'entendre.  Après  celle  coufidcnce, 
sccroyanlcn  droil  de  tout  exiger  de  moi,  il  me  deniaiida  d'où  je  venais, 
où  j'allais,  ni  qui  j'étais,  .\quoi  il  f.illiil  répouilre  article  par  artiidc,  parce 
qu'il  accoiupagiuiit  d'une  iirofonde  révérence  chaque  ipieslion  qu'il  me 
fjiisait ,  en  nie  priant  d'un  air  si  rrs|:ecliieiix  d'exiiiscr  sa  curiosité,  que 
je  ne  pouvais  me  défendre  de  la  satisfaire,  l'.ela  m'engagea  dans  un  long 
l'ulietien  avec  lui.  Cl  n;e  donna  lieu  de  parler  du  dessein  cl  des  raisons 
que  j'avais  de  me  défaire  de  ma  mule,  pourpnunlre  la  voie  du  innicticr; 
ce  qu'il  approuva  ,  non  snccinclenienl,  car  il  me  représenta  là-dessus 
tons  les  acciiloiils  fâcheux  ipii  pouvaiiuit  m'arriver  sur  la  route;  il  mu 
rapporta  uièiiie  pliisiinis  histoires  sinislics  de  voyageurs.  Je  croyais  cpi'il 
ne  liuirait  point.  11  nuit  pourlaiit,  en  disant  que,  si  je  voulais  vendre  ma 


mule,  il  connaissait  un  honnête  maipiignon  qui  l'aclièterail.  Je  lui  té- 
moignai qu'il  me  ferait  plaisir  de  l'envoyer  chercher  :  il  y  alla  sur-le- 
champ  lui-même  avec  empressement. 

Il  revint  hiciilôt  acconijjagué  de  son  homme,  qu'il  me  présenta,  el  dont 
il  loua  foit  la  prohité.  Nous  entrâmes  tous  trois  dans  la  cour,  on  l'o;! 
amena  ma  mule.  Ou  la  lit  jiasser  et  repasser  devant  le  iniquignnn,  qui  se 
niil  à  l'examiner  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tète.  H  n'en  mauipia  pas  d'en 
dire  heaucoup  de  m.il.  J'avoue  qu'on  n'en  pouvait  dire  hcaucoup  de  hien  : 
mais  quand  c'aurait  élé  la  mule  du  pape,  il  y  aurait  trouvé  à  redire.  Il 
assurait  donc  qu'elle  avait  tous  les  défauts  du  monde;  el,  pourmienxmc 
le  persuiidcr.  il  en  alleslail  l'hôte,  qui  sans  doute  avait  ses  raisons  pour 
en  convenir.  Eh  hieu  ,  me  dit  froidement  le  niaipiignon.  comhien  préteu- 
dez-vous  vendre  ce  vilain  aninia!-là'.'  Après  l'éloge  qu'il  en  avait  fait, 
el  l'atleslation  du  seigneur  Corcuelo,  que  je  croyais  homme  sincère  el  bon 
connaisseur,  j'aurais  donné  ma  mule  pour  rieii  :  c'est  pourquoi  je  dis 
au  marchand  que  je  m'en  rapportais  ,i  sa  bonne  foi  ;  qu'il  n'avait  qu'à 
priser  la  héte  eu  conscience,  el  que  je  m'en  tiendrais  à  la  prisée.  Alors, 
faisant  l'homme  d'honneur,  il  me  répondit  qu'en  intéressant  sa  conscience 
je  le  prenais  par  son  fuble.  Ce  n'était  pas  cl'l'eclivement  ptir  son  fort  ;  car, 
au  lien  de  faire  mouler  son  eslini.ition  à  dix  ou  douze  pisloles,  comme 
mon  oncle,  il  n'eut  pas  honte  de  la  lixerà  trois  ducats,  que  je  reçus  avec 
autant  de  joie  ipie  si  j'eusse  gagne  à  ce  marehé-là. 

Après  m'êlre  si  avaiilageusenicnt  défait  de  ma  mule.  1  hotc  me  mena 
chez  1111  miretier  qui  devait  partir  le  lendemain  pour  Astorga.  Ce  mule- 
tier me  dit  ipi'il  partirait  avant  le  jour,  cl  qu'il  aurait  soin'de  me  venir 
réveiller.  Nous  convinmes  de  prix,  tant  pour  le  louage  d'une  mule  que 
pour  ma  nourriture;  cl  quand  tout  fui  réglé  entre  nous,  je  m'en  retour- 
nai vers  l'hôtellerie  avec  Corcndo,  qui,  chemin  faisant,  se  mit  à  me  ra- 
conter l'histoire  de  ce  mnletipr.  Il  m'apprit  tout  ce  qu'on  eu  disait  dans  la 
ville.  Enlin  il  allait  de  nouveau  m'èlourdir  de  son  hahil  importun,  si  par 
honlieur  un  homme  assez  hien  fait  ne  fût  venu  l'interrompre  en  rahordant 
avec  beaucoup  de  civilité.  Je  les  laissai  ensemble,  et  continuai  mon  che- 
min, sans  soupçonner  que  j'eusse  la  moindre  part  à  leur  entretien. 

Je  demandai  à  souper  dés  que  je  fus  à  rhùtellerie.  Celait  un  jour  mai- 
gre :  on  m'accommoda  des  œufs.  Pendant  qu'on  me  les  apprêtai' ,  je  liai 
coiivcrsalion  avec  l'hôtesse,  que  je  n'avais  point  encore  vue.  EUe  me 
parut  assez  jolie  ;  et  je  trouvai  les  allures  si  vives,  ()iie  j'aurai  bien  jugé, 
ipiand  son  mari  ne  me  l'aurait  pas  dit,  ipic  ce  cabaret  devait  être  fort 
achalandé.  Lor.sqne  l'onieletle  qu'on  me  faisait  fut  en  état  de  m'êlre  ser- 
vie, je  m'assis  tout  seul  a  une  table.  Je  n'avais  jias  encore  mangé  le  pre- 
mier morceau,  qui»  l'hôte  entra,  suivi  de  l'homme  qui  l'avait  arrêté  dans 
la  rue.  Ce  cavalier  portait  une  longue  ra|iicre,  cl  pouvait  hien  avoir 
Irente  ans.  Il  s'approcha  de  moi  d'un  air  empressé.  Seigni'iir  écolier,  nic 
dit-il ,  je  viens  d'apprendre  que  vous  êtes  le  seigneur  iiil  RIas  de  Sanlil- 
laue,  rornemenl  d'Oviédo  et  le  llamhean  de  la  )diilosophie.  Est-il  hien 
possible  que  \ous  s  lyez  ce  savantissiine,  ce  bel  esprit  diH;t  la  réputation 
est  si  grande  en  ee  pays-ci'.'  Vous  ne  savez  pas,  coiilinua-t-il  en  s'adres- 
sanl  à  l'Iiôlc  et  à  l'hôtesse,  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  possédez  :  vous 
avez  un  trésor  dans  voire  maison  :  vous  voyez  dans  ce  jeune  genlil- 
honime  la  huitième  merveille  du  momie.  Puis,  se  tournant  de  mou  côte 
el  me  jetant  les  bras  au  cou  :  Excusez  mes  Irausporls,  ajouta-t-il  ;  je  ne 
suis  point  maiire  do  ma  joie  que  votre  présence  me  cause. 

Je  ne  plis  lui  répondre  sur-le-chanip,  parce  qu  il  me  tenait  si.  serré, 
tpie  je  n'avais  pas  la  respiration  lilire.  et  ce  ne  fut  iprapré-î  que  j'eus  la 
lêlc  dégagée  de  l'eiubrassade,  que  je  lui  dis  :  Seigneur  cavalier,  je  ne 
croyais  pas  mon  nom  connu  à  Pegnallor.  Commcni  connu  !  reprit-il  sur 
le  même  ton  ;  nous  tenons  regisirc  de  tous  les  grands  personnages  qui 
sont  A  vingt  lieues  à  li  ronde.  Vous  passez  ici  pour  un  prodige  ;  et  je  ne 
doute  pas  que  l'Espagne  ne  se  trouve  nu  jour  aussi  vaine  de  "vous  avoir 
produit  que  la  Créée  d'avoir  vu  naître  ses  sages.  Ces  paroles  furent  sui- 
vies d'une  nouvelle  accolade,  qu'il  me  fallut  encore  essuyer,  au  hasard 
d'avoir  le  sort  d'.\iilliée.  Pour  peu  que  j'cusseeu  d'ex|iérience.jc  n'aurais 
pas  été  la  dii|ie  de  ses  démonstralious  ni  de  ses  hyperboles  ;  j'aurais  bien 
connu,  à  ses  llailcries  outrées,  que  c'était  un  de  ces  )(arasiles(|ue  l'on 
trouve  dans  toutes  les  villes,  et  qui,  dés  qu'un  étranger  arrive,  s'iiitro- 
duiscnl  auprès  de  lui  pour  remplir  leur  ventre  à  ses  dépens  ;  mais  ma 
jeunesse  cl  ma  vanité  ni'en  firent  juger  loul  autrement.  Mon  admirateur 
me  parut  un  fort  boniiète  homme,  et  je  l'invitai  à  souper  avec  moi.  ."Vli  ! 
Iiésvoloiitiers.  s'i'>eria-t-il  ;  je  sais  Irop  bon  gré  à  mon  étoile  de  m'avoir 
fait  rencontrer  1  illustre  Cil  Hlas  de  Santhlane,  pour  ne  pas  jouir  de  ma 
iKUme  fortune  le  plus  longtemps  que  je  pourrai.  Je  n'ai  |ias  grand  appé- 
tit, poiirsnivil-il  ;  je  vais  me  incltre  à  lable  pour  vous  tenir  compagnie 
seiilemenl,  elje  mangerai  ipichpics  morceaux  par  complais.ince. 

Eu  parlant  ainsi,  mon  panégyriste  s'assit  vis-à-vis  de  moi.  On  lui  ap- 
porta un  couvert.  Il  se  jela  d'abord  sur  rouielelte  avec  tant  d'avidité,  qu'il 
sembhiit  n'avoir  mangé  de  trois  jours.  A  l'air  complaisant  dont  il  s'y  pre- 
nail,  je  vi-bien  qu'elle  ser.i il  bien  tôt  expédiée.  J'en  ordonnai  une  seconde, 
qui  fut  faite  si  promptcinenl,  qu'on  nous  servit  conuiie  iioiisaelievions.  ou 
|diilôt  comme  il  .iihevciit  de  manger  la  première.  H  y  procédait  pourl.uit 
d'une  vitesse  toujours  (''gale,  el  tioiivail  moyen,  sans  |ierdre  nu  coup  de 
denl.  de  me  domiei-  loii.niges  sur  louanges;  ee  qui  me  rendait  fort  eoii- 
leiil  de  ma  petite  personne.  Il  buvait  aussi  fini  souvent;  taiitôl  c'était  à 
ma  santé,  ù  l.intôl  à  celle  de  mou  père  el  de  ma  mère,  dont  il  ne  pou- 
vait ;issez  vanter  le  bonheur  d'avoir  un  fils  t(d  ipie  moi.  En  inêiiie  temps 
il  versait  du  vin  dans  mou  vcric,  et  m'excitait  à  lui  faire  niisoii.  Je  ne 


GIL  BLAS. 


rc'|»oii(l.iis|ioiii[  iticilnux  siiiitcs  qu'il  me  porlnit  ;  ce  qui,  avec  ses  linllerii's. 
me  mit  insciisililement  de  si  Iielle  liiimcur,  que,  voyant  noire  seconde 
oinelelle  à  muilié  mniif^ée,  je  demandai  à  l'Iiôle  s'il  n'avait  point  de  pois- 
son n  nous  donner.  Le  si>igiiem'  Corcuelo,  cpii.  sidon  loules  les  apparences, 
s'eiitend.iil  avec  le  parasite,  me  répondit  :  J'ai  nue  Irnite  excellente  ;  mais 
elle  coùliTa  cher  à  ceux  qui  la  manderont  :  c'est  un  morcean  trop  friand 
imur  vous.  Qu'appeltz-vous  trop  friaud?  dit  alors  mon  llalleur  d'un  Ion 
de  voix  élevé  :  vous  n'y  pejisez  pas,  mon  ami  :  apprenez  que  vous  n'avez 
rien  de  trop  Imn  pour  le  seiijneur  Cil  Blas  de  Santillane,  qui  mérite  d'être 
traité  comme  un  prince. 

Je  fus  bien  aise  qu  il  eût  relevé  les  dernières  paroles  de  l'k'iie,  et  il  ne 
m  en  cela  que  me  prévenir.  Je  m'en  sentais  offensé,  et  je  dis  liéremenl  à 
(lorcnelo  :  .Apportez-nous  voire  truite,  et  ne  vous  eml)arras.sez  pas  du 
leste.  L'Iiôle,  qui  ne  deniandail  pas  mieux,  .se  mit  àl'apprètcj',  et  ne  tarda 
guère  à  nous  la  servir.  A  la  vue  de  ce  nouveau  plal.  je  vis  In-i'llcr  une  grande 
joie  dans  les  yeux  du  parasite,  qui  lit  paraître  une  nouvelle  conqilaisance, 
c'est-d-dire  (|ii'il  donna  sur  le  iioisson  comme  il  avait  domlé  sur  les  leufs. 
H  fut  pourtant  oldi^^c  de  se  rendre,  de  peur  d'accident,  car  H  en  avait  jus- 
(|u'a  la  g'i-ge.  Enfin,  après  avoir  liu  cl  mangé  tout  son  soûl,  il  voukitlinir 
la  comédie.  Seigneur  Cil  Blas,  me  dit-il  en  se  levant  de  table,  je  suis  trop 
content  de  la  bonne  cliere  ([ue  vous  m'avez  faite  pour  vous  ipiitter  sans 
vous  donner  un  avis  iinpurlant  dont  vous  me  jinraissez  avoir  tjesoin.  Soyez 
désormais  en  garde  contre  les  louanges.  Déliez-vous  des  gens  que  vou.s  ne 
connaîtrez  poinl.Vous  en  pouirez reneonlrer  d'à ulres qui  voudront, comme 
niiii,  se  divertir  de  voire  crédulité,  et  peut-être  pousser  les  choses  encore 
plus  loin  ;  n'en  soyez  point  la  dujie,  et  ne  vous  croyez  point,  sur  leur  pa- 
role, la  huitième  merveille  du  monde.  En  achevant  ces  mots,  il  me  rit  au 
nez,  et  s'en  alla. 

Je  lus  aussi  sensible  à  celle  baie  que  je  l'ai  été  dans  la  suite  aux  plus 
grandes  disgrâces  qui  me  son!  arrivées.  Je  ne  pouvais  me  consoler  de 
m  être  laissé  tromper  si  grossièrement,  ou,  pour  mieuii  dire,  de  sentir 
mou  orgueil  humilié.  Eli  quoi!  dis-je,  le  Iraîlre  s'est  donc  joué  de  moi? 
Il  n'a  tantôt  abordé  mon  hôte  que  pour  lui  tirer  les  vers  du  nez,  ou  plnlot 
ils  étaient  d'inlelligence  tous  deux.  Ali!  pauvre  Cil  Blas,  meurs  de  honte 
d  avoir  donné  à  ces  fripons  un  juste  sujet  de  te  tourner  eu  ridicule.  Ils 
vont  composer  de  loulceci  une  belle  histoire  qui  pourra  bien  aller  jusqu'à 
Oviédo,  et  qui  t'y  fera  beaucoup  d'honneur.  Tes  parents  se  repenliront 
sans  doute  d'avoir  tant  harangué  un  sol  ;  loin  de  m'exhortera  ne  tromper 
personne,  ils  devaient  me  recommander  de  ne  me  pas  laisser  duper,  .\gitc 
de  ces  pensées  morlifiantes,  cnllamnié  de  dépit,  je  m'enfermai  dans  ma 
chambre  et  me  mis  au  lit;  mais  je  ne  pus  dormir,  et  je  n'avais  pasenciu'e 
fermé  l'œil,  lorsque  le  muletier  me  vint  avenir  qu'il  n'attendait  plus  (pie 
moi  pour  partir.  Je  me  levai  aussitôt;  cl  pinilant  iiueje  m'habillais,  Cor- 
cuelo arriva  avec  un  mémoire  de  la  dépense,  d.jus  lequel  la  truite  n'élait 
)ias  oubliée;  et  nnn-sculeinenl  il  m'en  fallut  passer  ]iar  oi'i  il  voulut,  mais 
j'eus  cncoi'e  le  chagrin,  en  lui  livrant  mon  argent,  de  m'apcrcevoir  (|ue 
le  bourreau  .se  ressouvenait  de  mnn  aventure.  .\prés  avoir  bien  payé  un 
sou|ier  donl  j'avais  fait  si  désagréablement  la  iligeslioii,  je  me  rendis  clii'z 
le  muletier  avec  ma  valise,  en  donnant  à  Ions  les  diables  le  parasite,  l'hote 
et  l'hôtellerie. 

cii.vpiTRE  m. 

De  la  tentation  qaVul  le  mulclior  .lur  la  rnuic;  ilucllc  vn  tut  la  suilf,  et  comment 
Gll  Ulas  toml'a  ilans  Cai'jbili;  t-ii  Miulant  cviti'i  .StUU. 

Je  ne  me  trouvai  pas  seul  avec  le  muletier;  il  y  av.iit  deux  enfants  de 
famille  de  Pegiiallor,  un  |ictit  chantre  de  Mondognedo,  qui  courait  le 
pays,  et  un  jeune  bourgeois  d'AsIoiga,  qui  s'en  retournait  chez  lui  avec 
unejennc!  personne  qu'il  venait  d'épouser  ;\  Vcrco.  ÎNous  finies  tous  con- 
naissance en  peu  de  leiiqis,  et  chacun  eut  bientôt  dit  d'où  il  venait  et  où 
il  allait.  Li  nouvelle  mariée,  ipioique  jeune,  était  s'  noire  et  si  peu  pi- 
quante, que  je  ne  prenais  pas  grand  plaisir  à  la  regarder  :  cependant  sa 
ji  iinesse  cl  son  embonpoint  d léreiit  dans  la  vue  du  muletier,  qui  réso- 
lu! de  faire  une  tcnlalive  pour  obleiiir  ses  bonnes  grâces.  11  passa  la  jour- 
née à  inédiler  ce  beau  dessein,  et  il  en  leniit  l'exéciilion  à  la  dernière 
couchée.  I]e.  fut  à  Cacibelos.  Il  nous  fit  descendre  à  la  première  hôtelle- 
rie en  entrant.  Celte  maison  était  [ilus  dans  la  campagne  i|iic  dans  le 
bourg,  et  il  en  connaissait  I  hôte  pour  un  homme  discret  el  complaisant. 
11  eut  soin  de  nous  faire  conduire  dans  une  chambre  écarlée,  on  il  nous 
laissa  souper  traïKpiillement  ;  mais  sur  la  fin  du  repas,  nous  le  vîmes  en- 
trer d'un  air  furieux.  Par  la  inorl  1  sécria-t-il,  on  m'a  volé.  J'avais,  dans 
un  sac  de  cuir,  cent  pistoks;  il  faut(|ue  je  les  retrouve.  Je  vais  chez  le 
juge  du  bourg,  cpii  n'entend  pas  raillerie  là-dessus,  el  vous  allez  Ions  avoir 
la  que>li(ni,  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  confessé  le  crime  et  rendu  l'argenl. 
En  di^alll  leia  d'un  air  fort  naturel,  il  sortit,  et  nous  demeurâmes  dans 
un   exiréme  élonnemtnt. 

Il  ne  nous  vint  pas  dans  l'esprit  que  cc  iiouvait  èlrc  une  feinte,  parce 
qut'  nous  ne  nous  connaissions  point  assez  pour  pouvoir  répondre  les  uns 
clés  atilres.  Je  dirai  plus,  je  soupçonnai  le  petit  chantre  d'avoir  fait  le 
coup,  comme  il  eut  pent-èlre  de  moi  la  même  |ieiiséc.  D'ailleurs  nous 
étions  lous  de  jeunes  sots.  Nous  ne  savions  pas  quelles  fornialilés  s'ob- 
scrrenl  en  pareil  cas  :  nous  crûmes  de  bonne  fui  qu'on  commencerait  par 
nous  mettre  à  la  gène,  .\iiisi,  cédant  à  notre  fi  ayiur,  nous  sortîmes  de  la 
chambre  forl  brtlsqueinenl.  Les  uns  gagnent  la  ruo,  les  autres  le  jardin; 


chacun  cberclio  son  salut  dans  la  fuite  :  et  le  jeune  hniirgenis  d'Aslm-ga, 
aussi  troublé  que  nous  de  l'idée  de  la  ipicsliou.  se  sauva  comme  un  aulre 
Eiiée,  sans  s'embarrasser  de  sa  femme.  Alors  le  niulelier,  à  ce  quej'a|ipris 
dans  la  suile,  plus  incontinent  que  ses  mulets,  ravi  de  voir  que  son  slra- 
tagème  produisait  l'effet  ([u'il  en  avait  altendn,  alla  vanler  celte  rii.se  in- 
génieuse à  la  bourgeoise,  et  tâcher  de  profiler  de  l'occasion;  mais  celle 
Lucrèce  des  Asluries,  à  qui  la  mauvaise  mine  de  .son  tentateur  piètait  de 
nouvelles  forces,  fit  une  vigoureuse  rési^tance,  et  poussa  de  grands  cris. 
La  (lalrouiile,  qui  p  ir  hasard  en  cc  moment  se  trouva  près  de  Vhôlellerie, 
qu'elle  connaissait  pour  un  lieu  digne  de  son  atlenlion,  y  entra,  el  demanda 
la  cause  de  ces  cris.  L'hôte,  qui  chantait  dans  sa  cuisine,  cl  l'e'gnail  île  no 
rien  entendre,  fut  obligé  de  conduire  le  commandant  et  ses  archers  à  la 
chambre  de  la  personne  i|ui  criait.  Ils  arrivèrent  bien  à  propos  :  l'.Xstu- 
rienne  n'en  pouvait  plus.  Le  commandant,  homme  grossier  et  brutal,  ne 
vil  pas  plutôt  de  (|uoi  il  s'agissait,  qu  il  donna  cinqou  six  coups  du  bois 
de  sa  liallebarde  à  l'amoureux  muletier,  en  l'apostrophant  dans  des  termes 
dont  la  pudeur  n'élait  guère  moins  blessée  (|ue  de  l'action  même  (|ui  les 
lui  suggérait.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  il  se  saisit  du  coupable,  et  le  mena 
devant  le  juge  avec  l'accusalricc,  qui,  malgré  le  désordre  où  elle  était, 
voulut  aller  elle-même  demander  justice  de  cet  al  tentai.  Le  juge  l'écouta, 
el,  l'ayant  allentivenient  considérée,  jugea  que  l'accusé  était  indigne  de 
pardon.  11  le  lit  dépouiller  sur-le-champ  et  fusiiger  eu  sa  présence;  puis 
il  ordonna  (;uele  lendemni'i,si  le  mari  de  r.Xstiirieunene  parais.sait  point, 
deux  archers,  aux  frais  el  dépens  du  délinquant,  escorleraienl  lacomplai- 
gnantejusipi'à  la  ville  d'AsIorga. 

Pour  moi,  plus  épouvanté  peut-cire  que  tous  les  autres,  jo  gagnai  la 
campagne  ;  je  traversai  je  ne  sais  combien  de  champs  el  de  bruycivs,  et, 
saulanl  tous  les  fossés  que  je  trouvais  sur  mon  passage,  j'arrivai  enfin 
auprès  d'une  foret.  J  allais  m'y  jeler  cl  me  cacher  dans  le  plus  épais  lial- 
licr,  lorsque  deux  hommes  à  cheval  s'offrirent  tout  à  coup  au-devant  de 
nus  pas.  Ils  crièrent  :  Qui  va  là?  et  comme  ma  surprise  ne  me  pciinil  pas 
di'  répondre  sur-le-champ,  ils  s'approchèrent  de  moi;  et,  nu'  millant 
chacun  un  iiistolel  sur  la  gorge,  ils  me  sommèrent  de  leur  apprendre  ipii 
j'étais,  d'où  je  venais,  ce  (|ueje  voulais  aller  faire  en  celle  forél,  et  snilout 
de  ne  h^ur  rien  déguiser.  A  cette  manière  d'inlerroger,  ipii  me  parui  bien 
valoir  la  question  dont  le  muletier  nous  avait  f.iit  fêle,  je  leur  répondis 
(|ue  jêlais  un  jeune  homme  d'Uviêdo  qui  allait  à  Salamanque  :  je  leur  cmi- 
lai  même  l'alarme  qu'on  venait  de  nous  donner,  el  j'avouai  qin^  la  crainte 
d'êlre  applique  à  la  torture  m'avait  fait  piendre  la  fuite.  Ils  firent  un  éclat 
de  rin^  a  ce  discours,  (|ui  marquait  ma  simplicité;  et  l'un  des  deux  me 
dit:  Hassnre-toi,  mon  ami;  viens  avec  nous,  et  necrains  rien  ;  nou.sallons 
le  mettre  en  sùrelé  A  ces  mois  il  me  fit  mouler  en  croupe  sur  son  cheval, 
et  nous  nous  enfonçâmes  dans  la  forél. 

Je  ne  savais  ce  que  je  devais  penser  de  celle  rencontre  ;  je  n'en  augu- 
rais jinurtanl  rien  de  siuislie.  Si  ces  gens-ci,  disais-je  en  moi-même, 
élaient  des  videurs,  ils  m'auraient  volé,  et  peul-ctre  assassiné.  11  faut  ipie 
cc  soient  de  bons  gentilshommes  de  cc  pays-ci,  qui,  me  voyant  effrayé, 
ont  pitié  de  moi,  et  m'emmènent  chez  eux  par  charité.  Je  ne  fus  pas  long- 
temps dans  l'incerlilude.  Ajirès  (|iielqiiesdêlouis  que  nous  fîmes  dans  un 
grand  siliMice,  nous  nous  trouvâmes  au  pied  d'une  colline,  où  nousdes- 
cendiines  de  cheval.  C'est  ici  que  nous  demeurons,  me  dil  un  des  cava- 
liers. J'avais  beau  regarder  de  tous  côlés,  je  n'apercevais  ni  maison,  ni 
cabane,  )ias  la  moindre  apparence  d'habitation.  Cependant  ces  deux 
hommes  levèrent  une  grande  trappe  de  bois,  couveite  de  broussailles, 
qui  cachait  l'entrée  d'une  longue  allée  en  pente  et  souterraine,  où  b's  che- 
vaux sejt  lèrent  d'eux-mêmes,  comme  des  aniinaiix  qui  y  élaienl  accou- 
tumés. Les  cavaliers  m'y  firent  entrer  avec  eux  ;  puis,  baissant  la  trappe 
avec  des  coides  qui  y  étaiinlallacliées  pour  cet  cfi'el,  voilà  le  digne  neveu 
de  mon  oncle  Ferez  pris  comme  un  rat  dans  une  ratière. 

CIIAl'lïnE  IV. 
Description  du  souterrain,  et  quelles  clioses  y  vit  Gil  lîtis. 

Je  connus  alors  avec  quelle  sorte  de  gen.s  j'étais,  cl  l'on  peut  bienjugrv 
que  celte  connaissance  in'ôta  ma  première  crainte.  Unefraviur  plusgiMudc 
et  plus  juste  vint  s'emparer  de  mes  sens;  je  crus  i(uc  j'allais  perdre  la  vie 
avec  mes  ducats.  Ainsi,  me  regardant  comme  nue  victime  qu'on  condiiil 
à  l'autel,  je  marchais,  déjà  plus  mort  qm^  vif,  entre  mes  d  ux  condnc- 
lenrs,  ipii,  sentant  bien  (|ueje  tremblais,  m'exhortaient  inutilement  à  ne 
rien  craindre.  ()uand  nous  eûmes  fait  environ  deux  cents  pas,  en  lournant 
el  en  descendant  toujours,  nous  entrâmes  dans  une  écurie  qu'éclairaient 
deux  grosses  lampes  de  fer  pendues  à  la  voùle.  11  \  avait  une  bonne  pro- 
vision'de  paille,  el  plnsienis  tonneaux  remplis  d'orge.  Vingt  chevaux  y 
pouvaient  êircà  l'aise;  mais  il  n'y  avait  aliu's  que  les  deux  (pu  venaient 
il'aniver.  In  vieux  nègre,  ipii  paraissait  pourluut  encore  assez  vigoureux, 
se  mit  à  les  allacher  au  ràlelier. 

Nous  soriiiiiesde  l'ccurie;  et,  à  la  triste  lueur  de  (|iiebpies  autres  lampes 
i|uî  semblaient  n'éclairer  ces  lieux  que  pour  en  monlier  l'horreur,  nous 
parvinnies  à  une  cuisine  ou  une  vieille  lemini'  fais.iil  rôlirdes  viandes  sur 
un  brasier,  el  préparait  le  souper.  La  cuisine  él.iit  ornée  ilt-s  ustensiles 
ni'cessaires,  el  tout  auprès  on  voyait  une  ollice  pourvue  ilr  toutes  sortes  de 
provisions.  La  cuisinière  (il  faut  ipie  j'en  fasse  le  porli:iit|  élait  une  per- 
sonne de  soixante  el  (|uelques  années.  Elle  avait  eu  d.ins  sa  jiumsse  les 
cheveux  d'un  blond  ircs-ardent  ;  car  le  lemjis  ne  les  avait  |ias  si  bien  blau- 


GIL  BLAS. 


cliis,  qu'ils  n'eussent  encore  quclf|ucs  nunnces  Je  leur  première  couleur. 
Outre  un  teint  oiivnlre,  elle  nviiit  un  menton  pointu  et  relevé,  avec  des 
lèvres  fort  enfoncées;  un  L'ioml  nez  aquilis  lui  descendait  sur  la  bouche, 
etses  veux  paraissaient  d'un  très-beau  rou|je  pourpré. 

Tenez,  d.Tnie  Léonarde,  dit  un  des  cavaliers  en  me  ]irésentanl  à  ce  bel 
jn"e  des  ténèbres,  voici  un  jeune  garçon  que  nous  vous  .imonons.  Puis  il 
séjourna  de  mon  côté,  et  remarquant  que  j'étais  pnle  et  défait  :  Mon  ami, 
me  dit-il,  reviens  de  ta  frayeur  :  on  ne  te  veut  faire  aucun  mal.  ^"ous 
avions  besoin  d'un  valet  pour  soulager  notre  cuisinière  ;  nous  t'avons  ren- 
contré, cela  est  heureux  pour  loi.  tu  tiendras  ici  la  place  d'un  garçon  qui 
s'est  liissé  mourir  depuis  quinze  jours.  C'était  un  jeune  homme  d'une 
complexioM  Ires-ilélicate.  Tu  me  parais  plus  robuste  que  lui,  tu  ne  mour- 
ras pas  sitôt.  Véritablement  lu  ne  reverras  plus  le  soleil:  mais,  en  récom- 
rense,  tu  feras  bonne  chère  et  beau  feu.  Tu  passeras  les  jours  avec 
Léonarde,  qui  est  une  créature  fort  humaine  :  tu  auras  toutes  les  petites 
commodités.  Je  veux  te  faire  voir,  ajouta-t-il,  que  tu  n'es  pas  ici  avec  des 
gueux.  En  même  temps  il  prit  un  fiambeau,  et  m'ordonna  de  le  suivre. 

11  me  mena  dans  une  cave,  où  je  vis  une  inBnilé  de  bouteilles  et  de  pois 
de  terre  bien  bouchés,  qui  étaient  pleins,  disait-il,  d'un  vin  excellent. 
Ensuite  il  me  Dt  traverser  plusieurs  chambres.  Dans  les  unes,  il  y  avait 
des  pièces  de  toile;  dans  les  autres,  des  étoffes  de  laine  cl  des  étoffes  de 
soie.  J'aperçus  dans  une  autre  de  l'or  et  de  l'argent,  sans  compter  beau- 
coup de  vaisselle  à  diverses  armoiries.  Après  cola,  je  le  suivis  dans  un 
grand  salon  que  trois  lustres  de  cuivre  éclairaient,  el  qui  servait  de  com- 
iiuinicaliou  à  d'autres  chambres.  Il  me  fit  U  de  nouvelles  questions.  Il  me 
demanda  comment  je  me  nommais,  pourquoi  j'étais  sorti  d'Oviédo  ;  et 
lorsque  j'eus  satisfait  sa  curiosité  :  Eh  bien,  Gil  lilas,  me  dit-il,  puisque  lu 
n'as  quitté  ta  patiic  que  pour  cherciier  quelque  bon  poste,  il  faut  (pie  lu 
sois  né  coil'fé,  pour  être  tombé  cnire  nos  mains.  Je  le  l'ai  déjà  ilil,  tu 
vivras  ici  dms  l'abondance,  el  rouleras  sur  l'or  et  sur  l'argent.  D'ailleurs, 
tu  y  seras  en  sûreté.  Tel  est  ce  souterrain,  que  les  officiers  de  la  sainte 
llermandad  viendraient  cent  fois  dans  celte  forêt  sans  le  découvrir.  L'en- 
trée n'en  est  connue  que  de  moi  seul  et  de  mes  camarades.  Peut-être  me 
demanderas  tu  comment  nous  l'avons  pu  l'aire  sans  que  les  habitants  des 
environs  s'en  soient  aperçus;  mais  apprends,  mon  ami,  que  ce  n'est  point 
noire  ouvrage,  cl  qu'il  est  fait  depuis  longtemps.  Après  que  les  Maures  se 
furent  rendus  maîtres  de  Grenade,  de  l'.Xrngon,  et  de  presque  toute  l'Es- 
pagne, les  chrétiens  qui  ne  voulurent  |ioint  subir  le  joug  des  infidèles 
prirent  la  fuite,  et  vinrent  se  cacher  dans  ce  pays-ci,  dans  la  Biscaye,  et 
dans  les  Asturies,  où  le  vaillant  don  Pelage  s'était  retiré.  Fugitifs  et  dis- 
persés par  pelotons,  ils  vivaient  dans  les  montagnes  ou  dans  les  bois.  Les 
uns  demeuraienl  dans  les  cavernes,  et  les  autres  firent  ]dusieuis  souter- 
rains, du  nombre  desquels  est  celui-ci.  Ayant  ensuite  eu  le  bonheur  de 
chasser  d'Espagne  leurs  ennemis,  ils  retournèrent  dans  les  villes.  Depuis 
ce  temps- là  leurs  retraites  ont  servi  d'asile  aux  gens  de  notre  profession. 
11  est  vrai  que  la  sainte  llermandad  en  a  découvert  el  détruit  queb|ucs- 
unes,  mais  il  en  reste  encore;  et,  grâces  au  ciel,  il  y  a  près  de  ipiiiize  an- 
nèfs  que  j'habite  iinjiunément  celle-ci.  Je  m'appelle  le  ca|iilaine  liulando. 
Je  suis  le  chef  de  la  compagnie  ;  et  l'homme  que  tu  as  vu  avec  moi  est  un 
de  mes  cavaliers. 

CHAPITRE  V. 

bc  l'arrivée  Je  plusieurs  autres  voleurs  dans  le  souicrrjin,  el  de  l'agréable  conversa  lion 
qu'ils  curcnl  tous  ensemble. 

Comme  le  seigneur  Rolando  achevait  de  parler  de  cette  sorte,  il  parut 
dans  le  salon  six  nouveaux  visages.  C'ét-iil  le  lieutenant  avec  cini|  liimimcs 
de  la  troupe  nui  revenaient  chargés  du  butin.  Us  apportaient  deux  man- 
ne(iuiiis  remplis  de  sucre,  de  cannelle,  de  poivie,  de  figues,  d'amandes 
cl  de  raisins  sers.  Le  lieutenant  adn  ssa  la  parole  nu  capitaine,  et  lui  dit 
qu'il  venait  d'enlever  ces  mannequins  à  un  épicier  de  ricnavenle,  dont  il 
avait  pris  aussi  le  mulet.  Après  qu'il  eut  reiuin  compte  de  son  expédition 
au  bureau,  les  dépouillcsde  l'officier  furent  portées  dans  l'office.  Alors  il 
ne  fut  plus  question  que  de  se  réjouir.  On  dressa  dans  le  salon  une  grande 
table,  el  l'on  me  renvoya  dans  la  cuisine,  où  la  dame  Léonarde  m'instrui- 
sit de  ce  que  j'avais  à  faire.  Je  cédai  à  la  nécessité,  puisque  mon  mauvais 
sort  le  voulait  ainsi;  et,  dévorant  ma  douleur,  je  me  préparai  à  servir 
ces  honnêtes  gens. 

Je  débutai  |iarle  buffet,  que  je  parai  de  tasses  d'argnil,  et  de  plusieurs 
bouteilles  de  terre  pleines  de  ce  bon  vin  que  le  seigneur  Holando  m'avait 
vanté  :  j'apportai  ensuite  deux  ragoûts,  «pii  ne  furent  jins  plutôt  servis, 
que  tous  les  cavaliers  sendrcnl  A  table.  Ils  coinmeucerenl  ;i  manger  avec 
beaucoup  d'appétit;  et  moi,  debout  derrière  eux,  je  me  lins  prêt  à  leur 
verser  du  vin.  Je  m'en  acquittai  de  si  bonne  grâce,  i|uoique  je  n'eusse 
jamais  fait  ce  métier-là,  que  j'eus  le  bonheur  de  m'atlirer  des  compli- 
ments. Le  capitaine,  en  peu  de  mots,  leur  coula  mon  histoire,  qui  les  di- 
vertit fort.  Ensuilc  il  leur  parla  de  moi  furt  avantageusement  ;  mais  j'étais 
alors  revenu  des  louauges.  cl  jeu  pouvais  entendre  .sans  jiéril.  Là-dessus 
ils  me  louèrent  tous  ;  ils  dirent  (pie  je  paraissais  né  pour  être  leuréchan- 
son,  que  je  valais  cent  fois  mieux  (|ue  mon  jirédécesseur.  Et  comme, 
depuis  sa  mori,  c'était  la  scnora  Leoiiarda  (|ui  avait  riionneur  de  présen- 
ter le  nectar  à  ces  dieu.x  infernaux,  ils  la  juivérent  de  ce  glorieux  emploi 
pour  m'en  revêtir.  Ainsi,  nouveau  (iaiivnicile,  je  succédai  à  celte  vieille 
Uébé. 


Un  grand  plat  de  rùl,  servi  peu  de  temps  après  les  ragoûts,  vint  ache- 
ver de  r.issasier  les  voleurs,  qui,  buvant  à  proportion  qu'ils  mangeaient, 
furent  Lienlôt  de  belle  humeur  et  firent  un  beau  bniil.  Les  voila  qui 
parlenl  tous  à  la  fois  :  l'un  commence  une  histoire,  l'autre  rapporte  un 
bon  mot;  un  autre  crie,  nu  aiilre  chante  ;  ils  ne  s'entendent  jioint.  Enfin 
Rolando,  fatigué  d'une  scène  où  il  mettait  inutilement  beaucoup  du  sien, 
le  prit  sur  un  Ion  si  haut,  qu'il  imposa  silence  à  la  compagnie.  Messieurs, 
leur  dit-il  d'un  ton  de  mailre,  écoutez  ce  (pie  j'ai  à  vous  proposer  :  au 
lieu  de  nous  étourdir  les  uns  les  autres  en  parlant  Ions  ensemble,  ne  fe- 
rions-nous pas  mieux  (le  nous  entretenir  eu  personnes  raisonnables  .' Il 
me  vient  une  pensée  :  depuis  que  nous  sommes  associés,  nous  n'avons 
pas  eu  la  curiosité  de  nous  demander  quelles  sont  nos  familles,  el  par 
quel  enchaînement  d'avenliires  nous  avons  embrassé  noire  profession. 
Cela  me  parait  toutefois  digne  d'être  su.  Faisons-nous  celle  confidence, 
pour  nous  divertir.  Le  lieutenant  et  les  autres,  comme  s'ils  avaient  eu 
qiieli|ue  chose  de  beau  à  raconter,  acceptèrent  avec  de  grandes  dcmon- 
slralions  de  joie  la  proposition  du  capitaine,  qui  parla  le  premier  dans 
ces  termes  : 

Messieurs,  vous  saurez  que  je  suis  fils  unique  d'un  riche  bourgeois 
de  .Madrid.  Le  jour  de  ma  naissance  fut  célébré  dans  la  famille  par  des 
réjouissances  infinies.  Mon  père,  qui  était  déjà  vieux,  sentit  une  joie 
extrême  de  se  voir  un  héritier,  et  ma  mère  entreprit  de  me  nourrir  de 
son  propre  lait.  Mon  aieul  maieruel  vivait  encore  en  ce  ti?mps-là  :  c'était 
un  bon  vieillard  ipii  ne  se  mêlait  plus  de  rien  que  de  dire  son  rosaire  et 
de  raconter  scse\]iloits  guerriers;  car  il  avait  longtemps  porté  les  ar- 
mes, et  souvent  il  se  vantail  d'avoir  vu  le  feu.  Je  devins  insensiblement 
l'idole  de  ces  trois  personnes  ;  j'étais  sans  cesse  dans  leurs  bras.  De  peur 
que  l'étude  ne  me  fatiguai  dans  mes  premières  années,  ou  mêles  laissa 
passer  dans  les  amusements  les  plus  puérils.  Il  ne  faut  pas,  disait  mon 
père,  que  les  enfants  s'appliquent  sérieusement,  (pie  le  temps  n'ait  un 
peu  mûri  leur  esprit.  Eu  attendant  celte  malurilé,  je  n'apprenais  ni  à 
lire  ni  à  écrire  ;  mais  je  ne  perdais  pas  pour  cela  mon  temps  :  mon  père 
m'enseignait  mille  sortes  de  jeux.  Je  connaissais  parfaitement  les  caries, 
je  savaisjoucrauxdés,  et  mon  grand-jiére  m'apprenait  des  romances  sur 
les  expéditions  militaires  où  il  s'était  trouvé.  11  me  chantait  tous  les  jours 
les  mêmes  couplets;  cl  lorsque,  après  avoir  répété  pendant  trois  mois 
dix  ou  douze  vers,  je  venais  à  les  réciter  sans  faute,  mes  parents  admi- 
raient ma  mémoire.  Ils  ne  paraissaient  pas  moins  contents  de  mon  es- 
prit, quand,  profitant  de  la  liberté  que  j'avais  de  tout  dire,  j'interrom- 
pais leur  entretien  pour  parler  à  tort  el  à  travers.  Ali!  qu'il  est  joli! 
s'écriait  mon  père,  eu  me  regardant  avec  des  yeux  charmés.  Ma  mère 
m'accablait  aussiUJt  de  caresses,  et  mon  grand-père  en  pleurait  de  joie. 
Je  faisais  aussi  devant  eux  impunément  les  aclions  les  plus  indécentes; 
ils  me  pardonnaient  tout  :  ils  m'adoraient.  Cependant  j'entrais  déjà  dans 
ma  douzième  année,  et  je  n'avais  point  encore  eu  de  maître.  On  m'en 
donna  un  ;  mais  il  reçut  en  même  teni|is  des  ordres  précis  deni'enseigner 
sans  en  venir  aux  voies  de  fait  :  on  lui  permit  seulement  de  me  menacer 
quelquefois,  pour  ni'inspirer  un  peu  de  crainte.  Celte  permission  ne  fut 
p.isfuit  salnt.iire;  car,  ou  je  me  moquais  des  menaces  de  mon  précep- 
teur, ou  bien,  les  larmes  aux  yeux,  j'allais  m'en  plaindre  à  ma  mère  ou 
à  mon  aieul,  et  je  leur  fai.sais  accroire  qu'il  m'avait  fort  maltraité.  Le 
jiauvre  diable  avait  beau  venir  me  démentir,  il  n'en  était  pas  pour  cela 
plus  avancé  ;  il  passait  pour  un  brûlai,  et  l'on  me  croyait  toujours  plu- 
lot  que  lui.  11  arriva  même  un  jour  ([ue je  m'égratignaiinoi-mèuic;  puis 
je  me  mis  à  crier  comme  si  l'on  m'eut  écorclié  :  ma  mère  accourut,  et 
chassa  le  maître  sur-le-champ,  quolipiil  protestât  et  prit  le  ciel  à  témoin 
qu'il  ne  m'avait  ]ias  touché. 

Je  me  défis  ainsi  de  tous  mes  précepîeurs,  jusqu'à  ce  qu'il  vînt  s'en 
présenter  un  tel  qu'il  me  le  fallait.  C'était  un  bachelier  d'Alcala.  L'ex- 
cellent maître  pour  un  enfant  de  famille!  Il  aimait  les  femmes,  le  jeu  et 
le  cabaret:  je  ne  pouvais  être  en  meilleures  mains.  11  s'attacha  d'abord 
à  gagner  mon  esprit  par  la  douceur  :  il  y  réussit,  cl,  par  là,  se  lit  aimer 
de  mes  parents,  qui  m'abandounèrenl  à  sa  coiuliiite.  Ils  n'eurent  pas  su- 
jet de  s'en  npenlir;  il  me  perfectionna  de  bonne  heure  dans  la  science 
du  monde.  A  force  de  me  mener  avec  lui  dans  tous  les  lieux  qu  il  aimait, 
il  m'en  inspira  si  bien  le  goût,  qu'au  latin  prés  je  devins  un  garçon  uni- 
versel. Dès  (|u'il  vît  que  je  n'avais  plus  besoin  de  ses  préceptes,  il  alla  les 
offrir  ailleurs. 

Si  dans  mon  enfance  j'avais  vécu  au  logis  fort  librement,  ce  fut  bien 
autre  chose  quand  je  commençai  à  devenir  maître  de  mes  actions.  Ce  fut 
dans  ma  famille  rpie  je  lis  l'essai  de  mon  impertinence.  Je  me  moquais  .i 
tout  moment  de  mon  père  et  de  ma  mère.  Ils  ne  faisaient  que  rire  de  mes 
.saillies  ;  et  plus  elles  étaient  vives,  plus  ils  les  trouvaient  agréables.  Cc- 
))cnd.iut  je  faisais  toutes  sortes  de  débauches  avec  des  jeunes  gens  de 
mon  humeur;  et  comme  nos  parents  ne  nous  donnaient  pas  assez  d'ar- 
gent pour  coiiliuuer  une  vie  si  délicieuse,  chacun  dérobait  chez  lui  ce 
qu'il  pouv.iit  prendre;  et,  cela  ne  suffisant  poini  encore,  nous  commen- 
çâmes à  voler  la  niiil;  ce  qui  n'était  pas  un  petit  suppbmcnl.  Malhcu- 
ieusemenl  lecorrégiilorappril  de  nos  nouvelles.  Il  voulut  nous  faire  ar- 
rcler  ;  mais  on  nous  averlil  de  sou  mauvais  dessein.  Xous  eûmes  recours 
à  la  l'uilc,  el  nous  nous  mimes  à  exploiter  sur  les  grands  chemins  De- 
puis ce  lemps-là,  messieurs.  Dieu  m'a  fait  la  grâce  do  vieillir  dans  ma 
profession,  malgré  les  périls  qui  y  sont  attachés. 

Le  capitaine  cessa  de  parler  en  cet  endroit,  el  le  lieiilenanl,  comme  de 
1  raison,  prit  la  parole  ajirés  lui.  Messieurs,  dit-il,  une  éducation  tout  op- 


GIL  BLAS. 


posée  à  celle  du  seJÈtneur  Rolando  a  produit  le  même  effet.  Mou  père 
était  un  bouclier  de  Tolède;  il  passait,  avec  justice,  pour  le  plus  grand 
brutal  de  sa  communauté,  et  ma  mère  n'avait  pas  un  naturel  plus  doux. 
Ils  me  fouettaient  dans  mon  enfance  comme  à  l'envi  l'un  de  l'autre; 
j'en  recevais  tous  les  jours  mille  coups.  La  moindre  faute  que  jo  com- 
mettais était  suivie  des  plus  rudes  châtiments.  J'avais  beau  demandor 
grâce  les  larmes  aux  yeux  et  protester  que  je  me  repentais  de  ce  que 
j  avais  fait,  on  ne  me  pardonnait  rien,  el,  le  plus  souvent,  on  me  frappait 
sans  raison.  Quand  mon  père  me  battait,  ma  mère,  comme  s'il  ne  s'en 
fût  pas  bien  acquitté,  se  mettait  de  la  partie,  au  lieu  d'intercéder  pour 
moi.  Ces  traitements  m'inspirèrent  tant  d'aversion  pour  la  maison  pater- 
nelle, que  je  la  quittai  avant  que  j'eusse  atteint  ma  quatorzième  année. 
Je  pris  le  chemin  d'Aragon,  et  me  rendis  à  Saragosse  en  demandant  l'au- 
mône. \J\  je  me  faufilai  avec  des  gueux  qui  menaient  une  vie  assez  heu- 
reuse. Ils  m'apprirent  à  contrefaire  l'aveugle,  à  paraître  estropié,  é 
mettre  sur  les  jambes  des  ulcères  postiches,  etc.  Le  matin,  comme  des 
acteurs  qui  se  préparent  à  jouer  une  comédie,  nous  nous  disposions  à 
faire  nos  personnages.  Chacun  courait  à  son  poste  ;  et  le  soir  nous  réu- 
nissant tous,  nous  nous  réjouissions  pendant  la  nuit  aux  dépens  de  ceux 
qui  avaient  eu  pitié  de  nous  pendant  le  jour.  Je  m'ennuyai  pourtant 
a'être  avec  ces  misérables,  el,  voulant  vivre  avec  de  plus  honnêtes  gens, 
je  m'associai  avec  des  chevaliers  d'industrie.  Ils  m  apprirent  n  faire  de 
bons  tours;  mais  il  nous  fallut  bit-ntôt  sortir  de  Saragosse.  parce  que 
nous  nous  brouillâmes  avec  un  homme  de  justice  qui  nous  avait  toujours 
protégés.  Chacun  prit  son  parti.  Pour  moi,  qui  me  sentais  de  la  dispo- 
sition à  faire  des  coups  hardis,  j'entrai  dans  une  troupe  d'hommes  cou- 
rageux qui  faisaient  contribuer  les  voyageurs;  et  je  me  suis  si  bien 
trouvé  de  leur  façon  de  vivre,  que  je  n'en  ai  pas  voulu  chercher  d'autre 
depuis  ce  temps-là.  Je  sais  donc,  messieurs,  très-bon  gré  à  mes  parents 
de  m'avoir  si  malti'aité;  car,  s'ils  m'avaient  élevé  un  peu  plus  douce- 
ment, je  ne  serais  présentement,  sans  doute,  qu'un  malheureux  bou- 
cher, au  lieu  que  j'ai  l'honneur  d'être  votre  lieutenant. 

Messieurs,  dit  alors  un  jeune  voleur,  qui  était  assis  entre  le  capitaine 
et  le  lieutenant,  sans  vanité,  les  histoires  que  nous  venons  d'entendre  ne 
sont  pas  si  composées  ni  si  curieuses  que  la  mienne  ;  je  suis  sur  que  vous 
en  conviendrez.  Je  dois  le  jour  à  une  paysanne  des  environs  de  SéviUe. 
Trois  semaines  après  qu'elle  m'eut  mis  au  monde  (elle  était  jeune,  pro- 
pre et  bonne  nourrice  ),  on  lui  proposa  un  nourrisson.  C'était  un  enfant 
de  qualité,  un  fils  uniipie  qui  venait  de  naitre  dans  Séville.  Ma  mère  ac- 
cepta volontiers  la  proposition  ;  elle  alla  cliercher  l'enfant.  On  le  lui 
confia  ;  el  elle  ne  l'eut  pas  sitôt  apporté  dans  son  village,  que,  trouvant 
quelque  ressemblance  entre  lui  et  moi,  cela  lui  inspira  le  dessein  de  nie 
faire  passer  pour  l'enfant  de  qualité,  dans  l'espérance  qu'un  jour  je  re- 
connaîtrais bien  ce  bon  office.  Mon  père,  qui  n'était  pas  plus  scrupuleux 
qu'un  autre  paysan,  approuva  la  supercherie;  de  sorte  qu'après  nous 
avoir  fait  changer  de  langes,  le  lils  de  don  Rodrigue  de  Ikrrera  fut  en- 
voyé, sous  mon  nom,  à  une  autre  nourrice,  el  ma  mère  me  nourrit 
sous  le  .'-ien. 

Malgré  tout  ce  que  l'on  peut  dire  de  l'instinct  et  de  la  force  du  sang, 
les  parents  du  petit  gentilliomme  prirent  aisément  le  change.  Ils  n'eu- 
rent pas  le  moindre  soupçon  du  tour  qu'on  leur  avait  joué,  et  jusqu'à 
rSge  de  sept  ans  je  fus  toujours  dans  leurs  bras.  Leur  intention  étant  de 
me  rendre  un  cavalier  parfait,  ils  me  donnèrent  toutes  sortes  de  maîtres; 
mais  les  plus  habiles  ont  quelquefois  des  élèves  qui  leur  font  peu  d'Iion- 
neur.  J'étais  un  de  ces  heureux  écoliers-là  ;  j'avais  peu  de  disposition 
pour  les  exercices  qu'on  m'apprenait,  et  encore  moins  de  goût  pour  les 
sciences  qu'on  me  voulait  enseigner.  J'aimais  beaucoup  mieux  jouer  avec 
les  valets,  que  j'allais  chercher  à  tous  moments  dans  les  cuisines  ou  dans 
les  écuries.  Le  jeu  ne  fut  pas  toutefois  longtemps  ma  passion  dominante  ; 
je  n'avais  pas  dix-sept  ans,  que  je  m'enivrais  tous  les  jours.  J'agaçais 
aiis>i  toutes  les  femmes  du  logis.  Je  m'attachai  principalement  à  une  ser- 
vante de  cuisine,  qui  me  parut  mériter  mes  premiers  soins.  C'était  une 
grosse  joufllue,  dont  l'enjouement  et  l'embonpoint  me  plaisaient  fort.  Je 
lui  faisais  l'amour  avec  si  pende  circoiis|ieelton,  que  don  liodrigue  même 
s'en  a|ierçut.  Il  m'en  rejirit  aigrement,  me  reprocha  la  bassesse  de  mes 
inclinations,  et,  de  peur  que  la  vue  de  l'objet  aimé  ne  rendit  ses  re- 
montrances inutiles,  il  mit  ma  princesse  à  la  porte. 

Ce  procédé  me  déplut;  je  résolus  de  m'en  venger.  Je  volai  les  pier- 
reries de  la  femme  de  don  Rodrigue  :  et  ce  vol  ne  laissait  pas  d'être  assez 
considérable;  puis,  allant  chercher  ma  belle  Hélène,  qui  s'était  retirée 
chez  une  blanchisseuse  de  ses  amies,  je  l'enlevai  en  plein  midi,  afin  que 
personne  n'en  ignorât.  Je  passai  plus  avant  :  je  la  menai  dans  .son  pays, 
où  je  l'épousai  solennellement,  tant  pour  faire  plus  de  dépit  aux  Derrera 
que  pour  laisser  aux  enfants  de  famille  un  si  bel  eiiTnjde  à  suivre.  Trois 
mois  après  ce  beau  mariage,  j'appris  que  don  Rodrigue  était  mort.  Je  ne 
fus  pas  insensible  à  celle  nouvelle;  car  je  me  rendis  promptennnt  à  Sé- 
ville pour  demander  son  bien;  mais  j'y  trouvai  du  changement  Ma  mère 
n'était  |dus,  et,  en  mourant,  elle  avait  eu  l'indiscrétion  d'avouer  tout, 
en  présence  du  curé  de  son  village  el  d'autns  bons  témoins.  Le  fils  de 
don  Rodrigue  tenait  déjà  ma  place,  ou  plutôt  la  sienne,  et  il  venait  d'être 
reconnu  avec  d'autant  plus  de  joie,  qu'on  était  moins  satisfait  de  moi  ; 
de  manière  que,  n'ayant  rien  à  espérer  de  ce  côlé-là,  et  ne  me  sentant 
plus  de  goût  pour  ma  grosse  femme,  je  me  joignis  à  des  chevaliers  de  la 
fortune,  avec  qui  je  commençai  mes  caravanes. 

Le  jeune  voleur  ayant  achevé  son  histoire,  un  autre  dit  qu'il  était  tils 


d'un  marchand  de  Burgos;  que  dans  sa  jeunesse,  poussé  d'une  dévotion 
indiscrète,  il  avait  pris  1  habit  et  fait  profession  dans  un  ordre  fort  aus- 
tère, et  apostasie  quelques  années  après.  Enfin  les  huit  voleurs  parlèrent 
tour  à  tour  ;  et  lorsque  je  les  eus  tous  entendus,  je  ne  fus  pas  surpris 
de  les  voir  ensemble.  Ils  changèrent  ensuite  de  discours.  Ils  mirent  sur 
le  tapis  divers  projets  uour  la  campagne  prochaine  ;  et,  après  avoir  formé 
une  résolution,  ils  se  levèrent  de  table  pour  s'aller  coucher.  Ils  allumè- 
rent des  bougies,  el  se  retirèrent  dans  leurs  chambres.  Je  suivis  le  capi- 
taine Rolando  dans  la  sienne,  où,  pendant  que  je  l'aidais  à  se  déshabiller  : 
Eh  bien.  Cil  Bias,  me  dit  il  d'un  air  gai,  tu  vois  de  quelle  manière  nous 
vivons.  Nous  sommes  toujours  dans  la  joie  ;  la  haine  ni  l'envie  ne  se 
glissent  point  parmi  nous;  nous  n'avons  jamais  ensemble  le  moindre  dé- 
mêlé ;  nous  sommes  plus  unis  que  des  moines.  Tu  vas,  mon  enfant, 
poursuivit-il,  mener  ici  une  vie  bien  agréable  ;  car  je  ne  te  crois  pas 
assez  sot  pour  te  faire  une  peine  d'être  avec  des  voleurs.  Eh  !  voit-on 
d'autres  gens  dans  le  monde  '?  Non,  mon  ami,  tous  les  hommes  aiment  à 
s'approprier  le  bien  d'autrui  ;  c'est  un  sentiment  général  ;  la  manière 
seule  de  le  faire  en  est  différente.  Les  conquérants,  par  exemple,  s'em- 
parent des  Etats  de  leurs  voi.<ins.  Les  personnes  de  qualité  empruntent, 
et  ne  rendent  point.  Les  banquiers,  trésoriers,  agents  de  change,  com- 
mis, et  tous  les  marchands,  tant  gros  que  petits,  ne  sont  pas  fort  scru- 
puleux .  Pour  les  gens  de  justice,  je  n'en  parlerai  point;  on  n'ignore  pas 
ce  qu'ils  savent  faire.  Il  faut  pourtant  avouer  qu'ils  sont  plus  humains  que 
nous;  car  souvent  nous  otons  la  vie  aux  innocents,  et  eux  quelquefois  la 
sauvent  même  aux  coupables. 

CHAPITRE  VI. 

De  la  leiualive  que  lit  Gil  Blas  pour  se  sauver,  et  quel  en  fut  le  succi'S, 

Après  que  le  capitaine  des  voleurs  eut  fait  aiusi  l'apologie  de  sa  pro- 
fession, il  se  mit  au  lit  ;  et  moi  je  retournai  dans  le  salon,  où  je  desser- 
vis el  remis  tout  en  ordre.  J'allai  ensuite  à  la  cuisine,  où  Domingo  (  c'é- 
tait lo  nom  du  vieux  nègre)  etladameLéonardesoupaient  en  m'attendant. 
Quoique  je  n'eusse  point  d'a|ipétil,  je  ne  laissai  pas  de  m'asseoir  auprès 
d'eux.  Je  ne  pouvais  manger,  et,  comme  je  paraissais  aussi  triste  que 
j'avais  sujet  de  l'être,  ces  deux  figures  équivalentes  entreprirent  de  me 
consoler  ;  ee  qu'elles  firent  d'une  manière  plus  pro|>re  à  me  mettre  au  dés- 
espoir qu'à  soulager  ma  douleur.  Pourquoi  vous  aflligez-vous,  mon  fils'.' 
me  dit  la  vieille;  vous  devez  plutôt  vous  réjouir  do  vous  voir  ici.  Vous 
êtes  jeune,  el  vous  paraissez  facile;  vous  vous  seriez  bientôt  perdu  dans 
le  monde.  Vous  y  auriez  indubitablement  rencontré  des  libertins  qui  vous 
auraient  engagé  dans  toutes  sortes  de  débauches,  au  lieu  que  votre  inno- 
cence se  trouve  ici  dans  un  port  assuré.  La  dame  Léonarde  a  raison,  dit 
gravement  à  son  tour  le  vieux  nègre,  et  l'on  peut  ajouter  à  cela  qu'il  n'y 
a  dans  le  monde  que  des  peines.  Rendez  grâces  an  ciel,  mon  ami,  d'être 
tout  d'un  coup  délivré  des  périls,  des  embarras,  et  des  afUiclions  de  h 
vie. 

J'essuyai  tranquillement  ce  discours,  parce  qu'il  ne  m'eut  servi  de 
rien  de  m'en  fâcher.  Je  ne  doute  pas  même,  si  je  me  fusse  mis  en  colère, 
que  je  leur  eusse  apprêté  à  rire  à  mes  dépens.  Enlin  Domingo,  après 
avoir  bien  bu  et  bien  mangé,  se  retira  dans  son  écurie.  Léonarde  prit 
au.ssitôt  une  lampe,  el  me  conduisit  dans  un  caveau  qui  servait  de  cime- 
tière aux  voleurs  qui  mouraient  de  leur  mort  nainrelle,  ot  où  je  vis  nii 
grabat  qui  avait  plus  l'air  d'un  tombeau  que  d'un  lit.  Voilà  volrc  cham- 
bre, mon  petit  poulet,  nie  dit-elle  en  me  passant  doucement  la  main  sons 
le  menton  ;  le  garçon  dont  vous  :ivez  le  lionlieur  d'occuper  la  place  y  a 
couché  tant  qu'il  a  vécu  parmi  nous,  et  il  y  repose  encore  après  sa  mort. 
Il  s'est  laissé  mourir  à  la  tleur  de  son  âge  ;  ne  soyez  pas  assez  simple 
pour  suivie  son  i'.\emple.  En  achevant  ces  paroles,  elle  me  donna  la  lam- 
pe, et  retourna  daus  sa  cuisine.  Je  posai  la  lampe  à  terre,  el  me  jelai  sur 
le  grabat,  moins  pour  prendre  du  repos  ((ue  pour  me  livrer  tout  entier 
à  mes  réllixions.  0  ciel  !  dis-je,  est-il  une  destinée  aussi  affreuse  que  la 
mienne  '.'  On  veut  que  je  renonce  à  la  vue  du  soleil  ;  el,  comme  si  ce  n'é- 
tait assez  d'être  enterré  tout  vif  à  dix-huit  ans,  il  faut  encore  que  je  sois 
réduit  a  servir  des  voleurs,  à  passer  le  jour  avec  des  brigands,  el  la  nuit 
avec  des  morts  !  Ces  pensées,  qui  me  semblaient  très-mortifiantes,  et  qui 
l'étaient  en  effet,  me  faisaient  pleurer  amèrement.  Je  maudis  cent  fois 
l'envie  que  mon  oncle  avait  eue  de  m'cnvoyer  à  Salanianqne  ;  je  me  re- 
pentis d'avoir  craint  la  justice  de  Cacabelos;  j'aurais  voulu  èlre  à  la 
question.  Mais,  considérant  que  je  me  consumais  en  plaintes  vaines,  je 
me  mis  à  rêver  aux  moyens  de  me  sauver,  et  je  me  dis  en  moi-même  ; 
Est-il  donc  impossible  de  me  tirer  d'ici  ?  Les  voleurs  dorment  :  la  cuisi- 
nière et  le  nègre  en  feront  bientôt  autant  :  pendant  qu'ils  seront  tous  en- 
dormis, ne  puis-je,  avec  cette  lampe,  trouver  l'allée  par  où  je  suis  des- 
cendu dans  cet  enfer?  Il  est  vrai  que  je  ne  me  crois  |)as  assez  fort  pour 
lever  la  irappc  qui  est  à  l'entrée.  Cependant  voyons  :  je  ne  veux  rien 
avcjir  à  me  reprocher.  Mon  désespoir  me  prêtera  (les  forces,  et  j'en  vien- 
drai peul-être  à  bout. 

Je  formai  donc  ce  grand  dessein.  Je  me  levai  quand  je  jugeai  que  Léo- 
narde et  Domingo  repo.saient.  Je  pris  la  lampe,  el  sortis  du  caveau  en  me 
recommandant  à  tous  les  .saints  an  paradis.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que 
je  démêlai  les  détours  de  ce  nouveau  labyrinthe.  J'arrivai  pourtant  à  la 
porte  de  l'écurie,  et  j'aperçus  enlin  l'allée  iiuc  je  cherchais.  Je  marche, 
je  m'avance  vers  la  trappe  avec  une  joie  nièléc  de  crainte  :  mais,  hélas  ' 


GIL  BLAS. 


au  milieu  de  l'ïlléc  je  iTiicontrsi  une  maudite  grille  de  fer  bien  fermée, 
et  dont  les  barreaux  élaient  si  prés  l'un  de  l'autre,  ^u'on  y  pouvait  à 
peine  passer  la  main.  J  me  trouvai  bien  sot  à  la  vue  de  ce  nouvel  obsta- 
cle, dont  je  ne  m'étais  point  aperçu  en  entrant,  parce  ipie  la  grille  était 
alors  ouverte.  Je  ne  laissai  pas  pourtant  de  tàter  les  barreaux.  J'exami- 
nai la  serrure,  je  tâchais  même  de  la  forcer,  lorsque  tout  à  coup  je  me 
sentis  appliuucr  vigoureusement  entre  les  deux  épaules  cin([  ou  six  coups 
de  nerf  de  lœuf.  Je  poussai  un  cri  si  perçant,  que  le  souterrain  en  re- 
tentit ;  et,  regardant  aussitôt  derrière  moi,  je  vis  le  vieux  nègre  en  che- 
mise, qui  d'une  main  tenait  une  lanterne  sourde,  et  de  l'autre  l'instru- 
Tuent  de  mon  supplice.  Ah  !  ah  I  dit-il,  petit  drôle,  vous  voulez  vous  sau- 
ver !  Oh  !  ne  pensez  pas  que  vous  puissiez  me  surprendre;  je  vous  ai 
bien  entendu.  Vous  avez  cru  trouver  la  grille  ouverte,  n'i'st-ce  pas?  Ap- 
piencz,  mon  ami,  que  vous  la  trouverez  désormais  toujours  fermée. 
Quand  nous  retenons  ici  quelqu'un  malgré  lui,  il  faut  qn  il  soit  plus  fin 
que  nous  pour  nous  échapper. 

Cependant,  au  cri  que  j'avais  fait,  deux  on  trois  voleurs  se  réveillèrent 
en  sursaut;  et,  ne  sachant  si  c'était  la  sai.ile  IlermanJad  qui  venait  fondre 
sur  eux,  ils  se  levèrent  en  appelant  à  haute  voix  leurs  cam.irades.  Dans 
un  instant  ils  sont  tous  sur  |iieJ.  Ils  prennent  leurs  épé.'S  et  leurs  cara- 
bines, et  s'avancent  presque  nus  jusqu'à  l'endroit  où  j'étais  avec  Domingo. 
Mais  sitôt  qu'ils  surent  la  cause  du  bruit  qu'ils  avaient  euiendu,  leur  in- 
quiétude se  convertit  en  éclats  de  rire.  Comment  donc.  Gil  Blas,  ni'  dit  le 
voleur  apostat,  il  n'y  a  pas  six  heures  que  tu  es  avec  nous,  et  lu  veux  déji 
t'en  aller?  11  faut  que  In  aies  bien  de  l'aversion  pour  la  retraite  Eh  !  que 
f  rais-tu  donc  si  tu  étais  chartreux?  Va  te  coucher.  Tu  eu  seras  quitte 
cette  fois  poir  les  coups  que  D  jraingo  t'a  donnés  ;  mais  s'il  l'arrivé  ja- 
mais de  faire  un  nouvel  effort  pour  te  sauver,  par  saint  Barthélémy  !  nous 
l'écorcher  ms  tout  vif.  A  ces  mots  il  se  retira.  Li-s  autres  voleurs  s'en  re- 
tournéient  aussi  dans  leurs  chambres,  en  riant  de  tout  leur  cœur  de  la 
tentative  que  j'avais  faite  pour  leur  fausser  compagnie.  Le  vieux  nègre, 
fort  satisfait  de  son  expédition,  rentra  dans  son  écurie;  et  je  regagnai 
mon  cimetière,  où  je  passai  le  reste  de  la  nuit  a  soupirer  et  à  pleurer. 

CHAPITRE  VII. 

De  ce  que  Bl  Gil  Blas,  ne  pouvaiU  faire  mieux. 

Je  pensai  succomber  les  premiers  jours  au  chagrin  qui  me  dévorait.  Je 
ne  faisais  que  traîner  une  vie  mourante  ;  mais  enfin  mon  bon  génie  m'in- 
spira la  pensée  Je  dissimuler.  J'affectai  de  paraître  moins  triste;  je  com- 
mençai à  rire  et  à  chanter,  quoique  je  n'en  eusse  aucune  envie  :  en  un 
mot,  je  me  contraignis  si  bien,  que  Léonarde  et  Domingo  y  furent  trom- 
j)és.  Ils  crurent  que  l'oiseau  s'accoutumait  à  la  cage.  Les  voleurs  s'ima- 
ginèrent la  même  chose.  Je  prenais  un  air  gai  en  leur  versani  à  boire,  et 
je  me  mêlais  à  leur  entretien,  quand  je  trouvais  occasion  d'y  placer  quel- 
que plaisanterie.  Ma  liberté,  loin  de  leur  diiplaire,  les  divertissait.  Gil 
Blas,  me  dit  le  capitaine,  un  soir  que  je  faisais  le  plaisant,  tu  as  bien  fait, 
mon  ami,  de  bannir  la  mélancolie  ;  je  suis  charmé  de  ton  humeur  et  de 
l  jn  esprit.  On  ne  connaît  pas  d'abord  les  gens  :  je  ne  te  croyais  pas  si 
spirituel  ni  si  enjoué. 

Les  autres  me  donnèrent  aussi  mille  louanges,  et  m'exhortèrent  à  per- 
sister dans  les  généreux  sentiments  que  je  leur  témoignais  ;  enfin,  ils  me 
parurent  si  contents  de  moi,  que,  profitant  d'une  si  bonne  disposition  : 
Messieurs,  leur  dis-je,  permettez  que  je  vous  découvre  le  fond  do  mou 
âme.  De|iuis  que  je  demeure  ici,  je  me  sens  tout  antre  que  je  n'étais  au- 
paravant. Vous  m'avez  défait  des  préjugés  de  mon  éducation  ;  j'ai  )iris 
insensiblement  votre  esprit.  J'ai  du  goût  pour  votre  profession  :  je  meurs 
d'envie  d'avoir  l'honneur  d'être  de  vos  confrères,  et  de  partager  avec  vous 
les  périls  de  vos  expéditions.  Toute  la  compagnie  applaudit  à  ce  discours. 
On  loua  ma  bonne  volonté  ;  puis  il  fut  résolu  tout  d'une  voix  <|u'on  me 
laisserait  servir  encore  quelque  temps  pour  épi-ouver  ma  vocation  ;  qu'en- 
suite on  me  ferait  faire  mes  caravanes;  après  quoi  on  m'accorderait  la 
place  honorable  que  je  demandais,  et  qu'on  ne  pouvait,  disait-on,  refuser 
à  un  jeune  homme  ipii  paraissait  d'aussi  bonne  volonté  que  moi. 

Il  fallut  donc  continuer  de  me  contraindre  et  d'exercer  mon  emploi 
d'cch'inson.  J'en  fus  très  mortifie,  car  je  n'aspirais  à  devenir  voleur  que 
pour  avoir  la  liberté  de  sortir  comme  les  autres  ;  cl  j'espér.iis  qu'en  fai- 
sant des  courses  avec  eux,  je  leur  échapperais  quelque  jour.  Cette  seule 
espérance  soutenait  ma  vie.  L'attente  néanmoins  me  iiarnissait  longue,  et 
je  no  laissai  pas  d'essayer  plus  d'une  fois  de  surprendre  la  vigilance  de 
Domingo  :  mais  il  n'y  eut  pas  moyen,  il  était  trop  sur  ses  gardes  ;  j'aurais 
défié  cent  Orphées  de  charnier  ce  Cerbère.  Il  est  vrai  aussi  que,  de  peur 
de  ne  rendre  suspect,  je  ne  faisais  pas  toutes  que  j'aurais  pu  faire  ]ioiir 
le  tromjier.  Il  m'observait,  et  j'étais  obligé  d'agir  avec  l)caucou|i  de  cir- 
conspection pour  ne  me  jias  trahir.  Je  m'en  remettais  donc  au  temps  que 
les  voleurs  m'avaient  prescrit  pour  me  recevoir  dans  leur  troupe,  et  je 
l'attendais  avec  autant  d'inipaliencc  q-e  si  j'eusse  dû  entrer  dans  une 
roinpagnie  de  traitants. 

Grâces  au  ciel,  six  mois  après,  ce  lemps  arriva.  Le  seigneur  Rolando 
dit  un  soir  .i  ses  cavaliers  :  Messieurs,  il  faut  tenir  la  parole  que  nous 
avons  donnée  à  Gil  Blas.  Je  n'ai  pas  mauvaise  opinion  de  ce  garçon-là;  il 
me  parait  fait  pour  maicher  sur  nos  traces;  je  crois  que  nous  en  ferons 
quejque  chose.  Je  suis  d'avis  que  nous  le  menions  demain  avec  nous 
ci:clllir  des  lauriers  sur  les  grands  chemins  Prenons  soin  nous-mêmes  de 


le  dresser  à  la  gloire.  Les  voleurs  furent  tous  dusentimeni  de  leur  CiVpi- 
taine;  et,  pour  roe  faire  voir  qu'ils  me  rcgardaieut  ileja  comme  un  de 
leurs  compagiious,  dès  ce  moment  ils  un'  dispensèrent  de  les  servii-.  Ils 
rétablirent  (a  dame  Léonarde  dans  l'emploi  qu'on  lui  avait  olé  pour  m'en 
charger.  Ils  me  fii-ent  quitter  mon  habillenieul.  qui  cousistait  en  une  sim- 
ple soutanetle  fort  u.séc,  et  ils  me  pareront  de  toute  la  dépouille  dut 
gentilhomme  uouvetleraeiU  volé.  Après  cela,  je  me  disposai  à  l'aire  lai 
première  campagne. 

ËBAPITRE  Vm, 

Gil  Blas  .icrompagne  les  voleurs.  Quel  exploit  il  fait  sar  les  gtaiids  chemin». 

Ce  fut  sur  la  fin  d'une  nuit  du  mois  de  septembre  que  je  sortis  du  sou 
terrain  avec  les  voleurs.  J'étais  armé,  comme  eux,  il  une  carabine,  de 
deux  pistolets,  d'une  épée  et  d'une  baïonnette,  et  je  montais  un  assez  Ixiu 
cheval,  qu'on  aivait  pris  au  même  gentilhomme  dont  je  |)ortais  les  babils. 
Il  y  avait  si  longtemps  que  je  vivais  dans  les  ténèbres,  que  le  jour  nais- 
sant ne  manqua  pas  de  m'èblouir;  mais  peu  à  peu  mes  yeux  s'accoutu- 
mèrent à  le  souffrir. 

Nous  passâmes  auprès  de  l'oulferrada,  et  nous  allâmes  nous  raetlre  eu 
embuscade  dans  un  petit  bois  qui  bordait  le  grand  chemiu  de  Léon,  daais 
un  endroit  d'où,  sans  être  vus,  nous  pouvions  voir  tous  les  passants.  La, 
nous  attendions  que  la  fortune  nous  offrit  quelque  bon  coup  à  faire, 
quand  nous  aperçûmes  un  religieux  de  l'ordre  de  Saint-Dominique, 
monté,  contre  1  ordinaire  de  ces  bous  pères,  sur  une  mauvaise  mule. 
Dieu  soit  loué,  s'écria  le  capitaine  en  ri.inl,  voici  le  chef-d'œuvre  de  Gil 
BiTis.  Il  faut  qu'il  aille  détrousser  ce  moine  :  voyons  comme  il  s'y  pren- 
dra. Tous  les  voleurs  jugérenl  qu'effectivement  cette  commission  me 
convenait,  et  ils  m'exhortèrent  à  m'en  Lien  acquitter.  Messieurs,  leur 
dis-je,  vous  serez  contents  .  je  vais  mettre  ce  père  nu  comme  la  main,  et 
vous  amener  ici  sa  mule.  Non,  non,  dit  llolando,  elle  n'en  vaut  pas  la 
peine  :  apporte-nous  seulement  la  bourse  de  Sa  Révérence;  c'est  tout  ce 
que  nous  exigeons  de  loi.  Je  vais  dcmc,  repris^je,  sous  les  yeux  de  mes 
maîtres,  laire  mon  coup  d'essai  ;  j'espère  qu'ils  m'honoreront  de  leurs 
suffrages.  Là-dessus,  je  sortis  du  bois  et  poussai  vers  le  religieu.x,  en 
pliant  le  ciel  de  me  pardonner  l'action  que  j'allais  faire,  car  il  n'y  avait 
pas  assez  longli  in|is  que  j'étais  avec  ces  brigands  pour  la  faire  sans  répu- 
gnance. J  aurais  bien  voulu  m'èchap)ier  des  ce  momeut-Ià;  mais  la  plu- 
part des  voleui"s  étaient  encore  mieux  montés  que  moi  :  s'ils  m'eussent 
vu  fuir,  ils  se  seraient  mis  à  mes  trousses,  et  m'auraient  bientôt  rattrapé, 
ou  peut-être  auraient-ils  fait  sur  moi  une  décharge  de  leurs  carabines, 
dont  je  me  serais  fort  mal  trouvé.  Je  n'osai  donc  hasarder  une  démarche 
si  délicate.  Je  joignis  le  père,  et  lui  demandai  la  bourse,  en  lui  présen- 
tant le  bout  d  un  pistolet.  H  s'arrêta  tout  court  pour  me  considérer  .  ei, 
sans  paraître  effrayé  :  Mon  enfant,  me  dii-il,  vous  êtes  bien  jeune  ;  \ous 
faites  de  bonne  heure  un  vilain  métier.  Mon  père,  lui  répondis-je,  tout 
vilain  qu'il  est,  je  voudrais  l'avoir  commencé  plus  tôt.  Abl  mon  lils,  ré- 
pliqua le  bon  religieux,  qui  n'avait  garde  de  comprendre  le  vrai  sens  de 
mes  paroles,  que  àites-vous?  quel  aveuglement  !  souffrez  que  je  vous  re- 
préseute  l'étal  malheureux...  Oh!  mon  père,  interrompis-je  avec  préci-^ 
pitation,  trêve  de  morale,  s'il  vous  plaît;  je  ne  viens  pas  sur  les  grands' 
chemins  pour  entendre  des  sermons  :  il  ne  s  agit  point  ici  de  cela  ;  il  faut 
que  vous  me  donniez  des  espèces.  Je  veux  de  l'argent.  De  l'iu-geul  1  me 
dit-il  d'un  air  étonné;  vous  jugez  bien  mal  de  la  charité  des  Espagnols, 
si  vous  croyez  que  les  personnes  de  mon  caractère  aient  besoin  d  argent, 
pour  voyager  eu  Es|iague.  Détrompez-vous.  On  nous  reçoit  agréablement: 
partout;  ou  nous  loge,  on  nous  nourrit,  et  l'on  ne  nous  demande  pour 
cela  que  des  |irières.  Enfin,  nous  ne  portons  point  d'argent  sur  la  route;, 
nous  nous  abandonnons  à  la  Providence.  Eli!  non,  non.  lui  reparlis-je„  , 
V  lUs  ne  vous  y  abandonnez  pas  ;  vous  avez  tou|ours  de  bonnes  pistoles 
pour  être  plus  sûrs  de  la  Providence.  Mais,  mon  père,  ajoutai-je,  finis- 
sons :  mes  camarades,  qui  sont  dans  ce  bois,  s'impatientent;  jetez  tout  a 
l'heure  votre  bourse  à  terre,  ou  bien  je  vous  tue. 

A  ces  mots,  que  je  prononçai  d'un  air  menaçant,  le  religieux  sembla  craiu^ 
dre.  pour  sa  vie.  Attendez,  me  dit-il,  je  vais  donc  vous  satisfaire,  puisqu'il; 
le  f.iut  .ibsuluiuent.  Je  vois  bien  qu'avec  vous  autres  les  ligures  de  rheio- 
riquo  .sont  inutiles.  Eu  disant  cela,  il  tira  de  dessous  sa  robe  une  gros-e 
bourse  de  peau  de  chniois,  qu'il  laissa  tomber  à  terre.  Alors  je  lui  di,- 
qu'il  po  '.vait  continuer  son  chemin,  ce  qu'il  ne  me  donna  pas  la  peine  .U: 
répéter.  Il  pressa  les  lianes  de  sa  mule,  qui,  démentant  l'oîiinion  que  j  a- 
vais  d'elle,  car  je  ne  I.-,  croyais  pas  meilleure  que  celle  oc  mou  oncle, 
prit  loui  àco.ip  un  assez  bon  train.  Tandis  qu'il  s'éloignait,  je  mis  pied 
à  terre.  Je  ramassai  la  bourse,  qui  me  |iariil  |ies«ntc.  Je  remontai  sur  iii.i 
hèle,  cl  regagnai  promplcmenl  le  bois,  ou  les  voleurs  m'altendaicnt  avec 
impatience,  pour  me  léliciter,  comme  si  la  victoire  i]u  ■  je  venais  de  rem- 
jiorlcr  m'eût  coûté  beaucoup.  A  peine  me  douuéienl-ils  le  temps  de  des. 
cendre  de  cheval,  tant  ils  s'empressaient  de  m  embrasser.  Courage,  Gil 
Blas,  me  dit  Rolando;  lu  viens  de  faire  des  merveilles.  J'ai  eu  les  yeux, 
altacbés  sur  loi  |)endanl  ton  expédition;  j'ai  observé  la  contenance  ;  je  te 
prédis  que  lu  deviendras  un  excellent  voleur  de  grand  chemin,  ou  je  ne 
m'y  connais  pas.  Le  lieutenant  et  les  autres  applaudirent  à  la  prédiction, 
et  m'assurèrent  que  je  ne  pouvais  pas  manquer  de  l'accomplir  quelque 
jour.  Je  les  remerciai  de  la  iiaule  idée  qu'ils  avaient  Je  moi,  et  leur  jiro- 
mii  de  faire  tous  raesi efforts  |>our  la  soutenir. 


GIL  BLAS. 


Après  qu'ils  m'eurent  d'amant  plus  loiio  i|neje  méritais  moins  de  l'clre, 
il  leur  prit  envie  d'ex.iminer  le  butin  dont  je  revenais  charçé.  Voyons, 
dirent-ils,  voyons  ce  qu'il  y  a  dans  la  liourse  du  relicieux.  Elle  doit  être 
bien  garnie,  continua  l'un  d'entre  eux,  car  ces  bons  pères  ne  voyr.gent 
pas  en  pèlerins.  Le  capitaine  délia  la  bourse,  l'ouvrit,  et  en  tira  deux  ou 
trois  poiimées  de  petites  médailles  de  cuivre,  entremêlées  i'agnus  Dei, 
avec  quelques  scapulaires.  .\  la  vue  d'un  larcin  si  nouveau,  tous  les  vo- 
leurs éclatèrent  en  ris  immodérés.  Vive  Dieu  I  s'écria  le  lieutenant,  nous 
avons  bien  de  l'obligatiiui  à  Gil  Blas  •  il  vient,  pour  sou  coup  d'essai,  de 
faire  an  vol  fort  salutaire  à  la  corap.ignie.  Celte  plaisanterie  en  attira 
d'autres.  Ces  scélérats,  et  particulièrement  celui  qui  avait  apostasie,  com- 
mencèrent à  s'égayer  sur  la  matière. 

Il  leur  échappa  "mille  traits  qu'il  ne  m'est  pas  permis  de  rapporter,  et 
qui  marquaient  lii'n  le  dérèglement  de  leurs  mœurs.  .Moi  seul,  je  ne  riais 
pas.  Il  est  vrai  que  les  railleurs  m'en  olaient  l'envie,  on  se  réjouissant 
iinsi  à  mes  dépens-  Chacun  vie  lança  son  Irait,  et  le  capitaine  me  dit  :  Ma 
foi,  Gil  Blas,  je  te  con.seilli  '.mi  ami,  de  ne  le  plus  jouer  aux  moines;  ce 
sont  des  gens  trop  Ans  et  l;   ;i  rusés  pour  toi. 

CHAPITRE  IX. 

De  l'événement  sr^rienx  qui  suivit  celte  averiliire. 

Wous  demeurâmes  dans  le  bois  la  plus  grande  partie  de  la  journée,  sans 
apercevoir  aucun  voyageur  qui  put  payer  pour  le  religieux.  Enlln  nous  en 
sortîmes  pour  retounur  au  souterrain",  bornant  nos  exploits  à  ce  risible 
événemeui,  qui  faisait  encore  le  sujet  de  notre  entretien,  lorsque  nous 
découvrinics  de  loin  un  carrosse  à  ipiatre  mules.  Il  venait  i  nous  au 
grand  trot,  et  il  était  accompagné  de  trois  hommes  à  cheval  qui  me  pa- 
rurent bien  armés  et  bien  disposés  à  nous  recevoir  si  nous  étions  assez 
hardis  pour  les  insulter.  Rolando  flt  faire  halte  à  la  troupe,  pour  tenir 
conseil  là-dessus,  et  le  résultat  fut  qu'on  atla((uerail.  Aussiiol  il  nous 
rangea  de  la  manière  qu'il  voulut,  et  nous  marchâmes  en  bataille  au- 
devant  du  carrosse.  Malgré  les  applaudissements  que  j'avais  reçus  dans  le 
bois,  je  me  sentis  saisi  d'un  grand  tremblement,  et  bientôt  il  sortit  de 
tout  mon  corps  une  sueur  froide,  qui  ne  me  présageait  rien  de  bon.  Pour 
surcroit  de  bonheur,  j'étais  au  front  de  la  bataille,  entre  le  capitaine  et 
le  lieutenant,  qui  m'avaient  placé  là  pour  m'accontuinir  au  feu  tout  d'un 
coup,  Rolando,  remarquant  jusqu'à  quel  point  nature  pâtissait  (liez  moi, 
me  regarda  de  travers,  et  nie  dit  d'un  air  brusque  :  Ecoule,  Gil  Blas, 
songe  à  faire  ton  devoir;  je  t'avertis  ((ue,  si  tu  recules,  je  te  casserai  la 
têted'un  coup  de  pistolet.  J'étais  trop  persuadé  qu'il  le  ferait  comme  il 
le  di.sail  pour  négliger  l'avertissement;  c'est  pourquoi  je  ne  pensai  plus 
qu'à  recommander  mon  âme  à  Dieu,  puisque  je  n'avais  pas  moins  à 
craindre  d'un  côté  que  de  l'autre. 

Pendant  ce  temps-là,  le  carrosse  et  les  cavaliers  s'approchaient.  Ils 
connurent  quelle  sorte  de  gens  nous  étions;  et,  devinant  notre  dessein  à 
notre  contenance,  ils  s'arrêtèrent  a  la  portée  d'une  escopelte  Ils  avaient, 
aussi  bien  que  nous,  des  carabines  et  des  pistolets.  Tandis  qu'ils  se  prépa- 
raient à  nous  faire  face,  il  sortit  du  carrosse  un  homme  bien  fait  et  riclie- 
mcnt  vêtu.  Il  monta  sur  un  cheval  de  miin,  dont  un  des  cavaliers  tenait 
la  bride,  et  il  se  mit  à  la  tête  des  antres.  Il  n'avait  pour  armes  que  son 
épée  et  deux  pistolets.  Encore  qu'ils  ne  fussent  que  (juatre  contre  neuf, 
car  le  cocher  demeura  sur  son  siège,  ils  s'avancèrent  vers  nous  avec  une 
audace  qui  redoubla  mon  effroi.  Je  ne  laissai  pas  pourtant,  bien  que  trem- 
blant de  tous  mes  membres,  de  me  tenir  prêt  à  tirer  mon  coup  ;  mais, 
pour  dire  les  choses  comme  elles  sont,  je  fermai  les  yeux  et  tournai  la 
tête  en  déchargeant  ma  carabine;  et,  de  la  manière  que  je  tirai,  je  ne 
dois  point  avoir  ce  coup-là  sur  la  conscience. 

Je  ne  ferai  point  un  détail  de  l'action  :  quoique  présent,  je  ne  voyais 
rien  ;  et  ma  peur,  en  me  troublant  l'imagination,  me  cachait  l'horreur 
du  spectacle  même  qui  m'effrayait.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'après 
un  grand  bruit  de  mousquetades,  j'entendis  mes  compagnons  crier  à  pleine 
tète  :  ric(o«re.'  victoire!  A  celle  acclamation,  la  terreur  qui  s'était  em- 
parée de  mes  sens  se  dissipa,  et  j'aperçus  sur  le  champ  de  bataille  les 
quatre  cavaliers  étendus  sans  vie.  De  notre  côté,  nous  n'eûmes  qu'un 
homme  de  tué  ;  ce  fut  l'apostat,  qui  n'eut,  en  celle  occasion,  que  ce  qu'il 
M)éritait  pour  son  apostasie  et  pour  ses  mauvai.ves  plaisanieries  sur  les 
scapulaires.  Un  de  nos  cavaliers  re;ut  une  balle  à  la  rolule  du  genou 
droit.  Le  lieutenant  fut  aussi  blessé,  mais  fort  légèrement,  le  coup 
n'ayant  fait  qu'eflleurer  la  peau. 

Le  seigneur  Rolando  courut  d'abord  à  la  portière  du  carrosse.  11  y 
avait  iteilans  une  dame  de  viugt-cpiatre  à  vingt-cinq  ans,  qui  lui  parut 
irès-belle,  malgré  le  Iriste  état  ou  il  la  voyait.  Elle  s'était  évanouie  pen- 
dant le  combat,  et  son  évanouissement  durait  encore.  Tandis  qu'il  s'oc- 
cupait à  la  considérer,  nous  songeâmes  nous  autres  au  butin.  Nous  com- 
mençâmes par  nous  emparer  des  chevaux  des  cavaliers  tués,  car  ces 
animaux,  épouvantés  du  bruit  des  coups,  s'étaient  un  peu  écartés,  après 
avoir  perdu  leurs  guides.  Pour  les  mules,  elles  n'avaient  pas  branlé, 
quoique,  durant  l'action,  le  cocher  eut  quitté  son  siège  pour  se  sauver. 
Nous  mîmes  pied  à  terre  pour  les  dételer,  et  nous  les  charge.lmes  de  plu- 
sieurs malles  que  nous  trouvâmes  attachées  devant  et  derrière  le  carrosse. 
Cela  fait,  on  prit,  par  ordre  du  capitaine',  la  dame,  ipii  n'avait  point  en- 
core rappelé  ses  esprits,  et  ou  la  mit  à  cheval  entre  les  mains  d'un  voleur 
des  plus  robustes  et  des  mieux  montés  ;  puis,  laissant  sur  le  grand  cliemiu 


le  carrosse  et  les  moils  dépouillés,  nous  emmenâmes  avec  nous  la  dame, 
les  mules  et  les  chevaux. 

CHAPITRE  X. 

De  quelle  manière  les  voleurs  eu  us.rent  cvec  la  dauie.  Du  grand  dessein  que  forma 
Gil  Blas,  et  q'iet  en  l'ut  l'événement. 

Il  y  avait  déjà  plus  d'une  heure  qu'il  était  nuit  quand  nous  arrivâmes 
au  souterrain.  Nous  menâmes  d'abord  les  bêtes  à  l'écurie,  où  nous  fumes 
obligés  nous-mêmes  de  les  attacher  an  râtelier  el  d'en  avoir  soin,  parce 
que  le  vieux  nègre  était  an  lit  depuis  trois  jours.  Outre  que  la  goutte  lavait 
pris  violemment,  un  rhiimalisnie  le  tenait  entrepris  de  tous  ses  membres. 
Il  ne  lui  restait  rien  de  libre  que  la  langue,  qu'il  employait  à  témoigner 
son  impatience  par  d'horribles  blasphèmes.  Nous  laissâmes  ce  misérable 
jurer  et  blasphémer,  et  nous  allâmes  à  la  cuisine,  où  nous  donnâmes 
toute  noire  attention  à  la  dame,  qui  paraissait  environnée  des  ombres  de 
la  mort.  >'ous  n'épargnâmes  rien  pour  la  tirer  de  son  évanouissement,  et 
nous  eûmes  le  bonheur  d'en  venir  à  bout.  Mais  quand  elle  eut  repris  l'u- 
sage de  ses  sens,  et  qu'elle  se  vit  entre  les  bras  de  plusieurs  hommes  qui 
lui  étaient  inconnus,  elle  sentit  son  malheur;  elle  en  frémit.  Tout  ce  que 
la  douleur  et  le  désespoir  en.semble  peuvent  avoir  de  plus  affreux  parut 
peint  dans  ses  yeux,  qu'elle  leva  au  ciel,  comme  pour  se  plaindre  à  lui 
des  indignilés  dont  elle  était  menacée;  puis,  cédant  tout  à  coup  à  ces 
images  épouvantables,  elle  retombe  en  défaillance,  sa  paupière  se  re- 
ferme, et  les  volenrs  s'imaginent  que  la  mort  va  leur  enlever  leur  proie. 
Alors  le  capitaine,  jugeant  plus  à  propos  de  l'abandonner  à  elle-même  que 
de  la  tourmenter  par  de  nouveaux  secours,  la  fit  porter  sur  le  lit  de  Leo- 
narde,  où  on  la  laissa  toute  seule,  au  hasard  de  ce  qu'il  en  pouvait  ar- 
river. 

Nous  passâmes  dans  le  salon,  où  un  des  voleurs,  qui  avait  été  chirur- 
gien, visila  les  blessures  du  lieutenant  el  du  cavalier,  et  les  frotta  de 
baume.  L'opération  faite,  on  voulut  voir  ce  qu'il  y  avait  dans  les  malles. 
Les  unes  se  trouvèrent  remplies  de  dentelles  el  de  linge,  les  autres  d'ha- 
bits ;  mais  la  dernière  qu'on  ouvrit  renfermait  quelques  sacs  pleins  de 
pisloles,  ce  qui  réjouit  infiniment  messieurs  les  intéressés.  Après  cet 
examen,  la  cuisinière  dressa  le  buffet,  mit  le  couvert  et  servit.  Nous 
nous  entretînmes  d'abord  de  la  grande  victoire  que  nous  avions  rem- 
portée. Sur  quoi  Rolando  m'adressanl  la  parole  ;  Avoue,  Gil  Blas,  me 
dit-il,  avoue,  mon  enfant,  que  lu  as  eu  grand'peur.  Je  répondis  que  j'en 
demeurais  d'accord  de  bonne  foi  ;  mais  que  je  me  ballrais  comme  un 
paladin  quand  j'aurais  fait  seulement  deux  ou  trois  campagnes.  Là-de.s- 
sus  toute  la  compagnie  prit  mon  parti,  en  disant  qu'on  devait  me  le  par- 
donner; que  l'action  avait  été  vive;  et  que,  pour  un  jeune  homme  qui 
n'avait  jamais  vu  le  feu,  je  ne  m'étais  point  mal  tiré  d'affaire. 

La  conversation  tomba  ensuite  sur  les  mules  el  les  chevaux  que  nous 
venions  d'amener  au  souterrain.  Il  fut  arrêté  que,  le  lendemain,  avant  le 
jour,  nous  partirions  tous  pour  les  aller  vendre  à  Mansilla,  où  probable- 
ment on  n'aurait  point  encore  entendu  parler  de  notre  expédition.  Ayant 
pris  cette  résolution,  nous  achevâmes  de  souper;  puis  nous  retournâmes 
à  la  cuisine  pour  voir  la  dame,  que  nous  trouvâmes  dans  la  même  situa- 
tion ;  nous  crûmes  qu'elle  ne  passerait  pas  la  nuit.  Néanmoins,  quoi- 
qu'elle parût  à  peine  jouir  d'un  reste  de  vie,  quelques  voleurs  ne  lais- 
sèrent pas  de  jeter  sur  elle  un  œil  profane,  el  de  témoigner  une  brutale 
envie,  qu'ils  auraient  satisfaite,  si  Rolando  ne  les  en  eût  empêchés,  en 
leur  leprésenlant  qu'ils  devaient  du  moins  attendre  que  la  dame  fût 
sortie  de  cet  accalilemenl  de  tristesse  qui  lui  ôlait  tout  sentiment.  Le  res- 
pect qu'ils  avaient  pour  le  capitaine  retint  leur  incontinence  ;  sans  cela 
rien  ne  pouvait  sauver  la  dame  :  sa  mort  même  n'aurait  peut-être  pas  mis 
son  honneur  en  sûreté. 

Nous  laissâmes  encore  cette  malheureuse  femme  dans  l'état  où  eli  • 
était.  Rolando  se  contenta  de  charger  Léonardc  d'en  avoir  soin,  et  chacun 
se  relira  dans  sa  chambre.  Pour  moi,  lorscpie  ji^  fus  couché,  au  lieu  de 
me  livrer  au  sommeil,  je  ne  lis  que  m'occuper  du  malheur  de  la  dame. 
Je  ne  doutais  point  que  ce  ne  fût  une  personne  de  qualité,  et  j'en  trouvais 
son  sort  plus  déplorable.  Je  ne  pouvais,  sans  frémir,  me  peindre  les  hor- 
reurs qni  l'atteiidaieni,  et  je  m'en  seulais  aussi  vivement  touché  que  si 
le  sang  ou  l'amitié  m'eût  attaché  à  elle.  Enflu,  après  avoir  bien  plaint  sa 
destinée,  je  rêvai  aux  moyens  de  préserver  son  lionneur  du  péril  dont  il 
était  menacé,  et  de  me  tirer  en  même  temps  du  souterrain.  Je  songeai  que 
le  vieux  nègre  ne  pouvait  se  remuer,  et  que,  depuis  son  indisposition, 
la  cuisinière  avait  la  clef  de  la  grille.  Cette  pcn.sée  m'échauffa  l'imagina- 
tion, et  me  (il  concevoir  un  projet  que  je  digérai  bien  ;  puis  j'en  commcn- 
c:ii  sur-le-champ  l'exécutiou  ds  la  manière  suivante  : 

Je  fe'gnis  d'avoir  la  cidiipie.  Je  poussai  d'abord  des  plaintes  el  des  gé- 
missements; ensuite,  élevant  la  voix,  je  jetai  de  grands  cris.  Les  voleurs 
te  réveillent  cl  sont  bientôt  auprès  de  moi.  Us  me  demandent  ce  qui  m'o- 
blige à  crier  ainsi.  Je  répondis  que  j'avais  une  colique  horrible,  et,  pour 
mieux  le  leur  persuader,  je  me  mis  A  grincer  les  dents,  à  faire  des  gri- 
maces cl  des  contorsions  effroyables,  et  a  m'agiter  d'une  étrange  façon. 
Après  cela,  je  devins  tout  à  coup  tranquille,  comme  si  mes  douleurs 
m'eussent  donné  quelque  relâche;  un  instant  après,  je  me  remis  à  faire 
des  bonds  sur  mon  grabat  et  à  me  tordre  les  bras.  En  un  mol,  je  jouai  si 
bien  mon  rôle,  (luc  les  voleurs,  tout  fins  qu'ils  étaient,  s'y  laissèrent  trom- 
per et  crurent  ((ii'cu  effet  je  sentais  des  tranchées  violentes.  Mais,  en  fai- 


8 


GIL  BLAS. 


tant  si  bien  mon  (lersonnage,  je  fus  tourmenlé  d'une  étrana;e  façon  ;  car 
désqueinescharit.ililcs  confrères  s'ininginèrenl  que  je  soiiffrais,  les  voila 
tous  qui  s'empressent  à  me  soulager  :  l'un  m'apporlc  nue  bouieiUc  d'eau- 
de-vie  et  m'en  fait  avaler  la  moitié;  l'autre  me  donne,  malgré  moi,  un 
lavement  d'Iiuile  d'amandes  douces;  un  autre  va  chauffer  une  serviolte,  et 
me  l'applique  toute  brûlante  sur  le  ventre.  J'avais  beau  crier  miséricorde  ; 
ils  imputaient  mes  cris  à  ma  colique,  et  continuaient  à  me  faire  souffrir 
des  ma;iî  véritables,  en  voulantm'en  ôterun  que  je  n'avais  point.  Enfin, 
ne  pouvant  plus  y  résister,  je  fus  obligéde  leur  dire  que  je  ne  sentais  plus 
de  tranchées,  et  que  je  les  conjurais  de  me  donner  quartier.  Ils  cessèrent 
de  me  fatiguer  de  leurs  remèdes,  et  je  me  gardai  bien  de  me  plaindre 
davantage,  de  peur  d'éprouver  encore  leur  secours. 

Cette  scène  dura  près  de  trois  hfures.  Après  quoi  les  voleurs,  jugeant 
que  le  jour  ne  devait  pas  être  fort  éleigné,  se  préparèrent  à  partir  pour 
Mansilla.  Je  lis  alors  un  nouveau  lazzi  ;  je  voulus  me  lever  pour  leur  faire 
croire  que  j'avais  grande  envie  de  les  accompagner;  mais  ils  m'en  empê- 
chèrent. Non,  non,  Gil  Blas,  me  dit  le  seigneur  Rolando,  demeure  ici, 
mon  fils  ,  la  colique  pourrait  te  reprendre.  Tu  viendras  une  autre  fois 
avec  nous  ;  pour  aujourd'hui,  tu  n'es  pas  en  état  de  nous  suivre  ;  repose- 
toi  toute  la  journée,  tu  as  besoin  de  repos.  Je  ne  crus  pas  devoir  insister 
fort  sur  cela,  de  crainte  qu'on  ne  se  rendît  à  mes  instances;  je  parus  seu- 
lement Irès-mortiDé  de  ne  pouvoir  être  de  la  partie  :  ce  que  je  lis  dun  air 
si  naturel,  qu'ils  sortirent  tous  du  souterrain  sans  avoir  le  moindre  soup- 
çon de  mon  projet.  Après  leur  départ,  que  j'avais  lâché  de  hâter  par  mes 
vœux,  je  m'adressai  ce  discours  :  Oh  çd  !  Gil  Blas,  c'est  â  présent  qu'il 
faut  avoir  de  la  résolution.  Arme-toi  de  courage  pour  achever  ce  que  tu 
as  si  heureusement  commencé.  La  chose  me  paraît  aisée  :  Domingo  n'est 
point  en  état  de  s'opposer  à  ton  entreprise,  et  Léonarde  ne  peut  t'em- 
pècher  de  l'e.xécuter.  Saisis  cette  occasion  de  t'èchapper;  tu  n'en  trou- 
veras jamais  peut-être  une  plus  favorable.  Ces  réilexions  me  remplirent 
de  confiance  :  je  me  levai;  je  pris  mon  épée  et  mes  pistolets,  et  j'allai 
d'abord  à  la  cuisine;  mais  avant  que  d'y  entrer,  comme  j'entendis  parler 
Léonarde,  je  m'arrêtai  pour  écouter  Elle  parlait  â  la  dame  inconnue,  qui 
avait  repris  .ses  esprils,  el  qui,  considérant  tonte  son  infortune,  pleurait 
alors  et  se  désespérait.  Pleurez,  ma  fille,  lui  disait  la  vieille,  fondez  en 
larmes,  n'épargnez  point  les  soupirs  ;  cela  vous  soulagera.  Votre  .saisis- 
sement était  dangereux  ;  mais  il  n'y  a  plus  rien  â  craindre,  puisque  vous 
versez  des  pleurs.  Votre  douleur  s'apaisera  peu  à  peu,  et  vous  vous  ac- 
eoutumerez  à  vivre  ici  avec  nos  messieurs,  qui  sont  d'honnêtes  gens.  Vous 
serez  mieux  traitée  qu'une  princesse;  ils  auront  |iour  vous  mille  com- 
plaisances, et  vous  témoigneront  tous  les  jours  de  l'affection.  11  y  a  bien 
des  femmes  qui  voudraient  être  à  votre  place. 

.Te  ne  donnai  pas  le  temps  à  Léonarde  d'en  dire  davantage.  J'entrai;  et, 
lui  mettant  un  pistolet  sur  la  gorge,  je  la  pressai  d'un  air  menaçant  de 
me  remettre  la  ciel  de  la  grille.  Elle  fut  troublée  de  mon  action  ;  et, 
quoique  très-avancée  dans  sa  carrière,  elle  se  sentit  encore  assez  attachée 
i  la  vie  pour  n'oser  me  refuser  ce  que  je  lui  demandais.  Lorsque  j'eus  la 
clef  entre  les  mains,  j'adressai  la  parole  à  la  dame  afiligée.  Madame,  lui 
dis-je,  le  ciel  vous  a  envoyé  un  libérateur,  levez-vou-;  pour  me  suivre  ;  je 
vais  vous  mener  où  il  vous  plaira  que  je  vous  conduise.  La  dame  ne  fut 
pas  sourde  à  ma  voix,  et  me  paroles  firent  tant  d'impression  sur  son  es- 
prit, que,  rappelant  tout  ce  qui  lui  restait  de  forces,  elle  se  leva,  vint  se 
jeler  à  mes  pieds,  en  me  conjurant  de  conserver  son  honneur.  Je  la  re- 
levai el  rassurai  ((u'elle  pouvait  compter  sur  moi.  Ensuite  je  pris  des 
cordes  que  j'aperçus  dans  la  cuisine  ;  et,  â  l'aide  de  la  dame,  je  liai  Léo- 
narde aux  pieds  â'une  grosse  table,  en  lui  protestant  que  je  la  tuerais  si 
elle  poussait  le  moindre  cri.  La  bonne  Léonarde,  persuadée  que  je  n'y 
manquerais  pas  si  elle  osait  me  contredire,  prit  le  parti  de  me  laisser 
faire  tout  ce  que  je  voulus.  J'allumai  de  la  bougie,  el  j'allai  avec  l'in- 
connue à  la  chambre  oA  étaient  les  espèces  d'or  et  d'argent  Je  mis  dans 
mes  poches  autant  de  pisloleset  de  doubles  (iisloles  qu'il  yen  put  tenir; 
et,  pour  obliger  la  dame  à  s'en  charger  aussi,  je  lui  représentai  qu'elle  ne 
faisait  que  reprendre  son  bien,  ce  qu'elle  fil  sans  scrnpie.  Quand  nous 
en  eûmes  une  bonne  |trovision,  nous  marchâmes  vers  l'écurie,  où  j'entrai 
seul  avec  mes  )jislolels  en  élat.  Je  complais  bien  que  le  vieux  nègre, 
jnalgré  sa  goulle  et  son  rhumatisme,  ne  me  laisserait  pas  tranquillement 
seller  el  brider  mon  cheval,  el  j'étais  dans  la  résolution  de  le  guérir  ra- 
dicalement de  tous  ses  maux,  s'il  s'avisait  de  vouloir  faire  le  méchant; 
mais,  par  bonheur,  il  était  alors  si  accablé  des  douleurs  qu'il  avait  .souf- 
lertcs  cl  de  celles  ((u'il  souffrait  encore,  que  je  tirai  mon  cheval  de  l'é- 
curie sans  même  qu'il  parijl  s'en  apercevoir.  La  dame  m'allendait  à  la 
porte.  Nous  enfilâmes  promnlement  l'allée  par  où  l'on  sortait  du  souter- 
rain. Nous  arrivons  à  la  grille,  nous  l'ouvrons,  el  nous  parvenons  enfin  à 
la  trappe.  Nous  eûmes  beaucoup  de  ]ieinc  à  la  lever,  ou  plutôt,  pour  en 
venir  à  bout,  nous  eûmes  besoin  de  la  force  nouvelle  que  nous  prêta  l'en- 
vie de  nous  sauver. 

Le  jour  commençait  A  paraître,  lorsque  nous  nous  vîmes  hors  de  cet 
abime.  Nous  songeâmes  aussitôt  à  nous  en  éloigner.  Je  me  jetai  en  selle  ; 
la  dame  moula  derrière  moi,  cl  suivant  au  galop  le  premier  sentier  qui 
se  piésenta,  nous  sortîmes  bientôt  de  la  forêt.  Nous  entrâmes  dans  une 
plaine  coupée  de  plusieuis  roules  ;  nous  en  prîmes  une  au  hasard.  Je  mou- 
rais de  peur  qu'elle  ne  nous  conduisit  à  Mansilla,  el  que  nous  ne  rencon- 
trassions llolando  et  ses  camarades,  ce  qui  pouvait  fort  bien  nous  arriver. 
Ileureu.semeiit  ma  crainte  fut  vainc.  Nous  arrivâmes  â  la  ville  d'Astorga 
sur  les  deux  heures  a]]rés  midi.  J'aperçus  des  gens  qui  nous  regardaient 


avec  une  extrême  alleniion,  comme  si  c'eût  été  pour  eux  un  spectacle 
nouveau  de  voir  une  fenmie  à  cheval  derrière  un  homme.  Nous  ilescen- 
(limes  à  la  première  hôtellerie,  où  j'ordonnai  d'abord  i|u'on  mit  à  la 
broche  une  perdrix  et  un  lapereau.  Pendant  qu'on  exécutait  mon  ordre, 
el  qu'on  nous  préparait  à  dîner,  je  conduisis  la  dame  à  une  chambre,  ou 
nous  commençâmes  à  nous  entretenir  ;  ce  que  nous  n'avions  pu  faire  en 
chemin,  parce  que  nous  étions  venus  trop  vite.  Elle  me  témoigna  combien 
elle  était  sensible  au  service  que  je  venais  de  lui  r  ndre,  el  me  dit  qu  a- 
près  une  action  si  généreuse,  elle  ne  pouvait  se  persuader  que  je  fusse 
un  compagnon  des  brigands  â  qui  je  l'avais  arrachée.  Je  lui  comptai  mon 
histoire  pour  la  confirmer  dans  la  bonne  opinion  qu'elle  avait  conçue  de 
moi.  Par  là  je  l'engngeai  à  me  donner  sa  confiance,  et  à  m'apprendre  ses 
malheurs,  qu'elle  me  raconta  comme  je  vais  le  dire  dans  le  chapitre 
suivant. 

CHAPITRE  XL 

Histoire  de  dona  Mencia  de  Mos(|aera. 

Je  suis  née  à  Valladolid,  el  je  m'appelle  dona  .Mencia  de  Mosquera.  Don 
Martin  mon  père,  après  avoir  consumé  presque  tout  son  palrinioine  dans 
le  service,  fui  tué  en  Portugal,  à  la  lête  d'un  régiment  qu'il  commandait. 
11  nie  laissa  si  peu  de  bien,  que  j'étais  un  assez  mauvais  parti,  quoique 
je  fusse  lillc  unique.  Je  ne  manqusri  pas  toutefois  d'amants,  malgré  la 
médiocrité  de  ma  fortune.  Plusieurs  cavaliers  des  plus  considérables 
d'Espagne  me  recherchèrent  en  mariage.  Celui  qui  s'attira  mon  attention 
fut  don  Alvar  de  Mello.  Véritablement  il  était  mieux  fait  que  ses  rivaux; 
mais  des  qualités  plus  solides  me  déterminèrent  en  sa  faveur.  Il  avait  de 
l'esprit,  de  la  discrétion,  de  la  valeur  et  de  la  probité.  D'ailleurs  il  pouvait 
passer  pour  l'homme  du  monde  le  plus  galant.  Fallait-il  donner  une  fêle, 
rien  n'était  mieux  entendu  ;  et,  s'il  paraissait  dans  les  joutes,  il  y  faisait 
toujours  admirer  sa  force  et  son  adresse.  Je  le  préférai  donc  à  tous  les 
autres,  el  je  l'épousai. 

Peu  de  jours  après  notre  mariage,  il  rencontra  dans  un  endroit  écarlé 
don  André  de  Baësa,  qui  avail  été  un  de  ses  rivaux.  Ils  se  piquèrent  l'un 
l'autre,  el  mirent  l'épée  à  la  main.  Il  en  coûta  la  vie  à  don  .indré.  Comme 
il  élail  neveu  du  corrègidor  de  Valladolid,  homme  violent  el  ennemi  de 
la  maison  de  Mello,  don  Alvar  crut  ne  pouvoir  assez  tôt  sortir  de  la  ville. 
Il  revint  promptement  an  logis,  où,  pendant  qu'on  lui  préparait  uu  che- 
val, il  me  conta  ce  qui  venait  de  lui  arriver.  Ma  chère  Mencia,  me  dil-il 
ensuite,  il  faut  nous  séparer,  c'est  une  nécessité  ;  vous  connaissez  le  cor- 
règidor: ne  nous  flattons  point,  il  va  me  poursuivre  vivement.  Vous  n'i- 
gnorez pas  quel  est  son  crédit  ;  je  ne  serai  pas  en  sûreté  dans  le  royaume. 
il  était  si  pénétré  de  sa  douleur,  el  plus  encore  de  celle  dont  il  mé  voyait 
saisie,  qu'il  n'en  put  dire  davantage.  .Te  lui  fis  prendre  de  l'or  el  quel- 
ques pierreries;  puis  il  me  tendit  les  bras,  et  nous  ne  finies,  pendant  un 
quart  d'heure,  que  confondre  nos  soupirs  et  nos  larmes.  Enfin  on  vint 
l'avertir  que  le  cheval  était  prêt.  Il  s'arrache  d'auprès  de  moi  ;  il  part,  et 
nie  laisse  dans  un  état  ([u'on  ne  saurait  exprimer  :  heureuse  si  l'excès  de 
mon  affliction  m'eûl  alois  fait  mourir  !  Que  ma  mort  m'aurait  épargné  de 
peines  el  d'ennuis  !  Quelques  heures  après  que  don  Alvar  fut  parti,  le 
corrègidor  apprit  sa  fuite.  Il  le  fil  poursuivre  par  tous  les  alguazils  de 
Valladolid.  et  n'épargna  rien  pour  l'avoir  en  sa  puissance.  Mou  époux, 
toutefois,  trompa  son  ressentiment,  et  sut  se  mettre  en  sûreté  ;  de  ma- 
nière que  le  juge,  se  voyant  réduit  à  borner  sa  vengeance  à  la  seule  sa- 
tisfaction d'ôter  les  biens  à  un  homme  dont  il  aurait  voulu  verser  le  sang, 
il  n'y  travailla  pas  en  vain  :  loul  ce  que  don  Alvar  pouvait  avoir  de  for- 
tune fut  confisqué. 

Je  demeurai  dans  une  situation  très-affligeante;  j'avais  à  peine  de  quoi 
subsister.  Je  commençai  à  mener  une  vie  retirée,  n'ayant  qu'une  femme 
pour  loul  domestique.  Je  passais  les  jours  à  pleurer,  non  une  indigence 
que  je  supportais  palicunmenl,  mais  l'absence  d'un  époux  chéri,  dont  je 
ne  recevais  aucune  nouvelle.  11  m'avait  pourtant  promis,  dans  nos  tris- 
tes adieux,  qu'il  aurait  soin  de  m'informer  de  son  sort,  dans  quelque  en- 
droit du  monde  où  sa  mauvaise  étoile  pût  le  conduire.  (]ependant  sept 
années  s'écoulèrent  sans  que  j'entendisse  parler  de  lui.  L'incertitude  ou 
j'étais  de  sa  destinée  me  causait  une  profonde  tristesse.  Enfin  j'appris 
qu'en  combattant  pour  le  roi  de  Portugal,  dans  le  royaume  de  Fez,  il 
avait  perdu  la  vie  dans  une  bataille.  Un  homme  revenu  depuis  peu  d'A- 
frique me  fil  ce  rapport,  en  m'assuranl  qu'il  avail  parfaitement  connu 
don  Alvar  de  Mello  ;  qu'il  avait  servi  dans  l'armée  portugaLse  avec  lui,  et 
qu'il  l'avait  vu  périr  dans  l'action.  11  ajoutait  à  cela  d'autres  circonstan- 
ces encore  qui  achevèrent  de  me  jiersuader  que  mon  époux  n'était  plus. 
Ce  rapport  ne  servit  qu'à  fortifier  ma  douleur  el  qu'à  me  faire  prendre  la 
résolution  de  ne  jamais  me  remarier.  Dans  ce  lemps-hi,  don  Ambrosio 
Mesi"  Carrillo,  marquis  de  la  (iuardia,  vint  à  Valladolid.  C'était  un  de  ces 
vieux  seigneurs  qui,  par  leurs  manières  galantes  et  polies,  font  oublier 
leur  âge  et  savent  encore  plaire  aux  femmes.  Un  jour,  on  lui  conta  par 
hasard  l'histoire  de  don  Alvar  ;  et,  sur  le  portrait  (pi'on  lui  fit  de  moi,  il 
eut  envie  de  me  voir.  Pour  satisfaire  sa  ciiriosilé,  il  gagna  une  de  mes 
parentes,  qui,  d'accord  avec  lui,  m'attira  chez  elle.  Il  s'y  trouva;  il  me 
vil  et  je  lui  plus,  malgré  l'impression  de  douleur  qu'on  remarquait  sur 
mon  visage.  Mais  que  di,s-je.  malgré?  peut-être  ne  ful-il  louché  nue  d« 
mou  air  triste  et  languissant,  qui  le  prévenait  en  faveur  de  ma  fiaélilé. 
Ma  mélancolie  pcut-èire  fil  naître  son  amour.  Aussi  bien,  il  me  dit  plus 


GIL  BLAS. 


d'une  fuis  iju'il  me  remaillait  connue  un  pmili^'e  de  const.ince,  el  même 
(|iril  enviait  le  soi'l  de  mon  m:u-i,  i|nrl.|iie  dépiniMhle  ((il'il  iïit  d'ailleurs. 
Iji  un  ni'il.  il  lui  IVa|i|.L'  clc  ma  vue,  et  il  n'eut  |ias  hesoiu  de  me  voir  une 
secouile  fuis  piiiir  l'ciruier  la  rosoluliiui  (!(■  m'épouscr. 

Il  eliuisit  leulnuiiise  de  ma  paienle  pour  me  faire  agréer  son  dessein. 
Klli'  me  vint  li'oMver,  otme  représenla  i|mc  mon  é|ioux  ayant  aelievé  son 
(Ic'slin  <lans  le  ri)vaume  de  l'Vz,  comme  on  nous  l'.ivait  rapporté,  il  n'était 
pas  raisonnalde  il  en-evelir  plii.s  lon;;lenips  mes  cliarnies  :  i|ue  j'avais  as- 
sez pleuré  nu  liuuime  avec  iini.je  n'avais  élc  unie  que  quelques  mouieuts, 
1 1  ipic  je  devais  prniiler  de  l'occasiou  ipii  se  présentait;  que  je  seiMJs  la 
plus  heureuse  femme  du  monde.  I.i-de.ssus  elle  me  vanla  la  noblesse  du 
vieux  niari|iiis.  ses  grands  liicns,  et  son  lion  caraclére.  Mais  elle  eut  lieau 
s'étendre  avec  éloquence  sur  tous  les  avanlages  qu'il  possédait,  elle  ne  put 
me  persuader.  Ce  n'est  pas  que  je  doutasse  de  la  mort  de  don  .\lvar,  ui 
qiU'  la  crainte  de  le  revoir  tout  à  coup,  lor-qiie  j'y  penserais  le  moins, 
m'ariétàl.  I.e  peu  de  penchant,  ou  plutôt  la  rrpiignancc  que  je  me  sentais 
po:ir  un  second  mariage,  après  tous  les  uialhi'urs  du  |iicmier,  faisait  le 
:eu!  nlistacle  que  ma  parente  eût  à  lever,  .\nssi  ne  se  rebiila-t-elle  point  ; 
au  contraire,  son  zèle  pour  don  Amhrosio  en  redoiilda  :  elle  engagea  tonte 
ma  famille  dans  Us  intérêts  de  ce  vieux  .seigneur.  Mes  parenis  commen- 
ci'rent  .i  me  presser  d'accepter  un  |iarti  si  avantageux  :  jeu  étais  à  loiil 
nionient  ohsédée,  importunée,  liuirmentéc.  il  est  vrai  que  ma  misère, 
qui  devenait  de  jour  en  jour  plus  grande,  ne  contribua  pas  peu  à  lai.sser 
V  inerc  ma  résistance  ;  il  ne  fallait  pas  mojiis  que  l'affreuse  nécessite  ot'i 
j'étais  pour  m'y  déterminer. 

Je  ne  pus  donc  m'en  défendre;  je  cédai  à  leurs  pressantes  instances, 
et  j'eponsai  le  marquis  de  la  (juardia,  qui.  dés  le  lendemain  de  mes  noces, 
iii'einnieua  d  iiis  un  Irés-heau  clriteau  qu'il  a  auprès  de  Burgos,  entre  (ira- 
jal  et  llodillas.  Il  conçut  pour  moi  nu  amour  violent:  je  reuiari|uaisdans 
t  uites  ses  actions  une  envie  de  me  plaire.  Il  s'étudiait  à  prévenir  mes 
moin  Ires  désirs,  .lamais  époux  n'a  eu  tant  d  égards  pour  une  femme,  et 
j.iinais  amuit  n'a  fait  voir  tant  de  c  impl.iisance  pour  une  maîtresse. 
J  .iilniirais  un  homine  d'un  caractère  si  .liinable,  et  je  me  consolais  en 
i|U:  1  pie  fiçoii  de  la  perle  de  don  Alvar,  puisque  enliu  je  faisais  le  honlieiir 
d'un  seigiiiur  tel  que  le  marquis.  Je  I  aurais  passionnément  aimé,  malgré 
la  dispio|io;  lion  de  nos  âges,  si  j'eusse  été  capable  d'aimer  (iueli|iriin 
après  don  .\lvar.  .\l.Lis  les  c  eiirs  constants  ne  sauraient  avoir  i|u'uiie  p.is- 
sioii  :  le  sonvi  uir  de  mon  pvciuier  époux  rendait  inutiles  tous  les  soins 
que  le  second  prenait  de  me  plaire.  Je  ne  pouvais  donc  payer  sa  tendresse 
ipie  de  purs  si  ntiments  de  reconnaissance. 

J'étais  dans  celte  dis|  osition,  quand,  prenant  l'air  un  jour  à  une  fe- 
nêtre de  mou  apparlemeiit,  j'.' perçus  dans  le  jardin  une  manière  de  paysan 
qui  nie  regardait  avec  attention  Je  crus  que  c'i'lait  nu  garçon  jardinier. 
Je  pris  peu  garde  à  lui;  mais  le  lendemain,  ni'étant  leiiiise  à  la  finétre, 
je  le  vis  au  même  endroit,  et  il  me  parut  encore  fort  attaché  à  me  consi- 
dérer. IJela  me  frappa.  Je  l'envisageai  à  mou  tour;  et,  après  l'avoir  en- 
visagé quelque  temps,  il  me  sciubLi  rcconiiailre  les  traits  du  niallieiirciix 
don  Alvar.  Celte  ressemblance  excita  dans  Ions  nies  sens  un  trouble  in- 
concevable :  je  poussai  un  grand  cii.  J'étais  alors,  par  boiiheiir,  seule 
avec  Inès,  celle  de  mes  femnus  qui  avait  le  plus  de  jiart  A  ma  coiiliance. 
Je  lui  dis  le  soupçon  qui  a;-,ilaitmes  esprits.  Elle  ne  lit  qu'en  rire,  et  elle 
s'imagina  qu'une  légère  ressemblance  avait  trompé  mes  yeux.  Ilassiirez- 
vuus,  madame,  me  dit-elle,  cl  ne  pensez  jias  que  vous  ayez  vu  voire 
premier  époux.  Quelle  ajiparcnce  y  ,i-t-il  qu'il  soit  ici  sous  une  forme  de 
paysan,  est-il  même  croyable  qiiil  vive  eue  u'c?  Je  vais,  ajoula-t-elle, 
pour  vous  mettre  l'esprit'en  repos,  descendre  an  jardin  cl  parler  à  ce  vil- 
lageois; je  saurai  quel  Imiimie  c'tst,  et  je  reviendrai  dans  un  moinenl 
vous  l'apprendre.  Inès  alla  donc  au  jardin,  et  peu  de  lemps  après,  je  la 
vis  entrer  dans  mon  apparlemenl  fort  éniiie.  Madame,  dit-elle,  voire  soup- 
çon n'est  que  trop  bien  èclairci  :  c'est  don  Alvar  lui-même  que  vous  venez 
de  voir;  il  s'est  découvert  d'abord,  et  il  vous  demande  un  entretien  se- 
cret. 

Comme  je  pouvais  à  l'heure  même  recevoir  don  Alvar,  parce  que  le 
marquis  était  a  liiirgos,  je  chargeai  ma  suivante  de  me  r.imener  dans  mon 
cabinet  par  un  escalier  dérobé.  Vous  jugez  bien  que  j'étais  dans  une  ter- 
rible agitation.  Je  ne  pus  sonlcnir  la  vue  d'un  homme  qui  était  en  droit 
de  m'aecablcr  de  reproches  :  je  m'évanouis  dés  qu'il  se  |irésenla  devant 
moi,  coninie  si  c'eut  été  sou  ombre.  Ils  me  secoururent  promplenienl, 
Inès  el  lui  ;  el  ipiaiid  ils  m'eurent  fait  revenir  de  mon  évanoiiissenieiil, 
don  Alvar  me  dit  :  Madanu',  reinetlez-voiis,  de  gr.àce  ;  que  ma  présence 
ne  soit  pas  un  sup|ilice  pour  vous  :  je  n'ai  pas  dessein  de  vous  f.iire  la 
niiiiiidre  peine.  Je  ne  viens  point  eu  époux  furieux  vous  demander  conipte 
de  la  foi  jurée,  el  vous  faire  un  crime  du  second  tngagenient  que  vous 
avez  coniraclé.  Je  n'ignore  pas  que  c'est  l'ouvrage  de  voire  famille:  je 
suis  instruit  de  toutes  les  persécutions  ipie  vous  avez  .souffertes  à  ce  su- 
°el.  Daillenrs  on  a  répandu  dans  Vallailolid  le  brnil  de  ma  mort  ;  et  vous 
l'avez  cru  avec  d'aiilaut  plus  de  foudemeiil,  (pi'auciine  lettre  de  ma  [larl 
ne  vous  assurait  du  conlrairc.  Enliu,  je  sais  de  quelle  manière  vous  avez 
vécu  depuis  notre  cruelle  séparation,  cl  que  la  nécessité,  plulùl  que  I  a- 
niour,  vousajelêedans  les  bras  du  marquis.  Ali!  seigneur,  inlerronipis-je 
en  plenranl,  pourquoi  voiibz-voiis  excuser  voire  épouse?  elle  est  coii- 
palile,  puisque  vous  viviz.  (Jiie  ne  siiis-je  encore  dans  la  misérable  si- 
tuation iii'i  j'étais  avant  que  d'épouser  don  Ambrusiol  l'iinesle  liyméuéel 
hélas  !  j'aurais  du  moins,  da;'s  ma  iiii.sére,  la  consolalioii  de  vous  revoir 
sans  rougir. 


Ma  chère  Meiicia,  reprit  don  Alvar  d'un  air  qui  marquait  jus  pi':!  quel 
jioint  il  était  |iéiiélré  de  mes  laniu's,  je  i  c  me  plains  pas  de  vous  ;  1 1, 
bien  loin  de  vous  reprocher  l'éL.t  liiill:iiU  ou  je  vous  rilroiive,  je  jure 
que  j'en  rends  grâces  au  ciel.  Depuis  le  triste  jour  de  mon  (b'qiart  (le  Val- 
ladoiid,  j'ai  toujours  eu  la  fortune  contraire  :  ma  vie  n'a  elé  qu'un  eii- 
chainement  d'infortunes;  et,  pour  comble  île  malheurs,  je  n'ai  pu  vous 
donner  de  mes  nouvelles.  Trop  sur  de  voire  amour,  je  me  iepré>eiit  is 
sans-ce.sse  la  situalion  où  ma  fatale  tendresse  vous  av.iil  ii'iliiile  :  je  iiH! 
|ieignais  doua  Meiicia  dans  les  pleurs  :  vous  faisiez  le  plus  grand  de  mes 
maux.  Quelquefois,  je  l'avouerai,  je  me  suis  reproché  comme  un  crime  le 
bonheur  de  vous  avoir  plu.  J'ai  souhaité  que  vous  eussiez  eu  du  pencbaiit 
pour  quelqu'un  de  mes  rivaux,  puisque  la  préférence  que  vous  m'aviez 
donnée  sur  eux  vous  coûtait  si  cher.  Cepeinlanl,  après  sejit  années  de 
souffrances,  plus  épris  de  vous  ipie  jam.iis,  j'ai  voiilii  vous  revoir.  Je  n'ai 
pu  résister  à  celle  envie,  et  la  lin  il  nu  long  esclavage  m'ayanl  perniis  de 
la  satisfaire,  j'ai  été  sous  ce  déguisement  ,-i  S'allailolid  :  là,  j'ai  tout  appris. 
Je  suis  venu  ensuite  à  ce  ch:iteaii,  cl  j'.ii  trouvé  moyen  de  m'inlrudnire 
chez  le  jardinier,  qui  m'a  retenu  pour  travailler  dans  les  jardins.  Voib'i 
de  quelle  manière  je  me  suis  conduit  jiour  |iarvenir  à  vous  parler  secré- 
lement.  Mais  ne  vous  imaginez  pas  que  j'aie  dessein  de  troubler,  par  mo.i 
séjour  ici,  la  félicite  dont  vous  joui.s.sez.  Je  vous  aime  plus  ipie  moi- 
méiiie;  je  respecte  voire  repos,  et  je  vais,  après  cet  entretien,  acbevir 
loin  de  vous  de  tristes  jours  que  je  vous  sacrilie. 

JN'oii,  lion  Alvar,  non,  m'écriai-je  à  ces  paroles;  le  cii  1  ne  vous  a  |Hiiiit 
amené  ici  pour  rien,  et  Je  ne  souffrirai  pas  que  vous  me  qiiiltie/  une  se- 
conde fuis;  je  veux  partir  avec  vous;  il  n'y  a  que  la  mort  qui  puisse  dés- 
ormais nous  séparer.  Croyez-moi,  reprit-il,  vivez  avec  don  Aiiibrosio; 
ne  vous  associez  point  à  mes  malheurs  :  laissez-m'en  soiiUiiir  tout  le 
poids  11  nie  dit  encore  d'autres  choses  semblables;  mais  plus  il  parais-ait 
vouloir  s'immolera  mon  bonlicnr,  moins  je  me  .sentais  disposée  .i  y  con- 
sentir. Lorsqu'il  me  vil  ferine  dans  la  résolution  de  le  suivre,  il  changea 
loiil  .i  coup  lie  ton  ;  et  prenant  un  air  plus  content  :  Madame,  me  dit-il, 
est-il  j'ossible  que  vous  soyez  dans  les  senlimenls  oii  vous  p.araissez  être? 
.Ah!  puisque  vous  m'aimez  encore  assez  pour  préférer  ma  misère  à  la 
prospérité  où  vous  vous  trouvez,  allons  donc  demeurer  .1  liélancos,  diiis 
le  fond  du  royaume  de  Galice  :  j'ai  bi  une  rclraite  assurée.  Si  mes  dis- 
gniees  m'ont  été  Ions  mes  biens,  elles  ne  m'ont  pas  l'ait  perdre  tous  mes 
amis;  il  m'en  reste  encore  de  fidèles,  cl  qui  m'ont  mis  eu  èlat  de  vous 
enlever.  J'ai  fait  faire  un  carrosse  ,'i  Zamora  par  leur  secours  ;  j'ai  aclielé 
des  mules  et  i\r<  clu'vaiix  ,  el  je  suis  accumpagiii'  de  Irois  tialiciens  des 
plus  résolus.  Ils  sunt  aiiiii''s  de  carabines  el  de' pistolets,  el  ils  atlenilent 
mes  ordres  dans  le  village  de  liodillas.  rrolitons,  ajoiita-l-il,  de  l'absence 
de  don  Ainbiosiu.  Je  vais  faire  venir  le  carros.se  jusqu'à  la  porte  de  ce 
cliàlean,  el  nous  partirons  dans  le  miimenl.  J'y  consentis.  Don  Alvar  vola 
vers  llodillas,  el  revint  eu  peu  de  lemps,  avec  ses  Irois  cavaliers,  m'eiilc- 
ver  au  milieu  de  mes  femmes,  qui,  ne  sachant  que  penser  de  ccl  enlève- 
ment, se  sauvèrent  fort  effrayées,  lues  seule  était  au  l'ail  ;  mais  elle  refusa 
de  lier  son  sort  au  mien,  parce  qu'elle  aimait  un  valet  de  chambre  du 
don  Ambrosio  :  ce  qui  prouve  bien  que  ratlacheinenl  de  nos  plus  zélés 
domestiques  n'est  point  à  l'épreuve  de  l'amour. 

Je  moulai  donc  en  carrosse  avec  don  Alvar,  n'emportant  que  mes  ha- 
bits el  ipiclques  pierreries  que  j'avais  avant  mon  second  mai  iage  ;  car  je 
ne  voulus  rien  prendre  de  ce  que  le  marquis  ni'avait  donné  en  m'époii- 
sant.  Nous  primes  la  route  du  royaume  de  lialice,  sans  savoir  si  nous 
serions  assez  heureux  pour  y  arriver.  Mous  avions  sujet  de  craindre  que 
don  .\mbrosio ,  à  son  retour,  ne  se  mit  sur  nos  Iraces  avec  un  grand 
nombre  de  personnes,  et  ne  nous  joignit.  Cependant  nous  marchâmes 
penilanl  deux  jours  sans  voir  paraître  à  nos'lrousscs  aucun  cavalier.  Nous 
espi'M'ioiis  que  la  troisième  journée  .se  passerait  de  même,  el  déjà  nous 
nous  entretenions  fort  Iranqiiillemcnl.  lion  Alvar  me  roulait  la  Irisle 
aventure  qui  avait  donné  lieu  au  bruit  de  sa  mort,  el  coinnieiil,  après 
cinq  années  d'esclavage,  il  avait  recouvré  la  liberté,  quand  nous  rencon- 
trâmes hier,  sur  le  chemin  de  Léon,  les  voleurs  avec  qui  vous  étiez.  C'est 
lui  qu'ils  ont  tué  avec  tous  ses  gens,  et  c'est  lui  qui  fait  couler  les  pleurs 
que  vous  me  voyez  répandre  en  ce  moment. 

CHAPITRE  XII. 

De  iiuctlc  iiiaiiiiTe  drsagréabtc  Cil  Itlas  cl  la  dame  furent  inleirom|)US. 

Doua  Mencia  fondit  en  larmes  après  avoir  achevé  ce  récil.  Rien  loin 
d'enlreprendn^  de  la  consoler,  par  des  discours  dans  le  goût  de  Séneqiie, 
je  la  laiss.ii  donner  un  libre  cours  à  ses  soupirs.  Je  pleurai  inêiiie  aussi, 
tant  il  esl  iialniel  de  s'intéresser  pour  les  malheureux,  et  parliciiliere- 
nieiil  pour  une  belle  personne  .iflligée,  J':illais  lui  deinander  cpiel  (larli 

elle  voulait  prendre,  dans  la  conj tiire  un  elle  se  trouvait,  el  peiil-élre 

allait-elle  me  consulter  là-dessus,  si  noire  conversation  n'eût  pas  été  in- 
terrompue. Mais  nous  enlendinies  dans  riiolellerie  un  grand  brnil,  qui, 
malgré  nous,  attira  iioire  atlenliun.  (!e  brnil  était  causé  par  l'arrivi'c  du 
corrégidor,  suivi  de  deux  alguazils  et  de  plusieurs  archers.  Ils  vinrent 
dans  ia  chambre  où  nous  étions.  Un  jeune  cavalier,  qui  les  acciiin|i,igiiail, 
s'approcha  de  moi  le  premier,  cl  ;e  mit  à  regarder  de  prés  mon  habit. 
11  II  eut  pas  besoin  de  rexamincr  longtemps,  l'ar  saint  Jacques,  s'ccri.i. 
l-il,  voil.i  mou  pourpoint  I  c'est  luiiiiéme;  il  n'est  pas  plus  diftieile  ,i 
recoiinailre  que  mon  cheval.  \'oiis  pouvez  arrêter  ce  g.il.uil  sur  ma  pa- 


10 


r.iL  ni.As. 


role;,ie  ne  crniiisiins  do  m'exiioser  à  lui  faire  n''|inralion  d'honneur.  3c 
suis  siir  que  c'est  un  de  ces  voleurs  qui  onl  uue  relniile  inconnue  en  ce 
pays-ci. 

A  ce  discours,  qui  m'apprenait  nue  ce  cavalier  était  le  gentilhomme 
volé  dont  j'avais  par  mal!ieiir  toute  la  dépouille,  je  demeurai  surpris,  con- 
fus, déconcerté.  Le  corré^'idor,  que  sa  charge  oliliucnit  plutôt  à  lirer  une 
mauvaise  conséquence  dé  mon  euiharrns  qu'à  l'expli  pn'r  favornlilemcnl, 
juijea  qi:e  l'ace. .salion  n'était  pas  mal  fondée  ;  ri  présumant  que  la  dame 
pouvait  être  complice,  il  nous  lit  emprisonner  Ions  deux  .sépirémenl.  Ce 
ju'i^e  n'élail  pas  de  cens  qui  ont  le  reg.ird  lerrilile  ;  il  avait  l'a-ir  doux  et 
riànl.  bien  sait  s'il  en  valait  mieux  pour  cela  I  Sitôt  que  je  fus  en  prison, 
il  V  vint  avec  ses  doux  fiiri'ts,  c'est-à-dire  ses  deux  al^nazils;  ils  entrèrent 
d'un  air  joyeux  :il  semhlait  (pi'ils  eussent  un  pressentiment  qu'ils  allaient 
faire  une  lioime  affaire.  Ils  n'oiildierent  pas  leur  lionne  coutume:  ils 
commenceront  par  me  fouiller.  Quelle  anhaine  pour  cos  messieurs  1  Ils 
n'avaient  jamais  peut-être  fiit  un  si  bon  coup.  .\  chaipie  poignée  île  pis- 
loles  qu'ils  liraienl,  je  voyais  leurs  veux  élinceler  do  joie.  Le  corrégidor 
surtout  paraissait  hors  de  hii-ini''me.'Mon  enfant,  me  disait-il  d'un  ton  de 
voix  plein  de  douceur,  nous  faisons  notre  charge  :  mais  ne  crains  rien; 
si  lu  n'es  pas  coupable,  on  ne  te  fera  point  de  mal.  Cependant  ils  vidèrent 
tout  doucement  mes  poches,  et  me  prirent  ce  que  les  voleurs  même 
avaient  respecté,  je  veux  dire  les  quarante  diicals  de  mon  oncle.  Ils  n'en 
demeurèrent  pas  là  :  leurs  mains  avides  et  infiiti^ables  me  parcoururent 
depuis  la  télc  jusqu'aux  pieds  ;  ils  me  tonrnèrent  de  tous  côtes  et  nie  ilé- 
ponillérent  pour  voir  si  je  n'avais  |  oint  d'argent  entre  la  peau  et  1 1  che- 
mise. Je  crois  qu'ils  m'auraient  volontiers  ouvert  le  ventre  pourvoir  s'il 
n'y  en  avait  point  dedans.  Après  qu'ils  eurent  si  bien  fait  leur  charge,  le 
corrégidor  m'interrogea.  Je  lui  contai  ingénument  tout  ce  qui  m'était 
arrivé  II  fit  écrire  ma  déposition  ;  puis  il  sortit  avec  ses  gens  et  mes  es- 
pèces, me  laissant  tout  nu  sur  la  paille. 

0  vie  humaine  !  m'écriai-je  quand  je  me  vis  seul  et  dans  cet  état,  que  1 1 
es  nnqilie  d'aventures  bizarres  et  deconfre-lcmps!  Depuis  queje  suis  sorti 
d'Uviédo,  je  n'éprouve  <|ue  des  disgrâces  :  à  peine  suis-je  h'^rs  d'un  pé- 
ril, queje  letombe  dans  un  autre  En  arrivant  dans  cotte  ville,  j'étais  bien 
éloii;iié  de  penser  que  j'y  forais  sitôt  connaissance  avec  le  corrégidor. 
V.n  faisant  ces  réllexionsinulilos.  je  remis  lo  maudit  pourpoint  et  le  reste 
do  Ihabillemont  qui  m'avait  porté  malheur;  iiuis,  m'exhortaut  nioi- 
nionie  à  prendre  courage:  Allons,  dis-je,  Gil  liias,  aie  de  la  fermeté; 
songe  qu  après  ce  tomps-ci  il  en  viendra  pont-être  un  plus  heureux.  Te 
sied  il  bien  de  te  désespérer  dans  une  pri'-on  ordinaiie,  après  avoir  fait 
un  si  pénible  essai  de  patience  dans  le  souterrain  '  Mais,  lielas,  ajoutai-;io 
tristement,  je  m'abuse  Comment  pourrai-je  sortir  d'ici?  On  vient  de 
m'en  ôter  les  moyens,  puisqu'un  prisonnier  sans  argent  est  un  oiseau  à 
qui  l'on  a  coupé  les  ailes. 

Au  liru  de  la  perdrix  et  du  lapereau  que  j'avais  fait  mettre  à  la  bro- 
che, on  m'apporta  un  petit  pain  his  avec  une  cruche  d'eau,  et  on  me 
laissa  ronger  mon  frein  dans  mon  cachot.  J'y  demeurai  quinze  jours  en- 
tiers sans  voir  personne  que  le  concierge,  qui  avait  soin  de  venir  tous  les 
malins  renouveler  ma  provision.  Dès  que  je  le  voyais,  j'affectais  de  lui 
parler,  je  tâchais  de  lier  conversation  avec  lui  pour  me  dé  ennuyer  un 
pou  :  mais  ce  personnage  ne  répondait  rien  à  tnit  ce  <|ue  je  lui  disais; 
il  ne  me  fut  pas  possible  d'en  tirer  une  [larole;  il  entrait  même  et  sor- 
tait le  plus  souvent  sans  me  regarder.  Le  seizième  jour,  le  corrégidor 
jiariil,  et  me  dit  :  Lnlin,  mon  ami,  les  poiiios  sont  finies  ;  tu  peux  t'a- 
biiiiiiiniier  à  la  joie,  je  viens  t'annoiicer  une  agréable  nouvelle.  J'ai  fait 
conduire  à  liurgos  la  dame  qui  était  avec  toi  ;  je  l'ai  iiitorrogoe  avant  son 
départ,  et  ses  réponses  vontii  ta  décharge.  Tu  seras  élargi  dès  aujour- 
d'hui, pourvu  que  le  muhtior  avec  qui  tu  es  venu  de  l'ognailor  à  Cac;t- 
belos,  comme  lu  me  l'as  dit,  cunfirmc  ta  déposition.  11  est  dans  Aslorga. 
Je  l'ai  envoyé  chercher;  jo  i'itteuds  :  s'il  convient  de  l'aventure  de  la 
i|iiostion,  jo'  le  mettrai  sur-h'-ohamp  en  liberté. 

Los  paroles  me  réjouiront.  Dès  ce  moment,  je  me  crus  hors  d'afl'aire. 
Je  remerciai  le  juge  de  li  bonne  et  briéve  justice  qu'il  vuulaii  mo  rendre; 
et  je  n'avais  pas  encore  achevé  mon  complinicnl,  que  le  muletier,  con- 
duit par  deux  archers,  arriva.  Je  le  roconnns  aussitôt:  mais  !e  bourreau 
ilo  mulotier,  qui  sans  doute  avait  vendu  ma  valise  avec  tout  ce  qui  était 
dod.ins,  craignant  d'être  oblige  de  restituer  l'argent  qu'il  en  avait  tou- 
ché, s'il  avouait  qu'il  me  reconnaissait,  dit  effrontément  qu  il  ne  savait 
qui  j'étais,  et  qu'il  ne  m'avait  jamais  vu.  Ah!  traître,  m'éoriai-je,  con- 
fes-c  nlnlôt  (pie  tu  as  vendu  mes  bardes,  et  rends  témoignage  à  la  vérité, 
llcgar  Ic-moi  bien  :  jo  suis  nu  de  ces  jeunes  gons  que  tu  menaças  de  la 
question  daii.'i  le  Imurg  de  Cacabeloi,  et  à  qui  lu  fis  si  giand'poiir.  Le 
muletier  ro|ionilit  d'un  air  froid  ipic  je  lui  parlais  d'une  chose  dont  il 
n'avait  aucune  connaissance;  et  conuni!  il  soutint  jusqu'à;:  bout  queje 
lui  étais  inconnu,  mon  élargissomcnt  fut  remis  à  une  autre  fois.  iMon  en- 
fant, me  dit  le  corrégidor,  tu  vois  bien  que  le  muletior  ne  convient  pas 
de  ce  (|iie  lu  as  déiioso  ;  ainsi  je  no  puis  le  rendre  la  liberté,  queli|iie 
envie  que  j'en  aie.  Il  fallut  m'arinor  d  une  nouvelle  patience,  me  résou- 
dre à  i  ùner  encore  au  pain  et  à  l'eau,  et  à  voir  le  silencieux  concierge. 
(Jiiand  je  songeais  que  je  ne  pouvais  mo  tirer  des  grifiés  de  la  justice, 
bien  queje  neus.se  pas  cninmis  le  moindre  crimo,  celte  jiensée  me  met- 
tait au  déscs|ioir;  je  regrettais  le  sonlcrrain.  Dans  le  lond,  disais-jc,  j'y 
«vais  moins  de  dés.igrémout  que  dans  ce  cachot  :  je  faisais  bonne  cherc 
avec  les  voleurs,  je  in'entrelenais  avec  eux  agréablemenl,  et  je  vivais 
dans  la  douce  cs]iéraiice  do  m'ochajiper;  an  lieu  c|ue,  malgré  mon  inno- 


cence, je  serai  peut-être  trop  liourcux  de  sortir  d'ici  pour  allor  aux 
galères. 

CUU'ITRE  XIII. 
Par  quel  hasard  Gil  Blas  sortit  cnriii  Je  prison,  et  oii  il  alla. 

Tandis  que  je  passais  les  jours  à  m'cgayer  dans  mes  réilexions.  mos 
aventures,  lolles  queje  les  avais  diclécs  dans  ma  dépo-ition,  se  répan- 
dirent dans  la  ville.  Plusieurs  personnes  me  voulurent  voir  par  curiosilé. 
Ils  venaient  l'un  après  l'autre  se  présenter  à  une  petite  fonolie  par  où  lo 
jour  entrait  dans  ma  prison,  et  lorsqu'ils  m  avaient  considéré  quelque 
temps,  ils  s'en  allaient.  Je  fus  surpris  de  celte  nouve:'.uté.  Depuis  que 
j'étais  prisonnier,  je  n'avais  pas  vu  un  seul  homme  se  monlrcr  à  celle 
fenêtre,  qui  donnait  sur  une  cour  où  régnaient  le  silence  et  l'horreur.  Je 
compris  par  là  que  je  faisais  du  bruit  dans  la  ville;  mais  je  ne  savais  si 
j'en  devais  concevoir  un  bon  nu  un  mauvais  présage. 

Un  de  ceux  qui  s'offrirent  des  premiers  à  ma  vue  fut  le  petit  chantre 
de  Mondognedo,  qui  avail  aussi  bien  que  moi  crainl  la  question  et  pris 
la  fuite.  Je  le  reconnus,  et  il  ne  feignit  point  de  nie  mécoiinaitre.  Nous 
nous  salu:iines  de  part  et  d'autre,  puis  nous  nous  eng.igeàmes  dans  un 
long  entretien.  Je  fus  obligé  de  faire  nn  nouveau  détail  de  mes  aven- 
tures, ce  qui  pro  iiiisil  deux  effets  dans  l'esprit  de  mes  auditeurs  :  je  les 
fis  rire,  et  je  m'attirai  leur  pitié.  De  son  côté,  le  chantre  me  conta  ce  qui 
.«'était  passé  dans  1  hôtellerie  de  Cacabolos,  entre  le  muletier  et  la  jeune 
feinmc,  après  qu'une  teneur  panique  nous  en  eut  écartés  ;  en  un  mot, 
il  m'apprit  tout  ce  que  j'en  ai  dit  ci-devant.  Ensuite,  prenant  congé  de 
moi,  il  me  promit  que,  sans  |ierdre  de  temps,  il  allait  travailler  à  ma 
délivrance.  Alors  toutes  les  personnes  qui  étaient  venues  là  comme  lui 
par  curiosité  nie  témoignèrent  que  mon  malheur  excitait  leur  compas- 
sion ;  ils  m'assuiérent  même  qu  ils  se  joindraient  au  petit  chantre,  et 
feraient  tout  leur  possible  pour  me  procurer  l.i  liberté. 

Ils  tin:  eut  cl'feciivomont  leur  promesse.  Ils  parlèrent  en  ma  faveur  au 
corrégi  lor,  qui,  ne  doutant  plus  de  mon  innocence,  surtout  lorsque  le 
chantre  lui  eut  conté  ce  qu'il  .savait,  vint  trois  semaines  après  dans  ma 
jirison.  Gil  Dlas,  me  dit-il,  je  pourrais  encore  le  retenir  ici,  si  j  étais  un 
juge  plus  sévère;  mais  je  ne  veux  ])ns  traîner  les  choses  en  longueur: 
va,  tu  es  libre;  tu  peux  sortir  quand  il  le  plaira.  Mais  dis-moi,  |ioursni- 
vit-il,  si  l'on  te  menait  dans  la  forêt  où  est  le  souterrain,  ne  pourrais-tu 
pas  lo  découvrir'.'  Non,  soigneur,  lui  réjiondis-je  :  conune  je  n'y  suis  en- 
tré que  la  unit,  et  que  j  rn  suis  sorti  avant  le  jour,  il  me  serait  impos- 
sible de  reconnaître  l'ondioit  où  il  est.  Là-dessus  le  juge  se  reti  a,  en 
disant  qu'il  allait  ordonner  au  concierge  de  m'ouvrir  les  portes.  En  effet, 
un  moment  après,  le  geôlier  vint  dans  mon  cachot  avec  un  de  ses  guiolie- 
tiers  qui  portait  un  "paquet  de  toile.  Ils  m'ôtérent  tous  deux,  d'un  air 
grave,  et  sans  me  dire  un  seul  mot,  mon  pourpoint  et  mon  haiil-rie- 
cbaus>es  qui  étaionl  d'un  drap  Un  et  presque  neuf;  puis,  m'ayanl  revêtu 
d'Une  vieille  spiiqucniUc,  ils  nie  mirent  dehors  par  les  épaules. 

La  confusion  que  j'avais  de  me  voir  si  mal  équipé  modérait  la  joie 
qu'ont  ordinairemeut  les  ))risonuiers  qui  recouvrent  leur  libellé,  J  étais 
tonte  de  sortir  de  la  ville  à  l'heure  même,  pour  me  .soustraire  aux  yeux 
du  peuple,  d  ni  j<!  ne  soutenais  les  regards  qu'avec  peine.  Ma  reconnais- 
saiico  pourtant  lonijinr  a  sur  ma  honte  :  j'allai  remercier  le  petit  dian- 
tre, à  qui  j'avais  tant  d'obligation.  11  no  jint  s'empéchor  do  rire  loisqu  il 
m'aperçut.  Comme  vont  voiià  !  me  dit-il  :  je  ne  vous  ai  pas  reconnu  d'a- 
bord so'iscet  habillomeut;  la  justice,  à  ce  queje  vois,  vous  en  a  donné 
do  toutes  les  façons.  Je  ne  me  jilains  pas  de  la  justice,  lui  ropondis-je; 
elle  est  très-équitable,  je  voudr.iis  .seulement  que  tous  ses  oflioiors  fus- 
sent d'iKJiinêle.i  gons  :  ils  devaient  du  moins  me  laisser  mon  habit  ;  il  mo 
semble  ipie  je  no  l'av.iis  pas  mal  |iayé.  J'en  convions,  reprit-il  ;  maison 
vous  dira  que  ce  sont  des  formaliles  qui  .s'observcni.  Eh  !  vous  imaginez- 
vous,  par  oxcnqite,  ipie  votre  cheval  ait  été  rendu  à  son  iircmier  mailre? 
Non  pas,  s'il  vous  )ilait  ;  il  est  actuellement  dans  les  écurios  du  grcflior, 
où  il  a  été  déposé  comme  une  preuve  du  vol  :  je  ne  crois  pas  que  le  pau- 
vre gentilhomme  en  retire  seulement  la  croupière.  Mais  changeons  do 
discours,  conlinua-t-il.  Quel  est  votre  dessein'?  que  prétendez-vous  l'aire 
présonlemont'.'  J'ai  rnvie,  lui  dis-je,  de  prendre  le  chemin  de  liurgos: 
j'irai  Iroiiver  la  damo  dont  je  suis  lo  libérateur  ;  elle  me  donnera  quel- 
ques pistolos,  j'arhèlerai  une  sontanellc  neuve,  et  me  rendrai  à  ^ala- 
inaiiqiie,  où  je  làcliorii  do  motiro  mon  latin  à  profit.  Tout  ce  qui  m'em- 
barrasso,  c'est  qiioje  no  suis  piiiiit  encore  à  Biirgos  :  il  faiil  vivre  sur  l.i 
route  ;  vous  n'ignorez  pas  qu'on  fait  fort  mauvaise  chère  quand  on  voyage 
.sans  argeni.  Je  vous  ontonJu,  répliqna-t-il,  et  je  vous  offre  ma  bourse  ; 
elle  est  un  |iou  plate,  à  la  véiilé,  mais  vous  savez  qu'un  chantre  n'est 
p.as  un  évê,|iie.  En  même  lemp>  il  la  lira,  et  mo  la  mit  entre  les  inains 
de  si  bonne  gr.ice.  que  jo  ne  pus  me  défondre  do  la  retenir  telle  i|u'ollo 
était.  Je  lo  remerciai  comme  s'il  m'oùl  donne  tout  l'or  du  moule,  et  je 
lui  lis  mille  prolestations  de  service  qui  n'ont  jamais  eu  d'effet.  Apres 
cela  je  le  qiiiitii;el  sortis  de  la  ville  sans  aller  voir  les  autres  personnes 
qui  avaient  coniiibné  a  mou  élargissomenl;  je  me  conlenlai  de  leur 
donner  en  moinioiiie  mille  bénédictions. 

Le  polit  cliaiitre  avait  eu  raison  de  ne  me  pas  vanter  sa  bourse;  j'y 
trouvai  lios-peu  d'espèces,  el  quelles  es|ièces  cjicore?  de  la  menue  mon- 
naie; par  bonheur,  jetais  accoutumé  depuis  deux  mois  à  une  vie  ties- 
frngab-,  et  il  m«  restait  encore  quelques  réaux  lorsque  j'arrivai  au  bourg 


GIL  DLAS. 


M 


il.' Poule  de  Muln,  qui  n'est  pas  éloigné  de  Diirgcn.  Je  m'y  anêlai  poiii- 
(lemamler  des  nouvelles  de  doua  Meiicia.  J'ciilrai  dansune  liôLelleriedoiU 
riiôlesse  élail  une  petite  femme  fort  sèche,  vive  et  hagarde.  Je  m'apercirs 
d'nbord,  à  la  mauvaise  mine  qu'elle  me  fit,  que  ma  .souquenille  n'eiait 
^uére  de  sou  sroùt;  ce  que  je  lui  pardonnai  volontiers.  Je  m'assis  à  une 
iahle;  je  mangeai  du  pain  et  du  fromage,  et  bus  quelques  coups  d'un  vin 
détestable  qu'on  m'apporta.  Pendant  ce  repas,  qui  s'accordait  assez  avec 
mou  habillement,  je  voulus  entrer  en  conversation  avec  1  hôtesse,  qui 
me  fit  ass"»?  connaître,  par  une  grimace  dédaigneuse,  qu'elle  méprisait 
mon  entretien.  Je  la  priai  de  me  dire  si  elle  connaissait  le  marquis  de  la 
(iuardia,  si  son  château  élail  éloigné  du  bourg,  et  surtout  si  elle  savait 
ce  que  la  marquise  sa  femme  pouvait  être  devenue.  Vous  demandez  bien 
dss  choses,  me  répondit-elle  d  un  air  plein  de  lierté.  Elle  m'apprit  pour- 
tant. (|uoiquc  de  fort  mauvaise  grdce,  que  le  château  de  don  Anibrosio 
n'était  qu'à  une  petite  licnc  de  Ponte  de  Mula. 

.\prés  ([ue  j'eus  achevé  de  boire  et  de  manger,  comme  il  était  nuit,  je 
témoignai  ipie  je  souhaitais  de  me  reposer,  (  t  je  demandai  une  chanihre. 
.\  vous  une  chambre!  nie  dit  l'hôtesse  en  me  lançant  un  regard  où  le 
mépris  était  peint  ;  je  n'ai  point  de  chambre  pour  les  gens  qui  lont  leur 
suuper  d'un  morceau  de  fromage.  Tons  mes  lits  sont  retenus.  J'attcmis 
des  cavaliers  d'importance  qui  doivent  venir  loger  ici  ce  soir.  Tout  ce 
que  je  puis  faire  pour  voire  service,  c'est  de  vous  mettre  dans  ma  grange  : 
ce  ne  sera  pas,  je  pense,  la  première  fois  i|ue  vous  aurez  couclié  sur  la 
paille.  Elle  ne  croyait  pas  si  bien  dire  qu'elle  disait.  Je  ne  réplii|uai  jioint 
ii  son  discours,  et  je  me  déterminai  sagement  à  gagner  le  pailler,  sur 
lequel  je  m'endormis  bientôt  comme  un  iiomme  qui  depuis  longtemps 
était  fait  à  la  fatigue. 

C1J.\P1TUE  XIV. 

Dû  la  récqilion  (|uc  duna  Mcnria  lui  lll.'i  Burjos. 

Je  ne  fus  pas  parcsseu.t  ;i  me  lever  le  lendemain  malin.  J'allai  compter 
avec  l'hôtes.se.  qui  était  déjà  sur  pied,  et  tpii  me  parut  un  peu  moins 
licre  et  de  njciilcurc  humeur  que  le  soir  précédi'ut  ;  ce  que  j'attribuai  à 
la  présence  de  trois  honnêtes  arclier.'i  de  la  sainte  llermandad,  iiui  s'en- 
treten.iient  avec  elle  d'une  façon  très-familière.  Ils  avaient  couché  dans 
l'hôlellerie.  et  c'ét.iii  sans  doute  pour  ces  cavaliers  d'importance  que 
tous  les  liis  avaient  été  retenus. 

Je  demandai  dans  le  bourg  le  chemin  du  château  où  je  voulais  me  ren- 
dre. Je  m'adiessai  par  hasard  à  un  homme  du  caractère  de  mon  bote  de 
Pcgnallor.  Il  ne  se  contenta  |ias  de  répondre  à  la  (|uestion  que  je  lui  fai- 
iiais;  il  m'apprit  que  don  Amhrosio  était  mort  depuis  trois  semaines,  et 
que  la  marquise  sa  femme  s'était  retirée  dans  nu  couvent  de  Burgos,  qu'il 
me  nomma.  Je  marchai  aussilôt  vers  ce: te  ville,  au  lieu  de  suivre  la  route 
du  cliàleau  ,  comme  j'en  avais  eu  le  dessein  auparavant,  et  je  volai  d'a- 
bord au  monastère  où  demeurait  doua  .Mcncia.  Je  priai  la  touriere  de  dire 
a  celle  dame  qu'\in  jeune  honmie  nouvellement  soiti  des  prisons  d'.As- 
lorga  souhaitait  de  lui  parler.  La  touriere  alla  sur-le-chanqi  l'aire  ce  que 
je  désirais,  lille  revint  un  moment  après,  et  me  fit  cnlrer  dans  un  pailoir 
où  je  ne  fus  pas  longtenqissans  voir  paraître  en  grand  deuil,  à  la  grille,  la 
veuve  de  don  Amhrosio. 

Soyez  le  bienvenu,  me  dit  celle  dame  d'un  air  gracieu.\.  Il  y  a  quatre 
jours  que  j'ai  écrit  à  i\ne  jiei  sonne  d'.Xslorga.  Je  lui  mandais  de  vous  aller 
trouver  de  ma  part,  et  de  vous  dire  cpic  je  vous  priais  instamment  de  me 
venir  cbcrch  r  au  sortir  de  votre  piison.  Je  ne  doutais  pas  qu'on  ne  vous 
claigit  bientôt  :  les  choses  que  j'avais  dites  au  oorrigédor  d  votre  décharge 
sufiisaicul  pour  cela.  Aussi  m'a-t-on  fait  réponse  <|ue  vous  aviez  recouvré 
la  libellé,  mais  qu'on  ne  sivait  ce  que  vous  étiez  devenu.  Je  craignais  de 
ne  vous  plus  revoir,  et  d  cire  privée  du  pi  dsir  de  vous  témoigner  ma  rc- 
co;uiaisKancc,  ce  qui  m'aurait  bien  niortdiée.  Consolez-vous,  ajouta-telle 
en  remarquant  la  bonlo  que  j'avais  de  me  présenter  à  ses  yeu.\  sous  un 
mîsôiablc  babillcmcnl;  (|ne  l'état  où  je  vous  vois  ne  vous  fasse  point  de 
peine.  .\|ucs  le  service  important  que  vous  m'avez  rendu,  je  serais  la 
plus  ingrate  de  toutes  les  fcnunes,  si  je  ne  fai.sais  rien  pour  vous.  Je  pré- 
tends vous  tirer  de  la  mauvaise  situation  où  vous  êtes;  je  le  dois,  je  le 
puis.  J'ai  d>  s  biens  assez  considérables  pour  pouvoir  m'acquitler  envers 
vous  sans  m'incommoder. 

Vous  savez,  cimtinua-t-elle,  mes  aventures  jusqu'au  jour  où  nous  fû- 
mes emprisonnés  tous  diux  :  je  vais  vous  conter  ce  qui  m'est  arrivé  dc- 
jMiis  ce  lemps-là.  Lorsque  le  corrigédor  d'AsIorga  m'eut  fait  conduire 
a  Burgos,  après  avoir  entendu  de  ma  Bouche  un  fidèle  récit  de  mon  his- 
toire, je  me  rendis  au  cliàleau  d'Ainbrosio.  Mon  retour  y  causa  une  ex  • 
Iréinc  surprise  ;  mais  on  me  dit  que  je  revenais  trop  tard  ;  que  le  mar- 
quis, frajipé  de  ma  fuite  lomme  d'un  coup  de  foudre,  était  tombé  ma- 
lade, et  (|ne  les  médecins  dé-cspéraienl  de  sa  vie.  (x-  l'ut  pour  moi  un 
nouveau  sujet  de  me  plaindre  de  la  rigueur  de  ma  destinée.  Cependant 
je  le  lis  avertir  que  je  venais  d'arriver,  l'uis  j  entrai  dans  .sa  chambre,  et 
courus  me  jrler  à  genoux  au  chevet  de  son  lit.  le  visage  couvert  d(î  larmes, 
el  le  cœur  pressé  de  la  plus  vive  douleur.  (Jiii  vous  ramené  ici?  me  dit  il 
(lés  qiiil  in'apei  çiit  :  vencz-voiis  coulcmpler  votre  oii.vrage"?  Ne  voiissullil  • 
il  pas  de  ni'oti  r  ia  vie?  l'aiil -il,  pour  vous  conlenler;  qiu^  vo.s  yéii.x  soient 
léinoinsdc  ma  nioil?  Seigneur,  lui  répoiiilis-;e,  Inesadù  vous  dire  (pie  je 
fuyais  avec  mon  premier  époux  ;  et  sans  le  triste  accident  (pii  me  l'a  fait 
perdre,  vous  ne  m'auriez  jamais  revue,  lin  même  tiinpsje  lui  a|  pris  (pie 


don  Alvar  avait  été  tué  par  îles  V(jleurs,  qu'ensuite  on  m'avait  mené'e 
dans  uu  soulerraiii.  Je  racontai  tout  le  rcsie  ;  et  lors'pie  j'eus  achevé  de 
parler,  don  Anibiosio  me  tendit  la  main.  C'est  assez,  me  dit-il  Icmlrc- 
inent.  je  cesse  de  me  jibiindre  de  vous.  Eh!  dois-je  en  effet  vous  faire 
des  reproches?  Vous  retrouvez  un  époux  chéri  ;  vous  m'abandonnez  |iour 
le  suivre  :  puis-je  blSmer  c(!lte  conduite?  Non,  madinie,  j'aurais  tort 
d'en  murmurer.  Aussi  n'ai-je  point  voulu  qu'on  vous  poursuivit,  quoi(pie 
ma  mort  fût  attichée  au  malheur  de  vous  perdre.  Je  respectais  dans  voire 
ravisseur  ses  droits  sacrés,  et  le  ])enciiant  même  que  vous  aviez  pour  lui, 
Enllnjevous  fais  justice,  et  par  voire  retour  ici  vous  regagnez  toute  ma 
tendresse.  Oui,  ma_  chère  Mcncia,  voire  présence  me  Vonihle  de  joie  ; 
mais,  hélas  !  je  n'en  jouirai  pas  longtemps.  Je  sens  ap|irocher  ma  dernière 
heure.  A  peine  ni'êles-vous  rendue  ,  (iii'il  faut  vous  dire  un  éternel 
adieu.  A  ces  paroles  touchantes,  mes  pleurs  redoublèrent.  Je  ressentis 
et  fis  cclaler  une  afrectiiin  iminudérée.  Pou  Alvar,  que  j'adorais,  m'.l 
fait  verser  moins  de  krmes.  Don  Anibrosio  n'avait  |ias  un  faux  presseu- 
limcnt  de  .sa  mort  ;  il  mourut  des  le  lendemain,  el  je  demeurai  maiiresse 
du  bien  considér.-ible  dint  il  m'avait  avantagée  en  m'épou.sant.  Je  n'en 
prétends  pas  faire  uu  mauvais  usage.  On  ne'me  verra  poinl,  quoique  j» 
soi.s  jeune  encore,  passer  dans  les  bras  d'un  troisième  e,  onx.  Outre  (iiic 
cela  ne  convieni,  ce  me  semlile,  (pi'à  des  f  inmesans  pudeur  et  sans  dé- 
licatesse, je  vous  dirai  (|ue  je  u'ai  plus  de  guùt  pour  le  m  uule  ;  je  veux 
finir  mes  jours  dans  ce  couvent,  cl  en  devenir  une  bienlaitrice. 

Tel  fut  le  discours  que  me  tint  dona  Jlencia.  Puis  elle  lira  de  dessons 
sa  rol)e  une  biiirse  qu'elle  me  mit  entre  les  mains,  en  me  disant  :  Voilà 
cent  ducats  que  je  vous  donne  seulement  pour  vous  faire  habiller,  lîevc- 
nez  me  voir  après  cela  ;  je  n'ai  pus  dessein  jde  borner  ma  reconnaissance 
à  si  peu  de  chose.  Je  rendis  mille  grâces  i  la  dame  .  et  lui  jurai  (pic  je 
ne  sortirais  point  de  Burgos  sans' prendre  congé  d'elle.  Ensuite  de  ce 
serment,  i|ue  |e  n'avais  pas  envie  de  violer,  j'allai  chercher  une  Imtellc- 
rie.  J'entrai  dans  la  première  ipie  je  rencontrai.  Je  demandai  une  cliam- 
iirc  :  et,  pour  prévenir  la  mauvaise  opinion  ipic  ma  souquenille  pouvait 
encore  donner  de  moi,  je  dis  à  rii('it(^  ipic.  Ici  qu'il  me  voyait,  j'étais  en 
état  de  bien  payer  mon  gite.  A  ces  mois.  l'Iiùle,  appelé  Majiielo,  grand 
■■ailleiir  d<!  son  naturel,  me  paii'inirant  des  yeux  depuis  le  haut  jusqu'en 
li:is,  me  ré)iiindit,  d  un  air  fruid  el  malin,  ipi  il  n'avait  pas  besnin  de 
celle  assurance  pour  être  persuadé  i|ne  je  ferais  heaiicoup  de  dépense 
chez  lui;  cpi'au  travers  de  mon  liabillenicnt  il  démèl.iit  en  moi  quelque 
chose  de  noble,  cl  (|u'enHn  il  ne  duulail  pas  (pis  je  ii('  fusse  un  genlil- 
lionime  fort  aisé.  Je  vi-;  bien  que  le  Iraiire  me  raidait  ;  et  pour  meltre  lin 
tout  à  coup  à  ses  plai-;anleiies,  je  lui  montiai  ma  biiur.se.  Je  comptai 
même  devant  lui  mes  ducals  sur  une  Iahle,  et  je  m'.ipeiçiis  que  mes  es- 
pèces 11'  disposaient  à  juger  de  moi  plus  favorahlcinenl.  Je  le  priai  de  me 
faire  venir  un  lailleur.  Il  vaut  mieux,  me  dit-il,  envoyer  chercher  uu 
fripier,  il  vousap|)ortcra  toutes  soiles  d'habils,  et  vous  serez  habillé  siir- 
livchamp.  J'approuvai  ce  conseil,  el  résidus  de  le  suivre,  ni«is,  comme  le 
jour  élail  prêt  ,i  se  fermer,  je  remi'-  !'(  nipb  lie  au  lendemain,  cl  je  ne  son- 
geai  qu'.i  bien  souier,  pour  me  déd  iinm.tger  des  mauvais  repas  que  j'a- 
vais faits  ileimis  ma  soilie  du  sonlerr.iiii. 

CIlAPlTliE  XV. 

De  iiiielle  façdu  l'habil  a  Gil  RUs,  du  iiou>e.iu  iircsoiii  i|u  11  iv(,-iil  dp  h  dame,  el  d.iiis 
(lui'l  ('i|iii{.Ji,'t'il  padil  d,.-  Uiirgos. 

0(1  me  servit  nue  copieuse  fricassée  de|iiels  de  mouton,  que  je  man- 
geai presipie  tout  entière.  Je  bus  à  proportion;  puis  je  me  couchai.  J'avais 
un  assez  bon  lit,  el  j'espérais  qu'un  profond  sonniieilne  tarderait  guère  à 
s'emparer  de  mes  sens.  Je  ne  pus  timief  lis  h'rnier  l'icil  ;  je  ne  lis  ipie  rê- 
ver à  l'habit  que  je  dcv.iis  prendre.  Une  lant-il  ipie  je  fa^se?  disaiv-je  : 
suivrai-je  mon  premier  des. ein?  Aehelerai-je  une  soulaiielle  pour  aller 
à  Salamanqucchercher  une  place  de  piéecplenr?  Pour  |tioi  m'habiller  eu 
licencié?  Ai-je  envie  de  me  consacrera  létal  ecL'Iési.istiqiie?  V  snis-je 
entraîné  par  mou  penchanl  ?  ^oH,  je  me  sens  môme  d«s  incliiintions 
très-opposées  à  ce  paili-là.  Je  veux  porter  l'épée,  et  tilclier  de  faire  for- 
tune dans  le  inonde  ;  ce  fut  à  (|Uoi  je  m'arrêlai. 

Je  me  résolus  à  prendre  nu  habit  de  cavali(  r,  persuadé  que  sous  cette 
forme  je  ne  pouvais  m,;nqner  de  parvenir  à  (|uelqiie  poste  honnêle  1 1  lii- 
cr.'lif.  l)ans  celte  llatlense  (qiin'on,  j'allciidis  le  jour  avec  la  dernière  iiii- 
jialience,  el  ses  preniieis  ravinis  ne  IVappèrcnl  pas  |ilulùt  mes  yeux,  que 
je  me  levai.  Je  li>  tant  de  bViiil  dans  l'inilellcrie ,  (|ili!  je  reveillai  Ions 
ceux  qui  dormaienl.  J'appelai  les  valels  (pii  étaient  encore  au  lit,  el  (pii  ne 
répoieiirent  à  ma  voix  qu'en  me  chargeant  de  nialédictions.  Ils  furent 
poiirlanl  (ddigés  de  se  levir,  et  je  ne  leur  donnai  point  de  n'\iOi  ipi'ils 
lie  m'enssenl'f.iit  venir  un  fripier.  J'en  vis  bieiili)!  jiaroitre  nu  ipi'nii  m'a- 
mena. Il  élail  suivi  de  deux  gaiçnns  qui  portaient  chacun  un  gios  paquet 
de  loile  verle.  Il  me  salua  l'oit  cnilemeiil,  et  me  dit  :  Seigneur  cava  in  r, 
vous  êle>  bii'ii  heureux  qu'on  se  soit  adres>é  .-i  moi  pliiii'jt  ipi'.i  un  autre. 
Je  ne  veux  point  ici  dirrier  mes  c(mfréres  ;  .1  Dieu  ne  plaise  (|ue  je  fasse 
1(^  inoindie  lorl  à  leur  nquilalion  '.  mais,  enire  nous,  il  n'y  en  a  pas  nu 
qui  ait  de  la  conscience;  ils  sont  Ions  plus  durs  que  des  juifs.  Jeviii<  je 
seul  fripier  (pii  ail  de  la  morale.  Je  me  bini  e  à  un  piolit  raisonnai  le  ; 
je  me  conlenle  de  la  livre  pour  smi  ;  je  veux  dire  du  sou  pour  livre. 
Glaces  au  ciel,  j'exerce  rondemenl  ma  profession. 

Le  fripier,  après  ce  préainbnie,  ipie  je  pris  snlle ni  au  pied  delà 


12 


GIL  CLAS. 


lellre,  dit  à  sc<  L'aiçons  Je  défaire  leurs  |inqiiels.  On  me  ninnliTi  des  lia- 
Lils  de  loiiles  sortes  de  couleurs.  Ou  m'en  fil  voir  |ilusieurs  de  drap  tout 
uni.  Je  les  rejetai  avec  mé|iris,  parce  que  je  les  trouvai  trop  modestes; 
mais  ils  m'en  firent  essayer  un  qui  semidait  avoir  ctc  fait  exprés  pour 
ma  taille,  et  qui  m'éWouit,  quoiqu'il  fût  ini  ])eu  passe.  C'était  un  pour- 
point à  marches  tailladées,  avec  un  liaut-do-cliaiisscs  et  un  manteau,  le 
tout  de  velours  Ideu  et  brodé  d'or.  Je  m'attachai  ,i  celui-là  et  je  marchan- 
dai Le  fripier,  qui  s'aperçut  c|u'il  me  pl.iisait,  me  dit  que  j'avais  le  fçoùt 
délicat.  Vive  Dieu!  .s'écria-t-il.  ou  voit  hicii  que  vous  vous  y  connaissez. 
Apprenez  que  cet  habit  a  été  fait  pour  un  des  plus  grands  "seigneurs  du 
royaume,  et  qu'il  n'a  pas  été  porté  trois  fois.  Examinez-en  le  velours;  il 
n'y  en  a  point  de  plus  beau  ;  et  pour  la  i)roderie,  avouez  que  lien  n'est 
mieux  travaillé.  Combien,  lui  dis-jc,  voulez-vous  le  vendre?  Soixante 
ducats,  répondit-il  ;  je  les  ai  refusés,  ou  je  ne  suis  pas  lionu^e  homme. 
L'alternative  était  convaincante.  J'en  offris  quaranle  cinq  ;  il  en  valait 
pent-étie  la  moitié.  Seigneur  gentilhomme,  reprit  froidement  le  fripier, 
je  ne  surfais  ])oint;  je  n'ai  qu'un  mol.  Tenez,  conlinua-t-il  en  me  jiré- 
sentant  les  habits  que  j'avais  rebutés,  prenez  ceux-ci  ;  je  vous  eu  lerai 
meilleur  marché.  Il  ne  faisait  qnirrilcr  par  là  l'envie  que  j'avais  d'a- 
cheter celui  que  je  marchandais  ;  et  comme  je  m'imag  nai  qu'il  ne  vou- 
lait lieu  rabattre,  je  lui  comptai  soixante  ducats.  Quand  il  vit  que  je  fes 
donnais  si  facilement,  je  crois  que,  malgré  sa  morale,  il  fut  Lieu  fâché  de 
n'en  avoir  pas  demandé  davantage.  A^sez  satisfait  pourtant  d'avoir  gagné 
la  livrée  |iour  sou,  il  sortit  avec  ses  garçons,  que  je  n'avais  pas  oublies. 

J'avais  donc  un  manteau,  un  pourpouil  et  un  haiit-de-chausses  fort 
pro|ires.  Il  fallut  songer  au  reste  de  Pliab'llenienI  ;  ce  qui  m'occupa  loulc 
la  matinée.  J'achetai  du  linge,  unchap.iu,  des  bas  de  soie,  des  souliers, 
et  une  épee  ;  ,iprés  quoi  je  m'habillai  Hiiel  plaisir  j'avais  de  me  voir  .si 
bien  équipé  !  Mes  yeux  ne  pouvaient,  pour  ainsi  dire,  se  rassasier  de  mon 
ajustement.  Jamais  paon  n'a  regardé  son  plumage  avec  pins  de  complai- 
sance. Dés  ce  jonr-là,  je  fis  une  seconde  visite  à  doua  Mencia,  qui 
me  reçut  encore  d'un  air  Irés-gracieux.  lîlle  me  remercia  de  nouveau  du 
service  que  je  lui  avais  rendu.  L,i-dessus,  grands  conqiliments  do  pari  cl 
d'aiilre.  l'nis,  me  souhailanl  toutes  sortes  de  prospérités,  elle  me  dit  adieu, 
et  se  relira,  sans  me  donner  rien  autre  chose  qu'une  bague  de  trente 
pisioles,  qu'elle  me  pria  de  garder  pour  me  souvenir  d'elle. 

Je  demeurai  bien  sol  avec  ma  bagne;  j'avais  compté  sur  un  présent 
plus  considérable.  Ainsi,  peu  content  de  la  générosité  de  la  dame,  je  re- 
gagnai mon  hôtillcrie  en  rêvant  ;  mais  comme  j'y  entrais,  il  y  arriva  un 
lioniine  qui  marchait  sur  mes  pas,  et  qui  tout  ,i  coup,  se  débarrassant  de 
son  manteau  (pi'il  avait  sur  le  nez,  laissa  voir  un  gros  sac  qu'il  portait 
sous  l'aisselle.  .\  l'apparition  du  sac,  qui  avait  tout  l'air  d'être  plein  d'es- 
pèces, j'ouvris  de  grands  yenx,  aussi  bien  que  quelques  personnes  qui 
étaient  présentes,  et  je  crnsentendre  la  voix  d'un  séraphin  ,  lorsque  cet 
homme  me  dil,  en  posant  le  sac  sur  une  table  :  Seigneur  Cil  Blas,  voilà 
ce  que  madame  la  marquise  vous  envoie.  Je  fis  de  profondes  révérences 
au  poricur,  je  l'accablai  de  civilités  ;  et  dés  qu'il  fut  hors  de  l'iiolcllcrie, 


je  me  jclai  sur  le  sac,  comme  un  faucon  sur  sa  pi'o'e,  el  l'emporl.-ii  dans 
ma  ch.iinbre.  Je  h:  déliai  sans  perdre  de  liiii|is,  el  j'y  Innnai  uiille  du- 
cats. J'achev.iis  di'  les  conipler.  quand  l'Iiùle,  (pii  avait  enlendii  les  pa- 
roles du  porteur,  entra  pour  savoir  ce  (pi'il  y  avait  dans  le  sac.  La  vue  de 


mes  espèces,  étalées  sur  une  table,  le  fi'ajipa  vivement.  Citmmenl  diable, 
s'écria-l-il,  voilà  bien  de  l'argent  !  Il  faut,  pouisuivit-il  en  souriant  d'un 
air  malicieux,  que  vous  sachiez  tirer  bon  parti  des  femmes.  Il  n'v  a  pas 
vingt-quatre  heures  cpie  vous  Clés  à  Burgos,  et  vous  avez  déjà  des  mar- 
quises sous  conlribmion. 


r.ii  roroz. 

Ce  discours  ne  me  déplut  point;  je  fus  lente  de  laisser  Manjuelo  dans 
sou  erreur  ;  je  sentais  qu'elle  me  faisait  plaisir.  Je  ne  m'étonne  pas  si  les 
jeunes  gens  aiment  à  passer  pour  hommes  à  bonne  fortune  Cependant 
l'innocence  de  mes  mieurs  l'emporta  sur  ma  vanité.  Je  désabusai  mon 
liolc.  Je  lui  contai  l'bisloire  di'  doua  Mencia,  (pi'il  écouta  fort  allentive- 
ment.  Je  lui  dis  ensuite  l'état  de  mes  aff.iires;  el  comme  il  paraissait  en- 
trer dans  mes  intérêts,  je  le  priai  de  m'aider  de  ses  conseils.  Il  rêva 
(pielques  miimenis;  puis  A  me  dit  d'un  air  sérieux  :  Seigneur  Cil  Dlas,j'ai 
de  l'inclinalion  iiour  vous;  et  puisque  vous  avez  assez  de  conliance  eu 
moi  pour  me  parler  à  ciuur  oiiverl,  je  vais  vous  dire  sans  llatlerie  à  ipioi 
je  vous  crois  propre.  Vo:is  nie  scmbicz  né  pour  la  cour  ;  je  vous  conseille 
d'y  aller,  et  de  vous  y  allacher  à  quelque  grand  seigneur;  mais  lâchez 
devons  mêler  de  ses"  affaires,  on  d'entrer  dans  ses  plaisirs;  autrement, 
vous  perdrez  votre  temps  chez  lui.  Je  connais  les  grands,  ils  comptent 
pour  rien  le  zélé  et  rallaclR'inentd'un  honnête  homme  ;  ils  ne  se  soucient 
(|ue  des  personnes  cpii  leur  soûl  nécessaires.  Vous  avez  encore  une  res- 
source, conlinua-l-il  ;  vous  êtes  jeune,  bien  fait,  et  quand  vous  n'auriez 
pas  {|  esprit,  c'est  plus  i|u'il  n'en  faut  pour  entêler  une  riche  veuve  ou 
(Miriqnc  jolie  l'rmme  mal  mariée.  Si  l'amour  ruine  des  hommes  i|ni  ont 
(lu  liicii.  il  en  fait  souvent  subsister  daulres  qui  n'en  ont  pas.  Je  suis  donc 
d'avis  i|iie  vous  alliez  à  M.idrid  ;  mais  il  ne  faut  pas  que  vous  y  paraissiez 
sans  snile  On  juge,  là  cumnie  a  Heurs,  sur  les  apparences,  el  vous  n'y 
serez  coiisi.leré  'ipi'à  proporlion  de  la  lignrc  ipi'on  vous  verra  faire.  Je 
vi'ux  viiHs  ilonnernn  valel,  nu  d(nuesli.pii'  lidclc,  un  garçon  sage,  en  un 
mol,  lin  homme  de  m;i  m.iin.  .\ilielez  deux  mules,  l'une  pour  vous,  l'autre 
pour  lui  ;  cl  parlez  le  pbls  loi  ipi'il  V(]ns  sera  possible. 

Ce  conseil  était  Imp  de  mou  gdi'il  p<iur  ne  pas  le  suivre.  Dés  le  lende- 
main, j'achel.ii  ib'iix  billes  mules,  el  j'.irrêtai  le  valet  dont  on  m'avait 
jiarlé.  Celait  un  garçon  de  treille  ans,  qui  avait  l'air  simple  et  dévot.  Il 
me  dil  i|ii'il  élail  ilii  royaume  de  Calice,  et  qu'il  se  nommait  Ambroisc  de 
Lamilas.  Ce  ipii  me  parut  singulier,  c'est  qir,in  lieu  de  ressembler  aux 
autres  domestiques,  qui  sonturdinairement  fort  intéressés,  celui-ci  ne  se 
souciait  poinl  de  g  gner  de  bons  gages  ;  il  me  témoigna  même  qu'il  était 
hmiinie  à  se  coiilcnler  de  ce  (pie  je  voudrais  bien  avoir  la  boulé  de  lui 
ilniiiier.  J'acliel.iiaiis-i.b's  bolliiies,  avec  une  valise  pour  errer  mon  linge 
el  mes  iliicals.  Ciisiiilc  je  salislis  mon  lii'ile;  et  le  jour  suivant,  je  partis 
de  l!tn:;os  avant  raiiroie  pour  aller^i  Madrid. 

CII.M'irilE  XVI. 

Oui  f;iii  viiir  i|ii'.iM  ne  il..il  [las  Imii  coiniitcr  sur  Ij  projix'rilt'. 

Nous  conchàines  à  Diiengnas  la  première  journée,  el  nous  arrivâmes 
la  seconde  a  Will.uhdid,  sur  les  (iii  ilre  heures  après  midi.  Nous  desceii- 
dimes  à  une  In'ilederie  qui  meseinlda  devoir  êlre  une  des  meilleures  de  l.i 
ville.  J.'  Laissai  le  soin  des  mules  à  mou  valet,  el  moulai  dans  une  cliamhie 
où  je  lis  pinler  ma  v.ilise  par  nu  garçon  du  logis.  Comme  je  me  sentais 
lin  peu  faligné,  je  meje'ai  sur  mou  lil  s.iiisolCi  mes  lioUines,  el  je  m'en- 
dormis iiisensilileineiil.  Il  él.iil  presipie  iiiiil  lorsipic  je  me  réveillai.  J'ap- 
|ii'lai  Ambroisc.  Il  no  .'c  trouva  pidut  dans  l'Iiiilellerie;  mais  il  y  arriva 


GIL  BLAS. 


13 


liuMilot.  .le  lui  ileiiiamlni  d'où  ilveiiait  :  il  me  répondit  d'un  airpieux  (in'il 
sortait  d'une  église,  on  il  él;iil,illé  remercier  le  ciel  de  nous  avoir  préser- 
vés de  tout  mauvais  accident  depuis  Burgosjusiiu'à  Valladolid.  J'a|ipi-ouvai 
son  «ction  ;  ensuite  je  lui  ordonnai  de  faire  mellre  à  la  liroLlie  un  poulet 
pour  mon  souper. 


I.;i  iir. ïeiiiniiun. 

Dans  le  temps  que  je  lui  donnais  cet  ordre,  mon  liùtc  entra  dans  ma 
flianilire  un  flambeau  à  la  main.  Il  éclairait  une  dame  qui  me  parut  |dus 
lielle  que  jeune,  et  trés-richement  vétne.  Elle  s'appuyait  sur  un  vieil 
éruyer,  et  iin  petit  Maure  lui  portait  la  queue.  Je  ne  fus  pas  pou  surpris 
quand  celtedame,  après  m'avon-  fait  une  profonde  révérence,  me  demanda 
si  par  hasard  je  n'étais  point  le  seigneur  Gil  Blas  de  SantiUaiie.  Je  n'eus 
pas  sitôt  répondu  que  oui,  qu'elle  quitta  la  main  de  son  écuyer  pour  venir 
m'emhrasser  avec  un  transpoit  de  jnie  qui  ledoulda  mon  éionncment.  Le 
ciel,  s'écria-t-cUe,  soit  à  jamais  béni  de  cette  aventure!  C'est  vous,  sei- 
gneur cavalier,  c'est  vous  que  je  clierclic.  A  ce  début,  je  me  ressouvins  du 
parasite  de  Pegnallor,  et  j'allais  souiiçonncr  la  dame  d'être  une  franche 
aventurière;  mais  ce  qu'elle  ajouta  m'en  fit  juger  plus  avantageusement. 
Je  suis,  poursuivit-elle,  cousine  germaine  de  dona  Mencia  de  .Mosqueia, 
qui  vous  a  tant  d'obligations.  J'ai  reçu  ce  malin  une  leltrede  sa  part.  Elle 
me  mande  qu'ayant  appris  que  vous  alliez  à  Madrid,  elle  me  prie  de  vous 
bien  régaler,  si  vous  passez  par  ici.  Il  y  a  deux  heures  (pie  je  parcours 
timie  la  ville.  Je  vais  d'hôlelbrie  en  liôtelkri(!  m'iiiformer  des  étrangers 
ipii  V  sont;  et  j'ai  jugé,  sur  le  portrait  (pie  volic  la'ite  m'a  fait  de  vous, 
(jue  vous  pouviez  être  le  libérateur  de  ma  cfjusiiie.  Ah  !  puis(pie  je  vous  ai 
rencontré,  eontinua-t-elle,  je  veux  vous  faire  voir  cnnihien  je  suis  sen- 
i-ible  aux  services  qu'on  rend  à  ma  famille,  et  p.iiticnlieremeMt  à  ma  chère 
cousine.  Vous  viendrez,  s'il  vous  plait,  dés  ce  moment  loger  chez  moi; 
V(ms  y  serez  plus  cnnimodéiuenl  (lu'ici.  J(!  voulus  m'en  déleinhe,  et  re- 
présenter à  la  dame  que  j(^  pourrais  l'infoinmoder  chez  elle  :  mais  il  n'y 
eut  pas  moyen  de  résister  à  ses  instances.  Il  y  avait  à  la  porte  de  l'hôtel- 
lerie un  carrosse  qui  nous  attendait.  Elle  prit  soin  elle-même  de  faire 

tire  ma  valise  dedans,  parce  (pi'il  y  avait,  disait-elle,  bien  des  fripons 

à  Valladolid  ;  ce  (|ui  n'él.iit  (pie  tmp'véritable.  Eiilin  je  inmilai  en  car- 
rosse avec  elle  et  son  vieil  écin  er,  et  je  me  laissai  de  cette  manière  enle- 
ver de  l'hùtellerie,  ali  grand  déplaisir  de  I  li(')!e.  qui  se  voyait  par  là  sevrer 
de  la  dépense  (|u'il  avait  compié  que  je  ferais  chez  lui,  avec  la  dame, 
réciiycr  et  le  |ielit  Manie. 

Notre  carrosse,  après  avoir  (|uebpie  temps  roulé,  s'arrêta.  Nous  en  des- 
cendinies  pour  entrer  dans  une  assez  grande  maison,  et  nous  montâmes 
dans  un  appartement  (|ui  n'était  pas  malpropre,  et  (pi(!  vingt  ou  trente 
bougies  éclairaient.  Il  y  avait  là  plusieurs  domestiques  à  ipii  la  dame  de- 
manda d'abord  si  don  llaiihaël  était  arrivé;  ils  répondirent  ipienon.  Alors 
m'adrcssant  la  parole  :  Seigneur  (Jil  lîhis,  me  dit-elle,  j'allends  mon  frère 
ipii  doit  revenir  ce  soir  d'un  ch.'ileau  que  nous  avons  à  deux  lieues  d'ici. 
Ouelle  agréable  surjirise  |ioiir  lui  de  trouver  dans  sa  maison  un  hmimie  à 
(iiii  toute  notre  famille  est  si  redev  ihie  !  Ilans  le  moment  ipi'elle  achevait 
(le  parler  ainsi,  nous  entendiines  du  hniit,  et  nous  apprîmes  en  mèni(! 
temps  (pi'il  était  causé  par  l'arrivée  de  dmi  llaphaiM.  (le  cavalier  partit 
bientôt.  Je  vis  un  jeune  homme  de  belle  taille  et  de  fort  bon  air.  Je  suis 
ravie  de  votre  retour,  mon  frère,  lui  dit  la  dame  ;  vous  m'aiderez  à  bien 
recevoir  Ic-scigneur  Gil  Blas  de  Sanlillane.  Nous  ne  saurions  assez  recon- 


naître ce  qu'il  a  fait  pour  dona  Mencia,  notre  parente.  Tenez,  .ijnnla 
t-elle  en  lui  présentant  une  lettre,  lisez  ce  qu'elle  m'écrit.  Don  Raphaël 
ouvrit  le  billet,  et  lut  tout  haut  ces  mots  :  «  Ma  chère  Camille,  le  seigiieiir 
«  Gil  nias  de  Sanlillane,  qui  m'a  sauvé  l'honneur  et  la  vie,  vientde  partir 
«  pour  la  cour.  Il  passera  sans  doiUe  par  Valladolid.  Je  vous  conjure  par 
«  le  sang,  et  plus  encore  )iar  l'amitié  qui  nous  unit,  de  le  régaler  et  de  le 
«  retenir  queli|ue  temps  chez  vous.  Je  me  flatte  que  vous  me  donnerez 
((  cette  satisfaction,  et  que  mon  libérateur  recevra  de  vous,  et  de  don 
((  liaphaël  mon  cousin,  toutes  sortes  de  bons  traitements.  A  Burgos. 
«  Votre  affectionnée  cousine,  Dos.v  ME:(r.i.\.  » 

Comment  I  s'écria  don  Uaphaël  après  avoir  lu  la  lettre,  c'est  à  ce  cava- 
lier que  ma  parente  doit  l'honneur  et  la  vie?  Ah  ;  je  rends  grâces  au  ciel 
de  cette  heureuse  rencontre.  En  parlant  de  cette  sorte,  il  s'approcha  de 
moi;  et  me  serrant  étroitement  entre  ses  bras  :  (Jiielle  joie,  poursuivit-il, 
j'ai  de  voir  ici  le  seigneur  Gil  Blas  de  Sanlillane  !  Il  n'était  jias  besoin  que 
ma  cousine  la  marquise  nous  recommandât  de  vous  régaler  ;  elle  n'avait 
seulement  qu'à  nous  mander  que  vous  deviez  passer  par  Valladolid;  cela 
suffisait.  Nous  savons  bien,  ma  sœur  Camille  et  moi,  comme  il  en  faut 
useï  dvic  un  homme  ipii  a  rendu  le  plus  grand  service  du  monde  à  la  per- 
sonne de  iiotK  fmiille  que  nous  aimons  le  plus  tendrement.  Je  répondis 
h  mieux  pi  il  nii  l'ut  possible  à  ces  discours,  qui  furent  suivis  de  beaucoup 
I  uili  V  stiul  1  il  les,  cl  enlrcnièlés  de  mille  caresses.  Après  quoi,  s'aper- 
(^(^v  Mit  pi    I  iv  lis  encore  mes  bottines,  il  me  les  fit  ôter  par  ses  valets. 

N  us  I  1  iiiK  s  ensuite  dans  une  chambre  oii  Ion  avait  servi.  Nous  nous 
niiiiKs  ililb  h  cavalier,  la  dame  et  moi.  Ils  me  dirent  cent  choses  obli- 
(  llll(^  I  LU  I  int  le  souper.  11  ne  m'échajipait  pas  un  mot  (pi'ils  ne  rele- 
Msseiit  c  uiiiiu  un  Irait  admirable:  et  il  fallait  voir  l'attciition  qu'ils 
avaient  Iimin  d(  ux  à  me  jiréseiiter  de  Ions  les  mets.  Don  Raphaël  buvait 
suivent  I  1 1  saute  de  doua  Mencia.  Je  suivais  son  exemple  ;  et  il  me  sem- 
blait q  II  I  (111 1  us  (pie  Camille,  (pii  lrin(|uait  avec  nous,  me  lançait  des  re- 
^iids  ((111  M  niliaieiit  quelque  chose.  Je  crus  même  remarquer  ((u'elle 
jumit  son  tdups  [loiir  cela,  comme  si  elle  eût  craint  que  son  frère  ne 
s  en  apei  (  ut  11  n'eu  fallut  pas  davantage  pour  me  persuader  (|"e  la  dame 
en  tenait  ,  et  )  me  llattai  de  |irofiter  (le  cette  déiîouverte,  jiour  jien  i(iie 
je  demiuravs(  i  V,ill.id(diil.  Cette  esjiérance  fut  cause  (jue  je  me  rendis 
sins  jeiin  1  li|iieiei[u  ils  me  fiieiit  de  vouloir  bien  passer  quebpics  jours 
cheziux  11  nii  renieiciêreiil  de  ma  complaisance;  et  la  joie  qu'en  témoi- 
gna Camille  me  confirma  d;ins  ro()iiiion  ((uc  j'avais  t(u'elle  me  trouvait 
fort  à  son  gié. 

Don  Bai'ibaël,  me  voyant  déterminé  à  faire  quehiue  s('joHr  chez  lui,  nie 
projiosa  de  me  mener  à  son  château.  11  m'en  Ut  une  dcscri(ition  magni- 
fique, et  me  parla  des  plaisirs  qu'il  prétendait  m'y  donner.  Tantôt,  disait- 


il,  nousjii-endrons  le  diverlissenienl  de  la  chasse,  lanlôl  celui  de  la  jieeliè; 
et  si  vous  aimez  la  juomenade.  innis  avons  des  bois  et  des  jardins  déli- 
cieux. Il'allleurs,  nous  aurons  bonne  coiiipaguie  :  j'espère  ([lie  vous  i\e 

vous  emiiiii^rez  [loinl.  J'acceptai  la  propusiii el  il  fut  rês(dii  i(iie  nous 

irions  à  ce  beau  chàl.'au  des  le  jour  suivant.  Nims  nous  levâmes  (b'  table 
en  formant  un  si  agirable  dcs-ein.  Don  Uapbaël  me  parut  li'anvjiMi  lé  de 
joie.  Seigncnrliil  Blas,  dil-il  en  m'embiassant,  je  vousiaissc  avec  ma  snur. 
Je  vais  de  ce  pas  donner  les  ordres  nécessaires,  et  faire  avertir  louics  les 


44 


GIL  BLAS. 


personnes  que  je  vous  motire  de  la  parlie.  A  ces  paroles,  il  sorllt  de  lu 
ch.-imlirc  où  nons  étions;  el  je  conlinnni  de  m'eiUrelenir  avec  l;i  dame, 
qui  ne  déincnlit  poinl  par  ses  discours  les  douces  œillades  qu'elle 
m'avait  jetées  Elle  me  prit  la  main,  el  renirdanl  ma  Ijap^ue  :  Vous  avez  là, 
dit-elle,  un  diamant  assez  joli:  mais  il  est  liien  pelil.  Vous  connaissez- 
vous  en  pierrciies'/  Je  répojidis  i|ue  non.  J'en  suis  Mcliée,  reprit-elle; 
car  vous  me  diriez  ce  que  vaut  celle-ci.  En  achevant  ces  mois,  elle  me 
montra  un  ^ros  ruliis  i|u'elle  avait  an  doigt  :  et,  pendant  i|ue  je  le  consi- 
dérais, clic  nie  dit  :  Un  dénies  oncles,  qui  a  été  gouverneur  dans  lu^  lialii- 
lalioiis  que  les  Espagnols  ont  aux  îles  Philippines,  m'a  donné  ce  rubis. 
Les  joai  liers  de  Vailadolid  l'eslimenl  trois  cents  pisloles.  Je  le  croirais 
bien,  lui  dis-jc;  je  le  trouve  parfailement  beau.  Puis(ju'il  vous  plaît,  ré- 
pliqua I  elle  je  veu.x  faireun  Iroc  avec  vous.  Aussilôl  elle  prit  ma  bague, 
el  me  mit  la  sienne  au  pclit  doigt.  Après  ce  troc,  qui  me  parut  une  ma- 
nière galante  de  faire  un  présent.  Camille  me  serra  la  main  et  me  regarda 
d'un  air  tendre;  puis  tout  à  coup,  rompant  lenireticn,  elle  me  donna  le 
bonsoir,  el  se  retira  loule  confuse,  comme  si  elle  d'il  eu  honte  de  me  faire 
trop  connaiireses  sentimenis. 

(iniiiqne  galant  des  plus  novices,  je  sentis  lout  ce  que  cette  retraite  pré- 
cipitée avait  d'obligeant  pour  moi;  cl  je  jugeai  que  je  ne  passerais  point 
mal  le  lemps  à  la  campagne.  Plein  de  celle  idée  llatleuseet  de  l'élat  bril- 
lant de  mes  affaires,  je  m'enfermai  dans  la  chambre  ou  je  devais  coucher, 
après  avoir  dit  à  mon  valet  de  me  venir  réveiller  de  bonne  lieure  le  Icii- 
deniaiii,  .\i\  lieu  de  songer  à  me  reposer,  je  m'abandonnai  au.\  réilexions 
agréables  que  ma  valise,  iiui  était  sur  une  table,  cl  mon  rubis  m'inspi- 
ri-renl.  Grâce  an  ciel,  disais-je,  si  j'ai  été  malheureux,  je  ne  le  suis  )dus. 
Mille  ducats  d'un  côté,  une  bague  de  trois  cents  pisloles  de  l'antre  :  me 
voilà  jiour  longtemps  en  fonds.  Majuelo  ne  m'a  point  flatté,  je  le  vois 
bien  :  j'cnllanjuierai  mi;lc  femmes  à  .Madrid,  puisque  j'ai  plu  si  facilement 
à  Camille.  Les  bontés  de  celle  généreuse  dame  se  présentaient  à  mon  es- 
prit avec  tous  leurs  charmes,  et  je  goûtais  aussi  par  avance  les  diverlisse- 
ments  que  don  Uaphaël  me  préparai!  dans  son  chtàleau.  Cependant,  parmi 
tant  d'images  de  plaisir,  le  sommeil  ne  laissa  pas  de  venir  répandre  sur 
moi  ses  pavots.  Dés  (|ue  je  me  sentis  assoupi,  je  me  dé -habillai  et  me 
cou;'hai. 

I,e  lendemain  malin,  lorsque  je  me  réveillai,  je  m'aperçus  qu'il  était 
déjà  lard.  Je  fus  assez  surpris  de  ne  pas  voir  |iaraitre  mon  valet,  après 
l'ordre  qu'il  avait  reçu  de  moi.  Ambroise,  dis-je  en  moi-même,  mon  fi- 
dèle Anibroisc  est  à  I  église,  on  bien  il  est  aujourd'hui  fort  )iarcsseux. 
.Mais  ji'  peidis  bienlôl  cette  opinion  de  lui  pour  en  prendre  une  plus  mau- 
vaise: car  m'élant  levé,  el  ne  voyant  plus  ma  valise,  je  le  soupçonnai  de 
l'avoir  volée  pendanlla  nuit.  Pour  éclaii-cirmessou(içons,  j'ouvris  la  poi'te 
de  ma  cliainlire,  et  j'appelai  riiypocrile  à  plusieurs  reprises.  Il  vint  à  ma 
voix  un  \\i  illard,  qui  me  dit  :  Que  souhaitez-vous,  seigneur?  tous  vos  gens 
sont  sortis  de  ma  maison  avant  le  jour.  Comment,  de  votre  maison  ?  m'ô- 
criaije  :  est  ce  que  je  ne  suis  pas  ici  chez  don  lîaphaël  '.'  Je  ne  sais  ce  que 
c'eslqnc  cecavalier.  me  répondit-il.  Vous  êtes  dans  un  hôtel  garni,  ctj'en 
suisriiôtc.  Hier  an  soir,  une  heure  avant  volie  arrivée,  ladam'etpii  a  soupe 
avec  vous  vint  ici,  cl  arrêta  cet  ap|iartenient  |ionr  un  grand  seigneur, 
disait-elle,  (pii  voyage  l'ncognilo.  Elle  m'a  même  payé  {|  avance. 

Je  fus  alors  au  fait.  Je  sus  ce  que  je  devais  penser  de  Camille  et  de  don 
Raphaci;  et  je  compris  que  mou  valet,  ayant  une  entière  connaissance  de 
mes  affaires,  m'avait  vendu  à  ces  fourbes.  An  lieu  de  n'imputer  qu'à  moi 
ce  triste  incident,  cl  de  songer  ({u'il  ne  me  serait  poinl  arrivé  si  je  n'eusse 
pas  l'u  rindiscrélion  de  in'onvi-ir  à  Majuelo  sajis  nécessité,  je  m'en  |iris  à 
la  fortnni'  innocente,  cl  maudis  cent  fois  mon  étoile.  Le  maître  de  Ihùlcl 
garni,  à  rpii  je  contai  l'aventure,  ipi'il  savait  pent-être  aussi  bien  que  moi. 
se  montra  sensible  à  ma  douleur.  Il  me  plaignit,  el  me  témoigna  qu'il 
était  très-mor:ilié  qui!  celle  scène  se  fùl  passée  chez  lui  ;  mais  je  crois, 
malgré  s'sdr-inoustriilions,  ipi'il  n'avait  p.as  moins  de  part  à  celle  fourbe- 
rie (pie  mo.i  holu  de  Burgos,  d  qui  j'ai  toujours  allribné  riionneur  de  l'in- 
vcnlion. 

CHAPITRE  XVII. 

Quel  parti  |iril  Hil  nias  «prt!  l'avcnlure  de  I'IkUoI  garni. 

Lorsque  j'eus  fort  inulilcmenl  bien  déploré  mon  malheur,  .le  fis  ré- 
llexioii  qu'au  lieu  de  céder  à  mou  chagrin,  je  d(!vais  pliilol  me  loidir  cnnirc 
iiiiiii  iiianvais  sort.  Je  ra|qielai  mon  courage,  cl.  pour  me  consoler,  je  di- 
sais en  m  habillaiil  :  Je  suis  encore  trop  lieureux  que  les  tripons  liaient 
pas  emporté  mes  habits  el  quelques  ducats  que  j'ai  dans  mis  poches.  Je 
leur  tenais  compte  de  celle  di-crélion.  Ils  avaient  même  èlé  as\ez  géné- 
reux fOur  me  laisser  mesboltines,  que  je  donnai  à  l'iio  e  pour  un  tiers  de 
ce  i|u'elles  m'avaient  coûté.  Enfin,  je  sortis  de  l'hôtel  garni,  sans  avoir, 
Dii'U  merci,  besoin  de  personne  |  onr  porter  mes  bardes  La  première 
chose  c|ne  je  lis  fui  d'aller  voir  si  mes  mnbs  ne  seraient  pas  dans  l'Iiolel- 
lerie  ou  j'étais  descendu  le  jour  précédeul.  Je  jugeais  bien  qn'Ainliroisc  no 
les  y  avait  pas  laissées;  e;  plnl  au  ciel  que  j'eusse  toujours  jugé  aussi  sai- 
nement de  lui!  J'appris  que  dès  le  soir  même  il  avait  eu  le  soin  de  les  en 
retirer.  Ainsi,  coniplml  de  ne  les  plus  revoir  mm  plus  que  ma  chère  va- 
lise, je  marchais  Iris'cmenl  dans  les  rues,  en  rêvant  à  ce  que  j.'  dev.iis 
faire  Ji'liis  Icnlé  ili>  reloiirncr  à  lîurgos  pour  avoir  encore  une  fois  reronrs 
à  ilona  .Miiii'ia;  mais,  cmisiilérant  rpi'e  ce  serait  abiisi  r  de;  lionli's  de  Cille 
daine,  et  qui!  d'ailleurs  je  passerais  pour  une  bêle,  j'abandoiiiiiii  relie  poii- 


séc.  Je  jurai  bien  aussi  que  dans  la  suite  je  serais  en  garde  contre  Us 
femmes  :  je  nie  serais  alors  défié  de  la  chaste  Suzanne.  Je  jetais  de  temps 
en  temps  les  yeiix  sur  ma  higue;  el  quand  je  venais  à  siuiger  que  c'él.ail 
u\\  présent  de'C:iniille,  j'en  soupirais  de  douleur.  Hélas!  disais-je  en  moi- 
même,  je  ne  me  connais  point  en  rubis;  mais  je  connais  les  gens  qui  les 
troquent.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  nécessaire  ipie  j'aille  chez  un  joaillier 
pour  cire  persuadé  que  je  suis  un  sot. 

Je  ne  laissai  p.is  lontcl'ois  de  vouloir  m'édaircir  de  ce  que  valait  ma 
bagne,  el  je  l'allai  montrer  à  un  I  qiidaire,  qui  l'estima  trois  ducats.  A 
celte  eslimalion,  quoiqu'elle  ne  m'élonn.lt  jioinl,  je  donnai  au  diable  la 
nièce  du  gnuvcineiir  des  iles  l'iiilippincs,  ou  plutôt,  je  ne  fis  que  lui  en 
renouveler  le  don.  Comme  je  sorinis  de  chez  le  lapidaire,  il  passa  prés  de 
moi  un  jeune  homme  qui  s'arréla  pour  me  considérer.  Je  ne  le  remis  \mi 
d'abord,  bien  que  je  le  connusse  parfailement.  Comment  donc,  Gil  Clas, 
me  dil-il,  feignez-vous  d'ignorer  qui  je  suis?  oïl  deux  années  ont-elles  si 
loi  t  cil  iugé  il'  fils  du  barbier  ^Hnez,  que  vous  le  méconnaissiez  '.'  Ressou- 
venez vous  de  rabrice,  voire  compatriote  el  votre  compagnon  d'école.  Nous 
avons  si  souvent  ilivpulé  chez  le  dorleur  Godincz  surlesuniversaux,  et  sur 
les  degrés  iiii'lapliy.sii|ues  ! 

Je  le  reconnus  avant  qu'il  eût  achevé  ces  paroles,  et  nous  nous  embras- 
sâmes tous  deux  avec  conlialilé.  Eh!  mon  ami,  reprit-il  ensuite,  que  je 
suis  ravi  de  le  rencontrer  !  je  ne  imis  l'exprimer  la  joie  que  j'en  ressens... 
.Mais,  poursiiivil-il  d'un  air  surpris,  dans  quel  clat  l'olfres-lu  à  ma  vue? 
Vive  Dieu,  te  voilà  vêtu  comme  nu  |iriuce  !  Une  belle  épéc,  des  hasde 
soie,  lin  poiirp  dut  el  un  manteau  de  velours,  relevés  d'une  broderie  d'ar- 
gent 1  Malpeste  !  cela  sent  diahlomenl  les  bonnes  f  irlunes.  Je  vais  parier 
que  quebpie  vieille  femme  libérale  le  fait  part  de  ses  largesses,  l'u  te 
tr.iiujies,  lui  dis-je;  mes  affaires  ne  sont  passi  llm'issantesque  lu  lerinia- 
gines.  A  d'autres,  répliqua-t  il,  à  d'antres,  tu  veux  faire  le  discret.  El  ce 
beau  rubis  que  je. vous  vois  an  doigt,  monsieur  Gil  Blas,  d'où  vous  vient- 
il,  s'il  vous  plaît?  11  me  viinit,  lui  iepartis-;e,  d'une  franche  friponne. 
Fabrice,  mon  dur  Fabrice,  bien  loin  dèlre  la  coqueluche  des  fcimnes  de 
Vall.'idolid,  apprends,  mon  ami,  que  j'en  suis  la  dupe. 

Je  priin mçai  ces  dernières  parob's  si  Irislement,  que  Fabrice  vil  bien 
qu'on  m'avait  joué  quelque  tour.  H  me  pressa  de  lui  dire  pourquoi  je  me 
plaignais  ainsi  du  beau  sexe.  Je  me  résolus  sans  peine  à  contenter  sa 
curiosité  ;  mais  comme  j'avais  un  assez  long  récit  à  faire,  cl  que  d'ailleurs 
nons  ne  voulions  pas  nous  séparer  sitôt,  nous  entrâmes  dans  un  cabaret 
pour  nous  entretenir  |dus  commodément.  Là,  ,ie  lui  contai,  en  déjcuuaul, 
lout  ce  qui  m'était  arrivé  depuis  ma  sortie  d'O.iédo.  11  trouva  mésaven- 
tures assez  bizarres  :  cl  après  m'avoir  lémoigné  qu'il  prenait  beaucoup  de 
part  à  la  fâcheuse  situation  où  j'étais,  il  me  dit  :  Il  faut  se  consoler,  mon 
cnlaiit,  de  tous  les  malheurs  de  la  vie  ;  c'est  p;ir  l.i  qu'une  àm.:  l'orle  el 
courageuse  se  distinguo  des  âmes  faibles.  Un  homme  d'esprit  est  il  dans 
la  misère,  il  allend  avec  patience  un  lemps  plus  heureux.  Jamais,  comme 
dil  Cicéron,  il  ne  doit  se  laisser  abattre  jusi|u'à  ne  se  p'iis  .souvenir  qu'il 
csl  homme.  Pour  moi,  je  suis  de  ce  caractere-là  :  mes  disgrâces  ne  m'acca- 
IdenI  piiiiit  ;  je  sui  toujours  au-dessus  de  In  mauvaise  fortune.  Par  exemple, 
j'aimais  \\\n:  lille  de  famille  d'Oviédo,  j'en  étais  aimé  :  ji.'  la  demandai  en 
mariage  a  son  père,  il  me  la  refusa,  l'u  autre  en  serait  mort  de  douleur; 
moi,  admire  la  f  n-ce  ilc  mou  espnt.  j'enlevai  la  pelile  p  rsoniie.  Elle  èlail 
vivo,  étourdie,  coquette  ;  le  plaisir  par  coaséquent  la  délermiiiail  tou- 
jours au  préjudice  du  devoir.  Je  la  promenai  pcuilanl  six  mois  dans  le 
royaume  de  Galice  :  de  l.i,  comme  je  l'av.ÉÎs  mise  dans  le  goùl  de  voyager, 
elle  cul  envie  d'aller  e  i  Portugal  ;  mais  elle  prit  un  anlre  compagnon  de 
voyage  -antre  sujet  da  ilési-spoir.  Je  ne  succomliai  poiiit  encore  sons  le 
|ioiils  de  ce  iiouvem  inalbeur;  cl,  plus  sage  ipie  Mêiiélas,  au  lien  de 
m'arnier  contre  le  Paris  qui  m'avait  snufllé  mon  llélcuc,  je  lui  sus  bon 
gré  de  m'en  avoir  défait.  Après  cela,  ne  voulant  plus  relourner  dans  les 
Asturics,  pour  éviter  loule  discussion  avec  la  jus'ice,  je  m'avançai  dans 
le  roy.iume  de  Léon,  dépensant  de  ville  en  ville  l'argent  qui  me  reslait 
de  renlevemciil  de  mon  infanle;car  nous  avions  Ions  deux  fait  notre 
malin  en  parlant  d'Oviédo,  et  nons  n'étions  pas  mal  nippés;  mais  tout  ri'. 
que  j'avais  pos-éd  ■  Si'  di-sipa  bientùt.  J  arrivai  à  Paleiicia  avec  un  seul 
ducal,  sur  quoi  je  fus  oblige  d'aelielrr  une  paire  de  souliers.  Le  rrstc  ne 
me  mena  pas  lib'ii  loin.. Ma  siliialion  devint  eiiibarrassantc. je  commençais 
ilej:i  même  à  faire  iliele  :  il  l'allul  proniplement  prendre  un  parti.  Je  ré- 
solus de  me  mettre  diiis  le  service.  Je  me  plaçai  d  abord  chez  un  gros 
marchand  de  drap  qui  avait  nu  fils  riliertin  :  j'v  trouvai  un  as  le  cintre 
rabs'iucnce,  el  en  même  temps  nu  grand  embarras.  Le  père  m'ordonna 
d'épier  son  fils,  le  lils  lue  pria  de  l'aider  à  tromper  sou  père  :  il  f.illiil 
0|  1er.  Je  préferai  la  prière  an  commardeinenl.  cl  cette  préférence  me  fil 
donner  mou  congé.  Je  passai  ensuile  au  service  d'un  vieux  peintre,  qui 
voulut,  par  amitié,  m'cnseigner  les  principes  de  son  art;  mais,  en  me 
les  montrant,  il  me  laissai!  mourir  de  faim  Cela  me  dégoùl.i  de  la  pciii- 
turc  et  du  séjour  de  Palencia.  Je  vins  à  Vailadolid.  où.  par  le  plus  grand 
bonheur  du  monde,  jenli  ai  dans  la  maivon  d'un  ailmiiiisir  :tciir  de  l'hô  ■ 
pilai  :  j  y  demi'urc  encore,  cl  je  suis  charmé  de  ma  condition.  Le  seigneur 
Manmd  Ordonnez,  mou  niailre.  es!  un  homme  d'une  pelé  profonde;  un 
honinie  de  bien,  car  il  marche  toujours  les  yeux  baissés,  avec  un  gios 
rosaire  à  la  main.  On  dit  que  des  sa  jeunesse,  ii'ay.ail  en  vue  que  le  bien 
des  pauvres,  il  s'y  est  attaché  aNTC  un  zèle  infatigable.  Aussi  ses  soins  ne 
snnl-ils  pas  demenrés  sans  récompense  :  loiil  lui  a  prospéré.  Quelle  béiié- 
diclion  !  en  l'.iisant  les  alTaires  des  pauvres,  il  s'est  enrichi. 

Quand  Fabrice  m'eut  tenu  ce  discours,  je  lui  dis  :  Je  suis  bion  aise  que 


GIL  15L\S. 


IT) 


lu  suis  saiisfait  de  Ion  sort  ;  mais,  entre  nous,  tn  pouii'iiis,  ce  me  scmlile, 
Iniie  un  plus  lieau  lôie  dai.s  li;  monde  que  celui  de  valet  :  un  sujet  de 
ion  mérite  peut  prendre  un  vol  plus  élevé.  Tu  n'y  lieuses  pas,  Uil  lilas, 
nie  répondit-il  ;  sache  ipie,  ]iour  un  iiomnie  de  mon  laimenr,  il  n'y  a  point 
de  situation  plus  airréalile  que  In  mienne.  Le  métier  de  laipiais'est  pé- 
uilde,  je  l'avoue,  pour  un  iniijécile  ;  mais  il  n'a  que  des  clinrmes  pour 
un  garçon  d'esprit.  Un  liénie  supérieur,  qui  se  met  en  condition,  ne  fait 
pas  son  service  malériellemenl  connue  un  nii;aud.  Il  entre  dans  une 
maison  pour  conunander,  plutôt  que  pour  servir.  Il  commence  par  étu- 
dier son  maiire;  il  se  prête  à  ses  aéfauLs,  gai^ne  sa  coiiDaiice,  et  le  mène 
ensuite  par  le  nez.  C'est  ainsi  que  je  nie  suis  conduit  cliez  mon  admi- 
nistrateur Je  connus  d'abord  le  pèlerin  :  je  m'aperçus  qu'il  voulait  passer 
pour  lin  saint  personiiage;  je  feignis  d'en  è;re  la  dupe;  cela  ne  coûte 
rien  :  je  fis  plus,  je  le  copiai;  cl,  jouant  devant  lui  le  même  rôle  qu'il 
l'ail  devant  les  autres,  je  trompai  le  trompeur;  et  je  suis  devenu  peu  à 
peu  son  farU'Uin.  J'e-pereque  quelque  jour  je  pourrai,  sous  ses  auspices, 
nie  mêler  des  affaires  des  pauvres  Je  ferai  |)eut-élre  fortune  aussi  ;  car  je 
me  sens  aulant  d'amour  que  lui  pour  leur  bien. 

Voilà  de  belles  espérances,  repris-jc,  mon  cher  Fabrice,  et  je  l'en  féli- 
cite. Pour  moi,  je  reviens  à  mon  premier  dessein.  Je  vais  convertir  mon 
babil  brodé  en  sontanellc,  me  rendre  à  Salamanque.  et  là,  me  rangeant 
sniis  les  dr.ifienux  de  l'université,  remplir  l'emploi  de  précepleur.  Beau 
]irojct.  s'écri.i  Fabrice,  l'agréable  iinaginalion  !  (Juelle  folip  de  vouloir,  à 
ion  âge,  le  faire  pédant  !  S.iis-tu  bien,  mallieureux,  à  quoi  lu  t'engages 
en  prenanl  ce  parti'?  Silot  que  lu  seras  placé,  toule  la  mai>ou  t'observera, 
les  moindres  actions  seront  scni|uileusement  examinées.  Il  faudra  que  tu 
te  contiaignes  sans  cesse,  i]ue  tu  le  parcs  d'un  extérieur  hypocrite,  et 
paraisses  posséder  toutes  les  vertus.  Tu  n'auras  presque  pas  iin  moment 
à  domier  à  tes  plaisirs.  Censeur  élernel  de  ton  écolier,  tu  passeras  les 
journées  à  lui  enseigner  le  latin,  et  à  le  reprendre  i|iiand  il  dira  ou  fera 
des  choses  conirc  la  bieiiséance;  ce  qui  ne  te  donnera  pas  peu  d'occu- 
pation. Après  tant  di'  peine  et  de  eoiiliaiiite,  quel  sera  le  fruit  de  tes 
soins'?  Si  le  petit  genlilliuinme  est  un  mauvais  sujet,  on  dira  ipic  tu  l'au- 
ras mal  élevé  ;  et  ses  parents  le  renverront  sans  récompense,  penl-clre 
même  .sans  le  payer  les  appoinlemeiits  qui  te  seront  dus.  N'e  me  parle 
donc  point  d'un  poste  de  précepteur;  c'est  un  bénélice  à  ehaige  dames. 
iMais  parle-moi  de  l'imiiloi  d  un  laipiais;  c'est  un  liénélice  simple  qui 
n'engage  à  rien.  Un  maître  a-t-il  des  vices,  le  génie  supérieur  qui  le  sert 
bs  Halte,  et  souvent  même  les  fait  tournera  son  prolit.  Un  valet  vit  sans 
inquiétude  dans  une  boiiiii'  maison.  Apres  avoir  bu  el  mangé  tout  son 
soûl,  il  senilort  Iranqiiillement  comme  un  enfant  de  famille,  sans  s'em- 
barrasser du  boucher  ni  du  boulanger. 

Je  ne  finirais  point,  mon  enfant,  poursuivit-il,  si  je  voulais  dire  tous 
les  avantages  des  valets.  Crois-moi,  Cil  Blas,  perds  pour  jamais  l'envie 
d'êlre  précepteur,  et  suis  mon  exemple.  Oui  ;  mais,  Fabrice,  lui  reparlis- 
je,  on  ne  trouve  pas  tons  les  jours  des  adminislralcurs;  et  si  je  me  ré- 
solvais à  servir,  je  voudrais  du  moins  n'èlre  pas  mal  placé.  Oh  !  tu  as 
r.iison,  dit-il,  et  jeu  fais  mon  affaire.  Je  te  répiinds  d'une  bonne  condi- 
tion, (juand  ce  ne  serait  que  pour  arracher  un  galant  homme  à  l'uni- 
versile. 

La  prochaine  misère  dont  j'étais  menacé,  et  l'air  satisfait  qu'avait  Fa- 
lirice,  me  |)ersiiadaut  encore  plus  que  ses  raisons,  je  me  déterminai  à  me 
nieltre  dans  le  service.  Là-dessus,  nous  sortîmes  du  eabarel,  et  mon  coin- 
patriote  me  dit  :  Je  vais  de  ce  pas  te  coiiduiic  chez  un  homme  à  qui  s'a- 
dressent la  pluparl  des  laquais  qui  sont  sur  le  iiavé;  il  a  des  grisons  qui 
I  iiiforineiit  de  tout  ce  qui  se  pas^e  dan>  les  familles.  11  sait  où  l'on  a  be- 
siiîn  de  valets,  et  il  tient  un  reg.slre  exact,  non-seulement  des  places  va- 
eanlcs,  mais  même  des  bonnes  et  des  mauvaises  qualités  des  maîtres.  C'est 
lin  lioniine  qui  a  élé  l'iere  dans  je  ne  sais  quel  couvent  de  relig  eux.  KnIiii, 
(  'est  lui  qui  m'a  placé. 

Lu  nous  entretenant  d'un  bureau  d'adresses  si  singulier,  lu  fils  du  bai- 
biir  .Niiiiez  me  mena  dans  u\\  cul-de-sac  Nous  cnlràuies  dans  une  petite 
iii.iisun,  ou  nous  Iroiivànics  un  hoinnie  de  cinquante  el  qindqiies  années, 
i|iii  écrivait  sur  une  table.  Nous  le  salii.iines,  assez  ruspeclueu.semcnt 
iiirnie  ;  mais,  soit  qu'il  fut  lier  de  son  nalurel,  soit  ipie,  n  ayant  coulumu 
lie  voir  ipie  des  laquais  et  des  coidicrs,  il  eut  |iris  l'iiaiiilndl;  du  recevoir 
siiii  monde  cavulieiemunt,  il  ne  se  leva  point;  il  se  cmitenla  de  nous  faire 
une  légère  incliiK.tion  de  léle.  Il  me  regarda  pourlanl  avec  une  altenlion 
paiticuliere.  Je  vis  bien  ({u'il  était  surpris  qu'im  jeune  homme  eu  babil 
ib' velours  voulut  devenir  laquais;  il  avait  plutôt  Iteu  de  pcnsiu' que  je 
vciiai.s  lui  en  demander  un.  Il  ne  put  toutefois  douli  r  longUinps  de  mon 
iiileiilioii,  puisque  Fabrice  lui  dit  d  a'jord  :  Seigneur  Arias  de  l.ondona, 
vous  voulez  birii  que  je  VOUS  préieiite  le  nieilbiiir  de  mes  amis.  C  est  un 
garçon  de  l'ainille  que  .ses  iiialli<'ius  lédiiisi.'ntà  la  néces.>ilé  de  servir. 
Lns'i  ignez-lui,  de  grâce,  une  bonne  condilion,  el  coiiiplcz  sur  sa  recon- 
iiaissiiuce.  .^!es.^ielllS,  répondit  frunlemeiit  Arias,  voila  coinmu  vous  éles 
I  MIS,  vous  aiitics;  avant  qu'on  vous  place,  vous  faites  les  plus  belles  pro- 
messes du  inuiide  ;  êles-voiis  bien  placés,  vous  ne  vous  en  souvenez  plus. 
(Àiminenl  doiicl  repril  l'a  oice,  vous  pbiigiirz-vons  de  moi'?  N"ai-je  pas 
biin  fail  les  chose-  '?  \'oiis  aiiin  z  pu  les  fiiri'  rncore  niii:u\,  i  eparlil  Arias  : 
voire  condition  vaut  un  emploi  de  commis,  el  vous  m'avez  payé  eoiiimn 
si  je  vous  eusse  mis  chez  un  autiur.  Je  jiiis  alor.  In  parole,  el  dis  nu 
si  igiicnr  Arias  que,  pour  lui  faire  connaître  que  y  n'i'iais  pas  un  ingrat, 
jr  voulais  i|ue  la  reconnaissance  précédât  le  service.  Lu  même  leinjis  je 


lirai  de  mes  poches  deux  ducats  que  je  lui  donnai,  avec  promesse  de  n'en 
pas  demeurer  là  si  je  me  voyais  dnns  une  bonne  maison. 

Il  parut  content  de  mes  "manières.  J'.inie,  dit-il,  qu'on  en  use  de  la 
sorte  avec  moi.  Il  y  n.  conliniia-l-il,  d'excellents  postes  vacants  :  je  vais 
vous  les  nommer,  ei  vous  choisirez  celui  ipii  vous  plaira  Lu  aclievanl  ces 
paroles,  il  mit  ses  liinelles,  ouvrit  un  registre  i|ui  était  sur  la  laide, 
tourna  ipielques  feuillets,  et  commença  de  lire  dans  ces  Icrmes  :  Il  faut 
un  la(|uais  au  capitaine  Torbellino,  honinie  emporlé,  brûlai  el  fantnsipie  ; 
il  gronde  sans  ce.sse,  jure,  frap|iB,  et  le  plus  souvent  esiropie  ses  domes- 
tiques, l'assons  à  iin  nuire,  m'écriai-je  à  ce  porlrail;  ce  capitaine-là  n'csl 
pas  de  mon  goût.  Ma  vivacité  Ut  sourire  Arias,  qui  poursuivit  ainsi  sa  lec- 
ture :  Doua  Manuela  de  t-andoval,  douairière  surannée,  hargneuse  el  bi- 
zarre, est  actuellement  sons  laquais;  elle  n'en  n  qu'un  d'oVdiiinirc.  en- 
core ne  le  peut-elle  garder  un  jour  enlier.  Il  y  a  l'ans  la  inaisnn,  depuis 
dix  ans,  un  habit  qui  sert  à  tous  les  vab  Is  qui  enlienl,  de  i|iielqiie  taille 
qu'ils  soient  :  ou  peut  dire  qu'ils  ne  fout  que  l'essayer,  et  (|ii  il  est  encore 
tout  neuf,  quoique  deux  mille  laipiais  l'aïeul  lorlé.'  Il  m, nique  un  laquais 
au  docteur  Alvar  Fanez;  c'est  un  médecin  chiniiNle.  Il  nnurril  bien  ses 
domestiques,  les  entretient  proprement,  leiirdonni'  mêine  de  gros  gages; 
mais  il  fait  sur  eux  l'épreuve  de  ses  remèdes.  Il  y  a  souvent  des  places  de 
laquais  à  reni]ilir  chez  cet  hominc-là. 

Oh  1  je  le  crois  bien,  interrompit  Fabrice  en  riant.  Vive  Dieu  !  vous 
nous  enseignez  de  bonnes  conditions!  l'alicnei',  dit  Arias  de  Londona, 
nous  ne  sommes  pas  au  bout  :  il  y  a  de  quoi  von-  conlenler.  Là-dessus,  il 
continua  de  lire  de  celte  sorte  :  floua  Allonsa  de  Solis,  vieille  dévote,  qui 
pas.se  les  deux  tiers  de  la  journée  dans  l'églisi',  et  veut  que  son  valet  y 
suit  toujours  nuprèsd'elle,  n'a  point  de  laquais  depuis  Irois  semaines.  Li; 
licencié  Sédillo,  vieux  chanoine  du  chapitre  de  cille  ville,  chassa  hier  au 
soir  son  valet...  Ualtc-là,  seigneur  Arias  de  Londona,  s'écria  Fabrice  en 
cet  endroit;  nous  nous  en  tenons  à  ce  dernier  poste.  Le  licencié  Sédillo 
est  des  amis  de  mon  maiire,  et  je  le  connais  |)arl'ailemiiit.  Je  sais  qu  il  a 
pour  gouvernante  une  vieille  béate  quon  numiiie  la  dame  Jacinle.  el  qui 
dispose  de  tout  chez  lui.  C'est  une  des  meilleures  ni.iisons  de  \'alladolid. 
On  y  vit  doucement  el  l'on  y  fait  très-bonne  c\k\v..  li'ailleiirs  le  chanuine 
est  un  lioniine  inlirme,  un  vieux  gonlleux  qui  fera  bieiilôl  son  le.slanieiil  : 
il  y  a  un  legs  à  espérer.  La  chai  niante  pers|  eclive  pour  un  v.ilellCil 
lilas,  ;ijoiila-t-il  en  se  toiirnanl  de  mon  côle.  ne  perdmis  poiiil  de  leinps, 
mon  ami;  allons  tout  à  riienic  chez  le  licencie.  Je  veux  le  présenler 
moi-même,  el  te  servir  de  répond. ml.  \  ces  mois,  de  ciaiule  de  manquer 
une  si  belle  occasion,  nous  primes  briisquement  congé  du  seigneur  Arias, 
qui  m'a.ssura,  pour  mon  argent,  ipie  si  celle  condilon  m'echapjiail,  je 
pouvais  compter  qu'il  m'en  ferail  trouver  une  aussi  bonne. 


LlVillî  H. 


ClIAriTlΠ l'IlL.MICn. 

F.iluiro  nwM  ft  fail  rcrfvoir  C,\\  ni.is  clieie  le  licencié  Siiilillo.  Dans  qi.d  élal  riail  ce 
rliaimlur.  l'urliail  de  sa  gouvei'iuiile. 

Nous  avions  si  grnnd'peur  d'arriver  trop  tard  chez  le  vieux  licencié, 
(|ue  nous  ne  fîmes  qu'un  saut  du  cul-de-snc  à  sa  maison.  Nous  en  lioii- 
vi^mes  la  porle  fermée  :  nous  frappâmes.  Une  lille  de  dix  ans,  ipie  Ir, 
gouvernante  l'aisiil  passer  pcuir  sa  niéee,  m  dépit  de  la  médisance,  vinl 
ouvrir:  el,  comme  nous  lui  deninidions  si  l'on  pouvait  parler  au  clia- 
iioiiie.  In  dame  Jacinle'  parut.  C'élmt  une  personne  déjà  |iniveniie  à  l'âge 
de  discrétion,  mais  belle  encore  ;  et  j'admirai  |iarlieiiliorenienl  la  fraî- 
cheur de  son  leiiit.  Elle  |iorlait  une  longue  robe  d'une  étoffe  de  laine  la 
plus  commune,  avec  une  large  ceinture  de  cuir,  d'où  pendait  d'un  côté 
un  trousseau  de  clefs,  el  de  rniitre  un  chapidel  à  gros  grains.  Il'alionl  que 
nous  raperç'imes,  nous  la  saluâmes  avec  beaucoup  de  respect  ;  elle  nous 
rendit  le  saint  fort  civilement,  mais  d'un  air  modeste  et  les  yeux  baissés. 

J'ai  appris,  lui  dit  mou  cam.irade,  (pi'il  faut  un  honnête  garçon  nu 
.seigneur  licencié  Si'dillo,  el  je  viens  lui  en  présenler  un  dont  j'espère 
qu'il  sera  content.  La  gouvernante  leva  les  yeux  à  ces  paroles,  me  regarda 
llxenicnl,  et.  ne  pouvant  accorder  ma  broderie  avec  le  discours  de  Fa- 
brice, elle  demanda  si  c'étail  moi  ipii  recherchais  la  place  vacante.  Oui, 
lui  dil  le  lils  (le  Nniiez,  c'est  ce  jeune  boinmc.  Tel  ipie  vous  le  voyez,  il 
lui  esl  arrivé;  des  disgrâces  ipii  l'obligeut  à  se  ineltre  en  condition,  il  se 
Consolera  de  ses  malheurs,  ajoula-t  il  d'un  ton  doiicereiix.  s'il  a  le  bon- 
heur d'entrer  dans  celle  maison,  el  de  vivre  avec  la  verlufiise  Jacinle, 
qui  inériter.iit  d'être  la  gouvi  riianle  du  palriarche  des  Indes.  A  ces  mots, 
la  vieille  biMle  cessa  de  me  regaid.u'.  pour  considérer  le  gracieux  persnii- 
iiage  (pii  lui  parlait  ;  et  frappi'c  de  ses  traits  ipi'c  lie  criil  ne  lui  èlie  p.is 
ineoiiiiiis  :  J'ai  une  idée  ennfiiM' de  viinsnvoir  vu,  lui  dit -elle  ;  nide/.-nioî 
à  la  débrouiller.  Chaste  Jacinle,  lui  ri'poiidil  l'aloice.  Il  m'est  bien  glo- 
rieux de  m'êlri!  alliré  vus  rig.irds:  |e  sui;  venu  deux  lois  ilan<  celle 
maison  avec  mon  maître  le  seigneur  Manuel  Ordonnez,  lulmii  isiraleur 
de  l'hôpital.  Kh  !  justement,  riqili<pin  la  gonvernnnle,  je  m'en  souviens, 
el  je  vous  remels.  Ah  I  puis  que  vous  appartenez  au  .seigneur  Ordonnez, 
il  faut  (|ue  vous  soyez  un  garçon  de  bien  et  d'Iionniur.  Votre  condilion 


IG 


eu.  TLAS. 


f.iil  voire  élocjo,  et  ce  jeune  homme  ne  s.iiir.iil  avoir  un  meilleur  répon- 
danl  que  vous.  Vene^,  poursuivit  elle,  je  vai<  vous  faire  parler  au  seiqneur 
Scilillo.  Je  crois  i|u'il  sera  liien  aise  d'avoir  un  garçon  de  votre  main. 

Nous  suivîmes  la  dame  Jacinic.  Le  chanoine  élai't  loi,'é  par  lias,  el  son 
appartement  consistait  en  ipiatre  pièces  de  plain-pied,  hien  hnisées.  Elle 
n  lus  pria  datlendrc  un  moment  dans  la  première,  et  nous  y  laissa  pour 
passer  dans  la  seconde  où  était  le  licencié.  Apres  y  avoir  deincnré  i(uel- 
(|ue  temps  en  particulier  avec  lui,  pour  le  mettre  au  fait,  elle  vint  nous 
dire  c|ue  nous  pouvions  entrer.  Nous  aperçûmes  le  vieux  poilai;re  eiilb.cé 
dans  un  fauteuil,  un  oreiller  sous  la  tète'  des  coussins  sous  les  liras,  et 
les  jamiies  appuyées  sur  un  [;ros  carreau  plein  de  duvet.  Nous  nous  ap- 
proeh.ànies  de  lui  sans  monairer  les  révérences  ;  cl  Fahrice,  portant  encore 
la  parole,  ne  se  contenta  pas  de  redii-ece  (|u'il  avait  dit. à  la  ijouvernanle, 
il  se  mil  à  vanter  mon  mérite,  cl  s"élendit  principalement  sur  l'honneur 
(pie  je  m'étais  acnuis  chez  le  docteur  (jodinez  dans  les  disputes  de  philo- 
sophie ;  comme  s'il  eût  fallu  que  je  fusse  un  grand  philosophe  pour  de- 
venir valet  d'un  chanoine.  Cependant,  par  le  liel  élni;e  qu'il  lit  de  moi,  il 
ne  laissa  pas  de  jeter  de  la  poudre  aux  yeux  du  licencié,  qui,  remarquant 
d'ailleurs  que  je  ne  déplaisais  pas  à  la  dame  Jacinte,  dit  à  mon  répon- 
dant :  L'ami,  je  reçois  à  mou  service  le  garçon  qui!  lu  m'amènes  ;  il  me 
revient  assez,  el  je  juge  favuralilementde  ses  mœurs,  puisqu'il  m'est  pré- 
senté par  un  domestique  du  seigneur  Ordonnez. 

D'abord  que  Fahrice  vit  que  j'étais  airèlé,  il  fit  une  grande  révérence 
au  chanoine,  une  antre  encore  plus  profonde  à  la  gouvernante,  et  se  retira 
fort  satisfait,  apiés  m'avoir  dit  tout  lias  ipie  nous  nous  reverrions,  et  que 
je  n'avais  qu'à  rester  là.  Dé-i  qu'il  fut  sorti,  le  licencié  me  demanda  com- 
nienlje  m  appe  ais,  jiouripioi  j'avais  quitté  ma  patrie;  ft  par  ses  ques- 
tions il  in'eiiL;agea,  devant  la  dame  Jaciiiti',  à  raconter  mon  liisliiire.  Je  les 
divertis  tous  deux,  >urtnul  par  le  récit  de  ma  dernière  aventure.  Camille 
el  don  Uaphaél  leur  ilonnércnt  une  si  forte  envie  de  rire,  qu'il  en  pensa 
couler  la  vie  au  vieux  goutteux  :  car  comme  il  riait  de  toute  sa  force,  il 
lui  prit  une  loiix  si  violenle,  que  je  crus  qu'il  allait  jiasser.  Il  n'avait  pas 
encore  l'ait  son  testament,  jugez  si  la  gouvernante  fui  alarmée  !  Je  la  vis, 
tremlilante,  éperdue,  courir  au  secours  du  bon  homme,  el  faisant  tout  ce 
ipi'on  lait  pour  soulager  les  enfants  qui  toussent,  lui  frotter  le  front  et 
lui  taper  le  dos.  Ce  ne  fut  pourtant  qu'une  fausse  alarme  :  le  vieillard 
cessa  de  tousser,  cl  sa  gouvernante  de  le  tourmenter.  Alors  je  voulus 
achever  mon  récit;  mais  la  dame  Jacinte,  craignant  une  seconde  toux, 
s'y  opposa.  Elle  m'emmena  même  de  la  chambre  du  clianoine  dans  une 
garde-rohc  où,  |iarmi  ]dusieurs  habits,  était  celui  de  mon  prédécesseur. 
Elle  me  le  lit  prendre,  et  mil  à  sa  place  le  mien,  que  je  n'étais  pas  fâché 
de  conserver,  dans  l'espérance  qu'il  me  servirait  encore.  Nous  allâmes 
ensuite  tous  deux  préparer  le  diner. 

Je  ne  parus  pas  neuf  dans  Fart  de  faire  la  cuisine.  Il  est  vrai  que  j'en 
avais  fait  l'heureux  apprentissage  sous  la  dame  Léonarde,  qui  pouvait 
passer  pour  une  bonne  cnisiuiére;  elle  n'était  pas  toutefois  comparable 
;i  la  dame  Jacinte.  Celle-ci  l'emportait  peut-être  sur  le  cuisinier  même  de 
l'archevêché  de  Tolède.  Elle  excellait  en  tout  ;  on  trouvait  ses  bisques 
exquises,  tant  elle  savait  bien  choisir  et  mêler  les  sucs  des  viandes  qu  elle 
y  faisait  entrer  ;  et  ses  hachis  étaient  assai.sonnés  d'une  manière  qui  les 
rendait  très-agréables  au  goût.  (Juand  le  diner  fut  prêt,  nous  retournâmes 
à  la  chambre  du  chanoine,  où,  pendant  que  je  dressais  un  lahle  auprès  de 
son  fauteuil,  la  gouvernante  passa  sous  le  menton  du  vieillard  une  ser- 
viette, et  la  lui  attacha  aux  épaules.  Un  moment  après,  je  servis  un  po- 
tage qu'on  aurait  pu  présenter  au  plus  fameux  directeur  rie  Madrid,  el 
deux  entrées  qui  anraiciil  eu  de  i|Uoi  piquei'  la  sensualité  d'un  vice-roi, 
si  la  dame  Jacinte  n'y  eut  pas  é))argnè  les  épices,  de  peur  d'irriter  la 
goutte  du  licencié.  A  la  vue  de  ces  bons  plats,  mon  vieux  maître,  que  je 
croyais  perclus  de  tous  ses  membres,  me  montra  qu'il  n'avait  pas  eiilié- 
remeiil  perdu  l'usage  de  ses  bras.  Il  s'en  aida  pour  se  débarrasser  de  son 
oreiller  et  de  ses  coussins,  et  se  disposa  gaiement  à  manger.  Quoiipie  la 
main  lui  tremblât,  elle  ne  refusa  pas  le  service.  Il  la  faisait  aller  et  venir 
assez  librement,  de  façon  pourtant  qu'il  répandait  sur  la  nappe  et  sur  sa 
serviette  la  moitié  de  ce  qu'il  portait  à  sa  bouche.  J'ôtai  la  bisque  lors- 
(pi'il  n'en  voulut  plus,  et  j'apportai  une  perdrix  llanquée  de  deux  cailles 
rôties  que  la  dame  Jacinte  lui  dépeça.  Elle  avait  aussi  soin  de  lui  faire 
boire  de  temps  eu  temps  de  grands  coups  de  vin  un  peu  trempé,  dans 
une  coupe  d'argent  larL;e  et  profonde,  ipi'elle  lui  tenait  comme  à  un  cn- 
lant  de  quinze  mois.  Il  s'acharna  sur  les  entrées,  el  ne  lit  pas  moins 
d'honneur  aux  petits  pieds.  (Juand  il  se  fut  bien  empiffré,  la  béate  lui 
détacha  sa  serviette,  lui  remit  son  oreillei-  el  ses  coussins;  puis,  le  laissant 
dans  son  fauteuil  ;;ciùter  traïupiillenieiil  le  renos  iiu'oii  |iren<l  d'ordinaire 
après  le  diner,   miiis  desserviiiies,  et  nous  allàiiii'S  mander  à  noire  tour. 

Voilà  (le  quelle  iiianieic  diiiail  liuis  les  jours  notre  chanoine,  (|iii  était 
pcnt-èlre  U:  plus  grand  mangeur  du  chapitre.  Mais  il  .soujiait  plus  légè- 
rement ;  il  se  conlenlait  d'un  poulet  ou  d  un  lapin,  avec  quebpies  com- 
potes de  fruits.  Je  faisais  bonne  cheie  dans  celle  maison,  j'y  menais  une 
vie  très-douce  ;  je  n'y  avais  qu'un  désagrément,  c'est  i|û'il  me  fallait 
veiller  mou  maître  et  passer  la  nuit  comme  une  garde- malade  Diitn!  une 
réteiilion  d'urine  (pii  l'obligi'ail  à  demander  dix  fois  par  heure  son  iiot  de 
chambre,  il  était  sujet  à  suer  ;  el,  (piand  cela  arrivait,  il  fallait  lui  cbanger 
de  chemiM'.  liil  lllas,  me  dit-il  dès  la  secomh!  nuit,  tu  as  de  l'adressij  el 
de  l'aclivité  ;  je  prévois  que  je  m'accomiiKiderai  bien  de  ton  service.  Je 
le  r.  commande  seub'iiieni  d'avoir  de  la  complaisance  pour  la  dame  Ja- 
ciiile,  el  de  faire  docilemenl  tout  ce  (pi'elle  le  dira,  comme  si  je  te  l'or- 


donnais moi-même  ;  c'est  une  fille  qui  me  sert  depuis  i|uiuze  années  avi  c 
nu  zélé  tout  particulier;  elle  a  un  soin  de  ma  personne  que  je  ne  puis 
assez  rec(mnailre.  .^nssi.jete  l'avoue,  elle  m'est  plus  chère  i(ue  tonle  ma 
famille.  J'ai  chassé  de  chez  moi,  pour  I  amour  d'elle,  mou  neveu,  le  lils 
df  ma  propre  sieur,  elj'ai  bien  fait.  Il  n'avait  aiienne  considératiiiu  pour 
cette  pauvre  lille;  et.  bien  loin  de  rendre  justice  à  rattachement  siiiceie 
qu'elle  a  pour  moi,  l'insolent  la  traitait  de  fausse  dévole  :  car  aujourd'hui 
la  vertu  ne  parait  i|u'liypocrisie  aux  jeunes  gens.  Grâces  an  ciel,  je  me 
suis  défait  de  ce  maraud  là.  Je  préfère  aux  droits  du  sang  l'al'i'eclion 
(pf'on  me  témoigne,  et  je  ne  me  laisse  prendre  seulement  que  par  le  bien 
qu'on  me  l'ait.  Vous  avez  raison,  monsieur,  dis-jc  alors  au  licencié;  la  re- 
connaissance doil  avoir  plus  de  force  sur  nous  que  les  lois  de  la  nature. 
Sans  doule,  reprit-il  ;  el  mon  testament  fera  bien  voir  que  je  ne  me  sou- 
cie guère  de  mes  parents.  iMa  gouvernante  y  aura  bonne  part;  et  lu  n'y 
seras  point  oublié,  si  lu  conliuues  comme  tu  commences  à  me  servir.  Le 
valet  que  j'ai  mis  dehors  hier  a  perdu,  par  sa  faute,  un  hou  legs.  Si  ce 
misérable  no  m'eût  pas  obligé,  par  ses  manières,  à  lui  donner  son  congé, 
je  l'aurais  enrichi  ;  mais  c'était  un  orgueilleux  qui  manquait  de  respect  à 
la  dame  Jacinte,  un  paresseux  qui  craignait  la  peine.  11  n'aimait  poiul  ,i 
me  veiller;  et  c'était  pour  lui  une  chose  bien  fatigante  que  de  passer  les 
nuits  à  me  soulager.  Ab  !  le  malheureux  !  m'écriai-je,  comme  si  le 
génie  de  Fabrice  m'eût  inspiré,  il  ne  méritait  pas  d'être  auprès  d'un  si 
honnêle  homme  que  vous.  Un  garçon  qui  a  le  bonheur  de  vous  appartenir 
doit  avoir  un  zèle  infatigable;  il  doit  se  faire  un  plaisir  de  son  devoir,  et 
ne  se  pas  croire  occupé,  lors  même  qu'il  suc  sang  el  eau  pour  vous. 

Je  m'aperçus  que  ces  paroles  jdiirent  fort  au"  licencié.  H  ne  fut  pas 
moins  content  de  l'assurance  que  je  lui  donnai  d'être  toujours  parfaile- 
ment  soumis  aux  volontés  de  la  dame  Jacinte.  Voulant  donc  passer  pour 
un  valet  que  la  fatigue  ne  pouvait  rebuter,  je  faisais  mon  service  de  l.i 
meilleure  gr.àce  qu'il  m'élail  possible.  Je  ne  me  jilaignais  point  d'être 
tontes  les  nuits  sur  pied.  Je  ne  laissais  pas  pourtant  de  trouver  cela  très- 
désagréable,  el  sans  le  legs  dont  je  repaissais  mon  espérance,  je  me  serais 
bientôt  dégoûté  de  ma  condition;  je  n'y  aurais  pu  résister:  il  est  vrai 
que  je  me  reposais  quelques  heures  penilant  le  jour.  La  gouvernante,  je 
lui  dois  cette  justice,  avait  beaucoup  d'égards  pour  moi;  ce  qu'il  fallait 
altribuerau  soin  que  je  prenais  de  gigncr  ses  hoiincs  grâces  jiar  des  ma- 
nières complaisantes  el  respectueuses.  Etais-je  à  table  avec  elle,  el  .sa 
nièce  (pie  Fou  appelait  Inésille,  je  leur  changeais  d'assielte,  je  leur  ver- 
sais à  boire,  j'avais  une  attention  toute  particulière  à  les  servir  Je  m'in- 
siiinai  par-la  dans  leur  amitié.  Un  jour  cpie  la  dame  Jaciiile  l'-lait  sortie 
|iour  aller  à  la  provision,  me  voyant  seul  avec  Inésille,  je  comnnnç.ii  à 
l'entretenir.  Je  lui  demandai  si  son  père  et  sa  mère  vivaient  encore.  Oh! 
que  non,  me  répondit-elle;  il  y  a  bien  longtemps,  bien  longtemps  ipi'ils 
sont  morts  ;  car  ma  bonne  tante  me  l'a  dit,  et  je  ne  les  ai  jamais  vus.  Je 
crus  pieusement  la  petite  fille,  ipioique  sa  réponse  ne  fût  pas  cati''g''- 
riqiie;  et  je  la  mis  si  bien  en  train  de  jiarler,  (pielle  m'en  dit  plus  que  je 
n'en  voulais  savoir.  Elle  m'apprit,  ou  plutôt  je  compris,  par  les  uaîvi  tés 
qui  lui  écha[ipérent,  que  sa  bonne  tante  avait  un  bon  ami  ([ni  demeurait 
aussi  auprès  d'un  vieux  chanoine  dont  il  administrait  le  lemporel,  et  i|ue 
ces  heureux  domestiques  comptaient  d'assembler  les  dépouilles  de  leurs 
maîtres  par  un  hyménée  dont  ils  goûtaient  les  douceurs  par  avance.  J'ai 
déjà  dit  (|ue  la  dame  Jacinte,  bien  qu'un  peu  surannée,  avait  encore  de  la 
fraiclienr.  Il  est  vrai  qu'elle  n'épargnait  rien  pour  se  conserver  :  outre 
qu'elle  prenait  tous  les  malins  un  clyslére,  elle  avalait  pendant  le  jour, 
et  en  se  couchant,  d'excellents  coulis.  De  plus,  elle  dormait  tranquille- 
ment la  unît,  tandis  que  je  veillais  mon  maître.  Mais  ce  qui  peut-êlre 
contribuait  encore  plus  que  toutes  ces  choses  à  lui  rendre  le  teint  si  frais, 
c'était,  à  ce  que  me  dit  Inésille,  une  fontaine  qu'elle  avait  à  chaqno 
jambe. 

CHAPITRE  II. 

De  quelle  nianu'Te  le  rlianoine,  étant  tnmiii;  malade,  fut  traité,  re  ([n'il  en  arriva, 
et  ce  qu'il  laissa  par  lesiameiilii  Gil  Blas. 

Je  servis  pendant  trois  mois  le  licencié  Se  lillo,  sans  me  plaindre  des 
mauvaises  nuits  qu'il  me  faisait  passer.  An  boni  de  ce  temps-là.  il  tomba 
malade.  La  lièvre  le  prit  ;  cl  avec  le  mal  ipi'elle  lui  causait,  il  seulit  irri- 
ter sa  giuilte.  l'our  la  première  fois  de  sa  vie,  qui  avait  été  loiigne,  il  enl 
recours  aux  niédecius.  U  demanda  le  docteur  Sangrado,  que  tout  Valli- 
dnlid  regardait  comme  un  llippncratc.  La  dame  Jacinte  aurait  mieux  aimé 
que  le  chaniiine  eût  conimeiiie  par  faire  sou  teslament  ;  elle  lui  en  tou- 
cha même  (piehpies  mots  ;  mais  oulre  ipi'il  ne  se  croyait  pas  encore  proche 
de  sa  lin,  il  avait  de  l'iqiiiiiàlreté  dans  certaines  choses.  J'allai  donc  cic  r- 
chcr  le  docteur  Sangrado  ;  je  l'amenai  au  logis.  (l'était  un  grand  homme 
sec  cl  pâle,  et  qui,  depuis  ipiaranle  ans  pour  le  moins,  occupait  le  ciseau 
des  Pari|ues.  Ce  savant  médecin  avait  l'exlérieur  grave  ;  il  pesait  ses  dis- 
cours el  doimait  de  la  noblesse  à  ses  expres-io'is.  Ses  raisonnemenis  pa- 
raissaient géométriques,  et  ses  opinions  fort  singulières. 

Après  avoir  observé  mou  maître,  il  lui  dit  d'un  air  docloral  :  11  s'agit 
ici  de  suppléer  au  défaut  de  l'i  Irauspiralion  arrèlée.  D'autres,  à  ma  place, 
(inloiiiieraieiit  sans  doute  des  remèdes  salins,  urineux,  volatils,  el  ipii, 
pour  la  plupart,  participent  du  soufre  el  du  mercure  :  mais  les  purgatifs 
el  les  sudiinliipics  sont  des  drogues  pernicieuses  et  iiivinlées  par  des 
(harlalaiis  ;  toutes  les  préparaliiuis  chimiques  ne  semblent  faites  (pie  pour 


GIL  BLAS. 


17 


miire.  l'our  moi ,  j'emploie  des  moyens  plus  simples  et  plus  sûrs.  A 
quelle  nourrilure.  conlimia-l-il,  êtes-vous  accoutumé  ?  Je  mange  ordinai- 
rement, répondit  le  chanoine,  des  bisques  et  des  viandes  succulentes. 
Des  bisques  et  des  viandes  succulentes!  s'écria  le  docteur  avec  surprise. 
Ah  !  vraiment,  je  ne  m'étonne  plus  si  vous  êtes  malade  !  Les  mets  déli- 
cieux sont  des  plaisirs  empoisonnés  ;  ce  sont  des  pièges  que  la  volupté 
tend  aux  hommes  pour  les  faire  périr  plus  sûrement.  11  faut  que  vous 
renonciez  aux  aliments  de  bon  goût  ;  les  jilus  fades  sont  les  meilleurs  pour 
la  santé.  Comme  le  sang  i^st  insipide,  il  veut  des  mets  qui  tiennent  de  sa 
nature.  Et  buvez-vous  du  vin?  ajouta-t-il.  Oui,  dit  le  licencié,  du  vin 
trempé.  Oh  !  trenipé  tant  qu'il  vous  plaira,  reprit  le  médecin;  quel  dérè- 
glement !  voilà  un  régime  épouvantable  !  11  y  a  longtemps  que  vous  devriez 
êlre  mort.  Quel  Age  avez-vous?  J'entre  dans  ma  soixante-neuvième  année, 
rétjondit  le  chanome.  Justement,  répliqua  le  médecin,  une  vieillesse  an- 
ticipée est  toujours  le  fruit  de  l'intempérance.  Si  vous  n'eussiez  bu  que 
de  l'eau  claire  tonte  votre  vie,  et  que  vous  vous  fussiez  contenté  d'une 
nourriture  simple,  de  pommes  cuites,  par  exemple,  de  pois  ou  de  fèves, 
vous  ne  seriez  pas  présentement  tourmenté  de  la  goutte,  et  tous  vos  mem- 
bres feraient  encore  facilement  leurs  fonctions.  Je  ne  désesjjére  pas  tou- 
tefois de  vous  remettre  sur  pied,  pourvu  que  vous  vous  abandonniez  à 
mes  ordoBnances.  Le  licencié,  tout  friand  qu'il  était,  promit  de  lui  obéir 
en  toutes  choses. 

.Mors  Sangrado  m'envoya  chercher  un  chirurgien  qu'il  me  nomma,  et 
fit  tirer  à  mon  maître  six  bonnes  palettes  de  sang,  pour  commencer  à  sup- 
|i!éer  au  défaut  de  la  transpiration;  puis  il  dit  au  chirurgien  ;  Mnitie 
.Martin  Onez,  revenez  dans  (rois  heures  en  faire  autant,  et  domain  vous 
recommencerez.  C'est  une  erreur  do  penser  que  le  sang  soit  nécessaire  à 
la  conservation  de  la  vie  ;  on  ne  peut  trop  saigner  un  malade.  Comme  il 
n'est  obligé  à  aucun  mouvement  ou  exercice  considérable,  et  qu'il  n'a  rien 
;i  faire  que  de  ne  point  mourir,  il  ne  lui  faut  pas  plus  de  sang  pour  vivre 
qu'à  un  homme  endormi  ;  la  vie,  dans  tous  les  deux,  ne  consiste  que  dans 
le  pouls  et  dans  la  respiration.  Le  bon  chanoine,  s'imaginant  qu'un  si 
grand  médecin  ne  pouvait  faire  de  faux  raisonnements,  se  laissa  saignei' 
sans  résistance.  Lorsque  le  docteur  eut  ordonné  de  copieuses  et  fré- 
quentes saignées,  il  dit  qu'il  fallait  3u.ssi  donner  au  chanoine  de  l'eau 
chaude  à  tout  moment,  assurant  que  l'eau  bue  en  abondance  pouvait  pas- 
ser pour  le  véritable  spécifique  contre  toutes  sortes  de  maladies.  Il  sortit 
ensuite,  en  disant  d'un  air  de  confiance  à  la  dame  Jacinte  et  à  moi,  qu'il 
répondait  delà  vie  du  malade,  si  on  le  traitait  de  la  manière  qu'il  venait 
de  prescrire.  La  gouvernante,  qui  jugeait  peut-être  autrement  que  lui  de 
sa  méthode,  protesta  qu'on  la  suivnit  avec  exacliluJe.  En  elTel,  nous 
mîmes  promptenicnl  de  l'eau  chauffer;  et  comme  le  médecin  nous  avait 
recommandé  sur  toutes  choses  de  ne  la  point  épargner,  nous  en  fîmes 
d'abord  boire  à  mon  maiire  deux  ou  trois  pintes  à  longs  irnils.  Une  heure 
■qirès,  nous  réitérâmes;  puis,  retournant  encore  de  temps  en  temps  à  la 
charge,  nous  versâmes  dans  son  estomac  un  déluge  d'eau.  D'un  autre  côté, 
le  chirurgien  nous  secondant  par  la  quantité  de  sang  qu'il  lirait,  nous  ré- 
duisîmes, en  moins  de  deux  jours,  le  vieux  chanoine  à  l'extrémité. 

Ce  pauvre  ecclésiastique  n'en  pouvant  plus,  comme  je  voulais  lui  faire 
encore  avaler  un  grand  verre  du  spécifique,  me  dit  d'une  voix  faible; 
.\rrête,  Gil  Blas  ;  ne  m'en  donne  pas  davantage,  mon  ami.  Je  vois  bien 
qu'il  faut  mourir,  malgré  la  vertu  de  l'eau  ;  et  quoiqu'il  me  reste  à  princ 
une  goutte  de  sang,  je  ne  m'en  porte  pas  mieux  pour  cela  ;  ce  qui  prouve 
bien  que  le  plus  habile  médecin  du  monde  ne  saurait  prolonger  uns  jours, 
«juand  leur  terme  fatal  est  arrivé.  11  faut  donc  que  je  me  prépare  à  partir 
pour  l'autre  monde  :  va  me  chercher  un  notaire,  je  veux  faire  mon  lesla- 
nienl.  .\  ces  derniers  mots,  que  je  n'étais  pas  fâché  d'entendre,  j'affectai 
de  paraître  fort  triste,  ce  ^ue  tout  héritier  ne  mangue  pas  de  faire  en  pa- 
reil cas;  cl  cachant  l'envie  que  j'avais  de  m'acquitter  de  la  commis.sion 
qu'il  me  donnait  :  Eh  mais!  monsieur,  lui  di8-je,vous  n'êtes  pas  si  bas.  Dieu 
merci,  que  vous  ne  puissiez  vous  relever.  Non,  non,  repartit-il,  mon  en- 
fant, c'en  est  fait  ;  je  sens  que  In  goutte  remonte  et  (pro  la  mort  s'ajrjiro- 
che  ;  hàle-toi  d'aller  où  je  t'ai  dit.  Je  m'aperçus  effectivement  qu'il  clian- 
«ïeail  à  vue  d'oeil  ;  et  la  chose  me  parut  si  pressante,  (jue  je  sortis  vite  pour 
faire  ce  qu'il  m'ordonnait,  laissant  auprès  de  lui  la  dame  Jacinte,  qui 
craignait  encore  plus  que  moi  qu'il  ne  mourût  sans  tester.  J'entrai  dans  la 
maison  du  premier  notaire  dont  on  m'enseigna  la  demeure,  et  le  trouvant 
chez  lui  :  Monsieur,  lui  dis-je,  le  licencié  Sédillo,  mon  maître,  tire  à  sa 
fin  ;  il  veut  faire  écrire  ses  derriièies  volontés  ;  il  n'y  a  pas  un  moment  à 
perdre.  Le  notaire  était  un  petit  vieillard  gai,  (jui  se  plai.saii  ,i  railler  :  il 
me  demanda  quel  médecin  voyait  le  chanoine  ;  je  lui  répondis  ipie  c'éiait 
le  docteur  Sangrad".  A  ce  nom,  prenant  brusquement  son  manteau  et  son 
chapeau  :  Vive  Dieu,  s'écria-t-il,  (lartons  donc  en  diligence,  car  ce  docteur 
est  si  ex|iéditif,  qu'il  ne  donne  pas  le  temps  à  ses  malades  d'appeler  des 
notaires.  Cet  homme-là  m'a  bien  soufllé  des  testaments. 

En  parlant  de  cette  sorte,  il  s'empressa  de  sortir  avec  moi,  et,  |icndant 
que  nous  marchions  tous  deux  à  grands  pas  pour  jirèvenir  l'agonie,  je 
lui  dis  ;  Monsieur,  vous  savez  qu'un  testateur  mourant  mantjue  souvent 
lie  mémoire  :  si  par  hasard  mon  maître  vient  a  m'oublier,  je  vous  prie 
de  le  faire  souvenir  de  mon  zèle.  Je  le  veux  bien,  mon  enfant,  me  répon- 
dit le  notaire;  lu  peux  compter  là-dessus.  Il  est  juste  qu'un  maître  ré- 
compense un  domestique  qui  l'a  bien  servi.  Je  l'exhorterai  même  à  te 
donner  quelque  cho.sc  de  considérable,  pour  peu  qu'il  .soit  disjiosé  à  re- 
connaître tes  services.  Le  licencié,  quand  nous  arrivâmes  dans  sa  chambre, 
avait  encore  tout  s«n  bon  sens.  La  dame  Jacinte,  le  visage  baigné  de 


pleurs  de  commande,  était  auprès  de  lui.  Elle  venait  de  jouer  son  rôle, 
et  de  préparer  le  bon  homme  à  lui  faire  beaucoup  de  bien.  Nous  lais- 
sâmes le  notaire  seul  avec  mon  maître,  et  passâmes,  elle  et  moi,  dans 
l'antichambre,  où  nous  rencontrâmes  le  chirurgien,  que  le  médecin  en- 
voyait pour  faire  une  nouvelle  et  dernière  saignée.  Nous  l'arrêtâmes.  At- 
tendez, maître  Martin,  lui  dit  la  gouvernante  ;  vous  ne  sauriez  entrer 
présentement  dans  la  chambre  du  seigneur  Sédillo.  11  va  dicter  ses  der- 
nières volontés  à  un  notaire  qui  est  avec  lui;  vous  le  saignerez,  tout  à 
votre  aise,  quand  il  aura  fait  son  testament. 

Nous  avions  grand'|ieur,  la  béale  et  moi,  que  le  licencié  ne  mourût  eu 
testant  ;  mais,  par  bonheur,  l'acte  qui  causait  notre  inquiétude  se  lit. 
Nous  vîmes  sortir  le  notaire,  qui,  me  trouvant  sur  son  passage,  me  frappa 
sur  l'épaule,  et  nie  dit  en  souriant  ;  On  n'a  point  oublié  Gil  Blas.  A  c;es 
mots,  je  ressentis  une  joie  toute  des  plus  vives  ;  et  je  sus  si  bon  gré  à  num 
maître  de  s'être  souvenu  de  moi,  que  je  me  promis  de  bien  priei-  Di.  u 
pour  lui  après  sa  mort,  qui  ne  manqua  pas  d'arriver  bientôt;  car  le  chi- 
rurgien l'ayant  encore  saigné,  le  pauvre  vieillard,  qui  n'était  déjà  que 
trop  affaibli,  expira  presque  dans  le  moment.  Comme  il  rendait  les  der- 
niers soupirs,  le  médecin  parut,  et  demeura  un  peu  sot,  malgré  l'habi- 
tude qu'il  avait  de  dépêcher  ses  malades.  Cependant,  loin  d'imputer  la 
mort  du  chanoine  à  la  boisson  et  aux  saignées,  il  sortit  en  disant  d'un  air 
froid,  qu'on  ne  lui  avait  pas  tiré  assez  de  sang  ni  fait  boire  assez  d'e-iu 
chaude.  L'exécuteur  de  la  haute  médecine,  je  veux  dire  le  chirurgien, 
voyant  aussi  qu'on  n'avait  plus  besoin  de  son  ministère,  suivit  le  docteur 
Sangrado,  l'un  et  l'autre  disant  que  dés  le  premier  jour  ils  avaient  con- 
damné le  licencié.  Effectivement,  ils  ne  se  trompaient  presque  jamais 
quand  ils  portaient  un  pareil  jugement. 

Sitôt  que  nous  vîmes  le  patron  sans  vie,  nous  fîmes,  la  dame  Jacinte, 
Inésille  et  moi,  un  concert  de  cris  funèljres  qui  fut  entendu  de  tout  le 
voisinage.  La  béate  surtout,  qui  avait  le  plus  grand  sujet  de  se  réjouir, 
poussait  des  accents  si  plaintifs,  qu'elle  semblait  être  la  personne  du  monde 
la  plus  touchée.  La  chambre,  en  un  instant,  se  remplit  de  gens,  moins  at- 
tirés par  la  compassion  que  par  la  curiosité.  Les  parents  du  défunt 
n'eurent  pas  plutôt  vent  de  sa  mort,  qu'ils  vinrent  fondre  au  logis,  et 
firent  mettre  le  scellé  partout.  Ils  trouvèrent  la  gouvernante  si  affligée, 
qu'ils  crurent  d'abord  que  le  chanoiue  n'avait  point  fait  de  testament 
mais  ils  apprirent  bientôt,  à  leur  grand  regret,  qu'il  y  eu  avait  un,  re- 
vêtu de  toutes  les  formalités  nécessaires.  Lorsqu'on  vint  à  l'ouvrir,  et 
qu'ils  virent  que  le  testateur  avait  disposé  de  ses  meilleurs  effets  en  fa- 
veur de  la  dame  Jacinte  et  de  la  petite  fille,  ils  firent  son  oraison  funèbi  c 
dans  des  termes  peu  honorables  à  sa  mémoire.  Ils  npostro]diérent  en 
même  temps  la  béate,  et  firent  aussi  quelque  meutinn  de  moi.  Il  faut 
avouer  (pie  je  le  méritais  bien.  Le  licencié.,  devant  Dieu  soit  son  âme! 
pour  m'engager  à  se  souvenir  de  lui  toute  ma  vie,  s'expliquait  ainsi  pour 
mon  compte  par  un  article  de  son  testament:  «  Item,  imisque  Gil  Blas 
«  est  un  garçon  qui  a  déjà  de  la  littérature,  pour  achever  de  le  rendie 
«  savant,  je  lui  laisse  ma  bibliotliéque,  tous  mes  livres  et  mes  manuscrits, 
«  .sans  aucune  exception.  » 

J'îgnoraisoù  |iouvaitêtrecetteprétenduebibliothéque;  jenem'étais  point 
aperçu  qu'il  y  en  eût  dans  la  maison.  Je  sav.iis  seulement  qu'il  y  avait  quel- 
ques papiers,  avec  cinq  ou  six  volumes,  sur  deux  petits  ais  de  sapin  dans  le 
cabinet  de  mon  maître  :  c'était  là  mon  legs.  Encore  les  livres  ne  pou- 
vaient-ils être  d'une  grande  utilité  :  l'un  avait  pour  titre  le  Cuisinier  par- 
fait, l'autre  traitait  de  l'indigestion  et  de  la  manière  de  la  guérir;  et  les 
autres  étaient  les  quatre  parties  du  bréviaire,  que  les  vers  avaient  à 
demi  rongées.  A  l'égard  des  manuscrits,  le  plus  curieux  contenait  toutes 
les  pièces  d'un  procès  que  le  chanoine  avait  eu  autrefois  pour  sa  pré- 
bende. Après  avoir  examiné  mon  legs  avec  plus  d'attention  qu'il  n'en 
méritait,  je  l'abandonnai  aux  parents  qui  me  l'avaient  tant  envié.  Je  leur 
remis  même  l'habit  dont  j'étais  revêtu,  et  je  repris  le  mien,  bornant  à 
mes  gages  le  fruit  de  mes  services.  J'allai  chercher  ensuite  une  autre 
maison.  Pour  la  dame  Jacinte,  outre  les  sommes  qui  lui  avaient  élé  lé- 
guées, elle  eut  encore  de  bonnes  nijjpes,  qu'à  l'aide  de  son  bon  ami  elle 
av.iit  détournées  pendant  la  maladie  du  licencié. 

CUAl'lTRE  111. 
Gil  Blas  s'engage  aa  service  du  duiitear  SansMdo,  ei  devient  un  célèbre  médecin. 

Je  résolus  d'aller  trouver  le  seigneur  Arias  de  Londana,  et  de  choisir 
dans  son  registre  une  nouvelle  condition;  mais,  comine  j'étais  prés  deiilier 
dans  le  cul-de-sac  où  il  demeurait,  je  rencontrai  le  docteur  Sangrado,  que  je 
n'avais  point  vu  depuis  le  jour  de  la  mort  de  mon  maître,  et  je  pris  la  liberté 
de  le  saluer.  11  me  remit  dans  le  moment,  quoique  j'eusse  changé  d'ha- 
bit ;  et  témoignant  quelque  joie  de  me  voir  :  Eh  !  te  voilà,  mon  enfant, 
me  dit-il,  je  pensais  à  loi  tout  à  l'heure.  J'ai  besoin  d'un  bon  garçon  pour 
me  servir,  et  tu  m'es  revenu  dans  l'esprit.  Tu  me  parais  bon  enfant,  et 
je  crois  que  tu  serais  bien  mon  fait,  si  tu  savais  lire  et  écrire.  Monsieur, 
lui  répondis-je,  sur  ce  pied  là  je  suis  donc  votre  affaire  ;  car  je  sais  l'un 
et  l'autre.  Cela  étant,  reprit-il,  tu  es  l'homme  qu'il  me  faut.  Viens  chez 
moi,  tu  n'y  auras  que  de  l'agrément,  je  te  traiterai  avec  distinction.  Je 
ne  le  donnerai  point  de  gages;  mais  rien  ne  le  manmiera.  J'aurai  soin  de 
t'entrelenir  projirement,  et  je  t'enseignerai  leprana  art  de  guérir  toutes 
les  maladies.  En  un  mot  lu  seras  [dutôtmon  élevé  que  mon  valet. 

J'acceptai  la  proposition  du  docteur,  dans  rcspcrancc  que  je  pourrais, 


48 


GIL  BLAS. 


sous  un  si  savant  maiire,  me  rendrn  illuslre'dans  la  niédeciiie.  Il  me 
mena  chez  lui  sui-ln-L-iiamp,  pour  m'inslallei'  dans  l'emploi  qu'il  me  des- 
tinait ;  et  cet  emploi  consislail  à  écrire  le  nom  et  la  demeure  des  malades 
qui  l'envoyaient  diercher  pendant  qu'il  était  en  ville.  Il  y  avait  pour  cet 
effet  au  logis  un  registre,  dans  lequel  une  vieille  servante,  qu'il  avait 
pour  tout  domestique  marquait  les  adresses  ;  mais,  outre  qu'elle  ue  savait 
point  l'orlhograjihe,  elle  écrivait  si  mal,  qu'on  ne  pouvait,  le  plus  souvent, 
déchiffrer  sou  écriture.  Il  me  chargea  du  soin  de  tenir  ce  livre,  qu'on 
pouvait  juslemeut  appeler  un  regislre  morluaire,  puisque  les  gens  doni  je 
prenais  les  noms  mouraient  presque  tous.  J'inscrivais,  pour  ainsi  parlci-, 
lej  personnes  qui  voulaient  partir  pour  l'autie  monde,  comme  un  commis, 
dans  un  bureau  de  voitures  publiques,  écrit  le  nom  de  ceux  qui  retiennent 
des  places.  J'avais  souvent  la  plume  à  la  main,  parce  qu'il  n  y  avait  point 
en  ce  temps-là  de  médecin  à  Valladolid  plus  accrédité  que  le  seigneur 
Saiigrado.  Il  s'était  mis  en  réputation  dans  le  public  par  un  verbiage  spé- 
cieux, soutenu  d'un  air  imposant,  et  par  quelques  cures  heureuses,  qui 
lui  avaient  fait  plus  d'honneur  qu'il  ne  méritait. 

Hue  manquait  pas  do  pratiques,  ni  parconséquenl  de  bien.  Il  n'en  faisait 
pas  toutefois  meilleure  chère  :  on  vivait  chez  lui  trés-frugalement.  Nous 
ue  mangions  d'ordinaire  que  des  pois,  des  fèves,  des  pommes  cuites,  ou 
du  fromage.  Il  disait  que  ces  aliments  étaient  le-;  plus  convenables  à  l'es- 
tomac, comme  étant  les  plus  propres  à  la  Irituralion,  c'est-à-dire  à  être 
broyés  plus  aisément.  Néanmoins,  bien  qu'il  les  criil  de  facile  digestion, 
il  ne  voulait  point  qu'on  s'en  rassasiai  ;  en  quoi,  certes,  il  se  montrait 
fort  raisonnable.  Mais  s'il  nous  défendait,  à  la  servante  et  à  moi,  de  man- 
ger beaucoup,  en  récompense  il  nous  permettait  de  boire  de  l'eau  à  dis- 
crétion. Bien  loin  de  nous  prescrire  des  bornes  là-dessus,  il  nous  disait 
quelquefois  :  Buvez,  mes  enfants  ;  la  santé  consiste  dans  la  souplesse  et 
1  bumeclalion  des  parties.  Buvez  de  l'eau  abondamment  ;  c'est  un  dissol- 
vant universel  ;  l'eau  fond  tons  les  sels.  Le  cours  du  sang  est-il  ralenti , 
elle  le  précipite;  est-il  trop  rapide,  elle  en  arrête  limpetuosité.  Notre 
docteur  était  de  si  bonne  loi  sur  cela,  iju'il  ne  buvait  jamais  lui-même 
que  de  l'eau,  bien  qu'il  fût  dans  un  âge  avancé.  Il  délinissait  la  vieillesse, 
ime  phthisie  naturelle  qui  nous  desséche  et  nous  consume  ;  et  sur  cette 
définition,  il  déplorait  l'ignorance  de  ceux  qui  nonunent  le  vin  le  lait  dos 
veillards.  Il  soutenait  que  le  vin  les  use  et  les  détruit,  et  disait  fort  clo- 
(|uemment  que  celte  liqueur  funeste  est  pour  eux,  comme  pour  tout  le 
monde,  un  .mi  qui  trahit  et  un  plaisir  qui  trompe. 

Malgré  ces  doctes  r.iisonnements,  après  avoir  été  huit  jours  dans  cette 
maison,  il  me  prit  un  cours  de  ventre,  et  je  commençai  à  sentir  de  grands 
maux  d'estomac,  que  j'eus  la  témérité  d'attribuer  au  dissolvant  universel 
et  à  la  mauvaise  nourriture  que  je  prenais.  Je  m'en  plaignis  ..  mon  maître, 
dans  la  pensée  qu'il  pourrait  se  relâcher  et  me  donner  un  peu  de  vin  à 
mes  repas  ;  mais  il  était  trop  ennemi  de  celle  liqueur  pour  me  l'accorder. 
Quand  tu  auras  formé  l'habitude  de  boire  de  l'eau,  me  dit-il,  lu  en  con- 
naîtras l'excellence;  au  reste,  poui suivit-il,  si  tu  te  sens  quebiui' dégoût 
pour  l'eau  pure,  il  y  a  des  secours  innocents  pour  soutenir  l'estomac 
contre  la  fadeur  des  boissons  aqueuses  :  la  sauge,  par  exemple,  et  la 
véronique  leur  donnent  un  goût  délectable  ;  et  si  tu  veux  les  rendre 
encore  plus  délicieuses,  tu  n'as  qu'à  y  mêler  de  la  fleur  d'œillet,  du  ro- 
marin ou  du  coquelicot. 

Il  avait  beau  vanter  l'eau,  et  m'enseigner  le  secret  d'en  composer  des 
breuvages  exquis,  j'en  buvais  avec  tant  de  modération,  que,  s'en  étant 
aperçu,  il  me  dit  :  Eh  !  vraiment,  Gil  Blas,  je  ue  m'étonne  point  si  tu  ue 
jouis  pas  d'une  parfaite  santé;  tu  ne  bois  pas  assez,  mon  ami.  I.'eau, 
prise  en  petite  ijuanlilé,  ue  sert  qu'à  développer  les  parties  de  la  bile,  et 
qu'à  leur  donner  plus  d'activité;  au  lieu  i|u  il  les  faut  noyer  dans  un  dé- 
layant copieux.  Ne  crains  pas,  mon  cher  i  nfant,  que  l'abondance  de  l'eau 
affaiblisse  ou  refroidisse  lun  estomac  :  loin  de  toi  cette  terreur  panique 
que  tu  te  fais  peul-êlre  de  la  boisson  fréquente  !  Je  te  garantis  de  l'évé- 
nement ;  et  si  tu  ue  me  trouves  p.Ts  bon  pour  l'en  répondre,  Celse  même 
t'en  sera  garant.  Cet  oracle  latin  fait  un  élogi:  admirable  de  l'eau  ;  ensuite 
il  dit  en  tenues  exprés  que  ceux  qui,  i  our  boire  du  vin,  s'excusent  sur 
la  faiblesse  de  leur  estomac,  font  une  injustice  manifeste  à  ce  viscère,  et 
cherchent  à  couvrir  leur  sensualité. 

Comme  j'aurais  eu  mauvaise  grâce  de  me  montrer  indocile  en  entrant 
dans  la  carrière  de  la  médecine,  je  fls  semblant  d'être  persuadé  qu'il  avait 
raison  ;  j'-avouerai  même  que  je  le  crus  effectivement.  Je  continuai  donc 
à  boire  de  l'eau  sur  la  garantie  de  Celse,  onpiutôi  je  couiinençai  à  noyer 
la  bile  en  buvant  copieusement  de  cette  li(|ueur  ;  et  quoique  de  jour  en 
jour  je  m'en  sentisse  plus  incommodé,  le  préjugé  l'emportait  sur  l'expé- 
rience. J'avais,  comme  on  le  voit,  une  heureuse  disposition  à  devenir 
médecin.  Je  ne  pus  pourtant  résister  toujours  à  la  violence  de  mes 
maux,  oui  .s'accrurent  à  un  point,  cpie  ji'  pris  enfin  la  résolution  de  sor- 
tir de  chez  le  docteur  Sangrado.  Mais  il  me  chargea  d'un  nouvel  emploi 
qui  me  fit  changer  de  sentiment.  Ecoute,  me  dit-il  un  jour,  je  ne  suis 
point  de  ces  maîtres  durs  et  ingrats  qui  laissent  vieillir  leurs  domesti- 
ques dans  la  servitude  avant  que  de  les  récompenser.  Je  suis  content  de 
loi,  je  t'aime  ;  et,  sans  attendre  que  tu  m'aies  servi  plus  longtemps,  j'ai 
mis  la  résolution  de  faire  la  fortune  dès  aujourd'hui;  je  veux  tout  à 
l'heure  te  découvrir  le  fin  de  l'art  salutaire  (|ue  je  professe  drpuis  tant 
d'années.  Les  autres  médecins  en  font  consister  la  connaissance  dans 
mille  sciences  pénibles  ;  et  moi,  je  prétends  l'abréger  un  chemin  si  long, 
et  tjépargncr  la  peine  d'étudier  la  physique,  la  pharmacie,  la  botaniinie 
et  l'aiiatomie.  Sache,  mon  ami,  qu'il  ne  faut  que  saigner  et  faire  boire  de 


l'e.m  chaude  :  voilà  le  secret  de  guérir  toutes  les  maladies  du  monde. 
Oui,  ce  simple  secret  que  je  le  révèle,  et  que  la  nature,  impénétrable  s 
mes  confrères,  n'a  pu  dérober  à  mes  observations,  est  renfermé  dans  ces 
deux  points,  dans  la  saignée  et  dans  la  boisson  fréquente.  Je  n'ai  plus 
rien  à  l'apprendre,  tu  sais  la  médecine  à  fond;  et,  profilant  du  fruit  de 
ma  longue  expérience,  lu  deviens  tout  d'un  coup  aussi  habile  que  moi. 
Tu  peux,  continua-t-il,  me  soulager  présentement;  tu  tiendras  le  malin 
notre  regislre.  et  l'après-midi  tu  sortiras  pour  aller  voir  une  partie  de 
mes  malades.  Tandis  que  j'aurai  soin  de  la  noblesse  et  du  cierge,  tu  iras 
pour  moi  dans  les  maisons  du  tiers  étalon  l'on  m'appellera  ;  et  lorsque 
tu  auras  travaillé  quelque  temps,  je  te  ferai  agréger  à  notre  corps.  Tu  es 
savant,  Gil  Blas,  avant  que  d'être  médecin;  au  lieu  que  les  auires  sont 
longtenqis  médecins,  et  la  phqiart  toute  leur  vie,  avant  que  d'è'resavants. 

Je  remerciai  le  docteur  de  m'avoir  si  promptement  rendu  capable  de 
lui  servir  de  substitut;  et,  pour  reconnaître  les  bontés  qu'il  avait  pour 
moi,  je  l'assurai  que  je  suivrais  toute  ma  vie  ses  opinions,  quand  mén:e 
elles  seraient  contraires  à  celles  d'Hippocrate.  Celle  assurance  pourtant 
n'éiait  p,is  tout  à  fait  sincère.  Je  désappMuvais  son  sentiment  sur  l'ean. 
et  je  me  proposais  de  boire  du  vin  tous  les  jours  en  allant  voir  mes  ma- 
lades. Je  pendis  au  croc  une  seconde  fois  mim  habit  brodé  pour  en  pren- 
dre un  de  mon  maître  et  me  donner  l'air  d'un  médecin.  Après  quoi  jn 
me  disposai  à  exercer  la  niédicine  aux  dépens  de  qui  il  appartiendrait. 
Je  débutai  par  un  alguazil  qui  avait  une  pleurésie:  j'ordonnai  qu'on  le  sai- 
gnât sans  miséricorde,  et  qu'on  ne  lui  plaignit  point  l'eau.  J'entrai  en- 
suite chez  un  pâtissier  à  qui  la  goutte  faisait  pousser  de  grands  cris  Je 
ne  ménagr-ai  pas  plus  son  sing  que  celui  de  l'alguazil,  et  j'ordonnai  qu'on 
lui  fil  boire  de  l'eau  de  moment  en  moment,  je  reçus  douze  réaux  pour 
mes  ordonnances,  ce  qui  nie  fit  prendre  tant  de  goùi  à  la  profession,  que 
je  ne  demandai  plus  que  plaies  et  bosses.  En  "sortant  de  la  maison  du 
pâtissier,  je  rencontrai  Fabrice,  que  je  n'avais  point  vu  depuis  la  mort 
du  licencié  Sédillo.  Il  me  regarda  longtemps  avec  surprise;  puis  il  se 
mil  à  i-iie  de  toute  sa  force,  en  se  tenant  les  côtes.  Ce  n'était  pas  sans 
raison  :  j'avais  un  manteau  qui  traînait  à  terre,  i.vec  un  pourpoint  et  un 
haul-de-chausses  quatre  fois  plus  longs  et  plus  larges  qu  il  ne  fallait.  Je 
pouvais  passer  pour  une  figure  originale  et  grote.s(|ue.  .le  le  laisse  s'é- 
panouir la  rate,  non  sans  être  tenté  de  suivre  son  exemple;  mais  je  me 
contraignis  pour  garder  le  décorum  dans  la  rue,  et  mieux  contrefaire  le 
médecin,  qui  n'est  pas  nu  animal  risible.  Si  mon  air  ridicule  avait  excité 
les  ris  de  Fabrice,  mon  sérieux  les  redoubla  ;  et  lorsqu'il  s'en  fut  bien 
donné.  Vive  Dieu  !  Gil  Blas,  dil-il,  te  voilà  plaisamment  équipé,  (jui  dia- 
ble l'a  déguisé  de  la  sorte?  Tout  beau,  mou  ami,  lui  répondis-je,  tout 
beau  ;  respecte  un  nouvel  Ilippocrate  !  Apprends  que  je  suis  le  substitut 
du  docteur  Sangrado,  qui  est  le  plus  fameux  médecin  de  Valladolid.  Je 
demeure  chez  lui  depuis  trois  semaines.  11  m'a  montré  la  médecine  à 
fond;  et,  comme  il  ne  peut  fournir  à  tous  les  malades  qui  le  demandent, 
j'en  vois  une  partie  pour  le  soulager.  Il  va  dans  les  grandes  maisons,  et 
moi  dans  les  petites.  Fort  bien,  reprit  Fabrice,  c'est-à-dire  ((u'il  t'aban- 
donne le  sang  du  peuple,  cl  se  réserve  celui  des  personnes  de  qualité.  Je 
le  félicite  de  ion  partage  ;  il  vaut  mieux  avoir  affaire  à  li  populace  qu'au 
grand  monde.  Vive  un  médecin  de  faubourg  I  ses  fautes  sont  moins  en 
vue,  et  SCS  assassinats  ne  font  point  de  bruit.  Oui,  mon  enfant,  ajouta- 
t-il,  ton  sort  me  paraît  digne  d'envie;  et,  pour  parler  comme  Alexandre, 
si  je  n'étais  pas  Fabrice,  je  voudrais  être  Gil  Blas. 

Pour  faire  voir  au  fils  du  barbier  Niinez  qu'il  n'avait  pas  tort  de  vanter 
le  bonheur  de  ma  condition  présente,  je  lui  montrai  les  réaux  de  l'algua- 
zil et  du  pâtissier;  puis  nous  entrâmes  dans  un  cabaret  pour  en  boire 
une  partie.  On  nous  ajiporta  d'assez  bon  vin,  que  l'envie  d'en  goûter 
me  fit  trouver  encore  meilleur  qu'il  n'était.  J'en  bus  à  longs  traits  ;  et, 
n'en  déplaise  à  l'oracle  latin,  à  mesure  que  j'en  versais  dans  mon  esto- 
mac, je  sentais  que  ce  viscère  ne  me  savait  pas  mauvais  gré  des  injustices 
que  je  lui  faisais.  Nous  demeurâmes  longtemps  dans  ce  cabaret,  Fabrice 
et  moi  ;  nous  y  rîmes  bien  aux  dépens  de  nos  maîtres,  comme  cela  se 
pratique  entre  valets.  Ensuite,  voyant  que  la  nuit  approchait,  nous  nous 
séparâmes,  après  nous  être  mutuellement  promis  que  le  jour  suivant, 
l'aprés-dînée,  nous  nous  retrouverions  au  même  lieu. 

CllAPlTHE  IV. 


Je  ne  fus  pas  sitôt  au  logis,  que  le  docteur  Sangra.lo  y  arriva.  Je  lui 
parlai  des  malades  ipie  j'avais  vus,  ellui  remis  entre  Ksm.iias  huit  réaux 
qui  me  ri'st.iicnt  des  douze  ((ue  j'avais  reçus  pour  mes  ordonnances.  Huit 
réaux,  me  dit-il  après  les  avoir  comptés,  c'est  peu  de  chose  pour  deux 
visites;  mais  il  faut  tout  prendre.  Aussi  les  piit-il  presque  tous.  Il  eu 
garda  six,  et  me  donnant  les  deux  autres  :  Tiens,  Gil  Blas,  poursuivit-il, 
voilà  pour  commencer  à  te  faire  un  fonds  ;  de  plus,  je  veux  faire  avec 
loi  une  convention  qui  te  sera  bien  utile  ;  je  l'abandonne  le  c|Hart  de  ce 
que  tu  m'apporteras.  Tu  seras  bientôt  riclie,  mon  ami,  car  il  y  aura,  s'il 
plaît  à  Dieu,  bien  des  maladies  cette  année. 

J'avais  bien  lieu  d'être  content  de  mon  partage,  puisque,  ayant  le  des- 
sein de  retenir  tons  les  jours  le  (juarl  de  ce  ipie  je  recevrais  en  ville,  et 
touchant  encore  le  quart  du  reste,  c'était,  si  l'arithmétique  est  une 
science  certaine,  près  de  la  moitié  du  tout  i|ui  me  revenait.  Cela  ni'in- 


GIL  BLAS. 


♦ff' 


spira  une  noivelle  ardeur  pour  la  médecine.  Le  lendemain,  dés  qiie  j'eus 
diné.  jf  repris  mon  hal)it  do  snbstiiut,  elme  remis  en  campagne.  Je  visi- 
tai plusieurs  malailcsi[uc  j'avais  inscrits,  el  je  les  traitai  tous'dc  la  même 
manière,  bien  qu'ils  eussent  des  maux  diflénnls.  Jusque-là  les  clioses 
s'étaient  passées  sans  bruit,  et  personne,  grâces  au  ciel,  ne  s'était  encore 
révolté  contre  mes  ordonnances  ;  mais  quelque  excelleule  que  soit  la 

Pratique  d'un  médecin,  elle  ne  saurait  manquer  de  censeurs  ni  d'envieux. 
entrai  chez  un  marchand  épicier  qui  avait  un  Dis  hydropique.  J'y  trou- 
vai un  petit  médecin  brun,  qu'on  nommait  le  docteur  (uichillo,  et  qu'un 
parent  du  maître  de  la  maison  venait  d'amener  pour  voir  le  malade.  Je 
lis  de  profondes  révérences  à  tout  le  monde,  et  particulièrement  au  per- 
sonnage que  je  jug.'ai  qu'on  avait  appelé  pour  le  Consulter  sur  la  nialaJie 
dont  il  s'agissait.  11  me  salua  d'un  air  grave,  puis,  m'ay.int  envisagé  quel- 
ques moments  avec  beaucoup  d  attention  ;  Seigneur  docteur,  me  dil-il, 
je  vous  prie  d'excuser  ma  curiosité  ;  je  croyais  connaître  tous  les  méde- 
cins de  Valladolid,  mes  confrères,  el  cependant  je  vous  avoue  que  vos 
traits  me  sont  inconnus.  Il  faut  que  depuis  trés-peu  de  temps  vous  soyez 
venu  vous  établir  dans  cette  ville  Je  répondis  que  j'éLiis  un  jeune  pra- 
ticien, et  que  je  ne  travaillais  encore  que  sous  les  auspices  du  locteur 
Sangrado.  Je  vous  félicite,  reprit-il  poliment,  d'avoir  embrassé  la  mé- 
thode d'un  si  grand  homme.  Je  ne  doute  point  que  vous  ne  soyez  déjà 
trés-habile,  quoique  vous  paraissiez  bien  jeune.  Il  dit  cela  d'u.i  air  si 
naturel,  que  je  ne  savais  s'il  avait  par'.é  sérieusement,  ou  s'il  s'était  mo- 
qué de  nioi  ;  et  je  rêvais  à  ce  que  je  devais  lui  répliquer,  lorsque  l'épi- 
cier, prenant  ce  moment  pour  parler,  nous  dit  :  jlessieurs,  je  suis  (jer- 
suadé  que  vous  savez  parfaitement  l'un  et  l'iutre  l'art  de  la  médecine; 
e.\aminez,  s'il  vous  plait,  mon  fils,  et  ordonnez  ce  que  vous  jugerez  à 
propos  qu'on  fasse  pour  le  guérir. 

Là-dessus  le  petit  médecin  se  mit  à  observer  le  malade;  et,  après  m'a- 
voir  fait  remarquer  tous  les  symptômes  qui  découvraient  la  nature  de  la 
maladie,  il  me  demanda  de  quelle  manière  je  pensais  quon  dut  le  trai- 
ter. Je  suis  d'avis,  répondis-je,  qu'on  le  saigne  tous  les  jours,  el  qu'on 
lui  fasse  boire  de  l'eau  chaude  abondamment.  A  ces  paroles,  le  petit  mé- 
decin me  dit  en  souriant  d'un  air  plein  de  malice  :  El  vous  croyez  que 
ces  remèdes  lui  sauveront  la  vie'?  —  N'en  douiez  pas,  m'écriai-je  d'un 
Ion  ferme  ;  vous  verrez  le  malade  guérir  à  vue  d'oeil  ;  ils  doivent  pro- 
duire cet  effet,  puisque  ce  sont  des  sjtéciliques  contre  toutes  sortes  de 
maladies.  Demandez  au  seigneur  Sangrado. — Sur  ce  pied-li,  repril-il, 
Celsc  a  grand  tort  d'assurer  que,  pour  guérir  plus  facilement  un  liydro- 
piquc,  il  esta  propos  de  lui  faire  souffrir  la  soifel  la  faim.  —  Oh  1  Celsc, 
lui  repartis-je  n'est  pas  mon  ornclc  ;  il  se  tromjiait  comme  un  autre,  et 
qucl((ucfois  je  me  sais  Ion  gré  d'aller  contre  ses  opinions  ;  je  m'en 
trouve  fort  bien.  Je  riconnais  à  vos  discours,  me  dit  Cucliillo,  la  jiratique 
siireel  satisfaisante  dont  le  docteur  Sangrado  veut  insinuer  la  méthode 
aux  jeunes  praticiens.  La  saignée  et  la  boisson  sont  sa  médecine  univer- 
selle. Je  ne  suis  pas  surpris  si  tant  d'honnêtes  gens  périssent  entre  ses 
mains...  N'en  venons  point  aux  invectives,  inierrompis-je  assez  brusque- 
ment; un  homme  de  votre  profession  a  bonne  giàce,  vraiment,  de  faire 
de  pareils  reproches!  .\llez,  allez,  monsieur  le  Uocteur,  sans  saigner  et 
sans  faire  boire  de  l'eau  chaude,  on  envoie  bien  des  malades  en  l'autre 
monde  ;  et  vous  en  avez  peut-être  vous-même  expédié  plus  qu'un  autre. 
Si  vous  en  voulez  au  seigneur  Sangrado,  écrivez  contre  lui;  il  vous  ré- 
pondra, el  nous  verrons  de  quel  côté  serout  les  rieurs.  Par  saint  Jacques 
et  par  samt  Denis  I  interrompit-il  à  son  tour  avec  emportement,  vous  ne 
connaissez  guère  le  docteur  Cuchillo.  Sachez  que  j'ai  bec  et  ongles,  et 
que  je  ne  crains  nullement  Sangrado,  qui,  malgré  sa  présomption  et  sa 
vanité,  n'est  qu'un  original.  La  figure  du  petit  médecin  me  mil  en  co- 
lère. Je  lui  répliquai  avec  aigreur;  il  me  repartit  de  la  nièine  surte,  et 
bientôt  nous  en  vii:mes  aux  goiirmades.  Nous  einncs  le  temps  de  nous 
donner  quelijues  coups  de  poing,  et  de  nous  arracher  l'un  à  laulre  une 
poignée  de  clieveux,  avant  que  lépicier  et  sou  parent  [uissint  uous  sépa- 
rer. Lorsqu'ils  en  furent  venus  à  bout,  ils  me  payércnl  ma  visite,  et 
retinrent  mon  antagoniste,  qui  leur  parut  apparemment  plus  habile 
que  moi. 

Après  celte  aventure,  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  m'en  arrivât  une  autre. 
J'allai  voir  un  gros  chanire  qui  avait  la  lièvre.  Sitôt  qu'il  m'eutindit 
jiarler  d'eau  chaude,  il  se  montra  si  récalcitrant  conlre  ce  spéciliquc, 
i|u  il  se  mit  a  jurer.  Il  me  dit  un  million  d'injures,  et  me  menaça  même 
lie  me  jeter  par  les  fenêtres  si  je  ne  me  hâtais  de  sortir  de  chez  lui.  Je 
Jie  me  leûs  pas  dire  deux  fois  :  Je  me  retirai  promptcmcnt,  et,  ne  voulant 
plus  voir  de  malades  ce  jour-là,  j-  gagnai  Ihôttllerie  ou  j'avais  doimé 
rendez-vous  à  Fabrice.  Il  y  était  déjà.  Uonime  Jious  nous  trouvâmes  en 
humeur  de  boire,  nous  fimes  la  débauche,  el  nous  nous  en  retournâmes 
chez  nos  mailres  en  bon  état,  c'est-à-dire,  entre  deu-X  vins  Le  seigneur 
Saugrado  ne  s'ajierçut  point  de  mon  ivresse,  parce  i|ue  je  lui  lacunlai 
avec  tant  d'action  le  démêlé  que  j'avais  eu  avec  W.  pitil  doct' ur,  qu'il 
jirit  ma  vivacité  pour  un  effet  de  l'émotion  qui  rae  restait  encore  de  mon 
combat.  D'ailleurs  il  entrait  pour  son  compte  dans  te  rapport  que  je  lui 
l'iiisais ;  el,  se  sentant  pi(|ué  conlre  Cuchillo,  'lu  as  bien  fait,  Gil  Ulas,  me 
dit-il,  de  défendre  l'honneur  de  nos  remèdes  conlie  ce  petit  avorton  de 
la  Faculté.  11  prétend  donc  qu'on  ne  doit  pas  jiermellre  les  boissons 
aqueuses  aux  hydropiques?  l'ignorant!  Je  sjuliins,  moi,  qu'il  faut  leur 
en  accorder  l'usage.  Oui,  l'can,  poursuivit-il,  peut  guérir  toutes  sortes 
d'hydropisies,  comme  elle  est  bonne  pour  les  rhiiniaiisiiieset  pour  les  pâles 
couleurs;  elle  est  encore  excellente  dans  ces  lièvres  ou  l'on  brûle  et  glate 


tout  à  la  fois,  el  merveilleuse  même  dans  ces  maladies  qu'on  impute  »i 
des  humeurs  froides,  séreuses,  tlegmatiques  et  pituiteuses.  luette  opinion 
parait  étrange  aux  jeunes  médecins  tels  que  Cuchillo,  mais  elle  est  Ircs- 
soutenable  en  bonne  médecine  ;  et  si  ces  gens-là  étaient  capables  de  rai- 
sonner eu  logiciens,  au  lieu  de  me  décrier  comme  ils  font,  ils  admire- 
raient ma  méthode,  el  deviendraient  mes  plus  zélés  partisans. 

Il  ne  me  soupçonna  donc  point  d'avoir  Lu,  tant  il  était  en  colère;  car,  • 
pour  l'aigrir  encore  davantage  conlre  le  petit  docteur,  j'avais  mis  dains 
mon  rapport  quelques  circonstances  de  mon  cru.  Cependant,  tout  occupé 
qu'il  était  de  ce  que  je  venais  de  lui  dire,  il  ne  laissa  pas  de  s'apercevoir 
que  je  buvais  ce  soir-là  plus  d'eau  qu'à  l'ordinaire. 

liffeclivemenl,  le  vin  m'avait  fort  altéré.  Tout  autre  que  Sangrado  s-e 
serait  défié  de  la  soif  qui  me  pressait,  et  des  grands  coups  d'eau  tpie 
j'avalais;  mais  pour  lui,  siinaginant  de  bonne  foi  que  je  commençais  ,•« 
prendre  goût  aux  boissons  aqueuses  ;  A  ce  que  je  vois,  Gil  IJlas,  nié  ditr 
il  en  souriant,  lu  n'as  plus  tant  d'aversion  pour  l'eau  ;  vive  Dieu  I  tu  la 
bois  comme  du  nectar.  Cela  ne  m'étonne  point,  mon  ami  :  je  savais  bien 
iiue  tu  l'accoutumerais  à  cette  liipieur.  Monsieur,  lui  répondis-je,  chaque 
chose  a  son  tcm|is  :  je  donnerais,  à  l'heure  qu'il  est,  un  mùid  de  vin 
pour  une  pinte  d'eau.  Celle  répon.se  charma  le  docteur,  qui  ne.  perdit  pas 
une  si  belle  occasion  de  relever  l'excellence  de  l'eau.  Il  entreprit  d'en 
faire  un  nouvel  éloge,  non  en  oraleur  froid,  mais  en  enlhousiaste.  Mille 
fois,  s'écria-t-il,  mille  et  raille  fois  plus  estimables  et  plus  innocents  que 
les  cabarets  de  nos  jours,  ces  iherinopoles  des  sieiies  passés,  ou  l'o» 
n'allait  pas  honteusement  prostituer  son  bien  et  sa  vie  en  se  gorgeant  de 
vin,  mais  ou  l'on  s'assemlilnil  pour  s'amuser  honnêtement  el  saiis  risque 
à  boire  de  l'eau  chaude!  On  ne  peut  trop  admirer  la  sage  prévoyance  de 
ces  anciens  maîtres  de  la  vie  civile,  qui  avaient  établi  des  lieux  publics 
où  l'on  donnait  di'  l'eau  à  boire  à  tout  venant,  et  qui  renfermaient  le 
vin  dans  les  boutiques  des  apothicaires,  pour  n'eu  permettre  l'usase  que 
par  ordonnance  des  médecins,  yuel  Irait  de  sagesse!  i;'est  sans  douté, ajuii- 
ta-l-il,parun  reste  de  cette  ancienne  frugalité  digne  du  sié  le  d  or,  qu'il  se 
trouve  encore  aujourd'hui  des  personnes  qui,  comme  toi  et  moi,  ne  boi- 
vent que  de  l'eau,  el  qui  croient  se  pré.server  ou  se  guérir  de  tous  maux 
eu  buvant  de  l'eau  chaude  qui  n'a  pas  bouilli  ;  car  j'ai  observé  que  l'eau, 
quand  ell^  a  bouilli,  ibi  plus  pesante  el  moins  commode  à  l'eslomac. 

Tandis  qu'il  tenait  ce  di.scours éloquent,  je  pensai  plus  d'une  fois  éclater 
de  rire  :  je  gardai  pourtant  mon  .sérieux.  Je  fis  plus,  j'entrai  dans  les 
senliinents  du  docteur.  Je  blâmai  l'usage  du  vin,  el  plaignis  les  liommes 
d'avoir  malheureusement  pris  goût  à  une  boisson  si  pernicieuse.  Ensuite, 
comme  je  ne  me  sentais  pas  encore  bien  désaltéré,  je  renijdis  d'eau  un 
grand  gobelet,  et,  après  avoir  bu  à  longs  traits  :  Allons,  monsieur,  dis-je 
a  mon  maître,  abreuvons-nous  de  cette  liqueur  bienfaisante  1  Faisons  re- 
voir dans  votre  inai.soa  ces  anciens  ihermopoles  que  vous  regreliez  si 
fort  1  11  applaudit  a  ces  paroles,  el  m'exhorta  pendant  une  lieui-e  entière 
à  ne  boire  jamais  que  de  l'eiiu.  Pour  m'accouturaer  à  cette  boisson,  je  lui 
promis  d'en  boire  une  grande  quantité  tous  les  soirs  ;  et,  pour  tenir  plus 
facilement  ma  promesse,  je  me  couchai  dans  la  résolution  d'aller  tous  les 
jours  au  cabaret. 

Le  désagrément  que  j'avais  eu  chez  l'épicier  ne  m'empêcha  pas  de  con- 
tinuer d'exercer  ma  [irofcssion,  et  d'ordonner,  dés  le  lendemain,  des  sai- 
gnées et  de  l'eau  chaude.  Au  sortir  d'une  maison  où  je  venais  de  voir  un 
poète  qui  avait  la  frénésie,  je  rencontrai  dans  la  rue  une  vieille  femme 
qui  m'aborda  pour  me  demander  si  j'étais  médecin.  Je  lui  répondis  que 
oui.  Cela  étant,  reprit-elle,  seigneur  docteur,  je  vous  supplie  Irès-huin- 
blement  de  venir  avec  moi  :  ma  nièce  est  malade  depuis  hier,  et  j'ignore 
quelle  est  sa  maladie.  Je  suivis  la  vieille,  qui  me  conduisit  à  sa  maison, 
et  me  lit  entrer  dans  une  chambre  assez  propre,  où  je  vis  une  personne 
alitée.  Je  m'approchai  d'elle  pour  l'observer.  D'abord  ses  traits  me  frap- 
pèrent, et,  iiprès  l'avoir  envisagée  quelques  moments,  je  reconnus,  à  n'en 
pouvoir  douter,  que  c'était  l'aventurière  qui  avait  si  bien  fiil  le  rôle  de 
l^amille.  Pour  elle,  il  ne  me  parut  point  i|U  elle  me  remit,  soit  qu'elle  fût 
accablée  de  son  mal,  soit  que  mon  habit  de  médecin  me  rendit  mécon- 
naissable à  ses  yeux.  Je  lui  ja-is  le  bras  pour  lui  tàter  le  pouls,  el  j  aper- 
çus ma  bague  à  son  doigt.  Je  fus  terriblement  ému,  à  la  vue  d'un  bien 
dont  j'étais  en  droit  de  me  saisir,  et  j'eus  grande  envie  de  faire  un  el'lurl 
pour  le  reprendre:  mais  considérant  que  l'Cs  femmes  se  mettraient  à  ciicr, 
et  que  don  llaphaël  ou  quelque  auire  défenseur  du  beau  sexe  poinrait 
accourir  à  leurs  oris,  je  me  gardai  bien  de  céder  à  la  tentation.  Je  fis 
réllexion  qu'il  v.ilait  mieux  dissimuler,  et  consulter  là-dessus  Fabrice.  Je 
m'arrêtai  a  ce  dernier  ]parli.  Cependant  la  vieille  me  pressait  de  lui  a|i- 
prendrc  de  quel  mal  sa  nièce  était  atleinte;  je  ne  fus  pas  a.ssez  sot  pour 
lui  avouer  que  je  n'en  savais  rien  :  au  contraire,  je  fis  le  capable,  el,  co- 
piant mon  maître,  je  dis  gravement  que  le  mal  provenait  de  ce  que  la 
malade  ne  transpirait  point,  qu'il  fallait  par  conséquent  se  hâter  de  la 
saigner,  parce  (pie  la  saignée  etaii  le  substitut  naturel  de  la  iranspiralion, 
et  j'ordonnai  aussi  de  l'eau  chaude,  pour  faire  les  choses  suivant  nos 
régies. 

J'abrégeai  ma  visite  le  plus  qu'il  me  fut  possible,  et  je  courus  chez  le 
fils  de  Nunez,  ipie  je  rencontrai  comme  il  sortait  pour  aller  faire  une 
commission  dont  son  maître  venait  de  le  charger.  Je  lui  contai  ma  inni- 
vclle  aventure,  el  lui  demandai  s'il  jugeait  a  propos  que  je  fisse  arrêter 
Camille  p.ir  des'gens  de  justice.  Eh  I  non,  me  répondit-il  ;  vive  Dieu  !  il 
faut  bien  l'en  donner  de  garde  ;  ce  ne  serait  pas  le  moyen  de  ravoir  la 
bague  :  ces  t'ens-là  n'aiment  point  à  faire  des  rcsliliilions.  Souviens-toi 


20 


GIL  BLAS. 


de  ta  prison  d'Astorga  ;  ton  cheval,  ton  argent,  jusqu'à  ton  habit,  tout 
n'est-il  pns  demeuré  entré  leurs  mains?  il  faut  plutôt  nous  servir  de 
notre  industrie  pour  rattraper  ton  diamant.  Je  me  charge  de  trouver 
quelque  nise  pour  cet  effet  :  je  vais  y  rêver  en  allant  à  Ihùpital,  où  j'ai 
deux  mots  à  dire  au  pourvoyeur  de  la  part  de  mon  maître.  Toi,  va  m'at- 
tendre  à  la  poite  de  notre  cabaret,  et  ne  t'impatiente  point  :  je  t'y  join- 
drai dans  peu  de  temps. 

Il  y  avait  pourtant  déjà  plus  de  trois  heures  que  j'étais  au  rendez-vous 
quanà  il  arriva.  Je  ne  le  reconnus  pas  d'abord.  Outre  qu'il  avait  changé 
d'habit  et  natté  ses  cheveux,  une  moustache  postiche  lui  couvrait  la  moitié 
du  visage.  11  portait  une  grande  épée  (huit  la  garde  avait  pour  le  moins 
trois  pieds  de  circonférence,  et  il  marciiait  à  la" tète  de  cinq  liomnies  qui 
avaient,  comme  lui,  l'air  déterminé,  des  moustaches  épaisses,  avec  de 
longues  rapières.  Serviteur  au  seigneur  Gil  Blas,  dit-il  en  m'aboid.mt  ;  il 
voit  en  moi  un  alguazil  de  nouvelle  fabrique,  et  dans  ces  braves  gens  qui 
m'accompagnent, "des  archers  de  la  même  trempe.  Il  n'a  qu'à  nous  nieniT 
chez  la  femme  qui  lui  a  volé  un  diamant,  et  nous  le  lui  ferons  rendre,  sur 
ma  parole.  J'embrassai  Fabrice  à  ce  discours,  qui  me  faisait  connaitre 
le  stratagème  qu'il  prétendait  employer  pour  moi,  et  je  lui  témoignai  que 
j'approuvais  fort  l'expédient  qu'il  avait  imaginé.  Je  saluai  aussi  les  l'au.x 
archers,  (tétaient  trois  domestiques  et  deux  garçons  barbiers  de  ses 
amis,  qu'il  avait  engagés  à  faire  ce  personnage.  J  ordonnai  qu'on  apportât 
du  vin  pour  abreuver  l'escouade,  et  nous  allâmes  tous  ensemble  chez  Ca- 
mille à  l'entrée  de  la  nuit.  Nous  frappâmes  à  la  porte,  que  nous  trou- 
vâmes fermée.  La  vieille  vint  ouvrir,  et,  prenant  les  personnes  qui  étaient 
avec  moi  pour  des  lévriers  de  justice  qui  n'entraient  pas  dans  cette  maison 
sans  sujet,  elle  demeura  fort  effrayée.  Rassurez-vous,  ma  bonne  mère, 
lui  dit  Fabrice,  nous  ne  venons  ici  que  pour  une  petite  affaire  qui  sera 
bien  loi  terminée  ;  car  nous  sommes  des  gens  expéditils.  A  ces  mots  nous 
nous  avançâmes  et  gagnâmes  la  ciiamhre  de  la  malade,  conduits  par  la 
vieil  '•■  ([ui'marchait  "devant  nous,  à  la  faveur  d'une  bougie  qu'elle  tenait 
dans  un  llambeau  d'argent.  Je  pris  ce  (lambeau,  je  m'ap|irochai  du  lit; 
et,  t;;iant  remarquer  mes  traits  à  Camille  :  Perlide,  lui  dis-je,  reconnais- 
sez Cl'  hop  crédule  Gil  Blas  que  vous  avez  trompé  I  Ah  !  scélérate,  je  vous 
rencoiilre  enDn,  après  vous  avoir  trop  louglemps  cherchée  1  Le  corré- 
gidni-  a  reçu  ma  plainte,  et  il  a  chargé  cet  alguazil  de  vous  arrêter.  Allons, 
moiiMeur 'l'ofûcier,  dis-je  à  Fabrice,  faites  votre  charge  !  11  n'est  pas 
besoin,  répondit-il  en  grossissant  sa  voix,  de  m'exhorter  à  remplir  mon 
devoir.  Je  me  remets  cette  bonne  vivante-li;  il  y  a  dix  ans  qu'elle  est 
marquée  en  lettres  rouges  surnies  tablettes.  Levez-vous,  ma  princesse,  ajou- 
la-l-il  ;  habillez-vous  promptemeul  ;  je  vais  vous  servir  d'écuyer,  et  vous 
conduire  aux  prisons  de  cette  ville,  si  vous  l'avez  pour  agréable. 

A  ces  paroles,  Camille,  toute  malade  qu'elle  était,  s'apercevaul  que 
deux  archers  à  grandes  moustaches  se  préparaient  à  la  tirer  de  .son  lit 
|jar  force,  se  mit  d'elle-même  à  son  séant,  joignit  les  mains  d'une  manière 
suppliante,  et  me  regardant  avec  des  yeux  ou  la  frayeur  était  peinte, 
Seigneur  Gil  Blas.  me  dit  elle,  ayez  pitié  de  moi;  je  vous  en  conjure  par 
la  chaste  mère  à  qui  vous  devez  le  jour;  je  suis  plus  malheureuse  que 
coupable  ;  vous  en  serez  convaincu  si  vous  voulez  entendre  mon  histoire. 
Non,  mademoiselle  Camille,  m'écriai-je,  non,  je  ne  veux  pas  vous  écouler. 
Je  ne  sais  que  trop  bien  que  vous  excellez  à  faire  des  romans.  Eh  bien  , 
reprit-elle,  puisque  vous  ne  me  permettez  pas  de  me  justiûer,  je  vais 
vous  rendre  votre  diamant,  et  ne  me  perdez  point.  En  parlant  de  celte 
sorte,  elle  liia  de  son  doigt  ma  bague,  et  me  la  donna.  Mais  je  lui  répon- 
dis que  mon  diamant  ne  suflisait  point,  et  que  je  voulais  qu'un  me  resti- 
tuât encore  les  mille  ducats  qui  m'avaient  été  volés  dans  l'hùiel  garni. 
Oh  !  pour  vos  ducats,  seigneur,  répliqua-t-elle,  ne  me  les  demandez  point. 
Le  traître  don  Raphaël,  que  je  n'ai  pas  vu  depuis  ce  teinps-là,  les  emporta 
dès  la  nuit  même.  Eh  !  petite  mignonne,  dit  alors  Fabrice,  n'y  a-t-il 
qu'à  dire,  pour  vous  tirer  d'intrigue,  que  vous  n'avez  pas  eu  de  part  au 
gâteau  '?  Vous  n'en  serez  pas  ijuitte  à  si  bon  marche.  C'est  assez  que 
vous  soyez  des  complices  de  don  Raphaël  pour  mériter  qu'on  vous  de- 
mande compte  de  voire  vie  passée.  Vous  devez  bieu  avoir  des  choses  sur 
la  conscieuce.  Vous  viendrez,  s'il  vous  plaît,  en  urison,  l'aire  une  con- 
fession générale.  J'y  veux  mener  aussi,  continua-t-il,  cette  bonne  vieille; 
je  juge  qu'elle  sait  une  inlinité  d'histoires  curieuses  que  monsieur  le  cor- 
régidor  ne  sera  pas  lâché  d'entendre. 

Les  deux  femmes,  à  ces  mots,  mirent  tout  en  usage  pour  nous  attendrir. 
Elles  remplirent  la  chambre  de  cris,  de  plaintes  et  de  lamentations. 
Tandis  que  la  vieille  a  gênons,  tantôt  devant  l'alguazil,  et  tantôt  devant 
les  archers,  tâchait  d'exciter  leur  compassion.  Camille  me  priait,  de  la 
manière  du  monde  la  plus  touchante,  de  la  sauverdes  mains  de  la  justice. 
C'était  une  chose  à  voir  que  ce  spectacle.  Je  feignis  de  me  laisser  lléchir. 
Monsieur  l'oflicier,  dis-je  au  (ils  de  iNuiiez,  puisque  j'ai  mon  diamant,  je 
me  con.sole  du  reste.  Je  ne  souhaite  pas  qu'on  fasse  de  la  peine  à  cette 
pauvre  femme;  je  ne  veux  point  la  mort  du  pécheur.  Fi  donc,  répondit- 
il,  vous  avez  de  l'humanité  1  vous  ne  seriez  pas  bon  à  être  exempt.  Il 
faut,  poursuivit-il,  que  je  m'aciiuitle  de  ma  commission.  Il  m'est  expres- 
sément ordonné  d'arrêter  ces  infantes  ;  monsieur  le  corrégidor  en  veut 
faire  un  exemple.  Eh  1  de  grâce,  repns-je,  ayez  quelque  égard  a  ma 
prière,  et  relâchez-vous  un  peu  de  votre  devoir  en  faveur  du  présent  que 
ces  dames  vont  vous  offrir.  Oh  I  c'est  une  autre  affaire,  re|)artit-il  ;  voilà 
ce  qui  s'appelle  une  ligure  de  rhétorique  bien  placée.  Çà,  voyons,  qii'out- 
elles  à  me  donner?  J  ai  un  collier  de  perles,  lui  dit  Camille,  et  des  pen- 
dants d'oreilles  d'un  prix  considérable.  Oui,  mais,  ioterromiàt-il  bru» 


quement,  si  cela  vienl  des  îles  Philippines,  je  n'eu  veux  point.  Vous  pou- 
vez les  prendre  en  assurance,  reprit-elle;  je  vous  les  garantis  fins.  En 
même  temps,  elle  se  lit  apporter  par  la  vieille  une  petite  boîte,  d'où  elle 
lira  le  collier  et  les  pendants,  qu'elle  mit  entre  les  mains  de  monsieur 
l'alguazil.  Bien  qu'il  ne  se  connût  guère  mieux  que  moi  en  pierreries,  il 
ne  douta  pas  que  celles  qui  composaient  les  pendants  ne  fussent  fines, 
aussi  bien  que  les  perles,  tes  bijoux,  dit-il,  après  les  avoir  considérés  at- 
tentivement, me  paraissent  de  bon  aloi;  et  si  l'on  ajoute  à  cela  le  flam- 
beau d'argent  que  tient  le  seigneur  Gil  Blas,  je  ne  réponds  idus  de  ma  fi- 
délité. Je  ne  crois  pas,  dis-je  alors  à  Camdle,  que  vous  vouliez,  pour  une 
bagatelle,  rompre  un  accommodement  si  avantageux  pour  vous.  En  pro- 
nonçant ces  dernières  paroles,  j'ôtai  la  bougie,  que  je  remis  à  la  vieille, 
el  livrai  le  (lambeau  i  Fabrice,  qui,  s'en  tenant  là  peut-être  parce  qu'il 
n'apercevait  plus  rien  dans  la  chambre  qui  se  pût  aisément  emporter,  dit 
aux  deux  femmes  :  Adieu,  mesdames,  demeurez  tranquilles.  Je  vais  pnrler 
à  monsieur  le  corrégidor,  et  vous  rendre  plus  blanches  que  la  neige. 
Nous  savons  lui  tourner  les  choses  comme  il  nous  plaît,  et  nous  ne  lui 
faisons  des  rapports  fidèles  que  quand  rien  ne  nous  oblige  à  lui  en  faire 
de  faux. 


CHAPITRE  V. 


Après  avoir  exécuté  de  cette  manière  le  projet  de  Fabrice,  nous  sor- 
tîmes de  chez  Camille,  en  nous  applaudissant  d'un  succès  qui  surpassait 
notre  attente,  car  nous  n'avions  compté  que  sur  la  bague.  Nous  empor- 
tions sans  façon  tout  le  reste.  Bien  loin  de  nous  faire  un  scrupule  d'avoir 
volé  des  courtisanes,  nous  nous  imaginions  avoir  fait  une  action  méritoire. 
Messieurs,  nous  dit  Fabrice  lorsque  nous  fûmes  dans  la  rue,  après  avoir 
fait  une  si  belle  expédition,  nous  quitterons-nous  sans  nous  en  réjouir  le 
verre  à  la  main?  Ce  n'est  pas  mon  sentiment,  et  je  suis  d'avis  que  nous 
regagnions  notre  cabaret,  ou  nous  passerons  la  nuit  à  nous  réjouir.  De" 
main  nous  vendrons  le  llambeau,  le  collier,  les  pendants  d'oreilles,  e' 
nous  en  partagerons  l'argent  en  frères;  après  quoi  chacun  reprendra  le 
chemin  de  sa  maison,  et  s'excusera  du  mieux  qu'il  lui  sera  possible  au- 
près de  son  maître.  La  pensée  de  monsieur  l'alguazil  nous  parut  trés- 
judicieuse.  Nous  retournâmes  tous  au  cabaret,  les  uns  jugeant  qu'ils 
trouveraient  facilement  une  excuse  pour  avoir  découché,  et  les  autres  ne 
se  souciant  guère  d'être  chassés  de  chez  eux. 

Nous  fîmes  apprèler  un  bon  souper,  et  nous  nous  mîmes  à  table  avec 
autant  d'appétit  que  de  gaieté.  Le  repas  fut  assaisonné  de  mille  discours 
agréables.  Fabrice  surtout,  qui  savait  donner  de  l'enjouement  à  la  conver- 
sation, divertit  fort  la  compagnie.  Il  lui  échappa  je  ne  sais  combien  de 
traits  pleins  de  sel  castillan,  qui  vaut  bien  le  sel  attiqiie  ;  mais  dans  le 
temps  que  nous  étions  le  plus  en  ^aiii  de  rire,  notre  joie  fut  (ont  à  coup 
troublée  par  un  événement  im|Wi'u  et  des  plus  désagréables.  Il  entra 
dans  la  chambre  où  nous  soupions  un  homme  assez  bien  fait,  suivi  de 
deux  autres  de  très-mauvaise  mine.  Après  ceux-là  trois  autres  parurent, 
et  nous  en  comptâmes  jusqu'à  douze  qui  survinrent  ainsi  trois  à  trois.  Ils 
portaient  des  carabines  avec  des  épées  et  des  baïonnettes.  Nous  vîmes  bien 
que  c'étaient  des  archers  de  la  patrouille,  et  il  ne  nous  fut  pas  difficile  de 
juger  leur  intention.  Nous  eûmes  d'abord  quelque  envie  de  résister  ;  mais 
ils  nous  enveloppèrent  en  un  instant,  et  nous  tinrent  en  respect,  tant  par 
leur  nombre  que  |iar  leurs  armes  à  feu.  Messieurs,  nous  dit  le  comman- 
dant d'un  air  railleur,  je  sais  par  quel  ingénieux  artifice  vous  venez  de 
retirer  une  bague  des  mains  de  certaine  aventurière.  Certes,  le  trail  est 
excellent  et  mérite  bien  une  récompense  publique  ;  aussi  ne  peut-elle 
vous  échapper.  La  justice,  qui  vous  liestinedans  son  |ialais  un  logement, 
ne  manquera  pas  de  payer  un  si  bel  effort  de  génie.  Toutes  les  personnes 
i  qui  ce  discours  s'adressait  en  furent  déconcertées.  Nous  changeâmes  de 
contenance,  et  sentîmes  à  notre  tour  la  même  frayeur  que  nous  avions 
inspirée  chez  Camille.  Fabrice  pourtant,  quoique  pâle  et  défait,  voulut 
nous  justifier.  Seigneur,  dit-il,  nous  n'avons  pas  en  une  mauvai.se  intention, 
et  par  conséquent  on  doit  nous  iianlonncr  celle  petite  supercherie.  Coiii- 
meiit  diable,  répliqua  le  commandant  avec  colère,  vous  appelez  cela  une  pe- 
tite supercherie?  Savez-vous  bien  qu'il  y  va  de  la  corde?  Outre  qu'il  n'est 
pas  permis  de  se  rendre  justice  soi-même,  vous  avez  emporté  un  flambeau, 
un  collier  et  des  pendants  d'oreilles  ;  et  ce  qui  sans  doute  est  un  cas 
pendable,  c'est  que,  pour  faire  ce  vol,  vous  voii.s  éles  travestis  en  archers. 
Des  misérables  se  déguiser  en  honnêtes  gens  pour  mal  faire  1  Je  vous 
trouverai  trop  heureux  si  l'on  ne  vous  condamne  qu'à  faucher  le  grand 
pré.  Lorsqu'il  nous  eut  fait  comprendre  que  la  chose  était  encore  plus 
sérieuse  que  nous  ne  l'avions  pensé  d'abord,  nous  nous  jetâmes  tous  à 
ses  pieds,  et  le  priâmes  d'avoir  pitié  de  notre  jeunesse;  mais  nos  prières 
furent  inuliles.  De  plus,  ce  qui  est  tout  à  fait  extraordinaire,  il  rejeta  la 
proposition  que  nous  limes  de  lui  abandonner  le  collier,  les  pendants  el 
le  (liimlieau,  il  refusa  même  ma  bagne,  parce  que  je  la  lui  offrais  peut- 
être  en  trop  bonne  compagnie;  enliii  il  se  montra  inexorable.  Il  fil  dés- 
armer mes  conqiagnons,  et  nous  emmena  tous  ensemble  aux  prisous  de 
la  ville.  Comme  on  nous  y  conduisait,  un  des  archers  m'apprit  que  la 
vieille  qui  demeurait  avec  Camille,  nous  ayant  soupçonnes  de  n'être  nas 
de  véritables  valets  de  pied  de  la  justice,  elle  nous  avait  suivis  jusqu  au 


GlL  BLAS. 


ai 


c.iliircl  ;  et  ((ue  là,  ses  soupçons  s'élnnl  louniés  en  cerlitude,  elle  en  avait 
avurli  la  ]iatroiiillc  pour  se  ven^'er  do  nous. 

On  nous  l'oiiilla  d'aliniil  partout.  On  nous  ôla  le  cniiier,  les  pendants 
cl  le  ll-inilieau  :  on  m'arraclia  pareillement  ma  bagne,  avec  le  rubis  des 
iles  Philippines,  que  j'avais,  par  malheur,  dans  mes  pociies;  on  ne  me 
laissa  \>;'-.  scnicnient  les  réanx  cpic  j'avais  reçus  ce  junr-là  pour  mes  or- 
donnances; ce  qui  me  prouva  que  les  gens  de  justice  de  Vallado'.id  savaient 
aussi  bien  faire  leur  charge  que  ceux  d'Aslorga,  et  que  tous  ces  messieurs 
avaient  des  manières  uniformes.  Tandis  qu'on  me  spoliait  de  mes  bijoux 
et  de  mes  espèces,  l'officier  de  la  patrouille,  qui  était  présent,  coulait 
noire  aventure  aux  ministres  de  la  spoliation.  Le  fait  leur  sembla  si  grave, 
que  la  plupart  d'entre  eux  nous  trouvaient  dignes  du  dernier  supplice. 
Les  autres,  moins  sévères,  disaient  que  nous  pourrions  en  être  quittes 
pour  chacun  deux  cents  coups  de  fouet,  avec  (|uelqnes  années  de  ser- 
vice sur  nier.  En  attendant  la  décision  de  monsieur  le  corrégidor,  on 
nous  enferma  dans  nn  cachot,  où  nous  nous  couchâmes  sur  la  paille, 
dont  il  élait  presque  aussi  jonché  qu'une  écurie  où  l'on  a  fait  la  litière 
aux  chovanx.  Nous  aurions  )iu  y  rester  longtemps,  et  n'en  sortir  ipie 
pour  aller  aux  galères,  si,  dès  le  lendemain,  le  seigneur  Manuel  Ordonnez 
n'cnl  enlendu  parler  de  notre  affaire,  et  résolu  de  tirer  Fabrice  de  prisdu; 
ce  (|n'il  ne  pouvait  faire  sans  nous  délivrer  tous  avec  lui.  li'était  un 
liMuime  fort  estimé  dans  la  ville  :  il  n'épargna  point  les  sollicitations;  et, 
tant  par  son  crédit  que  par  celui  de  ses  amis,  il  obtint,  au  bout  de  trois 
jours,  notre  élargissement.  Mais  nous  ne  sortîmes  point  de  ce  lieu-là  comme 
nous  y  étions  entrés  :  le  llambeau,  le  collier,  les  pendants,  ma  bague  et 
les  rubis,  tout  y  resta.  (>'ela  me  fit  souvenir  de  ces  vers  de  Virgile,  (jui 
commencent  par  Sic  vos  non  vobis. 

D'abord  que  nous  fûmes  en  liberté,  nous  retournâmes  chez  nos  maîtres. 
Le  docteur  Sangrado  me  reçut  bien  :  Mon  pauvre  Gil  Blas,  me  dit-il,  je 
n'ai  su  que  ce  matin  ta  disgrâce.  Je  me  [iréparais  ;i  solliciter  forlcnicnt 
pour  toi.  Il  faut  te  consoler  de  cet  accident,  mon  ami,  et  t'atlaclicr  pins 
que  jamais  à  la  médecine.  Je  répondis  que  j'étais  dans  ce  dessein;  et 
vériiablement  je  m'y  doiniai  tout  entier.  Bien  loin  de  manquer  d'occupa- 
tion, il  arriva,  comme  mon  maître  l'avait  si  heureusement  prédit,  qu'il  y 
eut  bien  des  maladies.  Des  fièvres  malignes  commencèrent  à  régner  dans 
la  vil'.c  et  dans  les  faubourgs.  Tons  les  médecins  de  Valladolid  eurent  de 
la  pratique,  et  nous  |iarticulièrement.  Il  ne  se  passait  point  de  jours  que 
nous  ne  vissions  chacun  huit  ou  dix  malades;  ce  qui  su|qiose  bien  de 
l'eau  bue  et  du  sang  répandu.  Mais  je  ne  sais  comment  cela  .se  faisait, 
ils  mouraient  tous,  soil  que  nous  les  traitassions  d'une  manière  propre 
à  cida,  soit  cpie  leurs  maladies  fussent  incuraldcs.  INons  faisions  rarement 
trois  visiirs  à  un  même  malade  :  des  la  seconde,  ou  nous  apprenions 
qu'il  venait  d  èlre  enterré,  on  nous  le  trouvions  à  l'agonie.  Comme  je 
n'étais  (|u'un  jeune  médecin  qui  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  s'en- 
durcir au  meurtre,  je  m'aflligeais  des  événements  funestes  qu'on  pouvait 
m'imputrr.  .Monsieur,  dis-je  un  soir  au  docteur  Sangrado,  j'atteste  ici  le 
ciel  que  je  suis  exactement  votre  mélbode;  cependant  tous  mes  malades 
voiK  en  l'antre  monde  :  on  dirait  qu'ils  prennent  plaisir  à  mourir  pour 
décré.liler  notre  médecine.  J'en  ai  reiiconiré  anjourdhiii  deux  qu'on 
pnrl.it  en  terre.  Mon  enfant,  me  répondit-il,  je  pourias  te  dire  à  |  eu 
lires  la  même  chose;  je  n'ai  pas  souvent  la  satisfaction  de  guérir 
les  perscnines  ipii  tombent  entre  mes  mains  ;  et,  si  je  n'étais  ]ias  aussi 
sur  de  mes  piineipes  que  je  le  suis,  je  croirais  mes  remèdes  con- 
traires à  presque  toutes  les  maladies  (|uc  je  traite.  Si  vous  m'en  voulez 
croire,  monsieur,  repris-je,  nous  changerons  de  praliiine.  Donnons  par 
curiosité  des  préparations  cliinii(pies  à  nos  malades  :  essayons  le  kermès: 
le  pis  qu'il  puisse  nous  arriver,  c'est  qu'il  produise  le  même  effet  que 
notre  eau  chaude  el  nos  saignées.  Je  ferais  volontiers  cet  essai,  répliqua- 
l-il,  si  cela  ne  tirait  ]ioint  à  conséquence;  mais  j'ai  jiublié  un  livre  ou  je 
vante  la  fréquente  saignée  cl  l'usage  de  la  boisson  :  veux-tu  que  j'aille 
décrier  mon  ouvrage?  Oh  I  vous  avez  raison,  lui  rcpnrtis-je;  il  ne  faut 
point  accorder  ce  triomphe  à  vos  ennemis  :  ils  diraieni  i|ne  vous  vous 
laissez  désabuser  ;  ils  vous  perdraienl  de  réputation.  l'érisseiit  plutôt  le 
)ieuple,  la  noblesse  et  le  clergé  !  Allons  donc  toujours  notre  train.  Après 
tout,  nos  confrères,  maigre  l'aversion  qu'ils  ont  pour  la  saignée,  ne 
savent  pas  faire  de  plus  grands  miracles  que  nous;  et  je  crois  que  leurs 
drogues  valent  bien  nos  spécifiques. 

Noiiscimtiiin.lmes.i  travailler  sur  touveaux  frais,  cl  nous  y  procédâmes 
de  manière  ipi'eii  moins  de  six  semaines  nous  fîmes  autant  de  veuves  et 
d'orplielins  c|ue  le  siège  do  Troie.  Il  semblait  que  la  peste  fut  d.ins  Val- 
laibilid,  tant  on  y  f.iisail  de  funérailles  1  II  venait  tous  les  jours  au  logis 
i|ueli|nc  père  nous  demander  compte  d'un  fils  (pie  nous  lui  avimis  enlevé, 
ou  bien  quelque  oncle  qui  nous  reprochait  la  mort  de  son  neveu.  Pour 
les  neveux  el  les  fils  dont  les  oncles  et  les  pères  s'étaient  mal  trouves  de 
nos  remèdes,  ils  ne  paraissaient  puint  chez  nous.  Les  maris  étaient  aussi 
fort  discrets  :  ils  ne  nous  cliiranaient  point  sur  la  perle  de  leurs  lemmes  ; 
mais  les  personnes  ariligi'es  dnnl  il  iimiis  fallait  essnyer  les  nqiniclies 
avaient  ipielqnefois  une  douleur  brut. île  ;  ils  nous  appelaient  i.i^iioranls, 
assassins,  ils  ne  ménageaienl  point  les  termes.  J'étais  ému  de,  leurs  épi- 
llicles;  mais  mon  maître,  i|ui  élait  fait  à  cela,  les  écoutait  de  saiig-l'roid. 
J'aurais  pu,  lonTinc  lui,  m'accoiiliimer  aux  injures,  si  le  ciel,  pour  otrr 
sans  doute  aux  malailes  de  \'allailolid  un  de  leurs  lléaiix,  n'eut  l'ait  nailru 
une  occasion  de  me  dégonler  de  la  méib-cine.  que  je  pratii|uais  avec  si 
peu  de  succès,  ("est  de  (pioi  .ji'  vais  f.iire  un  détail  fidèle,  dût  le  lecteur 
en  rire  âmes  dépens. 


