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Full text of "Le Docteur Quesnay"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/ledocteurquesnayOOsche 


QUESNAY 


DU     MBMK     AUXBUR 

SUR    LES    ÉCONOMISTES    DU   XVIIl'  SIÈCLE 
LIBRAIRIES    FÉLIX  ALCAN    ET    GUILLAUMIN    RÉUNIES 


Du  Pont  de  Nemours  et  l'École  physiocratique, 

1  vol.  in  8". 

Lavoisier,  par  G.  Schelle  et  E.  Grimaux,  1  voL  in-^{2. 

(XVI*  volume   de    la  Petite  bibliothèque  économique  française  et 
étrangère.) 

Vincent  de  Gournay,  1  vol.  in- 18. 

Dans  le  Nouveau  Dictionnaire  d'économie  politique 
(par  Léon  Say  et  Joseph  Chailley)  :  Du  Pont  de  Nemours, 
Forbonnais.  Gournaj/,  Le  Mercier  de  la  Ricière,  Lacoi- 
sler.  Le  Trosne,  Necker,  Phj/siocrates,  Quesnai/,  Tru- 
daine,  Turgot. 

Dans  le  Journal  des  Économistes  :  Pourquoi  le  texte 
des  Réflexions  sur  les  Richesses  de  Turbot  n'est-il  pas 
exactement  connu.  —  L'abbè  Morellet.  —  Un  mémoire 
inconnu  de  Vincent  de  Gournay  retroucè  en  Suède. 


Dans  le  Dictionanj  of  politic    economy   (par   Palgrave)  : 
P/iijsiocratcs. 

Dans  la  Reçue  d'économie  politique  :  —  Quesnay  acant 
d'être  économiste.  —  Quesnajj  et  le  Tableau  économique. 


Chaloii-sur-Saùne,  imprimerie  française  et  orientale  E.  Bertrand 


QS<2> 


g:  schelle 


LE  DOCTEUR  QUESNAY 

CHIRURGIEN 

MÉDECIN  DE  MADAME  DE  POMPADOUR  ET  DE  LOUIS  XV 

PHYSIOCRATE. 


FELIX  ALCAN,   EDITEUR 

LIBRAIRIES     FÉLIX     ALCAN     ET     GUILLAUMI>-     REUNIES 
108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIX,    108 

1907 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


QUESNAY,  CHIRURGIEN 


I.  Travaux  antérieurs  sur  Quesuay.  —  II.  Ses  Origines 
et  sa  jeunesse.  —  III.  Quesnay,  chirurgien  à  Mantes. 
—  IV.  La  Communauté  de  Saint-Côme  et  la  Faculté 
de  médecine.  —  V.  L'Académie  de  Chirurgie.  — 
VI.  Quesnay  contre  la  Faculté.—  VII.  Quesnay  reçu 
médecin. 


Il  y  a  une  quinzaine  d'années  nous  avons 
essayé  dans  un  volume  :  Du  Pont  de  Xe- 
moiirs  et  l'Ecole  Physiocratique^  de  tracer 
rhistoire  des  Physiocrates  et  de  montrer  Tin- 
fluence  qu'ils  ont  exercée  sur  le  XVIII®  siècle 
et  sur  le  X1X^  En  prenant  pour  cadre  la  vie 
de  Du  Pont  de  Nemours,  le  plus  jeune 
d'entre  eux,  le  seul  qui  ait  été  mêlé  aux  évé- 
nements de  la  Révolution,  nous  avons  pu 
suivre  la  marche  de  leurEcole  depuis  Tépoque 

SCHELLK.  1 


de  ses  succès  jusqu'à  son  déclin;  mais  nous 
n'avons  dit  de  ses  origines  que  ce  qui  était 
indispensable  à  notre  exposé. 

Depuis  lors,  un  nombre  considérable  de 
publications  ont  paru  sur  les  Physiocrates 
en  France  et  hors  de  France.  Xous  avons 
nous-mème,  on  nous  pardonnera  de  le  si- 
gnaler, abordé  plus  complètement  que  nous 
ne  l'avions  fait  l'étude  des  origines  de  la 
Phvsiocratie  dans  diverses  études  et  en  par- 
ticulier dans  un  volume  :  Vincent  de  Gournay. 

Nous  nous  occupons  maintenant  de  Ques- 
nay.  La  connaissance  de  sa  vie  et  de  ses 
travaux  est  fertile  en  enseignements  de  tout 
o^enre. 

D'abord  chirurgien,  il  a  soutenu  contre  la 
Faculté  de  médecine  une  lutte  qui  forme  un 
des  chapitres  les  plus  curieux  de  l'histoire 
des  monopoles  professionnels. 

Devenu  brusquement  médecin,  attaché  à  la 
personne  de  M""'  de  Pompadour  et  à  celle 
A\\  roi,  il  se  mit  à  plus  de  soixante  ans  à 
vouloir  résoudre  les  questions  sociales  les 
plus  ardues,  et  à  Versailles,  dans  le  palais 
de  Louis  XV,  il  entreprit  de  détruire  les 
méthodes    gouvernementales    en     usage.     Il 


—  3  — 

remua  alors  une  foule  d'idées,  et  trouva 
aussilôL  un  nombre  considérable  «  d'athlètes» 
pour  Faider  dans  son  œuvre. 

Comme  défenseur  de  la  Corporation  des 
chirurgiens  et  comme  écrivain  médical,  il 
aurait  déjà  une  place  honorable  dans  l'his- 
toire des  idées.  Comme  économiste  et 
comme  philosophe  social,  il  en  a  une  très 
importante  ;  on  peut  le  classer  parmi  les 
grands  penseurs  de  tous  les  temps. 

Jusqu'à  ces  dernières  années,  on  savait 
peu  de  choses  sur  sa  famille,  sur  sa  jeunesse^ 
sur  son  extrême  vieillesse. 

Sa  vie  n'était  guère  connue  que  par  trois 
Éloges  '  écrits  en  1775,  quelques  mois  après 
sa  mort.  Or  il  suffit  de  comparer  entre  eux 
ces   trois  Eloges   pour  constater  qu'ils  ren- 


1.  1"  Par  Grandjean  de  Fouchy,  secrétaire  de  TAca- 
dé mie  des  Sciences;  publié  en  1778  dans  VHisioirc  de 
cette  Compagnie,  à  l'année  1774  ; 

2"  Par  le  comte  d'Albon,  neveu  de  M'"  deLespinasse 
[Noucelles  Éphènièrides  du  Citoyen,  1775)  ; 

3°  Par  De  Romance,  marquis  de  Mesmon,  1775. 

Ces  éloges  ont  été  reproduits  par  M.  Oncken,  en  tête 
de  son  édition  des  Œuvres  économiques  et  philoso- 
phiques de  Quesnay  avec  des  extraits  des  Mémoires  de 
M"*  Du  Haussetet  de  Marniontel  et  VE toge  funèbre  de 


ferment  aux  mêmes  endroits  des  lacunes  ou 
des  invraisemblances.  Il  est  visible  qu'ils 
ont  été  rédigés  d'après  une  note  unique  four- 
nie par  la  famille  du  défunt  et  que,  dans 
cette  note,  certains  faits  ont  été  embellis, 
certains  autres  volontairement  laissés  dans 
Fombre. 

Ainsi,  la  présence  de  Quesnay  chez  M""^  de 
Pompadourpendantquinze  ans  est  dissimulée 
par  les  panégyristes  ;  la  lutte  très  vive  qu'il  a 
soutenue  au  nom  des  chirurgiens  contre  la 
Faculté  de  médecine,  pendant  un  laps  de 
temps  aussi  grand,  est  à  peine  signalée  par 
eux. 

Depuis  que  l'attention  des  érudits  s'est 
portée  sur  les  Physiocrates,  des  trouvailles 
curieuses  ont  été  faites,  en  ce  qui  con- 
cerne Quesnay,  dans  les  localités  qu'il  a 
habitées,  à  Méré,  à  Mantes,  à  Versailles,  à 
Paris,  par  plusieurs  membres  de  la  Société 
archéologique    de   Rambouillet    et  par    plu- 


Qucsncuj,  par  le  M*'  de  Mirabeau,  tiré  des  Noucelles 
Ephèincridcs  de  1775.  —  La  Petite  bibliothèque  éco- 
nomique contient  un  recueil  d'œuvres  choisies  de 
Quesnay  avec  introduction  de  M.  Yves  Guyot  :  Quesnay 
et  la  Phj/siocratie. 


sieurs  archivistes\  L'éditeur  de  ses  Œuvres 
économiques  et  philosophiques^  M.  Oncken, 
s'en  est  déjà  emparé  pour  écrire  une  bio- 
graphie qu'il  a  du  successivement  compléter 
et  rectifier  ^  Un  des  chercheurs,  M.  Lorin 
a,  de  son  côté,  groupé  les  résultats  des  dé- 
couvertes opérées  par  lui  et  par  d'autres  dans 
un  travail  fortement  documentée  11  a  eu  entre 
les  mains  la  note  remise  aux  auteurs  des 
Eloges  écrits  en  1775.  Le  rapprochement  d'un 
passage  de  l'un  d'eux''  et  d'un  passage  de  la 
note  ne  peut  laisser  de  doutes  ;  elle  est  de 
Hévin,  gendre  de  Quesnay,  et  dès  lors 
s'expliquent  les  dissimulations  et  les  embel- 
lissements des  panégyristes. 

Quesnay  est  mort  au  début  du  règne  de 
Louis  XVI;  Hévin,  chirurgien  de  Madame, 


1.  Le  comte  de  Dion,  M.  Maurion  de  Laroque, 
M.  Grave,  M.  J.  Maillard,  M.  Couard-Luys,  M.  Josse, 
M.  Cretté,  M.  Lorin  et  enfin  M.  René  Ailain. 

2.  Zur  Biographie  des  Stifters  der  Physiocratie, 
François  Quesnay.  —  Gesichte  der  Natlonalœconomie' 

3.  Lorin,  François  Quesnay,  —  Quelques  inexacti- 
tudes de  ce  travail  ont  été  rectifiées  par  M.  René 
Ailain  qui  nous  a  fourni  directement  sur  d'autres 
points  d'utiles  indications. 

4.  Ce  passage  est  relatif  aux  gravures  de  Quesnay. 


—  6  — 

comtesse  de  Provence,  restait  attaché  à  la 
nouvelle  cour.  Il  ne  devait  pas  être  désireux 
de  rappeler  que  son  beau-père  avait  été 
longtemps  attaché  à  la  personne  de  la  favorite. 
Entouré  de  médecins  qui,  probablement, 
avaient  jalousé  Quesnay,  il  ne  devait  pas 
tenir  non  plus  à  trop  insister  publiquement 
sur  la  lutte  que  ce  dernier  avait  soutenue 
contre  la  Faculté  et  à  laquelle  il  avait  pris  lui- 
même  une  certaine  part  en  qualité  de  secré- 
taire du  docteur.  Obéissant  peut-être  enfin  à 
une  préoccupation  qui  n'est  pas  rare  chez  les 
héritiers  d'un  homme  parti  de  rien  et  devenu 
célèbre,  il  a  tu  Torigine  toute  paysanne  de 
Quesnay  et  y  a  substitué  une  origine  bour- 
geoise. 

Les  mémoires  de  M™®  du  Hausset  et  d'autres 
documents  ont  depuis  longtemps  permis  de 
combler  les  lacunes  des  Eloges  quant  au  sé- 
jour de  Quesnay  chez  M™*  de  Pompadour. 
Les  trouvailles  récentes  ont  renseigné  exacte- 
ment sur  la  famille  de  l'économiste.  Certains 
cotés  de  sa  vie  ne  sont  pas  toutefois  encore 
bien  connus.  Personne  n'a  donné  jusqu'ici 
dMndications  précises  sur  son  rôle  dans  la 
lutte   des   chirurgiens   contre  la  Faculté    de 


médecine.  Personne  n'a  fourni  de  renseig-ne- 
ments  exacts  sur  le  Tableau  économique^  cette 
œuvre  bizarre,  dont  les  disciples  du  maître 
ont  fait  une  invention  comparable  à  celles  de 
récriture  et  de  la  monnaie. 

Enfin,  la  paternité  de  doctrines  attribuées  à 
Quesnay  a  été  contestée.  Depuis  que  le  pro- 
tectionisme  a  gagné  les  politiciens,  il  s'est 
introduit  dans  les  chaires  ;  on  a  entendu 
prouver  que  le  premier  économiste  français 
n'était  pas  même  partisan  de  la  doctrine  du 
libre  échange,  dont  il  était  considéré  jus- 
que-là comme  l'un  des  fondateurs. 

Ces  points  et  d'autres  encore  devaient 
être  éclaircis. 


II 


François  Quesnay  est  né  à  Méré  \  près 
Montfort-l'Amaury,  en  1694.  Tous  les  bio- 
graphes donnent  la  date  du  4  juin  et  cette 
date  semble  avoir  été  fournie  par  Quesnay, 
car  elle  figure  au  bas  d'un  portrait    fait    de 

1.  Jadis  Mereyou  Méray.  Le  village  comprenait  deux 
paroisses,  Méré  et  Saint-Magloire. 


—  8  — 

son  vivant.  Son  acte  de  baptême  est  toutefois 
du  20  juin\ 

Les  ordonnances  royales  '  avaient  prescrit 
aux  curés  d'indiquer  sur  leurs  registres  le 
jour  et  le  temps  de  la  nativité  des  enfants. 
L'acte  de  baptême  de  Quesnay  est  muet  à 
cet  égard,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  mais 
ordinairement  le  baptême  se  faisait  le  len- 
demain ou  le  surlendemain  de  la  naissance 
et  non  seize  jours  après.  La  date  du  4  juin 
est  donc  douteuse. 

Les  panégyristes  ont  raconté,  d'après  la 
note  dHévin,  que  le  père  de  Quesnay, 
Nicolas,  était  avocat. 

Dans  son  contrat  de  mariage  \  Xicolas 
Quesnay  est  désigné  comme  marchand  : 
dans  Tacte  de  baptême  de  Fun  de  ses  enfants, 
il  est  dit  ((  garde-plaine  de  S.  M.  »  ;  dans  d'au- 
tres actes  de  baptême*,  notamment  dans  celui 
de  son  fils  François,  il  est  qualifié  :  «  receveur 
de  l'abbaye  de   Saint-Magloire  ».  A  partir  de 

1.  Voir  les  Annexes. 

2.  Ordonnance  d'août  1539. 

3.  24  juin  168L 

4.  Dans  quelques-uns,  aucune  profession  n'est  in- 
diquée. 


—  9  — 

1696',  il  est  désigné  comme  laboureur. 
C'était  là,  sans  doute,  sa  profession  prin- 
cipale. 

L'existence  de  sa  famille  dans  le  canton 
de  Montfort  est  constatée  par  des  contrats 
remontant  jusqu'au  milieu  du  XVI®  siècle  et 
ces  contrats  montrent  que  les  Quesnay 
étaient  des  paysans.  L'aïeul  de  Nicolas  était 
à  la  fois  laboureur  et  marchand  ;  il  fut  col- 
lecteur de  la  taille  en  1639.  Le  père-  de  Nicolas 
fut  également  laboureur  et  marchand  ;  il 
jouissait  d'une  certaine  considération,  car  au 
contrat  de  mariage  de  son  fils,  figurèrent 
comme  témoins,  tant  du  côté  du  mari  que 
du  côté  de  la  femme,  plusieurs  «  nobles 
hommes  »,  un  sieur  de  la  Queue  \  un  sei- 
gneur d'Adamville,  etc. 

Les  Quesnay  habitaient  à  Méré,  rue 
Saint-Magloire,  une  maison  qui,  probable- 
ment, n'existe  plus  aujourd'hui  et  qui  était 
composée  de  deux  chambres  à  feu,  avec  cave 
et  grenier;    à  côté,  était   une   grange;    der- 

1.  Il  n'était  plus  receveur  alors, 

2.  Il  épousa  en  premières  noces  la  fille  d'un  marchand 
de  Méré, 

3.  Gallais  La  Queue,  limitrophe  de  Méré. 


—  10  — 

rière,  se  trouvaient  trois  bâtiments  couverts 
en  chaume,  une  écurie,  une  boutique  et  une 
étable.  Le  jardin  attenant  n'avait  que  27  pieds 
de  large  à  un  bout,  42  au  milieu,  19  à  l'autre 
bout.  Dans  la  boutique  devait  se  faire  un 
commerce  de  menus  objets ',  ainsi  qu'il  arrive 
encore  fréquemment  dans  les   campagnes. 

Les  Quesnay  avaient  donc  une  situation  mo- 
deste. Ils  possédaient  quelques  terres  sur 
Méré,  mais  elles  donnaientde  médiocres  reve- 
nus, puisque  Nicolas  ajouta  de  petits  emplois 
à  sa  profession.  Xicolas  avait  toutefois  deux 
domestiques,  un  homme  et  une  servante,  qui 
tinrent  son  dernier  enfant  sur  les  fonts  ba- 
ptismaux; les  mariages  dans  la  famille  se 
faisaient  par  contrats  et  chacun  des  époux 
apportait  une  dot,  ce  qui  indique  une  aisance 
relative. 

Les  panégyristes,  et  ils  doivent  dire  vrai 
sur  ce  point,  nous  représentent  le  père  de 
Quesnay  comme  un  brave  homme,  fort  né- 
gligent de  ses  affaires*,  et  non  moins  négli- 

1.  Après  la  mort  de  son  mari,  M""  Quesnay  continua 
à  tenir  boutique.  Elle  obtint  un  jugement  contre  un 
débiteur  de  Houdan  (à  15  km.  de  Méré). 

2.  Hévin  et  ses  copistes  disent  qu'il  passait  sa  vie  à 


-~  11  — 

gent  de  réducation  de  ses  enfants.  Il  en 
eut  pourtant  douze  qui,  pour  la  plupart, 
moururent  en  bas  âge\  A  sa  mort,  il  n'en 
restait  que  cinq,  deux  fils  et  trois  filles. 
François  Quesnay,  né  le  huitième,  fut  le 
quatrième  des  survivants. 

Il  est  vraisemblable  que  Nicolas  Quesnay, 
garde-plaine  de  Sa  Majesté,  puis  receveur 
d'abbaye,  était  un  homme  médiocre  et  peu 
instruit,  bien  qu'on  cite  de  lui  des  paroles 
sentencieuses. 

Quant  à  sa  femme,  Louise  Giroux,  du  vil- 
lage de  Davron%  les  biographes  nous  font 
entendre  qu'elle  gouvernait  la  maison  ;  elle 
se  livrait  tout  entière  aux  soins  qu'exigeait 
la  culture  et  associait  son  fils  François  à  ses 
occupations  champêtres,  sans  avoir  d'autre 
ambition  maternelle  que  de  lui  confier  la  ges- 

Montfort  dans  la  liaison  la  plus  intime  avec  le  procu- 
reur du  l'oi  et  que  tous  deux  arrangeaient  à  l'amiable 
toutes  les  affaires  qui  se  présentaient  à  eux. 

1.  Louise  (1683),  Nicolas  (1684),  Xicolas  (1687), 
Mai-uerite  (1688),  Louise  (1689).  François  (1691), 
Cai/ierine- Antoinette  (1693),  François  (1694),  Marie 
(1695),  Marie-Anne  (1696),  une  autre  fille  (1698),  Mar- 
guerite (1700).  Les  cinq  noms  soulignés  sont  ceux  des 
survivants . 

2.  Canton  de  Meulan. 


—  12  — 

tion  du  petit  bien  familial  quand  elle  ne 
pourrait  plus  s'en  occuper  elle-même. 

Les  biographes  prétendent  qu'elle  avait 
Tesprit  cultivé.  Cependant,  à  onze  ans, 
Quesnay  ne  savait  pas  encore  lire  ;  le  pre- 
mier livre  qui  lui  tomba  sous  la  main  fut  la 
Maison  rustique,  et  pour  le  déchiffrer,  il  re- 
courut à  l'assistance  du  jardinier  de  la  mai- 
son qui  le  lui  avait  prêté^ 

Les  biographes  ajoutent  que  le  jeune 
homme  remédia  de  lui-même  à  Finsuffisance 
de  son  éducation  première,  dévora  tous  les 
livres  qu'il  put  se  procurer,  apprit  le  latin 
et  le  grec  presque  sans  maîtres.  Ils  disent 
enfin  que  la  chirurgie  fut  chez  Quesnay 
une  vocation ,  que  sa  mère  lui  résista 
d'abord,  puis  qu'elle  céda  devant  son  obs- 
tination. 11  serait  allé  apprendre  les  pre- 
miers éléments  de  l'art  chez  un  chirurgien 
d'Ecquevilly-,  mais  s'étant  aperçu  de  l'igno- 
rance d'un  tel  maître,  il  se  serait  rendu  à 
Paris  pour  y  faire  des  études  sérieuses. 

1.  La  faible  dimension  du  jardin  de  N.  Quesnaj*  ne 
comportait  pas  Tintervention  d'un  jardinier  à  demeure, 
observe  M.  Lorin. 

2.  Près  Crespières,  à  quelques  lieues  de  Méré. 


—  13  — 

Le  récit  des  biographes  est  accompagné 
d'anecdotes  dont  l'invraisemblance  saute  aux 
yeux. 

Pour  montrer  le  degré  de  curiosité  du 
jeune  François,  ils  racontent  que,  dans  les 
grands  jours  d'été,  il  partait  quelquefois  de 
Méré  au  lever  du  soleil,  allait  à  Paris  acheter 
un  livre  et  rentrait  chez  ses  parents  le  soir, 
après  avoir  lu  en  route  le  livre  qu'il  était  allé 
chercher.  Méré  est  à  plus  de  40  kilomètres 
de  Paris;  faire  plus  de  20  lieues  en  un  jour, 
en  lisant  en  chemin,  c'est  beaucoup! 

Les  panégyristes  racontent  encore  que  le 
chirurgien  d'Ecquevilly  n'avait  pas  de  di- 
plômes, que,  pour  s'en  procurer  un,  il  s'em- 
para en  cachette  des  cahiers  de  son  élève  et 
les  présenta  au  lieutenant  du  premier  chi- 
rurgien du  roi  comme  renfermant  des  leçons 
qu'il  avait  données  ;  le  lieutenant,  ayant 
trouvé  les  leçons  excellentes,  lui  aurait  dé- 
livré, sans  autre  examen,  des  lettres  de  maî- 
trise. Mais  les  panégyristes  nous  disent  que 
Quesnay  ignora  la  supercherie  et  ils  n'in- 
diquent pas  comment  elle  fut  connue. 

Ils  rapportent  enfin  que,  lorsque  Quesnay 
eut,  à  seize  ans  et  demi,  achevé  des  études 


—  14  — 

correspondant  à  peu  près  aux  humanités  et 
se  fut  ainsi  suffisamment  pénétré  de  Gicéron 
et  de  Platon,  sa  mère  lui  mit  un  Montaigne 
dans  les  mains  en  lui  disant  :  «  Tiens,  voilà 
pour  t'arracher  l'arrière-faix  de  dessus  la 
tète  ».  Un  des  biographes  ajoute  :  «  On  ne 
saurait  s'étonner  que  le  fils  d'une  telle  mère 
ait  été  un  homme  original,  peu  assujetti  aux 
préjugés,  propre  à  se  frayer  lui-même  les 
routes  qu'il  voulait  parcourir.  » 

Ce  qui  est  étonnant,  c'est  qu'une  femme 
de  campagne,  mariée  à  dix-sept  ans  à  un  la- 
boureur, constamment  absorbée  par  des 
occupations  matérielles  et  par  les  soins  de 
la  maternité,  ait  pu  porter  sur  Montaigne  le 
tin  jugement  qui  lui  est  attribué.  Elle  atta- 
chait, en  réalité,  si  peu  d'importance  aux 
connaissances  littéraires  que  non  seulement 
elle  n'apprit  pas  à  lire  à  son  fils,  mais 
qu'elle  n'enseigna  ])as  à  écrire  à  celle  de  ses 
filles  qui  resta  le  plus  longtemps  près  d'elle.' 
Dans  l'acte  de  mariage  de  cette  dernière, 
âgée  alors  de  trente-deux  ans,  se  trouve  cette 


1.  Marie-Anne,  née  en  1696,  qui  épousa  en  1728  uu 
laboureur  de  Coignières,  près  Trappes. 


—  15  — 

phrase  caractéristique  :  «  L'épouse  ayant 
déclaré  ne  savoir  signer.  » 

En  tout  cas.  M'"''  Quesnay,  devenue  veuve 
en  1707,  mit  quelques  années  plus  tard,  en 
octobre  1711,  François,  alors  âgé  de  dix-sept 
ans,  en  apprentissage  chez  un  graveur  de 
Paris,  Pierre  de  Rochefort'.  Celle  profession 
était  alors  à  la  mode  :  «  La  France  était  remplie 
de  graveurs  »,  dit  ^lonteil. 

Un  autre  fait  non  moins  certain,  c'est  que 
(  hiesnay  obtint,  on  ne  sait  à  quelle  date,  le 
grade  de  maître  ès-arts  qu'il  a  inscrit  à  la 
suite  de  son  nom  sur  le  titre  de  plusieurs  de 
ses  ouvrages.  Ce  grade,  qui  donnait  le 
droit  d'enseigner  les  humanités  et  la  philo- 
sophie, était  conféré  par  TL'niversité  après 
deux  examens  devant  quatre  examinateurs 
et  devant  le  Chancelier  de  Notre-Dame  ou 
de  Sainte-Geneviève  qui  remettait  le  bonnet 
au    candidat    heureux.    Il    est  possible    que 

1 .  Le  frère  aîné  de  Quesiiay  avait  été  placé  de  bonne 
heure  chez  un  marchand  de  Montfort.  Il  est  mort  dans 
cette  ville  en  1713.  La  même  année,  deux  sœurs  de 
Quesnay  se  marièrent,  l'une  à  un  nommé  Serre,  d'Au- 
teuil  (à  7  km.  de  Montfort).  l'autre  à  son  cousin  Le- 
febvre,  de  Saint-Léger  en  Y  vélines  (à  7  ou  8  km.  de 
Montfort,  dans  la  forêt  de  Rambouillet). 


—   IG  — 

Qiiesnay  ait  complété  son  instruction  pre- 
mière lorsqu'il  vint  à  Paris,  mais  il  est  peu 
probable  qu'il  ait  pu  se  mettre  en  situation  de 
subir  des  examens  d'humanités  et  de  philo- 
sophie sans  avoir  acquis  auparavant,  soit 
auprès  du  curé  de  Méré,  soit  autrement, 
des  connaissances  d'une  certaine  étendue. 

D'après  Tafirmation  d'Hévin,  ce  serait  en 
1710  que  Quesnay  serait  allé  chez  le  chirur- 
gien d'Ecquevilly.  Une  conjecture  est  dès 
lors  permise.  Pour  devenir  maître  en  chirur- 
ofie,  il  fallait,  en  vertu  de  l'édil  de  février 
1692\  avoir  été  apprenti  chez  un  maître  d'une 
ville  principale  ayant  communauté  de  chirur- 
giens et  avoir  servi  ensuite  pendant  quatre 
ans  chez  un  ou  plusieurs  maîtres,  ou  bien, 
à  défaut  du  premier  apprentissage,  avoir 
servi  pendant  six  ans  chez  un  ou  plusieurs 
maîtres.  Quesnay  aurait  commencé  son  stage 

1.  Le  texte  de  cet  édit  (daté  de  Versailles),  se  trouve 
dans  le  Recueil  dont  nous  parlons  plus  loin.  Il  porte 
création  de  deux  chirurgiens  jurés  dans  chaque  grande 
ville  du  Royaume  et  d'un  dans  les  autres.  Les  chirur- 
giens jurés  étaient  chargés  d'inspecter  les  autres  chi- 
rurgiens et  d'assister  aux  examens  de  réception  des  chi- 
rurgiens, sages-femmes,  etc.  L'article  6  fixe  les  condi- 
tions d'apprentissage. 


—  17  — 

à  Ecquevilly  en  suivant  la  seconde  filière  ;  il 
Taurait  interrompu  pour  apprendre  la  gra- 
vure, mais  il  ne  serait  pas  resté  beaucoup 
plus  longtemps  en  apprentissage  comme  gra- 
veur que  comme  chirurgien. 

Un  biographe  dit  qu'il  travailla  chez  Gochin 
et  qu'il  logea  à  Paris  chez  le  père  du  célèbre 
artiste  ;  il  est  probable  qu'il  n'y  a  là  qu'une 
confusion  de  nom  entre  Gochin  et  Pierre  de 
Pvochefort. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Quesnay  ne  tarda  pas  à 
aller  faire  ses  études  médicales  à  Paris,  et 
c'est  à  cette  époque  qu'on  peut  placer  le  dé- 
saccord signalé  entre  lui  et  sa  mère,  celle-ci 
persistant  à  vouloir  le  faire  graveur  et  lui 
voulant  être  chirurgien. 

Rangé  et  d'une  vigoureuse  santé,  il  fut  un 
étudiant  laborieux  ;  il  assista  aux  leçons  du 
Collège  de  chirurgie  et  à  celles  de  la  Faculté 
de  médecine  où  il  prit  des  inscriptions  ;  il 
étudia  la  pharmacie,  suivit  des  cours  d'ana- 
tomie,  de  chimie  et  de  botanique  au  Jardin  du 
roi,  fréquenta  les  hôpitaux,  «ne  manquant  ni 
une  visite,  ni  un  pansement  »,  fut  admis  «  à 
travailler  »  à  THôtel-Dieu  et  trouva  néanmoins, 
au  milieu  de  ses  occupations  professionnelles, 

SCHELLE.  2 


—  18  — 

le  temps  de  compléter  son  instruction  géné- 
rale. ((  Il  effleura  les  mathématiques  »,  dit 
GrandjeandeFouchyavec  une  pointe  d'ironie, 
et  étudia  la  philosophie  ;  La  recherche  de  la 
vérité,  de  Malebranche,  lui  inspira  un  goût 
très  vif  pour  la  métaphysique. 

En  1716,  il  ([uitta  Paris  pour  aller,  comme 
chirurgien,  à  Orgerus,  petit  village  situé  à 
une  douzaine  de  kilomètres  de  Méré,  vrai- 
semblablement pour  compléter  son  temps  de 
service  chez  un  maître  ;  celui  d'Orgerus  ne 
devait  avoir  ni  plus  de  science,  ni  plus  de 
clientèle  que  celui  d'Ecquevilly. 

L'année  suivante,  le  30  janvier  1717,  il  se 
maria  avec  Jeanne  Catherine  Dauphin,  qui, 
nous  dit  encore  Grandjean  de  Fouchy,  était 
iille  d'un  marchand  des  six  corps  de  Paris. 
Les  six  corps  étaient,  comme  on  sait, 
ceux  des  drapiers,  épiciers,  merciers,  pelle- 
tiers, bonnetiers  et  orfèvres  ;  si  la  femme 
de  Quesnay  avait  été  la  fille  d'un  orfèvre, 
le  biographe  l'aurait  signalé.  Il  n'a  pas  osé 
dire  ou  Hévin  ne  lui  a  pas  fait  connaître 
qu'elle  était  la  fille  d'un  épicier  de  la  rue 
desFossés-Saint-SuIpice,  ce  qui  est  constaté 
par  son  contrat  de   mariage. 


19  — 

A  ce  contrat,  daté  du  8  janvier  1717  ', 
figurèrent  comme  témoins,  du  coté  de 
Quesnay,  son  beau-frère,  épicier  à  Saint- 
Léger,  le  curé  de  Saint-Léger  et  un  bour- 
o-eois  de  Paris  ;  du  coté  de  la  future,  un 
marchand  de  grains,  un  secrétaire  de  con- 
seiller au  Parlement^  un  officier  d'échan- 
sonnerie  du  roi,  un  marchand  perruquier. 
Chaque    époux    apporta   en  dot  3.000  livres, 

Quesna}^  voulant  s'établir  à  Mantes,  de- 
manda la  maîtrise  aux  chirurgiens  de  la 
ville  ;  ceux-ci  la  lui  refusèrent.  Les  membres 
des  corporations  trouvaient  facilement  des 
prétextes  pour  écarter  un   concurrent. 

Muni  de  sa  lettre  de  refus,  Quesnay  alla 
à  Paris,  au  collège  de  Saint-Gôme,  subir  les 
épreuves  de  la  maîtrise  et  fut  reçu  avec  éloges 
le  9  août  1718. 

((  J'ai  entendu  plusieurs  fois,  dit  Hévin, 
M.  de  Malaval  (prévôt  du  collège  de  chirur- 
gie) rappeler  le  jugement  distingué  que  ses 
collègues  et  lui  avaient  porté  du  candidat, 
d'après  la  supériorité  des  lumières  qu'ils  lui 
avaient  reconnues  dans  ses  différents  exa- 
mens. )) 

1 .  Publié  par  M.  Lorin. 


—  20  — 

Hévin  n'a  pas  expliqué  pourquoi  cet  élève 
si  brillant  n'avait  pas  concouru  à  la  maîtrise 
lorsqu'il  était  à  Paris  avant  de  se  rendre  èi 
Orgerus.  Il  est  à  supposer  qu'il  n'avait  pas 
alors  le  temps  exigé  par  les  règlements,  ou 
qu'il  voulait  éviter  de  payer  les  droits  de 
maîtrise  à  Paris,  sensiblement  plus  élevés 
qu'a  Mantes'. 

Ce  sont  là  des  détails.  Ce  qui  avait  quelque 
importance,  c'était  d'être  fixé  sur  les  ori-  , 
gines  de  Quesnay.  Ses  disciples  avaient  dit  : 
Ouesnay  est  né  dans  une  ferme.  Quesnay  est 
parti  de  la  charrue'.  D'autres  de  ses  con- 
temporains avaient  confirmé  ce  témoignage'; 
les  dires  des  panégyristes  Tavaient  fait  sus- 
pecter. 

Grâce  aux  recherches  des  membres  de  la 
Société  archéologique  de  Rambouillet,  la 
vérité  est  maintenant  connue.  Au  lieu  d'être 

1.  Les  droits  de  brevet  étaient  de  4  livres,  non 
compris  40  sols  payés  à  chacun  des  prévôts  ou  aux  deux 
anciens  maîtres  et  40  sols  au  greffier  de  la  communauté. 
Les  droits  de  maîtrise  étaient  de  150  livres  dans  les 
villes  principales    et  de  75  livres  dans  les  autres. 

2.  Du  Pont  de  Nemours,  Turgot. 

3.  Crawford,  probablement  d'après  Sénac  de  Mei- 
Ihan,  fils  du  docteur  Sénac. 


—  21  — 

le  fils  d'un  avocat  au  Parlement  qui  s'était 
retiré  à  la  campagne  par  amour  de  l'agri- 
culture ou  par  économie,  Quesnay  est  issu 
d'une  famille  de  laboureurs  et  de  petits  mar- 
chands; il  a  passé  son  enfance  au  milieu  des 
faits  agricoles,  dans  un  pays  de  petite  et 
moyenne  culture,  et  au  milieu  des  faits  du 
petit  négoce;  il  s'est  marié  dans  le  petit 
commerce. 

Son  origine  paysanne,  ses  alliances  mo- 
destes expliquent  mieux  ses  travaux  écono- 
miques que  l'origine  robine,  que  la  vanité 
voulut  lui  donner.  Mais  au  XYIIP  siècle  on 
voulait  tout  au  moins  être  bourgeois,  si  Ton 
n'était  pas  noble  ;  le  titre  de  paysan  [sonnait 
mal,  il  avait  encore  quelque  chose  du  serf. 


III 


M.  E.  Grave^  a  trouvé  des  traces  curieuses 
du  séjour  de  Quesnay  à  Mantes  \  Lorsqu'il 
s'installa  comme  chirurgien  dans  cette  ville 
en  1718,  il  avait  vingt-quatre  ans.  Cinq  ans 
plus  tard,  en  1723,  les  offices  héréditaires  des 
chirurgiens  royaux,    créés   en   1691,    furent 

1.  Quesnay  marguillier. 


22  

supprimés  ou  plutôt  délivrés  à  nouveau  par 
le  roi.  Quesnay  en  obtint  un  par  lettres  pa- 
tentes de  septembre  1723  ;  sa  réception  par 
la  communauté  de  ^Mantes  est  du  7  janvier 
1724. 

A  quelques  jours  de  là,  les  maire  et  éche- 
vins  de  la  ville  l'inscrivirent  sur  une  liste  de 
trois  maîlres  parmi  lesquels  devaient  être 
choisis,  par  le  premier  chirurgien  du  roi,  le 
lieutenant  et  le  greffier  de  la  communauté. 
MaisMaréchal,  premier  chirurgien,  avait  déjà 
fait  son  choix  et  désigné  comme  lieutenant 
un  certain  Bichot  qui  avait  versé  «  pour  la 
finance  de  Tétat  du  dit  office  »  une  somme 
de  400  livres. 

Précédemment,  en  décembre  1723, Quesnay 
avait  été  élu  marguillier,  le  second  sur  trois. 
Tout  d'abord,  il  avait  paru  accepter  ces  fonc- 
tions,  puis  il  s'était  ravisé   et  avait  allégué 

1 .  Dans  une  quittance  notariée,  datée  de  Mantes, 
29  août  1721,  Quesnay  est  désigné  comme  «  maîtrechi- 
rurgien  reçu  à  Mantes,  demeurant  à  Paris  ».  On  a 
conclu  de  là  que  Quesnay  avait  alors  quitté  Mantes. 
Mais  il  y  a  eu  probablement  une  interposition  de  loca- 
lités et  il  faut  lire:  a  maître  chirurgien  reçu  à  Paris, 
demeurant  à  Mantes  ».  Les  notaires  ne  sont  pas  infail- 
libles. 


—  23  — 

que,  n'étant  pas  natif  de  la  ville  et  étant  nou- 
veau paroissien,  il  n'avait  pas  à  être  désigné, 
qu'il  était  obligé  d'aller  auprès  des  malades 
à  tous  les  moments  de  la  journée  et  que, 
pour  la  perfection  de  son  art,  il  devait  se 
rendre  très  souvent,  et  pendant  un  temps 
considérable,  à  Paris  pour  faire  des  expé- 
riences d'anatomie. 

En  1726,  il  fut  encore  élu  marguillier,  le 
second  sur  trois.  Après  réflexion,  il  accepta, 
mais  en  protestant  contre  le  rang  qui  lui 
avait  été  donné  et  en  réservant  de  se  pour- 
voir par  les  voies  de  droit  contre  les  pré- 
tentions à  préséance  de  celui  qui  avait  été 
élu  le  premier  et  qui  était  un  orfèvre  \ 

«  Cette  contestation,  dit  Hévin,  fut  porté 
devant  les  juges.  Elle  mit  Quesnay  dans  le 
cas  de  faire  sur  la  chirurgie  toutes  ces  re- 
cherches précieuses  qui,  dans  la  suite  des 
temps,  lui  servirent  à  défendre  les  chirur- 
giens de  Paris  contre  leurs  adversaires.  On 
trouve  dans  le  factum  imprimé  qu'il  publia 
contre  sa  partie  un  précis  clair  des  droits  et 

1.  La  corporation  des  orfèvres  de  Mantes  avait  une 
certaine  importance;  elle  était  une  de  celles  qui  possé- 
daient un  poinçon. 


prérogatives  que  la  chirurgie  avait  mérités 
et  obtenus  en  qualité  d'art  libéral  ».  Ce 
factum  n'a  pas  été  retrouvé  jusqu'ici.  Mais 
Hévin  dit  que  Quesnay  gagna  sa  cause  et 
qu'il  prit  sur  son  concurrent  le  pas  que  son 
titre  de  maître  ès-arts  lui  donnait,  parait-il, 
de  plein  droit. 

Il  ne  semble  pas  que  Quesnay  ait  été  un 
parfait  marguillier.  Chargé  des  fonctions  de 
trésorier  en  1728,  il  laissa  les  comptes  en 
suspens  ;  ils  ne  furent  apurés  que  beaucoup 
plus  tard.  Mais  au  commencement  de  cette 
année  1728.  il  avait  perdu  sa  femme  de  suites 
de  couches,  et  ce  malheur  inattendu  avait 
nécessairement  troublé  sa  vie\  Il  restait  veuf 
avec  trois  jeunes  enfants,  deux  fils  et  une 
fllle^ 

Les  liens  qui  rattachaient  à  Méré  furent 
rompus  à  peu  près  dans  le  même  temps.  Une 
des  sœurs  qu'il  y  avait  laissées  était  morte; 
une    autre   s'était  mariée'  ;  sa  mère,    restée 

1.  D'après  M.  Grave,  il  habitait  en  1729  à  Mantes 
dans  la  rue  du  Vieux  Pilori  ;  sa  maison  aurait  été  dé- 
molie en  1760,  lorque  Perronet  perça  la  rue  (nationale) 
qui  est  en  face  du  pont  sur  la  Seine. 

2.  Nés  en  1717.  1723  et  1728. 

3.  Marie- Anne  qui  ne  savait  pas  signer. 


—  25  — 

seule,  mourut  en  1730,  après  avoir  eu  à  sou- 
tenir plusieurs  procès  contre  des  voisins  ou 
des  débiteurs.  Quesnay  vendit  sa  part  d'héri- 
tage qui  comprenait  la  maison  familiale  et 
une  autre  petite  maison,  la  première,  moyen- 
nant une  rente  foncière  de  120  livres,  rache- 
table  pour  2.600  livres,  la  seconde  moyen- 
nant une  rente  foncière  de  24  livres. 

Il  nous  a  retracé,  dans  une  brochure  écrite 
en  1748,  la  vie  du  chirurgien  de  village, 
allant  saigner  ou  panser  dans  les  campagnes 
et  administrant  quelques  médicaments,  de  la 
tisane,  un  purgatif,  d'autres  remèdes  simples, 
bien  que  l'exercice  de  la  médecine  lui  fût 
interdit.  Mais  le  chirurgien  ne  réclamait  de 
salaire  que  pour  la  saignée  et  donnait  ses 
soins  médicaux  par-dessus  le  marché.  Les 
règlements  étaient  ainsi  éludés,  à  la  satis- 
faction du  menu  peuple  qui  évitait  Tobliga- 
tion  d'avoir  à  faire  appel  aux  lumières  coû- 
teuses d'un  médecin. 

Quesnay,  ainsi  qu'il  Ta  déclaré,  faisait 
comme  tous  ses  confrères,  et  exerçait  la  mé- 
decine autant  que  la  chirurgie.  Il  ne  se  bor- 
nait pas  d'ailleurs,  en  tant  que  chirurgien,  à 
saigner    et  à  panser;  le  diplôme  qu'il   avait 


-     26 

reçu  à  Saint-Côme  lui  permettait  de  pratiquer 
la  grande  chirurgie,  c'est-à-dire  de  faire  des 
opérations  et  des  accouchements. 

M.  Grave  nous  le  montre  accouchant  se- 
crètement, en  1727,  une  fille  de  qualité,  se 
chargeant  de  mettre  Fenfant  en  nourrice,  le 
présentant  au  baptême  et  assistant  ensuite, 
comme  témoin,  au  mariage  réparateur. 

A  ses  titres  de  maître  ès-arts,  chirurgien 
reçu  à  Saint-Côme,  Quesnay  joignit  celui  de 
membre  de  la  Société  académique  des  arts^ 
qu'avait  récemment  instituée  à  Paris  le  comte 
de  Clermont  avec  l'agrément  du  roi,  et  il  y 
joignit  aussi,  d'après  les  biographes,  celui  de 
chirurgien  major  de  l'Hôtel-Dieu  de  [Niantes- 
En  cette  qualité,  il  aurait  eu  à  déployer  ses 
talents,  car  THôtel-Dieu  aurait  servi  d'asile 
pendant  plusieurs  années  à  un  grand  nombre 
de  blessés  d'un  régiment  employé  à  la  re- 
construction d'une  partie  du  vieux  pont  sur 
la  Seine,  constatation  qui  ne  donne  pas  une 
haute  idée  de  l'organisation  des  chantiers  de 
travaux  publics  à  cette  époque. 


1.  Dans  l'acte   de  décès  de  sa  mère,  il  est    désigné 
comme  académicien. 


—  27  — 

Actif  et  très  probablement  plus  instruit 
que  ses  confrères,  Ouesnay  n'avait  pas  tardé 
à  se  faire  une  bonne  clientèle.  Il  ne  refusait 
jamais  ses  soins,  quel  que  fût  le  lieu  et  quelle 
que  fut  la  saison,  dit  d'Albon.  11  avait  sur- 
tout de  la  réputation  comme  accoucheur,  ce 
qui  le  faisait  appeler  dans  les  châteaux  des 
environs  de  Mantes. 

Une  circonstance  de  ce  genre  le  mit  en 
relations  avec  la  famille  de  Noailles  qui  lui 
témoigna  depuis  la  plus  grande  bienveil- 
lance, ainsi  que  le  prouvent  les  dédicaces  de 
plusieurs  de  ses  ouvrages  \ 

Le  vieux  Maréchal  de  Noailles  avait  dans 
les  talents  de  Quesnay  une  telle  confiance, 
racontent  les  biographes,  qu'il  conseilla  à  la 
reine,  lorsqu'elle  vint  à  Maintenon,  après  ses 

1.  Quesnay  dédia  en  1736  son  Essai  physique  sur 
C économie  animale  au  maréchal  duc  de  Noailles  (1678- 
1766);  en  1749,  au  fils  de  celui-ci,  Louis  de  Noailles. 
duc  d'Ayen  (1713-1793),  gouverneur  du  Roussillon,' 
puis  maréchal,  le  Traité  de  la  gangr^me;  et  la  même 
année,  au  comte  de  Noailles^  duc  de  Mouchy,  le  Traité 
de  la  suppuration. 

La  dernière  dédicace  ne  renferme  que  des  formules 
de  politesse.  Dans  celle  du  Traité  de  la  gangrène,  on 
lit: 

«  C'est  à  ce  zèle  (que  vous  montrez  pour  tout  ce  qui  a 


—  28  — 

couches,  de  ne  point  amener  avec  elle  de 
médecin.  «  Quesnay,  précise  Hévin,  accom- 
pagna la  reine  dans  le  séjour  qu'elle  fit  à 
Maintenon,  en  allant  et  revenant  de  Chartres 
après  la  naissance  du  dauphin  ».  Ainsi  que 
Ta  déjà  signalé^I.  Lorin,  ^larie  Leczinska  ne 
fit  pas  ce  voyage  en  1729  après  la  naissance 
du  dauphin,  mais  en  1732,  après  la  naissance 
delà  princesse  Adélaïde.  Elle  partit  de  Ver- 
sailles le  26  mai,  coucha  à  Rambouillet,  alla 
dîner  à  ^laintenon  le  27,  et  coucha  le  soir  à 
Chartres  où,  le  lendemain,  elle  fit  des  prières 
pour  remercier  le  ciel,  non  de  lui  avoir 
donné  sa  fille,  mais  de  lui  avoir  donné  pré- 
cédemment un  dauphin.  Elle  se  remit  en 
route  le  29,  dîna  à  Maintenon  et  coucha  à 
Rambouillet. 

On  s'explique  difficilement  qu'un  de  ses 
médecins  n'ait  pas  fait  partie  de  sa  suite.  Eu 
éo;ard  à  la  brièveté  du  vovao^e,  l'assertion 
d'Hévin  peut  renfermer  toutefois  une  part  de 
vérité. 


rapport  au  bien  public)  que  je  dois  les  regards  favorables 
dont  il  a  plu  à  votre  Grandeur  d'animer  mes  premiers 
essais  et  la  protection  aussi  généreuse  qu'efficace  dont 
elle  daigne  m'honorer  depuis  longtemps  ». 


—  29  — 

A  cette  époque,  la  réputation  de  Quesnay 
avait  dépassé  la  région  de  Mantes  ;  il  venait 
de  remporter  une  victoire  dans  une  querelle 
scientifique  avec  un  docteur  en  renom  de  la 
Faculté  de  Paris,  Silva,  alors  attaché  à  la 
maison  du  comte  de  Charolais. 

Très  à  la  mode,  médecin  des  dames,  en 
imposant  à  ses  malades  par  la  bizarrerie  de 
ses  prescriptions  \  Silva  avait  publié  sur  la 
saignée  un  liv^re  plus  brillant  que  solide  et 
qui  néanmoins  avait  eu  du  succès.  Le  Jour- 
nal de  Verdun  Tavait  approuvé,  Bœrrhave  en 
avait  dit  du  bien-. 

Silva  était  un  disciple  de  la  vieille  école 
médicale,  imbu  des  préjugés  que  la  Faculté 
avait  érigés  en  préceptes.  Il  soutenait  que, 
pour  amener  le  déplacement  des  humeurs 
localisées  dans  une  partie  du  corps,  il  fallait 
nécessairement  ouvrir  une  veine  dans  une 
partie  opposée.  Il  ne  tenait  point  compte, 
dans  ses  explications,  de  la  contractilité  du 
tissu  artériel    et    semblait  raisonner  sur  le 


1.  La  Mettrie,  La  politique  du  mcdecia  de  Machiavel. 

2.  Bruhier,  Mémoire  pour  sercir   à   l'histoire  de  la 
tie  de  M.  Silva,  1744. 


-    30  — 

sang  comme  s'il  s'était  agi  d'un  liquide  quel- 
conque coulant  dans  des  tuyaux  passifs. 

Quesnay  se  mit  à  étudier  la  question  et  à 
faire  des  expériences  d'hydrostatique.  Quand 
il  fut  sur  de  son  sujet,  il  rédigea  une  réfu- 
tation des  principes  de  Silva. 

Mais  avant  de  publier  son  travail,  il  le 
communiqua  à  quelques  amis  qui  lui  con- 
seillèrent de  ne  point  s'attaquer,  lui,  petit 
chirurgien  de  province,  à  un  prince  de  la 
science.  L'un  d'eux,  le  Père  Bougeant,  prit 
le  manuscrit,  le  montra  à  Silva  et  en^a^ea  ce 
dernier  à  s'aboucher  avec  Quesnay.  Silva 
n'eut  pas  l'air  de  comprendre.  Il  se  ravisa 
ensuite,  mais  il  était  trop  tard;  Bougeant  avait 
rendu  le  manuscrit.  Silva  s'adressa  alors  au 
maréchal  de  Noailles  pour  avoir  une  entrevue 
avec  Quesnay.  L'entrevue  eut  lieu  en  pré- 
sence de  plusieurs  personnes;  Silva  affecta 
un  ton  de  supériorité  et  de  persiflage  qui 
n'empêcha  pas  le  chirurgien  de  Mantes  de 
réunir  en  sa  faveur  les  suffrages  des  assis- 
tants. 

Celui-ci  donna  sa  réfutation  à  Fimpres- 
sion  ;  le  censeur,  ami  de  Silva,  la  retarda 
pendant  près  d'un  an  et  il  fallut  que  Quesnay 


-  31  - 

allât  solliciter  le  chancelier  d'Aguesseaii 
pour  que  Tinterdit  fût  levé.  La  permission 
fut  enfin  octroyée  le  il  août  1729'  et  la  réfuta- 
tion parut  sous  le  titre  à' Observations  sur  les 
effets  de  la  saignée  ". 

Silva  voulut  alors  préparer  une  seconde 
édition  de  son  livre  et  y  insérer  une  ré- 
plique à  Ouesnay  ;  dans  ce  but,  il  convoqua 
chez  lui  deux  membres  de  FAcadémie  des 
sciences,  Bertin  et  Glairaut  '.Le  résultat  de 
la  conférence  fut  que  la  seconde  édition  ne 
serait  pas  publiée.  A  la  mort  de  Silva,  on 
trouva  chez  lui  des  «  morceaux  décousus  )> 
qu'il  n'avait  pas    employés  \ 

«  ^I.  Silva,  a  pu  écrire  Quesnay,  a  été  forcé 
de  se  rendre  à  mes  principes,  malgré  toutes 
les  tentatives  que  l'on  sait  qu'il  a  faites  pour 
en  éluder  la  démonstration  )>  \ 

1.  Lorin. 

2.  Par  M.  Quesnay,  maître  ès-arts,  membre  de  la 
Société  des  arts,  chirurgien  de  Mantes,  reçu  à  Saint- 
Côme,  1730,  in-12.  Dédié  à  M.  d'Abos,  seigneur  de 
Binanville,  conseiller  au  Parlement  (qui  habitait  dans 
les  environs  de  Mantes).  Les  Observations  ont  été  in- 
sérées dans  le  Traité  sur  les  effets  de  la  saignée. 

3.  La  Mettrie,  déjà  cité. 

4.  Bruhier,  déjà  cité 

.5.   Traité  sur  les  effets  de  la  saignée. 


—  32  — 

< Jn  voit  que  dès  sa  jeunesse.  Ouesnay 
aimait  le  combat:  soucieux  de  la  dignité  de 
sa  profession,  il  la  défendit  contre  les  pré- 
tentions d'une  autre  corporation  en  faisant 
un  procès  de  préséance  à  un  orfèvre;  con- 
scient de  sa  valeur  personnelle,  il  réfuta  un 
médecin  célèbre  et  fit  preuve  alors  d'indé- 
pendance de    caractère   et    d'esprit. 

Bien  que  chirurgien,  il  s'éleva  contre 
Fusage  abusif  et  souvent  dangereux  de  la 
saignée  \  Quoique  dépourvu  de  grades  à  la 
Faculté,  il  s'attaqua  à  la  routine  médicale  : 
(c  On  m'opposera  sans  doute  Texpérience, 
dit- il,  mais  de  quelle  autorité  peut  être,  vis- 
à-vis  de  connaissances  précises  et  évidentes, 
Tempirisme  obscur  et  équivoque  des  patri- 
ciens dominés  par  d'anciens  préjugés  aux- 
quels ils  se  sont  livrés  aveuglément?  » 

1.  Pour  les  vieillards  et  les  enfants. 


33  — 


IV 


La  querelle  entre  Quesnay  et  Silva  s'était 
engagée  au  moment  où  la  lutte  séculaire  entre 
les  chirurgiens  de  Saint-Côme  et  la  Faculté 
de  médecine  venait  de  se  raviver. 

Sous  l'ancien  régime,  les  chirurgiens  étaient 
organisés  en  communautés,  tout  comme  les 
gens  de  métiers,  et  il  y  avait  en  France  autant 
de  communautés  de  chirurgiens  que  de  loca- 
lités de  quelque  importance.  Chacune  avait  sa 
bannière  qui  portait  sur  champ,  ou  des  lan- 
cettes, ou  une  scie,  ou  des  rasoirs,  ou  encore 
une  boîte  à  outils.  Chacune  se  recrutait  elle- 
même  ;  sous  la  surveillance  de  chirurgiens 
jurés,  elle  faisait  passer  des  examens  aux 
candidats  et  leur  délivrait  des  lettres  de  maî- 
trise. 

«  Les  réceptions,  a  pu  dire  Fourcroy\  pré- 
sentaient encore  plus  d'arbitraire  et  moins 
de  sécurité  pour  leurs  choix  que  celles  des 
médecins.  Les  communautés  étaient  trop  mul- 
tipliées et  le  droit  de  recevoir  trop  répandu  ; 
elles  admettaient  à  des  épreuves  trop  simples 

1.  Exposé  des  motifs  de  la  loi  du  7  germinal  an  XI, 

SCHELLE.  3 


—  34  — 

et  à  des  expériences  trop  légères,  comme  on 
les  appelait,  des  sujets  trop  peu  instruits  pour 
leur  confier  la  vie  des  hommes  ». 

Presque  partout,  les  chirurgiens  n'étaient 
que  de  simples  barbiers  ;  beaucoup  d'entre 
eux  étaient  illettrés;  quelques-uns  savaient 
à  peine  lire. 

Les  réceptions  n'étaient  et  ne  pouvaient 
être  sérieuses  que  dans  les  très  grandes 
villes. 

A  Paris,  la  communauté  des  chirurgiens 
de  Saint-Côme,  dont  Torigine  remontait, 
disait-on,  à  saint  Louis,  comptait  des  pra- 
ticiens de  premier  ordre.  Elle  possédait  un 
collège  bien  organisé  et  qui,  par  un  ensei- 
gnement basé  sur  les  études  anatomiques, 
surpassait  à  beaucoup  d'égards  la  Faculté  de 
médecine  où  les  cours  étaient  dits  savants, 
parce  que  Ton  y  parlait  latin  et  que  l'érudition 
y  tenait  la  première  place. 

Insli-uits  pour  la  plupart,  préparés  à 
Pexercice  de  leur  profession,  les  chirurgiens 
de  Saint-Côme  faisaient  une  concurrence  sé- 
rieuse aux  médecins'.   Pour  certaines  mala- 

1.  Journal  des  Savants,  février  1736.  —  Question 
de  médecine  :   Sur  la  question  de  sacoir  si  c'est  aux 


—  35  — 

dies,  le  public  intéressé  les  préférait  aux 
docteurs  de  la  Faculté. 

Celle-ci  prétendait  pourtant  depuis  long- 
temps que  les  chirurgiens,  qu'ils  fussent  de 
Saint-Gôme  ou  d'ailleurs,  étaient  des  artisans 
subordonnés  aux  médecins,  qu'ils  pouvaient 
avoir  une  plus  ou  moins  grande  habileté  de 
main,  mais  qu'ils  étaient  incapables  d'agir 
sans  être  dirigés  par  des  docteurs,  attendu 
que  leur  éducation  n'élevait  guère  leur 
esprit  au-dessus  des  sens.  Leur  travail 
était  regardé  comme  manuel.  «  Les  méde- 
cins, gens  de  bonne  compagnie,  n'usaient 
point  de  la  lancette  et  du  bistouri  et  plu- 
sieurs d'entre  eux  préféraient  en  l'absence 
du  barbier,  leur  aide  habituel,  laisser  mourir 
leur  malade  que  de  lui  ouvrir  eux-mêmes  la 
veine\  » 

La  Faculté  prétendait  de  plus  au  monopole 
de  l'enseignement.  Ses  professeurs,  «  maîtres 
supérieurs  en  l'art  de  guérir^  »,  peuvent  seuls, 

médecins  qu'il  appartient  de  traiter  les  maladies  véné- 
riennes, 1733. 

1.  Paul  Reclus,  L académie  ronale  de  chirurgie. 
Conférence  à  la  Sorbonne  du  1"  février  1906. 

2.  Mém.  pour  les  doyens  et  docteurs  de  la  Faculté, 
1726. 


—  36  — 

disait-elle,  donner  des  leçons  et  délivrer  des 
diplômes  ;  il  ne  peut  y  avoir  dans  l'Université 
un  établissement  autonome  où  l'on  fasse 
passer  des  examens,  où  Ton  donne  des  grades 
et  qui  forme  une  cinquième  faculté  ;  les  cours 
doivent  y  être  de  qualité  inférieure,  les 
examens  dérisoires,,  les  grades  irréguliers, 
puisque  les  professeurs  diplômés  y  sont 
étrangers. 

Telle  était  pourtant  la  situation  de  fait  du 
collège  de  la  communauté  de  Saint-Gôme;  il 
avait  toujours  été  considéré  comme  faisant 
partie  de  TUniversité.  et  néanmoins  il  était 
resté  à  peu  près  indépendant  de  la  Faculté  de 
médecine. 

Les  chirurgiens  purent  raconter  plus  tard 
qu'un  jour  d'hiver  la  Faculté  voulut  s'em- 
parer de  leur  collège,  qu'elle  y  vint  toute 
entière  en  grand  costume  et  précédée  d'huis- 
siers, mais  qu'elle  attendit  vainement  sous 
la  neige  que  les  portes  s'ouvrissent  devant 
elle;  que,  vaincue,  humiliée,  elle  dut  se  re- 
tirer sous  les  huées  des  assistants.  Mais  les 
médecins  purent  dire  aussi  que  les  chirur- 
ofiens  avaient  écrit  en  lettres  d'or  sur  leur 
maison    de    Saint-Gôme:   Collegium  chirur- 


—  37  — 

gicum,  et  qu'ils  furent  contraints  d'effacer 
cette  annonce  incorrecte^ 

Des  procès  étaient  engagés  depuis  des 
siècles  entre  les  deux  professions  rivales  ;  des 
décisions  judiciaires,  des  lettres  patentes,  un 
induit  du  pape,  étaient  invoqués  par  les 
parties .  Toutes  deux  comptaient  des  victoires, 
presque  toujours  dues  à  l'intrigue  ;  quand  le 
premier  chirurgien  du  roi  avait  la  confiance 
de  son  maître,  la  communauté  de  Saint-Gôme 
obtenait  quelque  décision  conforme  à  ses  in- 
térêts ;  quand,  au  contraire,  les  médecins 
étaient  en  faveur  à  la  cour,  la  Faculté 
triomphait. 

Celle-ci  avait  eu  pour  politique  d'opposer 
aux  chirurgiens  les  barbiers,  organisés  eux 
aussi  en  communauté.  Elle  avait  ouvert  des 
leçons  en  français  pour  ses  protégés,  leur 
avait  délivré  des  brevets,  leur  avait  promis 
que  les  médecins  les  emmèneraient  avec  eux 
au  chevet  des  malades.  Ainsi  que  l'a  pro- 
clamé un  professeur  de  la  Faculté,  les 
médecins  «  savaient  faire  des  chirurgiens 
quand  ils  le  jugeaient  à  propos  ». 

1 .  Journal  des  Savants,  février  1726. 


—  38  — 

Blessés  dans  leur  amour-propre,  atteints 
dans  leurs  intérêts  par  la  concurrence  qui  leur 
était  suscitée,  les  chirurgiens  de  robe  longue 
s'étaient  efforcés  de  faire  établir  que  les 
barbiers  étaient  les  «  domestiques  des  chi- 
rurgiens »  et  que  leurs  attributions  avaient 
été  strictement  limitées  par  la  loi  au  panse- 
ment des  «  clous,  bosses  et  plaies  légères  », 
à  la  saignée  dans  les  cas  pressants. 

A  un  certain  moment,  le  collège  de  Saint- 
Côme  avait  cru  habile  de  se  rapprocher  des 
barbiers  et  de  leur  donner  aussi  des  leco^is 
appropriées  à  leur  faible  instruction.  Le  ré- 
sultat avait  été  désastreux  pour  la  chirurgie. 
Barbiers  et  chirurgiens  avaient  été  soumis 
tous  ensemble  en  1613  à  la  juridiction  du 
premier  barbier  du  roi,  et  deux  ans  plus  tard, 
la  corporation  des  barbiers  avait  été  unie  au 
((  Corps  des  professeurs  chirurgiens  du  col- 
lège royal  de  TUniversité^  »  . 

Cette  fusion  avait  porté  une  grave  atteinte 
au  prestige  de  la  chirurgie.  L'école  de  Saint- 
Côme  avait  essayé  de  se  défendre  en  rendant 
plus  difficile  la  réception  à  la  maîtrise  ;  les 
barbierais  avent  alors  sollicité  Tappui  de  la 

1.  L.  p.,  août  1613. 


—  39  — 

Faculté  et  avaient  renouvelé  avec  elle  le 
contrat  par  lequel  elle  s'était  engagée  à  leur 
donner  un  enseignement  et  à  leur  procurer 
des  emplois\ 

Les  chirurgiens  de  Saint-Côme  s'étaient 
adressés  en  vain  au  Parlement  pour  être 
séparés  des  barbiers  ;  un  arrêt  suivi  de  lettres 
patentes  de  mars  1656  avait  confirmé  Tunion 
des  deux  communautés-. 

La  Faculté,  rendue  plus  exigeante  par  le 
succès,  obligeait  le  prévôt  de  Saint-Côme  à 
venir  jurer  devant  elle  chaque  année  que  les 
chirurgiens  ne  donneraient  aucun  remède 
interne.  Elle  n'ignorait  pas  que  ce  serment 
ne  serait  pas  respecté,  mais  elle  y  voyait  un 
hommage,  une  preuve  de  vassalité.  La  pres- 
tation de  serment  était  accompagnée  du 
paiement  d'une  redevance  et  c'était  là  un 
détail  que  les  corporations  perdaient  rare- 
ment de  vue. 

En  1716,  le  prévôt  de  Saint-Côme,  invo- 
quant des  scrupules  de  conscience,  refusa  le 

1.  27  juin  1644. 

2.  Un  autre  arrêt  intervint  le  7  février  1660.  La  com- 
munauté des  barbiers,  perruquiers,  baigneurs,  étuvistes 
pour  la  ville  et  faubourgs  de  Paris  fut  réorganisée  en 
1673. 


—  40  — 

serment.  Un  nouveau  procès  s'engagea.  Il 
n'eut  pas  une  issue  plus  rapide  que  tous  ceux 
qui  l'avaient  précédé.  Ainsi  que  Fa  dit  Barbier^ , 
les  procès  étaient  «  appointés  pour  ne  pas 
être  sitôt  jugés  ». 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  Maréchal, 
premier  chirurgien  du  roi,  obtint  une  déci- 
sion" instituant  au  collège  de  Saint-Côme 
des  chaires  de  démonstrateurs  royaux,  avec 
des  appointements  assignés  sur  le  domaine, 
et  remettant  le  collège  en  possession  de  ses 
droits  sur  un  hôpital  où  deux  maîtres  chi- 
rurgiens nommés  par  le  roi  soignaient  les 
pauvres  infirmes.  C'était  un  succès  sérieux 
pour  les  chirurgiens,  puisque  la  régularité 
de  renseignement  donné  par  leur  collège 
était  implicitement  reconnue.  Aussi  la  Fa- 
culté fît-elle  opposition^  à  Texécution  de  la 
décision  royale,  et  demanda-t-elle  que  le 
terme  d'école  qui  s'était  «glissé  dans  les 
lettres-patentes  fut  retranché».  Mais  les  chi- 


1.  Journal. 

2.  L.  p.,  septembre  1724. 

3.  Mémoires  pour  VUniccrsitè  de  Paris.  —  Rèponsf 
par  les  chirurgiens  de  Saint-Côme. 


—  41  — 

nirgiens  tinrent  bon  et  en  1726,  trois  chaires 
sur  cinq  furent  ouvertes  \ 

La  lutte  prit  en  même  temps  une  nouvelle 
forme.  Au  lieu  de  se  battre  à  coup  de  mé- 
moires juridiques  et  d'exploits,  les  deux 
parties  mirent  le  public  dans  la  confidence 
de  leurs  dissensions  et  se  lancèrent  à  la 
tête  une  foule  de  brochures  et  de  libelles. 

Un  des  chirurgiens  les  plus  en  renom, 
Petit,  avait  publié  un  Traité  sur  les  ma- 
ladies des  os.  Le  doyen  de  la  Faculté,  Andry, 
fit  du  livre  une  critique  acerbe  et  attaqua 
à  cette  occasion  tous  les  chirurgiens,  leur 
déniant  le  droit  de  s'occuper  de  médecine  et 
la  science  nécessaire  pour  en  parler.  La 
chirurgie  est  la  sujette  de  la  médecine, 
dit-il  ;  les  chirurgiens  ont  reconnu  depuis 
longtemps  l'infériorité  de  leur  profession, 
car   ils    peignent   sur  leurs   enseignes  deux 


1.  Lettre  d'un  chirurgien  à  un  apothicaire,  1726.  — 
Problème  philosophique  si  c'est  par  zèle  ou  par  ja- 
lousie que  les  médecins  s'opposent  à  l'établissement  de 
cinq  démonstrateurs  (parMédalon).  —  Mèmoirepourlçs 
doyen  et  docteurs  régents  de  la  Faculté.  —  Arrêt 
du  Conseil  du  3  Jèi:rier  qui  maintint  les  lettres  pa- 
tentes en  renvoyant  les  parties  devant  le  Parlement. 


—  42  — 

docteurs  en  grand  costume  robe  rouge, 
hermine    et  bonnet  . 

Dans  un  autre  pamphlet,  écrit  avec  esprit, 
Le  chii'urgien-inédeciii\  un  second  docteur  se 
moqua  de  l'ignorance  des  chirurgiens.  Sur 
400  ou  500  d'entre  eux  existant  à  Paris, 
affîrma-t-il,  on  n'en  compte  guère  20  ou  30 
sachant  leur  art  ;  le  reste  est  composé  de 
fraters  qui  ont  passé  douze  ans  de  leur  vie 
à  faire  la  barbe  et  à  accrocher  les  auvents  à 
la  boutique  de  leur  patron.  Tous  cependant 
ont  la  prétention  de  pratiquer  la  méde- 
cine ^ 

Un  chirurgien  répondit  et  se  moqua 
de  l'ignorance  des  étudiants  en  médecine, 
plus  souvent  occupés  qu'il  ne  convenait,  à 
se  délasser,  en  compagnie  des  docteurs,  au 
cabaret  du  Petit  père  noir^. 

1.  Par  A.  R.  D.  C.  M.  (attribué  à  Reneaume  de  la 
la  Garanne;. 

2.  En  1743  il  y  avait  300  maîtres  et  150  non  maîtres, 
40  maîtres  barbiers  et  autant  de  non  maîtres,  714  per- 
ruquiers, non  compris  ceux  des  lieux  privilégiés.  Quant 
aux  médecins  de  la  Faculté,  on  en  comptait  107,  dont 
quelques-uns  n'exerçaient  pas  et  20  médecins  privi- 
légiés (Obscrrations  sur  l'écrit  intitule:  Rcjlexions  sur 
la  Déclaration  du  23  avril  1743). 

3.  Lettre  de  M.  D.  L.  R.  C.  à  M.  D.  H..  1726. 


—  43  — 

Les  médecins  répliquèrent  et  racontèrent 
que  les  épreuves  subies  à  Saint-Gôme 
n'étaient  pas  toujours  complètes,  que  des 
diplômes  étaient  délivrés  au  rabais,  que  des 
questions  ridicules  étaient  posées  au  candi- 
dat, et,  comme  preuve,  ils  citèrent  un  manuel 
récemment  paru,  sous  le  titre  de  Guidon  du 
chef-d' œuvre  de  Saint-Côine\ 

Or  le  «galimatias*»  du  Guidon  émanait 
d'un  chirurgien  chassé  de  la  corporation 
qui  avait  rédigé  son  manuel  sur  les  conseils 
et  avec  l'approbation  du  doyen  de  la 
Faculté'. 

L'auteur  du  Chirurgien-médecin^  tout  péné- 
tré de  la  grandeur  de  la  médecine,  avait 
attaqué  aussi  les  apothicaires.  Ceux-ci  com- 
mençant à  se  soulever,  la  Faculté  craignit 
d'avoir  de  nouveaux  ennemis  sur  les  bras, 
et  par  Torgane  d'Andry  désavoua  le  maladroit 
pamphlet  \  Mais  elle  publia  presque  en  même 
temps  un  discours  prononcé  six  ans  aupara- 

1.  Journal  des  Savants,  février  1725  et  févriepl726. 

2.  Lettre  d'un  chirurgien  (Delafage)  à  un   apothi- 
caire, 1727. 

3.  Réponse  d'un  chirurgien  à  la  lettre  insérée  dans  le 
Mercure  (par  Quesnay). 

4.  Lettre  au  Mercure,  janvier  1726. 


vant  par  un  de  ses  membres  à  Touverture 
des  leçons  françaises  de  la  Faculté  ^  et  dans 
lequel  la  chirurgie  était  représentée  comme 
une  profession  d'un  rang  trop  infime  pour 
nécessiter  une  instruction  sérieuse  de  la  part 
de  ceux  qui  voulaient  Texercer. 

Tout  ceci  se  passait  en  1726.  Aux  pamphlets 
succédèrent  des  mémoires  juridiques';  vint 
aussi  la  querelle  sur  la  saignée  entre  Silva 
et  Quesnay,  qui  fut  en  quelque  sorte  un 
incident  de  la  lutte  générale.  Un  biographe 
dit  même  que  ce  fut  pour  donner  une  preuve 
de  son  savoir  à  La  Peyronie  que  le  chirurgien 
de  Mantes  réfuta  Silva  et  La  Peyronie  était 
alors  Tâme  de  la  défense  des  chirurgiens 
contre   la  Faculté. 

V 

Riche,    actif,  influent,    La    Peyronie    était 

1.  Discours  pour  Touverture  de  l'École  de  chirurgie, 
le  8  janvier  1720  (par  Reneaume  de  la  Garanne),  1726. 
L'école  dont  il  s'agit  est  non  l'école  de  Saint-Côme,  mais 
celle  que  la  Faculté  avait  ouverte  pour  les  barbiers. 

2.  Sommaire  de  l'instance  pour  les  doj/en  et  doc" 
teurs,  1727.  —  Mémoire  pour  les  chirurgiens  de  Paris, 
1730. 


—  45  — 

pour  la  Faculté  un  redoutable  adversaire. 
C'était  lui  qui  avait  obtenu  la  création  des 
chaires  au  collège  royal  de  Saint-Côme  en 
1723,  plus  encore  que  le  premier  chirurgien 
du  roi  Maréchal,  dont  il  avait  la  place  en 
survivance  depuis  1717. 

Il  songeait  maintenant  à  constituer  un  or- 
ganisme qui  achevât  de  relever  la  chirurgie 
de  Fignominie  dont  les  médecins  voulaient 
la  couvrir  :  c'était  une  Académie  de  chi- 
rurgie, sur  le  modèle  de  l'Académie  des 
sciences. 

Dans  un  ouvrage,  à  la  rédaction  duquel 
Quesnay  a  pris  part,  V Histoire  de  la  chirurgie^ , 
le  but  de  La  Peyronie  est  ainsi  indiqué  : 

((  Il  voulait  une  Académie  pour  recueillir 
les  travaux  des  chirurgiens  français  et  con- 
server à  la  postérité  les  connaissances  ré- 
pandues parmi  tant  d'hommes  éclairés  \ 

1.  Recherches  critiques  et  historiques  sur  V origine, 
les  divers  états  et  les  progrès  delà  chirurgie  en  France, 
1744,  reproduites  en  1749  sous  le  titre  ^'Histoire  de 
Corigine  et  des  progrès  de  la  chirurgie  en  France. 

2.  Dans  une  histoire  sommaire  de  l'Académie,  in- 
sérée dans  les  Mémoires  de  cette  société,  il  est  dit  plus 
modestement  :  «  M.  Maréchal,  et  M.  de  La  Peyronie  sen- 
taient tous  les  avantages  qu'il  y  avait  à  retirer  d'une 
Société  à  laquelle   les  observations  et  découvertes  se- 


—  46  — 

»  Avant  qu'on  eut  formé  de  tels  établisse- 
ments pour  les  sciences  physiques,  on  se 
plaignait  de  leur  stérilité  ;  le  goût  des  hypo- 
thèses infectait  les  esprits;  chaque  physicien 
se  persuadait  qu'il  pouvait  soumettre  la  na- 
ture entière  à  Timagination...  Mais  dès  qu'on 
a  rassemblé  des  faits,  les  philosophes  sont 
devenus  plus  sages.  Ils  ont  vu  que  la  nature 
ne  pouvait  se  dévoiler  que  par  des  observa- 
tions réitérées.  Ce  n'est  qu'en  les  consultant 
qu'on  a  cru  pouvoir  remonter  aux  principes, 
ou  plutôt  aux  causes  immédiates,  car  pour 
ce  qui  est  des  principes  ils  sont  cachés  dans 
la  profondeur  de  la  nature,  qui,  selon  les  appa- 
rences, ne  se  dévoilera  jamais  à  nos  yeux  ». 

Ce  que  La  Peyronie  désirait,  c'était  faire 
sortir  les  chirurgiens  de  leur  routine  en  leur 
infusant  des  connaissances  théoriques  et 
prouver  en  même  temps,  par  la  publication 
de  leurs  mémoires,  qu'au  milieu  de  prati- 
ciens illettrés,  se  trouvaient  des  savants  ca- 
pables d'imposer  le  respect  à  leurs  rivaux  de 
la  Faculté. 


raient  rapportées  et  mises  à  l'épreuve  d'une  critique 
judicieuse  pourêtre  ensuite  communiquées  au  public  et 
comporter  une  espèce  de  Code  de  chirurgie.  » 


—  47  — 

Les  statuts  de  rAcadémie  furent  dressés 
en  1730  ;  la  première  séance  plénière  fut 
tenue  le  18  décembre  1731  \ 

Les  ((  officiers  »  qui  composaient  le  bureau, 
étaient  pour  la  plupart  des  hommes  dis- 
tingués, mais  aucun  d'eux  n'avait  des  con- 
naissances générales  assez  étendues  pour 
imprimer  une  direction  scientifique  aux  tra- 
vaux de  l'Académie.  Le  directeur.  Petit,  ne 
savait  pas  le  latin;  il  se  mit  à  l'apprendre  à 
46  ans. 

La  Peyronie  voulut  s'assurer  le  concours 
de  Quesnay.  «  Il  le  rencontrait  assez  ordi- 
nairement chez  le  Maréchal  de  Xoailles,  dit 
Hévin,  et  ce  fut  dans  ces  conférences  fré- 
quentes que  le  premier  chirurgien  du  roi 
conçut  de  lui  cette  idée  haute  et  distinguée 

1.  Compte  rendu  dans  le  Recueil  cité  plus  loin.  68 
maîtres  chirurgiens  y  assistèrent.  Il  y  fut  donné 
lecture  du  Règlement  adopté  en  princip3  par  Maurepas. 
La  Compagnie  devait  comprendre  :  Maréchal,  prési- 
dent, La  Peyronie,  vice-président,  10  académiciens 
libres,  60  académiciens.  Le  bureau  devait  être  composé 
de  6  officiers  :  un  directeur  (Petit),  un  vice-directeur 
(Malaval),  un  secrétaire  (Morand),  un  chargé  des  cor- 
respondances (Le  Dran);  un  chargé  des  extraits  (Garen- 
geot),  un  trésorier  (Bourgeois  fils).  Tous  les  chirurgiens 
de  Paris  pouvaient  venir  lire  des  mémoires. 


—  48  — 

qui  le  lui  fit  peu  d'années  après  envisager 
comme  le  seul  homme  qu'il  put  mettre  à  la 
tète  de    TAcadémie  comme  secrétaire  )>. 

Un  des  biographes  de  Quesnaydit  au  con- 
traire que  ce  fut  par  Tintermédiaire  de  Ga- 
rengeot,  dentiste  célèbre,  que  les  deux  chi- 
rurgiens entrèrent  en  relations  \ 

Quelle  qu'en  ait  été  Torigine,  ces  relations 
furent  très  suivies  et  il  est  probable  que  La 
Peyronie  pensa  à  confier  à  Quesnay  le  soin 
de  diriger  les  travaux  de  TAcadémie  long- 
temps avant  d'avoir  pu  réaliser  son  désir. 

Il  fallait,  en  effet,  que  Quesnay  vînt  habiter 
Paris  et  abandonnât  la  position  qu'il  s'était 
créée  à  Mantes.  Il  fallait  que  la  place  de  se- 
crétaire d'Académie,  occupée  par  Morand, 
fût  vacante.  11  fallait,  d'après  les  statuts,  que 
Quesnay  fut  membre  du  collège  de  chirurgie 
et  eut  des  diplômes  équivalents  à  ceux  des 
professeurs  de  ce  collège.  Or  le  chirurgien 
de  Mantes  n'avait  d'autre  grade  que  celui  de 
maître  reçu  à  Saint-Gôme. 

En  1734,   le   duc  de  Retz,  devenu   duc   de 

1.  D'une  communication  de  Croissant  de  Garengeot 
â  l'Académie  résulte  qu'il  fut  en  rapports  avec  Quesnay 
à  Mantes  en  172:3. 


—  49  — 

Villeroi  et  gouverneur  de  Lyon,  par  la  mort 
de  son  père\  prit  Quesnay  comme  médecin- 
chirurgien  de  sa  maison,  et  un  peu  plus 
tard,  en  1739,  par  un  de  ces  abus  si  fréquents 
sous  l'ancien  régime,  le  gratifia  d'une  charge 
de  commissaire  des  guerres  dont  il  avait  la 
nomination.  Quesnay  toucha  les  revenus  de 
cette  charge  jusqu'à  sa  mort.  Il  accompa- 
gnait le  duc  de  Villeroi  dans  ses  voyages, 
soit  à  Lyon,  soit  à  l'armée,  mais  son  domi- 
cile principal  était,  rue  de  Varennes,  à 
l'Hôtel  du  Duc,  et  les  occupations  de  son 
emploi  n'étaient  pas  assez  absorbantes  pour 
Tempêcher  de  se  livrer  à  des  travaux  per- 
sonnels. 

La  Peyronie,  de  son  côté,  procura  à  Ques- 

1.  Dans  un  discours  de  Quesnay  à  l'Académie  des 
Sciences  de  Lyon  (15  février  1735)  publié  en  tête  de 
V Essai  physique  sur  l'économie  animale,  on  lit  : 

((  Mon  établissement  en  province  (l'auteur  était 
établi  à  Mantes,  d'où  Mgr  le  duc  de  Villeroy  Ta  retiré 
depuis  peu  pour  le  placer  auprès  de  lui)  m'a  mis  dans 
la  nécessité  absolue  de  m'appliquer  à  l'étude  de  la  mé- 
decine autant  qu'à  celle  de  la  chirurgie.  » 

Dans  l'inventaire  après  décès  du  beau-père  de  Ques- 
nay (2  novembre  1734)  le  domicile  de  celui-ci  est 
déjà  à  l'hôtel  du  duc  de  Villeroy. 

