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Full text of "Le Faust de Goethe : traduction revue et complète, précédée d'un essai sur Goethe par M. Henri Blaze"

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LE  FAUST 


DE  GOETHE 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lefaustdegoethetOOgoet 


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LE  lÄüST 


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GOETHE 


PAR  M.  HENRI  RLÂZE 

ÉDITION  ILLUSTRÉE 

PAR  M.  TONY  JOHANNOT 


PARIS 

DUTERTRE,    LIRRAIRE-KDITEUR 

PASSAGK    lîdUHd-l.'AIiHF,  ,    20 

MICHEL    LÉVY   FRÈRES,    I.IRR  AIRES  -  ÉDITEURS 

[WE  viviknm:  ,   I 

1847 


FAUST 


S0\  ALTESSK  HIPERIALE  ET  liOYALE 


MARIA    PAULOWNA, 


GRANDE-DUCHESSE  DE  SAXE-WE1MAR-EISE\ ACH  , 


NEE    GRA^DE-DlICHESSE    DE    lUSSIKj* 


Mapamr, 


La  gloire  de  Goethe,  que  le  inonde  revendique,  apparlieul  d'abord  à  vos  Elals, 
à  ce  jjeau  pays  de  Weimar  où  les  lettres  allemandes  se  ressentent  encore  de  la 
magnifique  impulsion  que  leur  a  donnée  Charles- Auguste.  C'est  sans  doute  à 
cette  sollicitude  héréditaire  dans  votre  royale  famille  pour  toute  tentative  invo- 
quant le  patronage  de  l'un  de  ces  grands  génies  qui  ont  leur  sanctuaire  à  Wei- 
mar, que  j'ai  dû  l'accueil  si  bienveillant  de  Votre  Allcsse  Impériale  et  les  flatteurs 
encouragements  (lui  m'oni  soutenu  dans  une  tâche  si  laborieuse  et  si  au-dessus  de 


mes  forces.  Daignez  aujourd'hui,  Madame,  accepter  l'hommage  de  mou  travail; 
je  l'offre  à  Votre  Altesse  Impériale  cl  Royale,  sinon  comme  une  traduction  digne 
du  texte  original,  sinon  comme  une  reproduction  satisfaisante  du  chef-d'œuvre, 
du  moins  comme  un  lénutignage  de  mon  culte  religieux  pour  Goethe,  pour  ce 
héros  de  votre  littérature,  ainsi  que  vous  l'appelez  vous-même,  Madame,  et  sur- 
tout comme  l'expression  de  ma  profonde  reconnaissance. 


.le  suis  avec  respect, 


Mada.mi:. 


i»K  Votre  Ai.tkssr  I.mpkiuale  et  Royale, 


Le  trt'S-humhle  cl  très-ohéissani  serviteur 


Rartui  Bi.AZE  de  Hrnv 


.l;;nvi(M-  IS'îO. 


UUUUUUUUUUUUUUUUUUUl/UUUUUiJUÜiJlfUVUUUUUUUDUUUUUUUUUUUUUULfUUUUUUUU 


ESSAI    SUR    GOETHE 


hK  SECOND   FAUST. 


11  y  a  des  œuvres  généreuses  el  fécondes  enlre  loules,  mais  que  du  premier 
coup  on  juge  inaccessibles,  tant  ce  luxe  d'imagination  qui  en  défend  l'entrée 
épouvante  dès  le  premier  abord  les  intelligences  paresseuses,  et  les  force  à  recu- 
ler, parce  qu'en  effet  toutes  les  idées,  loules  les  formes  s'y  croisent  pôle-môle  et 
flottent  incessamment  dans  une  vapeur  lumineuse  qu'on  ne  peut  cependant  ap- 
peler le  jour.  Tantôt  c'est  le  Symbole  qui  balance  au  vent  du  soir  sa  fleur  de  lo- 
tus à  demi  close,  tantôt  l'Ode  qui  chante  en  ouvrant  dans  l'azur  des  cieux  ses 
ailes  d'aigle  ;  tantôt  ,  enfin  ,  la  Satire  qui  siffle  sous  vos  pieds  comme  un 
serpent.  Toutes  les  choses  de  l'esprit,  tous  les  trésors  dont  il  dispose,  se  trouvent 
entassés  comme  par  miracle  dans  ces  mondes  de  la  pensée.  Ainsi  de  la  seconde 
partie  de  Fansl.  Quiconque  ouvrira  ce  livre,  unique  peut-être  dans  le  domaine 
de  la  poésie,  hésitera  d'abord,  et,  sans  nul  doute,  — à  moins  d'avoir  en  soi  celle 
espèce  de  spontanéité  excentrique  qui  fait  que  l'on  peut  suppléer  par  sa  propre 
intelligence  à  l'obscurité  d'un  passage,  et  jeter  une  lumière  instantanée  et  vive 
sur  un  endroit  ténébreux,  de  manière  à  ce  que  l'esprit  puisse  continuer  sa  mar- 
che sans  obstacle,  à  moins  d'avoir  en  outre  un  grand  fonds  de  persévérance, 
—  renoncera  bientôt  el  pour  jamais  au  chef-d'œuvre.  En  effet,  les  difficultés 
aboiulent  et  se  multiplient  à  l'infini  ;  la  tentative  gigantesque  de  cet  homme  qui 
rassemble  dans  la  même  épopée  Hélène  el  Faust,  Paris  et  Wagner,  les  Kabires 
et  les  Vulcanisles  modernes,  les  idées  de  Platon  et  les  matrices  de  Paracelse  ; 
l'allitudc  puissante  de  cet  empereur  singulier  qui  tient  d'une  main  le  monde 
antique  et  de  l'autre  le  monde  nouveau,  et  tantôt  les  pèse  gravement,  tantôl; 
s'amuse  à  les  enlro-cho(|uer,  jouant  encore,  dans  sa  fantaisie,  avec  les  milkv 
étincolles  sonores  qui  peuvent  en  jiiillir;  il  y  a  dans  tout  cela  quehjue  chose  qui 


4  GOETHi:. 

vous  étonne  et  qui  vous  épouvante.  Par  quel  secret  du  génie  tant  d'éléments  di- 
vers peuvent-ils  se  combiner  harmonieusement?  Quelle  musique  doit  résuller  de 
tant  de  passions  contraires  qui  se  trouvent  en  présence  pour  la  première  fois? 
Une  musique  étrange,  en  vérité,  qui  vous  surprend  avant  de  vous  ravir.  Il  en  est 
de  ce  livre  connue  d'un  temple  antique  au  fond  d'un  bois  sacré  :  des  bruits 
éclatants  s'en  échappent,  les  cymbales  vibrent,  les  clairons  sonnent,  la  voix  des 
prêtresses  en  délire  domine  le  chœur;  l'étranger  égaré,  qui  ne  sait  rien  des 
mystères  qu'on  y  célèbre,  se  trouble  à  ces  accents  inaccoutumés,  pâlit  et  veut 
s'enfuir,  tandis  (|ue  l'initié,  immobile  et  debout,  écoute  avec  recueillement,  le 
front  appuyé  contre  le  marbre  du  porticjue. — N'importe  ;  commencez  toujours 
à  lire  ce  grand  livre  avec  la  ferme  résolution  de  ne  point  reculer  devant  les  pre- 
miers obstacles;  laissez-vous  distraire,  comme  un  enfant  curieux,  par  les  mille 
détails  (jui  se  rcnconlrenl  ;  prenez-les  pour  ce  qu'ils  sont,  tantôt  des  perles  au 
bord  de  l'Océan,  tantôt  des  grains  de  sable  sur  le  chemin.  A  travers  le  jour  ou 
le  crépuscule,  arrivez  jusqu'au  bout.  Une  fois  là,  essuyez  la  sueur  de  vos  tempes, 
reprenez  haleine  un  moment,  puis  mettez-vous  au  travail  de  nouveau  et  recom- 
mencez. Suivez  alors  tous  les  petits  sentiers  déjà  battus,  explorez  les  profon- 
deurs ignorées  ;  allez  ainsi  jusqu'à  ce  que  l'œuvre  se  révèle  à  vous  dans  son  im- 
posante grandeur  et  sa  magnifique  unité.  La  tâche  est  rude,  je  le  sais  ;  mais,  après 
tout,  le  chaos  de  Goethe,  si  toutefois  il  est  permis  d'appeler  ainsi  l'une  des  plus 
vastes  compositions  qui  existent,  le  chaos  de  (ioethe  vaut  bien  (pi'on  s'y  prenne 
à  deux  fois  pour  le  débrouiller.  D'ailleurs,  il  y  a,  sinon  de  la  gloire,  du  moins  un 
certain  contentement  qui  réjouit  l'àme,  à  courir  à  la  découverte  des  belles  pen- 
sées que  le  monde  ignore,  et  qui  sont  comme  des  îles  vertes  dans  la  création  du 
génie. 

Pour  en  revenir  à  la  gravité  d'une  pareille  entreprise,  on  ne  saurait  la  révo- 
quer en  doute.  Aux  difficullés  de  langue,  qui  sont  immenses  (nujle  part  le  style 
de  Goethe  ne  subit  plus  immédiatement  l'action  de  sa  volonté  despotique,  nulle 
part  il  n'affecte  plus  de  science  dans  les  périodes,  de  précision  dans  le  dialogue, 
de  variété  dans  les  rhythmes),  viennent  se  joindre  les  embarras  de  toute  sorte 
qui  ne  manquent  jamais  de  naître  pour  l'interprétation  de  l'allégorie  et  du  sym- 
bole. Sitôt  que  vous  avez  vaincu  la  lettre,  l'esprit  se  dresse  et  vous  résiste.  Goe- 
the enveloppe  d'une  double  écorce  de  granit  le  diamant  de  sa  pensée,  sans  doute 
pour  le  rendre  impérissable  :  c'est  à  l'intelligence  de  faire  vaillamment  son  métier 
de  lapidaire. 

11  me  semble  que  ce  doit  être  pour  le  génie  une  auguste  volupté  que  de  don- 
ner ainsi  libre  carrière  à  toute  son  inspiration,  et  d'en  arriver  un  jour  à  ne  plus 
compter  avec  lui-môme,  à  ne  plus  choisir,  à  ne  plus  émonder  avec  la  faucille  de 
la  raison  l'arbre  toutfii  de  ses  idées.  La  criliiiue  qui  refuse  avec  obstination,  à^ 
des  honunes  de  la  trempe  de  Goethe  et  de  Beethoven,  le  droit  de  divaguer  un  \ 
jour  à  leiu"  manière,  est  évidemment  pédante  et  ridi(;ule.  Qu'importent  les  pro-p 
portions  d'une  œuvre,  si  le  maître  a  le  souffle  assez  gi-anil  i)our  l'animer,  si  sa 
poitrine  contient  assez  de  flamme  pour  y  répandre  la  lumière  et  la  vie?  Au  reste, 
«le  pareilles  entreprises  ne  se  font  guère  que  dans  la  maturité  de  l'àgc  et  du  cer- 
veau; à  vingt  ans,  elles  sorit  folles:  que  signifie  de  vouloir  aborder  l'infini  avant 
d'avoir  pris  possession  de  la  terre  où  l'on  vient  de  naître  ?  Goethe,  que  la  pensée 
de  Faust  n'a  cessé  de  poursuivre  un  seul  instant,  lorsqu'il  écrivait  à  son  début 
les  pages  brûlantes  de  ]}'erlli(>r,  roulait  déjà  peut-être  dans  sa  tète  ces  combinai- 


Süiis  sublimes  ;  mais  il  élait  loin  de  les  vouloir  exùculer  encore  :  il  réservait  cette 
tàclie  à  rexpérieiicc  de  sa  vieillesse  ;  il  sentait  que,  pour  ((u'unc  (euvrc  seinlila- 
l)le  fût  din-al)lc  et  ne  pérît  pas  dans  la  confusion  ,  il  lallait,  avant  d'y  mettre  la 
main,  avoir  acquis  la  conscience  des  moindres  mystères  de  la  forme,  et  surtout 
cette  force  de  tempérance  et  de  modération  qui  supplée  à  toute  règle,  vertu  qui 
finit  par  s'installer  chez  lui  au  point  qu'on  la  distinguait  à  peine  de  ses  qualités 
innées. 