Il  y  avait  dans  notre  voisinage  un  jeu  de  paume  où  les  fainéants  de  la 
ville  s'assemblaient  chaque  jour.  On  y  voyait  un  de  ces  braves  de  profes- 
sion qui  s'érigent  en  maîtres,  et  décident  les  différends  dans  les  tripots. 
Il  était  de  Bi.scaye,  et  se  faisait  appeler  don  Rodrigue  de  Moudragon.  11 
paraissait  avoir  trente  ans.  C'était  un  homme  d'une  taille  ordinaire,  mais 
sec  et  nerveux.  Outre  deux  petits  yeux  étincelaiils  qui  lui  roulaient  dans 
la  tète,  et  semblaient  menacer  tous  ceux  qu'il  regardait,  un  nez  fort  épaté 
lui  touillait  sur  une  moustache  rousse  qui  s'élevait  eu  croc  jus  |u';ilaleinpe.ll 
avait  la  parole  si  rude  el  si  brusque,  qu'il  n'avait  ([u'à  parler  pour  inspirer 
de  l'effroi.  Ce  casseur  de  raquettes  s'était  rendu  le  tyran  du  jeu  de  paume  ; 
il  jugeait  impérieusement  les  conleslalions  qui  survenaient  entre  les 
joueurs;  et  il  ne  fallait  pas  qu'on  ap|ielât  de  ses  jugements,  à  moins  (|ue 
l'appelant  ne  voulut  se  résoudre  à  recevoir  de  lui,  le  lendemain,  un  car- 
tel de  déli.  Tel  qiia  je  viens  de  représenter  le  seigneur  don  lîodrigne,  (|ue 
le  don  qu'il  mettait  à  la  tête  de  son  nom  n'empêchait  jias  d'êlrc  roturier, 
il  fit  une  tendre  impression  sur  la  maîtresse  du  tripot.  C'élail  une  feiiiinc 
de  ipiaraute  ans,  riche,  assez  agréable,  el  veuve  iiepuis  ipiinze  mois.  J'i- 
gnore comment  il  put  lui  plaire  :  ce  ne  fut  |ias  assurément  par  sa  beauté  ; 
ce  fut  donc  par  ce  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  saurait  dire.  (Juoi  i[u'il  en 
soit,  elle  eut  du  goût  pour  lui,  et  forma  le  dessein  de  l'épouser;  mais  dans 
le  temps  qu'elle  se  préparait  à  consommer  cette  affaire,  elle  tomba  malade  ; 
et,  malheureusement  pour  elle,  je  devins  sou  médecin.  (,^lnand  sa  maladie 
n'aurait  pas  été  une  fièvre  maligne,  mes  remèdes  suffisaient  pour  la 
rendre  dangereuse.  Au  bout  de  quatre  jours,  je  remplis  de  deuil  le  triput. 
La  paumière  alla  où  j'envoyais  tous  mes  malades,  et  ses  parents  s'empa- 
rèrent de  son  bien.  Don  liodrigiie,  au  désespoir  d'avoir  peidu  sa  maîtresse, 
ou  plutôt  l'espérance  d'un  mariage  avanlageux  pour  lui,  ne  se  conliuita 
pas  de  jeter  l'eu  et  flamme  contre  moi  ;  il  jura  qu'il  me  passerait  son  épce 
au  travers  du  corps,  el  m'exterminerait  à  la  première  vue.  Un  voisin  cha- 
rilalile  m'avertit  de  ce  serment  ;  la  connaissance  que  j'avais  de  Mondragon, 
bien  loin  de  me  faire  mépiLser  cet  avis,  mennnplitde  Iroiilile  et  de  frayeur. 
Je  n'osais  .sortir  du  logis,  de  peur  de  rencontrer  ce  diable  dhonime,  el  je 
m'imaginais  sans  cesse  le  voir  entrer  dans  notre  maison  d'un  air  furieux  : 
je  ne  pouvais  goûter  un  moment  de  repos.  Cela  me  délacba  do  la  médecine, 
et  je  ne  songeai  plus  (\u'ii  m'afl'ranchir  de  mon  inquiétude.  Je  repris  mon 
habit  brode;  et,  après  avoir  dit  adieu  à  mon  maître,  qui  ne  |iul  me  re- 
leiiir,  je  sortis  de  la  ville  à  la  pointe  du  jour,  non  sans  crainte  de  trouver 
don  llodrigucen  mon  chemin. 

CllAPlTIiE  VI. 
Quelle  route  11  prit  eu  Sdi'iant  de  VallaJoiid,  el  quel  liomiue  le  joignit  en  clirniiii. 

Je  marchais  fort  vile,  et  regardais  de  temps  en  temps  derrière  moi,  pour 
voir  si  ce  redoutable  Biscaycn  ne  suivait  point  mes  pas  :  j'avais  l'imagi- 
nalion  si  remplie  de  cet  homme-là,  que  je  prenais  pour  lui  tous  les  arbres 
cl  les  buissons  :  je  sentais  à  tout  moment  mon  creiir  tressaillir  d'effroi.  Je 
me  rassurai  pourtant  après  avoir  l'ail  une  bonne  lieue,  el  je  conliniiai  plus 
doucement  mon  chemin  vers  Madrid,  où  je  me  proposais  d'aller.  Je  ipiit- 
tais  sans  peine  le  séjour  de  Valladoliil  ;  tout  mmi  regret  étail  de  me  sépa- 
rer de  Fabrice,  mon  cher  Pylaile,  à  qui  ji'  n'avais  pu  même  faire  mes 
adieux.  Je  n'étais  nullement  fâche  d'avoir  renonei';  à  la  nii'deeine  ;  au  con- 
traire, je  demandais  pardon  à  Dieu  de  l'avoirexereée.  Je  ne  laissai  pas  de 
compter  avec  plaisir  l'argent  qucj'avais  dans  mes  porlies,  bien  que  ce  lût 
le  salaire  de  mes  assassin.its.  Je  ressemblais  aux  femmes  qui  eesseni  d'être 
libertines,  mais  qui  gardent  toujours  à  bon  compte  le  profit  de  leur  liber- 
tinage. J'avais,  en  reaux,  à  peu  prés  la  valeur  de  cinq  ducats  •  (•■elait  là 
tout  mou  bien.  Je  me  promettais,  avec  cela,  de  me  rendre  à  Madrid,  on 
je  ne  doutais  poini  que  je  ne  lroiivassei|uelqiie  lionne  eoiidition.  D'ailleurs, 
je  souhaitais  passionnêmeiit  d'êlre  dans  celle  superbe  ville,  qu'on  m'avait 
vantée  comme  l'abrégé  de  toutes  les  merveilles  du  monde. 

Tandis  que  je  rap|ielais  tout  ce  que  j'en  avais  ouï  dire,  et  que  je  jouis- 
sais par  avance  des  plaisirs  qu'on  y  prend,  j'entendis  la  voix  d'un  lioiumc 
qui  marchait  sur  mes  pas,  el  qui  chantait  à  plein  gosier.  Il  avait  sur  le 
dos  un  sac  de  cuir,  une  gnilare  pendue  au  cou,  ci  il  portait  une  assez 
longue  êpèe.  11  allait  si  bon  Irain,  qu'il  mejoignil  en  pini  de  temps.  C'é- 
tait un  des  deux  garçons  barbiers  avec  qui  j'avais  éiii  en  prison  pour  l'a- 
venture de  la  bague.  Nous  nous  reconnûmes  d'abori  l'un  l'autre,  quoique 
nous  eussions  changé  d'habit,  et  nous  demcnrànies  fini  étonnes  de  nous 
rencontrer  inopinéiuenl  sur  un  grand  rheiniu.  Si  je  lui  leiiioignai  que 
j'étais  ravi  de  l'avoir  pour  compagnon  de  voyage,  il  me  p.n  ni  de  son  eolé 
sentir  une  extrême  joie  de  me  revoir.  Je  lui  coulai  poiiniuoi  j'abandon- 
nais Valladidid  ;  et  lui,  pour  me  faire  la  iiiêine  eonlidenee,  m'apprit  qu'il 
avait  en  du  bruit  avec  son  mailre,  et  qu'ils  s'i'laieiil  dil  Ions  deux  réci- 
proi|iieiiient  un  l'Iernel  adieu.  Si  j'eusse  voulu,  ajcnila-l  -il,  ileiiieiirer  plus 

longtemps  à   \allailoliil,  j'y  aurais  Iroiivi:  ili\  liontM|nes  pour  i ;  car, 

sans  vanili''.  j'osiMlire  (pi'il  n'est  point  île  barbier  en  INpagne  c|ui  sache 
mieux  que  moi  raser  à  poil  el  à  eontre  poil,  et  nielire  nue  nionslaelic  eu 
papillotes.  Mais  je  n'ai  pu  résisler  dav.iniage  an  violenl  ib'sir  i|ue  j'ai  de 

retourner  dans  ma  patrie,  don  il  y  a  dix  ; ées  entimes  que  je  suis  .sorti. 

Je  veux  respirer  un  peu  l'air  iiatiïl,  et  savoir  dans  quelle  situalioii  sont 
mes  parents.  Je  serai  chez  eux  après  demain,  jiuisi|iie  rendroit  qu'ils  lia- 
liileiil,  et  qu'on  appelle  Olini'do,  est  un  gros  village  en  deçà  de  Sêgovie. 

Je  résolus  d'accompagner  ce  baibier  jusque  chez  lui,  et  dallera  Ségovie 
cherclier  quelque  c<}iniiiodilc  pour  Madrid.  Nous  cominençânics  i  nous 


22 


GIL  IJLVS. 


enlrelonir  de  cUosps  iiiiliifércnli's  en  |ii)ursiiivnnt  noire  rnule.  (N^  jeune 
homme  élait  de  liimnc  luimeiir,  el  avnil  re<iii-it  agréable.  Au  IjoiU  d'une 
heure  de  convcisalion,  il  me  demanda  si  je  me  sculais  de  l'a|ipélil.  Je  lui 
répondis  (juil  le  verrait  à  la  première  hùlclleiie.  EnaUcmlanl  (|ue  nous  y 
arrivions,  me  dil-il,  nous  pouvons  faire  une  pause  :  j'ai  dans  mou  sac  de 
quoi  déjeuner.  (Juand  je  voyage,  j'ai  toujours  soin  de  porter  des  provi- 
sions. Je  ne  me  charge  point  d'habits,  de  linge  ni  d'autres  bardes  inutiles  : 
je  ne  veux  rien  de  superllu.  Je  ne  mets  dans  mou  sac  que  des  munitions 
de  bouelie,  avec  mes  rasoirs  et  une  savonnette  :  je  n'ai  besoin  que  de 
cela.  Je  louai  sa  prudence,  clconsenlis  de  hui  cœur  à  la  pause  qu'il  pro- 
posait. J'avais  faim,  il  je  me  préparais  à  faire  un  hou  repas  :  après  ce 
qu'il  venait  de  dire,  je  m'y  atlenilais.  Nnus  nous  délournàmes  un  peu  du 
grand  cheinin,  pour  nous  asseoir  sur  l'herbe.  Là,  mon  garçon  barbier 
étala  ses  vivres,  (|ui  consistaient  dans  cinq  ou  six  oignons,  avec  ((uel(|nes 
morceaux  de  pain  et  de  fromage;  mais  ce  ipi'il  priiduisitcommela  meil- 
leure pi'^ce  du  sac  fut  une  petite  ouire,  remplie,  {lisail-il,  d'un  vin  dé- 
licat et  friand.  Quoicpie  les  raeis  ne  fussent  pas  b'en  savoureu.x,  la  faim 
qui  nous  pressai!  l'im  el  l'autre  ne  nous  permit  pas  de  les  trouver  mauvais; 
et  nous  vidâmes  aussi  l'outre,  où  il  y  avait  environ  deux  pintes  d'un  vin 
qu'il  se  serait  fort  bien  jiassé  de  me  vanter.  Nous  nous  lev.imes  après  cela, 
et  nous  nous  remimes  eu  marche  avec  beaucoup  de  gaieté.  Le  barbier, 
;i  ([ni  Fabrice  av;iit  dit  ipi'il  m'était  arrivé  des  aventures  très-parliculicres, 
me  pria  de  les  lui  apjirendre  moi-même.  Je  crus  ne  pouvoir  rii  n  refuser 
,i  un  Immme  (|ui  m'avait  si  bien  régale  ;  je  lui  donnai  la  satisfaction  qu'il 
demandât  Ensuite,  je  lui  dis  que,- pour  reconnaître  ma  complaisance,  il 
fallait  qu'il  me  coulât  aussi  l'histoire  de  sa  vie.  Uh!  pour  mon  histoire, 
s'écria-t-il,  elle  ne  mérite  guère  d'être  entendue  :  elle  ne  contient  que 
des  faits  fort  simples.  Néanmoins,  ajoula-t-il,  puisque  nous  n'avons  rien 
de  meilleur  à  faire,  je  vais  vous  la  raconter  telle  qu'elle  est.  En  même 
temps,  il  en  fit  le  récit  à  peu  près  de  cette  sorte. 

CnAPlTRE  VIL 

Iltstuiro  du  giircon  I)arliier. 

Fernaml  Pérès  de  la  Fuenle,  mon  grand-|iére  (je  prends  la  chose  de 
loin  ),  après  avoir  été  pendant  cini|nante  ans  barbier  du  village  d'tJI- 
médi),  mourut,  et  laissa  quatre  Qls.  L'aîné,  nommé  Nic(das,  s'empara  de 
sa  boutique,  et  lui  succéda  dans  sa  profession;  Bertrand,  le  puiné,  se 
mettant  le  commerce  en  tète,  devint  marchand  mercier;  el  Thomas,  qui 
était  le  troisième,  se  fit  maître  d'école.  Pour  le  quatrième,  qu'on  ajipe- 
lail  Pedro,  comme  il  se  sentait  né  pour  les  belles-lettres,  il  vendit  une 
petite  pièce  de  terre  qu'il  avait  eue  pour  son  partage,  et  alla  demeurer  à 
Madrid,  où  il  espérait  qu'un  jour  il  se  ferait  distinguer  par  son  savoir 
et  par  son  esprit.  Ses  trois  autres  frères  ne  se  séparèrent  point  :  ils  s'é- 
tablirent .1  Olmédo,  en  se  mariant  avec  des  filles  de  laboureurs,  ([ui  leur 
aiqiorlérent  en  mariage  peu  de  bien,  mais  en  récompense  une  grande 
fécondité.  Elles  firent  des  enfants  comme  à  l'envi  l'une  de  l'autre.  Ma 
mère,  femme  du  barbier,  en  mit  au  monde  six  pour  sa  part  dans  les  cinq 
premières  années  de  son  mariage.  Je  fus  du  nombre  de  ceu.\-là.  Mon 
père  m'apprit  de  très-bonne  heure  à  raser;  et  lorsqu'il  me  vit  parvenu 
à  l'àgcde  quinze  ans,  il  me  chargea  les  épaules  de  ce  sac  que  vous  voyez, 
me  ceignit  d'une  longue  épée,  et  me  dit  :  Va,  Diego,  lu  es  en  état  prc- 
senlement  de  gagner  ta  vie  ;  va  courir  le  pays.  Tu  as  besoin  de  voyager, 
pour  te  dégourdir  et  te  perfectionner  dans  ton  art.  Pars,  et  ne  reviens  à 
Olmédo  qu'après  avoir  fait  le  tour  de  l'Espagne  ;  que  je  n'entende  point 
parler  de  loi  avant  ce  temps-là  !  En  achevant  ces  paroles,  il  m'embrassa 
de  bonne  amitié,  et  me  poussa  hors  du  logis. 

Tels  furent  les  adieux  de  mon  père.  Pour  ma  mère,  qui  avait  moins 
de  rude.ssc  dans  ses  moeurs,  elle  parut  pins  sensible  à  n\on  départ.  Elle 
laissa  couler  quelques  larmes,  et  me  glissa  même  dans  la  main  un  ducat 
a  la  dérobée.  Je  sortis  donc  ainsi  d'Olmédo,  et  pris  le  chemin  de  Ségo- 
vie.  Je  n'eus  pas  fait  deux  cents  pas,  que  je  m'arrèiai  pour  visiter  mon 
sac.  J'eus  envie  de  voir  ce  qu'il  y  avait  dedans,  et  de  connaître  précisé- 
ment ce  que  je  possédais.  J'y  trouvai  une  trousse  où  étaient  deux  rasoirs 
qui  semblaient  avoir  rasé  dix  générations,  tant  ils  élaieut  usés  avec  une 
bandelette  de  cuir  pour  les  repasser,  et  un  morceau  de  savon.  Outre  cela, 
une  chemise  de  cbanvre  toute  neuve,  une  vieille  paire  de  souliers  de 
mon  père,  et,  ce  ipii  me  réjouit  plus  que  tout  le  reste,  une  vingtaine  de 
réaux  enveloppés  ilans  un  chiffon  de  linge.  Voilà  quelles  élaieut  mes 
facultés.  Vous  jugiï  bien  |iar  là  que  maître  Nicolas  le  barbier  complaît 
beaucoup  sur  mou  .savoir-laire,  puisipi'il  me  laissait  partir  avec  si  peu 
de  chose,  (iependnnl  la  possession  d'un  ducat  et  de  vingt  réau.x  ne  man- 
i|ua  pas  d'élifouir  un  jiunc  liomuu'  ipii  n'avait  jamais  eu  d'argent.  Je 
(TUS  mes  finances  inépuisables;  et,  liansporlé  de  joie,  je  continuai  mon 
rbeiniu,  eu  regardant  de  moment  en  momciil  la  garde  de  ma  rapière, 
dout  la  lame  me  liatlail  à  chaque  pas  le  mollet,  ou  s'embarrassait  dans 
mes  jambes. 

J'arrivai  sur  le  soir  au  village  d'Alaquinès,  avec  un  très-rude  appclil. 
J'allai  logiT  à  riiôlellerie,  et  comme  si  j'eusse  été  en  étal  de  faire  de  la 
dépense.je  dcmamlii,  d'un  ton  haut,  à  souper.  L'hole  meconsidcra  qucli|ue 
temps,  el  voyant  à  qui  il  avait  affaire,  il  me  dit  d'un  air  doux  .  Çà,  mon 
genlillionime,  vous  serez  satisfait  ;  on  va  vous  traiter  comme  un  prince.  En 
parlaiil  de  cette  sorte,  il  me  mena  dans  une  petite  chambre,  où  il  m'ap- 
porta, un  quart  d'heure  après,  un  civel  de  matou,  que  je  mangeai  avec 


la  même  avidité  fine  s'il  eut  éti>  île  lièvre  ou  de  lapin.  Il  accompagna  cet 
exi.ellenl  ragoût  d'un  vin  qui  était  si  bon,  disait-il,  que  le  roi  n'en  luivait 
))as  de  meilleur.  Je  m'aperçus  pourtant  que  c'était  du  vin  g.ité;  mais 
cela  ne  m'empccba  pas  de  lu'i  faire  autant  d'honneur  qu'au  matou.  Il  fal- 
lut ensuite,  ponracliever  d'être  traité  comme  un  prince,  (|ue  je  me  cou- 
chasse dans  un  lit  plus  propre  à  causer  l'insomnie  qu'à  l'ôter.  Peignez- 
vous  un  grabat  fort  étroit,  et  si  court  que  je  ne  pouvais  étendre  les 
jambes,  tout  petit  que  j'étais.  D'ailleurs,  il  n'avait  pour  matelas  et  lit  de 
plume  qu'une  sim|ile  paillasse  piquée  el  couverte  d'un  drap  mis  en 
double,  qui,  depuis  le  dernier  blanchissage,  avait  servi  pput-étre  à 
cent  voyageurs.  Néanmoins,  dans  ce  lit  (|ue  je  viens  de  représenter,  l'es- 
tomac plein  du  civet  et  de  ce  vin  délicieux  que  l'hôte  m'avait  donné, 
grâce  à  ma  jeunesse  et  A  mon  leinp^Tament,  je  dormis  d'un  profond 
sommeil,  et  passai  la  nuit  sans  indigestion. 

Le  jour  suivant,  lorsque  j'eus  déjeuné  et  bien  payé  la  bonne  chère 
qu'on  m'avait  faite,  je  me  rendis  tout  d'une  traite  à  bcgovie.  Je  n'y  fus 
pas  sitôt,  que  j'eus  le  bonheur  de  trouver  une  boutique,  où  l'on  me  re- 
çut pour  ma  nourriture  et  mon  entretien  ;  mais  je  n'y  demeurai  que  six 
mois  :  un  garçon  barbier  avec  qui  j'avais  fait  connaissance,  et  qui  vou- 
lait aller  à  .Madrid,  me  débaucha,  el  je  partis  pour  cette  ville  avrc  lui.  Je 
me  plaçai  là  sans  peine  sur  le  même  pied  qu'à  Ségovie.  J'entrai  dans 
une  boutique  des  plus  achalandées.  11  est  vrai  qu'elle  était  auprès  do 
l'église  de  Sainte-Croix,  et  que  la  proximité  du  Théâtre  du  Piitice  y  at- 
tirait bien  de  la  pratique.  Mon  maître,  deux  grands  garçons  et  moi,  iious 
ne  pouvions  presque  suffire  à  servir  les  hommes  qui  venaient  s'y  faire 
raser.  J'en  voyais  de  toutes  sortes  de  conditions;  mais,  entre  autres,  ilis 
comédiens  et  des  ailleurs.  Un  jour,  deux  personnages  de  cette  dernière 
es|iéce  s'y  trouvèrent  ensemble.  Ils  commencèrenl  à  s'entretenir  des  p(  c- 
les  et  des  poésies  du  temps,  et  je  leur  entendis  prononcer  le  nom  de  mou 
oncle  ;  cela  me  rendit  plus  attentif  à  leur  discours  que  je  ne  l'avais  éti». 
Don  Juan  de  Zavaleta,  disait  l'un,  est  un  auteur  sur  lc(|nel  il  me  paraît 
que  le  public  ne  doit  pas  compter.  C'est  un  esprit  froid,  un  lionime  sans 
imaginalion  :  sa  dernière  pièce  l'a  furieusement  détrié.  Et  Liiiz  Vcb  z  de 
Giievarra,  disait  l'aulie,  ne  vient-il  pas  de  donner  un  bel  ouvrage  au 
)iublic?  .\-t-on  jamais  rien  vu  de  plus  misérable?  Ils  nommèrent  encore 
je  ne  sais  combien  d'autres  poêles  dont  j'ai  oublié  les  iionis  ;  je  me  sou- 
viens seulement  qu'ils  en  dirent  beaucoup  de  mal.  Pour  mon  oncle,  ils 
en  firent  une  mention  plus  honorable  ;  ils  convinrent  lous  deux  que 
c'était  un  garçon  de  mérite.  Oui,  dit  l'un,  don  Pedro  de  Fuenle  est  un 
auteur  excellent:  il  y  a  dans  ses  livres  une  fine  idaisanteiie,  mêlée  d'éru- 
dition, qui  les  rend  piquants  el  pleins  de  sel.  Je  nesuis  pas  surjiris  s'il 
est  estimé  de  la  cour  et  de  la  ville,  el  si  idusieurs  grands  lui  tout  des 
pensions.  11  y  a  déjà  bien  des  années,  dit  l'antre,  qu'il  jouit  d'un  assez 
gros  revenu.'  11  a  sa  nourriture  et  son  logement  chez  le  duc  de  Mi  dina 
Celi  ;  il  ne  fait  point  de  dépense;  ii  doit  être  fort  bien  dans  ses  affaires. 
Je  ne  perdis  pas  un  mot  de  tout  ce  que  ces  poètes  dirent  de  ii  ou 
oncle.  Nous  avions  appris  dans  la  famille  qu'il  faisait  du  bruit  à  .Madrid 
par  ses  ouvrages  :  quelques  personnes,  en  passant  par  Olmédo,  nous  la- 
valent  dit  ;  mais  comme  il  négligeait  de  nous  donner  de  ses  nouvelles,  et 
qu'il  paraissait  fort  détaché  de  nous,  de  noire  côté  nous  vivions  dans  une 
très-grande  indifl'èreiice  pour  lui.  Bon  sang  toutefois  ne  peut  mentir  ; 
dès  ([ue  j'entendis  dire  qu'il  était  dans  une  belle  passe,  et  que  je  sus  où 
il  demeurait,  je  fus  tente  de  l'aller  trouver.  Une  chose  m'embarrassait  : 
les  auteurs  l'avaient  appelé  don  Pedro.  Ce  don  me  fit  quelque  peine,  et 
je  craignis  que  ce  ne  fût  un  autre  pnële  que  mon  oncle.  Cette  crainte 
pourtant  ne  m'arrêta  point  ;  je  crus  qu'il  pouvait  être  devenu  noble  ainsi 
que  bel  esprit,  et  je  résolus  de  le  voir.  Pour  cet  effet,  avec  la  permi.s- 
sion  de  mon  maître,  je  m'ajustai  nu  matin  le  mieux  (|ue  je  pus,  et  je 
sortis  de  notre  boutique,  un  peu  fier  d'être  neveu  d'un  homme  qui  s'é- 
lait  acquis  tant  de  réputation  par  son  génie.  Les  barbiers  ne  sont  pas  les 
gens  du  monde  las  moins  susceptibles  de  vanilé.  Je  commençai  à  conce- 
voir une  grande  opinion  de  moi;  et,  marchant  d'un  air  pré.somptueux,  je 
me  fis  enseigner  1  hôtel  du  duc  de  Médina  Celi.  Je  me  présentai  à  la  porle, 
et  dis  que  je  souhaitais  de  parler  au  seigneur  don  Pedro  de  la  Fuente. 
Le  portier  me  montra  du  doigt,  au  fond  d'une  cour,  un  petit  escalier,  el 
me  répondit  •  Montez  par  là,  puis  frapiiez  à  la  première  porle  ipie  vous 
rencontrerez  à  main  droite.  Je  Us  ce  qu'il  me  disait  :  je  frappai  à  une  porle. 
Un  jeune  homme  vint  ouvrir,  et  je  lui  demandai  si  c'était  là  que  logeait 
le  seigneur  don  Pedro  de  la  Fuente.  Oui,  me  répondit-il;  mais  vous  ne 
sauriez  lui  parler  présentement.  Je  serais  bi'  n  aise,  lui  dis-je,  de  l'entre- 
tenir ;  je  viens  lui  apprendre  des  nouvelles  de  sa  famille,  tjuand  vous  au- 
riez, reparlil-il,  des  nouvelles  du  pape  à  lui  dire,  je  ne  vous  introduirais 
pas  dans  sa  chambre  en  ce  moment  ;  il  compose,  el,  lor.squ'il  travaille,  il 
faut  bien  .se  garder  de  le  distraire  de  son  ouvrage.  Il  ne  sera  visible  que 
sur  le  midi  :  allez  faire  un  tour,  et  revenez  dans  ce  temps-là. 

Je  sortis,  et  me  promenai  tonte  la  malinée  dans  la  ville,  en  songeant 
sans  cesse  à  la  réception  que  mon  oncle  me  ferait.  Je  crois,  disais-je, 
qu'il  sera  ravi  de  me  voir.  Je  jugeais  de  ses  senliinenls  par  les  miens,  tt 
je  me  préparais  à  nue  reconnaissance  fort  louchante.  Je  retournai  chez 
lui  en  d  ligence  à  l'heure  iju'on  m'avait  marquée.  Vous  arrivez  i  propos, 
médit  son  valel;  mon  maître  va  bienlot  so  tir.  .Mleiiilez  ici  un  instant  : 
je  vais  viuis  annoncer.  A  ces  mois,  il  me  laissa  dans  l'anlii  bambie.  Il  y 
revint  un  mmnent  après,  et  me  fil  entrer  dans  la  cliamlne  de  son  maître, 
dout  le  vi.sage  me  frappa  d'abord  par  un  air  de  famille.  Il  me  sembla  que 
c'était  mon  oncle  Tliomas.  tant  ils  se  ressemblaient  tous  deux.  Je  le  .sa- 


tilL  15LAS. 


m 


liini  nvrr  nu  iiroroad  ivspori,  ci  lui  di'!  qiio  j'i'tnis  fiU  di^  iii.iilre  Nicolas 
(II'  In  ["iicnle,  li.-irliii'V  d'UliiKnlo  ;  jc'  lui  a|i|iris  aussi  que  j'exiTçais  ;'i  Ma- 
drid, dcptiis  trois  semaines,  le  nit-ticr  de  mon  pero,  en  qualité  do  ;;areiiii, 
1 1  que  j  avais  dessein  de  faire  le  loiir  l'Espagne  pour  me  |ii'rrrclioni^ier. 
Tandis  (|iie  je  parlais,  je  m'aperçus  (pie  mon  onde  rcvail.  11  di)iilail  appa- 
rcninienl  s'il  me  désavouerait  pour  son  neveu,  ou  s'il  se  défc/ait  adroi- 
tement de  moi  :  il  choisit  ce  dernier  parli.  11  affecta  de  prendre  un  air 
rianl,  et  me  dit  :  lili  bien,  mon  ami.  comment  se  pnrtenl  ton  père  et  tes 
oncles?  Dans  quel  él;it  sont  leurs  affaires?  Je  commençai  Li-dessns  à  lui 
représenter  la  propagalion  copieuse  de  notre  famille  ;  je  lui  en  nonmni 
luiis  les  enfants  màlcs  cl  femelles,  et  je  compris,  dans  celte  li^le,  jnsipi'.i 
leurs  parrains  et  leurs  marraines.  11  ne  parut  pas  s'intéresser  iidininicnt 
à  ce  délai,  et  venant  à  ses  Dus,  Diego,  reprit-il,  j'approuve  fort  (|ue  lu 
coures  le  pays  pour  te  rendre  parfait  dans  Ion  art,  et  je  le  conseille  de 
ne  point  l'arrcler  plus  longtemps  à  .Madrid  :  c'est  un  sé'our  pernicicu.x 
pnuj-  la  jeunesse  :  lu  t'y  perdrais,  mon  enfant.  Tu  feras  mieux  d  aller  dans 
ks  autres  villes  du  royaume,  les  mœurs  n'y  sont  pas  si  corrompues.  Va- 
t'en,  poursuivit-il,  et,  qumd  tu  seras  prêt  à  partir,  viens  me  revoir,  je 
le  donnerai  U'C  jdslole  pour  l'aider  à  l'aire  le  tour  de  l'Espagne.  Kn  di- 
said  ces  paroles,  il  me  m'a  doucement  hors  de  sa  chandjre  et  liie  renvoya. 

Je  n'eus  pas  l'esprit  do  m'apercevoirqu  il  nechercliail  qu'.i  m'cloigner 
de  lui;  je  regagnai  notre  boutique,  et  rendis  compte  à  mon  inailre  de  la 
visite  que  je  venais  de  faire.  11  ne  pénétra  pas  mieux  que  m'ii  l'intention 
du  seigneur  don  Pedro,  et  il  me  dit  :  Je  ne  suis  pas  du  sentiment  de  vo- 
tre oncle;  au  lien  de  vous  exhortera  courir  le  pays,  il  devait  plulùt.  ce 
me  simide,  vous  cngger  à  demeurer  dans  cille  ville.  Il  voit  tant  de 
personnes  de  qualité  !  Il  peut  aisément  vous  ]dacer  dans  ime  grande  mai- 
son, et  vous  mettre  en  étal  de  faire  peu  ,i  peu  une  grosse  forlmi'e.  frappé 
de  ledi.scours,  (|ni  me  présentait  de  llalteuses  images,  j'allai  deux  jours 
après  reiroiivcr  mon  oncle  et  je  lui  proposai  d'employer  son  crédil 
pour  me  faire  entrer  chez  quelque  seigneur  de  la  cour  :  mais  la  proposi- 
tion ne  fut  pas  de  son  goût.  Un  homme  vain,  qui  entrait  libremei.t  chez  les 
grands  Cl  maigeait  tous  les  jours  avec  eux,  n  était  pas  bien  aise,  pendant 
qu'il  sérail  à  la  lablc  des  maîtres,  qu'on  vit  son  neveu  à  la  table  des  vakls  : 
le  petit  Diego  aurait  l'ait  rougir  le  seigneur  don  lédro.  Il  ne  man- 
c|m:i  donc  ]ias  de  m'écondnii-e.  cl  même  Irés-rudemeiit.  Comment,  petit 
libenin,  me  dil-il  d'un  air  furieux,  tu  veux  quitter  la  |unfessiou  1  Va,  j(! 
t'abandonne  aux  gens  qui  le  doiinenl  de  si  pernicieux  conseils.  Sors  de 
mon  ap(iarlemenl,  et  n'y  remets  jamais  le  pied,  autrement  je  le  ferai 
chàlier  comme  lu  le  incritcs.  Je  fus  bien  étourdi  de  ces  paroles,  el  pliis 
encore  du  ton  sur  lequel  mon  oncle  le  prenait.  Je  me  relirai  les  larmes 
aux  yeux  ,  et  fort  touché  de  la  dureté  qu'il  avait  pour  moi.  Cependant, 
comme  j'ai  toujours  élé  vif  et  lier  de  mon  natin'cl,  j'essuyai  bionlot  mes 
pleurs.  Je  passai  même  de  la  douleur  à  l'indignatiDU,  elje  résnlns  de 
iais.iîer  là  ce  mauvais  parent,  dont  je  m'étais  bien  passé  jusqu'.i  ce  jour. 

Je  ne  pensai  |iliis  i|u';'i  cultiver  mon  talent:  je  m'allacliai  au  travail. 
Je  rasais  toiile  la  journée,  cl  le  soir,  pour  donner  quelque  récréation  à 
mon  esprit,  j'apprenais  à  jouer  de  la  guitare.  J'avais  pour  niaiire  de  cet 
insirnment  un  vieux  scnor  csciulcro,  à  qui  je  faisais  la  barbe.  11  me  mon- 
trait aussi  la  mus'que,  qu'il  savait  parfaitement.  Il  est  vrai  <|u'il  avait  élé 
chantre  autrefois  dans  une  cathédrale.  11  se  nommail  .Marcos  de  Ohregon. 
C'él.iit  un  homme  .sage,  qui  avait  autant  d'tsprit  que  d'cxpéiience,  el  (pii 
m'aimail  comme  si  j'eusse  été  son  li's.  11  servait  d  écuycr  ;i  la  femme  d'un 
médecin  (lui  demeurait  à  trente  pas  de  noire  maison.  Je  l'allais  voir  sur 
la  (in  du  jour,  aussi  ôl  que  j'avais  quitté  l'ouvrage,  et  nous  faisions  tous 
der.x.  assis  sur  le  seuil  de  la  porte,  un  petit  concert  cpii  ne  déplaisait 
pas  au  voisinage.  Ce  n'est  pas  (|ue  imus  eussions  des  voix  fort  agiealdes  ; 
mais  en  raclant  le  bovau,  nous  chantions  l'un  el  l'aulre  mélhodirpiement 
notre  partie,  et  cela'suflisait  pour  donner  du  plaisir  aux  personnes  qui 
nous  écoutaient.  Nous  divertissions  particulièrement  doua  .Mergelina, 
femme  du  méilecin  ;  clic  venait  dans  l'allée  nous  entendre ,  el  nous  obli- 
geait quelquefoisà  recommencer  les  airs  qui  se  trouvaient  lo  plus  de  son 
.goùl  Son  mari  ne  rcmpêchait  pas  île  prendre  ce  divci  lissenienl.  C'était  un 
liomniequi,  bien  qu'Espagnol  eldéj.i  vieux,  n'élail  nullement  jaloux  ;  d'ail- 
leurs, sa  iirofession  l'occuiiait  tout  entier;  et,  comme  il  revenait  le  soir, 
i'.'.liguc  d  l'voir  clé  chez  ses  malades,  il  se  couchait  de  Iré.s-bonne  heure, 
,'aiis  s'inquiéter  de  l'altenlion  que  sa  femme  donnait  ,i  nos  concerts,  l'eut  • 
l'ire  aussi  qu'il  ne  les  croyait  pas  forl  capables  de 'aire  de  dangereuses 
impressions.  11  faut  .ijouler  à  cela  qu'il  ne  pensait  ]i.is  avoir  le  nioiudre 
sujet  de  crainte,  JUrgidine  ctint  une  dame  jeune  cl  belle  à  la  vérité, 
Inai.s  d'une  vertu  si  sauvage,  qu'elle  ne  pouvait  souffrir  les  regards  des 
hommes.  Il  ne  lui  faisait  donc  pas  un  crime  d'un  passe- tciops  qui  lui 
paraissait  innocent  el  honnête,  et  il  nous  laissait  chaiitir  tant  qu'il  nous 
jlalsait. 

Un  soir,  comme  j'arrivais  ;i  la  [lorle  du  médecin,  dans  l'inlentinn  de  me 
rejouir  ;i  mon  ordinaire,  j'y  trouvai  le  vieil  éciiyer  qui  m'altondail.  Il  me 
prit  par  la  maie,  el  mi^  dit  qu'il  voulait  faire  un  tour  de  proininadi'  avec 
moi  avant  (pic  de  commencer  notre  concert.  En  mi'meteuqis  il  m'enliaina 
dans  ime  rue  détournée,  où,  voyant  qu  il  pouvait  m'enlretonir  en  libellé, 
llii'go,  mon  llls,  me  dit-il  d'un'air  Iri-le,  j'ai  qiiehpie  chose  de  pai  licu- 
lier  ;i  vous  apprendre.  Je  crains  fort,  mon  enr.inl,  ipie  nous  nous  repen- 
lions  l'iiii  et  1  autre  de  nous  amuser  tous  les  soirs  à  faire  des  CMieei  Is  ,i 
la  porte  de  iikhi  inailre.  J'ai  sans  doute  beaucoup  d'amilié  pour  vous;  je 
suis  bien  aise  de  vous  avoir  montré  à  jouer  de  la  guitare  el  .i  chanter; 
mais  si  j'avais  prévu  le  malheur  (pii  nous  menace,  vive  D';eii  !  j'aurais 


choisi  un  autre  endroit  pour  vous  donner  des  leçons.  Ce  discours  m'ef- 
fraya. Je  priai  l'i'Tuyor  de  s'expliquer  plus  clairement,  el  de  me  direce 
que  nous  avions  à  craindre,  car  je  n'étais  pas  homme  à  braver  le  péri,  et 
je  n'avais  pas  encore  fait  mon  tour  d'Espngne.  Je  vais,  rc|iril  -il,  vous  con- 
ter ce  (pi'il  est  nécessaire  que  vous  sachiez  pour  bien  comprendre  tout 
le  danger  où  nous  sommes. 

Lorsipie  j'entrai,  poursuivit-il,  au  service  du  médecin,  el  il  y  a  di-  cela 
nue  année,  il  mo  dit  un  malin,  après  m'avoir  conduit  devant  sa  femme  : 
Voyez,  Marcos,  voyez  voire  maîtresse  ;  c'est  celle  dame  (pie  vous  devez 
accompagnir  partout.  J'admirai  doua  .Mergelina;  je  la  trouvai  meiveil- 
leuseiuent  belle,  faite  à  peindie,  elje  fus  pailiciilieremeut  charmé  de 
l'air  agréable  iprelle  a  dans  son  porl.  Seigneur,  répondi.s-je  au  médecin, 
jesuis'irop  heureux  d'avoir  à  servir  une  dame  si  charmante.  i\la  réponse 
déplut  à  .Mergeline,  qui  me  dit  d'un  ton  briisipie  :  ((  Voyez  donc  ce.u!-l;i, 
«  il  s'émancipe  vraîment.  Oh  !  je  n'aime  point  ipi'on  me  dise  des  doit- 
«  ceurs,  moi.  »  Ces  paroles,  sortii  s  d'une  si  belle  bouche,  me  surprirent 
étrangement  ;  je  ne  pouvais  concilier  ces  façons  de  jiarler  riisliipies  et 
grossières  avec  l'agrément  que  je  voyais  rép.Viuln  dans  toute  la  personne 
de  ma  maîtresse.  Hoiir  son  mari,  il  y  était  accoutumé;  cl,  s'applaudissant 
même  d'avoir  nue  époii.se  d  un  si  rare  caractère  :  Jlarcos,  me  dil-il,  ma 
feinnie  est  un  prodige  de  vertu.  Ensuite,  comme  il  s'apeieiii  ipi'elle  se 
couvraild(;  sa  mante  et  .se disposait  à  sortir  pour  aller  entendre  la  messe, 
il  me  dit  di,'  la  mener  à  l'église  Nous  ne  fûmes  pas  plutôt  dans  la  rue,  que 
nous  renconlriiincs,  ce  ipii  n'est  pas  extraordinaire,  des  himiines  qui, 
frappés  du  biin  air  de  doua  .Mergelina.  lui  dirent,  en  passant,  des  choses 
fort  llalleuses.  Elle  leur  rép(jnilail  ;  mais  vous  ne  sauriez  vous  imaginer 
jus(|ir,i  (piel  poinl  ses  réponses  étaient  soties  cl  ridicules.  Ils  en  deineu- 
raieiit  tout  élonnés.  el  ne  pouvaient  concevoir  ([ii'il  y  eût  au  inonde  une 
femme  (pii  trouvât  mauvais  ipi On  la  lou.it.  Eh  !  madame,  lui  dis-je  d'a- 
Ikh'iI,  ne  faites  point  d'allcntioii  aux  discours  qui  vous  sonl  adressés  ;  il 
v.iul  mieux  garder  le  silence  que  de  parler  avec  aigreur.  Non,  non,  me 
reparlil-elle,  ji;  veux  apprendre  à  ces  in-olenls  que  je  ne  suis  point  femme 
à  soulfr  r  qu'on  me  man(pie  de  respect.  Eulin  il  lui  éch.ippa  tant  d  im- 
perliiiences,  que  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  dire  tout  ce  (|iie  je  pensais, 
au  hasard  do  lui  déplaire.  Je  lui  représent.ii,  avec  le  plus  de  ménagemeul 
loiilelois  qu'il  me  fut  possible,  (pi'elle  faisait  tort  a  la  nature,  ci  g.àl.iil 
mille  bonnes  (pialitês  par  son  humeur  sauvage;  qu'une  femme  douce  el 
polie  pouvait  se  faire  amur  sans  le  secours  de  la  beauté,  au  lieu  qu'uiiu 
belle  personne,  sans  la  douceur  el  la  politesse,  devenait  un  objet  de  mé- 
pris. J  ajoutai  iices  raisonnements  je  ne  sais  combien  d'autres  semblables, 
ipii  avaient  tous  pour  but  la  correction  de  ses  mœurs.  Apres  avoir  bien 
moralisé,  je  craignais  que  ma  franchise  n'excitàl  la  colère  de  ma  luai- 
Iresse,  et  ne  m'alliràt  quelque  dès.igréable  repartie;  iiéannioins  elle  ne 
se  révolla  pas  contre  ma  remontrance;  elle  se  contenta  de  la  renliciim- 
lilc,  de  même  que  celles  qu'il  me  prit  soUement  envie  de  lui  faire  les 
jours  suiv.uit--. 

Je  me  lassai  de  l'avertir  en  vain  de  ses  défauts,  el  je  l'abandonnai  A  la 
férocité  de  son  naturel.  Cependant,  le  croiriez-voiis?  cet  espri!  farouche, 
celle  orgueilleuse  femme  est  depuis  deux  mois  eniicremenl  changée  d'Iiii- 
mcur.  Elle  a  de  l'honnêletè  pour  tout  le  inonde,  et  des  manières  Irés- 
agrcaldcs.  Ce  n'est  plus  celte  même  Mergeline  qui  ne  répondait  que  des 
sottises  aux  hommes  qui  lui  tenaient  des  discours  obligeants  ;  elle  est  de- 
venue sensible  aux  louanges  qu'on  lui  donne;  elle  aime  (pi'on  lui  dise 
(|u  elle  est  belle,  qu'un  homme  ne  peut  la  voir  impunêinenl  :  les  Halle- 
ries  lui  plaisent;  elle  est  présentement  comme  nue  autre  feiuine.  Ceclian- 
gemeiil  est  a  peine  concevable,  el  ce  i|ui  doit  encore  vous  éloiiiur  davan- 
tage, c'est  d'apprendre  que  vous  clés  faulenr  d'un  si  grand  miracle,  (lui, 
mon  cher  Diego,  continua  l'ccuyer,  c'est  vous  (|ui  avez  ainsi  métanior- 
pliosé  diina  .Mergelina  :  vous  avez  fiil  une  brebis  de  cette  ligresse  ;  eu  un 
mot,  vous  vo'iis  èles  attiré  son  allenlioii.  Je  m'en  suis  aperçu  plus  d'une 
fois  ;  el  je  me  connais  mal  en  femmes,  ou  bien  elle  a  conçu  pour  vous  un 
amour  trés-violent.  Voilà,  mon  lils,  la  triste  nouvelle  que  j'avais  à  vous 
annoncer,  et  la  fâcheuse  conjoncture  où  nous  nous  trouvons. 

•le  ne  vois  pas,  dis-je  alors  au  vieillard,  qu'il  y  ail  l.i-dedans  un  si  grand 
sujet  d'aflliclion  pour  nous,  ni  (|iie  ce  soit  un  niallieur  pour  moi  dêtrc 
aimé  d'une  j(die  lianie.  .\h!  Diego,  répliipia-t-il,  vous  raisonnez  en  jeune 
liomnie;  vous  ne  voyez  que  l'appàl,  vous  ne  prenez  point  garde  à  l'iia- 
meçoii  ;  vous  ne  regardez  iiue  le  plaisir,  el  moi,  j'envisage  tous  les  dés- 
agiiinenls  qui  le  suivent.  Tout  éclate  à  la  lin  ;  si  vous  continuez  de  venir 
clianlcrà  notre  porte,  vous  irriterez  la  passion  de  Mergeline,  (pii,  perdant 
peut-être  toute  retenue,  laissera  voir  sa  faiblesse  au  ilocieur  tlbn-nso,  son 
mari  ;  el  ce  mari,  qui  se  montre  aujourd'hui  si  complaisant,  parce  (pi'il 
ne  croit  pas  avtdr  sujet  d'être  jaloux,  deviendra  furieux,  se  vengera 
d'idle,  el  |)oiirra  nous  l'aire,  à  T(jus  el  à  moi,  un  birl  mauvais  parli.  Eh 
bien,  repiis-je,  seigneur  Marcos,  je  me  rends  à  vos  raisdiis,  el  m'abaii- 
doiiiie  à  vos  conseils.  Prescrivez  moi  la  conduite  (pie  je  di)is  tenir,  pour 
pi  l'avenir  tout  sinistre  accident.  Nous  n'avons  qu'a  ne  plus  fain^  de  cou- 
ceris,  repril-îl.  Cessez  de  paraître  devant  ma  mailresse  :  ipiand  elle  ne 
TOUS  verra  plus,  elle  reprendra  sa  tranqiiillilé.  Deiiiciiiez  chez  votre 
mailre,  j  irai  vous  y  trouver,  el  nous  jouerons  là  de  la  guitare  sans  péril. 
J'y  couM'iis,  lui  dis-je,  et  je  vous  promets  de  ne  plus  imllre  le  pied  chez 
vous.  Elb  ilivement  ji;  résolus  de  ne  [dus  aller  chanter  à  la  porte  du  mé- 
decin, et  de  me  tenir  di''s>n'mais  renfermé  dans  ma  boiili(pie,  puisque  j'é- 
tais un  lioinme  si  dangereux  à  voir. 

C']ieni!aiit  b;  bon  eciiyer  Marcos,  avec  toute  sa  prudence,  éprouva,  peu 


24 


GIL  BLAS. 


de  jours  a|ipés,  que  le  ninyon  i|ii'il  avait  imaginé  pour  oleinJre  les  feux 
de  dona  M.rgilina  |iiodiiisait  un  «ffet  tout  coutraire.  La  dame,  dés  la  se- 
conde nuit,  ne  m'eiilcndant  point  ciianter,  lui  demanda  poni(|uoi  nous 
avions  discontiniuî  uns  i-oncerts,  et  pour  quelle  raison  elle  ne  nie  voyai' 
(dus.  Il  réi'ondil  cpie  j'étais  si  occupé,  que  je  n'avais  pas  un  moment  à 
donner  à  mes  plaisirs.  Elle  parut  se  contenter  de  celte  excuse,  et  pendant 
trois  autres  jours  encore  elle  soutint  mon  absence  avcr  assez  de  fermeté; 
mais  au  bout  de  ce  temps-là,  ma  princesse  perdit  patience,  it  dit  à  son 
écuyer  :  Vous  nie  Irompcz,  Marcos;  Diego  n'a  pas  cessé  sans  sujet  de 
venir  ici,  il  y  a  là-dessous  un  mystère  que  je  veux  éclaircir.  Parlez,  je 
vous  l'ordonne;  ne  me  caclicz  rieii.  .Madame,  lui  répondit-il  en  la  iiayant 
d'une  aiilre  défaite,  puisque  vous  sonliailez  de  savoir  les  elioses,  je  vous 
dirai  qu'il  lui  est  souvent  arrivé,  après  nos  conceris,  de  trouver  clicz  lui 
la  table  desservie  ;  il  n'ose  plus  s'exposer  à  se  coiiclier  sans  souper,  (.'om- 
inent,  sans  sou|ier!  s'écria-t-elle  avec  cliairrin  ;  que  ne  m'avez-vons  dit 
cela  plus  lot?  Se  couclier  sans  souper!  ali  !  le  pauvre  enfant  !  Allez  lev.iir 
tout  à  rlieure,  et  qu'il  revienne  dés  ce  soir;  il  ne  s'en  retournera  plus 
sans  manger;  il  y  aura  toujours  un  plat  pour  lui. 

(Ju'cntends-je  !  lui  dit  l'écuver  en  feignant  d'clrc  surpris  de  ce  discours  ; 
quel  changemenl,  ô  ricl  !  Esi-ce 
vous,  madame,  qui  me  tenez  ce 
langage?  Et  depuis  quand  èies- 
vous  si  |iiioyable  et  si  sensible? 
I)e|)nis  ,  répondil-elle  brusque- 
ment, depuis  que  vous  demeu- 
rez dans  cette  maison,  ou  pliilùl 
depuis  que  vous  avez  comlaiiiné 
mes  manières  dédaigneuses,  et 
que  vous  viius  êtes  efforce  d'a- 
doucir la  rudesse  de  mes  mccurs. 
Mais,  liélasl  ajoula-t-elle  en  s'at- 
lendrissant,  j  ai  passé  de  l'une  à 
l'autre  exlrémilé  :  d'alliérc  ot 
d'insensible  que  j'étais,  je  suis 
devenue  trop  douce  el  trop  ten- 
dre :  j'aime  voire  jeune  ami  Die- 
go, .sans  que  jr  puisse  m'en  dé- 
fendre: et  son  absence,  bien  loin 
d'affaiblir  mon  amour,  .semble 
lui  donner  de  nouvelles  forces. 
Esl-il  possible,  reprit  le  vieillard, 
qu'un  jeune  liomme  qui  n'est  ni 
beau  ni  bien  fait,  soit  rolijel  dune 
passion  si  forte?  Je  vous  pardon- 
nerais vos  sentimenls,  s'ils  vous 
avaient  élé  inspirés  par  quelque 
cavalier  d'un  nièrile  brillant... 
Ab  1  Marcos,  iuterrompil  Merge- 
line,  je  ne  ressemble  donc  point 
aux  «lutre.s  iiersonnes  de  mon 
sc.xe;  ou  bien,  malgré  voire  lon- 
gue expérience,  vous  ne  les  con- 
naissez guère,  si  vous  croyez  que 
le  mérite  les  détermine  à  faire  un 
clioix.  Si  j'en  juge  par  moi-mc- 
nie,  elles  s'engagent  .sans  didibé- 
ralioii.  L'amour  est  un  dérègle- 
ment dcspiit  qui  nous  entraîne 
vers  un  objel,  el  nous  y  attache 
malgré  nous  :  c'esl  une  maladie 
qui  nous  vient  comme  la  rage  aux 
animaux.  Cessez  donc  de  me  re- 
présenlcrquc  lliégo  n'est  pas  di- 
gne de  ma  tendresse;  il  suffit 
que  je  l'aime,  pour  Irouveren  lui 
mille  bi-Ibs  (|iialités  ipii  ne  frap- 
jeiit  point  votre  vue,  el  qu'il  ne 
jiosséde  pcut-élre  pas.  Vous  avez 
beau  me  dire  ipie  ses  traits  el  sa 
taille  ne  mérilent  pas  la  moindre  allcul 
plus  beau  que  le  join-.  De  plus,  il  a  dai 

loiiclie.  el  il  joue,  re  mcsenibb',  de  la  guitare  avec  une  grâce  toute  parti- 
culière. Mais,  nwidamo,  répliqua  .Marcos,  songez-vous  .i  ce  qu'est  Diego? 
La  bassesse  de  sa  tondilioii...  Je  ne  suis  gnèie  plus  que  lui,  inh  ironipit- 
ellc  encore,  et  <|uaud  même  je  serais  une  femme  de  i|iKilité,  je  ne  pren- 
di;iis  p.is  garde.  ;i  cida. 

Le  résultat  de  cet  eiiiiclien  fut  que  1  écuyer,  jugeant  i|u"il  ne  gagnerait 
rii'ii  alors  sur  l'i'spril  de  sa  maiiressc,  cessa  de  comballie  son  entêtement, 
coiimie  un  admit  pibilc  cède  :\  la  Icinpètc  qui  l'écaile  du  port  où  il  s'est 

proposé  d'al!er.  Il  lit  plus  ;  pour  sal^fiire  la  palioi ,  il  viul  me  cber- 

chi'i-,  me  prit  à  pari,  el  après  m'avoir  i  onli'' cr  cpii  s'élail  pa-si' enire  elle 
et  lui  :  Vous  voyez,  Diego,  me  dit-  il.  que  nmis  ne  s.iuriiuis  nous  dispen- 
.M'r  de  i-onlmncr  MOi  concerts;!  la  porte  de  MeiL;idiiie.  Il  faul  ab^oluiiieiil, 
mon  aiii',  ipie  eiMte  dame  vous  revoie,  niilieiueiil  elle  poiirrail  faire  quel, 
que  folie  qui  nuirait  plusque  toute  autre  cbuse  à  sa  réputali(ni,  Je  ne  Ils 


Le  apii.iinn  niibiidi). 


11,  il  me  parait  fait  à  ravir,  et 
la  voix  une  douceur  iiui  me 


point  le  cruel  ;  je  répondis  ;i  Marcos  que  je  me  rendrais  chez  lui  sur  la 
lin  du  jour  avec  ma  guitare;  qu'il  pouvait  aller  porter  celte  agréable  nou- 
velle à  sa  maîtresse.  Il  n'y  manqua  pas;  et  ce  fut  pour  cette  amante  pas- 
sionnée un  grand  sujet  de  ravissement  d'apprendre  qu'elle  aurait  ce  soir- 
là  le  plaisir  (le  me  voir  elde  m'entendre. 

Peu  s'en  fallut  pourtant  qu'un  incident  assez  dé.sagrcalde  ne  la  frustrât 
de  celte  espérance.  Je  ne  pus  .sortir  de  chez  mon  maître  avant  la  luiit,  qui, 
pour  mes  péchés,  se  Iroiiva  Irés-obscure.  Je  marchais  à  làtonsdans  la  rue, 
et  j'avais  fait  |:eut-ètre  la  moitié  de  mou  du  min,  lorsque  d'une  fenêtre 
on  me  coiffa  dune  cassnietle  qui  ne  chaloiiillail  point  l'odorat.  Je  puis 
ilire  nn'Miie  ipie  je  n'en  jierdis  lien,  tant  je  fus  bien  ajusté!  Dans  celle 
situation,  je  ne  savais  à  quoi  me  résoudre  ;  de  retiuiruersur  mes  pas,  quelle 
scène  pour  mes  camarades!  c'était  me  livrer  .i  toutes  les  mauvaises  plai- 
santeries du  monde  ;  d'aller  aussi  chez  Mergeliue  dans  le  bel  élat  ou  j'é- 
tais, cela  me  faisait  de  la  peiiip.  Je  pris  pourlai;t  le  parti  de  gagner  la 
maison  du  médecin.  Je  rencontrai  à  la  poile  le  vieil  écuyer,  qui m'allen- 
dail.  Il  me  dit  que  le  docteur  Oloroso  venail  de  se  concher,  el  que  nous 
pouvions  librement  nous  divcriir.  Je  répondis  qu'il  fall.iil  auparavant 
nettoyer  mes  habits  ;  eu  même  temiis  je  lui  contai  ma  disgrâce.  Il  y  |)arul 
sensible,  el  me  lit  entrer  dans  une 
salle  on  était  sa  maîtresse.  D'a- 
bord que  cette  dame  sut  mon 
aventure,  et  me  vit  tel  que  j'é- 
tais, elle  me  plaignit  autant  (|ue 
si  les  plus  grands  malheurs  me 
fussent  arrivés;  |iuis ,  apostro- 
)diant  la  personne  qui  m'availac- 
couiiiiodé  de  celle  manière,  elle 
lui  donna  mille  malédictions.  Eli! 
luailame,  lui  dil  Marcos.  modérez 
vos  transports  ;  considérez  que 
cet  événement  esl  un  pur  elfel 
du  hasard  ;  il  n'en  faut  point 
avoir  un  ressentiment  si  vif. 
Pourquoi,  s'écria-l-elle  avec  em- 
]iorlemcnl,  pourquoi  ne  voulez- 
vous  pas  que  je  ressente  vivement 
roffensc  i|u'ou  a  faite  à  ce  petit 
agneau,  à  cette  colombe  sans  Gel, 
ipii  ne  se  plaint  pas  seulement  de 
l'oiilrage  qu'il  a  reçu?  Ah!  que 
ne  suis-je  homme  en  ce  moment 
pour  le  venger  ! 

Elle  dit  une  inlinité  d'autres 
choses  encore  qui  marquaient 
bien  l'excès  de  son  amour,  qu'elle 
ne  fil  pas  moins  éclater  par  ses 
actions;  car,  tandis  (pic  Marcos 
s'ociiipail  à  m'essuyer  avec  une 
serviette  ,  elle  courut  dans  sa 
chambre,  et  en  apporta  une  boile 
remplie  de  toutes  sortes  de  par- 
fums El!c  bn'ila  des  drogues  odo- 
riférantes, el  en  parfuma  mes  ha- 
bits; après  quoi  elle  répandit 
(li'ssiis  des  essences  abondam- 
menl.  La  fiiinigalion  et  l'asper- 
sion linie,  celle  charilalile  femme 
alla  chercher  elle-même,  dans  la 
cuisine,  du  pain,  du  viu,  et  quel- 
ques morceaux  de  mouton  rôti, 
qu'elle  avait  misa  pari  poiirmui. 
Elle  m'obligea  de  manger;  et 
pie. la lit  plaisir  à  me  servir,  tan- 
lot  elle  me  coupait  ma  viande,  et 
tantôt  elle  me  versait  à  boire,  mal- 
gré tout  ce  cpie  nous  pouvions 
hiiie,  Marcos  et  moi,  pour  l'en 
empêcher.  (Jiiand  j'eus  soupe, 
messieurs  de  la  symphonie  se  préparéieiit  à  bien  accorder  leurs  voix 
avec  leur  gnilare.  Nous  fîmes  nu  concert  qui  charma  Mergelinc.  Il  est 
vrai  que  nous  affcclions  de  chanter  des  airs  dont  les  pandes  llattaientson 
amour;  el  il  fini  remarquer  qu'en  cbantanl  je  la  regardais  quelquefois 
du  coin  de  l'œil,  d'une  manière  qui  niellait  le  feu  aux  étoupes;  car  le 
jeu  eomniençiit  à  nie  jdaire.  Le  coiicerl,  (luoiqu'il  durai  depuis  long- 
temps, ne  m'ennuyait  point.  Pour  la  dame,  à  (lui  les  heures  parais- 
saient des  momciils,  elle  aurait  volontiers  passé  la  nuit  à  nous  enten- 
dre, si  le  vieil  écuyer,  à  (iiii  les  iiiouienls  paraissaient  des  heures,  ne  l'eut 
fail  souvenir  qu'il  êlail  iii'j.i  lard.  Elle  lui  ibiuna  bien  dix  fois  la  peine 
de  rrqiéler  eeli.  .M  lis  idie  avait  affaire  à  nu  liimime  infatigable  là- 
dessus  ;  il  ne  la  laissa  point  en  repos  que  je  no  fusse  .orli.  Comme  il  était 
sage  el  pnideiil,  et  ipi'il  voyait  sa  mailresse  aliandonnée  à  nue  folle  pas- 
siioi,  il  iiaignil  i|U  il  ne  nous  arrivât  quelque  traverse.  Sa  crainte  fut 
bientôt  jiistiliêe  :  le  médeciii,  soil  ipi'il  se  dcuilàl  de  ipndque  intrigue  se- 
crète, soil  que  le  démon  de  la  jalousie,  i|iii  l'avait  respiclé  jusqu'alors, 


GIL  BLAS. 


25 


voiiUU  l'ngiter,  s'avisa  de  blâmer  nos  concerts.  Il  fil  plus  ;  il  les  défemlit 
en  niaiire;  et,  sans  dire  les  raisons  qu'il  avait  d'en  user  de  cotli'  sorti',  il 
déchira  qu'il  ne  souffrirait  pas  davantage  qu'on  reçût  chez  lui  des  étran- 
gers. 

Marcos  me  signifia  cette  déclaration,  qui  me  regardait  particulièrement, 
et  dont  je  fus  trés-mortiûé  J'avais  conçu  des  espérances  que  j'é  aisf.iclié 
de  perdre.  Néanmoins,  pour  ra|)porter  iisclipsos  en  fidèle  historien,  je 
vous  avouerai  que  je  pris  mon  mal  en  patience.  Il  n'en  fut  pas  de  même 
de  Merj.eline  :  .ses  sentiments  en  devinrent  plus  vifs.  .Mon  cher  .Marcos, 
dit-elle  à  sou  ccuyer,  c'est  de  vous  seul  que  j'attends  du  secours.  Faitis  en 
sorte,  je  vous  prie,  que  je  puisse  voir  secrètement  Diego.  (Jue  me  deman- 
dez vous  ?  répondit  le  vieillard  avec  colère.  Je  n'ai  eu  que  trop  de  com- 
plai.sance  pour  vous.  Je  ne  prétends  point,  pour  satisfaire  votre  .irdeur 
insensée,  contrihuer  ,i  dés- 
honorer mon  maître,  à  vous 
perdre  de  réputation,  et  à 
me  couvrir  û'inl'amie,  moi 
qui  ai  toujours  jiassé  pour 
un  domestique  d'une  con- 
duite irrcpnichahle.  J'aime 
mieux  sortir  de  vi.tie  mai- 
.son,  que  d'y  .•servir  d'une 
manière  si  honteuse.  Ah  ! 
Marcos.  interrompitla  dame 
tout  effrayée  de  ces  derniè- 
res paroles,  vous  me  |iercez 
le  cœur  quand  vous  me  par- 
lez de  vous  retirer.  Cruel, 
vous  songez  à  m'a  liandonner 
après  m'avoir  réduite  dans 
l'état  où  je  suis"?  Rendez-moi 
donc  aiqiaravant  mon  or- 
gueil et  ci't  esprit  sauvage 
que  vous  m'avez  ôié.  Que 
n'ai-jc  encore  ces  heureux 
défauts  !  je  semis  aujour- 
d'hui tranquille  ;  au  lieu  que 
vos  remontrances  indisirè- 
Ics  m'ont  ravi  le  repos  dont 
je  jouissais.  Vous  avez  cor- 
rompu mes  uKCiirs  en  vou- 
lant les  corriger Mais, 

poursuivit-elle  en  pleurant, 
que  disje ,  malheureuse? 
pourquoi  vous  faire  d'injus- 
tes reproches?  >'on,  mon 
|)ère,  vous  n'êtes  point  l'au- 
teur de  mon  infortune  ;  c'est 
mon  mauvais  sort  qui  me 
préparait  tant  d'ennui.  Ne 
prenez  point  garde,  je  vous 
en  conjure,  aux  disfoiirs 
extravagants  qui  m'échap- 
pent. Ilèlas  !  ma  passion  me 
trouille  l'esprit  :  ayez  pitié 
de  ma  faihiesse;  vous  êtes 
toute  ma  consnlation  ;  et  si 
ma  vie  vous  est  chère,  ne  me 
refusez  point  votre  assis- 
tance. 

A  ces  mots  ses  pleurs  re-  ^.^  ii^., 

'doublèrent,  de  sorte  qu'elle 
ne     put     continuer.     Elle 

tira  son  mouchoir;  et,  s'en  couvrant  le  visage,  elle  se  laissa  tomber 
sur  une  chaise,  cnimie  une  personne  qui  succombe  à  son  afiliclion.  Le 
vieux  Marcos,  qui  était  pcutélrc  la  meilleure  p.'itc  d'éiuyer  qu'on  vit 
jamais,  ne  rér  sla  point  à  un  spectacle  si  touchant  ;  il  en  fut  vivcinint  pé- 
nétré ;  il  conlondit  même  ses  larmes  avec  celles  de  sa  maîtresse,  et  lui  dit 
d'un  air  attendri  :  Ah  I  madame,  que  vous  êtes  séduisante  !  J>'  ne  puis  tenir 
contre  votre  douleur;  elle  vient  de  vaincre  ma  vertu.  Je  vous  |)romcts 
mon  secours.  Je  ne  m'étonne  plus  si  l'amour  a  la  force  de  vous  faire 
oublier  votre  devoir,  puisque  la  compassion  seule  est  capabh'  de  m'érarter 
du  mien.  Ainsi  donc  l'écnver,  malgré  .sa  conduite  irréprochable,  sr  di'vniia 
fort  obligeamment  à  la  ria'ssion  de  Mergeline.  Il  vint  un  malin  m'inslniire 
de  tout  cela  ;  et  il  me  dit,  en  me  ipiiltant,  qu'il  concertait  déjà  d:ins  son 
esprit  ce  qu'il  avait  à  faire  pour  me  procurer  une  secrète  entrevue  avec 
la  dame.  Il  ranima  parla  mon  espérance;  maisj'appris,  deu.x  heures  après, 
une  trés-maivai.se  nouvelle.  Un  garçon  apothicaire  du  quartier,  uni-  de  nos 
pratiques,  entra  pour  se  faire  faire  l'a  barbe.  Tandis  que  je  me  disposais  à 
le  raser,  il  me  dit  :  Seigneur  Diego,  comment  gouvernez-vous  le  vieil 
écuycr  Marcos  de  Obregon,  voire  ami  ?  Siivez-vous  uu'il  va  sortir  de  chez 
le  docteur  Oloroso"?  Je  répondis  que  non.  C'est  une  clio.se  certaine,  reprit- 
il  :  on  doit  aujourd'hui  lui  donner  .son  congé.  Son  maître  et  le  mien 
viennent  devant  moi,  tout  à  l'heure,  de  sentreleiiir  .i  ce  sujet  ;  et  voici, 
poursuivit-il,  quelle  a  été  leur  conversation.  Seigneur  Apuulidor,  a  dit 


le  médecin,  j'ai  une  prière  à  vous  faire.  Je  ne  suis  pas  content  d'un  vieil 
écuyer  que  j'ai  dans  ma  maison,  et  je  voudrais  bien  mettre  ma  femme  sous 
la  conduite  d'une  diiégne  fidèle,  sévère  et  vigilante.  Je  vous  entends,  a 
interrompu  mon  maître.  Vous  auriez  besoin  de  la  dame  Melancia,  qui  a 
servi  de  gouvernante  à  mon  épouse,  et  qui,  depuis  six  semaines  que  je  suis 
veuf,  demeure  encore  chez  moi.  Ijimiqu'clb'  me  soit  utile  dans  mon  mé- 
nage, je  vous  la  cède,  à  cause  de  rinlérèl  |iarlicnlier  que  je  prends  à  votre 
honneur.  Vous  pourrez  vous  reposer  sur  tUc  delà  sûreté  de  votre  front  : 
c'est  la  perle  des  duègnes,  un  vrai  dragon  pour  garder  la  pudicité  duse.xc. 
Pendant  douze  années  enlièies  qu'elle  a  été  auprès  de  ma  femme,  qui, 
comme  vous  savez,  avait  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté,  je  n'ai  pas  vu 
l'ombre  d'un  galant  dans  ma  maison.  Oh  !  vive  Dieu  !  il  ne  fallait  pas  s'y 
jouer.  Je  vous  dirai  même  que  la  défunte,  dans  les  commencements,  avait 

une  grande  propension  à  la 
coquetterie  ;  mais  la  dame 
Melancia  la  refroidit  bientôt, 
et  lui  inspira  du  goût  pour 
la  vertu.  Enfin,  c'est  un  tré- 
sor que  cette  gouvernante, 
et  vous  me  reinercierez  plus 
d'une  fois  de  vous  avoir  fait 
ce  présent.  Là-dessus ,  le 
docteur  a  témoigné  (|ue  ce 
discours  lui  donnait  bien  de 
la  joie  ;  et  ils  sont  convenus, 
le  seigneur  .Vpnntador  et 
lui,  que  la  duègne  irait,  dès 
ce  jour,  remplir  la  place  du 
vieil  écuyer. 

Cette  nouvelle ,  que  je 
crus  véritable,  et  qui  l'était 
en  effet,  tmiibla  les  idées  de 
plaisir  dont  je  recommenç.ais 
à  me  repaître  ;  et  Marcos, 
l'aiirès-dîner,  acheva  de  les 
confondre,  en  me  confir- 
mant le  rapport  du  garçon 
apothicaire.  Mon  cher  Die- 
go, me  dit  le  bon  écuyer, 
je  suis  ravi  que  le  docteur 
Oloroso  m'ait  chassé  de  su 
maison  ;  il  m'épargne  par 
là  bien  des  peines.  Outre 
(pie  je  me  voyais  à  regret 
chargé  d'un  vilain  emploi, 
il  m'aurait  fallu  imaginer 
des  ruses  et  des  détours 
pour  vous  faire  parler  en 
secret  à  Mergeline.  (Jucl  em- 
barras 1  Grâces  au  ciel,  je 
suis  délivré  de  ces  soins  fâ- 
cheux et  du  danger  qui  les 
accompagnait.  De  votre  côté, 
mon  fils,  vous  devez  vous 
consoler  de  la  perte  de  quel- 
ques doux  moments ,  qui 
auraient  pu  être  suivis  de 
mille  chagrins.  Je  goûtai  la 
morale  de  Marcos,  parce 
que  je  n'espérais  plus  rien, 
et  je  quittai  la  partie.  Je 
'"''""■  n'étais  pas,  je  l'avoue,  de 

ces  amauts  opiniâtres  qui  se 
roidisscnt  contre  les  obstacles  ;  mais  quand  je  l'aurais  été,  la  dame  Me- 
lancia m'eut  fait  làiber  prise.  Le  caraitèrc  qu'on  donnait  à  cette  duègne 
me  jiaraissait  cap.ihle  de  désespérer  tous  les  galants.  Cependant,  avec 
quelques  couleurs  qu'on  me  l'eût  peinte,  je  ne  Ini.ssai  pas,  deux  ou  trois 
jours  après,  d'apprenlie  que  la  fi'inme  du  médecin  avait  endormi  cet 
argus,  ou  coridiiipii  sa  lidélité.  Comme  je  sortais  pour  aller  raser  un 
de  nos  voisins,  nue  bonne  vieille  m'arrêta  dans  la  rue,  et  me  demanda 
si  je  ni'api  elais  Diego  de  la  Fiienle.  Je  répondis  ([ue  oui.  Cela  étant,  re- 
prit-elle, c'est  à  voiis  que  j'ai  affaire.  Trouvez-vous  cette  nuit  à  la  |iorte 
de  doua  .Vergcliiia.  cl  quand  vous  y  serez,  faites-le  connaître  par  quel- 
que signal,  ei  l'on  vous  iniroduira  dans  la  maison.  Lh  bien,  lui  di.s-je,  il 
faut  convenir  du  signe  que  je  donnerai  :  je  sais  contrefaire  le  chat  à 
ravir;  je  miaulerai  a  diverses  reprises.  C'est  assez,  répli'iua  la  messagère 
de  galanterie:  je  vais  |iorler  votre  réponse.  Votre  servante,  seigneur 
Diego  :  que  le  ciel  vous  conserve  !  Ah  !  que  vous  êtes  gentil  !  Par  sainte 
Agnès,  je  voudrais  n'avoir  (|ue  nuinze  ans,  je  ne  vous  chereliernis  pas 
pour  les  autres  1  A  ces  paroles,  l'oincieuse  vieille  s'éloigna  de  moi. 

Vous  vous  imaginez  bien  que  ce  message  m'a-ita  furiiusement  :  adieu 
la  morale  de  Marcos!  J  atleiidis  la  nnil'avec  iiiiimlii  me  ;  et,  quand  je 
jugeai  que  le  docli  iir  Oloroso  reposait,  je  nie  rendis  à  sa  porte.  Là  je 
iné  mis  à  faire  des  iiiianlenunls  qu'on  devait  entendre  de  loin,  et  (jui 
sans  doute  faisaient  honneur  au  maître  (|ui  m'avait  enseigné  un  si 

11 


2G 


GIL  BLAS. 


liel  art.  Un  moment  après  ,  Merireline  vint  el'.e-mcme  ouvrir  douce- 
mont  la  porte,  et  la  referma  dés  que  je  fus  dans  la  maison.  Nous  tça- 
1,'nàmes  l,i  salle  où  noire  dernier  concert  avait  clé  fait,  et  (pi'une  pilile 
iampe  qui  brûlait  dans  la  cheminée  éclairait  faililemenl.  Nous  nous  as- 
sîmes à  côté  l'un  de  l'autre  pour  nous  entreîenir,  tous  deux  fort  émus, 
avec  celte  différence  que  le  plaisir  seul  causait  loule  son  émotion ,  et 
qu'il  entrait  un  peu  de  frayeur  dans  la  mienne.  Ma  dame  m'assurait 
vainement  oue  nous  n'avions"  rien  à  craindre  de  la  pari  de  son  mari;  je 
sentais  un  trisson  qui  troublait  ma  joie.  Madame,  lui  dis-je,  comuient 
aveï-vous  pu  tromper  la  vigilance  de  votre  gouvernante?  .^prés  ce  que 
j'ai  ouï  dire  de  la  dame  Mel.incia,  je  ne  croyais  pas  (|u'il  Cùt  possible  de 
trouver  les  moyens  de  me  donner  de  vos  nouvelles,  encore  moins  de  me 
voir  en  particulier.  Doua  Mergelina  sourit  à  ce  discoins,  et  me  répon- 
dit :  Vous  ces<ereï  d'être  surpris  de  la  secréle  entrevue  que  nous  avons 
cette  nuit  ensemble,  lorsque  je  vous  aurai  conté  ce'qui  s'cstpassé  entre  ma 
duéjne  et  moi.  Lorsqii'elleenlra  dans  cette  maison,  mon  mari  liii  litmille 
caresses,  et  me  dit  :  Mergeline,  je  vous  abamlonne  à  la  conduite  do  celte 
;  discrète  dame,  fjui  est  un  précis  de  toutes  les  vertus:  c'est  un  miroir 
!  que  vous  aurez  incessamment  sous  les  yeux  pour  vous  forjner  à  la  sa- 
I  gesse.  Celte  admirable  personne  a  gouverné  pendant  douze  années  la 
i  femme  d'un  apothicaire  de  mes  amis;  mais  gouverné...  comme  on  ne 
A  gouverne  point  :  elle  en  a  fait  une  espèce  de  sainte. 
/  Cet  éloge,  que  la  raine  sévère  do  la  dame  Melancia  ne  démentait  point, 
me  coûta  bien  des  pleurs  et  me  mit  au  désespoir.  Je  me  représentai  les 
leçons  (iii'll  me  faudrait  écouter  depuis  le  matin  jusqu'au  soii-,  et  les  ré- 
primandes que  j'aurais  à  essuyer  tous  les  jours.  Enfin,  je  m'attendais  à 
devenir  la  femme  du  monde  la  jilus  malheureuse.  Ne  méuagi'ant  rien 
dans  ime  si  cruelle  attente,  je  dis  d  un  air  brusque  à  la  duégiie,  d'abord 
i|ue  je  me  vis  seule  avec  elle  :  Vous  vous  préparez  sans  doute  à  me  bien 
faire  souffrir;  mais  je  ne  suis  pas  fort  patiente,  je  vous  en  avertis.  Je  vous 
donnerai  île  mon  côté  toutes  les  raortilicalioiis  possibles.  Je  vous  déclare 
que  j'ai  dans  le  cœur  une  passion  cpie  vos  remoiilrajices  n'en  arracheront 
pas.  Vous  pouvez  ))reuilre  vos  mesures  là-dessus,  liedoublez  vus  soins 
vigilants,  je  v&  s  avoue  que  je  n'épargnerai  rien  pnin-  les  tromper.  A  ces 
mots  la  duègne  n'ufrognée  (je  crus  qu'elle  m'allail  bien  h.iranguer  pour 
son  coup  d'essai)  se  dérida  le  front,  et  me  dit  d'un  air  riant  :  Vous  êtes 
d'une  humeur  qui  me  charme,  et  voire  franchise  excite  la  mienne  :  je 
vois  que  nous  sommes  faites  l'une  pour  l'autre.  Ah  !  belle  Mergeline,  que 
vous  me  connaissez  mal,  si  vous  jugez  de  moi  p«r  le  bien  que' le  docteur 
votre  époux  vous  en  a  dit,  ou  sur  ma  vue  rébarbative  1  Je  ne  suis  rien 
moins  qu'une  ennemie  des  |)laisirs,  et  je  ne  me  rends  ministre  de  la  ja- 
lousie des  maris  (|ue  pour  servir  les  jolies  femmes.  Il  y  a  longtemps  que 
je  possèile  le  grand  art  de  me  masquer,  et  je  puis  dire  que  je  suis  dou- 
lilement  heureuse,  puis(|ue  je  jouis  tout  ensemble  de  la  commodité  du 
vice  et  de  la  réputation  que  donne  la  vertu,  lîiitre  nous,  le  momie  n'est 
guère  vertueux  cpie  de  cette  façoii.  Il  en  coûte  trop  pour  acquérirde  fond 
des  V;!rtus  :  on  se  contente  aujourd'hui  d'en  «voir  le»  apparences. 

Laissez-moi  vous  conduire,  poursuivit  la  gouvernante  :  nous  allons 
liien  en  faire  accroire  au  vieux  docteur  Oioro'so.  11  aura,  par  ma  foi,  le 
même  destin  que  le  seigneur  .Vpuntador  :  le  front  d  Un  médecin  ne  nie 
|iarait  pas  plus  respectable  que  celui  d'un  apnlliicairc.  Le  pauvre  Apuii- 
lador  !  que  nous  lui  avons  joué  de  tours,  sa  femme  et  moi  I  que  cette 
dame  était  aimable  !  le  bon  petit  naturel  !  le  ciel  lui  fasse  paix  !  Je  vous 
réponds  qu'elle  a_  bien  passé  sa  jeunesse  :  elle  a  eu  je  ne  sais  combien 
d'amants  que  j'ai  introduits  dans  sa  maison  sans  que  son  mari  s'en  soit 
jamais  aperçu,  liegardez-moi  donc,  madame,  d'un  œil  plus  favorable,  et 
soyez  perr.uadée,  ipielque  talent  qu'eût  le  vi,eil  écuyer  qui  vous  servait, 
que  vous  ne  perdrez  rren  au  change  :  je  vous  serai  peut-être  encore  plus 
Utile  que  lui. 

Je  vous  laisse  il  penser,  Diego,  continua  Mergeline,  si  je  .sus  bon  gré  à 
la  duègne  de  se  découvrir  à  moi  si  franchement  :  je  la  croyais  d'une 
vertu  aiislère.  Voilà  comme  on  juge  mal  des  femmes!  Elle  me  gagna 
d'abord  par  ce  caractère  de  sincérité  ;  je  l'embrassai  avec  un  transport 
de  joie  qui  lui  marqua  d'avance  que  j'étais  i  harmée  de  l'avoir  jiour  gou- 
vernante. Je  lui  fis  ensuite  une  conlidence  entière  de  mes  si  iitiments,  et 
je  la  priai  de  meniénagerau  plus  tôt  un  entretien  secret  avec  vous.  Elle 
n'y  a  pas  manqué  :  dès  ce  matin  elle  a  mis  en  campagne  celle  vieille  ipii 
vous  a  parlé,  et  qui  est  une  intrigante  qu'elle  a  souvent  employée  pour 
la  femme  de  l'apothicaire.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  pliisant  dans  celle 
aventure,  ajoula-telle  en  riani,  c'est  que '.Melancia,  sur  le  rapport  que  je 
lui  al  fait  de  riiahitude  cpie  mon  époux  a  de  passer  la  nuit  forl  iranquil- 
Icment,  s'est  couchée  auprès  de  lui  et  tient  ma  place  en  ce  moment,  '('aiit 
pis,  madame,  dis-jc  alors  à  Mergeline  ;  ji;  n'ap|ilaudis  jioinl  à  l'invenlioii. 
Votre  mari  peut  fort  bien  se  réveiller  et  s'apercevoir  de  la  su|iercherie. 
Il  ne  s'en  apercevra  |ioint,  reprit-elle  avec  précipilation  :  soyez  sur  rela 
sans  in(|iiiélude,  Cl  qu'une  Vaine  crainte  n'empoisonne  nas  le  jdaisir  que 
vous  devez  avoir  avec  une  jeune  dame  qui  vous  veut  du  bien. 

La  femme  du  vieux  docteur,  remarquant  que  ce  discours  ne  m'empê- 
chait pas  de  craindre,  n'oublia  rien  de  toiil  ce  qu'elle  crut  capable  de  me 
rassurer  ;  elle  s'y  ju-it  de  tant  de  façons,  ipi'elle  en  vint  à  boni.  Je  ne 
pensai  plus  qu'à  profiter  do  l'occasion;  mais  dans  le  temps  que  le  dieu 
(lupidon,  suivi  des  Ilis  et  des  Jeux,  se  disposait  à  faire  mon  bonheur, 
nous  cnlendimcs  frapper  rudement  à  la  porte  de  la  rue.  Aussiiùl  l'Amour 
et  sa  suite  s'envolèrent,  ainsi  (jue  des  oiseaux  timides  qu'un  grand  in-uil 
effarouche  loul  à  coup.  Morgehnc  me  caciia  promptcmcnl  soiis  une  table 


'  qui  était  dans  la  salle  ;  elle  souffla  la  lampe  ;  et.  comme  elle  en  était  cou- 
venue  avec  sa  gouvernante,  en  cas  que  ce  contre-temps  arrivât,  elle  se 
rendit  à  la  porte  de  la  chambre  où  reposait  son  mari.  Ciqiendanlon  con- 
tinuait de  fr;ip|ier  ,i  grands  coups  redoublés,  qui  faisaient  retentir  loule 
la  maison.  Le  médecin  se  réveille  en  sursaut  et  appelle  Melancia.  La 
duègne  s'élance  hors  du  lit,  bien  que  le  docteur,  qui  la  prenait  pour  sa 
femme,  lui  criât  de  ne  point  se  lever:  elle  joignit  sa  maiircsse,  qui,  la 
senlant  à  ses  cotes,  appelle  aussi  Melancia,  cl  lui  dit  d'aller  voir  qui  frappe 
à  la  porto.  Madame,  lui  répond  la  goiivernanle,  me  voici,  recouchez- 
v(nis,  s'il  vous  plaîl  ;  je  vais  savoir  ce  que  c'est  Pendant  ce  temps-là, 
Mergi'line  s'étanl  déshabillée,  se  mit  au  lit  auprès  du  docteur,  qui  n'eut 
pas  le  moindre  soupçon  qu'on  le  trompai.  Il  est  vrai  que  celte  scène 
venait  d'être  jouée  dans  l'obscurité  par  deux  actrices,  dont  l'une  éliil 
incomnarnble,  et  l'aulrc  avait  beaucoup  de  disposition  à  le  devenir. 

La  (luègne.  couverte  d'une  robe  de  chambre,  parut  bientôt  après,  te- 
nant un  ilambeau  à  la  main.  Seigneur  docteur,  dit-elle  à  son  maître,  pre- 
nez la  peine  de  vous  lever.  Le  libraire  Fernnndez  de  Buendia,  notre 
voisin,  est  tombé  en  apoplexie  :  on  vous  demande  de  sa  part;  courez  à 
sou  secours.  Le  médecin  s'habilla  le  plus  tôt  qu'il  lui  fut  |)ossible,  etsorlil. 
Sa  femme,  en  robe  de  chambre,  vint  avec  la  duègne  dans  la  salle  où 
j'étais.  Elles  me  retirèrent  de  dessous  la  table  [dus  mort  (|ue  vif.  Vous 
n'avez  rien  à  craindre,  Diego,  me  dit  Mergeline;  remettez-vous!  Eu 
même  temps  elle  m'apprit  en  deux  mots  conniieiit  les  choses  s'étaient 
passées.  Elle  voulut  ensuite  renouer  avec  moi  l'entretien  qui  avait  été  in- 
terrompu ;  mais  la  gouvernante  s'y  opposa.  Madame,  lui  dit-elle,  votre 
époux  trouvera  peut-être  le  libraire  mort,  et  reviendra  sur  ses  pas.  D'ail- 
leurs, ajouta -t-elle  en  me  voyant  transi  de  peur,  que  feriez-vons  de  ce 
pauvre  garçon-là?  il  n'est  pas  en  étal  do  soulenir  la  conversation.  Il 
vaut  mieux  le  renvoyer,  et  remettre  la  jiartie  à  di'uiain.  Doua  Mergelina 
n'y  consentit  qu'à  regret,  tant  elle  aimait  le  présent;  ci  je  crois  qu'elle 
fut  bien  mortiliée  de  n'avoir  pu  faire  prendre  à  son  docteur  le  nouveau 
bonnet  qu'elle  lui  destinait. 

l'our  moi,  moins  aflligé  d'avoir  manqué  les  plus  précieuses  faveurs 
de  l'amour,  que  bien  aise  d'être  hors  de  |iéril  ,  je  retournai  chez 
mon  mailrc,  où  je  passai  le  reste  de  la  iniil  à  faire  des  réilexions  sur  mou 
aventure.  Je  doutai  ipielqiie  temps  si  j'irais  au  rendez  vous  la  nuit  sui- 
vanti!.  Je  n'avais  pas  meilleure  opinion  de  celte  seconde  équipée  que  de 
l'antre;  mais  le  diable,  qui  nous  obsède  toujours,  ou  |ilulôt  non-;  pos- 
sède dans  de  pareilles  eonjechires,  me  nqirésenla  que  je  serais  un  grand 
sot  d'en  demeurer  en  si  beau  chemin.  Il  oifril  même  à  mon  esiuilMer- 
gelinc  avec  de  nouveaux  chaimes,  et  releva  le  prix  des  plaisirs  qui  m'at- 
icndaient.  Je  résolus  de  poursuivre  ma  pointe,  et,  me  promenant  bien 
d  avoir  plus  de  fermeté,  je  me  rendis  le  lendemain,  dans  celle  belle  dis- 
position, à  la  porte  du  docleiir,  entre  onze  heures  et  minuit.  Le  ciel 
était  Irès-obscur;  je  n'y  voyais  pas  briller  une  étoile.  Je  miaulai  deux  ou 
[rois  fois  pour  avertir  que  j'étais  dans  la  rue;  et  comme  personne  ne 
venait  m'oiivrir,  je  ne  me  contentai  jias  de  recommencer,  je  me  mis  à 
contrefaire  tous  les  différents  cris  de  chat  qu'un  berger  d'Ôlmédo  m'a- 
vait appris;  et  je  m'en  acquittai  si  bien,  qu'un  voisin  qui  rentrait  chez 
lui,  me  prenant  pour  un  de  ces  animaux  dont  j'imilais  les  miaulements, 
ramassa  un  caillou  (lui  se  trouva  sous  .ses  pieds,  et  me  le  jeta  de  toute 
sa  force,  en  disant  :  Maudit  soit  le  matou  !  Je  reçus  le  coiqi  à  la  télé,  et 
j'en  fus  si  éloiinli  dans  le  moment,  que  je  pensai  loinber  à  la  renverse. 
Je  sentis  que  j'étais  bien  blessé.  Il  ne  m'en  fillut  pas  davantage  pour  me 
dégoûter  ae  la  galanterie;  cl,  perdant  mon  amour  avec  mon  sang,  je 
regagnai  noire  maison,  où  je  réveillai  et  lis  lever  tout  le  monde.  iMon 
màilre  visita  et  pansa  ma  blessure,  qu'il  jugea  dangereuse.  Elle  n'eut  pas 
pourtant  de  mauvaises  suites,  et  il  n'y  paraissait  plus  trois  semaines 
a|u'és.  Pendant  tout  ce  tein|is-là,  je  n'entendis  point  parler  de  Mergeline. 
Il  est  à  croire  (|ue  la  dame  Melancia,  pour  la  dètaelier  de  moi,  lui  lil  faire 
quelque  bonne  connaissance,  i^lais  c'est  i!e  quoi  je  ne  inendiarrassais 
guère,  puisipieje  sortis  de  Madrid  pour  continuer  mon  tour  d'Espagne," 
d'abord  que  je  me  vis  parfaitement  guéri. 


CHAPITRE  VIII. 


De  la  rriirnnlrc  (|iii'  (lit  Itl.is  ol  ^iii  ni 
ciiMiii'S  ili'  iHiiii  ilJiis  une  loilUlUli' 


ilUiinon  In'PiiI  d'iin  iKimme  qui  Irompaii  doi 
ei  de  l'cnU'clien  qu'iU  irui  eut  avec  lui. 


Le  seigneur  Diego  de  la  Fuente  me  raconta  d'autres  aventures  encore 
(lui  lui  étaient  arrivées  depuis;  mais  elles  me  semblent  si  peu  dignes 
(l'êlre  rapportées,  que  je  les  passerai  sous  silence.  Je  fus  pourtant  (diligé 
d'en  entendre  le  récit,  qui  ne  laissa  pas  d'être  fort  long  ;  il  nous  mena 
jiiS(|u'à  Ponte  de  lliiero.  iN'ous  nous  arrêlâines  dans  ce  bourg  le  reste  de 
la  journée.  Nous  finies  faire  dans  l'iiijlellerie  une  soupe  aux  choux,  et 
niellie  à  la  broche  un  lièvre,  (|iie  nous  eûmes  grand  soin  de  vérilier. 
Nous  [loiir-uivinies  noire  chemin  dés  la  pointe  du  jour  snivnnl,  après 
avoir  rempli  notre  outre  d'un  vin  assez  bon,  cl  notre  sac  de  quelques 
morceaux  de  pain,  avec  la  moitié  du  lièvre  qui  nous  restait  de  notre 
souper. 

Lorsipic  nous  eûmes  l'ait  environ  deux  lieues,  nous  nous  sentimcs  do 


GIL  BLAS. 


27 


lapiiiilil;  el,  comme  nous  aperçûmes  à  deux  eents  pas  du  grand  chemin 
|)lusieui's  (jrands  arbres  qui  foininieut  dans  la  campagne  un  omltragc 
trés-agréaiile,  nous  allâmes  l'aire  halle  eu  cet  endroit.  INous  y  rencontrâ- 
mes un  liomnie  de  vingt-sept  à  vingt-huit  ans,  i|ni  trempait  des  croules 
de  pain  dans  une  fontaine.  11  avait  aupréj  de  lui  inie  grande  rapière  éten- 
due sur  l'herbe,  avec  un  havre-sac  dont  il  sélait  déchargé  les  épaules. 
11  nous  parut  mal  vêtu,  mais  bien  fait  el  de  bonne  mine.  Nous  rnbordA- 
mes  civilement,  il  nous  salua  de  même.  Ensuite  il  nous  présenta  de  ses 
croûtes,  et  nous  demanda  d'un  air  riant  si  nous  voulions  être  de  la  par- 
lie.  Nous  lui  ré|iondinies  qu'oui,  pourvu  qu'il  trouvât  bon  que,  pour 
rendre  le  repas  plus  solide,  nous  joignissions  notre  déjeuner  au  sien.  Il 
y  eonseniit  fort  volontiers,  et  nous  exhibâmes  aussitôt  nos  denrées;  ce 
qui  ne  déjdut  point  à  l'inconnu.  Comment  dnuc,  messieurs,  s'écria-t-il 
tout  transporté  de  joie,  voilà  bien  des  munitions!  Vous  êtes,  à  ce  que  je 
vois,  des  gens  de  prévoyance.  Je  ne  voyage  pas  avec  tant  de  précaution, 
moi  ;  je  donne  beaucoup  au  hasard.  (Je|  cndani,  malgré  l'état  où  vous 
me  trouvez,  je  puis  dire,  sans  vanité,  que  je  fais  quelquefois  une  Dgure 
assez  brillante.  Savez-vous  bien  qu'on  me  traite  ordinairement  de  prince, 
elque  j  ai  des  gardes  à  ma  suite?  Je  vous  entends,  dit  Diego;  vous  vou- 
lez nous  faire  comprendre  par  là  que  vous  cics  comédien.  Vous  l'avez 
devine,  répondit  l'autre  ;  je  fais  la  comédie  depuis  quinze  années  pour  le 
moins.  Je  n'étais  encore  qu'un  enfant  que  je  jouais  dej.i  de  petits  r.'des. 
Franchement,  répliqua  le  barbier  eu  branlant  la  tète,  j'ai  de  la  peine  à 
vous  croire.  Je  connais  les  comédiens  ;  ces  messieurs-là  ne  font  pas, 
comme  vous,  des  voyages  à  pied,  ni  des  repas  de  saint  Antoine;  je  doute 
même  que  vous  mouchiez  les  chandelles.  Vous  pouvez,  repartit  riiislrion, 
penser  de  moi  tout  ce  qu'il  vous  plaira;  mais  je  ne  laisse  pas  de  jouer  les 
premiers  rôles  :  je  faisles  amoureux.  Cela  étant,  dit  mon  camarade,  je 
vous  en  félicite,  et  je  suis  ravi  que  le  seigneur  Gil  Blas  et  moi  nous  ayons 
l'Iiouiienr  de  déjeuner  avec  un  personnage  d'une  si  grande  imporlance. 

Nous  commençâmes  alors  à  ronger  nos  grignons  et  les  restes  précieux 
du  lièvre,  en  donnant  à  l'outre  de  si  rudes  accolades,  que  nous  l'eûmes 
bientôt  vidée.  Nous  étions  si  occu|iés  tous  trois  de  ce  ((ue  nous  faisions, 
que  nous  ne  parlâmes  presque  jioint  pendant  ce  temps-là;  mais  après 
avoir  mangé,  nous  rcprimts  ainsi  la  conversation  :  Je  suis  sur|jris,  dit  le 
barbier  an  comé.lien,  que  vous  paraissiez  si  mal  dans  vos  affaires,  l'our 
un  héros  de  théâtre  ,  vous  aviz  l'air  bien  indigent  !  Pardonnez  si  je  vous 
dis  si  librcnienl  ma  [lensée.  Si  librement  !  s'écria  l'acteur;  ah  !  vraiment, 
vous  ne  connaissez  guère  Mi'lchior  Zapata.  Grâces  à  Dieu,  je  n'ai  point  un 
esprit  à  contreqioil.  Vous  me  faites  plaisir  de  me  parler  avec  tant  de 
franchise,  car  j'aime  à  dire  aussi  tout  cf  que  j'ai  sur  le  cœur.  J'avoue 
de  bonne  foi  que  je  ne  suis  pas  riche.  Tenez,  poursuivit-il  en  nous  fai- 
sant remarquer  que  son  pourpoint  était  doublé  d'affiohes  de  comédie, 
voilà  l'étoffe  ordinaire  ((ni  me  sert  de  doublure;  et  si  vous  êtes  curieux 
de  voir  ma  garde  robe,  je  vais  satisfaire  voire  cui'iosilé.  En  même  temps 
il  lira  de  son  havre-sac  un  habit  cou  veit  de  vieux  passements  d'argent  faux, 
nue  mauvaise  capeline  avec  quelques  vieilles  plumer,  des  bas  de  soie  tout 
|ileius  de  trous,  et  des  souliers  de  maroquin  rouge  fort  usés.  Vous  voyez, 
nous  dit-il  ensuite,  que  je  suis  passablement  gueux.  Cela  m'étonne,  ré- 
pliqua Diego  :  vous  n'avez  donc  ni  femme  ni  iille!  J'ai  une  femme  belle 
et  jeune,  repartit  Zapata,  et  je  n'en  suis  pas  plus  avancé.  Admirez  la  fa- 
talité de  mon  étoile!  J'épouse  une  aimalde  actrice,  dans  l'espérance 
qu'elle  ne  me  laissera  pas  mourir  de  faim,  et,  pnur  inou  malheur,  elle  a 
une  sagesse  incorruplibie.  Qui  diable  n'y  aurait  pas  été  Ironqié  comme 
moi?  Il  faut  que,  parmi  les  couiédienues  de  campagne,  il  s'en  trouve  une 
vertneu.se,  el  (|u'cllc  me  tombe  entre  les  mains.  C'est  assurément  jouer 
de  malheur,  dit  le  barbier.  Aussi  que  ne  preniez  vous  une  actrice  de  la 
grande  troupe  de  .Madrid?  vous  auriez  été  sur  de  votre  fai!.  J'en  de- 
meure d'accord,  reprit  l'histrion  ;  mais,  malpesle,  il  n'est  pas  |)ermis  à 
nn  petit  comédien  de  campagne  d'élever  sa  pensée  j_usqu'à  ces  fameuses 
In'roîncs.  C'est  tout  ce  que  pourrait  faire  un  acteur  même  de  la  troupe 
du  prince;  encore  y  en  a  t-il  qui  sont  obligés  de  se  pourvoir  en  ville. 
Ileurcuseinent  pour  eux  la  ville  est  bonne,  el  l'on  y  rencontre  souvent 
des  sujets  qui  valent  bien  des  princesses  de  coulisses. 

Eh  !  n'avtz-vous  jamais  songé,  lui  dit  mon  compagnon,  n  vous  intro- 
duire dans  celle  troupe'.'  E<lil  besoin  d'un  mérite  inliui  pour  y  entier? 
lion  !  répondit  Melchior,  vous  mo  [uez-vonsavec  votre  merilc  inliui?  Il  y 
a  vingl  acteurs.  Demandez  de  leurs  nouvelles  au  public,  vous  en  enten- 
drez parler  dans  de  jolis  termes.  Il  y  en  a  plus  île  la  moitié  qui  mérile- 
raicnl  de  porter  encore  le  havre  sac.  Malgié  tout  cela  néanmoins,  il  n'est 
pas  aisé  d'èlre  reçu  parmi  eux.  Il  faut  des  espèces  nu  de  puissanis  amis 
pour  suppléer  à  la  nn'diocrité  du  talent.  Je  dois  le  savoir,  puisipic  je 
viens  de  débuter  à  .Madrid,  où  j'ai  été  hué  el  sifllé  cnmmc  tous  les  dia- 
bles, quoicpic  je  dusse  être  fort  applaudi  ;  car  j'ai  crié,  j'ai  pris  des  tous 
cxlravaganls.  cl  suis  sorli  cent  fois  de  la  nature;  de  plus,  j'ai  mis,  en 
décl.iiinnl,  le  poing  sous  le  menton  de  ma  princesse;  en  un  mol,  j'ai 
joué  dans  le  goût  des  grands  acteurs  de  ci!  pays-là  ;  el  ceiiendant  le  même 
public  qui  trouve  en  "eux  ces  manières  fini  agréables  n  a  pu  les  souffrir 
en  moi.  Voyez  ce  que  c'est  que  la  |)révenlion  I  Ainsi  donc,  ne  poinanl 
plaire  par  mou  jeu,  et  n'ayant  pas  de  quoi  me  faire  recevoir,  on  dépit  de 
ceux  (|iii  m'ont  sifllé,  je  m'en  reloiirne  à  Zaïnora.  J'y  vais  rejoindre  ma 
femme  et  mes  camarades,  qui  n'y  font  pas  Irop  bien  leurs  affiiics.  Piiis- 
s'ons  nous  n'être  pas  obliges  d'y  quêter,  pour  nous  lui'llrc  en  é  al  de 
llou^  rendre  dans  une  aiilre  ville,  comme  cela  iiniis  c<t  arrivé  plus 
d  une  fois  ! 


A  ces  mots,  le  prince  dramatique  se  leva,  reprit  son  havre-sac  et  son 
épée,  el  nous  dit  d'un  air  grave  en  nous  quit;ant  : 

Adieu,  messieurs, 

Puissent  les  dieux  sur  vous  épuiser  leurs  faveurs! 

Et  vous,  lui  répondit  Diego  du  même  ton,  puissirz-vous  retrouver  à  Za- 
ïnora votre  femme  cliangée  et  bien  établie  !  Dés  que  le  seigneur  Zapata 
nous  eut  tourné  les  talons,  il  se  mil  à  gesticuler  et  à  déclamer  en  mar- 
chant. Aussitôt  le  barbier  el  moi  nous  rommençAines  à  le  sifller,  pour 
lui  rappeler  son  début.  Nos  sifdements  frappèrent  ses  oreilles  ;  il  crut 
entendre  encore  les  sifilets  de  Madrid.  Il  regarde  derrière  lui  ;  et,  voyant 
que  nous  prenions  plaisir  &  nous  égayer  à  ses  dépens,  loin  de  s'offenser 
déco  trait  bouffon,  il  entra  de  bonne  grâce  dans  la  plaisanterie,  et  conti- 
nua son  chemin  en  fiisant  de  grands  éclats  de  rire.  De  notre  côté,  nous 
nous  en  donnâmes  tout  le  soûl,  après  quoi  nous  regagnâmes  le  grand 
chemin  el  ]ioursuiviines  notre  route. 

CIIAPITIIE  IX. 
Dans  quel  élat  Diego  rcliouva  sa  familli',  cl  ajuis  quelles  ri'jouissancet  Gil  Blas  et  lui 

80  SriKIICMC'lll. 

Nons  allâmes,  ce  jour-là,  coucher  entre  Moyados  et  Valpuesta,  dans  un 
petit  v'.llagc  dont  j'ai  oublié  le  nom  ;  cl  le  lendemain  nons  arrivâmes,  sur 
les  onze  heures  du  malin,  dans  la  plaine  d'Ohnédo.  Seigneur  Gil  Blas, 
me  dil  mon  camarade,  voici  le  lieu  de  ma  naissance;  je  ne  puis  le  revoir 
sans  transport,  tant  il  est  naturel  d'aimer  sa  patrie.  Seigneur  Diego,  lui 
répondis-je,  un  homme  qui  témoigne  tant  d'amour  pour  son  pays,  en  de- 
vait parler,  ce  me  semble,  un  peu  plus  avantfigousemcul  que  vous  n'avez 
fait.  Olmèdo  me  parait  une  ville,  et  vous  m'avez  dit  que  c'était  un  vil- 
la^-e;  il  fallait  du  moins  le  traiter  de  gros  bourg.  Je  lui  fais  répaialioii 
d  lionneiir,  reprit  le  barbier;  mais  ie  vous  dirai  qu'après  avoir  vu  Ma- 
drid, Tolède,  Sarragos-se,  et  toutes  les  autres  grandes  villes  où  j'ai  de- 
meuré en  faisant  le  tour  de  1  Espagne,  je  regarde  les  ]>ctilcs  comme  dej 
villages.  A  mesure  que  nous  avancions  dans  la  plaine,  il  nous  paraissait 
que  nous  apercevions  beaucoup  de  monde  auprès  d'Olmédo  ;  el,  lorsi[iio 
nous  fûmes  plus  à  portée  de  discerner  les  objets,  nous  trouvâmes  de  quoi 
occuper  nos  regarils. 

H  y  avait  trois  pavillons  tendus  à  queli|ue  dislauce  l'un  de  l'aulrc  ;  et 
tout  auprès,  un  grand  nombre  de  cuisiniers  cl  de  marmilons  qui  prépa- 
raient un  festin.  Ceux-ci  mettaient  des  couverts  sur  de  longues  tables 
dressées  sous  les  tentes;  ceux-là  remplissaient  de  vin  des  cruches  de 
terre.  Les  antres  faisaient  bouillir  des  marmites,  elles  autres  enlin  tour- 
na'cnt  des  broches  où  il  y  avait  toiilcs  sortes  de  viandes.  Mais  je  consi- 
dérai plus  altenliveinent  que  tout  le  reste  un  grand  tliéàlre  qu'on  avait 
élevé.  Il  élait  orné  d'une  décoration  de  carton  peint  de  diverses  cou- 
h  urs,  et  chargé  de  devises  grttcques  et  latine'i.  Le  barbier  n'eut  [las  plu- 
tôt vu  ces  inscriptions,  qu'il  médit  :  Tous  ces  mois  grecs  sentent  furieu- 
sement mon  oncle  Thomas  ;  je  vais  parier  qu'il  y  aura  mis  la  main  ;  car, 
entre  nous,  c'est  un  habile  homme.  Il  sait  par  cœur  une  iuflnilé  de  livres 
de  collège.  Tout  ce  qui  me  fâche,  c'est  qu'il  en  rapporte  sans  cesse  des 
passage»;  dans  la  conversalion  ;  ce  qui  ne  |dnil  pas  à  tout  le  monde.  Ou- 
ire  cela,  conlinua-t-il,  mou  oncle  a  traduit  dis  piuiles  lalins  et  des  au- 
teurs grecs.  Il  possède  l'anliquilé,  comme  on  peut  le  voir  par  les  belles 
remarques  qu'il  a  l'allés.  Sans  lui,  nous  ne  saurions  pas  ipie,  dans  la  ville 
d'Allienes,  les  curants  plenraieiit  quand  on  leur  donnait  le  fouet  :  nous 
devons  celle  découverte  à  sa  profonde  érudition. 

Après  que,  mon  camarade  et  moi.  miiis  eûmes  regardé  toutes  les  cho- 
.ses  Joiil  je  viens  de  parler,  il  nous  piil  envie  d'apprendre  pourquoi  l'on 
faisait  de  pareils  préparalil's.  iNous  allimis  nous  en  infirmer,  lorsque, 
dans  un  linnime  qui  avait  l'air  de  l'ordoiin.ileiir  de  la  l'éle,  Diego  recon- 
nut le  seigneur 'lliomas  de  la  l'iienle,  que  nous  joigiiinies  avec  empres- 
sement. Le  maille  d'école  ne  remit  pas  d'abord  le  jeune  barbier,  tant  il 
le  Iroiiva  changé  depuis  dix  annérs.  Ne  [louvanl  loiitel'ois  le  mécnniiallre, 
il  l'embrassa  cordialement,  et  lui  dit  d  un  air  al'l'eeiueux  :  Khi  te  voilà, 
Diego,  mon  cher  neveu,  le  voilà  donc  de  rclour  dans  la  ville  qui  t'a  vu 
naiire?  Tu  viens  revuir  les  dieux  pénates,  el  le  ciel  le  rend  sain  et  sauf 
à  la  famille.  0  jour  trois  et  quatre  lois  heureux  !  Albn  dits  nulaitila  la- 
jiillii.  11  y  a  bien  des  nouvelles,  mon  ami,  poursuivit-il:  ton  oncle  l'édrole 
bel  espril  est  devenu  l.i  vieliine  de  l'Iiilon  ;  il  y  a  trois  mois  qu'il  est  morl. 
Ccl  avare,  pendaul  sa  vie  eraiguail  de  manquer  des  diodes  les  phis  né- 
cessaires :  Anjcnti  jniHi'bat  (imorc.  Diitre  les  grosses  |ii'iisiuns  ipic  quel- 
ques grands  lui  fiisaient,  il  ne  dépensait  pas  dix  jusloles  chaque  aiiiiéa 
pour  Sun  enirelien  ;  il  elail  même  servi  par  un  valet  (pi'il  ne  nourrissait 
|iniiil.  Ce  fou,  |iliis  insensé  que  le  Grec  Arislippe,  qui  lit  jder  au  milieu 
ibi  1,1  L'bye  loiiles  les  richesses  que  porlaieul  ses  esclaves,  comme  un 
fiideaii  qui  les  incommodait  dans  leur  marche,  enlas>ail  loiil  1  or  el  l'ar- 
gent qu'il  poiivail  amasser.  El  pour  qui  ?  pour  des  li(''riliei  s  qu'il  ne  voii- 
jail  pas  voir.  Il  lilail  riche  de  Irmle  mille  diieals,  que  Ion  pure,  ton  oncle 
lîeilrand  el  moi  nous  avons  p nlagés.  Nous  sommes  en  état  de  bien  éta- 
blir nos  enfants.  Mnn  frère  Nicolas  a  déjà  disposé  de  la  sieur  Thérèse;  il 
vient  de  la  marier  au  lilsd'un  de  nos  iileades  ;  Cviniiiliit)  jini  cit  sluLili 
yroprmmqitc  ilicni'il .  C'est  eel  hymen,  fiuMné  sous  les  plu>  heureux  aus- 
pices, que  nous  célébrons  do|iuis  deux  jours  avec  tant  d'appareil.  Nous 


28 


GIL  IJLAS. 


avons  f.iil  dresser  dans  la  plaine  ces  pavillons.  Les  trois  hériliers  de  Pe- 
dro ont  cliacun  le  sien,  et  font  t  )ur  à  tonrla  dépense  d'une  jonrnéc.  Je 
voudrais  que  lu  fusses  arrivé  plus  loi,  lu  aurais  vu  le  conimcncenieiil  de 
nos  réjouissances.  Avant-hier,  jour  du  mariajre,  ton  père  faisait  les  frais. 
11  donna  un  festin  superbe,  qui  fut  suivi  d'une  course  de  bague.  Ton  oncle 
le  mercier  mit  hier  la  nappe,  cl  nous  rottala  d'une  fêle  iiastoralc.  11  ba- 
îiilla  en  bcigers  dix  garçons  des  mieux  faits,  et  di.x  jeunes  liUes  ;  il  eni- 
jilova  tous  les  rubans  cl'loutes  les  aignillet'es  de  sa  bouticpie  à  les  paicr. 
(lette  brillante  jeunesse  forma  diverses  dan.ses,  et  clianla  mille  cbanson- 
nelles  lendres  et  légères.  Néanmoins,  quoique  rien  n'ait  jamais  été  plus 
galant  cela  ne  fil  pas  un  grand  effet  :  il  faut  qu'on  n'aime  plus  comme 
autrefois  la  pastorale. 

l'onraiijdurd'bui,  conlinua-l-il,  tout  roule  sur  mon  compte,  et  je  dois 
fournir  :iù\  b  luigeois  d'Olmédo  un  spectacle  de  mon  invention  :  Finis 
c<ironabil  opus.  j  ai  fait  élever  un  ibéiitre,  sur  lei|uel,  Dieu  aidant,  je 
ferai  représenter  par  mes  disciples  une  pièce  que  j'ai  composée  ;  elle  a 
pour  titre  :  Les  Amusements  de  Muley  Uugenliif,  roi  de  Maroc.  Elle 
sei-a  parraitemcnl  bien  jouée,  jiarce  cpie  j'ai  des  écoliers  qui  déclament 
comme  les  comédiens  de  Madrid.  Ce  sont  des  enfants  de  famille  de  Pena- 
liel  et  de  Srgovic,  que  j'ai  en  pension  chez  moi.  Les  excellents  aileurs! 
Il  est  vrai  que  je  les  ai  exercés  :  leur  déclamation  paraîtra  frappée  au 
c(jiu  du  maître,  ut  ita  dieam.  A  l'égard  de  la  pièce,  je  ne  t'en  parler-ii 
point;  je  vi  u\  te  laisser  le  ]daisir  de  la  surprise.  Je  dirai  sim)ilenieiit 
cpi'tlle  doit  en'cver  lous  les  speclateurs.  C'est  un  de  ces  sujets  tragiques 
qui  remuent  l'ànie  jiar  les  images  de  mort  qu'ils  offrent  à  l'esprit.  Je 
suis  du  senlinicnld'Aris'ole  ;  il  faut  exciter  la  terreur.  Ah  !  si  je  m'étais 
attaché  au  théâtre,  je  n'aurais  jamais  mis  sur  la  scène  (pie  des  princes 
sanguinaires,  que  des  héros  assassins  :  je  me  serais  baigné  dans  le  sang. 
Un  aurait  toujours  vu  périr  dans  mes  tragédies,  non-seulement  les  princi- 
|iaux  personnages,  mais  les  gardes  mêmes;  j'aurais  égorgé  jusqu'au 
soiifdeur  :  enfin  je  n'aime  que  l'efl'royahle  ;  c'est  mon  goùL  Aussi  ces 
sorles  de  poëines  entraînent  la  multitude,  entretiennent  le  luxe  des  co- 
médiens, et  font  rouler  lout  doucement  les  auteurs. 

Dans  le  temps  ipi'il  achevait  ces  paroles,  nous  vîmes  sortir  du  village 
cl  entrer  dans  la  plaine  un  grand  concours  de  personnes  de  l'un  et 
de  l'autre  sexe.  C'étaient  les  "deux  époux,  accom|iagnés  de  leurs  pa- 
rents et  de  leurs  amis,  et  précédés  de  dix  à  douze  joueurs  dinstru- 
iiicnls,  qui,  jouant  lous  ensemble,  formaient  un  concert  trés-bruyanl. 
ISrjus  allâmes  au-devant  d'eux,  et  Diego  se  lit  connaître.  Des  cris  de"  joie 
s'élevèrent  aussitôt  dans  l'assemblée,  et  chacun  s'empressa  de  courir  à 
lui.  Il  n'eut  pas  peu  d'affiires  à  recevoir  tous  les  témoignages  d'amitié 
iproii  lui  donna.  Toute  sa  famille  et  tous  ceux  même  qui  étaient  présents 
l'accablèrent  d'embrassades;  après  quoi  son  père  lui  dit  :  Tu  sois  le  bien- 
venu, Diego!  Tu  retrouves  tes  |  areiits  un  peu  engraisses,  mon  ami;  je  ne  l'en 
dis  pasd;ivanlage  présentement;  je  t'expliquerai  cela  lautôt  par  le  menu. 
Opendanl  tout  le  monde  s'avança  dans  la  ]ilaine,  se  rendit  sous  les  len- 
tes, et  s'assit  autour  des  tables 'qu'on  y  avoit  dressées.  Je  ne  (piillai  jias 
mon  compagnon,  et  nous  dinânies  lous  deux  avec  les  nouveaux  mariés, 
qui  me  parurent  bien  assortis.  Le  repas  fut  assez  long,  parce  que  le  maî- 
tre d'école  eut  la  vanité  de  le  vouloir  donner  à  trois  services,  pour  l'em- 
porter sur  ses  frères,  qui  n'avaient  pas  fait  les  choses  si  magniliquement. 

Après  le  festin,  lous  les  convives  témoignèrent  une  grande  impalience 
de  voir  représenter  la  pièce  du  seigneur  Thomas,  ne  douîant  pas,  disaient- 
ils,  que  la  production  d'un  aussi  beau  génie  que  le  sien  ne  inérilàt  d  élre 
enlendue.  Nous  nous  approchâmes  du  thoàlre,  au  devant  duipiel  tous  les 
joueurs  d'in-lrumenls  s'étaient  déjà  placés  pour  jouer  dans  les  enlr'acles. 
domine  chacun,  dans  nn  grand  silence,  attendait  qu'on  commençât,  les 
acteurs  parurent  sur  la  scène;  et  1  auteur,  le  poème  à  la  main,  s'assit 
dans  les  coulisses,  à  porlée  de  soufller.  11  avait  eu  raison  de  nous  dire 
que  la  pièce  était  tragique  ;  car  dans  le  premier  acte,  le  roi  de  Maroc, 
]]ar  manière  de  récréation,  tua  cent  esclaves  maures  à  coups  de  llèchcs; 
dans  le  second,  il  coupa  la  tète  à  trente  ofliciers  portugais  qu'un  de  ses 
capitaines  avait  fails  |irisonniers  de  guerre;  et  dans  le  troisième  enfin,  ce 
monarque,  soi'il  de  ses  femmes,  mil  le  feu  lui-même  à  un  palais  isolé  ou 
elles  étaient  enfermées,  et  le  réduisit  en  cendres  avec  elles.  Les  esclaves 
maures,  de  même  que  les  ofliciers  portugais,  étaient  des  ligures  d'osier 
faites  avec  beaucoup  d'art;  et  le  palais,  composé  de  carton,  parut  tout 
embrasé  par  un  feu  d'artifice.  Cet  embrasement,  accompagné  de  mide 
dis  idaintifs  ipii  semblaient  sortir  du  milieu  des  llamme.-.,  dénoua  la 
piére,  el  ferma  le  lliéàlre  d'une  fiç m  très-divertissante.  Toute  la  plaine 
reienlit  du  bruit  des  a|)plaudissenieiils  que  reçut  une  si  belle  tragédie; 
ce  i|iii  justifia  le  bon  goût  du  poêle,  et  lit  counaîlre  qu'il  savait  bien 
choisir  ses  sujets. 

Je  m'imaginais  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  voir  après  les  Amusemcnis 
de  Muley  Hmjenluf;  mais  je  me  trompais.  Des  timbales  eldes  trompettes 
nous  aiiiioiicerenl  un  nouveau  sp(!(  tacle  ;  c'était  la  distribution  des  prix  ; 
car  'f hciinas  de  la  l'ucnte,  pour  rendre  la  lète  plus  solennelle,  avait  fiil 
eonqioser  tous  ses  écoliers,  lanl  externes  que  pensionnaires,  et  il  d-vait 
ce  jour-là  donner  à  ceux  qui  avaient  le  mieux  réussi  des  livres  achetés 
de  ses  propres  deniers  à  Ségovic.  On  apporta  donc  lout  à  coup  sur  le 
lliéàlre  deux  longs  bancs  d'école,  avec  une  armoire  à  livres  remiilie  de 
boinpiiiis  iiropreinent  reliés.  Alors  tous  les  acteurs  revinrcul  sur  la 
.scène,  el  se  rangèrent  lout  autour  du  seigneur  Thomas,  (|ui  tenait  aussi 
bien  sa  morgue  ipi'un  préfet  de  collège,  il  avait  a  la  main  une  feuille  de 
najiier  où  élaienl  écrits  les  noms  de  ceux  qui  devaient  reinjiorter  des 


prix.  Il  la  donna  au  roi  de  Maroc,  qui  commença  de  la  lire  à  haute  voix. 
Chaque  écolier  qu'on  nommait  allait  respectueusement  recevoir  un  livre 
des  mains  du  pédant;  puis  il  était  couronné  de  laurier,  et  on  le  faisait 
asseoir  sur  un  des  deux  bancs,  )iour  l'exposer  aux  regards  de  l'assistance 
adniirative.  Quelque  envie  toutefois  qu'eut  le  mailrc  d'écoli'  de  renvoyer 
les  spectateurs  contents,  il  ne  put  en  venir  à  bout,  parce  qu'ayant  dis- 
tribué lous  les  prix  aux  pensionnaires,  ain.si  que  cela  se  praliiiue.  Icj 
mères  de  quelques  exlernes  prirent  feu  là-dessus,  et  accusèrent  le  pédant 
de  partialité  :  de  sorte  que  cette  fête,  qui  jusqu'à  ce  moment  avait  été  si 
glorieuse  pour  lui,  pensa  finir  aussi  mal  que  le  festin  des  Lapitbes. 


LIVllE  m. 


CUAPITRE  PREMIER. 


De  r.irrivée  de  Gil  Blas  à  MadriJ,  et  du  pie 


'  iiialue  i)u'il  servit  dans  celle  ville. 


Je  fis  quelque  séjour  chez  le  jeune  barbier.  Je  me  joignis  ensuite  à  un 
marchand  de  Ségovie  qui  passa  |iar  Olmédo.  Il  revenait,  avec  quatre 
milles,  de  Iransporler  des  marchandises  à  Valladolid,  et  s'en  relournait 
à  vide.  Nous  fîmes  connaissance  sur  la  route,  et  il  ju-it  tant  d'amitié 
]iour  moi.  qu'il  voulut  absolument  me  loger  lorsque  nous  fumes  arrivés  à 
Ségovie.  11  me  ri  tint  deux  jours  dans  sa  niaison  ;  et  quand  il  nie  vit  prêt  à 
partir  pour  Madrid  par  la  voie  du  muletier,  il  me  chargea  d'une  lettre, 
en  me  priant  de  la  rendre  en  main  propre  à  son  adresse,  sans  me  dire 
que  celui  une  lettre  de  recommandalion.  Je  ne  manquai  pas  de  la  porter 
au  seigneur  Malheo  Mclendez.  C'était  un  marchand  de  drap  ([ui  demeurait 
à  la  porte  du  Soleil,  au  coin  de  la  rue  des  Bahutiers.  11  u  cul  pas  sitôt 
ouvert  le  ]iaquel  el  lu  ce  qui  était  cimtcnu  dedans,  qu  il  me  dit  d'un  air 
gracieux  :  S  igneur  Gil  Blas,  Pedro  Palacio,  mon  correspondant,  m'écrit 
en  votre  faveur  d'une  manière  si  pressante,  que  je  ne  puis  me  disprnser 
de  vous  ofirir  un  logement  chez  moi.  De  plus,  il  me  prie  de  vous  trouver 
une  bonne  condition  ;  c'est  une  chose  dont  je  me  charge  avec  plaisir.  Je 
suis  persuadé  qu'il  ne  me  sera  pas  bien  diftîcile  de  vous  placer  avanla- 
geuscmenl. 

J'acceptai  l'offre  de  Melendez  avec  d'autant  ]dus  de  joie,  que  mes 
finances  diminuaient  à  vue  d'œil  ;  mais  je  ne  lui  fus  pas  longtemps  à 
charge.  Au  bout  de  huit  jours,  il  me  dit  qu'il  venait  de  me  ]u-oposir  à 
un  cavalier  de  sa  connaissance,  qui  avait  besoin  d'un  valel  de  chambre, 
el  que,  selon  toutes  les  apparences,  ce  poste  ne  m'échapperait  pas.  Eu 
effet,  ce  cavalier  étant  survenu  dans  le  moment,  Seigneur,  lui  dit  Melen- 
dez en  me  monlranl,  vous  voyez  le  jeune  homme  donl  je  vous  ai  parlé. 
C'est  un  g  irçon  qui  a  de  l'honneur  et  de  la  morale  ;  je  vous  en  réponds 
comme  d'  moi-nième.  Le  cavalier  me  regarda  fixement,  dil  que  ma  phy- 
sionomie lui  plaisait,  el  iiu'il  me  prenait  à  son  service.  Il  n'a  (pi'a  me 
suivre,  ajoula-t-il;  je  vais  l'instruire  de  ses  devoirs.  A  ces  mots,  il  donna 
le  bonjour  au  marchand,  et  m'enimeiia  dans  la  grande  rue,  tout  devant 
l'église  de  Saint-Philippe.  Nous  entrâmes  dans  une  assez  belle  niais^m 
dont  il  occni'ait  une  aile  ;  nous  monlànies  ub  escalii-rde  cinq  ou  six  mar- 
ches, puis  il  m'introduisit  dans  une  chambre  fermée  de  deux  bonnes 
liortes  qu'il  ouvrit,  et  donl  la  première  avait  au  milieu  une  petite  fenêtre 
grillée.  De  celte  ciiambre  nous  passâmes  dans  une  autre,  ou  il  y  avait 
un  litel  d'autres  meubles  qui  étaient  plus  propres  que  riches 

Si  mon  nouveau  maître  m'avait  bien  considéré  chez  Melendez,  je 
l'examinai  à  mon  tour  avec  beaucoup  d'attention.  Celait  un  homme  de 
cinquante  elquelqiies  années,  quiavaill'air  froid  el  sérieux.  Il  me  parut 
d'un  iiatnrel  doux,  el  je  ne  jugeai  point  mal  de  lui.  U  me  fil  plusieurs 
questions  sur  ma  famille;  et,  satisfait  de  mes  réponses,  Gil  Blas,  me 
(iit-il,  je  le  crois  un  garçon  fort  raisonnable;  je  suis  bien  aise  de  l'avoir 
à  mou  service.  De  ton  côté,  lu  seras  content  de  la  coiidiiion.  Je  le  donne- 
rai par  jour  six  réaux,  tanl  pour  ta  nourriture  et  pour  ton  entretien  (pie 
pour  tes  gages,  sans  préjudice  des  peiils  profils  que  tu  poiiiras  faire 
chez  moi.  D  ailleur.s  je  ne  suis  pas  difficile  à  servir;  je  ne  fais  point 
d'ordinaire;  je  mange  en  ville.  Tu  n'auras  le  malin  i|n'à  nettoyer  m.  s 
habits,  et  tu  seras  libre  lout  le  re>te  de  la  journée.  Je  te  reconiinan  le 
seulement  d'avoir  soin  de  te  retirer  le  soir  de  bonne  heure,  el  de  ni'al- 
leiidre  à  ma  porte  :  voilà  tout  ce  que  j'exige  de  toi.  .\pres  m'avoir  pres- 
crit mon  devoir,  il  tira  de  sa  poche  six  réaux,  qu'il  me  donna  pour 
commencer  à  garder  les  conventions.  Nous  soi  limes  ensuite  tous  deux, 
il  ferma  bs  portes  liii-niême,  el  cm|)orlant  les  clefs  ;  Mon  ami,  me 
dit-il,  ne  me  suis  point  ;  va-t'en  où  il  le  plaira,  promène-toi  dans  la  ville; 
mais  quand  je  reviendrai  ce  soir,  que  je  te  retrouve  sur  cet  escalier.  En 
achevant  ces  pai  ol -s  il  me  quitta,  et  me  laissa  disposer  de  moi  coiniue  je 
le  jugerais  à  propos. 

Eli  bonne  foi,  Gil  Blas,  me  dis-je  alors  à  inoî-mènie,  tu  ne  jiouvaîs 
Iroiiver  un  nieilhiir  mailrc!  Quoi!  lu  rencontres  un  liomiiie  qui,  pour 
éponsseler  ses  habits  el  l'aire  sa  chambre  le  matin,  le  donne  six  reaux 
par  jour,  avec  la  liberté  de  le  )rro:iiener  el  de  te  divertir  comme  un  éco- 
lier dans  les  vacances!  Vive  Dieu  !  il  n'esl  paiiil  de  sitiiatioM  plus  heii- 
rease.  Je  ne  m'élounc  plus  si  j'avais  lanl  d'envie  d'être  à  .Madrid  ;  je 


GIL  BLAS. 


29 


pressentais  sans  doiilc  le  bnnlieiir  i|ui  m'y  atlenJail.  Je  passai  le  jour  à 
courir  les  rues,  en  m'anuisantà  regarder  les  choses  qui  étaient  nouvelles 
pour  moi,  ce  qui  ne  me  donna  pas  peu  d'occupation.  Lo  soir,  quand 
j'eus  soupe  dans  une  auberge  qui  n'était  pas  éloignée  de  notre  maison,  je 
gagnai  promptement  le  lieu  ou  mon  maître  m'avait  ordonné  de  me  ren- 
dre. Il  y  arriva  trois  quarts  d'heure  après  moi;  il  parut  content  de  mon 
exactitude.  Fort  bien,  me  dit-il,  cela  me  plait;  j'aime  les  domestiques 
attentifs  à  leur  devoir.  .\  ces  mots  il  ouvrit  les  portes  de  son  apparte- 
ment et  les  referma  sur  nous,  d'abord  que  nous  fûmes  entrés,  t^omme 
nousétions  sans  lumière,  il  prit  une  pierre  à  fusil  avec  de  la  mèche,  et 
alluma  une  bougie;  je  l'aidai  ensuite  à  se  déshabiller.  Lorsqu'il  fut  au 
lit,  j'allumai,  par  son  ordre,  une  lampe  qui  était  dans  sa  cheminée,  et 
j'emportai  la  bougie  dans  l'antichambre,  où  je  me  couchai  dans  un  petit 
lit  sans  rideaux.  Il  se  leva  le  lendemain  malin  entre  neuf  et  dix  heures  ; 
j'époussetai  ses  habits.  Il  me  compta  mes  six  réanx,  et  me  renvoya  jus- 
qu'au soir.  Il  sortit  aussi,  non  sans  avoir  grand  soin  de  fermer  ses  portes, 
et  nous  voilà  partis  l'un  et  l'autre  pour  toute  la  journée. 

Tel  était  notre  tra'n  de  vie,  que  je  trouvais  trés-agréable.  Ce  qu'il  y 
avait  de  plus  plaisant,  c'est  que  j  ignorais  le  nom  de  mon  maître.  M 'len- 
dtz  ne  le  savait  pas  lui-même  ;  il  ne  connaissait  ce  cavalier  que  pour  un 
liomme  qui  venait  quelquefois  dans  sa  boutique,  et  à  qui  de  temps  en 
temps  il  vendait  du  drap.  Nos  voisins  ne  purent  pas  mieux  satisfaire  ma 
curiosité;  ils  m'assurèrent  tous  que  mon  maître  leur  était  inconnu,  bien 
qu'il  demeurât  depuis  deux  ans  dans  le  quartier.  Ils  me  dirent  qu'il  ne 
fréquentait  personne  dans  le  voisinage  ;  et  quelques-uns,  accoutumés  à 
tirer  témérairement  des  conséquences,  concluaient  de  là  que  c'était  un 
personnage  dont  ou  ne  pouvait  porter  un  jugement  avantageux.  On  alla 
même  plus  loin  dans  la  suite  :  on  le  soupçonna  d'être  un  espion  du  roi 
de  Portugal,  et  l'on  m'avertit  charitableni'-nt  de  prendre  mes  mesures 
là-dessus.  L'avis  me  troubla  :  je  me  représentai  que  si  la  chose  était  vé- 
ritable, je  courais  risque  de  voir  les  prisons  de  Madrid,  que  je  ne  croyais 
]ias  plus  agréables  que  les  autres.  .Mon  innocence  ne  pouvait  me  ra.ssurer  : 
mes  disgrâces  passées  me  faisaient  craindre  la  justice.  J'avais  éprouvé 
deux  fois  que,  si  elle  ne  fait  pas  mourir  les  inn(jcents,  du  moins  elle  ob 
serve  si  mal  à  leur  égard  les  lois  de  l'hospitalité,  qu'il  est  toujours  fort 
triste  de  faire  quelque  séjour  chez  elle. 

Je  consullai  Melendez  dans  une  conjoncture  si  délicate.  Il  ne  savait  quel 
conseil  me  donner.  S'il  ne  pouvait  croire  que  (mon  maître  fût  un  cspi m, 
il  n'avait  pas  lieu  non  plus  d'être  ferme  sur  la  négative.  Je  résolus  d'ob. 
server  le  patron,  et  de  le  quitter  si  je  m'apercevais  que  ce  fût  cfi'ective- 
ment  un  ennemi  de  l'Etat  ;  mais  il  me  sembla  que  la  prudence  et  l'agré- 
ment de  ma  condition  demandaient  que  je  fusse  auparavant  bien  sûr  de 
mon  fait.  Je  commençai  donc  à  examiner  ses  actions  ;  et,  pour  le  sonder, 
Monsieur,  lui  dis-je  un  soir  en  le  déshabillant,  je  ne  sais  comment  il  faut 
vivre  pour  se  mettre  à  couvert  des  coups  de  langue.  Le  monde  est  binn 
méchant!  Nous  avons,  entre  autres,  des  voisins  cpii  ne  "aient  pas  le  dia- 
Ide.  Les  mauvais  esprits!  Vous  ne  devineriez  jamais  de  quelle  manière 
ils  parlent  de  nous.  Bon  !  Gil  Blag,  me  répondit-il.  Eh  !  qu  en  peuvent-ils 
dire,  mon  ami?  Ah,  vraiment,  repris-jc,  la  médisance  ne  manque  point 
de  matière  ;  la  vertu  même  lui  fournil  des  traiis.  .Nos  voisins  disent  que 
nous  sommes  des  gens  dangereux,  que  nous  méritons  l'attention  de  la 
cour;  en  un  mot,  vous  passez  ici  pour  un  espion  du  roi  de  Portugal.  En 
prononçant  ces  paroles,  j'envisageai  mon  maître,  comme  Alexandre  re- 
garda son  médecin,  et  j'employai  toute  ma  pénétration,  à  démêler  l'effet 
que  mon  rapport  produisait  en  lui.  Je  crus  remarquer  dans  mon  patron 
un  frémissement  qui  s'accordait  fort  avec  les  conjectures  du  voisinage, 
et  je  le  vis  tomber  dans  une  rêverie  que  je  n'expliquai  point  favorable- 
ment. 11  se  remit  pourtant  de  son  trouble,  et  me  dit  d'un  air  assez  tran- 
quille :  Gil  Blas,  laissons  raisonner  nos  voisins,  .sans  faire  dépendre  notre 
repos  de  leurs  raisonnements.  Ne  nous  mettons  point  en  peine  de  l'opi- 
nion qu'on  a  de  nous,  quand  nous  ne  donnons  point  sujet  d'en  avoir  une 
mauvaise. 

11  se  coucha  là-dessus,  cl  je  fis  la  même  chose,  sans  savoir  à  quoi  je 
devais  m'en  tenir.  Le  jour  suivant,  comme  nous  nous  disposions  le  matin 
à  sortir,  nous  enlendimes  frapper  rudement  à  la  première  porte  sur  l'es- 
calier. Mon  maître  ouvrit  l'autre,  cl  regarda  par  la  petite  fenêtre  grillée. 
11  vit  un  homme  bien  vêtu,  qui  lui  dit  :  Seigneur  cavalier,  je  suis  algua- 
zil,  et  je  viens  ici  pour  vous  dire  que  monsieur  le  corrégidor  souhaite  de 
vous  parler.  Que  me  veut-il?  répondit  mon  patron.  C'est  ce  que  j'ignore, 
seigneur,  répliqua  l'aiguazil;  mais  vous  n'avez  qu'à  l'aller  trouver,  et 
vous  serez  bientôt  inslii.il.  Je  sl»is  son  serviteur,  repartit  mon'  maître, 
je  n'ai  rien  à  démêler  avec  lui.  En  achevant  ces  mots,  il  referma  brus- 
quement la  seconde  porte;  puis,  s'étanl  promené  quelque  lcm|)s,  comme 
un  homme  à  qui,  ce  me  semblait,  le  discours  de  l'aiguazil  donnail  beau- 
coup à  penser,  il  me  mit  en  main  mes  six  réanx,  et  me  dit  :  Gil  Blas,  tu 
peux  .sortir,  mon  ami,  et  aller  passer  la  journée  où  lu  voudras;  pour 
moi,  je  ne  sortirai  pas  silôi,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  toi  ce  malin,  11  me 
fit  juger  par  ces  paroles  i|u'il  avait  peur  d'être  arrêté,  et  que  celle  crainte 
l'oldigeail  à  demeurer  dans. son  appartement.  Je  l'y  laissai  ;  cl,  iioiir  voir 
si  je  nie  trompais  dans  mes  soupçons,  je  me  cachai  dans  un  endroit  d'où 
je  pouvais  le  remarquer  s'il  sortait.  J'aurais  eu  la  patience  de  me  tenir 
là  toute  la  matinée,  s'il  ne  m'en  eût  épargné  la  peine.  Mais  une  heure 
après,  je  le  vis  marcher  dans  la  rue  avec  un  air  d'assurance  qui  confondit 
d  abord  ma  pèiiétration  Loin  de  me  rendre  toutefois  à  ces  ap|parenies,  je 
m'ea  déliai,  car  il  n'avait  point  en  moi  un  juge  favorable.  Je  songeai 


que  sa  contenance  pouvait  êlre  étudiée,  je  m'iimginai  même  qu'il  n'était 
resté  chez  lui  que  pour  prendre  tout  ce  qu'il  avait  d'or  ou  de  pierreries, 
et  que  probablement  il  allait,  par  une  prompte  fuite,  pourvoir  à  sa  sûreté. 
Je  n'espérai  plus  le  revoir,  et  je  doutai  si  j'irais  le  soir  l'attendre  à  sa 
jiorle,  tant  j'étais  persuadé  que  dès  ce  jour-là  il  sortirait  delà  ville  pou 
se  sauver  du  péril  qui  le  menaçait.  Je  n'y  manquai  pas  pourtant  ;  ce  nui 
me  surprit,  mon  maire  revint' à  son  ordinaire.  Il  se  coucha  sans  faire 
paraître  la  moindre  inquiétude,  et  il  se  leva  le  lendemain  avec  autant  de 
tranquillité. 

Comme  il  achevait  de  s'habiller,  on  frappa  tout  à  coup  à  la  porle.' 
Mon  maître  regarda  par  la  petite  grille.  11  reconnaît  l'aiguazil  ilii  jour 
précédent,  et  lui  demande  ce  qu'il  veut.  Ouvrez,  lui  répond  l'aiguazil; 
c'est  monsieur  le  corrégidor.  A  ce  nom  redoutable  mon  sang  se  glaça 
dans  mes  veines.  Je  craignais  diablement  ces  messieurs-là,  depuis  que 
j'avais  passé  par  leurs  mains,  et  j'aurais  voulu  dans  ce  moment  êlre  à  cent 
lieues  de  Madrid.  Pour  mon  patron,  il  fut  moins  effrayé  que  moi,  il  ou- 
vrit la  porte,  et  reçut  le  juge  avec  respect.  Vous  voyez,  lui  dit  le  corré- 
gidor, que  je  ne  viens  point  chez  vous  avec  une  grosse  suite,  je  veux 
laire  les  choses  sans  éclat.  Malgré  les  bruits  fâcheux  qui  courent  de  vous 
dans  la  ville,  je  croîs  que  vous  méritez  quelque  ménagemcnl.  Apprenez- 
moi  comment  vous  vous  appelez,  cl  ce  que  vous  faites  à  Madrid.  Sei- 
gneur, lui  répondit  mon  maître,  je  suis  de  la  Castille-PS'ouvelle.  et  je  me 
nomme  don  Bernard  de  Castil  Blazo.  A  l'égard  de  mes  occupations,  je 
me  promène,  je  frèquenle  les  spectacles,  et  me  réjouis  tous  les  jours 
avec  un  petit  nombre  de  personnes  d'un  .commerce  agréable.  Vous  avez 
sans  doute,  reprit  le  juge,  un  gros  revenu?  Non,  seigneur,  inlcrrompit 
mon  patron,  je  n'ai  ni  rentes,  m  terres,  ni  maisons.  El  de  quoi  vivez-vous 
donc?  répliqua  le  corrégidor.  De  ce  que  je  vais  vous  faire  voir,  repartit 
don  Bernard.  En  même  leinps  il  leva  une  tapisserie,  ouvrit  une  porte  que 
je  n'avais  pas  remarquée,  puis  encore  une  antre  qui  était  derrière,  et  fit 
entrer  le  juge  dans  un  cabinet  où  il  y  avait  un  grand  coffre  tout  rempli  de 
pièces  d'or,  qu'il  lui  montra. 

Seigneur,  lui  dit-il  ensuite,  vous  savez  que  les  Espagnols  sont  enne- 
mis du  travail;  cependant  quelque  aversion  qu'ils  aient  pour  In  peine,  je 
puis  dire  que  j'enchéris  sur  eux  là-dessus  :  j'ai  un  fonds  de  paresse  qui  me 
rend  incapable  de  tout  emploi.  Si  je  voulais  ériger  mes  vices  en  vertus, 
j'appellerais  ma  paresse  une  indolence  philosophique  ;  je  dirais  que  c  est 
l'ouvrage  d'un  esprit  revenu  de  tout  ce  qu'on  recherche  dans  le  monde 
avec  ardeur  ;  mais  j'avouerai  de  bonne  foi  que  je  suis  paresseux  par  tcm- 
[lérament,  et  si  paresseux,  que,  s'il  me  lallail  travailler  pour  vivre.  îe 
crois  que  je  me  laisserais  mourir  de  faim.  Ainsi,  pour  mener  une  vie 
convenable  à  mon  humeur,  pour  n'avoir  pas  la  peine  de  ménager  mon 
bien,  et  plus  encore  pour  me  passer  d'intendant,  j'ai  converti  en  argent 
comptant  tout  mon  patrimoine,  qui  consistait  en  plusieurs  héritages  con- 
sidérables. Il  y  a  dans  ce  coffre  cinquanle  mille  ducats.  C'est  plus  qu'il 
ne  m'en  faut  pour  le  reste  de  mes  jours,  quand  je  vivrais  au  delà  d'un 
siècle,  puisque  je  n'en  dépense  pas  mille  chaque  année,  et  que  j'ai  déj4 
passé  mondi.viénieliislre.  Je  ne  crains  donc  point  l'avenir,  jiaree  que  je  ne 
suis  adonné,  grâces  au  ciel,  à  aucune  des  trois  choses  qui  ruinent  ordinai- 
rement les  hommes.  J'aime  peu  la  bonne  chère  je  ne  joue  que  pour  m'a- 
muser,  et  je  suis  revenu  des  femmes.  Je  n'appréhende  point  que,  dans 
ma  vieillesse,  on  me  compte  parmi  ces  barbons  voluptueux  à  qui  les  co- 
quettes vendent  leurs  bontés  au  poids  de  l'or. 

Que  je  vous  trouve  heureux  !  lui  dit  alors  le  corrégidor.  On  vous  soup- 
çonne bien  mal  à  propos  d'être  un  esjiion  ;  ce  personnage  ne  convient 
|ioinl  à  un  homme  de  votre  caractère.  Allez ,  don  Bernard,  ajonta-l-il, 
continuez  de  vivre  comme  vous  vivez.  Loin  de  vouloir  troubler  vos  jours 
tranquilles,  je  m'en  dèc'are  le  défenseur  ;  je  vous  demande  votre  amitié 
cl  vous  offre  la  mienne.  Ah!  seigneur,  s'écria  mon  maître,  pénétré  de 
ces  paroles  obligeantes,  j'accepte  avec  autant  de  joie  que  de  respect  l'of- 
fre précieuse  que  vous  me  faites.  En  me  donnant  votre  amitié,  vous  aug- 
mentez mes  richesses,  cl  mettez  le  comble  à  mon  bonheur.  Après  cette 
(  onversation,  que  l'aiguazil  et  moi  enlendimes  de  la  porle  du  cabinet,  le 
ciirrégidor  prit  congé  de  don  Bernard,  qui  ne  pouvait  assez  à  soi  gré 
lui  niari[uer  de  reconnaissance.  Ue  mon  côté,  pour  seconder  mon  maître 
et  l'aidera  faire  les  h  inneiirsdechezlui,  j'accablai  de  civilités  l'aiguazil  : 
je  lui  lis  mille  révérences  profondes,  quoique,  dans  le  fond  denionànie, 
je  senlisse  [lour  lui  le  inè|Mis  el  l'aversion  que  tout  honnête  homme  a 
uaturcUement  pour  un  alguazil. 

CIIAPlTIiE  11. 

De  lélouncmeiil  où  fui  Gil  Blas  de  rencontrer  à  M.idriil  le  cjpilainc  Rolantlo,  ce  des 
choses  curieuses  que  ce  voleur  lui  racoiiu. 

Don  Bernard  de  Castil  Blazo,  après  avoir  condiiil  le  corrégidor  jii.sque 
dans  la  rue,  revint  vite  sur  ses  pas  fermer  son  coffrc-l'ort  et  ton  les  les 
portes  qui  en  faisaient  la  sûreté;  puis  nous  sortîmes  l'un  el  l'autre  trés- 
satisf  .ils,  lui,  de  s'être  acquis  un  ami  puissant,  et  moi,  de  me  voir  assuré 
de  mes  six  réaux  par  jour.  L  envie  de  conter  celle  aventure  à  Melemlez 
me  Ut  prendre  le  chemin  de  sa  maison  ;  mais,  comme  j  éliis  prés  d'y  arri- 
ver, j'ajierçus  le  ca|)ilainc  Itolaiido.  .Ma  surprise  fut  extrême  de  le  retrou- 
ver là,  el  je  ne  pus  m'empêcher  de  frémir  a  sa  vue.  Il  me  reconnut  aussi, 
m'aborda  gravcnicnt.  cl,  couservantencore  son  air  de  supériorité,  il  m'  i- 
doiina  de  le  suivre.  J'obéis  eu  Ireinblaut,  el  dis  en  moi-même  :  lléifs  I  il 


rro 


(ML  BL\r 


veul  sans  iloiile  me  Hiire  p;iyci-  tout  ce  que  je  lui  dois.  Où  va-t-il  me  me  - 
ner  !  il  a  peiU-élre  dans  celle  ïiUe  queU(iie  soulei'rniu?  Jlalepesle  !  si  je 
le  croyais,  je  lui  ferais  voir  tout  à  l'heure  que  je  n'ai  pas  In  s^ulle  aux 

Î lieds.  Je  marchais  donc  derrière  lui,  en  donnant  lonle  mon  allenlion  au 
ien  où  il  s'arrèlcrait,  résolu  de  m'en  éloigner  à  toutes  jambes,  pour  peu 
qu'il  me  parût  suspect. 

Rolande  dissipa  bienlôt  ma  crainte  ;  il  entra  dans  un  fameux  cabaret  : 
je  l'y  suivis.  11  demanda  du  meilleur  vin,  et  dit  à  l'hôte  de  nous  prépa- 
rera diner.  Pendant  ce  temps-là,  nous  passâmes  dans  une  chambre,  où 
le  capitaine,  se  voyant  seul  avec  moi,  me  tint  ce  discours  :  Tu  dois  être 
étonné,  Gil  Blas,  de  voir  ici  ton  ancien  commandant,  el  tu  le  seras  bien 
davanlaa;e  encore  quand  tu  sauras  ce  que  j'ai  à  te  raconter.  Le  jour  que 
je  te  laissai  dans  le  souterrain,  et  que  je  partis  avec  tous  mes  cavaliers 
pour  aller  vendie  à  Mansilla  les  mules  el  les  chevaux  que  nous  avions 
pris  le  soir  précédent,  nous  renconliànies  le  fils  du  corrégidor  de  F^con, 
accompagné  de  quatre  hommes  à  clievil  et  bien  armés,  qui  suivaient  son 
carrosse.  Nous  fimes  mordre  la  poussière  à  deux  de  ses  gens,  cl  les  deux 
autres  s'enfuirent.  Aloi-s  le  cocher,  craignant  pour  son  maître,  nous  cria 
d'une  voix  suppliante:  Eh  1  mes  chers  seigneurs,  au  nom  de  Dieu,  ne 
tuez  point  lefils  unique  de  monsieur  le  corrégidor  de  Léon!  Ces  mots  n'allen- 
drirent  pas  mes  cavaliers  ;  au  contraire,  ils  leur  inspirèrent  une  espèce 
de  fureur.  Messieurs,  nous  dit  l'un  d'enlre  eux,  vk  laissons  point  échap- 
per le  fils  du  plus  grand  ennemi  de  nos  pareils.  Combien  son  père  a-t  il 
fait  mourir  de  gens  de  notre  profession'?  Vengeons-les,  immolons  cette 
Tictimc  i  leurs  mânes,  qui  semblent  en  ce  moment  nous  la  demander, 
îles  aulre-s  cavaliers  applaudirent  à  ce  sentiment,  et  mou  lieutenant  niénie 
se  préparait  à  servir  de  grand  prêtre  dans  ce  sacrifice,  lorsque  je  Uii  re- 
tins le  bras.  AirAiez,  lui  dis-je,  pourquoi  sans  nécessité  vouloir  répan- 
dre du  sang?  Contentons-nous  de  la  bourse  de  ce  jeune  iiomme.  Pui>(|u'il 
ne  résiste  point,  il  y  aurait  de  la  barbarie  à  l'égorger.  D'ailleurs,  il  n'est 
point  responsalde  des  actions  de  son  père,  et  son  père  ne  fait  que  son  de- 
voir lorsqu'il  nous  condamne  à  la  mort,  comme  nous  faisons  le  notre  en 
détroussant  les  voyageurs. 

J'intercédai  donc  pour  le  flls  du  corrégidor,  el  mon  inlerccssion  ne  lui 
fut  pas  inutile.  Nous  prîmes  seulement  toul  l'argent  qu'il  avait ,  et  nous 
emmenâmes  les  chevaux  des  deux  hommes  que  nousavions  tués.  Nous  les 
vendîmes  avec  ceux  que  nous  conduisions  à  Jlansilla.  Nous  nous  en  re- 
tournâmes ensuite  au  souterrain,  où  nous  arrivâmes  le  lendemain  quel- 
ques moments  avant  le  jour.  Nous  ne  fûmes  pas  peu  surpris  de  trouver 
la  trappe  levée,  et  notre  surprise  devint  encore  plus  grande,  lorsque  nous 
vîmes  dans  la  cuisine  Léonardo  liée.  Elle  nous  mit  au  fait  en  deus  mois. 
Le  souvenir  de  ta  colique  nous  fit  rire  ;  nous  admirâmes  cumment  lu  avais 
pu  nous  tromper.  Nous  ne  l'aurions  jamais  cru  capable  de  nous  jouer  un 
si  bon  tour,  et  nous  te  le  pardonnâmes,  à  cause  do  l'invention.  Dés  que 
nous  eûmes  délaché  la  cuisiniiTC ,  je  lui  donnai  ordre  de  nous  npprèier 
à  manger.  Cependant  nous  allâmes  soigner  nos  chevaux  à  l'écurie,  où  le 
vieux  nègre,  qui  n'avait  reçu  aucun  secours  di'puis  vingt-quatre  heures. 
était  à  rexlrémilé.  Nous  souhaitions  de  le  soulager  ;  mais  il  avait  perdu 
connaissance,  el  il  nous  parut  si  bas,  que,  malgré  noire  bonne  voionlé, 
nous  laissâmes  ce  pauvre  diable  entre  la  vie  et  la  mort.  Cela  ne  nous  em- 
pêcha pas  de  nous  mettre  à  table;  el,  après  avoir ampUmenl  déjeuné,  nous 
nous  reliiâmes  dans  nos  chambres,  où  nous  reposâmes  loule  la  journée. 
A  notre  réveil ,  Léonarde  nous  apprit  que  Domingo  ne  vivait  plus.  Nous 
le  portâmes  dans  le  caveau  où  tu  dois  le  souvenir  d'avoir  couché,  et  là 
nous  lui  fimes  des  funérailles,  comme  s'il  eiiteu  l'honneur  d'être  un  de 
nos  compagnons. 

Cinq  ou  six  jours  après,  il  arriva  que,  voulant  faire  une  course,  nous 
rencontrâmes  un  malin,  â  la  sortie,  du  bois,  trois  brigades  d'archers  de  la 
sainte  llciniandad,  ipii  stmblaienl  nous  attendre  pour  nous  charger.  Nous 
n'en  aperçûmes  d'abord  qu'une.  Nuns  la  méprisâmes,  bien  que  supérieure 
en  nombre  à  noire  troupe,  et  nous  ratlaquàmes;  mais,  dans  le  temps 
que  nous  étions  aux  mains  avec  elle,  les  deux  aulres,  qui  avaient  trouvé 
moyen  de  se  tinir  cachées,  vinrent  tout  à  coup  fondre  sur  nous,  de  sorte 
que  notre  valeur  ne  nous  servit  de  ri<m.  Il  fallut  céder  â  tant  d'eimeniis. 
Iv'oire  lieutenant  el  deux  de  nos  cavaliers  péiirent  dans  celte  occasion;  les 
deux  antres  el  moi,  nous  fûmes  enveloppés  et  serrés  de  si  près,  que  les 
arcliers  nous  prirent  ;  et  landis  (|ue  deux  brigades  nous  conduisaient  â 
Léon,  la  tioisiénie  alla  détruire  notre  retraite,  qui  avait  été  découverte 
de  la  manière  que  je  vais  te  le  dire.  Un  paysan  de  Luceno,  en  traversant 
la  forci  pour  s'en  retourner  chez  lui,  aperçut  |iar  hasard  la  trappe  de  no- 
tre souterrain,  que  tu  n'avais  pas  abaltue;  car  c'était  justement  le  jour 
que  tu  en  sortis  avec  la  dame.  11  se  duula  bien  que  c'était  noti-e  demeure. 
Il  n'eut  pas  le  courage  d'y  entrer.  11  se  contenta  d'observer  les  environs  ; 
el,  pour  mieux  remarquer  l'endroil,  il  écorça  légèrement  avec  son  cdu- 
teau  ipudque-i  arbre.'*  vdisiiis,  el  d'aulres  encore  de  distance  en  dislani'e, 
jusqu'à  ce  qu'il  fùl  hors  du  bois.  Il  se  rendit  ensuiti;  â  Léon  pour  faire  juirt 
de  c  Ile  découveite  au  corrégulor,  qui  en  eut  d'autant  plus  de  j"ie,  que 
son  (ils  venaitd'êlre  volé  par  notre  compagnie.  Ce  juge  lit  assembler  trois 
brigades  pour  nou.s  arrêter,  el  le  paysan  leur  servil  de  guide. 

Mon  anivéc  dans  la  ville  de  Léon  y  lui  un  spectacle  pour  tous  k'sha- 
biUints.  (Juand  j'aurais  été  un  géui'ral  porlii.^ais  l'ail  prisoimier  de  guerre, 
le  peuple  ne  se  serait  |)as  plus  empressé  de  me  voir.  I.e  vi)ilâ,  di.snir-on, 
le  vo  là,  ce  faineu.x  cqnlaiiLC,  la  terreur  de  celte  entrée  !  Il  inérilerail 
d'être  démembré  avec  des  tenailles ,  de  même  c(ue  ses  deux  camara- 
des. Vu  nous  mena  devant  le  corrégidor,  qui  commença  de  m'insiilter. 


Eh  bien  ,  me  dil-il.  sréleial,  le  ci<  1.  bis  des  désordres  de  ta  vie,  t'aban- 
donne â  ma  justiep!  S  igiieui',  lui  répondis-je,  si  j'ai  commis  bien  des 
crime-,  du  moins  je  n'ai  pas  la  mort  de  vntre  fils  unique  à  me  reprocher  ; 
j'ai  conservé  ses  jours;  vous  m'en  devez  quebpie  reconnaissance,  .^h  ! 
misérable,  s'écria  t-;l,  c'est  bien  avec  des  gens  de  Ion  caractère  qu'il  faut 
garder  un  procédé  généreux  !  Et  quand  même  je  voudrais  te  sauver,  le 
devoir  de  ma  charge  ne  me  le  permettrait  pas.  birsqu'il  eut  parlé  de 
celte  sorte,  il  nous  fil  enfermer  dans  un  cachot,  où  il  ne  laissa  pas  languir 
mes  compagnons.  Ils  en  sortirent  au  b^ml  de  trois  jours  ,  pour  aller  jouer 
un  rôle  tragique  dans  la  grande  place.  Pour  moi.  je  demeurai  dans  les 
prisons  trois  semaines  entières.  Je  crus  qu'on  ne  d  l'férait  mon  supplice 
que  pour  le  rendre  plus  terrible,  et  je  m'altcndais  enfin  â  un  genre  de 
mort  tout  nouveau,  quand  le  corrégidor,  m'ayant  fait  ramener  en  sa  pré- 
sence, me  dit  :  Ecoute  ton  arrêt.  Tu  es  libre.'  Sans  toi,  mon  fils  unique 
aurait  été  assassiné  sur  les  grands  chemins.  Comme  père  j'ai  voulu 
reconnaître  ce  service;  et  comme  juge,  ne  pouvant  l'absoudre,  j'ai  écrit 
à  la  cour  en  ta  faveur  ;  j'ai  demandé  ta  grâce,  el  je  l'ai  obtenue.  Va  donc 
où  il  te  plaira  !  Mais,  ajoula-t-il,  crois-moi,  profite  de  cet  heureux  événe- 
ment. Hentre  en  loi-méme,  et  quille  pour  jamais  le  brigandage. 

Je  fus  pénétré  de  ces  paroles,  cl  je  pris  la  roule  de  Madrid,  dans  la  ré- 
solution de  faire  une  fin,  et  de  vivre  doucement  dans  cette  ville.  J'y  ai 
trouvé  mon  père  et  ma  mère  morts,  et  leur  succession  entre  les  mains 
d'un  vieux  parent  qui  m'en  a  rendu  un  com]ile  fidèle,  comme  font  tous  les 
tuteurs.  Je  n'en  ai  pu  tirer  que  trois  mille  ducats,  ce  qui  peut-être  ne  fait 
pas  la  quatrième  partie  de  mon  bien.  Mais  que  faire  à  cela'.'  Je  ne  gagnerais 
rien  à  le  chicaner.  Pour  éviter  l'oisivité,  j'ai  acheté  une  charge  d'algua- 
zil,  que  j'exerce  comme  si  toute  ma  vie  je  n'eusse  fait  autre  chose.  Mes 
confrères  se  seraient,  par  bienséance,  opposés  à  ma  réception  s'ils  cus- 
senl  su  mon  histoire.  Ueureusement  ils  l'ignorent  ou  feignent  de  l'igno- 
rer, ce  qui  est  la  même  chose  ;  car  dans  cet  honorable  corps,  chacun  a 
intérêt  de  caclierses  faits  el  gestes.  On  n'a.  Dieu  merci,  rien  â  se  reprocher 
les  uns  aux  aulres.  .-Vu  diable  soit  le  meilleur  !  Cependant,  mon  ami,  cnn- 
linua  Rolando,  je  veux  le  découvrir  ici  le  fond  de  mon  âme.  La  profes- 
sion que  j'ai  embrassée  n'est  guère  de  mon  goût;  elle  demande  une  con- 
duite trop  délicate  et  trop  mystérieuse  :  on  n'y  saurait  faire  que  des  trom- 
peries secrètes  et  subtiles.  Oh  !  je  regrette  mon  premier  métier.  J'avoue 
qu'il  y  a  plus  de  sûreté  dans  le  nouveau  ;  mais  il  y  a  plus  d'agrément 
dans  l'autre,  el  j'aime  la  liberté.  J'ai  bien  la  mine  de  me  défaire  de  ma 
charge,  el  de  partir  un  beau  matin  pour  aller  gagner  les  montagnes  qui 
sont  aux  sources  du  Tage.  Je  sais  qu'il  y  a  dans  cet  endroit  une  retraile 
habitée  par  une  troupe  nombreuse,  et  remplie  de  sujets  catalans  :  c'est 
faire  son  éloge  en  un  mot.  Si  lu  veux  m'accompagner,  nous  irons  grossir 
le  nombre  de  ces  grands  hommes.  Je  serai,  dans  leur  compagnie,  capi- 
taine en  second;  et  pour  l'y  faire  recevoir  avec  agrément,  j'assurerai 
que  je  l'ai  vu  dix  fois  comhatlre  â  mes  côlés.  J'élèverai  ta  valeur  jiis- 
(|u'aux  nues  ;  je  dirai  plus  de  bien  de  toi  qu'un  général  n'en  dit  d'un  offi- 
cier qu'il  veut  avancer.  Je  me  garderai  bien  de  dire  la  supercherie  que  tu 
as  faite  :  cela  te  rendrait  su-pect  ;  je  tairai  l'aventure.  Eh  bien  ,  ajouia- 
t-il,  es-lu  prêt  à  me  suivre?  J'attends  ti  réponse. 

Chacun  a  ses  inclinations,  dis-jc  alors  â  Rolande  :  vous  êtes  né  pour 
les  entreprises  hardies,  et  moi  pour  une  vie  douce  et  tranquille.  Je  vous 
enlends,  interrompit-il;  la  dame  que  l'amour  vous  a  fait  enlever  vous 
tient  encore  au  cœur,  et  sans  doute  vous  menez  avec  elle  à  Madrid  cettft 
vie  douce  que  vous  aimez.  Avouez,  nionsienr  Gil  Blas,  que  vous  l'avez 
mise  dans  ses  meubles,  et  que  vous  mangez  ensemble  les  pisloles  que 
vous  avez  emportées  du  souterrain.  Je  lui  dis  qu'il  était  dans  l'erreur,  et 
que,  pour  le  désabuser,  je  voulais,  en  dinani,  lui  couler  l'histoire  de  11 
dame,  ce  que  je  fis  effectivement .  et  je  lui  ajipris  aussi  tout  ce  qui  m'était 
arrivé  depuis  que  j'avais  quitté  la  Iroupe.  Sur  la  fin  du  repas,  il  me  re- 
mit encore  sur  les  sujets  catalans.  Il  m'avoua  même  qu'il  avait  résolu  de 
les  aller  joindre,  et  fil  une  nouvelle  tentative  pour  m'engager  à  prendr.; 
le  même  parti.  .Mais  voyant  qu'il  ne  pouvait  me  persuader,  il  changea  tout 
à  coup  de  contenance  et  de  ton;  il  me  regarda  d'un  air  fier,  et  me  dit 
fort  sérieusement  :  Puisi|ue  tu  as  le  cirur  assez  bas  pour  préférer  la  con- 
dition servile  â  l'hoimeur  d'entrer  dans  une  comj)agnie  de  braves  gens, 
je  l'abandonne  à  la  bassesse  de  tes  incliiialions.  Slais  écoute  bien  les  pa- 
roles que  je  vais  te  dire  ;  qu'elles  demeurent  gravées  dans  la  mémoii  c  ! 
Oublie  que  tu  m'as  rencontré  aujourd'hui,  et  ne  l'enlretiens  jamais  de 
moi  av('c  personne  ;  car  si  j'apprends  que  lu  me  mêles  dans  tes  discours... 
tu  me  connais  :  je  ne  t'en  dis  pas  dav.njlage.  A  es  mots,  il  appela  l'iiôlc, 
paya  lécol,  et  nous  nous  levâmes  de  table  pour  nous  en  aller. 

CHAPITRE  m. 

11  son  de  chez  don  Bernard  de  Caslil  Blazo,  el  va  servir  un  pclit-r.;:illrc. 

Comme  nous  sortions  du  cabaret  et  que  nous  prenions  congé  l'un  de 
l'aulre,  mon  maître  p;ssa  dans  la  rue.  Il  me  vit,  il  je  m'aperçus  qu'il 
regard.i  plus  d'une  fois  le  capitaine  :  je  jugeai  qu'il  était  surpris  de  me 
rcncoiilrer  avec  un  semblable  persoimage.  Il  est  certain  que  la  vue  de 
Rolando  no  piévenait  point  en  faveur  de  ses  nnrurs  :  c'était  un  homme 
foil  grand  ;  il  avait  le  vis^ige  long  avec  un  nez  de  perroquet;  et,  quoi- 
qu'il n'fcàl  pas  mauvaise  mine,  il  ne  laissait  pas  d'avoir  l'air  d'un  franc 
fripon. 

Je  ne  m'étais  point  trompé  dans  mesconjeclurcs.  Le  soir,  je  trouvai  don 


GIL  BLAS. 


Zi 


Bernard  o'^ctipé  de  la  flgiire  du  capll  liiie,  «t  Irés-disposé  à  croire  toiiles 
les  helles  choses  que  je  lui  en  oiir.iis  pu  iliresi j'eus-*  osé  parler,  (ril  Bi.is, 
jne  dil-il.  qui  est  co  grnml  (siouM-ilï»'  que  j'ai  vu  tantôt  avec  toi '^  Jeré- 
pouiiis  que  c'était  un  aiïuazil,  et  je  m  imiginai  que,  satisfait  de  celte 
ré|  onse.  il  en  demeurerait  là  ;  mais  il  nii'  lit  bien  d'autres  questions;  el, 
couinie  je  lui  parus  emijarrassé,  paroe  que  je  me  souvenais  des  menaces 
de  [Idlaudo,  il  rompit  tout  à  coup  la  couversstion  et  se  coucha.  Le  lenJe- 
main  matio,  lorsque  je  lui  eus  rendu  mes  services  ordinaires,  il  mecon))ila 
six  ducats  au  lieu  de  si.\  réau-t,  el  me  dit  :  Tiens,  mou  ami,  voilà  ce 
que  je  te  donne  pour  ni'avoir  servi  jusqu'à  ce  jour.  Va  clierclici-  une 
autre  maison  :  je  ne  puis  m'aecommoder  d'un  valet  qui  a  de  belles  con- 
naissances. Je  m'avisai  de  lui  représeiiler,  pour  ma  justilîcaliou,  que  je 
connaissais  ecl  011,110211  pour  lui  avoir  fourni  certains  remèdes  à  Vallado- 
lid.  dons  le  tomtis  que  j'y  e.xereais  la  médecine.  Fort  Lien,  reprit  mon 
niaitre,  la  défaite  est  inijéuieuse  :  lu  devais  me  répondre  cela  liicrau  sou',  et 
non  pas  te  Irouliler.  .Monsieur,  lui  repartis-je,  en  vérité,  je  n'osais  vous 
le  dire  par  discrélion  ;  c'est  ce  qui  a  causé  mon  embarras.  Certes,  répli- 
qna-t-il  en  me  frappant  doucement  sur  l'éjiaule,  c'est  être  bien  discrell 
Je  ne  te  crovais  pas  si  rusé.  Va,  mon  enfant,  je  te  donne  Ion  congé  :  uu 
g.uçnn  qui  fraye  avec  des  alijuazils  n'est  point  du  tout  mon  fait. 

J  allai  sur-le-champ  apprendre  celle  mauvaise  nouvelle  à  Melendez,  qui 
me  ilil,  pour  me  consoler,  qu'il  préteudail  me  faire  entrer  d.iiis  une  meil- 
leure maison.  En  eficl,  quelques  jours  après,  il  me  dit  :  Gil  lilas,  mon 
ami  ,  vous  ne  vous  alleudeî  pas  au  bjidieur  que  j'ai  à  vous  annoncer  ! 
Vous  aurez  le  posie  iln  monde  le  plus  agréable.  Je  »"ais  vous  mettre  nu- 
|u-és  de  don  Malliias  de  Silva  :  c'esl  un  lnunnie  de  la  première  qualité, 
un  de  ces  jeunes  seigneurs  qu'on  appelle  peiits  maîtres.  J'ai  l'honneur 
d'être  son  marchand  :  il  prend  chez  moi  des  élofl'es,  à  crédit  à  la  vérité, 
mais  il  n'y  a  rieu  à  perdre  avec  ces  seigneurs  .  ils  épousent  souvent  de 
l'iclies  héritiéi-es  qui  payent  leurs  dettes;  et,  quand  cela  n'arrive  pas,  uu 
marchand  qui  emend  son  niélier  leur  vend  toujours  si  cher,  qu  il  se 
sauve  en  ne  touchinl  même  que  le  quart  de  ses  parties.  L'intendant  de 
don  -Mnihias,  poursuivil-il,  est  mon  intime  ami  .-allons  le  trouver.  Il  doit 
vous  présenter  lui-même  à  son  maitre,  el  vous  pouvez  compter  qu'à  ma 
considération  il  aura  beaucoup  d'égards  pour  vous. 

Comme  nous  étions  eu  chemin  pour  nous  rendre  à  l'hùlel  de  don  Ma- 
thias,  le  marchand  me  dil  :  11  est  à  propos,  ce  me  semble,  que  je  vous 
apprenne  de  quel  caractère  est  l'intendant,  afin  que  vous  vous  régliez  là- 
dessus.  Il  s'appelle  lîrégnrio  Uodriguez  :  entre  nous,  c'esl  un  homme  de 
rien,  qui,  se  senlaiil  né  pour  les  alT.iires,  a  suivi  son  génie,  el  s'est  enri- 
chi dans  deux  maisons  ruinées  dont  il  a  élé  l'inlendant.  Je  vous  avertis 
«lu'il  est  fort  vain  :  il  aime  à  voir  ramper  devant  lui  les  autres  domesli- 
ques.  C'est  à  lui  qu'ils  doivent  d'abord  s'adres.ser  quand  ils  ont  la  moin- 
dre grâce  à  demander  à  leur  niaîlre  :  car  s'il  arrive  qu'ils  l'aient  obtenue 
sins  .sa  participation,  il  a  toujours  des  détours  tout  prêts  pour  faire  ré- 
voquer la  grâce  ou  la  rendre  inutile.  Réglez-vous  sur  cela,  Gil  Blas  : 
faites  votre  cour  au  seigneur  Uodriguez,  préférablement  à  votre  maitre 
même,  et  niellez  tout  en  usage  pour  lui  plaire.  Son  amitié  vous  sera 
d'une  grande  utilité;  il  vous  payera  vos  gages  e.xaclement,  et,  si  vous 
êli'S  assez  adroit  pour  gagner  sa  conliance,  il  pourra  vous  donner  i]ucl- 
ques  petits  os  d  ronger  :  il  en  a  tant  !  Don  Malliias  est  un  jeune  seigneur 
qui  ne  songe  ([u'à  ses  plaisirs,  et  qui  ne  veut  prendre  aucune  connais- 
sance de  ses  propres  affaires.  Quelle  maison  pour  un  intendant  ! 

Lorsque  nous  fûmes  arrivés  à  l'holel,  nous  demandâmes  à  parler  an 
seigneur  Rodriguez  :  on  nous  dit  (|ue  nous  le  trouverions  dans  son  appar- 
tement. 11  y  étail  en  effet,  et  nous  vîmes  avec  lui  une  manière  de  paysan 
qui  tenait  un  sac  de  t"ile  bleue  rempli  d'espèces.  L'intendant,  ([ui  me 
parut  plus  pâle  et  plus  jaune  qu'une  lille  fatiguée  du  célibat,  vint  au-de- 
vant de  .Melendez  en  lui  lindant  les  bras  :  le  marchand,  de  sou  côté,  ou- 
vrit les  siens,  et  ils  senibra.ssèrent  tous  deux  avec  des  démonstrations 
d  amilié  oii  il  y  avait  beaucoup  plus  d'arl  que  de  nnlurel.  Après  cela,  il 
fut  question  de  moi.  Rodrigmz  m'examina  depnis  les  pieds  jusqu'à  la 
têlc  ;  puis  il  me  dil  fort  poliineiit  que  j'étais  tel  qu'il  fallait  être  pour  con- 
venir à  don  .Malliias,  et  qu'il  se  chargeait  avec  plaisir  de  me  préscnler  .i 
ce  seigneur.  Là-dessus,  Melendez  lit  connaître  jusqu'à  quel  point  il  s'in- 
téres.sait  pour  moi;  il  pria  l'inlendant  de  m'accorder  -sa  protection;  el, 
me  laissant  avec  lui  après  force  com]dimenls,  il  se  relira.  Dés  qu'il  fut 
sorli,  Rodriguez  me  dit  :  Je  vous  conduirai  a  mon  niaitie  d  abord  que 
j'aurai  expédié  ce  bon  laboureur.  Au-sitôt  il  s'approcha  du  paysan  ;  il, 
lui  prenant  son  sac  :  Talego,  lui  ilil-il,  vovons  si  les  cinq  cents  pisti.li> 
sont  là  dedans.  Il  compta  lui-même  les  pièces  :  il  liouva  le  compte  juste, 
donna  quittance  de  la  somme  au  lahoiin-ur,  et  le  renvoya.  Il  remit  ensuiii' 
les  e.>-peces  dans  le  sac.  Alors  s'adressanl  à  moi  ;  Nous  pouvons  présen- 
tement, me  dil-il,  aller  au-devant  de  mon  maitre  :  il  sort  du  lit  ordinai- 
rement sur  le  midi  ;  il  est  prés  d'une  heure,  il  doit  être  jour  dans  son 
.-ijipArtemcnt. 

Don  .Mathins  venait  en  effet  de  se  lever.  Il  était  encore  en  robe  de 
rbambre  el  rcnver>é  dans  un  fauteuil,  sur  un  bras  duquel  il  avait  une 
janibc  étendue.  Il  se  balançait  en  râ|iaiil  du  labac  :  il  s  enircleiiail  avec 
un  laipiais,  qui,  remplissant  par  itilrim  I  emploi  de  vah't  de  chambre 
se  tenait  là  tout  prêt  à  le  servir.  Seigneur,  lui  dit  l'iiileudaiil,  voici  un 
jeune  homme  que  je  prends  In  liberté  de  vous  pré-eiil-ir  |  uiir  remplacer 
«■eliii  qi.e  vous  chassâtes  avant-hier.  Me  enlez,  votre  m  ircliniid,  en  ré- 
Jionil  ;  il  assure  (|ue  c'est  un  garçon  de  iiiérile,  el  je  irois  iiiie  vous  eu 
serez  fort  satisfait.  C'est  assez,  répondit  le  jeune  seigneur:  piii>quc  c'c.sl 


vous  qui  k  produisez  a\ipri'i.s  de  moi,  je  le  reçois  avcnglonienl  à  mon  ser- 
vice ;  je  le  fais  nian  v.ilel  de  chambre,  c'est  une  affaire  Unie.  Rodriguez, 
ajoiila-l-il,  parlons  d'autres  chose.';.  Vous  arrivez  à  propos  :  j'allais  vous 
envoyer  ch  relier.  J'ai  uue  mauvaise  nouvelle  à  vous  apprendre,  moa 
cher  Uodriguez.  J'ai  joué  de  malheur  celte  nuit  ;  avec  cent  ]iîsloles  que 
j'av.ds,  j'ea  ai  perdu  encore  deux  cents  sur  ma  parole.  Vous  savez  de 
quelle  conséquence  il«st,  pour  des  personnes  de  condition,  de  s'acquitter 
de  cette  sorte  de  dette.  C'est  proprement  Ja  seule  que  le  point  d'honneur 
non*;  oblige  à  payer  a^'ec  csaclitude.  Aussi  ne  payons-nou-;  pas  les  autres 
religieusomeul.  Il  fiwt  donc  trouver  deux  coûls  pisloles  tout  à  l'heure,  et 
les  envoyer  à  la  comtesse  Pcdrosa.  Monsieur,  dit  l'intendant,  celi  n'est 
pas  si  diflicilc  à  dire  qu'à  exécuter  :  où  voulez-vous,  s  il  vous  plaii,  que 
je  prenne  celle  somme  '?  Je  ne  touche  pas  uu  maravédis  de  vos  fermiers, 
quelque  munace  que  je  puisse  leur  faire.  Cependant  il  faut  que  j'entre- 
li"Hne  honnêtement  voire  domeslique,  el  que  je  sue  sang  et  eau  pour 
fournir  à  volj'e  dépense.  11  est  vrai  que  jusqu'ici,  grâce  au  ciel,  j'en  suis 
venu  à  bout,  mats  je  ne  sais  plus  à  quel  saint  me  vouer  :  je  suis  réduit  à 
l'extréinité.  Tous  ces  discours  sont  inutiles,  interrompit  don  Mathias,  et 
ces  détails  ne  l'ont  que  m'ennuyer  ;  ne  prétendez-vous  pas,  Rodriguez, 
que  je  change  de  conduite,  el  que  je  m'amuse  à  prendre  soin  de  mou 
bien  ?  L'agréable  amuscmont  pour  un  honnnc  de  plaisir  comme  moi  ! 
Patience,  répliqua  linteiidanl  :  au  train  iinc  vont  les  choses,  je  prévois 
que  vous  serez  bieiitjt  débarras.sé  pour  toujours  de  ce  sniu-là.  Vous  me 
lat'guez,  repartit  brusquement  le  jeune  seigneur  :  vous  m'assassinez. 
Laissez-moi  me  miner  sans  que  je  m'en  aperçoive.  Il  me  faut,  vous  dis-je, 
deux  cents  pisloles:  il  mêles  faut.  Je  vais  donc,  dil  Rodriguez,  avoir 
recours  à  ce  petit  vieillard  qui  vous  a  déjà  prêté  de  l'argent  à  grosse 
usure?  Ayez  recours,  si  vous  voulez,  au  diable,  répondit  îlon  Mathias  : 
pourvu  que  j'aie  deux  cents  pisloles,  je  ne  me  soucie  pas  du  reste. 

Dans  le  moment  qu'il  prononçait  ces  mots  d'un  air  brusque  et  chagrin, 
l'intendant  sortit,  et  un  jeune  bonirae  de  qualité,  nommé  don  -Vnlonio  de 
Cenlellés,  eulia.  (Ju'as4u,  mon  ami  ?  dit  ce  dernier  à  mon  maître  ;  Je  te 
trouve  l'air  nébuleux  :  je  vois  sur  ton  visage  une  impression  de  colère  I 
Je  vais  parier  que  c'est  ce  maroulle  qui  sort.  Oui,  répondit  don  Miibias, 
c'est  mou  intendant  :  toutes  les  fois  ((u'il  vient  me  parler,  il  me  fait  pas- 
ser quchpies  mauvais  quarls  d'heure.  11  ra'culrelieiil  de  mes  affaii-es,  il 
dil  que  je  mange  le  fonds  de  mes  revenus...  L'animal  I  ne  dirail-on  pas 
qu'il  y  perd,  lui'?  Mon  enfant,  reprit  don  Antonio,  je  suis  dans  le  même 
cas  :  j'ai  un  homme  d'affaires  qui  n'est  pas  plus  raisonnable  (|ue  ton  in- 
Icndant.  Quand  le  faquin,  pour  obéir  à  mes  ordres  réitérés,  m'apporte  de 
l'argeuL  il  semble  qu'il  donne  du  sicu.  11  me  fait  toujours  de  grands  rai- 
sonnemenls:  Monsieur,  me  dit-il,  vous  vous  abîmez;  vos  revenus  sou' 
saisis.  Je  suis  obligé  de  lui  couper  la  ijarole,  pour  abréger  ses  sols  dis- 
cours. Le  malheur,  dit  don  Muthius,  c'est  que  nous  ne  saurions  nous  pas- 
ser de  ces  gens-là:  c'esl  un  mal  nécessaire.  J'en  conviens,  répliqua  Cen- 
lellés... Mais  attends,  poursuivil-i!  en  riant  de  toute  sa  force,  il  me  vient 
une  idée  assez  plaisante  :  rien  n'a  jamais  été  mieux  imaginé.  Nous  pouvons 
rendre  comiques  les  scènes  sérieuses  que  nous  avons  avec  eux,  il  nous  di- 
vf  rùr  de  ce  ipii  nous  chagrine.  Ecoute  ;  il  faut  que  ce  soit  moi  qui  demande 
à  ton  inleadant  l'argent  dont  lu  auras  besoin  ;  tu  en  u.seras  de  même 
avec  mon  homme  d'affaires.  Qu'ils  raisonnent  tous  deux  alors  tant  qu'il 
leur  plaira,  nous  les  écouterons  de  sang-froid.  Ton  intendant  viendra  me 
rendre  ses  comptes,  mon  homme  d'affaires  ira  te  rendre  les  siens.  Je 
n'entendrai  parler  que  de  les  dissipations,  lu  ue  verras  que  les  miennes  : 
cela  nous  réjouira. 

Mille  ti  ails  brillants  suivirent  celle  saillie,  et  mirent  en  joie  les  jeunes 
seigneurs,  qui  coulinuérent  de  s'enlrelenir  avec  beaucoup  de  vivacité. 
Leur  conversation  fut  inlerronipuc  par  Urégorio  Rodiigm  z,  qui  rentra 
suivi  d'un  petit  vieillard  qui  n'avait  presque  point  de  cheveux,  tant  il 
étail  chauve.  Don  Antonio  voulut  sortir.  Adieu,  don  Maihias,  dil-il;  nous 
nous  reverrons  lanlol.  Je  le  laisse  avec  ces  messieurs, vous  avez  .vans  doute 
quelque  affaire  sérieuse  à  démêler  ensemble.  Eh  !  non,  non,  lui  répondit 
mon  maître,  demeure;  tu  n'es  pas  de  trop.  Ce  discret  vieillard  que  tu 
vois  est  un  honnête  homme  qui  me  prêle  de  l'argent  au  denier  cinq.  Com- 
ment an  denier  cinq  I  s'écria  Centellés  d'un  air  étonné.  Vive  Dieu  !  je  le 
félicite  d'eue  en  si  bonnes  mains  ;  je  ne  suis  pas  traité  si  doucement, 
moi,  j  ach  'le  l'argenl  au  poids  de  l'or  :  j'enqiruule  ordinairenienl  au  de- 
nier trois.  Quelle' usure!  d.l  alors  le  vieil  usurier;  les  fripons  I  so  genl- 
l-ils  qu'il  y  a  un  autre  monde?  Je  ne  suis  plus  surju'is  si  Icin  déclame 
tant  contre  les  peisnines  qui  prélent  à  inléicls.  C'e>l  le  pivdil  i  xoi  bilanl 
que  quelques-uns  d'eux  lireiil  de  l^urs  espéccsqui  nous  perd  de  répulsion. 
Si  tons  mes  mufrércs  me  resseniblaienl,  nous  ne  serions  pas  si  décriés; 
car  piiiir  moi.  je  ne  prête  uniquemenl  une  pour  f.iiie  plaisir  au  proehain. 
Ahl  si  le  lem|)S  élail  aii.ssi  bon  que  je  l'ai  vu  autrefois,  je  vous  olîi  irais 
ma  bourse  sans  inléiêls;  et  j.cii  s'en  faut  même,  ipiidle  ipie  .'•oil  aujour- 
d'hui la  misère,  (pie  je  ne  m-  fisse  un  sciupule  de  prêlei  au  ■lenie|-cin(|. 
M  is  on  diiail  cpie  1  argent  est  rentré  duns  le  sein  de  la  terre  :  on  n'en 
trouve  plus   el  sa  raiele  oblige  enlin  ma  morale  à  se  relâcher. 

De  c  iiiibieii  avez-vous  biMun  ?  pnuisiiivil  il  en  s'adi ess.iiil  à  mon  maî- 
tre. Il  me  faut  deu.\  cents  pisloles.  répondit  don  Muthias.  J'en  ai  quatre 
cents  ilsus  un  s.ic,  répliqua  lusurier  ;  il  n'y  a  qu'à  vous  eu  donuer  la 
moitié.  Eii  même  leinps  il  lira  de  dessous  son  manteau  un  sac  de  loile 
bleue,  qui  im;  parut  élre  le  même  ipjc  le  paysan  Talego  venait  de  laisseï 
aveccimicens  pisloles  à  Ruilrii:u<  z.Je  sus  hic  nlét  ce  qu  il  en  fallait  penser, 
el  je  vis  bien  que  .Melendez  ne  m'avait  pas  vanté  sans  raison  le  .savoir  faire 


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GIL  BLAS. 


de  cet  intendant.  LevieillarJ  vida  le  sac,  étala  les  espèces  sur  une  table, 
et  se  mit  à  les  conipler.  Celte  vue  alluma  la  cu|iidité  de  mon  maître  ;  il 
lut  Irappé  de  la  totalité  de  la  somme.  Seieneur  Descomnlgado,  dit-il  à 
l'usurier,  je  fais  une  réflexion  judicieuse.  Je  suis  un  grand  sot.  Je  n'em- 
prunte que  ce  qu'il  faut  pour  dégager  ma  parole,  sans  songer  que  je  n'ai 
pas  le  sou  ;  je  serai  obligé  demain  rie  recourir  encore  à  vous.  Je  suis  d'a- 
vis de  raller  les  quatre  cents  pisloles,  pour  vous  épargner  la  peine  de  re- 
venir. Seigneur,  répondit  le  vieillard,  je  destinais  une  partie  de  cet  argent 
à  un  bon  licencié  qui  a  de  gros  héritages  qu'il  emploie  charitablement  à 
retirer  du  monde  de  petites  tilles,  et  à  meubler  leurs  retraites;  mais  puis- 
que vous  avez  besoin  de  la  somme  entière,  elle  est  à  voire  service  ;  vous 
n'avez  seulement  qu'à  songer  aux  assurances...  Oh  !  pour  des  assurances, 
interrompit  llodrigucz  en  tirant  de  sa  poche  un  papier,  vous  en  aurez  de 
bonnes  :  voilà  un  billet  que  le  seigneur  don  Mathias  n'a  qu'à  signer.  11 
vous  donne  cinq  cents  iiisloles  à  prendre  sur  un  de  ses  fermiers,  sur  Ta- 
lego,  riche  laboureur  de  Mondejar.  Cela  est  bon,  répliqua  l'usurier  :  je 
ne  fais  pas  le  diflicultueux,  moi  ;  pour  peu  que  les  propositions  qu'on  me 
fait  soient  raisonnables,  je  les  accepte  sans  façon  dans  le  moment.  Alors 
l'intendant  présenta  une  plume  à  mon  maître,  qui,  sans  lire  le  billet,  écri- 
vit, en  sifllant,  son  nom  au  bas. 

Celte  affaire  consommée,  le  vieillard  dit  adieu  à  mon  patron,  qui  cou- 
rut l'embrasser,  en  lui  disant  :  Jusqu'au  revoir,  seigneur  usurier;  je  suis 
tout  à  vous.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  passez,  vous  autres,  pour  des 
fripons  ;  je  vous  trouve  très-nécessaires  à  l'Etat  :  vous  êtes  la  consolation 
de  mille  enfants  de  famille,  et  la  ressource  de  tous  les  seigneurs  dont  la 
dépense  e.xcéde  les  revenus.  Tu  as  raison,  s'écria  Cenlellés  :  hs  usuriers 
sontd'lioniiêles  gens  qu'on  ne  peut  assez  honorer,  et  je  veux  à  mon  tour 
embrasser  celui-ci  à  cause  du  denier  cinq.  A  ces  mots,  il  s'approcha  du 
vieillard  pour  l'accoler,  et  ces  deux  pelits-maitres,  pour  se  divertir,  com- 
mencèrent à  se  le  renvoyer  l'un  à  l'autre,  comme  deux  joueurs  de  paume 
qui  pelolent  une  balle.  Après  qu'ils  l'eurent  bien  ballotté,  ils  le  laissèrent 
sortir  avec  l'intendant,  qui  méritait  mieux  que  lui  ces  embrassades,  et 
même  quelque  chose  de  plus. 

Lor.Mpieliiidriguoz  et  son  àme damnée  furent  sortis,  don  Mathias  envoya, 
par  le  la(|uais  qui  était  avec  moi  dans  la  chambre,  la  moitié  de  ses  pis- 
tôles  à  la  comtesse  de  Pedrosa,  et  serra  l'autre  dans  une  longue  bourse 
brochée  d'or  et  de  soie  qu'il  portait  ordinairement  dans  sa  poche.  Fort  sa- 
tisfait de  se  revoir  en  fonds.  Il  dit  d'un  air  gai  à  don  Antonio  :  Que  ferons- 
nous  aujourd'hui?  tenons  conseil  là-dessus.  C'est  parler  f-n  homme  de 
ben  sens,  répondit  Centellés  ;  je  le  veux  bien,  délibérons.  Dans  le  temps 
qu'ils  allaient  rcver  ce  qu'ils  deviendiaienl  ce  jour-là.  deux  autres  sei- 
gneurs arrivèrent  :  c'étaient  don  Alexo  Seeiar  et  don  Fernand  de  Gam- 
Loa  ;  l'un  et  l'autre  à  peu  près  de  l'âge  de  mon  maître,  c'esl-à-dire,  de 
vingt-huit  à  trente  ans.  Ces  quatre  cavaliers  débutèrent  par  de  vives  acco- 
lades qu'ils  se  firent  :  ou  eût  dit  qu'ils  ne  s'étaient  point  vus  depuis  dix 
ans.  Après  cela,  don  Fernand,  qui  était  un  gros  réjoui,  adressa  la  parole  à 
don  Mathias  et  à  don  Antonio  :  Messieurs,  leur  dit-il,  où  diuez  vous  au- 
jourd'hui? Si  vous  n'êtes  point  engagés,  je  vais  vous  mener  dans  un  ca- 
baret où  vous  boirez  du  vin  des  dieux  ;  j'y  ai  soupe,  et  j'en  suis  sorti  ce 
matin  entre  cinq  et  six  hiMires.  Flùt  au  ciel,  s'écria  mon  maître,  que  j'eusse 
passé  la  nuit  aussi  saLirmcnt  1  je  n'aurais  pas  jierdu  mon  argent. 

Pour  moi,  dit  (léulelli's,  je  me  suis  donné  hier  au  soir  un  divertissement 
nouveau,  car  j'aime  à  changer  de  plaisirs.  Aussi  n'y  a-t-il  que  la  variété 
des  amusements  qui  rende  la  vie  agréaide.  Un  de  mes  amis  m'entraina 
chez  un  de  ces  seigneurs  qui  lèvent  les  iinpùts  et  font  leurs  affaires  avec 
celles  de  l'Elat.  J'y  vis  de  la  magnihceuce,  du  bon  goût,  et  le  repas  me 
parut  assez  bien  entendu  ;  mais  je  trouvai  dans  les  maîtres  du  logis  un 
ridicule  qui  me  réjouit.  Le  partisan,  quoique  des  plus  roturiers  de  sa 
compagnie,  tranchait  du  grand,  et  sa  fenmie,  bien  qu'horriblement  laide, 
faisait  l'adorable,  et  disait  mille  sottises  assaisonnées  d'im  accent  biscayen 
qi:i  leur  donnait  du  relief.  Ajoutez  à  cela  qu'il  y  avait  à  table  quatre  ou 
cini|  enfants  avec  un  précepteur.  Jugez  si  ce  souper  de  famille  me  di- 
vertit! 

Et  moi ,  messieurs,  dit  don  Alexo  Segiar,  j'ai  soupe  chez  une  comé- 
dienne, chez  Ar.sénic.  Nous  étions  six  à  table  :  Ars''nie,  Floiimonde,  avec 
nne  coquette  de  .ses  amies,  le  marquis  de  Zcnetle,  don  Juan  de  Moncade, 
et  votre  serviteur.  Nous  avons  passé  la  nuit  à  boire  et  à  dire  des  giieulées. 
tjnelle  volupté  !  il  est  vrai  qu'Arsénié  el  Floi  imonde  ne  sont  pas  de  grands 
génies;  mais  elles  ont  un  usage  de  débauche  qui  leur  tient  lieu  d'esprit. 
Ce  sont  des  créatures  enjouées,  vives,  fulles  :  cela  ne  vaut-il  pas  mieux 
cent  fuis  que  des  femmes  raisonnables? 

CllAPlTllE  IV. 

De  (luclle  mnnii;rc  Gil  Blas  fit  connaissance  avfc  les  vakls  des  pctiis-raaiires;  du  secrei 
adiniiablc  qu'ils  lui  cnsoisnertnl  puur  avoir,  il  peu  de  frais,  ia  réliulalii.il  d'Uoiiiiue 
d'cspril,  et  du  serinent  singulier  qu'ils  lui  Ureiit  laire. 

Ces  seigneurs  continuèrent  à  s'entretenir  de  cette  sorte,  jusqu'à  ce  que 
don  Malhias,  que  j'aidais  à  s'habiller  pendant  ce  temps-là,  fut  un  état  de 
sortir.  Alors  il  me  dit  de  le  suivre  ;  et  tons  ces  petils-maitres  prirent  en- 
.semblc  le  chemin  du  caharet  où  don  Fernand  de  Gaïuboa  se  proposait 
de  les  conduire.  Je  commençai  donc  à  marcher  derrière  eux  avec  trois 
aiilres  valets;  c:ir  chacun  de"  ces  cavaliers  avait  le  sien.  Je  remarquai 
avec  étouuenicnt  que  ces  Irjis  domestiques  copiaient  leurs  niailres,  et  se 


donnaient  les  mêmes  airs.  Je  les  saluai  comme  leur  nouveau  camarade. 
Ils  me  saluèrent  aussi  ;  et  l'un  d'entre  eux,  après  m'avoir  regardé  quel- 
ques moments,  me  dit  :  Frère,  je  vois  à  votre  allure  que  vous  n'avez  ja- 
mais encore  servi  de  jeune  seigneur.  Hélas!  non,  lui  répondis-ie,  et  il 
n'y  a  pas  longtemps  que  je  suis  à  Madrid.  C'est  ce  qu'il  me  semble,  ré- 
pliqua-t-il  ;  vous  sentez  la  province,  vous  paraissez  timide  el  embarrassé; 
il  y  a  de  la  bourre  dans  votre  action.  Mais  n'importe,  nous  vous  aurons 
bientôt  dégourdi,  sur  ma  parole.  Vous  me  flattez  peut-être?  lui  dis-je. 
Non,  repartit-il,  non  ;  il  n'y  a  point  de  sot  que  nous  ne  puissions  façon- 
ner; comptez  là-dessus. 

Il  n'eut  pas  besoin  de  m'en  dire  davantage  pour  me  faire  comprendre 
que  j'avais  pour  confrères  de  bons  enfants,  et  que  je  ne  pouvais  être  en 
meilleures  mains  pour  devenir  joli  garçon.  En  arrivant  au  cabaret,  nous 
y  trouvâmes  un  repas  tout  préparé,  que  le  seigneur  don  Fernand  avait 
eu  la  précaution  d'ordonner  dès  le  maiiii.  Nos  maîtres  .se  mirent  à  table, 
et  nous  nous  disposâmes  à  les  servir.  Les  voilà  qui  s'eutreiienncnt  avec 
beaucoup  de  gaieté.  J'avais  un  extrême  plai^ir  à  les  entendre.  Leur  carac- 
tère, leurs  pensées,  leurs  expressions,  me  divertissaient,  (lue  de  feu  ! 
que  de  .saillies  d'imagination  !  Ces  genslà  me  parurent  une  espèce  nou- 
velle. Lorsqu'on  en  fut  au  fruit,  nous  leur  apportâmes  une  copieuse 
quantité  de  bouteilles  des  meilleurs  vins  d'Espague,  et  nous  les  quit- 
tâmes pour  aller  diner  dans  une  petite  salle  où  l'on  nous  avait  dressé 
une  table. 

Je  lie  tardai  guère  à  m'apercevoir  que  les  chevaliers  de  ma  quadrille 
avaient  encore  plus  de  mérite  que  je  ne  me  Fêlais  imaginé  d'abord.  Ils 
ne  se  contentaient  pas  de  prendre  les  manières  de  leurs  maîtres  :  ils  en 
affectaient  même  le  langage;  et  ces  marauds  les  rendaient  si  bien,  qu'à 
un  air  de  qualité  prés,  c'était  la  même  chose.  J'admirais  leur  air  libre  et 
aisé,  j'étais  encore  [ilus  charnié  de  leur  esprit,  et  je  désespérais  d'être 
jamais  aussi  agréable  qu'eux.  Le  valet  de  don  Fernand,  attendu  que  c'é- 
tait son  maître  qui  régalait  les  noires,  fit  les  honneurs  du  repas;  et, 
voulant  que  rien  n'y  manquât,  il  appela  l'Iiôte,  et  dit  :  Monsieur  le  maître, 
donnez-nous  dix  bùiiteilles  de  votre  plus  excellent  via  ;  et,  comme  vous 
avez  coutume  de  faire,  vous  les  ajouterez  à  celles  que  nos  messieurs  au- 
ront burs.  Trés-voloutiers,  répondit  l'hole;  mais,  monsieur  Gaspard, 
vous  savez  que  le  seigneur  don  Fernand  me  doit  déjà  bien  des  repas.  Si 
par  votre  moyeu  j'en  pouvais  tirer  quelques  espèces...  Oh  !  interrompit 
le  valel,  ne  vous  niellez  point  en  peine  de  ce  qui  vous  est  dû;  je  vous 
en  réponds,  moi  :  c'est  de  l'or  en  barre  que  les  dettes  de  mon  maître. 
Il  est  vrai  que  quelques  discourtois  créanciers  ont  fait  saisir  nos  reve- 
nus ;  mais  nous  obiiendrons  mainlevée  au  premier  Jour,  et  nous  vous 
payerons,  sans  examiner  le  mémoire  que  vous  nous  fournirez.  L'hôte 
nous  apporta  du  vin,  malgré  les  saisies  ;  et  nous  en  bûmes  en  attendant 
la  mainlevée.  11  fallait  voir  comme  nous  nous  portions  des  santés  à  tous 
momeiils,  en  nous  donnant  les  unsaux  autres  les  surnoms  de  nos  m.dtres. 
Le  valet  de  don  Antonio  appelait  Camboa  celui  de  don  Fernand,  et  le 
valet  de  don  Fernand  appelait  Geutcllés  ci  lui  de  don  Antonio  :  ils  me 
nommaient  de  même  Silva;  et  nous  nous  enivrions  peu  à  peu,  sous  ces 
noms  empruntés,  tout  aussi  bien  que  les  seigneurs  qui  les  portaient  vé- 
ritablement. 

Quoique  je  fusse  moins  brillant  que  mes  convives,  ils  ne  laissèrent  pas 
de  me  témoigner  qu'ils  étaient  assez  contents  de  moi.  Silva,  me  dit  ua 
des  plus  dessalés,  nous  ferons  quelque  chose  de  toi,  mon  ami  :  je  m'a- 
perçois que  tu  as  un  fonds  de  génie  ;  mais  tu  ne  sais  pas  le  faire  valoir, 
La  crainte  de  mal  parler  t'empêche  de  rien  dire  au  hasard  ;  et  toutefois 
ce  n'est  qu'eu  hasardant  des  discours  que  mille  gens  s'érigent  aujour- 
d'hui en  beaux  eqirits.  Veux-lu  briller,  tu  n'as  qu'à  te  livrer  à  la  vivacité, 
el  risquer  indilTéremment  tout  ce  qui  pourra  te  venir  à  la  bouche  :  ton 
étouruerie  passera  pour  une  noble  hardiesse.  Quand  tu  débiterais  cent 
impertinences,  pourvu  qu'avec  cela  il  t'échappe  seulement  un  bon  mot, 
on  oubliera  les  sottises;  on  retiendra  le  liait,  et  l'on  concevra  une 
haute  opinion  de  ton  mérite.  C'est  ce  que  pratiquent  si  heureusement  nos 
maîtres  ;  el  c'est  ainsi  qu'eu  doit  user  tout  homme  qui  vise  à  la  réputa- 
tion d'un  esprit  distingué. 

Outre  que  je  ne  souhaitais  que  trop  passer  pour  un  beau  génie,  le  se- 
cret ((u'oii  m'enseignait  pour  y  réussir  me  paraissait  si  facile,  que  je  ne 
crus  pas  devoir  le'négliger.  Je  l'éprouvai  sur-le-champ,  et  le  vin  que 
j'avais  bu  rendit  1  épreuve  heureuse;  c'est  à-dire  que  je  parlai  à  tort  et 
à  travers,  et  que  j'eus  le  bonheur  de  mêler  parmi  beaucoup  d'extrava- 
gances qiielcpies  pointes  d'esprit  (|ui  m'alliièrent  des  applaudissements. 
Ce  coup  d'essai  me  remplit  de  conlîaiice;  je  redoublai  de  vivacilé  pour 
produire  quelque  bonne  saillie,  et  le  hasard  voulutcncore  que  mes  efforts 
ne  fussent  pas  inutiles. 

Eh  bien  ,  me  dit  alors  celui  de  mes  confrères  qui  m'avait  adressé  la 
parole  dans  la  rue,  ne  commences-tu  pas  à  le  décrasser?  Il  n'y  a  pas 
deux  heures  que  tu  es  avec  nous,  et  te  voilà  déjà  lout  autre  que  tu  n'é- 
tais :  tu  changeras  tous  les  jours  à  vue  dœil.  Vois  ce  que  c'est  que  do 
servir  des  personnes  de  qualité  !  cela  élève  l'esprit  :  les  comliti  iiis  bour- 
geoises ne  font  pas  cet  ell'et.  Sans  doute,  lui  répondis-je;  aussi  je  veux 
désormais  consacrer  mes  services  à  la  noble.s.se.  C'est  fort  bien  dit,  s'é- 
cria le  valel  de  don  Fernand  entre  deux  vins.  Il  n'appartient  pas  aux 
boiiigeciis  lie  |Mi.sséder  des  génies  supérieurs  comme  nous.  Allons,  mes- 
sii'iirs.  ajouta-t-il,  faisons  serment  que  nous  ne  servirons  jamais  ces  gre- 
diiis-li;  jiinms-eu  par  le  Slyxl  Nous  lui  applaudîmes  ;  et,  le  verre  à  la 
main,  nous  fîmes  tous  ce  burlesque  serment.  Nous  demeurâmes  à  table 


GIL  BL4S. 


jusqu'à  ce  qu'il  plût  à  nos  ninilrcs  de  se  retirer.  Ce  fut  à  minuil;  ce  qui 
]i,irut  il  mes  camarades  lui  excès  de  sobriélc.  11  csl  vrni  que  ces  seigneurs 
ne  snrlaienl  de  si  bonne  heure  du  cabaret  nue  pour  aller  chi'z  une  fa- 
meuse coquette  qui  logeait  dans  le  quartier  de  la  cour,  et  don!  la  maison 
était  nuit  et  jour  ouverte  aux  gens  de  plaisir.  C'était  une  femme  de 
trente-cinq  a  quarante  ans,  parfaitement  belle  encore,  amusante,  et  si 
consommée  dans  l'art  de  plaire,  qu'elle  vendait,  disait-on,  pins  cher  les 
restes  de  sa  beauté  qu'elle  n'en  avait  vendu  les  prémices.  Il  y  avait  tou- 
jours chez  elle  deux  ou  trois  autres  coquettes  du  premier  ordre,  qui  ne 
contribuaient  pas  peu  au  grand  concours  de  seigneurs  qu'on  y  voyait. 
Ils  y  jouaient  l'aprés-dinée;  ils  soupaient  ensuite,  cl  passaient  la  nuit  à 
boire  et  à  se  réjouir.  >'os  maitres  denienrérent  là  jusqu'au  jour,  et  nous 
aussi,  sans  nous  ennuyer;  car.  tandis  qu'ds  étaient  avec  les  maîtresses, 
nous  nous  amusions  avec  les  soubrettes.  Enfin  nous  nous  séparâmes  tous 
au  lever  de  l'auiore.  et  nous  allâmes  nous  reposer  chacun  de  son  côté. 

.Mon  maître  s'élant  levé  à  son  ordinaire,  sur  le  miili,  s'habilla.  11  sortit. 
Je  le  .suivis,  et  nous  entrâmes  chez  don  .\ntonio  Cenlellés,  où  nous  trou- 
vâmes un  certain  don  Alvaro  de  Acunn.  C'était  un  vieux  gentilhomme, 
un  professeur  de  débauche.  Tous  les  jeunes  gens  qui  voulaient  devenir 
des  hommes  agréabb'S  se  mettaient  entre  ses  mains  11  les  formait  au 
|ilaisir,  leur  enseignait  à  briller  dans  le  monde  et  à  dissiper  leur  patri- 
moine. Il  n'appi'éhendail  plus  de  m.ingcr  le  sien,  l'affaire  en  élnil  faite. 
Après  que  ces  trois  cavaliers  se  furent  embrassés,  Cenlellés  dit  à  mon 
maître  :  Parbleu,  di;n  .Malhias,  lu  ne  pouvais  arriver  ici  plus  à  propos! 
don  Alvaro  vient  me  prendre  pour  nie  mener  chez  un  bourgeois  (pii  donne 
à  diner  au  marquis  de  Zemiie  et  à  don  Juan  de  Moncadc:  je  veux  que  tu 
sois  de  la  partie.  Et  comment,  dit  don  Malhias,  nomme-l-nn  ce  bourgeois? 
Il  s'appelle  Grégorio  de  Noriega,  dit  alors  don  Alvar,  et  je  vais  vous  ap- 
prenure  en  deux  mois  ce  que  c'est  que  ce  jeune  homme.  Son  père,  qui 
est  un  riche  joaillier,  est  allé  négocier  des  pierreries  dans  les  pays  éiran- 
gers,  et  lui  a  laissé,  en  partant,  la  jouiss.nnce  d'un  gios  revenu.  Grégorio 
est  un  sot  qui  a  une  disposition  pnjcbaine  à  manger  tout  son  bien,  qui 
tranche  du  petit-niaitre,  et  veut  passer  pour  un  honmie  d'esprit,  en  dé- 
pit de  la  nature.  H  m'a  prié  de  le  conduire.  Je  le  gouverne  ;  et  je  puis  vous 
assurer,  messieurs,  nue  je  le  mené  bon  train.  Le  fonds  de  son  revenu  est 
déjà  bien  entamé.  Je  n'en  doute  pas,  s'écria  Cenlellés  ;  je  vois  le  bour- 
geois à  l'hôpital.  Allons,  don  Malhias,  continua-t-il,  faisons  connais- 
sance avec  cet  homme-là,  et  contribuons  à  le  ruiner.  J'y  consens,  ré- 
pondit mon  maître  ;  aussi  bien  j'aime  A  voir  renverser  In  fortune  de  ces 
petits  seigneurs  roturiers,  qui  s'imaginent  (|u'on  les  confond  avec  nous, 
lîieu,  par  exemple,  ne  me  divertit  tant  que  la  disgrâce  de  ce  fils  de  pu- 
lilicain,  à  qui  le  jeu  et  la  vanité  de  figurer  avec  les  grands  ont  fait  ven- 
dre jusipi'à  sa  maison.  Oh  I  pour  celui-là,  reprit  don  Antonio,  il  ne 
mérite  pas  qu'on  le  plaigne  :  il  n'est  pas  moins  fat  dans  sa  misère  qu'il 
l'était  dans  sa  prospérité. 

Cenlellés  et  mon  maître  se  rendirent,  avec  don  Alvar,  chez  Grégorio 
Woriega.  Nous  y  allimes  aussi,  Mogicon  et  moi,  tous  deux  ravis  de  trou- 
ver une  franclïe  lippée,  et  de  contribuer  de  notre  part  à  la  ruine  du 
bourgeois.  En  entrant,  nous  aperçûmes  plusieurs  hommes  occupés  à  |irc- 
|)arcr  le  diner;  et  il  sortait  des 'ragoûts  qu'ils  faisaient  une  lumée  qui 
|uévcnail  l'odorat  en  faveiu-  du  goùl.  Le  marquis  de  Zenetlc  et  don  Juan 
de  .Moncade  venaient  d'arriver.  Le  maître  du  logis  me  parut  im  grand 
benêt.  Il  affcclait  en  vain  de  prendre  l'allure  des  petits-maîtres;  celait 
une  Ires-mauvaise  copie  de  ces  excellents  originaux,  ou,  pour  mieux 
dire,  un  imbécile  qui  voul.iit  se  donner  un  air  délibéré.  Ueprésenlez- 
voiis  un  homme  de  ce  caractère  entre  cinq  railleurs  qui  avaient  tous  pour 
but  de  se  moquer  de  lui  et  de  l'engager  dans  de  grandes  dépenses.  Mes- 
sieurs, dit  don  Alvar,  après  les  premiers  complimenls,  je  vous  doime  le 
seigneur  Grégorio  de  Norieg.i  pour  un  cavalier  des  plus  parfaits.  Il  pos- 
séiie  mille  belles  qualités.  Savez-vous  qu'il  a  l'esprit  Ires-cullivé?  \ous 
n'avez  qu'à  choisir  :  il  est  également  fort  sur  toutes  les  matières,  depuis 
la  logique  la  plus  Une  et  la  plus  serrée  jusqu'à  l'orlhograplie.  Oh  !  cela 
est  trnp  llatleur,  interrompit  le  bourgeois  en  riant  de  fort  mauvaise 
gràic.  Je  pourrais,  seigneur  .Mvaro,  vous  rétorquer  1  argument  ;  c'esl 
vous  i|ui  clés  ce  qu'on  appelle  un  puits  d'érudition.  Je  n'avais  pas  dessein, 
reprit  don  Alvar,  de  m'allirer  une  louange  si  spirituelle  ;  m;.is  en  vérité, 
ines>ieurs,  jioursuivit-il,  le  seigneur  Grégorio  ne  .saurait  manquer  de 
s'acipierir  du  nom  dans  le  monde.  Pour  moi,  dit  don  Antonio,  ci' qui  me 
charme  en  lui,  et  ce  que  je  mets  même  au-dessus  de  l'orthographe,  c'est 
le  choix  judicieux  qu'il  l'ait  des  personnes  (pi'il  fré  piente.  Au  lieu  de  se 
h  irncr  .lu  commerce  des  bourgeois,  il  ne  veut  voir  que  de  jeunes  sei- 
gneurs, s:ins  s'embarrasser  de  ce  qu'il  lui  en  coulera.  Il  y  a  la  dedans 
une  élévation  de  senlinients  qui  m'enchante  ;  et  voilà  ce  qu'on  ap|iellc 
dépenser  avec  goi'it  et  avec  discerncmenl. 

lies  discours'ironiques  ne  firent  que  précéder  mille  autres  semblables. 
Le  pauvre  Grégorio  fui  accommo.lc  de  toutes  iiièces.  Les  pelils-niaitres 
lui  lançaient  tour  à  tour  des  traits  dont  le  sot  ne  seiilaît  point  l'alleinle  ; 
aii  coniraire,  il  prenait  au  pied  de  la  letlrc  tout  ce  qu'on  lui  disait  et  il 
par.ii>sait  lort  coulent  de  ses  convives  ;  il  lui  semblait  même  <pren  le 
loin  liant  en  ridicule,  ils  lui  faisaient  encore  grâce.  Enlin  il  leur  sitviI 
de  joint  pendant  qu'ils  furenl  à  table,  et  ils  y  demeiiréicnl  le  rcsti;  ilii 
.0  ir  et  de  la  nuit  tout  entière.  ÎSoiis  bûmes  à  discrétion,  de  même  ipie 
nos  ir.aitres,  cl  nous  étions  bien  coiidilionnés  les  uns  cl  les  autres  quand 
nous  surlimes  de  chez  le  bourgeois. 


CHAPITRE  V. 
Gil  Dl.ns  devient  lionimc  à  lionnes  fortiiaos   11  fait  connaiss.ince  avec  une  jolie  personne. 

Après  quelques  heures  de  sommeil,  je  me  levai  en  bonne  humeur,  et 
me  souvenant  des  avis  que  Melendez  m'avait  donnés,  j'allai,  en  attendant 
le  réveil  de  mon  maiire,  faire  ma  cour  à  notre  intendant,  dont  la  vanité 
me  parut  un  peu  llatlée  de  l'attention  que  j'avais  à  lui  rendre  mes  res- 
pects. 11  me  reçut  d'un  air  gracieux,  cl  me  demanda  si  je  m'accommo- 
dais du  genre  de  vie  des  jeunes  seigneurs.  Je  répondis  qu'il  était  nou- 
veau pour  moi,  mais  que  je  ne  désespérais  pas  de  m'y  accoutumer  dans 
la  suite. 

Je  m'y  accoulumai  effcclivemenl,  et  bientôt  même.  Je  changeai  d'hu- 
meur et  d'esprit.  De  sage  et  posé  que  j'étais  auparavant,  je  devins  vif. 
étourdi,  lurlupin.  Le  valet  de  don  Antonio  me  fit  compliment  sur  ma  mé- 
tamorphose, et  me  dit  que,  pour  être  un  illustre,  il  ne  me  manquait  plus 
que  d'avoir  de  bonnes  fortunes.  Il  nie  représenta  que  c'était  une  chose, 
absolument  nécessaire  pour  achever  un  joli  homme  ;  que  tons  nos  ca- 
marades étaient  aimés  de  quelque  belle  personne,  et  que  lui,  pour  sa 
part,  possédait  les  bonnes  grâces  de  deux  femmes  de  qualité.  Je  jugeai 
que  le  maraud  mentait.  Monsieur  Jlogicon,  lui  dis-je,  vous  êtes  sans 
doute  un  garçon  bien  l'ait  et  fort  spirituel,  vous  avez  du  mérite  ;  mais  je 
ne  comprends  pas  comment  des  femmes  de  qualité,  chez  qui  vous  ne 
demeurez  point,  ont  pu  se  laisser  charmer  d'un  homme  de  votre  con- 
dition. Oh!  vraiment,  me  répondit-il,  elles  ne  savent  pas  qui  je  suis. 
C'est  sous  les  habits  de  mon  maître  et  même  sous  son  nom  que  j'ai  fait 
ces  conquêtes.  Voici  comment.  Je  m'habille  en  jeune  seigneur,  j'en  prends 
les  manières;  je  vais  à  la  promenade;  j'agace  toutes  les  femmes  que  je 
vois,  jusqu'à  ce  que  j'en  rencontre  une  qui  réponde  à  Tiies  mines.  Je  suis 
celle-là.  et  fais  si  bien  que  je  lui  parle.  Je  me  dis  don  Antonio  (ientellés. 
Je  demande  un  rendez-vous;  la  dame  fait  des  façons  ;  je  la  presse,  elle 
me  l'accorde,  cl  cœlera.  C'est  ainsi,  mon  enfant,  continua-l-il.  que  je  me 
conduis  pour  avoir  de  bonnes  fortunes,  et  je  te  conseille  de  suivre  innii 
exemple. 

J'avais  trop  d'envie  d'êlre  un  illustre,  pour  n'écouler  pas  ce  conseil  : 
outre  cela,  je  ne  me  sentais  pas  de  répugnance  pour  une  intrigue  amou- 
reuse. Je  formai  donc  le  dessein  de  me  travestir  en  jeune  seigneur,  pour 
aller  chercher  des  aventures  galantes.  Je  n'osais  me  déguiser  dans  notre 
hôtel,  de  peur  que  cela  ne  fût  remarque.  Je  pris  un  bel  habillement  com- 
plet dans  la  garde-robe  de  mon  maître,  et  j  en  fis  un  paquet,  que  j'em- 
portai chez  lin  petit  barbier  de  mes  amis,  où  je  jugeai  que  je  pourrais 
m'habiller  et  me  déshabiller  commodément.  Là,  je  me  parai  le  mieux 
qu'il  me  fut  |iossible.  Le  barbier  mit  aussi  la  main  à  mon  ajustement,  et 
quand  nous  crûmes  qu'on  n'y  pouvait  plus  rien  ajouter,  je  marchai  vers 
le  pré  de  Saint-Jérôme,  d'où  j'étais  bien  persuadé  que  je  ne  reviendrais 
pas  sans  avoir  trouvé  quehpie  bonne  fortune.  Mais  je  ne  fus  pas  obligé  de 
courir  si  loin  pour  en  ébaucher  une  des  plus  bril  antes. 

Comme  je  traversais  une  rue  détournée,  je  vis  sortir  d'une  petite  mai- 
son, et  monter  dans  un  carrosse  de  lnuage  qui  était  à  la  porte,  une  dame 
richement  habillée  et  parfaitement  bien  faite.  Je  m'arrêtai  tout  court 
pour  la  considéier,  et  je  la  saluai  d'un  air  à  lui  faire  cnmprendie  qu'elle 
ne  me  déplaisait  pas.  De  son  côlé,  jioiir  me  faire  voir  qu'elle  meiitait 
encore  plus  que  je  ne  pensais  mon  attention,  elle  leva  ymw  un  moment 
son  voile,  et  offrit  à  ma  vue  un  visage  des  plus  agréables.  Cependant  le 
carrosse  partit,  et  je  demeurai  dans  la  rue,  un  peu"  étourdi  des  traits  que 
je  venais  de  voir.  La  jolie  figure  !  disais-jc  en  moi-même  :  peste  !  il  fau- 
drait cela  pour  m'achever.  Si  les  deux  dames  qui  aiment  Mogicon  sont 
aussi  belles  que  celle-ci,  voilà  un  faquin  bien  heureux.  Je  serais  charmé 
de  mou  sort  si  j'avais  une  pareille  maîtresse.  Eu  faisant  celle  réllexiiui, 
je  jetai  les  yeux  par  hasard  sur  la  maison  d'où  j'avais  vu  sortir  cette  iii- 
mable  |iersonne,  et  j'aperçus  à  la  fenêtre  d'une  salle  base  une  vieille 
femme  qui  me  lit  signe  d'entrer. 

Je  volai  aussilôt  dans  la  maison,  et  je  trouvai  dans  une  salle  assez 
propre  cette  vénérable  et  discrète  vieille,  qui,  me  prenant  pour  un  mar- 
quis tout  au  moins,  me  salua  respectueusement,  et  me  dit  :  Je  ne  doute 
pas,  seigneur,  que  vous  n'ayez  mauvaise  opinion  d'une  femnie  qui,  sans 
vous  connaîlre,  vous  fait  signe  d'entrer  chez  elle  ;  mais  vous  jugerez 
peut-être  plus  favorablement  de  moi,  (luand  vous  saurez  que  je  n'en  use 
pas  de  cette  sorte  avec  tout  le  monde.  Vous  me  paraissez  un  seigneur  de 
la  cour'?  Vous  ne  vous  Iromnez  pas,  ma  mie,  inlerrompis-je  en  élendant 
la  jambe  droite  et  penchant  le  corps  sur  la  hanche  gaiicbc  ;  je  suis,  sans 
vanité,  d'une  des  plus  grandes  maisons  d'Espagne.  Vous  en  avez  bien  la 
mine,  reprit  elle,  et  je  vous  avouerai  que  j'aime  à  faire  plaisir  aux  per- 
sonnes de  qualité  :  c'est  mon  faible.  Je  vous  ai  observé  par  ma  fenêtre. 
Vous  avez  regardé  tiès-atlentivemenl,  ce  me  semble,  une  dame  (pii  vienl 
de  me  quitter.  Vous  sentiriez-vous  du  goùl  pour  elle?  dites-le  imn  con- 
lideinmenl.  l'oi  dbonime  de  cour!  lui' répmidis-je,  elle  m'a  frappé:  je 
ii'.d  jiinais  rien  vu  de  plus  |iiquant  que  cette  créature-là  !  Fnnlllez-nous 
ensemble,  ma  bonne,  ei  comptez  sur  ma  reconnaissance.  Il  fait  bon  ren- 
dre ces  sortes  de  services  à  nous  autres  grands  seigneurs  ;  ce  ne  simt  pas 
{•eux  que  nous  pav<ms  le  plus  mal. 

Je  vous  l'ai  déj'à  dit,  replii|ua  la  vieille,  je  suis  toute  dévouée  aux  per- 
sonnes de  condition;  je  me  plais  à  leur  être  nlih'.  Je  reçois  ici,  Jiar 


5i 


GIL  BLAS. 


exemple,  ccrlnincs  femmes  que  des  dehors  de  verlii  empêchent  de  voir 
leurs  g.ilnnls  cliez  elles.  Je  leur  prête  ma  maison  pour  concilier  leur 
tempérament  avec  la  biensénnce.  Fort  bien,  lui  dis-je  ;  et  vous  venez 
appareniment  de  faire  ce  |ilaisir  à  la  dame  dont  il  s'afrit?  Non,  répoiidil- 
elle,  c'est  une  jeune  veuve  de  qualité  qui  cherche  un  amant;  mais  elle 
est  si  diflicile  lâ-dessns,  que  je  ne  sais  si  vous  lui  convicniirez,  malirré 
tout  le  mérite  que  vous  pouvez  avoir.  Je  lui  ai  déjà  |)résenté  trois  cava- 
liers bien  bâtis,  qu'elle  a  dédaignés.  Oh  1  parbleu,  ma  chère,  m'écriai-je 
d'un  air  de  conTiance,  lu  n'as  qu'à  me  mettre  à  ses  trousses  ;  je  t'en 
rendr.  i  bon  compie,  sur  ma  parole.  Je  suis  curieux  d'avoir  un  tète-à- 
tùle  avec  une  beauté  diflicile:  je  n'en  ni  point  encore  rencontré  de  ce 
earnclére-la.  Eh  bien  .  me  dil  la  vieille,  vous  n'avez  (|u'à  venir  ici  demain 
à  la  même  heure,  vous  satisferez  votre  curiosité.  Je  n'y  manquerai  pas, 
lui  repartis-je  :  nous  verrons  si  un  jeune  seigneur  tel  que  moi  peut  rater 
une  conquête. 

Je  retournai  chez  le  petit  barbier,  sans  vouloir  chercher  d'autres  aven- 
tures, et  fort  ini patient  de  la  suite  de  celle-là.  Ainsi,  b'  joursuivani,  aiiros 
m'élre  encore  bien  ajusté,  je  me  rendis  chez  la  vieille  une  heure  plus 
tôt  qu'il  ne  fallait.  Seigneur,  me  dit-elle,  vous  êtes  ponctuel,  et  je  vous 
en  sais  bon  gré.  Il  est  vrai  que  la  cliose  en  vaut  bien  la  peine.  J'ai  vu 
notre  jeune  veuve,  et  nqus  nous  sommes  fort  entretenues  de  vous.  On 
m'a  défen(|H  de  parler  ;  mais  j'ai  pris  lant  d'amitié  |iour  vous,  que  je  ne 
puis  me  taire.  Vous  avez  plu,  et  vous  allez  devenir  un  heureux  seigneur. 
Entre  nous,  la  dame  est  nu  morceau  tout  appétissant  :  son  mari  n'a  pas 
vécu  longtemps  avec  elle  ;  il  n'a  fait  que  passer  comme  une  ombre;  elle 
a  tout  le  niérite  d'une  fille.  La  bonne  vieille,  sans  doute,  voulait  dire 
d'une  de  ces  tilles  ilespril  qui  savent  vivre  sans  ennui  dans  le  célibat. 

L'héroïne  d»  rendez-vous  arriva  bientôt  en  carrosse  de  louage  comme 
le  jour  précédent,  et  vêtue  de  superbes  habits.  B'abord  qu'elle  parut 
dans  la  salle,  je  débutai  p^r  cini(  ou  six  révérences  de  pelit-maitre,  ac- 
compagnées de  leurs  plus  graneuses  conlurs-ons.  Après  quoi  je  m'aji- 
procliai  d'elle  d'un  air  trés-familier,  et  lui  dis;  iM.=i  princesse,  vous  voyez 
un  seigneur  qui  en  a  clans  l'ailit.  Votre  image,  depuis  hier,  s'offre  inces- 
samment à  mon  cs|ail,  et  vous  avez  expulsé  de  mon  cœur  une  du- 
che.s.se  qui  commençait  à  y  prendic  pied.  Le  triomphe  est  trop  glorieux 
pour  moi.  ré|iondil-clle  en  ôlant  .<(in  voile  ;  mais  je  n'en  ressens  pas  une 
joie  pure.  Un  jeune  seigneur  aime  le  cliangenicnl,  et  sou  cœur  est,  dit-on, 
idus  diflicile  à  garder  que  la  pislole  volante.  Eb  !  ma  reine,  repris-jc, 
laissons  là,  s'il  vous  plail,  l'avenir-,  ne  songeons  qu'au  luésent.  Vous  êtes 
belle,  je  suis  amoureux.  Si  mon  amour  vous  est  agréable,  engageons- 
nous  sans  réllexinn.  Embarquons-nous  comme  des  matelots;  n'envisa- 
geons point  les  jiérils  de  la  navigation,  n'en  regardons  que  les  plaisirs. 

En  achevant  ces  paroles,  je  me  jelai  avec  transport  aux  genoux  de  ma 
nym|ihe;  et,  pour  mieux  imiter  les  petiis-maiires,  je  la  juessai  d'une 
manière  pétulante  de  faire  mon  bonheur.  Elle  me  parut  un  peu  émue 
de  mes  instances,  mais  elle  ne  crut  pas  devoir  s  y  rendre  encore,  et  me 
repoussant,  Arrêlez-vous,  me  dit-elle,  vous  êtes  trop  vif;  vous  avez  l'air 
lilierlin.  J'ai  biep  peur  que  vous  ne  soyez  un  petit  débauché.  Ei  donc, 
madame,  m'ccriai-je  ;  pouvez-vous  haïr  ce  qu'aiment  les  femmes  hors 
du  commun  !  Il  n'y  a  plus  i|ue  quelques  bourgeois  qui  se  révoltent  contre 
la  débauche.  C'en  est  trop,  reprit-elle,  je  me  rends  à  une  raison  si  forte. 
Je  vois  bien  (lu'avec  vous  antres  seigneurs  les  grimaces  sont  inutiles  :  il 
faut  qu'une  femme  fasse  la  moitié  du  chemin.  Apprenez  donc  votre  vic- 
toire, ajouta-t-elle  avec  une  apparence  de  confusion,  comme  si  sa  pudeur 
qui  souffert  de  cet  aveu  ;  vous  m'avez  inspiré  des  sentiments  que  je  n'ai 
jamais  eus  pour  personne,  et  je  n'ai  plus  besoin  que  de  savoir  qui  vous 
éles,  pour  me  déterminer  à  vous  choisir  pour  mou  amant.  Je  vous  crois 
mi  jeune  seigneur,  et  même  un  honnête  homme  :  cependant  je  n'en  suis 
1  oint  assurée  ;  et,  quelque  prévenue  (pie  je  sois  en  votre  faveur,  je  ne 
veux  pas  donner  ma  tendresse  à  un  inconnu. 

Je  me  souvins  alors  de  quelle  façon  le  valet  de  don  Antonio  m'avait  dit 
qu'il  sortait  d'un  pareil  embarras;  et  voulant  à  son  exemple  passer  pour 
mon  maître:  M.idame,  dis-je  à  ma  veuve,  je  ne  me  défendrai  point  de 
vous  apprendre  mou  nom  ;  il  est  assez  iieau  pour  mériter  d'être  avoué. 
Avez-vous  entendu  parler  de  don  .'(lalbiasde  Silva'.'  Oui,  répondit-elle;  je 
vo\is  dirai  même  que  je  l'ai  vu  chez  une  personne  de  ma  connaissance. 
Quoique  déjà  effronlé,  je  fus  un  jieu  troublé  de  celte  réponse.  Je  me  ras- 
surai loulefois  dans  le  moment;  el,  faisant  force  de  génie  pour  me  tirer 
de  là  ;  Eh  bien,  mon  ange,  lepris-je,  vous  connaissez  un  seigneur... 
que...  je  connais  aussi...  Je  suis  de  sa  maison,  puisqu'il  faut  vous  ledire. 
8on  m:n\  épousa  la  belle-sœur  d'un  oncle  de  mon  |iéie.  Nous  sonmies, 
comme  vous  voyez,  assez  proches  parents.  Je  m'a|ipelle  don  César.  Je  suis 
lils  uiii(|ue  de  1  illustre  don  Eernand  de  liibeia,  ((ui  fut  liié,  il  y  a  (piinze 
ans,  dans  une  bataille  (|ui  se  donna  soi-  les  frontières  de  l'ortiigal.  Je  vous 
ferais  bien  un  détail  de  l'aclion  ;  elle  fut  diablement  vive;  mais  ce  serait 
perdre  des  moments  précieux  que  l'amour  veut  que  j'emploie  plus 
agréablement. 

Je  devin.s  pressant  et  pas.^ionné  après  ce  discours;  cequi  ne  me  mena  pour- 
tant à  rien.  Les  laveurs  que  ma  déesse  me  laissa  prendre  ne  si  rvireiit  qu'à 
me  faire  soupirer  après  celles  qu'elle  me  lei'iisa.  Li  cruelle  regagna  son 
carrosse,  qui  l'allendail  à  la  porte.  Je  ne  laissai  pas  néanmoins  de  me 
retirer  Ircs-satisf.iil  de  ma  bonne  fortune,  bien  i|ne  je  ne  fusse  pas  encore 
parfaitement  heureux.  Si,  disais-je  en  moi-même,  je  n'ai  obtenu  que  des 
demi-boniés,  c'est  (pie  ma  dame  est  une  personne  qualifiée,  qui  n'a  pas 
cru  devoir  céder  à  mes  transports  dans  une  première  entrevue.  La  fierté 


de  sa  naissance  a  relardé 'îiion  bonheur;  mais  il  n'est  différé  que  de  quel- 
ques jours.  11  est  hien  vrai  que  je  me  rppiése'  tai  aussi  qne  ce  pouvait 
cire  une  maioise  des  plus  raffinées.  Cependant  j'aimai  niiiux  reg-iider  la 
chose  du  bon  l'oté  que  du  mauvais,  et  je  conservai  l'avanlageiise  opinion 
que  j'avais  conçue  de  ma  veuve.  Nous  étions  convenus  en  nousqiiillantde 
nous  rcvidr  le  surlendemain  ;  el  l'espérance  de  parvenir  an  comble  de  mes 
vœux  me  donnait  un  avant-goi'it  des  plaisirs  donlje  me  flattais. 

L'esprit  plein  des  plus  riantes  images,  je  me  rendis  chez  mon  barbier. 
Je  changeai  d'habit,  et  j'allai  joindre  mon  maîlre  dans  un  Iripotoiïje  savais 
qu'il  était.  Je  le  trouvai  engagé  au  jeu.  el  je  m'aperçus  qu'il  gagnait;  car 
il  ne  ressemblait  pas  à  ces  joueurs  froids  qui  s'ciiriciiissenl  oii  se  ruinent 
sans  changer  de  visage.  H  était  railleur  et  insolent  dat'S  la  prospéiilé,  et 
fort  bourru  dans  la  mauvaise  forinne.  11  sortit  fort  tai  du  tripot,  et  prit 
le  chemin  du  Thcàln-  du  Prince.  Je  le  suivis  jusqu'à  la  porte  de  la  co- 
médie; là,  me  mrtlaul  un  ducat  dans  la  main  :  Tiens,  Gil  Blas,  me  dit-il, 
puisque  j'ai  gagné  aujourd'hui,  je  veux  que  lu  t'en  ressentes  :  va  le  diver- 
tir avec  tes  camarades,  et  viens  me  prendre  à  minuit  cliez  Arsénié,  où  je 
dois  souper  avec  don  Alexo  Segiar.  A  ces  mois,  il  rentra,  et  je  demeurai  à 
rêver  avec  qui  je  pourrais  dépenser  mon  ducat,  selon  l'inlention  du  fonda- 
teur. Je  ne  rêvai  pas  longtemps.  Clarin,  valet  de  don  Alexo,  se  préseiila 
loul  àconp  devantmoi.  Je  lemenaiau  premier  cabaret,  etnoiisnousyamii- 
sàmes  jusqu'à  minuit.  De  là  nous  nous  rendîmes  à  la  niai.-ou  d'Arsenic, 
où  Clarin  avait  ordre  aussi  de  se  Irouver  Un  petit  laquais  nous  ouvrit  la 
porte,  et  nous  fil  entrer  dans  une  salle  basse,  où  la  femme  de  chambre 
d'Arsénié  cl  celle  de  Florimonde  riaient  à  gorge  déployée  en  s'enlretenant 
ensemble,  tandis  qne  leurs  maîtresses  étaient  en  haut  avec  nos  maiires. 

L'arrivée  de  deux  vivants  qui  venaient  de  bien  souper  ne  poiivaii  pas 
être  dé.sagréable  A  des  soubrettes,  et  à  des  .sonbretles  de  comédiennes 
encore  :  mais  quel  fut  mon  élonncment  lor.sque  dans  une  de  ces  suivantes 
je  reconnus  ma  veuve,  mon  adorable  veuve,  ipie  je  croyais  cnnilesse  ou 
marquise  !  Elle  ne  parut  pas  moins  élonnée  de  voir  son  rherdou  Césarde 
Ilibera  changé  en  valet  de  petit-mailre.  Nous  nous  regardâmes  toutefois 
l'un  l'antre  sans  nous  déconcerter  ;  il  nous  prit  mêiiie  à  Ions  deux  une 
envie  de  rire,  que  nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  satisfaire.  Après  quoi 
Lame  (c'est  ainsi  qu'elle  s'appelait),  nie  tirant  à  part  tandis  ipie  Clarin 
parlait  à  sa  com|iagne,  me  tendit  gracieusement  la  main,  el  me  dil  tout 
bas  :  'fouchez  là,  seigneur  don  Cès'ar  ;  au  lieu  de  nous  faire  des  reproches 
réciproques,  faison.s-nous  des  compliments,  mon  ami!  Vous  avez  fait 
votre  rôle  à  ravir,  je  ne  me  suis  point  mal  non  plus  acquittée  du  mien. 
Qu'en  dites-vous?  Avouez  que  vous  m'avez  prise  pour  une  de  ces  jolies 
femmes  de  qualité  qui  se  plaisent  à  faire  des  équipées?  Il  est  vrai,  lui 
répondis-je;  mais  qui  que  vous  soyez,  ma  reine,  je  n'ai  poinlchangédesen- 
linicnl  en  changeant  de  forme.  Agréez,  de  grâce,  mes  services,  etpermellcz 
que  le,  valet  de  chambre  de  don  .Mathias  achève  ce  que  don  César  a  si  heu- 
reusement commencé.  Va,  reprit  elle,  je  t'aime  encore  mieux  dans  ton 
naturel  qu'autrement.  Tu  es  en  homme  ce  que  je  suis  en  l'enime  :  c'est  la 
plus  grande  louange  que  je  puisse  le  donner.  Je  lereç  dsau  nombre  de  mes 
adorateurs.  Nous  n'avons  |ilus  besoin  du  ministère  de  la  vieille  ;  lu  peux 
venir  ici  me  voir  librement.  Nous  autres  dames  de  théàlre,  nous  vivons 
sans  contrainte  et  pèle  mêle  avec  les  hommes.  Je  conviens  qu'il  y  parait 
quelquefois  ;  mais  le  public  en  rit,  et  nous  sommes  faites,  comme  "lu  sais, 
pour  le  divertir. 

Nous  en  demeurâmes  là,  parce  que  nous  n'étions  pas  seuls.  La  conver- 
sation devint  générale,  vive,  enjouée,  el  pleine  d'équivoques  claires 
(Iliacun  y  mit  du  sien.  La  suivante  d'Arsénié  snrloul,  mon  aimable  Laure, 
brilla  fort,  et  fit  paraître  beaucoup  jdus  d'esprit  que  de  vertu.  D'un  autre 
côlc,  nus  maiires  et  les  comédiennes  poussaient  souvent  de  longs  éclats 
de  rire  que  nous  entendions;  ce  ([ui  suppose  qne  leur  entrelien  était 
aussi  raisonnable  que  le  notre.  Si  l'on  eût  écrit  toutes  les  belles  choses 
qui  se  dirent  celle  nuit  chez  Arsénié,  on  en  aurait,  je  crois,  composé  un 
livre  très-inslrnclif  pour  la  jeunesse.  Cependant  l'heure  de  la  retraite, 
c'est-à-dire  le  jour,  arriva  :  il  fallut  se  séparer.  Clarin  suivit  don  Alexo, 
et  je  me  relirai  avec  don  Mathias, 

CUM'ITRE  VI. 
De  rpiilrolicn  de  quelques  seigneurs  sur  les  comédiens  de  la  ironpe  du  prince. 

Ce  jour-là,  mon  maître,  à  son  lever,  reçut  un  billet  de  don  Alexo  Se- 
giar, qui  lui  mandait  de  se  rendre  chez  hii.'iNous  y  allâmes,  et  nous  Irou- 
vàmes  avec  lui  le  marquis  de  Zenelle,  et  un  autre  jeune  seigneur  de  bonne 
mine  qup  je  n'avais  jamais  vu.  Don  Malhias,  dit  Segiar  à'mon  patron  en 
lui  présentant  ce  cavalier  que  je  ne  connaissais  point,  vous  voyez  don 
l'onipeyo  de  (îaslro,  mon  parmt.  Il  est  presque  dés  son  enfance  à  la  cour 
dePcdogne.  Il  arriva  hier  an  soir  à  Madrid,  el  il  s'en  retourne  dés  demain 
à  Varsovie.  Il  n'a  (pie  celle  journée  à  me  donner  ;  je  veux  profiler  d'un 
temps  si  jirécieux,  et  j'ai  cru  que  pour  le  lui  l'aire  trouver  agréable,  j'a- 
vais besoin  de  vonsel  du  marquis  de  Zcnctte.  Là-dessus  niftn  maître  et  le 
parent  de  don  Alexo  s'embrassèrent,  et  se  firent  l'un  à  laiilre  force  roin- 
plimcnls.  Je  fus  tiés-salisfait  de  ce  que  dit  don  rom|ieyo;  il  me  parut 
avoir  l'esprit  solide  et  délié. 

On  dîna  rhez  S  giar,  el  ces  seigneurs,  après  le  repas,  joiièrent  pour 
s'amuser  jusqu'à  l'heure  de  la  comédie.  Alors  ils  allèrent  tous  ensemble 
an  Tluàtie  du  Prince  voir  représenter  une  tragédie  nouvelle,  qui  avait 
pour  lilrc  la  Heine  de  Carlluujc.  La  pièce  finie,  ils  revinrent  souper  au 


GIL  BLVS. 


même  endroit  où  ils  avaient  iliné;  et  leur  conversation  roula  d'abord  snr 
le  pnënie  qu'ils  venaient  d'entendre,  ensnite  sur  les  acteurs.  Pour  l'ou- 
vraite,  s'écria  d^n  Matliias,  je  l'eslime  peu  ;  j'y  trouve  Euce  encore  plus 
fade  que  dans  l'Enéide.  Mais  il  faut  convenir  que  la  pièce  a  élc  jouée  di- 
vinement Qu'en  pense  le  seigneur  don  Pompcyo?  Il  n'est  pas,  ce  me 
sf  mille,  de  mon  sentiment.  Mnssienrs.  dit  ce  cavalier  en  souriant,  je  vous 
ai  vus  tantôt  si  charmés  do  vos  acteurs,  et  particulièrement  de  vos  ac- 
Irice*,  que  je  n'oserais  vous  avouer  que  j'en  ai  jugé  tout  autrement  que 
vous.  C'est  fort  bien  fait,  interrompit  don  .\lexo  en  plaisantani,  vos  cen- 
sures sera  ent  ici  fort  mal  reçui-s.  Ùespeclez  nus  actrices  devant  les  trom- 
pettes de  leur  réputaton.  Nous  buvons  tous  les  jours  avec  elle  ;  nous  les 
garantissons  parfaites  :  nous  en  donnerons,  si  l'on  veut,  des  certitkat';. 
Je  n'en  doute  point,  lui  répondit  siui  parent,  vous  en  donneriez  même  de 
leurs  vie  et  mœurs,  tant  vous  me  paraissez  amis! 

Vos  comédiennes  polonaises,  dit  en  riant  le  marquis  de  Zenelte,  sont 
sans  doute  beaucoup  meilleures?  Oui,  certainement,  répliqua  dou  Pom- 
pcyo, elles  valent  mieu.x.  Il  y  en  a  du  moins  quelques-unes  qui  n'ont  pas 
le  moindre  défaut.  Celles-là,  reprit  le  marquis,  peuvent  compter  sur  vos 
ceililicats?  Je  n'ai  point  de  liaisons  avec  elles  repartit  don  l'ompeyo;  je 
ne  suis  point  de  leurs  débaiiclies  :  je  puis  juger  de  leur  mérite  sans  pré- 
vention. En  bonne  loi,  pnnrsuivit-il,  eroyez-vous  avoir  une  troupe  e.xcel- 
lentc?lNon,  parbleu,  dit  le  mar(|uis,  je  ne  le  crois  pas,  et  je  ne  veux  dé- 
fendre qu'un  très-petit  nombre  d'acteuis  :  j'abandonne  tout  le  re.-te.  Ne 
conviendrez-vons  pas  que  l'actrice  qui  a  jonc  le  rôle  de  Didon  est  admi- 
rable? N'a-l-elle  pas  représenté  cette  reine  avec  toute  la  nnblesse  et  tout 
l'agrément  convenable  à  l'idée  nue  nous  en  avons?  Et  n'avez-vons  pas 
admiré  avec  quel  art  elle  attache  un  spectateur,  et  lui  fait  sentir  les 
mouvements  de  tontes  les  passions  qu'elle  exprime?  On  peut  dire  qu'elle 
csl  consomuiée  dans  les  rai'linemenls  de  la  déclamation.  Je  demeure  d'ac- 
cord, dit  dou  Pompeyo,  qu'elle  sait  émouvoir  et  toucher  :  jamais  comé- 
dienne n'eut  plus  d'entrailles  ,  et  c'est  une  belle  représentation;  mais  ce 
n'est  point  une  actrice  sans  défaut.  Deux  ou  trois  choses  m'ont  choqué 
dans  son  jeu.  Veut-elle  marquer  de  la  surprise,  elle  roule  les  yeux  d  une 
manière  outrée;  ce  qui  sied  mal  à  une  personne.  Ajoutez  à  cela  qu'en  gros- 
sissant le  soji  de  sa  voix,  qui  est  naturellement  doux,  elle  en  corrompt 
la  douceur,  et  forme  un  creux  assez  désagréable.  D'ailleurs,  il  m'a  semblé 
dans  plus  d'un  endroit  de  la  pièce  qu'on  pouvait  la  soupçonner  de  ne  pas 
trop  bien  entendre  ce  qu'elle  disait.  J'aime  mieux  pourtant  croire  qu'elle 
était  discrète,  que  de  l'accuser  de  manquer  d'intelligence. 

A  ce  que  je  vois,  dit  alors  don  .Mathias  au  censeur,  vous  ne  seriez  pas 
homme  ,i  faire  des  vers  i  la  louange  de  nos  comédiennes?  Pardonnez  - 
moi,  répondit  don  Pompeyo.  .le  découvre  beauconiido  talents  au  travers  de 
leurs  défauts.  Je  vous  dirai  même  ([ue  je  suis  enchanté  de  l'actrice  qui  a 
fait  la  suivante  dans  les  intermèdes.  Le  beau  naturel!  avec  quelle  grâce 
elle  occupe  la  scène!  A-t-clle  quelque  bon  mot  à  débilrr,  elle  1  assaisonne 
d'un  souris  malin  et  pliin  de  clirrmes,  qui  lui  donne  un  nouveau  prix. On 
pourrait  lui  reprocher  qu'elle  se  livre  (|uelquefois  un  peu  trop  à  son  feu 
et  passe  les  bornes  d'une  honnête  hardiesse;  mais  il  ne  faut  pas  être  si 
sévère.  Je  voudrais  seulement  (|u'elle  se  corrigeât  d'une  mauvaise  habit lulc. 
Souvent,  au  milieu  d'une  scène,  dans  un  endroit  séiieux,  elle  internunpt 
tout  à  coup  l'action,  pour  céder  à  une  folle  envie  de  rire  qui  lui  piend. 
Vous  me  direz  que  le  parterre  l'applaudit  dans  ces  moments  mêmes  ;  cela 
est  heureux. 

Et  que  pensez-vons  des  hommes?  interrompit  le  marquis  :  vous  devf  z 
tirer  sur  eux  à  cartouches,  puisque  vous  n'épargnez  pas  les  femmes.  Non, 
dit  don  Pompeyo;  j'ai  trouve  ipielqucs jeunes  acteurs  qui  promettent,  et 
je  suis  surtout  assez  content  de  ce  gros  comédien  qui  a  joué  le  rôle  du 
premier  ministre  de  liidon.  Il  récite  tiès-nalurellemenl,  et  c'est  ainsi 
qu'on  déclame  en  Pologne  !  Si  vous  êtes  satisfait  de  ceux-là,  dit  Segiar, 
vous  devez  être  charmé  de  celui  ipii  a  l'.iit  ii'  personnage  d'Enée.  Ne  vous 
a-t-il  pas  paru  un  grand  comédien,  un  aciiiir  ongiiuil?  Fort  original,  ré- 
ponilit  le  censeur;  il  a  des  tons  qui  lui  sont  particuliers,  et  il  en  a  de 
bien  aigus.  Presque  toujours  hors  de  la  nature,  il  prccipite  bs  parohsqiii 
rcnici  nient  le  seiiliment,  et  ap|iuie  sur  les  autres;  il  fait  même  des  éclats 
sur  des  conjiuiclions.  Il  ma  fort  diverti,  et  particulièrement  lor.squ'il 
exprimait  à  sonconlidenl  la  violence  qu'il  se  faisait  d'abandonner  sa  prin- 
cesse :  ou  ne  saurait  lénioigiier  de  la  douleur  plus  coiuiquement.  fout 
beau,  cousin  1  répliqua  dou  Alexo;  tu  nous  ferais  croire  a  lu  fin  (pi'on 
n'est  pas  de  trop  bon  goiit  à  la  cour  de  Pologne.  Sais-tu  bien  que  l'acteur 
dont  nous  parlons  csl  un  sujet  rare?  N'as-lu  pas  entendu  les  halteiuenls 
de  mains  qu'il  a  excités?  Cela  prouve  qu'il  n'est  pas  si  mauvais.  Cela  ne 
prouve  rien,  repartit  don  Ponqievo.  Messieurs,  ajoiita-l-il,  laissons  la,  je 
vous  prie,  les  applaudissemeuts  du  parterre;  il  en  donne  souvent  aux  ac- 
tiurs  fort  mal  a  propos.  Il  applaudit  même  plus  rarement  au  vrai  mérite 
qu'au  faux,  comme  Phèdre  nous  l'apprend  par  une  fable  ingénieuse.  Per- 
nieltez-moi  de  vous  la  rapporter;  la  voici  ; 

Tout  le  peuple  d'une  ville  s'était  assemblé  dans  une  grande  place,  pour 
y  voir  jouer  des  pantomimes.  Parmi  ces  acliuirs,  il  y  eu  avait  \iii  qu'on 
applaudissait  à  chaque  moment.  Ce  bouffon,  sur  la  lin  du  jeu.  voulut  fer- 
mer lo  thé  lire  par  un  spectacle  nouveau.  Il  parut  seul  sur  la  scène,  se 
baissa,  se  couvrit  la  tète  de  sou  maiileau.  et  se  mit  à  C(uitrefaire  le  cri  d'un 
COI  lion  de  lait.  Il  s'en  ari|iiilla  de  niuniere  qu'un  s'imagina  qu'il  en  avait 
un  VI  rilabb  ini'iit  sous  sus  habits,  tin  lui  cria  de  secouer  son  manteau  et 
sa  robe;  ce  qu'il  lit  :  cl,  conmie  il  ne  se  trouva  rien  di^ssous,  les  applau- 
disbements  se  renouvelèrent  avec  plus  du  fureur  dans  l'assemblée,  Uu 


paysan,  qui  étnit  du  nouihre  des  spectateurs,  fut  choqué  de  ces  témoi- 
gnages d'admiration.  .Messieurs,  s'écna-t-il,vous  avez  tort  d'être  charmés 
de  ce  bouffon:  il  n'est  pas  si  bm  acteur  que  vous  le  croyez.  Je  sais  mieux 
faire  que  lui  le  cochon  de  lait;  et,  si  vous  en  doutez,  vous  n'avez  i|u'à 
revenir  ici  demain  à  la  même  heure.  Le  |ienple,  prévenu  en  faveur  du 
pantomime,  se  rassembla  le  jour  suivant  en  plus  grand  nombre,  et  plutôt 
jiour  sifller  le  pTysan  que  pour  voir  ce  qu  il  savait  faire.  Les  deux  rivaux 
parurent  sur  le  tlu'.ilre.Lc  bouffon  commença,  et  fut  encore  plus  applaudi 
que  le  jour  précédent.  Alors  le  villngeois  s'elant  baissé  à  son  tour,  et  en- 
velojqiede  son  manteau,  tira  l'oreille  à  un  véritable  cochon  qu'il  tenait 
sous  son  bras,  et  lui  lit  pousser  des  cris  perçants.  Cependant  l'assistance 
ne  laissa  pas  de  donner  le  prix  au  pant( mime,  et  chargea  de  huées  le 
paysan,  qui,  monlranl  tout  à  coup  le  cochon  de  but  aux  spectateurs: 
Messieurs,  leur  dit-il,  ce  n'est  pas  moi  que  vous  sifllez,  c'est  le  cochon 
lui-même.  Voyez  quels  juges  viuis  êtes! 

Cousin,  dit  lion  Alexo,  ta  fable  est  un  peu  vive!  Néanmoins,  malgré  ton 
cochon  de  lait,  nous  n'en  démordrons  pas.  Changeons  de  matière,  poiir- 
suivit-il;  celle-ci  m'ennuie.  Tu  nars  donc  demain,  quelque  envie  que  j'aie 
de  te  jiossédcr  plus  longtemps?  Je  voudrais,  répondit  son  parent,  pouvoir 
faire  ici  un  plus  long  sr-j'Uir;  mais  je  ne  le  puis,  je  vous  l'ai  déjà  dit;  je 
suis  venu  à  la  cour  d  Es|iagnc  pour  une  affaire  d  Etat.  Je  parlai  hier,  en 
arrivant,  au  premier  ministre;  je  dois  le  voir  encore  demain  matin,  et  je 
partirai,  un  moment  après,  pour  m'en  retourner  à  Varsovie.  Te  voilà 
devenu  Polonais,  réplii|ua  Segiar,  et,  selon  tontes  les  ajqiareuees,  lu  ne 
reviendras  point  demeurer  à  Madrid.  Je  crois  (juo  non,  repartit  don  Pom- 
peyo ;  j'ai  le  bonheur  d'être  aimé  du  roi  de  Pologne  ;  j'ai  beaucoup  d'a- 
gréments à  sa  cour.  (Iiu'lqiie  bonté  pourtant  qu'il  ait  pour  moi,  croiriez- 
voiis  que  j'ai  été  sur  le  |ioint  de  sortir  pour  jamais  de  ses  Etats?  Eh  !  par 
quelle  aventure?  dit  le  mari|iiis.  Contez-nous  cela,  je  vous  prie.  Très- 
volontier.,  répondit  don  Pompeyo;  et  c'est  en  même  temps  mon  histoire 
dont  je  vais  vous  l'aire  le  récit. 

CHAPITRE  VII. 

Histoire  (le  don  Pompeyo  de  Casiro. 

Don  .\lexo,  poursuivit-il,  .sait  qu'an  sortir  de  mon  enfance  je  voulus 
prendre  le  parti  des  armes,  et  que,  voyant  notre  pays  tranquille  j'allai 
en  Pologne,  à  qui  les  T'.ircs  venaient  alors  de  déclarer  la  guerre.  Je  me  lis 
présL'iiier  an  roi,  qui  me  donna  de  l'emploi  dans  son  armée.  J'étais  un 
cailel  des  moins  riciies  d'Espagne;  ce  iini  m'inipoxait  la  néce.ssitc  de  me 
signaler  par  dos  exploits  ((ui  m'attirassent  l'altention  du  général.  Je  lis  si 
bien  mon  devoir,  qu'après  nue  assez  longue  guerre  la  paix  ayant  été  faite, 
le  roi,  sur  les  bons  témnignagrs  que  les  oniriers  généraux  lui  rendirent 
de  moi,  me  gratilia  d'une  pension  considérable.  Sensible  à  la  générosité 
de  ce  monarque,  je  ne  perdais  pas  une  ciccasion  de  lui  en  témoigner  ma 
reconnaissance  par  mou  assiduité  J'éiais  devant  lui  à  toutes  les  heures 
où  il  est  permis  de  se  présenter  à  ses  regards.  Par  cette  conduite,  je  me 
lis  insensiblement  aimer  de  ce  prince,  et  j'en  reçu»  de  nouveaux  bienfaits. 

lin  jour  que  je  me  dislinguai  dans  une  course  de  bague  et  dans  un 
combat  de  taureaux  qui  la  précéd:i,  touie  la  cour  loua  ma  force  et  mon 
adresse;  et  lorsque,  comblé  d'applaudissements,  je  fus  de  retnnr  chez 
moi,  j'y  trouvai  un  billet  par  lequel  on  me  mandait  ([«'une  dame  dont 
la  conquête  devait  plus  me  llatler  (|ue  tout  l'honneur  (jue  je  m'étais  ac- 
quis ce  jour-là,  souhaiiail  de  m'enlretenir,  (t  que  je  n'avais,  à  l'entrée 
(le  la  nuit,  qu'à  me  rendre  à  certain  lieu  qu'on  me  manpiail  Cette  lettre 
me  fit  plus  de  plaisir  qui;  toutes  les  louanges  i|u'ou  m'avait  données,  et 
je  m'imaginai  que  la  iiersonne  qui  m'écrivait  devait  èlro  une  femme  de 
la  première  qualité.  Vousjiigtz  bien  que  je  volai  an  roudcz-vousl  Une 
viei.le,  ((ni  m'y  attendait  pour  me  servir  do  guide,  m'introduisit  par  une 
pelite  porte  du  jardin  dans  une  grande  maison,  et  m'enferma  dans  un 
riche  cabinet,  en  me  disant:  Henienrez  ici;  je  vis  avertir  ma  maitiess(! 
de  votre  arrivée.  J'aperçus  bien  des  choses  précieuses  dans  ce  cabinet 
(|u'c(l  liraient  une  grande  qnaiiliié  de  bougies;  mais  je  n'en  considérai 
la  magnilicence  (|ue  (lonr  me  conliinicr  dans  ro|iinion  que  j'avais  déjà 
conçue  de  l:i  noblesse  delà  dame.  Si  tout  ce  que  je  voyais  semblait  m'as- 
surer  ((ne  ce  ne  jiouvait  être  qu'une  personne  du  premier  rang,  ipiand 
elle  parut,  elle  acheva  de  me  le  persuader  par  son  air  noble  et  majes- 
tueux. Cependant  ce  n'était  pas  ce  (|ue  je  pensais. 

Seigneur  cavalier,  me  dit-elle,  après  la  démarche  que  je  fais  en  votre 
faveur,  il  serait  inutile  de  vouloir  vous  cacher  que  j'ai  de  tendres  senti- 
ments pour  vous.  Le  mérite  ([ue  vous  avez  fait  paraître  aujourd'hui  de- 
vant toute  la  cour  ne  me  les  a  point  inspirés;  il  en  précipite  .seulement 
lo  témoignage.  Je  vous  ai  vu  plus  d'une  fois;  je  me  suis  iiiforniéc  de 
vous,  et  le  bien  ipi'on  m'en  a  dit  m'a  déterminée  à  suivre  mon  penchant. 
Ne  croyez  pas,  poursuivit-elle,  avoir  l'ail  la  conipiête  d'iiee  Altesse,  je 
ne  suis  que  la  veuve  d'un  simule  oflicier  des  gardes  du  roi;  mais  ce  ipii 
rend  votre  victoire  glorieuse,  cesl  la  préférence  ipie  je  vous  donne  sur 
un  des  plus  grands  seigneurs  du  royaume.  Le  prince  de  lladzivil  m'aime, 
cl  n'épargne  rien  pour  me  plaire.  Il  n'y  peut  toutefois  réussir,  et  j*  ne 
soiilfre  ses  empressements  ipie  par  vanilé. 

Ouoique  je  visse  bien,  à  ce  discours,  que  j'avais  affaire  à  une  co- 
(|iieite,  je  ne  laissai  pas  des:ivoir  bon  gié  de  celle  aveiililie  à  mon  éloile. 
DniM  lloilcnsia  (c'est  ainsi  que  se  nommait  la  dame)  était  encore  dans 
sa  première  jeunesse,  et  sa  beauté  m'ébUmii.  De  plus,  on  m'offrait  1» 


50 


GIL  BLAS. 


possession  d'un  cœur  qui  se  refusait  aux  soins  d'un  prince  :  quel  triom- 
phe pour  nn  rav,-  icr  cs|ingnol  !  Je  nie  prosternai  aux  pieds  d'IIorleiise 
|)Our  la  remercier  de  ses  lioiilés.  Je  lui  dis  lout  ce  qu'un  galant  liomnie 
pouvait  lui  dire,  et  elle  eut  lieu  d'être  siilisfaile  des  transports  de  rccou- 
iiaissance  que  je  lis  éclater.  Aussi  nous  sé|iar,imes-nous  tous  deux  les 
meilleurs  amis  du  monde,  après  être  convenus  que  nous  nous  verrions 
tous  les  soirs  que  le  prince  ne  pourrait  venir  chez  elle  ;  ce  qu'on  promit 
de  me  faire  savoir  ires-exactement.  On  n'y  manqua  pas,  et  je  devins  enfin 
l'Adonis  de  celle  nouvelle  Vénus. 

Mais  les  plaisirs  de  la  vie  ne  sont  pas  d'éternelle  durée.  Quelques  me- 
sures que  prit  la  dame  pour  dérober  la  connaissance  de  notre  commerce 
à  mon  rival,  il  ne  laissa  pas  d'apprendre  lout  ce  qu'il  nous  importait  fort 
qu'il  ipnoràl  :  une  servante  mécontente  le  mit  au  fait.  Ce  sciijneur,  natu- 
rellement généreux,  mais  fier,  jaloux  et  vi(]lent,  fut  indigné  de  mon 
audace.  La  colère  et  la  jalousie  lui  troublèrent  l'esprit  ;  et,  ne  consultant 
(|ue  sa  fureur,  il  résolut  de  se  venger  de  moi  d'une  manière  infâme.  Une 
nuit  que  j'étais  chez  Horlense,  il  vint  m'attendro  à  la  petite  porte  du 
jardin  avec  tous  ses  valets  armés  de  bâtons.  Dés  que  je  sortis,  il  me  fit 
saisir  par  ces  misérables,  et  leur  ordonna  de  m'assonmier.  Frappez,  leur 
dil-il  ;  que  le  téméraire  périsse  sons  vos  coups  1  c'est  ainsi  que  je  veux 
|iunir  son  insolence.  Il  n'eut  pas  achevé  ces  )iaroles,  que  ses  gens  m'as- 
saillirent tons  ensemble,  cl  me  donnèrent  tant  de  coups,  qu'ils  m'éten- 
dirent  sans  sentiment  sur  la  place;  après  quoi  ils  se  retirèrent  avec  leur 
maître,  pour  qui  celle  cruelle  exécution  avait  élé  un  spectacle  bien  doux. 
Je  demeurai  le  re^le  de  la  nuit  dans  l'étal  où  ils  m'avaient  mis.  A  la 
]iointe  du  jour,  il  passa  près  de  moi  quelques  personnes  qui,  s'aperce- 
vant  que  je  respirais  encore,  eurent  la  charité  de  me  porler  chez  ur.  chi- 
rurgien. Par  bonheur  mes  blessures  ne  se  trouvèrent  pas  mortelles,  et 
je  tombai  entre  les  mains  d'un  habile  homme  qui  me  guérit  en  deux 
mois  parfaitement.  Au  boni  de  ce  temps-là,  je  leparus  à  la  cour,  et  re- 
pris mes  premières  brisées,  excepté  (|ue  je  ne  retournai  plus  chez  llor- 
lense,  qui  de  son  côté  ne  lit  aucune  démarche  pour  me  revoir,  parce 
que  le  Jirince,  à  ce  ]irix-lJ,  lui  avait  ]iardoiinc  son  iiitidélilé. 


Gil  Blas  (loniesliquc  chez  don  Dcrnard. 


Comme  mon  aventure  n'était  ignorée  de  personne,  et  que  je  ne  pas- 
sais pas  pour  nn  lâche,  lout  le  monde  s'étonnait  de  me  voir  aussi  Iran- 
(|nille  (|ue  si  je  n'eusse  pas  reçu  un  affront,  car  je  ne  disais  pas  ce  que  je 
pensais,  et  je  scmblais  n'avoir  aucun  ressentiment.  On  ne  savait  que 
s'imaginer  de  ma  fausse  insensibilité.  Les  uns  croyaient  que,  malgré 
mon  courage,  le  rang  de  l'offenseur  me  tenait  en  respect  et  m'obligeait 
à  dévorer  j'offense;  les  autres,  avec  plus  de  raison,  se  défiaient  de  mon 
silence,  cl  regardaient  conmie  un  calme  Irompeur  la  situation  paisible 
où  je  paraissais  être.  Le  roi  jugea,  comme  ces  derniers,  que  je  n'étais 
pas  homme  à  laisser  un  outrage  impuni,  et  que  je  ne  manquerais  jias  de 
me  venger  silôt  (|ue  j'en  trouverais  une  occasion  favorable.  Pour  savoir 
s'il  devinait  ma  pensée,  il  me  Ut  entrer  un  jour  dans  son  cabinet,  où  il 
me  dit:  Don  Pompeyo,  je  sais  l'accident  (|ui  vous  est  arrivé,  et  je  suis 
surpris,  je  l'avoue,  de  votre  lrani|uillilé  .  vous  dissimulez  certainement. 
Sire,  lui  rénondis-je,  j'ignore  qui  peut  étie  l'offenseur  :  j'ai  élé  attaqué 
la  nuil  par  des  gens  incounus  ;  c'est  un  malheur  dont  il  faut  Lieu  que  je 


me  console.  Non.  non,  répli([ua  le  roi;  je  ne  suis  point  la  dupe  de  ce 
discours  peu  sincère  :  ou  m'a  tout  dit.  Le  prince  de  liadzivil  vous  a  mor- 
tellement offensé.  Vous  êtes  noble  et  Castillan,  je  sais  à  quoi  ces  deux 
qualités  vous  eng-igeut.  vous  avez  formé  la  résolution  de  vous  venger. 
Faites-moi  confidence  du  parti  que  vous  .nvez  pris;  je  le  veux  Ne  crai- 
gnez |ioint  de  vous  repentir  de  m'avoir  confié  votre  secret. 

Puisque  Votre  Majesté  me  l'ordonne,  lui  repartis-je,  il  faut  donc  que 
je  lui  découvre  mes  sentimenls.  Oui,  seigneur,  je  songe  ;i  tirer  ven- 
geance de  l'affront  qu'on  m'a  fait.  Tout  homme  qui  porte  un  nom  pareil 
au  mien  eu  est  comptable  à  sa  race.  Vous  savez  l'indigne  Iraitemenl  que 
j'ai  reçu,  el  je  me  propose  d'assassiner  le  prince,  pour  me  venger  d'une 
manière  (|ui  réponde  à  l'offense.  Je  lui  plongerai  un  poignard  dans  le 
sein,  ou  lui  casserai  la  tête  d'un  coup  de  pistolet,  et  je  nie  sauverai,  si 
je  puis  en  Es|iagne.  Voilà  quel  est  mon  dessein. 

Il  est  violent,  dit  le  roi  ;  né.inmoins  je  ne  saurais  le  condamner,  après 
le  cruel  onlrage  qne  Ilad<ivil  vous  a  fait.  Il  est  digne  du  châtiment  ((ue 
vous  lui  réservi'z.  .Mais  n'exécutez  pas  silôt  voire  entreprise;  laissez-moi 
chercher  nn  tempéranicnl  pour  vous  accommoder  tous  deux.  .\li!  sei- 
gneur, m'écriai-je  avec  chagrin,  pinirqnoi  m'avez-vous  oblige  de  vous 
révéler  mon  secret?  (Juel  lenipéranicni  peut...  Si  je  n'en  trouve  pas  qui 
vous  satisfasse,  inicrrompit-il,  vous  pourrez  faire  ce  qne  vous  avez 
résolu  Je  ne  prétends  point  abuser  de  la  confidence  que  vous  m'avez 
faite.  Je  ne  trahirai  ]ioini  voire  honneur;  soyez  sans  inquiélude  la- 
dessus. 

J'étais  assez  en  peine  de  savoir  par  quel  moyen  le  roi  prétendait  ter- 
miner celtc'afl'aire  à  l'amiable  :  voici  comme  il  s'y  prit.  11  cniretint  en 
])articulier  mon  rival.  Prince,  lui  dit-il,  vous  avez  insulté  don  Pompeyo 
de  Castro.  Vous  n'ignorez  pas  ipie  c'est  un  homme  d'une  naissance  ilhis- 
tre,  un  cavalier  qne  j'aime  cl  qui  m'a  bien  servi.  Vous  lui  devez  nue 
satisfaction.  Je  ne  suis  pas  d'humeur  à  la  lui  refuser,  répondit  le  prince. 
S'il  se  plaint  de  mon  emportement,  je  suis  prêt  à  lui  en  faire  raison  par 
la  voie  des  armes.  11  faut  une  antre  ré|)aralion,  reprit  le  roi;  nn  gentil- 
homme espagnol  comprend  trop  bien  le  point  d'honneur,  pour  vouloir 
se  battre  noblement  avec  un  ISclie  assassin.  Je  ne  puis  vous  appeler  au- 
trement ;  et  vous  ne  sauriez  expier  l'indignité  de  votre  action,  iiu'en  pré- 
sentant voHS-mcme  un  bâton  à  voire  ennemi,  et  qu'en  vous  oftranl  à  ses 
coups.  0  ciel!  s'écria  mon  rival  :  quoi!  sire,  vous  voulez  qu'un  homme 
de  mon  rang  s'abaisse,  qu'il  s'humilie  devant  un  simple  cavalier,  et  qu'il 
eu  reçoive  même  des  coups  de  bàlon  !  Non,  repartit  le  monarque  !  j'ohli- 
ger.ii 'même  don  Pompeyo  à  me  promellre  qu'il  ne  vous  frappera  point. 
Itcmandiz-lni  senlement  pardon  de  votre  violence  en  lui  présentant  un 
bàlon;  c'est  tout  ce  que  j'exige  de  vous.  El  c'est  trop  attendre  de  moi, 
sire,  inleirompit  brusquement  liadzivil  :  j'aime  mieux  demeurer  exposé 
aux  traits  cachés  que  son  ressenliment  me  prépare.  Vos  jours  me  .sont 
chers,  dit  le  roi,  el  je  voudrais  que  cette  affaire  n'eut  point  de  mauvaises 
suites.  Pour  la  finir  avec  moins  de  désagrément  pour  vous,  je  serai  seul 
témoin  de  cette  salisfactiou,  que  je  voas  ordonne  de  faire  à  l'Espagnol. 

Le  roi  eut  besoin  de  tout  le  pouvoir  qu'il  avait  sur  le  prince,  pour 
obtenir  de  lui  qu'il  fit  une  démarche  si  mortifiante.  Ce  monarque  pour- 
tant en  vint  à  bout  :  ensuite  il  m'envoya  chercher.  Il  me  conta  l'entre- 
tien qu'il  venait  d'avoir  avec  mon  ennemi,  et  me  demanda  si  je  serais 
content  de  la  réiiaralion  dont  ils  étaient  convenus  tous  deux.  Je  répondis 
(|ue  oui;  el  je  donnai  ma  parole  que.  bien  loin  de  frapper  l'offenseur,  je 
ne  prendrais  pas  même  le  bâton  qu'il  me  présenlerait.  Cela  étant  réglé 
de  celle  sorte,  le  prince  et  moi  nous  nous  trouvâmes  un  jour  à  certaine 
heure  chez  le  roi,  qui  s'enferma  dans  son  cabinet  avec  nous.  Allons,  dit- 
il  à  Radzivil,  reconnaissez  votr^  faute,  et  méritez  qu'on  vous  la  par- 
donne! Alors  mon  ennemi  me  Ut  des  excuses,  cl  me  présenta  un  bàlon 
qu'il  avait  à  la  main.  Don  Pompeyo,  me  dit  le  monarque  en  ce  moment, 
prenez  ce  bâton,  et  que  ma  présence  ne  vous  empêche  pas  de  satisfaire 
votre  honneur  outragé!  Je  vous  rends  la  parole  qne  vous  m'avez  donnée 
de  ne  |ioint  frapper  voire  ennemi.  Pion,  seigneur,  lui  répondis-je;  il 
suffit  qu'il  se  melt("  eu  étal  de  recevoir  des  coups  de  bâton  :  un  Espa- 
gnol offensé  n'en  demande  pas  davantage.  Eh  bien,  leprit  le  roi,  puis-  • 
(|ne  vous  êtes  content  de  cette  satisfaction,  vous  pouvez  présentement 
tous  deux  suivre  la  franchise  d'nn  procédé  régulier.  Mesurez  vos  cpées, 
pour  terminer  noblement  votre  i|uerelle.  C'est  ce  que  je  désire  avec 
ardeur,  s'écria  le  prince  d'un  ton  brusque;  el  cela  seul  est  capable  de 
me  consoler  de  la  lionleuse  démarche  iiiie  je  viens  de  faire. 

A  ces  mois,  il  sortit  plein  de  nge  el  de  confusion;  et,  deux  heures 
après,  il  m'envoya  dire  qu'il  m'attendait  dans  un  endroit  écarté.  Je  m'y 
rendis,  el  je  trouvai  ce  .seigneur  disposé  à  se  bien  battre.  11  n'avait  pas 
quaranle-cniq  ans;  il  ne  manquait  ni  de  courage  ni  d'adresse  :  on  peut 
dire  qne  la  partie  était  égale  entre  nous.  Venez,  don  Pompeyo,  me  dit- 
il;  finissons  ici  noire  différend.  Nous  devons  l'un  et  l'autre  être  en  fu- 
reur :  vous,  du  traitement  qne  je  vous  ai  fait,  et  moi,  de  vous  en  avoir 
demandé  pardon.  En  achevant  ces  paroles,  il  mit  si  brusquemenl  l'épée 
à  la  main,  que  je  n'eus  pas  le  lenins  de  lui  répondre.  Il  me  poussa  d'abord 
Irès-vivement;  mais  j'eus  le  bonlieur  de  parer  tous  les  coups  qu'il  me 
porta .  Je  le  poussai  à  mon  tour  :  je  sentais  ((uc  j'avais  affaire  à  un  homme 
qui  savait  aussi  bien  se  défondre  qu'attaquer;  et  je  ne  sais  ce  qu'il  en 
serait  arrive,  s'il  n'eût  pas  fait  un  faux  pas  en  reculant,  et  ne  fni  tombe 
à  la  renverse.  Je  m'arrêtai  aussilôl,  el  dis  au  prince  :  Ilelevez-vous! 
Pourquoi  m'épargncr  '?  répoudil-il  ;  votre  pillé  me  fait  injure.  Je  ne  veux 


GIL  BLAS. 


57 


point,  lui  ri'pliqiiai-ip,  profiter  de  votre  ninihenr;  je  ferais  tort  à  ma 
gloire.  Kncore  une  fois,  relevez-vous,  et  continuons  noire  combat. 

Don  Ponipeyo,  dit-il  en  se  relevant,  après  ce  trait  de  iiénérosito,  l'iion- 
neiir  ne  me  permet  pas  de  me  ballre  contre  vons.  Que  dirait-on  de  moi. 
si  je  vous  perçais  le  cœur?  Je  passerais  ]iour  un  lâclie  d'avoir  arraché  la 
vie  à  un  liomme  i|ui  me  la  pouvait  ôter.  ,1e  ne  puis  donc  plu^  nrarmer 
contre  vos  jours,  et  je  sens  que  la  reconnaissance  fait  succéder  de  don.x 


Don  Pompeyo. 


transports  aux  mouvements  furieu.\  (jui  m'agitaient.  Don  Pompeyo,  con- 
tinua-t-il,  cessons  de  nous  haïr  l'un  l'autre.  Passons  même  plus  avant; 
soyons  amis.  Ah  !  seigneur,  m'ccriai-je,  j'accepte  avec  joie  une  proposi- 
tion si  agréable.  Je  vous  voue  une  amitié  sincère;  et,  pour  commencer 
à  vous  en  donner  des  marques,  je  vous  promets  de  ne  plus  remettre  le 
pied  chez  dona  Hortensia,  quand  elle  voudrait  me  revoir.  C'est  moi,  dit- 
il,  qui  vous  cède  cette  dame;  il  est  plus  juste  que  je  vous  l'abandonne, 
puisqu'elle  a  naturellement  de  l'inclination  pour  vons.  INon,  non,  inter- 
rompis-je;  vous  l'aimez.  Les  bontés  qu'elle  aurait  pour  moi  pourraient 
vous  faire  de  la  peine;  je  les  sacrifie  à  votre  repos.  Ah  !  trop  généreux 
Castillan,  reprit  Radzivil  en  me  serrant  entre  ses  bras,  vos  sentiments  me 
charment.  Qu'ils  produisent  de  remords  dans  mon  ,inie!  Avec  quelle 
douleur,  avec  quelle  honte  je  me  rappelle  l'outrage  que  vous  avez  reçu  I 
La  satisfaction  que  je  vous  en  ai  faite  dans  la  chambre  du  roi  me  paraît 
trop  légère  en  ce  moment.  Je  veux  mieux  réparer  celte  injure;  cl,  pour 
en  effacer  entièrement  l'infimie,  je  vous  offre  une  de  mes  nièces,  dont 
je  p\iis  disposer.  C'est  une  riche  héritière,  qui  n'a  pas  quinze  ans,  et  qui 
est  encore  plus  belle  que  jeune. 

Je  lis  là-dessus  au  prince  tous  les  compliments  que  l'honneur  d'entrer 
dans  son  alliance  me  put  in.spirer,  et  j  épousai  sa  nièce  (leu  de  jours 
après.  Toute  la  cour  félicita  ce  seigneur  d'avoir  fait  la  fortune  d'un 
cavalier  qu'il  avait  couvert  d'ignominie,  et  mes  amis  se  réjouirent  avec 
moi  de  l'heureux  dénoùment  d'une  aventure  qui  devait  avoir  une  jilus 
triste  On.  Depuis  ce  temps,  messieurs,  je  vis  agréablement  A  Varsovie; 
je  suis  aimé  de  mon  épouse,  et  j'en  suis  encore  amouicnx.  Le  prince  de 
Radzivil  me  donne  tous  les  jours  de  nouveaux  témoignages  d'amitié,  et 
j'ose  me  vanter  d'être  assez  bien  dans  l'esprit  du  roi  de  Pologne.  L'im- 
portance du  voyage  que  fais  par  son  ordre  à  Madrid  m'assure  de  .son 
estime. 

CHAPITRE  VUl. 

Qael  accident  oliligca  Cil  Blas  à  dicrclicr  une  nouvelle  condition. 

Telle  fut  l'histoire  que  don  Pompeyo  raconta,  et  que  nous  entendîmes, 
le  valet  de  don  Alexo  et  moi,  bien  qu'on  eut  pris  la  précaution  de  nous 
renvoyer  avant  qu'il  eu  commenç.U  le  récit.  Au  lieu  de  nous  retirer, 
nous  nous  étions  arrêtés  à  la  porte,  que  nous  avions  lai-sée  enlr'ou- 
vcrle,  et  de  là  nous  n'en  avions  pas  perdu  un  mot.  Après  cela,  ces  sei- 
gneurs continuèrent  de  boire;  mais  ils  ne  poussèrent  pas  la  di'bauche 
jusqu'au  jour,  attendu  que  don  Pompeyo,  i|ni  dev.iit  parler  le  malin  au 
premier  ministre,  était  bien  aise  auparavant  de  se  rejioser  un  peu.  Le 
mar<|nis  de  '/.enetic  et  mon  maitre  embrassèrent  ce  cavalier,  lui  dirent 
dieu,  et    le  laissèrent  avec  son  pareut. 


Nous  nous  couchâmes  pour  le  coup  avant  le  lever  de  l'aurore,  et  don 
Malbias,  à  son  réveil,  me  chargea  d'un  nouvel  emploi.  Gil  lîlas,  me  dit- 
il,  prends  du  papier  et  de  l'encre  pour  écrii-c  deux  ou  trois  lettres  que 
je  veux  te  dicter  ;  je  le  fais  mon  secrétaire.  Bon  I  dis-je  en  moi-même,  sur- 
croit de  fondions,  (^oinme  laquais,  je  suis  mon  maitre  partout  ;  comme 
valet  de  chambre,  je  l'iiabille;  et  j'écrirai  sous  lui  comme  secrétaire  :  le 
ciel  en  soit  loué!  Je  vais,  conmie  la  triple  Hécate,  faire  trois  personnages 
différents.  Tu  ne  sais  pas,  conlinua-t-il,  quel  est  mon  dessein?  Le  voici  : 
mais  sois  discret  ;  il  y  va  de  ta  vie.  Comme  je  trouve  quelquefois  des 
gens  (|ni  me  vantent  leurs  bonnes  fortunes,  je  veux,  pour  leur  damer  le 
pion,  avoir  dans  mes  poches  de  fausses  lettres  de  femmes  que  je  leur 
lirai.  Cela  me  divertira  pournn  moment;  et,  plus  heureux  que  ceux  de 
mes  pareils  qui  ne  l'uni  des  conquêtes  que  pour  avoir  le  plaisir  de  les  pu- 
blier, j'en  publierai  que  je  n'aurai  pas  eu  la  peine  de  faire.  Mais,  ajonta- 
til,  déguise  Ion  écriture  de  manière  que  les  billets  ne  paraissent  pas  tous 
d'une  même  main. 

Je  pris  donc  du  papier,  une  plume  et  de  l'encre,  et  je  me  mis  en  de- 
voir (l'obéir  à  don  Mathias,  qui  me  dicta  d'abord  un  poulet  dans  ces 
termes  :  «  Vous  ne  vous  êtes  point  trouvii  celle  nuit  au  rendez-vous.  Ah! 
«  don  .Mathias,  que  direz-vons  pour  vous  justifier?  Quelle  était  mon 
«  erreur!  et  que  vous  me  punissez  bien  d'avoir  eu  la  vanité  de  croire 
«  que  tous  les  amu.senients  et  toutes  les  affaires  du  monde  devaient  céder 
(I  au  plaisir  de  voir  dona  Clara  de  Mendnce  !  »  Après  ce  billet,  il  m'en  fit 
écrire  un  antre,  comme  d'une  femme  qui  lui  sacrifiait  un  prince  ;  et  un 
autre  enfin,  par  lequel  une  dame  lui  mandait  que.  si  elle  était  assurée 
qu'il  fut  discret,  elle  ferait  avec  lui  le  voyage  de  Cylhère.  Il  ne  se  con- 
tentait pas  de  me  dicter  de  si  belles  lettres,  il  m'obligeait  de  mettre  au 
bas  des  noms  de  personnes  qualifiées.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  lui 
témoigner  cpie  je  trouvais  cela  très-délicat;  mais  il  me  pria  de  ne  lui 
donner  avis  ipie  lorsqu'il  m'en  demanderait.  Je  fus  oblige  de  me  taire, 
et  d'expédier  ses  commandemenis.  Cela  fait,  il  se  leva,  et  je  l'aidai  ,i  s'ha- 
biller. Il  mit  les  lettres  dans  ses  poches;  il  sortit  ensuite.  Je  le  suivis,  et 
nous  albinies  dîner  chez  don  Juan  de  Moncade,  qui  régalait  ce  jour-là  cinq 
ou  six  cavaliers  de  ses  amis. 


On  y  fit  grande  chère,  et  la  joie,  nui  est  le  meilleur  nssai.somicment 
des  festins,  régna  dans  le  repas.  Tous  les  convives  ronlribiièrent  à  égayer 
la  conversation,  les  uns  par  des  plaisanteries,  les  autres  rn  raconlanl 
des  histoires  doni  ils  se  disaient  les  héros.  Mon  iiiaiire  ne  perdit  pas  une 
.si  belle  occasion  de  l'aire  valoir  les  letlres  qu'il  m'avait  fait  écrire.  Il  les 
lut  à  haute  voix,  et  d'un  air  si  imposant,  qu'à  rexceplirin  de  son  secré- 
taire  tout  le  momie  peut-être  en  fut  la  dupe.  Parmi  les  cavaliers  devant 
qui  se  faisait  effrontément  celte  leiture,  il  y  en  avait  un  qu'on  appelait 
don  Lope  de  Velasco.  Celui-ci,  homme  fort  giave,  au  lieu  de  se  réjouir 
comme  les  antres  des  prétendues  bonnes  fortunes  du  lecteur,  lui  de- 
manda froidement  si  la  con(|uêle  de  dona  Clara  lui  avait  coulé  beaii- 
roup.  Moins  ipie  rien,  lui  répondit  don  Mathias  :  elle  a  fait  toutes  les 
avances.  Elle  me  voit  ù  la  pioinenade  ;  je  lui  plais.  On  me  suit  jiar  so.n 


u 


GIL  BLAS. 


ordre;  on  apprend  qui  je  suis.  Elle  m'écrit,  et  me  donne  rendez-vous 
chez  elle  à  une  heure  de  la  nuit  où  tout  reposait  dans  sa  maison.  Je 
m'y  trouvai,  on  m'iiiiroJuisit  dans  son  appartement...  Je  suis  trop  dis- 
cret pour  vous  dire  le  ie-;te. 

A  ce  récit  laconique,  le  seigneur  de  \elasco  flt  paraître  une  grande 
altération  sur  son  visase.  Il  ne  fut  pas  diflicile  de  s  apercevoir  de  l'inté- 
rêt qu'il  prenait  à  la  dîme  en  question.  Tous  ces  billets,  dit-il  à  mon 
maître  en  le  rea;ard:int  d'un  air  l'uricux,  sont  absolument  faux,  et  sur- 
tout celui  que  vous  vous  vantez  d'avoir  reçu  de  dona  Clara  de  Mendoce. 
Il  n'y  a  point  en  Espagne  de  011e  plus  réservée  ([u'elle  Depuis  deux  ans 
un  cavalier  qui  ne  voiis  cède  ni  en  naissance  ni  en  mérite  personnel  met 
tout  en  usage  pour  s'en  faire  aimer.  A  peine  en  at-il  ohieiiu  les  plus 
innocentes  faveurs  ;  mais  il  peut  se  llatler  ciue,  si  elle  était  capable  den 
accorder  d'autres,  ce  ne  serait  qu'à  lui  seul.  Eli  I  qui  vous  dit  le  con- 
traire? interrompit  don  Malbias  d'un  air  railleur.  Je  couviwis  avec  vous 
que  c'est  une  fille  tres-honnéle.  De  mon  coté,  je  suis  un  fort  honnête 
garçon.  Par  conséquent,  vous  devez  être  persuadé  qu'il  ne  s'est  rien 
passé  entre  nous  que  de  très-honnête.  Ah  !  c'en  est  Irop,  interrompit 
don  Lope  à  son  tour;  laissons  là  les  railleries.  Vous  oies  uu  imposteur. 
Jamîiis  dona  Clara  ne  vous  a  donné  de  rendez-vous  la  nuit.  Je  ne  puis 
souffrir  que  vous  osiez  noircir  sa  réputation.  Je  suis  aussi  trop  discret 
pour  vous  dire  le  resie.  En  achevant  ces  mots,  il  rompit  eu  visière  à  toute 
la  compagnie,  et  se  retira  d'un  air  qui  me  fit  juger  que  cetle  affaire  pour- 
rait bieu'avoir  de  mauvaises  suites.  Mon  niaitie,  qui  était  assez  brave 
pour  un  seivnenr  de  son  caractère,  méprisa  les  menaces  de  don  Lopu. 
Le  fat  !  s  ecria-t-il  en  faisant  un  éclat  de  rire.  Les  chevaliers  errants 
snulenaient  U  beauté  de  leurs  mnitre^ses  ;  il  vent,  lui,  soutenir  la  sa- 
gesse de  la  sienne  :  celi  me  jiarait  encore  plus  e.ilravag.int. 

La  relraile  de  Velasco,  à  laquelle  Muncade  avait  en  vain  voulu  s'op- 
poser, ne  troubla  point  la  fête.  Les  cavaliers,  sans  y  faire  beaucoup  d  at- 
teulion,  continuèrent  de  se  réjouir,  et  ne  se  séparèrent  qu'à  la  pointe  du 
jour  suivant.  Nous  nous  couchâmes,  mon  niaiire  et  moi,  sur  les  cinq 
heures  du  malin.  Le  sommeil  m'accablait,  et  je  comptais  de  bien  dormir  ; 
mais  je  comptais  sans  notre  liote,  ou  plutôt  sans  notre  portier,  qui  vint 
me  réveiller  une  heure  après,  pour  me  dire  qu'il  y  avait  à  la  porte  un 
garçon  qui  me  demandait.  Ah  !  maudit  portier,  m  écriai-jc  en  b.iillaiit, 
songez-vons  que  je  viens  de  me  mettre  an  lit  tout  à  l'henre?  Uilcs  à  ce 
çarcon  que  je  repose,  et  qu'il  revienne  tantôt.  U  veut,  me  répliqna-t-  il, 
vous  pari  r'en  ce  mouienl;  il  assure  que  la  chose  presse.  A  ces  mots,  je 
me  levai;  je  mis  seulement  mes  hants-de-chausses  et  mon  pourpoint,  et 
j'allai,  en  jurant,  tnuiver  le  garçon  qui  m'attendait.  Ami,  lui  d;s-je,  ap- 
prenez-moi, s'il  vous  plaît,  quelle  affaire  pressante  me  procure  Ihonneur 
de  vo's  voir  de  si  grand  matin.  J'ai,  me  répondil-il,  une  lettre  ;à  remet- 
Ire  en  main  propre  au  seigneur  don  Millii  s,  et  il  faut  qu  il  la  lise  tout 
présentement  ;  cela  est  de  la  dernière  conséi|nence  pour  lui  :  je  vous  prie 
de  m'introdnire  dans  sa  chambre.  Comme  je  crus  i|n'il  s'agissait  d  une 
aff.iîre  importante,  je  pris  la  liberté  d'aller  réveiller  mou  maître.  Par- 
don, lui  dis  je,  si  finlerromiis  votre  repos  ;  mais  rimportance...  Que  me 
veux-lu'?  interrompit-il  brusquement  Seigneur,  lui  dil  alors  le  garçon 
qui  m'accompagnait,  c'est  une  lettre  qne  j'ai  à  vous  reudre  de  la  part  de 
don  Lope  de  Vela.sco.  Don  Mathias  prit  le  bilicl,  l'ouvrit;  et,  après  l'a- 
voir lu,  dit  au  valet  de  don  Lope  :  Mou  enfant,  je  ne  me  lèverais  jamais 
avant  midi,  quelque  partie  de  plaisir  qu'on  me  put  proposer;  juge  si  je 
me  lèverai  à  six  heures  dn  malin  pour  me  ballre  !  fu  peux  dire  a  ton 
maîire  que  s'il  est  encore  à  midi  et  demi  dans  l'endroit  oii  il  m'allend, 
nous  nous  y  verrons  ;  va  lui  porter  celte  réponse.  A  ces  mots  il  s'enfonça 
dans  son  lit,  et  ne  tarda  guère  à  se  rendormir. 

Il  se  leva  et  s'habilla  "fort  tranquillement  entre  onze  heures  et  midi  ; 
puis  11  sortit,  en  me  disant  qu'il  me  dispensait  de  le  suivre;  mais  j  étais 
trop  tenté  de  voir  ce  qu'il  deviendrait  pour  lui  obéir.  Je  marchai  sur  ses 
|ias  jusqu'au  pré  de  Saint-Jérôme,  où  j  aperçus  don  Lope  de  Velasco  qui 
l'atlcndait  de  pied  ferme.  Je  me  cachai  pour  les  observer  tous  deux,  et 
voici  ce  que  je  remarquai  do  loin.  Ils  se  joignirent;  et  coiiinieiicereiit  à 
se  battre  un  moment  apiés.  Leur  combat  fut  long  Ils  se  jiousséient  tour 
à  lour  l'un  l'antre  avec  beaucoup  d'aitresse  et  de  vigueur.  CepemUnl  la 
victoire  se  déclara  pour  don  Lope  :  il  perça  mou  maîlre,  l'étendil  par 
terre,  et  s'enfuit  fort  satisfait  d'être  si  bien  vengé.  Je  courus  au  malheu- 
reux don  Malliias;  je  le  trouvai  sans  connaissance  et  presque  déjà  sans 
vie.  Ce  spectacle  m'altendrit,  et  je  ne  pus  m'empècher  de  pleurer  une 
mort  à  laquelle,  sans  y  penser,  j'avais  servi  d'instrument.  Néanmoins, 
maK'i-é  ma  douleur,  je  ne  laiss.ii  pas  de  songer  à  mes  petits  intérêts.  Je 
m'en  retournai  promplemeni  à  l'iiôlel  sans 'rien  dire  ;  je  lis  un  paquet 
de  mes  bardes,  où  je  mis  par  mégarde  ijuelques  nippes  de  mon  niaitie; 
et  (piand  j'eus  porté  cela  chez  le  barbier,  on  mi.n  habit  d'hommes  à 
bonnes  lorUmes  était  encore,  je  répandis  dans  la  vill;  l'aecident  funeste 
dont  invais  été  témoin  Je  le  coulai  à  ipii  voulut  l'enlendre,  et  siirlmit 
je  ne  mampiai  pas  d'aller  l'annoncer  à  Hodrignez.  Il  en  parut  moins  af- 
lligé  qu'occupé  de>  m  sures  qu'il  avait  à  prendre  là-dessus.  U  assembla 
se»  donle^tiq^les.  leur  onloiina  de  les  suivie,  et  nous  nous  reinlimes  Ions 
nu  pré  de  Sainl-Jéroine.  Nous  enlevâmes  don  Matlii'S,  qui  resjdiail  en- 
core, mais  ipii  nioniiil  Irois  heures  apies  qu'on  l'eul  transporte  chez  lui. 
Ai  si  péiil  le  seigneur  ilon  Matliias  de  Silva,  pour  s'être  avisé  de  lire  mal 
à  propos  des  billets  doux  supposés. 


Cn.\PlTnE  IX. 
Quelle  personne  il  alla  servir  après  la  mort  de  dou  Maihias  de  Silva. 

Quelques  jours  après  les  funérailles  de  don  Mathias,  tous  ses  domes- 
tiques furent  payés  et  congédiés.  J'élablis  mon  domicile  chez  le  petit 
barbier,  avec  qui  je  commençais  à  vivre  dans  une  élroile  liaison.  Je  m'y 
promenais  plus  d'agrément  que  chez  Melendez.  Comme  je  ne  manquais 
pas  d'argent,  je  ne  me  balai  point  de  chercher  une  nouvelle  condition  ; 
d'aillenis  j'éi.-iis  doenu  difficile  sur  cela.  Je  ne  voulais  jdus  servir  que 
des  personnes  hors  du  commun;  encore  avais-je  résolu  de  bien  examiner 
les  |iosies  qu'on  m'offrirait.  Je  ne  croyais  pas  le  meilleur  trop  bon  ponr 
moi,  tant  le  valet  d'un  jeune  seigneur  me  paraissait  alors  préférable  aux 
autres  valets  1 

En  attendant  que  la  fortune  me  présent/Il  une  maison  telle  que  je  m'i- 
maginais la  mériter,  je  pensai  que  je  ne  pouvais  mieux  faire  que  de  con- 
sacrer mon  oisiveté  a  ma  belle  Laiire,  que  je  n'avais  point  vue  depuis 
i|ue  nous  nous  étions  si  plaisamment  détrompés.  Je  n'osai  m'habiller  eu 
don  César  de  Uibeira  ;  je  ne  pouvais,  sans  passer  pour  un  extravagant, 
mettre  cet  habit  ipie  |ionr  me  déguiser.  Mais,  outre  que  le  mien  n'avait 
pas  encore  l'air  trop  malpropre,  j'élais  bien  chaussé  et  bien  coiffé.  Je 
me  parai  donc,  à  l'aide  du  barbier,  d'une  manière  qui  tenait  le  milieu 
entre  don  César  et  Cil  Blas.  Dans  cet  état,  je  me  rendis  à  la  maison  d'Ar- 
sénié. Je  trouvai  Laure  seule  dans  la  même  salle  où  je  lui  avais  déjà  parlé. 
Ah  !  c'est  voas,  s'écria -t-elle  anssiiôt  qu'elle  m'aperçut  ;  je  vous  croyais 
perdu.  U  y  a  sept  ou  huit  jours  que  je  vous  ai  |iermis  de  me  venir  voir  : 
vous  n'abusez  point,  à  ce  que  je  vois,  des  libertés  que  les  dames  vous 
donnent. 

Je  m'excusai  siir  la  mort  de  mon  maître,  sur  les  occupations  que  j'a- 
vais eues  ;  et  j'ajoutai  fort  poliment  que,  dans  mes  embarras  mêmes, 
mon  aimable  Laure  avait  toujours  été  présente  à  ma  pensée.  Cela  étant, 
me  dil-elle,  je  ne  vous  ferai  plus  de  reproches,  et  je  vous  avouerai  que 
j'ai  aussi  songé  à  vous.  D'abord  qne  j'ai  appris  le  malheur  de  don  Ma- 
thias, j  ai  formé  un  projet  qui  ne  vous  déplaira  peut-être  point.  Il  y  a 
longtemps  que  j'entends  dire  à  ma  inaiircsse  qu'elle  veut  avoir  chez  elle 
une  espèce  d'homme  d'affaires,  un  garçon  qui  entende  bien  l'économie, 
et  qui  tienne  un  registre  exact  des  sommes  qu'on  Ini  donnera  pour  faire 
la  dépense  de  la  maison.  J'ai  jeté  les  yeux  sur  Votre  Seigneurie  ;  il  me 
semble  que  vous  ne  remplirez  pas  mal  cet  emploi.  Je  sens,  lui  répon- 
dis-je,  que  je  m'en  acquilteraià  merveille.  J'ai  lu  les  Economii(nes  d'A- 
ristole,  et  pour  tenir  des  regisires,  c'est  mon  fort...  Mais,  mon  enfant, 
poursuivis-]e,  une  difficulté  m'empêche  d'entrer  au  service  d'Arsénîe. 
Qnelle  diflicullé?  me  dit  Laure.  J'ai  juré,  lui  répli(jnai-je,  de  ne  plus  ser- 
vir de  bourgeois  ;  j'en  ai  même  juré  par  le  Styx  !  Si  Jupiter  n'osait  vio- 
ler ce  sernient,  jugez  si  un  valet  doit  le  respecter  !  (Jn'appelles-tu  des 
bourgeois?  repartit  fièrement  la  sonbretle  :  ponr  qni  prends-tu  les  comé- 
diennes? Les  prends-tu  pour  des  avocates  on  pour  des  procnreuses?  Oh  ! 
sache,  mon  ami,  que  les  comédiennes  sont  nobles,  archinobles  par  les 
alliances  qu'elles  contractent  avec  les  grands  seigneurs. 

Sur  ce  pied-là,  lui  dis-je,  mon  infante,  je  puis  accepter  la  place  que 
vous  me  destinez  ;  je  ne  dérogerai  point.  Non,  sans  doute,  répondit-elle  : 
passer  de  chez  un  petit-maître  au  service  d'une  héroïne  de  théà  re.  c'est 
être  toujours  dans  le  même  monde.  Nous  allons  de  pair  avec  les  gens  de 
qualité.  Nous  avons  ries  équipages  comme  eux,  nous  faisons  aussi  bonne 
clière,  et  dans  le  fond  on  doit  nous  confondre  ensemble  dans  la  vie  ci- 
vile. En  effet,  ajonla-t-elle,  à  considérer  un  marquis  et  un  coniédien 
dans  le  cours  d'une  journée,  c'est  presque  la  même  chose.  Si  le  marquis, 
pendant  les  trois  quarts  du  jour,  est,  par  son  rang,  au-dessus  dn  comé- 
dien, le  comédien,  pendant  l'autre  quart,  s'élève  encore  davantage  au- 
dessus  du  marquis,  par  un  rôle  d'empereur  ou  de  roi  qu'il  représente. 
Cela  fait,  ce  me  semble,  une  compensation  de  noblesse  et  de  gran- 
deur qui  nous  égale  aux  pcr-onncs  de  la  cour.  Oui,  vraimeni,  repris-je, 
vous  êtes  de  niveau,  sans  coniredit,  les  uns  aux  antres.  Peste  !  les  corné-  ( 
diens  ne  sont  pas  des  maronlles,  comme  je  le  croyais,  et  vous  me  donnez 
une  forle  envie  de  servir  de  si  honnêtes  gens.  Eli  bien  ,  repartit-elle,  lu 
n'as  qu'à  revenir  dans  deux  jours.  Je  ne  te  demande  {jue  re  temps-là 
pour  disposer  ma  maîtresse  à  te  prendre  ;  je  lui  parlerai  en  la  faveur. 
J'ai  quelque  ascendant  sur  son  esprit;  je  suis  persuadée  que  je  te  ferai 
entrer  ici. 

Je  remerciai  Laure  de  sa  bonne  volonté.  Je  Ini  témoignai  que  j'en 
étais  pénétré  de  reconnaissance,  et  je  l'on  assurai  avec  des  transports 
qui  ne  lui  permirent  pas  d'en  donler.  Nous  eûmes  tous  deux  un  assez 
long  entretien,  qui  aurait  encore  duré,  si  un  petit  laquais  ne  fùl  venu 
dire  à  nia  princesse  qu'Arséniiî  la  demandait.  Nons  nous  séparâmes.  Je 
sortis  de  chez  In  comédienne  dans  la  douce  espérance  dy  avoir  Idenlôt 
bouche  à  cour,  et  je  ne  m;inquai  pas  d'y  retourner  deux  jours  après.  Jo 
t'allendais,  me  dit  la  snivanle,  pour  l'assurer  ipio  In  es  commensal  dans 
celle  maison.  Viens,  suis-moi  ;  je  viiis  le  présciiler  à  ma  iiiaiiresse.  A  ces 
paroles,  elle  me  mena  dans  nii  apparleineiil  eniii|MiNé  decinq  à  six  pièces 

de  pl.iin-pied,  loules  pins  riebemenl  menhiees  les 'S  qne  les  autres. 

tjnel  Inxe  !  (pielle  mngnillcenee  I  Je  me  crus  eliez  nue  vice-n  ine,  on, 
ponr  mieux  dire,  je  m'imaginai  voir  tontes  les  rieheses  du  momie  amas- 
sées dans  un  même  lieu.  Ù  est  vrai  qu'il  y  en  avait  de  plusieurs  uniions, 


GIL  BLAS. 


39 


et  (lu'oii  pouvait  clofinir  cet  nppnrlenient,  le  toniple  d'une  déesse  où 
cliai|iie  voyageur  appoitnit  pour  offrande  f|iielqiips  raretés  de  son  pays. 
J'ap(^çll^  la  diviiiilé  assise  sur  un  gros  carreau  de  salin  ;  je  la  trouvai 
charnianlc  et  grasse  de  la  rumcc  de^s  sacrilircs.  Elle  était  dans  un  dé>lia- 
bdlé  gal.int,  et  ses  l'clles  mains  s'uc('up:iient  à  préparer  une  coiffiiro,  nnii- 
vclle  pour  jouer  son  riile  ce  jour-là.  Madame,  lui  dil  la  soubrette,  voici 
Iccononie  eu  ([uistion  ;  je  puis  vous  assurer  ipu'  vous  ne  sauriez  avoir  un 
meilleur  sujci.  .Vr.sénie  me  regarda  très  atlentivement,  et  j'eus  le  lion- 
lieur  de  ne  lui  pas  déplaire.  {Comment  donc,  Laure,  s'écria-t-ello,  mais 
voilà  un  fort  joli  gardon  !  je  prévois  que  je  m'aecommodeiai  bien  de  lui. 
Ensuite  m'adrossant  la  parole  :  Mon  enf.inl,  ajouta-t-cllo,  vous  me  con- 
venez, et  je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dirii  :  vous  serez  conicnt  de  moi  si  je 
le  suis  de  vous.  Je  lui  répondis  que  je  ferais  lous  mes  efforts  pour  la 
servir  à  son  gré.  Comme  je  vis  que  nous  étions  d'accord,  je  sortis  sur-le- 
cliamp  pour  aller  chercher  mes  hardcs,  cl  je  revins  m'installer  dans  cette 
maison. 

CAAPITRE  X. 

Qui  n'est  |i;is  plus  long  que  le  iirccédcnt. 

Il  éiait  à  ]ieu  prés  l'heure  de  la  comédie  ;  ma  iiviitresse  me  dit  de  la 
suivre  avec  Laure  au  théâtre.  Nous  eutr.iuic-i  dans  sa  loge,  où  elle  ola 
son  habit  de  vilb'  et  en  prit  un  aut'C  (dus  niaguitique  pour  paraître  sur 
la  scène.  (Juand  le  spectacle  comnionça  ,  Laure  me  conduisit  et  se 
jilaça  près  de  moi  dans  un  endroit  d'où  je  pouvais  voir  et  eulcndre  par- 
faiiement  bien  les  acicurs.  Ils  me  déplurent  |iour  la  plupart,  à  cause 
sans  doule  que  don  l'ompeyo  m'avait  prévenu  contre  eu.x.  On  ne  laissait 
pas  d'en  applaudir  plusieurs,  et  quelques-uns  de  ceux-li  me  firent  sou- 
venir de  !a  fable  du  cochon. 

Laure  m'apprenait  le  nom  des  comédiens  et  des  comédiennes  à  me- 
sure qu'ils  s'offraient  à  nos  yeux.  Elle  ne  se  contenlait  pas  de  les  nom- 
mer; la  médisante  eu  faisait  de  jolis  portraits.  (Iclui-ci,  disait-elle,  a  le 
cerveau  creux  ;  celui-là  est  un  insolent.  Cette  mignonne  que  vous  voyez, 
et  qui  a  l'air  plus  libre  que  gracieux,  s'apiielie  Ro>arda  ;  mauvaise  ac  |ui- 
sition  pour  la  compagnie!  on  devrait  mettre  cela  dans  la  troupe  qu'on 
lève  par  ordre  du  vice-roi  de  la  Xouvcllc-Espagne,  et  qu'on  va  f.iire  pur- 
tir  incessamment  pour  1  .Vniérique.  Regardez  bien  cet  asire  lumineux  qui 
s'avance,  ce  beau  soleil  coucbanl  :  c'est  Casilda.  Si,  depuis  quelle  a  des 
amants,  elle  avait  exigé  de  chacun  d'eux  une  pierre  de  taille  pour  en  bâ- 
tir une  pyramide,  comme  fit  autrefois  une  princesse  d'Egypte,  elle  en 
pourrait  faire  élever  une  qui  irait  jusqu'au  troisième  ciel.  Eiilin  Laure 
déchira  tout  le  monde  par  des  niéiii.sances.  Ah  !  la  mécbante  langue  ! 
elle  n'épargna  pas  niéinc  sa  maîtresse. 

Cependant  j'avoutr.ti  mon  faible  :  j'étais  charmé  de  ma  soubrette, 
quoique  son  caraclére  ne  fut  pas  moraiement  bon.  Elle  médisait  avec  un 
iigrément  qui  me  faisait  aimer  jusqu'à  s;i  malignité.  Elle  .se  levait  dans 
les  entractes  pour  aller  voir  si  Arsénié  n'avait  pas  besoin  de  ses  services; 
mais  au  lieu  de  venir  promplement  reprendre  sa  place,  elle  s'amu-ait 
derrière  le  théâtre  à  recueillir  les  lleuretles  des  homnie-i  qui  la  cajo- 
laient. Je  la  suivis  une  fois  pour  l'observer,  et  je  remarquai  qu'elle  avait 
bien  des  connaissances.  Je  comptai  jusqu'à  trois  comédiens  (pii  l'arrélè- 
rent  l'un  après  l'aulre  pour  lui  parler,  et  ils  me  parurent  s  entretenir 
avec  elle  très-familierement.  t^cla  ne  me  plul  point;  et,  pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  je  senli>  ce  que  c'est  que  d  èlre  jaloux.  Je  rclouiu  li  à  ma 
place  si  rêveur  et  si  triste,  que  Laure  s'en  aperç  il  aussitôt  qu'elle  m'eut 
njoint-  ()u'as-tu,  Gil  lilas?  me  dit-elle  avec  étoiinement  ;  ipielle  luinjcur 
noire  s'est  emparée  de  toi  depuis  que  je  t'ai  quitté'^  Tu  us  l'air  sombre  et 
chagrin.  Ma  princesse,  lui  répoudis-jc,  ce  n'est  pas  sans  raison  ;  vos  al- 
lures sont  un  peu  vives.  Je  viens  de  vous  voir  avec  dcscoméiliens...  .\h  ! 
le  plaisant  sujet  de  tristesse,  interrompit-elle  on  rianl.  (Jiioi;  cela  te  fait 
de  la  peine?  Uh  !  vraimeni,  lu  n'es  p.sau  bout;  tu  veir.is  bien  d'aiilres 
«lioses  parmi  nous.  Il  faut  qne  tu  t  accoutume-,  à  nos  manières  aisées. 
l'oint  de  jalousie,  mon  enlant  !  les  jaloux,  chez  le  peuple  comique,  pas- 
seul  pour  dçs  ridicules.  Aussi  n'y  en  al-il  pres(io«  puiul.  Les  percs,  lis 
maris,  les  frères,  les  oncles  cl  les  cousins  sont  les  gens  du  iiioudc  les 
plus  commodes,  cl  souvent  même  ce  sont  eux  qui  établissent  leurs 
ramilles. 

Apres  m'avoir  exhorlé  .i  ne  prendre  ombrage  de  personne  cl  A  regar- 
drr  lout  tranquillement,  elle  me  déclara  (|ue  j'étais  l'heurinx  niorlel 
qui  avait  Irnuvé  le  i  liemin  de  son  iieur.  l'iiis  elle  m'assuia  qu'elle  m'ai- 
merail  toujours  uniquement.  Sur  celle  assurance,  dont  je  pouvais  douter 
sans  passer  pour  un  esprit  trop  déliaiil,  je  lui  promis  du  ne  plus  m'a- 
larnier.  et  je  lui  lins  parole.  Je  la  vis.  des  le  soir  même,  s'cnlreleiiir  en 
particulier  et  rire  avec  des  honunes.  A  l'issue  de  la  comédie,  nous  n(]Us 
eu  retournâmes  avec  notre  maîtresse  a»  logis,  où  Fiorinionde  arriva 
liieniùt  avec  trois  vieux  seigneurs  et  un  conv  dien  r|ui  y  venaient  souper. 
Outre  Laure  el  moi,  il  y  avait  pour  domesli  |ues  dans  celle  maison  une 
cuisinière,  un  cocher  et  un  petit  laquais  iNoiis  nous  joignîmes  tous  cinq 
pour  préparer  le  repas.  La  cuisinière,  ipii  n'était  pas  moins  habile  (|uu 
la  dame  Jacinte,  a[qiréta  les  viandes  avec  le  cocher.  La  femme  de  cham- 
bre et  le  petit  laquais  mirent  le  couvert,  cl  je  di-essai  le  biilfel,  com| ^o.^é 
do  la  plus  belle  vaisselle  d'argent  et  de  plibiriir»  vases  d  or,  autres  of- 
frandes que  la  déesse  du  teniplo  avait  reçues.  Je  lo  parai  de  bouteilles  do 
différents  vins,  cl  je  servis  d'échanson'  pour  montrer  a  ma  niailresse 


que  j'étais  un  homme  à  lout.  J'admirais  la  contenance  des  comédiennes 
pendant  le  repas;  elles  faisaient  les  dames  dimporlance;  elles  sini  gi- 
naient  être  des  femmes  du  premier  rang.  Bien  loin  de  Iraiier  d'E.crel- 
lence  les  seigneurs,  elles  ne  leur  donnaient  pas  même  de  la  Seignntiie; 
elles  les  appelaient  simplement  par  leur  nom.  Il  est  vrai  que  c'étaient 
eux  qui  les  gâtaient  et  qui.  les  rendaient  si  vaines,  en  se  familiarisant  nu 
peu  trop  avec  elles.  Le  comédien,  de  son  côlé,  comme  un  acteur  accou- 
tunié  à  faire  le  héros,  vivait  avec  eux  sans  façon;  il  buvait  à  leur  santé 
et  tenait,  pour  ainsi  dire,  le  haut  bout.  Parlilen,  dis  je  en  moi-même^ 
quand  Laure  m'a  démontré  que  le  mar(|uis  et  le  comédien  sont  é'Mux 
peuilanl  le  jour,  elle  pouvait  ajouter  qu'ils  le  sont  encore  davantage  "pen- 
dant la  nuit,  piiisquils  la  passent  lout  enlicre  à  boire  ensemble.    ' 

Arsénié  et  Fiorinionde  étaient  naturellement  enjouées.  Il  leur  échappa 
mille  discours  hardis  enliemêlés  de  menues  faveurs  et  de  minauderies 
qui  furent  bien  savourées  par  ces  vieux  pécheurs.  Tandis  que  ma  maî- 
tresse en  amusait  un  par  un  badinage  innocent,  son  amie,  qui  se  trouvait 
enire  les  deux  autres,  ne  faisait  point  avec  eux  la  Suzanne.  Dans  le  temps 
que  je  considérais  ce  tableau,  qui  n'avait  que  trop  de  charmes  pour  un 
vieil  adolescent,  on  apporla  le  fruit.  Alors  je  mis  sur  la  table  des  bou- 
teilles de  liqueurs  et  des  verres,  et  je  disparus  pour  aller  .souper  avec 
LaurCj  qui  m'attendait.  Eh  bien  ,  Gil  Blas.  me  dit-elle,  que  penses-tu  de 
ces  seigneurs  que  tu  viens  de  voir?  Ce  sont,  sans  doule,  lui  répondis-je, 
des  adorateurs  d'Arsénié  et  de  Fiorinionde.  Non,  reprit-elle,  ce  sont  de 
vieux  volnpluenx  qui  vont  chez  les  coquettes  sans  s'y  altacher.  Ils  n'exi- 
gent d'elles  qu'un  peu  de  complaisance,  et  ils  sont  a.ssez  généreux  pour 
Lieu  payer  les  petites  bagatelles  qu'on  leur  accorde.  Grâce  au  ciel,  Flo- 
rimonde  et  ma  maîtresse  sont  à  présent  .sans  amants  ;  je  veux  dire  qu'elles 
n'ont  pas  de  ces  amants  qui  s'érigent  en  maris  et  veulent  faire  tous  les  plai- 
sirs d'une  maison,  parce  qu'ilsen  font  toute  la  dépense.  Tour  moi,  j'en  suis 
bien  aise,  et  je  soutiens  qu'une  coquette  sensée  doit  fuir  ces  sortes  d'en- 
gagements. Pourquoi  se  donner  un  maître?  Il  vaut  mieux  gagner  sou  à 
sou  un  équipage,  que  de  l'avoir  tout  d'un  coup  à  ce  prix-là." 

Lorsque  Laure  était  en  train  de  parler,  et  elle  y  était  presque  tou- 
jours, les  paroles  ne  lui  coulaient  rien.  (Jiielle  volubilité  de  langue  !  Elle 
me  conta  mille  aventures  arrivées  aux  actrices  de  la  troupe  dii  prince; 
et  je  crinclus  de  lous  ses  discours  que  je  ne  pouvais  cire  mieux  placé 
pour  connaître  parfaitement  les  vices;  malheureusemeul  j'élaisdans  un 
âge  où  ils  ne  font  guère  d'horreur;  et  il  faut  ajouter  que  la  soubrelte 
savait  si  bien  peindre  les  dérèglement--,  que  je  n'y  envisageais  que  des 
délires.  Elle  n'eut  pas  le  leinps  de  m'apprendre  seulement  la  dixième 
parlie  des  exploits  des  comédiennes;  car  il  n'y  avait  pas  plus  de  trois 
heures  qu'elle  en  parlait.  Les  seigneurs  et  le  comédien  se  retirèrent  avec 
Fiorinionde,  ipiils  conduisirent  chez  elle. 

Après  qu'ils  furent  sortis,  ma  maiiresse  me  dit  en  me  mettant  de  l'ar- 
gent entre  les  mains  :  Tenez,  Gil  Blas,  voilà  dix  pistoles  pour  aller  de- 
main matin  a  la  provision.  Cinq  ou  six  de  nos  messieurs  el  de  nos  dames 
doivent  diiier  ici  ;  ayez  soin  de  nous  faire  faire  bonne  chèrs.  Madame,  lui 
répondis  je,  avec  celte  somme  je  promets  d'apporter  de  qimi  léyaler 
loutc  la  troupe  même.  Mon  ami,  reprit  Arsénié,  corrigez,  s'il  vous  jilail, 
vos  expressions.  Sachez  qu'il  ne  faut  point  dire  la  Iroiipe,  il  faut  dire  la 
compagnie.  Ou  dit  bien  une  troupe  de  bandits,  une  troupe  de  gueux,  une 
troupe  d'ailleurs;  mais  apprenez  qu'on  doit  dire  une  compagnie  de  co- 
nieiiieus.  Les  acteurs  de  .Madrid  surtout  mérilent  bien  qu'on  appi  lie  leur 
corps  une  compagnie.  Je  demandai  pardon  à  ma  niailres>e  de  m  être  servi 
d'un  lernic  si  peu  respectueux,  je  la  su|i|)liai  très  humldemeiil  d'excuser 
mon  ignorance.  Je  lui  judleslai  que  dans  la  suite,  (juand  je  parlerais  de 
messieurs  les  comédieus  d'une  manière  collective,  je  dirais  toujours  la 
compagnie. 

CUAPITRE  XI. 

f.oinmoiit  les  f.omédiciis  vivaicnl  ensemble,  ei  de  quelle  manière  ils  Irailaicnt  les  auteurs. 

Je  me  mis  donc  en  campagne  le  lendemain  malin  pour  commencer 
l'exercice  de  mou  emploi  d'économe.  C'était  un  jour  maigre;  j  achetai, 
par  ordre  de  ma  maitrcsse,  de  bons  poulets  gras,  des  la|iius,  des  per- 
dreaux, et  d'autres  petits  iiieds.  Comme  M.M.  les  comédiens  ne  sont  pas 
conleiiis  des  manières  de  l'Eglise  à  leur  égard,  ils  n'eu  observent  pas 
avec  exacliliule  les  command.  ments.  J'apportai  au  logis  plus  de  vianiles 
iiu'il  n'en  faudrait  à  douze  honnêles  gens  pour  bien  passer  les  liois  jours 
de  carnaval.  La  cuisinière  eut  de  qiini  Iravailler  toute  la  maliiiée.  Peiiiiaiil 
(pi'elle  pré|)arait  le  diner,  Arsénii^  se  leva,  et  denienra  jiisqu'.i  midi  à  sa 
loilette.  Alors  les  seigneurs  Rnsimiro  el  Ricardo,  coméiliens,  arrivèrent. 
Il  survint  ensuite  deux  comédiennes.  Constance  et  Céljuaiira;  e|  iiii  mo- 
ment après  parut  Florimonde,  accompagnée  d  nu  lioiunie  qui  avait  lout 
l'air  d  un  senor  cuvatlero  des  plus  lestes.  11  avait  les  cheveux  galamnient 
noués,  un  chapeau  relevé  d'un  lioui|iiet  de  plumes  de  fi'uilles  moi  les,  un 
liaut-de-ebansscs  bien  étroit,  et  l'on  voyait  aux  ouverliires  de  son  pour- 
point uue  chemi.te  Une  avec  une  fort  belle  dentelle  Ses  gaiils  el  son 
luonchnir  étaient  dans  la  coiicavilc  de  la  garde  de  sou  épéc,  el  il  portail 
son  manteau  avec  une  grâce  loule  particulière. 

Néaiinioins,  quoiqu'il  eut  bonne  mine  el  fùl  très-bien  fait,  je  trouvai 
d'abord  eu  lui  queUpie  chose  de  siu^uli<'r.  Il  l'aiil,  dis-je  vu  in<d-mème, 
que  ce  geiililh(uunie-là  soit  un  original.  Je  ne  me  trompais  |ioiiit  :  c'était 
un  caractère  marqué.  Dus  qu'il  entra  dans  rajipartemuul  d'Arséiiie,  il 


^0 


CIL  BLAS. 


courut,  les  bras  oiivcris,  embrasser  les  actrices  cl  les  acteurs  l'un  après 
l'autre,  avec  des  dcmonstralioiis  plus  outrées  que  celles  des  [letils-mai- 
trcs.  Je  ne  changeai  point  de  senlimeiil  lorsi|ue  je  l'eiilenilis  parler:  il 
appuyait  sur  toutes  les  syllabes,  et  prononçait  ses  paroles  d'un  Ion  cm- 
i)liati"i|ue,  avec  des  gestes  et  des  yeux  accommodes  au  sujet.  J'eus  la 
curiosité  de  demander  à  Laure  ce  que  c'était  que  ce  cavalier.  Je  te  par- 
donne, me  dit-elle,  ce  mouvement  curieux  :  il  est  impossible  de  voir  et 
d'entendre  pour  la  première  fois  le  seigneur  Carlos  Alouso  de  la  Vento- 
leria  sans  avoir  l'envie  qui  te  presse;  je  vais  te  le  peindre  au  nalurcl. 
Premièrement,  c'est  un  homme  ([ui  a  été  comédien.  11  a  quitté  le  tbéàtrc 
par  fantaisie,  et  s'en  est  depuis  repenti  par  raison.  As-tu  remarqué  ses 
cheveux  noirs  ?  Ils  sont  teints  aussi  bien  que  ses  sourcils  et  sa  mousta- 
che. Il  est  plus  vieux  que  Saturne  ;  cependant,  comme  au  temps  de  sa 
naissance  ses  parents  ont  négligé  de  f.iire  écrire  son  nom  sur  les  registres 
da  sa  paroisse,  il  proQle  de  leur  négligence,  et  se  dit  jilus  jeune  qu'il 
n'est  de  vingt  bonnes  années  pour  le  moins.  D'ailleurs  c'est  le  person- 
nage d'Espagne  le  plus  rempli  de  lui-même.  Il  a  passé  les  douze  premiers 
lustres  de  sa  vie  dans  une  ignorance  crasse;  mais  pour  devenir  savant, 
il  a  pris  un  précepteur,  qui  lui  a  montré  à  épeler  en  grec  et  en  lalin.  De 
plus,  il  sait  par  cœur  une  infinité  de  bons  contes  qu'il  a  récités  tant  de 
fois  comme  de  son  cru,  qu'il  est  parvenu  à  se  ligin-er  qu'ils  en  sont  ef- 
fectivement. Il  les  fait  venir  dans  la  conversation,  et  on  peut  dire  que 
son  esprit  brille  aux  dépens  de  sa  mémoire.  Au  reste,  on  dit  que  c'est 
un  grand  acteur.  Je  veux  le  croire  pieusement  ;  je  t'avouerai  toutefois 
qu'il  ne  me  plaît  point.  Je  l'entends  quelquefois  déclamer  ici,  et  je  lui 
trouve,  entre  autres  défauts,  une  |irononcialiou  trop  affectée,  avec  une 
voix  tremblante  qui  donne  un  air  antique  et  ridicule  à  sa  déclamation. 

Tel  fut  le  portrait  que  ma  soubrette  me  fil  de  cet  histrion  honoraire, 
et  véritablement  je  n'ai  jamais  vu  de  mortel  d'un  maintien  plus  orgueil- 
leux, il  faisait  aussi  le  beau  parleur.  Il  ne  manqua  pas  de  tirer  de  son 
sac  deux  ou  trois  contes  qu'il  déliita  d'un  air  inqiosant  et  bien  étudié. 
D'une  autre  part,  les  comédiens  et  les  comédiennes,  qui  n'étaient  point 
venus  là  pour  se  taire,  ne  furent  pas  muels.  Us  commencèrent  à  s'entre- 
tenir de  leurs  camarades  absents  d'une  manière  peu  charitable,  à  la  véri- 
té, mais  c'est  une  chose  qu'il  faut  pardonner  aux  comédiens  comme  aux 
auteurs.  La  conversation  s'échauffa  donc  contre  le  prochain.  Vous  ne 
savez  pas,  mesdames,  ditRosimiro,  un  nouveau  trait  de  Ccsarino,  notre 
cher  confrère.  Il  a  ce  matin  acheté  des  bas  de  soie,  des  rubans  et  des 
dentelles,  qu'il  s'est  fait  apportera  l'assemblée  jiar  un  petit  page,  comme 
de  la  part  d'une  comtesse.  Quelle  friponnerie  1  dit  le  seigneur  de  la  Ven- 
loleria,  en  souriant  d'un  air  fat  et  vain.  De  mon  temps  on  était  de  meil- 
leure foi;  nous  ne  songions  point  à  compo.ser  de  pareilles  fables.  Il  est 
vrai  que  les  femmes  de  qualité  nous  en  épargnaient  l'invention  :  elles 
faisaient  elles-mêmes  les  emplettes  ;  elles  avaient  celte  fantaisie-là.  Par- 
bleu I  dit  Ricardn  du  même  ton,  celle  fantaisie-là  les  tient  bien  encore; 
et  s'il  était  permis  de  s'expliquer  là-dessus...  Mais  il  faut  taire  ces  sor- 
tes d'aventures,  surtout  quand  des  personnes  d'un  certain  rang  y  sont 
intéressées. 

M(ssieurs,  interrompit  Florimonde,  laissez  là,  de  grâce,  vos  bonnes 
fortunes;  elles  sont  connues  de  toute  la  terre;  parlons  d'isniénie.  On 
dil  (|ue  ce  seigneur  qui  a  fait  tant  de  dépenses  pour  elle  vient  de  lui 
échapper.  Oui,  vraiment,  s'écria  Constance;  cl  je  dirai  de  plus  qu'elle 
]ieid  un  petit  homme  d'affaires  tpi'ellc  aurait  induliitablement  ruiné  :  je 
sais  la  cliose  d'original.  Son  mercure  a  fait  un  quiproquo:  il  a  porlé  an 
.seigneur  un  billet  qu'elle  écrivait  à  l'homme  d'affaires,  et  a  remis  ,i 
l'hiimmc  d'affaires  une  lettre  qu'elle  adressait  au  seigneur.  Voilà  de 
grandes  pertes,  ma  mignonne,  reprit  Florimonde.  Oh!  pour  celle  du  sei- 
gneur, re|)artit  Constance,  clic  est  peu  considérable.  Le  cavalier  a  mange 
'presque  tout  son  bien  ;  mais  le  petit  homme  d'affaires  ne  laisait  que  d'en- 
trer sur  les  rangs  ;  il  n'a  point  encore  passé  par  les  mains  des  coquettes; 
c'est  un  sujet  à  regretter. 

Ils  s'entretinrent  de  celte  sorte  avant  le  diner,  et  leur  entretien  roula 
sur  la  même  matière  lorsqu'ils  furent  à  table.  Conmie  je  ne  finirais  pas 
,  si  j'entreprenais  de  rapporter  tous  les  autres  discours  remplis  de  médi- 
sance ou  de  falwité  que  j'entendis,  le  lecteur  trouvera  bon  que  je  les  sup- 
prime, jioiir  lui  conter  de  (|uelle  façon  fut  reçu  un  pauvre  diable  d'au- 
teur (]ui  arriva  chez  Arsenic  sur  la  lin  du  repas.  Noire  iietit  laquais  vinl 
dire  loul  haut  à  ma  maîtresse  :  Madame,  un  homme  en  linge  sale,  crotté 
jusqu'à  réeiiine,  et  qui,  sauf  votre  respect,  a  tout  l'air  d'un  poëie,  de- 
mande à  vous  parler.  Qu'on  le  fasse  monter,  ré|iondit  Arsénié.  Ne  bou- 
geons, messieurs;  c'est  un  auteur.  En'ectiveinent,  c'en  était  un  dont  ou 
avait  acce|ité  mw  tragédie,  et  (pii  ap|iorlail  un  rôle  à  ma  maîtresse;  il 
s'appelait  Peilro  de  Moya.  Il  fil  en  entrant  cinq  ou  six  profondes  révéren- 
ces a  la  compagnie,  (pii  ne  se  leva  ni  même  ne  le  salua  point.  Arsénié  ré- 
fondil  senlemenl  par  une  simple  inclination  de  tète  aux  civilités  dont  il 
accablait.  Il  s'.ivaiica  dans  la  chambre  d'un  air  tremblant  et  embarrassé. 
Il  lai.ssa  tiimber  ses  gants  et  son  chapeau  ;  il  les  ramassa,  s'approcha  de 
ma  maîtresse,  et.  lui  présentant  un  papier  plus  respectueusement  qu'un 
plaideur  ne  présente  uu  placet  à  son  juge.  Madame,  lui  dilil,  agréez,  de 
gr.iee,  le  rôle  que  je  prends  la  liberté  de  vous  offrir.  Elle  le  reçut  d'une 
manière  froide  el  méprisante,  et  ne  daigna  pas  même  répondre  au  com- 
pliment. 

tlrla  ne  rebnla  point  notre  auteur,  qui,  se  servant  de  l'occasion  pour 
distribuer  d'autres  personnages,  en  donna  un  à  Ilosimiro  et  un  autre  à 
KIorimonde,  qui  n'en  usèrent  pas  plus  honnclenienl  avec  lui  qu'Arsénié; 


au  contraire,  le  comédien,  fort  obligeant  de  son  n.Tlurcl,  comme  ces 
messieurs  le  sont  pour  la  plupart,  linsulla  par  de  piquantes  railleries. 
Pedro  de  Moya  les  sentit.  Il  n'osa  toutefois  les  relever,  de  )ieur  (|uc  sa 
pièce  n'en  pâlit  ;  il  se  retira  sans  rien  dire,  mais  vivement  louché,  à  ce 
qu'il  me  parut,  de  la  réception  qu'on  venait  de  lui  faire.  Je  crois  que 
dans  son  dépit  il  ne  mauipia  pas  d'apostropher  en  lui-même  les  comé- 
diens comme  ils  le  méritaient  ;  et  les  comédiens  de  leur  côlè,  quand  il  fut 
sorti,  cûmmencérent  à  parler  des  auteurs  avec  beaucoup  de  ies|(ect. 

Il  me  semble,  dit  Elorimonde,  que  le  seigneur  Pedro  de  Moya  ne  s'en 
va  pas  fort  sali^^fait.  Lbl  madame,  s'écria  Ilosimiro,  de  i|uui  vo"us  inquié- 
tez vous?  Les  auteurs  sont-ils  dignes  de  notre  alteniiou?  Si  nous  allions 
de  pair  avec  eux,  ce  serait  le  moyen  de  les  gâter.  Je  connai.s  ces  petits 
messieurs,  je  les  connais;  ils  s'oublieraient  bientôt.  Traitons-les  ton- 
jours  en  esclaves,  et  ne  craignons  point  de  lasser  leur  patience.  Si  leurs 
cbagiins  les  éloignent  de  nous  quelquefois,  la  fureur  d'écrire  nous  les 
ramène,  et  ils  sont  encore  trop  heureux  (|ue  nous  voulions  bien  jouer 
leurs  pièces.  Vous  avez  raison,  dit  Arsénié;  nous  ne  perdons  que  les  au- 
teurs dont  nous  faisons  la  fortune.  Pour  ceux-là,  sitôt  que  nous  les  avons 
bien  placés,  l'aise  les  gagne,  et  ils  ne  travaillent  plus.  Heureusement,  la 
conqiagnie  s'en  console,  et  le  public  n'en  souffre  point. 

On  applaudit  à  ces  beaux  discours,  el  il  se  trouva  que  les  auteurs,  mal- 
gré les  mauvais  traitements  qu'ils  recevdient  des  comédiens,  leur  en  de- 
vaient encore  de  reste.  Ces  histrions  les  mettaient  au-dessous  d'(;ux,  et 
certes  ils  ne  pouvaient  les  mc|iriser  davantage. 


C11.\P1TRE  XII. 

Gil  Bl.is  se  niel  (l,ins  le  gniMilii  llic.'iire;  il  s'.ilinnJoiinc  aux  dcliccs  delà  vio  coiTiii|cio, 
ol  s'en  déï'iùic  peu  de  leiinis  après. 

Les  conviés  demeurèrent  à  table  jusqu'à  ce  qu'il  fallût  aller  au  théâtre. 
Alors  ils  s'y  rendirent  tous.  Je  les  suivis,  el  je  vis  encore  la  comédie  ce 
jour- là.  J'y  pris  tant  de  plaisir,  que  je  résolus  de  la  voir  tous  les  jours. 
Je  n'y  manquai  pis,  el  insensiblement  je  m'accoutumai  aux  acteurs.  Ad- 
mirez la  force  de  l'habitude  :  j'étais  particulièrement  charmé  de  ceux  ipii 
braillaient  et  gesticulaient  le  plus  sur  la  scène,  et  je  n'étais  pas  seul  dans 
ce  goùt-là. 

La  beauté  des  pièces  ne  me  touchait  pas  moins  (|ue  la  manière  dont  on 
l'S  représentait.  11  y  en  en  avait  quelipies-unes  (|ui  m'enlevaient,  el  que 
j'aimais,  entre  autres  celles  où  l'on  faisait  paraître  tous  les  cardinaux 
ou  les  douze  ]iairs  de  France.  Je  retenais  des  morceaux  de  ces  poèmes  in- 
comparables. Je  me  souviens  que  j'appris  par  cœur  en  deux  jours  un:' 
comédie  entière  qui  avait  pour  lilre  la  Rpinc  des  Fleurs.  La  rose,  qui 
était  la  reine,  avait  pour  conlidente  la  violelte  cl  pnur  ccuyer  le  jasmin. 
Je  ne  trouvais  rien  de  plus  ingénieux  que  cesovvragcs,  qui  me  semblaient 
faire  beaucoup  d'honneur  à  l'esprit  de  notre  nation. 

Je  ne  me  contentais  pas  d'orner  ma  mémoire  des  jibis  beaux  traits  de 
ces  chefs-d'œuvre  dramatiques,  je  m'atlachais  à  me  perficlionner  le 
goi'il,  et,  pour  y  parvenir  sûrement,  j'écoutais  avec  une  avide  alteniiou 
tout  ce  que  disaient  les  comédiens  S'ils  louaient  une  pièce,  je  l'eslimais  ; 
leur  paraissait-elle  mauvaise,  je  la  méprisais.  Je  m'imaginais  qu'ils  se 
connaissaient  en  pièces  de  théâtre,  comme  les  joailliers  en  diamants. 
Néanmoins,  la  tragédie  de  Pedro  de  Moya  eut  un  très-grand  succès,  quoi- 
qu'ils eussent  jugé  qu'elle  ne  réussirait' point.  Cela  ne  fut  pas  cap.ible  de 
me  rendre  leurs  jugements  suspects;  et  j'aimai  mieux  penser  que  le  pu- 
blic n'avait  |)as  le  sens  commun,  que  de  douter  de  l'infaillibilité  de  la 
compagnie.  Mais  on  m'a.ssnra  de  toutes  parts  {|u'oii  applandiss.iii  ordinai- 
rement les  pièces  nouvelles  dont  les  comédiens  n'avaient  pas  liDiine  opi- 
nion, et  qu'au  contraire,  celles  qu'ils  recevaient  avec  applaudissemenis 
étaient  presque  toujours  sifllécs.  Ou  me  dit  que  c'était  une  de  leurs  rè- 
gles, de  juger  si  mal  des  ouvrages,  et  là-dessus  on  me  cita  mille  succès 
de  pièces  qui  avaient  démenti  leurs  décisions.  J'eus  besoin  de  louies  ces 
preuves  pour  me  désabuser. 

Je  n'oublieiai  iamais  ce  qui  arriva  un  jour  qu'on  reprc.septail  ime  co- 
médie nouvelle  Les  comédiens  l'avaient  trouvée  froide  et  ennuyeuse  ;  ils 
avaient  même  jugé  qu'on  ne  l'achèverait  pas.  Dans  celle  pensée,  ils 
en  jouèrent  le  premier  acte,  qui  fut  fort  applaudi.  Cela  les  étonna.  Ils 
jouent  le  .second  acte  ;  le  public  le  reçoit  encore  mieux  que  le  premier. 
Voil  I  mes  acteurs  déconcertés!  Comment  diable,  dit  llosimiio,  celte 
comédie  prend  !  Enfin  ils  jouent  le  troisième  acte,  qui  plut  encore  da- 
vantage. Je  n'y  comprends  rien,  dit  Iticardo:  nous  avmis  cru  que  celte 

pièce  ne  serait  jias  gm'itèe;  voyez  le  plaisir  qu'elle  fait  à  tout  le  n de! 

M  ssicurs,  dit  alors  un  comédien  fort  naïvement,  c'est  qu'il  y  a  dedans 
mille  traits  d'esprit  tpie  nous  n'avons  pas  remarqués. 

Jecessai  donc  de  regarder  les  comédienscomme  d'excellents  juges,  et  je 
devins  un  juste  appréciateur  de  leur  mérite.  Ils  jusiitiaient  parl.iilenient 
touslesridicules  ipi'iiii  leurdoimait  dans  le  uioiide.  Je  voyais  di  s  actrices  el 
des  acteurs  ipie  les  applainlissements  avaient  gâtes,  et  qui,  seconsidcraul 
comme  des  objrls  d'ailmiralion.  s  imagiii.iicnl  faire  grâce  au  public  lors- 
qu'ils jouaient.  J  (''lais  1  iioqué  de  leurs  ilél.iuts  ;  mais  p,ir  mallieur  je  trou- 
vai un  Jieu  trop  de  iikui  gré  leur  façon  de  vivre,  et  |e  me  plongeai  dans 
la  débauche,  liomment  aurais- je  pu  m'en  défendre?  'l'oii,s  les  discours 
que  j'entendais  parmi  eux  étaient  pernicieux  pour  la  jeunesse,  et  je  ne 
voyais  rien  qui  ne  contribuai  à  rac  corrompre.  Quand  je  n'aurais  pas  su 


GIL  BLAS. 


41 


ce  qui  se  passait  chez  Casilda,  chez  Conslaiice  et  chez  les  autres  comé- 
diennes, la  maison  d  Arsénié  toute  seule  n'élait  que  trop  capaljle  de  me 
perdre.  OiUre  les  vieux  sei^rncurs  dont  j'ai  parlé,  il  y  venait  des  pitils- 
niaîlres,  des  enfants  de  famille  que  les  usuriers  mettaient  en  élal  de  faire 
delà  dépense;  et  quelquefois  on  y  recevait  aussi  des  traitants  qui,  bien 
loin  d'être  payés,  comme  dans  leurs  assemblées,  pour  leur  droit  de  pré- 
sence, payaient  là  pour  avoir  droit  d'être  présents. 

Florimonde,  qui  demeurait  dans  une  maison  voisine,  dînait  et  soupait 
tous  les  joursavec  Arsénié  ;  elles  paraissaient  toutes  deux  dans  une  union 
qui  surprenait  bien  des  gens.  On  était  étonné  que  des  coquettes  fussent 
en  si  bonne  inlelligcnce,  et  l'on  s'imaginait  qu'elles  se  brouilleraient,  tôt 
ou  lard,  pour  quelque  cavalier.  Mais  on  connaissait  mal  ces  amies  par- 
faites :  une  solide  amitié  1rs  unissait;  au  lieu  d'être  jalouses  comme  les 
autres  remines,  elles  vivaient  en  commun  ;  elles  aimaient  mieui  par- 
tager les  dépouilles  des  hommes  que  de  s'en  disputer  sottement  les 
soupirs. 

Laure,  à  l'exemple  de  ces  deux  illustres  associées,  profilait  aussi  de  ses 
beaux  jours  ;  elle  m'avait  bien  dit  que  je  verrais  de  belles  choses.  Cepen- 
dant, je  ne  lis  point  le  jaloux  ;  j'avais  promis  de  pi-endre  là-dessus  i'es- 
frit  de  la  compagnie;  je  dissimulai  pendant  quelques  jours.  Je  me  con- 
tentais de  lui  demander  le  nom  des  hommes  avec  qui  je  la  voyais  en  con- 
versation particulière  :  elle  me  répondait  loujouis  que  c'était  un  oncle 
ou  un  cousin. 

Qu'elle  avait  de  parents!  Il  fallait  que  sa  famille  fût  plus  nombreuse 
que  Celle  du  roi  Prinm.  La  soubrette  ne  s'en  tenait  pas  même  à  ses  oncles 
et  à  ses  cousins  :  elle  allait  encore  amorcer  des  étrangers,  et  faire  la 
veuve  de  qualité  chez  la  bonne  vieille  dont  j'ai  parlé.  Eiiiin  Laure,  pour 
en  donner  une  idée  juste  et  précise,  était  aussi  jeune,  aussi  jolie  et  aussi 
coquette  que  sa  maîtresse,  qui  n'avait  point  d'autre  avantage  sur  elle  que 
celui  de  divertir  publiquement  le  publie. 

Je  cédai  au  torrent  pendant  trois  semaines.  Je  me  livrai  à  toutes  sortes 
de  voluptés.  Mais  je  dirai  en  même  temps  qu'au  milieu  des  plaisirs,  je 
sentais  naître  en  moi  des  remords  qui  venaient  de  mon  éducation,  et  qui 
mêlaient  une  amertume  a  mes  délices.  La  débauche  ne  trionipba  point 
de  ces  remords  ;  au  contraire,  ils  augmentaient  à  mesure  que  je  devenais 
plus  débauclié;  et,  par  un  effet  de  mon  malheureux  naturel,  les  désor- 
dres de  la  vie  comique  commencèrent  à  me  faire  horreur.  Ali  !  miséra- 
ble! me  dis-je  à  moi-même,  est-ce  ainsi  que  tu  remplis  l'attente  de  ta 
famille?  N'est-ce  pas  assez  de  l'avoir  trompée  en  prenant  un  autre  parti 
que  celui  de  précepteur?  La  condition  servile  te  doit-elle  empêcher  de 
vivre  en  honnête  homme?  Te  convient-il  de  vivre  avec  des  gens  si  vi- 
cieux? L'envie,  la  colère  et  l'avarice  régnent  chez  les  uns,  la  pudeur 
est  bannie  de  chez  les  auties  ;  ceux-ci  s'abandonnent  à  lin  tempérance 
et  à  la  paresse,  et  l'orgueil  de  ceux-là  va  jusqu'à  1  insolence.  Ccn  est 
fait,  je  ne  veux  pas  demeurer  plus  longtemps  avec  les  sept  péchés 
mortels. 


LIVHE  IV. 


CHAPITRE  PIiE.MIER. 

Gil  Dlas,  ne  pouvant  s'accoiilumor  aux  mœurs  des  cmiiédienncs,  quille  le  service  d'Arsenic 
ei  iruuve  ujic  plus  lionnêle  nuisuii. 