SCHELLK.  4 


—  50  — 

nay,  le  8  novembre  1736,  une  charge  de  chi- 
rurgien-juré près  la  Prévoté  de  Thôtel' 
et  lui  prêta  3.000  livres  pour  en  payer  le 
prix.  Cette  charge  conférait  l'agrégation  à  la 
communauté  de  Saint-Côme  et  au  collège  de 
chirurgie;  Quesnay  fut  reçu  au  collège  le 
3  août  1737;  Tannée  suivante,  il  obtint  un 
brevet  de  professeur  royal  pour  la  chaire  des 
médicaments  chirurgicaux  ^ 

Morand  avait  abandonné  sa  place  de  secré- 
taire de  FAcadémie  et  avait  été  remplacé 
momentanément  par  Petit,  puis  par  son  fils. 

En  1740,  le  21  juin\Quesnay  fut  agréé  par 
le  roi  pour  prendre  cet  emploi  dont  il  exerça 
les  fonctions  jusqu'en  1748  et  qu'il  conserva 
nominalement  jusqu'en  1751.^  Il  eut  ensuite 
le  titre  de  secrétaire  vétéran. 

Quesnay  travailla  pour  sa  Compagnie  aus- 
sitôt après  sa  désignation,  rédigeant  des  mé- 

1.  Ai-ch.  nationales.  Les  chirurgiens  jurés  avaient, 
entre  autres  attributions,  â  faire  des  rapports  en 
justice  sur  les  crimes  et  accidents. 

2.  En  1738,  il  échangea  cette  chaire  contre  celle  de 
petite  chirurgie. 

3.  Lettre  de  Maurepas. 

4.  Il  signa  pour  la  dernière  fois  le  procès-verbal  le 
23  mars  175L 


—  51  — 

moires  sur  la  suppuratioiV  et  sur  la  régéné- 
ration des  chairs'^ ^  faisant  des  rapports  sur 
des  concours  et  composant  à  cette  occasion 
des  précis  sur  les  diverses  espèce  de  remèdes, 
répercussifs^ ,  résolutifs  *,  émollients\  déter- 
sifs\  dans  les  maladies  chirurgicales \ 

Il  ne  manquait  pas  de  donner  à  ses  con- 
frères des  conseils  que  Ton  retrouve  fré- 
quemment sous  sa  plume  :  «  11  ne  suffît  pas 
de  pratiquer  la  médecine  ou  la  chirurgie 
pour  pouvoir  discerner  avec  sûreté  l'effica- 
cité des  remèdes;  il  faut,  pour  découvrir  au 
juste  leurs  véritables  effets,  avoir  acquis  bien 
des  connaissances  que  le  seul  exercice  de 
l'art  de  guérir,  joint  au  génie  même  le  plus 
pénétrant,  ne  peut  jamais  nous  donner  ». 

En  1743,  il  justifia  plus  complètement  la 
confiance  de  La  Peyronie  en  publiant  le  pre- 


1.  Juillet,  août  et  septembre  1740. 

2.  Octobre  1740  et  mai  1741. 

3.  Mai  1742. 

4.  Juin  1743. 

5.  Juin  1744  et  juin  1746. 

6.  Mai  1747. 

7.  Les  communications  de  Quesnay  furent   presque 
toutes  lues  par  Hévin,  vice-secrétaire. 


—  52  — 

mier  volume  des  Mémoires  de  VAcadémie^ 
Il  inséra  dans  ce  volume  plusieurs  articles 
de  lui  et  une  Préface  que  ses  amis  ont  mise 
au  niveau  de  celle  que  Fontenelle  avait  ré- 
digée pour  le  premier  volume  des  Mémoires 
de  V Académie  des  sciences.  L'abbé  Desfon- 
taines prononça  même  le  mot  de  chef-d'œuvre, 
tout  en  signalant  que  la  thèse  de  l'auteur 
avait  quelque  rapport  avec  celle  que  Clifton 
avait  proposée  dans  VÉtat  de  la  médecine  an- 
cienne  et  moderne. 

Dans  cette  introduction,  Quesnay  déve- 
loppa l'idée  qu'il  avait  déjà  esquissée  dans 
ses  premières  communications  à  l'Académie* 

1.  Mémoires  de  l'Académie  de  Chirurgie,  tome  I, 
1743;  tome  IL  1753;  tome  III,  1757;  in-8*.  Il  existe 
aussi  une  édition  in-12. 

2.  Dans  le  discours  à  l'Académie  des  Sciences  de 
Lyon,  on  lisait  déjà  : 

«  Pendant  20  ans  que  j'ai  exercé  sans  relâche  ces 
deux  professions  ensemble  (la  médecine  et  la  chirurgie), 
j'ai  été  fort  attentif  à  remarquer  quelles  sont  les  con- 
naissances que  l'on  peut  acquérir  dans  l'art  de  guérir 
par  ce  que  l'on  nomme  vulgairement  expérience  et  com- 
bien on  peut  compter  sur  les  recherches  que  l'on  fait 
du  côté  de  la  théorie  pour  nous  éclairer  sur  la  pratique 
de  cet  art.  » 
Dans  le  mémoire  sur  l'opération  du  trépan,  on  lit  : 
a  Ce  n'est  qu'en  rassemblant  beaucoup  d'observations. 


—  53  — 

et  qu'on  retrouve  dans  le  passage  de  VHis- 
toire  de  la  chirurgie  que  nous  avons  cité  plus 
haut. 

Il  fit  observer  aux  chirurgiens  que,  pour 
bien  exercer  leur  art,  il  ne  suffît  pas  d'avoir 
de  rhabileté  de  main  et  d'acquérir  des  con- 
naissances à' observation  par  une  pratique  de 
tous  les  jours;  les  connaissances  tirées  des 
expériences  physiques,  c'est-à-dire  de  Tana- 
tomie  et  de  la  chimie  principalement,  sont 
aussi  essentielles.  Elles  peuvent  quelquefois 
conduire  à  des  opinions  erronées  en  faisant 
rejeter  trop  rapidement  les  données  fournies 
par  la  pratique.  C'est  ainsi  qu'après  les  dé- 
couvertes d'Hervey,  les  médecins  passèrent 
de  la  crédulité  à  un  mépris  excessif  pour 
toutes  les  opinions  anciennes.  Mais  l'observa- 
tion et  V expérience  peuvent  se  compléter  et 
c'est  en  réalité  par  leur  secours  combiné 
qu'on  peut  arriver  à  la  certitude.  Dans  bien 
des  cas,  celle-ci  fait  malheureusementdéfaut; 

qu'en  les  comparant,  qu'en  les  opposant  les  unes  aux 
autres  qu'on  peut  éviter  qu'elles  jettent  dans  l'erreur. 
Il  faut  faire  de  grandes  recherches,  rassembler  beau- 
coup de  faits,  les  présenter  tous  par  le  côté  qui  a  du 
rapport  au  sujet  qu'on  veut  examiner,  pour  faire  sortir 
de  leur  assemblage  quelques  rayons  de  lumière.  » 


—  54  — 

on  n'a  alors  pour  se  conduire  que  la  conjec- 
ture et  V analogie,  moyens  crinvestigation 
utiles,  mais  dangereux,  surtout  dans  les 
mains  de  praticiens  mal  préparés  à  raisonner 
par  leurs  études  préalables. 

Les  chirurgiens  doivent  donc  s'instruire, 
concluait-il;  ceux  d'entre  eux  qui  ont  per- 
fectionné Fart  avaient  développé  leur  esprit 
par  Tétude  des  langues  savantes,  par  la  cul- 
ture des  belles-lettres  et  de  la  philosophie.  Si 
ces  hommes  distingués  avaient  pu  grouper 
leurs  efforts  dans  des  Sociétés  consacrées 
aux  recherches  nouvelles,  les  progrès  qu'ils 
ont  provoqués  auraient  été  plus  grands. 
L'Académie  de  chirurgie  comble  cette  lacune. 
Grâce  à  elle,  pourront  désormais  s'introduire 
dans  l'art  les  connaissances  tirées  de  la  phy- 
sique, de  Tanatomie,  de  la  chimie  et  aussi 
de  la  mécanique  qui  permet  de  construire 
des  instruments  et  de  doubler  les  forces  des 
opérateurs. 

Dans  la  Préface  que  nous  venons  de  ré- 
sumer, les  commentateurs  de  Quesnay  ont 
vu  surtout  un  travail  de  philosophie.  Sans 
doute,  à  ce  point  de  vue,  elle  a  de  l'intérêt; 
elle  renferme  un  bon  exposé  de  la  méthode  à 


—  Do  — 

suivre  dans  les  sciences  d'observation.  '  Mais 
elle  fut  aussi  une  œuvre  de  circonstance  ; 
l'appareil  philosophique  dont  elle  était  re- 
vêtue était  destiné  à  couvrir  les  conseils  que 
Quesnay  entendait  donner  à  tous  les  prati- 
ciens de  son  temps,  qu'ils  s'appelassent  mé- 
decins ouchirurgiens\  Il  visait  tout  ensemble 
les  habitudes  conjecturales  des  docteurs,  et 
la  vanité  des  chirurgiens  qui  s'imaginaient, 
parce  qu'ils  étaient  dépourvus  d'instruction 
libérale,  que  les  connaissances  théoriques 
sont  inutiles  et  que  la  pratique  suffît  à  tout. 

1.  «  Il  n'est  pas  i^ossible  d'exposer  en  une  langue  plus 
sobre  et  plus  belle  les  lois  de  la  méthode  scientifique, 
dit  M.  Paul  Reclus.  Le  premier  volume  des  mémoires 
fut  nommé  le  volume  de  Quesnay,  car  malgré  les  six 
mémoires  de  Petit,  les  articles  d'Hévin,  de  Houstet  et 
dePagos,  les  travaux  de  Quesnay,  surtout  ses  recherches 
sur  la  suppuration,  la  gangrène,  les  plaies,  les  ulcères 
et  les  tumeurs  ont  par  les  horizons  nouveaux  qu'ils 
ouvrirent  à  la  science,  une  importance  considérable.  Ce 
volume  fut  un  émerveillement  pour  l'Europe  ».  (Dis- 
cours, déjà  cité). 

2.  Citant  les  noms  des  grands  chirurgiens,  Quesnay 
dit  en  note  : 

«  Plusieurs  de  ces  grands  hommes  ont  allié]le  titre  de 
médecin  à  celai  de  chirurgien,  parce  que  dans  les  Uni- 
versités étrangères  la  médecine  n'a  pas  été  séparée  de  la 
chirurgie  comme  dans  l'Université  de  Paris.  » 


—  56  — 

Il  ne  pouvait  oublier  la  lutte  engagée  entre 
les  deux  professions,  car,  depuis  plusieurs 
années,  il  y  prenait  une  part  très  active. 


VI 


Cette  lutte  était  devenue  plus  âpre  en  1733, 
à  propos  de  la  question  de  savoir  si  les  chi- 
rurgiens pouvaient  traiter  les  maladies  spé- 
ciales pour  lesquelles  ils  avaient  la  faveur 
du  public  intéressé.  Dans  une  brochure^  dont 
les  chirurgiens  ont  pu  dire  que  c'était  «  un 
»  libelle  indécent  adopté  par  le  Corps  entier 
»  delà  Faculté,  muni  du  sceau  de  son  appro- 
))  bation,  distribué  par  elle  publiquement  », 
tout  droit  à  cet  égard  avait  été  dénié  aux 
chirurgiens. 

Un  médecin,  Maloet',  soutint  ensuite,  à 
l'Ecole  de  médecine,  cette  thèse  insidieuse  : 

1 .  Question  de  médecine,  scœoir,  etc.  (déjà  cité),  1733. 
par  Baron,  régent  de  la  Faculté.  En  cette  année  la 
Faculté  substitua  à  l'examen  de  chirurgie  pour  les  bache- 
liers des  exercices  sur  l'anatomie  et  les  opérations  chi- 
rurgicales (Mercure,  1733),  et  obligea  les  bachelieT-s  à 
^eux  années  d'études  de  dissection. 

2.  Médecin  ordinaire  du  loi  et  de  Thôtel  des  Inva- 
lides. 


—  57  — 

An  chirurgia  pars  médicinal  certior?  Ce  fut 
Qiiesnay  qui  lui  répondit  au  nom  des  chirur- 
giens\ 

Nous  avons  avancé  que  ses  biographes  ont 
donné  peu  d'indications  sur  sa  participation 
à  la  défense  des  chirurgiens  contre  la  Fa- 
culté. D'Albon,  Romance,  n'en  disent  rien  ; 
Grandjean  de  Fouchy  se  borne  à  ce  para- 
graphe : 

«  Il  eut  la  plus  grande  part  non  seulement 
»  aux  ouvrages  polémiques,  mais  encore 
»  aux  mémoires  juridiques  qui  parurent 
»  pendant  l'intervalle  de  sept  ans  que  dura 
»  cette  grande  affaire;  le  chirurgien  devint 
»  antiquaire,  jurisconsulte,  historien.  Parmi 
»  tous  les  ouvrages  que  les  circonstances 
»  exigèrent  de  lui,  celui  qu'il  affectionna 
»  le  plus  était  l'écrit  imprimé  en  1748  et 
»  intitulé  :  Examen  impartial  des  contesta- 
»  fions.  Ce  n'était  pas  sûrement  le  temps 
»  qu'il  y  avait  employé  qui  lui  avait  inspiré 
»  cette  affection,  car  il  fut  conçu  et  exécuté 
»  en  dix  ou  douze  jours  )) . 

Dans  la    note  manuscrite  dont  Grandjean 

1.  Dans  les  Observations  sur  les  èerits  des  modernes. 


—  58  — 

de  Fouchy  s'était  servi,  Hévin  avait  été  un 
peu  plus  explicite  :  «  La  fameuse  déclaration 
))  de  1743  donna  lieu  au  trop  célèbre  procès 
»  qui  a  duré  sept  ans  entre  les  deux  corps. 
))  On  sait  toute  la  part  qu'a  eue  Quesnay  à  la 
»  plus  grande  partie,  non  seulement  des  ou- 
»  vrages  polémiques,  mais  même  aussi  des 
»  mémoires  juridiques  qui  furent  publiés 
))  dans  ce  long  intervalle.  Mais,  de  tous  ces 
))  ouvrages,  le  seul  dont  il  ait  toujours  parlé 
))  avec  une  sorte  de  satisfaction  intérieure, 
))'  c'était  V Examen  impartialdes contestations. 
))  qu'il  conçut  et  exécuta  en  dix  ou  douze 
»  jours  )). 

De  ces  déclarations,  résulte  o^n^VExamen 
impartial  ne  fut  pas  le  seul  écrit  polémique 
de  Quesnay  et,  en  effet,  il  en  publia  beaucoup 
d'autres. 

Hévin  est,  toutefois,  inexact  sur  un  point, 
La  lutte  contre  les  médecins  dura  beaucoup 
plus  de  sept  ans;  elle  commença  bien  avant 
1743  et  Quesnay  y  prit  part  plusieurs  années 
auparavant. 

Il  existe  à  la  Bibliothèque  nationale  un 
recueil  factice  et  unique  en  son  genre  qui 
renferme  presque  toutes  les    brochures   pu- 


1 


—  59  — 

bliées  au  cours  de  cette  lutte.  D'après  une 
note  manuscrite\  placée  entête  de  la  collec- 
tion, elle  aurait  été  commencée  parQuesnay, 
puis  continuée  par  Hévin  père  et  par  Hévin 
fils.  C'est  à  la  vente  de  ce  dernier  qu'elle  fut 
achetée. 

En  feuilletant  cet  énorme  recueil,  on 
constate  que  les  noms  des  médecins  et  des 
chirurgiens,  à  qui  il  est  fait  allusion  à  un 
titre  quelconque  dans  les  brochures,  sont 
dévoilés  par  des  indications  à  la  plume  et 
on  acquiert  bientôt  la  certitude  que  ces  indi- 
cations émanent  d'une  personne  bien  ren- 
seignée sur  les  faits. 

1.  En  voici  le  texte  : 

((  Ce  recueil  a  été  commencé  par  M.  Quesnay,  con- 
»  tinué  par  M.  Hévin  le  père,  gendre  de  M.  Quesnay, 
»  et  enfin  augmenté  par  M.  Hévin  le  fils,  de  manière  à 
»  fournir  13  volumes  in-4",  12  volumes  in-8°,  17  vo- 
»  lûmes  in-12.  C'est  à  la  vente  de  M.  Hévin  le  fils  que 
»  j'en  ai  fait  l'acquisition  le  mardi  25  vendémiaire 
»  an  XII  (18  octobre  lb03)  ».  Signé  :  By  (Barthélémy). 

Chaque  volume  du  recueil  est  précédé  d'un  titre  im- 
primé qui  porte:  '<  Recueil  de  pièces  et  mémoires  pour 
))  les  maîtres  en  l'art  et  science  de  chirurgie,  Phila- 
»  delphie.  1760  ».  Le  recueil  s'étend  bien  au-delà  de 
1760  et  renferme  des  pièces  étrangères  à  la  lutte  entre 
chirurgiens  et  médecins.  En  tête  du  premier  volume 
in-4°  est  un  portrait  de  Quesnay. 


—  60  — 

La  première  pièce  signalée  comme  étant 
de  Quesnay  est  une  Réfutation  de  la  thèse  de 
Maloet\ 

«  Les  médecins,  accoutumés  aux  ténèbres 
»  de  leur  science  conjecturale,  ont  voulu 
))  prouver  que  la  chirurgie  est  de  toutes  les 
))  parties  de  la  médecine  la  plus  incertaine  )>, 
dit  Fauteur,  et  il  s'amuse  alors  à  montrer  la 
naïveté  des  préceptes  enseignés  à  l'Ecole  de 
médecine^  la  diversité  des  opinions  médi- 
cales, le  mépris  des  médecins  étrangers  pour 
les  médecins  français,  les  disputes  inces- 
santes entre  ces  derniers. 

Un  médecin,  Santeuil,  répliqua  par  deux 
brochures,  la  première  en  latin  avec  le  fran- 
çais en  regard*,  sans  doute  pour  la  mettre  à 
la  portée  des  chirurgiens,  la  seconde  en 
français  ^  11  reprocha  à  Fauteur  de  la  Réfuta- 
tion, dont  la  paternité  était  attribuée  à  Petit, 

1.  Par  un  chirurgien,  insérée  dans  les  Obsercaiions 
sur  les  écrits  des  modernes,  par  l'abbé  Desfontaines  et 
l'abbé  branet,  (34  vol.  in-12,  1735-1743),  de  juin  1736. 

2.  Question  de  médecine  où  il  s'agit  de  sacoir  si  la 
médecine  est  plus  certaine  que  la  c/iirurf/ie,  1736. 

3.  Réplique  à  l'auteur  des  Obsercations  sur  les 
écrits,  etc.  D'autres  brochures  furent  publiées  sur  le 
même  sujet. 


—  61  — 

d'avoir  prêté  aux  médecins  des  sentiments 
qu'ils  n'avaient  point  et  cela,  faute  de  savoir 
le  latin,  pour  avoir  traduit  la  phrase  :  An 
chirurgia  pars  medicinae  cevtior?^  par  «  La 
chirurgie  est  la  partie  la  plus  incertaine  de 
la  médecine  ». 

L'abbé  Desfontaines,  qui  avait  publié  la 
Réfutation  dans  son  journal,  jeta  les  hauts 
cris  :  «  Si,  dit-il,  vous  connaissiez  celui  dont 
vous  parlez,  vous  ne  parleriez  pas  ainsi.  Mais 
un  chirurgien  avoir  raison  contre  un  méde- 
cin, c'est  insensé!  » 

Maloet  et  d'autres^  vinrent  appuyer  San- 
teuil  et  affirmèrent  que  les  prétentions  des 
médecins  avaient  été  dénaturées,  qu'ils 
n'avaient  jamais  songea  attaquerla  chirurgie. 

Quesnay  n'eut  pas  de  peine  à  établir,  dans 
une  seconde  pièce',  que  les  médecins  avaient 
porté  les  premiers  coups  et  dans  quel  but, 
par  avidité,  pour  exiger  des  aspirants  à  la 
maîtrise  le  paiement  de  droits. 

1.  Procope.  —  Lettre  insérée  dans  le  Mercure  à^d.o\}X 
1736. 

2.  Réponse cV un  chirurgien  à  la  lettre  insérée  dans  le 
Mercure  de  France  du  mois  d'août  dernier  et  adressée 
aux  auteurs  des  Observations  sur  les  écrits  des  nio . 
dernes.  Il  y  fut  répliqué  par  la  Lettre  d'un  docteur  en 
médecine  à  un  maître  chirurgien. 


—  62  — 

((  La  médecine,  dit-il,  est  nécessairement 
conjecturale  et  jamais  Tautorité  de  Topinion 
n'a  autant  partagé  les  maximes  d'aucun  autre 
art.  Sans  doute,  tous  lés  dogmes  médicaux 
ne  sont  pas  contestés,  mais  il  s'en  faut  bien 
que  la  portion  généralement  admise  «  s'étende 
»  aussi  loin  que  la  profession  du  commun 
»  des  médecins  qui,  certainement,  entre- 
»  prennent  beaucoup  au  delà,  non  seulement 
))  de  leurs  connaissances,  mais  même  des 
))  décisions  qu'ils  peuvent  raisonnablement 
»  fonder  sur  des  conjectures.   » 

En  dépeignant  la  vie  du  chirurgien  de 
village,  Fauteur  le  montre  obligé  d'acquérir 
de  la  prudence,  tandis  que  les  médecins  se 
font  remarquer  par  la  témérité  de  leurs  mé- 
dications. 

«  La  seule  envie  de  dominer,  conclut-il,  a 
»  fait  porter  le  trouble  et  la  dissension  dans 
))  deux  professions  qui,  également  libres, 
»  également  nobles,  également  occupées  du 
»  plus  intéressant  de  tous  les  objets,  ne 
»  sauraient  trop  se  ménager,  quand  ce  ne 
»  serait  que  pour  l'honneur  de  ceux  qui  les 
»  cultivent  )>. 

Desfontaines  applaudit  à  ce  langage  et  alla 


—  63  — 

jusqu'à  dire  que  le  plus  beau  chapitre  de  la 
Recherche  de  la  Vérité  ne  dépassait  pas  la 
réponse  des  chirurgiens  pour  la  justesse  des 
idées  et  la  netteté  du  style.  «  Voilà,  s'écria-t-il, 
comme  écrivent  ces  gens  sans  scrupule  et 
sans  éducation  !  » 

La  querelle  s'envenima;  les  brochures  de- 
vinrent plus  acerbes  sous  la  plume  du  méde- 
cin Procope  Couteaux^  et  sous  celle  du  doyen 
Andry  ^  Quesnay  adressa  à  ce  dernier  une 
Réponse  à  Cléoii  '  où  il  divulgua  les  procédés 
employés  par  la  Faculté  qui  provoquait  la 
publication  d'ouvrages  ridicules^  par  des 
chiruro^iens  io^norants  et  s'en  servait  ensuite 
pour  se  moquer  de  tous  les  chirurgiens. 

Puis,  les  deux  parties  se  battirent  sur  le 
terrain  pratique,  à  l'occasion  de  la  publication 
par  le  médecin  Astruc  d'un  traité  De  morbis 


1.  Lettre  de  M...,  à  un  ami  de  prorince,  octohTe  1736. 
Une  Réponse  à  cette  lettre  est  attribuée  tantôt  à  Desro- 
ziers,  tantôt  à  Quesnay  dans  le  Recueil  cité. 

2.  Clèon  à  Eudoxie  touchant  la  prééminence  de  la 
médecine.  11  fut  publié  une  série  de  brochures  pour  et 
contre,  entre  autres  diverses  lettres  d'Astruc. 

3.  Attribuée  aussi  à  Petit. 

4.  Le  Guidon  de  Saint-Come. 


—  64  — 

Veneris,  les   médecins  voulant  interdir   aux 
chirurgiens  de  s'occuper  de  ces  maladies. 

Quesnay  fut  encore  un  de  ceux  qui  répon- 
dirent à  Fauteur  du  traité.  Dans  une  première 
brochure  \  faisant  allusion  aux  tendances  des 
médecins  à  l'accaparement,  il  leur  dit  :  «  Il 
me  semble  entendre  ce  philosophe  dont  le 
spectacle  a  tant  de  fois  enrichi  la  scène,  qui, 
sous  prétexte  que  la  philosophie  est  la  con- 
naissance de  toutes  les  choses  par  leurs 
causes...,  veut  arracher  le  timon  des  affaires 
au  magistrat  politique,  Tépée  au  guerrier,  la 
justice  au  juge,  le  pinceau  au  peintre,  le 
ciseau  au  sculpteur,  le  compas  à  Tarpen- 
teur...  )) 

Dans  d'autres  brochures  qui  formèrent, 
avec  la  première,  douze  lettres  signés  «  M..., 
chirurgien  de  Rouen'  »,  Quesnay  attaqua  plus 
vigoureusement  l'auteur  du  traité  De  morbis 
Veneris.  Les  pamphlets  de  ce  dernier  con- 
servés dans  le  Recueil  dont  nous  avons  parlé 


1.  Réponse  d'un  chirurgien  de  Saint-Côme  à  la  pre- 
mière lettre  de  M.  Astruc,  atec  une  addition  qui  sert 
de  réponse  à  la  deuxième  lettre  de  M.  Astruc  (sep- 
tembre 1737). 

2.  Voir  aux  Annexes. 


—  65  — 

sont  lardés  de  coups  de  crayon,  sans  doute 
de  la  main  de  Quesnay,  pour  marquer  les 
passages  à  réfuter. 

Dans  une  de  ses  lettres,  le  prétendu  chi- 
rurgien de  Rouen  attaqua  directement  Astruc: 

«  Peut-être  que  ma  paresse  n'aurait  pas 
»  fui  les  savants  travaux  qui  Font  rendu  redou- 
»  tabledans  les  disputes  ;  mais  l'empreinte  que 
»  ces  travaux  laissent  dans  mon  esprit  m'a 
»  toujours  effrayé.  Le  ton  décisif  et  imposant, 
»  l'appareil  des  démonstrations,  l'ordre  en- 
»  nuyeux  des  dissertations,  la  présomption 
«qu'inspirent  des  recherches  que  les  yeux 
»  ont  faites  plutôt  que  l'esprit...  tous  ces  dé- 
))  fauts  si  familiers  à  quelques  savants  m'ont 
»  dégoûté  d'une  vaste  érudition;  disciple  de 
»  la  nature,  je  l'ai  suivie  dans  ses  détours.  )> 

Un  peu  plus  loin,  se  trouve  cette  phrase 
que  Grandjean  de  Fouchy  semble  avoir  co- 
piée pour  l'appliquer  à  Quesnay  : 

«  Je  pourrais  dire  sur  le  même  ton  que 
»  M.  de  Fénélon  écrivant  à  M.  de  la  Mothe  : 
»  Vous  savez  transformer  le  médecin  en 
»  théologien,  enjurisconsulte,  en  antiquaire.» 

Dans  les  autres  lettres,  Quesnay  se  moqua 
des  médecins  en  général  : 

SCHELLE.  5 


—  60  — 

«  Ils  sont  si  persuadés  de  Tiitilité  du  babil, 
(ju'il  y  en  a  beaucoup  qui  préparent  pour 
chaque  maladie  des  discours  qu'ils  débitent 
dans  les  consultations.  Xe  disait-on  pas,  quand 
Chirac  consultait  :  «  Écoutons  cet  orateur  qui 
s'est  préparé  avant  d'avoir  vu  le  malade,  » 

Puis,  revenant  à  Astruc,  le  chirurgien  lui 
lança  ce  trait:  «Nous  ne  refusons  pas  nos  hom- 
mages à  Térudition  ;  ce  que  nous  blâmons, 
c'est  un  savoir  déplacé...  Qu'un  médecin  fasse 
sérieusement  divers  personnages  en  même 
temps;  que,  comme  un  acteur  universel,  il 
paraisse  en  antiquaire,  en  naturaliste,  en 
médecin,  en  chirurgien,  etc.,  c'est  le  comble 
du  ridicule». 

Les  sarcasmes  de  Quesnay  ne  dépassaient 
pas  toutefois  les  bornes  de  la  politesse. 
Plusieurs  de  ses  confrères  furent  moins  me- 
surés^; on  parla  du  brigandage  de  la  méde- 
cine-  et  nécessairement  aussi  du  brigandage 

1.  Second  mcinoirc  poiii-  h's  chu-iirglens  où  l'on  ré- 
sout le  problème  posé  par  la  Faculté  (1736).  Les  mé- 
decins y  sont  traités  de  caméléons,  bas  et  rampants 
chez  les  riches,  fiers  et  imposants  chez  les  citoyens  d'un 
étage  ou  d'une  fortune  médiocres. 

2.  Lettre  d'an  médecin  sur  ce  '/ue  c'est  que  le  brigan- 
dage de  la  médecine  (1738). 


—  67  — 

de  la  chirurgie.  Les  attaques  devinrent  per- 
sonnelles :  un  médecin^  signala  que  Quesnay 
avait  publié  deux  ouvrages  sur  des  questions- 
médicales  sans  avoir  obtenu  l'agrément  de  la- 
Faculté  et  le  menaça  de  poursuites.  Le  fait 
était  exact  :  en  1736,  Quesnay  avait  publié 
YEssai  physique  sur  V économie  animale  et 
V Art  de  guérir  par  la  saignée,  sans  que 
ces  deux  ouvrages  eussent  été  accompagnés, 
comme  d'usage,  de  l'approbation  du  doyen. 
Quesnay  s'en  était  expliqué  dans  la  préface 
de  ce  dernier  ouvrage.  Après  avoir  cité  les- 
approbations  qu'il  avait  reçues,  il  avait 
ajouté  : 

«  On  y  pourrait  joindre  aussi  celle  de  la- 
Faculté  de  médecine  de  Paris,  parce  qu'elle 
avait  nommé  deux  de  ses  membres  pour 
examiner  l'ouvrage  et  que,  sur  le  rapport  de 
ces  deux  savants  docteurs,  elle  l'a  trouvé- 
digne  de   ses  éloges.   ^lais  pour  des  motifs- 


1.  Le  Bâillon,  ou  Réflexions  adressées  à  l'auteur  de  Isu 
lettre  insérée  dans  le  Mercure  du  mois  d'août  dernier, 
au  sujet  de  la  dispute  qui  s'est  élevée  entre  M.  Maloet 
et  un  quidam  soi-disant  médecin  anglais  (Santeuil) 
d'une  part,  et  les  chirurgiens  d'autre  part  par  M...,, 
médecin  du  roi  (1737). 


—  68  — 

qui  ne  regardent  ni  le  livre  ni  Taiitear,  elle 
a  jugé  à  propos  de  supprimer  son  suffrage  ». 
Il  est  vraisemblable  que  la  part  prise  par 
Quesnay  à  la  lutte  contre  la  Faculté  n'avait 
pas  été  étrangère  à  cette  décision. 

D'autres  médecins  '  attaquèrent  vivement 
Tabbé  Desfontaines  qui  soutenait  la  cause  de 
la  chirurgie  dans  ses  Observations  sur  les 
écrits  des  Modernes. 

Ils  prétendirent  qu'il  était  à  la  solde  des 
chirurgiens  et  qu'il  refaisait  leurs  écrits. 
«  Nous  savons,  disaient-ils,  que  Petit  paye 
la  polémique,  nous  savons  d'un  imprimeur 
de  Rouen  qu'il  a  fait  composer  à  ses  frais 
les  douze  lettres  d'un  chirurgien  de  Rouen  *.  » 

Desfontaines  se  défendit  énergiquement 
d'avoir  prêté  le  concours  de  sa  plume;  il 
avoua  que  les  chirurgiens  Favaient  consulté 
sur  leurs  deuxpremiers  opuscules,  mais,  ajou- 
ta-t-il,  ((  ils  étaient  entièrement  achevés  quand 
ils  me  firent  cet  honneur;  ils  ont  cru  avec 
raison  que  cela  était  inutile,  en  sorte  que  je 

1.  Piocope  Coupeaux,    Précis  de   la    dispute    entre 
M.  Astruc  et  M.  Petit,  maître  barbier  chirurgien. 

2.  Procope  Coupeaux,  Lettre  d'un  ai^ocat  de  Paris 
à  un  de  ses  amis  de  province. 


—  69  — 

n'ai  vu  leurs  autres  écrits  qu'avec  le  public  ». 

Il  est  toujours  facile  de  nier  ce  qui  ne  peut 
être  prouvé;  mais  les  chirurgiens  auraient 
commis  une  imprudence  s'ils  avaient  donné 
leurs  brochures  à  Fimpression  sans  les  avoir 
fait  revoir  par  un  homme  de  lettres;  il  nous 
semble  probable  que  l'abbé  Desfontaines  fut 
plus  ou  moins  leur  teinturier. 

Sa  collaboration  à  V Histoire  de  la  chirurgie 
est  admise  par  les  bibliographes.  Quesnay 
qui  rédigea  les  mémoires  présentés  en  jus- 
tice parles  chirurgiens  a  dii  aussi  prendre  une 
large  part  à  la  composition  de  ce  gros  ouvrage 
dont  La  Peyronie  fît  lire,  avant  Fimpression, 
des  morceaux  à  LWcadémie  de  chirurgie^  et 
qui  contient  comme  annexe  une  foule  de 
documents  sur  la  communauté  de  Saint- 
Gôme.  On  ne  doit  pas  oublier  ce  qu'a  dit 
Hévin  de  l'importance  des  recherches  juri- 
diques laites  par  son  beau-père.  L'inter- 
vention de  Desfontaines  n'empêcha  pas  toute- 
fois T/A'^/oiVe  de  la  chirurgie  d'être  indigeste. 
Le  livre  était  destiné  à  prouver  que  le  col- 
lège  de   chirurgie   avait    toujours  été  indé- 

1.  Par  Garengeot  et  par  Morand,  1738,  1739,  1740. 


—  70  — 

pendant  et  que  des  chirurgiens  célèbres  en 
étaient  sortis.  Avec  beaucoup  moins  de  pages, 
îe  but  aurait  pu  être  atteint. 

Le  public  donnait  en  général  raison  aux 
chirurgiens.  «  Deux  circonstances  leur  ont 
été  favorables,  dit  Barbier;  la  première, 
la  perfection  de  leur  art  (|ui  a  été  portée 
à  un  haut  degré,  qui  leur  a  attiré  Fapproba- 
tion  et  la  contîancedes  grands  et  du  public...  ; 
la  seconde,  la  grande  faveur  de  La  Peyronie, 
premier  chirurgien  du  roi,  qui  est  un  homme 
d^esprit,  et  entreprenant,  et  fort  supérieur 
par  le  crédit  et  par  Tintrigue  à  M,  Ghicoy- 
neau,  premier  médecin  du  roi,  qui  est  un 
homme  tranquille  ^  ». 

Devenu  premier  chirurgien  en  1736  à  la 
mort  de  Maréchal,  nommé  en  1742  médecin 
consultant  du  roi,  La  Peyronie  était  très 
aimé  de  Louis  XV  et  de  plusieurs  personnes 
puissantes,  entr'autres  de  M"""  de  la  Tour- 
nelle  -,  qui  allait  être  créée  duchesse  de 
Châteauroux. 

1.  Mémoires  de  A/"*  de  Brancas. 

2.  Chicoj'neau  avait  été  nommé  premier  médecin  du 
roi  en  remplacement  de  Chirac,  dont  il  était  le  gendre. 
Il  était,  dit  M.  Paul  Reclus,  l'ami  de  La  Peyronie  et 


—  71  — 

En  1743,  le  23  avril,  il  obtint  une  Décla- 
ration qui  sépara  définitivement  les  chirur- 
giens d'avec  les  barbiers. 

«  L'École  de  chirurgie,  est-il  dit  dans  le 
»  préambule  de  cette  déclaration,  a  mérité 
))  depuis  longtemps  d'être  considérée  comme 
))  l'école  presqu'universelle  de  notre  ro- 
»  yaume..,  Xous  savons  que  le  désir  de  se 
»  rendre  toujours  de  plus  en  plus  utiles  au 
»  bien  public  a  inspiré  aux  plus  célèbres 
»  chirurgiens  de  la  même  école,  le  dessein 
»  de  rassembler  les  différentes  observations 
»  et  les  découvertes  que  l'exercice  de  leur 
))  profession  les  met  à  portée  de  faire  pour  en 
))  former  un  recueil  dont  le  premier  essai 
»  vient  d'être  donné  au  public... 

«  Les  chirurgiens  de  cette   école  ont  jus- 


11  avait  comme  lui  pour  ennemi,  l'acariâtre  Faculté  de 
Paris,  parce  que  les  docteurs  régents  de  la  capitale 
étaient  Indignés  que  l'on  n'eût  pas  choisi  parmi  eux  le 
premier  médecin  du  roi.  Chirac,  qui  était  sorti  delà 
Faculté  de  Montpellier,  avait  imaginé  pour  vaincre  l'au- 
torité de  la  Faculté  de  Paris  la  création  d'une  Aca- 
démie de  médecine.  C'est  de  ce  projet  qui  ne  se  réalisa 
pas,  dont  Maréchal  et  La  Peyronie  s'emparèrent  au 
profit  de  la  chirurgie.  —  Louis,  Hist.  de  V Académie 
dans  le  recueil  des  mémoires  de  cette  académie. 


»  tifîé  par  Timportance  de  leur  découvertes, 
))  les  marques  d'estime  et  de  protection  que 
»  les  rois  ont  accordées  à  une  profession 
»  importante  pour  la  conservation  de  la  vie 
»  humaine,  mais  les  chirurgiens  de  robe 
»  longuequi  en  avaient  été  Tobjet  ayant  eu 
»  la  faculté  de  recevoir  par  lettres  patentes 
))  de  mars  1656  un  corps  entier  de  sujets 
))  illettrés  qui  n'avaient  pour  partage  que 
»  Texercice  de  la  Barberie  et  Fusage  de  quel- 
»  ques  pansements  aisés  à  mettre  en  pratique, 
»  Fécole  de  chirurgie  s'avilit  bientôt  par  ce 
»  mélange  d'une  profession  inférieure.  « 

En  conséquence,  il  fut  décidé  que  le  bre- 
vet de  maître  en  chirurgie  à  Paris  ne  serait 
dorénavant  donné  qu'à  ceux  qui  auraient 
préalablement  obtenu  le  titre  de  maître  ès- 
arts  dans  une  des  universités  du  royaume  et 
«  la  Barberie  fut  réservée  à  la  communauté 
»des  maîtres  barbiers-perruquiers  étuvis- 
»  tes.  » 

((  Le  procès  est  jugé  tacitement,  note  Bar- 
bier en  juin  1743,  et  perdu  pour  les  méde- 
cins. Il  n'est  plus  question  d'hommage.  Il  y  a 
plus  ;  tous  ceux  qui  seront  reçus  dans  la 
suite,  étant  lettrés,  joindront  à  la  science  de 


—  73  - 

la  chirurgie  et  de  l'anatomie  la  connaissance 
de  la  médecine  et  dans  quinze  ans  d'ici  seront 
préférés  aux  simples  médecins  dont  la 
science,  en  effet,  n'est  que  conjecturale.  » 

«  La  victoire,  dit  aussi  Hévin,  était  le  fruit 
et  la  récompense  du  premier  volume  des 
mémoires  que  l'Académie  de  chirurgie  pré- 
senta au  roi.  » 

Elle  était  due  plus  encore  à  l'influence 
personnelle  de  La  Peyronie,  mais  elle  ne  fut 
pas  aussi'  complète  que  le  pensait  Barbier 
et  que  l'espéraient  les  chirurgiens. 

Interprétant  la  déclaration,  ils  avaient 
supposé  qu'elle  rendait  le  collège  de  chirur- 
gie entièrement  indépendant  de  la  Faculté. 
Gomme  ils  avaient  convoqué  le  doyen  pour 
des  examens  qui  devaient  avoir  lieu  le  19  mai, 
ils  le  laissèrent  venir  au  jour  fixé  ;  mais 
quand  il  se  présenta,  ils  lui  firent  dire  que 
les  examens  étaient  ajournés;  ils  eurent  lieu 
le  29,  hors  de  sa  présence. 

La  Faculté  réclama  aussitôt  devant  le 
Parlement;  un  arrêt  du  4  septembre  décida 
que  le  collège  de  Saint-Côme  ne  pourrait 
procéder  à  la  réception  des  maîtres-chi- 
rurgiens sans  que    le    doyen   de  la  Faculté, 


avec  deux  docteurs,  eussent  assisté  aux 
examens. 

Le  roi  avait  donné  raison  aux  chirurgiens  ; 
la  Cour  donnait  raison  aux  médecins.  Les 
deux  parties  recommencèrent  à  se  déchirer. 

«  Il  s'est  élevé  une  tempête  contre  La  Pey- 
ronie,  au  sujet  d'une  déclaration  qu'il  a 
obtenue  de  M.  le  Chancelier  sur  un  change- 
ment qu'il  veut  introduire  dans  la  chirurgie, 
écrit  le  18  juillet  M"^^  de  Tencin,  amie 
d'Astruc,  l'un  des  principaux  adversaires  des 
chirurgiens.  Je  vous  envoie  des  Remarques 
qu'on  a  laites  sur  cette  déclaration,  qui  vous 
mettront  au  fait.  Je  ne  suis  pas  fâchée  que 
La  Peyronie  essuie  des  travers  ;  c'est  un 
drôle  très  dangereux  et  de  plus  livré  à 
Maurepas.  » 

Les  Remarques  dont  il  est  question  dans 
cette  lettre  sont  probablement  les  Réflexions 
sur  la  déclaration  du  roi,  publiées  par  le 
médecin  Procope  et  dans  lesquelles  La  Pey- 
ronie était  accusé  d'avoir  trompé  le  roi  au 
sujet   des  barbiers. 

Dans    des   Observations'    sur  la  brochure 

1.  Observations  sur  les  Réflexions  sur  ta  déclara- 
tion du  roi  du  23  avril  1 743  concernant  ta  comniu- 


—  75  — 

de  Procope,  qui  ne  peuvent  être  attribués 
à  Quesnay  avec  certitude,  il  fut  reconnu  une 
fois  de  plus  que  Tétude  des  lettres,  du  latin, 
du  grec,  de  la  philosophie,  était  indispen- 
sable à  Texercice  des  arts  médicaux  et  que 
la  science  était  encore  plus  essentielle  aux 
chirurgiens  que  la  pratique.  Mais  Tignorance 
des  docteurs  de  la  Faculté  fut  de  nouveau 
mise  en  relief:  «  Tout  le  monde  sait  le  mépris 
des  nations  savantes  pour  les  médecins  de 
la  Faculté  de  Paris.  Voici  ce  que  m'écrit  un 
des  physiciens  les  plus  éclairés  :  Parmi  tous 
ceux  qui  exercent  la  médecine,  on  ne  voit 
aucun  vestige  ni  de  génie,  ni  de  savoir  ;  des 
esprits  lourds,  qui  ignorent  Tanatomie,  la 
physique,  les  principes  de  leur  art,  et  voilà 
les  maîtres  de  la  vie  des  misérableshumains  ». 

Procope  riposta  et  faisant  allusion  à  Tun 
des  travaux  de  Quesnay,  publiés  dans  les 
mémoires  de  TAcadémie  de  chirurgie,  il 
èciivit  : 

«  L'auteur  des  Observations  prétend  que 
c'est  la  science  qui  fait  l'essentiel  d'un  bon 
(^hirurgien.  J'en  connais  qui  se  croient  capa- 

nauté  des  maîtres  chirurgiens  de  la  cille  de  ParHs.  Ces 
observations  eurent  deux  éditions. 


—  76  — 

blés  de  faire  des  Dissertations  sur  les  vices 
des  humeurs  et  qui  ne  laissent  pas  d'être  de 
très  mauvais  chirurgiens.  » 

Un  autre  docteur,  Bouillhac,  premier  mé- 
decin du  Dauphin  et  de  Mesdames,  lança  à 
(Juesnay  le  même  reproche  d'inhabileté  pro- 
fessionnelle. 

A  cette  époque,  intervint  dans  la  lutte  un 
nouveau  champion,  La  ^lettrie,  docteur  de 
Leyde,  que  ses  opinions  matérialistes  feront 
bientôt  persécuter.  Il  venait,  après  Astruc, 
de  publier  un  traité  De  Veneris  morbis\  Tout 
d'abord  les  deux  auteurs  s'étaient  fait  des 
compliments;  ils  s'étaient  ensuite  divisés. 
Alors  La  Mettrie  se  mit  à  attaquer  son  con- 
frère et  avec  lui  toute  la  Faculté  de  Paris. 
Dans  un  pamphlet  que  le  Parlement  con- 
damna au  feu,  La  politique  du  médecin  de 
Machiavel^  et  dont  Voltaire  a  dit  que  c'était 
le  livre  d'un  enragé  et  d'un  malhonnête 
homme  ',  il  griffa  les  médecins  avec  autant  de 
verve  que  de  méchanceté,  non  sans  égra- 
tigner,  en  passant,  quelques  chirurgiens. 
Toutes  les  célébrités  médicales  y  passèrent, 

1.  1739. 

2.  Lettre  à  Richelieu,  27  janvier  1752. 


—  77  — 

depuis  Silva,  mort  récemment  et  qu'il 
appelle  De  la  Foresl,  jusqu'à  Andry  qui, 
sous  sa  plume,  devient  Verminosus,  Bouil- 
Ihac  qu'il  appelle  Bacouill,  et  aussi  Quesnay, 
dont  il  fait  Qualisnasus.  Nous  ne  recueil- 
lerons de  ses  traits  que  ceux  qui  touchaient 
ce  dernier. 

C'est  d'abord  un  éloge  :  «  Je  ne  suis  pas 
»  surpris  qu'on  donne  de  l'esprit  à  Bacouill. 
»  Il  dit  que  Qualisnasus,  ce  génie  qui,  d'un 
))  regard,  peut  l'écraser,  est  bon  sur  le  papier 
»  et  ne  vaut  rien  du  métier.  Il  est  naturel  à 
»  l'amour-propre  de  chercher  à  se  venger 
»  par  le  mépris.  Quel  insecte  ne  pique  pas 
»  quand  on  l'irrite  !  » 

Vient  ensuite  une  attaque.  «  C'est,  comme 
»  Verminosus^  le  disait  de  V Économie  ani- 
»  maie  de  Qualisnasus,  c'est  Bœrrhave  mis 
»  en  pièces  ;  ce  sont  ses  propres  leçons 
»  habillées  à  la  française  !  D'accord  avec 
»  La  Foriîst,  ce  Verminosus  pria  le  commen- 
»  tateur  de  Bœrrhave  (c'est-à-dire  La  Mettrie 
»  lui-même^)  de  faire  un  parallèle  qui  dé- 
»  montre  clairement  toute  la  friponnerie  de 

1.  Il  a  traduit  les  aphorismes  de  Bœrrhave. 


»  la  belle  physiologie  dont  je  parle  et  qui 
»  ne  ressemble  presque  en  rien,  si  ce  n'est 
»  par  rapport  au  fond,  avec  celle  de  Haller, 
))  comme  les  savants  peuvent  en  juger  ». 

Cette  accusation  de  plagiat  a  été  renou- 
velée plusieurs  fois  contre  Tauteur  de  ÏEco- 
iiomie  animale.  Nous  en  reparlerons. 


VII 


D'autres  faits  avaient  irrité  les  médecins. 
Comme  pour  les  narguer,  La  Peyronie,  qui 
n'était  que  chirurgien  juré  de  Montpellier  S 
avait  pris  le  bonnet  de  docteur  à  la  Faculté 
de  Reims  en  1739  et,  ainsi  qu'on  Ta  vu,  s'était 
fait  nommer  médecin  consultant  du  roi.  Ques- 
nay  prit  également  ses  grades  de  médecin  à 
la  Faculté  de  Pont-à-Mousson  le  9  septembre 
1744;  un  troisième  chirurgien,  Froment,  les 
imita. 

Les  médecins  racontèrent',  et  la  chose  était 
vraisembla])le,  ([u'à  Reims,  La  Peyronie  avait 

1.  Son  brevet  daté  du  20  septembre  a  été  iuséré  daus 
les  Obsertations  des  écrits  des  modernes. 

2.  Lettre  d'un  médecin  de  Paris  (Santeuil)  à  un  mé- 
decin de  prorince,  1740. 


—  79  — 

été  examiné  à  portes  fermées  et  que  tous  les 
règlements  de  la  Faculté  avaient  été  violés 
en  sa  faveur. 

Quesnay  s'était  rendu  à  Pont-à-Mousson 
pendant  qu'il  était  à  l'armée  de  Metz  où,  dit 
Fouchy,  il  avait  suivi  le  roi,  plus  exactement 
où  il  avait  accompagné  le  duc  de  Villeroy, 
colonel  d'un  régiment  des  gardes  du  corps. 

La  Faculté  de  Pont-à-Mousson  avait-elle 
été  plus  sévère  pour  lui  que  celle  de  Reims 
pour  La  Peyronie?  Le  doute  est  permis. 
«  Il  y  a  plusieurs  boutiques  ouvertes  où  Von 
»  vend  des  grades  »,  a  dit  un  médecin' .  a  11 
»  y  a  des  médecins  qui  font  venir  par  la  poste 
»  des  lettres  de  docteur  de  certaines  Univer- 
))  sites  de  province  où  Ton  a  plus  de  respect 
»  pour  l'argent  que  de  respect  pour  les 
»  ordonnances  royales  »,  a  dit  un  second 
»  médecin ^  «  L'on  sait  avec  quelle  facilité 
»  les  degrés  se  donnent  dans  les  autres  Uni- 
»  versités.  On  sait  que  dans  ces  petites  Uni- 
»  versités  l'on  donne  pour  de  l'argent  des 
>)  licences  »,  a  dit  un  troisième  '. 

1.  Castera,  Lettre  sur  la  maladie  du  roi. 

2.'  Lettre  d'un  garçon.^  barbier  à  l'abbé  Desfontaines. 

.'i.  Réponse  pour  la   Faculté  de  médecine  à...  la  re- 


—  80  — 

Fouchy,  dans  son  Eloge,  constate  que  le 
«  changement  d'état  »  de  Ouesnay  lui  fut  sou- 
vent reproché. 

Hévin  avait  écrit  dans  sa  note  manuscrite  : 
«  La  véritable  raison  qui  détermina  puis- 
samment Quesnay  à  se  dévouer  à  la  pratique 
de  la  médecine  interne  uniquement  n'est  pas 
ignorée  de  ses  enfants  et  de  ses  amis  parti- 
culiers. La  goutte  dont  il  était  atteint  dès 
Page  de  vingt  ans  et  qui  souvent  se  portait 
sur  ses  yeux  et  occupait  le  plus  ordinairement 
ses  mains  et  ses  doigts  l'avertissant  assez 
que  les  ouvrages  manuels  de  la  chirurgie  lui 
échapperaient  bientôt,  il  prit  le  parti  de  faire 
usage  des  inscriptions  en  médecine  qu'il 
avait  prises  dans  sa  jeunesse,  et,  pendant  la 
campagne  de  1744,  où  il  avait  suivi  le  roi  à 
Metz,  il  reçut  à  Pont-à-Mousson  les  degrés 
de  bachelier  et  de  docteur  en  médecine  après 
avoir  subi,  dans  les  délais  fixés  par  les  règle- 
ments, les  examens  ordinaires  et  soutenu 
publiquement,  le  9  septembre  1744,  une 
thèse  De  affeclibus  in  génère  qui  fut  imprimée 
et  que  je  conserve.  » 

quête  importante   pour  les    médecins  de   la   Chambre 
royale. 


—  81  — 

Cette  thèse  n'a  pas  été  retrouvée,  mais  le 
texte  du  diplôme  qui  fut  délivré  à  Quesnay 
a  été  inséré  depuis  longtemps  dans  le  Dic- 
tionnaire des  Sciences  niédiccdes\ 

D'après  ce  texte,  la  Faculté  regarda  Ques- 
nay comme  étant  déjà  licencié;  après  avoir 
considéré  «  la  pureté  de  sa  vie  et  de  ses 
mœurs,  son  érudition  variée,  sa  renommée 
élogieuse,  sa  science  et  son  habileté  »,  elle 
lui  donna  le  grade  de  bachelier;  ensuite, 
«  après  avoir  éprouvé  sa  doctrine  par  de  nom- 
breux examens  »,  elle  lui  délivra  les  «  insignes 
du  laurier  de  docteur  ».  11  semble  résulter  de 
là  que  Quesnay  ne  subit  pas  d'examens  pour 
les  premiers  grades,  mais  qu'il  en  subit  pour 
le  doctorat. 

Il  eût  été,  en  effet,  imprudent  de  sa  part 
de  ne  point  se  mettre  en  règle,  au  moins 
pour  le  titre  principal  ;  les  colères  des  mé- 
decins étaient  déjà  déchaînées  contre  La 
Peyronie. 

«  Je  vous  ai  mandé  le  procès  des  médecins 
»  contre  La  Peyronie,  écrit  ^I™®  de  Tencin 
»  le  15  août  1743,  ils  l'ont  fait  assigner  pour 

1.  Voir  aux  Annexes. 

SCHELLB.  6 


—  82  - 

))  produire  ses  lettres  de  docteur.  La  façon 
»  dont  il  cherche  à  se  défendre  prouve  que, 
»  s'il  a  des  lettres^  elles  fourmillent  de 
))  nullités.  Si  le  roi  le  veut  soutenir,  il  faudra 
»  qu'il  couvre  par  son  autorité  un  million  de 
»  défauts  ^). 

A  Metz^  où  il  dirigea  le  service  de  santé 
de  Tarmée,  La  Peyronie  provoqua  l'admira- 
tion par  son  habileté  ;  il  soigna  le  roi  dans  sa 
maladie  et  gagna  sa  confiance.  La  jalousie 
des  médecins  n'en  fut  que  plus  vive.  Le 
docteur  Castera,  qui,  lui  aussi,  avait  été 
appelé  auprès  du  souverain  ,  discuta  publi- 
quement^ la  valeur  des  conseils  qu'avait 
donnés  le  premier  chirurgien  et  la  Faculté 
de  Paris  refusa  de  reconnaître  sa  nomination 
de  médecin  consultant. 

Que  Quesnay  ait  ou  non  pris  [)lus  de  pré- 
cautions que  son  ami,  qu'il  ait  ou  non  rempli 
plus  régulièrement  les  formalités  réglemen- 
taires, il  eut  aussi  à  compter  avec  la  Faculté 
de  Paris.  Elle  mit  en  pratique  un  ancien 
engagement  en  vertu  duquel  les  docteurs 
de  Paris  n'entreraient   point   en  consultation 

1.  Correspondance  de  M""*  de  Te  nain. 

2.  Castera,  brochure  citée. 


—  83  — 

avec  les  docteurs  de  province  \  D'après  le 
Dictionnaire  des  sciences  médicales,  un 
procès,  dont  nous  n'avons  pas  trouvé  trace 
ailleurs,  aurait  été  engagé  à  ce  sujet. 

La  Peyronie  avait  assez  de  crédit  pour 
triompher  de  ses  ennemis  ;  Quesnay  n'avait 
encore  que  la  protection  et  l'amitié  de  celui- 
ci,  mais  elles  ne  lui  firent  pas   défaut. 

«  C'est  un  gendre  de  Quesnay,  nommé 
Hévin,  écrit  M""®  de  Tencin  le  8  mai  1744,  qui 
a  la  place  du  premier  chirurgien  de  M"^*'  la 
Dauphine,  et  c'est  un  garçon  de  La  Peyro- 
nie qui  est  chirurgien  ordinaire.  Le  pre- 
mier n'est  connu  que  par  l'Almanach  royal 
et  n'a  assurément  aucune  réputation  et  l'autre 
est  au-dessous  de  rien  ». 

La  Peyronie,  après  avoir  placé  le  gendre 
de  Quesnay,  assura  par  un  legs  important 
une  situation  à  son  ami^  Par  un  testament 
du  18  avril  1747,  il  lui  laissa  cinq  actions  de  la 
Compagnie  des  Indes  et  lui  fit  remise  en  ca- 
pital et  intérêts  des  3.000  livres  qu'il  lui  avait 
autrefois   prêtées  pour  acheter    une    charge 

1.  Les  chirurgiens  de  Saint-Côme  avait  pris  un  en- 
gagement du  même  genre  vis-à-vis  des  barbiers. 

2.  Lorin,  François  Quesnay. 


—  84  - 

de  chirurgien  juré.  Il  légua  en  même  temps 
sa  terre  de  Marigny  à  la  communauté  des 
chirurgiens  de  Paris,  avec  l'obligation  d'em- 
plo3'er  une  partie  des  revenus  à  donner  des 
jetons  à  40  membres  de  l'Académie  à  la  fin 
de  chaque  année  et  d'allouer  en  outre  au 
secrétaire,  c'est-à-dire  à  Quesnay,  une  rente 
de  3.000  livres. 

Par  un  codicille  du  20  avril,  il  précisa  que 
la  rente  de  3.000  livres  serait  payée  à  dater 
du  jour  de  son  décès.  M'"^  Issert,  sœur  du 
testateur  et  usufruitière  de  ses  biens,  attaqua 
cette  disposition  et  insinua  qu'ayant  été 
prise  presque  à  la  veille  de  la  mort  de  La 
Peyronie,  elle  avait  été  suggérée  par  Quesnay 
a  non  satisfait  du  retardement  »  du  paiement 
de  la  rente.  Elle  fut  déboutée  par  une  sen- 
tence du  Châtelet  du  29  août  1747,  que  con- 
firmèrent un  arrêt  du  Parlement  du  8  juillet 
1748  et  un  arrêt  du  Conseil. 

Par  la  mort  de  La  Peyronie_,  Quesnay 
devint  le  chef  de  la  défense  des  chirurgiens 
et  Ton  parla  de  lui  pour  le  poste  de  premier 
chirurgien  du   roi  \    Diderot    lui  prêta    à  ce 

1.  Mémoires  du  duc  de  Luj/nrs  :  «  Il  paraît  qu'il  n'y 
a  que  quatre  sujets  pour  lui  succéder  (à  La  Peyronie), 


—  85  — 

moment  Fappui  de  sa  plume  \  Dans  une 
brochure  datée  de  1748,  TEncyclopédiste 
soutint  plaisamment  que  ce  qui  distinguait 
surtout  des  chirurgiens  les  docteurs  de  la 
Faculté  était  d'avoir  payé  2.000  écus  pour 
frais  de  diplômes. 

((  Il  me  paraît  ridicule,  dit-il,  que  dans 
»  des  occasions  où  Petit  se  trouverait  à  côté 
»  d'un  malade  avec  un  P...  (probablement 
»  Procope  qu'on  traitait  de  médecin  comi- 
»  que)  ou  quelque  autre  embryon  de  la 
ïi  Faculté,  celui-ci  se  crût  en  droit  de  com- 
»  mander...  Quoi!  un  homme  habile,  un 
»  Quesnay,  parce  qu'il  n'est  que  chirurgien, 
))  se  taira  devant  un  P.  ..,  parce  qu'il  en  a 
»  coûté  2.000  écus  à  ce  P...  pour  obtenir  le 
))  grade  d'ignorant  médecin  !  >^ 

Morand  qui  a  une  grande  réputation  dans  Paris,  Ba- 
gieux,  qui  s'en  est  acquis  depuis  longtemps  dans 
l'armée,  La  Martinière,  que  le  roi  paraît  aimer  beau- 
coup. . .  et  un  nommé  Quesnet,  qui  est  à  M.  le  duc  de 
Villeroy.  C'est  celui  qui  a  le  plus  travaillé,  à  ce  qu'on 
dit,  au  grand  mémoire  des  chirurgiens  ».  Il  s'agit  du 
Mémoire  présenté  au  roi  par  son  premier  chirurgien. 
où  est  exposée  Tancienne  législation  sur  la  chirurgie  en 
France,  imprimé  en  1749.  —  La  Martinière  fut  nommé 
premier  chirurgien. 
1.  Œuvres  de  Diderot. 


—  86  — 

Quesnay  publia,  à  la  même  date,  une  autre 
brochure,  celle  qu'il  composa  en  dix  ou 
douze  jours  et  dont  il  parla  toujours  avec 
satisfaction,  V Examen  impartial  des  contes- 
tations entre  médecins  et  chirurgiens  \  Pour 
la  première  fois  dans  ses  écrits,  le  philosophe 
social  commence  à  se  montrer. 

('  Ce  qu'on  peut  apercevoir  assez  claire- 
ment dans  cette  foule  de  mémoires  répandus 
dans  le  public,  dit-il,  c'est  la  législation  qui 
règle  les  droits  des  deux  professions,  mais 
ces  droits  sont  ce  qu'il  y  a  de  moins  impor- 
tant à  décider.  Les  médecins  et  les  chirur- 
giens sont  faits  pour  le  public;  c'est  le  public 
qui  les  récompense,  qui  fait  leur  principal 
objet  et  qui  assurera  toujours  dans  la  société 
des  hommes  qui  se  destineront  à  l'exercice 
de  la  médecine  et  de  la  chirurgie;  mais  il 
s'agit  de  savoir  quels  doivent  être  ces 
hommes  et  quelles  précautions  on  doit  pren- 
dre pour  procurer  au  public  le  plus  qu'il  est 
possible  des  médecins  et  des  chirurgiens 
suiïisamment  instruits  pour  exercer  des  pro- 
fessions qui  décident  de  la  vie  des  citoyens.  » 

1.  Par  M.  de  B.,  1748. 


—  87  — 

Avant  de  résoudre  le  problème  ainsi  posé, 
Quesnav  soulève  une  question  préjudicielle. 

«  La  première  chose  qu'il  semble  qu'on 
devrait  se  proposer  serait  d'examiner  si  ces 
professions  sont  plus  utiles  que  nuisibles  à 
la  société  afin  de  les  conserv^er  ou  de  les 
proscrire.  L'obscurité  de  l'art  de  guérir  ins- 
pire, en  effet,  des  doutes  suffisants  pour  hé- 
siter sur  le  parti  qu'on  devrait  prendre,  mais 
cette  obscurité  même  met  le  public  hors 
d'état  de  décider  si  l'impéritie  des  médecins 
et  des  chirurgiens  est  plus  à  craindre  que 
les  maladies.  11  n'y  a  que  les  hommes  qui 
jouissent  de  la  santé  qui  puissent  se  livrer 
sensément  à  ces  réflexions,  car,  lorsque  dans 
nos  maladies  nous  sommes  pressés  par  la 
douleur  et  par  la  crainte,  nous  nous  jetons 
avec  empressement  entre  les  bras  de  ceux 
qui  captivent  notre  confiance,  qui  apaisent 
nos  craintes  et  qui  nous  promettent  avec 
assurance  des  conseils  salutaires.  Ainsi  il 
est  inutile  de  délibérer  s'il  faut  des  médecins- 
et  des  chirurgiens  dans  la  société;  leur  art 
mystérieux  est  si  imposant  qu'on  aura  tou- 
jours recours  à  eux  dans  les  maladies  ». 

Ce    scepticisme    est   piquant,    et   Quesnay 


—  88  - 

l'accentua  encore  en  disant  :  «  Tous  les 
hommes  sont  remplis  de  préjugés  sur  les 
professions  savantes  qu'ils  n'ont  point  étu- 
diées et  l'ignorance  peut  suggérer  des  opi- 
nions très  dangereuses  dans  les  décisions 
où  il  s'agit  d'une  multitude  innombrable 
d'hommes  )>. 

Quesnay  admet  en  conséquence  que  les 
professions  médicales  doivent  être  régle- 
mentées, mais  en  exigeant  des  conditions 
d'aptitude  des  professionnels  et  non  en  déli- 
mitant le  domaine  de  chaque  profession. 

«  Les  chirurgiens  ont  à  faire  deux  sortes 
d'opérations,  explique-t-il,  les  opérations 
parfaitement  réglées,  telles  qu'on  pourrait 
les  faire  sur  le  cadavre,  mais  qui  sont  en 
petit  nombre,  les  opérations  qui  ne  se  res- 
semblent jamais  exactement  et  qui  sont  les 
plus  nombreuses.  Pour  les  premières,  l'ha- 
bileté de  main  peut  suffire  ;  pour  les  autres, 
l'étendue  de  la  capacité  dans  l'art  d'opérer 
consiste  dans  l'étendue  du  savoir,  de  sorte 
qu'il  est  impossible,  dans  la  plupart  des  cas, 
de  faire  des  opérations  sans  être  en  état  de 
soigner  les  maladies.  11  est  clair  que  les  chi- 
rurgiens doivent  pouvoir  soigner  les  maladies 


—  89  — 

chirurgicales;  les  médecins  n'ont  pas  songé 
qu'en  renonçant  aux  opérations  et  aux  pan- 
sements, ils  ont  renoncé  par  cela  même  à 
s^occuper  de  ce  genre  de  maladies. 

))  Doit-on  décider  que  les  chirurgiens  se 
borneront  à  soigner  les  maladies  externes? 
Mais  comment  les  distinguer  des  maladies 
internes  ?  Où  commencera  et  où  finira  la  di- 
vision ?  » 

En  réalité,  conclut  Quesnay,  ce  que  Ton  a 
partagé,  c'est  l'exercice  de  l'art  de  guérir  et 
non  la  science  ;  le  médecin  est  obligé  d'être 
chirurgien  et  le  chirurgien  d'être  médecin. 
Pratiquement,  en  empêchant  les  chirurgiens 
d'exercer  la  médecine,  on  empêche  les  ma- 
lades de  se  faire  soigner. 

«  Les  hommes  peu  fortunés  appellent  les 
chirurgiens  pour  les  secourir  dans  les  ma- 
ladies internes.  Est-ce  la  nécessité  qui  veut 
cela  ou  doit-on  l'imputer  à  l'intrigue  et  à 
l'avidité  des  chirurgiens  ?  Chez  le  menu 
peuple,  s'exerce  une  médecine  très  simple 
et  peut-être  la  meilleure,  qui  consiste  dans 
l'administration  de  la  saignée,  d'une  tisane, 
de  quelques  purgatifs  et  de  très  peu  d'autres 
remèdes.  Les   chirurgiens  font  les  saignées 


—  90  — 

qui  leur  sont  payées  à  bas  prix  et  donnent 
des  consultations  par  dessus  le  marché,  les 
lois  leur  interdisant  de  demander  des  hono- 
raires pour  la  cure  des  maladies  internes 
qu'ils  sont  obligés  de  soigner.  » 

Ce  qui  est  intéressant  dans  la  thèse  de 
Quesnay,  c'est  le  point  de  vue  général  au- 
quel il  se  place.  Il  veut  des  praticiens  faits 
pour  le  public,  et  non  un  public  fait  pour  les 
praticiens.  Il  considère  avant  tout  le  con- 
sommateur. 

La  brochure  dont  nous  venons  de  parler 
fut  une  des  dernières  auxquelles  donna  nais- 
sance la  lutte  héroï-comique  dont  nous 
avons  raconté  les  péripéties.  Elle  n'était 
pourtant  pas  éteinte' . 

Au  mois  de  janvier  1749,  Barbier  note  dans 
son  Journal: 

((  A  propos  des  médecins  et  des  chirur- 
))  giens,  ils  sont  toujours  fort  animés  les 
»  uns  contre  les  autres,  ce  qui  ne  contribue 
»  pas  au  soulagement  du  public  dans  les 
»  maladies.  Leur  procès  n'est  point  encore 
»  jugé  au  Conseil...  Depuis  plus  d'un  an,  on 

1.  En  1748,  l'Académie  de  chirurgie  fut  confirmée. 


—  91  — 

))  ne  reçoit  point  de  chirurgien  à  Saint- 
»  Corne  )). 

Mais,  en  1750,  le  4  juillet,  un  arrêt  du 
Conseil  confirma  les  droits  du  collège  de 
Saint-Côme  en  sauvegardant  en  apparence 
ceux  de  la  Faculté. 

L'arrêt  reconnut  formellement  le  droit, 
pour  la  communauté  de  Saint-Côme,  de 
donner  un  enseignement  et  d'avoir  une  école 
d'anatomie  et  d'opérations  chirurgicales.  En 
même  temps,  et  conformément  à  l'arrêt  du 
Parlement,  il  décida  que  le  doyen  serait  in- 
vité aux  examens  de  licence,  qu'il  s'y 
ferait  accompagner  par  deux  docteurs,  qu'il 
serait  appelé  Decanus  saluberrimee  Faciil- 
tatis  et  les  assistants  Sapientissimi  doctores^ 
que  tous  trois  interrogeraient  les  candidats 
pendant  une  heure.  La  forme  sauvait  le 
fond. 

A  ce  moment,  Quesnay  était  installé  à  la 
cour  de  Versailles.  Ainsi  que  précédemment 
La  Peyronie,  il  s'était  fait  nommer  médecin 
consultant  du  roi.  Comme  lui,  il  avait  des 
relations  puissantes  qui  lui  permettaient  de 
protéger  sa  corporation. 

Cette   grande  affaire,     qui   avait    duré    si 


—  92  — 

longtemps,  avait  servi  d'ailleurs  à  l'amuse- 
ment  du  roi.  Dans  un  ballet-pantomime  ^  exé- 
cuté sur  le  théâtre  des  petits  appartements 
de  Versailles  le  P'"  janvier  1750,  Louis  XV 
avait  pu  voir  un  malade  tiraillé  de  droite  par 
un  médecin  et  de  gauche  par  un  chirurgien. 
Et  peut-être  cette  petite  leçon  de  choses 
avait-elle  servi  à  hâter  la  solution  ! 

1.  Les  bûcherons  ou  le  médecin  de  villac/e  (non  si- 
gnalé dans  Campardon,  Histoire  de  M°"  de  Pompa- 
dour),  ballet-pantomime,  exécuté  sur  le  théâtre  des 
appartements  de  Versailles  le  1"  janvier  1750.  Il  ré- 
sulte de  là  que  ce  théâtre  ne  fut  pas  fermé  pendant  les 
fêtes  du  jour  de  l'An,  ainsi  que  l'a  cru  M.  Campardon. 


QUESNAY  CHEZ  M'"'=  DE  POMPADOUR 


I.  Quesnay  médecin  de  la  favorite.  —  II.  Affaires  aux- 
quelles il  fut  mêlé  :  Latude,  la  comtesse  d'Estrade. 
—  III.  Ses  rapports  avec  Louis  XV;  sa  noblesse.  -^ 
IV.  Son  entresol.  —  V.  Son  crédit;  son  caractère.  — 
VI.  Ses  ouvrages  médicaux  et  scientifiques.  —  VII. 
Sa  philosophie. 


I 


Quesnay,  venons-nous  de  dire,  était  ins- 
tallé à  Versailles,  lorsque  parut  l'arrêt  du 
conseil  relatif  au  collège  de  S'-Côme.  Il 
était  depuis  peu  de  temps  chez  M™*  de  Pom- 
padour. 

Au  printemps  de  1745,  la  favorite,  qui  por- 
tait encore  le  nom  de  M'"®  d'Etiolés,  avait  été 
logée  dans  l'appartement  qu'avait  occupé 
M™^  de  Mailly.  Le  15   septembre,    elle    avait 


été  «  présentée  »  sous  la  conduite  de  la  prin- 
cesse de  Conti,  accompagnée  de  M"^  de 
Lachau-Montauban  et  de  la  comtesse  d'Es- 
trade. 

Quatre  ans  plus  tard,  elle  était  assez  puis 
santé  pour  obtenir  le  renvoi  de  ^laurepas  \ 
Elle  avait  joué  la  comédie  de  Fempoisonne- 
ment,  et  fait  coucher  dans  son  antichambre, 
muni  d'une  provision  de  contrepoison,  son 
chirurgien  qui  ne  la  quittait  pas  et  la  grondait 
de  ce  qu'elle  acceptait  une  limonade  préparée 
par  un  autre  que  par  lui*. 

Vers  cette  époque,  au  commencement  de 
1749  ou  à  la  fin  de  1748,  elle  avait  pris  un 
médecin  à  demeure.  Quesnay  avait  été 
choisi  sur  la  double  recommandation  du  duc 
Villeroy  et  de  cette  comtesse  d'Estrade  '\ 
dont  nous  avons  déjà  cité  le  nom  et  qui 
se  disait  cousine  de  M""  de  Pompadour 
parce  qu'elle  était  veuve  d'un  neveu  de 
Le   Normand.    Ce  semblant  de   parenté    lui 

1.  Avril  1749. 

2.  D'Argenson. 

3.  Marmontel  et  Crawford,  éditeur  des  mémoires  de 
M"*  du  Hausset,  qui  devait  tenir  ses  renseignements  de 
Sénac  de  Meilhan,  fils  du  docteur  Sénac 


—  95  — 

avait  valu  la  place  de  dame  d'atours  de  Mes- 
dames,   sœurs  de  Louis  XV  \ 

Petite,  grasse,  «vilaine  et  maussade-», 
elle  était,  paraît-il,  sujette  k  des  accidents 
nerveux.  Un  jour,  elle  fut  malade  devant 
Villeroy.  Le  duc  descendit  chercher  son  mé- 
decin qui  l'attendait  en  bas  dans  sa  voiture. 
C'était  Ouesnay  qui  reconnut  la  nature  de  la 
maladie,  comprit  l'importance  de  la  tenir 
secrète  et  fit  sortir  tout  le  monde.  M"^  d'Es- 
trade fut  reconnaissante  du  procédé  et  vanta 
à  sa  cousine  la  discrétion  de  Quesnay. 

M"'^  de  Pompadour,  en  l'attachant  à  sa  per- 
sonne, lui  alloua  un  traitement  de  3.000  livres 
et  l'entretint  «  de  tout  »  ^  Quesnay  obtint,  en 
outre,  le  titre  de  médecin  consultant  du  roi^ . 

Le  service  de  santé  de  Louis  X^'  com- 
prenait :  un  premier   médecin,  Chycoineau  ; 

L  Elle  avait  été  admise  à  la  Cour  peu  de  jours  avant 
d'y  accompagner  M""  de  Pompadour. 

2.  Chansonnier  historique. 

3.  Le  Roi,  Compte  des  dépenses  de  M""  de  Pompa- 
dour. 

4.  Le  30  mars  1749,  en  remplacement  de  Sinobre.  Le 
brevet  est  aux  Archives  nationales  et  a  été  publié  par 
M.  Lorin;  il  vise  «  la  capacité  du  S'  Quenet  et  son  zèle 
pour  le  service  de  S.  M.  ». 


—  96  — 

un  premier  médecin  ordinaire,  Marcot  ;  des 
médecins  par  quartier;  des  médecins  con- 
sultants appointés;  d'autres  médecins  con- 
sultants non  appointés.  C'est  dans  cette 
dernière  catégorie  qu'entra  QuesnayV  II 
trouva  devant  lui  dans  le  service  l'un  de  ses 
anciens  adversaires,  Astruc. 

Quesnay  fut  «  logé  en  cour  »,  c'est-à-dire 
dans  le  grand  commun  du  palais  de  Versailles 
—  aujourd'hui  l'hôpital  militaire  —  et  y  occupa 
un  petit  logement  —  un  «  entresol  »,  comme 
on  disait  alors  —  situé  au  premier  étage,  sur 
la  rue  Saint-Julien,  et  proche  du  rez-de- 
chaussée  qu'habitait  M™'  de  Pompadour. 

Ce  logement,  peu  luxueux,  n'avait  que 
trois  pièces  :  une  salle  à  manger,  une  chambre 
à  coucher,  une  chambre  de  domestique;  au 
dessous,  dans  le  véritable  entresol,  étaient 
une  cuisine  et  une  petite  pièce. 

D'après  l'inventaire  au  décès  de  Quesnay, 
se  trouvaient  dans  la  salle  à  manger  :  une 
table,  six  chaises,  un  porte-habits,  un  pa- 
ravent. Aux  murs  étaient  accrochées  six 
cartes  de  géographies;  sur  la  cheminée,  était 
une  petite  glace. 

1.  Almanach  royal. 


—  97  — 

Dans  la  chambre  à  coucher,  il  y  avait  une 
couchette  en  hêtre,  un  guéridon,  un  bureau, 
un  secrétaire,  un  fauteuil,  deux  bergères, 
trois  chaises  en  bois  doré;  sur  la  cheminée, 
une  assez  grande  glace  ;  aux  murs,  une 
dizaine  d'estampes  représentant  des  pay- 
sages ou  des  portraits'. 

M"^  de  Pompadour  était  impérieuse.  Elle 
n'avait  qu'un  siège  dans  sa  chambre  ;  ceux 
qui  la  visitaient  devaient  rester  debout  ; 
quand  ils  étaient  d'un  rang  trop  élevé  pour 
être  reçus  avec  aussi  peu  d'égards,  elle  se 
tenait  elle-même  debout.  Envers  son  méde- 
cin, elle  était  exigeante;  sa  santé  était  déli- 
cate ;  elle  avait  souvent  des  migraines  et 
gardait  alors  le  lit. 

«Quesnay,  dit  le  marquis  de  Mirabeau',  ne 
pouvait  quitter  son  poste,  ni  jour,  ni  nuit. 
Quand  plus  tard  il  venait  chez  moi,  M™^  de 
Pompadour  le  descendait  à  ma  porte  pour 
deux  heures  dans  les  voyages  qu'elle  faisait 
à  Paris,  et  c'était  tout*  ».  Dans  ces  voyages, 

1.  Couard-Luys,  Lieu  du  décès  de  François  Quesnay. 

2.  Lettre  à  son  frère,  dans  Loménie,  Les  Mirabeau. 

3.  Un  mot  de  M""'  du  Hausset  permettait  toutefois 
de  supposer  que  Quesnay  avait  un  logement  à  Paris,  où 
il  recevait  du  monde.   Ce  renseignement  est  confirmé 

SCHELLE.  7 


—  98  — 

elle  ne  disait  pas  quelquefois  quatre  paroles, 
rapporte  M™^  du  Hausset. 

Un  jour,  la  marquise  reçut  sur  la  tête  un 
portrait  du  roi  qui  était  pendu  au  mur  et 
qu'elle  fit  tomber  en  fermant  un  secrétaire; 
Quesnay,  après  avoir  ordonné  des  calmants, 
la  fit  saigner  par  le  chirurgien  \  Il  dut 
aussi  la  soigner  dans  des  circonstances  plus 
graves;  au  dire  de  Dupont  de  Nemours,  il  lui 
aurait  deux  fois  sauvé  la  vie.  En  tout  cas,  il  la 
suivait  dans  toutes  ses  résidences.  Au  châ- 
teau de  S*-Hubert,  construit  pour  elle  et 
achevé  on  1758,  il  avait  une  chainbre  au 
premier  étage,  meublée  d'un  lit  drapé  de 
siamoise  de  Rouen,  d'une  bergère,  d'un 
fauteuil  et  de  deux  chaises  ^ 

M'"^  de  Pompadour  alla  jusqu'à  lui  deman- 
der des  conseils  «  sans  lui  tout  dire  ^)  sur  les 
moyens  à  employer  pour  retenir  le  roi  près 
d'elle.  Quesnay  se  tira  de  cette  consultation 
scabreuse    par  des   prescriptions  d'hygiène  : 

dans  V Enfance  et  la  Jeunesse  de  Du  Puni  de  Nemours 
racontées  par  lui-nième,  1906. 

1.  1759. 

2.  liappelons  en  passant  que  Quesnay  avait  été  ap- 
prenti graveur  et  que  M""  de  Pompadour  gravait  habi. 
lement. 