Il  faut,  en  général,  bien  se  garder  de  cette  espèce  de  fascination  que  les  grands 
sujets  exercent  sur  les  esprits  nouveaux;  dans  cette  fièvre  chaude  «jui  vous  [jrend 
aux  premiers  jours  de  la  sève  poétique,  on  s'exagère  ses  forces,  ou  plutôt  on  ne 
pense  pas  même  à  les  mesurer  :  l'esprit,  emporté  par  nue  ambilion  généreuse,  il 
est  vrai,  mais  insensée,  ne  songe  pas  seulement  à  mettre  en  cause  ses  facultés. 
Cependant  il  y  a  pour  le  génie,  comme  pour  toutes  les  choses  d'ici-bas,  certaines 
conditions  de  temps  auxquelles  il  ne  peut  se  soustraire  quoiqu'il  fasse. On  conçoit 
bien  que  cette  spontanéité  tienne  lieu  de  l'expérience,  lorsqu'il  s'agit  de  quelque 
improvisation  sublime  qui  s'alimente  au  besoin  d'un  enthousiasme  prophétique 
propre  à  toutes  les  organisations  inspirées  ;  mais  qui  soutiendra  qu'il  en  puisse 
être  ainsi  à  propos  d'une  épopée  où  se  résument  les  idées  et  le  travail  de  tout  un 
âge  de  l'humanité? Il  est  une  époque  heureuse  et  charmante  où  les  idées  s'échap- 
pent du  cœur  une  à  une,  sans  ordre,  sans  suite,  presque  sans  ressemblance  ;  on 
reconnaît  la  source  d'où  elles  sortent,  ainsi  que  leur  aimable  parenté,  à  la  grâce 
naïve  qui  les  décore  ;  elles  s'ouvrent  au  soleil  de  côté  et  d'autre,  et  fleurissent 
isolées:  époque  d'illusions  ineffables  et  de  bonheur,  printemps  de  la  vie  des  poê- 
les. Plus  tard  le  raisonnement  s'allie  à  la  sensation,  le  cerveau  se  marie  au  cœur  : 
dès  lors  tout  se  rassemble,  se  recherche  et  se  coordonne;  mais  aussi,  adieu  cette 
riante  liberté,  adieu  ce  facile  abandon.  L'homme  de  génie  est  celui  chez  lequel 
cette  succession  s'accomplit  paisiblement  tout  entière  :  Goethe,  par  exemple. 
Dès  que  l'œil  de  l'intelligence  se  repose  sur  lui,  le  sentiment  de  l'harmonie  vous 
pénètre  jusque  dans  la  moelle  des  os  ;  vous  êtes  devant  son  œuvre  comme  devant 
quelque  merveille  de  la  nature  ;  rien  ne  manque,  rien  ne  se  laisse  souhaiter,  tout 
est  bien  à  sa  place,  tout  s'y  révèle  selon  la  loi  du  tenq)s  ;  toujours  le  calme  et 
l'impassibilité  du  génie.  C'est  merveille  comme  dans  l'espace  immense  de  cette 
carrière  tout  se  développe  et  grandit  avec  aisance  et  liberté.  En  face  d'une  si 
puissante  manifestation  de  l'intelligence,  on  ne  sait  que  penser.  (Test  au  point 
qu'à  moins  d'avoir  le  cœur  rongé  par  le  ver  de  la  critique  et  de  porter  sur  toute 
chose  sa  vue  inquiète  et  chagrine,  lorsque  de  pareils  hommes  ont  reçu  la  consé- 
cration de  la  mort,  et  que  les  misères  de  l'exislence  ne  sont  plus  là  pour  démen- 
tir à  toute  heure  les  beaux  rêves  de  l'imagination,  on  se  demande  s'ils  ont  bien 
pu  vivre  parmi  nous,  et  si  ceux  que  la  nalui'e  a  doués  ainsi  de  toutes  les  forces 
essentielles  à  la  création  n'appartiennent  pas  plutôt  à  cette  race  de  mortels  su- 
blimes que  les  anciens  célèbrent  sous  le  nom  épique  de  demi-dieux. 

Cependant  on  l'encontre  çà  et  là,  dans  le  jardin  de  la  poésie,  de  blondes  et  pâ- 
les figures  qui, — pour  ne  s'être  jamais  élevées  jusqu'au  vaste  travail  d'une 
composition  épique,  pour  s'être  arrêtées  à  ce  point  de  la  vie  où  les  facultés,  au 
lieu  de  s'évaporer  en  l'air  et  de  se  disperser,  se  condensent  en  quelque  sorte  et 
se  ramassent  ;  où  les  idées,  au  lieu  de  s'effiler  une  à  une,  se  rassemblent  dans 
un  tissu  plus  solide,  —  n'en  garderont  pas  moins  autour  de  leurs  tempes  mélan- 
coliques un  aimable  rayon  de  gloire.  Ainsi  Novalis  n'a  jamais  fait  une  œuvre  :  le 


•>  GOETHE. 

livre  que  nous  avons  de  lui  n'est  guère  qu'une  suite  de  fragments  suaves  et  purs 
que  l'amour  seul  relie  entre  eux;  Novalis  n'a  point  laissé  de  composilion  ache- 
vées la  mort  l'a  surpris  doucement  comme  il  elfeuillait,  sur  le  bord  du  ruisseau 
d'Ophélie,  la  pâle  fleur  de  ses  sensations  ;  et  quel  poêle,  quelle  nature  choisie  et 
destinée  à  vivre  toujours  dans  les  intelligences  pures  et  délicates!  Ce  n'est  pas 
le  génie,  c'est  son  ombre.  Au  lieu  de  s'abandonnera  ces  premières  émotions,  si 
Novalis  eût  voulu,  dès  le  premier  jour,  écrire  quelque  grand  poëme  tout  rempli 
de  Ibéories  sociales,  qu'en  serait-il  advenu  ?  D'abord  le  souffle  lui  aurait  manqué, 
les  détails  merveilleux  dont  sa  poésie  abonde,  perdus  dans  des  dimensions  trop 
vastes,  n'auraient  pu  racheter  l'inégalilé  de  l'ensemble  ;  le  chef-d'œuvre  serait 
oublié  aujourd'hui,  et  l'auteur  de  Henry  d'Oflerdingen  eût  renoncé  à  ce  que  l'art 
des  vers  a  de  plus  doux,  à  cette  naïve  et  fraîche  inspiration  de  la  nature,  qui  est 
comme  la  première  coupe  de  la  poésie. 

Il  existe,  entre  le  sujet  et  celui  qui  le  traite,  certaines  conditions  relatives,  né- 
cessaires à  l'enfantement  de  l'œuvre.  Le  vrai  poète  ne  se  prend  guère  à  ces  appa- 
rences sublimes  qui  trompent  si  facilement  les  imaginations  simplement  exaltées. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  laisse  à  l'occasion  le  soin  de  disposer  de  ses  facultés  de  pro- 
duire ;  son  inspiration  même,  si  libi-e  qu'elle  seml)le  d'abord,  ne  cesse  point  de 
se  mouvoir  dans  un  espace  déterminé.  Aussi  rien  ne  l'épouvante,  il  peut  toucher 
a  tout  sans  crainte  ;  il  est  grand,  il  est  fort,  parce  qu'il  sait  attendre.  Le  génie 
est  patient  comme  l'éternité,  il  n'y  a  pas  de  sujet  au-dessus  de  ses  forces  ;  si 
quelque  chose  lui  manque,  il  attend  en  repos  et  ne  se  désiste  jamais.  Quelle  que 
soit  l'étoile  qu'il  a  choisie,  qu'elle  resplendisse  au  firmament  d'Homère  ou  trem- 
ble au  septième  ciel  de  saint  Paul,  il  faut  tôt  ou  lard  qu'elle  descende  dans  son 
œuvre.  Aspiration  sublime  qui  ne  se  lasse  pas!  Du  moment  où  le  génie  a  fixé  sur 
lui  son  œil  d'aigle,  le  sujet  se  détache  de  la  place  qu'il  occupait  jadis  dans  le 
royaume  des  choses  incréées,  dans  le  vaste  uàv,  dont  parle  Herder  (1),  et  tombe 
en  sa  puissance  comme  l'oiseau  fasciné  dans  la  gueule  du  serpent  éveillé  sous 
l'herbe. 

C'est  cette  impassibilité  du  génie  qui  fait  sa  force  et  sa  grandeur.  Il  ne  se  laisse 
distraire  ni  par  les  bruits  de  la  multitude  (|ui  varie  à  toute  heure,  ni  par  les  sol- 
licitations de  sa  vanité  qui  l'invite  sans  cesse  à  produire.  Sûr  de  son  lendemain, 
il  ne  se  bâte  pas  ;  avec  lui  chaque  chose  a  son  temps  ;  il  laisse  l'idée  passer  à  loi- 
sir par  toutes  ses  transformations.  Tel  m'apparait  Goethe.  Son  indifl'érence  à  l'é- 
gard de  toutes  les  passions  de  la  vie,  ce  calme  inaltérable  (pi'il  apportait  dans  ses 
rapports  avec  ces  êtres  charmants  que  le  hasard  jetait  tremblants  sur  son  che- 
min, cette  attitude  imposante,  mais  froide,  cet  air  de  grandeur  et  de  sérénité  qui 
ne  s'est  pas  démenti  même  vis-à-vis  de  la  mort,  tout  cela  me  semble  autant  de 
signes  certains  de  son  élection  entre  les  hommes.  Je  cherche  en  vain,  dans  celte 
carrière  inmiense,  des  heures  d'égoisme  et  de  dévouement,  comme  il  s'en  trouve 
partout  ailleurs  :  je  n'y  vois  qu'une  logi(pie  immuable,  inflexible.  Goelhe  n'obéit 
pas  plus  à  l'amour  de  sa  personne  qu'aux  exigences  de  sa  renommée,  pas  plus 
aux  caprices  de  son  ambition  (pTaux  lois  impérieuses  d'un  sensualisme  grossier; 
il  obéit  à  son  génie.  Sitôt  (pi'il  a  eu  conscience  de  sa  force  surnalurelle  et  de  la 
graiuleur  de  r(euvre  qui  lui  était  imposée,  il  a  repoussé  indilTéremmeiit  les  pei- 
nes, les  plaisirs,  les  amours,  les  devoirs  et  toutes  les  nécessités  de  l'existence,  et 

'  Herder,  Ideen  zur  Philosophie  der  Geschichlc  der  Mensclieil.  (I'üiiflcj;  Buch.) 


r.OKTIIE.  7 

on  jHMil  (lire  que  celle  révi'lalioii  lui  est  vcni:c  de  l)onne  heure,  eu  face  th'  la 
lerre  eu  fleurs  peul-êire,  ou  plulôl  eu  face  de  ce  soleil  aucjuel  il  offrait,  loul  cu- 
fanl,  des  sacrifices  '.  Du  jour  où  Goellic  asenli  la  diviuilé  de  son  cerveau,  il  s'est 
résigné  à  ne  vivre  que  par  lui  el  pour  lui.  Une  fois  ce  parti  pris,  rien  ne  devail 
l'en  écarter;  il  devait  subir  jus(|u'au  bout  la  destinée  fatale  qui  pesait  sur  ses 
épaules.  Pour  se  vouer  ainsi,  sans  relàcbe  jusqu'à  la  tombe,  au  seul  culte  de  sou 
génie,  pour  lui  donner  à  dévorer  sa  jeunesse,  ses  loisirs,  ses  amours  et  toutes  1rs 
plus  pures  félicilés  d'ici-bas,  quelle  foi  profonde  il  faut  avoir  en  lui  !  de  quel  in- 
vincible courage  il  faut  être  doué  !  Combien  de  jeunes  gens  que  la  Muse  avait 
choisis  de  bonne  heure,  et  marqués  pareillement  d'un  signe  glorieux,  ont  l'cculé 
devant  une  si  rude  lâche,  et,  faute  de  croyance  en  leurs  propres  forces  et  de  con- 
viction sincère,  se  sont  jetés  à  corps  perdu  dans  le  monde  des  sensalions,  trop 
irrésolus  sur  la  réalilé  finale  ponr  lui  sacrifier  la  plénitude  de  leur  existence,  et 
préférant  aux  mystérieuses  voluptés  de  l'œuvre,  la  joie  qui  vous  vient  au  cœur 
d'un  baiser  pris  sur  des  lèvres  roses,  sans  arrière-pensée  et  sans  remords  1 