Un  reste  d'honneur  et  de  religion,  que  je  ne  laissai  pas  de  conserver 
parmi  des  mœurs  si  corrompues,  me  fit  résoudre  non-seiilcmeut  à  quitter 
Aisénie,  mais  à  rompre  même  tout  commerce  avi  c  Laure,  que  je  ne  pou- 
vais |]ourtant  cesser  d'aimer,  quoique  je  susse  bien  qu'elle  me  faisait 
mille  inlidélités.  Heureux  qui  peut  ainsi  profiler  des  moments  di,'  raison 
qui  viennent  troubler  les  plaisirs  dont  il  est  trop  occupé  !  Un  beau  ma- 
lin, je  lis  mon  pa(iutt  ;  et,  sans  compter  avec  Arsénié,  qui  ne  me  devait, 
à  la  véi  ité,  presque  rien,  sans  prendre  congé  de  ma  chère  Laure,  je  sortis 
de  cette  maison  où  l'on  ne  respirait  qu'un  air  de  débauche.  Je  n'eus  pas 
plutôt  fait  cette  bonne  action,  viue  le  ciel  m'en  récompensa. 

Je  rencontrai  l'intendant  de  feu  don  Malhias,  mon  maître;  je  le  saluai, 
il  me  reconnut,  et  s'arrêta  pour  me  demander  qui  je  servais.  Je  lui  ré- 
pondis que  depuis  un  instant  j'étais  hors  de  condilion  ;  qu'après  avoir 
demeuré  près  d'un  mois  chez  Arsénié,  dont  les  mœurs  i:c  me  convc- 
Daient  point,  je  venais  d'en  sortir  de  mon  propre  mouvement  pour  sau- 
ver mon  innocence.  L'intendant,  comme  s  il  eut  été  scrupuleux  de  son 
naturel,  approuva  ma  délicatesse,  et  me  dit  ([u'il  voulait  me  plact  r  Ini- 
méiiie  avantageusement,  puisque  j'étais  un  garçon  si  plein  d'honueiir.  Il 
accomplit  sa  promesse,  et  me  mil  des  ce  jour-là  chez  dou  Vincent  de 
Guznian,  dont  il  connaissait  l'iiomme  d'affaires. 

Je  ne  pouvais  entrer  dans  une  meilleure  mai.son  ;  aussi  ne  me  suis-je 
point  repenti  dans  la  suite  d'y  avoir  demeuré.  Don  Vincent  était  un  vieux 
seigneur  fort  riche,  qui  vivait  heureux  depuis  plusieurs  années  sans  pro- 
cès et  .sans  femme,  les  médecins  lui  ayant  oté  la  sienne,  en  voulant  la 
défaire  d'une  toux  qu'elle  aurait  encore  pu  conserver  longtemps  si  elle 
'n'eût  pa>  jiris  'eurs  lemedcf.  Au  lieu  de  songera  se  remarier,  il  s'était 


donné  tout  entier  à  l'éducation  d'Aurore,  sa  fllle  unique,  qui  entrait  alors 
dans  sa  vingt  sixième  année,  et  qui  pouvait  passer  pour  une  personne 
accomplie.  Avec  une  beauté  peu  commune,  elle  avait  un  esprit  excel- 
lent et  très-cultivé.  Son  père  était  un  petit  génie;  mais  il  avait  le  talent 
de  bien  gouverner  ses  affaires.  Il  avait  un  "défaut  qu'on  doit  pardonner 
aux  vieillards  :  il  aimait  à  parler,  et  princiiialenient  de  guerre  et,  de 
combats.  Si  par  malheur  on  venait  à  toucher  cette  corde  en  sa  présence, 
il  embouchait  dans  le  moment  la  trompette  héro'ique,  et  ses  auditeurs  se 
trouvaient  trop  heureux,  quand  ils  en  étaient  quittes  pour  la  relation  de 
deux  sièges  et  de  trois  batailles.  Comme  il  avait  consumé  les  deux  tiers 
de  sa  vie  dans  le  service,  sa  mémoire  était  une  source  inépuisable  de  faits 
divers,  qu'on  n'entendait  pas  toujours  avec  autant  de  plaisir  qu'il  les  ra- 
contait. Ajoutez  à  cela  qii  il  était  bègue  et  diffus;  ce  qui  ne  rendait  pas 
sa  manière  de  conter  fort  agréable.  .\u  reste,  je  n'ai  ])oint  vu  de  sei- 
gneur d'un  si  bon  caractère;  il  avait  l'humeur  égale  ;  il  n'était  ni  entêté 
ni  capricieux  :  j'admirais  cela  dans  un  homme  de  qualité.  Quoiipi'il  fût 
bon  ménager  de  son  bien,  il  vivait  lionorablenient.  Son  doniestiiiue  était 
composé  de  p'usieurs  valets,  et  de  trois  femmes  qui  servaient  Aurore. 
Je  reconnus  bientôt  que  l'intendant  de  don  Mathias  m'avait  procuré  un 
bon  poste,  et  je  ne  songeai  ([u  à  m'y  maintenir.  Je  m'attachai  à  connaître 
le  terrain  ;  j'étudiai  les  inclinations  des  uns  et  des  autres;  ]iuis,  réglant 
ma  conduite  là-dessus,  je  ne  tardai  guère  à  prévenir  en  ma  faveur  mon 
maître  et  tous  les  domestiques. 

11  y  avait  déjà  plus  d'un  mois  que  j'étais  chez  don  Vincent,  lorsque  je 
crus  m'apercevoir  que  sa  fille  me  distinguait  de  tous  les  autres  valets  du 
logis.  Toutes  les  fois  que  ses  yeux  venaient  à  s'arrêter  sur  moi,  il  me 
semblait  y  remarquer  une  sorte  de  complaisance  que  je  ne  voyais  point 
dans  les  regards  qu'elle  laissait  tomber  sur  les  autres.  Si  je  n'eusse  pas 
fréquenté  des  petits-maîtres  et  des  comédiens,  je  ne  me  serais  jamais 
avisé  de  m'imaginer  qu'Aurore  pensât  à  moi  ;  mais  je  m'étais  un  peu  gâté 
parmi  ces  messieurs,  chez  qui  les  dames  même  les  plus  qualifiées  ne 
sont  pas  toujours  dans  un  trop  bon  piéJicament.  Si,  disals-je,  on  eu 
croit  quelques-uns  de  ces  histrions,  il  prend  quelquefois  à  des  femmes 
de  qualité  certaines  finlaisies  dont  ils  prolllent  ;  que  sais-je  si  ma  maî- 
tre.sse  n'est  point  sujette  à  ces  fantaisies-là  ?  Mais  non,  ajoutai-jc  un  mo- 
ment après,  je  ne  puis  me  le  persuader.  Ce  n'est  point  une  de  ces  Mes- 
salines  qui,  démentant  la  fierté  de  leur  naissance,  abaissent  indignement 
leurs  regards  jusque  dans  la  poussière,  et  se  déshonorent  sans  rougir; 
c'est  plulol  une  de  ces  filles  vertueuses,  mais  tendres,  qui,  satisfaites  dis 
bornes  que  leur  vertu  iirescrit  à  leur  tendresse,  ne  se  font  pas  un  scru- 
pule d'inspirer  et  de  sentir  une  passion  délicate  qui  les  amuse  sans 
péril. 

Voilà  comme  je  jugeais  de  ma  maîtresse,  sans  savoir  précisément  à 
quoi  je  devais  m'arrêter.  Cependant,  lorscpi'elle  me  voyait,  elle  ne  man- 
quait pas  de  me  sourire  et  de  me  témoigner  de  la  joie.  On  pouvait,  sans 
passer  pour  fat,  donner  dans  de  si  belles  apparences  ;  aussi  n'y  eut-il  pas 
moyen  de  m'en  défendre.  Je  crus  Aurore  lortement  éprise  de  mon  mé- 
riie,  et  je  ne  me  regardai  plus  que  comme  un  de  ces  heureux  domcstic(ues 
à  qui  l'amour  rend  la  servitude  si  douce.  Pour  paraître  en  (|uelque 
façon  moins  indigne  du  bien  que  ma  bonne  fortune  me  voulait  procurer, 
je  commençai  d'avoir  plus  de  soin  de  ma  personne  (pie  je  n'en  avais  eu 
iusqu'alors.*  Je  m'attachai  à  chercher  ce  qui  jiouvait  me  donner  <(uelque' 
agrcineiil.  Je  dépensai  en  linge,  en  pommades  et  en  essences  tout  ce  que- 
j'avais  d'argent.  La  première  chose  que  je  faisais  le  malin,  c'était  de  me 
pan  r  et  de  me  parfumi  r,  |i0ur  n'ètie  point  en  négligé  s'il  fallait  me  pré- 
senter devant  ma  niaitrcs.se.  Avec  celle  attention  que  j'a]iportais  à  m'a- 
jusler,  et  les  auties  mouvements  que  je  me  donnais  pour  plaire,  je  me 
ilaltais  que  mon  bonheur  n'était  pas  fort  éloigné. 

Parmi  les  femmes  d'Aurore,  il  y  eu  avait  une  qu'on  appelait  Orliz. 
C'était  nue  vieille  personne  qui  demeurait  depuis  plus  de  vingt  années 
chez  don  Vincent.  Elle  avait  élevé  sa  fille,  et  con.servait  encore  la  qualité 
de  duègne;  mais  elle  n'en  remplissait  plus  l'emploi  pénible.  Au  contraire, 
au  lieu  d'éclairer,  comme  autrefois,  les  actions  d'Aurore,  el'e  ne  s'occu- 
pait alors  qu'à  les  cacher.  Enfin,  elle  possédait  toute  la  confiance  de  sa 
inaitresse.  Un  soir,  la  dame  Ortiz,  ayant  trouvé  l'occnsion  de  me  parler 
sans  qu'on  put  nous  entendre,  me  dit  tout  bas  que,  si  j'étiis  sage  el  dis- 
cri  t,  je  n'avais  qu'à  me  rendre  à  minuit  dans  le  jardin,  qu'on  m'appren- 
drait là  des  choses  que  je  ne  serais  pas  fâché  de  savoir.  Je  répondis  à  la 
duègne,  eu  lui  serrant  la  main,  que  je  ne  man(|uerais  pas  d'y  aller;  et 
nous  nous  séparâmes  vile,  de  peur  d'être  surpris.  Je  ne  doutai  plus  ipie 
je  n'eusse  fait  une  tendre  impression  sur  la  tille  de  don  Vincent,  et  j'en 
res.sentis  une  joie  que  je  n'eus  pas  peu  de  peine  à  contenir.  Que  le  Icinps 
me  dura  dejiuis  ce  moment  jusqu'au  souper,  quoiiiu'on  soupàt  de  fort 
bonne  heure,  et  depuis  le  souper  jusqu'au  coucher  de  mou  maître!  Il  me 
semblait  que  tout  se  faisait  ce  soir-là  dans  la  maison  avec  une  lenteur 
extraordinaire.  Pour  surcroît  d'ennui,  lorsque  don  Vincent  fui  retiré  daiLS 
son  appartement,  au  lieu  de  songer  à  se  reposer,  il  se  mit  à  reballre  ses 
cainpagnes  de  Portugal,  dont  il  m'avait  déjà  .souvent  étourdi.  Mais,  ce 
qu'il  n'avait  point  encore  fait,  cire  qu'il  me  gardait  pour  ce  Miir-là,  il 
me  nomma  tous  les  ofliciers  (|ui  s'étaient  distingués  de  son  temps;  il  me- 
raconta  même  leurs  exploits.  Que  je  soufl'iis  à  l'écouter  ju.scpi'aii  bout! 
Il  acheva  iiourtant  de  parler,  et  se  coucha.  Je  passai  aussitôt  dans  une  pe- 
tite chambre  où  était  mon  lit,  et  d'où  l'on  descendait  dans  le  jardin  par 
un  escalier  dérobé.  Je  me  frottai  tout  le  corps  de  pommade,  je  pris  une 
chemise  blanche  après  l'avoir  bien  parfumée  ;  el,  quand  je  n'eus  rien  ou- 


4Î 


GIL  BLAS. 


LTié  de  tout  ce  qui  me  ponit  pouvoir  toalrîbuer  à  flatter  l'eatêlemait  de 
ma  maltresse,  j'allai  au  remiez-rous. 

Je  n'y  trutivai  point  Orliz.  Je  jiip:eni  qu'ennuyée  de  m'nttenJre.  elle 
avait  re"a"-né  son  appartement,  et  que  l'heure  du  bercer  élait  passée.  Je 
m'en  prîs  a  don  Vincent  ;  mais,  eon^mc  je  mriudissais  ses  ranipajiies,  j'en- 
tenJis  sonner  dix  iieures.  Je  crus  que  'l'horloge  allait  mil,  et  qu'il  était 
impossible  qu'il  ne  fijl  pas  au  moins  nne  heure  après  minuit.  CejiendaDt 
je  me  trompais  si  Ijien,  qu'un  gros  ijuart  d'heure  après  je  comptai  encore 
dix  heures  à  une  autre  horloge.  Fort  bien,  dis-je  alors  en  moi-même  ;  je 
n'ai  plus  que  doux  lieures  entières  à  garder  le  mulet.  On  ne  se  plaindra 
pas  du  moins  de  mon  peu  d'exnetitiide.  Que  viiis-je  devenir  jusqu'à  mi- 
nuit? l'romenons-nous  dans  ce  jardin,  et  songeons  au  rôle  que  je  dois 
jouer  :  il  est  assez  nouveau  pour  moi.  Je  no  suis  point  encore  fuit  aux 
fantaisies  des  femmes  de  qualité.  Je  sais  de  quelle  manière  on  en  use  avec 
les  griselles  et  les  comédiennes  Vous  les  abordez  d'un  air  familier,  et 
vous  brusquez  sans  façon  l'aventure;  mais  il  faut  une  autre  manœuvre 
avi'c  une  personne  de  condition.  Il  faut,  ce  me  semble,  que  le  galant  soit 
poli,  complaisant,  tendre  et  respectueux,  sans  pourtant  être  tiniide.  Au 
lieu  de  vouloir  hâter  sou  bonheur  par  ses  emportements,  il  doit  l'attendre 
d'un  moment  de  faiblesse. 

C'est  ainsi  que  je  raisonnais,  et  je  me  promettais  bien  de  tenir  cette 
cf>n(luilc  avic  Aurore.  Je  me  repiésentais  qu'en  peu  de  temps  j'aurais  le 
plaisir  de  me  voir  aux  pieds  de  cette  aimable  dame,  et  de  lui  dire  raille 
choses  passionnées.  Je  rappelai  mèiue  dans  ma  mémoire  tous  les  endroits 
de  nos  pièces  de  théâtre  dont  je  iiouvais  me  servir  dans  notre  lêle-à-tèle, 
et  me  faire  honneur.  Je  comptais  de  les  bien  applicpier,  et  j'espérais 
qu'à  l'exemiile  de  quelques  comédiens  de  ma  connaissance  je  passerais 
pour  avoir  de  l'esprit,  quoique  je  n'eusse  que  de  la  mémoire.  En  m'occu- 
panl  de  toutes  ces  pensées,  qui  amusaient  plus  agréablement  mon  impa- 
tience que  les  récits  militaires  de  mon  maître,  j'entendis  sonner  onze 
heures.  Bon,  dis-je  alors,  je  n'ai  plus  que  soixante  n^.inutes  à  attendre; 
armons-nous  de  patience.  Je  pris  courage,  et  me  replongeai  dans  ma  rê- 
■verie,  tantôt  en  continuant  de  me  promener,  et  tantôt  a.ssis  dans  un  ca- 
binet de  verdure  qui  était  au  bout  du  jardin.  L'heure  enfln  que  j'atten- 
dais depuis  si  longtemps,  minuit,  sonna.  Quelques  instants  après,  Orliz, 
aussi  ponctuelle,  mais  moins  impatiente  que  moi,  parut.  Seigneur  Gil 
Blas,  me  dit-elle  en  m'abortlant,  combien  y  a-t-il  que  vous  êtes  ici?  Deux 
heures,  lui  répondis-je.  Ah!  vraiinenl,  reprit-elle  en  faisant  une  éclat  de 
rire  à  mes  dépens,  vous  êtes  bien  exact  :  c'est  un  |)laisir  de  vous  donner 
des  rendez-vous  la  nuit.  11  est  vrai,  continiia-t-elle  d'un  air  sérieux,  que 
vous  ne  sauriez  tfop  payer  le  bonheur  que  j'ai  à  vous  annoncer.  Ma  mai- 
tresse  veut  avoir  un  enïiclicn  particulier  avec  vous,  et  elle  m'a  ordonné 
de  vous  introduire  dans  son  appartement,  oii  elle  vous  attend.  Je  ne 
vous  en  dirai  pas  davantage,  le  reste  est  un  secret  que  vous  ne  devez 
apprendre  que  de  sa  proiu-e  houihe  Suivez-moi;  je  vais  vous  conduire. 
A  ces  mots,  la  duègne  me  prit  la  main  ;  et,  par  une  petite  porte  dont 
elle  avait  la  clef,  elle  me  mena  mystérieusement  dans  la  chambre  de  sa 
Tnaitresse. 

CHAPITRE  II. 

Coniraent  Aurore  reçut  Gil  Btas,  cl  quel  entretien  ils  eurent  ensemble. 

Je  trouvai  Aurore  en  déshabillé;  cela  me  fit  plaisir.  Je  la  saluai  fort 
respectueusement,  et  de  la  meilleure  grâce  qu'il  me  fut  possible.  Elle 
me  reçut  d  un  air  riant,  me  lit  asseoir  auprès  d'elle  malgré  moi,  et,  ce 
qui  acheva  de  me  ravir,  elle  dit  à  son  ambassadrice  de  passer  dans 
une  autre  chambre  et  de  nous  laisser  seuls.  Après  cela,  m'adressant  la 
jiarolc,  Gil  Blas,  me  dit-elle,  vous  avez  dû  vous  apercevoir  que  je  vous 
regarde  favorablement,  et  vous  distingue  de  tous  les  autres  domesti- 
ques de  mon  père;  et,  quand  mes  regards  ne  vous  auraient  point  fait 
■juger  que  j'ai  quelque  bonne  volonté  pour  vous,  la  démarche  que  je  fais 
celte  nuit  ne  vous  permettrait  pas  d'en  douter. 

Je  ne  lui  donnai  pas  le  temps  de  m'en  dire  davantage.  Je  crus  qu'en 
'iinmnie  poli  je  devais  épargner  à  sa  pudeur  la  peine  de  s'expliquer  plus 
fdrinellemeut.  Je  me  levaiavec  transport;  cl,  me  jetant  aux  pieds  d'Au- 
rore, comme  un  héros  de  théâtre  qui  se  met  à  genoux  devant  sa  prin- 
cesse, je  m'écriai  d'un  ton  de  déclamateur  :  Ah  I  madame,  l'ai-je  bien 
entendu  !  est-ce  à  moi  que  ce  d  scours  .s'adresse?  serait-il  po.ssible  que 
Gil  Blas,  jusqu'ici  le  jouot  île  la  fortnne  et  le  rebut  de  la  nature  entière, 
d'il  le  bonheur  de  vous  avilir  inspiré  (les  sentiments...  Ne  parlez  pas  si 
liant,  interrompit  en  riant  ma  maîtresse;  vousallez  léveillormes  femmes 
qui  dorment  dans  la  chambre  prochaine.  Levez-vous,  reprenez  voire 
plan',  et  m'éronlez  jusqu'au  bout  sans  me  cou|)er  la  parole.  Oui,  Gil 
Blas,  poursuivit-elle  en  reprenanl  son  sérieux,  je  vous  veux  du  bien;  et, 
pour  vous  (prouver  que  je  vous  estime,  je  vais  vous  faire  conliilence  d'un 
sei-nt  d'où  dépend  le  repos  de  ma  vie.  J'aime  un  jeune  cavalier,  beau, 
bien  l'ait,  et  d'une  naissance  illustre.  11  se  nomme  don  Luis  Paclieco.  Je 
le  vois  quelquefois  e  la  promenade  et  aux  spectacles;  mais  je  ne  lui  ai 
jamais  parlé.  J'ignore  même  de  quel  caractère  il  est,  et  s'I  n'a  point  de 
maiiv.iives  (piailles.  C'est  de  q'ioi  pourlaul  je  voudr.ds  hien  c'reinslrnie 
Jamais  besoin  d'un  homme  ipii  s  empiit  soigneusement  de  ses  mœurs,  et 
m'en  rendit  iiii  eoiupt<>  lidèle.  Je  fii<  cll()ix  de  vous  prél"eral)l«meiil  h  tous 
nos  autres  domesticiues.  Je  crois  que  |e  ne  ri<(pie  rien  à  vous  charger  de 
cet  e  commission.  J'cs|icrc  que  vous  vous  en  aopiitterez  avec  tant  da 


(kesse  et  de  discrétion,  que  je  oe  me  rejicntirai  point  de  vous  avoir  mis 
dans  ma  confidence. 

Ma  maîtresse  cessa  de  parler  en  cet  endroit,  pour  entendre  ce  que  je 
loi  répondrais  là-dessus.  J'avais  d'abord  été  déconcerté  d  avoir  pris  si 
désagréablement  le  change  ;  mais  je  me  remis  proniptement  l'esprit,  et, 
surmontant  la  honte  que  cause  toujours  la  téniérilé  quand  elle  e.sl  maU 
heiu-euse,  je  témoignai  à  la  dame  tant  de  zèle  pour  ses  intérêts,  je  me 
dévouai  avec  tant  d'ardeur  à  son  service,  que  si  je  ne  lui  ôlai  pas  la  pen- 
si}e  que  je  m'étais  l'oUement  flitté  de  lui  avoir  [du,  du  moins  je  lui  fl$ 
connaître  que  je  savais  bien  réparer  une  sottise.  Je  ne  demandai  que  deux 
jours  ]iour  lui  rendre  bon  compte  de  don  Luis;  après  quoi,  la  dair.e  Or- 
tiz,  (|ue  sa  maîtresse  rappela,  me  remena  dans  le  jardin,  et  me  dit  d'un 
air  railleur,  en  me  quittant  :  Bonsoir,  Gil  Blas;  je  ne  vous  recommande 
point  de  vous  trouver  de  l)onuc  heure  au  premier  rendez-vous,  je  connais 
trop  votre  ponctualité  li-dessus  pour  en  être  en  peine. 

Je  retournai  dans  ma  chambre,  non  sans  quelque  dépit  de  voir  mou 
alleute  trompée.  Je  fus  néanmoins  assez  raisonnable  pour  m'en  conso- 
ler. Je  fis  réilexion  qu'il  me  convenait  mieux  d'être  le  confident  de  ma 
maîtresse  que  son  amant.  Je  songeai  même  que  cela  pourrait  me  mener 
à  quelque  chose;  que  les  courtiers  d'amour  étaient  ordinairement  bien 
payésde  leurs  peines,  elje  mecoucbai  dans  la  résoluliondefairecc(|u'Au- 
rore  exigeait  de  moi.  Je  sortis  pour  cet  effelle  lendemain.  La  demeure  d'un 
cavalier  tel  (pie  don  Luis  ne  fut  pas  diflicile  à  déc(Uivrir.  Je  m'informai  de 
lui  dans  levoisinage;ma'is  les  personnes  à  quije  m'adressai  ne  purent  plei- 
nement satisfaire  ma  curiosité,  ce  qui  m'obligea  lejour  suivant  à  recommen- 
cer mes  perquisitions.  Je  fus  plus  lieureux.  Je  rencontrai  par  hasard  dan^ 
la  rue  un  garçon  de  ma  connaissance  :  nous  nous  arrêtâmes  poumons  par- 
ler. Il  passa  dans  ce  moment  un  de  ses  amis,  qui  nous  aborda  et  nous  dit 
qu'il  venait  d'être  cha.ssé  de  chez  don  Joseph  Pacheco,  père  de  don  Luis, 
pour  un  quartaut  devin  qu'on  l'accusait  d'avoir  bu.  Je  ne  perdis  pas  une 
si  belle  occasion  de  ni'iuformer  de  tout  ce  que  je  souhaitais  d'apprendre; 
et  je  fis  tant  par  mes  questions,  que  je  m'en  retournai  au  logis,  fort  cou- 
lent d'être  en  étal  do  tenir  parole  à  ma  maîtresse.  C'était  la  nuit  prochaine 
que  je  devais  la  revoir,  à  la  même  heure  el  de  la  même  manière  ipie  la 
première  fois.  Je  n'eus  pas  ce  soir-là  tant  d'in(|uiélude,  el,  loin  de  souf- 
frir impatiemment  les  discours  de  mon  vieux  patron,  je  le  remis  sur  ses 
campagnes.  J'attendis  ndnuitavecla  plus  grande  tranquillité  du  monde, 
el  ce  ne  fut  qu'après  l'avoir  entendu  sonner  à  plusieurs  horloges  que  je 
descendis  dans  le  jardin,  sajis  me  pommader  et  me  parfumer  :  je  me 
cori'igeai  encore  de  cela. 

Je  trouvai  au  rendez-vous  la  très-fidèle  duègne,  qui  me  reprocha  ma- 
licieusement que  j'avais  bien  i  abattu  de  ma  diligence.  Je  ne  lui  répondis 
point,  elje  me  laissai  conduire  à  l'appartement  d'.Uirore,  qui  me  de- 
manda, dès  que  je  parus,  si  je  m'élais  bien  informé  de  don  Luis,  el  si 
j'avais  appris  bien  des  choses.  Oui,  madame,  lui  dis-je,  el  j'ai  de  quoi 
satisfaire  votre  curiosité.  Je  vous  dirai  premièrement  qu'il  est  sur  le 
point  de  partir  pour  s'en  retourner  à  Salamanque  achever  ses  clndos. 
C'est,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  un  jeune  cavalier  rempli  d'honneur  el  de  pro- 
bité. Pour  du  courage,  il  n'en  saurait  manquer,  puisqu'il  est  gentilhomme 
et  Castillan.  De  plus,  il  a  beaucoup  d'esprit  et  les  manières  fort  agréa- 
bles ;  mais  ce  qui  neut-èlre  ne  sera  guère  de  votre  goi'il,  et  ce  que  je  ne 
puis  pourtant  me  dispenser  de  vous  dire,  c'est  qu'il  tient  un  peu  trop 
de  la  nature  des  jeunes  soigneurs  :  il  est  diablement  libertin.  Savez-vous 
qu'à  son  âge  il  a  déjà  eu  à  bail  deux  coniédiennes?  Que  m'apprenez-vous? 
reprit  Aurore.  Quelles  mœurs!  Mais  êtes-vons  bien  assuré,  Gil  Blas, 
qu'il  mène  une  vie  si  licencieuse?  Oh  !  je  n'en  doute  ]ms,  madame,  lui 
repartis-je.  Un  valet  ([u'on  a  chassé  de  chez  lui  ce  malin  me  l'a  dit;  et 
les  valets  sont  fort  sincères  quand  ils  s  entretiennent  des  défauts  de  leurs 
maîtres.  D'ailleurs,  il  fré(piente  don  Alexo  Segiar,  don  Antonio  Ceii- 
telles  et  don  Fernando  de  Gamhoa  :  cela  seul  prouve  démonstrativeiHent 
son  libertinage.  C'est  assez,  Gil  Blas,  me  dit  alors  ma  maîtresse  en  sou- 
pirant; je  vais,  sur  votre  rapport,  combattre  mon  indigne  amour.  Quoi- 
qu'il ail  déjà  de  jirofondes  racines  dans  mon  creur,  je  ne  désespère  pas 
de  l'en  arracher.  Allez,  poursuivit-elle  en  me  mettant  entre  les  mains 
une  petite  bourse  qui  n'était  pas  vide,  voilà  ce  ipie  je  vous  donne  pour 
vos  peines.  Gardez-vous  bien  de  révéler  mon  secret;  songez  que  je  l'ai 
confié  à  voire  silence. 

J'assurai  ma  maîtresse  que  j'élais  l'Harnocrate  des  valets  confidents 
el  (lu'ello  pouvait  demeurer  Irampiille  là-dessus,  .\pi-es  celte  assnraiiee, 
je  me  retirai,  fort  impatient  de  savoir  ce  qu'il  y  avait  dans  la  bourse,  .l'y 
trouvai  vingt  pistoles.  Aussitôt  je  pensai  (|u'Aurore  m'en  aurait  sans 
doute  donné  davantage  si  je  lui  eusse  annoncé  une  nouvelle  agréalile 
piiisipi'elle  en  payait  si  bien  une  ch.igrinaute.  Je  me  repentis  de  n'avoir 
pas  imité  les  gens  de  justice,  qui  fanient  quelpiefoisla  vérité  dans  leurs 
procès-verbaux.  J'étais  fâché  d'avoir  détruit,  dans  sa  naissance,  une  ga- 
lanterie (|ui  m'ci'it  été  très-utile  dans  la  suite,  si  je  ne  me  fusse  p.issoito- 
mcut  piqué  d'être  sincère.  J  avais  pourtant  la  consolation  de  me  voir 
déilo'nmagé  de  la  dépense  (ino  j'avais  faite,  si  mal  à  propos,  en  jiomma- 
des  cl  en  paiTnins. 


GIL  BLAS. 


CUAriTOE  IIL 

Bdgraid  diangemenl  qai  arrivj  phn  Jom  Vincent,  et  de  l'clraiigc  tosolulioa  que  Hanioiir 
lu  preiiilfe  à  la  belle  Aurore. 

H  aTTiva,  peu  deteiflp<!  après  cette  aventure,  que  le  seij^iwur  don  Vin- 
cent tomlia  malade.  (Jiiand  il  nauiait  pas  été  dans  un  Aga  fort  avancé, 
les  symptômes  de  sa  maladie  pariircnl  si  violenls,  qu'on  eut  craint  un 
événi'ment  funeste.  Des  le  rommencement  du  mal,  on  fil  venir  les  deux 
plus  fameux  médecins  de  Mailrid.  L'un  s'appelait  le  docteur  Andros,  et 
l'autre  le  docteur  Oqnetos.  Ils  examinèrent  attentivement  le  malade,  et 
convinrent  tous  deu.x,  après  une  e.\acte  observation,  que  les  humeurs 
étaient  en  fougue;  mais  ils  ne  s'accordèrent  qu'en  cela  l'un  et  l'autre. 
L'un  voulait  qu'on  purgeât  le  malade  dés  ce  jour-là,  et  l'autre  était  d'a- 
vis qu'on  différât  la  purgation.  Il  faut,  dit  .\ndros,  se  luiler  de  purger 
les  humeurs,  quoique  crues,  pemlant  qu'elles  sont  dans  une  agitation  vio- 
lente de  llus  et  de  retins,  de  peur  qu'elles  ne  se  fixent  sur  quelijue  partie 
noble.  Oqnetos  soutint  au  contraire  qu'il  fallait  attendre  que  les  humeurs 
fussent  cuites,  avant  que  d'employer  le  purg.ilif.  Mais  votre  méthode,  re- 
prit k  premier,  est  directement  opposée  a  celle  du  piince  de  la  méde- 
cine. Uippocrate  avertit  de  purger  dans  la  plus  ardente  fièvre  dés  les  pre- 
miers jours,  et  dit  en  termes  formels  qu  il  faut  être  prompt  à  purger 
quand  les  humeurs  sont  en  orgasme,  c'est  à-dire  en  fougue.  Uh!  c'est'^ce 
qui  vous  trompe,  repartit  0  pictos.  llip[iocrate,  par  le  mot  (ïurgasine, 
n'entend  pas  la  fougue;  il  entend  plutôt  la  cocliou  des  humeurs. 

Là-dessus  nos  docteurs  s'échauffent.  L'un  rapporte  le  texte  grec,  et 
cite  tous  les  auteurs  qui  l'ont  expliqué  comme  lui;  l'aulrCj's'en  fiant  à 
une  traduction  latine,  le  prend  sur  un  ton  encore  plus  haut.  Qui  des  deux 
croire  '?  Don  Vincent  n'était  pas  homme  à  décider  la  question.  Cependant, 
se  voyant  obligé  d'opter,  il  donna  sa  confiance  à  celui  dt^s  deux  qui  avait 
le  plus  expédié  de  malades,  je  veux  dire  au  plus  vieax.  Aussitôt  Andros, 
qui  était  le  plus  jeune,  se  retira,  non  sans  lancer  à  son  ancien  quelques 
traits  railleurs  sur  Vorgasme.  Voilà  donc  Oquetos  triomphant.  Comme  il 
était  dans  les  principes  du  docteur  Sangrado,  il  commença  parfaire  sai- 
gner abondamment  le  malade,  attendant,  pour  le  purger,  que  les  humeurs 
fassent  cuites  Mais  la  mort,  qui  craignait  sans  doiite  qu  une  purgation 
si  sagement  différée  ne  lui  enlevât  sa  proie,  prévint  la  coction  et  emporta 
mon  maître.  Telle  fut  la  fin  du  seigneur  don  Vincent,  qui  perdit  la  vie 
parce  que  son  médecin  ne  savait  pas  le  grec. 

Aurore,  après  avoir  fait  à  son  jière  des  funérailles  dignes  d'un  homme 
de  sa  naissance,  entra  dans  l'administration  de  son  bien.  Devenue  mai- 
tresse  da  ses  volontés,  elle  congédia  quelques  domestiques,  en  leur  don- 
nant des  récompenses  proportionnées  à  leurs  services,  et  .se  relira  bien- 
tôt i  un  château  qu'elle  avait  sur  les  bords  du  Tage,  entre  Sacedou  et 
Bueiiilia.  Je  fus  du  nombre  de  ceux  qu'elle  r.  tint  et  qui  la  suivirent  à  la 
campagne  ;  j'eus  même  le  bonheur  de  lui  devenir  neeessaire.  M.ilgrè  le 
rapport  liJèle  que  je  lui  avais  fait  de  don  Luis,  elle  aimait  encore  ce  cavalier, 
ou  plutôt,  n'ayant  pu  vaincre  sou  amour,  elle  s'y  était  entièrement  aban- 
doiince.  Elle  n'avait  plus  besoin  de  prendre  des  [u'écautioiis  pour  me 
parler  en  particulier.  Gil  lilas,  me  dit-olleen  soupirant,  je  ne  puis  oublier 
don  Luis;  quel((ue  effort  que  je  fasse  pour  le  bannir  de  ma  pensée,  il 
s'y  présente  sans  cesse,  non  tel  que  tu  me  l'as  peint,  plongé  dans  toutes 
sortes  de  désordres,  mais  tel  que  je  voudrais  qu'il  lin,  tendre,  amoureux, 
constant.  Elle  s'attendrit  en  disant  ces  paroles,  et  ne  put  s'empêcher  de 
répandre  quelques  larmes.  Peu  .•>'en  làllnl  tpic  je  ne  pleurasse  aussi,  tant  je 
fus  touche  de  ses  pleurs.  Je  ne  jmuvais  mieux  lui  faire  ma  cour  que  de 
paraître  si  sensible  à  ses  peines.  Mon  ami,  C'intinu,i-l-clle  après  avoir 
essuyé  ses  beaux  yeux,  je  vois  que  tu  es  d'un  très- bon  naturel,  et  je  suis 
si  satisfaite  de  ton  zèle,  qne  je  te  |ironicls  de  le  bien  récompenser.  Ton 
secours,  mon  chiT  (iil  Iflas,  m'est  plus  nécessaire  que  jamais.  11  faut  que 
je  te  découvre  un  dessein  i|ui  m'occupe;  tu  vas  le  trouver  fort  bizarre. 
Apprends  que  je  vcu\  parlir  au  jdus  tôt  pour  Salamanque.  LàjC  prétends 
me  liéjjniser  en  cavalier,  cl,  sous  le  nom  de  don  Félix,  làire  connai.ssance 
avec  Pachcco;  je  tâcherai  de  gagner  sa  conliancc  et  son  amitié;  je  lui 
parlerai  souvent  d'Auroi'e  de  Guzmau,  dont  je  passerai  pour  cousin.  11 
souhaitera  peiil-clic  de  la  voir,  et  c'est  où  je  l'atleuds.  .'"(ous  aurons 
deux  logements  à  Salaniancpie  :  dans  l'un,  je  serai  don  Félix,  dans  l'au- 
tre .\urore  ;  cl,  m'offraul  aux  yeux  de  don  Luis,  tantôt  travestie  en 
homme,  Uintôl  sous  mes  habits  naturels,  je  me  Ualle  que  je  pourrai  peu 
à  peu  l'amènera  la  lin  que  je  nie  propose.  Je  demeure  d'accord,  ajoula- 
t-elle,  que  mon  projet  est  extravagant;  mais  ma  passion  m'entraiiie,  et 
l'innocence  de  mes  intentions  achève  de  m  étourdir  sur  la  démarche  que 
je  veux  hasarder. 

J'étais  fort  du  sentiment  d'Aurore  .sur  la  nature  de  son  dessein  ;  il  me 
paraissait  insensé.  Cependant,  qurfqiie  déraisonnable  que  je  le  trouvasse, 
je  me  gardai  bien  de  faire  le  pélij^ngue.  Au  contraire,  je  commençai  à 
dorer  la  pilule,  et  j'entrepris  de  prouver  que  ce  projet  fou  n'élait  qu'un 
jeu  d'esprit  agréable  et  s:iif<  conseqnenei'.  Je  ne  me  souviens  plus  île  ce 
qne  je  lui  dis  pour  lui  prouvcT  cela;  mais  elle  se  rendit  à  mes  raisons, 
les  amants  étant  bien  aÎMs  qu'on  Halle  leurs  plus  folles  imaginations. 
Nous  ne  rpgnrd.lme.s  donc  plus  cette  entreprise  téméraire  que  comme 
une  coincd.'e  di»nl  il  ne  falliil  songiT  qu'à  bien  concerter  la  représi  nta- 
tion.  Nous  choif^imes  nos  acteurs  dans  le  domestique,  puis-  nmis  distri- 


buâmes les  rôles;  ce  qui  se  passa  sans  clameurs  et  sans  (pierelles,  parce 
que  nous  n'étions  pas  des  contédJeusde  profession.  11  fut  résolu  que  la 
dame  Ortiz  ferait  la  tante  d'Aurore,  .sous  le  nom  de  dona  .Kimena  de  Guz- 
man;  qu'on  lui  donnerait  un  valet  et  une  suivante;  et  qu'Aurore,  tra- 
vestie en  cavalier,  m'airrah  pour  valet  de  clnmbre,  avec  une  de  ses 
femmes,  déguisée  en  page,  pour  la  servir  en  particulier.  Les  personnages 
ainsi  réglés,  nous  retournâmes  à  Madrid,  où  nous  apprîmes  que  don 
Luis  était  encore,  mais  qu'il  ne  tarderait  guère  à  partir  jiour  S.ilamauqne. 
Nous  finies  faire  en  diligi'nce  les  habits  dont  nous  avions  besoin.  Lors- 
qu'ils furent  achevés,  ma  maîtresse  les  lit  emballer  proniptement,  attendu 
que  nous  ne  devions  les  mettre  qu'en  temps  et  lieu.  Puis,  laissiint  le 
suin  de  sa  maison  à  sou  homme  d  affaires,  elle  partit  dans  un  camsse 
à  quatre  mules,  et  prit  le  chemin  du  rovaninc  de  Léon,  avec  tous  ceux 
de  ses  domesli(|ucs  qui  avaient  c|uelqHe  rôle  â  jouer  dans  cette pi.ce. 

Nous  avions  déjà  traversé  la  Casiille-Vieille,  qu.ind  l'e.ssieu  du  cir- 
rosse  se  rompit.  C'e'ait  entre  Avila  et  Villallor,  à  tmis  ou  quatre  cents 
pas  d'un  château  qu'on  apercevait  au  pied  d'ime  montagne.  L.i  nuit  ap- 
prochait, cl  nous  étions  fort  embarras.sès.  Mais  il  passa  par  hasard  auprès 
de  nous  un  |)aysan  qui  nous  lira  d'embari-as.  sans  qu'il  y  mit  beaucoup  du 
sien.  Il  nous  apprit  que  le  cIwIotu  qui  s'offrait  à  notre  vue  appartenait 
â  dona  LIvira,  veuve  de  don  Pedro  de  l'inarès;  et  il  nous  dit  tant  de 
bien  de  celte  dame,  que  ma  maîtresse  m'envoya  au  château  demander  de 
sa  part  un  logement  pour  cette  nuit.  Elvire  ne  démentit  point  le  rapport 
du  paysan  ;  il  est  vrai  que  je  m'acquittai  de  ma  commission  diiiio  ma- 
nière qui  l'aurait  déterminée  à  nous  recevoir  dans  stm  châtau  quand 
elle  n'aurait  |ias  été  la  personne  du  monde  la  plus  polie;  elle  me  reeut 
d'un  air  gracieux,  et  fit  à  mon  compliment  la  réponse  que  je  désirais  l'à- 
dessns.  iSous  nous  rendîmes  tous  au  château,  où  les  ni'.les  traînèrent  dou- 
cement le  carrosse.  Ni  us  rencoiitiâmes  à  la  [lorte  la  veuve  de  don  l'èJrc, 
i|ui  venait  au-devant  de  ma  maîtresse.  Je  jiassirai  sous  silence  les  dis- 
cours que  la  civilité  oliligea  de  ti'iiir  de  part  et  d'autre  en  cette  occasion. 
Je  dirai  seulement  qu'Elvire  ét.iit  nue  vieille  dame  qui  savait  mieux  que 
l'emme  du  monde  remplir  les  devoirs  de  l'hospitalité.  Elle  conduisit 
Aurore  dans  un  appartement  su|ierbe,  où,  la  laissant  reposer  quel  |ucs 
moments,  elle  vint  donner  son  attention  jii.squaux  moindres  choses  qui 
non.s  regardaient.  Ensuite,  quand  le  souper  fut  prêt,  elle  ordonna  qu'on 
.servit  dans  la  chambre  d  Aurore,  et  toutes  deux  elles  s<'  mirent  à  table. 
La  veuve  de  don  l'èdre  n'était  pas  de  ces  personnes  qni  font  mal  les  liou- 
iieurs  d'un  repas,  eu  prenant  un  air  rêveur  ou  chagrin,  bile  avait  l'hu- 
meur gaie,  et  soutenait  agréablement  la  conversation.  Elle  s'exprimait 
noblement  et  en  Ijcaux  termes  :  j'admirais  son  esprit  et  le  lour  fin  qu'elle 
donnait  â  ses  pensées.  Aurore  eu  paraissait  aussi  charmée  que  moi.  Elles 
lièrent  amitié  l'une  avec  l'autre,  et  se  promirent  réeiproquemcnl  d'avoir 
ensemble  un  ciunnierce  de  lettres.  Comme  notre  carrosse  ne  pouvait  être 
raccommodé  que  le  jour  suivant,  et  que  nous  courions  risque  de  partir 
f  irl  tard,  il  fut  arrêté  que  nous  demeurerions  au  château  le  lendemain. 
Ou  nous  servit  à  notre  lour  des  viandes  avec  profusion,  el  nous  ne  fûmes 
pas  plus  mal  couchés  ipie  nous  avions  été  régalés. 

Le  jour  d'après,  ma  ni.iiiresse  trouva  de  nouveaux  cliarmes  dans  l'en- 
tn  tien  d  Elviic.  Elles  dinérent  dans  une  grande  salle  où  il  y  avait  plu- 
sieurs tableaux.  On  en  reniar(|uait  un,  entre  autres,  dont  les  figures 
étaient  merveilleusement  bien  représentées;  mais  il  oll'rait  aux  yeux  un 
spectacle  bien  tragique.  Uu  cavalier  mort,  couché  à  la  renverse  et  noyé 
dans  son  sang,  y  était  peint;  et,  tout  mort  qu'il  paraissait,  il  avait  ua 
air  menaçant.  On  voyait  auprès  de  lui  une  jeune  dame  dans  une  autre 
attitude,  quoiqu'elle  fût  aussi  étendue  par  terre.  Elle  avait  une  cpce 
plongée  dans  le  sein,  et  rendait  le»  derniers  soupirs,  en  attachant  ses 
regards  mourants  sur  wn  jeune  homme  qui  semblait  avoir  une  douleur 
mortelle  de  la  perdre.  Le  peintre  avait  encore  chartré  i-on  tableau  d'une 
ligure  ((ui  n'échappa  point  a  mon  attention.  C'était  lin  vieillard  de  bonne 
mine,  qui,  vivenieni  louché  des  objets  i|ui  fiappaient  sa  vue,  ne  s'y 
ino:itiait  pas  moins  sensible  que  le  jeune  homme.  On  eut  dit  que  cis 
images  .sanglantes  leur  faisaient  scn:irà  tous  deux  les  mêmes  atteintes, 
mais  qu'ils  en  recevaient  dilléremment  les  impressions.  Le  vieillard, 
plongé  dans  une  profonde  tristesse,  en  paraissait  comme  accablé;  nu 
lieu  qu'il  y  avait  de  la  fureur  mêlée  avec  l'afiliction  du  jeune  homme. 
Toutes  cis  choses  étaient  peintes  avec  des  expressions  si  fortes,  que  nous 
ne  pouvions  nous  lasser  de  les  reg.irder.  Ma  mailresse  demanda  quelle 
tri.stc  hisloirc  ce  tableau  rcpréseiilait.  Madame,  dit  Elvire,  c'est  une 
peinture  lidèlc  des  malheurs  de  ma  famille.  Celle  réponse  piqua  la  curio- 
sité d'Aurore,  qui  témoigna  un  si  grand  désir  d'en  savoir  dav.inlage,  que 
la  veuve  de  don  l'èdre  ne  put  se  dispenser  de  lui  promettre  la  siitisfac- 
lion  qu'elle  souhaitait.  Celle  promesse,  qui  se  fit  devant  Ortiz,  ses  deu.x. 
compagnes  cl  moi,  nous  arrêta  tous  quatre  dans  la  salle  après  le  i-epas. 
.Ma  mailresse  voulut  nous  renvoyer;  mais  Elvire,  qui  s'aperçut  bien  que 
nous  mourions  d'envie  d'entendre  l'cxidicalion  du  taldeaii,  eut  la  bontii 
de  nous  retenir,  en  disant  (|ue  l'Iiistoire  (pi'elle  allait  raconter  n'était 
l>.is  de  celles  qui  demandent  du  secret.  Un  moment  après,  elle  commema 
son  rccil  dans  ces  termes. 


44 


GIL  BLAS. 


cn.\riTRE  IV. 


LK    MARIAGE    DE   ^TNGEANCE. 


Hoîjer,  roi  de  Sicile,  avait  un  frère  el  une  sœnr.  Ce  frère,  appelé 
Mainfroi,  se  révolta  coulre  lui,  et  alluma  dans  le  royaume  une  guerre 
qui  lut  dangereuse  et  sanL:l.inte;  mais  il  eut  le  malheur  de  perdre  deux 
lialailles,  et  de  tomber  enire  les  mains  du  roi,  qui  se  contenta  de  lui  ôter 
la  liberté,  pour  le  punir  de  sa  révolte.  Celte  clémence  ne  servit  qu'à 
faire  passer  Roger  pour  un  barbare  dans  l'esprit  d'une  partie  de  ses  sujets. 
Ils  disaient  qu'il  n'avait  sauvé  la  vie  à  son  frère  que  pour  exercer  sur 
lui  une  vengeance  lente  et  inhumaine.  Tous  les  autres,  avec  plus  de 
fondemenl,  n'imputaient  les  traitements  durs  que  .Mainfroi  souffrait  dans 
sa  prison  qu'à  sa  sœur  Malbilde.  Celte  princesse  avait  en  effet  toujours 
haï  ce  prince,  et  ne  cessa  point  de  le  persécuter  tant  qu'il  vécut.  Elle 
mourut  peu  de  temps  après  lui,  et  l'on  regarda  sa  mort  comme  une 
juste  punition  de  ses  sentmients  dénaturés. 

Mainfroi  laissa  deux  flis  ;  ils  étaient  encore  dans  l'enfance.  Roger  eut 
quelque  envie  de  s'en  défaire,  de  crainte  que,  parvenus  à  un  âge  plus 
avancé,  le  désir  de  venger  leur  père  ne  les  portât  à  relever  un  parti  qui 
n'était  pas  si  bien  abattu,  qu'il  ne  put  causer  de  nouveaux  trouliles  dans 
l'Etat.  11  communiqua  son  dessein  an  sénateur  Léontio  Siffredi,  son  mi- 
nislre,  qui  ne  l'approuva  point,  et  qui,  pour  l'en  détourner,  se  chargea 
de  l'éilucalion  du  prince  Enrique,  qui  était  l'aine,  cl  lui  conseilla  de 
confier  au  connétable  de  Sicile  la  conduite  du  plus  jeune,  qu'on  appelait 
donPédre.  Roger,  persuadé  que  ses  neveux  seraient  é  evés  par  ces  deux 
hommes  dans  la  soumission  qu'ils  lui  devaient,  les  leur  abandonna,  et 
prit  soin  lui-même  de  Constance,  sa  jiiéce.  Elle  était  de  l'âge  d'Enrique, 
el  fille  unique  de  la  princesse  Mathilde.  Il  lui  donna  des  femmes  et  des 
maîtres,  et  n'épargna  rien  pour  son  éducation. 

Léonlio  Siffredi  avait  un  château  à  deux  petites  lieues  de  Palerme, 
dans  un  lieu  nommé  Celmonte.  C'était  li  que  ce  ministre  s'attachait  à 
rendre  Enrique  digne  de  monter  un  jour  sur  le  trône  de  Sicile.  Il  remar- 
qua d'aliord  dans  ce  prince  des  qualités  si  aimables,  qu'il  s'y  attacha 
comme  s'il  n'avait  point  eu  d'enfant  :  il  avait  pourtant  deux  filles.  L'ai- 
uée,  qu'on  nommait  Blanche,  plus  jeune  d'une  année  que  le  prince,  était 
pourvue  d'une  beauté  parfaite  :  et  la  cadette,  appelée  l'orcie,  après  avoir 
en  naissant  causé  la  mort  de  sa  mère,  était  encore  au  berceau.  Blanche 
et  le  prince  Enrique  sentirent  de  l'amour  l'un  pour  l'autre,  dès  qu'ils 
furent  capables  d'aimer;  mais  ils  n'avaient  pas  la  liberté  de  s'entretenir 
en  particulier.  Le  prince  néanmoins  ne  laissa  pas  quelquefois  d'en  trou- 
ver l'occasion  ;  il  sut  même  si  bien  profiler  de  ces  m  mienls  précieux, 
qu'il  engagea  la  fille  de  Siffredi  à  lui  permettre  d'exéculer  un  projet 
qu'il  mélitait.  Il  arriva  justement  dans  ce  temps-là  que  Léontio  fut  oldigé, 

Iiar  ordre  du  roi,  de  faire  un  voyage  daus  une  province  des  plus  recu- 
ées  de  l'île.  Pendant  son  absence,  Enrique  fit  faire  une  ouverture  au 
mur  de  son  appartement  qui  répondait  à  la  chambre  de  Blanche.  Celte 
ouveilure  était  couverte  d'une  coulisse  de  bois  qui  se  fermait  el  s'ouvrait 
sans  ((u'elle  parût,  parce  qu'elle  était  si  étroitement  jointe  au  lambris, 
que  les  yeux  ne  pouvaient  apercevoir  l'artifice.  Un  habile  architecte  que 
le  prince  avait  mis  dans  ses  intérêls  fit  cet  ouvrage  avec  autant  de  dili- 
gence que  de  secret. 

L'aniDureux  Enrique  s'introduisait  par  là  quelquefois  dans  la  chambre 
de  sa  maîtresse;  mais  il  n'abusait  point  de  ses  bontés.  Si  elle  avait  eu 
l'imprudence  de  lui  permettre  une  entrée  secrète  dans  son  apparle- 
menl,  du  moins  ce  n'avait  été  que  sur  les  assurances  qu'il  lui  avait  don- 
nées qu'il  n'exigerait  jamais  d'elle  que  les  faveurs  les  plus  innocentes. 
Une  nuit  il  la  trouva  fort  inquiète  ;  cIIp  avait  appris  que  Roger  était  très- 
malade,  et  qu'il  venait  de  mander  Siffredi  comme  grand  chancelier  du 
royaume,  pour  le  rendre  dépositaire  de  ses  dernièies  volontés.  Elle  se 
représentait  déjà  sur  le  trône  son  cher  Enrique;  et,  craignant  de  le  per- 
dre dans  ce  haut  rang,  celte  crainte  lui  causait  une  étrange  agitation; 
ille  avait  même  les  laimes  aux  yeux  lorsqu'il  parut  devant  elle.  Vous 
pleurez,  madame,  lui  dil-il  :  que  dois-je  penser  de  la  tristesse  où  je  vous 
vois  plongée?  Seigneur,  lui  répondit  Blanche,  je  ne  puis  vous  cacher  mes 
alarmes;  le  roi  votre  oncle  cessera  bientôt  de  vivre,  el  vous  allez  rem- 
plir sa  place.  Quand  j'envisage  combien  votre  nouvelle  grandeur  va  vous 
éloigner  de  moi,  je  vous  avoue  ((ue  j'ai  de  l'inquiétude.  Un  monarque 
voit" les  choses  d'un  antre  œil  qu'un  amant  :  cl  ce  qui  faisait  Ions  ses 
désirs  quand  il  reconnaissait  un  jiouvoir  au-dessus  du  sien,  ne  le  touche 
plus  que  faiblement  sur  le  trône.  Soit  pressentiment,  soit  raison,  je  sens 
s'élever  dans  mon  cœur  des  mouvements  qui  m'agitent,  et  que  ne  peut 
calmer  toute  la  confiance  que  je  dois  a  vos  bontés.  Je  ne  me  défie  point 
de  la  fermeté  de  vos  senlnnents,  je  ne  me  défie  que  de  mon  bonheur. 
Adorable  Blanche,  répliqua  le  prince,  vos  craintes  sont  obligeantes,  et 
justifient  mon  allachement  à  vos  charmes;  mais  l'excès  où  vous  portez 
vos  défiances  offense  mon  amour,  et,  si  j'ose  le  dire,  l'estime  que  vous 
me  devez.  Non,  non,  ne  pensez  pas  que  ma  destinée  |)uisse  être  sépa- 
rée de  la  vôtre  ;  croyez  plulôt  que  voirs  seule  ferez  toujours  ma  jo'e 
el  mon  bonheur.  Pei'dez  donc  une  crainte  vaine  :  faut-il  qu'elle  trouble 
des  moments  si  doux?  Alil  seigneur,  reprit  la  fille  de  Léontio.  dès  que 


vous  serez  couronné,  vos  sujets  pourront  vous  demander  pour  reine 
une  princesse  descendue  d'une  longue  suite  de  rois,  cl  dont  l'hymca 
éclatant  joigne  de  nouveaux  Etats  aux  vôtres;  cl  peut-être,  hélas!  ré- 
ponlrez-vous  à  leur  attente,  même  anx  dépens  de  vos  plus  doux  vœux. 
Eh  !  pourquoi,  repril  Enriqueavec  emportement,  pourquoi,  trop  prompte 
à  vous  tourmenter,  vous  faire  une  image  aHligeanle  de  l'avenir?  Si  le 
ciel  dispose  du  roi  mon  oncle,  el  me  rend  maître  de  la  Sicile,  je  jure  de 
me  donner  à  vous  dans  Palerme,  en  présence  de  toute  ma  cour,  j'en  atteste 
tout  ce  qu'où  reconnaît  de  plus  sacré  parmi  nous. 

Les  protestations  d'Enrique  rassurèrent  un  peu  la  fille  de  Siffredi.  Le 
reste  de  leur  entretien  rnula  sur  la  maladie  du  roi.  Enrique  fil  voir  la 
bonté  de  son  naturel  ;  il  plaignit  le  sort  de  son  oncle,  quoiqu'il  n'eût  pas 
sujet  d'en  être  fort  louché;  et  la  force  du  sang  lui  fil  regretter  un  prince 
dont  la  mort  lui  promettait  une  couronne.  Blanche  ne  savait  pas  encore 
tous  les  malheurs  qui  la  menaçaient.  Le  connétable  de  Sicile,  qui  l'avait 
rencontrée  comme  elle  sort.iii  de  l'appartement  de  son  père,  un  jour 
qu'il  était  venu  au  château  de  Belmonle  pour  quelques  affaires  impor- 
tantes, en  avait  été  frappé.  Il  en  fit  dés  le  lendemain  la  demande  à 
Siffredi,  qui  agréa  sa  recherche;  mais  la  maladie  de  Roger  étant  surve- 
nue dans  ce  temps-là,  ce  mariage  demeura  suspendu,  et  Blanche  n'en 
avait  point  entendu  |iarler. 

Un  malin,  comme  Enrique  achevait  de  s'habiller,  il  fut  surpris  de 
voir  entrer  dans  son  app,àrtement  Léontio  suivi  de  Blanche.  Seigneur, 
lui  dit  ce  minisire,  la  nouvelle  que  je  vous  apporte  aura  de  quoi  vous 
affliger;  mais  la  consolation  qui  l'accompagne  doit  modérer  votre  dou- 
leur. Le  roi  votre  oncle  vient  de  mourir;  il  vous  laisse,  par  sa  mort, 
héritier  de  son  sceptre.  La  Sicile  volis  est  soumise.  Les  grands  du  royaume 
attendent  vos  ordres  à  Palerme  :  ils  m'ont  chargé  de  les  recevoir  de  votre 
bouche;  el  je  viens,  seigneur,  avec  ma  fille,  vous  rendre  les  premiers  et 
les  plus  sii.céres  hommages  que  vous  doivent  vos  nouveaux  sujets.  Le 
prince,  qui  savait  bien  que  Roger,  depuis  deux  mois,  était  atteint  d'une 
maladie  qui  le  détruisait  peu  à" peu,  ne  fut  pas  étonné  de  cette  nouvelle. 
Cependant,  frappé  du  changeiuent  subit  de  sa  condition,  il  sentit  naître 
dans  son  cœur  mille  mouvements  confus.  Il  rêva  quelque  temps,  puis 
rompant  le  silence,  il  adressa  ces  paroles  à  Léonlio  :  Sage  Siffredi,  je 
vous  regarde  toujours  comme  mon  père.  Je  ferai  gloire  de  me  régler 
par  vos  conseils,  et  vous  régnerez  plus  que  moi  dans  la  Sicile.  A  ces 
mots,  s'approchant  d'une  table  sur  laquelle  était  une  écritoire,  et  pre- 
nant une  feuille  blanche,  il  écrivit  son  nom  au  bas  de  la  page.  Que  voulez- 
vous  faire,  seigneur?  lui  dit  Siffredi.  Vous  marquer  m  a  reconnaissance 
et  mon  estime,  répondit  Enrique.  Ensuite  ce  prince  présenta  la  feuille 
à  Blanche,  eljui  dit  :  Becevcz,  madame,  ce  gage  de  ma  foi,  et  de  l'empire 
que  je  vous  donne  sur  mes  volontés.  Blanche  la  prit  en  rougissant,  et  fit 
cette  réponse  au  prince  :  Seigneur,  je  reçois  avec  respect  les  grâces  de 
mon|roi;  maisj  ;  dépends  d'un  père,  elvons  trouverez  bon,  s'il  vous  plaît, 
que  je  remette  votre  billet  entre  ses  mains,  pour  en  faire  l'us-ige  que  sa 
prudence  lui  cinseillera. 

Elle  donna  effectivement  à  son  père  la  signature  d'Enrique.  .Mors  Sif- 
fredi re?narqua  ce  qui  jusqu'à  ce  moment  était  échappé  à  sa  pénétration. 
11  démêla  les  sentiments  du  prince,  et  lui  dit  :  Votre  M.ijesté  n'aura 
point  de  reproche  à  me  faire.  Jeu  'abuserai  point  de  la  conli.mce...  Mon 
cher  Léonlio,  interrompit  Enrique,  ne  craignez  point  d'en  abuser.  Quel- 
que usage  que  vous  fassiez  de  mon  billet,  j'en  approuverai  lu  disposition. 
.Mais  allez,  conlinna-t-il,  retournez  à  Palerme,  ordonnez-y  les  apprêts  de 
mon  couronnement,  et  dites  à  mes  sujets  que  je  vais  sur  vos  pas  rece- 
voir le  serment  de  leur  fidélité,  et  les  assurer  de  mon  affection.  Ce  mi- 
nistre obéit  anx  ordres  de  son  nouveau  maître,  et  prit  avec  sa  fille  le 
chemin  de  Palerme. 

Quelques  heures  après  leur  départ,  le  prince  partit  aussi  de  Belmonle, 
plus  occupé  de  son  amour  que  du  haut  rang  où  il  allait  monter.  Lors- 
qu'on le  vit  arriver  dans  la  ville,  on  poussa  mille  cris  de  joie  ;  il  entra 
parmi  les  acclamations  du  peuple  dans  le  jialais,  où  tout  était  déjà  prêt 
pour  la  cérémonie.  11  y  trouva  la  princesse  Constance  velue  de  longs  ha- 
billements de  deuil.  Elle  parai.ssail  fort  touchée  de  la  mort  de  ïloger. 
Comme  ils  se  devaient  un  compliment  réciproque  sur  la  mort  de  ce  mo- 
narque, ils  s'en  ac(iiiittérenl  l'un  el  l'autre  avec  esprit,  mais  avec  un  peu 
plus  de  froideur  de  la  part  d'Enrique  que  de  celle  de  Constance,  qui,  mal- 
gré les  démêlés  de  leur  f.imille,  n'avait  pu  haïr  ce  prince.  Il  se  plaça  sur 
le  trône,  et  la  princesse  s'assit  à  ses  côtés,  sur  un  fauteuil  un  peu  moins 
élevé.  Les  grands  du  royaume  prirent  leur  place,  chacun  selon  sou  rang. 
La  cérémonie  commença;  et  Léonlio,  comme  grand  chancelier  de  lElat 
el  dépositaire  du  testament  du  feu  roi,  en  ayant  fait  ronverlurc,  se  mit 
à  le  lire  à  iKiule  voix.  Celacte  contenait  en  substance  que  Roger,  se  voyant 
sans  enfant,  nommait  pour  son  successeur  le  fils  aine  de  Mainfroi,  à  con- 
dition qu'il  épiiu.serait  la  princesse  Constance,  et  que,  s'il  refusait  sa 
main,  la  couronne  de  Sicile,  à  son  exclusion,  tomberait  sur  la  tête  de 
l'infant  don  Pédre,  son  frère,  à  la  même  condition. 

Ces  paroles  surprirent  élrangemenl  Enrique.  Il  en  sentit  une  peine  in- 
concevable, el  celle  jieine  devint  encore  plus  vive  lorsque  Léontio,  après 
avoir  achevé  la  lecture  du  testament,  dit  à  tonte  l'assemblée  ;  Seigneurs, 
ayant  rajiporlé  les  dernières  intentions  du  feu  roi  à  notre  nouveau  mo- 
narque, ce  généreux  prince  consent  d'honorer  de  sa  iniin  la  princesse 
Con>tance,  sa  cousine.  A  ces  mots,  Enrique  intrrroin|iit  le  chancelier. 
Léonlio,  lui  dit-il,  souvenez-vous  de  l'écrit  de  Blanclu' que  vous...  Sei- 
gneur, interrompit  avec  précipitation  Siffredi,  sans  donner  le  temps  au 


GIL  BLAS. 


prince  de  s'expliquer,  le  voici.  Les  grands  du  royaume,  ponrsuivit-il  en 
r:ii)iilranl  le  iiillet  à  l'assemlilée,  y  verront,  par  l'angusli'.  seing  de  Votre 
M  ijesté,  l'estime  que  vous  ftiiles  de  la  princesse,  cl  la  déférence  que  vous 
;ivc'z  pour  les  dernières  volontés  du  feu  roi  votre  oncle. 

Ayant  achevé  ces  jiaroles,  il  se  mit  à  lire  le  billet  dans  les  termes  dont 
il  l'avait  rempli  lui-iut"'me.  Le  nouveau  roî  v  faisait  à  ses  peuples,  dans 
la  l'orme  la  plus  aulhuntique,  une  promesse  d'épouser  Constance,  coiil'or- 
ini'ment  aux  intentions  de  Uoger.  La  salle  releulit  de  longs  cris  de  joie. 
\ive  notre  ma^'iianime  roi  Euriqne  !  s'écricreiit  tous  ceux  qui  étaient 
présents.  Comme  on  n'ignorait  pas  l'aversion  que  ce  prince  avait  toujours 
marquée  pour  la  princesse,  on  avait  craint,  avec  raison,  qu'il  ne  se  ré- 
volldt  contre  la  condition  du  teslamenl,  et  ne  causât  -des  mouvenienls 
dans  le  royaume;  mais  la  lecture  du  billet,  en  rassurant  là-dessus  les 
!,'rands  et  le  peu|]|e,  excitait  ces  ncclamatious  générales  qui  déchiraient 
eu  .secret  le  cœur  du  monarque. 

Constance,  qui,  par  l'intérêt  de  sa  gloire  et  par  un  sentiment  de  ten- 
dresse, y  prenait  plus  de  part  que  personne,  choisit  ce  temps  pour  l'assu- 
rer de  sa  reconnaissance.  Le  prince  eut  beau  vouloir  se  contraindre,  il 
reçut  le  compliment  de  la  princesse  avec  tant  de  trouble,  il  était  dans  un 
si  grand  désordre,  qu'il  ne  put  même  lui  répondre  ce  que  la  bienséance 
exi;;e  lit  de  lui.  LnIJn.  cédant  à  la  violence  qu'il  se  f.iisait,  il  s'approcha 
de  Siffredi,  que  le  devoir  de  sa  charge  obligeait  de  se  tenir  assez  prés 
de  sa  personne,  et  lui  dit  tout  bas  :  {jue  failes-vous,  Léontio?  L'écrit  que 
j  ai  mis  entre  les  mains  de  votre  (ille  n'était  poiut  destiné  pour  cet  usage. 
Vous  trahissez... 

Seigneur,  inlerroni|iit  encore  Siffredi  d'un  ton  ferme,  songez  à  votre 
gloire.  Si  vous  refusez  de  suivre  les  volontés  du  roi  votre  oncle,  vous 
perdez  la  couronne  de  Sicile.  11  n'eut  |ias  achevé  de  parler  ainsi,  qu'il 
s'éloigna  du  roi,  pour  l'empêcher  de  lui  lépliquer.  Enrique demeura  dans 
un  embarras  extrême;  il  se  sentait  agité  de  mille  mouvements  conliaires. 
H  était  irrité  contre  Siffredi;  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  qniKer  Blan- 
che; et,  partagé  entre  elle  et  l'intérêt  de  sa  gloire,  il  fut  assez  longtemps 
incertain  du  parti  qu'il  avait  à  prendre.  Il  se  détermina  pourtant,  et  crut 
avoir  trouvé  le  moyen  de  conserver  la  fille  do  Siffredi  sans  renoncer  au 
troue.  Il  feignit  de  vouloir  se  somuettre  aux  volontés  de  Uoger,  se  propo- 
sant, tandis  qu'on  solliciterait  à  Home  la  dispense  de  son  mariage  avec  sa 
cousine,  de  gagner  par  ses  bienfaits  les  grands  du  royaume,  et  d'établir 
si  bien  sa  puissance,  qu'on  ne  pût  l'obliger  à  nniplir  la  condition  du  tes- 
tament. 

Des  qu'il  eut  formé  ce  dessein,  il  devint  plus  tranquille;  et,  se  tour- 
nant vers  Constance,  il  lui  coiiGrm.i  ce  que  le  grand  chancelier  avait  lu 
devant  toute  l'assemblée.  .Mais,  au  moment  même  qu'il  se  trahissait  jus- 
qu'à lui  offrir  sa  foi.  Blanche  arriva  dans  la  salle  du  conseil.  Elle  y  ve- 
nait, par  ordre  de  son  pérc,  rendre  ses  devoirs  à  la  princesse  ;  et  ses 
oreilles,  en  eiilrant,  furejil  frappées  des  paroles  d'Enrique.  Outre  cela, 
Léontio,  ne  voulant  pas  qu'elle  |iùt  douter  de  son  malheur,  lui  dit  en  la 
présentant  à  Constance  :  .Ma  tille,  icndcz  vos  hommages  à  voire  reine; 
souhaitez  lui  les  douceurs  d'un  regjie  llorissant  et  d'un  heureux  hyménée. 
Ce  coup  terrible  accabla  l'infortunée  Blanche.  Elle  entreprit  inutilement 
de  cacher  sa  douleur;  son  visage  rougit  et  pâlit  successivement,  et  tout 
son  cor|is  frisouna.  Cependant  la  princesse  n'en  eut  aucun  soupçon  ;  elle 
attribua  le  désordre  de  son  compliment  à  l'embarras  d'une  jeune  personne 
ébîvée  dans  un  désert,  et  peu  accoutumée  à  la  cour.  II  n'en  fut  pas  ainsi 
du  jeune  roi  :  la  vue  de  Blanche  lui  Ot  perdre  contenance,  et  le  déses- 
poir qu  il  remarquait  dans  ses  yeux  le  mettait  hors  de  lui-même.  Il  ne 
iloMiait  pas  que,  jugeant  sur  les  apparences,  elle  ne  le  crut  infidèle.  Il  au- 
rait eu  moins  d'inquiétude  s'il  eût  pu  lui  parler;  mais  comment  en  trou- 
ver les  moyens,  lorsque  toute  la  Sicile,  pour  ainsi  dire,  avait  les  veux 
snr  lui?  D'ailleurs  le  cruel  Siffredi  lui  en  ôta  l'espérance.  Ce  ministre, 
(pii  lisait  dans  le  cœur  de  ces  deux  amants,  et  voulait  prévenir  les  mal- 
beursque  la  violence  de  leur  amour  pouvait  causer  dans  l'Etal,  lit  adroi- 
tement «ortir  sa  fille  de  l'assemblée,  et  reprit  avec  elle  le  chemin  de  Bel- 
inonlc,  résolu,  pour  plus  d'une  raison,  de  la  marier  au  plus  lot. 

Lorsiiu'ils  y  furent  arrivés,  il  lui  fit  connaître  toute  l'horreur  de  sa 
destinée.  11  lui  déclara  qu'il  l'avait  promise  au  connétable,  .lusle  ciel  I 
s'écria  t-clle,  emportée  par  un  mouvement  de  douleur  que  la  présence 
de  son  père  ne  put  rénrimer,  à  quels  affreux  supplices  reserviez-vous  la 
malheureuse  Blanche  !  Son  transport  même  fut  si  violent,  que  toutes  les 
puissances  de  son  àine  en  furent  suspendues.  Son  corps  se  glaça;  et, 
di'vcnant  froide  et  pâle,  elle  tomba  évanouie  entre  les  bras  de  son  père. 
Il  fut  touché  de  l'état  où  il  la  voyait.  Néanmoins,  quoiqu'il  res.sentit  vi- 
vement .ses  peines,  sa  première  résolution  n'en  fut  jioint  ébranlée.  Blan- 
che reprit  enfin  ses  esprits,  plus  par  le  vif  ressentiment  de  sa  douleur 
que  par  l'eau  que  Siffredi  lui  jeta  sur  le  visage  ;  et  lorsqu'en  ouvrant  ses 
yeux  languissants  elle  l'aperçut  qui  s'empressait  à  la  secourir,  Seigneur, 
lui  dil-eilc  d'une  voix  presque  éteinte,  j'ai  boule  de  vous  laisser  voir  ma 
faiblesse  ;  mais  h  mort,  qui  ne  peut  larder  à  finir  mes  tourments,  va  bien- 
tôt vous  délivrer  d'une  malheureuse  lille  qui  a  pu  disposer  de  son  creur 
sans  votre  aveu.  Non,  ma  chère  Blanche,  répondit  Léontio,  vous  ne  mour- 
rez point  ;  et  votre  vertu  reprendra  sur  vous  son  empire.  La  recherche  du 
counctable  vous  fait  honneur;  c'est  b'  [larli  le  pluscnnsidéiablede  l'Etat  .. 
J'eslime  sa  personne  et  son  mérite,  intirrnnqùl  Blanche;  mais,  seigneur, 
le  roi  m'avait  fait  espérer  ..  Ma  fille,  intcrrompil  à  son  lour  Silfrcdi,  je 
sais  tout  ce  que  vous  pouvez  dire  I.i-dcssus.  Je  n'ignore  pas  votre  ten- 
dresse pour  ce  prince,  et  je  ne  la  désapprouverais  pas  dans  d'anlresconjonc- 


tures.  Vous  me  verriez  même  .irdent  à  vousassurerlamain  d'Enrique,  sirin- 
térêtdesa  gloire  et  celui  de  l'Etat  ne  l'obligeaient  pas  à  la  donner  à  Cons- 
tance. C'est  à  la  condition  seule  d'épouser  lelte  princesse  que  le  feu  roi  l'a 
désigné  son  successeur.  Voulez-vous  qu'il  vous  préfère  à  la  couronne  de  Si- 
cile? Croyez  que  je  gémis  avec  vous  du  coup  mortel  qui  vous  frappe. 
Cependant,  jinisque  nous  ne  ]iouvons  aller  contre  les  destinées,  faites  un 
effort  généreux  ;  il  y  va  de  voire  glcjire  de  ne  pas  laisser  voir  à  lout  le 
royaume  que  vous  vous  êtes  fiattée  d'une  espérance  frivole.  \'olre  sensi- 
bilité pour  le  loi  donnerait  même  lieu  à  des  bruits  désavantageux  pour 
vous,  et  le  seul  moyeu  devons  en  préserver,  c'est  d'éjjonser  le  connéta- 
ble. Enfin,  Blanche,  il  n'est  plus  temps  de  délibérer.  Le  roi  vous  cède 
uoiir  un  trône,  il  épouse  Constance.  Le  connétable  a  ma  parole  ;  dégagez- 
la,  je  vous  en  prie;  et,  s'il  est  nécessaire,  pour  vous  y  résoudre,  que  je 
me  serve  de  mon  autorité,  je  vous  l'ordonne. 

En  achevant  ces  paroles,  il  la  quitta  pour  lui  laisser  faire  ses  réfiexions 
sur  ce  qu'il  venait  de  lui  dire.  11  espérait  qu'après  avoir  pesé  les  raisons 
dont  il  s'était  servi  pour  soulenir  sa  vertu  contre  le  penchant  de  son 
cii'ur,  elle  se  déterminerait  d'elle-même  à  se  donner  au  connétable.  Il  ne 
se  trompa  point  :  mais  combien  en  coùla-t-il  à  la  trislc  Blanche  pour 
]irendre  cette  résolution  !  Elle  était  dans  l'état  du  monde  le  plus  digne  de 
pitié.  La  douleur  de  voir  ses  pressentiments  sur  l'inlidélilé  d'Eniique 
tournés  eu  certitude,  et  d'être  contraiijte,  en  le  perdajit,  de  si'  livnr  d 
un  homme  (ju'elle  ue  jiouvait  aimer,  lui  causait  des  transporls  d'afllic- 
tion  si  violents,  que  buis  ses  moments  devenaient  pour  elle  des  supplices 
nouveaux.  Si  mon  malheur  est  certain,  s'écriait-elle,  coniimiil  y  pnis-je 
résister  sans  mourir?  linpiloyable  destinée,  jiflurquoi  me  n-pais,sais-tu 
des  plus  douces  espérances,  si  tu  devais  me  précipiter  dans  lui  .ibiine  de 
maux?  El  toi,  perfide  amant,  tu  te  donnes  à  une  autre,  quand  lu  me  |iro- 
mels  une  éleruelle  fidélité!  As-tu  doue  pu  sitôt  niettie  en  nibli  la  foi 
que  lu  m'as  jurée?  l'our  te  |uniir  de  iii'avoir  si  cruellement  trinniéf, 
fasse  le  ciel  que  le  lit  conjugal  que  tu  vas  souiller  par  un  parjure  soit 
moins  le  théâtre  de  tes  plaisirs  que  de  tes  remords',  que  les  caressis  de 
Constance  versent  un  poison  dans  tiui  cœur  infidèle!  pni.sse  Ion  hymen 
devenir  aiis.si  affreux  que  le  mien  !  Oui,  traître,  je  vais  épouser  le  conné- 
table, que  je  n'aime  point,  pour  me  venger  de  inoi-mènie,  pour  me  pu- 
nir d'avoir  si  mal  choisi  l'objet  de  ma  folle  pa.ssioii.  Puisi|ue  ma  religion 
me  défend  d'atlenter  à  ma  vie,  je  veux  que  les  jours  qui  me  reslent  à 
vivre  ne  soient  qu'un  tissu  malheureux  de  peines  et  d'ennuis.  Si  lu  con- 
serves encore  jiour  moi  quelque  sentiment  d'amour,  ce  sira  me  venger 
aussi  de  loi  cpie  de  me  jeler  à  les  yeux  entre  les  bras  d'un  autre  ;  et  si 
tu  m'as  enlierement  oubliée,  la  Sicile  du  moins  pourra  se  vanter  d'avoir 
produit  une  femme  qui  s'est  punie  elle-même  d'avoir  trop  légèrement  dis- 
posé de  son  cœur. 

Ce  fut  dans  une  pareille  situation  que  cette  trislc  victime  de  l'amour  et 
du  devoir  passa  la  unit  cpii  précéda  son  mariage  avec  le  connétable.  Sif- 
fredi, la  trouvant  le  lendemain  prête  A  faire  ce  qu'il  souhaitait,  se  bâta 
de  profiter  de  celte  disposition  favorable.  Il  Ut  venir  le  connétable  à  Bel- 
monte  le  jour  même,  et  le  maria  secrètement  avec  sa  fille  dans  la  cha- 
pelle du  château.  Quelle  jourué2  pour  Blanche  !  Ce  n'était  point  a.ssez  de 
renoncer  à  un»  rouronne,  de  perdre  un  amant  aimé,  et  de  se  donner  à  un 
objet  haï  :  il  fallait  eucore  qu'elle  contraignit  ses  senlimenls  devant  un 
mari  prévenu  |iourelle  de  la  passion  la  plus  ardente  et  naturellement  ja- 
loux. Cet  époux,  charmé  de  la  posséder,  était  sans  cesse  à  ses  genoux.  Il 
ne  lui  laissait  pas  seulement  la  Irisie  consolation  de  pleurer  en  secret  ses 
malheurs.  La  nuit  arrivée,  la  fille  de  Léontio  sentit  redoubler  son  afllic- 
tion.  Mais  (pie  devint-elle  lorsque  ses  femmes,  après  l'avoir  déshabillée, 
la  laissèrent  seule  avec  le  connétable?  Il  lui  demanda  respectueusement 
la  cause  de  l'abattement  ou  elle  semblait  êlre.  Celte  (|uestiou  embarrassa 
Blanche,  qui  feignit  de  se  trouver  mal.  Son  époux  y  fut  d'abord  trompé; 
mais  il  ue  demeiu'a  pas  longtemps  dans  celle  erreur.  Connue  il  était  véri- 
tablement impiiet  deletal  ou  il  la  voyait,  el  qu'il  la  ju-essait  de  se  mettre 
aulil,  ses  instances,  qu'elle  expliqua  mal,  préseiitèreul  à  son  esprit  une 
image  si' cruelle,  que,  ne  pouvant  plus  se  contraindre,  elle  donna  un 
librî-  cours  à  ses  soupirs  et  à  ses  larmes.  Quelle  vue  pour  un  homme  qui 
s'était  cru  au  coiuble  de  ses  vœux  !  Il  ne  douta  plus  i|ue  rarilictinn  île  sa 
femme  ue  reiiferiuât  ((uelque  chose  de  sinistre  pour  sou  ammir.  .Néan- 
moins, quoique  celte  connaissance  le  mil  dans  une  situation  presque  aussi 
déplorable  que  celle  de  Blanche,  il  eut  assez  de  force  sur  lui  pour  cacher 
ses  soupçons.  Il  redoubla  ses  empressements,  et  continua  de  presser  son 
épouse  de  se  cmicher,  l'assurant  qu'il  lui  laisserait  prendre  tout  le  repos 
dont  elle  avait  besoin.  Il  s'offrit  même  d'appeler  ses  femmes,  si  elle  ju- 
geait que  leur  secours  put  apporter  quelque  .soulagement  à  scui  mal.  Blan- 
che, s'étant  rassurée  sur  celle  promesse,  lui  dit  que  le  sommeil  seul  lui 
était  nécessaire  dans  la  faiblesse  où  elle  se  sentait.  Il  feignit  de  la  croire, 
lisse  mirent  tous  deux  aulil,  cl  passèrent  une  nuit  bien  différente  de  telle 
(pie  l'amour  et  l'hyménéc  accordent  à  deux  amants  charmés  l'un  de 
l'aulre. 

Pendant  que  la  fille  de  Siffredi  se  livrait  à  sa  douleur,  le  connétable 
cherchait  eu  lui-même  ce  qui  pouvait  lui  remlre  sou  inariagi!  si  rigou- 
reux. Il  jugeait  bien  (|uil  avait  un  rival;  mais,  ipiainl  il  voulait  le  dé- 
couvrir, il  se  perdait  dans  s(!s  idées.  Il  savait  seiileiuent  qu'il  était  le 
plus  niallieureux  de  tous  les  hommes.  II  avait  déjà  pas.sè  les  deux  liers 
de  la  nuit  dans  ces  agitations,  lorsqu'un  bruit  sourd  frappa  ses  oreilles. 
Il  fut  surpris  d'entendre^  iiiielipi'un  traîner  lentement  ses  pas  dans  la 
cliaiubre.  Il  crut  se  troni|ier;  car  il  se  souvint  ([u'il  avait  fermé  la  porte 


46 


GIL  BLAS. 


liii-mcnie,  après  que  les  femmes  de  Blanche  furent  sorties.  Il  onviii  le 
rideau  pour  s  eclnircir  par  ses  propres  yeux  de  la  cause  du  liruil  tju'il 
entendai!  ;  mais  la  lumière  qu'on  avait  laissée  dans  la  clieniinée  s'était 
cicintc,  et'hientôtil  ouït  une  voix  faillie  el  languissante  qui  appela  Blanche 
à  plusieurs  reprises.  Alors  ses  soupçons  jaloux  le  transportèrent  de  fu- 
reur; et,  son  honneur  alarmé  l'ohliifeant  à  se  lever  pour  prévenir  un 
affront  on  pour  en  tirer  vengcsncc.  il  prit  son  épée,  il  marcha  du  côté 
(lue  la  voix  lui  semblait  partir.  11  sont  une  épée  me.  qui  s'oppose  à  la 
sienne.  Il  av.ince,  on  se  retire.  11  poursuit,  on  se  démhe  à  sa  poursuite, 
il  cherche  celui  qui  semble  le  fuir  par  tons  li-s  endroits  de  l.i  cliamhre, 
autant  quclobscnrité  le  peut  permettre,  et  m;  le  trouve  plus.  Il  s'arrête. 
Il  écoute,  et  n'entend  plus  rien.  [)w\  ciichanlenienl  !  Il  s'approche  de  la 
porte,  dans  la  pensée  qu'elle  avait  favorisé  la  fuite  de  cfl  secret  ennemi 
de  son  honneur;  mais  elle  était  fermée  au  verrou  comme  auparavant. 
Ne  pouvant  rien  comprendre  à  celte  aventure,  il  appela  ceux  de  ses  ijens 
qui  étaient  le  plus  à  portée  d'entendre  sa  voix  ;  et,  comme  il  ouviit  la 
jiorle  pour  cela,  il  en  ferma  le  passage,  et  se  tint  sur  ses  gardes,  crai- 
gnant de  laisser  échapper  ce  ([n'il  cherchait. 

A  ses  cris  redoublés,  quelques  domestiques  accoururent  avec  des  llam- 
beanx.  11  prend  une  bougie,  el  fait  une  nouvelle  recherche  dans  la 
chambre  en  tenant  son  épée  nue.  11  n'y  trouva  toutefois  personne,  ni  au- 
cune marque  apparente  qu'on  v  fût  entré.  Il  n'aperçut  point  de  porte 
secrète,  ni  d'ouverture  par  où  l'on  eut  pu  passer;  il  ne  pouvait  pourtant 
s'aveugler  lui-même  sur  les  circonstances  de  son  malheur.  11  demeura 
dans  une  étraniçe  confusion  de  pensées.  De  recourir  à  Blanche,  elle  avait 
trop  d'intérêt  i  déguiser  la  vérité  pour  qu'il  en  dut  attendre  le  moindre 
éclaircissement.  11  prit  le  parti  d'aller  ouvrir  son  cœur  à  Léonlio,  n|ircs 
avoir  renvoyé  ses  gens,  en  leur  disant  rju'il  croyait  avoir  entendu  quelque 
bruit  dans  la  chambre,  et  qu'il  s'était  trompé.  Il  rencontra  son  beau- 
père  qui  sortait  de  son  appartement  au  bruit  qu'il  avait  ouï,  et  lui  racon- 
tant ce  qui  venait  de  se  jiasser,  il  lit  ce  récit  avec  toutes  les  marques  d'une 
extrême  agitation  et  d'une  profonde  tristesse. 

Siffrcdi'fut  surpris  de  l'aventure.  Quoiqu'elle  ne  lui  parut  pas  natu- 
relle, il  ne  laissa  pas  de  la  croire  véritable,  et  .jugeant  tout  possible  à 
l'amour  du  roi,  cette  pensée  l'aflligea  vivemenl.  M:iis,  bien  loin  dellatter 
les  soupçons  jaloux  de  son  gendre,'  il  lui  représenta  d'un  air  d'assurance 
q'ie  celte  voix  qu'il  s  imaginait  avoir  entendue,  el  cette  épée  qui  s'était 
opposée  à  la  sienne,  ne  pouvaient  être  que  des  fantômes  d'une  imagination 
séduite  par  la  jalousie  ;  qu'il  était  impossible  (jue  quelqu'un  fut  entré 
dans  la  chambre  de  sa  fille  ;  qu'à  l'égard  de  la  tristesse  qu  il  avait  remar- 
quée dans  son  épouse,  quelque  indisposition  l'avait  peulètre  causée; 
([lie  l'honneur  ne  dfivait  point  être  responsable  des  altérations  du  tem- 
pérament ;  (pie  le  changement  d'cUat  d'une  lille  accoutumée  à  vivre  dans 
un  désert,  et  i|ui  se  voit  brusquement  livrée  à  un  homme  i|u'elle  n'a  pas 
eu  le  temps  de  connaître  et  d'aimer,  polivait  bien  être  la  cause  de  ces 
nleiirs.  de  ces  soupirs  cl  de  Cette  vive  afiliction  dont  il  se  plaignait  ;  que 
l'amour,  dans  le  cœur  des  Biles  d'uii  sang  noble,  ne  s'allmnail  que  par 
le  temps  et  jiar  les  servic(!S  ;  qu'il  l'exhortait  à  calmer  ses  iiii|iiii'liiilc,s,  à 
reiloubler  sa  tendresse  et  ses  empressements  pour  disposer  Biaiiclic  .i  de- 
venir plus  sensible;  el  qu  il  le  priait  enfin  de  retourner  vers  elle,  per- 
suadé (pie  ses  défiances  et  son  trouble  offensaient  sa  vertu. 

Le  connétable  ne  réiinndil  rien  aux  raisons  de  sou  beau-pére,  soit 
qu'en  effet  il  commcuçat  à  croire  qu'il  pouvait  s'être  trompé  dans  le 
(lésordre  où  était  son  esprit,  soit  qu'il  jugeât  plus  à  propos  de  dissimu- 
ler ((ue  d'entreprendre  inutilement  dcconvuincre  le  vieillard  d'un  événe- 
ment si  dénué  de  vraisemblance.  Il  retourna  dans  l'appartiMnenl  de  sa 
femme,  se  remit  auprès  d'elle,  et  tSclia  d'obtenir  du  sommeil  queli|ue 
relScbe  à  ses  inquiétudes.  Blanche,  de  son  côté,  la  triste  Blanche  n'ét;iit 
pas  plus  tranquille  ;  elle  n'avait  (pie  trop  entendu  les  mêmes  choses  que 
son  époux,  et  ne  ]ionvail  prendre  pour  illusion  une  aventure  dont  elle 
savait  le  secret  et  les  motifs.  Kilo  était  surprise  ([u'Euriiine  cherchât  i 
s'inlroduirc  dans  son  appartement,  après  avoir  donne  si  solennellement 
sa  foi  à  la  princesse  (Constance.  Au  lieu  de  s'applaudir  de  celte  (h''m;ii(he 
et  d'eu  sentir  (piclquc  jide,  elle  la  regardait  comme  un  nouvel  outrage, 
et  son  c(Cur  en  élait  loul  cnllamnié  de  colère. 

Tandis  (pie  la  lille  de  Sifficdi,  prévenue  contre  le  jeune  roi,  le  croyait 
le  plus  coupable  des  hommes,  ce  malheureux  prince,  plus  épris  que  ja- 
mais de  Blanche,  sonh:iilail  (le  rcnlreleiiir  pour  la  rassurer  contre  les 
apparences  qui  le  condamnaient.  Il  serait  venu  pins  t(Jt  à  Belmonle  |)our 
cet  effet,  si  tous  les  soins  dont  il  avait  clé  obligé  de  s'occuper  le  lui 
dissent  jiermis  :  Inais  il  n'avait  )ui  avant  cette  nUit  se  délober  à  sa  cour. 
il  connaissait  trop  bien  les  déloiirs  d'un  lien  où  il  avait  été  élevé  pour 
êlre  en  iieinc  de  se  glisser  dans  le  chîleau  de  Sifl'ndi,  et  mènie  il  con- 
servait encore  Itt  clef  d'une  porte  secrète  par  où  l'on  entrait  dans  les 
jardins.  Ce  fut  par  là  (pi'il  dagna  son  ancien  ap|iarlemenl,  et  (pi'ensuit(^ 
il  passa  dans  la  chambre  de  lllainhe  Imagineï-vons  (picl  dut  être  1  Clou- 
ncmeiit  de  ce  in-ince  d'y  trouver  un  houime  el  de  sculir  une  é|iée  opposée 
à  la  sienne,  l'eu  s'en  fallut  (pi'il  n'éclalàl,  et  ne  fit  punir  a  1  heure  même 
l'audaciciix  (pii  osait  lever  sa  maili  sacrilège  sur  son  propre  roi  ;  mais  le 
ménagement  ([u'il  dev.-iil  à  la  lldc  de  Ll'iontio  suspendit  son  ressentiment. 
11  se  relira  de  la  miMue  niaiiiér(^  ipi'il  était  venu;  et,  plus  iroiiblé  (|n'an- 
paravani,  Il  r(qHit  le  chemin  de  l'alcrmn.  H  y  arriva  cpielques  muinenls 
devant  le  jour,  et  s'enferma  dans  son  appartement.  Il  étal  trop  agité 
pour  y  prendre  du  repos.  11  ne  .songeait  qu'à  relournci'  à  Bi  luiuntc.  Sa 
sùiete,  son  honneur,  cl  surtout  sou  iiinour,  ne  lui  perineiiaieut  pas  de 


différer  l'éclaircissement  de  (ouïes  les  circonstances  d'une  si  cruelle 
aventure. 

Dés  qu'il  fut  jour,  il  commanda  son  équipage  de  chasse;  el,  sous  pré^ 
texte  de  prendre  ce  divertissement,  il  s'enfonça  dans  la  (wèl  de  Belinonle 
avec  ses  piqueurs  et  quebpies-uns  de  ses  courtisans.  Il  suivit  quehpie 
temps  la  chasse  pour  caclier  sou  dessein  ;  et,  lorsqu'il  vil  que  chacun 
courait  avec  ardeur  à  la  queue  des  chiens,  il  s'écarta  de  loul  le  monde, 
el  jirit  seul  le  chemin  du  clrilciu  de  Léonlio.  Il  connaissait  trop  les  routes 
de  la  forêt  pour  pouvoir  s'y  égarer;  et  sou  iirqjatience  ne  lui  permettant 
pas  de  ménager  son  cheval,  il  eut  en  peu  de  temps  parcouru  tout  l'es- 
pace qui  le  séparait  de  l'objet  de  son  amour.  Il  cherchait  dans  son  esprit 
quel(]ue  prélexte  plausible  pour  se  procurer  un  entretien  secret  avec  la 
lille  de  Sifl'redi,  quand,  traversant  une  petite  route  (pii  aboutissait  à  une 
des  portes  du  parc,  il  aperçut  auprès  de  lui  deux  femmes  assises  qui 
s'entretenaient  au  pied  d'un  arbre  11  ne  douta  point  que  ces  personnes 
ne  fussent  du  château,  el  celle  vue  lui  causa  de  l'émotion;  mais  il  fut 
bien  plus  agité  lorsque,  ces  femmes  s'élanl  tournées  de  sou  côté  au 
bruit  que  son  cheval  faisait  eu  courant,  il  reconnut  sa  chère  Blanche. 
Elle  s'était  échappée  du  château  avec  Nise,  celle  de  ses  femmes  (pii 
avait  le  plus  de  part  à  sa  confiance,  pour  pleurer  du  moins  son  malheur 
en  liberté. 

Il  vola,  il  se  précipita  pour  ainsi  dire  A  ses  pieds  ;  et,  voyant  dans  ses 
yeux  tous  les  signes  de  la  plus  profonde  affiiction,  il  en  fut  ailendri.  Belle 
Blanche;  lui  dit-il,  suspendez  les  mouvements  de  votre  douleur.  Les  ap- 
parences, je  l'avoue,  me  peignent  coupable  à  vos  yeux  ;  mais(piand  vous 
serez  instruite  du  dessein  ipie  j'ai  formé  pour  vous,  ce  (pie  vous  regardez 
comme  un  crime  vous  paraîtra  une  preuve  de  mon  innocence  et  de  l'ex- 
cès de  mon  amour.  Ces  paroles,  (|u'lînriqne  croyait  capables  de  modérer 
l'aflliction  de  Blanche,  ne  servirent  qu'à  la  redoubler.  Elle  voulut  ré- 
pondre, mais  les  sanglots  étouffèrent  sa  voix.  Le  prince,  étonné  de  so  i 
saisissement,  lui  dit  :  Quoi!  madame,  je  ne  puis  calmer  votre  trouble? 
Par  quel  malheur  ai-je  perdu  votre  confiance,  moi  (|ui  mets  en  péril  ma 
couronne  et  même  ma  vie  pour  me  conserver  à  vous'.'  Alors  la  fille  de 
Léonlio,  faisant  un  effort  sur  elle  pour  s'cxpli(iuer,  lui  dit  :  Seigneur,  vos 
promesses  ne  sont  plus  de  saison.  Rien  désormais  ne  peut  lier  ma  desti- 
née à  la  vôtre.  Ah!  Blanche,  interrompit  brusquement  Eiirique,  quelles 
paroles  cruelles  me  faites-vous  entendre?  Qui  peut  vous  enlever  à  mon 
amour?  (lui  voudra  s'opposera  la  fnreor  d'un  roi  (pii  mellrait  eu  feu 
toute  la  Sicile  plutôt  que  de  vous  laisser  ravir  à  ses  espérances?  Tout 
votre  pouvoir,  seigneur,  reprit  lauguissamment  la  fille  de  Siffredi,  de- 
vient inutile  contre  les  obstacles  qui  nous  séparent.  Je  suis  femme  du 
connétable. 

Femme  du  connétable  1  s'écria  le  prince  en  reculant  de  quelques  pas. 
11  ne  put  continuer,  tanl  il  fut  saisi.  Accablé  de  ce  couji  impréviij  ses 
forces  l'abandonnèrent.  Il  se  laissa  loniher  au  pied  d'un  arbre  qui  se 
trouva  derrière  lui.  11  était  pâle,  tremblant,  défait,  et  n'avail  de  libre 
que  les  yeux,  qu'il  attacha  sur  Blaiiclio  d'une  manière  à  lui  faire  com- 
prendre combien  il  était  sensible  an  malheur  qu'elle  lui  annonçait.  Elle 
le  regardait  de  son  côté  d'un  air  qui  lui  faisait  ;issez  connaitri'  que  ses 
mouvemenls  étaient  peu  différents  des  siens  ;  et  ces  deux  amanis  infor- 
tunés gardaient  entre  eux  un  silence  qui  avait  iiuelqiic  chose  d'affreux. 
Enfin,  le  prince,  revenant  un  iicu  de  son  désnrilrc  par  un  effort  de  cou- 
rage, reprit  la  parole,  et  dit  à  Blanche  en  sou|iirant  :  Madame,  lui'avez- 
vonsfait'.'  Vous  m'avez  perdu,  et  vous  vous  êtes  perdue  Vous-mciue  par 
voire  crédulité. 

Blanche  fui  piipiée  de  ce  que  le  prince  semblait  lui  l'aire  des  reproches, 
lorsqu'elle  croyait  avoir  les  plus  fortes  rai.sons  de  se  plaindre  de  loi. 
Quoi  !  seigneur,  répondit-elle,  vous  ajoutez  la  dissilnulaliou  à  l'infidélité  ! 
Voiiliez-voiis  (|ue  je  démentisse  mes  yeux  et  mes  oreilles,  it  (|ne,  malgié 
leur  rapport,  je  vous  crusse  innocent  ?  Non,  seigneur,  je  vous  I  avoue,"  je 
lie  suis  point  capable  de  cet  effort  de  raison.  Cependant,  madame,  répli- 
ipia  le  roi,  ers  témoins,  qui  vous  jiaraissent  si  fidèles,  vous  en  ont  im- 
posé. Ils  ont  aidé  eux-mêmes  à  vous  trahir;  et  il  n'est  pas  moins  vrai 
que  je  suis  innocent  et  filele,  qu'il  est  vrai  que  vous  êtes  l'épouse  du 
connétable.  Eh  ([uoi!  seigneur,  reprit-elle,  je  no  vous  ai  point  euteiidii 
confirmer  à  Constance  le  don  de  voire  main  et  de  votre  cceur'^  vous  n'a- 
vez point  assuré  les  grands  de  l'Etat  ipie  vous  rempliriez  les  volontés  du 
(vu  roi?  et  la  princesse  n'a  pas  reçu  les  hommages  de  vos  iiouvcau.x  su- 
jets, en  (|ualitéde  reine  et  d'épouse  du  prince  Enrii|ue'.' Mes  yeux  elaicnt- 
ils  donc  fascinés  ?  Dites,  dites  plutôt,  inlidelc,  (jne  vous  n'avez  )ias  cm 
(pie  Blanche  dût  balancer  dans  votre  C(uur  1  intérêt  d'un  trône;  cl,  sans 
vous  abaisser  à  feindre  ce  que  vous  no  sentez  plus,  el  ce  que  peut-être 
vous  n'avez  jamais  senti,  avouez  ([ue  la  couronne  de  Sicile  vous  a  p.irii 
plus  assurée  avec  Constance  (|n'avec  la  fille  de  Léonlio  Vous  avez  raison, 
seigneur  :  un  trône  éclatant  ne  in'(''lail  pas  plus  dû  ipu,'  b^  c(eiir  d'un 
prince  tel  ipic  vous.  J'étais  trop  vaine  d'oser  prétendre  a  l'un  «t  à  l'autre  ; 
mais  vous  ne  deviez  pas  m'entrelenir  dans  cette  erreur.  \  uns  savez  les 
alarmes  i|ue  je  vous  ai  témoignées  sur  votre  perle,  qui  me  semblail  prcs- 
(pie  infaillible  pour  moi.  I'oiiri|noi  in'avez-voiis  rasMirée '.'  l'allait-il  dis- 
siper mes  craintes?  J'aurais  accusé  le  soit  pliitôl  (pie  vous,  el  du  moins 
vous  amie/,  conservé  mon  cœur,  au  défaut  d  une  main  ipi'ilu  autre  n'eùl 
jamais  oblenue  de  moi.  Il  n'est  plus  temps  présentement  de  vous  justifier; 
je  suis  l'épuusc  du  connétable;  et,  )iour  m'épargner  la  suite  d'un  en- 
Irelien  i|ui  fait  rougir  ma  gloire,  souffrez,  seigneur,  ipie,  sans  inuiiquer 


GIL  BLAS. 


47 


au  respect  que  je  vous  dois,  je  quille  un  priuce  qu'il  ne  ni'esl  plus  per- 
mis d'écouler. 

A  ces  mois,  elle  s'éloigna  d'Enrique  avec  toute  la  précipitation  dont 
elle  pouvait  être  capable  dans  rétat  où  elle  se  trouvait.  Arrêtez,  madame, 
s'écria-l-il  ;  ne  di'sespéicz  iminl  un  prince  plus  disposé  à  renverser  un 
tiùne  que  vous  lui  re|)roclicz  de  vous  avoir  préféré,  qu'à  répondre  à 
l'allente  de  ses  nouveaux  sujets.  Ce  sacrifice  est  présentement  inutile, 
repartit  Tdanche.  Il  l'allail  nie  ravir  au  connétable  avant  que  de  f.iire 
éi'laler  des  transports  si  généreux.  Puisque  je  ne  suis  point  libre,  il  m'im- 
porte peu  que  la  Sicile  soit  réduite  en  cendres,  et  à  qui  vous  dojuiiez 
votre  main.  Si  j'ai  eu  la  faiblesse  de  laisser  surprendre  mon  cœur,  du 
moins  j'aurai  la  fermeté  d'en  étouffer  les  mouvements,  et  de  faiie  voir 
au  nouveau  roi  de  Sicile  ((ue  l'épouse  du  connétable  n'est  plus  l'amante 
du  priuce  Enrique.  En  parlant  de  cette  sorte,  comme  elle  loucliait  à  la 
porte  du  parc,  elle  y  entra  brusquement  avec  Mise  ;  et,  fcimant  ajirés 
elle  celte  porte,  elle  laissa  le  prince  accablé  de  douleur.  11  ne  pouvait 
revenir  du  coup  que  Dlanciie  lui  avait  porté  par  la  nouvelle  de  son  ma- 
riage. Injusie  Blancbe,  .s'écriait-il,  vous  avez  perdu  la  mémoire  de  notre 
engatfeinenl  1  Malgré  mes  serments  et  les  vôtres,  nous  sommes  séparés  ! 
L'idée  que  je  m'étais  faite  de  posséder  vos  charmes  n'était  donc  qu'une 
vaine  illusion!  Ah!  cruelle,  que  j'achète  chèrement  l'avantage  de  vous 
avoir  fait  approuver  mon  amour  I 

Alors  l'image  du  bonheur  de  son  rival  vint  s'offrir  à  son  esprit  avec 
toutes  les  horreurs  de  la  jalousie  ;  et  cette  passion  prit  sur  lui  tant  d'em- 
pire pendant  quelques  moments,  qu'il  fut  sur  le  point  d'immoler  à  son 
ressentiment  le  connétable  et  Siffredi  même.  La  raison,  toutefois,  calma 
peu  à  peu  la  viob'uce  de  ses  transports.  Cependant  l'impossibilité  où  il  se 
voyait  d'oter  à  Blanche  les  impressions  ([u'elle  avait  de  son  inlidélilé,  le 
mettait  au  désespoir.  11  se  ilatlail  de  les  effacer,  s'il  pouvait  l'cntrelenir 
en  liberté.  Pour  y  parvenir,  il  jugea  qu'il  fallait  éloigner  le  connétable,  et 
il  se  résolut  à  le  faire  arrêter  comme  un  homme  suspect  dans  les  con- 
joncluies  où  l'Etat  se  trouvait.  Il  en  donna  l'ordre  au  capitaine  de  ses 
gardes,  ((ui  se  rendit  à  lielinonte,  s'assura  de  sa  personne  à  l'entrée  de  la 
nuit,  et  le  mena  au  château  de  Païenne. 

Cet  incident  répandit  a  lli'lmonle  la  consternation.  Siffredi  partit  sur- 
le-champ  pour  aller  ii'pondre  au  roi  de  l'innocence  de  sou  gendre,  et  lui 
représenter  les  suites  fâcheuses  d'un  pareil  emprisonnement.  Ce  prince, 
qui  s'était  bien  attendu  à  celle  démarche  de  sou  ministre,  et  qui  voulait 
au  moins  se  ménager  une  libre  entrevue  avec  Blanche  avant  que  de  relâ- 
cher le  connétable,  avait  expressément  défendu  que  personne  lui  parlât 
jusqu'au  lendemain.  Mais  Leontio,  malgré  cette  défense,  fit  si  bien,  qu'il 
entra  dans  la  chambre  du  roi.  Seigneur,  dit-il  en  se  présentant  devant  lui, 
s'il  est  permis  à  un  sujet  respectueux  et  fidèle  de  se  plaindre  de  son 
mailre,  je  viens  mo  plaindre  à  vous  de  vous-même.  Quel  crime  a  commis 
mon  gendre  ?  Votre  Majesté  a-l-elle  bien  réiléchi  sur  l'opprobre  éternel 
dont  elle  couvre  ma  famille,  et  sur  les  suites  d'un  empri.sonnemeni  qui 
peut  aliéner  de  votre  service  les  personnes  qui  remplissent  les  ]ioslos  de 
l'Etat  les  plus  importants'.'  J'ai  des  avis  certains,  répondit  le  roi,  que  le 
connétable  a  des  intelligences  criminelles  avec  l'infant  don  Pcdre.  Des 
intelligences  criminelles  I  interrompit  avec  sur|irise  Léontio  :  ah  I  sei- 
gneur, ne  le  croyeî  jias  ;  l'on  abuse  Votre  Majesti'.  La  trahison  n'eut  ja- 
inais  d'entrée  dans  la  famille  de  Siffjeili,  cl  il  suflit  au  connétable  ipi'il 
soit  mon  gendre  pour  être  à  couvert  de  tout  soupçon.  Le  connétable  est 
innocent,  mais  des  vues  secrètes  vous  ont  porté  d  le  faire  an  êler. 

Puisque  vous  me  jinrlez  si  ouverlement,  repartit  le  roi,  je  vais  vous 
[larler  de  la  même  manière.  Vous  vous  plaignez  de  l'emprisonnement  du 
ronnétable  !  Eli  I  n'ai-je  poiul  à  me  plaindre  de  voire  cruauté?  C  esl  vcjiis, 
barbare  Siffredi,  qui  m'avez  ravi  mon  repos,  cl  réduit,  par  vos  soins  ol'ii- 
cicux,  à  envier  le  sort  des  plus  vils  mortels  :  car  ne  vous  flattez  |ias  <pie 
j'entre  dans  vos  idées.  Mon  mariage  avec  Constance  (isl  vainement  résolu... 
IJiioi  !  seigneur,  inlerionipil  en  rrr'missant  Léontio,  vous  pourriez  ne  point 
épouser  la  princesse,  après  l'avoir  Ualtéc  de  celte  espérance  aux  yeux  de 
loirs  vos  peuples  !  Si  je  iionipe  leur  attente,  répliqua  le  roi.  ne  vous  en 
picnei  qu'A  vous.  Pourquoi  m'avez-vons  mis  dans  la  nécessité  de  leur  pro- 
iii'llrc  ce  que  je  m:  pouvais  leur  accorder?  Qui  vous  obligeait  d(i  remplir 
du  nom  de  Constance  un  billet  que  j'avais  l'ait  à  votre  lille'.'  Vmis  n'igno- 
rnz  pas  mon  intention.  Fallail-il  tyranniser  le  cœur  de  Blanche,  en  lui 
faisiiit  épouser  un  homme  ([irellc  li'aimail  pas?  Et  quel  droit  nvez-vous 
sur  le  mien,  pour  en  dispo.ser  en  faveur  d'une  piiaeesse  que  je  hais?  Avez- 
vous  oublié  (|u'elle  esl  lille  de  celte  ciHielle  Matbibic,  ipii,  roulant  aux  pieds 
les  droits  du  sang  et  de  l'Iiumanilé,  Ut  expirer  mon  pcre  dans  les  rigueurs 
d'une  dure  captivité?  cl  je  l'épouserais?  Non,  Siffredi,  perdez  celte  es- 
pérance ;  avant  ipic  de  voir  allumer  le  llamliean  de  cet  affieux  hymen, 
vous  verrez  toute  la  Sicile  en  llnmmes,  et  ses  sillons  inondés  de  sang. 

L'ai-je  bien  entendu  ?  s'écria  Léontio.  Ah  !  seigneur,  que  me  faites-vous 
envisager!  Quelles  terribles  menaces!  Mais  je  m'alarme  mal  à  propos, 
continua-l-il  en  changeant  de  ton  Vous  chérissez  trop  vos  sujets  pour 
leur  piociirerunesi  triste  destinée.  Vous  ne  vous  laisserez  point  surmon- 
ter par  l'amour  ;  vous  ne  Icrnirez  pas  vos  verlus  en  lombaiil  dans  les  l'ai- 
hlis  es  dis  hommes  ordinaires.  Si  j'ai  donné  ma  fille  au  connétable,  je 
ne  l'ai  l'ait,  s.  Igneiir,  que  |iour  acquérir  à  Votre  Majesté  un  sujet  vaillant, 
qui  put  appuyer  de  son  bras  et  de  l'année  dmit  il  dispose,  vos  inléréls 
cimlrr  ceux  du  prince  don  Pcdre.  J'ai  cru  qu'en  le  liant  a  ma  famille  par 
des  noMidssi  élroits...  Kll  !  cc  sOiil  Ces  niniids,  s'éiria  le  prince  Enri  |ue, 
ce  sri.il  I'  -:  funcsles  nft'iid<  qui  m'ont  perdu.  <!rucl  ami ,  pourquoi  me 


porter  un  coup  si  sensible  ?  Vous  avais-je  chargé  de  ménager  mes  intéi  êis 
aux  dépens  de  mon  cieur?  Que  ne  me  laissiez-voiis  soulcnir  mes  dinils 
moi-mèftie!  Manqiie-je  décourage  pour  réduire  ceux  de  mes  sujets  i[ui 
voudront  s'y  opposer?  J'aurais  bien  su  punir  le  connétable,  s'il  m'eut 
désobéi.  Je  sais  que  les  rois  ne  sont  |ias  des  tyrans,  que  le  bonheui*  de  leurs 
peujiles  est  leur  niemier  devoir  :  mais  doivent-ils  être  les  esclaves  de 
leurssujets?  Et  du  moment  que  le  ciel  les  choisit  pour  gouverner,  |)er- 
denl-ils  le  droit  que  la  nature  accorde  à  tous  les  homlnes  de  disposer  de 
leurs  affections?  Ah  I  s'ils  n'en  peuvent  jouir  comme  les  derniers  des 
mortels,  re|)ienez,  Siffredi,  cette  souveraine  puissance  que  vous  m'avez 
voulu  assurer  aux  dépens  de  mon  repos. 

Vous  ue  pouvez  ignorer,  seignclii",  répliqua  le  ministre,  que  c'est  au 
mariage  de  la  princesse  ipie  le  feu  roi  votre  oncle  attache  la  succession 
de  la  couronne.  Et  quel  dniil,  repartit  Eliridiie,  avait  il  lui-même  d'éta- 
blir celte  disposition  ?  Avait-il  reçu  celte  iliuigne  loi  du  roi  (Charles,  son 
frère,  lorsqu'il  lui  succéda?  Deviez-volLS  avoir  la  faiblesse  de  vous  sou- 
mettre à  une  condilion  si  injusie?  Pour  un  grand  ihancelier,  vous  êtes  bien 
mal  instruit  de  nos  usages.  Eu  un  mut,  quand  j'ai  promis  ma  main  à 
Constance,  cet  engagement  n'a  pas  été  vnlnntiiiré.  Je  ne  prétends  point 
tenir  ma  promesse;  el  si  don  Pédre  fonde  sur  mon  refus  l'espérance  de 
mouler  au  liôiie,  sans  engager  les  peuples  dans  lin  démêlé  qui  coûterait 
trop  de  sang,  l  épce  poiirm  décider  entre  noua  qui  des  deux  sera  le  plus 
digne  de  régner.  Léoutio  n'osa  le  presser  davantage,  et  se  contenta  de  lui 
demander  à  genoux  la  liberté  de  son  gendre  ;  ee  qu'il  obtint,  .\lle2,  lui 
dit  le  roi,  retournez  à  Belmonle,  le  connélable  vous  y  suivra  bientôt.  Le 
ministre  .sortit,  et  regagna  Belmonle,  persuadé  que  son  gendre  marche- 
rait incessamment  sur  ses  pas.  Il  se  trompait.  Enrique  voulait  voir  Blan- 
che cette  nuit,  et  pour  cet  effet  il  remit  au  leiideniaiii  malin  l'élargisse- 
ment de  son  époux. 

Pendant  ce  temps-là,  le  connélable  faisait  de  cruelles  réllexioiis.  Son 
emprisonnement  lui  avait  ouvert  les  yeux  sur  la  véritable  cause  de  son 
malheur.  11  s'abandonna  tout  entier  à  sa  jalousie,  et,  démenlaut  la  lidélilé 
qui  l'avait  jusqu'alors  rendu  si  rccommandable,  il  ne  respira  |)lus  cpie  la 
vengeance.  Comme  il  jugeait  bien  que  le  roi  ne  manquerait  pas  celle  nuit 
d'aller  trouver  Blanche;  pour  les  surprendre  ensemfile,  il  pria  le  gouver- 
neur du  château  de  Païenne  de  le  laisser  sortir  de  prison,  l'assurant  qu'il 
y  rentrerait  le  lendemain  avant  le  jour.  Le  gouverneur,  qui  lui  était  loul 
dévoué,  y  consentit  d'autant  plus  facilement,  qu'il  avait  déjà  su  que 
Siffredi  avait  obtenu  sa  liberté,  el  même  il  lui  fil  donner  un  clieval  pour 
.se  rendre  à  Belmonle.  Le  connétable,  y  étant  arrivé,  allacha  sou  cheval  à 
un  arbre,  entra  dans  le  parc  par  une  petite  porte  dont  il  avait  la  clef,  et 
fut  assez  heureu.x  polir  se  glisser  dans  le  château  su  us  rencontrer  personne. 
11  gagna  l'appartement  de'sa  femme,  et  se  cacha  dans  l'aniiciiambre,  der- 
rière un  paravent  qu'il  y  trouva  sous  sa  nlain.  Il  se  propo.sait  d'ob-server 
de  là  toulcequi  se  passerait,  etde  paraître  subitement  dans  la  chambre  de 
Blanche  au  moindre  bruit  qu'il  y  entendrait.  11  en  vit  sortir  Nise,  qui  ve- 
nait de  quitter  sa  maîtresse  pour  se  retirer  dans  un  cabinet  où  elle  cou- 
chail. 

La  fille  de  Siffredi,  qui  avait  pénétré  sans  peine  le  motif  de  l'emprison- 
nenient  de  sun  mari,  jugeait  bien  ipi'il  ne  reviendrait  pas  cette  nuit  a  Bel- 
monle, quoique  son  père  lui  eût  dit  que  le  roi  l'avait  assuré  que  le  con- 
nélable partirait  bientôl  après  lui.  Elle  ne  doutait  pas  qu  Enrique  ne  vou- 
lût profiler  de  la  conjoncture  pour  la  voir  el  l'entretenir  eu  liberté.  Dans 
celle  pensée,  elle  allendait  ce  prince  pour  lui  reprocher  une  action  qui 
pouvait  avoir  de  terribles  suites  pour  elle.  Effeclivemeiil,  |ieu  de  temps 
après  la  retraite  de  Nise,  la  coulisse  s'ouvrit,  et  le  roi  vint  se  jeler  aux 
geniuix  de  Blanche  Madame,  lui  dit-il,  ne  me  condamnez  point  sans  m'en- 
leiidie.  Si  j'ai  fait  emprisonner  le  connétable,  songez  que  c'était  le  seul 
moyen  qui  me  restait  jiour  me  justifier  :  n'imputez  donc  qu'à  vous  seule 
cet  aitilii.e.  Pourquoi  ce  malin  refnsiez-vous  de  m'entendre?  Hélas  I  de- 
main votre  époux  sera  libre,  et  je  ne  pourrai  plus  vous  parler.  Ecoiitez- 
nioi  donc  pour  la  dernière  fois.  Si  votre  perte  rend  mou  suri  déplorable, 
accordez-moi  du  moins  la  triste  consolation  de  vous  apprendre  que  je  ne 
me  suis  point  attiré  ce  malheur  par  mon  infidélité.  Si  j'ai  couljrmé  à 
Constance  le  don  de  ma  main,  c'est  (lueje  ne  pouvais  m'en  dispenser, 
dans  la  silu.ilion  où  voire  père  avait  réduit  les  choses.  11  fallait  Iroinper  la 
princesse  pour  votre  intérêt  et  iiour  le  mien,  pour  vous  assurer  la  cnmonne 
el  la  main  de  votre  amant.  Je  me  prometiais  d'y  réussir  ;  j'avais  déjà 
pris  di's  mesures  [loiir  roiii|ire  cet  eiigagemeiil,  mais  vous  avez  détruit 
mon  ouviage,  et,  disposant  de  vous  Iroji  legi-renimt,  vims  avez  préparé 
une  éternelle  douleur  à  deu.v  cœurs  ipi'uu  iiarfail  amour  aurait  rendus 
conlenls, 

11  acheva  ce  di,scours  avec  des  signes  si  visibles  d'un  véritable  déses- 
poir, i|ue  Blanche  en  fut  touchée.  Elle  ne  douta  plus  de  son  innoceuce  : 
elle  en  eut  d'abord  de  la  joie,  ensuilo  le  sentimenl  de  sou  inl'orluiie  en 
devint  plus  vif,  Ali  !  seigneur,  dit-elle  au  prince,  apies  la  dispasitioii  que 
le  de.^lin  a  l'aile  de  nous,  vous  me  causez  une  peine  cruelle  en  m'apiire- 
iiaiil  que  vous  n'étiez  jias coupable.  Qu  ai-ie  l'ail?  mallieureiise  1  mon  res 
sentiment  m'a  séduite  ;  je  mu  suis  crue  abaiHloiini''e,  et  dans  mon  ili'qiit, 
j'ai  reçu  la  main  du  connélable,  que  mon  peie  m'a  prosenlée  :  j'ai  f.nl  le 
crime  et  nos  malheurs.  Hélas  1  dans  le  temps  ipie  jcvous  accusais  de  me 
tromper,  c'i'tait  donc  moi,  trop  crédule  ainante,  i|iii  rompais  d  s  luetids 
ipie  j'avais  juré  de  rendre  éternels  !  Vengez-Vous,  seigneur,  à  votre  tour. 
Ilaisse/,  l'ingi-ale  Blanche...  Oubliez...  Eh  1  le  puis-je,  madame  I  iulerronv 
)iit  tristement  Eniiquc  :  le  moyen  d'arracher  de  mon  cœur  une  passion 


48 


GIL  BLAS. 


(iiie  voire  injustice  même  ne  saurait  éteindre  !  Il  faut  pourtant  vous  faire 
cet  effort,  seigneur,  rcfiriten  sou|pirant  la  fille  de  Siffredi...  El  serez-vous 
capable  de  cctcfforl  vous-même?  ré|dii|ua  le  roi.  Je  ne  me  promets  pas  d'y 
réussir,  repartit-elle  ;  m.iis  je  n'éparirncrai  rien  pour  en  venirà  bout.  Ah  ! 
cruelle,  dit  le  prince,  vous  oublierez  facilemeulEuriqtte,  puisipie  vous  pou- 
vrz  eu  former  le  dcsstiu.  Quelle  est  donc  votre  pensée?  dit  Ulancbe  d'un 
ton  plus  ferme  :  vous  llatlez-vous  que  je  puisse  vous  pernieltre  de  conti- 
nuer à  me  rendre  des  soins?  Non,  seigueur;  reBonccz  à  celte  espérance. 


Si  je  n'étais  pas  née  pour  êiro  reine,  le  ciel  ne  m'a  pas  non  plus  formée 
pour  écouter  un  amour  illégilinie.  Mon  épou.\  est  comme  vous,  seigneur, 
de  la  noble  maison  d  .\njou  ;  et  ([uand  ce  que  je  lui  dois  n'op|io<erait  pas 
un  obstacle  insurmontable  à  vos  a;alanleries.  ma  ijloire  m'empêcherait  de 
les  souffrir.  Je  vous  conjure  de  vous  retirer  :  il  ne  faut  plus  nous  voir. 
(Juelle  barbarie  !  s'écria  le  roi.  Ali  !  Blanrbe,  est-il  possible  que  vous  me 
traitiez  avec  tant  de  rigueur?  Ce  n'est  donc  )ioiiit  assez  pour  m'accabler 
que  vous  soyez  entre  les  bras  du  connétable,  vons  voulez  encore  m'inter- 
dire  votre  vue,  la  seule  consolalion  qui  me  reste?  Fuyez  plutôt,  répondit 
la  fille  de  Siffredi  en  versani  quelques  larmes  ;  la  vue  de  ce  qu'on  a  ten- 
drement aimé  n'est  plus  lui  bien.  lors(|u'on  a  perdu  l'espérance  de  le  pos- 
séder. Adieu,  seigneur,  fuyczuini;  vous  devez  cet  effurl  à  voire  gloire  et 
à  ma  réputation.  Je  vous  "le  demande  aussi  pour  mon  repos;  car  enfin, 
quoique  ma  vertu  ne  soit  pomt  alarmée  des  mouvemcnls  de  mon  cœur, 
le  souvenir  de  voire  tendresse  me  livre  des  combats  si  cruels,  qu'il  m'en 
coûte  trop  pour  les  soutenir. 

Elle  prononça  ces  paroles  avec  tant  de  vivacité,  qu'elle  renversa,  .sans 
y  penser,  un  flambeau  i|ui  était  sur  une  table  derrière  elle  ;  la  bougie  s'é- 
teignit en  tombant.  Blanche  la  rainasse  ;  el,  pour  la  rallumer,  elle  ouvre  la 
porte  de  l'antichambre,  et  gagne  le  cabinet  de  Nise,  qui  n'élait  pas  encore 
couchée:  puis  elle  revint  avec  de  la  lumière.  Le  roi,  qui  atlcndail  son 
retour,  ne  la  vit  pas  )dulôl.  qu'il  se  remit  ,i  la  presser  de  souffrir  son  alla- 
chcment.  A  la  voix  de  ce  prince,  le  connétable,  l'épée  à  la  main,  eiilra 
brusquement  dans  la  chambre  presque  en  même  temps  que  son  épouse; 
et  s'avançant  vers  Enrique  avec  tout  le  ressenlinient  que  la  rage  lui  in- 
spirait :  C'en  est  trop,  tyran,  lui  cria-t-il,  ne  crois  pas  que  je  sois  assez 
l.'che  pour  endurer  l'affront  que  tu  fais  à  mon  honneur.  Ah  !  traiire,  lui 
répondit  le  roi  eu  se  mettant  eu  défense,  ne  t'imagine  pas  toi-même  pou- 
voir impunément  exécuter  Ion  dessein.  A  ces  mots  ils  coniincncérent  un 
combat  qui  fut  trop  vif  pour  durer  lou;,'(cm|is.  Le  connétable,  craignant 
que  Siffiedi  el  ses  domestiques  n'acccnnnsseul  (mp  vile  aux  cris  que 
poussait  Dlancbe,  et  ne  s'opposassent  à  s.i  vengeance,  ne  se  ménagea  point. 
Sa  fureur  lui  ôla  le  jugement  ;  il  |>ril  si  mai  ses  mesures,  qu'il  s'enferra 
lui-même  dans  l'épéi'  île  son  ennemi  ;  elle  lui  entra  dans  le  corps  jusqu'à 
la  garde.  Il  tomba,  et  le  mi  s'arrêta  dans  le  moment. 

La  fille  de  Léonlio,  touchée  de  l'état  où  elle  voyait  son  époux,  et  sur- 
montant la  répugnance  nalurelle  qu'elle  avait  pour  lui,  se  j.ta  à  terre, 
et  s'empressa  de  le  secourir.  Mais  ce  malheureux  époux  élait  trop  pré- 


venu conire  elle  pour  se  laisser  attendrir  aux  témoignages  qu'elle  lui 
donnait  de  sa  douleur  el  de  sa  compassion.  La  mort," dont  il  sentait  les 
approches,  ne  put  étouffer  les  transports  de  sa  jalousie.  Il  n'envisagea, 
dans  ces  derniers  momenls,  que  le  bonheur  de  son  rival;  et  cette  idée 
lui  parut  si  affreuse,  que,  rappelant  lnulce  qui  lui  restait  de  force,  il  leva 
son  épée,  qu'il  tenait  encore,  el  li  plongea  dans  le  sein  de  Blanche. 
Meurs,  lui  dit-il  en  l,i  perçant  :  meurs,  infidèle  épouse,  puisque  les  nœuds 
de  l'hyménée  n'ont  pu  me  conserver  une  fui  que  tu  m'avais  jurée  sur  les 
autels  !  Et  toi.  poursuivil-il,  Enrique,  ne  t'app'andis  point  de  ta  destinée  ! 
Tu  ne  saurais  jouir  de  mon  malheur:  je  meurs  content.  En  achevant  de 
parler  de  celte  sorle.  il  expira;  et  son  visage,  tout  couvert  qu'il  était  des 
ombres  de  la  mort,  avait  encore  quelque  chose  de  fier  et  de  terrible. 
Celui  de  Blanche  offrait  un  spectacle  bien  différent  :  le  coup  qui  l'avait 
frappée  élait  mortel.  Elle  tomba  sur  le  coips  mourant  de  son  époux,  et  le 
sang  de  l'innocenle  victime  se  confondait  avec  celui  de  son  meurtrier, 
qui  avait  si  brus  jnement  exécuté  sa  cruelle  résolution,  que  le  roi  n'en 
avait  pu  prévenir  l'effet. 

Ce  prince  infortuné  fil  un  cri  en  voyant  tomber  Blanche;  et,  plus  frappé 
qu'elle  du  coup  qui  l'arrachait  à  la  vie,  il  se  mit  en  devoir  de  lui  rendre 
les  mêmes  soins  i|u'elle  avait  voulu  prendre,  et  dont  elle  avait  été  si  mal 
récompensée.  Mais  elle  lui  dit  d'une  voix  mourante  :  Seigneur,  voire  peine 
est  inutile;  je  suis  la  victime  que  le  sort  impitoyable  demandait.  Puisse- 
t-elle  apaiser  .sa  colère,  et  assurer  le  bonheur  de  votre  régne!  Comme  elle 
achevait  ces  paroles,  Léonlio,  attiré  par  les  cris  qu'elle  avait  poussés,  ar- 
riva dans  la  chambre  et,  saisi  des  objels  qui  se  présentaient  à  ses  yeux, 
il  demeura  immobile.  Blanche,  sans  l'apercevoir,  continua  de  parler  au 
roi. -Adieu,  prince,  lui  dit-elle,  conservez  chèrement  ma  nn^noire  ;  ma 
tendresse  et  mes  malheurs  vous  y  obligent.  N  ayez  point  de  ressentiment 
contre  mon  père;  ménagez  ses  jours  el  sa  douleur,  et  rendez  justice  à  son 
zèle  ;  surtout  failes-lui  connaître  mon  innocence  ;  c'est  ce  que  je  vous  re- 
commande pins  que  toute  autre  chose.  Adieu,  mon  cher  Enrique...  Je 
meurs  ..  recevez  mon  dernier  soupir. 

A  ces  mots,  elle  mourut.  Le  roi  garda  quelque  temps  un  morne  silence; 
ensuite  il  dit  à  Siffredi,  quiparais"sait  dans  un  accablementmortel:  Voyez, 
Léontio,  contemplez  vritrc  ouvrage;  considérez,  dans  ce  tragique  événe- 
ment, le  fruit  de  vos  .soins  officieux  el  de  voire  zèle  pour  moi.  Le  vieillard 
ne  répoiulilrien,  tant  il  élait  pénétré  de  douleur.  .Mais  pourquoi  m'arrêter 
à  décrire  ces  choses  ipi'auiuns  termes  ne  peuvent  exprimer?  Il  suffit  de 
dire  qu'ils  firent  l'un  il  l'antre  les  plaintes  du  monde  les  plus  touchantes, 
dès  que  leur  afiliclion  leur  pirmit  de  faire  éclater  leurs  mouvemcnls. 


Le  roi  conserva  toute  sa  vie  un  tendre  souvenir  de  son  iimante.  Il  ne 
])Ut  se  résoudre  à  épouser  Constance.  L'infant  don  Pèdre  se  joignit  ,i  celle 
princesse,  el  tous  deux  ils  n'é|inrguèrent  rien  pour  faire  valoir  la  dispo- 
sition du  li'slimcnl  de  Itnger  ;  mais  ils  furent  enfin  obligés  décéder  au 
prince  Kuiiqui\  <|ni  vint  ii  bout  de  ses  ennemis.  Pour  Siffredi,  le  chagrin 
((u'il  eut  d'avoir  causé  tant  de  malheurs  le  détacha  du  monde,  et  lui  ren- 
dit insupportable  le  séjour  de  sa  (latrie.  Il  abandonna  la  Sicile;  et,  pas- 
sant en  Espagne  avec  l'orcie,  la  ûUe  qui  lui  restait,  il  acheta  ce  château. 


GIL  BLÂS. 


40 


Il  vécA  ici  prés  de  quinze  années  après  la  mort  de  Bliinclie,  el  il  eut, 
avant  que  de  mourir,  la  consolation  de  marier  Porcie.  Elle  épousa  don 
Ji-rouiede  Silva,  et  je  suis  l'unique  fruit  de  eeinariaj;c.  Voilà,  poursuivit 
la  veuve  de  don  Pedro  de  Pinares,  l'iiisloire  de  ma  famille,  et  un  luléie 
récit  des  malheurs  qui  sont  représentés  dans  ce  tableau,  que  Léoutio, 
mon  aïeul,  fit  faire  pour  laisser  à  sa  postérité  un  monument  de  celte  fu- 
neste aventure. 

CHAPITRE  V. 

De  ce  que  fit  Aurore  de  Guzman  lnrs(|u'elle  fui  à  SalaraJniuc. 

Orliz,  ses  compagnes  et  moi,  après  avoir  entendu  cette  his'oirc,  nous 
sortîmes  de  la  salle,  où  nous  laissâmes  Aurore  avec  Elvire.  Elles  y  pas- 
sèrent le  reste  de  la  jour- 
née à  s'entretenir.  Elles  ne 
s'eniuiyaent  point  l'une  avec 
l'autre;  et  le  lendemain  , 
quand  nous  partîmes,  elles 
eurent  autant  de  peine  à  se 
quitter  que  deux  amies  qui 
se  sont  fait  une  douce  habi- 
tude de  vivre  ensemble. 

Enfin  nous  airivànies sans 
accidenta  Salamanque.  Nous 
y  louâmes  d'abord  une  mai- 
son toute  meublée;  et  la 
d.Mue  Orliz,  ainsi  que  nous 
en  étions  convenus,  prit  le 
nom  de  dona  Kimena  de 
Guzman.  Elle  avait  été  trop 
longtemps  duéîjne  pour  n'ê- 
tre pas  une  bonne  actrice. 
Elle  sortit  un  matin  avec 
Aurore  ,  une  femme  de 
chambre  et  un  valet,  et  se 
rendit  à  un  liôlel  garni  où 
nous  avions  appris  que  Pa- 
checo  logeait  ordinaire- 
ment. Elle  demanda  s'il  y 
avait  quelque  appartement 
à  louer.  On  lui  répondit  ((ue 
oui,  et  on  lui  en  montra  un 
assez  propre,  qu'elle  arrêta. 
Elie  donna  même  de  l'ar- 
gent d'avance  à  l'hotêsse, 
en  lui  disant  que  c'était  pour 
.  un  de  ses  neveux  qui  venait 
tie  Tolède  étudier  à  Sala- 
manque, el  qui  devait  ani- 
ver  ce  jour-là. 

La  duègne  el   ma    maî- 
tresse, après  s'être  assurées 
de  10   logenicnl,   revimcnt 
sur  leurs  "pas;  et  la  belle  Au- 
rore, sans  perdre  de  iemps, 
se  travestit  en  cavalier.  Elle 
couvrit  ses   cheveux   noirs 
d'une  fausse  chevelure  blon- 
de, se  teignit  les  sourcils  de 
la  même  couleur,  et  s'ajusta 
de  sorte  ([u'elle  ]iouvait  fort 
bien  passer  pour  un  jeune 
seigneur.    Elle    avait    l'ac- 
tion libre  et  aisée;  et,  à  la  réserve  de  s»n  visage,  qui  était  un  pou  trop 
beau  pour  un  honmie,  rien  ne  trahissait  son  déguisement.  La  suivanle, 
(pii  devait  lui  servii'  de  page,  s'habilla  aussi,  et  nous  n'appréhendions 
.  point  qu'elle   fit  mal  son  personnage  :  outre  qu'elle  n'était  pas  des  plus 
jolies,  elle  avait  un  petit  air  effronté  qui  convenait  fort  à  son  rôle.  L'apré» 
dinée,  ces  deux  actrices  se  trouvant  en  éiat  de  paraître  sur  la  scène, 
c'est-à-dire  dans  l'holel  garni,  j'en  pris  le  chemin  avec  elles.  Nous  y  al- 
lâmes tons  trois  en  carrosse,  et  nous  y  portâmes  toutes  les  bardes  dont 
nous  avions  besoin. 

L'hùlcsse,  a|ipeléc  Bernarda  Kamirez,  nous  reçut  avec  beaucoup  de  ci- 
vilité, et  nous  conduisit  à  notre  appartement,  où  nous  commençâmes  à 
l'enlrclenir.  Nous  conviumes  de  la  nourriture  qu'elle  aurait  so'u  tie  nous 
fournir,  cl  de  ce  (|uc  nous  lui  donnerions  pour  cela  tous  les  mois.  Nous 
lui  demandâmes  ensuite  si  elle  avait  bien  des  pensionnaires.  Je  n'en  ai 
pas  présentement,  nous  répondil-elle  :  je  n'en  manquerais  point  si  j'étais 
d'bunieui-  i  prendre  tuLiles  sortes  de  personnes;  mais  je  neveux  (pie  de 
jeiinis  siignenrs.  .l'en  altmids  ce  soir  un  qui  vient  de  Hladrid  ici  achever 
ses  éludes,  irest  don  Luis  Pacheco,  im  cavalier  île  vingt  ans  tout  nu  plus  ; 
si  vous  ne  le  connaissez  pas  personnellenient,  vous  pouvez  en  avoir  en- 
tendu parler.  Non,  dit  Aurore;  je  n'ignoi-i^  pas  (pi'il  l'st  d'une  illustre 
famille  ;  mais  Je  ne  sais  quel  homme  c'e^l,  et  vous  ini'  fi'rez  plaisir  de  me 


Ddii  At|iliiinsf  aux  pi'ûs  de  Scraiiliii 


l'apprendre,  puisque  je  dais  demeurer  avec  lui.  Seignenj;,  reprit  l'hôtesse 
en  regardant  ce  faux  cavalier,  c'est  une  figure  toute  brillanle  ;  il  est  fait 
à  peu  prés  comme  vous.  Ah  !  que  vous  serez  bien  ensemble  l'un  et  l'au- 
tre! Par  saint  .lacques  !  je  pourrai  me  vanter  d'avoir  chez  moi  les  deux 
plus  gentils  seigneurs  d'Espagne.  Ce  don  Luis,  répliqua  ma  maîtresse,  a 
sans  doute  en  ce  pays-ci  des  lionnes  fortunes'?  Oh  !  je  vous  eu  assure, 
repartit  la  vieille  ;  c'est  »\i  vert  galant,  sur  ma  parole  :  il  n'a  qu'à  se 
montrer  pour  faire  des  conquêtes.  11  a  charmé,  entre  autres,  une  dame 
qui  a  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  :  on  la  nomme  Isabelle.  C'est  la  fille 
d'un  vieux  docteur  en  droit.  Elle  est  si  entêtée,  qu'elle  en  perdra  l'es- 
prit assurément.  Et  dites-moi,  ma  bonne,  interrompit  Aurore  avec  prè- 
cipilalion  est-il,  de  son  côté,  fort  amoureux  d'elle'.'  11  l'aimait,  répondit 
Bernarda  Ramirez,  avant  son  départ  pour  Madrid;  mais  je  ne  sais  s'il 
l'aime  encore,  car  il  est  un  peu  sujet  à  caution.  11  court  de  femme  en 

femme,  comme  Ions  les  jeu- 
nes cavaliers  ont  coutume 
,  de  faire. 

La   bonne   veuve  n'avait 
pas  achevé  de  parler,  que 
nous  entendîmes  du   bruit 
dans  la  cour  Nous  regardâ- 
mes aussitôt  |-ar  la  fenêtre, 
et   nous    aperçûmes    deux 
,  hommes  qui   'descendaient 
de  cheval.  C'était  don  Luis 
Pacheco  lui-même,  qui  ar- 
rivait de  Madrid   avec   un 
valet  de  chambre.  La  vieille 
nous  quitta  [lour  aller  le  re- 
cevoir ;  et  ma  maîtresse  se 
disposa,  non  sans  émotion, 
à  jouer  le  rôle  de  don  Félix. 
Nous  vîmes  bientôt  entrer 
dans  noire  .ipparlenient  don 
Luis  encore  tout  botté.  Je 
viens  d'apprendre,  dit-il  en 
saluant  Aurore,  qu'un  jeune 
seigneur   lolédan    est   logé 
dans  cet  hôtel  ;  il  veut  bien 
que  je  lui  témoigne  la  joie 
que  j'ai  de  loger  avec  lui  ? 
Pendant  que   ma  maîtresse 
ré|iOndailà  ce  compliment, 
Pacheco  me    parut  surpris 
de  trouver  un  cavalier  si  ai- 
mable. Aussi  ne  pul-il  s'em- 
)iêcherde  lui  dire  qu'il  n'en 
avait  jamais  vu  de  si  beau  ni 
do  si  bien  l'ait.  Après  force 
discours  pliMns  de  noliti  sse 
de  part  et  d'autre,  aon  Luis 
.se  relira  dans  l'aiiiartcmenl 
qui  lui  était  destiné. 

.Tandis  (pi'il  y  faisait  ôler 
ses  boites  et  ch.iiigeait  d  ha- 
bit et  de  linge,  une  espèce 
de   page,  qui  le    cliercbait 
pour  lui  rendre  une  lettre, 
rencontra    par   hasard   Au- 
rore sur  l'escalier.  Il  la  prit 
pourdon  Luis,  et  lui  remet- 
tant le  billet  dont  iil   était 
chargé  :    Tenez  ,    seigneur 
(%-ivaiier,    lui    dit -il,    quoi- 
que je  ne  connaisse   p.-w  le  .seigneur  Pacheco,  je  nc«ci-ois   pas  avoir 
besoin  de  vous  demander  si  vous  l'êtes  ;  sur  le  portrait  qu  on  m  a  lail  de 
ce  sei"nenr,  je  suis  persuadé  que  je  ne  me  trompe  point.  Non,  mon  ami, 
répondit  ma  maîtresse  avec  une  présence  d'esprit  admirable,  vous  ne 
vdus  trompez  pas  assurément.  Vous  vous  acquittez  de  vos  cciuimissions  a 
merveille.  Vous   avez   fort  bien  deviné  que  je  suis  don   Luis  Pacheco. 
Allez    j'aurai  soin  de  faire  tenir  ma  réponse.  Le  page  disparut;  et  Aurore, 
s'enl'ermaiit  avec  sa  suivante  et  moi,  ouvrit  la  lettre,  et  nous  lut  ces  pa- 
roles ■  «.le  viens  d'apprendre  que  vous  êtes  à  Salamampie.  Avec  quelle 
«  joie  j'ai  reçu  celte  nouvelle  I  J'en  ai  pensé  devenir  folle.  Mais  aimez- 
«  vou.s  encore  Isabelle'.'  llâtez-vous  de  l'assurer  que  vous  n'avez  point 
«  clwngé   Je  crois  qu'elle  mourra  de  plaisir  si  elle  vous  retrouve  lidele.  » 
Le  billet  est  passionné,  dit  Aurore;  il  marque  une  âme  bien  éprise. 
Cette  dame  est  une  rivale  qui  doit  m'alai  mer.  Il  faut  que  je  n  épargne 
rien  pour  en  détacher  don  Luis,  et  |iour  empêcher  même  qn  il  ne  la  re- 
voie. L'entreprise,  je  l'avoue,  est  diflîcile;  cependant  je  ne  désespère 
lias  d'en  venir  à  bout.  Ma  maîtresse  se  mit  à  rêver  la-dessus  ;  et,  un  mo- 
ment après,  clleaioiita  :  Je  vous  les  garantis  brouilles  en  moins  de  vingl- 
ITet,  Pacheco,  s'éiani  nu  peu  reposé  ilans  son  appar- 
retrouver  dans  h'  nôtre,  el  renoua  l'entretien   avec 
luper.  Seigneur  cavalier,  lui  dit-il   eu  plaisantant,  je 

^2 


quatre  bénies.  L 
leinont,  vint  iioi 
Aurore  avant  le 


50 


GIL  BLAS. 


crois  que  les  iii.iris  el  les  ;inianls  ne  Juivcnl  pns  s-e  réJDiiir  de  volie  ;>t- 
rivée  à  ïiilani,iii>iue;  vous  allez  leur  ciiuser  de  1  iiu|Mietiide.  Pour  moi, 
je  Iremljje  puur  mes  con4uêles.  Ecoutez,  lui  ré|iondil  uu\  m.iiiirase  sur 
le  mémo  lou,  voire  crainle  n'est  pas  mal  fondée.  Don  Félix  de  Mendoce 
est  un  peu  redoutable,  je  vous  en  avertis.  Je  suis  dé|à  venu  dans  ce 
pays-ci  ;  je  sais  (|ue  les  femmes  n'y  sont  pas  insensibles.  Quelle  preuve 
en  avez-vous?  interrompit  don  Luis  avec  vivacité.  Une  preuve  démons- 
trative, repartit  la  lille  de  don  Vincent  ;  il  y  a  un  mois  que  je  passai  par 
cette  ville  ;  je  m'y  arrêtai  huit  jours,  et  je  "vous  dirai  coulîdemment  que 
j'enllammai  la  fille  d'un  vieux  docteur  en  droit. 

Je  m'aperçus,  à  ces  paroles,  que  don  Luis  se  troubla.  Peut-on  sans 
indiscrétion,  reprit-il,  vous  demander  le  nom  de  la  d.ime?  Comment, 
sans  indiscrétion?  s'écria  le  faux  don  Félix;  pouniuoi  vous  ferais- je  un 
mystère  de  cela  ?  Me  croyez-vous  plus  discret  que  les  autres  seigneurs 
de  mou  àgeTî^e  me  faites  point  cette  injustice-la.  D'ailleurs,  l'objet, 
entre  nous,  ne  mérite  pas  tant  de  ménag.  ment  :  ce  n'est  ((u'une  petite 
bourgeoise.  Vous  savez  bien  qu'un  homme  de  qualité  ne  s  occujje  jias 
sérieusement  d'une  grisette,  et  qu'il  croit  même  lui  l'aire  honneur  en  la 
déshonorant.  Je  vous  apprendrai  donc  sans  façon  que  la  fille  du  docteur 
se  nomme  Isabelle.  Et  le  docteur,  interrompit  impatiemment  Pacheco, 
s'appellerait- il  le  seigneur  Murcia  de  la  LIana?  Justement,  répliqu.-i  nia 
maîtresse.  Voici  une  lettre  qu'elle  m'a  fait  tenir  tout  à  l'heure^  lisez^a, 
et  vous  verrez  si  la  dame  me  veut  du  bien.  Uou  Luis  jeta  les  yeux  sur  le 
billet;  et,  reconnaissant  l'écriture,  il  demeura  confus  el  interdit.  Que 
vois-jc!  pour-uivil  alors  Aurore  d'un  air  étonné  ;  vous  changez  de  cou- 
leur !  Je  crois.  Dieu  nie  jiardonne,  que  vous  prenez  intérêt  à  cette  per- 
sonne. .\li  I  que  je  me  veux  de  mal  de  vous  avoir  parlé  avec  tant  de 
franchise  ! 

Je  vous  en  sais  très-bon  gré,  moi,  dit  don  Luis  avec  un  transport  mêlé 
de  déjiit  et  de  colère.  La  perfide!  la  volage!  Don  Félix,  que  ne  vous 
dois-je  point!  Vous  me  tirez  d'une  erreur  que  j'aurais  peut-être  conser- 
vée encore  longtemps.  Je  m'imaginais  être  aimé,  que  dis-je,  aimé'? je 
croyais  être  adoré  d'Isabelle.  J'avais  qii  Iqne  estime  pour  celte  créaiure- 
là,  et  je  vois  bien  que  ce  n'est  qu'une  coquette  digne  de  tout  mon  mé- 
pris. J'approuve  votre  ressentiment,  dit  Aurore  en  marquant  à  sou  tour 
de  l'indignaliiin.  La  fille  d'un  docteur  en  droit  devrait  bien  se  contenier 
d'avoir  pour  amant  un  jeune  seigneur  aussi  aimable  que  vous  l'êtes.  Je 
ne  puis  excuser  son  inconstance,  et,  bien  loin  d'agréer  lesacrilice  qu'elle 
me  l'ait  de  vous,  je  ]iréteuds,  pour  la  punir,  dédaigner  désormais  ses 
bontés.  Pour  moi,  reprit  Pacheco,  je  ne  la  reveirai  de  ma  vie;  c'est  la 
seule  vengeance  que  j'en  dois  tirer.  Vous  avez  raison,  s'écria  le  faux 
Mendoce.  Néanmoins,  pour  lui  faire  connaître  jusqu'à  quel  point  nous 
la  méprisons  tous  deux,  je  suis  d'avis  que  nous  lui  écrivions  chacun  un 
billet  insultant.  J'en  ferai  un  paquet,  que  je  lui  enverrai  pour  réponse  à 
sa  lettre.  Mais,  avant  que  nous  en  venions  à  celte  extrémité,  consultez 
votre  cœur  ;  le  sentez-vous  assez  détaché  de  votre  infidèle  pour  ne  crain- 
dre pas  de  vous  repentir  un  jour  de  lui  avoir  rompu  en  visieie'?  Non, 
non,  interrompit  don  Luis, je  n'aurai  jamiis  cette  laiblesse;  et  je  con- 
sens que,  pour  mortifier  l  ingrate,  nous  fassions  ce  que  vous  rae  pro- 
posez. 

Aussitôt  j'allai  chercher  du  papier  et  de  l'encre,  ft  ils  .<ie  mirent  à 
composer  l'un  et  l'autre  des  billets  fort  obligeants  pour  la  fille  du  doc- 
leur  .Murcia  de  la  Llana.  Pacheco  surtout  ne'poiivait  trouver  des  termes 
assez  forts  à  son  gié  pour  exprimer  ses  sentiments,  el  il  déchira  cinq  ou 
six  lettres  commencées,  parce  qu'elles  ne  lui  parurent  pas  assez  dures. 
Il  en  fit  pourtant  une  dont  il  fut  content,  et  dont  il  avait  sujet  de  l'être. 
Elle  contenait  ces  paroles  :  «  Apprenez  à  vous  connaître,  ma  reine,  et 
«  n'ayez  plus  la  vanité  de  croire  que  je  vous  aime.  Ilfaut  un  autre  mé- 
«rite  que  le  vôtre  pour  m'atlacher.  Vous  n'êtes  pas  même  assez  agréable 
«  pour  m'amuser  quelques  moments.  Vous  n'êtes  projue  qu'a  f.nre  l'a- 
«  musemenl  des  derniers  écoliers  de  l'Université.  »  Il  écrivit  donc  ce 
billet  gracieux;  et  lorsque  Aurore  eut  achevé  le  sien,  qui  n'était  guère 
moins  offensant,  elle  les  cacheta  tous  deux,  y  mil  une  enveloppe,  el  me 
donnant  le  paquet.  Tiens,  Gil  Blas,  me  dit-elle,  fais  en  sorte  qu'Isabelle 
reçoive  cela  ce  soir.  Tu  m'entends  bien,  ajouta-l-elle  en  me  faisant  des 
yeux  un  signe  que  je  compris  parfaitement.  Oui,  seigneur,  lui  répondis- 
je,  vous  serez  servi  comme  vous  le  souhailez. 

Je  sortis  eu  même  temps;  cl,  quand  je  fus  dans  la  rue,  je  me  dis  :  Oh 
çà,  monsieur  Uil  Ulas,  on  int't  votre  génie  a  l'épreuve;  vous  faites  donc  le 
valet  dans  celle  comédie'?  Eh  bien,  mou  ami,  montiez  que  vous  avez  assez 
d  esprit  pour  remplir  un  rôle  cpii  en  demande  beaucoup.  Le  seigneur  don 
Félix  s'est  conlenlé  de  vous  fa.re  un  signe.  Il  compte,  comme  vous  voyez, 
sur  votre  intelligence.  A-l-il  tort?  Non.  Je  conçois  ce  qu'il  allciid  de 
moi.  Il  veut  que  je  fasse  tenir  seulement  le  billet  de  don  Luis  :  c'est  ce 
que  signifie  ce  signe-là  ;  rien  n'est  (dus  intelligible.  Persuadé  que  je  ne 
lue  trompais  pas,  je  ne  balançai  point  a  défaire  li'  pat|nel.  Je  lirai  la  fellie 
de  Pacheco,  el  je  la  portai  chez  le  docteur  Mui<ia,  dont  j'eus  bientôt 
ajipris  la  demeure.  Je  trouvai  à  la  porte  de  sa  mai.von  le  petit  jiage  qui 
était  venu  à  l'hôtel  garni.  Frère,  lui  dis-je,  ne  seriez-vous  point  par  ha- 
.sard  domestique  de  la  fille  de  M.  le  docteur  Murcia?  Il  me  répondit  que 
oui,  d'un  air  qui  marquait  assez  qu'il  était  dans  l'habitude  de  porter  et 
de  recevoir  des  lettres  g.ilantes.  Vous  avez,  lui  lépliquai-je,  la  jiliysin- 
noinie  si  officieuse,  que  j'ose  vous  prier  de  rendre  ce  billet  doux  à  votre 
maîtresse. 
Le  petit  page  me  demanda  de  quelle  part  je  l'apportais,  et  je  ne  lui 


eus  pas  sitôt  reparti  que  c'était  de  celle  de  don  Luis  Pacheco,  qu'il  me 
dit  :  Cela  étanl,  suivez-moi;  j'ai  ordre  de  vous  faire  entrer  Isabelle 
veut  vous  entretenir.  Je  me  laissai  introduire  dans  un  cabinet  où  je  ne 
tardai  guère  à  voir  paraître  la  seiiora.  Je  fus  frappé  de  la  beauté  de  soa 
visage  :  je  n'ai  |  oint  vu  de  traits  plus  délicats.  Elle  avait  un  air  mignon  et 
enfantin;  mais  cela  n'empêeliail  |ias  ijue,  depuis  trente  bonnes  années 
pour  le  moins,  elle  ne  marchai  sans  lisiài-e.  Mou  ami,  me  dit-elle  d'un 
air  riant,  appartenez-vous  à  don  Luis  Pacheco"?  Je  répondis  que  j'étais 
sou  valet  de  chambre  depuis  trois  semaines  Ensuite  je  lui  remis  le  billet 
fatal  dont  j'étais  chargé.  Elle  le  relut  deux  ou  trois  fois  ;  il  semblait 
qu'elle  se  déliât  du  rapport  de  ses  yeux.  Effectivement,  elle  ne  s'atten- 
dait à  rien  moins  i|u'a  une  pareille  répon>e.  Elle  éleva  ses  regards  vers 
le  ciel,  se  mordit  les  lèvres,  et  pendant  quelque  temps  sa  conlenaiice 
rendit  témoignage  des  peinçs  de  son  cœur.  Puis,  tout  à  coup  m'adressant 
la  parole  :  Mon  ami,  me  dit-elle,  don  Luis  est-il  devenu  fou  depuis  notre 
séparation?  Je  ne  comprends  rien  à  son  procédé.  Apprenez-moi,  si  vous 
le  savez,  pourquoi  il  m'écrit  si  galamment.  Quel  démon  peut  l'agiter? 
S'il  veul  rompre  avec  tnoi,  ne  saurait-il  le  faire  sans  m'outrager  par  des 
lettres  si  brutales? 

Madame,  lui  dis-je  en  affectant  nd  air  plein  de  sincérité,  mou  maître 
a  toil  assurément;  mais  il  a  été  eu  quelque  façon  forcé  de  le  faire.  Si 
vous  me  promettiez  de  garder  le  secret,  je  vous  découvrirais  tout  le 
mystère.  Je  vdus  le  promets,  inlen'ompil-elle  avec  précipit-nlion  ;  ne 
craignez  point  que  je  vous  couimelte  :  expliquez-vous  hardiment.  Eh 
bien,  repris-je,  voici  le  fait  en  deux  mots  :  un  moment  après  votre  lettre 
reçue,  il  est  entré  dans  notre  holel  une  dame  couverte  d'une  mante  des 
jdus  épaisses.  Elle  a  demandé  le  seigneur  Pacheco,  lui  a  parlé  quelque 
temps  en  particulier;  et,  sur  la  fin  de  la  conversation,  j'ai  entendu  (|u'clle 
lui  a  dit  :  Vous  me  jurez  que  vous  ne  la  reverrez  jamais;  ce  n'est  pas 
tout,  il  faut,  pour  ma  .satisfacliou,  que  vous  lui  écriviez  tout  à  l'heure 
un  billet  que  je  vais  vous  dicter  :  j'exige  cela  de  vous.  Don  Luis  a  fait  ce 
qu'elle  désirait;  puis,  me  mettant  le  jiapier  entre  les  mains:  Iiiforme- 
toi,  m'a-l-il  dit,  on  demeure  le  docteur  Murcia  de  la  Llana,  el  fais  adroi- 
tement tenir  ce  poulet  à  sa  fille  Isabelle. 

Vous  voyez  bien,  madame,  poursuivis-je,  que  cette  lettre  désobligeante 
est  1  ouvrage  d'une  rivale,  et  que  par  conséquent  mon  maître  n'est  pas 
.si  coupable.  Oh  ciel  !  s'écria-t-Klle,  il  lest  encore  plus  que  je  ne  pensais. 
Sun  iiiUdélilé  m'offense  plus  que  les  mots  piquants  qiie  sa  main  a  tra- 
cés. Ah  !  l'infidèle,  il  a  pu  4'ormer  d'autres  nœuds!...  Mais,  ajoula-l-elle 
en  prenant  un  air  fier,  qu'il  s'abandonn;  sans  contrainte  à  son  nouvel 
amour;  je  ne  prétends  point  le  traverser.  Dites-lui,  je  vus  prie,  qu'il 
n'avail  pas  besoin  de  m'ins'iller  pour  m'obiîger  à  laisser  le  champ  libre 
à  ma  rivale,  et  que  je  méprise  trop  un  amant  volage  pour  avoir  la  moin- 
dre envie  de  le  rappeler.  A  ce  discours  elle  me  congédia,  et  se  relira  fort 
irritée  contre  don  Luis. 

Je  sortis  de  chez  le  docteur  Murcia  de  la  Llana  lorl  satisfait  de  moi,  et 
je  compris  que,  si  je  voulais  me  mettre  dans  le  génie,  je  deviendrais  un 
habile  tourbe.  Je  m'en  retournai  à  nolie  hôtel,  où  je  trouvai  les  sei- 
gneurs Mendoce  el  Pacheco  qui  soupaienl  enseinblc,  el  s''  niretenaieul 
comme  s'ils  se  fussent  connus  de  longue  main.  Auroi'e  s'aperçut,  à  mou 
air  content,  que  je  ne  mêlais  point  mal  acquitté  de  ma  commission,  fe 
voilà  donc  de  retour,  til  Hlas,  me  dit-elle  ;  rends-nous  comjite  de  ton 
message.  11  fallut  encore  payer  d'esprit.  Je  dis  que  j'avais  donné  le  pa- 
quet eu  main  propre,  et  qu  Isabelle,  après  avoir  lu  les  deux  billets  doux 
(|u'il  contenait,  au  lieu  d  en  paraître  déconcertée,  s'était  mise  i  rire 
comme  une  folle,  en  disant  :  Par  ma  foi,  les  jeunes  seigneurs  ont  un 
joli  style  ;  il  faut  avouer  que  les  auires  personnes  n'écrivent  pas  si  agréa- 
blement. C'est  fort  bien  se  tirer  d'embarras,  s'écria  ma  maîtresse;  el 
voilà  certainement  une  coqU'  Ue  des  plus  consommées  dans  son  art. 
Pour  moi,  dit  don  Luis,  je  ne  reconnais  point  Isabelle  à  ces  traits  là  ;  il 
faut  ipielle  ait  changé  de  caractère  pendant  mon  absence.  J'aurais  jugé 
d'elle  aussi  tout  autrement,  reprit  Aurore.  Convenons  qu'il  y  a  des 
femmes  qui  savent  prendre  toutes  sortes  de  formes.  J'en  ai  aime  une  de 
celles-là,  el  j'en  ai  été  longtemps Ja  dupe.  Uil  Blas  vous  le  dira,  elle  avait 
un  air  de  sagesse  à  tromper  loule  la  terre.  11  est  vrai,  dis-je  eu  nie  niê- 
lanl  à  la  conveisalioa,  que  c'était  un  minois  a  pi|ier  les  plus  fins;  j'y 
aurais  moi-même  été  a'trapé. 

Le  faux  Mendoce  cl  Pacheco  firent  de  grands  éclats  de  rire  en  m'en- 
Icntlaiit  parler  ainsi;  et,  loin  de  trouver  mauvais  que  je  prisse  la  liberté 
de  me  joindre  à  leur  entrelien,  ils  m'adressèrent  souvent  la  parole  pour 
se  réjouir  'de  mes  réponses.  Nous  continuàiwes  à  nous  entretenir  des 
femmes  i|ui  oui  l'art  de  se  masquer;  et  le  |-lsnltat  de  tous  nos  discours 
fut  ipi'Uabelle  deiueuia  dùmcnl  atteinte  et  convaincue  d  être  une  fran- 
che Cliquette.  Don  Luis  protesta  de  nouveau  i|u'il  ne  la  reverrait  jamais; 
el  don  Félix,  à  son  exenijde,  jura  qu'il  aurait  loujours  pour  elle  un  par- 
fait mépris.  Ensuite  de  ces  prclestalions  ils  se  lièrent  d'amitié  tous  deux, 
et  SI'  promirent  muluelleinent  du  n'av  ir  rien  de  caché  1  un  pour  l'au- 
lie.  Us  passèrent  l'apres-.souper  à  se  dire  des  choses  gracieuses,  el  enfin 
ils  se  séparèrent  pour  s'aller  rejioser  cliacHU  dans  son  appartement. 
Je  suivis  Aurore  dans  le  sien,  ou  je  lui  rendis  un  compte  exact  de  l'en- 
irelien  que  j'avais  eu  avec  la  fille  du  docleur  :  je  n'oubliai  pas  la  moindre 
cireonstaiice;  j'en  dis  même  plus  qu'il  n'y  eu  avait,  ponr  mieux  faire  ma 
cour  à  ma  mail lesse,  qui  fut  charmée  de  mon  rapport.  Peu  s'en  fallut 
quelle  ne  urembrassàl  de  joie  Mou  cher  Cil  lilas,  me  dit-elle,  je  suis 
enchantée  de  ton  esprit.  Quand  on  a  le  malheur  d'être  engagée  dans  une 


GIL  BLAS. 


51 


pns<ion  qui  nous  oblige  de  recourir  à  des  stralngcmes,  (|ucl  av,iiit;ige 
d'avoir  dnns  ses  iniérts  un  garçon  aussi  spiriluel  que  loil  Courage,  mon 
ami,  nous  venons  d'écarter  une  rivale  qui  pouvait  nous  embarrasser; 
cela  ne  va  pas  mal.  Mais,  comme  les  amants  sont  sujets  à  d'étranges  re- 
tours, je  suis  d'avis  de  brusquer  raventiire,  et  de  mettre  en  jeu  dés 
demain  Aurore  de  Guzinan.  J'approuvai  celte  pensée,  et.  laissant  le  sei- 
gneur don  Félix  avec  son  page,  je  me  relirai  dans  un  cabinet  on  était 
mou  lit. 

CU.\PlTnE  VI. 

Quelles  ruses  Aurore  mit  en  usage  pour  se  faire  aimer  de  don  l.uis  Pai-heoo. 

Les  deux  nouveaux  amis  se  rassemblèrent  le  lendemain  matin;  ce  lut 
leur  premier  soin.  Ils  commeDcérent  la  journée  par  des  embrassades 
qu'Aurore  fut  obligée  de  donner  et  de  recevoir,  pour  bien  jouer  le  lo  e 
de  don  Félix.  Vs  allèrent  ensemble  se  promener  dans  la  ville,  et  je  les 
accompagnai  avec  Cbilimlron,  valet  de  don  Luis.  Nous  nous  arrêtâmes 
auprès  de  l'Université,  pour  regarder  quelques  affiches  de  livres  qu'on 
venait  d'allacber  à  la  porte.  Plusieurs  |iersonnês  s'amusaient  aussi  à  les 
lire,  et  j'aperçus  parmi  celles-là  un  petit  bonnne  qui  disait  S(m  sentiment 
sur  ces  ouvrages  afiicliés.  Je  remarquai  qu  on  l'écoulait  avec  une'ex- 
trême  allention,  et  jit  jugeai  en  même  temps  qu'il  croyait  mériter  qu'on 
l'écoutàt.  Il  paraissait  vain,  et  il  avait  l'esprit  décisif,  comme  l'ont  la 
)ilupart  des  petits  btiinines.  Cette  nouvelle  traduclian  d'Horace,  disa'l- 
il,  que  vous  voyez  annoncée  au  public  en  si  gros  caractères,  est  un  ou- 
vrage en  prose,'  composé  par  un  vieil  auteur  du  collège.  C'est  un  livre 
fort  eslimé  des  écoliers,  ils  en  oui  consomme  eux  seuls  quatre  éditions. 
Il  n'y  a  pas  un  honnête  homme  (jui  en  ail  acheté  un  exenqiliiire.  H  ne 
portail  pas  des  jugements  plus  avantageux  des  antres  livres  ;  il  les  fion- 
dait  tous  sans  chafiié.  Celait  apparemment  quelque  auteur.  Je  n'aurais 
lias  été  f.lché  de  Fentendre  jusqu'au  bout;  mais  il  me  fallut  suivre  don 
Luis  el  d  JH  Félix,  qui,  ne  prenant  pas  plus  de  plaisir  à  ses  discours  que 
d'intérêt  aux  livres  qu'il  critiquiiit,  s'éloignèrent  de  lui  el  de  l'Univer- 
silé. 

Nous  revînmes  à  notre  hôtel  à  l'heure  du  dîner.  Ma  maîtresse  se  mit 
à  table  avec  P.icheco,  el  lit  adroitement  tomber  la  conversation  sur  sa 
famille.  Mon  père,  dit-elle,  est  un  cadet  de  la  maison  de  Mendoce,  qiri 
s'est  établi  à  Tolède;  el  ma  mère  est  propre  sœur  de  doua  Kiinena  de 
Cuznian,  qui,  depuis  quebines  jours,  est  venue  a  Sal.imanque  pour  une 
Iriaire  importante,  avec  sa  nièce  .Vurore,  fille  unique  de  don  Vincenl  de 
Guzman,  que  vous  avez  peut  être  connu.  Non,  répondit  don  Luis;  mais 
on  m'en  a  souvent  jiarlé,  ainsi  (pie  d  Aurore,  lOtre  cousine.  Dois-je 
croire  ce  qu'on  dit  de  cette  jeune  dame?  On  assure  que  rien  n'égalé  son 
esprit  et  .sa  beauté.  Pour  de  l'esprit  re|uit  don  Félix,  elle  n'en  inan(|ue 
pas;  elle  la  même  assez  cnllivé.  Mais  ce  n'est  point  une  si  belle  per- 
sonire  :  on  trouve  que  nous  nous  ressemblons  beaucoup.  Si  cela  est,  sé- 
cii.i  Pacbeto.  elle  justifie  sa  léputalion.  Vos  traits  sont  réguliers,  voire 
teint  est  parfailemeni  beau;  votre  cousine  doit  être  charmante.  Je 
voudrais  bien  la  voir  el  l'entretenir.  Je  m'offre  à  satisfaire  votre  curio- 
sité, repartit  le  faux  Mendoce,  et  même  dès  ce  jour.  Je  vous  mène  cette 
ajirés-dînée  chez  ma  tante. 

Ma  maiireyse  changea  tout  à  coup  de  matière,  et  jiarla  de  choses  in- 
difféi-enles.  L'après-midi,  pendant  qu'ils  se  disposaient  tous  deux  à  sor- 
tir pour  aller  chez  doua  Kimina,  je  pris  les  devants,  et  courus  avertir  la 
Juégni'  de  se  préparer  à  celle  visile  Je  revins  ensuite  sur  mes  pas  pour 
.Tcronipagiii'r  don  Félix,  qui  conduisit  enlin  chez  sa  lante  le  seigneur  don 
Luis.  Mais  à  fieine  furent-ils  entrés  dans  la  maison,  qu'ils  renconlrèrenl 
la  dame  Cbiînène,  i|ni  leur  fit  signe  de  ne  point  faire  de  bruit  Paix,  paix, 
leur  dit-elle  d  une  vdix  basse,  vous  réveillerez  ma  nièce.  Elle  a  depuis 
hier  une  migraine  effroyable  qui  ne  fait  que  de  la  quitter,  et  la  pauvre 
eul'anl  repose  depuis  un  quart  d'heure.  Je  suis  fâché  de  ce  conire-temps, 
dit  .Mendoce  en  affectant  un  air  mortifié;  j'espérais  que  nous  verrions 
ma  cousine.  J'avais  fait  fête  de  ce  |daisir  à  mou  ami  Pacheco.  Ce  n'est 
jias  une  affaire  si  jn-essée,  répondit  en  souriant' Orliz;  vous  pouvez  la 
lenu'ltre  à  demain.  Les  cavalière  eurent  une  conversation  fort  courte  avec 
la  ?ii  iUe,  et  se  retirèrent. 

Don  Luis  nous  mena  chez  un  jeune  gentilhomme  de  ses  amis,  qu'on 
appelai!  don  Uabriel  de  Pedros.  Nous  y  passâmes  le  reste  de  la  journée, 
nous  y  soiipànies  même,  et  nous  n'en  sortîmes  que  sur  les  deux  heures 
apre>  njiiniil.  pour  nous  en  retourner  au  logis.  Nous  avîons  peut-être  fait 
la  moitié  du  chemin,  birsque  nous  rencnntnlmes  sniis  nos  pieds,  dans  la 
rue.  deux  hommes  éiendiiN  par  terie.  Nous  jugeâmes  que  celaient  des 
inalbeurcux  cpion  venait  d  assassiner,  cl  nous  nous  arrèlAmes  pour  les 
seiourir,  s'il  en  clail  enrurc  temps.  Comme  nous  cherchions  à  nous  in- 
slruire,  autant  que  l'obscurilé  de  la  nuil  le  pouvait  permellre,  de  l'élnl 
où  ils  se  Irouvaienl,  la  patruiiilio  arriva.  Le  commaudanl  nous  prit  d'a- 
bord pour  des  assassins,  el  nous  lit  environner  par  ses  gens,  mais  il  i-nt 
miilleure  opinion  de  nous  lorsqu'il  nous  eul  ijiti'iidus  pari,  r,  el  ipr'à  la 
faV'  nr  d'une  lanterne  sourde  il  vil  les  trails  de  Mendoce  et  de  Pacheco. 
S(;s  .irchers,  par  swi  ordre,  exa'uinèrcnt  les  deux  hnmmesque  ntuis  nous 
imaginions  avoir  clé  tués,  el  II  se  trouva  que  c'èiaienl  un  gros  licencié 
cl  son  valet,  tous  deux  pris  de  viu,  ou  idutot  ivre>-iniirls.  Messieurs,  s'é- 
cria nu  îles  archers,  je  reconnais  ce  gros  vivant.  Eli  !  c'est  le  seigneur 
liceiici'''  IJuyomar.  ri'i  Itiir  de  noire  unirersilé.  Tel  i|ue  vous  le  voyez, 


c'est  un  grand  personnage,  un  génie  supérieur;  il  n'y  a  point  de  philo- 
sophe, qu'il  ne  terrasse  dans  une  dispute;  il  a  un  tliix  de  bouche  sans 
pareil.  C'est  dommage  qu'il  aime  un  peu  trop  le  vin,  le  procès  et  la  gi-i- 
SPlle.  Il  revieni  de  souper  de  chez  son  Isabelle,  oïi,  par  malheur,  son  guide 
s'est  enivré  comme  lui.  Ils  sont  tombés  l'un  el  l'antre  dans  le  ruisseau. 
Avant  (pie  le  bon  licencié  fût  recteur,  cela  lui  arrivait  assez  souvent.  Les 
honneurs,  comme  vous  voyez,  ne  changent  pas  toujours  les  mœurs.  Nous 
laissâmes  ces  ivrognes  enire  les  mains  de  la  pali(5uillp.  (pii  eut  soin  de 
les  porter  chez  eux.  Nous  regagnâmes  notre  hôtel,  cl  chacun  ne  songea 
qu'à  se  reposer. 

Don  Félix  et  don  Luis  se  levèrent  sur  le  midi  ;  et,  s'étant  tous  deux  re- 
joints. Aurore  de  Guzman  fut  la  première  chose  dont  ils  s'entretinrent. 
Gil  Blas,  me  dit  ma  mailressc,  va  chez  ma  tante  dona  Kimena,  et  lui  de- 
mande  de  ma  part  si  nous  pouvons,  anjourd  hni,  le  seigneur  Pacheco  et 
moi,  voir  ma  cousine.  Je  sortis  pour  m'acqnitler  de  cette  commission, 
ou  plutôt  puur  concerter  avec  la  duègne  ce  que  nous  avions  à  faire  ;  el, 
quand  nous  eûmes  pris  ensemble  de  justes  mesures,  je  vins  rejoindre  le 
faux  Mendoce.  Seigneur,  lui  dis  je,  votre  cousine  Aurore  se  porte  à  mer- 
veille; elle  m'a  chargé  elle-même  de  vo'is  témoigner  de  sa  part  que  votre 
visite  ne  lui  saurait  être  que  trés-agréable,  et  doua  Kimena  m'a  dit  d'as- 
surer le  se'gneur  Pacheco  qu'il  sera  toujours  parfaitement  bien  reçu 
chez  elle  sous  vos  auspices. 

Je  m'aperçus  que  ces  dernières  paroles  firent  plaisir  à  don  Luis.  Ma 
maîtresse  le  remarqua  de  même,  et  en  ronçul  un  heureux  présage.  Un 
moment  avant  le  dîner,  le  valet  de  la  senoia  Xiniena  parut,  et  dit  à  don 
Félix  :  Seigneur,  un  homme  de  Tolède  est  venu  vous  demander  chez 
madame  votre  tante,  et  y  a  laissé  ce  billet.  Le  faux  Mendoce  l'ouvrit,  el 
y  trouva  ces  mots,  qu'il  lut  à  hante  voix  :  Si  vinis  ar-ez.  envie  d'apprendre 
des  nouvelles  de  voire  pire  el  des  choses  de  conséquence  pour  vous,  ne 
manques  pas,  aussitôt  la  présente  reçue,  de  vous  rendre  au  Cheval 
noir,  auprès  de  l'Universilé.  Je  suis,  dit-il,  trop  curieux  de  savoir  ces 
chnses  imporlantes,  pour  ne  pas  satisfaire  ma  curiosité  tout  à  l'heure. 
Sans  adieu,  Pacheco,  continua. t-il  ;  si  je  ne  suis  point  de  retour  ici  dans 
denx  heures,  vous  pourrez  aller  seul  chez  ma  tante,  j'irai  vous  y  rejoin- 
dre dans  ra|irès-Jînée.  Vnus  savez  ce  que  Gil  Blas  vous  a  dit  de  là  pari  de 
dona  IviuLcna  ;  vous  êtes  en  droit  de  faire  celle  visite.  11  .sortit  en  parlant 
de  celle  sorte,  et  m'ordonna  de  le  suivre. 

Vous  'vous  imaginez  bien  qu'au  lieu  de  prendre  la  route  du  Cheval 
nnir,  nous  enlilàmes  celle  de  la  maison  où  était  Orliz.  D'abord  que  nous 
y  fûmes  arrivés,  nous  nous  préparâmes  à  représenter  notre  pièce.  Aurore 
ôla  sa  chevelure  blonde,  lava  et  frolla  ses  sourcils,  mit  un  habit  de 
feiimie,  et  devint  une  belle  brune,  telle  qu'elle  1  était  nalmellement.  On 
peut  dire  (jue  son  déguisement  la  changeait  i  un  point,  qu'Aurore  et  don 
Félix  paraissaient  deux  personnes  différentes.  Il  semblait  mênie  qu'elle 
fùl  beaucoup  (dus  grande  en  femme  qu'en  homme  ;  il  est  vrai  que  ses 
chappins,  car  elle  en  avait  d'une  hauteur  excessive,  n'y  contribuaient 
pas  peu.  Lorsqu'elle  eut  ajouté  à  .ses  ch-rmes  tous  les  secours  que  l'art 
|ionvail  leur  |iiêter,  elle  attendit  don  Luis  avec  une  agitation  mêlée  de 
crainte  et  d  espérance.  Tantôt  elle  se  tiail  à  son  esprit  et  à  sa  beauté, 
el  tantôt  elle  appréhendait  de  n'en  faire  qu'un  es.sai  malheureux.  Ortiz, 
de  son  côté,  se  prépara  de  son  mieux  à  seconder  sa  maîtresse.  Pour  moi' 
comme  il  ne  fallait  pas  que  Pacheco  me  vît  dans  cette  maison,  el  qiie^ 
semblable  aux  acteurs  qui  ne  paraisseni  qu'au  dernier  acte  d'une  pièce! 
je  ne  devais  me  montrer  que  sur  la  fin  de  la  visile,  je  .sortis  aussitôt  que 
j'eus  dîné. 

Fnlin  touléiail  en  état  quand  don  Luis  arriva.  Il  fut  reçu  lrés-a"r('a- 
blement  de  la  dame  Chîniéne,  et  il  eut  avec  Aurore  une  conversation 
de  deux  ou  trois  heures;  après  quoi  j'entrai  dans  la  chambre  où  ils 
éiaient,  el  m'adressanl  au  cavalier  :  Seigneur,  lui  dis-je,  don  Félix,  mon 
maître,  ne  viendra  point  ici  d'anj(uird'hui  ;  il  vous  prie  de  l'excuser  :  il 
esl  avec  trois  hommes  de  Tolède  dont  il  ne  peut  se  débarrasser.  Ab  !  le 
petit  libertin  !  s'écria  dona  Kimena,  il  esl  sans  doute  en  débauche.  Non, 
madame,  repris  je.  il  s'entretient  avec  eux  d'affaires  fort  sérieuses.  Il  à 
un  véritable  chagrin  de  ne  pouvoir  se  rendre  ici  ;  il  m'a  chargé  de  vous 
le  dire,  aussi  bien  qu'à  d  ma  Aiirora.  Oh  !  je  ne  reçois  point  .ses  excuses 
dit  ma  maîtresse  en  plaisantant,  il  sait  que  j'ai  été  indisposée,  il  devait 
nianpier  un  peu  plus  d'empressement  pour  les  personnes  à  (ini  ]<'  sang 
le  lie.  l'ourle  )iiinir,  je  ne  le  veux  voir  de  quinze  jours.  Eh!  madame, 
dit  alors  don  Luis,  ne  formez  point  une  si  cruelle  résolution;  don  Félix 
est  assez  à  (ilaindre  de  ne  vous  avoir  pas  vue. 

Ils  iilaisanlêrent  quelque  temps  là-de.ssus;  ensuite  Pacheco  se  relirj. 
La  belle  Aurore  change  aussitôt  de  forme,  et  reprend  son  babil  de  cava- 
lier. Elle  retourne  à  l'hôtel  garni  le  plus  promjitement  qu'il  lui  esl  poi- 
sible.  Je  vous  demande  pardon,  cher  ami,  dit-elle  à  don  Luis,  de  nii  vous 
avoir  pas  été  Irouver  chez  ma  tante,  mais  je  n'ai  pu  me  défaire  des  (ler- 
soiines  avec  qui  j'étais.  Ce  qui  me  console,  c'est  ime  vous  avez  eu  du 
moins  tout  le  loisir  de  salisfaire  vos  désirs  curieux.  Lh  bien,  que  pen.sez- 
voiis  lie  nia  cousine?  dites-le  moi  sans  complaisance.  J'en  suis  encbanlé, 
ré)ionilit  Pacheco.  Vous  aviez  raism  de  dire  ipie  vous  vous  re.sseinbleî 
tous  denx;  je  n'ai  jamais  vu  de  trailu  plus  semblables;  c'est  le  même  tour 
de  visage  ;  vous  avez  les  mêmes  yeux,  la  même  bouche,  le  même  S(Mi  de 
voix.  Il"  v  a  pourtant  ipicl que  différence  :  Aurore  est  plus  grande  cpie 
vous  ;  elle  esl  brune,  vous  êtes  blond  ;  vous  êtes  enjoué,  elle  est  sérieuse  ; 
voilà  tout  ce  qui  vous  dislingue  l'un  de  rautre.  Pour  de  l'esprit,  conti-^ 


GIL  BU?. 


niia-l-il,  je  ne  crois  pas  qu'une  sulislance  céleste  puisse  en  avoir  plus 
que  votre  cousine.  En  un  mot.  c'est  une  personne  d'uu  mérite  iiiûni. 

Le  seigneur  Paclieco  prononça  ces  dernières  paroles  avec  laut  de  viva- 
cité, que  don  Félix  lui  dit  en  s'ouriaul  :  Ami,  je  me  repens  de  vous  avoir 
fait  faire  c(mnaissaDce  avec  dona  Kiiiicna  ;  et,  si  vous  m  eu  croyez,  vous 
n'irez  plus  chez  elle;  je  vous  le  con  eille  pour  voire  repos.  Aurore  de 
Guzman  pourrait  vous  faire  voir  du  pays,  el  vous  inspirer  une  passion... 

Je  n'ai  pas  besoin  de  la  revoir,  inlerron)pit-il,  pour  en  devenir  amou- 
reux ;  l'aflaire  en  est  faite.  J'en  suis  fàclie  pour  vous,  répliqua  le  faux 
Mendoee;  car  vous  n'êtes  pas  un  homme  n  vous  allaeiicr,  et  ma  cousine 
n'est  pas  une  Isaijêlle,  je  vous  en  avertis.  Elle  ne  s'acconiinqderait  pas 
d'un  amant  (|ui  n'aurait  pas  des  vues  léiçilimcs.  Des  vues  légitimes!  re- 
partit don  Luis,  peut-on  en  avoir  d'autres  sur  nue  ûUe  de  son  saug? 
C'est  me  faire  une  offense  que  de  me  croire  capajjle  de  jeter  sur  elle  un 
œil  profane.  Connaissez-moi  mii  ux,  mon  cher  .Mendoee  Hélas  !  je  m'es- 
timerais le  plus  heureux  de  tous  les  hommes,  si  elle  ajiprouvait  ma  re- 
cherche et  voulait  lier  sa  destinée  à  la  mienne. 

En  le  prenant  sur  ce  ton-là.  reprit  don  Félix,  vous  m'intéressez  à  vous 
servir.  Oui,  j'entre  dans  vos  sentiments.  Je  vous  offre  mes  bons  offices 
aH(u-és  d'Aurore,  et  je  veux  dés  demain  essayer  de  gagnrr  ma  tante,  qui 
a  beaucoup  de  crédit  sur  son  esprit.  Pacheeo  rendit  mille  grâces  au  ca- 
valier qui  lui  faisait  de  si  belles  promesses,  el  nous  nous  aperçûmes  avec 
joie  que  notre  stratagème  ne  pouvait  aller  mieux.  Le  jour  suivant',  nous 
augmentâmes  encore  l'amour  de  don  Luis  par  une  nouvelle  invenlion. 
Ma  maîtresse,  après  avoir  été  trouver  doua  Kimena  comme  pour  la  ren- 
dre favorable  a  ce  cavalier,  vint  le  rejoindre  J'ai  parlé  à  ma  tante,  lui 
dit-elle,  et  je  n'ai  pas  eu  peu  de  peine  à  la  mettre  dans  vos  intérêts.  Elle 
était  furieusement  prévenue  contre  vdus.  Je  ne  sais  qui  vous  a  fait  passer 
dans  son  esprit  pour  un  libertin  ;  mais  il  est  constant  que  quelqu'un  lui 
a  fait  de  vous  un  portrait  désavantageux;  henrensement  j'ai  entrepris 
votre  apologie,  el  j'ai  pris  si  vivement  votre  parti,  que  j'ai  détruit  enliii 
la  mauvaise  impression  qu'on  lui  avait  donnée  de  vos  mœurs. 

Ce  n'est  pas  tout,  poursuivit  .\urore,  je  veux  que  vous  ayez  en  ma 
présence  un  entretien  avec  ma  tante;  nous  achèverons  de  vous  assurer 
son  appui.  Pacheeo  témoigna  une  extrême  impatience  d'entretenir  doua 
Kiinena,  et  celte  satisfaction  lui  fut  accordée  le  lendemain  malin.  Le  faux 
Mendoee  le  conduisit  à  la  dame  Ortiz,  el  ils  eu i  eut  tous  trois  une  coiiver- 
salion  où  don  Luis  fil  voir  qu'en  peu  de  temps  il  s'était  laissé  fort  enllam- 
mer.  L'adroite  Kimena  feignit  d'être  touchée  de  toute  la  tendresse  qu'il 
faisait  paraître,  el  promit  au  cavalier  de  faire  tous  ses  efforts  pour  en- 
gager sa  nièce  à  l'éjmuser.  Pacheeo  se  jeta  aux  pieds  dune  si  bonne 
tante  pour  la  remercier  de  ses  bontés.  Là-dessus  don  Félix  demanda  si 
sa  cousine  était  levée.  Non,  répondit  la  duègne,  elle  repose  encore,  et 
vous  ne  sauriez  la  voir  présentement;  mais  revenez  cette  aprés-dinée,  et 
vous  lui  parlerez  à  loisir.  Cette  réponse  de  la  dame  Chimeue  redoubla, 
comme  vous  pouvez  croire,  la  joie  de  don  Luis,  qui  trouva  le  reste  de  la 
matinée  bien  Ion».  Il  regagna  l'Iiolel  garni  avec  Mendoee,  qui  ne  prenait 
pas  peu  de  plaisir  à  l'observer,  et  à  remarquer  en  lui  loiilcs  les  appa- 
rences d'un  véritable  amour. 

Ils  ne  s'entretinrent  que  d'Aurore;  et,  lorsqu'ils  eurent  diné,  don  Félix 
dit  à  Pacheeo:  11  me  vient  une  idée;  je  suis  d'avis  d'aller  chez  ma  tante 
quelques  moments  avant  vous;  je  veux  parler  en  particulier  ,t  ma  cou- 
sine, et  découvrir,  s'il  est  possible,  dans  ipielle  disposiliou  son  cteur  est 
a  votre  égard.  Don  Luis  approuva  cette  pensée;  il  laissa  sortir  sou  ami,  el 
ne  partit  i|u'une  heure  après  lui.  Ma  maîtresse  proliu  si  bien  de  ce  temps- 
là,  qu'elle  était  habillée  en  femme  quand  son  amant  arriva.  Je  croyais, 
dit  ce  cavalier  après  avoir  salué  Aurore  et  la  duègne,  je  croyais  trouver 
ici  don  Félix.  Vous  le  verrez  dans  un  instant,  répondit  dona  Rimcna,  il 
écrit  dans  mon  cabinet.  Pacheeo  parut  se  payer  de  celle  défaite,  et  lia 
conversation  avec  les  dames.  Cependant,  malgré  la  présence  de  l'objet 
aimé,  il  s'aperçut  que  les  heures  s'écoulaient  sans  que  .Mendoee  se  mon- 
trât; et,  comme  il  ne  put  s'empêcher  d'eu  téjyoigner  quebpie  siir|U'ise, 
Aurore  changea  tout  à  coup  de  coiilenance,  se  mit  à  rire,  et  dil  à  don 
Luis  :  Esl-il  possible  que  vous  n'ayez  pas  encore  le  moindre  soupçon  de 
la  supercherie  qu'on  vous  f.ut'.'  Une  fausse  chevelure  blonde  et  des  sour- 
cils teinls  me  rendent-ils  si  difrérente  de  moi-même,  (|u'on  puisse  jusque- 
là  s'y  tromper'?  Désabusez-vous  donc,  Pacheeo,  coiilinna-t-eUe  en  re- 
prenant son  sérieux  ;  apprenez  que  don  Félix  de  Mendoee  et  Aurore  de 
Guzman  ne  sont  qu'une  même  |iersoiine. 

Elle  ne  se  contenta  pas  de  le  tirer  de  son  erreur,  elle  avoua  la  faiblesse 
qu'elle  avait  pour  lui,  et  toutes  les  diimarches  qii  elle  avait  faites  pour 
1  amener  au  point  où  elle  le  voulait.  Don  Luis  ne  fut  pas  moins  charmé 
que  surpris  de  ce  qu'il  venait  d'enleudre;  il  se  jeta  aux  pieds  de  ma 
maîtresse,  et  lui  dit  avec  transport  :  .\li  I  belle  .Vurore,  croirai-je  en  effet 
que  je  suis  l'heureux  mortel  pour  iiiii  vous  avez  eu  tant  de  boutes?  tjue 
puis-je  faire  pour  les  reconnaître"?  Un  éternel  amour  ne  saurait  assez  les 
payer.  Ces  paroles  furent  suivies  de  mille  aiities  discours  tendres  et 
passionnes;  après  quoi  les  anianls  parlèrent  des  mesures  qu'ils  avaient 
»  prendre  pour  parvenir  à  l'accoiiiplisM'nienl  de  leurs  désirs.  Il  fui  résolu 
que  nous  partirions  tous  incessaniiio  ut  pour  iMadrid,  où  nous  dénoue- 
rions notre  comédie  par  un  mariage.  Ce  dessein  fut  looqiic  aussitôt  exé- 
cuté c[iie  conçu  ;  don  Luis,  quinze  jours  après,  épou>a  ma  maîtresse,  et 
leurs  noces  donnèrent  lieu  à  des  fêles  cl  a  des  réjouissances  infinies. 


CUAPITRE  Vil. 
Gil  Dlas  rliaiigc  de  condition,  et  il  pisse  au  service  de  don  Gouzale  Paciieco. 

Trois  semaines  après  ce  mariage,  ma  maîtresse  voulut  récompenser 
les  services  que  je  lui  avais  rendus.  Elle  nie  fit  présent  de  cent  pisloles, 
et  me  dit  :  Cil  Blas,  mon  ami,  je  ne  vous  chasse  point  de  chez  moi;  je 
vous  laisse  la  liberté  d'y  demeurer  tant  qu'il  vous  plaira  ;  mais  un  oncle 
de  mou  mari,  don  Gonzale  Pacheeo,  souhaite  de  vous  avoir  pour  valet 
de  chambre.  Je  lui  ai  parlé  si  avantageu.semeut  de  vous,  qu'il  m'a  témoi- 
gné que  je  lui  ferais  plaisir  de  vous  donner  à, lui.  C«esl  un  seigneur  de 
la  vieille  cour,  ajouta-lelle,  un  homme  d'un  très-boa  caractère;  vous 
serez  parfaitement  bien  auprès  de  lui. 

Je  remerciai  .\iiroie  île  ses  bontés  ;  et,  comme  elle  n'avait  plus  besoin 
de  moi,  j'acceptai  d'aulanl  plus  volontiers  le  poste  qui  se  présentait,  que 
je  ne  sortais  point  de  la  famille.  J'allai  donc  un  matin,  de  la  part  de  la 
nouvelle  mariée,  chez  le  seigneur  don  Gonzale.  Il  était  encore  au  lit, 
quoiipi  il  fut  prés  de  midi.  Lorsque  j'entrai  dans  sa  chambre,  je  le  trou- 
vai (pii  prenait  un  bouillon  qu'un  page  venait  de  lui  apporter.  Le  vieil- 
lard avait  la  moustache  en  papillotes,  les  yeux  presque  éteints,  avec  un 
visage  pâle  el  décharné  C'était  un  de  ces  vieux  garçons  qui  ont  élé  fort 
libertins  dans  leur  jeunesse,  el  qui  ne  sont  gnére  plus  ^ages  dans  un  âge 
plus  avancé.  IL  me  reçut  agréa idement,  et  me  dt  que  si  je  voulais  le 
servir  avec  autant  de  zèle  que  j'avais  servi  sa  nièce,  je  pouvais  compter 
qu'il  me  ferait  un  heureux  sort.  Sur  celle  assurance,  je  promis  d'avoir 
|iùur  lui  le  même  attachement  que  j'avais  eu  pour  elle;  et  dés  ce  mo- 
iiKiil  il  me  retint  à  sou  service. 

Me  voilà:  ilonc  à  un  nouveau  maître,  el  Dieu  sait  quel  homme  c'était  ! 
Quand  il  se  leva,  je  crus  voir  la  résurrection  du  Lazare,  liiiaginez-vous 
un  grand  corps  si  sec,  qu'en  le  voyant  à  nu  on  aurait  fort  bien  pu  ap- 
prendre l'ostéologie.  Il  avait  les  jambes  si  menues,  qu'elles  me  parurent 
encore  très  lines  a|)rés  qu'il  eut  mis  trois  ou  quatre  paires  de  bas  l'une 
sur  l'anlre.  Outre  cela,  celle  momie  vivante  était  asthmatique  et  tous- 
sait à  chaque  parole  qui  lui  sortait  de  la  bouche.  H  pril  d'abord  du  choco- 
lat. Il  demanda  ensuite  du  papier  el  de  l'encre,  écrivit  un  billet  qu'il 
cacheta,  et  le  fit  porter  à  son  adresse  par  le  page  qui  lui  avait  donné  un 
bouillon;  puis  se  tournant  de  mon  côté  :  .Mon  ami,  me  dii-il,  c'est  toi  que 
je  prétends  désormais  charger  de  mes  commissions,  et  parliculiérenient 
de  celles  qui  regarderont  doua  Eufrasia.  Celte  dame  est  une  jeune  pe» 
sonne  que  j'aime  el  dont  je  suis  tendrenienl  aimé. 

Bon  Dieu  !  dis-je  aussitôt  en  moi-même;  eh  !  comment  les  jeimes  gens 
pourrout-ils  s'empêcher  de  croire  qu'on  les  aime,  puisque  ce  vieux  pe- 
nard s'imagine  qu'on  l'idolâtre"? Gil  Blas,  poursuivit-il,  je  le  mènerai  chez 
elle  des  aujourd'hui  :  j'y  soupe  presque  tous  les  soirs.  Tu  verras  une 
personne  tout  aimable,  tu  seras  charmé  de  son  air  sage  et  retenu.  Bien 
loin  de  ressembler  à  ces  feliles  éiourdies  qui  donnent  dans  la  jeunesse  et 
s'engagent  sur  les  apparences,  elle  a  l'esprit  déjà  mûr  el  judicieux;  elle 
veul  des  sentiments  uans  un  homme,  el  préfère  aux  figures  les  |ilus  bril- 
lantes un  amant  qui  sait  aimer.  Le  seigneur  don  Gonzale  ne  borna  point 
là  i  éloge  de  sa  inaitresse  :  il  eiitre|U'il  de  la  faire  passer  pour  l'abrégé 
de  toutes  les  perfectious;  mais  il  avait  un  auditeur  assez  difficile  à  per- 
suader là-dessus.  Après  toutes  les  manœuvres  que  j  avais  vu  faire  aux 
comédiennes,  je  ne  croyais  pas  les  vieux  seigneurs  Tort  heurci.x  en 
amour.  Je  feignis  pourtant,  par  complaisance,  è' ajouter  foi  à  tout  ce  que 
me  dit-mou  mailre  ;  je  fis  plus,  je  vantai  le  discernement  et  le  bon  goût 
d  Eufrasie.  Je  fus  même  assez  impudent  pour  avancer  qu'elle  ne  pouvait 
avoir  de  galant  plus  aimable.  Le  bon  homme  ne  sentit  point  que  je  lui 
donnais  de  lencensoir  par  le  nez;  au  contraire,  il  s'applaudit  de  mes 
jiarolcs  ;  tant  il  est  vrai  qu'un  llalteur  peut  tout  risquer  avec  les  grands! 
lisse  prêtent  jusqu'aux  llatleries  les  plus  outrées. 

Le  vieillard,  après  avoir  écrit,  s'arracha  quelques  poils  de  la  barbe 
avec  des  pincettes  ;  puis  il  se  lava  les  yeux  jiour  ôter  ui>e  épaisse  chassie 
dont  ils  étaient  ideins..  11  lava  aussi  ses  oreilles,  eusuite  ses  mains;  et, 
quand  il  cul  fait  toutes  ses  ablutions,  il  teignit  en  noir  sa  moustache,  ses 
sourcils  et  ses  cheveux.  Il  fut  plus  longlein|is  à  sa  loilctle  ([u'uiie  vieille 
douairière  qui  s'étudie  à  cacher  l'outrage  des  années.  Comme  il  ache- 
vait de  s'ajuster,  il  entra  un  autre  vieillard  de  ses  amis,-i|uon  nommait 
le  comte  d  Asumar.  Quelle  diflérence  il  y  avait  entre  eux  !  celui-ci  lais.sait 
voir  ses  cheveux  bancs,  s'appuyait  sur  un  bâton,  el  semblait  se  faire 
honneur  de  sa  vieillesse,  au  lieu  de  vouloir  paraître  jeune.  Seigneur  Pa- 
cheeo, dit-il  en  entrant,  je  viens  vous  demander  a  dîner.  Soyez  le  bien- 
venu, comte,  répondit  n.on  maître.  Eu  même  temps  ils  s'embrassèrent 
l'un  l'autre,  s'assirent,  et  commencérenl  à  s'entielenir  en  attendant 
qu'on  servit.  .     _ . 

Leur  conversation  roula  d'abord  sur  une  course  de  taureaux  qui  s  é- 
tait  faite  depuis  peu  de  jours.  Ils  parlèrent  des  cavaliers  qui  y  avaient 
montré  le  jiHis  d'adresse  et  de  vigueur;  et  là-dessus  le  vieux  comte,  tel 
que  .Nestor,  a  qui  toutes  les  choses  lu-ésentes  donnaient  occasion  de  louer 
les  choses  passées,  dit  en  soupirant  :  llelas!  je  ne  vois  point  aujourd'hui 
d  hommes  comparables  à  ceux  que  j'ai  vus  autrefois,  iii  les  tournois  ne 
SB  font  pas  avec  autant  de  magnificence  qu'on  les  faisait  dans  ma  jeunesse. 
Je  riais  en  moi-même  de  la  prévention  du  bon  seigneur  dAsumar,  qui 
ne  s'en  tint  pas  aux  tournois;  je  me  souviens,  quand  il  fui  à  table  et 


GIL  BLAS. 


55 


qu'on  apporta  le  fruil,  qu'il  diten  voyant  de  fort  belles  pêches  qu'on  avait 
servies  :  De  mon  temps,  les  pèches  étaient  bien  plus  crosses  qu'elles  ne 
le  sont  à  présent;  la  natuie  s'affaiblit  de  jour  en  jour.  Sur  ce  pied-là, 
dis-je  alors  en  raoi-ménie  en  souriant,  les  pêches  du  temps  d'Adam  de- 
vaient être  d'une  gfcsseur  merveilleuse. 

Le  comte  d  Asumar  demeura  presque  jusqu'au  soir  avec  mon  maître, 
qui  ne  se  vit  pas  plutôt  débarrassé  de  lui,  i[u'il  sortit  en  me  disant  de 
le  suivre.  Nous  allâmes  chez  Eufrasie,  qui  logeait  à  cent  pas  de  notre 
maison,  et  nous  la  trouvâmes  dans  un  appartement  des  plus  propres.  Eile 
était  galannnent  habillée,  et  avait  un  air  de  jeunesse  qui  me  la  fit  prendre 
pour  une  mineure,  bien  qu'elle  eut  trente  bonnes  années  pour  le  moins. 
Elle  pouvait  passer  pour  jolie,  et  j'admirai  iiirntôt  son  esprit.  Ce  n'était 
pas  une  de  ces  coquettes  qui  n'ont  qu'un  babil  brillant  avec  des  manières 
libres  :  elle  avait  de  la  modestie  dans  son  action  comme  dans  ses  dis- 
cours, et  elle  parlait  le  jilus  spirituellement  du  monde  sans  paraître  se 
donner  pour  spirituelle.  Je  la  considérais  avec  un  extrême  élonnement. 
0  ciel  !  disais-je,  est-il  possible  qu'une  personne  qui  se  montre  si  réser- 
vée soit  capable  de  vivre  dans  le  libertinage'?  Je  m'imaginais  que  toutes 
les  femmes  galantes  devaient  être  effrontées.  J'étais  surpris  d'eu  voir  une 
modeste  en  apparence,  sans  faire  rcOexion  que  ces  créatures  savent  se 
composer  et  se  conformer  au  caractère  des  gens  riches  et  dos  seigneurs 
•qui  tombent  entre  leurs  mains.  Ces  payeurs  veulent-ils  de  l'emporte- 
ment, elles  sont  vives  et  pétulantes.  Aiment-ils  la  retenue,  elles  se  ]ia- 
rent  d'un  extérieur  sage  et  vertueux.  Ce  sont  de  vrais  caméléons,  (pii 
changent  de  couleur  suivant  l'humeur  et  le  génie  des  hommes  qui  les 
approchent. 

Don  Gonzale  n'était  pas  du  goût  des  seigneurs  qui  demandent  des 
beautés  hardies;  il  ne  pouvait  souffrir  celles-là,  et  il  fallait,  pour  le  pi- 
quer, qu'une  femme  eût  un  air  de  vcsiale  :  aussi  Eufrasie,  se  réglant  là- 
Jessus,  faisait  voir  que  les  bonnes  comédiennes  n'étaient  pas  toutes  à  la 
comédie.  Je  laissai  mon  maître  avec  sa  nymphe,  et  je  descendis  dans  une 
salle  où  je  trouvai  une  vieille  femme  de  chambre,  que  je  reconnus  pour 
une  soubritle  qui  avait  été  suivante  d'une  comédienne.  De  son  côté,  elle 
me  remit,  et  nous  fîmes  une  scène  de  reconnai>saiice  digne  d'être  em- 
ployée dans  une  pièce  de  théâtre  Eh  !  vous  voilà,  seigneur  Gil  Blas  1  me 
ait  celte  soubrette,  transpoitée  de  joie;  vous  êtes  donc  sorti  de  chez  Ar- 
sénié, comme  moi  de  chez  Constance?  Oli  vraiment,  lui  répondis-jc,  il  y 
a  longtemps  que  je  l'ai  quittée;  j'ai  même  servi  depuis  une  fille  de  con- 
dition. La  vie  des  personnes  de  théâtre  n'est  guère  de  mon  goût.  Je  me 
suis  donné  mon  congé  moi-même,  sans  daigner  avoir  le  moindre  éclair- 
cissement avec  Arsénié.  Vous  avez  bien  fait,  reprit  la  soubretie,  nommée 
Béalrix.  J'en  ai  usé  a  peu  près  de  la  même  manière  avec  Constance.  Un 
beau  malin,  je  lui  rendis  mes  comptes  froidement  ;  elles  les  reçut  sans 
me  dire  une  syllabe,  et  nous  nous  sé[  arâmes  assez  cavalièrement' 

Je  suis  ravi,  lui  dis-je,  (pie  nous  nous  relrouvions  dans  une  maison 
plus  honorable.  Dona  Eufra.^ia  me  jiarait  une  façon  de  femme  de  qua- 
lité, et  je  la  crois  d'un  très-bon  caractère.  Vous  ne  vous  trompez  pas, 
me  répondit  la  vieille  suivante,  elle  a  de  la  naissance,  ce  qui  se  voit 
assez  par  ses  manières  ;  et  pour  son  humeur,  je  puis  vons  assurer  qu'il 
n'y  en  a  point  de  plus  é^alc  ui  de  plus  douce.  Elle,  c'est  ^etal  de  ci^s 
maîires.ses  emportées  et  diliicileg  qui  tiouvent  t  redire  à  tout,  qui  crient 
sans  cesse,  tourmentent  b  urs  domestiques,  et  dont  le  service,  en  un 
mol,  est  un  enfer.  Je  ne  l'ai  pas  encore  entendue  gronder  use  seule  fois, 
tant  elle  aime  la  douceur  !  Quand  il  m'arrive  de  ne  pas  faire  les  choses  à 
sa  fantaisie,  el'e  me  reprend  sans  colère,  et  jamais  il  ne  lui  échappe  de 
ces  cpithèles  dont  les  dames  violentes  sont  si  libérales.  Mon  maître,  re- 
pris-je,  est  aussi  foi  t  doux;  il  se  familiarise  avec  moi  et  me  traileconime 
son  égal  plutôt  que  comme  son  laquais  ;  en  un  mot,  c'est  le  meilleur  de 
tous  les  humains  ;  et  sur  ce  pied-là  nous  sommes,  vous  et  moi,  beaMCoup 
mieux  que  nous  n'étions  chez  nos  comédiennes.  .Mille  fois  mieux,  repar- 
tit Béalrix;  je  menais  une  vie  tumultueuse,  au  lieu  que  je  vis  présente- 
ment dans  la  retraite.  Il  ne  vient  pas  d'autre  homme  ici  que  le  seigneur 
don  Gonzale.  Je  ne  verrai  que  vous  dans  ma  solitude,  et  j'en  suis  bien 
aise.  Il  y  a  longtemps  que  j'ai  de  l'affection  pour  vous  ;  et  j'ai  plus  dune 
fois  envié  le  bonheur  d«  Laure  de  vous  avoir  pour  ami  ;  mais  enfin  j'es- 
père que  je  ne  serai  |ias  moins  heureuse  qu'elle.  Si  je  n'ai  pas  sa  jeu- 
nesse et  sa  beauté,  en  récompense  je  bais  la  coquetterie,  ce  nue  les 
hommes  ne  sauraient  assez  payer  ;  je  suis  une  tourterelle  pour  la  fidélité. 

Comme  la  bonne  Béatrix  était  une  de  ces  personnes  qui  sont  obligées 
d'offrir  leurs  faveuis,  parce  qu'on  ne  les  leur  demanderait  pas,  je  ne  fus 
nullement  tenté  de  profiter  de  ses  avances.  Je  ne  voulus  pas  pourtant 
qu'elle  s'aperçut  que  je  la  méprisais,  et  même  j'eus  la  politesse  de  lui 
parler  de  manière  ((u'elle  ne  perdit  pas  toute  espérance  de  m'engager  à 
l'aimer.  Je  m  imaginai  donc  que  j'avais  fait  la  conquête  d'une  vieille  sui- 
vante, etjerae  trompai  encore  dans  cette  occasion.  La  soubrette  n'en  usait 
pas  ainsi  avec  moi  seulement  pour  mes  beaux  yeux:  son  dessein  était  de 
m'inspircr  de  l'amour  jour  me  mettre  dans  les  intérêts  de  sa  maîtresse, 
pflur  qui  elle  se  sentait  si  zélée,  qu'elle  ne  s'embarras.sait  point  de  ce 
qu  il  lui  en  coiitcrait  pour  la  servir.  Je  reconnus  mon  erreur  dès  le  len- 
demain matin,  que  je  portai,  de  la  |iart  de  mon  maître,  un  billet  doux  à 
Eufrasie.  Cette  dame  me  fit  un  accueil  gracieux,  me  dit  mille  clio.ses 
obligeantes  ;  et  la  femme  de  chanibrejaussi  s'en  mêla.  L'une  admirait  ma 
physionomie  ;  l'autre  me  trouvait  un  air  de  sagcJiîe  et  de  prudence.  A  les 
entendre,  le  seigneur  don  Gonzale  possédait  en  moi  un  trésor.  Eu  un 
mot,  elles  me  louèrent  tant,  que  je  me  défiai  des  louanges  qu'elles  me 


'  donnèrent!  J  en  pénétrai  le  motif,  mais  je  les  reçus  en  apparence  avec 
Inule  la  simplicité  d'un  sot,  et  jiar  celle  contre-ruse  je  trompai  les 
friponnes,  qui  levèrent  enfin  le  masque. 

Ecoute,  Gil  Blas,  me  dit  Eufrasie,  il  ne  tiendra  qu'à  toi  de  faire  la 
fortune.  Agissons  de  concert,  mon  ami.  Don  Gonzale  est  vieux  et  d'une 
santé  si  délicale,  que  la  moindre  fièvre,  aidée  d'un  bon  médecin,  l'em- 
portera. Ménageons  les  moments  qui  lui  restent,  et  faisons  en  sorte  qu'il 
me  laisse  la  meilleure  partie  de  son  bien.  Je  t'en  ferai  bonne  part,  je  te 
le  promets  ;  et  lu  peux  compter  sur  Cf  tte  promesse,  comme  si  je  te  la 
faisais  par-devant  tous  les  notaires  de  Madrid,  ftladame,  lui  répondis-je, 
disposez  de  votre  serviteur.  Vous  n'avez  qu'à  n.e  prescrire  la  conduiie 
que  je  dois  tenir,  et  vous  serez  satisfaite.  Eh  bien,  repril-elle,  il  faut  ob- 
server Ion  maître,  et  me  rendre  compte  de  tons  ses  pas.  Quand  vous 
vous  entretiendrez  tous  deux,  ne  manque  pas  de  faire  tomber  la  conver- 
sation sur  les  femmes;  et  de  là  prends,  mais  avec  art.  occasion  de  lui 
dire  du  bien  de  moi:  occupe-le  d'Eufiasie  autant  qu'il  lésera  possible.  Ce 
n'est  pas  tout  ce  que  j'exige  de  toi,  mon  ami  ;  je  te  recommande  encore 
d'ère  fort  attentif  à  ce  qni  se  passe  dans  la  famille  des  Pachcco.  Si  lu 
t'aperçois  que  quelque  parent  de  don  Gonzale  ait  de  grandes  assiduités 
auprès  de  lui,  el  cauche  en  joue  sa  succession,  tu  m'en  avertiras  anssî- 
tùl  :  je  ne  t'en  demande  pas  davantage;  je  le  coulerai  à  fond  en  peu  de 
temps.  Je  connais  les  divers  caracléres  des  parents  de  Ion  maître  ;  je  sais 
miels  portraits  ridicules  on  lui  peut  faire  d'eux,  el  j'ai  déjà  mis  assez  mal 
dans  son  esprit  tons  ses  neveux  et  ses  cousins. 

Jejugiai  par  ces  instructions,  el  par  d'autres  qu'v  joignit  Eufrasie, 
que  celte  dame  était  de  celles  qui  s'attachent  aux  vieillards  généreux. 
Elle  avait  depuis  peu  obligé  Gonzale  à  vendre  une  terre  dont'elle  avait 
touché  l'argent.  Elle  tirait  de  lui  tous  les  jours  de  bonnes  nippes,  et,  de 
plus,  elle  espérait  (|u'il  ne  l'oublierait  pas  dans  son  testament.  Je  feignis 
de  m'eiigager  volontiers  à  faire  tout  ce  qu'on  allendail  de  moi;  et,  pour 
ne  rien  dissimuler,  je  doutai,  en  m'en  relournant  au  logis,  si  je  conlrî- 
biierais  à  tromper  mon  maître,  ou  si  j'entreprendrais  de  le  déiacher  de 
sa  maiiresse.  Ce  dernier  parti  me  paraissait  plus  honnête  (|ue  l'autre,  et 
je  me  sentais  plus  de  penchant  à  remplir  mon  devoir  qu  à  le  trahir. 
D'ailleurs  Eufrasie  ne  m'avait  rien  promis  de  positil,  «tcela  peut-être 
était  cause  qu'elle  n'avait  pas  corrom|)u  ma  fidélité.  Je  me  rè.^olus  donc 
à  servir  don  Gonzale  avec  zèle,  et  je  me  persuadai  que,  si  j'étais  assez 
heureux  pour  l'ariaclier  à  son  idole,  je  serais  mieux  payé  de  celle  bonne 
action  que  des  mauvaises  que  je  pourrais  faire. 

Pour  parvenir  à  la  fin  que  je  me  proposais,  je  me  montrai  tout  dévoué 
au  service  de  dona  Eufrasia.  Je  lui  Us  accroire  que  je  parlais  d'elle  in- 
cessamment à  mon  maitie,  et  là-dessus  je  lui  débitais  des  fables  qu'elle 
prenait  pour  argent  comiÉlant.  Je  m'insinuai  si  bien  dans  son  esprit, 
qu'elle  me  crut  entièrement  dans  ses  intérêts.  Pour  mieux  lui  en  impo- 
ser encore,  j'affctai  de  paraître  amoureux  de  Béalrix,  qui,  ravie  à  son 
âge  de  voir  un  jeune  homme  à  ses  trousses,  ne  se  souciait  guère  d'être 
trompée,  pourvu  que  je  la  Ironqiasse  bien.  Lorsque  nous  étions  auprès 
de  nos  princesses,  moii  maître  et  moi,  cela  faisait  deux  tableaux  diffé- 
rents dansMcmème  goût.  Don  Gonzale,  sec  et  pâle  comme  je  l'ai  peint, 
avait  r^ir  d'un  agonisant  quand  il  voulait  iâire  les  doux  yeux;  et  mo3 
infante,  à  mesure  que  je  me  montrais  y.]m  passionné,  prenait  des  ma- 
nières enfantines,  et  fai.sail  tout  le  manège  d'une  vieille  coquelte  :  aussi 
avait-elle  quarante  ans  d'école  pour  le  moins.  Elle  s'était  raffinée  au  ser- 
vice de  quelques-unes  de  ces  héroïnes  de  galanterie  qui  savent  jilaire 
jusque  dans  leur  vieillesse,  et  qui  meurent  chargées  des  dépouilles  de 
deux  ou  trois  géuéralions. 

Je  ne  me  contentais  pas  d'aller  tons  les  soirs  avec  mon  maître  chez 
Eufrasie,  j'y  allais  quelquefois  tout  seul  jiendant  le  jour,  et  je  m'allen- 
dais  loujours  à  trouver  dans  celte  maison  quelque  jeune  galant  caché  ; 
mais,  à  quelque  heure  que  j'y  entrasse,  je  n'y  rencontrais  jamais  d'hom- 
me, pas  même  de  femme  d'un  air  èquivoi|uc.  Je  n'y  découvrais  pas  la 
moindre  trace  d'infidélité;  ce  qui  ne  m'étonnait  jias  peu:  car,  quoique 
liéalrix  m'eut  assuré  que  sa  maîtresse  ne  recevait  aucune  visite  mascu- 
line, je  ne  pouvais  penser  qu'une  si  jolie  dame  fût  exactement  fidèle  à 
don  Gonzale.  En  quoi  certes  je  ne  faisais  pas  un  jugement  téméraire;  et 
la  bille  Eufrasie,  comme  vous  le  verrez  bientôt,  jiour  a  tendre  plus  pa- 
tiemment la  succession  de  mon  maître,  s'était  pourvue  d'un  amant  plus 
convenable  à  une  femme  de  son  âge. 

Un  malin,  je  ]iortais  à  mon  ordinaire  un  billet  doux  à  la  princesse. 
J'aperçus,  tandis  que  j'étais  dans  sa  chambre,  les  [deds  d'un  homme  ca- 
che de'rrière  une  tapisserie.  Je  me  gardai  bien  de  faire  connaître  que  je 
b's  voyais,  ■  t,  .'•ilôl  que  j'eus  fait  ma  commission,  je  sortis  sans  faire  sem- 
blant de  les  avoir  remarqués;  mais,  quoique  cet  objitdt'il  peu  me  sur- 
prendre, et  i|ue  la  chose  ne  roulât  pas  sur  mon  comple.  je  ne  laissai  pas 
d'en  cire  fort  ému.  Ah  !  perfiile,  disais-je  ivec  indignation,  scélérate  Efi- 
frasie!  lu  n'es  pas  satisfaite  d'imposer  à  un  bon  virillard  en  lui  pcisiin- 
dant  que  lu  l'aimes;  il  fiul  rpie  lu  le  livris  à  un  antre,  pour  moitre  le 
comble  à  ta  trahison  !  Que  j'étais  fai,  quand  j'y  pense,  de  raisonner  de 
la  sorte  !  Il  fallait  plulôl  rire  de  cette  avenliiie,  el  la  regarder  comme 
une  compensation  des  ennuis  et  di  s  langueurs  qu'il  y  avait  dans  le  com- 
merce de  mon  maître.  J  aurais  du  moins  mieux  fait  de  n'en  dire  nioi, 
que  de  me  servir  de  celte  occasion  pour  faire  le  bon  valet.  Mais,  au  lieu 
(le  modérer  monlzéle,  j'entrai  avec  chaleur  dans  les  intérêts  de  don  Gon  - 
zalc,  et  lui  fis  un  fidèle  rapport  de  ce  que  j'avais  vu  ;  j'ajoutai  même  a 
cela  qu'Eufrasie  m'avait  voulu  séduire.  Je  ne  dissimulai  rien  de  tout  ce 


54 


GIL  BLAS. 


qu'elle  m'avait  dit,  et  il  ne  tint  (lu'à  lui  de  connaître  parfaitement  sa 
maîtresse.  Il  me  fit  qiicUiiies  questions,  comme  s'il  n'eût  pas  entié/-e- 
ment  a.jonté  foi  à  ce  que  je  venais  de  lui  rapporter  ;  mais  telles  furent 
mes  réponses,  qu'elles  lui  ôtèrent  la  salisfaclion  d'en  pouvoir  douter. 
Il  en  fut  frappé,  malgré  le  sang-froid  qu'il  conservait  dans  toute  autre 
chose,  et  «ne  petite  émotion  de  colère  qui  parut  sur  son  visage  sembla 
présager  que  la  dame  ne  lui  serait  pas  impunément  infidèle.  C'est  assez, 
Gil  ofas,  me  dit-il,  je  suis  très-sensii)le  à  l'altaclicment  que  je  te  vois 
à  mon  service,  et  ta  fidélité  me  plaît.  Je  vais  tout  à  l'heure  chez  Eu- 
frasie;  je  veux  l'accabler  de  reproches,  et  rompre  avec  l'ingrate.  A  ces 
mots,  il  sortit  effectivement  pour  se  rendre  chez  elle,  et  il  me  disiiensa 
de  le'  suivre,  pour  m'épargner  le  mauvais  rôle  que  j'aurais  eu  à  jouer 
pendant  leur  éclaircissement. 

J'attenilis  le  plus  impatiemment  du  monde  que  mon  maître  fut  de  re- 
tour. Je  ne  doutais  point  qu'ayant  un  aussi  grand  sujet  qu'il  en  avait  de 
se  plaindre  de  sa  nymphe,  il  ne  revînt  détaché  de  ses  attraits,  ou  tout  au 
moins  résolu  d'y  renoncer.  Dansceite  pensée,  je  m'applaudissais  de  mon 
ouvrage.  Je  me  représentais  le  plaisir  qu'auraient  les  héritiers  naturels 
dedon' Gmzale,  (juand  ils  apprendraient  que  leur  parent  n'était jdus  le 
jouet  d'une  passion  si  contraire  à  leurs  inlérèls.  Je  me  llattais  qu'ils  m'en 
tiendraient  compte,  et  qu'enfin  j'allais  me  distinguer  des  autres  valets 
de  chambre,  qui  sont  ordinairement  plus  disposés  à  maintenir  leurs  maî- 
tres dans  la  débauche  qu'à  les  en  retirer.  J  aimais  l'honneur,  et  je  pen- 
sais avec  plaisir  que  je  passerais  pour  le  coryph-c  des  domcsliques.  Mais 
une  i!ée  si  agréable  s'évanouit  quelques  heures  après.  Mon  patron  ar- 
riva. Mon  anii,  me  dil-il,  je  viens  d'avoir  un  entretien  très-vif  avec  Eu- 
frasie.  Je  l'ai  traitée  d'ingrate  et  de  pi'rUde  ;  je  l'ai  accablée  do  reproches. 
S:ii.s-tu  bien  ce  qu'elle  m'a  répondu  '?  Que  j'avais  tort  d'écouler  des  valets. 
Elle  soutient  que  tu  m'as  fait  un  faux  rapport.  ïu  n'es,  si  on  l'eiî  croit, 
qu'un  imposteur,  qu'un  valet  dévoué  à  mes  neveux,  pour  l'amour  de 
qui  lu  n'épargnerais  rien  pour  me  brouiller  avec  elle.  J'ai  vu  couler  de  ses 
yeux  des  pleurs,  mais  des  pleurs  véritables.  Elle  m'a  juré,  par  ce  qu'il  y 
â  de  plus  sacré,  qu'elle  ne  t'a  fait  aucune  proposition,  et  qu'elle  ne  voit 
pas  un  homme.  Béalrix,  qui  me  parait  une  bonne  fille,  incapable  de 
mentir,  m'a  prolesté  la  même  ciiose;  de  sorte  que  malgré  moi  ma 
colère  s'est  apaisée. 

Eh  quoi  !  monsieur,  interrompis-je  avec  douleur,  douiez-vous  de  ma 
sincérité?  vous  défiez-vous...  Non,  mon  enfant,  interrompit-il  ;i  son  tour; 
je  te  rends  justice.  Je  ne  te  crois  |ioint  d'accord  avec  mes  neveux  Je  suis 
persuadé  que  mon  intérêt  seul  te  touche,  et  je  t'en  sais  bon  gré  ;  mais, 
après  tout,  les  apparences  sont  trompeuses:  peut-être  u'as-lu  pas  vu  effec- 
tivement ce  que  tu  t'imaginais  voir;  et,  dans  ce  cas,  juge  jusqu'à  quel  point 
ton  accusation  doit  être  désagréable  à  Eufrasie  !  Quoi  qu'il  en  soil,  c'est 
une  femme  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'aimer;  c'est  mon  sort  :  il  faut 
même  que  je  lui  fasse  le  sacrilice  qu'elle  exige  de  mon  amour,  et  ce  sacri- 
fice est  de  te  donner  ton  congé.  J'en  suis  lâché,  mon  pauvre  Gil  Blas,  pour- 
suivit-il, et  je  t'assure  que  je  n'y  ai  consenti  qu'à  regret;  mais  je  ne 
saurais  faire  autrement  :  compatis  à  ma  faiblesse  ;  ce  q\ii  doit  te  conso- 
ler, c'est  que  je  ne  te  renverrai  pas  sans  récompense.  De^  plus,  je  pré- 
tends le  placer  chez  une  dame  de  mes  amies,  où  tu  seras  fort  agréable- 
ment. 

Je  fus  bien  mortifié  de  voir  tourner  ainsi  mon  zèle  contre  moi.  Je 
maudis  Eufrasie.  et  déplorai  la  faiblesse  de  don  Gonzale,  de  s'en  êlre 
laissé  posséder.  Le  bon  vieillard  sentait  assez  qu'en  me  congédianl  jiour 
plaire  seulement  à  sa  maîtresse,  il  ne  faisait  pas  une  action  des  plus  vi- 
riles :  aussi,  pour  compenser  sa  mollesse  et  me  mieux  faire  avaler  la 
])ilulc,  il  me  donna  cinquante  ducats,  et  me  mena  le  jour  suivant  chez  la 
marquise  de  Chaves,  à  laquelle  il  dit,  en  ma  présence,  que  j'étais  un 
jeune  homme  qui  n'avait  que  de  bonnes  qualités  ;  qu'il  m'aimait,  et  que 
des  raisons  de  famille  ne  lui  permettant  pas  de  me  retenir  à  son  service, 
il  la  priait  de  me  prendre  au  sien.  Elle  me  reçut  dés  ce  moment  au  nom- 
bre de  ses  donipsiijues,  si  bien  (jne  je  me  trouvai  tout  à  coup  dans  une 
nouvelle  maison. 

CII.M'lTllE  VIII. 

ne  quel  caractère  clail  l.i  marquise  de  Chaves,  r(  quelles  personnes  allaient  ordinairemcju 
chez  elle. 

U  marquise  de  Chaves  était  une  veuve  do  tren'c-cinq  ans,  belle,  grande 
et  bien  faite.  Elle  jouiss;iit  d'un  revenu  de  dix  mille  ducats,  cl  n'avait 
point  d'enfants.  Je  n'ai  jamais  vu  de  femme  plus  sérieuse,  ni  qui  parlât 
moins.  Cela  ne  rcmpccliait  pas  de  passer  pour  la  dame  de  .Madrid  la  ijlus 
spirituelle.  Le  grand  concours  de  personnes  de  qualité  et  de  gens  de 
lettres  qu'on  voyait  chez  elle  tous  les  jours  contribuait  peut-être  plus  que 
.son  mériie  à  lui  donner  cette  réputation.  C'est  une  chose  que  je  nt  dé- 
ciderai point.  Je  me  contenterai  de  dire  que  son  nom  l'imiportail  \uie 
idée  de  génie  supérieur,  et  que  sa  maison  était  apiicléc  par  excellente 
dans  la  ville,  le  bureau  d-s  ouvrages  d'esprîl.  ' 

El'feclivemenl  on  y  lisait  chaque  jour  taulot  des  poèmes  dramatiques 
cl  taiilôl  d'aulri'S  poésies.  Mais  on  n'y  faisait  guère  que  des  lectures  sé- 
neiises  ;  1rs  pièces  comiques  y  étaient  méprisées.  Un  n'y  regardait  la 
meilleuie  CDnie.lic  ou  le  roman  le  plus  ingénieux  et  le  plus  cave  nue 
comme  une  faible  production  qui  ne  inérUiit  aucune  louange  ;  au  lieu 


que  le  moindre  ouvrage  sérieux,  une  ode,  une  églogue,  un  sonnet,  y  pas- 
sait pour  le  plus  grand  effort  de  l'esprit  humain.  Il  arrivait  souvent 
que  le  public  ne  confirmait  pas  les  jugements  du  bureau,  et  que  même  il 
sifllait  quelquefois  impoliment  les  pièces  qu'on  y  avait  fort  applaudies. 

J'étais  mailre  de  salle  dans  cette  maison,  c'est-à-4ire  que  mon  emploi 
consistait  à  tout  préparer  dans  l'appartement  de  ma  maîtresse  pour  rece- 
voir la  compagnie,  à  ranger  des  chaises  pour  les  hommes  et  des  carreaux 
pour  les  femmes  :  après  quoi  je  me  tenais  à  la  porte  de  la  chambre,  pour 
annoncer  et  iniroduire  les  personnes  qui  arrivaient.  Le  premier  jour,  à 
mesure  que  je  le;  faisais  entrer,  le  gouvcrneir  des  pages,  qui  par  hasard 
était  alors  dans  l'anlichambie  avec  moi,  me  les  dépeignait  agréablement. 
Il  se  nommait  André  Molina.  Il  était  naturellement  froid  et  railleur,  et 
ne  manquait  pas  d'esprit.  D'abord  un  évêque  se  présenta.  Je  l'annonçai  ; 
et,  quand  il  fut  entré,  le  gouverneur  me  dit  :  Ce  prélat  est  d  un  carac- 
lère  assez  plaisant.  Il  a  quelque  crédit  à  la  cour  ;  mais  il  voudrait  bien 
persuader  qu'il  en  a  beaucoup.  Il  fait  des  offres  de  services  à  lonl  le 
inonde,  et  ne  sert  personne.  Un  jour  il  rencontre  chez  le  roi  un  cavalier 
qui  le  salue;  il  l'arrête,  l'accable  de  civilités,  et  lui  serrant  la  main:  Je 
suis,  lui  dit-il,  t  lut  acquis  à  Volrc  Seigneurie.  Mettez-moi,  de  grâce,  à 
l'épreuve;  je  ne  mourrai  point  content,  si  je  ne  trouve  une  occasion  de 
vous  obliger.  Le  cavalier  le  remercia  d'une  manière  pleine  de  reconnais- 
sance; et,  quand  ils  furent  tous  deux  séparés,  le  prélat  dit  à  un  de  ses 
officiers  qui  le  suivait  :  Je  crois  connaître  cet  hommt-là  ;  j'ai  une  idée 
confuse  de  l'avoir  vu  quelque  part. 

Un  moment  après  l'évêque,  le  fils  d'un  grand  parut  ;  et  lorsque  je  l'eus 
inlroluil  dans  la  chambre  de  ma  maîtresse,  Ce  seigneur,  me  dit  Molina, 
est  encore  un  original.  Ininginez-vous  qu'il  entre  souvent  d.ius  une  mai- 
son pour  traiter  d'une  affaire  importante  avec  le  mailre  du  logis,  qu'il 
quille  sans  se  souvenir  de  lui  en  parler.  Mais,  ajouta  le  gouverneur  en 
vovant  arriver  deux  femmes,  voici  dona  Angela  de  Penafiel  et  dona 
Margarila  de  Montaivan.  Ce  sont  deux  dames  qui  ne  se  ressemblent  nul- 
lement. Dona  Margarila  se  pique  d  êlre  philosophe  ;  elle  va  tenir  tête 
aux  plus  profonds  docteurs  de  S.ilamanque,  et  jamais  ses  raisonnemenis 
ne  céderoHl  à  leurs  raisons.  Pour  dona  Angela,  elle  ne  fait  point  la  sa- 
vante, quoiqu'elle  ail  l'esprit  cultivé.  Ses  discours  ont  de  la  justesse,  ses 
pensées  sont  fines,  ses  expressions  délicates,  nobles  et  naturelles.  Ce 
dernier  caractère  est  aimable,  dis-je  à  Molina;  mais  l'aulre  ne  convient 
guère,  ce  me  semble,  au  beau  sexe.  Pas  trop,  répondii-il  en  souriant;  il 
y  a  même  bien  des  hommes  qu'il  rend  ridicules.  Madame  la  marquise, 
noire  maîtres.se,  continua-t-il,  est  aussi  un  peu  grippée  de  pliiloso|diie. 
Qu'on  va  disputer  ici  aujourd'hui  !  Dieu  veuille  que  la  religion  ne  soil  pas 
intéressée  dans  la  dispute  ! 

Comme  il  acliev:iil  ces  mots,  nous  vîmes  entrer  un  homme  sec,  qui 
avait  l'air  grave  et  renfrogné.  Mon  gouverneur  ne  l'épargna  point.  Celui- 
ci,  me  dit-il,  est  un  de  ces  esprits  sérieux  qui  veulent  passer  pour  de 
grands  génies,  à  la  faveur  de  leur  silence  on  de  quelques  .sentences  tirées 
deSénè que,  et  qui  ne  sont  que  de  sols  personnages,  à  les  examiner  fort 
sérieusement.  11  vint  ensuite  un  cavalier  d'assez  belle  taille,  qui  avait  la 
mine  grecque,  c'est-à-dire  le  maintien  plein  de  suffisance.  Je  demandai 
ipii  c'ét-iit.  C'est  un  poêle  dramaiiipie,  me  dit  Molina.  11  a  fait  cent  raille 
vers  en  sa  vie,  qui  ne  lui  ont  pas  rapporté  quatre  sous  ;  mais,  en  récom- 
pense, il  vient  avec  six  lignes  de  prose  de  se  f.iire  un  établissement  con- 
sidérable. 

J'allais  m'éelaiicir  de  la  nature  d'une  fortune  faite  à  si  peu  de  frais, 
quand  j'entendis  un  grand  bruit  sur  l'escalier.  Bon,  s'écria  le  gouver- 
neur, voici  le  licencié  Campanaiio.  Il  .s'annonce  lui-même  avant  qu'il 
paraisse;  il  se  met  à  parler  des  la  porte  de  la  rue,  et  en  voilà  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  sorti  de  la  maison.  En  eflel,  tout  retentissait  de  la  voix  ,dii 
bruyant  licencié,  qui  entra  enfin  dans  l'antichambre  avec  un  bachelier 
de  ses  amis,  et  qui  ne  déparla  point  tant  que  dura  sa  visite.  Le  seigneur 
Campanario,  dis-je  à  Molina,  est  apparemment  un  beau  génie.  Oui,  ré- 
pondit mon  gouverneur,  c'est  un  homme  qui  a  des  saillies  brillantes,  des 
expressions  détournées  ;  il  est  réjouissant.  Mais,  outre  que  c'est  un  par- 
leur impitoyable,  il  ne  laisse  pas  de  se  répéter;  et,  pour  n'estimer  les 
choses  qu'autant  qu'elles  valent,jc  croîs  que  l'air  agréable  et  comique  qui 
assai.soiine  ce  qu'il  dit  en  fait  le  plus  grand  mérite.  La  meilleure  partie 
de  ses  traits  ne  ferait  pas  grand  honneur  à  un  recueil  de  bons  mots. 

Il  vint  encore  d'autres  personnes,  dont  Molina  me  fit  de  plaisants  por- 
traits. Il  n'oublia  pas  de  me  peindre  aussi  la  manpiise,  et  sa  peinture  fut 
de  mon  goût.  Je  vous  donne,  me  dit-il,  noire  patronne  pour  un  esprit 
assez  uni,  malgré  sa  philosophie.  Elle  n'est  poini  d'une  humeur  difficile, 
el  on  a  peu  de  c.i|)rices  à  essuyer  en  la  servant.  C'est  une  femme  de  qua- 
lité des  plus  raisonnables  que  je  connaisse  ;  elle  n'a  même  aucune  pas- 
sion. Elle  est  sans  goût  pour  Jc  jeu  comme  jiour  la  galanterie,  el  n'aime 
que  la  conversation.  Sa  vie  serait  bien  cuimyeusc  pour  la  plii|iarl  des 
(lames.  Le  gouverneur,  par  cet  éloge,  me  prévint"  en  faveur  de  ma 
mailressc.  Cependant,  quelques  jours  après,  je  ne  pus  m'empêcher  de  la 
soupçonner  de  n'être  pas  si  euncniic  de  l'amour,  et  je  vais  dire  sur  quel 
fondement  je  conçus  ce  soupçon. 

Un  malin,  pendant  qu'elle  était  à  sa  toilette,  il  se  présenta  devant  moi 
un  petit  homme  de  quarante  ans,  désagréable  de  sa  ligure,  plus  cra.sseux 

3ue  l'auteur  Pedro  de  Moya,  et  fori  bossu  par-dessus  le  marché.  11  me 
il  qu'il  voulait  parler  à  madame  la  marquise.  Jc  lui  demandai  de  quelle 
part.  De  la  mienne,  ré|)ondit-il  fièremeni.  Dites  lui  qui!  je  suis  le  cava- 
lier dont  elle  s'entretint  hier  avec  dona  .\iina  de  Valasco.  Je  l'introduisis 


GIL  BLAS. 


daii»  l'appai  leiiieiit  Je  ma  mailresse,  it  je  l'annonçai.  La  marquise  fit 
aussitôt  une  exclamation,  et  dit  avec  un  transport  de  joie  qu'il  pouvait 
entrer.  Elle  ne  se  contenta  pas  de  le  recevoir  favorablement,  elle  obligea 
tontes  ses  femmes  à  sortir  de  la  chambre  ;  de  sorte  que  le  petit  bossu, 
plus  heureux  qu  un  hoiméle  homme,  y  demeura  seul  avec  elle.  Les  sou- 
brettes et  moi  nous  rimes  un  peu  de  ce  beau  lêle-a-lête,  qui  dura  prés 
d'une  heure;  après  quoi  mi  jiatronne  congédia  le  bossu  eu  lui  faisant  des 
civilités  qui  marquaient  qu'elle  était  trés-contente  de  lui. 

Elle  avait  effectivement  pris  tant  de  plaisir  à  son  entretien,  qu'elle  me 
dit  le  soir  en  particulier  :  Gil  Blas,  ciuaud  le  bos.su  reviendra,  faites-le 
entrer  dans  mon  appartement  le  plus  secrètement  que  vous  pourrez.  Ce 
commandement,  je  l'avoue,  me  donna  d'élraugcs  soupçons  ;  néanmoins, 
suivant  l'ordre  de  la  marquise,  dés  que  le  petit  homme  revint,  et  ce  fut 
le  lendemain  malin,  je  le  conduisis  par  un  escalier  dérobé  jusque  dans  la 
chambre  de  madame.  Je  fis  pieusement  la  même  chose  deux  ou  trois  fuis, 
et  je  conclus  de  là  que  la  marquise  avait  des  inclinations  bizarres,  ou 
que  le  bossu  faisait  le  personnage  d'un  entremetteur. 

Ma  foi,  disais  je,  prévenu  deœtte  opinion,  si  ma  maîtresse  aime  quel- 
que homme  bien  fait,  je  lui  pardonne  ;  mais,  si  elle  est  entêtée  de  ce 
magot,  franchement  je  ne  puis  excuser  celte  dépravation  de  goût.  Que  je 
jugeais  mal  de  la  patronne  !  Le  petit  bossu  se  mêlait  de  magie,  et  comme 
ou  avait  vanté  suu  savoir  A  la  marquise,  qui  se  prêtait  volontiers  aux 
prestiges  des  charlatans,  elle  avait  des  entretiens  particuliers  avec  lui.  Il 
faisait  voir  dans  le  verre,  montrait  à  tourner  le  sas,  et  révélait  pour  de 
l'argent  tous  les  mystères  de  la  cabale  :  ou  bien,  pour  parler  plus 
juste,  c'était  un  fripon  qui  subsistait  aux  dépens  des  personufs  trop  cré- 
dules :  et  l'on  disait  qu'il  avait  sous  contribution  plusieurs  femmes  de 
qualité. 

CU-VriTRE  IX. 

Par  quel  iucidcjit  Cil  Blas  sorlll  de  cheî  la  marquise  de  Cliavcs:  el  re  qu'il  doviiil. 

II  y  avait  six  mois  que  je  demeurais  chez  la  marquise  de  Chaves,  et 
j'étais  fort  content  de  ma  condition.  Mais  la  destinée  que  j'avais  à  rem- 
plir ne  me  permit  pas  de  faire  un  plus  long  séjour  dans  la  maison  de 
cette  dame,  ni  même  à  Madrid.  Voici  l'aventure  qui  m'obligea  de  m'en 
éloigner. 

Parmi  les  femmes  de  ma  maîtresse,  il  y  en  avait  une  qu'on  appelait 
Porcie.  Outre  qu'elle  était  jeune  et  belle,  je  la  trouvai  d'un  si  bon  ca- 
ractère, que  je  m'y  attachai  san-i  savoir  qu'il  me  f.mdi'ait  disputer  son 
cœur.  Le  secrétaire  de  la  marquise,  homme  fier  et  jalou.x,  était  épris  de 
ma  belle.  II  ne  s'aperçut  pas  plutôt  Je  mon  amour,  que,  saus  chercher 
à  s'éclaircir  Je  quel  œil  Porcie  me  voyait,  il  résolut  de  me  faire  tirer 
l'cpée.  Pour  cet  effet,  il  me  donna  rendez-vous  un  malia  dans  un  en- 
droit écarté.  Comme  c'était  un  petit  homme  qui  m'arrivait  à  peine  aux 
épaules,  et  qui  me  paraissait  très-faible,  je  ne  le  crus  pas  un  rival  fort 
dangereux.  Je  me  rendis  avec  confiance  au  lieu  où  il  m'avait  appelé.  Je 
comptais  bien  de  remporter  une  victoire  aisée,  et  de  m'e;i  faire  un  mé- 
rite auprès  de  Porcie  ;  mais  l'événement  ne  répondit  point  à  mon  at- 
tente. Le  petit  secrétaire,  qui  avait  deux  ou  trois  ans  de  salle,  me  désar- 
ma comme  un  enfant  ;  et  me  iirésentant  la  pointe  de  son  épée,  Prépare- 
loi,  me  dit-il,  à  recevoir  le  coup  de  la  mort,  ou  bien  donne  moi  la 
parole  d'honneur  (|ue  tu  sortiras  aujourd'hui  de  chez  la  marquise  de 
Chaves,  cl  que  lu  ne  penseras  plus  à  Porcie.  Je  lui  fis  voluutiers  celle 
promesse,  et  je  la  lins  sans  répugnance.  Je  me  faisais  une  peine  de  pa- 
raître devant  les  domestiques  Je  notre  hôtel  après  avoir  clé  vaincu,  et 
surtout  devant  la  belle  Uéléneqni  avait  fait  le  sujet  de  notre  combal.  Je 
ne  retournai  au  logis  que  pour  y  piendre  tout  ce  une  j'avais  de  nippes 
et  d'argent;  et  dés  le  mcmc  joiirje  marchai  vers  ToléJe,  la  bourse  assez 
bien  garnie  cl  le  dos  cli,.rgé  d'un  paquet  composé  de  toutes  mes  hardcs. 
Quoique  je  ne  me  fusse  point  engagé  à  quitter  le  séjour  de  Madrid,  je  ju- 
geai a  piopos  de  m'en  écarter,  du  moins  pour  quelques  années.  Je  for- 
mai la  résolution  de  parcourir  l'Espagne,  el  de  m'arrèler  de  ville  en 
ville.  L'argent  que  j'ai,  disais-je,  mo  mènera  loin  :  je  ne  le  dépenserai 

Iias  indiscrètemciit;  cl,  quand  je  n'en  aurai  plus,  je  me  ri  mettrai  à  servir. 
In  garçon  fait  comme  je  suis  trouvera  des  conditions  de  reste  quand  il 
lui  plaira  d'en  chercher  ;  je  n'aurai  qu'à  choisir. 

J'avais  particulièrement  envie  de  voir  ToléJe;  j'y  arrivai  au  bout  de 
trois  jours.  J'allai  loger  dans  une  bonne  hôtellerie,  où  je  passai  pour  un 
cavalier  d'importance,  à  la  faveur  de  mon  habit  d'homme  à  bonnes  for- 
tunes, dont  je  ne  manquai  pas  de  me  iiarer  ;  et,  jiar  des  airs  Je  peiii- 
mailre  que  j'affectai  de  me  donner,  il  dépendit  de  moi  de  lier  commerce 
avec  de  jolies  femmes  qui  demeuraient  dans  mon  voisinage;  mais  ayant 
appris  ipi'il  fallait  débuter  clnz  elles  par  une  grande  dépense,  cela  brida 
mes  désirs,  et  me  scnlanl  toujours  du  goût  pour  les  voyages,  après  avoir 
vu  tout  ce  (ju'on  voit  de  curieux  à  ToléJe,  j'en  partis  un  jour  au  lever 
de  l'aurore,  et  pris  le  chemin  de  (iuença,  dans  le  dessein  d'aller  en 
Aragon.  J'i  ntrai  la  seconde  journée  dans  une  hôtellerie  que  je  trouvai 
sur  la  roule;  et,  dans  le  temps  <|ue  je  commençais  i  m'y  rafraîchir,  il 
survint  une  troupe  d'archers  de  la  sainte  llermaiidad.  Ces  messieurs  de- 
mandèrent du  vin,  se  mirent  à  boire,  el  j'cnlendis  qu'en  buvant  ils  fai- 
saient le  portrait  d'un  jeune  honjnic  qu  iK  avaient  ordre  d'aricter.  Le 
cavalier,  disait  l'un  d'entre  eux,  n'a  pas  plus  de  vingt-trois  ans;  il  a  de 


longs  cheveux  noirs,  une  belle  taille,  le  nez  aquilin,  et  il  est  monté  sur 
un  cheval  bai-brun. 

Je  les  écoulai  sans  paraître  faire  quelque  altention  à  ce  qu'ils  disaient, 
et  véritablement  je  ne  m'en  souciais  guère.  Je  les  laissai  dans  l'hôtellerie, 
el  continuai  mon  chemin.  Je  u'eus  pas  fait  un  demi-quart  de  lieue,  que 
je  reucontr.ii  un  jeune  cavalier  fort  bien  fait,  et  monté  sur  un  cheval 
châtain.  Par  ma  foi,  dis-je  en  moi-même,  voici  l'homme  que  les  archers 
cherchenl,  ou  je  suis  bien  trompé.  11  a  une  longue  chevelure  noire  et  le 
nez  aquilin  ;  c'est  assurément  lui  qu'on  veut  pincer.  11  faut  que  je  lui 
rende  un  bon  office.  Seigneur,  lui  Jis-je,  permetiez-moi  de  vous  demander 
si  vous  n'avez  point  sur  les  bras  (jnelque  alfaii-e  d'honneur.  Le  jeune  homme, 
sans  me  répoudre,  jeta  les  yeux  sur  moi,  et  parut  surpris  de  ma  qiiestion. 
Je  l'assurai  que  ce  n'él.iif  iioint  par  curiosité  que  je  venais  de  lui  adres- 
ser ces  paroles.  Il  en  fut  bien  persuadé  quand  je  lui  eus  rapporté  tout  ce 
que  j'avais  entendu  dans  l'hôtellerie.  Généreux  inconnu,  me  dil-il,  je  ne 
vous  dissimulerai  point  que  j'ai  sujet  de  croire  qu'effectivement  c'est  à 
moi  que  ces  archers  eu  veulent  ;  ainsi  je  vais  suivre  une  autre  route  pour 
les  éviter.  Je  suis  d'avis,  lui  répliquai-je.  que  nous  cherchions  un  en- 
droit ou  vous  soyez  sûrement,  et  où  nous  puissions  nous  mettre  à  cou- 
vert d'un  orage  ([ue  je  vois  dans  l'air,  el  qui  va  bientôt  tomber.  En 
même  temps,  nous  découvrîmes  et  gagnâmes  une  allée  d'arbres  assez 
touffus,  qui  nous  couduisit  au  pied  d'une  montagne,  où  nous  trouvâmes 
un  ermitage. 

C'était  une  grande  et  profonde  grotte  que  le  temps  avait  percée  dans 
la  montaL'ue  ;  et  la  main  des  hommes  y  avait  ajouté  un  avanl-cor|is  de 
logis  bàti^de  rocailles  et  de  coqui  lages'  et  tout  couvert  de  gazon.  Les 
environs  élaient  parsemés  de  mille  soVtes  Je  Heurs  qui  parfumaient  l'air  ; 
et  l'on  voyait  auprès  de  la  grotte  une  petite  ouverture  Jans  la  monta- 
gne, par  où  sortait  avec  bruit  une  source  d'eau  qui  courait  se  répandre 
dans  une  prairie.  Il  y  avait  à  l'entrée  de  cette  maison  solitaire  un  bon 
ermite  qui  paraissait  accablé  Je  vieillesse.  Il  s'appuyait  d'une  main  sur 
un  bâton,  el  de  l'autre  il  tenait  un  rosaire  à  gros  grains,  de  vingt  dizai- 
nes pour  le  moins.  11  avait  la  tête  enfoncée  d  ni  un  bonnet  de  laine  brune 
à  longues  01  eilles,  et  sa  barbe,  plus  blanche  ipie  la  neige,  lui  descendait 
jusqu'à  la  ceinture.  Nous  nous  approchâmes  Je  lui.  Mon  père,  lui  dis.-je, 
voulez-vous  bien  que  nous  vous  JeiuanJions  un  asile  contre  l'orage  qui 
nous  menace?  Venez,  mes  enfants,  répondit  l'anachorète  après  m'avoir 
regardé  avec  altention  ;  cet  crmilage  vous  est  ouvert,  et  vous  y  |  cuirez 
demeurer  tant  qu'il  vous  plaira.  Pour  votre  cheval,  ajoula-t-il  en  nous 
montrant  l'avant-corps  de  logis,  il  sera  fort  bien  là.  Le  cavalier  qui 
m'accompagnait  y  fil  entrer  son  cheval,  et  nous  suivîmes  le  vieillard  dans 
la  grotte. 

Nous  n'y  fûmes  pas  plutôt,  qu'il  tomba  une  grosse  pluie,  entremêlée 
d'éclairs  et  de  coups  de  tonnerre  épouvantables.  L'ermite  se  mil  à  genoux 
devant  une  image  de  saint  Pacôme  ((ui  était  collée  contre  le  mur,  et  nous 
en  finies  autant  à  son  exemple.  Cependant  le  tonnerre  cessa.  Nous  nous 
levâmes;  mais  comme  la  pluie  continuait  et  que  la  nuit  n'était  pas  fort 
éloignée,  le  vieillard  nous  dit:  Mes  enfants,  je  ne  vous  conseille  pas 
de  vous  remet  Ire  en  chemin  par  ce  temps-la,  à  moins  que  vous  n'ayez 
des  affaires  bien  pressantes.  Nous  répondîmes,  le  jeune  homme  el  moi, 
que  nous  n'en  avions  point  qui  nous  défendissent  de  nous  arrêter,  et 
que,  si  nous  n'appréhendions  pas/de  l'incommoder,  nous  le  prierions  de 
nous  laisser  passer  la  nuit  dans  son  ermitage.  Vous  ne  m'incommoderez 
point,  répliqua  l'ermite.  C'est  vous  seuls  qu'il  faut  plaindre.  Vous  serez 
fort  mal  couchés,  et  je  n'ai  à  vous  offrir  qu'un  repas  d  anachorète. 

.\prés  avoir  ainsi  parlé,  le  saint  homme  nous  Ut  asseoira  une  petite 
table,  et  nous  présentant  quelques  ciboules  avec  un  morceau  de  pain  et 
une  cruche  d'eau  :  Mes  enfants,  repril-il,  vous  voyez  mes  repas  ordinai- 
res :  mais  je  veux  aujourd'hui  faire  un  excès  pour  l'amour  de  vous.  A  ces 
mots,  il  alla  ju-eudre  un  peu  de  fromage  et  Jeux  |)oignées  de  noisettes 
qu'il  elala  sur  la  table.  Le  jeune  homme,  qui  n'avait  pas  grand  appétit,  ne 
lit  guère  d'honneur  à  ces  mets.  Je  m'aperçais,  lui  dil  l'eimile,  que  vous 
êtes  accoutumé  à  de  meilleures  tables  que  la  mienne,  ou  plutôt  que  la 
sensualité  a  corrompu  votre  goût  naturel.  J'ai  été  comme  vous  dans  le 
miuide.  Les  viandes  les  plus  délicates,  les  ragoûts  les  plus  exquis  n'e- 
taienl  pas  trop  bons  pour  moi;  mais  depuis  que  je  vis  dans  la  solitude, 
j'ai  rendu  à  mon  goût  toute  sa  pureté.  Je  n'aime  présentement  que  les 
racines,  les  fruits^  le  lait,  eu  un  mot,  que  ce  qui  faisait  loule  la  nourri- 
ture de  nos  premiers  pères. 

Tandis  qu'il  parlait  de  la  sorte,  le  jeune  homme  tomba  dans  une  pro- 
fonde rêverie.  L'ermite  s'en  aperçut.' Mon  fils,  lui  dit-il,  vous  avez  l'es- 
iirii  embarrassé.  iSc  puis-je  savoir  ce  qui  vous  occupe'.'  Onvre/.-moi  votre  ^ 
cœur.  Ce  n'est  point  par  curiosité  que  je  vous  en  jiresse,  c'est  la  seule 
chaiité  qui  m'anime.  Je  suis  dans  un  âge  à  donner  des  conseils,  cl  vous 
êtes  peut-être  dans  une  situation  à  en  avoir  besoin.  Oui,  mon  père,  ré- 
pondit le  cavalier  en  soupirant,  j'en  ai  besoin  saus  douie.  et  .je  veux 
suivre  les  vôtres,  puisque  vous  avez  la  bonté  de  me  les  offrir.  Je  crois 
que  je  ne  risque  rien  à  me  découvrir  à  un  homme  tel  que  vous.  Non,  mon 
fils,  dil  le  vieillard,  vous  n'avez  rien  à  craindre  ;  on  peut  me  f.ure  toute 
sorte  de  confidences.  Alors  le  cavalier  lui  parla  dans  ces  termes  : 


56 


GIL  BLAS. 


CHAPITRE  X. 

Hisioire  de  Jon  Alphonse  et  de  la  belle  SiTa|>h;nc. 

Je  ne  VOUS  déguiserai  rien,  mon  père,  non  plus  qu'à  ce  cavalier  qui 
m'écoule  :  après  la  générosité  qu'il  a  fait  paraître,  j'aurais  lort  de  me 
défier  de  lui.  Je  vais  vous  apprendre  mes  malheurs.  Je  suis  de  .Madrid,  et 
voici  mon  origine.  Un  ofiicier  de  la  g.irde  allemande,  nommé  le  liaron 
d?  Steinbach,  rentrant  un  soir  dans  sa  maison,  aperçut  au  pied  de  l'esca- 
lier un  paquet  de  linge  l)lauc  H  le  prit  et  remporta  dans  l'appartement 
de  sa  femme,  où  il  se  trouva  que  c'était  un  enfant  nouveau-né,  enïclop|ié 
dans  une  toilette  fort  pro|U-e,  avec  un  billet  par  lequel  on  assurait  qu'il 
appartenait  à  des  personnes  de  qualité  qui  se  feraient  connaître  un  jour; 
et  l'on  ajoutait  qu'il  avait  été  baptisé  et  nommé  Alphonse.  Je  suis  cet 
enfant  malheureux,  et  c'est  tout  ce  que  je  sais.  Victime  de  l'honneur  ou 
de  l'inQdélilé,  j'ignore  si  ma  mère  ne  m'a  point  exposé  seulement  pour 
«cher  de  honteuses  amours,  ou  si,  s'duiie  par  un  amant  parjure,  elle 
s'est  trouvée  dans  la  cruelle  nécessité  de  me  désav  luer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  baron  et  sa  femme  furent  touchés  de  mon  sort  ; 
et  comme  ils  n'avaient  point  d'enfants,  ils  se  déterminèrent  à  m'élever 
sous  le  nom  de  don  Alphonse.  A  mesure  que  j'avançais  en  âge,  ils  se  sen- 
taient attachera  moi.  Mes  manières  llaiteusesel  comjilaisantes  excitaient 
à  tous  moments  leurs  caresses.  Enfin  j'eus  le  bonheur  de  m'en  faire  aimer. 
Ils  me  donnèrent  toute  sorte  de  maîtres.  Mon  éducation  devint  leur 
unique  étude;  et,  loin  d'attendre  impatienmient  que  mes  parents  se  dé- 
couvrissent, il  semblait  au  contraire  qu'ils  sauhiilassent  que  ma  naissance 
demeurât  toujours  inconnue.  Dos  que  le  biron  me  vit  en  état  de  porter 
les  armes,  il  me  mit  dans  le  service.  11  obtint  pour  moi  une  enseigne,  me 
lit  faire  un  petit  équipage  ;  et,  pour  mieux  m'animer  à  chercher  les  oc- 
casions d'acquérir  de  la  g'oire,  il  me  représenta  que  la  carrière  de  Ihon- 
neur  était  ouverte  à  tout  le  monde,  et  que  je  pouvais  dans  la  guerre  me 
faire  un  nom  dl'antant  plus  glorieux,  que  je  ne  le  devrais  qu'à  moi  seul. 
En  même  temps  il  me  révéla  le  secret  de  ma  naissance,  qu'il  m'avait 
caché  jusque-là.  Comme  je  passais  pour  son  fils  dans  Mndrid.  et  que  j'a- 
vais cru  l'circ  effectivemeMl,  je  vous  avouerai  que  celte  confidence  me  fil 
beaucoup  de  peine.  Je  ne  pouvais  et  ne  puis  encore  y  penser  sans  houle. 
Plus  mes  senlimeuls  semblent  m'assurer  dune  noble  origine,  plus  j'ai 
de  confusion  de  me  voir  abandonné  des  personnes  à  qui  je  dois  le  jour. 

J'allai  servir  dans  les  Pays-Bas  :  mais  la  pai.ï  se  fil  fort  peu  de  temps 
■après;  et,  l'Espagne  se  trouvant  sans  ennemis,  mais  non  sans  envieux, 
je  revins  à  Madrid,  où  je  reçus  du  baron  et  de  sa  femme  de  nouvelles 
marques  de  tendresse.  Il  y  avait  d'^j.i  deux  mois  que  j'étais  de  retour, 
lorsqu'un  petit  page  entra"  dans  ma  chambre  un  matin,  et  me  présenta 
un  billet  à  peu  prés  conçu  dans  ces  termes  :  Je  ne  suis  ni  laide  ni  mal 
faite,  cl  cependant  vous  me  voyci  souvent  à  mes  fenêtres  sans  m'aga- 
cer.  Ce  procédé  répond  mal  à  votre  air  galant;  et  j'en  sais  si  piquée, 
que  je  voudrais  bien,  pour  m'en  venger,  vous  donner  de  l'amour. 

Après  avoir  lu  ce  billet,  je  ne  doutai  point  qu'il  ne  fût  d'une  veuve 
appelée  Léonor,  <pii  demeurait  vis-à-vis  de  notre  maison,  et  qui  avait  la 
réiuitatiou  d'être  i'']rtco|ue!le.  Je  questionnai  là-dessus  le  |ietit  page,  qui 
voulut  d'abord  faire  le  discret;  mais,  pour  un  ducat  que  je  lui  donnai, 
il  satisfit  ma  curiosité.  11  se  chargea  même  d'une  réjionse  par  laquelle 
je  mandais  à  sa  maîtresse  que  je  reconnaissais  mon  crime,  et  que  je  sen- 
tais déjà  qu'elle  était  à  demi  vengée. 

Je  ne  fus  pas  insensible  à  cette  façon  de  conquête.  Je  ne  sortis  point 
le  reste  de  la  journée,  et  j'eus  grand  soin  de  me  tenir  à  mes  fenêtres 
pour  observer  la  dame,  qui  n'oublia  pas  de  se  montrer  aux  siennes.  Je 
lui  fis  des  mines.  Elle  y  répondit;  et  dés  le  lendemain  elle  me  manda 
par  son  petit  page,  que  si  je  voulais  la  nuit  jirochaine  me  trouver  dans  la 
rue  entre  onze  heures  et  minuit,  je  pourrais  l'entretenir  à  la  fenêtre 
d'une  salle  basse.  Quoique  je  ne  me  sentisse  pas  fort  amoureux  d'une 
veuve  si  vive,  je  ne  laissai  pas  de  lui  faire  une  réponse  irès-passionnée, 
et  d'atiendre  la  nuit  avec  autant  d'impatience  que  si  j'eusse  été  bien  tou- 
ché. Lorsqu'elle  fut  venue,  j'allai  me  |u-omener  au  Prado  jusqu'à  l'heure 
du  rendez-vous.  Je  n'y  étais  pas  encore  arrivé,  qu'un  homme  monté  sur 
un  beau  cheval  mit  tout  à  coup  pied  à  terre  auprès  de  moi  ;  et  m'abor- 
dant  d'un  air  brusque  :  Cavalier,  me  dit-il,  n'êtes-vous  pas  fils  du  baron 
de  Steinhach?  Oui,  lui  répondis-je.  C'est  donc  vous,  repril-il,  qui  devez 
cette  nuit  entretenir  Léonor  à  sa  fenêtre?  J'ai  vu  ses  lettres  et  vos  ré- 
]ionses;  son  page  me  lésa  montrées;  et  je  vous  ai  suivi  ce  soir  depuis 
votre  maison  jusqu'ici,  jiour  vous  apprendre  que  vous  avez  un  rival  dont 
la  vanité  s'iniligne  d'avoir  un  ctciir  à  disputer  avec  vous.  Je  crois  qu'il 
n'est  pas  besuin  de  vous  en  dire  davantage.  Nous  sommes  dans  nu  en- 
droit écarté,  battons-nous,  à  moins  que,  pour  éviter  le  chàiimcnt  que 
je  vous  apprête,  vous  ne  me  promettiez  de  rompre  tout  commerce  avec 
Léonor.  Sacrifiez-moi  les  espérances  que  vous  avez  conçues,  ou  bien  je 
vais  vous  ôter  la  vie.  H  fallait,  lui  dis-je,  demander  ce  sacrifice,  et  non 
pas  l'exiger.  J'aurais  pu  l'accorder  à  vos  prières,  mais  je  le  refuse  à  vos 
menaces. 

Eh  bien,  répliqua-l-il  après  avoir  attaché  son  cheval  à  un  arbre,  bat- 
tons-nous donc.  Il  ne  convient  point  à  une  personne  de  ma  ([ualité  de 
s'abaisser  à  jirier  un  homme  de  la  votre.  La  plupart  même  de  mes  pareils, 
à  ma  place,  se  vengeraient  de  vous  d'une  manière  moins  honorable.  Je 


me  sentis  choqué  de  ces  dernières  paroles;  et,  voyant  qu'il  avait  d'j;i  lire 
son  épée,  je  tirai  aussi  la  mienne.  Nous  nous  battîmes  avec  tant  de  furie, 
que  le  combat  ne  dura  pas  longtemps.  Soit  qu'il  s'y  prit  avec  trop  d'ar- 
deui-,  soit  que  je  fusse  plus  adroit  que  lui,  je  le  perçai  bientôt  d  un  coup 
mortel.  Je  le  vis  chanceler  et  tomber.  Alors,  ne  songeant  plus  qu'à  me 
sauver,  je  montai  sur  son  projire  cheval,  et  pris  la  route  de  Tuléde.  Je 
n'osai  retourner  chez  le  baron  de  Steinhach,  jugeant  bien  que  mon  aven- 
ture ne  ferait  que  l'aflliger  ;  et,  quand  je  me  représenlais  tout  le  péril  oii 
j'étais,  je  croyais  ne  pouvoir  assez  tôt  m'éloigner  de  Madrid. 

En  faisant  là-dessus  les  plus  tristes  réflexions,  je  marchai  le  reste  de  la 
Huit  et  toute  la  matinée.  Mais  sur  le  midi  il  fallut  m'arrêter  pour  faire- 
reposer  mon  cheval  et  laisser  passer  la  chaleur,  qui  devenait  insuppor- 
table. Je  demeurai  dans  un  village  jusqu'au  coucher  du  soleil  ;  après 
quoi,  vou'aut  aller  tout  d'une  traite  à  Tolède,  je  continuai  mon  chemin. 
J'avais  déjà  gagné  lllescas  et  deux  lieues  par  delà,  lorsque,  environ  sur  le 
minuit,  un  orage  pareil  à  celui  d'aujourd'hui  vint  me  surprendre  au  mi- 
lieu de  la  campagne.  Je  m'approchai  des  murs  d  un  jardin  que  je  d  'cou- 
vris à  quelques  pas  de  moi  ;  et,  ne  trouvant  pas  d'abri  plus  commode,  je 
me  rangeai  avec  mon  cheval,  le  mieux  qu'il  me  fut  possible,  aujirés  de  la 
jiorle  d'un  cabinet  (pii  était  au  bout  du  mur,  et  au-dessus  de  laquelle  il  y 
avait  un  balcon.  Comme  je  m'appuyais  contre  la  porte,  je  sentis  qu'elle 
était  ouverte;  ce  que  j'attribuai  a  la  négligence  des  donie.sliques.  Je  mis 
pied  à  terre;  et,  moins  par  curiosité  que  pour  être  mieux  à  couvert  de  la 
pluie,  qui  ne  laissait  )ias  de  m'incommoder  sous  le  balcou,  j'entrai  dans 
le  cabinet  avec  mon  cheval  que  je  tirais  par  la  bride. 

Je  m'altachai,  pendant  l'orage,  à  observer  les  lieux  où  j'étais  ;  et,  quoi- 
que je  n'eu  pusse  guère  juger  qu'à  la  faveur  des  éclairs,  je  connus  bien 
que  c'était  une  maison  qui  ne  devait  point  appartenir  à  des  personnes  du 
commun.  J'attendais  toujours  que  la  iiluie  cessit,  pour  me  remettre  en 
chemin;  mais  une  grande  lumière  que  j'aperçus  de  loin  me  fit  prendre 
une  autre  résolution.  Je  laissai  mon  cheval  dans  le  cabinet,  dont  j'eus 
soin  de  fermer  la  porte;  je  m'avançai  vers  cetle  lumière,  persuade  que 
l'on  était  encore  sur  pied  dans  cette  maison,  et  résolu  d'y  demander  un 
logement  pour  cetle  nuit.  Après  avoir  traversé  quelques  allées,  j'arrivai 
jires  d'un  salon,  dont  je  trouvai  aussi  la  porte  ouverte.  J'y  entrai;  et, 
ipiand  j'en  eus  vu  toute  la  magnificence  à  la  faveur  d'un  beau  lustre  de 
cristal  où  il  y  avait  quelques  bougies,  je  ne  doutai  point  que  je  ne  fusse  chez 
un  grand  sei.iineur.  Le  pavé  eu  était  de  marbre,  le  lambris  fort  pro|  re  et 
artistement  doré,  la  corniche  admirablement  bien  travaillée,  et  le  pla- 
fond me  parut  l'ouvrage  des  plus  habiles  peintres.  Mais  ce  que  je  regar- 
dai particulièrement,  ce  fut  une  infinité  de  bustes  de  héros  espagnols, 
que  soutenaient  des  escabellons  de  marbre  jaspé  qui  régnaient  autour  du- 
salon.  J'eus  le  loisir  de  consiiérer  toutes  ces  choses;  car  j'avais  beau  de 
temps  en  temps  prêter  une  oreille  attentive,  je  n'entendais  aucun  bruit, 
ni  ne  voyais  paraître  personne. 

11  y  avait  à  l'un  des  cotés  du  salon  une  porte  qui  n'était  que  poussée  ; 
je  l'entr'ouvris,  et  j'aperçus  une  enfilade  de  chambres  dont  la  dernière 
seulement  était  éclairée.  Que  dois-je  faire?  dis-je  alors  en  moi-même. 
M  en  retournerai-je,  ou  serai-je  assez  hardi  pour  pénétrer  jusqu'à  cette 
chambre?  Je  pensais  bien  que  le  parti  le  plus  judicieux,  c'était  de  retour- 
ner sur  mes  pas;  mais  je  ne  pus  résistera  ma  curiosité,  ou,  pour  mieux 
dire,  à  la  force  de  mon  étoile  qui  m'entraînait.  Je  m'avance,  je  traverse 
les  chambres,  et  j'arrive  à  celle  où  il  y  avait  de  la  lumière,  c'est-à-dire 
une  bougie  qui  brûlait  sur  une  table'de  marbre,  dans  un  flambeau  de 
vermeil.  Je  remarquai  d'abord  un  ameublemeiit  d'été  très-propre  et  trés- 
galant;  mais  bientôt,  jetant  les  yeux  sur  un  lit  dont  les  rideaux  étaient  à 
demi  ouverts  à  cause  de  la  chaleur,  je  vis  un  objet  qui  attira  mon  aiten- 
tion  tout  entière.  C'était  une  jeune  dame  qui,  malgré  le  bruit  du  tonnerre 
qui  venait  de  se  faire  entendre,  dormait  d'un  profond  sonnneil.  Je  m'ap- 
prochai d'elle  tout  doucement;  et,  à  la  clarté  que  la  bougie  me  prêtait, 
je  démêlai  un  teint  et  des  traits  qui  m'éblouirent.  Mes  esprits  tout  à  coup 
se  troublèrent  à  sa  vue.  Je  me  sentis  saisir,  transporter;  mais,  quelques 
mouvements  qui  m'agitassent,  l'opinion  que  j'avais  de  la  noblesse  de  son 
sang  m'empêclia  de  former  une  pensée  téméraire,  et  le  respect  l'emporta 
sur  le  sentiment.  Pendant  que  je  m'enivrais  du  plaisir  de  la  coutem|  1er, 
elle  se  réveilla. 

Imagiuez-vous  quelle  fut  sa  surprise  de  voir  dans  .sa  chambre  et  au 
milieu  de  la  nuit  un  homme  (pi'elle  ne  connaissait  point.  Elle  frémit  en 
m'apercevaut,  et  fit  un  grand  cri.  Je  m'efforçai  de  la  rassurer  ;  et,  met- 
tant un  genou  en  terre,  Madame,  lui  dis-je,  ne  craignez  rien  ;  Je  ne  viens 
point  icipour  vous  nuire.  J'allai.--  continuer:  mais  elle  était  si  effrayée, 
qu'elle  ne  m'écouta  point.  Elle  appelle  ses  femmes  à  plusieurs  reprises; 
et,  comme  personne  ne  lui  répondait,  elle  prend  une  robe  de  c'.iambre 
légère  qui  était  au  pied  de  son  lit,  .se  lève  brusquement,  et  nasse  dans  les 
clianibres  que  j'avais  traversées,  en  appelant  encore  les  filles  qui  la  ser- 
vaient, aussi  bien  qu'une  sœur  cadetle  qu'elle  avait  sous  sa  conduite.  Je 
m'attendais  à  voir  arriver  tous  les  valets,  et  j'avais  lieu  d'appréhender 
que,  sans  vouloir  m'entendre,  ils  ne  métissent  un  mauvais  traitement  ; 
mais,  par  bonheur  pour  moi,  elle  eut  beau  crier,  il  ne  vint  à  ses  cris 
qu'un  vieux  domestique  qui  ne  lui  aurait  pas  èlé  d'un  grand  secours  si 
elle  eût  eu  quelque  chose  à  craindre.  Néanmoins,  devenue  un  peu  plus 
hardie  par  sa  |irésencc,  elle  mi;  demanda  fièrement  qui  j'étais,  par  où  et 
pourquoi  j'avais  eu  l'audace  d'entrer  dans  sa  maison.  Je  coinmeuçai 
alors  à  me  justifier,  cl  je  ue  lui  eus  pas  sitôt  dit  que  j'avais  trouvé  la 


GIL  BLAS. 


51 


porte  du  caldnel  du  jardin  ouveile,   ((u'clle  s'écria  dans  le  luonienl  : 
Jiisle  ciel,  quel  soupron  me  nent  dans  lespril  ! 

En  disant  ces  p.iroles,  elle  alla  prendre  la  bougie  sur  la  table  :  elle 
ji.ircourut  toutes  les  chambres  l'une  afiràs  l'autre,  et  elle  n'y  vit  ni  ses 
lemnies  ni  sa  srenr  ;  elle  remnniua  même  qu'elles  avaient  enjporté  toutes 
leurs  bardes.  Ses  soupçons  ne  lui  paraissant  alors  que  Iro'p  bicMi  éclaircis, 
elle  vint  à  moi  avec  beaucoup  d'éniolion,  et  me  dit  :  l'erlide,  n'ajoute 
pas  la  feinte  à  la  trahison.  Ce  n'est  poijil  le  hasard  qui  t'a  fait  enirer 
ici  :  tu  es  de  la  suite  de  don  Fernnnd  de  Lcyva,  et  lu  as  part  à  son  crime. 
Mais  n'uspére  pas  m'échapper;  il  me  reste  encore  assez  de  monde  pour 
l'arrêter.  Madame,  lui  dis-je,  ne  me  confondez  point  avec  vos  ennemis.  Je 
ne  connais  point  don  Fernand  de  Lcyva  ;  j'ignore  même  qui  vous  clés.  Je 
suis  uu  malheureu.'s  qu  une  affaire  d'honneur  oblige  à  s'iloigner  de  .Ma- 
drid ;  et  je  jure,  jiar  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  que,  sans  l'orage  qui 
m'a  surpris,  je  ne  serais  point  venu  chez  vous.  Jugez  donc  de  moi  plus 
favorablement  :  au  lieu  de  me  croire  complice  du  crime  qui  vous  ofi'tnse, 
croyez  moi  plutôt  disposé  à  vous  venger.  Ces  derniers  mots,  et  le  ton 
dont  je  les  prononçai,  apaisèrent  la  dame,  qui  sembla  ne  plus  me  regar- 
der comme  son  eimcmi  :  mais,  si  elle  perdit  sa  colère,  ce  ne  fut  que 
pour  se  livrer  a  sa  douleur.  Elle  se  mit  à  pleurer  amèrement.  Ses  larmes 
m'attendrirent;  et  je  n'étais  guère  moins  affligé  qu'elle,  bien  que  je  ne 
susse  pas  encore  le  sujet  de  son  al'Iliclion.  Je  ne  mécontentai  pas  dc- 
jdeurer  avec  elle  :  impatient  de  venger  ^on  injure,  je  me  sentis  saisir 
d'un  mouvement  de  fureur.  Madame,  m'écriai-je,  quel  outrage  avez-vous 
reçu  ?  Parlez  :  j'épouse  votre  ressenliment.  Voulez-vous  que  je  coure 
après  don  Fernand,  et  que  je  lui  perce  le  cieur?  Nommez-moi  tous  ceii.x 
<|u'il  vous  fiuil  imuioliT;  conirnandez.  (Juelqnes  périls,  quelques  mal- 
heurs qui  soient  al  lâchés  à  votre  vengeance,  cet  inconnu,  que  vous  croyez 
d'accord  avec  vos  ennemis,  va  s'y  ex]ioser  pour  vous. 

Ce  transjiort  surprit  la  dame,  et  arrêta  le  co  irs  de  ses  pleurs  Ah! 
seigneur,  me  dit-elle,  pardonnez  ce  soupçon  à  l'état  cruel  où  je  me  vois. 
Ces  sentiments  généreu.K  délrompcnl  Seraidiine  ;  ils  m'ôtenl  jiisqu'.i  la 
honte  d'avoir  un  étranger  pour  témoin  d'un  affront  fait  à  ma  famille. 
Oui,  noble  inconnu,  je  reconnais  mon  erri'ur,  et  je  ne  reietle  pas  voire 
secours;  mais  je  ne  demande  point  la  mort  de  don  Fernand.  Eh  bien, 
madame,  rtpris-je,  quels  services  ponvez-vous  attendre  de  moi?  Sei- 
gneur, repartit  Séraphine,  voici  de  quoi  je  me  plains.  Don  Fernnnd  de 
Leyva  est  amoureux  de  ma  sicur  Julie,  qu'il  a  vue  par  hasard  à  Tolède, 
où  nous  demeurons  ordinairement.  Il  y  a  trois  mois  qu'il  en  lit  la  de- 
mande au  comte  de  Polan,  mon  père,  qui  lui  refusa  son  aveu,  à  cause 
d'une  vieille  inimitié  qui  règne  entre  nos  maisons.  Ma  sœur  n'a  pas  en- 
core quinze  ans  ;  elle  aura  eu  la  faiblesse  de  suivre  les  mauvais  conseils 
de  mes  femmes,  que  don  Fernand  a  sans  dojile  gagnées;  et  ce  cavalier, 
averti  que  nous  étions  toutes  seules  en  celle  maison  de  campagne,  a  pris 
ce  temps  pour  enlever  Julie.  Je  voudrais  du  moins  savoir  quelle  retraite 
il  lui  a  choisie,  allii  que  mon  père  et  mon  frère,  qui  sont  à  (Madrid  de- 
iiuis  deux  mois,  puissent  |ueudre  des  mesures  là-dessus.  Au  nom  de 
Dieu,  ajoula-l-eile,  donnez-vous  la  peine  de  parcourir  les  environs  de 
Tolède  ;  faites  une  exacte  recherche  de  cet  enlèvement  :  que  ma  famille 
vous  ait  celle  obligation-là. 

La  dame  ne  songeait  ]ias  que  l'emploi  dont  elle  me  chargeait  ne  con- 
venait guère  ,i  un  homme  ((ui  ne  pouvait  trop  tôt  sortir  de  Casiille  ; 
mais  comment  y  aurait-elle  fiiil  réflexion?  Je  n'y  pensais  pas  moi-même. 
Charmé  du  bonheur  de  me  voir  nécessaire  ,i  la  plus  aimable  personne 
du  monde.  j'ac:;(ptai  la  commission  avec  transport,  et  promis  de  m'en 
acquilt  r  avec  aulmldc  zèle  que  de  diligence.  Eu  effet,  je  u'atlcudis  pas 
qu'il  fut  jour  pour  aller  accomplir  ma  pn)nics.se  ;  je  ([uittai  siir-lc-chaïup 
S-raphine  en  la  conjurant  d6  me  pavdonner  la  frayeur  que  je  lui  avais 
causée,  et  l'assurant  (|u'elle  aurait  bientôt  de  mes  inuivelbs.  Je  sorlis  par 
ci  j'étais  entré,  mais  si  occupe  de  la  dame,  qu'il  ne  me  fut  pis  difficile 
déjuger  que  j  eli  étais  déjà  fort  éjiris.  Je  m  en  aperçus  encore  mieux  à 
rempiessemcnt  que  j'avais  de  courir  pour  elle,  et  aii'x  amoureuses  chi- 
mères que  je  formai.  Je  me  représenlais  que  Séraphine,  quoique  possé- 
dée de  sa  douleur,  avait  remarqué  mou  amour  missanl,  el  ([u'elle  ne 
l'avait  peut-être  pas  vu  sans  plaisir.  J  •  m'imaginais  irênie  ((ne  si  je  pou- 
vais lui  porter  des  nouvelles  certaines  de  sa  sreiir,  cl  que  l'affaire  tour- 
nât au  gré  de  ses  souhaits,  j'en  aurais  tout  l'honneur. 

Don  .Mphoiise  iiiterromnit  en  cel  endroit  le  fil  de  son  histoire,  et  dit 
au  vieil  ermite  :  Je  vous  (lemande  pardon,  mon  père,  si,  troj)  plein  de 
ma  passion,  je  m'étends  sur  des  circonstances  (|ni  vous  ennuii'ut  sans 
doute.  .Non,  mon  lils,  ré|iniidit  l'anachorcte,  elles  ne  m'ennuient  pas;  je 
suis  même  bien  aise  de  savoir  jusqu'à  quel  point  vous  êtes  é|U'is  de  celle 
jeune  dame  dont  vous  m'enlielenez  ;  je  rrglerai  l.i-des,us  mes  conseils. 
L'es])ril  échauffé  de  ces  flatteuses  images,  reprit  le  jeune  homme,  je 
cherchai  pendant  deux  jours  1 1  ravi  sciir  de  Jnlic';  mais  j'eus  beau  faire 
toutes  les  perquisitions  imaginables,  il  ne  me  fut  pas  possible  d'en  dé- 
couvrir les  liaix's.  Très  inorlilié  de  n'avoir  recueilli  aucun  finit  de  nus 
recherches,  je  retournai  chez  Séraphine,  (lue  je  me  peignais  dans  une 
extrême  iminiélude.  tiepciidanl  elle  était  plus  iranquille  que  je  ne  pen- 
sais. Elle  m  apprit  ipi'ellc  avait  été  plus  heureuse  que  moi  ;  ipi  elle  savait 
ce  que  sa  sieiir  était  devenue;  qu'elle  avait  reçu  une  lettre  de  don  Fer- 
nand même,  ipii  lui  mandait  qu  après  avoir  seerelemeul  épousé  Julie,  il 
l'avait  conduite  dans  un  convint  de  Tolède.  J'ai  envoyé  sa  lellre  à  mon 
père,  poursuivit  Séraphine.  J'cspere  que  la  chose  pourra  se  terminer  à 


l'amiable,  el  qu'un  mariage  solennel  éteindra  bientôt  la  haine  qui  sé- 
pare depuis  si  longtemps  nos  maisons. 

Lorsipie  la  dame  m  eut  instruit  du  sort  de  sa  sœur,  elle  parla  de  la 
faligiie  qu'elle  m'avait  ca,nsée,  et  du  péril  où  elle  pouvait  m'avoir  impru- 
demment jelé  en  m'engageant  à  poursuivre  un  ravisseur,  sans  se  souve- 
nir que  je  lui  avais  dit  qu'une  affaire  d'honneur  me  faisait  prendre  la 
fuite.  Elle  m'en  fit  des  excuses  dans  les  termes  les  pins  obligeants.  Comme 
j'avais  besoin  de  repos,  elle  me  mena  dans  le  salon,  où  nous  nous  assîmes 
tous  deux.  Elle  avait  une  robe  de  chambre  de  taffetas  blanc  à  raies  noi- 
res, avec  un  petit  chapeau  de  la  même  étoffe  el  des  plumes  noires;  ce 
qui  me  fil  juger  qu'elle  pouvait  êlre  veuve.  Mais  elle  me  paraissait  si 
jeune,  que  jene  savais  ce  quej'eu  devais  penser. 

Si  j'avais  envie  de  m'en  éclaircir,  elle  n'en  avait  pas  moins  de  savoir 
qui  j'étais.  Elle  me  pria  de  lui  apprendre  mon  nom,  ne  doutant  pas,  di.sait- 
elle,  à  mon  air  noble,  et  encore  plus  à  la  pitié  généreuse  qui  m'avait  fait 
entrer  si  vivement  dans  .ses  intérêts,  que  je  ne  fusse  d'une  famille  consi- 
dérable. La  question  in'enibarra.ssa  :  je  rougis,  je  me  troublai;  et  j'a- 
vouerai que,  trouvant  moins  de  honte  à  mentir  qu'à  dire  la  vérité,  je 
répondis  que  j'étais  fils  du  baron  de  Sieinbach,  officier  de  la  garde  alle- 
mande. Dites-moi  encore,  reprit  la  dame,  pourquoi  vous  êtes  sorti  de 
Madrid.  Je  vous  offre  par  avance  tout  le  crédit  de  mon  père,  aussi  bien 
que  celui  de  mon  frère  don  Gaspard.  C'est  la  moindre  marque  de  recoii- 
naissauce  que  je  puisse  donner  à  un  cavalier  qui,  pour  me  servir  a  né; 
gligé  jusqu'au  soin  de  sa  propre  vie.  Je  ne  fis  point  difficulté  de  lui 
raconter  toutes  les  circonstances  de  mon  cnmbnt  :  elle  donna  le  tort  au 
cavalier  que  j'avais  tué,  et  promit  il'inlére  s  r  pour  moi  toute  sa  maison. 
Quand  j'eus  salisf.iil  sa  curiosité,  je  la  jn-iai  de  contenter  la  mienne. 
Je  lui  demandai  si  sa  foi  était  libre  ou  engagée.  Il  y  a  trois  ans.  repondit- 
elle,  que  mon  pèie  me  fil  éiiouser  don  Uiègue  de  Lara,  et  je  suis  veuve 
depuis  ipiiiize  mois  Madame,  lui  dis-je,  quel  malheur  vous  a  sitôt  enlevé 
votre  éjionx?  Je  vais  vous  l'apprendre,  seigneur,  reparût  la  dame,  jinur 
répondre  à  la  confiance  que  vous  venez  de  me  marquer. 

Don  Diegue  de  Lara,  poursuivit-elle,  était  un  cav.ilier  fort  bien  fait; 
mais,  (pioi'qu'il  eût  pour  moi  une  passion  violente,  et  que  chai(ue  jour 
il  mit  eu  usage  pour  me  plaire  tout  ce  que  l'amant  le  jdus  tendre  et  le 
(iliis  vif  fait  pour  se  rendre  agréable  à  ce  qu'il  aime,  quoiqu'il  eût  mille 
bonnes  qualités,  il  ne  put  toucher  mon  cœur.  L'amour  n'est  pas  toujours 
l'effL-t  des  empressements  ni  du  mérite  connu,  llélas '.  ajouta-t-elle,  une 
personne  que  nous  ne  connaissons  point  nous  eiichanle  souvent  dés  la 
première  vue.  Je  ne  pouvais  donc  l'aimer.  Plus  confuse  que  char- 
mée des  témoignages  de  sa  tendresse,  et  forcée  d'y  répondre  sans 
penchant,  si'je  m'accusais  en  secret  d'ingratitude,  je  me  trouvais  aussi 
fort  à  )daiiidre.  l'oiir  son  malheur  el  ]iour  le  mien,  il  avait  encore  plus 
de  délicatesse  que  d'amour.  11  démêlait  dans  mes  actions  et  dans  mes 
discoiiis  nus  mouvements  les  plus  cachés.  Il  lisait  au  fond  de  mou  àme. 
Il  se  plaignait  à  Ions  momenis  de  mon  indifférence,  el  s'eslimail  d'autant 
plus  mallienreui  de  ne  pouvoir  me  plaire,  qu'il  savait  bien  qu'aucun 
mal  ne  l'en  empêchait  :  car  j'avais  à  peine  seize  ans;  et,  avant  que  de 
nioffiirsaloi,  il  avait  gagné  touies  mes  femmes,  quil  avaient  assuré  que 
personne  ne  s'était  encore  attiré  mon  attention.  Oui,  Séraphine,  me  di- 
sai,'-il  souvent,  je  voudrais  que  vous  fussiez  prévenue  pour  uii  autre,  et 
que  cela  seul  fcilla  cause  devoire  insensibilité  pour  moi.  Mes  soins  el  votre 
vertu  triompheraient  de  cel  entêtement;  mais  je  désesiiére  de  vaincre 
votre  cœur,  puisqu'il  ne  s'est  jias  rendu  à  tout  l'amour  ((ue  je  vous  ai  te- 
moiu'iié.  Fatiguée  de  l'entendre  répéter  les  mêmes  discours,  je  lui  disais 
qu'au  lieu  de  troubler  son  repos  el  le  mieu  par  irop  de  délicatesse,  il 
brait  mieux  de  s'en  remettre  au  temps.  Effectivement,  à  Fâge  que  j'a- 
vais, je  n'étais  guère  pro|n-e  à  goûter  les  raflinemenls  d'une  passion  si 
délicate;  el  c'ct'ail  le  parti  que  don  Diègue  devait  prendre;  mais,_ voyant 
qu'une  année  enlière  s'élail  écoulée  sans  (lu'il  fut  plus  avancé  ((u'au  pre- 
mnr  jour,  il  perlit  pa  ience,  ou  plulol  il  perdit  la  raison;  el,  feignant 
d'avoir  a  la  cour  une  affaire  imporlanle,  il  partit  pour  aller  servir  dans 
les  PavsBas  en  i|ualilé  de  volontaire:  el  bientôt  il  trouva  dans  les  périls 
ce  qu'il  y  cherchait,  c'esi-à-dire  la  fin  de  sa  vie  cl  de  ses  tourments. 

Après  que  la  dame  eui  fait  ce  récit,  le  caractère  singulier  de  son  mari 
devint  le  sujet  de  notre  entretien.  Nous  fûmes  interrompus  par  l'arrivée 
d'un  courrier  qui  vini  renielire  à  Séra|iliine  une  lettre  du  comte  de  Po- 
lan. Elle  me  demanda  permission  de  la  lire;  et  je  remarquai  qu'en  la 
lisant  elle  devenait  jiàle  et  tremblante.  Ajirès  l'avoir  lue  elle  leva  les 
veux  au  ciel,  poussa  nu  long  soupir,  et  son  visage  en  un  moment  fut  cou- 
vert de  larmes.  Je  ne  vis  point  tramiuillemcnt  sa  douleur.  Je  me  trou- 
blai ;  et,  comme  si  j'eusse  pressenti  le  coup  qui  m'allail  frapper,  une 
crainte  mortelle  vint  glicer  mes  esprits.  Madame,  lui  dis-je  d  une  voix 
presque  éteinte,  puis-je  vous  demander  quels  malheurs  vous  annonce  ce 
bilU  l?  Tenez,  seigneur,  me  répondit  trisiement  Séraphine  en  nie  donnant 
la  lellre;  lisez  vous-même  ce  que  mon  père  m'écrit,  llélas!  vous  n'y 
êtes  que  trop  iutéressé. 

A  ces  mots,  qui  me  Crenl  frémir,  je  pris  la  lettre  en  tremblant,  clj  y 
trouvai  ces  paroles  :  Don  Gaspard,  voire  frère,  se  battit  hier  au  Prado. 
Il  reçut  un  coup  d'éfièe,  dont  il  est  mort  aujourd'hui;  el  il  a  déelaré 
en  mouianique  le  cavalier  qui  t'a  tué  est  /ils  du  baron  de  Sieinbueh, 
o! licier  de  la  garde  allemande.  Pour  surcroît  df  malheur,  le  meu-lrier 
m'esl  éehrip)ie.  Il  a  pris  la  fuite;  mais,  en  quelque  lieu  qu'il  aille  se 
cacher,  je  n'épargnerai  rien  pour  le  découvrir.  Je  vais  écrire  à  quel- 
ques youvcrncurs,  qui  ne  manqueront  pas  de  le  fairt  arrêter  s'il  passe 


58 


GIF.  BLAS. 


par  les  villes  de  letnjuridirlinn;  tl  je  vais,  par  d'^ulres  lettres,  ache- 
ver de  lui  fermer  tous  les  chemins. 

Le  comte  de  Poian. 

Fiïfurez-vous  dans  fjnel  désordre  ce  billet  jeta  tous  mes  sens.  Je  de- 
mcuiai  ipielqnes  monienls  immobile  et  sans  avoir  la  force  de  parler. 
Dans  mon  accablement,  j'envisage  ce  que  l,i  mort  de  don  Gaspard  a  de 
cruel  pour  mon  amour.  J'entre  tout  à  coup  dans  un  vif  désespoir  Je  me 
jetai  aux  pieds  de  Scrapliine,  et  lui  présentant  mon  épée  nue  :  Madame, 
lui  dis-je,  épargnez  an  comte  de  Poian  le  soin  de  cliercher  nn  homme 
qui  pourrait  se  d  Tober  à  ses  coups.  Vengez  vous-même  votre  frèie  ;  im- 
molez lui  .son  meurtrier  de  votre  propre  main  :  frappez.  Que  ce  même 
fer-  qui  lui  a  ôté  la  vie  ilevienne  funeste  à  son  mallii'ur«ux  ennoini. 
Seigneur,  me  réprmdit  Séraphine  un  pt  u  cmiie  de  mon  action,  j'aimais 
don  Gaspard  ;  quoique  vous  l'ayez  tué  en  brave  homme,  et  c|n  il  se  soit 
attiré  lui-même  son  malheur,  vous  devez  être  persualé  que  j  entre  dans 
le  ressentiment  de  mon  père.  Oui,  don  Alphonse,  je  suis  votre  ejinemie, 
et  je  ferai  contre  vous  tout  ce  ipie  le  sang  et  l'amitié  peuvent  exiger  de 
moi  :  mais  je  ^'abusera^. point  de  voire  mauvaise  fortune,  elle  a  beau 
vous  livrer  à  ma  vengeance;  si  1  honneur  m'arme  contre  vous,  il  me 
défend  aussi  de  me  venger  lâchement.  Les  droits  de  1  liospitalilé  doivent 
être  inviolables,  et  je  ne  veux  point  payer  d'un  assassinat  le  .service  que 
vous  m'avez  rendu.  Fuyez;  écnapjiez,  si  vous  pouvez,  à  nos  poujsuites 
et  à  la  rigueur  des  lois,  et  sauvez  voire  lête  du  péril  cpii  la  menace. 

Eh  quoi,  madame,  repris-je,  vous  pouvez  vous-même  vous  venger,  et 
vous  vous  eu  remettez  à  des  luis  qui  tromperont  peut-être  votre  re>sen- 
timent!  .\h!  pi  rcez  plutôt  un  misérable  qui  ne  mérite  pasqi^e  vous  l'é- 
pargniez. Non,  madame,  ne  gardez  point  avec  moi  un  procédé  si  noble 
et  si  généreux.  Savez-vousqui  je  suis?  Tout  Madrid  me  croit  lils  du  ba- 
ron de  .Steinbach,  et  je  ne'suis  qu'un  malheureux  qu  il  a  élevé  chez  lui 
par  pitié,  i  ignore  même  quels  sont  les  auteurs  de  ma  naissance.  iN  im- 
porte, interrompit  Séraphineavec  précipitation,  comme  si  mes  dernières 
paroles  lui  eussent  fait  une  nouvelle  peine,  quand  vous  seriez  le  dernier 
des  hommes,  j'  ferai  ce  que  l'honneur  me  prescrit.  Eh  bien,  madame, 
lui  dis-je,  puisque  la  mort  d'un  frère  n'est  pas  capable  de  vous  exciter  a 
répandre  mon  sang,  je  veux  irriter  voire  haine  par  un  nouveau  crime, 
dont  j'e.spére  que  vous  n'excuserez  point  l'audace.  Je  vous  adore  :  je  n  ai 
pu  voir  vos  charmes  sans  eu  être  ébloui;  et,  m.dgré  l'obscurité  de  mon 
sort,  l'avais  formé  l'espérance  d'êlre  a  vous.  J'éiais  assez  amoureux,  ou 
plut(M  avspz  vain,  pour  me  llatter  que  le  ciel,  qui  |)eut  être  me  fait  griice 
en  me  cachant  mon  origine,  me  la  découvrirait  nu  jour,  et  que  je  pour 
rais  sans  rougir  vous  apprendre  mon  nom.  Après  cet  aveu  qui  vous  ou- 
trage, bala'cerez-vous  encore  à  me  punir? 

Celémcraire  aven,  répliqua  la  dame,  m'offenserait  sans  doute  dans 
un  antre  temps;  mais  je  le  pardonne  au  trouble  qui  vous  agite.  D'ail- 
leurs, dans  la  siuialion  où  je  suis  moi-même,  je  fais  peu  d  attention  aux 
discours  i|ui  vous  échappent.  Encore  une  fuis  don  Alphonse,  a,outa-t-elle 
en  versant  qucbpie.^  larmes,  paitez,  éloignez  vous  d  une  maison  que  vous 
remplissez  de  douleur;  chaque  moment  que  vous  y  demeurez  aiigmenle 
mes  peines.  Je  ne  résisie  |dus,  madame,  repartis-je  en  me  relevant;  il 
faut  m'éloigner  de  vous;  mais  ne  pensez  pis  que,  soigneux  de  conserver 
une  vie  qui^  vous  esiodieiise,  j'aille  chercher  un  asile  ou  je  puisse  être 
en  sûreté.  IS'ou,  non  je  me  dévoue  à  voire  ressentiment.  Je  vais  attendre 
avec  im|iatieiice  .i  Tolède  le  destin  que  vous  me  préparez  ;  et,  me  livrant 
à  vos  poursuites,  j'avancerai  moi-même  la  fin  de  mes  malheurs. 

Je  me  retirai  en  achevant  ces  paroles.  On  me  donna  mon  cheval,  et  je 
me  rendis  .i  Tolède,  où  je  demeurai  hnil  jours,  et  où  véritablement  je 
pris  si  peu  de  soin  de  me  cacher,  que  je  ne  .sais  comment  je  n'ai  point 
ete  arrêté;  car  je  ne  puis  croire  que  le  comte  de  Polan,  qui  ne  songe 
qu  à  me  fermer  tous  les  passages,  n'ait  pas  jugé  que  je  pouvais  passer 
par  l'oléde.  Enlin  je  sortis  hier  de  celte  ville,  où  il  semblait  ipie  je  m'en- 
nuy.isse  d'être  en  liberté;  et,  sans  tenir  de  route  assurée,  je  suis  venu 
jii.sqn.i  cet  ermitage,  comme  un  homme  qui  n'aurait  rien  eu  à  craindre. 
Voila,  mon  pèie,  ce  qui  m'occupe.  Je  vous  prie  de  m'aider  de  vos  con- 
seils. 

CHAPITRE  XI. 

<Oiiel  "homme  c'élaitque  le  vieil  einille,  cl  commeni  Cil  lilas  s'aiicrçiit  iiii'il  élail  en  pays 
de  cuniiai&saiice. 

(Juand  don  Alphonse  eut  achevé  le  Irisie  récit  de  ses  malheurs,  le 
vieil  ermilc  lui  dit  :  Mon  fils,  vous  avez  eu  bien  de  l'imprudence  de  de- 
meurer si  longtenqis  à  Tolède.  Je  regarde  d'un  an're  leil  ,Mie  vous  lout  ce 
que  vous  m'avez  raconté,  et  votre  amour  pour  Séraphine  me  parait  une 
pure  folie.  Croyez-moi,  ne  vous  aveuglez  point;  il  faut  oublier  celle 
jeune  d.ime,  qui  ne  .saurait  êtie  à  vmis  Dédezde  bonne  grâce  aux  ob^la- 
cles  ipii  vous  se|iarent  d'elle,  et  vous  livrez  à  votre  étoile,  qui,  selon 
toutes  les  apparences,  vous  prnuiel  bien  d'autiesavenlures.  Vous  trouverez 
sans  doute  quelque  jeune  personne  qui  fera  sur  vous  la  même  impres- 
î^ion,  et  iiiinl  vous  uaiircz  pas  tué  le  frère. 

Il  allait  ajouter  à  cela  beaucoup  d'aiilres  choses  pour  exiioricr  don 
Aipiioiise  a  prendre  paiience,  lorsque  nous  vîmes  entrer  dans  l'ermitatre 
un  antre  ennile  cliargii  d'une  besace  fort  eiillée.  11  revenait  de  faire  une 


copieuse- quête  dans  la  ville  de  Cuença.  Il  paraissait  plus  jeune  que  son 
compagnon,  et  il  avail  nue  b  irbe  rousse  et  fort  épaisse.  Soyez  le  bien- 
venu, frère  Antoine,  lui  dit  le  vieil  anachorète  :  quelles  nouvelles  appor- 
tez-vous de  la  ville?  D'assez  mauvaises,  n'pondit  le  frère  Rousseau,  en 
lui  mettant  entre  les  mains  un  papier  plié  en  forme  de  lettre;  ce  billet 
va  vous  en  instruire.  Le  vieillard  l'onviil,  et,  après  l'avoir  lu  avec  loiite 
l'attention  qu'il  méritait,  il  s'écria  :  Dieu  soit  loué  !  puisque  la  mèche 
est  découverte,  nous  n'avons  qu'à  prendre  notre  parti  Changeons  de 
s'yie,  poursuivit-il,  seigneur  don  .\lphoiise,  en  adressant  la  parole  au 
jeune  cavalier  ;  vous  voyez  un  homme  en  butte  comme  vous  aux  c  priées 
de  la  fortune.  On  me  mande  de  Cuença,  qui  est  une  ville  à  une  lieue  d  ici, 
qu'on  m'a  noirci  dans  l'esprit  de  la  justice,  dont  tons  les  suppôts  doivent 
dés  demain  se  mettre  en  campagne  pour  venir  dans  cet  ermilage  s'as- 
surer de  ma  personne  ;  mais  ils  n'y  trouveront  nnint  le  lièvre  au  gile. 
Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  me  suis  vu  aans  de  pareils  emiiar- 
ras  ;  grâces  ;i  Dieu,  je  m'en  suis  presque  touj  iiirs  tiré  en  homme  d'es- 
|irit.  je  vais  me  montrer  sous  une  noinelle  forme  ;  car.  tel  que  vous  me 
voyez,  je  lie  suis  rien  moins  qu'un  ermite  et  qu'un  vieillard. 

En  parlant  de  cette  manière,  il  se  dépouilla  de  la  longue  robe  qu'il 
portait;  et  l'on  vil  dessous  un  pourpoint  de  serge  noire  avec  des  man- 
ches lailladées;  puis  il  ôla  son  bonnet,  délacha  un  cordon  (|ui  tenait  sa 
barbe  pnstiche,  cl  prit  tout  à  coup  la  ligure  d'un  homme  de  vingt-huit  à 
trente  ans.  Le  frère  Antoine,  à  son  exemple,  qnitla  son  babil  dermiie, 
se  délit,  de  la  même  manière  que  son  couqiaguon,  de  sa  liarbe  rousse, 
et  tira  d'un  vieux  coffre  de  bois  à  demi  pourri  une  méchante  soutanelle 
doni  il  se  revêtit.  Mais  représentez-vous  ma  surprise,  lorsque  je  reconnus 
dans  le  vieil  anachorète  le  seigneur  don  Raphaël,  et  dans  le  frère  An- 
t'due,  mon  très  cher  et  Irés-tidele  valet  Ainbroise  de  Laniela.  Vive  Dieu  ! 
m'écriai-je  aussitôt,  je  suis  ici,  a  ce  que  je  vois,  en  p  lys  de  connaissance. 
Cela  est  vrai,  seigneur  Gil  lilas,  me  dit  don  Raphaël  en  riant,  vous  re- 
trouvez deux  de  vos  amis  lorsque  vous  vous  y  attendiez  le  moins.  Je  con- 
viens que  vous  avez  quelque  sujet  de  vous  |ilaiiidre  de  nous;  mais  ou- 
blions le  passé,  et  rendons  grâces  au  ciel  qui  nous  rassemble.  Am- 
bioise  et  moi  nous  vous  offrons  nos  services  ;  ils  ne  sont  point  à  mé- 
pris-'r.  Ne  nous  croyez  pas  de  luéchantes  gens.  Nous  n'attaquons,  nous 
n'assassinons  personne;  nous  ne  cherchoos  seulement  tiu'a  vivre  aux 
dépens  d'aulrui;  et  si  voler  est  une  action  injuste,  la  nécessité  en  corrige 
linjuslice.  Associez-vons  avec  nous,  et  vous  mènerez  une  vie  errante. 
C  est  un  genre  de  vie  fort  agréable,  quand  ou  sait  .se  conduire  prudem- 
ment. Ce  n'est  pas  que,  malgré  toute  notre  prudence,  l'eiichainement 
des  causes  .secondes  ne  soit  tel  quelquefois,  qu'il  nous  arrive  de  mau- 
vaises avenlures.  N'importe,  nous  eu  trouvons  les  bonnes  meilleures. 
Nous  sommes  accoutumes  à  la  variété  des  temps,  aux  alternatives  de  la 
l'orlune. 

Seigneur  cavalier,  poursuivit  le  faux  ermite  en  parlant  à  don  Al|ihouse, 
nous  vous  faisons  la  même  proposition,  et  je  ne  crois  pas  que  vous  de- 
viez la  reji  ter  dans  la  situation  où  vous  paraissez  être;  car,  sans  parler 
de  l'affaire  ipii  vous  oblige  à  vous  cacher,  vous^n'avez  pas  sans  doule 
beaucoup  d'argent?  Non  vraiment,  dit  don  Alphonse,  et  cela,  je  l'avoue, 
angmciile  mes  chagrins.  Eh  bien,  reprit  don  Raphaël,  ne  nous  quittez 
doue  point.  Vous  ne  sauriez  mieux  faire  que  de  vous  joindre  à  nous. 
Rien  ne  voiH  manquera,  et  nous  rendrons  i  .utiles  toutes  les  recherches 
de  vos  ennemis.  Nous  connaissons  presque  toute  1  Espagne,  pour  l'avo  r 
parcourue.  Nous  savons  où  sont  les  bois,  les  monlagues,  Ions  les  endroits 
propres  à  .servir  d'asile  conire  les  brutalités  de  la  justice.  Don  Alphonse 
les  remercia  de  leur  bonne  volonté;  et,  se  trouvant  effeclivemeut  .sans 
argent,  sans  ressource,  il  se  résolut  à  les  accompagner.  Je  m'y  détermi- 
nai aussi,  parce  que  je  ne  voulus  point  quitter  ce  jeune  homme,  pour 
qui  je  me  sentis  naître  beaucoup  d'inclination. 

Nous  convînmes  tous  quatre  d  aller  ensemble,  et  de  ne  nous  point 
séparer.  Cela  étant  arrêté  entre  nous,  il  fut  m  s  en  délibération  si  nous 
partirions  à  l'heure  même,  ou  si  nous  donnerions  auparavant  quelque 
atteinte  à  une  outre  pleine  d'un  excellent  vin  ((ne  le  frère  Antoine  avait 
apportée  de  la  ville  de  Cuença  le  jour  précédent;  mais  Raphaël,  comme 
celui  qui  avait  le  plus  d  expérience,  représenta  qu'il  fallait,  avant  toutes 
cho^es,  penser  a  noire  sûreté;  qu'il  était  d'avis  que  nous  marchassions 
loule  la  nuit  pour  gagner  un  bois  fort  épais  ipii  eiait  entre  Villardesa  et 
Almodabar;  que  nous  ferions  halte  en  cet  euilroil,  où,  nous  voyant  sans 
iiupiiélnde,  nous  passerions  la  journée  à  nous  reposer.  Cel  avis  fut  ap- 
prouvé. .\lors,  les  deux  faux  ermiles  lirent  deux  paquets  île  loiile.s  les 
liarJes  et  provisions  qu'ils  avaient,  et  les  mirent  en  équilibre  sur  le  che- 
val de  don  Alphonse.  Cela  se  lit  avec  une  extrême  diligence  ;  ajires  quoi 
nous  nous  éloignâmes  de  l'ermilage,  laissant  en  proie  à  la  justice  les  deux 
robes  d'erinilc,  avec  la  barbe  blanche  et  la  barlie  rousse,  deux  grabats, 
une  tdile,  un  mauvais  coffre,  deux  vieilles  chaises  de  paille  et  l'image 
de  saint  Paciime. 

Nous  marchâmes  tonte  la  uni!,  et  nous  commencions  à  nous  sentir 
fort  (alignés,  lorsipi'à  la  pointe  du  jour  nous  aperçûmes  le  bois  où  ten- 
daient nos  p  is.  La  vue  du  port  donne  une  vigueur  nouvelle  aux  matelots 
lassés  d'une  long  ic  navigation.  Nous  primes  courage,  el  lions  arrivâmes 
cnliii  au  bniil  de  noire  carrière  avant  le  lever  du  soleil.  Nous  nous  eiifon- 
çàines  dans  le  plus  é|iais  du  bois,  et  nous  nous  arrêl.àmes  dans  un  endroit 
fort  agréable,  sur  nu  gazon  entouré  de  plusieurs  gros  chênes,  dont  les 
brandies  entrelacées  formaient  une  voûle  que  la  chaleur  du  jour  ne  pou- 


GIL  BLAS. 


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vait  pprrrr.  Nnus  débriilnnies  le  cheval  |iniir  le  liiisser  paîlrc,  afirés 
l'avoir  (it.'cliars;é.  N"US  nous  assîmes;  nous  liràmes  de  la  besace  du  fréie 
Aiiloiiie  i|upli|ues  grosses  pièces  de  pain  avec  plusieurs  niorcenux  de 
viandes  rôlies,  et  nous  nous  mîmes  à  nous  en  escrimer  comme  à  l'envi 
l'un  de  l'autre.  Néanmoins,  quelque  appétit  que  nous  eussions,  nous 
cessions  souvent  de  manijer  pour  donner  des  accolades  à  l'outre,  qui  ne 
faisait  que  passer  des  bias  de  l'un  entre  les  bras  de  l'autre. 

Sur  la  (in  du  repas,  don  Raphaël  dit  à  don  Alphonse  ;  Seigneur  cava- 
lier, après  la  conliilence  que  vous  rp'avez  faite,  il  est  juste  que  je  vous 
racnntc  aussi  l'Iiisloire  de  ma  vie  avec  la  même  sincérité.  Vous  me  ferez 
plaisir,  répondit  le  jeune  homme.  El  à  moi  particulièrement,  m'écriai-je. 
J'ai  une  extrême  curiosité  d'entendre  vos  aventures;  je  ne  doute  pas 
(ju'plles  ne  soient  dignes  d'être  écoutées.  Je  vous  in  réponds,  répliqua 
don  Raphaël,  et  je  |irétends  bien  les  écrire  un  jour,  ù'  sera  l'amusement 
de  ma  vieillesse  :  car  je  suis  encore  jeune,  et  je  veux  grossir  le  volume. 
Wais  nous  sommes  fatigués;  délassons-nous  par  qnelc|ues  heures  de  som- 
meil. Peirdaut  que  nous  dormirons  tous  trois,  Ambroise  veillera  de  peur 
de  sur^pHse,  et  lanlôt  à  son  tour  il  dormira.  Quoique  nous  soyons,  ce  me 
.semble,  ici  fort  en  sûreté,  il  est  toujours  bon  de  se  tenir  sur"  ses  gardes. 
En  achevant  ces  mots,  il  s'étendit  sur  l'herbe  ;  don  Alphonse  lit  la 
même  chose.  Je  sirivis  leur  exemple,  et  Lamela  se  mil  en  sentinelle. 

Don  .\lphonse,  au  lieu  de  prendre  ipielque  repos,  s'occupa  de  ses  mal- 
heurs, et  je  ne  pus  fermer  l'œil  Pour  don  Raphaël,  il  s'endormit  bientôt; 
mais  il  se  réveilla  une  heure  ap  es;  et  nous  voyant  disposés  à-l'écouter, 
il  dit  à  Lamela  :  Mon  ami  Ambroise.  tu  peux  présentement  goùler  la  dou- 
ceur du  sommeil.  Non,  non,  répondit  Lamela,  je  n'ai  point  envie  de  dor- 
mir; et,  bien  (pie  je  .Mche  tous  les  événements  de  votre  vie,  ils  sont  si 
instructifs  pour  les  personnes  de  notre  profe.ssi  ui,  que  je  si'rai  bien  aise 
de  les  entendre  encore  racftnler.  Aussitôt  don  Raphaël  commença  dans 
ces  termes  l'histoire  de  sa  vie. 


LIVRE  V. 

CUAPITRE  PREMIER. 

Histoire  de  don  R^ipliaî-I. 

Je  suis  flh  d'une  comédienne  de  Madrid,  fameuse  par  sa  déclamation, 
et  plus  encore  par  ses  galanteries;  elle  se  nommait  Luciude.  Pour  un 
|iére,  je  ne  puis  san>  témérité  m'en  donner  un.  Je  dirais  bien  quel  homme 
de  qualité  était  amoureux  de  ma  niére  lors(|ue  je  suis  venu  au  monde; 
mais  cette  époque  ne  seiait  pas  une  preuve  coiivaincante  ([u'il  fut  l'au- 
teur de  ma  naissance.  Une  jiersonne  de  la' profession  de  ma  mère  est  si 
sujette  à  caution,  i|ue,  dans  le  temps  iju'elle  jiarail  le  plus  attachée  à  un 
seigneur,  elle  lui  donne  presque  toujours  quelque  substitut  jjour  son 
argent. 

Rien  n'est  tel  que  de  se  mettre  au-dessus  de  la  nu'îdisance.  Lucinde, 
au  lieu  de  me  fiire  élever  chez  elle  dans  l'obscurité,  me  prenait  sans 
façon  par  la  main,  et  me  menait  au  théâtre  fort  honnètenientrsans  .se 
soucier  des  discours  qu'on  tenait  sur  son  compte,  ni  des  ris  malins  que 
ma  vue  ne  manquait  pas  d  exciter.  Enfin  je  faisais  ses  délices,  et  j'étais 
caressé  de  tous  les  houjmes  ([ui  venaient  au  logis  :  on  eût  dit  que  le  sang 
parlait  en  eux  en  ma  faveur. 

On  me  lais.sa  passer  les  douze  premières  années  de  ma  vie  dans  toutes 
sortes  iramuseinents  frivoles.  A  peine  me  montra-t-on  à  lire  et  d  écrire  : 
on  s'attacha  moins  encore  a  m'enscigner  les  luincipes  de  ma  religion. 
J  appiis  seulement  à  danser,  à  chauler  et  à  jouer  de  la  guitaie.  C'e.st 
tout  ce  que  je  savais  faire,  lorsque  le  marquis  de  Léganez  me  deniajida 
pour  être  auprès  de  son  iils  unique,  qui  avait  à  peu  prés  mon  âge.  Lu- 
cindey  couse[itil  volontiers,  et  ce  lut  alors  que  je  commençai  à  m'occuper 
.sérieusement.  Le  jeune  Léganez  n'était  pas  plus  avancé  (|ue  moi  :ce  petit 
seigneur  ne  paraissait  nas  né  pour  les  sciences:  il  ne  connaissait  presque 
pas  nue  lettre  de  son  alphabet,  bien  qu'il  eut  un  précepteur  ilepuis  ipiinze 
nioi<.  Ses  auires  maîtres  n'en  liraient  pas  meilleur  parli  ;  il  pou>sait  a 
bout  leur  patience.  Il  est  vrai  qu'il  ne  leur  était  p  s  jiermis  d'u.ser  de 
rigueur  n  sou  égard  :  ils  avaient  un  ordre  exprès  de  I  instruire  sans  le 
tourmenter,  et  cet  ordre,  joint  à  la  mauvaise  disposilion  du  sujet,  ren- 
dait les  leçons  assez  inulilrs. 

Mais  le  précepteur,  ainsi  que  vous  l'allez  voir,  imagina  un  bel  expé- 
dient pour  inliniider  ce  jeune  seigneur  sans  aller  contre  la  défense  de 
siui  perc  :  il  résolut  de  me  touelter  quand  le  petit  Léganez  méi  lierait 
délie  puni,  et  il  ne  manqua  pas  d'exéculer  sa  ré.solution.  Je  ne  trouvai 
jioint  I  expédient  de  mon  goût  ;  je  m'échappai,  el  m'allai  plaindre  à  ma 
mère  d'un  traitemenl  si  injuste.  Cependant,  quelque  iBudrcsiC  qu'elle  se 
seniil  pour  moi,  elle  eut  in  force  de  résister  a  mes  larmes;  et,  considc- 
ranl  ipie  celait  un  grand  avantage  pour  scui  Iils  d'être  chez  le  marquis 
de  Léganez,  elle  m  y  fil  rtinencr  siir-le-clianq).  Mi'  voila  ilmn:  Lvre  au 
préce|  leur.  (Volume  il  s'était  aperçu  que  son  iiuent.dii  avait  prudiiii  im 
bon  effet,  il  conliiiiia  île  me  fouetter  à  la  )il:.ee  du  petit  seigneur;  it, 
pour  faiic  plus  d'iiiiprpssiuii  sur  lui,  il  m'éhillail  Ires-riideinenl.  Jetai.-, 
sur  de  payer  Ions  les  jours  pour  le  jeune  Léganez.  Je  puis  dire  qu'il  n'a 


pas  appris  une  letlro  de  sou  alphabet  qui  ne  m'ait  coûté  cent  coups  de 
fouet;  jugez  à  coinbieu  me  revient  sou  rudiijient! 

Le  fouet  n'élait  jias  le  seul  désagrément  que  j'eusse  à  essuyer  dans 
cette  maison.  Comme  tout  le  monde  m'y  connaissait,  les  moindres  do- 
mestiques, jusqu'aux  marmitons,  me  reprochaient  ma  naissance.  Cela 
me  d(qilnl  à  un  point,  que  je  m'enfuis  un  jour,  après  avoir  trouvé  moyen 
de  me  saisir  de  tout  ce  que  le  précepteur  avait  d'argent  complanlj  ce 
qui  pouvait  bien  aller  à  cent  cinquante  ducats.  Telle'fut  la  vengeance 
que  je  tirai  des  coups  de  fouet  qu'il  m'avait  donnés  si  injnslement,  et  je 
crois  que  je  n'en  pouvais  prendre  une  plus  aflligeaute  pour  lui.  Je  fis  ce 
tour  de  main  avec  beaucoup  de  sulilililé,  (piiii.|iie  ce  fût  mou  coup  d'es- 
sai, et  j'eus  l'adresse  de  me  dcrobiT  aux  ])cr(iuisitions  qu'on  fit  de  moi 
pendant  deux  jours.  Je  sortis  de  Madrid,  et  je  me  rendis  à  Tolède  sans 
voir  personne  à  mes  trousses. 

J'entrais  alors  dans  ma  quinzième  année.  Quel  plaisir,  à  cet  âge,  d'être 
indépendant  et  niailre  de  ses  volontés!  J'eus  bientôt  fait  connaissance 
avec  dss  jeunes  gens  qui  me  dégourdirent,  et  m'aidèrent  à  manger  mes 
ducats.  Je  m'associai  ensuite  avec  des  chevaliers  d'industrie,  qui  culti- 
vèrent si  bien  mes  heureuses  dispositions,  que  je  devins  en  peu  de  temps 
un  des  plus  forts  de  l'ordre.  Au  bout  de  cinq  années,  l'envie  de  voyager 
me  prit;  je  quittai  mes  confrères,  et,  voulant  commencer  mes  voyages 
par  l'EsIramadnre,  je  gagnai  Alcantara.  Mais,  avant  d'y  arrivei,  je  trou- 
vai une  occasion  d'exercer  mes  talents,  et  je  ne  la  laissai  point  éch3]iper. 
Comme  j'étais  à  pied,  et  de  plus  chargé  ë'un  havre-sac  assez  pesant,  je 
m'arrêtais  de  temps  en  temps  pour  me  reposer  sous  les  arbres  qui  m'of- 
fraient leur  ombrage  à  quelques  pas  du  grand  chemin.  Je  rencontrai 
deux  enfants  de  famille  qui  s'entretenaient  avec  gaieté  sur  l'herbe  en 
prenant  le  frais.  Je  les  saluai  très-civilement,  el,  ce  (pii  me  parut  ne  pas 
leui-  diqilaire.  j'entrai  dans  leur  conversation.  Le  plus  vieux  n'avait  pas 
quinze  ans;  ils  étaient  tous  deux  bien  ingénus.  Seigneur  cava'ier,  me  dit 
le  plusjeune,nous  sonmies  fils  de  deux  riches  bourgeois  dcPlazencia.  Nous 
avons  une  extrême  envie  de  voir  le  royaume  de  Portugal  ;  el,  jiour  satis- 
faire noire  curiosité,  nous  avons  pris  chacun  cent  |iisioles  a  nos  parents. 
Bien  que  nous  voyagions  à  pied,  nous  ne  laisserons  pas  d'aller  loin  avec 
cet  argent  Qu'en  |iensez-vous?  Si  j  en  avais  autant,  leur  répondis-je,  Dieu 
sait  où  j'irais!  Je  vcidrais  parcourir  les  quatre  parties  du  monde.  Com- 
ment diable  !  deux  cents  pisioles  !  c'est  une  somme  immense,  vous  n'en 
verrez  jamais  la  fin.  Si  vous  l'avez  pour  agréable,  messieurs,  ajoutai-je, 
j'aurai  l'honneur  de  vous  accompagner  jusqu'à  la  ville  d'Alnierin,  où  je 
vais  recueillir  la  succession  d'un  oncle  qui,  depuis  vingt  années,  ou  en- 
viron, s  était  établi  là. 

Les  jeunes  bourgeois  me  témoignèrent  que  ma  compagnie  leur  ferait 
|daisir.  Ainsi,  lorsque  nous  nous  fûmes  tous  trois  un  peu  délassés,  nous 
marchâmes  vers  Alcantara,  où  nous  arrivâmes  longtemps  avant  la  nuit. 
Nous  allâmes  loger  à  une  bonne  hôtellerie.  Nous  demandâmes  une  cham- 
bre, et  on  nous  en  donna  une  où  il  y  avait  une  armoire  (pii  fermait  à  clef. 
Nous  ordonnâmes  d'abord  le  souper,  et,  pendant  qu'on  nous  l'apprêtait, 
je  proposai  à  mes  compagnons  de  voyage  de  nous  promener  dans  la 
ville.  Us  acceptèrent  la  proposilion.  Nous  serrâmes  nos  havre-sacs  dans 
l'armoire,  diuit  un  des  bourgeo  s  prit  la  clef,  et  nous  sorlimes  de  l'bôlel- 
leric.  Nous  allâmes  visiler  les  églises  ;  el,  dans  le  temps  que  nous  étions 
dans  la  principale,  je  feignis  tout  a  coup  d'avoir  une  affaire  importante. 
Messieurs,  dis-je  à  mes  camarades,  je  viens  de  me  souvenir  qu'une  per- 
sonne de  Tolède  m'a  chargé  de  dire  de  sa  part  deux  mots  li  un  marchand 
qui  demeure  auprès  de  cette  église.  Attendez-moi,  de  grâce,  ici,  je  serai 
de  retour  dans  un  moment.  A  ces  mois,  je  m  éloignai  d'eux.  Je  cours  à 
l'hôiellerie,  je  vole  à  l'armoire,  j'en  force  la  serrure  ;  et,  fouillant  dans 
les  havre-sacs  de  mes  jeunes  bourgeois,  j'y  trouve  leurs  pistoles.  Les 
pauvres  enfanis  !  je  ne  leur  en  laissai  pas  seulement  une  pour  payer  leur 
gîte;  je  les  emporlai  toules.  Après  cela,  je  sortis  prom|itenien't  de  la 
ville,  et  ]iris  la  route  de  Mérida,  sans  m'embarrasser  de  ce  (pi'ils  devien- 
dr.iicnt. 

Celle  aventure,  dont  je  ne  fis  que  rire,  me  mit  en  élat  de  voyager  avec 
agrément.  Quoique  jeune,  je  me  sentais  capable  de  me  coniluire  prudem- 
ment. Je  puis  dire  ipie  j'étais  bien  avancé  pour  mon  âge.  Je  résolus  d'a- 
cheter une  mule,  ce  que  je  fis  en  effet  au  premier  bourg.  Je  convertis 
même  mou  havre-sac  en  valise,  et  je  commençai  à  faire  un  peu  plus 
riiomuie  d'importance.  La  troisième  journée,  je  rencoiilrai  un  homme 
c|ui  chantait  vêpres  â  tue  tête  sur  le  grand  chemin.  Je  jugeai  a  son  air 
i|ue  c'était  un  chaniie,  et  je  lui  dis  :  Courage,  seigneur  bachelier,  cela 
va  le  mieux  du  nM)nde  !  Vous  avez,  à  ce  (pie  je  vois,  le  cœur  au  métier. 
Seigneur,  me  répondit  il,  je  suis  cbanire,  pour  vous  rendre  mes  trés- 
huinbles  services,  et  je  suis  bien  aise  de  tenir  ma  voii  en  haleine. 

N  lUs  entrâmes  de  cette  manière  en  conversation.  Je  m'apciçiis  que 
j'étais  avec  un  personnage  des  plus  spirituels  et  des  plus  agréables.  Il 
avait  vingl-(piatie  ou  vingt-(in(|  ans.  Connue  il  était  â  pied,  je  n'allais 
ijiie  le  petil  pas  pour  avoir  le  plaisir  de  I  entretenir.  Nous  parlâmes,  entre 
autres  choses,  de  Tolède.  Je  connais  parfaitement  cette  ville,  me  dit  le 
chantre,  j'y  ai  fail  un  assez  long  séjour,  j'y  ai  même  qneh|ues  amis.  Et 
dans  (picl  ciiilroil,  iiilerrompis-je,  deineiiriez-voiis  â  l'olede.'  It.nis  la 
rue  Neuve,  répondit-il.  J'y  demeurais  avec  don  Viiicenl  de  liiiena  liarra, 
don  Malliias  (le  Cordel,  el  deux  on  trois  autres  iKunu'les  cavaliers.  Nous 
logions,  nous  mangions  ensemble  ;  nous  passions  fort  bien  le  temps.  Ces 
paroles  me  surpriieni;  car  il  faut  idiscrver  que  les  gentilsbiHumes  dont 
il  me  citait  les  noms  élaient  les  aigrefins  avec  qui  j'avais  été  faufilé  À 


(30 


GIL  liLAS. 


Toléile.  S('i!,'iieiir  chaiilrc,  m'éciiai-je,  ces  messieurs  que  vous  venez  de 
nommer  sont  île  ma  connaUsaiice,  et  j'ai  demeuré  aussi  avec  eux  dans 
la  rue  Neuve.  Je  vous  entends,  repril-il  en  souriant,  c'est-à-dire  que  vous 
êtes  entré  dans  la  compagnie  de|niis  trois  ans  qtie  j'en  suis  sorti.  Je 
viens,  lui  repartis-je,  de  i|uilter  ces  seigneurs,  parce  ipie  je  nie  suis  mis 
dans  le  goût  des  voyages.  Je  veux  faire  le  tour  de  l'iispagne;  j'en  vau- 
drai mieux  quand  j'aurai  plus  d'expérience.  Sans  doute,  me  dit-il,  pour 
se  |ici;fectionner  l'esprit,  il  faut  voyager.  C'est  aussi  pour  cette  raison 
que  j'abandonnai  Tolède,  quoii|ue  j'y  vécusse  fort  agréablement.  Je  rends 
griicc  au  ciel,  poursuivit-il,  qui  m'a  fait  rencontrer  un  clievalier  de  mon 
ordre,  lorsi|uej'y  pensais  le  moins.  Unissons-nons;  voyageons  ensem- 
ble; attentons  sur  la  bourse  du  procbnin  ;  prniitons  de  "toutes  les  occa- 
sions qui  se  présenteront  d'exercer  notre  savoir-faire. 

Il  me  fit  cette  proposition  si  franchement  et  de  si  bonne  grâce,  que  je 
l'acceptai.  Il  gagna  tout  à  coup  ma  confiance  en  me  donnant  la  sienne. 
Nous  nous  ouvrîmes  l'un  à  l'autre.  Je  lui  contai  mon  histoire,  et  il  ne 
me  déguisa  point  ses  aventures.  Il  m'apprit  qu'il  venait  de  Portalégre, 
d'où  une  fourberie,  déconcertée  par  un  contre-temps,  l'avait  oblige  de 
se  sauver  avec  précipitation,  et  sous  l'habillement  que  je  lui  voyais.  Après 
qu'il  m'eut  fait  une  entière  confidence  de  ses  affaires,  nous  résolûmes 
d'aller  tous  deux  à  Mérida  tenter  la  fortune,  d'y  faire  ipielque  bon  coup 
si  nous  pouvions,  et  d'en  décamper  aussitôt  pour  nous  rendre  ailleurs. 
Dès  ce  moment,  nos  biens  devinrent  communs  enire  nous,  il  est  vrai  que 
Morales,  ainsi  se  nommait  mon  compagnon,  ne  se  trouvait  pas  dans  une 
silualion  fort  aisée,  tout  ce  qu'il  possédait  ne  consistait  qu'en  cinq  ou 
six  ducats,  avec  quelques  bardes  ((u'il  portait  dans  un  bissac  ;  mais  si 
j'étais  mieux  que  lui  en  argent  comptant,  il  était,  en  récompense,  plus 
consommé  ipie  moi  dans  l'art  de  tromper  les  hommes.  Nous  moulions 
ma  mule  alternativement,  et  nous  arrivâmes  de  cette  manière  à  Mé- 
rida. 


•  Nous  nous  arrét'imes  dans  une  h.itellene  du  faubourg,  ou  mon  cama- 
rade tira  de  son  bissac  un  habit  dont  il  ne  lut  pas  sitôt  revêtu,  que  nous 
allâmes  faire  un  tour  dans  la  ville  pour  reconiiai'lrc  le  terrain,  et  voir 
s  II  ne  s  offrirait  point  quelque  occasion  dé  travailler.  Nous  considérions 
lort  attentivement  tous  les  objets  qui  se  presenlaieni  à  nos  regards.  Nous 
ressemblions,  comme  aurait  dit  [lomére,  à  deux  niilai  s  qn'i  chcrcheni 
des  yeux  dans  la  campagne  des  oiseaux  dont  ils  puissent  fai  e  leur  proie, 
nous  alleiidions  enfin  que  le  hasard  nous  fournit  quebiue  sujet  d'cm- 
plover  noire  industrie, -lorsque  nous  aperçûmes  dans  la  rue  ii'n  cavalier 
a  cheveux  gris,  iim  avait  l'epée  à  la  main,'  et  qui  .se  battait  conire  trois 
nommes  qui  le  poussaient  vigoureusement.  L'inégalité  de  ce  combat  me 
Choqua  Cl  comme  je  suis  naturellement  ferrailleur,  je  volai  au  secours 
(lu  vieillard  Morales,  pour  me  monlrer  que  je  ne  m'étais  point  associé 
avec  un  lâche,  suivit  mon  exemple  Nous  chargeâmes  les  trois  ennemis 
uu  cavalier,  cl  nous  les  obligeâmes  à  prendre  l'a  fuite. 

Apres  leur  retraite,  le  vieillard  se  re])aii(lit  en  discours  reconnaissants. 
Nous  .sommes  ravis,  lui  dis-je,  de  nous  élre  trouvés  ici  si  à  ,u-opos  pour 
vous  secourir;  mais  que  nous. sachions  du  moius  à  qui  nous  avons  eu 


le  bonheur  de  rendre  service,  et  dites-nous,  de  grâce,  pourquoi  ces  trois 
hommes  voulaient  vous  assassiner.  Messieurs,  nous  repondi(-il,  je  vous 
ni  trop  d'obligation  |iour  refuser  de  satisfaire  votre  curiosité.  Je  m'ap- 
pelle Jérôme  de  Moyadas,  el  je  vis  de  mon  bien  dans  celle  ville.  L'un  de 
ces  assassins  dont  vous  m'avez  délivré  est  un  amant  de  ma  tille.  11  me  la 
fit  deinanier  en  mariage  ces  jours  passés;  et,  comme  il  ne  put  obtenir 
mon  aveu,  il  vient  de  me  faire  mettre  l'épée  à  la  main  pour  s  en  venger. 
El  peut-on,  repris-je,  vous  demander  encore  pour  quelles  raisons  vous 
n'avez  point  accordé  voire  fille  à  ce  cavalier?  Je  vais  vous  l'apprendre, 
me  dit-il.  J'avais  un  frère,  marchand  dans  cette  ville  ;  il  se  nommait 
.Xiiguslin.  Il  y  a  deux  mois  qu'il  était  à  Calalrava,  logé  chez  Juan  Vêlez 
de  la  Membrilla,  son  correspondanl.  Ils  étaient  tous  deux  amis  intimes; 
et  mon  frère,  pour  fortifier  encore  davantage  leur  amitié,  promit  Floren- 
tine, ma  fille  unique,  au  fils  de  son  correspondant,  ne  doutant  point 
qu'il  n'eût  assez  de  crédit  sur  moi  pour  m'obliger  à  dégager  sa  promesse. 
Comme  en  effet,  mon  frère,  étanl  de  retour  à  Mérida,' ne  m'eut  p.is  plu- 
tôt parlé  de  ce  mariage,  que  j'y  consentis  pour  l'amour  de  lui.  11  envoya 
le  portrait  de  Florentine  a  Calalrava  ;  mais,  hélas!  il  n'a  pas  eu  là  satis- 
faction d'achever  son  ouvrage  :  il  est  mort  depuis  Irois  semaines.  Bii 
mourant,  il  me  conjura  de  ne  disposer  de  ma  fille  qu'en  faveur  du  fils 
de  son  correspondant.  Je  le  lui  promis,  et  voilà  pourquoi  j'ai  refusé  Flo- 
rentine au  cavalier  qui  vient  de  m'atlaqiier,  quoi(]ue  ce  soil  un  parli  fort 
avantageux.  Je  suis  esclave  île  ma  parole,  et  j'altends  à  tout  moment  le 
fils  de  Juan  Vêlez  de  la  Membrilla  jiour  en  faire  mon  gendre,  bien  que 
je  ne  l'aie  jamais  vu,  non  plus  ipie  son  jière.  Je  vous  demande  pardon, 
coniinua  Jérôme  de  Moyadas,  si  je  vous  fais  cette  narration  ;  mais  vous 
l'avez  exigée  de  moi. 

J'écoutai  ce  récit  avec  beaucoup  d'attention;  et  m'arrèlant  à  une  su- 
percherie qui  me  vint  tout  à  coup  dans  l'esprit,  j'affectai  un  grand  élon- 
nement;  je  levai  les  yeux  au  ciel.  Ensuite  me  tournant  vers  îe  vieillard, 
je  Jui  dis  d'un  ton  pal'hétique  :  Ah!  seigneur  de  Moyadas,  est-il  possible 
(pi'en  arrivant  à  Mérida,  je  sois  assez  heureux  pour  sauver  la  vie  à  mon 
beau-iière?Ces  paroles  causèrent  une  étrange  surprise  au  vieux  bourgeois, 
et  n'éloniièrent  pas  moins  Morales,  qui  me  fit  connaître  par  sa  contenance 
que  je  lui  paraissais  un  grand  fripon.  Que  m'apprenez-vous?  me  ré|iondit 
le  vieillard.  (Juoi  !  vous  seriez  le  fils  du  correspondant  de  mon  frère'.' 
Oui,  seigneur  Jérôme  de 'Moyadas.  lui  répli(|uai-je  en  payant  d'audace, 
et  en  lui  jetant  les  bras'au  cou,  je  suis  l'heuieux  mortel  à'  qui  l'adorable 
Florentine  est  deslinée.  Mais,  avanlqneje  vous  témoigne  la  joie  que  j'ai 
d'entrer  dans  voire  famille,  permettez  que  je  répande  dans  votre  sein  les 
larmes  que  renouvelle  ici  le  souvenir  de  votre  frère  .\ugustin.  Je  serais 
le  plus  ingrat  de  tous  les  hommes,  si  je  n'étais  vivement  touché  de  la 
mort  d'une  personne  à  qui  je  dois  le  bonheur  de  ma  vie.  En  achevant 
ces  mots,  j'embrassai  encore  le  bonhomme  Jérôme,  et  je  passai  ensuite 
la  main  sur  mes  yeux,  csinme  pour  essuyer  mes  ]ileurs.  Morales,  qui 
comprit  tout  d'un  coup  l'avantage  que  nous' pouvions  tirer  d'une  pareille 
tromperie,  ne  manqua  pas  de  me  seconder.  Il  voulut  passer  pour  mon 
valet,  et  il  se  mit  ;i  renchérir  sur  le  regret  que  je  marquais  de  la  inoit 
du  seigneur  Augustin.  Monsieur  Jérônîe,  s'ecri.vt-il,  i|iielle  perle  vous 
avez  faile  en  perdant  votre  frère  !  Celait  un  si  honnêle  homme,  le  phénix 
du  commerce,  un  marchand  désintéressé,  un  marchand  de  bonne  lui,  un 
marchand  comme  on  n'en  voit  point. 

Nous  avions  affaire  à  un  homme  simple  et  crédule;  bien  loin  d'avoir 
quelque  soupçon  de  notre  fourberie,  il  s'y  prêta  de  lui-même.  Eh!  pour- 
quoi, me  dit-il,  n  élcs-voiis  pas  venu  tout  droit  chez  moi?  11  ne  fallait 
point  aller  loger  dans  une  hôlelleiie.  DansJes  termes  où  nous  eu  sommes, 
on  ne  doit  point  faire  de  façon.  Monsieur,  lui  dit  .Morales  eu  prenant  la 
parole  pour  moi,  mon  maître  est  un  peu  cérémonieux;  il  a  ce  défaul-là; 
Il  me  permctira  de  le  lui  reprocher.  Ce  n'est  pas,  ajoiita-t-ii,  qu'il  ne 
soit  excusable  en  quelque  manière  de  n  avoir  pas  vcniiii  paraître  devant 
vous  en  l'élat  où  il  est.  Nous  avons  été  volés  sur  la  route;  on  nous  a  pris 
toutes  nos  bardes.  Ce  garçon,  interrompis-je,  vous  dit  la  vérité,  seigneur 
de  Moyadas.  Ce  malheur  â  élé  cause  que  je  ne  suis  iioint  allé  descendre 
chez  vous.  Je  n'osais  me  présenter  .sous  cet  habit  aux  yeux  d'une  mai- 
tresse  qui  ne  m'a  point  encore  vu,  et  j'attendais  pour  cela  le  retour  d'un 
valet  que  j'avais  envoyé  à  Calalrava.  Cet  accident,  reprit  le  vieillard,  ne 
devait  point  vous  empêcher  de  venir  demeurer  dans  ma 'maison,  et  je 
prélenils  que  vous  y  preniez  tout  à  l'heure  un  logement. 

En  parlant  de  celte  soi'le,  il  m'emniena  eliez  lui;  mais  avant  que  d'y 
arriver,  nous  nous  enlrelinmes  du  piéleudii  vol  qu  on  m'avait  fait,  elje 
témoignai  que  mon  plus  grandcliagi-in  éta  il  d  a  voir  perdu,  avec  mes  bardes, 
le  portrait  de  Florenliiic.  Le  bourgeois,  là-dessus,  me  dit  en  riant  qu'il 
fallait  me  con.soler  de  cette  iierte,  et  i|ue  l'original  valait  mieux  que  la 
copie.  En  effet,  dès  que  nous  fûmes  dans  sa  maison,  il  appela  sa  fille, 
qui  n'avait  pas  [iliis  de  seize  ans,  cl  qui  pouvait  passer  pour  nue  personne 
accomplie.  Vous  voyez,  me  dit-il,  la  dame  que  feu  mon  frère  vous  a 
promise.  Ah  !  seigneur,  m'écriai-je  d'un  air  passionné,  il  n'est  pas  be- 
soin de  me  dire  que  c'est  l'aimable  Florentine  qui  s'offre  à  mes  yeux  : 
ces  traits  charmants  sont  gravés  dans  ma  mémoire,  et  encore  plus  dans 
mon  cœur.  Si  le  poitraii  que  jai  perdu,  et  qui  n'élail  qu'une  faible 
ébauche  de  tant  d'allrails,  a  pu  m'emhraser  de  mille  feux,  jugez  cpiels 
transports  doivent  in'agilçr  en  ce  mou. eut  !  Ce  discours  esl  Iropllatleiir, 
me  dil  Florenline,  et  je  ne  suis  point  assez  vaine  pour  m'imaginer  que 
je  b- jiislilie.  Conliiiuez  vos  compliments,  inlerroinpit  alors  le  père.  En 
inéine  lenips  il  me  laissa  seul  avec  sa  fille,  et  prenant  Morales  en  parti- 


CIL  BLAS. 


Gl 


culier.  Mon  ami,  lui  Jil-il,  les  voleurs  vous  ont  donc  em|ioilé  toutes 
vos  hnrdes  et  sans  doute  votre  argent,  car  ils  commencent  toujours  par 
là?  Oui,  monsieur,  ré|ioniiil  mou  camarade;  une  uouibieuse  troupe  de 
liandits  est  venue  fondre  sur  nous  auprès  de  Caslil-B.azo  ;  ils  ne  nous  ont 
liiissé  i|He  les  habits  que  nous  avons  sur  le  corps;  mais  nous  recevrons 
incessamment  des  lettres  de  change,  et  nous  allons  nous  remettre  sur 
pied. 

En  allendanl  vos  lettres  de  change,  répliqua  le  vieillard  en  tirant  de 
sa  poclic  une  lionrse,  voici  cent  pisloles  dont  vous  pouvez  disposer.  Oh  ! 
monsieur,  s'écria  Morales,  mon  maître  ne  voudra  point  les  acce|iter. 
Vous  ne  le  connai.ssez  pas.  Tudicu  !  c'est  im  homme  délic.it  sur  cette  ma- 
tière. Ce  n'est  point  nn  de  ces  cni'anls  de  l'aniille  (jui  sout  ju-èls  à  jiFeudre 
de  toutes  mains.  Il  n'aime  pas  à  sr'endeller,  tout  jeune  qu'il  est.  11  de- 
inainlerail  plnlôt  l'aumône  que  d'emprunter  un  niaravédis.  Tant  mieux, 
dit  le  IjDurgi'ois,  je  l'en  eslime  davantage.  Je  ne  puis  souffrir  que  l'on 
contracte  dos  dettes.  Je  pardonne  cela  aux  |)ersonnes  de 'qualité,  parce 
que  c'est  une  chose  dont  elles  sont  en  possession.  Je  ne  veux  pas,  ajouta- 
t-il.  contraindre  ton  maître;  et.  si  c'est  lui  l'aire  de  la  peine  (|ue  de  lui 
offrir  de  l'argent,  il  n'en  faut  plus  parler.  Eu  disant  ces  paroles,  Il  voulut 
remettre  la  liourse  dans  sa  poche;  mais  mon  couqi.ignou  lui  retint  le 
liras.  Attendez,  seigneur  de  .Moyadas,  lui  dit-il  :  quelque  aversion  ipie 
mon  maître  ait  pour  les  emprunts,  je  ne  désespère  jias  de  lui  l'aire  agréer 
vos  cent  pistoles.  Il  n'y  a  ipie  manière  de  .s'y  prendre  avec  lui.  Apres 
tout,  ce  n'est  i|ue  des  étrangers  qu'il  n'aime  jioint  à  emprunter;  il  n'est 
pas  si  façoimier  avec  sa  famille.  11  demande  même  fort  hien  à  sou  )iére 
tout  l'argent  dont  il  a  be.soin.  Ce  garçon,  comme  vous  voyez,  sait  distin- 
guer les  personnes,  et  il  doit  vous  regarder,  monsieur,  comme  un  second 
père. 