—  99  — 

«  Portez-vous  bien,  tâchez  de  bien  digérer, 
faites  de  Texercice^).  Et  le  procédé  réussit 
pendant  quelque  temps_,  paraît-il,  car  la 
favorite  dit  à  sa  femme  de  chambre  :  «  Je 
crois  que  le  docteur  a  raison,  je  me  sens  tout 
autre.  » 

Lorsque  sa  santé  fut  tout  à  fait  mauvaise 
et  qu'elle  eut  de  violents  battements  de  cœur, 
elle  fit  des  infidélités  cà  Quesnny  \  L'un  des 
médecins  qu'elle  consulta  la  fit  promener 
dans  sa  chambre,  soulever  un  poids,  mar- 
cher vite  pour  savoir  si  les  désordres  ve- 
naient du  cœur  ou  des  nerfs.  Ouesnay, 
à  qui  la  consultation  fut  rapportée,  dit  :  «  J'ai 
rarement  entendu  parler  de  ce  médecin,  mais 
sa  conduite  est  d'un  habile  homme.  » 

Les  infidélités  étaient  d'ailleurs  passagères; 

1.  Elle  était  crédule.  Un  jour,  elle  alla  visiter  une 
devineresse  qui  lisait  l'avenir  dans  du  marc  de  café.  Elle 
écoutait  volontiers  le  comte  de  Saint-Germain  en  qui 
Quesnay  vit  de  suite  un  charlatan.  Saint-Germain  pré- 
tendait qu'il  taisait  grossir  les  perles  fines.  «  Les  perles, 
disait  Quesnay,  sont  une  maladie  des  huîtres  ;  il  est 
possible  d'en  saisir  le  principe,  mais  iM.  de  Saint-Ger- 
main n'en  est  pas  moins  un  charlatan  puisqu'il  a  un 
élixir  de  longue  vie  et  donne  à  entendre  qu'il  a  plusieurs 
siècles  ;  le  maître  en  est  entêté  et  en  parle  quelquefois 
comme  étant  d'une  illustre  naissance.  » 


—  100  — 

la  marquise  retournait  vite  à  Quesnav; 
quand  elle  fit  son  testament  \  elle  Yj 
inscrivit   pour  une  pension   de  4000  livres. 

11  reçut  d'elle  beaucoup  d'autres  marques 
de  bienveillance. 

Les  actes  de  baptême  de  ses  petits-enfants, 
recueillis  par  M.  Lorin,  en  sont  une  preuve. 
Le  24  janvier  1750,  M™^  de  Pompadour  fut 
marraine  du  premier-né  de  Guillaume-Biaise 
Quesnav,  fils  aîné  du  docteur  ;  le  parrain 
était  dWrgenson^  ministre  de  la  guerre.  Le 
18  mai  de  la  même  année,  le  premier  enfant 
d'Hévin  fut  tenu  sur  les  fonts  baptismaux 
par  le  comte  de  S'-Florentin  et  par  la  comtesse 
d'Estrade. 

En  1753,  le  1^^  juin,  le  second  fils  d'Hévin 
eut  pour  parrain  [Nlachault  et  pour  marraine, 
la  jeune  Alexandrine,  fille  de  M™^  de  Pompa- 
dour. 

Le  30  mars  1761,  celle-ci  fut  marraine  d'un 
autre  enfant  d'Hévin,  une  fille;  son  compère 
était  le  duc  d'Aven,  que  Quesnay  connaissait 
avant  d'être  entré  à  la  Cour. 


1.  En  1757.  Quesnay  ne  la  soigna  pas  dans  sa  dernière 
maladie  ;  nous  dirons  plus  loin  pour  quels  motifs. 


—  lOi  — 

On  voit  quel  chemin  avait  fait  Tancien 
chirurgien  de  Plantes.  Il  y  a  loin  de  ces 
actes  de  baptême  où  figurent  de  hauts 
personnages  à  ceux  que  nous  avons  cités 
précédemment,  au  sien,  à  ceux  de  ses  frères 
et  sœurs. 

En  1753,  dans  la  dédicace  d'un  de  ses 
livres  \  Quesnay  a  exprimé  publiquement  sa 
gratitude  à  M™®  de  Pompadour  : 

«  La  confiance  dont  vous  m'honorez  me 
donne  un  avantage  sur  tous  ceux  qui,  comme 
moi,  vous  adressent  leurs  respects.  Elle  me 
met  à  portée  de  voir  chaque  jour  le  principe 
même  de  ces  sentiments  généreux  dont  les 
autres  ne  ressentent  que  les  effets.  Oui, 
Madame,  j'admire  sans  cesse  cette  bonté 
d'âme  qui  s'étend  à  tons  et  qui  met  tant 
d'attention  à  saisir  les  instants  de  faire  le 
bien,  et  tant  de  souci  à  en  éviter  l'éclat. 
C'est  à  ce  trait  qui  vous  distingue  singuliè- 
rement que  je  consacre  mon  hommage  et  le 
respect  infini  avec  lequel  je  suis,  etc.  )> 

Cette  épître  dut  toucher  le  cœur  de  la 
favorite.  Voltaire  fut  moins  heureux  :  dans  la 
dédicace  de  sa  Tragédie  de  Taiicrède  (1760) 

1.   Traité  des  Jîcrres  continues. 


—  102  — 

il  laissa  échapper  cette  phrase  :  «  Si  quelque 
censeur  pouvait  désapprouver  Thommage 
que  je  vous  rends,  ce  ne  pourrait  être  qu'un 
cœur  né  ingrat.  »  Voltaire  semblait  rougir 
de  son  hommage.  Une  lettre  anonyme,  il  en 
pleuvait  chez  M™^  de  Pompadour,  signala  la 
maladressa  de  l'écrivain.  La  lettre  passa  sous 
les  yeux  de  Marigny,  de  Collin,  premier 
valet  de  chambre  de  la  favorite,  de  M™^  du 
Hausset  et  de  Quesnay.  Tous  furent  obligés 
de  reconnaître  que  Tanonyme  avait  raison. 

Cette  anecdote  montre  comment  Quesnay 
vivait  dans  la  maison  de  M'°^  de  Pompadour. 
Il  était  au  courant  de  tout  ce  qui  s'y  passait 
d'important.  Il  voyait  souvent  le  duc  d'Ayen, 
et  très  fréquemment  Marigny  qu'il  aimait 
beaucoup  parce  qu'il  le  trouvait  simple, 
peu  ambitieux  et  de  bon  jugement'. 

«  ^  ous  valez  votre  pesant  d'or  pour  le  sens 
et  la  capacité  pour  votre  place  (la  surinten- 
dance des  beaux-arts  et  pour  votre  modé- 
ration, (lit-il.  quand  Marigny  s'opposa  à 
ce    (|u\iii    Le    Normand    lïit    ministre    de    la 

1.  ((  On  ne  veut  le  voir  que  comme  le  frère  de  la  fa- 
vorite, disait-il,  et  parce  qu'il  est  gros,  on  le  croit  lourd 
et  épais  d'esprit.  » 


—  L03  — 

marine...  Il  n'y  aura  pas  un  vaisseau  de  pris 
que  Madame  n'en  soit  responsable  au  public 
et  vous  êtes  bien  sage  de  ne  point  songer  au 
ministère  pour  vous-même  \  » 

Aussi  M™^  du  Hausset  puisait-elle,  pour 
écrire  ses  mémoires,  des  renseignements 
auprès  du  docteur  qu'elle  appelait  son 
oracle^ 


II 


En    raison   de    sa   situation,    Quesnay    fut 
mêlé    à    des    affaires,  ou    désagréables,    ou 

1.  Le  frère  de  M""  de  Pompadour  porta  d'abord  le  ti- 
tre de  marquis  de  Vandièvre  ;  il  acheta  ensuite  la  terre 
de  Marigny  que  La  Peyronie  avait  léguée  à  l'Académie 
de  chirurgie  et  dont  les  revenus  étaient  employés  en 
grande  partie  aux  frais  de  villégiature  de  plusieurs 
membres  sous  prétexte  de  surveiller  l'exploitation. 

2.  C'est  de  lui  qu'elle  tint  l'aventure  plaisante  de 
Bernis  qui,  voulant  être  premier  ministre,  entreprit  de 
persuader  au  Roi  que,  dans  les  temps  difficiles,  il  fal- 
lait un  point  central.  C'est  chez  Quesnay  que  Marigny 
raconta  l'anecdote  sur  le  roi  de  Prusse  qui,  après  avoir 
annoncé  qu'il  voulait  soutenir  un  homme  supérieur, 
offrit  une  pension  de  1200  livres.  C'est  encore  devant 
Quesnay  que  de  Gontaut  raconta  ce  qu'avait  dit  le  roi, 
après  l'attentat  de  Damiens,  sur  les  Parlements  :  «  Sans 
ces  conseillers  et  ces  présidents,  je  n'aurais  pas  été  frappé 
par  ce  monsieur  ». 


—  104  — 

dangereuses.  L\me  de  celles  où  Ton  ren- 
contre son  nom  est  TafTaire  Latude. 

Quesnay  était  depuis  très  peu  de  temps 
au  service  de  la  favorite  quand  on  vint  lui 
dire  quon  avait  découvert  un  complot  dirigé 
contre  elle. 

Un  aventurier,  ancien  soldat,  puis  garçon 
chirurgien,  dont  le  vrai  nom  était  Jean  Henri, 
mais  qui  se  faisait  appeler  Danry  et  qui  prit 
plus  tard,  sans  nul  droit,  le  nom  de  Mesers 
de  Latude,  avait  mis  à  la  poste  une  boîte 
remplie  de  poudre  pour  la  tète,  d'alun,  de 
vitriol,  de  larmes  bataviques  reliées  entre 
elles  par  des  ficelles  \  Il  s'était  ensuite 
rendu  à  Versailles  et  avait  raconté  que,  par 
l'effet  du  hasard,  il  avait  appris  qu'un  terrible 
engin  allait  parvenir  à  M™^  de  Pompadour. 
Quesnay  fut  chargé  d'ouvrir  la  boîte  quand 
elle  arriva.  Il  constata  qu'elle  ne  renfermait 
rien  de  redoutable;  il  observa  toutefois 
qu'en  raison  de  la  présence  de  l'alun  et  du 
vitriol,  on  pouvait  se  trouver  en  face  d'une 
tentative  criminelle,  maladroitement  exé- 
cutée. 

1.  29  avril  1749. 


—  105  — 

Danry,  interrogé,  se  contredit;  on  Farrêta. 
Berryer,  lieutenant  de  police,  persuadé  que 
le  prévenu  avait  des  complices,  pria  Quesnay 
d'aller  le  voir  et  de  tirer  de  lui  quelques 
renseignements.  Le  docteur  rendit  compte 
de  sa  visite  par  la  lettre  ci-après  : 

«  Mon  voyage  n'a  été  d'aucune  utilité.  Je 
n'ai  vu  qu'un  hébété,  qui  cependant  a  toujours 
persisté  à  me  parler  conformément  à  sa 
déclaration,  mais  d'une  manière  si  embar- 
rassée qu'à  peine  pouvais-je  lui  tirer  quelques 
paroles  de  suite,  en  sorte  que  j'ai  bien  de  la 
peine  à  les  rassembler  pour  les  réduire  à 
quelques  idées  exactes,  si  ce  n'est  que  je 
n'ai  rien  pu  apprendre  de  nouveau'.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  Danry  adressa  à 
■^[me  ^Q  Pompadour  une  supplique  dans 
laquelle  il  avoua  sa  supercherie.  La  sup- 
plique n'eut  pas  d'efFet.  Transféré  à  Vin- 
cennes,  Danry  s'évada".  Caché  dans  une 
auberge,  pressé  par  la  faim,  il  écrivit  à 
Quesnay.  Sa  lettre  fut  saisie  ;  la  police  le 
remit  en  prison  et  s'imagina  de  plus  en  plus 

1.  Archives  de  la  Bastille.  —  M.  Funck-Brentano 
(La  BastillcJ  donne  à  cette  lettre  la  date  du  7  octobre  1749. 

2.  Juin  1750. 


„  106  — 

qu'il  avait  des  complices.  Berryer  pria  îe 
docteur^  d'aller  voir  encore  une  fois  Tancien 
frater. 

Quesnay  déféra  à  ce  désir.  Danry,  après 
la  visite,  déclara  formellement  qu'il  n'avait 
pas  de  complices  et  fît  remarquer  qu'il  lui 
serait  avantageux  de  pouvoir  rejeter  sa  faute 
sur  d'autres.  La  police  resta  incrédule.  Alors 
commença  la  partie  lamentable  de  l'histoire 
de  ce  malheureux.  Il  écrivait  en  vain  à 
Quesnay;  ses  lettres  n'arrivaient  pas  à  desti- 
nation. Sur  l'une  d'elles,  datée  du  4  avril 
1751  se  trouve  cette  mention  :  «  Inutile  d'en- 
voyer^ ». 

1.  «  Danry  m'a  demandé  avec  instance  de  vous  faire 
))  passer  une  lettre  qu'il  vous  écrit.  Vous  la  trouverez 
»  ci-jointe.  Il  me  semble  que  vous  lui  feriez  grand  plai- 
»  sir  si  vous  vouliez  lui  rendre  une  visite  et  que  cette 
»  complaisance  pourrait  peut-être  l'engager  de  vous  dé- 
»  couvrir  entièrement  son  intérieur  et  de  vous  faire  un 
»  aveu  sincère  de  ce  qu'il  ne  m'a  découvert  qu'en  partie. 
»  Je  m'en  rapporterai  toujours  à  ce  que  vous  penserez  sur 
»  cela  et  me  bornerai  à  vous  renouveler  ici  les  assu- 
))  rances  du  sincère  attachement  avec  lequel  je  suis 
»  etc.  »  —  Archives  de  la  Bastille,  minute  de  la  lettre, 
25  février  1751. 

2.  «  Je  n'ai  que  vous  seul  à  qui  me  soit  permis  de  de- 
»  mander  assistance,  écrivait  Danry,  depuis  que  j'ai 
»  mis  ma  liberté  entre  vos  mains.  Pour  l'amour  de  Dieu, 


—  107  — 

Le  ton  de  ses  épîtres  se  modifia  peu  à 
peu,  reflétant  Taltération  progressive  de  son 
cerveau.  Privé  d'encre,  il  écrivit  avec  son 
sang.  Dans  Tune  des  missives  qu'il  confec- 
tionna ainsi,  il  légua  son  corps  à  Qiiesnay^- 
Berryer  mit  en  marge  :  «  Lettre  bonne  à 
garder;  elle  fait  connaître  l'esprit  du  per- 
sonnage. »  C'était  constater  la  folie  et 
décider  l'internement  à  perpétuité. 

Dix  ans  plus  lard,  en  1762,  Danry  écrivit 
encore  à  Quesnay: 

«  Je  gagerais  ma  tête  contre  cinq  sols  que 

w  vous  ne  pensez  pas  plus  à  moi  qu'au  chameau 

))  je  vous  supplie;  daignez  me  faire  la  grâce  de  remet- 
»  tre  la  lettre  ci-jointe  le  vendredi  saint  et  intercédez 
»  pour  moi,  car  c'est  un  jour  de  miséricorde  ».  La  men- 
tion porte  la  date  du  27  juin.  —  Le  18,  Danry  avait  en- 
core écrit  :  «  La  dernière  fois  que  j'ai  vu  M.  Berryer, 
»  il  me  dit  en  propres  termes  :  Écrivez  à  M.  Quesné, 
))  écrivez-y.  Selon  ses  paroles,  il  faut  que  vous  soyez 
»  chargé  de  plaider  ma  cause.  »  —  Le  15  juillet  : 
((  Croyez-vous  que  je  ne  connais  pas  la  grandeur  du  mai 
»  que  vous  m'avez  fait  en  me  livrant  et  que  je  ne  sa- 
»  che  point  que  vous  êtes  obligé  tant  devant  Dieu  que 
))  devant  les  hommes  à  me  délivrer.  »  —  Un  peu  plus 
tard,  le  secrétaire  Duval  analyse  ainsi  la  correspondance 
de  Danry  :  a  II  continue  à  se  plaindre  de  M.  Quesnay 
»  de  ce  qu'il  ne  lui  répond  pas  et  il  l'avertit  qu'il  aura 
»  tous  les  jours  une  lettre  de  lui.  » 
1.  Octobre  1753. 


—  iÛ8  — 

»  deMahomet  ;  vous  ne  faites  pas  le  devoir  d'un 
»  honnête  homme  en  m'oubliant  dans  la 
»  malheureuse  prison  où  vous  m'avez  mis  .  S> 

Une  explication  de  ce  reproche  se  trouve 
dans  les  Mémoires  que  Latude  a  fait  rédiger 
après  sa  délivrance  par  l'avocat  Tierry.  Il  y 
est  dit  que  Ouesnay.  ayant  témoigné  au  pri- 
sonnier «  quelque  intérêt  )),  avait  été  chargé 
par  lui  de  remettre  un  mémoire  au  roi  et 
avait  été  ainsi  la  cause  de  ses  infortunes  : 
((  Il  n'a  que  trop  tenu  sa  parole.  » 

Mis  en  liberté  le  14  juillet  1789,  Latude 
demanda  vainement  une  pension  à  1  Assem- 
blée constituante.  Il  fut  plus  heureux  auprès 
de  l'Assemblée  législative  et  l'un  des 
députés  qui  appuyèrent  sa  requête  fut 
Quesnay  de  S'-Germain,  petit-fils  de  Quesnay. 

Dans    le    discours  qu'il  prononça,  on    lit  : 

1.  ;iO  juin  1762.  Dans  une  autre  lettre  du  même  jour, 
Danry  dit  qu'il  lui  a  toujours  été  permis  d'écrire  à 
Quesnay.  Il  ignorait  que  ses  lettres  étaient  interceptées. 

Losqu'il  s'évada,  le  23  novembre  1765,  du  donjon  de 
Vincennes,  c'est  encore  à  Quesnay  qu'il  écrivit.  Il  reçut 
en  réponse  une  fausse  lettre  qui  lui  désigna  une  mai- 
son où  il  trouverait  1200  livres.  C'est  là  qu'il  fut  saisi. 

Un  rapport  de  Malesherbes,  du  11  novembre  1775, 
constata  que  Danry  était  fou.  On  le  mit  à  Charenton. 


—  109  — 

<(  Je  suis  aussi  d'avis  que  ce  soit  la  dernière 
))  fois  que  l'Assemblée  s'occupe  de  M.  Latude  ; 
))  mais  une  trop  grande  sévérité  serait  une 
»  injustice.  Déjà  cette  affaire  a  été  portée  à  la 
»  Constituante  ;  le  Comité  des  pensions  s'en 
))  est  occupé,.  Nommer  le  rapporteur  (Camus), 
))  c'est  ôter  toute  idée  de  faveur.  Cependant, 
»  même  en  traitant  avec  le  moins  de  ména- 
»  gement  M.  Latude,  il  proposait  de  lui 
»  accorder  10.000  livres.  L'Assemblée  natio- 
»  nale,les  représentants  de  la  France  entière 
»  feront-ils  moins  qu'une  femme  pauvre  et 
))  sans  ressources,  M™*^  Legros...  qui  a  des 
»  enfants,  qui  ne  vit  que  de  sa  peine  et  de 
»  celle  de  son  mari  et  qui  nourrit  la  vieillesse 
»  de  M.  Latude?  Eh  bien!  ce  que  vous  ne 
»  feriez  pas  pour  lui,  faites-le  du  moins  pour 
»  M™''  Legros.  J'ai  été  chargé  de  porter  à 
»  cette  digne  femme  la  couronne  civique, 
»  au  nom  des  amis  de  la  Constitution, 
»  et  ce  jour  a  été  le  plus  beau  de  ma  vie 
«(Applaudissements).  Je  demande  que  vous 
»  accordiez  la  somme  que  M.  Camus  propo- 
»  sait.  »  L'Assemblée  n'accorda  que  3000  li- 
vres. Les  malheurs  de  l'aventurier  touchaient 
plus  le   gros  public  que  les  hommes  politi- 


—  110  -- 

ques,  mieux  renseignés  sur  ses  agissements. 

On  a  dit  que  les  lettres  de  cachet  Tavaient 
sauvé  des  galères  et  peut-être  du  gibet.  Il 
n'était  en  réalité  coupable  que  d'une  tentative 
avortée  d'escroquerie  qui  méritait  au  plus 
quelques  mois  de  prison. 

L'intervention  de  Quesnay  de  S^-Ger- 
main  est  curieuse.  Peut-être  tenait-il  à 
dégager  la  responsabilité  de  son  aïeul; 
peut-être  avait-il  entendu  parler  par  lui 
de  la  dureté  opiniâtre  de  la  police  envers 
Fancien  garçon  chirurgien  ? 

Une  autre  affaire  à  laquelle  Quesnay  fut 
mêlé  pouvait  avoir  des  conséquences  autre- 
ment graves.  Il  s'agit  de  la  basse  intrigue  de 
cour  que  dirigea  contre  M'"^  de  Pompadour, 
celte  comtesse  d'Estrade  dont  le  docteur 
était  l'obligé. 

Déjà  à  la  tin  de  1751,  la  comtesse  avait 
cherché,  malgré  la  médiocrité  de  ses  attraits, 
à  profiter  pour  elle-même  d'une  ivresse  du 
roi.  En  1753,  elle  entreprit  de  jeter  dans  les 
bras  de  Louis  X\'  une  toute  jeune  femme,  sa 
nièce,  née  de  Romanet,  (jui  venait  d'épouser 
un    C'hoiseul    et  qui   avait    reçu    de    M'"^    de 


—  111  — 

Pompadour,  en  cadeau  de  noces,  une  place  de 
menin  du  Dauphin  pour  son  mari. 

L'intrigue  était  très  avancée.  La  comtesse, 
et  son  ami  intime,  le  comte  d'Argenson,  mi- 
nistre de  la  guerre,  en  attendaient  Tissue 
dans  une  pièce  voisine  de  celle  où  se  trouvait 
le  roi.  Quesnay,  ainsi  que  Dubois,  secrétaire 
de  dWrgenson,  étaient  dans  cette  pièce. 
La  jeune  femme  arrive,  annonçant  «  son 
triomphe  »  et  le  renvoi  prochain  de  la  favo- 
rite. 

D'Argenson  se  tourne  vers  Quesna\'  et  lui 
))  dit  :  Docteur,  rien  ne  change  pour  vous, 
))  nous  espérons  bien  que  vous  nous  restez.  » 
»  — «Moi^  répond  Quesnay^  j'ai  été  attaché  à 
»  M'"^  de  Pompadour  dans  sa  prospérité  ;  je  le 
))  serai  dans  sa  disgrâce  «.Etil  s'en  va,  laissant 
les  autres  pétrifiés.  «  Je  le  connais,  il  n'est  pas 
homme  à  nous  trahir»,  fit  enfin  M™^  d'Estrade. 

Et  en  effet,  ce  ne  fut  pas  par  lui  que  le 
secret  fut  découvert,  mais  par  Stainville,  futur 
duc  de  Choiseul,  qui  s'assura  par  Là  famitié 
de  M'""  de  Pompadour. 

^{me  fl'Estrade  trouva  le  moyen  de  dissi- 
muler la  part  qu'elle  avait  eue  à  l'intrigue  et 
continua  de  vivre  avec  sa  cousine  comme  si 


—  112  — 

elle  l'aimait  tendrement.  Mais  elle  Tespion- 
nait.  Un  jour,  elle  déroba  sur  sa  table  une 
lettre  du  roi:  la  protectrice  de  Ouesnay  fut 
exilée  ^1755,. 


II 


La  position  du  docteur  dans  le  service  de 
santé  de  la  Chambre  royale  s'était  grandement 
améliorée.  A  la  mort  de  Ghicoyneau  (13  avril 
1752^  il  avait  été  question  de  lui  pour  le  poste 
de  premier  médecin  du  roi.  «  On  ne  doute  pas 
que  cette  place  soit  donnée  à  M.  Quesnay  m, 
note  d'Argenson. 

Comme  elle  rapportait  une  centaine  de 
mille  livres  par  an,  dont  36.000  livres  de 
gages  et  le  reste  en  redevances  sur  les 
privilèges  des  Eaux  minérales  et  des  produits 
pharmaceutiques,  elle  était  très  enviée. 

Ce  fut  un  médecin  de  la  Faculté,  Sénac,  qui 
Tobtint. 

Dupont  de  Xemours  affirme  que  Ouesnay 
Tavail  refusée  parce  qu'il  désapprouvait  la 
manière  dont  elle  était  rétribuée. 


—  113  — 

Le  duc  de  Luynes  donne  un  autre  motif: 
((  M.  Quesnay,  dit-il,  homme  de  beaucoup 
d'esprit,  n'a  peut-être  pas  été  nommé  parce 
qu'il  n'a  pas  autant  d'acquis  que  M.  Sénac  et 
que  d'ailleurs  il  a  eu  depuis  peu  la  survivance 
de  la  charge  de  premier  médecin  ordinaire.  » 

En  effet,  quelques  jours  avant  la  mort  de 
Chicoyneau,  Quesnav  avait  obtenu  celte  sur- 
vivance pour  le  prix  de  40.000  livres  payables 
comptant\  Il  en  devint  titulaire  en  1755  à  la 
mort  de  Marcot  et  quelques  années  plus  tard^ 
en  1761,  il  en  céda  à  son  tour  la  survivance 
àLemonnier. 

Le  5  mai  1752,  en  compensation  de  son  refus 
ou  de  son  échec,  il  reçut  la  promesse  écrite 
de  la  première  place  de  médecin  consullant 
appointé  qui  deviendrait  vacante  ".  La  pro- 
messe ne  se  réalisa  toutefois  qu'en  1759. 

La  responsabilité  des  médecins  de  la 
Cour  n'était  pas  très-grande  ;  ils  donnaient 
plus  souvent  des  avis  collectifs  que  des  avis 
individuels.  (Cependant  les  événements  les 
surj)rei)aient  quelquefois.  C'est  ce  qui  arriva 

L  3  avril  1752.  Le  brevet  est  aux  Aiehivos  nationales. 
2.  Archives  nationales  : 

SCHELLE.  8 


—  114  — 

à  Bouillac,  qui  avait  jadis  accusé  Quesnay 
d'inhabileté.  A  la  mort  de  M™^  Henriette  \  il 
avait  soigné  la  princesse  pour  une  fluxion  de 
poitrine;  dans  une  consultation,  à  laquelle 
Quesnay  prit  part,  on  reconnut  une  fièvre 
putride  ;  mais  il  était  trop  tard  pour 
changer  le  traitement;  la  princesse  mourut 
dans    la    journée. 

Déjà,  lorsqu'il  avait  soigné  M™^  Adélaïde, 
Bouillac  avait  commis  Timprudence  de 
laisser  entrer  Louis  X\'  chez  la  malade;  or 
la  variole  se  déclara.  «  Ce  petit  médecin  joue 
avec  la  vie  du  roi  et  de  la  famille  royale», 
ne  manqua  pas  de  dire  M™^  de  Pompadour. 

Quesnay  fut  plus  prudent  et  plus  heureux*. 

En  1752,  quelques  mois  après  la  mort  de 
^jme  Henriette,  il  soigna  le  Dauphin  atteint 
aussi  de  la  petite  vérole  ;  cette  circonstance 
lui  valut  Tamitié  du  prince  et  la  reconnais- 
sance du  roi,  qui  lui  conféra  d'office  la  no- 
blesse et  lui  alloua  une  pension. 

Les     lettres    d'anoblissement^  visent    les 

1.  10  février  1752. 

2.  Il  n'eut  pas  à  soigner  Alexandrine,  fille  de  M"*  de 
Pompadour,  qui  mourut  au  couvent. 

3.  Octobre  1752,  enregistrées  au  Parlement  le  17  avril 


—  115  — 

ouvrages  <<  considérables  »  de  Qiiesnay  sur 
les  parties  les  plus  intéressantes  de  la  méde- 
cine, ses  services  auprès  du  Roi  et  la  ma- 
ladie du  Dauphin.  «  Nous  désirons,  y  est-il  dit, 
donner  une  marque  particulière  de  notre 
sensibilité  aux  soins  assidus  qu'il  a  donnés 
près  notre  très-cher  fils  le  Dauphin  pendant 
la  maladie  dangereuse  qu'il  vient  d'essuver.  )) 

On  raconte  qu'en  devenant  écuyer,  Ques- 
nay  demanda  ingénument  à  Louis  XV 
quelles  seraient  ses  armes  et  que  le  roi, 
tirant  trois  pensées  d'un  vase  de  fleurs,  les 
offrit  au  docteur  avec  beaucoup  de  grâce  en 
lui  disant  :  «Je  vous  donne  des  armoiries  par- 
lantes \  )) 

Ces  armoiries,  réglées  par  d'Hozier,  sont 
un  écu  d'argent  à  face  d'azur,  ondée  et 
accompagnée  de  trois  pensées,  dont  deux  en 
chef  et  Tautre  en  pointe.  L'écu  est  timbré 
d'un  casque  de  profil,    orné  de   lambrequins 

1753.  Archives  nationales.  —  Le  16  août  1752,  M""  de 
Pompadour  avait  obtenu  le  tabouret  et  les  honneurs  de 
duchesse. 

1.  De  Romance.  —  D'Angerville,  Vie  privée  de 
Louis  XV.  —  Capefigue  (M""  de  Pompa  don/-)  prétend, 
sans  indiquer  la  source,  que  M"""  de  Pompadour  dessina 
ces  armoiries. 


—  IIG  — 

d'azur,  d'argent  et  de  siriople\  Au  cimier  est 
la  légende  :  Propter  cogitionem  mentis. 

Il  n'est  pas  inadmissible  que  Louis  XV  ait 
lui-même  fait  parler  les  armoiries  de  Quesnay. 
Depuis  que  le  docteur  était  à  la  cour,  il  était 
renommé  pour  son  esprit;  on  prétead  que  le 
roiPappelaitsonpenseur  -  et  qu'il  l'admettait 
volontiers  à  ses  conversations  avec  M'°^  de 
Pompadour^ 

Quesnay,  peu  habitué  aux  usages  du  grand 


1.  Lorin,  François  Quesnay.  —  A  l'enquête  de 
noblesse  ouverte,  suivant  l'usage,  par  la  Cour  des 
Aides  sur  rhonorabilité  du  nouvel  écuyer  déposèrent 
le  26  février  1755,  Fresneau,  premier  vicaire  de 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  Descorcher  de  Saint- 
Croix,  chevalier  de  Saint-Louis,  demeurant  à  l'hôtel  de 
Villeroy,  Robert  Caumont,  docteur  en  médecine.  Le 
premier  déclara  connaître  Quesnay  depuis  12  ans,  le 
second  depuis  17  ans  ;  le  dernier  le  connaissait  depuis 
1720  «  pour  être  d'un  rare  génie  et  pour  s'être  appliqué 
depuis  sa  plus  tendre  jeunesse  avec  beaucoup  de  succès 
à  sa  profession  » . 

Les  lettres  furent  enregistrées  à  la  première  Chambre 
des  Aides  le  5  mars  1755,  puis  à  la  Chambre  des  Comptes 
et  au  bureau  des  finances  de  la  généralité  de  Paris. 

D'après  Grandjean  de  Fouchy,  Quesnay  eut  aussi  le 
titre  de  Conseiller  du  roi. 

2.  Crawford.  — D'Angerville,  Vlo  de  L')aisXV. 

3.  iJ'Argenson. 


—  117  — 

monde,  était  timide  devant  le  roi  ;  il  Tamusait 
pourtant  par  des  boutades  et  c'était  beaucoup 
auprès  d'un  prince  accablé  d'ennui  et  auprès 
d'une  favorite  qui  cherchait  à  distraire  le 
maître  par  tous  les  moyens. 

M"^®  du  Hausset  a  rapporté  une  anecdote 
qui  nous  renseigne  à  ce  sujet.  Elle  avait  parlé 
avec  mépris  de  quelqu'un  qui  aimait  l'argent; 
Quesnay  raconta  qu'il  avait  fait  un  rêve.  Il 
était  un  ancien  Germain,  possédant  une  vaste 
maison,  des  tas  de  blés,  des  bestiaux,  des 
chevaux,  de  la  cervoise,  mais  souffrant  d'un 
rhumatisme  et  ne  sachant  comment  faire  pour 
aller  à  cinquante  lieues  de  là  boire  l'eau  d'une 
source  qui  devait  le  guérir.  Un  enchanteur 
parut  et  lui  remit  une  poudre  dont  il  suffisait 
de  donner  une  pincée  aux  gens  pour  être 
nourri,  logé  et  entouré  de  soins.  C'était  de 
la  poudre  de  perlimpinpin.  Cette  poudre, 
ajoutait  Quesnay,  c'est  l'argent  que  vous  mé- 
prisez. De  tous  ceux  qui  viennent  ici,  quel  est 
celui  qui  fait  le  plus  d'effet,  c'est  Montmartel 
qui  vient  quatre  ou  cinq  fois  par  an.  Pourquoi? 
Parce  qu'il  a  des  coffres  pleins  de  poudre  de 
perlimpinpin.  Et  tirant  quelques  louis  de  sa 
poche  :    «  Tout  ce   qui  existe   est  renfermé 


—  118  — 

dans  ces  petites  pièces.  Tous  les  hommes 
obéissent  à  ceux  qui  en  ont  et  s'empressent 
de  les  servir.  C'est  mépriser  le  bonheur,  la 
liberté,  les  jouissances  de  tout  genre  que 
mépriser  Targent.  Quand  je  demande  au  roi 
une  pension,  c'est  comme  si  je  lui  disais: 
Donnez-moi  le  moyen  d'avoir  un  meilleur 
dîner,  un  habit  bien  chaud,  une  voiture  pour 
me  garantir  de  la  pluie  et  me  transporter 
sans  fatigue.   « 

Un  cordon  bleu  passa  sous  les  fenêtres  : 
«  Celui  qui  demande  au  roi  ce  beau  ruban^ 
continua  Quesnay,  s'ilosaitdire  ce  qu'il  pense, 
dirait:  J'ai  de  la  vanité  et  je  voudrais  bien, 
quand  je  passe,  voir  le  peuple  me  regarder 
d'un  œil  bêtement  admirateur;  je  voudrais 
bien  être  appelé  Monseigneur  par  la  multi- 
tude. Tout  cela  est  du  vent;  ce  ruban  ne  lui 
servira  de  rien.  Mes  pièces  me  donneront 
partout  les  moyens  de  secourir  les  malheu- 
reux. Vive  la  poudre  de  perlimpinpin  !  » 

On  entendit  alors  rire  aux  éclats  dans  la 
pièce  voisine.  C'était  le  roi,  avec  M"'  de 
Pompadour  et  M.  de  Gontaut  qui  avaient 
écouté  la  parabole  du  docteur,  a  Vive  la  poudre 
de  perlimpinpin,   s'écria   le   roi  en   entrant; 


—  119  — 

docteur,  pouvez- vous  m'en  procurer  ?  »  ^1'"®  de 
Pompadour  fît  de  grandes  amitiés  à  Quesnay  ; 
le  roi  sortit  et  M'"^  du  Hausset  alla  aussitôt 
enrichir  ses  Mémoires  de  Tanecdote. 

Quesnay  rendit  d'ailleurs  en  sa  double  qua- 
lité de  médecin  du  roi  et  de  la  favorite  des 
services  personnels  à  Louis  XV, 

Une  nuit,  celui-ci  se  trouva  chez  M™®  de 
Pompadour  si  malade  d\me  indigestion  qu'on 
pouvait  le  croire  à  deux  doigts  de  la  mort. 
La  favorite  fut  très  effrayée  :  de  quel  crime 
ses  ennemis  n'allaient-ils  pas  l'accuser? 
Louis  XV  eut  la  présence  d'esprit  d'envoyer 
chercher  secrètement  Quesnay. 

Le  docteur  examina  le  malade, lui  administra 
uncordiaP,  l'inonda  d'eau  de  senteur,  lui  fit 
prendre  du  thé  et  le  reconduisit  dans  ses  ap- 
partements. Le  lendemain,  il  eut  à  remet- 
tre un  petit  billet  du  roi  à  M'"®  de  Pom- 
padour :  «  Ma  chère  amie  doit  avoir  eu  grand 
peur,  mais  qu'elle  se  tranquillise.  Je  me  porte 
bien  et  le  docteur  vous  le  certifiera.  » 

L'incident  resta  caché  ^  ;  au  dire  de  M"""  du 

1.  Des  gouttes  du  générai  de  La  Mothe,  croit  M"*  du 
Hausset. 

2.  Quesnay  avait  dit  :  «  Si  le  roi  avait  soixante  ans, 


—  120  — 

Hausset,  il  procura  à  Quesnay  une  pension, 
et  une  place  pour  son  fils.  Cette  pension  ne 
figure  pas  dans  Tinventaire  des  biens  du 
docteur  et  le  fils  n'eut  pas  de  place  ^,  mais  à 
cette  époque  ou  à  une  autre,  Quesnay  reçut 
un  don  du  roi  qui  lui  permit  d'acquérir  dans 
le  Nivernais  une  terre  considérable  où  son 
fils  se  livra  à  l'agriculture . 

Lors  de  Tattentat  de  Damiens  ',  Quesnay  eut 
encore  à  soigner  le  roi.  Le  premier  homme 
de  l'art  qui  arriva  fut  Hévin;  La  Martinière 
et  Quesnay  vinrent  ensuite.  La  blessure  était 
des  plus  légères.  «  Si  c'était  tout  autre,  il 
pourrait  aller  au  bal  »,  dit  Quesnay  qui  visitait 
l'auguste  malade  cinq  ou  six  fois  par  jour. 
Il  allait  ensuite  retrouver  M™^  de  Pompadour 
qui  s'évanouissait  fréquemment  pendant  que 
ses  ennemis  exploitaient  contre  elle  la  pusilla- 
nimité du  monarque.  Machault  vint  enfin  lui 
conseiller  de  partir^  sans  attendre  qu'on  la 
chassât.    Quesnay,    au     courant     des     évé- 

cela  aurait  pu  être  sérieux.  »  Capeflgue  prétend  que 
Quesnay  ayant  exclu  le  bordeaux  des  soupers  du  roi; 
on  n'y  servait  que  du  Champagne  frappé. 

1.  Il  était  inspecteur  général  des  fourrages  à  Valen- 
ciennes,  mais  il  occupait  déjà  ces  fonctions  en  1747. 

2.  5  janvier  1757. 


—  121  — 

nements,  récita  alors  à  Marigny  et  à  M™^  du 
Hausset,  «  avec  son  air  de  singe  »,  la  fable 
du  renard  qui,  mangeant  av^ec  d'autres  ani- 
maux, persuade  à  Tun  d'eux,  pour  avoir  une 
part  de  plus,  que  ses  ennemis  le  poursuivent. 
On  sait  que,  sur  les  conseils  de  M™^  de 
Mirepoix,  M™^  de  Pompadour  fît  semblant  de 
s'en  aller  et  qu'elle  fît  payer  cher  à  Machault 
sa  trahison. 

IV 

Malgré  sa  situation  subordonnée,  un  peu 
équivoque,  à  la  Cour,  Quesnay  trouva  le 
moyen  de  s'y  créer  une  réelle  indépendance. 
Il  recevait  dans  son  entresol  des  personnes 
de  tous  les  partis,  en  petit  nombre  à  la  fois 
et  leur  donnait  à  dîner,  sans  faire  de  grands 
frais  de  politesse;  les  plats  étaient  sur  la  table  ; 
l'amphytrion  ne  servait  pas  et  n'offrait  rien. 
«  Yo  us  avez  bien  autant  d'esprit  qu'un  mouton, 
disait-il,  voilà  le  pré  ;  cherchez  votre  herbe. ^  » 

Tous  ses  amis  avaient  en  lui  la  plus  grande 
confiance;  ils  savaient  qu'on  pouvait  parler 
dans  l'entresol  avec  la  plus  absolue  liberté  et 
que   rien  de  ce  qui   s'y   disait  n'était  répété. 

1 .  L'enfance  et  la  jeunesse  de  Du  Pont  de  Nemours. 


122  

Les  habitués  furent  d'abord  les  philoso- 
phes. 

Marmontel  s'est  rencontré  chez  Quesnay 
avec  Diderot,  d'Alembert,  Duclos,  Helvetius, 
Buffoii,  Turgot.  M™®  du  Haussety  a  vu  Paris- 
Duverney\  Y  venaient  aussi  Le  Mercier  de 
la  Rivière,  que  Quesnay  regardait  comme  le 
plus  grand  génie  et  le  plus  propre  à  conduire 
les  finances,  le  marquis  de  Mirabeau,  Du  Pont 
de  Nemours,  que  le  docteur  «  décrassait  », 
peut-être  ^  incent  de  Gournay,  qui  en  1758 
fut  mis  en  rapports  avec  Quesnay,  peut-être 
Adam  Smith,  dont  Du  Pont  de  Xemours  a  dit 
qu'il  avait  été  à  Técole  avec  lui,  peut-être 
aussi  Condillac  à  qui  Baudeau,  dans  les 
Nouvelles  Ephémérides,  rappela  en  mai  1766 
qu'il  avait  été  le  disciple  et  l'ami  du  docteur. 
C'est  dans  l'entresol  qu'a  été  fondée  Técono- 
mie  politique,  plus  encore  par  les  conversa- 
tions de  Quesnay  que  par  ses  écrits. 

M'"^  de  Pompadour  moLitait  quelquefois 
chez  hii  :  MariiL-nv  v  allait  soment. 


1.  Parmi  les  amis  de  Quesnay,  se  trouvaient  aussi 
Leroy,  auteur  de  Tarticle  Ferme  de  ÏEncj/clopêdie  et 
Prévôt,  peintre. 


—  123  — 

A  cette  époque,  le  langage  des  particuliers, 
très  mesuré  dans  les  lieux  publics  par  crainte 
de  la  police  était  très  osé  dans  l'intérieur  des 
maisons.  Les  propos  «  les  plus  républicains  et 
les  plus  effrénés  «^  y  étaient  tenus.  Chez  Ques- 
nay,dansle  Palais  de  Versailles,  on  s'exprimait 
aussi  hardiment  que  dans  la  maison  la  plus 
retirée.  Les  propos  n'étaient  pas  républicains, 
mais  les  questions  les  plus  brûlantes  étaient 
agitées.  Témoin  deux  dialogues  recueillis  par 
M™e   du  Hausset. 

Voici  le  premier  :  la  conversation  avait 
d'abord  été  ennuyante;  on  avait  parlé  du 
produit  net;  puis  la  politique  vint. 

((  J'ai  trouvé  mauvais  visage  au  roi,  dit 
Mirabeau,  il  vieillit.  —  Tant  pis,  mille  fois 
tant  pis,  répondit  Quesnay,  ce  serait  la  plus 
grande  perte  pour  la  France  s'il  venait  à 
mourir.  »  Et  il  leva  les  yeux  au  ciel  en  sou- 
pirant profondément  :  «  Je  ne  vous  ai  jamais 
vu  si  passionné  »,  reprit  le  marquis.  — 
«  C'est  c[ue  je  songe  à  ce  qui  s'en  suivrait.  » 
—  ((  Le  Dauphin  est  vertueux.  »  —  «  Oui,  et 
plein  de  bonnes  intentions  et  il  a  de  l'esprit; 

1.    Vie  prir.èe  de  Louis  XV. 


mais  les  cagots  auront  un  empire  absolu  sur 
lui...  Les  jésuites  gouverneront...  Les  par- 
lements n'ont  qu'à  bien  se  tenir,  ils  ne  seront 
pas  mieux  traités  que  nos  amis  les  philoso- 
phes. ))  —  «  Ceux-ci  vont  trop  loin;  ils  atta- 
quent trop  ouvertement  la  religion.  »  —  a  J'en 
conviens,  mais  comment  n'être  pas  indigné 
du  fanatisme  des  autres?..  Je  les  exhorte  sou- 
vent à  se  modérer...  Ce  sont  les  premiers 
temps  du  règne  du  Dauphin  que  je  crains, 
où  les  imprudences  de  nos  amis  lui  seront 
présentées  avec  la  plus  grande  force,  où  les 
jansénistes  et  les  molinistes  feront  cause 
commune  et  seront  appuyés  fortement  par 
la  Dauphine;  j'avais  cru  que  M.  de  Muy 
était  modéré,  mais  je  lui  ai  entendu  dire  que 
Voltaire  méritait  les  derniers  supplices.  .  . 
Les  temps  de  Jean  Huss,  de  Jérôme  de  Prague 
reviendront;  j'espère  bien  que  je  serai 
mort.  » 

Et,  poussant  une  pointe  à  [Mirabeau,  ancien 
ami  de  Lefranc  de  Pompignan,  Qiiesnay 
ajouta  :  «  J'approuve  bien  Voltaire  de  sa 
chasse  auxPompignan.  »  «  Ce  qui  devrait  vous 
rassurer  sur  le  Dauphin^   repartit  ^Mirabeau, 


-   125  — 

c'est    que    malgré    la     dévotion    de    Pompi- 
gnan,   il  le  tourne  en  ridicule.  » 

Le  second  dialogue  ne  le  cède  en  rien  au 
précédent. 

Mirabeau  entame  encore  la  conversation  : 
((  Le  Royaume  est  bien  mal;  il  n'a  ni  senti- 
ments énergiques,  ni  argent  pour  les  sup- 
pléer. »  Alors  Le  Mercier  de  la  Rivière  inter- 
vient: «Une  peut  être  régénéré  que  par  une 
conquête  comme  à  la  Chine  ou  par  quelque 
grand  bouleversement,  mais  malheur  à  ceux 
qui  s'y  trouveront.  Le  peuple  français  n'y  va 
pas  de  main  morte.  )) 

M™^  du  Hausset  sortit  en  tremblant;  Mari- 
gn}^  la  rassura,  a  N'ayez  pas  peur,  rien  n'est 
répété  de  ce  qui  se  dit  chez  le  docteur.  Ce 
sont  d'honnêtes  gens,  quoique  un  peu  chimé- 
riques. Ils  ne  savent  pas  s'arrêter.  Cepen- 
dant, ils  sont,  je  crois,  dans  la  bonne  voie; 
le  malheur  est  qu'ils  passent  le  but.  » 

Le  même  jour,  Quesnay  disait  à  Marigny, 
à  propos  du  duc  de  Choiseul  :  «  Ce  n'est  qu'un 
petit  maître  et  s'il  était  plus  joli,  fait  pour 
être  un  favori  de  Henri  III.  » 

Quesnay  n'avait   pas   cette   liberté  de  lan« 


—  126  — 

gage  uniquement  chez  lui  dans  son  entresol. 
H  osait  presque  autant  dans  Tappartement  de 
la  favorite. 

L'intendant  des  postes,  Janelle,  y  venait 
chaque  dimanche  montrer  au  roi  et  à  la  mar- 
quise le  contenu  des  lettres  qu'on  avait  dé- 
cachetées pendant  la  semaine  au  cabinet 
noir.  Lorsque  (juesnay  le  voyait  passer,  il  en- 
trait dans  une  telle  colère  que  Técume  lui 
venait  à  la  bouche  :  «  Je  ne  dînerais  pas 
plus  volontiers  avec  Fintendant  des  postes 
qu'avec  le  bourreau,  s'écriait-il,  )> 

«Il  faut  convenir,  observe M'"Mu  Hausset, 
que  chez  la  maîtresse  du  roi,  il  est  étonnant 
d'entendre  de  pareils  propos  et  cela  a  duré 
vingt  ans'  sans  qu'on  en  ait  parlé.  »  — «  C'est 
la  probité  qui  s'exprime  avec  vivacité,  disait 
Marigny,  et  non  l'humeur  et  la  malveillance 
qui  s'exhalent.  « 

Le  chevalier,  depuis  bailli,  de  Mirabeau,  a 
prétendu,  dans  une  lettre  à  son  frère,  que 
Ouesnay  était  plus  audacieux  en  secret  qu'en 
puljlic. 

Quesnay    passait   au    contraire    à   la   Cour 

1.  Plus  exactement  quinze  ans. 


—  127  — 

pour  frondeur.  Grimm  le  lui  reproche  :  «  Il 
avait  choisi  le  rôle  d'homme  sévère  et  de 
frondeur  de  la  Cour  et  ce  n'est  pas  la  plus 
mauvaise  tournure  que  l'ambition  puisse 
prendre^  » 

L'insinuation  de  Grimm  ne  semble  pas 
mieux  fondée  que  celle  du  bailli.  Le  métier  de 
frondeur  à  la  Cour  n'était  pas  exempt  de 
risques  et,  des  mots  osés  qu'a  prononcés 
Quesnay,  on  n'en  a  pas  cité  un  qui  n'ait  été 
inspiré  par  des  sentiments  honorables.  Ques- 
nay fut  en  outre  modéré  dans  ses  ambitions, 
et  pour  lui,  et  plus  encore  pour  ses  enfants. 

Quant  à  la  hardiesse  de  son  langage  devant 
les  puissants,  il  faut  s'en  rapporter  au  mar- 
quis de  Mirabeau,  répondant  à  son  frère  : 

«  Sa  carcasse  philosophique  est  nourrie, 
vêtue,  logée,  et  son  instinct  est  timide  et 
subordonné,  mais  son  génie  vaste,  opi- 
niâtre, et  toujours  agissant,  travaille  sans 
cesse,  ameute  un  monde  de  citoyens  et 
adapte  à  ces  sortes  de  vues,  les  talents  mêmes 
des  fols.  C'est  sur  cela  qu'il  n'est  point  timide, 
et  il  tient  souvent  en  bas,  aux  plus  notables, 
de  ces  propos  sommaires  et  accablants,  plus 

1.  1768. 


—  128  — 

concluants  encore  et  plus  secs  que  ce  qui 
se    dit    dans   Tentresol.   » 

Un  de  ces  propos  sommaires  est  connu. 
Un  homme  en  place  —  on  ne  sait  lequel  — 
proposait  des  moyens  violents  pour  faire 
cesser  les  agitations  qui  avaient  été  ia  suite 
de  la  bulle  Uiiigenitus  et  des  refus  de  sacre- 
ments. «  C'est  la  hallebarde  qui  mène  un 
royaume,  disait-il?  — Et  qui  mène  la  halle- 
barde?» lui  demanda  Quesnay.  Comme  la  ré- 
ponse se  faisait  attendre:  «  C'est  Topinion; 
donc,   c'est   Topinion  qu'il   faut  travaillerV  » 

On  a  vu  que  le  marquis  de  Mirabeau  avait 
avancé  un  jour  chez  Quesnay  que  le  Royaume 
n'avait  ni  sentiments  patriotiques,  ni  argent. 
Il  développa  cette  thèse  dans  la  Théorie  de 
r Impôt  (1760;,  et  fut  mis  à  la  Bastille.  Ques- 
nay qui  avait  inspiré  et  corrigé  le  livre,  fut 
au  désespoir  :  «  Ce  sont  les  fermiers  géné- 
raux qui  l'ont  dénoncé,  dit-il  à  M™°  du 
Hausset.  Sa  femme  doit  aller  aujourd'hui 
se  jeter  aux  pieds  de  M'"'' de  Pompadour-.  » 

1.  M''  de  Mesmon.  —  Quesnay  ne  fut  pas  écouté  ;  une 
déclaration  du  2  septembre  1754  imposa  un  silence  ab- 
solu sur  les  disputes  théologiques. 

2.  M.  de  Loménie  estime  que  cette  démarche  n'eut 
pas  lieu. 


—  129  — 

Quesnay  se  rendit  alors  chez  la  fa- 
vorite, qui  lui  parla  aussitôt  de  l'événement: 
«  Vous  devez  être  affligé  de  la  disgrâce  de 
votre  ami;  j'en  suis  fâchée  aussi,  car  j'aime 
son  frère.  —  Madame,  je  suis  bien  loin  de 
lui  croire  de  mauvaises  intentions  ;  il  aime  le 
roi  et  le  peuple.  —  Oui,  son  Ami  des 
hommes     lui  a    fait  beaucoup    d'honneur.  » 

A  ce  moment  Berryer  entra.  «  Avez-vous 
lu  le  livre  de  M.  de  Mirabeau^,  lui  demanda 
]y[me  (jg  Pompadour.  —  Oui,  mais  ce  n'est 
pas  moi  qui  l'ai  dénoncé.  —  Qu'en  pensez- 
vous  ?  —  Il  aurait  pu  dire  une  grande  partie 
de  ce  qu'il  a  dit  en  termes  plus  ménagés. 
Il  y  a  entr'autres  deux  phrases  au  commen- 
cement : 

«  Seigneurs,  vous  avez  vingt  millions 
»  d'hommes  et  de  sujets,  plus  ou  moins. 
»  Ces  hommes  ont  tous  quelque  argent  ;  ils 
»  sont  tous  à  peu  près  capables  du  genre  de 
))  service  que  vous  leur  demandez  et  toute- 
»  fois  vous  ne  pouvez  plus  avoir  de  services 
M  sans  argent  ni  d'argent  pour  payer  les 
»  services.  Cela  signifie  en  langue  naturelle 
»  que  votre  peuple  se  retire  de  vous  sans  le 

SCHELLE.  9 


-  130  — 

))  savoir,  attendu  que  les  volontés  sont  en- 
»  core  ralliées  à  votre  personne,  en  la  sup- 
»  posant  isolée  des  agents  de  votre  autorité.  » 

«  Quoi,  il  y  a  cela,  docteur  ?  —  Cela  est 
vrai,  ce  sont  les  premières  lignes  ;  je 
conviens  qu'elles  sont  imprudentes,  mais  en 
lisant  Touvrage,  on  voit  qu'il  se  plaint  de 
ce  que  le  patriotisme  s'éteint  dans  les 
âmes  et  qu'il  voudrait  le  ranimer.  » 

Le  roi  survint.  Quesnay  fut  obligé  de  sortir 
avec  M™^  du  Hausset  qui  alla  écrire  chez  son 
oracle  ce  qu'elle  avait  entendu. 

Elle  retourna  bientôt  chez  la  marquise  qui 
lui  raconta  ce  qui  s'était  passé  :  «  Le  roi 
est  fort  en  colère  contre  Mirabeau  ;  j'ai 
tâché  de  l'adoucir,  le  lieutenant  de  police  a 
fait  de  même.  »  Et  elle  ajouta:  «  Cela  va 
redoubler  les  craintes  de  Quesnay.  Savez. 
vous  ce  qu'il  m'a  dit  un  jour  ?  Le  roi  lui 
parlant  chez  moi,  le  docteur  eut  l'air  tout 
troublé;  quand  le  roi  fut  sorti,  je  lui  dis: 
Vous  avez  l'air  eml)arrassé  devant  le  roi  et 
cependant  il  est  si  bon.  —  Madame,  je  suis 
sorti  à  quarante  ans  de  mon  village  et  j'ai 
bien  peu  l'expérience  du  monde  auquel  je 
m'habitue  diilicilement.  Lorsque  je  suis  dans 


—   131  — 

une  chambre  avec  le  roi^  je  pense  :  Voilà  un 
homme  qui  peut  me  faire  couper  la  tète?  — 
Mais  la  justice  et  la  bonté  du  roi?  —  Cela 
est  bon  pour  le  raisonnement;  le  sentiment 
est  plus  prompt  et  il  m'inspire  de  la  crainte 
avant  que  je  ne  me  sois  dit  tout  ce  qui  est 
propre  à  Técarter.  » 

Les  dangers  que  Quesnay  signalait  plai- 
samment n'étaient  pas  tout  à  fait  chimériques. 
Les  lettres  anonymes  qui  venaient  en  masse 
à  la  Cour  jetaient  partout  la  suspicion. 

^|me  (^^  Hausset  se  mit  un  jour  «  aux 
genoux  »  de  Marigny  pour  qu'il  lui  laissât 
copier  et  montrer  à  Quesnay  une  de  ces 
lettres  où  il  était  écrit  au  roi  en  recopiant  Mi- 
rabeau : 

((  Vos  finances  sont  dans  le  plus  grand 
embarras;  l'esprit  patriotique  soutenait  les 
anciens  Etats;  l'argent  en  tient  lieu,  il  devient 
le  moteur  universel  et    vous   en  manquez.  » 

La  lettre  parlait  ensuite  de  l'inertie  du  roi, 
de  l'incapacité  des  ministres  depuis  le  renvoi 
de  Machault  et  de  d'Argenson,  de  la  corrup- 
tion des  Parlements,  des  encyclopédistes  et 
aussi  des  économistes  —  c'est-à-dire  de 
Quesnay  —  qui  avaient  pour  but  la  liberté  poli- 


—  132  — 

tique.  La  conclusion  était  Técroulement  pro- 
bable du  Gouvernement,  miné  dans  toutes 
ses  parties. 


Quesnay  avait  un  crédit  considérable, 
affirme  Grandjean  de  Fouchy.  Considérable 
est  peut-être  excessif.  Cependant  Quesnay 
était  adulé.  Dupont  de  Nemours  qu'il  avait 
installé  dans  sa  chambre  pour  y  travailler, 
put  constater  que,  surtout  après  dîner,  les 
visites  étaient  très  nombreuses.  «  Les  allants 
et  venants  de  Cour  Tennuyaient  d'une  multi- 
tude de  bêtises,  la  plupart  dites  à  Fintention 
de  lui  plaire;  il  leur  répondait  en  vives  épi- 
grammes  \  »  Silescourtisans  le  flattaient,  c'est 
qu'ils  savaient  qu'il  avait  la  confiance  de  la 
favorite.  Il  lui  était  facile  de  laisser 
tomber  dans  une  conversation  avec  elle 
un  mot  sur  quelqu'un,  sur  ses  services  pas- 
sés, sur  ceux  qu'il  pouvait  rendre,  et  c'est 
ainsi  qu'il  opérait  quand  il  le  voulait,  quoique 
avec  réserve  et  sans  se  départir  de  ses  habi- 
tudes de  discrétion. 

1.  L'Enfance  et  la  Jeunesse  de  Dupont  de  Nemours. 


—  133  — 

Marmontel  raconte  que,  sollicitant  la 
survivance  de  la  place  que  Moncrifï'  avait 
dans  les  Postes,  il  pria  Ouesnay  de  lui  faire 
avoir  une  audience  de  M™^  de  Pompadour. 
L'audience  fut  accordée.  Avant  de  s'y  rendre, 
Marmontel  passa  chez  le  docteur  qui  ne 
s'enquit  même  pas  de  ce  que  son  protégé 
allait  demander.  L'auteur  des  Contes  mo- 
raux ne  dit  pas  qu'il  ait,  en  d'autres  occa- 
sions fait  appel  au  crédit  de  Quesnay;  mais, 
à  l'époque  où  il  désirait  et  où  il  obtint  la 
fructueuse  direction  du  Mercure,  il  lui  lais- 
sait croire  qu'il  allait  devenir  le  prosélyte  de 
ses  doctrines. 

Un  autre  solliciteur  de  Quesnay  fut  le 
bailli  de  Mirabeau  qui  s'était  désigné  pour 
le  ministère  de  la  Marine;  son  frère,  l'Ami 
des  hommes,  l'engagea  à  rechercher  la  protec- 
tion de  M"®  de  Pompadour  en  se  servant  «pour 
l'ostensoir  )>  de  l'abbé  de  Bernis  et  «  par 
l'en-dessous  »  de  Quesnay,  sa  conquête  de 
la  faculté. 

L'austère   bailli  avait  répondu^  :  «  Aucun 

1.  29  juillet  1757.  Deux  ans  auparavant,  le  bailli  avait 
fait  parler  en  sa  faveur  «  à  la  cause  etficiente  »  pour  un 
poste  d'ambassadeur  à  Constantinople  et  s  était  adressé 


marin  ne  connaît  la  personne  en  (jiiestion 
(M™^  de  Pompadoiir  .  Est-ce  à  moi  à  leur 
montrer  le  chemin?»  Puis,  après  réflexion  : 
«  Je  n'ai  pas  cependant  renoncé  à  une 
idée  assez  bizarre  qui  est  de  me  faire 
désirer  Là.  Je  fus  hier  dîner  chez  ta  con- 
quête qui  est  un  homme  de  beaucoup 
d'esprit;  il  y  avait  deux  ou  trois  sous-ordres 
que  je  trouvai  très-polis  et  fort  bonnes  gens. 
L'amphytrion  a  de  Tesprit  comme  un  diable. 
Je  restai  avec  lui  jusqu'à  près  de  sept  heures 
sans  m'en  être  aperçu,  ni  lui  non  plus.  11  me 
fît  sur  cela  un  petit  compliment  que  je  lui 
rendis  de  très  bon  cœur.  » 

Quesnay  devait  être  le  principal  intermé- 
diaire auprès  de  la  favorite.  «  Quant  à  mon 
ami  ostensoire,  lit-on  dans  une  lettre  du 
marquis,  il  ne  sera,  ou  je  me  trompe  fort, 
jamais  que  cela.  » 

Mais  (c  Ten-dessous  »  ne  donna  pas  ce  que 
Ton  en  attendait;  le  bailli  n'eut  pas  la  Ma- 
rine et  son  admiration  pour  Quesnay  s'en 
ressentit  :  «  Tu  me  parles  de  ton  docteur,  écri- 
vit-il à  son  frère  ;  il  prêche  fort  à  son  aise  et  il 

l'année  suivante  à  Bernis  qui  avait  promis  de  le  pré- 
senter â  la  marquise,  mais  qui  ne  s'était  pas  exécuté. 


—  135  — 

me  paraît  ressembler  pas  trop  mal  à  Senèque 
qui,  avec  ses  richesses  immenses,  prêchait 
le  mépris  des  richesses.  Celui-ci  logé,  vêtu, 
nourri,  exalté,  existant  enfin  par  le  plus 
grand  de  tous  les  abus,  crie  contre  les  abus, 
mais  plus  quand  il  est  vis-à-vis  de  toi  que 
quand  il  est  vis-à-vis  de  plusieurs  autres.  » 

«  Rends  plus  de  justice  au  docteur,  répon- 
dit le  marquis,  il  est  bon  valet  et  fidèle,  mais 
nullement  esclave.  » 

Le  bailli  riposta  :  «Je  n'ai  jamais  eu  que  la 
même  idée  du  docteur;  je  lui  connais  une 
tête  très-agissante.  Je  ne  sais  pas  s'il  a  le 
cœur  très-chaud.  Je  n'en  crois  rien\  » 

Tel  n'était  pas  le  sentiment  de  l'Ami  des 
hommes,  qui  recourait  volontiers  au  crédit  de 
Quesnay.  On  trouve,  en  effet,  au  bas  d'une 
lettre  que  lui  adressa  ce  dernier  à  propos  du 
Tableau  économique  :  «  J'ai  remis  le  placet 
et  point  de  réponse^  » 

Beaucoup  d'autres  personnes  faisaient 
comme  Mirabeau. 

En  1757,  Quesnay  obtint,  sur  les  ins- 
tances  de   La   Gondamine,  la   liberté   de  La 

1.  Loménie,  les  Mirabeau. 

2.  Archives  nationales. 


—  136  — 

Beaumelle  qui  avait  été  enfermé  à  la  Bastille 
pour  avoir  offensé  la  marquise'. 

Un  peu  plus  tard,  en  1762,  c'est  à  Quesnay 
que  Voltaire  conseilla  de  s'adresser  en  faveur 
de  la  femme  et  des  enfants  de  Callas. 

«  Je  suis  fort  de  votre  avis  que  !M"'^  Callas 
aille  trouver  M.  Quesnay  »,  écrivit-il  à  De- 
buis;  puis,  dans  un  billet  destiné  à  la  veuve 
du  supplicié  :  «  Je  suppose  que  M'^®  Callas  a 
fait  rendre  à  M™^  de  Pompador.r  la  lettre  que 
M.  le  Professeur  Tronchin  avait  écrite  à 
cette  dame,  il  y  a  plus  d'un  mois...  Je  crois 
qu'il  y  en  a  une  aussi  pour  M.  Quesnay.  Ces 
deux  lettres  sont  fort  importantes.  Si  M™*'  Cal- 
las ne  les  avait  pas  fait  rendre,  il  faudrait 
qu'elle  ne  différât  plus;  elle  n'aurait  qu'à 
écrire  à  M.  Quesnay,  à  Versailles,  et  mettre 
la  lettre  pour  M"^'=  de  Pompadour  dans  le  pa- 
quet de  M.  Quesnay.  Ceux  qui  dirigent 
M™*  Callas  lui  dicteraient  une  lettre  courte  et 
attendrissante  pour  M.  Quesnay.  Cette  dé- 
marche ferait  un  très  bon  effet.  » 

Quesnay  passait  donc  pour  avoir  du  cœur. 
Il  avait  aussi  de  la  probité,  vertu  rare  à  la 
Cour. 

1.  Taphanel,  La  Beaumelle  et  Saint-Cyv  —  Lorin. 


—  137  — 

D'Argenson  a  accusé  M""'  de  Pompadour 
de  vendre  les  places  qu'elle  faisait  obtenir. 
Ceprocédé  n'étaitpas  dans  la  manière  de  Ques- 
naj.  «  Je  sais  par  un  hasard  provenant  du  bon- 
homme Martin,  écrit  le  marquis  de  Mirabeau, 
qu'il  est  très-délicat  sur  l'article  mignon  du 
pays  :  Je  n'entends  pas  le  français,  etc.  )) 

Les  biographes'  disent  plus  :  Quesnay  au- 
rait indemnisé  de  sa  bourse  un  malheureux 
dont  il  avait  protégé  l'adversaire  sans  être 
suffisamment  renseigné  et  à  qui  il  avait  fait 
perdre  injustement  un  procès.  Il  s'agissait 
de  mille  écus. 

Ceux  qui  ont  le  mieux  connu  le  docteur 
affirment  en  outre  qu'il  était  éloigné  de  toute 
intrigue. 

((  Il  aimait  à  causer  avec  moi  de  la  cam- 
pagne, dit  M'"*^  du  Hausset;  j'y  avais  été 
élevée;  il  me  faisait  parler  des  herbages 
de  Normandie,  du  Poitou,  de  la  richesse 
des  fermiers  et  de  la  manière  de  cultiver. 
C^était  le  meilleur  homme  du  monde  et  qui 
était  éloigné  de  la  plus  petite  intrigue.  » 

«   Il  était  bien   plus  occupé  de  la  manière 

1.  D'Albon.  De  l^omance. 


—  138  — 

de  cultiver  la  terre  que  de  ce  qui  se  passait 
à  la  Cour  »,  dit-elle  encore. 

«  Les  orages  pouvaient  se  former  et  se 
dissiper  au  dessus  de  son  entresol,  écrit  de 
son  côté  Marmontel.  Il  griffonnait  ses  pro- 
blèmes d'économie  rustique  aussi  tran- 
quille, aussi  indifférent  aux  mouvements 
de  la  Cour  que  s'il  eût  été  à  cent  lieues  de 
distance.  » 

Sa  gaîté  naturelle,  la  vivacité  de  son  es- 
prit l'avaient  fait  rechercher  dès  sa  jeunesse 
par  toutes  les  personnes  distinguées  avec 
lesquelles  il  s'était  trouvé  en  relations. 

Petit  et  laid,  il  faisait  oublier,  par  sa  phy- 
sionomie et  par  sa  conversation,  ce  que  son 
abord  avait  de  peu  avantageux.  On  a  vu  ce 
que  disaient  de  lui  le  duc  de  Luynes  et  le 
bailli  de  Mirabeau  :  «  11  a  beaucoup  d'esprit  ; 
il  a  de  Tesprit  comme  un  diable.  »  C'est  ce 
que  dit  aussi  d'Argenson. 

^jme  jj^j  Hausset  n'est  pas  moins  afTirma- 
tive  :  «  On  m'a  dit  que  M.  Quesnay  était  fort 
instruit  de  certaines  choses  qui  ont  rapport 
aux  finances  et  qu'il  était  un  grand  écono- 
miste; je  ne  sais  pas  trop  ce  que  c'est.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'il  avait  beaucoup  d'es- 


—  139  — 

prit  ;  il  était  fort  gai  et  fort  plaisant,  et  très 
habile  médecin.  » 

Cra\Yford  dit  de  même  :  «  Quesnay  avait 
beaucoup  de  gaité  et  de  bonhomie.  Il  dis- 
sertait avec  beaucoup  de  chaleur,  sans  envie 
de  briller.  » 

Grandjean  de  Fouchy  vante  sa  vaste  ins- 
truction :  ((  Tous  les  arts  et  toutes  les  sciences 
lui  étaient  familiers.  »  Il  vante  aussi  sa  «  sim- 
plicité naïve  qui  rendait  son  commerce  extrê- 
mement agréable,  même  dans  la  société 
domestique  oi^i  on  le  trouvait  toujours  égal 
et  où  la  sérénité  de  son  âme  se  peignait  jus- 
que dans  ses  moindres  actions  ». 

Le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
Sciences  ajoute  :  «  11  possédait  au  suprême 
degré  Fart  de  connaître  les  hommes.  Il  les 
forçait  pour  ainsi  dire,  sans  qu'ils  s'en 
aperçussent,  à  se  montrer  aux  gens  tels  qu'ils 
étaient.  Aussi  accordait-il  sa  confiance  sans 
réserve  à  ceux  qui  le  méritaient,  et  le  long 
usage  de  la  Cour  l'avait  mis  à  portée  de  parler 
sans  rien  dire  aux  autres.  Il  ne  les  ménageait 
cependant  à  ce  point  que  lorsqu'ils  ne 
s'étaient  pas  trop  démasqués  ;  ceux  qui  lui 
montraient    à    découvert   une    âme    vile    et 


—  140  — 

corrompue  pouvaient  être  surs,  de  quelque 
qualité  qu'ils  fussent,  d'être  traités  comme 
ils  le  méritaient.  » 

Ses  manières  étaient  douces  et  honnêtes, 
disent  encore  ses  biographes,  sa  bonté  pré- 
venante, son  érudition  variée.  Il  n'abusait 
point  de  sa  supériorité  intellectuelle  ;  il  se 
mettait  à  la  portée  de  ses  interlocuteurs  et 
les  faisait  parler  de  ce  qu'ils  savaient.  On  le 
comparait  à  Socrate  pour  la  figure,  et  on 
disait  que,  comme  Socrate,  il  avait  Tart 
d'accoucher  les  esprits.  Ce  n'est  pas  qu'il  eût 
le  masque  de  Socrate;  mais,  avec  sa  figure 
ramassée,  il  n'était  guère  plus  beau  que  le 
philosophe  grec. 

Plusieurs  de  ses  propos  sont  venus  jusqu'à 
nous  : 

Il  parlait  à  Paris-Duverney  de  la  guerre 
et  des  hommes  de  guerre.  «  Les  militaires, 
disait-il,  font  un  grand  mystère  de  leur  art... 
Mais  pourquoi  les  jeunes  princes  ont-ils  tous 
de  grands  succès  ?  C'est  qu'ils  ont  l'activité 
et  l'audace.  Pourquoi  les  souverains  qui  com- 
mandent leurs  troupes  font-ils  de  grandes 
choses  ?  C'est  qu'ils  sont  maîtres  de  hasar- 
der. » 


—  141  — 

Un  autre  jour,  Duclos,  pérorant  avec  sa 
chaleur  ordinaire,  soutenait,  comme  un  pa- 
radoxe, qu'il  y  avait  eu  plus  de  gens  d'esprit 
dans  la  maison  de  Bourbon  que  dans  toute 
autre  et  s'écriait  ensuite  :  ^(  Je  suis  historio- 
gr.aphe  du  roi,  je  rendrai  justice,  mais  je 
la  ferai  souvent.  —  J'en  serais  garant,  ré- 
pondit Quesnay  ;  notre  maître  sera  peint 
tel  qu'il  est.  »  Et  comme  Duclos  hochait 
de  la  tète  :  «  Louis  XIV  a  protégé  les 
poètes  ;  cela  était  peut-être  bon  pour  le 
temps...  Mais  ce  siècle-ci  sera  bien  plus 
grand...  Louis  XV  envoyant  au  Mexique  et 
au  Pérou  des  astronomes  pour  mesurer  la 
terre,  présente  quelque  chose  de  plus 
imposant  que  d'ordonner  des  opéras.  Il  a 
ouvert  aussi  des  barrières  à  la  philosophie, 
malgré  les  criailleries  des  dévots,  et  l'En- 
cyclopédie honorera  son  règne.  » 

Quesnay  n'avait  pas  d'enthousiasme  pour 
les  poètes.  Il  n'estimait  que  quelques  traits 
de  Corneille  et  uniquement  à  cause  de  la 
pensée.  «  Toute  la  beauté  d'un  écrit,  préten- 
dait-il, est  dans  la  pensée.  Imbéciles,  qui 
croyez  Tembellir  avec  des  pompons.  Elle  ne 
peut  être   trop    nue.   »  Et,  comme  preuve,  il 


—  142  — 

citait  le  passage  de  Démosthène  :  Vous 
craignez,  Athéniens,  la  dépense  de  la  guerre  ; 
Philippe  viendra;  il  brûlera  vos  maisons,  il 
massacrera  vos  jeunes  gens;  il  emmènera 
vos  femmes,  vos  enfants  et  vous-mêmes  en 
esclavage  \ 

Un  jour,  on  vantait  devant  lui  les  «  Lettres 
de  Voltaire  à  Chenevières  ^  »  et  1'  «  Epître 
de  Marmontel  à  ses  Livres  »,  couronnée  par 
l'Académie  ;  le  docteur  n'avait  pas  Tair  d'écou- 
ter. «  Vous  n'admirez  donc  pas  les  grands 
poètes,  lui  demanda-t-on  ?  —  Comme  de 
grands  joueurs  de  bilboquet.  Pourtant  j'ai 
fait  des  vers;  j'en  ai  fait  sur  M.  Rodot,  in- 
tendant de  la  marine,  qui  disait  du  mal  des 
médecins  : 

Antoine  se  médicina 

En  décriant  la  médecine, 

Et  de  ses  propres  mains  mina 

Les  fondements  de  sa  machine. 

Très  rarement  il  opina 

Sans  humeur  bizarre  ou  chagrine 

Et  l'esprit  qui  le  domina 

Etait  affiché  sur  sa  mine. 

1.  L'enfance  et  la  Jeunesse  de  Dupont  de  Nemours. 

2.  1760. 


—  143  — 

M™^  du  Hausset  demanda  à  Quesnay 
d'écrire  ces  petits  vers  ;  il  y  consentit,  à  la 
condition  qu'elle  n'en  laisserait  pas  prendre 
de  copies. 

La  même  M"'^  du  Hausset  dîna  à  Paris 
chez  Quesnay  avec  Turgot.  «  Il  y  avait  assez 
de  monde,  dit-elle,  contre  l'ordinaire  du  doc- 
leur.  On  parla  beaucoup  d'administration,  ce 
qui  ne  m'amusa  pas.  »  H  fut  ensuite  question  de 
l'amour  des  Français  pour  le  roi,  et  Turgot 
fit  reloge  des  Bourbons.  M""^  du  Hausset 
pria  Quesnay  d'écrire  ce  que  le  jeune  maître 
des  requêtes  avait  dit,  et  elle  le  montra  à  la 
marquise.  C'est  ainsi  que,  par  des  voies 
détournées,  le  docteur  soutenait  ses  amis. 

Mais  s'il  était  le  meilleur  homme  du  monde 
il  était  trop  souvent  sarcastiqueV  Son  jeune 
disciple  Dupont  de  Nemours  eut  l'occasion 
de  s'en  apercevoir,  «  lorsqu'il  le  débrouilla 
de  toute  la  crasse  de  bel  esprit,  le  contraria, 
le  désespéra  avec  une  bonté  et  un  zèle  sans 
égal,  et  en  fit  un  plongeur  d'un  nageur  qu'il 
était'.    »  On  verra  plus   loin    qu'il  n'eut  pas 

1.  Grimm,  le  traite  dew  Cynique  décidé  »,  de  «  Vieux 
cynique  ». 

2.  Mirabeau,  Lettre  à  Longo,  1777. 


—  144  — 

moins  de  franchise  envers  le  marquis  de  Mira- 
beau, bien  que  celui-ci  eùl  passé  l'âge  où 
Ton  reçoit  des  leçons. 


YI 


Nous  ne  nous  sommes  jusqu'à  présent  oc- 
cupé que  de  la  personne  de  (^uesnay.  Avant 
d'examiner  ses  écrits  économiques,  par- 
Ions  de  ses  autres  travaux.  «  Quesnay  se 
serait  fait  un  nom  dans  la  science  médicale 
si  ses  travaux  d'économiste  n'avaient  eu 
encore  plus  d'éclat  »,  a  dit  justement  de 
Lavergne  \ 

Chez  le  duc  de  Villeroi,  il  avait  eu  assez  de 
loisirs  pour  s'occuper  des  intérêts  de  la  cor- 
poration des  chirurgiens  et  pour  se  livrer  à 
des  travaux  scientifiques.  Dans  la  dédicace 
du  Traité  de  la  Saignée,  il  avait  remercié  son 
protecteur  des  facilités  qu'il  lui  avait  données. 
«  Vous  m'avez  permis  de  vous  dédier  le 
»  premier  essai  de  ce  traité", je  n'avais  d'autre 
»  titre  alors  que  mon  empressement  à  annon- 
»  cer  l'honneur  que  vous  veniez  de  me  faire  en 

1.  Economistes  français  du  18'  siècle. 

2.  L'art  de  guérir  par  la  saignée,  1736. 


—  145  — 

»  m'appelant  auprès  de  votre  personne...  C'est 
»  sous  vos  yeux  que  j'ai  tenté  de  rendre,  par 
»  de  nouvelles  recherches,  cet  ouvrage  plus 
»  utile. . .  Je  devrai  cet  avantage  aux  ressources, 
»  aux  facilités  dont  votre  générosité  m'a  pré- 
»  venu  dans  mon  travair.  « 

Le  «  premier  essai  »  dont  parlait  ()uesnay 
avait  été  publié  en  1736.  La  même  année  avait 
paru  la  première  partie  de  V Essai  physique 
sur  Véconomie  animale,  qui  servait  d'intro- 
duction au  précédent.  La  seconde  partie  de 
V Essai  physique  ne  fut  donnée  à  l'impres- 
sion que  onze  ans  plus  tard. 

Trois  autres  traités  complètent  l'œuvre  mé- 
dicale de  Quesnay  : 

Le  Traité  sur  la  Suppuration,  et  le  Traité 
sur  la  Gangrène,  parus  tous  deux  en  1749  ;  le 
Traité  des  fièvres  continues,   daté   de    1753. 

Grandjean  de  Fouchy  dit  à  propos  de  ce 
dernier  ouvrage:  «  C'est  le  plus  intéressant 
peut-être  qui  soit  sorti  de  sa  plume.  Il  a  été 
composé  entièrement  à  Tarmée,  au  milieu  du 

1.  Traite  des  pjf'ets  rt  de  l'usa/jc  de  la  sanjnêe,  nou- 
velle édition,  1750.  Dédié  au  duc  de  Villeroy,  pair  de 
France,  maréchal  de  camp,  gouverneur  de  Lyon. 

SCHELLE.  10 


—  146  — 

tumulte  d'un  camp  et  dans  une  grange  qui  ser- 
vait de  logement  à  lui  et  à  tout  son  monde  et 
où  il  s'était  retranché  sur  un  tas  de  paille.  » 

Le  biographe  a  du  se  tromper.  C'est  en 
1744  que  Quesnay  suivit  Villeroy  à  l'armée. 
Il  est  peu  probable  qu'il  ait  attendu  près  de 
dix  ans  pour  publier  un  ouvrage  composé 
si  facilement. 

En  tout  cas,  les  travaux  médicaux  de 
Quesnay  eurent  du  succès,  n'en  jugerait-on 
que  parle  nombre  des  éditions\ 

Que  valaient-ils  ?  Nous  ne  pouvons  à  cet 
égard  que  nous  en  rapporter  à  autrui. 

D'après  les  Observations  sur  les  écrits  des 
modernes^  dont  Timpartialité  est  peut-être 
discutable,  ils  étaient  remplis  d'observations 
»  toutes  nouvelles  «sur  la  nature  des  humeurs, 


1.  Deux  pour- le  Tmiti'  rîr'  In  saigner,  1750,  1770,  sans 
compter  VEssai  paru  en  1736. 

Deux  poar  le  Traite  de  la  gangrène,  1749  et  1771. 

Trois,  du  vivant  de  l'auteur,  pour  le  Traité  de  la  sup- 
pnrntion,  1749,  1761  et  1770:  une  autre,  posthume,  1776. 

Trois  aussi  pour  le  Traité  des  fiérres  continues,  1753. 
17^7  et  1770. 

Tous  ces  traités  sont  accompagnés  de  Tables  analy- 
tiques détaillées  à  Texcès  et  probablement  faites  par 
Hévin. 


—  147  — 

sur  les  tempéraments,  sur  les  effets  des  intem- 
péries, sur  la  saignée,  sur  les  vices  de  la 
digestion,  sur  les  inflammations,  sur  la  petite 
vérole,  etc. 

D'après  le  Pour  et  Le  Contre^  autre  revue 
du  temps,  la  nouveauté  portait  sur  Tinfluence 
des  tempéraments,  sur  le  pouls  et  la  vitesse 
de  la  circulation. 

Le  Journal  des  Savants,  organe  de  la  fa- 
culté de  médecine,  est  moins  favorable  sans 
être  méprisant. 

Le  Dictionnaire  des  Sciences  Médicales  a 
vanté  surtout  l'érudition  de  Quesnay  qui 
pourtant  n'en  faisait  pas  étalage. 