Il  faut  bien  se  garder  de  s'approcher  de  Goethe  sans  avoir  réfléchi  à  ces  con- 
ditions inexorables  où  il  s'est  placé  délibérément.  On  rencontre  çà  ellà,  dans  sa 
vie,  certains  actes  d'un  égoïsme  brutal  qui  vous  révoltent,  si  vous  n'en  avez  trou- 
vé d'avance  la  raison,  peut-être  même,  hélas!  l'excuse  dans  celte  espèce  de  sa- 
cerdoce qu'il  pratiijue  à  l'égard  de  sa  pensée  ^.  En  général,  la  société  a  tort  de 
vouloir  juger  de  pareils  hommes  avec  la  critique  ordinaire  ;  elle  les  blâme  sans 
avoir  soulevé  le  voile  ({ui  couvre  les  mystères  de  leur  conscience,  et  ne  s'aperçoit 
pas  que,  loul  en  se  dérobant  aux  lois  qu'elle  impose,  ils  en  subissaient  de  plus 
rigoureuses  peut-être.  Toutes  ces  concessions  que  la  société  commande,  ils  les 
ont  faites  h  leur  cerveau,  dont  ils  n'ont  pas  un  instant  cessé  d'être  les  esclaves. 
Certes,  c'est  un  bonheur  lorsque  l'organe  qui  se  développe  ainsi  par  l'absorption 
accomplit  quelque  fonction  divine,  et  qu'une  nature  choisie,  ainsi  passée  à  l'alam- 
bic, donne  pour  dernière  essence  les  idées.  Chaque  jour  on  voit  dans  des  sphères 
inférieures  des  exemples  d'une  absorption  qui,  pour  être  mesquine  et  souvent 
ridicule,  n'en  a  pas  moins  un  certain  air  de  ressemblance  avec  celle  dont  nous 
parlons.  Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  chanteurs  qui,  à  force  d'honorer  l'or- 
gane sur  lequel  ils  fondent  leur  l'enommée  et  leur  fortune,  à  force  de  se  soumel- 
Ire  à  ses  moindres  caprices,  finissent  par  s'identifier  avec  lui  au  point  qu'ils  ces- 
sent tôt  ou  tard  d'être  des  hommes  pour  devenir  une  voix.  Qui  pourrait  donc 
trouver  étrange  qu'un  mortel  de  la  trempe  de  Goethe  ait  porté  loul  sou  amour, 
loul  son  dévouement,  toute  sa  religion,  du  côté  de  son  cerveau,  de  cette  âme 
qui  pense,  comme  dit  Flaton' 

Goethe  se  soumet  toute  chose  par  l'analyse  et  la  contemplation  ;  les  passions 
ne  sont  guère  ponr  lui  que  des  phénomènes  qu'il  observe  à  loisir  et  dont  sou  in- 
telligence avide  se  repait  ;  ensuite  il  les  enferme  dans  sa  mémoire,  au  fond  de 
laquelle  il  les  ordonne  et  les  classe  comme  il  fait  des  plantes  de  S(»:i  herbier.  Il 
allirc  a  lui,  non  pas  comme  les  autres  bomnu\s,  pour  rendre  plus  trrd  dans  l'i'f- 


'   Diclihmg  und  W'ahriieit. 

"'  Goctlic  (lit  ([iichjuc  jiart,  dans  ses  inônioircs,  qu'il  se  sentit  d'alxiril  une  assez  vive  iiiclinafion 
pour  la  petite  l'Véïlerique,  mais  qu'il  eut  garde  d'v  mettre  hon  ordre  ;  et  le  poëte  se  félicite  à  ce 
propos  d  avoir  éteint  dans  son  germe  un  sentinicnt  pareil,  qui  aurait  bien  pu,  d'après  ce  ([ii'il  cal- 
cn'c,   lui  faire  perdre  de:i\  années  de  son  temps.  {Diclilu)iij  vitd  Wahrheit  aus  meinem  Leben.) 


8  (ÎOKTIIK. 

l'iision  du  cœur,  niiiis  runimc  le  soleil,  pour  trnnsfurmer.  Des  larmes  les  plus 
ternes  il  fait,  par  son  art  merveilleux,  (Vincomparablcs  gouttes  de  rosée;  mais 
CCS  larmes  jamais  ne  retournent  aux  j)aupières  où  il  les  a  puisées,  il  les  répand 
dans  son  champ  de  poésie  qu'elles  fécondent.  Qu'on  se  figure  après  cela  cjulI 
sort  attendait  les  douces  jeunes  filles  qui  s'abandonnaient  à  lui,  Acncheu,  Mar- 
guerite^ Lucinde.  Dans  l'extase  qui  les  fascinait,  ces  pauvres  créatures  ont  pu  se 
laisser  tromper  un  instant  et  prendre  pour  les  apparences  de  l'amour  l'impassi- 
ble sérénité  de  ce  vaste  front  qui  s'inclinait  sur  leur  gorge  palpitante  comme 
pour  en  suivre  les  suaves  ondulations  ;  mais  ce  rêve  n'a  pas  été  de  longue  durée. 
Demander  à  Goethe  une  sympathie  avouée  et  franche,  et  celle  loyauté  de  ten- 
dresse qui  fait  que  dans  une  liaison  on  ne  rejette  pas  froidement  sur  l'autre  la 
part  qui  vous  revient  de  douleurs  et  d'angoisses,  c'était  là  une  idée  qui  ne  pou- 
vait naître  que  dans  des  lûtes  de  seize  ans,  ivres  d'illusions.  Autant  vaudrait  que 
le  lis  du  matin  demandât  de  l'amour  à  l'abeille  ;  le  lis  prodigue  sa  vie,  et  meurt 
épuisé,  l'abeille  en  compose  son  miel;  puis  l'homme  vient  et  s'en  nourrit. 
Etrange  loi  de  la  nature,  mystère  de  la  vie  et  delà  mort  qu'on  retrouve  à  chaqu»^ 
pas  sur  la  terre  et  toujours  plus  impénétrable  !  Lorsque  la  vie  d'une  jeune  fille  ou 
d'une  pauvre  fleur  s'est  (ransforméc  ainsi  par  mille  successions  invisibles,  est- 
ce  que  celui  auquel  il  échoit  un  jour  de  profiter  du  sacrifice  ne  contracte  pas 
avec  son  auteur  une  alliance  immatérielle,  presque  divine,  qu'il  retrouvera  plus 
tard  dans  le  ciel?  ou  bien  est-ce  que  ces  sacrifices  accomplis  d'une  part  sans 
(ju'ou  en  ait  conscience,  et  reçus  de  l'autre  sans  gratitude,  ne  seraient  tout  sim- 
plement qu'un  fait  de  l'organisation,  une  enveloppe  que  dépouille  la  chrysalide 
entravait  de  transformation,  et  puis  qui  (lotie  dans  l'air,  semblable  à  ces  fils  de 
la  Vierge,  présages  de  bonheur,  venus  on  ne  sait  d'où,  et  qui  dansent  au  soleil 
vers  les  premiers  jours  du  printemps  ? 

Cependant  au  milieu  de  celte  troupe  désolée,  parmi  ces  pâles  ombres  qu'on 
ose  à  peine  nommer  les  maîtresses  de  Goethe,  il  s'est  un  jour  rencontré  une 
femme  vive,  ardente,  dévouée  entre  toutes,  nature  portée  à  l'enthousiasme,  à  la 
mélancolie,  au  désespoir,  à  tout  enfin  ce  qui  ronge  l'existence  et  la  dévaste  ;  celle- 
là  se  livra  dans  toute  l'innocence  de  son  âme  et  s'oublia  sans  penser  à  l'avenir, 
sans  savoir  si  lorsqu'on  aimait  seule  ou  pouvait,  non  pas  vivre  heureuse,  mais 
vivre.  Lorsqtu.'  Frédériquc  eut  donné  à  Goelhc  sa  jeunesse,  sa  vie  et  son  âme 
dans  un  baiser  de  feu,  ses  lèvres  devinrent  pâles;  elle  attendit  que  son  maître 
lui  rendit  l'existence  ;  mais  Goelhc  n'en  fit  rien  et  garda  pour  lui,  sans  le  rendre 
jamais,  le  baiser  de  Frédérique.  De  l'étincelle  divine  ravie  au  cœur  de  la  jeune  fille, 
ccPygmalion  étrange  anima  les  beaux  marbres  de  son  jardin,  Claire,  Marguerite, 
Adélaïde,  Mignon.  Frédérique,  se  voyant  ainsi  cruellement  trompée,  blasphéma  la 
poésie,  son  atroce  rivale,  et  mourut.  Pauvre  Frédéricpie,  qui  vins  te  briser  le 
front  contre  cet  égoïsme  d'airain  et  demandas  au  génie  les  conditions  de  l'huma- 
nité !  D'ailleurs,  qui  jamais  a  lu  dans  le  sein  de  Goethe?  Qui  oserait  porter  un 
jugement  irrévocable  sur  certains  actes  de  celle  vie  si  calme  et  si  profonde?  Chez 
die  pareils  hommes  tontest  mystère,  à  moins  qu'on  ne  se  place  au  point  de  vue  du 
travail  qu'ils  devaient  accomplir  ;  alors  seulement  un  peu  de  lumière  vous  arrive, 
et  les  doutes  commencent  à  s'éclaircir.  Après  cela,  vouloir  excommunier  Goethe 
à  cause  de  ce  que  l'on  est  convenu  aujourd'hui  en  Allemagne  d'appeler  son  égois- 
me,  prétendre  dénoncer  à  l'indignation  de  la  postérité  l'auteur  de  Fanst,  parce 
qu'il  s'est  enfermé  dans  le  culte  de  sa  pensée,  la  trouvant  sans  doute  plus  sacrée 


I 


GO  ET  H  K.  9 

(|iic  Ions  les  hniils  <jiii  scciroisiiienl  autour  de  lui,  ce  n'est  là  ni  un  (■iiin(,'  (l(!  lèse- 
inî)j(!sté,  ni  un  suci"ilé|;e,  mais  tout  simplement  une  révolte  (renlanis  conire  l'au- 
lorité  du  plus  beau  nom  pnéliipie  de  notre  âge,  une  lioutade  d'étudiants  ivres, 
laite  pour  dérider  une  dernière  lois  dans  la  tombe  celte  boucbe  où  l'ironie  avait 
creusé  un  si  indélébile  sillon. 

Je  le  répète,  de  tels  hommes  arrangent  leur  vie  entière  sur  la  tâche  (pi'ils  s'im- 
posent: sacrifice]  énorme,  assez  continu,  assez  lent,  assez  difficile  pour  que  la 
société  ne  leur  en  demande  pas  d'autres.  Ils  ne  se  préoccupent  guère  des  affec- 
tions qui  les  entourent,  je  le  sais;  ils  oublient  indifféremment  le  bien  et  le  mal 
qu'on  peut  leur  faire,  et  ne  permettent  point  aux  influences  extérieures  d'altérer 
un  seul  moment  la  sérénité  de  leur  âme.  Mais,  après  tout,  ils  ne  relèvent  que  de 
leur  conscience,  et  si  la  conscience  de  Goethe  est  plus  large  que  celle  des  autres 
hommes,  il  faut  s'en  prendre  à  la  nature  qui  l'a  taillée  sur  le  patron  de  son  cer- 
veau. Et  qui  vous  dit  ensuite  qu'il  ne  lui  en  ait  pas  coûté  bien  cher  de  subir  ainsi 
jusqu'au  bout  la  règle  austère  du  génie,  qui,  tout  en  le  dispensant  à  ses  yeux  de 
certaines  rudes  nécessités  de  l'existence  commune,  lui  interdisait  les  plus  douces 
joies?  Qui  vous  dit  que  cette  indifférence  impassible,  cette  monotone  égalité  d'hu- 
meur, cette  froide  réserve  qu'il  affectait  envers  tous,  n'ont  pas  été  autant  d'à. 
près  concessions  faites  à  la  fatalité  de  sa  destinée?  Il  y  a  dans  le  cinquième  acte 
du  second  Faust  un  vers  énergique  et  beau  qui,  bien  que  le  vieux  docteur  le  pro- 
nonce, m'a  toujours  semblé  sortir  de  la  bouche  même  de  Goethe,  tant  ce  vers 
exprime  d'une  admirable  façon  le  cri  d'une  àme  éternellement  comprimée,  et 
d(uit  le  sombre  désespoir  se  fait  jour  un  moment.  Faust,  arrivé  au  terme  de  sa 
longue  et  misérable  carrière,  épuisé  par  tant  de  voluptés  adultères  qui  n'ont 
l'ait  ({u'enfanter  les  désirs  et  les  appétits  insatiables,  las  de  toutes  ces  sensations 
achetées  à  force  de  science  et  de  crimes ,  et  dont  il  ne  reste  plus  que  cendres 
dans  son  cœur,  se  trouve  tout  à  coup  en  face  de  la  Moj't,  qui  se  présente  à  lui 
sous  quatre  formes  hideuses,  et  s'écrie  dans  un  mouvement  d'ineffable  tristesse  : 
«  0  Nature,  que  ne  suis-je  un  homme  devant  toi,  rien  qu'un  honnne!  cela  vau- 
drait la  peine  alors  d'être  homme!  » 

Stund'  ich,  Natur!  vor  dir  ein  Mann  allein  ! 
IJd  wür  s  der  Mülie  wertli  ein  Menscti  zu  seyn. 