Morales,  par  de  semhialdes  discours,  s'empara  de  la  hourse  du  vieil- 
lard, qui  vint  nous  rejoindre,  et  qui  nous  trouva,  sa  fille  et  moi,  engagés 
dans  les  compliments.  11  rompit  notre  entretien.  Il  apprit  .i  Florenlme 
l'obligation  ipi'il  m'avait,  et  sur  cela  il  me  tint  des  propos  qui  me  firent 
connaître  coniliieu  il  en  était  reconnaissant.  Je  profitai  li'une  si  favorable 
disposition.  Je  dis  an  bourgeois  que  la  plus  touchante  niari|ue  de  recon- 
naissance ipi'il  put  me  donner  était  de  bâter  mou  maiiage  avec  sa  fille. 
Il  céda  de  bonne  grâce  à  mon  impatience.  Il  m'assura  que,  dans  trois 
jours  au  plus  lard,  je  serais  l'époux  de  Florentine  ;  il  ajouta  même  qu  au 
lieu  de  si.x  mille  ducats  qu'il  avait  promis  pour  sa  dot,  il  eu  dimuerait 
dix  mille,  pour  me  témoigner  jusqu'à  quel  point  il  était  pénétré  du  ser- 
vice que  je  lui  avais  rendu. 


fiTr^ 


Don  Goiizalc  et  to  conilc  rt'Asuniar 


Nous  étions  donc,  Morales  et  moi,  cliez  le  bonhomme  Jéiôme  d  ■  Mova- 
das,  bien  traités,  cl  dans  l'agréable  allc'ulo  de  touchiT  dix  mille  #ncaK, 
avec  quoi  nous  imiis  proposions  de  nous  éloi^'uer  pr omptvunMit  di'  >]('•- 
rida.  Une  crainte  pourtant  troublait  notn-  joie  :  nous  appri'lii'Hdiiins 
qu'avant  trois  j(nirs  le  véritable  filz  de  Juan  Vêlez  de  la  MeuibriUa  ne  vint 
traverser  notre  bonheur,  ou  plutôt  le  détruire  en  paraissant  tout  à  cuu]i. 


Celte  crainte  n'était  pas  mal  fomlée.  Dès  le  lendemain,  nue  espèce  de 
paysan,  chargé  d'une  valise,  arriva  chez  le  père  de  Florentine  Je  ne  m'y 
tr.iuvais  point  alors;  mais  mon  camaraile  y  était.  Seigneur,  dit  le  paysan 
au  vieillard,  j'appartiens  au  cavalier  de  Calalrava  qui  doit  être  votre 
gendre,  au  seigneur  Pedro  de  la  Membrilla.  ?(ous  venons  tous  deux  d'arri- 
ver dans  cette  vîlle  :  il  sera  ici  dans  un  instant  ;  j'ai  pris  les  devants  pour 
vous  en  avertir.  A  peine  eut-il  achevé  ces  mots,  que  son  maître  parut  ; 
ce  qui  surprit  fort  le  vieillard,  et  déconcerta  nu  peu  Morales. 


La  niaroiii.'ie  de  (Jiavfs. 


Le  jeune  Poilro  était  un  garçon  des  mieux  faits.  Il  adressa  la  parole 
an  père  de  Florentine;  mais'le  bonhomme  ne  lui  donna  pas  le  temps  de 
Inin-  son  di.scours.  et,  si^  tournant  vers  mou  compagnim,  il  lui  demanda 
ce  que  cela  signifiait.  Alors  Morales,  qui  ne  cédait 'en  eflVonlcric  à  per- 
sonne du  monde,  prit  nn  air  d'assurance,  et  dit  au  vieillard  :  Monsieur, 
ces  deux  luunmes  que  vous  voyez  .sont  de  la  troupe  des  voleurs  cpn  n(uis 
ont  dïtroussés  sur  le  grand  chemin;  je  les  recmuais,  et  particuliei'e- 
nicul  celui  qui  a  l'audàcc  de  .se  dire  iils  du  seigneur  Juan  Vêlez  de  la 
Membrilla.  Le  vieux  biurgeois,  sans  hésiter,  crut  .Morales;  et,  persmidé 
que  les  nouveaux  venus  étaient  des  fripons,  il  leur  dit  :  Messieurs,  vous 
arrivez  trop  lard:  on  vous  a  préveniîs.  l'edro  de  la  Miniluilla  est  chez 
moi  diqniis  hier.  Prenez  garde  à  ce  ipie  vous  dites,  lui  répondit  le  jeune 
lioniine  de  C;:lalrava  :  nu  vous  trompe;  vous  avez  dans  voire  maison  un 
imposteur.  Saiber.  que  Juan  Veli  z  de  la  Membrilla  n'a  poiul  d'antre  fils 
qii'!  nioi.  A  d'autres,  répliipia  le  virillard  ;  je  n  ignore  pas  (pii  vous  êtes. 

fte  reincttez-vons  pas  ce  garço t  ne  vous  ressmiveiiez-vous  plus  de  son 

maître  (pic  vous  avez  volé  sur  le  ^rand  chemin  de  Calntrava'.'  Commenl, 
voler!  ivpartit  l'edro  :  Ab!  si  je  n'étais  pas  chez  vous,  je  coupciais  bs 
oreilles  a  ce  fourbe  qui  a  liiisolcncc  de  me  traiter  de  voleur,  (.iii'il  rende 
grâces  à  volie  présence.  (|iii  n'iieni  ma  colère.  Seigneur,  poiirsnivil-il, 
.|c  vous  le  répète,  ou  vous  trompe.  Je  suis  le  ieiine'binnme  à  qui  votre 
frère  Augustin  a  promis  votre  fille.  Voulez  vTms  ipie  je  vous  monlre 
toutes  les  lettres  ((ii'il  a  écriies  à  mon  père  au  su)et  de  ce  mariage?  En 
croirez-vous  le  portrait  de  Florentine,  qu'il  m'envoya  (luehiuc'  temps 
avant  sa  mort'.'  ' 

Non,  interrompit  le  vieux  ho  irgeois  ;  le  portrait  ne  me  persuadera 
pas  plus  que  les  lettres.  Je  sais  bien  de  quelle  maniéro  il  est  tombé  entre 
vos  mains,  et  je  vous  conseille  charitaldement  de  sortir  au  plus  tôt  de 
Menda,  de  peur  d'éprouver  le  cbàlimeiit  que  méritent  vos  sembbiblrs. 
I.  iMi  est  trop,  inlerronipit  à  son  tour  le  jeune  cavalier  Je  ne  souffrirai 
point  (|u'ou  me  vole  impunément  inou'ninn,  ni  qn'ini  me  fasse  passer 
p'iiir  un  brigand.  Je  coiiiu'is  ipielqiies  piusonins  dans  celte  ville;  je  vais 
les  clirriiirr,  et  je  reviendrai  avec  elles  confondre  l'iniposlure  qi'i  vous 
prévient  contre  moi  A  ces  mots  il  se  retira  suivi  de  soji  valet,  et  Mora- 
les demeuia  Iricunpliant.  Cette  aveiiiure  même  fut  cause  ipie  Jérôme  de 
Moyadas  résnbil  de  me  faire  épouser  .sa  fille  dès  ce  jour-là  ;  et  sur-lc- 
clianip  il  alla  donner  les  ordres  nécessaires  pour  consommer  cet  ouvrage. 

Ouoiijiie  niini  camarade  fut  bien  ai.sc  de  voir  le  père  de  Florentine  dans 


62 


GIL  DLAS. 


des  disposidoiis  si  favor.iblos  pour  nous,  il  n'était  pas  snns  in'iiiiélude. 
Il  craiçn.nit  la  siiitp  Jes  déniairhes  qn'il  jngnait  hien  que  Pedro  i  e  niaii- 
qnernil  |ias  de  faire,  et  il  m'alleiidail  avec  impalience  pour  ni'informer 
de  ce  qui  se  passait .  Je  le  trouvai  plongée  dans  une  profundc  rêverie.  Qu'y 
a-t  il,  mon  ami  ?  lui  dis-je  ;  In  me  parais  bien  occupé.  O  n"csl  pas  sans 
raison,  me  répondit-il.  En  même  temps  il  nie  mit  au  fait.  Tu  vois,  ajou- 
ta-t-il  ensuite,  si  j'ai  tort  de  rêver.  C'est  loi,  téméraire,  ((ui  iions  as  jetés 
dans  cet  eniharras.  L'entreprise,  je  l'avoue,  était  lirillaiile,  et  l'aurait 
comblé  lie  gloire  si  die  eût  réussi  :  mais,  selon  toutes  les  apparences, 
elle  finira  mal  ;  et  je  serais  d'avis,  jiour  [irévenir  les  éclaircissements, 
que  tons  prisions  la  fuite  avec  la  plume  que  nous  avons  tirée  de  l'aile 
du  lioulionmie. 

Monsieur  Morales,  repris-jc  à  ce  di.scours,  n'allons  pas  si  vile;  vous 
cédez  bien  prompleuienl  aux  diflicultés.  V^us  ne  faites  guère  d'honneur 
à  don  Mathias  de  Cordel.  ni  au.K  autres  cavaliers  avec  qui  vous  avez  de- 
meuré à  Tolède.  (Juand  on  a  fait  son  apprentissage  sous  de  si  grands 
maîtres,  on  ne  doit  pas  si  facilement  s'alarmer.  Pour  moi,  qui  veux  niar- 
cber  sur  les  traces  de  ces  héros,  et  prouver  que  j'en  suis  un  digne  élève, 
je  me  miilis  contre  l'obstacle  ijui  vous  épouvante,  elje  me  fais  fort  de  le 
lever.  Si  vous  en  venez  à  bout,  me  dit  mon  compagnon,  je  vous  mettrai 
au-dessus  de  tous  les  grands  hommes  de  l'iutarque. 

Comme  .'florales  achevait  de  parler,  Jérôme  de  Moyadas  entra.  Je  viens, 
me  dit-il,  de  tout  disposer  pour  votre  ma.'iage  ;  vous  serez  mon  rendre 
dès  ce  soir.  Vntre  valel,  ajonta-t-il.  doit  vous  avoir  conté  ce  qui  vient 
d'arriver.  Que  dites -vous  de  l'effronterie  du  fripon  qui  m'a  voulu  per- 
suader qu'il  était  tMs  du  correspondant  de  mon  l'rére'?  Morales  était  bien 
en  peine  de  savoir  comment  je  me  tirerais  de  ce  mauvais  pas,  et  il  ne 
fut  pas  peu  surpris  de  m'eulendre,  lorsque,  regardant  tristement  Mova- 
das,  je  répondis  d'un  air  iugénu  à  ce  bourgeois  :  Seigneur,  il  ne  tien- 
drait qu'à  moi  de  vous  entretenir  dans  votre  erreur  et  d'en  prolitcr; 
mais  je  sens  (jue  je  ne  suis  pas  né  [lour  soutenii'  uu  mensonge.  11  faut 
vous  faire  uu  aveu  sincère.  Je  ne  suis  point  lils  de  Juan  Veb  z  d  •  la  Mem- 
brilla.  (Jii'enlends-je?  interrompit  le  vieillaid  avec  autant  de  précipita- 
tion que  de  surprise.  Eh  quoi  1  vous  n'êtes  pas  le  jeune  homme  à  qui 
mon  frère?...  De  grSce,  seigneur,  interrompis-je  aussi,  puisquej'ai  com- 
mencé un  récit  tidéle  et  sincère,  daigm  z  m'écoutcr  jusqu'au  bout.  Il  y 
a  huit  jours  que  j'aime  votre  lille,  et  que  1  amour  m'arrête  à  Mérida. 
Hier,  ajirés  vous  avoir  secouru,  je  me  préparais  à  vous  la  deniamler  en 
mariage;  mais  vous  me  fermâtes  la  bouche  en  m'apprenani  que  vous  la 
dest  niez  à  un  autre.  Vous  me  dites  i|ue  votre  frère,  en  mourant,  vous 
conjura  de  la  donner  à  l'edro  de  la  Mi  mbrilbi  ;  que  vous  le  lui  proinites, 
et  qu'eulin  vous  ét<  z  esclave  de  votre  parole.  Ce  discours,  je  l'avoue, 
m'accabla  ;  et  mon  amour,  réduit  au  désespoir,  m'inspira  le  stratagème 
dont  je  me  suis  servi.  Je  vous  dirai  pourtant  que  je  me  le  suis  secrète  meut 
reproché;  mais  j'ai  cru  que  vous  me  le  pardonneriez  quand  je  vous  le  dé- 
couvrirais, et  quand  vous  sauriez  que  je  suis  un  prince  italien  qui  voyage 
incognito.  Mou  père  est  souverain  de  certaines  vallées  qui  sont  entre  les 
Suisses,  le  Milancz  et  la  Savoie.  Je  m  imaginais  même  que  vous  seriez 
agréablement  surpris  lorsipie  je  vous  révélerais  ma  naissance,  et  je  me 
faisais  un  plaisir  d  époux  délicat  et  charmé  de  la  déclarer  à  Florentine 
après  1  avoir  épousée.  Le  ciel,  poiirsuivis-je  en  cbangeanl  de  ton,  n'a  pas 
voulu  permettre  que  j'eusse  tant  de  joie.  Pedro  de  h  Membrilla  parait  ; 
il  faut  lui  restituer  .son  nom,  quelque  chose  qu'il  m'en  coûte  à  le  lui 
rendre.  Voire  promesse  vous  engage  à  le  choisir  |iour  votre  gendre  :  je 
ne  puis  qu'en  gémir  je  ne  puis  m'en  plaindre  :  vous  devez  me  le  préfé- 
rer sans  avoir-  égard  à  mon  rang,  .sans  avoir  pitié  de  la  situation  cruelle 
où  vous  m'alliz  réduire  Je  ne  vous  leprésenjerai  point  que  voti'e  frère 
n  était  i|ue  loiicle  de  votre  fille,  que  vous  en  êtes  le  père,  et  qu'il  serait 
plus  juste  de  vous  acquitter  envers  moi  de  roldigalion  que  vous  m'avez 
que  de  vous  pic|uer  de  1  honneur  de  tenir  une- parole  qui  ne  vous  lie  que 
faiblement. 

Oui,  sans  doute,  cela  est  bien  plus  juste,  s'écria  Jérôme  de  Moyadas; 
«iissi  je  ne  prétends  point  balancer  eniie  vous  et  Pedro  de  la  .llemlirilla. 
Si  mon  frère  .\uguslin  vivait  encore,  il  ne  trouverait  pas  mauvais  que  je 
donna.sse  la  préférence  à  un  homme  qui  m'a  sauvé  la  vie,  et,  qui  plus 
est,  à  un  prince  qui  ne  dédaigne  pas  mon  alliance  et  veut  bien  descen- 
dre jusqu'à  moi.  Il  fianlrail  que  je  lusse  eniremi  de  mon  bonheur,  et  que 
j'eusse  entiéienjcnt  perdu  l'esprit  si  je  ne  vous  donnais  pas  ma  fille,  et 
si  je  ne  pressais  pas  même  un  mariage  si  avantageux  pour  elle.  Seigneur, 
repri.s-je,  n'agissiz  point  par  iiiipèiuosilè,  rre  aites  rien  (|u'.iprès  une 
nii'ire délibération,  ne  consultez  que  vos  seuls  intérêts;  et,  malgré  la  no- 
blis,se  de  mon  sang  ..  Vous  vous  moquez  de  moi,  inleirumpil-il  ;  dois-je 
liésitcr  un  Hioincnf.'  Non,  mon  prince;  et  je  vous  su|iplre  de  vouloir 
bien,  des  ce  soir,  honoier  de  votre  main  l'Iieunuse  l'Ioieuline.  Eh  bien, 
lui  dis-je,  soit  :  allez  vous-même  lui  porter  cette  nouvelle,  et  l'instruire 
de  son  destin  glorieux. 

Tairdis  nue  le  bon  bourgeois  s'empressait  d'aller  dire  à  sa  fille  qu'elle 
avait  l'ait  la  conquête  d'un  jirinre.  Morales,  qui  avait  (nleiidii  toute  la 
conversation,  se  mil  à  genoux  devant  moi.  et  me  dit;  .Monsieur  le  prince 
italien,  lil.s  du  sorrveiuiii  des  vallées  qui  sont  i  nire  les  Suisses,  le  Milancz 
et  la  Savoie,  soiilTrez  que  je  me  jette  au.\  piids  de  Votre  Altesse,  pour 
lui  lén  oigircr  h'  ravissi  ment  ou  je  suis.  Foi  de  fripon,  je  vousng.irde 
.cou  me  un  |iiodige.  Je  me  croyais  le  ]  nmier  homme  du  monde  ;  mais, 
franclifcment,  je  n;ets  pavillon  bas  devant  vous,  quoique  vous  ayez  moins 


d'expérience  que  moi.  Tu  n'as  donc  plus,  lui  dis-je,  d'inquiétude?  Oh, 
pour  cela,  non,  lépnndit-il;  je  ne  crains  plus  h;  seigneur  Pedro  ;  qu'il 
vienne  présentemem  ici  t  rit  qu'il  lui  plaira.  Nous  voilà.  Morales  et  moi, 
fermes  sur  nos  étiiirs.  Nous  commençimes  à  réglerla  route  que  nous 
iiremli-ions  avec  la  dot,  sur  laquelle  nous  comptions  si  bien,  que  si  nous 
l'eussions  déjà  touchée,  rous  n'aurions  pas  r-m  être  plus  surs  de  l'avoir. 
Nous  ne  la  tenions  pas  toutefois  encore,  et  le  dénoiiment  de  l'aventure 
ne  répondit  point  à  notre  confiance. 

Nous  vîmes  bientôt  revenir  !■  jeune  homme  de  Calalrava.  Il  était  ac- 
compagné de  deux  liourgi'ois,  et  d'un  algnazil  aussi  respectable  par  sa 
moustache  et  sa  mine  brune  que  par  sa  charge.  Le  père  de  Florentine 
était  avec  nous.  Seigneur  de  Moyadas,  lui  dit  Pedro,  voici  trois  honnêtes 
gens  que  je  vous  amène  ;  ils  me  connaissent,  et  peuvent  vous  dire  qui  je 
suis.  Uni,  certes,  s'écria' l'algnazil,  je  puis  le  dire,  je  le  certifie  à  tons 
ceux  qu'il  ap|iarliendra,  je  vous  connais:  vous  vous  appelez  don  Pedr'o, 
et  vous  êtes  lils  unique  de  Juan  Vêlez  de  la  Membrilla  ;  quiconque  ose 
soutenir  le  contrair-e  est  uu  imposteur.  Je  vous  crois,  monsieur  1  algua- 
zil,  dit  alors  le  bonhomme  Jér.,me  de  Moyadas.  Votre  témoignage  est 
sacr'é  1  our  moi,  aussi  bien  que  celui  des  seigneurs  marchands  qur  sont 
avec  vous.  Je  suis  pleinement  convaincu  que  le  jeune  cavalier  qui  vous 
a  conduit  ici  e-t  le  fils  unique  du  correspo  dant  de  mon  frère.  Mais  que 
m'importe?  Je  ne  suis  plus  dans  la  résolution  de  lui  donner  ma  fille;  j'ai 
changé  de  sentiment. 

Oh  !  c'est  une  autre  affaire,  dit  l'alguazil.  Je  ne  viens  dans  votre  mai- 
son que  pour  vous  assurer  que  ce  jeune  lioinme  m'est  connu  Vous  êtes 
certainement  niaitre  de  votre  tille,  et  l'on  ne  saurait  vous  contraindr'e  à 
la  marier  malgré  vous.  Je  ne  pr-étends  }ias  non  [ilus,  interrompit  Pedro, 
faire  viidence  aux  volontés  du  .seigneur  de  Moyadas,  qui  jieul  disposer  de 
sa  fil'e  comme  bon  lui  semblera  ;  mais  il  me  jiermettra  de  lui  demander 
pourquoi  il  a  changé  de  sentiment.  A-t-il  quelque  sujet  de  se  plaindre 
de  moi  ?  Ah  !  du  moins  qu'en  ]ierdant  la  douce  espérance  d'être  sou  gen- 
dre, j'apprenne  que  je  ne  l'ai  point  perdue  par  ma  faute  Je  ne  me  plains 
pas  de  vous,  répondit  le  bon  vieillard;  je  vous  le  dirai  même,  c'est  à 
regret  que  je  me  vois  dans  la  nécessité  de  vous  manquer  de  parole,  et  je 
vous  conjure  de  nie  le  pardonner.  Je  suis  persuadé  que  vous  êtes  trop 
généreux  pour  me  savoir  mauvais  gré  de  vous  préférer  un  rival  qui  m'a 
sauvé  la  vie.  Vous  le  voyez,  poursiiivil-il  eu  me  montrant,  c'est  ce  sei- 
gneur qui  m'a  tiré  dhm  si  grand  péril  ;  et,  pour  m  excuser  encore  mieux 
auprès  lie  vous,  je  vous  apprends  que  c'est  un  prince  italien  qui,  malgré 
1  iiiégnlité  de  nos  conditions,  veut  bien  épouser  Flol•ent^ne,  dont  il  est 
devenu  amoureux. 

K  ses  dernières  paroles,  Pedro  demeura  mmt  et  confus.  Les  deux 
mai'cbands  ouvrirent  de  grands  yeux,  et  parurent  fort  surpris.  Mais  l'al- 
guazil, accoulunié  à  regarder  les  choses  du  mauvais  côté,  soupçonna  cette 
merveilleuse  aventure  dêtre  une  fourberie  où  il  y  avait  à  gagner  |iour 
lui.  Il  m'envisagea  fort  attentivement  :  et  conmie  mes  traits,  qui  lui  étaient 
inconnus,  mettaient  en  défaut  sa  bonne  volonté,  il  examina  mon  cama- 
l'ade  avec  la  même  attention.  Malheureusement  pour  Mon  .\ltese,  il 
rtcojmut  Morales,  et,  se  ressouvenant  de  l'avoir  vu  dans  les  prisons 
de  Ciudad-lîéal,  Ab  !  ah  '  s'écria-t-il,  voici  une  de  mes  juatiques.  Je  re- 
mets ce  geiililbomme,  ctje  vous  le  donne  pour  un  des  plus  parfaits  fri^ 
pons  qui  soient  dans  les  royaumes  et  principautés  d  Espagne.  Allons, 
bride  eu  main,  monsieur  l'aiguazil,  dit  Jérôme  de  Moyadas;  ce  garçon, 
dont  vous  nous  faites  un  si  mauv.ds  porli'ait,  est  un  domestique  du  prince. 
Fort  bien,  repartit  l'alguazil;  je  a'eir  veux  pas  davantage  iiour  savoir  à 
quoi  m'en  tenir.  Je  juge  du  maître  par  le  v.ilul.  Je  ne  doute  pas  que  ces 
galants  ne  soient  deux  fourbes  qui  s'accordent  pour  vous  tromper.  Je 
me  connais  en  pareil  gibier;  et,  pour  vous  faire  voir  que  ces  di'ôles  sont 
des  aventuriers,  je  vais  les  mener  en  prison  tout  à  1  heure,  .le  prétends 
leur  ménager  uu  téie-à-tête  avec  monsieur  le  coriégidor;  après  (pioi  ils 
.sentiront  que  tous  les  corrps  de  fouet  n'ont  point  encore  été  donnés. 
Ilaltelà  monsieur  l'officier,  reprit  le  vieillard,  ne  poussons  pas  l'aflaii-e 
sr  loin.  Vous  ne  craignez  pas,  vous  autres  nussierirs,  de  faire  de  la  peine 
à  un  bonnêle  homme  Ce  valet  ne  saurait  il  êti-c  urr  fourbe,  sans  que  son 
mai  re  le  soit''  Est-il  nouveau  de  voir  des  fripons  au  service  des  princes? 
Vous  ii;oquez-vnus,  avec  vos  princes?  interrompit  l'alguazil.  Ce  jeune 
homme  est  nu  intrigant,  sur  ma  parole,  et  je  l'arrête  (ic  par  le  roi,  de 
même  que  son  camarade.  J  ai  vingt  archers  i  la  porte,  qui  les  traîneront 
à  la  prison  s'ils  ne  s'y  laissent  pas  conduire  de  bonne  grâce.  AlUuis,  mon 
prince,  me  dit-il  ensuite,  mir  Irons! 

Je  fus  étourdi  de  ces  paroles,  ainsi  que  Morales;  et  notre  trouble  nous 
rendit  suspects  à  Jérôme  de  Moyadas,  on  plutôt  nous  perdit  dans  son  es- 
prii.  Il  jugea  bien  que  nous  l'avions  voulu  tromper  11  irit  pourtant  dans 
retle  occasion  le  jiarli  que  devait  |  rendre  un  galant  lionime.  Monsieur 
l'officier,  dit-il  à  l'alguazil,  vos  soupçons  peuvent  êti'e  laiix  ;  peut-être 
aussi  ne  sont-ils  que  trop  véritables,  (jiroi  qu'il  en  soit,  n'approfondis- 
sons point  cela,  (lue  ces  deux  jeunes  cavaliers  sortent,  et  se  retii-ent  ou 
ils  voudri'irt.  Ne  vous  opposez  point,  je  vous  prie,  à  leur  retraite  ;  c'est 
une  grâce  ipic  je  vous  (leniamie,  pour  m'acquitter  envers  eux  de  l'obli- 
gation quejc  leur  ai.  Si  je  faisais  ce  que  je  dois,  répondit  l'alguazil, 
j'emp'Çisonner'ais  ces  mes>ierrrs,  sans  avoir  égard  à  vos  prières  :  mais  je 
veux  bien  relâcher  de  mon  devoir  pour  l'amour  de  vous,  à  coirdilioir  que 
dés  cemoimnl  ils  soilii-ont  de  c(tle  ville  ;  car  si  je  les  lencontr-e  demain, 
vive  Dieu  I  ils  verront  ee  qui  leur  arriver-a. 


I 


GIL  BLAS. 


65 


Lorsi|ue  nous  entendimps  dire,  Moi-alés  et  moi,  qu'on  nous  laissnit 
libres,  nous  nous  remîmes  un  peu.  Nous  voulûmes  ii.nU'r  avec  l'ermeU', 
et  souienirque  nous  étions  des  |iersonnrs  d'honneur;  mais  l'.ilgu.izil  nous 
regarda  de  travers,  et  nous  imposa  silence.  Je  ne  sais  pourquoi  ces 
gens-là  ont  un  ascendant  sur  nous.  Il  fallut  donc  abandonner  l-'lorentine 
el  la  dot  à  Pedro  (le  la  Membrilla,  qui  sans  doute  devint  i^emlre  de  Jé- 
rôme de  Moyailas.  Je  me  retirai  avec  mon  camarade.  Nous  prîmes  le 
chemin  de  Tnixillo,  avec  la  consolation  d'avoir  du  moins  gagne  cent  pis- 
toits  à  celle  aventure.  Une  heure  avant  la  nuit  nous  passâmes  par  un 
petit  village,  résolus  d'aller  coucher  plus  loin  Nous  a|ierçumes  une  hô- 
tellerie d'assez  belle  apparçu'  e  |iour  ce  lien-là.  L'hôte  et  l'hôtesse  étaient 
à  la  porte,  assis  sur  de  longues  pierres.  L'hôte,  grand  hmume  sec  et  déjà 
suranné,  raclait  une  mauvaise  ijuitare  pour  divertir  sa  femme,  qui  pa- 
raissait l'écouler  avec  plaisir.  .Messieurs,  nous  cria  l'hôte,  lors  (u  il  vit 
que  nous  ne  nous  arrêtions  poitW,  je  vous  conseille  de  faire  halle  en  cet 
endroit.  Il  y  a  trois  mortelles  lieues  d  ici  au  premier  village  que  vous 
trouverez,  et  vous  n'y  serez  pas  si  bien 'que  dans  celui-ci,  je  vous  eu 
avertis.  Croyez-moi,  entn  z  dans  ma  maison  ;  je  vous  y  ferai  bonne  chère,  et 
à  juste  prix.  Nous  nous  laissâmes  persuader.  Nous  nous  approchâmes  de 
l'hote  et  de  l'hôtesse;  nous  les  saluâmes;  el,  nous  étant  assis  auprès 
d'eii.t,  nous  commençâmes  à  nous  entretenir  tous  quatre  de  choses  indif- 
férentes. L'hôte  se  disait  nfiicier  de  la  sainte  herniandad,  el  1  hôtesse  était 
une  grosse  réjouie  qui  avait  l'air  de  savoir  bien  venire  ses  denrées. 

Noire  conversation  fut  intemmipue  par  l'arrivée  de  douze  à  quinze 
cavaliers  montés  les  uns  sur  des  mules,  les  autres  sur  des  chevau.\,  et 
suivis  d'une  trentaine  de  niuli  Is  chargés  de  ballots.  Ah  !  que  de  princes  ! 
s'écria  l'hôte  à  la  vue  le  tant  de  monde  ;  ou  pourrai-je  les  loger  tous?  Dans 
un  instant  le  village  se  trouva  rempli  d'hommes  el  d'animaux.  Il  y  avait 

fiar  b'inheur  auprès  de  l'h^'itellerie  une  vaste  grange  où  l'on  mit  les  mu- 
ets et  les  ballots;  les  mules  et  les  chevaux  des  cavaliers  furent  placés 
dans  d'antres  endroits.  Pour  les  hommes,  ils  songèrent  moins  à  chercher 
des  lits  ipi'à  se  faire  apprêter  un  bon  repas.  L'hôte,  l'hôtesse,  et  nue  jeime 
servante  nu  ils  avaient,  ne  s'y  épargnèrent  point.  Ils  firent  main  basse 
sur  toute  la  volaille  de  leur  b'asse-coUr.  Cela,  joint  à  quelques  civets  de 
lapins  et  de  matons,  et  à  une  copieuse  soupe  aux  choux  faite  avec  du' 
nionion,  il  yen  eut  pour  tout  l'équipage. 

Nous  regardions.  Morales  el  moi.  ces  cavaliers,  qui  de  temps  en  iemps 
nous  envi.sageaii-nt  aussi.  Enfin  nous  liâmes  conversation,  et  nous  leiu- 
dîmfsquc,  s'ils  le  voulaient  hiin,  nous  •oiperions  avec  eux.  Ils  nous  té- 
moignèrent que  cela  leur  ferait  plaisir  Nous  voilà  donc  tous  à  table  en- 
semble. Il  y  en  avait  un  parmi  eux  qui  ordonnait,  el  pour  qui  les  autres, 
quoique  d'ailleurs  ils  en  us.issent  assez  familièremeut  avec  lui,  ne  l.iis- 
saient  pas  de  marquer  des  déférences.  11  est  vrai  que  celui-là  teiiait  le 
haut  bout  :  il  parl.iit  d'un  ton  de  voix  élevé  ;  il  contredisait  même  ijuel- 
quefois  d'un  air  cavalier  les  autres,  qui,  bien  loin  de  lui  rendre  la  pa- 
reille, semblaient  respecter  ses  opinions.  L'entretien  tomba  par  liasan! 
sur  r.Vndalousie;  et  comme  Morales  s'avisa  de  louer  Séviile.  l'homme 
dont  je  viens  de  jiarler  lui  dit  :  Seigneur  cavalier,  vous  faites  l'éloge  de 
la  ville  où  j  ai  pris  naissance,  o  i  du  moins  je  suis  né  aux  enviions,  puis- 
que le  bourg  de  Mayrena  m'a  vu  naître  Je  v(nis  dirai  la  même  chose,  lui 
répondit  mon  comp.ignon.  Je  suis  aussi  de  .Mayrena,  et  il  n'est  pas  pos- 
sible que  je  ne  connaisse  point  vos  parents,  moi  qui  connais  depuis  l'ai 
cade  jusi|u'aiix  dernières  personnes  du  bourg.  De  qui  êtes-voiis  lils? 
D'un  bonnèle  notaire,  repartit  le  cavalier,  de  Martin  Morales.  De  Marlin 
Morales  1  s'écria  mon  camarade  avec  aiitanl  di'joie  que  de  siiriirise;  jiar 
ma  foi,  l'aventure  est  fort  singulière!  vous  êtes  donc  mon  frère  aine 
Manuel  Mordes?  Justement,  dit  l'antre;  el  vous  êtes  apparemnient,  vous, 
mon  petit  frère  Luis,  que  je  laissai  au  berceau  quand  j'abandonnai  la 
maison  paternelle?  Vous  fn'avez  nommé,  répondit  mon  camarade.  A  ces 
mots,  ils  se  levèrent  de  table  tous  deux,  et  s'embrassèrent  à  plusieui  s  re- 
prises. Knsuite  le  seigneur  .Manuel  dit  à  la  compagnie  :  Messieurs,  cet 
événement  est  tout  à  fiit  merveilleux.  Le  hasard  veut  que  je  rencontie  et 
reconnaisse  un  frère  que  je  n'ai  point  vu  drpuis  plus  de  vingt  années 

fiour  le  moins  :  perm "Itez  que  je  vous  le  présente.  Alors  tous  les  cava- 
iers,  qui  par  bienséance  se  tenaient  deb  'iil,  saluèrent  le  cadet  Morales, 
et  l'aerablèrent  d'embrassades.  Après  cela,  on  se  remit  à  table,  et  l'on  y 
demeura  toute  la  nuit.  On  ne  se  coucha  point.  Les  ileux  frères  s'assirent 
l'un  auprès  de  l'autre,  cl  s'entrelinrent  tout  bas  de  leur  famille,  pendant 
que  les  autres  convives  buvaient  et  si'  ré  oiiis.saient. 

Luis  eut  nue  longue  conversation  avec  Miniiel;  et,  me  prenant  ensuite 
en  parlirulier,  il  me  dit  :  Tous  ces  cavaliers  sont  des  domestiques  du 
comte  de  Moiitanos.  que  le  mi  a  nommé  depuis  peu  à  la  vice-royauté  de 
Mayorqiie.  Ils  conduisent  réquifiage  du  vice-roi  à  AlicanK",  où  ils  doi- 
vent s'cmliariiucr.  Mon  frère,  qui  est  devenu  intendant  de  ce  seigneur, 
m'a  proposé  de  m'enimener  avec  lui,  et  sur  la  répugnance  (|uejc  lui  ai 
témoignée  nue  j'avais  à  vous  quitter,  il  m'a  dit  que  si  vinis  voulez  être 
du  voyage,  il  vous  fera  donner  un  bon  emploi,  (.fier  ami,  poursni>it-il, 
je  te  conseille  de  ne  p  s  dédaigner  ce  pai  ti.  A  Ions  ensemble  à  l'ile  .Mayor- 
quc.  Si  nous  y  avons  de  l'agrément,  n'Uis  y  resterons  ;  et  si  nous  ne  nous 
y  plaisons  point,  nous  reviendrons  eu  Espagne. 

J  acreplai  volontiers  ia  prop  s  tiou.  Nous  nous  jiiigiiimcs,  le  jeune 
Morales  el  moi,  aux  officiers  iln  coinle,  el  nous  partîmes  avec  eux  de 
rhiilellcrieavanl  le  lever  de  l'aurore.  .Nous  nous  rendîmes  à  grandes  ji  ur- 
nées  à  la  ville  d'Alicuite,  où  j'achetai  une  guitare  el  me  fis  faire  un  hanit 
fort  propre  avant  l'embarquement.  Je  ne  pensais  plus  à  rien  qn  à  1  ile 


de  Mayorque,  el  Luis  Morales  était  dans  la  même  disposition.  Il  semblait 
que  nous  eussions  renoncé  aux  friponneries.  11  faut  dire  la  vérité  :  lions 
voulions  passer  jiour  honnêtes  gens  parmi  les  cavalfer-  avec  qui  niuis 
é'ioiis,  et  cela  tenait  nos  génies  en  respect.  Enfin  nous  nous  embarquâ- 
mes gaiement,  et  nous  nous  llallions  d'être  bientôt  à  Mayorque  ;  in.iis  A 
peiné  fùmes-noiis  hors  du  golfe  d  Alicante,  qu'il  survint  une  bouirasqiie 
effroyable.  |J  aurais,  dans  cet  endroit  de  mon  récit,  une  occasion  de 
vous  faiie  une  belle  description  de  tempête,  de  peindre  l'air  tout  en  feu, 
de  faire  gronder  la  foudre,  sifller  les  vents,  soulever  les  flots,  cl  cœtrra  ; 
mais,  laissant  à  part  toutes  ces  fleurs  de  rhétorique,  je  vous  dirai  que 
longe  Cul  violent,  el  nous  obligea  de  relârherà  la  pointe  de  l'ile  de  Ca- 
brera C'est  une  ile  déserle  où  il  y  a  un  petit  fort  ipii  était  alor.>  gardé 
par  cinq  ou  six  soldais,  et  par  un  officier  qui  nous  reçut  fort  honnê- 
lement. 

Comme  il  nous  fallait  pas.ser  là  plusieurs  jours  à  raccommoder  nos 
voiles  et  nos  cordagrs,  nous  cheicliàincs  diverses  sortes  d'anuisemcnts 
[ioiir  éviter  l'ennui.  Chacun  suivait  ses  iiiclin  .lions  :  les  uns  jouaient  â 
la  prime,  les  autres  s'amusaient  aulicnient  ;  et  moi,  j'allais  me  proir.ener 
dans  l'ile  avec  cçux  de  nos  cavaliers  (|iii  aimaient  la  promenade  :  c'était 
là  mou  plaisir.  Nous  sautions  de  rocher  eu  rocher;  car  le  terrain  est 
inégal,  plein  de  pierres  paroiil,  et  l'on  y  voit  fort  peu  de  lerre.  Un  jour, 
tandis  (pie  nous  considérions  ces  lieux  secs  el  arides,  et  (|ue  nous  admi- 
rions le  caprice  de  la  nature,  qui  senioiilre  féconde  el  stérile  où  il  lui 
plaît,  notre  odorat  l'ut  saisi  tout  à  coup  d'une  senteur  agréable.  Nous  nous 
tournâmes  aussitôt  du  côté  de  l'orient,  d'où  venait  celle  oleur  ;  el  nous 
aper_ùn;es  avec  élonnemeiil  enlre  des  rochers  un  grand  rond  de  verdure 
de  chèvrefMiiilIrs  plus  beaux  et  plus  odorants  que  ceux  mêmes  qui  crois- 
s.nt  dans  l'.Xndalousie.  Nous  nous  approchâmes  volontiers  de  ces  ar- 
bris.seaux  ch.irmanls  qui  parfumaient  1  air  aux  environs,  et  il  se  trouva 
qu'ils  bordaient  l'enlrèe  d'une  caverne  Ircs-profonde.  Cette  caverne  était 
large,  et  peu  sombre;  nous  descendîmes  au  fond  en  lourna.il,  par  di  s 
di'grésde  pierres  dont  lesextrémilés  étaient  parées  de  Leurs,  cl  qui  fur- 
niaienl  naturellement  un  escalier  en  limaçon.  Lorsque  nous  fûmes  en 
lias,  nous  vîmes  si-rpenler  sur  un  sable  plus  jaune  que  l'or  plusieurs  pe- 
lils  ruisseaux  qoi  liraient  leurs  sources  des  giulles  d'eau  que  les  rochers 
dislillaieni  sans  cesse  en  dedans,  elqiii  se  perdaient  sons  la  terre.  L'eau 
nous  parut  si  belle,  que  nous  en  voulûmes  boire  ;  el  nous  la  trouvâmes 
si  fraîche,  que  nous  résolûmes  de  revenir  le  jour  suivant  dans  cet  endroil, 
et  d  y  apporter  quelques  bouteilles  de  vin,  persuadés  qu'on  ne  les  boirait 
point  là  s.ins  plaisir. 

Nous  ne  quiiiâines  qu'à  regret  un  lieu  si  agréable;  et,  lorsque  nous 
fûmes  de  rd  mr  au  fort,  nous  ne  manquâmes  pas  de  vanter  à  nos  cama- 
rades nue  si  belle  découverte  :  mais  le  commandant  de  la  forteresse  nous 
dit  qu'il  nous  avertissait  eiLaini  de  ne  plus  aller  à  la  caverne  dont  nous 
étions  si  charmés.  Eii  !  pourquoi  cela  '?  lui  dis-je  ;  y  a-l-il  quelque  chose 
à  craindre'.'  Sans  donle,  me  répondit-il.  Les  corsaires  d'.\lgi-r  et  de  Tri- 
poli descendent  quelquefois  dans  cette  île,  et  viennent  faire  [irovisiim 
d'eau  à  celle  fontaine  Ils  y  surprirent  un  jour  deux  soldais  de  ma  gar- 
nison, qu'ils  firent  esclaves.  L'ollicier  eut  beau  parler  d'un  air  tres-sé- 
rieiix,  il  ne  put  nous  persuader.  Nous  crûmes  qu'il  |ilai,sanlail,  el  des  le 
lendemain  je  retournai  à  la  caverne  avec  trois  cavaliers  de  l'équipage. 
Nous  y  allâmes  même  .sans  armes  à  feu,  pour  faire  voir  que  iionsn'a|- 
prél  endions  rien.  Le  jeune  Morales  ne  voulut  point  être  de  la  partie;  il 
aima  n deux,  au.ssî  bien  que  son  frère,  demeiin  r  à  jouer  dans  le  fort. 

Nous  descendîmes  au  fond  de  l'anlre  comme  le  jour  précédent,  et  nous 
fîmes  rafraîchir  dans  les  ruisseaux  ipielques  bouteilles  de  vin  que  nous 
avions  apportées.  Pendant  que  nous  les  buvions  délicieiisenienl ,  en 
jouant  de  la  gnilare  ci  en  nous  eiitrelenant  avec  gaieté,  nous  vîmes  pa- 
raître au  haut  de  la  caverne  plusieurs  hommes  qui  avaient  des  iuou>la- 
ches  épaisses,  des  turbans,  el  des  habits  à  la  tuiqne.  Nous  nous  iinagi- 
nànies  que  c'était  nue  partie  de  l'équipage  et  le  coinnianil.inl  du  fort,  qui 
s'étaient  ainsi  ilé^'iiisés  |niur  nous  faire  peur.  Prévenus  de  celle  pensée, 
nous  nous  mimes  à  rire,  et  nous  en  laissâmes  desci-ndre  jusqu'à  dix  sans 
songera  notre  défense.  Nous  lûmes  bientôt  tristement  désabusés,  et  nous 
connûmes  enfin  que  c'était  un  cors  .ire  qui  venait  avec  ses  gens  nous  en- 
lever. Rendez-vous,  ch'vns,  nous  cria  t-il  en  langue  castillane  ou  bien 
vimi:  allez  tau.i  mourir!  En  même  temps  les  hommes  (jiii  raccunipa- 
giMÎenl  nous  coiicbérenl  enjoué  avec  des  carabines  qu'ils  porlaienl;  et 
nous  aurions  essuyé'  une  belle  décharge,  si  nous  eussions  l'ail  la  moindre 
résistance  ;  mais  nous  fumes  assez  sages  pour  n'en  faire  aucune.  Nous 
préléràmcs  l'esclavage  à  la  mort  :  no  s  donnâmes  nos  cpées  au  pirate.  Il 
nous  fil  charger  de  chaîin's,  el  conduire  à  son  vaisseau,  qui  n'étail  pas 
loin  de  la;  puis,  mcltant  à  la  voile,  il  cingla  vers  Alger. 

Cl  si  de  cette  manière  que  nous  fûmes  justement  punis  d'avoir  néglige 
ravertissemenl  de  l'ollicier  de  la  garnison  La  première  chose  mie  fit  le 
corsaire  fut  de  nous  fouiller  et  de  prendre  ce  que  nous  avions  d'argent. 
La  honiir  ca|iture  pour  lui  !  Les  deux  cents  pi. loirs  des  bourgeois  de 
Plazencia,  les  ceiil  que  Morales  avait  n  çiies  di;  Jérôme  de  Moyailas,  et 
dont  |iar  malbeiir  j'étais  rhar;;é,  tout  cela  me  fut  rallé  sans  miséricorde. 
.Mes  i-iniqiagnons  avaient  aussi  la  bourse  bien  garnie;  enfin  c'était  un 
CM'clliMil  coup  de  lilel.  Le  pirate  en  p.-iraissail  loin  réjniii  ;  el  le  buurreau 
ne  se  lOn'enti  t  jias  do  nous  enlevi'i-  nos  espèces,  il  iniiis  insultait  par 
di'S  lailli'ri'S  que  nous  senlions  beancoiip  inom»  que  l,i  iiéces..ilé  de  les 
souffrir  Apres  mille  plaisanterirs,  el  puiir  seino|Uir  de  nous  d'une 
antie  f.icou.  il  se  lil  ,iji|iorler  h'S  bouteilles  de  vin  que  nous  avions  l'ait 


(Jî 


GIL  BLAS. 


rafraîchir  ;i  la  fontaine,  et  ((iieses  gens  avaient  eu  soin  il'emporler.  Il  se 
mit  à  les  vider  avec  eux,  et  à  boire  à  notre  santé  par  dérision. 

Pendant  ce  ternps-li,  mes  camarades  avaient  une  contenance  qni  ren- 
dait ténioiLinage  de  ce  qui  se  passait  en  eux.  lis  étaient  d'autant  pins 
mortifiés  de  leur  esclavage,  qu'ils  s'étaient  fait  une  i.lée  pins  douce  d'al- 
ler dans  l'île  de  Mayorqiift.  où  ils  avaient  compté  (piils  mèneraient  une 
vie  délicieuse.  Pour  moi,  j'eus  la  fermeté  de  prendre  mon  parti,  el,  moins 
consicrné  qne  les  autres,  je  liai  conversation  avec  le  railleur;  j'entrai 
même  de  bonne  gr.ice  dans  ses  plaisanteries:  ce  qni -lui  plut.  Jeune 
liomme,  me  dit-il,' j'aime  le  caractère  de  Ion  esinit;  et  dans  le  fond,  au 
lieu  de' gémir  et  de  soupirer,  il  vaut  mieux  s'armer  depaiicuce  et  s'ac- 
commoder au  lemjis.  Joue-nous  un  petit  air,  continua-t-il,  en  voyant 
aue  je  portais  une  guitare  :  voyons  ce  qne  tu  .sais  faire.  Je  lui  obéis  dés 
«u'il'  m'eut  fait  délier  les  bras,'  et  je  commençai  à  jouer  de  la  guitare 
d'une  manière  qui  m'attira  .ses  applaudissements.  Il  est  vrai  (|ue  je  jouais 
assez  bien  de  cet  instrument.  Je  chantai  aussi,  et  l'on  ne  fut  pas  m  uns 
satisfait  de  ma  voix.  Tous  les  Turcs  qui  élaient  dans  le  vaisseau  lémoi- 
•■nèrent  par  des  gestes  admiratifs  le  jilaisir  (|u'iU  avaient  eu  à  m'enten- 
dre-  ce  qui  me  lit  juger  qu'en  matière  de  musique  ils  n'tilaient  pas  sans 
coùi  Le  pirate  me'di't  à  l'oreille  que  je  ne  serais  pas  un  esclave  mallien- 
reiix,  et  qu'avec  mes  talents  je  pouvais  compter  sur  un  emploi  qui  ren- 
drait ma  captivité  très-supportable.  .     „  .,  .„ 

Je  sentis  quohpic  joie  à  ces  paroles;  mais  toutes  flatteuses  (|u  elles 
étiient  je  ne  laissai  pas  d'avoir  des  inquiétudes  sur  l'occupation  dont  le 
corsaire  me  faisait  fête  :  j'ap|iréhendais  qu'elle  ne  fût  pas  de  mon  goût. 
Ouand  nous  arrivâmes  au  jiort  d'Alger,  nous  vîmes  un  grand  nombre  de 
iiersoiines  assemblées  pour  nous  voir;  et  nous  n'avions  pas  encore  debar- 
liué  qu'elles  poussèrent  mille  cris  de  joie.  Ajoutez  à  cela  que  1  air  reten-' 
liss-it  du  son  confus  des  trompettes,  des  flùlcs  moresques  et  d'antres  iii- 
stniments  dont  on  si;  sert  en  ce  pays-là  ;  ce  qui  lormail  nue  symphonie 
iilns  bruvaule  qu'agréable.  La  cause  de  ces  réjouissances  etail  un  r.ui.t 
liruit  qu'on  avait  répandu  dans  la  ville.  On  avait  oui  dire  que  le  renégat 
Méhéniel  (ainsi  se  nommait  notre  pirate)  avait  peri  en  altaiiuint  un  gros 
vaisseau  "énois;  de  sorte  que  ions  .ses  parents  et  ses  amis,  miormcs  de 
son  reloiu-  s'empressaient  de  lui  eu  témoigner  leur  joie. 

Nous  n'eûmes  pas  mis  pied  à  terre,  qu'on  me  conduisit  avec  tous  mes 
comiwnons  au  palais  du  hacha  Soliman,  où  un  écrivain  chrétien,  nous 
interro''''eaut  chacun  en  particulier,  nous  denuinda  nos  noms,  no,s  âges, 
notre  patrie  notre  religion  et  nos  talents.  Alors  Méhemel,  me  montrant 
au  bicba  lui  vanin  ma'voix.  et  lui  dit  i|u'avec cela  jejouais  de  la  guitare 
A  ravir  11  n'en  fallut  )ias  davantage  pour  déterminer  Solimau  a  me  choi- 
sir iiour  snn  service.  Je  fus  donc  réservé  pour  son  sérail,  ou  l'on  me  con- 
duisit i.'iiir  m'inst.dler  dans  l'emploi  qui  m'était  destine  Les  autres  cap- 
tifs furent  menés  dans  une  place  publique,  et  vendus  suivant  la  coutume. 
Ce  que  Méliémet  m'avait  i-rédil  dans  le  vaisseau  m'arriya  :  j  éprouvai  un 
heuieux  sort.  Je  ne  fus  point  livré  aux  gardes  des  prisons,  ni  employé 
aux  ouvrages  pénibles.  Soliman  hacha,  par  dntinclion,  me  fit  mettre 
dans  un  iPcu  particulier,  avec  ciufi  ou  six  esclaves  de  qualité  qui  de- 
vaient inressamment  être  rachetés,  et  à  r|ui  l'on  ne  donnait  que  de  légers 
travaux.  Un  me  chargea  du  soin  d',iiT..Mi-  dans  les  jardms  les  orangers 

et  les  Heurs   Je  ne  pouvais  avoir  i \>\'i<  Joure  occupation:  aussi  j  eu 

rendis  grâces  à  mon  étoile,  et  je  pns^eniis,  sans  savoir  pourquoi,  que  je 

ne  serais  lias  malheureux  chc/,  SuUman.  

Ce  baclri  (il  faut  bien  que  j'en  fasse  le  porirail)  était  un  homme  de 
quarante  ans,  bien  fait  de  .sa  personne,  fort  poli  et  fort  galant  pour  un 
'1  uir  11  avait  pour  favorite  une  i;achemii-ienuo  qui,  par  son  esprit  el  par 
sa  beauté-  s'était  acquis  un  empire  absolu  sur  lui.  Il  1  aimait  jusqu  a 
l'idolâtrie'  11  la  réi,'alail  tous  les  jours  de  (pielipie  fêle  nouvelle,  tanlol 
d'un  concert  de  voix  et  d'instruments,  et  tantôt  d'une  comédie  a  la  ma- 
nière des  Turcs;  ce  qui  suppose  des  puëmes  dramatiques  ou  la  pudeur 
et  la  bienséance  n'étaient  pas  plus  respectées  (|ue  les  règles  d  Anstotc. 
La  favorite,  «pii  s'appelait  Farrukhnaz,  aimait  passionnément  ces  specta- 
cles ■  elle  faisait  même  ipielquefois  représenter  jiar  ses  lemines  des 
iiiéeès  arabes  devant  le  hacha.  LUe  y  jouait  des  rôles  elle-même,  el 
charmait  tous  les  speclateurs  par  la  giâce  el  la  vivacité  qu  il  y  avait  dans 
son  action.  Un  jour  ipie  j'étais  parmi  les  musiciens  a  une  de  ces  repie- 
sentations,  Soliman  m'ordonna  de  jouer  de  la  guitare,  et  de  clianter  tout 
seul  dans  nu  entr'acte.  J'eus  le  bonheur  de  plaire  a  Sidimau;  il  m  ap- 
plaudit non-seulement  par  des  battements  de  mains,  mais  même  de  vive 
voix;  el  la  favorite,  à  ce  qu'il  me  jinrul,  me  regarda  d  un  œil  lavoialjle. 

Le  lendemain  de  ce  jour-là,  comme  j'arrosais  des  orangers  dans  k's 
iardins  il  iiassa  près  de  moi  un  emuniue  qui,  .sans  s  arrêter  m  me  rien 
dire  jeta  un  billet  à  mes  pie.ls.  Je  le  ramassai  avec  un  Ironblc  mêle  de 
plaisir  el  de  crainte.  Je  me  couchai  par  terre,  de  peur  d'être  aperçu  des 
i'eiiêlrcsdu  séiail;  et,  me  cachant  derrière  des  caisses  d'orangers,  j  ou- 
vris ce  billet.  J'v  trouvai  un  diamant  d  un  a.sse2  grand  prix,  elces  pandes 
en  bon  castillan'-  Jctine  chiclien,  remis  grâce  au  ciel  île  ta  raptivilé. 
L'amour  H  la  forhme  la  rendront  Iteureise  :  l'amour,  si  lu  es  sensible 
aux  charmes  dune  belle  personne  ;  el  la  [ovUihc,  s,  tu  as  le  courage 
(le  méiiriser  loulei  soUcs  de  périls.  ,.,,,,         ,        •. 

Je  ne  doutai  pas  un  mnmeiit  i|iie  la  lettre  ne  lut  de  la  sultane  favorite; 
le  stvle  et  le  diainanl  me  le  peisuadèrent.  Outre  que  je  ne  suis  pas  iiatii- 
rellenieiit  timide,  la  vanité  d'être  bien  avec  la  maîtresse  d  un  grand  sei- 
gneur, et,  plus  encore,  l'espérance  de  tirer  d'elle  quatre  fus  pliisd'ar- 
geul  qu'il  lie  m'en  fullail  pour  ma  rançon,  tout  cela  me  lit  l.unier  le 


dessein  d'éprouver  cette  aventure,  quelque  danger  qu'il  y'eùt  à  courir.  Je 
continuai  mon  travail  en  rêvant  aux  moyens  d'entrer  dans  l'appariement 
de  l'arrukhnaz,  ou  plutôt  en  attendant  qu'elle  m'en  ouvrit  les  chemins  ; 
car  je  jugeais  bien  qu'elle  n'en  demeurerait  |ioint  là,  et  ([u'elle  ferait 
plus  de  la  moitié  des  frais.  Je  ne  me  trompais  jias.  Le  même  eunuque 
i|ui  avait  |iassé  prés  de  moi  repassa  une  heure  après  et  mcdil:  Chrétien, 
as-tu  fait  tes  réilexions,  et  auras-tu  la  hardiesse  de  me  suivre?  Je  ré- 
ponilis  que  oui.  Eh  bien,  reprit-il,  le  ciel  le  conserve!  tu  me  reverras  de- 
main dans  la  matinée  ;  tiens-loi  prêt  à  le  laisser  conduire.  En  parlant  de 
celte  sorte,  il  se  retira.  Le  jour  suivant  je  le  vis  en  effet  reparaître  sur 
les  huit  heures  du  malin.  11  me  lit  signe  d'aller  à  lui  ;  je  le  joignis,  et  11 
me  mena  dans  une  salle  où  il  y  avait  un  grand  rouleau  de  toile  qu'un 
autre  eunuque  et  lui  venaient  d'apporter  là,  el  qu'ils  devaient  porter 
chez  la  sultane,  pour  servir  à  la  décoralion  d'une  iiiéce  arabe  qu'elle 
préparait  pour  le  bâcha. 

Les  deux  eunu([ues,  me  voyant  disposé  à  faire  lOHl  ce  qu'on  voudrait, 
ne  perdirent  point  de  temps':  ils  déroulèrent  la  toile,  me  tirent  mcllre 
dedans  tout  de  mon  Ion?;  puis,  au  hasard  de  m'élouffer,  ils  la  roulèrent 
de  nouveau,  et  m'enveloppèrent  dedans.  Ensuite,  la  pienaut  chacun  par 
nu  bout,  ils  me  pm  leiciil  ainsi  impunémenl  jusque  dans  la  chambre  où 
couchait  la  belle  (.'ailiemiiienne  Elle  était  seule  avec  une  vieille  esclave 
dévouée  à  ses  volontés.  Elles  déroulèrent  toutes  deux  la  toile;  el  Far- 
rukhnaz,  à  ma  vue,  lit  éclater  des  Iranspoitsde  joie  qui  découvraient 
bien  le  génie  des  femmes  de  son  pays.  Tout  hardi  que  j'étais  naturelle- 
ment, je  lie  pus  me  voir  tout  à  coup  traiisporlé  dans  l'appartement  secret 
des  femmes  s.uis  sentir  un  |ieu  de  frayeur.  La  dame  s'en  aperçut  bien  ; 
et,  pour  dissiper  ma  crainte.  Jeune  homme,  me  dit-elle,  n'appréhende 
rien.  Soliman  vient  de  partir  pour  sa  maison  de  campagne;  il  y  sera 
toute  la  journée  :  nous  pouvons  nous  entreteuir  ici  librement. 

l'es  paroles  me  rassurèrent,  et  me  tirent  prendre  une  contenance  qui 
redoubla  la  joie  de  la  favorite.  Vous  m'avez  plu.  poiirsuivil-clle,  el  je 
prétends  adoucir  la  rigueur  de  votre  e.sclavage.  Je  vous  crois  digne  des 
sentiments  que  j'ai  conçus  pour  vous.  Oiir)ique  .sous  les  habits  d'un  es- 
ciive,  vous  avez  un  air  noble  el  galant,  qui  l'ail  connaître  qne  vous  n'êtes 
]ioint  une  personne  du  commun.  Parlez-moi  confidemmeul;  dites-moi 
qui  vous  êtes.  .le  sais  bien  que  les  captifs  qui  ont  de  la  naissance  dégui- 
sent leur  condition  pour  être  rachetés  à  meilleur  marché;  mais  vous  êtes 
dispensé  d  en  user  de  la  sorte  avec  moi,  et  même  ee  serait  une  précaution 
qui  m'offenserait,  puisque  je  vous  promets  votre  liberté.  Soyez  donc  sin- 
cère, et  m'avouez  que  vous  êtes  un  jeune  homme  de  hoiiiic  maison.  Ef- 
fectivement, madame,  lui  répondis-je,  il  me  serait  mal  de  payer  vos 
boules  de  dissimulation.  Vous  voulez  ab.solnmeiit  que  je  vous  découvre 
ma  c|ualité;  il  faut  vous  satisfaire.  Je  suis  fils  d'un  grand  d'Espagne.  Je 
disais  peut-être  la  vérité,  du  moins  la  sultane  le  crut  ;  et,  s'applaudissaiit 
d'avoirjeté  les  yeux  sur  un  cavalier  d'importance,  elle  m'assura  iju'il  ne 
tiendrait  pas  à  elle  que  nous  ne  nous  vissions  souvent  en  particulier. 
Nous  eûmes  ensemble  un  fort  long  entretien.  Je  n'ai  jamais  vu  de  femme 
plus  amusante.  Elle  savait  plusieurs  langues,  et  surtout  la  castillane, 
qu'elle  parlait  assez  bien.  Lorsqu'elle  jugea  qu'il  était  temps  de  nous 
séparer,  je  me  mis,  par  son  ordre,  dans  une  grande  corbeille  d'osier, 
couverte  d'un  ouvrage  de  soie  fait  de  sa  main;  puis  les  deux  esclaves 
quî  m'avaient  apporli';  furent  appelés,  et  ils  me  reinportèienl  comme  un 
présent  que  la  favorite  envoyait  au  hacha  :  ce  qui  est  sacré  pour  tous 
les  hommes  commis  à  la  garde  des  femmes. 

N'jus  trouvâmes.  Farnikhnaz  et  moi,  d'autres  moyens  encore  de  nous 
|iarler  ;  el  cette  aimable  captive  m'inspira  peu  à  "peu  autant  d'amour 
ipi'elle  en  avait  pour  moi.  Noire  inlelligenee  fut  secrète  pendant  deux 
mois,  (pioiqu'il  soit  fort  diflicilc  que  dans  un  sérail  les  mystères  amou- 
reux échappent  longtemps  aux  argus.  Mais  un  contre-lemps  dérangea  nos 
pi'tites  affaires,  et  ma  fortune  changea  de  face  entièrement.  Un  jour  iiue, 
dans  le  corps  d'un  di-agon  artiliciel  qu'on  avait  fait  pour  nu  spectacle, 
j'avais  été  iiitiodiiit  chez  la  sultane  et  que  je  m'entieteiiais  avec  elle, 
Soliman,  que  je  croyais  occupé  hors  de  la  ville,  survint.  Il  entra  si  bru.s- 
(|uenienl  dans  l'appartement  de  sa  favorite,  que  la  vii'ille  esclave  eut  à 
peine  l;~  temps  de  nous  avertir  de  son  arrivée.  J'eus  encore  moins  le 
loisir  de  me  cacher.  Ainsi  je  fus  le  juemier  qni  s'offrit  à  la  vue  du 
hacha. 

Il  parut  fori  étonné  de  me  voir,  cl  .ses  yeux  (ont  A  coup  s'allumèrent 
de  fureur.  Je  me  regardai  comme  un  iKunme  qui  louchait  A  son  dernier 
moment,  et  je  m'imaginais  être  déjà  dans  les  supplices.  Pour  l'ar- 
riiklinaz,  je  m'aperçus  à  la  vérité  qu'elle  était  effrayée;  mais,  au  lieu 
d'avouer  son  crime  et  d'en  demander  pardon,  elle  dit  à  Soliman  :  Sri- 
giienr,  avant  que  vous  |ironiuiciez  mon  arrêt,  daignez  m'éeouter.  Les 
iipparences  sans  dunle  me  condamneiil,  el  je  semble  vous  faire  une  lia- 
hisoii  digne  des  plus  horribles  chàtimeiils.  J'ai  fait  venir  ici  ce  jeune 
captif;  el,  pour  lintroiluire  dans  mon  ap|)artcnient,  j'ai  employé  les 
mêmes  artifices  dont  je  me  serais  servie  si  j'eusse  eu  pour  lui  un  amour 
bien  violent.  Cependant,  el  j'en  alleste  noire  grand  prophète,  malgré  ces 
dém.irclu's,  je  ne  vous  suis  jioiul  infidèle.  J'ai  voulu  cnlrelenir  cet  esclave 
chiélieu  pour  le  détacher  de  sa  secte,  el  l'eu-ager  à  suivre  celle  des 
croyants  J'ai  trouvé  en  lui  une  résistance  à  laquelle  je  m'étais  bien 
alleudiie.  J'ai  toutefois  vaincu  ses  préjiigé.s,  cl  il  vient  de  me  ])rouietlre 
qu'il  embrassiMa  le  mahomélisme. 

Je  conviens  que  je  devais  démentir  la  favorite,  sans  avoir  égard  h  la 
conjoncture  dangereuse  où  je  me  trouvais;  mais  dans  raccablemcnl  ou 


GIL  BLAS. 


G5 


j'avais  l'escril,  loiiclié  Au  péril  où  je  voyais  une  femme  que  j'aimais,  et 
tremblant  encore  plus  pour  moi-même,  je  demeurai  interdit  et  confus. 
Je  ne  pus  proférer  une  parole  ;  et  le  bâcha,  persuadé  par  mon  silence 
que  sa  maîtresse  ne  disait  rien  qui  ne  fût  véritable,  se  laissa  désarmer. 
Madame,  répondit-il,  je  veux  croire  que  vous  ne  m'avez  point  offensé, 
et  que  l'envie  de  faire  une  chose  agréable  au  prophète  à  pu  vous  engager 
ii  hasarder  une  action  si  délicate.  J'excuse  donc  votre  imprudence, 
fiourvu  que  ce  captif  prenne  tout  à  l'heure  le  turban.  Aussitôt  il  fît  venir 
un  marabout.  On  me  revêtit  d'un  habit  à  la  turque.  Je  fis  tout  ce  qu'on 
voulut,  sans  que  j'eusse  la  force  de  m'en  défendre;  ou,  pour  mieux 
dire,  je  ne  savais  ce  que  je  faisais,  dans  le  désordre  où  ét.iieut  mes  sens. 
Quç  de  ciirotieus  auraient  été  aussi  lâches  que  moi  dans  cette  occasion  ! 
Après  la  cérémonie  je  sortis  du  sérail  pour  alIer,;sous  le  nom  de  Sidy 
Hally,  exercer  un  petit  emploi  que  Soliman  me  donna.  Je  ne  revis  plus 
la  sultane;  mais  un  de  ses  eunuques  vint  un  jour  me  trouver.  11  m'ap- 
porta de  sa  part  des  pierreries  pour  deux  mille  sultanins  d'or,  avec  un 
billet  dans  lequel  la  dame  m'assurait  ciu'elle  n'oublierait  jamais  la  géné- 
reuse complaisance  que  j'avais  eue  Je  me  faire  mahométan  pour  lui 
sauver  la  vie.  Véritablement,  outre  les  pré.-ents  que  j'avais  reçus  de 
Farrukhnaz,  j'obtins  par  son  canal  un  emploi  plus  considérable 'que  le 
premier,  et  je  devins  en  moins  de  six  à  sept  années  un  des  plus  riches 
renégats  de  la  ville  d'Alger. 

Vous  vous  imaginez  bien  que  si  j'assistais  aux  prières  que  les  musul- 
mans font  dans  les  mosquées,  et  rempli  sais  les  autres  devoirs  de  leur 
religion,  ce  n'était  que  par  pure  grimace.  Je  conservais  une  volonté 
déterminée  de  rentrer  dans  le  sein  de  l'Eglise  ;  et,  pour  cet  effet,  je  me 
proposais  de  me  retirer  un  jour  en  Espagne  ou  en  Iialie,  avec  les  richesses 
que  j'aurais  amassées.  En  attendant,  je  vivais  fort  agréablement.  J'étais 
logé  dans  une  belle  maison,  j'avais  des  jardins  superbes,  un  grand  nom- 
bre d'esclaves,  et  de  fort  jolies  femmes  dans  mon  .sérail.  Quoique  l'usage 
du  vin  soit  défendu  en  ce  pays-là  aux  mahomélans,  ils  ne  laissent  pas 
pour  la  plupart  d'en  boire  en  secret.  Pour  moi,  j'en  buvais  sans  façon, 
comme  font  tous  les  renégats.  Je  me  souviens  que  j'avais  deux  comp:;- 
gnons  de  débauche,  avec  qui  je  passais  souvent  la  nuit  à  table.  L'un  élait 
juif,  etranlreArabe.  Je  les  croyais  honnêtes  gens;  et,  dans  cette  opinion, 
je  vivais  avec  eux  sans  contrainte.  Un  s  lir  je  les  invitai  à  souper  chez 
moi.  Il  m'était  mort  ce  jour-là  un  chien  que  j'aimais  passionnément; 
nous  lavâmes  son  corps,  et  l'enterrâmes  avec  toute  la  cérémonie  qui 
s'observe  aux  funérailles  des  ni.ihométans.  Ce  que  nous  en  faisions  n'é- 
tait pas  pour  tourner  en  ridicule  la  religion  musulmane  ;  c'était  seule- 
ment pour  nous  réjouir,  et  sati^faire  une  folle  envie  qui  nous  prit,  dans 
la  débauche,  de  rendre  les  derniers  devoirs  à  mon  chien. 

Cette  action  pourtant  me  pensa  perdre,  comme  vous  l'allez  voir.  Le 
lendemain  il  vint  chez  moi  un  homme  qui  uie  dit  :  Seigneur  Sidy  Ually, 
une  affaire  import intc  m'amène  chez  vous.  Monsieur  le  cadi  vent  vous 
parler;  prenez,  s'il  vous  plait.  la  peine  de  venir  chez  lui  tout  à  1  heure. 
Apprenez-moi,  de  grâce,  ce  qu'il  me  veut,  lui  répoudis-je.  11  vous  l'ap- 
prendra lui-même,  reprit-il;  tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  qu'un 
marchand  arabe  qui  soupa  hier  avec  vous  lui  a  donné  avis  de  certaine 
impiété  par  vous  commise  à  l'occasion  d'un  chi  ;n  que  vjus  avez  enterré  ; 
vous  savez  bien  de  quoi  il  s'agit;  c'est  pour  cela  que  je  vous  somme  de 
comparaître  aujourd'hui  devant  ce  juge,  faute  de  quoi  je  vous  avertis 
qu'il  sera  procédé  criminellement  contre  vous.  Il  sortit  en  achevant  Ci  s 
paroles,  et  me  laissa  fort  étourdi  de  sa  sommation.  L'Aralie  n'avait  au- 
cun sujet  de  se  [ilaindre  de  moi,  et  je  ne  pouvais  comprendre  pounpioi 
ce  traître  m'avait  joué  ce  tour-là.  La  chose  néanmoins  méritait  quelque 
attention.  Je  connaissais  le  cadi  jiour  un  homme  sévère  en  apparence, 
mais  au  fond  peu  scrupuleux  el  de  plus  avare.  Je  mis  deux  cents- sulta- 
nins d  or  dans  ma  bourse,  et  j'allai  trouver  ce  juge.  Il  me  Qt  entrer  dans 
son  cabinet,  et  me  dit  d'un  air  rébarbatif:  Vous  êtes  un  impie,  un  sacri- 
lège, un  homme  abominable.  Vous  avez  enterré  un  chien  comme  un  mu- 
sulman !  quelle  profanation!  Est-ce  donc  ainsi  que  vous  respectez  nos 
cérémonies  les  plus  saintes?  et  ne  vous  êtes-vous  fait  mahométan  que 
pour  vous  moquer  de  nos  pratiques  de  dévotion?  Monsieur  le  cadi,  lui 
répondis-je,  l'Aiabe  qui  vous  a  fait  un  si  mauvais  rapport,  ce  faux  ami, 
est  complice  de  mon  crime,  si  c'en  est  un  d'accorder  les  honneurs  de  h 
sépulture  à  un  fidèle  domestique,  à  un  animal  qui  possédait  mille  bonnes 
qualités.  Il  aini.iit  tant  les  personnes  de  méiite  et  de  distinction,  qu'en 
mourant  même  il  a  voulu  leur  donner  des  marques  de  .son  amitié.  Il  leur 
laisse  tous  ses  biens  par  un  testament  qu'il  a  lait,  et  dont  je  suis  l'exé- 
cuteur. 11  lègue  a  l'un  vingt  écus,  trente  à  l'autre  ;  et  il  ne  vous  a  point 
oublié,  monseigneur,  poursiiivis-je  en  tirant  ma  bourse  ;  voilà  deux  cents 
sultanins  d'or  qu'il  m'a  chargé  de  vous  remettre.  Le  cadi,  à  ce  discours, 
perdit  sa  gravité;  il  ne  put  s'empêcher  de  rire;  et,  comme  nous  étions 
seuls,  il  prit  sans  faç^n  la  bourse,  et  nie  dit  en  me  renvoyant  :  .\llez,  sei- 
gneur Sidy  Hally,  vous  avez  fort  bien  fait  d'inhumer  avec  pompe  et  avec 
honneur  un  chien  qui  avait  tant  de  considération  pour  les  honnêtes  gens. 
Je  me  tirai  d'affaire  par  ce  moyen,  et  si  cela  ne  me  rendit  pas  plus 
sage,  j'en  devins  du  moins  plus  circonspect.  Je  ne  fis  plus  de  débauche 
avec  l'Arabe  ni  méftnc  avec  le  Juif.  Je  choisis  (lour  boire  avec  moi  un 
jeune  gentilhomme  de  Livourne,  qui  était  mon  esclave.  11  s'appelait 
Azarini.  Je  ne  i-essemhlais  point  aux  autres  renégats,  qui  font  plus  souf- 
frir de  maux  aux  esclaves  chrétiens  que  les  Turcs  mêmes  :  tous  mes  cap- 
lifs  attendaient  assez  patiemuèut  qu'où  les  racliclùl.  i<i  les  traitai»,  à  la 


vérilé,  si  doucement,  que  quelquefois  ils  me  disaient  qu'ils  appréhen- 
daient plus  de  changer  de  patron,  qu'ils  ne  soupiraient  après  la  liberté, 
quelques  charmes  qu'elle  ait  pour  les  personnes  qui  sont  dans  l'escla- 
vage. 

Un  jour,  les  vaisseaux  du  hacha  revinrent  avec  des  pri-^es  considéra- 
bles. Ils  amenaient  plus  de  cent  esclaves  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qu'ils 
avaient  enlevés  sur  les  côes  d'Espagne.  Soliman  n'en  garda  qu'un  très- 
petit  nombre,  et  tout  le  reste  fut  vendu.  J'arrivai  dans  la  place  où  la 
vente  s'en  faisait,  et  j'achetai  une  fille  espagnole  de  dix  à  douze  ans. 
Elle  pleurait  à  chaudes  larmes  et  se  désespérait.  J'étais  surpris  de  la  voir, 
à  son  âge,  si  sensible  à  sa  c.iplivité.  Je  lui  dis  en  castillan  de  modérer 
son  afiliction,  et  je  l'assurai  qu'elle  était  tombée  entre  les  mains  d'un 
maitre  qui  ne  manquait  pas  d'humanité,  quoiqu'il  eût  un  turban.  La 
petite  personne,  toujours  occupée  du  sujet  de  sa  douleur,  ne  m'écoulait 
pas;  elle  ne  faisait  que  gémir,  que  se  plaindre  du  sort,  et  de  temps 
en  temps  elle  s'écriait  d'un  air  attendri  :  0  ma  mère  1  pourquoi  sommes- 
nous  séparées?  Je  prendrais  patience,  si  nous  étions  toutes  deux  ensem- 
ble. En  prononçant  ces  mois,  elle  tournait  sa  vue  vers  une  femme  de 
quarante-cinq  à  cini|uante  ans,  que  l'on  voyait  à  quelques  pas  d'elle,  et 
qui,  les  yeux  baissés,  attendait  dans  un  morne  silence  que  quelqu'un 
1  achetât.  Je  demandai  à  la  jeune  fille  si  la  personne  qu'elle  regardait 
était  sa  mère.  Ilelas!  oui,  seigneur,  me  répondit  elle;  au  nom  dé  Dieu, 
faites  que  je  ne  la  quitte  point  !  Eh  bien,  mon  enfant,  lui  dis-je,  si,  pour 
vous  consoler,  il  ne  faut  que  vous  réunir  l'une  et  l'autre,  vous  serez  bien- 
lot  satisfaite.  En  même  temps  je  m'approchai  de  ia  mère  pour  la  mar- 
chander; mais  je  ne  l'eus  pas  sitôt  envisag(':e,  que  je  reconnus,  avec  toute 
rémolion  que  vous  pouvez  penser,  les  traits,  les  propres  traits  de  Lu- 
cinde.  Juste  ciel  !  dis-je  en  moi-même,  c'est  ma  mère,  je  n'en  saurais 
douter.  Pour  elle,  soit  qu'un  vif  ressentiment  de  ses  malheurs  ne  lui  fît 
voir  que  des  ennemis  dans  les  objets  qui  l'environnaient,  soit  que  mon 
habit  me  déguisât,  ou  bien  que  je  fusse  cliangé  depuis  douze  années  que 
je  ne  l'avais  vue,  elle  ne  me  lemit  point.  Après  l'avoir  aussi  achetée, 
je  la  menai  avec  sa  fille  à  ma  maison. 

Là  je  voulus  leur  donner  le  plaisir  d'apprendre  qui  j'étais.  Madame, 
dis-je  à  Lucinde,  est-il  possible  que  mon  visage  ne  vous  frappe  point? 
.Ma  moustiche  et  mon  turban  vous  font-ils  méconnaître  Ra]iliaêl  votre 
fils?  Ma  mère  tressaillit  à  ces  paroles,  me  considéra,  me  reconnut,  et 
nous  nous  embrassâmes  tendrement.  J'embrassai  ensuile  sa  filli',  qui  ne 
savait  peut-être  pas  plus  qu'elle  eût  un  frère,  que  je  savais  que  j'avais 
une  sœur.  Avouez,  dis-je  à  ma  mère,  que  dans  toutes  vos  pièces  de 
théâtre  vous  n'avez  pas  une  reconnaissance  aussi  parfaite  que  celle-ci. 
Mon  fils,  me  répondit-elle  en  soupirant,  j'ai  d'abord  eu  de  la  joie  de  vous 
revoir;  mais  ma  joie  se  converiit  en  douleur.  Dans  quel  état,  hélas! 
vous  retrouvé-jc.  Mon  esclavage  me  fait  mille  fois  moins  de  peine  que 
l'habillement  odieux...  Ah  !  parbleu,  madame,  interrompis-je  en  riant, 
j'admire  votre  délicatesse;  j'aime  cela  dans  une  comédienne.  Eh!  bon 
Dieu,  ma  mère,  vous  êtes  donc  bien  changée,  si  ma  métamorphose  vous 
blesse  si  fort  la  vue.  Au  lieu  de  vous  révolter  contre  mon  turban,  regar- 
dez moi  plutôt  comme  un  acteur  qui  représente^sur  la  .'^céne  un  rôle  de 
"Turc.  Quoique  renignt,  je  ne  suis  pas  plus  musulman  que  je  l'étais  eu 
Espagne;  et  dans  le  for.J  ie  me  sens  toujours  altaclié  à  ina  religion. 
Quand  voussaurc:;  toutes  !"<  cventures  qui  me  sont  arrivées  en  ce  pays- 
ci,  vous  m'excuserez.  L'^moui  >>  C'it  mon  crime;  je  sacrifie  à  ce  dieu. 
Je  tiens  un  peu  de  vous,  je  vous  e,-  avertis.  Une  autre  raison  encore, 
ajoutai-je,  doit  inCilni-pr  eu  vous  io-<eplaisir  de  me  voir  dans  la  situation 
où  je  suis.  Vous  vous  attendiez  à  n'éprouver  dans  Alger  qu'une  capti- 
vité rigoureuse,  et  vous  trouvez  Ù7  -^s  votre  patron  un  fils  tendre,  rcs- 
|iectneux,  et  assez  riche  pour  vous  faire  vivre  ici  dans  l'abondance,  jus- 
qu'à ce  que  nous  saisissions  l'occasion  de  retourner  sûrement  en  Espa- 
gne. Demeurez  d'accord  de  la  vérité  du  proverbe  qui  dit,  qu'à  quelque 
chose  malheur  est  ho::. 

.Mon  fils,  me  dit  Lucindc,  puisque  vous  avez  dessein  de  repasser  un 
jour  dans  votre  pays  et  d  y  nl.jurer  le  mahométisme,  je  suis  toute  con- 
solée. Grâce  au  ciel,  continua-t-elle,  je  pourrai  ramener  saine  et  sauve 
en  Castille  votre  sœur  Béatiix!  Oui,  madaoïc  m'écriai-je,  vous  le  pour- 
rez. Nous  irons  tous  trois,  le  plus  tôt  qu'il  nous  sera  possible,  rejoindre 
le  reste  de  notre  famille;  car  vous  avez  apparemment  encore  en  Es|i,igne 
d'autres  marques  de  votre  fécondité?  Non,  dit  ma  mère,  je  n'ai  ipie  vous 
deux  d'enfants,  et  vous  saurez  que  Déatrix  est  le  fruit  d'un  mariage  des 
plus  légitimes.  Et  pourquoi,  repris-je,  avcz-vous  donné  à  ma  petite  .sœur 
cet  avantage-là  sur  moi?  Comment  avez-voiis  pu  vous  résoudre  à  vous 
marier?  Je  vous  ai  cent  fois  entendue  dire,  dans  mon  enfance,  une  vous 
ne  pardonniez  point  à  une  jolie  femme  de  [irendre  un  mari.  D'aulres 
temps,  d'autres  soins,  mon  fils,  repartit-elle;  les  hommes  les  plus  fermes 
dans  leurs  résolutions  sont  sujets  à  changer,  et  vous  voulez  qu'une 
femme  soit  inébranlable  dans  les  siennes!  h  vais,  poursuivit-elle,  vous 
conter  mon  histoire  depuis  votre  sortie  de  Madrid.  Alors  elle  me  lit  le 
récit  suivant,  que  je  n'oublierez  jamais.  Je  ne  veux  pas  vous  |uiver  d'une 
narration  si  curieuse. 

Il  y  a,  dit  ma  mère,  s'il  vous  en  souvient,  près  de  treize  ans  que  vous 
miitiâles  le  jeune  Léganez.  Dans  ce  temps-là,  le  duc  de  Médina  Céli  me 
(lit  (pi'il  voulait  un  soir  souper  en  parliculier  avec  moi.  Il  me  marqua  le 
jour.  J'attendis  ce  seigneur  :  il  vint,  et  je  lui  jdus.  Il  me  demanda  le 
sacrifice  de  tous  les  rivaux  qu'il  pouvait  avoir.  Je  le  lui  accordai  dans 


60 


GIL  BLAS. 


l'esporance  qu'il  nii^  le  payerait  bien  II  n'y  manrjua  pas.  Dès  le  lende- 
maiii  je  reçus  de  lui  des  présents,  iiui  furent  suivis  de  plusieurs  autres, 
(lu'irnie  fil'dans  !a  suite.  Je  craignais  de  ne  pouvoir  retenir  longtemps 
dans  raos  cliaines  un  lioinme  d'un  si  haut  rang;  et  j'appréhendais  cela 
d'autant  pins,  une  je  n'ignorais  pas  qu'il  était  échappé  à  des  lieauté< 
fameuses,  dont  il  avait  aussitôt  rompu  cpie  porté  les  fers.  Cependaiit,  loin 
de  prend'r.>  de  jour  en  jour  moins  de  goût  à  mes  complaisances,  il  sem- 
blait plulot  y  trouver  un  plaisir  nouveau.  Enfin,  j'avais  l'art  de  l'amnser, 
et  d'cmiiècliêr  son  cœur,  naturellement  volage,  de  se  lais.ser  aller  ;i  son 
penchant.  ,      .    ,.       ,  ,, 

11  r  avait  déjà  trois  mois  qu'il  m'aimait,  el  j  avais  lieu  de  me  llalter 
(lue  son  amour  serait  de  longue  durée,  lorsqu'une  femme  de  mes  amies 
et  moi  nous  nous  rendîmes  à  une  assemblée  où  il  était  avec  la  duchesse 
son  épouse.  Nous  y  allions  pour  entendre  un  concert  de  voix  d  il'ins- 
traments  qu'on  y  faisait.  Nous  nous  plaçâmes  p.ar  has;ird  assez  prés  de  la 
duchesse,  qui  s'avisa  de  trouver  mauvais  que  j'osasse  ijaraitrc  dans  un 
lieu  ou  elle  était.  Elle  m'envoya  dire  par  une  de  ses  l'cnimes  qu'elle  me 
priait  de  sortir  proniplement."Je  lis  une  réponse  brutale  à  la  messagère. 
La  duchesse,  irritée,  s'en  plaignit  ;i  son  époux,  qui  vint  à  moi  lui-même, 
el  me  dit  :  Sortez,  Lucinde  :  (piand  de  grands  seigneurs  s'attachent  à  de 
'  ■  '  is  pour  cela  s'oublier  ; 
honorons  nos  femmes 


pclites  créatures  comme  vous,  elles  ne  doivent  pas 

si  nous  vous  aimons  plus  que  nos  femmes,  nous  lie 

plus  que  vous;  et  toutes  les  fois  cpie  vous  .serez  assez  insolent<s  pour 

vous  mettre  en  comparaison  avec  elles,  vous  aurez  toujours  la  honte 

d'être  traitées  avec  indignité.  ,        .      . 

Heureusement  le  duc  me  tint  ce  cruel  discours  d  un  ton  de  voix  si 
bas,  qu'il  ne  fut  point  enlendu  des  personnes  qui  étaient  aniour  de  nous. 
Je  me  relirai  toute  honteuse,  el  je  pleurai  de  dépit  d'avoir  essuyé  cet 
affront.  Pour  surcroît  de  chagrin,  les  comédiens  cl  les  comédicuuus  ap- 
prirent celle  aveniure  dès  le  soir  même.  Du  dirai',  qu'il  y  a  chez  ces  geus- 
là  un  démon  qui  se  plail  à  rapporter  aux  uns  tout  ce  qui  arrive  aux 
autres.  Un  comédien,  par  exemple,  a-t-il  fait  dans  une  débauche  quel- 
que action  extravagante;  une  comédienne  vienl-elle  de  passer  bail  avec 
un  riche  galant,  la  troupe  en  est  aussitôt  informée.  Tous  mes  camarades 
surent  donc  ce  qui  s'était  passé  au  concert,  et  Dieu  sait  s'ils  se  réjouirent 
bien  à  mes  dépens.  Il  régne  parmi  eux  un  esprit  de  charité  qui  se  ma- 
nifeste dans  ces  sortes  d'occasions.  Je  me  mis  pourtant  au-dessus  de  leurs 
caque's,  et  je  me  consolai  de  la  |  erle  du  duc  de  Médina  Céli;  car  je  ne  le 
revis  plus  chez  moi,  et  j'appris  même  peu  de  jours  après  qu'une  chan- 
teuse en  avait  fait  la  conquête. 

Lorsqu'une  dame  de  théâtre  a  le  bonheur  d'être  en  vogue,  les  amants 
ne  sauraient  lui  manquer;  et  l'amour  d'un  grand  seigneur,  ne  durât  il 
que  trois  jours,  lui  donne  un  nouveau  prix.  Je  me  vis  obsédée  d'adora- 
teurs, sitôt  qu'il  fut  notoire  à  Bladrid  que  le  duc  avait  cessé  de  me  voir. 
Les  rivaux  que  je  lui  avais  sacrifiés,  plus  épris  de  mes  charmes  qu'aupa- 
ravant, r.'viuvenl  eii  foule  sur  les  rangs;  je  reçus  encore  l'hommage  de 
mille  autres  cœurs.  Je  n'avais  jamais  été  tant  à  la  mode.  De  tous  les 
hommes  qui  briguaient  mes  bonnes  grâces,  un  gros  Allemand,  gentil- 
homme du  duc  d'Ossune,'me  parut  un  des  plus  emiiressés.  Ce  n'était  pas 
une  fleure  fort  aimable;  mais  il  s'attira  mon  attention  par  un  millier  de 
pislolifs  «pi'il  avait  amas.sées  au  service  de  son  maître,  et  qu'il  prodigua 
liour  méiitcr  d'être  sur  la  liste  de  mes  amants  fortunés.  Ce  bon  sujet  se 
nommait  Brut.mdorf.  Tant  qu'il  lit  de  la  dépense,  je  le  reçus  favorable- 
ment ;  dés  (|u'il  fut  ruiné,  il  trouva  ma  porte  fermée.  Mon  procédé  lui 
déplut.  11  vint  me  chercher  à  la  comédie  pendant  le  spectacle.  J'étais 
derrière  le  théâtre.  Il  voulut  me  faire  des  reproches;  je  lui  ris  au  nez.  Il 
se  mit  en  coléro,  et  me  donna  un  soufllel  en  franc  Allemand.  Je  poussai 
lin  grand  cri  :  j'interrompis  l'aclion.  Je  parus  sur  le  théâtre  :jcl,  m'adres- 
sanl  au  duc  d  Ossune,  qui  ce  jour-là  était  à  la  comédie  avec  la  duchesse 
sa  femme,  je  lui  demandai  justice  des  manières  germaniques  de  son  gen- 
tilhomme. Le  duc  ordonna  de  continuer  la  comédie,  et  dit  qu'il  enten- 
drait les  parties  quand  on  aurait  achevé  la  pièce.  D'abord  qu'elle  fut 
finie,  je  me  représentai  fort  émue  devant  le  duc,  et  j'exposai  vivement 
mes  i^riefs.  Pour  l'.Ulemand,  il  n'em|doya  que  deux  mots  pour  sa  défense  : 
il  dit°qu'au  lieu  de  se  repentir  de  ce  qu'il  avait  fait,  il  était  liomme  à  re- 
commencer. Parties  on'ies,  le  duc  d'Ossunc  dit  au  (Jermain  :  Brutandorf, 
je  vous  chasse  de  chez  moi  et  vous  défends  de  paraître  à  mes  yeux,  non 
pour  avoir  donné  un  soufllel  à  une  comédienne,  mais  pour  avoir  manqué 
de  respect  à  votre  maître  «l  à  votre  maîtresse,  el  avoir  osé  troubler  le 
spectacle  en  leur  présence. 

Ce  jugement  me  demeura  sur  le  coeur.  Je  conçus  un  dépil  mortel  de 
ce  qu'on  ne  chassait  pas  l'Allemand  pour  m'avoir  insultée.  Je  m'imagi- 
nais qu'une  pareille  offense  faite  à  une  comédienne  devait  êlre  aussi  sé- 
vèrement punie  qu'un  crime  de  lèse  majesté,  et  j'avais  compté  que  le  gen- 
tilliomme  subirait  une  peine  aflliclive.  Ce  désagréable  événement  me 
détrompa,  el  me  lit  connaître  que  le  monde  ne  confond  pas  les  acteurs 
avec  les  rôles  (pi'ils  reprcseiilenl.  Cela  me  dégoûta  du  théâtre;  je  résolus 
de  l'abandonneT,  el  d'aller  vivre  loin  de  Madrid.  Je  choisis  la  ville  de 
Valence  pour  le  lieu  de  ma  retraite,  eljc  m'y  rendis  incognito,  avec  la 
valeur  de  vingt  mille  ducats  que  j'avais  tant  en  argent  qu'eu  pierreries  ; 
ce  qui  me  parut  plus  (|ue  suffisant  pour  m'enlretcnir  le  reste  de  mes 
jours,  liuisipie  j'avais  dessein  de  mener  une  vie  retirée.  Je  louai  à  Va- 
lence une  petite  maispn,  et  pris  pour  mes  domestiques  une  femme  et  un 
page  à  (|ui  je  n'étais  pas  moins  inconnue  qu'à  tonte  la  ville.  Je  me  don- 
nai pour  veuve  d'un  officier  de  chez  le  roi,  et  je  dis  cpie  je  venais  m'é- 


tablir  à  Valence,  sur  la  réputation  que  ce  séjour  avait  d'être  un  des  plus 
agréables  d'Espagne.  Je  ne  voyais  cpie  très-peu  de  monde,  et  je  tenais 
une  conduite  si  régulière,  qu'on  ne  me  soupçouna  point  d'avoir  été 
comédienne.  Malgré  pourtant  le  soin  que  je  pren.iis  de  me  cacher,  je 
m'attirai  les  regards  d'un  genlilhomme  qui  avait  un  château  prés  de  Pa- 
torna.  C'était  un  &ivalier  assez  bien  fait,  de  trcnle-cinq  à  quarante  ans, 
mais  un  noble  fort  endetté  ;  ce  qui  n'est  pas  plus  rare  dans  le  royaume 
de  Wlencp  que  dans  beaucoup  d'anîres  pays. 

Ce  seigneur  hidalgo,  trouvant  ma  personne  à  son  gré,  voulut  savoir  si 
d'ailleurs  j'étais  son  fail.  11  découpla  des  grisons  pour  courir  aux  en- 
(pièles,  et  il  eut  le  plaisir  d'apprendre,  par  leur  rapport,  qu'avec  un 
minois  peu  dégoûtant,  j'étais  une  douairière  assez  opulente.  Là-dessus, 
jugeant  que  je  lui  convenais,  il  envoya  bientôt  chez  moi  une  bonne  vieille 
(pii  me  dit  de  sa  ]jart,  que,  charmé  de  ma  vertu  autant  que  de  ma  beauté, 
il  m'offrait  sa  foi,  et  qu'il  était  prêt  à  me  conduire  à  l'autel,  si  je  voulais 
bien  devenir  sa  femme.  Je  demandai  trois  jours  pour  me  consulter  là- 
dessus.  Je  m'informai  du  gentilhomme;  el  le  bien  qu'on  me  dit  de  lui, 
quoiqu'on  ne  me  célàt  point  l'état  de  ses  affaires,  me  détermina  sans 
peine  à  l'épouser  peu  de  temps  après. ^ 

Don  Manuel  de  Xerica  (c'est  ainsi  que  mon  époux  s'appelait)  me  mena 
d'abord  à  son  chàleau,  qui  avait  un  air  antique  dont  il  était  fort  vain.  Il 
l'rétendail  qu'un  de  ses  ancêtres  l'avait  autrefois  fait  bàlir,  et  il  concluait 
de  là  qu'il  n'y  avait  point  de  maison  plus  ancienne  en  Espagne  que  celle 
de  Xerica.  Mais  un  si  beau  titre  de  noblesse  allait  être  détruit  par  le 
lemps;  le  château,  élayé  en  plusieurs  endroits,  menaçait  ruine  ;  quel 
bonheur  pour  don  Manuel  de  m'avoir  épousée  !  La  moitié  de  mon  argent 
fut  employée  aux  réparations,  el  le  reste  servit  à  nous  mettre  eu  élat  de 
faire  une  'brillante  ligure  dans  le  pays.  Me  voilà  donc,  pour  ainsi  dire, 
dans  un  nouveau  monde,  changée  en  nymphe  de  chàleau,  en  dame  de 
paroisse  :  quelle  métamorphose  !  J'étais  trop  bonne  actrice  pour  ne  pas 
bien  soutenir  la  splendeur  que  mon  rang  répandait  sur  moi.  Je  prenais 
de  grands  airs,  des  airs  de  théâtre,  qui  faisaient  concevoir  dans  le  village 
une  haute  opinion  de  ma  naissance.  Qu'on  se  serait  égayé  à  mes  dépens, 
si  l'on  eût  été  au  fait  sur  mon  compte  !  la  noblesse  des  environs  m'aurait 
donné  mille  brocards,  et  les  paysans  auraient  bien  rabattu  des  respects 
qu'ils  me  rendaient. 

Il  y  avait  déjà  prés  de  six  années  que  je  vivais  forl  heureuse  avec  don 
Manuel,  lorsqu'il  mourut.  11  me  laissa  des  affaires  à  débrouiller,  et  votre 
snenr  Béalrix,  qui  avait  quatre  ans  passés.  Le  chàleau,  qui  élait  notre 
unique  bien,  se  trouva  par  malheur  engagé  à  plusieurs  créanciers,  dont 
le  |iriucipal  se  nommait  Bernard  Astuslo.  Qu'il  soutenait  bien  son  nom  ! 
Il  exerçait  à  Valence  une  charge  de  procureur,  qu'il  remiilissait  en  homme 
consommé  dans  la  procédure,  el  qui  même  avait  élndié  en  droit  pour 
apprendre  à  mieux  faire  des  injustices.  Le  terrible  créancier  !  Un  chàleau 
sous  la  griffe  d'un  semblable  procureur  est  comme  une  colombe  dans  les 
serres  d'un  milan;  aussi  le  seigneur  Astuto,  dés  qu'il  sut  la  mort  de 
mon  mari,  ne  manqua  pas  de  former  le  siège  du  chàleau.  Il  l'aurait  in- 
dubitablement fait  s.nuter  par  les  mines  que  la  chicane  commençait  à 
faire,  si  mon  étoile  ne  s'en  fût  mêlée  ;  mais  mon  bonheur  voulut  que  l'as- 
siégeant devînt  mon  esclave.  Je  le  charmai  dans  une  entrevue  que  j'eus 
rvec  lui  au  sujet  de  ses  poursuites.  Je  n'épargnai  rien,  je  l'avoue,  pour 
lui  donner  de  l'amour;  et  l'envie  de  sauver  ma  terre  me  fit  essayer  sur 
lui  tous  les  airs  de  visage  qui  m'avaient  tant  de  fois  si  bien  réussi.  Avec 
tout  mon  savoir-faire,  ]e  craignais  de  rater  le  procureur.  Il  élait  si  en- 
foncé dans  son  mélîer,  qu'il  ne  paraissait  pas  susceptible  d'une  amou- 
reuse impression.  Cependant  ce  sournois,  ce  giimaud,  ce  gratte-papier, 
prenait  plus  de  plaisir  que  je  ne  pensais  à  me  regarder.  Madame,  me  dît- 
il,  je  ne  sais  point  faire  l'amour.  Je  me  suis  toujours  tellement  appliqué 
à  ma  profession,  que  cela  m'a  fait  négliger  d'apprendre  les  us  cl  coutumes 
de  la  galanterie.  Je  n'ignore  pourtant  pas  l'essentiel;  el,  pour  venir  au 
fait,  je  vous  dirai  que  si  vous  voulez  m'épouser,  nous  brûlerons  toute  la 
procédure:  j'écarleraî  les  créanciers  qui  .se  sont  joints  à  moi  pour  faire 
vendre  votre  terre.  Vous  en  aurez  le  revenu,  et  votre  Clle  la  propriété. 
L'intérêt  de  Béalrix  et  le  mien  ne  me  permirent  pas  de  balancer;  j'accep- 
tai la  proposition.  Le  procureur  tînt  sa  promesse;  il  tourna  .ses  armes 
conirc  les  autres  créanciers,  cl  m'assura  la  possession  de  mon  château. 
C'était  peut-être  la  première  fois  de  sa  vie  qu  il  eût  bien  servi  la  veuve  et 
l'orphelin. 

Je  devins  donc  procureusc,  sans  toutefois  cesser  d'être  dame  de  pa- 
roisse. Mais  ce  nouveau  mariage  me  )ierdit  dans  l'esprit  de  la  noblesse 
de  Valence.  Les  femmes  de  qualité  me  regardèrent  comme  une  personne 
qui  avait  dérogé,  et  ne  voulurent  plus  me  voir.  Il  fallait  m'en  tenir  au 
commerce  des  bourgeoises;  ce  qui  ne  laissa  pas  d'abord  de  me  faire  un 
peu  de  pe'uie,  parce  ([uc  j'étais  accoutumée,  depuis  six  ans,  à  ne  fréipien- 
ter  que  des  dames  de  distiiiciion.  Je  m'en  consolai  pourtant  bicutOt.  Je 
fis  connaissance  avec  une  grefliére  et  deux  procurcuses  dont  les  carac- 
tères étaient  fort  plaisants.  Il  y  avait  dans  leurs  manières  un  ridicule 
3 ni  me  réjouissait.  Ces  petites  demnîsclles  se  croyaient  des  femmes  hors 
u  commun.  Hélas  I  disais-je  quelquefois  en  inoi-mémc  ijuand  je  les 
voyais  s'oublier,  voilà  le  monde!  chacun  s'imagine  êlre  au-dessus  de 
son  voisin.  Je  pensais  qu'il  n'y  avait  que  les  comédiennes  qui  se  mécon- 
nussent ;  les  bourgeoises,  à  ce  que  je  vois,  ne  sont  pas  plus  raisonnables. 
Je  voudrais,  pour  les  punir,  qu'on  les  obligeât  à  garder  dans  leurs  mai- 
sons les  portraits  de  biiirs  aieux.  Mort  de  ma  vie!  elles  ne  les  placeraient 
I  pas  dans  l'cndfoit  le  |>lus  éclniré. 


GIL  BLAS. 


67 


Après  qunlre  années  de  mariage,  le  seigncnr  Bernard  Aslulo  tomba 
malade,  et  mourut  sans  enfants. "Avec  le  bien  dont  il  m'avait  avantagée 
«1  m'é|iousant.  et  celui  que  je  possédais  déjà,  je  me  vis  une  riche  douai- 
rière; aussi  j'en  avais  la  réputation,  et  sur  ce  Ijruit  un  genlilliomme 
sicilien,  nommé  ColiCcbini,  résolut  de  s'atl.nclier  à  moi  jiour  me 
ruiner  on  pour  m'épouser.  H  me  laissa  la  préférence.  Il  était  venu  de 
Palerme  pour  voir  l'Espagne;  et,  après  avoir  satisfait  sa  curiosilé,  il 
attendait,  disait-il,  à  Valence  l'occasion  de  repasser  en  Sicile.  Le  cavalier 
n'arait  pas  vingt-cinq  ans;  il  était  bien  fait,  quoique  petit,  et  sa  ligure 
enfin  me  revenait.  Il  trouva  moyen  de  me  parler  en  particulier;  el,  je 
vous  l'avouerai  l'rancliemer.l,  j  en  devins  folle  dès  le  premier  entretien 
que  j'eus  avec  lui.  De  son  côté,  le  petit  fripon  se  montra  fort  èjiris  de 
mes  charmes.  Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  nous  nous  serions  ma- 
riés sur-lechamp,  si  la  mort  du  procureur,  encore  toute  récente,  m'eut 
permis  de  contracter  sitôt  un  nouvel  engagement.  Mais,  depuis  que  je 
m'étais  mis  dans  le  goût  des  iiyménées,  je  gardais  des  mesures  avec  le 
monde. 

Nous  convînmes  donc  de  différer  noire  mariage  de  quelque  temps  par 
bienséance.  Cependant  ColiPichini  me  rendait  des  soins;  et  son  amour, 
loin  de  se  ralentir,  semblait  devenir  plus  vif  de  jour  en  jour.  Le  pauvre 
garçon  n'était  pas  trop  bien  eu  argent  conqilanl.  Je  m'en  ajierçus,  et  il 
ne  manqua  plus  d'espèces.  Outre  i|ue  j'avais  presque  deux  l'ois  son  âge, 
je  me  souvenais  d'avoir  fait  conlribuer  les  hommes  dans  ma  jeunesse; 
et  je  regardais  ce  que  je  donnais  comme  une  façon  de  restitulion  qui 
acquittait  ma  conscience.  Nous  attendîmes  le]ilus  patiemment  i|u'il  nous 
fut  possible  le  temps  que  le  respect  humain  prescrit  au.^  veH»es  pour 
se  remarier.  Lorsqu'il  fut  arrivé,  nous  allâmes  à  l  hôtel,  où  nous  nous 
liâmes  l'un  à  l'anlre  par  des  nœuds  éternels.  Nous  nous  retirâmes  en- 
suite dans  mon  château,  cl  je  puis  dire  que  nous  y  vécûmes  pendant 
deu.t  années,  moins  en  époux  qu'en  tendres  amants.  Mais,  hélas!  nous 
n'étions  pa::  nnis  tous  deux  pour  êlre  longtemps  si  heureux  :  une  pleu- 
résie enleva  mon  cher  Colifichiui. 

J'interrompis  en  cet  endroit  ma  mère.  Eh  quoi  !  madame,  lui  dis-je, 
■votre  troisième  époux  mourut  encore?  11  faut  que  vous  soyez  une  place 
bien  meurtrière.  Hue  voulez-vous,  n)0!i  lils"?  me  réponlitellc;  puis-je 
prolonger  des  jours  que  le  ciel  a  comptés'?  Si  j'ai  perdu  tjois  maris  je 
n'y  saurais  que  faire.  J'en  ai  fort  regretté  deux.  Celui  (|ue  j'ai  le  moins 
pleuré,  c'est  le  procureur.  Comme  je  ne  l'avais  épousé  que  [lar  intérêt, 
je  me  consolai  lacilemenl  de  sa  perte.  M  lis,  continua-t-elle,  pour  reve- 
nir à  Colifichiui,  je  vous  dirai  que,  quebpies  mois  après  sa  mort,  je  vou- 
lus aller  voir  par  moi-même,  auprès  de  Païenne,  une  maison  de  cam- 
pagne qu'il  m'avait  assignée  pour  douaire  dans  noire  contrat  de  mariage. 
Je  m'embarquai  avec  ma  fille  pour  passer  en  Sicile:  mais  nous  avons  été 
prises  sur  la  route  parles  vaisseaux  du  hacha  d'Alger.  On  nous  a  con- 
duites dans  cette  ville.  Ileureuseinenl  pour  nous,  vous  vous  êtes  trouvé 
dans  la  place  oii  l'on  voulait  nous  vendre.  Sans  cela,  nous  serions  tom- 
bées enire  les  mains  de  quelque  patron  barbare  qui  nous  aurait  maltrai- 
tées, et  chez  qui  peut-être  nous  aui  ions  été  toute  notre  vie  eu  esclavage, 
sans  que  vous  eussiez  entendu  parler  de  nous. 

Tel  fut  le  récit  que  fil  ma  mère;  après  quoi,  messieurs,  je  lui  donnai 
le  plus  bel  appartement  de  ma  maison,  avec  la  liberté  de  vivre  comme  il 
lui  plairait;  ce  qui  se  trouva  fort  de  son  goût.  Elle  avait  une  habitude 
d'aimer  formée  par  tant  d'actes  réitérés,  qu'il  lui  fallait  absolument  un 
amant  ou  un  mari.  Elle  jeta  d'abord  les  yeux  sur  quelques-uns  de  mes 
esclaves  ;  mais  llally  Pégelin,  renégat  grec,  qui  tenait  quelquefois  au 
logis,  attira  bientôt  toute  son  alteiition.  Elle  conçut  pour  lui  plus  d'amour 
qii'elle  n'en  avait  jamais  eu  pour  Colilichini,  et  el'li^  ètiiit  si  slyléc  â  plaire 
aux  hommes,  (|u'elie  trouva  le  secret  de  charmer  encore  celui-là.  Je  ne 
fis  pas  semblant  de  m'a|iercevoir  de  leur  intelligence;  je  ne  songeais 
alors  qu'à  m'en  retourner  en  Espagne.  Le  bâcha  m'avait  déjà  permis 
d'armer  un  vaisseau  pour  aller  en  course  cl  faire  le  pirate.  Cet  arme- 
ment m'occupait;  cl,  huit  jours  devant  ipi'il  fût  achevé,  je  dis  à  Lu- 
cinde  :  Madame,  nous  partirons  d'Alger  incessamment  ;  nous  aUons 
perdre  de  vue  ce  séjour  que  vous  détestez. 

Ma  mère  |iâlit  à  ces  paroles,  et  garda  un  silence  glacé.  J'en  fus  étran- 
gement surpris.  Que  vois-je'.'  lui  dis-je,  d'où  vient  que  vous  m'offrez  un 
visage  é|J0uvauté'?  11  semble  que  je  vous  afilige,  au  lieu  de  vous  causer 
de  la  joie.  Je  croyais  vous  annoncer  une  nouvelle  agréable,  en  vous  ap- 
prenant que  j'ai  tout  disposé  pour  noire  dé|)art.  Est-ce  que  vous  ne  sou- 
liaitcriez  pas  de  ropas.ser  en  Espagne'.'  Non,  mon  fils,  je  ne  le  souhaite 
plus,  répondit  ma  rnére.  J  y  ai  eu  tant  de  chagrin,  que  l'y  renonce  pour 
jamais,  flu'enlends-je?  m'ecriai-je  avec  douleur;  ah!  dites  plutôt  que 
c'est  l'amour  qui  vous  en  détache.  Qnc\  changement,  o  ciel  !  (Juand  vous 
arrivâtes  dans  celte  ville,  tout  ce  qui  se  présentait  à  vos  ri'g.irds  vous 
était  odieux;  mais  llally  Pégelin  vous  a  mise  dans  une  autre  disposition. 
Je  ne  m'en  cléfemls  pas,  re|iarlit  Lucindc;  j'aime  ce  renégat,  cl  j  en  veux 
faire  mon  qualiiéme  époux.  Quel  proji^t'  intcrrompis-jc  avec  horreur; 
vous,  épouser  un  musulman!  Vous  oubliez  ([uo  vous  êtes  chrétienne,  ou 
plutôt  vous  ne  l'avez  clé  ici  que  de  nom.  Ali  !  ma  mère,  que  me  faites- 
vous  envisager'?  Vous  avez  résolu  votre  perle.  Vous  alkz  f.iire  volontai- 
rcmenl  ce  que  je  n'ai  fait  que  par  nécessité. 

Je  lui  tins  bicji  d'autres  discours  encore  pour  la  détourner  de  son 
dessein;  mais  je  la  haranguai  fort  iniitilemenl  ;  elle  avait  [iris  son  parti. 
Elle  ne  se  contenta  pas  niênic  de  suivre  son  mauvais  pencliant,  cl  île  me 
quitter  pour  aller  vivre  avec  ce  renégat,  elle  voulirt  emme»'  r  avec  clic 


Béalrix.  Je  m'y  opposai.  Ah!  malheureuse  Lucinde,  lui  dis-je,  si  rien 
n'est  capable  de  vous  retenir,  abandonnez-vous  du  moins  toute  seule  à 
la  fureur  qui  vous  possède;  n'entraînez  point  une  jeune  innocente  dans 
le  précipice  où  vous  courez  vous  jeter.  Lucinde  s'en  alla  sans  répliquer. 
Je  crus  qu'un  reste  de  raison  l'éclairaitel  l'empêchait  de  s'obstiner  à  de- 
mander sa  fille.  Que  je  connaissais  mal  ma  mère  !  Un  de  mes  esclaves 
me  dit  deux  jours  après  :  Seigneur,  prenez  garde  à  vous.  Un  captif  de 
Pé:jelin'vient  de  me  faire  une  confidence  dont  vous  ne  sauriez  trop  toi  pro- 
fiter. Votre  mère  a  changé  de  religion  ;  el,  pour  vous  punir  de  lui  avoir 
refusé  Béalrix,  elle  a  formé  la  résolution  d'avertir  le  bâcha  de  votre 
fuite.  Je  ne  doutai  pas  un  moment  que  Lucinde  ne  fût  femme  â  faire  ce 
que  mon  esclave  me  disait.  J'avais  eu  le  temps  d'étudier  la  dame,  el  je 
m'étais  aperçu  qu'à  force  de  jouer  des  rôles  sanguinaires  dans  les  traM- 
dies,  elle  s'était  familiarisée  avec  le  crime.  Elle  m'aurait  fort  bien  fait 
brûler  tout  vif;  et  je  ne  crois  pas  qu'elle  eût  été  plus  sensible  à  ma  mort 
qu'à  la  catastrophe  d'une  pièce  de  théâtre. 

Je  ne  voulus  donc  pas  négliger  l'avis  que  me  donnait  mon  esclave.  Je 
pressai  mon  embarquement.  Je  pris  des  Turcs,  selon  la  coutume  dés  cor- 
saires d'.\lger  qui  vont  en  course;  mais  je  n'en  pris  seulement  que  ce 
qu'il  m'en  fallait  pour  ne  pas  me  rendre  suspect,  et  je  sortis  du  port  le 
plus  tôt  qu'il  me  fu-t  possible  avec  tous  mes  esclaves  et  ma  sœur  Béa- 
lrix. Vous  jugez  bien  que  je  n'oul)liai  pas  d'emporter  en  même  temps  ce 
que  j'avais  d'argent  et  de  pierreries;  ce  qui  pouvait  mouler  â  la  valeur 
de  six  mille  ducats.  Lorsque  nous  fûmes  en  pleine  mer,  nous  commen- 
çâmes par  nous  assurer  des  Turcs.  Nous  les  enchaînâmes  facilement, 
parce  que  mes  esclaves  élaii'nt  en  plus  grand  nombre.  Nous  eûmes  un 
vent  si  favorable,  que  nous  gagnâmes  eu  peu  de  temps  les  côtes  d'Italie. 
Nous  arrivâmes  le  plus  heureusement  du  monde  au  port  de  Livourne,  où 
je  crois  que  toute  la  ville  accourut  pour  nous  voir  déljarquer.  Le  père 
de  mon  esclave  Azarini  se  trouva,  par  hasard  ou  par  curiosité,  parmi  les 
spectateurs.  11  con4dérail  altentivement  tous  mes  captifs  â  mesure  qu'ils 
menaient  pied  à  terre  ;  mais,  quoiqu'il  cherchât  eu  eux  les  traits  do  son 
fils,  il  ne  s'attendait  pas  à  le  revoir.  Que  de  transports!  que  d'embras- 
srments  suivirent  leur  reconnaissance,  quand  ils  vinrent  tous  deux  à  se 
reconnaître  1 

Sitôt  qu'Azariiii  eut  appris  à  son  père  qui  j'étais  el  qui  m'amenait  à 
Livourne,  le  vieillard  m'obligea,  de  même  que  Béalrix,  à  prendre  un 
loo-einent  chez  lui.  Je  passerai  sous  silence  le  détail  de  mille  choses  qu'il 
me  fallut  faire  pour  rentrer  dans  le  sein  de  l'Eglise;  je  dirai  seulement 
que  j'abjurai  le  malioméiisme  de  meilleure  foi  que  je  ne  l'avais  em- 
brassé. Après  m'ctre  enlièremenl  purgé  de  ma  gale  d^Alger,  je  vendis 
mon  vai.sseau,  et  donnai  la  liberté  à  tous  mes  esclaves.  Pour  les  Turcs, 
on  les  retint  dans  les  prisons  de  Livourne,  pour  les  échanger  contre  des 
chrétiens.  Je  reçus  de  l'un  et  de  l'autre  Azarini  toutes  sortes  de  bons 
traitements;  le  fils  é|iousa  môme  ina  sœur  Béalrix,  qui  n'était  pas  à  la 
vérité  un  mauvais  parti  pour  lui,  puisqu'elle  était  fille  d'un  genlilliomnie, 
et  qu'elle  avait  le  château  de  Xerica,  que  ma  mère  avait  pris  soin  de 
donner  à  bail  à  un  riche  laboureur  de  Palerna,  lorsqu'elle  vjulut  passer 
ea  Sicile. 

De  Livourne,  après  y  avoir  demeuré  quelque  temps,  je  partis  pour 
Florence,  <|He  j'avais  envie  de  voir.  Je  n'y  allai  pas  sans  lettres  de  re- 
commandai ion'.  Azarini  le  père  avait  des  amis  à  la  cour  du  grand-duc, 
el  il  me  recommandait  à  eux  comme  un  genlilhomine  espagnol  qui  était 
son  allié.  J'ajoutai  le  don  à  mou  nom,  inrilanl  en  cela  bien  des  Espagnols 
roturiers  qui  prennent  sans  façon  ce  tilre  d'honneur  hors  de  leur  pays. 
J;;  me  faisais  donc  effronlémciii  ap|)eler  don  11  iphaël  ;  et,  comme  j'avais 
apporté  d'Alger  de  quoi  soutenir  dignement  ma  noblesse,  je  parus  à  la 
cour  avec  écTal.  Les  cavaliers  à  qui  le  vieil  Azarini  avait  écrit  en  ma 
faveur  y  publièrent  que  j'étais  un  personnage  de  qualité;  si  bien  que 
leur  téiiiûignage  et  les  airs  que  je  me  donnais  me  firent  passer  sans  peine 
pour  un  liomnie  d  importance.  Je  me  faufilai  bientôt  avec  les  principaux 
seigneurs,  qui  me  présentèrent  au  grand-duc.  J'eus  le  bonheur  de  lui 
plahc.  Je  m'attachai  à  faire  ma  coi'ir  â  ce  prince  et  à  l'étudier.  J  écou- 
lais attentivement  ce  que  les  plus  vieux  courtisans  lui  disaient,  et  par 
leurs  discours  je  démêlai  ses  inclinalions.  Je  remarquai,  enlre  autres 
choses,  qu'il  aimait  les  idaisanlerics,  les  bons  contes  et  les  bous  mots. 
Je  me  réglai  là-dessus.  J  écrivais  tous  les  malins  sur  mes  tablettes  les 
histoires  que  je  voulais  lui  conter  dans  la  journée.  J'en  savais  une  grande 
quantité;  j'en  avais,  pour  ainsi  dire,  un  sac  tout  plein.  J'eu.sjieau  Vni- 
icfois  les  ménager,  mon  sac  se  vida  peu  à  peu,  de  sorte  que  j'aurais  été 
obligé  de  me  refléter,  ou  de  faire  voir  que  j'étais  au  boni  de  mes  apo . 
philiigmes,  si  mon  génie,  ferlile  en  liclions,  ne  m'en  eût  pas  abondani- 
meiil  fourni;  mais  je  composai  des  coules  galants  et  comiques  qui  di- 
vertirent fort  le  grand-duc;  cl,  ce  qui  arrive  souvent  aux  beaux  esprits 
de  profession,  je 'mettais  le  niAtin  sur  mon  agenda  de  bous  mots  que  je 
donnais  raprcs-diné.e  pour  des  impromptu. 

Je  m'éri^'eai  mèu.e  en  poêle,  et  je  consacrai  ma  muse  aux  louanges 
du  prince.  Je  demeure  d'accord  de  lionne  foi  ipic  mes  vers  n'élaient  pas 
bois;  aussi  ne  furent-ils  pas  critiqués;  mais,  quand  ils  auraient  été  meil- 
leur.s,  je  doute  i|u'il>  eusseul  été  mieux  reçus  du  grand-duc.  11  en  parais- 
sait très  coulent.  La  matière  peut-être  l'empêchait  de  les  trouver  mau- 
vais. Quoi  qu'il  en  soit,  ce  prince  prit  insensiblement  tant  de  goût  pour 
moi,  que  cela  donna  de  l'onibrage  aux  courtisans.  Ils  voulurent  décou- 
vrir qui  j'étais.  Ils  n'y  réussirent  point.  Ils  apprirent  seulement  que 
j'avais  éie  renégat,  ils  ne  manquèrent  pas  de  le  dire  au  [irince  dans  l'es- 


08 


GIL  BLAS. 


i.érance  de  me  nuire.  Ils  n'en  vinrent  pourlaut  pas  à  lioiit  ;  au  conlraire, 
le  Tiand-duc  un  jour  m'obligea  de  lui  faire  une  relalion  fidèle  de  mon 
vovii'^e  d'Alger.  Je  lui  obéis;  et  mes  avenlures,  que  je  ne  lui  déguisai 
pouil,  le  réjoiiirenl  infiniment.  .    . 

Don  nnpbacl,  me  dil-il,  après  que  j'en  eus  achevé  le  récit,  j'ai  de 
l'aniilié  pour  vous,  el  je  veux  vous  en  donner  une  marque  qui  ne  vous 
permellia  pas  d'en  douter.  Je  vous  fais  dépositaire  de  mes  secrets;  et, 
pour  comnicnccr  à  vous  mettre  dans  ma  confidence,  je  veus  dirai  mie 
1  aime  la  femme  d'un  de  mes  minisires.  C'est  la  dame  de  ma  cour  la  plus 
aimable,  mais  en  même  temps  la  plus  vertueuse.  Renfermée  dans  son  do- 
mestique, uniquement  attachée  à  un  époux  qui  l'idolâtre,  elle  semble 
i"uoier  le  bruit  que  ses  charmes  font  dans  Florence.  Jugez  si  cette  con- 
q'iiète  est  difficile!  Cependant  cette  beauté,  tout  inaccessible  qu'elle  est 
aux  amants,  a  quelquefois  entendu  mes  soupirs.  J'ai  trouvé  moyen  de 
lui  parler  sans  témoins.  Klle  connaît  mes  sentiments.  Je  ne  me  llatte 
point  de  lui  avoir  inspiré  de  l'amour,  elle  ne  m'a  point  donné  sujet  de 
former  une  si  agréable  pensée;  je  ne  désespère  pas  toutefois  de  lui 
plaire  par  ma  constance  et  par  la  conduite  mystérieuse  que  je  prends 
soin  de  tenir.  .  .,     , 

La  passion  que  j'ai  pour  cette  dame,  conlinua-t-il,  n  est  connue  que 
d'elle.  Au  lieu  de  suivre  mon  penchant  sans  contrainte,  et  d'agir  en  sou- 
verain, je  dérobe  ;i  tout  le  monde  la  connaissance  de  mon  amour.  Je 
crois  devoir  ce  ménag.'mcnt  à  Mascarini  :  c'est  l'époux  de  la  personne 
que  j'aime.  Le  zèle  et  l'aiiacheniciil  qu'il  a  pour  moi,  ses  services  et  sa 
probité,  m'obligent  à  me  conduire  avec  beaucoup  de  secret  et  de  cir- 
conspection. Je  ne  veux  pas  enfoncer  un  poignard  dans  le  sein  de  ce 
mari  malheureux,  en  me  déclarant  amant  de  sa  femme.  Je  voudrais  qu'il 
UnmvM  toujours,  s'il  est  posible,  l'ardeur  dont  je  me  sens  brûler;  car 
je  suis  persuadé  qu'il  mourrait  de  douleur  s'il  savait  la  confidence  que 
je  vous  fais  en  ce  moment.  Je  cache  donc  mes  démarches,  et  j'ai  résolu 
de  me  servir  de  vous  pour  exprimer  à  Lucrèce  tous  les  maux  que  me 
fait  souffrir  la  contrainte  que  je  m'impose.  Vous  serez  l'interprète  de 
mes  sentiments.  Je  ne  doute  point  que  vous  ne  vous  acquittiez  à  mer- 
veille de  cette  commission.  Liez  commerce  avec  Mascarini;  atlachez- 
vous  à  ijagner  sou  amitié;  inlroduisez-vous  chez  lui,  et  vous  ménagez 
la  liberté  "de  parler  à  sa  femme.  Voilà  ce  que  j'attends  de  vous,  et  ce 
que  je  suis  assuré  que  vous  ferez  avec  toute  l'iidresse  et  la  di-crétioo 
(lue  demande  un  emploi  si  délicat. 

Je  promis  au  grand-duc  de  faire  tout  mon  possible  pour  repondre  à  sa 
confiance  et  contribuer  nu  bonheur  de  ses  feux.  Je  lui  tins  bientôt  pa- 
role. Je  n'épnrrrnai  rien  pour  plaire  à  Mascarini,  et  j'en  vins  a  bout  sans 
peine.  Chaimé"'de  voir  son  amitié  recherchée  par  un  homme  aime  du 
iirince,  il  fit  la  moitié  du  chemin.  Sa  maison  me  fut  ouverte,  j'eus  un 
libre  accès  auju-ès  de  son  épouse;  et  j'ose  dire  que  je  me  composai  si 
bien,  qu'il  n'eut  pas  le  moindre  soupçon  de  la  négociation  dont  jetais 
chargé.  Il  est  vrai  qu'il  était  peu  jaloux'  pour  un  Italien;  il  se  reposait 
sur  l'a  vertu  de  sa  Lucrèce,  et,  s'enfermant  dans  son  cabinet,  il  me  lais- 
sait souvent  seul  avec  el!e.  Je  fis  d'abord  les  choses  rondement.  J'entre- 
tins la  dame  de  l'amour  du  grand-duc,  et  lui  dis  iiue  je  ne  venais  chez 
elle  que  jionr  lui  parler  de  ce  prince.  Elle  ne  me  parut  pas  éprise  de 
lui,  et  je  m'aperçus  néanmoins  que  la  vanité  l'empêchait  de  rejeter  ses 
soupirs.  Elle  prenait  plaisir  à  les  entendre,  sans  vouloir  y  répondre.  Elle 
avait  de  la  sagesse,  mais  elle  était  femme,  et  je  remarquais  que  sa  vertu 
cédait  in.sensiblement  à  l'image  superbe  de  voir  un  souverain  dans  ses 
fers.  Enfin  le  prince  pouvait  justement  se  llatter  que,  sans  employer  la 
violence  do  Tanmin,  il  verrait  Lucrèce  rendue  à  son  amour.  Un  incident, 
toutefois,  aumiel  il  se  serait  le  moins  attendu,  détruisit  ses  espérances, 
comme  vous  Valiez  apprendre. 

Je  suis  naturellement  hardi  avec  les  femmes;  j'ai  contracté  celte  ha- 
bitude, bonne  ou  mauvaise,  chez  les  Turcs.  Lucrèce  était  belle.  J'oubliai 
que  je  ne  devais  faire  que  le  personnage  d'ambassadeur;  je  parlai  jiour 
mon  compte.  J'offris  mes  services  à  la  dame  le  plus  galamment  qu'il  me 
fu|  possible.  Au  lieu  de  |jaraitre  choquée  de  mon  audace  et  de  me  ré- 
pondre avec  colère,  elle  me  dit  en  souriant  :  Avouez,  don  Raphaël,  que 
le  grand-duc  a  fait  choix  d'un  agent  foit  fidèle  et  fort  zélé!  Vous  le  ser- 
vez avec  une  intégrité  qu'on  ne  peut  assez  louer.  Madame,  disje  sur  le 
même  ton,  n'examinons  point  les  choses  scrupuleusement.  Laissons,  je 
vous  prie,  les  réilexions  ;  je  sais  bien  qu'elles  ne  me  sont  pas  favorables, 
mais  je  m'abandonne  au  sentiment.  Je  ne  crois  pas,  après  tout,  être  le 
premier  confident  de  jirince  qui  ait  trahi  son  maître,  en  matière  de  ga- 
laiilerie.  Les  grands  seigneurs  ont  souvent  dans  leurs  Mercures  des  rivaux 
dangereux.  Cela  se  peut,  reprit  Lucrèce  ;  pour  moi,  je  suis  Gère,  et  tout 
autre  qu'un  prince  ne  saurait  me  toucher.  Uéglcz-vous  là-dessus,  pour- 
suivit-elle en  prenant  son  sérieux,  etchanjeons  d'entretien.  Je  veux  bien 
oublier  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  à  condition  qu'il  ne  vous  arrivera 
j.las  de  me  tenir  de  pareils  propos;  autremeul  vous  pourrez  vous  en 
repentir. 

Quoique  cela  fût  un  avis  au  lecteur,  et  que  je  dusse  en  profiter,  je  ne 
cessai  p^int  d'entretenir  de  ma  passion  la  femme  de  Mascarini.  Je  la 
pressai  même  avec  plus  d'ardeur  qu'au|)aravant  de  répondre  à  ma  ten- 
dresse, et  je  fus  assez  téméraire  pour  vouloir  prendre  des  libertés.  La 
dame  alors,  s'offensant  de  mes  discours  et  de  mes  manières  musul- 
manes, me  rompit  en  visière.  Elle  me  menaça  de  faiie  savoir  au  graud- 
duc  mou  insolence,  en  m'assuranl  qu'elle  le  prierait  de  me  punir  comme 
je  le  méritais.  Je  fus  piqué  de  ces  menaces  i.  mon  tour.  Mon  amour  te 


ch'ingea  en  haine;  je  résolus  de  me  venger  du  mépris  que  Lucrèce  m'a- 
vait témoigné.  J'allai  trouver  son  mari,  el  après  l'avoir  obligé  de  jurer 
qu'il  ne  me  commettrait  point,  je  l'informai  de  l'intelligence  que  s« 
(emme  avait  avec  le  prince,  dont  je  ne  manquai  pas  de  la  peindre  fort 
amoureuse,  pour  rendre  la  scène  plus  intéressante.  Le  ministre,  pour 
prévenir  tout  accident,  renferma,  sans  autre  forme  de  procès,  sou  épouse 
dans  un  appartiment  secret,  où  il  la  fil  étroitement  garder  par  des  per- 
sonnes afUdées.  Tandis  qu'elle  était  environnée  d'argus  qui  I'ob.servaienl 
et  l'empêchaient  de  donner  de  ses  nouvelles  au  çrand-dnc,  j'annonçai 
d'un  air  triste  à  ce  prince  c^i'il  ne  devait  plus  penser  à  Lucrèce  :  je  lui 
dis  que  Mascarini  avait  sans  doute  découvert  tout,  puisqu'il  s'avisait  de 
veiller  sur  sa  femme;  que  je  ne  savais  pas  ce  qui  pouvait  lui  avoir  donné 
lieu  de  me  souiiçonner,  attendu  que  je  croyais  m'ètre  toujours  conduit 
avec  beaucoup  d'adresse,  que  la  dame  peut-être  avait  elle-même  avoué 
tout  à  son  époux,  el  que,  de  concert  avec  lui,  elle  s'était  laissé  renfermer 
fiour  se  dérober  à  des  poursuites  qui  alarmaient  sa  vertu.  Le  prince  pa- 
rut fort  aflligé  de  mon  rapport.  Je  fus  touché  de  sa  douleur,  et  je  me 
repentis  plus  d'une  fois  de  ce  que  j'avais  l'ail  ;  mais  il  n'était  plus  temps. 
D  ailleurs,  je  le  confesse,  je  sentais  une  maligne  joie  ipiimd  je  me  repré- 
sentais la  situation  où  j'avais  réduit  l'orgueilleuse  qui  avait  dédaigné  mes 
vœux. 

Je  goûtais  impunément  le  plaisir  de  la  vengeance,  qui  est  si  doux  à 
tout  le  mi'nde,  et  parliculiéiemenl  aux  Espagnols,  lorsqu'un  jour  le 
grand-duc  étant  avec  cinq  ou  six  seigneurs  de  sa  cour  el  moi,  nous  dit  : 
Ue  quelle  manièie  jngeriez-vous  à  propos  qu'on  punit  un  homme  qui  au- 
rait abusé  de  la  confidence  de  son  prince  et  voulu  lui  ravir  sa  maîtresse? 
11  faudrait,  dit  un  des  courtisans,  le  faire  tirera  miatre  chevaux.  Un  autre 
fut  d'avis  qu'on  l'assommât  elle  fit  mourir  sous  le  bâton.  Le  moins  cruel 
de  ces  Italiens,  et  celui  qui  opina  le  plus  favorablement  pour  le  cou- 
pable, dit  qu'il  se  contenterait  de  le  faire  précipiter  du  haut  d'une  tour 
en  bas.  El  don  Raphaël,  reprit  alors  le  grand-duc,  de  quelle  opinion  est- 
il?  Je  suis  persuadé  que  les  Espagnols  ne  sont  pas  moins  sévères  que  les 
Italiens  dans  de  semblables  conjonctures. 

Je  compris  Lien,  comme  vous  pouvez  penser,  que  Mascarini  n'avait 
pas  gardé  son  serment,  ou  que  sa  femme  avait  trouvé  moyen  d'instruire 
le  prince  de  ce  qui  s'était  pas>é  entre  elle  et  moi.  On  remarquait  sur 
mon  visage  le  iruuble  qui  m'agitait.  Cependant,  tout  troublé  ([ue  j'étais, 
je  répondis  d'un  ton  ferme  au  grand-duc  :  Seigneur,  les  Espagnols  sont  plus 
généreux;  ils  pardonneraient  en  cette  occasion  au  confident,  et  feraient 
n  litre,  par  cette  bonté,  dans  son  âme  un  regret  éternel  de  les  avoir  tra- 
his. Eh  bien,  me  dit  le  prince,  je  me  sens  capable  de  cette  générosité  ; 
je  pardonne  au  traître  :  aussi  bien  je  ue  dois  m'en  prendre  qu'à  moi- 
même  d'avoir  donné  ma  confiance  à  un  homme  que  je  ne  connaissais 
|)oiut.  et  dont  j'avais  sujet  de  me  défier,  après  tout  ce  qu'on  m'en  avait 
dit.  Don  Raphaël,  njouta-t-il,  voici  de  quelle  manière  je  veux  me  venger 
de  vous.  Sortez  incessamment  de  mes  Etats,  et  ne  paraissez  plus  devant 
moi  1  Je  me  retirai  sur-le-champ,  moins  aflligé  de  ma  disgrâce  (|ue  ravi 
d'en  être  quitte  à  si  bon  marché.  Je  m'embarquai  dés  le  lendemain  dans 
un  vaisseau  de  Barcelone,  qui  sortit  du  port  de  Livourne  pour  s'en  re- 
tourner. 

J'interrompis  don  Raphaël  dans  cet  endroit  de  son  histoire.  Pour  un 
homme  d'esprit,  lui  dis-je,  vous  files,  ce  me  semble,  une  grande  faute 
de  ne  pas  quitter  Florence  inimédiatemeiit  après  avoir  découvert  à  .Mas- 
carini l'amour  du  prince  pour  Lucrèce.  Vous  deviez  bien  vous  imaginer 
que  le  grand-duc  ne  tarderait  pas  à  savoir  voire  trahison.  J'en  demeure 
d'accord,  répondit  le  fils  de  Lucinde  ;  aussi,  malgré  l'assurance  que  te 
ministre  me  donna  de  ne  me  point  exposer  au  res.seutimeul  du  prince,  je 
melproposais  de  disparaître  au  plus  tôt. 

J'arrivai  à  Barcelone,  continua-t-il,  avec  le  reste  des  richesses  que  j'a- 
vais apportées  d'Alger,  el  dont  j'avais  dissipé  la  meilleure  partie  à  Flo- 
rence en  faisant  le  gentilhomme  espagnol.  Je  ne  demeurai  pas  longtemps 
en  Catalogne;  je  mourais  d'envie  de  revoir  .Madrid,  le  lieu  chariiiaiit  de 
ma  nai.ssance,  et  je  satisfis  le  plus  tôt  cpi'il  me  fut  possible  le  désir  i|iii 
me  pressait.  En  arrivant  dans  celte  ville,  j'allai  loger  par  hasard  dans  un 
hôtel  garni  où  demeurait  une  dame  qu'on  appelait  Camille.  Quoiqu'elle 
fût  hors  de  minorité,  c'était  une  créature  fort  piquante  :  j'en  atteste 
le  seigneur  Gil  Blas,  qui  l'a  vue  à  Valladolid  presque  dans  le  même 
temps.  Elle  avait  encore  plus  d'esprit  ipie  de  beauté,  et  jamais  aventu- 
rière n'a  ca  plus  de  talent  pour  amorcer  les  dupes.  Mais  elle  ne  ressem- 
blait point  à  ces  coquettes  qui  mettent  à  profit  la  reconnaissance  de  leurs 
amants.  Venait-elle  de  dépouiller  un  homme  d'affaires,  elle  en  parlageail 
les  dépouilles  avec  le  premier  chevalier  de  tripot  qu'elle  trouvait  à  son 
gré. 

^'ous  nous  aimâmes  l'un  et  l'autre  dés  que  nous  nous  vîmes,  cl  la  con- 
formité de  nos  inclinations  nous  lia  si  élroiiemeul,  que  nous  fûmes  bien- 
tôt en  communauté  de  biens.  Nous  n'en  avions  pas,  à  la  vérité,  de  con- 
sidérables, et  nous  les  mangeâmes  en  peu  de  temps.  Nous  ne  songions 
parmaliieur  tous  deux  qu'à  nous  plaire,  sans  faire  le  nioinilre  usage  des 
dispositions  i|ue  nous  avions  à  vivre  aux  dépens  d'autrui.  La  misère  enfin 
réveilla  nos  génies,  que  le  plaisir  avait  engourdis.  Mon  cher  Raphaël,  nu 
dit  Camille,  faisons  diversion,  mon  ami  ;"  cessons  de  garder  une  fidélité 
(|ui  nous  ruine.  Vous  pouvez  entêter  une  riche  veuve,  je  puis  charmei 
quelque  vieux  seigneur  :  si  nous  continuons  .i  nous  être  fidèles,  voilo 
deux  fortunes  nianqnées  I  Btlle  Camille,  lui  répondis-je,  vous  me  prove- 
nez; j'allais  vous  faire  la  même  proposition.  J'y  consens,  ma  reine.  Oui, 


GIL  BLAS. 


00 


pour  mieux  entrelenir  notre  mutuelle  ardeur,  tentons  d'utiles  conquêtes. 
Les  inflJélitcs  que  nous  nous  ferons  deviendront  des  triomphes  [lour 
nous. 

Cette  convention  faite,  nous  nous  mimes  en  campagne.  Nous  nous 
donnâmes  d'abord  de  grands  mouvements  sans  pouvoir  rencontrer  ce 
que  nous  cherchions.  Camille  ne  trouvait  que  des  petits-maîtres,  ce  qui 
suppose  lies  amanis  qui  n'avaient  pas  le  sou,  et  moi  'lue  des  femmes  qui 
aimaient  mieux  lever  des  contributions  que  d'i'Ti  payer.  Comme  l'amour 
se  refusait  à  nos  besoins,  nous  eûmes  recours  aux  fourberies.  Nous  en 
limes  tant  et  tant,  que  lecorrigéJor  en  entendit  parler,  et  ce  juge,  sévère 
en  diable,  chargea  un  de  ses  aignazils  de  nous  arrêter;  mais  l'alguazil, 
aussi  bon  que  le  corrégidor  était  mauvais,  nous  laissa  le  loisir  de  sortir 
de  Madrid  pour  une  petite  somme  que  nous  lui  donnâmes.  Nous  primes 
la  roule  de  ValladoliJ,  et  nous  allâmes  nous  établir  dans  cette  ville.  Jy 
louai  une  maison  où  je  logeai  avec  Camille,  que  je  lis  passer  pour  ma 
.sœur,  de  peur  de  scandale.  Nous  tînmes  d'abord  niXre  industrie  eu  bride, 
et  nous  commençâmes  d'étudier  le  terrain  avant  ([lie  de  former  aucune 
entreprise. 

Un  jour,  un  homme  m'aborda  dans  la  rue,  me  salua  trés-civilemeni, 
el  me  dit  :  Seigneur  don  Raphaël,  me  reconnaissez-vous'?  Je  lui  répondis 
i|iie  non.  Et  moi,  reprit-il.  je  vous  remets  parfaitement.  Je  v^us  ai  vu 
a  la  cour  de  Toscane,  et  j'étais  aloi-s  garde  du  grand-duc.  Il  y  a  (|uelques 
iiiiiis,  ajouta-t-il,  que  j'ai  quitté  le  service  de  ce  prince.  Je  suis  venu  en 
Ks|iagne  avec  un  Italien  des  plus  subtils;  nous  sommes  à  Valladolid  de- 
puis trois  .semaines.  Nous  demeurons  avec  un  Castillan  et  un  IJalicien 
qui  sont,  sans  contredit,  deux  honnêtes  garçons.  Nous  vivons  ensemble 
du  travail  de  nos  mains.  Nous  faisons  bonne  chère,  et  nous  nous  diver- 
tissons comme  des  princes.  Si  vous  voulez  vous  joindre  à  nous ,  vous 
serez  agréablement  reçu  de  mes  confrères;  car  vous  m'avez  toujours 
paru  un  galant  homme  ,  peu  scrupuleux  de  votre  naturel,  et  profés  dans 
noire  ordre. 

La  franchise  de  ce  fripon  excila  la  mienne.  Puisque  vous  me  parlez  à 
cii'ur  ouvert,  lui  dis-je,  vqus  méritez  que  je  m'explique  de  même  avec 
vous.  Véritablement  je  ne  suis  pas  novice  dans  votre  profession  ;  et  si  ma 
modestie  me  permettait  de  conter  mes  exploits,  vous  verriez  que  vous 
n'avez  pas  jugé  trop  avantageusement  de  moi;  mais  je  laisse  là  les 
louanges,  et  je  me  conlenterai  de  vous  dire,  en  acceptant  la  place  que 
vous  m'offrez  dans  votre  compagnie,  que  je  ne  négligerai  rien  pour  vous 
prouver  que  je  n'en  suis  pas  indigne.  Je  n'eus  pas  siiot  dit  à  cet  ainbi- 
dexlre  que  je  consentais  U'aiigmenler  le  nombre  de  ses  camarades  ,  qu'il 
me  conduisit  ou  ils  étaient,  et  là  je  fis  connaissance  avec  eux.  C'est  dans 
cet  endroit  que  je  vis  pour  h  première  fois  1  illustre  Ambroise  de  La- 
mela.  Ces  messieurs  m'inlerrogerent  sur  l'art  de  s'approprier  iinemenl 
le  bien  du  prochain.  Ils  voulurent  savoir  si  j'avais  des  (uincipes;  mais  je 
leur  montrai  bien  des  tours  qu'ils  ignoraient,  et  qu'ils  admirèrent.  Ils 
furent  encore  plus  étonnés  ,  lorsque ,  méprisant  la  subtilité  de  ma  main, 
comme  une  chose  trop  ordinaire,  je  leur  dis  que  j'excellais  dans  les  four- 
beries qui  demandent  de  l'esprit.  Pour  le  leur  persuader,  je  leur  ra- 
contai lavenlure  de  Jérôme  de  Moyadas;  et  sur  le  simple  récit  que  j'en 
fls,  ils  me  trouvèrent  un  génie  si  supérieur,  qu'ils  me  choisirent  d'une 
commune  voix  pour  leur  chef  Je  jusIiCai  bien  leur  choix  par  une  inli- 
nité  de  friponneries  que  nous  finies,  et  dont  je  fus,  pour  ainsi  parler,  la 
chevHIe  ouvrière.  (Juand  nous  a*ions  besoin  d'une  actrice  pour  nous  se- 
conder, nous  nous  servions  de  Camille,  qui  jouait  à  ravir  tous  les  rôles 
qu'on  lui  donnait. 

Dans  ce  leiups-là,  notre  confrère  Ambroise  fut  lenlé  de  revoir  sa  pa- 
trie. Il  parlit  pour  la  Galice,  ennous  assurant  (|ue  nous  pouvions  compter 
sur  son  retour.  11  contenta  .son  envie;  et  comiiie  il  s'en  revenait,  étant 
allé  à  Burgos  pour  y  faire  quelque  coup  .  un  hôtelier  de  sa  connaissance 
le  mit  au  service  du  seigneur  Gil  Blas  de  Santillane,  dont  il  n'oublia  pas 
de  lui  apprendre  les  affaires.  Seigneur  Cil  iJlas,  poursuivit  don  Itaphaël 
(in  m'adressant  la  jjarole,  vous  savez  de  i|uidle  mauiere  nous"  vous  déva- 
lisâmes dans  un  hôtel  garni  de  Vallalodid  ;  je  ne  doute  pas  ipie  vous 
n'ayez  sou|Çi)uné  Ambroise  d'avoir  été  le  principal  instrument  dece  vol, 
el  vous  avez  eu  raison.  Il  vint  nous  trouver  en  arrivant  ;  il  nous  ex|iosa 
l'étal  ou  vous  étiez,  .et  messieurs  les  entrepreneurs  .se  réglèrent  là-des- 
sus. Mais  vous  ignorez  les  suites  de  celte  aventure  ;  je  vais  vous  en  in- 
struire. Nous  enlevâmes,  Ambroise  et  moi,  votre  valise;  et  tous  deux 
montés  sur  vos  mules,  nous  primes  le  chemin  de  .Madrid,  sans  nous  em- 
barrasser de  Camille  ni  de  nos  camarades,  (|ui  furent  sans  doute  aussi  sur- 
pris que  vous  de  ne  nous  pas  revoir  le  lendemain. 

Nous  changeâmes  de'dessein  la  seconde  journée.  Au  lieu  d'aller  à  Ma- 
drid, d'eu  je  n'étais  pas  sorti  sans  raison,  nous  passâmes  par  Zebreros,  et 
continuâmes  notre  roule  jusqii  à  Tolède.  Notre  premier  soin ,  d.ins  cette 
ville,  fut  de  nous  habiller  fort  proprement  ;  puis,  nous  donnant  pour  deux 
frères  galiciens  qui  voyageaient  par  curiosité,  nous  connûmes  bientôt  de 
fort  honnêtes  gens.  J  étais  si  accoutumé  à  faire  l'homme  de  qualité, 
qu'on  s'y  méprit  aisément  ;  et,  comme  ou  éblouit  d'ordinaire  par  la  dé- 
liense,  nous  jeiàmcs  de  la  jioudre  aux  yeux  de  tout  le  monde  par  les  fêtes 
galantes  que  nous  commençâmes  à  donner  aux  dames.  Parmi  les  femmes 
que  je  voyais,  il  y  en  eut  une  qui  me  toucha.  Je  la  trouvai  plus  belle 
que  Camille  et  beaucoup  plus  .p^uiie.  Je  voulus  savoir  qui  elle  était;  j'a|i- 
pris  qu'elle  se  nommait  Violante,  et  quelle  avait  épousé  un  cavalier 
qui,  déjà  las  de  ses  caresses,  courait  après  celles  d'une  courlisaiic  qu'il 


aimait.  Je  n'eus  pas  besoin  qu'on  m'en  dit  davantage  pour  me  déterminer 
à  établir  Violante  dame  souveraine  de  mes  pensées. 

Elle  ne  tarda  guère  à  s'apercevoir  de  sa  conquête.  Je  commençai  à 
suivre  partout  ses  pas,  et  à  faire  cent  folies  pour  lui  persuader  ipie  je 
ne  demandais  pas  mieux  que  de  la  consoler  des  infidélilés  de  son  époux. 
La  belle  lit  là-dessus  ses  réflexions,  qui  furent  telles,  que  j'eus  enlîn  le 
plaisir  de  connaître  que  mes  intentionsctaient  approuvées.  Je  reçus  d  elle 
un  billet  en  réponse  de  plusieurs  que  je  lui  avais  l'ail  tenir  par  une  de  ces 
vieilles  qui  sont  d'une  si  grande  commodité  en  Espagne  el  en  Italie.  La 
dame  me  mandait  que  son  marisoupait  tous  les  soirs  chez  sa  maîlres.se, 
el  ne  revenait  au  logis  que  fort  tard.  Je  compris  bien  ce  que  cela  signî- 
fiait.  Dés  la  même  nuit,  j'allai  sous  les  feuélres  de  Violante  ,  et  je  liai 
avec  elle  une  conversation  des  plus  tendres.  Avant  que  de  nous  séparer, 
nous  convînmes  qut^  toutes  les  nuits,  à  pareille  heure,  nous  iiourrions 
nous  entretenir  de  la  même  manière  ,  sans  préjudice  de  tous  les  autres 
actes  de  galanterie  qu  il  nous  serait  permis  d'exercer  le  jour. 

Jusipie-là  don  Ballazar(ainsi  se  nommait  l'époux  de  Violante]  en  avait 
été  quille  à  bon  marché;  mais  je  voulais  aimer  physiquement,  et  je  me 
rendis  un  soir  sous  les  fenêtres  de  la  dame  ,  dans  le  dessein  de  lui  dire 
c|ue  je  ne  pouvais  plus  vivre  si  je  n'avais  un  tèle-à-lête  avfc  elle  dans  un 
.lieu  plus  convenable  à  l'excès  de  mon  amour;  ce  que  je  n'avais  jiu  en- 
core obtenir  d'elle.  Mais  comme  j'arrivais  ,  je  vis  venir  dans  la  rue  un 
homme  qui  semblait  m'observer.  En  efièt,  celait  le  mari,  qui  revenait 
de  chez  sa  courtisane  de  meilleure  heure  qu'à  l'ordinaire,  el  qui,  re- 
inarquant  un  cavaliei-  près  de  sa  maison,  au  lieu  d'y  entrer,  se  promenait 
dans  la  rue.  J  y  demeurai  quelque  temps  incertain  de  ce  que  je  devais 
faire.  Enlîn  ,  je  pris  le  parti  d'altorder  don  Ballazar,  que  je  ne  connaissais 
point  et  dont  je  n'étais  pas  connu.  Seigneur  cavalier,  lui  dis-je,  laissez- 
moi,  je  vous  prie,  la  rue  libre  pour  celle  nuit;  j'aurai  une  autre  fois  la 
irêine  cmnplaisance  pour  vous.  Seigneur,  me  répondit-il,  j'allais  vous 
faire  la  même  prière.  Je  suis  amoureux  d  une  tïUe  que  son  irere  l'ail  soi- 
gneusement garder,  cl  qui  demenreà  vingt  pas  d'ici.  Je  souhaiterais  qu'il 
n'y  eut  personne  dans  la  rue.  11  y  a,  repris-je,  moyen  de  nous  .salislaire 
tons  deux  sans  nous  incommoder;  car  ,  ajoulai-je  en  lui  montrant  sa 
propre  maison,  la  dame  <|ue  je  sers  loge  là.  11  faut  même  que  nous  nous 
secourions  si  l'un  ou  l'auire  vient  à  être  attac^ié  J'y  consens,  repartit-il, 
je  vais  à  mon  rendez-vous,  et  nous  nous  épaulerons  s'il  en  est  besoin.  A 
ces  mots,  il  me  iiuitta,  mais  c'était  pour  mieux  m'observer;  ce  que  l'obs- 
cnrilé  de  la  nuit  lui  permettait  de  faire  impunément. 

Pour  moi,  je  m'approchai  de  bonne  foi  du  talcoit"  de  Violante.  Elle 
parut  bientôl,  el  nous  commençâmes  à  nous  entretenir.  Je  ne  manquai 
pas  de  presser  ma  reine  de  m'accorder  un  entretien  secret  dans  quelque 
endroit  particulier.  Elle  résista  un  peu  à  mes  instances,  pour  augmenter 
le  prix  de  la  grâce  que  je  demandais  ;  puis,  me  jetant  un  billet  qu'elle 
tira  de  sa  poche  :  Tenez,  me  dit-elle,  vous  trouverez  dans  cette  letlre  la 
promesse  d'une  chose  dont  vous  m'importunez  tant.  Ensuite  elle  se  re- 
lira, jiarce  que  l'heure  à  laquelle  son  mari  revenait  ordinairement  appro- 
chait. Je  serrai  le  billet,  et  je  m'avançai  vers  le  lieu  ou  don  B.illazar  m'a- 
vait dit  qu'il  avait  affaire.  Mais  cet  époux,  qui  s'était  fort  bien  aperçu 
que  j'en  voulais  à  sa  femme,  vint  au-devant  de  moi,  et  me  dit  :  Eli  bien, 
seigneur  cavalier  ,  êtes-vous  content  de  voire  bonno  fortune '.' J'ai  sujet 
de  l  être,  lui  répondis-je.  Et  vous,  qu'avez- vous  l'ail?  l'amour  vous  a-l-il 
favorisé'.'  Hélas!  non,  repartit-il  :  le  maudit  frère  de  la  beaule  que 
j'aime  est  de  retour  d'une  n.aison  de  campagne  d'où  nous  avions  cru 
qu'il  ne  reviendrait  que  demain.  Ce  contre-temps  m'a  sevré  du  plaisir 
dont  je  m'étais  llallé. 

Nous  nous  finies,  don  Ballazar  et  moi,  dos  protestations  d'amitié;  et 
nous  nous  donnâmes  rendez-vous  le  lendemain  matin  dans  la  grande 
place.  Ce  cavalier,  après  que  nous  nous  fûmes  séparés,  entra  chez  lui,  et 
ne  Ut  nullement  connaître  à  Violante  qu  il  sut  de  ses  nouvelles.  11  se 
trouva  le  jour  suivant  dans  la  grande  place  ;  j'y  arrivai  un  moment 
après  lui.  Nous  nous  saluâmes  avec  des  deinonslralions  d'amitié  aussi 
perUdes  d'un  coté  ipie  sincères  de  l'aulre.  Ensnile  l'artilicieiix  don  Bal- 
lazar me  lit  une  fausse  conlidence  de  .son  intrigue  avec  la  dame  dont  il 
m'avait  parlé  la  nuit  piécédenle.  Il  me  raconta  là-dessus  une  longue 
fable  ((u'il  avait  com|iosée,  et  tout  cela  pour  m'engager  à  lui  dire  à  mon 
lour  de  quelle  façon  j'avais  fait  connaissance  avec  Violante.  Je  ne  man- 
quai pas  de  donner  dans  le  piège  ;  j'avouai  tout  avec  la  plus  grande 
francliisedu  monde.  Je  montrai  même  le  billet  que  j'avais  reçu  d  elle, et 
je  lus  ces  paroles  qu'il  contenait  ;  J'irai  demain  diuer  clnz'dDita  Inès. 
Vous  savez  où  cite  demeure.  C'est  dans  la  maison  de  celle  fidèle  amie 
qucjepictends  avinr  un  léle-à-léte  ave:  tous.  Je  ne  puis  vous  refuser 
plus  lonylimps  telle  faveur,  que  vous  me  paraissez  mériter. 

Voilà,  dit  don  B.dlazar,  un  billet  qui  vous  iiroinel  le  prix  de  vos  feux. 
Je  vous  félicite  jiar  avance  du  bonheur  qui  vous  attend.  Il  ne  laissait  pas, 
en  parlant  de  la  sorte,  d  être  un  peu  déconcerté  ;  mais  il  déroba  facile- 
ment à  mes  yeux  son  trouble  elson  embarras.  J'étais  si  plehi  de  mes  es- 
jiérances,  que  je  ne  me  metliiis  guère  en  peine  d'observer  mon  confident, 
qui  fut  obligé  toutefois  de  me  quitter,  de  peur  i|i(e  je  ne  m'aperçusse 
enlîn  de  sim  agilalion.  11  courut  avertir  son  Ijean-lrerede  cette  aventure. 
J'ignore  ce  qui  se  passa  entre  eux,  je  sais  seulement  que  don  Ballazar 
vint  frapper  a  la  porte  de  doua  Inès,  dans  le  temps  ([ue  j'étais  chez  cette 
dame  avec  Violuntc.  Nous  sûmes  que  c'était  lui,  et  je  me  sauvai  par  une 
))Oile  de  derrière  avant  qu'il  fût  entré.  D'aboi  d  que  j'eus  disparu,  les 
femmes,  <|ue  l'arrivée  imprévue  de  ce  mari  avait  un  peu  troublées,  se 


70 


GIL  BLAS. 


rassurèrent,  et  le  reçurent  avec  tant  d'effronlerie,  qu'il  se  dunla  bien  i|u'on 
m'avait  caciié  ou  fait  évaJer.  Je  ne  vous  dirai  point  ce  (|u  il  dit  à  dona 
lues  et  à  sa  femme  :  c'est  une  chose  qui  n'est  pas  venue  u  ma  connais- 
sance. 

Cependant,  sans  soupçonner  encore  que  je  fusse  la  dupe  de  don  Bal- 
tazar,  je  sortis  en  le  nia'udissant ,  et  je  ristournai  à  la  grande  place,  où 
j'avais  donné  rendez-vous  à  Lamela.  Je  ne  l'y  trouvai  point.  11  avait  aussi 
ses  petites  affaires,  et  le  fripon  était  plus  heureux  que  moi.  Comme  je 
l'attendais,  je  vis  arriver  mon  perfide  contiient,  c|ui  avait  un  air  gai.  il 
me  joignit-  et  me  demanda  en  riant  des  nouvelles  de  mon  tête-à  tète  avec 
ma  nvinplie  clirz  dona  Inès.  Je  ne  sais,  luidis-je,  quel  démon  jaloux  de 
mes  plaisirs  se  plail  à  les  traverser  ;  mais  tandis  t|ue,  seul  avec  ma  dame, 
je  la  pressais  de  faire  mon  Lonlieur,  son  mari,  que  le  ciel  confonde,  e»t 
venu  frapper  â  la  porte  de  la  mai.von  :  il  a  fallu  proniplement  songer  à  me 
retirer.  Je  suis  sorti  par  une  porte  de  derrière,  en  donnant  i  tous  les  dia- 
bles le  fâcheux  qui  rompait  toutes  mes  mesure-.  J'en  «i  un  véritable  cha- 
grin, s'écria  don  Baltazar,  qui  sentait  une  secrète  joie  de  voir  ma  peine. 
Voilà  un  impertinent  mari:  je  vous  conseille  de  ne  lui  point  faire  de 
quartier.  Oh!  je  suivrai  vos  conseils,  lui  réplii|uai-je,  et  je  puis  vous  as- 
surer que  son  honneur  pissera  le  pas  cette  nuit.  Sa  femme,  quand  je  l'ai 
quittée,  m'a  dit  de  ne  pas  me  rebuter  pour  si  peu  de  chose;  que  je  ne 
manque  pas  de  me  rendre  sons  ses  fenêtres  de  meilleure  heure  qu'.i  l'or- 
dinaire; qu'elle  est  résolue  à  me  faire  entrer  chez  elle,  mais  qu'à  tout 
hasard  j'aie  la  précaution  de  me  faire  escorter  par  deux  ou  trois  amis, 
de  crainte  de  uiprise.  Que  cette  dame  est  prcdeiile  !  dit-il  ;  je  m'offre  à 
yi)us  accompagner  Ah  1  mon  cher  ami,  m'éiriai-je  tout  transijorlé  de  joie 
et  jetant  mes  bras  au  cou  de  don  Baltazar,  que  je  vous  ai  d'obligation  I 
Je  iérai  plus,  reprit-il;  je  connais  u  .  jeune  homme  qui  est  un  César  :  il 
sera  de  la  partie,  et  vous  pourrez  alors  vous  reposer  hardiment  sur  une 
pareille  escorte. 

Je  ne  savais  que  dire  à  ce  nouvel  aini  pour  le  remercier,  tant  j'étais 
charmé  de  son  zèle,  linhn  j  acceptai  les  secours  qu'il  m'offrait;  et,  nous 
donnant  rendez-vous  sous  le  balcon  de  Vioianie  à  1  entrée  de  la  nuit,  nous 
nous  séparâmes.  Il  alla  trouver  son  beau-fréie,  qui  élaitle  César  en  ques- 
tion, et  moi  je  me  promenai  ju-qii'au  soir  avec  Lamela,  qui,  bien  qu'é- 
tonnée de  l'ardeur  avec  laquelle  don  Balthazar  entrait  dan^  mes  intérêts, 
ne  s'en  délia  pas  plus  que  moi.  iNons  donnions  tète  bai^sée  dans  le  pan- 
neau. Je  conviens  que  cela  n'était  guère  iiaraonnable  à  des  gens  comme 
nous.  IJuand  je  jni,"*ai  qu'il  était  temps  de  me  présenter  devant  les  fenêtres 
de  Violante,  .\mb'roi>e  et  moi  nous  y  parûmes  armés  de  bonnes  rapières. 
Kous  v  trouvâmes  le  mari  de  ma  d  iUie  avec  un  anlie  homme  ;  ils  nous  at- 
tendait it  de  pied  1  rme.  Don  ti.iliazar  m'aborda,  et,  me  montrant  son 
beaii-frere,  il  me  dit  ;  Seigneur,  voici  le  cavalier  dont  je  vous  ai  tantôt 
vanté  la  bravoure.  Introduisez-vous  chez  votre  maitresie,  et  qu'aucune 
inquiétude  ne  vous  empêche  de  jouir  d  une  parfaite  félicité. 

Après  quelques  compliments  de  jiail  et  d'autre,  je  frappai  à  la  porte 
de  Violante.  Une  espec  de  duègne  vint  oiivrii'.  J'entrai  ;  et,  sans  pien 
dre  "arde  à  ce  (|ui  se  passait  derrière  moi,  je  m'avançai  dans  une  salle  où 
était"celte  dame,  l'endanl  cpie  je  la  salii  is,  les  deux  traities,  qui  m'a- 
vaient suivi  dans  la  maison,  et  qui  en  avaient  fermé  la  jiorte  si  brusque- 
ment après  eux,  (|u'Amliroise  était  leslé  dans  la  rue,  .se  découvrirent. 
Vous  vous  i  ciaginez  bien  qu'il  en  fallut  alors  dé -midre.  Us  me  chargèrent 
tous  deux  en  inême  temps  ;  mais  je  leur  lis  voir  du  pays.  Je  les  Occupai 
lun  et  laiitre  de  manière  qu'ils  se  repentirent  pent-èlie  de  n'avoir  pas 
pris  une  voie  plus  sûre  pour  se  venger.  Je  perçai  l'époux.  Son  beau-fiere, 
le  voyant  bois  de  combat,  gagna  la  po^te,  ipie  la  duégiie  et  \iolaiile 
avaient  ouverte  pour  se  sauver  tandis  que  nous  nous  batlions.  Je  le  poui- 
Siiivis  jusque  dans  la  rue,  ou  je  rejoignia  Lamela,  qui,  n  ayant  pu  tuer 
un  seul  mot  des  femmes  qu  ii  avait  vues  fuir,  ne  savait  précisément  ce 
qu'il  devait  juger  du  bruit  qu  il  venait  d'entendre.  Nous  retournâmes  a 
notre  auberge.  Nous  primes  ce  que  nous  avions  de  meilleur;  et,  montant 
sur  nos  mules,  nous  .sortiines  de  la  ville  s.  ns  attendre  le  jour. 

Nous  comprimes  bien  que  cette  aff.iire  pouiiait  avoir  des  suites,  et 
qu'on  ferait  dans  folede  des  |ierquisilioiis  que  nous  nav.ons  pas  tort  de 
prévenir.  Nous  allâmes  coucher  à  Villarubia.  îSmis  logeâmes  dans  une 
hoU'llerie  ■  ù,  ((uelque  teinns  après  nous,  il  arriva  un  marchand  de  fo- 
lede qui  allait  a  Ségorbe.  Nous  soupâmes  avec  lui.  11  nous  coûta  l'aven- 
ture tragique  du  mari  de  Violante,  et  il  était  si  éloigné  de  nous  soup- 
çonner dy  avoir  part,  que  nous  lui  finies  hardiment  toutes  sortes  de 
questions  Messieurs,  n  ms  dit-il,  comme  je  partais  ce  matin,  j'ai  appris 
ce  triste  événement.  On  cherchait  |)artiiul  Violante,  et  l'on  m'a  dit  que  le 
corrégidor,  qui  est  parent  de  don  Baltazar,  a  résolu  de  ne  rien  épargner 
pour  "découvrir  les  auteurs  de  ce  meurtre.  Voilà  tout  ce  que  je  sais. 

Je  ne  fus  guère  abinné  des  recherches  du  corrégidor  de  Foléde.  Ce- 
pendant je  formai  la  résolution  de  sortir  promptemenl  de  la  Castille-Noii- 
velle.  Je  lis  réilexion  que  Violante  retrouvée  avouerait  tout,  et  que,  sur 
le  portr.iit  qu'elle  ferait  de  ma  personne  à  la  justice,  on  mettrait  des  gens 
aines  trousses.  Cela  fiU  cause  que  dès  le  jour  suivant  nous  évitâmes  le 
grand  chemin  par  précaution,  lleureusemeiit  Lamela  connaissait  les  trois 
qu.irts  de  I  lispagne,  et  savait  par  quels  délouis  nous  pouvions  sûrement 
nous  rendre  eu  Aragon.  Au  lien  d  aller  tout  droit  à  Ciiença,  nous  nous 
engag.'àines  dans  les  montagnes  qui  soiil  devant  cette  villo  ;  el,  par  des 
seuliers  qui  n  étaient  pi^s  inconnus  à  mon  .L;iiide,  iioiis  ai  ii\àiiies  devant 
une  grotte  qui  me  parut  avoir  tout.  1  air  d'un  ermitage.  Lileelivemeut, 
c'était  celui  ou  vous  êtes  venus  hier  soir  me  demander  un  asile. 


Pendant  que  j'en  considérais  les  environs,  i|ui  offraient  à  ma  vue  un 
paysage  des  plus  charmanis,  mon  compagnon  me  dit  :  Il  y  a  six  ans  que 
je  passai  par  ici.  Dans  ce  tem|is-là  ,  celte  grotte  servait  de  retraite  à  un 
vieil  ermite  qui  me  reçut  charitablement  11  me  lit  part  de  ses  provisions. 
Je  me  souviens  que  c'était  un  saint  liomine,  et  qu'il  me  tint  des  di.scoiirs 
qui  pensèrent  me  détacher  du  monde.  Il  vit  peut-être  encore;  je  vais  m'en 
éclaiicir.  lîn  achivantces  mots,  le  curieux  Anibroise  descendit  de  sa  mule 
et  entra  dans  l'ermitage.  U  y  demeura  qii'  Iques  moments  ;  puis  il  revint, 
et  m'appelant  :  Venez  me  dit-il,  donBapliaél,  venez  voir  une  chose  très- 
touchante.  Je  mis  aussitôt  pied  à  terre.  Nous  attachâmes  nos  mules  à 
des  arbres,  el  je  suivis  Limela  dans  la  grotte,  où  j  aperçus  sur  un  grabat 
un  vieil  anachorète  tout  étendu,  pâle  et  mourant.  Une  bai  be  blanche  et 
fort  épaisse  lui  couvrait  l'eslomnc,  et  l'on  voyait  dans  ses  mains  jointes 
nu  grand  ro.sairc  entrelacé.  Au  bruit  que  nous  finies  en  nous  approchant 
de  lui,  il  ouvrit  des  yeux  que  la  mjrt  déjà  commençiit  à  leriner;  et, 
après  nous  avoir  envisagés  un  inslant  :  Qui  que  vous  soyez  ,  nous  dit-il, 
mes  frères,  profilez  de  rexemii'e  qui  se  préserHe  d  vos  regards  J'ai  passé 
quarwile  années  dans  le  monde,  el  soixanle  dans  celle  solilude.  Ahl 
qu'en  ce  moment  le  temps  que  j'ai  donné  à  mes  pia  s  rs  me  parait  long, 
cl  qu'au  eonhaire  i  elui  que  j'ai  consacré  à  la  pénitence  me  stmbie 
court!  Hélas  je  crains  que  les  auslérilés  de  frère  Juan  n'aient  pas 
assez  expié  la  péchés  du  licencié  don  Juan  de  Sulis. 

Il  n'eut  pas  achevé  ces  mots,  qu'il  extiira.  Nous  fûmes  frappés  de  cette 
mort.  Ces  sortes  d'objets  font  toir]nurs  ipielque  impiession  sur  les  plus 
grands  libirtins;  mais  nous  n'eu  fûmes  pas  longtemps  touchés.  Nous  ou- 
liliàmes  bientôt  ce  qu'il  venait -le  nous  dire,  et  nous  commençâmes  à  faire 
un  inventaire  de  tout  ce  qui  était  dans  l'erinit.ige,  ce  qui  ne  nous  occupa 
pas  inliniment,  tous  les  meubles  consistant  dans  ceux  que  vous  avez  pu 
remarquer  dans  la  grotte.  Le  frère  Juan  n'était  pas  seulement  mal  meu- 
blé, il  avait  encore  une  très-mauvaise  cuisine.  Nous  ne  trouvâmes  chez 
lui,  pour  toutes  provisions,  que  des  noisettes  et  quelques  grignons  de 
pain  d'orge  fort  durs,  que  les  gi'ncives  du  saint  homme  n'avaient  appa- 
remment pu  broyer.  Je  dis  ses  gencives,  car  nous  remarquâmes  que 
ton  es  les  dents  lui  éiaienl  tombées,  'fout  ce  que  cette  demeure  solitaire 
contenait,  tout  ce  que  nous  considérions,  nous  faisait  regarder  ce  bon 
anachorète  comme  un  saint.  Une  diose  .seule  nous  choqua  :  nous  ou- 
vrîmes un  papier  |dié  en  forme  de  lettre  qu'il  avait  mis  sur  nue  table,  et 
par  lequel  il  (u-iait  la  personne  qui  lirait  ce  billet  de  porter  son  rosaire  et 
ses  vandales  à  l'évêque  de  Cutnca.  Nous  ne  savions  dans  quel  esprit  ce 
nouveau  père  du  désert  pouvait  avoir  envie  de  faire  nn  pareil  présent  à 
sonévèque:  cela  nous  semblait  blesser  l'humilité,  et  nous  paraissait 
d'un  homme  ([iii  voulait  trancher  du  bienheureits.  Peut-être  aussi  n'y 
avait-il  là  dedans  que  de  la  simplicité,  c'est  ce  que  je  ne  déciderai 
point. 

En  nous  eiitretenafil  là-dessus,  il  vint  une  idée  assez  plaisante  â  La- 
mela. Demeurons,  me  dit-il,  dans  cet  ermitage.  Déguisons-nous  en  er- 
mites. Enterrons  le  frère  Juan  ;  vous  pasSiuez  pour  lui  :  et  moi,  sous  le 
nom  de  frère  Antoine,  j'irai  îluêter  dans  les  villes  et  les  bourgs  voisins. 
Outre  que  nous  serons  à  couvert  des  perquisitions  du  corrégidor,  car  je 
ne  pense  pas  qu'on  s'avise  de  uous  ciiercher  ici,  j'ai  à  Cuença  de  bonnes 
connaissances  cjuc  nous  pourrons  entretenir.  J'approuvai  cette  bizarre 
imagination,  moins  pour  les  raisons  qu'.\mbroi.se  me  disait  que  |iar  fan- 
taisie, et  comme  pour  jouer  un  rôle  Jans  une  pièce  de  théâtre.  Nous 
■finies  une  fosse  à  trente  ou  quarante  pas  de  la  grotte,  et  nous  y  enterrâ- 
mes modestement  le  vieil  anaclioréle,  après  l'avoir  dépoiiiLé  de  ses  ha- 
bits, c'esl-à-dire  d'une  simple  robe  que  nouait  par  le  milieu  une  cein- 
ture de  cuir.  Nous  lui  coupâmes  aussi  la  barbe  pour  m  en  faire  une  pos- 
tiche, et  enlin,  après  ses  funérailles,  nous  |irinies  possession  de  1  ermitage. 
Nmis  fimes  fort  mauvaise  cbere  le  premier  jour,  il  nous  fallut  vivre 
des  provisions  du  défunt;  mais  le  lendemain,  avant  le  lever  de  r.inrore, 
Lamela  se  mit  en  cartipagne  avec  les  deux  mules  qu'il  alla  vendre  à  To- 
ralva,  et  le  soir  il  revint  chargé  de* vivres  et  d'antres  choses  qu'il  aviit 
achetées.  Il  en  apporta  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  nous  travestir. 
Il  se  lit  lui-même  une  robe  de  bure  et  une  petite  barbe  rousse  de  crin 
lie  cheval,  qu'il  s'attacha  si  art  stement  aux  oreilles,  qu'on  eut  juré  qu'elle 
était  naturelle.  Il  n'y  a  pas  de  garçon  au  monde  |iUis  adroit  que  lui.  Il 
tressa  aussi  la  barbe  du  frère  Jiian  ;  il  me  I  appliqua,  et  mon  biniiet  de 
laine  brune  achevait  de  couvrir  larlilice.  On  peut  dire  que  rien  ne  man- 
quait à  noire  déguisement.  Nous  nous  trouvions  l'un  et  l'autre  si  phii- 
sammeni  équipés,  que  nous  ne  pouvions  sans  rire  nous  regarder  sous  ces 
habits,  qui  séritalileinent  ne  nous  ciuivenaient  guère.  Avec  la  rObc  du 
frère  Juan,  j  avais  .son  rosaire  et  ses  sandales,  dont  je  ne  me  lis  pas  un 
scrupule  de  priver  1  évèque  de  Cuença 

11  y  avait  déjà  trois  jours  (jue  nous  étions  dans  l'ermitage,  sans  y  avoir 
vu  paraître  personne;  mais  le  ipiatriènie  il  entra  dans  la  grotte  deux 
paysans;  ils  apportaient  du  pain,  du  fromage  et  des  oignons  au  défunt, 
qn  ils  croyaient  encore  vivant.  Je  me  jetai  sur  notre  grabat  dés  que  je  les 
aperçus,  et  il  ne  me  fut  pas  diflicile  de  les  Ironqur.  Outre  qn  ou  ne 
voyait  point  assez  pour  bien  distinguer  mes  traits,  j  imitai  le  mieux  que 
je  pus  le  sou  de  la  voix  du  frère  Juan,  dont  j'avais  entendu  les  der- 
nières paroles.  Ils  n'eurent  aucun  soupçon  de  cette  supercherie.  Ils 
parurent  seulement  étonnés  de  renconlnr  U  un  anlre  ermile;  mais  La- 
mela, remarqnanl  leur  surprise,  leur  dit  d'un  air  hypocrite  :  Mes  fières, 
ne  soyez  pas  surpris  de  me  voir  dans  cette  solitude.  J  ai  quitté  un  ermi- 
tage que  j'avais  en  Aragon,  ]iour  venir  ici  tenir  com|iagnie  au  vénérable 


GIL  BLAS. 


71 


et  iliscrel  l'n're  Juan,  qui,  dans  l'exlième  vieillesse  où  il  l'st.  a  lies  lici 
d'un  camarade  qui  puisse  pourvoir  à  ses  besoins.  Los  paysans  dnnnérent 
à  la  cliarilédAuibroise  des  louanges  infinies,  et  témoignèrent  qu'ils  étaient 
bien  aises  de  pouvoir  se  vanter  d'avoir  deux  saints  personnages  dans 
leur  coiitrée. 

Lamela,  chargé ^'une  grande  besace  qu'il  n'avait  pas  oublié  d'acheler, 
alla  qiièler  pour  la  prenliére  fois  dans  la  ville  de  Cui-nçn,  qui  n'est  éloi- 
gnée de  l'ermitage  que  dune  petite  lieue.  Avec  l'extérieur  pieux  qu  il  a 
ieçu  (le  la  nature,  et  l'art  de  le  l'aire  valoir,  qu'il  possède  au  suprême 
degré,  il  ne  maniua  pas  d'exciter  les  personnes  charitables  à  lui  faire 
l'aimiôni'.  Il  remplit  sa  besace  de  leurs  libéralités.  Monsieur  .\niljioise, 
lui  dis-je  à  sou  retour,  je  vous  félicite  de  l'beureux  talent  ipie  vous  avez 
jiour  altcndrir  les  ,inies  cbréliennes.  Vive  Dieu!  l'on  dirait  que  vous 
avez  été  frère  quêteur  chez  les  capucins.  J'ai  fait  bien  autre  chose  que 
remplir  men  bissac,  me  lépondil-il.  Vous  saurez  que  j'ai  déterré  certaine 
nymphe  appelée  Barbe,  que  j'aimais  autrefois.  Je  l'ai  trouvée  bien  chan- 
gée ;  elle  s  est  mise  comme  nous  dans  la  dévotion.  Elle  demeure  avec 
dcuv  ou  trois  autres  béates  qui  édifient  le  monde  en  public,  et  mènent  uie 
vie  scandaleuse  en  particulier.  Elle  ne  me  reconnaissait  pas  d'abord.  Com- 
ment doue!  lui  ai-je  dit,  madame  Barb'',  e4il  possible  que  vous  ne  re- 
mettiez point  un  de  vos  anciens  amis,  votre  serviteur  Ambroisc?  Par  ma 
foi,  seigneur  de  Lamela,  s'est-elle  écriée,  je  ne  me  serais  jamais  attendue 
•i  vous  revoir  sous  le;  habits  que  vous  portez.  Par  quelle  aventure  èies- 
vous  devenu  ermite?  (^estce  (|ue  je  ne  puis  vous  raconter  présentement, 
lui  ai-je  reparti.  Le  détail  est  un  peu  long;  nwis  je  viendrai  demain  au 
soir  salisfaire  votre  curiosité.  De  plus,  je  vous  amènerai  le  frère  Juan, 
mon  compagnon.  Le  frère  Ju.in,  a-l-elle  interrompu,  ce  bon  ermite  qui 
a  un  ermitage  auprès  de  cette  villu?  Vous  n'y  pensez  pas;  on  dit  qu'il  a 
plus  de  cent  ans.  11  est  vrai,  lui  ai-je  dit,  qu'il  a  eu  cet  âge  \i,;  mais  il 
est  bien  rajeuni  depuis  quelques  jours  :  il  n'est  pas  plus  vieux  que  moi 
Eh  hien  !  qu'il  vienne  avec  vous,  a  répliqué  Barbe.  Je  vois  bien  qu'il  y  a 
du  mystère  là-iles.sous. 

Noiis  ne  manquâmes  pas  le  lendemain,  dés  qu'il  fut  nuit,  d'aller  chez 
ces  bigotes,  qui,  pour  nous  mieux  recevoir,  avaient  préparé  un  grand 
rejias."  Nous  ôtàmes  d'abord  nos  barbes  et  nos  habits  d  anachorètes,  et 
sans  façon  nous  finies  coiinaitre  à  ces  princesses  (jui  nous  étions.  De  leur 
coté,  dé  peur  de  d  nunrei- en  reste  de  franchise  avec  nous,  elles  nous 
montrèrent  de  quoi  sont  capables  de  fausses  dévoles  quand  elles  bannis- 
sent la  grimace.  Nous  pass.imes  presque  toute  la  iiuil  à  table,  et  nous  ne 
nous  retirâmes  dans  notre  grotte  i|u'un  niomeut  avant  le  jour.  Nous  y 
relournàmes  bientôt  après,  ou.  pour- mieux  dire,  nous  finies  la  même 
cbo-e  pendant  trois  mois,  et  nous  mangeâmes  avec  ces  créatures  plus  des 
deux  tiers  de  nos  espèces.  Mais  un  jaloux  qui  a  tout  découvert  en  a  in- 
formé la  justice,  ijui  doit  aujourd'hui  se  trausporlei-  â  l'erniitage  pour  se 
saisir  de  nos  personnes.  Hier  Ambroi-e,  en  quêtant  à  Lueiiça,  rencontra 
une  de  nos  beaies,  qui  lui  donna  un  billet,  et  lui  dit  :  Une  femme  de  mes 
amies  m'écrit  cette  leitie.  que  j'allais  vous  envoyer  par  un  homme  ex  prés; 
montrez-la  au  frère  Jiiaii.  et  prenez  vos  mesures  là-dessus.  C'est  ce  bil- 
let, messieurs,  que  Lamela  m'a  mis  entre  les  mains  de>ant  vous,  et  qui 
nous  a  si  brusquement  fait  quitter  notre  demeure  solitaire. 

CHAPITRE  II. 

Du  conseil  i]ue  don  Ra|ihaël  cl  ses  aucliuurs  liiiri'nt  ensemble,  el  de  l'avcnlurc  i|ui  leur 
arrîvD  lor.^qu'ils  voulurent  sortir  du  bois. 

(Juand  don  Bapliacl  eut  achevé  de  conter  son  histoire,  dont  le  récit  me 
parut  lin  peu  long,  don  Alphonse,  par  politesse,  lui  témoigna  qu'elle 
l'avait  fort  diverti.  Ap'cs  cela,  le  seigneur  Amiiroise  prit  la  parole,  et 
s'adressant  au  compagnon  de  ses  exploits.  Don  Rn|ihaél.  lui  dilil,  songez 
que  le  soleil  se  couche.  11  serait  à  propos,  ce  me  semble,  de  délibérer 
sur  ce  que  nous  avons  à  faire.  Vous  avez  raison,  lui  répondit  son  cama- 
rade ;  il  faut  déterminer  l'endroit  où  nous  voulons  aller.  Pour  moi,  reprit 
Lamela,  je  suis  d'avis  que  nous  nous  renie(tions  en  chemin  sans  pei-dre 
de  temps,  que  nous  gagnions  Iteqiiena  celte  nuit,  et  que  demain  nous 
enlrions  dans  le  royaume  de  Valence,  où  nous  donnerons  l'essor  à  notre 
industrie.  Je  pressen.'»  que  nous  y  ferons  de  bons  coups.  Son  confrère, 
qui  croyait  là-dessus  ses  p|-essenliments  infaillibles,  se  rangea  de  son 
opinion.  Pour  don  Alphonse  et  moi,  comme  nous  nous  laissions  conduire 
jiarces  deux  honnêtes  gens,  nous  atlcndinies  sans  rien  dire  le  résultat  de 
la  (onférence. 

H  fut  d  ne  ré.solu  que  nous  prendrions  la  roule  de  Reqiiena,  el  nous 
commençâmes  à  nous  y  dis|ioser  Nous  finies  un  repas  semblable  à  celui 
du  malin  ;  puis  nous  chargeâmes  le  che'.al  de  l'outre  el  du  reste  de  nos 
jirovisions.  Ensuite,  la  nuit,  qui  survint,  nous  prêtant  robscnrilé  dont 
nous  avions  besoin  pour  marcher  sùienienl.  nous  voulûmes  sortir  du 
bois;  mais  nous  n'eûmes  jias  fait  cent  pas,  (pie  nous  découvrîmes  eiilre 
les  arbres  une  lumière  qui  nous  donna  beaucoup  à  p'  nser.  (Jiie  signifie 
cela'?  dit  don  lta|iliaël  ;  ne  seraicnl-ce  point  les  furets  de  la  justice  de 
(iueiiça  qu'on  aurait  mis  sur  nos  traces,  el  qui,  nous  sentanl  dans  celte 
forêt,  nous  y  viendraient  chercher?  Je  ne  le  crois  pas,  dit  Anibroise,  ce 
sont  plutôt  des  voyageurs.  La  nuit  les  aura  surpris,  cl  i Is  .seront  enti es 
dans  ce  Lois  pour  y'.illendre  le  jour.  Mais,  ajonta-l-il,  je  puis  nie  trom- 
per je  vais  recdiinaitie  ce  que  c'est.  Demeurez  ici  tous  trois  ;  je  serai 
de  retour  dans  im  moment.  A  ces  inot!>  il  s'avance  vers  la  lumière,  qui 


n'était  pas  fort  éloignée  :  il  s'en  ap|iroche  à  pas  de  loup,  il  écarle  douce- 
ment les  feuilles  et  les  branches  i|ui  s'opposent  â  sou  passage,  el  regarde 
avec  toule  l'attention  que  la  chose  lui  parait  mériter.  11  vit  sur  l'herbe, 
autour  d'une  chandelle  qui  brùlaii  dans  une  limite  de  terre,  quatre  hom- 
mes assis  qui  achevaient  de  manger  uu  pâte  et  de  vider  une  assez  grosse 
outre  qu'ils  baisaient  à  la  ronde.  11  n|ierçut  encore  à  quel  |ues  pas  d'eux 
une  femme  el  un  cavalier  attachés  à  des  arbres,  et  un  peu  plus  loin  une 
chaise  roulante  avec  deux  mules  richement  caparaçonnées.  Il  jugea 
d'.ibord  que  les  hommes  a-sis  devaient  être  des  vnleuis;  et  les  discours 
qu  il  leur  enlendil  tenir  lui  firent  connaître  qu'il  ne  se  trompait  pas  dans 
sa  conjecture.  Les  quatre  brigamls  faisaient  voir  une  égale  envie  de  pos- 
séder la  dame  qui  était  tombée  entre  leurs  mains,  et  ils  parlaient  de  la 
tirer  au  sort.  Lamela,  inslniit  de  ce  quec'élail,  vint  nous  rejoindre,  et 
nous  fit  un  fidèle  rapport  de  tout  ce  qu'il  avait  vu  el  entendu. 

Messieurs,  dit  alors  don  Alphonse,  cette  dame  et  ce  cavalier  que  les 
voleurs  oyt  atlachi''s  à  des  arbres  sonlneul-êlre  des  personnes  de  la  pre- 
mière qualité.  Soiiririrons-nous  que  des  brigands  le.s  fassent  servir  de 
victimes  à  leur  barbarie  et  à  leur  brutalité'?  Croyez-moi,  chargeons  ces 
bandits;  qu'ils  loiiibent  sous  nos  coups.  J'y  consens,  dit  don  Rajihaël.  Je 
ne  suis  pas  moins  prêt  â  faire  une  bniine  action  qu'une  mauvaise. 
.\iiibroise,  de  son  ciité,  témoigna  qu'il  ne  demand.iit  pas  mieux  que  de 
prêter  la  main  à  une  entreprise  si  louable,  et  dont  il  prévoyait,  disait-il, 
que  nous  serions  bien  payés.  J'ose  dire  aussi  qu'en  cette  occasion  le  |iéril 
ne  m'épouvanta  point,  et  que  jamais  aucun  chevalier  errant  ne  se  montra 
plus  prompt  au  service  des  dejiioiselles.  Mais,  pour  dire  les  choses  sans 
trahir  la  vérité,  le  danger  iVélnit  pas  grand  ;  car,  Lamela  nous  ayant 
rapporté  que  les  armes  des  voleurs  élaieiil  toutes  en  un  monceau  à  dix 
ou  douze  pas  d'eux,  il  ne  nous  fut  pas  fort  difficile  d'exécuter  notre  des- 
sein. Nous  liâmes  notre  cheval  â  un  arbre,  el  nous  nous  approchâmes  à 
petit  bruit  de  l'eiidroil  où  étaient  les  brig.iids.  Ils-sentretenaient  avec 
beaucoup  de  chaleur,  et  faisaient  un  briiil  qui  nous  aidait  â  les  surpren- 
dre. Nous  nous  rendîmes  maîtres  de  leurs  armes  ;.vant  qu'ils  nous  dé- 
couvrissent; puis,  tirant  sur  eux  à  bout  portant,- nous  les  éteudimes 
tous  sur  la  jilace. 

Pendant  cette  expédition  la  chandelle  s'éleigiiit,  de  soi  te  que  nous 
demeurâmes  dans  l'obscurité.  Nous  ne  laissâmes  pas  toutefois  de  délier 
Ihoinme  et  la  femme,  que  la  crainle  tenait  saisis  à  un  point  qu  ils  n'a- 
vaient pas  la  force  de  nous  remercier  de  ce  que  nous  venions  de  faire 
pour  eux.  11  est  vrai  qu'ils  ignoraient  encore  s'ils  devaient  nous  regarder 
comme  leurs  libérateurs,  ou  comme  de  nouveaux  baalits  cpii  ne  les  en- 
levaient point  aux  autres  pour  les  niieux  traiter.  Mais  nous  les  rassurâ- 
mes en  leur  disant  que  nous  allions  les  conduire  jusqu'à  une  hôtellerie 
qii'.\mbroise  soutenait  être  à  une  demi-lieue  de  là,  et  qu'ils  pourraient 
en  Cfl  endroit  prendre  toutes  les  précautions  nécessaires  pour  se  rendre 
sûrement  ou  ils  avaient  affaire.  Après  cette  assurance,  dont  ils-paruient 
Ircs-satisfails,  nous  les  remîmes  dans  leur  chaise,  el  les  tirâmes  hors 
du  bois  en  tenani  la  bride  de  leurs  mules.  Nos  anachoicles  visitèrent 
ensuile  les  poches  des  vaincus.  Puis  nous  allâmes  reprendre  le  cheval  de 
d  '11  Alphonse.  Nous  primes  aussi  ceux  des  voleurs,  ipie  nous  trouvâmes 
atlacliés  a  des  arbres  auprès  du  champ  de  bataille.  Puis  emmeiMiit  avec 
noiii  tous  ces  chevaux,  nous  suivîmes  le  frère  Antoine,  qui  monta  sur 
une  des  mules  pour  mener  la  chaise  à  l'hôtellerie,  où  nous  n'arrivâmes 
poiirlanl  que  deux  heures  après,  (|uoiqu'il  eût  assuré  qu'elle  n'était  jias 
fort  éloignée  du  bois. 

Nous  frappâmes  rudement  à  la  porte.  Tout  le  monde  était  déjà  couché 
dans  la  maison.  L  bote  el  l'hôtesse  se  levèrent  â  la  hâte,  et  ne  furent  nul- 
lement lâchés  de  vuir  troubler  leur  repos  par  l'arrivée  d'un  éipiipage  ipii 
par.iissiiil  di'volr  faire  chez  eux  beaucou|i  plus  de  dépense  qu  il  n'en  lit. 
TomI-  riiôlellerie  fut  éclairée  dans  un  moineut.  Don  Alphonse  et  l'ilUistre 
fils  de  Liieinde  donnéreiit  la  main  nu  cavalier  et  a  la  dnine  pour  les  aider 
à  ilesi'riidre  de  la  chaise  ;  ils  leur  servirent  même  d  écuyers  jusqu'à  la 
clianibrc  où  lliôte  les  conduisit.  11  se  fit  bi  n  des  comipliments,  et  nous 
lie  l'unies  jias  peu  étonnés  qiiaml  nous  apprîmes  que  celait  le  comte  de 
Polan  liii-mèiiie  el  sa  fille  Srraphineque  nous  venions  de  délivrer.  Ou  ne 
saurait  diie  quelle  fut  la  surprise  de  celle  dame,  non  plus  que  celle  de 
don  Alphonse,  lorsqu'ils  se  reconnurent  tous  deux.  Le  comte  n'y  pril  pas 
garde,  tant  il  était  occupé  d'autres  ch  ises.  Il  se  mil  à  nous  raconter  de 
quelle  manière  les  voleurs  l'avaieul  attaqué,  et  comment  ils  s'étaient 
saisis  de  sa  fille  el  de  lui  après  avoir  tué  son  poslillon,  un  jiage  et  un 
valet  de  chambre.  Il  finit  en  nous  disant  qu  il  sentait  vivemeiil  l'obliga- 
lioii  qu'il  nous  avait,  et  que  si  nous  voulions  l'aller  trouver  à  Tidède,  où 
il  serait  dans  un  mois,  nous  éprouverions  s'il  était  ingrat  ou  recou- 
naissaiit. 

La  lille  de  ce  seigneur  n'oublia  pas  de  nous  remeiiier  aussi  de  son 
heureuse  délivrance;  et  oomine  nous  jugeâmes,  liapbaél  et  moi,  que 
nous  ferions  plaisir  à  don  Alphonse  si  nous  lui  donnions  le  moyeu  de' 
parler  un  momeni  en  particulier  à  c  tte  jeune  veuve,  nous  y  réussimej 
eu  amusant  le  c(niite  de  Pol m.  Bi  Ile  Séraphine,  dit  tout  bas  don  Al- 
phonse à  la  dame,  je  cesse  de  me  plaindre  du  sort  qui  m'oblige  à  vivre 
comme  un  homme  banni  de  la  société  civile,  puisque  j'ai  eu  le  bonheur 
dr  I  ontribner  au  service  important  qui  vous  a  été  rendu.  Eh  quoi!  lui 
répnndil  elle  eu  soupirant,  c'est  vous  qui  m'avez  sauvé  la  vie  et  l'Iion- 
iieiir!  c'est  à  vous  que  nous  sommes,  mon  père  el  moi,  si  redevables! 
Ah  !  don  Alphonse,  pounpioi  avez-vous  tué  mon  frère  1  Elle  ne  lui  en  dit 


72 


GIL  BLAS. 


jias  davautage;  mais  il  coni|irit  asst-z  par  ces  paroles  et  par  le  ton  dont 
elles  fiirciU  proiioucées,  que,  s'il  aimait  épei-diiment  Sérapliine,  il  n'en 
était  "uere  moins  aimé. 


Siily  llally. 


LIVHE  VI. 

CHAPITRE  PREMIER. 


De  ce  que  T.il  Bliis  cl  ses  fc)i»|ni;inins  llinil  ;i|iirs  avoir  quille  le  enmte  de  Pdlaii  ;  du 
IHiijel  iiijpoilaiil  qu'Aiiiliiui^e  funiia,  et  de  iiuelle  manière  II  lui  exefule. 

Le  comte  de  Polan,  après  avoir  passé  la  moitié  de  la  nuit  à  nous  re- 
mercier et  à  nous  assurer  que  nous  pouvions  compter  sur  sa  reconnais- 
sance, appela  l'iiôie  pour  le  consulter  sur  les  moyens  de  se  rendre  sûre- 
ment à  Tunis,  où  il  avait  dessein  d'aller.  iVous  laissâmes  ce  seii^neur 
prendre  ses  mesures  là-dessus.  Nous  sortîmes  ensuite  de  l'hôtellerie,  et 
suivîmes  la  route  qu'il  plut  à  Lamela  de  choisir. 

Après  deux  heures  de  chemin,  le  jour  nous  surprit  auprès  de  Campillo. 
Nous  gagnâmes  promptement  Us  montagnes  qui  sont  entre  ce  bourg  et 
Requena.  Nous  y  passâmes  la  journée  à  nous  reposer  et  à  compter  nos 
finalices,  que  l'argent  des»voléurs  avait  fort  augmentées;  car  on  avait 
trouvé  dans  leurs  poches  plus  de  trois  cents  pisloles  en  toutes  sortes 
d'espèces.  Nous  nous  remîmes  en  marche  au  commencement  de  la  nuit, 
et  le  lendemain  matin  nous  entrâmes  dans  le  royaume  de  Valence.  Nous 
nous  retirâmes  dans  la  premier  hois  qui  s'offrit  à  nos  yeux  ;  nous  nous  y 
enroncâmcs,  et  nous  arrivâmes  à  un  endroit  où  coulait  nu  ruisseau  d'une 
onde  cristalline  qui  allait  joindre  lentement  les  eaux  du  Uuadalavîar. 
L'oiiihreque  les  arbres  nous  prêtaient,  et  l'herbe  que  le  lieu  fouriiissail 
abondaininent  à  nos  chevaux,  nous  auraient  déterminés  A  nous  y  arrêter, 
(luand  nous  n'aurions  pas  été  dans  cette  résolution.  Nous  n'eûmes  donc 
garde  de  passer  outre. 

Nous  mimes  là  pied  â  terre,  et  nous  nous  disposâmes  à  passer  la  jour- 
née fort  agréablement  ;  mais,  lorsque  nous  voulûmes  déjeuner,  nous  nous 
aperçûmes  qu'il  nous  restait  très-peu  de  vivres.  Le  pain  commençait  â 
nous'manquer,  et  notre  outre  était  devenue  un  corps  sans  âme.  Mes- 
sieurs, nous  dit  Anibroise,  les  plus  charmantes  retraites  ne  plaisent  guère 
sans  Daccluis  et  sans  Cérès.  Je  suis  d'avis  que  nous  renouvelions  aujour- 
d'hui nos  provisions.  .le  vais  pour  cet  effet  à  Xclva.  C'est  une  assez  nelle 
ville  qui  n'est  qu'à  deux  petites  lieues  d'ici.  J'aurai  bientôt  fait  ce  voyage. 
Eu  parlant  de  cette  sorte,  il  chargea  un  cheval  de  l'outre  et  de  la  besace, 
monta  dessus,  et  sortit  du  bois  avec  une  vitesse  qui  |iromctlait  un 
prom|il  retour. 

Nous  avions  tout  lieu  de  l'espérer,  et  nous  attendions  de  moment  en 
moment  Lamela  :  cependant  il  ne  revint  pas  sitôt.  Plus  de  la  moitié  du 


jour  s'écoula  ;  la  nuit  même  déjà  s'apprêtait  à  couvrir  les  arbres  de  ses 
ailes  noires,  quand  nous  revîmes  notre  pourvoveur,  dont  le  retardement 
commençait  à  nous  donner  de  l'inquiétude.  11  "trompa  noire  attente  par 
la  quantité  de  choses  dont  il  revint  charge.  11  apportait  non-seulement 
l'outre  pleine  d'un  vin  excellent,  et  la  besace  remplie  de  pain  et  de 
toutes  sortes  de  gibier  rôti;  il  y  avait  encore  sur  son  cheval  un  gros 
paquet  de  bardes  que  nous  regardâmes  avec  -beaucoup  d'atlentiou.  Il  s'en 
aperçut,  et  nous  dit  en  souriant  :  .Messieurs,  vous  considérez  ces  bardes 
avec  surprise,  et  je  vous  le  pardonne;  vous  ne  savez  pas  pourquoi  je 
viens  de  les  acheter  à  Xelva.  Je  le  donnerais  à  deviner  à  don  Raphaël  et 
à  toute  la  terre  ensemble.  En  disant  ces  paroles,  il  défit  le  paquet  pour 
nous  montrer  en  détail  ce  que  nous  considérions  en  gros.  Il  nous  fit 
voir  un  manteau  et  une  robe  noire  fort  longue,  deux  pourpoints  avec 
leurs  hauts-de-cbausses  ;  une  de  ces  écritoires  composées  de  deux  pièces 
liées  |iar  un  cordon,  et  dodt  le  cornet  est  séparé  de  l'étui,  ou  l'ou  met 
les  plumes;  une  main  de  beau  papier  blanc  ;  un  cadenas  avec  un  gros  ca- 
chet el  de  la  cire  verte;  et,  lorsqu'il  nous  eut  enfin  exhibé  toutes  ses 
emplettes,  don  Ra]ihacl  lui  dit  en  plaisantant  :  Vive  Dieu  !  monsieur  Ani- 
broise. il  fout  avouer  que  vous  avez  fait  là  un  bon  achat.  Quel  usage,  s'il 
vous  |ilaît,  en  prétendez-vous  faire?  Un  admirab'e,  répondit  Lamela. 
Toutes  ces  choses  ne  m'ont  coûté  que  dix  doublons,  et  je  suis  persuadé 
que  nous  en  retireions  plus  de  cinq  cents  ;  comptez  la-dessus.  Je  ne  suis 
pas  homme  à  me  charger  de  nippes  inutiles;  et,  pour  vous  prouver  que 
je  n'ai  point  acheté  tout' cela  comme  un  sot,  je  vais  vous  communiquer  un 
projet  que  j'ai  formé,  un  projet  qui  sans  coiitiedit  est  un  des  plus  ingé- 
nieux que  puisse  concevoir  l'esprit  humain.  Vous  en  allez  juger;  je  suis 
sûr  que  je  vais  vous  ravir  en  vous  l'apprenant.  Ecoutez-moi. 

Après  avoir  fait  ma  provision  de  pain,  poursuivit-il,  je  suis  entré  chez 
un  rôlisseiii-,  ou  j'.i  ordonné  qu'on  mil  à  la  broche  six  perdrix,  autaijt  de 
poulets  et  de  bipereaux.  Tandis  que  ces  viandes  cuisent,  il  arrive  un 
homme  en  colère,  et  qui,  se  plaignant  hautement  des  manières  d'un 
marchand  de  la  ville  à  son  égard,  dit  au  rôtisseur  :  Par  saint  Jacques, 
Samuel  Simon  est  le  marchand  de  Xelva  le  plus  ridicule;  il  vient  de  me 
faire  un  affront  en  pleine  boutique.  Le  ladre  n'a  pas  voulu  me  faire  crédit 
de  six  aunes  de  drap  ;  cependant  il  sait  bien  que  je  suis  un  artisan  sol- 
vable,  et  qu'il  n'y  a  rien  à  perdre  avec  moi.  N'admirez-vous  pas  cet 
animal  '.'  11  vejid  volontiers  â  crédit  aux  hommes  de  qualité  ;  il  aime  mieux 
hasarder  avec  eux  (jiie  d  obliger  un  honnête  bourgeois  sans  rien  risquer. 
Quelle  manie!  le  maudit  juif!  puisse-t-il  être  attrapé!  Mes  soiiliaits 
seront  accomplis  quelque  jour;  il  y  a  bien  des  marchands  qui  m'en  ré. 
poudraient. 


En  entendant  parler  ainsi  cet  artisan,  qui  a  dit  beaucoup  d'autres 
choses  encore,  il  nie  prit  fantaisie  de  le  venger  et  de  jouer  un  tour  à 
Samuel  Simon.  i^Iou  ami,  dis-je  â  riiomme  qui  se  plaignait  de  ce  mar- 
chand, de  quel  caractère  est  ce  personnage  dont  vous  parlez"'  D'un  très- 
Hianvais  caractère,  repondit-il  liiiis(|U(  nient  Je  vous  le  diiniic  pour  un 
usurier  des  ]ilus  vifs,  c|Uoii|iril  al'lei'.e  le  iiiaiiitien  d'nn  buniine  d'hon- 
neur. C'est  un  juif  (pii  s'est  fait  catholique  ;  mais,  da;is  le  l'oml  de  l'âme, 
fl  est  encore  juif  comme  Pilate,  car  on  dit  (ju'il  a  fait  abjuration  par 
intérêt. 


GIL  BL4S. 


fWi  prèle  une  oreille  nlteiitive  à  loiis  les  discours  de  l'arlisan,  et  je 
ne  man(|uai  pas,  au  sorlir  de  ciiez  le  rôtisseur,  de  ni'informer  de  la  de- 
minne  de  Samuel  Simon.  Une  personne  me  l'enseigne,  on  me  la  nion- 
Iro.  Je  parcours  des  veux  sa  boutique,  j'examine  tout;  et  mon  imosma- 
tion,  prompte  à  m'oliéir,  enfante  une  fourberie  que  je  di-ere,  et  ([iii  me 
p;irait  di^nc  du  valet  du  seigneur  Gil  Rlas.  Je  vais  à  la  frqiene,  ou  j'achète 
LOS  habits  que  j'apporte:  l'un  pour  jouer  le  rôle  d'inquisiteur  ;  l'aulre, 
pour  représenter  iTu  ïrefGcr,  et  le  troisième  enlin  pour  faire  le  person- 
nage d'un  algiiazil.  Voilà  ce  que  j'ai  fait,  messieurs,  ajouta-t-il,  et  ce 
qui  a  un  peu  retarde  mon  arrivée. 

Ail!  mon  cher  Ambroise,  interrompit  en  cet  endroit  don  Raphaël,  tout 
transporté  de  joie,  la  merveilleuse  idée!  le  beau  plaul  Je  suis  jaloux  de 
linvention.  Je  donnerais  volontiers  les  plus  grands  traits  de  ma  vie  pour 
un  effort  d'esprit  si  heureux.  Oui,  Lamela,  poursuivil-il,  je  vois,  mon 
ami,  loulc  la  richesse  Je  ton 
dessein,  et  l'exécution  no 
doit  pas  l'inquiéter.  Tu  as 
besoin  de  deux  acteurs  qui 
le  secondent  :  ils  sont  tout 
trouvés.  Tu  as  un  air  de 
béat,  lu  feras  fort  bien  l'in- 
quisiteur ;  moi,  je  représen- 
terai le  greffier  ;  et  le  sei- 
gneur Gil  Blas,  s'il  lui  plail, 
jouera  le  rôle  de  l'alguazil. 
Voilà,  continwa-t-il,  les  per- 
sonnages distribués;  demain 
nous  jouerons  la  pièce,  et  je 
réponds  du  succès,  à  moins 
qu'il  n'arrive  quebju'nn  de 
ces  ciintre-temps  qui  confoi.- 
denl  les  desseins  les  mieux 
concertés. 

Je  ne  concevais  encore 
([lie  Irés-confuscinentle  prc- 
.|.'t  que  don  llaphacl  trouvait 
si  beau;  mais  on  me  mit  au 
fait  en  soupant,  el  le  tour 
me  parut  ingénieux.  Après 
avoir  expédié  une  |iarlie  du 
g'ibicr  el  fait  à  noire  oulre 
de  copieuses  .saignées,  nous 
lions  étendinies  sur  l'herlie, 
et  nous  fûmes  bientôt  en- 
dormis. Mais  notre  sommeil 
ne  fut  pas  de  longue  durée, 
el  l'impitdyable"  Ambroi;e 
riiilcrronipil  une  heure 
après.  Debout!  debout!  s'é- 
cria-t-il  avant  le  jour  ;  des 
gens  qui  ont  une  grande  en- 
lrepl■i^e  à  exécuter  ne  doi- 
venl  pas  êlre  paresseux. 
Male|ieslc,  monsieur  l'inqui- 
siteur, lui  dit  don  liapiiaël 
en  se  réveillant  en  sursaut, 
que  vous  êtes  alerte!  Cela 
ne  vaut  pas  le  diable  pour 
.M.  Samiiel  Simon.  J'en  ilc- 
meure  d'accord,  reprit  La- 
mela. Je  vous  dirai  de  plus, 
ajoula-l-il  en  riant,  que  j'ai 
rcvé  celle  nuit  que  je  lui  ar- 
rachais les  poils  de  la  barbe. 

N'est-ce  pas  là  un  vilain  songe  pour  hii,  monsieur  le  greflicr?  Ces  plni- 
saiilcries  furent  suivies  de  "iiiille  autres,  qui  nous  mirent  tous  de  belle 
humeur.  Nous  déjeunâmes  gaiement,  et  nous  nous  disposâmes  ensuite  à 
faire  nos  personnages.  Ambioi.se  se  revêtit  de  la  longue  robe  el  du  maii- 
leau,  en  sorte  qu'il  avait  tout  l'air  d'un  commissaire  du  saint  oflice.  Nous 
nous  habillâmes  aussi,  don  Itaphaël  et  moi,  de  façon  que  nous  ne  res- 
semblions point  mal  aux  greffiers  et  aux  alguazils.  ï^ous  employâmes  bleu 
du  temps  à  nous  déguiser;  et  il  était  plus  de  deux  heures  après  midi  lors- 
que nous  sortîmes  du  bois  pour  nous  rendre  à  \elva.  il  est  vrai  que  rien 
ne  nous  pressait,  et  que  nous  ne  devions  commencer  la  comédie  qu  à 
l'entrée  de  la  nuit.  Aussi  nous  n'allâmes  cpi'au  iictil  pas,  et  nous  nous 
arrétàines  même  aux  portes  de  la  ville  pour  y  allendie  la  fin  du  jour. 

Dès  qu'elle  fut  arrivée,  nous  biissàmi's  nos  chevaux  dans  i:et  ciulroil 
sous  la  garde  de  don  Alphonse,  qui  se  sut  bon  gré  de  n'avoir  point  d'au- 
tre rôle  à  faire.  Iloii  li.qiliaél,  Ambroise  et  moi,  nous  allâmes  d'aboiil, 
Hon  chez  Samuel  Siniou,  mais  chez  nu  cabarctier  ipii  demeurait  à  deux 
pas  (le  sa  maison.  .M.  rimpiisileur  marchait  le  piemier.  Il  enlie,  et  dit 
gravement  à  l'Iiole  :  Mailrc,  je  voudrais  vous  parler  en  narticiilier,  j'ai 
à  vous  communiquer  une  affaire  i|ui  regarde  le  service  de  rinqiiisiliiin, 
et  qui  par  coiiséipient  est  irèsimportantc.  L'hote  nous  mena  dans  une 
salle  ou  Lamela,  le  voyant  seul  avec  nous,  lui  dit  :  Je  suis  cummi-saire 


du  saint  office.  A  ces  paroles,  le  cabaixlier  pâlit,  el  répondit  d'une  voix 
tremblante  qu  il  ne  croyait  pas  avoir  donné  sujet  à  la  sainte  inquisition 
de  se  plaindre  de  lui.  Aussi,  reprit  Ambroise  d'un  air  doux,  ne  songe- 
t-elle  point  à  vous  faire  de  la  peine.  A  Dieu  ne  plaise  que,  trop  prompte 
à  punir,  elle  confonde  le  crime  avec  l'innocence!  Elle  est  sévère,  mais 
toujours  juste  ;  en  un  mot.  pour  éprouver  ses  châliments,  il  faut  les  avoir 
mérités.  Ce  n'est  donc  pas  vous  qui  m'amenez  à  Xelva,  c'est  un  certain 
marchand  i|u'on  appelle  Samuel  Simon.  Il  nous  a  été  fait  de  lui  et  de  sa 
conduite  HU  très-mauvais  rapport.  Il  est,  dit-on,  toujours  juif,  et  il  n'a 
embrassé  le  christianisme  que  |iar  des  motifs  purement  humains.  Je  vous 
ordonne,  de  la  part  du  sainl-ollice,  de  me  dire  ce  que  vous  savez  Je  cet 
homme-là.  GarJez-vous,  comme  son  voisin,  et  peut-être  sou  ami,  de 
vouloir  l'excuser;  car,  je  vous  le  déclare,  si  j'aperçois  dans  votre  témoi- 
gnaçe  le  moindre  ménagement  jiour  lui,  vous  êles  jicrJu  vous-même. 
"  Allons,  greffier,  poursuivil- 

il  en  se  tournant  vers  Ha- 
phacl,  faites  votre  devoir. 
M.  le  greffier,  qui  déjà 
tenait  à  la  main  son  papier 
etsonécrituire,  s'assiià  une 
table,  et  se  prépa'ra,  de  l'air 
du  monde  le  plus  sérieux,  à 
écrire  la  déposition  de  l'hote , 
(pii   de   son   colè   protesta 
(|u'il  ne  trahirait  point  la 
vérité.   Cela  étant,   lui  dit 
le  commissaire  iii(|uisitcur, 
nous  n'avons  qu'à  coinmeii- 
~cer.  UéponJez  seulemeul  a 
mes  questions,  je  ne  vous 
en  demande  pas  davantage. 
Noyez -vous    Samuel    Iré- 
quenler  les  églises  ?  C'est  à 
quoi  je  n'ai  pas  pris  garde, 
répondit  le  cabarelier  ;  je  ne 
me  so,uviens  pas  de  l'avoir 
vu  à  l'église.  Don  !  s'écria 
l'inquisileur,  écrivez  qu'on 
ne  le  voit  jamais  dans   les 
églises.  Je  ne  dis  pas  cela, 
inonsienr,   répliqua  l'hôte; 
je  dis  seulement  que  je  ne 
l'y  ai  point  vu.  il  peut  êlre 
dans  une  église  où  je  serai, 
sans  que  je  l'aperçoive.  .Mon 
ami,    reprit    Lamela,   vous 
oubliez  i(u'il  ne  faut  point, 
dans   voire   inlerrogaloire, 
excuser  Saiiiuel  Simon;  je 
vous  en  ai  dit  les  consé- 
ipiences.  Vous  ne  devez  dire 
que  des  choses  qui  soient 
conlte  lui,  et  pas  un  seul 
mot  en  sa  faveur.  Sur  ce 
pied-là,  seigneur   licencié, 
repailil  l'hote,  vous  ne  ti- 
rerez pas  grand  fruit  de  ma 
déposition.  Je  ne  connais 
|ioinl  le  marchand  dont  il 
s'agit,  je  n'en  puis  dire  ni 
bien  ni  mal  ;  mais  si  vous 
voulez   savoir  comuienl   il 
vil  Jansson  doniestlipie,  je 
vais  faire  venir  ici  Caspaid, 
iiiterro^-ercz.  Ce  garçon  vient  ici  iiuelqiiel'ois  boire 
"  urer  qu'il  a  une  bonne  langue;  il  babil- 


son  garçon,  que  vous 

avec  ses  amis:  je  puis  vou,. ,-  .    i     ■     ,  -,        , 

lera  tant  que  vous  voudrez,  il  vous  dira  toute  la  vie  Je  son  niaitie,  et 
donnera,  sur  ma  parole,  de  l'occupation  à  votre  grclfier. 

Jain,;  votre  franchise,  dit  alors  Ambnnse  ;  et  c  est  lemoiguer  du  zelc 
pour  le  saint  office  que  de  m'cnseiguer  un  homme  msiruil  des  mœurs 
L  Simon;  j'en  rendrai  comple  à  rinqnisilion.  llalez-vons  donc,  coiiti- 
nua-t-il,  daller  chercher  ce  Gaspard  dont  vous  parlez  :  maislailes  les 
Choses  discrètement  ;  que  sou  maitre  ne  se  doule  pas  de  ce  qui  .se  passe. 
Li-  cnbarelier  s'acquilla  de  sa  commission  avec  beaucoup  de  secret  cl  de 
dilisence.  11  amena  le  tjairon  iiiart 


liaud.  C  élait  efl'eclivemciit  un  jeune 


lioiÛme  .les  idus  b'd.ill^u-ds,  et  tel  qu'il  nous  le  fallait.  Soyez  le  bienvenu, 
mon   cnfanlllui  dit  Lamela.  Vous  voy.z  en  moi  un  mquisUcnr  nomine 


par  le  sa 
lie  jiidai 


Samuel  Simon,  que  I  on  accuse 


t  oflice  pour  informer  contre  ;  ... 

r  Vous  demeurez  chez  lui  ;  par  conséquent  vous  êtes  témoin 
de  la'iJupart  de  "ses  aclions.  Je  ne  crois  pas  ipi'il  soit  nécessaire  de  vous 
avertir  une  vous  êles  oblige  de  déclarer  ce  .|uc  vous  savez  de  lui  quand 
je  vous  rordonnerai  de  la  part  Je  la  sainte  luquisilion.  Seigneur  licen- 
eié  répondit  le  garçon  marchand,  vous  ne  pouviez  vous  adresser  a  nu 
honmnl  plus  dispose  à  vous  instruire  de  ce  que  vous  voult<ç  savoir;  je 
suis  tout  prêt  à  vous  contenter  là-dessus,  sans  que  vous  nie  rordonniez 

45 


GIL  BLAS. 


de  la  part  du  saint  ofBcc.  Si  l'on  niellait  mon  niailre  sur  mon  chapilrc, 
je  suis  persuadé  qu'il  ne  m'épnrgnernit  point;  ainsi  je  ne  le  ménagtTii 
pas  non  plus,  et  je  vous  dirai  premièrement  que  c'est  un  sournois  dont 
il  est  impossiltle  de  démêler  les  secrets  sentimenis  ;  un  Ininime  qui  aiïecle 
tous  les  dehors  d'un  saint  personnaire,  et  qui,  dans  le  fond,  n'est  nulle- 
ment vertueux.  Il  va  tous  les  soirs  cliez  une  petite  grisetlo...  Je  suis  bien 
aise  d'apprendre  cela,  interrompit  .Vinljroise;  ot  je  vois,  par  ce  que  vous 
me  dites,  que  c'est  un  homme  de  mauvaises  mœurs;  mais  répondez  pré- 
cisément aux  questions  que  je  vais  vous  faire.  C'est  particulièrement 
sur  la  religion  que  je  suis  chargé  de  savoir  quels  sont  ses  sentiments. 
Dites-moi.  mangez-vous  du  porc  dans  votre  maison?  Je  ne  pense  pas, 
répondit  Gaspard,  que  nous  en  ayons  mangé  deux  fois  depuis  une  année 
que  j'y  demeure.  Fort  Ijien,  reprit  l'inquisiteur;  écrivez,  grefOer,  qu'on 
ne  mange  jamais  de  porc  dans  la  maison  de  Samuel  Simon.  En  récom- 
pense, coutinna-l-il,  on  y  mange  sans  doute  quelquefois  de  l'agneau? 
(lui,  quelquefois,  reprit  le  garçon;  nous  en  avons,  par  e.xemjile,  mangé 
un  aux  dernières  fêles  de  Pâques.  L'épof|ue  est  heureuse,  s'écria  le  com- 
missaire; écrivez,  greffier,  que  Simon  fait  la  Pài|ue.  Cela  va  le  mieux  du 
monde,  et  il  me  paraît  que  nous  avons  reçu  de  bons  mémoires. 

Apprenez-moi  encore,  mon  ami,  poursuivit  Lamela,  si  vous  n'avez 
jamais  vu  votre  niaitre  caresser  de  petits  enfants.  Mille  fois,  répondit 
Gaspard.  Lorsqu'il  voit  passer  de  petits  garçons  devant  notre  boutique, 
pour  peu  qu'ils  soieut  jolis,  il  les  arrête  et  les  flatte.  Ecrivez,  greflier, 
interrompit  l'inquisiteur,  que  Sainuel  Simon  est  violemment  soupçonné 
d'alllrer  chez  lui  les  enfants  des  chrétiens  pour  les  égorger.  L'aimable 
prosélyte  !  Oh  !  oh  !  monsieur  Simon,  vous  aurez  affaire  au  saint  oflice, 
sur  ma  parole!  Ne  vous  imaginez  pas  qu'il  vous  laisse  faire  impunément 
vos  barbares  .sncriDces.  Courage,  zélé  Gaspard,  dit-il  au  garçon  marchand, 
déclarez  tout  ;  achevez  de  faire  connaître  i|ue  ce  faux  catholique  est 
attaché  plus  ipie  jamais  aux  coutumes  et  aux  cérémonies  des  juifs.  Nest- 
il  |ias  vrai  i[ue  dans  la  semaine  vous  le  voyez  un  jour  dans  uiie  inaction 
totale?  ^'on,  répondit  Gaspard,  .]e  n'ai  point  remarqué  celui-là.  Je  m'a- 
perçois seulement  qu'il  y  a  des  jours  où  il  s'enferme  dans  son  cabinet,  et 
ipi'il  y  demeure  Irés-longtemps.  Eh!  nous  y  voibl,  s'écria  le  commis- 
saire; il  fait  le  sabbat,  ou  je  ne  suis  nas  inijuisileur.  Marquez,  greffier, 
marquez  qu  il  observe  religieusement  le  jeune  du  sabbat.  Ah  !  l'abomi- 
nable homme  1  11  ne  me  reste  plus  (|u"une  chose  à  demander.  Ne  parle- 
t-il  pa.s  aussi  de  Jérusalem '.'Fort  souvent,  repartit  le  garçon.  Il  nous  conte 
l'histoire  des  Juifs,  et  de  quelle  manière  fut  détruit  le  temple  de  Jéru- 
salem. Justement,  reprit  Ambroise,  ne  laissez  pas  échapper  ce  trait-là, 
greflier  :  écrivez  en  gros  caractères,  (lue  Samuel  Simon  ne  respire  (lue 
la  restauration  du  temple,  et  qu'il  médite  jour  et  nuit  le  rétablissement 
de  la  nation.  Je  n'en  veux  pas  savoir  davantage,  et  il  est  inutile  de  faire 
d'autres  questions.  Ce  que  vient  de  déposer  le  véridique  Gaspard  suflirait 
pour  faire  biiiler  toute  une  juiverie. 

Apres  que  monsieur  le  commissaire  du  saint  office  eut  interrogé  de 
celte  sorte  lesarçon  marchand,  il  lui  dit  i|u'il  |iouvait  se  retirer:  mais  il 
lui  ordonna,  de  la  part  de  la  sainte  inquisition,  de  ne  point  parler  à  son 
maître  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Gaspard  promit  d'obéir,  et  s'en  alla, 
Nous  ne  tardâmes  guère  à  le  suivre;  nous  soriîmcs  de  l'hôtellerie  aussi 
gravement  que  nous  y  étions  entrés,  et  nous  allilnies  frapper  à  la  iiorle 
de  Samuel  Simon.  Il  vint  Ini-mèuie  ouvrir;  et,  s'il  fut  olonnédevoir  chez 
lui  irois  figures  comme  les  nôtres,  il  le  fut  bien  d.ivantage  quand  Lamela, 
qui  portail  la  parole,  lui  dit  d'un  Ion  impératif:  Maître  Samuel,  je  vous 
ordonne,  de  la  part  de  la  sainte  inc|nisition,  dont  j'ai  l'honneur  d'être 
commissaire,  de  me  donner  tout  à  l'heure  la  clef  de  votre  cabinet.  Je 
veux  voir  si  je  ne  trouverai  point  de  quoi  justifier  les  mémoires  qui  nous 
ont  été  présentes  contre  vous. 

Le  marchand,  fjue  ce  discours  dé&mcerla,  fil  deux  pas  en  arriére 
comme  si  on  lui  eut  donné  une  bourrade  dans  l'estomac  Bien  loin  de  se 
douter  de  quelque  supercherie  de  noire  p.irt,  il  s'imagina  de  lionne  foi 
qu  un  ennemi  secret  l'avait  voulu  rendre  suspect  au  .saint  office;  peut- 
étro  aussi  que,  ne  se  senlaut  jias  trop  Ijon  cailiolique,  il  avait  sujet  d'ap- 
prebender  une  information.  (.Uioi  .pi  il  en  soit,  je  n'ai  jamais  vu  d'homme 
plus  trouble.  Il  obéit  sans  résistance,  et  avec'  le  respect  que  peut  avoir 
lin  homme  qui  craint  l'inquisition.  Il  nous  ouvrit  son  cabinet.  Du  moins 
lui  dit  Ambroise  eu  y  entrant,  du  moins  recevez-vous  .sans  rébellion  le.s 
ordres  du  saml-office?  Mais,  ajoula-l-il,  relirez-vous  dans  une  autre 
chamlirc,  cl  me  lai.ssez  librement  remplir  mon  emploi.  Samuel  ne  se  ré- 
volta pas  plus  contre  cet  ordre  que  <-oiilre  le  ]ireniier  ;  il  se  tint  dans  sa 
boutique,  et  nous  entrâmes  ions  trois  dans  son  cabinet,  on,  sans  perdre 
de  temps,  nous  nous  mimes  ;i  chercher  ses  espèces.  Nous  l'es  irouvilmes 
sans  peine;  elles  élai/'fil  dans  un  coffre  ouvert,  et  il  y  en  avait  bcaucoui. 
plus  (|ue  nous  n'en  pouviims  emporler.  Elles  consistaient  en  un  grand 
nombre  de  sacs  amoncelés,  mais  le  tout  en  argent.  Nous  aurions  mieux 
ajme  de  l'or;  cependant,  les  cho.ses  ne  pouvant  êlre  autrement,  il  fallut 
8 accommoder  à  la  nécessité;  nous  remplîmes  nos  poches  de  ducals 
nous  en  mimes  dans  nos  chausses,  et  dans  tous  les  autres  endroits  que 
nous  jugeâmes  i.ropres.i  les  receler;  enfin  nous  en  étions  pesamment 
charges  sans  <\n  il  y  pan'il,  et  cela  par  l'adresse  d'Anibroise  cl  par  celle 
de  don  Haidiael,  qui  me  lirenl  voir  par  là  qu'il  n'est  lieu  de  tel  nue  de 
.savoir  son  meiier.  ' 

Nous  soilimes  du  cabinet  après  y  avoir  si  bien  lait  notre  main;  et 
alors,  par  une  raison  que  le  lecteur  ilevinera  fort  aisément,  M  l'inqui- 
siteur tira  son  cadenas,  qu'il  voulut  attacher  lui-même  à  la  porte-  ea- 


suile  il  y  mit  le  scellé;  puis  il  dit  à  Simon  :  Maître  Samuel,  je  vous  dé- 
fends, de  la  part  de  la  sainte  inquisition,  de  toiiclier  à  ce  cadena^  de 
même  qu'à  ce  sceau,  que  vous  devez  respecter,  puisque  c'est  le  sceau  du 
saint  office.  Je  reviendrai  demain  ici  à  la  même  heure  pour  le  levsr,  et 
vous  apporter  des  ordres.  A  ces  mots  il  se  fit  ouvrir  la  porte  de  la  me,  que 
nous  enSlàmes  joyeusement  l'un  après  l'autre.  Des  que  nous  eûmes  fait 
une  cinquantaine  de  pas.  nous  commençâmes  à  marcher  avec  tant  de 
vitesse  et  de  légèreté,  qu'à  peine  tonchinns-nous  la  terre,  malgré  le  far- 
deau que  nousporiicms.  Nous  fûmes  bientol  hors  de' la  ville;  et,  remon- 
tant sur  nos  chevaux,  nous  les  poussâmes  vers  Sêgorbe,  en  rendant 
grâces  au  dieu  MercHie  d'un  si  heureux  événement. 

CU.^PITHE  II. 

De  la  rcsolulion  que  don  Alphonse  cl  Gil  Blas  prirent  iipros  fcllo  aventure. 

Nous  allâmes  toute  lannit,  selon  notre  louable  coutume:  et  nous  nous 
trouvâmes,  au  lever  de  l'aurore,  auprès  d'un  petit  village  à  deux  lieues 
de  Ségorhe.  Comme  nous  étions  tous  fatigués,  nous  quittâmes  volontiers 
le  grand  chemin  pour  .gagner  des  saules  que  nous  aperçûmes  au  pied 
d'une  colline  à  dix  ou  douze  cents  pas  du  village,  où  nous  ne  jugeâmes 
pas  à  proiios  de  nous  arrêter.  Nous  trouvâmes  (|ue  ces  saules  faisaient  un 
agréable  onibr.igc,  et  qu'un  ruisseau  lavait  le  pied  de  ces  arbres.  L'en- 
droit nous  plut,  et  nous  résolûmes  d'y  passer  la  journée.  Nous  mimes 
donc  pied  à  leire.  Nous  débridâmes  nos  chevaux  pour  les  laisser  pailre, 
et  nous  nous  couchâmes  sur  l'herbe.  Nous  nous  v  reposâmes  un  peu; 
ensuite  nous  achevâmes  de  vider  notre  bissac  et  noire  oulre.  Après  un 
ample  déjeuner,  nous  nous  amusâmes  à  compter  tout  l'argent  que  nous 
avions  pris  à  Samuel  Simon  :  ce  qui  se  montait  s  trois  mille  ducals  :  de 
sorte  qu'avec  cette  somme  et  celle  que  nous  avions  déjà,  nous  pouvions 
nous  vanter  de  n'être  point  mal  en  fonds. 

Comme  il  fallait  aller  à  la  provision,  Ambroise  et  don  Raphaël,  après 
avoir  quille  leurs  habits  d'inquisiteur  et  de  greffier,  dirent  qu'ils  vou- 
laient se  charger  de  ce  soin-lâ  tous  deux;  que  Vaventure  de  .\elva  ne  fai- 
sait que  les  inelire  en  goût,  et  qu'ils  avaient  envie  de  se  rendre  à  Ségorhe, 
pour  voir  s'il  ne  se  présenterait  pas  quelque  occasion  de  faire  un  nou- 
veau coup.  Vous  n'avez,  ajouta  le  fils  de  Lucinde,  qu'à  nous  attendre  sous 
ces  saules;  nous  ne  tarderons  pas  à  vous  venir  rejoindre.  A  d'autres, 
seigneur  don  Raphaël,  ni'écriai-je  en  riant;  diics-nous  pluiôt  de  vous 
attendre  sous  l'orme!  Si  vous  nous  quittez,  nous  avons  bien  la  mine  de 
no  vous  revoir  de  longtemps.  Ce  soupçon  nous  offense,  répliqua  le  sei- 
gneur Ambroise  ;  mais  nous  menions  que  vous  nous  fassiez  cet  outrage. 
Vous  êtes  excusables  de  vous  défier  de  nous,  après  ce  que  nous  avons 
fait  à  Valladolid,  et  de  vous  imaginer  que  nous  ne  nous  ferions  pas  plus 
de  scrH]iul8  de  vous  abandonner  que  les  camarades  que  nous  avons 
laissés  dans  celte  ville.  Vous  vous  trompez  pourtant.  Les  confrères  à  qui 
nous  avons-fa ussé  compagnie  étaient  des  personnes  d'un  fort  mauvais  ca- 
ractère, cl  dont  la  société  commençait  â  nous  devenir  insii|iportable.  Il 
faut  rendre  justice  aux  gens  de  notie  profession,  qu'il  n'y  a  point  d'as- 
sociés dans  la  vie  civile  c(ue  l'inlérêt  divise  moins;  mais,  ipiand  il  n'y  a 
pas  entre  nous  de  confoiftiité  d'inclinations,  notre  bonne  intelligence 
peut  s'altérer  comme  celle  du  reste  des  hommes.  Ainsi,  seigneur  Gil  Blas, 
poursuivit  Lamela,  je  vous  prie,  vous  et  le  seigneur  don  .\lplionse,  d'a- 
voir un  peu  plus  de  confiance  en  nous,  et  de  vous  meltre  l'esprit  eu  repos 
sur  l'envie  que  nous  avons,  don  R.ipliacl  et  moi,  d'aller  à  Ségorbe. 

il  est  bien  aisé,  dit  alors  le  fils  de  Lucinde,  de  leur  ôler  là-dessus  tout 
sujet  d'imiuiélnde  :  ils  n'ont  qu'à  demeurer  niailres  de  la  caisse,  ils  au- 
ront entre  leurs  mains  une  bonne  caution  de  noire  retour.  Vous  voyez,  sei- 
gneur Gil  Blas,  ajouta- l-il,  que  nous  allons  d'abord  au  fait.  Vous  serez  tous 
deux  nantis;  et  je  puis  vous  assurer  que  nous  partirons,  Amhroise  cl 
moi,  sans  appréhender  que  vous  ne  nous  souffliez  ce  précieux  nantisse- 
ment. .\prés  une  marque  si  certaine  de  notre  bonne  foi,  ne  vous  lierez- 
vous  pas  enlièrement  à  nous?  Oui,  messieurs,  leur  dis-je,  et  vous  pou- 
vez présentement  faire  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Ils  |iartirenl  snr-le- 
champ  chargés  de  l'outre  et  de  la  besace,  et  me  laissèrent  sons  les  saules 
avec  don  .Mphense,  qui  me  dit  après  leur  départ  :  Il  faut,  seigneur  Gil 
Blas,  il  faut  (|uc  je  vous  ouvre  mon  cœur.  Je  me  reproche  d'avoir  eu  la 
complaisance  de  venir  jiis(|u'ici  avec  ces  deux  fripons.  Vous  ne  sauriez 
croire  combien  de  fois  je  m'en  sui»;  déjà  repenti.  Hier  au  soir,  pendant 
que  je  gardais  les  chevaux,  j'ai  fait  mille  réllexioiis  mortifiantes.  J'ai 
pensé  qu'il  ne  convenait  point  à  un  jeune  homme  qui  a  des  principes 
d'honneur  de  vivre  avec  des  gens  aussi  vicieux  que  Raphaël  et  Lamela; 
que  si  par  malheur  un  jour,  et  cela  peut  fort  bien  arriver,  le  succès  d'une 
fourberie  est  tel  que  nous  tombions  entre  les  mains  de  la  justice,  j'aurai 
la  honte  d'être  iiuiii  avec  eux  comme  un  voleur,  et  d'éprouver  un  châii- 
meul  infâme.  Ces  images  s'offrent  sans  cesse  â  mon  esprit  ;  je  vous  avoue- 
rai que  j'ai  ré.solu,  pour  n'êlre  plus  com'plicfl  des  mauvaises  actions  qu'ils 
feront,  de  me  séparer  d'eux  pour  jamais.  Je  ne  crois  pas,  conlinua-t-il, 
que  vous  désapprouviez  mon  dessein.  Non,  je  vous  a.ssure  lui  répondis- 
je  ;  quoique  vous  m'ayez  vu  faire  le  personnage  d'alguazil  dans  la  comé- 
die de  Samuel  Simon,  ne  vous  imaginez  pas  que  ces  soilcs  de  iiiores soient 
de  mon  goût.  Je  prends  le  ciel  à  lémoiu  iprcn  jouant  un  si  beau  rôle,  je 
me  suis  dit  â  moi-même  :  Ma  foi,  monsieur  Gil  Blas,  si  la  justice  venait  à 
vous  saisir  au  collet  pré.sentement,  vous  niériieriez  bien  le  salaire  qui 
vous  en  reviendiail.  Je  ne  me  sens  donc  pas  plus  disposé  que  vous,  sei- 


GIL  BLAS. 


75 


giieiir  don  AI|ilionse,  i\  demeurer  en  si  mauvaise  compagnie  ;  et,  si  vous 
le  tiOdvcz  bon,  je  vous  accompagnerai,  (^(uand  ces  messieurs  seront  de 
retour,  nous  Unir  demanderons  à  piirl.iger  ]ios  flnances;  et  demain  ma- 
tin, ou  cette  nuit  même,  nous  prendrons  congé  d'eux. 

L'amant  de  la  belle  Scrapliine  approuva  rc  que  je  proposais.  Gagnons, 
me  dit-il,  Valence,  et  nous  nous  embari|uerons  pour  l'Italie,  où  nous 
pourrons  nous  engager  au  service  de  la  republique  de  Venise.  ?te  vaut-il 
pas  mieux  embrasser  le  parti  des  armes,  que  de  mener  la  vie  làclie  et 
coupable  que  nous  menons .'  Nous  serons  même  en  état  de  faire  une  assez 
bonne  ligure  avec  l'argent  que  nous  aurons.  Ce  n'est  pas,  ajouta  l-il.  que 
je  me  serve  sans  remords  d  un  bien  si  mal  acquis  ;  mais  outre  que  la  né- 
cessité m'y  oblige,  si  jamais  je  fais  la  moindre  fortune  dans  la  guerre, 
je  jure  que  je  dédommagerai  Samuel  Simon.  J'assurai  don  .Mpbonse  que 
j'étais  dans  les  mêmes  sentiments,  et  nous  résolûmes  enfln  de  quitter 
nos  camarades  dés  le  lendemain  avant  le  jour.  Nous  ne  fûmes  point 
tentés  de  |>roBter  de  leur  absence,  c'est-à-dire,  de  déménager  sur-le- 
clianip  avec  la  caisse;  la  confiance  qu'ils  nous  avaient  marquée  en  nous 
laissant  maîtres  des  espèces,  ne  nous  permit  pas  seulement  d'en  avoir  la 
pensée,  quoique  le  tour  de  l'bôtel  garni  eut  en  (|uelque  maniéie  rendu 
ce  vol  e.\cusable. 

Amiiroise  et  don  Rajilitiël  revinrent  de  Ségorbe  sur  la  fin  du  jour.  La 
première  cbose  qu'ils  nous  dirent  fut  que  leur  voyage  avait  été  Irés-heu- 
reux  ;  qu'ils  venaient  de  jeter  les  fondements  d'une  fourberie  qui,  selon 
toutes  les  apparences,  nous  serait  encore  plus  utile  cpie  celle  du  soir 
précédent.  El  là-dessus  le  fils  de  Lucinde  voulut  nous  mettre  au  fait; 
mais  don  Alplmnse  prit  alors  la  parole,  et  leur  déclara  poliment  que,  ne 
se  sentant  pas  né  pour  vivre  comme  ils  laisaient,  il  était  dans  la  résolu- 
tion de  se  séparer  d'eux,  .le  leur  appris  de  mon  côté  (|ue  j'avais  le  même 
dessein.  Ils  firent  vainen)eDt  tout  leur  possible  pour  nous  engager  A  les 
accompagner  dans  leurs  e.xpéditions;  nous  primes  congé  d'eux  le  lende- 
main matin,  après  avoir  fait  un  partage  égal  de  nos  espèces,  et  nous 
tirâmes  vers  Valence. 

CHAPITRE  in. 

.Sprcs  quoi  (Iés.igrtMLilp  inciilciil  don  .Mplionso  se  liouva  au  coralilc  de  la  joie,  cl  par  quelle 
aventure  Gil  U  as  se  vil  (oui  à  coup  dans  une  licureuie  situaUon. 

Nous  poussâmes  gaiement  jusqu'à  Bunol,  où  par  malheur  il  fallut  nous 
arrêter.  Don  Alphonse  tomba  malade.  Il  lui  prit  une  grosse  flévre  avec 
des  redoublements  qui  me  firent  craindre  pour  sa  vie.  Heureusement  il 
n'y  avait  point  là  de  mcd(  cins,  et  j'en  fus  quitte  pour  la  peur.  Il  se 
trouva  hors  de  danger  au  bout  de  trois  jours,  et  mes  soins  achevèrent 
de  le  rétablir.  Il  se  montra  trés-sensible  à  tout  ce  que  j'avais  fait  pour 
lui;  et,  comme  nous  nous  sentions  de  l'inclination  l'un  pour  l'autre, 
nous  nous  jurâmes  une  éternelle  amitié. 

Nous  nous  remimes  en  chemin,  toujours  résolus,  quand  nous  serions 
i  Valence. , de  profiter  de  la  première  occasion  qui  s'offrirait  de  |)asser 
en  Italie.  Mais  le  ciel,  qui  nous  préparait  une  heureuse  destinée,  disposa 
de  nous  autrement.  Nous  vîmes  i  la  porte  d'un  beau  château  des  paysans 
de  l'un  et  de  l'autre  sexe  qui  dansaient  en  rond  et  se  réjouissaient. Nous 
nous  approchâmes  d'eux  pour  voir  leur  fcle;  et  don  Alphonse  ne  s'atten- 
dait à  rien  moins  ipi'à  la  surprise  dont  il  fut  tout  à  coup  saisi.  Il  aperçut 
le  baron  de  Steinbacii,  qui,  de  son  coté  l'ayant  reconnu,  vint  à  lui  les 
bras  ouverts,  et  lui  dit  avec  transport:  Ah!  don  Alphonse,  c'est  vous! 
l'agréable  rt-nconlre  !  Pendant  qu'on  vous  cherche  partout,  le  hasard 
vous  présente  à  mes  yeux. 

Mon  compagnon  descendit  de  cheval  aussitôt,  et  courut  embrasser  le 
baron,  dont  la  joie  me  parut  immodérée.  Venez,  mon  fils,  lui  dit  ensuite 
ce  bon  vieillard,  vous  allez  apprendre  qui  vous  êtes,  et  jouir  du  plus 
heureux  sort.  En  achevant  ces  paroles,  il  l'emmena  dans  le  château.  J'y 
entrai  avec  eux,  car  j'avais  aussi  mis  pied  à  terre  et  attaché  nos  chevaux 
a  un  arbre.  Le  maître  du  château  fut  la  première  personne  que  nous 
rencontrâmes  (l'était  un  homme  de  cini(uante  ans  et  de  très-bonne  mine. 
Seigneur,  lui  dit  le  baron  de  Steinbacii,  en  lui  présentant  don  .\lphonso, 
vous  voyez  votre  fils.  A  ces  mots,  don  César  de  Leyva  (ainsi  se  nommait 
le  maître  du  château)  jeta  ses  bras  au  cou  de  don  Alphonse,  et,  [deuranl 
de  joie  :  Mon  cher  lils,  lui  dit-il,  reconnaissez  l'auteur  de  vos  jours!  Si 
je  vous  ai  laissé  ignorer  si  longtemps  votre  condition,  croyez  (|uc  je  nie 
suis  fait  en  cela  une  cruelle  violence.  J'en  ai  mille  fois  soupiré  de  dou- 
leur, mais  je  n'ai  pu  faire  autrement.  J'avais  épousé  votre  more  par  in- 
clination ;  elle  était  d'une  naissance  fort  inférieure  à  la  mienne.  Je  vivais 
sous  l'autorité  d'un  père  dur,  qui  me  "réduisAit  a  la  nécessite  de  tenir 
secret  un  mariage  contracté  sans  son  aveu.  Le  baron  de  Steinbacii  seul 
était  dans  ma  confidence,  et  c'est  de  concert  avec  moi  qu'il  vous  a  élevé. 
Enfin  mon  père  n'est  plus,  et  je  puis  déclarer  que  vous  êtes  mon  uiii(pie 
héritier.  Ce  n'est  pas  tout,  ajouta-t-il,  je  vous  marie  avec  une  jeune  dame 
dont  la  noblesse  égale  la  mienne.  Seigneur,  intcrroin|iit  don  Alphon.se, 
ne  me  faites  point  payer  trop  cher  le  boiilicnr  (|uc  vous  m'annoncez.  Ne 
puis-jc  .'avoir  i|ue  j'ai  l'honneur  d'être  votre  fils,  sans  apprendre  (iiic 
vous  voulez  me  rendre  malheureux'/  Ah!  seigneur,  no  soyez  pas  plus 
cruel  que  votre  père.  S'il  n'a  point  approuvi'  vos  amours,  du  moins  il  ne 
vous  a  point  forcé  de  prendre  une  femme.  Mon  fils,  répliqua' ilon  César. 
je  ne  prétends  pas  non  plus  tyranniser  vos  désirs.  Mais  ayez  la  complai- 
sance de  voir  Kl  dame  que  je  vous  destine  ;  c'est  tout  te  que  j'exige  de 


votre  obéissance.  (,Hioique  ce  soit  une  personne  charnianle  et  un  parti 
fort  avantageux  pour  vous,  je  promets  de  ne  pas  vous  contraindre  à  l'é- 
pouser. Elfe  est  dans  ce  chàirau.  Suivez-moi;  vous  allez  convenir  qu  il 
n'y  a  point  d'objet  plus  aimable.  En  disant  cela,  il  conduisit  don  Alphonse 
dans  un  appartement,  où  je  m'introduisis  après  eux  avec  le  baron  de 
Steinbacii. 

Là  était  le  comte  de  Polan  avec  ses  deux  filles  Séraphine  et  Julie,  et 
don  Fernand  de  Leyva  son  gendre,  qui  était  neveu  de  don  César.  Il  y 
avait  encore  d'autres  dames  et  d'autres  cavaliers.  Don  Fernand,  comme 
on  l'a  dit,  avait  enlevé  Julie,  et  c'était  à  l'occasion  du  mariage  de  ces 
deux  amants  que  les  paysans  des  environs  s'étaient  assemblés  ce  jour-lâ 
pour  .se  réjouir.  Sitôt  que  don  Alphonse  parut,  et  (|ue  son  père  l'eut 
présenté  à  la  compagnie,  le  comte  de  Polan  se  leva  et  courut  l'embras- 
ser, en  disant  :  Que  mon  libérateur  soit  le  bienvenu  !  Don  Alphonse,  pour- 
suivit-il en  lui  adressant  la  parnie,  connaissez  le  pouvoir  que  la  vertu  a 
sur  les  âmes  généreuses  !  Si  vous  avez  tué  mon  fils,  vous  m'avez  sauvé 
la  vie.  Je  vous  sacrifie  mon  ressentiment,  et  vous  donne  celte  même  Sé- 
raphine à  qui  vous  avez  sauvé  l'honneur.  Par  là  je  m'acquitte  envers 
vous.  Le  fils  de  don  César  ne  manqua  pas  de  témoigner  au  comte  de  Po- 
lan combien  il  était  pénétré  de  ses  bontés  ;  et  je  ne  sais  s'il  eut  plus  de 
joie  d  avoir  découvert  sa  nais.sance,  que  d'apprendre  qu'il  allait  devenir 
l'époux  de  Séraphine.  Effectivement  ce  mariage  se  fit  quelques  jours 
après,  au  grand  contentemcnl  des  parties  les  plus  intéressées. 

Comme  j'étais  aussi  un  des  libérateurs  du  comte  de  Polan,  ce  seigneur, 
qui  me  reconnut,  me  dit  qu'il  se  chargeait  du  soin  de  faire  ma  fortune; 
mais  je  le  remerciai  de  sa  générosité,  et  je  ne  voulus  point  quitter  don 
Alphonse,  qui  me  fit  intendant  de  sa  maison  et  m'honora  de  sa  confiance. 
A  peine  fut-il  marié,  qu'ayant  sur  le  creur  le  tour  qui  avait  été  fait  à 
Samuel  Simon,  il  m'envoya  porter  à  ce  marchand  tout  l'argent  qui  lui 
avait  été  volé.  J'allai  donc  faire  une  restitution  :  c'était  commencer  le 
mélicr  d'intendant  par  ou  l'on  devrait  le  finir. 


LIVRE  VH. 

CnAPITRE  PREMIER. 

Des  amonis  de  Gil  Blas  ol  de  la  dame  I^orenca  Sépliora. 

J'allai  donc  à  Xelva  porter  au  bon  Samuel  Simon  les  trois  mille  ducats 
que  nous  lui. avions  volés.  J'avouerai  franchement  que  je  fus  tenté  sur  la 
roule  de  m'approprier  cet  argent,  jiour  commencer  mon  intendance  sous 
d'heureux  auspices.  Je  pouvais  faire  ce  coup  impunément;  je  n'avais 
qu'à  voyager  cint]  ou  six  jours,  et  m'en  retourner  ensuite  comme  si  je 
me  fusse  "acquitte  de  ma  commission.  Don  Alphonse  et  son  père  étaient 
trop  prévenus  en  ma  faveur  pour  soupçonner  ma  fidélité.  Tout  me  favo- 
risait. Je  ne  succombai  pourtant  point  à  la  tentation  ;  je  puis  même 
dire  que  je  la  surmontai  en  garçon  d'honneur;  ce  qui  n'était  pas  peu 
louable  dans  un  jeune  homme  qui  avait  fréquenté  de  grands  fri- 
pons. Bien  des  personne.^  qui  ne  voient  que  d'honnêtes  gens  ne  sont  pas 
si  scrupuleuses;  celles  surtout  à  qui  l'on  a  confié  des  dépôts  qu'elles 
peuvent  retenir  sans  intéresser  leur  réputation  pourraient  en  dire  des 
nouvelles. 

Après  avoir  fait  la  restitution  au  marchand,  qui  ne  s'y  était  nullement 
attendu,  je  revins  au  château  de  Leyva.  Le  comte  de  Polan  n'y  était  plus; 
il  avait  repris  lo  chemin  de  Tolède  avec  Julie  et  don  Fernand.  Je  trouvai 
mon  nouveau  maître  plus  épris  que  jamais  de  sa  Séraphine,  sa  SéiaphiBC 
eiiclianlée  de  lui,  et  don  César  charmé  de  les  posséder  tous  deux.  Je 
m'allacliai  a  gagner  l'omitiè  de  ce  tendre  père,  et  j'y  réussis.  .le  devins 
l'intendant  de  la  maison  :  c'était  moi  qui  réglais  tout;  je  recevais  l'ar- 
gent des  fermiers;  je  faisais  la  dépense,  et  j'avais  sur  les  valets  un  em- 
pire des))Otii|ue  :  mais,  contre  l'ordinaire  de  mes  pareils,  je  n'abusais 
point  de  mon  pouvoir.  Je  ne  chassais  pas  les  domestiques  qui  me  dé- 
plaisaient, ni  n'exigeais  pas  des  autres  qu'ils  me  fussent  entièrement  dé- 
voués. S'ils  s'adressaient  directement  à  don  César  ou  à  son  fils  pour  leur 
demander  des  grâces,  bien  loin  de  les  traverser,  je  parlais  en  leur  fa- 
veur. D'ailleurs,  les  manjiies  d'affection  que  mes  deux  maîtres  me  don- 
naient à  toute  heure  m'inspimienl  un  zélé  pur  pour  leur  service.  .le 
n'avais  en  vue  f|iie  leur  intérêt  ;  aucun  tour  de  passe-passe  dans  mon  ad- 
ministration :  j  étais  un  inlendanl  comme  on  n'en  voit  point. 

Pendant  que  je  m'applaudissais  du  bonheur  de  ma  condiiion,  rAmoiir, 
comme  s'il  eut  clé  jaloux  de  ce  que  la  fortune  faisait  pour  moi,  voulut, 
aussi  que  j'eusse  quelques  grâces  à  lui  rendre;  il  fil  naiire  dans  le  cicur 
do  la  dame  Lorença  Sé|iliora,  première  femme  de  Séraphine,  une  iiuii- 
nalion  violente  pour  M.  l'intendant.  Ma  conquête,  pour  dire  les  choses 
en  fidèle  historien,  frisait  la  cinqu  intaine.  Cependant  un  air  de  Iraiclieiir 
un  visage  agréable,  et  deux  beaux  yeux  dont  elle  savait  habilement  se 
servir,  pouvaient  la  faire  encore  jiasser  pour  une  espèce  de  bonne  for- 
tune. Je  lui  aurais  souhaité  seulement  un  teint  plus  vcrincil,  car  elle 
était  fort  \iâle;  ce  ipie  je  ne  manquai  pas  d'altriliiier  à  l'aiis'léiiié  du 
célilial. 

1.1  dame  m'agaça  longtemps  par  des  regards  où  son  amour  était  peint  • 
ina>s,  au  lieu  ue  'répondre  à  ses  œillades,  je  lis  d'abord  semblant  de  uè 


76 


GIL  BLAS. 


pas  ni"n]ierccvoir  de  son  dessein.  Par  là  je  lui  pains  un  galanl  lont  neuf; 
ce  qui  ne  lui  déplul  point.  S'iniaginanl  donc  ne  devoir  pas  s'en  lenii-  au 
lan!;a£;e  des  veux  avec  un  jeune  homme  qu'elle  croyait  moins  éclairé 
au\\  ne  l'élaû,  dés  le  premier  entretien  que  nous  eûmes  ensemble,  elle 
me  d(  rl.ira  ses  sentiments  en  termes  formels,  afin  que  je  n'en  ignorasse. 
Elle  s'v  prit  eu  fennne  qui  avait  de  l'école  :  elle  feignit  d'élre  déconcertée 
en  me  parlant;  et,  après  m'avoir  dit  ,i  bon  tumple  tout  ce  qu'elle  vou- 
lait me  dire,  elle  se  cacha  le  visage,  pour  me  faire  croire  qu'elle  avait 
honle  de  me  laisser  voir  sa  faiblesse.  Il  fallut  bien  me  rendie;  et,  quoi- 
que la  vanité  me  déterminât  plus  que  le  sentiment,  je  me  montrai  fort 
sensible  à  ses  marques  d'affection.  J'affectai  même  d'être  pressant,  et  je 
lis  si  bien  le  passionné,  que  je  m'attirai  des  reproches.  Lorença  me  re- 
prit avec  tant  de  douceur,  (|\ren  me  recommandant  d'avoir  de  la  rete- 
nue, elle  ne  paraissait  pas  fâchée  que  j'en  eusse  manqué.  J'aurais  poussé 
les  choses  encore  plus  loin  si  l'objet  aimé  n'eut  pas  ciaiiit  de  me  donner 
mauvaise  o|iinion  de  sa  vertu  en  m'accordanl  une  victoire  trop  facile. 
Ainsi  nous  nous  sépar.imes  jusqu'à  une  nouvelle  entrevue,  Séphora  per- 
suadée que  sa  fausse  résistance  la  faisait  passer  ]iotir  une  vestale  dans 
mon  esprit,  el  moi  plein  de  la  douce  espérance  de  mettre  bientôt  cetle 
aventure  à  fin. 

Mes  affaires  étaient  dans  celte  heureuse  disposition,  lorsqu'un  laquais 
de  don  César  m'ap|)ril  une  nouvelle  qui  modéra  ma  joie.  Ce  garçon  éliiit 
un  de  ces  domestiques  curieux  qui  s'a|qiliqnenl  à  découvrir  ce  qui  se 
passe  dans  une  maison.  Comme  il  me  faisait  assidûment  sa  cour,  el  qu'il 
me  régalait  de  quelque  nouveauté  tous  les  jours,  il  me  vint  dire  un  ma- 
tin qu'il  avait  fait  une  plaisante  découverte;  qu'il  voulait  m'en  faire  pari, 
d  condition  (]ue  je  garderais  le  .secret,  attendu  cpiecela  regardait  la  dame 
Lorença  Sephora,  dont  il  craignait,  disait-il,  de  s'attirer  le  ressentiment. 
J'avais'  trop  envie  d'apprendre  ce  qu'il  avait  à  me  dire  pour  ne  lui  pas 
promettre  d'ctrc  discret  ;  mais,  sans  |iaraitre  y  )irendre  le  moindre  in- 
lérêt,  je  lui  demandai  le  plus  froidement  qu'il  me  fut  jiossible  ce  que 
c'était  que  la, découverte  dont  il  mefai.sail  iétc.  Lorença,  me  dit-il,  fait 
secrétemcnl  entrer  tous  les  soirs  dans  son  a]iparteinent  le  chirurgien  du 
village,  qui  est  un  jeune  homme  des  mieux  b.itis,  et  le  drôle  y  dmieure 
assez  longtemps.  Je  veux  croire,  ajouta-t-il  d'un  air  malin,  que  cela  peut 
fort  bien  être  innocent  ;  mais  vous  conviendrez  qu'un  garçon  qui  se 
glisse  mystérieusement  d^us  la  chambre  d'une  lille  dispose  i  mal  juger 
d'elle. 

Quoique  ce  rapport  me  fit  autant  de  peine  que  si  j'eusse  été  vérita- 
blement amoureux, je  me  gardai  bien  de  le  faire  connaître;  je  me  con- 
traignis jus(iu'à  rire  de  cette  nouvelle,  ((ui  me  perçait  l'àme.  Mais  je  me 
dédommageai  de  cetle  contrainte  dès  que  je  me'vis  sans  témoins.  Je 
pestai,  je  jurai  ;  je  rêvai  au  |iarti  que  je  prendrais.  Tantôt,  méprisant 
Lorença,  je  me  proposais  de  l'abandonner  sans  daigner  seulement  m'éclair- 
cir  avec  la  coquette;  el  lautol,  m'imaginanl  ipi'il  y  allait  de  mon  hon- 
neur de  donner  la  chasse  au  chirurgien,  je  formais  le  dessein  de  l'appe- 
ler en  duel.  Cetle  dernière  résolution  prévalut.  Je  me  mis  en  embuscade 
sur  le  soir,  cl  je  vis  effectivement  mon  homme  entrer  d'un  air  mysté- 
rieux dans  l'appartement  de  ma  duègne.  11  fallait  cela  pour  entretenir 
ma  fureur,  qui  se  serait  peut-être  ralentie.  Je  sortis  du  château,  et 
m'allai  po.ster  sur  le  chemin  jiar  où  le  galant  devait  s'en  retourner.  Je 
l'allendiiis  de  pied  ferme,  et  chaque  moment  irritait  l'envie  que  j'avais 
de  me  battre.  Enfin  mon  ennemi  parut.  Je  Us  quel(|ues  pas  eu  matamore 
pour  l'aller  joindre;  mais  je  ne  sais  comment  diable  cela  se  fil,  je  me 
sentis  tout  à  coup  saisir,  comme  un  héros  d'Iloinére,  d'un  mouvement 
de  crainte  qui  m'arrêta.  Je  demeurai  aussi  troublé  que  Paris  quand  il  se 
présenta  pour  combattre  Méuélas.  Je  me  mis  à  considérer  mon  hunnne, 
qui  me  sembla  fort  et  vigoureux,  el  je  trouvai  son  épée  d'une  longueur 
excessive.  Tout  cela  faisait  sur  moi  son  effel;  néanmoins,  par  point 
d'honneur  ou  autrement,  qnoi(|ue  je  visse  le  péril  avec  des  yeux  qui  le 
grossissaient  encore,  et  maigre  la  nature,  qui  s'opiniàlrait  à  m'en  dé- 
tourner, j'eus  l'assurance  de  m'nvancer  vers  le  chirurgien  el  de  mettre 
llaniberge  au  vent. 

Mon  action  le  surprit.  Qu'y  a-t-ildonc,  seigneur  Gil  lîlas'.'  s'écria-t-il. 
Pourquoi  ces  démonstrations  de  chevalier  errant?  Vous  V(mlez  rire  ap- 
parenimcnt.  ^011,  monsieur  le  barbier,  lui  répondis-je,  non:  rien  n'esl 
plus  sérieux.  Je  veux  savoir  si  vous  êtes  aussi  brave  cpic  galant,  ^'espé- 
rcz  pas  (|uc  je  vous  laisse  posséder  tranquillenienl  les  bmines  gr.ices  de 
la  dame  (pie  vous  venez  de  voir  eji  secret  an  cliàlean.  Par  sai'nl  Come, 
Hîprit  le  chirurgien  eu  faisant  un  éclat  de  rire,  voici  une  plaisanle  aven- 
ture !  Vive  liieii  !  les  apparences  sont  bien  trompeuses.  A  ces  mots,  m'i- 
maginant  qu'il  n'avait  pas  plus  d'envie  cpie  moi  de  se  battre,  j'en  devins 
plus  insolent.  \  d'autres,  iiiterrompis-je,  mon  ami,  ,i  d'autres  l'iNc  pensez 
pas  ipie  je  ine  paye  d'une  simple  négative.  Je  vois  bien,  répliciua-t-il,  ipie 
je  serai  idi'igé  de  |iarler  pour  prévenir  le  malheur  qui  arriverait  à  vous 
ou  à  moi.  Je  vais  donc  vous  révéler  un  secreli,  quoique  les  hommes  de 
notre  profession  ne  puissent  pas  être  trop  discrets  Si  la  dame  Lorença 
me  fait  entrer  ;i  la  sourdine  dans  son  appartement,  c'est  pour  cacliér 
aux  domestiques  la  connaissance  de  son  mal.  Elle  a  au  dos  un  cancer 
invétéré  que  je  vais  jianser  tous  les  soirs.  Voilà  le  suji-t  de  ces  visites 
qui  vous  alarment.  Ayez  donc  désormais  l'esprit  en  nqios  là-dessus. 
Biais,  poui suivit-il,  si  vous  n'êtes  pas  satisfait  de  cet  éelaiici.ssemLiil,  et 
<|ue  vous  vouliez  que  nous  en  venions  absolument  aux  mains,  vous  n'a- 
vez qu'à  parler;  je  ne  suis  pas  homme  à  refuser  le  collet.  Eu  disant  ces 
paroles,  il  tira  sa  longue  rajiiére,  qui  me  fil  frémir,  et  se  mil  en  garde  | 


d'un  air  qui  ne  me  promettait  rien  de  bon.  (l'est  assez,  lui  dis-je,  eirren- 
gainanl  mon  épée  ;  je  ne  suis  pas  un  brutal  à  n'écouter  aucune  raison  : 
après  ce  que  vous  venez  de  m'apprendrc,  vous  n'cles  plus  mon  ennemi. 
Embrassous-nous  !  A  ce  discours,  qui  lui  lit  assez  conuaitre  (|ne  je  n'é- 
tais pas  si  méchant  (|ue  j'avais  paru  d'abord,  il  remit  eu  riant  .sa  llam- 
berge.  me  lendit  les  bras,  et  ensuite  nous  nous  sé|iaràines  les  meilleurs 
amis  du  monde. 

Depuis  ce  momenl-là,  Séphora  ne  s'offrit  plus  (|ue  désagréablement  à 
nia  pensée.  J'éludai  toutes  les  occasions  qu'elle  me  donna  de  l'entretenir 
en  particulier  ;  ce  que  je  fis  avec  tant  de  soin  el  d'al'feclation,  qu'elle 
s'en  aperçut.  Etonnée  d'un  si  grand  changement,  elle  en  voulut  savoir  la 
cause  ;  et',  trouvant  enfin  le  moyen  de  me  parler  n  l'écart,  Monsieur  l'in- 
tendant, me  dit-elle,  apprenez-moi,  de  grâce,  pourquoi  vous  fuyez  jus- 
qu'à mes  regards.  Au  lieu  de  chercher,  comme  auparavant,  l'occasion  de 
in'enlretenir,  vous  prenez  soin  de  m'éviler.  H  est  vrai  i|ue  j'ai  fait  les 
avances  ;  mais  vous  y  avez  répondu,  liappelcz-vous,  s'il  vous  plail,  la 
conversation  )jarticuliére  que  nous  avons  eue  ensemble  :  vous  y  étfez 
tout  de  feu;  vous  êtes  a  présent  tout  de  glace.  Qu'est-ce  que  cela  signifie'.' 
La  question  n'était  pas  peu  délicate  pour  un  homme  naturel  Aussi  je  fus 
fort  embarrassé.  Je  ne  me  souviens  plus  de  la  réponse  ipie  je  fis  à  la 
dame;  je  me  souviens  seulement  qu'elle  lui  déplul  iiifininicnl.  Séphora, 
quoique,  à  sim  air  doux  el  modeste,  ou  l'eut  prise  pour  un  agneau,  était 
un  ligre  ipiand  la  eotere  la  dominait.  Je  croyais,  me  dil-elle'en  me  lan- 
çant un  regard  plein  de  dépit  et  de  rage,  je  croyais  faire  beauconp  d'hon- 
neur à  un  iiclit  iiiimme  comme  vous,  en  lui  découvrant  des  seulimcnls 
que  de  nobles  cavaliers  feraient  gloire  d'exciter.  Je  suis  bien  punie  de 
m'êlre  indigiieineni  abaissée  jnsqu  à  un  malheureux  aventurier. 

Elle  n'en  demeura  pas  là;  j'en  aurais  été  (|uittc  à  tro|)  bon  marché. 
Sa  langue,  cédant  à  la  fureur,  me  donna  cent  épilliéllies  qui  euchéris- 
saienl  "les  unes  sur  les  autres.  Je  sais  bien  que  j'aurais  du  les  recevoir  de 
sang-froid,  et  faire  réilexion  cpi'en  dédaignant  le  triomphe  d'une  vei  lu 
que  j'avais  tentée,  je  commettais  un  crime  que  les  femmes  ne  pardon- 
nent point.  Mais  j'étais  tro])  vif  pour  souffrir  des  injures  dont  nu  homme 
sensé  n'aurail  fait  i[iic  rire  à  ma  place,  et  la  patience  m'échappa.  Ma- 
dame, Inidis-jc,  ne  méprisons  personne?  Si  ces  nobles  cavaliers  doiil 
vous  parlez  vous  avaient  vu  le  dos,  je  suis  sùr<|u'ils  borneraient  là  leur 
cuiiosilé.  Je  n'eus  pas  silol  lancé  ce  trait,  que  la  furieuse  duègne  ni'ap- 
]diqua  le  (dus  rude  soiilllet  ([u'ait  jamais  donné  femme  outragée.  Je  n'en 
attendis  pas  un  second,  cl  j'évitai  par  une  prompte  fuite  une  grêle  de 
coups  qni.seraienl  lombes  sur  moi. 

Je  rendais  grâces  au  ciel  de  me  voir  hors  de  ce  m.nuvais  pas,  cl  je  m'i- 
maginais ii'a\oir  |diis  rien  à  craindre,  pniscjue  la  daine  .s'était  vengée.  H 
meseinblait  que,  pour  son  honneur,  elle  devait  taire  l'aventure  :  effec- 
livemeiil  quinze  jours  s'écoulèrent  sans  que  j'en  euleudi.sse  parler.  Je 
commençais  moi-même  à  l'oublier,  quand  j'appris  que  Séphora  était  ma- 
lade. Je  fus  as.sez  bon  pour  m'afUiger  de  celte  nouvelle.  J'eus  pilié  de  la 
dame.  Je  pensai  que,  ne  pouvant  vaincre  un  amour  si  mal  payé,  celle 
malheureuse  anianle  y  avait  succombé.  Je  me  représentais  avec  douleur 
que  j'étais  la  cause  de  sa  maladie,  el  je  plaignais  du  moins  la  duègne,  si 
je  né  pouvais  l'aimer.  Que  je  jugeais  mal  d'elle  !  Sa  tendresse,  changée 
en  haine,  ne  songeait  alors  ipi'à  me  nuire. 

Du  matin  que  j'étais  avec  don  Alplion,se,  je  trouvai  ce  jeune  cavalier 
triste  el  rêveur.  Je  lui  demandai  rcspeclueusemeul  ce  qu'il. avait.  Je  suis 
chagrin,  me  dit-il,  de  voir  Séraphine  faible,  injuste,  ingrate.  Cela  vous 
étonne,  ajouta-t-il  eu  remarquant  que  je  l'écoutais  avec  surprise;  cepen- 
dant rien  n'est  plus  véritable.  J'ignore  quel  sujet  vous  avez  pu  donner  à 
l.i  dame  Lorença  de  vous  haïr;  mais  je  puis  vous  assurer  ipie  voiïs  lui 
êtes  devenu  odieux  à  un  point  que,  si  vous  ne  sortez  au  jikis  vite  de  ce 
château,  sa  mort,  dit-elle,  est  certaine.  Vous  ne  devez  pas  douter  que 
Séraphine,  â  qui  vous  êtes  cher,  ne  se  soit  d'abord  révoltée  contre  une 
haine  qu'elle  ne  peul  servir  sans  injustice  el  sans  ingratitude.  Mais  enfin 
c'est  une  femme.  Elle  aime  tendrement  Séphora,  tpii  l'a  élevée.  C'esl 
pour  elle  une  mère  que  celle  gouvernanle,  donl  elle  cmirait  avoir  le  tré- 
pas â  se  reprocher  si  elle  n'avait  la  faiblesse  de  la  satisfaire.  Pour  moi, 
qnelipie  amour  (|ui  m'attache  à  Séraphine,  je  n'aurai  jamais  la  lâche  com- 
plaisance d'adhérer  à  ses  seiitiments  là-dessus.  Périssent  tontes  les  duè- 
gnes d'Esjiague  avant  que  je  cnnseute  à  réleignemenl  d'un  garçon  (pie 
je  regarde  pliilùl  C(uniue  un  frère  (pie  comme  un  diimesli(pie  I 

LoVsipie  don  Alphonse  eut  ainsi  parlé,  je  lui  dis:  Seigneur,  je  suis  né 
pour  êlre  le  joiiel  de  la  f(u-luiie.  J'avais  coiii|ité  i|ii'elle  cesserait  de  me 
peiséculer  chez  vous,  où  loul  me  |iromellail  des  jours  heureux  el  tran- 
quilles, il  faut  poiirlaul  mo„ résoudre  à  m'en  bannir,  quelque  agrément 
qiiej'y  trouve,  «ou,  non,  s'écria  le  généreux  fils  de  don  César;  lais.sez- 
moi  faire  enlemlre  raison  à  Séraphine.  il  ne  sera  jias  dit  (pie  vous  aurez 
été  sacrifié  aux  caprices  d'une  diicgne,  pour  ipii  d'ailleurs  on  u'a  ipie  trop 
de  consiiléialion.  Vous  ne  ferez,  lui  répliqiiai-jc,  seigneur,  i|u'aigrir  Séra- 
phine en  résistant  à  ses  vobuilés.  J'aime  mieux  me  rcliier  (pie  de  m'ex- 

)ioser,  par  uii  ]diis  long  si'j •  ici,  â  mettre  la  division  entre  deux  époux 

si  parfaits,  (léserait  un  lualhenr  dniil  je  ne  me  consolerais  de  ma  vie. 

Don  Alphonse  me  défendit  de  prendre  ce  parti  ;  et  je  le  vis  si  ferme 
dans  le  des.sein  de  me  s(uileiiir,  (|(i'iiuliibitablcmeiil  Lorença  eu  aurait  en 
le  démenti  si  j'eusse  vmihi  tenir  bim  ;  ee  ipie  j'aurais  fait  si  je  n'eusse 
écouté  ipio  mon  ressenliineiil.  Il  y  avait  des  momeiilsinï,  piiin'é  contre  la 
duégiic,  j'étais  tenté  de  ne  la  point  ménager;  mais,  quand  je  venais  a 
considérer  ipi'eu  révélant  sa  houle  ce  icrail  poignarder  une  jiauvre  créa- 


GIL  BLAS. 


77 


lure  dont  ie  causais  tout  le  malheur  et  que  deux  maux  sans  remède  condui- 
saient visiblement  au  tombeau,  je  ne  me  sentais  plus  que  de  la  compassion 
pour  elle.  Je  jufçeai,  puisque  j'étais  un  mortel  si  dangereux,  que  je  devais 
en  conscience  rétablir  par  ma  retraite  la  tranquillité  dans  le  château;  ce 
que  j'exécutai  dès  le  lendemain  avant  le  jour,  sans  dire  adieu  à  mes  deux 
maîtres,  de  peur  qu'ils  ne  s'opposassent  à  mon  départ  par  amitié  pour 
moi.  Je  me  contentai  de  laisser  dans  ma  chambre  un  écrit  qui  contenait 
un  compte  exact  que  je  leur  rendais  de  mon  administration. 

CHAPITRE  H. 

Ce  que  devint  Gil  Blas  aiirès  sa  sonie  du  chillecia  do  Leyva,  et  des  lieurousos  suiies 
qu'eut  le  mauvais  shkH  de  ses  amours. 

J'étais  monté  sur  un  bon  cheval  qui  m'appartenait,  et  je  portais  dans 
ma  valise  deux  cents  pistoles,  dont  la  meilleure  partie  me  venait  des 
bandits  tués  et  des  triis  mille  ducats  'votés  i  Samuel  Siman  ;  car  don 
Alphonse,  sans  me  faire  rendre  ce  que  j'avais  touché,  avait  restitué  cette 
somme  entière  de  ses  propres  deniers.  Ainsi,  regardant  mes  effets  coiiiine 
un  bien  devenu  lésilime  par  celte  restitution,  j'en  jouissais  .sans  scru- 
pule. Je  possédais  donc  un  fonds  qui  ne  me  permettait  pas  de  m'embar- 
rasser  de  l'avenir,  outre  la  conOance  qu'on  a  toujours  en  son  mérite  à 
l'âge  que  j'avais.  D'ailleurs,  Tolède  m'offrait  un  asile  agréable.  Je  ne 
doutais  point  que  le  comte  de  Polan  ne  se  fît  un  plaisir  de  bien  recevoir 
un  de  ses  libérateurs,  et  de  lui  donner  un  logement  dans  sa  maison.  Mais 
j'envisageais  ce  seigneur  comme  mon  pis-aller,  et  je  résolus,  avant  que 
d'avoir  recours  à  lui,  de  dépenser  une  partie  de  mon  argent  ;'i  voyager 
dans  les  royaumes  de  Murcie  et  de  Grenade,  que  j'avais  particulièrement 
envie  de  voir.  Dans  ce  dessein,  je  pris  le  chemin  d'Almansa,  d'où,  pour- 
suivant ma  route,  j'allai  de  ville  en  ville  jusqu'à  celle  de  Grenade,  sans 
qu'il  m'arrivàl  aucune  mauvaise  aventure.  Il  semblait  que  la  fortune,  sa- 
tisfïite  de  tant  île  tours  qu'elle  m'avait  joués,  voulût  enQn  me  laisser  en 
repos.  Mais  la  traîtresse  m'en  préparait  bien  d'autres,  comme  on  le  verra 
dans  la  suite. 

Une  des  premières  personnes  que  je  rencontrai  dans  les  rues  de  Gre- 
nade fut  le  seigneur  don  Fernand  de  Leyva,  gendre,  ainsi  que  don  Al- 
phonse, du  comte  de  Polan.  Nous  fûmes  également  surpris  l'un  et  l'antre 
de  nous  trouver  là.  Comment  donc,  Gil  Blas,  s'écria-t-il,  vous  dans  cette 
ville!  qui  vous  amène  ici?  Seigneur,  lui  dis-je,  si  vous  êtes  étonné  de 
me  voir  en  ce  pays-ci,  vous  le  serez  bien  davantage  quand  vous  saurez 
pourquoi  j'ai  quitté  le  service  du  seigneur  don  César  et  de  son  fils.  Alors 
je  lui  contai  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  Sépliora  et  moi,  sans  lui  rien 
déguiser.  11  en  rit  de  bon  cœur;  puis,  reprenant  son  sérieux,  Mon  ami, 
me  dit-il,  je  vous  offre  ma  médiation  dans  cette  affaire.  Je  vais  écrire  à 
ma  belle-sœur...  Non,  non,  seigneur,  interronipis-je  ,  ne  lui  écrivez 
point,  je  vous  prie  !  Je  ne  suis  pas  .sorti  du  château  de  Leyva  pour  y  re- 
tourner. Faites,  s'il  vous  plaît,  un  autre  usage  de  la  bonté  que  vous  avez 
pour  moi.  Si  quelqu'un  de  vos  amis  a  besoin  d'un  secrétaire  ou  d'un  iii- 
tendant,  je  vous  conjure  de  lui  parler  en  ma  faveur.  J'ose  vous  assurer 
qu'il  ne  vous  reprochera  pas  de  lui  avoir  donné  un  mauv.iis  sujet.  Très- 
volontiers,  répondit-il;  je  ferai  ce  que  vous  souhaitez.  Je  suis  venu  à 
Gren.ide  pour  voir  une  vieille  tante  malade  :  j'y  serai  encore  trois  se- 
maines, après  quoi  je  partirai  pour  me  rendre  à  mon  château  de  Lorqui, 
où  j'ai  laissé  Julie.  Je  demeure  dans  cette  maison,  poursuivit-il  en  me 
montrant  un  hôtel  qui  était  à  cent  pas  de  nous.  Venez  me  trouver  dans 
quelques  jours  ;  je  vous  aurai  peut-être  déjà  déterré  un  poste  convenable. 

Effectivement,  dès  la  première  fois  que  nous  nous  revîmes,  il  me  dit  : 
Monsieur  l'archevêque  de  Grenade,  mon  parent  et  mou  ami,  voudrait 
avoir  prés  de  lui  un  homme  qui  eût  de  la  littérature  et  une  bonne  main 
pour  mettre  au  net  ses  écrits;  car  c'est  un  grand  auteur.  11  a  composé  je 
ne  .sais  combien  d'homélies,  et  il  en  fait  encore  tous  les  jours  (pi'il  pro- 
nonce avec  applaudissement.  Comme  je  vous  crois  son  fait,  je  vous  ai 
proposé,  et  il  m'a  promis  de  vous  prendre.  Allez  vous  présenter  à  lui  de 
ma  part;  vous  jugerez,  parla  réception  qu'il  vous  fera,  si  je  lui  ai  parlé 
de  vousavantaseusement. 

La  condition  me  parut  telle  que  la  pouvais  désirer.  Ainsi,  m'élant  pré- 
paré de  mon  mieux  à  paraître  devant  le  prélat,  je  me  rendis  un  matin  à 
l'archevêché.  Si  j'imitais  les  faiseurs  de  romans,  je  ferais  imc  |iompeuse 
description  du  palais  épiscopal  de  Grenade  ;  je  m'étendrais  sur  la  struc- 
ture du  bâtiment  ;  je  vanterais  la  richesse  des  meubles  ;  je  parlerais  des 
statues  et  des  tableaux  qui  y  étaient;  je  ne  ferais  pas  gràcenu  lecteur  de 
la  moindre  des  histoires  qu'ils  représentaient;  mais  je  mécontenterai  de 
dire  qu'il  égalait  en  magnificence  le  palais  de  nos  rois. 

Je  trouvai  dans  les  appartements  un  peuple  d'ecclésiastiques  et  de 
gens  d'épée,  dont  U  plupart  étaient  des  oflîcicrs  de  monseigneur,  ses 
aumôniers,  .ses  gentilstiommes,  ses  écuyers  ou  ses  valets  de  chambre.  Les 
laïques  avaient  tous  de.s  habits  superbes  ;  on  les  aurait  plutôt  pris  pour  des 
.seigneurs  que  pour  des  domcsliipies.  Ils  étaient  fiers  et  faisaient  les 
hommes  de  conséquence.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  en  les  considé- 
rant, et  de  m'en  moquer  en  moi-même.  Parbleu  I  disais-jc,  ces  gens-ci 
sont  bien  heureux  de  porter  le  joug  de  la  servitude  sans  le  sentir  ;  car 
enfin,  s'ils  le  .sentaient,  il  me  semble  qu'ils  auraient  des  manières  moins 
orgueilleuses.  Je  m'adressai  à  un  grave  et  gros  personnage  qui  se  tenait 
i  la  porte  du  cabinet  de  l'archevêque  pour  l'ouvrir  et  la  fiirmcr  quand  il 
le  fallait.  Je  lui  demandai  civilement  s'il  n'y  avait  pas  moyen  de  parler 


à  monseigneur.  Attendez,  me  dit-il  d'un  air  sec  ;  Sa  Grandeur  va  sortir 
pour  aller  entendre  la  messe  ;  elle  vous  donnera  en  passant  un  moment 
d'audience.  Je  ne  répondis  pas  un  mot.  Je  m'armai  de  patience,  et  je 
m'avisai  de  vouloir  lier  conversation  avec  quelques-uns  des  officiers; 
mais  ils  commencèrent  à  m'examiner  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  têie, 
sans  daigner  me  répondre  une  syllabe  ;  après  iiuoi  ils  se  regardèrent  les 
uns  les  autres  en  souriant  avec  orgueil  de  la  liberté  que  j'avais  prise  de 
me  mêler  à  leur  entretien. 

Je  demeurai,  je  l'avoue,  tout  déconcerté  de  me  voir  traiter  aînsî  par 
des  valets.  Je  n'étais  pas  encore  bien  remis  de  ma  confusion,  quand  la 
porte  du  cabinet  s'ouvrit.  L'archevêque  parut.  U  se  fit  aussitôt  un  pro- 
fond silence  parmi  ses  officiers,  qui  quittèrent  tout  i  coup  leur  maintien 
insolent  pour  en  prendre  un  respectueux  devant  leur  maître.  Ce  prélat 
était  dans  sa  soixante-neuvième  année,  fait  à  |ien  ju-és  comme  mon  oncle 
le  chanoine  Gil  Ferez,  c'est-à-dire  gros  et  court;  il  avait  par-dessus  le 
marché  les  jambes  fort  tournées  en  dedans,  et  il  était  si  i  hauve,  (pi'il  ne 
lui  restait  qu'un  toupet  de  cheveux  par  derrière,  ce  qui  l'obligeait  d'em- 
boîter sa  tête  dans  un  bonnet  de  laine  fine  à  longues  oreilles.  Malgré  tout 
cela,  je  lui  trouvais  l'air  d'un  homme  de  qualiié.  sans  doute  parce  que 
je  savais  qu'il  en  éiait  un.  Nous  autres  personnes  du  commun,  nous  re- 
gardons les  grands  seigneurs  avec  une  prévention  qui  leur  prête  souvent 
un  air  de  grandeur  que  la  nature  leur  a  refusé. 

L'archevêque  s'avança  vers  moi  d'abord,  et  me  demanda  d'un  Ion  de 
voix  plein  de  douceur  ce  que  je  souhaitais.  Je  lui  dis  que  j'étais  le  jeune 
homme  dont  le  seigneur  don  Fernand  de  Leyva  lui  avait  parlé.  Il  ne  me 
donna  pis  le  temps  de  lui  en  dire  davantage.  Ah  !  c'est  vous,  s'écria-t-il, 
c'est  vous  dont  il  m'a  fait  un  si  bel  éloge  ?  Je  vous  retiens  à  mon  ser- 
vice ;  vous  êtes  une  bonne  acquisition  pour  moi.  Vous  n'avez  qu'à  de- 
menrer  ici.  A  ces  mots  il  s'appuya  sur  deux  écuyers,  et  sortit  après 
avoir  écouté  des  ecclésiastiques  qui  avaient  quelque  chose  à  lui  commu- 
niquer. A  peine  fut  il  hors  de  la  chambre  où  nous  étions,  que  les  mêmes 
officiers  qui  avaient  dédaigné  ma  conversation  vinrent  la  rechercher.  Les 
voilà  qui  m'environnent,  qui  me  gracieusent  et  me  témoignent  de  la  joie 
de  me  voir  devenir  commensal  de  l'archevêché.  Ils  avaient  entendu  les 
paroles  que  leur  maître  m'avait  dites,  et  ils  mouraient  d'envie  de  savoir 
sur  quel  pied  j'allais  être  auprès  de  lui;  mais  j'eus  la  malice  de  ne  pas 
contenter  leur  curiosité,  pour  me  venger  de  leurs  mépris. 

Monseigneur  ne  tarda  guère  à  revenir.  U  me  fit  entrer  dans  son  cabi- 
net pour°m'entretciiir  en  particulier.  Je  jugeai  bien  qu'il  avait  dessein 
de  tàter  mon  esprit.  Je  me  lins  sur  mes  gardes,  et  me  préparai  à  mesu- 
rer tous  mes  mois.  Il  m'interrogea  d'abord  sur  les  humanités.  Je  ne  ré- 
pondis pas  mal  à  ses  questions  ;  "il  vil  que  je  connaissais  assez  les  auteurs 
"recs  et  latins.  U  me  mit  ensuite  sur  la  dialectique;  c'est  où  je  l'atten- 
dais. Il  me  ti-ouva  là-dessus  ferré  à  glace.  Votre  éducation,  me  dil-il 
avec  quelque  sorte  de  surprise,  n'a  point  été  négligée.  Voyons  prè.sente- 
ment  voire  écriture.  J'en  tirai  de  ma  poche  une  feuille  que  j'avais  appor- 
tée exprés.  Mon  prélat  n'en  fut  pas  mal  satisfait.  Je  suis  content  de  votre 
main,  s'écriat-il,  et  plus  encore  de  votre  esprit.  Je  remercierai  mon  ne- 
veu don  Fernand  de  m'avoir  donné  un  si  joli  garçon  ;  c'est  un  vrai  pré- 
sent qu'il  m'a  fait. 


Nous  fûmes  interrompus  par  l'arrivée  de  nuelques  seigneurs  greiia- 
v^ins  qui  venaient  dîner  avec  l'archevêque.  Je  les  laissai  ensemble,  et  me 
relirai  parmi  les  officiers,  ((ui  me  prodiguèrent  alors  les  honnêtelés.  J'al- 
lai mau'^er  avec  eux  quand  il  en  fui  temps,  et  s'ils  m'observèrent  pen- 
dant le  repas,  je  les  examinai  bien  aussi.  Ouelle  sagesse  il  y  avait  dans  l'exté- 
riear  des  ecclésiastiques  !  Ils  me  parurent  de  saints  personnages,  tant  le 
lieu  où  j'étais  tenait  mon  esprit  en  respect!  Il  ne  me  vint  pas  seulement 
en  pensée  que  c'était  de  la  fausse  monnaie,  comme  si  l'on  n'en  pouvait 
pas  voir  chez  les  princes  de  l'Eglise  |  .,.,,.. 

J'étais  assis  auprès  d'un  vieux  valet  de  chambre  nomme  .Melcliior  de 
la  Ronda;  il  prenait  soin  de  me  servir  de  bons  morceaux.  L'alteniion 
qu'il  avait  pour  moi  m'en  donna  pour  lui,  et  ma  politesse  le  charma. 
Seii^neur  cavalier,  me  dil-il  tout  bas  après  le  dîner,  je  voudrais  bien 
avoir  une  conversation  particulière  avec  vous.  En  même  temps  il  me 
mena  dans  un  endroit  du  palais  ou  personne  ne  pouvait  nous  entendre  ; 
et  là  il  me  tint  ce  discours  :  Mon  fils,  dès  le  premier  instant  que  je  vous 
ai  vu  je  me  suis  senti  pour  vous  de  l'inclination.  Je  veux  vous  en  donner 
une  marque  certaine  en  vous  faisant  une  confidence  qni  vous  sera  d'une 
trrande  milité.  Vous  êtes  ici  dans  une  maison  où  les  vrais  et  les  faux  dé- 
vots vivent  pêle-mêle.  Il  vous  faudrait  un  temps  infini  i>oiir  connaître  le 
terrain  Je  vais  vous  épargner  une  si  longue  et  si  désagréable  étude,  en 
vous  découvrant  les  caractères  des  uns  et  des  autres;  après  cela,  vous 
pourrez  facilement  vous  condnire. 

Je  commencerai,  tioursuivit-il,  par  monseigneur.  C  est  un  prélat  fort 
Dieux  qni  s'occupe  sans  cesse  à  étlifier  le  peuple,  à  le  porter  à  la  vertu 
par  des  sermons  pleins,d'une  morale  excellente,  qn  ilnimpuse  Ini-meme. 
Il  a  depuis  vingt  années  quitté  la  cour,  pour  sabandonn.-r  entièrement 
au  zèle  qu'il  a  p'oiir  son  troupeau.  C'est  un  savant  personnage,  un  grand 
orateur  !  il  met  tout  son  jdaisir  à  prêcher,  et  ses  andileurs  simt  ravis  de 
l'entendre  Peut-être  y  a-l-il  un  peu  de  vanité  dans  son  fait;  mais,  outre 
,iue  ce  n'est  point  aux  hommes  à  pénétrer  les  cœurs,  il  me  siérait  mal 
(l'éplucher  les  défauts  d'une  personne  dont  je  mange  le  pain.  S'il  m'était 
permis  de  reprendre  quelque  chose  dans  mon  maître,  je  blâmerais  sa 
sévérité.  Au  lieu  d'avoir  de  l'indulecnce  pour  les  faibles  ecclésiastiques, 
il  les  punit  avec  trop  de  rigueur.  Il  persécute  surtout  .sans  miséricorde 


■^8 


GiL  mM. 


'ceux  qui,  comptant  sur  leur  innocence,  entreprennent  de  se  justifier  juri- 
diquement, au  mépris  de  son  autorité.  Je  lui  trouve  encore  un  autre  dé- 
fsut,  qui  lui  est  commun  avec  beaucoup  de  personnes  de  qualité  :  quoi- 
qu'il aime  ses  domestiques,  il  ne  fait  aucune  attention  à  leurs  services,  et 
fl  les  laissera  vieillir  dans  sa  maison  sans  songer  n  leur  procurer  ciuelque 
clablissement.  Si  quelquefois  il  leur  fait  des  gratificalions,  ils  ne  les  doi- 
vent qn";i  la  boiité  de  quelqu'un  qui  aura  jiarlé  pour  eux  :  il  ne  s'avise- 
rait jamais  de  lui-même  de  leur  faire  le  moindre  bien. 

Voilà  ce  que  le  vieux  valet  de  cliamlire  me  dit  de  son  maître.  Il  me  dit 
aires  cela  ce  qu'il  pensait  des  ecclésiastiques  avec  qui  nous  avions  dîné. 
Il  m'en  fil  des  portraits  qui  ne  s'accordaient  j;iière  avec  leur  maintien.  Il 
ne  me  les  donna  pas,  à  la  vérité,  pour  de  mallionnèles  jjens,  mais  seule- 
ment pour  d'assez  mauvais  prêtres.  Il  en  excepta  pourtant  quelques-uns 
dtnt  il  me  vanta  fort  la  vertu.  Je  ne  fus  plus  embarrassé  de  ma  conte- 
lunce  avec  ces  messieurs.  Dés  le  soir  même,  en  soupant,  je  me  parai 
comme  eux  d'un  dehors  sage  ;  cela  ne  coûte  rien.  Il  ne  faut  pas  s'étonner 
s'il  y  a  tant  d'hypocrites. 

CUAPITRE  III. 

Gil  Blas  devient  le  favori  4e  l'archevêque  de  Grenade,  et  le  canal  de  ses  grJccs. 

J'avais  été  dans  l'aprés-dînée  cheicher  mes  hardes  et  mon  cheval  à 
riiôtellerie  où  j'étais  logé,  après  quoi  j'étais  revenu  souferà  l'archevê- 
chc,  cil  l'on  m'avait  préparé  une  chambre  fort  propre  et  un  lit  de  duvet. 
Le  jour  suivant,  monseigneur  me  Cta)ipeler  de  bon  matin;  c'était  pour 
me  donner  une  homélie  a  tnnscrire.  Slais  il  me  recommanda  de  la  copier 
avec  tente  l'exactitude  possible.  Je  n'y  manquai  jas;  je  n'oubliai  ni 
accent,  ni  point,  ni  virgule.  Aussi  lu  joie  qu'il  en  témoigna  fut  mêlée  de 
surprise.  Tére  éternel  !  s'écria-t-il  ovcc  Irans)  ort  lorsqu'il  eut  parcouru 
des  yiux  tous  les  fwii'.ltts  de  ma  copie,  vit-on  jamais  rien  de  plus  cor- 
rect? Vous  êtes  trc-p  bon  copiste  posr  n'être  pas  grammairien.  l'arlez- 
moi  conlidemmcnt,  mon  ami:  n'avez-vous  rien  trouvé  en  écrivant  qui 
vous  ail  choqué  '!  quelque  iicgligcrce  dans  le  style,  ou  quelque  terme 
impropre"?  Cela  |  eut  fort  bien  m  être  écbarpé  d;;ns  le  feu  de  la  compo- 
.silion.  Oli!  n:ouseigKtur,  lui  répondis-je  d'un  air  modeste,  je  ne  suis 
point  assez  éclairé  pour  faire  des  observations  critiques  ;  et  quand  je  le 
serais,  je  suis  persuadé  que  les  ouvrages  de  Votre  Grandeur  braveraient 
ira  censure.  Le  prélat  sourit  de  ma  repense.  Il  ne  répliqua  point;  mais 
il  me  laissa  voir  au  travers  de  toute  sa  pensée  qu'il  n'était  pas  auteur 
imj  unément.  : 

J'achevai  de  gatner  ses  bonnes  grâces  par  celte  flatterie.  Je  lui  devins 

Irs  cher  de  jour  Vn  jour,  et  j'sppris  enfin  de  don  Feinand,  qui  le  venait 
voir  très-souvent,  que  j'en  étais  aimé  dcmnniére  que  je  pouvais  compter 
nia  fortune  faite.  Cela  me  fut  confirmé  jeu  de  temps  api  es  par  mon 
niîiitre  même,  et  voici  à  quelle  occasion.  Un  soir  il  répél::  devai;t  moi 
avec  enthûujiôsme,  dans  son  cabinet,  une  homélie  qu'il  deviit  prononcer 
le  lendemain  dans  la  cathédrale.  Il  ne  se  contenta  pas  de  n.e  demander 
ce  iitie  j'en  yensiis  en  général,  il  m'obligea  de  lui  dire  les  endroits  qui 
m'avaient  le  plus  frappe.  J'eus  le  bonheur  de  lui  citer  ceux  qu'il  estiniail 
davantage,  ses  morceaux  favoris.  Par  là  je  passai  dans  son  esprit  pour 
lin  l.cmmc  qui  avait  une  connaissance  délicate  des  vraies  beautés  d'un 
ouvrage.  Voilà,  s'rcria-t-il,  ce  qu'on  a)  pelle  avoir  du  goût  et  du  senti- 
ment !  Va,  mon  ami,  tu  n'as  pas,  je  t'assure,  l'oreille  béotienne.  En  un 
n  ot,  il  fut  si  coulent  de  moi,  qu'il  me  dit  avec  vivacité  :  Sois,  CA\  Blas, 
sois  désormais  sans  inqiiiélude  sur  ton  sort;  je  me  cJiarge  de  t'en  faire 
un  des  jdus  agréables.  Je  t'aime  ;  et,  pour  te  le  prouver,  je  te  fais  mon 
confident. 

Je  n'eus  pas  sitôt  entendu  ces  paroles,  que  je  tombai  aux  pieds  de  Sa 
Grandeur,  tout  pénétré  de  reconnaissance.  J'embrassai  de  bon  cœur  ses 
j.nmbes  c*gneuses,  et  je  me  regardai  comme  un  homme  qui  était  en  train 
de  s'enriciiir.  Oui,  mon  enfant,  reprit  l'archevêque,  dont  mon  action 
avait  interrompu  le  discours,  je  veux  te  rendre  déjositaire  de  mes  plus 
secrètes  pensées.  Ecoule  avec  atlenlion  ce  que  je  vais  te  dire.  Je  me  plais 
à  prêchtr.  Le  Seigneur  bénit  mes  homélies  :  elles  touchent  les  pécheurs, 
les  font  rentrer  t"n  eux-n  cmes,  et  recourir  à  la  )iéiiitence.  J'ai  la  satis- 
faction de  voir  un  avare,  effrayé  des  images  que  je  présente  à  sa  cupi- 
dilé,  imvrir  ses  trésors  et  les  ré)iandre  d'une  prodigue  main  ;  d'arracher 
un  voluptueux  aux  plaisirs,  de  remplir  d'ambitieux  les  ermitages,  et 
d'affermir  dans  son  devoir  une  épouse  ébranlée  jiar  un  amant  séducieiir. 
Cesconveisions,  qui  sont  fréi|uentes,  devraient  toutes  seules  m'excilcr 
au  travail.  Néanmoins,  je  l'avouerai  ma  faiblesse; je  me  propose  encore 
un  aulre  jirix,  un  |)iix  que  la  délicatesse  de  ma  vertu  me  reproche  in- 
utilement :  c'est  Teslime  que  le  njondc  a  jiour  les  écrits  fins  et  limés. 
L'honneur  de  pass*r  pour  un  parfait  orateur  a  des  charmes  pour  moi. 
On  trouve  mes  ouvrages  également  forts  et  délicats  ;  mais  je  voudrais 
bien  éviter  le  défaut  des  bons  auteurs  qui  éciivcnl  trop  longtemps,  et 
Hie  sauver  avec  touicma  réputation. 

Ainsi,  mon  cher  Gil  blas,  continua  le  prélat,  j'exige  une  chose  de  ton 
/éle  ;  ([uaiid  lu  l'apercevras  que  ma  jdnine  sentira  la  vieillesse,  lorsque 
lu  me  verras  baisser,  ne  manque  pas  de  m'en  avertir.  Je  ne  me  fie  point 
3  moi  la-dessus;  mon  amour-propre  pourrait  me  séduire.  Cette  remar- 
(|ue  demande  un  esprit  désintéressé.  Je  fai.s  choix  du  lien,  que  je  con- 
nais Ion  :  je  m'en  rap|iortrrai  à  ton  jugement.  Grâce  au  ciel,  lui  dis-je, 
monseigneur,  vous  êtes  encore  fort  éloigné  de  ce  lenps-lâ.  Ile  plus,  un 


esprit  de  la  trempe  de  celui  de  Votre  Grandeur  se  conservera  beaucoup 
mu'ux  qu'un  autre,  ou,  pour  parler  plus  juste,  vous  sci'ez  toujours  le 
même.  Je  vous  regarde  comme  un  autre  cardinal  Ximenés,  dont  le  génie 
supérieur,  au  lieu  de  s'affaiblir  par  les  années,  semblait  en  recevoir  de 
nouvelles  forces.  Point  de  tlatterie,  interrompit-il,  mon  ami  !  Je  sais  que 
je  puis  tomber  tout  d'un  coup.  A  mon  âge  on  commence  ,i  sentir  les 
infirmités,  et  les  infirmités  du  corps  allèrent  l'esprit.  Je  te  le  répète, 
Gil  Blrs,  dès  que  tu  jugeras  que  ma  tête  s'affaiblira,  donne-m'en  aussitôt 
avis.  Ne  crains  pas  d'être  fane  et  sincère  ;  je  recevrai  cet  avertissement 
comme  une  marque  d'affeclion  pour  moi.  D'ailleurs,  il  y  va  de  ton  inté- 
rêt :  si,  par  malheur  )i0ur  toi,  il  me  revenait  qu'on  dit  dans  la  ville  que 
mes  discours  n'ont  plus  leur  force  ordinaire,  et  que  je  devrais  me  repo- 
ser, je  le  le  déclare  tout  net,  lu  perdrais  avec  mou  amitié  la  fortune  que 
je  l'ai  promise.  Tel  serait  le  fruit  de  ta  sotte  discrétion. 

Le  patron  cessa  de  parler  en  cet  endroit  pour  entendre  ma  réponse, 
qui  fut  une  promesse  de  faire  ce  qu'il  souhaitait.  Depuis  ce  moment-là  il 
n'eut  plus  rien  de  caché  pour  moi;  je  devins  son  favori.- Tous  les  domes- 
tiques, excepté i\lelchior  de  la  Ronda,  ne  s'en  aperçurent  pas  sans  envie. 
C'était  une  chose  à  voir  que  la  manière  dont  les  gentilshommes  et  les 
écuyers  vivaient  alors  aveo  le  confident  de  monseigneur  :  ils  n'avaient 
)ias  honte  de  faire  des  bassesses  pour  captiver  ma  bienveillance  ;  Je  ne 
pouvais  croire  qu'ils  fussent  Espagnols.  Je  ne  .laissai  pas  de  leur  rendre 
seivice,  sans  être  la  dupe  de  leuis  politesses  intéressées.  Monsieur  l'ar- 
chevêque, à  ma  prière,  s'employa  pour  eux.  11  fil  donner  à  l'un  une  com- 
pagnie, et  le  mil  en  état  de  faire  figure  dans  les  troupes.  Il  eu  envoya 
un  autre  au  Mexique  remplir  un  emploi  considérable  qu'il  lui  fit  avoir, 
et  j'obtins  pour  mon  ami  Melchior  une  bonne  gratification.  J'éprouvai 
par  là  que  si  le  prélat  ne  prévenait  pas,  du  moins  il  refusait  rarement  ce 
qu'on  lui  demandait. 

Mais  ce  que  je  fis  pour  un  prêtre  me  paraît  mériter  un  détail.  Un  jour 
certain  licencié  appelé  Louis  Garcias,  homme  jeune  et  encore  de  Irès- 
Lonne  mine,  me  fui  présenté  par  notre  maître  d'hôtel,  qui  médit  :  Sei- 
gneur Gil  Blas,  vous  voyez  un  de  mes  meilleurs  amis  dans  cet  honnête 
ecclésicslique  ;  il  a  été  àumiJnier  chez  des  religieuses.  La  médisance  n'a 
point  épargné  sa  vertu.  On  l'a  noirci  dans  l'esprit  de  monseigneur,  qui 
l'a  interdit,  et  qui  par  malheur  est  si  jirévenu  conire  lui,  cju'il  ne  veut 
écouter  aucune  sollicitation  en  sa  faveur.  Nous  avons  inutilement  em- 
ployé les  premières  personnes  de  Grenade  pour  le  faire  réhabiliter  ;  notre 
maître  est  inflexible. 

Messieurs,  leur  dis-je,  voilà  une  affaire  bien  gâtée.  U  vaudrait  mieux 
qu'on  n'eut  j  oint  sollicité  pour  le  seigneur  licencié.  On  lui  a  rendu  un 
mauvais  office  en  voulant  le  servir.  Je  connais  monseigneur  :  les  prières 
et  les  reccmn:andations  ne  font  qu'aggraver  dans  son  esprit  la  fauted'un 
ecclésiastique  ;  il  n'y  a  pas  longtemps  que  je  le  lui  ai  oui-dire  à  lui-même. 
ïlus,  disait-il,  un  jirêlrc  qui  est  tombe  dans  l'irrégularité  engage  de  per- 
sonnes à  me  parler  pour  lui,  plus  il  augmente  le  scandale,  et  plus  j'ai  de 
sévérité.  Cela  est  fâcheux,  reprit  le  nniiire  d'héitel,  et  mon  ami  serait 
bien  embarrassé  s'il  n'avait  pas  une  bonne  main  Utureusement  il  écrit 
a  ravir,  et  il  se  tire  d'intrigue  par  ce  talent.  Je  fus  curieux  de  voir  si 
l'écriture  qu'on  me  vantait  valait  mieux  que  la  mienne.  Le  licencie,  qui 
en  avait  une  sur  lui,  m'en  montra  une  page  que  j'admirai  :  il  semblait 
que  ce  fut  une  exemple  de  maiire  écrivain.  En  considérant  une  si  belle 
écriture,  il  me  vint  une  idée.  Je  priai  Garcias  de  me  laisser  ce  papier,  en 
Uii  disant  que  j'en  ]iourrais  faire  quelque  chose  qui  lui  serait  utile  ;  i)ue 
je  ne  m'expliquais  pas  dans  ce  moment,  mais  que  le  lendemain  je  lui  en 
dirais  davantage.  Le  licencié,  à  qui  le  maître  d'hôtel  avait  ajiparenimenl 
fait  l'éloge  de  mon  espjil,  se  retira  aussi  content  que  s'il  eût  idéjà  élé 
remis  dans  ses  fonclioi '^4  - 

J'avais  vériiablement  envie  qu'il  le  fùl  ;  et  dés  le  jour  même,  j'y  tra- 
vaillai de  la  manière  que  je  vais  le  dire.  J'étais  seul  avec  l'archevêque  ; 
je  lui  fis  voir  l'écriture  de  Garcias.  Mon  jatron  en  parut  charmé.  Alors. 
profilant  de  l'occasion,  Jlonseigneur,  lui  dis-je,  )iuisque  vous  ne  voulez 
pas  faiie  imprimer  vos  homélies,  je  sonhaiierais  du  moins  qu'elles  fus- 
ient  écrites  comme  cela. 

Je  suis  satisfait  de  Ion  écriture,  me  ré|iondil  le  prélat  ;  mais  je  l'avoue 
que  je  ce  sciais  pas  fâché  d'avoir  de  celle  main-la  une  copie  de  mes  ou- 
vrages. Votre  Grandeur,  lui  répliiiuai-jc,  n'a. qu'à  parler;  l'homme  oui 
peint  si  bit  n  est  un  licencié  de  ma  connaissance.  Il  sera  d'nulanl  plus 
ravi  de  vous  l'aiie  ce  plaisir,  qu'il  pourra,  ]:ar  ce  moyen,  intéresser  votre 
eléniencc  à  le  tiicr  delà  triste  situation  où  il  a  le  malheur  de  se  trouver 
présentemenl. 

Le  prélat  ne  manqua  pas  de  demander  comment  .>e  nommait  ce  licen- 
cié. 11  s'appelle,  lui  dis-je,  Louis  Garcias:  il  est  au  désespoir  de  s'être 
atliré  votre  di.sgràce.  Ce  Garcias,  interrompit-il,  a,  si  je  ne  me  trompe, 
été  aumônier  dans  un  couvent  de  filles.  Il  a  encouru  lesvcensures  ecclé- 
siastiques. Je  me  souviens  encore  des  mémoires  qui  m'ont  élé  donnés 
conire  lui.  Ses  ii.œurs  ne  sont  pas  fort  bonnes.  Monseigneur,  iuterroin- 
pis-je  à  mon  tour,  je  n'entreprendrai  point  de  le  justifier  ;  mais  je  sais 
qu'il  a  desinncmis.il  prolend  que  les  auteurs  des  mémoires  que  vous 
avez  vus  se  sont  plus  allachesà  lui  rendre  de  mauvais  offices  qu'à  dire  la 
vériié.  Cela  peut  être,  reprit  l'archevêque  :  il  y  a  dans  le  monde  des  es- 
jirits  bien  dangereux.  D'ailleurs,  je  veux  que  sa  conduite  n'ait  pas  tou- 
jours été  irréprochable:  il  peut  s'en  être  repenti;  enfin,  à  tout  péché 
miséricorde.  Améue-nioi  ce  licencié;  je  lève  l'interdiclion. 
C'est  ainsi  que  les  hommes  les  plus  sévères  raballeul  de  leur  sévérité 


GlLliLA&^s 


79^ 


quand  leur  plus  cher  intérêt  s'y  oppose.  L'archevêque  accorda  sans  peine 
an  vain  plaisir  d'avoir  ses  œuvres  Lien  écrites  ce  qu'il  avait  refusé  aux 
plus  puissantes  sollicitations.  Je  portai  proraptenient  cette  nouvelle  au 
uiaitre  d'hôtel,  qui  la  fit  savoir  à  son  ami  Garcias.  Ce  licencié,  des  le  jour 
suivant,  vint  me  faire  des  remerciements  proporlionués  à  la  grâce  obte- 
nue. Je  le  présentai;!  mon  maître,  qui  se  contenta  de  lui  faire  une  légère 
réprimande,  et  lui  donna  des  homélies  à  mettre  au  net.  Garcias  s'en  ac- 
quitta si  bien,  i|u"il  fut  rétabli  dans  son  ministère.  11  obtint  même  la  cure 
de  Gabie,  gros  bourg  aux  environs  de  Grenade;  ce  qui  prouve  bica  que 
les  bénéfices  ne  se  donnent  pas  toujours  à  la  vertu. 

CHAPITRE  IV. 

L'ari:.evèqiie  tombe  eu  apoplexie,  le  l'embarras  où  se  neuve  Gil  lilas,  tl  de  quelle  f.iv'Ui 
il  eu  son. 

T.'mdis  que  je  rendais  ainsi  service  aux  uns  et  aux  autres,  don  Fernand 
de  Leyva  se  disposait  d  quitter  Grenade.  J'allai  voir  ce  swgneur  avant  son 
départ,  pour  le  remercier  de  nouveau  de  l'excellent  poste  qu'il  m'avait 
procuré.  Je  lui  en  parus  si  satisfait,  qu'il  me  dit  :  Mon  cher  Gil  Blas,  je 
suis  ravi  que  vous  soyez  content  de  mon  oncle  l'archevêque.  Je  suis 
charmé  de  ce  grand  prélat,  lai  répondis-je,  et  je  dois  l'être.  Outre  que 
c'est  un  seigneur  fort  aimable,  il  a  pour  moi  des  bontés  que  je  ne  puis 
assez  reconiiaitre.  Il  ne  m'en  fallait  pas  moins  pour  me  consoler  de  n'être 
plus  auprès  du  seigneur  don  César  et  de  soii  fils.  Je  sjis  persuadé,  re- 
prit-il, qu'il  sont  aussi  tous  deux  mortifiés  de  vous  avoir  perdu.  .Mais 
vous  n'êtes  peut-être  pas  séparés  pour  jamais;  la  fortune  pourra  quelque 
jour  vous  rassembler.  Je  n'entendis  pas  ces  paroles  sans  m'atlendrir. 
J'en  soupirai  ;  et  je  sentis  dans  ce  momont-là  que  j'aimais  lanl  don  Al- 
phonse, que  j'aurais  volontiers  abandonné  l'aichevêque  l't  les  belles  espé- 
rances qu'il  m'avait  données,  pour  m'en  retourner  au  château  defLeyva, 
si  l'on  eût  levé  l'obstacle  q\ii  m'en  avait  éloigna  Don  Fernmd  s'aperçut 
des  mouvements  qui  m'agitaient,  et  m'en  sut  si  bon  gi'é,  qu'il  m'em- 
Lrflssa  en  me  disant  que  toute  sa  famille  prendrait  toujours  part  â  ma 
destinée. 

Deux  mois  après  que  ce  cavalier  fut  parti,  dans  le  temps  de  ma  plus 
grande  faveur,  nous  eûmes  une  chaude  alarme  au  palais  épiscopal  :  l'ar- 
chevêque tomba  en  apoplexie.  On  le  secourut  si  promptement,  et  on  lui 
donna  de  si  bons  remèdes,  que  quelque  jours  après  il  n'y  paraissait  plus. 
Mais  son  esprit  en  reçut  nue  rude  atteinte.  Je  le  remarquai  bien  des  la 
première. homélie  qu'il  composa.  Je  ne  trouvai  pas  toutefois  la  différence 
qu'il  y  avait  de  celle-là  aux  autres  assez  sensible  pour  conclure  que 
l'orateur  commençait  à  baisser.  J'attendis  encore  nue  homélie  pour 
mieux  .savoir  â  quoi  m'en  tenir.  Oh  !  pour  celle-là.  elle  fut  décisive.  Tan- 
tôt II'  bon  prélat  so  rabattait,  tantôt  il  s'élevait  tn)p  haut  oi  descendait 
trop  bas.  C'était  un  discours  diffus,  une  rhétorique  de  l'égent  usé,  une 
capucinade. 

Je  ne  fus  pas  le  seul  qui  y  pril  aaide.  La  plupart  des  audileurs,  comme 
s'ils  eussent  été  aussi  gagés  pour  l'e.xaminer,  se  disaient  tout  bas  les  uns 
aux  autres:  Voilà  un  sermon  qui  sent  l'apoplexie.  Allons,  monsieur 
l'arbitre  des  homélies,  me  dis-je  alors  à  moi-même,  préparez-vous  à 
faire  votre  oflice.  Vous  voyez  que  monseigneur  tombe;  vous  devez  l'en 
avenir,  non-seulement  comme  dépositaire  de  ses  penséi's,  mais  encore 
de  peir  que  quelqu'un  de  ses  amis  ne  fût  assez  franc  pour  vous  préve- 
nir. En  ce  cas-là,  vous  savez  ce  qu'il  en  arriverait  :  vous  seriez  biffé  de 
son  testament,  ou  il  y  aura  sans  doute  pour  vous  un  meilleur  legs  que  la 
bibliothèque  du  licencié  Sédillo. 

Après  ces  relierions,  j'en  faisais  d'autres  toutes  contraires  :  l'avertisse- 
ment dont  il  s'agi.çsait  me  paraissait  délicat  â  dinner.  Je  jugeais  qu'un 
auteur  entêté  de  ses  ouvrages  pourrait  le  recevoir  mal;  mais,  rejetant 
cette  pensée,  je  me  représentais  iju'il  étiit  impossible  qu'il  le  jirit  en 
mauvaise  part;  après  lavoir  exige  de  moi  d'une  manière  si  pi-essante. 
Ajoutons  à  cela  que  je  comptais  bien  de  lui  parler  avec  adresse,  et  de  lui 
fairi'  avaler  la  pilule  tout  doucement.  HuDu,  trouvant  que  je  risquais  da- 
vanlage  à  gai\ler  le  silence  qu'.i  le  rompre,  je  me  déterminai  à  parler. 

Je  n'étais  plus  embarrassé  que  d'une  chose  :  je  ne  savais  de  quelle 
façon  entamer  la  parole.  Heureusement  l'orateur  lui-même  me  tira  de 
cet  embarras  en  me  deraandani  ce  qu'on  disait  de  lui  dans  le  mondr',  et 
si  l'on  était  satisfait  de  son  dernier  discours.  Je  répondis  qu'on  admirait 
toujours  ses  homélies,  mais  qu'il  me  s-mhlait  que  la  dernière  n'avait  pas 
si  bien  que  les  autres  affecté  l'auditoire.  Comment  donc,  nvm  ami,  rc- 
pliqua-t-il  avec  avec  étonnement,  aurait-elle  trouvé  quelque  Arislarque? 
Son,  monsi'igueur,  lui  reparlis-je,  non.  Ce  ne  sont  pas  des  ouvrages  tels 
que  les  vôtres  que  l'on  ose  critiquer:  il  n'y  a  personne  qui  n'en  soit 
ciiarmé.  Néanmoins,  puisque  vous  m'avez  recommandé  d'être  franc  et 
sincère,  je  prendrai  la  liberté  devons  dire  que  votre  dernier  Jiscours  ne 
me  parait  pas  tout  à  fait  de  la  force  des  précédents.  Ne  pensez-vous  pas 
.cela  comme  moi  ? 

Ces  paroles  firent  pâlir  raon  maître,  qui  médit  avec  un  souris  forcé  : 
Monsieur  (jil  Blas,  cette  pièce  n'est  donc  pas  de  votre  goùtî  Je  ne  dis 
pas  cela,  montieigiieur,  inlerrompis-je  tout  di^concerté.  Je  la  trouve  ex- 
cellente, quoiqui;  UD  peu  au-^iossous  de  vo»  autres  ouvrages.  Je  vous  en- 
leods.  répliqna-t-il ;  je  vous  parais  baisser,  n'est-ce  pas?  Tranchez  lo 
mal.  Vous  croyez  qu'il  est  temps  que  je  songe  à  la  retraite?  Je  n'aurais 
pas  été  assez  liardi,  lui  dis-je,  pour  vous  parler  si  librement,  $|  Volro 


Grandeur  ne  me  l'eut  ordonnée  Jëne  lâls  donc  que  lui  obéir,  et  je  Is 
supplie  très-liumblevnent  de  ne  me  point  savoir  mauvais  gré  de  ma  har- 
diesse. A  Dieu  ne  plaise,  interrompit-il  avec  précipitation,  à  Dieu  ne  plaise 
que  je  vous  la  reproclie!  Il  faudrait  que  je  fusse  bien  injuste.  Je  ne 
trouve  point  du  tout  mauvais  que  vous  me  disiez  votre  sentiment.  C'est 
votre  sentiment  seul  que  je  trouve  mauvais.  J'ai  été  furieusement  la  dupe 
de  votre  inielli:;ence  bornée. 

Quoique  démonté,  je  voulus  chercher  quelque  modification  pour  ra- 
juster les  choses;  mais  le  moyen  d'ap.iiser  un  auteur  irrité,  et  de  plus 
un  auteur  accoutumé  à  s'entendre  louer'.'  N'en  [tarions  plus,  dit-il,  mon 
enfant.  Vous  êtes  encore  trop  jeune  pour  démêler  le  vrai  du  faux.  .\p- 
prenez  que  je  n'ai  jamais  composé  de  meilleure  homélie  que  celle  qui  a 
le  malheur  de  n'avoir  pas  votre  approbation.  Mon  esprit,  grâce  au  ciel, 
n'a  rien  encore  perdu  de  sa  vigueur.  Désormais  je  choisirai  mieux  mes 
confidents;  j'en  veux  de  plus  capables  que  vous  de  décider.  Allez,  pour- 
suivit-il en  me  poussant  par  les  ép:iules  hors  de  son  cabinet,  allez  dire  à 
mon  tré.sorier  qu'il  vous  compte  cent  ducats,  et  que  le  ciel  vous  conduise 
avec  cette  somme  1  .\dien,  monsieur  Gil  Blas,  je  vous  souhaite  toutes 
sortes  de  prospérités  avec  un  peu  plus  de  goût. 

CUAPlTltE  V. 

1)0  parti  que  iirit  Gil  Blas  après  que  l'arclKièque  lui  eut  donué  son  congé.  Par  quel 
liasaril  il  rencoiUra  le  licencie  qui  lui  avait  taiil.d'obligation,  et  ([ucUes  marques  de  re- 
coiiualssance  il  cm  reçut. 

Je  sortis  du  cabinet  en  maudissant  le  caprice,  ou,  pour  mieux  dire,  la 
faiblesse  de  l'archevêque,  et  plus  en  colère  contre  lui  qu'afiligé  d'avoir 
perdu  ses  bonnes  grâces.  Je  doutai  même  queluue  temps  si  j'irais  toucher 
lues  cent  ducats;  mais,  api-esy  avoir  bien  réiléchi,  je  ne  fius  pas  assez 
sot  pour  n'en  rien  fiire.  Je  jugeai  que  c>:t  argent  no  m'ôterait  pas  le  droit 
de  donner  un  ridicule  à  mon  prélat;  à  quoi  je  me  promettais  bien  de  ne 
pas  manquer  toutes  les  fois  qu'on  mettrait  devant  moi  ses  homélies  sur 
le  tapis. 

J'allai  donc  demauJer  cent  duoals  au  trésorier,  sans  lui  dire  un  seul 
mot  de  ce  qui  ven  lit  de  se  passer  entre  son  mniire  et  moi.  Je  cherchai 
ensuite  Melcliiorde  la  llmda  pour  lui  ilire  un  éternel  adieu.  Il  m'aimail 
trop  pour  n'être  pas  sensible  à  mnn  malheur.  Pendant  que  je  lui  en  fai- 
sais le  récit,  je  remarquais  que  la  douleur  s'imprimait  sur  sou  visage. 
Malgi-é  tout  le  respect  qu'il  devait  â  rarchevêi|iie,  il  ne  put  s'empêcher 
de  le  blâmer  ;  mais,  comme  dans  la  colèi-e  où  j'étais  je  jurai  que  le  pré- 
lat me  le  paverait,  et  quf  je  réjouirais  toute  la  ville  à  ses  dépens,  le  sage 
Melchior  raê  dit:  Croyez-moi,  moncher  Gil  Blas,  dévorez  plutôt  votre 
chagrin.  Les  hommes  du  commun  doivent  toujours  respecter  les  person- 
nes de  qualité,  quelque  sujet  ipi'ils  aient  de  s'en  plaindre.  Je  conviens 
qu'il  y  a  de  fort  plats  seigneuis  qui  ne  méi-itent  guère  (ju'on  ait  de  la 
cousitiération  pour  eux  ;  mais  ils  peuvent  nuire,  il  faut  les  craindre. 

Je  remerciai  le  vieux  valet  de  chainbre  du  bon  conseil  qu'il  me  don- 
nait, et  je  lui  promis  d'eu  profiter.  Après  cela  il  me  dit  :  Si  vous  allez  a 
Madrid,  voyez-y  Joseph  Navarro,  mon  neveu.  Il  est  chef  d'oflice  chez  le 
seigneur  don  Balihazar  de  Z'îniga,  et  j'ose  vous  dire  que  c'est  nu  garçon 
dig'ne  de  votre  amitié.  Il  est  franc,  vif,  officieux,  prévenant;  je  souhaite 
que  vous  fassiez  connaissance  ensemble.  Je  lui  répondis  que  je  ne  man- 
.|uerais  pas  d'aller  voir  ce  Joseph  Navarro  sitôt  que  je  serais  à  Madrid, 
on  je  comptais  bien  de  retourner.  Ensuite  je  sortis  du  palais  épiscopal 
pour  n'y  remettre  jamais  le  pied.  Si  j'eusse  encore  eu  mon  cheval,  je 
serais  peut-être  parti  sur-le-champ  pour  Tolède;  miis  jt;  l'avais  vendu 
dans  le  temps  de  ma  faveur,  i-royant  que  je  n'en  auriis plus. besoin.  Je 
pris  le  parli  de  louer  une  cliambrë  garnie,  faisant  mou  plan  de  demeurer 
encore  un  mois  à  Grenade,  et  de  me  rendre  après  cela  auprès  du  conUe 
lie  Polan.  .... 

Comme  l'iieure  dudlner  approchait,  je  demandai  à  mou  hôtesse  s  il  n  y 
,ivait  pas  quelque  auberge  dans  le  voisinage'.  Elle  me  réponiil  qu'il  y  oii' 
,ivait  une  excellente  à  deux  pas  de  sa  maison,  que  l'on  y  était  bien  servi, 
et  qu'il  v  allait  quantité  d'honuètes  gens.  .le  me  la  lis  enseigner,  et  je 
m'y  reifils  bientôt.  J'entrai  dans  une  grande  salle  qui  ressemblait  asse^ 
à  lin  réfectoire.  Dix  à  douze  hommes  assis  à  une  longue  table  couverte 
d'une  nappe  malpropre  s'y  c  niretcnaient  en  mangeant  chacun  sa  petite 
iiortion.  L'on  m'apporta  la  mienne,  qui  dans  un  autre  temps  sans  doute 
m'ani-ait  fait  regi-eltor  la  table  que  je  v.i  lais  de  perdre.  Miis  jV.tais alors 
si  piqué  contre  l'arcliovêque,  que  la  frug.ilité  de  in')n  attbi'rgo  ni"  |i;irais- 
sail  préférable  à  la  bonne  cliére  qu'on  faisait  chez  lui.  Je  Maniais  l  ab  )ii- 
dance  de  mets  dans  les  repas:  et,  raisonnant  en  docteur  de  \all.idolid 
Malheur,  disais-je,  à  ceux  qui  fi-équentent  ces  labiés  pernicieuses  on  il 
faut  sans  cesse  être  en  garde  contre  sa  sensualité,  de  peur  de  trop  char- 
fer  son  estomac  :  Pour  peu  que  l'on  mange,  ne  mange-t-on  pas  tou.iouis 
assez?  Je  louais  dans  ma  miuvaise  humeur  d.'s  aiihorismes  que  j'avais 
jti'qu'alors  négligés.  . 

Dans  le  lem'psquo  j'expédiais  mon  ordinaire,  sans  craindre  de  passer 
les  bornes  de  la  tempérance,  le  licencié  Louis  (larcias,  devenu  cure  dtt 
Gabie  de  la  manière  que  je  l'ai  dit  ci-devant,  arriva  dans  la  salle.  Du  mo- 
ment qu'il  m'aperçut,  il  vint  me  saluer  d'un  air  empresse,  ou  plutôt  eu 
ftiisanl  touten  les  d'émonslr.Ttiorrs  d'v.ri  homme  qui  sent  tme  joio  exces- 
sive Il  me  serra  entre  ses  hrHH,  el  jo  fus  oblige  d'ossuyer  un  Iros-lotis,' 
compliment  sur  le  service  que  je  lui  av.Vis  voudu.  Il  me  fatigusil  i  lo'^^.p 


80 


GIL  BLAS. 


(lèse  montrer  reconnaissant.  Il  se  pinça  prés  de  moi  en  me  disant  :  OIi, 
vi\e  Dieu!  mon  cher  patron,  puisque  ma  bonne  fortune  veiilqne  je  vous 
rencontre,  nous  ne  nous  séparerons  pas  sans  boire.  Mais,  comme  il  n'y  a 
p.is  de  bon  vin  dans  cette  auberge,  je  vous  mènerai,  s'il  vous  plait,  apïés 
notre  petit  diner,  dans  un  endroit  où  je  vous  régalerai  d'une  bouteille  de 
Lucéne  des  plus  secs,  et  d'un  muscat  de  Foncaral  exquis.  11  faut  que 
nous  fassions  cette  débauche  :  ne  me  refusez  pas,  je  vous  prie,  celte 
satisfaction.  Que  n'ai-je  le  bonheur  de  vous  posséder  quelques  jours  seu- 
lement dans  mon  presbytère  de  Gabie!  vous  y  seriez  reçu  comme  un  gé- 
néreux Mécène  à  qui  je  dois  la  vie  aisée  et  tranquille  que  j'y  mène. 

Pendant  qu'il  me  tenait  ce  discours,  on  lui  apporta  sa  portion.  11  se 
uni  à  manger,  sans  pourtant  cesser  de  me  dire  par  intervalles  quelque 
chose  de  flatteur.  Je  saisis  ce  temps-là  pour  parlera  mon  tour;  et  comme 
il  n'oublia  pas  de  me  demander  des  nouvelles  de  son  ami  le  maître 
d'hôtel,  je  ne  lui  fis  pas  un  mystère  de  ma  sortie  de  l'archevêché.  Je  lui 
lonlai  même  jusqu'aux  moindres  circonstances  de  ma  disgrâce,  qu'il 
écouta  fort  attentivement.  Après  tout  ce  qu'il  venait  de  me  "dire,  qui  ne 
>e  serait  pas  attendu  à  l'entendre,  pénétre  d'une  douleur  reconnaissante, 
déclamer  contre  l'archevêque?  Mais  c'est  à  quoi  il  ne  pensait  nullement  ; 
au  contraire,  il  devint  freid  et  rêveur,  acheva  de  diner  sans  me  dire  une 
parole  :  puis,  se  levant  de  table  brusquement,  il  me  salua  d'un  air  glacé 
et  disparut.  L'ingrat,  ne  me  voyant  jilus  en  état  de  lui  être  utile,  s'épar- 
gnait jusqu'à  la  peine  de  me  cacher  ses  sentiments.  Je  ne  fis  que  rire  de 


son  ingratitude,  et,  le  regardant  avec  tout  le  mépris  qu'il  méritait  je  lui 
criai  d'im  ton  assez  haut  pour  en  être  entendu  :  Holaho.'sage  aumônier 
de  religieuses,  allez  faire  rafraîchir  ce  délicieux  vin  de  Lucéne-dont  vous 
m'avez  fait  fête  ! 

CHAPITRE  VI. 

.  (".il  Blas  va  voir  joi  er  les  comédiens  de  Grenade.  De  i'cloiinement  où  le  j(^a  la  vue  d'une 
aclrice,  el  de  ce  qu'il  en  airiva. 

Garcias  n'élait  pas  hors  de  la  salle,  qu'il  y  entra  deux  cavaliers  fort 
pro]ireraent  velus,  qui  vinrent  s'asseoir  auprès  de  moi.  Ils  commencè- 
rent à  s'enlietcnir  des  comédiens  de  la  troupe  de  Grenade,  et  d'une  co- 
médie nouvelle  qu'on  jouait  alors.  Cette  pièce,  suivant  leur  discours 
faisait  grand  bruit  dans  la  ville.  11  me  prit  envie  de  l'aller  voir  rcprésen- 
ter  dès  ce  jour-là.  Je  n'avais  point  été  à  la  comédie  depuis  que  j  étais  à 
Grenade.  Comme  j'avais  presque  toujours  demeuré  à  rarchevêché,  oii 
ce  spectacle  élait  frappé  d'anathème,  je  n'avais  eu  garde  de  me  donner 
ce  plaisir-là.  Les  homélies  avaient  fait  tout  mou  amusement. 

Je  me  rendis  donc  dans  la  salle  des  comédiens  lorsqu'il  en  fut  temps 
et  j'y  trouvai  une  nombreuse  assemblée.  J'entendis  faire  autour  de  moi 
desdisscrlalions  sur  la  pièce  avant  qu'elle  commençât,  et  je  remarquai 
que  tout  le  monde  se  mêlait  d'en  juger.  L'un  se  déclarait  pour,  l'autre 
coBtie.  A-t  on  jamais  vu  un  ouvrage  mieux  écrit?  disait-on  à  ma  droite 
Le  pitoyable  style!  s'écriait-on  à  ma  gauche.  En  vérité,  s'il  y  a  de  bien 
mauvais  auteurs,  il  faut  convenir  qu'il  y  a  plus  de  mauvais  critiques  Et 
quand  je  pense  au  dégoût  que  les  poètes  dramaliques  ont  à  essuyer  je 
m'étonne  (|u'il  y  en  ait  d'assez  hardis  pour  braver  l'ignorance  de  la  mul- 
titude, et  la  censure  dangereuse  des  (iemi-savants  qui  corromiieul  quel- 
quefois le  jugement  du  public. 

Enfin  le  gracioso  se  présenta  pour  ouvrir  la  scène.  Dès  qu'il  parut  il 
excita  un  battement  de  mains  général  ;  ce  qui  me  fit  connaître  que  c'était 
un  de  ces  acteurs  gàlés  à  qui  le  parterre  pardomie  tout.  Effectivement 
ce  comédien  ne  disait  pas  un  mot,  ne  faisait  pas  un  geste  sans  s'attirer 
des  apjilaudissements.  On  lui  marquait  trop  le  plaisir  qu'on  prenait  à  le 
voir  :  aussi  en  abusait-il.  Je  m'aperçus  qu'il  s'oubliait  quelquefois  sur  la 
scène,  et  mettait  à  une  trop  forlc  épreuve  la  prévention  où  l'on  était  en 
sa  faveur.  Si  on  l'eût  sifllé  au  lieu  de  l'applaudir,  on  lui  aurait  souvent 
rendu  justice. 

On  batiit  aussi  des  mains  à  la  vue  de  quelques  autres  acteurs  et  par- 
ticulièrement d'une  «ctrice  qui  faisait  un  rôle  de  suivante.  Je  m'attachai 
a  la  considérer;  et  il  n'y  a  point  de  termes  qui  puissent  exprimer  quelle 
fut  ma  surprise,  quand  je  reconnus  en  elle  Laurc,  ma  chère  Laure  que 
je  croyais  encore  a  Madrid  auprès  d'Arsénié.  Je  ne  jiouvais  douter  nîie  ce 
no  fut  elle  :  sa  taille,  ses  traits,  le  son  de  sa  voix,  tout  m'assurait  'lue  je 
lie  n.e  trompais  iioint.  Cependant,  comme  si  je  me  fusse  défié  du  rapport 
de  mes  yeux  et  de  mes  oreilles,  je  demandai  .son  nom  à  ur  cavalier  qui 
elait  à  cote  de  moi.  lié  I  de  qm\  pays  venez-vous?  me  dit-il.  Vous  êtes 
apparemment  iin  nouveau  débarqué,  puis(|ue  vous  ne  connaissez  pas  li 
belle  Estelle.  ' 

La  lessemblance  élait  trop  parfaite  pour  prendre  le  change.  Je  com- 
pris bien  ([ue  Laure,  en  changeant  d'état,  avait  aussi  changé  de  nom-  et 
curieux  desavoir  ses  affaires,  carie  public  n'ignore  guère  celles  des  ii'er- 
snnnes  de  iliéàire,  je  m'informai  du  même  licimme  si  celle  Estelle  avait 
quelque  amant  d'importance.  Il  me  répondit  que  depuis  deux  mois  il  y 
avait  à  Grenade  un  Rrand  seigneur  portugais,  nomme  le  marquis  de  Ma- 
rialva,  qui  faisait  beaucoup  dedepcnsepourellc.il  m'en  aurait  dit  da- 
vantage, si  je  n'eusse  pas  craint  de  le  fatiguer  de  mes  (luestions.  J'étais 
plus  occupe  de  la  nouvelle  (lue  ce  cavalier  venait  de  m  apprendre  que 
de  la  comédie  :  el  qui  m'eût  demandé  le  .sujet  de  la  j.iéce  quand  je  sortis 
m  aurait  fort  «mliarrassé.  Je  ne  faisais  que  rêver  à  Laure,  à  Estelle  cl  je 
1  (  iM.!ij-!iMs  lien  d'sller  (liez  cdie  actrice  le  jeur  suiviit.  Je  n'étais 


pas  sans  inquiétude  sur  la  réception  qu'elle  me  ferait.  J'avais  lieu  de  pen- 
ser que  ma  vue  ne  lui  ferait  pas  grand  plaisir  dans  la  situation  brillante 
ou  étaient  ses  affaires;  je  jugeai  même  qu'une  si  bonne  comédienne, 
pour  se  venger  d'un  homme  dont  certainement  elle  avait  sujet  d'être  mé- 
contente, pourrait  bien  faire  semblant  de  ne  le  pas  connaître.  Tout  cela 
ne  me  rebuta  point.  Après  un  léger  repas,  car  on  n'en  faisait  pas  d'au- 
tres dans  mon  auberge,  je  me  relirai  dans  ma  chambre,  impatienl  d'être 
au  lendemain. 

Je  dormis  peu  cette  nuit,  et  je  me  levai  à  la  pointe  du  jour.  Mais, 
comme  il  me  sembla  que  la  maîtresse  d'un  seigneur  ne  devait  pas  être 
visible  de  si  bon  matin,  avant  que  d'aller  chez  elle  je  passai  trois  ou 
quatre  heures  à  me  parer,  à  me  faire  ra.ser,  poudrer  et  parfumer.  Je  vou- 
lais me  présenter  devant  elle  dans  un  état  qui  ne  lui  donnât  pas  lieu  d€ 
rougir  en  me  revoyant.  Je  sortis  sur  les  dix  heures,  et  me  rendis  chez 
elle,  après  avoir  été  demander  sa  demeure  à  l'hôlel  des  comédiens.  Elle 
logeait  dans  une  grande  maison  où  elle  occupaii  le  premier  appartement. 
Je  dis  à  une  femme  de  chambre  qui  vint  m'ouvrir  la  porte,  qu'un  jeune 
homme  souhaitait  de  parler  à  la  dame  Estelle.  La  femme  de  chambre  ren- 
tra pouf-  m'annoncer,  el  j'entendis  aussitôt  sa  maîtresse  qui  lui  dit  d'un 
ton  de  voix  fort  élevé  :  Qui  est  ce  jeune  homme?  que  me  veut-il  ?  Qu'on 
le  fasse  entrer. 

Je  jugeai  par  là  que  j'avais  mal  pris  mon  temps  ;  que  son  amant  por- 
tugais était  à  sa  loilelle,  el  cju'elle  ne  parlait  si  haut  que  pour  lui  persua- 
der qu'elle  n'était  pas  tille  à  recevoir  des  messages  suspects.  Ce  que  je 
pensais  était  véritable  :  le  marquis  de  Marialva  passait  avec  elle  presque 
toutes  les  matinées.  Ainsi  je  m'attendais  à  un  mauvais  compliment,  lors- 
que cette  originale  actrice,  me  voyant  paraître,  accourut  à  moi  les  bras 
ouverts,  en  s'écrianl,  comme  par  enthousiasme  :  Ah  !  mon  frère,  est-ce 
vous  que  je  vois?  A  ces  mots  elle  m'embrassa  à  plusieurs  reprises  ;  puis, 
se  tournant  vers  le  Portugais,  Seigneur,  lui  dit-elle,  pardonnez  si  en 
votre  présence  je  cède  à  la  force  du  sang.  Après  trois  ans  d'absence,  je 
ne  puis  revoirun  frère  que  j'aime  tendrement  sans  lui  donner  des  mar- 
ques de  mon  amitié.  Ué  bien  !  mon  cher  Gil  Blas,  conlinua-t-elle  en 
m'apostrophant  de  nouveau,  dites-moi  des  nouvelles  de  la  famille  :  dans 
quel  état  l'avez- vous  laissée? 

Ce  discours  m'embarrassa  d'abord;  mais  j'y  démêlai  bientôt  les  inten- 
tions de  Laure;  et,  secondant  son  ariifice,  je  lui  répondis  d'un  air  ac- 
commodé à  la  scène  que  nous  allions  jouer  tous  deux  :  Grâce  au  ciel,  ma 
sœur,  nos  parents  sont  en  bonne  santé.  Je  ne  doute  pas,  reprit-elle,  que 
vous  ne  soyez  étonné  de  me  voir  comédienne  à  Greuaiie  ;  mais  ne  me 
condamnez  pas  sans  m'entendre.  11  y  a  trois  années,  comme  vous  savez, 
mon  père  crut  m'établir  avantageusement  en  me  donnant  au  capitaine 
don  Antonio  Cœllo,  qui  m'amena  des  Asturies  à  Madrid,  où  il  avait  pris 
naissance.  Six  mois  après  que  nous  y  fûmes  arrivés,  îl  eut  une  affaire 
d'honneur  qu'il  s'attira  par  son  humeur  violente.  Il  tua  un  cavalier,  (|ui 
s'éiait  avisé  de  faire  quehiue  attention  à  moi.  Le  cavalier  appartenait  à 
des  personnes  de  qualité  qui  avaient  beaucoup  de  crédit.  Mon  mari,  qui 
n'eu  avait  guère,  se  sauva  en  Catalogne  avec  tout  ce  qui  se  trouva  au  logis 
de  pierreriVs  et  d'argent  comptant.  11  s'embarque  à  Barcelone,  passe  en 
Italie,  se  met  au  service  des  Vénitiens,  et  perd  enfin  la  vie  dans  la  Morée 
en  combattant  contre  les  Turcs.  Pendant  ce  temps-là,  une  terre  que  nous 
avions  pour  tout  bien  fut  confisquée,  et  je  devins  une  douairière  des 
plus  minces.  A  quoi  me  résoudre  dans  une  si  fâcheuse  extrémité?  Une 
jeune  veuve  qui  a  de  l'honneur  se  trouve  bien  embarrassée.  Il  n'y  avait 
pas  moyen  de  m'en  retourner  dans  les  Asturies.  Qu'y  àurais-je  fait  ?  Je 
n'aurais  reçu  de  ma  famille  que  des  condoléances  pour  toute  consola- 
tion, D'un  autre  côté,  j'avais  été  trop  bien  élevée  pour  être  capable  de 
me  laisser  tomber  dans  le  libertinage.  A  quoi  donc  me  déterminer  ?  Je 
me  suis  faite  comédienne  pour  conserver  ma  ré|  ulation. 

Il  me  prit  une  si  (orte  envie  de  rire  lorsijue  j'entendis  Laure  finir 
ainsi  son  roman,  que  je  n'eus  pas  peu  de  ])eiue  à  m'en  empêcher.  J'en 
vins  pourtant  à  bout,  et  même  je  lui  dis  d'un  air  grave  :  Ma  sœur,  j'ap- 
prouve votre  conduite,  et  je  suis  bien  aise  de  vous  retrouver  à  Grenade 
si  honnêtement  établie. 

Le  marquis  de  Marialva,  qui  n'avait  pas  perdu  un  mot  de  tous  ces 
discours,  prit  au  pied  de  la  lettre  ce  qu'il  plut  à  la  veuve  de  don  Antonio 
de  lui  débiter.  Il  se  mêla  même  à  l'entretien  :  il  me  demanda  si  j'avais 
quelque  emploi  à  Grenade  ou  ailleurs.  Je  doutai  un  moment  si  je  men- 
tirais; mais,  ne  jugeant  pas  cela  n(^cessaire,  je  dis  la  vérité.  Je  conta» 
de  point  en  point  comment  j'étaisentré  à  l'archevêché,  et  dequelle  façoD 
j'en  étais  sorti,  ce  qui  divertit  infiniment  le  seigneur  portugais.  11  est 
vrai  que,  malgré  In  promesse  faite  à  Melchior,  je  m'égayai  un  peu  aux 
dépens  de  l'archevêque.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  Laure,  qui 


dépens 

s'imaginait  que  je  c()mposais  une  fable  à  son  exemple,  faisait  des  éclats 

de  rire  qu'elle  n'aurait  pas  faits  si  elle  eût  su  que  je  ne  mentais  point. 

Apres  avoir  achevé  mon  récit,  que  je  finis  par  la  chambre  que  j'avais 
louée,  on  vint  avertir  qu'on  avait  servi.  Je  voulus  aussitôt  me  retirer 
pour  aller  dîner  à  mon  auberge;  mais  Laure  m'arrêta.  Quel  est  votre 
dessein,  mon  frère  ?  me  dit-e lié  ;  vous  dînerez  avec  moi  ;  je  ne  souffrirai 
pas  même  que  vous  soyez  plus  lenglemps  dans  une  chambre  garnie.  Je 
prétends  que  vous  mangiez  dans  ma  maison,  et  que  vous  y  logiez.  Faites 
apporter  vos  hardes  ce  soir ,  il  y  a  ici  un  lit  pour  vous. 

Le  seigneur  portugais,  à  qui  peut-être  cette  hospitalisé  ne  faisait  pat 
plaisir,  prit  alors  la  "parole,  et  dit  à  Laurc  :  Non,  Estelle,  vous  n'êtes  pw 
logée  ici  assez  commodément  pour  recevoir  quelqu'un  chez  vous.  Votre 


GIL  BLAS. 


81 


frère,  ajouln-t-il,  mo  pnr.iitini  joli  S'ironn,  e(  r.'ivanlatjo  mi'il  a  île  vous 
loucher  de  si  prés  m'inléresse  pour  lui.  .le  veux  le.prenure  à  mon  ser- 
vi e.  Ce  serr.  celui  de  mes  secrétaires  i|ue  je  chérirai  le  plus;  j'en  ferai 
mon  homme  de  conliniice.  Qu'il  ho  mani|ue  pas  de  venir  dés  celte  nuit 
coucher  chez  moi;  j'ordonnerai  qu'on  lui  prépare  un  logement.  Je  lui 
donne  quatre  cents  ducats  d'appointements  ;  et  si,  dans  la  suite,  j'ai  su- 
jet, comme  Je  l'espère,  d'être  content  de  lui,  je  le  mettrai  en  état  de  .«e 
consoler  d'avoir  été  trop  sincère  avec  son  archevêque. 

Les  remcrcienients  que  je  fis  là-dessus  au  marquis  furent  suivis  de  ceux 
de  Laure,  qui  encliérireui  sur  les  miens.  Ne  parlons  plus  de  cela,  intej'- 
rompil-il;  c'est  une- affaire  finie.  En  achevant  ces  paroles,  il  salua  sa 
princesse  de  théâtre  et  sortit.  Elle  me  fit  aussitôt  passer  dans  un  caliiuel, 
où,  se  voyant  seule  avec  moi.  J'étoufferais,  s'écria-t-elle,  si  je  résistais 
plus  longtemps  à  l'envie  que  j'ai  de  rire.  Alors  elle  se  renversa  dans  un 
l'autenil,  et,  se  tenant  les  côtés,  elle  s'ahandonna  comme  une  folle  à  des 
ris  immoilérés.  Il  me  l'ut  impossible  de  ne  pas  suivre  son  exemple;  et, 
quand  nous  nons  en  fûmes  hien  donné,  Avoue,  Gil  Blas,  me  dit-elle,  (|ue 
nous  venons  de  jouer  une  plaisante  comédie  !  JUiis  je  ne  m'attendais  pas 
au  dénoùment.  J'avais  dessein  seulement  de  te  ménaner  une  table  et  un 
logement;  et  pour  te  les  offrir  avec  bienséance,  je  t'ai  fait  passer  pour 
mon  frère.  Je  suis  ravie  que  le  hasard  t'ait  présenté  im  si  bon  poste.  Le 
marquis  de  Marialva  est  un  seigneur  généreux,  qui  fera  plus  encore 
pour  toi  qu'il  n'a  promis  de  faire.  Une  autre  que;moi,  ]ioursuivit-elle, 
n'aurait  peut-être  pas  reçu  si  gracieusement  un  homme  i|ui  quitte  ses 
amis  .sans  leur  dire  adieu.  Mais  je  suis  de  ces  bonnes  pâles  de  filles  cjui 
revoient  toujours  avec  plaisij-  un  fri|ion  qu'elles  ont  aimé. 