M.  le  docteur  Ferrand  qui  a  fait  en  1896 
une  intéressante  communication  à  TAcadé- 
mie  de  médecine  sur  Tœuvre  médicale  de 
Quesnay  a  dit  : 

«  J'ai  trouvé  à  la  lecture  de  ses  ouvrages, 
un  intérêt  que  je  ne  crois  pas  inspiré  par 
une  simple  curiosité  de  chercheur,  ni  par  un 
amour  exagéré  dupasse,  ni  par  une  partialité 
de  compatriote,  mais  un  intérêt  justifié  par 
rimportance  qui  s'attache  à  révolution  de 
nos  sciences  médicales,  à  leur  histoire  et  aux 
enseignements  qu'on  en  peut  tirer.  » 


—  148  — 

Pour  la  gangrène,  Quesnay  <<  a  su  distin- 
guer entre  la  gangrène  ou  mortification  et 
la  pourriture  ou  décomposition  des  éléments 
déjà  frappés  de  mort.  Il  n'a  pas  été  moins 
heureusement  inspiré  en  étudiant  les  rap- 
ports qu'il  y  a  entre  la  gangrène,  Tasphyxie 
locale  et  la  syncope  locale.  L'esprit  analytique 
dont  nombre  de  médecins  anciens  ont  fait 
preuve  se  retrouve  dans  le  soin  que  met 
Quesnay  à  classer  les  différentes  espèces  de 
gangrènes;  lepoint le  plus  curieux  peut-être 
est  celui  où  l'auteur  traite  de  Tinfection  de  la 
plaie  par  des  produits,  et  aussi  de  l'infection 
par  l'air,  comme  causes  fréquentes  de  gan- 
grène. Et  il  est  remarquable  que  les  agents 
thérapeutiques  dont  il  conseille  l'emploi  sont 
bien  ceux  auxquels  on  peut  attribuer,  bien 
qu'à  un  léger  degré,  quelque  effet  antisep- 
tique... Ce  qu'il  faut  atteindre,  il  l'a  compris, 
ce  n'est  pas  l'odeur  nauséabonde,  toute  mal- 
saine qu'elle  puisse  être,  c'est  ce  que  ingé- 
nieusement, il  appelle  V/trtrrogèiie  inconnu^ 
ce  qu'on  a  nommé  depuis  le  miasme,  ce 
qu'on  nomme  aujourd'hui  le  mici'obe.  » 

Le    Traité  de  la  suppuration,  que  Quesnay 
appelle  la  suppuration  purulente  pour  la  dis- 


—  149  — 

tinguer  des  suppurations  putrides,  est  un 
ouvrage  plus  considérable  que  le  Traité  de  la 
gangrène^  mais,  d'après  M.  Ferrand,  moins 
personnel  peut-être  et  reflétant  les  principales 
erreurs  de  Tépoque  à  laquelle  il  fut  composé. 
La  personnalité  de  l'auteur  s'affirme  davan- 
tage dans  le  livre  sur  la  Saignée.  Elles  sont 
afFranchies  des  hypothèses  humorales  dont 
est  encombré  le  traité  de  la  suppuration. 
Avec  Bœrrhave,  Quesnay  condamne  les 
sectes  médicales  qui  se  disputaient  le  champ 
des  fièvres  et  émet  des  considérations  sou- 
vent remarquables  dans  la  description  des 
phénomènes. 

V  Essai  physiquesurlaPhysiologieanimale 
fut  le  plus  discuté  de  tous  les  livres  de  Ques- 
nay\  On  y  trouve,  comme  dans  les  autres,  la 


1.  Le  passage  suivant  sur  l'Histoire  de  la  Médecine 
a  été  supprimé  dans  la  2'  édition  : 

((  La  seconde  espèce  de  théorie  est  l'histoire  de  la 
théorie  même.  Cette  espèce  de  théorie  est  plus  curieuse 
qu'utile.  C'est  assez  qu'on  sache  les  choses  telles  qu'elles 
sont  dans  leur  état  présent  ;  il  importe  peu  pour  la  pra- 
tique d'en  connaître  la  date,  le  lieu  de  leur  origine,  les 
auteurs  qui  ont  traité  les  premiers  des  changements 
qui  y  sont  survenus  et  toutes  les  circonstances  qui  y 
ont  contribué-  » 


—  150  — 

marque  de  connaissances  étendues  et  Ton  y 
rencontre  des  vues  intéressantes  en  phy- 
siologie et  en  psychologie,  mais  aussi 
des  vues  trop  hardies.  L'imagination  y 
tient  trop  de  place,  a  dit  Haller.  Le  savant 
allemand  a  en  outre  reproché  à  Quesnay,  la 
o  prolixité  de  son  style  asiatique  »  et  Tim- 
portance  des  emprunts  faits  à  Bœrrhave  sans 
les  signaler\ 

Il  ne  parle  pas  des  emprunts  que  Quesnay 
aurait  faits  à  d'autres  auteurs  et  notam- 
ment à  Haller  même.  La  Mettrie  a  été  moins 
réservé,  on  Ta  vu  ;  il  a  accusé  nettement 
Quesnay  d'avoir  pillé  Haller  aussi  hien  que 
Boerrhave. 

Il  faut  toujours  se  méfier  des  accusations 
de  ce  genre  ;  en  matière  scientifique,  la 
paternité  présente  de  l'incertitude.  On  ne  doit 
pas  oublier  d'ailleurs  que  Haller  et  La  Mettrie 
étaient  médecins.  Ce  dernier  ne  dit-il  pas  : 
«  M.  Quesnay  juge  et  condamne  les  méde- 
cins avec  une  désinvolture  extraordinaire.  Il 


1 .  Le  Journal  des  Savants  dit  comme  Haller  à  propos 
de  Bœrrhave  (article  de  Burette).  Quesnay  s'est  défendu 
dans  la  Réponse  à  l'écrit  intitulé  :  Clèon  à  Eudoxie, 
1739. 


—  151  — 

se  vante  de  vingt  ans  crexercice  de  la  méde- 
cine quoiqu'il  ne  soit  que  chirurgien  ^  ». 

A  partir  de  1753,  Quesnay  ne  composa  plus 
d'ouvrages  médicaux  et  se  borna  à  réédi- 
ter ou  à  laisser  rééditer  ses  livres. 

Sa  réputation  était  pourtant  bien  établie. 
Membre  de  l'Académie  des  sciences  et  belles- 
lettres  de  Lyon  depuis  1735,  membre  de  la 
Société  royale  de  Londres,  il  avait  conservé  à 
l'Académie  de  chirurgie  le  titre  de  secrétaire 
vétéran  et  était  entré  en  1751,  comme  associé 
libre,  à  TAcadémie  des  sciences,  où  il  comp- 
tait beaucoup  d'amis  ^ 

Les  chirurgiens  avaient  maintenu  son  nom 
sur  le  tableau  des  membres  de  leur  collège  ; 
ils  placèrent  ensuite  son  portrait  dans  la 
chambre  du  Conseil  de  l'Académie,  à  côté  des 
portraits  des  chirurgiens  les  plus  célèbres,  et 
cet  honneur  ne  fut  accordé  qu'à  deux  hommes 
de  leur  vivant,  à  lui  et  à  Petit. 

1.  Les  docteurs  diplômés  méprisaient  les  chirurgiens 
en  d'autres  pays  qu'en  France.  Une  querelle  très  vive 
s'éleva  en  Danemarck  entre  les  membres  des  deux  pro- 
fessions. 

2.  En  remplacement  du  marquis  d'Albert.  —  Son  élec- 
tion eut  lieu  le  5  mai  1751  ;  il  fut  remplacé  par  Mé- 
nard  de  Choisy,  contrôleur  général  de  la  maison  du  roi. 


QUESNAY  ET  L'ENCYCLOPÉDIE 


I.  Articles  de  Quesnay  dans  l'Encyclopédie.  —  II.  Pré- 
curseurs de  Quesnay,  Boisguilbert,  Vauban,  Melon. 
Du  Tôt,  Locke.  —  III.  Cantillon,  D'Argonson,  For- 
bonnais.  —  IV.  Article  Fermiers.  Article  Grains. 
—  V.  Articles  inédits  :  Hommes,  Impôts,  Intérêt  de 
l'argent. 


I 


Quesnay  était  depuis  peu  de  temps  à  la 
Cour  lorsque  parurent  les  premiers  volumes 
de  VEnci/clopédie\hesTéd3icieixrs  du  vaste  re- 
cueil étaient  les  familiers  de  son  entresol.  Il 
s'associa  bientôt  à  leur  œuvre  et  leur  donna 
d'abord  un  article  de  pure  métaphysique  au 
mot  Ei^idence.  On  le  trouve  dans  le  6®  volume, 
publié  en  1756.  Dans  les  précédents,  avaient 
figuré  des   articles  économiques  de  Forbon- 

1.  17.51. 


—  154  — 

nais  et  aussi  l'article  de  J.-J.  Rousseau  sur 
V Economie  (morale  et  politique). 

L'année  suivante,  V Encyclopédie  contint 
un  article  de  Quesnay  au  mot  Fermiers  qui 
avait  été  probablement  rédigé  à  la  fin  de 
1755,  car  c'est  à  ce  moment  que  Voltaire  en- 
voya à  d'Alembert  ses  articles  pour  la  lettre  F. 

En  1757,  parut  l'article  Grains  qui  —  nous 
le  supposons  pour  des  motifs  analogues  — 
avait  été  composé  en  1756'. 

L'attentat  de  Damiens  amena  des  persécu- 
tions contre  les  philosophes.  Au  commence- 
ment de  1758,  d'Alembert  songea  à  aban- 
donner la  direction  du  Dictionnaire  ;  Voltaire 
engagea  les  Encyclopédistes  à  se  mettre  en 
grève.  En  1759,  le  privilège  de  V Encyclopé- 
die fut  révoqué.  Quesnay  cessa  sa  collabora- 
tion. Il  avait  cependant  préparé  d'autres  arti- 
cles, pour  les  mots  Fonctions  de  rame*. 
Hommes,  Impôts,  Intérêt  de  l'argent. 


1.  Toutefois  le  Financier  citoyen,  daté  de  1757,  y  est 
visé;  mais  Quesnay  a  pu  ajouter  cette  indication  sur  les 
épreuves. 

2.  Annoncé  dans  l'Introduction  du  tome  VI  de  TEncy- 
clopédie.  Diderot,  en  donnant  la  liste  de  ses  collabora- 
teurs, dit  que  plusieurs  personnes  qu'il  regrettait  de  ne 


—  155  — 

On  ne  sait  pour  quels  motifs  le  premier 
n'a  pas  paru.  Nous  supposons  qu'il  été  utilisé 
par  son  auteur  pour  la  rédaction  d'une  bro- 
chure dont  le  titre  seul  nous  est  connu  et 
dont  nous  dirons  un  mot  plus  loin. 

Le  second,  Hommes,  existe  en  copie  ma- 
nuscrite, à  la  Bibliothèque  nationale  ;  le  troi- 
sième. Impôts,  qui  avait  été  annoncé  dans  Tar- 
ticle  Grains,  existe  aussi  en  copie,  aux  Ar- 
chives de  Limoo^es,  avec  des  notes  de  Turbot. 

Quant  au  dernier,  Intérêt  de  V argent,  il  a 
été  inséré,  en  totalité  ou  en  partie,  dans  le 
Journal  de  V agriculture,  du  commerce  et  des 
finances,  en  1765,  sous  le  titre  d'Observations 
sur  ^intérêt  de  l'argent  par  M.  Nisaque,  ana- 
gramme deQuesnay.  Il  n'a  pas  été  ensuite  re- 
produit par  Du  Pont  de  Nemours  dans  le  re- 
cueil des  œuvres  du  maître^  intitulé  Physio- 
cratie. 

La  place  qu'occupait  Quesnay  à  la  Cour 
lui  imposait  une  grande  réserve.  On  conçoit 
que,  comme  Turgot,  il  ait  renoncé  à  colla- 
borer à  V Encyclopédie  lorsqu'elle  ne  fut  plus 
un  ouvrage  autorisé.  Déjà,  il  avait  signé  les 

pouvoir  nommer  lui  avaient  donné  des  articles  et  l'une 
d'elles  les  articles  Évidence  et  Fonctions  de  l'ànie. 


—  156  — 

articles  Fermiers  et  Grains,  non  Quesnay, 
mais  Quesnay  le  fils,  par  une  sorte  de  désa- 
veu de  paternité.  Quant  à  Farticle  Evidence, 
il  avait  été  inséré  sans  signature. 

Il  méritait  pourtant  d'être  reconnu.  La  phi- 
losophie était  familière  à  Fauteur.  Dans  la 
préface  des  Mémoires  de  V Académie  de  chi- 
rurgie, dans  VEssai  physique  sur  Véconomie 
animale^  il  avait  émis  des  opinions  fermes 
et  non  dénuées  d'intérêt  sur  laméthode,  sur 
Torigine  des  idées,  sur  le  libre  arbitre  et 
sur  l'immortalité  de  Tâme. 

A  ses  yeux,  le  libre  arbitre  était  un  des  at- 
tributs essentiels  de  Fâme;  il  en  prouvait 
Tindépendance,  par  rapport  à  la  matière,  et 
par  conséquent  Timmortalité,  nulle  substance 
n'étant  par  elle-même  susceptible  de  des- 
truction. Mais  Quesnay  reconnaissait  que 
l'homme  est  constamment  sous  l'empire  des 
motifs,  soit  qu'ils  préviennent  les  actes,  soit 
qu'ils  les  dirigent,  soit  qu'ils  les  déterminent. 
La  liberté,  disait-il,  consiste  dans  le  pouvoir 
de  délibérer  pour  se  déterminer  avec  raison 
à  agir  ou  à  ne  pas  agir.  «  L'intelligence  su- 
prême a  voulu  que  l'homme  fût  libre;  or  la 
liberté  est  mue  par  différents  motifs  qui  peu- 


—  157  — 

vent  le  maintenir  dans  Tordre  ou  le  jeter 
dans  le  désordre  ;  il  fallait  des  lois  précises 
pour  lui  marquer  exactement  son  devoir 
envers  Dieu,  envers  lui-même,  envers  autrui, 
et  pour  qu'il  fût  intéressé  à  les  observer  ; 
c'est  dans  ces  vues  que  la  religion  et  la  po- 
litique se  sont  réunies  à  Tordre  naturel  pour 
contenir  plus  sûrement  les  hommes  dans  la 
voie  qu'ils  doivent  suivre  \  »  C'est,  presque 
dans  les  mêmes  termes,  le  langage  que 
Montesquieu  a  tenu  plus  tard  au  début  de 
VEsprit  des  Lois.  Mais  Quesnay  insistait  plus 
que  Montesquieu  sur  Texislence  d'un  ordre 
naturel  indépendant  de  Tintervention  des  lé- 
gislateurs religieux  ou  politiques.  D'après 
lui,  chaque  homme,  étant  libre,  a  un  droit 
naturel,  mais  comme  aucun  homme  ne  vit 
isolément,  le  droit  naturel  de  chacun  est  li- 
mité par  le  droit  naturel  des  autres,  sans  que 
l'antagonisme  résultant  de  cette  limitation 
mutuelle  soit  permanent.  L'ordre,  affirmait  il, 
est  indispensable  à  Texistence  des  individus 
et  est  la  règle  finale  des  rapports  des  hommes  ; 
«  des  êtres  intelligents  aperçoivent  manifes- 

1.  Economie  animale. 


—  158  — 

tement  que  ce  n'est  pas  en  opposant  le  dérè- 
glement au  dérèglement,  c'est-à-dire  en  aug- 
mentant le  désordre  même,  qu'ils  éviteront 
les  malheurs  qu'ils  ont  à  prévenir».  Telles 
sont  les  idées  qu'énonçait  le  chirurgien  et 
qui  se  retrouvent  plus  tard  dans  son  Traité  de 
droit  naturel,  base  principale  de  la  Physio- 
cratie.  Dans  V Encyclopédie,  Quesnay  revint 
déjà  sur  une  partie  d'entre  elles. 

Son  article  ne  répond  qu'imparfaitement 
au  titre  Evidence.  Il  aurait  été  mieux  placé 
au  mot  Certitude  qu'avait  traité  l'abbé  de 
Pradt.  Quesnay  n'y  parle  guère  qu'en  passant 
des  vérités  si  claires  par  elles-mêmes  qu'elles 
n'ont  pas  besoin  d'être  prouvées  ;  il  examine 
les  idées  en  général  depuis  le  moment  où 
elles  naissent  jusqu'à  celui  où  l'intelligence 
les  prend  pour  bases  des  raisonnements. 

Il  débute  par  une  déclaration  remarquable, 
étant  donné  le  recueil  où  elle  prenait  place  : 

«  Il  n'y  a  pas  de  contradiction  nécessaire 
entre  la  science  et  la  foi.  » 

Cette  déclaration  était-elle  destinée  à 
prouver  que  ^Encyclopédie  n'était  pas  aussi 
impie  qu'on  le  disait  ?  Etait-elle  l'expression 


—  159  — 

indépendante  des  sentiments  intimes  de 
Quesnay  ?  Il  est  difficile  de  répondre. 

Les  biographes  ont  été  très  affirmatifs 
quant  aux  opinions  religieuses  du  docteur. 

«  ^lalgré  la  multiplicité  de  ses  connais- 
sances et  la  vivacité  de  son  esprit,  dit  Grand- 
jean  de  Fouchy,  il  avait  senti  que  la  liberté 
de  penser  devait  avoir  des  bornes  ;  il  avait 
fait  une  étude  suivie  des  matières  de  la  reli- 
gion et  tous  ses  écrits  portent  Tempreinte 
du  respect  qu'il  avait  pour  elle  ;  on  lui  a  tou- 
jours rendu  justice  sur  cet  article;  ses  mœurs 
et  sa  conduite  étaient  pour  ainsi  dire  l'image 
et  l'expression  vivante  de  ses  sentiments  à 
cet  égard.  Il  en  a  recueilli  le  fruit  par  la 
tranquillité  qui  accompagna  ses  derniers 
moments.  » 

D'Albon  dit  aussi  :  «  Il  prit  la  religion 
pour  base  fondamentale  de  son  système  ; 
il  la  respecta  dans  tous  ses  écrits...  Le  bon 
usage  de  la  vie  le  préserva  des  horreurs  de 
la  mort...  Il  se  mit  entre  les  mains  de  la  reli- 
gion et  mourut  paisiblement.  » 

Grimm  avait  écrit  en  1767:  «  Les  écono- 
mistes ont  en   général  une  pente  à  la  dévo- 


—  160  — 

tion  et  à  la  platitude  bien  contraire  à  l'esprit 
philosophique.  » 

D'Argenson  a  noté  au  contraire  que  Quesnay 
passait  pour  «  esprit  fort  »  :  «  Ci-devant,  la 
»  marquise  faisait  l'esprit  fort  devant  le  roi 
))  pour  assurer  son  règne  ;  elle  admettait  à 
»  sa  conversation  avec  le  roi  le  sieur  Ques- 
»  nay,  son  médecin,  homme  de  beaucoup 
»  d'esprit  et  qui  se  pique  d'être  esprit  fort'.  » 

Il  n'en  fallait  pas  beaucoup  alors  pour  mé- 
riter cette  qualification.  La  Peyronie  avait 
été  taxé  d'impiété  pour  avoir  mis  le  Senso- 
riiun  cominutie  dans  le  corps  calleux,  sans  qu'on 
parût  se  douter  que  Descartes  et  Malebran- 
che,  longtemps  auparavant,  avaient  placé  le 
siège  de  Tâme  dans  le  cerveau. 

Quesnay  avait  accepté  l'opinion  de  La 
Peyronie  ;  il  avait,  en  outre,  combattu  le 
système  des  idées  innées  et  fait  sortir  toutes 
nos  connaissances  des  sensations,  ainsi  que 
Voltaire,  Diderot,  et  la  plupart  de  ses  con- 
temporains. Or  les  anti-cartésiens  passaient 


1.  13  février  1756.  Son  opinion  sur  la  Marquise  est 
confirmée  par  d'autres  témoignages,  notamment  par  les 

Lettres  de  Voltaire  à  UAlemhert. 


—  161  — 

pour  impies  \  Quesnay  donnait  d'ailleurs  à 
l'âme  des  attributs  en  quelque  sorte  maté- 
riels. C'est  ce  qui  paraît  résulter  du  titre 
de  la  brochure  à  laquelle  nous  avons  fait 
plus  haut  allusion  et  où  on  lit,  d'après  le 
catalogue  des  livres  d'A.  Smith  qui  en  pos- 
sédait un  exemplaire  '  : 

«  Aspect  de  la  psychologie  :  L'âme  est  une 
»  substance  qui  a  la  propriété  de  sentir  ;  la 
»  propriété  de  sentir  est  la  propriété  radicale 
))  de  toutes  les  affections  et  facultés  de 
»   l'âme.  )) 

Néanmoins  il  se  déclara  toujours  spiri- 
tualiste,  et  si  —  comme  cela  résulte  des 
conversations  rapportées  par  M""*  du  Hausset 
—  il  avait  horreur  du  fanatisme,  s'il  crai- 
gnait de  voir  les  «  cagots  »,  comme  il  di- 
sait, triompher  à  Tavènement  du  Dauphin  au 
trône,  il  exhortait  ses  amis  les  philosophes 
à  se  modérer  dans  leurs  attaques  contre  la 
religion. 

Une   note   de   lui,  en   marge  d'un  manus- 

1.  Bouillier,  Histoire  des  doctrines  cartésiennes. 

2.  J.  Bonar.  A  catalogue  of  the  librarj/  of  Adam 
Smith,  London,  1894. 

SCHELLE.  11 


—  162  — 

crit  du  marquis  de  Mirabeau,  est  ainsi  con- 
çue : 

«  Les  religions  particulières  ne  doivent 
»  être  envisagées  dans  un  système  politique 
))  qu'autant  qu'elles  sont  établies...  car  à  la 
»  réserve  de  la  religion  catholique,  elles 
»  sont  toutes  fausses.  Elles  ne  peuvent  con- 
»  venir  aux  Etats  qu'autant  qu'elles  sont  as- 
»  sujetties  à  la  morale  d'institution  divine, 
»  c'est-à-dire  à  la  loi  naturelle  qui  est  de 
))  toutes  les  religions,  de  tous  les  pays,  de 
»  tous  les  siècles,  et  qui  est  le  souverain  de 
»  toute  législation,  le  fondement  de  toute 
»  piété  et  la  règle  universelle  des  bonnes 
»  mœurs. 

«  Les  religions  d'institution  humaine  (je 
»  ne  parle  pas  de  la  religion  catholique  qui 
»  est  la  seule  vraie  avec  la  religion  univer- 
y>  selle)  ne  doivent  avoir  de  rapports  avec  le 
))  Gouvernement  que  parce  qu'elles  ont  be- 
))   soin  elles-mêmes  d'être  gouvernées.  » 

En  lisant  ce  passage,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  songer  à  Socrate  qui,  respectueux 
de  la  religion  dominante,  sacrifiait  aux  dieux 
chez  lui  et  dans  les  lieux  publics. 

L'arlicle    Évidence   a[)pelle    l'attention  par 


—  163  — 

d'autres  motifs.  Quesnay  s  y  élève  fortement 
contre  l'emploi  des  abstractions. 

((  Les  hommes  ignorants  et  les  bètes,  dit-il, 
»  se  bornent  ordinairement  à  des  vérités 
»  réelles,  parce  que  leurs  fonctions  sensi- 
»  tives  ne  s'étendent  guère  au-delà  de  T usage 
»  des  sens;  mais  les  savants,  beaucoup  plus 
»  livrés  à  la  méditation,  se  forment  une  mul- 
»  titude  d'idées  factices  et  d'idées  abstraites 
»  générales  qui  les  égarent  continuellement. 
»  On  ne  peut  les  ramener  à  Tévidence  qu'en 
»  les  assujettissant  rigoureusement  aux  vé- 
»  rites  réelles,  c'est-à-dire  aux  sensations 
»  des  objets  telles  qu'on  les  a  reçues  par 
»  Tusage  des  sens.  » 

Et  considérant  l'idée  de  justice,  Quesnay 
ajoute  : 

«  L'idée  abstraite,  générale,  factice  de  jus- 
»  tice,  qui  renferme  confusément  les  idées 
»  abstraites  de  justice  rétributive,  distri- 
»  butive,  attributive,  arbitraire,  etc.,  n'éta- 
»  blit  aucune  connaissance  précise  d'où  l'on 
))  puisse  déduire  exactement,  sûrement  et 
»  évidemment  d'autres  connaissances,  qu'au- 
»  tant  qu'elle  sera  réduite  aux  sensations 
»  claires    et   distinctes   des    objets   auxquels 


»   cette  idée  abstraite  et  relative  doit  se  rap- 
»   porter.  » 

Ainsi  Quesnay  recommandait  dans  son 
principal  travail  philosophique  la  méthode 
a  posteriori  qu'il  avait  constamment  préco- 
nisée dans  ses  écrits  médicaux  et  scienti- 
fiques. Mais  on  doit  reconnaître  qu'il  ne  s'est 
pas  toujours  exactement  conformé,  dans  ses 
travaux  économiques  et  politiques,  aux  con- 
seils qu'il  donnait  aux  autres. 


11 


Où  Quesnay  a-t-il  puisé  les  éléments  de 
son  instruction  économique  ? 

Si  l'on  consulte  ses  propres  ouvrages,  on 
constate  que  très  peu  d'auteurs  y  sont  cités, 
endehors  dequelques  contemporains.  Comme 
il  estimait  inutile  de  perdre  son  temps 
à  manier  le  style  épistolaire,  on  ne  saurait 
espérer  de  connaître  par  des  lettres  de  lui 
les  livres  qu'il  a  lus  de  préférence.  Mais  il 
est  facile  de  deviner  ceux  qu'il  a  eus  dans  les 
mains,  car  au  milieu  du  XVIÏI®  siècle  les  écrits 
économiques  et  sociaux  étaient  en  très  petit 
nombre. 


—  165  — 

On  s'en  tenait,  en  ce  qui  concerne  les  fon- 
dements du  droit,  aux  vieilles  formules  des 
juristes;  lorsqu'on  parlait  de  l'organisation 
sociale,  on  s'inspirait  de  Platon  ou  de  Plu- 
tarque  pour  faire  de  la  rhétorique.  L'or  et 
la  propriété  étaient  la  source  des  malheurs 
des  hommes  ;  les  sociétés  étaient  l'œuvre 
du  législateur. 

Montesquieu  fit  entendre  un  langage  plus 
scientifique,  mais  V Esprit  des  Lois  ne  satisfit 
pas  Quesna}^  ainsi  que  le  montrent  les  notes 
marginales  qu'il  mit  sur  les  manuscrits  du 
marquis  de  Mirabeau \ 

En  économie  politique,  on  croyait  au  sys- 
tème mercantile  dont  l'idée  mère  est  que  la 
richesse  d'une  nation  consiste  dans  les  mé- 
taux précieux  qu'elle  possède  ;  d'oii  cette 
conséquence  que,  pour  s'enrichir,  il  faut  en- 
lever à  l'étrano'er  son  or  et  son  arsfent,  de 
même  que  les   peuples  antiques  prenaient  à 


1.  Papiers  de  Mirabeau,  archives  nationales.  —  Du 
Pont  de  Nemours  a  dit  néanmoins  que  Montesquieu 
avait  été  le  précurseur  des  Physiocrates  parce  qu*((il 
»  avait  montré  que  l'étude  de  l'intérêt  des  hommes  réunis 
))  en  société  est  préférable  aux  recherches  d'une  méta- 
»  physique  abstraite  ».  Notice  abrègc(\  etc.,  1769. 


—  106  — 

leurs  voisins  des  esclaves,  des  femmes  ou 
du  butin.  Comme  il  était  évident  que  Ton  se 
procurait  des  jouissances  aussi  bien  avec  des 
produits  qu'avec  de  l'argent,  on  avait  été 
amené  à  faire  des  distinctions  subtiles  quant 
à  Futilité  relative  des  opérations  commer- 
ciales. On  disait  que  pour  rendre  la  balancée 
du  commerce  favorable,  il  fallait,  d'une  ma- 
nière générale,  protéger  le  commerce  actif, 
c'est-à-dire  l'exportation,  et  empêcher  le 
commerce  passif,  c'est-à-dire  l'importation; 
plus  spé(!ialement,  encourager  l'exportation 
des  produits  de  grande  valeur  vénale  et  dé- 
courager l'exportation  des  autres  ;  favoriser 
la  sortie  des  objets  fabriqués  et  s'opposer  à 
celle  des  matières  premières,  des  denrées  du 
crû;  favoriser  en  sens  inverse  l'entrée  des 
matières  premières  et  empêcher  celle  des 
produits  manufacturés,  de  manière  à  soutenir 
la  fabrication  et  la  sortie  de  cette  dernière 
espèce  de  produits  en  procurant  aux  fabri- 
cants des  matières  premières  à  bon  compte 
et  du  travail  à  bon  marché,  les  salaires 
étant  basés  sur  le  prix  des  subsistances.  • 
Le  commerce  était  méprisé  ;  ses  gains 
passaient  pour  illicites,  comme  au  temps  de 


—  167  — 

Charlemagne,  surtout  lorsqu'ils  provenaient 
de  la  vente  des  subsistances.  Il  devait,  dès 
lors,  être  soigneusement  réglementé. 

Quelques  faits  avaient  ouvert  les  yeux  sur 
la  vanité  des  principes  admis  par  les  légistes 
nourris  d'antiquité  ou  aveuglés  par  la  décou- 
verte des  mines  du  Pérou. 

Au  temps  de  la  jeunesse  de  Quesnay,  les 
folies  du  système  de  Law  avaient  montré 
les  conséquences  de  la  multiplication  du 
papier-monnaie. 

La  succession  des  disettes  et  des  famines 
prouvait  brutalement  que  les  gouvernants 
sont  incapables  d'établir  de  force  l'équilibre 
entre  les  subsistances  et  les  besoins. 

Enfin,  après  la  longue  période  de  paix  et  de 
prospérité  due  à  l'administration  du  cardinal 
de  Fleury,  Tefficacité  du  système  de  Golbert 
avait  été  mise  en  doute.  On  se  demandait  si 
la  réglementation  de  l'industrie,  renforcée 
de  plus  en  plus  par  les  incapables  succes- 
seurs du  ministre  de  Louis  XIV,  avait  pro- 
duit les  effets  attendus. 

Mais,  en  1750,  les  idées  sur  tous  ces  sujets 
étaient  vagues  et  contradictoires.  Vincent  de 
Gournay,     qui    exerça    sur    l'administration 


168  — 

commerciale  une  influence  considérable,  ne 
fut  nommé  intendant  du  commerce  qu'en  1751. 

En  France,  trois  ouvrages  économiques 
étaient  célèbres  :  le  Détail  de  la  France^  de 
Boisguilbert,  la  Dîme  royale  de  Vauban, 
V Essai  sur  le  commerce  de  Melon. 

Le  style  du  Z)^^»// est  si  obscuret  les  éditions 
en  furent  si  fautives  que  ce  livre  n'avait 
pas  eu  beaucoup  de  lecteurs.  On  en  avait 
letenu  surtout  ce  que  Fauteur  avait  dit  de  la 
misère  des  campagnes  et  de  l'exagération  des 
impots  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV;  on 
n'avait  guère  compris  les  principes  qu'il  avait 
posés  avec  une  remarquable  perspicacité, 
quoi  qu'en  aient  dit  de  nos  jours  des  savants 
allemands.  Nous  n'entreprendrons  pas  d'a- 
nalyser et  de  discuter  son  œuvre;  nous  de- 
vons nous  borner  à  indiquer  celles  de  ses 
idées  que  l'on  retrouve  plus  ou  moins  dans 
Quesnay. 

Boisguilbert  avait  vu  que  l'argent  n'est 
pas  la  richesse  et  n'est  que  c  le  lien  du  com- 
merce^). «La  richesse,  disait-il,   n'est  autre 

1.  La  première  édition  date  de  1695.  L'édition  de  1707 
renferme  en  outre  le  Factura  de  la  France  et  des  disser- 
tations sur  les  grains  et  sur  la  nature  des  richesses. 


—  169  — 

chose  qu'une  jouissance  entière,  non  seule- 
ment de  tous  les  besoins  de  la  vie,  mais 
même  de  tout  ce  qui  forme  les  délices  et  la 
magnificence.  »  Déplaçant  ainsi  le  point  de 
vue  auquel  on  s'était  jusque-là  placé  pour 
considérer  les  faits  économiques,  Boisguil- 
bert  ajoutait  :  «  La  terre  que  Ton  compte  pour 
le  dernier  des  biens  donne  le  principe  à  tous 
les  autres.  Le  fondement  et  la  cause  de  toutes 
les  richesses  de  l'Europe  sont  le  blé,  le  vin^ 
le  sel  et  la  toile  qui  abondent  dans  la  France  ; 
on  ne  se  procure  les  autres  choses  qu'à  pro- 
portion que  Ton  a  plus  qu'il  ne  faut  de 
ceux-ci. 

((  Tous  les  biens  de  la  France  sont,  divisés 
en  deux  espèces,  en  biens-fonds  et  en  biens 
de  revenu  d'industrie.  Ce  dernier  (revenu) 
qui  renferme  trois  fois  plus  de  monde  que 
l'autre^  hausse  ou  baisse  à  proportion  du 
premier.  En  sorte  que  l'excroissance  des 
fruits  de  la  terre  fait  travailler  les  avocats,  les 
médecins,  les  spectacles  et  les  moindres 
artisans  de  quelque  art  ou  métier  qu'ils  puis- 
sent être  ;  de  manière,  qu'on  voit  très-peu  de 
ces  sortes  de  gens  dans  les  pays  stériles  au 
lieu  qu'ils  abondent  dans  les  autres. 


—  17U  — 

«  Or.  pour  faire  beaucoup  de  revenu  datis 
un  pays  riche  en  denrées,  il  n'est  pas  néces- 
saire qu'il  y  ait  beaucoup  d'argent,  mais 
seulement  beaucoup  de  consommation  ;  un 
million  fait  alors  plus  d'effet  que  dix  millions 
sans  consommation,  parce  que  ce  million  se 
renouvelle  mille  fois  et  fait  autant  de  revenu 
à  chaque  pas  et  que  dix  millions  restés  dans 
un  coffre  ne  sont  pas  plus  utiles  que  des 
pierres. 

«  Comme  d'ailleurs,  les  biens  fonds  ne  don- 
nent pas  de  revenu  si  les  produits  se  vendent 
à  perte,  la  source  de  la  richesse  est  tarie  par 
le  bas  prix  des  denrées  qui  amène  la  dimi- 
nution delà  culture  et  les  disettesV 

«  C'est  un  fait  qui  ne  peut  être  contesté, 
»  plus  de  la  moitié  de  la  France  est  en  friche 
»  ou  mal  cultivée,  c'est-à-dire  beaucoup  moins 
»  qu'elle  ne  le  pourrait  être  et  qu'elle  n'était 
))  autrefois,  ce  qui  est  encore  plus  ruineux 
«  que  si  le  terrain  était  entièrement  aban- 
»  donné  parce  cjue  le  produit  ne  peut  répon- 
»   dre  aux  frais  de  la  culture. 


1.  «  Il  faut  que  chaque  métier  nourrisse   son  maître 
ou  il  doit  fermer  sa  boutique.  » 


—  171  — 

«  Il  ne  peut  y  avoir  que  deux  causes  qui 
»  empêchent  un  homme  de  cultiver  sa  terre, 
»  ou  parce  qu'il  laut  une  certaine  opulence 
»  qu'il  n'est  point  en  état  de  se  procurer,  ou 
»  parce  qu'après  avoir  cultivé  il  ne  peut 
»  avoir  le  débit  de  sa  production.  C'est  ce 
»  qui  se  passe  avec  la  taille  pour  le  premier 
»  empêchement  et  avec  les  aides  et  douanes 
»   pour  le  second.  » 

Suivant  Boisguilbert,  le  revenu  des  biens- 
fonds  avait  considérablement  baissé,  et  en 
même  temps  les  revenus  du  roi,  c'est-à-dire 
les  impôts,  n'avaient  point  subi  de  réduc- 
tions. Par  suite  les  consommations  de  toutes 
choses  et  la  richesse  avaient  diminué. 

«  Le  peuple  n'est  jamais  moins  riche,  ni 
plus  misérable  que  lorsqu'il  achète  le  blé 
à  vil  prix  »  —  disait-il.  «  On  ne  peut 
éviter  les  grandes  chertés  qu'en  vendant  en 
tout  temps  des  blés  aux  étrangers.  » 

L'auteur  du  Détail  demandait  en  consé- 
quence, la  liberté  du  commerce  des  grains 
et  la  suppression  des  impôts  indirects,  pour 
détruire  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  la 
production  et  à  la  vente  des  produits  agri- 
coles. 


172 


La  Dîme  royale,  avait  été  soutenue  par  le 
nom  illustre  de  son  auteur  et  par  le  souvenir 
des  injustes  colères  qu'elle  avait  soulevées. 

Vauban,  touché,  comme  Boisguilbert,  de 
l'état  de  misère  des  paysans,  avait  voulu 
réformer  le  système  d'impôts,  supprimer 
les  exemptions  et  les  privilèges,  amener 
les  gouvernants  à  comprendre  «  que  les  rois 
»  ont  un  intérêt  réel  et  très  essentiel  à  ne  pas 
»  surcharger  leurs  peuples  jusqu'à  les  priver 
»  du  nécessaire.  » 

Utilisant  Tenquête  à  laquelle  il  avait  fait 
procéder  par  les  intendants,  il  avait  calculé 
que  la  population  de  la  France  était  de  19  mil- 
lions de  personnes  pour  une  superficie  de 
30.000  lieues  carrées'  et  il  avait  estimé  que  son 
sol  était  capable  de  produire,  année  moyenne, 
de  quoi  nourrir?  à  800  personnes  par  lieue,  à 
raison  de  3  setiers  de  blé  par  tète  (mesure  de 
Paris),  soit  24  millions  de  personnes,  tandis 
qu'elle  ne  nourrissait  que  627  personnes  1/2 
par  lieue,  et  encore,  disait  Vauban  :  «  J'ai  lieu 
»  de  me  défier  que  cette  quantité  puisse  se 
»  soutenir  dans  toute  rétendue  du  royaume.  » 

1.  De  25   au  degré. 


I 


—  173  — 

La  Dîme  royale,  digne  d'admiration  si  Ton 
tient  compte  du  courage  et  des  sentiments 
généreux  de  celui  qui  osa  l'écrire  et  la  faire 
imprimer,  n'est  point  un  ouvrage  théorique. 
Vauban  avait  vu  la  misère  du  peuple  et  en 
avait  fait  une  désolante  peinture  ;  il  n'avait 
indiqué  ni  une  méthode,  ni  des  procédés 
généraux  pour  la  faire  cesser  et  n'avait  pro- 
posé que  des  remèdes  empiriques  qu'aucune 
personne,  tant  soit  peu  au  courant  des  ques- 
tions fiscales,  ne  pouvait  accepter.  Les  effets 
de  la  dîme  ecclésiastique  étaient  trop  visi- 
bles pour  que  la  dîme  royale  put  jamais  être 
établie. 

Son  ouvrage  et  celui  de  Boisguilbert  étaient 
antérieurs  à  la  famine  de  1709  ;  les  deux  écri- 
vains avaient  en  quelque  sorte  prédit  les 
désastres  que  la  France  allait  subir  et  dont 
des  guerres  ruineuses  et  des  folies  fastueuses 
étaient,  avec  le  régime  réglementaire,  les 
causes  principales. 

h' Essai  politique  sur  le  commerce  de  Melon 
fut  publié  un  demi-siècle  plus  tard,  en  1734\ 

1. 1"  édition.  —  La   seconde,  très    augmentée,  est  de 
1736. 


après  Texpérience  du  système  de  Law.  Le 
petit  ouvrage  de  Tancien  secrétaire  du 
Régent  marque  déjà  un  progrès  notable  dans 
les  idées.  Il  eut  un  grand  succès,  bien  qu'il 
ait  été  rédigé  sans  plan  visible,  mais  il  avait  eu 
des  contradicteurs  puissants  et  cette  circons- 
tance avait  contribué  à  le  rendre  populaire.  Il 
resta  longtemps  le  cr/f/e-/?zecz^/«  de  tous  ceux  qui 
devisaient  sur  le  commerce.  C'estdans  ce  livre 
que  Voltaire  a  puisé  les  opinions  qu'il  sou- 
tint toute  sa  vie,  ainsi  que  Ta  signalé  M.  Es- 
pinas. 

Melon  posait  en  principe  que  le  com- 
merce est  réchange  du  superflu  sur  le 
nécessaire  et  admettait  après  Boisguilbert 
que  {(  la  lorce  d'un  pays  vient,  non  de  ses 
mines  d'or,  non  de  Targent  qu'il  possède  », 
mais  de  «  sa  plus  grande  quantité  de  denrées 
de  première  nécessité  ». 

II  voulait  que  le  commerce  fût  libre.  «  Le 
commerce  ne  demande  que  liberté  et  protec- 
tion »,  telle  était  sa  formule.  Melon  sentait 
que  la  réglementation  et  l'esprit  de  monoj)ole 
s'opposaient  au  perfe^-tionnement  de  l'outil- 
lage industriel,  a  II  a  été  proposé,  racontait- 
il,  de  procurer  à  une  capitale  de  l'eau  abon- 


—  175  — 

damment  par  des  machines  faciles  et  peu  coû- 
teuses. Croirait-on  que  la  principale  objectioji 
qui,  peut-être,  en  a  empêché  Texécution  a  été 
la  demande  :  que  deviendront  les  porteurs 
d'eau  ?  » 

Mais  en  même  temps  Fauteur  de  VEssai 
comptait  naïvement  sur  Tintervention  du 
gouvernement  pour  amener  Taccroissement 
de  la  population  et  prétendait  que  les  varia- 
tions de  valeur  de  la  monnaie  sont  sans  im- 
portance ;  il  conseillait  même  de  modifier 
de  force  cette  valeur  afin  d'accroître  le 
rendement  des  impôts  par  la  cherté  générale 
qui  serait  la  conséquence  de  la  mesure. 

La  cherté  lui  semblait  désirable  en  tout 
temps  non  seulement  pour  les  grains,  mais 
pour  toutes  choses.  «  Le  commerce  ne  peut 
être  florissant  que  lorsque  chacunsesertàson 
plus  grand  avantage  de  tout  ce  qui  lui  appar- 
tient ;  si  quelqu'une  de  ses  parties  est  sans  va- 
leur, le  propriétaire  n'achète  plus  la  denrée  de 
son  voisin,  à  qui  cette  denrée  devient  par  là 
superflue.  Ainsi  ravilissement  de  la  denrée 
décourage  le  laboureur  hors  d'état  de  paver 
l'imposition.   » 

Melon  avait  dit  pourtant  ailleurs  :  ((  L'abon- 


—  17(3  — 

dance  ne  peut  être  nuisible;  les  hommes  ne 
travaillent  que  pour  donner  la  plus  grande 
quantité;  comment  pourrait-elle  être  perni- 
cieuse ?  » 

Cette  contradiction  provenait  de  ce  que  Tan- 
cien  secrétaire  du  Régent  était  dominé  par  des 
préoccupations  fiscales  et  par  le  souvenir  du 
Système  ;  croyant  que  la  valeur  de  la  monnaie 
est  purement  conventionnelle,  il  s'imaginait 
que  le  Gouvernement  peut  assurer  tout  à 
la  fois  fabondance  et  la  cherté. 

Du  Tôt  n'eut  pas  de  peine  à  prouver  que 
les  rois  n'avaient  jamais  tiré  des  mutations 
de  monnaies  qu'un  bénéfice  apparent  et  bien 
faible  en  comparaison  du  dommage  qu'ils  en 
recevaient  dans  la  suite  et  des  pertes  que 
subissait  la  nation.  «  Les  monnaies,  dit- 
il,  sont  l'instrument  nécessaire  de  nos 
échanges  réciproques  et  la  mesure  qui  règle 
la  valeur  des  biens  échangés  ;  il  ne  faut  pas 
plus  y   toucher   qu'aux   autres    mesures'.   » 

Des  ouvrages  dont  nous  venons  de  parler, 

1.  Réflexions  politiques  sur  les  finances  et  le  com- 
merce, 1738. 


—  177  — 

\e  Détail  de  la  France  est  celui  (|ui  a  exercé 
sur  Quesnay  le  plus  d'influence. 

Dans  la  Notice  abrégée  des  différents  écrits 
modernes  qui  ont  concouru  en  France  ci  former 
la  science  de  V Economie  politique,  insérée  en 
juillet  1769  dans  les  £'/;/ie//?6'V/<:/e^  du  Citoyen^ 
Du  Pont  de  Nemours,  énumérant  les  éco- 
nomistes antérieurs  à  Quesnay,  n'a  pas  parlé 
de  Boisguilbert,  mais  il  s'en  est  excusé  trois 
mois    plus  tard  : 

((  11  est  bien  étonnant  que  nous  Tayons 
»  oublié,  puisqu'il  est  un  des  premiers  que 
»  nous  ayons  lus.  Son  ouvrage...  est  singu- 
»  lièrement  précieux  par  la  sagacité  avec 
»  laquelle  l'auteur  avait  reconnu,  ce  que  tout 
»  le  monde  ignorait  de  son  temps,  la  nécessité 
»  de  respecter  les  avances  des  travaux  utiles 
»  et  les  avantages  de  la  liberté  du  commerce.  )> 

Du  Pont  de  Nemours  fit  ensuite  l'éloge 
de  Boisguilbert  et  ajouta  :  «  En  voici  assez 
pour  réparer  notre  omission  \  » 

1.  Plus  tard,  dans  un  discours  à  l'assena blée  des  Eco- 
nomistes, Du  Pont  a  dit  encore  (1773): 

«  Boisguilbert,  il  y  a  80  ans,  a  saisi  relativement  au 
»  commerce  des  blés  toutes  les  vérités  que  nous  démon- 

SCHELLE.  12 


—  178  - 

Quesnay,  dans  les  notes  des  Maximes  qui 
suivent  le  Tableau  économique  et  sur  les- 
quelles nous  reviendrons,  avait  écrit  dix  ans 
auparavant  : 

«  Le  dépérissement  d'un  Etat  se  répare 
»  difficilement.  Les  causes  destructives  qui 
»  augmentent  de  plus  en  plus  rendent 
»  inutiles  toute  la  vigilance  et  tous  les  efforts 
»  du  ministère,  lorsqu'on  ne  s'attache  qu'à 
»  en  réprimer  les  effets  et  qu'on  ne  remonte 
»  pas  jusqu'au  principe  :  ce  qui  est  bien 
»  prouvé  par  l'auteur  du  Livre  intitulé  le 
))  Détail  de  la  France  sous  Louis  XIV.  .  .  Par 
»  une  meilleure  administration,  on  aurait 
»  pu,  en  un  mois, augmenter  beaucoup  l'impôt 
»  et  enrichir  les  sujets  en  abolissant  une  im- 
»  position  destructive  et  en  ranimant  le 
»  commerce  extérieur  des  grains,  des  vins, 
»  des  laines,   des  toiles,   etc.  Qui  aurait  osé 

»  trons  aujourd'hui  et  la  plupart  de  celles  qui  ont  rap- 
»  port  à  rimpôt  ;  il  aurait  été  inventeur  de  la  science 
»  économique  s'il  n'eût  pas  cru  qu'il  existât  des  revenus 
))  d'industrie  plus  considérables  encore  que  ceux  des 
))  champs  et  s'il  eût  bien  connu  le  produit  net  de  ces  der- 
»  niers  et  s'il  eût  su  les  lois  physiques  de  la  distribu- 
»  tion  et  de  la  reproduction  des  richesses.  »  Correspon- 
dance du  Margrave  de  Bade  avec  Du  Pont  et  Mirabeau. 


—  179  — 

»  entreprendre  une  telle  réforme  dans  des 
»  temps  où  l'on  n'avait  plus  d'idées  du  gou- 
»  vernement  économique  d'une  nation  agri- 
»  cole  ?  On  aurait  cru  alors  renverser  les 
»  colonnes  de  Tédifice  \  » 

Le  marquis  de  Mirabeau,  dans  la  Théorie 
de  Vhnpôt^  a  aussi  signalé  les  services  ren- 
dus par  Boisguilbert,  et,  plus  tard,  dans 
VÉloge  funèbre  de  Quesnay,  il  a  dit  : 

«  Je  commençai  dans  le  temps  mes  Éloges 
»  des  hommes  à  célébrer,  par  rendre  jus- 
»  tice  au  célèbre  Boisguilbert,  trop  oublié  de 
^)   ses  concitoyens  volages.  » 

Il  est  donc  inexact  de  prétendre,  ainsi 
qu'on  Ta  fait,  que  les  physiocrates  et  Ques- 
nay  en  particulier  aient  méconnu  ce  qu'ils 
pouvaient  devoir  à  l'auteur  du  Détail. 

Locke  a  contribué  aussi  à  instruire  Ouesnay, 
sinon  directement,  du  moins  par  les  extraits 
qu'a  faits,  des  écrits  économiques  du  philo- 

1.  Note  de  la  maxime  24  (édition  définitive).  Dans  la 
P/u/siocratie  après  les  mots  «  ce  qui  est  bien  prouvé  » 
on  lit:  «  pour  le  temps  ».  Les  mots  «en  un  mois  »  sont 
supprimés  ;  au  lieu  de  a  on  n'avait  plus  d'idée  »,  on 
lit  :  «  l'on  n'avait  nulle  idée  », 


—  180  — 

sophe  écossais,  Dupré  de  Saint-^Iaiir,  en 
tête  de  son  Essai  sur  les  Monnaies^  où 
Quesnay  a  puisé  presque  toutes  les  données 
statistiques  dont  il  a  eu  besoin. 

Signalons  seulement  quelques-uns  des 
principes  contenus  dans  ces  extraits  : 

«  L'argent  est  une  marchandise  qui, 
comme  toutes  les  autres,   hausse  ou  baisse. 

»  L'intérêt  de  l'argent  ne  saurait  être  sur 
un  pied  toujours  uniforme.  Il  est  pourtant 
nécessaire  de  le  resserrer  dans  certaines 
bornes  pour  permettre  aux  tribunaux  de  se 
prononcer  quand  il  ny  a  aucune  convention 
entre  les  parties.  Il  faut  aussi  protéger  la 
jeunesse  et  Tindigence  contre  Tusure. 

»  La  richesse  d'un  Etat  ne  consiste  pas  à 
avoir  plus  d'argent  qu'un  autre,  mais  à  en 
avoir  à  proportion  plus  que  ses  voisins  et  à 
en  faire  un  meilleur  usage. 

»  Il  n'v  a  que  deux  voies  pour  enrichir  un 
État  qui  n'a  point  de  mines  en  propre  :  les 
conquêtes  et  le  commerce. 

»  Ce  n'est  pas  l'excellence  des  choses,  non 
plus  qu'une   addition    ou    une    augmentation 

1.  Ou  Réllexions  sur  le  rapport  entre  Targent  et  les 
denrées.  174(5. 


—  181  — 

de  valeur  intrinsèque  qui  rend  le  prix  des 
choses  plus  ou  moins  grand,  mais  la  quan- 
tité de  Tespèce  à  vendre  comparée  à  la  con- 
sommation qu'on  en  peut  faire.  L'air  et  Feau 
ne  se  vendent  point.  » 


llï 


On  a  fait  de  Cantillon  un  précurseur  des 
Physiocrates.  C'est  trop  dire. 

L'Essai  sur  la  nature  du  Commerce  ne  fut 
publié  qu'en  1755,  bien  qu'il  eût  été  écrit 
longtemps  auparavant.  Gournay  en  recom- 
manda la  lecture  à  ses  amis,  mais  il  traduisit 
et  conseilla  de  traduire  d'autres  ouvrages 
étrangers  d'opinions  très  différentes.  Le 
marquis  de  Mirabeau,  qui  possédait  le  ma- 
nuscrit de  VEssai,  s'en  servit  pour  écrire 
VAmi  des  Hommes;  mais  le  marquis  n'était 
pas  alors  physiocrate. 

Quant  à  Quesnay,  il  a  cité  VEssai  de 
Cantillon,  ainsi  que  d'autres  ouvrages  ré- 
cents, dans  son  article  Grains;  mais  il  a  dû 
rédiger  son  article  Fermiers  en  1755,  l'année 
même  où  parut  cet  Essai. 

L'ouvrage  de  Cantillon  ne  nous  paraît  pas 


—  182  — 

d'ailleurs  avoir  rimportance  théorique  que 
quelques  auteurs  modernes  lui  ont  attribuée. 

Gantillon  connaissait  bien  les  principes 
admis  de  son  temps  sur  la  monnaie,  les  ban- 
ques, les  prix.  lia  émis  sur  quelques  ques- 
tions des  opinions  ingénieuses;  en  parlant 
de  la  formation  des  villes,  il  a  entrevu  les 
phénomènes  de  concentration  des  forces;  à 
propos  de  Tintérét  de  Targent,  il  a  compris 
qu'il  ne  pouvait  être  limité  par  la  loi.  Mais 
les  généralités  qui  forment  la  partie  princi- 
pale de  son  exposé  sont  d'un  intérêt  mé- 
diocre. 

Ce  qui  a  fait  dire  que  V Essai  sur  le  Com- 
merce était  la  source  des  idées  physiocra- 
tiqiies,  c'est  la  phrase  placée  au  début  du 
livre  : 

«  La  terre  est  la  source  ou  la  matière  d'où 
on  tire  la  richesse  ;  le  travail  de  l'homme  est 
la  forme  qui  la  produit^,  et  la  richesse  elle- 
même  n'est  autre  chose  que  la  nourriture, 
les  commodités  et  les  agréments  de  la  vie.  » 

Mais  les  conséquences  que  Gantillon  a 
tirées  de  sa  proposition  première  ne  res- 
semblent nullement  au  système  de  Quesnay. 

Gantillon  en  arriva   à  dire  que  u  la  multi- 


—  183  — 

plication  ou  le  décroissement  des  peuples 
dépend  des  propriétaires  ».  Il  prétendit  que 
le  prix  des  marchandises  est  en  raison  de  la 
quantité  de  terre  et  de  travail  qui  entre  dans 
leur  production.  «  11  n'y  a  jamais,  dit-il,  de 
variation  dans  la  valeur  intrinsèque  des 
choses,  mais  Timpossibilité  de  proportionner 
la  production  à  la  consommation  cause  une 
variation  journalière  et  un  flux  et  reflux  per- 
pétuel dans  les  prix  du  marché.  Comme  ceux 
qui  travaillent  doivent  subsister  du  produit 
de  la  terre,  la  valeur  intrinsèque  d'une  chose 
peut  être  mesurée  par  la  quantité  de  terre 
qui  est  employée  pour  sa  production  et  par 
la  quantité  de  travail  qui  y  entre,  c'est-à-dire 
par  la  quantité  de  terre  dont  on  attribue  le 
produit  à  ceux  qui  y  ont  travaillé.  »>  En  consé- 
quence, puisque  toutes  les  terres  appartien- 
nent au  Prince  et  aux  propriétaires,  toutes  les 
choses  qui  ont  une  valeur  intrinsèque  ne 
Font  qu'à  leurs  dépens.  «  M.  le  chevalier 
»  Petty,  dans  un  petit  manuscrit  de  Tannée 
»  1685,  regarde  ce  pair,  en  équation  de  la 
»  terre  et  du  travail,  comme  la  considération 
»  la  plus  importante  dans  l'arithmétique  po- 
»    litique.   » 


Enfin  Cantillon  a  avancé  que  plus  il  y  a  de 
travail  dans  un  Etat,  plus  il  est  censé  riche; 
mais  que  si  ce  travail  est  appliqué  à  exploiter 
des  mines  d'or  et  d'argent  ou  à  attirer  des 
métaux  précieux  en  échange  de  produits  ma- 
nufacturés, TEtat  est  réellement  riche,  car  ce 
qui  semble  déterminer  la  grandeur  des  Etats 
est  Fexistence  de  réserves  en  marchandises 
ou  en  argent  pour  acheter  les  choses  néces- 
saires en  cas  de  besoin. 

On  ne  saurait  voir  dans  ces  assertions, 
contradictoires  et  non  personnelles  à  l'au- 
teur, Torigine  des  idées  physiocratiques. 

On  a  cité  aussi  d'Argenson  comme  précur- 
seur de  Quesnay.  Aucun  écrit  de  d'Argenson 
n'a  été  publié  de  son  vivant  en  dehors  de  quel- 
ques articles  donnés  au  Journal  économique. 
Des  notes  de  cet  homme  estimable  ont  cir- 
culé en  manuscrit;  ses  opinions  étaient  con- 
nues ;  on  savait  qu'il  était  hostile  à  la  régle- 
mentation. On  connaissait  la  formule  qu'il  a 
expliquée  dans  ses  Mémoires  :  <<  Pour  mieux 
gouverner,  il  faudrait  gouverner  moins... 
Toutes  les  autres  nations  nous  haïssent  et 
nous  envient.  Et  nous,  ne  les  envions  point; 


—  185  — 

si  elles  s'enrichissent...  elles  nous  prendront 
davantage  de  nos  denrées:  elles  nous  rap^ 
porteront  davantage  des  leurs  et  de  leur 
argent.  Détestable  principe  que  celui  de  ne 
vouloir  notre  grandeur  que  par  rabaissement 
de  nos  voisins  !  Il  n'y  a  que  la  méchanceté 
et  la  malignité  du  cœur  de  satisfaites  dans  ce 
principe  et  l'intérêt  y  est  opposé.  Laissez 
faire,  morbleu  !  laissez  faire.  » 

Mais  dWrgenson  opinait  par  sentiment; 
il  n'était  nullement  un  théoricien.  On  pour- 
rait avec  autant  ou  aussi  peu  de  raisons 
classer  parmi  les  précurseurs  de  Quesnay 
tous  les  personnages  ou  écrivains  qui  ont 
émis  avant  lui  quelque  idée  juste  sur  des 
sujets  touchant  à  l'Economie  politique.  L'abbé 
de  St-Pierre,  tout  mercantiliste  qu'il  fut. 
n'a-t-il  pas  dit  : 

«  Quand  il  se  fait  une  vente  entre  mar- 
»  chands,  le  vendeur  v  ffaç^ne  et  l'acheteur 
»  aussi,  car  dans  un  gain  réciproque  et  réel 
y>  ou  apparent,  ni  le  vendeur  ne  vendrait  à 
«  tel  prix,  ni  l'acheteur  de  son  côté,  n'achète- 
«  rait  à  tel  prix.  « 

Ce  qui  est  incontestable,  c'est  qu'au 
moment  oii   Quesnay  écrivit  pour  l'Encyclo- 


—  186  — 

pédie,  un  grand  nombre  d'ouvrages  ayant 
bien  le  caractère  d'ouvrages  économiques 
furent  publiés,  grâce,  en  partie,  aux  efforts  de 
Gournay. 

Les  meilleurs  sont  les  Remarques  sur  les 
avantages  et  les  désavantages  de  la  France  et 
de  la  Grande-Bretagne  (1754)  de  Plumart  de 
Dangeul  et  V Essai  sur  la  police  des  grains 
(1755)  d'Herbert;  Quesnaylesa  cités  dans  son 
article  Grains.  Le  J ournal  économique ,  fondé 
en  1751,  avait  publié  aussi  des  traductions 
anglaises  ou  des  notes  d'un   certain  intérêt. 

Les  Essais  économiques  de  Hume,  où  la 
théorie  de  la  balance  du  commerce  était  battue 
en  brèche,  avaient  été  traduits  dès  leur  appa- 
rition, fort  mal  d'ailleurs,  en  1752,  par  M"^  de 
la  Chaux  et  en  1754  par  l'abbé  Leblanc  '. 

Enfin  dans  XEncyclopédie  se  trouvaient 
déjà  les  articles  Change  et  Commerce  de 
Forbonnais  qui,  réunis,  formèrent  un  véri- 
table traité  ^ 


1.  Les  Physiocrates  ont  donné  des  extraits  des  Essais 
dans  le  Journal  de  l'agriculture,  en  1764.  Hume  était 
alors  à  Paris,  comme  secrétaire  de  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre. 

2.  Les  Eléments  du  commerce. 


—  J87  — 

Que  Quesnay  ait  profité  de  ces  divers 
ouvrages \  c'est  très  probable;  mais  qu'il  ait 
tiré  ses  idées  «  fortes  et  nouvelles  »  d'écrits 
parus  la  veille,  il  est  impossible  de  l'ad- 
mettre. 

Nous  venons  de  citer  Forbonnais.  Gomme 
cet  auteur  a  été  le  principal  adversaire  des 
physiocrates,  disons  dès  à  présent  quelques 
mots  de  ses  idées. 

Dans  V Encyclopédie,  il  avait  abouti  aux 
conclusions  ci-après: 

1.  Baudeau, rendant  compte  de  l'Histoire  du  Droit  na- 
turel de  Hubner  dans  les  Ephémérides  du  citoyen,  a 
parlé  en  passant  du  théologien  philosophe  Cumberland: 
«  Il  a  reconnu  que  le  bien  de  tous  est  la  souveraine  loi 
))  de  tous,  comme  le  salut  du  peuple  est  celle  de  la  so- 
»  ciété  civile.  Le  bon  évêque  de  Péterborough  est  un  des 
»  plus  dignes  précurseurs  de  la  Science.  »  Prenant  ces 
mots  à  la  lettre,  des  critiques  modernes  en  ont  conclu 
que  les  Physiocrates  se  sont  inspirés  de  Cumberland  ; 
il  est  problable  qu'aucun  d'eux  n'a  lu  les  écrits  de  ce 
philosophe. 

On  avait  cité  avec  aussi  peu  de  raisons  comme  pré- 
curseurs des  Physiocrates  l'italien  Bandini,  auteur  d'un 
Discors  économies,  reproduit  dans  la  collection  Cus- 
todi,  et  l'anglais  Asgill,  auteur  de  Several  assertions 
proved  in  orderto  create  another  speces  of  money  than 
gold  (1696).  Le  discours  de  Bandini  composé  en  1737 
n'a  été  publié  qu'en  1773;  l'écrit  d'Asgill  était  inconnu 
très  probablement  en  France. 


—  188  — 

Lorsque  l'introduction  des  marchandises 
étrangères  nuit  à  la  consommation  des  pro- 
duits manufacturés  par  la  nation,  TEtat  perd  : 
i"^  la  valeur  d'acquisition  des  produits  étran- 
gers ;  2^  celle  des  salaires  qu'auraient  gagnés 
les  ouvriers  nationaux  employés  à  faire  des 
objets  similaires  ;  3*^  celle  des  matières  pre- 
mières qui  aurait  été  tirées  du  sol  national  ; 
4"^  le  bénéfice  que  la  circulation  de  toutes  ces 
valeurs  aurait  procuré  aux  citoyens  ;  5°  les 
ressources  que  le  prince  aurait  pu  tirer  de 
Taccroissement  d'aisance  qui  en  aurait  été  la 
suite. 

Forbonnais  admirait  l'acte  de  navigation  de 
Cromwell  ;  il  louait  le  système  des  primes  à 
l'exportation  des  grains  adopté  par  l'Angle- 
terre en  1689.  Il  disait  aussi  : 

«  Chaque  pays  est  libre  de  créer  des  manu- 
»  factures  comme  il  l'entend.  Libre  égale- 
))  ment  à  lui  d'établir  des  droits  de  prohibi- 
»   tion  pour  les  défendre.  » 

Lorsque  se  posa  la  question  de  la 
liberté  du  commerce  des  indiennes,  il  sou- 
tint contre  Morellet,  Abeille  et  Gournay  le 
système  des  prohibitions. 

Forbonnais  était  donc  un  protectionniste,  et 


—189  — 

il  faut  bien  peu  connaître  ses  écrits  pour 
le  représenter  comme  un  économiste  libéral, 
ainsi  qu'on  Ta  fait,  il  y  a  quelques  années,  lors 
de  la  publication  de  notre  volume  sur  Vincent 
de  Gournay. 

Il  avait  beaucoup  plus  de  compétence  en 
histoire  financière  qu'en  économie  politique. 
Ses  Considérations  sur  les  finances  cU Espagne 
(1753)  avaient  été  justement  remarquées  ;  par 
ses  Recherches  et  ses  Considérations  sur  les 
fi,nances,  il  a  acquis  et  conservé  une  réputa- 
tion méritée. 

Quesnay  n'étaitpas  un  érudit  en  matière  éco- 
nomique. Il  avait  lu,  mais  il  avait  plus  encore 
observé  et  réfléchi.  Selon  toutes  vraisem- 
blances, ((  il  a  nourri  ses  idées  en  silence 
avant  de  les  mettre  au  jour  »,  ainsi  que  l'a  dit 
de  Lavergne,  et  il  les  a  nourries  en  considérant 
les  faits  suggestifs  qui  se  passaient  sous  ses 
yeux.  Il  chercha  dans  la  nature  ce  qui  n'est 
pas  dans  les  livres,  a  dit  aussi  Du  Pont  de 
Nemours. 

Fils  de  paysans  de  la  Beauce,  ayant  vécu 
longtemps  dans  un  rayon  peu  éloigné  de 
Paris,  il  avait  pu  voir  les  effets  des  famines 
des  dernières  années  du  rèj^nc  de  Louis  XIV 


—  190  ~ 

et  de  celle  de  1723.  Il  avait  pu  constater  avec 
quelle  violence  et  quel  arbitraire  la  police 
pourvoyait  par  réquisitions  à  rapprovision- 
nement  de  Paris.  Il  connaissait  la  misère  des 
<:ampagnes. 

Transporté  par  les  circonstances  à  Ver- 
sailles, il  y  fut  témoin  de  Tégoisme  des  gens 
de  cour  et  de  Ténornie  fortune  des  traitants  ; 
attaché  au  service  d'une  femme  qui,  parce 
qu'elle  était  supérieure  en  beauté,  se  croyait 
apte  amener  les  destinées  de  la  France;  ap- 
prochant un  roi  trop  enclin  à  la  paresse  pour 
agir  par  lui-même  et  des  hommes  d'Etat  im- 
provisés qui  n'avaient  que  des  vues  empi- 
riques, il  put  croire  qu'en  appliquant  à  la 
science  du  gouvernement  la  méthode  dont 
il  avait  fait  usage  dans  les  sciences  médicales, 
il  pourrait  exercer  une  bienfaisante  in- 
fluence. 

Gomme  l'abbé  de  Saint-Pierre,  logé  aussi 
à  la  cour,  en  qualité  d'aumônier  de  Madame, 
mère  du  Piègent,  il  pouvait  dire  : 

((  Je  n'ai  fait  qu'acheter  une  petite  loge 
»  pour  voir  de  plus  près  les  acteurs...  Je 
»  vois  jouer  tout  à  mon  aise  les  premiers 
»  rôles   et  je  les  vois   d'autant  mieux  que  je 


-  191  — 

»  n'en  joue  aucun,  que  je  vais  partout  et  que 
»  Ton  ne  me  remarque  nulle  part.  Je  vois  ici 
»  notre  gouvernement  dans  sa  source  et 
»  j'entrevois  déjà  qu'il  serait  facile  de  le 
»  rendre  beaucoup  plus  honorable  pour  le 
»  roi,  plus  commode  pour  ses  ministres  et 
»  beaucoup  plus  utile  pour  les  peuples.   » 

Les  suppositions  que  Ton  peut  faire  sur 
les  sentiments  intimes  de  Quesnay  sont  con- 
firmées par  le  langage  que  tint  le  marquis  de 
Mirabeau,  lorsqu'il  prononça  V Eloge  funèbre 
de  son  ami  : 

«  Je  ferai  voir  d'où  il  est  parti,  où  il  est 
arrivé,  quel  emploi  il  fît  de  ses  talents,  de  son 
génie,  de  sa  faveur;  je  dissiperai  les  ombres 
que  l'envie  voulut  répandre  sur  sa  carrière, 
en  lui  faisant  un  crime  d'avoir  rassuré  une 
tête  faible,  effrayée,  et  émoussé  ainsi  l'arme 
meurtrière  que  l'intrigue,  hideuse  et  toujours 
active,  avant-courrière  des  crimes  réfléchis  et 
préparés,  présente  sous  toutes  les  formes  à 
toute  illégitime  autorité.   » 

Un  ambitieux  aurait  usé  de  la  faveur  de 
«  l'illégitime  autorité  »  pour  pousser  ses 
amis  et  se  pousser  lui-même.  Quesnay  songea 
surtout  à  faire  prévaloir  les  solutions  que  ses 


—  192  — 

réflexions  lui  suggéraient,  offrant  le  spectacle 
unique  en  son  genre  d'un  sexagénaire^  qui 
renonce  aux  études  de  toute  sa  vie  pour  se 
livrer  à  des  recherches  sur  des  sujets  à  peine 
explorés  par  d'autres. 

Les  circonstances  s'y  prêtaient. 

La  question  des  subsistances  qui  avait  été, 
avec  celle  des  finances,  l'objet  des  préoc- 
cupations constantes  des  gouvernants  au 
XVIIP  siècle  semblait  devoir  être  prochaine- 
ment résolue. 

Jusque-là,  on  avait  copié,  pour  remédier 
aux  disettes  ou  pour  les  prévenir,  les  me- 
sures usitées  au  moyen  âge.  Cependant,  aux 
temps  féodaux,  la  réglementation  n^était  que 
locale  et  temporaire  ;  elle  disparaissait 
avec  la  disette.  Au  XVP  siècle,  quand  la 
féodalité  fut  à  peu  près  détruite  et  les 
pouvoirs  concentrés  dans  la  main  du  roi, 
les  légistes  avaient  entrepris  de  soumet- 
tre le  commerce  des  grains  de  toute  la 
France  à  un  régime  uniforme  et  permanent. 
Mais  leurs  tentatives  de  centralisation  ne 
furent    pas    immédiatement    suivies   d'effet. 

1.  L'abbé  de  Saint-Pierre  ne  commença  à  écrire  qu'à 
cinquante  ans. 


—  193  — 

Sous  Henri  IV,  grâce  à  rinfluence  de 
Sully,  le  commerce  des  grains  fut  presque 
libre  et  l'exportation    des  céréales  favorisée. 

Avec  Colbert,  au  contraire,  la  réglemen- 
tation avait  reparu.  Ses  successeurs  l'aggra- 
vèrent ;  dans  la  dernière  partie  du  règne  de 
Louis  XIV  et,  après  la  Régence,  jusqu'au 
milieu  du  XVIII®  siècle,  elle  fut  à.  peu  près 
permanente. 

Machault,  en  dernier  lieu^  réédita  une 
ancienne  prescription  que  le  chancelier  de 
l'Hôpital  avait  introduite  dans  les  lois  de  son 
temps,  dont  Jean  Bodin  et  Etienne  Pasquier 
s'étaient  moqués,  et  qui  consistait  à  empêcher 
de  planter  en  vignes  les  terres  qui  pouvaient 
être  ensemencées  en  céréales. 

L'exportation  des  grains  était  presque  cons- 
tamment interdite,  soit  hors  du  royaume, 
soit  d'une  province  à  l'autre.  Les  gou- 
vernants, sous  prétexte  de  protéger  le  con- 
sommateur, écrasaient  le  cultivateur  déjà 
courbé  sous  le  poids  des  impôts  en  lui  en- 
levant la  faculté  d'écouler  ses  produits  au 
mieux  de  ses  intérêts. 

L'agriculture  payait  en  réalité   les  frais  du 

SCHELLE.  13 


système  mercantile.  Les  obstacles  à  la 
sortie  faisaient  tomber  le  prix  des  grains  à 
presque  rien  en  temps  d'abondance  ;  le  blé 
était  jeté  au  fumier  faute  d'écoulement  pos- 
sible ;  les  paysans,  sans  ressources,  dimi- 
nuaient leur  production  ;  l'abondance  pré- 
parait la  disette.  Les  obstacles  mis  à  la  vente 
des  grains  à  l'intérieur,  qui  complétaient  les 
mesures  destinées  à  u  procurer  au  peuple 
des  subsistances  en  abondance  et  à  bon 
marché  ;>,  ainsi  qu'il  est  dit  dans  une  ordon- 
nance royale,  l'obligation,  par  exemple,  de 
vendre  sans  pouvoir  les  remporter,  les 
grains  qui  étaient  apportés  sur  un  marché 
ou  mis  en  route  pour  les  y  amener,  em- 
pêchaient en  tout  temps  les  paysans  d'obtenir 
la   rémunération  normale  de  leurs  efforts. 

Le  contrôleur  général,  Moreau  de  Séchelles, 
venait  de  modifier  les  errements  administra- 
tifs. 

Un  arrêt  du  17  septembre  1754  avait  donné 
la  liberté  au  commerce  des  grains  à  Tinté- 
rieur  du  rovaume  et  autorisé  pour  une  durée 
indéfinie  les  provinces  du  Languc(f.c  et 
d'Auch  à  exporter  des  grains  par  l«'s  porls 
d'Agde  et  de  Rayonne. 


—  195  — 

Vincent  de  Gournay,  intendant  du  com- 
merce, n'avait  pas  été,  selon  tontes  vraisem- 
blances, étranger  à  la  réforme. 

Quesnay  y  prit-il  part  ?  Rien  ne  Tétablit. 
Mais  il  reçut  la  noblesse  en  1752  ;  il  était,  à 
cette  époque,  déjà  regardé  comme  un  pen- 
seur; il  ne  dut  point  rester  indifférent  enlace 
d'une  réforme  qui  répondait  à  ses  désirs  et 
qu'il  défendit  avec  force  dans  ses  articles  de 
V Encyclopédie.  Nous  verrons  plus  loin  par 
quels  procédés  il  s'efforça  d'intéresser  le  roi 
et  M™^  de  Pompadour  aux  problèmes  dont  il 
croyait  avoir  trouvé  la  solution. 


IV 


L'idée  dominante  du  premier  des  articles  de 
Quesnay,  Tarticle /^e/7^//e/'6-,  est  que  la  produc- 
tion agricole  ne  peut  exister  ni  sans  avances 
préalables  —  c'est-à-dire  sans  capitaux,  —  ni 
sans  gains  pour  le  producteur,  ni  sans  dé- 
bouchés pour  les  produits. 

Après  Boisguilbert  et  \  auban,  Quesnay 
montrait  le  [)aysan  accablé  d'impôts,  écrasé 
sous  le  poids  de  la  milice  et  des  corvées  et 


—  196  — 

n'ayant  pas  la  liberté  de  vendre  ses  récoltes 
où  il  avait  intérêt  à  le  faire. 

11  comparait  la  grande  et  la  petite  culture. 
Les  définitions  qu'il  donnait  de  l'une  et  de 
l'autre  étaient  basées  sur  une  distinction 
presque  puérile  :  l'emploi  des  chevaux  pour 
le  labour  dans  Tune,  Temploi  des  bœufs  dans 
Tautre..  Mais  les  conséquences  qu'il  tirait  de 
sa  comparaison  étaient  exactes. 

Il  voyait,  dans  la  grande  culture,  de  riches 
fermiers,  faisant  à  la  terre  de  larges  avances, 
tirant  du  sol  de  fortes  récoltes  et  ayant  des 
profits  convenables.  Il  voyait  au  contraire 
dans  la  petite  culture  de  pauvres  métayers 
qui,  ne  disposant  comme  instruments  de  pro- 
duction que  du  bétail  fourni  par  leurs  pro- 
priétaires, n'obtenaient  que  de  maigres  pro- 
duits et  restaient  misérables. 

Comme  les  fermiers  riches  étaient  en 
petit  nombre,  la  majeure  partie  du  sol  culti- 
vable de  la  France  était,  j)Our  ainsi  dire, 
en  friche,  (luesnay  attribuait  cette  situa- 
tion fâcheuse  à  trois  causes  : 

A  la  désertion  des  campagnes  par  les  en- 
fants des  laboureurs  ; 

Aux  impositions  arbitraires  qui  enlevaient 


—  197  — 

toule  sécurité  aux  capitaux  employés  dans  la 
culture  ; 

Aux  gènes  apportées  au  commerce  des 
grains. 

Certains  politiques,  dont,  prétendait-on,  le 
surintendantd'O,  avaient  posé  en  principe  que 
rindigence  des  campagnes  était  un  aiguillon 
nécessaire  pour  obliger  les  paysans  à  se  livrer 
au  rude  travail  de  la  terre.  En  matière  fis- 
cale, la  taille  arbitraire  semblait  avoir  été 
organisée  pour  empêcher  les  capitaux  d'aller 
à  l'agriculture  ;  car  le  cultivateur  devait  dis- 
simuler ses  ressources  pour  ne  pas  être  frappé 
trop  rudement  par  le  collecteur.  En  matière 
économique,  les  gouvernants,  songeant  à 
protéger  l'industrie  et  voulant  assurer  aux 
habitants  des  grandes  villes  une  nourriture 
suffisante  et  à  bon  marché,  entendaient  forcer 
le  paysan  à  vendre  son  blé  à  bas  prix;  un 
grand  nombre  d'ordonnances  royales  avaient 
été  rendues  en  ce  sens;  on  avait  été  jusqu'à 
permettre  à  quiconque  de  cultiver  les  terres 
que  les  laboureurs  abandonnaient.  Ruiné 
en  temps  d'abondance  par  l'abondance  même, 
ruiné  en  temps  de  disette  parce  (ju'alors  la 
hausse  des  prix  ne  compensait  pas  l'insufli- 


—  198  — 

sance  des  qunntités,  vexé  en  tout  temps, 
le  cultivateur  réduisait  peu  à  peu  sa  produc- 
tion. Ses  enfants,  pressés  d'échapper  à  la 
misère,  allaient  peupler  les  villes  pour  d'in- 
fimes salaires. 

Quesnay  évaluait  la  production  annuelle  en 
blé  à  42  millions  de  setiers  ;  il  estimait, 
qu'avec  une  bonne  culture^  elle  pourrait 
s'élever  à  70  millions  de  setiers  109  millions 
d'hectolitres),  ce  qui  correspond  à  peu  près 
à  notre  production  actuelle  en  froment,  bien 
que  notre  sol  fournisse  encore  une  foule 
d'autres  produits.  Il  reconnaissait  que  cette 
énorme  quantité  excéderait  les  besoins  de  la 
consommation  indigène,  mais  il  pensait  que 
les  grains  non  employés  pourraient  être 
exportés  et  qu'à  la  culture  du  blé  pourrait 
être  substitué  l'élevage  sur  une  partie  du 
territoire,  de  manière  à  produire  de  la  viande, 
à  faire  des  laines  et  à  avoir  ainsi  des  éléments 
d'exportation. 

Pour  atteindre  le  but,  il  fallait  donner 
la  sécurité  aux  cultivateurs  en  réformant 
l'assiette  de  l'impôt  et  en  rendant  libre  le 
commerce  de^  céréales.  Alors  les  capitaux  et 
les    hommes   iraient  à  la   culture  ;  la   France 


—  199  — 

verrait  augmenter  sa  population,  ses  ri- 
chesses et  sa  puissance. 

Quesnay  exagérait  assurément  les  consé- 
quences immédiates  des  réformes  qu'il  récla- 
mait ;  mais  il  voyait  clairement  les  causes 
principales  qui  s'opposaient,  de  son  temps, 
aux  progrès  de  l'industrie  agricole. 

Ses  idées  étaient  tirées  en  partie  de 
Boisguilbert,  mais  elles  étaient  plus  fermes, 
surtout  quant  à  l'influence  des  capitaux  sur 
la  production. 

Le  premier  article  de  Quesnay  n'étaitqu'un 
essai.  L'article  Grains  en  fut  le  développe- 
ment. 

Les  gouvernants  ont  voulu,  dit  plus  nette- 
ment Quesnay^  favoriser  les  industries  de 
luxe  en  prohibant  les  produits  étrangers  ;  ils 
ont  voulu  faire  baisser  de  force  le  prix  du 
blé  en  interdisant  l'exportation  des  grains. 
Ils  ne  sont  parvenus  qu'à  ruiner  l'agricul- 
ture et  à  réduire  les  débouchés  du  commer{;e 
extérieur. 

La  liberté  d'exportation  des  grains  est  le 
seul  moyen  d'empêcher  les  non-valeurs  de 
blé.  Grâce   à  elle,  les  prix  de  l'intérieur  se 


—  200  — 

mettent  au  niveau  des  prix  du  dehors,  sans 
que,  pour  cela,  les  subsistances  diminuent; 
les  quantités  exportées  sont  toujours  peu 
importantes  ;  elles  n'atteignent  au  maxi- 
mum que  deux  millions  de  seliers  -environ 
3 millions  d'hectolitres^. 

Recherchant  ensuite  ce  que  pourraientètre 
la  production  et  la  richesse  de  la  France  si 
son  sol  était  partout  cultivé  en  grande  cul- 
ture, Quesnay  inséra  dans  son  article  une 
statistique  agricole  qui  n'est  pas  dénuée  d'in- 
térêt. Il  termina  en  posant  une  série  de 
maximes  où  tout  un  plan  d'administration 
était  dressé,  un  plan  nouveau,  entièrement 
opposé  aux  principes  qui  avaient  prévalu 
depuis  Colbert. 