Voilà  un  vers  qui  a  dû  s'éveiller  plus  d'une  fois  dans  la  conscience  de  Goethe, 
un  vers  qu'il  s'est  dit  peut-être  à  lui-même  dans  certaines  occasions  solennelles, 
le  jour  sans  doute  où  Frédériqu(;  se  mourait  de  cet  amour  dévorant  qu'il  ne  pou- 
vait partager.  S'il  en  a  été  ainsi,  s'il  a  vraiment  senti  dans  son  àme  toute  l'amer- 
tume que  cette  pensée  exprime,  qu'il  soit  à  jamais  absous  ;  Frédérique,  du  fond  de 
sa  tombe,  lui  a  pardonné,  car  il  a  souffert  autant  qu'elle.  Vous  qui  êtes  si  prompts 
lorsqu'il  s'agit  d'accuser  le  génie,  avez-vous  réfléchi  seulement  aux  angoisses  de 
sa  destinée?  Un  jeune  honmie  plein  d'enthousiasme  et  de  vigueur  est  assis  entre 
deux  démons  qui  se  disputent  son  existence.  Là-bas  sont  les  amours  de  vingt  ans, 
les  doux  loisirs,  toutes  les  roses  de  la  terre.  Son  imagination  travaille,  son  sans 
bout,  sa  chaude  nature  l'emporte  ;  il  va  pour  courir  où  les  verres  s'entre-cho- 
quent,  où  les  mains  s'étreignent,  où  les  lèvres  amoureuses  se  rencontrent  ;  aloi's 
son  génie  inexorable  le  relient  et  l'enferme  dans  une  chambre  étroite,  au  milieu 
de  volumes  jaunis  et  poudreux  :  et  tandis  que  les  étudiants,  ses  frères,  boivent 


10  GOETHE. 

joyeuseniciil  sous  les  grands  ormes  ou  se  dispcrseiil  dans  les  sentiers  en  fleurs 
pour  causer  ave<',  leurs  niaîlresses,  tandis  {|U(;  Ions  les  anges  de  la  vie  passent 
sous  sa  lenèlre  et  l'appellent  par  son  nom,  lui  seul,  in(piiel,  altéré  de  science  el 
d'avenir,  poursuit  péniblement  son  élude  à  travers  des  sacrifices  sans  cesse  re- 
naissants. «  0  Nature  !  queue  suis-ji;  un  homme  devant  toi,  rien  (pi'un  homme  1 
alors  cela  vaudrait  la  peine  d'être  homme  !  »  A  vingt  ans  surtout,  n'est-ce  pas, 
Goethe?  Oui.  cette  pensée  a  dû  lui  venir  à  cet  âge  et  sortir  lout  à  coup  de  son 
jeune  cœur,  comme  une  flamme  du  volcan  ;  mais  mil  n'eu  a  jamais  rien  su.  Son 
orgueil  la  refoulait  sans  doute  dans  les  profondeurs  de  sa  conscience  ;  la  veille  de 
sa  mort  seulement,  il  s'en  est  déchargé  dans  le  sein  de  Faust,  ce  personnage 
singulier  (pii  le  suivait  pas  à  pas  dans  son  chemin,  le  seul  peut-être  auquel  le  grand 
poêle  se  soit  confessé  januiis. 

Une  fois  ces  conditions  de  caractère  admises  comme  les  nécessités  inévitables 
du  génie,  les  défauts  que  l'on  reproche  à  l'homme  s'effacent  et  vous  apparaissent 
comme  les  eminentes  qualités  d'un  grand  artiste.  Que  sera-ce  si  vous  laissez  la 
personne  pour  étudier  l'œuvre,  si  de  la  cause,  dont  le  coté  qui  regarde  la  vie  pri- 
vée reste  toujours  un  peu  taché  d'ombre,  vous  passez  à  l'effet,  tout  entier  dans  la 
lumière?  Quelle  symétrie  admirable!  quel  respect  pour  la  forme!  quelle  réalité 
dans  la  poésie  1  quelle  plasticité  !  comme  toutes  ces  passions  agissent  sans  se  con- 
fondre! quelle  logique  !  La  logique  gouverne  seule;  c'est  elle  qui  dispose  des  com- 
hinaisons  dramatiques.  Depuis  la  Fiancée  de  Corinlhe,  où  le  monde  antique  et  le 
monde  chrétien  se  rencontrent  pour  la  première  fois  dans  l'étroit  espace  d'une  bal- 
lade, jusqu'à  cet  immense  poème  de  Faiisl  où  ces  deux  éléments  se  heurtent  dans 
l'infini,  je  défie  que  l'on  cite  un  endroit  dans  lequel  il  se  soit  passionné  pour  un 
sujet  quelconque  plus  qu'il  ne  convient  à  la  sérénité  olympienne  de  son  caractère. 
Cependant,  comme  il  faut  toujours  que  la  critique  se  montre  et  que  le  plus  beau 
soleil  ait  son  ombre,  je  dirai  que  ces  qualités  de  tempérance,  si  admirables  et  si 
rares,  surtout  lors([u'il  s'agit  d'une  œuvre  dramatique,  me  [paraissent  beaucou}» 
moins  convenir  à  la  nature  du  roman.  En  effet,  la  forme  du  roman,  plus  intime, 
pour  ainsi  dire,  et  plus  réelle,  exige  certaines  forces  de  sympathie  et  d'intervention 
que  ne  comporte  guère  le  système  d'immuable  impassibilité.  C'est  pourquoi  je  pré- 
férerai toujours,  (piautà  moi,  Goelz  de  Berlichingen,  E^imml ,  Iphigénie,  le  poëme 
de  FaH.9^  enfin  toutes  les  (euvres  dramatiques  de  Coethe,  ixuxAfftnilés  élecùves  et 
môme  à  Wilhcin  Meislcr,  malgré  le  merveilleux  caractère  di"  iMignon.  Quelles 
(pie  soient  les  richesses  de  style  ((ui  vous  éblouissent  à  chaque  i)age  dans  ces 
livres,  elles  ne  rachètent  pas,  à  mon  avis,  l'absence  conqilète  de  toute  sensibilité 
naïve,  el  l'air  desséchant  qui  s'en  exhale.  On  y  voit  trop  le  parti  pris  de  ne  point 
entrer  dans  les  émotions  de  ses  personnages,  et,  sauf  Mignon,  que  je  viens  de 
citer,  de  les  tenir  à  dislance  de  son  cœur.  Goethe  est  peut-être  le  seul  grand  itoéte 
qite  l'inspiration  n'ait  jamais  pu  ravir  à  son  gré;  il  y  a  chez  Goethe  mn^  force  ipii 
domine  l'inspiration  ;  nommez-la  raison  pure,  égoïsme,  sens  commun,  peu  im- 
porte; il  n'eu  est  pas  moins  vrai  qu'elle  existe.  La  fée  immortelle  a  trouvé  au- 
dessus  d'elle  nna  loi  humaine  qui  la  modèle  et  la  dirige.  Or,  c'est  ici  que  nous 
pouvons  à  juste  litre  réclamer  la  part  que  nous  avons  dans  le  génie  de  Goethe. 
Je  ne  prétends  jtas  dire  que  la  France  ait  autant  contribué  que  l'Allemagne  à 
former  cet  homme  puissant,  et  cpie  sans  nous  ce  nom  si  splendide  inamiuerait  au 
monde;  mais  (piand  on  voit  Goethe  entretenir  durant  toute  sa  vie  un  commerce 
ncessant  avec  les  grands  es)n'its  du  dix-septième  siècle,  si  doués  de  ces  nobles 


GO  ET  m:.  ji 

qiialilés  de  niisoii  |mrc  doiil  je  veux  pnrler,  el  (|U(!  depuis  les  Unups  ;iiiU(|Ucs  on 
lie  reneonlre  nulle  part  dans  nue  aussi  pr(»diL;ieiis(!  njanileslalion,  il  esl  bien  per- 
mis de  croire  cpie  la  France  ait  eu  quehjue  inlUience  sur  le  développement  de  ce 
vaste  cerveau,  et  de  revendi([ncr  pour  notre  patrie  la  part  ([ni  lui  revient  dans 
cette  gloire  immense.  (io(îtlie  a  }»ris  à  la  France  ce  qu'il  savait  Itien  que;  l'Alle- 
magne ne  lui  donnerait  jamais.  De  cette  raison  calme  et  droite,  de  cet  esi)ril 
critique,  de  cet  admirable  sens  commun  que  nous  avons  au  plus  haut  degré, 
comme  aussi  d'un  senliment  inné  de  la  couleur,  de  l'image,  de  la  forme, 
d'une  aspiration  insatiable  vers  toutes  les  choses  idéales  et  divines,  que  nous 
n'avons  jamais  eus,  résulte  la  poésie  de  Goethe  dans  sa  plus  imposante  har- 
monie. 

Schiller  est  plus  allemand  :  nature  exaltée  et  féconde,  ouverte  à  toutes  les 
émotions  sincères  et  généreuses,  les  idées  l'emportent,  il  ne  sait  pas  leur  ré- 
sister. Schiller  chante  un  hymne  sans  fin  ,  pendant  lequel  toutes  ses  sensations 
prennent  forme  presque  sans  qu'il  s'aperçoive  du  travail  de  la  création.  Voici 
ïhécla,  Piccolomini ,  Guillaume  Tell,  Garlos,  la  Vierge  d'Orléans,  toutes  ses 
idées  d'amour,  de  liberté,  de  gloire;  quoi  qu'il  fasse,  vous  retrouvez  toujours 
le  bel  étudiant  inspiré;  ce  sont  les  larmes  de  Schiller  qui  tremblent  aux  pau- 
pières de  ïhécla  ;  c'est  la  voix  de  Schiller  qui  sort  de  la  poitrine  de  Jeanne 
d'Arc  en  extase,  ou  de  Carlos  amoureux.  A  force  de  lyrisme,  la  vérité  manque. 
Les  caractères  de  Schiller  sont  tous  faits  à  sa  propre  image;  quand  vous  les  con- 
templez, ne  vous  semble-l-il  pas  qu'ils  ont  conservé  (pielque  chose  de  son  profil 
mélancolique  et  doux  et  de  ses  cheveux  blonds?  L'amour  déborde  de  son  cœur 
ainsi  que  d'un  vase  trop  plein;  un  besoin  incessant  d'expansion  le  travaille  et 
l'agite  ;  il  est  comme  l'aiglon  qui  bat  des  ailes  en  face  du  soleil.  Toutes  les  choses 
grandes  et  pures  se  l'attirent;  la  spontanéité  de  son  noble  cœur  le  dirige  an 
point  qu'il  semble  craindre  parfois  que  la  réflexion  ne  vienne  altérer  la  sérénité 
de  son  enthousiasme  :  c'est  l'honnête  homme,  enfin,  dans  son  expression  la  pins 
idéale.  Dans  Schiller,  en  effet,  l'homme  domine  l'artiste.  Goethe,  au  contraire, 
laisse  son  cerveau  régner  seul  sur  le  lac  immobile  et  silencieux  de  sa  conscience. 
Schiller  n'abdique  rien  de  son  humanité  ;  il  vit  en  époux,  en  poète,  en  citoyen  ; 
tantôt  perdu  dans  le  ciel  des  idées,  tantôt  sur  la  terre,  environné  d'afl'ections  et 
de  réalités  heureuses,  il  n'a  pas,  comme  le  Jupiter  de  Weimar,  posé  le  pied  sur 
un  granit  inaccessible.  Il  aime,  il  chante,  il  prie,  il  se  passionne  imprudemment  ; 
il  arrive  souvent  que,  dans  la  lièvre  de  l'inspiration,  il  cesse  tout  à  coup  d'être 
un  poète  vis-à-vis  de  son  œuvre  pour  devenir  un  homme  en  présence  de  la  so- 
ciété ;  parmi  les  caractères  dont  il  s'entoure,  il  n'affectionne  et  ne  relève  que  ceux 
dont  la  nature  exaltée  et  loyale  convient  à  sa  propre  nature,  oubliant  les  autres, 
qu'il  laisse  à  tort  dans  l'ombre.  De  là  dans  Schiller  un  enthousiasme  constant 
qui  l'entraîne  souvent  loin  des  sentiers  de  l'observation  véritable,  une  sorte  de 
mbjeclmlé  qui  le  soumet  sans  cesse  à  des  influences  personnelles.  Goethe  se  re- 
tire sur  les  hauteurs  de  son  génie  pour  contempler  de  là  l'humanité  ;  Schiller, 
au  contraire,  demeure  parmi  les  hommes,  soit  par  un  sentiment  de  divine  fai- 
blesse, soit  que  son  illuminisme  recule  devant  la  responsabilité  d'un  pareil  acte. 
Quelque  sympathie  qu'on  ait  pour  l'illustre  auteur  de  Wallensleiii  et  de  la 
lierge  d'Orléans,  il  est  impossible  de  ne  pas  rendre  hommage  à  l'incontestable 
supériorité  de  Goethe.  L'un  subit  les  lois  du  sujet,  l'antre  le  domine;  l'un  se 
débat  sous  les  fils  embrouillés  qui  l'enveloppent,  l'antre,  assis  sur  son  escabeau 


i"!  GOETHE. 