Je  demeurai  d'accord  de  bonne  foi  de  mon  inipolilesse,  et  je  lui  en 
demandai  pardon  ;  après  iiuoi  elle  me  conduisit  dajis  une  salle  à  manger 
Irès-propre.  Nous  nous  mimes  à  table,  et,  comme  nous  avions  pour  lé- 
moins  une  femme  de  chambre  et  un  laquais,  nous  nous  traitâmes  de 
frère  et  de  snnir.  Lorsque  nons  eûmes  diné,  nous  repassàjnes  dans  le 
même  cabinet  où  nous  nous  étions  entretenus.  L;i,  mon  incom|)arable 
Laure,  se  livcjuit  à  toute  sa  gaielé  naturelle,  me  demanda  compte  de  tout 
ce  qui  m'était  arrivé  depuisnoire  séparation.  Je  lui  en  lis  un  fidèle  rap- 
port; et,  quand  j'eus  satisfait  sa  curiosité,  elle  contenta  la  mienne,  en  me 
faisant  le  récit  de  son  histoire  dans  ces  termes.. 

CHAPITRE  VH. 

lliiloiic  ,1c  i.auie. 

Je  vais  te  conter,  le  plus  succinctement  qu'il  me  sera  possible,  par 
quel  hasard  j'ai  embrassé  la  profession  comique. 

Apres  que  tu  m'.cus  si  homiêtement  quittée,  il  arriva  de  granils  événe- 
ments. Arsénié,  ma  maîtresse,  plus  faliguée  que  dégoûtée  du  monde, 
abjura  le  thé:Ure,  ctm'Qmmena  avec  elle  à  une  belle  terre  (pi'elle  venait 
d'acheter  auprès  de  Zaïnora,  en  monnaies  étrangères.  .Nous  eûmes  liieu- 
tôl  fait  des  connaissances  dans  cette  ville-l;i.  Nous  y  allions  asse/  souvent. 
Nous  j  pas.sions  un  jour  ou  deux;  nous  venions  ensuite  nous  renfei'iuer 
dajis  notre  château. 

Ilius  un  de  ces  petits  voyages,  don  Félix  Maldonado,  fils  unique  du 
eorrégidor,  me  vit  jiar  hasard,  et  je  lui  plus.  11  chercha  l'occasion  de  me 
parler  sans  témoins;  et,  jiour  ne  te  rien  celer,  je  contribuai  un  peu  à 
la  lui  faire  trouver.  Lec.ivalier  n'avait  pas  vingt  ans;  il  était  beau  comme 
l'Amour  même,  fait  à  |  oindre,  et  plus  séduisant  encore  par  ses  manières 
galantes  et  généreuses  (|ue  par  sa  ligure.  Il  m'offrit  de  si  bonne  giàee  et 
avec  tant  d'instances  un  gros  brillant  (|u'il  avait  an  doigt,  que  je  ne  pus 
me  défendre  de  l'accepter.  Je  ne  me  sentais  pas  d'aise  d'avoir  un  galant 
si  aimable.  Maisi|uelle  imprudence  aux  griseltcsde  s'attacher  aux  enfants 
de  famille  dont  les  pères  ont  de  l'autorité!  Le  eorrégidor,  le  plus  sévère 
de  ses  pareils,  averti  de  notre  intelligence,  se  hâta  d'en  prévenir  les 
suites.  11  me  fit  enlever  par  une  troupe  d'jiJguazils,  qui  me  menèrent, 
malgré  mes  cris  à  l'hôpital  de  la  Pitié. 

Là,  sans  autre  forme  de  procès,  la  supérieure  me  fit  ôter  ma  bague  et 
mes  habits,  et  revêtir  d'une  longue  robe  de  serge  grise,  ceinte  pai-  le 
iidlieu  d'une  large  courroie  de  cuir  noir,  d'où  pendait  un  rosaire  a  gros 
grains  (|ui  me  descendait  jusqu'aux  talons.  On  me  conduisit  après  cela 
dans  une  salle  on  je  trouvai  un  vieux  minne  de  je  ne  sais  (pu  I  oidre,  (pji 
se  mit  à  me  prêcher  la  pénitence,  à  peu  prés  comme  la  dame  Lèonarde 
t'exhorta  dans  le  souterrain  à  la  jiatiencK.  11  me  dit  que  j'avais  bien  de 
l'obligation  aux  personnes  qui  me  faisaient  enfermer;  qu'elles  m'avaient 
ri-ndii  un  grand  service  en  me  retiraul  des  lilels  du  démon,  dans  lesquels 
j'élais  malheureusement  engagée.  J'avouerai  fi'ancbemi'ut  mou  iugrali- 
tude  :  bien  loin  de  nic  sentir  redevable.!  ceux  ipii  m'avaient  fait  ce  plai- 
sir-là, je  les  chaigeais  d'imjirécaliims. 

Je  passai  huit  jirurs  à  me  désoler:  mais  le  neuvième,  car  je  complais 
jusqu  aux  irriimles,  mon  sort  parut  vouloir  changer  de  face.  En  tiaviT- 
sanl  une  peliti.' cour,  je  renconlrai  l'économe  île  la  maison,  persorrrrage  à 
(pii  tout  était  soumis;  la  supéiieiri-e  irrènn'  lui  obi'issail.  Il  rri'  nridait 
compte  de  son  éi:oriomal  qu'au  eorr-égiilor,  de  rpii  seul  il  dépi'rrdail,  et 
qrri  avait  rrne  eirlièr-e  eonliaiice  err  Irir.  Il  si'  uoirrrrrail  l'i'ilro  /emlorro,  el 
11'  Ijourg  di^  SaNeiloir,  err  liisi'aye,  l'avait  vu  rrailri'.  Ilepr  ési-rrle-toi  rrri 
gr.mil  homme  pâle  ('t  décliarrré,  rmi'  ligiiri'  à  servir  de  irrodele  porrr  pein- 
ilri'  le  bon  larron.  A  peine  paraissait-il  reganler  liss<curs.  Tu  n'as  jamais 
vu  de  face  si  liyiiocrite,  ipiouiue  tu  aies  demeuré  i  rarchevé^;hé. 


Je  renconlrai  donc,  poursuivit-elle,  le  seigneur  '/.endono,  i|ui  m'ar- 
rêla  en  me  disani  :  Consolez-vous,  ma  lille,  je  suis  louché  de  vos  mal- 
heurs. 11  ne  m'en  dit  pas  davantage,  et  il  continua  son  chemin,  me  lais- 
sant l'aii'e  les  comiuentaires  qu'il  rue  plairait  sur  un  texte  si  laconii|ue. 
Comme  je  le  croyais  un  homme  de  bien,  je  rrr'imaginai  bfnmemenl  qu'il 
s'était  donné  la  peine  d'examiner  pourqrroi  j'avais  ctéenfermée,  et  que,  ne 
me  trouvant  pas  assez  coupable  pour  mériler  d'êlre  traitée  avec  lairt  d'in- 
dignité, il  voulait  me  servir  airprès  du  eori-égidor.  Je  ne  connaissais  pas 
le  Biscayen  :  il  avait  bien  d'autres  irrteulions.  Il  roulait  dans  sou  esprit 
un  projet  de  voyage  dont  il  me  fit  corrlidence  quelques  jours  après.  Ma 
cirer-e  Lauri',  nre  dit-il,  je  suis  si  sensible  à  vos  peines,  que  j'ai  résolu 
de  les  linir.  Je  n'ignore  pas  que  c'est  vouloir  me  perdre,  nrais  je  ncsuis 
plus  à  nroi,  et  je  ne  veux  vivre  qrre  pour  vous.  La  situation  où  je  vous 
vois  me  perce  l'âme.  Je  prétends  dès  demain  vous  tirer  de  votre  prison, 
et  vous  cornluire  moi-même  à  Madrid.  Je  veux  tout  sacrifier  au  plaisir 
d'être  votre  libérateur. 

Je  pensai  m'év.inouir  de  joie  à  ces  paroles  de  Zcndono,  qui,  jugeant 
par  mes  remerciements  que  je  ne  demandais  pas  nrienx  que  de  nre  sau- 
ver, eut  l'audace,  le  jour  suivant,  de  m'enlever  devarrt  tout  le  monde, 
ainsi  que  je  vais  le  rapporter.  Il  dit  ,i  la  supérieure  qrr'il  avait  ordre  de 
me  mener  au  eorrégidor.  qui  était  à  une  maison  de  plaisance  à  deux 
lieues  de  la  ville,  et  il  me  fit  effrontément  moliteravec  lui  dans  une  chaise 
de  poste  tirée  par  deux  bonnes  mules  qu'il  avait  achetées  exprés.  Norrs 
n'avions  pour  tout  domestique  qu'rm  valet  qui  conduisait  la  chaise,  et 
qui  était  entièrement  dévoué  à  l'économe.  Nous  commençâmes  .i  rouler, 
non  du  côté  île  Madrid,  comme  je  nre  l'irrragiuais,  mais  ver-s  les  fr'ontières 
de  Portugal,  où  nous  arrivâmes  en  nroirrs  de  temps  qu'il  n'en  fallait  au 
eorrégidor  de  Zamoi'a  pour  ajrprendre  notre  fuite,  et  mettre  ses  lévriers 
sur  nos  traces. 

'"Avant  (pie  d'enli-er  dansBragance,  le  Biscayen  me  fit  prendre  un  habit 
de  cavrilier,  dont  il  avait  en  la  précaution  de  se  porrrvoir  ;  et,  me  comp- 
tant embarquée  avec  lui,  il  nre  dit  dans  une  hôtellerie  où  nous  allâmes 
loger  :  Belle  Laure,  ne  me  sachez  pas  mauvais  gré  de  vous  avoir  amerrée 
en  Portrrgal.  Le  eorrégidor  de  Zamoia  nous  fera  chercher  dans  noire 
patrie,  comme  deux  criminels  à  qui  l'Espagne  ne  doit  point  accorder 
d'asile.  Mais,  ajouta-t-il,  nous  pouvons  nous  mettre  â  couvert  de  so.ii 
ressentiment  dans  ce  royaume  étrairger,  quoiqu'il  soit  maintenairt  soumis 
:'i  la  domination  espagnole.  Nous  y  serons  du  moins  plus  en  sûreté  que 
dans  notre  pays.  Laissez-vous  persuader,  mon  ange  ;  suivez  un  homme 
qui  vous  adore.  AUims  nous  établir  à  Co'imbrc.  Là,  je  me  ferai  espion  du 
saint  office  ;  et,  à  l'ombre  de  ce  Iribiial  i-edoutable,  nous  verrons  impu- 
nément couler  nos  jours  dans  de  traniprilles  jdaisirs. 

Une  proposition  si  vive  me  fit  conrraiiie  que  j'avais  affaire  à  un  che- 
valier qui  n'aimait  pas  à  servir  de  coirdireleur  aux  infantes  pour  la  gloii-e 
de  la  chevalerie.  Je  coiripris  qu'il  complaît  heaucpup  sur  ma  leconrrais- 
sance,  et  plus  encore  sur  ma  misère.  Cependant,  quoirpie  ces  deux 
choses  me  parlas.sent  en  sa  faveur,  je  ivjelai  fiérerrrent  ce  (jrr'il  nre  pro- 
posait. Il  est  vrai  que,  de  mon  côté,  j'avais  deux  fortes  raisorrs  pour  me 
nronirer  si  réservée  :  je  ne  nre  sentais  point  de  goùl  pour  lui,  et  je  ne  le 
croyais  pas  riche.  Mais  lorsque,  revenant  à  la  cliai'ge,  il  s'offrit  de  m'é- 
pou.scr  au  préalable,  et  qu'il  me  fil  voir  réellement  que  son  éconnmal 
l'avait  mis  en  fonds  pour  longtemps,  je  ne  le  eele  pas,  je  commençai  à 
l'écouter-.  Je  firs  éblouie  (!(■  l'or  el  des  pierrerres  qu'il  étala  devarrl  r'rroi, 
et  j'épr-orivai  (|ue  l'inlér-èt  sait  faii-e  des  rirétanrorphoses  arrssi  bien  i|rre 
l'airrorrr.  Mon  iiiseayen  devirrt  peu  à  peu  un  aulie,  honrrrre  â  mes  yeirx. 
Sun  grand  corps  sec  prit  la  forme  d'une  t.rille  lirre  ;  sou  teiul  pâle  nre 
parrri  d'un  beau  blanc  ;  je  doirnai  un  irom  favor'able  jusi|u'à  sorr  air  hy- 
pocrite. Alors  j'acceptai  sans  répugrrance  sa  nrairr  devant  le  ciel,  qu'il 
prit  à  témoin  de  notre  engagement.  Après  cela  il  n'eut  plus  de  lonlra- 
diction  à  essuyer  de  ma  part.  Nous  nous  reiirinics  â  voyager;  ctCornrbre 
vit  bienlijl  dans  ses  murs  un  rrorrvearr  ménage. 

Mon  liiari  m'acheta  des  habits  de  femrrre  assez  pi-oprcs,  et  me  fit  pré- 
sent de  plusieui's  diamairls,  parirri  lesquids  je  reconnus  ctlui  de  dorr  Félix 
Maldorrado.  Il  ne  m'en  fallut  pas  davarriage  pour  deviner  d'où  verraient 
loules  les  pierr'es  précierrses  que  j'avais  vrres,  el  pour  êlre  persuadée  (pre 
je  ir'avais  pas  épousé  un  rigide  observateur  du  septième  article  du  Dèca- 
logue.  Mais,  nre  considérant  comme  la  cause  pi'emièie  de  ses  tours  de 
mains,  je  les  lui  pai'donnais.  Une  femme  excuse  jusqu'aux  mauvaises 
actions  que  sa  beauté  fait  conimellre.  Sans  cela,  qu'il  nr'eût  paru  un 
méeharrl  homme  ! 

Je  fus  assez  contente  de  lui  pendant  deux  ou  trois  mois.  Il  av  rit  lori- 
jours  lies  manières  galanles,  et  siinblail  nr'aiurer  leridiernciil.  Néau- 
rrroins  les  irrarques  d'arrritié  qir'il  rrre  dorrrrail  riélaierri  (|rre  de  fausses 
app;ir-euees  :  le  forrr-bc  me  trompait,  el  rrre  préparait  le  ir'aileirri'iil  rpre 
toiile  lille  séduite  par  rrn  nrallrorrrrêle  bomrrri-  dort  .illemlre  de  lui.  Uh 
irralin,  a  mon  reloue  de  la  rrrcsse,  jc^  ne  Ir-oirvai  pirrs  air  logis  i|rr('  les  mri- 
r'ailles;  les  meirldes.  el  jrrsrpres  à  mes  Irardrs,  loirl  avarl  l'Ie  errrporic. 
Zeudorro  et  sorr  lidèle  \alet  avaient  si  bien  pris  lerrrs  nresrrres,  iiu'cu 
iirorrrs  d'rrrre  heure  le  dépouillcineiil  entier-  de  l.r  maison  avait  l'Ii'  l'ail  et 
|iarf.iit;  île  manière  qu'avec  le  .seul  babil  doirl  j'i'lais  vêlire,  et  la  bagire  de 
don  Félix,  i|rr'lrerrreu>eiirerrt  j'avais  au  doigt,  je  me  vis,  eoirrrrre  urré  autre 
.\riaue,  abarrdorrui'-e  par-  rrrr  ingr'al.  .Mais  je  t'assrrre  ipre  je  rre  m'arrrrisai 
poirrl  à  fair-e  di^s  élégies  srrr  ruiirr  iriforlujie.  Je  béiris  plnlôt  le  ciel  de 
rn'aviiir  délivrée  d'un  scélérat  qui  ne  pouvait  manquer'  de  torrrber  loi  ou 
laid  entre  les  mains  de  la  jusliiu.  Je  regardai  le  temps  que  nous  avions 


82 


GIL  BLAS. 


passé  ensemble  comme  un  temps  perdu,  que  je  ne  tarderais  irnére  à  ré- 
parer. Si  j'eusse  voulu  demeurer  en  PortUL;al,  et  m'atlaeher  à  ([neli|ue 
femme  de  condition,  j'en  aurais  trouvé  de  reste  ;  mais,  soit  quej'aimossc 
mon  pays,  soit  que  je  fusse  entraînée  par  la  l'orce  de  mou  étoile,  qui 
m"y  préparait  une  meilleure  fortune,  je  ne  snnijeai  plus  qu'à  revoir  l'Es- 
pajîue.  .le  m'adressai  à  un  joaillier,  qui  me  compta  la  valeur  de  mon 
hriliant  en  espèces  d'or,  et  je  partis  avec  une  vieille  dame  espagnole  qui 
allait  à  Séville  dans  une  chaise  roulante. 

Cette  dame,  qui  s'appelait  Dorothée,  revenait  de  voir  une  de  ses  pa- 
rentes établie  A  Coïmbre,  et  s'en  retournait  à  Séville,  où  elle  faisait  sa 
résidence.  H  se  trouva  tant  de  sympathie  entre  elle  et  moi,  que  nous 
nous  altachtimes  l'une  à  l'autre  dés  la  première  journée;  et  noire  liaison 
se  fortilia  si  bien  sur  la  route,  que  la  dame  ne  voulut  point,  a  notre  ar- 
rivée, que  je  logeasse  ailleurs  que  dans  sa  maison.  Je  n'eus  pas  sujet  de 
me  repentir  d'avoir  fait  une  pareille  connaissance.  Je  n'ai  jamais  vu  de 
femme  d'un  meilleur  caractère.  On  jugeait  encore  à  ses  traits  et  à  la 
vivacité  de  ses  yeux,  qu'elle  devait  avoir  l'.iit  racler  bien  des  guitares. 
Aussi  était-elle  veuve  de  plusieurs  maris  de  noble  race,  et  vivait  honora- 
blement de  ses  douaires. 

Entre  autres  excellentes  qualités,  elle  avait  celle  d'être  trés-eompatis- 
sante  aux  malheurs  des  lilles.  (,luand  je  lui  fis  confidence  des  miens,  elle 
entra  si  chaudement  dai>s  mes  intérêls,  nu'clle  donna  mille  malédiclions 
à  Zendono.  Les  chiens  d'hommes!  dit-elle  d'im  ton  à  faire  juger  qu'elle 
avait  rencontré  en  son  chemin  quelque  économe;  les  misérables!  il  y  a 
comme  cela  dans  le  monde  des  fripons  (|ui  se  font  un  jeu  de  tromper 
les  femmes.  Ce  qui  me  console,  ma  chère  enfant,  conlinua-t-elle,  c'est 
que,  suivant  votre  récit,  vous  n'êtes  nullement  liée  au  parjure  Biscayen. 
Si  votre  mariage  avec  lui  est  assez  bon  pour  vous  servir  d  excuse,  en 
récompense  il  "est  assez  mauvais  pour  vous  iiermettre  d'en  contracter  un 
meilleur  quand  vous  en  trouverez  l'occasion. 

Je  sortais  tous  les  jours  avec  Dorothée  p5ur  aller  A  l'église,  ou  bien 
en  visites  d'amis;  c'était  le  moyen  d'avoir  bientôt  quelque  aventure.  Je 
m'attirai  les  regards  de  plusieurs  cavaliers.  11  y  en  eut  qui  vouluicnt 
sonder  le  gué.  Ils  firent  parler  à  ma  vieille  hôtesse;  mais  les  uns  n'a- 
vaient pas  de  quoi  fournir  aux  frais  d'un  établissement,  et  les  autres 
n'avaient  pas  encore  pris  la  robe  virile;  ce  qui  suffisait  pour  m'ôtcr  toute 
envie  de  les  écouter.  J'en  savais  les  conséquences.  Un  jour,  il  nous  vint 
en  fantaisie,  à  Dorothée  et  A  moi,  d'aller  voir  jouer  les  comédiens  de 
Séville.  Ils  avaient  affiché  qu'ils  représenteraient  la  famosa  Comedia,  et 
Embaxador  de  si-mismn,  composée  par  Lojie  de  Vega  Carpio. 

Parmi  les  actrices  qui  parurent  sur  la  scène,  je  démêlai  une  de  mes 
anciennes  amies.  Je  reconnus  Phénice,  celle  grosse  réjouie  que  lu  as 
vue  femme  de  chambre  de  jFlorimonde,  et  avec  qui  lu  as  quelquefois 
soupe  chez  Arsénié.  Je  savais  bien  que  Phénice  était  hors  de  Aladrid  de- 
puis plus  de  deux  ans,  mais  j'ignoi'ais  qu'elle  lût  comédienne.  J'avais 
une  impatience  de  l'embrasser  qui  me  fit  trouver  la  pièce  fort  longue. 
C'était  peut-être  aussi  la  faute  de  ceux  qui  la  représentaient,  et  qui  ne 
jouaient  pas  assez  bien  ou  assez  mal  )iour  m'amu.ser.  Car  jiour  moi,  qui 
suis  une  rieuse,  je  t'avouerai  qu'un  acteur  parfaitement  ridicule  ne  me 
divirtit  pas  moins  qu'un  excellent. 

Enfin,  le  moment  que  j'attendais  étant  arrivé,  c'est-à-dire  la  fin  de  Ui 
famosa  Comedia,  nous  allâmes,  ma  veuve  et  moi,  derrière  le  théâtre, 
où  nous  aperçûmes  Phénice  qui  faisait  la  tout  aimable,  et  écoulait  en 
minaudant  le  doux  ramage  d'un  jeune  oiseau  qui  s'était  ap|)aremment 
laissé  ])reudre  à  la  glu  de  sa  déclamation.  Sitôt  qu'elle  m'eut  remarquée, 
elle  le  quitta  d'un  air  gracieux,  vint  à  moi  les  bras  ouverts,  et  me  fit 
toutes  les  amitiés  imaginables  :  de  mon  colé,  je  l'embrassai  de  tout  mon 
cœur,  ^ous  nous  témoignâmes  mutuellement  la  joie  que  no\is  avions  de 
nous  revoir  :  mais  le  temps  et  le  lieu  ne  nous  permeltant  pas  de  nous 
répandre  en  du  longs  discours,  nous  remimes  au  lendemain  ;i  nous  en- 
tretenir chez  elle  plus  am|ilemenl. 

Le  plaisir  de  parler  est  une  des  plus  vives  passions  des  femmes,  cl 
particulièrement  la  mienne.  Je  ne  pus  fermer  l'œil  de  toute  la  nuit,  tant 
j'avais  d'envie  d'être  aux  prises  avec  Phénice,  et  de  lui  faire  questions 
sur  (jueslions.  Dieu  .sait  si  je  fus  paresseuse  à  me  lever  pour  me  rendre 
où  elle  m'avait  enseigné  qu'elle  demeui'ail  !  Elle  était  logée  avec  toule 
la  trou|)C  dans  un  giand  liolel  garni.  Une  i.ervantc  que  je  renconlrai  en 
entrant,  el  que  je  priai  de  me  conduire  à  l'apparlemcnt  de  Phénice,  me 
fit  monter  à  un  corridor,  le  long  duquel  régnaient  dix  à  douze  peiiles 
chambres  séparées  seultmenl  par  des  cloisons  de  sapin,  et  occupées  par 
la  bande  joyeuse.  Ma  conductrice  frappa  à  une  porte  que  Phénice,  a  ipii 
la  langue  démangeait  autant  qu'à  moi,  vint  ouvrir.  A  peine  nous  don- 
iiàmcs-nous  le  lemps  de  nous  asseoir  pour  caqueiei-.  Nous  voilà  en  train 
d'en  découdre.  Nous  avions  à  nous  interroger  sur  tant  de  choses,  que 
les  demandes  cl  les  réponses  se  succédaient  avec  une  volubilité surpic- 
nante. 

Après  avoir  raconté  nos  aventures  de  part  et  d'autre,  et  nous  être 
instruites  de  l'élat  présent  de  nos  affaires,  Phénice  me  demanda  (pnl 
parti  je  voulais  prendre,  car  enlin,  me  dit-elle,  il  faut  bien  faire  quelque 
chose  ;  il  n'est  pas  permis  à  une  peisonne  de  ion  âge  d'être  inutile  dans 
la  société.  Je  lui  repondis  (|ue  j'avais  résolu,  en  aliendanl  mieux,  de  nie 
placer  auprès  de  que!<|ue  fille  de  qualité.  Fi  donc,  s'écria  mon  amie,  tu 
n'y  penses  pas.  Eslil  possible,  ma  mignonne,  (|ue  lu  ne  sois  pas  encore 
dégoûtée  de  la  servitude'.'  n'cs-lu  pas  lasse  de  te  voir  soumise  aux  volon- 
tés des  autres,  do  respecter  leurs  caprices,  de  l'entendre  gronder,  en 


un  mot  d'être  esclave?  Que  n'embrasses-tu  plutôt,  à  mon  exemple,  la  vie 
comique?  Itien  n'e^t  plus  convenable  aux  personnes  d'esprit  qui  man- 
i|nent  de  bien  et  de  naissance.  C'est  nu  état  qui  lient  le  milieu  entre  la 
noblesse  et  la  bourgeoisie,  une  condition  libre  et  affranchie  des  bien- 
séances les  plus  incommodes  de  la  vie  civile.  Nos  revenus  nous  sont  payés 
en  espèces  par  le  public  qui  en  possède  le  fonds.  Nous  vivons  toujours 
dans  la  joie,  et  dépensons  notre  argent  comme  nous  le  gagnons. 

Le  théâtre,  poursuivit-elle,  est  favorable  surtout  aux  femmes.  Dans 
le  temps  que  je  demeurais  chez  Florinionde,  j'en  rougis  ([uand  j'y  pense, 
j'étais  réduite  à  écouler  les  gagistes  de  la  troupe  du  prince;  pas  un 
honnête  homme  ne  faisait  altention  à  ma  ligure.  IJ'où  vient  cela?  c'est 
que  je  n'étais  point  en  vue.  Le  plus  beau  tableau  qui  n'est  pas  dans  son 
jour  ne  frappe  point.  Mais  depuis  que  je  suis  sur  mon  piédestal,  c'est-à- 
dire  sur  la  scène,  (|uel  changement  !  Je  vois  à  mes  trousses  la  plus  bril- 
lante jeunesse  des  villes  par  où  nous  passons.  Une  comédienne  a  donc 
beaucoup  d'agrément  dans  son  métier.  Si  elle  est  sage,  je  veux  dire  que 
si  elle  ne  favorise  (pi'un  amant  à  la  fois,  cela  lui  fait  tout  l'honneur  du 
monde.  On  loue  sa  retenue;  et,  lorsqu'elle  change  de  galant,  on  la  re- 
garde comme  une  véritable  veuve  qui  se  remarie.  Encore  voit-on  celle-ci 
avec  mépris  quand  elle  convole  en  troisièmes  noces;  on  dirait  qu'elle 
blesse  la  délicatesse  des  hommes  ;  au  lieu  que  l'autre  semble  devenir 
plus  précieuse  à  mesure  qu'elle  grossit  le  nombre  de  ses  favoris.  Après 
cent  galanteries,  c'est  un  ragoût  de  seigneur. 

A  qui  dites-vous  cela?  interrompis-je  en  cet  endroit.  Pensez-vous  que 
j'ignore  ces  avantages?  Je  me  les  suis  souvent  représentés,  el,  je  ne  t'en 
fais  pas  mystère,  ils  ne  llatlent  que  trop  une  fille  de  mon  caraclére.  Je 
me  sens  même  de  l'inclination  pour  la  comédie;  mais  cela  ne  suffit  pas. 
11  faut  du  talent,  el  je  n'en  ai  point.  J'ai  quelquefois  voulu  réciter  des 
tirades  de  pièces  devant  Arsénié  ;  elle  n'a  pas  été  conlente  de  moi  :  cela 
m'a  dégoûtée  du  métier.  Tu  n'es  pas  difficile  à  rebuter,  reprit  Phénice. 
Ne  sais-tu  pas  que  ces  grandes  aclriceslà  sont  ordinairement  jalouses? 
Elles  craignent,  malgré  toute  leur  vanité,  qu'il  ne  vienne  des  sujets  qui 
les  effacent.  Enfin  je  ne  m'en  rapporterais  pas  là-dessus  à  Arsénié;  elle 
n'a  pas  été  sincère.  Je  te  dirai,  moi,  .sans  flatterie,  ([ue  tu  es  née  pour  le 
théâtre.  Tu  as  du  naturel,  l'action  libre  et  pleine  de  grâces,  le  son  de 
la  voix  doux,  une  bonne  poitrine,  et  avec  cela  un  minois!  Ah!  friponne, 
que  lu  charmeras  de  cavaliers  si  lu  te  fais  comédienne! 

Elle  me  tint  encore  d'autres  discours  séduisants,  et  me  fit  déclamer 
(|uelques  vers,  seulement  pour  me  faire  juger  moi-même  de  la  belle 
disposition  que  j'avais  à  débiter  du  comique.  Lorsqu'elle  m'eut  entendue, 
ce  fut  bien  autre  chose.  Elle  me  donna  de  grands  applaudissements,  el 
me  mit  au-dessus  de  toutes  les  actrices  de  Madrid.  Après  cela,  je  n'au- 
rais pas  été  excusable  de  douter  de  mon  mérite.  Arsénié  demeura  at- 
teinte et  convaincue  de  jalousie  el  de  mauvaise  foi  If  me  fallut  conve- 
nir que  j'étais  un  sujet  tout  admirable.  Deux  comédiens  qui  arrivèrent 
dans  le  moment,  et  devant  qui  Phénice  m'obligea  de  répéter  les  vers 
que  j'avais  déjà  récités,  tombèrent  dans  une  espèce  d'exlase,  d'où  ils  ne 
sortirent  que  pour  me  combler  de  louanges.  Sérieusement,  quand  ils  se 
seraient  défiés  tous  trois  à  qui  me  louerait  davantage,  ils  n'auraient  pas 
employé  d'expressions  plus  hypcrboli(|ues.  Ma  modestie  ne  lui  point  à 
l'épreuve  de  tant  d'éloges.  Je  "commençai  à  croire  (|ue  je  valais  quehpie 
chose,  et  voilà  mon  esprit  tourné  du  côté  de  la  comédie. 

Oh  çà,  ma  chère,  dis-je  à  Phénice,  c'en  est  fait;  je  veux  suivre  ion 
conseil  et  entrer  dans  ta  troupe,  si  elle  l'a  pour  agréable.  A  ces  paroles, 
mon  amie,  transportée  de  joie,  m'embrassa,  et  ses  deux  camarades  ne 
me  parurent  pas  moins  ravis  qu'elle  de  me  voir  ces  senlimenls.  Nous 
convînmes  que  le  jour  suivant  je  me  rendrais  au  Ihéàtre  dans  la  mati- 
née, et  ferais  voir  à  la  troupe  assemblée  le  même  échantillon  que  je  ve- 
nais de  monirer  de  mon  talent.  Si  j'avais  fait  concevoir  une  opinion 
av.inlajjcnsc  de  moi  chez  Phénice,  tous  les  comédiens  en  jugèrent  i  ncore 
jilus  l'àvdrablciiieiit  lorsque  j'eus  dit  en  leur  présence  une  vingtaine  île 
vers  seulement.  Ils  me  rcrmenl  volontiers  dans  leur  com])agnie;  après 
quoi  je  ne  fus  plus  occupée  que  de  mon  début.  Pour  le  rendre  plus  bril- 
lant, j'employai  tout  ce  i(iii  me  restait  d'argent  (de  ma  bagne,  et,  si  je 
n'en  eus  pas  as:ez  pour  me  ineltre  superbement,  du  moins  je  trouvai 
l'arl  de  sniipléer  à  la  magnificence  par  un  goût  tout  galant. 

Je  parus  enfin  sur  la  scène  pour  la  première  fois.  IJuels  hattemcnis 
de  mains  !  quels  éloges!  Il  y  a  de  la  modéralion,  mon  ami,  à  te  dire  sim- 
plement que  je  ravis  les  s|)('ctateurs.  11  faudrait  avoir  été  témoin  du 
bruit  (lue  je  fis  dans  Séville,  pour  y  ajouter  foi.  Jejevins  l'enirelien  de 
loiile  la  ville,  qui,  pendant  trois  semaines  entières;  vint  en  foule  à  la  co- 
médie; de  sorle  i|ue  la  troupe  rappela  j)ar  celte  nouveauté  le  publie, 
qui  conimençait  à  l'abandonner.  Je  débulai  donc  d'une  manière  (|iii  char- 
ma tout  le  monde.  Or,  débuler  ainsi,  c'était  comme  si  j'eusse  l'ait  affi- 
cher que  j'étais  à  donner  au  plus  offrant  et  dernier  enchérisseur.  Vini;! 
cavaliers  de  toutes  sortes  d'âges  et  de  conditions  s'offrirent  à  l'envi  de 
pi'cmire  soin  de  moi.  Si  j'eusse  suivi  mon  inclination,  j'aurais  choisi  le 
plus  jeune  et  le  jiliis  joli;  mais  nous  ne  devons  nous  autres  consulter 
([ue  rinlérèt  el  l'anibilion  lorsqu'il  s'agil  de  nous  établir  :  c'est  une  régie 
lie  théâtre.  C'est  |)oiinpioi  ihiii  Aniliro>io  de  Nisana,  Inimnic  déjà  vieux 
et  mal  fait,  mais  liche,  géiiérciis,  el  l'iiii  des  plus  puissanis  seigneurs 
.l'.Vmlalousie,  eut  la  préférence.  Il  est  vrai  ipie  ji'  la  lui  lis  bien  acheter. 
Il  me  loua  une  belle  maison,  la  meubla  liés  inagiiillipieiiienl,  me  donna 
un  bon  cuisinier,  deux  laquais,  une  femme  de  chanilne,  cl  mille  ducals 
par  mois  â  dépenser.  Il  faut  aji^uler  à  cela  de  riches  babils,  avec  une 


GIL  BLÂS. 


83 


assez  grande  quantité  de  pierreries.  Jamais  Arsénié  n'avait  été  dans  un 
état  plus  lirillanl.  (Jufl  cliangenient  dans  ma  fortune!  Mon  esprit  ne  put 
le  soutenir.  Je  me  parus  tout  a  coup  à  moi-même  une  antre  persnnne.  Je 
ne  m'étonne  plus  s'il  y  a  des  lilles  cpii  oulilient  en  peu  de  temps  le  néant  et 
la  misère  d  ou  un  caprice  de  seigneur  les  a  tirées.  Je  t'en  fais  un  aveu 
sincère:  les  applaudissements  dnpublic,  les  discours  Uatteurs  que  j'en- 
tendais de  toutes  parts,  et  la  pas>ion  de  don  Ambrosio,  m'inspirèrent  une 
vanité  qui  alla  jusqu'à  l'extravagance.  Je  regardai  mon  talent  comme  un 
litre  de  noblesse.  Je  pris  les  airs  d'une  femme  de  qualité;  et,  devenant 
aussi  avare  de  regards  agaçants  que  j'en  avais  jusqu'alors  été  piodigue, 
je  résolus  de  n'arrêter  ma  vue  que  sur  des  ducs,  des  comtes  et  des 
marquis.  .. 

Le  seigneur  de  Nisana  venait  souper  chez  moi  tous  les  soirs  avec  quel- 
ques-uns de  ses  amis.  De  mon  côté,  j'avais  soin  d'assembler  les  |ilus 
amusantes  de  nos  comédiennes,  et  nous  passions  une  bonne  partie  de  la 
nuit  a  rire  et  à  boire.  Je  m'accommodais  fort  d'une  vie  si  agréable;  mais 
elle  ne  dura  que  si.x  mois.  Les  seigneurs  sont  sujets  à  clianger;  sans 
cela,  ils  seraient  trop  aimables.  Don  .\mbrosio  me  quitta  pour  une  jeune 
coquette  grenadine  qui  venait  d'arriver  à  Séville  avec  des  grâces  et  le 
talent  de  les  mettre  à  profit.  Je  n'en  fus  pourtant  afiligée  que  vingt-qua- 
tre heures.  Je  choisis  pour  remplir  sa  place  un  cavalier  de  vingt-deux  ans, 
don  Louis  d'Alcacer,  ;i  (|ui  peu  d'Espagnols  pouvaient  être  comparés  pour 
la  bonne  mine. 

Tu  me  demanderas  sans  doute,  et  tu  auias  raison,  pourquoi  je  pris 
pour  amant  un  si  jeune  seigneur,  moi  qui  savais  que  le  commerce  de 
cette  sorte  de  galant  est  dangereux.  Mais,  outre  que  don  Louis  n'avait 
plus  ni  père  ni  mère,  et  qu'il  jouissait  déj.i.de  son  bien,  je  le  dirai  que  ces 
commerces  ne  sont  i  craindre  que  pour  les  filles  d'une  condition  scrvile, 
ou  pour  de  malheureuses  aventurières  Les  femmes  de  notre  profession 
sont  des  personnes  titrées  :  nous  ne  sonnnes  point  responsables  de.<  elTets 
(|ue  produisent  nos  charmes;  tant  pis  pour  les  familles  dont  nous  plu- 
mons les  héritiers. 

Nous  nous  attachâmes  si  fortement  l'un  à  l'autre,  d'Alcacer  et  moi, 
que  jamais  aucun  amour  n'a,  je  crois,  égalé  celui  dont  nous  nous  lais- 
sâmes enflammer  tous  deu.x.  Nous  nous  aimions  avec  tant  de  fureur, 
i(u'il  semblait  qu'on  eût  jeté  un  .sort  sur  nous.  Ceux  qui  savaient  noire 
intelligence  nous  croyaient  les  plus  heureux  amants  du  monde;  et  nous 
en  étions  peut-être  les  plus  malheureux.  Si  don  Louis  avait  une  ligure 
tout  aimable,  il  était  en  même  temps  si  jaloux,  qu'il  me  désolait  à  chaque 
instant  par  d'injustes  sou|içons.  Il  ne  me  servait  de  rien,  pour  m  ac- 
commoiler  à  sa  faiblesse,  de  me  contraindre  jusqu'à  n'oser  envisager 
un  homme  ;  sa  défiance,  ingénieuse  à  me  trouver  des  crimes,  rendait  ma 
contrainte  inutile.  Si  j'étais  sur  la  scène,  je  lui  semblais,  en  jouant, 
lancer  des  œilla<les  agaçantes  sur  quelques  jeunes  cavaliers,  et  il  m'ac- 
cablait de  reproches;  en  un  mot,  nos  plus  tendres  entretiens  étaient 
toujours  mêlés  de  querelles.  Il  n'y  eut  pas  moyen  d'y  résister;  la  patience 
nous  échappa  de  part  et  d'autre,  et  nous  rompîmes  à  l'amiable.  Croiras- 
lu  bien  que  le  dernier  jour  de  noire  commerce  en  fut  le  plus  charmant 
jiour  nous?  Tous  deu.x  également  fatigués  des  maux  que  nous  avions 
soufferts,  nous  ne  fimes  éclater  que  de  la  joie  dans  nos  adieux.  Nous 
étions  comme  deux  misérables  captifs  qui  recouvrent  leur  liberté  après 
un  rude  esclavage. 

Depuis  cette  aventure,  je  suis  bien  en  garde  contre  l'amour.  Je  ne  veux 
plus  d'attachement  qui  trouble  mon  repos.  Il  ne  nous  sied  point  à  nous 
de  soHjiirer  comuH'  les  autres.  Nous  ne  devons  pas  sentiç  en  particulier 
une  passion  dont  nous  l'ai.sons  voir  en  public  le  ridicule. 

Je  donnais  |]eudant  ce  temps-là  de  l'occupation  à  la  renommée;  elle 
répandait  partout  que  j'étais  une  actrice  inimitable.  Sur  la  foi  de  celte 
déesse,  les  comédiens  de  lîrenade  m'écrivirent  pour  me  proposer  d'en- 
trer d.ms  leur  troupe;  cl,  pour  me  faire  connaître  que  la  proposilion 
n'élait  pas  a  rejeter,  ils  m'envoyèrent  un  état  de  leurs  frais  journaliers 
et  de  leurs  abonnements,  par  le(piel  il  me  parut  que  c'était  un  parti 
avantageux  |iour  moi.  Aussi  je  l'acc(qitai,  quoique  dans  le  fond  je  lusse 
fâchée  de  quitter  l'hcnice  et  Dorothée,  que  j  aimais  autant  qu'une  femme 
est  capable  d'en  aimer  d'aulres.  Je  lai.ssai  la  première  à  Séville,  occu- 
pée à  fondre  la  vaisselle  d'un  (iclil  marchand  orfèvre  qui  voulait  ii:ir 
vanité  avoir  une  coiiu'dienne  pour  maîtresse.  J'ai  oublié  de  te  dire  qu  en 
m'attachant  au  théâtre,  je  cfiangeaî  par  fantaisie  le  nom  de  Laure  en 
celui  d'Kstelle;  et  c'est  sous  ce  dernier  nom  que  je  partis  pour  venir  à 
Ijrcnadc. 

Je  n'y  débutai  pas  moins  heiircusemcnt  qu'à  Séville,  et  je  me  vis 
bienlot  environnée  de  soupirants.  Mais,  n'i'u  voulant  favoriser  aucun 
qu'à  bonnes  enseignes,  je  gardai  avec  eux  une  retenue  (|ui  leur  jeia  de 
la  jioudre  aux  yeux.  Néanmoins,  de  peur  d'être  la  dupe  d'une  conduite 
qui  ne  menail'à  rien,  et  qui  ne  m'était  pas  naturelle,  j'allais  me  déter- 
miner à  écouter  nu  jeune  oydor  de  race  bourgeoise,  qui  fait  le  seigneur 
eu  vertu  de  sa  charge,  d'une  bniiue  lable  cl  d'un  ci|uipagc,  quand  je  vis 
pour  la  première  fois  le  marquis  de  Marialva.  Ce  seigneur  poilugais,  iiiii 
voyage  en  Kspagne  par  curiosité,  passant  par  Urcnade  s'y  arrêta.  Il  vint 
:'i  la  comédie.  Je  ne  jouais  point  ce  jour-là.  Il  regarda  foit  altenlivement 
les  actrices  qui  s'offrirent  à  ses  yeux.  Il  en  trouva  une  à  ,inn  gré.  Il  fit 
connaissance  avec  elle  dès  le  lendemain,  cl  il  était  prêt  de  passer  bail, 
lorscpie  je  parus  sur  le  théâtre.  Ma  vui' et  mes  minauderies  firent  tout 
à  coup  tourner  la  girouette;  mon  Corliigais  ne  s'attacha  plus  qu'à  mui. 
Il  faut  dire  la  vérité;  comme  je  n'ignorais  pa»  ([ue  ma  camarade  cùl  plu 


à  ce  seigneur,  je  n'épargnai  rien  pour  le  lui  souffler,  et  j'eus  le  bonheur 
d'en  venir  à  bout.  Je  sais  bien  qu'elle  m'en  veut  du  mal  ;  mais  je  n'y  sau- 
rais ipie  faire.  Elle  devrait  songer  que  c'est  une  chose  si  naturelle  aux 
femmes,  que  les  meilleures  amies  ne  s'en  font  pas  le  moindre  scru- 
pule. 

CIl.U'lTHE  VUI. 

Do  l'iKoueil  ijue  les  ciimédieiis  de  Gieiiiidc  liront  à  Gil  lîlas,  et  d'une  nouvelle  vccnniiais- 
sancc  qui  se  lit  dans  les  fuyers  de  la  comédie. 

Dans  le  moment  que  Laure  achevait  de  raconter  sou  histoire,  il  arriva 
une  vieille  coniédienno  de  ses  voisines,  qui  venait  la  prendre  en  passant 
pour  aller  à  la  comédie.  Celle  vénérable  héroïne  de  théâtre  eut  élé  |iro- 
pre  à  jouer  le  personnage  de  la  déesse  Colys.  .Ma  sœur  ne  manqua  pas  de 
présenter  son  frère  à  cette  figure  surannée,  et  là-dessus  grands  compli- 
ments de  jiart  et  d'autre. 

Je  les  laissai  toutes  deux,  en  disant  à  la, veuve  de  l'économe  que  je  la 
rejoindrais  au  théâtre,  aussilôl  que  j'aurais  fait  porter  mes  bardes  chez 
le  marquis  de  Marialva,  dont  elle  m'enseigna  la  demeure.  J'allai  d'abord 
à  la  chambre  que  j'avais  louée,  d'oi'i,  après  avoir  satisfait  mon  hôtesse, 
je  me  rendis  avec  un  homme  chargé  de  ma  valise  à  un  grand  hôlel  garni 
où  mon  nouveau  maître  était  logé.  Je  rencontrai  à  la  porte  son  inten- 
dant, qui  nie  demanda  si  je  n'étais  point  le  Jrére  de  la  dame  Estelle.  Je 
réponilis  qu'oui.  Soyez  donc  le  bienvenu,  reprit-il,  .seigneur  cavalier.  Li' 
marquis  de  Marialva,  dont  j'ai  l'honneur  d'être  întendani,  m'a  ordonné 
de  vous  bien  recevoir.  On  vous  a  préparé  une  chambre;  je  vais,  s'il  vous 
pliit,  vous  y  conduire  pour  vous  en  a]qirendre  le  chemin.  Il  me  fil  mon- 
tei- tout  au  haut  de  la  maison,  et  eiilrer  dans  une  chambre  si  petite, 
(|u'uii  lit  assez  étroit,  une  armoire  et  deux  chaises  la  reanplissaient. 
C'étail  là  mon  appartement.  Vous  ne  serez  pas  ici  fort  au  large,  nie  dit 
mon  conducteur,  maïs  en  récompense  je  vous  promets  qu'à  Lisbonne 
vous  serez  superbement  logé.  J'enfermai  ma  valise  dans  l'armoire  dont 
jenqiortai  la  clef,  et  je  demandai  à  quelle  lieuie  on  .soupait.  Il  me  fut 
répondu  à  cela  que  le  seigneur  portugais  ne  faisait  pas  d'ordinaire  chez 
lui,  et  qu'il  donnait  .1  chà(|ue  domeslique  une  cerlaiue  somme  par  mois 
pour  se  nourrir.  Je  fis  encore  d'aulres  questions,  et  j'appris  cpie  les  gens 
du  marquis  étaient  d'heurénx  fainéants.  Après  un  entretien  assez  court, 
je  quittai  I  intendant  pour  aller  trouver  Laure,  en  m'occupant  agréable- 
ment du  pi'ésage  que  ]c  concevais  de  ma  nouvelle  conditioji. 

Sitôt  que  j'arrivai  i'i  la  porte  de  la  comédie,  et  que  je  me  dis  frère 
d'Estelle,  tout  me  fol  ouvert.  Vous  eussiez  vu  les  gardes  s'empresser  à 
me  faire  un  passage,  comme  si  j'eusse  été  un  des  plus  considérables  sei- 
gneurs de  Grenade.  Tous  les  gagistes,  receveurs  de  marques  cl  de  contre- 
mar((ues  que  je  rencontrai  sur  mon  chemin,  me  firent  de  prob)ndes  ré- 
vérences. Maïs  ce  que  je  voudrais  bien  peindre  au  lecieur,  c'est  la  rece))- 
tion  sérieuse  que  l'on  me  fit  comiquement  dans  les  foyers,  ot'i  je  trouvai 
la  troupe  tout  habillée  et  ]irèle  à  commencer,  Les  comédiens  et  les  co- 
médiennes à  qui  Laure  me  présenta,  vinrent  fondre  sur  moi.  Les  hommes 
m'accalilérent  d'embrassades;  et  les  femmes  à-  leur  tour,  appliciuanl 
leurs  vi.sages  enluminés  sur  le  mien,  le  couvrirent  de  rouge  et  de  blanc. 
Aucun  ne  voulant  être  le  dernier  à  me  faire  coinpliment,  ils  se  mirent 
tous  ensemble  à  lue  parler.  Je  ne  pouvais  suffire  à  leur  répondre;  mais 
ma  sreur  vint  à  mon  secours,  et  sa  langue  exercée  ne  me  laissa  en  reste 
avec  personne. 

Je  n'eu  fu*  pas  quitte  pour  les  accolades  des  acteurs  el  des  actrices. 
11  me  fallut  essuyer  les  civililés  du  dccorateiir,  des  violons,  du  souflleur, 
du  mouelicur  et  du  .soiis-moucheiir  de  chandelles,  enfin  de  tous  les  valets 
d(^  lliéàtre,  qui,  sur  le  bruit  de  mou  ariivée,  ar'courureiit  pour  me  con- 
sidérer. II  semblait  nue  tous  ces  gens-là  fussent  des  enfants  trouvés  qui 
n'avaient  jamais  vu  ije  frère. 

CipendniU  on  commoma  la  pièce.  Alors  quelques  gentilshommes  qui 
étaiout  dans  les  foyers  cniirurent  se  placer  pour  l'entendre;  et  moi,  en 
enfanl  de  la  biille.'je  couliiiuai  de  m'eiilretenir  avec  ceux  des  acteurs 
qui  n'étaient  pas  sur  la  scène.  Il  y  en  avait  un  parmi  ces  derniers  qu'on 
appela  devant  \\m  Midchior.  i>.  nom  me  frappa.  Je  consiilérai  avec  at- 
tention le  personnage  i|ui  le  portait,  et  il  me  sembla  que  je  l'avais  vu 
quelque  part.  Je  nié  h-  remis  eiilin,  et  le  reconnus  |ioiir  co  Meleliior  Za- 
pata.  ce  pauvre  comédien  de  campagne,  qui,  comme  je  l'ai  dl(  dans  le 
premier  volume  de  mou  histoire,  trempait  des  croûtes  de  pain  dans  une 
fontaine.  '  , 

Je  le  pris  aussitôt  en  particulier,  et  je  lui  dis  :  Je  suis  bien  trompe, 
si  vous  n'êtes  pas  ce  seigneur  Meleliior  avec  qui  j'ai  eu  riionneur  de  dé- 
jeuner un  jour  au  bord'  d'une  claire  fontaine,  entre  Valladolid  el  Stjgo- 
vie.  J'étais  avec  un  garçon  barbier.  Nous  pnitions  (luclqurs  provisions 
que  nous  joignîmes  aux  vôtres,  el  nous  fîmes  Ions  trois  un  petit  repas 
qui  fut  assaisonné  de  mille  agréables  discours.  Zapata  se  mit  à  rêver 
quelques  moments,  ensuite  iljiie  répondit  :  Vous  me  parlez  d'une  chose 
qui'  j'ai  peu  de  peine  A  me  rappeler.  Je  revenais  alors  de  débuter  a 
Madrid  el  je  roJournais  à  Zamora;  je  me  souviens  même  quo  j'étais  fort 
mal  dans  mes  affaires.  Je  m'en  souviens  bien  aussi,  lui  répli(|uai-je,  à 
telles  enseignes,  (lue  vous  portiez  un  pourpoint  doublé  d'aflichcs  de  co- 
médie. Je  "n'ai  pas  oublie  non  plus  que  vous  vous  plaigniez  dansée 
lemp,vU  d'avoir  une  femme  trop  sa^'c.  Oh  !  je  ne  m'en  plain?  jdus  à  pré- 


84 


CAL  HLAS. 


sent,  (lit  avec  iiri'ci|iil.Uioii  Z;i|iala.  \ive   llicii!  la  conniiiMe  s'tsl   Lien 
corrigéft  de  cela,  aussi  ai-je  le  |ioiirjioint  mieux  doîililé. 

J'allais  le  féliciter  sur  ce  que  sa  Icmnie  élait  devenue  raisonnable, 
lorsqu'il  fui  oMigé  de  nie  quitter  pour  paraître  sur  la  scrne.  Curieux  de 
connaître  sa  femme,  je  m'approchai  d'uu  comédien  pour  le  prier  de  me 
la  montrer,  ce  qu'il  fit  en  me  disant  :  Vous  la  voyez,  c'est  Narcissa,  la 
plus  jolie  de  nos  dames  après  votre  sieur,  .le  juge-ii  cpie  cette  actrice 
devait  être  celle  en  faveur  de  qui  le  marquis  de  Màri.ilva  s'était  dc'daré 
avant  que  d'avoir  vu  son  Estelle,  et  ma-  conjecturi!  ne  fut  ipie  trop  vraie. 
A  la  fin  de  la  pièce,  je  conduisis  Laure  à  son  domicile,  où  j'apeicus  en 
arrivant  plusieurs  cuisiniers  qui  préparaient  nn  grand  repas.  Tù  peux 
souper  ici,  me  dit-elle.  Je  n'en  ferai  rien,  lui  répomlis-je;  le  inai'quis 
sera  peut-être  bien  aise  d'être  seul  avec  vous.  (Ili  !  (pie  non,  repiii  elle; 
il  va  venir  avec  deux  de  ses  amis  et  un  de  nos  messieurs,  il  ne  liendr.à 
qu'à  toi  de  faire  le  sixième.  Tu  sais  bien  ((ne  chez  les  cnmédicnnes,  les 
secrétaires  ont  le  privilège  de  manger  avec  leurs  maîtres.  Il  est  vrai,  lui 
dis-je;  mais  ce  serait  de  trop  bomie  heure  me  mettre  sur  le  pied  de  ces 
secrétaires  favoris.  Il  faut  auparavant  que  je  fasse  quelque  commission 
de  conlident  pour  mériter  ce  droit  honorilique.  En  parlant  ainsi,  je  sor- 
tis de  chez  Laure,  et  gagnai  mon  auberge,  où  je  comptais  d'alliir  tous 
les  jours,  puisque  mon  maître  n'avait  point  de  ménage. 

ClI.VriTHE  IX. 

Avec  quel  homme  exiiaoïiliu^iiro  il  soupa  ce  soir-là,  et  de  ce  qui  se  pnsjri  eiure  eux. 

.Te  remarquai  dans  la  .salle  une  espèce  de  vieux  moine  vêtu  de  bure 
grise,  (|ui  soiipait  tout  seul  dans  un  coin.  J'allai  par  curiosité  m'asseoir 
vis-,i-vis  de  lui  ;  je  le  saluai  fort  civilement,  et  il  ne  se  montia, pas  moins 
p(di  que  moi.  On  m'apporta  ma  pitance,  que  je  commençai  ii  expédier, 
avec  beaucoup  d'appétit,  l'endaut  que  je  mangeais  .sans  dire  mot,  je  re- 
gardais souvent  ce  ])ersonnage,  dont  je  trouv.'iis  toujours  les  yeux  atta- 
chés sur  moi.  Fatigué  de  son  attention  opiniâtre  à  me  regarder,  je  lui 
adressai  ainsi  la  parole  :  Père,  nous  serions-nous  vus  par  h.'isard  ailleurs 
qu'ici?  Vous  m'observez  comme  nn  liomme  qui  ne  vous  serait  pas  eu- 
licremenl  inconnu. 


i;il  Jiliis  Cl  le  luiliier. 

Il  me  répondit  gravement  :  Si  j'arrête  sur  vous  mes  regirils,  ce  n'est 
que  pour  admirer  la  in-odigieuse  variété  d'aventures  qui  sont  marquées 
dans  les  traits  de  votre  vi.sage.  A  ce  que  je  vois,  lui  dis-je  d'un  air  rail- 
leur. Votre  llevcrcncc  donne  dans  la  inétoposeopie?  Je  pourrais  me 
vanter  de  la  posséder,  répondit  le  moine,  et  d'avoir  fait  des  prédictions 
que  la  suUe  n'a  pas  démenties;  je  m  sais  pas  moins  la  cbiromanrie,  et 
j  ose  (lire  nue  mes  oracles  .sont  infaillibles  quand  j'ai  confr-mtc  Tinspec- 
tion  di^  la  raain  avec  celle  du  visnrre. 

Quoique  ce  vieillard  eût  touti"  l'apparenre  d'un  homme  sa"i-  je  le 
trouvai. s,  fou,  qi,p  je  „,.  |,„s  me,n|„-.,lier  de  lui  lire  au  mz.  Au  lieu  de 
sollen.ser  Ik  mou  impolitesse,  il  en  sourit,  et  eonliniia  de  parb'r  dans 


ces  termes,  après  avoir  promené  sa  vue  dans  la  salle,  et  s'être  assuié 
que  personne  ne  nous  écoutait  :  Je  ne  m'étonne  pas  de  vous  voir  si  jiré- 
venu  contre  deux  sciences  qui  passent  aujourd'hui  pour  IVivoles;  l'étude 
bingue  et  pénible  (pi'elles  demandent  décourage  Ions  les  savants,  qui  v 
renoncent,  et  qui  les  décrient  de  dépit  de  n'avoir  pu  les  acquérir,  l'ouï- 
moi,  je  ne  me  suis  point  rebuté  de  l'ob-scuritè  qui  les  enveloppe,  non 
plus  que  des  difficultés  (|ui  se  succèdent  sans  cesse  dans  la  recliercbe  des 
secrets  chimiques  et  dans  l'art  mervejlleux  de  transmuer  les  métaux  en 
or. 

Mais  je  ne  pense  pas,  poursuivit-il  en  se  reprenant,  que  je  parle  à  un 
jeune  c.ivalier  ;i  qui  mes  discours  doivent  eu  effet  paraître  ilcs  rêveries. 
Un  éçbantillon  de  mon  savoir-faire  vous  dispo.sera  mieux  que  tout  ce 
(|ue  je  pourrais  dire  a  juger  de  moi  plus  favorablement.  A  ces  mots,  il 
tiia  de  sa  poche  une  fiole  remplie  d'une  li(|ueur  vermeille.  Ensuite  il 
me  dit  ;  Voici  un  élixir  que  j'ai  composé  ce  matin  des  sucs  de  certaines 
plantes  distillées  à  l'alambic  ;  car  j'ai  employé  toute  ma  vie,  comme  l)é- 
mocrite,  à  trouver  les  propriétés  des  simples  et  des  minéraux.  Vous  allez 
éprouver  sa  vertu.  Le  vin  que  nous  buvons  à  notre  souper  est  très-mau- 
vais, il  va  devenir  excellent.  En  même  temps,  il  mit  deux  gouttes  de  son 
élixir  dans  ma  bouteille,  qui  rendirent  mon  vin  plus  délicieux  que  le.^ 
meilleurs  qui  se  boivent  en  Espagne. 

Le  merveilleux  frappe  l'imagination;  et,  quaiid  une  fois  elle  est  ga- 
gnée, on  ne  se  sert  plus  de  son  jugement.  Charmé  d'un  si  beau  secret, 
et  persuadé  qu'il  fallait  être  nn  peu  plus  que  le  diable  pour  l'avoir 
trouvé,  je  m'écriai,  plein  d'admiration:  0  mon  père!  )iardonuez-nioi.  de 
grâce,  si  je  vous  ai  pris  d'abord  pour  un  vieux  fou  ;  je  vous  rends  justice 
présentenient.  Je  n'ai  pas  besoin.den  voir  davantage  pour  être  assuré 
que  vous  feriez,  si  vous  vouliez,  tout  à  l'heure  un  lingot  d'or  d'iine-bnrre 
(le  fer.  Que  je  serais  heureux  si  je  ])os,sèdais  cette  admirable  science  1  Le 
ciel  vous  préserve  de  l'avoir  jamais!  interrompit  le  vieillard  en  pous- 
sant un  profond  soupir.  Vous  ne  savez  pas,  mon  fils,  ce  que  vous  sou- 
haitez. Au  lien  de  me  porter  envie,  plaignez-moi  plutôt  de  m'être  donné 
tant  de  peine  pour  me  remlre  malheureux.  Je  suis  toujours  dans  l'in- 
quiétude ;  je  crains  d'être  découvert,  et  qu'une  prison  perpétuelle  ne 
devienne  le  salaire  de  tous  mes  travaux.  Dans  cette  a|iprébonsion,  je 
mène  nue  vie  errante,  déguisé  lantijt  en  prêtre  ou  en  moine,  et  tantùt 
en  cavalier  ou  en  paysan.  Est-ce  donc  un  avantage  de  savoir  l'aire  de  l'or 
à  ce  prix-là,  et  les  richesses  ne  sont-elles  pas  un  vrai  supplice  pour  les 
personnes  qui  n'en  jouissent  pas  tranquillement? 

Ce  discours  me  parait  fort  sensé,  di.s-je  alors  au  |diilosophe  :  rien  n'est 
tel  que  de  rester  en  repos.  Vous  me  dégoi'itez  de  la  pierre  philosophale. 
Je  mécontenterai  d'apprendre  de  vous  ce  qui  doit  m'arriver.  Très-volon- 
tiers, me  rèpondit-il,  mon  enfant  :  j'ai  déjà  fait  des  observations  sur  vos 
traits,  voyons  à  présent  votre  main.  Je  la  lui  présentaiavec  une  confiance 
qui  ne  nie  fera  guère  d'honneur  dans  l'esprit  de  qiiehines  lecteurs,  (pii 
|ieut-être  à  ma  place  en  auraient  fait  autant.  11  l'examina  fort  attentive- 
ment, et  dit  ensuite  avec  enthousiasme  :  .\h  !  que  de  passages  de  la  dou- 
leur à  la  joie,  et  de  la  joie  à  la  douleur  !  Quelle  succession  bizarre  de  dis- 
grâces et  do  prospérités  !  Mais  vous  avez  di'jà  éprouvé  une  grande  partie 
(le  ces  alternatives  de  fortune;  il  ne  vous  reste  ]dus  guère  de  malheurs 
à  essuyer,  et  un  seigneur  vous  fera  une  agréable  destinée  (jui  ne  sera 
point  snjelle  au  cbangement. 

A|ires  iii'avoir  assuré  (|ui'  je  pouvais  compter  sur  cette  prédiction,  il 
me  dit  adieu,  et  soriil  de  l'auberge,  où  il  me  laissa  fort  occupé  des  cho- 
ses i|ue  je  venais  d'entendre.  Je  ne  doutais  point  que  le  man|iiis  de  Ma - 
rialva  ne  fut  Ic  seigneur  en  question,  et,  par  conséquent,  rien  ne  me  pa- 
raissait plus  possible  que  l'accomplissement  de  la  prédiction.  Mais,  quand 
je  n'v  aurais  pas  vu  la  moindre  apparence,  cela  ne  m'eût  ]ioint  empêclié 
(le  donner  an  faux  moine  une  entière  créance,  tant  il  s'était  acquis,  par 
son  élixir,  d'autorité  sur  mon  esprit.  De  mon  côté,  pour  avancer  le  bini- 
lit'iir  (pii  m'était  prédit,  je  résolus  de  m'atlachcr  au  marnuis  plus  (pie 
je  n'avais  l'ait  à  aucun  de  mes  maîtres.  Ayant  pris  cette  résolution,  je  me 
leiirai  à  notre  hûtel  avec  une  gaieté  ([ne  je  ne  puis  exprimer  :  jainai.s 
rriiiine  n'est  sortie  si  contente  de  chez  une  devineresse. 


[%Ia 


CHAPITRE  X. 


ion  (|ue  le  mnri|uis  de  M.ni-ialva  donna  à  Cil  Bla; 
servileur  s'en  a(i|uiUa. 


Le  marquis  n'était  ]ias  encore  revenu  de  chez  sa  comédienne,  et  je  trou- 
vai dans  son  appartement  ses  valets  de  chambre,  qui  jouaient  à  la  prime 
en  attendant  son  retour.  Je  fis  connaissance  avec  eux,  et  nous  nous  amu- 
sâmes à  rire  jusqu'à  deux  heures  après  minuit,  que  mûre  maître  arriva. 
Il  Alt  nn  peu  surpris  de  me  voir,  et  me  dit  d'un  air  de  biuité  ipii  me  fit 
juger  ipi'il  revenait  tréssatisfail  de  sa  soirée  :  Commenl  donc,  (iil  Blas, 
vous  n'êtes  pas  encore  couché  ?  Je  ré|iondis  ipie  j'avais  voulu  savoir  aii- 
|)aravant  s'il  n'avait  rien  à  m'ordonner.  J'aurai  peut-être,  ivpril-il,  une 
commission  à  vous  (bmner  demain  malin;  mais  il  sera  temps  alors  de 
vous  apprendre  mes  volontés.  Allez  vous  reposer,  et  souvenez-vous  que 
je  vous  dispense  de  m'atlendre  le  soir  ;  je  n'ai  besoin  (pie  de  mes  valcl.s 
de  chambre.' 

Apres  cet  avertissement,  qui  dans  le  fond  me  faisait  )daisir,_puisqiril 
m'épargnait  la  sujélion  (|ue  j'aurais  (|iiebpiefois  désagréablement  senlie, 
je  laissiii  le  marquis  dans  son  ap]iarlement,  et  me  retirai  à  mon  galetas. 


GIL  BLAS. 


85 


.le  nie  mis  nii  lil  ;  mai-:  ne  iiriiivnni  dormir,  je  m'nvisai  de  snivre  le  con- 
seil i|ne  nous  donne  Pylliagoie  de  nippelei-  le  soir  ce  que  nous  avons  fait 
dans  la  jinirnée,  pour  noys  ajj|daudirde  nos  bonnes  actions  ou  pour  nous 
Id.imer  de  nos  mauvaises. 

Je  ne  me  sentais  pas  la  conscience  assez  nette  pourètre  content  de  moi; 
aii«si  je  nie  reprochai  d'avoir  api^iyé  l'impostine  de  Lanre.  J'avais  hcai'i 
me  (lire,  pour  ni  excuser,  que  je  n'avais  pu  honnêtement  donner  un  dc- 
iiienll  à  une  lille  qui  n'avait  en  vue  que  de  me  faire  plaisir,  et  qu'en  cpiel- 
qiie  façnii  je  m'élais  trouvé  dans  la  nécessité  de  me  rendre  complice  de 
la  supeiclierie  :  peu  saiislait  de  cette  excuse,  je  répondais  que  je  ne  de- 
vais doue  pas  piiiisser  les  choses  plus  loin,  et  qu'il  fallait  que  je  fusse  bien 
effronté  pour  vouloir  denniirer  auprès  d'un  seigneur  dont  je  payais  si 
mal  la  conliance.  Enlin,  après  un  sévère  examen,  je  tombai  d'accord  avec 
moi-même,  que  si  je  n'clais  pas  un  fripon,  il  ne  s'en  fallait  guère. 

Hc  là  passant  aux  conséquences,  je  me  représentai  que  je  jouais  gros 
jeu,  en  trompant  un  lionune  de  condition  qui,  pour  mes  péchés,  peut- 
être,  ne  tarderait  guère  ,i  découvrir  la  fourberie.  ITue  si  jinlicieùse  ré- 
llexiou  jeta  quelque  terreur  dans  mon  esprit,  mais  des  idées  de  plaisir  et 
d'intérêt  l'eiirenl  hieiilôt-dissipée.  D'ailleurs  la  prophétie  de  l'homme  à 
lélixir  aurait  suffi  pour  me  rassurer.  Je  me  livrai  donc  à  des  images  tout 
agréables.  .le  me  mis  à  faire  des  régies  d'aritlimélique,  à  compter  en  moi- 
même  la  somine  que  feraient  mes  gages  au  bout  do  dix  années  de  ser- 
vice. J'ajoutais  i  cela  les  gralilicalions  que  je  recevrais  de  mou  niailrc  • 
et,  les  mesurant  à  son  hiiineiir  libérale,  ou  plutôt  à  mes  désirs,  j'avais 
une  inleiupéraiice  d'imagination,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  qui  ne  mettait 
pniiit  de  homes  à  ma  forlime.  Tant  de  bien  peu  à  peu  m'assoupit  et  je 
m'endormis  en  bâtissant  des  châteaux  en  Espagne. 


l...i.I:i\:(|iio  i.f  (luiin  ;c  l'Iia-se  (;il  l!la>. 

Je  me  levai  le  lendemain  sur  les  huit  heures  pour  aller  recevoir  les 
or.lrcs  de  mon  patron  ;  mais  comme  j'ouvrais  ma  porte  pour  sortir,  je  fus 
tout  étonné  de  le  voir  paraître  devant  moi  en  robe  de  chambre  et  eu  bon 
net  de  iiiiil  :  il  était  tout  seul.  Gil  Blas,  me  dit-il,  hier  au  soir,  en  quit- 
tant votre  sipur,  je  lui  promis  de  passer  chez  elle  c-e  matin,  mais  nue  af- 
faire do  conséquence  ne  me  permet  pas  de  lui  tenir  parole.  Allez  lui 
témoigner  de  ma  part  que  je  suis  bien  morliliédece  contre-temps,  cl  as- 
surez-la que  je  souperai  encore  aujounlhui  avec  elle,  tle  n'est  pas  tout, 
ajoiila-l-il  en  me  mettant  entre  les  mains  une  bourse,  avec  une  pelilc 
boilc  de  chagrin  enrichii'  de  pierreries,  pnrlez-lui  tnon  portrait,  et  gardez 
celle  bourse,  où  il  v  a  cinquante  pistules  que  je  vous  iloime  pour  marque 
de  l'ainilié  que  j'ai'déjà  jiour  vous.  Je  pris  d'une  main  le  portrait,  el  de 
l'aulrc  la  bourse,  que  je  méritais  .si  peu.  Je  courus  siir-le-cbamp  chez 
Liiiie,  en  disant,  dans  l'excès  de  la  joie  i|ul  me  ir.insportait  :  ■■  Roii  !  la 
"  prédiction  s'ac(  nin|dit  à  vue  d'oeil  :  qinl  bonheur  d  être  frère  d'une  lille 
«  belle  et  galante!  c'est  dommage  qu  il  n'y  ait  pas  autant  d'hoilneur  à 
<•  cela  que  de  prolit  et  d'agrément.  » 

Lnure.  contre  l'ordi/iairc  dos  personnes  de  sa  profession,  avait  coutume 
de  se  lever  malin.  Je  la  surpris  à  sa  toilette,  on.  en  attendant  son  Portu- 
gais, elle  joignait  à  sa  beauté  naturelle  Ions  les  charmes  auxiliaires  que 
l'art  des  roquettes  pouvait  lui  prêter.  Aimable  ICsielle,  lui  dis-je  en  en- 
trant, l'ainiaiit  des  étrangers,  je  puis,  à  l'heure  i|n'il  est,  manger  avec 
mon  maiire,  puisqu'il  m'a  honore  d'une  commission  qui  me  donne  cette 


pri'rogalive,  et  dont  je  viens  m'acquitter.  Il  n'aura  pas  le  plaisir  de  vous 
entretenir  ce  matin,  comme  il  se  l'èlail  proposé  ;  mais,  pour  vous  en  con- 
soler, il  soiipera  ce  soir  avec  vous,  et  il  vous  envoie  son  portrait,  qui  me 
parait  avoir  quelque  chose  encore  de  plus  consolant. 

Je  lui  remis  aussitôt  h  boile,  qui,  par  le  vif  éclat  des  brillanis  dont 
elle  était  garnie,  lui  réjouit  infiniinenl  la  vue.  Elle  l'ouvrit  ;  e(,  l'ayant 
fermée  après  avoir  considéré  la  |ieiiilure  par  manière  d'acquit,  elle  revint 
aux  pierreries;  elle  en  vanla  la  beauté,  et  me  dit  en  souriant  :  Voilà  des 
copies  que  les  femmes  de  théâtre  aiment  mieux  que  les  originaux. 


Je  lui  appris  ensuite  que  le  généreux  Portugais,  en  me  chargeant  du 
portrait,  m'avait  gratifié  d'une  bourse  de  cinqu.'inle  pistoles.  Je  t'en  fais 
mon  compliment,  me  dit-elle;  ce  seigneur  commence  par  où  même  il 
est  rare  (|ue  les  autres  unissent.  C'est  â  vous,  mon  adorable,  lui  répon- 
ilis-je,  que  je  dois  ce  présent  ;  le  niar([uis  ne  me  l'a  fait  qu'à  cause  de  la 
riaternilé.  .le  voudrais,  répliqua-t-elle,  qu'il  t'en  fil  de  semblables  cha- 
ipic  jour.  Je  ne  puis  te  dire  jMsqu";i  Tpiel  point  tu  m'es  cher.  Des  le  pre- 
iiiirr  instant  que  je  t'ai  vu,  je  me  suis  attachée  à  toi  par  un  lien  si  fort,  que 
le  temps  n'a  pu  le  rompre.  Lorsque  je  te  perdis  â  Madrid,  je  ne  désespé- 
rais pas  de  le  retrouver;  et  hier,  en  le  revoyant,  je  le  reçus  comme  un 
hiinime  qui  revenait  â  moi  nécessairement.  En  un  mol,  mon  ami,  le  ciel 
niius  a  destinés  l'un  )iour  l'autre.  Tu  seras  mon  mari  ;  mais  il  faut  nous 
enrichir  auparavant.  La  prudence  demande  que  nous  commencions  par 
l.i.  Je  veux  avoir  encore  trois  ou  quatre  galanteries  pour  te  melire  à  ton 
aise. 

Je  la  remerciai  poliment  de  la  jieinc  qu'elle  voulait  bien  |)rcudre  pour 
moi,  et  nous  nous  engageâmes  insensihlenienl  dans  un  entretien  (|ui  dura 
jusqu'à  midi.  Alors  je  me  relirai  pour  aller  rendre  compte  à  mon  maître 
de  la  manière  dnnt  (ui  avait  reçu  son  présent.  Quoique  Lauri'  ne  m'eût 
point  ibuiné  d'insiruclion  là-dessus,  je  ne  laissai  pas  de  composer  en  che- 
min un  beau  compliment  que  je  me  profiosais  de  faire  de  sa  pari  ;  mais  ce 
l'ut  .lUlant  de  bien  perdu,  c.ir,  lorsrjuc  j'arrivai  â  l'hôlel.  mi  me  dit  que 
le  marquis  venait  de  sorlir  ;  et  il  était  décidé  ijue  je  ne  le  reverrais  plus, 
ainsi  (|u'oii  peut  le  lire  dans  le  chapitre  suiv.iiil. 

CIIAPITUE  .\I, 

Do  la  nouvelle  (pie  nil  Rbs  ,iiipril,  rt  iiiii  fut  un  coup  de  foudre  pour  lui. 

.k!  me  rendis  à  mon  auberge,  où,  rencontrant  deux  hommes  d'uni? 
agréable  conversation,  je  dînai  el  demeurai  à  tahie  avec  eux  jusqu'à 
l'heure  de  la  coini'die.  Alors  nous  nous  séparâmes  ;  ils  allèrent  à  leurs  .li- 
faires,  el  moi  je  pris  le  chemin  du  tlieàtre.  H  faut  remarquer  en  passant 
(pie  j'avais  tdiit  sujet  d'êlre  de  belle  hnnienr  :  la  joie  avait  régné  dans 
rentretieii  que  je  vouais  d'avoir  avec  ces  cavaliers,  la  face  de  ma  fortune 
était  des  plus  riantes,  et  pourlanl  je  me  laissais  aller  à  la  Iristesso,  sans 
pouvoir  m'en  défendre.  Qlu'on  dise  après  cela  qu'on  ne  pressent  point  les 
malbenrs  iiiii  nous  menacent. 

Homme  j'entrais  dans  les  fdvers,  Melchinr  Zapnla  vint  à  moi,  et  me  dit 
Idiit  bas  de  le  suivre.  Il  me  inena  dans  un  endroit  parlicnlier  de  l'hcjlcl, 
et  me  tint  ce  discours  :  Seigneur  cavalier,  je  me  fais  un  devoir  de  vous 
donner  un  avis  très-imporlant.  Vous  savez  que  le  mar(|iiîs  de  .M.irialva 
s'était  d'abord  senti  du  goùl  pour  Narcissa,  mon  épouse  ;  il  avait  même 
déjà  pris  jour  pour  venir  manger  de  mou  aloyau,  l(irs(|ue  rarlificieuse 
E,slclle  trouva  moven  de  rompre  la  partie.  Vous  jugez  bien  qu'une  conié- 


86 


GIL  BLAS. 


dienne  ne  perd  pas  une  si  bonne  proie  sans  dépit.  Ma  femme  a  cela  sur 
le  cœur,  el  il  n'y  a  rien  qu'elle  ne  l'ùt  capaliie  de  faire  pour  se  venger; 
et,  par  maliieur  |ionr  vous,  elle  en  a  une  belle  occasion.  Hier,  si  vous 
vous  en  souvenez,  lous  nos  gagistes  accoururent  pour  vous  voir  :  le  sous- 
niouclienr  de  cliandelles  dit  à  ijuelques  peisonnes  de  la  troupe  qu'il  vous 
reconnaissait,  et  que  vous  n'étiez  rien  moins  que  le  frère  d  lislelle, 

Ce  liruit,  ajouta  nlelcliior,  est  venu  aujourd'hui  aux  oreilles  de  ÎS'arcissa, 
qui  n'a  pas  manqué  d'en  interroger  l'auteur,  et  ce  gagiste  le  lui  a  conDr  ■ 
me.  Il  vous  a,  dit-il,  connu  valet  d'Arsénié  dans  le  temps  qu'Estelle,  sous 
le  nom  de  Laure,  la  servait  à  Madrid.  Mon  épouse,  clianncc  de  cette  dé- 
couverte, en  feia  jiart  au  marquis  de  Marialva,  qui  doit  venir  ce  soir  à 
la  comédie.  Uéglez-vous  la-dessus;  si  vous  n'êtes  pas  efleetivement  le 
frère  d'Estelle,  "je  vous  conseille  en  ami,  et  à  cause  de  notre  ancienne 
connaissance,  de  pourvoir  à  votre  sùrelo.  Narcissa.  qui  ne  demande 
qu'une  victime,  m'a  permis  de  vous  avertir  de  jirévenir  par  une  promjitc 
fuite  quelijue  sinistre  accident. 

Il  v  aurait  eu  du  sunerllu  à  ni'en  dire  davantage.  Je  rendis  grâce  de 
cet  avertissement  à  l'histrion,  <\in  vit  bien,  li  mon  air  effrayé,  que  je  n'é- 
tais pas  homme  à  donner  un  demeiili  au  sous-moucheur  de  chandelles  ; 
comme  en  effet  je  ne  me  sentais  nullement  d'humeur  ,i  porter  jusque-là 
l'effronterie,  je  ne  fus  pas  même  tenté  d'aller  dire  adieu  li  Laure,  de  peur 
qu'elle  ne  voulût  m'engnger  à  payer  d'audace.  Je  concevais  bien  qu'elle 
était  assez  bonne  comédienne  po'ur  se  tirer  d'un  si  mauvaislias  ;  mais  je 
ne  vnvais  qu'un  cliàliinent  infaillible  pour  moi,  et  je  n'étais  pas  assez 
amoureux  pour  le  braver.  Je  ne  songeai  qu'à  me  sauver  avec  mes  dieux 
pénates,  c'est-à  dire  avec  mes  bardes.  Je  disparus  de  l'hôtel  en  un  clin 
d'œil,  et  je  fis,  en  moins  de  rien,  enlever  et  transporter  ma  valise  chez  un 
muletier  qui  devait,  le  jour  suivant,  partir  ;i  trois  heures  du  matin  pour 
Tolède.  J'.iurais  souhaité  d'être  déjà  chez  le  comte  de  l'olan,  dont  la  mai- 
son me  paraissait  le  seul  asile  qui  fut  sur  pour  moi.  Mais  je  n'y  étais  pas 
encore,  el  je  ne  pouvais  sans  imiuiétude  penser  au  temps  qui  me  restai! 
à  passer  dans  iino  ville  où  j'appi'éhendais  qu'on  ne  me  pjicrehàt  dés  la 
nuit  même. 

Je  ne  laissai  |)as  d'aller  souper  à  mon  auberge,  quoique  je  fusse  aussi 
troublé  qu'un  débiteur  qui  sait  qu'il  y  a  des  alguazils  à  ses  trousses.  (Je 
que  je  mangeai  ce  soir-là  ne  fit  pas,  je  crois,  un  excellent  chyle  dans 
mon  estomac.  Misérable  jouet  de  la  crainte,  j'examinais  toutes'les  per- 
sonnes qui  entraient  dans  la  salle  ;  et  quand  par  malheur  il  y  venait  des 
gens  de  mauvaise  mine,  ce  qui  n'est  pas  rai%  dans  ces  endroits-là,  je 
iFrissonnais  de  peur.  Après  avoir  soupe  dans  de  continuelles  alarmes,  je 
me  levai  de  table,  et  m'en  retournai  chez  mon  muletier,  où  je  me  jetai 
sur  de  la  paille  fraîche  jusqu'à  l'heure  du  départ. 

On  peut  dire  que  ma  patience  fut  bien  exercée  pendant  ce  temps-là  ; 
mille  désagréables  pensées  vinrent  m'assaillir.  Si  quelquefois  je  m'assou- 
pissais, je  voyais  le  marquis  furieux  qui  meurtrissait  de  coups  le  beau 
visage  de  Laure,  et  brisait  tout  chez  elle;  ou  bien  je  l'entendais  ordonner 
à  ses  domestiques  de  me  faire  mourir  sous  le  liàlon.  Je  mo  réveillais  là- 
dessus  en  sursaut,  et  le  réveil,  qui  est  ordinairement  si  doux  après  un 
songe  affreux,  me  devenait  plus  cruel  encore  (|ue  mon  songe. 
.  ^ireureusement,le  muletier  me  tira  d'une  si  grande  peine  en  venant  m'a- 
vcrtir  que  ses  mules  étaient-prctes.  Je  fus  aussitôt  sur  pied,  et,  grâce  au 
ciel,  je  partis  radicalement  gui^ri  de  Laure  el  de  la  chiromancie,  A  me- 
sure (|ue  nous  nous  éloignions  de  Grenade,  mon  esprit  reprenait  sa  Iran- 
quillilé.  Je  commençai  à  m'entretenir  avec  le  muletier;  je  ris  de  quel- 
ques plaisantes  histoires  qu'il  me  raconta,  et  j6  perdis  insensiblement 
iimte  ma  frayeur.  Je  dormis  d'un  simmieil  paisible  à  Ubeda,  où  nous  al- 
lâmes coucher  la  première  journée,  et  la  quatrième,  nous  arrivâmes  à 
Tolède.  Mon  premiiM'  soin  fut  de  m'informer  de  la  demeure  du  comte  de 
Polan,  et  je  m'y  rendis,  bien  persuadé  qu'il  ne  souffrirait  pas  que  je  fusse 
logé  ailleurs  que  chez  lui.  Mais  je  complais  sans  mon  hoie.  Je  ne  trouvai 
au  logis  que  le  concierge,  (|iii  me  dit  que  s(jii  m.iiire  était  parti  la  veille 
))our  le  cliàleau  de  Leyva,  d'où  on  hii  avait  niandi'  que  Sérajiliiiie  était 
dangereusement  malade. 

Je  ne  m'étais  )ioinl  attendu  à  l'absence  du  comte  :  elle  diminua  la  joie 
que  j'avais  d'être  à  Tolède,  et  fut  cause  que  je  pris  un  autre  dessein.  Me 
voyant  si  prés  de  Madrid,  je  résolus  d'y  aller.  Je  fis  réjlexion  que  je  pour- 
lais  me  pmisser  à  la  cour,  on  un  génie  supérieur,  à  ce  que  j'avais  ou'i 
dire,  n'était  pas  abs(dument  nécessaire  jiour  s'avancer.  Dés  le  lendemain, 
je  me  servis  de  la  eommodilé  d  un  cheval  de  retour  pour  nw  conduire  à 
celle  capitale  de  l'Kspagne.  La  fortune  m'y  coiidiiisil,  pour  me  faire  jouer 
de  plus  grands  rides  i|ue  ceux  qu'elle  m'avait  déjà  fait  faire. 

CIIAPITUE  XII. 

f.il  lilas  va  Inscr  lions  an  lirtn^i  garni.  Il  y  fait  fonnaissaimp  avec  le  capilaiiic  f.liliicliilla. 
(juci  liomiiie  c'i'lail  i|ue  rot  ofllciiT,  l'Kiuelle  afiairc  lava;t  :iiiieiie  à  Madiid. 

D'abord  que  je  fus  à  Madrid,  j'établis  mon  domicile  dans  un  hôtel  garni 
où  demeurait,  entre  aunes  personnes,  un  vieux  capitaine  qui.  dos  extré- 
mités de  la  CnstiUe  nouvelle,  élail  venu  soUiciler  à  la  cour  une  pension 
qu'il  croyait  n'avoir  que  irop  bien  méritée.  Il  s'aïqiilail  ilon  Aiinibal  de 
Chinchilla.  Ce  ne  fut  pas  sans  étonnomeni  <|uc  je  le  vis  pour  la  première 
fois  :  c'était  un  homme  de  soixante  ans,  d'une  taijle  gigantesque  et  d'une 
maigreur  cxlraoidinaire.il  portail  une  épaisse  moustache  qui  s'élevait  eu 
serpentant  des  deux  cotés,  jusqu'aux  tempes.  Outre  qu'il  lui  mamiiuiit  un 


bras  et  une  jambe,  il  avait  la  place  d'un  œil  couverte  d'un  large  emplâtre 
de  taffetas  vert,  et  son  visage,  en  plusieurs  endroits,  paraissait  balafré. 
A  cela  prés,  il  était  comme  un  autre.  De  plus,  il  ne  manquait  pas  d'es- 
prit, et  moins  encore  de  gravité.  Il  poussait  la  morale  jusqu'au  scrupule, 
et  .se  piquait  surtout  d'éire  délicat  sur  le  point  d  honneur. 

Après  avoir  eu  avec  lui  deux  ou  trois  conversations,  il  m'honora  de 
sa  confiance.  Je  sus  bientôt  toutes  ses  affaires.  Il  me  conta  dans  quelles 
occasions  il  avait  laissé  un  œil  à  Naples,  un  bras  en  Lombardie,  et  une 
jambe  dans  les  Pays-Fas.  (le  que  j'admirai  dans  les  relations  de  batailles 
et  de  sièges  qu'il  me  lit,  c'est  qti  il  ne  lui  échappa  aucun  trait  de  fanfa- 
ron, pas  un  mot  à  sa  louange,  quoique  je  lui  eus.se  volontiers  pardonne 
de  vanter  la  moitié  qui  lui  restait  de  lui-même  pour  se  dédommager  de  la 
perte  de  l'autre.  Les  officiers  qui  reviennent  de  la  guerre  sains  et  saufs 
ue  sont  pas  tous  si  modestes. 

Mais  il  me  dit  que  ce  ((ni  lui  tenait  le  plus  au  cœur,  c'était  d'avoir  dis- 
sipé des  biens  considérables  dans  ses  campagnes,  de  sorte  qu'il  n'avait 
plus  que  cent  ducats  de  rente  ;  ce  qui  suflisail  à  peine  pour  entretenir  sa 
moustache,  payer  son  logement  et  faire  écrire  ses  plaeets.  Car  enlin,  sei- 
gneur cavalier,  ajoula-t-il  en  haussant  les  épaules,  j'en  présente,  Dieu 
merci,  tous  les  jours,  sans  qu'on  y  fasse  la  moindreatlention.  Vous  diriez 
qu'il  y  a  une  gageure  entre  le  premier  ministre  et  moi,  et  que  c'est  à  qui 
de  nous  deux  se  lassera,  moi  d'en  donner,  et  lui  d'en  recevoir.  J'ai  aussi 
l'honneur  d'en  présenter  souvent  au  roi  ;  mais  le  curé  ne  chante  pas  mieux 
que  sou  vicaire;  et  pcndantce  temps-là,  mon  château  de  Chinchilla  tombe 
en  ruine,  faute  de  réparations. 

Il  ne  faut  désespérer  de  rien,  dis-je  alors  au  capitaine;  vous  n'ignorez 
pas  (|ne  les  grâces  de  la  cour  se  font  ordinairement  un  peu  attendre  ;  vous 
êtes  peut-être  à  la  veille  de  voir  payer  avec  usure  vos  peines  et  vos  tra- 
vaux. Je  ne  dois  pas  me  Uatterde  cette  espérance,  répondit  don  .\nnihal. 
Il  n'y  a  p.ks  trois  jours  que  j'ai  parlé  à  un  des  secrétaires  du  ministre,  et, 
si  j'en  crois  ses  discours,  je  n'ai  qu'à  me  tenir  gaillard.  Et  que  vous  a-t-il 
donc  dit.  rcpris-je,  seigneur  oflicier'?  Est  ce  que  l'état  où  vous  êtes  ne 
lui  a  pas  paru  digne  d'une  récompense"?  Vous  en  allez  juger,  repartit 
Chinchilla.  Ce  secrétaire  m'a  dit  tout  net:  Seigneur  gentilhomme,  ne 
vantez  pas  tant  votre  zèle  et  votre  fidélité  ;  vous  n'avez  lait  que  votre  de- 
voir en  vous  exposant  aux  périls  pour  votre  patrie.  La  gloire  qui  est  atta- 
chée aux  belles  actions  les  paye  assez,  et  doit  suffire  principalement  à  un 
Espagnol.  Il  faut  donc  vous  détromper,  si  vous  regardez  comme  une  dette 
la  gratification  que  vous  sollicitez.  Si  on  vous  l'accorde,  vous  devrez 
uniquement  celte  grâce  à  la  bonté  du  roi,  qui  veut  bien  se  croire  redeva- 
ble a  ceux  de  ses  sujets  nui  ont  bien  servi  l'Etat.  Vous  voyez  par  là,  pour- 
suivit le  capitaine,  que  j'en  dois  encore  de  reste,  et  que  j'ai  bien  la  mine 
de  m'en  retourner  comme  je  suis  venu. 

On  s'intéresse  pour  un  brave  homme  qu'on  voit  souffrir.  Je  l'exhortai 
à  tenir  bon  ;  je  m  offris  à  lui  mettre  au  net  gratuitement  ses  placcts.  J'al- 
lai même  jusqu'à  lui  ouvrir  ma  bourse,  et  à  le  conjurer  d'y  prendre  tout 
rargeiit  qu'il  voudrait.  Mais  il  n'était  pas  de  ces  gens  qui  ne  se  le  fout 
pas  dire  deux  fois  dans  une  pareille  occasion.  Tout  au  contraire,  se  mon-  . 
trant  trés-délicat  là-dessus,  il  me  remercia  Hércment  de  ma  bonne  vo- 
lonté. Ensuite  il  me  dit  que  pour  n'êire  à  charge  à  personne,  il  s'était 
accoutumé  peu  à  peu  à  vivre  avec  tant  de  sobriété,  que  le  moindre  ali- 
ment suflisail  pour  sa  subsistance,  ce  qui  n'était  que  trop  véritable.  Il  ne 
vivait  que  de  ciboules  et  d'oignons  ;  aussi  n'avait-il  que  )a  peau  et  les  os. 
Pour  n'avoir  aucun  témoin  de  ses  mauvais  repas,  il  s'enfermait  ordinai- 
rement dans  sa  chambre  pour  les  faire.  J'obtins  pourtant  de  lut,  à  force 
de  prières,  que  nnus  dînerions  et  souperions  en.sembb'  ;  et,  trompant  sa 
fierté  par  une  ingénieuse  compassion,  je  me  fis  apporter  beaucoup  plus 
do  viande  et  do  vin  qu'il  n'en  fallait  |iour  moi.  Je  l'excitai  à  boire  el  à 
maiigor  ;  il  vnulut  d'abord  l'aire  des  façons,  mais  enlin  il  se  rendit  à  mes 
instances.  A|irès  ipioi,  devenant  insensiblement  pins  hardi,  il  m'aida  de 
lui-même  à  rendre  mon  plat  net  et  à  vider  ma  bonloille. 

Lois(|u'il  eut  bu  ipialre  ou  cinq  coups,  et  réconcilié  son  estomac  avec 
une  lionne  nourriture  :  Eu  vérité,  me  dit-il  d'un  air  gai,  vous  êtes  bien 
séduisant,  seigneur  Cil  lilas  ;  vous  me  faites  l'aire  tout  ce  qu'il  vous  plaît. 
Vous  avez  des  manières  engageantes  et  qui  m'oient  jusqu'à  la  crainte  d'a- 
buser de  votre  humeur  bienfaisante.  Mon  capitaine  me  parut  alors  si  dé- 
fait de  sa  houle,  ipie  si  j'eusse  voulu  saisir  ce  moment-là  pour  le  presser 
encore  d'accepter  ma  bourse,  je  crois  qu'il  ne  l'aurait  pas  refusée.  Je  ne 
le  remis  point  à  c  lie  épreuve  ;  je  me  contentai  de  l'avoir  fait  mon  com- 
mensal, el  de  prendre  la  peine  d'écrire,  non-seulement  ses  plaeets,  mais 
de  les  composer  même  avec  lui.  A  force  d'avoir  mis  des  homélies  au  net, 
j'avais  appris  à  idiirner  une  phrase  ;  j'étais  devenu  une  espèce  d'auteur. 
Le  vieil  oflicier,  de  son  côté,  se  vantail  de  savoir  bien  coucher  par  écrit , 
de  sorte  que,  tra\  aillant  lous  doux  par  éniwlalion,  nous  faisions  dos  mor- 
ceaux d'éloquoni-e  dignes  des  plus  colobros  régents  île  !<al.inian<|ue.  Mais 
nous  avions  beau  l'un  el  l'autro  épuiser  milro  os|irit  a  senior  des  Heurs 
de  rboloiiqiie  dansées  plaeets,  c'était,  comme  mi  dit,  semer  sur  du  sable, 
(.tiiolipio  tipiir  que  nuus  |irissic)iis  pour  l'aire  valoir  les  services  de  don  An- 
nilial,  la  cour  n'y  avail  aucun  égard,  ce  qui  n'ongagcail  pas  ce  vieil  in- 
valide à  faire  l'éloge  des  ofliciurs  ijui  se  ruinent  à  bV  guerre.  Dans  sa  mau- 
xaiso  humour,  il  inaudissait  son  étoile,  et  donnait  au  diable  Naples,  la 
Lmnbardioot  les  Paysllas. 

l'onr  surcniit  de  inoriilicalion,  il  arriva  un  jour  qu'à  sa  barbe  un  poêle 
prodiiil  par  le  duc  d'AIbo,  nyani  récité  devant  le  roi  un  sonnet  sur  la 
uaissanoi'  d'une  inlanle,  fut  gratifié  d'une  pension  de  cinq  cents  ducats. 


GIL  BLAS. 


87 


Ju  crois  que  le  capitnine  mutilé' en  serait  devenu  fou,  si  je  n'eusse  pris 
soiu  de  lui  remettre  Tespiil.  Qu'avez-vous  ?  lui dis-je  eu  le  voyant  hors  de 
lui-mènie  :  il  n'y  a  rien  là-dedans  qui  doive  vous  révolter.  Depuis  un 
temps  immémorial  les  poètes  ne  sont-ils  pas  en  possession  de  lendre  les 
princes  Iribulaircs  de  leurs  muses?  il  n'est  point  de  tête  couronnée  qui 
n'ait  quelques-uns  de  Cês  messieurs  pour  pensionnaires;  et,  entre  nous, 
ces  sortes  de  pensions,  étant  rarement  ignorées  de  l'iivenif;  consacrent  la 
libéralité  des  rois,  au  lieu  que  les  autres  qu'ils  font  sont  souvent  en  pure 
perte  pour  leur  renommée.  Combien  .Auguste  a-t-il  donné  de  récompenses, 
combien  a-l-il  fait  de  pensions  dont  nous  n'avons  aucune  connaissance  I 
Mais  la  postérité  la  plus  reculée  saura  comme  nous  que  Virgile  a  reçu  de 
cet  empereur  plus  de  deux  cent  mille  écus  de  bienfaits. 

Quelque  chose  que  je  pusse  dire  à  don  Aonibal,  le  fi-uit  du  sonnet  lui 
demeura  sur  l'estomac  comme  un  plomb;  et,  ne  pouvant  le  digérer,  il  se 
résolut  à  tout  abandonner.  Il  voulut  néanmoins  auparavant,  pour  jouer 
de  son  reste,  présenter  encore  un  placet  au  duc  de  Ijerme.  Nous  allâmes 
pour  cet  effet  tons  deux  chez  ce  premier  minisire.  Nous  y  rencouliànies 
up  jeune  homme  qui,  après  avoir  salué  le  capitaine,  lui  dit  d'un  air  afléc- 
tueux  :  Mon  cher  et  ancien  maiire,  est-ce  vous  que  je  vois'?  (.Uielle  affaire 
vous  amène  chez  monseigjienr?  Si  vous  avez  besoin  d'une  personne  <|ui 
ait  du  crédit,  ne  mépari,'iiez  pas  ;  je  vous  offre  mes  services.  Comment 
donc,  Pédrille,  lui  reprfndit  l'officier,  à  vous  entendre,  il  semble  que 
vous  occupiez  quel<{ne  poste  important  dans  cette  maison?  Du  moins, 
répliqua  le  jeune  homme,  y  ai-je  assez  de  pouvoir  pour  faire  plaisir  à  uji 
honnête /ii(/u/jo  comme  vous.  Cela  élant,  reprit  le  cajiitaine  avec  un 
.souris,  j'ai  recours ;i  votie  proteclion.  Je  vous  l'accorde,  repartit  Pédrille. 
Vous  n'avez  qu'à  ni'apprendre  de  quoi  il  est  question,  et  je  promets  de 
vous  faire  tirer  pied  ou  aile  du  premier  ministre. 

iSous  n'eûmes  pas  siiol  mis  au  fait  ce  garçon  si  ]dein  de  bonne  volo  nié, 
qu'il  demanda  oii  demeurait  don  Annibal  ;'puis,  nous  ayant  assuré  que 
nous  aurions  de  ses  nouvelles  le  jour  suivant,  il  disparut  sans  nous  in- 
struire de  ce  qu'il  prétendait  faire,  ni  même  nous  dire  s'il  était  dome>li'|iie 
du  duc  de  Lerme.  .le  fus  curieux  de  savoir  ce  que  c  était  que  ce  l'édrille 
qui  me  paraissait  si  éveillé.  C'est  un  garçon,  me  dit  le  capitaine,  qui  me 
servait  il  y  a  quelques  années,  et  qui,  me  voyant  dans  l'imligence,  m'y 
laissa  pour  aller  chercher  une  meilleure  condiiion.  Je  ne  lui  sais  point 
mauvais  gré  de  cela  ;  il  est  fort  naturel  de  changer  pour  être  mieux. 
C'est  un  (Irole  qui  ne  manque  pas  desprit,  et  i|ni  est  intrigant  comme 
tous  les  diables.  Mais,  malgré  tout  son  savoir-faire,  je  ne  compte  pas 
beaucoup  sur  le  zélé  qu'il  vient  de  témoigner  pour  moi.  Peut-être,  lui 
dis-je,  ne  vous  scra-t-il  pas  inutile.  S'il  anpartenail,  par  exemple,  à  qiiel- 
qu'im  des  principaux  ofiiciers  du  duc,  il  pourrait  vous  rendre  service. 
Vous  n'ignorez  pas  que  tout  se  fait  par  brigue  et  par  cabale  chez  les 
grands,  qu'ils  ont  des  domestiques  favoris  qui  les  gouvernent,  et  ((ue 
ceux-ci,  à  leur  tour,  sont  gouvernés  par  leurs  valets. 

Le  lendemain  dans  la  matinée,  nous  vîmes  arriver  Pédrille  à  notre  hô- 
tel. Messieurs,  nous  dit-il,  si  je  ne  ni'e\pli(|ii.ii  pas  hier  sur  les  moyens 
que  j'avais  de  servir  le  capiiaine  de  (Chinchilla,  c'est  que  nous  n'étions 
pas  dans  un  endroit  qui  me  permit  de  vous  fiire  une  pareille  coulidence. 
De  plus,  j'étais  bien  aise  de  sonder  le  gué,  avant  de  m'ouvrir  à  vou».  Sa- 
chez donc  que  je  suis  le  laquais  de  confiance  du  seigneur  don  Kodrigue 
de  Calderoue,  premier  secrétaire  du  duc  de  Lerme.  Mon  maître,  i|ui  est 
fort  galant,  va  presque  tous  les  soirs  souper  avec  un  rossii^ind  d'Aragon, 
qu'il  lient  en  cage  dans  le  quartier  de  la  cour.  C'est  une  jeune  fille  dAI- 
barazin  des  plus  jolies.  Elle  a  de  l'esprit  et  chante  à  ravir;  aussi  se 
nnmme-t-elle  la  sciiora  Sirena.  Comme  je  lui  porte  tous  les  malins  un 
billet  doux,  je  viens  de  la  voir.  Je  lui  ai  proposé  de  faire  |iasser  le  sei- 
gneur don  Annibal  pour  son  oncle,  et  d'engager  par  celle  supposition  son 
galant  à  le  protéger.  Elle  veut  birn  entreprendre  cette  affaire.  Outre  le 
petit  pvolit  qu'elle  y  envisage^  elle  sera  charmée  qu'on  la  croie  nièce 
d'un  brave  gi'nlillioinine. 

Le  seigneur  de  Chinchilla  fit  la  grimace  ,i  ce  discours.  Il  témoigna  de 
la  répugnance  à  se  rendre  complice  d'une  es|iiéglerie,  et  encore  plus  à 
souffrir  qu'une  aventurière  le  déshonoiàt  en  se  disant  de  sa  famille.  Il 
n'en  était  pas  seulement  blessé  par  rapport  à  lui;  il  voyait  poui-  ainsi 
ijire  la-dcdans  une  ignominie  rétroactive  pour  .ses  .Vieux.  Celte  délica- 
tesse parut  hors  de  saison  à  Pédrille,  qui  en  fut  choqué.  Vous  moquez- 
vous,  s'ccria-til,  de  le  prendre  sur  ce  ton-l.i?  Voila  comnuî  vous  êles 
faits,  vous  autres  nobles  à  cbnumiBre  !  vous  avez  une  vanité  lidicnle.  Sei- 
gneur cavalier,  poursuivit-il  eu  m'adressant  la  parole,  n'adniircz-vons 
pax  les  scrupules  qu'il  se  fait?  Vive  Uieul  c'est  bien  à  la  coin'  ipi'il  y  faut 
regarder  de  si  prés.  Sous  i|ueli|ue  vilaine  forme  que  la  fortune  s'y  pré- 
sente, on  ne  la  laissa  point  échapper. 

J'apidaudis  li  ce  que  dit  Pédrille;  et  nous  haranguàmes'si|liieu  Ions 
deux  le  capitaine,  que  nous  le  limes  ifialgié  lui  devenir  oncle  de  Sirciia. 
(Jnaiid  nous  eûmes  gagné  cela  sur  son  orgueil,  ce  qui  ne  fut  pas  aisé, 
nous  nous  mimes  tous  iruis  à  faire  pour  le  ministre  un  nouveau  plaiel, 
qui  lut  revu,  augmenté  et  corrigé  Je  récrivis  ensuite  proprement,  cl 
Pédrille  le  porla  a  l'Aragonaise,  qui  dos  le  soir  même  en  chaigea  le  sei- 
gneur don  Itodi'igiie,  à  qui  elle  parla  de  façon  que  ce  secrelaire,  la 
croyant  vérilabltineiit  niccc  du  capitaine,  pioniil  de  s'cm|doyer  pour 
Ini.'Peu  de  jours  après,  nous  vinu's  l'effet  de  celte  manii-uvre.  Pédrille 
revint  à  noire  liolel  d'un  air  Iriompbant.  lionne  nouvelle  I  dit-il  ù  Chin- 
chilla. Le  roi  fera  nue  distrihiilion  de  commanderies.  de  bénéfices  et  de 
pensions,  ou  vous  ne  serez  pas  oublié;  c'est  de  quoi  je  suis  cbargt!  de 


vous  assurer.  Mais  j'ai  ordre  de  vous  demander  en  même  temps  quel 
présent  vous  prélendez  faire  à  Sirena.  Pour  moi,  je  vous  déclare  que  je 
ne  veux  rien  ;  je  préfère  à  lout  l'or  du  uionde  le  plaisir  d'avoir  contribué 
à  améliorer  la  fortune  de  mon  ancien  maître.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  notre  nymphe  d'Albarazin  :  elle  est  un  peu  juive  lors(|n'il  s'agit  d'o- 
bliger le  prochain;  elle  a  ce  peiit  défaut-là,  elle  prendrait  l'argent  de 
son  propre  père  ;  jugez  d  elle  refusera  celui  d  un  oiwle  siip|iosé  ! 

Elle  n'a  qu'à  dire  ce  qu'elle  exige  de  moi,  répondit  don  Annibal.  Si 
elle  veut  tous  les  ans  le  tiers  de  la  pension  que  j'obtiendrai,  je  le  lui 
promets,  cl  cela  doit  lui  suffire,  quand  il  s'agirait  de  tous  les  revenus  de 
Sa  JJ.ijesté  catholique.  Je  me  fieras  bien  à  votre  jiarole,  moi,  répliqua 
le  Mercure  de  don  liudrigue;  je  sais  bien  qu'elle  \:\ut  le  jeu  :  mais  vous 
avez  affaire  à  une  petite  personne  naturellement  fort  défiante.  D'ailleurs 
elle  aimera  beaucoup  mieux  que  vous  lui  donniez,  une  l'ois  pour  tontes, 
les  deux  tiers  d'avance  en  argent  complant.  Eli  !  où  diable  veut-elle  que 
je  les  prenne?  interrompit  brusc|uement  l'officier  ;  me  croit-elle  un  con- 
tador-mnyor?  Il  fini  i^ne  vous  ne  l'ayez  pas  iiisiruiie  de  ma  situation. 
Pardonnez-moi,  repartit  Pédrille  :  eile  s.'it  bien  ipie  vous  êles  plus 
gueux  que  Job;  après  ce  que  je  lui  ai  dit,  elle  ne  saurait  l'ignorer.  Mais 
ne  vous  mettez  pas  on  peine  :  je  suis  un  liomine  fertile  en  expédients. 
Je  connais  un  vieux  coquin  d'oydor  qui  se  plaît  à  prêler  ses  e,spèces  à 
dix  pour  cent.  Vous  lui  ferez  par-devant  noiaire  un  liaiispori,  avec  ga- 
rantie de  la  première  année  de  votre  pension,  pour  pareille  somme  que 
vous  reconnaîtrez  avoir  reçue  de  lui,  et  que  vous  toucherez  en  elTel,  à 
l'intérêt  prés.  A  l'égard  de  la  garantie,  lé  prèleiir  se  contentera  de  voire 
ch.iteau  de  (Chinchilla,  tel  qu'il  est:  vous  n'aurez  juiiiit  de  dispute  là- 
dessus. 

Le  capitaiiw  protesta  qu'il  accepterai!  ces  conditions  s'il  était  assez 
heureux  pour  avoir  quelque  part  aux  grâces  qui  seraient  distribuées  le 
lendemain.  Ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver.  Il  fut  gratifié  d'une  pension 
de  trois  cents  jiistoles  sur  une  comniandi'rie.  Aussitôt  qu'il  eut  appris 
celte  nouvelle,  il  donna  toutes  les  sûretés  qu'on  exigea  de  lui,  fit  ses 
[lelites  alfain  s,  et  s'en  retourna  dans  la  Caslille  nouvelle  avec  quelques 
pistoles  de  reste. 

CnAPITRE  xin. 

Cil  lllas  ronrimlrii  !i  la  cour  .son  clicr  arai  Falirico.  fiianile  joie  de  p;irl  ol  iraulic.  Où  ils 
allrreiit  tous  cleus,  el  de  la  curiruse  conversalioii  qu'ils  curmil  eiiseiiildc. 

Je  m'étais  fait  nue  habitude  d'aller  tous  les  matins  chez  le  roi,  où  je 
passais  deux  ou  trois  heures  entières  à  voir  entrer  et  sorlir  les  grands, 
qui  me  |iaiaissaient  là  sans  cet  éclat  dont  ils  sont  ailleurs  environnés. 

Un  jour  que  je  me  promenais  et  nie  carrais  dans  les  appartements,  y 
faisant,  comme  beaneoup  d'aulres,  une  assez  solto  figure,  j'apeiçus  Fa- 
lirice.  que  j'avais  lais.sé  a  Valladiilid,  au  service  d'un  admiiiislraleur 
d'hôpital.  Ce  qui  m'étonna,  c'est  qu'il  s'entri'lenait  faniiliérenienl  avec  le 
duc  de  Mi-dina  Sidonia  et  le  marquis  de  Sainle-Croix.  Ces  deux  seigneurs, 
à  ce  qu'il  me  semblait,  prenaient  plaisir  à  renlendre.  Avec  cela,  il  élait 
vêtu  aussi  proprement  qu'un  noble  cavalier. 

Ni!  me  tromperais-je  point?  disais-je  en  moi-nu'-me  ;  est-ce  bien  là  le 
fils  <lu  barbier  Nunez?  C'est  peut  être  quelque  jeune  couiti.saii  qui  lui 
lessemble.  Je  ne  demeurai  pas  loiigtenjps  dans  le  doute.  Les  seigneurs 
s'en  allèrent;  j'abordai  Fabrice.  Il  me  reconnut  dans  le  moment,  me  prit 
par  la  main  ;  et,  après  m'avoir  fait  |iercer  la  fiule  avec  lui  pour  sortir 
des  appdrlernents  :  Mon  cher  liil  lilas,  me  dil-il  en  m'einbrassant,  je  suis 
ra\  i  de  te  revoir.  (Jiie  fais-tu  à  Madrid?j;s-lu  encore  en  condiiion?  as-tu 
quelque  charge  à  la  cour?  Dans  quel  élat  sont  les  affaires?  Rends-moi 
(onipte  de  tout  ce  (|iii  t'est  arrivé  depuis  ton  départ  précipité  de  Valla- 
dolicl.  Tu  me  demandes  bien  des  choses  à  la  lois,  lui  répondis-je;  el 
nous  ne  sommes  pas  dans  nu  Jien  propre  à  couler  des  aventures.  Tu  as 
raisim,  reprit-il;  nous  serons  mieux  chez  moi.  \'iens,  je  vais  t'y  mener. 
Ce  n'est  pas  loin  d'ici.  Je  suis  libre,  agréablenieut  logé,  parfaitement 
bien  dans  mes  meubles;  je  vis  content,  et  suis  heureux,  puisque  je  crois 
l'élre. 

J'acceptai  le  parti,  el  me  laissai  enlrainer  par  Fabrice,  qui  me  fit  ar- 
rêter devant  une  maison  de  belle  apparence,  où  il  nie  dit  qu'il  demeu- 
rait. Nous  traversâmes  une  cour,  on  il  y  avait  d'un  colé  un  grand  esca- 
lier qui  conduisait  à  des  appartements  superbes  ;  el  de  l'antre,  une  pi'tile 
moulée  aussi  obscure  i|u'élroite,  par  où  nous  iiioiilàmes  au  logement  qui 
m'avait  été  vanté.  Il  consislaiten  une  seule  chambre,  de  laquelle  mon 
ingénieux  ami  s'en  élait  fait  ipuilrn  séparées  par  ilaa  (doisons  de  sapin. 
La  première  servait  d'antichambre  i  la  seconde,  ou  il  couchait  ;  il  fai- 
sait son  cabinet  du  la  troisième,  et  .sa  cuisine  de  la  dernière.  La  chambre 
el  l'anlichamlire  étiiieiU  tapissées  de  cartes  géographiques,  de  thèses  de 
philosophie,  et  les  meubles  rèjiomlaionl  li  la  tapisserie.  C'était  un  grand 
lit  de  brocard  tout  usé,  du  vieilles  chaises  de  serge  jaune,  garnies  d'une 
fraiiiîo  de  soie  de  lirenade  de  la  même  couleur,  une  lable  à  pieds  dorés, 
couverte  d'un  cuir  qui  paraissait  avoir  été  rouge,  et  bordée  d'une  eré- 
|iinn  de  faux  or  devenu  noir  par  le-  laps  de  temps,  avec  une  armoire  d'é- 

lii'iie  ornée  de  figures  gro>siei m  sciil|itees    II  avait  pour  bureau, 

ilnns  sou  cabinet,  une  pi'lili!  table  ;  el  sa  bibliolbeqiie  élail  composée  de 
iiiirlques  livres,  .ivcc  plusieurs  liassrs  ib'  papier  (lu'iui  voyait  sur  des  «is 
disposés  |iar  étage  le  long  du  mur.  Sa  cuisine,  ipil  ne  déparait  pas  le 
reste,  conlenait  de  la  poterie  el  iraulres  ustensiles  nécessaires. 


88 


GIL  BLAS. 


Fabrice,  nprés  iii'avoir  doniu'  le  loisir  do  considérer  son  ,T|)|i;irlenieul, 
me  dit  :  Que  penses-tu  de  mon  ménage  et  de  mon  logentent?  n'en  es-tu 
pas  enclianté?  Oui,  ma  foi,  lui  répondis-je  en  souriant.  Il  Tant  que  lu  ne 
f.isscs  jias  mal  tes  alTaires  ,i  .Madrid,  pour  y  être  si  bien  nippé.  Tu  as  sans 
doute  quclrpie  commission?  Le  ciel  m'en  préserve  !  répliqua-l-il.  Le  parti 
que  j'ai  pris  est  au-dessus  de  tons  les  em|)lois.  Un  homme  de  distinction, 
à  (|ui  cet  hôtel  appartient,  m'y  a  donné  une  chambre  dont  j'ai  fait  quatre 
Iiicces  que  j'ai  meublées  comme  tu  vois.  Je  ne  m'occupe  i\\w  de  choses 
(pji  me  l'ont  plaisir,  et  je  ne  sens  pas  la  nécessité.  Parle-moi  plus  clai- 
rement, inlerrompis-je  :  tu  irrites  l'envie  que  j'ai  d'apprendre  ce  que  tu 
fais.  Eh  bien  1  me  dit-il,  je  vais  te  contenter.  .le  suis  devenu  auteur,  je 
me  .suis  jeté  dans  le  bel  es]>rit;  j'écris  eu  vers  et  en  prose;  je  sihs  au 
poil  el  à  la  plume. 

Toi,  favori  d'Apollon!  m'écriai-je  en  riant;  voilîi  ce  que  je  n'aurais 
jamais  deviné;  je  serais  moins  surpris  de  te  voir  tout  autre  chose.  Quels 
charmes  as-tu  donc  pu  trouver  dans  la  condition  des  poêles?  11  me  sem- 
ble que  ces  gens-là  sont  méprisés  dans  la  vie  civile,  el  qu'ils  n'ont  pas 
un  oidinaire  réi;lé.  lié  fil  s'écria-t-il  à  son  lour.  Tu  me  parles  de  ces 
misérables  auteurs  dont  les  ouvrages  sont  le  rebut  des  libraires  et  des 
comédiens.  Faul-il  s'étonner  si  1  on  n'csiime  pas  de  .semblables  écri- 
vains? Mais  les  bons,  mon  ami,  sont  sur  wn  meilleur  pied  dans  le  monde; 
el  je  puis  dire  sans  vanilé  que  je  suis  du  nombre  de  ceux-ci.  Je  n'en 
doute  pas,  lui  dis-je  :  tu  es  un  garçon  plein  d'esprit;  ce  que  tu  composes 
ne  doit  jias  être  mauvais.  Je  ne  suis  en  peine  que  de  savoir  comment  la 
rage  d'écrire  a  ]iu  le  prendre  ;  cela  me  paraît  digne  de  ma  curiosité. 

Toii  élonnemenl  esl  juste,  reprit  Nnnez.  J'étais  si  coulent  de  mon  élat 
chez  le  seigneur  Manuel  Ordonnez,  que  je  n'en  souhaitais  pas  d'autre. 
Mais  mon  gi'uiie  s'élevant  peu  à  peu,  comme  celui  de  Plante,  au-dessus 
de  la  servitude,  je  composai  une  comédie  que  je  fis  repiésenter  par  des 
comédiens  qui  jouaient  à  Valladolid.  (Juoi([u'elle  ne  valût  pas  le  diable, 
elle  eut  un  fort  grand  succès.  Je  jugeai  jiar  là  que  le  public  était  une 
bonne  vache  à  lait  qui  se  laissait  aisément  Iraire.  Cette  réilexion  et  la 
fureur  de  faire  de  nouvelles  pièces  me  délachérent  de  l'hôpital.  L'amour 
de  la  poésie  m'ôla  celui  des  richesses.  Je  résolus  de  me  rendre  à  Madrid, 
comme  au  centre  des  beaux  esprits,  pour  y  former  mon  goût.  Je  deman- 
dai mon  congé  à  l'adminislraleur.  qui  ne  me  le  donna  qu'à  regret,  tant 
il  avait  d'affection  pour  moi.  Fabrice,  me  dit-il,  pourquoi  veux-tu  me 
quitter?  t'aurais-je  donné,  sans  y  penser,  quelque  sujet  de  mécontente- 
ment'.' Non,  lui  rèpondis-je,  seigneur;  vous  êtes  le  meilleur  de  tous  les 
maîtres,  et  je  suis  pénétré  de  vos  bontés;  mais  vous  savez  qu'il  faut 
suivre  son  étoile.  Je  me  sens  né  pour  éterniser  mon  nom  par  des  ou- 
vrages d'esprit.  (Juelle  folie  1  me  répliqua  ce  bon  bourgeois.  Tu  as  déjà 
pris  racine  à  rhû|]ital  ;  lu  es  du  bois  dont  on  fait  les  économes,  et  quel- 
quefois même  les  administrateurs.  Tu  veux  cpiitter  le  solide  pour  l'oc- 
cuper de  fadaises.  Tant  pis  ]iour  loi,  mon  enfant. 

L'adminislraleur,  voyant  qu'il  conibatlait  inutilement  mon  de.^sein, 
me  paya  mes  gages,  et  me  fit  présent  d'une  cinquantaine  de  ducats  pour 
reconnaître  mes  services;  de  manière  qu'avec  cela  et  ce  que  je  pouvais 
avoir  grapillé  dans  les  |)elites  commissions  dont  on  avait  chargé  mon 
inlégrilé,  je  fus  en  élat,  en  arrivant  à  Madrid,  de  me  mettre  propre- 
ment; ce  que  je  ne  manquai  pas  de  faire,  qiioi((ue  les  écrivains  de  notre 
nation  ne  se  piquent  guère  de  propreté.  Je  connus  bientôt  Lnpe  de  Vcga 
Carpin,  Miguel  Ccrranlez  de  Stiavedra,  e,l  les  autres  fameux  auteurs; 
mais,  préféra bleineiil  à  ces  grands  hommes,  je  choisis  pour  mon  pré- 
leplcnr  nn  jeune  bachelier  cordouan,  l'incomparable  don  Louis  de  Ùon- 
gora,  le  plus  beau  génie  que  l'Espagne  ait  jamais  produit.  Il  ne  veut  pas 
que  ses  ouvrages  soient  imprimés  de  son  vivant;  il  se  contente  de  les 
lire  ,1  ses  amis,  (le  qu'il  y  a  de  |iarticulier,  c'est  que  la  nature  l'a  doué 
du  rare  taliMil  de  réussir  dans  toules  sortes  de  poésies.  11  excelle  prin- 
cipalement dans  les  pièces  satiriques  :  voilà  son  fort.  Ce  n'est  pas, 
comme  Lucilius,  un  lleuve  bourbeux  qui  entraîne  avec  lui  beaucoup  de 
limon;  c'est  le  Tage  qui  roule  des  eaux  pures  sur  un  sable  d'or. 

Tu  me  fais,  dis-je  à  Fabrice,  un  beau  portrait  de  ce  bachelier,  et  je 
ne  <lonte  pas  qu'un  personnage  de  ce  merile-là  n'ait  bien  des  envieux. 
Tons  les  auteurs,  rèpondît-il.  ianl  bons  que  mauvais,  se  déchaînent  contre 
lui.  11  aime  l'enllure,  dit  l'un,  les  pointes,  les  métaphores  et  les  trans- 
positions. Ses  vers,  dit  nn  autre,  ont  l'obscurité  de  ceux  que  lesprèlres 
saliens  chantaient  dans  leurs  processions,  et  que  per.sonne  n'entendait. 
11  y  en  a  même  ipii  lui  reprochent  de  faire  tantôt  des  sonnets  ou  des 
romances,  laiilel  des  comédies,  des  dizains  et  des  létrilles,  comme  s'il 
avait  lollemenl  enirepris  d'effacer  les  meilleurs  écrivains  dans  tous  les 
genres.  Mais  tous  ces  Irails  de  jalousie  ne  font  que  s'émousser  contre 
une  muse  chérie  des  grands  el  de  l;i  multitude. 

C'esl  donc  sous«\m  si  habile  maître  que  j'ai  fait  mon  apprentissage,  et 
j'ose  diie  sans  vanilé  qu'il  y  parait.  J'ai  si  Iiien  pris  son  espril,  que  je 
compose  déj.i  des  morceaux  abstraits  qu'il  avouerait.  Je  vais,  à  son 
exemple,  dèi)iler  ma  marchandise  dans  les  grandes  maisons,  où  l'on  me 
reçoit  à  merveille,  et  où  j'ai  affaire  à  des  gens  (pii  ne  sont  pas. fort  dif- 
liciles.  11  est  vrai  que  j'ai  le  débit  séduisant;  ce  qui  ne  nuit  lias  à  mes 
compositions.  Enlin,  je  suis  aimé  de  plusieurs  seigneurs,  et  je  vis  sur- 
tout avec  le  duc  de  Médina  Sidonia  comme  Horace  vivait  avec  Mec'enas. 
Voilà,  pr.iM-suivit  Fabrice,  de  ([uelle  manière  j'ai  été  métamorphosé  en 
auteur.  Je  n'ai  plus  rien  à  le  conter.  C'est  à  loi,  Gil  lilas,  à  chanter  tes 
exploits. 

Alors  je  pris  la  parole,  el,  "supprimant  loiilc  circonstance  indifférente, 


je  lui  Ils  le  détail  qu'il  demandait.  Api'ès  cela  il  fui  quesliim  de  dinei'. 
Il  tira  de  son  armoire  d'èliène  des  servielles,  du  pain,  un  reste  d'épaule 
de  mouton  rôti,  une  bouteille  d'excellent  vin,  et  nous  nous  mîmes  à  table 
avec  toute  la  gaieté  de  ileux  amis  qui  se  rencontrent  après  une  longue 
séparation.  Tu  vois,  me  dit-il,  ma  vie  libre  et  indépendante.  Si  je  vou- 
lais suivre  l'exemple  de  mes  confrères,  j'irais  tous  les  jours  manger 
chez  les  personnes  de  qualité;  mais,  outre  que  l'amour  du  travail  me 
relient  souvent  au  logis,  je  suis  un  (letit  .Vristqqie.  Je  m'accommode 
également  du  irrand  monde  et  de  la  retraite,  de  l'abondance  et  de  la  fru- 
g'alilé. 

Nous  trouvâmes  le  vin  si  bon,  qu'il  fallut  lîrer  de  l'armoire  une  se- 
conde bouteille.  Entre  la  poire  et  le  fromage,  je  lui  témoignai  que  je 
serais  bien  aise  de  voir  i|uelqu'uiie  de  ses  productions.  Aussitôt  il  cher- 
cha parmi  ses  papiers  un  sonnet,  qu'il  me  lut  d'un  air  emphalii(ue.  Néan- 
moins, malgré  le  charme  de  la  lecture,  je  trouvai  l'ouvrage  si  obscur, 
que  je  n'y  compris  rien  du  tout.  Il  s'en  aperçut.  O  sonnet,  me  dit-il,  ne 
le  parait  pas  fort  Clair,  n'est-ce  jias?  Je  lui  avouai  que  j'y  aurais  voulu 
un  peu  plus  de  netteté.  11  se  mit  à  rire  à  mes  dépens.  Si  ce  sonnel,  re- 
prit-il, n'est  guère  intelligible,  tant  mieux,  nmu  ami!  Les  sonnets,  les 
odes,  et  les  aulres  ouvrages  qui  veulent  du  sublime  ne  s'accommodent 
pas  du  simple  et  du  naturel;  c'esl  l'obscurité  ipii  en  fait  tout  le  mcrile; 
il  suffit  que  le  poète  croie  s'y  entendre.  Tu  te  moques  de  moi,  inlerrom- 
pis-je. 11  faut  du  bon  sens  el  de  la  clarté  dans  toules  les  poésies,  de  quel- 
<|ue  nature  cprellcs  soient;  el,  si  ton  incomparable  Gongora  n'écrit  pas 
plus  clairement  que  loi,  je  t'avoue  (pie  j'en  rabais  bien.  C'est  un  poêle 
qui  ne  peut  tout  au  [dus  tromper  que  son  siècle.  Voyons  présentement 
de  ta  prose. 

Nimez  me  fil  voir  une  préface  qu'il  prétendait,  disait-il,  nielire  à  la 
tète  d'un  recueil  de  comédies  qu'il  avait  sous  presse.  Ensuite  il  me  de- 
manda ce  que  j'en  pensais.  Je  ne  suis  pas.  lui  dis-je,  )ilus  satisfait  de  ta 
)irose  que  de  tes  vers.  Ton  sonnet  n'est  qu'un  pompeux  galimatias;  et 
il  y  a  dans  ta  préface  des  expressions  trop  recherchées,  des  mots  qui 
nesonl  point  marqués  nu  coin  du  public,  des  phrases  enlortillèes,  pour 
ainsi  dire.  En  un  mol,  ton  style  est  singulier.  Les  livres  de  nos  bons  et 
anciens  auteurs  ne  sont  pas  écrils  comme  cela.  Pauvre  ignorant!  s'écria 
Fabrice,  tu  ne  sais  pas  que  tout  prosateur  (\n\  aspire  aujourd'hui  à  la 
réputation  d'une  plume  délicate  affecte  celle  singularité  de  style,  ces 
expressions  détournées  qui  te  choquent.  Nous  sommes  cinq  ou  six  no- 
vateurs hardis  qui  avons  entrepris  do  changer  la  langue  du  blanc  au 
noir;  et  nous  en  viendrons  à  bout,  s'il  plaît  à  Dieu,  en  dépit  de  Lope  de 
Vega,  de  Cervantez,  et  de  tous  les  autres  beaux  e>prils  qui  nous  cliica- 
nenl  sur  nos  nouvelles  façons  de  parler.  Nous  sommes  secondé.s  jiar  un 
nombre  de  partisans  de  distinction;  nous  avons  dans  notre  cabale  jus- 
ipi'à  des  théologiens. 

Après  tout,  conlinua-l-il,  notre  dessein  esl  louable;  cl.  le  préjugé  à 
pari,  nous  valons  mieux  que  ces  écrivains  naturels  qui  parlent  comme 
le  commun  des  hommes.  Je  ne  sais  pas  pourijuoi  il  y  a  tant  d'honncles 
gens  i|ui  les  estiment.  Cela  était  fort  ban  à  Athènes  et  à  Home,  où  limt 
le  monde  élait  confondu;  et  c'est  pourquoi  Socrale  dit  à  Mcibiade  que 
le  peuple  est  un  excellent  maître  de  langue.  Mais  à  Madrid,  nous  avons 
un  bon  et  un  m.iuvais  usage,  et  nos  courtisans  s'expriment  autrement 
que  nos  bourgeois.  Tu  peux  m'en  croire.  Enfin  notre  style  nouveau  l'em- 
porte sur  celui  de  nos  anlagonislps.  Je  veux  par  un  seul  trait  te  faire 
sentir  la  différence  qu'il  y  a  de  la  gentillesse  de  notre  dicli(ui  A  la  pla- 
titude do  la  lour.  Ils  diraient,  parexomplo,  tout  uniment  :  Les  iiilcrmédes 
emliollissonl  une  cottinlic:  el  nous,  nous  disons  plus  joliment:  Ia'S  in- 
Irinièdes  font  boaulo  dans  tine  comédie,  llemanpie  bien  ce  fiml  beauté. 
En  sens-ln  tout  le  brillant,  toute  la  délicatesse,  tout  le  mignon? 
•  J'interrompis  mon  novateur  par  un  éclat  do  rire.  Va,  Fabrice,  lui 
dis-je,  tu  es  un  original  avec  Ion  langage  précieux.  Et  toi,  me  répondit- 
il,  tu  n'os  qu'une  hèle  avec  ton  slyle  naturel  jftlcz,  poui"suivil-il  en 
m'appliquanl  ces  paroles  de  l'archevoque  do  Crenado,  allez  trouver  mon 
trésorier,  qu'il  vous  compte  cent  durais,  et  que  le  eicl  vous  covduise 
uvee  celle  somme.  Adieu,  monsieur  Gil  lilas:  je  vous  souhaite  un  peu 
plus  de  goùl.  Je  renouvelai  mes  ris  à  celte  saillie;  et  Fabrice,  me  par- 
donnant d'avoir  parlé  avec  irrévérence  de  ses  écrils,  ne  perdit  rien  de  sa 
belle  humeur.  Nous  achevâmes  de  boire  notre  seconde  bouteille;  après 
quoi  nous  nous  levâmes  de  table  tous  deux  assez  bien  conditionnés.  Nous 
soiliines  dans  le  dessein  de  nous  aller  promener  au  Prado;  mais,  en  |ias- 
sant  dovant  la  porte  d'un  marchand  de  liqueurs,  il  mms  prit  fantaisie 
d'oniror  chez  lui. 

Il  y  avait  ordinairomenl  bonne  compagnie  dans  cet  endroil-li.  Je  vis 
dans  deux  salles  siqiaroos  des  cavaliers  i|ui  s'aniusaieut  difl'oromment. 
Dans  l'une,  (m  jouail  à  la  juime  et  aux  échecs,  et  dans  l'autre,  ilix  à 
douze  personnes  otaioni  fort  atlentives  à  écouler  doux  beaux  es|uils  de 
pi-olession  qui  disputaient.  Nous  li'eùnies  pas  bosiuu  de  m)us  approcher 
d'eux  pour  eulendro  i)u'nne  proposition  de  niélapbysi(|nr  faisait  le  sujet 
do  leur  dispule;  car  ils  parlaient  avec  tant  de  chaleur  el  d'oiupnrlemenl, 
<|u'ils  avaient  l'air  do  doux  possédés.  Je  m'imagine  (pie  si  on  leur  eut 
mis  sous  1  ■  noz  l'aiinean  d'Eléazar,  on  aurait  vu  sorlir  des  démons  par 
leurs  iiariiios.  lié!  bon  Dion,  dis-je  à  mon  compagnon,  (pielle  vivacité  ! 
quels  poumons!  Ces  dispuleiirs  élaienl  nés  pour  èlre  ilesciieurs  publics. 
La  |ilupart  des  liommos  sont  déplacés.  Oui  vraimeni,  rèpondil-il  ;  ces 
gens-ci  sont appaieminenl  de  la  race  do  Ncivius,  ce  bamiuicr  romain  dont 
la  voix  s'élevait  an-dessus  du  bruit  des  charreliers.   Mais,  ajoulal-il,  ce 


GIL  BLAS. 


89 


qui  me  dégonterait  !c  plus  de  leurs  discours,  c'csl  (|u'oii  en  a  les  oreilles 
infructueusement  étourdies.  Nous  nous  éloignâmes  de  ces  mélaphysiciens 
bruyants,  et  par  là  je  fis  avorter  une  migraine  qui  conimenMit  à  me 
prendre.  Nous  allâmes  nous  placer  dans  un  coin  de  l'.iulre  salle,  d'où, 
en  buvantdes  liqueurs  rafraîchissantes,  nous  nous  mimes  â  examiner  les 
cavaliers  qui  entraient  et  ceux  qui  sortaient.  Nunez  les  connaissait  presque 
tous.  Vive  Dieu!  s'écria-t-il,  la  dispute  de  nos  philosoplies  ne  finira  pas 
sitôt;  voici  des  troupes  fraîches  qui  arrivent.  Ces  trois  hommes  qui  en- 
trent vont  se  mettre  de  la  partie.  Mais,  vois-tu  ces  deux  originaux  qui 
sortent?  Ce  j^eiit  personnage  basané,  sec,  et  dont  les  cheveux  plats  et 
longs  lui  descendent  par  égale  portion  par-devant  et  par  derrière,  s'ap- 
pelle don  Julien  de  Villanuno.  C'e.<t  un  jeune  oydor  qui  tranche  du  petit- 
maître.  Nous  allâmes,  un  de  mes  amis  et  moi,  "diner  chez  lui  l'autre  jour. 
Nous  le  surprîmes  dans  une  occupation  assez  singulière.  11  se  divertissait 
dans  son  cabinet  à  jeter  et  à  se  faire  apporter  par  un  grand  lévrier  les 
sacs  d'un  procès  dont  il  était  r.ipporteur.  et  que  le  chien  déchirait  à 
belles  dents.  Ce  licencié  qui  l'accompagne,  celte  face  rubiconde,  se 
nomme  Chérubin  Tonto.  C'est  un  chanoine  de  l'église  de  Tolède,  le  plus 
imbécile  mortel  qu'il  y  ail  au  monde.  Cependant,  à  son  air  riant  et  spi- 
rituel, vous  lui  donneriez  beaucoup  d'esprit.  Il  a  des  yeux  brillants,  avec 
uu  rire  fin  et  malicieux.  On  dirait  qu'il  pense  très-finement.  Lit-on  de- 
vant lui  un  ouvrage  délicat,  il  l'écoute  avec  une  attention  que  vous  croyez 
jileine  d'intelligence,  et  toutefois  il  n'y  comprend  rien.  Il  était  du  repas 
chez  l'oydor.  On  y  dit  mille  jolies  choses,  une  infinité  de  bons  mots. 
Don  Chérubin  ne  paile  p?s  ;  mais  il  applaudissait  avec  des  grimaces  et 
des  démonstrations  qui  paraissaient  supérieures  aux  saillies  mêmes  qui 
nous  échappaient. 

Connais-tu,  dis-je  à  Nunez,  ces  deux  malpeignés  qui,  les  coudes  ap- 
puyés sur  une  tahle,  s'entretiennent  tout  bas  dans  ce  coin,  en  se  souf- 
flant au  nez  leurs  haleines? Non,  me  répondit-il;  ces  visages-là  me  sont 
inconnus.  Mais,  selon  toutes  les  apparences,  ce  sont  des  iiolitiques  de 
cafés  qui  censurent  le  gouvernement.  Considère  ce  gentil  cavalier  qui 
siflle  en  .se  promenant  dans  cette  salle,  et  en  se  soutenant  tantôt  sur  un 
pied  et  tantôt  sur  un  autre.  C'est  don  Augustin  Moreto,  un  jeune  poète 
qui  n'est  pas  né  sans  talenl,  mais  que  les  llatleurs  et  les  ignorants  ont 
rendu  presque  fou.  L'homme  que  tu  vois  qu'il  aborde  est  un  de  ses  con- 
frères qui  fait  de  la  prose  rimée,  et  que  Diane  a  aussi  frappé. 

Encore  des  auteurs!  s'écria-t-il  en  me  montrant  deux  iiommes  d'épée 
(jui  eniraient.  Il  semble  qu'ils  se  soient  tous  donné  le  mot  pour  venir 
ici  passer  en  revue  devant  toi.  Tu  vois  don  Bernard  Deslenguado  et  don 
Sébastien  de  Villa  Viciosa.  Le  premier  est  un  esprit  plein  de  fiel,  un 
auteur  né  sous  l'étoile  de  Saturne,  un  auteur  malfaisant  qui  se  plaît  à 
haïr  loul  le  monde,  et  qui  n'est  aimé  de  personne.  Pour  don  Sèha.stien, 
c'est  un  gnnon  de  bonne  foi,  un  auleur  qui  ne  veut  rien  avoir  sur  la 
l'Onscieiice.  11  a  dc[iuis  peu  mis  au  théâtre  une  pièce  qui  a  eu  une  réussite 
extraordinaire,  et  il  la  fait  imprimer  pour  n'abuser  pas  plus  longtemps 
de  l'estime  du  public. 

Le  charitable  élève  de  Gongora  se  préparait  à  continuer  de  m'expli- 
quer  les  figures  du  tableau  changeant  que  nous  avions  devant  les  yeux, 
lorsqu'un  gentilhomme  du  duc  de  Wedina  Sidonia  vint  l'interrompre  en 
lui  disant  :  Seigneur  don  l'abricio,  je  vous  cherchais  pour  vous  avertir 
nue  monsieur  le  duc  voudrait  bien  vous  parler.  11  vous  attend  chez  lui. 
Nunez,  qui  savait  qu'on  ne  peut  satisfaire  assez  tôt  un  grand  seigneur 
qui  souhaite  quelque  chose,  me  quitta  dans  le  moment  même  pour  aller 
trouver  son  Mécénas,  me  laissant  fort  étonné  de  l'avoir  entendu  traiter  de 
don,  et  de  le  voir  ainsi  devenu  noble,  en  dépit  de  maître  Cbrysostômc  le 
barbier  son  pére.J 

CHAPITRE  XIV. 

Fabrice  plaop  Cil  Blas'aupii's  du  coniieGaliano,  seigneur  sicilien. 

J'avais  trop  envie  de  revoir  Fabrice,  pour  n'être  j'as  chez  lui  le  len- 
demain de  grand  matin.  Je  donne  le  lionjour,  dis-je  en  entrant,  au  sei- 
gneur don  fabricio,  la  fleur,  ou  plutôt  le  champignon  de  la  noble.sse 
astiiriennc.  A  ces  paroles,  il  se  mit  à  rire.  Tu  as  donc  remarqué,  s'ccria- 
l-il,  qu'on  m'a  traité  de  don  ?  Oui,  mon  gentilhomme,  lui  répondis-je  ;  et 
vous  me  |iermettr(  z  de  vous  dire  qirhicr,  en  me  coulant  votre  métamor- 
phose, vous  oubliàies  le  meilleur.  D'accord,  réplii|ua-t-il  ;  mais  en  vérité 
si  j'ai  )iris  ce  tilre  d'honneur,  c'est  moins  pour  contenter  ma  vanité  i|ue 
I  our  m'atcommoder  à  cille  des  autres.  Tu  connais  les  Espagnols  :  ils  ne 
font  aucun  cas  d'un  bounète  homme,  s'il  a  le  malheur  de  manquer  de 
Lien  et  de  naissance.  Je  te  dirai  de  plus  que  je  vois  tant  de  gens,  et  Dieu 
sait  quelles  sortes  de  gens,  qui  se  font  apjieler  don  François,  don  Gabriel, 
don  Pédre,  ou  don  comme  tu  voudras,  qu'il  faut  convenir  que  la  no- 
blesse est  une  chose  bien  commune,  et  qu'un  roturier  qui  a  du  mérite 
lui  fait  lionneur  quand  il  veut  bien  s'y  agréger. 

Mais  changeons  de  matière,  ajouta-l-il.  Hier  au  soir,  au  souper  du 
duc  de  Mcdina  Sidonia,  où,  entre  autres  convives,  était  le  dbmle  Ga- 
liano ,  grand  seigneur  sicilien ,  la  conversation  toinba  sur  les  effets 
ridicules  de  l'amour-propre.  Charmé  d'avoir  de  quoi  réjouir  la  compa- 
gnie là-dessus,  je  la  régalai  8c  l'histoire  des  homélies.  Tu  l'imagines 
bien  qu'on  en  a  li,  et  qu  ou  en  a  donné  de  toutes  les  façons  à  ton  arche- 


vêque ;  ce  qui  n'a  pas  produit  un  mauvais  effet  pour  toi,  car  on  t'a  plaint; 
et  le  comte  Galiano,  après  m'avoir  fait  force  questions  sur  ton  chapitre, 
Hiuxquelles  tu  peux  croire  que  j'ai  répondu  comme  il  fallait,  m'a  chargé 
de  te  mener  chez  lui.  J'allais  ie  chercher  tout  à  l'heure  pour  l'y  con- 
duire. 11  veut  apparemment  te  (iroposer  d'être  un  de  ses  secrétaires.  Je 
ne  te  conseille  pas  de  rejeter  ce  parti:  tu  .seras  parfaitement  bien  chez 
ce  seigneur  ;  il  est  riche,  et  fait  à  Madrid  une  dépense  d'ambassadeur.  On 
dit  qu'il  est  venu  à  la  cour  pour  conférer  avec  le  duc  de  Lerme  sur  des 
biens  royaux  que  ce  ministre  a  dessein  d'aliéner  en  Sicile.  Enfin,  le 
comte  Galinno,  quoique  Sicilien,  parai' généreux,  plein  de  droiture  et  de 
franchise,  fu  ne  saurais  mieux  faire  que  de  t'atlacher  à  ce  seigneur-là. 
C'est  lui  prohablement  qui  doit  t'enrichir,  suivant  ce  qu'on  t'a  jirédit  à 
Grenade. 

J'avais  résolu,  dis-je  à  Nunez,  de  battre  un  peu  le  pavé  et  de  me  don- 
ner du  bou  temps  avant  de  me  remettre  à  servir;  mais  tu  me  parles  du 
comte  sicilien  d'une  manière  qui  me  fait  changer  de  résolution.  Je  vou- 
drais déjà  être  auprès  de  lui.  "Tu  y  seras  bientôt,  reprit-il,  on  je  suis  fort 
trompé.  Nous  sortîmes  en  même  temps  tous  deux  pour  aller  chez  le 
comte,  qui  occupait  la  maison  de  don  Sanche  d'Avila,  son  ami,  qui  était 
alors  à  la  campagne. 

Nous  trouvâmes  dans  la  cour  je  ne  sais  combien  de  pages  elde  laquais 
(lui  portaient  une  livrée  aussi  riche  que  galante,  et  dans  l'antichambre 
plusieurs  écuyers,  gentilshommes  et  autres  officiers.  Ils  avaient  tous  des 
habits  magnifiques,  mais  avec  cela  des  faces  si  haroques,  que  je  crus  voir 
une  troupe  de  singes  velus  à  l'espagnole.  Il  faut  avouer  qu'il  y  a  des 
mines  d'hommes  et  de  femmes  pour  qui  l'art  ne  peut  rien. 

On  annonça  don  Fabricio,  qui  fut  introduit  un  moment  après  dans  la 
chambre,  ou  je  le  suivis.  Le  comte,  en  rohe  de  chambre,  était  assis  sur 
un  sopha,  cl  prenait  son  chocolat.  Nous  le  saluâmes  avec  toutes  les  dé- 
monstrations d'un  profond  respet^;  et  il  nous  fit  de  son  côté  une  incli- 
nation de  tête,  accompagnée  de  Tegards  si  gracieux,  que  je  me  sentis 
d'abord  gagner  l'âme.  Effet  admirable,  et  pourtant  ordinaire,  que  fait 
sur  nous  l'accueil  favorable  des  grands  I  11  faut  qu'ils  nous  reçoivent  bien 
mal,  quand  ils  nous  déplaisent. 

Après  avoir  pris  son  chocolat,  il  s'amusa  quelque  temps  à  badiner  avec 
un  gros  singe  qu'il  avait  auprès  de  lui,  et  qu'il  appelait  Cupidon.  Je  ne 
.s.iis" pourquoi  on  avait  donné  le  nom  île  ce  dieu  à  cet  animal,  si  ce  n'est 
à  cause  qu'il  en  avait  toute  la  malice;  car  il  ne  lui  ressemblait  nulle- 
ment d'ailleurs.  11  ne  laissait  pas,  tel  qu'il  était,  de  faire  les  délices  de 
son  maître,  qui  était  si  charmé  de  ses  gentillesses,  qu'il  le  tenait  sans 
cesse  dans  ses  bras.  Nunez  et  moi,  quoique  peu  divertis  des  gambades 
du  singe,  nous  finies  semblant  d'en  être  enchantés.  Cela  plut  fort  au 
Sicilien,  qui  suspendit  le  plaisir  qu'il  prenait  à  ce  passe-temps,  pour  me 
dire  :  Mon  ami,  il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'être  un  de  mes  secrétaires.  Si 
le  parti  vous  convient,  je  vous  donnerai  deux  cents  pistoles  tous  les  ans. 
Il  suffit  que  don  Fabricio  vous  pre.sente  el  réponde  de  vous.  Oui,  sei- 
"neur,  s'écria  Nunez,  je  suis  plus  hardi  que  Platon,  qui  n'osait  répondre 
d'ua  de  ses  amis  qu'il  envoyait  à  Denis  le  Tyran.  Je  ne  crains  pas  de 
ra'attirer  des  reproches. 

Je  remerciai  par  une  révérence  le  poète  des  Asturies  de  sa  hardiesse 
obligeante.  Puis,  m'adressant  au  patron,  je  l'assurai  de  mon  zèle  et  de 
ma  fidélité.  Ce  seigneur  ne  vil  pas  plutôt  que  sa  }iroposilion  in'élait 
agréable,  qu'il  fit  appeler  son  intendant,  à  qui  il  parla  tout  bas;  ensuite 
itmc  dit  -,  Gil  Blas,  je  vous  apprendrai  tantôt  à  quoi  je  prétends  vous 
emplover.  Vous  n'avez  en  attendant  qu'à  suivre  mon  homme  d'affaires; 
il  vieiit  de  recevoir  des  ordres  qui  vous  regardent.  J'obéis,  laissant  Fa- 
brice avec  le  comte  et  Cupidon. 

L'intendant,  qui  était  un  Messinois  des  plus  fins,  me  conduisit  à  son 
appartement  en  m'accablanl  d'honnêtetés.  Il  envoya  chercher  le  tailleur 
qui  avait  habillé  toute  la  maison,  et  lui  ordonna  de  me  faire  prompte- 
menl  un  habit  de  la  même  magnificence  que  ceux  des  ]irincipaux  offi- 
ciers. Le  tailleur  prit  ma  mesure  et  se  relira.  Pour  votre  logement,  me 
dit  le  Messinois,  je  sais  une  chambre  qui  vous  conviendra.  Eh  I  avcz-voiis 
déjeuné'?  poursuivit-il.  Je  répondis  que  non.  Ah!  pauvre  garçon  que 
vous  êtes,  reprit-il,  que  ne  parlez-vous?  Vous  êtes  ici  dans  une  maison 
ou  il  n'y  a  qu'à  dire  ce  qu'on  souhaite  pour  l'avoir.  Venez,  je  vais  vous 
mener  dans  un  endroit  ou,  grâces  au  ciel,  rien  ne  manque. 

A  ces  mois  il  me  lit  descendre  à  l'office,  où  nous  trouvâmes  le  maître 
d'hôtel,  qui  était  un  Napolitain  qui  valait  bien  un  Messinois.  Ihi  pouvait 
dire  de  lui  et  de  l'intendant  :  Jean  danse  mieux  (jue  Pierre,  Pierre  danse 
mieux  que  Jean.  Cet  honnête  maître  d'hôtel  était  avec  cinq  ou  six  de 
ses  amis  (\u\  s'empiffraient  de  jambons,  de  langues  de  b(ruf  et  d'autres 
viandes  salées  qui  les  obligeaient  à  boire  coup  sur  coup.  Nous  nous  joi- 
gnîmes à  ces  vivants,  et  les  aidâmes  à  fesser  les  meilleurs  vins  de  Vi.  le 
comte.  Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  l'office,  il  .s'en  passait  d'au- 
tres à  la  cuisine.  Le  cuisinier  régalait  aussi  trois  ou  (|unlre  hoiirgeoisde 
sa  connaissance  qui  n'épargnaient  pas  plus  que  nous  le  vin,  el  qui  .se 
remplissaient  l'estomac  de  pâtés  de  lapins  et  de  perdrix  :  il  n'y  avait  pas 
jusqu'aux  marmitons  qui  ne  se  donnassent  au  cœur  joie  de  tout  ce  qu  ils 
pouvaient  escamoter.  Je  me  crus  dans  une  maison  abandonnée  au  pil- 
lage; cependant  ce  n'élait  rien  que  cela.  Je  ne  voyais  que  des  bagatelles 
cii  comparaison  de  ce  que  je  ne  voyais  pas. 


90 


GiiL  BLAS. 


CHAPITRE  XV. 

Dis  cmiilois  nue  le  comte  Galiaiio  donna  dans  sa  maison  à  Cil  BI.15. 

■  Je  sorlis  pour  aller  chercher  mes  hardes,  et  les  faire  apporter  à  ma 
nouvelle  demeure.  Quand  je  revins,  le  comte  était  à  table  avec  plusieurs 
seitrueurs  et  le  poëte  Nunez,  lequel  tlun  air  aisé  se  faisait  servir  et  se 
mêlait  à  la  conversation.  Je  remarquai  même  qu'il  ne  disait  pas  un  mot 
qui  ne  fil  plaisir  à  la  compagnie.  ^  ive  l'esprit!  quaud  ou  eu  a,  on  fait 
bien  tous  les  personnages  qu'on  veut. 

Pour  moi  je  dinai  avec  les  ofGciers,  qui  furent  traités,  à  peu  de  chose 
près,  comme  le  patron.  Après  le  repas,  je  me  relirai  dans  ma  chambre, 
ou  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  condition.  Eii  i)ien,  me  dis-je,  Gil  Blas, 
"  te  voilà  donc  auprès  d'un  comte  siciliçu  dont  tu  ne  connais  pas  le  ca- 
ractère !  A  en  juger  sur  les  apparences,  tu  seras  dans  sa  maison  comme 
le  poisson  dans  l'eau.  Mais  il  ne  faut  juger  de  rien.- et  tu  dois  te  déQer 
de  ton  étoile,  dont  lu  n'as  que  trop  souvent  pprouvé  la  malignité.  Outre 
cela,  tu  ignores  à  quoi  il  te  destine.  Il  a  des  secrétaires  et  un  inlendaut; 
quels  services  veut-il  donc  que  tu  lui  rendes?  Apparemment  qu'il  a  des- 
sein de  te  fane  porter  le  caducée  A  la  bonne  lieure  :  ou  ne  saurait  être 
sur  un  meilleur  pied  chez  un  seigneur  pour  faii'e  son  chemin  en  poste. 
En  rendant  de  plus  honnêtes  services,  on  ne  marche  que  pas  à  pas,  et 
encore  n'arrive-t-on  pas  toujours  à  son  but. 

Tandis  que  je  faisais  de  si  belles  réilexions.  un  laçiuais  vint  me  dire 
que  "tous  les  cavaliers  qui  avaient  diné  à  l'hôtel  venaient  de  sortir  pour 
s'en  retourner  chez  eu.v,  et  que  mons'eur  le  comte  me  demandait.  Je 
volai  aussitôt  à  sou  appartement,  où  je  le  trouvai  couché  sur  un  sofa, 
et  prêt  à  faire  la  sieste  avec  son  singe,  qui  était  à  côté  de  lui. 

Approchez,  Gil  Blas,  me  dit-il,  pren/M  un  siège  et  m'écoutez.  Je  fis 
ce  qu'il  m'ordonnait,  et  il  me  paria  en  ces  termes  :  Don  Fabricio  m'a  dit 
(prentrc  autres  bonnes  qualités  vous  aviez  celle  de  vous  attacher  à  vu-: 
maîtres,  et  que  vous  étiez  un  garçon  plein  d'intégrité.  Ces  dcu.x  choses 
m'ont  déterminé  à  vous  proposer  d'être  à  moi.  J'ai  besoin  d'un  domes- 
tique affectionné  qui  épouse  mes  intérêts,  et  mette  toute  son  attention  à 
conserver  mon  bien.  Je  suis  riche,  à  la  vérité;  mais  ma  dépense  va  tous 
les  ans  fort  au  delà  de  mes  revenus.  Et  pourquoi?  c'est  qu'on  me  vole, 
c'est  qu'on  me  pille.  Je  suis  dans  ma  maison  comme  dans  un  bois  rem- 
pli de  voleurs.  Je  soupçonne  mon  maître  d'hôtel  et  mon  intondant  de 
s'entendre  ensemble;  et  si  je  ne  me  trompe  point,  en  voilà  plus  qu'il 
n'en  faut  pour  me  ruiner  de  fmid  en  comble.  Vous  me  direz  que,  si  je 
les  crois  fripons,  je  n'ai  nu 'à  les  chasser.  Mais  où  en  prendre  d'autres 
qiii  soient  pétris  d'un  meilleur  limon?  11  faut  que  je  me  contente  de  les 
l'aiie  obsiTver  l'un  et  l'autre  par  un  homme  qui  aura  droit  d'inspection 
.sur  leur  conduite;  et  c'est  vous  que  je  choisis  pour  remplir  cette  commis- 
.vion.  Si  vous-vous  en  acquittez  bien,  soyez  sûr  (jue  vous  ne  servirez  pas 
un  ingrat.  J  aurai  soin  de  vous  établir  en  Sicile  très-avantageusement. 

Après  m'avoir  tenu  ce  discours,  il  me  renvoya  ;  et  dés  le  soir  même, 
ilevant  tous  les  domestiques,  je  fus  proclamé  surintendant  de  la  maison. 
Le  Messinois  et  le  Napolitain  n'en  furent  pas  d'abord  fort  mortiliés. 
parce  que  je  leur  praissais  un  gaillard  de  bonne  composition,  et  ipi'ils 
comptaient  qu'en  partageant  avec  moi  le  gâteau  ils  iraient  toujours  leur 
liviin.  Mais  ils  se  trouvèrent  bien  sots  le  jour  suivant,  lorsque  je  leur 
déclarai  que  j'étais  un  homme  ennemi  de  toute  malversation.  Je  deman- 
dai au  maître  d'hôtel  un  état  des  provisions.  Je  visitai  la  cave.  Je  pris 
connaissance  de  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  l'office,  je  veux  dire  de  l'ar- 
genterie et  du  linge.  Je  les  exhortai  ensuite  tous  doux  à  ménager  le  bien 
du  patron,.!  user  d'épargne  dans  la  dépen.se;  et  je  finis  mon  exhortation 
eu  leur  protestant  que  j'avertirais  ce  seigneur  de  toutes  les  mauvaises 
manœuvres  que  je  verrai  faire  chez  lui. 

Je  n'en  demeurai  pas  là.  Je  voulus  avoir  un  espion  pour  découvrir  s'il 
y  avait  de  l'intelligence  cuire  eux.  Je  jetai  les  yeux  sur  un  marmiton 
qui,  s'élant  laissé  gasner  par  mes  i)romesses,  me  dit  que  je  ne  pouvais 
mieux  m'adresser  qu'à  lui  pour  être  instruit  de  tout  ce  qui  se  passait  au 
logis;  que  le  maître  d'hôtel  et  l'intendant  étaient  d'accord  ensemble,  et 
brûlaient  la  chandelle  par  les  deux  bouts;  i|u'ils  détournaient  tous  les 
tours  la  moitié  des  viandes  qu'on  achetait  pour  la  maison;  que  le  Napo- 
litain avait  soin  d'une  dame  <iui  demeurait  vis-à-vis  le  collège  de  Saint- 
Thomas,  et  que  le  Messinois  en  entretenait  une  autre  à  la  porte  du  So- 
leil ;  ((uc  ces  deux  messieurs  faisaient  porter  tous  les  matins,  chez  leurs 
nymphes,  toutes  sortes  de  provisions  ;  que  le  cuisinier,  de  son  côté,  en- 
vovait  de  bons  |dats  à  une  veuve  qu'il  connaissait  dans  le  voisinage,  et 
qu'en  faveur  des  services  qu'il  rendait  aux  deux  autres,  à  qui  il  éiait 
tout  dévoué,  il  disposait  comme  eux  des  vins  de  la  cave;  cnun,  que  ces 
trois  domestiijues  étaient  cause  qu'il  se  faisait  une  dépense  horrible  chez 
iiiDMsieur  le  comte.  Si  vous  doutez  de  mon  rapport,  ajuiita  le  marmiton, 
doiuiez-vous  la  peine  de  vous  trouver  demain  matin  sur  les  sept  heures 
auprès  du  collège  de  Saint-Thomas,  vous  me  verrez  chargé  d'une  liotte 
qui  changera  votre  doute  en  (-ertitude.  Tri  es  donc,  lui  dis-je,  commis- 
sionnaire de  CCS  galants  pourvoyeurs  .'  Je  suis,  rè|ioiidit-il,  employé  par 
le  maître  d'hôtel,  et  un  de  mes  camarades  fait  les  messages  de  l'inten- 
dant. 

t>  rapport  me  parut  valoir  la  peine  d'être  vériBé.  J'eus  la  curiosité  le 

lendemain  de  me  rendre  à  l'Iieurc  marquée  auprès  du  collège  de  Sainl- 

homas.  Je  n'attendis  pas  longtemps  mon  espion.  Je  le  vis  bientôt  arriver 


avec  une  hotte  toute  pleine  de  viande  de  boucherie,  de  volaille  et  de  gi- 
bier. Je  fis  l'inventaire  des  pièces,  et  j'en  dressai  sur  mes  tablettes  un 
petit  procès-verbal  que  j'allai  montrer  à  mon  maître,  après  avoir  dh  au 
fooille-au-pot  qu'il  jwuvait,  comme  à  son  ordinaire,  s'acquitter  de  sa 
commission. 

Le  seigneur  sicilien,  qui  était  fort  vif  de  son  naturel,  voulut,  dans  son 
premier  mouvement,  chasser  le  Napolitain  et  le  Messinois  ;  mais,  après  y 
avoir  fait  réflexion,  il  se  contenta  de  se  défaire  du  dernier,  dont  il  me 
donna  la  place.  Autsi  ma  charge  de  surintendant  l'ut  supprimée  peu  de 
temps  après  sa  création,  cl  franchement  je  n'y  eus  lioint  de  regret.  Ce 
n'était,  à  proprement  parler,  qu'un  emploi  honorable  d'espion,  qatin 
poste  qui  n'avait  rien  (le  solide;  au  lieu  qu'en  devenant  monsieur  l'in- 
tendant, je  me  voyais  maître  du  coffre-fort,  et  c'est  là  le  principal.  C'est 
toujours  ce  domestique-là  qui  tient  le  premier  rang  dans  une  grande 
maison  ;  et  il  y  a  tant  de  petits  bénéfices  attachés  à  son  administration, 
qu'il  s'enrichirait  infailliblement,  quand  même  il  serait  honnête  homme. 

Mon  Napolitain,  qui  n'était  pas  au  bout  de  ses  finesses,  remarquant 
que  j'avais  un  zèle  brutal,  et  que  je  me  mettais  sur  le  pied  de  voir  tous 
les  malins  les  viandes  qu'il  achetait,  et  d'en  tenir  registre,  cessa  d'en 
détourner;  mais  le  bourreau  continua  d'en  prendre  la  même  quantité 
chaque  jour.  Parcelle  ruse,  augmentant  le  profit  qu'il  tirait  de  la  des- 
serte de  la  table,  qui  lui  appartenait  de  droit,  il  se  mit  en  état  d'envoyer 
du  moins  de  la  viande  cuite  à  sa  mignonne,  s'il  ne  pouvait,  plus  lui  eu 
fournir  de  crue.  Le  diable  n'y  perdait  rien,  et  (e  comte  n'était  guère  plus 
avancé  d'avoir  le  phénix  des  intendants  L'abondance  excessive  que  je  vis 
alors  régner  dans  les  repas  me  fît  deviner  ce  nouveau  tour.;  et  j'y  mis  bon 
ordre  aussitôt  en  retranchant  le  sujierflu  de  chaque  service  :  ce  que  je  fis 
toutefois  avec  tant  de  prudence,  qu'on  n'y  aperçut  point  un  air  d'ép.ir- 
gne.  On  eut  dit  que  c'était  toujours  la  même  profusion  ;  et,  néanmoins, 
par  cette  économie,  je  ne  laissai  pas  de  diminuer  considérablement  la 
dépense.  Voilà  ce  que  le  patron  demandait;  il  voulait  ménager  sans  pa- 
raître moins  magnifique.  Son  avarice  était  subordonnée  à  son  ostenta- 
tion. 

Je  n'en  demeurai  point  là,  je  réformai  un  autre  abus  :  trouvant  que 
le  vin  allait  bien  vite,  je  soupçonnai  qu'il  y  avait  encore  de  la  tricherie 
de  ce  côté-là.  Effectivement,  s  il  y  avait,  par  exem]de,  donze  cavaliers  à 
la  table  du  seigneur,  il  se  buvait  cinquante  et  quelquefois  jus  pi'à  soixante 
bouteilles.  Cela  m'étonnait;  je  consultai  là-dessus  mon  oracle,  c'est-à- 
dire  mou  marmiton,  avec  qui  j'avais  des  entretiens  secrets,  et  qui  me 
rapportait  ûdélement  tout  ce  qui  se  disait  et  se  faisait  dans  la  cuisine, 
ou  il  n'était  suspect  à  personne.  11  m'apprit  que  le  dégât  dont  je  me  plai- 
gnais venait  d'une  nouvelle  ligue  faite  entre  le  maître  d'hôlel,  le  cuisi- 
nier et  les  laquais  qui  versaient  à  boire;  que  ceux-ci  remportaient  les 
bouteilles  à  demi-pleines,  qui  se  paiiageaient  ensuite  entre  les  confédé- 
rés. Je  parlai  aux  lacpiais;  je  les  menaçai  de  les  mettre  à  la  porte  s'ils 
s'avisaient  de  récidiver,  et  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  les  faire 
ren'rer  dans  leur  devoir.  Mon  maître,  que  j'avais  grand  soin' d'informer 
des  moindres  choses  que  je  faisais  pour  son  bien,  me  comblait  de  louan- 
ges, et  prenait  de  jour  en  jour  plus  d'affection  pour  moi.  De  mon  côté, 
pour  récompenser  le  marmiton  qui  me  rendait  de  si  bons  offices,  je  le 
fis  aide  de  cuisine.  C'est  aiiisi  que  dans  les  bonnes  maisons  un  fidèle  do- 
mestique fait  son  chemin. 

Le  INapolilain  enrageait  de  me  rencontrer  partout;  et  ce  qui  le  morti- 
fiait cruellemeni,  c'étaient  les  contradictions  qu'il  avait  à  essuyer  de  m.i 
part  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  me  rendre  ses  comptes;  car,  pour 
mieux  lui  rogner  les  ongles,  je  me  donnais  la  peine  d'aller  dans  les  mar- 
chés pour  savoir  le  prix  des  denrées.  De  sorte  que  je  le  voyais  venir 
iprés  cela,  et,  comme  il  ne  manquait  pas  de  vouloir  ferrer  la  mule,  je 
le  relançais  vigoureusement.  J'étais  bien  persuadé  qu'il  me  maudissait 
cent  fois  le  jour:  mais  le  sujet  de  .ses  malédictions  m'empêchait  de  crain- 
dre qu'elles  ne  fussent  exaucées.  Je  ne  sais  comment  il  pouvait  résister 
à  mes  persécutions  et  ne  pas  quitter  le  service  du  seigneur  sicilien.  Sans 
doute  que,  malgré  tout  cela,  il  y  trouvait  son  compte. 

Fabrice,  que  je  voyais  de  teinps  en  temps,  et  à  qui  je  contais  toutes 
mes  prouesses  d'intendant,  jusqu'alors  inouïes,  était  plus  disposé  à  blâ- 
mer ma  conduite  qu'à  l'approuver.  Dieu  veuille,  me  dit-il  un  jour,  qu'a- 
prés  tout  ceci  ion  désintéressement  soit  bien  récompensé!  Mais  entre 
nous,  si  tu  n'étais  pas  si  roide  avec  le  maître  d'hôtel,  je  crois  que  tu  n'en 
ferais  pas  plus  mal.  lié  quoi  !  lui  répondis-je,  ce  voleur  mettra  effronté- 
ment, dans  un  état  de  dépense,  à  dix  pistoles  un  poisson  qui  ne  lui  en 
aura  coûté  c|ue  quatre,  et  tu  veux  que  je  lui  passe  cet  article?  Pourquoi 
non?  répliqua-t-il  froidement  :  il  n'a  qu'à  te  donner  la  moitié  du  sur- 
plus, et  il  fera  les  choses  dans  les  règles.  Sur  ma  foi,  notre  ami,  con- 
tinua-l-il  eu  branlant  la  tête,  |iour  un  homme  d'esprit,  vous  vous  y  pre- 
nez i)ien  mal;  vous  êtes  un  vrai  gàte>-maison,  et  vous  avez  bien  la  mine 
de  servir  longtemps,  puisque  vous  n'écorchez  point  l'anguille  pcnilanl 


que  vous  la  tenez.  Apprenez  que  la  fortune  ressemble  à  ces  coquettes 
jui  échappent  aux  calants  qui  ne  les  brusquent  pas. 
Je  ne  fis  que  rire  des  discoi#rs  de  Nanez  ;  il  en  rit  lui-même  à  son  iour. 


vives  et  légères  qu 


et  voulut  me  persuader  qu'il  ne  me  les  avait  pas  tenus  sérieusement.  Il 
avait  honte  de  m'avoir  donné  inutilement  un  mauvais  conseil.  Je  demen- 
rai  ferme  dans  la  résolution  d'être  toujours  fidèle  et  zélé.  Je  ne  me  dé- 
mentis point,  et  j'ose  dire  qu'en  quatre  mois,  par  mou  épargne,  je  fis 
profit  à  mon  maître  de  trois  mille  ducats  pour  le  moins. 


GIL  BLAS. 


ftl 


CHAPITRE  XVI. 

De  r. •-■iilcnl<|ui  airiva  au  singe  du  conile  Galiano;  du  chagrin  qu'eu  eut  oe  seigneur, 
f.omnici  t  Cil  Blas  tomba  malade,  cl  quelle  fut  la  suite  de  sa  maladie. 

Au  bout  de  ce  lonips-là,  le  repos  qui  régnait  à  l'holel  fut  étrangeiTiCnt 
troublé  par  un  accident  nui  ne  paraitra  qu'une  bagatelle  au  lecleur,  et 
qui  devint  pourtant  une  cliose  fort  sérieuse  pour  les  domestiques  et  sur- 
tout pour  moi.  CupiJon,  ce  singe  dont  j'ai  parlé,  cet  animal  si  chéri  du 
patron,  en  voulant  un  jour  saïUer  d'une  fenêtre  à  une  autre,  s'en  ac- 
quitta si  ma!,  qu'il  tomba  dans  la  cour  et  se  démit  une  jambe.  Le  comte 
ne  sut  pas  sitôt  ce  malheur,  qu'il  poussa  des  cris  comme  une  femme; 
et,  dans  l'excès  de  sa  douleur,  s'en  prenant  ù  tous  ses  gens  sans  excep- 
tion, |!eu  s'en  fallui  qu'il  ne  fit  maison  nette.  Il  borna  toutefois  sa  fu- 
reur à  maudire  notre  négligence  et  à  nous  apostropher  sans  ménager  les 
termes.  Il  envoya  chercher  sur-le-champ  les  chirurgiens  de  Madiid  les 
plus  habiles  poiïr  les  fractures  et  dislocations  des  os.  Ils  visitèrent  la 
jambe  du  blessé,  la  lui  remirent,  et  la  bandèrent.  Mais  quoiqu'ils  assu- 
rassent tous  que  ce  n'était  rien,  cela  n'empêcha  pas  que  mon  maître  ne 
retint  un  d'entre  eux  pour  demeurer  auprès  de  l'animal  jusqu'à  parfaite 
guérison. 

J'aurais  tort  de  passer  sous  silence  les  peines  et  les  inquiétudes  qu'eut 
le  seigneur  sicilien  pendant  tout  ce  tcups-là.  Croira-t-on  bieiî  que  le 
jour  il  ne  qiiiltait  point  son  cher  Cupidon?  Il  était  ]irésent  quand  on  le 
pansail,  ei  la  nuit  il  se  levait  deux  ou  trois  fois  pour  le  voir.  Ce  qu'il  y 
avait  de  plus  fâcheux,  c'est  qu'il  fallait  qu<^  tous  les  domestiques,  et  moi 
jirincipnlcment,  nous  fussions  toujours  sur  pied  pour  ètic  prêts  à  courir 
où  l'on  jugerait  à  propos  de  nous  envoyer  pour  le  service  du  singe.  En 
un  mol,  nous  n'eiimes  aucun  repos  dans  l'hôtel,  jusqu'à  ce  que  la  mau- 
dite bêle,  ne  se  resscnlant  plus  de  sa  chute,  se  remit  à  faire  ses  bonds 
et  ses  culbutes  ordinaires.  Après  cela,  refuserons-nous  d'ajouter  foi  au 
rapport  de  Suétone,  lorsqu'il  dit  que  Caligula  aimait  tant  son  cheval, 
qu'il  lui  donna  une  maison  richement  meublée  avec  des  officiers  pour 
le  servir,  et  qu'il  en  voulait  même  faire  un  consul?  Mon  patron  n'était 
pas  moinr charmé  de  son  singe;  il  en  aurait  volontiers  fait  un  corré- 
gidor. 

Ce  qu'il  y  eut  de  malheureux  pour  moi,  c'est  que  j'avais  enchéri  sur 
fous  les  valets  pour  mieux  faire  ma  cour  au  seigneur,  et  je  m'étais  donné 
de  si  grands  mouvements  pour  son  Cupidon,  que  j'en  tombai  malade. 
La  fièvre  me  prit  violemment,  et  mon  mal  devint  tel,  que  je  perdis  con- 
naissance. J'ignore  ce  qu'on  fit  de  moi  pendant  quinze  jours  que  je  fus 
l'Dtre  la  vie  et  la  mort.  Je  sais  seulement  rpic  ma  jeunesse  lutta  si  bien 
contre  la  flévTC,  et  peut-être  contre  les  ri  modes  qu'on  me  donna,  que 
je  repris  enfin  unes  sens.  Le  premier  usage  que  j'en  lis  fut  de  m'aperce- 
vnir  que  j'étais  dans  une  aiilre  chanibre  i|ue  la  mienne.  Je  voulus  savoir 
pourquoi  ;  je  le  demandai  à  une  vieille  femme  qui  me  gardait,  mais  elle 
me  re]iondit  qu'il  ne  fallait  pas  que  je  parla.sse,  que  le  médecin  lavait 
l'xpressément  défendu.  Quand  on  se  porte  bien,  on  se  moque  ordinaire- 
ment de  ces  docteurs  ;  est-on  malade,  on  se  soumet  docilement  à  leurs 
ordonnances. 

Je  pris  donc  le  parti  de  me  taire,  quelque  envie  que-j'eusse  de  m'en- 
trctenir  avec  ma  garde.  Je  faisais  des  réflexions  là-dessus,  lor.squ'il  entra 
deux  nianicies  de  petils-maitres  fort  lestes.  Ils  avaient  des  habits  de  ve- 
lours, avec  de  très-beau  linge  garni  de  dentelles.  Je  m'imaginai  que 
c'étaient  des  seigneurs  amis  de  mon  maître,  lesquels  par  considération 
pour  lui  me  venaient  voir.  Dans  celte  pensée,  je  fis  un  effort  pour  me 
mettre  en  mon  séant,  et  j'ôlai  par  respect  mon  bonnet;  mais  ma  garde 
me  recoucha  tout  de  mon  long,  en  me  disant  que  ces  seigneurs  étaient 
mon  médecin  et  mon  apothicaire. 

Le  docleur  s'approcha  de  moi,  me  tàla  le  poids,  observa  mon  visage, 
et  remarquant  tous  les  signes  d'une  prochaine  guérison,  il  prit  un  air 
de  triomplie,  comme  s'il  y  eut  mis  beaucoup  du  sien,  et  dit  qu'il  ne  fal- 
lait plus  ([u'une  médecine  pour  achever  son  ouvrage  ;  (m'après  cela  il 
pourrait  se  vanter  d'avoir  fait  une  belle  cure.  (Juand  il  eut  parlé  de  cotte 
sorte,  il  fit  écriie  par  ra|iolliicaire  une  ordonnance  qu'il  lui  dicta  en  se 
regardant  dans  un  miroir,  en  rajustant  ses  cheveux,  et  en  laissant  des 
in-imaces  dont  je  ne  pouvais  m'empccher  de  rire  malgré  l'élat  ou  j'étais. 
Ensuite  il  nie  salua  de  la  tête  fort  cavalièrement,  et  sortit  plus  occupé 
de  sa  ligure  que  des  drogaes  qu'i^avait  ordonnées. 

Apres  son  dépari,  l'apothicaire,  qui  n'était  pas  venu  chez  moi  pour 
rien,  se  prépara,  on  juge  bien  à  quoi  faire.  Soit  qu'il  craignit  que  la 
vieille  ne  s'en  acqiiillàt  pas  adroitement,  snil  jiour  mieux  faire  valoir  la 
marchandi.se,  il  voulut  opérer  lui-même.  Mais  avec  tonte  son  adresse, 
je  ne  sais  comment  cela  se  fit,  l'opération  fut  à  peine  achevée,  que,  ren- 
dant à  l'opérant  ce  qu'il  m'avait  uonné,ji'  mis  son  habit  de  velours  dans 
un  bel  état.  Il  regarda  cet  acculent  comme  un  malheurattaclié  à  la  pliai  - 
aiacie.  Il  prit  une  serviette,  s'essuya  s;ins  dire  un  mol,  et  s'en  alla  bien 
résolu  de  me  faire  payer  le  dégi'ais.seur,  à  qui  sans  doute  il  fut  obligé 
d'envoyer  son  habit. 

Il  revint  le  lendemain  matin,  vêtu  jdns  modestement,  quoi(|u'il  n'eut 
rien  à  ri.squer  ce  jour-là,  m'apportcr  la  médecine  que  le  docteur  avait 
ordonnée  la  veille.  Outre  que  je  me  sentais  mieux  de  rnomenl  et  moment, 
j'avais  tant  d'aversion,  depuis  le  jour  précédent,  pour  les  médeoins  ut 
les  apothicaires,  que  je  maudissais  jusqu'aux  universités  où  ce.s  mes- 


sieurs reçoivent  le  pouvoir  de  tuer  les  hommes  impunément.  Dans  cette 
disposition,  je  déclarai  en  jurant  que  je  ne  voulais  plus  de  remèdes,  et 
que  je  donnais  au  diable  Uippociaie  et  sa  séquelle.  L'apothicaire,  qui  ne 
se  souciait  nullement  de  ce  que  je  ferais  de  sa  composition  pourvu  qu'elle 
lui  fut  payée,  la  laissa  sur  la  table,  et  se  retira  sans  ine  dire  une  syllabe. 
Je  fis  sur-le-champ  jeter  par  les  fenêtres  cette  chienne  de  médecine, 
contre  laquelle  je  m'étais  si  fort  prévenu,  que  j'aurais  cru  être  empoi- 
sonné si  je  l'eusse  avalée.  A  ce  trait  de  dé.sobéissance  j'en  ajoutai  un 
autre  ;  je  rompis  le  silence,  et  dis  d'un  ton  ferme  à  ma  garde  que  je  pré- 
tendais absolument  qu'elle  m'apprit  des  nouvelles  de'  mon  maître.  La 
vieille,  qui  appréhendait  d'exciter  en  moi  une  émotion  dangereuse  en  me 
satisfaisant,  ou  qui  peut-être  aussi  ne  m'olistinait  que  pour  irriter  mon 
I!  al,  hésitait,  à  me  parler;  mais  je  la  pressai  si  vivement  de  m'obéir, 
qu'elle  me  répondit  enfin  :  Seigneur  cavalier,  vous  n'avez  plus  d'autre 
maître  que  vous-même.  Le  comte  Galiano  s'en  est  retourné  eu  Sicile. 

Je  ne  pouvais  croire  ce  que  j'enlendais;  il  n'y  avait  pourtant  rien  de 
jdus  véritable.  Ce  seigneur,  dès  le  second  jour  de  ma  maladie,  craignant 
que  je  ne  mouru.ssc  chez  lui,  avait  eu  la  bonté  de  me  faire  transporter 
avec  mes  petits  e'fets  dans  une  chambre  garnie,  où  il  m'avait  abandonné 
sans  façon  à  la  Providence  et  aux  soins  d'une  garde.  Sur  ces  entrefaites, 
ayant  reVu  un  ordre  de  la  cour  qui  l'obligeait  à  repasser  en  Sicile,  il  était 
parti  avec  tant  de  précipitation,  qu'il  n'avait  plus  songé  à  moi,  soit  (|u'il 
me  comptât  déjà  parmi  les  morts,  soit  que  des  personnes  de  qualité 
soient  sujettes  à  ces  fautes  de  mémoire. 

Ala  garde  me  fit  ce  détail,  et  m'apprit  que  c'était  elle  qui  avait  été 
chercher  un  médecin  et  un  apothicaire,  alin  que  je  ne  périsse  pas  .sans 
leur  assistance.  Je  tombai  dans  une  profonde  rêverie  à  ces  belles  non-- 
velles.  Adieu  riion  étahli.ssement  avantageux  en  Sicile!  adieu  mes  plus 
douces  espérances!  Quand  il  vous  arrivera  quelque  grand  malheur,  dit 
un  pape,  examinez-vous  bien,  et  vous  verrez  qu'il  y  aura  toujours  do. 
voire  faute.  IS'en  déplaise  à  ce  saint-iiérc,  je  ne  vois  pas  comment,  dans 
celte  occasion,  je  contribuai  à  mon  infortune. 

Lorsque  je  vis  évanouir  les  llatteuses  chimères  dont  je  m'étais  rempli 
la  fêle,  la  première  chose  dont  je  m'embarrassai  l'esprit  fut  ma  valise, 
que  je  fis  apporter  sur  mon  lit  pour  la  visiter.  Je  soupirai  en  m'aperce- 
vant  qu'elle  était  ouverte.  Hélas  !  ma  chère  valise,  m'écriai-je,  mon 
unique  consolation,  vous  avez  été,  à  ce  que  je  vois,  à  la  merci  des  mains 
élrangéres!  Non,  noi:,  seigneur  Gil  Blas,  me  dit  alors  la  vieille,  rassu- 
rez-vous, on  ne  vous  a  rien  volé;  j'ai  conservé  votre  malle  comme  mon 
honni  ur. 

J'y  trouvai  l'habit  que  j'avais  en  entrant  au  service  du  comte;  mais 
j'y  cherchai  vainement  celui  que  le  Messinois  m'avait  fait  faire.  Mon 
maître  n'avait  pas  jugé  à  propos  de  me  le  laisser,  ou  bien  quelqu'un  se 
l'était  approprié.  Toutes  mes  autres  bardes  y  étaient,  et  même  une 
grande  bourse  de  cuir  qui  renfermait  mes  espèces.  Je  les  comptai  deux 
fois,  ne  pouvant  croire,  la  première,  qu'il  n'y  eut  que  cinquante  pistolcs 
de  reste  de  deux  cent  soixante  qu'il  y  avait  dedans  avant  ma  maladie.  Que 
signifie  ceci,  ma  bonne  mère?  dis-je  à  ma  garde;  voilà  mes  finances 
bien  diminuées,  l'ersonne  pourtant  n'y  a  touché  (jue  moi,  répondit  la 
vieille,  et  je  les  ai  ménagées  autant  qu'il  m'a  été  iiossible  ;  mais  les 
maladies  coûtent  beaucoup,  il  faut  toujours  avoir  1  argent  à  la  main. 
Voici,  ajouta  cette  bonne  ménagère,  en  tirant  de  sa  poche  un  paquet  de 
papiers,  voici  un  état  de  dépense  qui  est  juste  comme  l'or,  et  qui  vous 
fera  voir  que  je  n'ai  pas  employé  un  denier  mal  à  propos. 

Je  parcourus  des  y.eux  le  mémoire,  <|ui  contenait  bien  quinze  ou  vingi 
pages.  liliséricorde  !  que  de  volaille  achetée  |iendantque  j'avais  été  sans 
connaissance.  11  fallait  qu'en  bouillons  seulement  il  y  eût  pour  le  moins 
douze  pistoles.  Les  autres  articles  répondaient  à  celui-là.  Un  ne  saurait 
dire  combien  elle  avait  dépensé  en  bois,  en  chandelle,  en  eau,  en  balais, 
et  calera.  Cependant,  quelque  enllé  que  fût  son  mémoire,  toute  la  somme 
allait  à  peine  à  trente  pistoles,  et  par  conséi|uent  il  devait  y  en  avoir 
encore  cent  quatre-vingts  de  reste.  Je  lui  représentai  cela  ;  mais  la  vieille, 
d'un  air  ingénu,  commença  d'attester  tous  les  .saints  qu'il  n'y  avait  dans 
la  bourse  que  quatre-vingts  (listoles  lorsque  le  maître  d'hùtël  du  comte 
lui  avait  confié  ma  valise.  Que  dites-vous,  ma  bonne,  iulerrompisje  avec 
précipitation  ;  c'est  le  maître  d'hôlel  qui  vous  a  remis  mes  bardes  entre 
les  mains"?  Sans  doute,  répoiidil-elle,  c'est  lui;  à  telles  enseignes  qu'en 
me  les  donnant  il  me  dit  :  Tenez,  bonne  mère,  quand  le  seigneur  Uil 
Blas  sera  frit  à  l'huile,  ne  manquez  pas  de  lé  régaler  d'un  bel'  enterre- 
ment; il  y  a  dans  celte  valise  de  ((uoi  en  faire  les  frais. 

Ah  !  maudit  Napolitain  !  m'écriai-je  alors  ;  je  ne  suis  nlus  eu  peine  de 
savoir  ce  qu'est  devenu  l'argent  qui  me  manque.  Vous  l'avez  rallé  pour 
réconqienser  une  partie  des  vols  que  je  vous  ai  empêché  de  faire.  Après 
cotte  apostrophe,  je  rendis  grâces  au  ciel  de  ce  que  le  fripon  n'avait  pas 
tout  cniporlé.  Quelque  sujet  pourtant  que  j'eusse  d'accuser  le  maître 
d'Iiolel  de  m'avoir  volé,  je  ne  laissai  pas  de  penser  que  ma  garde  pou- 
vait fort  bien  être  la  voUuse.uMrs  soupçons  tombaient  tantôt  sur  l'un  el 
lanti'il  sur  l'autre;  mais  c'était  lou.ours  la  niêine  clio.'-e  pour  moi.  Je  n'en 
témoignai  rien  à  la  vieille;  je  ne  la  chicanai  pas  même  sur  les  articles 
de  son  beau  mémoire;  je  n'aurais  rien  gagné  à  cela,  et  il  faut  bien  que 
chacun  fasse  son  métier.  Je  bornai  mon  ressenliinent  à  la  payer  et  à  la 
renvoyer  trois  jours  après. 

Je  m'imagine  qu'en  .sortant  de  chez  moi  elle  alla  donner  avis  à  l'apo- 
thicaire qu'elle  venait  de  me  quitter,  «t  que  je  me  portais  assez  bien 
pour  prendre  la  clef  des  cliamjis  sans  compter  avec  lui  ;  car  un  inomenl 


92 


GIL  BLAS. 


après  je  le  vis  orriver  tout  essoufflé.  11  me  présenta  sou  mémoire,  dans 
lequel,  sous  des  noms  qui  m'étaient  inconnus,  quoique  j'eusse  été  méde- 
cin il  avait  écrit  tous  les  prétendus  remèdes  qu'il  m'avait  fournis  dans 
'le  temps  que  j'étais  sans  sentiment.  On  pouvait  appeler  ce  mémoire-là 
de  vraies  parties  d'apothicaire  ;  aussi  nous  eûmes  une  dispute  lorsqw'il  fut 
question  du  payement.  Je  prétendais  qu'il  rabattit  la  moitié  de  la  somme 
qu'il  demandait.  Il  jura  qu'il  n'en  raliattrail  p«s  même  une  ulinle.  Con- 
sidérant toutefois  qu'il  avait  affaire  à  un  jeune  homme  qui,  dés  ce  jour- 
là,  pouvait  s'éloigner  de  Madrid,  il  aima  mieu.x  se  contenter  de  ce  que 
je  lui  offrais,  c'est-à-dire  de  trois  fois  au  delà  de  ce  que  valaient  ses 
drogues,  que  de  s'exposer  à  perdre  tout.  Je  lui  lâchai  des  espèces  à  mou 
grand  regret,  et  il  se  retira  bien  vengé  du  petit  chagrin  que  je  lui  avais 
causé  le  jour  du  lavement. 

Le  médecin  parut  presque  aussitôt,  car  ces  animaux-là  sont  toujours 
à  la  queue  l'un  de  l'autre.  J'escomptai  ses  visites,  qui  avaient  été  trés- 
fréquentes,  et  je  le  renvoyai  content.  Mais  avant  que  de  me  quitter,  pour 
me  prouver  qu'il  avait  bien  gagné  son  argent,  il  me  détailla  les  incon- 
vénients mortels  qu'il  avait  prévenus  dans  ma  maladie;  ce  qu'il  fit  eu 
fort  beaux  termes  et  d'un  air  agréable,  mais  je  n'y  commis  rien  du  tout. 
Lorsque  je  me  fus  défait  de  lui,  je  me  crus  débarrassé  de  tous  les  minis- 
tres des  Parques.  Je  me  trompais  :  il  entra  un  chirurgien  que  je  n'avais 
vu  de  ma  vie.  Il  me  salua  fort  civilement,  et  me  me  témoigna  de  la 
joie  de  me  voir  échappé  du  danger  que  j'avais  couru,  ce  qu'il  attribuait, 
disait-il,  à  deux  saignées  abondantes  qu'il  m'avait  faites  et  aux  ventouses 
qu'il  avait  eu  l'honneur  de  m'appliquer.  Autre  plume  qu'on  me  tira  de 
l'aile.  11  me  fallut  aussi  cracher  au  bassin  du  chirurgien.  Après  tant  d'é- 
vacuations, ma  bourse  se  trouva  si  débile,  qu'on  pouvait  dire  que  c'était 
un  corps  confisqué,  tant  il  y  restait  peu  d'humide  radical. 

Je  commençai  à  perdre  courage  en  me  voyant  retombé  dans  uue  situa- 
tion misérable.  Je  m'étais,  chez  mes  derniers  maîtres,  trop  affectionné 
aux  commodités  de  la  vie;  je  ne  pouvais  plus,  comme  autrefois,  euvi- 
.sager  l'indigence  en  philosophe  cynique.  J'avouerai  pourtant  que  j'avais 
tort  de  me  laisser  aller  à  la  tristesse,  après  avoir  tant  de  fois  éprouvé 
que  la  fortune  ne  m'avait  pas  plutôt  renversé  qu'elle  me  relevait;  je  n'au- 
rais dû  regarder  l'état  fâcheux  où  j'étais  que  comme  une  occasion  pro- 
chaine de  prospérité. 


LIVRE  VIII. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Gil  Blas  fait  une  bonne  connaissance,  el  troave  nu  poste  qui  le  console  de  l'ingratitude 
du  comte  de  Galiano.  Histoire  de  don  Valerio  de  Luna. 

J'étais  si  surpris  de  n'avoir  point  entendu  parler  de  ^fllnez  pendant 
tout  ce  temps-là,  que  je  jujeai  qu'il  devait  être  à  la  campagne.  Jt^  sortis 
pour  aller  chez  lui  dès  que  je  pus  marcher,  et  j'appris  eu  effet  qu'il  était 
depuis  trois  semaines  en  Andalousie  avec  le  duc  de  Médina  Sidonia. 

Un  matin  à  mon  réveil,  Melchior  de  la  Ronda  me  vint  dans  l'esprit;  et 
me  ressouvenant  que  je  lui  avais  promis  à  Grenade  d'aller  voir  son  neveu, 
si  jamais  je  retournais  à  Madrid,  je  m'avisai  de  vouloir  tenir  ma  prouiesse 
ce  jour-là  même.  Je  m'informai  de  l'hùtel  de  don  Balthazar  de  Zuniga, 
et  je  m'y  rendis.  Je  demandai  le  seigneur  Joseph  INavarro,  qui  parut  un 
moment  après.  Je  le  saluai,  et  il  me  reçut  d'un  air  honnête,  mais  froid, 
quoique  j'eusse  décliné  mon  nom.  Je  ne  pouvais  concilier  cet  accueil 
glacé  avec  le  portrait  qu'on  m'avait  fait  de  ce  chef  d'office.  J'allais  me 
retirer  dans  la  résolution  de  ne  lui  pas  faire  une  seconde  visite,  lorsque, 
prenant  tout  à  coup  un  air  ouvert  et  riant,  il  me  dit  avec  beaucoup  de 
vivacité  :  Ah!  seigneur  Gil  Blas  de  Santillanc,  parJonnez-moi,  de  grâce, 
la  réception  que  je  viens  de  vous  faire.  Ma  mémoire  a  trahi  la  disposition 
où  je  suis  à  votre  égard.  J'avais  oublié  votre  nom,  et  je  ne  pensais  plus 
à  ce  cavalier  dont  il  est  fait  mention  dans  une  lettre  que  j'ai  reçue  de 
Grenade  il  y  a  plus  de  quatre  mois. 

(,)ue  je  vous  embrasse!  ajouta-t-il  en  se  jetant  à  mon  cou  avec  trans- 
port. Mon  oncle  Melchior,  que  j'aime  el  que  j'honore  comme  mon  propre 
père,  me  mande  (jue  si  par  hasard  j'ai  l'honneur  de  vous  voir,  il  me  coa- 
jure  de  vous  faire  le  même  traitement  que  je  ferais  à  sou  fils,  et  d'em- 
ployer, s'il  le  faut,  pour  vous,  mon  crédit  et  celui  de  mes  amis,  il  me 
fait  l'éloge  de  votre  cœur  et  de  votre  esprit  dans  des  termes  ([ui  m'inté- 
resseraient à  vous  servir,  quand  sa  recommandation  ne  m'y  engagerait 
pas.  Regardez-moi  donc,  je  vous  prie,  comme  un  homme  à  qui  mon  oncle 
a  comtniiniqué  par  sa  lettre  tous  les  sentiments  qu'il  a  pour  vous,  .le  vous 
donne  mon  amitié  ;  ne  me  refusez  pas  la  vôtre. 

Je  répondis  avec  la  reconnaissance  que  je  devais  à  la  politesse  de  Jo- 
seph ;  et  tous  deux,  en  gens  vifs  et  sincères,  nous  formâmes  à  l'heure 
même  une  étroite  liaison.  Je  n'hésitai  point  à  lui  découvrir  la  situation  de 
mes  affaires,  ce  que  je  n'eus  pas  sitôt  fait  qu'il  me  dit  :  Je  me  charge  du 
.soin  de  vous  placer;  et,  en  attendant,  ne  manquez  pas  de  venir  manger 
ici  tous  les  jours  :  vous  y  aurez  un  meilleur  ordmaire  qu'à  votre  auberge. 
L'offre  frappait  trop  un  convalescent  mal  en  espèces  et  accoutumé  aux 
bons  morceaux  pour  être  rcjelée.  Je  l'acceptai  ;  et  je  mo  refis  si'bien  dans 


cette  maison,  qu'au  bout  de  quinze  jours  j'avais  déjà  une  face  de  bernar- 
din. Il  me  parut  que  le  neveu  de  Melchior  faisait  là  ses  orges  à  merveille. 
Mais  comment  ne  les  aurait-il  pas  faites?  il  avait  trois  cordes  à  son  arc  : 
il  était  à  la  fois  sommelier,  chef  d'office  et  maître  d'hôtel.  De  plus,  notre 
amitié  à  part,  je  crois  que  l'intendant  du  logis  et  lui  s'accordaient  fort 
bien  ensemble. 

J'étais  parfaitement  rétabli,  lorsque  mon  ami  Joseph,  me  voyant  un 
jour  arriver  à  l'hôtel  de  Zuniga  pour  y  dîner,  selon  ma  coutume,  vint  au- 
devant  de  moi,  et  me  dit  d'un  air  gai  :  Seigneur  Gil  Blas,  j'ai  uue  assez 
bonne  condition  à  vous  proposer.  Vous  saurez  que  le  duc  de  Lerme,  pre- 
mier ministre  de  la  couronne  d'Espagne,  pour  se  donner  entièrement  à 
l'administration  des  affaires  de  l'Etat,  se  repose  sur  deux  personnes  de 
l'embarras  des  siennes.  Il  a  chargé  du  soin  de  recueillir  ses  revenus  don 
Diègue  de  Monteser,  et  il  fait  faire  la  dépense  de  sa  maison  par  don  Ro- 
drigue de  Calderone.  Ces  deux  hommes  de  confiance  exercent  leur  emploi 
avec  une  autorité  absolue  et  sans  dépendre  l'uu  de  l'autre.  Don  Diègue  a 
ordinairement  sous  lui  deux  intendants  qui  font  la  recette;  et  comme  j'ai 
appris  ce  matin  qu'il  en  avait  chassé  un,  j'ai  été  demander  sa  place  pour 
vous.  Le  seigneur  de  Monteser,  qui  me  connaît,  et  dont  je  puis  me  vanter 
d'être  aimé,  me  l'a  sans  peine  accordée,  sur  les  bons  témoignages  que  je 
lui  ai  rendus  de  vos  mœurs  et  de  votre  capacité.  Nous  irons  ehèî  lui  celte 
aprés-dînée. 

Nous  n'y  manquâmes  pas.  Je  fus  reçu  très-gracieusement,  el  installé 
dans  l'emploi  de  l'intendant  qui  avait  été  congédié.  Cet  emploi  consistait 
à  visiter  nos  fermes,  à  y  faire  faire  les  réparations,  à  toucher  l'argent 
des  fermiers;  en  un  mot,  je  me  mêlais  des  biens  de  la  campagne,  et  tous 
les  mois  je  rendais  mes  comptes  à  don  Diègue,  qui,  malgré  tout  le  bien 
que  mon  chef  d'office  lui  avait  dit  de  moi,  les  épluchait  avec  beaucoup 
a'atteution.  C'était  ce  que  je  demandais.  (Juoique  ma  droiture  eût  été  si 
mal  payée  chez  mon  dernier  maître  ,  j'avais  résolu  de  la  conserver  tou- 
jours. ■ 

Un  jour  nous  apprîmes  que  le  feu  avait  pris  au  château  de  Lerme,  et 
que  plus  de  la  moitié  ctHÎt  réduite  en  cendres.  Je  me  transportai  aussitôt 
sur  les  lieux  pour  examiner  le  dommage.  Là,  m'étant  informé  avec  exac- 
titude des  circonstances  de  l'incendie^  j'en  composai  une  ample  relation 
que  Monteser  fit  voir  au  duc  de  Lerme.  Ce  ministre,  malgré  le  chagrin 
qu'il  avait  d'entendre  une  si  mauvaise  nouvelle,  fut  frappé  de  la  relation, 
et  ne  put  s'empêcher  de  demander  qui  en  était  l'auteur.  Don  Diègue  ne 
se  contenta  pas  de  le  lui  dire  ;  il  lui  parla  de  moi  si  avantageusement  que 
Son  Excellence  s'en  ressouvînt  six  mois  après,  à  l'occasion  d'une  histoire 
que  je  vais  raconter,  et  sans  laquelle,  peut-être,  je  n'aurais  jamais  été 
employé  à  la  cour.  La  voici. 

Il  demeurait  alors  dans  la  rue  des  Infantes  une  vieille  dame  appelée  Iné- 
sile  de  Cantarilla.  On  ne  savait  pas  certainement  de  quelle  naissance  elle 
était.  Les  uns  la  disaient  fille  d'un  faiseur  de  luths,  et  les  autres  d'un  com- 
mandeur de  lorJre  de  Saint-Jacques.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'était  une  per- 
sonne prodigieuse.  La  nature  lui  avait  donné  le  privilège  singulier  de 
charmer  les  hommes  pendant  le  cours  de  sa  vie,  qui  durait  encoie  après 
quinze  lustres  accomplis.  Elle  avait  été  l'idole  des  seigneurs  de  la  vieille 
cour,  et  elle  se  voyait  adorée  de  ceux  de  la  nouvelle.  Le  temps,  qui  n'é- 
pargne pas  la  beauté,  s'exerçait  en  vain  sur  la  sienne  :  il  la  flétrissait  sans 
lui  ôler  le  pouvoir  de  plaire.  Un  air  de  noblesse,  un  esprit  enchanteur 
et  des  grâces  naturelles  lui  faisaient  faire  des  passions  jusque  dans  sa  vieil- 
lesse. I 

Un  cavalier  de  vingt-cinq  ans,  don  Valerio  de  Luna,  un  des  secrétaires 
du  dnc  de  Lerme,  voyait  Inésile  ;  il  eu  devint  amoureux.  11  se  déclara,  fit 
le  passionné,  et  poursuivit  sa  proie  avec  toute  la  fureur  que  l'amour  et 
la  jeunesse  sont  capables  d'inspirer.  La  dame,  qui  avait  ses  raisons  pour 
ne  vouloir  pas  se  rendre  à  ses  désirs,  ne  savait  que  faire  pour  les  modé- 
rer. Elle  crut  pourtant  un  jour  en  avoir  ti-ouvé  le  moyen  :  elle  fil  passer 
le  jeune  homme  dans  sou  cabinet,  et  là,  lui  montrant  une  pendule  qui 
était  sur  une  table  :  Voyez,  lui  dit-elle,  l'heure  qu'il  est  :  il  y  a-aujour- 
d'hui  soixante-quinze  ans  que  je  vins  au  monde  à  pareille  heure.  En  bonne 
foi,  me  sièrail-il  d'avoir  des  galanteries  à  mon  âge?  Rentrez  en  vous- 
même,  mon  enfant  ;  étouffez  des  sentiments  qui  ne  conviennent  ni  à  vous 
ni  à  moi.  A  ce  discours  sensé,  le  cavalier,  qui  ne  reconnaissait  plus  l'au- 
torité de  la  raison,  répondit  à  la  dame  avec  toute  l'impétuosité  d'un 
homme  possédé  des  mouvements  qui  l'agitaieul  :  Cruelle  Inésile,  pour- 
quoi avez-vous  recours  à  ces  frivoles  ad«sses  ?  pensez-vous  qu'elles  puis- 
sent vous  changer  à  mes  yeux  ?  Ne  vous  flattez  pas  d'une  si  fausse  espé- 
rance ;  que  vous  soyez  telle  que  je  vous  vois,  ou  qu'un  charme  trompe 
ma  vue,  je  ne  cesserai  point  de  vous  aimer.  Eh  bien,  reprit-elle,  pHÎ.sque 
vous  êtes  assez  opiniâtre  pour  persister  dans  la  résolution  de  me  fatiguer 
de  vos  soins,  ma  maison  désormais  ne  sera  plus  ouverte  pour  vous.  Je 
vous  l'interdis,  el  vous  défends  de  paraître  jamais  devant  moi. 

Vous  ci'oyez  peut-être,  après  cela,  que  don  Valerio,  déconcerté  de  ce 
qu'il  venait  d'entendre,  fit  une  honnête  relraite.  Au  contraire,  il  n'en 
devint  que  plus  importun.  L'amour  fait  ilans  les  amants  le  même  effet  que 
le  viudans  les  ivrognes.  Le  cavalier  pria,  gémit;  et,  passant  tout  à  coup 
des  prières  aux  eui|)orteraents,  il  voulut  avoir  par  la  fore;  ce  qu'il  ne 
pouvait  obtenir  autrement.  Mais  la  dame,  le  répous.saut  avec  courage,  lui 
dit  d'un  air  irrité:  Arrêtez,  téméraire:  je  vais  mettre  un  frein  à  voire 
folle  ardeur.  Apprenez  que  vous  êtes  mon  fils. 5 

Don  Valerio  fut  étourdi  de  ces  paroles  ;  il  suspendit  sa  violence.  Mais 


GIL  BLAS. 


95 


s'inwt;i)iaiU  qu'liiésilc  ne  p.iil.iil  ainsi  (jue  pdur  se  soiislniire  à  ses  solli- 
citalions,  il  lui  répontlil  :  Vuus  iuvenlci  celte  fable  pour  vous  dcrolier  à 
mes  désirs.  Non,  non.  interrompit-elle,  je  vous  révèle  un  mystère  que. je 
vous  aurais  toujours  caché,  si  vous  ne  m'eussiez  pas  réiluile  à  la  nécessité 
de  vous  le  découvrir.  Il  y  a  vinîjl-si.t  ans  que.j'aimaisdnn  l'éilre  de  Luna^ 
voire  père,  qui  était  alors  p;ouverneur  de  Sés;ovie  :  vous  d(^■in^es  le  fruit 
de  nos  amours;  il  vous  reconnut,  vous  lit  élever  avec  soin;  et,  outre 
qu'il  n'avait  point  d'autre  enfant,  vos  lionnes  qualités  le  déterminèrent  à 
vous  laisser  du  liieu.  De  mon  coté,  je  ne  vous  ai  pas  abandonne  :  ritôt  que 
je  vous  ai  vu  ejitrer  dans  le  monde,  je  vous  ai  attire  chez  moi,  pour  vous 
inspii-er  ces  manières  polies  qui  sont  si  nécessaires  à  un  i;alant  liomiiie. 
et  que  les  femmes  seules  peuvent  donner  au.x  jeunes  cavaliers,  .l'ai  fait 
plus,  j'ai  employé  tout  mon  crédit  pour  vous  mettre  chez  le  pn'iniermi- 
iiislie.  Kiifin,  jenie  suis  intéressée  pour  vous  comme  je  le  devais  pour  un 
lils.  Après  cet  aveu,  prenez  votre  parti.  Si  vous  pouvez  épurer  vos  senti- 
ments et  ne  regarder  en  moi  ipi'une  mère,  je  ub  vous  bannis  point  de 
ma  présence,  et  j'aurai  jiour  vous  toute  la  tendresse  que  j'ai  eue  jusqu'ici. 
Mais  si  vous  n'èles  pas  capable  de  cet  effort,  que  la  nature  et  la  raison 
exi;,'eut  de  vous,  fuyez  dés  ce  moment,  et  me  délivrez  de  l'horreur  de 
vous  voir. 

Inésile  parla  de  cette  sorte.  Pendant  ce  lemps-là,  don  Valerio  gardait 
un  morue  silence.  On  eût  dit  qu'il  rappelait  sa  vertu,  et  c^ii'il  allait  se  vain- 
cre lui-même.  C'est  à  quoi  il  ne  pensait  nullement;  il  méditait  nu  autre 
dessein  et  jiréparait  à  sa  mère  un  spectacle  bien  différent.  Ne  pouvant  se 
consoler  de  l'obstacle  qui  s'opposait  à  son  bonheur,  il  céda  lâchement  à 
sou  désespoir.  H  lira  son  épée,  et  se  l'enfonça  dans  le  sein.  Il  se  punit 
comme  un  autre  Œdipe,  avec  cette  différence  (|iie  le  Thébain  s'aveugla 
de  regret  d'avoir  consommé  le  crime,  et  qu'au  coTitraire  le  Castillan  se 
jieiça  de  douleur  de  ne  le  pouvoir  commettre. 

Le  maliicureux  don  Valerio  ne  mourut  pas  sur-le-champ  du  coup  qu'il 
s'élail  |iorté.  11  eut  le  temps  de  se  reconnaître  et  de  demander  pardon  au 
ciel  de  s'èlre  lui-même  olé  la  vie.  Comme  il  laissa  par  sa  mort  un  poste 
de  secrétaire  vacant  chez  le  duc  de  terme,  ce  ministre,  qui  n'avait  pas 
oublié  ma  relation  d'incendie,  non  plus  i[ue  l'éloge  qu'on  lui  avait  fait  de 
moi,  me  choisit  pour  remplacer  ce  jeune  iionnne. 

CUAPITRE  II. 

Uil  Blas  Cil  jiit'senté  au  duc  rtc  Lof  me,  qui  le  ie(;oil  au  noniliic  (le  ses  setiOlaiics  ; 
ce  uiiuiâirc  le  tuit  navaîller,  clesl  cuuicuiile  suu  travail. 

Ce  fut  Monteser  qui  m'annonça  celte  agréable  nouvelle,  et  me  dit  : 
Ami  Cil  Dlas,  ((uoiipie  je  ne  vous  perde  |ias  sans  regret,  je  vous  aime 
trop  pour  n'être  pas  ravi  que  vous  succédiez  à  dou  Valerio.  Vous  ne  man- 
ipierez  pas  de  faire  une  belle  fortune,  pourvu  que  vous  suiviez  les  deux 
conseils  que  j'ai  à  vous  donner  :  le  premier,  c  est  de  paraître  tellement 
atlaché  ;i  Son  Excellence  qu'elle  ne  dnnte  pas  i{uevous  ne  lui  soyez  en- 
liérement  dévoué  ;  et  le  second,  c'est  de  bien  faire  voire  cour  au  seigneur 
don  liiidrigiie  de  Calderoue;  car  cet  homme-là  manie  comme  nue  cire 
iMolle  l'fsprit  de  son  maître.  Si  vous  avez  le  bonheur  de  vous  acquérir  la 
biriiveillance  de  ce  .secrétaire  favori,  vous  irez  loin  en  peu  de  lemps  ;  c  est 
une  chose  dont  j'ose  hardiment  vous  répondre. 

Seigneur,  dis-jeà  don  Diegiie  après  lui  avoir  rendu  grâces  de  ses  bons 
avis,  apprenez-moi,  s'il  vous  plail,de  quel  caractère  est  don  Itodrigue. 
J'en  ai  quelquefois  enlojidii  parler  dans  le  monde:  on  me  l'a  dépeint  comme, 
nu  as.sez  mauvais  sujet;  mais  je  me  délie  des  |iorlraiis  que  le  peuple  fait 
des  personnes  qui  sont  en  place  à  la  cour,  i|uui(|u  il  en  juge  sainement 
(picdqHcfois.  Dites-moi  donc,  je  vous  |irie,  ce  que  vous  iicnsez  du  seigneur 
(^ildcrone.'Vous  nie  demandez  une  ciiosc  délicate,  répondit  le  snrinleii- 
d.int  avec  un  souris  malin.  Je  dirais  à  un  autre  que  vous,  sans  hésiter, 
(pic  cesl  un  trés-bonnètc  gcnlilhomme.  et  iiu'on  n'en  saurait  dire  que  du 
bien;  mais  je  veux  avoir  de  la  franchise  avec  vous.  Outre  que  je  vous 
crois  un  garçon  fort  discret,  il  me  semble  que  je  dois*vous  parler  à  cn'ur 
ouvert  de  don  liodrigiic,  puisque  je  vous  ai  conseillé  de  le  bien  ménager; 
aulremeut  ce  ne  serait  vous  obliger  qu'à  demi. 

Vous  salirez  done.  poursuivit-il,  (pie  de  simple  domestique  qu'il  était 
de  son  lixcelliMice  Ku'squ'elle  ne  porlait  encore  ijiie  le  nom  de  dou  Fran- 
çois de  Saiidoval,  il  est  parvenu  jiar  degrés  au  poste  de  premier  secré- 
taire. On  n'a  jamais  vu  d  liomine  pins  lier  ;  il  ne  répond  guère  aux  poli- 
tesses (ju'on  lui  l'ail,  à  moins  que  de  fortes  raisons  ne  l'y  obligenl  Kii  nu 
mot.  il  se  regarde  comme  un  collègue  du  ducde  Leriiie  ;  et,  dans  le  fond, 
on  dirait  qu'il  partage  avec  lui  l'autorité  de  |iremier  ministre,  puisipi'il 
fail  donner  d(!s  charges  et  des  gouvernements  à  qui  bon  lui  semble.  Le 
public  en  murmure  souvent;  mais  c'est  de  ipioi  il  ne  se  met  guère  eu 
peine  :  pourvu  (|u'il  tire  des  paragiianles  d'une  affaire,  il  se  soucie  fort 
peu  des  épilogiii'urs.  Vous  concevez  bien  par  ce  c|ne  je  viens  de  vous  dire, 
ajouta  dou  Diègue,  quelle  conduite  vous  a^ez  a  lenir  avec  un  mortel  si 
(ugiieillciix.  oii  !  que  oui,  lui  dis-je;  laissez-moi  faire.  Il  y  aura  bien  du 
inalheiir,  si  je  ne  me  fais  |ias  aimer  de  lui.  IJuand  ou  connail  le  défaut 
d'un  homme  à  qui  l'on  vent  plaire,  il  faut  étie  bien  maladroit  pour  n'y 
jias  rén.ssir.  Cela  étant,  reprit  Monteser,  je  vais  vous  présenter  tout  à 
1  heure  au  duc  de  Lerme. 

.Nous  allâmes  dans  le  nioiiicnt  chez  ce  ministre,  iiuc  nous  trouvâmes 
daiui  une  grande  salle,  occupé  à  donner  audience.  Il  y  avait  là  plus  de 


monde  que  chez  le  roi.  Je  vis  des  commandeurs  et  des  chevaliers  de  Saint- 
Jacques  et  de  Calatrava  (|uî  soUicitaii-nt  des  gouvernements  et  des  vîcc- 
royautés  ;  des  évèques  ipii,  ne  se  portant  pas  bien  dans. leurs  diocèses, 
voulaient,  seulement  pour  changer  d'air,  devenir  archevêques  ;  et  de  bons 
pères  de  Saint-Dominiipie  et  de  Saint-François  qui  demandaient  humble- 
ment des  évèchés.  Je  remarquai  aussi  des  offlciers  réformés  qui  faisaient 
le  même  rôle  qu'y  avait  fait  ci-devant  le  capitaine  Chinchilla,  c'est-à-dire 
qui  se  morfondaient  dans  l'attente  d'une  ]ieiision.  Si  le  duc  ne  satîsfai.sait 
pas  leurs  désirs,  il  recevait  du  moins  leurs  placels  d'un  air  affable;  et  je 
m'aperçus  qu'il  répondaît  fort  poliment  aux  personnes  qiiî-lui  pailaieiil. 

Noils'ei'iines  la  patience  d'attendre  qu'il  eut  expédié  tons  ces  suppliants. 
Alors  don  Diègue  lui  dit  .  Monseigneur,  voici  Cil  Blas  de  Sanlillanc,  co 
jeune  homme  dont  Votre  Excellence  a  l'ait  choix  pour  remplir  la  place  de 
don  Valerio.  A  ces  mois,  le  duc  jeta  les  yeux  sur  moi  en  disant  que  je  l'a- 
vais déjà  méritée  par  les  services  que  je  lui  avais  rendus.  11  me  lit  ensuite 
entrer  dans  son  cabinet  pour  m'entretenir  en  particulier,  ou  plulôt  pour 
juger  de  mon  esprit  |iar  ma  conversation.  D'abord  il  voulut  savoir  qui 
j'étais,  et  la  vie  que  j'avais  menée  jusque-là.  11  exigea  même  de  moi  l.i- 
dessus  une  narration  sincère.  (Jiiel  delail  c'était  me  demander  !  De  mentir 
devant  un  premier  ministre  d'Espagne,  il  n'y  avait  pas  d'apparence  ;  d'une 
au  Ire  part,  j'avais  tant  de  choses  à  dire  aux  dépens  de  ma  vanité,  que  je  ne 
pouvais  me  résoudre  à  nue  confession  générale.  Comment  sortir  de  cet 
embarras?  Je  pris  le  parti  de  farder  la  vérité  dans  les  endroits  où  elle 
aurait  fait  peur  toute  nue.  Mais  il  ne  laissa  pas  de  la  démêler  malgré  tout 
mon  art.  Monsieur  de  Santillane,  me  dit-il  en  souriant  à  la  On  de  mou 
récit,  à  ce  que  je  vois,  vous-avcz  été  tant  soit  peu  picaro.  Monseigneur, 
lui  répundis-je  en  rougissant,  Votre  Excellence  m'a  ordonné  d'avoir  de  la 
sincérité,  je  lui  ai  obéi.  Je  t'en  sais  bon  gré,  réplîqua-l-il.  Va,  mon  enfant, 
tu  en  es  ([iiitte  à  hou  marché  :  je  m'étonne  (pie  le  mauvais  exemple  ne  t'ait 
|ias  entièrement  perdu.  Cemhien  y  a-t-il  d'iionnêles  gens  qui  deviendraient 
de  grands  fripons  si  la  fortune  les  mellail  aux  mêmes  épreuves  ! 

Ami  Santillane,  continua  le  ministre,  ne  te  souviens  pins  du  passé  ; 
songe  (]ue  tu  es  présenlcinent  au  roi,  et  que  tu  seras  dé.sormais  occupe 
pour  lui.  Tu  n'as  qu'à  me  suivre  ;  je  vais  l'apprendre  en  quoi  consiste- 
ront tes  nccupalioiis.  A  ces  mois,  le  duc  me  mena  dans  un  petit  cabinet 
qui  joignait  le  sien,  et  où  il  y  avait  sur  des  lahletles  une  vinglaine.de  re- 
gistres in-folio  fort  épais.  C'est  ici,  me  dit-il,  que  tu  travailleras  ;  fiius  ces 
registres  que  tu  vois  composent  un  diclionnaire  de  toutes  les  familles 
nobles  oui  sont  dans  les  royaumes  et  princiiiaiités  de  la  inouaicliie. d'Es- 
pagne. Chaque  livre  contient,  |iar  ordre  al|diabetiqiie,  l'Iiisloire  abrégée 
de  tous  les  gentîlhommes  d'un  royaume,  dans  laquelle  sont  détaillés  les 
services  qu'eux  et  leurs  ancêtres  ont  rendus  à  l'Etat,  aussi  bien  que  les 
alfaires  d'honneur  qui  peuvent  leur  être  arrivées.  Ou  y  l'ait  encore  men- 
tion de  leurs  biens,  de  leurs  mœurs,  en  un  mot,  de  toutes  leurs  bonnes 
et  mauvaises  qualités;  en  sorte  que,  lorsqu'ils  viennent  demander  des 
gr'vces  à  la  cour,  je  vois  d'un  coup  d'œil  s  ils  les  méritenl.  l'our  savoir 
exacicmcnl  toutes  ces  choses,  j'ai  partout  des  pensionnaires  qui  ont  soin 
de  s'en  informer,  et  de  m'en  instruire  par  des  mémoires  (pTils  m'envoient  ; 
mais,  comme  ces  mémoires  sont  diffus  et  remplis  de  façons  de  parler  pro- 
vinciales, il  faut  les. rédiger  et  en  jiolir  la  diction,  parce  que  le  roi  se 
fait  lire  i[iielquefois  ces  registres.  C'est  à  ce  travail,  qui  demande  un  style 
net  et  concis,  que  je  veux  l'employer  dès  ce  moment. 

En  parlant  ainsi,  il  tira  d'un  grand  portefeuille  plein  de  papiers  un  mé- 
moire qu'il  me  mit  entre  les  mains  ;  puis  il  sortit  de  mon  cahinel,  pour 
m'y  laisser  faire  mon  coup  d'essai  en  liberté.  Je  lus  le  mémoire,  ipii  me 
parut  non-seulement  farci  de  termes  barbares, mais  inême  trop  |ia.ssioniié. 
C'était  pourtant  un  moine  de  la  ville  de  Solsone  qui  l'avait  composé.  Sa 
Itévèreiice,  eu  affectant  le  style  d'un  homme  de  bien,  y  déchirait  impiloya- 
lilement  une  bonne  famille  calalane,  et  Dieu  sait  s'il  disait  la  vérité  !  Je 
crus  lire  un  libelle  diffamatoire,  et  je  me  lis  d'abord  un  scrupule  de  tra- 
vailler sur  cela  ;  je  craignais  de  me  rendre  complice  d'une  calomnie  : 
néanmoins,  tout  neuf  (pie  j'étais  à  la  cour,  je  passai  onlrc,  aux  périls  et 
fortune  de  l'àme  du  bon  religieux;  et,  metlanl  sur  sou  compic  toute  l'î- 
iii([iiité,s'il  y  en  avait,  je  coinmeiiçai  à  déshonorer  en  belles  phrases  cas- 
lillaues  deux  ou  trois  génèralions  d'honnêles  gens  peiit-i''lie. 

J'avais  déjà  fait  quatre  ou  ciii(|  pages,  quand  le  duc,  impalicntde  savoir 
comment  je  m'y  prenais,  revint  et  me  dit:  Santillane,  niontroinoi  ce  que 
tu  as  fail,  je  suis  curieux  de  le  voir.  En  même  temps,  jetant  la  vue  sur 
mon  ouvrage,  il  en  lut  le  commencement  avec  beaucoup  d'altcntion.  Il  eu 
parut  si  content  que  j  en  fus  surpris,  'fout  prévenu  que  j'étais  en  ta  fa- 
veur, nqu'it-il,  je  t'avoue  i|ue  lu  as  surpassé  mon  attente,  'fu  n'écris  pas 
seulement  avec  toute  la  netteté  et  la  précision  que  je  désirais,  je  trouve 
encore  Ion  style  léger  et  enjoué. Tu  jiislilies  bien  le  choix  i[ue  j'ai  fait  de 
la  pliiini!,  et  lu  me  consoles  de  la  perte  de  Ion  prédécesseur.  Le  ministre 
n'aurait  pas  borné  là  mon  éloge,  si  le  comte  de  Lemos,  son  neveu,  ne 
fut  venu  l'interrompre  en  cet  endroit.  Son  Excellence  l'embrassa  plusieurs 
fois,  et  le  reçut  d'une  manière  qui  me  lit  connailrc  qu'elle  l'aimait  teii- 
(Iremeul.  Ils  s'enfermèrent  tous  deux  )ioiir  s'eiilretenir  eu  secret  d'une 
affaire  de  famille  dont  je  parlerai  dans  la  suite,  cl  dont  le  duc  était  alors 
plus  occupé  que  de  celles  du  roi. 

l'endant  ([u'ils  étaieiil  enseinhle,  j'entemlis  sonner  midi.  Comme  je  sa- 
vais i|ue  les  secrétaires  et  hs  ciniimis  ipiillaient  à  celle  heure-là  leurs 
bureaux  |)uur  aller  dîner  ou  il  leur  plaisail.  je  laissai  lu  mon  cliel'-d'ii'uvre, 
et  sortis  [pQur  me  rendre,  non  chez  Monteser,  parce  qii  il  ni'arait  paye 
mes  a|tpointeiiieiils,  et  que  j'avais  pris  congé  de  lui,  mais  chez  le  pliis 


94 


GlL  iiLAS. 


fiinieiix  tniili'ur  du  (|ii.iitier  de  la  cour.  Tne  auberge  ordinaire  ne  nie 
convenait  plus.  Sonjc  que  lu  es  préscnlement  au  roi  :  ces  paroles,  que 
le  duc  m'avait  dites,  s  uffraienl  sans  cesse  à  ma  mémoire,  et  devenaient 
des  semences  d.'anil)ition  qui  germaient  d'iuslant  en  instant  dans  mon 
esprit  . 

ClIAriTHE  lit. 

Il  aiiprciul  i[iu'  son  poste  nVsl  pas  sans  désaRréiiirnl.  De  l'inqiiiéliKle  que  lui  cause  celle 
iiuuvclle,  cl  de  la  conduile  qu'elle  l'oblige  à  tenir. 

J'eus  grand  soin,  en  enti-nut,  d'apprendre  nu  Iraileur  que  j'élais  un 
secrétaire  du  premier  ministre;  et,  en  celte  (lualité,  je  ne  savais  i|ue  lui 
ordonner  de  ni'npprêter  pour  mon  diner.  J'avais  peur  de  demander  (|uel- 
qiie  chose  qui  sentit  l'épaigue,  et  je  lui  dis  dt  me  donner  ce  qu'il  lui  jdai- 
r.iit.  n  me  légala  bien,  et  l'on  me  servit  avec  des  marques  de  considé- 
ration qui  me  faisaient  encore  plus  de  plaisir  que  la  bonne  chère.  Quand 
il  fut  (|ueslion  de  (layer,  je  jetai  sur  la  table  une  pistole,  dont  j'abandon- 
nai aux  valets  nu  quart  pour  le  moins  qu'il  y  avait  de  reste  à  me  rendre. 
Après  quoi,  je  soitis  de  chez  le  traiteur  en  faisant  des  écarts  de  poitrine 
comme  un  jeune  lioinnie  fort  content  de  sa  personne. 

11  y  avait  à  vingt  pas  de  là  un  grand  bôlel  garni  ou  logeaient  d'ordinaire 
des  seigneurs  étrangers.  J'y  louai  un  appartement  de  cinq  ou  si.\  pièces 
bien  meublées  :  il  semblait  que  j'eusse  dcj.i  deux  ou  trois  mille  ducats  de 
renie.  Je  donnai  même  le  premier  mois  d'avance,  après  cela  je  retournai 
au  travail,  et  je  m'occupai  toute  l'après-dinée  à  continuer  ce  que  j'avais 
commencé  le  matin.  11  y  avait  dans  un  cabinet  voisin  du  mien  deux  aulres 
secrétaires;  mais  ceux-ci  ne  faisaient  que  mettre  au  net  ce  ([Ue  le  duc 
leur  portait  lui-mênie  à  copier.  Je  fis  connaissance  avec  eus  des  ce  soir- 
là  même,  en  nous  retirant  ;  et,  pour  mieux  gagner  leur  amitié,  jeles  en- 
traînai chez  mou  traiteur,  on  j'ordonnai  les  meilleures  viandes  pour  la 
saison,  avec  les  vins  les  plus  délicats  et  les  plus  estimés  en  Espagne. 

ISons  nous  mimes  à  table,  et  nous  commençâmes  à  nous  ontreienir  avec 
plus  de  gaieté  que  d'e.iprit;  car,  pour  rendre  justice  à  mes  convives,  je 
m'aperçus  bientôt  qu'ils  ue  devaient  pas  à  leur  génie  les  places  qu'ils  rem- 
plissaient dans  leur  bureau.  Ils  se  connaissaient,  «  la  vérité,  en  belles 
lettres  rondes  et  bâtardes;  mais  ils  n'avaient  pas  la  moindre  teinture  de 
celles  qu'on  enseigne  dans  les  universités. 

En  récompense,  ils  entendaient  à  merveille  leurs  petits  intérêts,  et  ils 
me  firent  connnilrc  qu'ils  n'étaient  pas  si  enivrés  de  l'honucur  d'être  chez 
le  premier  ministre,  qu'ils  ne  se  plaignissent  de  leur  condition.  Il  y  a,  di- 
sait l'un,  déjà  cinq  mois  que  nous  exerçons  notre  emploi  à  nos  dépens. 
Nous  ne  touchons  pas  nos  appointements;  el,  qui  pis  est,  nos  appointe- 
ments ne  sont  pas  réglés.  Nous  ne  savons  sur  quel  pied  nous  sommes, 
l'our  moi,  disait  l'autre,  je  voudrais  avoir  reçu  vingt  coups  d'éirivièies 
pour  appointements,  et  qu'on  me  laissât  la  liberté  de  prendre  un  jiarti 
ailleurs;  car  je  n'oserais  me  retirer  de  moi-même,  ni  demander  mon 
congé,  après  les  choses  secrètes  que  j'ai  écrites  :  je  pourrais  bien  aller 
voir'^la  tour  de  Sogovic  ou  le  cbàleau  d'.Micante. 

Comment  faites-vous  donc  pour  vivre?  leur  dis -je  :  vous  avez  du  bien, 
apparemment .'  Us  me  répondirent  qu'ils  en  avaient  fort  peu,  mais  qu'lieu- 
reii.sement  pour  eux  ils  étaient  logés  chez  une  bonncle  veuve  qui  leur 
faisait  crédit  el  les  nourrissait  pour  cent  pistoles  chacun  parannée.  Tous 
ces  di.scours,  dont  je  ne  perdis  pas  un  mot,  abaissèrent  dans  le  moment 
mes  orgueilleuses  fumées.  Je  me  représentai  qu'on  n'aurait  pas  sans  doule 
plus  d'attention  jiour  moi  que  pour  les  aulres  ;  que  par  conséquent  je 
ne  devais  pas  être  si  charmé  de  mon  poste  ;  qu'il  était  moins  solide  que 
je  ne  l'avais  cru,  et  iprenfin  je  ne  pouvais  assez  ménager  ma  bourse.  Ces 
réilexions  me  guérirent  de  la  rage  de  dépenser.  Je  commençai  à  me  repen- 
tir d'avoir  amené  là  ces  secrétaires,  à  souhaiter  la  fin  du  lepas;  et,  lors- 
qu'il fallut  compter,  j'eus  avec  le  traileur  une  dispute  pour  l'écot. 

Nous  nous  sé|paiàmes  à  minuit,  mes  confrères  et  moi,  parce  que  je  ne 
les  pressai  pas  de  boire  davantage.  Ils  s'en  allèrent  chez  leur  veuve,  et  je 
me  retirai  à  mon  superbe  appartement,  (|ue  j'enrageais  pour  lors  d'avoir 
loué,  et  que  je  me  promeltnis  bien  de  quitter  à  la  lin  du  mois.  J  eus  beau 
me  coucher  dans  un  bon  lit ,  mou  impiiétude  eu  écarta  le  sommeil. 
Je  jiassai  le  reste  de  la  nuit  à  lèver  aux  moyens  de  no  pas  travailler  pour 
le  roi  généreusement.  Je  m'en  lins  là-dessus  aux  conseils  de  Monleser. 
Je  me  levai  dans  la  résolution  d'aller  faire  la  révérence  à  don  liodrigue 
de  Calderone;  j'étais  dans  une  dis|iosition  très-propre  à  paraître  devant 
un  homme  si  lier,  car  je  sentais  que  j'avais  besoin  de  lui.  Je  me  rendis 
donc  chez  ce  secrétaire. 

Son  logement  communiquait  à  celui  du  duc  de  Lernie  et  l'égalait  en 
maguiricence.  On  aurait  eu  de  la  peine  a  distinguer,  par  b's  ameublemcnls, 
lo  liiailre  du  valet.  Je  me  lis  annoncer  tomme  successeur  de  don  Valerio, 
ce  (|ui  n'enqiècha  pas  ([u'on  ne  me  fil  nitendre  |ilns  d'uni'  heure  dans  l'an- 
liehambre.  Monsieur  le  nouveau  secrétaire,  me  disai>-je  pemlaul  .ce  tenqis- 
là,  prenez,  s'il  vous  plail  palience  ;  vouscroi|ueiez  bien  le  maiinul,  avant 
c]iie  vous  le  fassiez  <roipier  aux  autri^s. 

On  uuvril  pourtant  la  porte  de  la  chambre  ;  j'entrai  et  m'avançai  vers 
dciii  l'iodrigue.  qui,  venant  d'écrire  nn  billet  doux  à  sa  charmante'siréne, 
le  dounail]  à  l'ejrille  dans  ce  momenl-la.  Je  n'avais  pas  paru  devant  l'ar- 
chevèquc  de  (Jrenade,  ni  devant  le  comte  de  Caliano,  ni  même  devant  le 
premier  ministre,  si  respectueusemeul  i|ufi  je  me  présentai  aux  yeux  du 
seigaeur  de  Caldeionc.  oe  le  saluai  eu  baissaullu  lèle  jusqu'à  terre,  et  lui 


demandant  sa  ]irolectioii  dans  des  termes  dont  je  ne  puis  me  souvenir 
sans  boule,  tant  ils  étaient  pleins  de  soimiission.  Ma  bassesse  aurait  tourné 
loiilre  moi  dans  l'esprit  d'un  luimmo  qui  eût  eu  moins  de  lierlé.  Pour 
lui,  il  s'accommoda  fcu-l  de  mes  manières  lampanlcs,  et  me  dil  d'un  air 
même  assez  honnête  qu'il  ne  laisserait  échapper  aucune  occasion  de  me 
f^iie  plaisir. 

Là-dessus,  le  remerciant  avec  de  grandes  démonstrations  de  zélé  des 
sentiments  favorables  qu'il  me  marquait,  je  lui  vouai  un  éternel  attache- 
ment. Ensuite,  de  peur  de  l'incommoder,  je  sortis,  en  le  priant  de  m'cx- 
cu.ser  si  je  l'avais  interrompu  dans  ses  importante's  occupations.  Sitôt  que 
j'eus  fait  une  si  indigne  démarche,  je  me  retirai  |dein  de  confusion,  et  je 
gagnai  mon  bureau,  où  j'achevai  l'ouvrage  qu'on  m'avait  chargé  de  faire. 
Le  duc  ne  manqua  pas  d'y  venir  dans  la  matinée  ;  il  ne  fut  pas  moins 
coulent  de  la  fin  de  mon  travail  qu'il  l'avait  été  du  commencement,  el  il 
me  dit  :  Voilà  qui  est  bien  ;  écris  toi-même,  le  mieux  ipie  tu  pourras, 
celte  histoire  abrégée  sur  le  registre  de  (^.alalogne.  Après  quoi,  tu  pren- 
dras dans  le  portefeuille  un  antre  mémoire,  que  tu  rédigeras  de  la  même 
manière.  J'eus  une  assez  longue  conversation  avec  Son  Excellence,  dont 
l'air  doux  et  familier  me  charmait.  (Juelle  différence  il  y  avait  d'elle  à 
Calderone  I  C'étaienl  deux  figures  bien  contrastées. 

Je  dinai  ce  jour-là  dans  une  auberge  où  l'on  mangeait  ajuste  prix,  et 
je  résolus  d'y  aller  tous  les  jours  incognito,  jusqu'à  ce  que  je  visse  l'ef- 
i'et  que  mes  complaisances  et  mes  souplesses  produiraient.  J'avais  de  l'ar- 
gent pour  trois  mo*s  tout  au  plus;  je  me  prescrivis  ce  temps-là  pour  tra- 
vailler aux  dépens  de  qui  il  appartiendrait,  me  proposant,  les  plus  courtes 
folies  étant  les  meilleures,  d'abandonner  après  cela  la  cour  et  son  clin- 
quant, si  je  n'en  recevais  aucun  salaire.  Je  lis  donc  ainsi  mon  plan.  Je 
n'épargnai  rien  pendant  deux  mois  pour  plaire  à  Calderone  ;  mais  il  me 
linl  si  peu  de  compte  de  tout  ce  que  je  faisais  pour  y  réussir,  que  je  dés- 
espérai d'en  venir  à  bout.  Je  changeai  de  conduite  à  son  égard  ;  je  cessai 
de  lui  faire  la  cour,  et  je  ne  ui'attachai  plus  qu'à  mcllre  à  profil  les  mo- 
ments d'enlretien  que  j'avais  avec  le  duc. 

CUAriTRE  IV. 
i;il  Blas  gagne  la  faveur  du  duc  de  Lernie,  qui  le  rend  dcposilairé  d'un  sccrel  important. 

Quoique  monseigneur  ne  fit,  pour  ainsi  dire,  que  paraître  et  disparaî- 
tre à  mes  yeux  tous  les  jours,  je  ne  laissai  pas  insensiblement  de  me  ren- 
dre si  agréable  à  Son  Excellence,  qu'elle  me  dit  une  aprés-dince  :  Ecoute, 
Cil  Blas,  j'aime  le  caractère  de  Ion  esprit,  et  j'ai  de  la  bienveillance  potir 
loi.  Tu  es  un  garçon  zélé,  fidèle,  plein  d  intelligence  et  de  discrétion  ;  je 
ne  crois  pas  mal  placer  ma  confiance  en  la  donnant  à  un  pareil  sujet.  Je 
me  jetai  à  ses  genoux  lorsque  j'eus  entendu  ces  paroles;  et,  après  avoir 
baisé  respectueuseinent  une  de  ses  mains,  qu'il  me  tendait  pour  nie  rele- 
ver, je. lui  répondis  :  Est-il  bien  possible  que  Votre  Excellence  daigne 
m'Iionorer  d'une  si  gi'ande  faveur?  Que  vos  bontés  vont  me  faire  d'enne- 
mis secrets!  Mais  il  n'y  a  qu'un  homme  dont  je  redoute  la  haine  ;  c'est 
don  liodrigue  de  Calderone. 

Tu  ne  dois  rien  appréhender  de  ce  côté-là,  reprit  le  duc.  Je  connais  Cal- 
derone; il  csl  attaché  à  moi  depuis  .son  enfance.  Je  puis  dire  que  ses 
sentiments  sont  si  conformes  aux  miens,  qu'il  chérit  tout  ce  que  j'aime, 
comme  il  hait  toul  ce  ipii  me  déplaît.  Au  lieu  de  craindre  qu'il  n'ait  de 
l'aversion  pour  loi,  tu  dois  au  contraire  complersur  son  amitié.  Je  com- 
pris par  là  que  le  seigneur  don  Uolrigiie  était  un  hn  matois;  qu'il  s'était 
emparé  de  l'esprit  de  Son  Excellence,  et  que  je  m  pouvais  trop  garder 
de  mesures  avec  lui. 

Pour  commencer,  poursuivit  le  duc,,  à  te  metlre  en  possession  de  ma 
confidence,  je  vais  te  découvrir  un  dessoin  que  je  médite.  11  est  néces- 
saire que  lu  en  sois  instruit  |iour  te  bien  acquitter  des  commi.sions  dont 
je  prétends  le  chaiger  dans  la  suite.  Il  y  a  déjà  longlem|is  que  je  vois 
rnon  aulorité  généralemenl  respectée,  mes  décisiuns  aveuglément  suivies, 
el  que  je  dispose  à  mon  gre  des  charges,  des  emplois,  des  gouvernements, 
des  vice-royautés  ePdes  bénélices.  Je  règne,  si  j'ose  le  dire,  en  Espagne. 
Je  |ne  puis  pousser  ma  fortune  plus  loin  ;  mais  je  voudrais  la  mettre  à 
l'abri  des  leinpéics  qui  commencent  à  la  menacer  ;  el,  pour  cet  effet,  je 
souhaiterais  d'avoir  pour  successeur  au  ministère  le  comte  de  Lemos, 
mon  neveu. 

Le  ministre,  en  cet  endroit  de  son  discours,  remarquant  que  j'étais 
extrêinement  surpris  de  ce  que  j'entendais,  me  dit  :  Je  vois  bien,  Sanlil- 
lanc,  je  vois  bien  co  qui  t'éloniic  ;  il  te  semble  fort  étrange  que  je  pré- 
fère mon  neveu  au  duc  d'Uzede,  mon  propre  fils.  Mais  apprends  que  co 
dernier  a  le  génie  trop  borné  pour  occuper  ma  place,  el  que  d'ailleurs  je 
suis  son  ennemi,  lia  trouvé  le  secret  de  plaire  au  roi,  qui  en  veut  faire 
son  favori  ;  et  c'est  ce  que  je  ne  puis  .soulfrir.  La  faveur  d'un  souverain 
resscinlile  à  la  possession  d'une  femme  qu'on  aihire;  c'est  un  bunhciir 
dont  on  est  si  jaloux  iju'on  ne  peut  se  résoudre  à  le  partager  avec  un  ri- 
val, quehpie  uni  qu'on  soit  avtc  lui  par  le  .sang  ou  par  l'amitié. 

Je  le  monlic  ici,  continua-t-il,  le  fond  de  mon  cœiir.  J'ai  déjà  tenté  de 
détruire  le  duc  d'Uzéde  dans  l'esprit  du  roi  ;  et,  comme  je  n'ai  pu  ca 
venir  à  boni,  j'ai  dressé  une  autre  batterie.  Je  veux  que  le  coinledc  Le- 
mos, de  .son  côté,  s'insinue  dans  les  bonnes  grâces  du  prince  d'I'ispague. 
Etant  gentilhomme  de  sa  chambre,  il  a' occasion  de  lui  parler  à  tiuite 
heure  ;'  cl,  outre  qu'il  a  de  l'esprit,  ju  sais  uu  moyen  sùf  de  lo  faire  réus- 


GIL  iîLAS. 


95 


sii'd.ins  celle  entreprise.  Parce  stratagème,  j'opposerai  mon  neveu  à  mon 
fils.  Je  ferifi  nnitre  entre  ces  cousins  une  division  qui  les  obliijera  tous  ileiix 
à  reciierciier  iiMii  appui,  et  le  besoin  qu'ils  auront  de  moi  me  les  rendra 
soumis  l'nn  et  l'autre.  Voilà  quel  est  mon  jirojct,  ajoula-t-il;  Ion  cuirs- 
mise  ne  m  y  sera  pas  inutile.  C'est  toi  que  j'enverrai  secréteniiMit  au  conile 
de  Lemos,  et  iiai  nie  rap|jortcras  de  sa  jiart  tout  ce  qu'il  aura  à  me  l'aire 
savoii'. 

Après  cette  conGdcnce,  ([ue  je  rejçaidai  comme  de  l'argent  comptant, 
je  n'eus  |ilus  d'ini[uictude.  Enfin,  disais-je,  me  voici  sous  la  gouttière: 
une  pluie  d'or  va  loniher  sur  moi.  11  est  impossible  que  le  conlideul  d'un 
bomme  ((ui  gouverne  la  monarchie  d'Espagne  ne  soit  pas  bientôt  couiblé 
de  richesses".  Plein  d'une  si  douce  espérance,  je  voyais  d'un  œil  indilïè- 
renl  ma  pauvre  bourse  tirer  à  sa  lin. 

CII.\P1T11E  V. 

Où  l'on  verra  Gil  lilas  fomlilo  do  joie,  d'honneur  cl  de  luisore. 

Ou  s'aperçut  bientôt  à  la  cour  de  l'affection  que  le  ministre  avait  |iour 
moi  ;  il  affecta  d'en  donner  des  marques  publi(|uemenl,  en  me  chaig<Mnt 
de  son  |iortefeuille,  qu'il  avait  coutume  de  porter  lui-même  lorsqu'il  allaii 
au  conseil.  Celte  nouveauté,  me  faisant  regarder  comme  un  pelit  favori, 
excila  l'envie  de  plusieurs  personnes,  et  lut  cause  que  je  reçus  Je  1  eau 
bénite  de  cour.  Mes  deux  voisins  les  secrétaires  ne  furent  pas  îles  derniers 
à  me  complimenter  sur  ma  prochaine  grandeur,  el  ils  m'invitéient  a 
souper  chez  leur  veuve,  moins  par  représailles  que  dans  la  vue  de  ni'en- 
gager  à  leur  rendre  service  dans  la  suite.  Un  nie  faisait  fêle  dej  toutes 
parts  :  le  lier  don  Kodrigue  même  changea  de  manières  avec  moi  ;  il  ne 
m'appela  plus  que  seigneur  de  Sanlillane,  lui  qui  JHSi|u'alors  ne  m'avait 
traite  que  de  t-oiis,  sans  jamais  se  servir  du  terme  de  seigneurie.  Il  m'ac- 
cablait de  civilités,  surtout  lorsqu'il  jugeait  que  notre  patron  pouvait  le 
remarquer.  Mais  je  vous  assure  qu  il  n'avait  pasafAiireà  un  sot.  Je  répon- 
dis à  ses  honnêtetés  d'autant  plus  |ioliineiit  que  j'avais  plus  de  haine  pour 
lui  :  un  vieux  courlisan  ne  s'en  serait  pas  mieux  ac([uitlé  que  moi. 

J'accompagnais  aussi  le  duc  mon  seigneur  lorsqu'il  allait  chez  le  roi, 
et  il  y  allait  ordinairement  trois  fois  le  jour.  11  entrait  le  malin  dans  la 
chambre  de  Sa  Majesté  lorsiiu'elle  élait  éveillée  ;  il  se  mettait  à  genoux 
au  chevet  de  son  lu,  l'entreleuait  des  choses  qu'elle  avait  à  faire  dans  la 
journée,  et  lui  dictait  celles  ([u'ellc  avait  à  dire.  Ensuite  il  se  relirait.  Il 
y  retournait  aussitôt  qu'elle  avait  diné,  non  pour  lui  parler  d'affaires  ;  il 
ne  lui  tenait  alors  que  des  discours  réjouissanls.i  11  la  régalait  de  tontes 
les  aventures  plaisantes  qui  arrivaient  dans  Madrid,  el  dont  il  était  tou- 
jours le  premier  instruit  par  des  personnes  pensionnées  pour  cet  effet. 
Et  enfin,  le  soir,  il  revoyait  le  roi  pour  la  troisième  fois,  lui  rendait 
compte,  comme  il  lui  plaisait,  de  ce  qu'il  avait  fait  ce  jour-la,  et  lui  de- 
mandait, par  manière  ilacquit,  ses  ordres  jiour  le  lendemain.  Tandis  qu'il 
élait  avec  le  roi,  je  nie  tenais  dans  l'-inlicliambre,  où  je  voyais  des  per- 
sonnes Je  Munlité,  dévouées  à  la  faveur,  rechercher  ma  conversaiion  el 
s'a|iplaudir  de  ce  que  je  voulais  bien  me  prêter  à  la  leur.  Comment  au- 
lais-je  pu,  après  cela,  ne  me  pas  croire  un  h  mime  de  conséquence?  11  y 
a  bien  des  gens  à  la  cour  qui  ont  encore  pour  moins  cette  opinion-là 
d'eux. 

Un  jour  j'eus  nn  plus  grand  sujet  de  vanité.  Le  roi,  à  qui  le  duc  avait 
parlé  fort  avanlageusement  de  mon  style,  fut  curieux  d'en  voir  un  échan- 
tillon. Sun  Excellenc^ne  lit  prendre  le  registre  de  (latalogiie,  me  mena 
devant  ce  monartpic,  et  me  dit  de  lire  le  .premier  mémoire  (jue  j'avais 
rédigé.  Si  la  présence  du  prince  me  troubla  d'abord,  celle  du  ministre 
nie  rassura  bientôl,  et  je  fis  la  lecture  de  mon  ouvrage,  i|iie  Sa  Maje^lé 
n'entendit  pas  sans  plaisir.  Elle  eut  la  bonté  de  témoigner  qu'elle  était 
contente  de  moi,  et  do  recommander  même  à  son  ministre  d'avoir  soin 
de  ma  forlun;;.  Cela  ne  diminua  rien  de  l'orgueil  (|uc  j'avais  dèj.i  ;  et 
l'cnirelien  quej'cus  peu  do  jours  après  avec  le  comle  de  Lemos  acheva 
de  me  remplir  la  tète  d'ambitieuses  idées. 

J'allai  trouver  ce  seigneur,  de  la  part  de  son  oncle,  chez  le  prince  d'Es- 
pagne, et  je  lui  présentai  une  lettre  de  créance,  par  bKpielle  le  duc  lui 
mandait  qu'il  pouvait  s'ouvrir  à  nioi  comme  à  un  bùiiinie  qui  avait  nue 
entière  connaissance  de  leur  dessein,  et  qui  était  choisi  pour  être  leur 
messager  commun.  Après  avoir  lu  ce  billel,  le  comle  me  conduisit  dans 
une  chambre  ou  nous  nous  enfernijlmes  Ions  deux,  et  là,  ce  jeune  sei- 
gneur me  tint  ce  discours  :  Puisque  vous  avez  la  confiance  du  duc  de 
Lerme,  je  ne  douie  pas  que  vous  ne  la  méritiez,  et  je.ne  dois  faire  aucune 
difOcullé  de  vous  donner  la  mienne.  Vous  saurez  donc  que  les  choses  vont 
le  mieux  du  monde  ;  le  [jrince  d'Espagne  me  distingue  de  tous  les  sei- 
gneurs q\ii  sont  attachés  à  sa  personne,  ct(|ui  s'étudient  à  lui  plaire.  J'ai 
eu  ce  matin  une  conversaiion  parliculicri!  avec  lui,  dans  laquelle  il  m'a 
paiii  chagrin  de  se  voir,  par  1  avarice  ilu  roi,  hors  d'état  de  suivre  les 
moiiveinents  de  .son  cdMir  généreux,  et  même  de  faire  une  dépense  con- 
venable à  un  jM-ince.  Sur  cela,  je  n'ai  pas  niani(iié  de  le  plaindre  ;  el,  pro- 
litanl  de  ce  inoincnl-là,  j'ai  promis  de  lui  porter  demain  à  son  lever  mille 
jtisloles,  en  attendant  de  plus  gros.ses  soinnies,  que  je  me  suis  l'ait  fort  de 
lui  fournir  incessamment.  Il  a  été  charmé  de  ma  |)romesse;  et  je  suis  bien 
sur  de  capiiyer  sa  lùenveillance  si  je  lui  tiens  pande.  Allez  dire,  ajuula-t-il, 
toutes  ces  circonstances  à  mon  oncle,  et  revenez  m'apiirendre  ce  soir  ce 
qu'il  pense  là-dessus. 

Je  quittai  le  comte  de  Lemos  dés  qu'il  m'eut  parlé  de  celte  sorte,  el  Je 


rejoignis  le  duc  de  Lerme,  qui,  sur  mon  rapport,  envoya  demander  à  Cal- 
dcrone  mille  pistoles,  dont  on  me  chargea  le  soir,  el  que  j'allai  remeltre 
nu  comle,  en  disant  en  moi-même  :  ilo!  ho!  je  vois  bien  à  présent  quel 
est  l'infaillible  moyen  qu'a  le  ministre  pour  rcus>ir  dans  son  eiitrepri.se  ! 
11  a,  parbleu,  raison;  et,  selon  toutes  les  apparences,  ces  pri  digalilés  ne 
le  ruinennil  point.  Je  devine  aisément  dans  quels  coffres  il  prend  ces 
belUs  pistoles  ;  mais,  après  tout,  n'est-il  pasjusle  que  ce  soit  le  père  qui 
entretienne  le  fils?  Le  comle  de  Lemos,  lorsque  je  me  séparai  de  lui,  me 
dit  lout  bas:  Adieu,  notre  cher  confident!  Le  prince  d'Espagne  aime  un 
peu  les  dames  ;  il  faudia  que  nous  ayons,  vous  et  moi,  au  premier  jour, 
une  conférence  là-dessus  :  je  )irévois  que  j'aurai  bientôt  besoin  de  votre 
ministère.  Je  m'en  .retournai  en  rêvant  à  ces  mois,  qui  n'élaient  nulle- 
ment ambigus,  et  (|U!  nie  remplissaient  de  joie.  Comment  diable,  disais- 
je,  me  voilà  prêt  à  devenir  le  Mercure  de  l'héritier  de  la  monarchie  I  Je 
n'examinai  point  si  cela  élait  bonou  mauvais  :  la  qualité  du  galant  étour- 
dissait ma  morale.  Quelle  gloire  pour  moi  d'èlre  ministre  des  plaisirs  d'un 
grand  prince  1  Ohl  tout  beau,  monsieur  Cil  Blas,  me  dira-l-on  :  il  ne  s'a- 
gissait pour  vous  que  d'être  ministre  en  second.  J'en  demeure  d'accord  ; 
mais,  dans  le  fond,  ces  deux  postes  font  autant  d'honneur  l'un  que  l'au- 
lie  ,  le  profit  seul  en  est  dilTércnt. 

En  m  acquittant  de  ces  nobles  commissions,  en  me  inellant  do  jour  en 
jour  plus  avant  dans  les  bonnes  grâces  du  premier  ministre,  avec  les  [dus 
belles  espérances  du  monde,  ((ue  j'eusse  elé  heureux  si  l'anibilion  m'eiit 
préservé  de  la  faim  !  11  y  avait  plus  de  deux  mois  que  je  m'élais  défait  de 
mon  magnili(|iie  appartement,  et  que  j'occupais  une  petite  chambre  garnie 
des  plus  modestes.  Quoique  cela  me  fil  do  la  peine,  comme  j'en  sortais 
de  bon  matin  et  que  je  n  y  rentrais  que  la  nuit  pour  y  coucher,  je  prenais 
patience  J'étais  loulo  la  journée  sur  mon  ibéclre,'  c'esl-à-dire  chez  le 
duc.  J'y  jouais  un  rôle  de  seigneur  ;  mais  quand  j'étais  reliic  dans  mon 
taudis,  le  seigneur  s'évanouissait,  et  il  ne  restait  que  le  pauvre  Cil  Blas, 
sans  argent,  et,  qui  pis  est,  sans  avoir  de  quoi  en  faire.  Outre  que  j'étais 
Irop  fier  pour  découvrir  à  quelqu'un  mes  besoins,  je  ne  connaissais  per- 
sonne qui  pi'il  m'aider  que  donIVavarro,  que  j'avais  trop  négligé  depuis 
ijue  j'étais  à  la  cour,  pour  oser  m'adresser  à  lui.  J'avais  été  obligé  de 
vendre  mes  bardes  pièce  à  pièce  ;  je  n'avais  jjIus  que  celles  donlje  ne 
pouvais  absolument  me  passer.  Je  n'allais  plus  à  l'auberge,  faule  d'avoir  de 
quoi  payer  mon  ordinaire.  Que  faisais-je  donc  pour  subsister?  Je  vais  vous 
le  dire.  Tous  les  matins,  dans  nos  bureaux,  on  nous  apportait  pour  dé- 
jeuner un  pelit  pain  el  un  doigt  de  vin  ;  c'était  loiit  ce  que  le  ministre 
nous  faisait  donner.  Je  ne  mangeais  que  cela  dans  la  journée,  el  le  soir 
le  plus  souvent  je  me  couchais  .sans  Sun per. 

Telle  était  la  situation  d'un  bomme  qui  brillait  à  la  cour,  qiioiciu'il  y 
dùi  faire  plus  de  p:lié  que  d'envie.  Je  ne  pus  néanmoins  résister  à  ma 
misère,  el  Je  me  déterminai  enfin  à  la  découvrir  au  duc  de  Lerme,  si  j'en 
trouvais  l'occasion.  Par  bonheur,  elle  s'offrit  à  l'Escurial,  où  le  roi  et  le 
prince  d'Espagne  allèrent  quelques  jours  après. 

CHAPITRE  VI. 


Lorsque  le  roi  élait  à  l'Escurial,  il  y  défrayait  lout  le  monde,  de  ma- 
nière que  je  ne  sentais  point  là  où  le  bàl  me  blessait.  Je  couchais  dans  une 
garde-robe  auprès  de  la  chambre  du  duc.  Ce  miiiislre,  un  malin,  s'clanl 
levé  à  son  onlinaire  au  point  du  jour,  me  lit  picndre  quebpies  papiers 
avec  une  écriloire,  cime  dit  de  le  suivre  dans  les  jardins  du  palais.  iVous 
allâmes  nous. asseoir  sous  des  arbres,  ou  où  je  me  miM,  iinr  son  ordre, 
dans  l'attitude  d'un  homme  qui  écrit  sur  ia  forme  de  son  chapeau  ;  et  lui, 
il  tenait  à  la  main  un  papier  qu'il  faisait  semblant  de  lire.  Nous  parais- 
sions de  loin  orcupés  d'affaires  fort  sérieuses,  el  toutefois  nous  ne  par- 
lions que  di!  bagatelles,  car  Son  Excellence  ne  les  haïssait  pas. 

Il  y  avait  plus  d'une  heure  que  je  la  réjouissais  |iar  toutes  les  saillies 
que  mon  luiineur  enjouée  me  fournissait,  quand  deux  jdes  vinrent  se 
poser  sur  des  arbres  qui  nous  couvrnienl  de  leur  ombrage.  Elles  com- 
mencèrenl  à  caquelter  d'uni!  façon  si  bruyante,  qu'elles  .iitlrerent  notre 
altcnlion.  Voilà  des  oiseaux,  dit  le  duc, "qui  sembicnl  se  quereller  ;  je 
serais  assez  curieux  de  savoir  le  sujet  de  leur  i|uerelle.  Monseigneur,  lui 
dis-je,  votre  curiosité  me  l'ail  souvenir  d'une  fable  indienne  qùo  j'ai  lue 
dans  Pilpay  ou  dans  un  aiilre  auteur  fabuliste.  \m  niiuislre  me  demanda 
ipielle  était  celle  fable,  et  je  la  lui  raconlai  en  ces  termes  : 

11  régnait  anirefois  dans  la  l'eiM^  un  bon  monarque,  qui:  n'ayanl  pas 
assez  d'étendue  d'esprit  pour  gouverner  lui-iiiême  ses  Etals,  en  laissait 
le  .soin  à  son  grand  vizir.  Ce  ministre,  nomiiii;  Alaliiiiic,  avait  un  génie 
supérieur;  il  soutenait  le  poids  de  celte  vasie  nionaichie  sans  en  êlre 
accalilé.  Il  la  mainlenait  dans  une  paix  profonde.  11  avait  même  l'arl  de 
rendre  aimable  l'antorilé  royale  en  la  fai.sanl  respecter,  et  les  sujets 
avaient  un  |iére  affeclionnc  dans  un  vizir  fidèle  au  prince.  Alalmuc  a\nil 
parmi  ses  secrélaires  un  jeune  Cacliemirien,  appelé  Zéangir,  ipi'il  aimait 
plus  que  les  aiilrcs.  Il  prenait  plaisir  à  son  enlrelien,  le  ineiiait  avi'c  lui 
à  la  chasse,  et  lui  découvrait  jusqu'à  ses  pliissecréles  |ieiisoes.  Un  jour 
qu'ils  chassaient  ensemble  dans  un  bois,  le  vizir,  voyant  deux  corbeaux 
ipii  croassaient  sur  un  arbre,  dit  à  son  secrétaire  :  je  voudrais  bien  savoir 
ce  que  ces  oiseaux  se  disent  en  leur  langage.  Seigneur,  lui  réiiondil  le 
Cacliemirien,  vos  souhaits  peuvent  s'accoiiqilir.  Eh  !  comment  cela'.'  repril 


90 


CilL  BLAS. 


Alalmuc.  C'est,  répondit  Zéangir, -qu'un  derviclie  cabalislique  m'a  enseigné 
la  lanf;uc  des  oiseaux.  Si  vous  le  souhaitez,  j'écoulerai  ceux-ci,  et  je  vous 
répéterai  mot  pour  mol  ce  que  je  leur  aurai  entendu  dire. 


Gil  BIjs  invsfnle  au  duc  ilc  Lonin'. 


Le  vizir  y  consentil.  Le  C.icliemiricn  s'approcha  des  corbeaux,  et  parut 
leur  prêter  une  oreille  attentive.  Après  i|Uoi,  revenant  à  son  nuiitie. 
Seii;neur,  lui  dit-il,  le  croiriez-vous?  nous  faisons  le  sujet  de  leur  con- 
versation. Cela  n'est  pas  possible,  s'écria  le  ministre  persan.  Eh'  que 
disent-ils  de  nous?  Un  des  deux,  reprit  le  secrétaire,  a  dit  :  Le  voilà  Ini- 
mènie,  ce  i^rand  vizir  Atalmuc,  cet  aigle  tutélnire  (|ui  couvre  de  ses  mIIos 
la  Perse  comme  son  nid,  et  qui  veille  s;ins  cesse  à  sa  conservation  I  l'our 
se  délasser  de  ses  pénibles  travaux,  il  chasse  dans  ce  bois  avec  son  lidèlc 
Zéangir.  Que  ce  secrétaire  est  heureux  de  servir  un  mailre  qui  a  mille 
bontés  poiirlui!  Doucement,  a  interrompu  l'antre  corbeau,  doucement, 
ne  vantez  pas  tant  le  bonheur  de  ce  Cachemirien  !  Alalmuc,  il  est  vrai, 
s'entretient  avec  lui  familièrement,  l'bonore  de  sa  conli.ince,  tt  je  ne 
doute  pas  mémo  qu'il  n'ait  dessein  de  lui  doimer  quel(|ue  jour  nu  emploi 
considérable,  mais  avant  ce  temps-li,  Zéangir mourra  de  faim.  Ce  pauvre 
diable  est  logé,  dans  une  |ietite  cli.imbic  garnie,  ou  il  mnn(|ne  des  choses 
les  ]dus  nécessaires,  lin  un  mot,  il  mène  une  vie  misérable,  sans  que 
personne  .s'en  aperçoive  ,i  la  cour.  Le  grand  vizir  ne  s'avise  pas  de  s'in- 
former s'il  est  bien  on  ma!  dans  ses  aflaires;  et,  content  d'avoir  pour  lui 
de  bons  sentiments,  il  le  laisse  en  proie  à  la  pauvreté. 

.le  cessai  de  parler  en  cet  endroit  pour  voir  venir  le  duc  de  Lcrmc,  (|ui 
me  demanda  en  souriant  quelle  inqu'ession  cet  apologue  avait  l'aile  sur 
l'esprit  d'Alalrauc,  et  si  ce  grand  vizir  ne  s'était  point  offensé  de  la  har- 
diesse de  son  secrétaire.  iNon.  monseigneur,  lui  i-iqHoulis-je  un  |ien 
troublé  de  sa  question  ;  la  fable  dit  au  contraire  (|M'il  le  comlila  de  birn- 
l'ails.  Cela  est  beureux,  reprit  le  duc  d'un  air  sérieux  ;  il  y  a  des  ministres 
qui  ne  trouveraient  pas  bon  tin'oii  leur  fit  d(!S  leçons.  iMais,  ajouta-t-il 
en  rompant  l'entretien  et  en  se  levaiU,  je  crois  i|ue  le  roi  ne  tardera  guère 
à  se  réveiller,  mon  devoir  m'appelle  auprès  de  lui.  A  ces  mots  il  man-ba 
vers  le  palais  à  grands  pas,  sans  me  parler  davantage,  et  très-mal  affecté, 
à  ce  (|u'il  me  semblait,  de  ma  fable  indienne. 

■le  le  suivis  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre  de  Sa. Majesté,  après  quoi 
j'allai  remettre  les  ]inpiers  dont  j'i'lais  chargé  à  l'endroit  où  je  les  avais 
pris.  J'entrai  dans  un  cabinet  oii  nos  deux  secrétaires  copistes  tiavaillaienl, 
Car  ils  étaient  aussi  du  voyage.  IJu'avez-vous,  seigneur  Santillane?  dirent- 
ils  en  me  voyant;  vons'èlies  bien  ému!  vous  serait-il  arrive  (juelquc 
désagréable  accident? 

J'étais  trop  |)lein  du  mauvais  succès  de  mon  apologue,  pour  leur  cacher 
ma  douleur.  Je  leur  lis  le  récit  des  choses  (pn;  j'avais-dites  un  duc,  et 
ils  se  nmntrérenl  sensibles  à  la  vive  afiliction  dont  je  leur  jiarus  saisi. 
Vous  avez  sujet  d'être  chagrin,  me  dit  l'un  d'eux.  Monseigneur,  qnelc|ue- 
l'ois,  prend  les  choses  de  travers.  Cela  n'est  que  trop  Mai,  dit  l'autre. 


Puissiez-vous  êlre  mieux  traité  que  ne  le  fut  un  secrétaire  du  cardirjil 
Spinoza  !  Ce  secrétaire,  las  de  ne  rien  recevoir  depuis  quinze  mois  qu'il 
était  occupé  par  Son  Emiuence,  prit  un  jour  la  liberté  de  lui  reprcsenler 
ses  besoins,  et  de  demander  quelque  argent  pour  vivre.  Il  est  juste,  lui  dit 
le  ministre,  que  vous  soyez  payé.  Tenez,  poursnivit-il  en  lui  mettant 
entielcsmams  une  ordonnance  de  mille  ducats,  allez  toucher  cette 
somme  nu  trésor  royal,  mais  sonveacz-vous  en  même  lenqis  que  je  vous 
imercie  de  \os  services.  Le  secrétaire  se  serait  consolé  d'être  congédié, 
s  il  eut  lecn  ses  mille  ducats  et  qu'on  l'cùl  laissé  chercher  de  l'emploi 
ailleuis  mais  en  sortant  de  chez  le  cardinal  il  fut  arrêté  par  un  algiiazil 
et  conduit  T  h  tour  de  Ségovie,  où  il  a  été  longtemps  prisonnier. 

Ce  II  lit  bistorique  redoubla  ma  frayeur.  Je  me  crus  perdu;  et,  ne 
pouvant  m  en  consoler,  je  commençai  à  me  re)iroclier  mon  impatience, 
comme  m  je  n  eusse  pas  été  assez  patient.  Hélas  !  disais-je,  pourquoi  faut- 
il  que  I  ne  hasaidé  celle  malheureuse  fable  qui  a  déplu  au  ministre?  Il 
tl  ut  peut  ttie  sur  le  point  de  me  tirer  de  mon  état  misérable;  peut-être 
un  me  ail  IIS  )e  fiire  une  de  ces  fortunes  subites  qui  étonnent  tout  le 
inonde  (tue  de  iichesses,  que  d'honneurs  m'échappent  par  mon  étour- 
di ne'  Je  dL\  us  bien  faire  réllexion  qu'il  va  des  grands  ipii  n'aiment  pas 
|ii  on  le  piLMcnne,  et  qui  veulent  qu'on  reçoive  d'eux  comme  des 
me-,  ius(|u  mx  moindres  choses  qu'ils  sont  obligés  de  donner.  lient 
mieux  \  ilii  continuer  ma  diète  sans  en  rien  témoigner  au  duc;  je  devais 
iiKiut  nii  hisseï  mourir  de  faim,  pour  mettre  tout  le  tort  de  son  coté. 

(Jiinnd  I  nui  us  encore  conservé  quelque  espérance,  mon  niailre,  que  je 
\is  1  ipies  dinte  me  l'eut  fait  perdre  euliéremenl.  H  fui  fort  sérieux  avec 
moi  contre  son  ordinaire,  et  il  ne  me  parla  point  du  tout,  ce  qui  nie 
ciusib  reste  du  jour  une  inquiétude  mortelle.  Je  no  passai  pas  la  nuit 
plu  II  m  |iiilli  ment  :  le  regret  de  voir  évanouir  mes  agréables  illusions, 
Lt  11  Li  unie  d  ingmeiiter  le  nomhre»des  prisonniers  d'iitat,  ne  me  ]ei- 
miiintqui  d(  soii|)irer  cl  de  faire  des  lamentations. 

Le  |our  sunanl  fut  le  jour  de  crise.  Le  duc  me  lit  appeler  le  matin. 
I  eiili  11  1  ins  sa  chambre,  jiliis  triuiiblant  qu'un  criniii'.el  ipi'on  va  juger. 
Miililliin  me  dit-il  en  me  niinilr.'int  un  |i;qiier  qu'il  avait  a  la  main. 
|uiid  (clti  oidonunnce...  Je  frémis  à  ce  mot  d'oidoiniaiice,  et  dis  en 
m  1  iiH  me  0  ciel!  voici  le  cardinal  Spinosa,  la  voilure  esl  jnêlc  pour 
Si  o\ie  I  I  liajiiir  (|iii  me  saisit  cm  e  moment  fut  telle,  que  j'iiitcrroiiipis 
h  iiiini  li(  tt  me  Jelant  n  si-:  pieds  ,  Moiiseigurur.  lui  iliN-jeeii  pleurs, 
|i  sup|ilic  lus  humblemenl  Voire  Excellence  de  nii'  p.iriluniier  ma  har- 
diesse   L  t-st  1 1  nécessité  qui  m'a  forcé  de  vous  apprendie  ma  misère. 


b-CipiOU. 


Le  duc  ne  |nil  s'empê(herde  lire  du  désordre  on  il  me  voyait.  Coii- 

sok-loi,  Gil  bliis,  me  répondit-il,  el  m  écoute.  (Jiioii|u'eii  me  découvrant 

tes  besoins,  ce  soit  me  reprocher  de  ne  les  avoir  pas  piévenus,  je  ne  l'en 

I  sais  iioinl  mauvais  gré,  mon  ami.  Je  me  veu.x  ]iUit6t  du  mal  a  inoi-mème 


GIL  BLAS. 


97 


de  ne  l'avoir  pas  demandé  comme  tu  vivais.  Mais,  pour  commencer  à 
réparer  celte  faute  d'attention,  je  le  donne  une  ordonnance  de  quinze 
cents  ducals,  ijui  te  seront  comptés  à  vue  au  trésor  royal.  Ce  n'est  pas 
tout,  je  l'en  promets  autant  cliaque  année;  et,  de  plus,  (|uand  des  per- 
sonnes riclies  et  i;éuéreuses  te  prieront  de  leur  rendre  service,  je  ne  te 
défends  pas  de  mè  parler  en  leur  faveur.  .....       .   ,     , 

Dans  le  ravissement  ou  me  jetèrent  ces  paroles,  je  liaisai  les  pieds  du 
ministre,  qui,  m'avant  commandé  de  me  relever,  continua  de  s'entrete- 
nir familièrement 'avec  moi.  Je  voulus  de  mon  cote  rappeler  ma  iielle 
humeur,  mais  je  ne  pus  passer  si  subitement  de  la  douleur  a  la  joie.  .le 
demeurai  aussi  IrouLlé  qu'un  malheureux  qui  entend  crier  u;ràce  au 
moment  qu'il  croit  recevoir  le  coup  de  la  mort.  Mon  maître  allrihiia 
toute  mon  agitation  à  la  seule  crainte  de  lui  avoir  déplu,  quoique  la 
peur  d'une  prison  perpétuelle  n'y  eut  pas  moins  de  part.  11  m'avoua 
qu'il  avait  affecté  de  me 
paraître  refroidi,  pour  voir 
si  je  serais  bien  sensible  à 
ce  changement;  qu'il  ju- 
geait par  là  de  la  vivacité 
de  mon  attachement  à  sa 
personne,  et  qu'il  m'en  ai- 
mait davantaire. 


CHAPITRE  VII. 


Du  lion  usasii  qu'il  lil  île  «es 
quinze  C£nts  tlue;)ls  ;  ilc  I»  pre- 
niim  affaire  doul  il  se  nicla, 
l'I  qik'l  prulll  il  lui  en  i';.'viiil. 


Le  roi,  comme  s'il  eût 
voulu  servir  mon  impatien- 
ce, retourna  dés  le  lende- 
main  à   Mailrid.   Je    volai 
d'.ibord  au  trésor  royal,  ou 
je  touchai  sur-lechamp  la 
somme  contenue  dans  mon 
(irilonnancc.  11  est  rare  que 
la  tète  ne  tourne  pas  à  un 
gueux  qui  liasse  subitement 
iie  la  misère  à  l'opulence. 
Je  changeai  tout  à  coup  avec 
la  fortnne;je  n'écoutai  plus 
(pie  mon  ambition  et  ma 
vanité  ;    j'abandonnai    ma 
misérable  chambre   garnie 
aux  secrétaires  qui  ne  sa- 
vaient |ias  encore  la  langue 
dos  oiseaux,  et  je  louai  (lour 
la  seconde  fois  mon  bel  ap- 
partement, qui    par   bon- 
heur  ne  se  trouva   point 
occupé.  J'envoyai  chercher 
un  fameux  tailkur  qui  ha- 
billait presque  tous  les  pe- 
tits-maîtres. Il  prit  ma  me- 
sure, et  me  mena  chez  un 
marchand  où  il  leva  cini( 
aunes  de  drap  qu'il  fallait, 
disait-il,  pour  me  faire  un 
habit.  Cinq  aunes  pour  un 
habit  i  l'espagnole  !  juste 

ciel  !...  Mais  n'épilogiions  pas  là-dessus  ;  les  tailleurs  qui  sont  en  réputa- 
tion en  prennent  toujours  plus  (pie  les  autres.  J'adietai  ensuite  du  linge 
dont  j'avais  grand  besoin,  des  bas  de  .soie,  avec  un  castor  bordé  d'un 
point  d'E.spague. 

Après  l'ela,  ne  pouvant  honm'lemenl  me  passer  de  laquais,  je  priai 
Vincent  Forero,  mop  hôte,  de  m'en  donner  uu  de  sa  main.  La  plupart 
des  étrangers  (pii  venaient  loger  chez  lui  avaient  coutume,  en  arrivant  a 
Madrid,  de  |ireudre  à  leur  service  des  valets  espagn(ds,  ce  qui  ne  man- 
iiuail  pas  d'attirer  dans  cet  hôtel  tous  les  laquais  qui  se  trouvaient  liois 
ae  condition.  Le  premier  qui  se  jirésenta  était  un  gairoii  d'une  luiiie^i 
douce  et  .si  dévote,  que  je  n'en  voulus  point  ;  je  crus  voir  AmbroiM'  de 
Lamela.  Je  n'aime  pas,  dis-je  à  Forerc,  les  valets  qui  ont  un  air  si  ver- 
liieui  ;  j'y  ai  été  attrape. 

A  peine  ens-je  écondnit  ce  laquais,  que  j'en  vis  arriver  un  autr(^ 
(lelui-ci  paraissait  fort  éveillé,  plus  hardi  ipriiii  page  de  cour,  et  aviîc 
cela  un  |ieu  fripon.  Il  me  plut.  Je  lui  lis  des  (lueslions  :  il  y  répondit 
avec  esprit  :  il  me  parut  nu'me  né  pour  l'intrigue.  Je  le  regardai  comme 
nu  sujet  (|ui  me  loiivciiail  ;  je  l'arrêtai.  Je  n'eus  pas  lieu  il(^  m'en  rc|ieu- 
lir.  J(^  m'.ipcKjiis  bienl('jl  que  j'avais  fait  une  adiiiiralilc  acipiisition. 
Comme  le  duc  m'avait  iierniis  de  lui  parliT  eu  faveur  des  personnes  à 
(|ui  je  voudrais  rendre  service,  et  que  j'étais  dans  le  dcs.scin  de  ne  pas 


Le  jaitlin  d 


nécliger  cette  permission,  il  me  fallait  un  chien  de  chasse  pour  découvrir 
le  giluer,  c'est  à-dire  un  dr(Jle  qui  eût  de  l'industrie,  et  fût  propre  à  dé- 
terrer et  K  m'amener  des  gens  qui  auraient  des  grâces  à  demander 
au  premier  ministre.  C'était  justement  le  forl  de  Scipion  :  ainsi  se  nom- 
mail  mon  laquais.  11  sortait  de  chez  doua  Anna  de  Guevara,  nourrice  du 
prince  d'Espagne,  où  il  avait  bien  exercé  ce  lalenl-là,  celte  dame  étant 
de  celles  qui,  se  voyant  du  crédit  à  la  cour,  aiment  à  le  mettre  à  profit. 

Aussitôt  que  je  lis  savoir  à  Scipion  que  je  pouvais  obtenir  des  grâces 
du  roi,  il  se  mit  en  campagne,  el  dés  le  même  jour  il  me  dit:  Seigneur, 
j'ai  fait  une  assez  bonne  découverte.  Il  vient  d'arriver  à  Madrid  un  jeune 
nentiUioinme  iîrenadiu  appelé  don  lloger  de  ISada.  11  a  eu  une  affaire 
d'honneur  qui  l'oblige  à  rechercher  la  prolcction  du  duc  de  Lerme,  et  il 
est  disposé  à  bien  paver  le  plaisir  qu'on  lui  fera.  Je  lui  ai  parlé.  11  avait 
envie  de  s'adresser  à'dou  Rodrigue  de  Calderone,  dont  on  lui  a  vanté  le 

pouvoir  ;  mais  je  l'en  ai  dé- 
tourné en  lui  faisant  enten- 
dre que  ce  secrétaire  ven- 
dait ses  bons  offices  au  poids 
de  l'or,  au  lieu  que  vous 
vous   contentiez   pour  les 
vôtres  d'une  honnête  mar- 
que de  reconnaissance;  que 
vous  feriez  même  les  choses 
pour  rien,   si  vous   étiez 
dans  une  situation  qui  v()us 
permit  de  s.uivre  voire  in- 
clination généreuse  et  dés- 
intéressée.   Eulin  ,   je    lui 
ai    parlé   de  manière    (pie 
vous    verrez    demain    ma- 
lin ce  geiitilhonime    à  vo- 
tre lever.  Comment  donc, 
lui  dis-je  ,   monsieur  Sc'i- 
|iion,  vous  avez   déjà    fait 
bien  de  la  besogne  !  Je  m':  - 
perçois  que  vous  n'êtes  pas 
neuf    en    matière    d'intri- 
gues. Je  m'étonne  que  vous 
n'en  soyez  pas  plus  riche. 
C'est  ce  qui  ne  doit    pas 
vous   surprendre ,  me   ré- 
pondil-il  :   j'aime    à    l'aire 
circuler  les  es|iéces  ;  je  ne 
thésaurise  point. 

Don  Uoger  de  llada  vint 
elfectivement  chez  moi.  Je 
le  reçus  avec  une  politesse 
incli'é  de  fierté.  Seigneur 
cavalier,  lui  dis-je,  avant 
((ue  je  m'engage  à  vous 
servir,  je  veux  savoir  l'af- 
l'aire  d'honneur  qui  vous 
aniéue  à  la  cour  ;  car  elle 
|iourrait  être  telle,  que  je 
n'oserais  parler  jiour  vous 
au  premier  ministre. Faites- 
m'en  donc,  s'il  vous  plaît, 
uu  rapport  ÎCdcle,  et  soyez 
|iersuadé  que  j'entrerai  vi- 
vement dans  vos  .intérêts, 
si  un  galant  homme  jicut 
les  épouser.  Très  •  volon- 
tiers, me  répondit  le  jeune 
Crenadin,  je  vais  vous  con- 
ter sincèrement  mon  histoire.  Eu  même  temps  il  m'en  fit  le  recil  do 


cette  sorte. 


CllAriTUE  Vlll. 


llislciire  ie  Jon  Uogei'  de  Ibd;è. 


Don  Anastasio  de  Uada,  gentilhomme  grenadin,  vivait  licurcux]dans 
la  ville  d'Anlcpierre  avec  .loua  Es.ephania  .s.ui  eponse.  -im.  Joignait  a 
une  verlii  solidi^  uu  esprit  doux  el  une  extrême  beauté 

IcndK -ut   son   mari,   elle  en   était  année  epcr 

«aturel  fort  porté  à  la  jalousie  ;  elquoiqu  il  n  .■ni 
,le  la  lidélil('  de   sa  l'emnie,  il  ne  liiissail  pas  d  a 
.ipiireliendait  que  quel. pie  secret  ennemi  de  soi 
hiinui'ur.  Il  se  déliait  d    ' 
dales,  qui  venait  lil 
phanie,  et  qui  était 

li 


Si  elle  aimait 
nt.  Il  était  de  son 
m  sujet  de  douter 
de  l'inquiélnde.  11 

^^      _  ^  )s  n'altenlàt  à  son 

us  ses  an'i'is^  excepté  d('  ilmi  llubcrto  de  Ibir- 
.  nient  dans  sa  maison  eu  (pialilé  de  cousin  d'Esté- 
e  seul  homme  dont  il  dut  se  délier. 


os 


GIL  BLAS. 


Effectivement,  don  Ilulieilo  devint  amonronx  de  sa  consine,  et  osa  lui 
déclarer  son  amour,  s^ns  avoir  épard  au  sang  qui  les  unissnil,  ni  à  l'a- 
mitié particulière  que  don  Anastrisio  avait  pour  lui.  La  dame. 'qui  était 
prudente,  au  lieu  de  faire  un  éclat  qui  aurait  eu  de  fàclicuses  suites,  re- 
prit son  parent  avec  douceur,  lui  représenta  jusqu'à  quel  point  il  était 
coupable  de  vouloir  la  séduire  et  désiionorer  son  mari,  et  lui  dit  fort 
.«érieuscnient  qu'il  ne  devait  point  se  flatter  de  l'espérance  d'y  réussir. 

Celte  modération  ne  servit  qu'à  enflammer  davantage  le  cavalier,  qui 
s'iniagniant  qu'il  fallait  jiousser  à  bout  une  femme  dece  caractère,  com- 
mença d'avoir  avec  elle  des  manières  peu  respectueuses,  et  eut  l'audace 
un  jour  de  la  presser  de  satisfaire  ses  désirs.  Elle  le  repoussa  d'un  air 
s(!vere,  et  le  menaça  de  faire  punir  sa  témérité  par  don  Anastasio.  Le 
galant,  effraye  de  la  menace,  promit  de  ne  plus  parler  d'amour;  et  sur 
la  foi  de  celte  promesse,  Bstéplianic  lui  pardonna  le  passé. 

Don  Iluberlo,  qui  naturellement  élail  un  trés-mécliant  homme,  ne  put 
voir  sa  passion  si  mal  jiayée  sans  concevoir  une  làclie  envie  de  s'en  ven- 
ger. Il  connaissait  don  Anastasio  pour  un  jaloux  susceptible  de  toutes  les 
impressions  (|u'il  voudrait  lui  donner.  Il  n'eut  besoin  que  de  cette  con- 
naissance pour  former  le  dessein  le  plus  noir  dont  un  sccléral  puisse 
être  capable.  Un  soir  qu'il  se  promenait  seul  avec  le  faible  époux,  il  lui 
dit  de  1  air  du  monde  le  plus  triste  :  Mon  cher  ami,  je  ne  puis  vivre  plus 
longtemps  sans  vous  révéler  un  secret  que  je  n'aurais  garde  de  vous  dé- 
couvrir si  votre  honneur  ne  vous  était  pas  plus  cher  que  votre  repos. 
Notre  délicatesse  et  la  mienne  en  matière  d'offenses  ne  me  permettent 
pas  de  vous  caclier  ce  qui  se  passe  chez  vous.  Préparez-vous  à  entendre 
«ne  nouvelle  qui  vous  causera  autant  de  douleur  que  de  surprise.  Je  vais 
vous  frapper  par  l'endroit  le  plus  sensible. 

Je  vous_ entends,  interrompit  don  Anastasio  déjà  tout  troublé  voire 
consine  m  est  inhdele.  Je  ne  la  reconnais  plus  pour  ma  cousine,  reiirit 
llonlales  d  un  air  emporté  ;  je  la  désavoue,  et  elle  est  indigne  de  vous 


avoir  pour  mari.  C  est  trop  me  faire  languir,  s'écria  don  Anastasio  :  par- 
lez, qu  a  lait  Eslephanie'.'  Elle  vous  a  trahi,  reparlil  don  lluberto.  Vous 
avez  un  rival  qu  elle  écoule  en  secret,  mais  que  je  ne  puis  vous  nommer- 
car  1  adultère,  a  la  faveur  d'une  épaisse  nuit,  s'est  dérobé  aux  yeux  nui 
1  observaient.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'on  vous  trompe  ■  c'est  un  fait 
dont  je  suis  certain.  L'intérêt  que  je  dois  prendre  à  cette  affaire  ne  vous 
repond  que  trop  de  la  vérité  de  mon  rapport.  Puisque  je  me  déclare 
contre  Estephanie,  il  faut  que  je  sois  bien  convaincu  de  soii  infidélité 
,.  '. ''"  inutile,  continua-t-il  en  remarquant  que  ses  discours  faisaient 
1  eflet  qu  il  en  attendait,  il  est  inutile  de  vous  en  dire  davantage  Je  m'a- 
pereois  que  vouS  êtes  indigné  de  l'ingratitude  dont  on  ose  i.ayor  votre 
amour,  et  que  vous  méditez  une  juste  vengeance.  .le  ne  m'y  opposerai 
point.  I\  examinez  pas  quelle  est  la  victime  que  vous  allez  frapper-  mon- 
trez a  toute  la  ville  qu'il  n'est  rien  que  vous  ne  iiuissiez  immoler  à  votre 
honneur. 

Le  liaitreaniinait  ainsi  un  époux  trop  crédule  contre  une  femme  in- 
nocente ;  et  il  lui  peignit  avec  de  si  vives  couleurs  l'infamie  dont  il  de- 
meurerait couvert  s'il  laissai!  l'affront  impuni,  qu'il  le  mit  enfin  en  fu- 
reur \oila  don  Anastasio  qui  perd  le  jugement;  il  semble  que  les  furies 
agitent.  Il  retourne  cnez  lui  dans  la  resolution  de  poignarder  sa  mal- 
heureuse épouse.  Elle  etnit  prête  à  se  mettre  an  lit  quand  il  arriva  11  se 
contr.nignit  d  abord,  et  attendit  que  les  domestiques  fussent  retirés  Alors 
sans  cire  retenu  p.ar  la  crainte  de  la  colère  céleste,  ni  par  le  déslion- 


mais  le  cruel,  loin  d'en  panître  attendri,  dit  n  la  dame,  une  seconde 
lois,  de  se  recoininaudcr  proniplement  à  Dieu,  et  leva  même  le  bras 
pour  la  frapper.  Ai  rêle,  barbare  !  lui  cria-t-elle.  Si  lamour  que  tu  as  eu 
pour  moi  est  entièrement  éteint,  si  les  marques  de  tendresse  que  je  l'ai 
prodiguées  sont  effacées  de  Ion  souvenir,  si  mes  larmes  ne  sauraient  te 
détourner  de  ton  exécrable  dessein,  respecte  ton  propre  sang;  n'arme 
pas  la  main  furieuse  contre  un  innocent  qui  n'a  point  encore  vu  la  lu- 
mière !  Tu  ne  peux  devenir  son  bourreau  sans  offenser  le  ciel  et  la 
terre.  Pour  moi,  je  te  pardonne  ma  mort;  mais,  n'en  doute  pas,  la 
sienne  demandera  justice  d'un  si  horrible  forfait  ! 

QuQJque  déterminé  que  fût  don  Anastasio  à  ne  faire  aucune'attenlion 
à  ce  que  pourrait  lui  dire  Estephanie,  il  ne  laissa  pas  d'èlre  ému  des 
images  affieu.ses  ([ue  ces  derniers  mots  présentèrent  à  son  esprit.  Aussi, 
comme  s'il  eùl  craint  ([iie  son  émoliou  ne  trahit  son  resseutiment  il  se 
hâta  de  proliler  de  la  fureur  qui  lui  restait,  et  plongea  son  poianard 
dans  le  côté  droit  de  sa  femme.  Elle  tomba  dans  le  moment.  Il  la  crut 
morte;  il  sortit  aussitôt  de  sa  maison  et  disparut  d'Autequerre. 

Cependant  celle  épouse  infortunée  fut  si  étourdie  du  coup  qu'elle 
avait  reçu,  qu'elle  demeura  quelques  instants  à  terre  comme  une  per- 
sonne sans  vie.  Ensuite,  reprenant  ses  esprits,  elle  fit  des  plaintes  et 
des  lamentations  qui  attirèrent  auprès  d'elle  une  vieille  femme  qui  la 
servait.  Dés  que  celte  bonne  vieille  vit  sa  maîtresse  dans  un  si  pitoyable 
état,  elle  poussa  des  cris  qui  di.ssipérent  le  sommeil  des  autres  domes- 
tiques, et  même  des  plus  proches  voisins.  La  chambre  fut  bientôt  rem- 
plie de  monde.  On  appela  des  chirurgiens.  Ils  visitèrent  la  plaie,  et  n'en 
eurent  pas  mauvaise  opinion.  Ils  ne  se  trompèrent  point  dans  leur  con- 
jecture; ils  guérirent  même  en  assez  ])cn  de  temps  Estephanie,  qui 
accoucha  fort  heureusement  d'un  fils  trois  mois  après  celle  cruelle 
aventure  ;  et  c'est  ce  fils,  seigneur  Gil  filas,  que  vous  voyez  en  moi  :  je 
suis  le  fruit  de  ce  triste  enfaiitcraent. 


sans  eire  retenu  p.ar  la  crainte  de  la  colère  céleste,  ni  par  le  déslio 
neiir  -pii  allait  rejaillir  sur  une  honnête  famille,  ni  même  par  la  i.iiié 
na  urelle  qu  i  devait  avoir  d  un  enfant  de  six  mois  que  sa  /emme  nor-' 
tait  dans  ses  lianes,  il  s  approcha  de  sa  victime,  et  lui  dit  d'un  ton  fu- 
rieux :  11  faut  périr,  miser;  "   ' 

que  ma  bonté  le  laisse  pour 


t 

deux:  11  faut  périr,  miséi'able  I  et  tu  n'as  plus  qunn  moine  nirviVrè, 
.-.,..,,  ■    "'  1""'C''  'e  ciel  de  te  pardonner  routrace  nue 

u'n'honneûr       "'  ''"'  '"'''  ^'"'  '"  ''^'"''^^  '""  ^'"«  '='»»"'<=  '"  «M'eîd" 
En  disant  cela  il  tira  .son  poignard.  Son  action  el  .son  discoi 


surs  epou- 


yautérenl  Estephanie,  qui    .se  ièlant  à  ses  genoux,  lui   dit     les  ma 
J":,".'.'!':'.  '.-•';  T&'  \P''  avez-vous,  seigneur?  CHiel  sujel  de'n.ècoii 


lei  temenl  ai-je  eu  le  malheur  de  vous  donner,  pour  vm  s  porter  ceiê 
.xtremite?  Pourquoi  voulez-vous  arracher  la  vi,'.  à  votre  epm.e' S  vous 
la  soupçonnez  de  ne  vous  être  pas  fidèle,  vous  êles  dans  iWen; 

^on  non  reprit  brusquement  le  jaloux;  je  ne  suis  que  trop' assure 
de  votre  trahison  Les  personnes  qui  m'en  ont  averti  sont  di'  °e'  de  '  i 
1  on  lluberto  Ah  seigneur  interrompit-elle  avec  précipila  fon  v  s 
devez  vous  deher  de  don  lluberto  H  est  moins  votre  ami 'q.evo'us  e 
pensez.  S  il_  vous  a  dit  que  que  chose  au  désavanlage  de  m-,  vei"  e 
ç  croyez  pas.  laisez-vons.  infâme  que  vous  êles!  répliqua  d  n  A,  ;ia! 
sio.  Eu  voulant  me  prévenir  contre  llordalès,  vous  justifiez  mes  sôun 
çon.s  au  heu  de  les  .  issiper.  Vous  tâchez  de  me  rendre  repe„,: 
pec  ,  parce  qu'il  e.st  inslruil  de  votre  mauvaise  conduite   Vo'\^drie 


bien  affaiblir  son  témoi 
l'envie  que  j'ai 


,?,?^?'!^\I'"'"^'■'''  i"'''"'^''  **^'  '"""''o,  el  redouble 


reprocher 
Tout  autre  que  don  Anastasio  au 
core  plus  de  l'aflliciion  d 


iK  él('  Inuché  de  ces  |iaroles,  et  en- 
a  iiersonne  qui  venait  de  les  lu-ononcer; 


Quoique  la  médisance  n'é|iai-gne  guère  la  vertu  des  femmes,  elle  res- 
pecta pourtant  celle  de  ma  mère  :  et  cette  scène  sanglante  ne  passa 
dans  la  ville  que  pour  le  transport  d'un  mari  jaloux.  Il  e.st  vrai  que  mon 
père  y  était  connu  pour  un  homme  violent  et  fort  sujet  à  prendre  trop 
facilement  ombrage,  llordalès  jugea  bien  que  sa  parenle  le  soupçonnait 
d'avoir  troublé  par  des  fables  l'esprit  de  don  Anastasio  ;  et,  satisfait  de 
s'êlre  du  moins  i  demi  vengé  d'elle,  il  cessa  de  la  voir.  De  peur  d'en- 
nuyer Voire  Seigneurie,  je  ne  m'étendrai  point  sur  l'éducation  qu'on 
m'a  donnée.  Je  dirai  seulement  que  ma  mère  s'est  priucipaleuienl  atla- 
cliée  à  me  faire  apprendre  l'escrime,  et  que  j'ai  longtemps  fait  désar- 
mes dans  les  plus  célèbres  salles  de  Grenade  et  de  Séville.  Elle  atten- 
dait avec  im|iatience  que  je  fusse  eu  âge  de  mesurer  mon  épée  à  ct-Ue 
de  don  Iluberlo,  pour  m'instruire  du  sujet  qu'elle  avait  de  se  jilaindre 
de  lui  ;  et,  me  voyant  enfin  dans  ma  dix-huitième  année,  elle  m'en  fit 
confidence,  non  sans  ré|iaiidre  des  pleurs  abondamment,  ni  paraître  sai- 
sie d'une  vive  douleur.  Quelle  impression  ne  fait  pas  une  inére  en  cet 
étal  sur  un  fils  qui  a  du  courage  et  du  sentiment?  J'allai  sur-le-champ 
trouver  llordalès  ;  je  l'attirai  dans  un  endroit  ccarlé,  où,  après  un  assez 
longcombai,  jele  perçai  de  trois  coups  dépcc,  et  le  jetai  sur  le  carreau. 
Don  lluberto,  se  sentant  mortellement  blessé,  allaclia  sur  moi  ses  der- 
niers regards,  etme  dit  qu'il  recevait  la  mort  que  je  lui  dunnais  comme 
une  juste  punition  du  crime  qu'il  avait  commis  conire  l'honneur  de  ma 
mère.  11  confessa  que  c'était  pour  se  venger  de  ses  rigueurs  qu'il  s'éiait 
résolu  à  la  perdre.  Puis  il  expira  en  demandant  pardon  de  sa  faute  au 
ciel,  à  don  Anastasio,  à  Estephanie  el  à  moi.  Je  ne  jugeai  point  a  propos 
de  relouiner  au  logis  pour  informer  ma  mèie  de  cet  événeraeni  ;  j'en 
laissai  lesoiuà  la  renommée.  Je  passfli  les  moiilagnes,  et  me  rendis  a  la 
ville  deMalaga,  on  je  m'embarquai  av«c  nu  armateur  qui  soilait  du  pfu't 
pour  aller  eiî  course.  Je  ne  lui  parus  pas  inani|uer  de  cœnr  ;  ilconsenlit 
volontiers  que  je  me  joignisse  aux  enfeinls  de  bonne  volonté  qu'il  avait 
sur  son  bord. 

ÎS'ous  ne  tardâmes  guère  à  trouver  une  occasion  de  nous  signaler. 
Nous  rencontrâmes  aux  environs  de  l'ile  d'.Ubonran  un  cor.-aire  de 
Melilla,  qui  retournait  vers  les  côtes  d'Afrique  avec  un  hàliuient  espa- 
gnol qu'il  avait  pris  ù  la  hauteur  de  Carlh.igéne,  et  qui  était  richement 
chargé.  ?ions  atlaquâmes  vivement  l'Africain,  et  nous  nous  rciidiines 
maîtres  de  ses  deux  vaisseaux,  où  il  y  avait  quatre-vingts  chréliens  qu  il 
einnicnail  esclaves  en  l'iarbarie.  Alor.s,  |irolitaiil  d'un  vent  qui  s'éleva,  et 
ipii  nous  était  favorable  pour  gagner  la  côte  de  Grenade,  nous  arrivâmes 
eu  peu  (le  lempsàPunla  de  llelena. 

Comme  nous  demamlions  aux  esclaves  que  nous  avions  délivrés  de 
quel  endroit  ils  élaient,  je  lis  celle  (|uesliou  à  un  homme  de  Ircs-boniie 
mine,  el  qui  pouvait  bien  avoir  cinquanle  ans.  11  me  répondit  en  soupi- 
rant qu'il  était  d'Anlequeire.  Je  me  sentis  ému  de  sa  i épouse  sans  sa- 
voir pour(|uoi  ;  et  mon  émotion,  dont  il  s'aperçut,  excita  en  lui  un  trou- 
ble que  je  remarquai.  Je  suis,  lui  dis-je,  votre  concitoyen.  Peut-on  vous 
demander  le  nom  de  voire  f,imille'?llelas!  me  répondit-il,  vous  renouve- 
lez ma  douleur  en  exigeant  de  moi  que  je  satisfasse  votre  curiosité.  Il  y 
a  di.\-liuit  années  que  j'ai  quille  le  séjour  d'AiiteiiUf  rre,  où  l'on  ne  doit 
se  souvenir  de  moi  qu'avec  horreur.  Vous  n'avez  peiil-êlre  yous-même 
(|ue  Irop  cnteiidu  parler  de  moi  :  je  me  nomme  don  Anastasio  de  llada. 
Juste  ciel  !  m'écriai-je,  dois-je  croire  ce  que  j'entends"?  Quoi  !  vous  se- 
riez don  Anastasio;  serait-ce  mon  père  que  je  verrais'?  Que  dite.s-vous, 
jeune  homme'?  s'é^-ria-l-il  à  son  tour,  en  me  considérant  avec  surpri.so. 
Seiail-il  bien  possible  que  vous  fussiez  cet  enranl  malheureux  qui  était 


GIL  BLAS. 


99 


encore  dans  les  flancs  de  sa  iiiére  quand  je  la  sacriBai  à  ma  fureur?  Oui, 
mon  père,  lui  dis-je  ;  c'est  moi  que  la  vertueuse  Estéphanie  a  mis  au 
inonde  trois  mois  après  la  nuit  funeste  où  vous  la  laissâtes  noyée  dans 
son  sang. 

Don  Anastasio  n'attendit  pas  que  j'eusse  achevé  ces  paroles  pour  se 
jeter  à  mon  cou.  II  me  serra  enti-e  ses  bras,  et  nous  ne  finies  pomhint  un 
quart  d'heure  que  confondre  nos  soupirs  et  nos  larmes.  Après  nous  cire 
abandonnés  aux  tendres  mouvements  qu'une  pareille  reconnaissance  ne 
pouvait  manquer  d'exciter  en  nous,  mon  père  leva  les  yeux  au  ciel  pour 
le  remercier  d'avoir  sauvé  la  vie  à  Estépnanie  ;  mais  un  moment  après, 
comme  s'il  eût  craint  de  lui  rendre  grâces  mal  à  propos,  il  m'adressa  la 
parole,  et  me  demanda  de  quelle  manière  on  avait  reconnu  l'innocence 
de  sa  femme.  Seigneur,  lui  répondis-je,  personne  que  vous  n'en  a  jamais 
douté.  La  conduite  de  votre  épouse  a  toujours  été  sans  reproche.  Il  faut 
(|ue  je. vous  désabuse.  Sachez  que  c'est  don  lluheito  qui  vous  a  trompé. 
En  même  temps  je  lui  contai  tonte  la  perfidie  de  ce  parent,  quelle  ven- 
geance j'en  avais  tirée,  et  ce  qu'il  m'avait  avoué  en  mourant. 

Mon  père  fut  moins  sensible  au  plaisir  d'avoir  recouvré  sa  liberté  qu'à 
celui  d'entendre  les  nouvelles  que  je  lui  annonçais.  11  recommeni;a,  dans 
l'excès  de  la  joie  qui  le  transportait,  à  ni'emhrasser  tendrement.  Il  ne 
pouvait  se  lasser  de  me  témoigner  combien  il  était  content  de  moi.  Al- 
lons, mon  fils,  me  dit-il,  jirenons  vite  le  chemin  d'Antequerre  !  Je  brûle 
d'impatience  de  me  jeter  aux  pieds  d'une  épouse  <|U0  j'ai  si  indignement 
traitée.  Depuis  que  vous  m'avez  fait  connaître  mon  injustice,  j'ai  des 
remords  qui  me  déchirent  le  cœur. 

J'avais  trop  d'envie  de  rassembler  ces  deux  personnes  qui  m'étaient  si 
chères,  pour  en  retarder  le  doux  moment.  Je  (piitlai  1  armateur;  et,  de 
l'argent  que  je  reçus  jiour  ma  part  de  la  prise  que  nous  avions  faite, 
j'aciietii  a  Adra  deux  mules,  mon  père  ne  voulant  plus  s'exposer  aux 
périls  de  la  mer.  Il  eut  tout  le  loisir  sur  la  roule  de  me  raconler  ses 
.ivcntures,  que  j'écoulai  avec  cette  avide  attention  que  prêta  le  prince 
(llihaque  au  récit  de  celles  du  roi  sou  jière.  Enfin>  après  plusieurs 
journées,  nous  nous  rendîmes  au  bas  de  la  montagne  la  plus  voisine 
d'Antequerre,  et  nous  finies  halte  en  cet  endroit.  Comme  nous  voulions 
arriver  secrètement  au  logis,  ;nous  n'enlràmes,dans  la  ville  qu'au  milieu 
de  la  nuit. 

Je  vous  laisse  à  imaginer  la  surprise  où  fut  ma  mère  de  revoir  un 
mari  qu'elle  croyait  avoir  perdu  pour  jamais;  et  la  manière  pour  ainsi 
dire  miraculeuse  dontil  lui  elait  rendu  devenait  encore  pourelleun  aulre 
sujet  d'élonnenient.  Il  lui  demanda  pardon  de  sa  barbarie  avec  desmar- 
([ucs  si  vives  do  repentir,  qu'elle  no  put  se  défendre  d'eu  être  louchée. 
Au  lieu  de  le  regarder  comme  un  assassin,  elle  ne  vit  plus  en  lui  qu'un 
homme  à  qui  le  ciel  l'avait  soumise,  tant  le  nom  d'époux  est  sacré  pour 
une  femme  qui  a  de  la  vertu!  Estéphanie  avait  été  si  en  peine  de  moi, 
(|u'elle  fut  charmée  démon  retour.  Elle  n'en  ressentit  pas  toutefois  une 
joie  pure.  Une  sœur  de  llordalès  procédait  criminellement  conire  le 
meurtrier  de  son  frère;  elle  me  faisait  chercher  partout  ;  de  sorte  que 
m:i  mère,  ne  me  voyant  [las  en  sûreté  dans  notre  maison,  n'était  pas 
sans  inquiétude.  Cela  m'obligea,  dés  cette  nuit-là  même,  de  partir  pour  la 
cour,  où  je  viens,  seigneur,  solliciter  ma  grâce,  que  j'espère  obtenir, 
jinisque  vous  voulez  bien  parler  en  ma  faveur  au  premier  ministre,  et 
m'appuyer  de  tout  volrc  crédit. 

Le  vaillant  fils  île  don  Anastasio  finit  là  son  récit;  après  qniii  je  lui  dis 
d'un  air  important:  i;'e.>,l  assez,  seigneur  don  lîoger;  le  cas  me  parait 
graciable.  Je  me  chai'ge  de  détailler  votre  an'airc  à  Son  Excellence,  dont 
j'ose  vous  promettre  la  protection.  Le  Grenadin,  sur  cela,  se  répandit  en 
rcmerciments  qui  ne  m'auraient  fait  qu'entrer  par  une  oreille  et  sortir 
par  l'autre,  s'il  ne  m'eût  assuré  que  sa  reconnaissance  suivrait  de  prés 
le  service  (|ui;  je  lui  reudr.iis.  Mais,  d'abord  qu'il  eut  touché  celle  corde 
là,  je  me  mis  en  mouvement.  Dè'i  le  jour  même  je  contai  celte  histoire  au 
duc,  qui,  m'ayanl  permis  de  lui  présenter  le  cavalier,  lui  dit  :  Don  Hn- 
giT,  je  suis  instruit  île  l'affaire  d'honneur  qui  vous  a  fait  venir  à  la  cour; 
Sanlillano  m'en  a  dit  toutes  les  circonstances.  Ayez  l'esprit  tranquille  : 
vous  n'avez  rien  l'ait  qui  ne  soit  excusable  ;  et  c'est  parliculièrement  aux 
genlilshonimes  qui  vengent  leur  honneur  offensé  que  Sa  Majesté  aime 
a  faire  grâce;  il  faul.  |M)ur  la  forme,  vous  mettre  en  prison;  mais  .soyez 
assuré  que  vous  n'y  demeurerez  pas  loiiglem|is.  Vous  avez  dans  Sanlillanc 
un  bon  ami  qui  se  char^'era  du  reste;  il  bâtera  votre  élargissement. 

Don  Iliiger  fit  une  profonde  révérence  au  minisire,  sur  la  parole  du- 
quel il  alla  se  constiluer  prisminier.  Ses  lettres  de  giâce  lurent  bientol 
evpédiécs  par  mes  soins.  En  moins  de  dix  jouis  j'envoyai  ce  nouveau 
Téléniaque  rejoindre  sou  Ulysse  cl  sa  Pénélope;  au  lieu  que,  s'il  n'eut 
pas  en  (le  protecteur  et  d'argent,  il  n'eu  aurait  peul-êlrc  jias  élé  quille 
pour  une  année  de  prison,  .le  no  tirai  ponrlanfue  ce  service  rendu  que 
cent  pisloles.  Ce  n'élait  point  là  un  gi-and  coup  de  Ciel;  mais  je  n'étais 
p.is  enrore  un  Calderone  pour  mépriser  les  jielils. 


CHAPITRE  IX. 


Par  i|ucls  moyens  Gil  Blas  lil  en  peu  de  tomps  mw  fortune  con^iilùialile,  cl  dos  gr.iiiils 
airs  qu'il  se  ilonua. 


Cette  affaire  me  mit  en  goût,  et  dix  pisloles  que  je  donnai  à  Scipion 
pour  sou  droit  de  courtage  l'encouragèrent  à  faire  de  nouvelles  recher- 
ches. J'ai  déjà  vanté  ses  talents  là-dessus  ;  ou  aurait  pu  l'a|ipeler  à  justç 
litre  le  grand  Scipion.  il  m'amena  pour  second  chaland  un  imprimeur  de 
livres  de  chevalerie,  qni  s'était  enrichi  en  dépit  du  bon  sens.  Cet  impri- 
meur avait  contrefait  un  ouvrage  d'un  de  ses  confrères,  elson  édition 
avait  été  saisie.  Pour  trois  cents  ducats,  je  lui  fis  avoir  mainlevée  de  se.s 
exemplaires  et  lui  sauvai  une  grosse  amende.  Quoique  cela  ne  regardât 
point  le  premier  ministre.  Son  Excellence  voulut  bien  à  ma  prière  inter- 
poser son  aiilorilé.  Après  l'iuipriineur,  il  me  passa  par  les  mains  un  né- 
gociant; et  voici  de  quoi  il  s'agissail  :  Un  vaisseau  portugais  avait  été  pris 
par  un  corsaire  de  Barbarie,  et  replis  ensuite  par  un  armateur  de  Cadix. 
Les  deux  tiers  des  marchandises  dont  if  était  chargé  appartenaient  à  un 
marchand  de  Lisbonne,  qni,  les  ayant  inulilement  revendiquées,  venait  à 
la  cour  d'Espagne  cheicher  un  prolecteur  qui  eut  assez  de  crédit  pour 
les  lui  l'aiie  rendre.  Il  eul  le  bonheur  de  le  trouver  en  moi.  Je  m'intéres- 
sai pour  lui,  cl  il  raltraiia  ses  effets  moyennantla  somme  de  quatre  cents 
pisloles,  dont  il  Cl  présont  à  la  protection. 

Il  nie  semble  que  j'enlends  un  lecleur  qui  me  crie  en  cet  endroit  :  Cou- 
rage, monsieur  de  Sanlillane!  mêliez  du  foin  dans  vos  bottes.  Vous  êtes 
en  beau  clicmin;  poussez  votre  fortune.  Oh  !  que  je  n'y  manquerai  pas. 
Je  vois,  si  je  ne  me  trompe,  arriver  mon  v.ilet  avec  un  nouveau  quidam 
qu'il  vient  d'accrocher.  Juslenieiit,  c'est  Scipion.  Ecoutons-le.  Seigneur, 
nu;  dit -il,  soufi'rez  que  je  vous  présente  ce  fameux  opérateur.  Il  deuiaïule 
1111  privilège  pour  débiter  ses  drogues  pendant  l'espace  de  dix  années  dans 
loiilesles  villes  de  la  monarchie  d'Espagne,  à  l'exclusion  de  tous  aiilres, 
c'cst-à-dire  qu'il  soil  défendu  aux  |iersonnes  de  sa  profession  de  s'établir 
dans  les  lieux  où  il  sera.  Par  reconnaissance,  il  comptera  deux  cents  pis- 
loles à  celui  qui  lui  remettra  le  privilège  expédie.  Je  dis  au  sallim- 
haiique,  en  tranchant  du  pioteclour  :  Allez,  mon  ami,  je  ferai  votre  af- 
faire. Véritablement,  peu  de  jours  après,  je  le  renvoyai  avec  des  palentes 
qui  lui  periuellaient  de  tromper  le  peuple  exclusivement  dans  tous  les 
royaumes  d'Espagne.  • 

J'éprouvai  la  vérité  du  proverbe  qui  dit  que  l'appétit  vient  en  man- 
geant ;  mais,  outre  que  je  me  sentais  |)lus  avide  à  mesure  que  je  devenais 
pins  riche,  j'avais  obtenu  de  Son  Excellence  si  facilcmentles  quatre  grâces 
dont  je  viens  de  parler,  que  je  ne  balançai  point  à  lui  en  demander  une 
cinquième.  C'èta.it  le  gouvernement  de 'la  ville  de  Vcra,  sur  la  côle  do 
lirenade,  pour  un  chevalier  de  Calatrava,  qui  m'en  offrait  mille  pisloles. 
Le  ministre  se  ]irit  à  rire  en  me  voyant  si  âpre  à  la  curée.  Vive  Dieu  !  ami 
Gil  Blas,  me  dit-il,  comme  vous  y  allez  I  Vous  aimez  furieusement  à  obli- 
ijer  votre  prochain.  Ecoulez,  lorsqu'il  ne  sera  question  que  de  bagatelles, 
je  n'y  regarderai  pas  de  si  près;  mais  quand  vous  voudrez  des  gouver- 
nenieiils  ou  d'antres  choses  considérables,  vous  vous  contenterez,  s'il 
vous  plail,  de  la  moitié  du  prqfil;  vous  me  tiendrez  compic  de  l'autre. 
Vous  ne  sauriez  vous  imaginer,  conlinua-t-il ,  la  dépense  que  je  suis 
obligé  de  l'aire,  ni  combien  de  ressources  il  me  faut  pour  soutenir  la  di- 
gnité de  mon  poste;  car,  malgré  le  désiutércs.sement  dont  je  me  pare 
aux  yeux  du  inonde,  je  vous  avoue  que  je  ne  suis  pas  assez  imprudent 
pour  vouloir  déranger  mes  affaires  domestiques.  Réglez-vous  sur  cela  1 

Mon  maiire,  parce  discours,  m'olant  la  crainle  de  l'importuner,  ou 
plnlot  in'exeilanl  a  retourner  souvent  à  la  charge,  me  rendit  encore  plus 
airamé  de  richesses  que  je  ne  l'élais  auparavant.  J'aurais  alors  volontiers 
fut  alficher  que  tous  ceux  qni  soiihailaient  iililenirdes  giâces  de  la  cour 
n'avaient  qu'a  s'adressl'r  à  moi  J'allais  d'un  eoté,  Scipion  de  l'autre.  Je 
ne  clierebaisqu'à  faire  plaisir  poui' de  l'argenl.  .Mim  chevalier  de  Calalrava 
eut  le  gouvernemenl  de  Vira  pour  ses  mille  pisloles;  et  j'en  lis  bientol 
accorder  un  autre  pour  le  niénic  prix  à  un  chevalier  de  Saint-Janpies.  Je 
ne  me  contentai  pas  de  faire  des  gouvernem-s :  je  donnai  des  indies  de 
chevalerie,  je  convertis  quelques  bous  roturiers  en  manv.iis  gentils- 
hommes par  d'excellenles  lettres  de  noblesse.  Je  voulus  aussi  que  le 
clergé  se  ressentît  de  mes  bienfaits.  Je  conférai  de  petits  bénéfices,  des, 
eanonicats  cl  quelques  dignités  ecclésiastiques.  A  l'égard  des  évcchés  cl 
des  arcbcvêches,  celait  don  Rodrigue  de  Calderone  qui  en  élail  le  colla- 
teur.  Il  nommait  encori!  aux  niagislratures,  aux  comnianderies  et  aux 
vice-iovanlés  ;  ce  qui  suppose  que  les  grandes  places  n'étaient  pas  mieux 
remplies  que  les  peiiles;  car  les  siijcls  que  nous  choisissions  iioiir  occu- 
per li.'s  piisles  dont  nous  faisions  un  si  honnêle  trafic,  n'étaieni  pas  lou- 
joiiisles  plus  habiles  gens  du  iniuide,  ni  les  plus  réglés.  Nous  savions  bien 
que,  dans  Madrid,  les  railleurs  s'égayaient  la-dessns  à  nos  dépens  ;  mais 
nous  resseiuhlions  aux  avares,  qui  se  consolent  des  huées  du  peuple  en 
revoyant  leur  or. 

Isocrate  a  raison  d'appeler  l'iulempérance  et  la  folie  les  compagnes 
inséparables  des  riches.  Huaiidje  me  vis  maître  de  Irenle  mille  ducals, 


100 


GIL  BLAS. 


et  cil  état  d'en  g.ignei-  [leiit-ôlre  dix  fois  .iiilant,  je  crus  devoir  faire  une 
fi!,'iire  digne  d'nn  coiilident  de  iiri'miorniinistre.  Je  louai  un  iiolel  entier 
que  je  lis  menhler  |iro|irenient;  j'achc'ai  le  carrosse  d'un  escrivano,  i|ni 
se  l'était  donné  par  ostentation,  et  qui  cherchait  à  s'en  déf jjre  par  le  con- 
seil de  son  houlanger;  je  pris  nn  cocher,  trois  laquais,  et,  comme  il  est 
juste  d'avancer  ses  anciens  domestiques,  j'élevai  Scqdon  au  tri|de  hon- 
neur d'être  mon  valet  de  chambre,  mon  secrétaire  et  mon  intendant. 
Mais  ce  qui  mil  le  comble  à  mon  orgueil,  c'est  que  le  ministre  trouva 
lion  que  mes  gens  portassent  sa  livrée.  J'en  perdis  ce  (|ui  me  restait  de 
jugement.  Je  n'étais  guère  moins  fou  que  les  disciples  de  Porcins  La- 
Iri),  qui,  lorsqu'à  force  d'avoir  hu  du  cumin  ils  s'étaient  rendus  aussi 
pâles  i|ue  leur  maître,  s'imaginaient  être  aussi  savants  que  lui;- peu  s'en 
fallait  que  je  ne  me  crusse  parent  du  duc  de  Lerme.  Je  me  mis  dans  la 
tète  que  je  passerais  pour  tel ,  ou  peut-être  pour  un  de  ses  bâtards,  ce 
qui  me  llatlait  infiniment. 

.\joutez  à  cela  qu'à  l'exemple  de  Son  Excellence,  qui  tenait  table  ou- 
verte, je  résolus  de  donner  aussi  à  manger.  Pour  cet  effet,  je  chargeai 
-  Scipion  de  me  déterrer  un  habile  cuisinier,  et  il  m'en  trouva  nn  (|ui  était 
comparable  peut-être  à  celui  du  Romain  Nomentanus,  de  friande  mé- 
moire. Je  remplis  ma  cave  de  vins  délicieux;  et,  après  avoir  fait  mes 
autres  provisions,  je  commençai  à  recevoir  compagnie.  H  venait  souper 
chez  moi  tous  les  soirs  quelques-uns  des  principaux  commis  du  bureau 
du  ministre,  qui  prenaient  Béreinent  la  qualité  de  secrétaires  d'Etat.  Je 
leur  faisais  très-bonne  chère,  et  leà  renvoyais  toujours  bien  abreuvés.  De 
son  ente,  Scipion  (car  tel  maître,  tel  valet)  avait  aussi  sa  table  dans  l'of- 
lice,  où  il  régalait  âmes  dépens  les  personnes  de  sa  connaissance.  Mais, 
outre  que  j'aimais  ce  garçon-là,  comme  il  contribuait  à  me  faire  gagner 
du  bien,  il  me  paraissait  en  droit  de  m'aider  à  le  dépenser.  D'ailleurs,  je 
regardais  ces  dissipations  en  jeune  homme  :  je  ne  voyais  pas  le  tort 
qu'elles  me  faisaient;  je  ne  considérais  que  l'honneur  qui  m'en  revenait. 
Une  autre  raison  encore  m'empêchait  d'y  prendre  garde  :  les  bénélices  et 
les  emplois  ne  cessaient  pas  de  faire  venir  l'eau  au  moulin.  Je  voyais 
mes  finances  augmenter  de  jour  en  jour.  Je  m'imaginai  pour  le  coup  avoir 
attaché  un  clou  a  la  roue  de  la  Fortune. 

Il  ne  manquait  plus  à  ma  vanité  que  de  rendre  Fabrice  témoin  de  ma 
vie  fastueuse.  Je  ne  doutais  pas  qu'il  ne  fut  de  retour  d'Andalousie;  et 
pour  me  donner  le  plaisir  de  le  surprendre,  je  lui  (is  tenir  un  billet  ano- 
nyme par  lequel  je  lui  mandais  qu'un  seigneur  sicilien  de  ses  amis  l'at- 
teudail  à  souder:  je  lui  marquais  le  jour,  l'heure,  le  lieu  où  il  fallait 
qif  il  se  trouvât.  Le  rendez-vous  était  chez  moi.  ^unez  y  vint,  et  fut  e.x- 
traordinairement  étonné  d'apprendre  que  j'étais  le  seigneur  étranger  qui 
l'avait  invité  à  soujier.  Oui,  lui  disje,  mon  ami,  je  suis  le  maître  de  cet 
liûtel  !  J'ai  un  équipage,  une  bonne  table,  et  de  plus  un  coffre-fort.  Est- 
il  possible,  s'écria-t-il  avec  vivadlé,  que  je  le  retrouve  dans  l'opulence? 
(Jiic  je  me  sais  hou  gré  de  t'avoir  placé  auprès  du  comte  Ualiano  !  Je  te 
disais  bien  que  c'était  un  seigneur  généreux,  et  qu'il  ne  tarderait  guère  à 
le  mettre  à  ton  aise.  Tu  auras  sans  doute,  ajoula-t-il,  suivi  le  sge  con- 
seil que  je  t'avais  donné  de  lâcher  un  peu  la  bride  au  maître  d  hôtel;  je 
l'en  félicite.  Ce  n'est  qu'en  tenant  cette  prudente  conduite  que  les  inten- 
dants deviennent  si  gras  dans  les  grandes  maisons. 

Je  laissai  Fabrice  s'applaudir  tant  qu'il  lui  plut  de  m'avoir  mis  chez  le 
comte  Galiano.  Après  quoi,  pour  modérer  la  joie  qu'il  sentait  de  m'avoir 
procuré  un  si  bon  poste,  je  lui  détaillai  les  marques  de  reconnaissance 
dont  ce  seigneur  avait  payé  mes  services.  Mais,  m'apercevaiit  t\ue  mon 
poêle,  pendant  que  je  lui  faisais  ce  détail,  chantait  en  lui-même  la  palino- 
die, je  lui  dis  :  Je  pardonne  au  Sicilien  son  ingratitude.  Entre  nous,  j'ai 
plutôt  sujet  de  m'en  louer  que  de  m'en  )daindre.  Si  le  comte  n'en  eût  pas 
mal  usé  avec  moi,  je  l'aurais  suivi  kn  Sicile,  où  je  le  servirais  encore  dans 
l'attente  d'un  établissement  incertain.  Eu  un  mot,  je  ne  serais  pas  confi- 
dent du  duc  de  Lerme. 

iNunez  fut  si  vivement  frappé  de  ces  derniers  mots,  qu'il  demeura 
quelques  instants  sans  pouvoir  proférer  une  parole.  Puis,  rompant  tout  à 
coup  le  silence:  L'ai  je  bien  entendu'.'  me  dît-il.  Quoi!  vous  avez  la  con- 
fiance du  premier  ministre'.'  Je  la  partage,  lui  répondis-jc,  avec  don 
Rodrigue  de  Calderone;  et,  selon  toutes  les  apparences,  j'irai  loin.  En 
vérité,  seigneur  de  Santillane,  répliqua-t-il,  je  vous  admire.  Vous  êtes 
capable  de  remplir  toute  sorte  d'emplois.  Que  de  talents  vous  réunissez 
en  vous  !  ou  plutôt,  pour  me  servir  d'une  expression  de  notre  Iripol,  vous 
avez  Voulil  unirersid.  c'est-à-dire,  vous  êtes  luopre  à  tout.  Au  reste, 
seigneur,  poursuivit-il.  je  suis  ravi  de  la  prospérité  de  Votre  Seigneurie. 
Oli!  que  fdiable!  interrompis-je,  monsieur  Niinez,  trêve  de  seigneur  et 
de  seigneurie  !  Bannissons  ces  termes-là,  et  vivons  toujours  ensemble  fa- 
milièrement. Tu  as  raison,  reprit-il  ;  je  ne  dois  pas  le  regarder  d'un  autre 
œil  qu'à  l'ordinaire,  quoi(|UC  tu  sois  devenu  riche;  mais,  ajouta-t-il,  je 
t'avouerai  ma  faiblesse  :en  m'annonçant  ion  heureux  sort,  tu  m'as  ébloui; 
par  bonheur  mon  éblouisscment  se'  passe,  et  je  ne  vois  plus  eu  toi  que 
mon  ami  Gil  Blas. 

Notre  entretien  fut  troublé  par  quatre  ou  cinq  commis  qui  arrivèrent. 
Messieurs,  leur  disje  en  leur  montrant  Nunez,  vous  soujierez  avec  le 
seigneur  don  Fabricio,  qui  fait  des  vers  dignes  du  roi  Numa,  et  iiui  écrit 
•Ml  prose  coinme  ou  n'écrîl  point.  Par  inajlieur  je  parbiis  à  des  gens  (|iii 
fais.iiciil  si  peu  de  cas  de  la  poésie,  ([ue  le  poète  en  p.ilit.  A  pi'ijie  clai- 
guei'i'iil-ils  jeter  les  yeux  sur  lui.  Il  eut  beau,  pour  s'altij-er  leur  alleii- 
lion,  dire  des  choses  trés-spirîinelles,  ils  ne  les  sentirent  pas.  Il  eu  l'ui  si 


piqué,  qu'il  prit  une  licence  poétique:  il  s'échappa  subtilement  de  la 
compagnie,  et  disparut.  Nos  commis  ne  s'aperçurent  pas  de  sa  relraite, 
et  se  mirent  à  table,  sans  même  s'informer  de  ce  qu'il  était  devenu. 

Comme  j'achevais  de  m'habillcr  le  lendemain  matin,  et  me  disposais 
à  sortir,  le  poêle  des  Asturies  entra  dans  ma  chambre.  Je  le  demande 
pardon,  mon  ami,  me  dit-il'  si  j'ai,  hier  au  soir,  rompu  en  visière  à  les 
commis:  mais,  franchement,  je  me  suis  trouvé  parmi  eux  si  déplacé,  que 
je  n'ai  pu  y  tenir.  Les  fastidieux  personnages,  avec  leur  air  suffisant  et 
empesé  !  Je  ne  comprends  pas  comment,  loi  qui  as  l'esprit  si  délié,  lu 
peux  l'accommoder  de  convives  si  lourds.  Je  veux,  dès  aujourd'hui,  t'en 
amener  de  plus  légers.  Tu  me  feras  ]ilaisir.  lui  répondis-je,  et  je  m'en 
fie  à  ton  goût  là-dessus.  Tu  as  raison,  répliqua-t-il.  Je  te  |iroinels  des 
génies  supérieurs  et  des  plus  amusants.  Je  vais  de  ce  pas  chez  un  mar- 
chand de  liqaeurs  où  ils  vont  s'assembler  dans  un  moment;  je  les  re- 
tiendrai, de  peur  qu'ils  ne  s'engagent  ailleurs;  car  c'est  à  qui  les  aura  à 
dîner  et  à  souper,  tant  ils  sont  réjouissants. 

A  ces  paroles,  il  me  quitta;  et  le  soir,  à  l'heure  du  .souper,  il  revint 
accompagné  seulement  de  six  auteurs,  qu'il  me  présenta  l'un  après  l'autre 
en  me  faisant  leur  éloge.  A  l'entendre,  ces  beaux  esprits  surpassaient 
ceux  de  la  Grèce  et  de  l'Italie;  et  leurs  ouvrages,  disait-il,  méritaient 
d'être  imprimés  en  lettres  d'or.  Je  reçus  ces  messieurs  trés-polimenl. 
J'affectai  même  de  les  combler  d'honnêtetés;  car  la  nation  des  auteurs 
est  iiii  peu  vaine  et  glorieuse.  Quoique  je  n'eusse  ]ias  recommandé  à 
Scipion  d'avoir  soin  que  l'abondance  régnât  dans  ce  repas,  comme  il  sa- 
vait i|uelle  sorte  de  gens  je  devais  ce  jour-là  régaler,  il  avait  fait  ren- 
forcer les  services. 

Enfin,  nous  nous  mimes  à  table  fort  gaiement.  Mes  poêles  commen- 
cèrent à  s'entretenir  d'eux-mêmes  et  à  se  louer.  Celui-ci,  d'un  air  lier, 
citait  les  grands  seigneurs  et  les  femmes  de  qualité  dont  sa  muse  faisait 
les  délices  ;  celui-là,  blâmant  le  choix  qu'une  académie  de  gens  de  lettres 
venait  de  faire  de  deux  sujets,  disait  modestement  que  c'était  lui  qu'elle 
aurait  dû  choisir.  Il  n'y  avait  pas  moins  de  présomption  dans  les  discours 
des  antres.  Au  milieu  du  souper,  les  voilà  qui  m'assassinent  de  vers  et 
de  prose.  Ils  se  mettent  à  réciter  à  la  ronde  chacun  un  inorreau  de  ses 
écrits.  L'un  débite  un  sonnet,  l'autre  déclame  une  scène  tragique,  et  un 
autre  lit  la  critique  d'une  comédie.  Un  (|nalrième,  voulant  à  son  tour 
faire  la  lecture  d'une  ode  d'Anacréon  traduite  en  mauvais  vers  espagnols, 
est  interrompu  par  un  de  ses  confrères,  qui  lui  dit  qu'il  s'est  servi  d'un 
terme  impropre.  L'auteur  de  la  traduction  n'en  convient  niillemonl  ;  de 
là  nait  une  dispute  dans  laquelle  tous  les  beaux  esprits  prenneul  parti. 
Les  opinions  .sont  partagées,  les  disputeurs  s'échauffent  ;  ils  eu  viennent 
aux  invectives:  ]iasse  encore  pour  cela;  mais  ces  furieux  se  lèvent  de 
table,  et  se  ballcnl  à  coups  de  poing.  Fabrice,  Scipion,  mon  cocher,  mes 
laquais  et  moi,  nous  n'eûmes  pas  peu  de  peine  à  leur  faire  lâcher  prise. 
Lorsqu'ils  se  virent  séparés,  ils  sortirent  de  ma  maison  comme  d'un  ca- 
baret, sans  me  faire  la  moindre  excuse  de  leur  impolitesse. 

Nuuez,  sur  la  parole  de  qui  je  m'étais  fait  de  ce  repas  une  idée  agré- 
able, demeura  fort  étourdi  de  cette  aventure.  Eh  bien  I  lui  dis-je,  notre 
ami,  me  vantcrez-vous  encore  vos  convives"?  Par  ma  foi,  vous  m'avez 
ameni'  là  de  vilaines  gens!  Je  m'en  liens  à  mes  commis;  ne  me  parlez 
]ilus  d'auteurs.  Je  n'ai  garde,  me  répondit-il,  de  l'en  présenter  d'autres: 
tu  viens  de  voir  les  plus  i-aisoniiables  ! 


CHAPITRE  X. 


■Los  niiruis  de  Gil  Blas  se  fiinomiiciil  eiiiiôreiiieiil  i  la  cour.  De  la  coiiiiiiissioii  dont  le 
iliaiRoj  le  l'unile  de  Leiiiie,  ei  de  .l'iiiliieue  dans  laquelle  ce  seigneur  el  lui  s'en- 


Lorsque  je  fus  connu  pour  un  homme  chéri  du  duc  de  Lerme,  j'eus 
bientôt  une  cour.  Tous  les  malins  mon  antichambre  se  trouvait  jileîne  de 
monde,  et  je  donnais  mes  audiences  à  mon  lever.  Il  venait  chez  moi  deux 
sortes  de  gens  :  les  uns  pour  m'engager,  en  payant,  à  demander  des  grâces 
au  niinislre,  et  les  autres  pour  ni'excilcr,  par  des  supplications,  à  leur 
faire  obtenir  gratis  ce  qu'îL;  souhaitaient.  Les  premiers  élaient  sùr.s 
d'être  écoutés  el  bien  servis;  à  l'égard  des  seconds,  je  m'en  débarrassais 
siir-le  champ  par  des  défaites,  ou  bien  je  les  amusais  si  longtemps,  que 
je  leur  faisais  perdre  patience.  Avant  que  je  fii.sseà  la  cour,  j'étais  com- 
jiatissant  etcharitalde  de  mon  naturel;  mais  on  n'a  plus  l.i  de  faiblesse 
humaine,  et  j'y  devins  plus  dur  qu'un  caillou.  Je  me  guéris  aii.ssi  par 
eonséquenl  de  ma  sensibilité  |iour  mes  amis;  je  me  dépouillai  de  toute 
affection  pour  eux.  La  manière  dont  j'en  u.sai  avec  Joseph  Navarro,  dans 
une  conjoncture  que  je  vais  rapporter,  en  peut  faire  loi. 

Ce  Navarro,  à  qui  j'avais  tant  d'obligaliun,  el  qui,  jiour  tout  dire  en  un 
mol,  éiait  la  laiise  pri'iiiiére  de  ma  fortune,  vint  un  jour  chez  moi.  Après 
m'avoir  léiiiiiigiié  beauidiip  d'amitié,  ce  i|ii'il  avait  coutume  défaire 
(liiaiHJ  il  me  voyait,  il  me  pria  de  ilemander  pour  un  de  .ses  amis  certain 
emploi  au  duc  de  Lerme,  eu  me  disant  que  le  cavalier  pour  lei|uel  il  me 


GIL  BLAS. 


101 


sollicilail  élail  un  garçon  fort  aimable  et  d'un  grand  mérile,  mais  qu'il 
avait  besoin  d'un  poste  pour  subsisler.  Je  ne  doute  pas,  ajouta  Josc|ili, 
bon  et  obligeant  comme  je  vo\is  connais,  que  vous  ne  soyez  ravi  de  faire 
plaisir  à  un  honnclo  homme  qui  n'est  pas  riche;  son  indigence  est  un 
titre  pour  mériter  votre  appui  :  je  suis  sûr  que  vous  nie  savez  bon  gré 
de  vous  donner  une  occasion  d'exercer  votre  humeur  bienfaisante.  C'é- 
tait me  dire  nettement  qu'on  attendait  de  moi  ce  service  pour  rien. 
Quoique  cela  ne  fût  guère  de  mon  goût,  je  ne  laissai  pas  de  paraître  fort 
disposé  à  faire  ce  qu'on  désirait.  Je  suis  charmé,  répondis-je  à  Navarre, 
de  pouvoir  vous  marquer  la  vive  reconnaissance  que  j'ai  de  tout  ce  que 
vous  avez  fait  pour  moi.  Il  suffit  que  vous  vous  intéressiez  pour  quel- 
qu'un ;  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  me  délerniiiicr  à  le  servir. -Voire 
ami  aura  cet  emploi  que  vous  souhaitez  qu'il  ait,  comptez  là-dessus;  ce 
n'est  plus  votre  affaire,  c'est  la  mienne. 

Sur  celle  assurance,  Joseph  s'en  alla  trés-satisfait  de  moi  ;  néanmoins, 
la  personne  qu'il  m 'aval  l  recommandée  n'eut  pas  le  poste  en  question.  Je 
le  fis  accorder  à  un  autre  homme  pour  mille  ducats,  que  je  mis  dans 
mon  coffre-fort.  Je  préférai  celte  somme  aux  remercîments  (lue  m'aurait 
faits  mon  chef  d'office,  à  qui  je  dis  d'un  air  mortifié  quand  nous  nous 
revîmes:  Ah!  mon  cher  Navarro,  vous  vous  êles  avisé  trop  tard  de  me 
parler  :  Calderone  m'a  prévenu  ;  il  a  fait  donner  l'emploi  que  vous  savez. 
Je  suis  au  désespoir  de  n'avoir  pas  une  meilleure  nouvelle  à  vous  ap- 
prendre. 

Joseph  me  crut  de  bonne  foi,  et  nous  nous  quillàmes  plus  amis  que 
jamais;  mais  je  crois  qu'il  découvrit  bientôt  la  vérité,  car  il  ne  revint 
plus  chez  moi.  Au  lieu  de  sentir  quelques  remords  d'en  avoir  usé  de  la 
sorte  avec  un  ami  véritable  et  à  qui  j'avais  tant  d'obligation,  j'en  fus 
charmé.  Outre  que  les  services  qu'il  m'avait  rendus  me  pesaient,  il  me 
semblait  que,  dans  la  passe  où  j'étais  alors  à  la  cour,  il  ne  me  convenait 
plus  de  fréquenter  des  maîtres  d'hôtels. 

Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  parlé  du  comte  de  Lcmos  ;  venons  présen- 
tement à  ce  seigneur.  Je  le  voyais  quelquefois;  je  lui  avais  porté  mille 
pistoles,  comme  je  l'ai  dit  ci-devant,  et  je  lui  en  portai  mille  autres  en- 
core, par  ordre  du  duc  son  oncle,  de  l'argent  que  j'avais  ;i  Son  E.xcel- 
Icnce.  Le  comte  de  Lemos,  ce  jour-là,  voulut  avoir  un  long  entretien  avec 
moi.  Il  m'ai'pril  qu'il  était  enfin  parvenu  à  son  but,  et  qu'il  possédail  en- 
tièrement les  bonnes  glaces  du  prince  d'Espagne,  dont  il  était  l'imique 
confident.  Ensuite,  il meîhargea d'une  conmiission  fort  honorable,  et  à  la- 
quelle il  m'avait  déjà  préparé.  Ami  Sanlillane,  me  dit-il,  c'est  maintenant 
qu'il  faut  agir.  N'épargnez  rien  pour  découvrir  quelque  jeune  beauic  qui 
soit  digne  d'amuser  ce  prince  galant.  Vous  avez  de  l'esprit,  jo  ne  vous 
en  dis  pas  davantage.  Allez,  courez,  cherchez;  et  quand  vous  aurez  fait 
une  heureuse  découverte,  vous  viendrez  m'en  avertir.  Je  promis  au  comte 
de  ne  rien  négliger  pour  bien  m'acquittcr  de  cet  emploi,  qui  ne  doit  pas 
être  fort  difficile  à  e.xercer,  puisqu'il  y  a  tant  de  gens  qui  s'en  mêlent. 

Je  n'avai-i  pas  un  grand  usage  de  ces  sortes  de  recherches;  mais  je  ne 
doutais  point  que  Scipion  ne  fût  encore  admirable  pour  cela.  En  arrivant 
au  logis,  je  l'appebii,  et  lui  dis  en  particulier  :  Mon  enfant,  j'ai  une  con- 
fidence importante  à  te  faire.  Sais-tu  bien  qu'au  milieu  des  faveurs  de  la 
fortune  je  sens  qu'il  me  manque  qncbjue  chose?  Je  devine  aisément  ce 
que  c'est,  interronqiit-il  .sans  me  donner  le  temps  d'achever  ce  que  je 
voulais  lui  dire  :  vous  avez  besoin  d'une  nymphe  agréable  pour  vous  dis- 
siper un  peu  et  vous  égayer.  Et  en  effet  il  est  étonnant  que  vous  n'en 
ayez  pas  dans  le  printemps  de  vos  jours,  pendant  que  de  graves  harhons 
ne  sauraient  s'en  passer.  J'admire  ta  [jénétration,  rcpris-je  eu  souriant. 
Oui,  mon  ami,  c'est  une  maîtresse  qu'il  me  faut,  et  je  veux  l'avoir  de  ta 
main.  Mais  je  t'avertis  que  je  suis  trcs-délicat  sur  la  matière:  je  te  de- 
mande une  jolie  personne  qui  n'ait  pas  de  mauvaises  mœurs.  Ce  que  vous 
souhaitez,  reparlil  Scipion  en  souriant,  est  un  peu  rare  Cependant,  nous 
sommes,  Dimi  merci,  dans  une  ville  où  il  y  a  de  tout;  et  j'e.spére  que 
j'aurai  bientôt  trouve  votre  fait. 

Véritablement  trois  jours  après  il  me  dit  :  J'ai  découvert  un  trésor.  Une 
jeune  dame  nommée  Catalina,  de  bonne  famille  et  d'une  beauté  ravis- 
sante, demeure,  sous  la  conduite  de  sa  tante,  dans  une  petite  maison,  où 
elles  vivent  toutes  deux  fort  honnêtement  de  leur  bien,  qui  n'est  pas  con- 
sidérable. Elles  sont  servies  par  une  soubrette  que  je  connais,  et  qui 
vient  de  m'assurer  ipie  leur  porte,  quoique  fermée  à  tout  le  monde,  pour- 
rait s'ouvrir  à  un  galant  riche  et  libéral,  jiourvu  qu'il  voulût  bien, de  peur 
de  scandale,  n'entrer  chez  elles  que  la  nuit  et«ans  faij-e  aucun  éclat.  Là- 
dessus,  je  vous  ai  peint  comme  un  cavalier  qui  méritait  de  trouver  l'huis 
ouvert,  et  j'ai  prié  la  soubrette  de  vous  proposer  aux  deux  dames.  Elle 
m'a  promis  de  le  faire,  et  de  me  rapporter  demain  n)atin  la  réponse  dans 
un  endroit  dont  nous  sommes  convenus.  Cela  est  bon,  lui  répondis-je  ; 
mais  je  crains  que  la  femme  de  chambre  à  qui  lu  viens  de  parler  ne  l'en 
ait  fait  accroire.  Non,  non,  répliqua-t-il,  ce  n'est  pas  à  moi  qu'on  eu 
donne  à  garder:  j'ai  déjà  interrogé  les  voisins,  et  je  conclus  de  tout  ce 
qu'ils  m'ont  dit  que  la  senora  Catalina  est  telle  que  vous  pouvez  la  dési- 
rer, c'est-à-dire  une  Danan  chez  laijuelle  il  vous  sera  permis  d'aller  faire 
le  Jupiter,  à  la  faveur  d'une  grêle  de  pisloles  que  vous  y  laisserez  tom- 
ber. 

Tout  prévenu  que  j'étais  contre  ces  sortes  de  bonnes  fortunes,  je  me 
prèlai  à  celle-là  ;  et,  comme  la  femme  de  chambre  vint  dire  le  jour  sui- 
vant à  Scipion  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  moi  d'être  introduit  dés  ce  soir-là 
même  dans  la  maison  de  ses  maîtresses,  je  m'y  glissai  entre  onze  heures 
et  minuit.  La  soubrette  me  reçut  sans  lumière,  et  me  prit  par  la  main 


pour  me  conduire  dans  une  salle  assez  propre,  où  je  trouvai  les  deux 
dames  galamment  habillées  et  assises  sur  des  carreaux  de  satin.  Aussitôt 
qu'elles  m'aperçurent,  elles  se  levèrent  et  me  saluèrent  d'une  manière 
toute  gracieuse;  je  crus  voir  deux  ]iersonnes  de  qualité.  La  tante,  qu'on 
appelait  la  senora  Meneia,  qnoi(|ue  belle  encore,  n'attirait  pas  moins 
mon  attenlion.  Il  est  vrai  qu'on  ne  pouvait  regarder  que  la  nièce,  qui 
me  parut  une  déesse.  A  l'examiner  pourtant  à  la  rigueur,  on  aurait  pu 
dire  que  ce  n'était  pas  une  beauté  parfaite;  mais  elle  avait  des  grâces, 
avec  un  nir  piquant  et  voluptueux  qui  ne  permettait  guère  aux  yeux  des 
hommes  de  remarquer  ses  défauts. 

Aussi  sa  vue  troubla  mes  sens.  J'oubliai  que  je  ne  venais  là  que  pour 
faire  l'office  de  procureur;  je  parlai  en  mon  propre  et  privé  nom,  et 
tins  tous  les  discours  d'un  homme  passionné.  La  petite  tille,  à  qui  je  Irou- 
vai  Irois  fois  plus  d'esprit  qu'elle  n'en  avait,  tant  elle  me  paraissait  ai- 
mable, acheva  de  m'enchanlerpar  ses  réponses.  Je  commençais  à  ne  me 
plus  posséder,  lorsque  la  tante,  pour  modérer  me  transports,  prit  la  pa- 
role, et  me  dit  :  Seigneur  de  Sanlillane,  je  vais  m'expliquer  franchement 
avec  vous.  Sur  l'éloge  que  l'on  m'a  fait  de  Votre  Seigneurie,  je  vous  ai 
permis  d'entrer  chez  moi,  sans  affecter  par  des  façons  de  vous  faire  va- 
loir cette  faveur  ;  mais  ne  pensez  pas  pour  cela  q'ue  vous  en  soyez  plus 
avancé:  j'ai  jusqu'ici  élevé  ma  nièce  dans  la  retraite,  et  vous  êles,  pour 
ainsi  dire,  le  premier  cavalier  aux  regards  de  qui  je  l'expose.  Si  vous  la 
jugez  digne  d'être  votre  épouse,  je  serai  ravie  qu'elle  ait  cet  honneur; 
voyez  si  elle  vous  convient  à  ce  prix-là  :  vous  ne  l'aurez  point  à  meilleur 
marché. 