Les  «  Maximes  d'un  gouvernement  agri- 
cole )>,  ainsi  qu'il  les  a  appelées,  sont  au 
nombre  de  quatorze  et  sont  accompagnées 
d'explications  plus  ou  moins  étendues^  qui 
en  atténuent  la  raideur  apparente.   Ainsi  la 


1.  Voici  le  texte  de  ces  Maximes  : 

1)  Les  travaux  d'industrie  ne  multiplient  pas  les  ri- 
chesses. 

2)  Les  travaux  d'industrie  contribuent  à  la  popula- 
tion et  à  l'accroissement  des  richesses. 


—  201  - 

première  maxime  :  «  Les  travaux  d'industrie 
ne  multiplient  pas  les  richesses  »,  est  expli- 
quée en  ces  termes  : 

«  Les  travaux  d'agriculture,  après  avoir 
»  couvert  les  frais  de  main-d'œuvre  et  procuré 
»  des  gains  aux  laboureurs  donnent  encore  des 
»  revenus  aux  biens-fonds.  Les  travaux  din- 
»  dustrie  couvrent  les  frais  de  fabrication  et 
»  donnent  des  gains  aux  marchands,  mais  ils 
))  ne  produisent  rien  au  delà. 

3)  Les  travaux  d'industrie  occupent  les  hommes  au 
préjudice  de  la  culture  des  biens-fonds,  nuisent  à  la  po- 
pulation et  à  l'accroissement  des  richesses. 

4)  Les  richesses  des  cultivateurs    font  naître  les  ri 
chesses  de  la  culture. 

5)  Les  travaux  d'industrie  contribuent  à  l'augmen- 
tation des  revenus  des  bie as-fonds  et  les  revenus  des 
biens-fonds  soutiennent  les  travaux  d'industrie. 

6)  Une  nation  qui  a  un  grand  commerce  de  denrées 
de  son  crû,  peut  toujours  entretenir,  du  moins  pour 
elle,  un  grand  commerce  de  marchandises  de  main- 
d'œuvre. 

7)  Une  nation  qui  a  peu  de  commerce  de  denrées  de 
son  crû  et  qui  est  réduite,  pour  subsister,  à  un  commerce 
d'industrie  est  dans  un  état  précaire  et  incertain. 

8)  Un  grand  commerce  extérieur  de  marchandises  de 
main-d'œuvre  ne  peut  subsister  que  par  les  revenus  des 
biens-fonds, 

9)  Une  grande  nation  qui  a  un  grand  territoire  et  qui 


—  202  — 

L'erreur  de  Quesnay  au  sujet  de  la  stérilité 
relative  de  l'industrie  provenait  en  partie  de 
ce  qu'il  faisait  en  quelque  sorte  une  hiérar- 
chie des  besoins.  Celui  de  ralimentation 
étant  le  plus  impérieux,  il  en  concluait  que 
la  production  agricole  est  la  production  la 
plus  utile  ;  Terreur  s'explique  à  une  époque 
où  les  subsistances  n'étaient  pas  toujours 
sullisantes. 

De  là  à  prétendre  que  l'industrie  est,  non 
pas  inutile,  ainsi  qu'on  l'a  fait  dire  si  souvent 

fait  baisser  le  prix  des  denrées  de  son  crû  pour  favori 
ser  la  fabrication  des  ouvrages  de  main-d'œuvre  se  dé- 
truit de  toutes  parts. 

10)  Les  avantages  du  commerce  extérieur  ne  consis- 
tent pas  dans  Taccroissement  des  richesses  pécuniaires. 

11)  On  ne  peut  connaître,  par  l'état  de  la  balance  du 
commerce  entre  diverses  nations, l'avantage  du  commerce 
et  l'état  des  richesses  de  chaque  nation. 

12)  C'est  par  le  commerce  intérieur  et  par  le  com- 
merce extérieur,  et  surtout  par  l'état  du  commerce 
intérieur,  qu'on  peut  juger  de  la  richesse   d'une  nation. 

13)  Une  nation  ne  doit  pas  envier  le  commerce  de  ses 
voisins  quand  elle  tire  de  son  sol,  de  ses  hommes  et  de 
sa  navigation,  le  meilleur  produit  possible. 

14)  Dans  le  commerce  réciproque,  les  nations  qui 
vendent  les  marchandises  les  plus  nécessaires  et  les 
plus  utiles  ont  l'avantage  sur  celles  qui  vendent  des 
marchandises  de  luxe. 


—  203  — 

aux  Physiocrates,  mais  stérile  ou  non  pro- 
ductive de  richesses;  qu'elle  se  borne  à 
transformer  les  matières  premières  et  à  en 
augmenter  la  valeur  vénale  par  addition  des 
frais  de  main-d'œuvre,  sans  rien  créer;  que 
la  terre,  au  contraire,  rend  en  richesses 
nouvelles  plus  que  l'agriculteur  ne  lui  donne 
en  avances  et  que  les  richesses  se  multi- 
plient à  mesure  que  les  avances  faites  à  la 
terre  augmentent,  il  n\v  avait  qu'un  pas,  que 
Quesnay  a  franchi. 

C'est,  d'après  lui,  du  produit  net  de  la 
terre  que  vient  la  richesse  d'un  pays  agri- 
cole. Tout  ce  qui  gène  la  formation  du  pro- 
duit net  et  l'emploi  des  capitaux  qui  en 
favorisent  la  formation,  tout  ce  qui  tend  a 
écarter  les  hommes  et  les  capitaux  de  l'agri- 
culture est  une  cause  de  ruine.  En  même 
temps,  Quesnay  combattait  résolument  le 
système  mercantile  qui  avait  placé  la  source 
de  la  richesse  dans  la  monnaie. 

Il  faisait  remarquer,  dans  ses  explications, 
que  le  commerce  extérieur  se  fait  en  mar- 
chandises contre  marchandises  aussi  bien 
qu'en  marchandises  contre  argent;  il  pré- 
cisait, dans  ses  maximes,  que  la  richesse  d'une 


—  204  — 

nation  ne  consiste  pas  dans  la  masse  de  ses 
richesses  pécuniaires.  Il  montrait  qu'une 
nation  qui  tirerait  de  son  sol  et  de  son  in- 
dustrie tout  ce  dont  elle  a  besoin  n'aurait  ni 
commerce  extérieur,  ni  balance  du  commerce, 
et  serait  néanmoins  une  nation  riche.  II 
disait  que  les  mesures  dirigées  contre  les 
peuples  voisins  sont  toujours  accompagnées 
ou  suivies  de  représailles  et  que  la  vente  de 
produits  à  Fétranger  a  nécessairement  pour 
corrélatif  Tachât  de  produits  nationaux  par 
l'étranger. 

Dès  la  première  période  de  son  activité 
économique  Ouesnay  se  montra  donc  libre 
échangiste.  Il  repoussait  toute  protection 
douanière  pour  les  industries  nationales, 
contrairement  à  ce  que  Hume  semblait 
admettre  à  la  même  époque.  Il  n'en  deman- 
dait pas  pour  le  blé  bien  qu'il  se  plaignît  de 
l'avilissement  du  prix  des  denrées.  On  ne  se 
le  représente  nullement  tel  que  Ta  montré  un 
critique  trop  plaisant  :  «  président  ou  rappor- 
»  teur  de  notre  commission  des  douanes, 
»  proposant  de  nouvelles  taxes  douanières 
»  pour  remédier  à  la  mévente  du  blé  ou  du 
»  vin  ou  appuyant  au  Reichtag  allemand  la 


—  205  — 

»  motion  Kanitz  sur  le  commerce  des  cé- 
»  réaies.  » 

Il  expliquera  bientôt  qu'on  ne  peut  vendre 
sans  acheter,  que  Ton  ne  fait  de  commerce 
qu'avec  les  voisins  riches,  qu'un  pays  doit 
ouvrir  ses  frontières  même  aux  voisins  qui 
ferment  les  leurs, 

«  Tout  commerce  doit  être  libre,  dit-il  déjà 
»  dans  {'Encyclopédie,  parce  qu'il  est  de  l'in- 
»  térêt  des  marchands  de  s'attacher  aux 
»  branches  du  commerce  extérieur  les  plus 
»  sures  et  les  plus  profitables.  Il  suffît  au 
»  gouvernement  de  veiller  à  l'accroissement 
»  des  revenus  des  biens-fonds,  de  ne  point 
»  gêner  l'industrie,  de  laisser  aux  citoyens  la 
»  facilité  et  le  choix  des  dépenses  ;  de  ranimer 
»  l'agriculture  par  l'activité  du  commerce  ; 
»  de  supprimer  les  prohibitions  et  les  empè- 
»  chements  préjudiciables  au  commerce 
»  intérieur  et  extérieur  ;  dabolir  les  péages 
»  excessifs  sur  les  voies  de  communication  ; 
»  d'éteindre  les  privilèges  qui  nuisent  au 
»  commerce.  » 

Au  sujet  spécialement  de  la  liberté  de 
l'exportation  des  grains  qui  était  alors  en 
discussion,  Ouesnay  disaitque  les  progrès  du 


—  206  — 

commerce  et  de  Tindustrie  marchent  ensemble 
etque  Texportation  des  grains  n'enlève  jamais 
qu'un  superflu,  (jui  n'existerait  pas  sans  elle, 
puisque  personne  n'aurait  intérêt  à  le  faire 
naître  en  Tabsence  de  débouchés  possibles, 
qu'elle  entretient  ainsi  l'abondance  et  aug- 
mente les  revenus  du  royaume. 

Il  ajoutait  :  L'accroissement  des  revenus 
augmente  la  population  en  permettant  d'aug- 
menter la  consommation  ;  où  il  y  a  des  dépen- 
ses, il  y  a  des  gains,  où  il  y  a  des  gains, 
viennent  les  hommes.  Ainsi  par  des  moyens 
très  simples,  un  souverain  peut  faire  dans 
ses  propres  États^  des  conquêtes  bien  plus 
avantageuses  que  celles  qu'il  entreprendrait 
sur  ses  voisins. 

Revenant  enfin  sur  les  réflexions  qu'il 
avait  présentées  dans  l'article  F^/v/z/er^',  il  in- 
sistait sur  l'utilité  de  l'emploi  des  capitaux 
dans  la  culture.  «  La  mauvaise  culture  exiofe 
»  beaucoup  de  travail,  mais  faute  des  dépen- 
»  ses  nécessaires,  ce  travail  est  infructueux. 
»  Le  laboureur  succombe  et  les  bourgeois 
»  imbéciles  attiibuent  ses  mauvais  succès 
»  à  la  paresse  ;  ils  croient  qu'il  sulïit  de  la- 
»  bourer  la  terre  pour  la  faire  produire  î  » 


—  207  — 

Au  sujet  du  rôle  du  gouvernement,  il  disait 
aussi  : 

((  On  s'imagine  que  le  trouble  que  peut 
»  causer  le  gouvernement  dans  la  fortune  des 
))  particuliers  est  indifférent  à  l'Etat,  parce 
»  que,  si  les  uns  deviennent  riches  aux 
»  dépens  des  autres,  la  richesse  existe  éga- 
»  lement  dans  le  royaume.  Cette  idée  est 
»  fausse  et  absurde  ;  car  les  richesses  ne  se 
»  soutiennent  pas  elles-mêmes  ;  elles  ne  se 
»  conservent  et  ne  s'augmentent  cju'autant 
»  qu'elles  se  renouvellent  par  leur  emploi 
»  dirigé  avec  intelligence.  » 

Grimm  a  traité  les  articles  de  Quesnay 
d'obscurs  et  de  louches.  Grimm  était  inca- 
pable de  les  comprendre.  Ils  ont  contribué 
plus  que  nul  autre  écrit  à  la  chute  du  mercan- 
tilisme et  du  colbertisme.  Leur  auteur 
semble  avoir  youlu  réfuter  les  opinions 
restrictives  exposées  dans  TEncyclopédie 
mètne  par  Forbonnais.  Malgré  les  erreurs 
qu'il  a  commises,  il  a  atteint  son  but. 


()uesnay,  avons-nous    dit,     avait     préparé 
d'autres    articles.     Du    Pont   de    Neînoiirs    a 


—  208  — 

écrit  à  ce  sujet  en  1767  dans  les  EpJtémérides 
du  Citoyen  : 

«  M.  Quesnay  avait  aussi  composé  les  mots  : 
»  Intérêt  de  Vargent,  Impôt,  Hommes.  Mais 
»  lorsque  le  Dictionnaire  a  cessé  de  se  faire 
»  publiquement  et  sous  la  protection  du 
»  Gouvernement,  il  n'a  pas  cru  devoir  con- 
»  tinuer  d'y  concourir.  Il  a  gardé  ses  ma- 
»  nuscrits  qui  sont  p)ésentement  entre  nos 
»  mains  et  dont  nous  n'avons  sûrement  pas 
»  envie  de  frustrer  nos  compatriotes  qui 
»  connaissent  aujourd'hui  le  prix  et  l'utilité 
»  des  écrits  de  ce  genre  mieux  qu'ils  ne  le 
»  faisaient  en  1757.  » 

La  promesse  de  Du  Pont  de  Nemours  n'a 
été  tenue  que  pour  Vlntérêt  de  Vargent. 
Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  le  travail 
qui  fut  inséré  à  ce  sujet  dans  le  Journal  de 
V Agriculture,  du  Commerce  et  des  Finances 
devait  ressembler  beaucoup  à  celui  qui 
avait  été  préparé  pour  l'Encyclopédie,  s'il 
n'était  pas  ce  travail  même. 

Quesnay  admet  dans  le  Journal  de  V Agri- 
culture, la  légitimité  du  prêt  à  intérêt  ;  mais 
partant  de  l'idée  que  la  terre  seule  donne  un 
revenu    net   et    que    l'argent    ne     peut    rien 


—  209  — 

produire  par  lui-même;  il  prétend  que  le 
taux  de  l'intérêt  ne  doit  pas  dépasser  sans 
injustice  le  revenu  qu'il  serait  possible  de 
tirer  d'un  bien-fonds  avec  l'argent  prêté, 
que  le  taux  du  revenu  foncier  est  le  taux 
naturel  de  l'intérêt  de  l'argent,  et  que  ce 
dernier  doit  être  réglementé.  Quesnay 
trouve  contradictoire  d'admettre,  d'une  part, 
que  l'intérêt  peut  librement  varier  et,  d'autre 
part,  que  des  rentes  à  long  terme  et  à  taux 
fixe  peuvent  être  constituées.  Il  estime  en- 
fin que  les  emprunteurs  ne  sont  pas 
placés,  pour  conclure  un  contrat  de  prêt, 
dans  une  situation  aussi  favorable  que  les 
prêteurs. 

Lorsque  le  taux  de  l'intérêt  dépasse  le 
taux  naturel,  afïirme-t-il,  l'excédent  est  payé 
par  la  nation  ;  c'est  là  un  abus  dangereux, 
surtout  quand  l'Etat  est  l'emprunteur,  caria 
nation  supporte  alors  un  fardeau  qui  excède 
ses  forces. 

Quesnay  suivait  les  idées  réglementaires 
de  Locke;  en  condamnant  les  emprunts  d'Etat 
à  longue  durée,  il  pensait  sans  doute,  comme 

SCHELLE.  14 


—  210  — 

Vincent  de  Gournay',  que  les  charges  des 
emprunts  déjà  contractés  pouvaient  et 
devaient  être  réduites  par  voie  de  conver- 
sion. 

En  publiant  les  Observations  de  son  maître. 
Du  Pont  de  Nemours  ajouta  cette  note  énig- 
matique  :  «  Nous  souhaitons  que  cet  ouvrage 
»  s'attire  une  réplique  beaucoup  plus  que 
»  nous  ne  Tespérons.  »  La  réplique,  ou  plu- 
tôt la  réfutation,  est  venue  plus  tard  ;  elle  est 
contenue  dans  le  travail  de  Turgot  sur 
l'usure". 

Lorsque  Du  Pont  de  Nemours  a  dans  sa  No- 
tice abrégée  fait  le  résumé  des  divers  ouvrages 
publiés  par  les  Physiocrates,  il  a  dénaturé 
quelque  peu  les  vues  de  Quesnay;  lorsqu'il 
a  réuni  dans  la  Physiocratie  les  articles  don- 
nés parce  dernier  au  Journal  de  F  Agricul- 
ture, du  Commerce  et  des  Finances,  il  n'a  pas 
reproduit  les  Observations  relatives  à  l'in- 
térêt   de  Targent. 

De  ces  petits  faits  qui  se  sont  passés  sous 
les  yeux  de  Quesnay,  on   peut   induire,  ainsi 


1.  Voir  à  ce  sujet  Vincent  de  Gournay. 

2.  Mémoire  sur  les  prêts  d'argent,  1770. 


—  211  — 

que  nous  Favons  déjà  fait  ailleurs  %  que  le 
docteur  avait  renoncé  à  ses  idées  réglemen- 
taires. C'est  un  exemple  des  modifications 
qu'ont  subies  peu  à  peu  les  opinions  physio- 
oratiques  sous  l'influence  des  divers  membres 
de  l'école. 

Ce  serait,  en  effet,  une  erreur  de  croire 
que  leur  système  soit  sorti  tout  formé 
du  cerveau  de  son  fondateur  Quesnay. 
11  a  été  constitué  peu  à  peu,  il  a  été  présenté 
au  public  peu  à  peu,  tant  par  le  maître  que 
par  ses  élèves,  dans  des  articles,  dans  des 
brochures,  dans  des  livres,  avec  des  modifi- 
cations successives.  Quesnay  a  profité  des  re- 
cherches et  des  réflexions  de  ses  amis  et  aussi 
de  ses  adversaires  :  ses  disciples  ont  apporté 
des  amendements  et  des  compléments  à  ses 
doctrines,  chacun  contribuant  à  l'œuvre  com- 
mune avec  les  tendances  particulières  de  son 
esprit.  Aussi  ces  doctrines  ne  coïncident-elles 
pas  dans  le  détail  quand  on  les  prend  dans  des 
auteurs  différents  ou  à  des  dates  différentes, 
soit  tout  à  fait  à  leur  naissance,  soit  en  1767 
dans  la  Phi/sioc/r/lie, soit  en  1775   au  lende- 

1.  Du  Pont  de  Nemours  et  l'Ecole  Physiocratiquc. 


—  212  — 

main  de  la  mort  de  Ouesnay  el  à  la  veille  de 
la  publication  de  la  Richesse  des  nations 
d'Adam  Smith,  soit  ultérieurement,  chez  les 
publicistes  de  plus  en  plus  rares,  qui  res- 
tèrent fidèles  au   système. 

L'existence  de  l'article  Hommes  à  la  Biblio- 
thèque nationale  a  été  signalée  par  M.  le 
D""  Bauer  de  Vienne,  il  va  quelques  années\ 
Le  manuscrit  est  d'un  copiste  ignorant  ;  le 
texte  est  souvent  obscur  ;  c'est  une  ébauche 
non  revue  par  Tauteur.  On  y  trouve  pourtant 
des  réflexions  intére^^santes,  dont  voici  le 
résumé  : 

«  Les  hommes  l'ont  la  puissance  des 
Etats  ;  les  besoins  multiplient  les  riches- 
ses ;  car  sans  besoins,  il  n'y  aurait  pas  de 
consommations  et,  sans  consommations,  la 
production    serait  sans    ol)jet.  Les  richesses 

1.  Auf  Gi'uml  unfjedriichler  ScJiriften  François 
Qupsnaj/f;,  1890  —  Le  manuscrit,  généralement  dénué 
d'orthographe,  est  porté  au  catalogue  de  la  Biblio- 
thèque sous  la  rubrique  :  Économie  politique  par 
Quesnai/  (acquisitions  nouvelles  n"  1900)  avec  la  men- 
tion :  «  Ce  manuscrit  est  tiré  de  la  bibliothèque  de 
Théophile  Mandarw.Mandar était  publiciste  sous  la  Ré- 
volution; son  frère  a  donné  s<jn  nom  à  une  rue  de  Paris. 


—  213  — 

sont  les  revenus  et  non  la  masse  pécuniaire. 
Si  l'Angleterre  a  de^  revenus  égaux  à  ceux 
de  la  France,  elle  e^nt  plus  riche_,  puisqu'elle 
est  moins  étendue  et  moins  peuplée. 

»  La  population  française  a  considérable- 
ment diminué  depuis  le  milieu  du  XVII^  siè- 
cle ;  les  guerres  ont  détruit  un  grand  nombre 
d'hommes  et  supprimé  les  générations  qu'ils 
auraient  fait  naître.  La  milice,  conséquence 
des  armées  permanentes,  a  réduit  la  popu- 
lation des  campagnes.  L'intolérance  reli- 
gieuse a  chassé  les  hommes  du  territoire.  Le 
bas  prix  des  denrées,  le  défaut  de  capitaux 
dans  la  culture  et  la  misère  du  bas  peuple 
ont  arrêté  la  production  agricole. 

»  On  a  voulu  avoir  de  puissantes  armées 
de  terre  et  on  a  négligé  la  marine,  qui  aurait 
favorisé  la  navigation  commerciale.  Les 
vendeurs  ont  besoin  d'acheteurs  ;  les  uns  et 
les  autres  sont  acheteurs  et  vendeurs. 

»  On  s'est  imaginé  que  le  commerce  de- 
vait être  réservé  aux  nationaux;  ce  mono- 
pole n'a  été  suggéré  que  par  Tintérêt  par- 
ticulier des  commerçants.  Ce  n'est  pourtant 
pas  le  moyen  d'assurer  le  débit  des  produc- 
tions que  d'interdire  l'entrée  des  ports  aux 
étrangers  ! 


—  214  — 

»  On  a  voulu  que  les  subsistances  soient 
abondantes ,  et  on  a  empêché  l'exporta- 
tion des  produits  du  sol.  Or,  l'abondance 
sans  gains  pour  le  producteur  engendre 
la  misère  et  amène  la  dépopulation.  L'ac- 
croissement du  nombre  des  hommes  est 
incompatible  avec  l'absence  de  richesses, 
avec  l'absence  de  sûreté  pour  les  biens  et  de 
liberté  pour  les  personnes. 

»  L'abondance  n'est  profitable  que  si  les 
prix  de  vente  couvrent  les  frais  de  produc- 
tion. C'est  l'aisance  et  non  la  misère  qui  est 
l'aiguillon  du  travail  ;  c'est  Taisance  qui  en- 
courage les  hommes  à  avoir  des  enfants  qui 
leur  succéderont  dans  leurs  professions. 

»  L'argent  n'est  pas  la  richesse  ;  c'est  le 
moyen  de  se  procurer  des  richesses  qui  ont 
le  même  pouvoir  d'achat  que  l'argent.  Pour 
s'enrichir,  il  ne  faut  pas  chercher  à  prendre  l'ar- 
gent de  ses  voisins,  à  leur  vendre  cher  quel- 
ques marchandises  de  luxe  pour  leur  acheter 
cher,  en  échange,  quelques  autres  marchan- 
dises ;  il  faut  leur  vendre  des  produits  au 
prix  réel,  au  prix  fondamental. 

»  Quel  est  ce  prix  ?  C'est  celui  qui  s'établit 
chez   les   diverses   nations,    quand    le    com- 


—  215  — 

merce  extérieur  est  libre,  d'après  ce  qui  est 
moyennement  nécessaire  pour  couvrir  les 
frais  de  production.  Quand  le  commerce  est 
gêné ,  les  prix  tombent  en  temps  d'abon- 
dance au-dessous  de  ces  frais  ;  en  temps  de 
disette,  ils  ne  montent  pas  assez  haut  pour 
être  rémunérateurs.  11  n'y  a  pas  compensa- 
tion d'une  année  à  l'autre  pour  les  acheteurs 
qui  consomment  toujours  la  même  quantité. 
11  n'y  en  a  pas  non  plus  pour  les  producteurs 
dont  les  quantités  à  vendre  subissent  d'é- 
normes variations. 

»  En  conséquence,  sans  liberté  commer- 
ciale, les  richesses  diminuent  et  la  popula- 
tion décline,  car  son  accroissement  dépend 
de  l'accroissement  des  richesses,  c'est-à-dire 
du  bon  emploi  des  hommes  et  du  bon  em- 
ploi des  richesses. 

»  Les  hommes  produisent  les  richesses 
non  pas  avec  leurs  bras,  mais  avec  un  travail 
intelligent  et  utile  ;  et  le  travail  n'acquiert 
cette  double  qualité  que  si  les  hommes  sont 
déjà  dans  l'aisance.  11  ne  faut  pas  comprendre 
dans  la  population  profitable  à  l'Etat  les  fa- 
milles en  non-valeurs;  les  hommes,  comme 
les  terres,  tombent  en  friche,  lorsqu'ils  sont 
épuisés. 


—  216  — 

»  Les  richesses  proviennent,  en  somme,  de 
deux  sources  :  du  sol  d'où  les  tire  le  travail 
humain  et  de  rechange  qui  permet  de  vendre 
les  produits  du  sol  pour  obtenir  les  mo^^ens 
de  satisfaction  qui  font  défaut.  L'agriculture 
et  l'échange  sont  donc  les  occupations  les 
plus  profitables. 

»  Les  autres  occupations  ne  créent  pas  de 
richesses.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que 
ces  occupations  soient  toutes  inutiles  ;  les 
seules  inutiles  sont  celles  qui,  comme  Tagio- 
tage,  font  simplement  passer  les  richesses 
d'une  main  dans  une  autre. 

»  La  suppression  des  gênes  apportées  à 
l'agriculture  et  à  l'échange  des  produits  agri- 
coles contre  d'autres  produits,  doit  être  le  but 
des  efforts  des  gouvernants.  En  protégeant  les 
manufactures  de  luxe,  en  mettant  des  obs- 
tacles au  commerce  des  subsistances  pour 
en  assurer  l'abondance,  on  a  diminué  la  va- 
leur des  subsistances,  on  a  poussé  les 
hommes  vers  des  travaux  non  profitables, 
on  les  a  ruinés.  » 

On  voit,  d'après  ce  résumé\  que  Quesnay 

1.  Une  table  analj^tique  placée  à  la  fin  du  manuscrit 
porte  :  «  Etat  de  la  population  en  France  depuis  1600 


—  217  — 

reprenait  sous  une  forme  nouvelle,  les  idées 
exposées  dans  ses  articles  Fermiers  et  Grains. 
Au  sujet  de  la  population,  il  répondait  à  la 
thèse  contenue  dans  VAmi  des  hommes  dont 
la  publication  était  récente  et  dont  il  ne 
connaissait  peut-être  pas  encore  Tauteur. 
Mais  il  exagérait,  car  si  la  misère  nuit  à 
l'accroissement  du  nombre  des  hommes  en 
détruisant  prématurément  les  individus  déjà 
nés,  l'aisance,  compagne  de  la  prévoyance, 
empêche  aussi  cet  accroissement  en  arrêtant 
la  natalité. 

L'article  Impôts  est  plus  précis  que  Tar- 
licle  Hommes  ;  la  copie  que  Ton  en  possède 
est  meilleure;  les  notes  dont  Turgot  Ta 
illustrée  sont  précieuses. 

«  L'impôt  doit,  d'après  Quesnay,  être  pré- 
levé «  sur  les  richesses  annuelles  de  la  na- 
»  tion  ».  Que  sont  ces  richesses  ?  Ce  ne  sont 
pas   les  richesses   pécuniaires  qui  sont    aux 


jusqu'à  1760.  »  Cette  table  ressemble  beaucoup  à  celles 
qui  terminent  les  ouvrages  médicaux  de  Quesnay  et 
qui  sont  attribuées  à  Hévin.  Elle  peut  avoir  été  faite 
après  la  rédaction  de  l'article  qui  doit  être  antérieur 
à  1760. 


—  218  — 

mains  des  financiers  et  qui  en  imposent  par 
leur  importance  ;  elles  ne  produisent  rien; 
l'argent  n'engendre  pas  l'argent  ;  elles  ne 
sont  qu'un  prélèvement,  souvent  abusif,  sur 
la  richesse  circulante.  Les  revenus  tirés  des 
rentes,  des  loyers  des  maisons,  des  prêts  de 
toute  sorte  ne  sont  pas  non  plus  de  vérita- 
bles richesses;  ce  sont  des  dettes  annuelles 
payées  à  des  propriétaires  ou  à  des  prêteurs. 
Quant  aux  revenus  de  l'industrie,  ils  ne 
servent  qu'à  couvrir  les  frais  de  production 
des  objets  fabriqués.  De  même,  les  revenus 
employés  par  les  cultivateurs  pour  payer  les 
frais  de  culture  ne  sont  pas  des  richesses. 
Le  seul  revenu  réel  est  celui  qui  reste  quand 
tous  les  frais  de  production  sont  soldés; 
c'est  le  revenu  net  des  biens-fonds,  qui  est 
remis  aux  propriétaires  du  sol  et  qui  ne  cor- 
respond à  aucun  travail;  les  propriétaires 
doivent  le  rendre  à  la  nation,  soit  en  ache- 
tant des  consommations,  soit  en  fournissant 
au  prince  les  sommes  nécessaires  pour  ali- 
menter les  services  publics. 

»  Mais  le  revenu  net  réel  n'est  pas  l'excédent 
du  prix  effectif  de  vente  des  denrées  sur  la 
dépense  faite  pour  les  produire,  attendu  que 


—  219  — 

le  prix  de  vente  est  souvent  rendu  factice 
par  des  taxes;  il  n'est  réel  que  s'il  résulte 
de  la  libre  concurrence  internationale. 

»  Plus  le  prix  réel  des  denrées  est  élevé, 
plus  la  nation  a  de  revenu  vrai.  Il  ne  faut 
donc  pas  mettre  d'obstacles  au  commerce 
extérieur,  ni  prélever  des  impôts  qui  vien- 
nent directement  ou  indirectement  majorer 
les  prixpard'énormes  frais  de  perception.  Le 
commerce  doit  être  libre;  les  taxes  de  tout 
genre  doivent  être  remplacées  par  des  im- 
pôts directs  sur  le  produit  net  ;  les  fermes 
générales  doivent  être  supprimées.  » 

Telle  est,  réduite  à  sa  plus  simple  ex- 
pression, la  thèse  de  Ouesnay. 

Bien  loin  de  vouloir,  comme  le  font  les 
agrariens,  surélever  le  prix  du  blé  pour  en- 
richir les  propriétaires,  il  entendait  taxer 
ceux-ci  qu'il  regardait  économiquement 
comme  inutiles.  Ses  erreurs  ne  sont  point 
protectionnistes;  ce  qu'il  recherchait,  c'était 
le  développement  de  la  richesse  générale.  Il 
voyait  le  but  à  poursuivre  et  ses  réflexions 
sur  la  mesure  du  revenu  annuel  sont  dignes 
d'attention;  mais  il  se  trompait  sur  les 
movens  fiscaux  à  employer,  parce  que,  d'une 


—  220  — 

part,  il  ne  se  rendait  pas  un  compte  exact 
des  phénomènes  d'incidence,  et  d'autre  part 
parce  qu'il  croyait  que  la  rente  du  sol  est 
fournie  par  la  nature^  ainsi  que  le  marquis 
de  Mirabeau  l'a  dit  nettement  dans  la  Théorie 
de  riwpôt^  en  pur  don^  ainsi  que  Ta  dit  en- 
suite Turgot. 

Pas  plus  d'ailleurs  que  dans  ses  autres  ar- 
ticles, imprimés  ou  inédits,  Quesnay  n'a 
donné  à  son  système,  dans  l'article  Impôts, 
une  forme  définitive  ;  il  cherchait  encore  sa 
voie.  C'est  ainsi  que,  tout  en  posant  les  bases 
de  l'impôt  territorial  unique,  il  acceptait  des 
impositions  «  sur  les  négociants  et  sur  les 
artisans  ».  «  Quesnay  s'est  rectifié  »,  a  mis 
Turgot  dans  ses  notes  manuscrites  sur  cet 
article. 


LE  TABLEAU  ÉCONOMIQUE 


I.  Quesnay  et  Marmontel.  —  IL  UAmi  des  hommes. — 

III.  Les  Questions  intéressantes  sur  la  population. — 

IV.  Le  Tableau  économique.  —  V.  Les  Éditions  suc- 
cessives du    1  ableau.  —  VI.  Objet  du  Tableau. — 
VIL    Les    Maximes.   —    VIII.     Commentaire    de 
Maximes. 


L'attentat  de  Da miens,  qui  servit  de  pré- 
texte pour  arrêter  le  mouvement  philoso- 
phique, fit  sortir  un  moment  Louis  XV  de 
son  indifférence  coutumière  et  persuada  à 
^jme  f|(i  Pompadour  qu'elle  avait  mieux  à  faire 
que  de  s'occuper  de  bagatelles.  Profitant  de 
cette  disposition  d'esprit,  Quesnay  entreprit 
de  faire  prévaloir  auprès  du  Gouvernement 
les  vues  qu'il  avait  exposées  dans  VEncy- 
dopé  clic. 


_    222  

Il  avait  alors  pour  élève,  ou  soi-disant  tel, 
Marmontel  qui  récoulait  sans  conviction, 
avec  Tespoir  d'utiliser  son  crédit. 

Un  Irlandais,  du  nom  de  Patullo,  venait 
de  faire  un  petit  Essai  sur  V amélioration  des 
terres^  qu'il  voulait  dédier  à  M™^  de  Poni- 
padour.  Quesnay  trouva  l'épitre  maladroite  et 
pria  Marmontel  de  la  refaire.  L'auteur  des 
Contes  moraiLX  ^e  lira  habilement  de  sa  mis- 
sion et  introduisit  dans  VEpitre  un  résumé 
élégant  de  la  doctrine  économique  du  doc- 
teur, un  résumé  à  l'usage  des  dames.  On  y  lit  : 

1. 1758,  in-12.  Plu^^ieurs  fois  réimprimé  et  traduit 
à  l'étranger.  Du  Pont  (Notice  abrégée)  met  par  erreur  le 
livre  à  l'année  1759.  Barbier  l'a  attribué  faussement 
à  Quesnay  ;  Marmontel  parle,  dans  ses  Mémoires,  de 
Patullo. 

Barbier  attribue  tout  aussi  faussement  à  Quesnay 
l'Essai  sur  l'administration  des  terres,  1759  (par  Bellial 
des  Vertus,  d'après  le  privilège).  On  rencontre  dans  cet 
ouvrage  des  phrases  telles  que  celle-ci  :  «  La  véritable 
»  richesse  d'un  Etat  consiste  dans  le  nombre  de  ses 
»  habitants.  »  L'auteur  dit  qu'il  a  séjourné  dans  le 
Poitou  en  1740.  Il  est  inconnu.  (Correspondance  litté- 
raire. 1"  octobre  1759.)  Sur  le  dos  de  l'exemplaire  de 
la  Bibliothèque  nationale,  quelqu'un  a  mis  le  nom  de 
Quesnay  :  de  là  problablement  l'erreur  de  Barbier  que 
M.  de  Lavergne  a  depuis  longtemps  relevée. 


—  223  — 

V  Parmi  les  arts  qui  ont  ressenti  les  effets 
de  votre  protection,  vous  avez  distingué 
l'agriculture  comme  le  plus  intéressant  et  le 
plus  négligé  de  tous...  Le  ciel,  en  vous  don- 
nant une  âme  élevée  et  bienfaisante,  propor- 
tionna vos  lumières  à  vos  sentiments  ;  vous 
aimez  le  bien  de  Thumanité  et  vous  le  voyez 
dans  ses  grands  principes.  Les  arts  même 
que  Ton  nomme  agréables  ont  dû  surtout 
l'accueil  qu'ils  ont  reçu  de  vous  à  leur  utilité 
politique,  à  leur  liaison  cachée,  mais  in- 
time, avec  les  premières  causes  d'un  règne 
heureux  et  florissant.  Si  telles  ont  été  vos 
vues  sur  des  arts  de  simple  décoration,  de 
quel  œil  considérerez-vous  cet  art  de  pre- 
mier besoin  ;  cet  art,  le  nourricier  des  arts 
et  qui  les  tient  tous  à  ses  gages.  .  .  On  ne 
peut  sans  étonnement  comparer  l'importance 
de  Tagriculture  avec  l'abandon  où  elle  est 
réduite.  .  . 

»  Ce  sont  les  richesses  du  laboureur  qui 
produisent  les  riches  moissons.  Il  nV  a  point 
de  secret  pour  fertiliser  les  campagnes,  sans 
des  travaux  qui  les  préparent,  sans  des 
troupeaux  qui  les  engraissent,  sans  des  bes- 
tiaux qui  les  labourent,  sans  un   commerce 


-  224 

facile  et  avantageux  qui  assure  au  laboureur 
la  récompense  de  ses  soins,  la  rentrée  de 
ses  fonds  et  un  bénéfice  proportionné  aux 
risques  de  ses  avances. 

))  Que  n'est-il  permis,  Madame,  de  dé- 
velopper à  vos  yeux  ces  idées  élémentaires 
de  l'économie  politique  ?  Vous  verriez  les 
produits  de  la  terre  se  diviser  dans  les  mains 
du  laboureur  en  frais  de  culture  et  en  reve- 
nus ;  les  frais  se  distribuer  aux  habitants  de 
la  campagne;  les  revenus  se  répandre,  par 
les  dépenses  des  propi'iétaires,  dans  toutes 
les  classes  de  TEtat.  Vous  verriez  ces  mêmes 
richesses,  après  avoir  animé  le  commerce, 
la  population,  Tindustrie,  retourner  dans 
les  mains  du  cultivateur,  pour  être  employées 
à  la  reproduction.  Vous  reconnaîtriez  que 
c'est  à  la  plénitude  de  ce  reflux  périodique 
des  revenus  de  TEtat  vers  leur  source  qu'on 
doit  attribuer  leur  renouvellement  perpétuel 
et  que  c'est  à  cette  circulation  ralentie,  in- 
terrompue ou  détournée  qu'on  doit  attribuer 
leur  épuisement.  Mais  ces  détails  seraient 
superflus  pour  qui  embrasse  le  système  du 
bien  public  dans  tous  ses  rapports  et  dans 
toute  son  étendue.  Il  vous  sufïit  crètre  péné- 
trée de   ce  grand  principe  de   Sully  : 


—  225  — 

((  Que  les  revenus  de  la  nation  ne  sont 
assurés  qu'autant  que  les  campagnes  sont 
peuplées  de  riches  laboureurs  ;  que  les  dons 
de  la  terre  sont  les  seuls  biens  inépuisables; 
et  que  tout  fleurit  dans  un  Etat  où  fleurit 
l'agriculture.  )) 

La  citation  de  Sully  était  apocryphe  ;  mais 
Tépître  produisit  un  très  bon  effet.  Quesnay 
en  fut  enchanté  ;  M'"^  de  Pompadour  en  la 
lisant  versa  des  larmes  \  On  les  versait  alors 
facilement. 

II 

Dans  le  courant  de  Tannée  précédente, 
Quesnay  avait  fait  la  connaissance  du  mar- 
quis de  Mirabeau,  qui  venait  de  publier  les 
trois  premières  parties  de  ÏAmi  des  Hommes 
ou  Traité  de  la  Population.  L'édition  de  cet 
ouvrage,  datée  de  1756,  n'avait  été  distribuée 
qu'au  printemps  de  1757.  Un  exemplaire  en 
ayant  été  envoyé  à  Quesnay,  il  écrivit  sur  une 
marge  : 

((  L'enfant  a  tété  de  mauvais  lait;  la  force 

1.  Marmontel,  Mémoires.  —  Du  Pont  de  Nemours 
Sur  les  Mémoires  de  Marmontel. 

2.  C'est  le  26  mai  1757  que  Mirabeau  en  envoya  un 

SCHELLE.  15 


—  226  — 

de  son  tempérament  le  redresse  souvent 
dans  les  résultats,  mais  il  nentend  rien  aux 
principes.  »  Le  mauvais  lait  venait  sur- 
tout de  V  Essai  sur  le  Commerce  de 
Cantillon  dont,  nous  Pavons  dit,  Mira- 
beau possédait  le  manuscrit  depuis  long- 
temps. 

h\Ami  des  Jiomines  eut  un  énorme  suc- 
cès\  L'auteur  écrit  comme  Montaigne  et 
pense  comme  Montesquieu,  disait-on.  L'ou- 
vrage était  pourtant  très  mal  ordonné  et  il 
était  écrit  dans  ce  style  que  Fauteur  a  défini 
lui-même,  a  un  style  fait  en  écailles  d'huîtres 
»  et  si  surchargé  de  différentes  couches 
»  d'idées  qu'il  auraitbesoin  d'une  ponctuation 
»  faite  exprès  pour  le  débrouillera).  Mais  le 
livre  était  amusant  quelquefois,  intéressant 
d'autres  fois. 

Mirabeau  voulait  prouver  que  la  multipli- 

exemplaire  à  son  amie,  la  comtesse  de  Rochefort;  c'est 
à  peu  près  à  la  même  époque  qu'il  dut  en  faire  remettre 
un  à  Quesnay,  car  il  parle  pour  la  première  fois  de  ce- 
lui-ci à  son  frère  le  bailli  dans  une  lettre  du  29  juillet 
et  il  en  parle  comme  d'une  nouvelle  conquête.  —  Lo- 
ménie,  les  Mirabeau. 

1 .  Il  rapporta  85.000  francs  aux  libraires. 

2.  Lettre  à  Longo,  28  août  1777,  dans  Lucas  Montiguy . 


cation  des  hommes  n'est  jamais  nuisible  et 
il  fut  plus  conséquent  avec  lui-même  que 
beaucoup  de  partisans  de  Taccroissement  de 
la  population,  car  il   eut  onze  enfants. 

«  Combien  de  gens  voudraient  soutenir, 
demandait-il,  attendu  qu'ils  tiennent  dans 
TElat  le  haut  bout,  que  Fhomme  est  plus 
heureux  étant  au  large  comme  on  est  au- 
jourd'hui que  s'il  se  trouvait  serré  par  ma 
nouvelle  peuplade  ! 

))  La  mesure  de  la  subsistance  est  la  me- 
sure de  la  population  »,  affirmait-il,  et  par 
subsistance,  il  entendait  la  nourriture,  les 
commodités  et  les  douceurs  de  la  vie. 

))  Plus  vous  avez  d'hommes,  concluait-il, 
plus  vous  faites  rapporter  à  la  terre  et  plus 
vous  la  peuplez.  Partout  où  il  y  a  des 
hommes,  il  y  a  des  richesses.  «  Tant  vaut 
»  rhomme,  tant  vaut  la  terre,  dit  un  pro- 
»  verbe  bien  sensé  ;  il  s'ensuit  de  là  que  le 
»  premier  des  biens,  c'est  d'avoir  des 
»  hommes  et  le  second  de  la  terre.  » 

La  thèse  était  banale  ;  les  arguments  par- 
fois contradictoires  ;  mais  le  livre  était 
émaillé  d'une  foule  de  hors-d'œuvre  présen- 
tés avec  originalité,  quoique  dans  une  langue 


—  228  — 

archaïque,  —  «  marotiqiie  »,  disait  Quesnay. 

En  économie  politique,  Mirabeau  avait  en- 
core moins  d'érudition  que  le  docteur  et  il 
ne  remédiait  pas  toujours  par  la  pénétration 
à  Pinsuffîsance  de  ses  connaissances. 

Dans  la  seconde  partie  de  Touvrage,  des 
]Daradoxes  à  peine  reliés  entre  eux  s'accu- 
mulaient sur  les  finances,  la  justice,  le  Gou- 
vernement, les  mœurs,  la  religion,  le  luxe, 
la  centralisation,  la  dette  publique,  l'intérêt 
de  Targent. 

Dans  la  troisième,  supérieure  aux  deux 
autres,  Mirabeau  traitait  de  l'échange  dont  il 
avait  bien  saisi  les  effets.  Au  sophisme  de 
Montaigne  :  «  Le  profit  de  Fun  fait  le  dom- 
mage de  Tautre  »,  il  opposait  le  principe  : 
«  Nul  ne  perd  que  l'autre  ne  perde.  »  Il 
observait  que  si  l'Angleterre  était  brusque- 
ment réduite  à  la  situation  misérable  de  la 
Corse,  ce  serait  un  malheur  pour  l'huma- 
nité. Et  il  condamnait  les  prohibitions  com- 
merciales, ((  invention  plate  et  absurde  », 
ainsi  que  la  réglementation  du  commerce 
des  grains,  «  autre  invention  damnable  ». 

Allant  enfin  au  devant  des  accusations  d'in- 
ternationalisme  qui  sont  adressées   en  tous 


-  229  — 

temps  aux  partisans  de  la  liberté  commer- 
ciale, il  déclarait  que  «  Tamour  de  la  patrie 
est  plus  que  compatible  avec  l'esprit  de  fra- 
ternité ». 

Les  sentiments  humanitaires  dont  le  mar- 
quis faisait  ainsi  étalage,  malgré  ses  instincts 
aristocratiques,  avaient  contribué  au  succès 
de  Touvrage.  A'oltaire  toutefois  ne  fut  pas 
séduit  :  a  L'Ami  des  hommes,  ce  M.  de 
»  Mirabeau  qui  parle,  qui  décide,  qui  tran- 
»  che,  qui  aime  tant  le  Gouvernement  féo- 
»  dal,  qui  fait  tant  d'écarts,  qui  se  blouse  si 
))  souvent,  ce  prétendu  ami  du  genre  humain 
»  n'est  mon  fait  que  quand  il  aime  l'agricul- 
y)  ture  \  » 

Quesnay  ne  pouvait  accepter  le  point  de 
départ  de  Y  Ami  des  Hommes.  Il  estimait  que 
l'accroissement  du  nombre  des  hommes  peut 
augmenter  la  puissance  militaire  des  États, 
mais  n'en  augmente  pas  nécessairement  la 
richesse.  Néanmoins,  comme  il  avait  trouvé 
dans  les  développements  du  livre  des  idées 
conformes  aux  siennes,  au  sujet  de  l'agricul- 
ture   et   des   échanges,    on    conçoit    qu'il    ait 

\.  Lettre  à  Cideville,  26  novembre  1758. 


—  230  — 

voulu  connaître  Mirabeau  qui,  de  son  côté, 
par  ambition  personnelle^  ou  fraternelle, 
devait  désirer  d  entrer  en  relations  avec  le 
médecin  de  M""'  de  Pompadour. 

Quesnay  fît  prier  Fauteur  de  venir  le 
voir  à  Versailles  ;  dans  Tentrevue  qui  fut 
chaude,  il  lui  déclara  qu'il  avait  mis  la  charrue 
devant  les  bœufs  et  que  les  écrivains  dont  il 
s'était  servi  étaient  des  sols.  Mirabeau  se 
rebiffa,  puis,  dans  une  nouvelle  entrevue,  le 
soir  même,  il  s'inclina  devant  la  supériorité 
du  sarcastique  docteur. 

Celui-ci  reconnaissait  au  fond  quer.4./??i 
des  Hommes  avait  du  mérite.  Lorsqu'il  en 
parla  au  frère  de  Mirabeau,  il  fut  beaucoup 
moins  sévère  que  lorsqu'il  s'était  adressé 
au  futur  disciple  : 

1. 11  écrivit  à  son  frère  le  23  octobre  1759  : 
((  Mes  principes  sont  qu'en  fait  de  chose  publique,  il 
»  faut  la  preuve  ou  rien.  Mes  conditions  dans  le  cas  où 
))  ils  voudraient  s'y  frotter,  ce  qui  n'est  guère  problable, 
))  car  il  n'est  pas  juste  qu'ils  se  donnassent  des  cochers 
»  qui  les  fouetteraient,  serait:  1"  que  tu  fusses  à  ta  place 
))  (c'est  à  dire  au  ministère  de  la  marine)  ;  2°  que  j'eusse 
))  la  place  de  surintendant  avec  pouvoir  absolu  dans 
»  cette  partie,  n'ayant  à  traiter  qu'avec  le  maître  seul, 
»  ou  supposé  qu'il  voulût  un  tiers,  avec  Monsieur  le 
»  Dauphin.  » 


—  231  — 

((  Je  vois  bien  qu'il  va  un  train  de  chasse 
sans  regarder  derrière  lui  ,  il  fait  bien,  car  il 
n'y  a  pas  un  mot  à  ôter  dans  son  livre.  » 

L'ouvrage  fut  remis  à  M""®  de  Pompadour  ; 
Mirabeau  eut  la  naïveté  de  demander  à 
Quesnay  si  la  favorite  l'avait  lu.  «  Elle  l'a  sur 
sa  table,  répondit  celui-ci,  mais  cela  est  un 
peu  abstrait  pour  les  dames.  »  M™^  de  Pom- 
padour n'en  déclara  pas  moins,  lorsqu'elle  en 
eut  l'occasion,  que  VArni  des  hoiinnes  avait 
fait  beaucoup   d'honneur  à  son  auteur. 

Les  deux  hommes  ne  tardèrent  pas  à  se 
lier  intimement.  Ils  se  ressemblaient  peu 
pourtant:  Mirabeau,  jeune  encore^  avait  l'i- 
magination et  l'exubérance  méridionales,  les 
allures  et  les  sentiments  aristocratiques  ; 
Quesnay,  sexagénaire,  avait  le  ton  du  méde- 
cin aux  origines  paysannes,  et  des  «  instincts 
subordonnés  ». 

Mirabeau  se  mit  néanmoins  à  sa  remorque, 
le  copia,  le  prit  pour  correcteur,  travailla 
avec  lui  pendant  de  longues  années  sans  ap- 
porter beaucoup  de  vues  tirées  de  son  do- 
maine propre  à  l'œuvre  commune. 

1.  Quesnay  était  de  20  ans  plus  âgé.  Le  marquis  de 
Mirabeau  est  né^  en  effet,  à  Pertuis  en  Provence,  en 
1715. 


—  232  — 

Mais  se  mettre  «  docilement  aux  pieds  d'un 
autre  »,  se  traiter  «  en  jouvenceau  quand  on 
a  quarante-deux  ans  »,  étouffer  sa  vanité 
lorsqu'on  a  publié  un  livre  applaudi,  faire 
profiter  de  la  popularité  qu'on  a  conquise  un 
homme  que  l'on  connaît  à  peine  et  qui  vous 
a  reçu  avec  des  bourrades  est  un  sacrifice 
peu  commun.  Mirabeau  Taccomplit  sans 
réticences,  donnant  à  Quesnay  le  titre 
d'homme  de  génie,  allant  ensuite  jusqu'à 
l'appeler  «  le  Sage  par  excellence,  l'auteur 
»  et  l'inventeur  de  la  science,  le  Confucius 
»  de  l'Europe,  l'aigle  audacieux  sous  les  ailes 
»  duquel  les  plus  grands  hommes  se  cachent 
»   comme  des  roitelets^  ». 

Quesnay,  qui  ne  pouvait  écrire  publique- 
ment, avait  besoin  de  disciples.  Il  encouragea 
Mirabeau,  comme  il  avait  encouragé  ^lar- 
montel,  non  sans  administrer  de  temps  en 
temps  à  son  nouvel  élève  des  coups  de  férule. 

De  son  écriture  rapide,  serrée,  formée  de 
longues  pattes  de  mouches  et  pénible  à  dé- 
chiffrer, le  ^larquis  couvrait  le  papier  sans 
arrêt,   ayant   quelquefois   de    la  verve,    mais 

1.  Précis  de  l'ordre  léc/al. 


—  233  — 

rencontrant  rarement  la  précision  sur  son 
chemin.  Il  envoyait  copie  de  ses  élucubra- 
tions  à  Quesnay  qui  revisait  le  texte  ou  rem- 
plissaitles  marges  d'additions  et  de  critiques, 
avec  une  petite  écriture  droite,  ferme,  lisible. 
Le  docteur  économisait  la  place  et  mettait 
quelquefois  ses  observations  sur  des  bouts 
de  papier;  l'un  d'eux  est  une  bande  de  la 
Gazette  de  France  à  son  adresse'. 

On  y  trouve  des  réflexions,  telles  que 
celles-ci  : 

«  Tout  ceci  est  vague  et  instruit  fort  peu. 
—  Le  morceau  est  bien  étotïé,  mais  j'en  re- 
doute la  longueur.  Il  est  même  arrangé  dans 
un  ordre  inverse. —  Quoique  ce  morceau  soit 
un  peu  errant,  la  masse  en  est  bonne...  mais 
cela  est  bien  long...   » 

«  Vous  êtes  franc  et  généreux  sur  les  au- 
tres Etats,  pourquoi  laisser  apercevoir  de 
Fintérèt  et  du  faible  pour  la  noblesse  ?  Vou- 
lez-vous la  rendre  honorable,  ne  parlez  que 
de  ses  devoirs  et  non  de  son  état  et  de  ses 
droits.  Mais  ne  les  bornez  pas  à  la  valeur 
militaire  ;  le  courage  n'est  qu'une  des  vertus 

1.  Archives  nationales  :  Papiers  de  Mirabeau. 


—  234  — 

cardinales  :  séparé  des  autres  ce  n'est  qu'une 
vertu  instrumentale.  La  vertu  générale  du 
noble  est  le  zèle  patriotique  en  tout  genre  et 
éclairé  sur  le  bien  de  TEtat.   » 

La  collaboration  des  deux  hommes  com- 
mença dès  qu'ils  furent  en  relations.  Tout 
ce  qui  a  été  publié  depuis  lors  par  Mirabeau 
porte  trace  de  la  griffe  de  Quesnay'. 

Ainsi,  la  quatrième  partie  de  VA?ui  des 
Jiomiiies  parue  en  1758%  avec  la  réédition  du 
Mén}oire  sur  les  États  provinciaux  (publié 
pour  la  première  fois  en  1750),  renferme  un 
Dialogue  entre  le  surintendant  d'O  etVaiiteur, 


1.  Mirabeau  l'a  reconnu  : 

((  Les  principes  de  ma  science  ne  sont  point  à  moi. 
»  j'avais  plus  de  quarante  ans  quand  je  les  ai  adoptés 
»  et  il  me  fallut  pour  cela  faire  sauter  à  mon  amour- 
»  propre  la  barrière  du  désaveu  de  l'ouvrage  auquel  je 
»  dois  ma  célébrité  et  mon  nom  public,  courber  le  front 
»  sous  la  main  crochue  de  l'homme  le  plus  antipathi- 
»  que  à  ma  chère  et  natale  exubérance,  le  plus  aigre 
))  aux  disputes,  le  plus  implacable  à  la  résistance,  le 
»  plus  armé  de  sarcasme  et  de  dédain.  » 

Dans  les  démêlés  qu'il  eut  avec  sa  femme,  celle-ci 
ou  ses  conseils  publièrent  que  Quesnay  était  le  véritable 
auteur  des  ouvra.ires  du  Marquis. 

2.  Aprë^ïEssai  de  Patullo,  ainsi  qu'il  résulte  d'une 
note  de  YAmides  hommes. 


—  235  — 

une  Introduction  au  Mémoire  et  des  Réponses 
aux  Objections^  qui  avaient  passé  sous  les 
yeux  de  Quesnay.  Elle  se  termine  par  un 
opuscule  auquel  celui-ci  avait  collaboré  :  les 
Questions  intéressantes  sur  la  population, 
r agriculture  et  le  commerce^  destinées  aux 
Académies  et  Sociétés  savantes  pour  obtenir 
des  renseignements  statistiques  sur  Tagri- 
culture.  Ces  questions  avaient  été  préparées 
par  un  nommé  Marivelt  dont  on  ne  sait  rien 
d'autre,  et  augmentées  par  Quesnay  qui  y 
avait  ajouté  des  interrogations  sur  des  sujets 
d'économie  politique  pure  sous  une  forme 
telle  que  les  réponses  y  étaient  contenues,  à 
la  manière  de  Berkeley. 


III 


Arrêtons-nous  un  instant  sur  ces  Ques- 
tions intéressantes.  Elles  visent  le  climat  des 
provinces,  la  culture  des  terres,  la  popula- 
tion, les  grains,  les  bestiaux,  la  culture  in- 
dustrielle, la  vigne,  Tarboriculture  et  les  fo- 
rêts,   la    navigation,    les    usages    locaux,    le 

1.  Du  Financier  citoijen. 


—  236  — 

commerce  des  denrées,  la  population  urbaine, 
enfin  les  richesses. 

Toutes  sont  conformes  aux  idées  exposées 
par  Quesnay  dans  V Encyclopédie,  mais  ont 
en  général  un  aspect  plus  théorique.  Citons 
les  suivantes  : 

«  M.  de  Colbert  qui  avait  cru  que  la  cul- 
»  ture  des  terres  pouvait  se  soutenir  sans  le 
»  commerce  extérieur  des  grains,  en  aper- 
))  eut  lui-même  le  dépérissement;  mais  trop 
»  prévenu  en  faveur  du  commerce  de  mar- 
»  chandises  de  main-d'œuvre,il  était  persuadé 
»  que  la  nation  serait  dédommagée  par  ce 
))  commerce  postiche  de  petite  mercerie  qui 
»  nous  a  si  longtemps  séduit,  qui  ne  peut 
»  être  une  ressource  que  pour  de  petits  Etats 
»  maritimes  bornés  à  un  petit  territoire,  et 
»  qui  nous  a  fait  perdre  de  vue  le  commerce 
»  de  propriété  ou  des  denrées  du  crû  que 
»  M.  de  Sully  regardait  avec  raison,  il  Ta 
»  prouvé  par  les  succès  de  son  ministère, 
»  comme  le  commerce  essentiel  d'un  grand 
»  royaume  situé  avantageusement  pour  la 
»  navigation.  .  . 

yi  Dans  un  Etat,  tout  se  réduit  à  Thomme 
y>  et  à  sa  conservation  ;  sa  conservation  con- 


—  237  — 

»  siste  dans  sa  défense  et  dans  sa  siibsis- 
»  tance.  Sa  subsistance  consiste  dans  les 
»  biens  qui  lui  sont  nécessaires  pour  exister 
»  et  ceux  dont  il  peut  jouir  pour  sa  conser- 
»  vation  et  pour  son  bonheur. . . 

»  Les  biens  sont  ou  gratuits  ou  commer- 
»  cables.  Les  biens  gratuits  sont  ceux  qui 
»  sont  surabondants  et  dont  les  hommes 
»  peuvent  jouir  partout  et  gratuitement  ;  tel 
»  est  Tair  que  nous  respirons,  la  lumière  qui 
»  nous  éclaire,  etc.  Les  biens  commerçables 
»  sont  ceux  que  les  hommes  acquièrent  par 
»  le  travail  et  par  échange  ;  c'est  ce  genre  de 
»  biens  que  nous  appelons  richesses,  parce 
»  qu'ils  ont  une  valeur  vénale,  relative  et  ré- 
))  ciproque  les  uns  aux  autres  et  en  particu- 
»  lier  à  une  espèce  de  richesse  que  Ton 
»  appelle  monnaie,  qui  est  destinée  à  re- 
»  présenter  la  valeur  vénale  de  toutes  les 
))   autres  richesses... 

»  Si  la  monnaie  formait  la  richesse  des 
»  nations,  il  serait  facile  à  un  souverain  d'en- 
»  richir  son  royaume;  il  pourrait,  avec  celle 
»  qu'il  tire  annuellement  de  ses  sujets,  ache- 
»  ter  de  la  matière  d'argent  et  la  faire  mon- 
»  nayer. .. 


—  238  — 

«  S'il  serait  avantageux  de  distribuer  les 
»  terres  aux  paysans,  pour  les  cultiver  par 
»  le  travail  des  bras,  ou  s'il  est  plus  profî- 
»  table  qu'elles  soient  aflerniées  à  de  riches 
»  fermiers  qui  les  font  labourer  par  des  ani- 
»  maux  et  qui  ont  les  bestiaux  nécessaires 
»  pour  se  procurer  les  fumiers  ^^...  Xe  doit- 
))  on  pas  préférer  les  manières  de  cultiver  qui 
»  épargnent  les  travaux  des  hommes,  qui 
»  coûtent  moins  de  frais  et  qui  procurent 
»  plus  de  productions  et  plus  de  profit,  ou 
»  plus  de  richesses  dans  TEtat  ?  N'en  est-il 
»  pas  de  même  de  tous  les  ouvrages  qui 
»  peuvent  s'exécuter  avec  le  moins  de  tra- 
»  vail  d'hommes  et  moins  de  frais  ?  .  .  . 

»  S'il  est  vrai  que  les  écoles  soient  nuisi- 
»  blés  dans  les  campagnes;  s'il  ne  faut  pas 
»  que  les  enfants  des  fermiers  et  de  ceux: 
»  qui  exercent  le  commerce  rural,  sachent 
»  lire  et  écrire  pour  s'établir  dans  la  profes- 
))  sion  de  leurs  pères,  pour  pouvoir  mettre 
»  de  Tordre  et  de  la  sûreté  dans  leurs  affaires 
»  et  dans  leur  commerce  et  pour  lire  les 
»  livres  qui  peuvent  étendre  leurs  connais- 
»  sances  sur  l'agriculture  ?... 

»   Si  on  doit   éviter  d'acheter  de  l'étranger 


—  239  — 

»  dans  la  crainte  qu'il  n'enlève  notre  ar- 
»  gent  ;  si  nous  ne  devons  avoir  avec  l'étran- 
»  ger  qu'un  commerce  actif  pour  enlever  son 
»  argent,  ou  s'il  est  plus  avantageux  pour  le 
»  progrès  de  notre  commerce  et  pour  facili- 
»  ter  le  débit  des  denrées  de  notre  cru  d'en- 
»  tretenir  avec  les  étrangers  un  commerce 
»  réciproque  ?.  .  . 

»  Si  de  deux  royaumes,  Tun  était  pluspeu- 
»  plé  et  si  l'autre  avait  à  proportion  plus  de 
»  revenu,  toutes  choses  étant  d'ailleurs 
»  égales,  quel  serait  le  plus  puissant  ?  N'y 
»  aurait-il  pas  plus  d'aisance  dans  Tun  de  ces 
»  royaumes  et  plus  de  besoin  dans  l'autre; 
»  si  l'un  ne  soutiendrait  pas  mieux  les  dé- 
»  penses  de  la  guerre  que  l'autre  ;...  si  Tautre 
))  pourrait  suppléer  aux  dépenses  par  sa 
»  grande  population,  surtout  depuis  que 
»  Tarlillerie  a  fort  augmenté  les  dépenses 
»   de  la  guerre  et  qu'elle  devient  formidable  ?» 

Cette  dernière  question  réfutait  les  prin- 
cipes qui  avaient  servi  de  base  à  VAnu'  des 
hommes.  Mirabeau  se  borna  à  la  reproduire 
sans  signaler  à  ses  lecteurs  la    contradiction 


—  240  — 

qui  existait  entre    son  livre  et   les    vues    de 
Quesnay  \ 

Au  contraire,  dans  la  cinquième  partie  de 
son  ouvrage  ^  il  inséra  un  Mémoire  sur  T agri- 
culture pour  la  Société  (T économie  politique  de 
Berne  qu'il  avait  conçu  dans  les  idées  du  doc- 
teur et  parla  avec  admiration  du  Tableau  éco- 
nomique^ dont  nous  allons  bientôt  nous  occu- 

1.  Le  questionnaire  était  accompagné  d'une  annonce 
où  on  lit  : 

((  Les  citoyens  zélés  pour  le  bien  de  l'Etat  qui  vou- 
»  dront  répondre  en  particulier  à  quelques-unes  des 
»  questions  suivantes  pourront  rendre  leurs  réponses 
»  publiques  en  les  faisant  imprimer  dans  le  Journal 
))  éco  no  inique.  )) 

Il  était  précédé  en  outre  d'un  Avc/tissenicn(  où  Mira- 
beau disait  que  le  travail  n'était  pas  de  lui.  «  On  le 
reconnaîtra  aisément  »,  ajoutait-il;  et  en  effet,  sur 
beaucoup  de  points,  il  est  en  opposition  avec  les  pre- 
mières parties  de  l'Ami  des  hommes. 

Mirabeau  disait  encore  :  «  Il  ne  faut  pas  inférer  de 
))  ce  tableau  de  questions  que  l'idée  de  deux  auteurs 
))  combinés,  qui  n'ont  d'autre  intérêt  à  lui  que  celui  de 
))  citoyen,  soit  de  mettre  dans  les  mains  de  l'adminis- 
»  tration  municipale  le  soc  de  la  charrue.  »  Et  le 
marquis  s''efforçait  longuement  de  dissiper  les  craintes 
que  des  recherches  statistiques  pouvaient  éveiller  dans 
l'esprit  des  particuliers,  peu  disposés  à  fournir  au  fisc 
des  arguments  contre  eux. 

2.  Contre  la  corvée  des  srrands  chemins. 


—  241  — 

per,  «  nouvel  anneau  de  Logistile,  doiiireffet 
»  sur  tout  esprit  d'une  bonne  trempe  doit 
»  être  de  dissiper  les  vapeurs,  les  délires  et 
»  les  prestiges  dont  la  fausse  science  des 
»  règlements  et  des  prohibitions  a  pendant 
»   un  tempspréoccupé  les  meilleurs  esprits.  » 

Enfin,  dans  la  sixième  partie,  qui  suivit  de 
près  la  précédente,  il  fît  son  acte  définitif  de 
contrition  en  y  insérant,  avec  VEssai  sur  la 
voirie^  une  Explication  du  même  Tableau 
économique.  Il  n'était  plus  que  le  reflet  de 
Quesnay. 

A  la  fin  de  VAnii  des  honimes,  Mirabeau 
avait  annoncé  à  ses  lecteurs  qu'il  brisait  sa 
plume  :  «  Ici  finit  la  carrière  de  VAmi  des 
»  honunes.  Ses  cheveux  grisonnent.  Il  a  dé- 
»  passé  le  midi  de  l'âge  et  ce  n'est  pas  au 
»  public  à  en  supporter  le  déclin.  »  Ce  ser- 
ment ne  fut  pas  tenu.  Le  12  juin  1759,  le 
Marquis  écrivait  à  son  frère  :  «  Tant  que  mon 
»  tempérament  me  permettra  d'écrire,  j'écri- 
»  rai;  tant  que  l'âge  et  la  décence  me  soufïri- 
»  ront  aux  lieux  ou  Ton  peut  dire  avec  fruit, 
»  j'y  paraîtrai  et  je  dii'ai.  » 

Et  l'année  suivante  :  «  Je  t'avoue  que,  sans 
»  l'exemple  de  Topiniàtre  et  tenace  docteur, 

SCHELLE.  16 


—  242  — 

»  dont  le  zèle  studieux,  apostolique  eu  ce 
»  genre  et  continuel  jusqu'à  la  manie,  ne  se 
»  relâche  pas  un  seul  instant,  je  serais  tenté 
»  de  laisser  tout  là;  mais  cet  homme  qui  voit 
»  mieux  qu'un  autre  et  de  plus  près,  toutes 
»  les  impossibilités  morales,  la  série,  la  pos- 
»  térité  et  Topiniâtreté  d'icelles,  travaille 
»  constamment,  ni  plus  ni  moins,  et  sûrement 
»  ne  verra  pas  le  fruit  de  son  travail,  qui  sera 
»  grand  un  jour,  et  j'aurais  honte  d'avoir 
»   moins  de  persévérance  que  \m\  » 

Dès  Tannée  1759,  Mirabeau  avait  fait  une 
réponse  à  un  opuscule  de  Forbonnais  : 
Lettre  d'un  correspondant  de  province  à  son 
banquier.  En  1760,  il  publia  la  Théorie  de 
U impôt  et,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  beaucoup 
d'autres  ouvrages  qui  eurent  de  moins  en 
moins  de  lecteurs.  Il  ne  put  jamais  s'empê- 
cher d'écrire  et  quand  il  écrivit,  ne  sut 
jamais  se  borner. 


1.  Loménie,  les  Mirabeau. 


243 


IV 


Peu  de  temps  après  avoir  fait  la  connais- 
sance du  marquis  de  Mirabeau,  l'opiniâtre  et 
tenace  docteur  avait  composé  Tœuvre  extra- 
ordinaire à  laquelle  nous  avons  fait  allusion 
et  dont  on  croyait  l'édition  définitive  perdue; 
mais  le  hasard  en  a  mis  dans  nos  mains 
un  exemplaire. 

Le  Tableau  économique  fut  imprimé  au 
château  de  Versailles,  à  l'Imprimerie  royale  ; 
«  sous  les  yeux  de  Louis  XV  »,  a  dit  le  mar- 
quis de  Mirabeau  ;  «  des  épreuves  en  furent 
tirées  par  le  roi  en  personne  »,  ont  dit 
Grandjean  de  Pouchy  et  d'autres. 

Dans  une  dédicace^  préparée  pour  M™^  de 
Pompadour,  à  la  veille  de  sa  mort.  Du  Pont 
de  Nemours  a  écrit  aussi  :  «  Vous  avez  fait 
faire  chez  vous  et  sous  vos  yeux  l'impression 
du  Tableau  économique  et  de  son  Explica- 
tion. » 

Dans  des  Mémoires  écrits  sous  la  Terreur' 


1.  En  tête  de  V Exportation  et  V importation  des  grains. 
L'ouvrage  ne  parut  qu'après  la  mort  de  la  favorite  ; 
mais  Du  Pont  ne  supprima  pas  la  dédicace. 


—  244  — 

et  qui  viennent  seulement   d'être  imprimes, 
Du  Pont  de  Nemours  a  été  plus  précis. 

Quand  Quesnay  eut  lié  toutes  ses  idées, 
raconte-t-il,  il  voulut  les  faire  connaître  au 
roi  et  à  M""'  de  Pompadour,  sans  que  ni  l'un 
ni  l'autre  s'aperçussent  que  leur  médecin 
songeait  à  leur  donner  des  leçons,  «  ce  qui 
l'eût  tait  durement  remettre  à  sa  place  ».  Il 
insinua  à  ?yl°^^  de  Pompadour  que,  pour  amu- 
ser le  roi,  il  serait  bon  qu'il  eût  des  outils 
de  ditïerents  arts.  On  acheta  de  superbes 
outils  de  tourneur,  avec  lesquels  le  roi  fit 
des  tabatières  de  bois  pour  toute  la  cour. 
Quesnay  parla  ensuite  d'imprimerie  ;  on  fit 
fondre  de  magnifiques  caractères;  on  se  pro- 
cura des  formes  admirables,  des  compos- 
teurs en  or  et  le  reste  à  l'avenant;  l'impri- 
merie du  roi  fut  installée  dans  les  petits 
appartements  et  Quesnay  fut  chargé  de  la 
diriger.  Louis  X\'  et  la  favorite  s'amusèrent 
à  ce  nouveau  travail.  Un  ami  du  docteur  insi- 
nua alors  que  ce  serait  lui  faire  |)laisir  que 
d'imprimer  un  de  ses  écrils  Mais  il  fallait  un 
ouvrage  inconnu,  qui  rcslàl  secrc»!  <'t  (pii  don- 

1.  U Enfance  et  la  Jeunesse  de  Du  Ponf  <l<'  \i'i, tours. 


—  245  — 

nât  en  même  temps  l'occasion  de  déployer 
toutes  les  ressources  de  l'imprimerie  avec 
des  notes,  de  l'italique,  des  petites  et  grosses 
capitales. 

Quesnay  dressa  son  Tableau  en  le  faisant 
suivre  d'une  série  de  Maximes  qu'il  couvrit 
faussement  du  nom  de  Sully,  ainsi  que  Mar- 
montel  Tavait  fait  déjà  dans  Tépitre  dédica- 
toire  du  livre  de  Patullo.  Il  présenta  son 
opuscule  à  Louis  XV  en  lui  disant  :  «  Sire,  vous 
avez  vu  dans  vos  chasses  beaucoup  de  terres, 
de  fermes  et  de  laboureurs...  Vous  allez  im- 
primer comment  ces  gens-là  font  naître 
toutes  vos  richesses.  »  Louis  XV,  qui  avait 
pris  plus  de  goût  à  l'imprimerie  qu'aux  ou- 
vrages de  tour,  composa  environ  la  moitié  de 
la  copie  de  Quesnay  et  revit  les  épreuves  à  plu- 
sieurs reprises.  Il  était  trop  indolent,  M.  de 
Loménie  l'a  fait  remarquer  avec  raison  et  Du 
Pont  de  Nemours  le  reconnaît,  pour  appliquer 
sérieusement  son  esprit  à  un  travail  aussi 
extraordinaire  que  celui  de  son  médecin, 
mais  il  remarqua  en  les  imprimant,  les 
phrases  osées  qui  s'y  trouvent  et  dit  :  «  C'est 
dommage  que  le  docteur  ne  soit  pas  du  mé- 
tier; il  en  sait  plus  long  qu'eux  tous.  » 


—  246  — 

L'édition  sortie  des  presses  royales  était 
«  1res  belle  »,  a  dit  Du  Pont^;  «  magni- 
fique »,  a  dit  Bandeau;  elle  fut  tirée  à  très 
petit  nombre  ;  aucune  bibliothèque  publi- 
que n'en  possède  aujourd'hui,  croyons-nous, 
d'exemplaire.  Elle  avait  été  si  soigneuse- 
ment séquestrée,  a  dit  Grandjean  de  Fouchy, 
que  la  famille  de  Quesnay  n'en  avait  pas  un. 

On  ignore  la  date  exacte  de  l'im- 
pression. Bandeau  a  parlé  de  novembre 
ou  décembre  1758.  Du  Pont,  deux  fois,  a  dit 
comme  Bandeau^;  une  autre  fois,  après  avoir 
consulté  Quesnay  et  Mirabeau,  il  a  émis  des 
doutes;  Quesnay  tenait  pour  le  mois  de  dé- 
cembre 1758;  Mirabeau  pour  l'année  1759  et 
pas  pour  le  commencement  de  l'année;  tous 
deux  étaient  également  affîrmatifs. 

On  n'était  enfin,  jusqu'ici,  qu'à  moitié 
fixé  sur  le  Tableau  même.  M.  Stern, 
de  Zurich,  rendant  compte  '  de  la  pu- 
blication     par     M.    Oncken,     des      Œuvres 

1.  Ephêmérides  du  citûi/en,  1767  et  1768- 

2.  Même  recueil. 

3.  Ziœ  Entschung  der  Pysiokrativ.  Les  papiers  de 
Mirabeau  renferment  un  très  grand  nombre  de  notes 
de  Quesnay. 


—  247  — 

de  Quesnay,  s'est  demandé  si  un  exemplaire 
ne  se  trouvait  pas  dans  les  papiers  du  mar- 
quis de  Mirabeau  conservés  aux  Archives 
Nationales.  M.  S.  Bauer  a  eu  la  curiosité  de 
venir  de  \'ienne  regarder  dans  ces  papiers  et 
y  a  vu,  en  effet,  une  épreuve  du  Tableau, 
corrigée  à  la  plume,  avec  deux  lettres  de 
Quesnay  y  relatives,  et,  à  Toccasion  du  bi- 
centenaire du  docteur,  la  British  econoiuic 
association  a  fait  reproduire  en  fac-simile 
l'épreuve  conservée  aux  Archives.  Elle  ren- 
ferme un  tableau  gravé,  un  tableau  imprimé, 
des  explications,  des  maximes  «  extraites  des 
Economies  royales  »  avec  notes  à  Tappui. 

Mais  cette  épreuve  ne  cadre  pas  exacte- 
ment avec  les  descriptions,  analyses  ou 
reproductions  qui  ont  été  faites  du  travail  du 
maître  au  XVIII^  siècle,  soit  dans  la  sixième 
partie  de  \ Ami  des  hommes,  soit  dans  la 
Philosophie  rurale,  soit  dans  X^Physiocratie^ 
soit  dans  les  Ephémérides  du  citoyen,  soit 
enfin  dans  les  Observations  économicpies  de 
Forbonnais.  Ces  ouvrages  ne  cadrent  pas 
non  plus  tous  entre  eux.  Nous  nous  trouvons 
donc  obligé  de  donner  des  indications  \\\\ 
peu  détaillées  à  leur  sujet. 


—  248  — 

C'est  un  an  environ  après  avoir  reçu  VAmi 
des  hommes  que  Quesnay  adressa  à  Mirabeau 
une  première  épreuve  du  Tableau  écono- 
mique. 

Mirabeau  ne  comprit  pas  grand'chose  au 
travail  de  sa  «  nouvelle  conquête  ».  Il  Ta 
avoué  dans  la  cinquième  partie  de  VAmi  des 
hommes  ^  une    lettre     de    Quesnay    qui    se 

1.  ((  Un  homme  de  génie  qui  a  cave  et  aprofondi  tous 
»  les  principes.  . .  a  cherché  par  un  travail  opiniâtre  et 
^)  analogue  à  .son  genre  d'esprit  à  fixer  ses  idées  sur  la 
»  source  des  richesses,  sur  leur  marche  et  sur  leur  em- 
»  ploi.  Le  résultat  de  ses  idées  une  fois  rangé  dans  sa 
))  tête  il  a  senti  qu'il  était  impossible  de  le  décrire  intel- 
»  ligemment  par  le  seul  secours  des  lettres  et  qu'il  était 
»  indispensable  de  le  peindre.  Ce  sentiment  a  produit 
))  le  Tableau  économique. 

«  Quoique  parfaitement  d'accord  avec  lui  dans  ses 
»  principes,  je  n'ai  pu  connaître  son  Tableau  dans 
»  toute  son  étendue  qu'en  le  travaillant  pour  mon  ppo- 
»  pre  usage  et  en  m'en  faisant  à  moi-même  l'explica- 
»  tion. 

«  Plusieurs  de  ceux  qui  auront  la  patience  et  le 
»  génie  de  peiner  à  l'explication  du  Tableau  ccononii- 
))  que  accuseront  l'auteur  d'avoir  pris  peu  de  temps  pour 
»  en  rendre  l'énoncé  clair  et  facile  ;  avant  de  prononcer 
»  cet  arrêt,  qu'ils  fassent  une  épreuve,  qu'ils  tentent  de 
))  faire  une  autre  explication  à  leur  manière.  Ils  verront 
»  alors  si  la  chose  est  aisée  à  moins  de  faire  un  livre 
»  entier.  » 


—  249  — 

trouve  aux  Archives  nationales^  confirme 
cet  aveu. 

«  ^1™'  la  marquise  de  Pailly  me  dit  que 
))  vous  êtes  encore  aujourd'hui  empêtré  dans 
))  le  zizac  (lisons  zigzag).  Il  est  vrai  qu'il  a 
»  rapport  à  tant  de  choses  qu'il  est  difficile 
»  d'en  saisir  l'accord  ou  plutôt  de  le  pénétrer 
»  avec  évidence.  On  peut  voir  dans  ce  zizac 
»  ce  qui  se  fait,  sans  voir  le  comment,  mais 
»  ce  n'est  pas  assez  pour  vous.  » 

EtQuesnay,  se  mettant,  selon  son  habitude, 
à  la  portée  de  son  interlocuteur,  lui  expliqua 
le  mécanisme  du  Tableau. 

La  lumière  finit  par  se  faire  dans  l'esprit 
du  marquis.  C'est  à  la  fois  pour  faire  profiter 
de  sa  peine  les  nombreux  lecteurs  de  VAmi 
des  hommes  et  par  des  motifs  tout  person- 
nels qu'il  publia  son  Explication,  ^'oici  ce 
qui  nous  le  fait  supposer. 

En  1773,  à  Pune  des  réunions  d'écono- 
mistes qui  se  tenaient  l'hiver  chez  l'aristo- 
crate disciple,  Du  Pont  de  Xemours  a  prononcé 
un  discours  où  on  lit  : 

«  Pendant  longtemps,  l'illustre  inventeur 
»   de   la  science   économique    fut  comme    la 

1.  Papiers  de  Mirabeau. 


—  250  — 

»  voix  prêchant  dans  le  désert.  Il  était  encensé 
j)  par  rintérêt  qui  voulait  profiter  de  son 
»  crédit,  il  n'était  compris  par  personne. 
))  Une  dame  d'un  mérite  distingué,  dont  la 
»  raison  est  d'autant  plus  sage  et  le  goût 
»  d'autant  plus  sur  que  la  supériorité  de  son 
»  esprit  est  fondée  sur  les  qualités  de  son 
))  cœur,  devina  le  prix  de  ces  découvertes  et 
»  de  ces  recherches  qu'avaient  méconnu  tant 
»  d'hommes  d'Etat  et  de  beaux  esprits.  Elle 
»  empêcha  la  formule  du  Tableau  économique 
»  d'être  prodiguée  dans  le  Mercure.  Elle 
»  sentit  que  le  génie  créateur  auquel  nous 
»  devons  cette  formule  pouvait  être  utile- 
»  ment  secondé  par  l'éloquence  patriotique 
»  de  ï Ami  des  hommes  et  concourut  à  lier 
»  intimement  dans  leurs  travaux  ces  deux 
»  bienfaiteurs  du  genre  humain  ^  ». 