(rairaiii,  les  dévide  à  loisir  entre  ses  doigts  puissants.  On  peut  dire  de  Schiller 
qu'il  est  dans  Tieuvre  tout  entier;  de  Goethe,  qu'il  en  est  dehors,  au-dessus. 
Aulanl  qu'on  peut  comparer  les  images  périssahles  des  hommes  avec  des  ty[)es 
éternels,  Goethe,  dans  cçtte  impassihilité  suhlime  qui  ne  se  dément  pas  un  seul 
instant,  crée  à  l'exemple  du  Dieu  de  la  Genèse.  Quant  à  l'idée  du  poëte  qui  dé- 
pose dans  son  œuvre  l'essence  la  plus  pure  de  son  cœur,  puis  s'endort  laissant 
un  livre  tout  emhaumé  des  plus  suaves  parfums  de  son  âme,  c'est  là  une  idée 
éclose  du  panthéisme.  Le  panthéisme,  en  confondant  ainsi,  par  orgueil  humain 
peut-être,  le  sujet  et  l'ohjet  dans  la  môme  pensée,  me  semhïe  amoindrir  singu- 
lièrement l'œuvre  de  Dieu  dans  la  création. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  Goethe  ne  pouvait  abandonnner  l'idée  de  Faust: 
c'était  une  fatalité  qui  pesait  sur  lui  et  dont  il  ne  s'est  peut-être  jamais  rendu 
compte,  de  ne  pouvoir  se  séparer  de  cette  idée  et  d'avoir  incessamment  à  la  nourrir 
de  sa  propre  substance.  Qu'on  se  figure  l'incertitude  étrange  et  le  sentiment  de 
regret  qui  dut  s'emparer  de  Goethe ,  lorsque  ,  après  avoir  terminé  les  premiers 
fragments  de  Faust  à  vingt-trois  ans,  il  se  vit  tout  à  coup  au  moment  d'en  avoir 
tiiii  avec  le  sujet  de  son  affection.  Vivre  sans  Faust,  c'était  vivre  dans  le  désœu- 
vrement et  l'ennui.  Que  faire?  renouer  cette  idée  à  quehpie  composition  immense 
et  telle  qu'il  lui  faudrait  sa  vie  entière  pour  l'exécuter?  Mais  Faust  est  mort. 
Qu'importe?  sa  destinée  est  loin  d'être  accomplie.  D'ailleurs,  en  pareille  occasion, 
Goethe  serait  homme  à  duper  le  diable  ;  laissez-le  faire,  et  vous  verrez  qu'il  trou- 
vera dans  ce  pacte  quelque  point  litigieux,  quelque  clause  douteuse  qu'il  ne 
manquera  pas  d'interpréter  à  son  gré,  de  manière  à  ressaisir  sa  créature  tombée 
au  pouvoir  de  la  mort  et  de  l'enfer. 

La  première  partie  nous  montre  Faust  dans  le  tumulte  de  son  activité;  il  dé- 
sire, il  aime,  il  éclate  en  transports  furieux  ;  les  circonstances  où  il  se  trouve  ne 
peuvent  rien  sur  lui.  Dans  la  seconde  partie,  c'est  tout  le  contraire  qui  arrive, 
voici  toute  une  suite  d'apparitions  nouvelles  :  la  Cour,  l'État,  la  Politique,  la 
Guerre,  l'Antiquité;  dès  ce  moment,  le  domaine  infini  de  la  fantaisie  poétique 
s'ouvre  et  s'étend  sous  vos  yeux  à  perte  de  vue.  La  tragédie  ne  pouvait  se  ter- 
miner avec  l'épisode  de  Marguerite,  car,  à  tout  prendre,  aux  dernières  scènes 
du  premier  Faust,  Méphistophélès  n'a  gagné  ni  perdu  son  pari  ;  l'àme  qui  se  voue 
à  l'ivi-esse  des  sens  a  bien  d'autres  épreuves  plus  dangereuses  à  subir  encore,  et  le 
monde  qui  l'attire  irrésistiblement  est  loin  de  lui  avoir  révélé  toutes  ses  jouis- 
sances. 

En  ce  qui  est  de  la  grandeur  du  style  et  de  l'abondance  des  idées,  la  seconde 
l)artie  de  Fausl  me  paraît  l'emporter  de  beaucoup  sur  la  première.  Là,  Goethe 
l'ègne  seul  et  dirige  selon  ses  volontés  le  sujet  de  sa  fantaisie  ;  selon  qu'il  lui  con- 
vient, il  monte  dans  les  étoiles,  visite  Pharsale,  ou  plonge  au  sein  de  l'Océan, 
toujours  calme,  toujours  impassible,  toujours  maître  absolu  de  lui-même  et  des 
objets  qui  l'environnent.  L'observation  des  phénomènes  de  la  nature  et  de  la  vie 
humaine  remplace  la  chaleureuse  effusion  du  cœur.  Comme  on  le  voit,  le  génie 
(h;  Goetlu!  est  d;ms  son  élément  le  plus  pur;  mais  ce  ([ue  l'on  ne  peut  dire  et  qui 
vous  frappe  du  conunencemcmt  à  la  tin  de  cette  œuvre,  à  mesure  que  l'on  y  des- 
cend plus  profondément,  c'est  dans  la  pénétration  du  sujet,  dans  l'ordonnance  de 
certaines  jtarties  (h;  l'épisode  gnîc ,  dans  la  dis|)osilion  de  la  langue  et  du  vers 
antique,  une  grandeur,  une  plasticité,  une  richesse  sans  exemple.  Tous  les  tré- 
sors de  la  science  roulent  à  vos  pieds  ;  la  métaphysique  réfléchit  les  étoiles,  les 


GOETHE.  r. 

images  et  les  ronleurs,  pour  la  première  fois,  dans  son  miroir  glacé  ;  les  idées  les 
plus  absirailes  se  couroniieul  de  poésie,  et  viennent  à  vous  le  sourire  de  l'amour 
sur  les  lèvres;  vous  les  interrogez,  non  plus  avec  terreur  comme  de  mornes 
sphinx,  mais  joyeux  et  du  ton  familier  d'Alciltiade  au  iianquet  de  Socrate.  La 
nature  et  Tliistoire  ont  concouru  également  à  cette  révélation  du  génie,  et  il 
serait  difficile  de  dire  ce  que  l'on  doit  admirer  le  plus  dans  ce  livre,  de  la  pro- 
fondeur symbolique  du  naturalisme  ou  de  la  vaste  intelligence  des  faits  histo- 
riques. Le  style,  constamment  grave  et  solennel,  a  dépouillé  les  formules  bour- 
geoises que  les  exigences  de  la  vérité  dramatique  commandaient  dans  la  première 
partie.  Cependant  il  me  semble  qu'on  pourrait  lui  reprocher,  à  certains  endroits, 
d'abonder  trop  en  proverbes,  comme  aussi  en  allusions,  toujours  ingénieuses  et 
fines,  il  est  vrai,  mais  d'où  l'obscurité  résulte.  Ce  luxe  de  proverbes  et  cette  force 
d'observation  dont  je  parle  sont  les  seuls  signes  qui  trahissent  le  vieillard  dans 
cette  (euvre  prodigieuse. 

L'auteur  de  Fausl  n'admet  pas  que  la  forme,  si  rigoureuse  qu'elle  soit. 
puisse  exclure  la  pensée.  Chez  lui  tout  s'accomplit  naturellement  et  sans  tra- 
vail. Plus  la  forme  est  étroite  et  solide,  plus  l'idée  apparaît  au  fond  vive,  lumi- 
neuse, concentrée,  et  saisissable  à  l'intelligence.  On  dirait  alors  que  la  pensée 
subit  dans  son  cerveau  une  transformation  première ,  et  se  répand  en  essence 
pour  venir  tout  entière  dans  le  moule  qu'il  lui  destine.  Jamais  vous  ne  ren- 
contrez chez  Goethe  de  ces  aspérités  qui  proviennent  de  jointures  mal  faites, 
et  vous  choquent  si  souvent  ailleurs.  La  pensée  entre  dans  la  forme  sans  rien 
abandonner  de  son  allure  indépendante  ;  et,  de  son  côté,  jamais  la  forme  ne  se 
rétrécit  ou  ne  se  dilate.  On  a  beaucoup  reproché  à  Goethe  son  indifférence  tou- 
chant les  points  de  religion.  Pour  moi,  cette  indifférence  me  semble  l'avoir  servi 
merveilleusement  dans  son  entreprise.  Si  Goethe  eût  été  catholique  de  profession 
ou  païen,  adorateur  borné  de  Jupiter,  comme  on  a  voulu  si  plaisamment  nous  le 
faire  croire,  Goethe,  soyez-en  sûr,  n'eût  pas  écrit  les  deux  parties  de  Faust,  ce 
livre  du  moyen  âge  et  de  l'antiquité,  ce  monument  qui  tient  de  la  cathédrale  et 
du  Parthenon.  Pour  les  grandes  conceptions  de  l'esprit  humain,  la  croyance  à 
l'art  supplée  à  toutes  les  autres  croyances. 

La  tragédie  de  Faiisl  est  comme  un  triple  miroir  où  se  réfléchit,  dans  les 
trois  époques  solennelles  de  sa  vie,  la  grande  figure  de  Goethe.  Il  y  a  le  Fausl 
de  sa  jeunesse,  le  Faust  de  son  ûge  mûr,  le  Faust  de  sa  vieillesse.  Sa  pensée  est 
là,  d'abord  amoureuse  et  naïve,  plus  tard  mélancolique  et  sombre,  enfin  calme 
et  sereine  comme  aux  premiers  jours,  dépouillant  toute  rancune,  et  secouant, 
pour  remonter  aux  cienx,  le  souvenir  des  misères  terrestres.  Tout  ce  que  Goethe 
a  senti  d'amour,  d'ironie  amère,  dépeignante  douleur,  il  l'a  mis  dans  son  poëme 
de  Fmist.  (Yesi  bien  là  son  œuvre.  Quoi  qu'il  fasse,  il  ne  peut  se  soustraire  à  la 
fascination  de  ce  sujet  tout-puissant  \  S'il  le  quitte  un  moment,  c'est  pour  le  re- 
prendre bientôt;  s'il  sort  du  cercle  fatal,  c'est  pour  y  rentrer  tôt  ou  tard.  Je  ne 
dis  pas  ici  que  Goethe  n'ait  é!é  toute  sa  vie  occupé  que  de  Fausl  :  Goetz  de  Ber- 
lichingen,  Werther,  Egmont,  Claire,  Adélaïde  et  Franz,  et  vingt  autres  caractères, 
sont  là  pour  témoigner  contre  cette  opinion;  mais  une  chose  incontestable,  c'est 
qu'entre  toutes  ses  créations ,  Faust  est  la  seule  qu'il  affectionne  du  fond  de 
l'Ame,  et  pour  laquelle  il  professe  une  fidélité,  non  de  poète,  mais  d'amant.  Les 

*  \  oy.  la  lettre  qu'il  écrivait  quelques  jours  avant  sa  mort  à  (t.  de  lluiubolilt,  le  17  mars  tXÔ^. 