Ce  coup  tiré  à  bout  portant  effaroucha  l'Amonr,  qui  m'allait  décocher 
une  (lèche.  Pour  parler  sms  métaphore,  un  mariage  proposé  si  crûment 
me  fil  rentrer  en  moi-même:  je  redevins  tout  à  coup  l'agent  fidèle  du 
comte  de  Lemos;  et,  changeant  de  ton,  je  répondis  à  la  senora  Mcncia  : 
Madame,  votre  franchise  me  plaît,  et  je  veuxl'imiler.  (Jiielque  figure  que 
je  fasse  à  la  cour,  je  ne  vaux  pas  l'incomparable  Catalina;  j'ai  pour  elle 
en  main  un  parti  plus  brillant  :  je  lui  destine  le  prince  d'Espagne.  Il  suf- 
fisait de  refuser  ma  nièce,  reprit  la  tante  froidement  :  ce  rel'us,  ce  me 
semble,  èlait  assez  désobligeant;  il  n'èlait  pas  nécessaire  de  l'accompa- 
gner d'un  trait  railleur.  Je  ne  raille  poiul,  madame,  m'écriai-je;  rien 
n'est  plus  sérieux  :  j'ai  ordre  de  chercher  une  per-sonne  qui  mérite  d'être 
honorée  des  visites  secrètes  du  prince  d'Esjiagne;  je  la  trouve  dans  votre 
maison,  je  vous  marque  à  la  craie. 

La  senora  Meneia  fut  fort  étonnée  d'entendre  ces  paroles  ;  et  je  m'a- 
perçus qu'elles  ne  lui  déplurent  point.  Néanmoins,  croyant  devoir  faire 
la  réservée,  elle  me  répliqua  de  celle  manière  :  Quand  je  prendrais  au 
pied  de  la  lettre  ce  que  vous  me  dites,  apprenez  que  je  ne  suis  pas  d'un 
caractère  à  m'applaudir  de  l'infâme  honneur  de  voir  ma  nièce  maîtresse 
d'un  prince.  Ma  vertu  se  révolte  contre  l'idée...  Que  vous  êles  bonne 
interrompis-je,  avec  votre  vertu  !  Vous  pensez  comme  une  solle  bour- 
geoise. Vous  moquez-vous,  de  considérer  ces  choses-la  dans  un  point  de 
vue  moral'?  C'est  leur  ôler  tout  ce  qu'elles  ont  de  beau  ;  il  faut  les  re- 
garder d'un  œil  charmé.  Envisagez  l'héritier  de  la  monarchie  aux  pieds 
(le  l'heureuse  Catalina;  représentez-vous  qu'il  l'adore  et  la  comble  de  jiré- 
sents,  et  songez  enfin  (|u'il  naîtra  d'elle  peut-être  un  héros  qui  rendra  le 
nom  de  sa  mère  immortel  avec  le  sien. 

Quoique  la  tante  ne  demandât  pas  mieux  que  d'accepter  ce  que  je  pro- 
posais, elle  feignit  de  ne  savoir  à  quoi  se  résoudre  ;  et  Catalina,  qui  aurait 
déjà  voulu  tenir  le  prince  d'Espagne,  affecta  une  grande  indifférence;  ce 
qui  fut  cause  que  je  me  mis  sur  nouveaux  frais  à  presser  la  place,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  la  senora  Meneia,  me  voyant  rebulé  et  prêt  à  lever  le 
siège,  battit  la  chamade,  et  nous  dressâmes  une  capitulation  qui  contenait 
lesdenx  articles  suivants  :  Primo,  que  si  le  prince  d'Espagne,  sur  le  rap- 
port qu'on  lui  ferait  des  agréments  de  Catalina,  prenait  leu  et  se  déter- 
minait à  lui  faire  une  visite  nocturne,  j'aurais  soin  d'en  informer  les 
dames,  comme  aussi  de  la  nuit  qui  serait  choisie  pour  cet  effet  ;  secundo, 
que  le  prince  ne  pourrait  s'introduire  chez  lesdites  dames  qu'en  galant 
ordinaire,  et  accompagné  seulement  de  moi  et  de  son  Mercure  en  chef. 

Après  celle  convention,  la  tante  et  la  nièce  me  firent  toutes  les  amitié.'i 
du  monde  ;  elles  prirent  avec  moi  un  air  de  familiarité  à  la  faveilt  duquel 
je  hasardai  quelques  accolades  qui  ne  furent  pas  Irop  mal  reçues;  et 
lorsque  nous  nous  M'|iar,inies.  elles  m'embrassèrent  d'elles-mêmes  en  me 
faisant  toutes  les  r.niNsrv  iin.ii^'inables.  C'est  une  chose  merveilleuse  que 
la  facilité  avec  laquillr  il  se  furme  une  liaison  entre  les  courtiers  de  ga- 
lanterie et  les  femmes  (|ui  ont  besoin  d'eux.  Ou  aurait  dit  en  me  voyant 
sortir  de  là  si  favorisé,  que  j'eusse  été  plus  heureux  i|ue  je  ne  l'étais. 

Le  comte  de  Lemos  sentit  une  extrême  joie  quand  je  lui  annonçai  que 
j'avais  fait  une  découverte  telle  qu'il  la  pouvait  souhaiter.  Je  lui  jia'rlai  de 
Catalina  dans  des  termes  qui  lui  donnèrent  envie  de  la  voir.  Je  le  menai 
chez  elle  la  nuit  suivante,  et  il  m'avoua  que  j'avais  fort  bien  reucontré. 
11  dit  aux  dames  qu'il  ne  doutait  nullement  que  le  prince  d  Es|iagne  ne 
fût  fort  satisfait  de  la  maîtresse  que  je  lui  avais  choisie,  et  qu'elle,  de  son 
côlé,  aur.iil  sujet  d'êlre  contente  d'un  tel  amant;  (|ue  ce  jeune  prince 
élail  géii(Meu\,  plein  de  douceur  cl  de  bonté;  enfin  il  les  assura  que  dans 
quelques  jiiiii>  il  le  leur  amènerait  de  la  façon  qu'elles  le  désiraient,  c'est- 
à-dire  sans  suite  et  sans  bruit.  Ce  siigneur  prit  l.i-dessus  congé  d  elles,  et 
je  me  retirai  avec  lui.  Nous  rejuiLiiiimes  son  équipage,  dans  lequel  nous 
étio:is  venus  Ions  deux,  et  qui  nous  allendait  au  bout  de  la  rue.  Ensuite 
il  me  conduisit  à  mon  liolel,  eu  me  chargeant  d'inslruire  le  lendemain 


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GIL  BLAS. 


son  oncle  de  celle  ;ivpiiiiire  eliaiiclue,  ol  de  le  prier  de  sa  part  de  lui  en- 
voyer lin  millier  de  pisloles  pour  la  melire  à  fin. 

Je  ne  manquai  pas  le  jour  suivant  d'aller  rendre  an  duc  de  Lerme  un 
compte  exact  de  tout  ce  qui  s'était  passé.  Je  ne  lui  cacliai  qu'une  chose  : 
je  ne  lui  parlai  pnint  de  Scipion  ;  je  me  donnai  pour  l'auteur  de  la  dé- 
couverte de  Cnlalina  :  car  on  se  fait  honneur  de  tout  aii]'rés  des  grands. 

Je  m'atiirai  par  là  des  compliments  à  mi-?ucre.  Monsieur  Gil  Blas,  me 
dit  le  ministre  d'un  air  railleur,  je  suis  ravi  qu'avec  tous  vos  autres  ta- 
lents vous  ayez  encore  celui  de  déterrer  les  beautés  oblipieanlesl  (Juand 
j'en  voudrai  quelques-unes,  vous  trouverez  bon  que  je  m'adresse  à  vous. 
Monseigneur,  lui  répondis-je  sur  le  même  ton,  je  vous  remercie  de  la 
préférence;  mais  vous  me  permettrez  de  vous  dire  que  je  me  ferais  un 
scrupule  de  procurer  ces  sortes  de  plaisirs  à  Votre  Excellence  :  il  y  a  si 
longtemps  que  don  Rodrigue  est  en  possession  de  cet  emploi-là,  qu'il  y 
aurait  de  I  injustice  à  l'en  dépouiller.  Le  duc  sourit  de  ma  réponse:  puis, 
changeant  de  discours,  il  me  demanda  si  son  neveu  n'avait  pas  besoin 
d'argent  pour  cette  équipée.  Pardonnez-moi,  lui  dis-je,  il  vous  prie  de 
lui  envoyer  mille  pistoles.  Eh  bien,  reprit  le  ministre,  lu  n'as  qu'à  les  lui 
porter;  dis-lui  qu'il  ne  les  ménage  point,  et  qu'il  applaudisse  à  toutes  les 
dépenses  que  le  prince  souhaitera  de  faire.  * 


CU.\riTnE  X!. 


De  la  visile  secrMe  H  des  préseuts  que  I«  prince  d'Espagne  Dl  à  Caialina. 


J'allai  porter  à  l'heure  même  cinq  cents  doubles  pislolcs  an  comte  de 
Lemos.  Vous  ne  pouviez  venir  plus  à  propos,  me  dit  ce  seigneur.  J'ai 
parlé  au  prince;  il  a  mordu  à  la  grappe;  il  brûle  d'impatience  de  voir 
L'atalina.  Dés  la  nuit  pricbaine,  il  veut  se  dérober  secrclenient  de  son 
palais  pour  se  rendre  chez  elle,  c'est  une  chose  ré.solue  ;  nos  mesures  sont 
déjà  prises  pour  cela.  Avertissez-en  les  dames,  el  leur  donnez  l'argent 
(pie  vous  m'apportez  ;  il  est  bon  de  leur  faire  connaiire  que  ce  n'est  point 
un  amant  ordinaire  qu'elles  ont  à  recevoir;  d'ailleurs,  les  bienfaits  des 
princes  doivent  devancer  Jeurs  galanteries.  Comme  vous  l'accompagnerez 
avec  moi,  poursuivit-il,  ayez  soin  de  vous  trouver  ce  soir  à  son  coucher; 
il  faudra  de  ]dus  que  voire  carrosse,  car  je  juge  à  propos  de  nous  en 
servir,  nous  attende  à  minuit  au.x  environs  du  palais. 

Je  nie  rendis  aussitôt  chez  hs  dames.  Je  ne  vis  point  Caialina  ;  on  me 
dit  qu'elle  reposait.  Je  ne  parlai  qu'à  la  .senora  Mencia.  Madame,  lui 
dis-je,  excusez-moi  de  grâce  si  je  p.irais  dans  votre  maison  pendant  le 
jour;  mais  je  ne  puis  faire  autrement  :  il  faut  bien  que  je  vous  avertisse 
que  le  prince  d'Espagne  viendra  chez  vous  cette  niiil;  et  voici,  ajonlai-je 
en  lui  mettant  entre  les  mains  un  sac  on  étaient  les  espèces,  voici  une 
offrande  qu'il  envoie  an  temple  de  Cylhére  pour  s'en  rendre  les  divini- 
tés favorables.  Je  ne  vous  ai  pas,  comme  vous  voyez,  engagée  dans  une 
mauvaise  affaire.  Je  vous  en  suis  redevable,  répondit-elle;  mais  appre- 
nez-moi, seigneur  de  Santillane,  si  le  prince  aime  la  musique.  Il  l'aime, 
repris-je,  à  la  folie.  Uien  ne  le  divertit  tant  qu'une  belle  voix  accompa- 
gnée d'un  lulb  touché  délicatement.  Tant  mieux  !  s'écria-t-elle  loiilo 
transportée  de  joie  ;  vons  me  charmez  en  me  disant  cela,  car  ma  nièce  a 
un  gosier  de  rossignol  et  joue  du  lulb  à  ravir;  elle  danse  même  parl'aitc- 
menl.  Vive  Dieu  !  m'écriai-je  à  mon  tour,  voilà  bien  des  perfections,  ma 
taniei  II  n'eu  faut  pas  tant  à  une  lille  pour  faire  fortune;  un  seul  de  ces 
talents  lui  suflit  pour  cela. 

Ayant  ainsi  préparé  les  voies,  j'attendis  l'heure  du  coucher  du  prince. 
Lorsqu  elle  fut  arrivée,  je  donnai  mes  ordres  à  mon  cocher,  et  je  rejor- 
gnis  le  comte  de  Lemos,  qui  me  dit  que  le  prince,  pour  se  défaire  plus 
tôt  de  tout  le  monde,  allait  feindre  xme  légère  indisposition,  et  même  se 
mettre  au  lit  pour  mieux  persuader  qu'il  était  malade;  mais  qu'il  se  re- 
lévcraii«ne  heure  après,  et  gagnerait  par  une  porte  secrète  un  escalier 
dci'obi!  qui  conduisait  dans  les  cours. 

Lorsqu'il  m'eut  instruit  de  ce  qu'ils  avaient  concerté  tous  deux,  il  me 
TiOsU  dans  un  endroit  par  où  il  m'assura  qu'ils  passeraient.  J'y  gardai  si 
longtemps  le  mulet,  que  je  commençai  i  croire  que  notre  galant  avait 
pris  par  un  autre  chemin  ou  perdu  l'envie  de  voir  Caialina  ;  comme  si  les 
princes  perdaient  ces  sortes  de  fantaisies  avant  que  de  les  avoir  satis- 
faites! Enfin  je  m'imaginais  qu'on  m'avait  oublie,  quand  il  parut  deux 
hommes  qui  m'abordèrent.  Les  ayant  reconnus  pour  ccnx  que  j'attendais 
je  les  menai  à  mon  caiTosse,  dans  lequel  ils  montèrent  l'un  et  l'antre' 
pour  moi,  je  me  niis  auprès  du  cocher  pour  lui  servir  de  guide,  et  je  lé 
lis  arrêter  à  cinquante  pa.<!  de  chez  tes  dames.  Je  donnai  la  liiain  au  prince 
d'Espagne  et  à  son  compagnon  pour  les  aider  à  descendre,  et  nous  mar- 
chilnies  vers  la  maison  ût'i  nous  voulions  nous  introduire.  La  porte  s'ou- 
vrit à  notre  approche,  et  se  referma  dés  que  nous  fûmes  entrés. 

Nous  nous  trouv.lmcs  d'abord  dans  les  mêmes  ténèbres  où  je  m'étais 
trouvé  la  première  fols,  quoiqu'on  eût  pourtant  par  distinction  attaché 
une  peiiic  lampe  à  un  mur.  La  liunièrc  quelle  répandait  était  si  sombre 
que  nous  l'apercevions  seulement  sans  en  êtie  écl-iirés.  Tout  cela  ne  ser- 
vait qu'à  rendre  ravcnlurc  plus  agréable  i  son  héros,  qui  fut  vivement 


frappé  de  la  vue  des  dames  lorsqu'elles  le  reçurent  dans  la  salle,  où  là 
clarté  d'un  grand  nombre  de  bougies  compensait  l'obscurité  qui  régnait 
dans  la  cour.  La  tante  et  la  nièce  étaient  dans  un  déshabillé  galant  "oà  il 
y  avait  une  intelligence  de  coquetterie  qui  ne  les  laissait  pas  regarder 
impunément.  Notre  prince  se  .serait  fort  bien  contenté  de  la  senorîi  MeU' 
ria.  s'il  n'eût  pas  eu  à  choisir;  mais  les  charmes  de  la  jeune  Caialina, 
comme  de  raison,  eurent  la  préférence. 

•  Eh  bien  !  mon  prince,  lui  dit  le  comte  de  Lemos.  pouvions-nous  vous 
procurer  le  plaisir  de  voir  deux  personnes  plus  jolies?  Ji'  les  trouve  toutes 
deux  ravissantes,  répondit  le  prince;  et  je  n'ai  garde  de  remporter  d'ici 
mon  cœur,  puisqu  il  n'échapperait  point  à  la  laii'te,  si  la  nièce  le  pouvait 
manquer. 

Après  un  compliment  si  gracieux  pour  une  tante,  il  dit  mille  choses 
flatteuses  à  Catalina,  qui  lui  répondit  tré.«-s|)iriluellement.  Comme  il  est 
permis  aux  honnêtes  gens  qui  font  1?  personnage  que  je  faisais  dans  celle 
occasion,  de  se  mêler  à  l'enlrelien  des  ainanls  pourvu  que  ce  soit  pour 
attiser  le  feu,  je  dis  au  galant  que  sa  nymphe  chantait  et  jouait  du  lulh  i 
merveille.  11  fut  ravi  d'apprendre  qu'elle  eût  ces  talents  ;  il  la  pressa  de 
lui  en  montrer  un  échantillon.  Elle  se  rendit  de  bonne  grâce  à  ses  in- 
stances, prit  un  lulh  tout  accordé,  joua  quelques  airs  tendres,  et  chanta 
d'une  manière  si  louchante,  que  le  prince  se  laissa  tomber  à  ses  gênons 
tout  Iransporlé  d'amour  el  de  plaisir.  Mais  finissons  là  ce  tableau,  el  di- 
sons seu!ement  que,  dans  la  douce  ivresse  où  l'héritier  de  la  monarchie 
espagnole  était  plongé,  les  heures  s'écoulèrent  comme  des  moments,  et 
qu'il  nous  fallut  l'arracher  de  celte  dangereuse  mai.sou  à  cause  du  jour 
qui  s'approchait.  Messieurs  les  entrepreneurs  le  ramenèrent  prompte- 
ment  au  palais  et  le  remirent  dans  son  appartement,  lisse  retirèrent  en- 
suile  chez  eux,  aussi  contents  de  l'avoir  appareillé  avec  une  aventurière 
que  s'ils  eussent  fait  son  mariage  avec  une  princes.se. 

Je  contai  le  lendemain  matin  celle  aventure  au  duc  de  Lerrae,  car  il 
voulait  tout  savoir.  Dans  le  temps  que  je  lui  en  achevais  le  récit,  le 
comte  de  Lemos  arriva  el  lui  dit  :  Le  prince  d'Espagne  est  si  occupé  de 
Catalina,  il  a  pris  tant  de  goût  pour  elle,  qu'il  se  propose  de  la  voir  sou- 
vent et  de  s'y  attacher.  11  voudrait  lui  envoyer  aujourd'hui  pour  deux 
mille  pisioles  de  pierreries;  mais  il  n'a  pas  le  sou.  H  s'est  adressé  i  moi. 
Mon  cher  Lemos,  m'a-l-il  dit,  il  faut  que  vous  me  tiwn  iez  tout  à  l'heure 
cette  somme-là.  Je  sais  bien  que  je  vous  incommode,  que  je  vous  épuise; 
aussi  mou  cœur  vous  en  tient-il  un  grand  compte;  el  si  j.imais  je  me  vois 
on  état  de  rcconnaitie  d'une  autre  manière  que  par  le  sentiment  tout  ce 
que  vous  avez  fait  pour  moi,  vous  ne  vous  rejientirez  point  de  ra'avoir 
obligé.  Mon  prince,  lui  ai-je  répondu  en  le  quittant  sur-le-champ,  j'ai 
des  amis  et  du  crédit,  je  vais  vous  chercher  ce  que  vous  souhaitez. 

Il  n'est  pas  difficile  de  le  satisfaire,  dit  alors  le  duc  à  sou  neveu.  San- 
tillane va  vous  porter  cet  argent;  ou  bien,  si  vous  voulez,  il  achètera 
lui-mènic  Irs  pierreries,  car  il  s'y  connaît  iiarfailenienl,  et  surtout  en 
rubis.  N  est-il  pas  viai,  Gil-Blas?  ajoula-t-il  en  me  regardant  d'un  air 
malin.  Que  vous  êtes  malicieux,  monseigneur!  lui  répondis-je.  Je  vois 
bien  que  vous  avez  envie  de  faire  rire  M.  le  comte  à  mes  dépens.  Cela 
ne  manqua  pas  d'arriver.  Le  neveu  demanda  quel  mystère  il  y  avait  là- 
dessous.  Ce  n'est  rien,  répliqua  l'oncle  en  riant.  C'est  qu'un  jour  Santil- 
lane s'avisa  de  troquer  un  diiimanl  contre  un  rubis,  et  que  ce  troc  ne 
tourna  ni  à  son  honneur  ni  à  son  profil. 

J  aurais  été  trop  heureux  si  le  ministre  n''en  eût  pas  dit  davantage; 
mais  il  prit  la  peine  de  conter  le  tour  (|ue  Camille  et  don  Raphaël  m'a- 
vaient joué  dans  un  hôtel  garni,  el  de  s'étendre  parliculieremenl  sur  les 
circonstances  les  plus  désagréables  pour  moi.  Son  Excellence,  après  s'être 
bien  égayée,  m'ordonna  d'accompagner  le  comte  de  Lcnurs,  qui  me  mena 
ch<  z  un  joaillier  où  nous  choisîmes  des  pierreries  que  nous  allâmes  mon- 
trer au  pince  d'E.spagne;  après  quoi  elles  me  furent  confiées  pour  être 
remises  à  Catalina.  J'allai  ensuite  prendre  chez  moi  deux  mille  pisioles 
de  l'argent  du  duc,  pour  payer  le  marchand. 

On  ne  doit  pas  demander  si  la  nuit  suivante  je  fus  gracieusement  reçu 
des  dames  lorsque  j'exhibai  les  présents  de  mon  ambassade,  lesquels  con- 
sistaient en  une  belle  paire  de  boucles  d'oreilles  avec  les  pendants  pour 
la  nièce.  Charmées  l'une  et  l'autre  de  ces  mar(|ues  de  l'amour  el  ae  la 
générosité  du  prince,  elles  se  mirent  à  jaser  comme  deux  cominères,  el 
a  me  remercier  de  leur  avoir  procuré  une  si  bonne  connaissance.  Elles 
s'oublièrent  dans  l'excès  de  leur  joie.  H  leur  écbapfia  quel(|U(S  paroles 
qui  me  firent  soupçonner  que  je  n'avais  produit  qu  une  frijionne  au  i\U 
de  notre  grand  monarque,  l'our  savoir  précisément  si  j'avais  fait  ce  beau 
chef-d'œuvre,  je  me  relirai  dans  le  dessein  d'avoir  un  éclaircisseinenl  avec 
Scipion. 


cu.vriTRE  xn. 


Oni  *i3lt  Catalina.  Emlarrss  de  Cil  Bios,  fon  irqoii'iiiilc,  cl  quelle  prècaulion  il  fut 
,  oblige  de  prendre  pour  se  meure  l'espril  eu  repos. 


En  rentrant  chez  moi,  j'entendis  un  grand  bruit.  J'en  demandai  la 
cause.  On  me  dit  que  c'était  Scipion  qui,'  ce  soir-là,  donnait  à  souper  1 


GIL  BLAS. 


lOê 


une  demi-douzaine  de  ses  amis.  Ils  ehnnlaienl  à  gorge  déployée  et  fai- 
saient de  longs  éclats  de  rire.  Ce  repas  n'était  assurément  pas  le  ban- 
quet des  sept  sages. 

Le  maître  du  feitia,  averti  de  mon  arrivée,  dit  à  sa  compagnie  :  Mes- 
sieurs, ce  n'est  rien,  c'est  le  patron  qui  revient;  que  cela  ne  vous  gêne 
pas.  Coutiuucz  de  vous  réjouir;  je  vais  lui  dire  deux  mots;  je  vous  re- 
joiadrai  dans  un  moment.  A  ces  mots,  il  vint  me  trouver.  Quel  tinta- 
marre! lui  dis-je.  Quelles  sorte  de  personnes  régalez-vous  dojic  là-bas? 
Soûl  ce  des  poêles?  iNon  pas,  s'il  vous  plait,  me  répondit-il.  Ce  serait 
dommage  de  douucr  voire  vin  à  boire  à  ces  gons-li;  j'en  fais  un  meilleur 
usage.  li  y  a  parmi  mes  convives  un  jeune  liomme  tres-riche;qui  veut 
obtenir  un  emploi  par  votre  crédit  et  pour  sou  argent.  C'est  pour  lui  cpie 
La  fêle  se  fut.  A  cbaque  cou))  qu'il  boit,  j'augmente  de  di.i  jiistoles  le 
bénéfice  qui  doit  vous  en  revenir.  Je  veux  le  faire  boire  jusqu'au  jour. 
Sur  ce  pied-lJ,  repris-je,  va  te  remettre  à  lable,  et  ne  ménage  point  le' 
vio  de  ma  cave. 

Je  pe jugeai  pointa  propos  de  l'entretenir  alors  de  Calalina;  mais  le 
lendemain,  à  moii  lever,  je  lui  jiarlai  de  cette  sorte:  Ami  Scipion,  tu 
sais  de  quelle  manière  nous  vivons  ensemble.  Je  te  traite  plutôt  en  ca- 
marade qu'en  domestique;  tu  aurais  tort,  par  conséquent,  de  me  trom- 
per comme  un  maître.  N'ayons  donc  point  de  secret  l'un  pour  l'aulrc.  Je 
vais  l'apprendre  une  cbose  qui  te  surprendra;  et  toi,  de  ton  coté,  tu 
me  diras  ce  que  tu  penses  des  femmes  que  tu  m"as  fait  connaître.  Eiîlre 
nous,  je  les  soupçonne  d'être  deux  matoises  d'autaniplusralfiuées  qu'elles 
affectent  plus  de* simplicité.  Si  je  leur  rends  justice,  le  prince  d'Espagne 
n'a  pas  grand  sujet  de  se  louer  de  moi;  car,  Je  le  l'avouerai ,  c'est  pour 
lui  que  je  t'ai  ilemsmlé  une  maitresse.  Je  l'ai  mené  chez  Calalina,  et  il 
eu  est  devenu  amoureux.  Seigneur,  me  répondit  Scipion,  vous  en  usez 
trop  bien  avec  moi  pour  que  je  manque  de  sincérité  avec  vous.  J'eus  hier 
un  lèle-,'(-!cle  avec  la  suivante  de  ces  deux  princesses;  elle  m'a  conté  leur 
histoire,  qui  m'a  paru  divertissante  ;  je  vais  vous  en  faire  siiccinclemeut 
le  rédl.  que  vous  ne  serez  pas  ficlié  d'avoir  écouté. 

Calalina,  poursuivit-il,  est  lille  d'un  petit  geulilhomme  aragonais.  Se 
trouvant  a  quinze  ans  une  orplieline  aussi  pauvre  que  jolie,  elle  écouta 
liu  vieux  conun.indeur,  qui  la  conduisit  à  Tolède,  où  il  mourut  au  bout 
de  six  mois,  après  lui  avoir  plus  .servi  de  père  que  d'épou,ï.  Elle  recueil- 
Ll  sa  successiou,  qui  consistait  en  quelques  nippes  et  en  trois  cents  j)is- 
toles  d'argent  comptant;  puis  elle  se  joignit  à  la  senoraMencia,  qui  et.iit 
encore  à  la  mode,  quoiqu'elle  fùl  déjà  sur  le  retour.  Ces  deux  bonnes 
amies  deineuréient  ensemble,  et  commencèrent  .i  tenir  une  conduite  dont 
la  justice  voulut  prendre  connaissance.  Cela  déplut  aux  dames  qui,  de 
dépit  ou  autrement,  abandonnèrent  brusquement  Tolède  pour  venir  s'é- 
tablir à  Madiiil,oii,  depuis  environ  deux  ans,  elles  vivent  sans  fréquenter 
aucune  dain*-  du  voisinage.  Mais  écoutez  le  meilleur  :  elles  ont  loué  deux 
petites  maisons,  séparées  seulement  par  un  mur;  on  peut  entier  de  l'une 
dans  l'autre  par  un  escalier  de  communication  qu'il  y  a  dans  les  caves. 
I>a  .seuora  Mencia  demeure  avec  une  jeune  .-oubrette  dans  l'une  de  ces 
maisons,  et  la  douairière  du  commandeur  occupe  l'autre  avec  une  vieille 
duègne  qu'elle  fait  pas.ser  pour  sa  grand'mère,  de  façon  que  notre  .\ra- 
ffonaise  est  tantôt  une  nièce  élevée  par  sa  laute,  el  tauîùt  iiac  pupille  sous 
l'aile  de  son  aïeule.  ÇVuand  elle  fait  la  nièce,  elle  s'appelle  Calalina;  et, 
lorsqu'elle  fait  la  pelite-flUe,  elle  se  nomme  Sirena. 

Au  nom  dcSirena,  j'inlerroinpisen  pâlissant  Scijiioa.  Que  m'apprends- 
lu?  lui  dis-je;  tu  me  fais  trembler,  llél.is  !  j'ai  bien  peur  que  celle  mau- 
dite .\ragonnise  ne  soil  ia  maitre.sse  de  Caldcrone.  lié  !  vraiment,  répon- 
dit-il, c'est  elle-même  !  Je  croyais  vous  réjouir  en  vous  annonçant  cette 
nouvelle.  Tu  n'y  penses  pas.  lui  répliqnai-je;  elle  est  plus  pro'pre  à  me 
causer  du  cliagriu  que  de  la  joie:  n'en  vois-tu  pas  bien  les  eonséqucnces? 
Non,  ma  foi,  repartit  Scipion.  Quel  malheur  en  peul-il  arriver";  11  n'est 
|>as  sur  que  don  Rodrigue  découvre  ce  qui  se  pa.ssc  ;  et,  si  vous  craignez 
qu'il  n'en  soil  instruit,  vous  n'avez  qu'à  prévenir  le  premier  ministre. 
Contez-lui  la  chose  tout  nalurelleiiienl  :  il  verra  voire  bonne  foi  ;  et  si, 
après  C"'la,  dlderonc  veut  vous  rendre  quelques  mauvais  offices  auprès 
de  Son  Excellence,  elle  verra  bien  qu'il  ue  cbeiche  a  vous  nuire  que  par 
un  esprit  de  vengeance. 

Scipiim  m'ôia  ma  crainte  parce  discours.  Je  suivis  ce  conseil.  J'avertis 
le  diic  de  Li>rme  de  celte  fâcheuse  découverte.  J'affectai  même  de  lui 
en  faire  le  dél.iil  d'un  air  triste,  pour  lui  |iersiiader  que  j'étais  morlilié 
d'avoir  iniioc»MnmPut  livré  au  priiicj;  la  iiiaiiressc  de  don  liodiiffiu;;  miiis 
le  minislri-,  loin  ilc  plaindre  son  faviui,  en  lit  des  railleries.  Ensuite  il 
me  dit  d'aller  toujours  mon  train;  et  i|ira|iiès  lonl  il  était  glorieux  |)Our 
Caldirone d'aimer  la  même  dame  que  b'  prime  d  Esjjagiic,  el  de  u'en  être 
pas  plus  mallrailé  que  lui.  Je  mis  aussi  au  fait  le  comle  de  Lcmos,  (pii 
m'assura  de  si  protection  si  le  preiniiT  secrétiiire  venail  à  découvrir  l'iu- 
Irigue,  et  iju'il  entreprit  de  me  perdre  dans  l'esprit  du  duc. 

Crovaiil  .'ivoir  par  celte  manœuvre  délivré  le  bateau  de  ma  forlunc  du 
péril  de  s'ensabler,  je  ne  craignis  plus  rie  n.  J'accompagnai  encore  le  prince 
chez  Catalina,  autrement  la  belle  Sirène,  qui  avait  lart  de  trouTcr  des 
défaites  pour  écarter  de  sa  mai>on  don  liodrigiie,  el  lui  dérober  les  nuits 
qu'elle  était  obligée  de  donner  à  sou  illustre  rival. 


CHAPITRE  XIII. 


Cil  Blas  conHniic  de  faire  le  seigneur.  Il  ïiipiend  des  nnuvelles  de  sa  famille  ;  quelle 
impression  elles  foat  sur  lui.  Il  se  LrouiUe  avec  Falirice. 


J'ai  déjà  dit  que  le  matin  il  y  avait  ordinairement  dans  mon  anti- 
chambre une  foule  de  personnes  qui  venaient  me  faire  des  propositions, 
mais  je  ne  voulais  pas  qu'on  me  les  fil  de  vive  voix  ;  et  suivant  l'usage 
delà  cour,  ou  plnlôt  pour  faire  l'important,  je  disais  à  chaque  solliciteur: 
Donnez-moi  un  mémoire.  Je  m'étais  si  bien  accoutumé  à  cela,  qu'un  jour 
je  répondis  ces  paroles  au  propriétaire  de  mon  hôtel,  qui  vint  me  faire 
souvenir  que  je  lui  devais  «ne  anaée  de  loyer.  Pour  mon  boucher  et 
mon  boulanger,  ils  m'épargnaient  la  peine  de  leur  demander  des  mé- 
moires, tant  ils  étaient  exacts  à  m'en  apporter  tous  les  mois.  Scipion,  qui 
me  copiait  si  bien  qu'on  pouvait  dire  que  la  copie  approchait  fort  de  l'ori- 
ginal, n'en  usait  pas  autrement  avec  les  personnes  qui  s'adressaient  à  lui 
pour  le  prier  de  m'engager  à  les  servir. 

J'avais  encore  un  autre  ridicule  dontje  ne  prétends  point  me  faire  grfice: 
j'étais  assez  fat  pour  parler  des  plus  grands  seigneurs  comme  si  j'eusse 
été  un  homme  de  leur  étoffe.  Si  j'avais,  par  exemple,  à  citer  le  duc 
d'Albe,  le  due  d'Ossone,  ou  le  duc  de  Médina  Sidonia,  je  disais  sans  fa- 
çon :  d'Albe,  d'Ossone,  et  Médina  Sidonia.  Eu  un  mol,  j'étais  devenu  si 
lier  et  si  vain,  que  je  n'étais  plus  le  lils  de  mon  père  et  de  ma  mère. 
Ilélas!  pauvre  duègne  et  pauvre  écuyer,  je  ne  m'informais  jias  si  vous 
viviez  heureux  ou  misérables  dans  les  Astuiies!  c'est  à  quoi  je  ne  pen- 
sais ]ias  du  toutl  je  ne  songeais  pas  seulement  à  vous  !  La  cour  a  la  vertu 
du  lleuve  Léihé  pour  nous  faire  oublier  nos  parents  et  nos  amis  quand 
ils  sont  dans  une  mauvaise  situation. 

Je  ne  me  souvenais  dsnc  plus  de  ma  famille,  lorsqu'un  matin  il  entra 
chez  moi  un  jeune  homme  qui  me  dit  qu'il  souhaitait  de  me  parler  un 
moment  en  particulier.  Je  le  fis  passer  dans  mon  cahinet,  on,  sans  lui 
offrir  une  chaise,  parce  qu'il  me  paraissait  un  homme  du  commun,  je  lui 
demandai  ce  qu'il  me  voulait.  Seigneur  Cil  Blas,  me  dit-il,  quoi  !  voiis  ne 
me  remettez  point?  J'eus  beau  le  considérer  attentivement,  je  fus  obligé 
de  lui  ré|)ondre  lue  ses  traits  m'étaient  tout  à  fait  inconnus.  Je  suis,  re- 
prit-il, un  de  vos  compatriotes,  natif  d'Oviedo  même,  et  lils  de  Bertrand 
Muscada,  l'épicier  voisin  de  voire  oncle  le  chanoine.  Je  vous  reconnais 
bien,  moi.  Nous  avons  joué  mille  fois  tous  deux  à  la  gallina  ciega. 

Je  n'ai,  lui  répoudis-je,  qu'une  idée  très-confuse  des  amusenieuls  de 
mon  enfance;  les  soins  dont  j'ai  depuis  été  occupé  m'en  ont  fait  jierdre 
la  mémoire.  Je  suis  venu,  dit-il,  à  .Madrid  pour  compter  avec  le  corres- 
pondant de  mon  père.  J'ai  entendu  ]i:ulcr  de  vous.  Un  m'a  dit  que  vous 
étiez  sur  un  bon  pied  à  la  cour,  et  déjà  riche  comme  un  Juif.  Je  vous  en 
fais  mes  compliments;  cl  je  vais,  à  mon  retour  au  pays,  combler  de  joie 
votre  famille  en  lui  annonçant  une  si  agréable  nouvelle. 

Je  ne  pouvais  honnêtement  me  dispenser  de  lui  demander  dans  quelle 
situation  il  avait  laissé  mon  père,  ma  mère  el  mon  oncle;  mais  je  m'ac- 
(piittai  si  froidement  de  ce  devoir,  que  je  ne  donnai  pas  sujet  à  mon  épi- 
cier d'admirer  la  force  du  sang.  11  me  le  Ut  bien  connaître.  Il  parut  cho- 
c]ué  de  l'indifférence  que  j'avais  pour  des  personnes  qui  me  devaient  être 
si  cliéres;  et,  comme  c'était  un  garçon  franc  et  grossier:  Je  vous  croyais, 
me  dit-il  crûment,  plus  de  tendresse  et  de  sensibililé  pour  vos  proches. 
De  quel  air  glacé  m'iulerrogez-vous  sur  leur  compte  !  Il  semble  i]ue  vous 
les  ayez  mis  en  oubli.  Savez-vous  quelle  est  leur  situation?  A|iprenez 
que  votre  père  et  votre  mère  sont  toujours  dans  le  service,  et  que  le  bon 
chanoine  fîil  Perés,  accablé  de  vieilles.se  el  d'inlirmilcs,  n'est  [las  éloigné 
de  sa  fin.  Il  faut  avoir  du  naturel,  poursuivil-il;  el  puisque  vous  êtes  en 
état  de  faire  du  bien  à  vos  parents,  je  vous  conseille  en  ami  de  leur  en- 
vovcr  deux  cents  pistoles  tous  les  ans.  Par  ce  secours,  vous  leur  procu- 
rerez une  vie  douce  et  heureuse  sans  vous  incommoder. 

Au  lieu  d'être  touché  de  la  peinture  qu'il  me  faisait  de  ma  famille,  je 
ne  sentis  que  la  liberté  ipi'il  prenait  de  me  conseiller  sans  ipie  je  l'en 
priasse.  Avec  plus  d'adresse,  peut-élic  m'aurait- il  persuadé;  mais  il  ne 
lit  que  me  révolter  |iar  sa  franchise.  Il  s'en  aperçut  bien  au  silence  mé- 
eoiitcnt  que  je  gardais;  cl,  coutinuanl  son  exhortation  avec  moins  de 
charité  que  de  malice,  il  m'impatienta.  Obi  c'en  est  trop!  répoudis-je 
avec  emportement.  Allez,  monsieur  de  Muscada  ;  ne  vous  mêlez  que  de 
ce  qui  vous  regarde.  Allrz  trouver  le  coriespoiulanl  de  voire  père,  et 
compter  avec  lui.  11  vous  convient  bien  de  me  dicter  mon  devoir  !  Je  sais 
mieux,  que  vous  cj6  que  j'.ii  à  faire  dans  celte  occasion.  En  achevant  ces 
mois,  je  poussai  l'épicier  hors  de  mou  cabinet,  et  le  renvoyai  à  Oviedo 
vendre  du  poivre  et  du  girolle. 

Ce  qu'il  venait  de  me  dire  ne  Ui.ssa  pas  de  s'offrir  à  mon  esprit  ;  et, 
me  reprochanl  moi-même  que  j'étais  un  lils  dénaturé,  je  m'alleiidris.  Je 
me  rappelai  les  soins  i|u'on  avait  i  us  de  mou  enfance  et  de  mon  éduca- 
tion; je  me  représenini  ce  qui' je  devais  à  mes  parents, el  mes  léllexions 
furent  accompagni''es  de  qui'lqiif  s  transporls  de  reconnaissauce,  <|ui  pour- 
laiit  n'abnulireiil  à  rien.  Mon  ingratitude  les  étouffa  bienlot,  d  Irur  lit 
succéder  un  profond  oubli.  Il  y  a  bien  des  jières  qui  ont  de  pareils  en- 
fants 


104 


GIL  BLAS. 


L'avnrice  et  l'amliilioii,  qui  me  posséJaient,  changèrent  entièrement 
mon  iiumeur.  Je  perdis  toute  ma  gaieté  ;  je  devins  triste  et  rêveur,  en  un 
mot,  un  sot  animal.  Falirice,  me  v  yant  tout  occupé  du  soin  de  sacrilier 
à  la  fortune  ft  fort  détaché  de  lui,  ne  venait  plus  chez  moi  (|ue  rarement. 
n  ne  put  même  s'empêcher  de  me  dire  un  jour  ;  En  vérité,  Gil  Blas,  je 
ne  te  reconnais  plus.  Avant  que  tu  fusses  à  la  cour,  tu  avais  toujours  l'es- 
prit tranquille;  à  présent,  je  te  vois  sans  cesse  agité;  tu  formes  projet 
sur  projet,  pour  t'enrichir,  e\  plus  tu  amasses  de  bien,  plus  lu  veux  en 
amasser.  Outre  cela,  te  le  dirai-je?  tu  n'as  plus  avec  moi  ces  épanche- 
menis  lie  cœur,  ces  manières  libres  qui  font  le  charme  des  liaisons.  Tout 
au  contraire,  tu  t'enveloppes,  et  nie  caches  le  fond  de  ton  âme.  Je  remarque 
même  de  la  contrainie  dans  les  honnêtetés  que  tu  me  fais.  Enlin  Gil  Blas 
n'est  plus  ce  même  Gil  Blas  que  j'ai  connu. 

Tu  plaisantes  sans  doute,  lui  répondis-je  d'un  air  assez  froid.  Je  n'a- 
perçois en  moi  aucun  changement.  Ce  n'est  point  à  tes  yeux,  répliqua- 
t-il,'qu'on  doit  s'en  rapporter:  ils  sont  fascinés.  Crois-moi,  ta  métamor- 
phose n'est  que  trop  véritable.  En  bonne  foi,  mon  ami,  parle  :  vivons-nous 
ensemble  comme  autrefois?  Quand  j'allais  le  matin  frapper  à  ta  porte,  tu 
venais  m'ouvrir  loi-même  encore  tout  endormi  le  plus  souvent,  et  j'en- 
trais dans  la  chambre  sans  façon.  Aujourd'hui,  quelle  différence!  Tu_  as 
des  laquais.  On  me  fait  atten'dre  dans  Ion  antichambre,  cl  il  faut  qu'on 
m'annonce  avant  cpie  je  puisse  le  parlci-.  Après  cela,  comment  me  reçois- 
tu?  avec  une  poliie'se  glacée,  et  eu  tranchant  du  seigneur  On  dirait  que 
mes  visites  commencent  à  te  peser.  Crois-tu  qu'une  pareille  récefrtion 
soit  agréable  à  un  homme  qui  t'a  vu  son  camarade?  Non,  Santillane, 
non;  elle  ne  me  convient  nullement.  Adieu,  séparons-nous  à  l'amiable  ; 
défaisons-nous  tous  deu.t,  toi  d'un  censeur  de  tes  actions,  et  moi  d'un 
nouveau  riche  qui  se  méconnaît. 

Je  me  semis  plus  aigri  que  touché  de  ses  reproches,  et  je  le  laissai  s'é- 
loigner sans  faire  le  moindre  effort  pour  le  retenir.  Dans  la  siluation  où 
était  mon  esprit,  l'amitié  d'un  poêle  ne  me  paraissait  pas  une  chose  asspz 
précieuse  pour  devoir  m'affliger  de  sa  perte.  Je  trouvais  de  quoi  m'en  con- 
soler dans  le  commerce  de  quelques  petits  oflîciers  du  roi,  auxquels  un 
rapport  d'humeur  me  liait  depuis  peu  étroitement.  Ces  nouvelles  con- 
naissances étaient  des  hommes  dont  la  plupart  venaient  de  je  ne  sais  où, 
et  que  h  ur  heureuse  étoile  avait  fait  parvenir  à  leurs  postes.  Ils  étaient 
déjà  tous  à  leur  aise;  et  ces  misérables,  n'attribuant  qu'à  leur  mérite 
les  bienfaits  dont  la  bonté  du  roi  les  avaient  comblés,  s'oubliaient  de 
même  que  moi.  Nous  nous  imaginions  être  des  personnages  bien  respec- 
tables. 0  fortune  !  voilà  comme  tu  dispenses  tes  faveurs  le  plus  souvent. 
Le  stoïcien  Epictéte  n'a  pas  tort  de  te  conjparer  à  une  fille  de  condition 
qui  s'abandonne  à  des  valets. 


LIVRE  IX. 

CHAPITRE  PREMIER. 


Scipion  veut  marier  Cil  Iîla«,  f  I  lui  propose  In  fille  d'un  riche  et  fameux  orfèvre. 
Des  ileuurclics  qui  se  firent  eu  eouséiiuence. 


Un  soir,  après  avoir  renvoyé  la  compagnie  qui  était  venue  souper  chez 
moi,  me  voyant  seul  avec  Scipion,  je  lui  demandai  ce  qu'il  avait  fait  ce 
jour-là.  Un  coup  de  maître,  me  ré|iondit-il  :  je  vous  ménage  un  riche 
établissement;  je  veux  vous  marier  à  la  liUe  unique  d'un  ori'évre  de  ma 
connaissance. 

La  ni!e  d'un  orfèvre  !  m'écriai-je  d'un  air  dédaigneux  ;  as-tu  perdu  l'es- 
prit? Feux  tu  me  proposer  une  bourgeoise?  .Quand  on  a  un  certain  mé- 
rite, et  qu'on  est  à  la  cour  sur  un  certain  pied,  il  me  semble  qu'on  doit 
avoir  des  vues  plus  élevées.  Eh!  monsieur,  me  répartit  Scipion,  ne  le 
prenez  point  sur  ce  Ion  là  !  Songez  que  c'est  le  mâle  qui  anoblit,  et  ne 
soyez  pas  plus  délicat  que  mille  seigneurs  que  je  pourrais  vous  ciler.  Sa- 
vez-vous  bien  ipie  l'héritière  dont  il  s'agit  est  un  parti  de  cent  mille  du- 
cats pour  le  moins  ?  N'est-ce  pas  là  un  beau  morceau  d'orfèvrerie  ?  Lors- 
que j'eniendis  parler  d'une  grosse  somme  ,  je  devins  plus  traitalde.  Je 
me  rends,  dis-je  à  mon  secrétaire;  la  dot  me  détermine;  quand  veux-tu 
me  la  faire  loucher?  Doucement,  miuisieur,  me  répondit-il;  un  peu  de 
patience;  il  faut  auparavant  que  je  conmiuniquc  la  chose  au  père,  et  que 
le  la  lui  fa.sse  agréer.  Bon,  repris-je  en  éclatant  de  rire,  tu  en  es  encore 
la?  \<iila  un  mariage  bien  avance!  Beaucoup  plus  que  vous  ne  pensez, 
répli(prj-t-il;  je  ne  veux  qu'une  heure  de  conversation  avec  l'orfèvre,  et 
je  vous  réponds  de  son  consentement.  Mais,  avant  que  nous  allions  plus 
loin,  composons,  s'il  vous  plaît.  Supposé  que  je  vous  fasse  donner  cent 
mille  ducats,  combien  m'en  reviendra-t-il  ?  Vingt  mille  lui  repartis-je. 
Le  ciel  eu  soii  loué,  dit-il  ;  je  bornais  voire  reconnaissance  à  dix  mille; 
TOUS  êtes  une  fois  plus  généreux  que  moi.  Allons,  j'entrerai  dés  demain 
dans  cette  négociation,  et  vous  pouvez  comjiter  qu'elle  réussira,  ou  je  ne 
suis  qu'une  bête. 


Effcclv;ment,  deux  jours  après  il  me  du  :  J'ai  parlé  au  seigneur  Ga- 
briel de  Salero  (ainsi  se  nommait  mon  orfèvre).  Je  lui  ai  tant  vanté  votre 
crédit  et  votre  mérite,  qu'il  a  prêlè  l'oreille  à  la  proposition  que  je  lui 
ai  faite  de  vous  accepter  pour  gendre.  Vous  aurez  sa  fille  avfc  cent  mille 
ducats,  )jourvu  que  vous  lui  fassiez  voir  clairement  que  vous  possédeï 
les  bonnes  grâces  du  ministre.  S'il  ne  tient  qu'à  cela,  dis-je  alors  à  Sci- 
pion. je  serai  bientôt  marié.  Mais,  à  propos  de  la  011e,  l'as-tu  vue?  est- 
el!e  belle?  Pas  si  belle  que  la  dot:  entre  nous,  cette  riche  héritière  n'est 
pas  une  fort  jolie  personne;  par  bonheur,  vous  ne  vous  en  souciez  guère. 
Ma  foi,  non,  lui  rèpliquai-je.'mon  enfant  :  nous  autres  gens  de  cour,  nous 
n'épousons  que  pour  épouser  seulement  ;  nous  ne  cherchons  la  beauté  que 
dans  les  femmes  de  nos  amis,  et  si  par  hasard  elle  se  trouve  dans  les  nô- 
tres, nous  y  faisons  si  peu  d'attention,  que  c'est  fort  bien  fait  quand  elles 
nous  en  punissent. 

Ce  n'est  pas  tout,  reprit  Scipion,  le  seigneur  Gabriel  vous  donne  à  sou- 
lier ce  soir  ;  nous  sommes  convenus  que  vous  ne  parlerez  pas  du  mariage 
projeté.  Il  doit  inviter  plusieurs  marchands  de  ses  amis  à  ce  repas,  ou 
vous  vous  trouverez  comme  un  simple  convive,  et  demain  il  viendra  sou- 
per chez  TOUS  de  la  même  manièi-e.  Vous  voyez  par  là  que  c'est  un  homme 
qui  veut  vous  étudier  avant  de  passer  outre  ;  il  sera  bon  que  vous  vous 
observiez  un  peu  devant  lui.  Oh  !  parbleu,  interrompis-je  d'un  air  de  con- 
liance,  qu'il  m'examine  tant  qu'il  lui  plaira,  je  ne  puis  que  gagner  à  cet 
examen. 

Cela  s'exécuta  de  point  en  point.  Je  me  fis  conduire  chez  l'orfèvre,  qui 
me  reçut  aussi  familièrement  que  si  nous  nous  fussions  déjà  vus pilusieurs 
fois.  C'était  un  bon  bourgeois,  qui  était,  comme  nous  disons.  ]tnV\  hasla 
pnrfinr.  Il  me  présenta  la'senora  Euiénia,  sa  femme,  et  lajeune  Gabriela, 
sa  fille.  Je  leur  dis  force  compliments  sans  contrevenir  au  traité.  Je  leur 
dis  des  riens  en  fort  beaux  termes,  des  phrases  de  courtisan. 

Gabriela,  quoi  que  m'en  eût  dit  mon  secrétaire,  ne  me  parut  pas  dés- 
agréable, soit  à  cause  qu'elle  èiait  extrêmement  parce,  soit  que  je  ne  la 
■regardasse  qu'au  travers  de  la  dot.  La  bonne  maison  que  celle  du  seigneur 
Gabriel  !  Il  y  a,  iecrois,  moins  d'argent  dans  les  mines  du  Pérou  qu'il  n'y 
en  avail  daiis  celle  maison-là  ;  ce  mêlai  s'y  offrait  à  la  vue  de  loules  parts, 
sous  mille  forme  diffé'entes.  Chaque  chambre,  et  particulièrement  celle 
où  nous  nous  étions  mis  à  table,  était  un  trésor.  Quel  spectacle  pour  les 
yeux  d'iui  gendre  1  Le  beau-pére,  pour  faire  plus  d'honneur  à  son  repas, 
àv-iil  assemblé  chez  lui  cinq  ou  six  marchands,  tous  personnages  graves 
et  eunuveux.  Ils  ne  parlèrent  que  de  commerce,  et  l'on  peut  dire  que  leur 
coiiversaiion  fut  plutôt  une  conférence  de  négociants  qu'un  entretien  d'a- 
mis qui  soupeni  ensemble. 

Je  régalai  l'orfèvre  à  mon  tour  le  lendemain  au  soir.  Ne  pouvant  l'é- 
blouir par  mon  argenterie,  j'eus  recours  à  une  autre  illusion  J'invitai  à 
souper  ceux  de  mes  amis  qui  faisaient  la  plus  belle  figure  à  la  cour,  et 
(pie  je  connaissais  pour  des  ambilieux  qui  ne  niellaient  point  de  bornes  à 
leurs  désirs.  Ces  gens-ci  ne  s'entretinrent  que  des  grandeurs,  que  des  pos- 
tes brillants  et  lucratifs  auxquels  ils  aspiraient,  ce  qui  fit  son  effet.  Le 
bourgeois  Gabriel,  étourdi  de  leurs  grandes  idées,  ne  se  sentait,  malgré 
tout  son  bien,  qu'un  petit  mortel  en  comparaison  de  ces  messieurs.  Pour 
moi.  faisant  l'homme  modéré,  je  dis  que  je  me  contenterais  d'une  fortune 
médiocre,  comme  de  vingt  mille  ducats  de  rente  ;  sur  quoi  ces  affamés 
d'honneurs  et  de  richesses  s'écrièrent  que  j'aurais  tort,  et  qu'étant  aimé 
autant  que  je  l'étais  du  premier  minislie,  je  ne  devais  pas  m'en  tenir  à  si 
peu  de  chose  Le  bnau-pére  ne  perdit  pas  une  de  ces  paroles,  et  je  crus 
remarquer,  quand  il  se  relira,  qu'il  èlail  fort  satisfait. 

Scipion  ne  manqua  pas  de  l'aller  voir  le  jour  suivant,  d'^ns  la  matinée, 
pour  lui  demander  s'il  èlail  coulent  de  moi.  J'en  suis  charmé,  lui  répon- 
dit le  bourgeois,  ce  garçon-là  m'a  gagné  le  cœur.  Mais,  seigneur  Scipion, 
ajouta-t-il,  je  vous  conjure,  par  noire  ancienne  connaissance,  de  me  par- 
ler sincèrement.  Nous  avons  Ions  noire  faible,  comme  vous  savez;  appre- 
nez-moi celui  du  seicrneur  de  Santillane.  Est-il  joueur?  est-il  galant? 
quelle  est  son  inclination  vicieuse?  ne  me  la  cachez  pas,  je  vous  en  prie. 
Vous  m'offensez  seigneur  Gabriel,  en  me  faisant  celte  question,  repartit 
l'enlremelleur  ;  je  suis  plus  dans  vos  intérêts  que  dans  ceux  de  mon 
maître.  S'il  avait  quelque  mauvaise  habitude  qui  fût  capable  de  rendre 
votre  fille  malhi'urruse,  est-ce  que  je  tous  l'aurais  proposé  pour  gendre  ? 
N>n.  parbleu  I  je  suis  trop  votre  serviteur.  Mais,  entre  nous,  je  ne  lui 
trouve  point  d'autre  dèfaul  rpie  celui  de  n'en  avoir  aucun  ;  il  est  trop  sage 
pour  un  jeune  homme.  Tant  mieux,  reprit  l'orfèvre,  cela  me  fait  plaisir. 
Allez,  mon  ami.  vous  pouvez  l'assurer  qu'il  aura  ma  fille,  et  que  je  la 
lui  donnerais  quand  il  ne  serait  pas  chéri  du  minisire. 

Aussitôt  que  mon  secrétaire  m'eut  rapporté  ccl  entrelien,  je  courus 
chez  Salero  pour  le  remercier  de  la  disposition  favorable  où  il  était  pour 
moi.  H  avait  déjà  dérlaré  ses  Tolonlés  à  sa  femme  et  à  sa  fi  le,  qui  me 
firent  connaître,  par  la  manière  dont  elles  me  reçurent,  qu'elles  y  étaient 
soumises  sans  répugnance.  Je  menai  le  beau-pére  au  duc  de  Lerme,  qu« 
j'avais  prévenu  la  veille,  et  je  le  lui  présentai.  Son  Excellence  lui  lit  un 
accueil  des  [dus  gracieux,  et  lui  témoigna  de  la  joie  de  ce  qu'il  avait  choisi 
pour  gendre  un  homme  qu'elle  affectionnait  beaucoup  et  qu'elle  prélen- 
(lait  avancer.  E'ic  s'élendil  ensuite  sur  mes  bonnes  qualités,  cl  dit  tant  do 
bien  de  moi,  que  le  bon  Gabriel  crut  avoir  trouvé  dans  ma  si'igneurie  le 
meilleur  parti  d'Espagne  pour  sa  fille.  Il  en  èlail  si  aise,  qu'il  en  avait  la 
larme  à  l'œil.  Il  me  serra  fortement  dans  ses  bras  lorsque  nous  nou-:  sa- 
pa rames,  en  me  disant  :  Mon  fils,  j'ai  tant  d'impatience  de  vous  voir  l'é- 
poux de  Gabriela,  que  vous  le  serez  dans  huit  jours  tout  au  plus  tard. 


GIL  BLAS. 


105 


CIIAriTRE  II. 


quel  luisarJ  Cil  Dlas  se  rossunviiil  de  don  Alphonse  de  I.i 
rendit  par  vantié. 


cl  dij  sorvirc  (jo'il  lui 


Laissons  là  mon  maringe  pour  un  moment  ;  l'ordre  de  mon  liistoiie  le 
demande  et  veut  que  je  raconte  le  service  qne  je  rendis  n  don  Alphonse, 
HKjn  ancien  maître.  J'avais  entièrement  oublié  ce  cavalier,  cl  voici  à  quelle 
occasion  j'en  rappelai  le  souvenir. 

Le  gouvernement  de  la  ville  de  Valence  vint  à  vaquer  dans  ce  temps- 
là.  En'ipprenant  celle  nouvelle,  je  pensai  ,i  don  Alphonse  de  Leyva  ;  je  fls 
réilexiou  cpie  cet  emploi  lui  conviendrait  à  merveille,  et,  moins  peut-être 
par  amitié  que  par  ostentation,  je  résolus  de  le  demander  ])our  lui.  Je  me 
re|u'ésenlai  que,  si  je  rol)lenais,  cela  me  ferait  un  honneur  infini.  Je  m'a- 
dressai donc  au  duc  de  Lernie  ;  je  lui  dis  que  j'avais  été  intendant  de 
don  César  de  Leyva  et  de  son  fils,  et  qu'ayant  tons  les  sujets  du  monde  de 
me  louer  d'eux,  je  prenais  la  liberté  de  le  supplier  d'accorder  a  l'un  ou 
à  l'autre  le  gouvernement  de  Valence.  Le  mini.slre  me  répondit  :  Trés-vo- 
lonliers,  Gif  lilas;  j'aime  à  te  voir  reconnaissant  et  généreux.  D'ailleurs, 
tu  me  parles  pour  une  famille  ([ue  j'eslime  ;  les  Leyva  sont  de  bons  .ser- 
viteurs du  roi,  ils  méritent  bien  celte  place.  Tu  peux  en  disposer  à  ton 
gré  ;  je  le  la  donne  pour  présent  de  noces. 

Ilavi  d'avoir  réussi  dans  mou  dessein,  j'allai,  sans  perdre  de  temps, 
ciiez  Calderone,  faire  dresser  des  lettres  patentes  pour  don  Alphonse.  Il 
y  avait  un  grand  nombre  de  personnes  ([ui  attendaient  dans  un  silence 
respectueux  que  don  Rodrigue  vint  leur  donner  audience.  Je  traversai  la 
foule  et  nie  présentai  à  la  porte  du  cabinet,  qu'on  m'onvrit.  J'y  trouvai 
je  ne  sais  combien  de  chevaliers,  de  commandeurs  et  d'autres  gens  de 
conséquence  que  Calderone  écoulait  tour  à  tour.  C'était  une  chose  re- 
mantiiable  qne  la  manière  différente  dont  il  les  recevait;  il  se  contentait 
de  f.nre  à  ceux-ci  une  légère  inclination  de  tête,  il  honorait  ceux-là  d'une 
révérence  et  les  conduisait  jusqu'à  la  |iorle  de  son  cabinet  :  il  meltail, 
pour  ainsi  dire,  des  nuances  de  considérations  dans  les  civilités  qu'il  fai- 
sait. D'un  autre  cùté,  j'apercevais  des  cavaliers  qui,  chotpiés  du  |icu  d'at- 
tention qu'il  avait  pour  eux,  maudissaient  dans  leur  àmi'  la  nécessité  (|ui 
les  obligeait  de  ramper  devant  ce  visage.  J'en  voyais  d'aulres,  an  con- 
traire, qui  riaient  en  eux-mêmes  de  son  air  fat  et  sullisant.  J'avais  beau 
faire  ces  observations,  je  n'étais  pas  capable  d'en  jiroOler  ;  j'en  usais  chez 
moi  comme  lui,  et  je  ne  me  souciais  nullement  qu'on  approuvât  ou  qu'on 
blâmât  mes  manières  orgueilleuses,  pourvu  (pt'elles  fussent  respectées. 

Don  liodrigue,  ayant  jiar  hasard  jeté  les  yeux  sur  moi,  quitta  brus(|ue- 
ment  un  gentilhonimc  qui  lui  parlait,  et  vint  m'embrasser  avec  des  dé- 
moustralious  d  aniilié  qui  nie  surprirent  Ah  !  mon  cher  confrère,  s'érria- 
l-il,  (pielle  affaire  me  procure  le  plaisir  de  vous  voir  ici  .'  qu'y  a-l-il  pour 
votre  service?  Je  lui  appris  le  sujet  qui  m'amciiail,  et  là-dessus  il  m'as- 
sura, dans  les  termes  les  plus  obligeants,  que  le  lendemain  à  pareille 
heure  ce  que  je  demandais  serait  expédié.  11  ne  borna  point  là  sa  politesse, 
il  me  conduisit  jusqu'à  la  porte  de  son  antichambre,  où  il  ne  conduisait 
jamais  que  de  grands  seigneurs,  et  là  il  m'embrassa  de  nouveau. 

(Jue  signifient  loulcs  ces  hounètetés''  ilisais-jc  en  m'en  allant  ;  que  me 
pré.sageiiï-ellcsî  Calderone  méditerait-il  ma  perte,  ou  bien  aurait-il  envie 
de  gagner  mon  aniilié'?  ou,  pressentant  que  sa  faveur  est  sur  son  déclin, 
me  ménagerait-il  dans  la  vue  de  me  prier  d'intercéder  |iour  lui  auprès 
de  notre  patron  ?  Je  ne  savais  à  laquelle  de  ces  conjectures  je  devais  m'ar- 
rêter.  Le  jour  suivant,  lorsque  je  retournai  chez  lui,  il  me  traiia  de  la 
inèine  façim  ;  il  m'accabla  de  caresses  et  de  civilités.  Il  est  vrai  qu'il  les 
rabatlit  sur  la  réception  qu'il  Ut  aux  antres  personnes  qui  se  |)réscn- 
taient  jjour  lui  parler.  11  brusqua  les  uns,  battit  froid  aux  autres  ;  il  nié- 
conleiita  presque  tout  le  monde.  Mais  ils  furent  tous  assez  vengés  par  une 
aventure  ijui  arriva  et  que  je  ne  dois  point  [lasser  sous  silence.  Ce  sera 
uu  avis  au  lecteur  pour  les  commis  et  les  secrétaires  qui  la  liront. 

Un  homme  vêtu  fort  simplement,  et  nui  ne  (laraissait  pas  ce  qu'il  était, 
s'approcha  de  (>alderone,  cl  lui  parla  (l'un  certain  mémoiic  (|u'il  disait 
avoir  présenté  au  duc  de  Lcrme.  Don  llodrignç  ne  regarda  pas  .seulement 
le  cavalier,  et  lui  dit  d'un  ton  brusc|uc  :  Comment  vous  appelle-l-im,  mou 
ami?  L'on  m'appelait  i'rancillo  dans  mon  enfance,  lui  réirondit  de  sang- 
froid  le^cavalier,  on  m'.i  depuis  iKimniè  don  Francisco  île  /.iiniga,  et  je 
me  nomme  aujonrd  hui  le  comte  de  l'edrosa.  (!alderone,  èUiiiuc  de  ces 
paroles,  et  voyant  qu'il  avait  affaire  à  un  homme  de  la  première  (jualilc, 
voulut  s'excuser.  Seigneur,  dil-ilau  cnmie,  je  vousdemande  pardiin,  si, 
ne  vous  c(Hinais.sant  pas....  Je  ne  veux  point  de  les  excuses,  interrompit 
avec  hauteur  Francillo  ;  je  les  ni(T|irise  aiilant  cpie  les  malluinnèlelés.  Ap- 
prends qu'un  secrétaire  de  ministre  doit  recevoir  honnêtement  toutes 
sortes  de  per.sonnes.  Sois,  si  tu  veux,  assez  vain  pour  te  regarder  comme 
le  siilistilul  de  ton  maître,  mais  n'oiililie  pas  une  tu  n'es  (pic  son  valel. 

Le  superbe  don  liodrigue  fut  fort  mm  litié  de  cet  incident.  Il  n'en  de- 
vint toutefois  pas  plus  raisonnable,  l'oiir  moi,  je  mar(piai  cette  chasse-là  ; 
je  résolus  (le  prendre  garde  à  qui  je  )pailcrais  dans  nies  andienccs,  et  de 
n'être  insolent  qu'avec  des  muets.  Comme  les  patentes  de  don  Alphonse 


se  trouvaient  expédiiies,  je  les  emportai  et  les  envoyai  par  un  courrier 
exti-aoï'dinaire  à  ce  jeune  seigneur,  avec  une  lettre  dû  duc  de  Lermc,  par 
la(|uelle  Son  Excellence  lui  donnait  avis  que  le  roi  venait  de  le  nommer 
au  gouvernement  de  Valence.  Je  ne  lui  mandai  point  la  part  que  j'avais 
à  cette  nomination  ;  je  ne  voulus  pas  même  lui  écrire,  me  faisant  un  )dai- 
sir  de  la  lui  apprendre  de  bouche  et  de  lui  causer  une  agréable  surprise, 
lorsqu'il  viendrait  à  la  conr  prêter  serment  pour  son  emploi. 


CHAPITRE  m. 


Des  prépaïaiifs  iiiii  se  liicnl  pour  le  iiiari^ige  de  Cil  lilas,  cl  du  grand  évéïieiiienl  ((ui  les 
rendil  iiiiiltles. 


Revenons  à  ma  belle  Cabrielle  ;  je  devais  donc  l'épouser  dans  huit  jours. 
Nous  nous  préparâmes  de  part  et  d'autre  à  cette  cérémonie.  Salero  lit 
faire  de  riches  habits  pour  la  mariée,  et  j'arrêtai  pour  elle  une  femme  de 
chambre,  un  la(|uaiset  un  vieil  écuyer,  tout  cela  choisi  par  Scipion,  qui 
attendait  avec  encore  plus  d'impatience  que  moi  le  jour  qu'on  me  devait 
compter  la  dot. 

La  veille  de  ce  jour  si  désiré,  je  soupai  chez  le  beau-pére  avec  des  on- 
cles et  des  tantes,  des  cousins  et  des  cousines.  Je  jouai  parfaitement  bien 
le  rLile  d'un  gendre  hypocrite.  J'eus  mille  complaisances  pour  l'orfcvre 
et  pour  .sa  femme;  je  conlrelis  le  passionné  auprès  de  Cabrielle;  je  gfa- 
cieusai  toute  la  famille,  dont  j'écoulai  sans  m'impalienler  les  plats  dis- 
cours et  les  raisonnements  bourgeois.  Aussi,  pour  prix  de  ma  patience, 
j'eus  le  bonheur  de  plaire  à  tous  les  parents  ;  il  n'y  en  eut  pas  un  qui  ne 
parût  s'ap]daudir  de  mon  alliance. 

Le  repas  fini,  la  compagnie  passa  dans  une  grande  salle  où  on  la  régala 
d'un  concert  de  voix  et  d'instruments  qui  ne  fut  pas  mal  exécnté,  quoi- 
qu'on n'eut  pas  choisi  les  meilleurs  sujets  de  lyiadrîd.  Plusieurs  airs  gais 
dont  nos  oreilles  furent  agn'ablement  frappées  nous  mirent  de  si  belle 
humeur,  que  nous  commençâmes  à  former  des  danses.  Dieu  sait  de  quelle 
façon  nous  nous  en  aci|uiltàmes,  puisqu'on  me  prit  poiirun  élève  de  Terp- 
siehore,  moi  (|ui  n'avais  de  principes  de  cet  art  que  deux  nu  trois  leçons 
([ue  j'avais  rei-ues  i-liez  la  njaripiise  de  Cliaves,  d'un  pelit  mnilrc  a  danser 
qui  venait  montrer  aux  pages  !  .Vpvés  nous  élre  bien  divertis,  il  fallut 
songer  à  se  retirer  chez  soi.  Je  prodiguai  les  révérences  et  les  accolades. 
Adieu,  mon  gendre,  me  dit  Salero  en  in'enibrass,-int,  j'irai  chez  vous  de- 
main matin  porter  la  dot  en  belles  pièces  d'or.  Vous  y  serez  le  bienvenu, 
lui  répoudis-je,  mon  cher  beau-pére.  Ensuite,  donnant  le  bonsoir  à  la  fa- 
mille, je  gagnai  mon  équipage,  qui  m'attendait  à  la  porte,  et  je  pris  le 
chemin  de  mon  hiJtel. 

J'étais  à  peine  à  deux  cents  pas  de  la  maison  du  seigneur  Gabriel,  que 
(piinzt  ou  vingt  hommes,  les  uns  à  pied,  les  autres  à  cheval,  tous  armés 
d'épées  et  de  carabines,  entourèrent  mon  carrosse  et  l'arrêtèrent,  en 
criant  :  Dcftar  Ir.roil  Ils  m'en  firent  descendre  brusquement  pour  me 
jeter  dans  une  chaise  roulante,  où  le  ]irincipal  de  ces  cayaliers,  étant 
moulé  avec  moi,  dit  an  cocher  de  toucher  vers  Siigovic.  Je  jugeai  bien 
que  c'était  un  honnête  algiiazil  qne  j'avais  à  mon  côté.  Je  voulus  le  ques- 
tionner pour  savoir  le  sujet  de  mou  emprisonnement  ;  mais  il  me  répondit 
sur  le  ton  de  ces  messieurs-là,  je  veux  dire  brutalement,  qu'il  n'avait  point 
de  compte  i  me  rendre.  Je  lui  dis  que  peut-être  il  .se  méprenait.  Non, 
non,  repartit-il,  je  suis  sur  de  mon  fait  ;  vous  êtes  le  seigneur  de  Santil- 
laiie,  c'est  vous  que  j'ai  ordre  de  conduire  où  je  vous  mène.  N'ayant  rien 
à  répliipier  à  ces  paroles,  je  pris  le  parti  de  me  taire.  Nous  roulâmes  le 
resie  de  la  unit  le  long  du  Maii(;anarez  dans  un  profond  silence.  INous 
changeâmes  de  chevaux  à  Colinen'ar,  et  nous  arrivâmes  sur  le  .soir  à  Ségo- 
vie,  où  l'un  m'enferma  dans  la  tour. 


CHAPITRE  IV. 


.  lui  ir.iiio  dans  la  lour  de  Ségovic.  Cl  de  i|m'lle 
la  cause  de  sa  prison. 


aiiiiTc  il  apprit 


On  cnniineni;a  par  me  niellre  dans  un  cachot  où  l'on  me  laissa  sur  la 
paille  coiniiK!  un  criminel  digne  du  dernier  supplice.  Je  passai  la  nuit, 
11(111  pas  à  me  désoler,  car  je  ne  senlais  pas  encore  tout  mon  mal,  mais  a 
cherclier  dans  inmi  espril  ce  qui  pouvait  avoir  causé  mon  iiKilheiir.  Je  ne 
diiulais  pas  i|ne  ce  ne  fut  l'onvi-age  de  Calderone.  Cependant j  avais  beau 
le  s(uqi(;imiier  d'avoir  tout  découvert ,  je  ne  concevais  pas  ciiminent  il 
avait  pu  porter  le  duc  de  Leinie  à  me  tiaiter  si  cruellement.  Tanti'it  je 
m'imaginais  (pie  c'était  à  l'iusu  de  Sou  Kxcellcnc(!  (pii' j'avais  (;té  arrêté, 
el  t;uil()l  je  pensais  que  c'était  elle-nièine  (|iii,  pour  (pielqne  raison  poli- 
li(|iie,  m'avait  fait  emprisonner,  ainsi  que  les  ministres  en  usent  qiielipie- 
fojs  avec  leurs  favoris. 

J'élais  vivement  agité  de  mes  diverses  conjectures,  (juand  la  clarté  du 


lOG 


GIL  BLAS. 


jour,  perçaut  au  Iravers  d'une  petile  fenêtre  ijrillée,  vint  olfrirà  ma  vue 
toute  riiôrreur  ilu  lieu  où  je  me  trouvais.  Je  m'aflligeai  alors  sans  modé- 
ration, et  mes  yc.ix  devinrent  deux  sources  de  larmes  que  le  souvenir  de 
ma  pros|iérilé  rendait  intarissables.  Pendant  ([ue  je  m'abandonnais  ,i  ma 
douleur,  il  vint  dans  mon  cachot  un  guichetier  i|ui  m'a])|iorlait  uu  pain  et 
une  crnclie  d'eau  pour  ma  journée.  Il  me  regarda,  et,  rcmar(|uant  que 
j'avais  le  visage  liaigué  de  pleurs,  tout  guichetier  qu'il  était,  il  sentit  uu 
mouvement  de  pitié.  Seigneur  prisonnier,  me  dit-il,  ne  vous  désespéiez 
point;  il  ne  faut  pas  être  si  sensible  aux  traverses  de  la  vie.  Vous  êtes 
leuue  ;  après  ce  temps-ri,  vous  en  verrez  un  autre.  En  attendant,  mangez 
de  lionne  grâce  le  pain  du  roi. 

Mon  consolateur  sortit  en  achevant  ces  paroles,  auxquelles  je  ne  répon- 
dis que  par  des  plaintes  et  des  gémissements  ;  et  j'employai  tout  le  jour 
à  maudir  mon  étoile,  sans  songer  à  faire  honneur  à  mes  provisions,  qui, 
dans  l'état  où  j'étais,  me  semblaient  moins  un  présent  du  roi  qu'un  effet 
de  sa  colère,  puisqu'elles  servaient  jilutôl  à  prolonger  qu'à  soulager  les 
peines  des  malheureux. 

La  nuit  vint  [lendant  ce  temps-là,  et  bientôt  un  grand  bruit  de  clefs 
attira  mon  attention.  La  porte  de  mon  cachot  s'ouvrit,  et  bientôt  après  il 
entra  un  homme  qui  portait  une  bougie.  Il  s'approcha  de  moi,  et  me  dit  : 
Sei£;neur  Gil  Blas.vous  voyez  un  de  vos  ancums  amis.  Je  suis  ce  don  André 
deTordesilIas(iHi  demeurait  avec  vous  à  Grenade,  et  qui  était  gentilhomme 
de  raichcvjque  dans  le  temps  que  vous  possédiez  les  bonnes  grâces  de  ce 
prélat.  Vous  le  priâtes,  s'il  vous  on  souvient,  d'employer  son  crédit  pour 
moi,  et  il  me  lit  nommer  pour  aller  remplir  un  emploi  au  Mexique.  Mais, 
au  lieu  de  m'embarqiier  pour  les  Indes,  je  m'arrêtai  au  château  d'Alicante. 
J'y  éjioiisai  la  lille  du  capitaine  du  château,  et,  par  une  suite  d'aventures 
dont  je  vous  ferai  tantôt  le  récit,  je  suis  devenu  le  châtelain  de  la  tour 
de  Ségovie.  Ci  st  un  bonheur  )(our  vous,  continua-t-il,  de  rencontrer, 
dans  un  homme  chargé  de  vous  maltraiter,  un  ami  qui  n'épargnera  rien 
pour  adoucir  la  rii^ueurde  votre  prison.  Il  m'est  expressément  ordonné  de 
ne  vuus  laisser  parler  à  ]ici-sonne,  de  vous  faire  coucher  sur  la  paille,  et 
de  ne  vuus  donner  jtour  toute  nourriture  que  du  pain  et  de  l'eau.  Mais, 
outre  (|ue  j'ai  trop  d'humanité  pour  ne  pas  compatir  à  vos  maux  ,  vous' 
m'avez  rendu  service,  et  ma  reconnaissance  l'emporte  sur  les  ordres  que 
j'ai  iiçus.  Loin  de  servir  d  instrument  à  la  cruauté  qu'on  veut  exercer 
sur  vuus,  je  prétends  vous  traiter  le  mieu.x  qu'il  me  sera  possible.  Levez- 
vous,  et  venez  avec  moi. 

Quoi(pie  le  seigneur  clwtelain  méritât  bien  quelques  remercîments, 
mes  esprits  étaient  si  troublés  que  je  ne  [lUs  lui  répondre  un  seul  mot.  Je 
ne  laissai  pas  de  le  suivre,  il  me  Dt  traverser  une  cour  et  monter  par  un 
escalier  fort  étroit  à  une  petite  chambre  qui  était  tout  au  haut  de  la  tour. 
Je  ne  fus  pas  peu  sur|)ris,  en  entrant  dans  cotte  chambre,  de  voir  sur 
une  table  deux  chandelles  qui  brûlaient  dans  des  flambeaux  de  cuivre,  et 
deux  couverts  assez  propres.^ans  un  moment,  me  dit  Tordesillas,  on  va 
VOU.S  apporter  à  manger;  nous  allons  souper  ici  tous  deux.  C'est  ce  réduit 
que  je  vousai  destine  pour  logement;  vous  v  serez  mieux  que  dans  votre 
ca-cliot.  Vous  verrez  de  voire  fenêtre  les  bords  fleuris  de  l'Erêma,  et  la 
vallée  délicieuse  qui,  du  pied  des  montagnes  qui  séparent  les  deux  Cas- 
tilles,  s'étend  jusqu'à  Coca.  Je  nu  duMljV  pas  (|ue  d  abord  vous  ne  sovcz 
peu  sensible  à  une  si  belle  vue;  mais  quand  le  temps  aura  fait  succécler 
une  douce  mélancolie  à  la  vivacité  de  votre  douleur,  vous  prendrez  plai- 
sir à  promener  vos  regards  sur  des  objets  si  agréables.  Outre  cela,  comp- 
tez que  le  linge  et  les  autres  choses  (('ui  sont  uécessaiies.'à  un  homme  qui 
aime  la  iiropreté  ne  vous  manqueront  pas.  De  plus,  vou>  serez  bien  cou- 
ché, bien  nourri,  et  je  vous  fournirai  des  livres  tant  que  vous  en  voudrez; 
eu  un  mol,  tous  les  agréments  qu'un  prisonnier  peut  avoir. 

A  des  offres  .si  obligfautes,  je  me  sentis  un  peu  soulagé.  Je  pris  cou- 
rage, (t  rendis  mille  grâces  à  mon  geôlier.  Je  lui  dis  qu'il  me  rappelait  à 
la  vie  par  son  procédé  généreux,  et  (pie  je  souliaitais  de  me  retrouver  en 
elal  de  lui  en  tenioignerma  reconnaissance.  Lh  :  pourquoi  ne  vous  v  retrou- 
veriez vous  pas?  me  répondit-il.  Croyez-vous  avoir  perdu  pour  janwis  la 
liberté  '.'  Si  vous  vous  imaginez  cela,  vous  êtes  dans  l'erreur,  et  j  ose  vous 
assurer  que  vous  en  serez  (|uilte  jiour  quelques  mois  de  i^rison.  (lue  dite.s- 
yous,  seigneur  don  André?  m'écriai-je.  Il  semble  que  vous  sachiez  le  su- 
jet de  mon  infortune.  Je  vous  avouerai,  repartit-il,  que  je  ne  l'ignore  pas. 
Lalguazil  qui  vous  a  conduit  ici  m'a  confié  ce  secret,  que  je  puis  vous 
révéler,  il  m'a  dit  que  le  roi.  informé  que  vous  aviez  la  nuit,  le  comte 
de  Leinos  et  vous,  mené  le  prince  d'Espagne  chez  une  dame  suspecte,  ve- 
nait, pour  vous  en  punir,  d'exiler  le  comte,  et  vous  envoyait,  vous,  à  la 
tour  de  Segovie,  jiour  y  être  traité  avec  toute  la  rigueur  que  vous  avez 
éprouvée  depuis  (|ue  vous  y  êtes.  Comment,  lui  dis-'je,  cela  est-il  venu  à 
la  connaissance  du  roi?  c'est  particulièrement  de  cette  circonstance  que 
.]o  voudrais  être  instruit.  Et  c'est,  répondit  il,  ce  que  l'alguazil  ne  m'a 
loint  appris,  ot  ce  qu'apparemment  il  ne  sait  pas  lui-même. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation,  plusieurs  v.ijcl.s  qui  apportaient 
notre  souper  entrèrent  Ils  mirent  sur  la  talile  du  pain,  deux  lasses  deux 
boulPillcs,  et  trois  grands  plats,  dans  l'un  desquels  il  y  avait  un  civet  de 
lièvre  avec  beaucou|)  doignon,  d'huile  et  de  safran  ;  dans  l'autre,  une 
(lUa  rodiiJa.  et  dans  le  troisième  un  dindonneau  sur  une  marmelade  de 


.         ■  _    .-.     ....  ,., u,,.v  ui>  uiiiov-iitii^ii II  c»«i    mu.  iiuii  1111. mue  ut 

hercngcna.  Lorsque  Tordesillas  vil  (|ue  nous  avions  tout  ce  qu'il  nous  fal- 
lait. Il  renvoya  ses  domestiiiues,  ne  voulant  pas  qu'ils  entendissent  noire 
enlrelicii.  Il  lerma  la  porte,  et  nous  nous  assîmes  tous  deux  vis-à-vis  l'un 
Ile  I  autre.  (.ouMucnçons,  me  dit-il,  par  le  plus  pressé;  vous  devez  avoir 
ijon  aji|ietit  après  deux  jours  de  diète.  En  parlant  de  cette  sorte,  il  char- 


gea mon  assiette  de  viande.  Il  s'imaginait  servir  un  affamé,  et  il  avait  ef- 
fectivement sujet  de  penser  que  j'allais  m'empiffrer  de  ses  ragoûts  :  néan- 
moins, je  trompai  son  attente.  Quelque  besoin  que  j'eusse  de  manger,  les 
morceaux  me  restaient  dans  la  bouche,  tant  j'avais  le  cœur  serré  de  ma 
condition  présente.  Pour  écarter  de  mon  esprit  les  images  cruelles  ipii  ve- 
naient sans  cesse  m'aliîiger,  mon  châtelain  avait  beau  m'exciler  .i  boire 
et  me  vanter  rexcellence  de  son  vin  ;  m'eùt-il  donné  du  nectar,  je  l'aurais 
alors  bu  sans  plaisir.  Il  s'en  aperçut,  et,  s'y  prenant  d'une  autre  façon, 
il  se  mit  à  mo  conter  d'un  stvie  égayé  l'histoire  de  son  mariage;  il  y  réus- 
sit encore  moins  par  là.  J'écoutai  son  récit  avec  tant  de  distraction,  que 
je  n'aurais  pu  dire,  lorsqu'il  eut  tini,  ce  qu'il  venait  de  me  raconter.  Il 
jugea  bien  qu'il  entreprenait  trop  de  vouloir  ce  soir-là  faire  quelque  di- 
version à  meschogrins ,  Il  se  leva  de  table  après  avoir  achevé  desonper,  et  me 
dit  :  Seigneurde  Santillane,  je  vais  vous  laisser  reposer,  ou  plutôt  rêver  en 
liberté  à  votre  malheur  ;  mais  je  vous  le  répète,  il  ne  sera  pas  de  longue 
durée.  Le  roi  est  bon  naturellement  ;  quand  sa  colère  sera  passée  el  qu'il 
se  représentera  la  situation  déplorable  où  il  croit  que  vous  êtes,  vous  lui 
jiaraitrez  assez  puni.  A  ces  mots,  le  seigneur  châtelain  descendit,  et  fit 
monter  ses  valets  pour  desservir.  Us  enqidrléront  jus(|u'aux  Ihimbeaux, 
et  je  me  couchai  à  la  sombre  clarté  d'une  lampe  qui  était  attachée  au  mur. 


CHAPITRE  V. 

Des  icllcxions  qu'il  lil  celle  nuit  avant  iiue  de  s'endormir,  et  du  liniil  qui  le  réveilLi. 


Je  passai  doux  heures  pour  le  moins  à  réfléchir  sur  ce  que  Tordesillas 
m'avait  ajipris.  Je  suis  donc  ici,  disais-je,  pour  avoir  contribué  nu  plaisir 
delhérilier  de  la  couronne!  Quelle  imprudence,  aussi,  d'avoir  rendu  de 
pareils  services  à  un  prince  si  ieune  !  car  c'est  sa  grande  jeunesse  qui  fait 
tout  mon  crime  ;  s'il  était  dans  un  âge  plus  avancé,  le  roi  peut-être  n'au- 
rait fait  que  rire  de  ce  qui  l'a  si  fort  irrité.  Mais  (pii  peut  avoir  donné  un 
scnililable  avis  à  ce  monarque,  sans  appréhender  le  ressentiment  du 
prince  ni  celui  du  duc  de  Lerme?  Ce  ministre  voudra  venger  sans  doute  le 
comte  de  Lomos,  son  neveu.  Comment  le  roi  a-t-il  découvert  cela?  c'est 
ce  que  je  no  comprends  point 

J'en  revenais  toujours  I;i.  L'idée  pourtant  la  plus  affligeante  pour  moi, 
celle  cpii  me  désespérait,  et  dont  mon  esprit  ne  pouvait  se  détacher,  c'était 
le  jiillage  auquel  je  m'imaginais  bion  que  tous  mes  efl'cts  avaient  été  ahan- 
d(niués.  Mon  cher  coffre-fort,  m'écriai-je,  où  élcs-vous  ?  mes  chères  ri- 
chesses, qu'èles-vous  devenues?  dans  quelles  mains  êtcs-vous  tombées? 
Hélas  !  je  vous  ai  perdues  en  moins  de  temps  encore  que  je  ne  vous  avais 
gagnées  !  Je  me  peignais  le  désordre  qui  devait  régner  dans  ma  maison,  et 
je  faisais  sur  ce  a  des  réflexions  toutes  plus  tristes  les  nues  que  les  autres. 
La  confusion  de  tant  de  pensées  me  jeta  dans  un  accablement  qui  me  de- 
vint favorable  ;  le  sommeil,  qui  m'avait  fui  la  nuit  précédente,  vint  ré- 
pandre sur  moi  ses  pavots.  La  bonté  du  lit.  la  fatigue  k|ue  j'avais  soufferte, 
ainsi  que  la  fumée  des  viandes  et  du  vin,  y  contribuèrent  aussi.  Je  m'en- 
dormis profondément;  el,  selon  toutes  les  apparences,  le  jour  m'aurait 
surpris  dans  cet  étal,  si  je  n'eusse  été  réveillé  tout  à  coup  par  un  bruit 
assez  extraordinaire  dans  les  prisons  :  j'entendis  le  son  d'une  guitare  et  la 
voix  d'un  homme  eu  même  temps.  J'écoute  avec  atlenlion,  je  n'entends 
plus  rien  ,  je  crois  que  c'est  un  songe.  Mais  un  instant  après,  mon  oreille 
l'ut  frappée  du  son  du  même  instrument,  et  de  la  même  voi.x,  qui  chan- 
fait  les  vers  suivants  : 

Ay  de  mi?  un  anno  felicc 
Parecc  un  Sdp'o  liK'TO; 
Pei'ùsni  diclia  lui  in^tanle 
lis  un  siglo  de  turinenio. 

Ce  couplet,  qui  paraissait  avoir  été  fait  exprés  pour  moi,  irrita  mes  en- 
nuis. Je  n'éprouve  que  trop,  disais-je,  la  vérité  de  ces  paroles;  il  me 
semble  que  le  temps  de  mon  bonheur  s'est  écoulé  bien  vite,  et  ipi'il  y  a 
déjà  un  siècle  que  je  suis  tn  prison.  Je  me  replongeai  dans  une  afl'ieuse 
rêverie,  et  je  recommençai  à  me  désoler  comme  si  j'y  eusse  pris  plaisir. 
Mes  lamentations  linireni  avec  la  nuit,  rt  les  premiers  rayons  du  soleil 
dont  ma  chambre  fut  éclairée  calmèrent  un  peu  mes  inquiétudes.  Je  me 
levai  pour  aller  ouvrir  ma  fenêtre  et  donner  de  l'air  à  ma  chambre.  Je 
resardai  dans  la  campagne,  dont  je  me  souvins  que  le  seigneur  châtelain 
m'avait  fait  une  belle  description.  Je  ne  trouvai  pas  de  iiuoi  justilier  ce 
qu'il  m'en  avait  dit;  l'Erêma,  que  je  croyais  an  moins  égal  au  Tage,  ne 
mo  parut  qu'un  rui>si'au.L'(irtio.seuie  et  lechardon  paraient  ses  éord.* /Jeu- 
ris,  et  la  prétendue  valli'c  délicieuse  n'offrit  à  ma  vue  que  dfs  terres  dont 
la  plupart  l'iaient  innilles.  Apparemment  que  je  n'en  étais  ]ias  encore  à 
celle  douce  mélancolie  qui  devait  me  faire  voir  les  choses  autrement  que 
je  ne  les  voyais  alors. 

Je  commençai  à  m'habiller,  cl  déjà  j'étais  à  demi  velu,  quand  Tordesil- 
las arriva  suivi  d'une  vieille  servante  qui  m'appoilait  des  chemises  et  des 
serviettes.  Seigneur  iiW  Hlas,  me  dit-il,  voici  du  linge;  ne  le  ménagez 
pas.  J'aurai  soiu  que  vous  en  ayez  toujours  de  reste.  Eh  bien,  ajoula-t-il, 


GIL  BLAS. 


^07 


comment  avez-vous  passé  la  nuit  ?  le  sommeil  a-t-il  suspendu  vos  peines 
pour  quelques  moments  7  Je  dormirais  peut-être  encore,  lui  rcpeadis-je, 
si  je  n'eusse  pas  été  réveillé  par  une  voix  accompagnée  d'une  guitare.  Le 
cavalier  qui  a  Iroublé  votre  repos,  reprit-il,  est  un  prisonnier  d'Etat  qui 
a  sa  chambre  à  cô|é  de  la  vôtre.  H  est  chevalier  de  l'ordre  militaire  de 
Calatrava,  et  il  a  une  figure  tout  aimable  ;  il  s'appelle  don  Gaston  de  Co- 
gollos.  Vous  pourrez  vous  voir  tens  deux  et  manger  ensemble:  vous 
trouverez  une  consolation  mutuelle  dans  vos  entretiens  ;  vous  serez  l'un 
à  l'autre  d'un  grand  agrément.  Je  témoignai  à  don  André  que  j'étais  très- 
sensible  à  la  permission  qu'iUme  tonnait  d'unir  ma  douleur  avec  celle  de 
ce  cavalier  ;  et,  comme  je  marquais  quelque  impatience  de  connaître  ce 
compagnon  de  malheur,  notre  obligeant  châtelain  me  procura  cette  satis- 
faction dés  ce  jour-là  même.  Il  me  fît  dlucr  avec  don  Gaston,  qui  me  sur- 
prit par  sa  bonne  mine  et  par  sa  beauté.  Jugez  quel  homme  ce  devait 
être  pour  éblouir  des  yeux  accoutumés  à  voir  la  plus  brillante  jeunesse  de 
la  cour.  Imaginez-vous  un  homme  fait  à  plaisir,'  un  de  ces  héros  de  ro- 
mans qui  n'avaient  qu'à  se  montrer  pour  causer  des  insofnnies  aux  prin- 
cesses. Ajoutons  à  cela  que  la  nature,  qui  mêle  ordinairement  ses  dons, 
avait  doué  CogoUos  de  beaucoup  d'esprit  et  de  valeur.  C'était  un  cavalier 
parfait. 

Si  ce  cavalier  me  charma,  j'eus  de  mon  côté  le  bonheur  de  ne  pas  lui 
déplaire.  Il  ne  chanta  plus  la  nuit,  de  peur  de  m'incommoder,  quelques 
prières  que  je  lui  fisse  de  ne  se  pas  contraindre  pour  moi.  Une  liaison  est 
bientôt  formée  entre  deux  personnes  qu'un  mauvais  sort  (rpprime;  une 
tendre  amitié  suivit  de  prés  notre  connaissance,  et  devint  pins  forte  de 
jour  en  jour.  La  liberté  que  nous  avions  de  nous  parler  quand  il  nous 
plaisait  nous  fut  très-utile,  puisque,  par  nos  conversations,  nous  nous  ai- 
dions réciproquement  tous  deux  à  prendre  noire  mal  en  patience. 

Une  aprés-dinée,  j'entrai  dans  sa  chambre  comme  il  se  dis|)0sait  à  jouer 
de  la  guitare.  Pour  l'écouter  plus  commodément,  je  m'assis  sur  une  sel- 
lette qu'il  y  avait  là  pour  tout  siège;  et  lui,  s'élant  mis  sur  le  pied  de  son 
lit,  il  joua  un  air  fort  touchant,  et  chaula  dessus  des  paroles  qui  e.xpri- 
maieut  le  désespoir  où  la  cruauté  d'une  dame  réduisait  un  amant.  Lors- 
qu'il les  eut  chantées,  je  lui  dis  en  souriant  :  Seigneur  chevalier,  voilà 
des  vers  que  vous  ne  serez  jamais  obligé  d'emplovor  dans  vos  galanteries  ; 
vous  n'êtes  pas  fait  pour  trouver  des  femmes  cruelles.  Vous  avez  trop 
boime  opinion  de  moi,  me  répoudit-il  ;  j'ai  composé  pour  mon  compte  les 
ver* que  vous  venez  d'entendre,  pour  amollir  un  cœur  que  je  noyais  de 
diamant,  pour  attendrir  une  dame  qui  me  traitait  avec  une  extrême  ri- 
gueur. 11  faut  que  je  vous  fasse  le  récit  de  celte  histoire  ;  vous  apprendrez 
en  même  temps  celle  de  mes  malheurs. 


CEAPITllE  VI. 


Histoire  de  (lou  Casloa  de  CogoUos,  et  de  doua  Helcna  de  Galistco. 


Il  y  aura  bientôt  quatre  ans  que  je  partis  de  Madrid  pour  aller  à  Coria 
voir  dona  Eléonor  de  Laxarilla,  ma  tante,  qui  est  une  des  plus  riches 
douairières  de  la  Caslille-Vieille,et  c|ui  n'a  point  d'autre  héritier  que  moi. 
Je  fus  à  peine  arrivé  chez  elle,  que  l'amour  y  vint  troubler  mon  repos. 
Elle  me  donna  un  appartement  dont  les  fenêtres  faisaient  face  aux  jalou- 
sies d'une  dame  qui  demeurait  vis-a-vis,  et  que  je  pouvais  facilement  re- 
marquer, tant  SCS  grilles  étaient  peu  serrées  et  la  rue  étroite.  Je  ne  négli- 
geai pas  cette  possiliiliié,  et  je  trouvai  ma  voisine  si  bille,  que  j'en  fus 
d'abord  enchanté.  Je  lui  marquai  aussitôt  par  des  œillades  si  vives,  qu'il 
n'y  avait  pas  à  s'y  méprendre.  Elle  s'en  aperçut  bien,  mais  elle  n'était 
pas  tille  à  faire  trophée  d'une  pareille  observation,  et  encore  moins  à  ré- 
pondre à  mes  minaudeiies. 

Je  voulus  savoir  le  nom  de  celte  dangereuîte  personne  qui  troublait  si 
promplenunl  les  ceurs.  J'appris  qu'on  la  nommait  dona  lielena,  qu'elle 
était  fille  unique  de  don  Georges  de  Galisleo,  qui  possédait  à  quelques 
lieues  de  Goria  un  fief  dominant  d'un  revenu  considérable;  i|u'il  se  pré- 
sentait souvi  nt  des  I  artis  pour  elle,  mais  que  son  jiere  les  rejetait  tous, 
parce  qu'il  était  dans  le  dessein  de  la  marier  à  don  Augustin  de  Olighcra, 
son  neveu,  qui,  en  aliendaiil  ce  nlariage,  avait  la  liberté  de  voir  et  d'en- 
tretenir tous  les  jours  sa  cousine.  Cela  ne  me  découragea  point.  Au  con- 
traire, j'en  devins  plus  amoureux,  cl  l'orgueilleux  plaisir  de  supplaulcr 
uu  lival  aimé  m'excita  [leul-être  encore  plus  que  mon  amour  à  pousser 
ma  pointe.  Je  continuai  donc  de  lancer  à  mon  Hélène  des  regards  enllam- 
més.  J'en  adressai  aussi  à  Félicia,  sa  suivante,  comme  pour  implorer  son 
secours.  Je  fis  même  parler  mes  doigts.  Mais  ces  galanteries  furent  inuti- 
les; je  ne  lirai  pas  plus  de  raisons  de  In  soubrette  (|ue  de  la  maîtresse: 
elles  (ireut  toutes  deux  les  cruelles  cl  les  inaccessibles. 

Puisqu'elles  refusaient  de  répendre  au  langage  de  mes  yeux,  j'eus  re- 
cours à  d  autres  iulerpréles.  Je  mis  des  gens  en  campagne  |iour  déterrer 
les  connaissances  (pie  l'élicia  pouvait  avoir  dans  la  ville.  Ils  découvrirent 
qn  une  vieille  dame,  appelée  ïhéodora  ,  êtiiit  sa  meilleure  amie,  et 
qu'elles  se  voyaient  fort  souvent.  Ilavi  de  cette  découverte,  j'allai  moi- 
même  irourer  Théodora,  que  j'engageai  par  des  présents  à  lue  servir. 


Elle  prit  parti  )iour  moi,  promit  de  me  ménager  chez  elle  un  entretien 
secret  avec  son  amie,  et  tiul  sa  promesse  dés  le  lendemain. 

Je  cesse  d'être  malheureux,  dis-je  à  Félicia,  puisque  mes  peines  ont 
excité  votre  pitié.  Q|ue  ne  dois  je  point  à  votre  amie  de  vous  avoir  dis- 
]osée  à  m'accorder  la  satisfaction  de  vous  entretenir!  Seigneur,  me  ré- 
pondit-elle, 'fhéodora  peut  tout  sur  moi.  Elle  m'a  mise  dans  vos  inté- 
rêts; et,  si  je  pouvais  l'aire  votre  bonheur,  vous  seriez  bientôt  au  comble 
de  vos  vœux  ;  mais,  avec  toute  ma  bonne  volonté,  je  ne  sais  si  je  vous 
serai  d'un  grand  secours.  Il  ne  faut  point  vous  llaller  ;  vous  n'avez  jamais 
formé  d'entreprise  plus  difficile.  Vous  aimez  une  dame  prévenue  pour 
un  autre  cavalier,  et  quelle  dame  encore  !  une  dame  si  fière  et  si  dissi- 
mulée, que  si,  par  votre  constance  et  par  vos  soins,  vous  parvenez  à  lui 
arracher  des  soupirs,  ne  pensez  pas  que  sa  fierté  vous  donne  le  plaisir 
de  les  entendre.  Ah!  ma  chère  Félicia,  m'écriai-je avec  douleur,  pourquoi 
me  faites  vous  connaître  tous  les  obstacles  que  j'ai  à  surmonter?  Ce  dé- 
tail m'assassine.  ïrompez-mni  plutôt  que  de  me  désespérer.  A  ces  mots, 
je  pris  une  de  ses  mains,  je  la  pressai  entre  les  miennes,  et  lui  mis  au 
doigt  un  diamant  de  trois  cents  pisloles,  en  lui  disant  des  choses  si  tou- 
chantes, que  je  la  lis  pleurer. 

Elle  était  trop  émue  de  mon  discours  et  trop  contente  de  mes  ma- 
nières, itonr  me  laisser  sans  consolation.  Elle  aplanit  un  peu  les  diffi- 
cultés. Seigneur,  me  dit-elle,  ce  que  je  viens  de  vous  représenter  ne  doit 
pas  vous  ô'ter  toute  espérance.  Votre  rival,  il  est  vrai,  n'est  pas  haï.  Il 
vient  an  logis  librement  voir  sa  cousine,  il  lui  parle  quand  il  lui  plait, 
et  c'est  ee  qui  vous  est  favorable.  L'habitude  où  ils  sont  tous  deux  dctre 
ensemble  tous  les  jours  rend  leur  commerce  un  peu  langnis-anl.  Ils  me 
paraissent  se  quitter  sans  peine  et  se  revoir  sans  plaisir.  On  dirait  qu'ils 
sont  déjà  maries.  En  uu  mot,  je  ne  vois  point  que  ma  maîtresse  ait  nue 
passion  violente  pour  don  Augustin.  D'ailleurs  il  y  a  entre  vous  et  lui, 
pour  les  qualités  personnelles,  une  différence  qui  ne  doit  pas  être  inuti^ 
lemenl  remarquée  par  une  UUeaussidélicate  que  dona  lielena.  Ne  perdez 
donc  pas  courage  ;  continuez  vos  galanteries  ;  je  ne  laisserai  pas  echajqier 
une  occasion  de  faire  valoir  à  ma  maîtresse  tout  ce  que  vous  ferez  pour 
lui  plaire.  Elle  aura  beau  se  déguiser,  à  travers  sa  dissimulation  je  démê- 
lerai bien  ses  sentiments. 

Nous  nous  séparâmes,  Félicia  et  moi,  fort  satisfaits  1  un  de  1  autre, 
après  cette  conversation.  Je  m'apprêtai,  sur  nouveaux  frais,  à  lorgner  la 
fille  de  don  Georges;  je  la  régalai  d'une  sérénade  dans  laquelle  je  fis 
chanter  par  une  liellc  voix  les  vers  que  vous  venez  d'entendre.  Apres  le 
concert,  la  suivante,  pour  sonder  sa  maîtresse,  lui  demanda  si  elle  s  é- 
tait  divertie.  La  voix,  dit  dona  lielena,  m'a  fait  jilaisir.  Et  les  paroles 
qu'elle  a  chantées,  répliqua  la  soubrette,  ne  sont- elles  pas  fort  tou- 
chantes? C'est  à  quoi,  repartit  la  dame,  je  n'ai  fait  aucune  attention.  Je 
ne  me  suis  attachée  qu'au  chant;  je  n'ai  nullement  pris  garde  aux  vers, 
ni  ne  me  soucie  guère  de  savoir  qui  m'a  donné  cette  sérénade.  Sur  ce 
pied- là,  s'écria  la  suivante,  le  pauvre  don  Gaston  de  Cogollos  est  tres- 
éloigné  de  son  compte,  et  bien  fou  de  passer  son  temps  à  regarder  nos 
jalousies.  Ce  n'est  peut-être  pis  lui,  dit  la  maîtresse  d'un  air  froid,  c  est 
quelque  autre  cavalier  qui  vient,  par  ce  concert,  de  me  déclarer  sa  pas- 
sion ;  vous  êtes  dans  l'erreur.  Pardonnez-moi,  répondit  Felicia  cestdon 
tîaston  lui-même,  i  telles  enseignes  qu'il  m'a  ce  matin  abordée  dans  la 
rue  ;  il  m'a  même  priée  de  vousilire  de  sa  part  qu'il  vous  adore,  maigre 
les  rigueurs  dont  vous  payez  son  amour;  et  qu'enfin  il  s  estimerait  le 
plus  heureux  de  tous  les  hommes  si  vous  lui  permettiez  de  vous  marquer 
sa  tendresse  par  des  soins  et  par  des  l'êtes  galantes.  Ces  discours,  pour- 
suivit-elle, vous  prouvent  assez  (|uc  je  ne  me  trompe  pas. 

La  fille  de  don  Georges  changea  tout  à  coup  de  visage,  et,  regardant  sa 
suivante  d'un  air  sévère.  Vous  auriez  bien  pu,  lui  dit-elle,  vous  passer 
de  me  rapporter  cet  impertinent  entretien.  Qu'il  ne  vous  arrive  pins,  s  il 
vous  plaît,  de  me  faire  de  pareils  rapports  ;  et  si  ce  jeune  téméraire  ose 
encore  vous  parler,  je  vous  ordonne  de  lui  dire  qu'il  s'adresse  a  une  per- 
sonne qui  fasse  plusde  cas  de  ses  galanteries,  et  qu  il  choisisse  un  plu.s 
honnête  passe-temps  que  celui  d'être  toute  la  joui  née  a  ses  fenêtres  a 
observer  ce  que  je  fais  dans  mou  appartement. 

Tout  cela  me  fut  fidèlement  détaillé  dans  une  seconde  entrevue,  par 
Félicia,  qui,  prétendant  ipiil  ne  fallait  pas  (u-endre  au  pied  de  la  lettre  les 
paroles  de  sa  maîtresse,  voulait  me  persuader  que  mes  ..Ifaires  allaient 
le  mieux  du  monde.  Pour  moi,  qui  n'y  entendais  pas  finesse,  <l  qui  ne 
croyais  pas  (lu'on  pût  explicpier  le  texte  en  ma  faveur,  le  me  de  lais  des 
commentaires  qu'elle  me  faisait.  Elle  se  moqua  de  nia  défiance,  dem.inda 
du  papier  et  de  l'encre  à  son  amie,  et  me  dit  :  Seigneur  chevalier,  écri- 
vez tout  à  l'heure  à  dona  lielena  en  amant  désespère.  Peignez-lm  vive- 
ment vos  souffrauces.  et  surtout  plaignez-vous  de  la  défense  qu  elle  vous 
fait  de  paraître  à  vos  fenêtres.  Promettez  d'obéir,  mais  assurez  nu  il  vous 
en  coûtera  la  vie.  Tournez-moi  cela  comme  vous  le  savez  si  luen  taire, 
vous  autres  cavaliers,  cl  je  me  charge  du  reste.  J'espère  que  1  événement 
fera  \A\ia  d'honneur  que  vous  n'en  faites  à  ma  pénétration. 

J'aurais  été  le  premier  amant  qui,  trouvant  une  si  belle  occasion  d'é- 
crire A  sa  maîtresse,  n'en  ei'iipas  profité.  Je  composai  une  lettre  des 
nlus  pathétiques.  Avant  que  de  la  plier,  je  la  montrai  a  Felicia,  qui  sou- 
rit après  l'avoir  lue,  el  me  dit  que  si  les  femmes  savaient  1  art  d  ente  er 
les  hommes,  en  récompense  les  hommes  n'iguoiaieul  pas  celui  d  enjoler 
les  frmuics.  La  soubrtlle  prit  mon  billet,  en  m  assurant  qu  il  ne  tiendrait 
pas  à  clic  qu'il  ue  produisit  un  bon  effet;  puis,  m  ayant  rccommaude 


108 


GIL  BLAS. 


d'avoir  soin  que  mes  fenêtres  fussent  fcimties  peudaul  quelques  jours, 
elle  retourna  chez  don  Georges. 

Madame,  dit-elle  en  arrivant  A  dona  Helena,  j'ai  rencontré  don  Gaston. 
Il  n'a  pas  manqué  de  venir  à  moi,  et  de  vouli;ir  me  tenir  des  discours 
flatteurs.  Il  m'a  demandé  d'une  voix  tremlilantc,  et  comme  un  coupable 
qui  attend  son  arrêt,  si  je  vous  avais  parlé  de  sa  part.  Alors,  prompte  à 
exccuter  vos  ordres,  je  lui  ai  coupé  brusquement  la  parole,  .le  me  suis 
déchaînée  contre  lui,  je  l'ai  chargé  d'injures .  et  laissé  dans  la  rue, 
étourdi  de  ma  pétulance.  Je  suis  ravie,  reprit  dona  llelena,  que  vous 
m'ayez  déharrassée  de  cet  importun  ;  mais  il  n'était  pas  nécessaire  de  lui 
parier  brutalement,  il  faut  toujours  qu'une  lille  ait  de  la  douceur.  Ma- 
dame, réplinua  la  suivante,  on  ne  se  défait  pas  d'un  amant  passionné 
par  des  paroles  prononcées  d'un  air  doux:  ou  n'en  vient  pas  même  tou- 
jours à  bout  par  des  fureurs  et  des  emportements.  Don  Gaston,  par 
exemple,  ne  s'est  pas  rebuté.  Après  l'avoir  accablé  d'injures,  comme  je 
vous  lai  dit,  j'ai  été  chez  votre  parente,  ou  vous  m'avez  envoyée.  Cette 
dame,  par  malheur,  m'a  retenue  trop  longtemps  ;  je  dis  trop  longtemps, 
puisqu'en  revenant  j'ai  retrouvé  mon  homme.  Je  ne  m'attendais  plus  à  le 


revoir.  Sa  vue  m'a  troublée,  mais  ii  troublée,  (jue  ma  langue,  qui  ne  me 
manque  jamais  dans  l'orrasion,  n'a.pu  me  fournir  une  parole.  Pendant  ce 
temps-là,  qu'a-t-il  fait'.'  Il  a  profité  de  mon  .silence,  ou  plutôt  de  mon 
desordre  :  il  m'a  glissé  dans  la  main  un  papier  que  j'ai  gardé  sans  savoir 
ce  que  je  faisais,  et  il  a  disparu  dans  le  moment. 

En  parlant  ainsi,  elle  lira  de  .son  sein  une  lettre,  qu'i'lle  remit  tout  en 
badinant  ,i  sa  maîtresse,  qui,  l'ayant  pri.e  comme  pour  s'en  divertir,  la 
lut  i  bon  compte,  et  fit  ensuite  la  réservée.  Eu  vérité,  Féliria,  dit-elle 
d'un  air  .sérieux  ;i  sa  suivante,  vous  êtes  une  étourdie,  une  folle,  d'avoir 
reçu  re  billet.  Que  peut  i.enser  de  cela  don  Gaston,  et  qu'en  dois-ie  croire 
moi-nième?  Vous  \\v  (lnnnez  lieu,  par  votre  conduite,  de  me  défier  de 


TO  re  lidelite,  et  a  lui  de  me  soupçonner  d'être  sensible  à  sa  passion 
Jlelas  !  peut-être  s'imagine-l-il  en  cet  instant  que  je  lis  et  relis  avec  plai- 
sir les  caractères  qu'il  a  tracés  ;  voyez  à  quelle  honte  vous  exposez  ma 
ncric.  0I\!  que  non,  inadanic,  lui  répondit  la  soubrette,  il  ne  saurait 
avoir  cette  iicnsee;  et,  supposé  qu'il  l'eût,  il  ne  l'aura  pas  longtemps.  Je 
ni  dirai,  a  l,i  preniicrc  vue,  que  je  vous  ai  montré  sa  lettre",  nue  vous 
I  avez  regardée  d  un  air  glacé,  et  qu'enfin,  sans  la  lire,  vous  l'.ivez  dé- 


chirée avec  un  mépris  froid.  Vous  pourrez  hardiment,  reprit  dona  lle- 
lena, lui  jurer  que  je  ne  l'ai  jioint  lue.  Je  serais  bien  embarrassée  s'il  me 
fallait  seulement  en  dire  deux  paroles.  La  fille  de  don  Georges  ne  se  con- 
tenta pas  de  parler  de  cette  sorte,  elle  déchira  mon  billet,'  et  défendit  ii 
sa  suivante  de  l'entretenir  jamais  de  moi. 

Comme  j'avais  promis  de  ne  plus  faire  le  galant  à  mes  fenêtres,  puis- 
que ma  vue  déplaisait,  je  les  tins  fermées  pendant  plusieurs  jours,  pour 
rendre  mon  obéissance  plus  touchante.  Mais,  au  défaut  des  mines  qui 
m'étaient  interdites,  je  me  préparai  à  donner  de  nouvelles  sérénades  à  ma 
cruelle  Hélène.  Je  me  rendis  une  nuit  sous  son  balcon  avec  des  musi- 
ciens, et  déj.i  les  guitares  se  faisaient  entendre,  lorsqu'un  cavalier,  l'épée 
à  la  main,  vint  troubler  le  concen.  en  frappant,!  droite  et  .a  gauche  sur 
les  concertants,  qui  prirent  aussitôt  la  fuite.  La  fureur  qui  animait  cet 
audacieux  excita  la  mienne.  Je  m'avance  pour  le  punir,  et  nous  com- 
mençons un  rude  combat.  Dona  llelena  et  sa  suivante  entendent  le  bruit 
des  épées.  Elles  regardent  au  travers  de  leurs  jalousies,  et  voient  deux 
hommes  qui  sont  aux  mains.  Elles  poussent  de  grands  cris,  qui  obligent 
don  Georges  et  ses  valets  à  se  lever.  Ils  sont  bientôt  sur  pied,  et  ils  ac- 
courent, de  même  que  jdusieurs  voisins,  pour  séparer  les  combattants. 
Mais  ils  arrivèrent  trop  tard  :  ils  ne  trouvèrent  sur  le  champ  de  bataille 
qu'un  cavalier  noyé  dans  son  sang  et  presque  sans  vie,  et  ils  reconnurent 
que  j'étais  ce  cavalier  infortuné.  On  m'emporta  chez  ma  tante,  où  les  pfus 
habiles  chirurgiens  de  la  ville  furent  appelés 

Tout  le  monde  me  plaignit,  et  particulièrement  dona  llelena,  qui  laissa 
voir  alors  le  fond  de  son  cœur.  Sa  dissimulation  céda  au  sentiment.  Le 
rroirez-vous?  Ce  n'était  plus  cette  fille  qui  se  faisait  un  point  d'honneur 
de  jiaraitre  insensible  à  mes  galanteries;  c'était  une  tendre  amante  qui 
s'abandonnait  sans  réserve  ,i  sa  douleur.  Elle  passa  le  reste  de  la  nuit  à 
pleurer  avec  sa  siîivante,  et  à  maudire  son  cousin  don  Augustin  de  Oli- 
glicra,  qu'elles  jugeaient  devoir  être  l'auteur  de  leurs  larmes  :  comme 
en  effet  c'était  lui  qui  avait  si  désagréablement  interrompu  la  sérénade. 
Aussi  dissimulé  que  sa  cousine  ,  il  s  était  aperçu  de  mes  intentions  sans 
en  rien  témoigner;  et,  s'imaginant  qu'elle 'y  répondait,  il  avait  fait 
cette  action  vigoureuse  pour  montrer  qu'il  était  moins  endurant  qu'on  ne 
le  croyait.  ISéanmoins  ce  triste  accident  fut  peu  de  temps  après  suivi 
il'iine  joie  qui  le  fit  oublier.  Tout  dangereusement  blessé  que  j'étais, 
l'habileté  des  chirurgiens  me  tira  d'affaire,  ^e  gardais  encore  la  cham- 
bre, quand  dona  Eléonor,  ma  tante,  alla  trouver  don  Georges,  et  lui  de- 
manda jiour  moi  dona  llelena.  Il  consentit  d'autant  plus  volontiers  .à  ce 
mariage,  qu'il  regardait  alors  don  Augustin  comme  un  homme  qu'il  ne 
revenait  peut-être  jamais.  Le  bon  vieillard  appréhendait  que  sa  fille  n'eut 
de  la  répugnance  à  se  donner  à  moi,  à  cause  que  le  cousin  Olighera  avait 
eu  la  liberté  de  la  voir,  et  tout  le  loisir  de  s'en  faire  aimer;  mais  elle 
p.irut  si  disposée  ;i  obéir  eu  cela  à  son  père,  qu'on  ])eut  conclure  de  là 
(in'in  Esjiagne,  ainsi  qu'ailleurs,  c'est  un  avantage  d'être  un  nouveau 
venu  auprès  des- femmes. 

Sitôt  que  je  pus  avoir  une  conversation  particulière  avec  Félicia,  j'ap- 
pris jusqu'à  quel  point  sa  maiiresse  avait  été  sensible  au  malheureux 
succès  de  mou  combat.  Si  bien  que.  ne  pouvant  )dus  douter  que  je  ne 
fusse  le  Paris  de  mon  Uéléne,  je  bénissais  ma  blessure,  pui.sqn'elle  avait 
de  si  heureuses  suites  pour  mon  amour.  J'obtins  du  seigneur  don  George; 
la  permission  de  parlera  sa  lille  on  présence  de  la  suivante.  Que  cet  en- 
tretien fut  doux  pour  moi  !  Je  priai,  je  pressai  tellement  la  dame  de  me 
dire  si  son  père,  en  la  livrant  à  ma  tendresse,  ne  faisait  aucune  violenci^ 
à  ses  sentiments,  qu'elle  m'avoua  que  je  ne  la  devais  point  à  sa  seule 
obéissance.  Depuis  cet  aveu  plein  de  charmes,  je  ne  m'occupai  que  du 
soin  de  plaire,  et  d'imaginer  des  fêtes  galantes  en  attendant  le  jour  de 
nos  noces,  qui  devait  être  célébré  par  une  magnifique  cavalcade,  ou  toute 
la  noblesse  de  Coria  et  des  environs  se  préparait  à  briller. 

Je  donnai  un  grand  repas  à  une  superbe  maison  de  plaisance  que  ma 
tante  avait  aux  portes  de  la  ville,  du  côté  de  Manroi.  Don  Georges  et  .sa 
fille,  avec  tous  leurs  parents  et  leurs  amis,  en  étaient.  On  y  avait  préparé 
par  mon  ordre  un  concert  de  voix  et  d'instruments,  et  fait  venir  nue 
troupe  de  comédiens  de  campagne  pour  y  représenter  une  comédie.  Au 
milieu  du  festin,  on  me  vint  dire  qu'il  y  avait  dans  une  salle  un  homme 
qui  demandait  à  me  parler  d'uue  affaire  très- importante  pour  moi.  Je 
me  levai  de  table  pour  aller  voir  qui  c'était.  Je  trouvai  un  inconnu  qui 
avait  l'air  d'un  valet  de  chambre.  Il  me  présenta  un  billet  que  j'ouvris, 
et  qui  contenait  ces  paroles  :  «  Si  l'honneur  vous  est  cher,  comme  il  doit 
«  être  cher  à  tout  chevalier  de  votre  ordre,  vous  ne  manquerez  pas  de- 
«  main  matin  de  vous  rendre  dans  la  plaine  de  Manroi.  Vous  y  trouverez 
(I  un  cavalier  ipii  veut  vous  faire  raison  de  l'offense  que  vous  avez  reçue 
'(  de  lui,  et  vous  mettre,  s'il  le  peut,  hors  d'état  d'épouser  diuia  llelena. 
i(  Don  Atir,(!sTi>'  DE  Oi.ir.nEnA.  « 

Si  l'amour  a  be.iucoup  d'empire  sur  les  Espagnols,  la  vengeance  en  a 
encore  bien  davantage.  Je  no  lus  pas  ce  billet  d'un  cœur  tranquille.  Au 
seul  nom  de  don  Angiislin,  il  s'.illuma  dans  mes  veines  un  feu  qui  me 
fit  pres((iic  (iiiblier  les  devoirs  indispensables  que  j'avais  à  remplir  cejour- 
là.Je  fus  tenté  de  me  dérober  à  la  compagnie  pour  aller  cliereher  sur- 
le-champ  mon  ennemi.  Je  me  contraignis  |ioiirlrint,  de  peur  de  troubler 
la  l'été,  et  dis  à  l'homme  i|ui  m'av.-ru  remis  la  lettre  :  Mon  .-uni ,  vous 
pouvez  dire  au  cavalier  qui  vous  envoie  (\ue  j'ai  trop  d'envie  de  me  revoir 
aux  )irises  avec  lui,  jiour  n'ètic  pas  demain,  avant  le  lever  du  soleil, 
dans  l'endroit  qu'il  me  marque. 

Après  avoir  renvoyé  le  messager  avec  celte  réponse,  je  rejoignis  mes 


GIL  BLAS. 


100 


convives,  et  ic|)iis  ma  pince  à  la  t.ilile,  où  je  composni  si  liien  mon  vi- 
snge,  que  personne  n'eut  .■lucun  soMpron  de  ce  qui  se  |inssniten  moi.  Je 
parus,  pendiint  le  resie  de  la  journée,  occiipé  comme  les  autres  des  plai- 
sirs de  la  fèlc,  qui  finit  enfin  au  milieu  de  la  nuit.  L'assemblée  se  sépara, 
et  cliiicun  rcntr.i  dans  la  ïillc  de  la  même  manière  qu'il  en  était  sortit. 
Pour  moi,  je  demeurai  dans  la  maison  de  plaisance,  sous  prétexte  d'y 
vouloir  prendre  le  frais  le  lendemain  matin,  mais  ce  n'était  que  pour  me 
trouver  plus  tôt  au  rendez-vous.  Au  lien  de  me  coucher,  j'allendais  avec 
impatience  la  pointe  du  jour.  Sitôt  que  je  l'aperçus,  je  montai  aur  mon 
meilleur  cheval,  et  je  partis  tout  seul  comme  pour  me  promener  dans  la 
campagne.  Je  m'avance  vers  Manroi.  Je  découvre  dans  la  plaiiie  un 
homme  àjcheval  qui  vient  de  mon  coté  à  hride  abattue.  Je  vole  à  sa  rcn- 


(.;l  i;l.i^  iiUrmliiil  ch"/  \,\  scno 


contre,  pour  lui  épargner  la  moitié  du  chemin.  i\ous  nous  joignons 
hientot.  C'était  mou  rival.  Chevalier,  me  dit-il  insolemment,  c'est  à  regret 
que  j'en  vieus  aux  mains  une  seconde  fois  avec  vous;  mais  c'est  votre 
laule.  Ajircs  l'aventure  de  la  sérénade,  vous  auriez  du  renoncer  de  bonne 
grâce  à  la  fille  de  don  (jeorges,  ou  bien  vous  tenir  pour  dit  que  vous 
n'en  seriez  pas  quille  pour  cela  si  vous  persistiez  dans  le  dessein  de  lui 
plaire.  Vous  êtes  trop  lier,  lui  répondis-je,  d'un  avantage  que  vous  devez 
peut-être  moins  a  votre  adresse  qu'à  l'obscurité  de  la  nuit.  Vous  ne 
songez  pas  que  les  armes  sont  journalières.  Mlles  ne  le  sont  pas  pour 
moi,  répliipia-l-il  d'nn  air  arrogant;  et  je  vais  vous  faire  voir  que  le 
jour  comme  la  nuit  je  sais  punir  les  chevaliers  audacieux  rpii  vont  sur 
mes  brisées.  * 

Je  ne  repartis  à  cet  orgueilleux  discours  qu'en  mettant  promptcment 
pied  à  terre.  Don  Augustin  lit  la  même  chose.  Nous  attachâmes  nos  che- 
vaux à  nn  arbre,  et  nous  commençâmes  à  nous  bjltre  avec  une  égale  vi- 
gueur. J'avouerai  de  boime  foi  que  j'avais  affaire  à  un  ennemi  qui  savait 
mieux  faire  des  armes  que  moi,  bien  que  j'eusse  deux  années  de  salle. 
Il  était  consommé  dans  l'escrime.  Je  ne  pouvais  exposer  ma  vie  à  un 
plus  grand  péril.  Néanmoins,  conmie  il  arrive  assez  souvent  que  le  plus 
fort  est  vaincu  parle  plus  faible,  mon  rival,  malgré  toute  son  habileté, 
reçut  un  coup  d'e|ièe  dans  le  cœur,  et  tomba  roide  mort  nn  moment 
après. 

Je  retournai  aussitôt  â  la  maison  de  plaisance,  où  j'appris  ce  qui  venait 
de  se  passera  mon  valet  de  chambre,  dont  la  lidclité  m'éUiil  connue. 


Ensuite  je  lui  dis  :  Mon  cher  Ilamire,  avant  que  la  justice  puisse  avoir 
connaissance  de  cet  événement,  prends  un  bon  cheval,  et'va  informerma 
tante  de  celle  aventure.  Demande-lui  de  ma  part  de  l'or  et  des  pierre- 
ries, et  viens  me  joindre  â  Plazencia.  Tu  me  trouveras  dans  la  première 
hôtellerie  en  entrant  dans  la  ville. 

Ramire  s'acquitta  de  sa  mission  avec  tant  de  diligence,  qu'il  arriva  trois 
heures  après  moi  à  Plazencia.  Il  me  dit  que  doua  Eléonor  avait  été  pins 
réjouie  qn'aflligée  d'un  combat  qui  reluirait  l'affront  que  j'avais  reçu  au 
premier,  et  quelle  m'envoyait  tout  son  or  et  toutes  ses  pierreries  pour 
me  faire  voyager  ngrénblement  dans  les  pays  étrangers,  en  attendant 
qu'elle  eût  accommodé  mon  affaire. 

Pour  sujipri.mer  les  circonstances  superflues,  je  vous  dirai  que  je  tra- 
versai la  Castillc-Xouvellepourallerdans  le  royaume  de  Valence  m'embar- 
quer  à  Dénia.  Je  passai  en  Italie,  ou  je  me  mis  en  état  de  parcourir  les 
cours  et  d'y  paraître  avec  agrément. 

Tandis  que,  loin  de  mon  Hélène,  je  me  disposais  à  tromper,  autant 
qu'il  me  serait  possible,  mon  amour  et  mes  ennuis,  cette  dame  à  Coria 
pleurait  en  secret  mon  absence.  Au  lieu  d'applaudir  aux  poursuites  que 
sa  famille  faisait  contre  moi  au  sujet  de  la  mort  d'Olighera,  elle  souhai- 
tait au  contraire  qu'un  jirompt  accommodement  les  fit  cesser  et  hâtât 
mon  retour.  Six  mois  s'elaient  déjà  écoulés  depuis  (|u'elle  m'avait  perdu, 
et  je  crois  (pie  sa  constance  aurait  toujours  triomphé  du  temps,  si  elle 
n'eut  eu  ipie  le  temps  à  combattre;  mais  elle  eut  des  ennemis  encore 
plus  puissants.  Don  lilas  de  Comluidos,  gontilhonime  de  la  cote  occiden- 


Lc  ininic  il'l'spn 


laie  de  (lalicc,  vint  à  (loria  recueillir  une  riche  succession  f|ui  lui  avait 
été  vainement  disputée  par  dmi  Miguel  de  Caprara,  son  cousin,  et  il  s'é- 
lab  it  dans  ce  pays-l.i,  le  tnnivanl  plus  agréable  que  le  sien.  Combados 
était  bien  fait.  Il  paraissait  doux  et  poli,  et  il  avait  l'esprit  du  monde  le 
|ilus  insinuant.  Il  eut  bientôt  fait  connaissance  avec  tous  les  honnêtes 
gens  de  la  ville,  et  sut  toutes  les  affaires  des  uns  et  des  autres. 

Il  n'ignora  pas  longtemps  cpie  don  (icorges  avait  une  fille  dont  la 
bcauti'  (laMgereiise  semblait  n'enlhiminer  les  hommes  ipie  pour  leur  mal- 
heur. Cela  piqua  sa  curiosité:  il  eut  envie  de  voir  une  dame  si  redou- 
table. Il  rechercha  pour  cet  effet  l'amitié  de  son  père,  cl  sut  si  bien  la 
gigner,  que  le  vieillaril,  le  regardant  dé  à  comme  un  gendre,  lui  donna 
rentrée  de  sa  maisiui,  et  la  liberté  de  parler  en  sa  (irésence  à  doua  11e- 
lena.  Le  (jalicicH  ne  tarda  guère  à  devenir  nmonreux  d'elle:  c'était  un 
sort  inévitable.  Il  ouvrit  sou  cuuiir  à  don  Georges,  qui  lui  dit  qu'il  agréait 


HO 


GIL  BLAS. 


sa  recherche;  mais  que  ne  voulant  pas  conlrahidre  sa  fille,  il  la  laissait 
mailresse  de  sa  main.  Li-dessus,  don  Blas  mit  eu  usage  toutes  les  galan- 
teries dont  il  piil  s'aviser  pour  plaire  à  celle  dame,  qui  n'y  fut  aucune- 
ment seusilile,  tant  ello-cluit  occupée  de  moi.  Félicia  était  pourtant  dans 
les  inléri'ls  du  cavalier,  ([iil  l'avait  engagée  par  des  présents  à  servir  son 
amour.  Elle  y  cm|iloyait  toute  son  adresse.  D'un  autre  côté,  le  père  se- 
tond.iil  la  suivante  par  des  remontrances;  et  néanmoins  ils  ne  firent  loiis 
deux,  pendant  une  année  entière,  que  lourmeuler  Uelena,  sans  pouvoir 
me  la  rendra  infidèle. 

Comhados,  voyant  que  don  Georges  et  Félicia  s'intéressaient  en  vain 
pour  lui,  leur  pro|;osa  un  expédiunl  pour  vaincre  l'opiniâtreté  d'une 
am.-.nlc  si  prévenue.  Voici,  leur  dit-il,  ce  que  j'ai  imaginé.  Kous  suppo- 
serons qu'un  marchand  de  Coria  vient  de  recevoir  une  lellre  d'un  négo- 
ciant italien,  dans  laquelle,  après  un  détail  de  choses  qui  concerneront 
le  commerce,  on  lira  les  paroles  suivantes:  ((  Il  est  arrivé  depuis  peu  à 
((  la  cour  de  Parme  un  cavalier  espagnol  nommé  Gaston  de  CogoUos.  II 
(I  se  dil  neveu  et  unique  héritier  d'une  riche  veuve  qui  demeure  à  Coria 
«  sous  le  nom  de  doua  Eléonor  de  Laxarilla.  Il  recherche  la  fille  d'un 
«  jjuissant  seigneur,  mais  on  ne  veut  pas  la  lui  accorder  (pi'on  ne  soit 
u  informé  de  la  vérilé.  Je  suis  chargé  de  m'adresser  à  vous  pour  cela. 
((  Mandez-moi  donc,  je  vous  prie,  si  vous  connaissez  ce  don  Gaston,  et  en 
«  quoi  consistent  les  biens  de  sa  tante.  Votre  réponse  décidera  de  ce 
«  inariaïc.  A  Parme,  c,  etc.  » 

Cette 'fourberie  ne  parut  au  vieillard  qu'un  jeu  d'esprit,  qu'une  ruse 
iiardoniiable  aux  ,-mants;  et  la  soubrette,  encore  moins  scrupuleuse  (jue 
le  boniiommc,  1-approuva  fort.  L'invention  leur  sembla  d'autant  meil- 
leure, qu'ils  connaissaient  Hélène  pour  une  fille  Gère  et  capable  de  pren- 
dre sou  parti  sur-le-champ,  pourvu  qu'elle  n'eut  aucun  soupçon  de  la 
supercherie.  Don  Georges  se  chargea  de  lui  annoncer  lui-même  mon 
changement,  et,  pour  rendre  la  chose  pins  naturelle,  de  lui  faire  parler 
au  marchand  qui  aurail  reçu  de  Parme  la  prétendue  lettre.  Ils  exécute- 
ront ce  projet  comme  ils  l'avaient  formé.  Le  père,  avec  une  émotion  où 
il  y  avait  en  api>arence  de  la  coléie  et  du  déjùl,  dit  à  dona  Uelena  :  Ma 
fiile,  je  ne  vous  dirai  plus  que  nos  parents  me  prient  tous  les  jours  de  ne 
pernieltre  jamais  que  le  meurtrier  de  don  Augustin  entre  dans  notre 
famille  ;  j'ai  aujourd  hui  une  raison  plus  forte  à  vous  dire  pour  vous  déta- 
cher de'don  Gaston.  Mourez  ie  honte  de  lui  être  si  fidèle  '.C'est  un  volage, 
un  perfide.  Voici  une  preuve  certaine  de  son  infidélité.  Lisez  vous-même 
cille  lellre  qu'un  marchand  de  Coria  vient  de  recevoir  d'Italie.  La  trem- 
blante Hélène  prend  ce  papier  supposé,  en  fait  des  yeux  la  lecture,  en  pèse 
tous  les  termes,  cl  demeure  accablée  de  la  nouvelle  de  mon  inconstance. 
Un  sentiment  de  tendresse  lui  fil  ensuite  répandre  quelques  larmes  ;  mais 
bientôt,  rappelant  toute  sa  fierté,  elle  essuya  ses  pleurs,  et  dit  d'un  ton 
ferme  à  son  père  :  Seigneur,  vous  venez  d'être  témoin  de  ma  faiblesse  ; 
sovez-le  aussi  de  la  victoire  que  je  vais  remporter  sur  moi.  C'en  est  fait, 
je  n'ai  plus  (lue  du  mépris  pourilon  Gaston;  je  ne  vois  en  lui  que  le  der- 
nier des  hommes.  N'en  parlons  plus.  Allons  rien  ne  me  relient  plus;  je 
suis  prèle  à  suivie  don  blas  à  l'autel.  Que  mon  h^'men  précède  celui  du 
perfide  qui  a  si  mal  répondu  à  mon  amo'ir  !  Don  Georges,  transporté  de 
joie  à  ces  paroles,  embrassa  sa  fille,  loua  la  vigoureuse  résolution  qu'elle 
prenait,  l't,  s'applaudissant  de  l'heureux  succès  du  stratagème,  il  se  hâla 
deromi)lrrles  vo-nx  de  monrival.  .^      i    , 

Dona  Ibdena  me  fulain.si  ravie.  Llle  se  livra  brusquement  a  Combados, 
sans  vouloir  entendre  l'amour  qui  lui  parlait  pour  moi  au  fond  de  son 
cicur,  sans  douter  même  un  insiaut  d'une  nouvelle  qui  aurait  dû  trouver 
dans  une  amante  moins  de  crédulité.  L'orgueilleuse  n'écoula  que  sa  pré- 
somption. Le  ressentiment  de  l'injure  qu'elle  s'imaginait  que  j'avais  faite 
à  sa  beauté,  l'emporta  sur  riulérct  de  sa  tendresse.  Elle  eut  pourtant, 
peu  de  jours  après  son  mariage,  quelques  remords  de  l'avoir  précipité  : 
Il  lui  vint  dans  l'esprit  que  la  lettre  du  marchand  pouvait  avoir  été  sup- 
posée et  ce  soupçon  lui  causa  de  l'inquiétude.  Mais  l'amoureux  don  Blas 
lie  laissait  iioinl  à  sa  femme  le  temps  de  nourrir  des  pensées  contraires  à 
son  repos;  il  ne  songeait  qu'à  l'amuser,  et  il  y  réussissait  par  une  suc- 
cession continuelle  (le  plaisirs  difléients  qu'il  avait  l'art  d'inventer. 

Elle  paraissait  très-coulenle  d'un  époux  si  galant,  et  ils  vivaient  tous 
deux  dans  une  parfaite  union,  lorsque  ma  tante  accommoda  mon  affaire 
avec  les  parenls  de  don  Augustin.  Elle  m'écrivit  aussitôt  en  Italie  pour 
m'en  donner  avis.  J'étais  alors  à  Biggio,  dans  la  Calabre  uUérjeure.  Je 
iiassai  en  Sicile,  de  là  en  Espagne,  et  je  me  rendis  enfin  à  Coria,  sur  les 
ailes  de  l'amour.  Doua  Eléonor,  qui  ne  m'avait  pas  mande  le  mariage  de 
la  fille  de  don  Georges,  me  l'apprit  à  mon  arrivée;  et,  remarquant  qu  il 
lu'afllieeail  Vous  avez  lort,  me  dit-elle,  mon  Tieveu,  de  vous  montrer 
sonsihlV  à  la  perte  d'une  dame  qui  n'a  pu  vous  demeurer  Udele.  Croyez- 
moi,  bannissez  de  votre  cœur  et  de  voire  mémoire  une  personne  qui 
n'est  plus  digne  de  vous  occuper.  .  ,        „  ,  „         ..     • 

Comme  ma  tante  ignorait  qu'on  eut  trompe  dona  Uelena,  elle  avait  rai- 
son de  me  parler  ainsi,  et  elle  ne  poHvail  me  donner  un  conseil  plus 
«ngo  Aus-i  je  me  promis  de  le  suivre,  nu  du  moins  d'alfecler  un  air 
d'indifférence,  si  je  n'élais  pas  cipablc  de  vaincre  ma  passion.  Je  ne  pus 
lonlofois  résister  à  la  curiosité  desavoir  de  quelle  manière  ce  mariage 
avait  été  fait.  Pour  en  cire  inslruil,  je  résolus  de  m  adresser  a  J  amie  de 
lélicia,  c'cst-à.dirc,  à  la  dame  Théodora,  dont  je  vous  ai  parle.  J  allai 
chez  elle  •  j'y  trouvai  par  hasard  Félicia,  qui,  ne  s'attcndani  a  rien  moins 
qu'à  ma  vue,  en  fut  troublée,  et  voulut  sortir  |,our  éviter  I  eilairci^so- 
ment  qu'elle  jugeait  bicu  que  je  Iwi  demanderais.  Je  1  arrêtai.  lourquoi 


de 

her- 


nie fuyez-vous?  lui  dis-je.  La  parjure  Ilélcne  n'est-elle  pas  contente 
ni'avoir  sacrifié?  Vous  a-l-elle  défendu  d'écouler  mes  plaintes?  ou  ch 
cliez-voiis  seuleinenl  à  m'cchappcr,  pour  vous  faire  uu  mérite  auprès  de 
l'iugralc  d'avoir  refusé  de  les  entendre? 

Seigneur,  me  réjiondit  la  suivante,  je  vous  avoue  ingémiment  que  votre 
présence  me  rend  confuse.  Je  ne  puis  vous  revoir  sans  me  sentir  déchi- 
rée de  mille  remords.  On  a  séduit  ma  maîtresse,  et  j'ai  eu  le  malheur 
d'être  complice  de  la  séduction.  Après  cela,  puis-je  sans  honte  vous  voir 
paraître  devant  moi?  0  ciel  !  répliquai-je  avec  surprise,  que  m'oscz-vons 
dire?  expliquez-vous  plus  clainmeiU.  Alors  la  soubretle  me  fit  le  détail 
du  stratagème  dont  s'était  servi  Combados  pour  m'enlever  dona  Ileleua; 
et,  s'apercevant  que  son  récit  me  perçait  le  cœur,  elle  s'efforça  de  me 
consoler.  Elle  m'offrit  ses  bons  offices'auprès  de  sa  maîtresse,  me  pro- 
mit de  la  désabuser,  de  lui  peindre  mon  désespoir,  en  un  mol  de  ne  rien 
épargner  pour  adoucir  la  rigueur  de  ma  destinée;  enfin  elle  me  donna 
des  espérances  qui  soulagèrent  nu  peu  mes  peines. 

Je  passe  les  contradictions  infinies  qu'elle  eut  à  essuyer  de  la  part  de 
dona  Uelena  pour  consentir  à  me  voir.  Elle  en  vint  pourtant  à  bout.  Il  fut 
résolu  entre  elles  qu'on  me  ferait  entrer  secrètement  chez  don  Blas,  la 
première  fois  qu'il  irait  ,^  une  terre  où  il  allait  de  temps  en  temps  chas- 
ser, et  où  il  demeurait  ordinairement  un  jour  ou  deux.  Ce  dessein  s'exé- 
cuta bientôt.  Le  mari  partit  pour  la  campagne;  on  eut  soin  de  m'en 
avertir,  cl  de  m'introduire  une  nuit  dans  l'apparlcment  de  sa  femme. 

Je  voulus  commencer  la  conversation  par  des  reproches;  on  me  ferma 
la  bouche.  Il  est  inutile  de  ra|ipeler  le  passé,  me  dil  la  dame.  Il  ne  s'agit 
point  ici  de  nous  attendrir  l'un  l'autre,  et  vous  êtes  dans  l'erreur  si  vous 
me  croyez  disposée  à  fliilter  vos  sentiments.  Je  vous  le  déclare,  don 
Gaston,  je  n'ai  prèle  mon  consenlcment  à  celle  secrète  entrevue,  je  n'ai 
cédé  aux  instances  qu'on  m'en  a  faites,  que  pour  vous  dire  de  vive  voi^; 
que  vous  ne  devez  songer  désormais  qu'à  m'oublier.  Peut-êlre  serais-jr 
plus  satisfaite  de  mon  sort  s'il  était  lié  au  vôtre;  mais,  puisque  le  ciel 
en  a  ordonné  autrement,  je  veux  obéir  à  ses  arrils. 

Kh  quoi!  madame,  lui  répondis-je,  ce  n'est  pas  assez  de  vous  avoir 
perdue,  ce  n'est  pas  assez  de  voir  l'heureux  don  Blas  posséder  Iranquil- 
lemenl  la  seule  personne  que  je  puisse  aimer,  il  faut  encore  que  je  vous 
bannisse  de  ma  pensée  I  Vous  voulez  m'arracher  mon  amour,  m'enlever 
l'uniciuc  bien  qui  me  reste!  Ah!  cruelle,  pensez-vous  qu'il  soit  possible 
,i  un  homme  que  vous  avez  une  fois  charmé  de  reprendre  son  cœur?  Con- 
naissez-vous mieux  que  vous  ue  faites,  et  cessez  de  m'exhorler  vaiue- 
menl  à  vous  oter  de  mon  souvenir.  Eh  bieni  répliqua-l-elle  avec  préci- 
pitation, cessez  donc  aussi  d'espérer  que  je  paye  votre  passion  de  quelque 
reconnaissance.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire,  l'épouse  de  don  Blas  kg 
sera  point  l'amante  de  don  Gaston;  prenez  sur  cela  voire  jiarti.  Fuyez, 
ajouta-t-elle.  Finissons  promplemenl  un  entrelien  que  je  me  reproche, 
malgré  la  pureté  de  mes  intentions,  et  que  je  me  fais  uu  crime  de  pro- 
longer. 

A  ces  paroles,  qui  m'ôtaienl  toute  espérance,  je  tombai  aux  genoux  de 
la  dame.  Je  lui  tins  des  discours  touchants.  J'employai  jusqu'aux  larmes 
pour  l'attendrir.  Mais  tout  cela  ne  servit  qu'à  exciter  peut-être  quelques 
^entiments  de  pitié  qu'on  se  garda  bien  de  laisser  paraître,  et  i|ui  furent 
sacrifiés  au  devoir.  Après  avoir  infructueusement  épuisé  les  expressions 
tendres,  les  prières  et  les  pleurs,  ma  tendresse  se  changea  tout  à  coup 
en  fureur.  Je  tirai  mon  épée  pour  m'en  percer  aux  yeux  de  l'inexorable 
Hélène,  qui  ne  s'aperçut,  pas  plulôt  de  mon  action,  qu'elle  se  jeta  sur 
moi  pour  eu  prévenir  les  suites  Arrêtez,  Cogollos,  me  dit-elle.  Est-ce 
ainsi  que  vous  ménagez  ma  réputation?  En  vous  ôtant  ainsi  la  vie,  vous 
allez  me  déshonorer,  et  faire  passer  mon  mari  pour  un  assassin. 

Dans  le  désespoir  qui  me  possédait,  bien  loin  de  donner  à  ces  mots 
l'attention  (]u'ils  méritaient,  je  ne  songeai  qu'à  tromperies  efforts  que 
faisaient  la  maîtresse  et  la  suivante  pour  me  sauver  de  ma  fnnesle.main; 
et  je  n'y  aurais  sans  doute  réussi  que  trop,  si  don  Blas,  qui  avait  été 
averti  de  notre  entrevue,  et  qui,  au  lieu  d'aller  à  la  campagne,  s'était 
caché  derrière  une  tapisserie  pour  entendre  notre  entrelien,  ne  fût  vile 
venu  se  joindre  à  elles.  Don  Gaston,  s'écria-l  il  eu  me  retenant  le  bras, 
rappelez  volrc  raison  égarée,  et  ne  cédez  point  lâchement  au  transport 
furieux  qui  vous  agite! 

J'inti'rrompis  Combados.  Est-ce  à  vous,  lui  dis-je,  à  me  détourner  de 
ma  résolution?  Vous  devriez  plutôt  me  plonger  vous-même  un  poignard 
dans  le  sein.  Mon  amour,  tout  malheureux  (|u'il  est,  vous  offense.  N'est- 
ce  pas  assez  que  vous  me  surpreniez  la  nuit  dans  l'appartement  de  votre 
femme?  en  faut-il  davantage  pour  vous  exciter  à  la  vengeance?  Percez- 
moi  jiour  vous  défaire  d'un  homme  qui  ne  pjut  cesser  d'adorer  dona 
Uelena  iiii'en  cessant  de  vivre.  C'est  en  vain,  me  répondit  don  Blas,  que 
vous  làciiez  d'intéresser  mon  honneur  à  vous  donner  la  mnrl.  Vous  êtes 
assez  puni  de  votre  témérité,  et  je  sais  si  bon  gré  à  mon  épouse  de  ses 
sentiments  vertueux,  que  je  lui  pardonne  l'occasion  où  elle  les  a'  fait 
éclater.  Croyez-moi,  Cogollos,  ajouta-l-il,  ne  vous  désespérez  pas  comme 
un  faible  amant;  soumettez-vous  avec  courage  à  la  nécessité. 

Le  prudent  Galicien,  jiar  de  semblables  discours,  calma  peu  à  peu  ma 
fureur,  et  réveilla  ma  vertu.  Je  me  retirai,  dans  le  dessein  de  m'éloigner 
d'Hélène  cl  des  lieux  qu'elle  habitait.  Deux  jours  après  je  retournai  à 
Madrid  ;  là,  ne  voulant  plus  m'occu|ier  que  du  soin  de  ma  fortune,  je 
commençai  à  paraître  à  la  cour  et  à  m'y  Inire  des  amis.  Mais  j'ai  eu  le 
malheur  de  m'attacher  particuliéreinenl  au  marquis  de  Villaréal,  grand 
seigneur  portugais,  qui,  pour  avoir  élé  soupçcmuc  de  songer  à  délivrer 


GIL  BLAS. 


111 


Ift  Portugal  de  la  domination  des  Espagnols,  est  présentement  au  cliàlcau 
d'Alicanle.  Comme  le  duc  de  Lerme  a  su  que  j'avais  été  dans  une  étroite 
liaison  avec  ce  seigneur,  il  m'a  fait  aussi  arrêter  et  conduire  ici., Ce  mi- 
nistre croit  que  je  puis  èlre  complice  d'un  pareil  projet;  il  ne  saurait 
faire  un  outrage  plus  sensihle  à  un  lionimo  qui  est  noble  et  Castillan. 

Don  Gaston  cessa  de  parler  en  cet  endroit.  Après  ([uoi  je  lui  dis,  pour 
le  consoler  :  Seigneur  chevalier,  votre  honneur  ne  peut  recevoir  aucune 
atteinte  de  celte  disgrâce,  qui  tournera  sans  doute  dans  la  suite  à  votre 
prolit  Quand  le  duc  de  l.ernie  sera  instruit  de  votre  innocence,  il  iic 
manquera  pas  de  vous  donner  un  emploi  cousidéralde  pour  rétablir  la 
réputation  d'un  gentilhomme  injustement  accusé  de  trahison. 


CIlAPITltE  VII. 


Siipiuu  vient  UMuvcr  Gil  I31as  11  la  lourde  Ségovio,  cl  lui  apprend  biiii  des  uoiivclles. 


Notre  couversation  fut  interroiiifuc  par  Tordesillas,  qui  entra  dans  la 
chambre,  et  me  dit:  Seigneur  Gil  Bias,  je  viens  de  parlera  un  jeune 
homme  qui  s'est  jirésenté  à  la  porte  de  celte  prison.  Il  m'a  demandé  si 
vous  n'étiez  pas  prisonnier;  et,  sur  le  refus  que  j'ai  fait  de  conteiilersa 
curiosité.  Noble  châtelain,  m'a-t-il  dit  les  larmes  aux  yeux,  ne  rejetez 
pas  la  trés-humble  prière  queje  vous  fais  de  ni'npprcndre  si  le  seigneur 
de  Santillane  est  ici.  Je  suis  son  premier  domestique,  et  vous  ferez  une 
action  charitable  si  vous  me  permetlez  de  le  voir.  Vous  passez  dans  Sé- 
govie  pour  un  gentilhomme  plein  d'humanité;  j'espère  que  vous  ne  me 
réinsérez  pas  la  grâce  d'entrelenir  un  instant  mon  cher  maître,  qui  est 
]ilus  malheureux  que  coupable.  Enfin,  continua  don  André,  ce  garçim 
m'a  témoigné  tant  d'envie  de  vous  parler,  que  j'ai  promis  de  lui  donner 
ce  soir  cette  salisfaction. 

J'assurai  Tordesillas  qu'il  ne  pouvait  me  faire  un  plus  grand  plaisir 
que  de  m'amener  ce  jeune  homme,  qui  |irobablement  avait  à  me  dire  des 
choses  qu'il  m'importait  fort  de  savoir.  J'attendis  avec  impalicnce  le 
moment  qui  devait  offrir  à  mes  yeux  mon  fidèle  Scipion;  car  je  ne  dou- 
tai pas  que  ce  ne  fut  lui,  et  je  né  me  trompais  point.  On  le  fit  entrer  sur 
le  .soir  dans  la  tour;  et  sa  joie,  que  la  mienne  seule  |iouvait  égaler,  éclala 
par  des  transporls  extraordinaires  lorsqu'il  m'a]ierçut.  De  mon  colé, 
dans  le  ravissement  où  je  me  sentais  ;i  sa  vue,  je  lui  tendis  les  bras,  et 
il  me  serra  sans  façon  entre  les  siens.  Le  maître  el  le  secrétaire  se  con- 
fondirent dans  cetle  embrassade,  tant  ils  étaient  aises  de  se  revoir. 

Quand  nous  nous  fûmes  un  peu  démêlés  tous  deux-,  j'interrogeai  Sci- 
pion sur  l'état  oti  il  avait  laissé  mon  hôlel.  Vous  n'avez  plus  d'holel,  me 
répondit-il;  et,  pour  vous  épargner  la  peine  de  me  faire  question  sur 
(|uestion,  je  vais  vous  dire  en  deux  mots  ce  qui  s'est  passé  chez  vous. 
Vos  effets  ont  été  pillés  tant  par  des  archers  que  par  vos  propres  domes- 
tiques, ((ui,  vous  regardant  déjà  comme  un  homme  entièrement  perdu, 
ont  pris  à  compte*snr  leurs  gages  tout  ce  qu'ils  ont  pu  emporter.  Par 
bonheur  pour  vous,  j'ai  eu  l'adresse  de  sauveVde  leurs  griffes  deux  grands 
sacs  de  diuibles  pistoles  que  j'ai  tirés  de  votre  coffre-fort,  et  qui  sont  en 
sûreté.  Salero,  (|ue  j'en  ai  fait  dépositaire,  vous  les  remettra  quand  vous 
serez  soiti  de  cetle  tour,  où  je  ne  vous  crois  pas  pour  loiiglemps  pen- 
sionnaire de  Sa  Majesté,  puisque  vous  avez  été  arrêté  sans  la  participa- 
tion du  duc  de  Lerme. 

Je  demandai  à  Scipion  comment  il  savait  que  Son  Excellence  n'avait 
point  de  part  à  ma  disgr.àce.  Oh  !  vraiment,  me  ré|iondit-il,  c'est  une 
chose  dont  je  suis  bien  insiruit.  Un  de  mes  amis,  qui  a  la  conliance  du 
duc  d'Uzéde,  m'a  conté  loules  les  circonstances  de  voire  eniprisonne- 
menl.  Calderonc,  m'a-t-il  dil,  ayant  découvert,  par  le  ministère  d'un  valet, 
que  la  senora  Sirena  recevait  sous  un  autre  nom  le  prince  d'Espagne 
pendant  la  nuit,  et  (|ue  c'était  le  comie  de  Len.os  qui  conduisait  celte 
intrigue  par  l'entremise  du  seigneur  de  Santillane,  résolut  de  se  venger 
d'eux  et  de  sa  maîtresse.  Pour  y  réussir,  il  va  trouver  secrètement  le 
duc  d'Uzéde,  et  lui  découvre  tout.  O  duc,  ravi  d'avoir  en  main  une  si 
belle  occasion  de  perdre  son  ennemi,  ne  manque  pas  d'en  jirofiter.  Il 
informe  le  roi  de  ce  qu'on  vient  de  lui  apprendre,  et  lui  représente  vive- 
ment les  périls  aux(|uels  le  prince  a  été  exposé.  Cettt!  nouvelle  excite  la 
colère  de  Sa  Majesté,  qui  fait  enfermer  sur-le  champ  Sirena  dans  la  mai- 
son des  Repeniics,  exile  le  comte  de  Lemos,  et  condamne  Cil  lilas  ,•>  une 
prison  perpétuelle. 

Voilà,  poursuivit  Scipion,  ce  que  m'a  dit  mon  ami.  Vous  voyez  par  là 
iine  votre  malheur  est  l'ouvrage  du  duc  d'Uzéde,  ou,  pour  mieux  dire, 
aeCableronc. 

Je  jugeai  par  ce  discours  que  mes  affaires  pourraient  se  rétablir  avec 
le  leiiips,  cl  (|ne  le  duc  de  Lerme,  piipié  de  l'exil  de  son  neveu,  mettiait 
tout  en  (pvre  pour  faire  revenir  ce  seigneur  à  la  cour,  et  je  me  llaltai  que 
Son  Excellence  ne  m'oublierait  point.  La  belle  chose  que  l'espérance  !  Elle 
me  consola  tout  à  coup  de  la  pei  te  de  mes  effets  volés,  el  me  rendit  aussi 
gai  que  si  j'eusse  eu  sujet  de  l'èire.  Loin  de  regarder  ma  prison  comme 
une  demeure  malheureuse  où  je  Unirais  peut-être  mes  jours,  elle  me  pa- 
rut plutôt  un  moyen  dont  la  fortune  voulait  se  servir  pour  m'élever  à 
que|(pie  grand  posle;  car  voici  de  quelle  manière  je  raisonnais  eu  moi- 
même:  Le  premier  ministre  a  pour  partisans  dou  Fernand  de  Borgia,  le 


père  Jérôme  de  Florence,  et  surtout  le  frère  Louis  d'Aliag.i,  qui  lui  est 
redevable  de  la  place  qu'il  occupe  auprès  du  roi.  Avec  le  secours  de  ces 
amis  pui.ssants.  Son  Excellence  coulera  tous  ses  ennemis  à  fond,  ou  bien 
l'Etat  pourra  bienlôt  changer  de- face.  Sa  Majesié  est  fort  valéludinairc. 
Dès  qu'elle  ne  sera  plus,  le  prince  son  lils  cnmmencera  par  rappeler  le 
comte  de  Lemos,  qui  me  tirera  aussitôt  d'ici  pour  me  présenter  au  nou- 
veau monarque,  qui  m'accablera  de  bienfaits  jiour  compenser  les  peines 
que  j'aurai  souffertes.  Ainsi,  déjà  plein  des  plaisirs  de  l'avenir,  je  ne 
sentais  presque  plus  les  maux  présents.  Je  crois  bien  que  les  deux  sacs 
de  doublons  que  mon  secrétaire  disait  avoir  mis  en  dépôt  chez  l'orfèvre 
contribuèrent  autant  que  l'espérauce  au  changement  subit  qui  se  lit  eu 
moi. 

J'élais  trop  content  du  zèle  et  de  l'intégrité  de  Scipion  pour  ne  le  lu 
pas  témoigner.  Je  lui  offris  la  nioilié  de  l'argent  qu'il  avait  préservé  du 
jiillage,  ce  qu'il  refusa.  J'attends  de  vous,  me  dit-il,  une  anire  marque  de 
reconnaissance.  Aussi  étonné  de  son  di.scours  que  de  ses  refus,  je  lui  de- 
mandai ce  que  je  pouvais  faire  jiour  lui.  Ne  nous  séparons  point,  me 
répondit-il  ;  souffrez  que  j'attache  ma  fortune  à  la  vôtre.  Je  me  sens  pour 
vous  une  amitié  que  je  n'ai  jamais  eue  pour  aucun  maître.  Et  moi,  lui 
dis-je,  mon  enfant,  je  puis  t'assurer  que  tu  n'aimes  pas  un  ingrat.  Du 
premier  moment  que  tu  vins  t'offrir  à  mon  service,  tu  me  plus.  Il  f,-iut 
que  nous  soyons  nés  l'un  et  l'autre  .sous  la  Balance  ou  sous  les  Gémeaux, 
fini  sont,  à  ce  qu'on  dit,  les  deux  constellations  qui  unissent  les  hommes. 
J'accepte  volontiers  la  société  que  tu  me  proposes,  et,  pour  la  commen- 
cer, je  vais  iirier  le  seigneur  châtelain  de  t'enfermer  avec  moi  dans  cette 
tour.  Cela  me  fera  plaisir,  s'ëcria-t-il.  Vous  me  prévenez  :  j'allais  vous 
conjurer  de  lui  demander  cette  grâce.  Voire  compagnie  m'est  pins  chère 
que  la  liberté.  Je  sortirai  seulement  qii(b|U(f(iis  iioiir  aller  prendre  à 
Madrid  l'air  du  bureau,  et  voir  s'il  ne  sera  |ioiiit  arrivé  à  la  cour  c(uc!(|uc 
changement  qui  puisse  vous  être  favorable.  De  sorte  que  vous  aurez  eu 
moi  ioiil  ensemble  un  confident,  un  courrier  et  un  espion. 

Ces  avantages  étaient  irop  considérables  pour  m'en  priver.  Je  retins 
donc  auprès  de  moi  un  homme  si  utile,  avec  la  iierniission  de  l'obligeant 
châtelain,  qui  ne  voulut  pas  me  refuser  une  si  douce  consolation. 


CIIAPITHE  Vin. 


Du  pioiiiici-  voyage  (|iic  Scipion  fit  à  M.idri(i  :  çincls  en  furent  le  inolif  el  le  suf 
Uil  liUis  lombe  malade.  Suile  ilc  sa  maladie. 


Si  nous  disons  ordinairement  que  nous  n'avons  pas  de  plus  grands 
ennemis  que  nos  domestiques,  nous  devons  dire  aussi  que  ce  sont  nos 
meilleurs  amis  quand  ils  nous  sont  fidèles  et  bien  affeclionnés.  Apres  le 
zélé  que  Scipion  avait  lait  paraître,  je  nef  ouvais  plus  voir  en  lui  qu'un 
autre  moi-même.  Ainsi,  plus  de  subordination  entre  Gil  Blas  et  son  se- 
crélaire,  plus  de  façons  entre  eux  ;  ils  chambrèrent  ensemble,  et  n'eurent 
qu'un  lit  et  qu'un  table. 

Il  y  avait  dans  l'entrelieu  de  Scipion  beaucoup  de  gaieté  :  on  aurait  pu 
le,  surnommer  à  juste  tilre  le  garçon  de  bonne  humeur.  Oulrc  cela,  il 
élait  liiunme  de  tête,  et  je  me  trouvais  bien  de  ses  conseils.  Mon  ami,  lui 
dis-je  un  jour,  il  me  semble  que  je  ne  ferais  jioint  mal  d'écrire  au  duc 
de  Lerme;  cela  ne  saurait  proiluire  un  mauvais  effet.  (Jnelle  est  lâ-des- 
sus  ta  pensée  '?  Eh  I  mais,  ré]iondit-il,  les  grands  sont  si  différents  d'eux- 
mêmes  d'un  moment  à  un  aulre,  queje  ne  sais  pas  trop  bien  comment 
voire  lettre  serait  reçue.  Cependant,  je  suis  d'avis  (|ue  vous  écriviez  tou- 
jours à  bon  compte.  Quoique  le  ministre  vous  aime,  il  ne  faut  |ias  trop 
vous  reposer  sur  son  amitié  du  soin  de  le  faire  souvenir  de  vous.  Ces 
sortes  de  protecteurs  oublient  aisément  les  iiersounes  dont  ils  n'enten- 
dent plus  parler. 

Quoique  cela  ne  soit  que  trop  vrai,  lui  répliquai-jc,  juge  mieux  do 
mon  patron.  Sa  bonlé  m'est  connue;  je  suis  persuadé  qu'il  compalità 
mes  peines,  et  qu'elles  se  préscuteiit  sans  cesse  à  son  esprit.  11  attend  ap- 
paremment, pour  me  faire  sortir  de  prison,  que  la  colère  du  roi  soit 
jjasséc.  A  la  bonne  heure,  reprit-il,  je  souhaite  que  vous  jugiez  saine- 
ment de  Son  Excellence.  Imjilorez  donc  son  secours  par  une  lettre  fort 
louchante;  je  la  lui  porterai,  et  je  vous  promets  de  la  lui  remetire  en 
main  propre.  Je  demandai  aussitôt  du  papier  et  de  l'encre  ;  je  composai 
un  morceau  d'éloiiuencc  que  Scipion  trouva  palhétique,  et  (|ne  Tordesil- 
las mit  au-dessus  des  homélies  mêmes  de  l'archevêque  de  Grenade. 

Je  me  Maltais  que  le  duc  de  Lerme  serait  ému  de  compassion  eu  lisant 
le  trisie  détail  que  je  lui  faisais  d'un  élat  misérable  nù  je  n'étais  jioint; 
et,  dans  cette  confiance,  je  lis  pmtir  mou  courrii  r,  qui  ne  fut  pas  sitôt  à 
Madrid  (pi'il  alla  chez  ce  miuisire.  11  renc(uilra  un  valet  de  chambre  de 
mes  amis,  qui  lui  mi'uagea  l'occasion  de  parler  an  duc.  .Moiiseigueur,  dit 
Scipion  à  .Son  Exeellenee  en  lui  présentaul  le  paquet  dont  il  élait  chargé, 
un  de  vos  plus  lldeles  serviteurs,  ipii- est  couché  sur  la  paille  dans  un 
sombre  cachot  de  la  tour  de  Ségovic,  vous  supplie  très-humblement  de 
lire  cetle  lettre,  ipi'uu  guichetier,  par  jùlié,  lui  a  donné  le  moyen  d'é- 
crire Le  ministre  ouvrit  la  lellre  et  la  parcourut  des  yeux.  Mais,  ipioi- 
(lu'il  y  vil  un  tableau  capable  d'attendrir  l'âme  la  pins  dure,  bien  loin 
d'eu  paraître  touché,  il  éleva  In  voix,  et  dit  d'un  air  furieux  au  courrier , 


112 


GIL  BLAS. 


devnul  quelques  |ieisonnes  qui  pouvaient  l'entemlre  :  Ami,  dites  à  Saii- 
lillane  que  je  le  trouve  bien  hardi  d'oser  s'adresser  à  moi,  après  l'indigne 
action  qu'il  a  faiie,  et  pour  laquelle  il  est  si  justement  chàlié.  C'est  un 
malhenreux  qui  ne  doit  plus  compter  sur  mon  appui,  et  que  j'aijandonne 
au  ressentiment  du  roi. 

Snipion,  tout  effronté  qu'il  était,  fut  trouidé  de  ce  discours.  Il  ne  laissa 
pourtant  |ias,  malgré  son  tronldc,  de  vouloir  intercéder  pour  moi.  Mon- 
seigneur, répliqun-t-il,  ce  |i.iuvre  prisonnier  mourra  de  douleur  quand  il 
apprendra  la  réponse  de  Son  Excellence.  Le  duc  ne  repartit  à  mon  in- 
tercesseur qu'en  le  legardant  île  travers  et  lui  tournant  le  dos.  C'est 
ainsi  que  ce  ministre  me  traitait,  pour  mieux  cacher  la  part  qu'il  avait 
eue  à  l'amoureuse  intrigue  du  prince  d'Esjiagne;  et  c'est  à  (|uoi  doivent 
s'attendre  tous  les  petits  agents  dont  les  grands  seigneurs  se  servent  dans 
leurs  secrètes  et  périlleuses  négociations. 

Lorsque  mon  secrétaire  fut  de  retour  à  Ségovie,  et  qu'il  m'eut  appris 
le  succès  de  sa  commission,  me  voilà  replonge  dans  l'aliinie  affreux  où  je 
m'eiais  trouvé  le  premier  jour  de  ma  prison.  Je  me  crus  même  encore 
l)lus  malheureux,  puisque  je  n'avais  plus  la  proleelion  du  duc  de  Lerme. 
Mon  courage  s'abattit;  et,  quelque  chose  qu'on  me  put  dire  pour  le  rele- 
ver, je  redevins  la  proie  des  plus  vifs  chagrins,  qui  me  causèrent  insen- 
siblement une  maladie  aiguë. 

Le  seigneur  châtelain,  qui  s'intéressait  à  ma  conservation,  s'imaginani 
ne  pouvoir  mieux  faire  que  d'appeler  des  médecins  à  mon  secours,  m'en 
amena  deux  qui  avaient  tout  l'air  d'être  de  grands  serviteurs  de  la  déesse 
Libitine.  Seigneur  Gil  Blas,  dit-il  en  me  les  présentant,  voici  deux  Uip- 
pocrates  qui  viennent  vous  voir,  et  qui  vous  remettront  sur  pied  en  peu 
de  temps.  J'étais  si  prévenu  contre  les  docteurs  on  médecine,  que  j'aurais 
certainement  fort  mal  reçu  ceux-là,  pour  peu  que  j'eusse  été  attaché  à  la 
vie;  mais  je  me  sentais  alors  si  las  de  vivre,  que  je  sus  bon  gré  à  Torde- 
sillas  de  me  vouloir  mettre  entre  leurs  mains. 

Seigneur  cavalier,  me  dit  un  de  ces  médecins,  il  faut,  avant  toute  chose, 
que  vous  ayez  de  la  confiance  en  nous.  J'en  ai  i\ne  parfaite,  lui  repon- 
(lis-je;  avec  voire  assistance,  je  suis  sur  que  je  serai  dans  jieu  de  jours 
guéri  de  tous  mes  maux,  tlui,  Dieu  aidant,  reprit-il,  vous  le  serez;  nous 
feronsdii  moins  ce  qu'il  faudra  faire  pour  cela.  Effectivement,  ces  mes- 
sieurs s'y  prirent  à  merveille,  et  me  menéicnt  si  bon  Irain.  que  je  m'en 
allais  dans  l'antre  monde  à  vue  d'œil.  Ui'jà  don  André,  dé.scspérant  de 
ma  guérison,  avait  fait  venir  un  religieux  de  Saint-François  pour  me  dis- 
poser à  bien  niDurir;  dé.à  ce  bon  père,  après  s'être  acquitté  de  cet  em- 
)d(ii,  s'était  retiré;  et  moi-même,  croyant  que  je  louchais  à  ma  dernière 
heure,  je  fis  signe  à  Seipion  des'.ipprocher  de  mon  lit.  Mon  cher  ami,  lui 
dis-je  d'une  voix  presque  éteinle,  tant  les  médecines  et  les  saignées  m'a- 
vaient affaibli,  je  te  laisse  nu  des  sacs  (|ui  sont  chez  (Jabriel,  et  le  conjure 
de  porter  laulre  dans  les  Asinries.  à  num  père  et  à  ma  mère,  oui  doivent 
en  avoir  brsoin  s'ils  sonl  encore  vivants.  Mais,  hélas  !  je  crains  bien  qu'ils 
n'aii'nl  pu  lenir  cnnli-e  mon  im,'ratilude  ;  le  rapport  (|ue  Muscaila  leur  aura 
fait  sans  doute  de  ma  durelé  leur  a  penl-êlre  causé  la  mort.  Si  le  ciel  les 
a  conservés  malgi'é  l'indifférence  dont  j'ai  paye  leur  temlresse,  tu  leur 
donneras  le  sac  de  doublons,  en  les  jiriant  de  me  pardonner  si  je  n'en  ai 
pas  mieux  usé  avec  eux;  et  s'ils  ne  respirent  plus,  je  te  charge  d'em- 
ployer cet  argent  à  faire  prier  le  ciel  pour  le  repos  de  leurs  àmcs  el 
de  la  mienne.  En  disant  cela,  je  lui  tendis  une  main  qu'il  mouilla  de  ses 
larmes  sans  pouvoir  me  répondre  im  mol,  tant  le  pauvre  garçon  était  af- 
lligé  de  ma  perte.  Ce  qui  prouve  que  les  pleurs  d'un  héritier  ne  sonl  pas 
toujours  des  ris  cachés  sous  un  masque. 

Je  m'attendais  ilonc  à  passer  le  pas;  néanmoins  mon  attente  fut  trom 
jiée  :  mes  docteurs,  m'ayant  abandonné  et  laissé  le  champ  libre  à  la  nature, 
me  sauvèrent  parce  moyen?  La  fièvre,  qui,  selon  leur  pronostic,  devait 
m'emporler,  me  quitta  comme  pour  leur  en  donner  le  démenti.  Je  me 
rétablis  peu  à  peu,  par  le  plus  grand  bonheur  du  monde.  Une  parfaite 
tranquillilé  d'esjirit  devint  le  frnil  de  ma  maladie.  Je  n'eus  point  alors 
besoin  d'èlre  consolé;  je  gardai  pour  les  richesses  el  pour  les  honneurs 
tout  le  mépris  (|ue  l'opinion  dune  mort  prochaine  m'en  avait  fail  con- 
cevoir, et,  rendu  à  moi-même,  je  bénis  mon  malheur.  J'en  remerciai  le 
ciel  comme  d'une  grâce  particulière  (]u'il  m'avait  faite,  el  je  pris  une 
ferme  résolution  de  ne  plus  retourner  à  la  cour,  (|u.ind  le  duc  de  Lerme 
voudrait  m'y  rappeler,  .le  me  proposai  plutôt,  si  jamais  je  sortais  de  pri- 
son, d'acheter  une  chaumière,  et  d'y  aller  vivre  en  philosophe. 

Mon  confident  applaudit  à  mon  dessein,  et  me  dit  que,  pour  hâter 
l'exécution,  il  prétendait  retourner  à  Madrid  pour  y  solliciter  mon  élar- 
gisscmenl.  11  me  vient  imc  idée,  njonta-t-il  :  je  connais  une  personne  (|ui 
pourra  vous  .servir;  c'est  la  suivante  favorile  de  la  nourrice  du  prince, 
nue  lillc  d'esprit;  je  veux  la  faire  agir  auprès  de  sa  maîtresse.  Je  vais 
tout  Icnicr  jiour  vous  tirer  de  celle  tour,  qui  n'est  toujours  qu'une  pri- 
son, quelque  bon  Iraitement  (pi'on  vous  y  lasse.  Tu  as  lai.son,  répondis- 
se; va,  mon  ami,  sans  ))erdre  de  temps,  commencer  cette  négociation. 
l'Int  au  ciel  que  nous  fussions  déjà  dans  notre  retraite  ! 


C1I.\P1TRE  IX. 


t'cipion  relonrne  à  M-idrid.  C.ommciil  el  à  quelles  conditions  il  lit  mettre  Cil  Blas  en 
liljené.  Où  ils  .illêrenl  tous  deux  en  sorlanl  de  la  tour  de  SégoMe,  et  quelle  cuiiversa- 
lioii  ils  lurcMl  ensemble. 


Scipon  iiarlil  donc  encore  pour  Madrid;  el  moi,  en  attendant  son  re- 
tour, je  m  attachai  à  la  lecture.  Tordesillas  me  fournissait  plus  de  livres 
que  je  n'en  voulais.  11  les  empruntait  d'un  vieux  commandeur  qui  ne  sa- 
vait pas  lire,  et  qui  ne  laissait  pas  d'avoir  une  belle  bibliothèciue  pour  se 
donner  un  air  de  savant.  J'aimais  surtout  les  bons  ouvrages  de  morale, 
parce  que  j'y  trouvais  à  tout  moment  des  passages  qui  flattaient  mou 
aversion  pour  la  cour  et  mon  goût  pour  la  solitude. 

Je  passai  trois  semaines  sans  entendre  parler  de  mon  négociateur,  qui 
revint  enfin,  et  me  dit  d'un  air  gai  ;  Pour  le  coup,  seigneur  Santillane,  je 
vous  apporte  de  bonnes  nouvelles  !  Madame  la  nourrice  s'intéresse  pour 
vous.  Sa  suivanle,  à  ma  prière  et  pour  une  centaine  de  pistoles  (pie  j'ai 
consignées,  a  eu  la  bonté  de  l'engager  à  prier  le  prince  d'Espagne  de 
vous  faire  relâcher;  el  ce  prince,  qui,  comme  je  vous  l'ai  dit  souvent,  ne 
peut  rien  lui  refuser,  a  promis  de  demander  au  roi  son  père  votre  élar- 
gissement. Je  suis  venu  au  jdiis  vile  vous  en  avertir,  et  je  vais  retourner 
sur  mes  pas  pour  mettre  la  dernière  main  à  mon  ouvrage.  A  ces  mots, 
il  me  qiiilla  pour  reprendre  le  chemin  de  la  cour. 

Son  troisième  voyage  ne  fut  pas  long.  .\u  bout  de  huit  jours  je  vis  re- 
venir mon  liomiue,  qui  m'apprit  que  le  prince  avait,  non  sans  peine  ob- 
tenu ma  liberté  ;  ce  qui  me  fui  confirmé  dès  le  même  jour  par  le  seigneur 
châtelain,  qui  vint  me  dire  en  m'embrassanl  :  Mon  cher  Gil  Blas,  grâce 
au  ciel,  vous  êtes  libre  1  Les  portes  de  celle  prison  vous  sonl  ouvertes; 
mais  c'est  à  deux  conditions  qui  vous  feront  peut-être  beaucoup  de  peine, 
et  que  je  inc  vois  à  regret  forcé  de  vous  faire  savoir.  Sa  Majesté  vous 
défend  de  vous  montrer  à  la  cour,  et  vous  ordonne  de  sortir  des  deux 
Casiilles  dans  un  mois.  Je  suis  très-morlifié  qu'on  vons  interdise  la  cour. 
Et  moi  j'en  suis  ravi,  lui  répondis-je:  Dieu  sait  ce  (pie  j'en  pense.  Je 
n'atlendais  du  roi  qu'une  grâce,  il  m'en  fait  deux. 

Elant  donc  assuré  que  .je  n'étais  plus  prisonnier,  je  fis  louer  deux 
mules,  sur  lesquelles  nous  montâmes  le  lendemain,  mon  confident  et  moi, 
après  que  j'eus  dit  adieu  à  Cogollos,  et  remercié  mille  fois  fordesillas  de 
tous  les  téinoignaces  d'amilié  que  j'avais  reçus  de  lui.  ^ous  primes  gaie- 
ment la  roule  (le  Aladrid,  pour  aller  retirer  des  mains  du  seigneur  (jabriel 
nos  deux  sacs,  où  il  y  avait  dans  chacun  cinq  cents  doiiblons.  Chemin 
faisant,  mou  as.socié  me  dit:  Si  nous  ne  sommes  pas  assez  riches  ))Our 
acheter  une  terre  mnguilii|ue,  nous  pourrons  en  avoir  du  moins  une  rai- 
sonnable. Ouand  nous  n'aurions  qu'une  cabane,  lui  répondis-je,  j'y  se- 
rais satisfait  de  mon  sort.  Quoique  je  sois  à  peine  au  milieu  de  ma  car- 
rière, je  me  sens  revenu  du  monde,  el  je  ne  prélends  plus  vivre  que 
pour  moi.  Onlie  cela,  je  le  dirai  que  je  me  suis  formé  des  agréments  de 
la  vie  chanipêlre  une  iiléc  qui  m'enchante  el  i|ui  m'en  fait  jouir  par 
avance.  Il  me  semble  déjà  que  je  vois  l'émail  des  prairies,  que  j'entends 
chanter  les  rossignols  cl  murmurer  les  ruisseaux:  tantôt  je  crois  prendre 
le  divertissement  de  la  chasse,  el  tanlôl  celui  de  la  pêche.  Imagine-loi, 
mon  ami,  tous  les  différents  plaisirs  i|ni  nous  attendent  dans  la  solitude, 
et  tu  en  seras  charmé  comme  moi.  A  l'égard  de  noire  nourriture,  la 
plus  simple  sera  la  meilleure.  Un  morceau  de  pain  pourra  niuis  conten- 
ler  :  quand  nous  serons  pressés  par  la  faim,  nous  le  mangerons  avec  un 
appétit  qui  nous  le  fera  trouver  excellent.  La  volupté  u'esi  point  dans  la 
Ixmié  des  aliments  exi|uis,  elle  est  toute  en  nous  ;  et  cela  est  si  vrai,  que 
mes  repas  les  pins  délicieux  ne  sont  jias  ceux  où  je  vois  régner  la  déli- 
catesse el  l'abondance.  La  frugalité  est  une  source  de  délices  merveil- 
leuse pour  la  sanlé. 

Avec  votre  permission,  seigneur  Gil  Bios,  interrompit  mon  secré.laire, 
je  ne  suis  jias  tout  à  fait  de'votre  sentiment  sur  la  prétendue  frugalité 
dont  vous  voulez  me  f.iiie  fête.  Pourquoi  nous  nourrir  comme  des  Uio- 
génes?  Quand  nous  ne  ferons  pas  si  mauvaise  chère,  nous  ne  nous  en 
porterons  pas  plus  mal.  Crovez-moi,  puisque  nous  avons.  Dieu  merci, 
de  ipioi  renilre  noire  relraile  agréable,  n'en  faisons  pas  le  st'jour  de  la 
faim  et  de  la  pauvreté.  SiU'il  (jue  nous  aurons  une  terre,  il  faudra  la 
munir  de  bons  vins,  et  de  loiiles  les  aulrcs  provisions  convenables  ;'i  des 
gens  d'espril  qui  ne  (piillent  pas  le  commerce  des  boinmes  pour  renon- 
cer aux  commodités  de  la  vie,  mais  plutôt  pour  en  jouir  avec  plus  de 
Iranquillilé.  ((  Ce  (|u'on  a  dans  sa  maison,  dit  Hésiode,  ne  nuit  pas,  au 
((  lieu  ipie  ce  qu'on  y  a  point  peut  nuire.  Il  vaut  mieux,  ajoutc-t-il,  |ios- 
«  seller  chez  soi  les  choses  nécessaires  que  de  souhaiter  de  les  avoir.  » 

Comment  diable,  monsieur  Seipion,  inlerrompis-je  à  mon  tour,  vous  con- 
naissez les  pofites  grecs  !  Eh  !  où  avez-vous  fait  connaissance  avec  Hésiode'.' 
Chez  un  savant,  lue  répondit-il.  J'ai  .servi  quelque  temps  à  Salanianque 
un  pédant  qui  était  un  grand  eommenla'teur.  11  vous  faisait  en  moins  de 
rini  nu  crus  volume.  Il  le  composait  de  pa.ssages  hébreux,  grecs  cl  laliits, 
rpiil  lirait  îles  livres  de  sa  bibliothèque,  el  traduisait  en  castillan.  Comme 
jél.iis  son  copisie,  j'ai  retenu  je  ne  sais  combien  de  sentences  aussi  re- 
marquables (iiie  celles  (|uc  je  viens  de  citer.  Cela  étant,  lui  réiiliquai-je, 


GIL  BLAS. 


113 


TOUS  avez  la  mémoire  bien  ornée.  Mais,  pour  revenir  à  notre  projet, 
dans  quel  royaume  d'Es^pagne  jugez-vous  à  propos  que  nous  allions  éta- 
blir notre  résidence  philosophique?  J'opine  [lour  l'Aragon,  repartit  mon 
confident.  Nous  y  trouverons  des  endroits  cliarniants,  où  nous  pourrons 
mener  une  vie  délicieuse.  Eh  bien!  lui  dis-jc,  soit;  arrêtons-nous  ,i  l'.\- 
ragon  ;  j'y  consens.  Puissions-nous  y  déterrer  un  séjour  qui  me  four- 
nisse torts  les  plaisirs  dont  se  repait  mon  imagination  ! 


CUAriTRE  X. 


Ce  qu'ils  firent  en  arrivant  i  MaiIrM.  Quel  liom-iie  Cil  Blas  renoonlra  dans  la  me; 
et  (le  quel  événcmcut  celte  rencontre  fut  suivie. 


Lorsque  nous  fûmes  arrivés  ,i  Madrid,  nous  allâmes  descendre  ;i  un 
petit  hôtel  garni  ou  Scipion  avait  logé  dans  ses  voyages;  et  la  première 
chose  que  nous  finies  fut  de  nous  rendre  chez  Salei-o  jioiir  retirer  de  ses 
mains  nos  doublons.  11  nous  reçut  parfaitement  bien,  et  me  témoigna 
beaucoup  de  joie  de  me  voir  en  liberté.  Je  vous  proteste,  ajouta-t-il,  que 
j'ai  été  si  sensible  à  votre  disgr.-ice,  qu'elle  m'a  dégoiiié  de  l'alliance  des 
gens  de  cour.  Leurs  fortunes  sont  tiop  en  l'air.  J'ai  marié  ma  fille  Ga- 
Iriella  à  un  riche  négociant.  Vous  avez  fort  bien  fait,  lui  répondis-je  : 
outre  que  cela  est  phis  solide,  c'est  qu'un  boui'geois  qui  devient  beau- 
pére  d'un  homme  de  quali'c  n'est  pas  toujours  content  de  monsieur  son 
gendre. 

Puis,  changeant  de  discours,  et  venant  an  fait,  Seigneur  Gabriel,  pour- 
suivis-je,  ayez,  s'il  vous  plaît,  la  bonté  de  nous  remettre  les  deux  mille 
pistolcs  que...  Votre  argent  est  tout  prêt,  interrompit  l'orfèvre,  qui, 
nous  ayant  fait  passer  dans  son  cabinet,  nous  montra  deu.x  sacs  oi'i  ces 
mots  étaient  écrits  sur  des  étiquettes:  «  Ces  doublons  appartiennent  au 
«  seigneur  Gil  Blas  de  Santillane.  »  Voilà,  me  dit-il,  le  dépôt  tel  qu'il 
m'a  été  confié. 

Je  rendis  grâces  à  Salero  du  plaisir  qu'il  m'avait  fait  ;  cl,  fort  consolé 
d'avoir  perdu  sa  fille,  nous  empoi  lames  les  sacs  à^otre  hôlel,  Oii  nous 
nous  mimes  à  visiter  nos  doubles  pisloles.  Le  compte  s'y  Irouva,  à  cin- 
quante près,  qui  avaient  été  employées  aux  frais  de  mon  élargissement. 
Nous  ne  songeâmes  plus  qu'à  nous  mettre  en  état  de  partir  pour  l'Aragon. 
Mon  secrétaire  se  chargr'a  du  soin  d'acheter  une  chaise  roulante  et  deux 
mules.  De  mon  côlè,  je  fis  provision  de  linge  cl  d'habits.  Pendant  que 
j'allais  el  venais  dans  les  rues  en  faisant  mes  emplettes,  je  rencontrai  le 
baron  de  Steinbach,  cet  officier  de  la  garde  allemande  chez  lequel  don 
Aljihonse  avait  été  élevé. 

Je  saluai  ce  cavalier  allemand,  qui,  m'ayant  aussi  reconnu,  vint  à  moi 
el  m'embrassa.  Ma  joie  est  extième,  lui  dis-je,  de  revoir  Voire  Seigneurie 
dans  la  meilleure  santé  du  monde,  el  de  trouver  en  même  lemps  l'oc- 
casion d'apprendre  des  nouvelles  de  mes  ihers  seigneins  don  César  el 
don  Alphonse  de  Leyva.  Je  puis  vous  en  dii-e  de  certaines,  me  répondit- 
il,  puisqu'ils  sonl  tous  deux  aclucUemenl  à  Madiid,  el  de  plus  bigésdans 
ma  [maison.  Il  y  a  prés  de  trois  mois  qu'ils  sont  venus  dans  celle  ville 
pour  remercier  le  roi  d'un  bienfait  ([ue  don  Alphonse  a  reçu  en  recon- 
naissance des  services  que  ses  aïeux  ont  rendus  A  l'Elat.  fl  a  été  f.iit 
gouverneur  de  la  ville  de  Valence,  sans  qu'il  ail  demandé  ce  poste,  ni 
prié  personne  de  le  solliciter  pour  lui.  Rien  n'est  plus  grjcieux,  et  cela 
fait  voir  que  notre  monarque  aime  à  récompenser  la  valeur. 

Quoique  je  susse  mieux  que  Steinbach  ce  qu'il  en  fallait  penser,  je 
ne  fis  pas  semblant  d'avoir  la  moindre  connaissance  de  ce  qu'il  me  con- 
tait. Je  lui  témoignai  une  si  vive  impatience  de  saluer  mes  anciens  maî- 
tres, que,  pour  la  satisfaire,  il  me  mena  chez  lui  sur-le-champ.  J'étais 
curieux  d'éprouver  don  Alphonse,  el  déjuger,  par  la  réception  qu'il  me 
ferait,  s'il  lui  restait  encore  quelque  affection  pour  moi.  Je  le  trouvai 
dans  une  salle,  où  il  jouait  aux  échecs  avec  la  baronne  de  Steinbach.  Il 
quitta  le  jeu,  il  se  leva  dés  qu'il  m'aperçut.  Il  .s'avança  vers  moi  avec 
transport,  et  me  pressant  entre  ses  bras,  Santillane,  mè  dit-il  d'un  air 
qui  marquait  nue  véritable  joie,  vous  m'êtes  donc  enfin  reinlu?  J'en  suis 
oiarmé.  Il  n'a  pas  tenu  à  moi  que  nous  n'ayons  toujours  été  ensemble. 
Je  vous  avais  prié,  s'il  vous  en  souvient,  de  ne  vous  pas  retirer  du  ch.'i- 
tcau  de  Leyva.  Vous  n'avez  point  eu  d'égard  à  ma  prière.  Je  ne  vous 
en  fais  pourtant  pas  un  crime,  je  vous  sais  même  bon  gré  du  motif  de 
TOlre  reliaile.  Mais  depuis  ce  temps-là  vous  auriez  dû  me  donner  de 
TOS  nouvelles,  el  m'éparguer  la  peine  de  vous  faire  chercher  inutilement 
à  Grenade,  où  don  Fernand,  mon  beau-frère  m'avait  mandé  que  vous 
étiez. 

Après  ce  petit  reproche,  conliuua-t-il ,  apprenez -mol  ce  que  vous 
faites  à  Madrid.  Vous  y  avez  apparemment  quelque  emploi.  Soyez  per- 
lu.idè  que  je  premls  plus  de  part  que  jamais  à  ce  qui  vous  regarde.  Sei- 
gneur, lui  répondis-je,  il  n'y  a  pas  quatre  mois  que  j'occupais  à  la  cour 
un  poste  assez  considérable.  J'avais  l'honneur  d'élrc  secrétaire  cl  con- 
fident du  duc  de  Lorme.  Serait-il  possible?  s'écria  don  Alphonse  avec  un 
extrême  élonncmenl.  Quoi!  vous  auriez  été  dans  la  confidence  de  ce  pre- 


mier mjnistre?  J'ai  gagné  sa  faveur,  repri.s-je,  et  je  l'ai  perdue  de  la  ma- 
nière que  je  vais  vous  le  dire.  Abus  je  lui  rai-ontai  loute  cette  histoire, 
et  je  finis  mon  récit  par  la  résolution  que  j'avais  prise  d'acheter,  du  peu 
de  bien  qui  me  reslaii  de  ma  prospérité  passée,  une  chaumière  pour  y 
aller  mener  une  vie  retirée. 

Le  fil.s  de  don  César,  après  m'avoir  écoulé  avec  beaucoup  d'attention, 
me  répliqua  :  Mon  cher  Gil  Blas,  vous  savez  que  je  vous  ai  toujours  aimé. 
Vous  m'êtes  encore  jjIus  cher  que  jamais,  el  il  faut  que  je  vous  en  donne 
des  marques,  puisque  le  ciel  m'a  mis  en  état  d'augmenter  vos  biens. 
Vous  ne  serez  plus  le  jouet  de  la  fortune.  Je  veux  vous  affranchir  de  son 
pouvoir,  en  vous  rendant  maître  d'un  bien  qu'elle  ne  pourra  plus  vous 
ôter.  Puisque  vous  êtes  dans  le  dessein  de  vivre  à  la  campagne,  je  vous 
donne  une  petite  terre  que  nous  avons  auprès  de  Lirias,  à  quatre  lieues 
de  Valence.  Vous  la  connaissez.  C'est  un  présent  que  nous  pouvons  vous 
faire  sans  nous  incommoder.  J'ose  vous  répondre  que  mon  père  ne  me 
désapprouvera  point,  et  que  cela  fera  un  vrai  plaisir  à  Séraphine. 

Je  me  jetai  aux  genoux  de  don  Alphonse,  qui  me  releva  dans  le  mo- 
ment. Je  lui  baisai  la  main  ;  el,  plus  charmé  de  son  bon  cœur  que  de  son 
bienfait.  Seigneur,  lui  ilis-je,  vos  manières  m'enchantent.  Le  don  que 
vous  me  fa itcs_  m'est  d'autant  plus  agréable,  qu'il  précède  la  connais- 
sance d'un  service  que  je  vous  ai  rendu  ;  et  j'aime  mieux  le  devoir  à  voire 
générosité  qu'à  votre  reconnaissance.  Mon  gouverneur  fut  un  peu  surpris 
de  ce  discours,  et  ne  manqua  pas  de  me  demander  ce  que  c'était  que  ce 
prétendu  .service.  Je  le  lui  appris,  et  lui  Us  un  délail  qui  redoubla  son 
élonnemenl.  Il  était  bien  éloigné  de  penser,  aussi  bien  que  le  baron  de 
Steinbach,  que  le  gouvernemenl  de  la  ville  de  Valence  lui  eût  été  donné 
par  mon  crédit.  Néanmoins,  n'en  pouvant  plus  douter,  Gil  Blas,  me  dit- 
il,  puisque  c'est  à  vous  que  je  dois  mon  poste,  je  ne  prétends  point  m'en 
'tenir  à  la  petite  terre  de  Lirias,  je  vous  offre  avec  ce!a  deux  mille  ducats 
de  pension. 

ITalte-là,  seigneur  don  Alphonse,  inlerrompis-je  en  cet  cndi-oil.  Ne  ré- 
veillez pas  mon  avarice.  Les  biens  ne  sont  propres  qu'à  corrompre  mes 
mœurs  ;  je  ne  l'ai  que  trop  éprouvé.  J'accepte  volontiers  votre  terre  de 
Lirias;  j'y  vivrai  commodément  avec  le  bien  que  j'«i  d'ailleurs.  Mais 
cela  me  suffit;  et,  loin  d'en  désirer  davantage,  je  consenMrais  plutôt  de 
perdre  tout  ce  qu'il  y  a  de  superflu  dans  ce  que  je  possède.  Les  lichesscs 
sont  un  fardeau  dans  une  retraite  où  l'on  ne  cherche  que  la  tranquillité. 
Pendant  que  nous  nous  entretenions  de  cette  sorte,  don  Cé.sar  arriva. 
11  ne  fit  jjuère  moins  paraîlre  de  joie  que  son  fils  en  me  voyant  ;  et,  lors- 
qu'il fut  informé  de  l'obligation  que  sa  famille  m'avait,  il  me  pressa  d'ac- 
c'pter  la  pension,  ce  que  je  refusai  de  niuiveau.  Enfin  le  père  el  le  fils 
me  menèrent  sur-le-champ  chez  un  notaire,  où  ils  firent  dresser  la  do- 
nation, qu'ils  signèrent  tous,  deux  avec  plus  de  plaisir  qu'ils  n'auraient 
signé  un  acte  à  leur  proHl.  Quand  le  contrat  fut  expédié,  ils  me  le  remi- 
rent entre  les  mains,  en  me  disant  que  la  terre  de  Lirias  n'était  plus  d 
eux,  et  que  j'en  pouvais  aller  prendre  possession  quand  il  me  plairait. 
Ils  s'en  retournèrent  ensuite  chez  le  baron  de  Steinbach  ;  et  moi,  je  volai 
vers  notre  hôtel,  où  je  ravis  d'admiration  mon  secrétaire,  lorsque  je  lui 
annonçai  que  nous  avions  une  terre  dans  le  royaume  de  Valence,  et  que 
je  lui  contai  de  quelle  manière  je  venais  de  faire  celte  acquisiiion.  Com- 
bien peut  valoir  ce  domaine?  me  dit-il.  Cinq  cents  ducals  de  rente,  lui 
répondis-je,  et  je  puis  l'assurer  que  c'est  une  aimable  solitude  .le  la  con- 
nais pour  y  avoir  été  plusicui-s  l'ois  en  qualité  d'intendant  des  seigneurs 
de  Leyva.  C'est  une  petite  maison  su.-  les  bords  du  Guadalaviar,  dans  un 
hameau  de  cinq  ou  six  cents  feux,  et  dans  un  pays  charmant. 

Ce  qui  m'en  plail  davantage,  s'écria  Scipion,  c'est  que  nous  aurons  là 
de  bon  gibier,  avec  du  vin  de  Benicarlo  et  d'excellent  muscat.  Allons, 
mon  patron,  hàtons-nous  de  quitter  le  monde  et  de  gagner  notre  ermi- 
tage. Je  n'ai  pas  moins  d'envie  d'y  être  que  toi.  lui  Vcparlisje  ;  mais  il 
faut  auparavant  que  fasse  un  tour  aux  Asturies.  Mon  père  et  ma  mère  n'y 
sonl  pas  dans  une  heureuse  situation.  Je  prélendsiesaller  chercher  pour 
Us  conduire  à  Lirias,  où  ils  passeront  en  repos  leurs  derniers  jours.  Le  ciel 
ne  m'a  pcul-étre  fait  trouver  cet  asile  que  pour  les  y  recevoir,  cl  il  me 
punirait  si  j'y  manquais.  Scipion  lo:n  fort  mon  dessein;  il  m'excita 
même  a  l'exécuter.  Ne  perdons  point  de  temps,  me  dit  il  .je  me  suis 
assuré  d'une  chaise  roulante  ;  achetons  vile  des  mules,  el  prenons  le  che- 
min d'Ûviédo.  Oui,  mon  ami,  lui  répondis-je,  partons  le  plus  tôt  qu'il 
nous  .sera  possible.  Je  me  f.iis  un  devoir  indispensable  de  p.irlagcr  les 
douceurs  de  ma  retraite  avec  les  auteurs  de  ma  naissame.  Nous  nous 
verrons  bientôt  dans  notre  li.imeau  ;  et  je  veux,  en  y  arrivant,  écrire  sur 
la  porte  de  ma  niuison  ces  deux  vers  latins  en  lettres  d'or  : 


Inveni  (lyrlom.  Sw%  fl  Forions,  valetc! 
Sal  me  lusilis  ■■  luUile  nunc  aliosl 


114 


GIL  BLAS. 


LIVRE  X. 


CHxVPITRE  PREMIEfi. 


Cil  R'as  part  pnnr  Wt  Asturies;  il  passe  par  Valladalid,  où  il  va  voir  le  docJeur  Sangrailo, 
son  ;iiii:icn  maUre.  H  reocoiilrt:  par  hasard  i£  seigueur  Manuel  Oidonez,  adiuiuistraieur 
^c  riiôpisal. 


Dans  le  lemjis  que  je  me  disposnis  n  partir  dn  Mndrid  avec  Sripinii, 
pour  me  reudi-e  aux  Asluiics,  Paul  V  iioriima  le  duc  de  Lerme  au  cardi- 
nalat. Ce  pape,  voulant  élnijiir  rinquisiliiin  dans  le  royaume  de  Naples. 
revêtit  de  la  pourpi-e  ce  ministre,  pour  l'engairer  a  l'aire  agréer  au  roi 
Philippe  un  si  louable  dessein.  Tous  ceux  cpii  connaissaient  parlaitemeiit 
ce  nouveau  memjjre  du  sacré  co'Ip^'c  trouvèrent,  comme  moi,  que  l'E- 
g-lise  venait  de  faire  une  belle  acquisition. 

Scipion,  qui  aurait  mieux  aimé  me  revoir  dans  un  poste  brillant  à  la 
cour  qu'eulerré  dans  une  solitude,  me  conseilla  de  me  présenior  devant 
le  nouveau  cardinal.  Peut-être,  me  dit-il,  que  Sun  Eniinenre,  vous  vovanl 
hors  de  prison  par  ordre  du  roi,  ne  croira  plus  devoir  affecter  de  paraître 
irritée  contre  vous,  et  pourra  vous  reprendre  à  son  service.  Monsieur 
Scipion,  lui  répondis-je,  vous  oubliez  apparemment  que  je  n'ai  obtenu 
raa  liberté  qu'à  coiïdition  que  je  sortii-ais  incessamment  des  deux  Cas- 
tilles.  D'ailleurs,  me  croyez-vous  déjà  dégoûté  de  mou  château  de  Lirias? 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  et"  je  vous  le  répète,  quand  le  duc  de  Lerme  me 
rendrait  ses  bonnes  grâces ,  quand  il  m'offrirait  la  place  même  de  don 
Rodrigue  de  Calderoue,  je  la  refuserais.  Mon  parliest  |)ris;  je  veux  aller 
à  Oviedo  cherciier  mes  parents,  et  me  retirer  avec  eux  auprès  de  la  ville 
de  Valence.  Pour  toi,  mon  ami,  si  tu  le  repeiis  d'avoir  lié  Ion  sort  au 
mien,  tu  n'as  qu'à  me  le  dire;  je  suis  prêt  à  te  donner  la  moitié  de  mes 
espèces,  avec  quoi  lu  demeureras  à  Madiid,  ou  tu  pousseras  ta  fortune 
le  plus  loin  qu'il  te  sera  possihle. 

Comment  donc,  reprit  mon  secrétaire,  un  peu  touché  de  ces  paroles, 
pouvez  vous  me  soupçonner  d'avoir  quelque  répugnance  à  vous  suivre 
dans  votre  retraite?  Ce  soupçon  blesse  mon  zèle  et  mon  attachement. 
Quoi!  Scipion,  ce  fidèle  serviteur,  qui,  pour  partager  vos  peines,  aui-ait 
volontiers  passé  le  reste  de  ses  joui's  avec  vous  dans  la  tour  de  Ségovie, 
ne  vous -accompagnerait  qu'à  regret  dans  un  séjour  qui  lui  promet  mille 
délices!  Non,  monsieur,  non,  je  n'ai  pas  envie  de  vou.s  détourner  de 
votre  résolution.  Il  faut  que  je  vous  avoue  ma  malice  ;  lorsque  je  vous  ai 
conseillé  de  vous  moutier  au  duc  de  Lerme,  c'est  que  j'ai  été  bien  aise 
de  vous  sonder,  pour  savoir  s'il  ne  restait  point  encore  en  vous  quelques 
semences  d'ambition.  Eh  bien  ,  puisque  vous  êtes  si  détaché  des  gran- 
deurs, abandonnons  donc  promptenient  la  cour,  pour  aller  jouir  de  ces 
plaisirs  innocents  et  délicieux  dont  nous  nous  formons  une  si  cliarmaute 
idée. 

Nous  partîmes  en  effet  bientôt  après  tous  deu.t,  dans  une  chaise  tirée 
par  deux  bonnes  mules  conduites  par  un  garçon  dont  je  jugeai  à  proiios 
d'augmenter  ma  suite.  Nous  couchâmes, le  premier  jour  à  Alcala  de  ile- 
nares,  et  le  second  à  Si'govie,  d'où,  sans  m'arrêter  à  voir  le  généreux 
châtelain  Tordesillas,  je  gagnai  Penafiel  sur  le  Duero,  et  le  lendemain 
Valladolid.  A  la  vue  de  cetic  dernière  ville,  je  ne  pus  m'empêcher  de 
pousser  un  profond  soupir.  Mon  compagnon,  qui  l'entendit,  m'en  demanda 
la  cause.  Mon  enfant,  lui  dis-je,  c'est  que  j'ai  longtemps  exercé  ici  la  mé- 
decine. Je  n'y  puis  penser  tranquillement.  Ma  conscience  m'en  fait  dans 
ce  moment  de  secrets  reproches.  Que  dis-je  I  il  me  semble  que  tous  les 
malades  que  j'ai  tués  sortent  de  leurs  tombeaux  pour  venir  me  mettre 
en  pièces  !  Quelle  imagination  !  dit  mon  secrétaire.  En  Térilé,  seigneur 
de  Sanlillanc,  vous  êtes  trop  bon.  Pourquoi  vous  repentir  d'avoir  fait 
votre  métier?  Voyez  les  pins  vieux  médecins,  ont-ils  de  pareils  remords? 
Oh  !  ipie  non  ;  ils  vont  toujours  leur  train,  rejetant  sur  la  nature  les  ac- 
cidents funestes,  et  se  faisant  honneur  des  événements  heureux. 

Il  est  vrai,  repris-je,  que  le  dncleur  Saiigrado,  de  qui  je  suivais  fulèle- 
Bient  la  méthode,  était  de  ce  caraclére-là.  Il  avail  beau  vo  r  périr  tons  les 
jours  vingt  personnes  entre  ses  mains,  il  était  si  persuadé  de  l'excellence 
de  la  saignée  et  de  la  fréquente  boisson,  qu'il  appelait  ses  deux  spéci- 
fiques pour  toutes  sortes  de  maladies,  qu'au  lieu  de  s'en  prendre  a  ses 
remèdes,  il  crojfait  que  les  nialades  ne  moui-aicnt  que  faute  d'avoir  assez 
bu  cl  il'avoir  été  assez  saianés.  Vive  Dieu!  s'écria  Scipion  en  fai.sant  un 
éclat  de  lire,  vous  me  parlez  là  d'un  personnage  incomparable.  Si  lu  es 
curieux  de  le  voir  et  de  l'entendre,  lui  dis-je,  tu  pourras  dés  demain  sa- 
tisfaire la  curiosiié,  pourvu  que  Sangrado  vive  encore,  cl  qu'il  soit  à  Val- 
ladolid ;  ce  que  j'ai  de  la  peine  à  croire^  car  il  élait  déjà  vieux  quand  je 
le  nuittai,  et  il  s'est  écoulé  bien  des  années  depuis  ce  temps-là. 

Noire  premier  soin,  en  arrivant  dans  l'hôlellerie  où  nous  allâmes  des- 
cendre, fut  de  nous  informer  de  ce  docteur.  Nous  apprîmes  ipiil  n'était 
pas  encore  mort,  mais  que,  ne  pouvant  plus  à  sou  âge  faire  de  visites  ni 
se  donner  de  grands  mouvemenls,  il  avait  abandonné  le  pavé  à  trois  ou 


quatre  autres  docteurs  qui  s'étaient  mis  en  réputation  par  une  nouvelle 
pratique  qui  ne  valail  guère  mieux  que  la  sienue.  Nous  résolûmes  donc 
de  nous  arrêter  à  Valladolid  le  jour  suivant,  tant  pour  laisser  reposer 
nos  mules  que  ]iour  voir  le  seigneur  Sangrado.  Nous  nous  rendiraes  chez 
lui  sur  les  dix  hiures  du  matin  ;  nous  le  trouvâmes  assis  dans  un  fauteuil, 
uu  livre  à  la  main.  Il  se  leva  sitôt  qu'il  nous  aperçut,  vint  au  devant  4e 
nous  d'un  pas  assez  ferme  pour  un  septuagénaire,  et  nous  demanda  ce 
que  nous  lui  voulions.  Monsieur  le  docteur,  lui  dis-je,  regardez-moi,  je 
vous  prie,  attentivement;  est-ce  que  vous  ne  me  remettez  point?  J'ai 
pourtant  l'honneur  d'êlre  un  de  vos  élèves.  Ne  vous  souvient-il  plus  d'un 
certain  Gil  Blas,  qui  élait  autrefois  votre  commensal  et  votre  substitut? 
Quoi!  c'est  vous,  Sanlillane?  me  répondit-il  en  m'embrassanl  d'un  air 
affectueux  Je  ne  vous  aurais  pas  reconnu.  Je  suis  bien  aise  de  vous  re- 
voir. Qu'avez-vous  fait  depuis  notre  séparation?  Vous  avez  sans  doute 
toujours  pratiqué  la  médecine?  C'est  à  quoi,  repris-je,  j'avais  assez  de 
penchant;  mais  de  fortes  raisons  m'en  ont  empêché. 

Tant  pis,  reprit  Sangrado  :  avec  les  principes  que  vous  aviez  reçus  de 
moi,  vous  seriez  devenu  un  habile  méiicciu,  pourvu  que  le  ciel  vous  eût 
fait  la  grâce  de  vous  préserver  de  l'amour  dangereux  de  la  chimie.  Ah  ! 
mou  fils,  poursuivit-il  d'un  ton  douloureux  et  déelamaleur,  quel  change- 
ment dans  la  médecine  depuis  quelques  années  !  Vous  m'en  voyez  sur- 
pris et  indigné  avec  raison.  On  ôte  à  cet  art  l'honneur  et  la  diguilé.  Cet 
art,  qni  dans  tous  les  lem]is  a  respecté  la  vie  des  hommes,  est  précisé- 
ment en  pioie  à  Li  témérité,  à  la  présomption  et  à  Vimpériiie;  car  les 
f  lits  parlent,  et  bientôt  les  pierres  crieront  contre  le  brigandage  des  nou- 
veaux praticiens  :  lapides  clamabunt.  On  voit  dans  cette  ville  des  méde- 
cins, ou  soi-disant  tels,  qui  se  f-ont  attelés  au  char  de  triomphe  del'anti- 
inoine  :  curriis  Iriumphatis  anlimonii;  des  échappés  de  l'école  de  Para- 
celse,  des  adorateurs  du  kermès,  des  guérisseurs  de  hasard,  qui  font 
consister  toute  la  science  de  la  médecine  à  savoir  préparer  des  drogues 
chimiques.  Que  vous  dirai-je?  tout  est  méconnaissable  dans  leur  méthode. 
La  saignée  du  pi<^d,  par  exemple,  jadis  si  rare,  est  aujourd'hui  presque 
la  seule  qui  soit  en  usage;  les  purgatifs,  autrefois  doux  et  bénius,  sont 
cliangésen  émétiques  et  en  kermès.  Ce  n'est  plus  qu'un  cliaos  où  chacun 
se  permet  ce  qu'il  veut,  et  franchit  les  bornes  de  l'ordre  et  de  la  sagesse 
que  nos  premiers  maîtres  ont  posées. 

Quelque  envie  que  j'eusse  de  rire  en  entendant  une  si  comique  décla- 
mation, j'eus  la  force  d'y  résister;  je  fis  plus,  je  déclamai  contre  le  ker- 
mès sans  savoir  ce  (lue'c'était,  et  donnai  au  diable  à  tout  hasard  ceux 
qui  l'ont  inventé.  Scipion,  remarquant  que  je  m'égayais  dans  cette  scène, 
y  voulut  mettre  aussi  du  sien.  Monsieur  le  docleur,  dit-il  à  Sangrado, 
comme  je  suis  petit-neveu  d'un  médecin  de  la  vieille  école,  qu'il  me  soit 
permis  de  me  révolter  avpc  vous  contre  les  remèdes  de  la  chimie.  Feu 
mon  grand-oncle,  à  qui  Dieu  fasse  miséricorde,  était  si  chaud  partisan 
d'Ilippocrate,  qu'il  s'est  souvent  battu  contre  les  empiriques  qui  ne  par- 
laient pas  avec  assez  de  respect  de  ce  roi  de  la  médecine.  Bon  sang  ne 
peut  mentir  :  je  servirais  volontiers  de  bourreau  à  ces  novateurs  igno- 
rants dont  vous  vous  plaignez  avec  tant  de  justice  et  d'éloi|uence.  Quel 
désordre  ces  misérables  ne  causent-ils  pas  dans  la  société  civile  ! 

Ce  désordre,  dit  le  docteur,  va  plus  loin  que  vous  ne  pen.sez.  Il  ne  m'a 
servi  de  rien  de  publier  un  livre  contre  le  brigandage  de  la  médecine; 
au  contraire,  il  augmente  de  jour  en  jour.  Les  chirurgiens,  dont  la  rage 
est  de  vouloir  faire  les  médecins,  se  eioient  capables  de  l'être,  dés  qu'il 
ne  faut  que  donner  du  kermès  et  de  l'éinétiqne,  à  quoi  ils  joignent  des 
saignées  du  pied  à  leur  fantaisie.  Us  vont  même  jusqu'à  mêler  le  kermès 
dans  les  apozi'îines  et  les  potions  cordiales,  et  les  voilà  de  pair  avec  les 
grands  faiseurs  en  médecine.  Cette  contagion  se  répand  jusque  dans  les 
cloilres.  Il  y  a  parmi  les  moines  des  frères  qui  sont  tout  ensemble  apo- 
thicaires el'chirurgieQs.  Ces  singes  de  médecins  s'appliquent  à  la  chimie, 
el  font  des  drogues  pernicieuses  avec  lesipielles  ils  abrègent  la  vie  de  leurs 
révérends  pères.  Enfin  il  va  dans  Valladolid  plus  de  soixante  monastères, 
tant  d'hommes  que  de  filles:  jugez  du  ravage  qu'y  fait  le  kermès,  avec 
l'émélique  el  la  saignée  du  pied!  Seigneur  Sangrado,  lui  di.s-je  alore, 
vous  avez  bien  raison  d'être  en  colère  contre  ces  empoisonneurs;  je  gémis 
avec  vous,  et  partage  vos  alarmes  sur  la  vie  des  hommes,  manifi'Steineiit 
menacée  par  une  méthode  si  différente  de  la  vôtre.  Je  crains  fort  que  la 
chimie  n'occasionne  un  jour  la  perle  de  la  méilecinc,  comme  la  lausse 
monjiaie  cuise  la  ruine  des  Etats.  Fasse  le  ciel  que  ce  jour  fatal  ne  soit 
pas  près  d'arriver! 

Dans  cet  endroit  de  notre  convcrsaliori  nous  vîmes  paraître  une  vieille 
servante  qui  apportait  au  docteur  une  soucoupe  sur  laquelle  il  y  avait 
un  petit  )iain  mollet,  un  verre  avec  deux  carafes,  donl  l'une  était  pleine 
d'eau,  el  l'autre  de  vin.  Après  qu'il  eut  mangé  un  morceau,  il  but  un 
coup,  où  il  y  avait  à  la  vérité  les  trois  quarts  d'eau;  mais  cela  ne  le  sauva 
point  des  reiirochcs  qu'il  nie  donnait  sujet  de  lui  faire.  Ah  I  ah  1  lui  dis-je, 
monsieur  le  docleur,  je  vous  prends  sur  le  fait.  Vous  buvez  du  vin,  vous 
qui  vous  êles  toujours  déclaré  contre  cette  boisson,  vous  qui,  pendant  les 
trois  quarts  de  votre  vie,  n'avez  bu  que  de  l'eau,  el  qui  êles  cause  que 
depuis  dix  ans  je  n'ai  pas  bu  une  goutte  de  vin!  Depuis  quand  éles-vous 
devenu  si  contraire  à  vous  même?  Vous  ne  sauriez  vous  excuser  sur 
voire  âge,  puisque,  dans  un  endroit  de  vos  écrils,  vohs  définissez  la 
vieillesse  comme  une  plilliisie  naturelle  qui  nous  dessèche  et  nous  CûU- 
s'inie;  que,  sur  cette  dénuition.  vous  déplorez  l'igiioranc*'  des  [lersonnes 
qui  np|iclltnt  le  vin  le  lait  des  vieillards.  Que  direi-vous  donc  pour  vous 
justifier  ? 


GIL  BLAS. 


415 


Vous  me  faites  l;i  guerre  bien  injuslemenl,  me  ré|:on(lil  le  vieux  méde- 
cin. Si  je  biivïii-  (lu  vin  pilr,  vous  auriez  raison  Je  rue  regarder  comme 
un  iuûdéle  observaleur  de  ma  propre  mélbode;  mais  vous  voyez  que  mon 
vin  est  bien  trempé.  Autre  contradiction,  lui  rcpliiiuai-je,  mon  cher 
maître  :  souvenez-vous  que  vous  tronviez  mauvais  que  le  chanoine  Se- 
dillo  but  du  vin,  qtioi(iu  il  y  mêlât  beaucoup  d'eau.  Avouez  de  bonne 
ffrâce  que  vous  avez  reconnu  votre  erreur,  cl  que  le  vin  n'est  pas  une 
funeste  liqueur,  comme  vous  l'avez  avancé  dans  vos  ouvrages,  pourvu 
qu'on  n'en  boive  qu'avec  modération. 

Ces  paroles  embarrassèrent  un  peu  notre  docteur.  Il  ne  pouvait  nier 
qn'il  eût  défendu  dans  ses  livres  rnsas;e  du  vin;  mois  la  lionle  et  la  va- 
nité l'empècliant  de  convenir  que  je  lui  faisais  un  juste  reproche,  il  ne 
savait  que  me  répondre,  et  il  en  était  tout  confus.  Pour  le  tirer  d'embar- 
ras, je  changeai  de  matière;  et  un  moment  après  je  pris  congé  de  lui,  en 
l'e.ilioitanl  à  tenir  toujours  bon  contre  les  nouveaux  praticiens.  Courage, 
lui  dis-je,  seigneur  Sangrado;  ne  vous  lassez  point  de  décrier  le  keimés, 
et  frondez  sans  cesse  la  saignée  du  ided.  Si ,  malgré  votre  zèle  et  votre 
«Hionr  p'Uir  Vorthndoxie  médicale,  cette  engeance  empirique  vient  ;i  bout 
de  ruiner  la  discipline,  vous  aurez  du  moins  la  consolation  d'avoir  fait  tous 
vo>  efforts  pour  la  maintenir. 

Conime  nous  nous  en  retournions  à  l'hôtellerie,  mon  secrétaire  et 
moi,  nonsentreleuaut  tous  deux  du  caractère  réjouissant  et  original  de 
ce  docteur,  il  passa  prés  de  nous  dans  la  rue  un  homme  de  cin  piante-cinq 
à  soixante  ans,  qui  marchait  les  yeux  baissés,  tenant  un  gros  chapelet  à 
la  main.  .Je  le  considérai  attentivement,  et  le  reconnus  sans  peine  pour 
le  seigneur  Manuel  Ûrdonez,  ce  bon  administrateur  d'hôpital,  dont  il  est 
fait  une  mention  si  honorable  dans  le  premier  tome  de  mon  histoire.  Je 
l'abordai  avecde  grandes  dcmonstrationsde  respect,  en  disant  :  Serviteur 
au  vénérable  et  discret  seigneur  Manuel  Ordonez,  l'homme  du  monde 
le  plus  propre  à  conserver  le  bien  des  pauvres.  A  ces  mots  il  me  regarda 
lixemenl,  et  me  répondit  que  mes  traits  ne  lui  étaient  |ias  inconnus,  mais 
qu'il  ne  pouvait  se  rappeler  où  il  m'avait  vu.  Je  n'eu  suis  point  étonné, 
repris-je,  il  n'est  pas  étonnant  que  vous  n'ayez  pas  fait  aiteulion  à  moi; 
j'allais  chiz  vous  dans  le  temps  que  vous  aviez  à  votre  service  un  de  mes 
smis,  nommé  Fabrice  Nunez.  Ah!  je  m'en  souviens  présentement,  repar- 
tit l'administrateur  avec  un  souris  malin,  à  telles  enseignes  que  vous 
étiez  tous  deux  de  bons  enfants  ;  vous  avez  fait  ensemble  bien  des  tours  de 
jeunesse.  Eh!  qu"est-il  devenu,  ce  [lauvre  Fabrice*? Toutes  les  fois  que  je 
pense  à  lui,  j'ai  de  l'inquiétude  sur  ses  petites  Affaires. 

C'est  pour  vous  en  apprendre  des  nouvelles,  dis-je  an  seigneur  Manuel, 
que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  arrêter  dans  la  rue.  Fabrice  est  à  Madrid, 
où  il  s  occupe  à  faire  des  oeuvres  mêlées.  Qu'appelez-vous  des  œuvres 
mêlées ''me  répliqua-t-il.  Cela  me  parait  éqiiivojue.  Je  veux  dire,  lui 
reparlis-je,  qu'il  écrit  en  vers  et  en  prose;  il  fait  des  comédies  et  des 
romans;  en  un  mot,  c'est  nn  garçon  qui  a  du  génie,  et  qui  est  reçu  fort 
agréablement  dans  les  bonnes  maisons.  Mais,  dit  l'administrateur,  com- 
ment est-il  avec  son  boulanger'.'  Pas  si  bien,  lui  répo»dis-je,  qu'avec  les 
per.sonncsde  condition;  entre  nous,  je  ne  le  crois  jias  fort  riche  !  Oh  !  je 
n'en  doute  nullement,  reprit  Urdonez.  Qu'il  fasse  sa  cour  aux  grands 
seigneurs  tant  qu'il  lui  plaira;  ses  com|ilaisances,  ses  llatleries,  ses  bas- 
sesses, lui  rapporteront  encore  moins  que  ses  ouvrages.  Je  vous  le  pré- 
dis, vous  le  verrez  quelque  jour  à  l'hôpital. 

(>la  pourra  bien  être,  lui  répliquai-je  ;  la  poésie  en  a  amené  là  bien 
d'autres.  Mon  ami  Fabrice  aurait  beaucoup  mieux  fait  de  demeurer  atta- 
ché à  Votre  Seigneurie;  il  roulerait  aujourd'hui  sur  l'or,  il  serait  du 
moins  fort  à  son  aise,  dit  .Manuel.  Je  l'aimais,  et  j'allais,  eu  I  élevant  de 
poste  en  poste,  lui  procurer  dans  la  maison  des  pauvres  un  établisse- 
ment solide,  lorsqu'il  lui  prit  fantaisie  de  donner  dans  le  bel  esprit. 
L'insensé!  il  composa  une  comédie  qu'il  fit  représenter  par  des  comé- 
diens qui  étaient  dans  cette  ville  :  la  pièce  réussit,  et  la  tête  tourna  dès 
ce  moment  à  l'auteur.  Il  se  crut  un  nuuveau  Lnpe  de  Vega  ;  et,  préférant 
la  fumée  des  applaudissements  du  public  aux  avantages  réels  que  mon 
amitié  lui  préparait,  il  me  demanda  son  congé.  Je  voulus,  par  compas- 
sion, lui  faire  changer  de  sentiment;  je  lui  remontrai  Taincinent  qu'il 
laissait  l'os  pour  courir  après  l'ombre  ;  je  ne  pus  retenir  ce  fou  que  la 
fureur  d'écrire  entraînait.  Il  ne  connaissait  pas  son  bonheur,  ajouta  lad- 
minislrateur  ;  le  garçon  que  j'ai  pris  après  lui  pour  me  .servir  en  peut 
rendre  un  bon  témoignage  :  plus  raisonnable  que  Fabrice  avec  moins 
d'esprit.  Une  s'est  uniquement  appliqué  ipi'à  bien  s'acquitter  de  ses  com- 
missions, et  ([d'à  me  plaire.  Aus>i  l'a'-je  poussé  comme  il  le  méritait  ;  il 
remplit  actuellement  à  l'hôpital  deux  emplois,  dont  le  moimlrc  est  plus 

?[ue  suftisanl  pour  faire  subsister  un  boDuéte  homme  chargé  d'une  grosse 
amille. 


CIIAPITIIE  II. 


Cil  Blas  tontinnc  son  voyage,  et  arrive  benrFtircmenI  i  Ovlcclo.  Dans  quel  ÙM  il 
reiruuva  sus  ^ureuls.  Hurl  de  sou  pire  ;  suite  ilc  celle  murl. 


Ile  V.illoiloliil,  nous  nous  rendîmes  en  quati-e  jours  à  Ovf  Jo.  .s.'ms  avoir 
f  lit  en  chemin  aucune  mauvaise  rcncouirc,  mal;,'rè  lu  proverbe  (pii  dit 


que  les  voleurs  sentent  de  loin  l'argent  des  voyagcure.  Il  y  aurait  eu. 
pourtant  un  assez  beau  coup  à  faire'pour  eux,  et  deux  habitants  seule- 
ment d'un  souterrain  nous  auraient  sans  peine  enlevé  nos  doublons;  car 
je  n'avais  pas  appris  à  la  cour  a  devenir  brave;  et  Bertrand,  mon  wiofo 
de  mulas,  ne  paraissait  jias  d  humeur  à  se  faire  tuer  pour  défendre  la 
liourse  de  son  maître.  11  n'y  avait  que  Scipion  qui  fut  un  peu  spa- 
dassin. 

11  était  nuit  quand  nous  arrivâmes  dans  la  ville.  Nous  allâmes  loger 
dans  une  hôlel'erie  tout  auprès  de  chez  num  oncle  le  chanoine  Cil  Pei'ez. 
J'étais  bien  aise  de  m'informer  dans  quel  état  se  trouvaient  mes  parents, 
avant  que  de  me  présenter  devant  eux  ;  et.  pour  le  savoir,  je  ne  pouvais 
mieux  m'adresser  qu'à  Hiôle  ou  qu'à  l'hôtesse  de  ce  cabaret,  que  je  con- 
naissais pour  des  gens  qui  ne  pouvaient  ignorer  les  affaires  de  leurs  voi- 
sins. En  effet,  l'hôte  m'ayant  reconnu  après  m'avoir  envisagé  avec  atten- 
tion, s'écria  :  Par  saint  Antoine  de  Pade  !-voici  le  fils  du  bon  écuycr  Blas 
de  Sanlillane.  Oui,  vraiment,  dit  l'hôtesse,  c'est  lui-même;  je  le  recon- 
nais bien;  il  n'a  presque  point  changé:  c'esa  ce  petit  éveillé  de  G;l  Blas 
qui  avait  plus  d'esprit  qu'il  n'était  gros.  Il  me  semble  que  je  le  vois  en- 
core, qui  vient  avec  sa  bouteille  chercher  Ici  du  vin  pour  le  souper  de 
son  oncle. 

Madame,  lui  dis-je,  vous  avez  une  heureuse  mémoire;  mais,  de  grâce, 
apprenez-moi  des  nouvelles  de  ma  famille.  Mon  père  et  ma  mère  ne  sont 
pas  sans  doute  dans  une  agréable  situation.  Cela  n'est  que  trop  vérita» 
ble,  répondit  l'hùlesse  .  diins  quelque  état  fâcheux  que  vous  puissiez 
vous  les  représenter,  vous  ne  sauriez  vous  imaginer  des  personnes  qui 
soient  plus  à  plaindre.  Le  bon  homme  Gil  Perez  est  devenu  paralylicpie 
de  la  moitié  du  corps,  et  n'ira  pas  loin,  selon  toutes  les  apparences; 
votre  père,  qui  demeure  depuis  peu  chez  ce  chanoine,  a  une  fiuxion  de 
poitrine,  ou,  pour  mieux  dire,  il  est  dans  ce  moment  entre  la  vie  et  la 
mort  ;  et  vitre  mère,  qui  ne  se  porte  pas  trop  bien,  est  obligée  de  ser- 
vir de  garde  à  l'un  et  à  l'autre  :  telle  est  leur  situation. 

Sur  ce  rapport,  cpii  me  fit  .sentir  que  j'étais  fils,  je  lai.ssai  Bertrand  avec 
mon  équipage  à  l'hôtellerie  ;  et,  suivi  de  mon  secrétaire,  qui  no  Voulut 
point  m'abandonner,  je  me  rendis  chez  mon  oncle.  D'abord  que  je  parus 
devant  ma  mère,  une  émotion  que  je  lui  causai  annonça  ma  présence 
avant  que  ses  yeux  eussent  démêlé  mes  traits.  Mon  fils,  me  dit-elle  tris- 
tement après  m'avoir  embrassé,  venez  voir  mourir  votre  (lére  ;  vous  ve- 
nez assez  à  temps  pour  être  frappé  de  ce  cruel  spectacle.  Ew  achevant 
ces  paroles,  elle  me  mena  dans  uue  chambre  ou  le  rnalhcureux  Blas  de 
Sanlillane,  couché  dans  un  lit  qui  marquait  bien  la  pauvreté  d'un  écuyer, 
touchait  à  son  dernier  moment.  Quoique  environné  des  ombres  de  la 
mort,  il  avait  encore  quelque  connaissance.  Mon  cher  ami,  lui  dit  ma 
mère,  voici  Gil  Blas,  votre  fils,  qui  vous  prie  de  lui  pardonner  les  cha- 
grins qu'il  vous  a  causés,  et  qui  vous  demande  votre  bénédiction.  A  ce 
discours,  mon  père  ouvrit  des  yeux  qui  commençaient  à  se  fermer  pour 
jamais  ;  il  les  attacha  sur  moi,  et  remarquant,  malgré  l'accablement  où 
il  se  trouvait,  que  j'étais  touché  de  sa  perte,  il  fut  attendri  de  ma  dou- 
leur. 11  voulut  îiarler,  mais  il  n'en  eut  pas  la  force.  Je  pris  une  de  ses 
mains;  et,  tandis  que  je  la  baignais  de  larmes,  sans  pouvoir  prononcer 
un  mot,  il  expira,  comme  s'il  n'eut  attendu  que  mon  arrivée  pour  ren- 
dre le  dernier  soupir. 

Ma  mère  était  trop  préparée  à  celte  mort  pour  s'en  affliger  sans  mo- 
dération; j'en  fus  peut-être  plus  pénétré  qu'elle,  quoique  mon  père  ne 
m'eût  donné  de  sa  vie  la  moindre  marque  d'amitié  Outre  qu'il  suffisait 
pour  le  pleurer  que  je  fusse  son  fils,  je  me  reprochais  de  ne  l'avoir  point 
secouru;  et,  (|uand  je  pensais  que  j'avais  eu  cette  dureté,  je  me  regar- 
dais comme  un  monstre  d'ingratitude,  ou  plutôt  comme  un  parricide. 
.Miin  oncle,  que  je  vis  ensuite  étendu  sur  un  autre  grabat  et  dans  un  étal 
pitoyable,  me  fit  éjirouver  de  nouveaux  reuiords.  Toutes  les  obligations 
<|ue  je  lui  avais  vinrent  s'offrir  à  mon  esprit.  Fils  dénaturé,  me  dis-jc  à 
moimcme,  considère  jiour  ton  supplice  la  misère  où  sont  les  parents. 
Si  tu  leur  avais  fait  quelque  part  du  sunerllu  des  biens  que  tu  possédais 
avant  ta  prison,  lu  leur  aurais  jirocuré  des  commodités  que  le  revenu  de 
la  prébende  ne  peut  leur  fournir,  et  lu  aurais  pcul-étre  prolongé  la  vie 
de  ton  père. 

L'infortuné  Gil  Perez  était  retombé  en  enfance.  11  n'avait  plus  de  mé- 
moire, plus  de  jugement.  Il  ne  me  servit  de  rien  de  le  presser  entre  mes 
bras  cl  de  lui  donner  des  témoignages  de  ma  tendresse;  il  n'y  parut  pas 
.sensible.  Ha  mère  avait  beau  lui  dire  que  j'étais  son  neveu  Gil  Blas,  il 
m'envisageait  d'un  air  imbécile  sans  répondre  rien.  Quand  le  sang  et  la 
reconnaissance  ne  m'auraient  pas  obligé  à  plaindre  un  oncle  à  (pii  je 
devais  tant,  je  n'aurais  pu  m'en  défendre  en  le  voyant  dans  une  situation 
si  digne  de  pitié. 

Pend.int  ce  temps-là,  Scipion  gardait  un  morne  silence,  partageait 
mes  peines,  et  confondait  par  amitié  ses  soupirs  avec  les  miens.  Comme 
je  jugeai  que  ma  mère,  après  une  si  longue  absence,  voudrait  m'enlre- 
tcnir,  et  que  la  présence  d'un  homme  qu'elle  ne  connaissait  pas  pourrait 
la  gêner,  je  le  tirai  a  part  et  lui  dis  :  Va,  mon  enfant,  va  le  nqioser  à 
rhùtellcrie,  cl  me  laisse  ici  avec  ma  mère.  Nous  allons  avoir  ensemble 
un  entretien  qui  durera  longtemps  ;  la  bonne  dame,  si  lu  restais  avec 
nous,  le  croirait  pcnt-otre  de  trop  dans  une  conversation  (jui  ne  roulera 
que  sur  des  affaires  de  famille.  Scipion  se  retira  de  peur  de  nousconlrain- 
ilrc,  et  j'eus  effectivcmentavrcma  mère  un  eniritien  (|ui  dura  toute  la  nuit. 
Nous  nous  rcndimes  muluellemeiil  un  compte  lidéle  de  ce  i|ui  nous  était 
arrivé  à  l'un  cl  à  l'autre  depuis  ma  sortie  d'Oviedo.  Elle  mu  lit  un  ample 


H6 


GIL  BLAS. 


détail  (les  chagrins  qu'elle  avait  essuyés  dans  des  maisons  où  elle  avait  été 
duéa;ne,  et  me  dit  là-dessus  une  inlinité  de  choses  que  je  n'aurais  pnsélc 
bien  aise  que  mon  secrétaire  eût  entendues,  quoique  je  n'eusse  rien  de 
caché  pour  lui.  Avec  tout  le  respect  que  je  dois  à  la  mémoire  de  ma 
mère,  la  dame  était  un  peu  prolixe  dans  ses  récils;  elle  ni'anrait  fait 
grâce  des  trois  quarts  de  son  histoire,  si  elle  en  eut  supprimé  les  cir- 
constances inutiles. 

Elle  finit  enfin  sa  narration,  et  je  commençai  la  mienne.  Je  passai  lé- 
gèrement sur  toutes  mes  aventures;  mais  lorsque  je  parlai  de  la  visite 
que  le  fils  de  Bertrand  Muscada,  épicier  d'Oviedo,  m'était  venu  faire  à 
Madrid,  je  m'étendis  fort  sur  cet  article.  Je  vows  l'avouerai,  dis-je  à  ma 
mère,  je  reçus  trés-mal  ce  garçon,  qui,  pour  s'en  venger,  aura  l'ait  sans 
doute  un  affreux  portrait  do  moi  11  n'y  a  pas  manqué,  répondit-elle.  Il 
vous  trouva,  nous  dit-il,  si  fier  de  la  faveur  du  premier  niiiiislre  de  la 
monarchie,  qu',\  peine  daignàtes-vous  le  reconnaître  ;  e(,  quand  il  vous 
détailla  nos  misères,  vous  l'écouiàtes  d'un  air  glacé.  Comme  les  pères 
et  les  mères,  ajouta-t-elle,  cherchent  toujours  à  excuser  leurs  enfants, 
nous  ne  pûmes  croire  que  vous  eussiez  un  si  mauvais  cœur.  Votre  arri- 
vée à  Oviedo  justifie  la  bonne  opinion  que  nous  avions  de  vous,  et  la 
douleur  dont  je  vous  vois  saisi  achève  de  faire  voire  ajiologie. 

Vous  jugez  de  moi  trop  favorablement,  lui  répliquai-je  ;  il  y  a  du  vrai 
dans  le  rapport  du  jeune  Muscada.  Lorsqu'il  vint  me  voir,  je  n'étais  oc- 
cupé que  de  ma  fortune,  et  l'ambition  qui  me  dominait  ne  me  permet- 
tait guère  de  penser  à  mes  parents.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si, 
dans  cette  disposition,  je  fis  nn  accueil  peu  gracieux  à  un  homme  qui, 
m'abordant  d'un  aîr  grossier,  me  dit  brutalement  qu'ayant  appris  que 
j'étais  plus  riche  qu'un  juif,  il  venait  me  conseiller  devons  envoyer  de 
l'argent,  attendu  que  vous  en  aviez  grand  besoin;  il  me  reprocha  même, 
dans  des  termes  peu  mesurés,  mon  indifférence  jiour  ma  famille.  Je  fus 
choqué  de  sa  franchise,  et,  perdant  patience,  je  le  poussai  par  les  épaules 
hors  de  mon  cabinet.  Je  conviens  que  j'eus  tort  dans  cette  rencontre; 
j'aurais  dû  faire  réllexion  que  ce  n'était  pas  voire  faute  si  l'épicier  man- 
quait de  politesse  et  que  son  conseil  ne  laissait  pas  d'être  bon  à  suivre, 
quoiqu'il  eût  été  donné  malhonnêtement. 

C'est  ce  que  je  me  représentai  un  moment  après  que  j'eus  chassé  Mus- 
cada. Malgré  la  colère  qui  me  dominait,  la  voix  du  sang  se  fit  entendre  ; 
je  me  rappelai  tous  mes  devoirs  envers  mes  parents  ;  et,  rougissant  de 
honte  de  les  remplir  si  mal,  je  sentis  des  remords  dont  je  ne  jiuis  néan- 
moins me  faire  honneur  auprès  de  vous,  puisqu'ils  lurent  bientôt  étouf- 
fés par  l'avarice  et  par  l'ambition.  Mais  dans  la  suite,  ayant  été  enfermé 
par  ordre  du  roi  dans  la  tour  de  Ségovie,  j'y  tombai  dangereusement 
malade,  et  c'est  cette  heureuse  maladie  qui  vous  a  rendu  votre  fils.  Oui, 
c'est  ma  maladie  et  ma  prison  qui  ont  fait  rejirendre  à  la  nalure  tous  ses 
droits,  et  qui  m'ont  entièrement  détaché  de  la  cour.  Je  suis  revenu  de 
celle  vie  tumultueuse,  je  ne  respire  plus  que  la  solitude,  et  je  ne  suis 
venu  aux  Asturies  que  pour  vous  [nier  de  vouloir  bien  parlager  avec  moi 
tes  douceurs  d'une  vie  retirée.  Si  vous  ne  rejetez  pas  ma  prière,  je  vous, 
conduirai  à  une  terre  que  j'ai  dans  le  royaume  de  Valence,  et  nous  vi- 
vrons li  très-commodément.  Vous  jugez  bien  que  je  me  proposais  d'y 
mener  aussi  mon  père;  mais,  puisque  le  ciel  eu  a  ordonné  autrement, 
que  j'aie  du  moins  la  satisfaction  de  posséder  chez  moi  ma  mère,  et  de 
pouvoir  réparer  par  toutes  les  attentions  imaginables  le  temps  que  j'ai 
passé  sans  lui  être  utile. 

Je  vous  sais  très-bon  gré  de  vos  louables  inlenlions,  me  dit  alors  ma 
mère,  et  je  m'en  irais  avec  vous  sans  balancer,  si  je  n'y  trouvais  des  dif- 
ficultés. Je  n'abandonnerai  pas  votre  oncle,  mon  frère,  dans  l'état  où  il 
est,  et  je  suis  trop  accoutumée  à  ce  pays-ci  pour  m'en  éloigner  ;  cepen- 
dant, comme  la  chose  mérite  d'être  mûrement  examinée,  je  veux  y  rêver 
à  loisir.  Ne  nous  occujions  présentement  que  du  soin  des  funérailles  de 
votre  père.  Chargeons-en,  lui  dis-je,  ce  jeune  homme  que  vous  avez  vu 
avec  moi  ;  c'est  mon  secrétaire,  il  a  de  l'e.siirit  et  du  zèle,  nous  ijouvons 
nous  en  reposer  sur  lui. 

A  peine  eus-je  prononcé  ces  paroles,  que  Scipion  revint.  Il  était  déjà 
jour.  Il  nous  demanda  si  nous  n'avions  pas  besoin  de  son  ministère  dans 
l'embarras  où  nous  étions.  Je  répondis  qu'il  arrivait  fort  à  propos  pour 
recevoir  un  ordre  important  que  j'avais  à  lui  donner.  Dés  qu'il  sut  de 
quoi  il  s'agissait,  Cela  suflil,  me  dit-il,  j'ai  déjà  tonte  cetli'  cérémonie 
arrangée  dans  ma  tête;  vous  pouvez  vous  en  fier  à  moi.  Prenez  garde, 
lui  <lit  ma  mère,  de  faire  un  enterrement  qui  ail  un  air  pompeux  ;  il  ne 
saurait  être  trop  modeste  pour  mon  époux,  que  toute  In  ville  a  connu 
pour  un  écuyer  des  plus  malaisés.  Madame,  repartit  Scipion,  quand  il 
aurait  élé  encore  plus  pauvre,  je  n'en  rabattrais  pas  deux  maravédis.  Je 
ne  regarde  là-dedans  que  mon  maître  :  il  a  été  favori  du  duc  de  Lcrme, 
son  père  doit  être  enterré  imblemenl. 

J'approuvai  le  dessein  de  mon  secrétaire;  je  lui  recommandai  même 
de  ne  point  épargner  l'argent.  Un  reste  de  vanité  que  je  conservais  en- 
core se  réveilla  dans  celte  occasion.  Je  me  tialtai  qu'en  faisant  de  la 
dépense  pour  un  père  ipii  ne  me  laissait  aucun  héritage,  je  ferais  admi- 
rer mes  manières  généreuses.  De  son  côté,  ma  mère,  quelque  contenanre 
de  modestie  qu'elle  affectât,  n'était  point  fâchée  (|uc  son  mari  fût  inhumé 
avec  éclat.  Nous  donnâmes  donc  carte  blanche  à  Scipion,  qui,  sans  per- 
dre de  temps,  alla  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  pour  rendre 
les  funérailles  superbes. 

Il  n'y  réussit  que  trop  bien.  Il  fit  des  obsèques  si  magnifiques,  qu'il 
révolta  contre  moi  la  ville  et  les  faubourgs.  Tous  les  habitants  d'Oviedo, 


depuis  le  plus  grand  jusqu'au  plus  petit,  furent  choqués  de  mon  osten- 
tation, et  firent  là-dessus  des  gloses  jieu  honorables  [our  moi.  Ce  mi- 
nistre fait  à  la  hâte,  disail  l'un,  a  de  l'argent  pour  enterrer  son  père, 
mai<  il  n'en  avait  point  pour  le  nourrir.  Il  aurait  mieux  valu,  disait  l'au- 
tre, qu'il  eût  fail  plaisir  à  son  père  vivant,  que  de  lui  faire  tant  d'hon- 
neurs après  sa  mort.  Enfin  les  coups  de  langue  ne  me  furent  point  épar- 
gnés; chacun  lança  son  trait.  Ils  n'en  demeurèrent  pas  la  :  ils  nous  in- 
sultèrent, Scipion',  Bertrand  et  moi,  quand  nous  sortîmes  de  l'église;  ils 
nous  chargèient  d'injures,  nous  accablèrent  de  huées,  et  conàuisirent 
Bertrand  à  1  h  jlellerie  à  coups  de  pierres.  Pour  dissiper  la  canaille  qui 
s'était  attroupée  devant  la  maison  de  mon  oncle,  il  fallut  que  ma  mère 
se  montrât,  et  protestât  publiquement  qu'elle  était  fort  contente  de  moi. 
Il  y  en  eut  d'autres  qui  coururent  au  cabaret  où  était  ma  chaise,  dans  le 
dessein  de  la  briser,  ce  qu'ils  auraient  fait  indubitablement,  si  l'hôte  et 
l'hôtesse  n'eussent  trouvé  moyen  d'apaiser  ces  esprits  furieux,  et  de  les 
détourner  de  leur  résolution. 

Tous  ces  affionls  qu'on  me  faisait,  et  qui  étaient  autant  d'effets  des 
discours  que  le  jeune  épicier  avait  tenus  de  moi  dans  la  ville,  m'inspirè- 
rent tant  d'aversion  pour  mes  compatriotes,  que  je  me  déterminai  a  quit- 
ter biinlôt  Oviedo,  où  sans  cela  j'aurais  fait  peut-être  un  assez  long  sé- 
jour. Je  le  déclarai  tout  net  à  ma  mère,  qui,  se  sentant  elle-même  très- 
morliûée  de  l'accffeil  dont  le  peuple  m'avait  régalé,  ne  s'opposa  point  à 
un  si  prompt  départ.  11  ne  fut  plus  question  que  de  savoir  de  quelle  sorte 
j'en  userais  avec  elle.  Ma  mère,  lui  dis-je,  puisque  mon  oncle  a  besoin 
de  votre  assistance,  je  ne  vous  presserai  pas  de  m'accompagner  ;  mais,' 
comme  il  ne  parait  pas  éloigné  de  sa  fin,  promettez-moi  de  venir  me  re- 
joindre à  ma  terre  aussitôt  qu'il  ne  sera  plus.  J'attends  de  vous  celte 
marque  d'affection. 

je  ne  vous  ferai  point  cette  promesse,  répondit  ma  mère,  car  je  ne  la 
tiendrais  pas  ;  je  veux  passer  le  reste  de  mes  jours  dans  les  Asturies,  et 
dans  ujie  parfaite  indépendance.  Kc  serez-vous  pas  toujours,  lui  rèpliquai- 
je,  maîtresse  absolue  dans  mon  châienu  ?  Je  n'en  sais  rien,  repartit-elle; 
vous  n'avez  qu'à  devenir  amoureux  de  quelque  petite  fille,  vous  l'épou- 
serez, elle  sera  ma  bru,  je  serai  sa  belle-mere;  nous  ne  pourrons  vivre 
ensemble.  Vous  prévoyez,  lui  dis-je,  les  malheurs  de  trop  loin;  je  n'ai 
aucune  envie  de  me  marier  ;  mais  quand  la  fantaisie  m'en  prendrait,  je 
vous  réponds  que  j'obligerais  bien  ma  femme  à  se  soumettre  aveuglément 
à  vos  volontés.  C'est  me  répondre  lémér.iiremenl,  reprit  ma  mère,  et  je 
demanderais  caution  de  la  caution  ;  je  craindrais  que  voire  complaisance 
pour  vutre  épouse  ne  l'emportât  sur  la  force  du  sang,  et  je  ne  voudrais 
pas  jurer  que  dans  nos  brouiller'.es  vous  ne  prissiez  plutôt  le  parti  de 
votre  femme  que  le  mien,  quelque  tort  (pi'elle  pût  avoir. 

Vous  parlez  à  merveille,  madame,  s'écria  mon  secrétaire  en  se  mêlant 
à  la  conversation  ;  je  crois,  comme  vous,  que  les  brus  dociles  sont  bien 
rares.  Cependant,  pour  vous  accorder,  vous  et  mon  maître,  puisque  vous 
voulez  absolument  demeurer,  vous  dans  les  Asturies,  et  lui  dans  le  royaume 
de  Valence,  il  faut  qu'il  vous  (asse  une  pension  de  cent  pistoles,  que  je 
vous  apporlerai  ici  tous  les  ans.  Par  ce  moyen,  la  mère  et  le  fils  vivront 
fort  satisfaits  à  deux  cents  lieues  l'un  de  l'autre.  Les  deux  parties  intéres- 
sées approuvèrent  la  convention  proposée;  après  quoi  je  payai  la  pre- 
mière année  d'avance,  et  je  sortis  u  Oviedo  le  lendemain  avant  le  jour,  de 
peur  d'être  traité  par  la  populace  comme  un  saint  Etienne.  Telle  fut  la 
réception  que  1  on  me  fit  dans  ma  patrie.  Belle  leçon  pour  les  hommes  du 
commun,  lesquels,  après  s'être  enrichis  hors  de  leur  pays,  y  veulent  re- 
tourner pour  y  faire  les  gens  d'importance  :  plus  ils  y  feront  briller  de 
richesses,  plus  ils  seront  hais  de  leurs  compatriotes. 


CU.miRE  III. 


Cil  Blas  prend  h  route  du  rov.iume  de  Valence,  H  arrive  enfin  à  I.iria?  ;  descriplion  de 
sou  cliàleau,  comnu'uul  )'  fui  reçu,  el  iiuttles  gcus  il  y  trouva. 


Nous  prîmes  le  chemin  de  Léon,  ensuite  celui  de  Palencia  ;  et,  conti- 
nuant notre  voyage  à  petites  journées,  nous  arrivâmes  au  bout  de  la 
dixième  à  la  ville  de  Scgorbe,  d'où  le  lendemain,  dans  la  matinée,  nous 
nous  rendîmes  à  ma  terre,  qui  n'en  est  éloignée  que  de  trois  lieues.  A 
mesure  que  nous  en  approchions,  je  prenais  plaisir  à  voir  mon  secrétaire 
observer  avec  beaucoup  d'attention  tous  les  châteaux  qui  s'offraient  à  sa 
vue.  à  droite  et  à  gauche  dans  la  campagne.  Lorsqu'il  en  apercevait  un  de 
grande  apparence,  il  ne  manquait  pas  de  me  dire,  en  nie  le  montrant  du 
îloigt  :  Je  voudrais  bien  que  ce  fût  là  notre  retraite. 

Je  ne  sais,  lui  dis-je,  mon  ami,  quelle  idée  lu  as  do  notre  habitation; 
mais  si  tu  l'imagines  que  c'est  une  maison  magnifirpie,  une  terre  de  grand 
seigneur,  je  t'avertis  que  tu  te  trompes  furieusement. 

Si  tu  veux  n'être  pas  la  dupe  de  ton  imagination,  représente-toi  la  pe- 
tite maison  (ju'llorace  avait  dans  le  pays  des  Sabins,  prés  deTibnr,  et  qui 
lui  fut  donnée  par  Mécénas.  Don  Aljihonse  m'a  fait  â  peu  près  le  même  pré- 
sent.Tant  pis,  s'écria  Scipion,  je  ne  dois  donc  in'altendrcqu'à  voir  une  cbau- 
miérc.  Ce  n'en  est  pas  tout  à  fait  une,  lui  rcpondis-je,  mais  souviens-loi 
que  je  t'en  ai  toujours  fail  une  descriplion  très-modeste;  et,  dés  ce  mo- 
ment, tu  peux  juger  par  loi-même  si  j'en  ai  fait  une  lidelc  peinlure.  Jette 


GIL  BLÂS. 


H7 


les  yeux  du  côlé  du  Ouadalaviar,  et  regarde  sur  ses  bords,  auprès  de  ce 
hameau  de  neuf  à  dix  feux,  cette  maison  qui  a  quatre  petits  pavillons  : 
c'est  mon  château. 

Comment  diable!  dit  alors  mon  secrétaire  d'un  ton  de  voix  admiratif, 
c'(st  un  bijou  que  cette  maison.  Outre  l'air  de  noblesse  que  lui  donnent 
S(s  pavillons,  on  peut  dire  qu'elle  est  bien  située,  bien  bâtie,  et  entourée 
de  pays  pins  charmants  que  les  environs  même  de  Séville,  appelés  par 
excellence  le  paradis  terrestre,  (juaud  nous  aurions  choisi  ce  séjour,  il 
ne  serait  pas  plus  de  mon  goût;  en  vérité,  je  le  trouve  charmanl.  Une 
rivière  l'arrose  de  ses  eaux,  un  bois  épais  prêle  son  ombrage  quand  on 
veut  se  promener  au  milieu  du  jour.  L'aimable  solitude!  .\li  !  mou  cher 
Miailre,  nous  avons  bien  la  mine  rie  demeurer  ici  longtenq)s  !  Je  suis  ravi, 
lui  dis-je,  que  tu  suis  content  de  notre  asile,  dont  tu  ne  connais  pas  en- 
core tous  les  agréments. 

En  nous  entretenant  de  celte  sorte,  nous  nous  avançâmes  vers  la  mai- 
son, dont  la  porte  nous  fut  ouverte  aussitôt  que  Scipion  eut  dit  que  c'é- 
tait le  seigneur  Gil  Blas  de  Sanlillane  qui  venait  prendre  possession  de 
son  château.  A  ce  nom,  si  respecté  des  personnes  qui  l'entendirent  pro- 
noncer, on  laissa  entrer  ma  chaise  dans  une  grande  cour  où  je  mis  pied  à 
terre  ;  puis,  m'appuyant  pesamment  sur  Scipion,  et  faisant  le  gros  dos,  je 
gagnai  une  salle,  où  je  fus  à  peine  arrivé,  que  sept  à  huit  domestiques 
parurent,  lis  me  dirent  qu'ils  venaient  me  présenter  leurs  hommages 
comme  à  leur  nouveau  patron  ;  que  don  (Jésar  et  don  Alphonse  de  Leyva 
les  avaient  choisis  pour  me  servir,  l'un  en  qualité  de  cuisinier,  l'autre 
d'aide  de  cuisine,  un  autre  de  marmiton,  celui-ci  de  portier  et  ceHX-l.i  de 
laquais,  avec  défense  de  recevoir  de  moi  aucun  argent,  ces  deux  seigneurs 
prétendant  faije  tous  les  frais  de  mon  ménage.  Le  cuisinier,  nommé 
maître  Joacliini,  élnlt  le  principal  de  ces  domestiques  et  portait  la  parole, 
il  faisait  l'agréable;  il  me  dit  qu'il  avait  fait  une  ample  provision  de  tou- 
tes sortes  d'excellents  vins,  et  que,  pour  la  bonne  chère,  il  espérait  ipi'un 
garçon  comme  lui,  qui  avait  été  six  ans  cuisinier  de  mojiseigneur  l'ar- 
chevêque de  Valence,  saurait  composer  des  ragoûts  qui  plipieraient  ma 
sensualité.  Je  vais,  ajouta-t-il,  me  préparer  à  vous  donner  un  échantillon 
de  nmn  savoir-faire.  Promenez-vous,  seigneur,  en  attendant  le  diner  ; 
visitez  voire  château  ;  voyez  si  vous  le  trouverez  en  état  d'èlre  habité  par 
Voire  Seigneurie. 

Je  laisse  à  penser  si  je  négligeai  celte  visite  ;  et  Scipion,  encore  jdus 
curieux  que  moi  de  la  faire,  m'enlraina  de  chambre  en  chambre.  Nous  par- 
courûmes toute  la  maison,  depuis  le  haut  jusqu'en  bas  ;  il  n'échappa  pas, 
du  moins  à  ce  que  nous  crûmes,  le  moindre  endroit  d  notre  curiosité  in- 
téressée, et  j'eus  partout  occasion  d'admirer  la  bonté  que  don  César  et 
son  Gis  avaient  pour  moi.  Je  fus  frappé,  entre  autres  choses,  de  deux 
appartements  qui  étaient  aussi  bien  meublés  qu'ils  pouvaient  l'être  sans 
magnificence.  Dans  l'un,  il  y  avait  une  tapisserie  des  Pays-Bas,  avec  un  lit 
et  des  chaises  de  velours,  le  tout  propre  encore,  quoique  fait  lin  temps 
que  les  Maures  occupaient  le  royaume  de  Valence.  Les  meubles  de  l'autre 
appartement  étaient  dans  le  même  goût;  c'était  une  vieille  tenture  de 
damas  de  Gênes  jaune,  avec  un  lit  et  des  fauteuils  de  la  même  étoffe, 
garnis  de  franges  de  soie  bleue.  Tous  ces  effets,  qui  dans  un  inventaire 
auraient  été  peu  prisés,  paraissaient  là  trés-considérablc». 

.\près  avoir  bien  examiné  toutes  ces  choses,  nous  revînmes,  mon  secré- 
taire et  moi,  dans  la  salle,  où  était  dressée  une  lable  sur  laquelle  étaient 
deux  couverts  ;  nous  nous  y  assîmes,  et  dans  le  moment  on  nous  servit 
une  ulla  podrida  si  délicieuse,  que  nous  plaignîmes  l'archevêque  de  Va- 
lence de  n'avoir  plus  le  cuisinier  qui  l'avait  faite.  Nous  avions  à  la  vérité 
beaucoup  d'appétit,  ce  qui  ne  nous  la  faisait  pas  trouver  plus  mau- 
vaise. A  chaque  morceau  que  nous  mangions  mes  laquais  de  nouvelle  date 
nous  présentaient  de  grands  verres  qu'ils  remplissaient  jusqu'aux  bords 
d'un  vin  de  la  Manche  exquis.  Scipion  en  était  charmé  ;  mais  n'osant  de- 
vant eux  faire  éclater  la  satisfaction  iiilérieure  qu'il  ressentait,  il  me  le 
témoignait  par  des  regards  parlants,  et  je  lui  faisais  connaître  par  les 
miens  que  j'étais  aussi  content  que  lui.  Un  jilat  de  rùti,  composé  de  deux 
cailles  grasses,  qui  llanquaient  un  petit  levraut  d'un  fumet  admirable, 
nous  fit  quitter  le  pot  pourri  et  acheva  de  nous  rassasier.  Lorsipie  nous 
eûmes  mangé  comme  deux  affamés  et  bu  a  proportion,  nous  nous  levâmes 
de  table  pour  aller  au  jardin  faire  voluplueuscinenl  la  sieste  dans  (|uel- 
que  endroit  frais  et  agréable. 

Si  mon  secrétaire  avait  paru  jnsi|ue-l;i  fort  satisfait  de  ce  qu'il  avait  vu, 
il  le  fut  encore  davantage  ipiand  il  vit  le  jardin;  il  le  trouva  cumiiarable 
à  celui  de  l'Escurial  :  il  ne  pouvait  se  lasser  de  le  parcourir  des  yeux.  11 
est  vrai  que  don  César,  qui  venait  de  temps  eu  temps  à  Lirias,  prenait 
plaisir  d  le  faire  cultiver  et  embellir.  Toutes  les  allées  bien  sablées  et 
bordées  d'orangers,  un  grand  bassin  de  marbre  blanc,  au  milieu  du(|ucl 
un  lion  de  bronze  vomissait  de  l'eau  d  gros  bouillons,  la  beauté  des  Heurs, 
la  diversité  des  fruits,  tous  ces  objets  ravirent  Scipion  ;  mais  il  fut  parli- 
cnliérement  enchanté  d'une  longue  allée  qui  conduisait,  en  descendant 
toujours,  au  logement  du  fermier,  et  que  des  arbres  touffus  couvraient 
de  leur  épais  feuillage.  En  faisant  l'éloge  d'un  lieu  si  propre  d  servir  d'a- 
sile contre  la  chaleur,  nous  nous  v  arrêtâmes,  et  nous  noii.s  assîmes  au 
iiied  d'un  ormeau,  où  le  sommeil  eut  peu  de  peine  d  surprendre  deux  gail- 
lards qui  venaient  de  bien  diner. 

_  Nous  nous  réveillâmes  en  sur-saut,  deux  heures  après,  au  bruit  de  plu- 
sieurs coups  d'escojietles,  lesquelles  se  llreiit  entendre  si  prés  de  nous, 
que  nous  en  fûmes  effrayés.  Nous  nous  levâmes  lirusi|uenient  ;  et,  pour 
nous  informer  de  la  cause  de  ce  bruit,  nous  nous  rendîmes  a  la  maison 


du  fermier.  Nous  y  trouvâmes  huit  ou  dix  villageois,  tous  habitants  Ju 
hameau,  qui,  s'élanl  assemblés  là,  tiraient  et  dérouillaient  leurs  armes  à 
feu  pour  célébrer  mon  arrivée,  dont  ils  venaient  d'être  avertis.  Ils  me 
connaissaient  la  plupart,  pour  m'avoir  vu  plus  d'une  fois  dans  le  château 
exercer  l'emploi  d'intendant.  Ils  ne  m'aperçurent  pas  plutôt,  c|u'ils  crièrent 
lous'ensemble  :  Vive  notre  nouveau  seigneur  !  qu'il  soit  le  bienvenu  à  Li- 
rias! Ensuite,  ils  rechargèrent  leurs  e.scopetes  et  me  régalèrent  d'une 
décharge  générale.  Je  leur  lis  l'accueil  le  plus  gracieux  qu'il  me  fut  pos- 
sible, avec  gravité  pourtant,  ne  jugeant  pas  devoir  trop  me  familiariser 
avec  eux.  Je  les  assurai  de  ma  protection  ;  je  leur  lâchai  même  une  ving- 
taine de  pistoles,  et  ce  ne  fut  pas,  je  crois,  celle  de  mes  manières  qui  leur 
plut  le  moins.  Après  cela,  je  leur  l'issai  la  liberté  de  jeter  encore  de  la 
poudre  au  veut,  et  je  me  relirai  avec  mon  secrétaire  dans  le  bois,  ou  nous 
nous  promenâmes  jus(iu'à  la  nuit  sans  nous  lasser  de  voir  des  arbres,  tant 
la  possession  d'un  bien  nouvellement  acquis  a  d'abord  de  charmes  pour 
nous  I 

Le  cuisinier,  l'aide  de  cuisine  et  le  marmiton  n'étaient  pas  oisifs  pen- 
dant ce  temps-là  ;  ils  travaillaient  d  nous  préparer  un  repas  supérieur  à 
celui  que  nous  avions  fait,  et  nous  fûmes  dans  le  dernier  étonnement, 
lorsque,  étant  entrés  dans  la  même  salle  où  nous  avions  dîné,  nous  vîmes 
mettre  sur  la  fable  un  plat  de  quatre  perdreaux  rôtis,  avec  un  civet  de 
lapin  d'un  côlé  et  un  chapon  en  ragoût  de  l'autre.  Ils  nous  servirent  en- 
suite pour  entremets  des  oreilles  de  cochon,  des  poulets  marines  et  du 
chocolat  à  la  crème.  Nous  bûmes  copieusement  du  vin  de  Lucène,  et  de 
plusieurs  autres  sortes  de  vins  délicieux  ;  et,  quand  nous  sentîmes  (|ue 
nous  ne  pouvions  boire  davantage  sans  exposer  notre  santé,  nous  songeâ- 
mes à  nous  aller  coucher.  Alors  mes  laquais,  prenant  des  llambcaux,  me 
conduisirent  au  plus  bel  appartement,  où  ils  s'empressèrent  à  me  désha- 
biller; maisiiuaiid  ils  m'eurent  do.iiié  ma  robe  de  chambre  et  mon  bon- 
net de  nuit,  je  les  renvoyai  en  leur  disant  d'un  air  de  maître  :  Retirez-vous, 
messieurs,  je  n'ai  pas  besoin  devons  pour  le  reste. 

Je  les  fis  sortir  tous,  el,  retenant  Scipion  pour  ni'entretenir  un  peu 
avec  lui,  nous  commençâmes  par  nous  réjouir  de  l'heureux  état  où  nous 
nous  trouvions.  On  ne  peut  exprimer  la  joie  que  mon  seciélaire  lit  écla- 
ter. Eh  bien!  lui  dis-je,  mon  ami,  que  penses-tu  du  traitement  ipi'on  me 
fait  par  ordre  des  seigneurs  de  Leyva'?  Ma  foi,  me  répondit-il,  je  pense 
qu'on  ne  peut  vous  eii  faire  un  meilleur  ;  je  souhaite  seulement  cpie  cela 
soit  de  longue  durée.  Je  ne  le  souhaite  pas.  moi,  lui  réplii|uaije;  il  ne 
nie  convient  pas  de  souffrir  que  mes  bienfaiteurs  fassent  pour  moi  tant  de 
dépense  :  ce  serait  abuser  de  leur  générosité.  De  plus,  je  ne  m'accom- 
moderais point  rie  valets  aux  gages  d'autrui  :  je  croirais  n'être  pas  dans 
ma  maison.  D'ailleurs  je  ne  suis  point  venu  ici  pour  vivre  avec  tant  de 
fracas.  Quelle  folie  :  Avons-nous  besoin  d'un  si  grand  nombre  rie  domes- 
tiques? Non  ;  il  ne  nous  faut,  avec  Bertrand,  qu'un  cuisinier,  un  marmi- 
ton et  un  laquais  ;  cela  nous  siiflir.i.  Quoique  mon  secrétaire  n'eût  pas  été 
fâché  de  subsister  toujours  :in\  rié|ieiii  riii  gouverneur  de  Valence,  il  ne 
combattit  point  ma  délicatesse  la-riessiis;  et,  se  conformant  à  mes  seuli- 
menls,  il  approuva  la  reforme  que  je  voulais  faire.  Cela  étant  décidé,  il 
sortit  de  mon  a)q>artement  et  se  retira  dans  le  sien. 


CIIAPITBE  IV. 


Il  part  pciur  Valeiiro,  c:  va  voir  les  .seigneurs  de  Leyva  ;  de  l'enlrelion  qu'il  eul  avec  eux, 
et  du  linn  accueil  que  lui  lit  Serapliiiie. 


J'achevai  de  me  déshabiller  et  je  me  mis  au  lit,  où,  ne  me  sentant  au- 
cune envie  rie  dormir,  je  m'abandonnai  à  mes  réilcxions.  Je  me  représen- 
tai l'amitié  dont  les  seigneurs  de  Leyva  payaient  rattachement  que  j'avais 
pour  eux,  et,  pénétré  des^iouvelles  man|ues  i|u'ils  m'en  donnaient,  je 
jjris  la  résolution  de  les  aller  trouver  dès  le  lendemain  |ioiir  satisfaire 
l'impatience  que  j'avais  de  les  eu  remercier.  Je  me  faisais  aussi  par 
avance  un  plaisir  de  revoir  Séraphiae,  mais  ce  plaisir  n'était  pas  pur  ,  je 
ne  pouvais  jienser  sans  peine  ipie  j'aurais  en  même  temps  à  soutenir  les 
regards  de  la  dame  l.orenca  Sèphora,  qui,  se  souvenant  peut-être  encore 
de  l'aventure  du  soufllei,  ne  serait  pas  fort  ai.se  de  me  revoir.  L'esprit 
fatigué  de  toutes  ces  idées  différentes,  je  m'assoupis  enfin,  et  ne  me  ré- 
veillai le  jour  suivant  (|u'après  le  lever  du  soleil. 

Je  fus  bientôt  sur  pied  ;  et,  tout  occupé  du  voyage  (|ue  je  médilais,  je 
m'habillai  â  la  hâte.  Comme  j'achevais  de  m'ajusler,  mon  secrétaire  entra 
daiis  ma  chambre.  Sci|iion,  lui  dis-jc,  tu  vois  un  homme  qui  se  ilisposeà 
parlir  pour  Valence;  je  ne  crois  pas  que  lu  désapprouves  mon  dessein  : 
je  ne  puis  aller  tnqi  tôt  saluer  les  seigneurs  d  qui  je  dois  ma  petite  for- 
tune. Chaque  moment  que  je  diffère  d  m'acquilter  de  ce  devoir  semble 
m'accuser  d'ingratitude.  Pour  loi,  mon  ami,  je  le  dispense  de  m'accom- 
pagiier  ;  demeure  ici  pendant  mon  ab.sence  ;  je  reviendrai  te  joindre  au 
boni  de  huit  jours.  Allez,  monsieur,  répondit-il,  faites  bien  votre  cour  d 
don  Alphonse  et  d  son  père;  ils  me  |)araissent  sensibles  au  zèle  (pi'on  a 
pour  eux  et  Ires-recouuaissanis  des  services  qu'on  leur  a  rendus.  Les 
|iersoimes  (leiiiialilé  de  ce  caractère  là  sont  si  rares,  ipi'on  ne  peu!  assez 
les  ménager.  Je  lis  avertir  Berlraml  de  se  tenir  prêt  à  partir,  et,  tandis 
(pi'il  préparait  les  mules,  je  pris  mon  chocolat.  Ensuite  je  nuuitai  dans  ma 


H8 


GIL  BLAS. 


chaise,  après  avoir  recommandé  à  mes  ijens  de  regarder  Scipion  comme 
lin  flHlrî  moi-même  et  de  suivre  ses  ordres  ainsi  que  les  miens. 

Je  me  rendis  à  Valence  en  moins  de  quatre  heures.  J'allai  descendre 
tout  droit  aux  écuries  du  pouveriieur;  j'y  laissai  mon  équipage,  et  je  nie 
fis  conduire  à  l'appartement  de  ce  seigneur,  qui  y  était  alors  avec^don 
César  son  père.  J'ouvris  la  porte  sans  façon,  j'entrai,  et,  les  abordant 
(DUS  deux  avec  respect.  Les  valets,  leur  dis-je,  ne  se  fout  point  annoncer 
à  leurs  maîtres  ;  voici  un  de  vos  anciens  serviteurs  qui  vient  vous  rendre 
ses  devoirs.  .\  ces  mots,  je  voulus  me  prosterner  devant  eux  ;  mais  ils 
m'en  empêchèrent,  et  m'embrassèrent  l'un  et  l'autre  avec  tous  les  té- 
moignages d'une  véritable  affection.  Eh  bien,  mon  cher  Santillane,  me 
dit  don  Alphonse,  avez-vous  été  A  Lirias  prendre  possession  de  vo- 
tre terre  '?  Oui,  seigneur,  lui  répondis-je  ;  et  je  vous  prie  de  trouver  bon 
que  je  vous  la  rende.  Pourquoi  donc  cela?  répliqua-t-il;  a-t-elle  quelque 
désagrément  qui  vous  en  dégoûte?  Non,  par  elle-même,  lui  réparlis-je  ; 
au  contraire,  j'en  suis  encbanlé  :  tout  ce  qui  m'en  déplaît,  c'est  d'y  voir 
des  cuisiniers  d'arclievêque,  avec  trois  fois  plus  de  domestiques  qu'il  ne 
m'en  faut,  et  qui  ne  servent  là  qu'à  vous  l'aire  faire  une  dépense  aussi 
considérable  qu'inutile. 

Si  vous  eussiez,  dit  don  César,  accepté  la  pension  de  deux  mille  ducats 
que  nous  vous  offrîmes  à  Madrid,  nous  nous  serions  contentés  de  vous 
donner  le  château  tel  qu'il  est;  mais  vous  savez  que  vous  la  refusâtes,  et 
nous  avons  cru  devoir  faire  en  récompense  ce  que  nous  avons  lait.  C'en 
est  trop,  lui  répondis-je;  voii-e  bonté  doit  s'en  tenir  au  don  de  cette 
terre,  qui  a  de  quoi  combler  mes  désirs.  Vous  dirai-je  tout  ce  que  j'en 
pense?  indépendamment  de  tout  ce  qu'il  vous  en  coûte  pour  entretenir 
tant  de  monde,  je  vous  proteste  que  ces  gens-là  me  gênent  et  m'incom- 
modent. En  un  mot,  ajoutai-je,  mes  seigneurs,  reprenez  votre  bien,  ou 
daignez  m'en  laisser  jouir  à  ma  volonté,  ii  prononçai  d'un  air  si  vif  ces 
dernières  paroles,  que  le  père  et  le  fils,  qui  ne  prétendaient  nullement  me 
contraindre,  me  permirent  enfin  d'eu  user  comme  il  me  plairait  dans 
mon  château. 

Je  les  remerciais  do  m'avoir  accordé  cette  liberté,  sans  laquelte  je  ne 
pouvais  être  heureux,  lorsque  don.Mphonse  m'inlerrumjut  en  me  disant: 
Mon  cber  Gil  Bla's,  je  veux  vous  présentera  une  dame  qNÏ  sera  bien  aise 
de  vous  voir.  En  parlant  de  celte  sorte,  il  me  prit  jjar  la  main  et  me 
mena  dans  l'appartement  de  Sérapbine,  qui  poussa  un  cri  dé  joie  en  m'a- 
])ercevant.  .Madame,  lui  dit  le  gouverneur,  je  crois  ipie  l'arrivée  de  noire 
ami  Saitillane  à  Valence  ne  vous  est  pas  moins  agréable  qu'à  moi.  C'est 
de  quoi,  répondit-elle,  il  doit  être  bien  persuadé  ;  le  temps  ne  m'a  iioint 
fait  perdre  le  souvenir  du  service  qu'il  m'a  rendu  ;  et  j'ajoute  à  la  recon- 
naissance que  j'en  .ii,  celle  que  je  dois  à  un  homme  à  qui  vous  avez  obli- 
gation. Je  dis  à  madame  la  gouvernante  que  je  n'étais  que  tro)i  payé  du 
péril  que  j'avais  partagé  avec  ses  libérateurs  en  exposant  ma  vie  pour, 
elle;  et,  après  force  compliments  de  part  et  d'autre,  don  Alphonse  m'em- 
mena hors  de  l'appartement  de  Séraphine.  Nous  rejoignîmes  don  César, 
que  nous  trouvâmes  dans  une  salle  avec  plusieurs  personnes  de  qualité 
qui  venaient  dîner  chez  lui. 

Tous  ces  messieurs  me  saluèrent  fort  poliment  :  ils  me  firent  d'autant 
plus  de  civilités,  que  don  César  leur  dit  que  j'avais  été  un  des  piiiici|)aux 
secrétaires  du  duc  de  Lirme.  Peut-être  même  que  la  plupart  d'entre  eux 
n'ignoraient  pas  que  c'était  par  mon  crédit  que  don  Alphonse  avait  obtenu 
le  gouvernement  du  royaume  de  Valence,  car  tout  se  sait.  Quoi  qu'il  en 
soit,  quand  nous  fumes  à  table,  on  ne  parh  que  du  imuveau  cardinal. 
Les  uns  en  faisaient  ou  affectaient  d'eu  faire  de  granels  éloges  ;  et  les 
autres  ne  lui  donnaient  q\ie  des  louanges  ironiques.  Je  jugeai  bien  qu'ils 
voulaient  par  là  m'engager  à  me  répandre  sur  le  compte  de  Son  Euii- 
nence,  et  à  les  égayer  â'ses  dépens.  Je  me  l'imaginai  du  moins,  et  je  ne 
fus  pas  tenté  de  dire  ce  que  j'en  pensais;  mais  je  l'etins  ma  langue,  et 
cette  petite  victoire  que  je  remportai  sur  moi  me  lit  passer  dans  l'esprit 
de  la  compagnie  pour  un  garçon  fort  discret. 

Les  convives,  après  le  d'îne'r,  se  retirèrent  chez  eux  pour  faire  la  sieste  ; 
don  César  et  son  lils,  pressés  de  la  même  envie,  s'enfermèrent  dans  leurs 
tippartements. 

Pour  moi,  plein  d'impatience  de  voir  une  ville  dont  j'avais  souvent  en- 
tendu vanter  la  beauté,  je  sortis  du  jialais  du  goivverneur  dans  le  dessein 
de  me  promener  dans  les  rues.  Je  rencontrai  à  la  jiorle  un  homme  qui 
vint,  d'un  air  res|ieclueux,  m'aborder  en  me  disant  :  Lt;  seigneur  de  San- 
tillane vent  bien  me  permettre  de  le  saluer'.'  Je  lui  demandai  qui  il  était. 
Je  suis,  me  répondit-il,  valet  do  chambre  de  don  César;  j'étais  un  de  ses 
laquais  dans  le  temps  que  vous  étiez  son  intendant;  je  vous  faisais  ré- 
gulièrement tous  les  matins  ma  cour,  et  vous  aviez  bien  des  boules  jiour 
moi.  Je  vous  informais  de  ce  qui  se  passait  au  logis.  Vous  souvient-il, 
par  exemple,  qu'un  jour  je  vous  ap))ris  ipie  le  chirurgien  du  village  de 
Leyva  s'introduisait  secrètement  dans  la  chambre  de  la  dame  de  Lorença 
Séphora?  C'est  ce  que  je  n'ai  point  oublié,  lui  répliqmii-je.  Mais  à  propos 
de  celte  duégue,  quest-elle  devenue'!  Hélas  1  reparlil-il,  la  pauvre  créa- 
ture après  vôlrc  départ  tomba  en  langueur,  et  mourut  plus  regiettoe  de 
Séra|ihine  que  de  don  Alplionse,  qui  parut  pin  touclié  de  sa  mort. 

Le  valet  lU:  chambre  de  don  César,  m'ayant  insiruîl  ainsi  de  la  tiisle 
fin  de  Séphora,  me  lit  des  excuses  de  m'avoir  arrêté,  et  me  laissa  conti- 
nuer mon  cbemin.  Je  ne  pus  m'empêclier  de  soupirer  en  me  rappelant 
cette  duègne  infortunée  ;  et,  m'atlendrissanl  sur  son  sort,  je  m'imputai 
son  malheur,  sans  songer  ipic  c'élait  plutôt  à  son  cancer  qu'à  mou  mérite 
qu'on  devait  l'attribuer. 


J'observais  avec  plaisir  tout  ce  qui  me  semblait  digne  d'être  reinarqué 
dans  la.  ville.  Le  palais  de  marbre  de  l'archevêque  occupa  mes  yeux  agréa- 
blement, aussi  bien  que  les  beaux  portiques  de  la  Bourse  ;  mais  ime 
grande  maison  que  j'aperçus,  et  dans  laquelle  il  "entra  beaucoup  de 
inonde,  atlira  toute  mon  attention.  Je  m'en  approchai  pour  apprendre 
pourquoi  je  voyais  là  un  si  grand  concours  d'hommes  et  de  femmes,  et 
bientôt  je  fus  nu  l'ait,  en  lisant  ces  paroles  écrites  en  lettres  d'or  sur  une 
table  de  marbre  noir  qu'il  y  avait  au-dessus  de  la  i)orte  :  La  posada  de 
los  tepresentantei.  Et  les  comédiens  marquaient  dans  leur  affiche  qu'ils 
joueraient  ce  jour-là  pour  la  première  fois  une  tragédie  nouvelle  de  don 
Gabriel  Triaquero. 


CllAriTRE  V. 


(lil  Bl;is  v.i  à  la  conu'ilii',  où  il  voii  jouer  une  tngoilic  nouvelle.  Succès  de  la  pière. 
tiuiiii;  du  )iiiUic  Je  V^leiioe. 


Je  m'arrêtai  quelques  moments  A  la  porte  pour  considérer  les  per- 
sonnes qui  entraient.  J'en  remarquai  de  toutes  les  façons.  Je  vis  des  ca- 
valiers de  bonne  mine  et  richement  habillés,  et  des  ligures  aussi  plaies 
que  mal  vêtues.  J'aperçus  des  dames  titrées  qui  descendaient  de  leurs  car- 
rosses pour  aller  occuper  des  loges  qu'elles  avaient  fait  retenir,  et  des 
aventurières  qui  allaient  amorcer  des  dupes.  Ce  concours  confus  de  toute 
sorte  de  spectateurs  m'inspira  l'envie  d'eu  augmenter  le  nombre.  Comme 
je  me  disposais  à  prendre  un  billet  pour  entrer,  le  gouverneur  et  sou 
épouse  arrivèrent.  Ils  me  démêlèrenl  dans  la  foule,  et  m'ayant  fait  ap- 
peler, ils  m'entraînèrent  dans  leur  loge,  où  je  me  plaçai  derrière  eux, 
de  manière  que  je  pouvais  facilement  parler  à  l'un  et  à  l'autre. 

Je  trouv;ii  la  salle  remplie  de  monde  depuis  le  haut  jusqu'en  bas,  un 
parterre  Irès-serré,  et  un  théâtre  chargé  de  chevaliers  des  irois  ordres 
militaires.  Voilà,  dis  je  à  don  Alphonse,  une  nombreu>e  assemblée.  Une 
faut  pas  vous  étonner,  me  répondit-il.  la  tragédie  qu'où  va  repré>e.itcr 
est  de  la  composition  de  don  Gabriel  Triaquero,  surnommé  le  |iocle  à  la 
mode.  Dés  que  l'afliche  des  comédiens  annonce  une  nouveauté  de  cet 
auteur,  toute  la  ville  de  Valence  est  en  l'air.  Les  hommes  ainsi  que  les 
femmes  ne  s'entretiennent  (|ue  de  cette  pièce  :  toutes  les  loges  sont  re- 
ti  nues;  et,  le  jour  de. la  première  représentation,  on  se  tue  à  la  porte 
pour  entrer,  quoique  toules  les  places  soient  au  double,  à  la  réserve  du 
parterre,  qu'on  respecte  trop  pour  oser  le  mettre  de  mauvaise  huiricur. 
Quelle  rage!  di>-je  au  gouverneur.  Cette  vive  curiosité  du  public,  cette 
furieuse  impatience  qu'il  a  d'entendre  tout  ce  que  dont  Gabriel  produit 
de  nouveau,  me  donne  une  hante  idée  du  génie  de  ce  poète.  N'allez  pas 
si  vile,  lépoudil  don  Alphonse;  il  faut  être  eu  garde  contre  la  prévention  ; 
le  public  s'aveugle  quelquefois  sur  des  pièces  où  il  y  a  de  faux  brillants, 
et  il  n'en  connaît  le  prix  qu'après  limpression. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation ,  les  acteurs  parurent.  Nous 
cessâmes  aussitôt  de  parler,  pour  les  écouter  avec  attenlion.  Les  applaii- 
dissemenls  commencèrent  dès  la  protase  ;  à  chaque  vers  c'élait  un  6rou- 
/i(i/ia,  cl  à  la  lin  de  chaque  acte  un  battement  de  mains  à  faire  croire 
que  la  salle  s'abîmait.  Après  la  pièce,  on  me  montra  l'auteur,  qui  allait 
de  loge  on  loge  présenter  modestement  sa  tête  aux  lauriers  dont  les  sei- 
gneurs el  les  dames  se  préparaicnl  à  la  couronner. 

Nous  relouruâmes  au  palais  du  gouverneur,  où  bientôt  arrivèrent  trois 
ou  (piatre  chevaliers.  Il  y  vint  aussi  deux  vieux  auteurs  estimés  d;ins  leur 
genre,  avec  un  gf  ntilhomme  de  Madrid  qui  avait  de  l'esprit  et  du  goût, 
ils  avaient  tous  clé  à  la  comédie.  Il  ne  fut  question  pendant  le  souper 
que  de  In  |iiece  nouvelle.  Messieurs,  dit  un  chevalier  de  Saint-Jac(|ues, 
que  pensez-vous  de  celle  tragi''die?  N'en  êtes-vons  pas  afficlés  comme 
moi'.'  n'est-ce  pas  là  ce  qui  s'apiielle  un  ouvrage  achevé?  Pensées  su- 
blimes, tendres  sentiments,  versilication  virile,  rien  n'y  manque.  En  un 
mot,  c'est  un  poème  sur.  le  ton  de  la  bonne  compamiîe.  Je  ne  crois  pas 
que  personne  en  puisse  penser  aiilrcinent,  dit  un  chevalier  d'Alcanlara. 
Celle  pièce  est  pleine  de  tirades  (pi'ApolUin  semble  avoir  dictées,  el  di- 
silualîons  filées  avec  un  art  iiitiiii.  .\f  m'en  rapporte  à  immsieur,  ajonla- 
t-il,  en  adressant  la  parole  au  genlilbommc  castillan  ;  il  me  parait  con- 
naisseur ;  je  parie  qu'il  est  de  mon  sentiment.  Ne  pariez  point,  niousieur 
le  chevalier,  lui  répondit  le  gentilhomme  avec  un  souris  malin.  Je  ne  suis 
pas  de  ce  pays-ci  :  nous  ne  décidons  point  à  Madrid  si  promptemeiit.  Bien 
loin  de  juger  d'une  ])ièce  que  nous  entendons  pour  la  lueiniere  l'ois,  nous 
nous  délions  de  ses  beautés  tant  qu'elle  n'est  (|ue  dans  la  bouche  des  ac- 
teurs ;  quelque  bien  affeclés  (pie  nous  en  soyons,  nous  suspendons  notre 
jugement  jusqu'à  ce  que  nous  l'ayons  lue  ;  el  vcritablemeiil  elle  ne  nous 
l'ait  pas  toujours,  sur  le  papier,  le  même  plaisir  qu'elle  nous  a  fait  sur  la 
scène. 

Nous  examinons  donc  scrupuleusement,  poursuîvit-il,  un  poëmc  ayant 
que  de  l'estimer;  la  réputation  de  son  auteur,  (luelque  grande  qu'elle 
])uissc  être,  ne  peut  nous  éblouir.  Quand  Lopede  Vega  même  elCaideron 
donnaient  des  nouveaulés,  ils  trouvaient  des  juges  sévères  dans  U'urs  ad- 
mirateurs, qui  ne  les  ont  élevés  au  comlde  de  la  gloire  iiu'après  avuii- 
jngé  qu'ils  en  étaient  dignes. 


GIL  BLAS. 


119 


Oh  parbleu  !  interrompit  le  chevalier  de  Saint- Jacques,  nous  ne  som- 
mes pas  si  timides  que  messieurs  les  Castillans.  Nous  u'atlondons  point, 
liûiir  décider  qu'une  pièce  soit  imprimée.  Dès  la  première  représentation 
nous  en  connaissons  tout  le  prix.  Il  n'est  pas  même,  besoin  (|ue  nous  l'é- 
coutions  fort  attentivement.  Il  suffit  que  nous  sachions  que  c'est  une 
production  de  don  Galjricl,  pour  être  persuades  qu'elle  est  sans  défaut. 
Les  ouvr.itres  de  ce  poêle  doivent  servir  d'époque  à  la  naissance  du  i]On 
r'OÙt.  LesLope  et  les  Calderon  n'étaient  que  des  apprentis  en  comparai- 
son de  ce  grand  maître  du  théâtre.  Le  gentilhomme,  qui  regardait  Lopc 
et  Calderon  comme  les  Sophocles  cl  les  Euripides  des  lîs|iagnols,  fut 
clio(pié  de  ce  discours  téméraire.  Il  s'échauffa.  Quel  sacrilège  dramati- 
que !  s'écria-t-il  d'un  ton  animé.  Puisque  vous  m'obligez,  messieurs,  à 
juger  sur  une  première  représentation,  je  vous  dirai  que  je  ne  suis  pas 
content  de  la  tragédie  nouvelle  de  votre  don  Gabriel.  Loin  de  la  regarder 
comme  un  che'f-d  nnivre,  je  la  trouve  fort  défectueuse.  C'est  un  poëme 
farci  de  traits  plus  brillants  que  solides.  Les  trois  quarts  des  vers  sont 
mauvais  ou  mal  rimes,  les  caractères  mal  formés  ou  mal  soutenus,  et  les 
jiensées  souvent  très-obscures. 

Les  deux  auteurs  qui  étaient  à  table,  et  qui,  par  une  retenue  aussi 
louable  que  rare,  n'avaient  rien  dit  de  jieur  d'être  soupçonnés  de  jalou- 
sie, ne  purent  s'empêcher  d'applaudir  des  yeux  au  sentiment  du  genlil- 
liomme;  ce  qui  me  fit  juger  que  leur  silence  était  au  moins  un  effet  de 
la  perfection  de  l'ouvrage  que  de  leur  politique.  Pour  les  chevaliers,  ils 
reconmiencérent  à  louer  don  Gabriel;  ils  le  placèrent  parmi  les  dieux. 
Celte  apothéose  extravagante  et  celte  aveugle  idolâtrie  firent  perdre 
patience  au  Castillan,  qui,  levant  les  mains  ,1u  ciel,  s'écria  tout  à  coup 
comme  par  enthousiasme  :  0  divin  Lope  de  Vega,  rare  et  sublime  génie, 
qui  avez  laissé  un  espace  immense  entre  vous  et  tons  les  Gabriels  qui 
vcindront  vous  atteindre!  cl  vous,  moelli'ux  Calderon,  dont  la  douceur 
élégante  et  purgée  d'é|iique  est  inimitable,  ne  craignez  point  tous  deux 
que  vos  autels  soient  abattus  par  ce  nouveau  nourrisson  des  muses!  Il 
sera  bien  heureux  si  la  postérité,  dont  vons  ferez  les  délices  comme  vous 
faites  les  nôtres,  entend  parler  de  lui 

Cette  plaisante  aposlro|ihe,  à  laquelle  personne  ne  s'était  attendu.  Dt 
rire  toute  la  compagnie,  qui  se  leva  de  table  en  belle  humeur,  et  s'en 
alla.  On  me  conduisit,  par  ordre  de  don  Alphonse,  à  rappartcuient  qui 
m'avait  été  préparé.  J'y  trouvai  nn  bon  lil,  où  ma  seigneurie,  s'etant  cou- 
chée, s'endormit  en  déplorajil,  aussi  l)ieu  que  le  gentilhomme  castillan, 
l'injustice  que  les  ignorants  faisaient  à  Lope  et  à  Calderon. 


CIIAPITHE  VI. 


Cil  Blas,  euse  proiiipiiaiit  dans  les  rues  de  V,ilpnce,  renconlre  un  relisicux  qu'il 
,  recDanallrd;  '[ucl  liomuic  e  elait  que  ce  religieux. 


Comme  je  n'avais  pu  voir  toute  la  ville  le  jour  précédent,  je  me  levai 
et  je  sortis  le  lendemain  dans  l'intention  de  m'y  |iromener  encore.  J'a- 
perçus dans  la  rue  un  chartreux  qui  sans  dont'j  allait  va<|ner  aux  affaires 
(!c  s;i  comnjunauté.  Il  marchait  les  yeux  baissés;  et  il  avait  l'air  si  dévot, 
qu'il  s'attirait  les  regards  de  tout  le  monde.  H  passa  fort  prés  de  moi, 
cl  je  erus  voir  en  lui  don  Itaplmcl,  cet  aventurier  qui  tient  une  place  si 
honorable  dans  les  deux  premiers  volumes  de  mon  histoire. 

Je  fus  si  étonné  de  celle  rencontre,  qu'au  lieu  d'aborder  le  moine,  je 
demeurai  immobile  pendant  quelques  moments;  ce  qui  lui  donna  le 
temps  de  s'éloigner  de  moi.  Juste  ciel!  dis-je  eu  moi-même,  vit-on 
janjais  deux  visages  plus  ressemblants?  Que  faut-il  que  je  pense?  Dois-je 
croire  ipie  c'est  don  Itapliaël?  i)uis-je  m'imaginer  que  ce  n'est  pas  lui? 
Je  nii'  sentis  trop  curieux  de  savoir  la  vérité  pour  en  demeurer  là.  Je  me 
lis  en-eiguer  le  chemin  du  couvent  des  chartreux,  où  je  me  rendis  sur-le- 
clianq),  dans  res|iérance  d'y  revoir  mon  honmie  quand  il  y  reviendrai', 
el  bien  résolu  de  l'arrêter  pour  lui  parler.  Je  n'eus  pas  besoin  de  l'al- 
lendrc  pour  être  au  fait .  en  arrivant  à  la  porte  du  couvent,  un  auti-c 
visage  de  ma  connaissance  tourna  mon  doute  en  certitude  :  je  reconnus 
clans  le  fréie  portier  Ambroise  de  Lamela,  mon  an(-icn  valet.  Vous  vous 
Imaginez  bien  que  ce  ne  fut  pas  sans  un  extrême  étcmnemenl. 

Notre  surprise  fut  égale  de  part  et  d'autre  de  nous  retrouver  dans  cet 
endroit.  N'est-ce  pas  une  illnsion?  lui  dis-jc  en  le  saluant.  Est-ce  en  i-ffet 
nu  de  mes  amis  qui  s'offre  à  ma  vue?  Il  ne  me  reconnut  pas  d'abord,  nu 
bien  il  frignit  de  ne  pas  me  reconnaître;  ce  qui  est  plus  vraisemblable  : 
mais,  considérant  que  la  feinte  était  inutile,  il  prit  l'air  d'im  homme  qui 
tout  à  coup  se  ressouvient  d'une  chose  oubliée.  Ah!  seigneur  Gil  Blas, 
s'écria-t-il,  pardun  si  j'ai  pu  vous  mécomiaitrc.  Depuis  que  je  vis  dans 
ce  lieu  saint,  el  que  je  m'altailie  à  remplir  les  devoirs  |irescrits  par  nos 
régies,  je  perds  insensiblement  la  mémoire  de  ce  que  j'ai  vu  dans  le 
nmnde;  les  images  du  siècle  s'effacenl  de  mon  souvenir. 

J'ai,  lui  dis-je,  une  véritable  joie  de  vous  revoir,  après  dix  ans,  sous 
uji  babil  si  l'cspedable.  Et  moi,  répondit-il,  j'ai  houle  d'en  paraiire  re- 
vèlu  di-vanl  un  liomine  qui  a  été  léinoin  de  la  vie  C(Ui|iable  ipic  j'ai  me- 
iici'.  (Ici  babil  nit  le  reproche  sans  cesse.  Ibdas  !  njoiila-t-il  en  pou>.sant 
un  siiiipir,  pour  être  digne  de  le  |)orlcr,  il  iaiidraii  que  j'eusse  toujours 


vécu  dans  l'innocence!  X  ce  discours  qui  me  charme,  lui  répliqnai-je,' 
mon  cher  frère,  ou  voit  clairement  que  le  doigt  du  Seigneur  vous  a  tou- 
ché. Je  vous  le  répète,  j'en  suis  ravi,  et  je  meurs  d'envie  d'apprendre  de 
quelle  manière  miraculeuse  vous  êtes  entrés  dans  la  bonne  voie,  vons  et 
don  Raphaël;  car  je  suis  persuadé  que  c'est  lui  qns  je  viens  de  rencon- 
trer dans  la  ville,  habille  en  chartreux.  Je  me  suis  repenti  de  ne  l'avoir 
pas  arrêté  dans  la  rue  pour  lui  parler,  et  je  suis  venu  ici  l'attendre  pour 
réparer  ma  faute  (inand  il  rentrera. 

Vous  ne  vous  eies  point  trompé,  me  dit  Lamela,  c'est  don  Raphaël 
lui-même  que  vous  avez  vu;  el,  quant  au  détail  que  vous  demandez,  le 
voici  :  Après  nous  être  séparés  de  vous  auprès  de  Ségorbe,  nous  |)rimes, 
le  fils  de  Lucinde  el  moi,  la  route  de  Valence,  dans  le  dessein  d'y  faire 
quelque  nouveau  tour  de  notre  métier.  Le  basai  d  voulut  un  jour  ((ue 
nous  entrassions  dans  l'église  des  chartreux,  dans  le  temps  que  les  re- 
ligieux psalmodiaient  dans  le  chœur.  Nous  nous  attachâmes  à  les  consi- 
dérer, et  nous  éprouvâmes  que  les  méchants  ne  peuvent  se  défendre  d'ho- 
norer la  vertu.  Nous  admirâmes  la  ferveur  avec  laquelle  ils  priaient 
Dieu,  leur  air  mortifié  et  détaché  des  plaisirs  du  siècle,  de  même  que  la 
sérénité  i|ui  régnaît  sur  leurs  visages,  et  qui  marquait  si  bien  le  repos  de 
leurs  consciences. 

En  faisant  ces  ob.servations,  nous  tombâmes  l'un  et  l'autre  d.nis  une 
rêvifrie  qui  nous  devint  salutaire  :  lous  coniparânies  en  nous-mêmes  nos 
mœurs  avec  celles  de  ces  bons  idigieux,  et  la  différence  que  nous  y 
trouvâmes  nous  remplit  de  trouble  et'd'inqiiiéludc.  Lamela,  me  dil  don 
Raphaël  lorsque  nous  fumes  hors  de  l'église,  comment  te  sens-tu  affecté 
de  ce  que  nous  venons  de  voir?  Pour  moi,  je  ne  puis  te  le  celer,  je  n'ai 
pas  l'esprit  tranquille.  Des  mouvements  qui  me  sont  inconnus  m'agitent, 
tt.  pour  la  |uemière  fois  de  ma  vie,  je  me  reproche  mes  iniquités.  Je 
suis  dans  la  même  disposition,  lui  répoiidis-je  ;  les  mauvaises  actions  que 
j'ai  faites  se  .soulèvent  dans  cel  instant  contre 'moi;  et  mon  cnnur,  qui 
n'avait  jamais  seiili  de  remords,  en  est  présentement  déchiré.  Ah  !  cher 
Amio'oise.  reprit  mon  camarade,  nous  sommes  deux  brebis  égarées  que 
le  Père  céleste,  jjar  pitié,  veut  ramener  au  bercail!  C'est  lui,  nion  enfant, 
c'est  lui  qui  nous  ap|)elle.  Ne  soyons  point  sourds  à  sa  voix:  renonçons 
aux  fourberies,  quiltons  le  libertinage  où  nous  vivons,  et  commençons 
dos  aujourd'hui  à  travailler  sérieusement  au  grand  ouvrage  de  noire' sa- 
lut ;  il  faut  passer  le  reste  de  nos  jours  dans  ce  couvent,  et  les  consacrer 
à  la  pénilence. 

J'applaudis  au  sentiment  de  don  Raphaël,  continua  le  frère  Ambroise  ; 
et  nous  formâmes  la  résolution  de  nous  faire  chartrciix.  Pour  l'excciilcr, 
nous  nous  adressâmes  au  pcrc  prieur,  qui  ne  sut  pas  sitôt  notre  des- 
sein, que,  pour  éprouver  noire  vocation,  il  nous  fit  donner  des  cellules, 
et  traiter  comme  des  religieux  pendant  une  année  cnlière.  Nous  sui- 
vîmes les  régies  avec  tant  d'exactitude  et  de  constance,- qu'on  nous  re- 
çut parmi  les  novices.  Nous  élions  si  contents  de  noire  état  et  si  pleins 
d'ardeur,  que  nous  soiitinnios  courageusement  les  travaux  du  noviciat. 
Nous  fîmes  ensuite  j)rofession,  après  quoi  don  Raphaël,  ayant  paru  doue 
d'un  géuie  propre  aux  affaires,  fut  choisi  pour  soulager  un  vieux  père  qui 
était  alors  procureur.  Le  fils  de  Lucinde,  qui  ne  respirait  que  le  recrieil- 
lemenl  intérieur,  aurait  mieux  aimé  employer  lout  s(jn  temps  à  la  prière; 
mais  il  fut  obligé  de  sacrifier  son  goût  pour  l'orai,-on  au  besoin  qu'on 
avait  de  lui.  Il  acquit  une  si  parfaite  connaissance  des  intérêts  de  la 
maison,  qu'on  le  jugea  capable  de  remplacer  le  vieux  procureur,  qui 
mourut  trois  ans  après.  Don  Rapiiaël  exerce  actuellement  cet  cinjdoi;  et 
l'on  peut  dire  qu'il  s'en  acquitte  au  grand  conlentemrnl  de  tous  nos 
pèi  es,  (pii  Imient  fort  sa  conduite  dans  l'adminislralinn  de  notre  tempo- 
rel. Ce  qu'il  y  a  de  plus  surprenant,  c'est  que,  malgré  le  soin  dont  il  rst 
chargé  île  recueillir  nos  revenus,  il  ne  paraît  occupé  que  de  l'éternité. 
Les  affaires  lui  laissent-elles  un  moment  de  repos,  il  se  plonge  dans 
de  profondes  méditations.  En  un  mot,  c'est  un  des  meilleurs  sujets  de 
ce  monastère. 

J'interrompis  dans  cet  endroit  Lamela  par  un  transport  de  joie  que  je 
lis  éclater  à  la  vue  de  don  liaphaël,  (pii  arriva.  Le  voici,  m'écriai-jc,  le 
voici  ce  saint  procureur  que  j'attendais  avec  impatience  !  En  même  temps 
je  cqnrus  iiu-devant  de  lui,  cl  je  le  tins  pendant  quelques  momenls  em- 
brassé. 11  se  prêta  de  bonne  grâce  ,i  l'accolade;  el,  sans  témoigner  le 
luiiindre  élonnenienl  de  me  rencoi.trer,  il  me  dit  d'un  Ion  de  voix  plein 
dr  diiucenr  :  Dieu  soil  loué,  seigneur  de  Santillane,  Dieu  soit  loué  du 
plaisir  que  j'ai  de  v(his  rcviiir  I  En  vérité,  repri.s-je,  mon  cher  Raphaël,  je 
prends  toiiie  la  fjart  possible  à  votre  bonheur  :  le  frère  Ambroise  m'a 
raconté  l'hisloire  de  votic  conversion,  et  ce  récit  m'a  charmé.  Quel 
avantage  iioiir  vuiis  deux,  mes  amis,  de  pouvoir  vous  llaticr  d'être  de  ce 
]ii:tit  nombre  d'élus  qui  doivent  jouir  d'une  éterncdie  félicité! 

Deux  luisérablis  tels  ipie  nous,  repartit  le  fils  de  Lucinde  d'un  air  qui 
niriniuail  beaucoup  d'humilité,  ne  devraient  pas  concevoir  une  pareille 
espérance;  mais  le  repentir  des  pécheurs  leur  fait  Iroiiver  grâce  auprès 
du  Père  des  miséricordes.  Et  vous,  seigneur  Gil  blas,  ajoiiia-t-il,  ne  son- 
gez-vous pas  aussi  à  mériter  (|u'il  vous  pardonne  les  offenses  que  vous 
lui  avez  faites?  (Jiielles  affaires  vous  amènent  à  \alcnce?  N'y  icinpliriez- 
voiis  point  par  nialbeur  quchpie  emploi  dangereux?  Non,  Dieu  merci, 
Ini  répondis-je  :  depuis  (|iie  j'ai  ipiilté  la  cour,  je  nu'me  une  vie  d'Iionnêtc 
liominc;  tantôt  dans  une  terre  (|ue  j  ai  â  quel(|U(s  liencs  de  celle  ville, 
je  prends  tons  les  plaisirs  de  la  campagne;  et  lantôl  je  viens  me  réjouir 

avec  le  gouverneur  de  Val 'c,  qui  est  mon  ami,  et  que  vous  connaissez 

Ions  deux  paifaiteineiil. 


120 


G  IL  IJLAS. 


Alors  je  leur  contai  l'hislùii-e  Je  don  AI|]hoiis;e  de  Leyva.  Ils  l'écoiilé- 
reiil  avec  alleiilioii:  et  iniaiiJ  je  leur  dis  ijiie  j'avais  jiohé,  de  la  pai-l  de 
ce  seigneur,  n  Samuel  Simon  les  trois  mille  ducats  que  nous  lui  aviojis 
volés,  Laiiiela  m'interrompit,  et,  adressant  la  parole  à  lîapliai'l,  Péje 
Ililaire,  lui  dit-il,  a  ce  compte-là  ce  Iwii  marchand  ne  doit  jias  se  plain- 
dre d'un  vol  qui  lui  a  été  restitué  avec  usure,  et  nous  devons  tous  deux 
avoir  la  conscience  bien  en  repos  sur  cet  article.  Effecliveraenl,  dit  le 
saint  jnocureur,  le  frère  Ambroise  et  moi.  avant  que  d'entrer  dans  ce 
couvent,  nous  fîmes  secrètement  tenir  quinze  cents  ducats  à  Samuel  Si- 
mon, par  un  honnête  ecclésiastique  (|ui  voulut  bien  se  donner  la  peine 


d'aller  à  Xclva  faire  cette  restitution  :  tant  pis  pour  Samuel  s'il  a  été 
capable  de  loucher  cette  somme  après  avoir  été  remboursé  de  tout  par 
le  seigneur  de  Santillane!  Mais,  leur  dis-je,  vos  quinze  centsducals  lui 
ont-ils  été  fldèlement  remis?  Sans  doute,  s'écria  don  Itaphaël  ;  je  répon- 
drais (le  l'intégrité  de  l'ecclésiastique  conmie  de  la  mienne.  J'en  .serais 
aussi  la  caution,  dit  Lamela  :  c'est  un  saint  prclre  accoutumé  à  ces  sortes 
de  commissions,  et  qui  a  eu,  pour  des  dépôts  i  lui  confiés,  deux  ou  trois 
procès  ([u'il  a  gagnés  avec  dépens.  Cela  étant,  repris-je,  il  ne  faut  pas 
douter  que  la  restitution  n'ait  été  faite  avec  une  scrupuleuse  fidélité. 

Notre  conversation  dura  qu<'li|ue  temjis  encore  ;  ensuite  nous  nous 
sépar'imes,  eux  en  m'eihortanl  à  avoir  toujours  devant  les  yeux  la 
crainte  du  Seigneur,  et  moi  en  me  recommandant  à  leurs  bonnes  prières. 
J'allai  sur-le-champ  trouver  don  Alphonse.  Vous  ne  devineriez  jamais, 
lui  dis-je,  avec  qui  je  viens  d'avoir  un  long  entretien.  Je  quitte  deux  vé- 
nérables chartreux  de  votre  coimaissance;  l'un  se  nomme  le  père  Uilaire 
et  l'autre  le  frère  Ambroise.  Vous  vous  trompez  ,  me  répondit  don  Al- 
phon.se;  je  ne  connais  aucun  chartreux.  Pardonnez-moi,  lui  rèpliquai- 
je  ;  vous  avez  vu  à  Xelva  le  frère  Ambroise,  commissaire  de  l'incpiisition, 
et  le  père  Uilaire,  greffier.  0  ciel!  s'écria  le  gouverneur  avec  surprise, 
serait-il  possible  que  Raphaël  et  Lamela  fussent  devenus  chartreux'?  Oui 
vraiment,  lui  répondis-je  :  il  y  a  déjà  quebiues  années  qu'ils  ont  fait  pro- 
fession. Le  premier  est  procureur  de  la  maison,  et  le  second  est  |)ortier. 
L'un  est  maître  de  la  caisse,  et  l'autre  de  la  porte. 

Le  lils  de  dtui  (lésar  rêva  linéiques  moments;  puis  branlant  la  tète. 
Monsieur  le  commissaire  de  1  incpiisition  et  .son  greffier,  dit-il,  m'ont 
bien  la  mine  de  jouer  ici  une  nouvelle  comédie.  Cela  peut  être,  lui  ré- 
)iondis-je  ;  pour  mol,  qui  les  ai  entretenus,  je  vous  avouerai  quu  je  juge 


deuxjdus  favoraldcniciit.  Il  est  vrai  qu'on  ne  voit  point  le  fond  des 
cœurs;  mais,  .selon  toutes  les  apparences,  ce  sont  deux  fripons  convertis. 
Cela  se  peut,  reprit  don  AI|dionse;  il  y  a  bien  des  libertins  qui,  après 
avoir  scandalisé  le  monde  par  leurs  dérèglements,  s'enferment  dans  les 
cloîtres  pour  en  fane  une  rigoureuse  pénitence  :  je  souhaite  que  nos  deux 
moines  soient  de  ces  libertins-là. 

Eh  :  pouri]iioi,  lui  dis-je,  n'en  seraienl-'ils  pas?  Ils  ont  volontairement 
embrassé  l'état  iiionasti(|ue,  et  il  y  a  déjà  longtemps  qu'ils  vivent  en  bons 
religieux.  Vous  me  direz  tout  ce  qu'il  vous  jdaira,  me  repartit  le  gouver- 
neur; je  n'aime  pas  que  la  caisse  du  couvent  soit  entre  les  mains  de  ce 
père  Uilaire,  dont  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  déOer.  Uuand  je  me  sou- 
viens de  ce  beau  récit  qu'il  nous  fit  de  .ses  aventures,  je  ticmble  pour  les 
chartreux.  Je  veux  croire  avec  vous  qu'il  a  pris  le  froc  de  très-bonne  foi; 
mais  la  vue  de  l'or  peut  réveiller  sa  cupidité.  Il  ne  faut  pas  mettre  dans 
une  cave  un  ivrogne  qui  a  renoncé  au  vin. 

La  défiance  de  don  Alphonse  fut  ]deiiiemcnl  justifiée  peu  de  jours 
après  .  le  pore  procureur  et  le  fiere  portier  disparurent  avec  la  caisse. 


Cil  lîl.ns  lia  ns  l,i  louv  do  Se 


Celte  nouvelle,  qui  se  répandit  atissitot  dans  la  ville,  ne  manqua  pns  d'é- 
gayer les  railleurs,  qui  se  réjouissent  toujours  du  mal  nui  arrive  aux 
moines  rentes.  Pour  le  gouverneur  et  moi, nous  plaignîmes  les  chartreux, 
sans  nous  vanter  de  connaître  les  deux  apostats. 


CIlArnilE  VII. 


i;il  niiis  ntoiiriiP  ^  fi)M  ohaiiMu  ilo  l.iri:i,'i  ;  iln  In  iiuiivi'llo  asiTalih"  quo  Sripioji  lui  apprit. 
Il  lie  la  ri'foriiu'  qu'ils  lireiil  dans  leur  doinoslii|uc. 


Je  passai  huit  jours  à  Valence  dans  le  grand  inonde,  vivant  comme  les 
comtes  et  les  marquis.  Spectacles,  bals,  concrris,  festins,  conversations 
avec  les  dames,  tous  ces  amiiscnieiits  me  l'ureut  procurés  par  monsieur 


GIL  BLAS. 


121 


ni;i   cuir,  qu'ils 
Ils  m'oblitrùrôiU 


et  partnadamtï  la  gouvernante,  auxquels  je  Os  si  liipn 
iiiR  virent  à  regret  |iarlir  pour  m'en  retourner  à  Lirias 
mrme  au|iaravànt  de  leur  promettre  de  me  partager  entre  eux  et  ma  so- 
litude   il  fut  airêté  que  je  demeurerais  pendant  l'hiver  â  Valence,  et 
pendant  l'été  dans  mon  château.  Après  cette  convention,  mes  lienf.ii- 
leurs  me  laissèrent  la  lilierlé  de  les  quitter  pour  aller  jouir  de   leurs 
bienfaits.  Je  pris  donc  le  chemin  de  Lirias,  fort  satisfait  de  mon  voy.ige. 
Scipion.  qui  attendait  impatiemment  mon  retour,  fut  ravi  de  me  re- 
voir: et  je  doublai  .«a  Joie  par  la  (idéle  relation  que  je  lui  fis  de  tout  ce 
qui  m'était  ai  rivé.  Et  loi,  mon  ami.  lui  dis-je  ensuite,  quel  u>aL;e  as  lu 
fait  ici  des   jours  de  mou   absence?  T'es-tu   bien  diveiti'?  Auianl,  ré- 
pondit-il, que  le  peut  faire  un  sfrvili'ur  qui  n'a  rien  de  si  cher  que  la 
présence  de  son  maître.  Je  me  suis  promené  en  long  et  en  large  dans 
nos  peiits  Etats;  taulôl  assis  sur  le  bord  de  la  fontaine  qui  est  dans  le 
bois,  j'ai  pris  plaisir  à  con- 
templer la  beauté  de  ses 
eau.x,  qui  sont  aussi  pures 
que  celles  de  la  fontaine  sa- 
crée, dont  le  bruit  faisait 
retentir  la  vaste  foret  d'Al- 
bunea;  et  tantôt  couihé  au 
pied  d'un  arbre,  j'ai  enten- 
du chanter  les  fauvettes  et 
les    rossignols.    Enfin  j'ai 
chassé,  j'ai  péché;   et,   ce 
qui  m'a  plus  satisfait  en- 
core que  tous  ces  amuse- 
ments, j'ai  lu  plusieurs  li- 
vres aussi  utiles  que  diver- 
tissants. 

J'interrompis  avec  pré- 
cipitilion  mon  secrétaire, 
pour  lui  demander  où  il 
avait  pris  ces  livres.  Je  les 
ai  Iriuvés,  me  dit-il,  dans 
une  belle  bibliothèque  qu'il 
y  a  dins  ce  château,  et  que 
m.iitre  Joachiin  m'a  fait 
voir.  Eh!  d:in8  ((:iel  en- 
droit, repris-jp,  pi-nt-eilc 
iHie  cette  nréti-ndui'  hiblio- 
llii'que?  .\avoiis-nûus  jias 
visité  toute  la  maison  le 
jour  dcnotrearrivée?  Vous 
vousrim:iginez,  me  repar- 
tit-il ;  mais  apprenez  que 
nous  ne  parcourûmes  que 
trois  pivillnns,  et  (pie  nous 
oubliâmes  le  quatiiéine. 
C'est  l,'i  que  don  César,  lors- 
qu'il venait  à  Lirias,  em- 
ploy.iit  une  partie  de  son 
temps  a  la  lecture.  11  y  a 
d.uis  c  tte  bibliothèque  de 
Iré  -b^ns  livres,  qu'où  vous 
a  laissés  comme  une  res- 
.soiiive  assurée  contre  l'en- 
nui, (fuand  nos  jardins  dé- 
{muiUés  de  Heurs  et  nos 
>ois  de  feuilles  n'auront 
plus  de  quoi  vous  en  jiré- 
servcr.  Les  seigneurs  de 
Lcyva  n'ont  pas  fait  les 
choses  à  demi  :  ils  ont  son- 
gé .1  la  nourriture  de  l'es- 
prit aussi  bien  qu'il  celle 
du  corps. 

Cette  nouvelle  me  cause  une  véritable  joie.  Je  me  fis  conduire  an  qua- 
trième pavillon,  ipii  m'offrit  un  spectacle  bien  agréable.  Je  vis  une 
ihambrc  dont  je  résolus  ;i  l'heure  même  de  faire  mon  appartcmenl. 
comme  don  César  en  avait  fait  le  sien.  Le  lit  de  ce  seigneiiryétaitencore 
avec  tous  les  aineubleiiients,  c'est-à-dire  une  tapisserie  à  personnages 
qui  représentaient  b-s  S.ibines  enlevées  par  les  Romains.  De  la  cliainliri', 
je  pissai  dans  un  cabinet  ou  régnaient  tout  autour  des  armoires  basses 
remplies  de  livres,  sur  Icsciuelles  étaient  Ips  poitrails  de  tous  les  rois.  Il 
y  avait  auprès  d'une  l'ciiéire,  d'où  l'on  découvrait  une  campagne  toute 
riante,  un  bureau  débèiie  devant  un  grand  sopha  de  maroquin  noir. 
Mais  ji;  donnaj  iirincipalcment  mou  attenlion  à  la  bibliothèque.  Elle  était 
composée  de'pnilusoplies,  depoëics,  d'historiens,  et  d'un  grand  nombre 
de  romans  de  chevalerie.  Je  jui^eai  que  don  César  aimait  celte  dernière 
sorte  d'ouvrage,  puisqu'il  en  avait  fait  une  si  bonne  provision.  J'avouerai, 
.i  ma  honte,' que  je  ne  baissais  pas  nmi  plus  ces  productions,  malgré 
toutes  les  cx'ravagances  dont  elles  sont  ti  sues,  .soit  que  je  ne  fusse  pas 
aloi-i  un  lecteur  i"y  regarder  de  si  près,  soit  que  le  merveilleux  rende  les 


Es|iagnols  trop  iiidiilgenis.  Je  dirai  néanmoins,  pour  ma  justifiralion,  que 
je  prenais  ]ilus  de  plai>ir  aux  livres  de  morale  enjouée,  et  que  Lucien, 
Horace,  Erasme,  devinrent  mes  auteurs  favoris. 

Mon  ami,  dis-je  à  Scipion  lors([ue  j'eus  parcouru  des  yeux  ma  biblio- 
thèque, voilà  de  quoi  nous  amuser  ;  mais,  avant  toute  chose,  nous  en 
avons  une  autre  à  faire  ;  il  faut  réformer  notre  domestique.  C'est  un  soin, 
me  dit-il,  que  je  veux  vous  épargner.  Pendant  votre  absence,  j'ai  bien 
étudié  vos  gens,  et  j'ose  me  vanter  de  les  connaitj-e.  Commençons  par 
mailre  Joac'liira;  je  le  crois  un  parfait  fripon,  et  je  ne  doute  point  qu'il 
n'ait  été  chassé  de  l'archevêché  pour  des  fautes  d'arithmétique  qu'il 
aura  faites  dans  ses  mémoires  de  dépenses.  Cependant  il  faut  le  conser- 
ver pour  deux  raisons  :  la  première,  c'est  qu'il  est  bon  cuisinier;  et  la 
.seconde,  c'est  que  j  aurai  toujours  l'œil  sur  lui;  j'épierai  ses  actions, 
et  il  faudra  qu'il  soit  bien  fin  si  j'en  suis  la  dupe.'  Je  lui  dis  hier  que 

vous  aviez  dessein  de  ren- 
voyer les  trois  quarts  de 
vos  domestiques,  et  je  re- 
maripiai  que  cette  nouvelle 
lui  fit  de  la  peine;  il  me 
témoigna  même  que ,  se 
sentant  porté  d'inclination 
à  vous  servir,  il  se  conten- 
trrail  de  la  moitié  des  gages 
qu'il  a  aujourd'hui  [dutôt 
que  de  vous  quitter,  ce  qui 
me  fait  soupeonner  qu'il  y 
a  dans  ce  hameau  quelque 
petite  lille  dont  il  voudrait 
bien  ne  pas  s'éloigner.  Pour 
l'aide  de  cuisine,  poursui- 
vil-il,  c'est  un  ivrogne,  et  le 
]iùrlier  nn  brutal  dont  nous 
n'avons  pas  besoin,  non  plus 
que  du  tireur.  Je  remplirai 
fort  bien  la  place  de  ce  der- 
nier, coliime  je  vous  le  fe- 
rai voir  dès  demain,  puis- 
que nous  avons  ici  des  fu- 
sils, de  la  poudre  et  du 
plomb  .\  l'égard  des  la- 
(|uais,  il  y  en  a  un  qui  est 
Aiagonais,  et  qui  me  parait 
bon  enfant.  Nous  garderons 
celui  -là  ;  tous  les  autres 
sont  de  si  mauvais  sujets, 
que  je  ne  vous  con.seillerais 
|ns  de  les  retenir,  quasd 
même  il  von;  faudrait  une 
cenlaine  de  valets. 

Après  avoir  amplement 
délibéré  sur  cela,  nous  ré- 
siilùmes  de  nous  en  tenir 
au  cnisinier,  jui  marniilon, 
à  l'Aragonais,"  de  nous  dé- 
faire lionnêtement  de  tout 
le  reste  :  ce  ipii  fui  exécuté 
des  le  jour  même,  moyen- 
nant ipielques  pistoles  que 
Scipion  tira  de  nuire  col- 
IVe-foit,  et  leur  donna  de 
ma  part.  Quand  nous  cime."! 
fait  cette  réforme,  nous  éta- 
blimes  un  ordre  dans  le 
CM  m.u  cl  sa  'amillc.  châlcau  ;  nous  réglâmes  les 

fondions  de  chaque  domes- 
tique, et  nous  commençâ- 
mes à  vivre  à  nos  dépens. 
Je  me  serais  volontiers  contenté  d'un  ordinaire  frugal  ;  mais  mon  secrétaire, 
qui  aimait  les  ragoi'ils  et  les  bons  morceaux,  n  était  pas  homme  a  laisser 
inutih'  le  .savoir-faire  de  mailre  Joarhim.  11  le  mil  si  bien  en  œuvre,  que 
nos  diners  et  nos  soupers  devinrent  des  repas  de  bernardins. 


CII.M'ITRE  VIII. 


Des  aiiio'irs  do  i:il  lîlJS  ot  ilc  la  licllc  Anlonia. 

Deux  jours  après  mon  retour  de  Valence  à  Lirias,  Basile  le  laboureur, 
mon  fermier,  vint  à  mon  lever  ine  deiiiinder  la  permission  de  me  pré- 
senter Anlonia  sa  fille,  ipii  soiiliiilail,  di.sait-il,  avoir  l  honneur  de  sa- 
luer son  nouveau  niaitrc.  Je  lui  répondis  que  cela  me  ferait  plaisir.  Il 


122 


GIL  ELAS. 


sortit,  fit  revint  liipjilôt  avec  sa  belle  Antonia.  Je  crois  pouvoir  donner 
celte  é|jitliéle  à  une  liUe  de  seize  à  d'x-hnit  ans,  qui  joignait  à  des  traits 
réguliers  le  plus  beau  teint  et  les  jdus  beaux  yeux  du  monde.  Elle  n'élait 
vêtue  que  de  serfîe  ;  mais  une  rielie  taille,  nn  port  majesluen.x.  et  des 
grAccs  qui  n'accompagnent  pas  toujours  la  jeunesse,  relevaient  la  sim- 
plicité de  son  liabillemenl.  Elle  n'avait  point  de  coiffure,  ses  cheveux 
étaient  seulement  noués  par  derrière  avec  un  bouquet  de  Heurs,  à  la  façon 
des  Lacédémoniennes. 

Lorsque  je  la  vis  entrer  dans  ma  chambre,  je  fus  aussi  frappé  de  sa 
beauté  que  les  paladins  de  la  cour  de  Cliarlemagne  le  furent  des  appas 
d'Angélique,  lorsque  cette  princesse  parut  devant  eux.  Au  lieu  de  rece- 
voir Antonia  d'uB  air  aisé,  et  de  lui  dire  des  choses  llalteuses,  au  lieu  de 
féliciter  son  père  sur  le  bonheur  d'avoir  une  si  charmante  lille,  je  de- 
meurai étonné,  troublé,  interdit  ;  je  ne  pus  jirononccr  un  seul  mot.  Sci- 
pion,  qui  s'a|»erçut  de  mon  désordre,  prit  pour  moi  la  parole,  et  fil  les 
frais  des  louanges  que  je  devais  à  celle  aimable  personne.  Pour  elle,  qui 
ne  fut  point  éblouie  de  ma  figure  en  robe  de  chambre  et  en  bonnet  de 
nuit,  elle  me  salua  sans  être  embarrassée  de  sa  contenance,  et  me  lil  un 
complimenl  qui  acheva  de  m'encbnnter,  quoiqu'il  fût  des  plus  commnns. 
Cependant,  tandis  que  mon  secrélaire,  Basile  et  sa  lille,  se  faisaient  ré- 
cipro(|nemeut  des  civilités,  je  revins  à  moi,  et_.  connne  si  j'eusse  voulu 
compenser  le  slupide  silence  que  j'avais  garde  jusque-là,  je  passai  d'une 
extrémité  à  l'antre.  Je  me  répandis  en  discours  g-alanls,  et  parlai  avec 
tant  de  vivacité,  (|ue  j'alarmai  Basile,  qui,  me  considérant  déjà  comme 
im  homme  qui  allait  toul  niellre  en  usage  pour  séduire  Antonia,  se  hâta 
de  sortir  avec  elle  de  mon  appartement,  dans  la  résolution  pcut-êlre  de 
la  soustraire  à  mes  yeux  pour  jamais. 

Scipion.  se  voyant  seul  avec  moi,  me  dit  en  souriant  :  Seigneur  de 
Sanlillane,  auire  ressource  pour  vous  contre  l'ennui  1  Je  ne  savais  pas 
que  votie  fermier  eùl  une  lille  si  jolie;  je  ne  l'avais  point  encore  vue; 
j'ai  |ionrtaiit  été  deux  fois  ciicz  lui.  Il  faut  qu'il  ait  grand  soin  de  la  tenir 
cachée,  et  je  le  lui  pardonne.  Malepeslel  voilà  un  morceau  bien  friand. 
Mais,  ajouia-t-il,  je  ne  crois  pas  qu'il  .soit  nt'^cessaire  (ju'on  vous  le  dise; 
elle  vous  a  d'abord  ébloui;  je  m'en  suis  apenii.  Je  ne  m'en  défends  pas, 
lui  répondis-je.  Ah  !  mon  enfant,  j'ai  cru  voir  une  substance  céleste  :  elle 
m'a  tout  à  coup  embrasé  d  amour  ;  la  foudre  est  moins  prompte  que  le 
trait  qu'elle  a  lancé  dans  mon  cœur. 

Vous  me  ravissez,  reprit  mon  secrélaire  avec  transport,  en  m'appre- 
nanl  que,  vous  clés  enfin  devenu  amoureux.  H  vous  manquait  une  maî- 
tresse pour  jouir  d'un  parfait  bonheur  dans  voire  solilude.  Grâce  au 
ciel,  vous  y  avez  présentement  toutes  vos  commodités!  Je  sais  bien, 
conlinua-t-il,  que  nous  aurons  un  peu  de  peine  à  ti'omper  la  vigilance  de 
Basile,  mais  c'est  mon  affaire  ;  et  je  prétends  avant  trois  jours  vous  pro- 
curer un  entretien  .secret  avec  Antonia.  Monsieur  Scipion,  lyi  dis  je,  peut- 
être  jiourriez-vons  bien  ne  me  pas  tenir  parole,  quelque  talent  que  vous 
ayez  pour  les  amoureuses  négociations  ;  mais  c'est  ce  que  je  ne  suis  pas 
curieux  d'éprouver.  Je  ne  veux  jioint  tenter  la  vertu  de  celle  lille,  qui 
me  parait  mériter  que  j'aie  d'autres  senlinicnls  pour  elle  Ainsi,  loin 
d'exiger  de  voire  zèle  que  vous  m'aidiez  a  la  déshonorer,  j'ai  dessein  de 
ré|ioiiser  par  voire  entremise,  jjourvu  que  son  cœur  ne  soil  pas  prévenu 
pour  un  autre.  Je  ne  m'attendais  pas,  dil  il,  à  vous  voir  prendre  si  Irus- 
(piemenl  Icjiarti  de  vous  marier.  Tous  les  seigneiiis  de  village,  à  voire 
place,  n'cn*fiseraienl  pas  si  honnèlement  :  ils  n'auraient  sur  Ànlonla  des 
vues  légitimes  qu'aprés.en  avoir  eu  d'aiilivs  inutilement.  .\u  reste,  ajou- 
la-t-il,  ne  vous  imaginez  poini  que  je  coinlaïune  voire  amour;  au  con- 
traire, je  l'approuve  fort.  La  fille  de  votre  fermier  inéiiie  l'honneur  que 
vons  voulez  lui  faire,  si  elle  peut  vous  donner  un  co-nr  tout  neuf  et  sen- 
sible à  vo,  bontés.  C'est,  ajoiila-1-il,  ce  que  je  saurai  dés  aujourd'hui 
par  la  conversation  que  j'aurai  nxev  sou  père,  et  |>ent-otre  avec  elle. 

l\Jon  confident  était  un  homme  exact  à  Icnir  ses  promesses.  Il  alla 
voir  sccrélenieiil  Basile,  et  le  soir  il  vint  me  trouvei-  dans  mon  cabinet, 
où  je  l'attendais  avec  une  impalience  mêlée  de  rraiiile.  Il  avait  un  air 
gai  dont  p'  lirai  bon  augure.  Si  j'en  crois,  lui  dis-je,  (on  visage  riant,  lu 
viens  m'anuoucer  c|He  je  .serai  bienlol  au  ciuiible  de  mes  désirs.  Oui,  mon 
cher  maire,  me  repondit-il,  tout  vous  ril.  J'ai  entretenu  Basile  et  sa 
fille;  je  leur  ai  déclaré  vus  intentions.  Le  père  esl  ravi  que  vous  ayez 
envie  d'être  son  gendre;  el  je  puis  vous  assurer  que  vous  clés  du  goi'il 
d'Anloiiia.  0  ciel  !  inlcrroiupis-je  Joui  transporlé  de  joie;  quoi  I  j'aurais 
1(!  bonheur  de  plaire  à  celle  aimable  jiersonne?  N'en  doutez  pas,  rei.ril- 
il,elle  vous  aime  déjà.  Je  n'ai  pas,  à  la  vérité,  lire  cet  aveu  de  sa  bouche; 
mais  je  m'en  fie  à  la  gaielé  qu'elle  a  fail  paraître  i|iiaiid  elle  a  su  volrè 
dessein.  Cependant,  ]ioursuivit-il,  vous  avez  un  rival,  lin  rival!  m'éciiai- 
je  en  pâlissant.  (Jiie  cela  ne  vous  alarme  jioiiit,  me  dil-il,  ce  rival  ne 
vous  enlèvera  point  le  creiir  de  voire  mailresse;  c'est  mai're  Joachim, 
voire  cuisinier.  Ah!  le  pendard,  dis-ji'  en  faisant  un  éclat  de  rire;  voil.i 
donc  p(iuri|iioi  il  a  mar(|ué  tant  de  répugnance  à  quitter  mon  service! 
Justement,  répondit  Scipion,  il  a  ces  jours  passés  demandé  en  mariage 
Anlnnia,  (pii  lui  a  élé  poliment  refusée.  Sauf  ton  meilleur  avis,  lui  répli- 
qnai-je,  il  esl  à  propos,  ce  me  semble,  de  n(Mis  défaire  de  ce  drôle-  là, 
avant  ijuil  a|iprciuie  que  je  veux  éjiouser  la  fille  de  Basile;  un  cuisinier^ 
comme  lu  sais,  esl  un  rival  dangeieux.  Vous  avez  raison,  repartit  moiî 
confidcnl,  il  en  faut  purger  iiolre  domestique  par  précaiilion  ;  |e  lui  don- 
nerai .son  congé  dès  demain  matin,  avant  qu'il  se  mette  à  roiivra"e  et 
vous  n'aurez  plus  rien  à  craindre  ni  de  ses  sauces  ni  de  son  ainoLU'.'  Je 


suis  pourtant,  conlinua-t-il,  un  peu  fâché  de  perdre  un  si  bon  cuisinier, 
mais  je  sacrifie  ma  gourmandise  à  votre  sûreté.  Tu  ne  dois  pas,  lui  dis-je, 
tant  le  regretter;  .sa  perle  n'est  point  irréparable;  je  vais  faire  venir  de 
Valence  un  cuisinier  qui  le  vaudra  bien.  En  effet,  j'écrivis  aussilôl  à  don 
Alphonse,  je  lui  mandai  que  j'avais  besoin  d'un  cuisinier;  el  dés  le  jour 
suivant  il  m'en  envoya  un  qui  consola  d'abord  Scipion. 

Quoique  ce  zélé  secrélaire  m'ei'il  dit  qu'il  s'était  aperçu  qu'Anlonia  s'ap- 
plaudissait au  fond  de  son  àme  d'avoir  fail  la  conquête  de  son  seigneur. 
Je  n'o.sais  me  fier  A  son  rapport.  J'appréhendais  qu'il  ne  se  fut  laissé 
tromper  par  de  fausses  apparences.  Pour  en  être  plus  sûr,  je  résolus  de 
parler  moi-même  à  la  belle  Antonia.  Dans  ce  dessein,  je  me  rendis  chez 
Basile,  à  c|ui  je  confirmai  ce  que  mon  ambassadeur  lui  avait  dit.  Ce  bon 
laboureur,  homme  simple  et  plein  de  franchise,  après  m'avoir  écoulé, 
me  léiiioigna  que  c'élail  avec  une  extrême  satisfaction  qu'il  m'accordait 
sa  fille;  mais,  ajoulat-il,  ne  croyez  pas  au  moins  que  ce  soil  à  cause  de 
votre  litre  de  seigneur  de  village.' Quand  vous  ne  seriez  encore  qu'inlen- 
dant  de  don  César  el  de  don  Alphonse,  je  vons  préférerais  à  tous  les 
autres  amoureux  qui  se  présenleraicnt;  j'ai  toujours  eu  de  l'inclination 
pour  vous;  et  tout  ce  ipii  me  fâche,  c'est  qu'Anlonia  n'ait  pas  une  grosse 
dot  à  vous  apporter.  Je  ne  lui  en  demande  aucune,  lui  dis-je,  sa  personne 
esl  le  seul  bien  où  j  aspire.  Votre  serviteur  très-humble,  s'écria-t-il,  ce 
n'est  point  là  mon  compte;  Je  ne  suis  point  un  gueux  pour  marier  ainsi 
ma  fille.  Basile  de  Buenolrigo  est  en  état,  Dieu  merci,  de  la  doter,  et  je 
veux  qu'elle  vous  donne  a  souper,  si  vous  lui  donnez  A  diuer.  Eu  nn  mol, 
le  revenu  de  ce  château  n'est  ([ue  de  cinq  cents  ducats,  je  le  ferai  mou- 
ler à  mille,  en  faveur  de  ce  mariage. 

J'en  passerai  par  loul  ce  qu'il  vous  plaira,  mon  cher  Basile,  lui  répli- 
qiiai-je  ;  nous  n'aurons  point  ensemble  de  dis)iutes  d'inleiét.  Nous  som- 
mes tous  deux  d'accord;  il  ne  s'agit  plus  que  d'avoir  le  consentement 
de  votre  fille.  Vous  avez  le  mien,  me  dit-il,  est-ce  ([ue  cela  ne  suffit 
])oiiil'?  l'as  tout  à  fail,  lui  répondis-je;  si  le  voire  m'est  nécessaire,  le 
sien  l'est  aussi.  Le  sien  dépend  du  mien,  repiit-il  ;  je  voudrais  bien 
qu'elle  osât  soiifller  devant  moi  !  Anlonla,  lui  reparlls-je,  soumise  à  l'au- 
lorilé  palernelle,  esl  prête  sans  doute  à  vous  obéir  aveuglément  ;  mais  je 
ne  sais  si  dans  celte  occasion  elle  le  fera  sans  répugnance;  el,  pour  peu 
(picUe  en  eut,  je  ne  me  consolerais  jamais  d'avoir  fait  son  malheur; 
enfin  ce  n'est  pas  assez  que  j'oblienne  de  vous  sa  main,  il  faut  qu'elle 
souscrive  au  don  que  vous  m'en  faites.  Oh  dame  !  dil  Basile,  je  n'entends 
pas  toutes  ces  phllosophies  :  parlez  vous-même  à  Antonia,  el  vous  ver- 
rez, ou  je  me  trom|ie  fort,  qu'elle  ne  demande  pas  mieux  que  d'être 
votre  femme.  En  achevant  ces  paroles,  il  appela  sa  fille,  et  me  laissa  un 
moment  avtc  elle. 

Pour  profiter  d'un  temps  si  précieux,  j'entrai  d'abord  en  matière: 
Belle  Antonia,  lui  dis-je,  décidez  de  mon  sort.  Quoiipic  j'aie  l'aveu  de 
voire  père,  ne  vous  imaginez  pas  que  je  veuille  m'en  prévaloir  pour  l'aire 
violc'uce  à  vos  senlinicnls.  Quelque  charmante  que  soit  voire  possession, 
j'y  renonce  si  vous  me  dites  que  je  ne  la  devrai  qu'a  voire  veule  obéis- 
sance. C'est  ce  que  je  n'ai  garde  de  vous  <lire,  me  répondit  Anlonla  eu 
rougissant  un  |ieu  ;  votre  recherche  m'est  trop  agréable  jiour  qu'elle  me 
puisse  faire  de  la  peine,  et  j'applaudis  au  choix  de  mon  père,  au  lieu 
d'en  murmurer.  Je  ne  sais,  continua-l-elle,  si  je  fais  bien  on  mal  de 
vous  parler  ainsi  ;  mais  si  vous  me  déplaisiez,  je  serais  assez  franche  pour 
vous  l'avouer;  pourquoi  ne  pourrais-je  pas  vous  dire  le  contraire  aussi 
librement'? 

A  ces  mots,  que  je  ne  pus  entendre  sans  en  cire  charmé,  je  mis  nn 
genou  à  terre  devant  Anlonia  ;  et.  dans  l'excès  de  mou  ravissement,  lui 
prenant  nue  de  ses  belles  mains,  je  la  baisai  d'un  air  tendre  et  passionné. 
.Ma  chère  Antonia,  lui  di.s-je,  voire  franchise  m'eiielianle  ;  continuez,  que 
rien  ne  vous  contraigne;  vous  parlez  à  votre  é|ioux,  que  voire  âme  se. 
découvre  tout  entière  à  ses  yeux.  Je  puis  donc  me  fialier  ipie  vous  ne 
me  verrez  pas  sans  plaisir  lier  votie  l'orlune  a  la  mienne.  Bisile,  qui 
arriva  dans  cet  instant,  m'empêcha  de  poursuivre.  lm|alicnl  de  savoir 
ce  que  sa  fille  m'avait  réi'Ondu,  et  prêt  à  la  gronder  si  elle  eùl  marqué 
la  moindre  aversion  pour  moi,  il  vint  me  njoindre.  Hh  bien,  me  dit-il, 
êles-voiis  conlent  d'.\nloiiia  '.'  J'en  suis  si  salisl'ail,  lui  répondis  je,  que  je 
vais  dés  ce  moment  m'occiiper  des  appréls  de  mmi  mariage.  Eu  disant 
cela,  je  quillai  le  perc  cl  la  fille  pour  aller  tenir  conseil  ia-dessus  avec 
mon  secrétaire. 


CHAPITRE  IX. 


Noces  lin  Cil  ni;is  cl  i\o  la  |ii'lli>  Aiihini; 
IiiTMiiinc:s  )  ai.si!.ti'U'jil,  et  ili'  ijinl 


;  lie  quelle  r-içon  fWr'i  çi>  fiiviil  ;  iiucllos 


Quoi(iuc  je  n'eusse  pas  besoin  de  la  permission  des  seigneurs  de  Leyva 
pour  me  marier,  nous  jugeâmes,  Scipion  et  moi,  que  je  ne  pouvais  hon- 
nèlement me  dispenser  Je  leur  comniiiuiquer  le  dessein  que  j  avais  d'é- 
pouser la  lille  de  Basile,  et  de  leur  en  demander  même  leur  agrément 
par  piditesse. 

Je  parlis  aussitôt  pour  Valence,  ou  l'on  fui  aussi  surpris  de  me  voir 


GIL  BLAS. 


123 


que  (Vapprendfe  le  sujet  de  mon  voyai^e.  Don  César  et  don  Alphonse, 
qni  connaissaient  Antouia  ponr  l'avoir  vue  plus  d'une  fois,  me  l'élicité- 
rent  de  l'avoir  choisie  pour  femme.  Don  César  surtout  m'en  fit  compli- 
ment avec  tant  de  vivacité,  que  si  je  ne  l'eusse  pas  cru  un  seigneur  re- 
venu de  certains  amusements,  je  l'aurais  soupçonné  d'avoir  été  (|uel'iue- 
fois  iLirias,  moins  pour  y  voir  son  château  cpie  sa  petite  fermière.  Pour 
peu  que  j'eusse  été  déliant  et  jaloux  de  mon  naturel,  j'aurais  pu  faire 
des  réilexions  désagréahles  l;i-dessus  ;  ce  que  je  ne  fis  point,  tant  j'étais 
persuadé  de  la  sagesse  de  ma  future.  Séraphine,  de  son  côlé,  après  ni'a- 
voir  assuré  qu'elle  prendrait  toujours  beaucoup  de  part  à  ce  qui  nie  re- 
gardait, nie  dit  qu'elle  avait  entendu  |]arler  d'.VntOJiia  trés-avanlageuse- 
ment;  mais,  ajouta-t-elle  par  malice,  et  comme  pour  me  reprocher  l'in- 
différence dont  j'avais  payé  l'amour  de  Séphora,  quand  on  ne  m'aurait 
pas  vanié  sa  beauté,  je  m'en  lierais  hien  à  votre  goût,  dont  je  connais  la 
délicatesse. 

bon  (îésar  et  son  fils  ne  se  contentèrent  pas  d'approuver  mon  mariage  ; 
ils  me  déclarèrent  qu'ils  en  voulaient  faire  tous  les  frais.  Reprenez,  dirent- 
il,  le  chemin  de  Lirias,  et  demeurez-y  tranquille  jusqu'à  ce  que  vous  en- 
tendiez parler  de  nous.  Ne  faites  point  de  préparatifs  pour  vos  noces, 
c'est  "un  soin  dont  nous  nous  chargeons.  Pour  me  conformer  à  leurs 
volontés,  je  retournai  à -mon  château".  J'avertis  Basile  et  sa  Mlle  des  in- 
tentions de  nos  protccteucs.  et  nous  attendîmes  de  leurs  nouvelles  le  plus 
patiemmetil  qu'il  nous  fut  possible.  Nous  n'en  reçûmes  point  pendant 
luiitjours.  Eu  récompense,  le  neuviénie  nous  vîmes  arriver  un  carrosse 
à  quatre  mulels,  dans  lequel  il  y  avait  des  couturiers  qui  apportaient  de 
belles  étoffes  de  soie  pour  lumiiler  la  mariée,  et  qu'escortaient  plusieurs 
gens  de  livrée,  montes  sur  de  très-beaux  chevaux.  L'un  d'entre  eux  me 
i-emit  une-  letlre  de  la  part  de  don  Alphonse,  l'e  seigneur  me  mandait 
qu'il  serait  le  lendemain  à  Lirias  avec  son  père  et  son  épouse,  et  que  la 
cérémonie  de  mon  mariage  se  ferait  le  jour  suivant  par  le  grand  vicaire 
de  Valence.  Véritablement,  don  César,  son  fils  et  Soraphinè  ne  manquè- 
rent p  s  de  se  rendre  à  mon  château  avec  cet  ecclésiastique,  Ions  quatre 
dans  un  carrosse  à  six  chevaux,  précédé  d'un  autre  à  quatre  où  étaient 
les  femmes  de  Séraphine,  et  suivi  des  gardes  du  gouverneur. 