Quelle  était  cette  dame  d'un  mérite  distin- 
gué ?  L'éditeur  du  discours  de  Du  Pont  a 
cité  le  nom  de  M™-  de  Pompadour  sans  faire 
attention  que  l'orateur  parlaitd'une  personne 
vivant  en  1773.  Ce  ne  peut  être  que  M™^  de 
Pailly,  qui  présidait  habituellement  aux  dîners 

1.  Cari  Friedrichs  ron  Baden  brieflicher  terker  mit 
Mirabeau  und  Du  Pont.    Heidelbere.  1892. 


—  25i  — 

des  économistes,  devant  qui  parlait  probable- 
ment Du  Pont,  et  dont  il  est  question  dans  la 
lettre  de  Quesnay. 

En  1759,  cette  sensible  marquise,  jeune 
alors,  exerçait  peut-être  déjà  sur  Mirabeau 
une  influence  toute  particulière.  Sans  être  ca- 
pable de  comprendre  les  calculs  du  docteur, 
elle  pouvait  se  flatter  d'en  avoir  deviné  le 
prix  et  inspirer  à  son  adorateur  l'ambition  de 
supplanter,  auprès  du  médecin  de  la  favo- 
rite, Marmontel,  qui  avait  obtenu  tout  récem- 
ment la  fructueuse  direction  du  Mercure. 

Quesnay  trouva  bientôt  que  son  nouveau 
disciple  lui  demandait  un  peu  trop  de  con- 
seils pour  la  rédaction  de  son  Explication. 

«  Je  me  suis  aperçu  que  mes  misérables 
»  brouillons  vous  rendaient  paresseux,  lui 
»  écrivit-il.  Pensez  à  votre  tour.  Vous  en  sa- 
»  vez  autant  que  moi  par  principes,  soyez 
»  de  plus  marchand  en  détail.  Je  me  suis  oc- 
))  cupé  autant  qu'il  est  en  moi  des  calculs..., 
))  développez-en  les  mystères  par  le  raison- 
»  nement  ;  cela  vous  va  mieux  qu'à  moi  qui 
»  ne  vise  qu'aux  résultats.  Cependant  je 
»  pourrai  mettre  en  addition  ce  que  vous 
»   aurf^z  oublié.  » 


—  252  - 

»  J'ai  été  très  content  du  premier  cha- 
»  pitre  et  de  la  première  moitié  du  second  )), 
avait-il  dit  au  commencement  de  sa  lettre. 
»  L'ordre  manque  dans  la  suite  ;  le  style 
»  y  est  faible,  obscur  et  bas  ;  ce  n'est  encore 
»  qu'un  croquis  d'idées  qui  ne  peut  servir 
»  que  de  remémoratif  à  Fauteur  pour  retrou- 
»  ver  ses  matériaux,  les  façonner,  les  mettre 
»  en  place  et  construire  nettement,  solide- 
»   ment  et  en  bel  aspect.  » 

Atténuant  ensuite  la  crudité  de  ses  cri- 
tiques, Ouesnav  terminait  par  ces  mots  : 

«  Au  reste,  ce  qui  va.  va  bien  pourcomplé- 
»  ter  votre  gloire  immortelle.  C'est  ici  le 
»  crrand  œuvre  de  votre  intellicrence.  Pen- 
»   sez-y  bien.  )) 

L'assistance  du  maître  n'empêcha  pas 
V Explication  de  V Ami  des  hommes  d'être 
peu  goûtée  du  public.  Les  deux  collabora- 
teurs s'en  rendirent  compte,  car,  dès  que 
les  circonstances  le  leur  permirent,  ils  rédi- 
gèrent une  explication  beaucoup  plus  dé- 
taillée. Tel  fut  l'objet  de  la  Philosophie 
rurale  ou  Economie  générale  de  ragricul- 
tiire,  réduite  à  V ordre  immuable  des  lois  phy- 
siques et  morales  qui  assurent  la  prospérité 
des  empires  y  parue  en  1763. 


—  253  — 

Une  lettre  d'envoi  au  Margrave  de  Bade  ^ 
des  Eléments,  extraits  de  cet  ouvrage  par  le 
marquis  de  Mirabeau,  renseigne  sur  le  suc- 
cès qu'il  avait  obtenu  et  sur  les  conditions 
dans  lesquelles  il  avait  été  préparé  : 

«  Je  prends  la  liberté  d'envoyer  à  Votre 
»  Altesse  les  Éléments  de  la  Philosophie 
»  rurale,  imprimée  à  Paris  en  1763.  L'invon- 
»  teur  du  Tableau  économique,  M.  Quesnav, 
»  et  le  maître  primitif  de  la  science,  dont 
»  j'étais  le  seul  élève  alors,  se  servit  de  moi 
»  pour  le  grand  développement  explicatif  du 
))  Tableau  et  de  toutes  ses  conséquences,  tel 
»  enfin  qu'on  peut  dire  que  c'est  le  trésor  de 
»  la  science.  Les  circonstances  ne  permettant 
»  pas  alors  d'imprimer,  il  se  chargea  du  ma- 
»  nuscrit  et  Tenrichit  de  plusieurs  matériaux 
»  de  toute  espèce,  tables  de  progression, 
»  etc.,  de  manière  que  tout  est  dans  cet  ou- 
»  vrage  ;  mais  une  impression  furtive  et  nul- 
»  lement  suivie,  ajoutant  à  l'imperfection  du 
»  manuscrit,  à  la  profondeur  des  déductions 
»  et  à  la  manière  abstraite  de  les  rendre,  a 
»   rendu  cet  ouvrage  quelquefois  peu  intelli- 

1.  1770.  Cori-espondance  du  Margrave,   déjà  citOe. 


—  254  — 

»  gible  et  toujours  noyé   de   détails  et  trop 
»  profond  pour  le  courant  des  lecteurs.  » 

Les  dossiers  des  Archives  nationales  per- 
mettent de  déterminer  la  part  de  collabo- 
ration de  Quesnay  à  la  Philosophie  rurale; 
elle  est  considérable.  Mais,  de  Taveu  même 
des  Physiocrates,  Touvrage  est  profondément 
obscur. 

Après  la  mort  de  M"'^  de  Pompadour, 
fut  fondé  le  Journal  de  V  agriculture, 
du  commerce  et  des  finances  ;  Quesnay  donna 
de  nombreux  articles  à  cette  revue  et  en  par- 
ticulier une  nouvelle  analyse  du  Tableau 
économique  juin  1766).  Du  Pont,  en  raison 
de  sa  brièveté,  Ta  jugée  la  plus  facile  à  sai- 
sir de  celles  qui  avaient  été  faites,  et  Ta  in- 
sérée dans  le  recueil  d'œuvres  de  Quesnay, 
intitulé  Phi/siocratie,  paru  en  1767  '. 

Dans  un  Avertissement,  le  disciple  éditeur 
s'exprima  ainsi  : 

'(  Les  Maximes  que  je  remets  aujourd'hui 
»  sous  les  yeux  du  public  et  leurs  notes  ont 
»  été  imprimées  poui'  la  première  fois  avec 

1.  Baudeau  a  fait  du  Tableau  une  autre  analyse  pour 
les  Ephémérides  de  1767-1768. 


—  255  — 

»  le  Tableau  économique  au  château  de  Ver- 
»  sailles,  au  mois  de  décembre  1758.  Les 
»  mêmes  maximes  ont  été  imprimées  envi- 
»  ron  deux  ans  après  et  la  plupart  des  notes 
»  fondues  dans  l'explication  donnée  à  la  fin 
»  de  VAîuides  hommes  par  le  marquis  de.  .  . 
»  qui,  depuis,  a  encore  cité  les  maximes  en  en- 
»  tier  dans  son  immense  et  profond  ouvrage, 
»  la  Philosophie  rurale.  » 

D'un  autre  côté,  l'adversaire  des  Physio- 
crates,  Forbonnais,  qui  avait  fortement  criti- 
qué le  système  de  Quesnay  dans  la  Gazette 
du  Commerce,  publia  en  1767  deux  volumes 
sous  le  titre  de  Principes  et  observations  éco- 
nomiques,oi\  on  lit  à  propos  du  Tableau  : 

«  Cette  table  célèbre  parut  pour  la  pre- 
mière fois,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  dans  un 
petit  cahier  d'impression  de  format  in-4*',  qui 
ne  fut  communiqué  qu'à  un  petit  nombre  de 
personnes.  A  la  suite  d'une  explication  suc- 
cincte qui  ne  contenait  que  l'analyse  du  sys- 
tème de  richesse  nationale  déjà  produit  dans 
l'article  Grains  de  V Encyclopédie,  l'auteur 
donnait  un  petit  développement  de  ce  même 
système  par  vingt-quatre  maximes...  Ce  dé- 
veloppement était  intitulé  Extraits  des  éco- 


—  256  — 

nomies  royales  de  M.  de  Sull}',  soit  que 
l'auteur  se  crût  rempli  de  son  esprit,  soit 
qu'il  voulut  accréditer  son  système  sous  ce 
nom  vénéré.  »  Les  critiques  qui  suivent  cette 
description  prouvent,  très  nettement  à  notre 
avis,  que  Forbonnais  avait  le  Tableau  écono- 
mique en  mains. 

D'après  lui,  le  Tableau  était  donc  suivi 
de  24  maximes.  C'est  le  nombre  que  l'on 
trouve  dans  YAmi  des  hommes  et  dans 
la  Philosophie  rurale.  Du  Pont,  dans  les 
Ephémérides  de  1769,  a  parlé  aussi  de  24 
maximes.  Cependant,  il  y  en  a  30  dans  la 
Physiocratie  et  30  aussi  dans  un  grand  ta- 
bleau gravé  qui  fut  publié  en  1775,  au  début 
du  ministère  de  Turgot^  ;  dans  la  Physio- 
cratie^ les  maximes  sont  en  outre  rangées 
dans  un  autre  ordre  que  dans  les  ouvrages 
de  Mirabeau. 

L'épreuve  reproduite  par  la  British  écono- 
mie association'-^  ne  renferme,  au  contraire, 

1.  VOhserisatcur  hollandais  les  a  reproduites. 

2.  L'épreuve  forme  un  cahier  in-4°  avec  un  tableau 
gravé,  un  autre  tableau  imprimé,  des  explications  en 
12  pages,  des  prétendus  Extraits  des  économies  royales, 
avec  notes,  en  6  pages. 


—  257  — 

que  vingt-trois  maximes,  avec  des  notes 
beaucoup  plus  sommaires  \  Noire  exemplaire 
contient  les  24  maximes  de  VA7ni  des  hommes 
et,  à  peu  de  choses  près,  les  notes  de  la 
Physiocratie. 

D'où  proviennent  les  différences  que  nous 
venons  de  signaler  ? 

En  ce  qui  concerne  la  Physiocratie,  nous 
avons  eu  l'occasion  de  montrer  ailleurs*  que 
Du  Pont  de  Nemours  n'était  pas  un  très  fi- 
dèle éditeur  et  que,  soit  pour  mettre  de 
l'unité  dans  les  doctrines  physiocratiques, 
soit  pour  éclaircir  les  textes^  il  modifiait  les 
copies  de  ses  amis.  Il  agit  ainsi  pour 
les  Réflexions  sur  les  richesses  de  Turgot, 
pour  beaucoup  d'autres  ouvrages  du  ministre 
de  Louis  XYI  \  pour  un  travail  du  Margrave 
de  Bade  ^   Il   a   pu  opérer  de  même  pour  le 

1.  Celles  de  la  Physiocratie  ont  été  reproduites  par 
M.  Oncken  dans  son  édition  des  Œutres  économiques 
et  philosophiques  de  Quesnay. 

2.  Journal  des  ècononiistes  di&]\x\\\^t  1888.  Voir  aussi 
l'édition  des  Réflexions  sur  la  richesse  de  la  Petite  Bi- 
bliothèque économique  où  le  texte  a  été  rétabli  sur 
nos  indications. 

3.  Notamment  les  Discours  en  Sorbonne. 

4.  L'Abrégé  des  principes  d'économie  politique,  pu- 
blié dans  les  Ephémérides. 

SCHELLE.  17 


—  258  — 

Tableau  de  Quesnay  et  y  ajouter,  avec  Tagré- 
ment  formel  ou  tacite  du  maître,  des  maximes 
nouvelles  pour  tenir  compte  des  opinions 
que  soutenaient  les  économistes  en  1767.  La 
doctrine  physiocratique  était,  nous  le  répé- 
tons, en  évolution  constante;  Quesnay  et  ses 
disciples  la  modifiaient  chaque  jour. 

Quant  à  l'épreuve  existant  dans  les  papiers 
de  Mirabeau  et  reproduite  en  fac  simile,  les 
lettres  de  Quesnay  montrent  qu'elle  n'était 
pas  la  première  : 

((  J'ai  tâché  de  faire  un  tableau  fondamen- 
»  tal  d^  Tordre  économique,  lit-on  dans  une 
»  première  lettre,  pour  y  représenter  les 
»  dépenses  et  les  produits  sous  un  aspect 
»  facile  à  saisir  et  pour  juger  clairement  des 
»  arrangements  et  des  dérangements  que  le 
»  Gouvernement  peut  y  causer;  vous  verrez 
»  si  je  suis  parvenu  à  mon  but.  » 

Et  dans  une  autre  lettre  : 

«  Je  vous  enverrai  une  seconde  édition 
»  augmentée  et  corrigée  comme  c'est  la  cou- 
»  tume  ;  ne  craignez  pas  ;  ce  livret  de  mé- 
»  nage  ne  deviendra  (pas)  trop  volumineux. 
»  J'en  fais  imprimer  trois  exemplaires  pour 
»  voir  cela  plus  au  clair;    mais  je  crois  que 


—  :.''59— 

»  sa  place  serait  bien  à  la  fin  de  votre  dis 
»  sertation  pour  le  prix  de  la  Société  de 
»  Berne,  si  vous  l'en  trouvez  digne,  avec  un 
»  préliminaire  de  votre  façon.  La  disserta- 
»  tion  elle-même  est  déjà  un  bon  prélimi- 
»  naire.  Mais  comme  vous  y  avez  trouvé  de 
»  l'embarras,  vous  serez  par  cette  raison 
»  plus  clair  que  moi  à  prévoir  ce  qui  peut 
»  arriver,  parce  que  vous  avez  été  arrêté 
»  vous-même.  Dans  ma  seconde  édition,  je 
»  pars  d'un  revenu  de  600  livres  pour  faire 
»  la  part  un  peu  plus  grosse  à  tout  le  monde  ; 
))  car  elle  était  trop  maigre  en  partant  d'un 
»  revenu  de  400  livres,  ce  qui  revenait  trop 
»  au  malheureux  sort  de  nos  pauvres  habi- 
»  tants  du  royaume  d'atrophie  ou  de  marasme 
»  qui,  pour  comble  de  malheur,  est  tombé 
))  sous  la  conduite  d'un  médecin  qui  n'épar- 
»  gne  pas  les  saignées  et  la  diète  sans  ima- 
»  giner  aucun  restaurant.  Je  n'en  dirai  pas 
»  davantage,  trop  digne  citoyen,  de  crainte 
»  de  réveiller  en  vous  des  sentiments  trop 
»  alfligeants.  Respirez  du  moins  dans  le  si- 
»   lence  de  votre  campagne.  Vale.  » 

C'est  l'édition  modifiée  avec  un  revenu  de 
600  livres  qui  existe  aux  Archives  Natio- 
nales. 


—  260  — 

Les  allusions  de  Oiiesnay  semblent  viser 
les  mesures  financières  de  Silhouette  ^  qui 
datent  du  mois  d'avril  1759;  il  parle  du  con- 
cours ouvert  par  la  Société  économique  de 
Berne  ;  or,  les  mémoires  devaient  être  par- 
venus avant  le  l*'^  janvier  1760;  Mirabeau 
était  à  la  campagne,  c'est-à-dire  après  Fhi- 
ver.  On  peut  conjecturer  de  là  que  Quesnay 
avait  fait  tirer  la  première  épreuve  de  son 
Tableau  à  la  fin  de  1758,  qu'il  fit  tirer  la  se- 
conde épreuve  «  corrigée  et  augmentée  »,  au 
printemps  de  1759,  et  ainsi  s'explique  la 
contradiction  signalée  par  Du  Pont  entre  le 
dire  du  maître  et  celui  de  Mirabeau  quant  à 
la  date  de  publication  du  Tableau,  Tun  ayant 
songé  à  la  première  épreuve,  l'autre  aux 
épreuves  subséquentes.  Quesnay  avait  l'im- 
primerie royale  à  sa  disposition;  il  pouvait 
facilement  faire  opérer  des  tirages  succes- 
sifs de  son  travail  «  pour  voir  plus  clair».  Il 
a  commandé  une  troisième  édition  comme  il 
en  avait  commandé  une  seconde^  et  Ta  com- 
muniquée non  plus  seulement  à  Mirabeau 
mais  à  un  petit   nombre  de   personnes,  ainsi 

1.  Contrôleur  Général,  du  4  mars  1759  au  21  novem- 
bre. 


—  261  — 

que  le  dit  Forbonnais.  C'est  Texemplaire  que 
nous  avons  sous  les  yeux.  Il  est  d'un  aspect 
moins  magnifique  que  l'exemplaire  de  la  se- 
conde édition,  mais  il  est  plus  volumineux; 
le  livret  de  ménage  a  été  augmenté  \  Les 
corrections  faites  à  la  plume  sur  la  seconde 
épreuve  ont  été  introduites  dans  le  texte  ou 
placées    dans    un  erratum  imprimé. 

Dans  quelque  édition  que  ce  soit,  la 
lecture  du  Tableau  économique  ne  satisfait 
pas  Tesprit.  Grimm  a  dit  que  Quesnay  était 
obscur  par  système.  Même  en  tenant  compte 
des  circonstances  extraordinaires  dans  les- 
quelles le  Tableau  fut  préparé,  l'assertion 
n'est  guère  plausible.  On  ne  peut  s'empêcher 
d'être  clair  quand  on  a  Thabitude  de  l'être. 


1.  Il  forme  un  cahier  in-4"  de  xii  pages  pour  les  ex- 
plications et  de  22  pages  pour  les  maximes  et  leurs 
notes  ;  le  tableau  gravé  en  tête  a  pour  point  de  départ 
un  revenu  de  600  livres;  le  tableau  imprimé  a  disparu. 
Une  maxime  a  été  ajoutée,  une  autre  a  été  complétée  ;  les 
notes  ont  été  considérablement  augmentées.  Les  extraits 
des  mémoires  de  Sully,  y  compris  ces  notes,  forment 
22  pages  au  lieu  de  6.  Les  notes  ne  sont  pas  tout  à  fait 
identiques  à  celles  de  la  Phj/siocrxUic;  en  ce  cas  encore, 
du  Pont  a  corrigé  un  peu  le  maître. 


—  26'^  — 

Mais  le  Tableau  ('conomiqiie  est  des  plus 
obscurs. 

Xous  n'entreprendrons  pas  d'en  donner 
une  explication  complète  ;  où  Quesnay,  où 
Mirabeau,  où  Baudeau  ont  échoué,  il  serait 
dangereux  de  s'aventurer.  Xous  nous  borne- 
rons à  des  indications  générales  suffisantes 
pour  en  faire  saisir  l'objet. 

Quesnay,  voulant  rendre  visible  le  système 
qu'il  opposait  au  système  mercantile,  dressa 
un  schéma  delà  circulation  des  richesses,  en 
s'inspirant  —  M.  Hector  Denis  l'a  justement 
fait  remarquer  —  du  mécanisme  de  la  circu- 
lation du  sang.  L'économiste  ne  pouvait 
oublier  le  médecin. 

Le  royaume  qu'il  considère  est  un  royaume 
agricole  parvenu  au  plus  haut  point  de  per- 
fection économique.  La  terre  donne  tout  ce 
qu'elle  peut  donner,  une  fois  les  gènes  et  les 
prohibitions  supprimées. 

Les  propriétaires  recueillent  le  produit 
net  ;  mais  ils  ont,  pour  satisfaire  à  leurs 
besoins,  à  acheter  des  objets  fabriqués  à  l'in- 
dustrie ou  classe  stérile,  et  des  produits  agri- 
coles à  l'agriculture  ou  classe  productive.  La 
classe  stérile  a,  de  son  côté,  à  faire  des  achats 


—  263  — 

à  la  classe  productive  et  celle-ci  à  la  classe 
stérile.  Le  produit  net  passe  ainsi  de  la 
classe  des  propriétaires  aux  deux  autres 
classes  et  de  Tune  de  ces  dernières  à  Tautre. 

La  part  qui  va  à  la  classe  stérile  sert  à 
payer  les  frais  de  confection  des  objets  fa- 
briqués sans  rien  produire  au  delà  ;  celle 
qui  va  à  la  classe  agricole  se  reconstitue  en 
produit  net  nouveau  qui  retourne  aux  pro- 
priétaires. Dans  quelle  proportion  ?  Quesnay 
suppose  que  100  d'avances  à  la  terre  peuvent 
donner  100  de  produit  net,  comme  en 
Angleterre,  dit-il. 

«  On  voit  dans  le  Tableau  »,  écrit-il  à 
Mirabeau  avant  d'avoir  porté  le  point  de 
départ  de  ses  calculs  à  600  livres,  «  que  400 
»  livres  d'avances  annuelles  pour  les  frais  de 
»  l'agriculture  produisent  400  livres  de  re- 
»  venu,  et  que  200  livres  d'avances  employées 
))  à  rindustrie  ne  produisent  rien  au  delà  du 
»  salaire  qui  revient  aux  ouvriers  ;  encore  le 
»  salaire  est-il  fourni  par  le  revenu  que 
»  produit  l'agriculture. 

))  Ce  revenu  se  partage  par  les  dépenses 
»  du  propriétaire  à  peu  près  également  ;  la 
»  moitié    retourne   à   l'agriculture    pour  les 


—  264  — 

»  achats  de  pain,  vin,  viande,  bois,  etc.  ;  les 
»  hommes  qui  reçoivent  cette  moitié  de 
))  revenu  et  qui  en  vivent  sont  employés  aux 
»  travaux  de  la  terre  ;  ces  travaux  font  renaître 
»  la  valeur  de  cette  même  somme  en  pro- 
»  ductions  de  Tagriculture.  Ainsi  le  même 
»  revenu  se  perpétue. 

»  Les  colons  vivent  de  cette  même  somme, 
»  mais  leur  travail,  par  les  dons  de  la  terre, 
»  produit  plus  que  leur  dépense  et  ce  pro- 
»  duit  net  est  ce  que    Ton  appelle  revenu.  » 

Quesnay,  continuant  son  explication,  dit 
encore  : 

«  L'autre  moitié  du  revenu  du  proprié- 
»  taire  est  employée  par  celui-ci  en  achat 
»  d'ouvrages  de  main-d'œuvre  pour  ses  en- 
»  tretiens  de  vêtements,  ameublement,  us- 
»  tensiles  et  de  toutes  choses  qui  s'usent  ou 
»  qui  s'éteignent  sans  reproduction  renais- 
»  santé  de  ces  mêmes  choses.  Ainsi  le  pro- 
»  duit  net  du  travail  des  ouvriers  qui  les 
»  fabriquent  ne  s'élève  pas  au-delà  du  salaire 
»  qui  fait  subsister  ces  ouvriers  et  qui  leur 
»  restitue  leurs  avances.  11  n'y  a  là  que  des 
»  dépenses  pour  nourrir  des  hommes  quine 
»   produisent  que  pour  leur  dépense  et  celle- 


—  265  — 

»  ci  est  payée  par  le  revenu  produit  par  Ta- 
»  griculture.  C'est  par  cette  raison  que  je  la 
»  nomme  dépense  stérile. 

»  Chaque  somme  de  200  livres  arrivée  à 
»  l'agriculture  et  à  l'industrie  se  distribue 
»  jusqu'au  dernier  sol.  Les  ouvriers  de  Tin- 
»  dustrie  dépensent  la  moitié  de  leur  salaire 
»  en  marchandises  de  main-d'œuvre  dont  ils 
»  ont  besoin  pour  leur  entretien  et  Tautre 
»  moitié  retourne  à  l'agriculture  pour  Tachât 
»  de  leur  subsistance.  On  voit  la  même 
»  chose  du  côté  de  Tagriculture.  Les  colons 
»  emploient  pour  leur  subsistance  la  moitié 
»  de  la  somme  qu'ils  reçoivent  et  portent 
»  l'autre  moitié  à  l'industrie  pour  les  mar- 
»  chandises  de  main-d'œuvre  nécessaires 
»  pour  leur  entretien  ». 

Ainsi,  selon  Thypothèse  du  schéma,  les 
partages  successifs  du  produit  net  se  font 
toujours  par  moitié  ;  sur  600  livres  de  revenu, 
chiffre  du  texte  définitif  du  tableau,  300  vont 
à  l'agriculture,  300  à  la  classe  stérile.  Les 
300  livres  de  Fagriculture  se  divisent  en  150 
conservées  par  l'agriculture  et  qui  reconsti- 
tuent 150  livres  de  produit  net;  les  300  de  la 
classe    stérile  se    divisent   aussi   en    150  qui 


—  266  — 

vont  à  ^.'agriculture  pour  reconstituer  un 
produit  net  et  en  150  qui  sont  consommées 
en  frais  de  toute  sorte,  et  ainsi  de  suite. 

En  d'autres  termes,  dans  Thypothèse  de 
Quesnay,  l'agriculture  reçoit  en  avances  an- 
nuelles etreconstitue  en  produit  net  un  demi, 
plus  un  quart,  plus  un  huitième,  plus  un  sei- 
zième, etc.,  du  produit  net  primitif.  Comme 
la  somme  de  ces  fractions  est  égale  à  l'unité, 
l'agriculture  reconstitue  autant  de  produit 
net  qu'elle  en  reçoit. 

.  Dans  une  autre  hvpothèse,  au  cas,  par 
exemple,  où  la  classe  stérile  recevrait  plus 
de  la  moitié  du  produit  net,  la  richesse  pri- 
mitive serait  absorbée  en  consommations 
sans  être  reconstituée.  Le  pays  s'appauvri- 
rait. Et,  d'une  manière  générale,  toute  somme 
qui  ne  serait  pas  employée  à  la  Reconstitution 
du  produit  net  serait  perdue  pour  la  richesse 
nationale. 

«  Le  zizac  bien  connu,  ajoutait  Quesnay, 
))  abrège  bien  des  détails  et  peint  aux  gens 
»  des  idées  fort  entrelacées,  que  la  simple 
»  intelligence  aurait  bien  de  la  peine  à  saisir. 
»  à  démêler  et  à  accorder  par  la  voie  du  dis- 
»   cours  ». 


^  267  — 

Quesnay  se  faisait  illusion.  Son  schéma 
est  maladroitement  dressé.  Le  lecteur  se 
trouve  en  présence  de  trois  colonnes  de 
chiffres  intitulées  :  agriculture,  proprié- 
taires, classe  stérile,  avec  des  lignes  poin- 
tillées  qui  vont  de  Tune  à  Tautre,  sans  qu'il 
sache  pourquoi.  Les  Explications  qui  sui- 
vent ne  lui  expliquent  pas  le  mécanisme  de 
ce  va-et-vient.  Il  doit  trouver  lui-même  la 
clef  des  hiéroglyphes  qu'il  a  sous  les  yeux. 

Quesnay,  étonné  de  voir  que  Mirabeau  ne 
parvenait  pas  à  le  comprendre,    lui   écrivit  : 

«  Votre  répugnance  pour  les  hiéroglyphes 
»  arithmétiques  est  ici  fort  déplacée.  Les 
»  grands  appareils  de  calcul  accablent,  il  est 
»  vrai,  rintelligence  des  lecteurs,  mais  le 
»  commun  d'entre  eux  ne  s'attache  qu'aux 
»  résultats  qui  les  rendent  tout  d'un  coup 
»  fort  savants  ;  ceux  qui  étudient  sérieuse- 
»  ment  et  qui  approfondissent  ne  s'en 
»  tiennent  pas  là;  ils  démêlent,  ils  vérifient, 
»  ils  concilient  toutes  les  parties  numéraires 
»  d'une  science  si  multiple.  C'est  pour  eux 
»  qu'il  faut  travailler.  .  .  ;  les  autres  lecteurs 
»  qui  ne  lisent  que  pour  s'amuser  et  babiller 
»  sans  jugement  et  qui  ne  sont  d'aucun  poids 
»  dans  la  société  m'intéressent  peu ..  .   » 


—  268  — 

Quesnay  reconnut  si  bien  Tutilité  de  tra- 
vailler pour  les  lecteurs  ordinaires  qu'il 
collabora  à  X Explication  de  X Ami  des  hom- 
mes et  qu'il  s'efforça  ensuite  de  traduire  en 
français  ses  hiéroglyphes  dans  la  Philoso- 
phie rurale  et  dans  son  Analyse  du  Tableau 
économique . 

Les  Explications  du  Tableau  étaient  des- 
tinées à  évahier  la  richesse  probable  de  la 
France  au  cas  où  elle  serait  gouvernée  selon 
les  principes  du  gouvernement  économique. 
Ce  serait  aller  loin  que  d'en  discuter  les 
chiffres.  Disons  seulement  que  les  600  livres 
se  transforment  en  600  millions  sans  que 
Fauteur  en  donne  la  raison,  que  l'évaluation 
de  la  richesse  totale  possible  du  pays  atteint 
60  milliards,  chiffre  qui  pouvait  passer  pour 
fantastique  au  XVUI®  siècle  et  que  les  élé- 
ments du  calcul  sont  empruntés  pour  la  plu- 
part à  VEssai  sur  les  monnaies  de  Dupré  de 
Saint-Maur. 

Disons  aussi  que  Quesnay  n'était  pas  un 
calculateur  sans  défaut.  Forbonnais  a  été  jus- 
qu'à l'accuser  d'ignorance  et  de  légèreté.  Ce 
double  reproche  était  excessif.  Quesnay  exa- 
minait avec  sagacité   les  données  dont  il  se 


—  269  — 

servait  et  il  en  reconnaissait  lui-même  l'in- 
sufïisance  puisqu'il  avait  donné  à  Marivelt 
son  concours  pour  une  enquête  à  ouvrir  sur 
l'état  de  Tagriculture  ;  mais  il  laissait  passer 
des  erreurs  de  calcul  qui  déroutaient  parfois 
ses  lecteurs. 

Les  Maximes  ou  Extraits  des  Economies 
royales  et  les  notes  qui  les  accompagnent 
sont  la  partie  la  plus  suggestive  du  travail 
sur  lequel  nous  donnons  des  détails. 

On  y  voit  nettement  le  but  de  Quesnay.  Il 
ne  demande  pas  de  substituer  à  la  protection 
réglementaire  en  faveur  de  l'industrie  une 
protection  réglementaire  en  faveur  de  l'agri- 
culture. Il  estime  que  les  gouvernants  sont 
moins  aptes  que  les  particuliers  à  choisir  la 
nature  du  travail  à  faire  et  des  marchandises 
à  vendre.  Il  se  montre  le  défenseur  résolu 
de  la  libre  franchise,  autrement  dit  du  libre 
échange.  Il  veut  que  les  gouvernants  détrui- 
*sent  les  obstacles  et  les  gênes  qui  s'opposent 
au  développement  de  la  production  agricole  ; 
s'il  demande  que  l'impôt  soit  unique,  direct, 
susceptible  d'être  augmenté  dans  les  temps 
critiques  et  toujours  payé  par  les  proprié- 
taires, c'est  pour  que    les   fermiers,  dégagés 


—  270  — 

de  Tarbitraire  des  collecteurs,  puissent  sans 
crainte  améliorer  la  culture.  Il  veut  aussi 
que  le  taux  de  l'intérêt  de  Targent  soit  li- 
mité légalement,  pour  que  l'Etat  n'emprunte 
pas  à  des  taux  usuraires  qui  attirent  les  ca- 
pitaux à  Paris  et  les  détournent  des  emplois 
agricoles  ;  mais  là  se  borne  son  désir  de  ré- 
glementation. 

Il  précise,  dans  les  Maximes  ajoutées  à  son 
Tableau,  les  vues  contenues  dans  les  articles 
donnés  à  l'Encyclopédie  ou  préparés  pour 
elle.  Le  Trésor  public  était  alors  aux  abois  ; 
la  finance  faisait  la  loi.  Quesnay  faisait  la 
guerre  à  la  finance  avec  autant  d'ardeur 
qu'aux  prohibitions. 


VII 


Voici,  au  surplus,  ces  Maximes  telles 
qu'elles  figurent  dans  l'édition  définitive  du 
Tableau,  sans  les  repeints  de  \sl  Physiocratie. 

Toutes  ne  sont  pas  parfaitement  claires 
en  la  forme;  mais  avec  quelque  connais- 
sance des  doctrines  de  nos  premiers  écono- 
mistes et  des  faits  du  temps,  il  est  facile  d'en 
saisir  le  sens. 


—  271  — 

I.  Que  la  totalité  des  600  millions  de  revenu  entre 
dans  la  circulation  annuelle  et  la  parcoure  dans 
toute  son  étendue  ;  qu'il  ne  se  forme  point  de  for- 
tunes pécuniaires  ou  du  moins  qu'il  y  ait  compensa- 
tion entre  celles  qui  se  forment  et  celles  qui  re- 
viennent dans  la  circulation  ;  car  autrement,  ces  for- 
lunes  pécuniaires  arrêteraient  le  cours  d'une  partie 
de  ce  revenu  annuel  de  la  nation  et  retiendraient  le 
pécule  ou  la  finance  du  royaume,  au  préjudice  de  la 
rentrée  des  avances,  de  la  rétribution  du  salaire  des 
artisans,  de  la  reproduction  du  revenu  et  de  l'impôt. 

II.  Qu'une  partie  de  la  somme  des  revenus  ne 
passe  pas  à  l'étranger,  sans  retour  en  argent  et  en 
marchandises. 

III.  Que  la  nation  ne  souffre  pas  de  pertes  dans 
son  commerce  réciproque  avec  l'étranger,  quand 
même  cecommerce  seraitprofitable  aux  commerçants, 
en  gagnant  sur  leurs  concitoyens  dans  la  vente  des 
marchandises  qu'ils  rapportent  ;  car  alors  l'ac- 
croissemcEt  de  fortune  de  ces  commerçants  est  un 
retranchement  dans  la  circulation  des  revenus,  qui 
est  préjudiciable  à  la  distribution  et  à  la  reproduc- 
tion. 

IV.  Qu'on  ne  soit  pas  trompé  par  un  avantage 
apparent  du  commerce  réciproque  avec  Tétrangei', 
en  jugeant  simplement  par  la  balance  des  sommes  en 
argent,  sans  examiner  le  plus  ou  moins  de  profit  qui 
résulte  des   marchandises  mêmes  que  l'on  a  vendues 


—  272  — 

et  de  celles  que  l'on  a  achetées  ;  car  souvent  la  perte 
est  pour  la  nation  qui  reçoit  un  surplus  en  argent,  et 
cette  perte  se  tourne  au  préjudice  de  la  distribution 
et  de  la  reproduction  des  revenus.  Dans  le  commerce 
réciproque  des  denrées  du  crû  que  l'on  achète  de 
l'étranger,  et  des  marchandises  de  main-d'œuvre 
qu'on  lui  vend,  le  désavantage  est  d'ordinaire  du 
côté  de  ces  dernières  marchandises,  parce  qu'on  re- 
tire beaucoup  plus  de  profit  de  la  vente  des  denrées 
du  crû. 

V.  Que  les  propriétaires  et  ceux  qui  exercent  des 
professions  lucratives  ne  soient  pas  portés,  par 
quelque  inquiétude  qui  ne  serait  pas  prévue  par  le 
Gouvernement,  à  se  livrer  à  des  épargnes  stériles, 
qui  retrancheraient  de  la  circulation  et  de  la  distri- 
bution une  portion  de  leurs  revenus  ou  de  leurs 
gains. 

VI.  Que  l'Administration  des   finances,    soit   dans 
la  perception  des  impôts,  soit  dans  les  dépenses    du 
Gouvernement,  n'occasionne  pas   de   fortunes  pécu- 
niaires, qui  dérobent  une  partie  des  revenus  à  la  cir 
culation,  à  la  distribution  et  à  la  reproduction. 

VII.  Que  l'impôt  ne  soit  pas  destructif  ou  dispro- 
portionné à  la  masse  du  revenu  de  la  nation  ;  que 
son  augmentation  suive  l'augmentation  du  revenu  ; 
qu'il  soit  établi  immédiatement  sur  le  produit  net 
des  biens-fonds  et  non  sur  les  denrées,  où  il  multi- 
plierait les  frais  de  perception   et   préjudicierait   au 


—  273  — 

commerce  ;  qu'il  ne  se  prenne  pas  non  plus  sur  les 
avances  des  fermiers  des  biens-fonds  ;  car  les 
avances  de  l'agriculture  d'un  royaume  doivent  être 
envisagées  comme  un  immeuble  qui  doit  être  con- 
servé précieusement  pour  la  production  de  l'impôt 
et  du  revenu  de  la  nation,  autrement  l'impôt  dégé- 
nère en  spoliation  et  cause  un  dépérissement  qui 
ruine  promptement  un  Etat. 

VIII.  Que  les  avances  des  fermiers  soient  suffi- 
santes pour  que  les  dépenses  de  la  culture  repro- 
duisent au  moins  cent  pour  cent,  car  si  les  avances 
ne  sont  pas  suffisantes,  les  dépenses  de  la  culture 
sont  plus  grandes  à  proportion  et  donnent  moins  de 
produit  net. 

IX.  Que  les  enfants  des  fermiers  s'établissent  dans 
les  campagnes  pour  y  perpétuer  les  laboureurs  ;  car 
si  quelques  vexations  leur  font  abandonner  les  cam- 
pagnes et  les  déterminent  à  se  retirer  dans  les  villes, 
ils  y  portent  les  richesses  de  leurs  pères  qui  étaient 
employées  à  la  culture.  Ce  sont  moins  les  hommes 
que  les  richesses  qu'il  faut  attirer  dans  les  cam- 
pagnes ;  car  plus  on  emploie  de  richesses  à  la  cul- 
ture des  grains,  moins  elle  occupe  d'hommes,  plus 
elle  est  prospère,  et  plus  elle  donne  de  produit  net. 
Telle  est  la  grande  culture  des  riches  fermiers,  en 
comparaison  de  la  petite  culture  des  pauvres  mé- 
tayers qui  labourent  avec  des  bœufs  ou  avec  des 
vaches. 

SCHELLE.  18 


—  274  — 

X.  Que  l'on  évite  la  désertion  des  habitants  qui 
emportent  leurs  richesses  hors  du  ro3'aume. 

XI.  Que  l'on  n'empêche  point  le  commerce  exté- 
rieur des  denrées  du  crû,  car  tel  est  le  débit,  telle 
est  la  reproduction. 

XII.  Que  Ion  ne  fasse  pas  baisser  le  prix  des  den- 
rées et  des  marchandises  dans  le  Royaume  ;  car  le 
commerce  réciproque  avec  l'étranger  deviendrait 
désavantageux  à  la  nation.  Telle  est  la  valeur  vénale^ 
tel  est  le  revenu.  Abondance  et  non-valeur  n  est  pas  ri- 
chesse. Disette  et  cherté  est  misère.  Abondance  et 
cherté^   est  opulence. 

XIII.  Que  l'on  ne  croie  pas  que  le  bon  marché  des 
denrées  soit  favorable  au  menu  peuple  ,  car  le  bas 
prix  des  denrées  fait  baisser  leur  salaire,  diminue 
leur  aisance,  leur  procure  moins  de  travail  ou  d'oc- 
cupations lucratives  et  diminue  le  revenu  de  la  na- 
tion. 

XIV.  Qu'on  ne  diminue  pas  l'aisance  du  bas 
peuple  ;  car  il  ne  pourrait  pas  assez,  contribuer  à  la 
consommation  des  denrées  qui  ne  peuvent  être  con- 
sommées que  dans  le  pays  et  la  reproduction  et  le 
revenu  de  la  nation  diminueraient. 

XV.  Qu'on  favorise  la  multiplication  des  bestiaux  ; 
car  ce  sont  eux  qui  fournissent  aux  terres  des  en- 
grais qui  procurent  de  riches  moissons. 

1.  Ce  mot  a  été  remplacé  par  «  bon  prix  »  daus 
le  tableau  gravé  et  publié  en  1775. 


—  275  — 

XVI.  Que  l'on  ne  provoque  pas  le  luxe  de  décora- 
tion, parce  qu'il  ne  se  soutient  qu'au  préjudice  du 
luxe  de  subsistance  qui  entretient  le  débit  et  le  bon 
prix  des  denrées  du  crû  et  la  reproduction  des  reve- 
nus de  la  nation. 

XVII.  Que  le  Gouvernement  économique  ne  s'oc- 
cupe qu'à  favoriser  les  dépenses  productives  et  le 
commerce  extérieur  des  denrées  du  crû  et  qu'il  laisse 
aller  d'elles-mêmes  les  dépenses  stériles. 

XVIII.  Qu'on  n'espère  de  ressources  pour  les  be- 
soins extraordinaires  de  l'Etat  que  de  la  prospérité 
de  la  nation  et  non  du  crédit  des  financiers,  car  les 
fortunes  pécuniaires  sont  des  richesses  clandestines 
qui  ne  connaissent  ni  roi^  ni  patrie. 

,  XIX.  Que  l'État  évite  les  emprunts  qui  forment 
des  rentes  financières,  qui  chargent  l'Etat  de  dettes 
dévorantes  et  qui  occasionnent  un  commerce  ou  tra- 
fic de  finance,  par  l'entremise  des  papiers  commer- 
çables  où  l'escompte  augmente  de  plus  en  plus  les 
fortunes  pécuniaires  stériles,  qui  séparent  la  finance 
de  l'agriculture,  et  qui  la  privent  des  richesses  né- 
cessaires pour  l'amélioration  des  biens-fonds  et  pour 
la  culture  des  terres. 

XX.  Qu'une  nation  qui  a  un  grand  territoire  à  cul- 
tiver et  la  facilité  d'exercer  un  grand  commerce  des 
denrées  du  crû,  n'étende  pas  trop  l'emploi  de  l'ar- 
gent et  des  hommes  aux  manufactures  et  aux  com- 
merces de  luxe,  au  préjudice  des  travaux  et    des  dé- 


—    276  — 

penses  de  l'agriculture  ;  car,  préférablement  à  tout, 
le  Royaume  doit  être  bien  peuplé  de  riches  cultiva- 
teurs. 

XXI.  Que  les  terres  employées  à  la  culture  des 
grains  soient  réunies,  autant  qu'il  est  posible,  en 
grandes  fermes  exploitées  par  de  riches  laboureurs  ; 
car  il  y  a  moins  de  dépense  pour  l'entretien  et  répa- 
ration des  bâtiments,  et  à  proportion  beaucoup 
moins  de  frais  et  beaucoup  plus  de  produit  net  dans 
les  grandes  entreprises  de  l'agriculture  que  dans  les 
petites  ;  parce  que  celles-ci  occupent  inutilement  et 
aux  dépens  des  revenus  du  sol  un  plus  grand  nombre 
de  familles  de  fermiers  qui  ont  peu  d'aisance  par  l'é- 
tendue de  leurs  emplois  et  de  leurs  facultés  pour 
exercer  une  riche  culture.  Cette  multiplicité  de  fer- 
miers est  moins  favorable  à  la  population  que  l'ac- 
croissement des  revenus  ;  caria  population  la  plus 
assurée,  la  plus  disponible  pour  les  différentes  occu- 
pations et  pour  les  différents  travaux  qui  partagent 
les  hommes  en  différentes  classes  est  celle  qui  est 
entretenue  par  le  produit  net. 

Toute  épargne  faite  à  profit  dans  les  travaux  qui 
peuvent  s'exécuter  par  le  moyen  des  animaux,  des 
machines,  des  rivières,  etc.,  revient  à  l'avantage  de 
la  population  et  de  l'Etat,  parce  que  plus  de  produit 
net  procure  plus  de  gains  aux  houjuies  pour  d'autres 
-services  ou  d'autres  travaux. 

XXII.    Que  chacun   soit  libre  de  cultiver  dans   son 


—  277  — 

champ  telles  productions  que  son  intérêt,  ses  facul- 
tés, la  nature  du  terrain  lui  suggèrent,  pour  en  tirer 
le  plus  grand  produit  qu'il  lui  soit  possible.  On  ne 
doit  point  favoriser  le  monopole  dans  la  culture  des 
biens-fonds,  car  il  est  préjudiciable  au  revenu  géné- 
ral de  la  nation.  Le  préjugé  qui  porte  à  favoriser  l'a- 
bondance des  denrées  de  premier  besoin,  préférable- 
ment  à  celles  de  moindre  besoin,  au  préjudice  de  la 
valeur  vénale  des  unes  ou  des  autres  est  inspiré  par 
des  vues  courtes  qui  ne  s'étendent  pas  jusqu'aux 
effets  du  commerce  extérieur  réciproque,  qui  pour- 
voit à  tout  et  qui  décide  du  prix  des  denrées  que  chaque 
nation  peut  cultiver  avec  le  plus  de  profit.  Ce  sont 
les  revenus  et  l'impôt  qui  font  les  richesses  de  pre- 
mier besoin  dans  un  Etat  pour  défendre  les  sujets 
contre  la  disette  et  contre  l'ennemi,  et  pour  soutenir 
la  gloire  et  la  puissance  du  monarque  et  la  prospé- 
rité de  la  nation. 

XXIII.  Que  le  Gouvernement  soit  moins  occupé 
des  soins  d'épargner  que  des  opérations  nécessaires 
pour  la  prospérité  du  Uoyaume  ;  car  de  trop  grandes 
dépenses  peuvent  cesser  d'être  excessives  par  l'aug- 
mentation des  richesses.  Mais  il  ne  faut  pas  con- 
fondre les  abus  avec  les  simples  dépenses  ;  car  les 
abus  pourraient  engloutir  toutes  les  richesses  de  la 
nation  et  du  souverain. 

XXIV.  Que  l'on  soit  moins  attentif  à  l'augmenta- 
tion de  la  population  qu'à  l'accroissement  des  rêve- 


—  278  — 

nus  ;  car  plus  d'aisances  que  procurent  de  grands 
revenus  sont  préférables  à  plus  de  besoins  pressants 
de  subsistance  qu'exige  une  population  qui  excède 
les  revenus  et  il  y  a  plus  de  ressources  pour  les 
besoins  de  l'Etat  quand  le  peuple  est  dans  l'aisance  et 
a  plus  de  moyens  pour  faire  prospérer  l'agricul- 
ture. 


VIll 

Il  faudrait  bien  des  pages  pour  commenter 
ces  Maximes  et  pour  déterminer  la  part  d'er- 
reur et  la  part  de  vérité  qu'elles  renferment. 

Nous  nous  bornerons  à  appeler  l'attention 
sur  quelques-unes  d'entre  elles. 

Quesnay  traite  durement  les  fortunes  pé- 
cuniaires ^  et  il  entend  par  là,  non  les  for- 
tunes employées  aux  entreprises  d'agricul- 
ture, de  commerce  et  d'industrie  ou  aux 
augmentations  de  biens-fonds,  mais  «  celles 
qui  tirent  des  intérêts  de  Targent  ou  qui  sont 
employées  aux  acquisitions  de  charges  inu- 
tiles, de  privilèges,  etc.  ».  «  Ce  sont,  dit-il 
en  note  dans  son  édition  définitive,  des  for- 
tunes rongeantes  et  onéreuses   à  la  nation.  » 

1.  Maximes  I  et  XVIII. 


—  279  — 

((  Elles  ne  connaissent  ni  roi,  ni  patrie  )),  a-t-il 
dit  dans  le  texte  des  maximes. 

Au  milieu  de  la  guerre  de  Sept  Ans,  il  était 
imprudent  de  s'attaquer  à  la  finance. 

Or,  dans  Tannée  qui  suivit  Timpression 
de  la  dernière  édition  du  Tableau  parut  la 
Théorie  de  Fimpôt  où  Mirabeau  reprit  la 
thèse  de  son  maître  avec  la  collaboration  de 
ce  dernier.  On  sait  ce  qui  arriva.  Dénoncé 
par  les  fermiers  généraux  pour  avoir  dit  qu'il 
n'y  avait  pas  de  services  sans  argent  et  que  le 
roi  n'avait  pas  d'argent  pour  payer  les  ser- 
vices, le  marquis  fut  mis  à  la  Bastille.  Grâce 
à  M™'  de  Pompadour,  il  n'y  resta  que  cinq 
jours  \  mais  l'œuvre  qu'il  poursuivait  avec 
Quesnay  fut  suspendue  *. 

1.  Du  19  au  24 décembre  1760.  L'emprisonnement  fut 
suivi  d'un  exil  de  deux  mois  au  château  du  Bignon. 

2.  Le  passage  que  nous  avons  précédemment  cité  et 
qui  avait  été  signalé  par  Berryer  à  M"""  de  Pompadour 
n'était  pas  le  seul  audacieux. 

))  Votre  puissance,  disait  encore  Mirabeau  au  roi,  n'est 
»  autre  chose  que  la  réunion  des  volontés  d'une  multitude 
»  forte  et  active  à  la  vôtre,  d'où  suit  que  la  disjonction 
»  des  volontés  est  ce  qui  coupe  le  nerf  à  votre  puis- 
»  sance...  Le  prince  est  le  chef  de  l'État,  mais  il  n'est 
))  point  l'État...  Passez-moi  le  terme  :  Vous  êtes  le 
»  premier  des  employés  de  votre  Etat.  »  Et   Mirabeau 


—  280  — 

Du  Pont  de  Xemours,  rendant  compte  des 
travaux  des  Pliysiocrates,  a  dit,  pour  Tannée 
1761:  «Elle  s'est  écoulée  dans  le  silence. 
»  Après  le  malheur  arrivé   à  Tauteur   de   la 


ajoutait  que  l'impôt  devait  être  un  tribut  consenti  vo- 
lontairement et  non  une  dépouille  arrachée  par  les  trai- 
tants :  «  Le  tribut  est  le  droit  des  princes,  la  dépouille 
»  est  le  crime  des  tyrans.  Imposer  avec  mesure,  avec 
»  justice  et  équité  est  non  seulement  de  devoir  moral  et 
»  naturel,  mais  encorede  nécessité  physique  et  politique, 
»  puisque  toute  imposition  désordonnée  ruine  l'Etat  et 
»  le  fisc.  » 

Mirabeau  posait  les  trois  conditions  ci-après,  déjà  in- 
diquées par  Quesnay  dans  son  article  Impôts  : 

V  Que  la  contribution  soit  établie  immédiatement  à 
la  source  des  revenus  ; 

2°  Qu'elle  soit  dans  une  proportion  connue  et  conve- 
nable avec  les  mêmes  revenus  ; 

3°  Qu'elle  ne  soit  point  surchargée  de  frais  de  percep- 
tion. 

En  même  temps  Mirabeau  attaquait  les  fermiers  avec 
violence  :  «  Les  fermiers  sont  une  cause  de  ruine  pour 
»  l'Etat;  ils  ont  intérêt  à  ce  que  l'impôt  soit  établi  sur 
»  les  consommations  parce  qu'eux  seuls  en  connaissent 
»  le  véritable  produit;  il  leur  est  indifférent  d'apporter 
»  des  obstacles  de  tout  genre  à  la  consommation,  à  la 
»  circulation,  à  l'action  de  chacun,  pourvu  qu'ils  s'en- 
»  richisssent. ..  Partout  ils  présentent  au  gouvernement 
»  les  expédients  les  plus  séduisants  et  président  aux 
))  conseils  particuliers  des  finances.  Ce  sont  des  vam- 
»  pires  qui,  par  le  produit  de  leurs  extorsions,  achètent 


—  281  — 

»  Théorie  de  Vimpôt^  le  respect  deséconomis- 
»  tes  pour  le  Gouvernement  leur  fit  croire  ce 
»  silence  conforme  à  ses  vues.  » 

Le  contrôle  général  était  pourtant  occupé 
par  Bertin  qui  réalisait  ou  préparait  des  ré- 
formes dans  le  sens  physiocratique.  C'est 
sous  son  ministère  que  fut  instituéela  Société 
d'agriculture  de  Paris  et  d'autres  sociétés 
du.  même  genre.  C'est  peu  de  jours  après  sa 
démission  de  contrôleur  général  que  fut  en- 
registrée au  Parlement  la  Déclaration  du  25 
mail763,  autorisant  le  transport  des  grains  de 

»  la  nation  des  mains  du  prince  et  livrent  ensuite  le 
»  prince,  la  nation  et  eux-mêmes  à  l'ennemi  marqué, 
»  par  la  Providence.  » 

Le  Marquis  reconnaissait  que  les  traitants  pouvaient 
être  d'honnêtes  particuliers  : 

«  Il  est  peu  d'honnêtes  citoyens  qui,  dans  ces  temps 
»  malheureux,  n'aient  désiré  ou  même  sollicité  des 
))  places  de  fermiers,  des  intérêts  dans  les  traités. . .  Ce 
»  ne  sont  point  des  individus  que  j'envisage  ici,  c'est  ce 
»  concours  détestable  d'agents  déréglés  qui  rompt  tous 
»  les  liens  de  la  société,  qui  ruine  la  nation,  qui  dé- 
»  truit  la  puissance  du  monarque  par  l'autorité  même 
»  du  monarque...  Il  ne  faut  que  supprimer  le  mot 
»  odieux  '.financier.  » 

«  Renversons  les  fermes  d'abord  »,  écrivit  aussi  le 
Marquis  à  son  frère,  a  Je  désire,  si  même  je  devais  de- 
»  venir  ministre  demain,  que  mon  livre  me  précède.  » 


—  282  — 

province  à  province  sans  payer  de  droits,  et 
bientôt  suivie  de  Tédit  de  juillet  1764,  qui 
rendit  en  principe  le  commerce  des  grains 
entièrement  libre. 

'  Quesnay  aurait  pu,  comme  tant  d'autres 
personnes  à  la  Cour,  obtenir  un  intérêt  dans 
les  fermes  pour  lui  ou  pour  les  siens  ;  bien 
au  contraire,  «  dans  le  temps  où  les  profits 
»  des  fermes  étaient  ouverts  àlacommensa' 
))  lité,  a  écrit  le  le  marquis  de  Mirabeau  à  son 
»  frère,  il  a  lié  ses  enfants  à  la  glèbe  et  y- 
»  ceux  relégués  dans  les  campagnes.  J'ai  été 
»  témoin  qu'il  laissa  à  peine  mettre  le  pied 
»  à  terre  à  un  sien  petit-fils  qu'on  lui  ame- 
»  nait  du  Nivernais.  Je  n'aurais  pas,  dit-il, 
)y  sauvé  le  père  de  l'infection  de  la  capitale, 
»  si  j'avais  voulu  y  ramener  le  fils.  » 

Le  docteur  fît  plus  ;  il  présenta  les  opéra- 
tions desfînanciers  comme  une  causede  ruine, 
dans  l'écrit  qu'il  fit  imprimer  par  le  roi,  et  il 
retoucha  l'ouvrage  du  marquis  de  Mirabeau 
où  les  fermiers  étaient  traités  de  vampires. 
Il  dut  se  sentir  indirectement  visé  par  la 
dénonciation  qui  atteignit  son  ami.  Par  là, 
peut    s'expliquer  la    disparition    des    exem- 


—  283  — 

plaires  non  distribués  du  Tableau  écono- 
mique. Par  prudence,  ils  furent  séquestrés 
et  probablement  détruits  \ 

Quesnay  a  touché  dans  ses  Maximes  à  des 
faits  d'ordre  religieux,  cette  fois  en  termes 
voilés.  Dans  Tune  d'elles,  il  vise  les  annates, 
prélèvement  du  pape  sur  le  revenu  des  bé- 
néfices dont  il  avait  Tinvestiture^;  dans  une 
autre,  les  effets  de  la  Révocation  de  TÉdit 
de  Nantes^,  sur  lesquels  il  s'était  étendu 
longuement  dans  Tarticle  Hommes. 

Dans  d'autres  maximes,  il  a  repris  les  idées 
qu'il  avait  déjà  développées  dans  TEncyclo- 
pédie,  au  sujet  de  l'influence  des  capitaux 
sur  la  production  agricole*  et  au  sujet  de  la 
réglementation  du  commerce  des  grains';  il 
a  rectifié  celles  qu'il  avait  émises  au  sujet  de 


1.  Deux  autres  ouvrages  du  docteur  sortis  de  l'impri- 
merie royale,  des  Obsercations  sur  la  consercation  de 
la  rue  et  une  Psychologie  ou  science  de  Vâme  sont  in- 
connus. Il  est  possible  que  Quesnay  ait  fait  imprimer 
ces  opuscules,  l'un  médical,  l'autre  philosophique, 
avant  de  remettre  au  roi  le  Tableau  économique. 

2.  Maxime  II. 

3.  Maxime  X. 

4.  Maximes  VIII  et  IX. 

5.  Maxime  XII. 


—  284  — 

la  population  agricole:  elle  doit,  dit-il,  dimi- 
nuer à  mesure  que  croissent  les  richesses  ; 
il  a  ajouté,  dans  Tédition  définitive  de  son  Ta- 
bleau, toute  une  maxime^  et  la  moitié  d'une 
autre'  pour  répondre  à  l'accusation  lancée 
aux  économistes  d'être  les  défenseurs  de  la 
cherté  du  pain  parce  qu'ils  demandaient  la 
liberté  de  l'exportation    du  blé. 

S'élevant  aussi  à  nouveau  contre  l'abomi- 
nable devise  des  exacteurs  :  «  Il  faut  que  le 
paysan  soit  pauvre  pour  l'obliger  à  travail- 
ler j),  il  a  dit  dans  les  notes  de  cette  édition  dé- 
finitive :  ((  Les  ministres  dirigés  pardessen- 
»  timents  d'humanité,  par  une  éducation  supé- 
»  rieure...,  rejettent  avec  indignation  les 
»  maximes  odieuses  et  destructives  qui  ne 
))  servent  qu'à  la  dévastation  des  campagnes. 
»  Ils  n'ignorent  pas  que  ce  sont  les  richesses 
»  des  habitants  des  campagnes  qui  font 
»  naître  les  richesses  de  la  nation.  » 
Et  il  a  formulé  cette  devise  audacieuse  : 
«  Pauvres  paysans,  pauvre  royaume  »,  qui 
fut  accentuée  dans  la  Physiocratie,en  y  ajou- 
tant :  «  Pauvre  royaume,  pauvre  roi  ». 

1.  Maxime  XXI. 

2.  Maxime  XII. 


—  285  — 

Quant  à  Timpôt  direct  et  unique,  c'est  dans 
les  maximes  du  Tableau  et  dans  les  notes  à 
Fappui  que  Quesnay  en  a  exposé  nettement 
les  bases. 

Persuadé  que  toutes  les  sommes  dé- 
tournées des  emplois  agricoles  étaient  comme 
perdues  puisqu'elles  ne  contribuaient  pas  à 
la  reconstitution  du  produit  net,  il  ne  vou- 
lait pas  qu'elles  fussent  accumulées  dans  les 
mains  des  prêteurs  de  TEtat,  ni  qu'elles  sor- 
tissent du  royaume  sans  compensation;  il  ne 
voulait  pas  non  plus  que  leur  formation  et 
leur  emploi  fussent  gênés  par  le  fisc. 

«  L'impôt  bien  ordonné,  dit-il  en  note  dans 
))  son  édition  définitive,  c'est-à-dire  l'impôt 
»  qui  ne  dégénère  pas  en  spoliation,  doit 
»  être  regardé  comme  une  partie  du  revenu 
»  détachée  du  produit  net  des  biens-fonds 
»  d'une  nalion  agricole...  Il  ne  doit  pas 
»  porter  sur  les  avances  du  laboureur,  ni 
»  sur  les  hommes  de  travail,  ni  sur  la  vente 
»  des  marchandises...  Sur  les  avances,  ce 
»  serait  une  spoliation  qui  éteindrait  la  re- 
»  production,  détériorerait  les  terres,  ruine- 
»  raitles  fermiers,  les  propriétaires  et  l'État. 
»  Sur  le  salaire    des    hommes    de   travail  et 


—  286  — 

»  sur  la  vente  des  marchandises,  il  est  arbi- 
»  traire  et  les  frais  de  perception  surpasse- 
»  raient  Timpôt,  retomberaient  sans  règle 
»  sur  les  revenus  de  la  nation.  L'imposition 
))  sur  les  hommes  de  travail  n'est  qu'une  im- 
»  position  sur  le  travail,  de  même  qu'une 
))  imposition  sur  la  terre  ne  serait  qu'une 
»  imposition  sur  les  dépenses  de  la  culture. 
»  L'imposition  sur  les  marchandises  est  une 
))  surcharge  qui  réduit  le  peuple  aune  épargne 
»  forcée  sur  la  consommation .  » 

Et  faisant  allusion  à  la  Dime  royale  de 
Vauban,  Quesnay  ajoutait  : 

«  L'impôt  en  nature  n'aurait  aucun  rapport 
»  avec  le  produit  net  ;  plus  la  terre  est  mé- 
»  diocre  et  plus  la  récolte  est  faible,  plus  il 
))  est  onéreux  et  injuste.  » 

La  plupart  de  ses  autres  maximes  sont  di- 
rigées contre  le  mercantilisme  ;  mais  le  doc- 
teur oubliant  le  principe  :  l'argent  n'est  pas 
la  richesse,  qui  était  pourtant  son  point  de 
départ,  a  émis  à  plusieurs  reprises  des  opi- 
nions voisines  des  erreurs  qu'il  s'efforçait  de 
dissiper.  Témoin  ce  passage  paradoxal  tiré 
de  ses  notes  : 

«  On  doit  distinguer  les  biens  qui  ont  une 


_  287  — 

))  valeur  usuelle  et  qui  n'ont  pas  de  valeur 
»  vénale  d'avec  les  richesses  qui  ont  une  va- 
»  leur  usuelle  et  une  valeur  vénale.  Par 
»  exemple,  les  sauvages  de  la  Louisiane  jouis- 
»  saient  de  beaucoup  de  biens  qui  n'étaient 
»  pas  des  richesses.  Mais  depuis  que  quel- 
»  ques  branches  de  commerce  se  sont  éta- 
»  blies  entre  eux  et  les  Français,  les  An- 
»  glais,  les  Espagnols,  etc.,  une  partie  de 
»  ces  biens  est  devenue  richesse.  Ainsi  Fad- 
»  ministration  d'un  royaume  doit  tendre  à 
»  procurer  à  la  nation  la  plus  grande  abon- 
»  dance  possible  de  productions  et  la  plus 
»  grande  valeur  vénale  possible  ,  parce 
»  qu'avec  de  grandes  richesses,  elle  se  pro- 
))  cure  par  le  commerce  toutes  autres  sortes 
»  de  richesses  et  de  l'or  et  de  l'argent  dans 
»  la  proportion  convenable.  « 

Et  ailleurs  :  «  Une  nation  agricole  doit 
»  favoriser  le  commerce  extérieur  actif  des 
»  denrées  du  cru  par  le  commerce  extérieur 
»  passif  des  marchandises  de  main-d'œuvre 
»  qu'elle  peut  acheter  à  profit  de  l'étranger. 
»  Voilà  tout  le  mystère  du  commerce  :  à  ce 
»  prix  ne  craignons  pas  d'être  tributaires 
»   des  autres  nations.  » 


-  288  — 

Il  a  dit  de  même  dans  les  Maximes  : 
«  Telle  est  la  valeur  vénale,  tel  est  le  re- 
»  venu\..  Le  bas  prix  des  denrées  faitbais- 
»  ser  les  salaires,  ce  qui  diminue  le  revenu 
»  de  la  nation  '.  » 

Ce  sont  là  des  contradictions  dont  on  ne 
saurait  s'étonner  dans  la  bouche  d'un  pré- 
curseur. Combien  d'économistes  plus  mo- 
dernes n'ont  pas  erré  quand  ils  ont  parlé  de 
la  richesse  ! 

Mais,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  si  souvent 
déjà,  Quesnay  n'a  jamais  demandé  l'inter- 
vention du  gouvernement  pour  soutenir  le 
prix  des  produits. 

Pour  les  denrées  du  crû,  il  réclamait  la 
liberté  de  l'exportation;  celle  de  l'importa- 
tion n'était  pas  en  cause. 

Pour  les  produits  manufacturés,  il  voulait 
la  liberté  complète  :  «  Qu'on  laisse  aller 
«  d'elles-mêmes  les  dépenses  stériles,  »  dit-il 
dans  ses  maximes. 

Et  lorsqu'il  revisa  la  Théorie  de  rimpôt  du 
marquis    de   Mirabeau,    il   eut   l'occasion  de 


1.  Maxime  XII. 

2.  Maxime  XIIL 


—  289    ~ 

s'expliquer  plus  nettement  à  ce  sujet  dans 
une  note  qu'il  mit  en  marge  du  manuscrit 
de  son  ami.  Mirabeau  demandait  la  sup- 
pression des  droits  de  douane,  mais  songeant 
à  l'acte  de  navigation  de  Cromwell,  il  faisait 
exception  pour  les  relations  avec  les  pays 
ayant  une  politique  de  commerce  exclusive, 
c'est-à-dire  avec  FAngleterre;  il  voulait  lui 
appliquer  la  loi  du  talion. 

((  Je    ne    reconnais   pas   ici   les    principes 

»  prospères   et  fermes    de    M.    le   Marquis, 

»  écrivit  Quesnay.  Cette  peine  du  talion  n'est 

»  autre  chose   que   gène    pour   gêne  ;    ainsi 

»   double  gêne  au  préjudice  du  commerce... 

»  Que  nous  importe  si  un  acheteur  est  An- 

»  glais,  Français,  Hollandais,  etc.  ?  Veut-on 

»  faire  payer  la  sortie  de  nos  marchandises 

»  à  cause   que  Tétranger  nous  en  fait  payer 

»  rentrée    chez   lui,    ce    serait  les   accabler 

))  d'une   double   charge    qui  pèserait  sur  la 

»  vente  au  préjudice  du  vendeur  ;  ce  serait 

»  donc   diminution   du   débit.  Veut-on  faire 

»  payer  l'entrée  des  marchandises  de  l'étran- 

»  ger  parce  qu'il  fait  payer  chez  lui  l'entrée 

»  des   nôtres  ?    Sur    qui   tombera  cette    en- 

»  trée  ?  Ce  sera  pour  la  plus  grande  partie 

SCHELLE.  19 


—  290  — 

»  sur  nous.  N'est-ce  pas  là  battre  notre  cheval 
»  parce  que  notre  voisin  Ta  battu  ?  » 

Mirabeau  fit  disparaître  dans  son  ouvrage 
le  passage  que  le  docteur  incriminait  ;  le 
libre  échange  sans  restrictions  devint  une 
des  bases  de  la  doctrine  physiocratique. 

Beaucoup  d'autres  points  de  cette  doctrine 
se  précisèrent  peu  à  peu  lorsque  les  écono- 
mistes eurent  à  discuter  avec  leurs  adver- 
saires. C'est  pour  tenir  compte  des  modifi- 
cations qu'elle  avait  déjà  subies  en  1767, 
que  les  maximes  du  Tableau  économique 
furent  complétées  dans  la  Physiocratie, 

Celles  qui  furent  alors  ajoutées  sont  les 
suivantes^  : 

1)  Que  l'autorité  souveraine  soit  unique  et  supé- 
rieure à  tous  les  individus  de  la  société  et  à  toutes  les 
entreprises  injustes  des  intérêts  particuliers.  Le  sys- 
tème des  contre-forces  dans  un  gouvernement  est  une 
opinion  funeste  qui  ne  laisse  apercevoir  que  la  dis- 
corde chez  les  grands  et  Taccablement  des  petits. 

2)  Que  la  nation  soit  instruite  des  lois  générales 
de  l'ordre  naturel,  qui  constituent  le  gouvernement 
évidemment  le  plus  parfait. 

3)  Que  le  souverain  et  la  nation  ne  perdent  jamais 

1.  Nous  ne  donnons  que  le  début  de  chacune  d'elles. 


—  291    - 

de  vue  que  la  terre  est  l'unique  source  des  richesses 
et  que  c'est  l'agriculture  qui  les  multiplie. 

4)  Que  la  propriété  des  bien-sfonds  et  des  richesses 
mobilières  soit  assurée  à  ceux  qui  en  sont  les  pro- 
priétaires légitimes  ;  car  la  sécurité  de  la  propriété 
est  le  fondement  essentiel  de  l'ordre  économique  de 
la  société. 

17)  Que  l'on  facilite  les  débouchés  et  le  transport 
des  productions  et  des  marchandises  de  main-d'œuvre 
par  la  réparation  des  chemins  et  par  la  navigation 
des  canaux,  des  rivières  et  de  la  mer. 

18)  Qu'on  maintienne  la  liberté  du  commerce,  car 
la  police  du  commerce  intérieur  et  extérieur  la  plus 
sûre,  la  plus  exacte,  la  plus  profitable  à  la  nation  et 
à  l'Etat  consiste  dans  la  pleine  liberté  de  la  concur- 
rence \ 

Aucune  de  ces  interpolations  n'est 
contraire  aux  opinions  que  Ouesnay  avait 
alors  adoptées  ;  mais  plusieurs  d'entre  elles 
difïerent  de  celles  qu'il  professait  dix  ans 
auparavant. 

Il  n'avait  dit  nulle  part  en  termes  abso- 
lus que  la  terre  est  Tunique  source  des 
richesses  et  n'avait  parlé  que  pour  les  pays 
agricoles,    reconnaissant  que  les  pays  mari- 

1.  Quelques  changements  furent,  en  outre,  introduits 
dans  le  texte  d'autres  maximes. 


—  292  — 

times  pouvaient  s'enrichir  par  le  commerce'. 

Il  n'avait  que  très  incidemment  émis  des 
vues  sur  les  lois  naturelles  de  Tordre  social 
et  n'avait  nullement  songé  au  despotisme 
légal.  Le  Mercier  de  La  Rivière  ne  s'était 
pas  encore  installé  en  robe  de  chambre  dans 
son  entresol  pour  écrire,  à  côté  de  lui,  VEssai 
sur  Voi'dre  naturel  et  essentiel  des  sociétés 
politiques.  Quesnay,  en  terminant  ses  Extraits 
des  maximes  de  Sully ^  avait  parlé  sans  doute 
de  «  Tautorité  tutélaire  »,  mais  il  n'avait  pas 
attaché  à  cette  expression  l'importance  que 
ses  disciples  lui  attribuèrent  ensuite. 

Bien  au  contraire,  dans  les  notes  marginales 
d'un  Essai  sur  la  monarchie  du  marquis  de  Mi- 
rabeau qui,  selon  toute  vraisemblance,  doit 
dater  de  1758,  car  on  trouve  en  tête  le  dialogue 
qui  figure  dans  la  quatrième  partie  de  VAmi 
des  hommes,  il  avait,  pour  indiquer  à  son 
disciple  les  questions  à  élucider,  manifesté 
en  politique  théorique  des  sentiments  très 
éclectiques  : 

«  Il  n'y  a  point,  en  ces  matières,  d'univer- 
))  sel  a  parte  rei.  Tout  est  espèce,  tout  est 
))  individu  dans  la  nature. 

1.  Notamment  dans  l'article  Homnips  inédit. 


—  293  - 

))  La  République  ne  doit  pas  être  mise,  en 
))  général,  en  opposition  avec  la  monarchie 
»  sans  distinction  des  Etats...  La  monarchie 
»  est  un  corps  organisé  qui  change  cons- 
))  tamment  de  tète,  ce  qui  rend  ce  genre  de 
))  gouvernement  fort  redoutable...  Le  gou- 
»  vernement  monarchique  peut-il  être  régu- 
))  lier,  peut-on  espérer  de  Funiformité  dans 
»  une  suite  de  princes  si  différents  par  la 
»  capacité,  par  les  passions  ?...  La  constitu- 
))  tion  d'une  bonne  monarchie,  établie  sur  les 
»  qualités  requises  dans  une  suite  de  monar- 
»  ques,  est  une  monarchie  idéale  et  la  vérité 
))  est  moins  l'incapacité  du  souverain  que 
»  Tabus  de  Tautorité  confiée  à  des  ministres 
))  qui  est  redoutable.  Gomment  les  pré- 
»  venir  ?...   » 

Lorsque  fut  dressé  le  Tableau  cconoinique^ 
la  doctrine  physiocratique,  telle  qu'elle  nous  a 
été  transmise  par  ses  derniers  défenseurs, 
n'était  pas  encore  entièrement  constituée. 
Mais  elle  prenait  un  corps  et  c'est  ce  qui  expli- 
que l'enthousiasme  des  disciples  pour  ce  tra- 
vail obscur.  En  perdant  son  aspect  mystérieux, 
le  Tableau  n'a  pas  gagné  en  intérêt  ;  il  con- 
serve toutefois  un  rang  important  dans  l'his- 


—  294  — 

toire  économique  parce  qu'il  dénote  un  grand 
effort'  et  parce  que,  plus  qu'aucun  autre  écrit, 
il  a  contribué  à  assurer  le  triomphe  de  Fécole 
libérale  sur  Técole  mercantile  et  réglemen- 
taire; il  a  été  le  drapeau  autour  duquel  se  sont 
groupés  les  Physiocrates. 

Les  propos  très  osésqui  setrouventdans  les 
Maximes  lui  donnent  en  outre  le  caractère 
d'une  œuvre  de  circonstance,  qui  a  dû  influer 
sur  l'esprit  des  gouvernants.  A  cette  époque, 
les  donneurs  de  conseils  étaient  nombreux, 
mais  ils  étaient  guidés  par  des  vues  empi- 
riques ou  naïves  -.  A  leur  tête  était  le  Parle- 
ment qui,  rétabli  en  septembre  1757  sous  la 
présidence  d'un  des  Mole,  faisait  sentir  aux 

1.  «  Il  est  la  première  exposition  synthétique  du  mou- 
vement de  la  richesse  auquel  se  ramène  la  vie  organi- 
que des  sociétés,  dit  M.  Denis,  et  quand  je  considère 
l'effort  de  génie  qu'il  fallut  pour  le  concevoir,  j'avoue 
que  je  suis  bien  près  de  partager  Tenthousiasme  de 
Mirabeau.  » 

2.  {(  Il  ne  faut  pas  confondre,  disait  Quesnay,  les  prin- 
cipes de  la  science  du  gouvernement  économique  avec 
la  science  triviale  des  opérations  spécieuses  de  finances 
qui  n'ont  pour  objet  que  le  pécule  de  la  nation  et  le 
mouvement  de  l'argent  par  un  trafic  d'argent  où  le 
crédit,  l'appât  des  intérêts,  etc.,  ne  produisent,  comme 
un  jeu,  qu'une  circulation  stérile.  » 


—  295  — 

ministres  le  besoin  qu'ils  avaient  de  lui  pour 
rétablissement  de  nouveaux  impôts  : 

«  Vous  avez  vu  d'autres  tableaux  ces  jours- 
»  ci,  avait  écrit  Quesnay  à  Mirabeau  en  lui 
»  envoyant  la  première  épreuve  du  Tableau. 
»  Il  y  a  de  quoi  méditer  sur  le  présent  et  sur 
»  l'avenir.  Je  suis  de  la  dernière  surprise  que 
»  le  Parlement  ne  présente  d'autres  ressour- 
»  ces  pour  la  réparation  de  l'Etat  que  dans 
»  l'économie  ;  il  n'en  sait  pas  si  long  que  Tin- 
»  tendant  d'un  seigneur  qui  dépensait  plus 
»  qu'il  n'avait  de  revenu  et  qui  le  pressait  de 
»  lui  trouver  des  ressources  ;  celui-là  ne  lui  dit 
»  pas  :  épargnez!  mais  il  lui  représenta  qu'il 
»  ne  devait  pas  mettre  les  chevaux  de  carrosse 
))  à  l'écurie  et  que,  tout  étant  à  sa  place,  il 
»  pourrait  dépenser  encore  davantage  sans  se 
»  ruiner.  Il  paraît  donc  que  nos  remontrants 
»  ne  sont  que  des  citadins  bien  peu  instruits 
»  sur  les  matières  dont  ils  parlent  et  sont  là 
»  d'un  faible  secours  pour  le  public. 

»  Votre  dernière  lettre  remarque  bien  que 
»  les  efforts  des  particuliers  sont  fort  stériles  ; 
»  mais  il  ne  faut  pas  se  décourager^  car  la  crise 
»  effrayante  viendra,  et  il  faudra  avoir  recours 
»   aux  lumières  de  (la)  médecine.  Vale.  » 


—  296  — 

La  préoccupation  de  Quesiiay  est  visible; 
elle  se  retrouve  dans  une  des  Maximes  \  A 
la  politique  d'expédients  que  suivaient  les 
ministres,  à  la  politique  terre  à  terre  que  pré- 
conisait le  Parlement,  il  voulait  opposer  une 
politique  à  longue  portée  ayant  pour  but  d'aug- 
menter les  ressources  du  Trésor  par  l'aug- 
mentation de  la  richesse  du  pays.  Il  voyait 
venir  la  crise  effrayante  et  cherchait  les 
moyens  de  la  conjurer.  On  ne  peut  s'empê- 
cher de  rapprocher  sa  lettre  prophétique  du 
propos  que  tint  chez  lui,  dans  son  entresol, 
son  disciple  préféré,  Le  Mercier  de  la  Ri- 
vière, et  que  nous  avons  déjà  rapporté,  et 
aussi  de  cette  réflexion  que  Du  Pont  de 
Nemours  fit  à  Mirabeau  fils  en  1779  :  «  A  la 
mort  de  !M.  de  Maurepas,  tout  sera  en  confu- 
sion. Le  roi  aura  le  hoquet,  et  qui  sait  ce  qui 
arrivera  ?  *  » 

1.  Maxime  XIII. 

2.  Lettres  originales  tirées  du  Donjon  de  Vincennes. 


LA   PHYSIOCRATIE 


I.  La  Philosophie  rurale.  La  liberté  du  commerce  des 
grains.  Choiseul.  Mort  de  M°"  de  Pompadour.  — 
IL  Le  dauphin,  fils  de  Louis  XV.  Le  Journal  de 
l'agriculture.  Le  libre  échange.  —  III.  Le  droit  na- 
turel. —  IV.  Le  despotisme  légal  et  Le  Mercier  de  La 
Rivière. 

I 

Les  détails  dans  lesquels  nous  sommes 
entré  au  sujet  du  Tableau  économique  nous 
dispensent  de  parler  longuement  de  la  Phi- 
losophie rurale  qui  n'en  est  que  le  dévelop- 
pement et  que  les  Physiocrates  ont  eux-mê- 
mes condamnée  à  Toubli,  malgré  Fassistance 
que  Quesnay  avait  donnée  au  marquis  de 
Mirabeau  pour  la  confection  et  la  publication 
de  cet  ouvrage.  Signalons  que  dans  la  Préface, 
le  disciple  développa  sur  un  ton  religieux 
une  pensée  empruntée  à  Malebranche  : 


—  298  — 

«  L'amour  de  Tordre  n'est  pas  seulement 
»  la  principale  des  vertus  morales  ;  c'est 
»  l'unique  vertu,  la  vertu  mère,  fondamen- 
))  taie,  universelle.  Rien  n'est  plus  juste  que 
M  de  se  conformer  à  Tordre,  rien  n'est  plus 
»  juste  que  d'obéir  à  Dieu.  »  On  verra  plus 
loin  cette  pensée  reparaître  dans  les  écrits 
de  Quesnay. 

Signalons  aussi  que,  dans  la  Philosophie 
rurale,  se  retrouvent  les  idées  du  docteur  sur 
l'intérêt  de  l'argent,  sur  les  rentes  d'Etat, 
sur  les  impôts. 

Grimm,  toujours  acerbe,  a  dit  de  cet 
ouvrage  :  «  On  m'a  assuré  que  c'est  un  gali- 
matias fort  chaud  et  très  hardi.  »  Et  en- 
suite :  «  C'est  un  recueil  d'idées  communes 
énoncées  d'une  manière  énigmatique.  On 
peut  dire  que  rien  n'est  plus  obscur  que  cet 
ouvrage  si  ce  n'est  la  préface  qui  est  en 
tête.  »  Les  disciples  de  Quesnay  ont  été 
presque  aussi  sévères. 

On  a  vu  déjà  ce  qu'a  dit  Mirabeau  par- 
lant au  margrave  de  Bade  ;  précédemment, 
en  1767,  dans  les  Ephémérides,  le  Marquis 
avait  écrit  que  son  livre  «  était  chargé  des 
fautes    et  de  la  surabondance  de  son  auteur. 