J/t  GOETHE. 

caraclôres  qu'il  ronroil  dniislcs  inlervallcs,  on  seul  qu'il  ne  les  aime  (\uî\  l'heure 
(le  la  créalitiM  :  il  les  conleuqjle  un  iiislani,  puis  il  leur  donne  le  baiser  d'ailieii  el 
les  congédie  pour  ne  les  plus  revoir.  De  Faiisl  il  n'eifest  pas  ainsi.  Chaque  fois 
qu'une  larme  vient  à  germer  dans  ses  paupières  arides ,  il  cherche  Marguerilc 
autour  de  lui,  pour  répandre  celle  larme  avec  elle;  il  ne  discute  volontiers 
(|u'avec  le  vieux  Docteur,  et  pour  verser  à  loisir  sa  bile  sur  le  monde  il  lui  faut 
son  Mé[)hislo[diélès.  La  f|ueslion  d'art  mise  de  côté,  ses  antres  créations  lui  sont 
indillérenles,  presque  étrangères,  il  n'a  jamais  vécu  dans  leur  compagnie;  les 
seules  qu'il  aime,  pour  lesquelles  il  se  passionne,  et  dont,  en  quelque  sorte,  il 
ail  revêtu  l'humanité ,  ce  sont ,  croyez-le  bien  ,  Henri  Faust ,  Méphistophélès  et 
peut-être  aussi  Marguerite. 

11  a  souvent  été  (pu^slion  de  l'avorlemcnt  nécessaire  de  toute  tentative  epitjue 
dans  notre  siècle  ;  on  n'a  pas  manqué  de  faire  valoir  à  ce  propos  toute  sorte  de 
considérations  de  climat  et  de  lieu,  comme  si,  depuis  que  les  jeunes  gens  ne  vont 
plus  par  les  places  publi([ues  les  tenq)es  ceintes  de  myrte  et  de  laurier,  le  beau 
idéal  s'était  retiré  de  la  terre  :  idées  bonnes  tout  au  plus  à  gonller  de  vent  cer- 
taines imprécations  prophéti(pies  dont  personne  ne  se  soucie!  Le  beau  ne  périt 
pas,  il  se  transforme.  Aujourd'hui,  par  exemple,  le  beau  pourrait  bien  être  l'utile. 
Puis([ue  nous  parlons  d'épopée ,  en  voilà  une  sublime ,  la  seconde  partie  de 
faiisi!  Quelle  condition  du  genre  manipic  donc  à  cette  OMivre?  Est-ce  la  magni- 
llcence  de  la  forme?  Faiisl,  pour  la  grandeur  de  la  composition  ,  ne  le  cède  pas 
même  à  V Iliade  d'Homère.  Est-ce  la  variété?  Toutes  les  théories,  tous  les  mys- 
tères enseignés  dans  les  écoles  d'Athènes  et  d'Alexandrie,  tout  ce  que  les  hommes 
isolés  ou  réunis  ont  pensé  (hqtuis  le  fond  de  l'antiquité  jusqu'à  ce  j(uir,  tout  cela 
murmure,  s'agite  et  tourbillonne  dans  cet  univers.  Est-ce  enfin  cette  force  de 
vitalité  qu'une  œuvre  synthétique  enqu'unte  aux  laits  contemporains?  Prenez 
dans  l'allégorie;  derrière  Méphistophélès  et  l'empereur,  voyez  Law  et  la  révolu- 
tion de  juillet  Cicldarislocratie,  Nicolai  et  ses  disciples,  les  ambitions  politiques 
et  les  extravagances  littéraires.  11  semltle  qu'on  s'imagine  qu'un  poëme  ne  de- 
vii^mie  une  éi)opée  que  lorsque  deux  mille  ans  ont  [)assé  dessus.  A  ce  compte, 
Fausl,  éclos  d'hier,  tiède  encore  de  l'inspiration  qui  l'a  conçu,  ne  peut  être  une 
épo])ée  eu  aucune  façon.  D'ailleurs,  s'il  a  jamais  existé  une  intelligence  faite  pour 
se  soustraire  à  ces  théories  que  l'on  se  plaît  à  développer  sur  la  nécessité  de 
certaines  époques  à  la  venue  au  monde  de  telle  œuvre  d'art  ou  de  telle  autre, 
c'était  Cioethe  :  avec  celte  force  (Yobjcclivilé  qu'il  tenait  de  sa  nature  invincible, 
toute  entreprise  poétique  devait  lui  réussir  dans  tous  les  temps.  L'homme  qui  a 
reproduit  l'Orient  et  l'antiquité  homérique,  s'il  eût  voulu  s'y  appli(pier  dix  ans 
de  sa  vie,  ain-ait  composé  un  poëme  indien  aussi  vaste,  aussi  merveilleux  (pie  le 
lia^liawad.  Etrange  chose  !  notre  siècle  a  vu  naître  le  second  Faiisl,  etrAUemagire 
se  doute  à  peine  de  celte  épopée.  Le  tort  de  Goethe,  c'est  d'avoir  ïnill phi  génie  en 
Tauride,  Iif;inonl,  Goclz,  Werllier,  et  cent  autres  cliefs-d'o'uvre.  S'il  avait  voulu 
s'en  tenir  à  Fausl,  cette  [toésie  titanique,  s'il  n'eût  jamais  écrit  que  Fausl,  son 
poëme  aurait  déjà  con([uis  sa  place  entre  V Iliade  d'JIomère  et  la  Divine  Comédie 
de  Dante.  Le  vase  de  l'admiration  une  fois  remidi ,  il  n'est  pas  de  foi'ce  au  monde 
(pii  puisse  y  faire  entrer  une  goutte  de  plus.  On  adopte  celui-ci  pour  ses  œuvres 
drrimati(jues,  celui-là  pom*  son  épopée.  La  société  ne  veut  pas  croire  qu'il  y  ait 
(hîshonmu^s  tellement  élevés  par  rinspiration  au-dessus  de  leurs  send)lables,  qu'ils 
puissent  écrire  Fgnumt  et  Faust,  l'allé  défend  au  génie  d'être  deux  fois  immortel. 


GOETHE.  !•) 

Goellic  avail  à  iiciiic  viiiiil-dciix  ans  lorsiiifil  piihlia  les  [U'ciiiiiTs  rrai^iiu'iils 
(le  Fausf,  un  pcliL  voIiiiik^  <[iii  cnnicnail  riiilrodiirlioii ,  moins  <|n<;l([n<!s  pa^cîs, 
cL  pi'(!S(|uc  loulcs  les  scènes  de  Marynei'ile.  11  y  a  là  leiiU;  ceile  passion  si  naïve, 
si  pure,  si  allemande,  si  pleine  de  gi'àec  el  de  vohiplé  :  la  renconin;  dans  la  rue, 
la  promenade  dans  le  jardin  el  les  margu<'riles  ellenillées,  (oui,  1(!  (;araelère  de  la 
jeime  lille,  le  seul  penl-èlre  auquel  il  u'ail  jamais  lunclié  depnis;  el  cela  se  cou- 
eoit  :  Goelhe,  lorscpi'il  écrivit  les  premiers  fragments  de  Faust,  s'il  ne  pouvait 
encore  que  pressenlir  les  grandes  ligures  du  Docteur  et  de  Mépliistophélès,  était 
plus  que  jamais  dans  Tage  de  produire  Marguerite,  création  toute  de  jeunesse  et 
de  sentiment,  presque  lyrique. 

Plus  tard,  lorsque  ramertume  lui  lut  veiuie  au  cœur,  qu'il  eut  touché  du  doigt 
les  misères  de  la  vie  et  les  vanités  de  la  science,  il  ajouta  à  son  œuvre  la  scène 
désespérante  de  l'Ecolier,  la  scène  de  la  Sorcière,  celle  des  joyeux  Compagnons 
dans  la  taverne  d'Auërbacli  à  Leipzig,  el  d'aulres.  Alors,  dans  la  composition  dn 
drame  et  dans  ses  uioindres  détails,  on  vit  se  reproduire  une  idée  fondamentale, 
l'idée  qui  domine  le  poète,  de  démontrer  coml)ien  dans  les  rapports  de  la  vie  les 
plus  divers  et  les  plus  variés,  une  sorte  d'oubli  graduel  de  l'état  véritable  et  ori- 
ginel de  l'homme  finit  par  conduire  à  l'exagération  la  plus  fatale,  et  cela  par  les 
sentiers  les  plus  opposés.  Je  m'explique.  —  Si,  chez  Faust,  qui  représente  l'abus 
le  plus  grand  et  le  plus  noble,  ai)rès  (ont,  qui  se  puisse  faire  des  qualités  de 
l'homme ,  celte  exagération  éclate  par  cette  incessante  volonté  (pi'il  a  de  con- 
vertir la  destinée  individuelle  de  l'iumime  en  une  destinée  universelle  où  toute 
chose  vienne  s'absorber,  on  peut  se  convaincre,  —  en  lisant  les  scènes  de  la  ta- 
verne, du  jardin  chez  Marthe,  de  Lise  au  puits,  les  jactances  de  Valentin  à  propos 
de  la  beauté  de  sa  S(eur,  —  de  cette  vérité,  (|ue  l'état  originel  de  riioiunu'  n'est, 
d'autre  part,  non  moins  foulé  aux  pieds  dans  l'ivresse  d'une  sensualité  grossière 
et  d'un  désir  conumin.  —  Sur  sa  vieillesse,  Goethe  écrivit  le  second  Faust,  con- 
ception que  lui  seul  au  monde  pouvait  réaliser.  L'unité  du  premier  Faust  pesait 
à  sa  pensée;  il  était  à  rétroit  dans  ces  dimensions  qui  nous  semblent  à  nous  si 
vastes  :  sa  fantaisie  inépuisable  demandait  l'infini,  tentative  sublime  el  des  plus 
gloiieuses  ((ui  se  soient  faites.  Ici,  plus  d'action  di"amati(pie,  plus  de  scènes;  mais 
la  simple  logique  des  faits  substituée  au  caprice  du  poète  ,  la  pensée  humaine 
dans  sa  plus  haute  et  sa  plus  scdenuelle  manifestation.  L'Allemagne  du  moyen 
âge  ne  lui  suffisait  pas,  à  cet  houuue  :  il  manquait  d'air  sur  la  cime  du  Brocken. 
Cette  fois,  il  traverse  l'Océan,  pose  le  pied  sur  la  terre  de  Grèce,  et  s'empare 
du  Peneios.  Il  y  a  tout  dans  cette  univre,  ou  plutôt  dans  ce  monde,  les  Sirènes 
el  les  Salamandres ,  les  Néréides  et  les  Ondines.  En  sortant  du  laboratoire  de 
Wagner,  vous  entrez  dans  le  champ  de  bataille  de  Pharsale,  où  la  Thessalienne 
Erichto  chante  dans  l'ombre.  Le  petit  homme  (ITomunculus)  que  Wagner  crée,  à 
force  de  mélanges,  dans  une  fiole  de  cristal,  prend  tout  à  coup  sa  course  à  travers 
l'espace,  el,  tout  en  floltanl  sur  le  rivage  de  la  mer  Egée  ,  s'entretient  avec 
Anaxagoras  et  Thaïes  touchant  les  principes  de  l'univers.  Une  chose  à  remar- 
quer surtout,  c'est  le  soin  curieux  avec  lequel  Goelhe  a  traité  les  moindres  dé- 
tails de  cette  œuvre.  Jamais,  en  effet,  le  grand  maître  de  la  forme  n'est  descendu 
plus  avant  dans  les  profondeurs  mystérieuses  de  son  art.  Comme  il  chante  sur 
tous  les  modes!  comme  cette  riche  langue  allemande  devient  souple  entre  ses 
mains,  et  prend,  lorsqu'il  le  veut,  le  rhythme,  la  clarté,  Fliarmoiùe  et  le  luimbre 
de  la  langue  homérique!  Mais  tout  cela  n'est  rien.  Pour  avoir  une  i<lée  de  son 


10  GOETHE. 

arl  inconcevable,  il  l'aiil  réliiclier  dans  ses  moindres  caprices,  lorsqn'il  verso  en 
se  jouant  le  métal  de  sa  pensée  dans  le  moule  étroit  et  rigoureux  (jji'il  s'est  choisi, 
et  lutte  avec  les  dil'licultés  du  rhythme  le  plus  sévère.  Il  assemble  les  mots  en 
groupes  sonores,  et  condiine  ses  petits  vers  dans  la  strophe  comme  les  fils  mer- 
veilleux d'un  tissu  d'or.  Je  ne  sais  rien  au  monde  de  plus  frais  et  de  plus  doux 
(pie  le  chœur  des  Sylphes,  au  premier  acte  ;  et  les  paroles  d'Ariel,  quelle  musique  ! 
Jlela  murmure,  cela  gazouille,  cela  siftle  et  s'exhale  :  c'est  un  parfum  de  lis  dans 
l'air,  c'est  le  vent  dans  le  feuillage,  c'est  la  poésie  allemande  dans  son  évapora- 
tion  la  j)lus  suave. 