Madame  la  gouvernante  fut  à  peine  arrivée  au  château,  qu'elle  témoi- 
gna une  extrême  impatience  de  voir  Antouia,  qui  de  son  côlé  ne  sut  pas 
plutôt  la  venue  de  Séraphine,  qu'elle  accourut  pour  la  saluer  et  lui  bai- 
ser la  main,  ce  qu'elle  fit  de  si  bonne  grâce,  que  tonte  la  compagnie  l'ad- 
mira. Eh  liicnl  madame,  dit  don  César  à  sa  belle-fille,  que  pen.sez-vous 
d'.Vnloiiia'?  Saiitillane  poiivait-il  faire  un  meilleui-  choix'?  Non,  répondit 
Séraphine  ;  ils  sont  tous  deux  dignes  l'un  de  l'autre  ;  je  ne  doute  pas  que 
leur  uninu  ne  soit  très- heureuse.  Enfin  chacun  donna  des  louanges  à  ma 
fiilnre;  et,  si  on  la  loua  fort  sous  sou  habit  de  serge,  on  en  fut  encore 
]ilus  charmé  lorsqu'elle  ]iarut  sous  un  plus  riche  habillement.  11  semblait 
qu'elle  n'en  eiit  jamais  porté  d'aulres,  tant  son  air  était  noble  et  son  ac- 
tion aisée. 

Le  moment  on  je  devais,  par  un  doux  hymen,  voir  attacher  mon  sort 
nu  sien  étant  arrivé,  don  .\lphonse  me  pril  par  la  main  pour  me  con- 
duire à  l'autel,  et  Sérajdiiuc  fil  le  même  honneur  â  la  mariée.  Nous  nous 
rendîmes  tous  deux  dans  cet  ordre  à  la  chapelle  du  château,  où  le  grand 
vijaire  nous  attendait  pour  nous  marier;  et  cette  cérémonie  se  fit  aux 
acclamations  des  habitants  de  Lirias  et  de  tous  les  riches  laboureurs  des 
environs,  que  Basile  avait  invités  aux  noces  d'Autonia.  Ils  avaient  avec 
eux  leurs  liUes,  uui  s'étaimil  parées  de  rubans  et  de  fleurs,  et  qui  tenaient 
dans  leurs  mains'des  tambours  de  basque.  Nous  retournâmes  ensuite  au 
châlean,  où,  parles  soins  de  Scipion,  l'ordonnateur  du  festin,  il  se  trouva 
Iroii  tables  dressées,  l'une  pour  les  seigneurs,  l'autre  pour  les  personnes 
de  leur  suite,  et  la  troisième,  qui  était  plus  grande,  pour  tous  ceux  qui 
avaient  élé  conviés.  Antouia  fut  de  la  première,  madame  la  gouvernanle 
l'ayant  ainsi  voulu;  je  fis  les  honneurs  de  la  seconde,  et  Basih;  se  mit  à 
celle  des  villageois.  Ponr  Sci]iion,  il  ne  s'assit  à  aucune  lablc  :  il  ne  fai- 
sait qu'aller  cl  venir  de  l'une  à  I  autre,  donnant  sou  attention  à  faire 
bien"  servir  et  corilenter  tout  le  monde. 

C'était  par  les  cuisiniers  du  gouverneur  que  le  repas  av,ait  été  préparé; 
ce  qui  suppose  (|u'il  n'y  manquait  rien.  Les  bous  vins  dont  maiire  Jo.a- 
cliini  avait  fait  provision  [lour  moi  y  furent  prodigués;  les  convives  com- 
mençaient â  s'échauffer,  l'allégresse  régnait  |iarlout,  quand  elle  fut  tout  â 
coup  troublée  par  un  incident  qui  m'alarma.  Mon  secrétaire,  étant  dans 
la  salle  où  je  mangeais  avec  les  princi|iaux  officiers  de  don  Alphonse  et  les 
femmes  de  Séraphine,  tomba  subitement  en  faiblesse  et  perdit  toule  con- 
naissance. Je  me  levai  pour  aller  â  son  secours;  et,  tandis  que  je  m'oc- 
cupais â  lui  faire  re[irendre  ses  csjiriis,  une  de  ces  femmes  s'évanouit 
aussi.  Toiile  la  compagnie  jugea  que  ce  double  évanouissement  renfer- 
mait (luebpic  mystère,  comme  en  effet  il  en  cachait  un  qui  ne  larda  guère 
â  s'éclaiicir;  car  bientôt  après,  Scipion,  étant  revenu  a  lui,  me  dit  tout 
bas  :  Fant-il  que  le  plus  beau  de  vos  jours  soit  le  jdus  désagréable  des 
miens?  O],  n,.  |i,.||t  éviter  ,soii  malheur,  ajouta-l-il;  je,  viens  dé  retrouver 
ma  b'uime  dans  une  suivante  de  Sén  phinc. 

(Ju'erileiid,s-je;  m'écriai-je,  cela  n'est  pas  possible.  Quoi!  lu  serais  l'é- 
pmix  de  cette  dame  ipii  vi-nl  île  se  trouver  mal  en  même  li  mpsque  toi? 
Oui,  monsieur,  me  ré|  ondil-il,  je  suis  son  maii  ;  it  la  fortune,  je  vous 
jure,  ne  pouvait  me  jouer  un  plus  vilain  tour  que  de  la  pri'isejiter  à  mes 
yeux.  Je  ne  sais,  repris-je.  mon  ami,  quelles  raisons  lu  as  de  le  plaindre 
de  ifru  épouse;  mais,  queb|ue  sujet  ipiclle  l'en  ail  donné,  de  grâce,  con- 
liaiiis-tui;  si  je  le  suis  cher,  ne  trouble  iiuint  celle  fête  en  laissant  écla- 


ter ton  ressentiment.  Vous  serez  content  de  moi,  repartit  Scipion  ;  vous 
allez  voir  si  je  ne  sais  pas  bien  dissimuler. 

En  parlant  de  celte  sorte,  il  s'avança  vers  sa  femme,  à  qui  ses  com- 
pagnes avaient  aussi  rendu  l'usage  des  sens;  et  l'embrassant  avec  autant 
de  vivacité  que  s'il  eût  élé  ravi  de  la  revoir^  Ah!  ma  chère  Béatrix,  lui 
dit-il,  le  ciel  enfin  nous  rejoint  après  dix  ans  de  séparation!  0  moment 
plein  de  douceur  pour  moi!  J'ignore,  lui  répondit  son  épouse,  si  vous 
avez  effectivement  quelque  joie  de  me  rencontrer;  mais  du  moins  suis-je 
bien  persuadée  que  je  ne  vous  ai  donné  aucun  jusie  sujet  de  m'aban- 
donner.  Quoi  !  vous  me  trouvez  une  nuit  avec  le  seigneur  don  Fernand 
de  Leyva,  qui  était  amoureux  de  Julie,  ma  mailresse.  et  dont  je  servais 
la  passion  ;  vous  vous  mettez  dans  l'esprit  i[ue  je  l'écoute  aux  dépens  de 
voire  houBeiir  et  du  mien;  là-dessus,  la  jalousie  vous  renverse  la  cer- 
velle, vous  quittez  Tolède,  et  me  fuyez  comme  un  monstre,  sans  me  de- 
mander un  éclaircissement  !  Qui  de  nous  deux,  s'il  vousplaît,  est  le  plus 
en  droit  de  se  plaindre?  C'est  vous,  sans  contr.cdit,  lui  répliqua  Scipion. 
Sans  doule,  reprit-elle,  c'est  moi.  Don  Fernand,  peu  de  temps  après  voire 
départ  de  Tolède,  épousa  Julie,  auprès  de  qui  j'ai  demeuré  tant  qu'elle 
a  vécu;  cl,  depuis  qu'uiie  mort  prématurée  nous  l'a  ravie,  je  suis  au 
service  de  madame  sa  sœur,  qui  peut  vous  répondre,  aussi  bien  que 
toutes  ses  femmes,  de  la  pureté  de  mes  mœurs. 

Mon  secrétaire,  à  ce  di.scours,  dont  il  ne  pouvait  prouver  la  fausseté, 
prit  son  [larti  de  bonne  grâce.  Encore  une  fois,  dit-il  à  son  épouse,  je 
reconnais  ma  faute,  et  je  vous  en  demande  pardon  devant  celle  hono- 
rable assistance.  Alors,  intercédant  pour  lui,  je  priai  Béatrix  d'oublier 
le  passé,  l'assurant  que  son  mari  ne  songerait  désormais  qu'à  lui  ilonne 
de  la  salisl'aclion.  Elle  se  rendit  â  ma  prière,  et  loule  la  compagnie  ap- 
plaudit à  la  réunion  de  ces  deux  é|ioux.  Pour  mieux  la  célébrer,  on  les 
fit  asseoir  à  table  l'un  auprès  de  l'autre  ;  on  leur  porta  des  blindes;  cha- 
cun leur  fil  fêle  :  on  eût  dil  ([ue  le  festin  se  faisait  pliilôt  à  l'occasion  de 
leur  raccommodement  que  de  mes  noces. 

La  troisième  table  fut  la  première  que  l'on  abandonna.  Les  jeunes  vil- 
lageois, préférant  l'amour  à  la  bonne  chère,  la  quillérenl  |)0ur  former 
dès  danses  avec  les  jeunes  paysannes,  qui,  par  le  bruit  de  leurs  tam- 
bours de  basque,  attirèrent  bientôt  les  personnes  des  autres  tables,  et 
leur  inspirèrent  l'envie  de  suivre  leur  exemple.  Voilà  tout  le  inonde  eu 
mouvement  :  les  officiers  du  gouverneur  se  mirent  à  danser  avec  les 
soubreltes  de  la  gouvernante  :  les  seigneurs  même  se  mêlèrent  parmi 
les  danseurs;  don'Alphonse  dansa  une  sarabande  avec  Séraphine,  et  don 
César  une  autre  avec  Antouia,  qui  vint  cnsuile  me  prendie,  el  qui  ne 
s'en  acquitta  pas  mal  pour  une  personne  qui  n'avait  que  quelques  prin- 
cipes de  danse  qu'elle  avait  reçus  à  .\lbaiazin,  chez  une  bourgeoise  de 
ses  parentes.  Pour  moi,  qui,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  avais  appris  à  dan- 
ser chez  la  n^arquise  de  Chaves.  je  parus  à  rassemblée  mi  grand  danseur. 
A  l'égard  de  Béatrix  et  de  Scipion,  ils  commencèrent  à  s'eiitrctciiir  eii 
parliciilier,  pour  se  rendre  compte  mutuellement  de  ce  qui  leur  était 
arrivé  pendant  qu'ils  avaient  été  séparés;  mais  leur  conversalion  fut 
interrompue  par  Séraphine,  qui,  venant  d'êlre  informée  de  leur  recon- 
naissance, les  fit  appeler  pour  leur  en  témoigner  sa  joie.  Mesenl'auls, 
leur  dit-elle,  dans  ce  jour  de  réjouissance,  c'est  un  surcroil  de  satisfac- 
tion pour  moi  de  vous  voir  tous  deux  rendus  l'un  à  l'aulre.  Ami  Scijjioii, 
ajoula-l-elle,  je  vous  remets  votre  épouse  en  vous  protestant  qu'elle  a 
toujours  tenu  une  conduite  irréprochable;  vivez  ici  avec  «lie  en  bonne 
intelligence.  Et  vous,  Béalrix,  ailachez-vous  à  Anionia,  et  ne  lui  soyez 
pas  moins  dévouée  que  votre  mari  l'est  au  seigneur  de  Sanlillane.  Sci- 
pion, ne  pouvant  plus  après  cela  regarder  sa  femme  que  comme  une 
autre  Pénélope,  promit  d'avoir  pour  elle  toutes  les  considéralions  imagi- 
nables. 

Les  villageois  et  les  villageoises,  aju-ès  avoir  dansé  toute  la  journée,  se 
retirèrent  dans  leurs  maisons;  niais  on  conlinua  la  fêle  dans  le  château. 
Il  y  eut  un  magnifique  .souper;  et,  lorsipi'il  y  fut  (pieslion  de  s'aller 
coucher,  le  grand  vicaire  bénit  le  lil  nuptial,  Séranhine  déshabilla  la 
mariée,  et  les  seigneurs  de  Leyva  me  firent  le  même  honneur.  Ce  qu'il  y 
a  de  plaisant,  c'est  que  les  officiers  de  don  Alphonse  et  les  fenimes  de  l'a 
youviMuanle  s'avisèrent,  pour  se  réjouir,  de  faire  la  même  cérémonie  : 
Fis  désh.iliillérenl  liéalrix  et  Scipion,  cpii,  pour  rendre  la  scène  plus  co- 
mique, se  laissèrent  gravement  dé|)Ouillcr  et  mettre  au  lit. 


CII.\P1ÏUE  X. 


Suile  du  mariage  de  Gil  Blas  cl  de  la  licllo  .\nlonia,  Coiiimcnccmcnt  ilc  l'iiisloirc  de 
Scipion. 


Dés  le  lendemain  de  mes  noces,  les  seigneurs  de  Leyva  retournèrent 
à  Valence,  après  m'avoir  donné  mille  nouvelles  marqm  s  damitie;  si 
bien  que,  mon  secrélairc  et  moi,  nous  demeuiàmes  seuls  au  châlean  avec 
nus  l'einines  el  nos  valels. 

Le  soin  ipu!  nous  |irinies  l'un  el  l'aulre  de  plaire  a  ces  dames  ne  fut 
pas  inutile;  j'inspirai  en  peu  de  temps  à  mon  épouse  anlanl  d  amour  que 
j'en  avais  iionr  elle,  el  Scipion  lil  oublier  à  la  sienne  les  ehagriiis  qn  il 
'lui  avait  causés.  Béatrix,  qui  avait  l'csprit  souple  et  liant,  s'insinua  sans 


AU 


GIL  BLAS. 


peine  dans  les  lionnes  grâces  de  sa  nouvelle  maîtresse,  et  gagna  sa  con- 
fiance Enfin  nous  nous  accord:imes  tons  i|Mnli-eii  merveille"  euions  com- 
mencùnies  à  jouir  d'un  sort  digue  d'i'uvie.  Tous  nos  jours  coulaient  dans 
les  plus  doux  amusements.  Antonia  était  fort  sérieuse,  mais  non-;  élions 
très-gai,  Béalrix  et  moi  ;  et  quand  nous  ne  liaurions  pas  été,  il  sulUsait  que 
Scipion  fut  avec  nous  pour  ne  point  engendrer  la  mélancolie.  (>'était  un 
homme  incomparable  pour  la  société,  un  de  ces  personnages  comiques 
qui  n'ont  qu'à  se  montrer  pour  égayer  nue  conipagnie 

Un  jour  qu'il  nous  prit  fantaisie,  après  le  diner,  d'aller  faire  la  sieste 
dans  l'endroit  le  plus  agréable  du  liois,  mon  secrétaire  .se  trouva  de  si 
belle  humeur,  qu'il  nous  ôta  l'envie  de  dormir  par  ses  discours  réjouis- 
sants. Tais-loi,  lui  dis-je,  mon  ami  ;  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'assoupir  en 
t'écoutant,  ou  bien,  puisque  lu  nous  empêches  de  nous  livrer  aji  sommeil, 
fais-nous  donc  quelque  récit  digne  de  notre  ailenlinn.  Trés-volontiers, 
monsieur,  me  répondit-il.  Voulez-vous  que  je  vous  raconte  l'histoire  du 
roi  Pelage?  J'aimerais  mieux  entendre  la  tienne,  lui  répliquai-je;  mais 
c'est  un  plaisir  que  tu  n'as  pas  jugé  à  propos  de  me  donner  depuis  que 
nous  vivons  ensemble,  et  que  je  n'aurai  jamais  apparemment.  D'où 
vient?  me  dit-il;  si  je  ne  vous  ai  pas  conté  mon  histoire,  c'est  (|ue  vous 
ne  m'avez  pas  témoigné  le  moindre  désir  de  la  savoir.  Ce  Ji'est  donc  pas 
ma  faute  si  vous  ignorez  mes  aventures;  el,  pour  peu  que  vous  soyez 
curieux  de  les  apprendre,  je  suis  prêt  à  contenter  votre  curiosité.  Anio- 
nia,  Béalrix  et  moi,  nous  le  primes  au  mot.  et  nous  nous  disposâmes  à 
prêter  une  oreille  attentive  à  son  récit,  qui  ne  pouvait  faire  sur  nous 
qu'un  bon  effet,  soit  en  nous  divertissant,  soit  tn  nous  excitant  au  som- 
meil. 

Je  serais,  dit  Scipion,  fils  d'un  grand  de  la  première  classe  ou  tout 
au  moins  de  quelque  chevalier  de  Saint-Jai(|ues  ou  d'Alcanlara,  si  cela 
eut  dépendu  de  moi;  mais  comme  on  ne  se  choisit  |inint  un  |iére,  vous 
saurez  (|ue  le  mien,  nommé  Torrihio  Scipion.  était  un  honnéle  arclier  du 
la  sainte  llermandad.  En  allant  et  venant  sur  les  grands  chemins,  où  sa 
profession  l'obligeait  d'être  presque  toujours,  il  rencontra  ]iar  hasard  un 
jour,  entre  Cueiiça  cl  Tolède,  une  jeune  Bohémienne  (|ni  lui  parut  fort 
jolie.  Elle  était  seule,  à  pied,  et  portait  avec  elle  toule  sa  fortune  dans 
une  espèce  de  havre-sac  ipi'elle  avait  sur  le  dos.  Où  allez-vous  ainsi,  nia 
mignonne'.'  lui  dit-il  en  adoucissant  sa  voix,  qu'il  avait  naturellement 
Irés-rude.  Seigneur  cavalier,  lui  répondit-elle,  je  vais  à  Tolède,  où  j'es- 
père gagner  ma  vie  de  façon  ou  d'autre  en  vivant  honnêtement.  Vus  in- 
tentions sont  louables,  reprit-il,  et  je  ne  doute  )jas  que  vous  n'ayez  plus 
d'une  corde  à  votre  arc.  Oui,  Dieu  merci,  repartit-elle;  j'ai  plusieurs 
talents,  entre  autres  je  sais  composer  des  pommades  et  des  essences  l'oit 
utiles  aux  dameS;  je  dis  la  bonne  aventure,  je  fais  tourner  le  sas  pour 
retrouver  les  choses  perdues,  et  montre  tout  ce  i|u'on  veut  dans  le  miroir 
ou  dans  le  verre. 

•  Torribio,  jugeant  (|u'une  |)areille  fille  éiait  un  parti  très-avantageux 
pour  un  homme  te!  que  lui,  ipii  avait  do  la  peine  à  vivre  de  son  emploi, 
i|uoiqu'il  sut  fort  bien  le  remplir,  lui  proposa  de  l'épouser.  La  Bohé- 
mienne n'eut  garde  de  mépriser  les  vieux  d'un  nflicier  de  la  sainte  cim- 
frérie.  Elle  acnqùa  la  proposition  avec  jilaisir.  lÀla  élaut  arrêté  entre 
eux,  ils  se  rendirent  tons  deux  en  diligence  à  Tolède,  on  ils  se  mai  iérent, 
et  vous  voyez  en  moi  le  digne  fruit  de  ce  noble  hyniéiiée.  Ils  s'élabliient 
dans  un  faubourg,  où  ma  mère  commença  par  débiter  des  pommades  et 
des  essences;  mais,  ne  trouvant  pas  le  trafic  assez  lucratif,  elle  lit  la  de- 
vineresse. C'est  alors  qu'on  vit  )ilcuvoir  chez  elle  les  écuset  les  jiisioles. 
Mille  dupes  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  mirent  bientôt  en  réputation  la 
Coscolina,  c'est  ainsi  que  se  nommait  la  Rohémienne.  Il  venait  tous  les 
jours  quelqu'un  la  prier  d'employer  pour  lui  sou  ministère.  Tantôt  c'é- 
tait un  neveu  indigent  qui  voulait  savoir  quand  son  oncle,  dont  il  était 
l'unique  héritier,  jiartirait  pour  l'autre  monde,  et  tantôt  c'était  une  fille 
qui  souhaitait  d'apprendre  si  un  cavalier  dont  elle  reconnaissait  les  soins, 
et  qui  lui  promettait  de  l'épouser,  lui  tiendrait  parole. 

Vous  observerez,  s'il  vous  plait,  que  les  )irédictiiins  de  ma  mère  étaient 
toujours  favorables  aux  personnes  a  qui  elle  h  s  faisait.  Si  par  hasard 
elles  s'accoinplissaienl,  à  la  bonne  heure:  si  l'on  venait  lui  re|iroeher 
que  le  contraire  de  ce  qu'elle  avait  prédit  était  arrivé,  elle  répondait 
froidement  qu'il  fallait  s'en  ]u-endre  au  démon,  iiui,  malirré  la  force  des 
conjurations  qu'elle  employait  pour  l'obligera  révéler  l'avenir,  avait 
quelquefois  la  malice  de  la  tromper. 

Lorsque,  pour  l'honneur  du  métier,  ma  mère  croyait  di'vnir  faire  pa- 
raître le  diable  dans  ses  opérations,  c'était  'l'orribio  Scipion  ipii  faisait 
ce  personnage,  et  <pii  s'en  aci|iiittait  parfailenienl  bien,  la  iiulesse  de  .sa 
voix  et  la  laideur  de  son  visage  lui  donnant  nii  air  convenable  à  ce  qu'il 
représentait.  Pour  jieu  qu'un  i'i'it  crédule,  on  ét.nit  éponvanlé  de  la  ligure 
de  mon  père.  Mais  nu  jour,  par  nialbcur,  il  vint  un  brutal  de  capitaine 
qui  voulut  voir  le  diable  et  qui  lui  passa  son  épée  au  travers  du  corps. 
Le  saint-oflice,  informé  de  la  mort  du  diable,  envoya  ses  officiers  clicz 
la  Co.scolina,  dont  i!s  se  saisirent,  aussi  bien  que  de  tousses  effets;  et 
moi,  qui  n'avais  alors  (|ue  sept  ans,  je  fus  mis  a  l'Iioiiilal  do  los  khios. 
Il  y  avait  dans  cette  maison  de  charitables  ecclésiastiques,  ipii,  bien  pavés 
jiour  avoir  soin  de  l'èducatiiin  des  pauvres  orphelins,  picnaienl  la  )ie"ine 
de  leur  montrer  à  lire  et  i  écrire.  Ils  crurent  remarquer  que  je  promet- 
tais beancoup.  ce  i|ui  fut  cause  qu'ils  me  dislinguérent  des  auires,  et  me 
choisirent  pour  faire  leurs  commissions.  Ils  m'envoyaient  en  ville  porter 
leurs  lettres;  j'allais  et  venais  pour  eux,  et  c'était  moi  qui  répondais 
leurs  mes.ses.  Par  reconnaissance,  ils  entreprirent  de  in'enseigner  la  lan- 


gue latine;  mais  ils  s'y  prirent  trop  rudement,  et  me  traitèrent  avec  tant 
de  rigneur,  malgré  les  |ietits  services  que  je  leur  rendais,  que,  ne  )iou- 
vaiit  y  résister,  je  m'échappai  un  beau  jour  en  faisant  nue  commi.ssion; 
et,  bien  loin  de  retourner  à  l'hôpital,  je  sortis  même  de  Tolède  par  le 
faubourg  du  côté  de  Séville. 

Quoique  j'eusse  à  peine  alors  neuf  ans  accomplis,  je  sentais  déjà  le 
plaisir  d'être  libre  et  maître  de  mes  actions.  J'étais  sans  argent  et  sans 
pain,  n'importe  :  je  n'avais  )ioinl  de  leçons  à  étudier  ni  de  thèmes  à  com- 
poser. Après  avoir  marché  pendant  deux  heures,  mes  petites  jambes 
commencèrent  à  refuser  le  service.  Je  n'avais  point  encore  fait  de  si  longs 
voyages.  Il  fallut  m'arrèter  pour  me  reposer.  Je  m'assis  au  pied  d'i'm 
arbre  qui  bordait  le  grand  chemin  ;  là,  pour  m'amuser,  je  lirai  mon  ru- 
diment, que  j'avais  dans  ma  poclie.  elle  parcourus  en  badinant:  puis, 
venant  à  me  souvenir  des  férules  et  des  coups  de  fouet  qu'il  m'avait  l'ait 
recevoir,  j'en  déchirai  les  feuillets,  en  disant  avee  colère  :  Ah!  chien  de 
livre,  tu  ne  me  feras  plus  répandre  de  pleurs!  Tandis  que  j'assouvissais 
ma  vengeance,  en  jonclianl  autour  de  moi  la  terre  de  déclinaisons  et  de 
conjugaisons,  il  passa  par  l.i  un  ermite  à  barbe  blanche,  ipii  portait  de 
larges  lunettes,  et  qui  avait  iin  air  vénérable.  11  s'approcha  de  moi,  et, 
s'il  me  considéra  fort  attentivement,  je  re.xaininai  bien  aussi.  Mou  petit 
homme,  me  dit-il  avec  un  souris,  il  me  semble  que  nous  venons  toHS 
deux  de  nous  regarder  bien  ten'drement,  et  que  nous  ne  ferions  point 
mal  de  demeurer  ensemble  dans  mon  ermitage',  qui  n'est  qu'à  deux  cents 
pas  d'ici.  Je  suis  votre  serviteur,  lui  répoudi.s-je  assez  brusquement,  je 
n'ai  aucune  envie  d'être  ermite.  A  celle  réjionse,  le  bon  vieillard  fil  un 
éclat  de  rire,  et  me  dit  en  m'embrassant  :  il  ne  faut  pas,  mon  lils.  ipie 
mon  habit  vous  fasse  peur;  s'il  n'est  pas  beau,  il  est  utile;  il  me  rend 
seigneur  d'une  retraite  rharmante  et  des  villages  voisins,  dont  les  hibi- 
tants  m'aiment  ou  plutôt  m'idolâtrent.  Venez  avec  moi,  ajouta-t-il,  cl  ne 
craignez  rien;  je  vous  revêtirai  d'une  jaquette  semblable  à  la  mienne. 
Si  vous  vous  en  trouvez  bien,  vous  partagerez  avec  moi  les  douceurs  de 
la  vie  que  je  mène:  et,  si  vous  ne  vous  en  accommodez  point,  non  seu- 
lement il  vous  sera  permis  de  me  quitter,  mais  pouvez  même  compter 
qu'en  nous  séparant  je  ne  manquerai  pas  de  vous  l'aire  du  bien. 

Je  me  laissai  persuader,  et  je  suivis  le  vieil  ermite,  qui,  chemin  fai- 
sant, me  fit  plusieurs  questions,  auxquelles  je  ré|iondis  avec  nue  ingé- 
nuité que  je  n'ai  pas  toujours  eue  dans  la  suite.  En  arrivant  d ms  l'er- 
mitage, il  me  présenta  quelques  fruits,  que  je  dévorai,  n'avaul  rien 
mangé  de  toute  la  journée  qu'un  morceau  de  pain  sec,  dont  j'avais  dé- 
jenifè  le  matin  à  l'hôpital.  Le  solitaire,  me  voyant  si  bien  jouer  de.s  mâ- 
choires, me  dit  ;  Courage,  mon  enfant,  ne  ménage  (loint  mes  fruits;  j'en 
ai,  grâce  au  ciel,  une  ample  provision.  Je  ne  t'ai  pas  amené  ici  jiour  te 
faire  mourir  de  faim.  Ce  ([ui  était  très-véritable;  car,  une  heure  après 
notre  arrivée,  il  alluma  du  l'eu,  embrocha  un  gigot  de  mouton;  cl,  tan- 
dis que  je  tournais  la  broche,  il  dres.sa  une  petite  table,  qu'il  couvrit 
d'une  serviette  assez  malpropre,  et  sur  laquelle  il  mit  deux  couverts,  l'un 
pour  lui,  l'autre  pour  moi. 

Quand  la  viande  l'ut  cuite,  il  la  tira  de  la  broche,  et  en  coupa  quelques 
pièces  |ioiir  noire  souper,  ipii  ne  l'ut  pas  un  repas  de  brebis,  pnisipie  nous 
bûmes  d'un  excellent  vin.  dont  il  avait  aussi  une  bonne  provision.  Kb 
bien,  mon  jioulet,  me  dit-il  lorsque  nous  fûmes  hors  de  table,  es-tu 
content  de  mon  ordinaire?  ne  vaul-il  pas  bien  celui  de  Ion  liôpital?  Vililà 
de  quelle  façon  lu  seras  traité  tous  les  jours,  si  lu  demeures  avec  moi. 
Au  reste,  jioursuivit-il,  lu  ne  feras  dans  cet  ermitage  que  ce  qu'il  te 
plaira  J'exige  de  toi  seulement  que  tu  m'accompagnes  tontes  les  fois  ipic 
j'irai  quêter" dans  les  villages  voisins;  tu  nie  serviras  à  conduire  un  bour- 
riiiuet  chargé  de  deux  paniers  ipie  les  paysans  charitables  remplissent 
ordinairement  d'œnfs,  de  pain,  de  viande  et  de  poisson.  Je  ne  le  demande 
que  cela.  Il  me  semble  que  ce  n'est  pas  trop  exiger  de  toi.  Oli  !  je  ferai, 
lui  dis-jo,  tout  ce  que  vous  voudrez,  pourvu  que  vous  ne  in'obligiez  point 
à  apprendre  le  latin.  Le  frère  (Mirysostome,  c'était  le  nom  du  vieil  ermite, 
ne  put  s'empêcher  de  rire  de  ma  na'iveté,  et  m'assura  de  nouveau  ipi'il 
ne  prétendait  pas  gêner  mes  inclinations. 

^ous  allâmes  dès  le  lendemain  à  la  quête  avec  l'ânon,  que  je  menai 
par  le  licou.  Nous  finies  une  copieuse  récolte,  chaque  paysan  se  faisant 
un  plaisir  de  inellre  quelque  chose  dans  nos  jianiers.  L'un  y  jetait  un  pa- 
nier entier,  l'autre  nue  grosse  pièce  de  lard;  celui-ci  une  oie  farcie, 
celui-là  une  perdrix.  Que  vous  dirai-je?  Nous  apportâmes  au  logis  des 
vivres  pour  plus  de  huit  jours,  ce  qui  marquait  bien  l'estime  et  l'amitié 
que  les  villageois  avaient  pour  le  frère.  11  est  vrai  ipi'ii  leur  était  d'une 
grande  utilité  :  il  leur  donnait  des  conseils  quand  ils  venaient  le  consul- 
ter ;  il  remettait  la  paix  dans  les  ménages  où  régnait  la  discorde,  el  ma- 
riait les  filles  qui  paraissaient  fatiguées  du  célibat;  savail-il  que  deux 
riches  laboureuis  étaient  mal  ensemble,  il  les  allait  voir,  et  il  faisait  si 
bien  qu'il  les  réconciliait;  enfin,  il  avait  des  remèdes  pour  mille  mala- 
dies, et  apprenait  des  oraisons  aux  femmes  qui  souhaitaient  d'avoir  des 
enfants. 

Vous  voyez,  par  ce  que  je  viens  de  dire,  que  j'étais  bien  nourri  dans 
mon  ermitage.  Je  n'y  étais  pas  plus  mal  couché  :  étendu  sur  de  bonne 
paille  fraîche;  ayant  sous  ma  lêle  un  coussin  de  bure,  et  sur  le  corps  une 
ciiiiverliire  de  l;i  même  élofl'e.  je  ne  faisais  ijii'un  somme  durant  loiile  la 
nuit  Le  fiéie  i;brvsOstonie,  qui  m'avait  fait  fête  d'un  habillement  d'er- 
mite, m'en  fil  un  'lui-même  d'une  de  ses  vieilles  robes,  (t  me  noninia  le 
petit  frère  Scipimi.  Sitôt  (|ue  je  parus  dans  les  villages  sous  cet  habit 
d'ordonnance,  ou  me  trouva  si  gentil,  que  le  bourriquet  eu  fut  plus 


GIL  DLAS. 


i2ô 


cliaiiré    Celait  à  ijiii  en  donnerait  dnvanlajie  au  petit  IVerc,  tSi.t  on  [ire- 
nail  plaisir  à  voir  sa  fin-nre. 

La  vie  molle  et  fainéante  que  je  menais  avec  le  vieil  ermite  ne  pouvait 
déplaire  à  un  garçon  de  mon  âge.  Aussi  j'y  pris  tant  de  goût,  que  je  l'au- 
rais toujours  continuée,  si  les  Parques  ne  m'eussent  pas  lilé  d'autres 
jours  fort  différents;  mais  la  destinée  que  j'avais  à  remplir  m'arraclia 
bientôt  à  la  mollesse,  et  me  fit  quitter  le  frère  Clirysoslome  de  la  manière 
que  je  vais  vous  raconter. 

Je  voyais  souvent  ce  vieillard  travailler  au  coussin  qui  lui  servait  d'o- 
reiller; il  ne  faisait  que  le  découdre  et  le  recoudre,  et  je  remarquai  un 
jour  qu'il  mil  de  l'arj^ent  dedans.  Cette  observation  fut  suivie  d'un  mou- 
vement curieux,  que  je  me  promis  de  satisfaire  dés- le  premier  voyage 
qu'il  ferait  à  Tolède,  où  il  avait  coutume  d'aller  tout  seul  une  fois  la'  se- 
n.aiue.  J'attendis  le  jour  impatiemment,  sans  avoir  encore  toutefois  d'au- 
tre dessein  que  deconlenler  ma  curiosité  Enfin  le  bonhomme  partit,  et 
j<^  défis  son  oreiller,  où  je  trouvai,  parmi  la  laine  qui  le  remplissait,  la 
valeur  pi'ut-ètre  de  cinquante  écus  en  toutes  sortes  d'espèces. 

Ce  trésor  apparemment  était  la  reconnaissance  des  paysans  que  l'er- 
m'te  avait  guéris  par  ses  remèdes,  et  des  paysannes  qui  aval- nt  eu  des 
enfants  par  la  vertu  de  ses  oraisons.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  vis  pas  plu- 
tùl  que  c'était  de  largent  que  je  pouvais  impunément  m'approprier, 
que  mon  naturel  boliéniien  se  déclara.  11  me  prit  uJie  envie  de  le  voler, 
qu'on  ne  pouvait  attribuer  qu'à  la  force  du  sang  qui  coulait  dans  mes 
velues.  Je  cédai  sans  résistance  à  la  tentation  ;  je  serrai  l'argent  dans  un 
sac  de  bure  où  nous  mettions  nos  peignes  et  nos  bonnets  de  nuit;  en- 
suite, après  avoir  quitté  mou  habit  d'ermite  et  repris  celui  d'orphelin, 
je  m'éloignai  de  l'ermitage,  croyant  emporter  dans  mon  sac  toutes  les 
richesses  des  Indes. 

Vous  venez  d'entendre  mon  coup  d'essai,  continua  Scipion,  et  je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  vous  attendiez  à  une  suite  de  faits  de  la  même 
nature.  Je  ne  tromperai  point  votre  altenle  ;  j'ai  encore  d'autres  exploits 
à  vous  conter  avant  que  j'en  vienne  à  mes  actions  louables;  mais  j'v 
viendrai,  et  vous  verrez  par  mon  récit  qu'un  fripon  peut  fort  bien  de- 
venir un  honnête  homme. 

Tout  enfuit  que  j'étais,  je  ne  fus  point  assez  sot  pour  reprendre  le 
chemin  de  Tolède  :  c'eût  été  m'exposer  au  hasard  de  rencontrer  le  frèie 
Clirysoslome.  qui  m'aurait  fait  rendre  désagréablement  son  magot.  Je 
suivis  une  autre  roule,  qui  me  conduisit  au  village  de  Galves,  où  je  m'ar- 
rêtai dans  une  hôtellerie  dont  l'hôtesse  était  une  veuve  de  quarante  ans, 
qui  avait  toutes  les  qualités  requises  pour  bien  faire  ses  petites  affaires. 
Cette  femme  n'eut  pas  plutôt  jeté  les  yeux  sur  moi,  que,  jugeant  à  mon 
habillement  que  je  devais  être  un  échappé  de  l'hôiillal  des  orphelins,  elle 
me  demanda  (|ui  j'étais  et  où  j'allais.  Je  lui  lépondis  qu'ayant  perdu  mon 
père  et  ma  mère,  je  cherchai-;  une  condilion.  Mon  curant,  me  dit  elle, 
sais-tu  lire?  Je  l'assurai  que  je  lisais,  et  même  que  j'écrivais  à  merveille. 
Vérilablement  je  formais  mes  lettres,  et  je  les  liais  de  façon  que  cela 
ressemblait  un  peu  à  de  l'écriture;  et  c'en  était  assez  pour  les  ex|iédi- 
tions  d'une  taverne  de  village.  Je  te  retiens  donc  à  mon  service,  me  ré- 
pliqua l'hôlesse.  Tu  ne  me  seras  pas  inutile;  tu  tiendras  ici  le  regisire 
ne  mes  dettes  actives  et  passives.  Je  ne  te  donnerai  point  de  gages,  ajou- 
ta-t-elle,  attendu  qu'il  vient  dans  cette  hôlellerie  d'honnêtes  gens  qui 
n'oublient  pas  les  valets.  Tu  peux  compter  sur  de  bons  petits  profils. 

J'acceptai  le  parti,  me  réservant  comme  vous  [louvez  croire,  le  droit 
de  changer  d'air  sitôt  que  le  séjour  de  Galves  cesserait  de  m'ctre  agréa- 
ble. Dés  que  je  me  vis  arrêté  pour  servir  dans  cette  hoielkrie,  je  me 
sfîutis  l'esprit  travaillé  d'une  grande  inquiétude,  et  plus  j'y  pensais,  plus 
ma  crainte  me  semblait  bien  fondée.  Je  ne  voulais  pas  qu'on  sut  que 
j'avais  de  l'argent,  et  j'étais  bien  en  peinade  savoir  où  je  le  cacherais, 
pour  qu'il  fut  à  couvert  de  toute  main  étrangère.  Je  ne  connaissais  pas 
encore  assez  la  maison  pour  me  fier  aux  cndroils  les  plus  propres  à  le 
receler.  (Jue  les  richesses  causent  d'embarras  !  j'étais  dans  de  conliinielles 
alarmes.  Je  me  délerminai  pourtant  à  nietirc  mon  sac  dans  un  coin  de 
notre  grenier  où  il  y  avait  de  la  paille  ;  et,  le  croyant  là  plus  en  sûreté 
c|u'ailleurs.  je  me  tranquillisai  autant  qu'il  me  fut  passible. 

Nous  étions  irois  domestiiiues  dans  cette  maison  :  un  gros  garçon  d'é- 
curie, une  grosse  servante  de  Galice,  et  moi.  Chacun  de  nous  lirait  tout 
ce  qu'il  pouvait  des  voyageurs  qui  s'y  arrêtaient.  J'attrapais  toujours  de 
CCS  messieurs  qncl(|ues  pièrcs  de  menue  monnaie,  quand  j'allais  leur 
porter  le  niémonc  de  leur  dépense,  ils  donnaient  aussi  qu(dqiie  chose 
au  valet  d'écurie,  |>our  avoir  eu  soin  de  leurs  moulures;  mais  pour  la 
Galicienne,  qui  était  l'idole  des  mubMiers  qui  passaient  par  là,  elle  ga- 
gnait plus  d'ècus  rpie  nous  de  maravédis.  Je  n'avais  pas  sitôt  reçu  un 
sou,  que  je  le  portais  au  grenier  pour  en  grossir  mon  trésor;  et  plus  je 
voyais  auginenlcr  mon  bien,  plus  je  sentais  que  mon  petit  cœur  s'y  at- 
tachait. Je  baisais  quelquifois  mes  espèces;  je  les  conlemplais  avec  un 
ravissement  qui  ne  peut  être  coinpiis  que  par  les  avares. 

L'amour  que  j'avais  pour  mon  trésor  m'ybligeait  à  l'aller  visiter  trente 
fois  par  join-.  Je  rencontrais  souvent  siir  l'escalier  Ibotesse,  laquelli', 
étant  Irés-défianle  de  son  naturel,  fut  curieuse  un  jour  de  savoir  ce  qui 
pouvait  à  tout  moment  m'atlirer  au  grenier.'  Elle  y  monta,  cl  se  mit  à 
fureter  iiatlout,  s'imaginanl  que  je  cachais  reut  être  dans  ce  galetas  des 
clioses  que  je  dérobais  dans  sa  maison.  Elle  n'oublia  pas  de  remuer  la 
paille  qui  couvrait  mon  sac,  et  elle  le  trouva.  Elle  l'ouvrit;  et,  voyant 
qn'il  y  avait  dedans  des  écus  et  des  pisloles,  elle  crut  ou  lit  send)|.inlde 
croire  que  je  lui  avais  volé  cel  argent.  Elle  s'en  saisit  i  bon  compte  ; 


puis,  m'appelanl  pelil  misérabli',  pctil  coquin,  elle  ordonna  au  garçon 
il'écurie.  tout  dévoué  à  ses  volontés,  de  m'appllipier  une  cinquantaine  de 
bons  coups  de  foui  t;  cl,  après  m'avoir  si  bien  fait  éiriller.elli!  me  mit  à  la 
porle,  en  ilisant  qu'elle  ne  voulait  point  souffrir  chez  elle  de  fripon.  J'eus 
lieau  protesler  que  je  n'avais  point  volé  Ihôiesse.  elle  soutint  le  contraire, 
et  on  la  crut  iilnlôt  que  moi.  C'est  ainsi  (]ue  les  espèces  du  frère  Chry- 
sostome  passèrent  des  nnins  d'un  voleur  dans  celles  d'une  voleuse. 

Je  pleurai  la  perte  de  mon  argent  comme  on  pleure  la  mort  d'im  fils 
tuiiqne;  et  si  mes  larmes  ne  firent  pas  rendre  ce  que  j'avais  perdu,  elles 
furent  cause  du  moins  que  j'exciud  la  compassion  de  quelques  personnes 
qui  les  virent  couler,  et  entre  autres  du  curé  de  Galves,  qui  passa  prés 
de  moi  par  hasard.  Il  parut  louché  du  triste  élat  où  j'étais,  et  m'em- 
mena au  presbytère  avec  lui.  Là,  pour  gagner  ma  confiance,  ou  plutôt 
pour  me  tirer  les  vers  du  nez,  il  commença  par  me  pliindre.  Que  ce 
pauvre  enfant,  s'écria-t-il  d'un  air  plein  de  compassion,  est  digne  de 
pitié  de  n'avoir  personne  qui  prenne  soin  de  lui  1  Faut-il  s'éloniier  si, 
livré  à  lui-même  dans  un  âge  si  tendre,  il  a  commis  une  mauvaise  ac- 
tion? Les  hommes,  pendant  le  cours  de  leur  vie,  ont  bien  de  la  jieine  à 
s'en  défendre.  Ensuite,  m'adressant  la  parole.  Mon  fils,  ajoula-t-il,  de 
quel  endroit  d'Espagne  êles-vous,  et  qui  sont  vos  parents?  Vous  avez  l'air 
d'un  garçon  de  famille.  Parlez-moi  conDdemment,  et  conijitez  que  je  ne 
vous  abandonnerai  point. 

Le  curé,  par  ce  discours  politique  et  charitable,  m'engagea  insensible- 
ment à  lui  découvrir  t"Utes  mes  affaires,  ce  que  je  lis  avec  beaucoup 
d'ingénuité.  Je  lui  avouai  tout,  après  quoi  il  me  dit  :  .Mon  ami,  quoiqu'il 
ne  c'onvif  nne  guère  aux  ermites  de  thésauriser,  cela  ne  diminue  lias  votre 
faille  :  en  volant  le  frère  Chrysostonie.  vous  avez  toujours  péché  contre 
l'article  du  Décalogue  qui  dèlënd  de  dérober;  mais  ce  qui  doit  vous  con- 
soler, c'est  que  je  me  charge  d'obliger  l'hôtesse  à  rendre  l'argent,  et  de 
le  faire  tenir  au  frère  dans  son  ermitage  :  vous  pouvez  dés  à  présent  avoir 
la  conscience  en  repos  là-dessus.  C'était,  je  vous  l'avoue,  de  quoi  je  ne 
m'inquiétais  guère.  Le  curé,  qui  avait  son  dessein,  n'en  demeura  pas  là. 
Mon  enfant,  poursuivit-i),  je  veux  m'intêresser  pour  vous,  et  vous  pro- 
curer une  bonne  condilion.  Je  vous  enverrai  dés  demain,  par  un  mule- 
tier, à  mon  neveu,  le  chanoine  de  la  cathédrale  de  Toléle.  11  ne  refusera 
pas,  à  ma  prière,  de  vous  recevoir  au  nombre  de  ses  laipiais.  qui  sont 
chez  lui  comme  autant  de  bénéliciers  qui  vivent  grassement  du  revenu 
do  sa  prébende  :  vous  serez  là  parfaitement  bien;  c'est  une  chose  que  je 
])uis  vous  assurer. 

Cette  assurance  fut  si  consolante  pour  moi,  que  je  ne  songeai  plus  ni 
à  mou  sac,  ni  aux  coups  de  fouet  que  j'avais  reçus.  Je  ne  m'occupai  l'es- 
prit que  du  plaisir  de  vivre  en  bénéficier.  Le  jour  suivant,  tandis  qu'on 
me  faisait  déjeuner,  il  arriva,  selon  les  ordres  du  curé,  un  muletier  au 
presbytère  avec  deux  mules  bitées  et  bridées.  On  m'aida  à  monter  sur 
l'une,"  le  muletier  s'élança  sur  l'autre,  et  nous  primes  la  route  de  Tolède. 
i^Ion  compagnon  de  voyage  était  un  homme  de  belle  humeur,  et  qui  ne 
tlemandail  qu'à  se  réjouir  aux  dépens  du  prochain.  Mon  petit  cadet,  me 
dit  il-  vous  avez  un  bon  ami  dans  monsieur  le  curé  de  "Galves.  11  vous  le 
fiil  bien  voir.  11  ne  pouvait  vous  donner  une  meilleure  preuve  de  son 
affection  que  de  vous  jilacer  auprès  de  son  neveu  le  chanoine,  que  j'ai 
1  honneur  de  counaitre,  et  qui  est  sans  contredit  la  perle  de  son  cha- 
pitre. Ce  n'est  point  un  de  ces  dévots  dont  le  visage  pâle  et  maigre  prê- 
clie  la  m-orlification  ;  c'est  une  gros.se  face,  un  'teint  (leuri,  une  mine 
réjouie,  un  vivant  qui  ne  se  refuse  point  au  plaisir  qui  se  présente,  et. 
qui  surtout  aime  la  bonne  chère.  Vous  serez  dans  sa  maison  comme  uni 
petit  coq  en  pâle.  r 

Le  bourreau  de  mulelicr,  s'apercevant  que  je  l'écoulais  avec  une  grande^ 
satisfaction,  conliuua  de  me  vanter  le  bonheur  dont  je  jouirais  qi'iand  je: 
.serais  valet  du  chanoine.  11  ne  cessa  de  m'en  parler  jusqu'à  ce  qu'étant, 
ar.ivés  au  village  d'O.iisa,  nous  nous  y  arrêlàmes  pour  faire  reposer  unii 
peu  nos  mules.  Là,  par  le  plus  grand  Iwiiibeur  du  monde  pour  moi,  j'ap--' . 
pris  qu'on  me  trompait.  Voici  de  quelle  fiçou  je  lis  celle  décoiiverle.  Le, 
muletier,  allant  et  venant  daus.l'bôlellerie,  biissa  tomber  par  hasard  dOi 
sa  I  oche  un  papier  que  j'eus  l'adresse  de  ramasser  sans  qu'il  y  prit  garde^ 
et  que  je  trouvai  moyen  de  lire  pendant  qu'il  était  à  l'ccuiie.  C'était  unCj 
lettre  adressée  aux  prêtres  de  l'hôpital  des  orphelins,  et  conçue  dans". 
CCS  termes  :  «Messieurs,  j'ai  cru  que  la  charité  m'obligeait  à  'remettre 
«  entre  vos  mains  un  petit  fripon  qui  s'est  écita|qié  de  votre  hôpital;  il] 
«  me  parait  avoir  de  l'esprit,  et  mériter  que  vous  ayez  la  bonté  de-Jç-, 
«  tenir  enfermé  chez  vous.  Je  ne  doute  point  qu'à  force  de  correct/'opis  ■, 
«  vous  n'en  fassiez  un  garçon  raisonnable.  Que  Dieu  conserve  vos  piqujsep,'. 
«  et  charitables  seigneuries  Le  cvvè  de  Gai.ves.  »  ,',., ,,  ,j 

Lorsque  j  eus  aciievé  de  lire  celte  lettre,  qui  m'apprenait  les  liQn,ii$s.. 
intentions  de  monsieur  le  curé,  je  ne  demeurai  pas  incertain  du  parti  (|ue 
(avais  à  prendre  :  sortir  de  l'hôtelleiie  et  gagner  les  bords  du  Tago  à  i 
plus  d'une  lieue  de  là,  fui  l'ouvrage  d'un  nidinent.  La  crainte  mC;  prêta  ' 
des  ailes  |iour  fuir  les  jirêlres  de  1  hôpital  des  orphelins,  où  je  ne  voulais;, 
point  absolument  retourner,  tant  j'éiais  ib'L'oi'ilè  de  la  manière  dont  on, j 
y  enseignait  le  latin.  J'entrai  dans  Tolède  aussi  gaiement  que  si  j'eusse  j 
su  où  aller  boire  et  manger.  11  est  vrai  que  c'est  une  ville  de  bénédiction,  , 
et  dans  laquelle  un  lioinme  d'esprit,  réduit  à  vivre  aux  dépens  d'autrui, 
ne  .saurait  mourir  de  faim.  Mais  j'étais  encore  bien  jeune  pour  pouvoir; 
me  promettre  de  trouver  moyen  d'y  subsister;  néanniMins  la  fortune  me, 
favorisa.  Je  fus  à  peine  dans" la  grande  place  qu'un  cavalier  bien  viHu,  ', 
au[irés  de  qui  je  jiassai,  me  retint  par  le  bras,  cl  me  dit  :  Petit  garçon,  i 


120 


GIL  BLAS. 


veMx-lu  me  servir?  je  serais  Liicn  aise  d'avoir  un  laquais  tel  que  loi.  Et 
moi,  lui  répondis-je,  un  maître  comme  vous.  Cela  élaiii,  repril-il,  tu  es 
à  moi  dés  ce  moment,  cl  tu  n"as  qu'à  me  suivre.  Ce  que  je  lis  sans  répli- 
quer. 

Ce  cavalier,  qui  pouvait  avoir  trente  ans,  se  nommait  don  Abel  ;  il  lo- 
geait dins  un  liolcl  garni,  où  il  occupait  un  assez  liel  appartement.  Ce- 
lait un  joueur  do  prufcssion,  et  voici  de  quelle  sorte  nous  vivions  cn- 
semlile  ;  le  matin  je  lui  liacliais  du  tabac  pour  fumer  cinq  ou  six  pipes; 
je  lui  nettoyais  ses  habits,  et  j'allais  lui  chercher  un  barbier  pour  le  ra- 
ser et  lui  rédresser  sa  mnustaclie  ;  après  quoi  il  sériait  pour  courir  les 
Iripots,  d'où  il  ne  revenait  au  logis  qu'entre  onze  heures  et  minuit.  Mais 
tous  les  nialinv-,  avant  que  de  sortir,  il  avait  soin  de  tirer  de  sa  poche 
trois  ré.iux  ([uil  me  donnait  à  dépenser  par  jour,  me  laissant  la  liberté 
défaire  ce  qu'il  me  plairait  jusqu'à  dix  heures  du  soir:  pourvu  que  je 
fusse  à  l'hôtel  quand  il  y  rentrait,  il  était  ;l'ort  content  de  moi.  Il  me  lit 
faire  un  pourpoint  et  un  liaut-de-chansses  de  livrée,  avec  quoi  j'avais 
tout  l'air  d'un  petit  commissionnaire  de  coqneltes.  Je  m'accommodais 
Lien  de  ma  condition,  et  certainement  je  n'eu  pouvais  trouver  une  iilus 
convenable  à  mon  humeur. 

11  y  avait  déjà  près  d  un  mois  que  je  menais  une  vie  si  heureuse,  loi-s- 
qne  mon  patron  me  demanda  si  j'étais  satisfait  de  lui  ;  et,  sur  la  réponse 
que  je  lui  lis  qu'on  ne  pouvait  l'être  davaiitage.  Eh  bien,  reprit-il,  nous 
partirons  donc  demain  pour  SévilL',  où  mes  'nflaires  m'appellent.  ïu  ne 
seras  pas  fâché  de  voir  cette  capitale  de  l'Aiidalousie.  Qui  n'a  pas  vu 
Sévdle,  dit  le  proverbe,  >/a  rien  vu.  Je  lui  témoignai  que  j'étais  prêt  à 
le  suivre  partout.  Dés  le  même  jour  le  messager  de  Séville  vint  prendre,  a 
l'hôttl  garni,  un  grand  coffre  où  étaient  toutes  les  nippes  de  mon  maitr'e, 
et  le  k'iidiniain  nous  partinn's  pour  l'Andalousie. 

Le  seigneur  don  Abel  était  si  heureux  au  jeu,  qu'il  ne  perdait  que 
qiiand  il  voulait;  ce  ([ui  l'obligeait  à  changer  souvent  de  lieu  pour  se 
dérober  au  ressentiment  des  dupes,  et  ce  qui  était  la  cause  de  noiie 
voyage.  Etant  arrivés  à  Séville,  nous  primes  un  logement  dansunholel 
garni  auprès  de  la  porte  de  Cordoue,  ef  nous  recommençâmes  à  vivre 
comme  à  Tolède.  Mais  mon  patron  trouva  de  la  différence  entre  ces  dnix 
villes.  Il  rencontra  des  joueurs  qui  jouaient  aussi  heureusement  que  lui 
dans  les  Iripots  de  Séville;  de  sorte  qu'il  en  revenait  quelquefois  fort 
chagrin.  Un  malin  qu'il  était  encoi'e  de  inauvaile  humeur  d'avoir  pcrau 
cent  pistoles  le  jour  précédejit,  il  me  demanda  pourquoi  je  n'avais  pas 
porte  son  linge  sale-chez  une  dame  (|ui  avait  soin  de  le  blanchir  et  de 
le  parfumer.  Je  répondis  (pie  je  ne  m'en  étais  pas  souvenu.  Là-dessus  se 
menant  en  colère,  il  m'appliqua  sur  le  visage  une  demi-douzaine  de 
soufllets  si  rudement,  qu'il  me  fil  voir  ]ilus 'de  lumières  qu'il  n'y  en 
avait  dans  le  temple  de  Salomon.  Tenez,  petit  malheureux,  me  dit-il 
voilà  pour  vous  apprendre  à  devenir  atlentif  à  vos  devoirs!  Faudra-l-ii 
donc  que  je  sois  après  vous  sans  cesse  pour  vous  avertir  de  ce  que  vous 
avez  à  faire?  Pourquoi  n'èles-vous  jias  aussi  habile  à  servir  qu'à  man 
ger?Ne  sauriez-vous,  puisipie  vous  n'êtes  pas  une  bête,  prévenir  mes 
ordi;es  et  mes  besoins?  A  ces  mi.ts,  il  .sortit  de  son  appartement  où  il 
me  laissa  Irès-moriilié  d'avoir  reçu  des  soufflets  pour  ime  fautesi  lé- 
gère, et  bien  résolu  d'en  tirer  vengeance  si  l'occasion  s'en  prèsenlaft. 

Je  ne  sais  quelle  avejitnrc  lui  arriva  peu  de  lemj)s  après  dans  un  liipol; 
mais  un  soir  il  revint  fort  échauffé.  Scipion,  me  dit-il,  j'ai  lésolu  d'aller 
en  Italie,  et  je  dois  m'enibarquer  après-demain  sur  un  vais.scau  qui  s'en 
retourne  à  Gènes.  J'ai  mes  raisons  pour  faire  ce  voyage;  je  crois  que 
tu  voudras  bien  m'accompagner,  cl  ju-olilcr  d'une  si  beliè  occasion  de 
voir  le  itlus  charmant  pays  qu'il  y  ait  au  monde.  Je  lis  réponse  que  je 
ne  demandais  pas  mieux  ;  je  témoignai  même  de  l'impatience  de  voir  11- 
talie,  mais  en  même  tcmiis  je  me  promis  bien  de  disjiaraîlre  au  moment 
qu'il  faudrait  partir.  Je  m'imaginais  par  là  me  venger  de  mon  mailre  et 
je  trouvais  ce  projet  tres-ingénicux.  J'en  étais  si  content,  que  je  ne  pus 
m'einiiêchcr  de  le  communiquer  à  un  vaillant  de  profession  que  je  ren- 
cftnirai  dans  la  rue.  Depuis  que  j'étais  à  Séville,  j  avais  fait  quelques 
mauvaises  connaissances,  et  luincitialcment  celle-là.  Je  lui  coulai  de 
qwlle  manière  et  pourquoi  j'avais  été  souffleté,  ensuite  je  lui  dis  le 
d'essrin  que  j'avais  de  quitter  don  Abel  lorsqu'il  serait  prêt  à  s'embar- 
quer, el  je  lui  demandai  ce  qu'il  pensait  de  ma  résolution. 

Le  brave  fronça  les  sourcils  en  m'écoutant,  et  releva  les  crocs  de  si 
moustache;  puis  blâmant  gravement  mon  maître.  Petit  bonhomme  me 
dit-il,  vous  êtes  un  garçon  déshonoré  pour  jamais,  si  vous  vous  en  tenez 
à  la  frivole  vengeance  .pie  vous  méditez.  Il  ne  suffit  pas  de  l.-'isser  don 
AfKd  partir  tout  seul,  ce  ne  spr-it  point  assez  le  punir;  il  faut  propor- 
tioiiiicr  la  châtiment  a  1  outrage.  11  n'y  a  point  à  balineer,  enlevons-lui 
ses  bardes  et  son  argent,  que  nous  |iarlagerons  en  frères  après  son  dé 
p.trt).  Quoique  j'eusse  un  |iencliaiit  naturel  à  dérober,  je  fus  cffiavé  de  la 
jiftipesilion  d'un  vol  de  cette  importance. 

Opendant  l'arcliifripon  qui  me  la  faisait  ne  laissa  pas  de  me  nersua 
dcr;  /('voilàquel  fut  le  sUccés  de  notre  entreprise.  Le  brave  mii  éiiit 
uirhAmnie  grand  et  robuste,  vint  le  lendemain  sur  la  Un  du  jour  me 
t.outev'à  riiôlcl  garni.  Je  lui  montrai  le  coffre  où  mon  maître  avait  delà 
serW  SCS'  nippes,  et  je  lui  demandai  s'il  pourrait  lui  seul  porter  un 
colHiC'Si  pe>'aiit.  Si'pesanl  !  me  dit-il  ;  appieiicz  ,p,e  Ini-squ'il  s'^su  d'en 
k'A-i'rivbii  n  iranlnti,  .j'emporterais  l'arche  de  Noi'.  Ku  achevant  ces  na 
rolf^,  il-s'appnirha  du  cMlfr.»,  lemit  sans  pi'luc  sur  ses  ép;iiiles  cl  dus 
ceTidK  t'.-s.-Mier  d'un  pas-lé..or.  Jo  le  suivis  , lu  même  pas,  et  nous  étions 
pnès.dwilllrrla  porte  de.  la  rue,  quand  dbn  Abel,  (|ue  son  lieiireuse 


étoile  amefia  là  si  à  propos  pour  lui,  se  présenta  tout  à  coup  devant 
nous. 

Où  vas-tu  avec  ce  coffre  ?  me  dit-il.  Je  fus  si  troublé,  que  je  demeu- 
rai muet  ;  et  le  brave,  voyant  le  coup  manqué,  jet  i  le  corire  à  terre  et 
prit  la  fuite  pour  éviier  les  éclairci.sscmeuis.  Où  vas-tu  donc  avec  ce 
coffre?  me  dit  mon  maître  pour  la  seconde  fois.  Monsieur,  lui  répondis- 
je  plus  mort  ([ue  vif,  je  vais  le  faire  porter  au  vaisseau  sur  lequel  vous 
devez  demain  vous  embarquer  pour  l'Italie.  Eh  I  sais-tu,  me  répliqua- 
t-il,  suK  quel  vaisseau  je  dois  fab-e  ce  voyage?  Non,  monsieur,  lui  re- 
partis-je  ;  mais  qui  a  langue  va  à  Rome  :  je  m'en  serais  informé  sur  le 
port,  et  quelqu'un  me  l'aurait  appris  A  cette  réponse,  qui  lui  fut  sus- 
pecte, il  me  lança  un  regard  furieux.  Je  crus  qu'il  m'allait  encore  souf- 
fleter. (Jui  vous  a  commandé,  s'êcria-t-il,  de  faire  emporter  mon  coffre 
hors  de  cet  hôtel?  C'est  vous-même,  lui  dis-je.  Qui,  moi?  répondit-il 
avec  surprise,  je  t'ai  donné  cet  ordre?  Assurémeiil,  repri.s-je;  souvenez- 
vous  du  reproche  que  vous  me  fîtts  il  y  a  quelques  jours.  Ne  me  dites- 
vous  |ws,  en  me  maltraitant,  que  vous  vouliez  que  je  prévinsse  vos  or- 
dres, et  fisse  de  mon  chef  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour  votre  service? 
Or.  pour  me  régler  là-dessus,  je  faisais  porter  votre  coffre  au  vais-seau. 
Alors  le  joueur,  remarquant  que  j'avais  plus  de  malice  qu'ilnavait  cru, 
me  dit,  en  me  donnant  mon  congé  d'un  air  froid:  Allez,  mon,sieur  Sci- 
pion, que  le  ciel  vous  conduise  !  vous  avez  troji  d'esprit  pour  votre  â^e. 
Je  n'aime  point  jouer  avec  des  gens  qui  ont  tantôt  une  carte  de  plus^et 
tantôt  une  carte  de  moins.  Oiez-vous  de  devant  mes  yeux,  ajouta-l-il  en 
changeant  de  ton,  de  peur  que  je  ne  vous  fasse  cbanteV  sans  solfier. 

Je  lui  épargnai  la  peine  de  me  dire  deux  fois  de  me  r<  tirer.  Je  m'é- 
loignai de  lui  dans  le  moment,  mourant  de  jieur  qu'il  ne  me  fit  quitter 
monhabit,  qu'heureusement  il  me  laissa.  Je  manhais  le  long  des  rues 
en  rêvant  où  je  iiourrais,  avec  deux  réaux  que  j'avais  pourtout  bien, 
aller  giler.  J'arrivai  à  la  porte  de  l'archevêché  ;  et,  comme  on  travail- 
lait alors  au  souper  de  monseigneur,  il  sortait  des  cuisines  une  agréable 
odeur  qui  se  faisait  sentir  à  une  lieue  à  la  ronde.  Peste  I  dis-je  en  moi- 
même,  je  m'accommoderais  volontiers  de  quelqu'un  de  ces  ragoûts  qui 
|ireniienl  au  nez  ;  je  me  contenterais  même  d'y  tremper  les  quaire  doicts 
et  le  pouce.  Mais  quoi!  ne  pui.s-je  imaginer  un  moyen  de  goûter  de  ces 
bonnes  viandes  dont  je  ne  fais  que  humer  la  fumée  ?  Pourquoi  non  ?  cela 
ne  parait  pas  impossib'e.  Je  m'échauffai  l'imaginalion  là-dessus;  et,  à 
force  de  rêver,  il  me  vint  dans  l'esprit  une  ruse  que  j'employai  sur-Ic- 
chanip,  el  qui  réussit.  J'entrai  dans  la  cour  du  |)alais  archiépiscopal,  en 
courant  vers  les  cuisines,  et  en  criant  de  toute  ma  force  :  Au  secmtrs! 
au  secours:  comme  si  quelqu'un  m'eût  poursuivi  pour  m'assassiner. 

A  mes  cris  redoublés,  maître  Diego,  le  cuisinier  de  l'archevêché,  ac- 
courut avec  trois  ou  quaire  marmitons  pour  en  savoir  la  cause;  el,  ne 
voyant  personne  que  moi,  il  me  demanda  jiour  quel  sujet  je  criais  si  fort. 
Ah  !  seigneur,  lui  répondis-je  en  faisant  toutes  les  démonstrations  d'un 
homme  épouvanlé,  par  saint  Polycarpe,  sauvez-moi,  je  vous  prie,  de  la 
fureur  d'un  .spadassin  qui  vent  me  tuer.  Où  est-il  donc  ce  s])adassin?  s'é- 
cria Diego  Vous  êtes  tout  seul  de  voire  compagnie,  el  je  ne  vois  pas  un 
chat  à  vos  trousses.  Allez,  mon  enfant,  ras-urez  vous  ;  c'est  apparem-- 
ment  quelqu'un  qui  a  voulu  vous  faire  jieur  pour  se  divertir,  et  qui^  a 
bien  fait  de  ne  pas  vous  suivfe  dans  ce  palais,  car  nous  lui  aurions  pour 
le  moins  coupé  les  oreilles.  Non,  non,  dis-je  au  cuisinier,  ce  n'esfpas 
pour  rire  qu'il  m'a  poursuivi.  C'est  un  grand  pendard  qui  voulait  me 
dépouiller,  el  je  suis  sûr  qu'il  m'attend  dans  la  rue.  Il  vous  y  altendra 
donc  longtemps,  repril-il,  puisque  vous  demeurerez  ici  jusqu'à  demain. 
Vous  y  soiiperez  cl  coucherez  avec  nos  maraiitons,  qui  vous  feront  faire 
bonne  chère. 

Je  fus  transporté  de  joie  quand  j'entendis  ces  deniières  paroles;  et  ce 
fut  pour  moi  un  spectacle  ravi.ssant  lorsque,  ayant  été  conduit  jiar  maî- 
tre Diego  dans  les  cuisines,  j'y  vis  les  ]iréparatifs  ]iour  le  souper  de 
monseigneur.  Je  com|ilai  jnscpi'à  quinze  personiifs  qui  en  ètaicul  occu- 
pées; mai.s  je  ne  pus  nombrer  les  mets  qui  s'offrirent  a  ma  vue,  tant  la 
Providence  avait  soin  d'en  pourvoir  l'archevêché  !  Ce  fut  alors  que,  res- 
pirant à  plein  nez  la  fumée  des  ragoûts  que  je  n'avais  sentis  (|ue  de  loin, 
j'appris  à  connaili-e  la  sensiialilé.  J'eus  l'honneur  de  souper  et  de  cou- 
cher avec  1  s  marmitons,  qui  véritablement  me  régalèrent,  et  dont  je' 
gagnais!  bien  l'amitié,  que  le  jour  suivant,  lorsquej  allai  remercier  maî- 
tre Diego  de  m'avoir  donné  si  généreusement  un  asile,  il  me  dit:  Nos 
garçons  de  cuisine  m'ont  témoigné  tous  qu'ils  seraient  ravis  devons  avoir 
pour  camarade,  tant  ils  trouvent  à  leur  gré  votre  humeur.  De  votre 
cûlé,  seriez-vous  bien  a'se  d'être  leur  compagnon?  Je  répondis  que  si 
j'avais  ce  bonheur-là,  je  nie  croirais  au  comble  de  mes  vœux.  Si  cela 
esl,  repril-il,  mon  ami,  regardez-vous  dés  à  présent  comme  un  officier 
de  l'archevêché.  A  ces  mois,  il  me  conduisit  et  me  présenta  au  major- 
dome, qui,  sur  mon  air  èwillé,  me  jugea  digne  d  être  reçu  parmi  lest 
fouille-au-pot. 

Je  ne  fus  pas  pliilôl  en  possession  d'un  emploi  si  honorable,  queUihi- 
tre  Diego,  suivant  l'usage  de.<!  cuisiniers  des  grandes  maisons,  qui  en- 
voient secrètement  des  viandes  à  leurs  mignonnes,  me  choisit  pour  porter 
chez  une  dame  du  voi^inage,  laniôl  des  longes  de  veau,  et  tantôt  de  la 
vobiillc  ou  du  gibier.  Celle  bonne  dame  était  une  veuve  de  trente  an.s 
tout' au  plJis,  très-jolie;  Irés-vivc,  q<ii  avait  tout  l'air  de  n'être  pas  exac- 
lenienf  lidèle  à'  son  cuisinier,  (lependaiit  il  ne  se  cciiltintait  pas  de  lui 
fournir  de  la  vinndfe,  du  pain,  du  sucre  et  de  l'huile;  il  faisait  aussi i  siji 
provision  de  viu';  et  tout  cela'  aux  (léj.'cns  do  moTiseigncurJ'arckeyèqwn'i 


GIL  BLAS. 


127 


J'achevai  de  me  dégourdir  rtjaos  le  palais  de  Sa  Grandeur,  où  je  lis  un 
tour  assez  [Jaisant,  el  iloiil  on  parle  encore  auj(.nrd'iuii  dans  Scvillc.  Les 
pages  cl  'iiieli]iies  autres  doiuesiiiiues,  pour  célélirer  l'anniversaire  de 
monseigneur,  s'avisèrent  di'  vouloir  iepré;enter  une  comédie.  Ils  choi- 
sirent celle  de  Benavides;  el,  comme  il  leur  fallait  un  garçon  de  niui 
âge  pour  faire  le  rôle  du  jeune  l'oi  l.con,  ils  jetéreul  les  yeux  sur  moi. 
Le  majordome,  qui  .se  pii|uaitde  déc'amalion,  se  chargea  de  ra'e.xci  cer  ; 
et,  après  m'avoir  donné  i;jueli|ues  h  eons,  il  assura  que  je  ne  serais  pas 
celui  qui  s'en  ac(|uitterail  le  jilus  mal.  Comme  c'était  le  patron  qui  faisait 
la  dépense  île  la  fêle,  vous  vous  imaginez  bien  qu'on  n'épargna  rien  pour 
la  rcmlrc  m.ignili que.  On  con.«lruisit  dans  la  |)!us  grande  s.iUe  du  palais 
un  tliéàlre  qui  fut  liien  décoré.  Ou  lit  'lans  les  ailes  un  lit  de  gazon,  sur 
lequel  je  devais  par.iitre  eiidonui,  quand  les  .Haiires  viendraient  se  jeter 
sur  moi  pour  me  faire  prisonnier.  Lorsque  les  actturs  furent  en  état  de 
représenter  l.i  pièce,  l'archevêque  Cxa  le  jour  de  la  représentalioii,  el  se 
fit  un  plaisir  de  prier  les  seigneurs  el  les  dames  les  plus  considérables  de 
la  ville  de  s  y  trouver. 

Ce  jour  venu,  chaque  acteur  ne  s'occupa  que  de  son  habillement.  Pour 
le  mien,  il  me  fut  apporté  par  un  tailleur  accompagné  de  notre  major- 
dome, riui,  s'élanl  donné  la  peine  de  me  faire  répéter  mon  rôle,  se  fai- 
sait un  devoir  de  me  voir  habiller.  Le  taille-ur  me  revêtit  d'une  riche  rolw 
de  velours  bleu,  garnie  de  galons  et  de  blutons  d'or,  iivec  des  nianehes 
pendantes,  'ornées  de  franges  du  même  métal  ;  et  le  majordome  lui-nicmj 
me  posa  sur  la  tèle  nue  couronne  de  carton  parsemée  de  quantité  dé 
l'.erle*  lines  mêlées  de  faux  diamants.  De  plus,  ils  me  mirent  une  ceinture 
ds  soie  couleur  de  rose  à  lîenrs  d'argent  :  et  à  chaque  clio.se  dont  ils  me 
paraient,  il  me  semblait  qu'ils  me  prêtaient  des  ailes  ))Our  m'cnvoler  et 
m'en  aller.  Kniiii,  la  comédie  conimença  sur  la  fin  du  jour.  Le  jeune  roi 
de  Léon  païaîl  d'abord  dans  la  pièce,  et  fait  un  long  monologue;  comme 
c'était  miii  qui  fusais  ce  personnage,  j'ouvris  la  scène  par  une  tirade  de 
vers  qui  aboiilissail  ,i  dire  que,  ne  pouvant  me  défendre  des  charmes  du 
sommeil,  j'allais  m'y  abandonner.  Eu  même  temps  je  me  relirai  dans  lis 
coulisses,  el  me  ji'lai  sur  le  lit  de  gazon  qui  m'y  avait  été  préparé;  mais 
au  lieu  de  m'y  enlormir,  je  me  mis  ,'i  rêver  au  moyen  de  pouvoir  gagner 
la  rue,  et  me  suiver  avec  mes  liabits  royaux.  Un  pelit  escalier  dérobé, 
par  où  l'on  descendait  sous  le  théâtre  et  dans  la  salle,  me  parut  propre 
é  l'éxecution  de  mon  dessein.  Je  me  levai  légèrement,  et,  voyant  (|ue  jier- 
sonne  ne  prenait  garde  à  moi,  j'enfilai  cet  escalier,  qui  me  conduisit  dans 
la  salle,  dont  je  g'ignai  la  porte  en  criant  :  Place,  place,  je  vais  changer 
d'hobit  Chacun  se  rangea  pour  me  laisser  passer;  de  sorte  qu'en  moins 
d'une  minute  je  sortis  impunément  du  palais,  à  la  L.vcur  de  la  nuit,  et 
me  rendis  ,i  la  maison  du  vaillant,  mon  ami. 

Il  fut  dans  le  dernier  élonneuient  de  me  voir  vêtu  comme  j'étais.  Je 
le  mis  au  fiil,  et  il  en  rit  de  tout  son  cieur.  Puis,  m'enibrassant  avec  d'aii- 
t'int  plus  de  joie  qu'il  se  IL.ttaitde  la  douce  espérance  d'avoir  part  aux 
dépouille»  du  roi  de  Léon,  il  me  félicila  d'avoir  fait  nu  si  beau  coup,  et 
me  dil  que,  si  je  ne  me  déinenlais  pas  dans  la  suile,  je  ferais  un  jour  du 
bruit  ditns  le  momie  par  mon  es|iril.  Après  nous  être  égayés  tons  deux  el 
bien  ép;:noui  la  rate,  je  dis  au  brave:  Que  ferons-nous  lie  ce  rielu'  habille- 
ment.' (Jue  cela  ne  vous  embarrasse  point,  me  répondit-il.  Je  connais  un 
honnête  fripier  qui,  sans  témoigner  la  moindre  curiosité,  achète  tout  ce 
qu'on  veut  lui  vendre,  pourvu  qu'il  y  trouve  bien  son  compte.  Demain 
matin  j'irai  le  chercher,  el  je  vous  l'amènerai  ici.  En  effet,  le  jour  sui- 
vant, le  brave  .sortit  de  grand  malin  de  sa  chambre,  où  il  me  laissa  an 
lit,  cl  revint  deux  heures  après  avec  le  l'ripier,  qui  portait  un  paquet  de 
toile  jaune.  .Mon  ami,  me  dit-il,  je  vous  pré.scnle  le  seigneur  Ybagnez  de 
Ségovii",  fripier  plein  d'honneur  el  de  bonne  foi,  s'il  en  fut  jamais,  et 
qui,  malgré  le  Mauvais  eximpie  que  ses  confrères  lui  donnent,  se  |iiqne 
lie  la  plus  scrupuleuse  intégrité.  11  va  vous  dire  au  juste  ce  que  vaut 
l'habiUiineiit  dont  vous  voulez  vous  défaire,  et  vous  pourrez  vous  en 
tenir  à  son  estimation.  0!i  !  pour  cela,  oui,  dil  le  fripier.  Il  faudrait  que 
je  fusse  un  grand  misérable  pour  priser  une  chose  au-dessous  de  sa  va- 
leur. C'est  ce  qu'on  ne  m'a  point  encore  reproché.  Dieu  merci ,  el  ce 
qu'on  ne  reprochera  jamais  à  Ybagnez  de  Ségovie.  Voyons  un  peu,  ajou- 
la-l-il,  les  h.irdcs  que  vous  avez  envie  de  vendre;  je  vous  dirai  en  con- 
science ce  qu'elles  valcnl.  Les  voici,  lui  dil  le  brave  en  les  lui  moiUrnnt  ; 
convenez  que  rien  n'csl  |ilus  magnifique  ;  remarquez  la  bcaiilédece  ve- 
lours de  Gênes,  tl  la  richesse  de  cette  garniture.  J'en  suis  cnchanlé, 
répondit  le  fripier  aju-ès  avoir  examiné  l'Iiabil  avec  beaucoup  d'aitcnlion; 
rien  n'est  filiis  heau.  El  que  |eiisez-vous  des  j-cilcs  Unes  qui  .«ont  à  celle 
couronne'.'  reprit  mon  ami.  Si  elles  étaient  plus  rondes,  repai  til  Ybagnez, 
elles  seraient  inestimables;  cepciidanl,  telles  ((u'elles  sont,  je 'les  trouve 
forl  bellis.  el  j'in  suis  aussi  conliuil  que  du  reste.  J  en  demeure  d'ac- 
cord, eouliiiua-l-il,  el  j'aime  à  rendre  justice.  Un  fourbe  de  fripier,  à  ma 
place.  affiTlrrail  de  mépriser  la  niarcbandi.se  pour  l'avoir  à  vil  prix,  et 
n'aurait  p.is  houle  d'en  offrir  vingt  pistolts;  mais  moi,  qui  ai  de  la  mo- 
rali',j'eu  donnerai  quarante. 

(Juand  Ybagnez  aurait  dit  cent,  il  n'eut  pas  encore  été  un  juste  csti- 
malciir,  puiV'|ue  les  perles  seules  en  valaient  bien  deux  cents.  Le  brave, 
qui  s  eiilendait  avec  lui.  me  dil  :  Voyez  le  iKuilieur  que  vous  av<z  d'être 
tombé  entre  les  [nains  d'un  honnête  homme.  Le  seigneur  Ybagnez  an- 
pré(  il'  li's  choses  comme  s'il  était  à  l'article  de  la  mort.  Cela  est  vrai,  dit 
le  fiipier  ;  .lussi  n'y  a-l-il  pas  une  obole  à  rabattre  ou  à  augnn  nier  avec 
moi.  Eh  biiii  !  ajoula-l-il,  est-ce  une  affaire  linie?  n'y  a-l-il  qu'à  vous 
coiiq  1er  l'espèc;'.'  .\lleiide/,  lui  répondit  le  brave,  il  faut  aujiaravant  que 


mou  petit  ami  essaye  l'habil  que  je  vous  ai  fait  apforter  ici  pour  lui;  je 
suis  bie^  trompé  s'il  ne^l  pas  convenable  a  sa  taille.  Alors  le  fripier, 
.ly.iut  défiiil  son  paquet,  me  montra  un  pourpoint  avec  haul-de-chausses 
d'un  heau  draj)  musC  avec  des  boulons  d'argent,  le  tout  à  demi  usé.  Je 
me  levai  pour  essayer  cet  habiliemi  ni,  lequi  1,  quoique  trop  large  et  trop 
long,  parut  à  ces  messieurs  l'ait  exprés  pour  moi.  Ybagnez  le  prisa  dix 
pisloles  et,  comme  il  n'y  avait  rien  à  rabattre  avec  lui,  il  falUii  en  pas- 
ser parla.  De  sorte  qu'il  tiia  de  sa  bourse  (rente  pisloles,  qu'il  étala  sur 
la  table;  après  tpioi  il  lit  un  autre  paquet  de  ma  robe  royale  et  de  ma 
couronne,  qu'il  emporla,  s'applaudissaiit  sans  doute  en  lui-même  d'a- 
voir si  bien  commenci'  la  journée. 

Lorsqu'il  fui  sorti,  le  vaillant  me  dit  :  Je  suis  trés-salisfait  de  ce  fri- 
pier. Il  avait  bien  raison  de  l'être;  car  je  suis  sûr  qu'il  tira  de  lui  pour  le 
moins  une  centaine  de  pisloles  de  bénélice.  -Mais  il  ne  se  canleiila  point  • 
de  cela,  il  prit  sans  façon  la  moitié  de  l'argent  qui  était  sur  la  table,  et 
me  laissa  laulre  en  me  disant  :  mon  petit  ami  Scipion,  avec  ces  quinze 
pisloles  qui  vous  restent,  je  vous  conseille  do  sortir  incess.amuunt  de 
celle  ville,  où  vous  jugez  bien  qu'on  ne  manquera  pas  de  vous  clirrcher 
par  ordre  de  nionseigneur  l'archevêque.  Je  serais  au  désespoir  qu'après 
vous  être  signalé  par  une  action  qui  fera  honneur  à  votre  histoire,  vous 
vous  fissiez  sottement  metire  en  prison.  Je  lui  répondis  que  j'avais  bien 
résolu  de  m'éloigner  de  Séville  :  comme  eu  effet,  après  avoir  acheté  un 
chapeau  et  quelques  chemises,  je  gagnai  la  vaste  el  délicieuf  e  c;  mpague 
qui  conduit,  entre  des  vignes  et  des  oliviers,  à  l'ancienne  cilc  de  Cai^ 
momie;  et  trois  jours  après  j'arrivai  à  Cordone. 

J'allai  loger  dans  une  hôlellerie  à  rentrée  de  la  grande  place  où  de- 
meurent les  marchands.  Je  me  donnai  pour  uu  enfant  de  famille  de 
Tolède  qui  voyageait  pour  son  plaisir;  j'étais  assez  proprement  vêui  pour 
le  faire  croire,  el  quelques  pisloles  que  j'affectai  de  laisser  voir  comme 
jiar  hasard  à  lliote  achevei eut  de  le  persuader.  Peut-être  aussi  que  ma 
grande  jeunesse  lui  fil  penser  que  je  pouvais  êlre  ([uelque  petit  libertin 
ipii  courait  le  pays  après  avoir  volé  ses  jiarenls.  (Juoi  qu'il  en  s(iii,il  ne 
parut  point  curieux  d'en  savoir  plus  que  je  ne  lui  en  disais,  de  peur  ap- 
paremnii  lit  que  sa  curiosilé  ne  m'ohigeât  à  changer  de  h)gemeiil.  Pijur 
six  réanx  par  jour,  on  était  bien  dans  celte  liolellcrie,  où  il  y  avait  beau- 
coup de  monde  ordinairement.  Je  comptai  le  soir  au  souperjiisqu'.i  douze 
personnes  à  laide.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'estquc  chacun  mangeait  sans 
rien  dire,  à  la  léserved'un  seul  homme,  qui,  parlant  sans  cesse  à  ttrt 
el  à  travers,  cnnipensait  par  son  babil  le  silence  des  autres.  Il  faisait  le 
bel  esprit,  débitait  des  coules,  et  s'efforçait,  par  de  bons  mots,  de  rejouir 
la  conqiagnie,  qui  de  temps  en  temps  éclatait  de  rire,  moins  à  la  vérité 
pour  applaudir  à  ses  saillies  que  pour  s'en  moquer. 

Pour  moi,  je  faisais  si  peu  d'allention  aux  discours  do  cet  original,  que 
je  me  serais  levé  de  table  sans  pouvoir  rendre  compte  de  ce  qu'il  avait 
dit.  s'il  n'eut  Irouvé  moyeu  de  m'iiitéresser  dans  ses  discours,  llessieurs, 
s'écria-t-il  sur  la  fin  du' repas,  tout  ce  que  je  vous  ai  dil  n'est  rien  eu 
comparaison  de  ce  que  je  vais  vous  dire:  je  vous  garde  pour  la  bonne 
1  ouche  une  histoire  des  plus  divertissantes,  une  aventure  arrivée  ces 
i  jurs  passés  à  l'archevêché  de  Séville.  Je  la  tiens  d'un  baehrlier  de  ma 
eounai.ssance,  qui  en  a,  dil-il,  élé  témoin.  Ces  paroles  me  causèrent  qnel- 
ipie  émolion  ;  je  ne  doutai  point  que  cotte  aventure  ne  fut  la  mienne, 
et  je  n'y  fus  pas  trompé.  Ce  personnage  en  fil  un  récit  fidèle,  cl  m'ap- 
prit même  ce  que  j'ignorais,  c'est-à-dire  ce  qui  s'était  passé  dans  la  salle 
après  mon  départ  :  je  vais  vous  le  raconter. 

A  peine  eus-je  pris  la  fuite  que  les  Maures,  qui,  suivant  l'ordre  de  la 
(lièce  qu'on  représentait,  devaient  m'enlever,  parurent  sur  la  scène, 
dans  le  dessein  de  venir  me  surprendre  sur  le  lit  de  gazon  où  ils  me 
croyaient  endormi  ;  mais  quand  ils  voulun  ut  se  jeter  sur  le  roi  de  Léon, 
ils  lurent  liieu  étonnés  de  ne  trouver  ni  roi  ni  roc.  Aussitôt  la  comédie 
fut  interiompuc.  voilà  tous  les  acteurs  en  peine:  les  uns  m'appellent, 
les  autres  me  fout  chercher;  celui  ci  crie,  celui-là  me  donne  à  tous  les 
diables  L'archevêque.  aperce\anl  que  h  trouble  et  la  confusion  ré- 
gnaient derrière  le  tliéàtiM-,  en  demanda  la  cause.  A  la  voix  du  prélat,  un 
page, qui  faisait  le  Gmcioso  dans  la  pièce,  aciouiul,  et  dil  à  .Sa  Gran- 
deur: Monseigneur,  ne  iraignez  plus  que  les  Mauies  fassent  prisonnier 
le  roi  Léon  :  il  vient,  giàejî  à  Dieu,  de  se  sauver  avec  sou  h  iliilbinent 
roval.  Le  ciel  en  soit  loué!  .s'écria  l'archevêque.  11  a  paifaileimiit  bien 
fai't  de  fuir  les  ennemis  de  noire  religion,  el  d'échapper  aux  bis  qu'ils 
lui  pré(iaraieiit.  Il  sera  sans  doute  nlournéà  Léon,  la  capil.le  de  son 
royaume,  l'uissé-t-il  y  arriver  sans  malen.  outre!  Au  reste,  je  défends 
qu'on  suive  ses  pas;  )e  serais  fâché  que  Sa  Majesté  reçût  quelqu»  morti- 
fication (le  ma  part.  Le  prélat,  avant  parlé  de  celte  sorte,  ordonna  qu'on 
lût  mon  rôle  el  qu'on  achevât  la  comédie. 


CHAPITRE  XI. 


Suite  de  l'histoire  de  Sci|iion. 


Tant  que  j'eus  de  l'argent,  mon  boleme  fit  bonne  mine  cl  eut  de  grands 
égards  pour  moi  ;  niaisi  du  momcut  qu  il  sapiiçul  que  je  \i'cii  avais  plus 


128 


GIL  BLAS. 


guère  il  nie  lj;iUit  l'roid,  me  lit  une  querelle  d'Allemand,  et  me  pria  un 
beau  malin  de  sorlir  de  sa  maison  pour  aller  loger  ailleurs.  Je  le  quittai 
fièrement,  et  j'enirai  dans  l'église  des  pères  de  Saint-Dominique,  où,  ])pn- 
dantque  j'enlendaisla  messe,  un  vieux  mendiant  vint  me  demander  l'aii- 
niône.  Je  lirai  île  ma  poche  deux  ou  trois  niaravcdis,  que  je  lui  donnai, 
en  lui  disant  :  Mon  ami,  priez  Dieu  qu'il  me  fasse  trouver  bientôt  (|uel- 
que  bonne  jdace;  si  voire  prière  est  exaucée,  vous  ne  vous  repentirez 
pas  de  l'avoir  faite  ;  comptez  sur  ma  reconnaissance. 

Acesmr.ts,  le  gueux  me  considéra  fort  attentivement,  et  me  répondit 
d'un  air  sérieux  :  Quel  poste  souhaiteriez-vous  d'avoir?  Je  voudrais,  lui 
répliquai-je,  être  laquais  dans  quelque  maison  où  je  fusse  bien.  11  me  de- 
manda si  la  chose  pressait.  On  ne  iieut  pas  davantage,  lui  dis-ji>  ;  car  si 
je  n'ai  pas  au  plus  tôt  le  honheur  d'être  placé,  il  n'y  a  point  de  milieu,  il 
faudra  que  je  meure  de  faim  ou  que  je  devienne  un  de  vos  confrères.  Si 
vous  étiez  réduit  à  cette  nécessité,  reprit-il,  cela  serait  fâcheux  pour  vous, 
qui  n'êtes  pas  fait  à  nos  manières;  mais,  pour  peu  que  vous  y  fussiez 
accoutumé,  vous  préféreriez  notre  état  à  la  servitude,  qui  sans  contredit 
est  inférieure  à  la  gueuscrie.  Cependant,  puisque  vous  aimez  mieux  ser- 
vir que  de  mener,  comme  moi,  une  vie  libre  et  indépendante,  vous  aurez 
un  maiire  incessamment.  Tel  que  vous  me  voyez,  je  puis  vous  cire  ulile. 
Je  vais  dès  aujourd'hui  m'employer  pour  vous.  Soyez  ici  demain  à  la 
même  heure,  je  vous  rendrai  compte  de  ce  qi.e  j'aurai  fait. 

Je  n'cfs  garde  d'y  manquer.  Je  revins  le  jour  suivant  au  même  en- 
droit, où  je  "ne  fus  pas  longtemps  sans  apercevoir  le  mendiant,  qui  vint 
me  joindre,  et  qui  me  dit  de  prendre  la  peine  de  le  suivre.  Je  le  suivis. 
Il  me  conduisit  à  une  cave  qui  n'était  pas  éloignée  de  l'église,  et  où  il 
faisait  sa  résidence.  Nous  y  eolrâmes  tous  deux  ;  et,  nous  étant  assis  sur 
un  Ions  liane  qui  avait  au  moins  cent  ans  de  service,  il  me  tint  ce  dis- 
cours :'  Une  bonne  action  trouve  toujours  sa  récompense  ;  vous  me  don- 
nâtes  hier  l'aumône,  et  cela  m'a  déterminé  avons  procurer  une  condiiion; 
ce  qui  sera  bientôt  fait,  s'il  plaît  au  Seigneur.  Je  connais  un  vieux  domi- 
nicain, nommé  le  père  Alexis,  qui  est  un  saint  religieux,  un  grand  di- 
recteur. J'ai  Ihoiineur  d'être  son  commissionnaire,  et  je  m'acquilte  de 
cet  emploi  avec  tant  de  discrétion  et  de  fidélité,  qu'il  ne  refuse  ]ioint 
d'employer  son  crédit  pour  moi  et  pour  mes  amis.  Je  lui  ai  parle  de 
vous,  et'je  l'ai  mis  dans  la  disposition  de  vous  rendre  service.  Je  vous 
présenlei-ai  à  Sa  Révérence  quand  il  vous  jdaira. 

il  n'y  a  pas  un  moment  à  jierdre,  dis-je  au  vieux  mendiant  ;  allons 
voir  tout  à  l'heure  ce  bon  religieux.  Le  pauvre  y  consentit,  et  me  mena 
sur-le-champ  au  jiére  Alexis,  que  nous  trouvâmes  occupé  dans  sa  cham- 
bre à  éeiire  des  lettres  spirituelles.  11  inlerromiiit  son  travail  pour  me 
parler.  11  me  dit  qu'à  la  prière  du  mendiant  il  voulait  bien  s'intéresser 
pour  moi.  Ayant  appris,  poursuivit-il,  que  le  seigneur  Baltazar  Vclasquez 
avait  besoin'  d'un  laquais,  je  lui  ai  écrit  ce  matin  eu  votre  faveur,  et  il 
vient  de  me  faire  réponse  qu'il  vous  recevrait  aveuglément  de  ma  main. 
Vous  pouvez  dés  ce  jour  le  voir  de  ma  part;  c'est  mon  pénitent  et  mon 
ami.  L  ;-dcssus  le  moine  m'exhorla  pendant  trois  bons  quarts  d'heure  à 
bien  remplir  mes  devoirs.  Il  s'étendit  principalement  sur  l'obligation  où 
j'étais  de  servir  Velasquez  avec  zèle;  après  quoi  il  m'assura  qu'il  aurait 
soin  de  me  maintenir  dans  mon  poste,  pourvu  que  mou>  mailre  n'eût 
point  de  reproche  à  me  faire. 

Après  avoir  remercié  le  religieux  des  bontés  qu'il  avait  pour  moi,  je 
sortis  du  monastère  avec  le  mendiant,  qui  me  dit  que  le  seigneur  Bal- 
tazar Velasqui  z  était  un  vieux  marchaiid  de  drap,  un  homme  riche,  sim- 
ple et  débiinnairc.  Je  ne  doute  pas,  ajouta-t-il,  que  vous  ne  soyez  par- 
faitement bien  dans  sa  maison,  qu'à  votre  place  je  préférerais  à  iine  mai- 
son de  qualité.  Je  m'informai  de  la  demeure  du  bourgeois,  et  je  m'y 
rendis  sur-le-champ,  après  avoir  proniis  au  gueux  de  reconnaitre  ses  bons 
offices  sitôt  que  j'aurais  pris  racine  dans  ma  condition.  J'enirai  dans  une 
boutique  où  deux  jeunes  garçons  marchands,  proprement  vêtus,  se  pro- 
menaient en  long  et  en  large,  et  faisaient  les  agréables  en  attendant  la 
pratique.  Je  leur  demandai  si  le  maître  y  était,  et  leur  dis  que  j'avais  à  lui 
parler  de  la  part  du  père  Alexis.  A  ce  nom  respeclable,  on  me  fit  passer 
dans  une  arrière-bouiique,  où  le  marchand  feuilletait  un  gros  registre 
qui  était  sur  un  bureau.  Je  le  saluai  respcclneusement.  Seigneur,  lui 
ois-je,  vous  voyez  le  jeune  homme  que  le  révérend  père  Alexis  vous  a 

firoposé  |iour  laquais.  Ah  !  mon  enfant,  me  répondit-il,  sois  le  bienvenu. 
l  suffit  que  tu  me  sois  envoyé  par  ce  saint  homme  ;  je  te  reçois  à  mon 
service  préférablcmenl  à  trois  ou  quatre  laquais  qu'on  me  veut  donner. 
C'est  une  affaire  décidée  ;  les  gages  conrenl  dés  ce  jour. 

Je  n'eus  pas  besoin  d'être  longtrm|is  cliczee  bourgeois  pour  m'spcr- 
cevoir  qu  il  était  tel  qu'on  me  l'avait  dépeint.  11  me  parut  même  d'une  si 
grande  simplicité,  que  je  ne  pus  m'empèclier  de  penser  que  j'aurais  bien 
delà  peine  à  m'abslenir  de  lui  jouer  quelque  tour.  Il  était  veufdejiuis 
quatre  années,  et  il  avait  deux  enfants,  un  garçon  qui  achevait  son  cin- 
quième lustre,  et  une  fille  qui  commençait  son  troisième.  La  fille,  élevée 
par  une  duègne  sévère,  et  dirigée  par  le  père  Alexis,  marchait  dans  le 
sentier  de  la  vertu  ;  mais  Gaspard  Velasquez,  sou  frère,  quoiqu'on  n'eût 
rien  épargné  pour  en  faire  un  honnête  homme,  avait  tous  les  vices  d'un 
jeune  libertin.  Il  passait  quelquefois  des  deux  ou  trois  jours  hors  du  lo- 
ffis;  et  si,  à  son  reloiir,  son  père  s'avisait  de  lui  en  l'aire  des  reproches, 
Gaspard  lui  imposait  silence,  eu  le  prcuanlsur  un  ton  plus  haut  que 
le  sien. 

Scipion,  me  dit  un  jour  le  vieillard,  j'ai  un  flls  qui  fait  toute  ma  )ieine. 
Il  est  plongé  dans  toutes  sortes  de  débauches  :  cela  m'élonne,  car  son 


éducation  n'a  pas  été  négligée.  Je  lui  ai  donné  de  bons  maîtres  ;  et  le 
père  Alexis,  mon  ami,  a  fait  tous  ses  efforts  pour  le  mettre  dans  le  bon 
chemin  ;  mais,  hélas  !  il  n'a  pu  en  venir  à  bout  :  Gaspard  sVst  jeté  dans 
le  libertinage.  Tu  me  diras  peut-être  que  je  l'ai  traité  avec  trop  de  dou- 
cfur  dans  sa  puberté,  et  que  c'est  cela  qui  l'a  perdu.  Mais  non,  il  a  été 
châtié  quand  j'ai  jugé  à  propos  d'user  de  rigueur,  car,  loiil  débonnaire 
que  je  suis,  je  ne  laisse  jias  d'avoir  de  la  fermeté  dans  les  occasions  qui 
en  demandent  Je  l'ai  même  fait  enfermer  dans  une  maison  de  force,  et 
il  n'en  est  devenu  que  plus  méchant.  En  un  mot,  c'est  un  de  ces  mauvais 
sujets  que  le  bon  exemple,  les  remontrances  et  les  châtiments  mêmes 
ne  sauraient  corriger.  11  n'y  a  que  le  ciel  qui  puisse  faire  ce  mi- 
racle. 

Si  je  ne  fus  pas  fort  touché  de  la  douleur  de  ce  malheureux  père,  du 
moins  je  fis  semblant  de  l'être.  Que  je  vous  plains,  monsieur  !  lui  dis-je. 
Un  homme  de  bien  comme  vous  méritait  d'avoir  un  meilleur  fils.  Que 
veux  lu,  mon  enfant  ?  me  répondit-il.  Dieu  m'a  voulu  priver  de  celle 
consolation.  Entre  les  sujets  que  Gaspard  me  donne  de  me  plaindre  de 
lui.  poursuivit-il,  je  te  dirai  ennfidemment  qu'il  y  en  a  un  qui  me  cause 
beaucoup  d'inquiétude;  c'est  l'envie  qu'il  a  de  nie  voler,  et  qu'il  ne 
trouve  que  trop  souvent  moyen  de  satisfaire,  malgré  ma  vigilance.  Le 
laquais  à  qui  lu  succèdes  s'entendait  avec  lui,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai 
chassé  ce  domestique.  Pour  toi,  je  compte  que  lu  ne  te  laisseras  jias 
corrompre  par  mon  fils.  Tu  épouseras  mes  intérêts  ;  je  ne  doute  pas  (|ue 
le  père  Alexis  ne  le  l'ait  bien  recommandé.  Je  vous  en  réponds,  lui  dis- 
je;  Sa  llévérence  m'a  exhorté  pendant  une  heure  à  n'avoir  en  vue  que 
votre  bien;  mais  ]e  puis  vous  assurer  que  je  n'avais  pas  besoin  pour  cela 
de  son  exhortation.  Je  me  sens  disposé  à  vous  servir  fidèlement,  et  je 
vous  promets  enfin  un  zèle  à  toute  épreuve. 

Qui  n'entend  qu'uue  partie  n'entend  rien.  Le  jeune  Velasquez,  )ielit- 
mailre  en  diable,  jugeant  à  ma  physionomie  que  je  ne  serais  pas  plus 
difficile  à  séduire  que  mon  prédécesseur,  m'attira  dans  un  endroit  écarté, 
et  me  parla  dans  ces  termes  :  Ecoute,  mon  cher,  je  suis  persuadé  que 
mon  père  t'a  charg^ne  m'espionner;  il  n'y  a  pas  manqué;  mais  prends-y 
garde,  je  l'en  avertis,  cet  emploi  n'est  pas  sans  désagrément.  Si  je  viens 
à  m'ajicrcevoir  que  tu  m'observes,  je  le  ferai  mourir  sous  le  bâton  ;  au 
lieu  que  si  tu  veux  m'aider  à  tromper  mon  père,  lu  peux  tout  aliendre 
de  ma  reconnaissance.  Faut-il  le  parler  plus  clairement?  tu  auras  ta  pari 
dans  les  coups  de  filet  que  nous  ferons  ensemble.  Tu  n'as  qu'à  choisir  : 
déclare-toi  dans  le  moment  pour  le  père  ou  pour  le  fils;  point  de 
quartier. 

Monsieur,  lui  répondis-je,  vous  me  serrez  furieusement  le  bouton  ;  je 
vois  bien  que  je  ne  pourrai  me  défendre  de  me  ranger  de  votre  iiarti, 
quoique  dans  le  fond  je  me  sente  de  la  répugnance  à  Irahir  le  seigneur 
Velasquez.  Tu  ne  dois  l'en  faire  aucun  scrupule,  reprit  Gaspard  ;  c'est 
un  vieil  avare  qui  voudrait  encore  me  mener  à  la  lisière  :  un  vilain  qui 
me  refuse  mon  nécessaire,  en  refusant  de  fournir  à  mes  (ilaisirs,  car  le? 
plai-irs  sont  des  besoins  à  vingt-cinq  ans.  C'est  dansée  point  de  vie  qu'il 
faut  que  lu  regaides  mon  jière.  Voilà  qui  est  fini,  monsieur,  lui  dis-je  , 
il  n'y  a  pas  moyen  de  tenir  contre  un  si  jusle  sujet  de  plainte.  Je  me  dé- 
clare pour  vous,  et  je  m'offre  à  vous  seconder  dans  vos  louables  entre- 
prises; mais  cachons  bien  tous  deux  noire  intelligence,  de  peur  qu'on  ne 
mette  à  la  porle  votre  fidèle  adjoint..  Vous  ne  ferez  point  mal,  c-i  me 
.semble,  d'affeclcr  de  me  hai'r  :  parlez-moi  bruialemcnt  devant  lout  le 
monde,  ne  mesurez  jias  les  termes.  Quelques  so  fllc's  même  et  que'qiics 
coups  de  pieds  au  cul  ne  gâteront  rien;  au  coiilraire,  plus  v.  us  me  don- 
nerez de  marques  d'aversion,  plus  le  seijiicnr  Ballazar  aura  confiance 
en  moi.  De  mon  côié,  je  ferai  senih'ant  d'éviter  voir.î  ronversatim.  En 
vous  servant  à  table,  je  paraî'.rai  ne  m'en  acquitter  qu'à  regret  ;  et, 
quand  je  m'entreiiendrai  de  Voire  Seigneurie,  ne  Irouvez  pas  mauvais 
que  je  dise  pis  que  pendre  de  vous.  Vous  verrez  que  t  uit  le  monde  au 
logis  sera  la  dupe  de  cette  conduite,  et  qu'on  nous  croira  tous  deux  en- 
nemis mortels. 

Vive  Dieu  !  s'écria  le  jeune  Velasquez  à  ces  dernières  |  aroles,  je  l'ad- 
mire, mon  ami;  tu  fais  paraître  à  Ion  âge  un  génie  ébuinant  pour  1  in- 
trigue :  j'en  conçois  pour  moi  le  plus  heureux  |irésage.  J'espère  q'i'avcc 
le  secours  de  ton  esprit  je  n^  laisserai  pas  nue  pislole  à  mon  père.  Vous 
me  faites  trop  d'honneur,  lui  dis-je,  dotant  compter  sur  mon  indusl  ie. 
Je  ferai  man  possible  pour  justifier  la  bonne  opinion  que  vous  en  avez; 
et  si  je  ne  puis  y  réussir,  ce  ne  sera  pas  ma  faute. 

Je  ne  tardai  guère  à  faire  conn  iire  à  Gaspard  qu"!  j'étais  effectivement 
l'homnie  qu  il  !ui  fallait;  et  voici  quel  fut  le  premii  r  service  que  je  lui 
rendis.  Le  coffre-f  irt  de  Ballazar  était  dans  la  chambre  de  ce  bonhoiume  , 
à  la  ruelle  de  son  lit,  et  lui  servait  de  prie-Dieu.  Toutes  les  fois  que  je  le 
regardiis,  il  me  réjouissait  la  vue,  et  je  lui  disais  souvent  en  moi-m'nie  : 
Col'fre  fort,  mon  aiii',  seras-tu  toujours  fermé  pour  moi?  n'aurai-je  ja- 
mais le  plaisir  de  contempler  le  trésor  que  tu  recèles?  Comme  j  allais 
quand  il  me  plaisait  dans  la  chambre,  dont  l'enlrée  n'était  interdite  qu'à 
Gaspard,  il  arriva  un  jo  ir  que  j'aperçus  son  père,  (lui.  croyant  u'êlre  vu 
de  personne,  après  avoir  ouvert  et  refermé  son  coffre  fort,  en  cacha  la 
clef  derrière  une  tapisserie.  Je  remarquai  bien  l'endroit,  et  fis  part  de 
Celte  déouverlc  à  mou  jeiii.c  mailre,  qui  me  dil  en  m'embrassanl  de 
joie  :  Ah  !  mou  cher  Scipion,  que  viens-lu  de  m'.ippendre?  Noire  for- 
tune est  faite,  mou  enfant.  Je  le  donnerai  dés  aujourd'hui  de  la  cire,  tu 
prendras  l'empreinte, de  la  clef,  et  tu  me  la  remcllras  entre  les  mains. 


GIL  lîLAS. 


12!) 


•Ir  n'.-iur.Ti  pns  de  iieiuc  à  Irouver  un  serrurier  oblûfMiit  dans  Cordoue, 
(|iu  n'e^t  pas  la  vill  ■  d'Esiiacne  où  il  y  a  le  nio'ns  de  fripons. 

Eh!  pourquoi,  dis-je  à  Gaspard,  voulez-vous  faire  faire  une  fausse 
clef,  quand  nous  pouvons  nous  servir  de  la  véritable?  Tu  as  raison,  nie 
ri'qinnilil-il.  mais  je  crains  que  mon  père,  par  dcliance  ou  aulrtnient,  ne 
s'avise  de  la  cacher  ailleurs,  et  le  plus  sur  est  d'en  avoir  une  qui  soit  a 
nous.  J'approuvai  sa  crainte,  et,  nie  rendant  à  son  sentiuunt,  je  nie  pré- 
parai à  piemlre  l'empreinte  de  la  clef;  ce  qui  fut  exécuté  in  hean  ni.ilin, 
tandis  (|MC  mon  vieux  patron  faisait  une  visite  au  père  Alexis,  avec  le- 
ipiel  il  avait  ordinainnieiU  de  fort  longs  entretiens  Je  u'en  demeurai 
pas  là  :  je  me  servis  de  la  clef  jiour  ouvrir  le  coffre-fort,  qui,  se  trou- 
vant rempli  de  irrands  et  de  petits  sacs,  me  jila  dans  un  embarras  ch  ir- 
iiiant.  Je  ne  savais  lequel  choisir,  tant  je  me  sentais  d  affection  pour  les 
uns  et  pour  les  antivs;  néanmoins,  comme  la  peur  'd'être  surpris  ne  me 
permettait  pas  de  faire  uu  lonc:  examen,  je  nie  saisis  ii  tout  hasard  d'un 
des  plus  gros.  Ensuite,  ayant  refermé  le  col'fre  et  remis  la  clef  derrière  la 
t.'pisserie,  je  sortis  de  la  chambre  avec  ma  proie,  que  j'albù  cacher  dans 
une  petite  garde-robe,  en  attendant  que  je  pusse  la  rmietlrc  au  jeune 
Velasquez,  qui  m'attendait  dans  une  maison  où  il  m'avait  donné  rendez- 
vous,  et  que  je  rejoignis  promptcment  en  lui  a|i|ireiiant  ce  que  je  venais 
de  faire.  Il  fut  si  content  de  moi,  qu'il  m'accabla  de  caresses,  et  m'offrit 
généreusement  la  moitié  des  espèces  qui  étaient  dans  le  sac;  ce  que  je 
refusai.  IVon,  non,  monsieur,  lui  dis-je,  ce  premier  sac  est  pour  vous 
seul;  servez-vous-en  pour  vos  besoins.  Je  retournerai  incessamment  au 
colfre-fo  t,  où,  grâce  au  ciel,  il  y  a  de  l'argent  pourn<ins  deux.  En  effet, 
trois  jours  après  j'enlevai  un  second  sac,  où  il  y  avait,  ainsi  que  dans  le 
premier,  cinq  cents  écus,  de.<u|uels  je  ne  voulus  accepter  que  le  quart, 
quelques  instances  que  me  fit  Gaspard  pour  m'obligera  les  partager  avec 
lui  fraternellement. 

Sitôt  que  ce'jeiine  homme  se  vit  si  bien  en  fonds,  et  par  conséquent 
en  état  de  satisfaire  la  passion  qu'il  avait  pour  les  femmes  et  pour  le 
jeu,  il  s'y  abandonna  tout  entier  ;  il  eut  le  malheur  de  s'entêter  dune 
de  ces  fameuses  qui  dévorent  et  engloutissent  en  peu  de  temps  les  plus 
gros  patrimoines.  Il  se  jeta  pour  elle  dans  une  dépense  effroyable,  ce 
qui  me  mit  dans  la  nécessité  de  rendre  tant  de  visites  au  coffre-fort, 
que  le  vieux  Velasquez  s'aperçut  enfin  qu'on  le  volait.  Scipion,  nie  dit-il 
un  matin,  il  faut  que  je  le  découvre  mon  ccciir  :  quelqu'un  me  vole,  mon 
ami  ;  on  a  ouvert  mou  Cuffre-fort  ;  on  en  a  lire  plusieurs  .sacs;  c'est  un 
fait  cou-tant.  Quidoisje  accuser  de  ce  larcin'.' ou  |ilutot  quel  autre  (|ue 
mou  lils  peut  l'avoir  fait?  Gaspard  scia  furtivement  entré  dans  ma  cham- 
bre, ou  I  ien  lu  l'y  amas  toi-même  introduit;  car  je  suis  •tenté  de  te 
eioire  d  accord  avec  lui,  quoique  vous  paraissiez  lous  deux  fort  mal  en- 
si'inbltf.  Néanmoins,  ajouta-t-il,  je  ne  veux  pas  écouler  ce  soupçon,  puis- 
que le  'père  Alexis  m'a  répondu  de  ta  lidc  ilè.  Je  répondis  que,  grâce  à 
Dieu,  le  bien  d'autrui  ne  me  tentait  point,  et  j'accompagnai  ce  mensonge 
dune  grimace  hypocrite  qui  me  seivit  d'ajiologie. 

Elfeciivcinent,  le  vieillard  ne  m'en  |iarla  [dus  :  mais  il  no  laissa  pis  de 
m'envelopper  dans  sa  délianco;  et,  prenant  des  ]iiéeautions  coiitie  nos 
alleiitats,  il  lit  mettre  ;i  son  coffre-fort  une  nouvelle  serrure,  dont  il 
porta  toujours  depuis  la  clef  dans  ses  poches.  Par  ce  moyen,  tout  com- 
iiicicc  étant  lompu  entre  nous  et  les  sacs,  nous  demeurâmes  fort  suis, 
particulièrement  Gaspard,  qui,  ne  pouvant  plus  faire  la  même  dépense 
pour  sa  uyin|dip.  craignit  d  être  obligé  de  ne  la  ]diis  voir.  Il  eut  pourtant 
l'esprit  d  imaginer  un  expédient  qui  le  fit  rouler  pendant  quelques  jours, 
et  cet  ingénieux  expédient  fut  de  s'approprier,  jiar  fiunie  d'iMiipinnt, 
tout  ce  i|ui  m'était  revenu  des  .saignées  que  j'avais  faites  au  eoffre-bu-t. 
Je  lui  donnai  jusqu'à  la  dernière  pièce;  ce  qui  pouvait,  ce  me  semble, 
passer  pour  une  restitution  anticipée  que  Je  faisais  au  vieux  marchand, 
dans  la  iicrsonnede  son  héritier. 

Ce  jeune  homme,  lorsqu'il  eut  épui.sé  cette  ressource,  considérant  mi'il 
n'en  av<,ii  plus  aucune  autre,  tomiia  dans  une  profonde  et  nhWa  mélan- 
colie qui  troubla  peu  à  peu  sa  raison.  11  ne  regarda  sou  père  cpie  coinine 
un  liomiiiequi  faisait  tout  le  malheur  de  sa  vie.  Il  entra  dans  un  vif  dés- 
espoir, et,  sans  cire  retenu  par  la  voix  du  sang,  le  misérable  conçut 
l'horrible  dessein  de  renipoisonner.  Il  ae  se,contenta  ]ias  de  me  faire 
coiilidenie  de  cet  exécrable  projet,  il  me  projiosa  même  de  servir  d'iiis- 
Iriimeiii  à  sa  vengeance.  A  cette  pro|iosiliou,  je  me  sentis  saisi  d'effroi. 
Monsieur,  lui  dis-je,  est-il  possible  que  vous  soyez  assez  ahandoniié  du 
ciel  pour  avoir  formé  cette  abominable  résolution'/  (Juoi  !  vous  seriez 
capable  de  donner  la  mort  à  l'auteur  de  vos  jours?  On  verrait  en  Espa- 
gne, d.'US  le  sein  du  christianisme,  commettre  un  crime  dont  la  seule 
ujcc  ferait  horreur  aux  nations  lis  plus  barbares!  Non,  mon  cher  niailrc, 
ajoiitai-je  eu  me  mettant  à  ses  genoux,  non,  vous  ne  ferez  pulut  une 
action  qui  soulèverait  eontre  vous  toute  la  terre,  et  qui  serait  suivie  d'un 
infâme  cli,1timcnt. 

Je  tins  encore  d'antres  discours  à  Gaspard,  jiour  le  détourner  d'une 
entreprise  si  coupable.  Je  no  sais  où  j'allai  prendre  tous  les  raisonne- 
nieiils  d'honnête  homme  dont  je  me  servis  pour  comballre  son  déses- 
poir; m  lis  il  est  certain  que  je  lui  parlai  comme  un  docteur  de  Sala- 
iiiaiii|ue,  tout  jeune  et  tout  fils  que  j'étais  de  la  Goscolina.  Gepeiidaiu 
j'eus  beau  lui  leprésenler  ipiil  devait  rentrer  eu  lui-même,  et  rejeter 
courugeusemcnt  les  pensées  déte^tablcs  dont  s-iii  esprit  était  assailli, 
tunlc  mon  éloquence  fut  inutile.  Il  baissa  la  tète  sur  sou  estomac,  et, 


gardant  un  morne  silence,  quelque  chose  que  je  pusse  faire  et  dire,  il  me 
lit  juger  qu'il  n'en  démordrait  point. 

Là'-dessus,  prenant  mon  parti,  je  résolus  de  révéler  tout  à  mon  vieux 
maitre;je  lui  demandai  un  secret  entretien,  il  me  l'accorda;  et  nous 
étant  tous  deux  eiifeimés,  Monsieur,  lui  dis-je,  souffrez  (|ue  je  me  jette 
à  vos  pieds,  et  que  j'implore  votre  miséri'C'i'de  !  En  achevant  ces  paror» 
les,  je  me  prosternai  devant  lui  avec  beaucoup  d'émotion,  et  le  visage 
baigné  de  biinies.  Le  marchand,  surpris  de  mon  action  et  de  mon  air 
troublé,  me  demanda  ce  qucj';rvais  fait.  Une  faute  dont  je  me  i-epens,  lui 
répondis-je,  et  que  je  me  reprocherai  toutij  ma  vie.  J'ai  eu  la  faiblesse 
d'écouter  votre  lils  et  de  l'aider  à  vous  voler.  En  même  temps,  je  lui  lis 
un  aveu  sincère  de  tout  ce  qui  .s'était  pas.sé  à  ce  sujet  ;  après  quoi  je  lui 
rendis  compte  de  la  conversation  que  je  venais  d'avoir  avec  Gaspard, 
dont  je  lui  révélai  le  dessein  sans  oublier  la  nioindrc  circonstance. 

Quelque  mauvaise  o)iinioii  que  le  vieux  Velasquez  eut  de  son  fils,  à 
peine  |iouvail-il  ajouter  foi  à  ce  discours.  Néanmoins,  ne  doutant  nulle- 
ment cpie  mon  rapport  ne  fût  vèri  able,  Seipion,  me  dit-il  en  me  rele- 
vant, car  j'étais  toujours  à  ses  pieds,  je  le  pardonne  en  faveur  de  l'avis 
iniporlant  ipie  tu  viens  de  me  donner.  Gaspard,  poursuivil-il  en  élevant 
sa  voix,  (iaspard  en  veut  à  mes  jours  !  Ah  !  fils  ingrat,  monstre  qu'il  eut 
mieux  valu  étouffer  en  naissant  que  laisser  vivre  pour  devenir  un  |iar- 
ricide,  quel  sujet  as-tu  d'attenter  à  ma  vie?  Je  te  fournis  tous  les  ans 
une  somnie  raisonnable  pour  tes  plaisirs,  et  tn  n'es  pas  content!  Eaut  il 
donc,  pour  te  satisfaire,  ipie  je  te  permette  de  ruiner  ta  sœur  et  de  dis- 
siper tous  mes  biens?  Ayant  lait  cette  apostrophe  aniére,  il  me  recom- 
manda le  secret,  et  me  dit  de  le  laisser  songer  à  ce  qu'il  avait  a  faire 
dans  une  conjoncture  si  délicate. 

J'étais  fmi  en  peine  de  savoir  quelle  résolution  prendrait  ce  jiére 
iiifoituné,  lorsque  le  même  jour  il  fil  ajipeler  Gasjiiird,  et  lui  tint  ce 
discours,  sans  lui  rien  témoigner  de  ce  qu'il  avait  d:iifs  i'ànie  :  Mon  fils, 
j'ai  reçu  une  lettre  de  Méiida,  d'où  l'on  me  mande  que  si  vous  voulez  vous 
marier,  on  vous  offre  une  fille  de  quinze  ans,  parfaiteiiii  nt  belle,  et  qui 
vous  apportera  une  liche  dot.  Si  vous  n'avez  point  de  répiignauee  pour 
le  mariage,  nous  ]iariiriJiis  demain  au  lever  de  l'aurore  |iour  Mérida  ; 
nous  verrons  la  personne  (pi'oii  vous  propose;  si  elle  est  de  votre  goùl, 
vous  l'épuiiserez;  et  si  elle  ne  l'est  pas,  il  ne  seia  plus  parlé  de  ce  ma- 
riage, (iakpard,  entendant  |Mirlcr  d'une  riche  dot,  et  croyant  déjà  la 
tenir,  répondit  sans  bésitei-  (|u'il  était  prêta  faire  ce  voyage;  si  bien 
qu'ils  partirent  le  lendemain  des  la  pointe  du  joar,  tous  detix  seuls,  et 
montés  sur  de  bonnes  mules. 

Quand  ils  furent  dans  les  montagnes  de  Fésira,  et  dans  un  endroit  aussi 
chéri  des  voleurs  que  redouté  des  passants,  lîaltazar  mit  pied  à  terre,  en 
disant  à  son  fils  d'en  faire  autant.  Le  jeune  homme  obéit,  et  demanda 
pourquoi,  dans  ee  lieu-là.  on  le  faisait  descendre  de  sa  mule.  Je  vais  le 
l'apprendre,  lui  réponilil  le  vieillard  en  l'envisageant  avec  des  yeux  où 
sa  douleur  était  peiiile  :  nous  n'irons  point  à  Mérida,  et  rhymen'donl  je 
l'ai  parlé  n'est  qu'une  fable  (|iic  j'ai  inventée  pour  l'attirer  ici.  Je  n'i- 
gnore pas,  lils  ingrat  et  dénaturé,  le  forfait  que  lu  médites.  Je  sais  qu'un 
]ioison  préparé  par  tes  soins  me  doit  être  présenté;  mais,  iiiseii>é  i|ue  lu 
es,  as-tu  pu  lellallenjue  lu  m'ôterais  de  cette  façon  iuipniiéinenl  la  vie? 
Quelle  eiriiir!  Songe  que  Ion  crime  serait  bienlôt  découvert,  et  ipie  lu 
|iéiirais  par  la  main  du  bourreau,  il  est,  conlinua-l-il,  un  moyen  plus  sur 
de  eonteiiler  la  rage,  sans  l'exposer  à  une  mort  ignominieuse  Nous  som- 
mes ici  sans  témoins  et  dans  un  endroit  où  se  commellenl  lous  les  jours 
des  assassinais;  puisque  lu  es  si  altéré  de  mon  sang,  enfonce  ton  |ioi- 
giiard  dans  mon  sein  :  on  impulera  ce  meurtre  à  des  brigands,  A  ces 
mots,  liallazar,  découvrant  sa  poitrine  et  marquant  la  place  de  son  coeur 
à  son  lils,  'liens,  Gas|iard,  ajouta-t-il,  porte-moi  là  un  coup  niorlel  pour 
me  punir  d'avoir  produit  un  scélérat  comme  loi! 

Le  jeune  Velasquez,  frappé  de  ces  paroles  conime  d'un  coup  de  ton- 
nerre, bien  loin  de  cberclier  à  .se  justifier,  tomba  tout  à  coup  sans  senti- 
iiieiil  aux  pieds  de  son  père.  Ce  bon  vieillard,  le  voyant  dans  cet  étal,  qui 
lui  parut  un  coinmencemeiit  de  re|ienlir,  ne  put  s'cin|iêclier  de  céder  à 
la  faiblesse  de  la  palernité;  il  s'empressa  de  le  secourir  ;  mais  Gaspard 
n'eut  pas  sitôt  re|iris  l'usage  de  ses  sens,  i|ue,  ne  pouvant  soutenir  la  pré- 
sence d'un  père  si  jiisteineiil  irrité,  il  fit  un  effort  pour  se  relever  ;  il  re- 
monta promptemenl  sur  sa  mule,  et  s'éloigna  sans  dire  une  pande.  lial- 
lazar le  laissa  dis|  araitic;  et,  l'abandonnant  à  ses  remords,  reviiil  à  Gor- 
doue,  où,  six  mois  après,  il  apprit  qu'il  s'était  jeté  dans  la  ibarlreuse  de 
Séville,  pour  y  pas.scr  le  reste  de  ses  jours  dans  l'a  pènileiiee. 


ClIAl'lTRE  XII. 


Vin  lie  l'iiistiiiie  de  .Siijiioii. 


I.e  mauvais  exemple  produit  qiiel|iiefnis  de  très-bons  effets.  Ln  cnii- 

duiti^  que  le  jeune  Velasquez  avait  I ■  nii"  fit  laire  de  si'rii'iises  ré- 

llexions  sur  la  inienne.  Ji'  eoninieiieai  à  eoniliatlre  mes  incliiialioiis  fiir- 
lives  èl  à  vivre  en  garçon  d'honneur.  L'babilnde  ipie  j'avais  de  me  saisir 
de  tout  l'argent  ijue  je  pouvais  prendre  clait  formée  par  tant  d'actes 


150 


GIL  BLAS. 


réilérés,  qu'elle  n'élait  pas  aisée  à  vaincre.  Ccpendanl  j'esji(>rais  r>n  venir 
à  bout,  ayant  souvent  ouï  dire  que,  pour  devenir  vertueux,  il  ne  fallait 
que  le  vouloir  véritablement.  J'entrejiris  donc  ce  grand  ouvrage,  et  le 
ciel  .sembla  liénir  mes  efforts;  je  cessai  donc  de  regarder  d  un  œil  de  cu- 
pidité le  coffie-fort  du  vieu.x  marchand;  je  crois  même  qu'il  n'eût  tenu 
qu'à  moi  d'en  tirer  des  sacs,  que  je  n'en  aurais  rien  fait.  J'avouerai 
pourtant  qu'il  y  aurait  eu  de  l'imprudence  à  mettre  à  cette  épreuve  mon 
intégrité  naissante;  aussi  Velasquez  s'en  garda  bien. 

Don  Manricpie  de  Médrana,  jeune  gentilhomme  et  chevalier  de  l'ordre 
d'Alcantara,  venait  souvent  au  logis.'  Nous  avions  sa  pratii|uo,  qui  était 
une  de  nos  plus  nobles,  si  elle  n'était  pas  une  de  nos  meilleures.  J'eus  le 
bonheur  de  plaire  à  ce  cavalifr,  qui,  tontes  les  fois  qu'il  me  rencontrait, 
in'ag.içail  toujours  pour  me  taire  parler,  et  paraissait  m'éconler  avec  plai- 
sir. Scipion,  me  dit-il  un  jour,  si  j'avais  un  la(|uais  de  ton  humeur,  je 
croirais  posséder  un  trésor;  et  si  tu  n'appartenais  pas  à  un  homme  que 
je  considère,  je  n'épargnerais  rien  pour  le  débaucher.  Monsieur,  lui  rc- 
pondis-je,  vous  auriez  peu  de  peine  ,i  y  réussir,  car  j'aime  d'inclination 
les  personnes  de  qualité,  c'est  mon  faible;  leurs  manières  aisées  m'enlè- 
vent. Cela  étant,  reprit  don  Manritiiie,  je  veux  prier  le  seigneur  Baltazar 
de  consentir  que  lu  passes  de  son  service  au  mien  ;  je  ne  crois  pas  qu'il 
me  refuse  celle  grâce.  Véritablement,  Velasquez  la  lui  accorda  d'autant 
plus  facilement,  ([u'il  ne  croyait  pas  la  perte  d'un  laquais  fripon  irrépara- 
ble. Dejmon  coté,  jefus  bien  aisede  ce  changement,  le  valet  d'un  bourgeois 
ne  me  paraissait  qu'uji  gredin  en  comparaison  du  valet  d'un  chevalier 
d'.\lcanlara. 

Pour  vous  faire  un  porlrail  fidèle  de  mon  nouveau  patron,  je  vous  di- 
rai que  c'était  un  cavalier  de  la  plus  aimable  figure,  et  qui  revenait  à  tout 
le  monde  par  la  douceur  de  ses  mccurs  et  par' son  bon  es|u-il.  D'ailleurs, 
il  avait  beaucoup  de  valeur  et  de  probité.  Il  ne  lui  manquait  que  du  bien  ; 
mais,  cadet  d'une  maison  plus  illustre  que  riche,  il  était  obligé  de  vivre 
aux  dépens  d'un'e  vieille  tante  qui  demeurait  à  Tolède,  el  qui,  l'aimant 
comme  un  fils,  av.iit  .soin  de  lui  faire  tenir  l'argent  dont  il  avait  besoin 
pour  s'entretenir.  Il  était  toujours  vêtu  i)roprem'enl  ;  ou  le  recevait  fort 
Lien  partout.  Il  voyait  les  princqiales  dames  de  la  viUe.  et  entre  autres 
la  marquise  d'Almcnara.  C'était  une  veuve  de  soixante-douze  ans,  qui, 
par  ses  manières  engageantes  et  les  agréments  de  son  esprit,  attirait  chez 
elle  toute  la  noblesse  de  Cordoue.  Les  hommes  ainsi  que  les  femmes  se 
Iilaisaient  à  son  entrelien,  el  l'on  aj)pelait  sa  maison  ta  bonne  compa- 
gnie. 

Mon  maître  était  un  des  plus  assidus  courtisans  de  cette  dame.  Un  soir 
qu'il  venait  de  la  quitter,  il  me  parut  avoir  un  air  animé  qni  ne  lui  était 
lias  ordir>an-e.  Seigneur,  lui  dis-je,  vous  paraissez  bien  agité;  votre  li- 
de!e  serviteur  |ieul-il  vous  en  demander  la  cause?  Ne  vous 'serait-il  point 
arrivé  quebpie  chose  d'extraordinaire?  Le  chevalier  sourit  à  celle  ques- 
tion, et  m'avoua  qu'effectivement  il  était  occupé  d'une  conversation  sé- 
rieuse qu'il  venait  d'avoir  avec  la  marquise  d'Alniénara  Je  voudrais  bien, 
liii  dis  je  en  souriant,  que  cette  mignonne  septuagénaire  vous  eut  fait 
une  déclaration  d'amour.  Ne  pense  )ns  le  moquer,  me  répondit-il;  ap- 
prends, mon  ami,  que  la  marquise  m'aime.  Chevalier,  m'a-t-elle  dit,  je 
connais  votre  iieu  de  fortune  comme  votre  noblesse;  j'ai  de  l'inclination 
pour  vous,  et  j  ai  résolu  de  vous  épouser  pour  vous  mettre  A  voire  aise, 
ne  pouvant  honnêtement  vous  enrichir  d'une  autre  manière.  Je  sais  bien 
que  ce  mariage  me  donnera  dans  le  monde  un  ridicule,  qu'on  tiendra 
sur  mon  com|ite  des  discours  médisants,  et  qu'enfin  je  passerai  pour  une 
vieille  lolle  qui  veut  se  remarier  ;  n'importe,  je  prétends  mépriser  les  ca- 
quets pour  vous  faire  un  sort  agréable.  Tout  ce  que  je  crains,  a-t-etle 
ajoute,  c'est  que  vous  n'ayez  de  la  répugnance  à  répondre  d  mes  inten- 
tions. "^ 

Voilà,  pmirsuivil  le  chevalier,  ce  que  m'a  dit  la  marquise;  j'en  suis 
d  .aulant  plus  étonne  que  c'est  la  femme  de  Cordoue  la  plus  sage  et  la  plus 
raisonnable  ;  aussi  lui  ai-je  fait  réponse  que  jetais  surpris  quelle  me  lit 
I  honneur  de  me  proposer  sa  main,  elle  qui  avait  toujours  persisté  dans 
la  resolution  de  soutenir  jnsqu'ail  bout  .son  veuvage;  ;i  quoi  elle  a  reparti 
qu'ayant  des  biens  considérables,  elle  était  bien  aise,  de  .son  vivant,  d'en 
faire  part  à  un  honnête  homme  qu'elle  chérissait.  Vous  êtes  aiiparemment 
repris-je,  déterminé  à  sauter  le  fossé?  En  peux-tu  douter?  me  répondil- 
il  ;  la  marquise  a  des  biens  immenses,  avec  les  qualités  du  cœur  et  de 
l'esprit.  Il  faudrait  que  j'eusse  perdu  le  jugement  pour  laisser  échapper 
un  établissement  si  avantageux  pour  moi. 

J'approuvai  fort  le  dessein  où  mon  maître  était  de  profiter  d'une  si  belle 
occasion  de  faire  sa  forliinc,  et  même  je  lui  conseillai  de  brusquer  les 
choses,  tant  je  craignaisdc  lesvoirchauger.  llenrcnsement,la  dameavail  en- 
core plus  que  moi  celte  affaire  à  cœur;  el,  bien  loin  de  la  né"li"er  elle 
donna  de  si  bons  ordres,  que  les  préparatifs  de  son  hyménée furent  biènlol 
lails.  Des  qu  on  sut  dans  Cordoue  que  la  vieille  marquise  d'Alménara  se 
disposait  d  épouser  le  jeune  don  Manrique  de  Médrana,  les  railleurs  com- 
mencèrent à  s'égayer  aux  dépens  de  cette  veuve  ;  mais  ils  eurent  beau 
s  épuiser  en  mauvaises  plaisanteries,  ils  ne  la  détournèrent  point  de  son 
entreprise.  Elle  laissa  parler  toute  la  ville,  et  suivit  son  chevalier  d  l'au- 
tel. Leurs  noces  furent  célébrées  avec  un  éclat  qui  fournit  une  nouvelle 
matière  à  la  médisance.  La  mariée,  disait-on,  aurait  du  moins  dû 
deui     •  ■  ■ 


eut  chez  elle  un  grjnd  repas  accompagné  de  si,inphonie,  et  la  fête  finit 
par  un  bal  où  ,se  trouva  toute  la  noblesse  de  Coidoue  de  l'un  el  de  l'autre 
sexe.  Sur  la  fin  du  bal,  nos  nouveaux  mariés  s'échappèrent  pour  gagner 
lin  appartement  où  ils  s'enfermèrent  avec  une  femme  de  rlianibro  et  ïnoi, 
ce  qui  fournit  à  la  compagnie  un  nouveau  sujet  d'accnsrr  la  marquise 
d'avoir  du  tempérament  ;  mais  celle  dame  était  dans  une  déposition  bien 
différente  de  celle  où  ils  la  croyaient  tous.  Aussitôt  qu'elle  se  vit  en  par- 
ticulier avec  mon  maiire,  elle  lui  adressa  ces  paroles  :  Don  Manrique, 
voici  votre  apiiartemcnt;  le  mien  est  dans  un  autre  endroit  de  celte  mai- 
son ;  nous  passerons  la  nuit  dans  des  chambres  séparées,  elle  jour  nous 
vivrons  ensemble  comuic  une  mère  et  son  fils.  Le  chevalier  y  fut  trompé 
d'abord  :  il  crut  que  la  dame  ne  parlait  ainsi  que  pour  l'engager  d  lui 
faire  une  douce  violence;  et,  s'imaginant  devoir  par  politesse  paraître 
[lasslonné,  il  s'approcha  d'elle,  et  s'offrit  avec  empressement  d  lui  servir 
de  valet  de  chambre  ;  mais,  bien  loin  de  lui  permettre  de  la  déshabiller, 
elle  le  repoussa  d'un  air  sérieux,  et  lui  dit  :  Arrêtez,  don  Manrique;  si 
vous  me  prenez  pour  unedc  ces  tendres  vieilles  qui  se  remarient  par  fra- 
gilité, vous  êtes  dans  l'erreur  ;  je  ne  vous  ai  point  épousé  pour  vous  faire 
sclioter  les  avantages  que  je  vous  fais  par  notre  contrat  de  mariage  ,  ce 
sont  des  dons  purs  de  mon  cœur,  et  je  n'exige  de  votre  reconnaissance 
que  des  sentiments  d  amitié.  A  ces  mots,  elle  nous  laissa,  mon  maître  et 
nmi,  dans  notre  appartement,  et  se  retira  dans  le  sien  avec  sa  suivante, 
en  défendant  absolument  au  chevalier  de  l'accompagner. 

Après  .sa  retraite,  nous  demeurâmes,  don  Manrique  el  moi,  fort  étour- 
dis de  ce  que  nous  venions  d'entendre.  Scipion,  me  dit  mon  maître,  le 
serais-lu  attendu  au  discours  que  la  marquise  vient  de  me  tenir  ?  Que 
penses-tu  d'une  pareille  dame?  Je  pense,  monsieur,  que  c'est  une  femme 
comme  il  n'y  en  a  point  Quel  liouhcur  pour  vous  de  l'avoir  !  C'est  possé- 
der un  bénéfice  sans  être  tenu  d'acquitter  les  charges.  Pour  moi,  reprit 
don  Manrique,  j'admire  une  épouse  d'un  caractère  si  estimable,  et  je  pré- 
tends compenser  par  toutes  les  attentions  imaginables  le  sacrifice  qu  elle 
fait  d  sa  délicatesse.  Nous  continuâmes  d  nous  entretenir  de  la  dame,  et 
nous  allâmes  ensuite  nous  reposer,  moi  sur  un  grabat  dans. une  garile- 
robe,  et  mon  maître  dans  un  beau  lit  qu'on  lui  avait  préparé,  el  où  je  crois 
cpi'au  fond  de  son  ,îmo  il  ne  fut  pas  fâché  de  coucher  seul,  quoiqu'il  se 
sentit  assez  reconnaissant  pour  oublier  l'âge  d'une  femme  si  généreuse. 

Les  réjouissances  recommencèrent  le  jour  suivant,  et  la  nouvelle  ma- 
riée parut  de  si  belle  humeur,  qu'elle  donna  beau  jeu  aux  mauvais  |dai- 
sants.  Elle  riait  toute  la  première  de  ce  qu'ils  disaient;  elle  excitait 
même  les  rieurs  d  s'égayer,  en  se  prêtant  de  bmine  grâce  d  leurs  saillies. 
Le  chevalier,  de  son  côté,  ne  se  montrait  pas  moins  coulent  que  son 
é)iouse,  et  Ton  eût  dil,  d  l'air  tendre  dont  il  la  regardait  et  lui  parlait, 
ipi'il  était  dans  le  goût  de  la  vieillesse.  Les  deux  époux  eurent  le  soir  une 
nouvelle  conver.satiim  où  il  fut  décidé  que,  sans  se  gêner  l'un  l'autre,  ils 
vivraient  de  la  même  façon  qu'ils  avaient  vécu  avant  leur  mariage.  Ce- 
pendant il  faut  donner  celle  louange  d  don  Manrique,  qu'il  fit,  par  con- 
sidération pour  sa  femme,  ce  que  peu  de  maris  eussent  fait  à  sa  place  : 
il  abandonna  une  petite  bourgeoise  qu'il  aimait  et  dont  il  était  aimé,  ne 
voulant  pas  entretenir  un  commerce  qui  eût  semblé  insulter  d  la  conduite 
délicate  que  son  épouse  tenait  avec  lui. 

Tandis  qu'il  donnait  de  si  fortes  marques  de  reconnaissance  d  celle 
vieille  dame,  elle  les  payait  avec  usure,  quoiqu'elle  les  ignorât  ;  elle  le 
rrinlit  maître  de  sou  cotïre-forl,  qui  valait  mieux  que  celui  de  Velasquez. 
t^omme  elle  avait  réformé  sa  maison  pendant  son  veuvage,  elle  la  remit 
sur  le  même  pied  où  elle  avait  été  du  vivant  de  son  premier  époux  ;  elle 
giosvit  son  domestique,  remplit  ses  écuries  de  chevaux  et  de  mules  ;  en 
un  mol,  par  ses  généreuses  bontés,  le  chevalier  le  plus  gueux  de  l'ordre 
d'Alcantara  en  devint  le  plus  riche.  Vous  me  demanderrz  peut-être  ce 
que  je  gagnai  d  tout  cela  :  Je  reçus  cinquanle.pisloles  de  ma  maîtresse  et 
cent  de  mon  maiire,  qni,  de  plus,  me  Ui  .son  secrétaire  avec  quatre  cents 
écHs  d'appointements.  Il  eut  même  assez  de  confiance  en  moi  pour  vouloir 
que  je  fusse  son  trésorier. 

Son  trésorier  I  m'écriai-je  en  interrompant  Scipion  en  cet  endroit,  et 
en  faisant  un  éclat  de  rire.  Oui,  monsieur,  répliqua-t-il  d'un  air  froid  et 
sérieux  ;  oui,  son  trésorier.  J'o.se  même  dire  que  je  me  suis  acquitté  de 
Cet  emploi  avec  honneur.  Il  est  vrai  que  je  suis  |ieui-èlrc  redevable  de 
(|uelqiie  chose  d  la  caisse^  car  comme  je  prenais  dedans  mes  gages  d'a- 
vance, el  que  j'ai  quitté  brusquement  le  service  du  chevalier,  il  n'est  pas 
iin]iossible  que  le  comptable  soit  en  reste.  En  tout  cas,  c'est  le  dernier 
reproche  qu  on  ait  d  me  faire,  puisque  j'ai  toujours  été  depuis  ce  temps- 
là  plein  de  droiture  cl  de  probité. 

J'étais  donc,  poursuivit  le  fils  de  la  Coscolina,  secrétaire  et  trésorier  de 
don  Manrique,  qui  paraissait  aussi  content  de  moi  que  j'étais  satisfait  de 
lui,  lorsqu'il  reçut  de  Tolède  une  lettre  par  laquelle  on  lui  mandait  que 
doua  Tlieodora  Musco.so,  sa  tante,  était  d  l'extreinité  11  fut  si  sensible  à 
cette  nouvelle,  qu'il  fiartit  sur-le-champ  pour  se  rendre  auprès  de  celte 
dame,  qui  lui  servait  de  mère  depuis  plusieurs  années.  Je  l'accompagnai 
dans  ce  voyage,  avec  un  valet  de  chambre  el  un  laquais  seulement;  et 
tous  quatre,  montés  sur  les  meilleurs  chevaux  de  nos  écuries,  nous  ga- 
gnâmes en  diligence  Tolède,  où  nous  Iniuvâmes  doua  Tlieodora  dans  un 
état  à  nous  faire  espérer  qu'elle  ne  niourrail  poinl  de  sa  maladie,  et  vé- 
rilablenienl  nus  pronostics,  quoique  ciiiitiaires  a  celui  d'un  vieux  médecin 
qui  la  gouvernait,  ne  furent  pas  démentis  par  l  événement. 

l'eniiant  que  la  santé  de  notre  bonne  tante  se  rétablissait  à  Tue  d'œij, 
jnoins  iicut-èlre  par  les  remèdes  qu'on  lui  faisait  prendre  que  par  la  pré- 


GIL  BUS. 


131 


sence  de  son  cher  neveu,  monsieur  le  trésorier  passait  son  temps  le  plus 
njrréablemeni  ipi'il  lui  était  possible,  avec  des  jeunes  gens  dont  la  con- 
naissance était  fort  propre  à  lui  procurer  des  occasions  de  dépenser  son 
argent.  Outre  les  fêles  galantes  qu'ils  m'obligeaient  à  donner  aux  dames 
dont  ils  me  procuraient  la  connaissance,  ils  "m'entraînaient  cpielquefois 
dans  des  tripots,  où  ils  m'engageaient  à  jouer  avec  eux  ;  et,  n'étant  pas 
aussi  liabile  joueur  que  moii  liiaitre  don  Abel,  je  perdais  beaucoup  plus 
souvent  que  je  ne  gagnais.  Je  prenais  goût  insensiblement  au  jeu,  et  si  je 
me  fusse  eniiérenu'nt  livré  à  cetlT^  passion,  elle  m'aurait  réduit  à  tirer  de 
la  caisse  quelques  quartiers  d'avance  ;  mais  heurensenienl,  l'amour  sauva 
la  caisse  et  ma  vertu.  Un  jour,  comme  je  passais  auprès  de  l'église  de  hs 
Boyrs,  j'aperçus,  an  travers  d'une  jalousie  dont  les  rideaux  étaient  ou- 
verts, une  jeune  lille  qui  me  parut  moins  une  mortelle  qu'une  divinité. 
Je  me  servirais  d'un  terme  encore  plus  fort,  s'il  y  en  avait,  pour  mieux 
vous  exprimer  l'impression  que  sa  vue  fit  sur  moi.  Je  m'informai  d'elle, 
et,  à  force  de  perquisitions,  j'appris  qu'elle  se  nommait  Bi?atrix,  et  qu'elle 
était  suivante  de  dona  Julia,  fille  cadette  du  comte  de  l'olan. 

Béatrix  interrompit  Scipion  en  riant  à  gorge  déployée;  puis,  adressant 
la  parole  à  ma  femme,  Charmante  Antonia,  lui  dit-elle,  regardez-moi 
bien,  je  tous  |)rie;  n'ai-je  jms,  à  voire  avis,  l'air  d'une  divinité'.'  Vous 
l'aviez  alors  à  mes  yeux,  lui  dit  Scipion  :  et,  depuis  que  votre  fidélité  ne 
m'est  plus  suspecte,  vous  me  paraissez  plus  belle  que  jamais.  Mon  se- 
crétaire, après  une  repartie  si  galante,  poursuivit  ainsi  sou  histoire  : 

Cette  découvei'le  aclieva  de  m'eullammer,  non  à  la  vérité  d'une  ardeur 
légitime.  J'en  fais  un  aveu  sincère,  je  m'imaginai  ([ue  je  triompherais  fa- 
cilement de  .sa  vertu,  si  je  la  tentais  par  des  présents  capables  de  l'é- 
branler ;  mais  je  jugeai  mal  de  la  chaste  Béatrix.  J'eus  beau  lui  faire  pro- 
prose, par  des  fenunes  mercenaires,  ma  bourse  et  mes  soins,  elle  rejeta 
iièrement  mes  propo.sitions.  Sa  résistance,  au  lieu  d'éteindre  mes  désirs, 
les  irrita.  J'eus  recours  au  dernier  expédient  ;  je  lui  lis  offrir  ma  main, 
qu'elle  accepta  lorsqu'elle  sut  que  j'étais  secrétaire  et  trésorier  de  don 
Manrique.  Gomme    nous  trouvâmes  a  propos  de  cacher  notre  mai'iage 
pendant  (|uelque  temps,  nous  nous  mariâmes  secrètement  eu  présence  de 
4a  dame  Lorcnça  Sépuora,  gouvernante  de  Séraphine,  et  (levant  quelquer. 
autres  domestiques  du  comte  de  l'olan.  Je  n'eus  pas  plutôt  épousé  Béatiix 
qu'elle  me  facilita  les  moyens  de  la  voir  le  jour,  et  de  l'entretenir  la 
nuit  dans  le  jardin,  où  je  in  introduisais  par  une  petite  porte  dont  elle 
me  donna  une  clef.  Jamais  deux  époux  n'ont  été  plus  contents  que  nous 
l'étions  l'un  cL  l'autre.  Béatrix  et  moi.  nous  attendions  avec  une  égale 
impatience  1  heure  du  lendez-vous ;  nous  y  courions  avec  le  même  em- 
pressement, et  le  tenqis  que  nous  passions  ensemble,  quoiqu'il  fùt([uel- 
(piefi)is  asseï  long,  nous  semblait  toujours  trop  court  Enfin  nous  vivions 
jdutôt  en  amants  qu'en  époux;  mais  la  fortune  jalouse  troubla  bientôt 
notre  félicité.  Une  nuit,  qui  fut  aussi  cruelle  pour  moi  que  les  précé- 
dentes avaient  été  douces,  je  fus  surpris, en  voulant  entrer  dans  le  jardin, 
de  trouver  la  petite  porte  ouverte.  Celte  nouveauté  m'alarma;  j'en  tirai 
un  mauvais  augure;  je  devins  pâle  et  tremblant,  comme  si  j'eusse  pres- 
senti ce  qui  m'allait  arriver  ;  et,  m'avançant  dans  l'obscurité  vers  un  ca- 
binet de  verdure  oùjavais  accoutumé  de*  parler  à  mon  épouse,  j'entendis 
la  voix  d'un  homme.  Je  m'arrêtai  tout  à  coup  pour  mieux  ouïr,  et  mon 
oreille  fut  aussitôt  frappée  de  ces  paroles  :  «  Ne  me  faites  donc  point lau- 
«  guir,  ma  chère  Béatrix,  achevez  mou  bonheur;  .songez  que  votre  fortune 
«  y  eslaltachée.  »  Au  lieu  d'avoir  la  patience  d'écouter  encore,  je  crus 
n'avoir  |ias  besoin  d'en  entendre  davantage;  unc'fureJr  jalouse  s'empara 
de  mmi  âme,  et,  ne  lesjiirant  que  vengeance,  je  tirai  mon  épce,  et  j'en- 
trai bru.sijuemenl  dans  le  cabinet.  Ali!  lâche  suborneur,  m'écriai-je,  (pii 
que  tu  sois,  il 'faut  que  tu  m'arraches  la  vie  avant  que  tu  m'oies  l'Iion- 
iieiir.  Eu  disant  ces  mots,  je  chargeai  le  cavalier  qui  s'entretenait  avec 
Béatrix.  Il  se  mit  promptement  en  défense,  et  se  battit  en  boninie  qui  sa- 
vait mi(uix  faire  des  armes  que  moi,  qui  n'avais  reçus  que  (pielques  leçons 
d'escrime  à  Cordouc.  Cependant,  tout  grand  spailassiu  qu'il  était,  il  ne 
jMit  parer  un  coup  que  je  lui  portai,  ou  plutôt  il  lit  un  faux  pas;  je  le  vis 
toinbir;  et,    m'imaginant    lavoir  morlellmienl  blessé,  je  m'enfuis  à 
toutes  jambes,  sans  vouloir  répondre  à  Béatrix,  qui  in'ap|ielait  à  haute 
vuix> 

Oui  vraiment,  interrompit  la  femme  de  Scipion  en  nous  adressant  la 
parole,  je  l'appelais  pour  le  tirer  d'erreur.  L'c  cavalier  avec  qui  je  m'en- 
tretenais dans  le  cabinet  était  don  Fernaiid  de  Leyva.  Ce  seigneur,  qui  ai-' 
niait  Julie,  ma  maîtresse,  avait  formé  la  résolution  de  l'enlever,  croyant 
ne  pouvoir  l'obtenir  ipie  (lar  ce  moyeu  ;  et  je  lui  avais  miii-inème  dunné 
rendez-vous  ilans  le  jardin  pour  concerter  avec  lui  cet  enlèvement,  dont 
il  m'assurait  que  dépendait  ma  fortune;  mais  j'eus  beau  crier  pour  rap- 
]iel(!r  imm  époux  ;  aveuglé  par  sa  colère,  il  s'éloigna  de  moi  comme  d'une 
ieinuie  inlidele. 

Dans  létal  où  je  me  trouvais,  reprit  Scipion,  j'étais  capable  de  tout. 
Ceux  qui  savent  par  expérience  ce  (|ue  c'est  que  la  jalousie,  et  quelles 
extravagances  elle  fait  faire  aux  meilleurs  esprits,  ne  seront  point  éloiinès 
ilii  desordre  qu'elle  produisit  dans  mon  faible  cerveau  ;  je  passai  >lans  le 
moment  d  une  extrémité  à  l'antre  :  je  sentis  succéder  des  niiiuvenicnts  île 
haine  aux  sentiments  de  tendresse  que  j'avais-un  instant  aujiaravaut  pour 
mon  é|iOuse.  Je  fis  serment  de  l'abandonner,  et  de  la  bannir  pour  jamais 
de  ma  mémoire.  D'ailleurs  je  croyais  avoir  tué  un  cavalier  ;  et,  dans  cette 
opinion,  craignant  de  tomber  entre  les  mains  de  la  justice,  j'éprouvais  ce 
trouble  funeste  qui  suit  partout,  comme  une  furie,  un  homme  qui  vient 
de  faire  un  mauvais  coup.  Dans  cette  horrible  silualiou,  ne  songeant  qu'à 


rac  sauver,  je  ne  retournai  point  au  logis,  et  je  sortis  à  l'heure  même 
de  Tolède,  n'ayant  point  d'autres  bardes  que  l'habit  dont  j'étais  revêtu. 
Il  est  vrai  que  j'avais  dans  mes  poches  une  soixantaine  de  ]iistoles,  ce  qui 
ne  laissait  pas  d'être  une  assez  bonne  ressource  pour  un  jeune  homme 
qui  se  résolvait  à  vivre  toujours  dans  la  servitude. 

Je  marchai  toute  la  nuit,  ou  pour  mieux  dire  je  courus  ;  car  l'image 
des  alguazils,  toujours  présente  à  mon  esprit,  me  donnait  sans  cesse  une 
nouvelle  vigueur.  L'aurore  me  découvrit  enire  Rodillas  et  Maqueda. 
Lorsque  je  fus  A  ce  dernier  bourg,  me  trouvant  un  peu  fatigué,  j'entrai 
dans  l'église,  qu'on  venait  d'ouvrir,  et,  après  y  avoir  fait  une  prière,  je 
m'assis  sur  un  banc  pour  me  réposer.  Je  me  mis  à  rêver  à  l'état  de  mes 
affaires,  qui  n'avaient  que  troj)  de  quoi  m'occuper;  mais  je  n'eus  pas  le 
lenips  de  faire  bien  des  réllcxions.  J'entendis  retentir  l'église  de  trois  ou 
quatre  coups  de  fouet,  qui  me  firent  juger  (ju'il  passait  |iar  là  i|uelque 
miilelier.  Je  me  levai  aussitôt  pour  aller  voir  si  je  ne  me  trompais  pas; 
et,  quand  je  fus  à  la  porte,  j'en  aperçus  un  qui,  moulé  sur  nue  nuile,  en 
menait  deux  autres  à  vide.  Arrêtez,  mon  ami,  lui  dis-je  :  on  vont  ces  mu- 
les? A  Madrid,  me  répondit-il.  J'ai  amené  de  là  ici  deux  bons  religieux 
de  saint  Dominique,  et  je  m'en  retourne. 

L'occasion  qui  se  présentait  de  faire  le  voyage  do  Madrid  m'en  inspira 
l'envie  ;  je  lis  marché  avec  le;  muletier,  je  montai  sur  une  de  ses  mules, 
et  nous  poussâmes  vers  lUescas,  où  nous  devions  aller  coucher.  A  peine 
fùnies-nous  hors  de  Maqueda,  que  le  muletier,  homme  de  trente-cinq  à 
cpiaranle  ans,  commença  d'entonner  des  chants  d'église  à  pleine  tète.  11 
débuta  jiar  les  |irières  que  les  chanoines  disent  à  matines,  ensuite  il  chanta 
\e  Credo,  comme  on  le  chante  aux  grandes  messes;  puis,  passant  aux 
vêpres,  il  les  dit  sans  me  faire  gràcedu  Magnificat.  Qunicjue  le  faquin 
m'élourdit  les  oreilles,  je  ne  pouvais  m'empêclier  de  rire  ;  je  l'e-xcitais 
même  à  continuer  quand  il  était  obligé  de  s'arrêter  pour  reprendre  ha- 
leine. Courage  l'ami,  lui  (lisais-|i';  ])oursuivez.  Si^'le  ciel  vous  a  donné  de 
bons  poumons,  vous  nCn  lu  h-,  pas  un  mauvais  usage.  Oh  !  |iour  cela  non, 
s'écria-t-il;  je  ne  ressrmlilr  pi',,  Dieu  merci,  à  la  plupart  des  voituriers, 
qui  ne  chanlenl  que  des  chansons  infâmes  ou  impies  ;  je  ne  chante  même 
jamais  de  romances  sur  nos  guerres  contre  les  Maures;  car  si  ces  choses- 
là  ne  sont  pasdéshonnètes,  vous  conviendrez  du  moins  qu'elles  sont  fri- 
voles, et  qu'un  bon  chrétien  ne  doit  pas  s'en  occuper.  Vous  avez,  lui  ré- 
pondis-je,  une  pureté  de  cœur  que  les  muletiers  ont  rarement;  mais 
dites-moi,  mon  ami,  avec  votre  extrême  délicatesse  sur  le  choix  de  vos 
chants,  avez  vous  aussi  fait  vœu  de  chasteté  dans  les  hôtelleries  où  il  y 
a  de  jeunes  servantes'?  Assurément,  me  repartit-il,  la  continence  est  en- 
core une  chose  dont  je  me  pique  dans  ces  sortes  de  lieux  ;  je  n'y  songe 
qu'au  soiuqiie  je  dois  avoir  de  mes  mules.  Je  ne  fus  pas  peu  étonné  d'en- 
tendre parler  de  cette  sorte  ce  phénix  des  muletiers;  et,  le  tenant  pour 
uu  homme  de  bien  et  d'esprit,  je  liai  avec  lui  conversation  après  qu'il 
eut  chanté  tout  son  soûl. 

Nous  arrivâmes  à  Illescas  sur  la  fin  de  la  journée.  Lorsque  nous  iïimes 
à  l'hôlellcrie,  je  lais  ai  à  mon  compagnon  le  soin  des  mules,  et  j'entrai 
dans  la  cuisine,  où  j'ordonnai  à  l'hôte  de  nous  préparer  un  bon  souper; 
ce  qu'il  promit  de  faire  si  bien,  que  je  me  souviendrais,  dit-il  ,  toute 
ma  vie,  d'avoir  logé  chez  lui.  Demandez,  ajoula-l  il,  demandez  à  votre 
niulelicrquel  homme  je  suis.  Vive  Dieu  I  je  défierais  tous  les  cuisiniers 
de  .Madrid  et  de  Tolède  de  faire  uue  oUapodiida  comparable  aux  miennes. 
Je  veux  vous  régaler  ce  soir  d'un  civet  de  lapereau  de  ma  façon  ;  vous 
verrez  si  j'ai  ton  de  vanter  mon  savoir-laiic.  Là-dessus,  me  montrant 
uiii^  casserole  où  il  y  avait,  à  ce  qu'il  disait,  un  lapin  déjà  tout  haché. 
\oilà,  continua  t-il,  ce  que  je  prétends  vous  donner  pour  votre  souper 
avec  uni'  épaule  de  mouton  rôtie.  Quand  j'aurai  mis  là-dedans  du  poivre, 
du  sel,  d'il  vin,  un  paquet  de  fines  herbes,  et  quelques  autres  ingrédients 
que  j'emploie  ilans  mes  sauces,  j'espère  que  je  vous  servirai  tantôt  un 
ragoût  digne  d'un  C(Hilador  mayor. 

'L'hôte,"  après  avoir  ainsi  fait  son  éloge,  commença  d'apprêter  le  .sou- 
per, rendant  qu'il  y  travaillait,  j'entrai  dans  une  salle,  où,  m'étant  cou- 
i  hé  sur  un  grabat  que  j'y  trouvai,  je  m'endormis  de  fatigue,  n'ayant  pris 
aucun  repus'  la  nuit  précédente.  Au  bout  de  deux  heures,  le  mulelier  vint 
me  réveiller  :  Mou  gentilhomme,  me  dit-il,  voire  souper  est  prêt;  ve- 
nez, s'il  vous  jilait,  vous  mettre  à  table.  Il  y  en  avait  dans  In  salle  une  sur 
laquelle  étaient  deux  couverts.  Nous  nous  y  assîmes,  le  mulelier  et  moi, 
et  l'on  nous  apporta  le  civet.  Je  me  jetai  dessus  avidement;  je  le  trouvai 
d'un  goùl  exquis,  soit  que  la  faim  m'en  fit  ju^er  troji  favorabliMiient,  soit 
que  ce  lut  véritablement  un  effet  des  ingrédients  du  cuisinier.  On  nous 
servit ensuile un nio'rceau  demoutonrôti;  et,  remarquant  ipie  le  muletier 
ne  faisait  honneur  qu'à  ce  dernier  plat,  je  lui  demandai  j^iourquoi  il  ne 
louchait  jioiiit  à  l'autre.  Il  me  répondit  en  souriant  (ju'il  n  aimait  pas  les 
ragoûts.  Celle  réjionse,  ou  plutôt  le  .souris  dont  il  lavait  accompagnée, 
me  parut  mystérieux.  Vous  me  cachez,  lui  dis-je,  la  véritable  raison  qui 
vous  empêche  de  manger  de  ce  civet;  faites-moi  le  plaisir  de  me  l'ap- 
preiidie.  l'uiscpie  vous  êtes  si  curieux  de  le  .savoir,  re|iiit-il,  je  vous  dirai 
<Mn'  j'ai  de  la  ivpu^nauce  à  me  bourrer  l'estomac  de  ces  sortes  de  ragoûts, 
ilrpnis  ipi'en  allant  de  Tolède  .i  Cuença,  on  me  servit  un  soir  daiis  une 
hoiellene,  pour  uu  lapin  de  garenne, 'un  matou  en  hachis;  cela  m'a  dé- 
goûté des  fricassées.  1     ■    1     .  . 

Le  muletier  ne  m'eut  pas  sitôt  dit  ces  paroles,  que,  maigre  la  Uim 
qui  me  dévorait,  l'ajqiétit  me  manqua  tout  à  coup.  Je  me  mis  eu  tête 
que  je  venais  de  manger  d'un  lapin  supposé,  cl  je  ne  regardai  plus  le 
ra'oùl  qu'eu  faisant  la  grimace.  Mou  compagnon  ne  me  guorit  pas  l'^s- 


^52 


GIL  BLAS. 


prit  U-dessus,  en  me  disant  que  les  maîtres  d'hôlullerie  en  Espagne  fai- 
saient assez  souvent  ce  quiproquo,  de  même  que  les  pâtissiers.  Ce  dis- 
cours, comme  vous  voyez,  était  fort  consolant;  aussi  je  n'eus  plus 
aucune  envie  de  retourner  au  civet,  pas  même  de  loucher  au  j)lat  de 
rôti,  de  peur  que  le  mouton  ne  fût  pas  mieux  vérifié  que  le  lapin.  Je  me 
levai  de  table  en  maudissant  le  ragoût,  l'hôte  et  l'hôtellerie  :  et  m'étant 
recouché  sur  le  grabat,  j'y  passai  la  nuit  plus  tranquillement  que  je  ne 
m'y  étais  attendu.  Le  jour  suivant  de  grand  matin,  après  avoir  payé  mon 
hôte  aussi  grassement  que  s'il  m'eût  forLbien  traité,  je  m'éloignai  d'Il- 
lescas,  l'imagination  encore  si  remplie  du  civet,  que  je  prenais  pour  des 
cliats  tous  les  animaux  que  j'apercevais. 

J'arrivai  de  bonne  heure  à  Madrid,  où,  sitôt  que  j'eus  satisfait  mon  mu- 
letier, je  louai  u  .e  chamiire  garnie  auprès  de  la  porte  du  Soleil.  Mes 
yeux,  quoique  accoutumés  au  grand  monde,  ne  laissèrent  pas  d'être 
éblouis  du  concours  di-  s.igneiirs  qu'on  voit  ordinairement  dans  le  quar- 
tier de  la  cour.  J'admiiai  l,i  ]iri)digieusequantitè  de  carrosses,  et  le  nom- 
bre infini  de  gentilshommes,  dr  pages  et  de  laquais  qui  étaient  à  la  suite 
des  grands.  Mon  admiration  redoubla  lorsque,  étant  allé  au  lever  du  roi. 


La  (|ii(io. 


]  aperçus  ce  monarque  environné  de  .sÈs  courtisans.  Je  fus  ciiarmé  de  ce 
spectacle,  et  je  dis  en  moi-même  :  (Juel  éclat!  quelle  grandeur!  je  ne 
m  étonne  plus  d  avoir  oui  dire  qu'il  faut  voir  la  cour  de'jladrid  polir  en 
concevoir  toute  la  magnificence;  je  suis  ravi  d'v  être  venu,  j'ai  un  pres- 
sentiment (jue  j'y  ferai  quelque  chose.  Je  n'y  fis  pourtant  rien  que  mici- 
qucs  connaissances  infructueuses.  Je  dépensai  peu  à  peu  mon  argent,  et 
je  fus  trop  heureux  de  me  donner  avec  tout  mon  mérite  ,i  un  iiéâant'de 
fc'alamanqiie  qu'une  affaire  de  famille  avait  attiré  ,i  Madrid,  où  il  était  né 
Pt  que  le  hasard  me  fit  connaître.  Je  devins  son  fuclutum.  cl  je  le  suivis 
a  son  université  lorsqu'il  y  retourna. 

Mon  nouveau  patron  .se  nommait  don  Ignacio  de  Ipigna.  Il  prenait  le 
don  pour  avoir  ete  précepteurdun  duc  qui  lui  faisait  par  reconnaissance 
une  |iension  a  vie;  ce  n'est  pas  tout,  il  en  avait  une  autre  comme  pro- 
fesseur emcrile  du  collège  ;  et  de  plus  il  avait  tous  les  ans  du  public  un 
revenu  de  deux  ou  trois  cents  pistoles  par  les  livres  de  morali  dogma- 
tique qu  U  avait  coutume  de  fiire  imprimer.  La  manière  dont  il  composait 
ses  ouvrages  mente  bien  qu'on  en  fasse  racnlion.  L'illustre  don  Ignacio 


passait  presque  toute  la  journée  à  lire  les  auteurs  hébreux,  grecs  et  la- 
tins, et  à  melire  sur  un  jietit  carré  de  papier  chaque  apopliihegme  ou 
pensée  brillante  qu'il  y  trouvait.  A  mesure  qu'il  remplissait  les  carrés, 
il  m'employait  à  les  enfiler  dans  un  fil  de  fer  en  forme  de  guirlande,  et 
chaque  guirlande  faisait  un  tome.  Que  nous  faisions  de  mauvais  livres  !  Il 
ne  se  passait  guère  de  mois  q  le  nous  ne  fissions  pour  le  moins  deux  vo- 
lumes, et  aussitôt  la  presse  en  gémissait  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  surpre- 
nant, c'est  que  ces  compilations  se  donnaient  pour  des  nouveaulés;  et,  si 
les  critiques  s'avisaient  de  reprocher  a  l'auteur  qu'il  pillait  les  anciens, 
il  leur  répondait  avec  une  orgueilleuse  effronterie  :  Furto  lœlamur  in 
ipso. 

Il  était  aussi  grand  commentateur,  et  il  y  avait  tant  d'érudition  dans 
SCS  commentaires,  qu'il  faisait  souvent  des  remarques  sur  des  choses  (|ui 
n'étaient  pas  dignes  d'être  remarquées,  comme  sur  ces  carrés  de  papier  il 
écrivait  quelquefois  très-mal  à  propos  des  passâmes  d'IIésiole  et  d'autres 
auteurs  ;  néanmoins,  avec  tout  cela,  je  ne  laissât  pas  de  profiter  chez  ce 
savant;  il  y  aurait  de  l'ingratitude  à  n'en  pas  convenir.  J'y  perfectionnai 
mon  écriture  à  force  de  copier  ses  ouvrages  ;  et  si,  me  traitant  en  élève 
plutôt  qu'en  valet,  il  eut  soin  de  me  former  l'esprit,  il  ne  négligea  point 
mes  mœurs.  Scipion,  me  disait-il,  quand  par  hasard  il  entendaitdire  que 
quelque  domestique  avait  fait  une  friponnerie,  prends  bien  garde,  mmi 
enfant,  de  suivre  le  mauvais  exemple  de  ce  fripon.  Il  faut  qu'un  valet 
serve  son  maître  avec  autant  de  fidélité  que  de  zèle,  et  s'efforce  de  de- 
venir vertueux  par  le  travail,  s'il  a  le  malncur  de  ne  l'être  point  par  na- 
ture. En  un  mot,  don  Ignacio  ne  perdait  aiicune  occasion  de  me  porter 
à  la  vertu;  et  ses  exhortations  faisaient  sur  moi  un  si  bon  effet,  que  je 
n'eus  pas  la  moindre  tentation  de  lui  jouer  quelque  tour  pendant  quinze 
mois  que  je  demeurai  chez  lui. 

J'ai  déjà  dit  que  le  docteur  de  Ipigna  était  originaire  de  Madrid;  il  y 
avait  une  parente,  appelée  Citalina,  qui  était  femme  de  chambre  de  ma- 
dame la  nourrice.  Cette  soubrette,  qui  est  la  même  dont  je  me  suis  servi 
de]uiis  pour  tirer  de  la  tour  de  Ségovie  le  seigneur  de  Santillane,  avant 
envie  de  rendre  service  à  don  Ignacio,  engagea  sa  maîtresse  à  demander 
pour  lui  un  bénéfice  au  duc  de  Lerme.  Ce  ministre  le  fit  nommer  à  l'ar- 
chidiaconat  de  Grenade,  lequel  étant  en^pays  conquis  est  A  la  nomination 
du  roi.  Kous  partîmes  pour  Madrid  sitôt  que  nous  eûmes  appris  cetle 
nouvelle,  le  docteur  voulant  remercier  ses  bienfaitrices  avant  que  d'aller 
à  Grenade.  J'eus  plus  d'une  occasion  de  voir  Calalina  et  de  lui  parler.  .Mon 
humeur  enjouée  et  mon  air  aisé  lui  plurent  ;  de  mon  côté,-je  la  trouvai  si 
fort  à  mon  gré,  que  je  ne  pus  me  défendre  de  répondre  aux  petites  mar- 
ques d'amitié  qu'elle  me  donna  ;  enfin  nous  nous  attachâmes  l'un  à  l'au- 
tre. Pardonnez-moi  cet  aveu,  ma  chère  Béatrix;  comme  je  vous  croyais 
infidèle,  cette  erreur  doit  me  sauver  de  vos  reproches. 

i;e|iendantle  docteur  don  Ignacio  se  préparait  à  partir  pour  Grenade. 
Sa  parente  et  moi,  effrayés  de  la  prochaine  .séparation  qui  nous  mena- 
çait, nous  eùnies  recours  ;i  un  expédient  qui  nous  en  préserva  :  je  feignis 
d'être  malade,  je  me  jdaignis  de  la  tète,  je  me  plaignis  de  la  poitrine,  et 
je  fis  toutes  les  démonstrations  d'un  homme  accablé  de  tous  les  maux 
du  monde.  Mon  maître  appela  un  médecin,  ce  qui  me  Cl  trembler,  m'i- 
maginant  que  cet  Ilippocrate  allait  s'apercevoir  que  je  n'étais  point  ma- 
lade; mais  heureusement,  et  comme  s'il  eût  élé  d'accord  avec  moi,  il  me 
dit  bonnement,  après  m'avoir  bien  observé,  que  ma  maladie  était  plus 
sérieuse  (|u'on  ne,  pensait,  et  que,  selon  toutes  les  apjiarcnces,  je  garde- 
rais longtemps  la  chambre.  Le  docteur,  impatient  de  se  rendre  à  sa  ca- 
ihédrale,  ne  jugea  point  à  propos  de  relarder  son  départ,  il  aima  mieux 
prendre  un  autre  garçon  pour  le  servir;  il  se  contenta  de.  m'abandonner 
aux  soins  d'une  garde,  à  laquelle  il  laissa  une  somme  d'argent  pour 
m'enlerrer  si  je  mourais,  ou  pour  récompenser  mes  services  si  je  reve- 
nais de  ma  maladie. 

Sitôt  que  je  sus  don  Ignacio  parti  pour  Grenade,  je  fus  guéri  de  tous 
mes  prèiendus  maux.  Je  me  levai,  je  congédiai  mon  médecin,  qui  avait 
tant  de  pénétration,  et  je  me  défis  de  ma  garde,  i|ui  me  vola  plus  de  la 
moitié  des  esjièces  qu'elle  devait  me  remettre.  Tandis  que  je  faisais  ce 
personnage,  Catalina  en  jouait  un  autre  auprès  de  doua  .\nna  de  Guevara, 
sa  maîtresse,  à  laquelle  faisant  entendre  que  j'étais  admirable  pour  l'in- 
trigue, elle  lui  mit  dans  l'esprit  de  me  choisir  pour  un  de  ses  agents. 
Madame  la  nourrice,  à  qui  l'amour  des  richesses  faisait  .souvent  former 
des  entreprises  lucratives,  ayant  besoin  de  pareils  sujets,  me  reçut  parmi 
ses  domestiques ,  et  ne  tarda  guère  à  m'éprouver.  Elle  nie  donna  des 
commissions  qui  demandaient  un  peu  d'adresse,  cl,  sans  vanité,  je  ne 
m'en  aci|uittai  point  mal;  aussi  fiil-elle  autant  satisfaite  de  moi  que  j'eus 
lieu  irêtic  méciiiitent  d'elle.  La  dame  élail  si  avare,  qu'elle  ne  me  faisait 
|ias  la  moindre  |iart  des  Iruils  c|ii'ellc  renieillail  de  mon  industrie  et  de 
mes  peines.  Elle  s'imaginait  qu'en  me  payant  exactement  mes  gages  elle 
en  u.sait  avec  moi  assez  gcnéreiiseinent.  Cet  excès  d'avarice  me  déplut, 
et  m'aurait  bientôt  fait  sortir  de  chez  celle  dame,  si  je  n'y  eusse  élc  re- 
leiiu  par  les  liontés  de  Calalina,  qui,  s'enllammaiit  de  plus  en  plus  tous 
les  jours,  me  proposa  formellement  de  ré|iciuscr. 

Doucement,  lui  dis-je,  mon  ailoiahle  ;  celle  cérémonie  ne  se  peut  faire 
enirc  nous  si  proinptement  :  il  faut  auparavant  i|iie  j'apprenne  la  mort 
d'une  jeune  piT>oiinc  qui  vous  a  prévenue,  cl  dont  je  suis  devenu  l'époux 
pour  mes  péchés.  A  d'aulres,  me  répondit  Calalina  ;  je  ne  suis  point  assez 
crédule  poiirajoutcr  foi  à  ce  que  vous  dites  ;  vous  voulez  me  faire  accroire 
que  vous  êtes  marié,  et  poun|iioi  '?  pour  me  cacher  poliment  la  répugnance 
(|uc  vous  avez  ;t  me  prendre  pour  votre  èjiouse.  Je  lui  protestai  vaine- 


GIL  BLAS, 


153 


ment  que  je  lui  disais  la  vérité;  mon  aveu  sincère  lui  ])arnt  une  défaite 
el,  s'en  trouvant ofl'ensée,  elle  changea  de  manières  à  mon  éiçard.  Nous 
ne  nous  lironillàmes  poini  ;  mais  notre  commerce  se  refroidit  à'vne  d'œil 
et  nous  n'eûmes  plus  l'un  pour  l'autre  que  des  ésjards  de  bienséance  et 
d'honnêteté. 

Dans  celle  conjoncture,  j'appris  qu'il  fallait  un  laquais  au  seigneur  Gil 
Blas  de  Santillane,  secrétaire  du  premier  ministre  de  la  couronne  d'Es- 
pagne; el  ce  jiosle  me  Ualta  daulant  plus,  ([u'on  m'en  parla  comme  du 
plus  gracieux  que  je  pusse  occuper.  Le  seigneur  de  Santilhine,  me  dit-on. 
est  un  cavalier  plein  de  mérite,  un  garçon  chéri  du  duc  de  Lerme,  <■[  ipii 
par  conséquent  ne  saurait  manqnerde  poiisscr  loin  sa  fortune.  U'aillfur>, 
il  a  le  cœur  généreu.x  ;  en  faisant  ses  affaires,  vous  ferez  fort  hicn  ks 


voircs.  Je  ne  négligeai  point  celle  occasion  ;  j'allai  me  présenter  au  sei- 
gneur (iil  lîlas,  pour  qui  d'ahnrd  je  me  snniis  naiire  de  l'inilinaliDii,  et 
qui  m'arrêta  sur  ma  physionomie.  Je  ne  halançai  [)oint  à  qniller  pour  lui 
madame  la  nourrice;  et  il  sera,  s'il  plaît  au  ciel,  le  di  rnier  de  mes 
maîtres. 

Scipion  finit  son  histoire  en  cet  endroit.  Puis,  ni'adressant  la  parole, 
l^eigneur  de  Sanlillane,  continua-t-il,  c'est  à  vous  <|ue  je  m'adnsM'  .i 
piésent;  failes-moi  la  grâce  de  témoigner  à  ces  dames  que  vous  iMiiM  v 
loujiinrs  connu  pour  un  serviteur  aussi  lidèlc  que  zélé.  J'ai  hesnin  ili 
voire  témoignage  pour  leur  persuader  que  le  fils  de  la  Coscolina  a  purgé 
ses  mieurs,  cl  fait  succéder  de  vertueux  scutinieuts  à  .ses  mauvaises  in- 
clinations. 

Oui,  mesdames,  dis-je  alors,  c'est  de  quoi  je  puis  vous  répondre.  Si 
dans  son  enfance  Siipion  a  l'té  un  vrai  jiintin,  il  s'est  depuis  si  bien 
corrige,  qu'il  est  devenu  le  modèle  d'un  parfiil  domesti(|iie.  Bien  loin 
d'avoir  quebpies  reproches  à  lui  faire  sur  la  conduite  qu'il  a  tenue  avec 
mol,  je  dois  plutôt  avouer  que  je  lui  ai  de  grandes  ohligalions.  La  nuit 
qu'on  m'enleva  pour  me  conduire  ;i  la  tour  de  Ségovic,  il  sauva  du  |pillag(( 
il  mit  en  si'irelé  une  partie  demies  effets,  (|n'il  pouvait  impunément  s'ap- 
proprier; Il  ne  se  contenta  pas  même  de  .songer  ,i  conserver  mon  bien. 
ri  vint  par  pure  amitié  s'enfermer  avec  moi  dans  ma  prison,  préfi'rant 
au.\  charmes  de  la  liberté  le  Irisle  plaisir  de  partager  mes  jieine.s. 


LIVRE  XI. 


Cll.M'lTlîE  rilLMIKI!. 


Di'  Kl  plus  gi'oiidc  joie  que  Gil  Blas  iiit  jamais  senlie,  cl  ilu  Iri.sle  accident  i|ui  la  linuljla. 
Ues  chaugcuicnis  (|ui  arrivéïemà  la  cour,  cl  qui  furent  cause  que  Santiliano  j  roiourua. 


J'ai  déjà  dit  iin".\ntonia  el  Céalrix  s'accordaient  en.semble  parfailement 
bien,  l'une  étant  accoutumée  à  vivre  en  soubrette  soumise,  el  l'autre 
s'accontumant  volontiers  à  faire  la  maîtresse.  Nous  étions,  Sciiùon  et 
moi,  des  inaris  trop  galants  et  trop  chéris  de  nos  femmes  |)onr  n'avoir 
pas  bientôt  la  salisfaclion  d'être  pères;  efles  devinrent  enceintes  iires(;ue 
en  même  temps.  Béalrix  accoucha  la  première,  mil  au  monde  une  lille  ; 


et  peu  de  jours  anrès  Anlonia  nous  combla  tous  de  joie  en  me  donnant  nu 
lils.  liavi  d'un  si  lieureiix  événement,  j'envoyai  mon  secrétaire  à  Valence 
eu  porter  la  nouvelle  au  gonveriicur,  qui  vint  à  Lirias  avec  Séra|iliine  et 
la  mari|ui.se  de  l'Iiego  tenir  les  enfanls  sur  les  fonts,  se  faisant  un  plaisir 
d'ajouter  ce  témoignage  d'affecliim  à  tous  ceux  que  j'avais  déjà  reçus  du 
lui.  Mon  fils,  qui  eut  pour  parrain  cc  seigneur  el  pour  marraine  la'mar-. 
qiiise,  fut  nonnué  Alphonse;  el  madanw  la  gouvernante,  voulant  que 
j'eusse  l'honneur  d'étn;  donbhinent  son  conqiére,  tint  avec  moi  la  fille  de 
Scipion,  à  laipielle  nnus  donnàinrs  le  niini  ili'  Si'r.iphine. 

La  nnis.sance  de  mon  lils  ne  ii'jniiil  pas  seiilemi'nt  les  personnes  du  chà- 
cau  :  les  habitants  de  Lirias  la  célébrèrent  aussi  par  des  fêles  qui  firent 
omiaitre  (|nc  tout  le  hameau  prenait  |iarl  au  plaisirdcson  seigneur.  Mais, 


154 


GIL  BLAS. 


liftlasl  nos  réjouissances  ne  furent  pas  de  longue  durée,  ou,  ponr  mieux 
(lire,  elles  se  convertirent  tout  à  cmip  en  gémissements,  en  plaintes,  en 
lamentalions.  par  un  événement  que  plus  de  vingt  années  n'ont  pu  liie 
fiiire  ouljlier,  et  qui  sera  toujours  présent  à  ma  pensée.  Mon  fils  mouiut; 
et  sa  mère,  quoiqu'elle  fût  heureusement  accouiliée  de  lui,  le  suivit  do 
prés;  une  fièvre  violente  eniporla  ma  chère  épouse  après  quatorze  mois 
de  mariage.  Que  le  lecteur  conçoive,  s'il  est  possihle,  la  douleur  dont  je 
fus  saisi!  Je  lomhai  dans  un  accablement  slupide;  à  force  de  sentir  la 
iierle  que  je  faisais,  j'y  paraissais  comme  insensible.  Je  fus  cinq  ou  si-x 
jours  dans  cet  étal;  je  ne  voulais  prendre  aucime  nourriture;  et  je  crois 
que,  sans  Scipion,  je  me  serais  laissé  mourir  de  faim,  ou  que  la  tète 
m'aurait  tourné  ;  mais  cet  adroit  secrétaire  sut  tromper  ma  douleur  en  s'y 
conformant:  il  trouvait  le  secret  de  me  faire  avaler  des  bouillons  en  me 
les  prèsenlant  d'un  air  si  mortifié,  qu'il  semblait  me  les  donner  moins 
])Our  conserver  ma  vie  que  pour  nourrir  mon  aflliction. 

Cet  affectionné  serviteur  écrivit  à  don  Aljilionse,  pour  l'informer  du 
malheur  qui  m'élait  arrivé,  et  de  la  situation  jiitoyable  où  je  me  trouvais. 
Ce  seigneur  tendre  et  compatissant,  cet  ami  généreux  se  rendit  bientôt 
à  Liiiàs.  Je  ne  puis  sans  m'attendrir  rappeler  le  moment  où  il  s'offrit  à 
mes  Veux.  Mon  cher  Santillane,  me  dit-il  en  m'embrassant,  je  ne  viens 
point'ici  pour  vous  consoler,  j'y  viens  pleurer  avec  vous  Antonia.  comme 
vous  pleureriez  avec  moi  Séra|)liine,  si  la  Par(|ue  me  l'eût  ravie.  Effeclive- 
ment,  il  répandit  des  larmes,  et  confondit  ses  soupirs  avec  les  miens. 
Tout  accablé  que  j'étais  de  ma  tristesse,  je  ne  laissais  pas  de  ressentir  vi- 
vement les  bontés  de  ce  sc'gneur. 

Don  Alphonse  eut  avec  Scipion  un  long  entretien  sur  ce  qu'il  y  avait  à 
fiire  pour  vaincre  ma  douleur.  Ils  jugèrent  qu'il  fallait  pour  quelque 
temps  in'éloigner  de  Lirias,  où  tout  me  retraçait  sans  cesse  1  Image  d'Au- 
tonia.  Sur  quoi  le  fils  de  don  César  me  proposa  de  m'emmener  ;i  Valence, 
et  mon  secrétaire  appuya  si  bien  la  proposition,  que  je  l'acceptai.  Je 
lai.ssai  Scipion  et  sa  femme  au  château,  dont  le  séjour  véritablement  ne 
servait  qu";i  irriter  mes  ennuis,  et  je  partis  avec  le  gouverneur.  Lorsque 
je  fus  à  Valence,  don  César  et  sa  belle-fille  n'épargnèrent  rien  pour  faire 
diversion  ,i  mon  chagrin  :  ils  mirent  tour  à  tour  en  usage  les  amusements 
les  plus  propres  à  nie  dissiper;  mais,  malgré  tous  leurs  soins,  je  demeu- 
rai plongé  dans  ime  mélancolie  dont  ils  ne  purent  me  tirer.  Il  ne  tenait 
pas  nonpius  à  Scipion  que  je  ne  reprisse  ma  tranquillité;  il  venait  sou- 
vent de  Lirias  à  Valence  pour  savoir  de  mes  nouvelles;  il  s'en  retournait 
d'autant  plus  triste  ou  d'autant  plus  gai,  qu'il  me  voyait  plus  ou  moins 
de  dis|io.silion"à  me  consoler.  Je  ne  faisais  pas  en  lui  celte  remarque  sans 
plaisir;  je  lui  tenais  compte  d;'s  mouvements  d'amilié  nu'il  laissait  écla- 
trr.  et  je  m'applaudissais  d'avoir  un  domestique  si  attaché  à  nmi. 

'Il  entra  un  matin  dans  ma  chambre.  Mon.sieur,  me  dit-il  d'un  air  fort 
agité,  il  se  répsnd  dans  la  ville  un  bruit  qui  intéresse  toute  la  monarchie: 
ou  dit  ipie  Philippe  III  ne  vit  plus,  et  que  le  prince  son  fils  est  sur  le 
trône.  Ou  ajoute  à  cela,  poursuivit-il,  que  le  cardinal  duc  de  Lerme  a 
perdu  sen  poste,  qu'il  lui  est  même  défendu  de  paraître  à  la  cour,  et 
que  don  Gaspard  de  Guzman,  comte  d'Olivarés,  est  présentement  premier 
ministre.  Je  me  sentis  un  peu  ému  de  cette  nouvelle  sans  savoir  pour- 
quoi. Scifdon  s'en  aperçut,  et  me  demanda  si  je  ne  prenais  aucune  part 
à  ce  grand  changement.  Ehl  quelle  part  veux-tu  que  j'y  prenne,  lui  ré- 
pnndis-je,  mon  enfant'?  J'ai  quitté  la  cour;  tous  les  changements  qui 
peuvent  y  arriver  me  doivent  être  indifféients. 

Pour  un  homme  de  votre  âge,  reprit  le  fils  de  la  CoNColina,  vous  êtes 
bien  détaché  du  monde.  A  votre  place,  j'aurais  un  désir  curieux.  Quel  dé- 
sir'? intcrrompis-je.  Ma  foi,  re|uit-il,  j'irais  a  Madrid  monticr  mon  vi- 
sage au  jeune  monarque,  pour  vpir  s'il  me  rfmctlrail;  c'est  un  plaisir 
(pie  je  me  donnerais.  Je  t'entends,  lui  dis-je;  tu  voudrais  que  je  retour- 
nasse à  la  cour  pour  y  tenter  de  nouveau  la  fortune,  ou  plutôt  pour  y 
redevenir  un  avare  ei  un  ambitieux.  Pourquoi  vos  mœurs  s'y  corrom- 
praient-elles encore?  me  repartit  Scipion.  Ayez  plus  de  confiance  que 
vous  n'en  avez  en  votre  vertu.  Je  vous  réponds  de  vous-même.  Los  saines 
réilexions  que  voire  disgnire  vous  a  fait  faire  sur  la  cour  ne  vous  per- 
mettent point  d'en  redouter  les  dangers  Rembar(|uez-vous  hardiment  sur 
une  mï'rdont  vous  connaissez  tous  les  écueils.  Tais-toi,  llaltcur,  m'écriai- 
je  en  souriant;  es-tu  las  de  me  voir  mener  une  vie  tranipiille'?  Je  croyais 
i[ue  mon  repos  l'était  plus  cher. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation,  don  César  et  son  fils  arrivèrent. 
Ils  me  confirmèrent  la  nouvelle  de  la  mort  du  roi,  ainsi  (|uc  le  malheur 
du  duc  de  Lerme.  Ils  m'apprirent  de  plus  que  ce  ministre,  ayant  fait  de- 
mander la  permission  de  .se  retirer  a  Rome,  n'avait  pu  l'obtenir,  cl  ipi'il 
lui  était  ordonné  de  se  rendre  ;i  .son  marquisat  de  Dénia.  Ensuite,  comme 
s'ils  eussent  agi  de  C(uiccrl  avec  mon  S(  crélairc ,  ils  me  conseillèrent 
d'aller  à  Madrid  ine  présenter  aux  yeux  du  nouveau  roi.  puistpiej'en  étais 
connu,  et  (|ue  je  lui  avais  même  rendu  des  services  ipie  les  grands  ré- 
cnmpen.scnl  assez  volonlicrs.  Ponr  moi.  dit  don  Alplionse,  je  ne  doute 
pas  qu'il  ne  les  reconnaisse;  Philippe  IV  doit  payer  les  délies  du  prince 
d'Espagne.  J'ai  le  même  pressentiment,  dit  don  Cé.sar,  cl  je  regarde  le 
voyage  de  Santillane  à  la  cour  comme  une  occasion  pour  lui  de  parvenir 
aux  grands  emplois. 

En  vérité,  mcsseigncurs,  iiVécriai-je,  vous  ne  pensez  pas  bien  .i  ce  que 
vous  dites!  Il  sinible,  a  vous  entendre  l'un  et  l'aulre,  que  je  n'aie  qu'à 
me  rendre  ,i  Madrid  ponr  avoir  la  clef  d'or  ou  ([uebiue  gouvernement; 
vous  êtes  dans  l'erreur.  Je  suis  au  contraire  l)ien  persuadé  que  le  roi  ne 
ferait  aucune  allcnlion  à  raa  ligure,  si  je  m'offrais  ;i  ses  regards.  J'en 


ferai,  si  vous  le  souhaitez,  l'épreuve  pour  vous  désabuser.  Les  seigneurs 
de  Leyva  me  prirent  au  mot.  et  je  ne  pus  me  défendre  de  leur  promellre 
i|ue  je  partirais  incessamment  pour  Madrid.  Sitôt  que  mon  secrétaire  me 
vil  déterminé  à  faire  ce  voyage,  il  eu  ressentit  une  joie  immodérée,  il  s'i- 
maginait que  je  ne  ]iarailrais  pas  |ilulôt  devant  le  nouveau  monarque, 
que  ce  prince  me  démêlerait  dans  la  foule,  et  m'accablerait  d'honneurs 
et  de  biens.  L;i-dessus.  se  berçant  des  plus  brillantes  chimères,  il  m'é- 
levait  aux  premières  charges  de  l'Etat,  et  se  poussait  à  la  faveur  de  mon 
élévation. 

Je  me  disposai  donc  à  retourner  à  la  cour,  non  dans  la  vue  d'y  sacri- 
fier encore  à  la  fortune,  mais  pour  contenter  don  César  et  son  fils,  qui 
avaient  dans  l'esprit  que  je  posséderais  bientôt  les  bonnes  grâces  du  sou- 
verain. Il  est  vrai  que  je  me  sentais  au  fond  de  l'âme  quelque  envie  d'é- 
prouver si  ce  jeune  prince  me  reconnaîtrait.  Entraîné  par  ce  mouvement 
curieux,  sans  espérance  et  sans  dessein  de  tirer  quelque  avantage  du 
nouveau  règne,  je  pris  le  chemin  de  Madrid  avec  Scipion,  abandonnant 
le  soin  de  mon  château  à  Béatrix,  qui  était  une  très-bonne  ménagère. 


CHAPITRE  II. 


Cil  lilas  se  rend  .i  M.ndrid  ;  il  piirnît  à  la  cour  ;  l(?  roi  \e  reronnaît  el  le  recommande  à  son 
premier  minislre.  Suite  de  celle  recommandaliou. 


Nous  nous  rendîmes  à  Madrid  en  moins  de  huit  jours,  don  Alphonse 
nous  ayant  donné  deux  de  ses  meilleurs  chevaux  pour  l'aire  plus  de  dili- 
gence. Nous  allâmes  descendre  â  un  hôlel  garni  où  j'avais  d('jâ  logé,  chez 
Vincent  Forrero,  mon  ancien  hôte,  qui  fui  bien  aise  de  me  revoir. 

Commec'était  un  homme  qui  .se  piquait  de  savoir  tout  ce  qui  se  passait 
tant  â  la  cour  que  dans  la  ville,  je  lui  demandai  ce  qu'il  y  avait  de-nouveau. 
Bien  des  choses,  me  répondit-il.  Depuis  la  mort  de  Philippe  III,  les  amis 
et  les  partisans  du  cardinal  duc  de  Lerme  se  sont  bien  remués  pour  main- 
tenir Son  l'minenre  dans  le  ministère;  mais  burs  efforts  ont  été  vains: 
le  comte  d'Olivarés  l'a  em]iorté  sur  eux.  On  prétend  que  i'Es|iagne  ne 
perd  point  au  change,  el  que  ce  nouveau  premier  minislre  a  le"  génie 
d'une  si  vaste  étendue,  qu.'il  serait  capable  de  gouverner  le  monde  entier. 
Dieu  le  veuille  I  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  coniinua-t-il,  c'est  que  le  peuple 
a  conçu  la  plus  haute  opinion  de  sa  capacité;  nous  verrons  dans  la  suite 
si  le  duc  de  Lerme  est  bien  ou  mal  remplacé.  Forrero,  s'étant  mis  en 
train  de  parler,  me  fit  un  détail  de  tous  les  changements  qui  s'étaient 
faits  à  la  cour  depuis  que  le  comte  d'Olivarés  tenait  le  gouvernail  du 
vaisseau  de  la  monarchie. 

Deux  jours  après  mon  arrivée  à  Madrid,  j'allai  chez  le  roi  l'après-di- 
néc,  et  je  me  mis  sur  son  passage  comme  il  entrait  dans  son  cabinet:  il 
ne  me  regarda  point.  Je  retournai  le  lendemain  au  même  endroit,  el  je 
ne  fus  ]ias  plus  heureux.  Le  surlendemain,  il  jeta  sur  moi  les  yeux  en 
passant;  mais  il  ne  parut  pas  l'aire  la  moindre  atlenlion  à  ma  per.sonne. 
Là-dessus  je  pris  mon  parti  ;  Tu  vois,  dis-jc  à  Scipion,  qui  m'accompa- 
gnait, (|ue  le  roi  ne  me  reconnaît  point,  ou  i|ue,  s'il  me  remet,  il  ne  se 
soucie  guère  de  renouveler  connaissance  avec  moi.  Je  crois  (jue  nous  ne 
ferons  jioînt  mal  de  reprendre  le  chemin  de  Valence.  N'allons  pas  si 
vite,  monsieur,  me  répondit  mon  secrétaire  ;  vous  savez  mieux  que  moi 
qu'on  ne  réussit  à  la  cour  que  par  la  jiaiience.  Ne  vous  lassez  pas  de 
vous  montrer  au  prince  ;  à  force  de  vous  offrir  à  ses  regards,  vous  l'o- 
bligerez à  vous  considérer  plus  atleniiveraenl,  et  à  se  rappeler  les  traits 
de  sou  agent  auprès  de  la  belle  Calalina. 

Afin  que  Scipion  n'eût  rien  à  me  reprocher,  j'eus  la  complaisance  de 
continuer  le  même  manège  pendant  trois  semaines;  et  un  jour  enfin  il 
arriva  cpie  le  monarque,  frappé  de  ma  vue,  me  fit  appeler.  J'entrai  dans 
son  caliinel,  non  sans  être  troublé  de  me  trouver  tête  à  tête  avec  mon 
roi.  Qui  èles-vous?  me  dit  il  ;  vos  traits  ne  me  sont  pas  inconnus.  Où 
vous  ai-je  vu?  Sire,  lui  répondis-je  eu  tremldant,  j'ai  eu  riionneur  de 
conduire  une  nuit  Votre  M.ijeslé  avec  le  comte  de  Lemoschez....  Ah  !  je 
m'en  souviens,  interrompit  le  prince,  vous  étiez  secrclairc  du  duc  de 
Lerme;  et,  si  je  ne  me  trompe,  Saulillane  est  votre  nom.  Je  n'ai  pas  ou- 
blié i|ue  dans  celte  occasion  vous  me  servîtes  avec  beaucoup  de  zèle,  et 
que  vous  fûtes  assez  mal  payé  de  vos  peines.  N'avez-vous  pas  été  en  pri- 
son ponr  cette  aventure?  Oui,  sire,  lui  reparlis-je,  j'ai  été  six  mois  à  la 
tour  de  Ségovie;  mais  vous  avez  eu  la  boulé  de  m'en  faire  sortir.  Cela, 
reprit-iL  ne  m'acquitte  |ioinl  envers  Santillane  :  il  ne  suffit  pas  de  l'a- 
voir fait  remeltie  en  liberté,  je  dois  lui  tenir  compte  des  maux  qu'il  a 
soufferts  à  cause  de  moi. 

Comme  le  prince  achevait  ces  paroles,  le  comte  d'Olivarés  entra  dans 
le  cabinet.  Tout  fait  ombrage  aux  favoris  :  il  fui  élonné  de  voir  là  un  in- 
connu, cl  le  roi  redoubla  sa  surprise  en  lui  disant:  Comte,  je  mets  ce 
jeune  homme  entre  vos  mains;  occupez-le,  je  vous  charge  du  soin  de 
l'avancer.  Le  ministre  affecta  de  recevoir  cet  ordre  d'un  an-  gracieux,  en 
me  considérant  depuis  les  pieds  jusi|u'â  la  tête,  el  fort  en  peine  de  savoir 
qui  j'étais.  Allez  mon  ami,  ajouta  le  moiftir(|ue  en  m'adressant  la  parole 
et  me  faisant  signe  de  me  retirer,  le  comte  ne  manquera  jias  de  vous  em- 


ployer utilement  pour  mon  service  el  pour  vos  iiilérêls 
Je  sortis  aussitôt  du  cabinet,  cl  rejoignis  le  lils  de  la  CoscoHoa,  qui, 


GIL  BLAS. 


155 


(rès-iin|inliciit  d'niiprendre  ce  que  le  ro1  m'avait  dit,  o(nit  dans  une  a;;!- 
tation  inconccvalile.  Mais  remaïqiiant  sur  mon  visage  un  aii'  de  satisfac- 
tion: Si  j'en  crois  mes  youx.  medil-il,  au  lieu  de  relnurnerd  Valence, 
niiu<  avons  bien  la  mine  de  denieurei'  à  la  cnur.  Cela  pouirait  bien  êlre, 
lui  ré|)ondis-ie.  En  même  temps  je  le  ravis  en  lui  racoulant  mot  pour 
mot  le  petit  entretien  ijuc  je  xenais  d'avoir  avec  le  monarque.  Mon  cher 
iiiaitre.  me  dit  alors  Scipion  dans  l'excès  de  sa  joie,  preniirezvous  nne 
autre  fois  de  mes  almanachs?  Avouez  que  vous  ne  me  savez  pas  à  présent 
mauvais  gré  de  vous  avoir  exhorté  à  faire  le  voyage  de  Madrid,  je  vous 
vois  déjà  dans  un  poste  cminent;  vous  deviendrez  leCalderone  du  comte 
d'Olivarés.  C'est  ce  que  je  ne  souli.iitc  point  du  tout,  interrompis-je:  celle 
place  est  environnée  de  trop  de  précipices  pour  exciter  mou  envie.  Je 
voudrais  un  bon  emploi  où  je  n'eusse  aucune  occasion  de  faire  des  in- 
justices ni  un  houleux  trafic  des  bienfaits  du  )irince.  Après  l'usage  que 
j'ai  fait  de  ma  faveur  pas^ce.  je  ne  puis  être  assez  en  garde  contre  l'ava- 
rice et  contre  l'ambition,  .\llez.  monsieur,  reprit  mon  secrétaire,  le  mi- 
nistre vous  donnera  quelque  bon  poste  que  vous  pourrez  remplir  sans 
.  cesser  d'être  honnête  homme. 

f'ius  pressé  par  Sci|iion  que  par  ma  curiosité,  je  me  rendis  le  jour  sui- 
vant cliez  le  comte  d'Olivarés  avant  le  lever  de  l'aurore,  ayant  appris  que 
tous  les  malins,  soit  en  été,  soit  en  hiver,  il  écoutait  à  la  ckirlé  des  bou- 
gies tous  ceux  qui  avaient  à  lui  parler.  Je  me  mis  modestement  dans  un 
coin  de  la  salle,  et  de  là  j'observai  bien  le  comte  quand  il  parut  ;  car  j'a- 
vais fait  peu  d'atleution  à  lui  dans  le  cabinet  du  roi.  Je  vis  un  homme 
d'une  taille  an-dessus  de  la  médiocre,  et  qui  pouvait  pa.sser  pour  gros 
dans  un  pays  où  il  est  rare  de  voir  des  personnes  qui  ne  soient  pas  mai- 
gres. Il  avait  les  épaules  si  élevées,  que  je  le  crus  bossu,  quoiqu'il  ne  le 
fût  pas;  sa  tèle,  qui  était  d'une  grosseur  excessive,  lui  tombait  sur  la 
poitrine;  ses  clieveu.x  étaient  noirs  et  plats,  son  visage  long,  son  teint  oli- 
vâlre,  sa  boudie  enfoncée  et  son  menton  pointu  et  fort  relevé. 

Tout  cela  ensemble  ne  faisait  pas  un  beau  seigneur  ;  néanmoins,  comme 
je  le  croyais  dans  une  situation  obligeante  pour  moi,  je  le  regardais  avec 
indulgence,  je  le  trouvais  agréable.  11  est  vrai  (|u'il  recevait  (oui  le  inonde 
d'un  air  affable  et  débonnaire,  et  qu'il  prenait  gracieusement  les  placels 
qu'on  lui  présentait;  ce  qui  semblait  lui  tenir  lieu  de  bonne  mine.  Ce- 
pendanl,  lorsqu'à  mon  tour  je  m'avançai  pour  le  saluer  et  me  faire  con- 
naître, il  me  lança  un  regard  rude  et  menaçant;  puis,  me  tournant  le 
dos  sans  daigner  m'entendre.  il  rentra  dans  son  cabinet.  Je  trouvai  alors 
ce  seigneur  encore  plus  laid  qu'il  n'était  nalurellement  ;  je  sortis  de  la 
salle  fort  étourdi  d'un  accueil  si  farouche,  et  ne  sachant  ce  que  j'en  de- 
vais penser. 

Ayant  rejoint  Scipion,  qui  m'attendait  à  la  porle,  Sais-tu  bien,  lui  dis- 
je,  la  réception  qu'on  m'a  faite?  Non,  me  répondit-il,  mais  elle  n'est  pas 
diflicile  à  dcvinei-  :  le  ministre,  prompt  à  se  conformer  aux  volontés  du 
prince,  vous  aura  proposé  sans  doule  un  emploi  considérable.  C'est  ce 

Î|ui  te  trompe,  lui  répli(|uai-je  :  en  même  temps  je  lui  appris  de  quelle 
açon  j'avais  été  reçu.  Il  Bi'écouta  fort  attentivement,  et  me  dit:  Vous 
m'étonnez  1  11  faut  que  le  comte  ne  vous  ait  pas  remis,  ou  ((u'il  vous  ail 
pris  pour  un  autre.  Je  vous  conseille  de  le  revoir;  je  ne  doule  pas  qu'il 
ne  vous  fasse  meilleure  mine.  Je  suivis  le  conseil  de  mon  secrétaire;  je 
me  montrai  pour  la  seconde  fois  devant  le  ministre,  qui,  me  traitant 
encore  plus  mal  que  la  première,  fronça  le  sourcil  en  m'cnvisageant, 
comme  si  ma  vue  lui  eût  fait  de  la  peine  ;  puis  il  détourna  de  moi  ses 
regards,  et  se  retira  sans  me  dire  mot. 

Je  fus  piqué  de  ce  procédé  jusqu'au  vif,  et  tenté  de  partir  sur-le- 
champ  pour  retourner  à  Valence;  mais  c'est  à  quoi  Scipion  ne  inan(|ua 
pas  (le  s'oppo.ser,  ne  pouvant  se  résoudre  à  renoncer  aux  espérances 
qu'il  avait  conçues.  Ne  vois-tu  pas,  lui  dis-je,  que  le  comte  veut  m'écar- 
ter  de  la  cour'?  Le  monarque  lui  a  lémoigné  de  la  bonne  volonté  pour 
moi,  cela  ne  sul'Dt-il  pas  pour  m'altirer  l'aversion  de  son  favoii?  (Cé- 
dons, mon  enfant,  cédons  de  bonne  grâce  au  (louvoir  d'un  ennemi  si 
redoutable.  Monsieur,  répondit-il  en  colère  conlie  le  comte  d'Ohvarés, 
je  n'abandonnerais  jias  si  facilement  le  terrain.  Je  voudrais  même  avoir 
raison  d'un  accueil  si  offensant.  J  irais  me  plaindre  au  roi  du  peu  de  cas 
que  le  ministre  fait  de  sa  recommandalion.  Mauvais  conseil,  lui  dis  je, 
mon  aini  :  si  je  faisais  celle  démarche  imprudente,  je  ne  taiderais  guère 
a  m'en  repentir.  Je  ne  sabi  même  si  je  ne  cours  pas  quelque  péril  à  m'ar- 
rcter  dans  celle  ville. 

Mou  secrétaire,  à  ce  discours,  rentra  en  lui-même,  et,  considérant 
qu'en  effet  nous  avions  affaire  à  un  homme  oui  pouvait  iious  faire  revoir 
la  leur  de  Segovic,  il  jiarlagea  ma  crainte.  Il  ne  combattit  plus  l'envie 

aue  j'avais  de  quitter  Sladrid,  d'où  je  résolus  de  m'éloigncr  dés  le  len- 
emain. 


CUAPITRE  m. 


De  ce  (|ai  cnipkba  Cil  Blas  d'cxécuicr  l.i  résolution  oii  il  i-lait  d'al)an(loiincr  la  cour,  cl  ilu 
service  impo.-lanl  (|uc  Joseph  .Navarre  lui  rcuilil. 


En  m'en  retournant  à  mon  liotel  garni,  je  rencontrai  Joseph  Navarro, 
chcfd'oflice  de  dou  Ualtazar  de  iiuiiiga,  eiinou  ancien  ami.  Je  doutai 


quelques  moments  si  je  ne  ferais  pas  semblant  de  ne  le  pas  voir,  ou  si 
je  l'nliorderais  pour  lui  demander  pardon  d'en  avoir  si  mal  agi  avec  lui. 
Je  m'airêlai  à  ce  dernier  parti.  Je  saluai  Navarre,  et,  l'abordant  fort  po- 
linicni,  Me  reconnaissez-vous?  lui  dis-je;  et  serez-vous  encore  assez  bon 
pour  vouloir  parler  A  un  misérable  qui  a  payé  d'ingratitude  l'amitié  que 
vous  aviez  pour  lui'?  Vous  avouez  donc,  me  répondit-il,  que  vous  n  en 
avez  pas  trop  bien  usé  avec  moi"?  Oui,  lui  reparlis-je,  et  vous  êtes  en 
droit  de  m'acc.ibler  de  rejiroches;  je  le  mérite,  si  loutefois  je  n'ai  pas 
expié  mon  crime  par  les  remords  (|ui  l'ont  suivi.  Puisque  vous  vous  êtes 
repenti  de  voire  faute;^ reprit  Navarro  en  m'cmbrassant,  je  ne  dois  plus 
m'en  ressouvenir.  De  mou  côté,  je  pressai  Joseph  entre  mes  bras;  et 
tons  deux  nous  reprimes  l'un  pour  l'autre  nos  premiers  sentiments. 

Il  avait  appris  mon  emprisonnement  et  la  déroule  de  mes  affaires  ; 
mais  il  ignorait  tout  le  reste.  Je  l'en  informai;  je  lui  racontai  jusqu'à 
la  conversation  que  j'avais  eue  avec  le  roi,  el  je  ne  lui  cachai  point  la 
mauvaise  réception  que  le  minisire  venait  de  me  faire,  non  plus  que  le 
dessein  où  j'étais  de  me  retirer  dans  ma  solitude.  Gardez-vous  bien  de 
vous  eu  aller!  me  dil-il  ;  puisque  le  mon.irque  a  lémoigné  de  l'amitié 
pour  vous,  il  faut  bien  que  cela  vous  serve  a  quelque  chose.  Entre  nous, 
le  comte  d'Olivarés  a  l'esprit  un  peu  fantasipie  et  singulier;  c'est  un 
seigneur  plein  de  caprices  :  quelquefois,  comme  dans  cette  occasion,  il 
agit  d'une  manière  qui  révolte  ;  et  lui  seul  a  la  clef  de  ses  actions  hété- 
roclites. Au  reste,  quelques  raisons  qu'il  ait  de  vous  avoir  mal  reçu, 
tenez  ici  pied  à  houle  ;  il  n'empêchera  pas  que  vous  ne  proDtiez  des  bon- 
tés du  prince,  c'est  de  quoi  je  puis  vous  assurer.  J'en  dirai  deux  mots 
ce  soir  au  seigneur  don  Baltazar  de  Zuniga  mon  maître,  qui  est  oncle 
du  comte  d'Olivarés,  et  qui  partage  avec  lui  les  soins  du  gouveruement. 
Navarro,  m'ayanl  ainsi  parlé,  me  demanda  où  je  demeurais,  et  là-dessus 
nous  nous  séparâmes. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  le  revoir;  il  vint  le  jour  suivant  me  re- 
trouver. Seigneur  de  Sanlillane,  me  dit-il,  vous  avez  un  lu'olecteur  ;  mon 
maître  vftut  vous  prêter  son  appui  :  sur  le  bien  que  je  lui  ai  dit  de  Votre 
Seigiu-uiie,  il  m'a  promis  de  jiarler  pour  vous  au  comte  d'Olivarés  .son 
neveu;  je  neiloiite  jias  qu'il  ne  le  prévienne  eu  votre  faveur,  et  j'ose  dire 
que  vous  pouvez  compter  sur  cela.  Mon  ami  Navarro,  ne  voulant  pas  me 
servir  à  demi,  me  présenta  deu,x  jours  après  à  don  Baltazar,  ((ui  me  dit 
d  un  air  gracieux  :  Seigneur  de  Sanlillane,  votre  ami  Joseph  m'a  fait 
votre  éloge  dans  des  termes  qui  m'ont  mis  dans  vos  iiitêrèls.  Je  Ils  une 
profonde  révérence  au  seigneur  de  Zuniga,  et  lui  répondis  que  je  senti- 
rais vivement  toute  ma  vie  rol)ligalion  que  j'avais  à  Navarro,  de  m'a- 
voir  procuré  la  proteclien  d'un  ministre  qu'on  ap|)olait,  à  jusie  litre,  le 
Flamhcau  du  conseil.  Uon  Baltazar,  à  celle  réponse  llatleu-e,  me 
frappa  sur  l'épaule  en  riant,  el  re|irit  de  cette  sorte  :  Vous  pouvez  dés 
demain  retourner  chez  le  comte  d'Olivarés,  vous  serez  plus  content  de 
lui. 

Je  reparus  donc  pour  la  troisième  fois  devant  le  premier  mini.slre, 
qui,  m'ayanl  démêlé  dans  la  foule,  jeta  sur  moi  un  regard  accompagne 
d'un  souris  dont  je  tirai  bon  augure.  Cela  va  bien,  dis-je  en  moi-même, 
l'oncle  a  fait  entendre  raison  au  neveu.  Je  ne  m'attendis  plus  (|u'à  un 
accueil  favorable,  el  mon  atlcnte  fut  remplie.  Le  comte,  après  avoir 
donné  audience  à  tout  le  monde,  me  fit  passer  dans  .son  cabinet,  où  il 
me  dit  d'un  air  familier  :  Ami  Sanlillane,  pardouue-moi  l'embarras  où 
je  t'ai  mis  pour  me  divertir;  je  me  suis  fait  un  plaisir  de  l'inquiéter 
pour  éprouver  ta  prudence,  et  voir  ce  que  tu  ferais  dans  la  mauvaise  hu- 
meur. Je  ne  doute  pas  que  lu  le  jois  imagine  que  lu  me  déplaisais  ;  mais 
au  conlraire,  mon  enfant,  je  l'avouerai  que  ta  personne  me  revient  on 
ne  peut  pas  davanlage.  Oui,  Sanlillane,  tu  me  plais;  cpiand  le  roi  mon 
maître  ne  m'aurait  pas  ordonné  de  prendre  soin  de  ta  fortune,  je  le  ferais 
par  ma  propre  inclination.  D'ailleurs,  don  Ballazar  de  Zuniga  mon  on- 
cle, à  qui  je  ne  |uiîs  rien  refuser,  m'a  prié  de  te  regarder  comme  un 
homme  pour  lequel  il  s'intéresse;  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  me 
déterminer  à  l'attacher  à  moi. 

Ce  début  lit  une  si  vive  impression  sur  mes  sens,  qu'ils  en  furent  Irou- 
blés.  Je  me  prosternai  aux  pieds  du  ministre,  (|ui,  m'ayanl  dit  de  me 
relever,  poursuivit  de  celle  manière  :  Ueviens  ici  celte  aprés-dinée,  et 
demande  mou  intendant  ;  il  t'a|q)rendra  les  ordres  donl  je  l'aurai  chargé. 
.\  ces  mois.  Son  Excellonee  sortit  de  «on  cabinet  pour  aller  entendre  la 
messe  ;  ce  qu'elle  avait  conlunie  de  faire  tous  les  jours.ajirés  avoir  donné 
audieuce;  ensuite  elle  se  rendait  au  lever  du  roi. 


CHAPITRE  IV. 


Cil  nias  se  fait  aimer  du  conilc  d'OIivar(s, 


Je  ne  manquai  pas  de  retourner  l'aprês-dinée  chez  le  prcm 
et  de  demander  son  intendant,  qui  s'appelait  don  Itaimoml 
ii(^  lui  eus  pas  silôt  décliné  mon  nom,  que,  me  saluant  avec 
de  considéralion.  Seigneur,  me  dit-il,  suivez-moi,  s'il  vous 
vous  coniliiire  à  l'appailement  qui  vous  est  destiné  dans  cet 
avoir  dit  ces  paroles,  il  me  mena,  par  un  |ielit  escalier,  à 


ier  ministre, 
Caporis.  Je 
des  marques 
plaît;  je  vais 
bolel.  A  lires 
une  euliladt: 


13G 


GIL  BLAS. 


de  cinq  à  six  yiéccs  de  |dnin-picd  rjni  composaient  le  scrond  élnge  d'une 
aile  du  logis,  et  qui  élnient  assez  modestement  nieuldécs.  Vous  voyez, 
reprit  il,  le  logement  que  monseigneur  vous  donne,  et  vous  y  aurez  une 
table  de  six  couverts  entretenue  à  ses  déiicns.  Vous  serez  servi  lar  ses 
propres  domesli(|Hes;  il  y  aura  toujours  im  carrosse  à  vos  ordres.  Ce 
n'est  pas  tout,  ajouta-t-il,'Son  Excellence  m'a  foriemcnt  recommandé 
d'avoir  pour  vous  les  mêmes  attentions  que  si  vous  étiez  de  la  maison  do 
Guznian. 

(lue  diable  signiCe  tout  ceci  ?  dis-je  en  moi-même.  Comment  dois-je 
prendre  ces  distinctions'?  N'y  aurait-il  jioint  de  la  malice  là-dedans,  et 
ne  serait-ce  pas  cncoie  pour  se  divertir  que  le  ministre  me  ferait  un 
traitcnieiU  si  lionorable?  C'est  ce  que  je  suis  tenté  de  croire:  car  enfin 
convient-il  au  ministre  de  la  monarcliie  d  Espagne  d'en  user  de  cette 
sorte  avec  moi?  Pendant  que  j'étais  dans  celte  iiicerliliide,  llottant  entre 
la  crainte  et  l'espérance,  un  page  vint  m'avertir  que  le  comte  me  de- 
mandait. .Je  me  rendis  dans  le  moment  auprès  de  monseigneur,  qui  était 
tout  seul  dans  son  cabinet.  Eh  bien,  Santillane,  me  dit-il,  es-tu  salisfait 
de  ton  appartement  et  des  ordres  que  j'ai  donnés  à  don  Raimond?  Les 
bontés  de  Votre  Excellence,  lui  répondis-je,  me  paraissent  excessives, 
et  je  ne  m'y  prête  qu'en  tremblant.  Pouripioi  donc'?  répliqua-t-il  ;  pnis-je 
faire  trop  d'Iionneur  à  un  homme  que  le  roi  m'a  confié,  et  dont  il  veut 
que  je  prenne  soin'?  Non,  sans  doute;  je  ne  fais  que  mon  devoir  en  le 
traitant  nonorablemenl.  Ne  t'étonne  donc  plus  de  ce  que  je  fais  pour  toi, 
et  compte  qu'une  fortune  brillante  et  solide  ne  saurait  l'échapper  oi  tu  m'es 
aussi  attache  que  lu  l'étais  au  duc  de  Lerme. 

Mais  à  propos  de  ce  seigneur,  poursuivit-il,  on  dit  que  tu  vivais  fami- 
lièrement avec  lui.  Je  suis  curieux  de  savoir  comment  vous  files  tous 
deux  connaissance,  et  quel  emploi  ce  ministre  te  lit  exercer.  Ne  me  dé- 
guise rien;  j'exige  de  toi  un  récit  sincère.  Je  me  souvins  alors  de  l'em- 
barras ou  je  mêlais  trouvé  avec  le  duc  de  Lerme  en  pareil  cas,  et  de 
tpielle  façon  je  m'en  étais  tiré;  ce  que  je  pratiquai  encore  lort  heureu- 
sement, c'est-à-dire  que,  dans  ma  narration,  j'adoucis  les  endroits  rudes, 
et  passai  légèrement  sur  les  choses  qui  me  faisaient  peu  d'honneur.  Je 
ménageai  aussi  le  duc  de  Lerme,  quoii|u"en  ne  l'épargnant  point  du  tout 
j'eusse  fait  penlêtre  plus  de  jdaisir  à  mon  auditeur.  Pour  don  Rodrigue 
de  Calderone,  je  ne  lui  fis  giàce  de  rien.  Je  détaillai  tous  les  beaux 
coups  que  je  savais  qu'il  avait  faits  dans  le  trafic  des  coniinanderics,  des 
bénéfices  et  des  gouvernements. 

Ce  que  tu  m'a|qirends  de  Calderone,  interrompit  le  ministre,  est  con- 
forme à  certains  mémoires  ipii  m'ont  é,ié  présentés  contre  lui,  et  qui 
contiennent  des  chefs  d'accusation  encore  |dus  importants.  On  va  bien- 
tôt lui  faire  son  procès;  et,  situ  souhaites  qu'il  Micconibe  dans  cette 
affaire,  je  crois  que  les  vreux  seront  salisfaits.  Je  ne  désire  point  sa  mort, 
lui  dis-je,  (pioi(|u"il  n'ait  )ioint  tenu  à  lui  ipie  je  n'aie  trouvé  la  mienne 
dans  la  tour  de  Ségovie,  où  il  a  été  cause  que  j'ai  fait  un  assez  long  sé- 
jour. Comment,  reprit  Son  Excellence  avec  élonncment,  c'est  don  llo- 
drigiie  qui  a  causé  la  prison?  voilà  ce  ,(|ue  j'igi  orais.  Don  Baltasar,  à 
qui  Navarro  a  conté  ion  histoire,  m'a  bien  dit  que  le  feu  roi  te  fit  empri- 
sonner pour  te  punir  d'avoir  mené  la  nuit  le  prince  d'Es]iagiie  dans  un 
lieu  suspect,  mais  je  n'en  sais  pas  davantage,  et  je  ne  puis  deviner  quel 
rôle  Calderone  a  joué  dans  celte  pièce.'  Le  rôle  d  un  amant  qui  se  venge 
d'un  outrage  reçu,  lui  ré|)ondis-jc.  En  même  tem|is  je  lui  lis  un  détail 
de  l'aventure,  (|'u'il  trouva  si  divertissante,  que,  tout  grave  i|u'il  était,  il 
ne  put  s'empi'cher  de  rire,  nu  plutôt  d'en  pleurer  de  plaisir.  Catalina, 
lanlot  nièce  et  tantôt  petite-fille,  le  réjouit  infiniment,  aussi  bicu  que  la 
part  qu'avait  eue  à  tout  cela  le  duc  de  Lerme. 

Loisipie  j'eus  achevé  mon  récit,  le  comte  me  renvoya,  en  me  disant 
que  le  II  ndemain  il  ne  manquerait  pas  de  m'occiiper.  Je  courus  aussitôt 
à  l'hôtel  de  Zunigi  pour  remercier  don  ll.Jtazar  de  ses  bons  offices,  et 
pour  rendre  compte  à  mon  ami  Joseph  de  l'entretien  i|ue  je  venais  d'a- 
voir avec  le  premier  ministre,  et  de  la  dis)iosiliou  favorable  où  Son  Ex- 
cellence était  cour  moi. 


CHAPITRE  V. 


De  l'cnlrclicn  sccrcl  une  Gil  Hlas  eiil  .ivec  N,ivarrn,  d  de  la  pmniiTe  ocouiiaiioii  (jue  le 
comlc  d'Olivaii's  lui  doiiua. 


D'abord  que  je  vis  Joseph,  je  lui  dis  avec  agitation  que  j'avais  bien 
des  choses  à  lui  apprendre.  Il  me  mena  dans  un  endroit  particulier,  où, 
l'ayant  mis  au  fait,  je  lui  demandai  ce  qu'il  pensait  de  ce  que  je  venais 
de  lui  dire.  Je  ]icnse,  me  rêpondit-il,  ipie  vous  êtes  en  train  de  faire 
une  grosse  fortune.  Tout  vous  rit  :  vous  plaisez  au  premier  ministre;  et, 
ce  qui  ne  doit  pas  cire  compté  pour  rien,  c'est  que  je  puis  vous  rendre 
le  même  service  que  vous  rendit  mon  oncle  Melchior  de  la  Honda,  quand 
vous  entrâtes  à  l'archevêché  de  Grenade.  Il  vous  épargna  la  peine  d'étu- 
dier le  prélat  et  ses  principaux  officiers,  en  vous  découvrant  leurs  dif- 
férents caractères  ;  je  veux,  à  son  exeuqile,  vous  faire  connaihe  le  comte, 
la  comtesse  son  épouse,  et  (buia  .Maria  de  (nizuian  leur  lillo  unique. 

Coniniençoiis  par  le  minisirc  :  il  a  l'esprit  vif.  pi''ni'lraiit  et  propre  à 
former  de  grands  projets.  Il  se  donne  [lour  un  homme  universel,  parce 


qu'il  a  nne  légère  teinture  de  toutes  les  sciences;  il  se  croit  capable  de 
décider  de  tout.  Il  s'imagine  être  un  profond  jurisconsulte,  un  grand  ca- 
pitaine, et  un  politique  des  plus  raffinés.  Avec  cela,  il  est  si  entêté  de 
ses  opinions,  qu'il  les  veut  toujours  suivre  préférablemenl  à  celles  des 
autres,  de  peur  de  paraître  déférer  aux  lumières  de  quelqu'un.  Entre 
nous,  ce  défaut  peut  avoir  d'étranges  suites,  dont  le  ciel  veuille  préser- 
ver la  monarchie!  J'.ijoule  à  cela  qu'il  brille  dans  le  conseil  par  une 
éloquence  naturelle,  et  qu'il  écrirait  aussi  bien  qu'il  parle,  s'il  n'affec- 
tait pas,  pour  donner  plus  de  dignité  à  son  style,  de  le  rendre  obscur  et 
trop  recherché.  Il  pense  singuliéremenl;  et,  comme  je  crois  l'avoir  déjà 
dit,  il  est  capricieux  et  chimérique.  Tel  est  le  portrait  de  son  esprit:  fai- 
sons celui  de  son  cœur.  Il  est  généreux  et  bon  ami.  On  le  dit  vindicatif, 
mais  i|iiel  Espagnol  ne  l'est  pas?  De  plus,  on  l'accuse  d'ingralilude,  pour 
avoir  fait  exiler  le  duc  d  Uzede  et  le  frère  Louis  Aliaga,  auquel  il  avait, 
dit-on.  de  grandes  obligations;  c'est  ce  qu'il  faut  encore  lui  pardonner  : 
l'envie  d'être  premier  ministre  dispense  d'êlre  reconnaissant. 

Doua  Agnès  de  Zuniga  è  Velasco,  comlesse  d'Ulivarês.  poursuivit  Jo- 
sejih,  est  une  dame  à  qui  je  ne  connais  que  le  défaut  de  vendre  au  poids 
de  l'or  les  grâces  qu'elle  fait  obtenir.  Pour  doua  Maria  de  (îuzman,  qui 
sans  contredit  est  aujourd'hui  le  premier  parti  d'Espagne,  c'est  une  |ier- 
sonne  accomplie,  el  l'idole  de  son  père,  liéglez-vous  là-dessns;  faites 
bien  votre  cour  à  ces  deux  dqmes,  et  paraissez  encore  plus  dévoué  au 
comte  d  Olivarès  que  vous  ne  l'étiez  au  duc  de  Lerme  avant  votre  voyage 
de  Ségovie  :  vous  deviendrez  par  ce  moyen  un  homme  comblé  d'honneurs 
et  de  richesses. 

Je  vous  con.seille  encore,  ajouta-t  il,  de  voir  de  temps  en  tenqis  don 
Baltazar  mon  maître;  quoique  vous  n'ayez  plus  besoin  de  lui  po'ir  vous 
avancer,  ne  laissez  pas  de  le  ménager.  Vous  êtes  bien  dans  sou  esprit  ; 
conservez  son  estime  el  son  amitié;  il  peut  dans  l'occasion  vous  servir. 
Comme  l'oncle  et  le  neveu,  dis-je  à  Kavarro,  gouvernent  ensemble  l'Etat, 
n'y  aurait-il  point  un  peu  de  jalousie  entre  ces  deux  collègues?  Non,  nie 
rêpondit-il;  ils  sont,  au  contraire,  dans  la  plus  parfaite  union.  Sans  don 
Ballazar,  le  comte  d'Olivaiés  ne  serait  peut-être  pas  premier  ministre  ; 
car  enfin,  après  la  mort  de  l'hili|ipe  lli,  tous  les  amis  el  les  partisans  de 
la  maison  de  Sandoval  se  donnèrent  de  grands  mouvements,  les  uns  en 
faveur  du  cardinal,  el  les  autres  pour  son  fils;  mais  mon  maître,  le  plus 
délié  des  courtisans,  elle  comte,  qui  ne  n'est  guère  moins  lin  que  lui, 
rompirent  leurs  mesures,  et  en  prirent  de  si  justes  pour  s'assurer  cette 
jilace,  qu'ils  remportèrent  sur  leurs  concurrents.  Le  comte  d'Olivarés, 
étant  devenu  premier  ministre,  a  fait  jiarl  de  son  administration  à  don 
lialtazar  son  oncle;  il  lui  a  laissé  le  soin  des  affaires  du  dehors,  et  s'est 
réservé  celles  du  dedans;  de  sorte  que,  resserrant  par  là  les  nœuds  de 
l'amiliè  qui  doit  naturellement  lier  les  personnes  d  un  même  sang,  ces 
deux  seigneurs,  indépendants  l'un  de  l'auire,  vivent  dans  une  intelligence 
(|ui  me  |iaraîl  inallcrable. 

Telle  l'ut  la  conversation  que  j'eus  avec. Joseph,  et  dont  je  me  promis 
bien  de  profiter;  a]ires  cela  j'allai  remercier  le  seigneur  de  Zuniga  de  ce 
qu'il  avait  eu  la  bonté  de  faire  pour  moi.  Il  me  dit  fort  poliment  ipi'il 
saisirait  toujours  les  occasions  où  il  s'agirait  de  me  faire  plaisir,  et  qu'il 
était  bien  aise  que  je  fusse  satisfait  de  son  neveu,  auquel  il  m'assura 
qu'il  parlerait  encore  en  ma  faveur,  voulant  du  moins,  disait-il,  me  faire 
voir  par  là  que  mes  intérêts  lui  étaient  cheis,  el  <|u'au  lieu  d  un  prolec- 
teur j'en  avais  deux.  C'est  ainsi  que  don  Baltazar,  par  amitié  pour  Na- 
varro, prenait  ma  fortune  à  cœur. 

Dès  ce  soir-là  même  j'abandonnai  mon  hôiel  garni  pour  aller  loger 
chez  le  |ircniier  ministre,  où  je  soiipai  avec  Scipion  dans  mon  apparte- 
ment. C'était  une  chose  a  voir  que  notre  contenance  !  Nous  y  fûmes  ser- 
vis tous  deux  par  des  domestiques  du  logis,  qui,  pendant  le  repas,  tandis 
i|ue  nous  affections  une  gravité  imposante,  riaient  peut-être  en  eux- 
mêmes  du  respect  de  commande  qu'ils  avaient  pour  nous.  Lorsqu'ils  se 
furent  retirés  après  avoir  desservi,  mou  secrélaire,  cessant  de  se  con- 
traindre, me  dit  mille  folies  i|ue  son  humeur  gaie  et  ses  espérances  lui 
inspirèrent.  Pour  moi,  quoique  ravi  de  la  brillante  situation  où  je  com- 
mençais à  me  voir,  je  ne  me  sentais  encore  aucune  disposition  à  m'en 
laisser  éblouir.  Aussi,  m'étant  couché,  je  m'endormis  tranquillement, 
sans  livrer  mon  esprit  aux  idées  agréables  dont  je  pouvais  l'occuper,  au 
lieu  que  l'ambitieux  Scipion  prit  ]ieu  de  repos.  Il  passa  jdus  de  la  moitié 
de  la  nuit  à  thésauriser  pour  marier  sa  fille  Séraphine. 

J'étais  à  peine  habillé  le  lendemain  malin,  qu'on  me  vint  chercher  de 
la  part  de  monseigneur.  Je  fus  bientôl  au|)res  de  Son  Excellence,  qui  me 
dit  :  Oh  çà,  Santillane,  voyons  un  peu  ce  que  lu  sais  faire.  Tu  mas  dit 
(|uelcdùc  de  Lerme  le  doiiniiil  des  mèinoiies  à  rédiger;  j'en  ai  un  que 
je  te  destine  pour  ton  coup  d'essai.  Je  vas  t'en  dire  la  matière;  ècoulc- 
moi  altenlivement  :  il  est  ipiestion  de  composer  un  ouvrage  qui  prévienne 
le  public  en  faveur  de  mou  ministère.  J'ai  déjà  fait  courir  le  bruit  se- 
crètement que  j'ai  trouvé  les  affaires  fort  dérangées;  il  s'agit  prê.scntc- 
inenl  d'exposer  aux  yeux  de  la  cour  el  de  la  ville  le  misérable  étal  on  la 
monarchie  est  réduite.  Il  faut  faire  là-dessus  un  tableau  qui  frappe  le 
peuple,  el  l'empêche  de  regretter  mon  prédécesseur.  Après  cela,  tu  van- 
teras les  mesures  que  j'ai'priscs  pour  rendre  le  régne  du  roi  glorieux, 
ses  Etats  llori.ssanls,  et  ses  sujets  parfailement  heureux. 

Après  que  monseigneur  m'eut  parlé  de  celle  sorte,  if  me  mit  cnlro  les 
mains  un  jiapier  qui  contenait  les  justes  sujets  iiu'on  avait  de  se  plaiudie 
de  raduiiiilstraliiin  piécêdenlc  ,  et  je  me  souviens  qu'il  y  avait  dix  arti- 
>  lés,  dont  le  mohis  importaul  était  capable  d'alarmer  les  "bous  Espagnols; 


GIL  BLAS. 


137 


puis,  me  faisant  passer  dans  un  petit  cabinet  voisin  du  sien,  il  m"y  laissa 
travailler  en  liberté.  Je  commençai  doi:c  à  composer  mon  mémoire  le 
mieux  qu'il  me  fut  possible.  J'exposai  d'abord  le  mauvais  état  où  se  trou- 
vait le  royaume  ;  les  finances  dissipées,  les  revenus  royaux  engagés  à  des 
partisans,  et  la  marine  ruinée.  Je  rapportai  ensuite  les  fautes  commises 
par  ceux  qiii  avaient  gouverné  l'Etat  sous  le  dernier  régne,  et  les  suites 
fâcheuses  i|u'clles  pouvaient  avoir.  Enûn,  je  peignis  la  monarchie  en 
péril,  et  censurai  si  vivement  le  précédent  ministère,  que  la  perte  du 
duc  de  Lcrme  était,  suivant  mon  mémoire,  un  grand  bonlienr  pour  l'Es- 
pagne. Pour  dire  la  vérité,  quoique  je  n'eusse  aucun  ressentiment  contre 
ce  seigneur,  je  ne  fus  pas  fàclié  de  lui  rendre  ce  bon  ofUce.  Voilà 
l'homme  1 

Enfin,  après  une  peinture  effrayante  des  maux  qui  menaçaient  l'Es- 
pagne, je  rassurais  les  esprits  en  faisant  avec  art  concevoir  aux  peuples 
de  belles  espérances  pour  l'avenir.  Pour  cet  effet,  je  faisais  parler  le 
comte  d'Olivarcs  comme  un  restaurateur  envoyé  du  ciel  pour  le  salut  de 
la  nation  ;  je  promettais  monts  et  merveilles.  En  un  mot,  j'entrai  si  bien 
dans  les  vues  du  nouveau  ministre,  qu'il  parut  surpris  de  mon  ouvrage 
lorsqu'il  lent  lu  tout  entier.  Santillaue,  me  dit-il,  je  ne  t'aurais  pas  cru 
capable  de  composer  un  pareil  mémoire.  Sais-tu  bien  que  lu  viens  de 
faire  un  morceau  digne  d'un  secrétaire  d'Etat'?  Je  ne  m'étonne  plus  si  le 
duc  de  Lernie  exerçait  ta  plume.  Ton  style  est  concis  et  même  élégant; 
mais  je  le  trouve  un  peu  trop  naturel.  Eu  même  temps,  m'ayant  fait 
remarquer  les  endroits  qui  n'étaient  pas  de  son  goùl,  il  les  changea  ;  et 
je  jugeai  par  ses  correct  ous  qu'il  aimait,  comme  >'avarro  me  l'avait  dit, 
les  expressions  recherchées  et  l'obsLurité.  Néanmoins,  quoiqu'il  voulut 
de  la  noblesse,  ou,  pour  mieux  dire,  du  précieux  dans  la  diction,  il  ne 
laissa  pas  de  conserver  les  deux  tiers  de  mon  mémoire;  et,  pour  me 
témoigner  jusqu'à  quel  point  il  en  était  satisfait,  il  m'envoya  par  don 
Raimond  trois  cents  pistoles  à  l'issue  de  mou  diner. 


CQAPITRE  VI. 


De  l'usage  que  Gil  Dlas  lit  de  ces  irois  cents  pistoles,  ei  des  soins  dont  i!  cliargea  Scif  ion. 
Succès  du  mémoiix  doul  ou  vicul  de  p-irler. 


Ce  bienfait  du  ministre  fournil  i  Scipion  un  nouveau  sujet  de  me  féli- 
citer d'èlrc  venu  à  la  cour,  ce  ipi'il  ne  manqua  pas  de  faire.  Vous  voyez, 
me  dit-il.  que  la  fortune  a  de  grands  desseins  sur  Votre  Seigneurie.  Etes- 
vous  fàchc  présentement  d'avoir  quitté  votre  solitude?  Vive  le  conile 
d'Olivarés  1  C'est  bien  un  autre  patron  que  son  prédécesseur.  Le  duc  do 
Lertne,  quoique  vous  lui  fussiez  fort  attaché,  vous  lai.ssa  languir  plusieurs 
mois  sans  vous  faire  présent  d'une  pislole:  et  le  comte  vous  a  déjà  fait 
une  gratification  que  vous  n'auriez  osé  espérer  qu'après  de  longs  ser- 
vices. 

Je  voudrais  bien,  ajouta-t-il,  que  les  seigneurs  de  Leyva  fu.ssenl  témoins 
du  bonheur  dont  vous  jouissez,  ou  du  moins  ipi'ils  le  sussent.  11  est 
temps  de  les  en  informer,  lui  rcpomlis-je,  cl  c'est  de  quoi  j'allais  te 
parler.  Je  ne  dont''  pas  qu'ils  n'aient  uneexlrcnie  impatience  d'appren- 
dre de  mes  nouvelles;  mais  j'attendais,  pour  leur  en  donner,  que  je  me 
TÎsse  dans  un  étal  fixe,  el  que  je  pusse  leur  mander  positivement  si  je 
demeurerais  ou  non  à  la  cour.  A  présent  que  je  sais  bien  à  quoi  m'en 
tenir,  tu  peux  partir  pour  Valence  (piand  il  te  plaira,  pour  aller  instruire 
ces  seigneurs  de  ma  situation  présente,  que  je  regarde  comme  leurou- 
Trage,  puisqu'il  est  certain'quc  sans  eux  je  ne  me  serais  jamais  déter- 
miné à  faire  le  voyage  de  .Madrid.  Cela  étant,  s'écria  le  Bis  de  la  Cosco- 
lina,  don  César  et  don  Alphonse  seront  bientôt  informés  de  l'étal  présent 
de  vos  affaires.  Que  je  vais  leur  causer  de  joie  en  leur  racontant  ce  oui 
TOUS  est  arrivél  Que  ne  suis-jc  déjà  aux  portes  de  Valence  I  mais  j'y 
serai  en  peu  de  jours.  Les  deux  chevaux  de  don  .\lplionse  sont  tout  prêts. 
Je  vais  me  mettre  en  chemin  avec  un  laquais  de  monseigneur.  Outre 
que  je  serai  bien  aise  d'avoir  un  compagnon  sur  la  route,  vgus  savez 
que  la  livrée  d'un  premier  ministre  jette  de  la  poudre  aux  yeux. 

Je  ne  pus  m'empccher  de  rire  de  la  sotte  vanité  de  mon  secrétaire  ;  et 
cependant,  plus  vain  peut-être  encore  que  lui,  je  le  laissai  faire  ce  qu'il 
voulut.  Pars,  lui  dis-je,  et  reviens  proin|ilenicnt  ;  car  j'ai  une  autre  com- 
mission à  le  donner.  Je  veux  l'envoyer  aux  Asluries  porter  de  l'argent  à 
ma  mère.  J  ai  par  négligence  laissé  passer  le  tem|is  auquel  j'ai  promis  de 
lui  faire  tenir  cent  pistoles,  que  lu  l'es  obligé  de  lui  remettre  loi-mèine 
en  main  propre.  Ces  sortes  de  paroles  doivent  être  si  sacrées  pour  un 
fils,  que  je  me  reproche  mon  peu  d'exactitude  à  les  garder.  Vous  avez 
raison,  monsieur,  me  répondit  Scipion,  el  je  mesais  mauvais  gré  de  ne 
vous  en  avoir  pas  fait  souvenir;  mais  naliencc,  dans  six  semaines  au  plus 
tard  je  vous  rendrai  compte  de  ces  deux  commissions;  j'aurai  parlé  aux 
seigneurs  de  Leyva,  fait  un  tour  à  votre  château,  el  revu  la  ville  d'Oviedo, 
dont  je  ne  puis  me  rappeler  le  souvenir  sans  doimer  au  diable  les  lr(ds 
quarts  de  ses  habitants.  Je  comptai  donc  au  fils  de  la  Coscoliua  ciuil  pis- 
toles pour  la  pension  de  ma  mère,  avec  cent  autres  pour  lui,  voulant  ipi'il 
fit  gracieusement  le  long  voyage  qu'il  allait  entreprendre. 

Quel  jues  jours  après  son  départ,  monseigneur  fit  imprimer  noire  mé- 
moire, qui  ne  fut  [las  plul'jl  rcudu  public,  qu'il  devint  le  sujet  île  toutes 


les  conversations  de  Madrid.  Le  peiqde,  ami  de  la  nouveauté,  fut  charmé 
de  cet  écrit  ;  l'épuisement  des  finances,  qui  était  peint  avec  de  vivis  cou- 
leurs, le  révolta  contre  le  duc  de  Lerme;  et  si  les  coiq)s  de  griffe  qu'y 
recevait  ce  ministre  ne  furent  pas  applaudis  de  tout  le  monde,  du  moins 
ils  trouvèrent  des  approbateurs.  Quant  aux  magnifiques  promesses  que 
le  comte  d'Oliv.irés  y  faisait,  et  entre  autres  celle' de  fournir  par  une  sa^e 
économieaux  dépenses  de  l'Etat,  sans  incommodi  r  les  sujets,  elles  ébloiTi- 
renl  les  citoyens  en  général,  el  les  confiiniérent  dans  la  grande  opinion 
qu'ils  avaient  déjà  de  ses  lumières  :  si  bien  que  toute  la  ville  retentit  de 
ses  louanges. 

Ce  ministre,  ravi  de  se  voir  parvenu  a  son  but,  qui  n'avait  été,  dans 
cet  ouvrage,  que  de  s'attirer  l'affection  |iublique,  voulut  la  mériler'véri- 
Jablementpar  une  action  louable,  et  qui  fut  utile  au  roi.  Pour  cet  effet, 
il  eut  recours  à  l'invention  de  l'empereur  Galba,  c'est-à-dire  qu'il  fit  ren- 
dre gorge  aux  particuliers  (jui  s'étaient  enrichis,  Dieu  sait  comment 
dans  les  régies  royales.  Quant  il  eut  lire  de  ces  .sangsues  le  sang  qu'cMes 
avaient  sucé,  et  qu'il  en  eut  rempli  les  coffres  du  roi,  il  entreprit  de  l'y 
conserver,  en  faisant  supprimer  toutes  les  i;cnsioiis,  sans  en  excepter  la 
sienne,  aussi  bien  que  les  gralilications  qui  se  faisaient  des  deniers 
du  prince.  Pour  réussir  dans  ce  dessein,  qu'il  ne  pouvait  exécuter  sans 
changer  la  face  du  gouvernement,  il  me  chargea  de  composer  un  nouv'eati 
mémoire,  dont  il  me  donna  la  substance  ef'la  forme.  Ensuite  il  me  re- 
commanda de  m'élever,  autant  qu'il  me  serait  possible,  au-dessus  de  l,i 
simplicité  ordinaire  de  mon  slyle,  pour  dcnner  plus  de  noblesse  à  mis- 
|ihrases.  Cela  suffit,  monseigneur,  lui  dis-je;  Votre  Excellence  venlùi 
sublime  et  du  lumineux,  elle  en  aura.  Je  m'enfermai  dans  le  même  ca- 
binet où  j'avais  déjà  travaillé  ;  et  là  je  me  mis  à  l'ouvrage,  après  avoir 
invoqué  le  génie  éloquent  de  l'archevêque  de  Grenade. 

Je  débutai  par  représenter  qu'il  fallait  garder  avec  soin  tout  l'argent 
qui  était  dans  le  trésor  royal,  et  qu'il  ne  dînait  être  employé  qu'aux  .s"euls 
besoins  de  la  monarchie,  comme  étant  un  fonds  .sacré  qu'il  était  à  propos 
de  réserver  pour  tenir  en  respect  les  ennemis  de  rEs|iaguc;  ensuite  je 
faisais  voir  au  monarque,  car  c'était  à  lui  que  s'adre.ssait  le  mémoire, 
qu'en  ôlant  toutes  les  pensions  et.les  gratifications  qui  se  prenaient  sur 
ses  revenus  ordinaires,  ils  ne  se  priverait  point  pour  cela  du  plaisir.de 
ré'ompen-er  ceux  de  ses  sujets  qui  se  rendraient  di£;nes  de  ses  grâces 
puisque,  sans  toucher  à  son  trésor,  il  était  en  élat'de  leiu-  donner  dé 
grandes  récompenses  :  qu'il  avait  pour  les  uns  des  vi.e-royaulés,  des 
gouvernements,  des  ordres  de  chevalerie,  des  emplois  mililaircè;  pour 
les  autres,  des  commanderies  ou  des  pensions  dessus,  des  titres  avec  des 
magistratures  ;  et  enfin  toutes  sortes  de  bénéfices  pour  les  personnes  co.i- 
sacrées  au  culte  des  autels. 

Ce  mémoire,  qui  était  beaucoup  plus  long  que  le  premier,  m'occupa 
prés  de  trois  jours  ;  mais  heureusement  je  le'fls  à  la  fantaisie  de  mon  nvà- 
Ire,  qui,  le  trouvant  écrit  avec  «spliase  el  farci  de  métaphores,  m'acca- 
bla de  louanges.  Je  suis  bien  content  de  cela,  me  dit-il  en  me  mon:rai!t 
les  endroits  les  jdus  enfiés;  voilà  des  expressions  marquées  au  bon  coin. 
Courage,  mon  ami,  je  prévois  que  tu  me  seras  d'une  grande  utilité.  Cepe::- 
dant,  malgré  les  applaudissements  qu'il  me  prodigua,  il  ne  laissa  pas  do 
retoucher  le  mémoire.  Il  y  mit  beaucoup  du  sien,"el  fit  une  pièce  d'élo- 
quence qui  charma  le  roi  el  toute  la  cour.  La  ville  v  joignit  son  approba- 
tion, augura  bien  pour  l'avenir,  et  se  llatla  que  la  monarchie  reprendrait 
son  ancien  lustre  sous  le  ministère  d'un  si  grand  personnage.  Son  Excel- 
lence, voyant  que  cet  écrit  lui  faisait  beaucoup  d'honneur,  voulut,  pour 
la  part  que  j'y  avais,  que  j'en  recueillisse  quebpie  fruit;  elle  me  lit  don- 
ner une  pension  de  cinq  cents  écus  sur  la  commanderie  de  Castille  :  ce 
qui  me  parut  une  récompense  honnête  de  mon  travail,  et  me  fut  d  au- 
tant plus  agréable,  que  ce  n'était  pas  un  bien  mal  acquis,  quoique  j.- 
l'eusse  gagné  bien  aisément. 


CHAPITRE  Vil. 


Vit  quel  liasard,  dans  quel  enJroit,  cl  dan.*  quel  él.il  Gil  Dlas  icirouva  son  ami  Fabiice 
cl  de  l'culrelitn  qu'Us  eurent  cnscuible.  * 


Rien  ne  faisait  plus  de  plaisir  à  monseigneur  que  d'apprendre  ce 
qu'on  pensait  à  .Madrid  de  la  conduite  qu'il  Iciiail  dans  son  ministère  II 
me  demandait  tous  les  jours  ce  i|u'on  disait  de  lui  dans  le  monde.  Il 
avait  même  des  espions  qui,  pour  son  argent,  lui  rendaient  un  compte 
exact  de  tout  ce  qui  se  passait  daus  la  ville.  Ils  lui  rapportaient  jusqu'aux 
moindres  discours  qu'ils  avaient  entendus;  et,  comme  il  leur  ordonnait 
d  être  sincères,  son  amour-propre  en  souffrait  qucbpiefois,  car  le  pcunle 
a  une  intempérance  de  langue  qui  ne  respecte  rien. 

Quand  je  m'aperçus  que'  le  comte  aimait  qu'on  lui  fit  des  rapports  je 
me  mis  sur  le  pied  d  aller  l'aprés-dinée  dans  des  lieux  publics,  et  de 'nie 
mêler  à  la  conversation  des  bonnéles  gens,  quand  il  s'y  en  trouvait 
Lor>qii'ils  parlaient  du  goiivernement,  je  les  écoutais  avec  attention  •  el 
s  ils  disaient  quebpie  chose  (|iii  mérilài  d'être  redit  à  Son  E.xcellcncc,  je 
ne  man  |u.iis  jias  de  lui  eu  faire  pari.  Mais  il  faut  observer  que  je  ne 'lui 
rapportais  rien  ipii  ne  fut  à  son  avantage.  Il  me  semblait  que  j'en  devais 
user  ainsi  avec  uu  lioramc  du  car,iclérc  Je  ce  ini.iislrc. 


1,58 


GIL  BLAS. 


.Un  jour,  en  revenant  ilo  l'un  de  ces  enilroils,  je  passai  devant  la  porte 
d'jiji  liopital.  Il  nie  prit  envie  d  y  entrer.  Je  parcourus  dtu.x  ou  trois 
salles  remplies  de  malades  alités,  en  promenant  ma  vue  de  tonles  parts. 
P.lDiii  CCS  malheureux,  que  je  ne  regardais  pas  s.ws  compassion,  .j"en  re- 
nftw"<l"ai  un  qui  me  frappa.  Je  cnts  reconuaitrc  en  hii  Fabrice,  mon  an- 
cien camarade  et  mon  compatriote.  Pour  le  voir  ilc  plus  prés,  je  m'op- 
procliai  de  son  lit,  et,  ne  pouvant  Jouter  que  ce  ne  tïil  le  poêle  Nuncz, 
je  ,d*-'nieurai  ipiclqucs  moments  a  le  considérer  sans  rien  dire.  De  son 
rôle,  il  me  remit  aussi,  et  m'cnvisasrea  de  la  même  façon  Enfln,  rom- 
pant le  silence  :  .Mes  yeu.'c,  lui  dis-jc,  ne  me  trompent-ils  point!  Est-ce 
en  cfi'et  Falnice  que  je  rencontre  ici?  C'est  lui-même,  répondit-il  froide- 
ment; <t  tu  ne  dois  pas  t'en  étonner.  De|iuis  que  je  t'ai  quitté,  j'ai  tou- 
jours fait  le  métier  d'auteur;  j'ai  composé  i!es  romans,  des  comé- 
dies, toutes  sortes  d'ouvrages  d'esprit;  j'ai  fait  mon  chemin,  je  suis  à 
l'hôpital. 

Je  ne  pus  m'empcclier  de  rire  de  ces  paroles,  et  encore  pins  de  l'air 
sérieux  dont  il  les  avait  accompa.çnées.  Eh  quoi!  m'écriai-je,  ta  muse  t'a 
conduit  dans  ce  lieu?  elle  l'a  joué  ce  vilain  tour-là  !  Tu  !e  vois,  rcpondil- 
il,  celte  ma'ison  sert  souvent  de  retraite  aux  beaux  esprits.  Tu  as  bien 
fait,  mon  enfant,  poursuivit-il,  de  prendre  une  autre  route  que  moi.  Mais 
tu  n'es  plus,  ce  me  semble,  à  la  cour,  et  les  affaires  ont  changé  de  foce  ; 
je  me  souviens  même  d'avoir  ou'i  dire  que  tu  étais  en  prison  par  ordre 
du  roi.  On  l'a  dit  la  vérité,  lui  répliquai -je  ;  la  situation  charmante  où 
lu  me  laissas  quand  nous  nous  séparâmes  fui,  peu  de  temps  après,  suivie 
d'un  revers  de  fortune  qui  m'enleva  mes  biens  cl  nui  liberté.  Ce;poudant, 
mon  ami,  jwsl  nubila  Phœbus,  lu  me  revois  dans  un  elat  )dus  brillant 
cnciu-e  que  celi.i  où  tu  m'as  vu.  Cela  n'est  pas  possible,  dit  îSunez  :  ton 
maintien  est  sage  et  modeste  ;  tu  n'as  pas  l'air  vain  et  insolent  que 
donne  ordinairement  la  prospérité.  Les  disgrâces,  rcpris-je,  ont  purifié 
ma  vertu,  et  j'ai  appris  à  l'école  de  l'adversité  à  jouir  des  richesses  .sans 
m'en  laisser  posséder. 

Dis-moi  donc,  interrompit  Fabrice  en  se  niellant  avec  transport  à  son 
séani,  quel  peut  èlre  ton  em|doi.  Que  fais-lii  présentement?  Srrais-tu 
intendant  d'un  grand  seigneur  ruiné  oli  de  quelque  veuve  opulenle?  J'ai 
un  meilleur  po-te,  lui  réparli.s-je;  mais  dispense-moi,  je  te  prie,  de  l'en 
dire  davantage  à  présent,  je  satisferai  une  autre  fuis  ta  curiosité.  Je  me 
conlenle  en  ce  moment  de  l'apprei.dre  que  je  suis  en  état  de  le  faire  plai- 
sir, ou  plutôt  de  le  nu  lire  .i  ton  aise  pour  le  reste  de  tes  jours,  pourvu 
que  lu  me  promettes  de  ne  plus  com|joser  d'ouvrages  d'esprit,  soit  en 
vers,  soit  en  prose.  Te  sens-tu  capable  de  me  faire  un  si  grand  sacritice? 
Je  l'ai  déji  f;jil  au  c'i,el,  me  dit-il,  dans  une  maladie  morteilc  dont  tti  me 
vois  écho|q)é.  Un  père  de  Saint-l'ominique  m'a  fait  abjurer  la  poésie, 
comme  un  amusement  qui,  s'il  n'est  pas  criminel,  détourne  du  moins 
du  but  de  In  sagesse. 

Je  t'en  félicite,  lui  réparlis-je,  mon  CTer  Nunez;  tu  as  fort  bien  fait, 
mon  ami,  mais  gare  la  rechute  !  Oh  !  me  rep^rlit-il  d'un  air  résolu,  c'est 
ce  que  je  n'appréhende  point  du  tout.  J'ai  pris  une  ferme  résolution  d'a- 
baBdonner  les  muses  :  quand  lu  es  entré  dans  cette  salle,  je  composais 
des  vers  jiour  leur  dire  un  éternel  adieu.  Monsieur  Fabrice,  lui  dis-je  en 
branlant  la"  tète,  je  ne  sais  si  nous  devons,  le  père  de  Saint-Dominique  et 
moi,  nous  fier  à  votre  abjuration  :  vous  me  paraissez  furieusement  épris 
de  ces  dictes  pucelles.  Non,  non,  me  répondit-il,  j'ai  rompu  tous  les 
nœuds  qui  m'attachaient  à  elles.  J'ai  plus  fait,  j'ai  pris  le  public  en  aver- 
sion, et  ma  haine  est  juste.  Il  ne  mériie  pas  qu'il  y  ail  des  auteurs  i[ui 
veuillent  lui  consacrer  leurs  travaux;  je  serais  fâché  de  faire  quelque 
production  qui  lui  plût.  Ne  crois  pas,  conliiiua-t  il,  que  le  ch.igrin  me 
dicte  ce  lan.çage  ;  je  te  parle  desang-froi  1.  Je  méprise  aulanl  les  ajqilau- 
disseinenls  du  public  que  ses  siflli  ts.  Ou  ne  sait  cpii  gagne  ou  qui  pei^l 
avec  lui  :  c'est  un  capricieux  qui  pense  aujourd'hui  dune  faç'Ki,  cl  ipii 
demain  pensera  d'une  autre,  (jue  les  poêles  dramatiques  sont  fous  de 
tirer  vanité  de  leurs  pièces  quand  elles  réussissent  !  Quelque  bruil  qu'elles 
fassent  dans  leur  nosiveauté  sur  la  scène,  elles  se  soutiennent  rarement 
après  l'impression;  et  si  on  les  remet  au  Ihéitre  vingt  ans  après,  elles 
sont  pour  la  plupart  assez  mal  reçues.  La  génération  présente  accuse  de 
mauvais  goût  celle  qui  l'a  précédée,  et  ses  jugements  sont  contreilils  à 
leut"  tour  par  ceux  de  la  ."léuération  suivante.  C'est  ce  que  j'ai  toujours 
remarqué,  cl  de  là  .je  conclus  que  les  auteurs  qui  sont  applaudis  présen- 
tement doivent  s'alton  Ire  à  être  sifilés  dans  h  suite.  Il  en  est  de  même 
des  romans  et  des  autres  ivres  amusants  qu'on  met  au  jour;  quoiqu  ils 
aient  d'flbord  une  approbation  générde.  ils  tombent  insensiblement  dms 
le  mépils.  L'houneur  qui  nous  revient  de  l'heureux  succès  d'un  ouvrajie 
n'est  donc  qu'une  pure  chimèr?,  qu'une  illusion  de  l'esprit,  qu'un  feu 
de  pailbr  dont  la  fumée  se  dissipe  bientôt  dans  les  airs. 

'Quoique  je  jugeasse  l>ien  que  le  poëte  dos  Asliirics  no  parlait  ainsi  que 
p^r  mn'nv.Vjsc  luimeur,  je  ne  lis  pas  semblant  de  m'en  apercevoir.  Je  suis 
ravi,' lui  dî.s-je,  que  tu  sois  dégoilté  du  bel  esprit,  et  ralicalenient  guéri 
de  la  rage  d'écrire.  Tu  peux  compter  que  je  te  ferai  donner  incessam- 
ntènl  un  emploi  où  tu  pourras  l'enrichir  sans  èlre  oliligé  de  faire  une 
grdiiilo  dispense  de  génie.  Tant  mieux,  s'écria-l-il,  l'esprit  me  ptie,  el  je 
le  rft.ganle  ;i|  l'heure  qu'il  est  comme  le  présentie  plus  fuuestMpic  le 
crej  puisse  faire  à  l'homme.  Je  souhaite,  rej.ris-ie,  mon  cli'T  Ribrico, 
qjie'tu  conserves  toujoiirsles  sfiiliments  où  tu  es.  Si  lu  persistes  à  vouloir 
qjiitter  h  poésie,  je  le  le  répèle,  je  le  ferai  oîitenir  bientôt  un  poste 
hOi'diétc  'et  lucratif  Mais  en  attendant  que  je  le  rende  ce  service,  ajou- 


lai-je  en  lui  présentant  une  bcurse  où  il  y  avait  une  soixi.ntaiiie  de  pis- 
lules,  je  le  prie  de  recevoir  celle  petite  marque  d'amitié. 

0  généreux  ami  !  s'écria  le  lils  du  barbier  Nuuez,  transporté  de  joie  et 
de  reconnais.saiice,  i|iu  lies  grâces  n'ai-je  pas  à  rendre  au  ciel  de  l'avoir 
fait  entrer  dans  cet  hopiial,  d'où  je  vais  dés  ce  jour  sortir  par  ton  assis- 
tance I  comme  effeciivcment  il  se  fil  transporter  dans  une  chambre  gar- 
nie. Mais,  avant  de  nous  séparer,  je  lui  enseignai  ma  demeure,  et  l'invi- 
tai à  venir  me  voir  aussitôt  que  sa  sanlé  seiail  rétablie.  11  fit  paraîtr-e 
oiie  extrême  surprise  lorsque  je  lui  dis  que  j'étais  logé  chez  le  comte 
d'Olivarés.  0  trop  heureux  Gil  Blas  !  me  dit-il',  dont  le  siut  est  de  plaire 
aux  ministres,  je  me  réjouis  de  ton  bonheur, puisque  tu  en  fais  un  si  bon 
usa  ce. 


CHAPITRE  Yin. 


Gil  Blas  se  rond  de  jour  en  jonr  plus  clicr  à  son  niaîlre.  Du  rolour  de  Sripion  i  Madrid, 
el  de  la  relation  qu'il  Ht  de  son  voyage  il  Saniillaue. 


Le  comte  d'Olivarés,  que  j'appellerai  désormais  le  conifc-duc,  parce  qu'il 
|ilut  au  roi.  dans  ce  leinps-la,  de  l'honorer  de  ce  litre,  nvail  un  faible 
que  je  ne  découvris  pas  infructueusement  :  c'était  de  vouloir  être  aimé. 
Dos  qu'il  s'apercevait  que  quel  (u'un  s'altachailà  lui  par  inclin,  lion,  il  le 
|iienait  eu  amitié.  Je  n'eus  garde  de  négliger  celle  observation.  Je  ne 
me  coiileulais  pas  de  bien  faire  ce  qu'il  me  commandait,  j'exécutais  ses 
ordres  avec  des  démonstralions  de  zèle  qui  le  ravissaient.  J'étudiais  son 
goùl  en  toutes  choses  pour  m'y  conformer,  et  prévenais  ses  désirs  au- 
tant qu'il  m'était  possilde. 

Par  cette  conduite,  qui  mène  presque  toujours  au  but,  je  devins  in- 
sensiblement le  favori  de  mon  maître,  qui,  de  son  côté,  comme  j'avais 
le  même  faible  que  lui,  me  gagna  l'âme  par  les  marques  d'affection  qu'il 
me  donna.  Je  m'insinuai  si  avant  dans  ses  bonnes  grâces,  ipie  je  par- 
vins à  partager  sa  confiance  avec  le  seigneur  L'arnero,  son  premier  se- 
crétaire. 

(^arnero  s'était  servi  du  même  moyen  que  moi  pour  plaire  à  Son  Ex- 
cellence ;  el  il  y  avait  si  bien  réussi,  qu'elle  lui  faisait  part  des  mystères 
du  cabinet.  Nous  étions  donc,  ce  secrétaire  el  moi,  les  deux  confidents 
■  du  premier  niinistre  et  les  dépositaires  de  ses  secrets  ;  avec  cette  diffé- 
rence, qu'il  ne  parlait  à  Carnero  que  d'affaires  d'Etal,  et  qii  il  ne  m'en- 
(retcnail  qii  ■  de  ses  intérêts  particuliers;  ce  qui  faisait,  pour  ainsi  dire, 
deux  dé]iarlemenls  séparés  dont  nous  étions  é.galement  satisfaits  l'un  et 
l'autre.  Nous  vivions  ensemble  sans  jalousie  comine  sans  amitié.  J'avais 
siijel  d'être  content  de  ma  place,  qui,  me  donnant  sans  cesse  occasion 
d'èlre  avec  le  comle-duc,  me  mettait  à  portée  de  voir  le  fond  de  son 
âme,  que,  tout  dissimulé  qu'il  était  naturellemeni,  il  cessa  de  me  cacher 
lorsqu'il  ne  douta  plus  de  la  sincérité  de  mon  attachement  pour  lui. 

Santillane,  me  dit-il  un  jour,  tu  as  vu  le  due  de  Lerine  .fouir  d'une 
antorilé  qui  ressemblait  moins  à  celle  d'un  ministre  favori  qu'à  la  puis- 
sance d'un  monarque  absolu;  cependant  je  suis  encore  plus  heureux 
qu'il  n'était  au  plus  haut  point  de  sa  fortune.  11  avait  deux  ennemis  re- 
lîoutables  dans  le  duc  d'UzèJe,  son  propre  lils,  et  <lans  le  confesseur  de 
Philippe  111,  au  lieu  que  je  ne  vois  personne  auprès  du  roi  qui  ail  asse^ 
de  crédit  pour  me  nuire,  ni  même  que  je  soupçonne  de  mauvaise  volonté 
|)0ur  moi. 

11  est  vrai,  poursuivit-il,  qu'à  mon  avènement  au  ministère,  j'ai  eu 
grand  soin  de  ne  souffrir  auprès  du  prince  <iue  des  sujets  à  qui  le  sang 
ou  l'amitié  me  lient.  Je  me  suis  défait,  par  des  vice-royautés  on  par  des 
ambassades,  de  tous  les  seigneurs  qui,  par  leur  mérite  personnel,  au-, 
raient  pu  m'cnlever  quelque  portion  des  bonnes  grâces  du  souverain, 
que  je  veux  posséder  entièrement  ;  de  sorte  que  je  puis  dire,  à  l'heure 
qu'il  est,  qu'aucun  graml  ne  fait  ombra.ge  à  mon  crédit.  Tu  vois,  Gil 
Blas,  ajonta-l-il,  que  je  le  découvre  mon  cœur.  Comme  j'ai  lieu  de  penser 
que  tu  m'es  tout  dévoué,  je  l'ai  choisi  pour  mon  confidenl.  Tu  as  de  l'es- 
prit; je  le  ccois  sage,  prudent,  discret:  en  un  mot,  tu  me  jiaiais  pro- 
pre d  te  bien  acqnilier  de  vingt  sortes  de  commissions  qui  demandent  un 
garçon  plein  d'intelligence. 

Je  ne  fus  point  à  l'épreuve  des  images  llalleu.ses  que  ces  paroles  of- 
frirent à  mou  esprit.  Quclqijes  vapeurs  d'avarice  et  d'ambilinn  me  mon- 
tcrenl  subitement  à  la  tète,  el  réveillèrent  en  moi  des  seiilimenls  dont 
je  croyais  avoir  triomphé.  Je  protestai  au  ministre  que  je  répundrais  de 
tout  mou  pouvoir  à  ses  intentions,  et  je  me  tins  prêt  à  exécuter  sans 
scrupule  tous  les  ordres  dont  il  jugerait  à  propos  de  me  charger. 

Pendant  que  j'étais  ainsi  dispo.sé  à  dresser  de  nouveaux  auiels  à  h 
Fortune,  Scipion  revint  de  son  voyage.  Je  n'ai  pas,  dit-il.  un  long  récit 
à  vous  fuie.  J'ai  charmé  les  seigneurs  de  Leyva,  en  leur  ajipren;inl  l'ac- 
cueil que  le  roi  vous  a  fait  lorsqu'il  vous  a  reconnu,  et  la  manière  dont 
le  comte  d'Olivarés  en  use  avec  vous. 

Jint  rroinpis  Scipion  :  Mon  ami,  lui  dis-je,  lu  leur  aurais  fait  encore 
plus  de  plaisir  si  tu  leur  avais  pu  dire  sur  cpiel  ped  je  suis  .-iujourd'hui 
auprès  de  monseigneur.  C'est  une  chose  piiidig'eusc  que  la  ripidilé  des 
prugi'èsque  j'ùi  faits  depuis  ton  départ  dans  le  cicur  de  Sun  E.xcellençe, 


GIL  BLAS. 


]Ô0 


Dieu  en  soii  loué,  mon  cher  lunilre,  me  répoiulit-il  :  je  pressens  que  nous 
aurons  de  belles  deslinées  à  roni|ilir. 

Ciiangeons  de  maliérc,  lui  dis-je;  parlons  d'Oviedo.  Tu  as  élc  aux 
Asturies  ;  dans  quel  élal  y  as-lu  laissé  ma  mère?  Ali!  monsieur,  me 
reparlil-il  en  prenant  tout  ;i  coup  un  air  triste,  je  n'ai  que  des  nouvelles 
afUigeanlcs  à  vous  annoncer  de  ce  côté-là.  0  ciel  !  m'écriai-je,  ma  mère 
est  morte  assurément.  Il  y  a  six  mois,  dit  mon  secrétaiie,  que  la  bonne 
dame  a  payé  le  tribut  à  la  nature,  aussi  bien  que  le  seigneur  Ciil  Ferez, 
votre  oncle. 

La  mort  de  ma  mère  mecaiisi  une  vive  aflliction,  quoique  dans  mon 
enfance  je  n'eusse  point  reçu  d'elle  ces  caresses  dont  le>  enfants  ont 
grand  besoin  pour  devenir  reconnaissants  dans  la  suite.  Je  doiinrii  aussi 
au  bon  chanoine  les  larmes  que  je  lui  devais,  pour  le  soin  qu'il  avait  eu 
de  mon  éducation.  Ma  donlenr,  à  la  vérité,  ne  fut  pns  longue,  et  dégé- 
néra bientôt  en  un  souvenir  tendre  que  j'ai  toujours  conservé  de  mes 
parents. 


ClIAPITRE  l\. 


Comment  et  à  qui  le  comlc-duc  maria  sa  fil'c  nnfquc;  et  des  fruits  amers  que  ce 
mariage  produisit. 


Peu  de  temps  après  le  retour  du  fils  de  la  Coscolina,  le  comle-diic 
tomba  dans  une  rêverie  on  il  demeuia  plongé  pendant  huit  jours.  Je 
m'imaginais  qu'il  méditait  quelque  grand  coup  d  Etat  ;  m.iis  ce  qui  le 
faisait  Vèver  ne  regardait  que  sa  famille.  Gil  Blas,  me  dit-il  une  a(  rés- 
dinée,  tu  dois  t'ètre  aperçu  que  j'ai  l'esprit  embarrassé.  Oui,  mon  eii- 
4'aut,  je  suis  préoccupé  d'une  affaiie  d'où  dé|ieud  le  repos  de  ma  vie.  Je 
veux  bien  l'en  faire  confidence. 

Doua  Maria,  ma  lille,  continua-t-il,  est  nubile,  et  il  se  pré.senle  un  grand 
•  nombre  de  seigneurs  qui  se  la  disputent.  Le  comte  de  Méblé-,  C!s  aîné 
du  duc  de  Médina  Sidonia,  chef  de  la  maison  de  Guzman,  et  don  Louis 
de  llaro,  fils  aine  du  marquis  de  Car|iio  et  de  ma  sœur  aînée,  sont  les 
deux  coneurrcnis  qui  paraissent'le  plus  en  droit  d'obtenir  la  préférence. 
te  dernier  surtout  a  un  mérite  si  supérieur  à  celui  de  ses  rivaux,  que  toute 
la  cour  ne  doute  pas  cpie  je  ne  fasse  choix  de  lui  pour  mon  genilre.  Néan- 
moins, sans  entrer  dans  les  raisons  que  j'ai  de  lui  donner  l'exclusion,  de 
même  qu'au  comte  de  Méblés,  je  te  dirai  que  j'ai  jeté  les  yeux  sur  don 
Rainire  Nunez  de  Cuznian,  mar(|iiisde  'l'oral,  chef  de  la  maison  des  Guz- 
man d'Abrados.  C'est  à  ce  jeune  seigneur  et  aux  enfants  (|u'il  aura  de 
itia  fille  que  je  prétends  laisser  tous  mes  biens,  et  les  anne.xer  au  titre 
de  comte  d'Olîvarés,  auquel  je  joindrai  la  grandesse  ;  de  manière  que 
mes  petits-fils  et  leurs  descendants  sortis  de  la  branche  d'Abrados 
et  de  celle  d'Olivarés  passeront  pour  les  aînés  de  la  maison  de 
Guzman. 

Eh  bien!  Santillane,  ajoula-t-il,  n'approuvcs-tu  pns  mon  dessfin? 
Pardonnez-moi,  monseigneur,  lui  répondis-je;  ce  projet  est  digne  du 
génie  qui  l'a  formé;  mais  qu'il  me  soit  permis  de  représenter  une  chose 
a  Votie  Excellence  sur  celte  disposition.  Je  crains  que  le  duc  de  Médina 
Sidonia  n'en  murmure.  Qu'il  en  murmure  s'il  veut,  reju-it  le  minisire, 
je  m'en  mets  fort  peu  en  peine.  Je  n'aime  point  sa  branche,  ([ui  a  usurpé 
sur  celle  d'Abrados  le  droit  d'ainesse  et  les  litres  qui  y  sont  attaches. 
Je  serai  moins  sensible  à  ses  plaintes  (pi'au  chagrin  qu'aura  la  marquise 
de  Carpio.  ma  sœur,  do  voir  échapper  ma  lille  à  son  fils.  Mais,  après 
tout,  je  veux  me  .satisfaire,  et  don  IWniire  l'emportera  sur  ses  rivaux  : 
c'est  une  chose  décidée. 

Le  comlc-duc,  m'ayant  appris  celte  résolution,  ne  l'exécuta  pas  sans 
donner  une  nouvelle  marque  Je  sa  |iolitiquc  singulièie.  Il  présenta  un 
mémoire  au  roi  pour  le  jnier,  aussi  bien  (pie  la  reine,  de  vouloir  bien 
marier  eux-niêmes  sa  fille,  en  leur  exposant  les  qualités  des  seignenis 

2ui  la  recherchaient,  et  s'en  reiuellanlenliércment  an  choix  que  feraient 
enrs  Maje-tés  ;  mais  il  ne  laissait  |i;is,  en  parlant  du  marquis  de  forai, 
de  faire  connaître  que  c'ét.ait  celui  de  tous  qtii  lui  étail  le  jdus  agréable. 
Aussi  le  roi,  qui  avait  une  complaisance  aveugle  pour  son  ndnislre,  lui 
fit  celte  réponse  :  «  Je  crois  don  Itamire  de  Nunez  digne  de  dona  Maria  : 
«  cependant  choisisstz  vous-même.  Le  parti  qui  vous  conviendra  le 
«  mieux  sera  celui  qui  me  jdaira  davaniagc.  Le  Roi.  » 

Le  ministre  alTecla  de  mouhér  celle  réponse  ;  et,  feignant  de  la  re- 
garder comme  un  ordre  du  pri  ce,  il  se  hàla  de  marier  sa  fille  au  mar- 
quis di'  Tornl.  Ce  mariage  précipiié  pi  pin  vivement  h  marquKe  de  Cir- 
pio,  de  même  ([ue  toii.s  les  Gnznians  qui  s'étaient'  llattés  de  l'espéiaiice 
d'épouser  dona  .Maria.  Néanmoins  les  uns  cl  les  antres,  ne  (pouvant  em- 
pêcher cette  union,  affectèrent-  de  la  c  lébrer  avec  les  jdiis  grandes  dé- 
mouslralions  de  joie.  On  eùl  dit  que  tout  ■  la  famille  en  était  cli.irinée  ; 
mais  les  méconlents  furent  bientùt  wifgés  d'une  manière  liés-cruelle 
|iour  le  comte  duc.  Dona  Maria  accoucha  an  llonl  de  dix  mois  d'une  fifle 
qui  mourui  en  naissant,  et  peu  de  jours  après  elle  fut  ellc-niéhic  la  vie- 
lime  do  sa  coui-he 


Quille  r  ertè  founin  père  qui'  n'avait  ronr  ainsi  dii'tr,  de.s  ypnrqiie 
jour  sa  lille,  et  qui  vni,Mii  avorter  paiil.-i  It'  dessein  d'ôlcr'  le  droft  d'àl- 
iiésîie  S  la  brantltc  (te  BKdhia  Sidotii»!  H-cii  fut  si  ptuilrt,  ({u'iis'cu-' 


ferma  pendant  quelques  jours,  et  ne  voulut  voir  personne  que  nmi.  qui, 
me  conformant  à  sa  vive  douleur,  parus  aussi  louché  que  lui.  1!  faiil  dire 
la  vérité,  je  me  servis  de  cette  occasion  pourdonner  de  nouvelles  larmes 
à  la  mémoire  d'Autonia.  Le  rapport  que  sa  mort  avait  avec  celle  de  la 
marquise  de  Toral  rouvrit.nne  pbiJe  mal  fermée,  et  me  mit  si  bien  en  traiii 
de  m'aflliger,  que  le  ministre,  tout  accablé  qu'il  élait  de  sa  propre  doii- 
■leiir,  fut  fiappé  de  la  mienne.  Il  étail  étonné  de  me  voir  entrer,  comme 
je  faisais,  dans  ses  chagrins.  Gil  Blas,  me  dit-il  un  jour  que  je  lui  parus 
plongé  dans  une  tristesse  mortelle,  c'est  une  as.sez  douce  consolation 
pour  moi  d'avoir  un  confident  si  sensible  à  mes  peines.  Ali  I  monsei- 
giienr,  lui  ré|iondis-je  en  lui  fai.sant  tout  l'honneur  de  mon  affliction,  il 
faudrait  que  je  fusse  bien  ingrat  et  d'un  natm-el  bien  dur,  si  je  ne  les 
semais  |ias  vivement.  Puis-je  penser  que  vous  pleurez  nue  fille  d'un 
mérite  aeconi|ili,  et  que  vous  aimiez  si  tendrement,  sans  mêler  mes 
pleurs  aux  vô!res?  Non.  monseigneur,  je  suis  trop  plein  de  vos  bontés, 
pour  ne  jiartager  pas  toute  ma  vie  vos  plaisirs  et  vos  ennuis. 


CnAriTRE  X. 


Cil  Blas  rencontre  par  liasard  le  poêle  Nunez,  qui  lui  apprend  qu'il  a  fait  une  tragédie  qui 
don  iUf.  incessannm-iu  repiéHniee  sur  le  tiicâtre  du  prince.  Du  aiallicureux  suci.6s  de 
celte  pièce,  et  du  Ixiutieur  élunuaul  duul  il  fut  suivi. 


Le  ministre  commençait  à  se  consoler,  et  moi,  par  conséquent,  ri 
reprendre  ma  bonne  humeur,  lorsqu'un  soir  je  sortis  tout  seul  en 
carrosse  pour  aller  à  la  [iroinenade.  Je  rencontrai  en  chemin  le  poète 
des  Asturies,  que  je  n'avais  pas  revu  depuis  sa  sorlie  de  l'Iiôiiital. 
11  élait  fort  |iropremeiit  vêtu.  Je  l'appelai,  je  le  fis  mouler  dans 
mon  carrosse,  et  nous  nous  promenâmes  ensemble  dans  le  pré  Saint- 
Jéiôme. 

Monsieur  Nunez,  lui  dis-je,  il  est  heureux  pour  moi  de  vous  avoir 
rencontré  jiar  hasard;  sans  cela  je  n'aurais  pas  le  plai.-ir  que  j'ai  de... 
l'oint  de  reproches ,  Santillane,  interrompit-il  avec  précipitation,  je 
t'avouerai  de  bonne  foi  i[ne  je  n'ai  p.is  voulu  l'aller  voir:  je  vais'l'cn 
dire  la  raison.  Tu  m'as  promis  un  bon  poste,  pourvu  que  j'abiurasse  la 
poésie;  et  j'en  ai  trouvé  un  très-solide,  à  condition  ipie  je  ferai  des 
vers.  J'ai  accepté  ce  dernier  comme  le  plus  convenable  à  mou  humeur' 
Uii  de  mes  amis  m'a  placé  au(irés  de  don  BsTliand  Gomez  del  liibero,' 
trésorier  des  galères  du  roi.  Le  don  Bertrand,  qui  voiilaii  avoir  un  bei 
esprit  à  ses  gaines,  ayant  trouvé  ma  versification  trés-brillante,  m'a 
choisi  préférablemenl  à  cinq  ou  six  auteurs  qui  se  présentaient' iioar 
remplir  l'emploi  de  secrétaire  de  ses  coimnandeineHts. 

Jen  suis  ravi,  mon  cher  Fabrice,  lui  dis-je;  car  ce  don  Bertrand  est 
apparemment  fort  riche.  Comment,  riche  !  me  répondit-il,  on  dil  (lu'il 
ignore  lui-mènie  jusqu'à  quel  point  il  l'est.  Quoi  qu'il  cn'soil,  vo'ci  en 
quoi  consiste  l'emploi  que  j'occupe  chez  lui.  Comme  il  .se  pique  d'être 
galant,  et  qu'il  veul  passer  pour  un  homme  d'esprit,  il  est  en  commerce 
de  lettres  avec.plusiiurs  dames  fort  spirituelles,  et  je  lui  prêle  ma  plume 
pour  comiioser  des  billets  rem|ilis  de  sel  et  d'agiéi'iient.  J'écris  à  l'une 
en  vers,  à  l'autre  en  prose,  et  je  porte  ([uelqucfuis  les  lettres  moi-même 
jiour  faire  voir  la  mulliplicilé  de  mes  talents.  '. 

Mais  tu  ne  m'apprends  pas.  lui  dis  je,  ce  que  je  souhaite  le  plus  de 
savoir.  Ls-lu  bien  payé  de  tes  cpigrammcs  éjiislolaires  ?  Tros-rt|-as- 
semeiil,  repondit-il.  Les  gens  riches  ne  sont  pas  tous  généreux  et 
j'en  contiais  qui  saut  de  francs  vilains:  mais  don  Bertrand  en 'uso 
avec  moi  lorl  noblement.  Outre  deux  cents  |nslolcs  de  e.vcs  fixes 
je  reçois  de  lui  d  •  temps  en  temps  de  petites  gratiiications;  ce  q'iii'me 
met  en  état  de  faire  le  seigneur,  et  de  bien  pas.ser  mon  temps  avec  quel- 
ques auteurs  ennemis  comme  moi  du  chagrin.  Au  reste,  repris-je  ton 
trésorier  a-t-il  assez  de  goût  pour  sentir  lès  beautés  d'un  ouvrage  d'es- 
prit, et  pour  en  apercevoir  les  défauts?  Oli  que  non!  me  répondit  Nu- 
nez; quoiqu'il  ait  un  babil  imposant,  ce  n'e.st  point  nu  conniissciir.  Il  ne 
laisse  pas  de  se  donner  pour  nu  Turpit.  Il  décide  hardiment,  et  soutient 
son  0]iiuiOn  d'un  ton  si  haut  et  avec  tant  d'opiniàtnaé,  que  [c  plus  sou- 
vent, lorsqu'il  dispute,  on  est  obligé  de  lui  céder,  p»ur  éviter  une 
grêle  de  traits  désobligeants  dont  it  a  coutume  d'aocabler  ses  contra- 
dicteurs. 

Tu  peux  croire,  poursuivit-il,  que  j'ai  grand  soin  de  ne  le  contredire 
jamais,  qtielipie  sujet  qu'il  m'en  dimiic;  car,  outre  les  épi;hctes  désa- 
gréables tpic  je  ne  inamiuerais  pas  de  m'altirer,  je  pourrais  l'<irt  bien  me 
laire  mettre  à  la  porte.  J  ,v|iproiivL'  donc  prudemment  ce  qu'il  loue,  et  je 
désapjir.  uve  de  même  tout  ce  qu'il  trouve  mauvais,  l'ar  cette  coinplai- 
sauce,  q.ui  ne  me  coûte  guère,  pos.sédant,  comme  je  f.iis,  l'art  di;  m'ac- 
commoder  au  caractère  des  personnes  qui  me  sont,  utiles,  j'ai  aagné 
l'islime  et  1  amitié  de  mon  patr-m.  Il  m'a  engagé  à  compo.se'r  une  tra- 
gédie, dont  il  m'a  donné  l'idée.  Je  l'ai  faite  soùs'scs  yeux,  el  si  elle  réus- 
sit, je  devrai  à  ses  hiiiis  avis  une  pai  tie  de.  ma  gloire. 

Je  deinaïKl.li  à  notre  prête  le  titre  de  sa  tragédie.  C'est,  répoiidil-il  le 
Comlc  (le  Sutdtignc.  Cette  pièce  sera  représentée  dans  trois  jours  sur  le 
théâtre  du  priiic<'.  Je  souhaite,  lui  répliquai-jc,  qu'elle,  ait  une  ^'laiule 
KUissile,  elj'ai  as.-cz  bonne  opinimi  de  ton  génie  pour  res(>«rer.  Je  l'es- 
père bien  aussi,  me  dit-il  ;  mais  il  n'y  a  point  d'csiiérancc  jdus  nom- 


<n 


GIL  BLAS. 


peuseque  celle-hi.  l.iiit  les  auli'nrs  sont  iiicerlaiiis  Jo  révénenient  d'un 
ouvr.v^e  draniatifiue  ;  Ions  les  jours  ils  y  sont  trompés. 

EnCin  le  jonr  de  la  piemière  représenlation  je  ne  pus  aller  a  la  comé- 
die nionsei"neur  m'ayant  cliargé  d'une  commission  qui  m'en  empêcha. 
Tout  ce  qmf  je  pus  faire  fnt  d'y  envon/r  Scipion  pour  savoir  du  moins 
dè-i  le  soir  m^me  le  succès  d'uni'  pièce"  à  laquelle  je  m'inlércssais.  Après 
lavoir  impaliniiment  attendu,  je  le  vis  revenir  d'un  air  qui  me  fit  con- 
cevoir un  mauvais  présage.  Eli  bien  !  lui  dis-je,  comment  le  Comte  de 
Saldiign"  a-t-il  élé  reçu  du  public?  Fort  brutalement,  rcpondit-il  ; 
jamais  pièce  n'a  été  pîns  cruellement  traitée;  je  suis  sorti  indigné  de 
i'inso'ence  du  parterre.  Et  moi,  je  le  suis,  lui  répliquai-j".  de  la  fureur 
que  Nunez  a  de  composer  des  poèmes  dramaliiues.  fjuel  enrage!  fte 
f.mt-il  pas  qu'il  ait  perdu  le'  jugement,  pour  préférer  les  liures  ignomi- 
nieuses des  spectateurs  à  l'heureux  sort  que  je  puis  lui  faire?  C'est  ainsi 
tuie  iiar  amitié  je  pestais  contre  le  poète  des  Aslurics,  et  que  je  m'aflli- 
gcais  du  malhe-iir  de  .sa  pièce  pendant  qu'il  s'en  applaudissait. 

En  effet,  je  le  vis  deux  jours  après  entrer  chez  moi,  tout  transporté 
de  joie.  Sanlillaiie,  s'écria-l-il,  je  viens  te  faire  part  du  ravissement  où 
je  suis.  J'ai  faitma  fortune,  mon  ami,  en  faisant  une  mauvaise  pièce. 
Tu  sais  l'étrange  accueil  qu'on  a  fait  au  Cmile  de  Snldugne.  Tous  les 
spcctr.teurs  à  l'envi  se  sont  déchaînés  contre  lui  ;  et  c'est  à  ce  déchaine- 
ment  général  que  je  dois  le  bonheur  de  ma  vie. 

Je  fus  assez  étonné  d'entendre  i^arler  de  cette  manière  le  poète  JNunez. 
Comment  donc,  Fabrice,  lui  dis-je,  serait-il  possible  que  la  chute  de  ta 
tragédie  eut  de  quoi  justifier  ta  joie  immodérée? Oui,  sans  doule,  re- 
iioifdit-il  :  je  l'ai  déjà  dit  que  don  Bertrand  avait  mis  du  sien  dans  ma 
pièce;  par  conséquent  il  la  trouvait  excellente.  lia  été  outré  de  voiries 
spectateurs  d'un  senlimcnl  contraire  au  sien.  Nunez,  m'a-t-il  dit  ce  ma- 
tin, Victrix causa  Diisrlacuil,  sed  victa  Caloni.  Si  la  pièce  a  déplu  au 
public  en  récomiiensc  elle  me  pliil  à  moi,  et  cela  doit  te  suffire.  Pour 
te  consoler  du  mauvais  goùl  du  siècle,  je  te  donne  deux  mille  ecus  de 
rente  à  prendre  sur  tous  mes  biens;  allons  de  ce  pas  chez  mon  notaire 
en  passer  le  contrat.  Nous  y  avons  été  surle-cbamp  :  le  trésorier  a  signé 
l'acte  de  la  donation,  et  m'a  payé  la  première  année  d'avance... 

Je  félicitai  Fabrice  sur  la  malheureuse  destinée  du  Comte  de  Salda- 
qne  puisqu'elle  avait  tourné  au  profit  de  l'auteur.  Tu  as  bien  raison, 
conîinua-t-il,  de  me  faire  compliment  li-dessus.  Sais-tu  bien  qu'il  ne 
ijouvait  m'arriver  un  plus  arand  bonheur  que  d'avoir  déplu  au  parterre? 
Que  je  suis  heureux  d'avoir  été  sifllé  à  double  carillon  1  Si  le  public,  plus 
bénévole,  m'eut  honoré  de  ses  applaudissements,  à  quoi  cela  m'aurail-il 
i))ené?  Arien.  Je  n'aurais  tiré  de  mon  travail  (pi'une  somme  assez  mé- 
diocre, au  lieu  que  les  sifUets  m'ont  mis  tout  d'un  coup  à  mon  aise  pour 
le  reste  de  mes  jours. 


CHAPITRE  XI. 


SaiUill.ir.c  fail  donner  un  cmiiloi  à  i^cipion,  qui  pari  pour  l.i  Noiivdlc-Esp.isno. 


Mon  secrétaire  ne  regarda  pas  sans  envie  le  bonheur  inopiné  du  poëlo 
Nunez  :  il  ni'  cessa  de  m'en  iiarlcr  pendant  liuit  jours.  J'admire,  disait- 
il,  le  caprice  de  la  fortune,  qui  se  plaît  quelquefois  à  coiiihler  de  b'cns 
un  délcslalile  auteur,  tandis  qu'elle  £n  laisse  de  bons  dans  la  misère.  Je 
voudrais  bien  qu'elle  s'avisài  de  in'enrichir  aussi  du  soir  au  lendemain. 
Cola  pourra  bien  arriver,  lui  disais-je,  et  plus  lot  que  tu  ne  penses.  Tu 
es  ici  dans  son  temple  ;  car  il  me  semble  qu'on  peut  appeler  b:  temple  de 
la  fortune  la  maison  d'un  premier  ministre,  où  l'on  accorde  souvent  des 
grSces  qui  engraissent  tout  à  coup  ceux  qui  les  obtienneBt.  Cela  est  vé- 
ritable, monsieur,  me  répondit-il,  mais  il  faut  avoir  la  palience  de  les 
Sllendre.  Encore  une  fus,  Scipion,  lui  réidiquai-je,  sois  tranquille  ; 
peut-être  es-lii  sur  le  point  d'avoir  quelque  bonne  commission.  Effecli- 
vement  il  s'offrit  peu  de  jours  après  une  occasion  de  l'employer  utile- 
m  nt  au  service  du  comte-duc,  et  je  ne  la  laissai  point  échapper. 

Je  m'entielenais  un  matin  avec  don  Raimond  Cporis,  intendant  de  co 
iiremi'-r  ministre,  et  noire  conversalion  roulait  sur  les  revenus  de  Sou 
Excellence.  Monseigneur  jouit,  disail-il,  des  comniandcries  de  tous  les 
ordres  miliiaires,  ce  qui  lui  vaut  par  an  quarante  mille  écus;  el  il  n'est 
(lidigé  que  de  porter  la  croix  d'Aleantara.  De  |ilus,  ses  trois  charges  de 
L'raiid  chambellan,  de  grand  éciiyer,  et  de  grand  chancelier  des  Indes,  lui 
"rapporleni  deux  cent  mille  écus;  (  t  tout  cela  n'est  rien  encore  en  coin- 
pawison  des  sommes  immenses  qu'il  lire  des  Indes  :  savez-vous  bien  de 
quelle  manière?  Lorsque  les  vaisseaux  du  roi  partent  de  Séville  ou  de 
Li>bonne  pour  ce  iiays-!à,  il  y  fait  (uubarquer  du  vin,  de  l'huile  el  des 
"rains,  que  lui  fournit  .son  comté  d'Oliaiès;  il  ne  paye  point  de  port. 
Avec  cela  il  vend  dms  les  Indes  ces  marchandises  quatre  fois  plus 
qu'elles  ne  valent  en  Espagne;  cusiiile  il  en  emploie  l'argent  à  acheter 
aes  épiceries,  des  couleurs-,  cl  d'aulrrs  choses  ipi'on  a  presque  pour  rien 
dans  le  nouveau  monde,  et  qui  se  vendent  fnri  cher  en  Europe.  Il  a  déjà, 
par  ce  trafic,  g:  gué  plusieurs  millions  sans  faire  le  moimlie  l(nt  au  roi. 

Ce  qui  ne  doit  pas  vous  paraître  étonnant,  continua-t-il,  c'est  que  les 
personnes  employées  à  l'ùire  ce  commerce  reviennent  toutes  chargées  de 


richesses,  monseigneur  tiouvant  bon  qu  i 
les  siennes. 


l'a>senl  leurs  afraiit 


Le  fils  de  la  Coscolina,  qui  écoulait  notre  entretien,  no  put  entendre 
parler  ainsi  don  Raimond  sans  l'inlerrompre.  Parbleu  !  seigneur  Caporis, 
s'écria-l-il,  je  serais  ravi  d'être  une  de  ces  personnes-la  ;  'aussi  b:en  il  y 
a  longtemps  que  je  .sonhaile  de  voir  le  Mexique.  Votre  curiosité  sera 
bientôt  snlisfaile,  lui  dit  l'intendant,  si  le  seigneur  de  Santillnne  ne  s'op- 
pose point  à  voire  envie.  Quelque  délicat  que  je  sois  sur  le  choix  des 
gens  que  j'envoie  aux  Indes  faire  ce  trafic  (  car  c'est  moi  qui  les  choisis) 
je  vous  melliaî  aveuglément^  sur  mon  registre,  si  votre  maître  le  veut! 
Vous  me  ferez  plaisir,  dis-je  à  don  Raimond,  donnez-moi  cette  marqué 
d'amitié.  Scipion  est  un  garçon  que  j'aime,  d'ailleurs  Irés-întelligenl,  et 
tjui  se  gouvernera  de  façon  qu'on  n'aura  pas  le  moindre  reproche  à  lui 
laire.  En  un  mot,  j'en  réponds  comme  de  moi-même. 

Cela  suffit,  reprit  Caporis,  il  n'a  qu'à  se  rendre  incessamment  à  Sé- 
vi.le;  les  vaisseaux  doivent  mettre  à  la  voile  dans  un  mois  pour  les  Indes. 
Je  le  chargerai,  à  son  départ,  d'une  lettre  pour  un  homme  qui  lui  don- 
nera tontes  les  instructions  nécessaires  pour  s'enrichir,  sans  portcfr  au- 
cun préjudice  aux  intérêts  de  Son  Excellence,  qui  doivent  être  sacrés 
pour  lui. 

Scipion,  charmé  d'avoir  cet  emploi,  se  hâta  de  partir  pour  Séville  avec 
mille  écus  que  je  lui  comptai,  pour  acheter  dans  l'Andalousie  du  vin  et 
de  l'huile,  et  le  mettre  en  état  de  trafiquer  pour  son  compte  dans  les 
Indes.  Cependant,  tout  ravi  qu'il  élail  de  l'aire  un  voyage  dont  il  espé- 
rait tirer  tant  de  profit,  il  ne  put  me  quitter  sans  répâu'j relies  pleurs  ; 
et  je  ne  vis  pas  de  sang-Iroid  son  départ. 


CHAPITRE  XII. 


Don  Alplionse  do  Lcyva  vient  il  Madrid;  ni^Uif  de  so3  voyage.  Del'a  ll.cliou  qu'oui  Gil  Blas, 
et  ilo  lu  joio  qui  la  suivii. 


A  peine  eus-je  perdu  Scipion,  qu'un  page  du  ministre  m'apporta  un 
billet  qui  contenait  ces  paroles  :  a  Si  le  seigneur  de  Sanlillaue  veut  se 
«  donner  la  peine  de  se  rendre  à  l'image  Saint-Gabriel,  dans  la  rue  de 
«  Tolède,  il  y  verra  un  de  ses  meilleurs  amis.  » 

Quel  peut  être  cet  ami  qui  ne  se  nomme  point?  dis-je  en  moi-même. 
Pourquoi  me  cache-t-il  son  nom  ?  Il  veut  apparemment  me  cau.ser  le  plaisir 
de  la  surprise.  Je  sortis  sur-le-champ,  je  juis  le  chemin  de  la  rue  de  Tolède; 
et,  en  arrivant  au  lieu  marqué,  je  ne  fus  pas  peu  étonné  d'y  trouver  don 
Alphonse  de  Leyva.  Que  vois-je  !  m'écriai -je.  Vous  ici,  seigneur.  Oui, 
mon  cher  Gil  Blas,  rc|iondit-il  en  me  serrant  étroitement  entre  seip  bras, 
c'est  don  Alphonse  lui-même  qui  s'offre  à  votre  vue.  Eh  !  qui  vous  amène 
à  M.idrid?  lui  dis  je.  Je  vais  vous  surprendre,  me  repartit-il,  et  vous 
.ifllif^er,  en  vous  apprenant  le  sujet  de  mon  voyage.  On  m'a  ôté  le  gou- 
venienienlde  Valence,  el  le  premier  ministre  me  mande  à  la  cour  pour 
rendre  compte  de  ma  conduite.  Je  demeurai  un  quart  d'heure  dans  un 
slu[)ide  silence;  puis,  reprenant  la  parole,  De  quoi,  lui  dis-je,  vous  ac- 
cuse-l-on?  Il  faut  bien  que  vous  ayez  fail  quelque  cho.se  inipiudemment. 
J'impute,  répondit-il,  ma  disgrâce  à  la  vislle  que  j'ai  faite,  il  y  a  trois 
semaines,  au  cardinal  duc  de  Lcrme,  qui  depuis  un  mois  est  relégué 
dans  son  chàlcau  de  Dénia. 

Oh  vraiment,  interrompis-je,  vous  avez  raison  d'attribuer  votre  mal- 
heur à  celle  visiie  indiscrète  1  n'en  cherchez  point  la  cause  ailleurs;  el 
permettez-moi  de  vous  dire  i|ue  vous  n'avez  pas  consulté  voire  pru- 
dence ordinaire  lorsque  vous  avez  élé  voir  ce  ministre  disgracié.  La 
faute  en  est  faîte,  me  dit-il,  et  j'ai  pris  de  bonne  grâce  mou  [larli  :  je 
vais  me  retirer  avec  ma  famille  au  château  de  Leyva,  où  je  passerai  dans 
un  profond  repos  le  reste  de  mes  jours.  Tout  ce  qui  me  fail  de  la  peine, 
ajoula-t-il,  c'est  d'être  obligé  de  paraîlre  devant  un  superbe  ministre  qui 
pourra  me  recevoir  peu  gracieusement.  Quelle  morlilicalion  pour  un 
Espagnol!  Cependant  c'est  une  nécessité;  mais  avant  que  de  m'y  sou- 
niellre,  j'ai  voulu  vous  pader.  Seigneur,  lui  dis-je,  laissez  moi  faire;  ne 
vous  présentez  pas  devant  le  minisire,  que  je  n'aie  su  auparavant  do 
quoi  l'on  vous  accuse;  le  mal  n'est  peut-être  pas  sans  remède.  Quoi  qu'il 
en  soit,  vous  trouverez  bon,  s'il  vous  plaît,  que  je  me  donne  pour  vous 
tous  les  mouvciiienls  qu'exigent  de  moi  la  reconnaissance  et  l'amitié.  A 
ces  mois,  je  le  laissai  dans  son  hôtellerie,  en  l'assurant  ((u'il  aurait  in- 
cessamment de  mes  nouvelles. 

Comme  je  ne  me  mêlais  plus  d'affaires  d'Etat  depuis  les  deux  mémoires 
dont  il  a  été  fait  une  si  éloquente  mcnliou,  j'allai  trouver  Carnero,  pour, 
lui  demander  s'il  était  vrai  qu'on  eût  Ole  a  don  Alphonse  de  Leyva  le 
gouvernement  de  la  ville  de  \  alence.  11  me  répondit  que  oui,  mais  qu'il 
en  ignorait  la  raison.  Là-dessus,  je  pris  sans  balancer  hi,  résolution  de 
m'aiïresser  à  inonseigntnr  même  pour  apprendre  de  sa  propre  bouche 
les  s'ijels  qu'il  pouvait  avoir  de  se  plaindre  du  fils  de  don  César. 

J'éiais  si  pénélié  de  ce  fâcheux  évi'uienienl,  que  je  n'eus  pas  besoin 
d'afl'eclcr  un  air  de  tristesse  pour  l'arailie  atriigi'  aux  yeux  du  cuinte-duc. 
Qu'as-lu  doue,  Santillane?  me  dit-il  aussilùl  (ju'il  me  vil.  J'aperçois  sur 
ton  vis.ige  une  impression  de  chagrin;  je  vois  même  presque  des  larui.es 
prêtes  à  couler  de  tes  yeu.x.  Qu'est-ce  que  cela  signilic?  ne  me  déguise 


GIL  BLAS. 


liX 


linn.  Onelqu'uii  t'aiirait-il  fait  quelque  offense?  Parle,  lu  seras  hientôl 
vfiiso.  Moiisei^'iieiir,  lui  répondis-je  en  pleurnnt,  quand  je  voudrais  vous 
carlier  ma  douleur,  je  ne  le  pourrais  pas  :  je  suis  au  désespoir.  Ou  vient 
de  uie  dire  C|ue  don  Alphonse  de  Leyva  n'est  plus  gouverneur  de  Va- 
lence ;  on  ne  jiouvail  m'annoncer  une  nouvelle  plus  capalde  de  me  cau- 
ser une  mortelle  allliction.  Que  dis-tu,  Gil  Hlas,  reprit  le  ministre, 
étonné;  quel  intérêt  pen.^-tu  jjrendre  à  ce  don  Alphonse  et  à  son  gou- 
vernement! Alors  je  lui  fis  un  détail  des  ohligations  que  j'avais  au.x  sei- 
gneurs do  Leyva;  ensuite,  je  lui  racontai  de  quelle  façon  j'avais  obtenu 
du  duc  de  Lerme,  pour  le  lils  de  don  César,  le  gouvernenieul  dont  il  s'a- 
gissait. 

Quand  Son  Excellence  m'eut  écouté  jusqu'au  bout  avec  une  attention 
jilcine  de  bonté  pour  moi,  il  me  dit  :  Essuie  tes  jileurs,  mon  ami.  Outre 
que  j'ignorais  ce  que  tu  viens  de  m'apprendre,  je  t'avouerai  ipie  je  re- 
gardais don  .Alphonse  comme  une  créature  du  cardinal  de  Lermc.  Je  te 
mets  à  ma  place  :  la  visite  qu'il  a  faite  à  celte  Eminencc  ne  le  l'aurait-il 
pas  rendu  suspect?  Je  veux  bien  croire  pourtant  qu'ayant  été  pourvu  de 
son  emp'oi  par  ce  ministre,  il  peut  avoir  fait  cette  démarche  par  un  |iur 
mouvement  de  recomiaissance,  et  je  la  lui  pardonne.  Je  suis  fâche  d'a- 
voir di  placé  un  homme  qui  le  devait  son  poste;  mais  si  j'ai  détruit  ton 
ouvrage,  je  puis  le  réparer.  Je  veux  même  encore  plus  faire  pour  toi  que 
le  duc  de  Lernie.  Don  Alphonse,  ton  ami,  n'était  que  gouverneur  de  la 
ville  de  Valence,  je  le  fais  vice-roi  du  royaume  d'Aragon  ■  c'est  ce  que 
je  te  )ierniets  de  lui  faire  savoir,  et  tu  peux  lui  mander  de  venir  prêter 
serment. 

Lorsque  j'eus  entendu  ces  paroles,  je  passai  d'une  extrême  douleur  à 
un  excès  de  joie  qui  me  troubla  l'esprit  A  un  point,  qu  il  y  parut  au  re- 
mereiment  i|ue  je  lis  à  monseigneur  :  mais  le  désordre  de  mon  discours 
ne  lui  déplut  point;  et,  comme  je  lui  appris  que  don  Alphonse  était  a 
Madrid,  il  me  dit  ([ueje  pouvais  le  lui  présenter  ce  jour-là  même.  Je  cou- 
I  ns  aussitôt  à  l'image  de  Saint-Gabriel,  oii  je  ravis  le  lils  de  don  César  en 
lui  annonçant  son  nouvel  emploi.  Il  ne  pouvait  croire  ce  que  je  lui  disais, 
tant  il  avait  de  peine  à  se  persuade]-  que  le  premier  mmistre,  quelque 
aiiiilié  qu'il  eût  pour  moi,  fut  capable  des  donner  des  vice-royaulés  à 
ma  considération.  Je  le  menai  au  comte-duc,  qui  le  reçut  1res  poliment, 
et  >|ui  lui  dit  :  Don  Alphonse,  vous  vous  êtes  si  bien. conduit  dans  voire 
gouvernement  de  la  ville  de  Valence,  que  le  roi,  vous  jugeant  propre  à 
remplir  une  plus  grande  place,  vous  a  jiommé  à  la  vice-royauté  d'Ara- 
gon. Celle  dignité,  ajouta-t-il,  n'est  ptint  au-dessus  de  votre  naissance, 
fl  la  noblesse  aragonaise  ne  saurait  murmurer  contre  le  choix  de  la 
cour. 

Son  Excellence  ne  fit  aucune  mention  de  moi,  et  le  public  ignora  la 
]iait  que  j'avais  à  celle  affaire;  ce  qui  sauva  don  Alphonse  et  le  mi- 
nistre des  mauvais  di.scours  qu'on  aurait  pu  tenir  dans  le  monde  sur  un 
vice-roi  de  ma  façon. 

Silôt  que  le  fils  de  don  César  fut  sur  de  son  fait,  il  dépêcha  un  exprés 
li  Valence  pour  en  informer  son  père  et  Séraphine,  qui  se  rcndireni  bien- 
tôt à  Madrid.  Leur  premier  soin  fui  de  me  venir  trouver  |iour  m'accabler 
de  rcinerciments  Quel  speclacle  touchant  et  glorieux  pour  moi,  de  voir 
lis  trois  jiersonnes  du  monde  qui  m'étaient  les  pluschéies  m'embrasser 
à  l'envi  !  Aussi  sensible  à  nma  zèle  el  à  mon  affection  qu'à  l'honneur  que 
le  poste  de  vice  roi  allait  faire  rejaillir  sur  leur  maison,  ils  ne  iioiivaient 
se  lasser  de  me  tenir  des  disronrs  reconnaissants.  Ils  me  parlaient  même 
comme  s'ils  eussent  parlé  à  un  homme  d'une  condition  égale  à  la  leur; 
il  semblait  qu'ils  eussent  oublié  qu'ils  avaient  été  mes  maîtres;  ils 
croyaieni  ne  pouvoir  me  ténioigiu'r  assez  d'ainitié.  Pour  supprimer  les 
circonslanci's  inulihs,  don  Alphonse,  après  avoir  reçu  ses  patentes,  re- 
mercié le  roi  et  son  ministre,  et  prêté  le  serment  ordinaire,  partit  de 
Madrid  avec  sa  famille,  jiour  aller  élablir  son  séjour  à  Saragosse.  Il  y  lit 
son  entrée  avec  toute  la  magnificence  imaginable;  el  les  Aragonais  firent 
connaitre  par  leurs  acclamations  que  je  leur  avais  donné  un  vice-roi  qui 
leur  était  iort  agréable. 


CHAPITRE  XIII. 


Cil  Blas  reiicunlrc  eUcz  le  roi  don  Gaston  de  Cogollos  el  don  André  de  Tnrdésillas;  où  ils 
allèrent  tous  (rois,  l-'iii  de  i'hisloire  de  don  Gaston  et  de  dona  flelena  de  Galislo.  ^tuel 
servia'  Sanilllaiie  rendit  à  Tordesillas. 


Je  nageais  dans  la  joie  d'avoir  si  heureusement  changé  en  vice-roi  un 
gouverneur  déplacé;  les  scigneirrs  de  Leyva  même  en  étaient  moins 
ravis  que  moi.  J  eus  bientôt  encore  une  autre  occasion  d'employer  mon 
crédit  pour  un  ami  ;  ce  que  je  crois  devoir  rapporter  pour  faire  connai- 
tre ii  mes  lecteurs  (|ne  je  n'étais  plus  ce  même  Gil  Dlas  qui,  sous  le  mi- 
nistère précédent,  vendait  lis  gnicesde  la  cour. 

J'étais  nu  jour  dans  ranlirliainbre  du  ini,  ou  je  m'entretenais  avec 
des  seigneurs  qui,  me  connaissant  pour  un  homme  chéri  du  iiremier  mi- 
nistre, ne  dédaignaienl  pas  ma  conv^'isatioii.  J'api'iç'is  dans  la  foule  don 
(;.islon  de  Cogollos,  ce  prisonnier  d'Elat  une  j'avais  |,lis^é  dans  la  lonr  de 
Ségovie.  Il  était  avec  le  cliiilelain  don  .\inlré  de  'foidésillas.  Je  quitlai 
voionlieis  ma  compajjnic  pour  aller  embrasser  ces  deux  amis.  S'ils  tmciil 


étonnés  de  me  revoir  là,  je  le  fus  bien  davantage  de  les  y  rencontrer. 
Après  de  vives  accolades  de  part  et  d'autre,  don  Gaston  me  liit  :  Seigneur 
de  Santillane,  nous  avons  bien  des  questions  à  nous  faire  mntuellenienl, 
el  nous  ne  sommes  pas  ici  dans  un  lieu  commode  pour  cela  :  permettez 
que  je  vous  emmène  dans  un  endroit  ou,  le  seigneur  Tordésillas  et  moi, 
nous  serons  bien  aise  d'avoir  avec  vous  un  long  entretien.  J'y  consentis; 
nous  fendîmes  la  presse,  el  nous  sortîmes  du  palais.  Nous  trouvâmes  le 
carrosse  de  don  Gaston  qui  l'atlendait  dans  la  rue;  nous  y  montâmes 
tous  trois,  et  nous  nous  rendîmes  à  la  grande  place  du  marché  on  se 
font  les  courses  de  taureaux.  Là  demeurait  Cogollos,  dans  un  fort  bel 
holel. 

Seigneur  Gil  Blas,  me  dit  dm  André  lorsque  nous  fûmes  dans  une 
salle  magnifiquement  meublée,  il  me  semble  (|u'à  voire  départ  de  Ségo- 
vie vous  baissiez  la  cour,  et  que  vous  éliez  dans  la  résolution  de  vous  en 
éloigner  pour  jamais.  C'était  en  effet  mon  dessein,  lui  répondis-je;  et 
tant  qu'a  vécu  le  feu  roi,  je  n'ai  pas  changé  de  sonlinient;  mais  quand 
j'ai  su  que  le  prince  son  fils  était  sur  le  trône,  j'ai  voulu  voir  si  le  nou- 
veau monar(|ue  me  reconnaîtrait.  Il  m'a  reconnu,  et  j'ai  eu  le  bonheur 
d'en  êlre  reçu  favorablement;  il  m'a  recommandé  lui-même  au  premier 
ministre,  ipii  m'a  pris  en  amitié,  et  avec  qui  je  suis  beaucouji  mieux 
que  je  ne  l'ai  jamais  été  avec  le  duc  de  Lerme.  Voilà,  soigneur  don 
André,  ce  que  j'avais  à  vQUs  apprendre.  Et  vous,  dites-moi  si  vous  êtes  • 
toujours  châtelain  de  la  tour  de  Ségovii!.  Noij  vraiment,  me  répondit-il; 
le  comte-duc  en  a  mis  un  autre  a  ma  place.  Il  m'a  cru  apparemment 
tout  dévoilé  à  son  prédécesseur.  El  moi,  dît  alors  don  Gaston,  j'ai  été 
mis  en  liberté  par  une  raison  contraire  :  le  premier  n'a  pas  sitôt  su  que 
j'étais  dans  les  pri.sons  de  Ségovie  parordre  du  duc  de  Lerme,  qu'il  m'en 
a  fait  sortir.  Il  s'agit  à  présent,  seigneur  Gil  Blas,  de  vous  conter  ce  qui 
m'est  arrivé  ilc|iuis  que  je  suis  libre. 

La  première  chose  que  je  fis,  ponrsuivil-il,  après  avoir  remercié  don 
André  des  altenlioiis  qu'il  avait  eues  pour  moi  pondant  ma  prison,  fut  de 
me  rendre  à  Madrid.  Je  me  présentai  devant  le  comte  duc  d'Olivarés, 
qui  me  dit  :  Ne  craignez  pas  que  le  malheur  qui  vous  est  survenu  lasse 
\i:  moindre  tort  à  voire  réputation;  vous  êtes  pleinement  justifié  :  je 
suis  d'autant  )ilus  assuré  de  votre  innocence,  que  le  marquis  do  Vill.i- 
réal,  dont  on  vous  a  soupçonné  d'être  complice,  n'était  pas  coupable. 
Quoiqni^  Portugais,  el  parent  même  du  duc  de  Bragance,  il  est  moins  dans 
ses  intérêts  que  dans  ceux  du  roi  mon  maître  On  n'a  donc  point  du 
vous  faire  un  crime  de  votre  liaison  avec  ce  marquis;  et  pour  répirer 
rinjiistioo  (pion  vous  a  faite  en  vous  accusant  de  trahison,  le  roi  vous 
donne  une  lieutcnance  dans  sa  garde  espagnole.  J'acceptai  cet  emploi, 
en  suppliant  Sou  Excellence  de  me  permettre,  avant  d'eniror  en  exer- 
cice, d'aller  a  Coria  pour  y  voir  dona  Eléonor  de  Laxarilla,  ma  tante. 
Le  ministre  m'accmda  un  mois  pour  faire  ce  voyage,  elje  pa' lis  accom- 
pagné d'un  seul  laquais. 

Nous  avions  déjà  passé  Colménar,  el  nous  étions  engagés  dans  un 
clicmin  creux  entre  deux  montagnes,  quand  nous  aperçûmes  un  cava- 
lier qui  .se  défenilail  vaillamment  contre  trois  hommes  (piî  ratlai[uaicnt 
tous  ensemble.  Je  ne  balançai  point  à  le  secourir;  je  nio  liàtai  do  le  join- 
dre, elje  me  mis  à  son  côté.  Je  remaniuai,  en  me  ballant,  que  nos  en- 
nemis étaient  masqués,  et  que  nous  avions  affaire  à  de  vigoureux  spa- 
dassins. Cependant,  malgré  leur  force  et  leur  adresse,  nous  dcnieurânies 
vain(|ueurs  :  je  perçai  un  des  trois;  il  tomba  de  cheval,  et  les  deux  au- 
tres prirent  la  fuite  à  l'instant.  Il  esl  vrai  que  la  vicloire  ne  nous  fut 
guère  moins  funeste  qu'au  malheuronx  que  j'avais  tué,  puisque,  après 
l'action,  nous  nous  lionvânies,  mon  compagnon  et  moi,  clangcronsemont 
blessés.  Mais  représentez-vous  iiuclle  fut  ma  surprise,  lorsque  dansée 
cavalier  ji'  locounns  Combados,  le  mari  de  dona  llob'iia.  Il  ne  fut  pas 
moins  étonné  de  voir  que  j'étais  son  défensenr.  Ah!  don  Gaston,  s'écria- 
l-il,  quoi  !  c'est  vous  qui  venez  me  secourir?  Quand  vous  avez  si  géné- 
reusement pris  mon  parti,  vous  ignoriez  que  c'était  celui  d'un  homme 
qui  vous  a  enlevé  votre  maîtresse.  Je  l'ignorais  en  elTol,  lui  i-époiulis-jo; 
mais  quand  je  l'aurais  su,  pensez-vous  (pie  j'eu.ssc  balanoo  à  faire  ce  que 
j'ai  l'ail?  Jugeriez-vous  assez  mal  de  moi  pour  me  croire  une  âme  si 
basse?  Non,  non,  reprit-il,  j'ai  meilleure  opinion  de  vous;  et,  si  je  imnirs 
des  blessures  que  je  viens  de  recevoir,  je  sonhaile  (|no  les  vôlres  ne 
vous  enqiêcheni  point  de  profiler  de  ma  mort.  Combados,  lui  disje, 
ipioique  je  n'aie  pas  encore  oublié  dona  lléléna,  sachez  (pie  je  ne  désire 
point  sa  possession  aux  dépens  de  votre  vie;  je  m'applaudis  même  d'a- 
voir C(Milrîbué  à  vous  sauver  des  coups  de  Irois  assassins,  pui.squ'en  cela 
j'ai  fait  une  action  agréable  à  voire  épou.se. 

l'endanl  que  nous  nous  parlions  de  celle  sorte,  mon  laquais  descendit 
de  cheval;  et,  s'étani  approché  du  cavalier,  (pii  était  élomlii  sur  la  pous- 
sière, il  lui  ôla  son  masque,  et  nous  frt  voir  des  traits  ipii>  (;omlia(los  re- 
connut d'abord  C'est  Capiara,  s'écria-t-il,  ce  perfide  cousin  ipii,  de 
dépit  d'avoir  maiii|ué  une  riche  succession  (pi'il  m'avait  injustement  dis- 
putée, nourrissait  do|iuis  longtemps  le  désir  do  m'assassinor,  et  avait 
enfin  choisi  ce  jour  pour  le  satisfaire;  mais  le  ciel  a  permis  qu'il  ait  été 
la  victime  de  son  attentat. 

(Cependant,  nolro  sang  coulait  à  bon  compte,  et  nous  nous  affaiblis- 
sions à  vue  d'd'il.  Nr-anmoins.  tout  blessés  ipie  nous  étions,  lions  eûmes 
la  fureo  do  gagner  le  bourg  de  Mllari'jo,  ipii  n'est  (pi'â  doux  portées  do 
fusil  du  champ  do  bataille.'  En  an  ivaiii  a  la  proniioro  liôloHoi  io,  nous  de- 
mandàinos  des  ohirurgions.  Il  en  vint  un  ipi'on  nous  dit  être  fort  liabib'. 
Il  visita  nos  plaies,  ipi'il  trouva  très-dangereuses.   Il  nous  pansa,  et  le 


GIL  BLAS. 


1-42 

l^emairt  il  nous  dîîTïtFéV'y''''"  'T  ^'''PP'"'^"'  ?"%'«'  Wessures  de 
don  Blas  ïlaieni  nioilelles.  Il  jugea  des  miennes  plus  favorablement,  el 
ses  pronovlk-s  ne  fuient  point  faux.  ,  ..    ,        . 

rumbidii^  se  voyant  condamne  a  la  mort,  ne  songea  plus  qn  a  s  y  pre- 
niier  11  dén'ècha  un  exprés  à  sa  femme,  pour  rinlurmer  de  ce  <^m  s  elait 
ll\7è'el  du  triste  état  où  il  se  tronvait.  Dona  Ilélena  fut  hicnlot  a  Villa- 
•éio  Elle  V  arriva  l'esprit  travaillé  d'une  inquielnde  qui  avait  deux 
ca  ises  différentes  :  le  péril  que  courait  la  vie  de  soi.  cpoux  et  la  crainte 
rie  sentir  en  me  revovani,  rallumer  un  leu  mal  eleiiit.  Cela  lui  causait 
une  affitation  terrible.  "Madame,  lui  dit  don  Bias  lorsqu'elle  fut  en  sa  pré- 
sence vous  arrivez  assez  à  temps  pour  recevoir  mes  adieux.  Je  vais  mou- 
rir pÎ  ie  ivTarde  ma  mort  comme  une  punition  du  ci^l,  de  vous  avoir, 
n'r  une  tromperie,  arrachée  à  don  Gaston;  bien  loin  d'en  murmurn-,  je 
vous  exhorte  moi-même  à  lui  rendre  un  creur  que  je  lui  ai  ravi.  Dona 
Uéléna  ne  lui  répondit  que  par  des  pleurs;  et  véritablement  c  était  la 
meilleure  réponse  qu'elle  lui  put  faire,  n'étant  pas  encore  assez  détachée 
de  moi  pour  avoir  oublié  l'arliûce  dont  il  s'était  servi  pour  la  détermi- 
ner à  me  man(Uier  de  foi.  .,,'..  .•  •  ■  -1 
Il  arriva  comme  le  chirurgien  l'avait  pronostique,  qu  en  moins  de 
trois  iours'Conibados  mourut  de  ses  blessures,  an  lieu  que  les  miennes 
annoncaicni  une  prochaine  gnérison.La  jeune  veuve,  uniquement  occupée 
du  soili  de  fdrc  transporter  à  Coria  le  corps  de  son  époux,  pour  lui  ren- 
dre tous  les  honneurs  qu'elle  devait  a  sa  cendre,  partit  de  \  iliarqo  pour 
s'en  retourner  après  sétre  informée,  comme  par  pure  politesse,  de  1  elal 
où  je  me  trouvais.  Dés  qi.eje  pus  la  suivre,  je  pris  le  chemin  de  Loria, 
où  l'achevai  de  me  rétablir.  Alors  dona  Lleonor,  ma  tante,  et  don  Georges 
de  Galisleo  résolurent  de  nous  marier  promptemcnt,  Uelena  et  moi,  de 
peur  cMi'e  la' fortune  ne  nous  séparât  encore  par  quelque  nouvelle  traver.se. 
Ce  mariage  se  fit  sans  éclat,  a  cause  de  la  mort  Irop  récente  de  don  Blas; 
et  lieu  de  jours  apré.<  je  revins  à  Madrid  avec  dona  llelena.  (.onime  j  avais 
nasse  le  temps  prescril  par  le  comte-duc  pour  mou  voyage,  je  craignais 
mic  ce  ministre  n'eut  donné  à  un  autre  la  lieutenance  qu  il  m -avail  pro- 
mise ■  mais  il  n'en  avait  point  dispose,  et  il  eut  la  bonté  de  recevoir  les 
excuses  que  je  lui  fis  de  mon  retardement.        ^      -       ^ 

Je  sui"  donc  poursuivit  CogoUos,  lieutenant  de  la  garde  espagnole,  et 
i'ii  de  i''aerém.'nt  dans  mon  poste.  J'ai  fait  des  amis  d'un  commerce 
acréïïde  et  je  vis  coulent  avec  eux.  Je  voudrais  pouvoir  en  dire  autant, 
s'écria  don  André;  mais  je  suis  bien  éloigne  d'être  salislait  de  mon  sort  : 
j'ai  perdu  mon  emploi,  qui  ne  laissait  pas  de  m  elre  lo.t  ulile,  etje  n  ai 
point  d'amis-qui  aient  a«ez  de  crédit  |.our  m  en  procurer  un  solide.  Par- 
donnez-n.oi  ieigneur  don  André,  inierromins  je  en  souriant,  vous  avez 
en  moi  iin'ami  qui  peut  vous  être  bon  à  quelque  chose.  Je  vous  ai  deja 
dit  une  ie  suis  encore  plus  aimé  du  comte-duc  .pie  je  ne  1  étais  du  duc  de 
Lerme  elvons  osez  me  dire  en  l'ace  (|ue  vous  n  avez  personne  .|ui  puisse 
vous  faire  obtenir  un  solide  emploi  !  Ne  vous  ai-je  p;.s  deja  rendu  un  pa- 
reil service  ■.' Souvenez-vous  que,  par  lecre.it  de  arcbevcque  de  Gre- 
nade je  vous  fis  nommer  pour  aller  remplir  au  M.'Xique  un  posle  ou 
vous  auriez  fait  votre  fortune,  si  l'amour  ne  vous  eut  point  arrête  dans 
la  vilh-  d'Alicantc.  Je  suis  bien  plus  en  état  de  vous  servir  pre.seniement, 
OHC  i'ai  l'oreille  du  iireinier-ministre.  Je  m  abandonne  donc  a  vous,  re- 
illi.iui  T(M-désillas-  mais,  ajoiila-t-il  en  souriant  a  son  tour,  ne  m  envoyez 
,as  de  eràcc  à  la  Nouv.lle-Espa-nc;  je  n'y  voudrais  point  aller,  quand 
m  m'y  vondrait  faiiv  président  de  l'audience  menie  du  Mexique. 

Nous  fumés  inlcrroiniius  dans  cet  endroit  de  notre  entretien  par  dona 
lléléna  .lui  arriva  dans  la  salle,  et  dont  la  personne  toute  gracieuse 
remplit  l'idée  charmante  que  je  m'en  étais  lormee  Madame,  lui  ,lit  Co- 
eollos  je  vous  présente  le  seigneur  de  bantillane,  dont  je  vous  ai  parle 
quebiù.  fois,  et  iloul  l'aimable  cunpagnie  a  souvent  dans  ma  prison  sus- 
pendu mes  ennuis.  Oui,  madame,  dis-je  adona  Uelena,  don  Gaston  vous 
ait  la  véiité  Ma  couversaliOH  lui  plaisait,  parce  que  vous  en  faisiez  luii- 
ioursla  matière.  La  lille  de  Georges  répondit  modestement  a  ma  politesse; 
après  quoi  je  pris  congé  de  ces  deux  époux,  en  leur  protestant  que  j  e- 
lais  ravi  nue  l'bvmen  eut  enfin  succède  a  leurs  longiiesamonrs.  Liisnile, 
m'adressant  à  TÔrdésiUas,  je  le  priai  de  m  apprendre  sa  demeure;  el 
lorsuu'il  me  l'eut  enseign.'.e  :  Sans  adieu,  luidisje,  don  André;  j  espère 
qu'avant  huit  jours  voui  verrez  que  je  joins  le  pou  voir  a  la  bonne  volonle. 
le  n'en  eus' pas  le  démenti  :  des  le  lendemain  même,  le  comle-duc  me 
fournit  nue  occasion  d'obliger  c;  chàlelain.  Sanlillaue  me  dit  Son  Excel- 
lence la  place  de  gouverneur  de  la  prison  royale  .le  \  allad.ilid  est  vacante; 
,dle  raiiiorte  plus  de  Iroisceuls  pisPdes  par  an;  il  me  prend  envie  de  te 
la  (h.nn.'r  Je  n'en  veux  point,  monseigneur,  lui  repnndis-je,  valut-elle 
dix  mille  ducats  de  renie  :  je  renonce  à  tons  les  postes  ,pie  je  ne  puis 
occuper  sans  m'éloigner  de  vous.  Mais,  reprit  le  mm.slre,  In  peux  foit 
bien  remplir  celui-là' sans  être  oblig.' .!,•  .piiltcr  Madrid.  .|u.'  pour  aller 
de  temps  en  temps  à  Valladolid  visiter  la  prison;  cela,  comme  Ui  vois, 
n'est  pas  incommilible.  Vous  direz,  lui  reparlis-je,  tout  ce  .pi  il  vous 
pliira  •  ie  ne  veux  de  cet  emploi  qu'à  la  comlnion  qu  il  me  sera  permis 
(1,.  m'.'ii  démettre  en  faveur  d'uu  brave  gentilboinmc  appelé  don  Andiv. 
.le  'l'or.lésillas  ci-devant  châtelain  de  la  tour  de  Segovie  :  j'aimerais  a  lui 
fairece  présent,  pour  reconuailre  les  bmis  trailements  qu  il  m'a  faits 
i.endant  ma  prison.  .         ...    _,    ,  .    ,.       r\  m 

Ce  discour»  fil  rire  le  ministre,  qui  me  di  :  C  esl-a-dirc,  Gil  Blas,  que 
tu  veux  l'aire  un  L-ouverneur  de  )irisou  royale  rjmiine  lu  as  lail  un  vi.'ç- 
roi.  Eh  bien!  soil,  mon  ami,  je  t'accor.le  la  plac.|  vacante  )  ,nir  lorde- 
siUas;  mais  dis-moi  tout  nalurellemenl  quel  inoUi  il  doit  l  ou  revenir;  car 


je  ne  te  crois  pas  assez  sot  pour  vouloir  employer  ton  crédit  pour  rien. 
Monseigneur,  lui  dis-je,  ne  faut-il  pas  payer  ses  ilettes?  Don  André  m'a 
fait  sans  intérêt  tous  les  plaisirs  qu'il  a  jni,  ne  doisje  pas  lui  rendre  la 
pareille?  Vous  èles  devenu  bien  desintéressé,  nionsieur  de  Sanlillaue,  me 
répliqua  Son  Excellence  en  riant;  il  me  semble  (|ue  vous  l'éiiez  beaucoup 
moins  sous  le  dernier  ministère.  J'en  conviens,  reparlis-je;  le  mauvais 
exemple  corrompit  mes  mœurs  :  comme  tout  se  vendait  alors,  je  me  con- 
formai à  l'usage;  et  comme  aujourd'hui  tout  se  donne,  j'ai  repris  mon  in- 
légrité. 

Je  (is  donc  pourvoir  don  André  de  Tordé.sillas  du  gouvernement  de  la 
prison  royale  de  Valladolid,  et  je  l'envoyai  bientôt  diins  celle  ville,  aussi 
satisfait  de  son  nouvel  élablissmienl  que  je  l'étais  de  m'ètre  acquitté  en- 
vers lui  des  obligations  que  je  lui  avais. 


CHAPITRE  XIV. 


va  chez  le  poêle  Nuncz.  Quelles  perfonnes  il  y  liouv.i,  cl  quels  discours  y 


Il  me  prit  envie,  une  aprés-dînée,  d'aller  voir  le  poëlè  des  Asturies,  me 
senlant  forl  curieux  de  savoir  de  iiiielle  façon  il  élail  logé.  Je  me  ren.lis 
à  l'hôtel  du  seigneur  don  Bertrand  Gomez  del  Riber.i,  el  j'y  demandai 
Niinez.  Il  ne  .lnucnre  plus  ici,  me  dil  un  la.juais  qui  était  à  la  porte; 
c'est  là  .[u'il  loge  à  présent,  ajouia-t-il  en  me  monlrant  une  maison  v.ii- 
sine;  il  occupe  un  corps  de  logis  sur  le  derrière.  J'y  allai  ;  et,  après  avoir 
traversé  une  peliie  cour,  j'entrai  dans  une  salle  loule  nue,  où  je  trouvai 
mon  ,ami  Fabrice  encore  à  table,  avec  cinq  ou  jix  de  ses  confrères  qu'il 
régalait  ce  jour-là. 

Ils  étaient  sur  la  fin  du  repas,  et  par  conséquent  en  train  de  disputer  ; 
mais  aussitôt  qu'ils  m'aperçiirenl,  ils  firent  succéder  un  profond  silence 
à  liurs  bruyants  enUvliens.'  Nuiiez  se  leva  d'un  air  empre»sé  pour  me 
recevoir,  en  s'écrfant  :  Messieurs,  voilà  le  seigneur  de  Sautillane  qui 
veut  bien  m'honorer  d'une  de  ses  visjtes  ;  rendez  avec  moi  vos  hommages 
au  favori  du  premier  ministre.  A  ces  paroles,  tous  les  convives  se  levè- 
rent aussi  pour  me  saluer  ;  et,  en  faveur  du  lilre  .|ui  m'av.iil  été  donné, 
ils  me  firent  des  civilités  très-respectueuses.  Qnoiqne  je  n'eusse  besoin  ni 
de  boiie  ni  de  manger,  je  ne  pus  me  défendre  de  me  mettre  à  table  avec 
eux,  et  même  de  taire  raison  à  une  brinde  qu'ils  me  portèrent. 

(domine  il  me  parut  que  ma  présence  les  empêchait  de  s'entretenir  li- 
brement, Mes-ieurs,  leur  dis-je,  que  je  ne  vous  gêne  po'iil,  s'il  vous 
plait;  il  me  semble  que  j'ai  interrompu  votre  enlielien  ;  reprenez-le.  de 
glace,  ou  je  m'en  vais.  C«'S  messieurs,  dit  alors  Fabrice,  parlaient  de  1'/- 
pliigrnic  .l'Eurifùde  ;  le  bachelier  Malchiorde  Villéi,'as,  ipii  est  un  savant 
du  premier  or.lre,  demandait  au  seigneur  don  J.iciule  de  Rumarale  ce  qui 
l'intéressait  dans  cette  tragédie.  Oui,  dit  don  Jaciute,  et  je  lui  ai  répondu 
que  c'était  le  péril  où  se  trouvait  I|diigénie.  Et  moi,  dit  le  bachelier,  je 
lui  ai  répliqué,  ce  que  je  suis  prêt  à  démontrer,  que  ce  n'est  point  ce  pé- 
ril ([iii  fiit  le  véritiible  intérêt  de  la  pièce.  Qu'est-ce  que  c'est  .loue?  s'é- 
cria le  vieux  licencié  Gabriel  de  Léon.  C'est  le  vent,  repartit  le  bachelier. 
Toute  la  compagnie  Ut  un  éclat  de  rire  à  elle  repartie,  que  je  ne  crus 
pas  sérieuse  ;  je  m'imaginai  que  Melcbiorne  l'avait  l'aile  que  pour  égayer 
la  conversation.  Je  ne  connaissais  pas  ce  savant  ;  c'était  un  boinnie  .pii 
n'entendait  nullement  raillerie.  Biez  tant  qu'il  vous  plaira,  messieurs,  re- 
prit-il froid  ment;  je  vohs  sontitns  ipie  c'est  1.'  vent  s.'iil  qui  .loil  inté- 
resser, frapper,  émouvoir  le  spectateur,  et  non  le  péril  .1  Ipbigéuie.  Ue- 
présent.  z-vous,  poiuMiivit-il,  une  nombieuse  armée  qui  s'est  a^s.'mblée 
pour  aller  faire  le  siège  de  Troie  :  concvez  loule  l'impatience  qu'ont  les 
cliefs  et  1rs  soldats  .1  exécuter  leur  eiilre|iiise,  pour  s'en  r^'loiirner  piomp- 
teinent  eu  Grèce,  où  ils  ont  laissé  ce  q>.'ils  ont  de  plus  cher,  leurs  dieux 
domestiques,  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Cependant  un  maudit  veut 
contraire  les  relient  en  Aiilide,  semble  les  eloinr  au  P"rl  ;  el,  s'il  ne 
cbange  point,  ils  ne  pourront  aller  assiéger  la  ville  rie  Priam.  C'est  donc 
le  vent  qui  fait  l'intérêt  de  cette  tragédie.  Je  pn'nds  (larti  pour  les  Grecs, 
j'épouse  leur  dessein  ;  je  ne  souhaite  que  le  départ  de  'eur  llotie,  et  je 
vois  d'un  (cil  indifférent  Iphigénie  dans  le  péril,  puisque  sa  mort  est  un 
moyen  d'obtenir  des  dieux  uii'vent  favorable. 

Sitôt  que  Villégas  eut  achevé  de  parler,  les  ris  se  renouv.lérent  à  ses 
dépens.  Nuiiez  eut  la  malice  d'appuyer  son  senlim.'ut,  po'ir  .loniier  en- 
core [iliis  beau  jeu  aux  railleurs,  .pii'  se  mirent  à  l'aire  a  l'eiivi  de  mau- 
vaises plaisanteries  sur  les  vents.  M.iis  le.  baclii  li.'r,  les  r.  gard.uil  tous 
d'un  air  Ib  gmati.pie  et  orgueilleux,  les  traita  d'îgn.n'ants  el  d'esprits  vul- 
gaires. Ji'  m  .iliendais  à  lo'us  moments  à  voir  ces  messieurs  s'écbaulf'r  et 
se  pr.  nlri' aux  crins,  fin  ordinaire  d.^  leurs  ilissiTt  liions;  ce|ii'iul.iil  je 
fus  trompé  dans  mou  allenle  ;  ils  se  conlentèrent  de  se  dire  îles  injures 
réeipru.pii'iuelit,  et  se  rcliièrent  quand  ils  eurent  bu  el  mangé  a  dis- 
crétion. 

Après  leur  retraite,  je  demandai  à  Falnice  pourquoi  il  ne  demeurait 
plus  chez  sou  trésorier,  el  s'ils  s'étii.'iit  brouillés  tous  d.Mix.  Binuillés  ! 
me  r.qionilit-il,  le  ciel  m'en  préserve!  Je  suis  mi.'iix  (|iie  j.ini.iis  avec  le 
seigneur  .bui  l!.-rtiaud,  .pii  m'a  permis  .le  log.'r  en  mou  particulier.  Ainsi 
j'ai  loué  ce  corps  de  logis  pour  y  recevoir  mes  amis  cl  me  réjouir  avec 


GIL  BLAS. 


143 


iix  en  pleine  liberté,  ce  fini  m'anive  fort  sonvent,  car  tn  sais  bien  que 
jH  ne  suis  pas  d'Iuimeur  à  vouloir  laisser  de  grandes  ricliesses  a  mes  hé- 
ritiers ;  ei  ce  qu'il  y  a  d'heurenx  pour  moi,  je  suis  présentement  en 
élnt  lie  faire  tous  les  jours  des  p^irlies  de  plaisir.  J'en  suis  ravi,  repris-je, 
mon  cher  Nunez,  et  je  ne  puis  m'enipèclier  ue  le  féliciter  encore  si  r  le 
succès  de  ta  dernière  ir.igédie;  les  huit  cents  pièces  dramatiques  du  grand 
Lope  ne  lui  ont  point  rapporté  le  quart  de  ce  que  t'a  valu  ton  tomlc  de 
Salduyne. 


LIVRE  XII. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Gil  Blas  est  envoïé  par  le  ministre  i  Tolède.  Da  motif  el  du  suocfs  de  son  voyage. 


Il  y  avait  déjà  prés  d'un  mois  que  monseigneur  me  disait  tous  les  jours  .- 
Santillane,  le  temps  approche  <]ii  je  vcu.x  mettre  Ion  adresse  eu  oeuvie, 
et  ce  temps  ne  venait  jiûint.  Il  arriva  pourtant,  et  Son  E.xcellencc  enlin 
me  parla  dans  c*s  termes  .  On  dit  qu'il  y  a  dans  la  troupe  des  comédiens 
de  Tolède  une  jeune  actrice  qui  fait  du  bruit  pir  ses  talents.  On  prétend 
qu'elle  chante  et  dansedivinement,  et  qu'elle  enlève  le  spectateur  par  sa 
déclamation  :  on  assure  même  qu'elle  a  de  la  beauté.  Un  pareil  sujet  mé'- 
rite  bien  de  paraître  ;i  la  cour.  Le  roi  aime  la  comédie,  la  musiipie  et  la 
dinse ;  il  ne  faut  pas  qu'il  soit  privé  du  plaisir  de  voir  et  d'entendre  une 
personne  d'un  mérite  si  rare.  J  ai  donc  résolu  de  t'envoycr  ;i  Tolède,  pour 
juger  par  loi-mème  si  c'est  en  effet  une  acitice  si  merveilleuse.  Je  m'en 
tiendrai  à  l'impression  qu'elle  aura  faite  sur  toi  ;  je  m'en  fie  à  ton  discer- 
nement. 

Je  répondis  à  monseigneur  que  je  lui  rendrais  bon  compte  de  celte  af- 
faire, et  je  me  disposai  a  partir  avec  un  seul  laquais,  à  qui  je  fis  quitter  la 
livrée  du  ministre,  jiour  faire  les  choses  plus  myslérieuscmenl,  ce  qui 
fut  fort  du  goni  de  Son  E.xce llence.  Je  pris  donc  le  chemin  de  Tolède,  où, 
ét.inl  arrive,  j'all.ii  descendre  à  une  hôtellerie  prés  du  château.  A  peine 
eus  js  mis  pied  à  terre,  que  1  hùte,  me  prenant  sans  doute  pour  quelque 
genlillinmme  du  pays,  me  dit  :  Seigneur  cavaliir,  vous  venez  apparem- 
ment dans  ci-tie  ville  pour  voir  l'auguste  cérémonie  de  \'auioda-fé  qui 
doit  se  Tiire  demain.  Je  lui  répundis  que  oui,  jng^ant  plus  à  propos  de 
le  lui  laisser  croire  que  de  lui  donner  occasion  de  me  questionner  sur  ce 
qui  m'amenait  à  Tolède.  Vous  verrez,  reprit-il,  une  des  plus  belles  pro- 
cessions qui  aient  jamais  été  faites  ;  il  y  a,  dit-on,  plus  de  cent  prison- 
niers, |iarrni  lesquels  on  en  compte  plus  de  dix  qui  doivent  être  binhis. 

Véritablfment,  le  lendemain,  avant  le  lever  du  soleil,  j'entendis  sonner 
toutes  les  cloches  de  la  ville;  et  l'on  fii.sait  ce  cu-illon  pour  avertir  le 
peuple  qu  on  allait  commencer  Vaulo-tla-fè.  Curieux  de  voir  cette  ef- 
liMyante  l'été,  que  je  n'avais  point  encore  vue,  je  m'habillai  .i  la  hâte  cl 
nie  rendis  a  l'inquisilion  .  11  y  avait  tout  auprès,  el  le  long  des  rues  par 
ou  la  procession  devait  pssser,  des  éehafauds,  sur  l'un  desquels  je  me 
jdnçai  I  0  ir  mon  argent.  J'aperçus  bientôt  les  dominicains  qiii  maichaient 
les  iremiers,  prérédés  dt,  la  bannière  de  lin  |uisition.  Os  bons  pères 
l'd  lieiil  immédialemi-nt  suivis  des  triples  victimes  que  le  saint  office  vou- 
laii  immoler  ce  jonr-là.  Ces  malheureux  allaient  l'un  après  l'autre,  la  lètc 
el  les  (lieds  nns,  ayant  chacun  un  cierge  i  la  main  et  >on  parrain  ;i  sou 
cùlé.  Les  uns  avaient  un  grand  scapulaire  do  toile  jaune,  parsemé  de  croix 
de  saint  André  peinles  en  rouge,  et  appelé  sanbenilo.  Les  antres  crnix 
porlaieiit  des  carot/ioï,  qui  sont  ces  bonnets  de  carton  élevés  en  fiuine 
de  pain  de  sucre,  et  couverts  de  flammes  et  de  ligures  diaholiqnes. 