—  299  — 

de  la  bizarrerie  de  son  style  avec  celui  du 
principal  fondateur  ^  qui  y  avait  fourni  toutes 
les  parties  d'étude  approfondie  et  toutes  les 
inversions  et  opérations  du  Tableau,  chargé 
encore  des  fautes  innombrables  de  Fimpri- 
meur...  » 

La  même  année,  Bandeau  avait  reconnu 
que  la  Philosophie  rurale  n'était  «  point  un 
ouvrage  de  pur  agrément.  » 

Préparée  par  Mirabeau  et  complétée 
par  Quesnay  pendant  la  période  de  si- 
lence forcé  qui  avait  suivi  Tenvoi  du  Mar- 
quis à  Vincennes^  elle  avait  été  imprimée 
après  la  paix  de  1763",  lorsque  la  publication 
de  brochures  de  Roussel  de  la  Tour,  de  Du 
Pont  de  Nemours^  et  d'autres  sur  la  Richesse 
de  r Etat  avait  fait  penser  que  le  gouvernement 
se  relâchait  de  sa  sévérité  au  sujet  des  écrits 
où  il  était  implicitement  ou  non  question  de 
finances.    Cependant    elle    fut  supprimée  et 


1.  Quesnay  refît  alors   le   Tableau   économique,    en 
prenant  pour  point  de  départ  un  revenu  de  2000  livres. 

2.  Février. 

3.  Réflexions  sur  la  Richesse  de  l'Etat. 


—  300  — 

ne  fut  rendue  publique  qu'au  commencemenl 
de  1764  \ 

L'année  précédente,  avait  paru  la  Déclara- 
tion du  25  mai  1763  qui  donnait  à  tout  sujet  de 
quelque  qualité  ou  condition  qu'il  fut  le 
droit  de  vendre  des  grains  et  d'en  mettre  en 
magasin  sans  être  astreint  à  aucune  formalité, 
sauf  en  ce  qui  concernait  Tapprovisionne- 
ment  de  Paris-;  était  annoncée  en  outre, 
Tabolition  des  droits  de  péage,  de  passage, 
de  pontonnage,  de  travers  perçus  sur  les 
grains  et  farines,  ainsi  que  Quesnay  Pavait 
demandé  dans  VEncyclopédie  :  «  Ceux  à  qui 
ces  droits  appartiennent,  avait  dit  le  causti- 
que docteur,  seront  suffisamment  dédom- 
magés par  leur  part  de  l'accroissement  gé- 
néral des  revenus  des  biens  du  Royaume.  » 

Lorsque  la  Déclaration  fut  envoyée  pour  en- 
registrement au  Parlement,  l'opposition  fut 
vive.  Joly  de  Fleury,  avocat  général,  fît  Féloge 
des  anciens  règlements  et  constata  avec  re- 
gret qu'il  s'était  élevé   un  nouveau  système, 

1.  Grimm. 

2.  ((  L'approvisionnement  de  la  capitale  est  un  objet 
trop  important  pour  qu'on  y  touche  sans  de  nouvelles 
ressources  »,  lit-on  dans  le  Préambule. 


—  301  — 

qu'un  grand  nombre  de  personnes,  «  dans  des 
vues  désintéressées  sans  doute  »,  signalaient 
les  lois  existantes  comme  des  entraves  au 
progrès  de  Tagriculture  et  du  commerce. 
L'abbé  Terray,  rapporteur,  fut  aussi  peu  fa- 
vorable, mais  il  conclut  en  disant  :  «  Essayons 
»  de  la  loi  nouvelle  ;  si,  comme  il  y  a  lieu  de 
»  le  craindre,  l'expérience  en  prouve  les  in- 
»  convénients,  on  reviendra  aux  anciennes 
»  lois.  )) 

L'enregistrement  fut  voté  fàTdeux  ou  trois 
voix  de  majorité,  le  22  décembre,  huit 
mois  après  le  dépôt.  Le  contrôle  général 
venait  d'être  donné  à  Laverdy\  Bertiiï 
à  demi  sacrifié,  restait  ministre,  mais  sans 
grandes  attributions  ;  il  n'avait  plus  à 
s'occuper  du  commerce  extérieur.  «  Je 
suis  ministre  en  pied,  mais  je  n'ai  rien 
à  faire  »,  lui  a  fait  dire  un  chanson- 
nier. 

Le  Gouvernement  n'était  pas  disposé 
pourtant,  au  sujet  des  grains,  à  retourner 
en  arrière.  Llne  loi  plus  générale  encore 
que     la     Déclaration     de   mai   était    en  pré- 

1.  12  décembre  1763. 


—  302  — 

paration.  La  Cour  le  savait  ;  elle  avait  été 
mise  en  ofarde  contre  les  tendances  libérales 
de  Tadministration  par  Joly  de  Fleury  dans 
son  réquisitoire. 

La  loi  nouvelle  fut  bientôt  connue  ;  elle 
était  précédée  d'un  préambule  conçu  en 
termes  tout  autres  que  ceux  de  la  Déclara- 
tion ;  les  vieux  préjugés  n'étaient  plus  ména- 
gés '. 

Les  principes  du  libre  échange  y  étaient 
indiqués  ;  il  y  était  reconnu  que  les  mesures 
de  protection  nuisaient  à  la  fois  à  la  produc- 
tion et  à  la  consommation  ;  il  était  signalé 
que  les  permissions  particulières  de  circula- 
tion ou  d'exportation  engendraient  le  mono- 
pole. La  rédaction,  due  à  Trudaine,  avec  la 
collaboration  deTurgotetde  Du  Pont  de  Ne- 
mours, était  entièrement  conforme  aux  idées 
de  Quesnay  ^ 

Le  dispositif  de   Tédit  confirmait  que  tous 


1.  Voir  le  texte  dans  Du  Pont  de  Nemours  et  l'École 
Phijsiocraîique. 

2.  A  la  même  époque,  25  août  1763,  Thomas  obtint 
le  prix  d  éloquence  pour  son  éloge  de  Sully.  Son  dis- 
cours fit  grand  bruit  ;  des  retranchements  nombreux  y 
furent  faits  pour  l'impression. 


—  303  — 

les  sujets  du  roi,  même  nobles  et  privilé- 
giés, pourraient  faire  librement  le  commerce 
des  grains  et  que  l'exportation  et  l'importa- 
tion seraient  entièrement  libres  ;  il  défendait 
à  quiconque  de  mettre  des  obstacles  à  la 
circulation  et  abrogeait  toutes  les  lois  con- 
traires, sauf  pour  l'approvisionnement  de 
Paris. 

De  faibles  droits  de  douane  étaient  mis  à  la 
frontière,  mais  ]a  sortie  n'était  autorisée  que 
par  les  grand  ports  ;  l'exportation  était  réser- 
vée, dans  l'intérêt  de  la  marine  marchande, 
aux  vaisseaux  français,  commandés  par  un 
capitaine  français,  dont  les  deux  tiers  de 
l'équipage  étaient  français,  selon  le  système 
de  Colbert.  Enfin,  pour  le  cas  où  «  contre 
toute  attente  et  malgré  les  espérances  légi- 
times que  donnait  la  libre  entrée  des  blés 
étrangers  »,  les  prix  atteindraient  12  livres 
10  sols  le  quintal  sur  un  point  de  la  fron- 
tière pendant  trois  marchés  consécutifs, 
l'exportation  devait  être  suspendue  sur  ce 
point  de  plein  droit,  non  jusqu'à  ce  que  les 
prix  eussent  baissé,  ce  qui  eût  été  logique, 
mais  jusqu'à  ce  qu'il  en  eut  été  ordonné 
autrement  par  arrêt  du  Conseil. 


—  304  — 

Ces  restrictions  qui  formaient  un  singulier 
contraste  avec  le  préambule,  avaient  été  in- 
troduites par  le  nouveau  contrôleur  général 
Laverdy,  «  plus  entraîné  que  convaincu  »  et 
si  peu  favorable  aux  économistes  qu'il  fit 
interdire,  par  une  Déclaration  du  28  mars 
1764,  presque  au  lendemain  de  la  distribution 
de  la  Philosophie  rurale,  de  rien  écrire  et 
publier  sous  peine  de  la  vie  sur  la  réforme 
ou  Fadministration  des  finances.  La  stupide 
rigueur  de  cette  loi  en  empêcha  Fexécution. 

C'était  Choiseul  quiavaitfait  nommerLaver- 
dypour  contenter  le  Parlement.  Choiseul  dé- 
testait Ouesnay  au  point  de  dire  à  Du  Pont  : 
«  Vous  pouvez  choisir  ;  les  amis  de  M.  Ques- 
nay  ne  sont  pas  les  miens.  »  Pour  balan- 
cer le  crédit  du  principal  ministre  auprès 
des  Parlementaires,  M™^  de  Pompadour 
fit  instituer  une  Commission  prise  parmi 
eux  en  vue  d'examiner  Tétat  des  finances 
et  de  rédiger  des  mémoires  sur  chacune 
de  leurs  parties.  Quesnay  était  vraisem- 
blablement rinstigateur  de  cette  mesure  ; 
Du  Pont  fut  désigné  comme  secrétaire 
de  la  Commission.  Mais  la  lutte  engagée 
contre  Choiseul  fut  courte.  M™^  de  Pompadour 


—  305  — 

tomba  gravement  malade  ;  grâce  aux  soins 
de  son  fidèle  médecin,  elle  entra  bientôt  en 
convalescence  et  put  recevoir  Du  Pont  de 
Nemours  à  qui  elle  parla  de  la  Commission 
des  finances  ;  puis  elle  eut  une  rechute. 
Alors  Ghoiseul  décria  les  avis  médicaux  de 
Quesnay,  le  traita  de  «vieux  fou  »,  prétendit 
que  son  attachement  pour  la  malade  lui 
avait  fait  tourner  l'esprit  et  obtint  du  roi 
que  le  docteur  Richard,  qu'il  avait  amené, 
déciderait  du  traitement  à  appliquer. 

^me  jg  Pompadour  se  soumit;  son  mal 
empira  ;  elle  se  sentit  mourir.  Elle  dit  à  plu- 
sieurs reprises  à  Quesnay  :  «  Que  voulez- 
vous,  mon  pauvre  ami,  nous  ne  sommes 
pas  les  maîtres  ».  Le  15  avril  1764,  elle 
expira. 

Quesnay,  désespéré,  attribua  Tévénement 
à  la  violence  du  traitement  que  Richard  avait 
prescrit  et  se  persuada  que  ce  médecin  en 
avait  prévu  les  effets. 

On  ne  doit  j)oint  assurément  attacher  plus 
d'importance  qu'il  ne  convient  à  cette  accu- 
sation. Du  Pont  de  Nemours  pensa  que 
Richard  était  tout  simplement  un  ignorant; 
mais  Quesnay  garda   sa   conviction  toute   sa 

SCHELLE.  :^0 


—  306  — 

vie  ;  et  peut-être  Texprima-t-il  publiquement, 
carChoiseul  parla  d'envoyer  le  mécontent  dans 
une  citadelle  et  de  mettre  en  même  temps 
Du  Pont  à  la  Bastille.  Ces  menaces,  sincères 
ou  non,  furent  rapportées  à  Quesnay  par 
ses  amis,  le  M*'  de  Scépeaux,  M.  d'Angi- 
villers  et  la  Marquise  de  Montmort.  Choiseul 
sentit  enfin  qu'en  persécutant  le  médecin 
qu'il  avait  fait  écarter,  il  donnerait  un  fon- 
dement à  des  soupçons  odieux  qui  se  répan- 
daient déjà  et  se  tint  trancpille. 

La  mort  de  M'°^  de  Pompadour  ruina 
le  crédit  de  Quesnay.  Si  la  favorite  n'avait 
pas  été  considérée  comme  perdue,  Laverdy 
n'aurait  pas  osé,  observe  Du  Pont  à  qui 
nous  empruntons  tous  ces  faits \  proposer 
sa  loi  contre  les  écrits  financiers. 

Et  le  disciple  ajoute  que  Quesnay  fut  aban- 
donné de  tout  le  monde  :  quatre  personnes 
seulement  continuèrent  à  le  voir,  Mirabeau, 
Du  Val,  chirurgien  au  palais  de  Versailles, 
la  M'''  de  Montmort  et  Du  Pont  de  Nemours  ; 
ce  dernier  seul  le  vit  tous  les  jours.  «  Les 
événements   font   un  beau   triage  des  amis, 

1.  L'enfance  et  la  jeunesse  de  Du  Pont  de  Nemours. 


—  307  — 

dit  Quesnay  ;  mais  ceux  qui  restent  de- 
viennent bien  plus  chers,  ils  héritent  de  tous 
les  autres.  » 

II 

On  a  vu  que  Quesnay  avait  conquis  la  con- 
fiance du  Dauphin,  en  le  soignant  de  la  petite 
vérole  en  1752.  Un  biographe^  a  recueilli 
quelques-unes  de  ses  conversations  avec  le 
fils  de  Louis  XV. 

Comme  Quesnay  entrait  un  jour  chez  le 
Prince,  celui-ci  s'écria  : 

c(  Ah  !  monsieur  Quesnay,  c'est  chasser  sur 
vos  terres,  nous  parlons  économie,  nous  nous 
promenons  dans  les  champs. — Vous  vous  pro- 
menez dans  votre  jardin,  répondit  le  docteur, 
c'est  là  que  poussent  les  fleurs  de  lys.  » 

Un  autre  jour,  le  Dauphin  avançait  modes- 
tement que  la  charge  d'un  roi  était  bien  diffi- 
cile à  remplir  :  «  Je  ne  trouve  pas,  répondit 
Quesnay.  —  Et  que  feriez-vous,  si  vous  étiez 
roi  ?  —  Je  ne  ferais  rien.  —  Et  qui  gouverne- 
rait ?  —  Les  lois.  » 

Le  Dauphin  se  vantait  de  savoir  par  cœur 

1.  De  Romance.  —  Ces  anecdotes  ne  se  trouvent  pas 
dans  les  autres  Eloges  de  Quesnay. 


—  308  — 

ÏAjni  des  hommes,  quii  appelait  le  bréviaire 
des  honnêtes  gens^;  il  étudiait  «sérieuse- 
ment ))  les  finances  et  avait  recueilli  des  ren- 
seignements sur  Tétat  des  diverses  provinces 
et  sur  leurs  productions  agricoles  et  indus- 
trielles. Il  avait  rédigé  des  notes  sur  des 
questions  financières  et  économiques.  Dans 
Tune  d'elles,  il  avait  écrit  : 

«  Toute  imposition  est  injuste  lorsque  le 
bien  général  ne  Fexige  pas.  Le  monarque 
n'est  queFéconome  des  deniers  de  TEtat-.  » 

Le  Dauphin  disait  aussi  qu'il  préférait  être 
aimé  des  paysans  que  de  Tètre  des  courti- 
sans ;  il  protégea  les  sociétés  d'agriculture 
et  consulta  les  hommes  compétents  ou  pas- 
sant pour  tels  en  administration.  Il  voulut 
s'attacher  Forbonnais  sous  le  ministère  de 
Silhouette.  On  ne  saurait  donc  s'étonner 
qu'il  ait  aimé  à  s'entretenir  avec  un  homme 
tel  que  Quesnay. 

Cependant  le  docteur  ne  l'assista  pas  à  ses 
derniers  moments  \  Peut-être  l'explication  de 

1.  Lucas  Montigny. 

2.  Proyer,  Vie  du  Daupltin.  —  Thomas,  Éloge  du 
Dauphin. 

3.  Le  Dauphin  mourut  le  20  novembre  1765. 


—  309  — 

son  absence  se  trouve-t-elle  dans  une  anec- 
dote rapportée  par  un  biographe  : 

((  Après  une  consultation  sur  une  tête 
précieuse,  un  médecin  fameux  dont  l'avis 
avait  prévalu  quoique  avec  beaucoup  d'oppo- 
sition, alla  trouver  Quesnay,  retenu  chez  lui 
par  la  goutte,  afin  de  s'appuyer  sur  son  opi- 
nion. Quesnay,  sentant  l'esprit  de  cette  dé- 
férence et  n'approuvant  pas  Tavis  qui  avait 
passé,  répondit  :  Monsieur,  j'ai  mis  à  la 
loterie  quelquefois,  mais  jamais  quand  elle 
était  tirée.  » 

Il  est  possible  aussi  que  la  mort  de  M""®  de 
Pompadourait  enlevé  à  Quesnay  la  confiance 
de  la  famille  royale. 

Mais  s'il  avait  perdu  son  crédit  à  la  Cour, 
il  avait  vu  se  grouper  autour  de  lui  de  nom- 
breux disciples;  c'est  à  cette  époque  que 
rÉcole  physiocratique  se  fonda. 

L'un  des  hommes  qui  aidèrent  le  docteur  à 
défendre  ses  idées  fut  Trudaine.  A  ses  attri- 
butions d'intendant  des  finances,  chargé  du 
détail  des  Ponts  et  Chaussées,  il  avait  joint 
((  le  détail  »  du  commerce.  Il  avait  autre- 
fois soutenu  Gournay  ;  il  était  le  principal 
rédacteur   de  l'édit   de  juillet   1764  et   était 


-  310  — 

acquis  au  système  financier  de  Quesnay. 
((  Il  était  fermement  convaincu  et  il  m'a 
souvent  dit,  rapporte  Turgot,  qu'en  dernière 
analyse  tous  les  impôts  retombent  sur  les 
propriétaires  des  terres  en  augmentation  de 
dépense  ou  en  diminution  de  revenu.  » 
Il  avait  enfin  attaché  à  ses  travaux  depuis 
1759  son  fils,  Trudaine  de  Montigny,  plus 
physiocrate  encore  que  lui-même. 

Le  Mercure,  auquel  Quesnay  avait  songé 
jadis  comme  instrument  de  propagande,  lui 
avait  échappé.  Le  Journal  économique  sur 
lequel  il  avait  pu  compter  aussi  un  moment, 
puisque  les  réponses  aux  Questions  intéres- 
santes devaient  y  être  insérées,  était  encom- 
bré d'annonces  et  de  descriptions  de  procédés 
agricoles. 

La  Gazette  du  commerce,  fondée  le  l^""  août 
1763,  sous  la  surveillance  de  fadministration 
des  finances,  avec  un  privilège  de  30  ans  qui 
supprimait  par  avance  tous  les  ouvrages 
périodiques  qui  pouvaient  y  avoir  quelque 
rapport,  servit  pendant  quelque  temps  d'or- 
gane aux  disciples  de  Quesnay  :  Le 
Trosne,  Saint-Peravy,  Du  Pont  de  Nemours. 
Mais  elle  devait  fournir  au  public  des  rensei- 


—  311  — 

gnements  a  sur  le  commerce  en  gros,  en  détail 
et  la  banque,  tant  à  Paris  que  dans  les  prin- 
cipales villes  du  royaume  et  de  l'étranger  »  ; 
on  ne  pouvait  y  insérer  de  longues  disser- 
tations. 

Une  combinaison  dont  on  ne  connaît  pas 
exactement  l'origine,  maisàlaquelle  Trudaine 
a  dû  prendre  part,  permit  de  créer  «  sous  la 
protection  sage  et  éclairée  du  ministère  », 
pour  défendre  les  mesures  prises  au  sujet  du 
commerce  des  grains,  le  Journal  de  ï agri- 
culture^ du  commerce  et  des  finances,  qui  eut 
les  mêmes  éditeurs  que  la  Gazette  et  qui  en 
fut  nominalement  le  supplément  en  raison, 
sans  doute,  du  privilège  de  celle-ci. 

Cette  nouvelle  revue,  dont  la  lecture  fut 
recommandée  aux  sociétés  d'agriculture  et 
dont  Du  Pont  de  Xemours  fut  le  directeur,  à 
la  recommandation  de  Morellet,  devint,  de 
septembre  1765  à  novembre  1766  et  malgré 
ses  propriétaires,  la  tribune  de  Técole  de 
Quesnay.  Le  Journal  q.  contribué,  dit  modes- 
tement Du  Pont,  à  répandre  quelques  bons 
principes  dans  les  provinces.  Il  eut  un  autre 
résultat,  celui  d'amener  Quesnay  et  ses  dis- 
ciples à  préciser  leurs  doctrines. 


—  312  — 

C'est  à  cette  feuille  que  Quesnay  a  donné 
son  Traité  de  droit  naturel,  le  plus  vigoureux 
de  ses  ouvrages,  et  les  articles  curieux  et 
parfois  spirituels  où,  sous  Taspect  de  l'avocat 
du  diable,  il  a  présenté  les  arguments  con- 
traires à  son  système,  avec  une  remarquable 
impartialité. 

Ses  articles  purement  économiques  sont 
signés,  ou  de  la  lettre  lî,  ou  de  la  lettre  X, 
ou  encore  du  faux  nom  de  De  Tlsle.  Ils 
sont  tous  relatifs  à  la  classe  stérile. 

Dans  Tun  d'eux,  après  avoir  expliqué  que  la 
prospérité  d'un  pays  provient  en  grande  partie 
de  ses  échanges,  autrement  dit  de  son  com- 
merce, et,  dans  ce  mot,  sont  compris  le  com- 
merce proprement  dit,  l'industrie  et  les 
moyens  de  transport,  Quesna^^  soutient, 
comme  dans  ses  écrits  précédents,  que  l'agri- 
culture donne  seule  des  richesses  renais- 
santes, des  richesses  qui  ne  sont  pas  consom- 
mées à  mesure  qu'elles  sont  produites. 

Et^  pour  démontrer  sa  proposition,  il  pose 
ce  problème  : 

Un  artisan  qui  vend  son  ouvrage,  —  un 
cordonnier  par  exemple,  qui  vend  une  paire 
de  souliers,  —  vend  tout  à  la  fois  de  la  ma- 


—  313  — 

tière  première  et  du  travail.  La  valeur  de  son 
travail  est  égale  à  la  dépense  qu'il  a  faite 
pour  sa  subsistance,  pour  son  entretien,  pour 
la  subsistance  et  Tentretien  de  sa  famille  pen- 
dant qu'il  a  travaillé.  Elle  représente  dès  lors 
des  consommations  et  non  pas  une  produc- 
tion. Mais,  dira-t-on,  ajoute  Quesnay,  il  y  a  eu 
production  d'une  paire  de  souliers.  —Non,  il 
y  a  eu  transformation  d'une  matière  première 
par  un  travail,  dont  la  valeur  représente  des 
frais  de  subsistance,  etc.  La  production  est 
une  richesse  renaissante  ;  une  consommation 
est  l'anéantissement  d'une  richesse. 

Quesnay  soutenait  un  sophisme,  tiré  d'une 
fausse  conception  de  la  valeur,  qu'il  suppo- 
sait égale  aux  frais  de  production  ;  mais  le 
sophisme  était  habilement  présenté. 
Le  docteur  posait  cet  autre  problème  : 
Dix  habitants  de  Nîmes  achètent  en  Italie 
et  en  Espagne  50  millions  de  cocons  qui  leur 
coûtent  un  million  de  livres.  Avec  la  soie 
des  cocons,  ils  fabriquent  25.000  douzaines 
de  paires  de  bas  qu'ils  vendent  aux  Portu- 
gais et  aux  Allemands  à  cent  livres  la  dou- 
zaine, ce  qui  fait  2.500.000  livres.  Par  cette 
opération,    la  France   a  gagné  1.500.000  li- 


—  314  — 

vres,  au  dire  des  partisans  du  système  mer- 
cantile. Nous  allons  voir,  répond  Quesnay.  Si 
nous  vendons  pour  2.500.000  livres  de  bas  de 
soie  à  l'étranger,  nous  en  consommons  bien 
le  double.  Notre  commerce  total  en  bas  de 
soie  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur  est  donc  de 
7.500.000  livres,  et  ce  commerce  a  nécessité 
au  préalable  un  achat  de  3  millions  de  livres 
de  cocons.  Nous  avons  donc  donné  à  l'étran- 
ger 3  millions  et  nous  lui  avons  pris  2  mil- 
lions 500.000  livres.  Et  pour  travailler  les 
bas  de  soie,  nos  fabricants,  entrepreneurs, 
commerçants,  ont  dépensé  4.500.000  livres 
en  consommations.  Où  est  le  profit  ? 

Xous  ne  nous  attarderons  pas  à  discuter 
ces  subtilités,  bien  qu'on  en  rencontre  d'ana- 
logues chez  les  écrivains  modernes  qui  ne  con- 
naissent pas  ou  ne  comprennent  pas  la  théorie 
delà  valeur.  Nous  croyons  plus  utile  de  signa- 
ler les  parties  des  doctrines  du  docteur  quilui 
ont  survécu,  en  nous  gardant  d'effacer  les 
erreurs  de  détail  qu'elles  contenaient. 

Au  sujet  du  libre  échange,  il  s'est  exprimé 
dans  le  Journal  de  V Agriculture  avec  autant 
de  fermeté  que  dans  ses  précédents  écrits. 

«  Ceux  qui  excluent  de  leur  commerce  les 


—  315  — 

étrangers,  dit-il,  seront,  par  représailles,  ex- 
clus du  commerce  des  nations  étrangères. 
Tous  les  avantages  attachés  à  l'exclusion  sont 
anéantis  par  l'exclusion  même. 

))  A-t-on  plus  besoin  d'acheteurs  que  de 
vendeurs?  Est-il  plus  avantageux  de  ven- 
dre que  d'acheter?  Tout  achat  fait  par  un 
commerçant  dans  un  pays  suppose  une  vente 
dans  un  autre.  .  . 

n  Plus  il  y  a  de  commerçants  pour  expor- 
ter et  voiturer,  phis  il  y  a  de  concurrence  de 
voituriers,  plus  ceux-ci  sont  forcés  de  mettre 
leurs  gains  au  rabais,  non  seulement  dans  le 
pays  de  leur  résidence,  mais  dans  les  autres 
pays  où  s'étend  le  commerce,  soit  pour  y 
acheter,  soit  pour  y  vendre.  Les  frais  du 
commerce  diminuent,  ce  qui  multiplie  les 
ventes  et  étend  la  faculté  de  dépenser,  .  . 

»  Cessez  d'envisager  le  commerce  entre  les 
nations  comme  un  état  de  guerre  et  comme 
un  pillage  sur  Tennemi.  Persuadez-vous  qu'il 
ne  vous  est  pas  possible  d'accroître  vos  ri- 
chesses et  vos  jouissances  aux  dépens  d'au- 
trui  par  le  commerce.  .  . 

))  Il  faut  favoriser  le  commerce  par  la  li- 
berté, par   la    sûreté,  par    la    franchise,   par 


—  316  — 

toutes  les  facilités  possibles.  Les  prohibi- 
tions, les  privilèges  exclusifs,  les  prétendues 
faveurs  de  cette  espèce  accordées  à  des  né- 
gociants soi-disant  nationaux,  peuvent  leur 
assurer  des  profits  excessifs.  Il  n'y  a  que  le 
commerce  libre  qui  puisse  faire  fleurir  l'agri- 
culture,  .  . 

»  Tout  achat  est  vente  et  toute  vente  est 
achat.  Si  vous  consentiez  à  vendre  à  l'étran- 
ger des  productions  qu'il  ne  payerait  point, 
c'est  alors  que  vous  auriez  plus  vendu 
qu'acheté.  .  . 

»  Vous  voulez  acheter  de  l'argent  avec  vos 
produits  ;  mais  l'étranger  ne  vous  donnera 
pas  une  somme  d'argent  plus  forte  que  la  va- 
leur de  vos  produits.  L'argent  de  l'étranger 
ne  vaudra  pas  pour  vous  mieux  que  vos  mar- 
chandises ;  car,  s'il  valait  mieux,  l'étranger, 
qui  n'est  pas  plus  dupe  que  vous,  ne  vous  le 
donnerait  pas  en  échange. 

))  Voudriez-vous  avancer  qu'il  y  a  avanta- 
ge à  donner  100.000  écus  de  marchandises 
contre  50.000  écus  en  argent?  L'étranger, 
dites-vous,  consommera  les  marchandises 
tandis  que  votre  argent  durera.  N'est-ce  donc 
rien  que  de  satisfaire  à  l'emploi  final  de  toute 


—  317  — 

richesse  qui  est  de  jouir  ?  Si  vous  ne  voulez 
pas  dépenser  votre  argent,  on  pourra  vous 
dire: 

Mettez  une  pierre  à  la  place 
Elle  vous  vaudra  tout  autant \ 

»  L'avantage  de  la  libre  franchise  donnée 
au  commerce  ne  serait  pas  égale  de  part  et 
d'autre  ?  Non.  Il  serait  favorable  au  pays  qui 
donnerait  la  franchise,  car  il  attirerait  le  com- 
merce. .  . 

»  Devenez  riche  par  la  liberté  de  votre 
commerce,  votre  marine  marchande  s'éten- 
dra. Toute  nation  riche  qui  a  des  ports  a  tou- 
jours une  grande  marine  marchande.  .  . 

»  Une  nation  doit  protéger  ses  commer- 
çants, mais  il  est  plus  intéressant  pour  elle 
de  protéger  son  commerce.  .  . 

)>  Nulle  richesse  ne  peut  appartenir  exclu- 
sivement à  aucun  peuple.  Le  ciel  a  voulu 
qu'aucune  nation,  comme  aucun  particulier, 
ne  puisse  jouir  de  la  totalité  des  biens  de  la 
nature  qu'en  les  échangeant  contre  les  pro- 
ductions et  les  travaux  de  ses    semblables. 

1.  On  retrouve  ici  Boisguilbert. 


—  318  — 

Par  une  loi  physique,  irrrévocable,  bienfai- 
sante et  sacrée,  l'Être  suprême,  dans  la  vue 
d'unir  fraternellement  toutes  les  créatures 
raisonnables,  a  fait  de  l'abondance  des  ri- 
chesses, du  bonheur  de  la  population,  le  prix 
de  la  liberté  du  commerce,  et  de  la  misère 
des  hommes  présents,  de  l'anéantissement 
des  races  futures,  la  peine  des  prohibitions. 

»  Commerçons -nous  avec  une  nation  ? 
Il  n'y  a  pas  de  mal  à  Tenrichir;  car,  si  ceux 
avec  lesquels  nous  commerçons  n'étaient  pas 
riches,  nous  ferions  un  pauvre  commerce  !  » 

Et  Quesnay  n'est  pas  moins  précis  au  sujet 
de  la  liberté  du  commerce  colonial  que  de  la 
liberté  du  commerce  international  : 

«  Un  privilège  exclusif  augmente  les  frais 
de  transport,  diminue  pour  les  colonies  les 
moyens  d'être  bien  fournies  et  à  bas  prix_, 
restreint  les  marchés  de  la  métropole.  » 

Enfin  il  avance  cette  proposition  où  est 
formulée  la  loi  du  moindre  effort,  déjà  indi- 
quée dans  les  Questions  intéressantes  : 

«  Obtenir  la  plus  grande  jouissance  pos- 
sible avec  le  moins  d'efforts  possible,  c'est 
la  perfection  de  la  conduite  économique.  » 

Plus  encore  que  VincentdeGournay,  le  doc- 


—  319  — 

leur  avait  toujours  eu  pleine  confiance  dans  le 
laissez  faire,  laissez  passer.  On  rencontre 
même  une  fois  cette  formule  dans  ses  écrits, 
dans  une  lettre  au  directeur  des Ephe'/uérides 
d'octobre  1767  : 

<(  Vous,  Monsieur,  avec  les  auteurs  que 
vous  appelez  vos  maîtres  et  avec  tous  les 
économistes  leurs  disciples,  vous  prétendez 
que  la  liberté  et  la  facilité  du  commerce  de 
toute  espèce  doivent  toujours  être  parfaites, 
entières,  absolues^  afin  qu'il  en  résulte  la 
plus  grande  concurrence  possible  ;  c'est 
(pour  me  servir  de  vos  propres  termes)  de 
laisser  passer  et  de  laisser  faire  tous  les 
acheteurs  et  tous  les  vendeurs  quelconques  ; 
vous  soutenez  que,  par  cet  unique  moyen,  on 
est  assuré  d'acheter  toujours  au  meilleur 
marché  possible  tout  ce  qu'on  achète  et  de 
vendre  tout  ce  qu'on  vend  au  meilleur  prix 
possible  \  »  Et  Quesnay  a  traduit  la  formule 
libérale  de  Gournay  en  un  distique  suggestif 
placé  en  tête  de  la  Physiocratie,  ainsi  qu'on 
le  verra  plus  loin. 

Près  de    dix  ans  auparavant,   en   1758   ou 

1.  Lettre  sur  le  langage  de  la  science  économique. 


-  320  — 

1759,  à  une  époque  voisine  de  celle  où  il 
était  entré  en  relations  avec  Vincent  de 
Gournay,  il  avait  mis  en  marge  d'un  manus- 
crit de  Mirabeau  :  «  Il  ne  faut  que  faciliter 
le  débit  et  laisser  faire.  » 

Les  principaux  disciples  que  la  création  du 
Journal  de  V Agriculture,  du  Commerce  et  des 
Finances  groupa  autour  du  docteur  furent 
Du  Pont  de  Nemours,  directeur  de  cette  re- 
vue, ^lirabeau.  Abeille,  que  son  Corps  d'ob- 
servations sur  la  Bretagne  avait  fait  connaître, 
Le  Trosne,  écrivain  de  mérite,  toujours  clair 
et  souvent  spirituel,  Butré,  Saint-Peravy  et 
Le  Mercier  de  la  Piivière  ;  mais  en  même 
temps,  les  adversaires  de  la  nouvelle  école 
se  multipliaient. 

Le  principal  était  Forbonnais,  qui  mettait 
dans  sa  réfutation  du  Tableau  économique 
une  aigreur  que  des  considérations  d'ordre 
scientifique  ne  suffisent  pas  à  expliquer. 

Yauban  et  Boisguilbert,  disait-il,  sont  les 
seuls  auteurs  que  Tinventeur  du  Tableau  sem- 
ble avoir  lus.  Il  dénature  les  faits,  il  prend 
ceux  qui  sont  favorables  à  sa  thèse  et  écarte 
les  autres  ;  ses  calculs  sont  viciés  par  des 
erreurs  et  des  omissions.  Son  évaluation  de 


—  321  — 

la  richesse  agricole  possible  de  la  France  est 
un  «  roman  »  où,  après  avoir  évalué  les  ré- 
coltes en  blé  à  37  millions  de  setiers,  il 
suppose  qu'elles  pourront  augmenter  de  24 
millions  sans  tenir  compte  de  l'avilissement 
des  prix  qui  serait  la  conséquence  de  cet 
énorme  accroissement.  Forbonnais  trouvait 
«  regrettable  d'entendre  donner  des  leçons  à 
la  nation  sans  avoir  aucune  connaissance  », 
et  de  prétendre  faire  de  la  philosophie  en 
mettant  tous   les  faits  à  l'écart. 

Il  est  incontestable  que,  sur  les  détails, 
Forbonnais  triomphait;  sa  supériorité  dis- 
paraissait pour  les  théories. 

Partisan  du  régime  réglementaire,  bien 
qu'il  eut  toujours  le  mot  de  liberté  à  la  bou- 
che, il  se  refusait  à  voir  les  effets  funestes 
de  l'intervention  gouvernementale  dans  les 
questions  économiques. 

La  seule  de  ses  critiques  théoriques  qui 
frappait  juste  portail  sur  le  luxe  queQuesnay 
condamnait  inconsidérément.  Au  sujet  de  la 
classe  stérile,  Forbonnais  avait  senti  que  le 
système  du  médecin  de  M™^  de  Pompadour  re- 
posait sur  une  erreur  ;  mais  il  ne  voyait  pas 
d'où     elle     provenait.     11     acceptait    même 

SCHELLE.  21 


—  322  — 

la  proposition  fondamentale  du  système  : 
«  Les  travaux  de  l'industrie  ne  multiplient 
pas  les  richesses  »,  et  ne  savait  plus,  dès 
lors,  comment  en  combattre  les  conséquences. 
Il  était  plus  faible  encore  lorsqu'il  parlait 
de  Tarofent  et  de  la  balance  du  commerce. 

«  La  confiance  enthousiaste  dans  un  sys- 
tème de  liberté  générale  et  indéfinie  »  le 
troublait  sans  qu'il  trouvât  des  arguments 
contre  elle.  A  propos  du  commerce  des 
grains,  il  distinguait  entre  les  vérités  géné- 
rales et  les  «  vérités  locales  »  dont  «  l'admi- 
nistration doit  suivre  le  cours  et  l'instabi- 
lité. » 

Ses  critiques  étaient  celles  d'un  érudit, 
soucieux  des  points  sur  les  i,  et  négligent 
des  vues  d'ensemble.  Elles  étaient  d'ailleurs 
à  peu  près  aussi  obscures  que  le  Tableau  éco- 
nomique. «  Ce  sera,  dit  plaisamment  Grimm, 
le  seul  côté  par  lequel  l'auteur  se  fera  esti- 
mer de  son  adversaire.  >> 

Les  Eléments  du  commerce  avaient  valu  à 
leur  auteur  une  place  d'Inspecteur  général 
des  monnaies  créée  pour  lui  en  1756. 
Choiseul  en  arrivant  au  pouvoir  l'avait  con- 
sulté.   Silhouette  lui  avait  offert,  sans  le  con- 


—  323  — 

naître  personnellement,  une  place  de  premier 
commis  aux  finances.  Forbonnais  avait  re- 
fusé, mais  sur  Tordre  du  roi,  il  avait  prêté 
son  concours  au  ministre  sous  le  titre  de 
garde  du  dépôt  du  contrôle  général.  11  avait 
alors  proposé  des  réformes  dont  une  partie 
fut  mise  à  exécution  \ 

Mais  le  Dauphin  lui  demanda  des  mémoi- 
res ;  Silhouette  apprit  le  fait^  s'imagina  que 
son  subordonné  voulait  le  supplanter  et  se 
fâcha.  Forbonnais  dut  s'éloigner. 

De  retour  à  Paris,  à  la  chute  de  Silhouette, 
il  fut  de  nouveau  consulté  par  Choiseul  ;  en 
1763,  après  la  paix,  le  ministre  lui  demanda  un 
plan  de  finances  dont  il  se  servit  pour  harce- 
ler Bertin.  Le  contrôleur  général  se  défen- 
dit ;  M™®  de  Pompadour  fut  hostile  à  Forbon- 
nais qui  fut  exilé  dans  ses  terres. 

Ainsi,  après  avoir  été  considéré  comme 
l'homme  le  plus  compétent  en  économie  po- 
litique, et  après  avoir  pris  part  aux  affaires, 
Forbonnais  avait  été  frappé  par  la  favorite 
et  par  Bertin.  Les  économistes  ne  l'avaient  pas 
d'ailleurs  ménagé;  le  marquis  de    Mirabeau 

1.  En  1758. 


—  324   - 

avait  dit  des  adversaires  de  la  nouvelle  école 
qu'ils  bêlaient. 

On  est  en  droit  de  se  demander  si  ces  di- 
vers faits  qui  sont  à  rapprocher  de  la  con- 
duite de  Ghoiseul  à  la  mort  de  M™^  de  Pom- 
padour  n'expliquent  pas  Fâpreté  avec  laquelle 
Forbonnais  réfuta  Tœuvre  principale  de  Ques- 
nay,  quand  celui-ci  eut  perdu  sa  protectrice. 

III 

Nous  n'avons  fait  que  citer  en  passant  l'ar- 
ticle donné  par  Quesnay  au  Journal  de 
r Agriculture  sur  le  Droit  naturel.  Il  convient 
d'en  parler  avec  quelques  détails,  car  il  est 
l'embryon  d'où  est  sortie  la  philosophie  so- 
ciale des  Physiocrates. 

En  1757,  fut  publié  un  Essai  sur  l'histoire 
du  droit  naturel  du  Danois  Hubner'.  Il  est 
possible  que  cet  ouvrage  ait  inspiré  Quesnay. 

En  tout  cas,  aucun  système  de  Droit 
naturel  ne  l'avait  satisfait  ;  tous  lui 
semblaient  exacts    par   certains   côtés,    mais 

1.  Londres,  2  in-8'.  —  2"=  édition  1767,  2  in-2.  Bau- 
deau  a  rendu  compte  longuement  de  cette  2'  édition 
dans  les  premiers  volumes  des  Ephémérides  du  citoyen . 


—  325  — 

tous  incomplets,  faute  par  leurs  auteurs 
d'avoir  considéré  à  la  fois  l'homme  «  dans 
ses  différents  états  de  capacité  corporelle  et 
intellectuelle  et  dans  ses  différents  états  re- 
latifs aux  autres  hommes»,  c'est-à-dire  dans 
ses  qualités  d'être  individuel  et  dans  ses  qua- 
lités d'être  social.  Quesnay  essaya  alors  d'en 
déterminer  lui-même  les  bases. 

«  Le  droit  de  l'homme  a  aux  choses  pro- 
»  presà  sa  jouissance  »,  dit-il,  ainsiqu'on  peut 
((  définir  vaguement  »  le  droit  naturel,  est 
limité  de  toutes  parts.  Voici  un  enfant,  il  a 
droit  à  la  subsistance  fondée  sur  le  devoir 
indiqué  parla  nature  à  ses  parents.  Que  de- 
vient ce  droit  quand  ses  parents  meurent  ?  Il 
disparaît_,  il  s'annule,  de  même  que  l'usage 
des  yeux  s'annule  dans  un  lieu  inaccessible 
à  la  lumière. 

»  Hobbes  a  supposé  que  «  tous  ont  droit  à 
»  tout  »,  et  il  en  a  conclu  que  les  hommes  sont 
naturellement  en  état  de  guerre.  Or,  le  droit 
de  tous  à  tout  est  aussi  illusoire  que  le  droit 
de  chaque  hirondelle  à  tous  les  moucherons 
qui  voltigent  dans  l'air.  Le  droit  de  tout  être 
est  borné  à  la  jouissance  de  ce  qu'il  peut  ob- 
tenir ;  celui  de  tout  homme,  à  ce  que  la  nature 


—  326  — 

produit  spontanément  et  à  ce  qu'il  peut  se 
procurer  par  des  recherches,  c'est-à-dire  par 
du  travail.  Dans  Tétat  de  nature,  son  droit  est 
indéterminé,  puisque  la  possession  des  cho- 
ses n'est  assurée  par  rien.  Dans  Fétat  social, 
le  droit  de  l'individu  est  encore  borné  par 
les  moyens  dont  il  dispose. 

»  Les  lois  physiques  lui  fournissent  un  ap- 
pui, mais  lui  opposent  des  obstacles.  Il  est 
un  être  libre,  mais  il  peut  faire  de  sa  liberté 
un  mauvais  usage.  11  est  soumis  à  des  lois 
positives,  mais  ces  lois  peuvent  être  bonnes 
ou  mauvaises  ;  elles  peuvent  avoir  été  pro- 
voquées par  des  motifs  dont  la  raison  éclairée 
ne  reconnaît  pas  la  justice.  La  multitude  des 
lois  contradictoires  et  absurdes  établies  suc- 
cessivement chez  les  nations  prouve  que  le 
droit  positif  s'écarte  fréquemment  de  Tordre 
le  plus  avantageux  au  genre  humain. 

))  Cependant,  la  recherche  de  cet  ordre  est 
possible.  Il  doit  y  avoir  des  conditions  à  rem- 
plir pour  assurer  Tordre. 

»  Comment  les  déterminer  ?  Ce  n'est  pas 
en  classant,  avec  ^lontesquieu,  les  gouver- 
nements en  monarchiques,  aristocratiques 
et   républicains;    ce   n'est  pas  en  se  basant 


—  327  — 

sur  des  formes  adoptées  ici  et  là.  Les  lois 
positives  varient  tellement  qu'on  ne  saurait 
y  trouver  les  fondements  du  droit  naturel. 
Il  faut  remonter  à  la  source  du  bien  ou  du 
mal  physique  et  moral  de  Fhomme  social.  Si 
Ton  connaît  avec  évidence  les  conditions  né- 
cessaires du  bien,  autrement  dit  les  lois  na- 
turelles, on  connaît  Tordre  le  plus  avanta- 
geux. 

»  En  considérant  abstractivement  l'homme 
«  dans  sa  solitude»,  on  le  voit  chargé  de  sa 
conservation  sous  peine  de  souffrance.  «  Dans 
»  l'état  de  multitude  »,  c'est-à-dire  dans  l'état 
social,  on  voit  tous  les  hommes  avoir  le  même 
devoir  à  remplir.  La  Société  a  donc  pour 
fondements  «  la  subsistance  des  hommes  et 
»  les  richesses  nécessaires  à  la  force  qui  doit 
»  les  défendre.  » 

»  Pour  connaître  l'ordre  des  temps  et  des 
lieux,  pour  régler  la  navigation  et  assurer  le 
commerce,  il  a  fallu  observer  et  déterminer 
les  lois  du  mouvement  des  corps  célestes. 
On  peut  de  même  chercher  et  découvrir  les 
lois  constitutives  du  meilleur  gouvernement 
possible. 

»  Et  ces   lois  sont  physiques   ou  morales. 


—  328  — 

«  La  loi  physique  est  le  cours  réglé  de  tout 
»  événement  physique  de  Tordre  naturel, 
»  évidemment  le  plus  avantageux  au  genre 
»  humain.  La  loi  morale  est  la  règle  de  toute 
»  action  humaine  de  Tordre  moral  conforme 
»  à  Tordre  physique,  évidemment  le  plus 
»  avantageux  au  genre  humain.  »  L'ensemble 
de  ces  lois  forme  ce  que  Ton  a  appelé  la  loi 
naturelle.  Elle  est  la  base  du  gouvernement 
le  plus  parfait. 

))  Les  lois  positives  doivent  être  «  des  rè- 
»  gles  authentiques  établies  par  une  autorité 
»  souveraine  pour  fixer  Tordre  de  Tadmi- 
»  nistration,  du  gouvernement,  pour  assurer 
»  la  défense  commune ,  pour  faire  observer 
»  régulièrement  les  lois  naturelles,  pour 
»  réformer  ou  maintenir  les  coutumes,  pour 
»  régler  les  droits  particuliers  des  sujets 
»  relativement  à  leurs  différents  états,  pour 
»  déterminer  Tordre  positif  dans  les  cas 
»  douteux,  réduits  à  des  probabilités  d'opi- 
»  nions  ou  de  convenances,  pour  asseoir  les 
))  décisions  de  la  justice  distributive.  »  En 
termes  plus  simples,  la  législation  positive 
consiste  surtout  dans  la  déclaration  des  lois 
naturelles,  dont  la  connaissance  peut  seule 
assurer  la  tranquillité  et  la  prospérité.    » 


—  329  — 

On  a  résumé  cette  thèse  en  disant  :  «  Un 
homme  se  demanda  si  la  société  n'obéissait 
pas  à  certaines  lois  naturelles,  indépendantes 
de  la  forme  des  gouvernements,  que  tout 
pouvoir  devait  respecter  et  toujours  sem- 
blables à  elles-mêmes  sous  le  gouvernement 
d'un  seul  aussi  bien  que  sous  l'autorité  de 
plusieurs.  »  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact. 
Quesnay  n'est  pas  le  premier  qui  se  soit 
occupé  des  lois  naturelles.  Depuis  Pope  on 
en  parlait  beaucoup  en  morale.  On  eu  pariait 
en  sociologie  depuis  Montesquieu.  Mais 
Quesnay  est  le  premier  qui  ait  considéré 
Torganisation  sociale  au  point  de  vue  éco- 
nomique, qui  ait  regardé  les  sociétés  comme 
destinées  à  assurer  la  subsistance  des  hom- 
mes ou,  autrement  dit,  la  satisfaction  des 
besoins  individuels. 

Ainsi  qu'il  l'avait  déjà  fait  dans  ï Essai 
physique  sur  VÉcoiiomie  animale,  il  écartait 
les  abstractions  qui  avaient  fait  jusque-là  la 
base  des  théories  sociales  :  «  Il  en  a  été, 
dit-il,  des  discussions  sur  le  droit  naturel 
comme  des  disputes  sur  la  liberté,  sur  le 
juste  et  l'injuste.  On  a  voulu  concevoir  comme 
des  êtres  absolus,  ces  attributs  relatifs  dont 


—  330  — 

on  ne  peut  avoir  d'idée  complète  et  exacte 
qu'en  les  réunissant  aux  corrélatifs  dont  ils 
dépendent  nécessairement  et  sans  lesquels 
ce  ne  sont  que  des  abstractions  idéales  et 
nulles.  » 

Il  remontait  maintenant,  par  une  induction 
hardie,  jusqu'à  Tobjet  des  sociétés,  et  aban- 
donnant dès  lors  la  méthode  a  posteriori 
qu'il  avait  toujours  préconisée,  il  tendait  à 
faire  de  la  science  sociale  une  science  déduc- 
tive. 

L'expression  de  lois  naturelles  qu'il  n'a 
pas  toujours  appliquée  au  même  objet,  celle 
de  droit  naturel  dont  il  n'osa  se  débarrasser, 
obscurcissent  quelque  peu  son  exposé.  Elles 
le  conduisent  à  une  fausse  notion  du  droit  et 
du  devoir.  Au  lieu  de  voir  dans  le  droit  un 
rapport  entre  des  activités,  il  en  a  fait  un 
concept  abstrait,  quoiqu'il  repoussât  les  abs- 
tractions, absolu  et  spécial  à  chaque  indi- 
vidu. Tout  homme  en  venant  au  monde  aurait 
un  droit  naturel,  variable  selon  ses  facultés 
et  selon  les  circonstances,  le  droit  de  faire 
ce  qui  lui  est  avantageux.  On  pouvait  tirer  de 
ce  concept  le  droit  de  vivre,  le  droit  au  tra- 
vail,   revenir   en  quelque  sorte    au  droit  de 


—  331  — 

tous  à  tout  de  Hobbes,  ce  qui  n'était  pas 
assurément  dans  le  sentiment  du  docteur. 

Il  aurait  dû  mieux  définir  les  lois  natu- 
relles, montrer  comment  elles  peuvent  avoir 
pour  fin  le  développement  le  plus  grand 
possible  des  satisfactions  individuelles,  tout 
en  assurant  Texistence  des  corps  sociaux  et 
la  conservation  de  Tespèce. 

C'était  une  œuvre  de  longue  haleine  qui  est 
bien  loin  d'être  achevée  aujourd'hui.  Mais 
c'était  déjà  beaucoup  de  comprendre  que  le 
perfectionnement  économique,  individuel  et 
social,  n'est  ni  l'efTet  du  hasard,  ni  celui  de 
l'arbitraire  légal,  et  que  la  recherche  des 
conditions  à  remplir  pour  Tassurer,  consti- 
tue une  élude  distincte  de  celle  du  droit 
positif.  C'était  poser  les  bases  de  la  science 
sociale,  car  une  science  existe  non  quand 
elle  a  été  formée  tout  entière,  ce  qui  n^arrive 
jamais,  mais  quand  son  objet  a  été  nettement 
indiqué. 

Le  Traité  de  Droit  naturel  était  trop  concis 
pour  que  les  lecteurs  ordinaires  en  pussent 
saisir  la  portée.  Purement  spéculatif,  il 
n'était  pas  de  nature  à  satisfaire  la  curiosité 
du  public  qu'agitaient  déjà  les  discussions  sur 
les  problèmes  constitutionnels. 


—  332  — 

Il  avait  paru  dans  le  Journal  de  U agricul- 
ture de  septembre  1765.  Un  an  plus  tard, 
Bandeau  se  convertissait  aux  idées  de  Ques- 
nay,  et,  au  commencement  de  1767  transfor- 
mait les  Éphémérides  du  citoyen  qu'il  avait 
fondées,  pour  en  faire,  avec  le  sous-titre  de 
«  Bibliothèque  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques »,  Torgane  de  la  nouvelle  école.  Dès 
le  début,  des  théories  de  politique  générale 
y  furent  exposées. 

Dans  V Avertissement,  Bandeau  distingua 
entre  les  lois  positives  et  les  lois  primitives, 
qui,  dit-il,  peuvent  seules  assurer  Tordre 
moral  et  politique,  et  il  expliqua  que  la 
recherche  de  ces  lois  primitives  est  Fobjet 
de  la  science  «  morale  et  politique^  ».  Il 
reprit  la  même  idée  dans  des  articles  relatifs 
à  l'ouvrage  de  Hubner,  à  la  Théorie  des  Lois 
civiles  de  Linguet  et  à  d'autres  livres,  puis 
dans  les  Vrais  principes  du  droit  naturel 
qu'il  fît  imprimer  séparément  sous  le  titre 
à' Exposition  de  la  loi  naturelle. 

Mirabeau  parla    de  Tordre  social  à  propos 

1.  Janvier  1767. 


—  333  — 

de  rinstruction  publique  \  Quesnay  déve- 
loppa enfin  des  vues  politiques  dans  une 
série  d'articles  sur  le  Despotisme  de  la 
Chine^. 

Poivre,  dans  les  Voyages  cl  un  philosophe, 
avait  fait  un  tableau  enchanteur  de  Tétat  de 
Tagriculture  de  la  Chine  et  en  avait  attribué 
le  mérite  au  gouvernement  de  ce  pays  «  dont 
les  fondements  profonds  et  inébranlables 
avaient  été  posés  par  la  raison  seule  »,  à 
ses  lois  dictées  par  la  nature  et  conservées 
précieusement  de  génération  en  génération. 

Hubner  avait  trouvé  aussi  que  la  Constitu- 
tion de  TEmpire  du  milieu  était  conforme  à 
la  loi  naturelle.  Quesnay,  partageant  cette 
opinion  ou  s'en  servant  pour  couvrir  sa  pen- 
sée, entreprit  de  démontrer  dans  ses  arti- 
cles que  la  monarchie  absolue  n'est  pas  tou- 
jours redoutable. 

«  Despote,  dit-il,  signifie  maître  ou  sei- 
»  gneur.  Ce  titre  peut  s'étendre  aux  souve- 
»  rainsqui  exercent  un  pouvoir  absolu  réglé 
»  par  les  lois  et  aux  souverains  qui   ont  un 

1.  En  1767,  il  commença  aussi   à  publier   dans   les 
Ephémérides  ses  Eléments  de  la  Philosophie  rurale. 

2.  Mars  et  juin  1769. 


—  334  — 

))  pouvoir  arbitraire  qu'ils  exercent  en  bien 
»  ou  en  mal  sur  des  nations  dont  le  gouver- 
»  nement  n'est  pas  assuré  par  des  lois  fon- 
»  damentales. . .  Il  y  a  donc  des  despotes 
»  légitimes  et  des  despotes  arbitraires  et 
»  illégitimes.  » 

Le  despote  légitime,  le  bon  despote^  envi- 
sagé par  Quesnay,  ressemblait  beaucoup  au 
monarque  dont  le  docteur  avait  un  jour  parlé 
au  Dauphin,  celui  qui  n'aurait  eu  rien  à 
faire  :  «  En  gros,  de  quoi  s'agit-il  pour  la 
))  prospérité  d'une  nation  ?  »  lit-on  dans  les 
Ephémérides  ;  «  de  cultiver  la  terre  avec  le 
»  plus  grand  soin  possible  et  de  préserver 
))  la  société  des  voleurs  et  des  méchants... 
))  Or  la  première  partie  est  ordonnée  par 
»  l'intérêt.  »  Le  gouvernement  n'a  donc  guère 
à  s'occuper  que  de  la  seconde  :  «  Oserait-on 
))  assujettir  définitivement  la  théorie  et  la  pra- 
»  tique  de  la  médecine  à  des  lois  positives  ?  » 
Alors  pourquoi  vouloir  réglementer  ce  qui 
peut  s'organiser  de  soi-même  quand  on  se 
conforme   aux  lois  naturelles  ? 

Le  despotisme  de  Quesnay  ressemblait 
beaucoup  à  l'individualisme.  Pour  l'auteur 
du     Traité  de  Droit  naturel,    l'ordre    social 


—  335  — 

était  mieux  assuré  par  le  développement  de 
l'instruction  des  citoyens  et  par  leur  bonne 
volonté  que  par  des  combinaisons  constitu- 
tionnelles. L'aristocratie  donnait  des  privilè- 
ges aux  grands  propriétaires  de  terres  ;  la 
démocratie  était  dangereuse  en  raison  de 
l'ignorance  et  des  préjugés  du  bas  peuple; 
les  gouvernements  mixtes  ne  Fêtaient  pas 
moins,  parce  que  «  l'autorité  est  alors  dé- 
»  voyée  et  troublée  par  les  intérêts  particu- 
»  liers  exclusifs  des  différents  ordres  de  ci- 
»  toyens  qui  la  partagent  avec  le  monarque.  » 


IV 


Le  dernier  article  de  Quesnay  figure  dans 
les  Éphémérides  dejuinl767.  Dans  le  numéro 
suivant,  Bandeau  annonça  l'apparition  du  livre 
de  La  Rivière,  V Ordre  naturel  et  essentiel  des 
Sociétés  politiques . 

Un  peu  plus  tard,  en  décembre,  le  même 
journal  signala  à  ses  lecteurs  que  la  Physio- 
cratie  ou  Constitution  naturelle  du  Gouver- 
nenient  le  plus  avantageux  au  genre  humain  ' 

1.  2  vol.  Le  premier  porte  par  erreur  la  date  de  1769. 


—  336  — 

venait  de  paraître.  En  tête  de  ce  recueil  d'ar- 
ticles écrits  par  Quesnay  pour  le  Journal  de 
r Agriculture,  Du  Pont  de  Nemours  avait 
placé  un  Discours  préliminaire  où  il  avait 
paraphrasé  le  Traité  de  Droit  naturel.  Le 
premier  volume  renfermait  le  texte  du  Traité., 
VExplication  du  Tableau  économique,  les 
Maximes  et  les  notes  complémentaires  des 
Maximes,  tous  amendés^  de  manière  à  les 
mettre  en  harmonie  avec  les  vues  politiques 
exposées  dans  les  Éphémérides  et  dans  le 
livre  de  La  Rivière. 

Enfin  Du  Pont  fit  de  Y  Ordre  naturel  et 
essentiel  une  analyse  sous  le  titre  dC Origine 
et  progrès  d'une  science  nouvelle. 

Sur  la  première  page  de  la  Physiocratie 
était  placé  ce  distique  : 

Ex  naturâ,  jus,  ordo  et  leges  ; 

Ex  homine,  arbitrium,  regiraen  et  coercitio. 

Il  était  ainsi  indiqué  nettement  que  le  gou- 
vernement le  plus  avantageux  au  genre 
humain    était  issu  non  de    l'arbitraire,  de  la 

1.  M.  Oncken,  dans  son  édition  des  Œuvres  de 
Quesnay,  a  souligné  les  modifications  apportées  au  texte 
primitif  du  Traité  de  droit  naturel. 


—  337  — 

réglementation  et  de  la  contrainte  des  hom- 
mes, mais  du  droit,  de  Tordre,  des  lois  de 
la  nature  (cpÙCTiç). 

L'épigraphe  était  signée  F.  Q.,  c'est-à-dire 
François  Quesnay.  Le  mot  Physiocratie  était 
peut-être  aussi  de  la  fabrication  du  docteur, 
sans  qu'on  puisse  l'affirmera  II  montrait  très 
bien  en  tout  cas  le  caractère  individualiste 
du  système  dont  les  membres  du  petit  cé- 
nacle où  présidait  Quesnay,  exposaient  la 
partie  politicfue. 

Le  langage  des  disciples  différait  tou- 
tefois dans  la  forme  de  celui  du  maître. 
Quesnay  était  dogmatique  avec  simplicité  ; 
la  sécheresse  de  son  style  excluait  l'emphase. 
Les  disciples  avaient  pris  un  ton  prophé- 
thique  ;  La  Rivière  était  solennel  \  Mirabeau, 
Bandeau,  Du  Pont  de  Nemours,  enthou- 
siastes. Sous  leur  plume,  les  idées  les  plus 
ordinaires  avaient  pris  un  aspect  pompeux. 
La  «  justice  »  était  la  «  justice  par  essence  »  ; 
la  connaissance  des  lois  physiques  de  l'ordre 

1.  Bandeau  s'en  était  déjà  servi  dans  l'un  de  ses  ar- 
ticles des  Ephéraérides  ;  mais,  à  ce  moment,  la  publi- 
cation de  Du  Pont  était  probablement  en  préparation. 

2.  Emphatique  et  plat,  dit  Grimm. 

SCHELLE.  22 


—  338  — 

social  devait  aller  jusqu'à  «  Tévidence  »  ;  la 
monarchie  héréditaire  était  le  «  despotisme 
légal  »  ;  leur  système  était  la  «  science  ». 
C'était  à  qui  donnerait  aux  vues  de  Técole  le 
plus  de  majesté,  à  qui  prodiguerait  au  maître 
les  louanges  les  plus  outrées.  Si  Quesnay 
était  un  Socrate,  chaque  disciple  semblait 
vouloir  en  être  le  Platon. 

De  tous  les  écrits  politiques  qui  s'étaient 
ainsi  succédé,  Touvrage  de  La  Rivière  était 
le   plus  important. 

Voltaire  qui  Ta  combattu  écrivait  à  ses  amis  : 

«  J'ai  lu  une  grande  partie  de  VOrdre  na- 
turel et  esseiitieV .  Cette  essence  m'a  porté  à 
la  tête...  Qu'un  seul  homme  soit  le  proprié- 
taire de  toutes  les  terres,,  c'est  une  idée  mons- 
trueuse et  ce  n'est  pas  la  seule  de  cette 
espèce  dans  ce  livre  qui  d'ailleurs  est  pro- 
fond, méthodique  et  d'une  sécheresse  désa- 
gréable. »  —  «J'ai  lu  le  livre  de  La  Rivière  % 
j'ai  peur  qu'il  ne  se  trompe  avec  beaucoup 
d'esprit.  » 

L'ouvrage  de  La  Rivière    ne  renferme  pas 


1.  Octobre  1767. 

2.  Décembre  1761. 


—  339  — 

seulement  en  effet,  une  théorie  politique,  il 
contient  un  exposé  du  système  économique 
de  Quesnay. 

«  L'homme  est  un  être  social,  explique 
l'auteur,  la  société  est  d'une  nécessité  phy- 
sique ;  sans  elle,  la  reproduction  des  subsis- 
tances et  par  conséquent  la  multiplication 
des  hommes  eût  été  impossible.  La  connais- 
sance de  cette  nécessité  physique  ou  des  lois 
de  l'ordre  physique  social  conduit  à  la  con- 
naissance des  devoirs  et  des  droits  des 
hommes,  c'est-à-dire  de  la  justice  sociale. 
Ces  droits  et  devoirs  consistent  dans  l'exis- 
tence et  le  rapport  de  la  propriété  person- 
nelle, mobilière  et  foncière  ;  Tinégalité  des 
conditions  est  un  fait  nécessaire. 

»  Une  société  doit  être  organisée  conformé- 
ment aux  lois  de  l'ordre  physique  et  non  en 
vertu  de  l'arbitraire  d'une  législation.  «  La 
»  raison  des  lois  est  antérieure  aux  lois  ;  les 
»  lois  naturelles  sont  antérieures  aux  lois 
»  positives.  » 

»  La  distinction  des  trois  pouvoirs  politi- 
ques est  illusoire. 

»  L'ordre  social  n'est  assuré  que  si  le  prince 
n'a  pas  des  intérêts  contraires  à  ceux  des  su- 


—  340  — 

jets,  que  si  les  sujets  connaissent  et  respec- 
tent leurs  droits  et  leurs  devoirs  réciproques. 

»  Tout  antagonisme  peut  disparaître  entre 
le  prince  et  les  sujets,  lorsque  le  monarque 
est  intéressé  à  la  prospérité  matérielle, 
lorsque  Timpôt  est  unique  et  uniquement 
foncier  ;  car  alors  le  prince,  co-propriétaire 
du  produit  net,  voit  son  revenu  augmentera 
mesure  que  croit  le  produit  net. 

))  Tout  antagonisme  entre  les  sujets  doit 
disparaître  quand  ils  sont  sufiisamment  ins- 
truits des  lois  de  Tordre  et  quand  les  lois 
positives  assurent  l'existence  et  le  maintien 
de  la  propriété  personnelle  et  de  la  propriété 
matérielle. 

))  Les  élus  du  peuple  ne  peuvent  être  plus 
soucieux  de  respecter  la  liberté  et  la  pro- 
priété qu'un  monarque  héréditaire  et  absolu 
intéressé  directement  au  développement  de 
la  richesse.  Le  seul  contrôle  auquel  il  con- 
vienne de  le  soumettre  est  celui  du  pouvoir 
judiciaire,  en  chargeant  à  la  fois  ce  pouvoir 
d'administrer  la  justice  et  de  vérifier  la  con- 
cordance des  ordres  du  souverain  avec  les 
lois  naturelles:  les  attributions  du  souverain 
sont  alors  limitées  au  maintien  de  la  sécu- 
rité. » 


—  341  — 

On  a  insinué  qu'en  menant  leur  campagne 
politique  en  1767,  les  Physiocrates  ont  été 
poussés  par  des  vu-es  ambitieuses,  et  que 
s'ils  se  prononcèrent  pour  la  monarchie  hé- 
réditaire et  absolue,  ce  fut  dans  le  but  de 
flatter  les  princes  avec  qui  ils  étaient  ou  vou- 
laient être  en  relations. 

La  Rivière  fut,  en  effet,  appelé  à  la  cour 
de  Russie  en  juillet  1767.  Baudeau  fut  envoyé 
en  Pologne  au  mois  de  mars  1768  avec  un  ca- 
nonicat,  pour  donner  des  conseils  à  Ponia- 
towski,  alors  aux  prises  avec  les  dissidents 
de  son  royaume.  Et  précédemment,  quand 
les  Éphémérides  étaient  devenues  Torgane 
des  économistes,  Quesnay  avait  voulu  placer 
ce  journal  sous  le  patronage  du  nouveau 
Dauphin,  le  futur  Louis  XVI.  Baudeau  avait 
déclaré  qu'il  voulait  rester  libre.  Lorqu'il 
partit  en  Pologne  et  céda  son  privilège  des 
Éphémérides  à  Du  Pont,  Quesnay  reprit  le 
projet  ;  une  épître  dédicatoire  fut  rédigée  et 
agréée  par  le  Dauphin  ;  mais  le  marquis  de 
Mirabeau,  principal  commanditaire  du  jour- 
nal, déclara  que  «  les  princes  devaient  méri- 
»  terleséconomistes  par  des  faits  ou  du  moins 
»  par  des  sentiments  hautement  professés  », 


—  342  — 

et  qu'il  désavouerait  les  Éphémérides  si  elles 
prenaient  une  enseigne  de  cour\  Le  duc  de 
Saint-Mégrin,  fils  du  duc  de  la  Vauguyon, 
gouverneur  des  petits-fils  de  Louis  XV,  qui 
était  en  relations  avec  Du  Pont^  revint  à  la 
charge.  Mirabeau  tint  ferme  et,  dans  le  même 
temps,  avec  une  insolence  toute  aristocrati- 
que^ '(  malgré  les  trembleurs  w,  il  dédia  ses 
Économiques  au   grand  duc  de  Toscane  ^ 

Ces  divergences  de  vues  dans  la  conduite 
à  tenir  envers  le  Dauphin  prouvent  déjà  que 
rinsinuation  à  laquelle  nous  faisons  allusion 
n'avait  guère  de  fondement.  Mais  il  importe 
de  préciser  et  il  importe  aussi  de  savoir  si  la 
paternité  de  la  théorie  du  despotisme  légal 
appartient  à   Quesnay. 

Le  livre  de  La  Rivière  ne  renfermait  rien 
de  subversif,  au  contraire,  puisqu'il  était  fa- 
vorable à  la  monarchie  absolue  ;  le  censeur 
refusa  néanmoins  le  permis  d'imprimer. 
Sartine,    lieutenant  de    police,    communiqua 


1.  Lettre  de  Mirabeau,  du  30  mars  1767,  dans  Lucas 
Montigny. 

2.  Autre  lettre  du  6  mars  1769. 


—  343  — 

le  manuscrit  à  Diderot  pour  avoir  confiden- 
tiellement son  avis;  Diderot  conclut  net- 
tement pour  l'autorisation.  Il  fit  plus.  A  cette 
époque,  il  avait  des  relations  suivies  avec  les 
représentants  de  Catherine  II  à  qui  il  avait 
vendu  la  nue  propriété  de  sa  bibliothèque 
moyennant  une  pension.  L'envoyé  de  la 
tsarine  en  Espagne  voulait,  en  passant  à 
Paris,  consulter  un  homme  versé  dans  la 
pratique  des  affaires  coloniales.  Diderot 
désigna  La  Rivière,  qui  avait  été  deux  fois 
intendant  de  la  Martinique.  Le  prince  Galit- 
zin,  ambassadeur  de  Russie  fut  enchanté  de 
ses  entretiens  avec  le  publiciste  dont  il 
trouvait  l'ouvrage  fort  au-dessus  de  celui  de 
Montesquieu  \  Aussi  résolut-il  de  l'envoyer  à 
Moscou  pour  collaborer  à  la  rédaction  d'un 
code  que  Catherine  faisait  préparer  par 
une  grande  commission.  Lorsque  le  voyage 
fut  décidé,  Galilzin  avança  12.000  livres  à 
La  Rivière  qui  partit  huit  jours  après  la  pu- 
blication  de   son  livre  '.  Diderot,  si  l'on  en 


1.  C'est  ce  qu'il  manda  à  Voltaire.  Lettre  de  Voltaire, 
du  8  août  1767. 

2.  Il  est  daté  de  Londres,  et  fut  imprimé  sans  privi- 
lège. 


—  344  — 

croit  Grimm,  connaissait  les  intentions  de 
rambassadeur  lorsqu'il  répondit  à  Sartine, 
mais  il  était  si  convaincu  du  mérite  de 
l'ouvrage  et  de  celui  de  Tauteur  qu'il  écrivit 
au  sculpteur  Falconnet^  installé  auprès  de 
la  tzarine  : 

«  Nous  envoyons  à  l'impératrice  un  très 
habile,  un  très  honnête  homme.  Nous  vous 
envoyons  à  vous  un  galant  homme,  un  homme 
de  bonne  société.  Ah  !  mon  ami,  qu'une  na- 
tion est  à  plaindre  lorsque  des  citoyens  tels 
que  ceux-ci  y  sont  oubliés,  persécutés  et 
contraints  de  s'en  éloigner  et  d'aller  porter 
au  loin  leurs  lumières  et  leurs  vertus... 

))  Lorsque  l'impératrice  aura  cet  homme- 
là,  à  quoi  lui  serviraient  les  Quesnay,  les 
Mirabeau,  les  Voltaire,  les  D'Alembert,  les 
Diderot  ?  A  rien,  mon  ami,  à  rien.  C'est 
celui-là  qui  a  découvert  le  secret,  le  véri- 
table secret,  le  secret  éternel  et  immuable  de 
la  sécurité,  de  la  durée  et  du  bonheur  des 
empires.  C'est  celui-là  qui  la  consolera  de  la 
perte  de  Montesquieu.  » 

Et  dans  une  autre  lettre,  quand  la  Rivière 
fut  arrivé  à  Saint-Pétershour^^"  : 


—  345  — 

«  Le  Montesquieu  a  connu  les  maladies, 
celui-ci  a  indiqué  les  remèdes  \  » 

Diderot  enfin  engagea  Du  Pont  de  Nemours 
à  résumer  V Ordre  naturel  et  essentiel  pour  le 
rendre  accessible  à  tout  le  monde. 

Le  Mercier  de  La  Rivière  de  Saint-Médard* 
avait  déjà  eu  une  existence  mouvementée; 
membre  du  Parlement,  il  s'était,  à  deux  re- 
prises, mêlé  activement  des  querelles  entre 
la  Cour  et  le  Gouvernement  et  avait  facilité 
le  succès  d'arrangements  préparés  par  les 
ministres.  Pour  ce  motif  et  aussi  parce 
qu'il  avait  déjà  la  réputation  d'être  versé 
dans  les  questions  financières  et  commer- 
ciales, il  avait  été  nommé  en  1758  intendant 
des  îles  du  Ventde l'Amérique.  M™Me  Pompa- 
dour  et  De  Bernis  le  protégeaient,  peut-être 
aussi  Quesnay  avec  qui  il  était  alors  en  rela- 
tions. 

La  Rivière  arriva  à  la  Martinique  lorsqu'elle 
venait  d'être  assiégée  par  les  Anglais;  il  fit» 
pour  sauver  la  colonie,  un  emprunt  hypothé- 

1.  Tourneux,  Premières  relations  de  Diderot  et  de 
Catherine. 

2.  Il  était  le  fils  d'un  intendant  de  la  généralité  de 
Tours  et  était  né  à  Saumuren  1719. 


—  346  — 

que  sur  ses  biens  personnels,  et  il  n'en  fut 
ensuite  remboursé  qu'en  partie.  En  1762,  les 
Anglais  revinrent  ;  la  colonie  capitula.  La 
Rivière  fît  preuve  cette  fois  encore  d'éner- 
gie et  de  désintéressement. 

Après  la  paix  avec  l'Angleterre,  il  fut  ren- 
voyé à  la  Martinique  et  y  rendit  de  nouveaux 
services.  Mais,  partisan  de  la  liberté  com- 
merciale, il  permit  aux  négociants  d'ap- 
porter de  laXouvelle-Angleterre.  sous  pavillon 
quelconque,  les  produits  indispensables, 
avec  faculté  pour  les  importateurs  de  faire  les 
retours  en  tafias  et  gros  sirops  de  la  colonie. 
Les  protectionnistes  de  la  métropole  orga- 
nisèrent une  cabale  contre  lui  et  allèrent  jus- 
qu'à Taccuser  d'avoir  fait  le  commerce  pour 
son  propre  compte.  11  fut  disgracié. 

C'est  alors  qu'il  fit  de  réconomie  politique, 
collabora  au  Journal  de  F  Agriculture  et  ré- 
digea son  Ordre  naturel  et  essentiel. 

Il  est  possible  que  sa  disgrâce  ait  contri- 
bué à  lui  faire  penser  que  le  pouvoir  monar- 
chique devait  être  tempéré  par  le  Parlement; 
rien  ne  prouve  qu'il  ait  prévu  les  intentions 
du  prince  Galitzin  et  qu'il  ait  écrit  son 
livre  pour  flatter   Catherine    II.   La   théorie 


—  347  — 

du  despotisme  légal  a  attiré  les  princes  du 
côté  des  Physiocrates,  elle  n'a  pas  été  in- 
ventée pour  leur  plaire  \ 

Le  langage  de  Diderot,  familier  de  Fentre- 
sol  de  Quesnay,  indique  en  outre  que  La 
Rivière  en  est  bien  le  principal  auteur. 

Sans  doute,  d'après  ce  que  Mirabeau  a  ra- 
conté, «  il  travailla  six  semaines  en  robe 
»  de  chambre  dans  Tentresol  pour  Ibndre 
»  et  refondre  son  ouvrage  et  ensuite  renier 
»  son  père    et   sa  mère  »  ^ 

Sans  doute  aussi  V Ordre  naturel  et  essentiel 
ne  parut  qu'après  le  Despotisme  de  la  Chine, 
de  Quesnay  et  Beaudau  n'en  a  parlé  dans  les 
Éphémérides  qu'au  mois  de  juillet,  en  signa- 
lant que  les  opinions  de  Tauteur  étaient  con- 
formes à  celles  du  docteur. 

Mais  les  disciples  de  celui-ci  étaient  trop 
enthousiastes  de  son  mérite  pour  ne  point 
lui  attribuer  la  paternité  de  toutes  les  idées 
qui  sortaient  de  Tentresol.  Bandeau  n'a  pas 

1.  Quèrard"  attribue  à  Galitzin  un  ouvrage  sur  V Es- 
prit des  économistes  ou  les  économistes  justifiés  d'avoirt 
par  leurs  principes,  préparé  la  Révolution  française, 
1 796.  Cet  ouvrage  n'a  pas  été  trouvé  à  la  Bibliothèque 
nationale. 

2.  Lettre  à  Longo,   1788. 


^  348  — 

fait  allusion  aux  retards  causés  par  la  cen- 
sure, et  Mirabeau  était  disposé  à  croire  que 
tous  les  physiocrates  étaient  des  disciples 
aussi  dociles  que  lui-même;  lorsqu'il  entre- 
prit de  convertir  J.-J.  Rousseau,  il  ne  lui 
conseilla  pas  de  lire  le  Despotisme  de  la 
Chine:  il  lui  envoya  V Ordre  naturel  et  es- 
sentiel. 

Du  Pont  de  Nemours,  dans  sa  Notice 
abrégée,  a  d'ailleurs  écrit  ^  :  «  M.  Baudeau 
se  proposait  de  donner  aux  lecteurs  des 
Ephémérides  l'analyse  complète  et  raisonnée 
de  V Ordre  naturel  et  essentiel.  11  a  été  dé- 
tourné de  ce  travail...  Au  reste,  la  meilleure 
analyse  qu'il  soit  possible  d'en  présenter 
se  trouve  faite  d'avance  dans  la  dernière 
partie  de  l'ouvrage  intitulé  Despotisme  de 
la  Chine,  partie  qui  parut  en  juin  1767,  en 
même  temps  que  le  livre  de  la  Rivière  » 

Et  Mably,  s'adressant  à  Baudeau,  a  dit  de 
son  côté,  dans  les  Doutes  proposés  aux 
Économistes  :  «  C'est  pour  préparer  à  la  lec- 
ture de  V Ordre  naturel  des  Sociétés  que  vous 
avez  inséré  dans  votre  journal  un  morceau 
sur  le  Despotisme  de  la  Chine.  » 

1.  Ephémérides  de  1769. 


—  349  — 

Or  Mably  savait  ce  qui  se  passait  dans  Ten- 
tourage  cleQiiesnay.  «  Il  y  a  longtemps,  mon- 
sieur, dit-il  au  début  de  son  livre,  que  je  suis 
comme  vous,  le  disciple  des  philosophes  cé- 
lèbres que  vous  appelez  vos  maîtres.  Com- 
bien de  vérités  ne  leur  devons-nous  pas  sur 
la  nature  des  impositions,  sur  les  moyens 
de  faire  fleurir  Tagriculture  et  sur  le  com- 
merce ?  » 

Grimm  enfin  a  écrit  que  Touvrage  de  La 
Rivière,  «  magnifiquement  annoncé  »  était 
le  premier  ouvrage  politique  des  Physio- 
crates,  «  Messieurs  du  mardi ^  avaient  an- 
noncé ce  livre  comme  une  production  mer- 
veilleuse. A  la  vérité,  ils  s^en  attribuaient 
d'avance  toute  la  gloire  ;  ils  disaient  qu'il 
contenait  leurs  idées,  leurs  principes  et  leurs 
vues...  Baudeau  a  voulu  annoncer  et  pré- 
venir ['Ordre  essentiel  avec  VExposition  de 
la  loi  naturelle.  » 


1.  Il  s'agit  des  dîners  économiques  chez  le  marquis  de 
Mirabeau.  Quesnay  y  assista  quelquefois,  ainsi  qu'il  ré- 
sulte du  passage  d'un  discours  d'ouverture  à  l'année 
1774,  prononcé  par  Du  Pont  de  Nemours,  remplaçant 
Mirabeau,  qui  faisait  ordinairement  les  discours  d'ou- 
verture. 


—  350  — 

On  peut  donc  laisser  à  La  Rivière  la  pater- 
nité du  despotisme  légal;  et  il  est  même  pos- 
sible que  la  campagne  menée  dans  les  Éphé- 
mérides  ait  eu  pour  but  d'aider  Diderot  à 
triompher  des  obstacles  oppposés  par  le 
censeur,  à  la  publication  du  livre. 

En  tout  cas,  X Ordre  naturel  et  essentiel  d^  eu, 
malgré  son  mérite,  sur  les  destinées  de 
rÉcole  physiocratique  une  action  fâcheuse, 
en  attirant  sur  elle  Tarme  terrible  du  ridi- 
cule. 

Se  fiant  aux  récits  de  la  tsarine  sur  le  séjour 
du  publiciste  en  Russie,  on  raconta  qu'il  y 
avait  joué  un  rôle  comique.  Dès  qu'il  fut 
arrivé  \  son  premier  soin  aurait  été  de 
louer  trois  maisons  contiguës  dont  il  au- 
rait changé  précipitamment  toutes  les 
destinations,  convertissant  les  salons  en 
salles  d'audiences  et  les  chambres  en  bu- 
reaux... Il  aurait  écrit  en  gros  caractères 
sur  la  porte  de  ses  nombreux  apparte- 
ments :  département  de  Tintérieur,  dé- 
partement du  commerce,  département  des 
finances,  etc.  L'impératrice  serait  arrivée  et 
aurait  tiré  le  législateur  de  ses  rêves. 

1.  Mémoires  de  Ségur,  copiés  par  J.-B.  Say. 


—  351  — 

Ces  récits  ne  concordent  nullement  avec 
ceux  de  la  baronne  d'Obertkich  et  avec  les 
documents  que  M.  Tourneux  a  publiés  ré- 
cemment. 