Dans  la  première  j)artie,  Faust  est  d'abord  en  proie  au  doute  de  la  science,  et 
j)lus  tard  à  toutes  les  ardeurs  de  la  poésie.  On  le  voit  lutter  avec  les  exigences 
superbes  d'un  esprit  hautain  et  sans  repos  qui  prétend  approfondir  tous  les  mys- 
tères et  ravir  à  la  terre  ses  plus  divines  voluptés.  Cette  lutte  finit  avec  le  pacte 
qu'il  signe  à  Méphistophélès,  auquel  Faust  appartiendra  dans  l'autre  vie,  si  son 
désir  est  satisfait  ici-bas.  Dès  lors  l'action  commence.  Les  rapports  inquiets  et 
fatals  qu'il  se  crée  avec  la  nature  et  l'humanité,  la  transfiguration  de  Faust,  son 
amour  pour  Marguerite,  le  Blocksberg  et  ses  vingt  illusions,  sont  autant  de  ten- 
tatives pour  apaiser  cette  âme  insatiable.  Toutes  échouent  :  le  bonheur  et  le  dés- 
espoir, comme  deux  vents  contraires,  soulèvent  à  chaque  instant  les  océans  de 
sa  conscience.  Il  tombe  des  hauteurs  de  la  foi  dans  les  abîmes  du  doute,  va 
d'épreuve  en  épreuve,  cueille  les  plus  doux  fruits  de  l'arbre  de  la  vie  et  les  plus 
amers  ;  mais,  dans  ce  tumulte,  aucun  repos,  aucune  jouissance.  Et  comment 
pourrait-il  en  être  autrement,  aussi  longtemps  qu'une  étincelle  divine  tremblera 
parmi  les  cendres  lièdes  de  son  cceur,  aussi  longtemps  que  l'esprit  de  négation 
ne  sera  pas  le  maitre  absolu  de  son  être?  A  chaque  pas  qu'il  fait  dans  la  vie,  il  se 
heurte  contre  une  pierre,  il  trébuche:  il  cherche  la  vérité,  la  force  ,  l'unité,  et 
ne  trouve  (jue  les  contraires.  11  ouvre  les  bras  dans  l'espace,  invoquant  de  toutes 
ses  forces  une  créature  qui  le  soutienne  et  le  console,  et  lorsqu'il  croit  l'avoir 
trouvée,  il  sent,  le  malheureux,  qu'il  n'étreint  que  le  vide!  Il  en  est  de  son  bon- 
heur comme  de  ses  peines.  Au  milieu  de  ses  plus  franches  exaltations,  lorsque 
l'ivresse  l'emporte  au  delà  des  soucis  du  moment,  au  delà  de  la  crainte  de  voir  se 
dissiper  tout  à  coup  les  voluptés  dont  il  s'entoure,  de  mystérieux  désirs  s'éveillent 
en  lui  :  le  souvenir  de  la  Divinité  tombe  comme  un  rayon  du  ciel  dans  son  àme 
pour  en  éclairer  les  ruines,  et  dès  lors,  j)Ale,  triste,  éperdu,  il  regrette  amère- 
ment la  durée  éternelle  et  la  consécration  sereine  que  le  bien  seul  donne  aux 
choses.  Aussi  ce  n'est  que  par  contrainte  qu'à  la  lin  de  la  première  partie  il  obéit 
au  terrible  lier  zu  mir!  de  Méphistophélès.  Le  démon  n'a  gagné  son  pari  en  aucune 
manière,  pas  plus  vis-à-vis  du  poète  que  de  l'homme. 

A  la  fin  delà  première  partie,  nous  avons  laissé  Faust  dans  les  angoisses  d'une 
lutte  (pii  ne  pouvait  se  prolonger,  et  voici  que  nous  le  retrouvons  au  sein  de  la 
plus  féconde  nature,  étendu  sur  l'herbe  nouvelle,  entouré  de  Sylphes  qui  chan- 
tent, de  ruisseaux  qui  murmurent.  Les  génies  de  l'air,  les  cascades,  l'arc-en- 
ciel ,  quelle  compagnie  que  celle-là  pour  une  àme  manjuée  partout  des  em- 
preintes fatales  de  la  réalité  !  La  baguette  d'or  de  la  Fantaisie  a  frappé  la  source: 
des  eaux  vives  et  bruyantes  jaillissent  par  torrents.  L'esprit  s'enivre  de  lumière, 
de  parfum  et  d'amour.  La  joie  est  d'autant  plus  franche  et  plus  sereine,  que  son 
abattement  et  sa  tristesse  étaient  plus  mornes.  En  sortant  de  cette  prison  humide, 
froide  et  sombre,  où  vient  de  mourir  Marguerite,  on  se  sent  frémir  d'aise  au 


CiOETlŒ.  17 

grand  soleil,  doiil  rexi)lo.si()n  rappelle  Faust  à  Texislencc.  Le  conlraslc  est  admi- 
rable :  en  poésie  comme  en  miisi(|iie,  les  elfels  les  plus  simples  et  les  pins  grands 
sont  dans  les  contrastes;  et  qui  jamais  a  mieux  compris  cet  art  (pie  Goethe  et 
Weber?  Je  cite  ici  ces  deux  noms  à  dessein,  parce  qu'ils  se  conviennent  à  mer- 
veille. La  musique  de  Weber  aiïeclionne  les  contrastes,  de  môme  que  la  poésie 
de  Goethe.  En  certains  endroits,  le  Freijuclmiz  et  le  Vausl  sont  des  œuvres  de  même 
nature.  Plus  on  les  examine,  plus  on  découvre  en  elles  de  mystérieux  rapports. 
Il  y  a  dans  la  partition  des  motifs  qui  semblent  écrits  tout  exprès  pour  le  drame  : 
un  vers  éveille  une  mélodie,  et  l'esprit,  qui  reçoit  rarement  les  impressions 
telles  que  le  poëte  les  lui  donne,  qui,  soit  caprice,  soit  confiance,  se  plait  à  les 
modifiera  sa  manière,  l'esprit  confond  ensemble  les  deux  éléments,  et  se  com- 
pose une  comédie  de  poésie  et  de  musique  d'aulantplus  curieuse,  qu'il  en  Jouit 
tout  seul.  On  dira,  je  le  sais,  que  les  rapports  nombreux  qui  peuvent  exister  entre 
les  deux  chefs-d'œuvre  viennent  de  l'idée  première,  qui,  au  fond,  est  la  n.ême, 
autant  toutefois  que  les  conditions  respectives  des  deux  arts  le  permettent.  De 
part  et  d'autre,  il  s'agit  de  fatalité  combattue  avec  l'aide  de  puissances  surnatu- 
relles. Franchement,  est-ce  là  un  motif  pour  que  le  musicien  et  le  poêle  recher- 
chent de  préférence  certaines  combinaisons  qu'ils  mettent  en  usage  dans  les 
moindres  détails?  Deux  génies,  s'ils  n'ont  apporté  en  naissant  une  parenté  divine, 
auront  beau  se  rencontrer  sur  le  même  sujet,  ne  croyez  pas  que  leurs  œuvres 
jamais  se  ressemblent.  Le  sujet  est  un  monde,  ou  plutôt  l'argile  donnée  au  poêle 
pour  créer  un  monde;  chacun  pétrit  cette  argile  à  sa  manière,  et  l'œuvre  en  ré- 
sulte pareille  ou  dissemblable.  Si  des  rapports  de  sujets  unissaient  ainsi  deux 
œuvres,  ü  s'ensuivrait  que  toutes  les  partitions  de  l^aml,  dont  l'Allemagne  abonde, 
auraient  de  meilleurs  droits  que  le  Freijscliiilz  à  faire  valoir  à  la  parenté  de 
Goethe;  ce  qui  ne  peut  être  admis  en  aucune  façon.  Rien  ne  ressemble  moins 
à  l'œuvre  de  Goethe  que  toutes  les  conceptions  musicales  écrites  sur  le  même 
sujet  ;  je  n'en  excepte  pas  même  le  Faust  de  Spohr,  où  la  grande  figure  de  Mé- 
phistophélès  n'apparaît  qu'un  moment,  pendant  le  menuet  du  second  acte.  —  H 
y  a  dans  Weber  un  effet  tout  pareil  à  celui  dont  nous  parlons.  Le  musicien 
passe  tout  à  coup  de  l'agilalion  à  la  quiétude,  de  l'odeur  du  soufre  au  parfum 
des  blés,  des  évocations  infernales  de  Gaspard  à  la  douce  prière  d'Agathe.  C'est 
là  un  moyen  bien  simple  et  qui  produit  une  sensation  rare.  Après  les  terreurs  de 
la  nuit,  après  les  ouragans  dont  les  éclats  ont  occupé  le  finale,  ce  rideau  qui  se 
lève  sur  une  scène  si  pure  de  mélancolie  et  d'innocence  envoie,  en  se  ployant, 
un  air  de  bénédiction  dans  la  salle.  Vous  oubliez  le  carrefour  maudit,  le  torrent 
plein  de  visions,  le  pacte  signé  à  la  lueur  des  éclairs,  pour  cet  hymne  qui  monte 
au  milieu  des  vapeurs  du  matin,  et  va  tout  racheter.  C'est  un  rayon  de  soleil  après 
la  pluie,  un  cri  d'oiseau  après  l'orage  ;  votre  front  s'épanouit,  votre  pensée  rede- 
vient heureuse  et  sereine. 

Faust  se  trouve  ensuite  porté  au  milieu  de  la  cour  de  l'empereur,  où  Méphis- 
tophélès  remplit  l'office  de  bouffon.  Tout  va  de  mal  en  pis;  l'argent  manque,  le 
peuple  menace  de  se  révolter.  On  consulte  Méphistophélès,  qui  ne  voit  d'autre 
moyen  de  se  tirer  d'affaire  que  de  créer  sur-le-champ  une  énorme  quantité  de 
papier  [monnaie.  L'empereur,  dont  Méphistophélès  a  séduit  le  caractère  faible 
par  je  ne  sais  quel  grand  projet  de  lui  soumettre  les  éléments,  et  de  rendre  l'eau, 
l'air,  le  feu  et  la  terre,  tributaires  de  sa  couronne,  ne  tarde  pas  à  consentir,  et 
bientôt  après  le  Chancelier  proclame  ces  paroles  :  «  On  fait  savoir  à  qui  le  dé- 


J8  GOETHE. 

siio  (|ii('  1rs  liillcis  ("iiiis  v;il('iit  cIkumhi  mille  cuiirunnes  :  il  est  (loiiiié  pour  mil- 
lion un  li'(''sor  iniiiionse  eiiluiii  dans  le  sol  de  rein|>ii"e.  »  (IrAce  à  rel  expédient 
habile,  Tinquiélnde  cesse,  on  oublie  les  préoccupations  sérieuses,  on  cbanle,^on 
boil,  on  s'abandonne  à  Tivresse  du  nionicnl  ;  le  carnaval,  suspendu  loul  à  Tbcurc, 
recommence  de  pins  belle.  Les  figures  que  Goethe  évoque  dans  le  carnaval  poé- 
tique sont,  pour  ainsi  dire,  autant  de  vivantes  allusions.  Ce  beau  jeune  homme 
(|ui  conduit  un  char,  comme  Apollon,  représente  la  poésie,  etc.  Voyez  passer 
tour  à  tour  les  Faunes,  les  Satyres,  les  Gnomes,  la  nature  agreste  et  la  nature 
souterraine,  les  arbres  elles  métaux.  Survient  Pan,  qui  plonge  trop  avant  dans 
la  chaudière  où  Tor  bout;  sa  barbe  prend  feu,  un  incendie  général  en  résulte. 
L'empereur  lui-même  court  grand  risque,  lorsque  Plutus,  étendant  .son  bâton, 
conjure  les  nuages  et  la  pluie  et  met  fin  à  Tintermède.  Cependant  Faust  ne  fait 
que  grandir  en  crédit;  Tempcreur,  émerveillé  de  sa  puissance,  exige  de  Ini  une 
évocation  d'Esprits  [eine  (ieislersccne).  Le  maître  du  monde  prétend  qu'on  lui 
montre  Hélène  et  Paris.  Méphislophélès  hésite,  cet  ordre  l'effraie;  il  peut  bien 
évoquer  des  spectres  et  des  sorcières,  mais  les  héroïnes  et  les  demi-dieux  des 
temps  antiques  échappent  à  sa  domination. 