Comme  je  regaidais  de  lous  mes  yeux  ces  inlorlunés,  avec  une  com- 
jiassion  qne  je  me  gardais  bien  de  laisser  paraiire.  de  peur  i|u'oii  ne  m'en 
fit  un  crime,  je  crus  reconnaître,  parmi  ceux  qui  avaient  la  tète  ornéi; 
de  carochas,  le  révéïenl  père  llila're,  et  son  compagnon,  le  fréie  Am- 
broise.  ils  passèrent  si  prés  de  moi,  que,  ne  pouvant  m'y  tromper  :  (Jue 
vois- je?  dis-je  eu  moi-même;  le  civl,  las  des  dé-ordres  de  la  vie  de  ces 
deux  scélérats,  les  a  donc  livrés  à  la  justice  de  l'inquisition  !  Eu  parlant  de 
cetlc  sorte,  je  me  sentis  saisir  d'effroi  ;  il  me  prit  un  IrcmbL  ment  uni- 
versel, et  mes  esprits  se  Irunhiereiit  au  point  une  je  pensai  m'cvanonir. 

La  liaison  que  j'avais  eue  avec  ces  fri|)oiis,  1  aveninre  de  Xelva,  enlin 
loiit  ce  i|iie  nous  avions  fait  ensemhle,  vin!  dans  ce  moment  s'offrir  a  ma 
pensée,  el  je  m'imaginai  ne  ponvo  r  assez  remercier  Dieu  de  in'avoir  pré- 
.servé  du  scapiilaire  et  des  curnthas. 

Lorsqiir  la  cérémonie  fut  achevée,  je  m'en  retournai  .i  mon  holellerie, 
lout  Iremblaiu  du  .speclaclc  affreux  qne  je  venais  de  voir:  mais  les  ima- 
ges aifl.geanles  dont  j'avais  l'esprit  rimjili  se  dissipèreit  ins'  nsihlemenl, 
•  t  je  ne  pcanai  plus  qn  à  me  bien  acquiticr  de  la  c(unuiissi<m  dont  mon 
mailrc  in  avait  chargé.  J'attendis  avec  impatience  l'heure  de  la  comédie 
pour  y  aller,  jugeant  que  c'était  par  \k  que  je  devais  coinniencur;  el,  si- 


tôt qu'elle  fut  v,cnue,  je  me  rendis  ,nu  ihéâlre,  où  je  m'assis  auprès  d'un 
chevalier  d'Aleantara.  J'eus  bientôt  lié  conversalion  avec  lui.  SeitMienr, 
lui  dis-je,  esl-il  permis  à  un  étranger  d'oser  vous  faire  une  qiieslion? 
Seigneur  cavalier,  me  répondit-il  fort  poliment,  c'est  de  quoi  je  me  tien- 
drai fort  honoré  On  m'a  vanté,  repris  je,  les  comédiens  de  Tolède  ;  au- 
r.iit-on  eu  tort  de  m'en  dire  du  bien"?  Non,  repailit  le  clicvaliel-;  leur 
troupe  n'est  pas  mauvaise  ;  il  y  a  même  parmi  eux  de  grands  sujets.  Vous 
verrez  en  re  autres  la  belle  Lucrèce,  une  actrice  de  quatorze  ans,  qui 
vous  étonnera.  Vous  n'aurez  pas  besoin,  lorsqu'elle  se  montrera  sur  la 
scène,  que  je  vous  la  fasse  remarquer;  vous  la  démêlerfz  aisément.  Je 
demandai  au  chevalier  si  elle  jouerait  ce  jour-l;i  ;  il  me  ré|(ondit  que  oui, 
et  m^me  ([u'elle  avait  un  rôle  très-brillant  dans  la  pièce  qu'on  allait  re- 
présenter. 

La  comédie  commença.  Il  parut  deux  actrices  qui  n'avaient  rien  né- 
gligé de  toul  ce  qui  pouvait  contribuer  à  les  rendre  charmantes  ;  mais, 
malgré  l'éclat  de  leurs  diamants,  je  ne  pris  ni  l'une  ni  l'autre  pour  celle 
que  j'allendais.  Le  chevalier  d'Aleantara  m'avait  si  fort  prévenu  en  faveur 
de  Lucrèce,  que  je  ne  pouvais  la  deviner  qu'en  la  voyant  elle-même. 
Eiitin  cette  belle  Lucrèce  sortit  du  fond  du  iheàire,  et  sou  arrivée  sur  la 
scène  fut  annoncée  par  un  baltemeiit  de  mains  long  et  général  Ah  !  la 
voici,  dis-je  en  moi-même  ;  quel  air  de  noblesse  !  qne  de  grâces  !  les 
beaux  yeux!  la  piquante  créature  1  Effeclivenienl,  j'en  fus  fort  satisfait, 
(ui  plutôt  sa  personne  me  frappa  vivement.  Dès  la  |)remiére  tirade  de 
vers  qu'elle  récita,  je  lui  trouvai  du  naturel,  du  feu,  une  intelligence  au- 
dessus  de  son  âge,  et  je  joignis  volontiers  mes  applaudissemenis  ,i  ceux 
iprclle  reçut  de  toute  l'assemblée  pendant  la  pièce.  Eh  bien,  me  dit  le 
chevalier,  vous  voyez  comme  Lucrèce  est  avec  le  public"?  Je  n'en  suis  pas 
surpris,  lui  répondis-je.  Vous  le  seriez  encore  moins,  me  répliqna-t-il,  si 
vous  l'entendiez  chanter;  c'est  une  sirène  :  malheur  à  ceux  qui  l'écou- 
leut  sans  avoir  pris  la  précaution  d'Ulysse  !  Sa  danse,  poursuivil-il.  n'est 
pas  moins  redoulable  :  ses  pas,  aussi  dangereux  que  sa  voix,  charment  les 
yeux  et  forcent  les  cœurs  à  se  rendre.  Sur  ce  pieil-lé,  m'écriai-je,  il  faut 
donc  avouer  que  c'est  un  prodige.  (Juel  heureux  mortel  a  le  jilaisir  de 
se  ruiner  pour  une  si  aimable  lille?  Elle  n'a  point  d'amant  déclaré,  me 
dit-il,  el  la  médisance  même  ne  lui  donne  aucune  iniriguc  secièle.  Ce- 
pendant, ajoula-t-il,  elle  pourrait  eu  avoir,  car  Lucrèce  "est  sous  la  con- 
duite de  sa  tante  Estelle,  qui  sans  contredit  est  la  plus  adroile  de  toutes 
les  comédiennes. 

Au  nom  d  Estelle,  j'interrompis  avec  précipitation  le  chevalier,  pour 
lui  demander  si  celle  Estelle  étail  une  actrice  de  la  Iroupetle  Tolédr.  C'en 
est  une  des  meilleures,  me  dit-il.  t.lle  n'a  pas  joué  aujourd'hui,  et  nous 
n'y  avons  pas  gagné  ;  elle  l'ait  oi  dinairement  la  suivante,  et  c'est  un  em- 
|iloi  qu'elle  i emplit  iidmirablement  bien.  Qu'elle  fait  voir  d'esjirit  dans 
son  jeu  !  Peut-être  môme  en  met-elle  trop  ;  m.'is  c'est  un  beau  défaut  qui 
doit  trouver  grâce.  Le  chevalier  me  dit  donc  des  merveilles  de  c.-Ue  Es- 
telle ;  et,  sur  le  portrait  qu'il  me  lit  de  sa  peisoinie,  je  ne  doutai  point  que 
ce  ne  fut  Lanre,  deceilc  même  Laure  dont  j'ai  tant  parlé  dans  mon  his- 
toire, et  qne  j'avais  laissée  à  Crenade. 

Pour  en  élre  plus  siir,  je  passai  derrière  le  théâtre  après  la  comi'die. 
Je  demandai  Esielle;  et,  la  cherchant  des  yeux  partout,  je  la  trouvai  dans 
les  foyers,  on  elle  s'entretenait  avec  quelques  seigneurs,  qui  ne  n  gar- 
d.iient  peut-être  en  elle  que  la  tante  de  Lucrèce.  Je  m'avançai  pour  saluer 
Laure  ;  m  as,  soit  par  fantaisie,  soit  pour  me  punir  de  mou'  départ  pilici- 
pité  d  c  la  ville  do  Grenade,  elle  ne  Ut  pas  semblant  de  me  connaiire,  et 
reçut  mes  civilités  d'un  air  si  sec,  que  j'en  fus  un  peu  déconcerté. 
Au  lieu  de  lui  reprocher  en  riant  son  accueil  glacé,  je  fus  asse«  sol  pour 
m'en  lâcher;  je  me  relirai  même  brusquement,  et  je  résolus  dans  ma  co- 
lère de  m'en  reînurner  â  Madrid  des  le  lendemain.  Pour  me  venger  de 
Lanre,  disais-je,  je  ne  veux  pas  que  sa  nièce  ail  l'honneur  de  paraiire 
devant  le  roi;  je  n'ai  pour  cela  qu'à  faire  an  minisire  le  iiorlrait  (|u'il 
me  pluira  de  Lncièce;  je  n'ai  qu'à  lui  dire  qu'elle  d.msc  de  n'iaiivaisc 
grâce,  qu'il  y  a  do  l'aigreur  dans  sa  voix,  cl  ipi  enfin  ses  cliarines  ne  con- 
sistent ipie  dans  sa  jeunesse,  je  suis  assuré  que  Sun  Excellence  perdra 
l'envie  de  l'allirer  â  la  cour. 

Telle  était  la  vengeance  que  je  me  promettais  do  tirer  du  procédé  de 
Lanre  â  mon  égard;  mais  mini  re.sseiiliment  ne  fut  pas  de  longue  durée. 
Le  jour  suivani,  comme  je  me  préparais  à  partir,  un  petit  laquais  cnira 
dans  ma  chamin-e,  et  me  dit  ■  Voici  un  billet  ipie  j  ai  â  re tire  an  sei- 
gneur de  Santillane.  C'est  moi,  mon  enKint,  lui  répcmilis-je  en  prenant 
la|  Icllre,  que  j'onviis,  et  ()ui  contenait  ces  paroles  :  «  Oubliez  la  m mière 
Il  dont  vous  fuies  reçu  hier  an  soir  dans  les  foyers  comiipics,  el  l.iissez- 
u  vous  conduire  où  lé  porlenr  vous  mènera.  «  Je  suivis  anssiti'il  le  petit 
laipiais,  ipii,  quand  nous  fûmes  auprès  de  la  comédie,  m'iuliodnisii  dans 
une  flirt  belle  maison,  où,  dans  un  appartement  des  plus  propres,  je  trou- 
vai Laure  â  sa  loib  Ile. 

Ellese  leva  pour  ni'enibra.sser,  en  médisant:  Seigneur  Cil  RIas,  je  sais 
bien  (|ue  VOUS  n'avez  pas  sujcl  d'être  coulent  de  la  "réception  que  je  vous 
ai  l'aiti;  quand  vous  m'êtes  venu  saluer  dans  nos  foyers  :  un  ancicN  ami  ^ 
comme  vous  était  en  droit  d'altendre  de  moi  un  .iccueil  plus  gracieux; 
mais  je  vous  dirai,  pour  m'excnser,  que  j  étais  de  la  plus  mauvaise  hu- 
meur du  monde.  Lorsque  vous  vous  éles  moniré  â  mes  yeux,  j'étais  oc- 
eu|iée  de  certains  discours  niédisanls  qu'un  de  nos  messieurs  a  leiiiis  sur 
le  compte  de  ma  nièce,  dont  l'honiienr  miiiléicsse  plus  que  le  niieii 
Votre  bru.sipie  r<:lraile,  ajouta-telle,  me  lit  tout  ;i  coup  aiiercevoir  de  ma 
distraction,  el  dans  le  moinenl  je  chargeai  mou  pelil  Kupiais  de  vous 


144 


GIL  I5LAS. 


suivre  pour  savoir  votre  demeure,  dans  le  dessein  de  réparer  aujourd'hui 
ma  faute.  Elle  est  toute  réparée,  lui  dis-je,  ma  chère  Laure  ;  n'en  par- 
lons plus:  afiprenon<-nous  plutôt  mutuellement  ce  i|ui  nous  est  arrivé 
depuis  le  jour  malheureux  où  la  crainte  d'un  juste  ch.Uimeiitme  litsortir 
de  Grenade  avec  prccipitalion.  Je  vous  lai>sai,  s'il  vous  on  souvient,  dans 
un  assez  grand  embarras;  comment  vous  en  tiràtes-vous  ?  Malgré  tout 
l'esprit  que  vous  avez,  avouez  que  ce  ne  fut  pas  sans  peine.  N'est-il  pas 
viai  que  vous  eûtes  besoin  de  tonte  votre  ailrcsse  pour  apaiser  votre 
amant  portugais?  l'oint  du  tout,  répondit  Laure;  ne  savez-vous  pas  bien 
qu'en  pareil  cas  les  hommes  sont  si  faihles,  qu'ils  ép:irgnent  quelquefois 
aux  femmes  jusqu'à  la  peine  de  se  justilicr  ? 
Je  soutins,  coutinua-t-elle,  au  marquis  de  Marialva  que  lu  étais  mon 


Eniri'e  du  vice-roi  Ji  Siirrasosso. 


frère.  Pardonnez-moi,  monsieur  de  Santillane,  si  je  vous  parle  aussi 
familièrement  qu'.iutrefois;  mais  je  ne  puis  me  défendre  de  mes  vieilles 
habitudes.  Je  te  dirai  donc  que  je  payai  d'audace.  Ne  voyez-vous  pas. 
dis-je  au  .seigneur  portugais,  (|ue  tout  ceci  est  l'ouvrage  de  la  jalousie  et 
de  la  fureur'?  Narcissa,  ma  camarade  et  ma  rivale,  enragée  de  nie  voir 
posséder  tranquillement  un  creur  qu'elle  a  manqué,  m'a  joué  ce  tour-là, 
que  je  lui  pardonne;  car  enlin  il  est  naturel  à  une  femme  jalouse  de  se 
venger.  Elle  a  corrompu  le  sons-moucheur  de  chandelles,  i|ni,  pour 
servir  son  ressentiment,  a  l'effronterie  de  dire  (fu'il  m'a  vue  à  Àladrid 
femme  de  chamhre  d'Arsénié.  Hien  n'est  plus  f:iHX  :  la  veuve  de  don 
Antonio  Coello  a  toujours  eu  des  sentiments  trop  relevés  pour  vouloir  se 
mettre  au  service  d  une  lille  de  thé.itre.  D'ailleurs,  ce  qui  prouve  la  faus- 
.seté  de  cette  accnsaiiou  et  le  complot  île  mes  accusateurs,  c'est  la  re- 
traite précijiilée  de  mon  frère.  S'il  était  présent,  il  pourrait  confondre 
la  calomnie;  mais  Narcissa  sans  doute  aura  employé  quelque  nouvel  arti- 
fice pour  le  l'aire  disparaître. 

(.luoique  ces  raisons,  poursuivit  Laure,  ne  fissent  ]>as  trop  bien  mou 
apologie,  le  marquis  eut  la  bonté  de  s'en  contenter;  et  ce  débonnaire  sei- 
gneur conlinna  de  m'aimer  jusqu'au  jour  qu'il  partit  de  Grenade  pour  re- 
tourner en  Pm-lugal.  Véritablement  son  départ  suivit  de  fort  près  li\  lien, 
et  la  femme  de  Z:i|)at;i  eut  le  plaisir  de  me  voir  per.irr  Ininint  que  je  lui 
avaisenlcvé.  Après  cela,  je  demeurai  encore  quelques  années  ,i  Gri'uade  ; 
ensuite,  la  division  .s'étanl  mise  d.nns  notre  troupe  (ce  qui  arrive  quel- 
quefois parmi  nous),  tous  les  comédiens  se  séparèrent  •  les  uns  s'en  allè- 


rent .1  Séville,  les  autres  ,i  Cordoue,  et  moi  je  vins  à  Tolède,  où  je  suis 
depuis  dix  ans  avec  ma  nièce  Lucrèce,  t|ue  In  as  vue  jouer  hier  au  soir, 
jîuisque  tu  étais  à  la  comédie. 

Je  ne  pus  in'empècher  de  rire  dans  cet  endroit.  Laure  m'en  demanda  la 
cause.  Ne  la  devinez-vous  pas  bien?  lui  dis-je.  Vous  n'avez  ni  frère  ni 
sœur,  par  conséquent  vous  ne  pouvez  èlie  tante  de  Lucrèce.  Outre  cela, 
quand  je  calcule  en  moi-même  le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  notre 
dernière  séparation,  et  que  je  confronte  ce  temps  avec  le  visage  de  votre 
nièce,  il  me  semble  que  vous  pourriez  être  toutes  deux  encore  plus  pro 
ches  parentes. 

Je  vous  entends,  monsieur  Gil  Blas,  reprit  en  rougissant  un  peu  la 
veuve  de  don  Antonio;  comme  vous  saisissez  les  époques!  il  n'y  a  pas 
moyen  de  vous  en  f.iire  accroire.  Eh  bien  !  oui,  mou  ami,  Lucrèce  est 
hlle  du  manpiis  de  Marialva  et  la  mienne  :  elle  est  le  fruit  de  notre 
iiiiion  ;  je  ne  saurais  te  le  celer  plus  longtemps.  Le  grand  effoit  que  vous 
failes,  lui  dis-je.  ma  princesse,  en  me  révéknl  ce  secret,  après  m'avoir 
fait  conlidence  de  vos  équipées  avec  l'économe  de  l'hopilal  de  'i^amora! 
Je  vous  dirai  de  plus  que  Lucrèce  est  un, sujet  de  mi'rile  si  sinsulier, 
que  le  public  ne  peut  assez  vous  remercier  de  lui  avoir  fait  ce  présent.  11 
serait  à  souhaiter  que  toutes  vos  camarades  ne  lui  en  fissent  pas  de  plus 
mauvais. 

Si  quelque  lecteur  malin,  rappelant  ici  les  entretiens  particuliers  que 
j'eus  à  Grenade  avec  Laure  lorsque  j'étais  secrétaire  du  marquis  de  Ma- 
rialva, me  soupçonne  de  pouvoir  disputer  à  ce  seieneur  l'honneur' d'être 


père  de  Lucrèce,  c'est  un  soupçon  dont  je  veux  bien.  ;i  ma  honlc,  lui 
avouer  l'injustice. 

Je  rendis  compte  à  mon  tour  à  Laure  de  mes  principales  aventures,  et 
de  l'état  présent  de  mes  affaires.  Elle  écoula  mon  récit  avec  une  atten- 
tion qui  me  lit  couniitrc  qu'il  ne  lui  ét.iit  pas  indifférent.  Ami  Saiilil- 
lane,  medilelle,  quand  je  leuS  achevé,  vous  jouez,  à  ce  que  je  vois,  un 
assez  beau  rôle  siii-  le  théâtre  du  monde  :  vous  ne  sauriw  croire  jusqu'à 
quel  point  j'en  suis  ravie.  Li>rsipie  je  mènerai  Lucrèce  à  Madrid  pour  la 
laire  entrer  dans  la  lrou|ie  du  prince,  j'ose  me  llatter  qu'elle  trouvera 
d.ins  le  seigneur  de  Santillane  un  puissant  protecteur.  N'en  doutez  nulle- 
ment, lui  répondis-je,  vous  pouvez  compter  sur  moi;  je  fend  recevoir 
votre  fille  et  vous  dans  la  troupe  du  prince  quand  il  vous  plaira  ;  c'est  ce 


GIL  BLAS. 


145 


'|iie  jejiuis  vous  promellre  sans  trop  présumer  de  mou  pouvoir.  Je  vous 
|]roiidi«is  au  mol,  reprit  Laure,  et  je  partirais  des  demain  pour  Madiiil, 
si  je  n'étais  pas  liée  ici  par  des  enijagements  avec  ma  troupe.  Un  ordre  de 
la  cour  peut  rompre  vos  liens,  lui  repartis  je.  et  c'est  de  quoi  je  me 
charge ,  vous  le  recevrez  avant  huit  jours.  Je  uie  fais  un  idaisir  d'enlever 
Lucrèce  aux  Toléd.ins  :  une  actrice  si  jolie  est  faite  pour  les  gens  de  cour; 
elle  nous  appartient  de  droit. 

Lucrèce  entra  dan*  la  chambre  au  moment  que  j'achevais  ces  paroles. 
Je  crus  voir  la  déesse  lléhé,  tant  eMe  était  mignonne  et  gracieuse    Elle 
venait  de  se  lever;  et  sa  beauté  naturelle,  brillant  sans  le  secoins  de  l'art, 
présentait  à  la  vue  un  objet  ravissant.  Venez,  ma  nièce,  lui  dit  sa  mère, 
venez  remercier  monsieur  de  la  bonne  volonté  qu'il  a  pour  nous  :  c'est 
un  de  mes  anciens  amis  qui  a  beaucoup  de  crédit  à  la  cour,  et  ([ui  se 
fait   fort   de   nous  mettre 
toutes  deux  dans  la  Iroiipe 
du  prince.  Ce  discours  pa- 
rut faire  jdaisir  à   la   pe- 
tite fille ,  qui  me  lit  une   ^ 
profonde  révérence,  et  me 
me  dit  avec  un  souris  en- 
chinteur  :  Je  vous  rends  de 
très  -  humbles   actions   de 
grdees  de  votre  obligeante 
attention;  mais,  seigneur, 
je  ne  sais  si  elle  ne  tournera 
pas  contre  moi.  En  voulant 
m'ôterà  un  public  qui  m'ai- 
me, ètes-vous  sur  que  je 
ne  dépl.iirai  point  à  celai 
de  Madrid?Je  perdrai  peut- 
être  au  change.  Je  me  sou- 
viens d'avoir  ouï  dire  à  ma 
tante  qu'elle  a  vu  des  ac- 
teurs briller  dans  une  ville, 
et  révolter  dans  une  autre  ; 
cela  me  fait  peur.  Craignez 
de  m'exposer  au  mépris  de 
la  cour,  et  vous  à 'ses  re- 
proches. Belle  Lucrèce,  lui 
répondis -je,  c'est  ce  cpie 
BOUS  ne  devons  ajipréhen- 
der  ni  l'un    ni  l'autre  ;  je 
crains   plulot,   qu'enllam- 
mant  tous  les  cœurs,  vous 
ne  causiez  de  la  division  par- 
mi nos  grands.  La  frayeur 
de  ma  nièce,  me  dit  Laure, 
est  mieux   fondée  ipie   la 
vôtre;  mais  j'espère  qu'el- 
les   seront    vaincs   toutes 
deux.  Si  Lucrèce  ne  peut 
faire  de  bruit  par  ses  char- 
mes, en  rér-ompense    elle 
n'est  pas  assez  mauvaise  ac- 
trice pour  devoir  être  mé- 
prisée. 

>.-  Nous  continuâmes  encore 
quelque  temps  cette  con- 
versation, et  j'eus  lieu  de 
juger,  par  tout  ce  i|ue  Lu- 
crèce y  mit  du  sien,  (pie  ,  Le  main 
c'était  une  fille  d'un  esprit 
supérieur;  ensuite  je  pris 

congé  de  ces  deux  daines,  en  leur  protestant  qu'elles  auraient  incessam- 
ment un  ordre  de  la  cour  pour  se  rendre  à  Madrid. 


CII-M'ITIIE  II. 


compte  qu'il  m'avait  i-nvoyè  à  Tolède,  esl-il  possible  rpi'elle  soit  aussi  ai- 
mable (pie  tu  le  dis?  ijuaii'dvous  la  verrez,  lui  reparlis-je,  vous  avoueiiz 
ipi'un  ne  peut  faire  sou  éloge  qu'au  rabai-i  de  ses  charmes.  Sanlillane,  re- 
prit Son  Excellence,  fais-moi  une  fidèle  relation  de  ton  voyage  ;  je  serai 
bien  aise  de  l'entendre.  Alors,  prenant  la  parole  pour  contenter  mon 
maître,  je  lui  contai  jiisqu'  à  l' fiistoire  de  Laure  inclusivement.  Je  lui  ap- 
pris i[ue  celte  actrice  ava,(  eu  Lucrèce  du  marquis  de  .Marialva,  seigneur 
portugais,  qui,  s'ctaul  arrêté  à  Grenade  en  voyiigeant,  était  devenu  amou- 
reux d'i'lle.  Enfin,  quand  j'eus  fait  à  monseigneur  un  délai!  de  ce  qui  s'é- 
tait passé  entre  ces  comédifunes  et  moi,  il  me  dit  :  Je  suis  ravi  que  Lu- 
crèce soit  fillf  du  11  hiinime  de  ipialiiè;  cola  m'iuléiessc  pour  elle  encore 
davantage  ;  il  faut  l'attirer  ici.  .Mais,  mon  ami,  je  te  recommande  une 
chose;  continue,  ajouta-l-il,  comme  tu  as  commencé;  lc  me  mêle  point 

là-di'dans  ;  ipie  tout  roule 
sur  tiil  Blas  de  Sanlillane. 
J'allai  trouver  Carnero, 
à  qui  je  dis  que  Son  Excel- 
lence voulait  qu'il  expédiât 
un  ordre  par  lequel  le  roi 
recevait  dans  sa  troupe  Es- 
telle et  Lucrèce,  actrices  de 
la  ciunèdie  de  Tolède.  Gui- 
da, seigneur  de  Sanlillane, 
répondit  Carnero  avec  un 
souris  malin,  vous  serez 
bientôt  servi,  puisque,  se- 
lon toutes  les  apparences, 
vous  vous  intéressez  pour 
ces  deux  dames.  Au  reste, 
j'espèrequ'cn  faisant  ce  que 
vous  souhaitez,  le  public  y 
trouvera  aussi  son  compte. 
En  même  temps,  ce  secré- 
taire dressa  l'ordre  lui-mê- 
me, et  m'en  délivra  l'expé- 
dilinn,  ([ue  j'envoyai  sur- 
le-clianip  à  Estelle"  par  le 
même  laijuais  qur  m'avait 
accompagné  à  Tolède.  Huit 
joins  après,  la  mère  et  la 
ïille  arrivèrent  ;'i  Madrid. 
Elles  allèrent  loger  dans  un 
liôlel  garni,  à  deux  pas  de 
la  troupe  du  prince,  cl  leur 
premier  soin  fut  de  m'en 
donner  avis  par  un  billet. 
Je  me  rendis  dans  le  mo- 
ment à  cet  hôtel,  où,  a))rés 
mille  offres  de  service  de 
ma  part,  et  autant  de  rc- 
mercimenls  de  la  leur,  je 
les  laissai  se  préparer  à  leur 
début,  que  je  leur  souhaitai 
lieureux  et  brillant. 

Elles  se  firent  annoncer 
au  public  comme  deux  ac- 
hiies  nouvelles  ([ue  la 
triiupe  du  prince  venait  de 
recevoir  ]iar  ordre  de  la 
cour.  Elles  déhutércnt  dans 
1  danser,  unccomédiequ'ellesavaient 

coutume  de  jouer  ;i  Tolède 
avec  applaudissement. 
Dans  quel  endroit  du  monde  n'aime-t-on  pas  la  nouveauy^  en  fait  de 
spectacles?  Il  se  trouva  ce  jour-là.  dans  la  sa  le  des  co.n"^«l>Ç'^;  "=^'': 
cours  extraordinaire  de  spectateurs.  On  juge  bien  T'«  .1^"« '"'  '^  P.' "^ 
celle  reprès,.„tatio„.  Je  souffris  un  peu  avanl_  que  la  P'-'^f  Ç ''''«•■' • 
Tant  i,r  ■venu  m,,,  j'étais  en  faveur  des  talents  de  la  mère  et  de  la  fille,  je 
tr ei  11  i  pà  ir  llei  tant  j'étais  dans  leurs  intérêts.  Mais  a  peine  eurent- 
elles  ouvert  là  bouche,  ^.u'elles   nVôlérenl  touu.   nia   crainepar      s 


tianlillanc  rend  nimple  de  sa  commission  au  ministre,  qui  le  rliarRe  du  soin  de  faire  venir 
Lucrèce  à  Madrid.  Uc  l'arrivée  de  cetu;  comédienne,  et  de  son  débul  i  la  cour. 


A  mon  retour  à  Madrid,  je  trouvai  le  comte-duc  fort  impatient  d'ap- 
prendre le  succès  démon  voyage.  Gil  Blas,  me  dit-il,  as-tu  vu  la  coiiiè- 
nienne  en  qu^lion'.'  vaut-elle  la  peine  qu'on  la  fasse  venir  à  la  cour? 
Monseigneur,  lui  répondis-je,  la  renommée,  qui  loue  ordinairement  plus 
qu'il  ne  faut  les  belles  personnes,  ne  dit  pas  assez  de  bien  de  la  jeune 
Lucrèce;  c'est  un  sujet  admirable,  tant  pour  sa  beauté  (|ue  pour  ses 
talents. 

Esl-il  possible,  s'écria  le  ministre  avec  une  satisfaclion  intcrienre  que 
je  lus  dans  ses  yeux,  et  qui  me  fit  penser  que  c'était  pour  son  propre 


applaudissements  qu'elles  reçurent.  On  regarda  Eslelle  ''«  '  '  "  '  J  «^  '  '^« 
consommée  dans  le  comique,  et  Lucrèce  comme  un  I""  ;  1'°"^ '^ 
rôles  d'amoureuses.  Cette  dernière  enleva  tons  les  '■;^'':f,-  '«^'^^e  ,r  de 
•érentla  beauté  de  ses  yeux,  1''»  "''''■''«  f-''-^'^ ''"''•''  Vl^fTèunë^^^^^ 
ia  voix:  et  tous,  frappés  de  ses  grâces  et  du  vil  edal  de  sa  jeunesse, 


difficile,  si  elle  refusait  de  joindre'  son  suffrage  à  celui  du  puli 
mon  enfant,  ton   voyage  de  Tolède  a   ete  heureux.  Je  suis   cliai 


146 


GIL  BLAS. 


de  ta  Lucrèce,  et  je  ne  doute  pas  que  le  voi  ne  prenne  plaisir  a  la 
voir. 


CHAPITRE  m. 


l.ucivi'C  fuit  giaml  hruil  à  la  cour,  et  joue  devant  le  rui,  qui  en  devient  amourenx.  Suites 
de  cet  iiniuui'. 


Le  di'biit  des  deux  actrices  nouvelles  fil  l]ii>iilot  du  liruit  à  la  cour; 
déi  le  lendemain  il  en  fut  parlé  au  lever  du  roi.  Qii('li|ues  seigneurs  van- 
tèrent surtout  la  jeune  Lucrèce  :  ils  en  firent  un  si  beau  portrait,  que  le 
monarque  en  fut  frappé;  mais,  dissimulant  l'inipression  que  leurs  dis- 
cours i'aisaient  sur  lui,  il  gardait  le  silence,  et  semblait  n'y  prêter  aucune 
attention. 

(Cependant,  d'abord  qu'il  se  trouva  seul  avec  le  conile-duc,  il  lui  de- 
mainla  ce  que  c'était  qu'une  certaine  actrice  qu'on  loitait  tant.  Le  mi- 
nistre lui  répondit  que  c'était  une  jeune  comcdlemie  de  Tolède,  qui  avait 
débuté  le  soir  précèdent  avec  beaucoup  de  succès.  Celte  actrice,  ajoula- 
l-il,  se  nomme  Lucrèce,  nom  fort  convenable  au.\  personnes  de  sa  jiro- 
fession  :  elle  est  de  la  connaissance  de  Santillane,  qui  m'a  dit  d'elle  tant 
de  bien,  que  j'ai  jugé  à  propos  de  la  recevoir  dans  la  troupe  de  Votre 
Majesté.  Le  roi. sourit  en  entendant  prononcer  mon  nom;  peut-être  qu'il 
se  ressouvint  dans  ce  moment  que  c'était  moi  qui  lui  avais  fait  connaître 
Catalina,  et  qu'il  eut- un  pressentiment  que  je  lui  tendrais  le  même  ser- 
vice dans  celte  occasion.  Comte,  dit-il  au  minisire,  je  veux  voir  jouer 
dés  detuaiu  celle  Lucrèce;  je  vous  charge  du  soin  de  le  lui  faire 
savoir. 

Le  comte-duc,  m'ayant  rapporté  cet  entrelien  et  appris  T'inlcnlion  du 
voi,  m'envoya  chez  nos  deux  comédiennes  pour  les  en  avertir.  Je  m'y 
rendis  en  diligence.  Je  viens,  dis-je  à  Lattre,  que  je  renronirai  la  prcr 
niière,  vous  annoncer  une  granile  nouvelle  :  vous  attrez  demain  parmi 
vos  spectateurs  le  souverain  de  la  niotiarcliie;  c'est  de  (|uoi  le  minisire 
ma  ordonné  de  vous  informer.  Je  ne  doute  pas  tpie  vous  ne  fassiez  tous 
vos  el'forls,  votre  fille  et  vous,  pour  répondre  à  l'hontieur  que  ce  monar- 
((ue  veut  vous  faire;  mais  je'vous  conseille  de  choisir  nue  pièce  oi'i  il  y 
ait  de  la  danse  et  de  la  musique,  pour  lui  faire  adiviirer  tous  les  talents 
que  Lucrèce  possède.  Nous  suivrotis  voire  conseil,  me  répondit  Laure  ; 
nous  n'avons  garde  d'y  manquer,  cl  il  ne  tiendra  pas  à  nous  que  le  printe 
ne  soi!  salislait.  Il  ne  saurait  mani|uer  de  l'être,  lui  dis  je  en  vovTint 
arriver  Lucrèce  dans  un  déslialullé  qui  lui  piélail  plus  de  charmesque 
ses  habits  do  tbé.ilre  les  plus  superbes  :  il  sera  d'aiiianl  plus  content  de 
voire  aimable  nièce,  qu'il  aime  plus  i|uc  loiilc  autre  chose  la  danse  et  le 
(liant  :  il  pourrait  bien  même  êlie  tiuté  de  lui  jelèr  le  mouchoir.  Je  ne 
soiibaile  point  du  tout,  reprit  Laure,  ipi'il  ail  celle  lenlalion;  tout  ]iuis- 
sant  monarque  qu'il  est,  il  |U)urrait  trouver  des  obstacles  .-i  l'acconqdis- 
senieiit  de  ses  désirs.  Lucrèce,  (pioique  élevée  dans  les  coulisses  d'un 
Ibé.ilre,  a  de  la  vertu  ;  et,  ipielque  plaisir  ([u'elle  prenne  à  se  voir  ap- 
plaudir sur  la  scène,  elle  aime  encore  mieux  jiasser  pour  honnête  lille 
que  pour  bonne  actrice. 

Ma  tante,  dit  alors  la  pdile  Marialva  en  se  mêlant  à  la  conversalian, 
imurquoi  se  faire  des  monstres  pour  les  comliallre"?  Je  ne  serai  jamais  à 
Il  peine  de  repousser  les  soupirs  dit  roi;  la  délicatesse  de  son  goût  le 
sauvera  des  reproches  qu'il  merilerail,  s'il  abaissait  jusqu'à  moi  ses  re- 
gards. Mais,  charmante  Lucrèce,  lui  dis-je,  s'il  arrivait  que  ce  prince 
voulut  s'allûcher  à  vous  et  vous  cboisir  pour  sa  maîtresse,  seriez-vous 
assez  cruelle  pour  le  laisser  languir  dans  vos  fers  comme  un  amant  or- 
dinaire'? Pourquoi  non'?  rcpondit-elle.  Uni,  sans  doute,  et,  vertu  à  pari, 
je  sens  que  ma  vanité  serait  plus  llallée  d'avoir  résisté  à  sa  |iassion,  que 
si  je  m'y  étais  rendue.  Je  lu^  fus  pas  peu  élouiié  d'entendre  parler  de 
celle  sorte  une  élève  de  Laure;  el  je  quittai  ces  dames  en  louant  la  der- 
nière d'avuir  donné  à  l'autre  une  si  belle  éilHcntiim. 

Le  jour  suivant,  le  i-oi,  impalieiil  île  voir  Lucrèce,  se  rendit  à  la  comé- 
die. ()n  joua  une  |iiéce  entremêlée  de  chants  et  de  danses,  el  dans  laquelle 
notre  jeune  actrice  brilla  beaneoiip.  Depuis  le  commencement  jusqii  à  la 
Un,  j'eus  les  yeux  attachés  siir-le  monarque,  et  je  m'appliquai  à  ilemèler 
dans  les  siens  ce  qu'il  pensait  ;  mais  il  mit  en  défaut  ma  |iéuélralion  par 
un  air  de  gravité  ipt'il  alfecta  de  conserver  loujuiirs.  Je  ne  sus  que  le 
lendemain  ce  que  j'étais  en  peine  di;  savoir.  Saiilillatio,  me  dit  le  minis- 
tre, je  viens  de  (|niller  le  roi,  qui  m'a  parlé  de  Lucrèce  avec  tant  de 
vivacité,  que  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  suit  épris  de  celle  jeune  comé- 
dienne; el,  comme  je  lui  ai  dit  que  c'est  loi  ipii  l'as  l'ait  venir  de  Tolédo, 
il  m'a  témoigné  tju'il  serait  bien  aise  de  t'entrtienir  l.i-dcssus  en  parli- 
riilier  :  va  de  ce  pas  te  pré.sculer  à  la  porte  de  sa  chambre,  où  l'ordre  de 
te  faire  entrer  est  déjà  donné;  cours,  et  reviens  promptement  me  rendre 
compte  de  celle  couversutiou. 

Je  volai  d'abord  chez  le  roi,  que  je  trouvai  seul.  Il  se  promenait  à 
prands  pas  on  m'allendanl,  et  paraissait  avoir  la  tête  embarrassée.  Il  me 
fil  plusieurs  qucsiiniis  sur  Lucrèce,  dont  il  m'obligea  de  lui  conter  l'his- 
toire; ensuite  il  me  demanda  si  la  petite  personne  n'avait  pas  déjà  eu 
quelque  galanterie.  J'assurai  lianliinent  que  non,  malgré  la  léméiité  de 
ces  sortes  d'assurances;  ce  (|ui  me  partit  faire  au  prince  un  fort  grand 


plaisir.  Cela  étant,  vepril-il,  je  te  choisis  pour  mon  agent  auprès  de 
Lucrèce  ;  je  veux  que  ce  soit  de  ta  bouche  qu'elle  apprenne  sa  victoire. 
Va  la  lui  annoncer  de  ma  part,  en  me  mcllanl  entre  les  mains  un  écrin 
où  il  y  avait  pour  plus  de  cinquante  mille  .écus  de  pierreries,  et  dis-lui 
que  je  la  prie  d'accepter  ce  présent,  en  attendant  de  plus  solides  mar- 
ques de  ma  passion. 

Avant  que  de  m'acquittcr  de  celle  commission,  j'allai  rejoindre  le 
comte-duc,  à  qui  je  fis  nu  fidèle  rapport  de  ce  que  le  roi  m'avait  dit.  Je 
m'imagitiais  que  ce  ministre  en  serait  plus  affiigé  que  réjoui;  car  je 
croyais  qu'il  avait  des  vues  amoureuses  sur  Lucrèce,  et  qu'il  appren- 
drait avec  chagrin  que  son  maître  était  devenu  son  rival  ;  mais  je  me 
trompais.  Rien  loin  d'en  paraître  morliflé,  il  en  eut  une  si  grande  joie, 
(|ue,  ne  pouvant  la  contenir,  il  laissa  échapper  quelques  paroles  qui  ne 
tombèrent  point  à  terre.  «  Oli  1  parbleu!  Philippe,  s'écria-l-il,  je  vous 
((  liens  ;  c'est  pour  le  coup  que  les  affaires  vont  vous  faire  peur!  »  Cette 
apostrophe  me  découvrit  toute  la  manœuvre  |dn  comte-duc  :  je  vis  par 
1  i  que  ce  seigneur,  craignant  que  le  prince  ne  voulût  s'occuper  de  choses 
sérieuses,  cherchait  à  l'amuser  par  les  plaisirs  les  plus  convenables  à 
son  humeur.  Santillane,  me  dit-il  eusuitdt  ne  perds  point  de  temps  ; 
hàle-loi,  mon  ami,  d'aller  exécuter  l'ordre  important  qu'on  t'a  donné,  et 
dont  il  y  a  bien  des  seigneurs  à  la  cour  qui  feraient  gloire  d'être  chargés. 
Songe,  poursuivit-il,  (|ue  lu  n'as  point  ici  de  comte  de  Lemos  (|ui  l'en- 
lève" la  meilleure  partie  de  l'honneur  du  service  rendu;  t»  l'auras  tout 
entier,  cl  de  plus  tout  le  profil. 

C'est  ainsi  que  Son  Excellence  me  dora  la  pilule,  que  j'avalai  tout 
doucement,  non  sans  en  sentir  l'amertume;  car  depuis  ma  ju-isonje 
m'étais  accoutumé  à  regarder  les  choses  dans  un  point  du  vue  moral,  el 
je  ne  trouvais  pas  l'emploi  de  Mercure  en  chef  aussi  honorable  qu'on 
me  le  disait.  Cepemlaiil,  si  je  n'étais  point  assez  vicieux  pour  m'en  ac- 
quitter sans  remords,  je  n'avais  pas  non  plus  assez  de  verlu  pour  refuser 
de  le  remplir.  J'obéis  donc  d'autant  plus  au  roi,  que  je  voyais  en  même 
temps  que  mou  obéissance  serait  agréable  au  minisire,  à  qui  je  ne  son- 
geais qu'à  plaire. 

Je  juge'ai  à  propos  de  m'adresser  d'abord  à  Laure,  et  de  l'entretenir 
en  particulier.  Je  lui  exposai  ma  mission  en  termes  mesurés,  et  sur  la 
ffii  de  mon  discours  je  lui  lu'ésentai  l'éeriu  en  forme  de  pénu-aisou.  \  la 
vue  des  pierreries,  la  dame,  ne  pouvant  caclier  sa  joie,  la  fit  érlati'r  en 
liberté.  Seigneur  Cil  RIas,  s'éciia-l-elle,  ce  n'est  pas  devant  le  meillem' 
el  le  plus  ancien  de  mes  amis  que  je  dois  me  contraindre;  j'aurais  luil 
de  me  parer  d'une  fausse  sévérité  de  mœurs  et  de  faire  des  giimacv's 
avec  vous.  Oui,  n'en  douiez  pas,  conliiiua-l-elle,  je  suis  ravie  ((ue  ma 
fille  ait  fait  une  conquête  si  précieuse;  j'en  conçois  tous  les  avantages. 
Mais,  entre  nous,  je  crains  que  Lucrèce  ne  les  regarde  d'un  aulre'teil 
que  moi  ;  (pioii|iie  fille  de  théâtre,  je  vous  l'ai  dit,  elle  a  la  s.igessè  si  fort 
en  recnmiiiandalioii,  qu'elle  a  déjà  rejeté  les  vœux  de  deux  jeunes  sei- 
gneurs aimaliles  cl  riches.  Vous  me  direz,  poursuivit-elle,  ijne  ces  deux 
seigneurs  ne  sont  pas  des  rois  :  j'en  conviens,  et  vraisi'iiiblableineul 
l'amour  d'un  amaiil  cniironné  doit  étoiinlir  la  verlu  de  Lucrèce;  néan- 
moins, je  ne  )iuis  in'empêcher  de  vous  dire  que  la  cliose  est  iiicerlaiiif, 
et  je  vous  déclare  que  je  ne  contraindrai  pis  nia  lille,  S_,  bieu  loin  de  se 
croh-e  honorée  de  la  tendresse  passagère  du  roi,  elle  envisage  cet  hon- 
neur comine  une  iuramie,  ipie  ce  grand  prince  ne  lui  sache  pas  mauvais 
gré  de  s'y  dérober.  Revenez  demain,  ajouta-l-elle,  je  vous  dirai  s  il  faut 
lui  rendre  une  réponse  favorable  ou  ses  pierreries. 

Je  ne  doutais  point  du  tout  que  Laure  n'exhortât  plutôt  Lucrèce  à 
s'écarler  de  sou  devoir  qu'à  s'y  mainlenir,  cl  je  complais  fort  sur  celle 
exhortation.  Néanmoins,  j'appris  avec  surprise  le  jour  suivant  que  Laure 
avait  eu  autant  de  peine  à  porter  sa  lille  au  mal  que  les  autres  en  ont  i 
porttr  les  leurs  au  bien:  el  ce  qu'il  y  a  de  plus  élonuanl  encore,  c'e^t 
que  Liiciéce,  après  avoir  eu  quelques  entretiens  secrets  avec  le  monar- 
que, eut  tant  de  regrets  de  s  êlre  livrée  à  ses  désirs,  qu'elle  quitta  loul  à 
coup  le  nvoude,  et  s'enferma. dans  le  monaslére  de  l'Iiicarnalion,  où  Men- 
lôl  elle  tomba  malade  cl  nioiiriil  de  chagrin,  Laure,  de  son  cTilé,  ne 
pouvant  se  consoler  de  la  perle  de  sa  lille,  el  d'avoir  sa  mort  à  se  re- 
procher, se  relira  dans  le  rotiveiil  des  filles  pr^iiiteules,  )iniir  y  pleurer 
les  jilaisirs  de  ses  lieaiix  jours  Le  roi  fut  loin'bé  de  la  retr.iile  imqiiiiée 
de  Lucrèce;  mais  ce  jeune  prince,  n'étant  pas  d'iiiitneur  à  s'al'lliger  loiig- 
leni|;s,  s'en  consola  peu  à  peu.  Pour  le  comte  duc.  quoiqu'il  ne  paiùl 
guère  sensible  à  cet  incident,  il  ne  laissa  pas  d'en  être  mortifié  ;  ce  que 
le  lecleiir  n'aura  pas  de  peine  à  croire. 


CHAPITRE  IV. 


riu  nouvel  emiMii  i|nc  iliiiUKi  le  iiiiiii.ilrd  à  SuulilUne. 


Je  sentis  aussi  Irés-vivemenI  le  malbeur  de  Lucrèce  ;*ct  j'eus  tant  de 
rcinonls  d'y  avoir  contribué,  ipie,  me  reganlanl  cmnme  un  infâme,  mai- 
gre la  qualité  de  l'ainant  dont  j'avais  servi  b's  amours,  je  résolus  d'a- 
iiandiunier  pour  jamais  le  caducée  ;  je  lénioiguai  nièine  au  niiiiislie  la 
répugnance  ipie  j'avais  à  le  porter,  et  je  le  priai  do  m'emidoyer  à  tonte 
autre  chose.  11  iiarui  étonné  de  ma  verlu.  Saiilillaiie.  me  dil-il,  la  déli- 


GIL  BL4S. 


147 


patesse  me  clinnne:  et,  puisque  lu  es  un  si  lionncte  çt'H'con,  je  veux  le 
(loniuy  une  occu]ialion  plus  convenable  à  la  sajjesse.  Voici  ce  ijue  c'est  : 
Ocoiuo'attcnliveuient  la  conlidence  r|ue  je  vais  te  faire. 

(Jiielt|Hes années  avant  que  je  fusse  en  faveur,  continua-t-il,  le  liasard 
offrit  un  jour  à  ma  vue  une  dame  qui  me  parut  si  Ijicn  faite  cl  si  belle, 
que  je  1.1  fis  suivre.  J'appris  que  c'était  une  Génoise,  nommée  dona  Mar- 
garila  Spinola,  qui  vivait  à  Madrid  du  revenu  de  sa  beauté  :  on  me  dit 
niéme  que  don  Francisco  de  Valcasar  ,  alcade  de  cour,  homme  riclie 
vieux  et  marié,  faisait  pour  cette  coquette  une  dépense  considérable.  Ce 
rapport,  i[ni  n'aurait  dû  m'inspirer  que  du  mépris  pour  elle,  me  fit  con- 
cevoir un  désir  violent  de  partager  ses  bonnes  grâces  avec  Valéasar. 
reus  celte  fantaisie  ;  et,  pour  la  satisfaire,  j'eus  recours  à  une  médiatrice 
d'amour,  qui  eut  l'adresse  de  me  ménager  en  peu  de  temps  une  secrète 
entrevue  avec  la  Génoise;  et  cette  entrevue  fut  suivie  de  plusieurs  au- 
tres; si  bien  que  mon  rival  et  moi  nous  étions  également  bien  traités 
|iour  nos  présents.  Peut-être  même  avait-elle  encore  quelque  autre  ga- 
lant aussi  heureux  (|ue  nous. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Marguerite,  en  recevent  tant  d'hommages  confus, 
devint  insensiblement  mére^.et  nul  au  monde  un  garçon  dont  elle  voulut 
faire  honneur  à  chacun  de  ses  amants  en  particulier;  mais  aucuji,  ne 
pouvant  en  conscience  se  vanter  d'être  père  de  cet  enfant,  ne  voulut  le 
reconnaître;  de  sor  e  que  la  Génoise  fut  obligée  de  le  nourrir  du  fruit 
de  ses  galanteries  :  ce  ([u'elle  a  fait  pendant  dix-huit  «nnécs,  au  bout 
desquelles  étant  morte,  elle  a  laissé  son  fils  sans  bien,  et,  qui  pis  est, 
sans  éducation. 

Voilà,  poursuivit  monseigneur,  la  confidence  que  j'avais  à  te  faire,  el 
je  vais  présentement  t'instruire  ilu  grand  dessein  que  j'ai  formé.  Je 
veux  tii'cr  du  néant  cet  enfant  maliiçiireux,  et,  le  faisant  passer  d'une 
extrémité  à  l'autre,  le  reconnaitre  pour  mon  fils,  et  1  élever  au.^ 
honneurs. 

A  ce  projet  extravagant,  il  me  fut  impossible  de  me  t.iire.  Comment, 
seigneur,  m'écriai-jc.  Voue  E.vcelleuce  peut-elle  avoir  pris  inie  résolu- 
tion si  étrange'?  l'ardonnez-moi  ce  terme;  il  échappe  à  mon  zèle.  Tu  la 
trouveras  raisonnable,  reprit-il  avec  précipitation,  quand  je  t'aurai  dit 
les  raisons  qui  m'ont  déterminé  à  le  premlre.  Je  ne  veux  pcdnl  c|ue  mes 
collatéraux  soient  mes  héritiers.  Tn  me  diras  ((ue  je  ne  suis  point  encore 
dans  un  âge  assez  avancé  pour  désespérer  d'avoir  des  eni'anis  de  ma- 
dame d'Olivarés.  Mais  chacun  se  connaît  :  qu'il  te  suffise  d'apprendre 
que  la  chimie  n'a  pas  de  secrets  que  je  n'aie  inutilement  mis  en  usage 
ponr  redevenir  père.  Ainsi,  puisque  la  fortune,  suppléant  au  iléfaut  de 
la  nature,  me  prései.te  un  enfant  dont  peut-être  dans  le  fomfje  suis  le 
véritable  père,  je  l'adopte:  c'est  une  chose  résolue. 

Quand  je  vis  que  le  minisire  avait  en  tète  celle  adoption,  je  cessai  de 
le  contredire,  le  connaissant  pour  un  homme  cap'dde  de  l'aire  une  sottise 
plnlot  que  de  démordre  de  son  sciitinienl.  Il  ne  s'agit  plus,  ajouta-t-il, 
((ne  de  donner  de  l'éducation  à  don  Henri-Philippe  lie  Gnzman  (car  c'esi 
le  nom  que  je  prétends  qu'il  porte  dans  le  monde  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
en  état  de  posséder  les  dignités  qui  l'attendent).  C'est  toi,  mou  cher  San- 
lillane,  que  je  choisis  jionr  le  conduire  ;  je  me  repose  sur  ton  esprit  et 
sur  t'iH  attachement  pour  moi,  du  soin  de  faire  sa  maison,  de  lui  donner 
toutes  sortes  de  maîtres,  en  un  mot  de  le  remlre  un  cavalier  accompli. 
J  ■  voulus  me  défendre  d'accepter  cet  emploi,  en  re|irésenlant  au  comte- 
dnc  qu'il  ne  me  convenait  guère  délever  de  jeunes  seigneurs,  n'avanl 
jamais  fait  ce  métier,  qui  ilemandait  plus  de  lumières  el  de  mérite  (pie 
je  n'en  avais  :  mais  il  m'interrompit,  et  me  feima  l'i  bouche  en  me  di- 
sant tju'il  prétendait  absolument  cpie  je  fusse  le  gouverneur  de  ce  lils 
adopte,  qu'il  destinait  aux  premières  charges  deli  nionarchip.  Je  me 
préparai  donc  à  remplir  celte  place,  pour  conlenler  monseigneur,  ipii. 
pour  prix  de  ma  complaisance,  grossit,  mon  petit  revenu  d'une  pension 
de  mille  écus  qu'il  me  fit  obtenir,  ou  plutôt  qu'il  me  donna  sur  la  com- 
inaaderie  de  Mamhra. 


CIIAPITRli  V. 


l.e  nis  de  la  fiénoisc  psi  rMonnn  par  afic  aiillicnlMpif,  cl  iinnimr^  don  Ilciiri-Pliilippc  de 
Catnan.  &iiinl|ii|ii!  fiiil  la  maison  île  eu  jtuiic  strlgiicur,  cl  lui  aoiiiic  luuiis  sortes  de 
inJlires. 


Effeclivcmenl,  le  coinle-dur  ne  larda  guère  à  reconnaître  le  fils  de 
dona  Margarila  Spinola,  et  l'acte  de  reconnaissance  s'en  lit  avec  l'agré- 
ment et  sons  le. bon  plaisirdu  roi  lion  llnnri-Pliilippc  de  Giizrnan  (c'est 
le  nom  qu  .m  donna  a  cel  enfant  de  plusieurs  pères!  y  fui  dédale  uni- 
que héritier  de  la  comté  d'Dlivarés  et  du  duché  de  San-I.ucar.  Le  minis 
tre,  afin  q;e  personne  n'en  ignor.il,  fit  savoir  par  Carnero  cette  déclara- 
tion aux  aiiibassadeur.i  el  aux  grands  d'Iîspagne,  (|ui  n'en  furent  jias  peu 
surpris.  Les  rieurs  de  Madri.l  en  eurent  |iour  longleinps  ,i  s'égayer,  cl 
les  poêles  satiriques  ne  perdirent  pas  une  si  belle  occasion  de  l'aire 
c(piiler  le  fiel  de  leur  plume. 

Je  dem.iiidai  an  conite-liic  où  était  le  sujet  qu'il  voulait  confiiu'  à  mes 
soins.  Il  est  dans  celle  ville,  me  répondit-il,  sous  la  co.idiiile  d'une  tante 
.-i  qui  je  l'olerai  d'abord  que  lu  auras  fail  préparer  une  niaisori  pour  lui; 


ce  qui  fut  bientôt  exécuté.  Je  louai  un  hôtel  que  je  fis  meubler  magnifi- 
quement. J'arrêtai  des  pages,  un  portier,  des  estafiers,  el,  à  l'aide  de 
Caporis.'je  remplis  les  jda'ces  d'officiers.  Quand  j'eus  tout  mon  monde, 
j'allai  eu  avertir  Son  Excellence,  cpii  sur-le-champ  envoya  chercher  l'é- 
quivoque et  nouveau  rejeton  de  la  ligne  des  Guzmans.  Je  vis  un  grand 
garçon,  d'une  figure  assez  agréable  Don  Henri,  lui  dit  monseigneur  en 
me  "montrant  an  doigt,  ce  cavalier  que  vous  voyez  est  le  guide  que  j'ai 
choisi  jiour  vous  conduire  dans  la  carrière  du  monde;  j'ai  une  entière 
confiance  en  lui,  et  je  lui  donne  nu  pouv(ur  absolu  sur  vous.  Oui,  San- 
lillane,  ,ijoulat-il  en  m'adrcssant  la  parole,  je  vous  l'abandonne,  et  je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  m'en  rendiez  bon  compte,  k  ce  discours,  le 
ministre  en  joignit  encore  d'antres  pour  exhorter  le  jeune  homme  à  .se 
conformer  à'mcs  volontés;  après  quoi  j'emmenai  don  Henri  avec  moi  ;'i 
son  hôtel. 

Aussitôt  que  nous  y  fûmes  arrivés,  je  fis  passer  en  revue  devant  lui 
tousses  domestiques,  en  lui  disant  l'enip'oi  que  chacun  avait  dans  sa 
maison.  11  ne  parut  point  étourdi  du  changement  de  sa  condition;  et,  se 
prêtant  volontiers  au  respect  et  aux  déférences  attentives  qu'on  avait 
lionr  Jui,  il  semblait  avoir  toujours  été  ce  qu'il  était  devenu  par  hasard. 
Il  ne  manquait  pas  d'esprit.,  mais  il  était  d'une  ignorance  crasse  :  à  peine 
savait-il  lire  el  écrire.  Je  mis  auprès  de  lui  un  précepteur  jiour  lui  ensei- 
"iier  les  élémenl.s  de  la  langue  latine,  et  j'arrêtai  un  maître  de  géogra- 
phie, un  maître  d'histoire,  avec  un  maitre  d'escrime.  On  juge  bien  que 
je  n'eus  garde  d'oublier  un  maitie  à  danser  :  je  ne  fus  embarrassé  que 
sur  le  clioi.\  ;  il  y  en  avait  dans  ce  temps  là  un  gMnd  nombre  de  fameux 
ci  Madrid,  el  je  ne  savais  ampiel  je  devais  donner  la  préférence. 

Tandis  que  j'étais  dans  cet  embarras,  je  vis  entrer  dans  la  cour  de  mdre 
hôtel  un  homme  richement  vêtu.  On  me  dit  qu'il  demamlait  ;i  me  par- 
ler. J'allai  au-devant  de  lui,  m'imaginant  que  c'était  au  moins  un  cheval 
lier  de  Saint-Jacques  ou  d'Alcantàra.  Je  lui  demand.ni  ce  qu'il  y  avaj- 
pour  son  service.  Seigneur  de  Sanlillane,  me  rép(uidil-il  aju'és  m'avoir 
fait  plusieurs  révérences  qui  sentaient  bien  son  métier,  comme  on  m'a 
(Jil  que  c'est  Votre  Seigneurie  qui  choisit  les  maîtres  du  seigneur  don 
Henri,  je  viens  vous  offrir  mes  services  :  je  m'appelle  Marliii  Ligero,  et 
i'ai,gri\cesau  ciel,  quelque  réputation.  Je  n'ai  pascoutume  d'aller  mendier 
des  écoliers;  cela  ne  convient  qu'à  de  petits  maîtres  ;i  danser.  J'attends 
ordinaivemeiil  qu'on  me  vienne  chercher  ;  mais,  montrant  au  duc  de  Mé- 
dina Sidonia,  à  don  Louis  de  Haro  et  à  quelques  autres  .seigneurs  de  la 
maison  deGuzman,  dont  je  suis  en  quelque  façon  le  serviteur-né,  je  me 
fais  un  ilevoirde  vous  prévenir.  Je  vois  parce  discours,  lui  répondis-je, 
que  vous  èles  rhonime  qu'il  nous  faut,  llombien  prenez-vous  par  mois  ? 
Quatre  doubles  pislules,  nqirit-il,  c'est  le  prix  courant,  el  je  ne  donne 
que  deux  leçons  par  scniaine  Quatre  doublons  par  mois  !  m'écriai-je  ; 
c'est  beaucoup  !  Comment  he.iiicoup  !  répliqua-l-il  d'un  air  étonné, 
vous  donneriez  bien  une  ptstole  par  mois  à  un  maître  de  pliHo- 
.sopliie  ! 

Il  n'v  eut  pas  moyen  de  tenir  contre  une  si  plaisante  réplique;  j'en 
ris  dt  bon  co'ur,  et  je  demandai  au  seigneur  Ligero  s'il  croyait  véritable- 
meiil  qu'un  homme  de  son  métier  fut  préférable  à  un  mailrc  de  philoso- 
pliie.  Je  le  crois  sans  doute,  me  dit-il;  nous  sommes  dans  le  monde 
d'une  plus  grande  utilité  que  ces  messieurs.  Que  sont  les  hommes  avaiU 
qu'ils  passe^il  par  nos  mains"?  Des  corps  tout  d'une  pièce,  des  ours  mal 
léchés  ;  mais  nos  leçons  les  développent  peu  à  peu,  et  ieur  font  prendre 
insensiblement  une  'forme:  en  un  mot,  nous  leur  enseignons  ;i  se  mou- 
voir avec  grâce,  nous  leur  donnons  des  attitudes  avec  des  airs  de  no- 
blesse et  de  gravité. 

Je  me  rendis  aux  raisons  de  ce  mailre  à  danser,  et  je  le  rctms  pour 
montrer  à  don  Henri  sur  le  pied  de  qualre  pislolcs  par  mois,  puisque 
c'était  un  pri.i  fait  pour  les  grands  maîtres  de  l'iirt. 


CHAPITRE  VI. 


■mM  i-evienl  de  la  ï^olm■ll^-r.^|lalilll;.  un  n.ia  lu  p.i... .-  o"  ■■>"  >■>.""..  ..i.....  ..^.^  i,.,..ta 

de  ce  jeune  seigniMir.  Ucs  honneurs  qu'on  lui  lil,  et  à  quelle  dame  le  coiiUe-duc  le  maria. 
Cil  l'ilas  lui  iail  iiuiiie  iiialjîii;'  lui. 


Je  n'avais  point  encore  fait  la  moitié  de  la  maison  de  don  Henri,  lors- 
(|ue  Scipion  revint  du  Mcùqiie.  Je  lui  demandai  s'il  était  satisfait  de  son 
voy?TC.  Je  dois  l'êlre,  me  répoiidit-il,  puisque  avec  trois  mille  ducats 
en  cslièccs  j'ai  apporté  pour  deux  fois  autant  en  marchandises  de  défaite 
en  ce  pavs-ci.  Je  t'en  félicite,  re|iris-je,  mon  enfant  :  voilà  ta  fortune 
commencée;  il  ne  tiendra  qu'à  loi  de  l'achever,  en  retournant  aux  Indes 
l'année  prochaine  :  ou  bien,  si  tu  préfères  à  la  iicine  d'aller  si  loin 
amasser  du  bien  un  poste  agréable  à  Madrid,  tu  n'as  qu'a  parler  ;  j'en  ai 
un  .1  te  (kmner.  Oh  !  parbleu,  dit  le  fils  de  la  Coscoliiia,  il  n'y  a  point  à 
bil.incer;  j'aime  mieux  remplir  un  bon  emploi  auprès  de  Votre  Seigneu- 
rie iiue  dé  m'expo^er  de  nouveau  aux  périls  d'une  longue  navigation, 
(Mièlques  avantages  qu'il  m'en  put  revenir.  Expliquez-vous,  pion  niailre  ; 
(  iiellc  occupation  destinez-vous  à  votre  serviteur'? 

Pour  uiieiiv  le  metlre  an  l'ail,  .je  lui  contai  ITiistoirc  du  petil  seigneur 


i48 


GIL  BLÂS. 


que  le  comte-duc  venait  d'iulrodiiire  dans  la  maison  de  Gnzman.  Après  I 
lui  avoir  fait  ce  détail  curieux,  et  lui  avoir  appris  que  ce  ministre  m'a- 
vait nommé  gouverneur  de  don  Henri,  je  lui  dis  que  je  voulais  !e  faire 
valet  de  chambre  de  ce  fiU  ailopté  ;  Scipion,  qui  ne  demandait  pas 
mieux,  accepta  volontiers  ce  poste,  et  le  reinj)lit  si  bien,  qu'en  moins, 
de  trois  ou  quatre  jours,  il  s'attira  la  confiance  et  l'amitié  de  son  nou- 
veau maître. 

Je  m'étais  imaginé  que  les  |]édagogues  dont  j'avais  fait  choix  pour 
rndociriner  le  lils  de  la  Génoise  y  perdiaient  leur  lalin,  le  croyant  à  son 
âge  un  sujet  peu  disciplinable  ;  néanmoins  je  nie  trompai.  Il  compre- 
nait et  retenait  aisément  tout  ce  qu'on  lui  eiiseignail  ;  ses  m:uties  en 
étaient  trés-contenls.  J'allai  avec  empressement  anniiiniiifUe  nouvelle 
an  comte-duc,  qui  la  reçut  avec  une  joie  excessive.  S.inlillane,  s'écria- 
t-il  avec  transport,  tu  me  ravis  en  ni'apprenant  que  don  Henri  a  beau- 
coup de  mémoiie  et  de  pénétration  :  je  reconnais  en  lui  mon  sang;  et, 
ce  q«i  achève  de  me  persuader  qu'il  est  mon  fils,  c'est  que  je  me  sens 
autant  de  tendresse  pour  lui  que  si  ;e  l'eusse  eu  de  madame  d'Olivarés. 
Tu  vois  jiar  là,  mon  ami,  que  la  nature  se  déclare.  Je  n'eus  garde  de 
dire  à  monseigneur  ce  que  je  pensais  là-dessus;  et,  respectant  sa  fai- 
blesse, je  le  laissai  jouir  du  plaisir  de  se  croire  père  de  don  Henri. 

Ouoi([ne  tous  les  Guzmans  eussent  une  haine  mortelle  pour  ce  j  une 
seigneur  de  fraîche  date,  ils  la  dissimulèrent  par  politique;  il  y  en  eut 
même  qui  affectèrent  de  rechercher  son  amitié  .  les  ambassadeurs  et  les 
grands  qui  étaient  alors  à  Madrid  le  visitèrent,  et  lui  firent  tous  les 
honneurs  qu'ils  auraient  rendus  à  un  enfant  légitime  du  comte-duc.  (^e 
ministre,  ravi  de  voir  encenser  son  idole,  ne  tarda  guère  à  la  parer  de 
dignités.  Il  commença  par  demander  au  roi,  pour  don  Henri,  la  croix 
d'Alcantara,  avec  une  commanderie  de  dix  mille  écus.  Peu  de  temps 
après,  il  le  fit  recevoir  gentilhomme  de  la  chambre  ;  ensuite,  ayant  pris 
la  résolution  de  le  marier,  et  voulant  lui  donner  une  dame  de  la  plus 
noble  maison  d'Espagne,  il  jeta  les  yeux  sur  dona  Junna  de  ^■élasco, 
lille  du  duc  de  Cas'ille,  et  il  eut  assez  d'autorité  pour  la  lui  faire  épou- 
ser en  dépit  de  ce  duc  et  de  ses  parents. 

Quelques  jours  avant  ce  mariage,  monseigneur  m'ayant  envové  cher- 
cher, me  dit,  en  me  mettant  des  jiapiers  entre  les  mains  :  Tiens,  Gil 
Blas,  j'ai  un  nouveau  présent  à  le  faire.  Je  crois  qu'il  ne  te  sera  pas 
désagiéable;  voici  des  lettres  de  noblesse  que  j'ai  fait  expédier  pour  toi. 
Monseigneur,  lui  répondis-je  assez  surpris  de  ces  paroles.  Votre  Excel- 
lence sait  que  je  suis  fils  d'une  duègne  et  d'un  écuver  ;  ce  serait,  ce  me 
semble,  profaner  la  noblesse  que  de  m'y  agréger  ;  "et  c'est  de  toutes  les 
gr.ices  que  Sa  Majesté  peut  me  faire,  celle  que'je  mérite  et  que  je  désire 
le  moins.  Ta  naissance,  reprit  le  minisire,  est  un  obstacle  facile  à  lever. 
Tu  as  été  occupé  des  afl'aires  de  l'Etat  sous  le  ministère  du  duc  de  Lerme 
et  sous  le  mien;  d'ailleurs,  ajouta-t-il  avec  un  souris,  n'as-iu  pas  rendu 
air  monarque  des  services  qui  méritent  une  réconipen.se?  En  un  mol, 
Sautillane,  tu  n'es  pas  indigne  de  l'honneur  que  j'ai  voulu  te  faire  :  de 
plus,  et  celle  raison  est  sans  réplique,  le  rang  que  tu  tiens  auprès  de 
mon  fils  demande  que  lu  sois  noble;  je  t'avouerai  même  que  c'est  à 
cause  de  cela  que  je  l'ai  donné  des  lettres  de  noblesse.  Je  me  rends, 
monseipneur,  lui  répliquai-je,  fiuisque  Votre  Excellence  lèvent  absolu- 
ment. En  achevant  ces  mots,  je  sortis  avec  mes  patentes,  que  je  serrai 
dans  ma  poche. 

Je  suis  donc  présentement  genlilhomme  !  dis-je  en  moi-même  lorstiue 
je  fus  dans  la  rue;  me  voibi  noble  sans  que  j'en  aie  l'obligation  à  mes 
parents:  je  jinurrai,  quand  il  me  plaira,  me  faire  appeler  don  Gil  Blas; 
et,  si  (|uelqii'iiii  de  ma  connaissance  s'avise  de  me  rire  au  nez  en  me  nom- 
mant ainsi,  je  lui  ferai  signifier  mes  lettres.  Mais  lisons-les,  continuai-je 
en  les  relir.mt  Je  ma  poche;  voyons  un  peu  de  quelle  façon  on  y  décrasse 
le  vilain.  Je  lus  donc  mes  patentes,  qui  portaient  en  substance  que  le 
roi,  pour  reconnaître  le  zèle  (|ue  j'avais  fait  paraître  en  plus  d'une  occa- 
smn  pour  son  service  et  le  bien  de  l'Etat,  avait  jugé  ,-i  propos  de  me  gra- 
tifier de  leiircs  de  noblesse.  J'ose  dire,  à  ma  louange,  qu'elles  ne  lii'in- 
spirercnt  auciiii  orgueil.  Ayant  toujours  devant  les  yeux  la  bassesse  de 
mon  origine,  cet  honneur  m'humiliait  au  lieu  de  me  donner  de  la  vanité  • 
aussi  je  me  promis  bien  de  renfermer  mes  patentes  dans  un  tiroir  sans 
me  vanter  d'en  cire  pourvu. 


CHAPITRE  VII. 


Cil  nias  renonntro  encore  Fabrice  par  hasard.  De  la  .Icrnière  conversation  qu'ils  eurent 
ensemble,  el  de  1  avis  imporlaiil  que  Nuneî  donna  à  Samillane. 

Le  poëlc  des  Asluries,  comme  on  a  dû  le  remarquer,  me  néffli<reait 
assez  vcdontiers  De  mon  coté,  mes  occupations  ne  me  permettaient  smre 
de  1  aller  voir;  de  sorte  que  je  ne  l'avais  point  revu  depuis  le  jour  de  la 
dissertation  sur  1  Iphigénie  d'Euripide.  Le  hasard  me  le  Ut  cncîire  ren- 
contrer près  de  la  porte  du  Soleil.  Il  sortait  d'une  imprimerie.  Je  l'abor- 
dai en  lui  disant  :  01,  !  ob  !  monsieur  Nnncz.  vous  venez  de  chez  un  im- 
ioimulsition  menacer  le  j.ublic  d'un  nouvel  ouvrage  de  votre 

C'est  n  quoi  il  doit  en  effet  .s'attendre,  me  répondil-il  ;  je  te  dirai  que 


je  me  suis  avisé  de  composer  une  brochure  qui  est  sous  la  presse  aclucl- 
lement.  et  qui  doit  faire  grand  bruit  dans  la  république  des  lettres.  Je  ne 
doute  |ias  du  mérite  de  la  production,  lui  répliquai-je;  mais  je  m'étonne 
que  tu  l'amuses  à  composer  des  brochures  :  il  me  semble  que  ce  sont 
des  colifichets  qui  ne  font  pas  grand  honneur  à  l'esprit.  Il  v  en  a  quel- 
quefois de  bonnes,  reprit  Fabrice.  La  mienne,  par  exemple,  est  de  ce 
nombre,  quoiqu'elle  ait  été  faite  à  la  bâte;  car  je  t'avouerai  que  c'est  un 
enfant  de  la  nécessité.  La  faim,  comme  tu  sais,  fait  sortir  le  loup  hors  du 
bois. 

Comment!  m'écriai-je,  la  faim!  Est-ce  l'auteur  du  C'imte  de  Salilagne 
qui  me  lient  ce  discours'?  Un  homme  qui  a  deux  mille  écus  de  renie  peut- 
il  parler  ainsi'.'  Doucement,  mon  ami,  inlerrom|iil  Nunez,  je  ne  suis  ]dus 
ce  poêle  l'orluné  qui  jouissait  d'une  pension  bien  payée.  Le  désordre 
s'est  mis  subitement  dans  les  afl'aires  du  trésorier  don  Bertrand  :  il  a 
manié,  dissipé  les  deniers  du  roi  ;  tous  ses  biens  sont  saisis,  et  ma  pen- 
sion est  allée  à  tous  les  diables.  Cela  est  triste,  lui  dis-je;  mais  ne  te 
reste-l-il  pas  encore  quelque  espérance  de  ce  côté-là?  Pas  la  moindre, 
me  répondit-il;  le  seigneur  Gomez  del  Uibero,  aussi  gueux  que  sou  bel 
espiil,  est  abîmé  :  il  ne  reviendra,  dit-on,  jamais  sur  l'eau. 

Sur  ce  pied- là,  lui  répliquai-je,  mon  ami,  il  faut  que  je  le  fasse  don- 
ner quelque  poste  qui  te  console  de  la  perle  de  ta  pension.  Je  te  dis- 
pense de  ce  soin-là,  me  dit-il  ;  quand  tu  m'offrirais  dans  les  bureaux  du 
ministère  un  emploi  de  trois  mille  écus  d'appointemenis,  je  le  refuse- 
rais ;  des  occupations  de  commis  ne  conviennent  pas  au  génie  d'un  nour- 
risson des  Muses  ;  il  me  faut  des  amusements  littéraires.  Que  te  dhai-je, 
enfin?  je  suis  né  pour  vivre  et  mourir  en  poète,  et  je  veux  remidir  mon 
sort. 

Au  reste,  continua-t-il,  ne  t'imagines  pas  que  nous  soyons  fort  mal- 
heureux; outre  que  nous  vivons  dans  une  parfaite  indépendance,  nous 
sommes  des  gaillards  sans  souci.  On  croit  une  nous  faisons  souvent  des 
repas  de  Démocrite,  et  l'on  est  là-iiessus  dans  l'erreur.  Il  n'y  a  )ias  un 
de  mes  confrères,  sans  eu  excepter  les  faiseurs  d'almanachs,  qui  ne  soit 
commensal  dans  quelques  bonnes  maisons;  pour  moi,  j'en  ai  deux  où 
l'on  me  reçoit  avec  plaisir.  J'ai  deux  couverts  assurés  ;  l'un  chez  un  gros 
directeur  des  fermes,  à  qui  j'ai  dédié  un  roman  ;  et  l'autre  chez  un  riche 
bourgeois  de  Madrid,  qui  a  la  rage  de  vouloir  toujours  à  sa  table  de  beaux 
esprits  :  heureusement  il  n'est  pas  fort  délicat  sur  le  choix,  et  la  ville 
lui  en  fournit  aulant  qu'il  en  veut. 

Je  cesse  donc  de  te  plaindre,  dis-je  au  poète  des  Asturies,  puisque  lu 
es  content  de  la  condition.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  te  proteste  de  nouveau 
que  lu  as  toujours  dans  Gil  Blas  un  ami  à  l'épreuve  Je  ta  négligence  à  le 
cultiver;  si  tu  as  besoin  de  ma  bourse,  viens  hurdiment  à  moi  :  qu'une 
mauvaise  honte  ne  te  prive  point  d'un  secours  infaillible,  et  ne  me  re- 
visse point  le  plaisir  de  l'obliger. 

A  ce  sentiment  généreux,  s'écria  Nunez,  je  te  reconnais,  Sanlillane, 
et  je  te  rends  mille  grâces  de  la  disposiiion  favorable  où  je  le  vois  pour 
moi  ;  il  faut,  par  reconnaissance,  que  je  le  donne  un  avis  salutaire.  Pen- 
dant que  le  comte-duc  peut  tout  encore,  et  que  lu  possèdes  ses  bonnes 
grâces,  profite  du  lemps,  hàie-toi  de  t'enrichir;  car  ce  ministre,  à  ce 
qu'on  m'a  dit,  branle  dans  le  manche.  Je  demandai  à  Fabrice  s'il  savait 
cela  de  bonne  part,  et  il  me  répondit  :  Je  tiens  celle  nouvelle  d'un  vieux 
chevalier  de  Calaliava  ((ui  a  un  talent  particulier  pour  découvrir  les 
choses  les  plus  secrèles  :  on  écoute  cet  honmie  comme  un  oracle,  et 
voici  ce  que  je  lui  entendis  dire  hier  :  Le  comte-duc  a  un  grand  nombre 
d'ennemis  qui  se  réunissent  tous  pour  le  perdre  ;  il  compteirop  sur  l'as- 
cendant qu'il  a  sur  l'espril  du  roi;  ce  monarque,  à  ce  qu'on  prétend, 
commence  à  prêter  l'oreille  aux  plaintes  qui  déjà  vont  jusiju'à  lui.  Je  re- 
merciai Nunez  de  son  averiissement  ;  mais  j'y  fis  peu  d'aliention,  et  je 
m'en  retournai  au  bigis,  persuadé  que  l'antorilé  de  mou  maître  étail 
inébranlable,  le  regardant  comme  un  de  ces  vieux  chênes  qui  ont  pris 
racine  dans  une  forêt,  el  que  les  orages  ne  sauraient  abatlre. 


CHAPITRE  Vlll. 


Comment  Gil  Dlas  aiifiit  que  l'avis  de  Fabrice  n'était  point  faux.  Du  voyage  que  le  roi 
lit  à  Saragosse. 


Cependant  ce  que  le  poète  des  Asluries  m'avait  dit  n'était  pas  sans 
fondement.  Il  y  avait  au  palais  une  confédération  fiirtive  contre  le  comte- 
duc,  de  laquelle  on  prétendait  que  la  reine  était  le  chef;  et  toutefois  il 
ne  iraiispirait  rien  dans  le  public  des  mesures  (jue  le*coiifèdérés  pre- 
naient pour  déplacer  ce  minislrc.  Il  s'écoula  même  depuis  ce  temps-là 
plus  d'une  année,  sans  que  je  m'aperçusse  que  sa  faveur  eût  reçu  la 
moindre  atteinte. 

Mais  la  révolte  des  Calalans  soutenus  par  la  France,  et  les  mauvais 
sucrés  de  la  guerre  contre  ces  rebelles,  excitèrent  les  murmures  du 
peuple,  (pii  se"|ilaignit  du  gouvernement.  Ces  plaintes  donnèrent  lieu  à 
la  tenue  d'un  conseil  en  présence  du  roi.  qui  voulut  que  le  marquis  de 
(irana,  ambassadeur  de  l'empereur  à  la  cour  d'Espagne,  s'y  trouvât.  H 
y  fut  mis  en  délibération  s'il  était  à  propos  que  le  roi  demeurât  en  Cas- 
tille,  ou  qu'il  passât  en  Aragon  pour  .se  Uirc  voir  à  ses  troupes.  Le  comte- 


GIL  BLAS. 


149 


duc,  qui  avait  envie  que  ce  prince  ne  partit  point  pour  l'armée,  parla  le 
premier.  11  représenta  qu'il  était  plus  conveuable  a  la  majesté  royale  de 
ne  pas  sortir  du  centre  de  ses  Etats,  et  il  appuya  son  sentiment  de  toutes 
les  raisons  que  son  éloqueuce  put  lui  fournir.  Il  n'eut  pas  plulôl  achevé 
son  discours,  que  son  avis  fut  généralement  suivi  de  toules  les  person- 
nes du  conseil,  à  la  réserve  du  marquis  de  Grana,  qui,  n'écoutant  que 
son  zélé  pour  la  maison  d'.\utriche,  et  se  lais.sant  aller  ,i  la  fraiicliise  de 
sa  nation,  combattit  le  sentiment  du  premier  ministre,  et  soutint  l'avis 
avec  tant  de  force,  que  le  roi,  frappé  delà  solidité  de  ses  raisonnements, 
embrassa  son  opinion,  quoiqu'elle  fut  opposée  à  toutes  les  voix  du  con- 
seil, et  marqua  le  jour  de  son  départ  pour  l'armée. 

C'élail  pour  la  première  fois  de  sa  vie  que  ce  monarque  avait  osé  pen- 
ser autrement  que  son  favori,  qui,  regardant  celte  nouveauté  comme  un 
sanglant  affront,  en  fut  très-mortifié.  Dans  le  temps  que  ce  ministre  al- 
lait se  retirer  dans  son  cabinet  pour  y  ronger  en  liberté  sou  frein,  il  m'a- 
perçut, m'appela,  et,  m'ayantfait  entrer  avec  lui,  il  me  raconta  d'un  air 
agité  ce  qui  s'était  passé  au  conseil  ;  ensuite,  comme  un  homme  qui  ne 
pouvait  revenir  de  sa  surprise  :  Oui,  Santillane,  continua-t-il,  le  roi , 
qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  ne  parle  que  par  ma  bouche  et  ne  voit  que 
par  mes  yeui,  a  préféré  l'avis  de  Grana  au  mien  ;  et  de  quelle  manière 
encore"?  en  comblant  d'éloges  cet  ambassadeur,  et  surtout  eu  louant  sou 
zèle  pour  la  maison  d'Autriche,  comme  si  cet  Allemand  en  avait  plus 
que  moi  1 

Il  est  aisé  de  juger  par  là,  poursuivit  le  ministre,  qu'il  y  a  un  parti 
formé  contre  moi,  et  j'ai  tout  lieu  de  penser  que  la  reine  est  à  la  téie. 
Eh!  monseigneur,  lui  dis-je,  de  quoi  vous  inquiet» z-vous?  Pouvez-vous 
craindre  la  reine?  Cette  princesse,  depuis  plus  de  douze  ans,  n'est- elle 
pas  accoutumée  à  vous  voir  maitre  des  affaires,  et  n'avcz-vous  pas  mis 
le  roi  dans  l'habitude  de  ne  le  pas  consulter"?  A  l'égard  du  marquis  de 
Grana,  le  monaniue  peut  s'être  rangé  de  son  sentiment  par  l'envie  qu  il 
a  de  voir  son  armée  et  de  faire  une  campagne.  Tu  n'y  es  pas,  interrom- 
pit le  comte-duc  ;  dis  plutôt  que  mes  ennemis  espèrent  que  le  roi,  étant 
parmi  ses  troupes,  sera  toujours  environné  des  grands  qui  l'auront  suivi, 
et  qu'il  s'en  trouvera  plus  d'un  as.sez  mécontent  de  moi  pour  oser  lui  te- 
nir des  discours  injurieux  à  mon  ministère.  Mais  ils  se  trompent,  ajouta- 
t-il;  je  saurai  bien,  pendant  le  voyage,  rendre  ce  prince  iuaccessiljle  à 
tous  les  grands  ;  ce  qu'il  fit  en  effet  d  une  manière  qui  mérite  bien  d'être 
détaillée. 

Le  jour  du  départ  du  roi  étant  venu,  ce  monarque,  après  avoir  chargé 
la  reine  du  soin  du  gouvernement  en  son  absence,  se  mit  en  chemin  pour 
Saragosse;  mais,  avant  que  d'y  arriver,  il  passa  par  Aranjuez,  dont  il 
trouva  le  séjour  si  dé  icieux,  qu'il  s'y  arrêta  près  de  trois  semaines.  D'.\.- 
ranjuez,  le  ministre  le  fit  aller  à  Cuença,  où  il  l'amusa  encore  plus  long- 
temps par  les  divertissements  qu'il  lîii  donna.  Ensuite,  les  plaisirs  de 
la  cnas.se  occupèrent  ce  prince  à  Molina  d'Aragon,  après  quoi  il  fut  con- 
duit à  Saragosse.  Son  armée  n'était  pas  loin  de  là,  et  il  se  préparait  à  s'y 
rendre  ;  mais  le  comte-duc  lui  en  ùta  l'envie,  en  lui  faisant  accroire  qu  il 
se  mettrait  en  danger  d'être  pris  par  les  Français,  qui  étaient  maîtres  de 
la  plaine  de  Monçun;  de  sorte  que  le  roi,  épouvante  d'un  péril  qu'il  n'a- 
vait nullement  à  craindre,  prit  le  parti  de  demeurer  enfermé  chez  lui 
comme  dans  une  prison.  Le  ministre,  profilant  de  sa  terreur,  et  sous  pré- 
texte de  veiller  à  sa  sûreté,  le  garda,  pour  ainsi  dire,  à  vue;  si  bien  que 
les  grands,  qui  avaient  fait  une  excessive  dé|iense  pour  se  mettre  en  étal 
de  suivre  leur  souverain,  n'eurent  pas  même  la  satisfaction  d'obtenir  de 
lui  une  audience  particulière.  Piiilippe,  enfin,  s'ennuyant  d'être  mal  logé 
à  Saragosse,  d'y  passer  encore  plus  mal  son  temps,  ou,  si  vous  voulez, 
d'être  prisonnier,  s'en  retourna  bienlôl  à  Madrid.  Ce  monarque  finit  ainsi 
sa  campagne,  lais.sant  au  marquis  de  los  Velcz,  général  de  ses  troupes,  le 
soin  de  soutenir  l'honneur  des  armes  d  Espagne. 


CHAPITRE  IX. 


De  11  ri'volulion  de  Porlogal,  el  de  la  disgrâce  du  comte-duc. 


Peu  de  jours  après  le  retour  du  roi,  il  se  répandit  .i  Madrid  une  fâcheuse 
nouvelle;  on  ajpprit  que  les  Portugais,  regardant  la  révolte  des  Catalans 
comme  une  belle  occasion  que  la  fortune  leur  offrait  de  secouer  le  joug 
espagnol,  s'en  étaient  saisis;  qu'ils  avaient  pris  les  armes,  et  choisi  pour 
leur  roi  le  duc  de  Drngance  ;  qu'ils  étaient  dans  la  résolution  de  le  main- 
tenir sur  le  trône,  el  qu'ils  comptaient  bien  de  n'en  pas  avoir  le  démenti, 
l'Esiiagne  ayant  «ors  sur  les  bras  des  ennemis  en  Allemagne,  en  li.ilie, 
en  Haiidre  et  en  Catalogne.  Ils  ne  ijoiivaicnt  effectivement  trouver  une 
conjoncture  plus  favorable  pour  s'allianchir  d'une  domination  qu'ils  dé- 
testaient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  le  comte-duc,  dans  le  temps  que  la 
cour  et  la  ville  paraissaient  conslen:és  île  cette  nouvelle,  en  voulut  plai- 
sanler  avec  le  roi  aux  dépens  du  duc  ilc  llragancc  ;  mais  les  traits  rail- 
leurs déplacés  tourndrit  ordinairement  contre  ceux  qui  les  ont  lances. 
Pliilipi  e,  bien  loin  de  .se  |jrèter  à  se^  mauvaises  plaLsanlcrics,  prit  un  air 
sérieux  qui  le  déconcerta  et  lui  Ut  pressenlir  sa  disgrâce.  Ce  ministre  ne 


douta  plus  de  sa  chute,  quand  il  apprit  que  la  reine  s'élail  ouvertement 
déclarée  contre  lui,  et  qu'elle  l'accusait  li.iutement  d'avoir,  pnrsa  m.iip- 
vaise  administration,  causé  la  révolte  du  Portugal.  La  plupart  des  grands, 
et  surtout  ceux  qui  avaient  été  A  Saragosse,  ne  s'aperçiirenl  pas  plutôt 
qu'il  se  formait  un  cirage  sur  la  tête  du  cemte-duc,  qu'ils  se  joignirent  à 
la  reine  ;  et  ce  qui  porta  le  dernier  coup  à  sa  faveur,  c'est  ipie  la  duchesse 
douairière  de  Manloue,  ci-devant  gouTcrnanle  du  Portugal,  rcvintde  Lis- 
bonne à  Madrid,  et  fit  voir  clairement  au  roi  que  la  révolution  de  ce 
royaume  n'était  arrivée  que  par  la  faute  de  son  premier  ministre. 

Les  discours  de  cette  princesse  firent  toute  l'impression  qu'ils  pou- 
vaient faire  sur  l'esprit  du  monarque,  qui,  revenant  enfin  de  son  entête- 
ment pour  son  favori,  se  dépouilla  de  toute  l'affection  qu'il  avait  pour 
lui.  Lorsque  ce  minisire  fut  infirmé  que  le  roi  écoutait  ses  ennemis,  il 
s'avisa  de  lui  écrire  un  billet  pour  lui  di  mander  la  permission  de  se  dé- 
mettre de  son  emploi  et  de  s'éloigner  de  la  cour,  puisqu'on  lui  faisait 
l'injustice  de  lui  iinpuler  tous  les  malheurs  arrivés  ,i  la  monarchie  pen- 
dant le  cours  de  son  ministère.  11  s'imaginait  que  cette  lettre  ferait  un 
gr.md  effet,  croyant  que  le  prince  conservait  encore  pour  lui  assez  d'a- 
mitié pour  ne  vouloir  pas  consentir  à  son  éloignement  ;  mais  loutè  la 
réponse  que  lui  fil  Sa  Miijesté  fut  qu'elle  lui  accordait  la  permission  qu'il 
demandait  el  qu'il  pouvait  se  retirer  ou  bon  lui  semblerait. 

Ces  paroles,  écrites  de  la  main  du  roi,  furent  un  coup  de  tonnerre 
pour  monseigneur,  qui  ne  s'y  était  nullement  attendu.  Néanmoins,  quoi- 
qu'il en  fut  étourdi,  il  affecta  un  air  de  constance  et  me  demanda  ce  que 
je  ferais  à  sa  place.  Je  prendrais,  lui  dis  je,  aisément  mon  parti  ;  j'aban- 
donnerais la  cour,  et  j'irais  à  quelqu'une  de  mes  terres  passer  tranquil- 
lement le  reste  de  mes  jours  Tu  penses  sainement,  répliqua  mon  maître, 
el  je  prétends  bien  aller  finir  ma  carrière  à  Loeches,  après  que  j'aurai  seu- 
lement une  fois  entretenu  le  monarque  ;  je  suis  bien  aise  de  lui  remontrer 
que  j'ai  fait  humaini  ment  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  bien  soutenir  le  pesant 
fardeau  doat  j'étais  chargé,  mais  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  moi  de  prévenir 
les  Irisles  événements  dont  on  me  fait  un  crime,  n'étant  point  en  cela 
p'us  coiipiib'.e  qu'un  habile  pilote  qui,  malgré  tout  ce  qu'il  peut  faire,  voit 
.son  vaisseau  emporté  par  les  venls  el  par  les  flots.  Ce  ministre  se  llaltait 
encore  qu'en  parlant  au  prince  il  pourrait  rajuster  les  choses  et  regagner 
le  terrain  qu'il  avait  perdu  ;.mais  il  ne  put  en  avoir  audience,  et  de  plus, 
on  lui  envoya  demander  la  clef  dont  il  se  servait  pour  entrer,  quand  il  lui 
plaisait,  daiîs  l'appartement  de  Sa  Majesté. 

Jugeant  alors  qu'il  n'y  avait  plus  d'espérance  pour  lui,  il  se  détermina 
tout  de  bon  à  la  retraite.  Il  visita  ses  papiers,  dont  il  brûla  prudemment 
une  grande  quantité  :  ensuite  il  nomma  les  officiers  de  sa  maison  et  les 
valets  dontilvoulail  être  suivi,  donna  des  ordres  pour  son  déiiart,  et  en 
fixa  le  jour  au  lendemain.  Comme  il  craignait  d'êire  insulté  par  la  popu- 
lace en  sortant  du  palais,  il  s'échappa  de  grand  matin  par  la  porte  des 
cuisines,  monta  dans  un  méchant  carrosse  avec  sou  confesseur  el  moi,  et 
prit  impunément  la  route  de  Loeches,  village  dont  il  était  seigneur,  et  ou 
la  comtesse  son  épouse  a  fait  bâtir  un  magnifique  couvent  de  religieuses 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique.  Nous  nous  y  rendîmes  en  moins  de  qua- 
tre heures,  el  toutes  les  personnes  de  sa  suite  y  arrivèrent  peu  de  temps 
après  nous. 


CHAPITIIE  X. 


De  l'inquii-lude  et  des  soins  qui  troublèrent  d'abord  le  comte-duc,  et  de  l'henrcuse  Iran- 
quillilé  qui  leur  succéda.  Des  occupalions  de  ce  ministre  dans  sa  reiraiie. 


Madame  d'Olivarés  laissa  partir  son  mari  pour  Loeches,  el  demeura 
quelques  jours  après  lui  à  la  cour,  dans  le  dessein  d'essayer  si,  par  ses 
prières  et  par  ses  larmes,  elle  ne  pourrait  pas  le  faire  rappeler;  mais  elle 
eut  beau  se  prosterner  devant  Leurs  Majestés,  le  roi  n'eut  aucun  égard 
à  ses  remontrances,  quoique  préparées  avec  art;  el  la  reine,  qui  la  haïs- 
sait morlelicmeni,  vil  avec  plaisir  couler  ses  pleurs.  L'épouse  du  ministre 
ne  se  rebuta  point  ;  elle  s'humilia  jusqu'à  implorer  les  bons  ofllces  des 
dames  de  la  reine;  mais  le  fruit  qu'elle  recueillit  de  ses  bassesses  fut  de 
s'apercevoir  qu'elles  excitaient  le  mépris  |iluiôt  que  la  pitié.  Désolée 
d'avoir  fait  en  vain  tant  de  démarches  humilianles,  elle  alla  rejoindre  son 
époux  pours'aflliger  avec  lui  de  la  perte  d'une  place  qui,  sous  un  règne 
tel  que  celui  de  Philippe  IV,  était  peut-être  la  première  de  la  monarchie. 

Le  rapport  que  cette  dame  fit  de  l'état  où  elle  avait  laissé  Madrid,  re- 
doubla le  chagrin  du  comte-duc.  Vos  ennemis,  lui  dil-elle  en  pleurant, 
le  duc  de  Mèdina-Céli  et  les  autres  grands  qui  vous  haïssent,  ne  cessent 
de  louer  le  roi  de  vous  avoir  ôlé  du  ministère,  cl  le  peuple  célèbre  votre 
disgrâce  avec  une  joie  insolente,  comme  si  la  fin  des  mallieuis  de  l'Etat 
éta?l  attachée  à  celle  de  voire  administration.  Madame,  lui  dit  mon  maî- 
tre suivez  mon  exemple,  dévorez  vos  chagrins  ;  il  faut  céder  à  l'orage 
iiu'on  ne  peut  détourner.  J'avais  cru,  il  est  vrai,  que  je  pourrais  perpé- 
tuer ma  faveur  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie;  illusion  ordmaiic  des  minisIres 
et  des  favoris,  qui  oublient  que  leur  sort  dèiicnd  de  leur  souverain.  Le 
duc  de  Lerme  n'y  a  l-il  pas  èlé  trompé  aussi  incn  que  moi,  quoiqu'il  s'i- 
maginât que  la  pourpre  dont  il  était  revêtu  fut  un  sur  garant  de  relei:« 
nelle  durée  de  son  autorité  ? 


1<50 


GIL  ELAS. 


C'est  de  celte  façon  que  le  comte  duc  exhortait  son  épouse  n  s'nniier 
de-  patience,  pondant  qu'il  était  lui-même  dans  une  agitation  qui  se  re- 
nouvelait tons  les  jours  par  les  dépêches  qu'il  recevait  de  don  Henri,  le 
quel,  étant  demeuré  à  la  cour  pour  observer  ce  qui  s'y  passerait,  avait 
soin  de  l'en  informer  exactement.  C'était  Scipion  qui-apportait  les  lettres 
de  ce  jeune  seitçneur,  auprès  de  qui  il  était  encore,  et  avec  qui  je  ne  de  - 
meurais  plus  depuis  son  mariage  avec  dona  Juana.  Les  dépêchfs  de  ce  lîls 
adopté  étaient  toujours  remplies  de  fâcheuses  nouvelles,  et,  mallienreu- 
sement,  on  n'en  attendait  pas  d'autres  de  lui.  Tantôt  il  mandait  que  les 
grands  ne  se  contentaient  pas  de  se  réjouir  publiquement  de  la  retraite 
du  comte-duc,  qu'ils  s'étaient  tous  réunis  pour  faire  chasser  ses  créatures 
des  charges  et  des  emplois  qu'ils  ])Ossédaient,  et  les  faire  remplacer  par 
ses  ennemis.  Une  autre  fois,  il  écrivait  que  don  Louis  de  Haro  commen- 
çait d'entrer  en  faveur,  et  que,  suivant  toutes  les  apparences,  il  allait 
devenir  premier  ministre.  De  tontes  les  choses  rh  grinantes  que  mon 
maître  apprit,  celle  qui  parut  l'affliger  davantage  fut  le  chanîcment  qui 
se  lit  dans  la  vice-royauté  de  Naples,  que  la  cour,  pour  le  mortifier  seu- 
lement, ôla  au  d>iic  de  Médina  de  lasTorrés,  qu'il  aimait,  pour  la  donner 
à  l'amirauté  de  Castille  qu'il  avait  toujours  haï. 

On  peut  dire  que,  pendant  trois  mois,  monseigneur  ne  sentit  dans  la 
solitude  que  trouble  et  que  chagrin;  mais  son  confesseur,  qui  était  un 
religieux  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  et  qui  joignait  ii  une  solide  piélé 
«ne  mâle  éloquence,  eut  le  pouvoir  de  le  consoler.  A  force  de  lui  repré- 
senter avec  énergie  qu'il  ne  devait  plus  penser  qu'a  son  salut,  il  eut,  avec 
le  secours  de  la  grâce,  le  bonheur  de  détacher  son  esprit  de  la  cour.  Son 
Excellence  ne  voulut  plus  savoir  des  nouvelles  de  Madrid,  et  n'eut  plus 
d'autre  soin  (|ue  de  se  disposer  à  bien  mourir.  Madame  d'Olivai  es,  de  son 
côté,  faisant  un  assez  bon  usage  de  sa  retraite,  trouva  dans  le  couvent 
dont  elle  était  fondatrice  une  consolation  préparée  par  la  Providence  :  il 
y  eut,  parmi  les  religieuses,  de  saintes  filles  dont  les  discours  pleins 
d'onction  tournèrent  insensiblement  en  douceur  l'amertume  de  sa  vie. 
A  mesure  que  mon  maître  détournait  sa  pensée  des  affaires  du  monde, 
il  devenait  plus  tranquille.  Voici  de  quelle  mamère  il  réglait  sa  journée  : 
il  passait  presque  toute  la  matinée  à  entendre  des  messes  dans  l'église 
des  religieuses,  ensuite  il  revenait  dnier;  après  quoi  il  s'amusait,  pen- 
dant deux  heures,  à  jouer  toutes  sortes  de  jÂixavec  moi  et  quelques-uns 
de  ses  plus  affectionnés  domestiques  :  puis  il  se  retirait  ordinairement 
tout  seul  dans  son  cabinet,  où  il  demeurait  jusqu'au  coucher  du  soleil; 
alors  il  faisait  le  tour  de  son  jardin,  ou  bien  il  allait  en  carrosse  se  pro- 
mener aux  environs  de  son  château,  accompagné  tantôt  de  son  confes- 
seur, et  tantôt  de  moi. 

Un  jour  que  j'étais  seul  avec  lui,  et  que  j'admirais  la  sérénité  qui  bril- 
lait sur  son  visage,  je  pris  la  liberté  de  lui  dire  :  Monseigneur,  permettez- 
moi  de  laisser  éclater  ma  joie  ;  à  l'air  de  satisfaction  que  je  vous  vois,  je 
juge  que  Votre  Excellence  commence  à  s'accoutumer  à  la  retraite.  J'v 
SUIS  déjà  tout  accoutumé,  me  répondit  il  ;  et,  quoique  je  sois  depuis  long- 
temps dans  l'habitude  de  m'occuper  d'affaires,  je  le  proteste,  mon  en- 
fant, que  je  pi  ends  de  jour  en  jour  plus  de  goût  ,i  la  vie  douce  et  jiaisible 
que  je  mène  ici. 


CUAPITHE  XI. 


Le  comte-duc  devient  tout  à  coup  triste  et  rfveur.  Du  sujet  ctonnonl  de  sa  tristesse 
et  de  la  suile  fâcheuse  qu'elle  eut.  ^  ' 


Monseigneur,  pour  varier  ses  occupations,  s'amusait  aussi  quelquefois 
à  cultiver  son  jardin.  Un  jour  que  je  le  regardais  travailler,  il  me  dit  en 
plaisantant  :  Tu  vois,  Sautillaiie,  un  ministre  banni  de  la  cour,  devenu 
jardinier  à  Loeches.  Monseigneur,  lui  répondis-je  sur  le  même  ton.  je 
m'imagine  voirDenys  de  Syracuse  maître  d'école  à  Corinthe.  Mon  maître 
sourit  de  ma  répouse,  et  ne  me  sut  pas  mauvais  gré  de  ma  comparai- 
son. 

,  Nous  étions  tous  ravis  au  château  de  voir  le  patron,  .supérieur  à  sa 
disgitice,  trouver  des  charmes  dans  une  vie  si  différente  de  celle  qu'il 
avait  toujours  menée,  lorsque  nous  nous  aperçûmes  avec  douleur  qu'il 
changeait  à  vue  d'œil.  Il  devint  sombre,  rêveur,  et  tomba  dans  une  mé- 
lancolie profonde.  11  cessa  de  jouer  avec  nous,  et  ne  j)arut  jilus  .seusiblc 
à  tout  ce  que  nous  jiouvions  inventer  pour  le  divertir.  Il  s'enlermait 
après  son  dîner  dans  son  cabinet,  où  il  demeurait  tout  seul  jusqu'au  .soir. 
Nous  nous  imaginions  que  sa  tristesse  était  causée  par  des  reloiiis  de  sa 
grandeur  |)assén;  et,  dans  celte  opiniciii,  nous  lâchions  après  lui  le  père 
dominicain,  dont  pourtant  l'éloquence  ne  pouvait  triompher  de  la  mé- 
lancolie de  moiiseigacur,  laquelle,  au  lieu  de  diminuer,  semblait  aller 
en  augmentant. 

11  me  vint  dans  l'esprit  que  la  tristesse  de  ce  ministre  pouvait  avoir 
«ne  cause  particulière  qu'il  ne  voulait  pas  dire;  ce  qui  me  lit  former  le 
dessein  de  lui  arracher  son  secret.  Pour  y  parvenir,  j'épiai  le  moment 
de  lui  parler  sans  témoin;  et,  l'ayant  trouvé.  Monseigneur,  lui  dis-je 
d'un  air  mêlé  de  reRject  et  d'affection,  csl-il  permis  à  Cil  lilas  d'oser 
l-nh'o  une  question  à  son  maître?  Tu  peux  parler,  me  répondii-il;  je  le 
le  permets.  Qu'est  devenu,  repris-je,  cet  air  content  qui  paraissait  sur 


le  visage  de  Votre  Excellence?  N'auriez-vous  plus  l'ascendant  que  vous 
aviez  pris  sur  la  fortune.'  Votre  faveuc  perdue  exciterait-elle  en  vnns  de 
nouveaux  regrets?  Seriez-vous  replongé  dans  cet  abîme  d'ennuis  d'on 
votre  vertu  vous  avait  lire?  Non,  giàco  au  ciel,  repartit  le  ministre,  ma' 
mémoire  n'est  plus  occupée  du  personnage  que  j'ai  fait  à  la  cour,  et  j'ar 
pour  jamais  oublié  les  honneurs  qu'on  m'y  a  rendus.  Eh!  |>ourquoi  donc, 
lui  répliquai-je,  si  vous  avez  la  force  de  "n'en  plus  rapp(  1er  le  souvenir, 
avez-vous  la  faiblesse  de  vous  abandonner  à  une  mélancolie  qui  nous 
alarme  tous?  (ju'avez-vous,  mon  cher  maître'.'  poursuivis-je  en  me  je- 
tant À  genoux  ;  vous  avez  sans  doute  un  secret  chagrin  qui  vous  dévore  r 
pouvez-Yous  en  faire  un  mystère  à  Santillane,  dont  vous  connaissez  1» 
discrétion,  le  zèle  et  la  fidélité?  Par  quel  malheur  ai-je  perdu-votre  con- 
fiance? 

Tu  la  possèdes  toujours,  me  dit  monseigneur  ;  mais  je  t'avouerai  que 
j'ai  de  la  répugnance  à  le  révéler  le  sujet"  de  la  tristesse  ou  tu  me  vois 
enseve'.i  ;  cependant  je  ne  puis  tenir  contre  les  instances  d'un  serrileur 
et  d'un  ami  tel  que  toi.  Apprends  donc  ce  qui  l'ait  ma  peine;  ce  n'esl 
qu'au  seul  Santillane  que  je  pnis  me  résoudre  à  faire  une  pareille  confi- 
dence. Oui,  continua-t-il,  je  suis  la  proie  d'une  noire  mélancolie  qui 
consume  peu  à  |>eu  mes  jours  :  je  vois  presque  à  tout  intiment  un  spec- 
tre qui  se  présente  devant  moi  sous  une  forme  effroyable.  J'ai  beau  me 
dire  à  moi-même  que  ce  n'est  qu'une  illusion,  qu'im  fànlôme  qui  n'a  rien 
de  réel,  ses  apparitions  continuelles  me  blessent  la  vue  et  m'inquielCHt. 
Si  j'ai  la  tête  assez  forte  pour  être  pei-suadè  qu'en  voyant  ce  spectre  je 
ne  vois  rien,  je  suis  assez  faible  pour  m'aflliger  de  cette  vision.  Voilé  ce 
qne  lu  m'as  forcé  de  te  dire,  ajouta-t-il  ;  juge  à  présent  si  j'ai  tort  de 
vouloir  cacher  à  tout  le  monde  la  cause  de  ma  mélancolie. 

J'appris  avec  autant  de  douleur  que  d'ètonnenient  une  chose  si' ex- 
traordinaire, et  i|Hi  supposait  un  dérangement  dans  la  machine.  Monsei- 
gneur, dis-je  au  ministre,  cela  ne  viendrait-il  ^>oint  du  peu  de  nourri- 
ture que  vous  prenez?  car  votre  sobriété  est  excessive.  C'est  ce  que  j'ai 
pensé  d'abord,  rèpondit-il  ;  et,  pour  éprouver  si  c'était  à  la  diète  que 
je  m'en  devais  prendre,  je  mange  depuis  quelques  jours  plus  qu'à  l'or- 
dinaire ;  et  tout  cela  est  inutile,  le  fantôme  ne  disparait  point.  11  dispa- 
raîtra, repris-je  pour  le  consoler;  et  si  \otre  E.\cellence  voulait  un  peu 
se  dissiper  en  jouant  encore  avec  ses  fidèles  serviteurs,  je  crois  qu'elle 
ne  tarderait  guère  à  se  voir  délivrée  de  ses  noires  vapeurs. 

Peu  de  temps  après  cet  entrelien,  monseigneur  tomba  malade;  et,  sen- 
tant que  l'affaire  deviendrait  sérieuse,  il  envoya  chercher  deux  notaires 
à  Madrid,  pour  leur  faire  faire  son  testament.  H  fit  venir  aussi  trois 
fameux  médecins  qui  avaient  la  réputation  de  guérir  quelquefois  leurs 
malades.  Aussitôt  que  le  bruit  de  l'arrivée  de  ces  derniers  se  répandit  dans 
le  château,  on  n'y  entendit  que  des  |ilaiiiies  et  des  gémissements  ;  on  y  re- 
garda la  mort  du  maître  comme  prochaine,  tant  ou  y  était  prévenu  contre 
ces  messieurs!  Ils  avaient  amené  avec  eux  un  apothicaire  et  un  chirur- 
gien, ordinaires  exécuteurs  de  leurs  ordonnances.  Ils  laissèrent  d'abord 
les  notaires  faire  leur  métier,  après  quoi  ils  se  disposèrent  à  faire  le 
leur.  Comme  ils  élaien-l  dans  les  principes,  du  docteur  Sangrado,  dès  la 
première  consultailioh  ils  ordonnèrent  saignées  sur  saignées,  en  soile 
qu'au  bout  de  six  jours  ils  réduisirent  le  comte-duc  à  l'extrémité,  et  le 
septième  ils  le  délivrèrent  de  sa  vision. 

Après  la  mort  de  ce  ministre,  il  régna  dans  le  châl«a«  de'Lœches  nue 
vive  et  sincère  douleur.  Tous  ses  domestiques  le  pleurèrent  a.mèrement. 
Bien  loin  de  se  consoler  de  sa  perle  pur  la  certitude  d'être  compris  dans 
son  testament,  il  n'y  en  avait  pas  un  quiirrùl  volontiers  renoncé  à  son 
legs  pour  le  rappeler  à  la  vie.  Pour  moi,  qu'il  avait  le  plus  chéri,  et  qui 
m'étais  attaché  à  liii  par  pure  inclination  pour  sa  personne  je  fus  encore 
plus  touché  que  les  autres.  Je  doute  qu'.Vntonia  m'ait  coûté  plus  de  lar- 
mes que  le  comte  duc. 


CUAPITHE  XII. 


De  ce  qui  se  passa  au  chSicau  de  Loeches  après  la  mort  du  conile-duc  ;  et  du  parti  que 
prit  Santillane. 


Le  ministre,  ainsi  qu'il  l'avait  ordonné,  fut  inhumé  sans  pompe  et  sans 
éclat  dans  le  nionnslere  des  religieuses,  an  bruit  de  uns  laiiienlalious. 
A]irès  les  funérailles,  madame  d'Olivarès  nous  lit  lire  le  teslameiit,  dont 
tous  les  domestiques  eurent  sujet  d'êlre  satisfaits.  Ohncuii  avait  un  legs 
proportionné  à  la  place  qu'il  occupait,  et  I?  moindre  legs  était  île  deux 
mille  écus  :  le  mien  était  le  plus  considérable  de  teus  ;  monseigneur  me 
laissait  dix  mille  |iislnlcs,pour  m.irqiier  l'alTection  singulière  qu'il  avait 
eue  pour  moi.  Il  n'nubliajias  les  hôpitaux,  el  fonda  des  services  ansuels 
dans  plusieurs  couvents. 

Madame  d'Olivarès  renvoya  tous  les  domestiques  à  Madrid  loucher 
leur  legs  chez  1  intendant  Iloimord  Caporis,  qui  avait  ordre  de  les  leur 
délivrer:  mais  je  ae  (lus  partir  avec  eux  :  une  grosse  fièvre,  fruit  de 
mon  affliction,  me  reiint  au  cliâte,ni  pepl  à  huit  jours.  PenrixUil  ce  teuips- 
lii,  le  père  de  Snint-fioniiniqtte  ne  m'slKindr>nMa»iioinl.  Ce  bon  religieux 
m'avait  pris  en  amitié  ^iCl,  s'inléressanl  n  mon  salut,  il  me  demanda, 
quand  il  me  TiteiJuwaiost*nt,  ce  qne  je  voulais  devenir.  8e  n'ein.s»isïicn, 


GrL  BLAS. 


151 


lai  répondis-je,  mon  révorend  père  ;  je  ne  suis  point  encore  d'accord 
arec  moi-même  I.i-dessus  :  il  v  a  des  moments  où  je  suis  tenté  ilc  m'en- 
fermer  dans  une  cellule  pour  v  f'iire  pénitence.  Moments  précieux,  s'é- 
eria  le  dominicain;  seigneur  de  Santillane,  vous  ferez  bien  d'en  profiler. 
Je  vous  conseille  en  ami,  sans  que  vous  cessiez  iiour  cela  d'èire  sécu- 
lier, de  vous  retirer  dans  notre  couvent  de  Madrid,  par  exemple  ;  de 
vous  en  rendre  bienfaiteur  par  une  donation  de  tous  vos  biens,  et  d'y 
mourir  sous  l'habit  de  Saint-Dominiqne.  Il  y  a  bien  des  personnes  qui 
expient  une  vie  mondaine  par  une  pareille  fin. 

Dans  la  disposition  où  était  mon  esprit,  le  conseil  du  religieux  ne  me 
révolta  point,  et  je  répondis  ,i  Sa  Révérence  que  je  ferais  sur  cela  mes 
réilexions.  Mais  ayant  consulté  là-dessiis  Scipion.  que  je  vis  un  moment 
après  le  moine,  il  s'éleva  contre  cette  pensée,  qui  lui  parut  une  idée  de 
malade.  Fi  donc,  seigneur  de  Sautillane,  me  dit-il,  une  semblable  retraite 
peut  elle  vous  tlatter"?  Votre  château  de  Lirias  ne  vous  en  offre-t-il  pas 
une  plus  agréable?  Si  vous  en  étiez  autrefois  charmé,  vous  en  goûterez 
encore  mieux  les  douceurs  présentement  ([ue  vous  êtes  dans  un  âge  plus 
propre  à  vous  laisser  touclwr  des  beautés  de  la  nature. 

Le  fils  de  la  Coscolina  n'eut  pas  de  peine  à  me  faire  changer  de  sen- 
timent. Mon  ami,  lui  dis-je,  lu  l'emportes  sur  le  père  de  Saint-Domini- 
que. Je  vois  bien  en  effet  que  je  ferai  mieux  de  retourner  à  mou  ch,î- 
teau  ;  je  m'arrête  à  ce  parti.  Nous  regagnerons  Lirias  ausylôt  que  je  serai 
en  état  d'en  repremlre  le  chemin." Ce  qui  arriva  bientôt;  car  n'ayant 
pins  de  fièvre,  je  me  sentis  en  peu  de  temps  assez  fort  pour  cxccnter 
celte  résolution,  l^ous  nous  rendîmes  à  Madrid,  Scipion  et  moi.  La  vue 
de  cette  ville  ne  me  fit  plus  autant  de  plaisir  qu'elle  m'en  avait  fait  au- 
Mravant.  Comme  je  savais  que  presque  tous  ses  habitants  avaient  en 
horreur  la  mémoire  d'un  ministre  dont  je  conservais  le  plus  tendre  sou- 
venir, je  ne  pouvais  la  regarder  de  bon  œil  :  aussi  je  n'v  demeurai  que 
cinq  ou  six  jours,  que  Scipion  employa  aux  préparatifs  de  notre  départ 
ponr  Lirias.  Pendant  qu'il  songeait  é  notre  éqiùpage,  j'allai  trouver  Ca- 
poris.  (jui  me  donna  mon  legs  en  doublons.  Je  vis  aussi  les  receveurs 
des  commanderies  sur  lesquelles  j'avais  des  pensions  ;  je  pris  des  arran- 
gements avec  eu.x  pour  le  payement  :  en  un  mot,  je  mis  ordre  à  toutes 
mes  affaires. 

La  veille  de  notre  départ,  je  demandai  au  fils  de  la  Coscolina  s'il  avait 
pris  congé  de  don  Henri.  Oui,  me  répondil-il,  nous  nous  sommes  sépares 
ce  matin  tous  deux  ,i  l'amiable  :  il  m'a  pourtant  témoigné  qu'il  était  fâ- 
ché qne  je  le  quittasse  ;  mais  s'il  était  content  de  moi  je  ne  l'étais  guère 
de  lui.  Ce  n'est  point  assez  que  le  valet  plaise  au  maître,  il  faut  en  même 
temps  que  le  maître  plaise  au  valet;  autrement  ils  sont  l'un  et  l'autre 
fort  mal  ensemble.  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  don  Henri  ne  fait  plus  à  la 
conr  qu'une  pitoyable  figure  ;  il  y  est  tombé  dans  le  dernier  mépris  :  on 
le  montre  au  ddigt  dans  les  rues,  et  on  ne  l'appelle  plus  que  le  fils  de 
la  Génoise.  Jugez  s'il  est  gracieux  pour  un  garçon  d'honneur  de  servir 
un  homme  déshonoré. 

Nous  partîmes  enfin  de  Madrid  un  beau  jour  au  lever  de  l'aurore,  et 
nous  prîmes  la  route  de  Cuença.  Voici  dans  quel  ordre  et  dans  quel  équi- 
page :  nous  étions,  mon  confident  et  moi,  dans  une  chaise  tirée  par  deux 
mules  conduites  par  un  postillon  :  trois  mulets  chargés  de  nos  bardes  et 
de  notre  argent,  et  menés  par  deux  palefreniers,  nous  suivaient  immé- 
diatement; et  deux  grands  laquais,  choisis  par  Scipion,  venaient  ensuite 
montés  sur  deux  mules  et  armés  jusqu'aux  dents  :  les  palefreniers,  de 
leur  côlé,  portaient  des  sabres,  et  le  postillon  avait  deux  bons  pistolets 
à  l'arçon  de  sa  selle.  Comme  nous  étions  sept  hommes,  dont  il  y  en  avait 
six  fort  résolus,  je  me  mis  gaiement  en  chemin,  sans  appréhender  pour 
mon  legs.  Dans  les  villaMs  par  où  nous  passions,  nos  mulets  faisaient 
orgaeilicusement  entendre  leurs  sonnettes;  les  paysans  accouraient  à 
lenrs  portes  pour  voir  défiler  notre  équipage,  (|ui  leur  paraissait  tonl  au 
moins  celui  d'un  grand  qui  allait  prendre  possession  d'une  vice-royauté. 


Cn.Vl'lTRE  XIll. 


Du  rtlour  de  Gil  Blas  dans  son  rliJleaa.  De  ta  Joie  qu'it  cul  de  trouver  Sérapliine,  sa 
liltcule,  nubile; et  de  quelle  dame  il  devint  amoureux. 


J'employai  quinze  jours  ,i  me  rendre  à  Lirias,  rien  ne  m'obligeant  d'y 
aller  à  grandes  journées;  tout  ce  que  je  souhaitais,  c'était  d'y  arriver 
heureusement,  cl  mon  souhait  fut  exaucé.  La  vue  de  mou  ch.lleau  m'in- 
spira d'aiiord  (|uelques  pensées  tristes,  en  me  rappelant  le  souvenir 
d'Antonia  :  mais  je  sus  bientôt  m'en  distraire,  ne  voulant  m'occiiper 
que  lie  ce  qui  pouvait  me  faire  plaisir,  outre  que  vin;,'t-deux  ans,  qui 
s'étaient  écoulés  depuis  sa  mort,  en  avalent  fort  affaibli  le  sentiment. 

Sitôt  que  je  fus  entré  dans  le  château,  liéatrix  et  sa  fille  vinrent  me  sa- 
luer d'un  air  empressé;  ensuite  le  père,  la  mère  et  la  fille  s'accablèrent 
d'accolades  avec  des  transports  de  joie  qui  me  charmèrent.  Apres  lanl 
d'enibrassements,  je  dis,  en  regardant  avec  attention  ma  filleule,  que  je 
trouvai  fort  aimable  :  Est-il  po.ssible  que  ce  soit  la  cette  Séraphine  que  je 
laissai  au  berreau  quand  je  [i-irlis  de  Lirias?  je  suis  ravie  de  la  revoir  si 
grande  et  si  jolie;  il  faut  que  nous  songions  à  l'établir.  Comment  donc, 
mon  cher  parrain,  s'écria  ma  filleule  en  rougissaol  un  peu  de  mes  der- 


nières paroles,  il  n'y  a  qu'un  instant  que  veus  me  voyez,  et  vous  songez 
déjà  à  vous  défaire  de  moi!  Non,  ma  fille,  lui  répliqnài-jc,  nous  ne  pré- 
tendons point  vous  perdre  en  vous  mariant;  nous  voulons  un  mari  qui 
vous  possède  sans  qu'il  vous  enléveà  vos  parents,  et  qui  vive,  pour  ainsi 
dire,  avec  nous. 

11  s'en  présente  un  de  cette  espèce,  dit  alors  Béatrix.  Un  gentilhomme 
de  ce  pays  a  vu  Sérap^liine  un  jour  à  la  messe  dans  la  chapelle  de  ce  lia- 
mean,  et  en  est  devenu  amoureux.  Il  m'est  venu  voir,  m'a  déclaré  sa 
passion  et  demandé  mon  aveu  ;  vous  jugez  bien  quelle  réponse  je  lui  ai 
faite.  Quand  vous  auriez  mon  agrément,  lui  ai-je  dit,  vous  n'en  seriez  pas 
plus  avancé;  Séraphine  dépend  de  son  père  et  de  son  parrain,  qui  seuls 
peuvent  dispuser  d'elle  :  tout  ce  aue  je  puis  pour  vous,  c'est  de  leur 
écrire  pour  les  informer  de  votre  recherche,  qui  fait  honneur  à  ma  fille. 
Effectivement,  messieurs,  poursuivit-elle,  c'est  ce  que  j'allais  inces.sara- 
meiit  vous  mander;  mais  vous  voilà  revenus,  vous  ferez  ce  que  vous  ju- 
gerez ,i  propos. 

Au  reste,  dit  Scipion,  de  quel  caractère  est  cet  hidalgo'?  Ne  ressemble- 
t-il  pas  à  la  plupart  de  ses  pareils  ?  n'est-il  pas  fier  de  sa  noblesse,  et  in- 
solent avec  les  roturiers?  Ohl  pour  cela  non,  répondit  Béatrix;  c'est  ufl 
garçon  d'une  douceur  et  d'une  politesse  achevées,  de  bonne  mine  d'ail- 
leurs, et  qui  n'a  pas  encore  trente  ans  accomplis.  Vous  nous  faites,  dis-je 
à  Béatrix,  un  assez  beau  portrait  de  ce  cavalier;  comment  s'appclle-t-il? 
Don  Juan  de  Jutella,  repartit  la  femme  de  Scipion  ;  il  n'y  a  pas  long- 
temps qu'il  a  recueilli  la  succession  de  son  père,  et  il  vit  dans  son  chil- 
teau,  éloigné  d'ici  d'une  lieue,  avec  une  sœur  cadette  qu'il  a  sous  sa 
conduite.  J'ai  autrefois,  rcpris-je,  entendu  parler  de  la  famille  de  ce 
gentilhomme  ;  c'est  une  des  plus  nobles  du  royaume  de  Valence.  J'estime 
moins  la  noblesse,  s'écria  Scipion,  que  les  qualités  du  cœur  et  de  l'es- 
prit; et  ce  don  Juan  nous  conviendra  si  c'est  un  honnête  homme.  11  en 
a  la  réputation,  dit  Séraphine  en  se  mêlant  à  l'entretien  ;  les  habitants  de 
Lirias  qui  le  connaissent  en  disent  tous  les  biens  du  monde.  A  ces  pa- 
roles de  ma  filleule,  je  regardai  avec  un  souris  son  père,  qui,  les  ayant 
saisies  aussi  bien  que  moi,  jugea  que  le  galant  ne  déplaisait  point  à  sa 
fille. 

Ce  cavalier  apprit  bientôt  notre  arrivée  ,i  Lirias,  puisque  deux  jours 
après  nous  le  vîmes  paraître  au  château  ;  il  nous  aborda  de  bonne  grâce  ; 
et,  bien  loin  do  démentir  par  sa  présence  ce  que  Béatrix  nous  avait  dit  de 
lui,  il  nous  fit  concevoir  nne  haute  opinion  de  son  mérite.  Il  nous  dit 
qn'en  qualité  de  voisin,  il  venait  [nous  féliciter  sur  notre  heureux  re- 
tour. Nous  le  reçûmes  le  plus  gracieusement  qu'il  nous  fut  possible  :  mais 
cette  visite  ne  lut  que-de  pure  civilité;  elle  se  passa  toute  en  compli- 
ments de  part  et  d'autre  :  et  don  Juan,  sans  nous  dire  un  mot  de  sou 
amour  pour  Séraphine,  se  retira  en  nous  priant  seulement  de  lui  per- 
mettre de  nous  revenir  voir,  et  de  profiter  d'un  voisinage  qu'il  prévoyait 
lui  être  d'un  grand  agrément.  Lorsqu'il  nous  eut  quittés,  Béatrix  nous 
demanda  ce  que  nous  pensions  de  ce  gentilhomme.  ÎNous  lui  répondîmes 
qu'il  nous  avait  prévenus  en  .sa  faveur,  et  qu'il  nous  semblait  que  la  for- 
tune ne  pouvait  offrir  ,i  Séraphine  un  meilleur  parti. 

Dès  le  jour  suivant,  je  sortis  après  le  dîner  avec  le  fils  de  la  Coscolina 
pour  aller  randre  la  visite  que  nous  devions  ;i  don  Juan.  Nous  primes  la 
route  de  son  château,  conduits  par  un  guide,  qui  nous  dit,  après  trois 
quarts  d'heure  de  chemin  ;  Voici  le  château  du  seigneur  don  Juan  de 
jutella.  Nous  eûmes  beau  regarder  de  tous  nos  yeux  dans  la  campagne, 
nous  fumes  longtemps  sans  l'apercevoir;  nous  ne"  le  déciuvrîmes  qu'en 
y  arrivant,  attendu  qu'il  était  situé  au  pied  d'une  montagne  au  milieu  d'un 
bois  dont  les  arbres  élevés  le  dérobaient  .i  notre  vue.  Il  avait  un  air  an- 
tique et  délabré,  qui  prouvait  moins  l'opulence  de  son  maître  que  sa  no- 
blesse. Néanmoins,  quand  nous  y  fûmes  entrés,  nous  v  trouvâmes  fe  ca- 
ducité du  bâtiment  compensée  par  la  propreté  des  meuldes. 

Don  Juan  nous  reçut  dans  une  salle  bien  ornée ,  où  il  nous  présenta 
une  dame  <|u'il  appela'  devant  nous  sa  sœur  Dorothée,  et  qui  pouvaitavoir 
dix-neuf  à  vingt  ans.  Elle  était  fort  parée,  comme  une  personne  qui,  s'é- 
tan-t  attendue  â  notre  visite,  avait  envie  de  nous  paraître  ainiahle;  et, 
s'olfraiit  à  ma  vue  avec  tous  ses  charmes,  elle  fit  sur  moi  la  même  im- 
pression qu'Antonia.  c'est-à-dire  que  je  fus  troublé;  mais  je  cachai  si  bien 
mon  trouble  que  Scipion  même  ne  le  remarqua  pas.  Notre  conversation 
roula,  comme  celle  du  jour  précédent,  sur  le  jdaisir  mutuel  que  nous  nous 
faisions  de  nous  voir  quelquefois,  et  de  vivre  ensemble  en  bons  voisins. 
11  ne  nous  parla  point  encore  de  Séraphine,  et  nous  ne  lui  dîmes  rien 
qui  pût  r«ngager  a  nous  déclarer  sou  amour;  nous  étions  bien  aises  de  le 
voir  venir  la-dessns.  Pendant  notre  entretien  je  jetais  souvent  la  vue  sur 
Dorothée,  quoique  j'affectasse  de  l'envisager  le  moins  qu'il  m'était  pos- 
sible; el,  toutes  les  fois  que  mes  regards  rencontraient  les  siens,  c'étaient 
autant  do  traits  nouveaux  qu'elle  me  lançait  dans  le  cœur.  Je  dirai  pour- 
tant, pour  rendre  nue  exacte  lustice  â  1  objet  aimé,  que  ce  n'était  point 
une  beauté  parfaite  :  si  elle  avait  la  peau  d'une  blancheur  éblnui.ssanle  et 
la  bouche  plus  vermeille  ipie  la  rose,  son  nez  était  un  peu  trop  long  et 
ses  yeux  trop  petits  :  cependant  le  toutenscnible  m'enrhantail. 

Enfin  je  ne  sortis  poinl  du  château  de  .lutclla  comme  j'y  étais  entré; 
et,  m'en  retournant  â  Lirias  l'esprit  rcni|ili  de  Dorothée  ,  je  ne  voyais 
qu'elle,  je  ne  |)arlais  (pie  d'elle.  Comment  donc,  mon  maître,  me  dit  Sci- 
pion en  me  considérantd'un  air  étonné,  vous  êles  bien  occupé  de  la  sœur 
de  don  .luan!  vous  aurait-elle  inspiré  de  l'amour?  Oui,  mou  and,  lui  ré- 
pondis-jc,  el  j'en  rougis  de  honte.  0  ciel  1  moi  qui  depuis  la  mort  d'An- 
tonia ai  regardé  mille  jolies  personnes  avec  indifférence,  faut-il  (pie  j'en 


^S2 


GIL  BLAS. 


rencoiiiic  iiiu>  qui  m'enlliimiiie  à  mon  âge,  sans  que  je  puisse  m'en  dé- 
fendre? Eli  liien,  monsieur,  reprit  le  lils  de  laCoscolina,  vous  devezvous 
applaudir  de  l'aventure,  au  lieu  de  vous  en  plaindre;  vous  êtes  encore 
dans  un  agi'  où  il  B"y  a  point  de  ridicule  à  brûler  d'une  amoureuse  ar- 
deur, el  le  temps  n'a  point  assez  flétri  votre  front  pour  vous  ôler  l'espé- 
rance de  plaire.  Croyez-moi,  quand  vous  reverrez  don  Juan,  demandez - 
lui  hardimeni  sa  sœur  ;  il  ne  peut  la  refuser  à  un  homme  comme  vous  ;  et 
d'ailleurs,  s'il  faut  absolument  être  geutilliomme  pour  épouser  Dorothée, 
ne  l'êtes-vous  pas?  Vous  avez  des  lettres  de  noblesse,  cela  suffît  pour 
votre  postériti';  :  lorsque  le  temps  aura  mis  sur  ces  lettres  le  voile  épais 
dont  il  couvre  l'origine  de  toutes  les  maisons,  après  quatre  ou  cinq  géné- 
rations, la  race  des  SantiUane  sera  des  plus  illustres. 


CHAPITRE  XIV. 


!  qni  fui  fait  à  Lirias,  el  qui  finit  enfin  l'iiistoire  de  Cil  Blas  deSaiitillane. 


Scipion  m'encouragea  par  ce  discours  à  me  déclarer  amant  de  Doro- 
thée, sans  soiîger  qu'il  m'exposait  à  essuyer  un  refus.  Je  ne  m'y  déter- 
minai néanmoins  qu'en  tremblant.  Quoique  je  ne  parusse  pas  avoir  mon 
âge,  et  que  je  pus.se  me  donner  dix  bonnes  années  moins  que  je  n'en  avais, 
je  ne  laissais  pas  de  me  croire  bien  fondé  à  douter  que  je  plusse  à  une 
jeune  beauté.  Je  pris  pourtant  la  résolution  d'en  risquer  la  demande  sitôt 
que  je  verrais  sou  frère,  qui,  de  son  côté,  n'étant  pas  sûr  d'obtenir  ma 
filleule,  n'était  pas  sans  inquiétude. 

Il  revint  à  mou  château  le  lendemain  matin  dans  le  temps  que  j'ache- 
vais de  m'haliiller.  Seigneur  de  SantiUane,  me  dit-il,  je  viens  aujourd'hui 
à  Lirias  pour  vous  parier  d  une  affaire  sérieuse.  Je  le  fis  passer  dans  mon 
cabinet,  où  d'abord  entrant  en  matière.  Je  crois,  conlinua,t-il,  que  vous 
n'ignorez  p.is  le  sujet  qui  m'amène  :  j'aime  Séraphine  ;  vous  pouvez  tout 
sur  son  père  ;  je  vous  prie  de  me  le  rendre  favorable  ;  faites-moi  obtenir 
l'objet  de  mon  amour  :  que  je  vous  doive  le  bonheur  de  ma  vie.  Seigneur 
don  Juan ,  lui  répondis-je,  comme  vous  allez  d'abord  au  fait,  vous  ne 
trouverez  pas  mauvais  que  je  suive  votre  ciccmple,  et  qu'après  vous  avoir 
promis  mes  bons  offices  auprès  du  père  de  ma  filleule,  je  vous  demande 
les  vôtres  aujirès  de  votre  sœur. 

A  ces  derniers  mots,  don  Juan  laissa  éclater  une  agréable  surprise, 
dont. je  tirai  un  augure  favorable.  Serait-il  possible,  s'écria-t- il  ensuite, 
que  Dorothée  eût  fait  hier  la  conquête  de  votre  cœur? Elle  m'a  charmé, 
lui  dis-je,  et  je  me  croirai  le  plus  heureu.x  de  tous  les  hommes  si  ma  re- 
cherche vous  plait  à  l'un  et  à  l'autre.  C'est  de  quoi  vous  devez  être  as- 
suré, me  ré|iliqua-t-il;  tout  nobles  que  nous  sommes,  nous  ne  dédai- 
gnerons pas  votre  alliance.  Je  suis  bien  aise,  lui  ropartis-je,  que  vous  ne 
fassiez  pas  difficulté  de  recevoir  pour  b  aii-frére  un  roturier,  je  vous  en 
estime  davantage;  vous  montrez  en  cela  votre  bon  esprit  :  mais  quand 
vous  seriez  assez  vain  pour  ne  vouloir  accorder  la  main  de  votre  sœur 
qu'à  un  noble,  sache»  que  j'ai  de  quoi  contenter  votre  vanité,  ^ai  travaillé 
vingt  ans  dans  les  bureau.^  du  ministère  ;  et  le  roi,  pour  récompenser  les 
services  que  j'ai  rendus  à  l'Etat,  m'a  gratifié  de  lettres  de  noblesse  que 
je  vais  vous  faire  voir.  En  achevant  ces  paroles,  je  tirai  mes  patentes  d'un 
tiroir  où  je  les  tenais  humblement  cachées,  et  les  présentai  au  gentil- 
homme, qui  les  lut  d'un  bout  à  l'autre  attentivement  avec  une  e.xlrême 
satisfaction.  Voilà  qui  est  bon,  reprit-il  en  me  les  rendant;  Dorothée  est 
à  vous.  El  vous,  m'écriai-je,  comptez  sur  Séraphine 

Ce!!  deux  mariages  furent  donc  ainsi  résolus  entre  nous.  Il  ne  fut  plus 
question  que  de  savoir  si  les  futures  y  consentiraient  de  bonne  grâce  ;  car 


don  Juan  et  moi,  également  délicats,  nous  ne  prétendions  point  les  ob- 
tenir malgré  elles,  te  gentilhomme  retourna  au  château  de  Jutella  pour 
me  proposera  sa  sœur;  et  moi  j'assemblai  Scipion,  Béatrix  el  ma  filleule, 
pour  leur  faire  part  de  l'entretien  (|ue  je  venais  d'avoir  avec  ce  cavalier. 
Béatrix  fut  d'avis  qu'on  l'acceptât  pour  époux  sans  hésiter  ;  et  Séraphine 
fit  connaître,  par  son  silence,  qu'elle  était  du  sentiment  de  sa  mère.  Pour 
le  père,  il  ne  fut  pas,  à  la  vérité,  d'une  autre  opinion  ;  mais  il  témoigna 
quelque  inquiétude  sur  la  dot  qu'il  faudrait,  disait-il,  donner  à  un  gen- 
tilhomme dont  le  château  avait  un  si  pressant  besoin  de  réparations.  Je 
fermai  la  bouche  à  Scipion ,  eu  lui  disant  que  cela  me  regardait ,  et 
que  je  faisais  présent  à  ma  filleule  de  quatre  mille  pistoles  pour  payer 
sa  dut. 

Je  revis  don  Juan  dès  le  soir  même.  Vos  affaires,  lui  dis-je,  vont  à  mer- 
veille; je  souhaite  que  les  mieunes  ne  soient  pas  dans  un  plus  mauvais 
état.  Elles  vont  aussi  le  mieux  du  monde,  me  répondit-il  ;  je  n'ai  pas  été  à 
la  peine  d'employer  l'autorité  pour  avoir  le  consentement  de  Dorothée  : 
votre  personne  lui  revient,  el  vos  manières  lui  plaisent.  Vous  appréhen- 
diez de  n'être  pas  de  son  goût,  et  elle  craint,  avec  plus  de  raison,  que 
n'ayant  à  vous  offrir  que  son  cœur  et  sa  main...  Que  voudrais-je  de  plus, 
intërrompis-je  tout  transporté  de  joie.  Puisque  la  charmante  Dorothée  n'a 
point  de  répugnance  i  lier  son  sort  au  mie:i,  c'est  tout  ce  que  je  de- 
mande :  je  suis  assez  riche  pour  l'épouser  sans  dot,  et  sa  seule  possession 
comblera  tons  mes  vœux. 

Don  Juan  et  moi,  fort  satisfaits  d'avoir  heureusement  amené  les  choses 
jusque-là,  nous  résolûmes,  pour  hâter  nos  noces,  d'en  supprimer  les  cé- 
rémonies superflues.  J'abouchai  ce  gentilhomme  avec  lei  parents  de  Sé- 
raphine ;  et,  après  qu'ils  furent  convenus  des  conditions  du  mariage,  il 
prit  congé  de  nous,  en  nous  promettant  de  revenir  le  lendemain  avec  Do- 
rothée. L'envie  que  j'avais  de  parai're  agréable  à  cette  dame  me  Cl  em- 
ployer trois  bonnes  heures  pour  le  moins  àm'ajuster,  à  m'adoniser;  en- 
core ne  pus-je  parvenir  à  me  rendre  content  de  ma  personne.  Pour  un 
adolescent  qui  se  prépare  à  voir  sa  maîtresse,  ce  n'est  qu'un  plaisir  ;  mais 
pour  un  homme  qui  commence  à  vieillir,  c'est  une  occupation.  Cepen- 
dant je  fus  plus  heureux  que  je  ne  le  méritais  :  je  revis  la  sœur  de  don 
Juan,  et  j'en  fus  regardé  a  un  œil  si  favorable,  que  je  m'imaginai  valoir 
encore  quelque  chose.  J'eus  avec  elle  un  long  entretien.  Je  fus  charmé 
du  caractère  de  son  esprit,  et  je  jugeai  qu'avec  de  bonnes  façons  et  beau- 
coup de  complaisance,  je  deviendrais  un  époux  chéri.  Piéin  d'une  si 
douce  espérance,  j'envoyai  chercher  deux  notaires  à  Valence,  qui  firent 
le  contrat  de  mariage;  puis  nous  eûmes  recours  au  curé  de  Paterna, 
qui  vint  à  Lirias,  et  nous  maria,  don  Juan  et  moi,  à  nos  maîtresses. 

Je  fis  donc  allumer  pour  la  seconde  fois  le  flambeau  de  l'hyménée,  et 
je  n'eus  pas  sujet  de  m'en  repentir.  Dorothée,  en  femme  vertueuse,  se  fit 
un  plaisir  de  son  devoir;  et,  sensible  au  soin  que  je  prenais  d'aller  au- 
devant  de  ses  désirs,  elle  s'attacha  bientôt  â  moi  comme  si  j'eusse  été 
jeune.  D'iuie  autre  part,  don  Juan  et  ma  filleule  s'enflammèrent  d'une 
ardeur  mutuelle,  el  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  les  deux  belles-sœurs  con- 
çurent l'une  pour  l'autre  la  plus  vive  el  la  p'us  sincère  amitié.  De  mon 
côté,  je  trouvai  dans  mon  bcau-frére  tant  de  bonnes  qualités,  que  je  me 
sentis  naître  pour  lui  une  véritab'e  affection,  qu'il  ne  paya  point  d'in- 
gratitude. Enfin  l'union  qui  régnait  entre  nous  tous  était  telle,  que  le 
soir,  lorsqu'il  fallait  nous  quitter  pour  nous  rassembler  le  lendemain, 
cette  séparation  ne  se  faisait  pas  sans  peine;  ce  qui  fut  cause  i|ue  des  ■ 
deux  familles  nous  résolûmes  de  n'en  faire  qu'une ,  qui  demeurerait 
tantôt  au  chàti^au  de  Lirias  el  tantôt  à  celui  de  Jutella,  auquel,  pour  cet 
effet,  on  fil  de  grandes  réparaliinis  des  pistoles  de  Son  Excellence. 

Il  y  a  déjà  trois  ans,  ami  lecteur,  que  je  mène  une  vie  délicieuse  avec 
des  personnes  si  chères.  Pour  comble  de  satisfaction,  le  ciel  a  daigné 
m'accoider  deux  enfants,  dont  l'éducation  va  devenir  l'amusement  de 
mes  vieux  jours,  el  dont  je  crois  ]iieusement  être  le  père. 


FLN  DE  L  HISTOIRE  DE  GIL  BLAS. 


DÉCLAltATION  DE  L'AUTEUR. 


Comme  il  y  a  des  personnes  qui  ne  sauraient  lire  sans  faire  des  applications  des  caractères  vicieux  ou  ridicules  qu'elles 
trouvent  dans  les  ouvrages,  je  déclare  à  mes  lecteurs  malins  qu'ils  auraient  tort  d'appliquer  les  portraits  qui  sont  dans  le  pré- 
sent livre.  J'en  fais  un  aveu  public  :  je  ne  me  sui^  proposé  que  de  représenter  la  vie  des  hommes  telle  qu'elle  est;  h  Dieu  ne 
plaise  que  j'aiejeu  dessein|de  désigner  quelqu'un  en  particulier!  Qu'aucun  lecteur  ne  prenne  donc  pour  lui  ce  qui  peut  convenir 
à  d'autres  aussi  bien  qu'à  lui  ;  autrement,  comme  dit  Phèdre,  il  se  fera  connaître  mal  à  propos  :  Stulte  mulubil  anmï  conscicn- 
tiam. 

On  voit  en  Gastille,  comme  en  France,  des  médecins  dont  la  métliodc  est  de  faire  un  peu  trop  saigner  leurs  malades.  On 
Toit  partout  les  mêmes  vices  et  les  mêmes  originaux.  J'avoue  que  je  n'ai  pas  toujours  exactement  suivi  les  mœurs  espagnoles  ; 
et  ceux  qui  savent  dans  quel  désordre  vivent  les  comédiennes  de  Madrid,  pourraient  me  reprocher  de  n'avoir  pas  fait  une  pein- 
ture assez  forte  de  leurs  dérèglements;  mais  j'ai  cru  devoir  les  adoucir  pour  les  conformer  à  nos  manières. 


GIL  CLAS  AU  LECTEUR. 


Avant  que  d'entendre  l'histoire  de  ma  vie,  écoute,  ami  lecteur,  un  conte  (pie  je  vais  te  faire. 

Deux  écoliers  allaient  ensemble  de  Penatiel  à  Salamanque.  Se  sentant  las  et  altérés,  ils  s'arrêtèrent  au  bord  d'une  fontaine 
qu'ils  rencontrèrent  sur  leur  chemin.  Là,  tandis  qu'ils  se  délassaient  après  s'être  désaltérés,  ils  aperçurent  par  hasard,  auprès 
d'eux,  sur  une  pierre  à  fleur  de  terre,  quelques  mots  déjà  un  peu  effacés  par  le  temps  et  par  les  pieds  des  troupeaux  (|u'on 
venait  abreuver  à  cette  fontaine.  Ils  jetèrent  de  l'eau  sur  la  pierre  pour  la  laver,  et  ils  lurent  ces  paroles  castillanes  :  Aqui  esta 
encerrada  cl  aima  (Ici  Ikenciudo  Pedro  Gardas. 

ICI   EST  ENFEnMKE  l'aME  DU  LICENCIÉ  riERHE  GARCIAS. 

Le  plus  jeune  des  écoliers,  qui  était  vif  et  étourdi,  n'eut  pas  achevé  de.  lire  l'inscription,  qu'il  dit  en  riant  :  Rien  de  plus 
plaisant'!  Ici  est  enfermée  l'àme...  Une  Ame  enfermée!...  Je  voudrais  savoir  quel  original  a  pu  faire  une  si  ridicule  épitaphe. 
En  achevant  ces  mots,  il  se  leva  pour  s'en  aller.  Son  compagnon,  plus  judicieux,  dit  en  lui-même  :  Il  y  a  là-dessous  quelque 
mystère;  je  veux  demeurer  ici  pour  l'éclaircir.  Celui-ci  laissa  donc  partir  l'autre;  et,  sans  perdre  de  temps,  se  mit  à  creuser 
avec  son  couteau  tout  autour  de  la  pierre.  Il  fit  si  bien  qu'il  l'enleva.  11  trouva  dessous  une  bour.se  de  cuir  qu'il  ouvrit.  Il  y 
avait  dedans  cent  ducats,  avec  une  carte  sur  laquelle  étaient  écrites  ces  paro'es  en  latin  :  «  Sois  mon  héritier,  toi  (|ui  as  eu  as.sez 
«  d'e.sprlt  pour  démêler  le  sens  de  l'inscription,  et  fais  un  meilleur  usage  (pie  moi  de  mon  argent.  »  L'écolier,  ravi  de  cette 
découverte,  remit  la  pierre  comme  elle  était  auparavant,  et  reprit  le  chemin  de  Salanian(iiie  avec  l'âme  du  licencié. 

Oui  que  tu  sois,  ami  U-cteur,  tu  vas  ressembler  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  deux  écoliers.  Si  tu  lis  mes  aventures  sans  premlic 
garde  aux  instructions  morales  qu'elles  renferment,  tu  ne  retireras  aucun  fruit  de  eut  ouvrage  ;  mais  si  tu  le  lis  avec  attention^ 
tu  y  trouveras,  .suivant  le  pré(;epte  d'Horace,  l'utile  mêlé  avec  l'agréable. 


LA  VENGEANCE  TROMPÉE  PAR  L'AMOUR. 


NOUVELLE. 


l'Ali  LE  SAGE. 


Avant  la  léuiiion  de  la  Castille  et  de  l'Angon,  il  s'éleva  une  dis- 
imteeûtre  les  Castillans  et  les  Aragonais,  à  l'occasion  dfi  leurs  limites. 
Ces  deux  peuples,  ne  s'accordant  yk  là-dessus,  commençaient  à  s'échauf- 
fer, et  déjà  niènie  ils  commettaient  départ  et  d'autre  dus  liostilités  qui 
semblaient  présager  une  guerre  inévitable.  Pour  la  prévenir,  le  roi  de 
Castille,  monarque  débonnaire  et  ami  de  la  pais,  résolut  d'envoyer  à  Sa- 
ragosse  un  ambassadeur;  mais  il  lionora  de  cette  commission  le"seigueur 
de  sa  cour  le  moins  propre  à  s'en- acquitter;  c'était  le  comte  de  Lara.  Ce 
Castillan,  bien  loin  de  ressembler  au  grand  Scipion,  qui  dans  ces  négo- 
ciations ne  perdait  jamais  son  sang-froid,  quelques  contradictions  qu'il 
eût  à  essuyer,  étiitîd'un  carael_cre  tout  opposé;  il  n'avait  pas  besoin 
d'être  contredit  pour  se  laisser  enllammerde  colère;  sou  hamenralliere 
et  violente  se  déclarait  même  dans  le  temps  qu'il  s'efforçait  de  montrer 
de  la  politesse  et  de  la  douceur. 

Le  roi  d'Aragon  ne  fut  pas  plutôt  averti  de  l'arrivée  de  cet  ambassa- 
deur à  Saragosse,  qu'il  lui  donna  audience  à  la  tète  des  grands  de  sa 
cour.  Parmi  les  seigneurs  qui  formaient  cette  auguste  assemblée,  bril- 
lait l'illuslrc  don  llevirique,  comle  de  liibagore,  le  chevalier  le  mieux 
lait  et  le  plus  accompli  de  son  temps.  Quoiqu'il  n'eût  pas  encore  vingt- 
six  ans,  il  avait  déjà  cueilli  des  lauriers  dans  les  champs  de  Mars,  et  il 
n  était  pas  moins  aimé  du  peuple  que  des  grands. 

Kotre  ambassadeur  castillan,  au  lieu  d'exposer  le  sujet  de  sa  mission 
d  une  manière  qui  fût  propre  à  gagner  les  es|)rits,  ne  lit  que  les  irriter, 
en  parlant  avec  hauteur,  et  dans  des  termes  si  peu  mesurés,  qu'il  semblait 
plutôt  faire  des  menaces  que  proposer  un  accommodement  ;  enlin  il  ré- 
volta contre  lui  toute  rassemblée,  et  principalement  le  ieune  don  ilonri-- 
que  de  liibagore,  qui,  ne  pouvant  souffrir  plus  longtemps  ses  insolents 
discours,  lui  demanda  s'il  venait  pour  déclarer  la  guerre  aux  Aragonais, 
ou  pourconvenir  avec  eux  des  movens  de  lermineV  à  l'amiable  le  diffé- 
rend ciu'ils  avaient  avec  les  Castillans;  car,  ajoule-l-il,  on  dirait,  à  vous 
entendre,  que  vous  n'êtes  venu  ici  que  pour  nous  insulter  :  mais,  quel- 
que dessein  qui  vous  amène,  vous  oubliez  le  respect  qui  est  du  à  la  pré- 
sence du  roi.  et  vous  ne  songez  pas  que  vous  abusez  de  la  considération 
que  Sa  Majesté  a  pour  caractère. 

Ces  paroles  ne  rendirent  pas  l'ambassadeur  plus  retenu  :  il  continua 
de  parler  fort  librement;  il  apostropha  même  le  comte  de  «ibagore,  qui 
ui  répondit  de  façon  que  le  roi,  pour  empêcher  les  choses  d'aller  jdus 
loin,  lut  obligé  d'interposer  son  autorité.  11  leur  imposa  silence  à  l'un  et 
a  1  autre;  et  remettant  à  un  autre  jour  la  décision  de  l'affaire  des  limi- 
tes, il  sortit  de  l'assemblée;  après  quoi  les  sei;;iicurs  se  retirèrent  chez 
•  eux  ;  et  le  Castillan,  plein  de  lureur,  regagna  son  liotel. 

A  peine  ce  seigneur  s'y  fut-il  rendu,  que  s'imaginant  ne  pouvoir,  sans 
passer  pour  un  l.lchc,  se  dispenser  de  faire  un  appel  au  jeune  Itiba-orc  , 
il  lui  écrivit  ce  billet  : 

«Comte,  je  ne  mériterais  pas  d'être  du  nombre  des  seigneurs  de  Cas- 
a  tille,  dont  je  puis  me  vanter  de  n'être  pas  des  derniers,"  si  je  ne  faisais 
«  voir  aux  téméraires  qui  m'osent  parler  (iéremeul,  (|ue  je  sais  rabais- 
«  scr  leur  lierlc.  Ainsi,  me  dépouillant  de  la  inialité  d'ambassadeur, 
«  j  irai  vous  attendre  celte  nuit  sur  les  bords  de  I  Ebre  avec  un  seul  va- 
«  et  et  mon  epée;  je  vous  crois  trop  rigide  observateur  des  régies  de 
«  1  honneur,  pour  vous  trouver  avec  d'aiities  armes  au  rendez-vJus. 
«  Le  comte  de  Lara.  » 

Ce  ne  fut  pa.s  sans  un  extrême  mortification  ipie  don  Ilenri(pie  lut  ce 
cartel,  qui  le  mit  dans  un  grand  embarras.  Il  se  représenta  que  s'il  ac- 
ceptait le  déO.  il  perdrait  infailliblement  les  bonnes  grâces  et  la  confiance 
du  roi,  dont  il  était  le  favori,  étant  persuadé  cpie  ce  monarque,  dont  il 
connaiss,iit  la  sévérité,  ne  lui  pardonnerait  jamais  d'avoir  eu  l'audace 
u  en  venir  aux  voies  de  fait  avec  un  ainba.ssa(leur,  (pioi(|u'il  eût  en  main 
de  quoi  prouver  qu'il  avait  été  appelé  en  duel  jwr  ce  ministre.  Il  ne  sa- 
vait! a  (pioi  se  résoudre. -Il  eut  d'abord  envie 'd'aller  montrer  le  billet  à 
M  Majesté;  mais  faisant  rêllexinnque  le  Castillan  pourrait  de  là  preiulre 
occasion  de  l'accuser  de  lâcheté,  il  changea  de  pensée  ;  et  jugeant  (|u'il 
lie  jiouvait,  sans  se  désliouorcr,  éviter  k  combat,  il  aima  l'uieu.x  courir 


risque  de  déplaire  à  sou  mailre,  que  d'exposer  sa  réputation  à  recevoir 
une  atteinte. 

11  se  détermina  donc  à  répondre  au  comle  de  Lara,  et  à  lui  faire  sa- 
voir qu'il  ne  manquerait  pas  d'être  sur  le  bord  de  l'Ebre  a  minuit,  accom- 
pagné, comme  lui,  d'un  valet,  et  armé  de  sa  seule  épée.  Celte  réponse 
de  don  Uenrique  irrita  l'impaiience  qu'avait  le  superbe  Castillan  de  se  voir 
aux  prises  avec  lui;  et  l'Aragonais,  de  son  coté,  n'était  pas  dans  une  au- 
tre disposition.  Celui-ci  arriva  le  premier  au  reiidcz-vous,  et  l'ambassa- 
deur ne  se  lit  pas  longtemps  attendre. 

Us  s'abordent  tous  deux  fort  civilement,  tels  que  des  amis  qui  se  ren- 
contrent par  hasard  :  Seigneur  cavalier,  dit  le  comle  de  Lara,  vous  n'a- 
vez pas  dû  être  élonné  de  l'appel  que  je  vous  ai  l'ait.  Vous  auriez  bien 
mauvaise  opinion  de  mon  courage,  si  je  ne  vous  demandais  pas  raison 
de  l'offense  que  vous  m'avez  faite  en  m'interrompant.  Celte  impolitesse 
vous  .convenail  encore  moins  qu'aux  vieux  seigneurs  de  l'assemblée,  que 
leur  âge  même  n'eût  pas  rendus  excusables,  s'ils  l'avaient  commise.  Et 
vous  convenait-il  mieux  à  vous,  répondit  don  Ifenrique,  de  tenir  les  dis- 
cours audacieux  que  vous  avez  tenus  devant  le  roi  et  les  grands'?  Je  vois 
bien,  répliqua  le  Castillan,  que  nous  ne  sommes  pas  venus  ici  pour  excu- 
ser nosfauies,  et  que  nous  croyons  tous  deux  avoir  raison.  Ne  consom- 
mons donc  point  le  temps  en  raisonnements  frivoles. 

En  parlant  de  cette  sorte,  il  lira  son  épée;  et  liibagore  en  fit  autant. 
Ils  fondirent  l'un  sur  l'aiilre  avec  impéluosilé.  Pendant  qu'ils  se  bat- 
taient avec  une  égale  fureur,  il  parut  sur  le  rivage  plusieurs  hommes  à 
cheva,  qui  portaient  des  llambeaux,  et  s'avançaient  au  galop  vers  les 
cou'.battaiits.  Celait  le  capitaine  des  gardes  du  j-oi,  qui  venait  avec  trente 
ou  quarante  cavaliers  se  saisir  de  la  personne  de  don  Uenrique,  Sa  Ma- 
jesté ayant  élé  informée  que  ce  seigneur  devait  se  battre  celle  nuit  sur 
les  bords  de  l'Ebre  avec  l'ambassadeur  de  Castille.  Mais,  quand  les  gar- 
des arrivèrent,  le  combat  était  lin;  car  ils]  Irouvèient  le  comte  de  Lara 
étendu  par  terre  et  dangereusement  blessé.  Pour  Ribagore,  il  n'avait  reçu 
qu'une  légère  blessure. 

Le  capitaine  s'adressaut 'à  ce  dernier  :  Comle,  lui  dit-il,  je  suis  trop 
votre  ami,  pour  n'être  pas  mortifié  de  vous  voir  dans  l'embarras  où  vous 
vous  êtes  imprudemment  jeté.  Le  roi  est  dans  une  furieuse  colère  contre 
vous;  et  vous  lui  paraissez  pins  coupable  qu'un  autre,  d'avoir  violé  le 
droit  des  gens,  et  osé  attaquer  une  vie  i|ui  deviiit  être  sacrée  pour  vous. 
Je  me  sens  vivement  touché  de  ce  malheur,  et  plus  encore  de  l'ordre 
dont  je  suis  chargé.  Le  roi  veut  que  je  vous  arrête,  et  vous  enferme 
dans  une  tour.  Il  ordonne  que  vous  y  soyez  girdé  à  vue,  et  servi  par  un- 
seul  do  vos  domestiques.  Donnez-moi  voire  épée,  ajoute-t-il,  et  pardon- 
nez si,  dévoué  aux  volontés  de  mou  maître,  je  conlribnc  à  vous  punir. 
Vous  pouvez  voir  jiar  cet  appel,  ré|)0iidit  don  llenriipie  en  lui  donnant 
le  hiUetdu  Castillan,  ((ue  c'est  l'amba.ssadeur  qui  m'a  défié  lui-même;  et 
j'ai  crû,  je  vous  l'avouerai,  que  l'iiilérêi  de  ma  répiilalion  me  mettait 
dans  la  nécessité  d'acceplcr  le  déli.  .Mais,  coupable  ou  non  coupable,  je 
n'cnlrepreuds  point  de  me  justifier.  Faites  voire  devoir.  Voilà  mon  épée: 
rendez  compte  au  roi  de  mon  obéi.ssance.  Le  capitaine  conduisit  liibagore 
à  une  tour,  et  son  lit  nlenant  fit  porter  l'ambassadeur  à  .son  hôtel,  où  le 
roi  envoya  ses  chirurgiens  dés  qu'il  eut  appris  ce  qui  venait  de  se  pas- 
ser. Us  visitèrent  la  blessure  du  seigneur  castillan,  et  la  trouvèrent  trés- 
daiigcreuse;  ce  qu'ils  n'eurent  pas  sitôt  rapporté  au  monarque,  qu'il  se 
mit  eu  colère  contre  le  comte  de  Higabore,  à  un  |)ninl  que,  sans  écouter 
l'amilié  qu'il  avait  ]iour  lui,  il  jura  (le  le  faire  mourir,  quand  même  l'am- 
bassadeur ne  perdrail  pas  la  vie.  Tons  les  grands  qui  étaient  alors  avec 
le  mi,  le  voyant  si  irrilé,  n'osèrent  intercéder  pour  le  prisonnier  quoi- 
qu'ils fussent  tous  de  ses  amis.  Ils  jugèrent  qu'il  fallait,  avant  f|uc  de 
parler  pour  lui,  que  ce  prince  eût  l'esprit  dans  un  état  moins  violent, 
ce  qui  arriva  dès  lelenilemain,  quand  les  chirurgiens  eurent  décidé  que 
la  blessure  de  l'ambassadeur  n'était  pas  mortelle.  Ils  le  déclarèrent  en- 
core le  jour  suivant,  et  assurèrent  (ju'il  n'y  avait  rien  à  craindre,  s'il  ne 
survenait  aucun  accident.  Sur  cette  assurance,  le  roi  alla  voir  le  blessé, 
qui  parut,  trés-scusible  i  cet  liomieur,  et  ([ui  fut  assez  généreux  pour 


L\  YKiNGEÂNCE  TROMPÉE  PAR  L'AMOUR. 


155 


excuser  don  llenrii]ue,  en  avouant  que  c'clail  lui  qui  avait  ajuielé  ce 
seigneur  en  combat  singulier.  Cet  aveu  moiléra  la  colère  du  monarque, 
qui  conserva  pourtant  loujours  un  visage  irrité,  mais  qui  se  conieula  de 
laisser  en  prison  sou  favori  jusciu'à  nouvel  oulre. 

11  y  avait  déjà  quinze  jours  que  ce  mallieureux  courtisan  vivait,  dans  sa 
tour,  sans  avoir  la  liberté  de  vi,ir  ses  parents  ni  ses  amis,  lorsque  don 
l'édre  de  Villnsan,  ancien  guerrier  de  répuialion,  vint  à  Saragosse.  Après 
avilir  rendu  de  grands  services  à  l'Etal,  il  s'était  relire  dans  un  chàienu 
i|u'il  avait  sur  les  frontières  de  Casiille  ;  et  là,  il  s'était  donné  lout  cn- 
lier  à  l'éducalion  de  doua  lltlena,  sa  lille  unique.  La  voyant  parvenue  à 
1  .îge  de  di\-l|uit  ans.  il  l'amenait  à  la  cour,  dans  le  dessein  de  la  f.iiie 
recevoir  parmi  les  dames  d'honneur  de  la  princesse  Léonor.  fille  unique 
du  roi.  Don  Pédrc  es]iérail  qu'il  n'aurait  jias  le  chagrin  d'avoir  infruc- 
tiieusemeul  formé  ce  projet.  Il  ne  se  llalla  point,  en  effet,  d'une  vaine 
espérance  ;  silôt  qu'IIélénede  Villasan  parut  devant  le  ivi  elTes  seigneurs 
de  sa  cour,  elle  éblouit  et  charma  tous  les  yeux.  Le  roi  lui-niêinc  admira 
sa  beauté;  et,  lorsqu'elle  s'avania  pour  lui  baiser  la  main,  ce  prince  lui 
dit  des  choses  llalteuses  et  l'honora  d'un  accueil  tout  gracieux.  La  prin- 
cesse d'Aragon,  aussi  surprise  que  le  roi  son  ]iére  de  voir  une  personne 
.'i  ravissante,  lui  lit  mille  caresses  et  la  prit  en  affection.  La  lille  de  don 
l'éJre,  de  son  colé.  remarquant  qu'elle  avait  le  bonheur  d'être  agréable 
à  cette  princesse,  en  fut  si  trnnsporlée  de  ji;ie.  qu'elle  la  pria  de  trouver 
bon  qu'elle  eut  l'honnenr  de  grossir  le  nombre  des  dames  de  sa  suite,  et 
sa  demande  lui  fut  accordée  snr-le-cbamp. 

Voilà  donc  doua  llclena  bien  établie  à  la  cour,  et  fort  chérie  de  la 
princesse  Léonor,  qui,  sentant  de  jour  en  jour  augmenter  son  amitié  pour 
elle,  Ini  donna  hienlùl  tonte  sa  confiance,  ce  qui  fit  bien  des  jalousies. 
On  aura,  je  crois,  peu  de  peine  à  croire  que  plusieurs  stigneurs  arago- 
nais  ne  virent  pas  lon;;tenips  la  belle  Hélène  de  Villasan  sans  en  devenir 
amoureux,  et  véritalilemcnt  il  n'était  guère  jiossihle  de  s'en  défendre, 
l'artoul  on  elle  portait  ses  pas,  ou  la  suivait  pour  l'admirer,  et  tous  le.? 
jieinlres,  tant  français  que  llamauds  et  italiens,  qui  étaient  alors  a  Sara- 
gosse, s'empressaient  à  la  peindre  ;  de  sorte  iju'il  se  répandit  bientôt  dans 
la  ville  une  infinité  de  copies  de  ce  charmant  original.  11  se  trouvait  des 
gens  qui,  paf  pure  curiosité,  les  aclielaienl,  étant  bien  aises  d'avoir  chez 
eH.x  l'image  d'une  si  ravissante  personne. 

Un  ami  du  comte  de  Ribagoie,  voulant  que  ce  prisonnier  ei'it  du  moins 
le  plaisir  d'avoir  le  portrait  d'une  beauté  si  rare,  puisqu'il  ne  (louvait  la 
voir  elle-même,  trouva  le  moyen  de  lui  en  faire  tenir  un.  Don  llcnrique, 
après  avoir  contemplé  celle  miniature  assez  lnngtem|is,  jugea  que  c'était 
plutôt  l'ouvrage  d'un  peintre  llatteurque  la  fidèle  image"  d'une  dame. 
Non,  disait-il, "non,  il  n'est  pas  possible  i|u'il  y  ait  un  visage  si  ]iiquanl  et 
si  beau.  Cependant,  s'il  faut  en  croire  l'ami  qui  m'envoie  ce  portrait,  l'o- 
riginal a  des  grâces  que  le  pini-eau  ne  peut  remlre  pai'failenient.  Si  cela 
est,  la  lille  de  don  Pedre  de  Villasan  est  donc  un  prodige.  Mais  qu'elle 
ail  ou  qu'elle  n'ait  pas  ces  agréments  qu'on  prétend  que  le  peinlie  n'a  pu 
attraper,  ce  portrait,  tel  qu'il  est.  m'enchante.  Ah  !  divine  Hélène,  pour- 
quoi ne  snis-je  pas  libre  en  ce  moment?  J'irais  vous  dispntei-  aux  sei- 
gneurs qui  sont  déjà  dans  vos  fers  et  qui  se  fiallent  de  la  gloire  de  vous 
jilaire.  Quoique  je  n'aie  pas,  comme  eux,  joui  du  plaisir  de  voir  votre 
lieaulé  céleste,  je  sens  que  je  suis  leur  rival.  Ln  parlant  de  cette  façon, 
il  dévorait  des  yeux  celte  peinture,  qui  faisait  sur  lui  la  même  impression 
qn'ei'it  pn  faire"  l'objet  qu'elle  représentait.  11  ne  |i(iuvait  enfin  se  lasser 
de  la  considérer,  et  ce  nouveau  Pvgmaliou  lui  adressait  vingt  fois  le  jour 
des  discours  tendres  et  passionnés. 

Peu  de  temps  après  l'arrivée  de  la  belle  Hélène  à  la  cour,  don  Gaspard 
de  Péralle  y  parut  lout  a  coup  comme  un  homme  envoyé  par  l'Amour.  Il 
revenait  en  Aragon  avec  une  suite  nombreuse  et  un  magnihquc  équqiage, 
après  avoir  parcouru  tous  les  royaumes  d'Espagne.  Il  fut  reçu  d'autant 
pUis  gracieusement  du  roi,  qu  il  était  fils  d'iui  père  (jui  avait  été  favori 
de  ce  monarque.  Au  reste,  c'était  un  seigneur  à  peu  prés  de  l'âge  de  don 
llciirique  et  d'une  figure  comparable  à  la  sienne.  Peialtc,  après  avoir 
biisé  la  main  de  Sa  Majesté,  alla  présenter  ses  respects  à  la  princesse, 
chez  ((iii,  pour  la  première  fois,  doua  llelena  s'offrit  à  ses  yeux.  Iléjirouva 
le  sort  de  ceux  qui  ln  regardaient,  il  s'en  laissa  chai-mer,  et  dés  ce  jour- 
la  même,  prenant  la  résolution  de  s'attacher  à  elle,  il  s'en  déclara  le  clic- 
valicr;  ce  que  le  comte  de  Itibagore  ne  tarda  guère  à  savoir,  car  le  même 
ami  qui  lui  avait  envoyé  le  portrait  d'Hélène  l'informait  tous  les  jours  par 
des  lettres  de  ce  qui  se  passait  à  la  cour.  Celte  nouvelle  lafiiigea.  Comme 
il  connaissait  don  (îaspard  pour  un  lionnne  de» plus  aimables,  il  se  sentit 
agile  de  mille  mouvements  jaloux.  Que  je  suis  malheureux,  disait-il,  de 
ne  pouvoir  sortir  de  cette  tour  !  liucoie  me  consolerais-je,  s  il  m'était 
permis  d'opposer  mes  .soins  à  ceux  d'un  rival  si  redoutable  ;  j'aurais  peut- 
être  le  bonheur  d'obtenir  sur  lui  la  préférence.  (Juc  le  roi  me  fait  cinel- 
leinenl  expier  ma  faute,  en  me  retenant  prisonnier  dans  celte  conjojjc- 
Inre  ! 

i"cst  amsi  que  dona  llelena  troublail  le  repos  de  don  llcnriiiue.  Ce  sei- 
gneur était  au  désespoir  de  n'avoir  (ijs  la  liberté  de  lui  faire  1  aveu  d'une 
fiassion  (|u'il  n'avait  encore  déelar/'C  qu'à  son  image.  Pour  siiicroil  de 
chagrin,  il  apprit  que  le  roi  venait  de  le  juger,  que  ce  monari|ni-  avait 
accordé  sa  vie  aux  sollii;iiations  de  ses  amis  et  aux  fortes  installeras  du 
coinlc  de  Lara,  qui,  depuis  qu'il  était  guéri  de  sa  blessure,  n'avait  pas 
manqué  un  seul  jour  de  lui  parler  en  sa  faveur  ;  mais  (pi'oii  n'avait  pu 
obtenir  son  élargis.semeul  ;  que  Sa  Majesté  le  condamnait  encore  à  trois 
mois  de  prison,  et  à  se  retirer  ensuit'.'  pour  deu.x  ans  à  aa  terre  de  la  Tor- 


tuera,  avec  défense  de  s'en  écarter  de  plus  d'une  lieue,  le  roi  vonlanl' 
par  cet  arrêt  rigoureux,  faire  connaître  â  ses  sujets  que  sa  justice  n'épar- 
gnait pas  même  ceux  qu'il  chérissait  le  plus,  quand  ils  méritaient  d'être 
punis. 

Cette  excessive  sévérité  mortifia  extrêmement  don  llenrique  ;  mais  ce 
qui  faisait  sa  plus  grande  peine,  c'était  de  se  voir,  par  cet  arrêt,  obligé 
de  renoneer  â  Joua  llelena,  eu  laissant  le  champ  libre  à  don  Gaspard.  Il 
ne  doutait  jias  que  celte  dame,  si  elle  n'était  pas  encore  sensible  aux  sou- 
pirs d'un  concurrent  si  dangereux,  ne  le  fut  infailliblenieut  bientôt  ;  et 
cette  pensée  lui  causait  de  mortelles  alarmes.  Il  n'avait  pas  tort  d'en  con- 
cevoir :  Péralle  plut  et  avança  si  bien  ses  affaires,  qu'en  moins  d'un  mois 
il  devint  1  heureux  époux  de  la  belle  Hélène  de  Villasan.  Ce  mariage  fut 
célébré  par  des  fêtes  magnifiques,  après  lesquelles,  avec  l'agrémenl  du 
roi  et  de  la  |irincesse  d'Aragon,  don  Gaspard  emmena  sa  jeune  épouse  à 
son  château  de  Belchite,  éloigné  de  Saragosse  de  sept  iielilcs  lieues. 

Revenons  à  l'infortune  Itibagore.  S'il  eut  la  force  de  résister  au  regret 
d'avoir  perdu  sou  Hélène,  il  en  fut  redevable  â  ses  amis;  car,  comme  il 
ne  lui  était  plus  alors  défendu  de  recevoir  leurs  visites,  il  yen  avait  tou- 
jours quelques-uns  qui  l'allaienl  voir  dans  sa  prison  pour  le  consoler.  Ils 
l'exhortaient  â  prendre  patience,  en  lui  représentant  qu'il  était  peut-être 
sur  le  ]ioiiit  de  voir  finir  ses  peines  et  de  rentrer  dans  les  bonnes  grâces 
du  roi  Us  ne  lui  [larlaient  point  d'autre  cho.se;  ils  ignoraient  son  amour 
pour  la  femme  de  don  Gaspard,  le  prisonnier  s'élaiil  bien  gardé  de  leur 
faire  confidence  d'une  iiassion  chimérique.  Loin  de  l'avouer,  quand  leur 
convrsation  venait  â  tomber  sur  dona  llelena,  il  affectait  de  paraître  en- 
tendre d  un  air  froid  et  indift'érent  l'éloge  qu'on  faisait  de  sa  beauté.  Mais 
s'il  trahissait  jusque-là  ses  amis,  il  laissait,  en  récompense,  éclater  son 
amoureuse  ardeur  lorsqu'il  était  seul  avec  Melchior,  son  valet  de  chambre 
et  l'unique  dépositaire  de  ses  pensées.  Il  regardait  sans  cesse  le  portrait 
d'Hélène  en  soiijiiraut,  et  il  s'attendrissait  jusqu'à  répandre  des  pleurs. 
Monsieur,  lui  disait  quelquefois  Melchior,  se  peut-il  (pie.  malgré  le  bon 
esprit  que  vousavez,  une  peinture  ait  sur  vous  tant  d'empire'?  De  grâce, 
rappelez  votre  raison  égarée  pour  perdre  le  souvenir  d'un  objet  qui  ne 
peut  être  A  vous;  ne  regardez  plus  son  portrait,  qui  ne  sert  qu'à  nourrir 
un  malheureux  amour.  Mon  ainj,  lui  répondait  son  maître,  je  sais  bien 
qu'il  y  a  du  ridicule  et  de  la  folie  même  dans  mes  sentiments,' mais  songe 
qn  ils  ne  sont  pas  volontaires  :  je  suis  dominé  par  une  puissance  supé- 
rieure qui  ne  me  permet  pas  d'écouler  la  raison. 

Cependant  le  temps  s'écoulait,  et  le  jour  que  le  prisonnier  devait  être 
mis  en  liberlé  arriva.  On  s'imaginait  que  le  roi,  satisfait  de  trois  mois  de 
prison,  lui  ferait  grâce  du  reste  et  le  rappellerait  à  la  cour.  Mais  on  se 
trompait  ;  Sa  Majesié,  persistant  à  vouloir  qu'il  subit  toute  la  rigueur  de 
l'arrêt  iirononeé,  lui  défendit  de  paraître  à  Saragosse,  et  lui  orilonua  de 
se  rendre  incessamment  au  l'eu  de  son  exil.  11  'fallut  obéir,  et'  le  comte 
de  Itibagore  fut  bientôt,  avec  son  fidèle  Melchior,  au  château  de  la  Tor- 
tuera. 

Ce  n'est  pas  un  endroit  fort  agrcalde  ;  il  est  environné  de  montagnes, 
et  ne  présente  à  la  vue  ((u'un  af.reux  désert  ;  anssi  le  monarque  lavait-il 
relégué  là  pour  le  priver  du  plaisir  qu'il  aurait  pu  avoir  dans  un  séjour 
plus  gracieux.  Néanmoins  ce  jeune  seigneur,  entièrement  soumis  aux 
volontés  de  son  souverain,  dévorait  sansniurmurer  toutes  les  morliûca- 
lious  qu'on  voulait  lui  donner.  Malgré  les  désagréments  de  sa  solitude,  il 
s'y  accoutuma  peu  à  peu. 

Il  allait  pivsque.  tous  les  jours  à  la  chasse  avec  les  hiila'f/os  de  Molina, 
de  llombrado  ei  des  autres  villages  voi>ins.  Il  les  régalait  au  retour,  et 
s'amusait  a\ec  eux,  comme  s'il  eut  pris  plaisir  à  leur  entritien.  Sa  poli- 
tesse leur  cachait  l'ennui  que  leur  compagnie  lui  causait  qnelquerois.  Ce 
qui  ravissiil  Melrhior.  ce  serviteur  affectionne,  c'était  de  voir  de  j  .iii'  en 
]  iiir,  à  ce  qu'il  lui  semblait,  don  llenrique  moins  occupé  de  dona  llelena. 
le  seigm  ur,.  en  eflèt,  cnmmciiçaità  ne  lui  plu-  |iarler  d'elle  ipie  rarement, 
cl  s'il  reg.  rdail  encore  son  portrait  de  leinps  en  temps,  c'était  sans  l'a- 
po-troplier,  comme  il  avait  cuulume  de  faire  au|iaravant.  Ce  zélé  domes- 
liqne  avait  donc  sujet  de  croire  que  sou  maître  se  détachait  à  vue  d'œil 
ib'  ln  femme  de  l'eralte  ;  mais  il  reconnut  bientôt  sou  erreur,  cl  voici  de 
i,uelle  manière. 

Lu  gi'iiiilhommc  de  Molina  vint  un  jour  dîner  au  château  de  don  Hon- 
rique,  et  dit  pendant  le  repas  à  la  compagnie  :  Messieurs,  ces  jours  pas- 
sés, en  revenant  de  Saragosse,  où  quelques  aff.iires  m'avaient  appelé,  je 
m'arrêtai  à  lielchile  pour  y  voir  une  fêle  de  village  trés-divcrtissanlc.  A 
ce  nom  de  Belchite,  le  comte  de  Ibbagore  fut  un  peu  ému,  et  demanda  au 
cavalirr  qui  venail  de  le  prononcer  ce  que  c'était  ipie  celte  fêle.  Seigneur, 
lui  répiiirlit  l'/i/t/u/i/o.  ayant  l'ail  à  un  haliilanl  de  Belchite  la  mêméqiics- 
lion  que  vous  me  faites,  j  appris  de  lui  (]Ue  les  jeunes  villageois  de  l'un 
et  de  1  autre  sexe  s'assemblaient  Ions  les  dimanches  devant  le  château,  où 
ils  formaient  des  danses  pour  divcilir  le  seigneur  et  la  dame  du  village. 
La  curiosité  de  voir  la  fête  retint  mes  pas;' je  m'attachai  à  regarderies 
dan^eurs  et  les  danseuses  ;  mais,  qunii|u'ils  daiisasseul  à  merveille,  ils 
n'attirèrent  pas  longtemps  mon  atlenlinn  ;  je  la  donnai  tout  enliere  à 
une  dame  ipii  parut  lout  à  loiip  à  iin>'  l'ciiêln'  du  rliàlimi,  avec  un  imv,'|. 

lier  de  ties-bonne  iiiiiii'.  .le  d iiidai  qui  l'tail  celle  dame  el  ce  seigneur, 

et  l'on  nie  répondit  ;  C'est  doua  lleliiia  el  don  Gaspanl  de  l'er.ilie,  sou 
époux  ;  ce  :.ont  les  maitiu.s  de  le  tliàte.iu.  Lorsipie  je  sus  que  c'était  celle 
Hélène  de  Villasan  dont  j'avais  tant  ciilcuidu  parler,  je  l'envisaireai  avec 
des  yeux  critiques,  ne  pouvant  m'iniaginer  qu'elle  fut  aussi  belle  que  je 
l'avais  ouï  dire;  mais  plus  je  la  contemplais,  plus  je  la  tiouvais  clia'i-. 


1  .^o 


LA  VÉXGEANCt;  TllOMPÉE  PAU  L'AIMOI'R. 


manie.  Je  nem'clonnc  ]iliis,  disais-je  en  moi-nicnie,  qne  celle  béante  ait 
f.iil  Innl  de  bruit  à  Snmgossc  ;  dans  qnel  endroit  du  monde  où  il  y  a  des 
iionimcs  ne  seiait-el!e  point  admiriieV  Véiil:ib  tmeni,  je  n'iii  jamais  rien 
vu  de  si  ravissant  i|ue  celte  dame.  Aussi  jVus  toujours  les  yeux  sur  elle 
pendant  qu'elle  fut  à  la  fenêtre,  cl,  vous  le  ,dirai-je.  messieurs,  ajouta- 
-il,  la  friponne,  en  se  retirant,  emporta  mon  cœur  avec  elle. 


AiTcstnlinn  de  Itilingore. 


Le  gentilhomme  qui  parla  de  cette  sorte  ne  borna  jioint  là  ré'ngc  de  la 
femme  de  don  Gaspard;  il  se  rcpanditen  discours  (|ui  achevèrent  de  faire 
connaître  qu'il  était  enclianlé  de  celte  dame.  Tous  les  liUlalijns  (|ui  étaient 
à  taille  ne  purent  s'empêcher  de  rire  de  ce  qu'ils  venaienl  d'entendre. 
IJdu  Ilenrique  seul  garda  son  sérieux,  ou  plutôt  il  tomba  dans  une  pio- 
l'oude  rêverie  :  ce  qui  fil  juger  à  Mclchior  que  le  récit  du  gentilhomme 
venait  de  rallumer  dans  ce  moment  l'amour  de  son  maître.  La  conjec- 
ture de  ce  confident  n'était  que  trop  vraie.  Mclchior,  lui  dit  ce  seigneur 
après  la  retraite  des  convives,  as-tu  bien  entendu  ce  que  cet /i(rfa/(/o  nous 
a  dit  de  dona  llelena?  Je  te  l'avouerai,  il  a  fait  renaître  en  moi  le  désir 
curieux  que  j'avais  dans  ma  tour  de  voir  cette  dangereuse  beauié  ;  cl  c'est 
une  envie  que  je  veux  contenter.  Tant  pis,  seigneur,  répondit  Melcliior  • 
la  vue  de  cette  dame  ne  manquera  pas  d'irriter  vos  feux.  Vous  me  faites 
trembler.  Uassure-toi,  mon  ami,  reprit  le  comte  de  lîibagore,  je  ne  suis 
plus  si  faible  i|ue  je  l'étais.  Je  te  dirai  même  (|ue  dona  llelena,  de|iuis 
qu'elle  est  devenue  femme,  a  perdu  le  droit  de  charmer.  Quand  je  me 
la  représente  au  (louvoir  d'un  époux,  cette  idée  révolte  ma  délicalesse; 
et  cela  doil  te  répoudre  de  ma  fermeté.  Ne  t'oppose  donc  point  au  voyage 
que  j'ai  dessïin  de  faire  à  Belcbilc.  Nous  nous  déguiserons  tous  deux  en 
paysans,  et,  nous  mêlant  un  dimanche  parmi  les  villageois  de  ce  canton- 
là,  nous  verrons  à  notre  aise  l'épouse  de  Peralic.  Je  vois  bien ,  mon 
cher  maître,  dit  le  conHdenI,  (pie  je  combattrais  en  vain  votre  résolu- 
lion  ;  il  faut  vouloir  tout  ce  que  vous  voulez.  Partons  ;  je  suis  ]irét  à  vous 
suivre. 

Dés  le  jour  suivant,  don  Ilenrique  et  Mclchior  se  pri'parérenl  à  se 
meltre  eu  cliMiiin.  Ils  se  déguisèrent  en  paysans;  montés  sur  des  mules, 
ils  )iassérenl  les  montagnes'qiii  masquent  là  Torluera  du  côté  Af.  la  petite 
rivière  de  Xiloa,  et  tirant  lonjonrs  veis  l'Ebre,  ils  arrrivéreul,  sur  la  (in 
de  la  seconde  journée,  à  Rom.iua,  gros  village,  à  une  lieue  du  diàleau  de 
lielcbite.  Ils  couchèrent  à  l'hôlellerie,  et  le  lendemain,  ipii  élail  im  di- 
manelie,  ils  se  rendirent  à  ]iied,  i'a|irés-dinée,  auprès  du  cliàleau  de  don 
fi.i.siiard.  Ils  se  mêlèrent  parmi  les  villageois  qui  étaient  déjà  devant,  et 
dont  le  nombre  grossissait  de  moment  en  moment,  liientrit  les  tambours 
de  basiiue  se  firent  entendre,  et  la  fête  commença.  Don  ilein-iipie,  peu  cu- 
rieux devoir  les  danses  des  paysans,  n'avait  des' yeux  que  pour  le  balcon 
ou  la  dame  du  château  di'vait' venir  se  placer.  Kllc  ne  larda  guère  à  se 
montrer,  et  elle  parut  aussi  brillante  que  l'astre  du  jour. 

Mclchior,  qui  observait  son  inaîire,  remarquant  qu'il  se  troublait,  lui 
dit  tout  bas  :  Eh  bien  !  seigneur,  que  pensez-vous  de  l'original?  deinent- 


il  la  copie?  Pour  en  bien  juger,  lui  répondit  don  Henrique,  il  faudrait  que 
je  visse  de  plus  près  dona  llelena;  mais,  quoique  je  fusse  préparé  à  sou- 
tenir sa  vue  inqiunément,  je  le  dirai  de  bonne  foi  que  j'en  suis  vivement 
frappé.  Je  n'en  doute  pas,  reprit  le  confident  ;  et  si  j'èlais  à  votre  place, 
j'en  demeurerais  là.  Je  reprendrais  tout  à  l'Iienre  le  chemin  de  mon 
château,  où  je  ferais  tous  mes  efforts  pour  oublier  une  femme  dont,  selon 
toute  apparence, don  Gaspard  possède  le  cœur.  Mon  enfant,  dit  le  comte, 
je  |U'élends  bien  ne  rien  épargner  pour  la  bannir  de  ma  mémoire,  et  j'es- 
père en  venir  à  bout,  quand  j'aurai  satisfait  l'envie  que  j'ai  de  la  con- 
templer de  près.  11  faut  pour  cela,  conlinua-t-il,  que  tu  parles  à  son  jar- 
diniei  et  que  lu  l'engages  par  un  ]irésent  à  nous  cacher  chez  lui,  et  à 
nous  ]  rocurer  l'occasion  de  voir  sa  mailresse,  sans  qu'elle  noys  aperçoive. 
Don  Ilenrique,  remarquant  que  celte  proposition  n'était  pas  du  go'ùt  de 
Milcliior,  lui  dit  :  Mon  ami,  de  grâce,  ne  me  fais  aucune  reprèsenlatiou, 
si  lu  veux  me  plaire.  J'iibuse  peul-clre  de  ton  amitié;  mais  je  me  Halte 
quf  lu  voudrffe  bien  encore  avoir  pour  moi  cette  complaisance.  Le  confi- 
dent aimait  trop  son  maître  pour  refuser  de  lui  obéir,  quoiqu'il  n'ap- 
[louvit  pas  son  dessein,  et  (|H'il  en  conçût  même  un  présage  funeste  : 
bti^neur,  lui  répondii-il,  je  vous  ai  voué  une  obéissance  aveugle.  Je 
\  Ils  m  informerde  la  demeure  du  jardinier.  J'aurai  une  conversation  avec 
lui  et  je  viendrai  vous  retrouver  ici. 

Melcliior  disparut  donc  à  l'inslant,  et  laissa  don  Ilenrique  devant  le 
clnle  ui.  Le  jilaisir  qne  ce  seigneur  prenait  A  considérer  son  Hélène  n'é- 

I  il  pis  sans  anurlume.  Il  avait  des  observations  à  faire  assez  dés.igréa- 
bhs  pour  lui.  Il  voyait  auprès  de  celte  dame  l'heiiieux  l'.ralle,  i|ui  s'cn- 
litltinil  avec  elle  d'un  air  leudie;  et  ces  deux  é]ionx  lui  )iaiaî.ssaient 
dm  mes  riin  de  lautre  :  ce  speciacle  lui  perçait  le  cœur.  Il  fut  plus 
d  une  lois  liiile  de  se  relirer,  mais  il  n'en  cul  pas  la  force,  et  il  duneura 

I I  I  is  |u'a  la  lin  de  la  fêle,  à  reiiailrc  ses  yeux  des  marques  de  tendresse 
I  iodi.,uées  à  son  rival. 


I.a  conl(iii|ilaliiin. 


Tous  les  villageois  s'en  étaient  déjà  retournes  chez  eux  ;  el  il  n'y  avait 
plus  devant  le  chàleau  que  le  comte,  qui  fut  encore  obligé  datlendrc 
ionulemps  Mclchior,  qui  vint  enlin  le  rejoindre,  (tuelles  nouvelles  m'ap- 
pnrles-lu?  lui  dit  don  Ilenrique.  De  Irés-favorables,  lui  répondit  le  con- 
lidenl.  J'ai  irngiié  le  jardinier,  qui,  jiour  deux  cents  pisloles,  m'a  promis 
de  nous  recevoir  el  de  nous  tenir  cacbès  dans  sa  maison,  jusqu'à  ce  qu'il 
ail  trouvé  l'occasion  de  satisfaire  la  curiosité  que  je  lui  ai  dit  que  nous 
avions  de  voir  de  prés  sa  maîtresse  à  notre  aise.  Gela  étant,  dit  le  comte, 
je  me  Halle  que  je  pourrai  bienlôt  rontenler  mes  désirs,  après  quoi  je  te 
promets  de  nouveau  que  nous  relouriierous  à  la  Torluera. 

Nos  deux  faux  villageois  ne  tardèienl  pas  à  se  rendre  chez  le  jardinier, 
qui  d'abord  les  introduisit  dans  les  jardins.  Il  les  mena  dans  un  cabinet 
de  myrtes,  où  il  v  avait  tout  autour  des  lits  de  gazon  en  dedans;  el  là,  il 
leur  ^it  :  Seigneurs  cavaliers,  madame  a  coutume  de  venir  tous  les  jours 


L\  VENGEANCE  TROMPÉE  PAR  L'AMOIR. 


157 


dans  CCI  endroit,  à  l'issue  de  son  diner,  faire  la  sieste  avec  ISosaiira,  sa 
suivante  favorite,  qui  joue  du  luth  et  chante  à  ravir.  Elles  y  passent  or- 
dinairement deux  ou  trois  heures  à  s'entretenir.  Vous  pourrez  non-seu- 
lement les  voir,  mais  même  les  entendre  en  vous  cachant  derrière  le  ca- 
hinel  :  ce  qui  parut  effectivement  au  comte  et  à  Melchior  une  chose 
trcs-facilc.  Connue  la  nuit  approchait,  le  jardinier  les  reconduisit  a  sa 
maison,  et  les  mit  dans  une  petite  chambre,  où  il  les  laissa  reposer 
après  les  r.voir  fait  souper  fort  fruqaleiucnl. 


Mcirl  do  l'cr.illi' 


Le  lendemain  n;alin  il  vint  les  rcvoillcr,  en  leur  disant  ■.  Bonnes  nou- 
velles, mes  cliers  seis^neurs,  vous  aurez  dés  aujourd'hui  la  satisfaction 
que  vous  désirez.  Le  seigneur  don  fîaspard,  notre  maître,  vient  de  partir 
tout  à  l'heure  pour  aller  à  la  chasse,  et  l'on  dit  qu'il  ne  doit  revenir  que 
dans  trois  jours  Don  llenrii|ue  et  Melchior  apprirent  cette  nouvelle  avec 
joie,  s'iuiaijinant  qu'il  y  aurait  ]iour  eux  moins  ,i  risquer,  et  ils  allèrent 
sans  crainte  se  poster  derrière  le  caliinet  de  myrtes,  dés  ipie  le  jardinier 
leur  eut  dit  (|u'il  en  était  temps.  Us  n'avaient  point  d'épées,  leur  dégui- 
sement ne  leur  permellant  pas  d'eu  porter;  mais  ils  étaient  à  tout  évi'- 
nement  armés  chacun  d'un  pistolet,  qu'ils  cachaient  sous  leurs  hahils  de 
paysans. 

Tout  semiilait  concourir  à  rendre  le  comie  de  Rihagore  content  :  sa 
lielle  Hélène,  ce  jour-la,  descendit  dans  les  jardins  de  meilleure  heure 
qu'.i  l'ordinaire,  accompagnée  de  Rosaura,  qui  tenait  un  luth.  Elles  en- 
trèrent toutes  deux  dans  le  caliinet,  et  s'assirent  Mir  un  lit  de  gazon  ;  de 
muière  que  nos  spectateurs  pouvaient  les  voir  facilement.  Aussi  don 
llenrique.  prolilanl  de  cette  facilité,  considéra  la  femnu'  de  don  (iispanl 
a  loisir.  (Ju'il  la  trouva  charmante  !  Non,  dit-il  en  lui-même,  doua  lle- 
lena  n'a  été  peinte  qu'au  rahais  de  ses  charmes  1  (.lue  ilis-jc?  siui  |iiutrait 
n'est  qu'une  ébauche  de  sa  heaulé.  Rien  n'est  eonqiaralile  nn\  appas  qui 
s'offrent  .i  ma  vue  eu  ce  moment.  Il  se  sentit  si  transporté  danioiir,  qu'il 
fui  tenté  de  se  montrer;  mais  il  n'osa  faire  une  action  si  hardie,  jugeant 
hien  qu'un  soudain  ch/itiment  |uinirait  sa  témérité,  (lonmie  la  voix  de  la 
dame  frappa  son  oreille,  il  écoula,  et  entendit  ces  paroles  :  .Non  ,  ma 
chère  Rosaura,  je  ne  |Miis  t'exprimer  la  peine  que  me  cause  le  départ  de 
mon  époux.  .l'ai  heau  me  représenter  que  trois  jours  seront  hicnlùl 
écoulés;  qu'ils  jiarailionl  longs  ,i  l'inq/aticnre  que  j'ai  de  le  revoir!  .le 
n'ai  presque  point  dormi  cette  nuit,  cl  si  quelquefois  le  sommeil  à  pu 
assou|iir  mes  sens,  des  songes  funestes  m'ont  aussitôt  réveillée.  Que  te 
(liraije  enfin?  Je  suis  plongée  dans  ime  mélancolie  que  les  talents  seuls 
peuvent  dissi|er.  Chante  et  accomnagnede  Ion  luth  (piel(|ue  chanson  qui 
|iui^se"me  distraire  des  pensées  afiiigcanles  qui  viennent  sans  cesse  assié- 
ger mon  cs|uit. 

Madame,  répondit  Rosaura,  voulez-vous  (|ue  je  vous  chaule  des 
couplets  i|iu;  je  ne  vous  ai  point  encore  chaulés,  i|iioiquc  je  les  sache 
ihqiuis  longtemps,  et<|ue  vous  en  ayez  fourni  la  matière  sans  le  vouloir, 
.h  vaiv  m'evpliquer  plus  claircmenl.  Vous  n'ignorez  pas  nue  vous  avez 
l'iè  l'einle  par  plusieurs  peintres.  Un  de  vos  portraits  tourna,  je  ue  sais 
par  quel  hasard,  entre  les  mains  du  comte  de  Rihagore,  dans  le  leiufis 
que  ce  seigneur  élail  enfermé  dans  une  tour  par  ordre  du  rot  ;  cl,  quoi* 


cjue  cette  peinture  ne  rendit  pas  toutes  les  grâces  que  la  nature  vous  a 
données,  elle  fit  une  si  vive  impression  sur  lui,  (|H"il  en  devint  amoureux. 
On  dit  ((u'il  parlait  à  votre  image  comme  il  vous  aurait  parlé  à  vous- 
même.  Lue  passion  si  singulière  est  venue  ;\  la  connai.ssance  d'un  poêle 
qui  s'est  é,gayé  aux  dépens  du  prisonnier.  Si  ce  que  tu  me  racontes  est 
véritable,  dit  en  souriant  l'épouse  de  Peralte,  il  faut  avouer  que  rien  n'est 
plus  extraordinaire.  Mais,  à  propos  du  comte  de  Rihagore,  ajouta-l-elle, 
je  le  trouve  hien  malheureux.  Le  roi,  ce  me  semble,  l'a  traité  un  peu 
trop  rigoureusement.  Ce  seigneur  aurait  dû  en  être  quitte  pour  un  mois 
de  prison.  Quoique  je  ne  l'aie  jamais  vu,  je  l'ai  plaint.  J'ai  oui  dire  tant 
de  hien  de  lui  chez  la  princesse  d'Aragon,  que  je  n'ai  pu  m'empècher  de 
prendre  part  ,à  son  infortune. 

La  belle  Iléléne  ayant  ainsi  parlé  prêta  silence  à  sa  confidente,  qui 
joua  du  luth  et  chanta  ;  mais  à  peine  eut-elle  achevé  le  premier  couplet 
de  sa  chansou  qu'elle  fut  interrompue  par  un  grand  bruit  qui  se  fit  en- 
tendre. Ce  bruit  était  causé  par  le  retour  inopiné  de  don  Gaspard,  qui, 
venant  d'entrer  dans  Ifs  jardins  par  la  porte  du  parc,  arriva  dans  le  ca- 
binet des  myrtes,  où  il  jugeait  bien  qu'il  trouverait  son  épouse  avec  Ro- 
saura. (Iiioi  !  seigneur,  s'écria  cette  dame  avec  émotion  dés  qu'elle  l'a- 
Ijerçut,  c'est  vous!  Qui  vous  a  sitôt  fait  quitter  la  chasse?  Un  avis  que 
j'ai  reçu,  répondit-il.  J'ai  rencontré  en  chemin  un  exprès  que  mon  oncle 
don  Ihomas  de  IVledianos  m'a  dépêché  pour  ra'averlir  qu'il  doit  ce  soir 
se  rendre  ici.  C'est  ce  qui  m'a  l'ait  revenir  si  promptement.  Je  suis  bien 
aise  de  vous  aider  à  recevoir  un  oncle  que  j'aime  teudremenl.  Et  moi, 
reprit  dona  llelena,  je  suis  ravie  que  vous  me  surpreniez  si  agréable- 
ment, car  votre  absence  m'avait  déjà  jetée  dans  une  tristesse  que  le  luth 
1 1  la  voix  de  Rosaura  ne  pouvaient  dissiper.  Peralte  s'assit  auprès  de  sa 
chère  Hélène,  et  ces  deux  tendres  époux  commencèrent  à  s'entretenir 
sur  le  ton  de  deux  amants  dont  l'hymen  n'avait  pas  encore  eu  le  temps 
de  ralentir  l'arJeur. 

Au  milieu  de  leur  conversation,  Peralte  crut  entendre  derrière  lui 
quelque  bruit.  Il  tourna  la  tête  aussitôt,  et,  regardant  au  travers  des 


I.i  Mirpr  se. 


branches  de  myrtes,  il  crut  apercevoir  deux  figures  d'hommes  (|ni  s'ef- 
foiçriieul  de  se  cacher  sous  un  épais  feuillage  (|ui  les  couvrait.  A  celle 
vue,  il  devient  furieux.  H  sort  brus(juement  du  cahinel  pour  aller  fondre 
sur  eux  l'épée  ,i  la  maiu,  persuade  «juccc  sont  des  gens  qui  ne  peuvenl 
avoir  que  de  mauvaises  iiileutious.  Que  laites-vous  ici,  traîtres?  leur  dil- 
il.  Qui  peut  vous  avoir  introduits  dans  un  lieu  dont  l'entrée  est  interdite 
.1  tout  étranger?  Eu  achevant  ces  mots,  il  s'approcha  du  comte,  (|ui,  lui 
présentant  son  pistolet,  lui  répdiiilit  :  Arrèle,  don  (Jaspard.  et  recnniiais 
don  llenrii|ue  de  ltiliago?-e.  Curieux  de  vnir  ton  épouse  et  de  inuer  par 
mes  yeux  si  sa  heaiiti-  est  telle  (pi'ou  l'assure,  je  suis  venu  a  Relchile; 
j'ai  gagné  ton  jaiduiier.  qui  m'a  caché  dans  cet  endroit  pdiir  satisfaire 
ma  curiosité.  Si  je  me  suis  travesti  en  paysan,  pnursiiivil-il,  c'est  que  le 
temps  de  mou  exil  dure  encore,  et  nue  ne  je  juiis  trop  prendre  de  pré- 
cautions pour  n'être  pas  reconnu.  Je  n'ai  donc  pas  eu  d'autre  dessein 


^58 


LA  VE^;GKA^CE  TROMPÉE  PAR  LA.MOIR. 


que  (le  conlenipler  les  cli.irnies  de  doua  llclena.  Je  te  le  jure,  foi  de  ca- 
valier noble,  et  j'atlcsle  le  ciel  que  je  le  dis  la  vcrilé. 

Un  homme  moins  violent  et  moins  cmiiorlc  que  don  Gaspard  aurait 
écoulé  la  raison,  et,  sur  la  foi  du  serment  que  don  llenriqne  venait  de 
lui  faire,  l'aurait  laissé  sortir  sans  éclat,  ou  du  moins  tùt  demandé  un 
plus  ample  éclaircissement  ;  mais  l'impétueux  Peralte,  possédé  dune  fu- 
reiu-  jalouse,  et  ne  pouvant  croire  qu'il  se  fût  caché  là  sans  avoir  formé 
quelque  entreprise  conire  son  honneur,  s'avança  sur  lui  |iour  le  percer. 
Le  comte  le  menaça  de  lui  casser  la  tète  d'un  coup  de  pistolet;  et  voyant 
que,  malgré  celle  menace,  cet  ép<jux  furieux  allait  lui  passer  son  èpée 
au  travers  du  coips,  il  fit  feu  sur  lui  à  hout  |iorlanl  et  l'étendit  roide 
mort  à  ses  pieds.  Au  bruit  du  couj),  doua  llelcna,  éperdue,  tomba  éva- 
nouie entre  les  bras  de  sa  conlidenle,  qui  poussa  de  grands  cris,  auxquels 
jilusieurs  domestiques  accoururent.  Tandis  qneitusaura  les  informait  du 
inallieur  qui  venait  d'arriver,  don  Iliuirique  el  Melchior  regagnèrent  la 
maison  du  jardinier,  d'où  ils  se  rendirent  le  plus  tôt  (ju'il  leur  lui  |)0s- 
sible  à  riiôlellerie  de  Roniana  ;  et  là,  sans  jicrdre  un  moment,  ils  remon- 
tèrent sur  leurs  mules;  puis  ils  reprirent  avec  précipitation  la  roule  de 
la  Tortuera,  laissant  régner  au  château  de  Relchite  une  consternation  gé- 
nérale. 

On  porta  doua  Ilelena  évanouie  dans  son  apparlemeni,  où  elle  ne  re- 
prit ses  esprits  qu'après  qu'on  eut  em])loyé  quatre  heures  entières  à  la 
secourir.  Qu'on  siniagiiic,  s'il  se  peut,  la  douleur  dont  elle  fut  saisie  lors- 
qu'elle ajipril  q.ue  soji  époux  ne  vivait  plus  ;  car  c'est  ce  qu'on  ne  saurait 
ex|iriiner  qu'iinparfailenient  Elle  fit  retentir  le  château  de  plaintes  et  de 
lamenlalious.  Puis  tanlôl  adressant  la  parole  à  son  mari,  el!e  hii  tenait 
des  discours  qui  faisaient  trembler  pour  sa  raison,  et  tantôt  s'abandon- 
nanl  à  l'excès  de  son  afUiclion,  elle  faisait  craindre  pour  sa  vie.  Enlin 
celte  dame  était  dans  un  étal  si  digne  de  pitié,  que  tous  les  habilanls  de 
lielehile  n'en  étaient  pas  moins  touchés  que  de  la  fin  tragique  de  leur 
seigneur. 

Lorsque  la  nouvelle  delà  mort  de  Peralte  se  lépandit  dans  Saragosse, 
on  en  parla  diver^cmcnl.  Ses  amis  disaient  qu'il  avait  élé  tué  lâchement, 
et  les  partisans  de  liihagore,  qui  élai^nt  eu  plus  grand  nombre,  soute- 
naient le  contraire.  Le  roi,  cpii  n'avait  pas  encore  entièrement  oublié  l'af- 
j'aiie  du  c<mite  de  Lara,  sentit  rallumer  sa  colère  contre  don  llenriqne, 
jusipi'au  point  de  le  faire  cherchei-  partout  el  de  mettre  même  sa  tète  à 
prix.  Il  est  constant  ipie  s'il  eut  eu  alors  ce  seigneur  en  son  pou\Tiir,  il 
l'aurait  indubilablement  fait  mourir;  mais  le  comie  avait  déjà  pourvu  à 
sa  sûreté.  A  sou  relour  au  château  de  la  Tortuera,  il  ne  s'y  était  arrêté  (pie 
le  tenqis  i|u'il  lui  en  avait  fallu  pour  se  charger  d'or  et  de  pierreries  ;  et, 
suivi  de  son  fidèle  Melchior,  il  s'était  hâté  de  gagner  Tolède,  où  le  roi  de 
CasliHe  tenait  alors  sa  cour.  Ce  monarrpie,  auquel  il  s'était  présenté,  l'a- 
vait fort  bien  reçu  ;  mais  il  avait  exigé  de  lui  (|u"il  se  retirât  dans  quel- 
(|ue  monastère,  pendant  qu'il  ferait  ce  ipi'il  pourrait  |iour  apaiser  en  sa 
faveur  le  roi  d'Aragon.  Don  Uenrique  se  tenait  donc  caché  dans  le  cou- 
vent des  pères  de  Sain;-Uoinini(|ue,  tandis  que,  par  ordre  de  son  maitre, 
on  le  cherchai»  jiour  le  livrer  à  la  rigueur  des  lois. 

Si  Sa  Majesté  Aragonaise  soiigi'ait  a  venger  la  mort  de  don  Gaspard,  elle 
n'était  ]ias  moins  occupée  du  soin  de  consoler  sa  veuve.  11  chargea  un 
seigneur  de  sa  cour  d'aller  à  Belchile  faire  des  compliments  de  condo- 
léance ,i  doua  llclena,  tant  de  sa  paît  (pie  de  celle  de  la  jirincesse  Léonor, 
avec  ordre  de  lui  |iroposer  en  même  lenqis  de  revenir,  si  elle  voulait,'  à 
Saragosse,  re|ii-endre  la  place  qu'elle  y  avait  occupée  auparavant.  La 
veuve  de  Peralte  témoigna  qu'elle  était  très-sensible  aux  bontés  du  mo- 
narque el  de  la  princesse  sa  fille;  mais,  loin  d'accepter  la  proposition, 
elle  dit  qu'elle  avait  résolu  de  finir  ses  jours  à  Belchile  et  de  mêler  sa 
cendre  avec  celle  de  son  époux.  Le  courlisan  chargé  de  la  commission 
cul  beau  lui  représenter  qu'au  lieu  de  vouloir.!  son  Age  se  soustraire  aux 
regards  de  la  cour,  elle  devait  plutôt  se  bâter  d'y  reparaître  pour  jouir 
(lu  rare  piivib'ge  que  le  ciel  lui  avait  donné  de  charmer  Ions  les  yeux. 
Il  eut  beau  épuiser  son  éloqiuMice  pour  lui  faire  changer  de  senliinenl, 
il  ne  piil  en  venir  à  bout,  el  il  fut  oh  igé  de  l'ahandonner  à  sa  douleur. 

DiMi  Uenrique,  de  son  côté,  n'était  guère  moins  à  plaindre  que  dona 
Ilelena.  Le  souvenir  de  sa  faveur  passée,  cl  le  chagrin  de  se  voir  banni 
(1(-  sou  pays  el  de  vivre  éloigné  de  ses  amis,  le  inortifiaient  exircmement. 
Néanmoins  les  bontés  que  le  roi  de  Caslilie  avait  pour  lui  ne  laissaient 
pas  de  le  consoler  un  peu.  Ce  monarque  lui  permit  de  sorlir  de  sa  re- 
traite el  de  lui  l'aire  sa  cour,  ce  ipieRIbagore  fit,  de  façon  qu'en  |ieu  de 
temps  il  se  rendit  agréable  à  ce  prince  el  gagna  l'amitié'des  grands  de  la 
jiasiille.  Le  roi  d'Aragon  n'ignorait  pas  ce  ipii  se  passait  a  Tolède;  mais 
il  feignait  do  ne  le  pas  savoir,  soit  ipi'étant  mie«ix  instruit  des  circon- 
slances  de  la  mort  de  Peralte,  il  fût  moins  eu  colère  conire  don  Uenrique, 
.soil  (pi'il  fût  convenu  avec  le  roi  de  Caslilie  d'en  user  de  celle  sorle. 
I  (.luoi  qu'il  en  |iuisse  élre,  il  y  avait  di'qà  près  de  deux  ans  que  le  comle 
de  Itihagore  était  à  Tidèdc  lorsipic  Sa  Majesté  Castillane  résolut  d'envoyer 
un  aiuhass.icliMir  à  Saiagnsse  pour  traiter  du  mariage  du  prince  de  Cas- 
lilie avec  1,1  prJiKTsse  d  Aiagmi.  Il  prit  envie  à  don  llenriqne  de  profiler 
di:  celle  iieea-ion  pour  aller  revoir  son  pays  tncognilo,  ou,  pour  mieux 
dire,  ne  pouvant  résister  à  la  force  de'  sou  étoile  qui  l'enlrainait,  il  de- 
manda permis>ion  d'accompagner  laniliassadeiir,  en  pioin(>ttant  de  reve- 
nir au  plus  lot  à  Tolède,  ce  qui  fut  accordé  à  celte  coudilion. 

Il  partit  donc  avec  l'ambassadeur,  et  ils  allèrent  ensemble  jusqu'à  la 
ville  (le  Darocii,  où  ils  se  séparèrent.  Le  ministre  poursuivit  son  ciiemin 
vers  Saragosse,  et  le  comle  [lassu  la  petite  rivière  de  la  Guerva  pour  se 


rendre  à  Ixar.  I^à,  il  dit  à  son  confident  :  Mon  ami,  nous  ne  sommes  pas  ici 
loin  do  Belchile;  prends  loiit  à  l'heure  la  roule  de  ce  village,  et  va  t'iii- 
fornier  de  dona  llelfiia.  Seigneur,  lui  répondit  Melchior,  que  vous  im- 
porte de  savoir  de  ses  nouvelles?  0  ciell  quelle  était  mon  erreur!  Je 
m'imaginais  eiue  vous  aviez  oublié  cette  dame.  Je  le  croyais  moi-même, 
ré|diqua  don  rlenri(|ue  ;  mais  mon  sort  est  de  l'adorer  toute  ma  vie,  mal- 
gré la  haine  qu'elle  doit  avoir  pour  moi.  Cependant  ne  pense  pas  que 
j'aie  dessein  d'aller  offrir  à  sa  vue  un  visage  odieux.  Je  veux  seulement 
apprendre  (|uelle  est  sa  situation  pré^enle.  Après  cela,  je  prétends  m'é- 
loigner  pour  jamais  de  ce  séjour,  retourner  à  Tolède,  et  consacrer  le 
reste  de  mes  jours  au  service  de  Sa  Majesté  Castillane.  Va  donc  à  Belchile, 
el  quand  lu  seras'instruit  de  ce  que  je  veux  savoir,  tu  viendras  ici  me 
joindre.  Faisons,  reprit  Melchior,  approchons  nous  du  clhiteau  de  Bel- 
chile. .Mlons  couchera  Itomana,  dans  la  même  hôtellerie  où  nous  logeâ- 
mes il  y  a  dayx  ans.  Peut-être  nous  dira-l-on  dans  cet  endroit  des  nou- 
velles positives  de  dona  Ilelena.  Tu  as  raison,  dil  le  comte  ;  mais  je  crains 
f|ue  riiole  ne  nous  reconnaisse.  Il  ne  nous  reconnailra  point,  répondit  le 
confident;  il  ne  nous  a  vus  qu'un  moment  sous  dfs  habits  villageois;  et 
d'ailleurs,  quand  il  nous  remettrait,  qu'en  peut-il  arriver?  Des  demain 
nous  disparaîtrons.  Ribagore  se  laissa  persuader,  de  sorle  que  Alelchioi 
et  lui  poussèrent  jusqu'à  l'hôtellerio  de  Romana,  où  ils  arrivèrent  avec 
la  nuit. 

L'hôte  ne  les  eut  pas  ]ilutùl  envisages,  qu'il  fut  frappé  de  leurs  traits, 
et,  débrouillant  peu  à  peu  l'idée  confuse  qu'il  avait  de  les  avoir  vus 
(|uelquc  part,  il  se  les  remit  enfin;  mais  il  ne  Ut  pas  semblant  de  les 
reconnaître.  Pendant  qu'il  leur  apprèlail  à  souper,  ils  lui  firent  des  ques- 
tions. Le  comte  lui  demanda  si  la  veuve  de  don  Gaspard  Peralte  était 
remariée.  Non,  lui  ré)iondit  1  hôte  ;  la  bonne  dame  aimait  tant  son  mari, 
qu'aile  ne  peut  se  consoler  de  sa  perle.  Elle  est  toujours  enfermée  dans 
son  château,  où  elle  passe  les  jours  el  les  nuits  â  pleurer.  Elle  ne  vent 
voir  peisnnne  que  ses  filles  de  chambre,  et  elle  parait  aussi  «flligée  que  si 
elle  n'élait  veuve  que  d'hier.  On  n'a  jamais  vu  une  pareille  femme. 

Le  maître  et  lo  valet,  après  avoir  bien  interrogé  I  liôle,  se  mirent  â 
lahlepour  souper;  cl  pendant  le  repas  Melchior  demanda  au  comte  si  ce 
(|ue  l'hôte  venait  de  leur  dire  de  dona  Ilelena  ne  snfli.sait  pas  pour  le 
déterminer  a  reprendre  le  chemin  de  Tolède.  Pardonnez-moi,  répondit 
don  Uenrique,  il  ne  m'en  faut  pas  davantage.  C'en  est  fait,  cher  Mel- 
rhior,  lu  ne  me  reprocheras  plus  un  amour  insensé.  Je  vais  m  éloigner 
d'Hélène  et  de  la  cour  d'Aragon.  Quelque  peine  <pie  cela  puisse  me  faire, 
je  te  réjiondsde  ma  lérmelé.  Le  confident  fut  ravi  d'entendre  parler  ainsi 
lo  comte.  Seigneur,  s'écri.vt-il,  je  vous  reconnais  à  cette  résolution 
virile.  Je  me  doutais  bien  que  tôt  pu  tard  votre  bon  esprit  triompherait 
d'une  passion  extravagante.  Je  suis  charmé  que  vous  ayez  pris  ce  des- 
sein, el  je  voudrais  (léjà  être  â  demain  pour.vous^n  voir  commencer 
l'exécution.  Li-dessus,  ayant  besoin  de  repos,  ils  aclicvérenl  de  souper, 
et  se  relirérenl  ensuiie  dans  de  petiles  (  bambres  séparées,  sans  avoir  le 
moindre  sou|içon  du  péril  cpii  les  menaçait  dans  cette  hôtellerie. 

A  peine  furent-ils  couchés,  que  l'hôte,  qui,  comme  il  a  élé  dit,  les 
avait  reconnus,  dit  en  lui-même  :  Il  y  a  ici  un  beau  coup  à  faire;  il  faut 
que  j'aille  pronipleinenl  A  Belchile  avertir  la  dame  du  village  que  les 
meurtriers  de  son  mari  ^onl  venus  loger  chez  moi,  et  qu'ils  y  sont  ac- 
tuellement. Je  suis  sûr  qu'elle  voudra  se  venger,  el  qu'elle  me  donnera 
une  grosse  récompense  pour  lui  avoir  livré  ses  ennemis.  Je  serais  un 
grand  sol  de  ne  pas  profiter  d'une  si  belle  occasion.  Il  la  saisit  effective- 
ment, el  parlit  sur-le-champ  pour  Belchile,  monté  sur  le  cheval  même 
de  don  llenriqne,  el  s'applaudissant  de  la  mauvaise  action  qu'il  commet- 
tait. Il  arrive  au  château,  frappe  â  la  porle,  cl  demande  à  parler  â  la 
maîtresse;  on  lui  répond  i|u'elle  dort.  Qu'on  la  léveille  !  s'écrie-t-il. 
Quand  elle  saura  ce  que  j'ai  â  lui  apprendre,  elle  ne  trouvera  pas  mau- 
vais qu'on  ait  troublé  .^ou  repos.  Les  suivantes  de  doua  Ilelena,  jugeant 
(|u'en  effet  il  fallait  i|u'il  eûl  quelque  chose  de  la  dernière  importance  â 
lui  communiquer,  pour  vouloir  au  milieu  de  la  nuit  interrompre  son 
sommeil,  se  déteriniiièrent  â  réveiller  leur  maîtresse,  el,  lui  présentant 
l'hôlc  :  Madame,  lui  dit  Bosaura,  voici  le  maiire  de  l'hôlelleiie  d'un  vil- 
lage voisin,  qu'une  affaire  de  conséquence  amène  ici,  el  dont  il  faut, 
dil-il,  qu'il  vous  informe  loul  à  l'heure.  Ué,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
alfaire,  mon  ami?  s'écria  la  veuve  de  Peralte  avec  quelque  émotion. 
Madame,  lui  dil  l'hôle,  je  viens  vous  averlîr  ipio  deux  cavaliers  sont  ve- 
nus loger  ce  soir  dans  ma  maison.  Je  les  ai  reconnus  pour  deux  hommes 
qui  vinrent  coucher  chez  moi  il  y  a  deux  ans  et  qui  assassinèrent  le  sei- 
gneur don  Gaspard,  voire  époux.  Que  dites-vous?  rej)ril  la  dame  avec 
précipiialiou.  Dois  je  ajouter  foi  à  votre  rapport?  Le  comle  de  Bibagore 
serjil  acluellemeiircliez  vous?  Oui,  madame,  reprit  l'hôle,  il  y  est,  aussi 
bien  que  le  cavalier  ((ui  l'acconipaguait  dans  ce  lemiis-là,  cl  qui'étail 
déguisé  comme  lui  en  villageois. 

Cette  nouvelle  igita  lerriblemenl  les  esprits  de  doua  Ilelena..Gràce 
au  ciel,  dit-elle,  le  plus  doux  de  mes  voeux  est  donc  exaucé  !  Je  souhai- 
tais avec  ardeur  d'avoir  en  ma  puissance  l'assassin  de  don  Gaspard,  et  le 
voilï  qui  vient  s'offrir  â  ma  vengeance  !  Attends,  cher  époux,  )ioursui- 
vil-ellc  en  aposlrophaiil  Peralte,  je  vais  l'immoler  l'euneini  qui  l'a  Iraî- 
ireusemenl  ôté  la  vie. Qu'on  fasse  vile  loverions  mes  di)mcslîi|uesl  qu'ils 
s'arment  d'énées  et  de  pîslolels  !  qu'ils  é|iousent  ma  fureur  et  qu'ils 
s'approlent  â  la  seconder  I  Vous,  mon  ami,  continua-l-elle  en  adressant 
la  |iarole  â  l'hôte,  conduisez-nous  â  votre  hôtellerie,  et  nous  livrez  le 
comle  do  Rihagorc.  Quand  sou  sang  répandu  aura  coulentc  mou  resscii- 


LA  VENGEANCE  TROMPÉE  PAR  L'AMOUR. 


159 


'inient,  soyez  sur  que  vous  serez  Lien  récompensé.  En  parlant  de  celle 
sorle,  elle  se  leva  brusquement,  el,  tandis  que  deux  femmes  s'occupaient 
à  l'iinblller  à  l:i  h.ile.  les  autre?  allèrent  reveiller  tous  les  valets  et  les 
ofliciers  du  château.  Ils  furent  bientôt  sur  pied,  et,  lorsqu'ils  surent 
qu'il  s'aa;issail  de  venger  la  mort  de  leur  maître,  chacun  d  eux  témoigna 
un  extrême  désir  de  porter  le  premier  coup. 

Comme  celle  expédition  demandait  de  la  dilifTPi'ce,  la  veuve  de  Pcraltc 
ne  perdit  pas  un  instant.  Elle  lit  seller  el  brider  tous  le:,  chevaux  et  les 
mules  qu'il  y  avait  dans  ses  écuries  ;  et,  se  niellant  à  la  lèle  de  ses  do- 
mestiques armés,  elle  prit  le  chemin  de  lîoniana,  en  faisant  des  rcilexions 
plus  propres  à  nourrir  sa  fureur  ipi'à  la  modérer.  Ilibagorc,  disait.clle, 
est  assez  hardi  pour  oser  passer  ici  prés  de  mon  cli.lteau  ;  il  faut  qu'il  se 
soucie  bien  |)eu  de  mon  ressentiinenl,  jinisqu'il  me  brave  jusque-là. 

Ils  arrivèrent  en  peu  de  temps  à  la  porte  de  l'hùlellerie;  mais,  avant 
que  d'entrer,  la  dame  assembla  lout  son  monle  autour  d'elle,  et  parla 
dans  ces  termes  :  «  Mes  amis,  vous  savez  que  nous  venons  ici  pour  punir 
«  le  meurtrier  de  don  Gaspard,  votre  mailre  ;  mais  apprenez  de  quelle 
«  manière  je  prétends  que  se  fasse  celle  punition.  C'est  à  mon  bras 
«  qu'elle  est  réser\ée.  Je  veux  avoir  toute  seule  le  plaisir  d'ôlcr  la  vie 
((  au  traître  qui  a  donné  la  mort  i  mon  époux.  Je  me  suis  armée  de  ce 
((  fer,  ,njouta-t-elle  en  tirant  un  poignard  de  dessous  sa  robe,  pour  exé- 
«  culer  moi-même  ce  dessein.  (Ju'on  nie  conduise  jusqu'à  la  cliambrc  où 
«  le  comte  repose.  J'y  entrerai  sans  bruit,  cl  à  la  sombre  clarté  dune 
V  lanterne  sourde,  dont  je  me  suis  muii^,  je  percerai  le  cœur  de  cet 
«  ennemi.  Vous  vous  tiendrez,  vous  autres,  à  la  |  orle  avec  vos  armes; 
«  el  si  j'ai  besoin  de  votre  secours,  je  vous  appellerai.  Telle  est  ma  vo- 
«  lonlé.  Que  personne  de  vous  ne  me  contredise,  sous  peine  de  me 
«  déplaire.  » 

Tous  les  domeslii(ues  furent  étonnés  de  la  vigoureuse  résolution  de 
leur  maîtresse.  Ils  ne  pouvaient  la  concilier  avec  la  douceur  nalurelle  et 
la  beauté  de  celle  dame.  Néanmoins  ils  se  disposèrent  à  lui  obéir.  L'Iiole 
la  conduisit  à  la  chanibie  ou  don  llenriquc  était  couché;  il  eu  ouvrit 
doucement  la  porte,  et  se  relira,  non  sans  avoir  quel(|ues  remords  d'être 
la  cause  du  lragii|ue  évéïienicnl  qui  se  préparait  dans  sa  maison.  La  vin- 
dicative lléléne  s'inlroiiuîsît  donc  dans  la  chambre,  tenant  sa  lanterne 
d'une  main  et  son  poignard  de  l'auire.  Comme  elle  ne  connaissait  pas 
Ribagore  parliculiérement,  el  que  la  haine  lui  en  avait  fait  former  une 
affnuse  idée,  elle  s'allendail,  ainsi  que  l'syché,  à  voir  une  espèce  de 
monstre,  el  elle  fut  fort  surprise  lorsqu'à  la  faveur  de  sa  lanterne  elle 
aperçut  un  jeune  caval  erde  très-bonne  mine,  qui,  les  cheveux  épars  sur 
la  poitrine  dicouverlc,  donnait  d'un  profond  sommeil.  Au  lieu  de  se  jeler 
promplemenl  sur  lui  et  de  plonger  son  poignard  dans  son  sein,  elle  ne 
put  se  défendre  dairèter  ses  regards  sur  ce  jeune  seigneur;  et  plus  elle 
le  considérait,  plus  elle  sentait  chriueeler  sa  fermeté.  Éniin  l'amour  tiahit 
sa  vengeance,  et  tel  fui  le  pouvoir  de  l'objet  qu'elle  contemplait,  que, 
perdant  tout  à  coup  l'envie  de  se  venger,  elle  oublia  la  mort  de  son 
époux.  Elle  devint  l'esclave  de  son  meurtrier,  sans  s'embarrasser  de  ce 
qu'en  pourraient  dire  ses  di.mesiiques,  qui  altenlaient  à  la  porte  une 
calastropbe  sanglaste,  après  le  courage  qu'elle  avait  fait  éclater.  Elle 
parcocrut  des  yeux  assez  longtemps  don  llenriquc,  qui  se  réveilla  par 
hasard,  et  (|uî,  voyant  de  la  lumière  si  près  de  lui  sans  apercevoir  la  per- 
sonne qui  la  portait,  craignit  (pielque  trahison.  Il  vouliil  prendre  son 
épce,  qu'il  avait  mise  en  se  couchant  au  chevet  de  son  lit;  mais  la  dame, 
s'en  étant  brusquement  saisie,  ap|  cbi  ses  domestiques,  leur  ordonna 
d'arrêter  le  comte,  et  de  le  mener  au  château  de  BeUhite,  avec  ordre  de 
le  renfermer  dans  une  tour.  I^e  qui  fut  auisiiôt  exoculè  avec  beaucoup 
de  violence;  el  Ion  lit  le  même  traitement  à  .Melchior,  (pii  ne  s'était,  jias 
plus  rpie  son  maître,  attendu  a  un  réveil  si  désagréab'e. 

La  veuve  de  don  Grsijanl.  s'étanl  de  cette  sorte  assurée  de  l'un  el  de 
l'autre,  les  lit  charger  de  fers;,  leur  donna  des  gardes,  el  les  laissa  vivre 
à  bon  compte,  quoiipi'elle  feignit  de  ne  respirer  que  leur  mort.  Si  l'in- 
térêt de  son  nouvel  amour  l'excitait  secrélemenl  à  faire  grâce  à  don 
Henrique,  le  soin  de  sa  réputation  demandait  du  moins  qu'elle  cachât  sa 
faiblesse,  après  avoir  témoigné  un  dc<ir  extrême  de  sacrilier  ce  comte  aux 
mânesde  son  époux.  Elle  ne  parlait  devant  ses  gens  que  du  châtiment 
qu'elle  prétendait  lui  faire  souffrir,  et  dans  le  fond  elle  ne  songeait  qu'aux 
moyens  de  le  sauver  sans  faire  tort  à  son  honneur. 

Il  y  avait  déjà  huit  jours  que  Ribigore,  prêt  à  subir  son  sort,  allenilail 
qu'on  lui  vint  annoncer  son  arrêt,  i|uand  il  apprit  de  l'un  de  ses  gardes  iiue 
le  loi  ihassjitauxcnvironsde  iielchite  avec  la  princesse  L'-onor,  et  qu  \U 
(levacnt  ce  jour-là  venir  sou|icr  au  château;  cecpiileurarrivait  tnitfs  les 
fois  (piils  prenaient  dans  ce  canton  le  diverlissemeni  de  la  cha»se.  Don 
liei;rique  n'appril  point  celle  nouvelle  avec  joie;  au  contraire,  il  eu  con- 


clut un  mauvais  présage.  Si  le  roi,  disait-il  en  lui. même,  est  inforn>é  de 
mon  retour  clandestin  dms  «.es  Etats,  il  m'en  fera  un  crime,  (ju'il  me 
pardonnera  moins  encore  que  la  mort  de  Peralte.  Doua  llclena  ne  man- 
quera point  d«  l'en  instruire  el  de  lui  demander  justice.  C'est  sans  doute 
ce  qu'elle  a  dessein  defaiie,  puisqu'elle  a  jusqu'à  ce  jour  suspenda  mon 
supplice. 

Tl'une  autre  part,  celte  dame  n'était  pas  moins  embarrassée.  Elle  ne 
savait  si  elle  devait  faire  un  mystère  au  roi  de  remprisonnemciit  de  Hi- 
bagorc.  Connaissant  l'humeur  violente  du  monarque,  elle  craignait  c|ue 
dans  son  premier  mouvement  il  ne  lit  Iranclier  la  tête  à  ce  seigneur,  dés 
qu'il  apprendrait  qu'il  était  au  ebàteau  ;  au  lieu  qu'm  le  retenant  prison- 
nier, elle  pourrait  le  laisser  échapper  quand  elle  jugerait  à  prO|  os  de  le 
faire  ;  car  elle  voulait  absolument  lui  conserver  la  vie,  en  paraissant  son 
ennemie  mortelle. 

Cependant,  le  roi  et  la  princesse  sa  fille,  étanl  arrivés  le  .soir  au  châ- 
teau, donnèrent  mille  marques  d'amitié  à  la  veuve  de  don  Gaspard,  la- 
quelle, de  son  côté,  n'épargna  rien  pour  leur  témoigner  combien  elle 
était  sensible  à  l'honneur  de  les  posséder  che^  elle.  Le  roi  et  la  princesse 
Léoiior,  pour  faire  connaître  raffection  particulière  qu'ils  avaient  pour 
leur  hôtesse,  résolurent  de  demeurer  le  jour  suivant  à  Helchite,  et  de  ne 
retourner  à  Saragosse  que  le  surlendemain,  l'endant  ce  temps-là  Riba- 
gore, incertain  de  ce  qu'il  deviendrait,  ou  pliilôt  n'attemlant  (|ii'une  fu- 
neste lin,  gémissait  dans  sa  prison;  cl  vraisemblablement  Sa  Majesté  n'au- 
rait poinlVnlendu  parler  de  lui  sans  un  incident  qui  arriva,  el  cjue  je 
vais  détailler. 

Le  connétable  d'Aragon,  qui  accompagnait  le  roi,  étant  le  lendemain 
au  lever  de  ce  monarque,  lui  dit  :  Sire,  un  des  domestiques  de  doua  llc- 
lena vient  de  révéler  à  un  di  s  miens,  qui  -est  S'in  ami,  un  secret  impor- 
lant.  I.c  comte  de  liibagurc  est  prisonnier  dans  ce  château.  Le  roi,  sur- 
pris de  celte  nouvelle,  en  voulut  savoir  loules  les  circonstanres  ;  ce  que 
le  couuélahle  lui  apprit  çn  homme  qui  était  ami  de  don  Uewriqne,  c'est- 
à-dire  en  excii--ant  ce  seigneur  el  en  donnant  lout  le  tort  à  l'eralle.  Heu- 
reusement pour  le  |]risonnier,  le  roi  n'était  plus  alors  si  fort  irrité  contre 
lui.  Si  Majesté  av.iil  pris  jinur  lui  des  i-enlîments  plus  doux,  grài-o  au 
soin  que  le  connétable  avait  toujours  eu  de  saisir  l'occasion  de  le  jusiî- 

Lorsque  le  monarque  fut  parfaitement  informé  de  tout  C(M|iii  s'était 
passé;  il  voulut  avoir  un  enirclien  particulier  avec  d  ma  lleleiia.  Madame, 
lui  dil-il,  ilois-je  .ajouter  foi  au  rapport  qu'on  m'a  f.iit'?  On  assure  que  le 
cnmte  de  Riliagore  est  prisonnier  dans  votre  chàleaii.  Que  prétendez-vous 
faire  de  ce  malheureux  jouet  de  la  fortune?  Je  sais  bien  qu'il  doit  vous 
paraître  coupable;  mais  son  crime  n'est  pas  indigne  de  pardon.  Peralle, 
en  fondant  sur  lui  l'épée  à  la  main,  le  mit  dans  la  nécessité  de  faire  ce 
qu'il  lit  pour  conserver  sa  vie.  La  belle  veuve,  au  fond  de  sou  creiir,  ra- 
vie d'entendre  le  roi  parler  dais  ces  terme,  jugea  qu'elle  pouvait  jouer 
le  rôle  de  Cliiinéne  el  demander  la  tèie  de  don  llenriquc,  bien  assurée 
ifii'elle  ne  l'obtiendrait  pas.  Ce  qu'elle  lit  en  répandant  des  pleurs  de 
commande,  el  avec  tant  d  art,  qu'on  eut  dit  ((ii'ello  désirait  véritable- 
Bienl  la  mort  de  ce  seigneur.  Mais  Sa  Majesté,  q  .oique  touchée  des  larmes 
de  la  dame,  ordonna  qu'on  remît  en  liberté  le  prisonnier,  el  qu'on  le  lui 
amenât.  Ce  iini  fut  exécuté  dans  le  moment. 

Le  comte,  bien  qu'averti  du  changement  de  son  mailre  à  son  égard,  ne 
se  présenta  devant  lui  qu'en  tremblant.  Rassurez-vous,  don  Henrique,  lui 
dit  le  monarque,  votre  roi  n'est  plus  en  colère  contre  vous;  il  veut  bien 
ouhlierle  passé.  Je  vous  rends,  avec  ma  conliance  et  mou  amilii'',  la  |ilai-e 
que  vous  occupîi  z  prés  de  moi. 

Ribagore,  cnclianlé  d'une  réception  à  laquelle  il  ne  se  serait  jamais 
attendu,  se  jeta  aux  pieds  du  roi  pour  lui  marquer  sa  rcconuflissance ; 
mais  ce  ju-ince  lui  commanda  de  se  relever:  el,  s'adressani  à  la  veuve  de 
Peralle  :  IJona  llelena,  lui  dil-il,  imitez-moi.  J'étais  irrité  contre  le 
comte,  el  je  viens  de  lui  pardonner.  Ne  reganbz  jdiis  la  mort  de  don 
Gasjiard  que  comme  un  malheur  (|ui  ne  doit  être  inipulé  qu'à  lui-même. 
Faites  jibis  ;  pour  achever  de  Irioiupher  de  votre  ressenlimenl,  consen- 
tez que  Ilibagorc  devienne  voire  heureux  époux.  A  ces  mots,  la  jeune 
veuve,  faisant  semblant  de  se  révolter  contre  celle  proposilion  :  Com- 
ment, Sire,  s'écri".-t-el|e,  pouvez  vous  me  propo.-er  la  main  du  menririer 
de  mon  mari  !  0  ciel  !  (|uc  diraient  de  moi  les  p,uents  du  délunt'?  Ma- 
dame, reprit  le  monarque  en  souriant,  je  prends  sur  moi  les  reproches 
qu'ils  pourront  vous  faire.  La  princesse  Léoiior,  qui  arriva  sur  cesenlrc- 
l'aiti^s,  acheva  de  la  déleiminer  à  ce  mariage,  ({ui  se  lit  au  château  sans 
éclal  Après  quoi  Sa  .Majesté  retourna  le  leiideiiiain  à  Saragosse  avec  les 
nouveaux  mariés.  i|ui  reprirent  à  la  cour  le  ring  qu'ils  y  avaient  tenu 
auparavant.  Ainsi  liuil  la  nouvelle  de  la  Vc/Kjcancc  tialiie  par  ('.Imoiir, 


Fl.N  DE  La  vence.\nce  thompée  r.vn  l  .\Mofn. 


DNE  JOURNÉE  DES  PARQUES, 


DIVISÉE  EN  DEUX  SÉANCES. 


PAR  LE  SAGE. 


SEANCE  PREMIERE. 


CLOTIIO,  LACIIESIS,  ATROPOS. 

i.Ar.icÉsis. 
Holà!   lillcs  d;  Ju|iiler  el  de  Tliéiiiis,  Atropos,  CIollio,  venez,  mes 
sn'iirs;  niellons-noiis  à  l'ouvrage  :  il  est  temps,  ce  me  semble,  de  com- 
mencer la  jonrnée. 

CLOino. 
Oli,  poni-  cela  oui!  le  neclar  que  nous  venons  de  boire  à  ta  tahlc  des 
immortels  nous  a  un  peu  amusées;  mais  nous  en  reprendrons  notre  tra- 
vail avec  plus  d'ardeur 

lAcnÉsis. 
Vous  avez  raison.  Çà,  Ciollio,  préparez  la  quenouille;  mes  doigts  ne 
demandent  (|u'ii  tourner  le  fuseau.  Filons,  filons. 

ATROPOS. 

Coupons,  coupons.  Vulcain  m'a  fait  un  ciseau  neuf,  je  veux  l'essayer  : 
voyons,  qui  en  aura  l'étrenne. 

eiOTiio. 

Faisons  d'abord  descendre  aux  royaumes  sombres  quelques  niilliers 
d'iioinmcs;  nous  filtrons  et  réglerons  ensuite  les  destinées  des  humains 
qui  naîtront  aujourd'hui. 

I.ACIIÉSIS. 

C'est  bien  dit.  Que  nous  niions  passer  agréablement  la  journée. 

Clotho  a  .\tbopos,  en  lui  prcscnlanl  un  paquci  de  fils. 
Tenez,  Alropns.  je  ne  puis  offrir  un  ]dns  beau  coup  d'essai  à  votre  ci- 
seau, qu'eu  lui  donnant  à  couper  une  partie  de  ce  gros  paquet  de  fils  : 
ce  sont  les  vies  de  deux  cent  mille  couibatlants  (|ui  vont  en  découdre  sur 
les  frontières  de  Perse. 

ÂTBoros. 
Que  j'en  vais  coucher  par  terre!...  {Elle  coupe.)   En  voilà  pour  le 
moins  trente  mille  à  bas. 

rr.OTnn. 

Laissons  vivre  le  reste,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  prenne  envie  d'en  faire  un 
nouveau  carnage.  Il  faut  avouer  que  depuis  quelqtuis  années  nous  avons 
envoyé  bien  des  Turcs  et  desPer.sans  aux  enfers. 
ATiioros. 

Nous  n'avons  pas  moins  expédié  de  Maures,  tant  blancs  que  noirs.  QhbI 
plaisir  pour  nous  d'avoir  une  autorité  dcspoti(jue  sur  tous  les  mortels,  et 
de  faire  sentir,  quand  il  nous  plaît,  à  ces  petites  créatures,  qu'il  dépend 
de  nous  d'abréger  ou  de  prolonger  leurs  jours!  Allons,  mes  .sœurs,  .se- 
condez-moi; je  suis  en  train  de  faire  de  la  besogne.  Je  vous  vois  toutes 
deux  dans  la  même  disposition. 

LACIIESIS. 

Vous  auriez  tort  d'en  douter. 

ATBOPOS. 

Que  de  gens  vont  passer  le  ]ias  après  ces  maliomélans! 
rtmiio,  apportant  un  autre  pa(piel  de  filt. 

Autre  patpiet  de  guerriers  que  je  vous  livre.  Ce  sont  deux  autres  armées 
qui  s'observent  sur  les  bords  du  Pô  ,  avec  une  vigilance  infatigable, 
qu'une  fureur  égale  anime,  et  qui  bri'ileul  d'eu  venir  aux  mains. 

I.ACIIÉSIS. 

Il  faut  qu'elles  se  satisfassent. 

ATHopos  coupant. 
J'en  vais  exterminer  un  grand  nombre  de  part  c  l'J'autrc. 


ClOTIIO. 

Vous  venez  d'aballre  bien  des  Français  et  des  Piémoulais. 

%A1P0P0S. 

Et  encore  plus  d'Alleinamls. 

I.ACIIÉSIS  présentant  deux  échcveaux. 

On  assiège  en  .Vllçmngne  une  place  importante  :  Outre  une  nombreuse 
garnis  lU  (pii  la  défend,  le  Rhin,  pour  la  rendre  inaccessible,  enlle  ses 
can.x,  et,  par  des  débordements  affreux,  semble  vouloir  noyer  les  assié- 
geanls  ;  mais  plus  ceux-ci  trouvent  d'obstacles,  plus  ils  s'opi'niàlrent  à  les 
surinonler  :  ils  vont  attaquer  l'ouvrage  à  cornes,  el  les  assiégés  se  |uc- 
parent  à  les  repousser. 

ATROPOS,  coupant  une  partie  des  deux  écheveavx 

Délruisons  plus  d'assiégeants  que  d'assiégés;  mais  cela  n'empêchera 
pas  que  la  place  ne  se  rende  au  premier  jour  :  C'est  un  de  .nos  arrêts. 

LACnÉSIS. 

Oui  :  mais  ajoutons,  s'il  vous  plaît,  que  les  assiégeants  perdront  une 
ti'le  dont  la  perte  sera  pins  grande  pour  eux  que  celle  de  la  ville  pour 
les  assiégés. 

CLOTHO,  montrant  un  autre  écheveau. 

Tranchez  cet  écheveau,  vonsfercz  périr  d'un  seul  coup  cent  cinquante, 
tant  matelots  que  soldats  et  passagers  qui  sont  dans  un  vaisseau  véni- 
tien, sur  la  mer  Adriatique.  Une  horrible  tempête  vient  de  s'élever  :  les 
vents  qui  sifllent,  et  les  llois  qui  mugissent,  fout  trembler  les  rivages 
voisins.  Le  hàiiment  est  déj.i  démâlé,  fracassé;  il  va  couler  à  fond,  si 
nous  n'eu  ordonnons  autrement. 

ATIIOPOS. 

Qu'il  s'abime  !  qu'il  s'abîme  !  aussi  bien  les  liomnies  qu'il  porte  ne 
sont  bons  qu'à  noyer. 

LAcnÉsis. 

Je  demande  gr.lce  pour  un  jeune  bel  esprit  français  qui  .se  troupe 
psrnii  les  passagers;  qu'il  se  sauve  sur  une  planche,  et  gagne  les  côtes 
d'Albanie. 

CLOTHO. 

SoiL 

ATROPOS. 

Eh  bien,  il  se  sauvera,  puisque  vous  le  souhaitez  ;  il  ira  se  faire  cir- 
concire à  Conslantinople,  ou  six  mois  après  il  sera  empalé,  pour  avoir 
jiarlé  avec  irrévérence  du  grand  prophète  des  musulmans. 

LACIIESIS. 

Je  n'ai  voulu  le  sauver  du  naufrage  que  pour  le  faire  traiter  ainsi  par 
les  Turcs. 

CI.OTIIO. 

Puisque  vous  êtes  si  bien  inicntionnée  pour  ce  bel  es|irit,  qu'il  échap- 
pe donc  à  la  fureur  des  eaux,  el  que  tous  les  ■tulres  deviennent  la  pàliire 
du  poisson.  Hoiis  régalons  si  souvent  de  semblables  mets  les  habilaiils 
aquatiques,  que  je  ne  sais  si  les  hommes  mangent  plus  de  poissons,  que 
les  poissons  ne  mangent  d'hommes. 

ATIIOPOS,  coupant  tout  t'ccheceau  à  un  fil  près. 
Les  mousIiTS  marins  vont  faire  bonne  chère. 

I.ACIIÉSIS,  apportant  un  autre  cchevrnu. 
Nouveau  paquet  de  fil  à  couper.  Un  effroyable  Iremblement  de  lerrc 
se  fait  sentir  dans  une  ville  li'Ilalie  ;  toutes  les  maisons  s'ébraulenl,  et  la 
terre  s'ouvre  pour  les  engloutir  avec  les  malheureux  mortels  qui  les  ha  - 
bitcnl.  (jonibien  ferons-nous  périr  de  siloyeus'? 

CLOTflO. 

Deux  mille  seulement.  (Jiielquc  plaisir  que  nous  prenions  a  massacrer 


LA  JOURNÉE  DES  PARQUES. 


161 


les  hommes,  nous  devons  melire  des  bornes  à  notre  fureur;  autrement 
le  genre  humain  finirait  bientôt. 

ATROPOS. 

Vous  ne  pensez  pns  à  ce  t]w  vous  dites,  Clotho.  Quand  nous  donne- 
rions aujourd'hui  la  mort  à  deux  eeni  mille  personnes,  ce  ne  serait  pas 
Une  nuit  de  Londres,  de  Paris  et  de  Pékiu. 

LACHÉSIS. 

Alropns  dil  la  vérité.  Exerçons  hardiment  la  puissance  que  nous  avons 
sur  les  humains.  .M.ilin-é  la  vaste  étendue  des  mers  et  les  espaces  im- 
menses de  terre  qui  séparent  les  peuples,  nous  allons  des  uns  aux  autres 
en  un  clin  d'œil.  En  un  mot,  nous  avons  l'univers  sous  nos  yeux,;  nous 
Toyons  tout  ce  qui  s'y  passe  ;  immolons  sans  miséricorde  ceux  que  nous 
voudrons  ôter  du  monde. 

CLOTHO,  apportant  un  gros  paquet  de  fils. 
Voici  les  fils  des  habitants  de  l:i  ville  de  Mexico  où  réirne  une  mala- 
die cnntaïïieusp.  Nous  retranch.àmes  hier  du  nombre  des  vivants  mille  de 
ces  malheureux  ;  faisons-en  mourir  aujourd'hui  (luinze  cents,  non  com- 
pris quelques  Espaçrnols  qui .  par  nécessité,  ont  épousé  des  Mexicaines, 
et  qui  aiment  mieux  vivre  misérablement  dans  la  Nouvelle-Espagne  que 
de  s'en  retourner  dans  l'ancienne  sans  avoir  fait  fortune. 
ATROPOS,  coupant  uw  partie  des  fils. 
Que  ces  Espagnols  sont  glorieux  !       * 

IACBÉSI5.  prhentanl  un  nouvel  èchevenn. 
Ce  petit  écheveau  contient  les  fils  de  cinquante  Indiens  du  Pérou  qui 
se  sont  assemblés  «ur  une  moulatrne  haute  et  pointue  pour  y  célél)rer  la 
mémoire  de  leur  Inca  le  Ron.  Ainbalippn.  !Ve  nous  opposons  point  à  leur 
COuraîeusc  résolution:  ils  oui  pour  témoins  de  l'aclion  immortelle  qu'ils 
vont  faire  plus  de  dix  mille  spectateurs  qui  sont  accourus  là  pour  les 
voir  et  les  admirer.  Ces  ci*iuante  virlim^^s  ont  déj,i  chanté  des  vers  à  la 
louange  de  leur  Inca  ;  ils  ont  fait  entendre  les  tristes  sons  de  leurs  fliUes. 
Les  voilà  qui  tombent  dans  une  humeur  noire;  ils  vont  se  dévouer  à  la 
mort,  et  se  précipiter  du  haut  en  bas.  pour  aller  dans  l'autre  monde 
rendre  service  à  leur  prince. 

ATROPOS.  après  avoir  coupé  l'ècheveaii. 
Ces  Indiens  du  Pérou  sont  de  bonnes  gens;  en  vérité,  ils  méritaient 
bien  que  les  Espagnols,  en  faisant  la  coniuètc  de  leur  pays,  les  traitassent 
un  peu  plus  humainement  qu'ils  n'ont  fait. 

ct.oTHO,  donnant  un  petit  paquet  de  fils. 
Jupiter  va  lancer  sa  foudre  auprès  de  Saint-Domingue  sur  le  vaisseau 
d'un  corsaire  anglais.  Tout  réi(uipatre.  par  des  actions  impies  et  barba- 
res, s'est  attiré  la  colère  des  dieux.  Le  tonnerre  tomSe  en  cet  instant  sur 
l'endroit  du  navire  où  sont  les  pou  1res;  le  bâiimeat  saute  eu  l'air  avec 
tous  les  hommes  qui  sont  dessus. 

ATROPOS,  coupant. 
Qu'ils  aillent  joindre  .\jax  dans  les  enfers. 

LACHÉ';!^,  présentant  un  écheveau. 
Vous  vovez  soixante-quinze  religieux  men  liants  assemblés  dans  un 
chapitre  général  qui  se  tient  aciiielb'ment  dans  un  coin  de  la  Basse- 
Brelaîne.  Ceux  qui  sont  nobles  d'origine  disent  que  les  premières  di- 
gnités de  leur  ordre  appartiennent  de  droit  aux  moines  gentilshommes; 
les  roturiers  prétendent  y  avoir  part,  çt  proposent  qu'on  rend-  les  di- 
gnités alternatives.  C'est  la  querelle  des  patriciens  et  des  plébéiens.  Les 
révérends  pères,  de  part  et  d'autre,  s'échauffent  là-dessus,  et  vont  finir 
leurs  débats  ,i  coups  de  bàtou;  i's  tirent  de  dessous  leurs  robes  des  gour- 
dins dont  ils  sont  armés,  et  les  voilà  qui  s'assom  nent.  Co  nbien  souhai- 
-  tez-vous  qu'il  en  demeure  sur  le  carreau? 

CI.OTHO. 

Quinze,  savoir:  dix  simples  religieux,  trois  gardiens,  un  provincial  et 
un  définiteur. 

ATROPOS,  après  avoir  coupé. 
L'affaire  en  est  faite;  il  y  a  quinze  m  iris  et  vingt  blessés. 

LACHÉSIS. 

Ce  n'est  pas  trop  pour  un  combat  capitulaire  de  moines  bas  bretons. 

CI.OTU0,  tenant  plusieurs  fils. 
Nouvelle  opération  pour  nous. 

ATROPOS. 

De  qui  sont  ces  Gis  que  vous  tenez  ? 

CI.OTHO. 

De  quatre  Allemands  qui  font  la  dél>auche  à  Strasbourg  avec  deux  co  - 
mcdiennes  françaises.  Depuis  vingt-quatri  hi'ures  qu'ils  sont  à  table,  il  s 
ont  bu  deux  cents  bouteilles  de  vin;  ils  ne  peuvent  plus  se  soutenir  su  r 
leurs  chaises.  Les  ferons-nous  crever  tous? 
lAcnÉsis. 

Won  pas,  s'il  vous  plaît!  Passe  pour  les  hommes;  à  l'égard  des  femmes, 
qu'elles  n'en  s  dent  pas  même  inconmolées;  cir  elles  doivent  rec)m- 
mencer  demain,  sur  nouveaux  frais,  avec  deux  officiers  de  la  garuisou 


qui  leur  donnent  à  souper.  Je  suis  bien  aise  que  cette  partie  se  fasse* 
Vous  souvient-il,  mes  sœurs,  que  nous  avons  Dlé  à  ces  deux  demoiselles 
des  jours  bien  agréables? 

ATROPOS. 

Ok  !  oui,  je  m'en  souviens. 

CLOTHO. 

Et  moi  pareillement  :  à  telle  enseigne  que  nous  avons  décidé  qu'elles 
iront  toutes  deux  à  Paris,  où  elles  feront  différemment  leur  fortune  : 
l'une  abandonnera  sa  profession  pour  se  rendre  esclave  d'un  riche  galant 
qui  la  traitera  à  la  turque,  la  tiendra  prisonnière  dans  un  appartement 
magnifique,  où  elle  ne  verra  que  ses  geôliers  et  ses  guichetiers. 
lAcnésis. 

Effectivement  tel  a  été  notre  décret. 

ATROPOS. 

J'ai  oublié  ce  que  nous  avons  ordonné  de  sa  compigne. 

CLOTHO. 

Sa  compagne,  plus  heureuse,  jouira  d'une  entière  liberté,  brillera  sur 
la  scène,  se  nippera  suivant  le  goût  de  quelques  seigneurs  généreux,  et 
amassera  beaucoup  d'espèces;  mais  une  vie  si  délicieuse  ne  sera  pas  de 
longue  durée.  Cette  actrice,  à  la  Deur  de  son  âge,  disparaîtra  subitement  : 
nous  la  déroberons  d'un  coup  de  ciseau  aux  applaudissements  du  public, 
et,  malgré  tout  son  bien,  ses  funérailles  seront  aussi  modestes  que  celles 
d'une  de  ses  pareilles  seront  superbes,  presque  dans  le  même  temps,  chez 
un  peuple  voisin. 

lAcnÉsis. 

Ce  peuple-là  fait  trop  d'honneur  au  talent  dramatique,  et  les  Français 
n'en  font  point  assez.  Les  génies  des  nations  sont  différents,  comme 
vous  voyez. 

CLOTHO,  a,iportantun  écheveau. 

Citte  petite  botte  de  fils  parisiens  va  nous  amuser  quelques  moments. 

ATROPOS. 

Que  vous  me  faites  de  plaisir,  ma  chère  Clotho,  en  ni'apportant  ces 
fils  !  Je  suis  charmée  quand  j'expédie  des  habitants  de  Paris. 

LACIIÉSI.S. 

Et  c'est  ce  qui  nous  arrive  tous  les  jours. 

CLOTHO. 

Je  vous  livre  d'abord  ce  philosophe  chimiste  qui,  se  voyant  parvenu  à 
son  quatorzième  lustre,  a  rompu  tout  commerce  avec  ses  amis,  et  s'est 
renfermé  dans  son  laboratoire  pour  n'en  plus  sortir  :  il  ne  veut  plus  voir 
personne  qu'une  gouvernante  qui  a  som  de  lui  depuis  trente  ans  :  il 
s'ennuie,  dit-il,  de  vivre;  et,  quoiqu'il  se  porte  à  merveille,  il  se  tient 
toujours  au  lit  comme  un  malade  ipii  se  croit  prés  de  sa  fin. 

LACHÉSIS. 

Ce  pauvre  philosophe  s'est  brûlé  le  cerveau  en  faisant  ses  opérations 
chimiques. 

ATROPOS. 

Puisque  la  vie  n'est  plus  qu'un  fardeau  pour  lui,  je  veux  bien,  par 
pitié,  l'en  délivrer. 

CLOTHO,  tirant  un  autre  fil  de  l'écheveau. 

Tandis  que  vous  êtes  si  pitoyable,  tirez  de  peine  ce  malheureux  bour- 
geois qui,  s'étanl  toujours  trouvé  dans  l'indigence,  a  depuis  peu  enterré 
son  frère,  qui  lui  a  laissé  deux  cent  mille  francs  eu  bonnes  espèces. 
Peu  s'en  est  fallu  que  la  joie  de  recueillir  une  si  riche  succession  ne  lui 
ait  trouidé  l'esprit;  il  serait  moins  à  plaindre  qu'il  n'est,  si  ce  malheur 
lui  était  arrivé. 

LACHÉSIS. 

D'où  vient  donc  ? 

CLOTHO. 

C'est  qu'il  ne  sait  quoi  faire  de  son  argent  :  la  crainte  de  le  mal  placer 
l'agite  sans  cesse  ;  il  n'a  pas  un  moment  de  repos,  rien  ne  lui  paraît 
sur.  C'est  un  garçon  bi  n  embarrassé. 

ATiiopos,  coupant. 
Je  vais,  par  charité,  mettre  fin  à  son  embarras. 

ciOTiio,  souriant  cl  tirant  un  fil  du  même  écheveau. 
Quelle  bonté!  Il  faut  que  je  vous  fiurnisse  encore  une  occa.sion  de 
faire  une  action  charitable . 

ATROPOS. 

Je  ne  la  laisserai  pas  échapper. 

CLOTHO . 

C'est  trop  laisser  languir  ce  bon  chanoine  octogénaire,  qui,  sans  comp- 
ter l'asthme  qui  l'étouffé,  a  un  ankylosc  au  genou  droit,  et  une  seiitiquc 
à  la  cuisse  gauche.  Guérissons-le  ra'dicalemcnt  de  tous  ses  maux  ;  aussi 
bien  n'est-il  plus  d'aucune  utilité  sur  la  terre.  11  y  a  au  moins  dix  ans 
que  nous  aurions  dû  faire  vaquer  sa  prébende. 

LACHÉSIS. 

Véritablement  on  voit  comme  cela  dans  le  monde  d'antiques  figures 


16^ 


UNE  JOURNÉE  DES  PARQUES. 


dont  on  n'a  pas  lort  de  nous  reprorlier  la  trop  longue  existence.  C'est 
un  défaut  d'altentiou  dont  nous  devons  nous  corriger. 

ATROfO.'i. 

Coriigeons-nous  en  donc,  ne  faisons  point  de  quartier  à  la  décrépi- 
tude. 

CLOTiio,  montrant  un  autre  fU. 

Fahes  donc  main  l>asse  sur  ce  vieux  professeur  de  l'université,  qui 
dq)uis  plus  de  soixante  ans  ne  fait  point  nettoyer  ses  lialiits,  de  peur  de 
les  user.  C'est  un  pédant  entèlé  des  anciens"  Il  est  toml)é  malade  ;  et 
comme  ilTroit  qu'il  ne  reviendra  pas  Ae  sa  maladie,  il  disait  ce  matin  à 
un  de  ses  amis  :  Ce  qui  me  console  en  mourant,  c'est  Je  n'avoir  jamais 
lu  aucun  auteur  jnoderne. 

LACHÉsis,  riant. 

La  plaisante  consolation  ! 

ATnopos,  coupant. 

Qu'il  meure  donc  content,  ce  fidèle  partisan  de  l'antiquité  ! 
CLOTHO,  présenlartt  trois  fils  à  la  fois. 

Voici  encore  trois  mortels  qui  sont  cause  qu'on  crie  après  nous  tous 
'.es  jours,  ot  que  nous  scmblons  en  effet  avoir  entièrement  mis  en  oubli. 
Ce  sont  trois  vieillards  qui  ne  sauraient  plus  s'acquitter  de  leurs  fonc- 
tions ordinaires  :  un  avocat  qui  ne  peut  plus  employer  son  éloquence  à 
soutenir  l'injustice;  un  médecin  célèbre  qui  ne  tue  plus  de  malades:  cl 
un  bon  père  capucin  qui  ne  peut  plus  sortir  de  son  couvent  pour  aller 
diiier  en  ville. 

LACITÉSIS. 

Faisons  promptement  disparaître  ces  vénérables  personnages. 

ATROi'OS,  tranchant  les  trois  fils. 
C'est  leur  faire  plaisir  que  d'abréger  une  vie  si  triste. 

CLOTHO,  montrant  un  autre  fil. 
Ce  fil  délié  attend  de  nous  la  même  grâce  :  c'est  le  tissu  des  jours 
d'une  belle  et  vertueuse  comtesse,  fort  avancée  dans  sa  carrière.  Nous 
lui  avons  lilé  une  vie  longue  et  sans  traverses;  mais  la  bonne  dame  est 
\iiie  dévoie  qui  s'aime,  cl  qui  vieillit  de  mauvaise  grâce.  Au  lieu  de 
laisser  tranquillement  ses  charmes  tomber  en  ruine,  elle  en  pleure,  tous 
les  matins,  la  perte  à  sa  toilette,  en   se  regardant  dans  son  miroir.  Je 
suis  d'avis  que  nous  terminions  le  cours  de  sa  vie,  pour  prévenir  le  dés- 
espoir où  elle  serait  bientôt  de  se  voir  décrépite. 
ATBOPOS,  coupant. 
J'y  con.sens  :  épargnons-lui  ce  chagrin. 

LACnÉSlS. 

J'opine  aussi  pour  qu'on  lui  rende  ce  service.  Il  faut  avouer  qu'il  y  a 
des  moments  où  nous  sommes  tout  à  fait  obligeantes. 
CLOino,  présentant  deux  fils. 

Ces  deu.\  fils  féminins  méritent  aussi  un  coup  de  ciseau.  Ce  sont  deux 
vieilles  extravagantes  :  l'une  est  veuve  et  l'autre  'fille.  La  première  a 
fait  la  folie  de  se  dépouiller  de  tous  ses  biens  pour  établir  avantageuse- 
ment si!s  enfanis,  qui,  par  reconnaissance,  la  laissent  manquer  de  tout  ; 
la  dernière,  née  tendre  et  généreuse,  se  trouve  sans  biens  et  sans  adora- 
teurs, après  avoir  pendant  cinqu-ante  ans  soudoyé  des  cadets. 
lAcncsis,  d'un  air  railleur. 

Je  ]ilains  ces  deux  pauvres  créatures. 

ATnopos,  coupant  les  deux  fils. 

Cessez  de  les  plaindre  ;  elles  ne  vivent  plus. 

CLOTHO,  donnant  un  autre  fil. 

Donnez  promptement  un  passe-port  pour  les  enfers  i  ce  vieux  gout- 
teux ilr  banquier  en  cour  de  Home;  vous  comblerez  parla  les  vœux  de 
sa  jeune  épouse,  qui  brûle  d'impatience  de  se  voir  eu  élat  de  faire  rem- 
|ilir  sa  place  par  un  gros  chantre  dont  elle  apprend  la  musique. 
Ainopos,  coupant. 

11  faut  la  satisfaire;  mais  je  crois  qu'elle  aurait  un  peu  moins  d'em- 
pressement à  convoler  en  secondes  noces,  si  elle  savait  que  son  maître 
à  chanter  doit  chajigcr  de  noie  dés  qu'il  sera  devenu  son  mari. 
LACHÉSIS,  apportant  vn  fil. 

Purgeons  la  Icrre  de  ce  vieux  prêtre,  ijui  a  passé  les  deux  tiers  de  sa 
vie  dans  la  pauvreté,  et  qui  possède  à  présent  vingt  bonnes  mille  livres 
de  rente  en  bénéfices,  qu'il  doit  moins  à  sa  verlu  qu'à  l'esprit  intrigant 
dont  nous  l'avons  doué  le  jour  de  sa  naissance,  flien  loin  de  faire  part  de 
ses  richesses  aux  pauvres,  il  se  plait  à  thésauriser.  Il  est  si  attaché  à  ses 
louis  d  or,  qu'il  se  fait  un  plaisir  de  les  complcr  tous  les  soirs  et  de  les 
baiser  l'un  après  l'autre,  eu  les  remellant  dans  son  coffre.  Enfin  il  ne 
vit  plus,  comme  autrefois,  du  proiluit  de  ses  messes,  ïl  il  est  si  las  d'en 
avoir  dit,  qu'il  ne  veut  plus  même  en  enlcndic. 
ATROPOs,  coupant. 

Voilà  qui  est  fini;  il  ne  baisera  plus  ses  louis  d'or,  qui  vont  être  par- 
tagés rnire  deux  ou  trois  héritiers  que,  par  avarice  ou  par  orgueil,  il  n'a 
]iliis  \oulu  voir  ])eiiJanl  sa  vie. 


CLOino  va  prendre  vn  nouveau  fit,  qu'elle  apporte. 
Parmi  les  vieillards  qui  vivent  encore  par  négligence,  j'en  aperçois  on 
qui  s'attire  ma  compassion.  C'est  un  religieux  que  ses  confrères  tiennent 
depuis  trente  années  enfermé  dans  un  cachot  noir,  où  ils  le  nourrissent 
si  sobrement,  qu'il  n'a  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

LACHÉSIS. 

.  Une  pénitence  si  rude  suppose  qu'il  a  commis  quelque  grand  crime. 

ClOTHO. 

Quelque  gi-andeaue  soit  sa  faute,  il  l'a  bien  espiée  par  les  maux  tfu'il 
a  soufferts.  11  y  a  plus  de  vingt-cinq  ans  qu'il  s'efforce  en  vain  tous  les 
jours  de  fléchir  sa  communauté  par  des  prières  et  par  des  lamios.  Il 
n'implore  plus  que  notre  secours  :  faisons  voir  que  nous  avons  moins  de 
dureté  que  des  moines. 

ATuopos,  coupant  le  fil. 

Prêtons-lui  donc  notre  assistance. 

LACHÉSIS,  présentant  un  autre  fil. 

Payons,  en  même  temps,  les  dettes  d'un  vieil  évèque,  obsédé,  toui"- 
menté,  persécuté  paa  nne  foule  importune  de  créanciers.  Comme  Sa 
Grandeur  n'a  pas  d'autres  revenus  que  teux  de  son  évêché,  qui  ne  lui 
rapporte  que  cinquante  mille  livres  par  an,  elle  a  été  obligée  d'emprun- 
ter de  loules  parts  pour  mieux  soutenir  la  dignité  de  l'Église.  On  veut 
aujourd'hui  qu'il  fasse  à  ses  créaBciers  des  délégations  qui  le  réduiraient 
à  vivre  bourgeoisement. 

ATP.OPOS. 

Bourgeoi-ement!  Ah!  quel  affront  on  veut  faire  à  un  prélat!  Il  faut 
le  lui  épargner.  Envoyons  monseigneur  dans  les  champs  qu'habitent  les 
ombres  heureuses.  (  Elle  coupe  le  fil.) 

CLOTHO. 

Bon  :  f(u'il  aille  dans  ce  charmant  séjour,  pourvu  que  messieurs  les 
juges  ne  lui  fassent  pas  jjrendre  la  route  du  Tartare,  pour  venger  ses 
créanciers. 

LACHÉSIS,  apportant  un  nouveau  fil. 

Il  me  vient  une  maligne  envie  que  je  veux  satisfaire.  Un  vieux  et  riche 
bourgeois  a  deux  enfants  mâles.  11  a  revêtu  l'aîné,  dont  il  est  idol.àtre, 
d'une  charge  fort  honorable  ;  et,  pour  faire  tomber  sur  lui  tout  son 
bien,  il  a  forcé  son  second  fils,  qu'il  n'aime  point,  à  se  jeter  dans  \\a 
couvent.  Ce  cadet,  pour  obéir  à  son  père,  a  pris  le  froc  sans  vocation; 
el,  après  avoir  fait  des  vœux  qui  le  lient,  vient  d'apostasier.  Pour  punir 
le  vil  illard  d'avoir  fait  un  mauvais  moine,  tranchons  les  jours  de  son  fils 
aiué,  qui  n'a  pohit  d'enfants. 

ATiiopos,  coupant. 

Cela  n'est  pas  mal  imaginé  :  c'est  en  effet  le  moyen  de  mortifier  le 
père;  il  aura  le  chagrin  d'avoir,  pour  enrichir  un  de  ses  fils,  causé  inu- 
tilement le  malheur  de  l'autre. 

LACHÉSIS. 

Et  de  penser  que  ses  collatéraux,  qu'il  hait  et  ne  voit  point,  vont  de- 
venir ses  hériliers. 

{Lachésis  cl  Clilho  prennent  chacune  plusieurs  fils,  qu'.itropos 
coupe  à  mesure  qu'ils  lui  sont  présenlés.) 

CLOTHO. 

J'ai  aussi  mes  fantaisies,  moi. 

ATROPOS. 

Qui  vous  empêche  de  les  contenter? 

CLOTHO,  présentant  trois  fih  à  la  fois. 

Point  de  miséricorde  pour  ces  trois  fils  retors  que  j'abandonne  à  votre 
ciseau.  Ce  sont  deux  Normands  et  une  aventuriéie  de  Gascogne  :  ils  ont 
quitté  leur  pays  pour  aller  chercher  fortune  à  la  bonne  ville  de  Paris, 
mère  nourrice  des  cadets  de  ces  deux  nations.  Un  de  ces  Normands,  après 
avoir  pris  la  livrée  d'un  fermier  général,  et  passé  par  les  emplois  qui  y 
sont  allachés,  est  devenu  le  seigneur  du  village  où  il  est  né.  L'autre, 
qui  a  fait  ses  études  dans  la  ville  de  Caen,  a  mis  son  latin  à  profil,  eu  se 
glissant  chez  un  gros  collateur  dont  il  a  trouvé  moyen  de  gagner  l'ami- 
tié et  d'attraper  deux  bénéfices  considérables  :  et  la  Gasconne,  aussi 
prudente  que  jolie,  s'en  fait  un  petit  fonds  de  cinquante  mille  écus  des 
deniers  des  trois  Etats. 

ATROPOS,  tranchant  les  trois  fils. 

Puisque  vous  le  voulez,  le  seigneur  de  village,  l'aventurière  et  le  bé- 
néficier vont  se  rendre  dans  un  instant  à  la  redoutable  prairie  (1),  où  UEa- 
cus  les  attend  pour  les  interroger.  Je  crois  que  ce  juge  n'aura  pas  besoin 
de  i\liuos  |)Our  savoir  s'il  doit  les  condamner  à  prendre  le  chemin  du 
Tartare. 


(I)  Plaion,  dans  le  Gorgias,  dit  qii'OEacas  fl  IXhadanianle  rendaienl  leurs  arrWs  dsns 
mil'  jirniric  nii  il  y  avaii  Aeax  roules  qui  ronduisaicnl,  lune  au  TarLire,  el  l'aune  aine 
(:iiiHi|i-  l'Iv-, ■•,><;  i|in>  la  jiniilicliiiii  d'OEai'US  s'clciiilail  sur  l'Kuro|ic,  crlle  de  Itliadl' 
ihipiriii  i'\-ir:  cl  i|iu\  i|iiiiuil  il  se  trouvait  des  diflicnliés  que  ws  deux  juges  ne  |)0U- 

^1  iii  II- lii'.   ils  iiv^iii'iii   niriiurs  à  Miuos,  qui,  le  bceplre  d'or  £i  la  niaiu,  so  leiwit 

,ivMv,  ,■!    proiiniii;:|il  SOUVOMIIUMUtlJl. 

Du  |i'iii|is  (le  l'Iaion.la  tone  n  était  divisée  qu'on  deux  parties. 


UiNE  JOURNEE  DES  PARQUES. 


16i 


LAcnÉsis,  donnant  un  fit  à  couper. 
Délivrons  le  pem-e  liuinaiQ  de  cet  abbé  prodigue  qui  ne  peut  vivre 
avec  soixante  mille  livre  de  renie,  qui  s'endette  de  tous  cùtés,  qui  fri- 
ponne le  tiers  et  le  qunrl,  et  qu  enfin  la  nécessité  d'avoir  de  l'argent 
rend  capable  de  tout.  Sa  bourse,  comme  le  tonneau  des  Danaïdes,  se  vide 
sitôt  qu'elle  est  remplie.  Si  tous  les  rois  de  la  lerre  lui  voulaient  envoyer 
leurs  revenus,  il  viendrait  à  bout  de  les  dépenser 

ATRoros,  se  hâtant  de  couper. 
Ah  1  quel  bourreau  d'argent  !  il  ne  mérite  pas  de  voir  le  jour. 

CLOTno,  présentant  un  nvurcau  fil. 
Point  de  pardon  pour  ce  plaideur  eilravairant.  Sa   parlie  est  une 
femme  quia  été  sa  maîtresse  pendant  vingt  années  pour  le  moins;  il  l'a 
depuis  peu  épousée,  et  II  plaide  en  séparation. 
ATiiûpos,  coupant. 
Quel  fou  ! 

Lachésis,  donnant  un  autre  fil. 

Finissons  les  divi.sions  qui  régnent  dans  la  famille  d'un  marcband  in- 
juste et  caprii.ieux  ;  quoiqu'il  ait  soivanic-quinze  ans  passés,  il  ne  veut 
pas,  que  ses  deux  fils  se  mêlent  de  ses  affaires,  qu'ils  conduiraient  p,oui- 
tant  bien  mieux  que  lui. 

AiROPOS,  tranchant  le  fit  du  père. 
Je  vais  mettre  d'accord  le  père  et  les  enfants. 

Clotho,  offrant  un  autre  fil. 
Coupez  ce  fil  :  c'est  celui  d'un  ecclésiastique  des  plus  patelins  qu'il  y 
ait  dans  le  séminaire.  L'hypocrite  a  si  bien  fait,  qu'on  l'a  nommé  à  une 
abbaye  considérable;  il  a  déjà  envoyé  son  argent  à  Rome  pour  payer  ses 
buUe's;  elles  sont  en  chemin  :  faisons  disparaître  monsieur  l'abbé  ava'nt 
qu'elles  arrivent. 

AiBoros,  coupant  le  fil. 
Il  n'aura  pas  le  plaisir  de  les  voir. 

Lachésis,  donnant  un  autre  fil  et  rianl. 
Un  gros  cochon  d'hojnme  gourmand  rêve  qu'il  est  à  table,  et  se  ré- 
veille en  sursaut  ;  il  sonne  une  clochette  pour  apjicler  son  cuisinier,  et 
lui  ordonner  de  préparer  pour  son  diner  les  mets  qu'il  vient  de  voir  en 
dormant  :  Ayons  la  malice  de  priver  ce  gourmand  de  faire  ce  repas. 
Atropos,  coupant. 
Vous  voilà  satisfaite. 

Clotuo,  apportant  un  ccheveau. 
Ces  fils  sont  ceux  de  vingt  voleurs  et  d'autres  pareils  honnêtes  gens  qui 
sortent  des  jirisons  de  Londres  pour  aller  subir  le  châtiment  auquel  ils 
ont  été  condamnés  par  la  justice.  L'étonnante  nation!  ces  criminels  se 
rendent  d'un  air  tranquille  au  lieu  de  leur  supplice. 

Atbopos,  coupant  l'écheveau. 

Oh!  les  Anglais  sont  de^  hommes  bien  résolus  ;  ils  nuiitent  pour  la  plu- 
part sans  regret  la  vie,  et  ne  craignent  pas  la  maison  ac  Pluton,  soit  qu'ils 
croient  qu'îi  n'y  en  a  point,  soif  que,  persuadés  qu'il  faut  tôt  on  tard  ces- 
ser de  vivre,  il  leur  soit  indifférent  de  mourir  aujourd'hui  ou  demain. 

LACnÉSlS. 

Atlendez.  mes  chères  sœurs,  je  fais  une  réflexion  :  nous  sommes  ti-op 
bonnes  aujourd'hui  ;  nous  ne  détruisons  que  des  sujets  insensés,  inutiles 
ou  incommodes  dans  la  société  civile;  à  quoi  pensons-nous  donc?  Est-ce 
ainsi  que  les  l'arques,  qui  ne  sont  pas  moins  cruelles  que  les  Euménides, 
doivent  s'occuper?  On  dirait,  à  voir  le  choix  que  nous  faisons  de  nos  vic- 


times, ((ue  nous  cherchons  à  paraître  équilaliles  ans  yeux  des  hommes-, 
il  semble  que  nous  ayons  peur  qu'ils  désaïqirouvent  nos  actions,  comme 
si  nous  nous  mettions  en  peine  de  leurs  plaintes  et  de  leurs  murmures. 

CLOTno. 

Le  reproche  est  juste.  Nous  faisons  des  destinées  une  espèce  de  cham- 
bre de  justice  ;  nous  n'y  songeons  pas  effectivement  :  frappons  des  coups 
moins  mesurés;  baignons-nous  dans  le  sang  humain  ;  que  l'on  nous  re- 
connaisse à  In  m.tlice  et  à  la  barbarie  de  nos  opérations. 

ATROl'OS. 

Ces  sentiments  me  charment.  Apporlez-moi,  mes  mignonnes,  les  fils 
des  mortels  les  plus  respcclés  sur  la  terre,  et  soyons  insensibles  à  la 
douleur  que  nous  allons  causer. 

i.AcnÉsis. 
Vous  jiouvez  compter  sur  notre  fermeté. 

ciOTiie,  tirant  un  fil  d'un  nouvel  icheveun. 

Le  beau  coupa  faire,  ma  chère  Atropos!  Ilenipli<sons  d'étonnoment 
l'Europe  et  l'Asie. Tranchez  ce  fil  :  c'est  un  meurtre  digne  de  nous;  olons 
la  vie  et  la  couronne  à  ce  jeune  empereur  qui  fait  concevoir  à  ses  peu- 
ples de  si  belles  espérances;  il  a  jeté  les  yeux  sur  une  princesse  (le  .sa 
cour,  et  il  se  dispose  à  la  faire  monter  sur  le  trône  :  tout  est  prêt  pour 
son  mariage,  dont  la  cérémonie  se  fera  demain,  si  nous  l'avons  jiour 
agréable;  mais  prenons  plaisir  a  tromper  l'attente  de  ce  jeune  monarque. 
Changctius  l'appareil  de  ses  noues  eu  funérailles;  réjiundous  la  cousler- 


iiation  dans  son  palais,  et  djverlissons-nous  de  la  tristesse  de  ses  plus 
chefs. courtisans. 

ATRoros,  coupant. 
L'affaire  en  sera  bientôt  faite  :  le  fil  de  la  vie  d'un  souverain  n'est  pas 
plus  dlifficile  à  couper  qu'un  autre. 

LACHÉSIS,  apportant  un  fil. 
Une  jeune  et  charraaule  princesse  qui  fait  l'ornement  d'une  des  plus 
belles  cours  de  l'univers  est  malade  :  elle  est  environnée  de  médecins 
qui  se  llattent  qu'ils  la  guériront  ;  mais  rendons  leurs  espérances  vaines, 
comme  nous  faisons  le  plus  souvent  dans  les  maladies  aiguës. 
ATROPOS,  coup  mt. 
Je  vais  lui  porter  le  coup  mortel,  sans  être  touchée  des  larmes  du 
prince  son  époux,  qui  se  désespère  an  pied  de  son  lit;  ni  des  lamenta- 
tions des  femmes  qui  sont  autour  d'elle. 

CLOTUO. 

A  cette  inhumaine  et  noble  fermeté,  je  reconnais  ;ma  sœur.  Courage, 
Atropos  ;  après  les  deux  expéditions  que  vous  venez  de  faire,  je  ne  crains 
pas  que  vous  refusiez  de  prêter  la  main  à  celle-ci. 

{Elte  lud  présenta  un  fil.) 

A,TR0P0S. 

Qu'est-ce  que  ce  01? 

CLOTllO. 

C'est  celui  d'un  général  d'armée,  d'un  grand  capitaine,  qui  réunit  "en 
lui  toutes  les  qualités  des  héros  ;  faites-lui  sentir  votre  ciseau  au  milieu 
de  ses  troupes;  vous  trancherez  une  vie  que  le  fer  et  le  feu  respectent 
depuis  soixante  ans. 

ATiiopos,  coupant. 
Nous  lui  avQBS  filé  laut  de  jours  glorieux,  qu'il  doit  mourir  content. 

LACiiésis,  donnant  un  autre  fil. 
Main  basse,  main  bisse  sur  cet  illustre  magistrat  qui  aime  l'éclat  et 
la  dépense,:  juge  fort  aimé,  fort  estimé,  et  des  plus  éclairés. 
ATROPOS,  d'un  air  étonne. 
Vous  n'y  faites  pas  réllexion,  Lachésis. 

LACHÉSIS. 

Pardonnez-moi!' 

ATROP09. 

Nous  ferons  mal  notre  cour  à  ma  mère,  en  ôlant  sitôt  du  nombre  des 
vivants  un  de  ses  plus  zélés  sacrificateurs, 

LACHÉSIS. 

Coupez,  coupez  toujours  à  bon  compte.  Thémis  nous  grondera  d'a- 
bord ;  ensuite  elle  s'apaisera  quand  nous  lui  représenterons  que  les  l'ar- 
ques n'épargnent  personne,  et  que  d'ailleurs  ce  magistrat  qu'elle  affec- 
tionne sera  fort  bien  remplacé. 

ATROPOS. 

Oh  !  Thémis  se  contentera  de  ces  raisons...  [Elle  coupe  le  fil.)  Voilà 
noire  magistrat  dépoiiillo  du  pouvoir  de  juger  les  autres.  Il  va  paraître 
lui-même  devant  les  juges  des  enfers,  et  entendre  prononcer  son  arrêt.,; 


SEANCE  DEUXIEME. 


CLOTllO,  LACHESIS,  ATllOl'OS. 

cioino. 
Sauf  votre  meilleur  avis,  mes  sœurs,  je  juge  à  propos  que  nous  nous 
reposions  un  jieu. 

LACHÉSIS. 

Que  dites-vous,  Clolho?  Est-ce  que  nous  sommes  faites  pour  le  repos? 

CI.0TI10, 

Non  :  mais  dèlassons-iious  eu  changeant  de  travail.  Ainsi,  pour  quel- 
ques moments,  cessons  de  couper  des  fils;  commençons  à  nous  servir  de 
la  quenouille.  Le  plaisir  de  Hier  les  aveulurc.'S  des  enfants  qui  naissent 
est  celui  qui  a  le  plus  de  charmes  pour  moi. 

ATROPOS. 

Je  vous  dirai  la  même  chose,  quoique  je  me  divertisse  fo.-t  à  jouer  des 
ciseaux. 

LAr.iiésis. 

Nous  sommes  donc  d'accord  toutes  trois  :  filer  est  mon  occupation  fa- 
vorite; aussi  suis-je  chargée  de  tourner  le  fuseau.  Allons,  mes  petites, 
apportez  vile  les  paniers  où  sont  nos  lilasses  blanches  et  nos  tilasses  iioi" 
rcs  :  arrangez  autour  de  moi  tous  les  vases  où  je  trempe  h-  bout  île  mes 
doigts  (juiind  je  fili»,  et  (|ui  conticiirienl  diverses  liqueurs,  dont  les  unes 
communiquent  aux  hommes  les  vices  et  les  autres  le»  vertus. 


164 


LA  JOURNÉE  DES  PARQUES. 


ATBOPOS,  apportant  un  vase. 
Voici  déjà  un  Jes  vases  où  vous  mêliez  le  plus  souvent  la  main  :  c'est 
celui  de  la  volupté. 

cLOTHO,  apportai\t  deux  vases. 
Et  voilà  les  vases  du  jeu  et  de  l'ivrognerie  :  vous  n'y  trempez  pas  moins 
souvent  les  doigts. 

ATBOPOS,  apportant  un  autre  vase. 
Vous  voyez  celui  dont  la  liqueur  a  été  puisée  dans  le  Styx,  et  qui  fai  t 
les  tyrans,  les  assassins  et  les  autres  mauvais  hommes. 

CLOTHO,  apportant  deux  nouveaux  ra^es. 
Ces  vases  sont  ceu.i  du  mensonge  et  de  la  trahison.  (  Atrnpos  et  Clo- 
Iho  apportent  tous  les  vases  des  passions,  des  vices  vt   des  vertus,  et 
les  arrangent  autour  de  Lachésis.) 

LACHÉsis,  regardant  de  tous  côtés. 
Je  ne  vois  point  ici  les  vases  de  la  douceur  et  de  la  beauté. 

ATBOPOS. 

.\li!  oui,  oui,  je  les  démêle...  (Elle  s'aperçoit  que  Clotho  cherche 
quelque  chose.)  Que  voulez-vous,  Clotho  ? 

CLOTHO. 

Je  cherche  un  vase  que  je  ne  trouve  point  ;  on  dirait  que  nous  ne  l'a- 
vons plus. 

'^  LACMSIS. 

Quel  vase  est-ce  donc? 

ClOTHO. 

C'est  celui  de  la  chasteté. 

LACHÉSIS. 

Je  ne  sais  où  il  est;  mais  nous  n'en  aurons  pas  besoin  peut-être  au- 
jourd'hui; il  ne  faut  pas  nous  en  servir  tous  les  jours;  nous  ne  pouvons 
assez  le  ménager  :  nous  avons,  dans  les  premiers  temps  du  monde,  fait 
une  si  grande  consommation  de  la  liqueur  qu'il  y  avait  dedans,  qu'à  peine 
nous  en  reste-t-il  pour  faire  des  filles  religieuses. 

ATROPOS. 

Passons-nous-en  donc,  ainsi  que  du  vase  de  l'humililé  :  il  est  encore 
bien  précieux,  celui-là  :  aussi  le  conservons-nous  fort  soigneusement  ; 
nous  ne  nous  en  servons  presque  plus,  même  quand  nous  faisons  des 
moines. 

LACHESIS. 

Cl,  filons...  Mais  attendez,  il  nous  manque  encore  quelque  chose. 

CLOTHO. 

Quoi? 

LACHÉSIS. 

Le  petit  panier  où  il  y  a  des  fils  d'or  et  des  fils  de  soie.  La  fantaisie 
peut  nous  prendre  aujourd'hui  de  rendre  quelque  mortel  heureux. 

ATBOPOS. 

C'est  une  fantaisie  que  nous  avons  bien  rarement. 

CLOTHO,  apportant  un  petit  panier  de  fils  d'or  et  de  soie. 
Si  par  hasard  cette  envie  nous  vient,  voici  de  quoi  la  satisfaire. 

LACHÉSIS. 

Filons  donc  présentement  les  destinées  des  enfants  qui  vont  naître. 

CLOTHO. 

11  en  est  déjà  né  plusieurs  depuis  que  nous  sommes  à  l'ouvrage.  Il  vien  t 
d'éclore  entre  autres,  dans  le  sérail  du  Grand  Seigneur,  un  prince  dont 
la  sultane  favorite  est  accouchée.  Commençons  par  celui-là.  {Elle  tire  la 
filatse  pour  filer.)  ■        ^,     .  .         ' 

LACHESIS,  filant.  \ 

Arrêtons,  statuons  et  ordonnons  que  la  vie  de  ce  prince  naissant  soit 
longue  :  qu'il  passe  sa  plus  tendre  eufance  dans  le  sein  de  son  père  et  de 
sa  mère,  et  qu'il  augmente  en  eux,  par  ses  gentillesses,  l'amour  dont  il 
est  le  doux  fruit. 

ATROPOS. 

Marquez,  Lachésis,  marquoi  par  quelques  nuances  noires  l'affreux 
péril  dont  je  veux  qu'il  soit  menacé,  avant  qu'il  ait  atteint  sa  sixième 
année.  Les  janis.^aires,  si  redoutables  à  leurs  maîtres,  se  révolteront 
contre  le  aouvernement,  déposeront  le  pérc  du  jeune  prince,  et  mettront 
sur  le  trône  le  frère  du  sultan  déposé.  Le  nouvel  empereur  d'abord  sera 
tenté  de  suivre  les  maximes  sanguinaires  de  ses  prédécesseurs,  et  de 
faire  étrangler  son  neveu;  mais  il  ne  succombera  pointa  une  si  cruelle 
tentation;  au  contraire,  il  concevra  pour  lui  l'amitié  la  plus  forte,  et 
prendra  autaut  de  soin  de  sou  éducation  que  s  il  était  son  propre  lils. 

CLOTHO. 

Ajoutons  à  cela,  je  vous  prie,  que  le  jeune  prince  demeurera  pendant 
un  grand  nombre  d'années  dans  le  sérail;  après  quoi,  par  une  nouvelle 
révolution  qui  coûtera  la  vie  à  plus  de  soixante  mille  musulmans,  son 
oncle  sera  déposé  à  son  tour,  et  lui  élevé  à  l'empire  :  il  reprendra  donc 
la  place  de  son  père,  qui  sera  mort  ;  et,  usant  aussi  d'humanité,  il  épar- 
gnera le  sang  de  sa  famille. 


LACHESIS. 

Je  souscris  à  ces  décisions.  Qu'elles  soient  des  arrêts  irrévocables  des 
Parques!  Passons  à  un  autre  enfant. 

ATROPOS. 

Doucement,  ma  sœur.  D'où  vient  qu'en  filant  la  vie  de  ce  prince  nou- 
veau-né, vous  n'avez  fait  aucun  usage  de  nos  vases?  C'est  pour  en  faire 
sans  doute  un  prince  sans  vices  et  sans  vertus. 

LACHÉSIS. 

Eh  bien,  ce  ne  sera  pas  le  premier  que  nous  aurons  fait  de  ce  carac- 
tere-là. 

CLOTHO. 

J'en  demeure  d'accord;  mais  donnez  lui  du  moins  une  dose  raison- 
nable de  volupté  :  voulez-vous  qu'il  vive  dans  son  sérail  comme  un 
chartreux  dans  sa  cellule  ? 

LACHÉSIS,  souriant  et  trempant  ses  doigts  dans  le  vase  de  la  volupté. 

Non,  vraiment,  je  n'y  pensais  pas.  J'allais  faire  là  un  pauvre  sultan. 

ATROPOS. 

Passons  de  Constantinople  à  Pékin.  Nous  venons  de  régler  les  princi- 
paux événements  de  la  vie  d'un  prince  lurc;  filons  présentement  le  sort 
d'une  princesse  née  depuis  un  quart  d  heure  au  palais  de  l'empereur  de 
la  Chine  :  c'est  la  cinquième  tille  de  ce  grand  monarque.  La  mère  de 
cette  princesse  est  une  des  trois  concubines  de  la  seconde  classe  (I),  et 
la  même  qui,  l'année  dernière,  accoucha  d'un  prince  que  Sa  Majesté 
Chinoise  doit  un  jour  choisir  pour  son  successeur.  Nous  avons,  comme 
vous  savez,  doué  l'enfaut  niàle  de  toutes  les  inclinations  de  son  père, 
surtout  d'un  grand  attachement  aux  cérémonies  de  la  secte  des  bonzes, 
avec  une  extrême  curiosité  d'apprendre  des  choses  qu'il  ne  convient 
guère  aux  rois  de  savoir  :  quelles  qualités  jugez-vous  à  propos  de  don- 
ner à  la  femelle  ? 

CLOTHO. 

De  bonnes  et  de  mauvaises.  Qu'elle  ait  de  l'esprit,  de  la  beauté,  avec 
des  pieds  si  petits  |2|,  qu'elle  ne  puisse  se  soutenir  dessus  ;  mais  qu'elle,ait 
des  moments  de  caprice  et  d'humeur  noire  qui  fassent  enrager  les  fem- 
mes qui  sont  autour  d'elle. 

■  LACHÉSIS,  après  avoir  mis  la  main  dans  les  vases  du  caprice  et  dans 
les  vases  de  l'esprit  et  de  la  beauté. 
Cette  princesse,  je  vous  assure,  sera  bien  difficile  à  servir. 

ATROPOS. 

De  la  fille  d'un  empereur  daignerez-vous  descendre  à  deux  enfants  du 
commun  '? 

CLOTHO. 

Hé,  pourquoi  non?  Est-ce  que  tous  les  hommes  ue  sont  pas  égaux 
pour  nous .' 

LACHÉSIS. 

Sans  doute  :  à  mesure  qu'ils  naissent,  nous  devons  sans  distinction 
filer  leurs  aventures. 

ATROPOS. 

Nous  sommes  encore  à  la  Chine.  Une  brodeuse  de  l'ile  d'Emouy  vient 
d'enfanter  deux  garçons  a  la  fois.  Leur  père,  qui  vit  dans  l'indigence,  se 
voyant  hors  d'étal  "de  les  bien  élever,  s'attendrit  sur  leur  misère,  et, 
poussé  par  une  cruelle  compassion,  il  est  tenté  de  le^  aller  noyer  dans 
la  mer. 

CLOTHO. 

C'est  qu'il  croit  à  la  métempsycose,  et  qu'il  espère  qu'à  la  première 
transmigration  les  âmes  de  ses  enfants  animeront  des  corps  plus  heu- 
reux. 

LACHÉSIS. 

Arrachons  ces  jumeaux  à  la  barbare  pitié  de  leur  père. 

ATROPOS. 

Volontiers  :  faisons  les  adopter,  l'un  par  un  officier  du  mandarin  qui 
connaît  des  affaires  civiles  dans  la  province;  l'aulre,  par  uu  marchand 
de  soie  crue,  lequel,  ne  pouvant  avoir  d'enfants  ni  de  sa  femme  ni  de 
ses  concubines,  aura  recours  à  cette  adoption,  dans  la  vue  d'avoir,  après 
sa  mort  un  fils  qui  vaque  aux  sacrifices  domestiques,  et  brûle  de  petits 
morceaux  de  papier  doré  devant  les  âmes  de  leurs  aïeux. 

CLOTHO. 

J'admire  la  pieuse  tendresse  de  ces  bons  Chinois  peur  leurs  ancêtres  : 
ils  ont  beau  croire  à  rimmorlalité  de  l'àine  ou  la  métempsycose,  cela  ne 
les  empêche  pas  d'aller  toujours  leur  train,  et  de  s'imaginer  que  les  es- 
prits de  leurs  défunts  parents  voltigent  autour  des  tal)lettes  où  leurs 
noms  sont  gravés  en  lettres  d'or. 


I)  Les  frmmfs  île  l'empereur  de  la  Cliiiic  sonl  divisées  en  six  classes.  La  première 
n'esi  cflmpostc  ime  de  la  reine,  son  unique  é|)Oiise;  il  y  a  dans  la  seconde  classe  Irois 
concubines  ;  dans  la  iroisiènie,  neuf;  dans  la  qualrieme,  \in3l-sepl;  d.ms  la  cimiuiime, 
dix-Uuil;  ei  le  numbre  de  la  siiiÈme  n'csl  pas  lixe.  ,    .,     ., 

Yoijage  autour  au  monde,  par  le  Genlil. 

(î)  Les  Chinoises  s'cslropieni  le  plus  souvcni  il  force  de  vouloir  avoir  les  pieds  peliU. 


UNE  JOUKNÉE  DES  PARQUES. 


1G5 


'  LACIIÉSIS. 

Rien  ne  prouve  mieux  le  |JOuvoir  que  la  coutume  a  sur  les  lioninies. 

ATIIOPOS. 

(Juo  Jeviendronl  nos  jumeaux  adoptés? 

CLOTHO. 

(lelui  que  l'officier  du  mandarin  aura  fait  sou  héritier  s'adonnera  de 
l^iut  son  conir  aux  sciences;. et  son  |iére  adojitif  aura  la  saiisfacliun  de  le 
voir  parvenir  au  degré  glorieux  de  licencié. 

LAcnÉsis,  après  avoir  trempé  les  dtiùjls  dans  les  vases  des  sciences. 

Trois  ans  après,  notre  petit  brodeur  oliliendia  une  place  honorable 
dans  le  collège  des  docteurs  qui  écrivent  les  annales  de  l'empire  chinois, 
et  sont  chargés  du  soin  de  recueillir  les  lois,  tant  anciennes  que  mo- 
dernes. 

CI.OTIIO. 

Dans  la  suite,  il  sera  tiré  de  ce  collège;  il  deviendra  précepteur  du 
prince aioé  de  la  Chine;  et  le  reste  Je  sa  vie  ne  sera  qu'un  enchaînement 
d'honneurs  et  de  plaisirs. 

Amopos. 

Comme  il  nous  a  pris  fantaisie  de  faire  un  sujet  vertueux  et  fortuné  de 
cet  eiif.int,  faisons  aussi,  par  caprice,  un  lri|  6n  et  un  malheureux  de  son 
frère.  C'est  ce  que  nous  faisons  tous  les  jours. 

LACIIÉSIS. 

Vous  me  prè.venez. 

ci.oTno. 
C'est  ce  que  j'allais  vous  proposer. 

Atropos,  souriant. 
Dans  la  disposition  où  nous  sommes  tontes  trois,  neus  allons  faire  un 
aimable  garçon...  Allons,  Laché.'is,  mettez  d'abord  la  main  dans  tous  les 
vases  des  vices  ;  il  s'agit  de  foimer  un  mortel  qui  soit  capable  de  tout. 

Lacuésis,  après  avoir  trempé  les  doigts  dnnt  plusieurs  vases. 

Vous  pouvez,  mes  sœurs,  ordonner  présentement  de  ce  garçon  tout  ce 
qu'il  vous  plaira  ;  je  vous  proteste  que  je  viens  de  lui  donner  les  dispo- 
sitions nécessaires  pour  bien  jouer  dans  le  monde  les  personnages  que 
vous  voudrez. 

ClOTUO. 

Ces  bonnes  .semences,  qu'il  reçoit  de  votre  main  bienfaisante,  vont  ger- 
mer à  vue  d'œil  ;  il  fera  mille  espiègleries  dans  son  enfance.'Le  marchand 
de  soie  crue,  après  avoir  en  vain  mis  en  usage  tous  les  châtiments  pour 
le  corriger,  l'abandonnera.  Le  jeune  homme  suivant  ses  mauvaises  incli- 
nations, tombera  bienlôt  entre  les  mains  de  la  jusiice,  qui  se  contentera 
de  le  punir,  pour  la  première  fois,  en  lui  faisant  appliijuer  sur  les  lesses 
cinquante  coups  de  canne  de  bois  de  bambou,  ce  qui  ne  le  rendra  pas  plus 
sage.  Il  se  fera  condamner  aux  galères  pour  trois  ans;  après  tiuoi,  il  ira 
se  présenter  aux  bonzes  de  la  pagode  (pii  est  auprès  de  la  ville  de  Focheu. 
Ils  le  recevront  gracieusement,  et  lui  permettrout  d'aspirer  à  l'honneur 
d'être  de  leur  secte. 

Lacuùsis. 

Oh  !   puisqu'il  doit  devenir  bonze,  il  faut  que  je  lui  donne  l'esprit  de 
ion  élat.  Je  n'ai  pas  trempé  les  doigts  dans  le  vase  de  l'hypocrisie...  {Elle 
met  la  main  dans  le  vase  de  l'hypocrisie. )  Il  ne  lui  manque  à  présent 
aucune  des  vertus  qu'ont  ces  Yénérables  solitaires. 
Clotiio. 

Avant  que  les  bonzes  l'initient  à  leurs  mystères,  ils  lui  laisseront  croî- 
tre la  barbe  et  les  clieveux  pendant  l'espace  d'une  année  entière,  lui  fe- 
ront porter  une  robe  déchirée,  et  l'obligeront  d'aller  de  purte  en  porte 
chanter  les  louanges  de  Fo,  l'idole  de  celte  pagode.  De  plus,  il  ne  man- 
gera rien  que  des  herbes  et  des  fruits.  Il  faudra  qu'il  combatte  sans  cesse 
ie  sommeil  ;  et,  quand  il  n'y  pourra  résister,  un  de  ses  confrères,  chargé 
du  soin  de  le  réveiller  .à  coups  de  bâton,  s'en  acquittera  fort  exactement 
Après  ua  si  doux  noviciat,  il  endossera  une  longue  robe  grise  ;  ou  lui 
mettra  sur  la  tète  un  bonnet  de  carton  sans  bords  et  doublé  d'une  toile 
noire.  Ensuite,  tous  les  bonzes  eutoiMieniut  des  hymnes  dont  personne 
n'entendra  le  sens,  et  leur  chaut,  accompagné  de  jietites  clochettes,  fera 
une  espèce  de  charivari  assez  réjouissant.  Enfin  la  cérémonie  Je  la  récep- 
tion de  ce  nouveau  bonze  finira  par  un  repas  où  il  y  aura  plus  d'abondance 
que  de  délicatesse,  et  où  tous  ses  cunt'rercs  boiront  à  leuvi  jusqu'à  ce 
<|u'ils  soient  ivres-mort». 

ATIIOPOS  A  CI.OTIIO. 

Est-ce  là  tout  ce  que  vous  voulez  ordonner  qu'il  arrive  i  ce  pieux 
Chinois? 

CLOTUO. 

Ajoutez-y  ce  qu'il  vous  jdaira. 

ATIIOPOS. 

C'est  ce  que  je  vais  faire.  QHinze  ans  après  avoir  été  reçu  bonze  de  la 
f.içon  que  vous  venez  de  dire,  il  se  verra  .supérieur  de  la  pagode.  Alors 
il  édifiera  le  public  par  l'éfclat  d'une  aventure  dont  il  sera  le  héros,  et  qui 
fira  beaucoup  de  bruit  dans  touten  les  provinces  4e  la  Chine. 


Je  suis  curieuse  de  savoir  quel  doit  être  ce  grand  événement  dunl 
vous  |iréteudez  embellir  l'histoire  de  ce  bonze. 

CLOTHO. 

Et  moi  tout  de  même. 

ATIIOPOS. 

La  voici.  La  fille  d'un  docteur  chinois,  suivie  de  deux  jeunes  servantes, 
passera  un  jour  devant  la  pagode,  dont  la  porte  sera  ouverte  :  cll^  y 
enireia  poiii-  faire  sa  prii're  :  n'apercevant  personne,  elle  s'avancera  jus- 
qu'à l'aulel  de  l'idole,  ou  elle  se  mettra  dévotement  à  genoux.  Notre 
supérieur,  caché  dans  un  cndrnit  d'où  il  pourra  tout  voir  sans  être  vu, 
la  regardera,  et,  la  trouvant  foit  à  son  gré,  il  ira  promplement  cher- 
cher ses  compagnons,  auxquels  il  ordonnera  d'enlever  ces  trois  femmes. 

LACIIÉSIS. 

Et  cet  ordre  apparemment  n'aura  pas  plutôt  été  donné,  qu'il  sera 
brusquement  exécuté  ? 

ATIIOPOS. 

Assurément.  Le  docteur,  étonné  de  ne  plus  voir  sa  fille,  et  fort  en 
peine  de  savoir  ce  qu'elle  est  devenue,  fera  tant  de  perqni<itions,  qu'il 
apprendra  que  les  bonzes  l'ont  en  leur  pouvoir.  11  s'adressera  aussi- 
lot  au  général  des  Tarlares  de  la  province,  et  se  plaindra  du  ravissement 
de  sa  fille.  Le  général,  prompt  à  rendre  jusiice,  se  transportera  d'ab  )rd 
à  la  pagode  avec  le  docteur,  et  demandera  les  personnes  enlevées.  Les 
bonzes  répondront  (pie  Fo  est  devenu  amoureux  de  la  maîtresse,  et  l'a 
lait  enlever  avec  ses  deiix  suivanli's.  Le  supérieur,  payant  d'effronterie, 
ajoutera  que  Fo,  en  voulant  bien  honorer  de  ses  embrassemenls  la  fille 
du  Jocleur,  le  comble  de  gloire,  lui  et  toute  sa  lamille;  mais  le  général 
larlare,  sans  s'arrêter  aux  fables  des  bonzes,  visitera  Ini-méiue  lous  les 
réduits  de  la  maison  et  du  jardin.  Il  entendra  des  voix  confuses  qui  sor- 
tiront d'une  grotte  percée  dans  un  rocher:  il  fera  alallre  une  porte 
de  fer  qui  fermera  l'entrée,  et  trouvera  dans  ce  lieu  sonlerraiu  la  fille 
du  docteur,  avec  plusieurs  autres  compagnes  de  son  iiifortune.  Elles 
seront  toutes  rendues  à  leurs  l'aïuilles  ;  et  l'on  mettra  par  ordre  du  gé- 
néral, le  feu  aux  quatre  coins  de  la  pagode,  qui  sera  réduite  en  cendres 
avec  ses  infâmes  ministres  (1  ). 

ci.OTUo,  à  Lacliésii. 

Que  vos  doigts  .se  pré|iaieut  à  filer  les  jours  d'une  fille  qui  prend  nais- 
.sauce  en  ce  moment  dans  l'Amérique  méridionale.  Une  Portugaise,  na- 
turelle du  Brésil,  donne  une  héritière  à  son  époux,  qui  est  un  des  plus  ri- 
ches maîtres  des  plantations  qu'il  y  avait  dans  la  ville  de  San-Salvador. 
Prodiguons  les  vertus  à  l'enfant;  faisons-en  une  petite  Lucrèce. 

LICUÉSIS. 

Fi  donc,  Clotho!  vous  plaisantez  apparemment  :  ce  serait  bien  déplacer 
la  chasteté.  Non,  non,  ce  n'est  pas  la  peine  d'aller  chercher  le  vase  qui 
donne  celle  vertu,  et  dont  il  ne  faut  nous  servir  qu'à  la  prière  de  Minerve 
ou  de  Junou.  Une  fille  sage  en  Cuinée  y  paraîtrait  un  phénomène  nou- 
veau  {Elle  trempe  te  bout  de  ses  doigts  dans  les  vases  de  la  beauté  et 

lie  la  volupté.)  Coiitentons-nous  de  rendre  celle-ci  parfaitement  belle. 
Pour  cet  effet,  je  veux  qu'elle  ait  un  teint  noir  et  luisanl,  le  nez  fort 
écrasé,  une  très-grande  bouche  et  de  trés-petit<  yeux.  (Juand  elle  aura 
quinze  ans,  elle  sera  l'idole  des  Portugais  du  Brésil. 

ATIIOPOS,  riant. 

Ah  I  ah  !  ah  !  je  ne  puis  m'cmpécher  de  rire  en  voyant  Lachésis  mettre 
la  main  dans  le  vase  île  la  beauté  pour  faire  une  pareille  créature,  qui  se- 
rait un  monstre  pour  les  Européens. 

LACHÉSIS. 

Oui,  comme  un  teint  de  lis  et  de  rose,  une  petite  bouche  vermeille  et 
deux  grands  yeux  bien  l'undus,  paraîtraient  bien  effroyables  aux  Ethio- 
piens brûlés. 

CLOTHO. 

Véritableinenl  la  beauté  est  locale  :  c'est  pourquoi  la  liqueur  de  ce  vase, 
s'accommodant  aux  lieux,  forme  la  beauté  sur  le  goût,  ou,  si  vous  voulez, 
sur  le  caprice  des  nations, 

ATBOPOS. 

Je  sais  bien  cela;  mais  je  ne  suis  pas  du  goût  des  Portugais  du 
Brésil." 

LACHÉSIS. 

M  moi  non  plus.  Il  faut  qu'une  femme,  pour  me  paraître  belle,  res- 
.semble  à  Vénus,  à  Junou  ou  à  Pallas. 

CLOTHO. 

Sur  les  bords  du  Danube,  la  femme  il'un  pauvre  baron  allemand  vient 
d'accoucher  d'un  enfant  initie  dans  sa  chaumière.  De  quelles  qualités  ju- 
gez-vous à  propos  de  douer  ce  petit  AUobrugc? 


Il)  M.  le  i',ftiU\  (lit.  dîiiis  Sun  Votjayf  autour  du  mouile.  (|ue  \ci  missionnaires  (]iii 
c'iairiitilcsoii  lemjis  à  li  (Jiiuc  lui  akMircrcnl  que  pjri'ille  aveiiiure  c-uil  irnvreil;inb  uuc 
|jj|iO(le. 


■IG3 


UNE  JOURNÉE  DES  PARQUES. 


LACnÉSlS. 

Pour  compenser  sa  pauvreté,  j'en  vais  f;iire  un  i;an;on  plus  beau  que 
le  plus  beau  jour,  et  qui  aura  la  taille  d'un  héros  de  roman. 

ATt'.OPOS. 

Donnez-lui,  avec  cela,  de  la  prudence,  de  l'esprit  et  d«  courage. 
lAcnÉsis,  filanl  après  avoir  mis  les  doigts  dans  plusieurs  vases. 
i\  aura  les  bonnes  qualités  que  vous  lui  souhnilez;  mais  il  aimera  le 
vin,  le  jeu  el  les  femmes. 

ClOTUO. 

.le  vais  sur  cela  composer  un  tissu  des  avenlures  qui  doivent  lui  arri- 
ver :  il  deviendra  orphelin  à  douze  ans,  et  se  voyant  sans  bien,  il  se  fera 
p.iïede  l'envové  d'un  prince  de  l'empire,  el  ira  en  France  avec  lui.  11 
ne^sera  pas  sitôt  à  Paris  qu'il  se  déniaisera.  Il  aura  le  bonheur  (le  jdaire 
;i  une  princesse  qui,  voulant  l'avoir  pour  page,  priera  l'envoyé  de  le  lui 
donner.  Elle  l'obtiendra  el  le  gardera  jusqu'à  ce  qu'il  ail  vinirt-cinq  ans. 
Alors  notre  jeune  baron  témoignera  à  sa  mailresse  qu'il  voudrait  iiien 
retourner  à  son  pavs  ;  elle  ne  s'y  opposera  point,  cl  lui  fera  une  gialili- 
calion  de  mille  écus  ;  mais  au  lieu  daller  en  Allemagne,  il  parlira  pour 
1  Ann-lelerre,  qu'il  lui  prendra  fantaisie  de  voir,  sur  le  rapport  qu'on  lui 
aura^fait  des  merveilles  de  la  ville  de  Londres; 

ATiioros.  ^ 

Je  suis  curieuse  d'appremlrc  ce  qui  lui  doit  arriver  là;  car  vous  ne  l'y 
faites  point  aller  [lour  rien. 

CLOTUO. 

Non,  sans  doute.  Je  lui  prépare  un  événement  as^^ez  singulier,  et  qui 
ne  lui  sera  pas  infructueux.  Il  passera  prés  d'un  mois  à  parcourir  la 
ville  de  Londres,  sans  qu'il  lui  arrive  la  moindre  aventure;  mais  un  soir, 
enirc  neuf  et  dix  lieurcs,  il  entrera  dans  l'hùlel  garni  on  il  seia  logé,  un 
homme  qui,  le  tirant  en  particulier,  lui  dira  en  allemand  :  Une  belle  dame 
qui  vous  a  vu  à  la  promenaile  souhaite  de  vousentielenir  celle  nuil,  pourvu 
que  vous  vous  laissiez  conduire  les  ynix  bamlés.  Au  resie  vous  ne  courez 
aucun  péril,  que  celui  de  prendre  Irop  damour. 

lACIlÉSIS. 

Notre  jeune  baron,  malgré  sa  prudence,  acceptera  la  proposiiion. 

CLOTHO. 

Sans  balancer. 

ATROrOS. 

11  montera  sur-le-chomp  en  carrosse  avec  son  guide,  qui  lui  bandera 
les  veux,  el  le  mènera  fort  honnêl^m^nl  à  une  t;rande  maison,  où,  lin- 
troduisaut  dans  un  ïippnrttment  superbe,  il  lui  fera  voir  la  dame  en  ques- 
tion. 

CLOino. 

Elle  sera  masquée,  en  n'ùtera  point  son  masque  pendant  une  conver- 
sation de  dcn.x  heures  qu'ils  aui'ont  ensemble,  quelques  iuslances  que  lui 
fasse  le  cavalier  pour  l'obliger  à  se  découvrir.  Af.rés  quoi  le  guide,  le 
ramenant  à  son  holel  de  la  même  manière  i|u'il  l'aura  amené,  lui  dira  : 
Monsieur,  je  reviendrai  vous  reprendre  si  1  on  a  hesiiin  de  vous.  Le  baron 
juirera,  par  ce-i'pa'oles,  que  l'héroïne  de  l'aveiitore  sera  une  jeune  dame 
marié  ;i  i|ueb]ue  vieux  seigneur  anglais  qui  \oudra  avoir  d'elle  un  héri- 
ler;  cl  ce  i|ui  le  conlirmera  dans  celte  opinion,  c'est  qu'un  mois  après 
son  guide  le  reviendra  voir  pour  lin  apporter  trois  ci  iils  gninées,  cpi  il  lui 
comptera,  en  lui  ilisant  :  Dans  (ptelquc endroit  du  moiulequc  vr)ns  soyez, 
vous  loucherez  tons  le.s  ans  la  même  somme.  Effectivement,  il  recevra 
pendant  viu£;t  années  conséciilives,  sans  savoir  â  la  vérité  de  quelle  pari, 
mais  bien  p'ersiiadé  que  ce  sera  pour  avoir  l'ail  un  milord. 

"l.ACIlÉSlS. 

Après  vingt  ans,  pourquoi  ne  jouira-l-il  plus  de  sa  |iei!sionî 

ci.œruo. 
C'est  que  le  jeune  seigneur  anglais,  son  fils,  prendra  le  parti  des  armes, 
cl  périra  dès  sa  première  campagne. 

ATnOPOS. 

La  femme  d'un  acteur  de  l'opéra  de  Bruxelles  vient  d'enfanter  deu.^ 
jumelles  dans  les  roulisscs.  Regardons  ces  enfanls  d'un  œil  favorable; 
faisons-eu  deux  sujets  fameux. 

lAcniisis. 

Volonliers  .  que  l'une  ait  la  voix  d'une  sirène,  et  que  l'autre  danse 
aussi  bien  (juc  'ferpsychore. 


CLOTHO . 

Elles  entreront,  dans  leur  puberté,  à  l'Opéra  de  Paris,  d'où  elles  ne 
sortiront  que  chargées  d'or  et  de  pierreries. 

ATBOPOS. 

Oui;  mais  j'ajoute  à  cela  qu'elles  trouveront  ensuite  de  jolis  hommes, 
dont  le  commerce  n'augmentera  pas  leurs  effets. 

LACUÉSIS. 

Ecoutez,  mes  sœurs;  eutendez-voiis  les  cris  que  pousse  une  femme  en 
travail,  dans  un  fort  bel  hôtel,  au  milieu  de  Paris?  C'est  l'épouse  d'un 
des  plus  riches  particuliers  de  France,  d'un  homme  que  Pluliis  chérit, 
el  qui  voudrait  avoir  un  héritier.  Elle  nous  invoque  sous  nos  trois  noms 
mystérieux. 

CLOTHO. 

Pour  l'amour  du  dieu  des  richesses,  sauvons-la  de  la  mort,  et  finis- 
sons ses  douleurs. 

ATCOPOS. 

Nous  le  devons. 

LACUÉSIS. 

■  Elle  est  délivré^;.  Elle  met  au  monde  nu  garçon  dans  cet  insUnl. 

CLOTHO. 

Que  nous  ferons  plaisir  ;i  PliUiis,  si  nous  Dlnus  à  cet  enfant  des  jours 
d'oi  et  de  soie"? 

ATIlOPOS, 

il  n'y  faut  pas  manquer. 

lACHÉSlS. 

Non  :  faisons-lui  une  destinée  digne  d'envie. 

CLOTHO. 

Donnons-lui  tontes  les  qualités  d'un  galant  homme...  {À  Larhcsis.) 
Trempez  vos  doigts  dans  les  vases  du  bon  goût,  du  bon  esprit  et  de  la 
probité. 

ATP.OPOS.  , 

(lue  surtout  il  soit  bienfaisant  et  libéral,  car  un  homme  riche  qui  n'est 
pas  généreux  est  un  monstre  1 

CLOTHO. 

Avec  les  vertus  dont  nous  voulons  bien  le  douer,  qu'il  ait  quelque 
vice  léger.  11  ne  serait  pas  juste  qu'il  y  eût  des  mortels  plus  parfaits 
■que  les  dieux. 

LACUÉSIS,  filant  après  avoir  mis  hs  rnains  dans  plusieurs  vases. 

Lais.sez-moi  faire...  11  sera  bien  partagé,  sur  ma  parole.  S.i.vie  sera 
longue,  exemple  de  chagrin,  on  plntôt  égayée  par  une  succession  coiili- 
nuélle  de  plaisirs.  Il  aura  des  passions;  mais  elles  ne  troub'Ieront  point 
son  repos.  Moins  leur  esclave  que  leur  maître,  il  saura  goûter  leurs  dou- 
ceurs sans  éprouver  leur  tyrannie.  Il  sera  bon.  galant,  généicux  ;  et.  ce 
que  nous  n'avons  encore  accordé  à  personne,  quoique  payeur,  il  jiossé- 
dera  le  cœur  de  ses  maiiresscs. 

.iinopos. 

Passons  d'une  exlréniilé  à  l'aulre.  Une  bourgeoise  de  Paris  vient  de 
meure  au  jour  un  enfant  mâle  ;  faisons-en  un  auteur.  Aus.si  bien  nous 
n'en  avons  ]ias  encore  fait  d'aujourd'hui,  nous  qui  ne  passons  point  de 
jour  que  nous  n'eu  fassions  pour  le  moins  une  centaine. 

CLOTHO. 

C'est  fort  bien  dit  :  faisons-cn  un  auteur  universel,  un  écrivain  qui 
comp'tse  lanlôl  en  vers,  tantôt  en  prose,  pour  tous  les  ihéàtrcs  de  Paris  : 
et  que  ce  soit  un  de  nos  irrévocables  décrets,  qu  il  fera  pendant  sa  vie 
cinquante-cinq  pièces  dramatiques,  dont  quatre  auront  un  heureux  suc- 
cès. 

lACllÉSIS. 

Encore  ces  ([ualrc  heureuses  productions  seront  assez  mal  reçues  du 
public,  lors(|iie,  dix  ans  ajirès  leur  nouveauté,  on  s'avisera  de*  les  re- 
niellre  au  théâtre. 

.ap.opos. 

Je  vois  une  vieille  femnu'de  chambre  qui  met  un  gros  paquet  de  linge 
dans  une  allée,  au  pied  d'un  escalier  :  ce  paquet  est  un  enfant  nouveau- 
né  qu'on  expose. 

CLOTHO. 

("lui,  c'est  le  fruit  des  hunteuscs  amours  d'une  fille  de  condition. 
Dans  cet  emlrnil  de  rriUrellen  Ac<  Pan|iies,  je  nie  lévcillui... 


T\y  d'i'.ne  JOVnNÉE  pes  papoues. 


LES  BÉQUILLES  DU  DL\DLE  BOITEUX. 


PAR  LE  SAGE. 


MoNsiEun, 

Je  vous  aniiûiice  une  nouvelle  édition  Ju  Diahlc  hoiteux.  Malgré  l'an- 
cienne rancune  que  nous  conservons  depuis  le  |iéciié  orii,'inel  conlre  la 
genl  diabolii|ue,  luut  le  monde  aime  Asinodée  :  on  le  lit,  on  le  caresse  ; 
jamais  diib'e  n'a  été  si  fêle. 

11  aurait  pu  paraître  aux  yeux  de  don  Cléoplias  sous  une  forme  plus 
gracieuse,  et  tel  que  les  poêles  l'on  représenté,  sous  le  beau  nom  de 
Cupidon  ;  mais,  ennemi  du  déçiiisonient,  il  se  montré  à  son  libérateur 
dans  toute  sa  laideur  naturelle,  pour  lui  témoigner  qu'il  ne  veut  rien  lui 
cacher.  Voilà  un  exemp'e  de  Irancliise  peu  commun.  Coinliien  d'amants 
n'ont  jamais  eu  le  honlieur  de  voir  le  visage  de  leur  maîtresse  sans  agré- 
ments étrangers  !  .V[ires  tout,  le!  qu'il  est,  il  ressemble  mieux  au  démon 
de  la  volupté,  qu'avec  les  grâces  et  In  beauté  i(uc  l'andqullé  lui  uonne 
en  le  nonimaulle  dieu  d'amour;  et  soji  manteau,  avec  les  (igures  ingé- 
nieuses i|ui  y  ,onl  peintes,  lifi  sied  mieux  que  les  ailes  dorées,  le  carquois 
et  le  bandeau. 

Au  reste,  sa  difformité  est  bien  compensée  par  son  bon  caractère  et  son 
esprit.  Il  s'acmiitlc  scrupuleusement  de  sa  parole;  il  rend  d  don  (Mciqilias 
Us  plus  granas  services,  et  ne  tient  en  rien  de  la  méchanceté  des  habi- 
tants des  enfers  Du  côté  de  l'e-prit.  il  s  lutient  glorieusement  la  réputation 
de  .ses  confrères;  il  en  a  comini!  tous  les  diables  en.semble.  Je  n'en  veux 
pas  d'iiitre  preuve  que  ce  qu'il  dit  au  sujet  de  sa  dispute  avec  le  démon 
l'illardnc  :  Après  cela,  dit-il,  on  nous  réconcilia;  nous  nous  embrassâ- 
mes; depuis  ce  tenips-l.i  nous  sommes  ennemis  mortels.  Ce  trait  laisse  à 
penser  tout  ce  qu'on  peut  dire;  et  vous  en  trouverez  deux  cents  pareils 
dans  les  peintures  qu'il  fait  de  nos  défauts. 

Peut-on  exprimer  les  ridicules  des  bonimcs  avec  plus  de  force  et  de 
délicatesse?  Ses  portraits  sont  achevés.  (Juand  je  nie  re|iréseute  ce  boi- 
teux av(C  ses  béc(uillcs,  je  m'imagine  que  tous  les  traits  piquants,  mais 
sciiscs,  qu'il  lance,  son',  autant  (ie  coups  de  béquille  ([u'il  donne  aux 
différents  originaux  qni  les  méritent,  qiioiqn  il  semble  badiner,  il  ne 
frappe  jamais  à  faux:  tous  ses  coups  de  bé  piille  poileut. 

L'écolier  prolila  sùreineut  |dus  dans  une  nuit  avec  Asmodée  qu'il  n'a- 
vait l'ait  dans  tonte  sa  jeunesse  avec  tous  les  docteurs  d'Alcabi  :  ceux-ci 
l'avaient  rebuta  par  leur  morab;  éternelle;  au  Ijeu  (|ue  dans  le  boiteux  il 
trouva  un  maître  habile  qui,  dans  nu  tableau  réjouissant,  lui  faisait  sent  r 
parfailcinent  les  défauts  des  hommes,  et  le  corrigeait  adroitement  sans 
l'accabler  de  leçons  ennuyeuses. 

Ainsi,  je  ne  suis  pas  surpris  que  ce  boiteux  ait  fait  une  .si  brillante  for 
tune.  Pciit-on  refuser  en  France  son  suffrage  a  un  ouvrage  (jui  reuleruie 
un  heureux  mélange  de  légèreté,  de"  vivacité,  de  pidite>se  et  de  solidité, 
sous  un  air  de  bagalelle?  .Nous  sommes  iiréveniis  conlre  les  nréceptus. 
nous  voulon.?  être  amusés;  maisdanscel  amuseincnl  qui  iiiius  |  lait  si  fort, 
nous  deniandons  de  la  jusHcc  et  de  la  raiNOn  ;  eulin  nous  sonimtiii  des  vw- 
faut»  l•ais^mnables;  et  le  seigniur  Asmodée  s'est  paifailemeiU  conformé 
au'goi'it  de  notre  nation.  Il  faut  sans  dont'!  que  les  Français  aient  mérité 
de  lui  quelque  prédilection.  J'admire  encore  son  désiiitéiessemcnt  d'avoir 
trav.iillé  à  nous  rcndie  sages  contre  ses  propres  intérêts  et  ceux  de  ses 
confrères,  qui  n'ont  |ias  dii  lui  en  savoir  bon  gré. 

\  a-t-il  quelqu'un,  monsieur,  qui  ne  soil  jaloux  du  |daisir  que  goûtait 
Zambullosur  les  observatoires  où  le  |ilaçait  Asmodée?  Je  vole  avec  eux 
sur  1.1  tour  de  Saii-Salvador;  je  me  rends'les  objets  pi  i''sents  par  mon  ima- 
gination, et  je  suis  enchanté.  Je  vois  d'aborri  oiie<o  (nette  surannée  qui 
se  couche  après  avoir  laissé  sur  sa  toilette  ses  cheveux,  ses  sourcils  et  ses 
dents;  un  galant  sexagénaire  (|ui  oie  .son  œil  et  sa  moustache  postiches, 
(Il  altendanl  que  sou  vabt  vienne  le  débarrasser  de  son  bras  1 1  de  sa 
jambe  de  bois,  pour  le  coucher  avec  le  reste;  et  la  S(eur  aînée  de  ce  bel 
Adonis,  qni,  avec  une  gorge  et  des  hanches  arlificiflles,  se  donne  nu 
air  de  mineure.  Je  ris  autant  que  l'écolier  de  la  singulaiilé  de  ces  trois 
personnages  rassemblés  sous  im  mèrneloit. 

Dans  une  autre  maison,  j'admire  le  h  m  i  atiirel  du  vieux  don  Torribio, 
que  les  fris  de  sa  fentme  en  couche  percent  jusipiaii  rieur,  tandis  qu'un 
«lumestiqne,  (|ui  est  la  caiise  première  des  douleurs  de  Jia  maîtresse,  dort 
d'un  iirofond  sommeil.  .le  sais  bon  gré  ,i  ce  médecin  que  je  vois  s'habil- 
ler .1  la  h.ite  de  courir  si  promplcincnt  au  secours  de  ce  prélat  i|ui  a  toussé 
deux  ou  Irors  fois  depuis  une  heure  (|u'il  est  au  lit. 
Je  eiiniiinple  dans  un  grenier  ce  prudent  auteur  qui  rassemble  dans 


une  épilre  dédicaloire  toutes  les  vertus  morales  et  polilinues,  et  toutes 
les  louanges  qu'on  peut  donner  à  un  homme  illustre  par  lui-même  et  par 
ses  ancèties,  .sans  .siivoir  à  qui  il  dédiera  son  ouvrage,  mais  bien  disposé  à 
ne  rien  diminuer  de  ses  éloges  II  y  a  desauleurs  (|ui  vivent  de  flatteries; 
mais  je  suis  surpris  du  tiaît  (|uc  le  boiteux  ajoute,  qu'une  femme  de  la 
cour,  ncu  satisfaite  dune  é|iilre  dédicatoir'e  (jiii.  lui  était  adressée,  se 
donna  la  peine  d'en  fa:re  une  autre,  i[u'clle  envoya  à  l'auteur  pour  la  faire 
imprimer. 

Jrf  regarde  dans  la  rue  avec  mes  compagnons,  et  je  plains  ce  pauvre 
Casiillaji,  filant  l'amour  parfait  sous  les  fenèires  de  sa  maîtresse,  qui 
pleure,  au  son  de  la  guitare  de  ce  froid  amant,  lahsence  de  sou  riv.il. 
Dans  un  b.ilinii'nt  neuf,  je  suis  éd  lié  des  saintes  frayeurs  d'un  conla- 
dor,  qui  songe  à  bàlir  un  monas!é-e  des  richesses  qu'il  a  amassées  par 
di's  voies  équivoques  ;  le  bniiboninie  est  dans  la  meilleure  foi  du  monde  ; 
une  église  et  un  réft  cloire  fondis,  il  va  se  croire  le  plus  juste  de  lou< 
les  hommes.  Je  ne  suis  pis  rtioi:s  char-né  des  lenire*  scru|)ules  d'une 
femne  de  soixante  ans,  qui  épouse  un  homme  de  dix-sept  ans  pour 
goûter  sans  scrupule  des  pl.iisisipi'elle  aime  :  des  mfitil's  aussi  louables 
ne  mérilcnt  pas  le  diarivari  (|iron  lui  donne. 

Apres  avoir  montré  à  don  (Cléoplias  plusieurs  antres  originaux  aussi 
divertissants,  Asmodée,  pour  ne  pas  accabb  r  par  trop  d'objels  son  ima- 
eination,  lui  explique  le  sujet  de  la  joie  ((u'il  remarque  dans  un  gruid 
hôtel,  et  lui  raconte  d'un  bout  à  laiilre  les  amours  du  comte  de  lielllor 
et  de  Léonor  de  Cespédes.  Il  faut  convenir,  mon-ieur,  i|ue  le  bo;tiux 
conte  bien  agré.iblemenl;  son  histoire  est  charmanle,  1  intrigue  est  par- 
faitement d.^velo(qiée,  tout  y  est  iiistrucùf  ;  la  venu  et  la  faiblesse  de 
Léonor,  l'amour  et  l'ambition  du  comte  de  Belflur,  l'adresse  de  la  dame 
Marcello,  la  fureur  de  don  Luis  de  CtspeJes;  entin,  to  is  les  car.M-lerts  y 
so  it  peinis  d'apics  nalure  :  .\smodée  connaissa  t  bien  le  cœur  hunnin. 

Je  reviens  avec  un  ro  iveau  id.iisir,  après  celle  hisloir'-,  aux  observa- 
tions que  le  Dial  le  continue  avec  le  même  esprit  :  de  nouveaux  originaux 
remplissent  la  sceii»-.  Dans  c.  t  liotel,  (''est  un  marquis  ignordiit  qui,  pour 
se  donner  un  air  de  protecteur  di'S  gens  de  lettres,  loge  chez  lui  un 
compilateur.  Quelques  portes  au-dessous  de  eel'e  du  manpii^,  c'est  une 
habile  négociatrice,  qni.  pour  la  commodité  d'un  nombre  de  riches 
veuves,  tient  une  liste  de  ions  les  étr.mg'irs  bi(:n  fai's  qui  arrivent  cha- 
que jour  dans  la  ville.  Elle  s'infirme  de  leur  naissance,  de  leur  pays,  de 
leur  agir,  de  leur  taille,  de  leur  air,  |inis  elle  en  f.iil  le  rapiiort  a  rex 
veuves,  qui  fout  leur.s  réflexions  là-dessus;  et  si  le  canir  leur  en  dit, 
eUe  les  abouche  avec  ces  étrangers. 

U  ins  une  autre  ma'son,  ce  sont  des  dévotes  alarmées  qui  s'empressent 
pour  un  inquisiteur  malade.  Jamais  on  n'a  vu  de  scène  si  comique  ;  l'une 
lui  fait  ses  bouillons,  et  l'autre,  au  chevet  de  son  lit,  a  soin  de  lui  tenir  la 
tête  chauile,  et  de  lui  couvrir  la  poitrine  :  ce  sont  sans  doute  les  deux  fa- 
vorites de  Sa  llévrri'iice.  L'aiilicl'..imbre  est  remplie  d'autres  pénilcntes  qui 
accourent  toutes  avec  des  remèdes  différents,  chacune  vante  le  sien  au 
valet  de  l'inquisittui'.  et  lui  dit  .i  l'oreille,  eu  lui  mêlant  un  ducat  dans 
la  main  :  Laurent,  mon  cher  Laurent,  fais  en  sorte,  je  te  prie,  que  ma 
buiileille  ail  la  piérércnce  ;  et  jioiir  faire  sentir  à  Zambiillo  tout  le  bonheur 
ilu  malade,  Asmodée  ajoute  que,  s'il  n'était  pas  diable,  il  voudrait  être 
ini|uisit>  ur. 

Suivons  monsieur,  don  Cleophas  sur  les  prisons  où  il  se  fait  transpor- 
ter. Que  vous  semble  de  ce  prisonnier  qui.  surpris  à  l'escalade  d'un  bal- 
con, aime  mieux  courir  les  risques  de  périr  d'une  manière  infâme  comme 
voleur,  ipie  de  compromcltre  l'Iioiineur  de  sa  dame  en  avouant  son  coni-- 
inerce  amoureux'.'  Il  sera  peiil-èlre  \i:  premier  martyr  de  la  discrétion, 
et  personne  ne  l'iniitera  en  France.  Je  [ilains  sincèrement  un  autre  inno- 
cent, ce  pauvre  éciiyer  accusé  injusiement  d'avoir  volé  un  diamant,  .le 
voudrais,  comme  don  Lleophas,  qii'.Vsniodéc  put  le  délivrer;  mais,  d'un 
autre  côté,  je  goûte  fort  les  raisons  qu'apporte  l'esprit  |iour  prouver  que, 
s'il  élait  lui-même  eu  prison,  il  ne  poiiriail  s'en  tirer  qu'en  linançant  A 
propos  d'un  vol  ibiut  l'auteur  est  en  prison,  il  donne  encore  à  la  justice 
un  coup  de  béipiille  au  moins  aussi  rude,  /ambiillo  lui  demande  si  l'on  a 
rendu  les  éciis  relroiivés.  I)|i  !  que  non,  répond  Asmodée,  :  ce  sont  <les 
pii'Ces  qui  prouvent  le  vol,  la  pislice  ne  s  en  dessaisira  |ias.  Il  est  vrai 
qu'il  n'épargne  pas  plus  le  saint-oflicc ,  excepté  qu'il  eu  parle  à  voix 
liasse. 


166 


LES  BÉQUILLES  DU  DIABLE  BOITEUX. 


Au  triste  spectacle  des  prisons,  je  vois  succéiier  des  oljjets  plu-;  pl.ii- 
snnls.  J'admire  la  religion  d'un  usurier,  du  seigneur  Snnguisnela,  qui 
prend  en  conscit'nce  siï  cent  soixante  ducats  pour  l'intérêt  de  trois  cenl^ 
iiuaraate  qu'il  prête,  et  qui,  par  scrupule,  ne  veut  point  les  corapler  avant 
(l'avoir  entendu  fort  dévotement  la  messe  et  le  s'ermon.  Je  partage  la  con- 
(usion  de  cette  dormeuse  qui,  prenant  son  amant  pour  son  valet,  le  prie 
de  ne  pas  recommencer;  et  je  suis  charmé  du  sang-froid  avec  lequel  cet 
amant  dit  en  se  retirant  à  l'heureux  valet:  Amhroise,  n'entrez  pas,  votre 
maîtresse  vous  prie  de  la  laisser  en  repos. 

Je  change  de  place  avec  le  boiteux;  je  le  suis  sur  la  maison  où  sont 
emfermés  les  fous.  Combien  de  genres  différents  de  folie,  et  que  les  cau- 
ses en  sont  singulières  !  La  tête  a  tourné  à  ce  nouvelliste  castillan,  pour 
avoir  vu  dans  les  gazettes  que  vingt-cinq  Espagnols  avaient  été  battus 
par  cinquante  l'ortugais.  Ce  maître  d'école  est  devenu  fou  en  cheichant 
\e  paalo-post-falurum  i\u\  verbe  grec;  et  don  Blaz,  pour  avoir  été 
obligé  de  rendre  la  dot  de  sa  femnie.  Il  y  a  aussi  des  femmes  dans  cet 
hôtel  de  la  folie;  entr'autres  l'épouse  superbe  d'un  corrégidor,  à  qui  la 
rage  d'avoir  été  appelée  bourgeoise  par  une  femme  de  qualité  a  fait  per- 
dre la  raison;  et  la  femme  d'un  trésorier  du  conseil  des  Indes,  devenue 
folle  de  dépit  d'avoir  été  obligée,  dans  une  rue  étroite,  de  faire  reculer 
son  carrosse  pour  laisser  passer  celui  d'une  duchesse. 

Asmodée  montre  aussi  à  son  compagnon,  dans  un  quartier  voisin,  un 
grand  nombre  de  fous  qui  mériteraient  bien  d'être  enfermés:  la  femme, 
]iar  exemple,  d'un  architecte  qui  fait  des  legs  à  des  gens  de  qualité,  à. 
cause  de  leurs  grands  noms,  et  qui  n'ose  rien  laisser  à  un  homme  qui 
lui  a  rendu  de  grands  services,  de  peur  de  déshonorer  son  testament  par 
le  nom  d'un  roturier.  J'aime  surtout  ce  cavalier  de  soixante  ans,  qui, 
en  racontant  à  une  jeune  dame  les  bonnes  fortunes  de  sa  jeunesse,  pré- 
tend qu'elle  lui  doit  tenir  compte  d'avoir  été  aimable  autrefois';  et  ce 
bon  chanoine,  qui  acheté  sans  cesse  des  meubles,  des  tableaux,  des  bi- 
joux, dans  l'esprit  de  faire  admirer  son  inventaire  après  sa  mort.  Jugez, 
monsieur,  des  autres  fous  par  ceux-l.i. 

Asmodée  étend  ses  observations  jusque  sur  les  morts;  il  porte  son 
compagnon  sur  une  église  remplie  de  mausolées,  et  lui  dévoile  ce  qu'ils 
contiennent  ;  quelquefois  il  lui  fait  en  deux  mots  le  portrait  d'un  mort, 
et  lui  apprend  compient  il  est  sorti  de  ce  monde.  Ce  lombeau-ci,  lui  dit- 
il,  recèle  les  restes  d  un  officier  général  qui,  comme  un  autre  Agamem- 
non.  trouva,  au  retour  de  la  guerre,  un  Egisthc  dans  sa  maison.  Dans 


celni-l,i  repose  nu  courtisan  qui  ne  s'est  jamais  fatigm''  qu'à  faire  sa 
conr.  Uu  peu  plus  loin,  ce  mausolée  plus  modeste  renferme  le  bizarre 
assemblage  d'un  vieux  doyen  du  conseil  des  Indes  et  de  sa  jeune  femme  : 
il  était  prêt  à  signer  la  ruine  de  deux  enfants  qu  il  avait  d'un  premier 
lit,  lorsqu'une  apoplexie  l'emporta,  et  sa  femme  mourut  vingt  quatre 
heuie«  après  lui,  de  regret  qu'il  ne  fût  pas  mort  trois  jours  plus  tard 

Le  boiteux,  par  sa  puissance,  fait  même  voir  des  ombrrs  à  Zambnilo. 
entre  autres  celles  de  trois  fameuses  comédiennes,  dont  la  fin  e<t  assez 
plaisante  ;  l'une  avait  trouve  la  Uiort  dan*  la  bonne  chère;  l'antre  avait 
crevé  subitement  de  dépit  au  début  d  use  nouvelle  actrice  applaudie  par 
le  parterre;  et  la  troisième  était  morte  d'une  fausse  couche  derrière  le 
théâtre,  en  venant  de  jouer  sur  la  scène  le  rôle  d'une  vestale.  Je  doute 
fort  que  les  médecins  approuvassent  les  peintures  qu'Asiiioiiée  fait  en- 
suite remarquer  à  1  écolier,  sur  les  ailes  de  la  mort,  qu'il  lui  rend  vi- 
sible. 11  faut  avoir  une  imagination  diabolique,  pour  y  voir  de  jeunes 
médecins  qui  se  font  recevoir  docteurs  en  présence  de  la  Mort,  qui  leur 
donne  le  bonnet.  Je  ne  conseillerais  pas  à  des  hommes  malades  de  par- 
ler de  la  médecine  avec  tant  d  irrévérence 

Admiri  z,  monsieur,  l'adresse  d' Asmodée  !  Pour  effacer  de  l'esprit  de 
l'écolier  les  tristes  images  des  tombeaux  et  de  la  mort,  il  lait  venir  une 
histoire  dont  la  force  de  1  amitié  fait  le  sujet  :  elle  est  aussi  bien  écrite 
que  les  amours  du  comte  de  Belllor  :  cependant,  à  cause  du  tragique 
qu'elle  contient,  je  suis  bien  aise  de  la  voir  suivie  du  chapitre  des  son- 
ges. Le  boiteux  les  explique  d'une  manière  qui  approche  souvent  de  la 
vérité;  par  exemple,  ceux  d'un  procureur  et  de  sa  femme  n'en  sont  pas 
bien  éloignés  :  le  mari  rêve  qu'il  va  a  l'hôpital  visiter  et  assister  de  ses 
propres  deniers  un  de  ses  clients  qu'il  a  ruiné;  et  la  procureuse  songe 
que  son  mari  chasse  un  grand  clerc  dont  il  est  devenu  jaloux  ;  et  cette 
femme  titrée,  en  rêvant  que  Jupiter  e-;t  devenu  amoureux  d'elle,  et  qu'il 
se  met  à  son  service  sous  la  forme  d'un  grand  page  des  mieux  bâtis,  ne 
fait  peut-être  pas  un  rêve  si  extravagant. 

Je  finis,  monsieur;  je  ne  vous  dirai  rien  des  observations  que  conti- 
nue Asmodée  sur  les  mouvements  de  Madrid  et  sur  les  captifs  rach<>tés  : 
c'est  toujours  Asmodée  qui  parle  et  qui  peint  avec  le  même  esprit  et  la 
même  solidité  Le  tableau  est  achevé  comme  il  avait  été  commencé;  et 
les  lecteurs  judicieux  y  trouveront  jusqu'à  la  lin  des  coups  de  bcquille, 
dont  ils  feront  bien  de  profiter. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


Le  Sage. 


l'aris.  —  Imprimcrio  SCHNEIDER,  rue  d'Erfuilh,  1. 


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