Des  difficultés  de  tout  genre  furent  oppo- 
sées à  La  Rivière  par  la  bureaucratie  russe. 
Les  commissaires  que  la  tsarine  avait  chargés 
de  la  rédaction  d'un  code  ne  tinrent  nulle- 
ment à  mettre  un  Français  dans  leur  confi- 
dence et  Catherine  ne  tint  pas  non  plus  à  ce 
ce  qu'il  pût  pénétrer  ses  véritables  inten- 
tions. Le  despotisme  des  Physiocrates  ne 
pouvait  ressembler  à  celui  de  Téminente 
autocrate.  La  Rivière  quitta  dignement  la 
Russie  et  Ghoiseul  dut  reconnaître  que  sa 
conduite  avait  été  irréprochable. 

Mais  Voltaire,  pour  combattre  Timpôt  ter- 
ritorial, avait  écrit  VHomme  aux  quarante 
écus  où  il  s'était  moqué  des  gens  qui,  «  se 
trouvant  de  loisir,  gouvernent  l'Etat  au  coin 
de  leur  feu  et  décrètent  que  la  puissance  lé- 
gislatrice et  exécutrice,  étant  née  de  droit 
divin  copropriétaire  de  la  terre,  a  droit  à  la 
moitié  de  ce  qu'on  mange ^  ».  L'abbé  Galiani, 

1.  Le  roman  de  Voltaire  est  de  1768. 


—  352  — 

qui  pérorait  dans  les  cercles  philosophiques, 
et  Grimm  poursuivaient  les  économistes  de 
leurs  épigrammes. 

Mais  Mably^  avait  discuté  leurs  théories 
générales  et  Graslin  avait,  non  sans  talent, 
cherché  à  réfuter  leur  système  d'impôt 
unique,  tout  en  reconnaissant  qu'il  était 
presque  universellement  accepté*. 


1.  Les  Doutes  proposés  par  Mably  aux  philosophes 
économistes  sur  l'ordre  naturel  et  essentiel  des  Sociétés 
politiques,  sont  datés  du  29  octobre  1767. 

2.  Essai  analytique  sur  la  richesse  et  l'argent,  1767 


LA  VIEILLESSE  DE  QUESNAY 


I.  Derniers  articles  économiques.  —  Le  pacte  de  famine. 
—  II.  Vieillesse  et  mort  de  Quesnay.  —  III.  Son 
œuvre.  —  IV.  Sa  postérité. 


En  dehors  de  son  travail  sur  le  Despotisme 
de  la  Chine,  QuesQay  donna  aux  Ephémérides 
quelques  articles^  ayant  principalement  pour 
objet  de  répondre  aux  objections  de  Forbon- 
nais.  Nous   avons   parlé   du  principal  d'entre 

1.  Janvier  1767,  Analj/sc  du  g  ont  orne  ment  des  Incas 
du  Pérou,  par  M.  A.  —  Quesnay  prétend  que,  dans  ce 
pays,  le  produit  net  se  partageait  entre  le  sacerdoce,  le 
souverain,  les  nobles  et  les  colons,  sans  dépenses  pour 
la  classe  stérile. 

Octobre  1767,  Lettre  de  M.  Alpha,  maître  ès-arts, 
sur  le  langage  èeonomif/ne.    C'est  une  réponse   à  une 

SCHELLE.  23 


—  354  — 

eux  :  les  autres  ont  peu  d'importance.  Ce 
sont  ses  derniers  travaux  économiques. 

Les  Ephéméndes  xécurenl  encore  plusieurs 
années,  mais  soit  par  lassitude,  par  dégoût 
ou  par  ordre,  le  médecin  de  Louis  XV  n'as- 
sista plus  ses  amis  dans  leur  œuvre  de  pro- 
pagande. Leur  journal  remuait  pourtant  en- 
core une  foule  d'idées  ;  les  doctrines 
primitives  s'y  transformaient  sous  Tinfluence 
de  Turgot  qui  publiait  alors  ses  principaux 
écrits,  dont  les  Réflexions  sur  la  formation 
et  la  distribution  des  richesses  (1770)^  et  sous 
celle  de  Du  Pont  de  Nemours  qui  mettait 
dans  l'ensemble  de  Funité. 

En  même  temps  le  nombre  des  adversaires 
des  Physiocrates  grandissait.  Ce  n'étaient 
pas  seulement  des  écrivains  qui  les  atta- 
quaient,   les    mesures    prises   à   l'égard    du 

lettre   de   Forbonnais    au   Journal    d'agriculture  ;    elle 
traite  principalement  du  libre  échange. 

Février  1768,  Lettres  d'un  fermier  (Thibaud)  et  d'un 
propriétaire  (Sidrac,  écuyer,  seigneur  de  Bellecour), 
par  ]SL  A.  Elles  sont  relatives  aux  dépenses  stériles;  le 
fermier  comptait  que  le  propriétaire  ferait  marner  ses 
terres  ;  le  propriétaire,  après  avoir  lu  les  articles  de 
Forbonnais,  fit  dorer  ses  appartements.  Quesnay  répond 
en  même  temps,  dans  ces  lettres,  à  l'ouvrage  de  Graslin. 


—  355  — 

commerce  des  grains  avaient  ameuté  contre 
eux  des  gens  autrement  puissants. 

On  a  vu  que  le  Ministère  avait  facilité  la 
fondation  du  Journal  de  V Agriculture  pour 
éclairer  les  esprits  au  sujet  de  ces  mesures. 
On  a  vu  aussi  que  les  restrictions  de  Laverdy 
avaient  fait  de  Fédit  de  juillet  1764^  un  mé- 
lange de  liberté  et  de  réglementation,  un 
772e^zo/e777Z?»o,  selon  l'expression  de  Du  Pont. 

Dix  ans  auparavant,  les  économistes  au- 
raient facilement  accepté  ces  restrictions  ; 
Quesnay  avait  admis  dans  V Encyclopédie  que 
l'exportation  pouvait  être  suspendue  quand 
le  blé  atteindrait  un  certain  prix.  Mais,  de- 
puis lors,  leurs  opinions  étaient  devenues 
plus  fermes.  Ils  trouvèrent  que  l'édit  ne  ré- 
pondait pas  à  leurs  espérances  et,  dans  le 
Journal  de  V Agriculture,  ne  cachèrent  pas 
leur  sentiment.  Au  sujet  notamment  de  la 
disposition  qui  donnait  un  monopole  à  la 
marine  française  pour  la  «voiture  des  grains», 
Le  Trosne  écrivit  des  articles  qui,  par  leur 
verve,  peuvent  être  rapprochés  des  pamphlets 
de  Bastiat. 

1.  Signé  par  le  roi,  le  12  juillet,  Fédit  avait  passé  au 
Parlement  le  19,  sans  opposition  apparente. 


—  356  — 

Cependant  Laverdy  put  croire  sa  modé- 
ration justifiée,  car  «contre  toute  attente» 
ainsi  que  disait  le  préambule  de  Tédit  de 
1764,  le  prix  du  blé  haussa  fortement  en  1768 
à  la  suite  de  la  mauvaise  récolte  de  1767. 
Les  alarmes  vives  à  Paris  gagnèrent  la  pro- 
vince. Une  coalition  formidable  se  forma 
contre    la  liberté  et  ceux  qui  la  défendaient. 

En  faisaient  partie  les  marchands  de  grains 
accrédités  qui  avaient  perdu  ou  étaient  mena- 
cés de  perdre  leurs  commissions,  les  proprié- 
taires  des  péages  à  supprimer,  bien  que  le 
Parlement  leur  eût  promis  des   indemnités, 
les  fonctionnaires  et  les  parlementaires,  con- 
servateurs des  anciennes  lois,  les  industriels 
protégés  par  les  lois   douanières    et  par  les 
privilèges,  qui  se  méfiaient  tout  à  la  fois  des 
attaques  de  Técole  libérale  contre  le  colber- 
tisme  et  de  la  dénomination  de  classe  stérile 
adoptée   par  Quesnay,    enfin  les  ofticiers  de 
police  des   marchés   qui  craignaient  de  voir 
abolir  leurs  charoes  ;  un  édit  d'avril  1767  avait 
déjà     su[)primé    celles    des     mesureurs     de 
grains,  en  maintenant  les  droits  de  mesurage 
pour   donner   des  indemnités  aux  titulaires; 
le  10  avril  1768,   ceux-ci  devaient  avoir  pro- 
duit leurs  titres. 


—  357  — 

On  répéta  de  tous  côtés  que  la  liberté, 
bonne  en  théorie  peut-être,  ne  résistait  pas  à  la 
pratique,  qu'elle  faisait  pencher  la  balance 
du  commerce  en  faveur  des  étrangers,  qu'en 
élevant  le  prix  des  subsistances,  elle  amenait 
la  hausse  des  salaires  et  nuisait  à  l'industrie, 
qu'enfin  elle  favorisait  le  monopole  des 
grains. 

Depuis  longtemps  les  économistes  avaient 
affirmé  que  l'exportation,  quoique  avantageuse 
au  producteur,  ne  devait  pas  nuire  au  con- 
sommateur. Mais  ils  avaient  trop  insisté  sur 
les  profits  que  le  laboureur  devait  en  tirer. 
«En  achetant  la  livre  de  pain  quelques  liards 
plus  cher,  avait  dit  Quesnay,  les  citoyens  dé- 
penseront moins  pour  satisfaire  à  leurs  be- 
soins; le  pain  n^est  pas  la  seule  nourriture 
des  hommes;  c'est  l'agriculture  qui  fournit 
les  autres  aliments;  si  elle  est  prospère,  elle 
les  donnera  à  meilleur  marché.  » 

Les  économistess'étaient  félicités  des  effets 
du  renchérissement  pour  les  producteurs 
dans  les  années  d'abondance;  on  les  fît  parler 
pour  tous  les  temps.  Il  fut  entendu  qu'ils 
étaient  partisans  de  la  cherté  du  pain  dans 
l'intérêt  des    propriétaires,    quoiqu'ils   vou- 


—  358  — 

lussent  les  frapper  de  l'impôt  unique  et 
qu'ils  désiraient  la  hausse  des  salaires  qui, 
disait-on,  suivaient  le  prix  des  subsistances  \ 

La  liberté  du  commerce  des  grains,  en  at- 
ténuant les  effets  de  la  disette  et  ceux  de 
la  grande  abondance,  en  augmentant  la  ri- 
chesse par  la  multiplication  des  échanges, 
aurait  eu  quelque  influence  sur  les  salaires, 
mais  bien  plus  sur  les  salaires  agricole^ 
que  sur  les  salaires  industriels  déjà  sou- 
tenus par  le  régime  corporatif. 

Mais  les  personnes  qui  profitent  des  me- 
sures réglementaires  font  en  tous  temps, 
entre  elles,  cause  commune,  même  sans 
motifs  réels.  Toutes  se  liguèrent,  en  1768, 
contre  Fédit  rendu  quatre  ans  auparavant. 

Les  marchands  de  grains,  dont  la  liberté 
gênait  les  tentatives  de  monopoles  si  fré- 
quentes sous  l'ancien  régime,  prétendirent 
que  le  monopole  existait,  que  le  gouverne- 
ment et  ses  agents  en  étaient  les  auteurs, 
que  les  économistes  étaient  les  dupes  ou  les 
complices  des  manœuvres. 

1.  Quesnay  avait  dit,  après  Boi>;,fruilbert,  que  les  sa- 
laires haussent  avec  la  cherté  et  baissent  avec  l'abon- 
dance. 


—  :J59  -  - 

L'écho  des  accusations  lancées  contre  les 
Physiocrates  se  trouve  dans  les  feuilles  du 
temps,  dans  les  discussions  parlementaires, 
dans  la  correspondance  de  l'intendant  d'Or- 
léans. Cypierre,  publiée  il  y  a  quelques  an- 
nées \  L'une  des  lettres  de  cet  intendant  est 
adressée  à  Trudaine  de  Montigny,  alors  in- 
tendant de  finances  chargé  de  la  police  des 
grains  ;  on  y  lit  : 

«  M.  Le  Trosne,  avocat  du  roi  à  Orléans, 
qui  est  connu  pour  faire  'le  commerce  des 
grains,  est  tellement  haï,  pour  ne  pas  dire 
méprisé  dans  cette  ville  que  le  peuple,  en  le 
voyant  revenir  de  Paris  au  moment  de  l'aug- 
mentation du  blé,  l'a  cité  en  plein  marché 
pour  être  le  principal  auteur  de  sa  misère'.  » 

Trudaine  de  Montigny  répondit  qu'il  était 
bien  dangereux  déjuger  «  d'après  des  faits 
rapportés  par  des  gens  du  peuple,  le  plus 
souvent    destitués    de   vraisemblance  » . 

«  Je  suis  on  ne  peutplus  surpris,  ajoute-t-il, 
»  de  ce  que  vous  me  mandez  de  M .  Le  Trosne  ; 
»  je  le   connais  plus  par    ses    ouvrages  que 


1.  Par  M.  Bloch. 

2.  7  septembre  1768. 


—  360  — 

»  personnellement,  mais  c'est  sûrement  un 
»  homme  de  beaucoup  crespritet  de  mérite; 
»  les  cris  de  quelques  femmes  du  peuple  ne 
))  me  feraient  pas  changer  d'avis  à  son 
»  éo^ard,  et  les  faits  avancés  contre  un  liomme 
»  de  son  mérite  doivent,  avant  d'être  crus, 
»  avoir  des  garants  plus  imposants  que  des 
»  clameurs  populaires,  fondées  sur  ce  qu'il 
»  soutient  par  écrit  et  de  vive  voix,  la  né- 
»  cessité  de  la  liberté  du  commerce  des 
))  grains  \  >) 

En  eflet,  Le  Trosne  avait  été  chargé  par 
le  Gouvernement  d'éclairer  le  public,  et  il 
avait  rédigé  dans  ce  but  une  brochure  excel- 
lente :  «  La  liberté  du  commerce  des  grains 
toujours  utile  et  jamais  nuisible!  » 

Cypi  erre  ne  pouvait  lui  reprocher  que  d'à  voir 
critiqué  journellement  et  publiquement  les 
mesures  arbitraires  que  cet  intendant  pre- 
nait au  mépris  de  la  loi.  Non  seulement  Le 
Trosne  n'avait  pas  fait  le  monopole,  mais  il 
avait  le  premier  signalé  l'existence  de  ma- 
nœuvres nées  des  restrictions  dues  à  La- 
verdy,  dans  les  Ephcniérides  de  novembre 
1767. 

L  9  septembre. 


—  361  — 

On  se  rappelle  que  le  cours  limite  qui 
faisait  fermer  automatiquement  les  ports 
à  l'exportation  était  de  12  livres  10  sols 
le  quintal  ;  il  était  possible  à  des  spécula- 
teurs, eu  égard  aux  difficultés  des  transports 
à  cette  époque,  de  faire  monter  dans  une 
ville  maritime  où  des  blés  étaient  prêts  à 
sortir,  les  prix  à  ce  cours  limite  pendant  les 
trois  marchés  consécutifs  exigés,  de  faire 
ainsi  fermer  le  port  et  d'acheter  ensuite  à 
bas  prix  les  blés  approvisionnés  qui  n'a- 
vaient plus  d'écoulement.  11  était  possible  en- 
suite à  ces  spéculateurs  de  vendre  les  mêmes 
blés  sur  un  marché  de  l'intérieur,  à  très  bon 
prix,  car,  il  suffisait  d'annoncer  la  fermeture 
d'un  port  pour  faire  naître  des  craintes  de 
disette. 

Des  manœuvres  de  ce  genre  furent  faites 
sur  un  grand  nombre  de  points.  Là  est 
presque  toute  l'histoire   du  pacte   de  famine. 

Laverdy  avait  conclu  avec  Malisset  un 
traité  pour  assurer  l'approvisionnement  de 
Paris.  11  est  probable  que  la  Compagnie  orga- 
nisée pour  exécuter  le  traité^   usa  pour  faire 

1.  Voir  à  ce  sujet,  les  Mémoires  de  Baudeau  dans  la 
Revue  retrospectice. 


—  362  — 

la  hausse  et  la  baisse  du  procédé  que  nous 
venons  de  décrire  et  que  dévoila  Le  Trosne  ; 
mais  beaucoup  d'autres  spéculateurs  y 
eurent  recours.  Les  intendants,  les  Parle- 
ments s'imaginèrent  que  le  Gouvernement, 
comme  on  l'avait  raconté  déjà  sous  Louis  XIV, 
faisait  la  cherté  pour  enrichir  le  trésor. 
Au  mois  d'octobre  1768,  la  Chambre  des 
vacations  du  Parlement  de  Paris  fit  au  roi 
des  représentations  où  les  promesses  des 
économistes  sur  les  effets  de  la  liberté  furent 
visées  : 

«  Au  lieu  de  cette  abondance  qui  devait  se 
répandre  également  de  toutes  parts,  au  lieu 
de  cette  aisance,  de  cette  félicité,  de  cet 
accroissement  de  population  qui  devaient  en 
être  les  suites,  on  a  vu  la  disette  menacer 
plusieurs  contrées,  la  misère  des  peuples 
s'accroître,  leurs  larmes  couler,  les  mères 
de  famille  craindre  ou  déplorer  leur  fécon- 
dité. )) 

L'arrestation,  un  mois  après,  de  Le  Prévost 
de  Beaumont,  dont  les  lamentables  aventures 
ressemblent  trait  pour  trait  à  celles  de  Latude 
et  qui  avait  étayé  une  tentative  de  chantage 
sur  la  dénonciation    du   prétendu    pacte    de 


-  363  — 

famine,  contribua  encore  à  exciter  les  Parle- 
ments. 

Dans  une  assemblée  de  police  convoquée 
par  la  Cour  de  Paris,  en  exécution  d'une- 
ordonnance  de  1577,  pour  examiner  la  ques- 
tion des  subsistances,  le  chancelier  Séguier 
dit  textuellement  :  «  Nous  avions  vécu  tran- 
»  quillement  depuis  Charles  IX,  et  Ton  est 
»  venu  tout  changer.  11  s'est  élevé  au  milieu 
))  de  la  France  une  secte  particulière  ;  ses 
»  partisans  se  sont  érigés  en  précepteurs  du 
»  o^enre  humain  ;  ils  ont  enseio^né  les  na- 
»  lions  ;  ils  ont  crié  à  la  liberté  et  le  nom 
»  de  liberté  a  réduit  tout  d'une  extrémité  du 
»  royaume  à  Tautre.  Les  anciennes  lois  si 
»  sages,  si  prudentes,  fruit  du  travail,  des 
»  recherches,  des  réflexions  des  magistrats 
»  les  plus  expérimentés,  qui  avaient  été 
))  jusqu'icila  source  de Taisance,  du  bonheur, 
»  de  la  félicité  des  peuples,  on  les  a  repré- 
»  sentées  comme  contraires  au  bien  public.» 

Le  président  Le  Pelletier  signala  à  son  tour 
»  ces  écrivains  éblouis  par  les  fausses  lueurs 
»  de  leur  imagination  ou  peut-être  corrom- 
»  pus^  qui  colorent  par  des  raisons  spé- 
»  cieuses  un  système  propre  à  favoriser  des 
»  gains  aussi  énormes  qu'illégitimes  ». 


Laverdy^  dont  la  maladresse  avait  favorisé 
les  manœuvres,  fut  renvoyé.  Le  malheureux 
pava  plus  tard  de  sa  tête  les  fautes  incons- 
cientes qu'il  avait  commises. 

Maynon  dlnvau,  qui  lui  succéda  au  con- 
trôle général  essaya  de  les  réparer  ;  puis 
Tabbé  Terray  vint  au  pouvoir  ;  la  liberté 
du  commerce  des  grains  fut  supprimée,  peut- 
être  dans  des  vues  coupables.  Les  économistes 
furent  d'autant  plus  atteints  dans  leur  répu- 
tation que  Malisset,  en  qui  les  marchands  de 
grains  montraient 

Le  galeux,  le  pelé  d'où  venait  tout  le  mal, 
était  l'inventeur  de  la  mouture  économique  ^ 
dont  le  marquis   de    Mirabeau  avait  fait    une 
expérience  au   Valfleury. 

II 

Il  est  permis  de  se  demander  si  le  silence 
de  Quesnay,  qui,  à  partir  de  février  1768,  ne 
s'occupa  plus  ouvertement  d'économie  poli- 
tique, n'a  pas  été  causé  en  partie  par  les  évé- 
nements que  nous  venons  de  rappeler. 

1.  Grimm  avait  fait  l'éloge  de  son  invention  en  no- 
vembre 1767. 


—  365  — 

Dans  Toraison  funèbre  que  le  marquis  de 
Mirabeau  prononça  quatre  jours  après  la 
mort  de  son  maître,  devant  son  buste,  et  en 
présence  des  économistes  rassemblés,  on  lit  : 

«  Je  dirai  avec  quelle  fermeté  probe  et 
concentrée^  il  souffrit  le  vent  subit  d'une 
disgrâce  aussi  audacieusement  ameutée  que 
profondément  méditée.  La  même  région  qui, 
le  siècle  passé,  porta  contre  Catinat  Farrét 
insensé  des  Abdéritains  contre  Démocrite, 
renouvela  de  nos  jours  ce  décret  odieux  et 
stupide  contre  Quesnay. 

»  Je  dirai  enfin  avec  quelle  sagesse  il 
choisit,  il  mesura,  il  rendit  honorable  sa 
retraite  et  donna  sans  ostentation  comme 
sans  faiblesse  le  rare  exemple  de  la  seule 
bonne  conduite  en  ce  genre,  qui  consiste  à 
éluder  et  amortir  la  persécution  sans  lui 
faire  tète,  ni  la  fuir.  » 

Le  marquis  de  Mirabeau  connaissait  trop 
bien  les  faits  concernant  Quesnay  pour  avoir 
tenu  sans  motifs  un  pareil  langage.  Yisait-il 
les  faits  qui  avaient  accompagné  la  mort  de 
M'"®  de  Pompadour  et  l'hostilité  de  Ghoiseul 
contre  Quesnay?  Yisait-il  d'autres  événe- 
ments ?  On  ne  sait. 


—  366  — 

Mais  à  la  fin  de  1770,  mourut  Sénac,  pre- 
mier médecin  du  roi.  Sa  succession  fut  très 
disputée  ;  elle  semblait  revenir  de  droit  à 
Quesnay  qui,  quinze  ans  auparavant,  avait 
failli  l'obtenir.  Elle  ne  fut  donnée  à  personne. 
On  dit  que  Louis  XV  voulait  nommer  Le 
Pionnier  et  que  M™^  Dubarry  poussait  Bordeu. 
Du  Pont  de  Xemours  affirme  que  Quesnay  re- 
fusa deux  fois  le  poste  de  premier  médecin  ; 
la  seconde  fois  serait  à  la  mort  de  Sénac.  En 
1730,  Quesnay  n'aurait  donc  pas  été  dis- 
gracié et  serait  resté  comme  par  le  passé, 
premier  médecin  ordinaire  et  médecin  du 
grand  commun'. 

1.  M.  Lorin  a  fait  le  compte  de  ses  revenus.  Ils 
montaient  net  à  environ  16,000  li%'res,  non  compris  la 
rente  que  lui  avait  laissée  M"'  de  Pompadour,  et  ses 
revenus  personnels: 

Comme  commissaire  des  guerres,  il  touchait.     900 livres. 
Comme  premier  médecin  ordinaire 

pour  gages  et  habillement    2.000 1. 

pour  les  grandes  livrées . .    1 .500 

à  titre  de  pension 2.400  5.000 

Comme  médecin  consultant  9.000 

Comme  médecin  du   grand 

commun 1.8C0 


Total IT.eOOiivres. 

Rapportant  net  . .  16.072 livres. 


_  367  — 

Cependant,  le  médecin  de  ]M™^  de  Pompa- 
don  r  avait  alors  de  nombreux  ennemis. 

Son  buste  fut  exposé  au  Salon  de  1771  ; 
Bachaumont  écrivit  : 

«  A  travers  les  rides  dont  cette  tête  est 
parsemée,  on  y  démêle  la  morgue  pédan- 
tesque  d'un  agronome  enflé  de  ses  préten- 
dues découvertes...  J'ai  vu  quelques  gens  du 
peuple  prêts  à  briser  la  statue  de  cet  homme, 
en  apprenant  qu'il  était  Fauteur  de  la  cherté 
actuelle  des  grains  par  les  spéculations 
fausses  et  les  vues  funestes  qu'il  avait  inspi- 
rées au  gouvernement.  » 

Et  à  la  mort  du  roi,  Quesnay  ne  fut  pas 
appelé  à  lui  donner  des  soins  ^  ;  il  n'assista 
même  pas  aux  consultations  qui  furent 
ouvertes  entre  les  médecins  du  service  de 
santé.  Louis  XVI  enfin  n'eut  pas  pour  lui  les 
ménagements  d'amour-propre  qu'avait  mon- 

1.  Journal  historique  (1"  mai  1774)  :  Treize  mem- 
bres de  la  Faculté  veillent  continuellement  sur  cette 
personne  sacrée,  savoir  :  le  sieur  Le  Monuier,  faisant 
fonction  de  premier  médecin  ;  deux  médecins  de  quartier, 
les  docteurs  Lary  et  Bordeau,  appelés  de  Paris  ;  deux 
chirurgiens  de  quartier,  le  sieur  de  la  Martinière,  pre- 
mier chirurgien,  et  le  sieur  Ardouillé,  en  survivance  ;  le 
premier  apothicaire  et  ses  acolytes,  etc. 


-   36S  — 

très  son  grand-père  :  le  10  mai  1774,  Lieutaud 
fut  nommé  premier  médecin  et  Lassone  fut 
désigné  comme  futur  premier  médecin  ordi- 
naire \ 

L'âge  avancé  et  Fétat  de  santé  de  Quesnay 
servaient  de  prétexte  à  ces  mesures,  a  A  la 
fin  de  sa  vie,  dit  Grandjean  de  Jonchy, 
les  douleurs  que  lui  causait  la  goutte, 
étaient  devenues  plus  aiguës  et  presque 
continuelles.  Il  les  souffrait  avec  une  pa- 
tience héroïque  et  disait  à  ses  amis  :  «  Il  faut 
))  bien  quelques  maux  à  mon  âge.  »  Chan- 
geant alors  de  propos,  la  conversation  deve- 
nait très  vive,  souvent  très  gaie.   » 

«  Assis  auprès  de  notre  maître,  perclus, 
aveugle,  souffrant  et  presque  accablé,  dit  de 
son  coté  le  marquis  de  Miraljeau,  nous  le 
sentions  tout  entier,  nous  Técoutions  tout 
oracle,  nous  le  révérions  immortel.  » 

Quesnay  travailla  pourtant  jusqu'à  ses 
derniers  jours  et  en  1770,  lors  du  décès  de 
Sénac,  la  souffrance  et  la  vieillesse  ne 
l'avaient  pas  encore  accablé. 

«   Il  a  conservé  jusqu'à  sa   mort,   rapporte 

1.  Note  des  Gottinger  Gelahrten  Auzagen  (26  juillet 
1774),  citée  par  M.  Oneken. 


—  369  — 

Hévin,  ce  goût  et  cette  aptitude  au  travail,  et 
ceux  qui  vivaient  avec  lui  familièrement 
ne  s'apercevaient  pas  que  sa  tète  avait  baissé. 
Il  avouait  seulement  qu'elle  n'était  plus  en 
état  de  fournir  un  travail  suivi  sur  des  ma- 
tières abstraites  aussi  longtemps  que  par 
le  passé.  Xous  pouvons  dire  que,  dans  le  mois 
qui  a  précédé  sa  mort,  il  a  composé  deux  ou 
trois  mémoires  sur  Téconomie  politique 
dont  la  lecture  a  fait  dire  à  un  homme  en 
place  :  «  Il  a  une  tète  de  trente  ans  sur  un 
))  corps  de  quatre-vingts  \    » 

Il  employait  presque  exclusivement  ses 
loisirs  cà  Tétude  des  mathématiques  qu'il 
regrettait  d'avoir  négligée  *  ;  mais  il  s'égara. 
Ses  amis  essayèrent  en  vain  de  Tempècher 
de  publier  les  résultats  de  son  travail;  il  per- 
sista et  fit  paraître  des  Recherches  philoso- 
phiques sur  V évidence  des  vérités  géométri- 
ques,    au    sujet    desquelles    Turgot    ne  put 

1.  Ce  compliment  d'un  homme  en  place,  qui  peut- 
être  était  Turgot,  n'était  sans  doute  qu'une  formule  de 
déférence.  Si  les  derniers  écrits  économiques  du 
vieillard  avaient  eu  autant  de  valeur  que  le  dit  Hevin 
Bandeau  les  aurait  recueillis  dans  les  Xouvelles  Eptiè- 
mérides.  « 

2.  G.  de  Fouchy. 

SCHELLE.  24 


—  370  - 

s'empêcher  de  dire  :  «  C'est  le  scandale  des 
scandales;   c'est  le  soleil  qui  s'encroûte.  » 

Du  Pont  de  Nemours  écrivit  au  margrave 
de  Bade  :  «  M.  le  D*"  Quesnay  prend  la  li- 
berté d'offrir  à  Y.  A.  un  exemplaire  de  ses 
Recherches  philosophiques...  Ce  sont  les 
récréations  d'un  vieillard  bien  respectable 
qui  s'est  occupé  de  géométrie  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'âge  de  76  ans  ;  aussi  quand  il 
se  trouverait  quelque  méprise  dans  sa  géo- 
métrie, on  ne  devrait  pas  en  être  fort  surpris; 
mais  sa  métaphysique  est  belle,  son  projet 
d'éléments  de  géométrie  simple  et  très  bien 
entendu  et  le  lemme  qui  commence  son  tra- 
vail un  coup  de  génie.  On  ne  peut  lui  en 
demander  davantage \)) 

Le  lemme  qu'admirait  Du  Pont  est  ainsi 
conçu  :  «  Deux  cercles  égaux  qui  se  croisent 
réciproquement  de  la  circonférence  au  centre 
divisent  en  trois  parties  égales  leur  diamètre 
commun  et  divisent  aussi  en  trois  parties 
égales  tous  les  arcs  renfermés  exactement 
entre  leurs  circonférences  et  qui  passent  par 
leurs  centres.  » 

De  là  —  nous  n'essayons  pas  d'expliquer 
1.  13  avril  1773. 


—  371   — 

comment  —  Quesnay  prétendit  résoudre 
le  problème  de  la  trisection  de  Tangle  et 
celui  de  la  quadrature  du  cercle  !  En  même 
temps,  il  contesta  les  conceptions  idéales 
du  point  et  de  la  ligne  \ 

Tel  était  néanmoins  son  respect  pour  la 
vérité  et  telle  était  aussi  sa  confiance  en  lui- 
même  qu'il  mit  en  tète  de  son  livre,  avec  ré- 
ponses, les  objections  simples  et  décisives 
de  géomètres  qu'il  avait  consultés . 

Son  ouvrage  est  daté  de  1773;  la  partie 
principale  avait  déjà  été  imprimée,  sous 
le  nom  Aq  Polygonométric ,  dans  une  plaquette 
qui,  si  Ton  en  croit  les  bibliographes,  remon- 
terait à  trois  années  auparavant,  1770'.  Ce 
serait  une  preuve  de  plus  de  la  ténacité  de 
Quesnay  ;  ce  serait  aussi  l'indication  que  sa 
passion  pour  les  mathématiques  avait  pris 
naissance  au  moment  où  il  cessa  d'écrire 
sur  Téconomie  politique. 

Quesnay  mourut  à  Versailles  le  16  décembre 
1774,  cinq  mois  après  Tentrée  de  Turgot  au 
ministère.  «  Deux  jours  avant  sa  mort,  dit  le 

1-    L'ouvrage  se    termine    par    l'exposé    d'un    plan 
simple  et  sensé  d'éléments  de   géométrie   pratique. 
2.  La  Polj/fjonotnctric  n'est  pas  datée. 


—  372  — 
marquis  de  Mirabeau,  Baudeau  était  allé  le 
voir;  le  moribond  se  ranima  en  entendant 
la  voix  du  fondateur  et  restaurateur  des 
Ephémérides  et  s'entretint  avec  lui.  Il  tomba 
aussitôt  après  dans  raffaissement  pour  ne 
plus  se  réveiller  .  » 

((  Deux  jours  avant  sa  mort,  dit  de  son  coté 
Hévin,  il  eut  la  satisfaction  d'apprendre  la 
nouvelle  de  la  cérémonie  de  la  pose  de  la 
première  pierre  du  collège  de  Chirurgie^ 
(  actuellement  Tamphithéâtre  de  FÉcole  de 
Médecine).  Il  en  écouta  les  détails  avec 
une  joie  marquée;  depuis  il  n'a  pas  proféré 
vxne  seule  parole  '.    » 

Chacun  interprétait  à  son  point  de  vue  les 
derniers  mouvements  du  mourant. 


1.  Quand  cette  cérémonie  eut  lieu,  le  bâtiuient,  com- 
mencé  en  1769,    était    presque  achevé. 

2.  On  prête  à  Quesnay,  à  la  veille  de  sa  mort,  plu- 
sieurs propos  ;  nous  ne  les  citerons  pas.  Chacun  sait 
qu'il  faut  attacher  peu  de  valeur  aux  anecdotes  de  ce 
genre.  Il  fut  enterré  à  Versailles,  dans  la  vieille  Église 
Saint-Julien  qui  était  à  côté  de  l'Église  Notre-Dame. 
M.  René  AUain  a  fait  de  vaines  rechei'ches  pour  re- 
trouver ses  restes. 


—  373  — 

IV 

Si  nous  avons  réussi  à  exposer  l'œuvre 
personnelle  de  Quesnay,  telle  que  nous  la 
comprenons,  en  la  dégageant  autant  que 
possible  de  celle  de  ses  disciples,  nos  lec- 
teurs auront  vu  que,  chez  le  médecin  de 
;^|me  (\q  Pompadour,  le  philosophe  social 
n'était  pas  séparé  de  l'économiste. 

Quesnay  «  parti  de  la  charrue»,  préparé  à 
l'observation  par  ses  études  médicales,  a 
commencé  par  chercher  les  causes  de  la 
détresse  de  l'agriculture  et  les  moyens  de  la 
faire  cesser. 

Il  vit  alors  la  supériorité  de  la  grande 
culture  sur  la  petite  et^  d'une  manière  géné- 
rale, l'action  féconde  du  capital  dans  la 
production.  Il  signala  les  obstacles  opposés 
par  la  réglementation  au  débit  des  produits 
agricoles  et  aux  échanges  de  toute  nature. 
Sachant  distinguer  entre  l'utilité  et  la  valeur, 
comprenant  que  les  richesses  doivent  être  à 
la  fois  «  nécessaires  aux  hommes  et  commer- 
çables  »,  il  ruina  le  système  de  la  balance  du 
commerce  et  posa  les  bases  de  la  théorie  du 
libre  échange. 


—  374  — 

Il  constata  enfin  que  plus  la  concurrence  est 
grande,  et  plus  chacun  s'ingénie  à  économi- 
ser sur  les  frais  de  production,  entrevoyant 
ainsi  la  loi  du  moindre  effort. 

Si  Quesnay  n'a  pas  tiré  tout  le  parti  pos- 
sible de  sa  formule:  «  obtenir  la  plus  grande 
augmentation  possible  de  jouissances,  par 
la  plus  grande  diminution  possible  de  tra- 
vail pénible  »,  c'est  qu'il  s'est  trompé  sur  la 
source  de  la  richesse,  en  regardant  trop 
exclusivement  la  production  et  la  consom- 
mation du  blé,  et  que  se  trompant  quant  à 
la  source  de  la  richesse,  il  erra  quant  à  sa 
répartition. 

La  dénomination  de  classe  stérile  qu'il  a  don- 
née aux  industriels  et  commerçants  est  ce  qui 
a  le  plus  nui  à  son  système  économique  ;  elle 
a  permis  aux  adversaires  de  la  liberté  com- 
merciale de  former  contre  lui  une  ligue  puis- 
sante. En  vain  Turgot  changea-t-il  ensuite 
cette  expression  de  classe  stérile  en  celle  de 
classe  stipendiée  et  Du  Pont  de  Xemours  en 
celle  de  classe  subordonnée,  l'effet  était  pro- 
duit. 

La  proposition  d'après  laquelle  la  terre,  y 
compris    les    produits  des  eaux,  des  mines, 


—  375  — 

etc.,  est  la  source  unique  de  la  richesse,  est 
évidente  si  Ton  admet  la  matérialité  de  la 
richesse  et  si  l'on  donne  au  mot  terre  un 
sens  très  étendu;  c'est  de  notre  globe  que 
rhomme  tire  la  matière  qu'il  transforme  ou 
déplace  en  utilisant  les  forces  naturelles; 
mais  cette  proposition  est  incomplète, 
car  peu  d'utilités  sont  à  notre  disposition 
sans  travail. 

Quesnay  n'a  pas  d'ailleurs  placé,  au  moins 
dans  ses  premiers  écrits,  la  source  de  la  ri- 
chesse dans  la  terre;  il  Fa  mise  dans  le  pro- 
duit net,  dans  le  revenu  foncier,  c'est-à-dire 
dans  la  différence  entre  les  prix  et  les  frais 
de  production  des  produits  agricoles.  Si 
donc  ces  prix  s'élevaient,  même  sans  accrois- 
sement des  frais  de  production,  la  vie  deve- 
nait plus  chère  et  pourtant  la  richesse  aug- 
mentait. Quesnay  ne  vit  pas  cette  contradiction. 

Sa  théorie  du  produit  net  a  eu  toutefois 
des  conséquences  heureuses  ;  elle  a  poussé 
vers  l'agriculture  les  intelligences  et  les  ca- 
pitaux que  le  Colbertisme  avait  dirigés  vers 
la  fabrication  des  objets  manufacturés.  Elle 
a  ramené  les  riches  sur  leurs  terres  et  pro- 
voqué ainsi   de    sérieuses  améliorations.  La 


—  376  — 

traduction  des  Géorgiques  par  Delille  en 
1769,  les  Saisons  de  Saint-Lambert,  les  Mois 
de  Roucher,  les  scènes  de  village  qui  rem- 
plirent le  théâtre,  les  Pastorales,  montrent 
combien  le  goût  pour  la  vie  rurale  se  déve- 
loppa au  XYllP  siècle. 

De  la  doctrine  du  produit  net  est  sortie 
logiquement  celle  de  Fimpôt  territorial  uni- 
que. Aux  yeux  de  Quesnay,  toute  autre  forme 
d'imposition  entraînait  des  frais  de  percep- 
tion inutiles  et  des  destructions  de  richesses  ; 
elle  modifiait  les  conditions  des  échanges  et 
gênait  la  liberté  de  chacun  ;  le  prix  de  vente 
des  produits  imposés  était  majoré  à  la  fois 
par  la  taxe  et  par  les  gènes  subies  :  l'inci- 
dence retombait  sur  les  cultivateurs  et  fina- 
lement sur  les  propriétaires  ;  la  classe  stérile 
n'était  qu'un  intermédiaire. 

Cette  autre  erreur  de  Quesnay  n'est  pas 
moins  visible.  Mais  si»  Ton  se  rappelle  quel 
arbitraire  régnait  dans  la  perception  des  con- 
tributions sous  Fancien  régime,  combien 
étaient  vexatoiresles  procédés  des  agents  des 
aides  et  ceux  de  la  gabelle,  quelles  entraves 
apportaient  aux  transactions  les  droits  de  tout 
genre  que  le  roi  et  les  municipalités  prèle- 


—  Ml  — 

vaient  sur  les  produits  de  certaines  indus- 
tries, quels  frais  entraînait  la  multiplicité 
des  taxes,  on  conçoit  que  l'impôt  direct  et 
unique  ait  pu  séduire  les  esprits.  Le  prin- 
cipe en  fut  accepté  presque  universellement 
en  France.  Il  le  fut  aussi  à  l'étranger  :  le 
margrave  de  Bade  dans  son  état,  et  Léopold, 
dans  le  duché  de  Toscane,  en  firent  des 
essais. 

Les  discussions  qu'il  souleva  amenèrent 
en  outre  des  réformes  dans  le  mode  de  per- 
ception des  taxes  et  firent  condamner  les 
impôts  assis  sur  le  revenu  brut  sans  tenir 
compte  des  frais  de  production,  comme  la 
dîme  et  les  vingtièmes. 

Enfin  cet  impôt  devait  être  réel;  son 
établissement  devait  entraîner  Tabolition  des 
privilèges  nobiliaires.  Mais  il  aurait  pu  avoir 
une  conséquence  à  laquelle  Quesnay  n'avait 
pas  songé,  la  main-mise  de  TEtat  sur  le  sol 
entier  de  la  nation.  En  devenant  co-proprié- 
taire  du  produit  net,  le  prince  aurait  eu 
intérêt  à  augmenter  sa  part  de  co-propriété 
et  à  devenir  propriétaire  du  sol  entier  pour 
avoir  tout  le  produit  net. 

Aussi  Fun  des  adversaires  modernes  de  la 


—  378  — 

propriété  privée  de  la  terre,  Henri  Georges 
a-t-il  pu,  avec  quelque  raison,  dédier  Tun 
de  ses  livres  Protection  et  libre-échange 
«  à  la  mémoire  des  illustres  Français  d'il 
»  y  a  un  siècle,  Quesnay,  ^lirabeau,  Con- 
»  dorcet,  Du  Pont  et  leurs  amis  qui,  dans 
))  la  nuit  du  despotisme,  ont  prédit  les 
))  splendeurs   de  Tère  nouvelle  ». 

Mais  les  erreurs  de  Quesnay,  si  graves 
qu'elles  soient,  ne  Font  pas  empêché  de  sai- 
sir les  vices  des  théories  économiques 
émises  avant  lui  et  de  poser  vingt  ans 
avant  Adam  Smith,  les  bases  de  l'économie 
politique  moderne. 

Comme  philosophe  social,  son  rôle  ne  fut 
pas  moins  important. 

La  conséquence  des  doctrines  contenues 
dans  le  Traité  de  Droit  naturel  est  qu'il 
faut  plus  compter  sur  le  libre  jeu  des  lois  na- 
turelles que  sur  l'action  du  gouvernement  et 
que  le  rôle  de  ce  dernier  doit  être  borné  à  la 
répression  des  violences,  des  fraudes  et  des 
usurpations.  Quesnay,  comme  Gournay,  ar- 
rachait le  masque  dont  se  couvrent  en  tout 
temps  les  intérêts  particuliers  exclusifs  pour 
obtenir  des  lois  à  leur  profit. 


—  379  — 

Ainsi  que  son  émule,  il  ne  fut  qu'un  précur- 
seur ;  ses  idées  furent  reprises,  développées, 
perfectionnées  principalement  par  Turgot  ; 
mais  son  système  a  été  la  base  initiale  des 
théories  économiques  libérales,  et,  à  ce  titre, 
il  a  dans  Thistoire  des  idées  une  place  consi- 
dérable. 

Si  la  célébrité  du  médecin  de  M™^  de 
Pompadour  n'est  pas  plus  grande,  si  le  pu- 
blic le  connaît  moins  que  Montesquieu  et  que 
J.-J.  Rousseau,  par  exemple,  c'est  qu'il  ne 
fut  pas  un  écrivain  ;  il  avait  de  fortes  pen- 
sées qu'il  ne  savait  pas  embellir.  Ainsi  que 
l'a  dit  un  peu  brutalement  Turgot,  à  propos 
des  écrits  réunis  dans  la  Physiocratie  :  «  On 
ne  se  donne  pas  l'âme  et  le  talent  quand  on 
ne  les  a  point.  » 

Sa  position  ne  lui  permettait  pas  d'ailleurs 
d'exposer  ouvertement  ses  idées;  il  parlait 
librement  dans  son  entresol  et  presque  aussi 
librement  dans  l'appartement  de  M'"^  de 
Pompadour;  mais  il  ne  pouvait  signer  ce  qui 
sortait  de  sa  plume.  Aussi  voulait-il  des 
disciples  pour  le  suppléer;  il  en  eut,  les  fit 
travailler  sous  ses  yeux  et  les  excita  sans 
relâche.  Son    petit  logement  du  grand  com- 


—  380  — 

mun  était  une  sorte  d'atelier  oîi,  comme  chez 
les  peintres  d'autrefois,  se  groupaient  les 
élèves  sous  la  direction  du  maître. 

A  la  Cour,  il  exerça  longtemps,  quoique 
par  en  dessous,  une  réelle  influence.  C'est 
sur  ses  conseils,  adroitement  donnés,  que 
^jme  jg  Pompadour  se  mêla  d'affaires  sé- 
rieuses, qu'elle  se  mit  à  aimer  Tagriculture, 
qu'elle  invita  Bertin  à  s'en  occuper  et  à  pré- 
parer la  réforme  delà  législation  des  grains, 
que  peut-être  elle  amena  Louis  X^'  à  s'inté- 
resser aux  questions  économiques.  Quesnay 
était  craint;  ses  propos  mordants  lui  avaient 
fait  des  ennemis;  on  ne  pouvait  lui  repro- 
cher d'avoir,  sans  naissance  et  sans  fortune, 
accepté  un  emploi  avantageux  auprès  de  la 
favorite  ;  presque  tous  les  gens  de  cour  la 
sollicitaient  et  Tadulaient;  mais  on  ne  lui 
pardonna  pas  d'avoir  voulu  jouer  un  rôle  su- 
périeur à  sa  situation  modeste,  en  agissant 
sur  l'esprit  de  celle  qu'il  servait. 

Sa  disgrâce  n'a  pas  empêché  le  succès  de 
ses  doctrines.  Il  eut  la  satisfaction,  dans  ses 
derniers  jours,  de  voir  Turgot  écrire  à 
Louis  XVI,  le  24  août  1774,  en  entrant  au  con- 
trôle général  :  «  On  peut  espérer   de  parve- 


—  381  — 

nir  par  ramélioration  de  la  culture,  par  la 
suppression  des  abus  dans  la  perception, 
et  par  une  répartition  plus  équitable  des 
impositions,  à  soulager  sensiblement  le 
peuple  sans  diminuer  beaucoup  les  revenus 
publics  »,  et  la  satisfaction  plus  grande  en- 
core de  voir  paraître,  le  13  septembre  1774, 
Farrêt  du  Conseil  qui  rétablissait  la  liberté 
du  commerce  des  grains  à  l'intérieur  du 
royaume. 


Quesnay  avait  eu  deux  fils  et  une  lille. 
Celle-ci,  Marie-XicoUe^  née  en  1723,  épousa 
Hévin,  en  1740.  Elle  eut  quatre  enfants  ;  sa 
postérité  existe  encore  aujourd'hui  \  Comme 
sa  mère,  elle  mourut  en  couches  en  1761  ; 
Hévin  se  remaria  peu  de  temps  après '^  et 
resta  néanmoins  en  bons  termes  avec  son 
beau-père. 

L'aîné  des  fils  de  Quesnay,  le  seul  qui  ait 
vécu,  Biaise-Guillaume,  fut  inspecteur  général 

1.  Dans  la  famille  Aubery  du  BouUey. 

2.  Avec  M"'  de  La  Chaud,  dont  il  eut  une  fille. 


—  382  — 

des  fourrages  à  A  alenciennes  ^  ;  il  épousa 
M^^^  d'Eguillon  en  1747  et  se  livra  à  ragricul- 
ture  dans  la  terre  de  Beauvoir,  près  Decize 
(Nièvre;,  terre  considérable  que  Ouesnav 
acheta  en  1755  tant  de  son  patrimoine  que  d'un 
don  du  roi  et  qui  comprenait  les  domaines 
de  Beauvoir  ,  de  Saint-Germain,  de  Beau- 
repaire,  et  une  partie  du  fief  de  Glouvet  *. 
Des  cinq  enfants  de  ce  fils  aîné,  Tun,  Ques- 
nay  de  Beauvoir,  né  à  Versailles  en  1750,  mou- 
rut sans  postérité.  Un  autre,  Ouesnav  de  Si- 
Germain  né  à  Valenciennes  en  1751,  fut Télève 
et  le  favori  de  son  aïeul.  11  alla  en  Pologne 
avec  Tévêque  de  Vilna,  prince  Massalski, 
et  passa  alors  à  Carslruhe  où  il  fut  reçu  par 
le  margrave  de  Bade.  Un  peu  plus  tard,  Tur- 
got  l'attacha  à  son  cabinet.  En  1776,  il  devint 
conseiller  à  la  Gour  des  aides  ;  il  fut 
ensuite  député  à  TAssemblée  législative,  où 
il  fit  peu  de  bruit;  les  biographes  du  temps 
ne  parlent  pas    de    lui.   C'était    pourtant    un 

1.  Il  occupa  ces  fonctioD;s  en  1747  et  les  occupait  en- 
core en  1775. 

2.  Elle   coûta  à  Quesnay  40,000   livres.  Son    fils  lui 
paya  une  rente  de  2.000  livres. 


—  383  — 

homme  de  mérite  \   Il  est  mort  président  du 
tribunal   de  Saumur  en  1805  ^ 

Son  frère  cadet,  Quesnay  de  Beaurepaire, 
né  à  St-Germain-en-Viry,  en  1752,  eut 
une  vie  aventureuse  ;  il  partit  à  vingt  ans 
faire  la  guerre  de  Tlndépendance;  la  maladie 
Tayant  empêché  de  suivre  les  opérations 
militaires,  il  eut  Tidée  de  fonder  en  Vir- 
ginie une  Université,  réunit  des  fonds, 
acheta  de  vastes  terrains  et  posa,  en  1786, 
la  première  pierre  d'un  établissement  qui  a 
donné  naissance  à  l'Université  de  Richmond. 
Quesnay  de  Beaurepaire  rentra  en  France  en 
1789,  prit  part  aux  premières  guerres  de  la 
Révolution  et  se  vit  obligé  de  chercher  un 
refuge  à  l'étranger  ;  il  revint  ensuite  à 
Paris  où  il  mourut  contrôleur  des  contribu- 
tions en  1820.  Son  fils  et  son  petit-fils  ont 
suivi  les  traditions  de  leur  grand  oncle, 
Quesnay  de  Saint-Germain,  en  entrant  dans 
la  magistrature. 

1.  IlestFauteur  d'unÉlogede  Court  de  Gibelin  (1784) 
et  de  brochures  sur  des  questions  de  politique  locale 
(1789).  Du  Pont  de  Nemours,  dans  une  notice  spéciale,  a 
fait  son  éloge  et  en  même  temps  celui  de  son  grand-père. 

2.  Sa  postérité  est  dans  les  familles  de  Brinon,  de 
Lavarelle  et  Chaslus. 


ANNEXES 


A 

Acte  de  baptême  de  Quesnay 

Le  samedi,  vingtième  jour  de  juin  au  dit  (1604), 
François,  fils  de  Nicolas  Quesnay,  receveur  de 
l'abbaye  de  Méray  de  Saint-Magloire,  et  de  Louise 
Giroux,  sa  femme,  a  été  baptisé  par  moi.  vicaire 
soussigné.  Le  parrain,  Nicolas  Egasse,  de  la  pa- 
roisse de  Boissy,  et  la  marraine,  Jeanne  Le  Peintre, 
de  la  paroisse  de  Méray. 

Ont   signé  :   Egasse,   Jeanne   Le    Peintre,    G.    Le- 

breton. 

B 

Ouvrages  attribués  à  Qmsnaij  contre  la  Faculté 
de    médecine 

1736.  Réfutation  de  la  thèse  de  M.  Maloet.  docteur 
en  médecine,  par  un  chirurgien.  (Insérée  dans 
les  Observations  sur  les  écrits  des  modernes^ 
2  juin   1736.) 

SCHELLE.  25 


—  386  — 

Réponse  d'un  chirurgien  à  la  lettre  insérée  dans 
le  Mercure  de  France  du  mois  daoût  dernier,  et 
adressée  aux  auteurs  des  Observations  sur  les 
écrits  des  modernes. 

(?)  Réponse  à  la  lettre  de  M...  Procope  à  un  ami 
de  province  i.  par  M.  Desroziers.  maître  chirur- 
gien d'Etampes  et  d'Orléans. 

1737.  (?)  Réponse  de  M.  (Desroziers\  maître  chi- 
rurgien d'Orléans,  au  médecin  auteur  du  Bâillon. 
in-4o. 

Réponse  d'un  chirurgien  de  Saint-Côme  à  la 
première  lettre  de  M.  Astruc.  sur  les  maladies  véné- 
riennes, avec  une  addition  qui  sert  de  réplique  à 
la  deuxième  lettre,  in-4o.  l^r  septembre  1737. 

Lettres  sur  les  disputes  qui  se  sont  élevées 
entre  les  médecins  et  les  chirurgiens, 

sur  le  droit  qu'a  M.  Astruc  d'entrer  dans  ces 
disputes, 

sur  la  préférence  qu'il  se  donne  en  comparant 
son  ouvrage  avec  celui  de  Héry, 

sur  les  médecins  qui  écrivent,  selon  M.  Astruc. 
mieux  que  les  chirurgiens, 

sur  l'inventeur  des  frictions, 

sur  le  premier  qui  en  a  écrit. 

sur  les  médecins  étrangers  que  M.  Astruc  appelle 
au  secours,  pour  soutenir  la  Faculté  de  Paris, 

1.   Insérée  dans  le  Mercure  d'août  173'). 


—  387  — 

sur  l'ouvrage  de  ce  docteur,  De  morbis  Veneris, 

sur  la  prééminence  prétendue  des  médecins, 

sur  leur  incapacité  à  traiter  les  maladies  véné- 
riennes, 

et  sur  le  droit  de  propriété  que  les  chirurgiens 
ont  sur  le  traitement  de  ces  maladies, 

par  M.,  chirurgien  de  Rouen,  à  M.,  chirurgien 
de  Namur  et  docteur  en  médecine,  1737,  in-4o. 

(La  première  lettre  est  datée  du  26  décembre 
1737  ;  la  dernière  du  16  février  1738.) 

1739.  Réponse  à  l'écrit  intitulé  :  Cléon  à  Eu- 
doxie,  touchant  la  prééminence  prétendue  des  mé- 
decins sur  les  chirurgiens,  adressée  par  M.  Des- 
roziers,  maître  chirurgien  d'Etampes.  à  M.  Andry 
de  Boisregard,  d.   m.   f.   p. 

1743.  Observations  sur  l'écrit  intitulé  :  Réflexions 
sur  la  déclaration  du  Roi  du  23  avril  t7'i-3. 

(Une  deuxième  édition  a  été  augmentée  d'une 
Réplique  aux  réponses  des  médecins.) 

1744.  (?)  Recherches  critiques  et  historiques  sur 
l'origine,  sur  les  divers  états  et  sur  les  progrès  de  la 
chirurgie  en  France,  1744,  in-4o  et  2  in-12. 

1748.  Examen  impartial  des  contestations  des 
médecins  et  des  chirurgiens,  considérées  par  rap- 
port à  l'intérêt  public,  par  M.   de  B.,  in-12,   1748. 

1749.  (?)  Mémoire  présenté  au  roi  par  son  pre- 
mier chirurgien,  où  l'on  expose  la  sagesse  de  l'an- 
cienne législation  sur  l'état  de  la  chirurgie  en 
France,   1749,   in-4o. 


—  388  — 
G 

Diplôme  de  docteur  de   Quesnay 

Pro  doctoratu  medico. 

Mauricius  Grandelus,  régis  consiliarius  et  mc- 
dicus.  necnon  in  celeberrima  Universitate  Ponti 
Mussana  Facultatis  medicEe,  professer  regiiis  atquc 
decanus  et  Collegium  professorum  regiorum  ejus- 
dem  Facultatis.  Universatis  et  singulis  présentes 
litteras  visuris  et  audituris,  salutem  in  Domino 
sempiternam.  Cum  vitœ,  morum  probitas.  erii- 
ditio  varia,  et  fama  laudabilis  magistri  domini 
Francisai  Quesnay,  ex  Merey,  diocesis  Carnotensis, 
medicina  licentiati,  nobis  sat  conspccta?  sint,  nec- 
non ejus  doctrina  et  peritia,  quibus  baccalaureatus 
gradum  in  medicina  hic  et  ubique  terrarum  exer- 
cere  licentium  a  nobis  obtinere  méritas  est  ipse 
ad  cumulum  gloriœ  et  ad  lauream  Apollinarem 
consequendam  intcntus  ut  magna  pnrmia  magnis 
laboribus  débita  adipisceretur. 

His  de  causis  pnedicti  magistri  domini  I-'rancisci 
Quesnay  doctrinam  multis  examinibus  probavi- 
mus  ;  qua  ratione  factum  est  ut  idoncus  s!t  habitus 
qui  doctoratus  laurea  insigneretur.  Itaque,  pnr- 
misso  diligenti  ac  rigoroso  examine,  prirmissisque 
disputationibus  publicis,  ac  probata  ejus  fidei 
catholiCcT   professione,  nos,   sub   authoritatc   apus- 


-  389  — 

tolica  ac  regia  qua  ac  parte  fungimur,  pra?dictiim 
magistrum  dominum  Franciscum  Quesnay,  medi- 
cina  licenciatum  ac  doctoratum  in  medicina,  crea- 
mus  ac  declaramus.  eique  facultatem  et  licentiain 
tranferimus  docendœ  et  exercendœ  medicinœ  hic 
et  ubique  terrarum,  vestem  coccineam  et  epo- 
midem,  aliaque  insigna  doctoratus  indiicere,  omnia 
demum  privilégia  quae  Sanctissimorum  Pontificum 
indultis  et  principum  constitutionibus  concessa, 
sunt  et  ad  hune  gradum  ad  instar  antiquissarum 
Facultatum  Parisiensis  et  Bononiensis  pertinentia 
generaliter  impertimus.  In  cujus  rei  fidem  bis 
litteris  per  secretarium  Facultatis  nostrae  expe- 
ditis,  et  utroque  sigillo  nostro  munitis,  subscripsi- 
mus.  Datum  Ponti  Mussi  in  comitiis  nostris,  die 
nona  mensis  septembris  anni  millesimi  septen- 
gentesimi  quadragesimi  quarti. 

Grandelus,  —  Jadelot,  régis  consiliarius  et  me- 
dicus,  professer  regius,  —  Le  Lorrain,  professor 
regius.  Ex  mandato  domini  Decani  :  Isarrette,  se- 
cretarius. 

D 

Lettres   à  Mirabeau   sur   le    Tableau   économique 

I 

J'ai  tâché  de  faire  un  tableau  fondamental  de 
Tordre    économique,    pour    y  représenter    les    dé- 


—  390  — 

penses  et  les  produits  sous  un  aspect  facile  à 
saisir,  et  pour  juger  clairement  des  arrangements 
et  des  dérangements  que  le  Gouvernement  peut 
y  causer  ;  vous  verrez  si  je  suis  parvenu  à  mon 
but.  Vous  avez  vu  d'autres  tableaux  ces  jours-ci. 
Il  y  a  de  quoi  méditer  sur  le  présent  et  sur  l'ave- 
nir. Je  suis  de  la  dernière  surprise  que  le  Parle- 
ment ne  présente  d'autres  ressources  pour  la  répa- 
ration de  l'Etat  que  dans  l'économie  ;  il  n'en  sait 
pas  si  long  que  l'intendant  d'un  seigneur  qui 
dépensait  plus  qu'il  n'avait  de  revenu,  et  qui  le 
pressait  de  lui  trouver  des  ressources  ;  celui-là  ne 
lui  dit  pas  :  Epargnez  !,  mais  il  lui  représenta  qu'il 
ne  devait  pas  mettre  les  chevaux  de  carrosse  à 
l'écurie  et  que,  tout  étant  à  sa  place,  il  pourrait 
dépenser  encore  davantage  sans  se  ruiner.  Il  paraît 
donc  que  nos  remontrants  ne  sont  que  des  citadins 
bien  peu  instruits  sur  les  matières  dont  ils  parlent 
et  sont,  par  là,  dun  faible  secours  pour  le  public. 
Votre  dernière,  lettre  remarque  bien  que  les 
efforts  des  particuliers  sont  fort  stériles,  mais 
il  ne  faut  pas  se  décourager,  car  la  crise  effrayante 
viendra,  et  il  faudra  avoir  recours  aux  lumières 
de  (la)  médecine.  Vale. 

II 

Mme  la  marquise  de  Pailly  me  dit  que  vous  êtes 
encore  empêtré  dans  le  zizac.   Il  est  vrai  qu'il  a 


—  391  — 

rapport  à  tant  de  choses  qu'il  est  difficile  d'en 
saisir  l'accord,  ou  plutôt  de  le  pénétrer  avec  évi- 
dence. On  peut  voir  dans  ce  zizac  ce  qui  se  fait, 
sans  voir  le  comment,  mais  ce  n'est  pas  assez 
pour   vous. 

On  y  voit:  !«  que  l'emploi  de  400  livres  d'avances 
annuelles,  pour  les  frais  de  l'agriculture,  produi- 
sent 400  livres  de  revenu  et  que  200  livres  d"a- 
vances  employées  à  l'industrie  ne  produisent  rien 
au  delà  du  salaire  qui  revient  aux  ouvriers  ; 
encore  le  salaire  est-il  fourni  par  le  revenu  que 
produit  l'agriculture.  Ce  revenu  se  partage  par  la 
dépense  du  propriétaire,  à  peu  près  également  ; 
la  moitié  retourne  à  Tagriculture  pour  les  achats 
de  pain,  viande,  bois,  etc.,  et  les  hommes  qui  re- 
çoivent cette  moitié  de  revenu  et  qui  en  vivent, 
sont  employés  aux  travaux  de  la  terre  qui  font 
renaître  la  valeur  de  cette  même  somme  en  pro- 
ductions de  l'agriculture.  Ainsi  le  même  revenu 
se  perpétue.  Vous  direz  peut-être  que  vous  ne  voyez 
pas  encore  renaître  que  la  moitié.  Attendez  les 
autres  distributions.  Le  reste  y  reviendra.  Ces 
colons  vivent  en  même  temps  de  cette  même 
somme  ;  mais  leur  travail,  par  les  dons  de  la 
terre,  produit  plus  que  leur  dépense  et  ce  produit 
net  est    ce  qu'on  appelle  revenu. 

L'autre  moitié  du  revenu  du  propriétaire  est 
employé,  par  celui-ci.  aux  achats  des  ouvrages  de 


—  392  — 

main-d'œuvre  pour  ses  entretiens  de  vêtements, 
ameublement,  ustensiles,  et  de  toutes  autres  choses 
qui  s'usent  ou  qui  s'éteignent  sans  reproduction 
renaissante  de  ces  mêmes  choses.  Ainsi  le  produit 
du  travail  des  ouvriers  qui  les  fabriquent,  ne 
s'étend  pas  au  delà  du  salaire  qui  les  fait  subsister 
et  qui  leur  restituent  leurs  avances.  Il  n'3^  a  donc 
rien  ici  que  dispendieux  en  nourriture  d'hommes, 
qui  ne  produisent  que  pour  leur  propre  dépense, 
qui  leur  est  payée  par  le  revenu  que  produit  l'agri- 
culture. C'est  par  cette  raison  que  je  la  nomme 
dépense    stérile. 

Souvenez-vous  toujours  de  l'axiome  qui  dit  que, 
quand  la  marchandise  ne  vaut  pas  les  frais,  il 
faut  quitter  le  métier  ;  cela  est  vrai,  sans  excep- 
tion; mais  si,  au  moins,  la  marchandise  vaut  les 
frais,  il  y  a  une  distinction  à  faire,  savoir  quand 
les  frais  nourrissent  des  hommes,  car  il  y  a  des 
dépenses  qui  ne  les  nourrissent  point,  et  qui  ne 
les  intéressent  que  quand  il  y  a  un  produit  net 
à  leur,  profit.  Je  veux  faire  transporter  de  loin 
des  bois  à  Paris,  et  j'examine  si  les  frais  de 
charrois  n'enlèveront  pas  tout  le  profit,  et  ces 
frais  qui  nourrissent  des  chevaux  et  presque  point 
d'hommes,  sont  d'un  autre  genre  que  ceux  qui 
nourrissent  des  hommes  et  n'entrent  point  dan:» 
mon  zizac  sous  le  même  point  de  vue,  car  on 
y  envisage  les  richesses  par  rapport  aux  hommes 


—  393  - 

et  les  hommes  relativement  aux  richesses  ;  ce 
rapport  est  un  des  objets  du  Tableau. 

Un  second  objet  est  la  marche  de  la  distribution 
des  revenus  qui  en  assure  le  retour  avec  la  subsis- 
tance des  hommes.  On  y  voit  d'abord  comment  la 
dépense  du  propriétaire  se  distribue  à  lagricul- 
ture  et  à  l'industrie;  et  on  y  voit  ensuite  comment 
chaque  somme,  arrivée  à  Tune  et  à  l'autre,  se 
distribue  encore  réciproquement,  de  part  et  d  autre, 
jusqu'au  dernier  sol. 

Les  ouvriers  de  la  classe  de  l'industrie  dépensent 
dans  leur  classement,  la  moitié  de  la  somme  de  leur 
salaire,  pour  les  marchandises  de  main-d'œuvre 
dont  ils  ont  besoin  pour  leur  entretien,  et  l'autre 
moitié  retourne  à  l'agriculture,  pour  l'achat  de 
leur  subsistance.  On  voit  la  même  chose  du  côté 
de  l'agriculture.  Les  colons  y  emploient,  pour  leur 
subsistance,  la  moitié  de  la  somme  qu'ils  reçoivent, 
et  portent  l'autre  moitié  à  l'industrie  pour  les 
marchandises  de  main-d'œuvre,  nécessaires  pour 
leur  entretien.  Ainsi,  à  chaque  classe,  il  y  a, 
pour  la  dépense  des  sommes  qui  leur  sont  dis- 
tribuées, le  même  partage  que  pour  la  dépense 
du  revenu  du  propriétaire,  à  la  réserve  que  cha- 
cune de  ces  classes  reçoit  réciproquement  lune 
de  l'autre,  et  s'entrerend  également,  et  que  le  tout 
se  reproduit  dans  la  classe  de  l'agriculture,  et 
on  voit  que   par  la   distribution   d'un   revenu   de 


—  394  — 

400  livres,  cette  somme  tient  lieu  de  800  livres, 
réparties  tant  chez  le  propriétaire  que  dans  les 
classes  de  lagriculture  et  de  l'industrie,  où  elle 
est  partout  employée  aux  achats  des  choses  qui 
servent  à  la  nourriture  et  à  l'usage  des  hommes. 

Mais  un  autre  objet  à  considérer  dans  notre 
zizac,  sont  les  avances  nécessaires  pour  le  mou- 
vement de  la  machine  qui  est  tenue  en  action  par 
les  hommes,  et  le  rapport  de  ces  avances  avec  le 
revenu  positis  ponendis.  On  y  voit  encore,  du  côté 
de  l'agriculture,  que  les  avances  employées  en 
frais  y  renaissent  ainsi  que  le  revenu,  et  qu'une 
partie  de  ces  avances  y  est  employée  en  salaire 
d'hommes  qui  travaillent  à  la  culture  et  qui  y 
subsistent  par  ce  salaire  ;  par  là,  on  voit,  d'un 
coup  d'œil,  l'usage  et  le  compte  des  richesses  et 
des  sommes,  leur  rapport  et  leur  influence  réci- 
proque, et  toute  l'àme  du  gouvernement  écono- 
mique  des   états   aratoires. 

Ainsi,  le  zizac  bien  conçu,  abrège  l)ien  du  détail 
et  peint  aux  yeux  des  idées  fort  entrelacées  que 
la  simple  intelligence  aurait  bien  de  la  peine  à 
saisir,  à  démêler,  et  à  accorder,  par  la  voie  du 
discours  ;  encore  ces  idées  seraient-elles  fort  fugi- 
tives, au  lieu  qu'épurées  dans  l'imagination  par  le 
Tableau,  ni  elles,  ni  leurs  combinaisons  ne  peuvent 
plus  échapper,  ou  seront,  du  moins,  très  faciles 
à  se  représenter  toutes  ensemble  dans  leur  ordre 


—  395  — 

et  dans  leur  correspondance  en  un  seul  aspect, 
où  l'on  peut  méditer  à  l'aise  sans  y  rien  perdre 
de  vue,  et  sans  que  l'esprit  se  charge  de  l'arran- 
gement. 

Je  vous  enverrai  une  seconde  édition  augmentée 
et  corrigée,  comme  c'est  la  coutume,  mais  ne  crai- 
gnez pas,  ce  livret  de  ménage  ne  deviendra  trop 
volumineux.  Jen  fais  imprimer  trois  exemplaires 
pour  voir  cela  plus  au  clair,  mais  je  crois  que  sa 
place  serait  bien  à  la  fin  de  votre  dissertation 
pour  le  prix  de  la  Société  de  Berne,  si  vous  l'en 
trouvez  digne  avec  un  préliminaire  de  votre  façon; 
la  dissertation  elle-même  est  déjà  un  bon  prélimi- 
naire. Mais  comme  vous  y  avez  trouve  de  l'em- 
barras, vous  serez,  par  cette  raison,  plus  clair 
que  moi  à  prévoir  ce  qui  peut  arrêter,  parce  que 
vous  avez  été  arrêté  vous-même.  Dans  ma  seconde 
édition,  je  pars  d'un  revenu  de  600  livres,  pour 
faire  la  part  un  peu  plus  grosse  à  tout  le  monde; 
car  elle  était  trop  maigre  en  partant  d'un  revenu 
de  400  livres,  ce  qui  revenait  trop  au  malheureux 
sort  de  nos  pauvres  habitants  du  royaume  d'A- 
trophie ou  de  Marasme  ([ui,  pour  comble  de 
malheur,  est  tombé  sous  la  conduite  d'un  médecin 
qui  n'épargne  pas  les  saignées  et  la  dicte,  sans 
imaginer  aucun  restaurant.  Je  ne  vous  en  dirai  i)as 
davantage,  trop  digne  citoyen,  de  crainte  de  ré- 
veiller  en    vous    des    sentiments    trop    affligeants. 


—  396  — 

Respirez  du  moins  dans  le  silence  de  votre  cam- 
pagne.   Vale. 

III 

J'ai  été  très  content  du  premier  chapitre  et  de 
la  première  moitié  du  second;  Tordre  manque  dans 
la  suite,  le  style  y  est  faible,  obscur  et  bas;  ce 
nest  encore  qu'un  croquis  d'idées  qui  ne  peut 
servir  que  de  remémoratif  à  l'auteur,  pour 
retrouver  ses  matériaux,  les  façonner,  les  mettre 
en  place  et  construire  noblement,  solidement  et 
en  bel  aspect.  Votre  répugnance  pour  les  hiéro- 
glifes  arithmétiques  est  ici  fort  déplacée.  Les 
grands  appareils  de  calcul  accablent,  il  est  vrai, 
l'intelligence  des  lecteurs,  mais  le  commun  d'entre 
eux  ne  s'attache  qu'aux  résultats  qui  les  rendent 
tout  d  un  coup  fort  savants,  mais  ceux  qui  étudient 
sérieusement,  et  qui  approfondissent,  ne  s'en 
tiennent  pas  là,  ils  démêlent,  ils  vérifient,  ils  con- 
cilient toutes  les  parties  numéraires  dune  science 
si  multiple.  C'est  pour  eux  qu'il  faut  travailler, 
car  ce  sont  eux  qui  sont  les  véritables  dépositaires 
et  les  véritables  apôtres  des  sciences  et  les  véri- 
tables suppôts  des  livres;  les  autres  lecteurs,  qui  ne 
lisent  que  pour  samuser  et  babiller  sans  juge- 
ment, et  qui  ne  sont  d'aucun  poids  dans  la  société 
m'intéressent  peu;  ils  ne  voient  jamais  un  livre 
qu'une  fois  et  loublient  pour  toujours.  On  ne  fait 


—  397  — 

pas  des  livres  de  sciences  pour  n'avoir,  comme 
les  petits  pâtés,  que  l'existence  du  moment.  Les 
livres  de  sciences  qui  se  prouvent  par  les  calculs, 
sont  les  plus  durables  et  les  plus  relus,  quand  ils 
remplissent  leur  objet,  car  on  est  sans  cesse  obligé 
d'y  revenir  pour  suppléer  à  la  mémoire  qui  ne 
peut  pas  retenir  toutes  les  quotités  que  ren- 
ferment de  pareilles  sciences,  où  les  calculs  sont 
toujours  ce  quil  y  a  de  plus  décisif  et  de  plus 
précieux  pour  l'instruction.  La  théorie  de  l'impôt 
n'aurait  jamais  pu  démontrer,  sans  les  calculs,  que 
l'impôt  ne  doit  être  payé  que  par  les  propriétaires, 
au  profit  même  des  propriétaires.  La  démonstra- 
tion de  ces  paradoxes  est  réservée  aux  seuls 
calculs.  Ainsi,  point  de  sciences  en  ce  genre,  sans 
la  décision  des  calculs;  elles  ne  seront  que  confu- 
sion, opinions,  erreurs  et  administrations  funestes. 
Réconciliez-vous  donc  avec  les  calculs,  ce  sont  vos 
anges  tutélaires  et  les  juges  souverains  des  intérêts 
numéraires  des  hommes  et  ils  doivent  tenir  la 
place  la  plus  apparente  dans  votre  ouvrage.  Ce- 
pendant, vous  pouvez  les  réserver  pour  la  fin  de 
chaque  chapitre  où  ils  conviennent,  soit  en  conti- 
nuation, soit  en  forme  de  notes,  comme  vous  le 
jugerez  à  propos,  mais  il  ne  faut  pas  les  renvoyer 
à  d'autres  chapitres,  où  ils  ne  prépareraient  pas  si 
bien  l'esprit  du  lecteur  à  l'intelligence  successive 
des  parties  du   tableau.   On  peut  même   dire  que 


—  398  — 

leurs  véritables  places  de  détail  étant  manquées, 
ce  serait  un  grand  défaut  dans  un  ouvrage  où 
l'ordre  est  si  essentiel,  surtout  Tordre  des  con- 
naissances primitives  et  génératives.  Or.  ce  sont  les 
calculs  mêmes  que  j'appelle  connaissances,  car 
sans  eux  tout  est  doute,  tout  est  contestable  ici. 
Si  on  manque  leur  place,  les  lecteurs  manqueront 
aussi  d'apercevoir  les  rapports  qu'ils  ont  entre 
eux  et  avec  les  objets.  Je  ne  crois  pas  que  vous 
puissiez  vous  dispenser  de  mettre  à  la  fin  du  pre- 
mier chapitre  les  calculs  des  dépenses  pour 
montrer  complètement  ce  premier  objet  qui  est  la 
racine  du  Tableau,  qui  doit  faire  envisager  avec 
précision  les  quotités  des  dépenses  dans  toutes 
ses  parties  et  qui  fait  connaître  l'importance  de 
leurs  sources,  et  ensuite  les  calculs  des  avances 
qui  naissent  de  ces  sources,  par  le  moyen  des 
dépenses.  Tout  cela  est  donc  étroitement  lié  et 
préparatoire   à  l'intelligence  des   autres  objets. 

'SI.  Dumonfi  vous  a  donc  poussé  et  rencoigné 
dans  le  revirement  de  la  classe  stérile  qui  renvoie 
toute  sa  recette  à  la  classe  productive,  mais  il 
n'aperçoit  pas  que  dans  celle-ci.  dans  le  cas  dont 
il  s'agit,  les  achats  surpassent  les  ventes  ou  sa 
recette,  et  que  par  ce  beau  ménage,  elle  se  ruine, 
qu'en  se  ruinant,  elle  a  progressivement  moins  à 

1.  Nous  ne  savons  quel  est  le  Dumont  dont  il  est  ici  ques- 
tion. 


—  399  — 

vendre  chaque  année,  et  que  la  classe  stérile  ne 
peut  lui  acheter  qu  autant  qu'il  y  a  à  vendre,  et 
que  si  la  classe  stérile  augmente  ses  dépenses,  il 
faut  qu'elle  achète  de  Tétranger.  Ainsi  jamais  la 
classe  productive  ne  peut  trouver  de  dédommage- 
ment. 

J'ai  donné  le  placet  et  point  de  réponse. 

En  relisant  votre  lettre,  je  me  suis  aperçu  que 
mes  misérables  brouillons  vous  rendraient  pares- 
seux. Pensez  à  votre  tour;  vous  en  savez  autant  que 
moi  par  principes,  soyez  de  plus,  marchand  en 
détail.  Je  me  suis  occupé  autant  quil  est  en  moi 
des  calculs,  parce  que  c'est  l'extrait  décisif  et  le 
compendium  de  cette  science,  développez-en  les 
mystères  par  le  raisonnement;  cela  vous  va  mieux 
qu'à  moi,  qui  ne  vise  qu'aux  résultats.  Cepen- 
dant, je  pourrai  mettre  par  addition,  ce  que  vous 
aurez  oublié,  et  que  j'ai  aperçu  dans  la  route  que 
j'ai  parcourue.  Au  reste,  ce  qui  va,  va  bien  pour 
compléter  votre  gloire  immortelle.  C'est  ici  le 
grand  œuvre  de  votre  intelligence.  Pensez-y  bien. 

E 

Iconographie   de    Quesnay'^ 

Portrait  peint  par  J.   Chevallier  (1745),  gravé  par 
J.    G.    Wille   (1747). 

1.  D'après  M.  Lorin. 


~  400  — 

Portrait  peint  par  Fredou,  gravé  par  J.  C.  François, 
(1767)'. 

Portrait  demandé  par  l'Académie  de  chirurgie,  en 
1764  (actuellement  à  la  Faculté  de  médecine). 

Buste  par  Yassé  (Salon  de  1771). 

Buste  (posthume),  par  Houdon  (Salon  de  1781). 

Buste  par  Leroux,  sur  le  monument  élevé  à 
Quesnay.  dans  la  commune  de  Méré,  sur  l'ini- 
tiative de  M.  Allain-Lecanu  (1898). 


1.  C'est  ce  portrait  qui  est  reproduit   eu    tète   du  présent 
volume. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


QUESNAY    CHIRURGIEN 

Travaux  antérieurs  sur  Quesnay.  —  II.  Ses 
origines  et  sa  jeunesse.  —  III.  Quesnay,  chi- 
rurgien à  Mantes.  —  IV.  La  Communauté  de 
Saint-Côme  et  la  Faculté  de  médecine.  — 
V.  L'Académie  de  Chirurgie.  —  VI.  Quesnay 
contre  la  Faculté.  —  VII.  Quesnay  reçu  mé- 
decin           1 

QUESNAY  CHEZ  M""  DE  POMPADOUR 

Quesnay  médecin  de  la  favorite.  —  II.  Affaires 
auxquelles  il  fut  mêlé  :  Latude,  la  comtesse 
d'Estrade.  —  III.  Ses  rapports  avec  Louis  XV  ; 
sa  noblesse.  —  IV.  Son  entresol.  —  V.  Son 
crédit;  son  caractère.  —  VI.  Ses  ouvrages  mé- 
dicaux et  scientifiques.  —  VIL  Sa  philoso- 
phie        93 

QUESNAY    ET   L  ENCYCLOPÉDIE 

Articles  de  Quesnay  dans  l'Encyclopédie.  — 
IL  Précurseurs  de  Quesnay,  Boisguilbert, 
Vauban,  Melon,  Du  Tôt,  Locke  —  III.  Cantil- 
lon,  D'Argenson,  Forbonnais.  —  IV.  Article 
Fermiers.  Article  Grains.  —  V.  Articles 
inédits  :  Hommes,  Impôts,  Intérêt  de  l'ar- 
gent      153 

SCHELLE.  26 


402 


LE    TABLEAU    ECONOMIQUE 

l.Quesnay  et  Marmontel.  —  IL  L'Ami  des  hom- 
mes. —  III.  Les  Questions  intéressantes  sur 
la  population. —  IV.  Le  Tableau  économique. 

—  V.  Les  Éditions  successives  du  Tableau. — 
VI.  Objet  du  Tableau.  —  VIL  Les  Maximes. 

—  VIII.  Commentaire  des  Maximes 221 

LA    PHYSIOCRATIE 

I.  La  Philosophie  rurale.  La  liberté  du  commerce 
des  grains.  Choiseul.  Mort  de  M""  de  Pompa- 
dour.  —  IL  Le  dauphin,  fils  de  Louis  XV.  Le 
Journal  de  l'agriculture.  Le  libre  échange.  — 
III.  Le  droit  naturel.  —  IV.  Le  despotisme 
légal  et  Le  Mercier  de  La  Rivière 297 

LA   VIEILLESSE    DE   QUESNAY 

I.  Derniers  articles  économiques.  Le  pacte  de 
famine.  —  IL  Vieillesse  et  mort  de  Quesnay. 

—  III.  Son  reuvre.  —  IV.  Sa  postérité 353 

ANNEXES 

A.  Acte  de  baptême  de  Quesnay.  —  B.  Ouvrages 
qui  lui  sont  attribués  contre  la  Faculté  de  mé- 
decine. —  C.  Son  diplôme  de  docteur.  — 
D.  Ses  lettres  à  Mirabeau  sur  le  Tableau  éco- 
nomique. —  E.  Iconographie 385 


Vtàion-s.-Saôiie.  -  imi^nmerte  Française  et  Orienta. e,  E.  BERTRAND 


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