Ici  l'énigme  semble  se  compliquer  à  dessein.  Qne  Méphistophélès,  création  de 
la  légende  catholique,  perde  tous  ses  droits  sur  les  héros  de  l'antiquité  païenne, 
cela  se  conçoit  aisément  ;  mais  que  veulent  dire  ces  Mères  qui  habitent  dans  la 
profondeur?  Il  est  évident  que  le  poète  n'entend  pas  faire  allusion  au  Tarlare  des 
Grecs  ;  car  les  êtres  qui  s'y  trouvent  ont  aussi  vécu  jadis  dans  le  temps  et 
l'espace;  ni  l'Elysée,  ni  le  Tartare,  n'éveillent  le  sentiment  de  morne  solitude 
dont  il  parle.  —  Faust  veut  évoquer  les  formes  de  la  Fable  et  de  la  poésie  antique  ;  * 
où  les  trouver  ces  formes,  sinon  dans  le  royaume  des  idées?  Ecoutez  Platon  : 
«  Les  idées ,  types  éternels  des  choses ,  ne  passent  jamais  dans  l'existence  va- 
riable; elles  ne  se  transforment  pas,  elles  ne  sont  pas.  Du  fond  de  leur  patrie, 
l'éternelle  unité,  le  sein  de  Dieu,  elles  reflètent  leurs  images  dans  toutes  les 
créations  de  la  nature  et  de  l'esprit  humain.  On  peut  citer  un  passage  du  Timée 
où  ce  nom  de  Mères  est  donné  à  la  nature  absorbante  :  ûttcJ&x^,  cÏgv  tiôwyi  TCpc<jêf.tâTat 
■n'/zT.ii  Tô  [j.h  Siy/.u.vK->  avirpl  to  tz  âOîv  -r^arpî.  Cc  qu'il  y  a  dc  Certain  ,  c'est  que  dans  la 
théorie  des  alchimistes,  le  mot  de  Mères  sert  aussi  à  désigner  les  principes  des 
métaux  et  des  corps  [elenienla  sunl  malriocs).  Le  corps  conçoit  l'existence  et  la 
forme  par  l'iulerventiou  de  trois  puissances  :  le  mercure,  le  soufre,  le  sel.  (Théo- 
ruRASTE  Paracelse,  Parannrinn,  livre  I,  p.  584,  585.)  Matrices reriiin  omnium  id 
est  f'Jemenla.  (Marï.  Pillanui,  Lex.  Alcheni.)  Pour  ceux  qui  n'ignorent  pas  avec 
quelle  ardeur  Goethe  se  livrait  dans  sa  jeunesse  à  l'étude  des  sciences  occultes  ', 
il  est  clair  que  ce  nom  de  Mères  (  Müller)  lui  vient  des  alchimistes  du  moyen  âge. 
Au  premier  moment  Faust  s'en  épouvante  ;  perdu  comme  il  est  dans  le  royaume 
des  sens,  toute  spéculation  divine  lui  répugne.  Peut-être  aussi  le  nom  de  Mère 
éveille-t-il  en  lui  le  souvenir  de  la  grossesse  de  Marguerite.  Pour  Méphislophélès, 
il  ne  veut  rien  avoir  à  faire  avec  les  Mères;  il  ne  s'attache  qu'aux  choses  solides 
et  qui-ont  un  corps.  Voilà  pourquoi  Faust,  une  fois  ([u'il  s'est  élevé  au  point  de 
vue  dc  res|)rit,  espère,  en  son  exaltation  sublime,  trouver  son  loul,  das  all,  dans 
le  néant  de  Méphistophélès;  car  c'est  dans  le  royaume  des  idées  seulement  qu'il 


'  Vo\('/.  ;  Dichluncjwid  Wahrhdl,  2,  Tlicil,  8,  200. 


(lOETIli;.  V.) 

puisera  celle  salislacliüii  qu'il  cherche  en  vain  partout  dans  ruiiivers.  D'ailleurs, 
lal)eaulé  pure  n'y  sùjourne-l-elle  pas? 

Faust  s'abinie  dans  le  goufl'resans  nom.  En  attendant  ((u'il  revienne,  la  cour 
s'empresse  autour  de  Méphistophélès;  on  l'accable  de  questions.  Les  chambel- 
lans, les  marquises,  les  pages  se  le  disputent.  Le  pauvre  diable,  assailli  de  toutes 
parts,  ne  sait  à  qui  répondre.  Cependant  Faust,  en  vêtements  sacerdotaux,  repa- 
raît avec  le  trépied  (pi'il  conjure.  Le  nuage  de  la  fable  laisse  échapper  deux 
ombres,  Paris  d'abord,  Hélène  ensuite.  La  beauté  grecque,  qui  répugne  à  Méphis- 
tophélès, fascine  l'esprit  de  Faust. 

Faust.  «  La  douce  figure  qui  jadis  me  ravit,  et  dont  le  reflet  magique  m'en- 
chanla,  n'était  que  l'ombre  d'une  telle  hcaulé.  C'est  à  toi  que  je  voue  toute  force 
active,  toute  passion  ;  à  toi  sympathie,  amour,  adoration,  délire!  » 

La  fantasmagorie  poursuit  son  cours  :  Paris  veut  enlever  Hélène,  Faust 
transporté  sort  de  son  rôle,  s'élance  sur  le  ravisseur,  le  touche  de  la  clef.  Une 
explosion  terrible  en  résulte  ;  Faust  tombe  comme  foudroyé  sur  le  sol,  Méphisto- 
phélès vient  à  son  aide,  et  le  charge  sur  ses  épaules. 

Au  second  acte,  nous  retrouvons  Méphistophélès  dans  le  gothique  laboratoire 
où  nous  l'avons  vu  jadis  pour  la  première  fois.  Faust,  épuisé  par  tant  d'émolions, 
repose  sur  le  lit  de  ses  pères,  et  tandis  que  l'amant  inquiet  d'Hélène  poursuit  à 
travers  les  campagnes  du  rêve  les  insaisissables  voluptés  où  son  cœur  aspire  sans 
relâche,  le  vieux  diable  endosse  la  robe  de  docteur  et  vient  jeter  un  coup  d'œil 
sur  les  lieux  témoins  du  célèbre  contrat. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  «  J'ai  beau  regarder  en  haut,  en  l)as,  partout,  rien  n'est 
changé  ;  seulement  les  vitraux  sont  moins  clairs,  il  me  senjble,  et  les  toiles  d'arai- 
gnées plus  nomhreuses  ;  je  trouve  l'encre  figée  et  le  papier  jauni  ;  cependant  tout 
est  bien  demeuré  en  place.  Voilà  encore  la  plume  avec  laqu(dle  Faust  a  signé 
son  pacte  avec  moi,  et  dans  le  tuyau  tremble  encore  la  goutte  de  sang  que  je  lui 
ai  tirée.  Une  pièce  unique,  en  vérité,  et  que  je  souhaite  de  grand  cœur  au  prince 
des  antiquaires!  » 

Survient  l'Écolier  de  la  première  partie.  Le  jeune  héros  a  fait  bien  du  chemin 
depuis,  le  voilà  bachelier  maintenant  ;  et  comme  il  faut  toujours  que  la  faiblesse 
humaine  trouve  son  compte  môme  dans  les  moindres  sujets,  il  a  monté  tout  à 
coup  son  orgueil  au  niveau  du  grade  qu'il  occupe  désormais  dans  l'université  : 
autant  il  était  humble,  timide  et  simple  autrefois,  autant  il  se  montre  aujourd'hui 
arrogant  et  superbe.  Philosophe  absolutiste,  infatué  de  son  mérite,  le  monde 
commence  avec  lui.  Ici  Méphistophélès  cède  sa  place  à  Goethe,  et  la  personnalité 
susceptible  du  vieillard  s'empare  de  la  scène  ;  c'est  toujours  la  même  ironie,  le 
même  dédaigneux  sang-froid,  le  même  ton  de  sarcasme  et  de  mépris  ;  seulement, 
à  travers  cet  air  d'impassibilité  qu'il  affecte  de  prendre,  un  sentiment  de  tristesse 
profonde  se  fait  jour  :  la  mélancolie  de  ce  visage  auguste  perce  par  les  trous  du 
masque  de  pierre  qui  le  recouvre.  Dans  la  première  partie  de  Faust,  l'ironie  de 
celte  scène  a  quelque  chose  en  soi  déplaisant  et  de  sympathique,  parce  qu'elle 
s'exerce  déplus  haut;  cette  manière  aisée  cl  familière  de  traiter  le  pauvre  diable 
qui  se  sent  pour  toutes  les  carrières  une  égale  vocation,  et  de  le  placer  au  beau 
milieu  des  sciences  qui  se  le  renvoient  comme  une  balle,  sans  qu'il  puisse  savoir 
a  laquelle  se  fixer,  tient  du  persiflage  plus  encore  que  de  l'ironie.  Ici,  au  con- 
traire, rien  de  tout  cela.  Quand  l'ironie  éclate  dans  le  second  Faust,  elle  est 
sombre,  chagrine,  maussade,  pleine  d'amertume  et  de  fiel.  Peut-être  la  cause  de 


20  GOETHE. 

celle  iliflcrencc  csl-clle  lout  cnlière  (uins  la  queslion  de  lenips.  La  première  de 
ces  deux  scènes  fiil  écrite  àviiigl  ans,  les  yeux  fixés  sur  l'avenir  où  le  soleil  resplen- 
dit toujours,  cpioi  (|u'on  dise,  et  l'autre  à  soixanle-dix,  les  regards  tournés  vers  les 
ombres  du  passé;  à  cel  âge  où  l'on  a  acquis  toute  expérience  des  hommes  et  des 
choses,  où  l'on  sait  ce  que  le  fruit  de  la  pensée  peut  donner  de  suc  généreux  elfécond 
sous  la  main  puissante  qui  l'exprime  ;  à  cette  heure  à  jamais  funeste  et  déplorable  où 
l'homme  de  génie  voit  les  rangs  s'éclaircir  autour  de  lui,  où  les  défections  com- 
mencent, où  l'on  sent  que  l'on  larde  à  mourir,  et  que  l'on  s'isole  de  jour  en  jour 
dans  le  linceul  de  sa  gloire.  L'ironie  des  jeunes  gens  tient  du  persiflage,  celle  des 
vieillards  du  désespoir  :  l'une,  toute  superficielle,  rôde  à  l'enlour  des  lèvres,  sem- 
blable aux  zéphyrs  des  soirs  d'avril,  qui  ébouriffent  les  roses  sur  leurs  tiges  sans 
les  flétrir;  l'autre  s'exhale  comme  un  vent  maudit  des  abîmes  desséchés  du  cœur 
humain,  et  souffle  partout  sur  son  passage  la  désolation  et  la  mort.  —  Méphisto- 
phélès,  vis-à-vis  du  bachelier,  c'est  lout  simplement  Goethe  en  face  de  la  jeunesse 
d'aujourd'hui,  de  celle  jeunesse  active,  impétueuse,  à  la  fois  dévouée  et  rebelle; 
qui  se  donne  corps  et  biens  à  la  première  gloire  qui  l'éblouit,  ne  peut  vivre  dans 
le  cercle  étroit  d'une  admiration  immuable,  et  qui  lot  ou  lard  s'impatiente  du 
joug  de  l'autorité;  qui  n'a  sous  le  ciel  d'amour,  d'enthousiaste  et  de  culte  que 
pour  les  idées,  et  lorsqu'il  se  rencontre  sur  son  chemin  un  mortel  digne  de  les 
représenter,  fait  station  autour  de  lui,  le  proclame  glorieux  et  l'aide  autant  qu'il 
est  en  elle  à  remuer  le  monde,  mais  spontanément,  sans  arrière-pensée  ni  pacte 
conclu,  trop  fière  pour  jamais  engager  son  indépendance  dans  l'avenir,  et  tou- 
jours prête  à  se  disperser  dès  qu'elle  croit  voir  les  belles  étoiles  de  la  terre  filer 
vers  d'autres  régions. 

Cette  humeur  inquiète,  qui  venait  à  Goethe  de  la  mélancolie  qui  s'attache  aux 
vieillesses  glorieuses  et  les  accompagne  jusqu'à  la  tombe,  se  révélait  surtout 
dans  l'intimité  de  sa  conversation,  où  l'ont  surprise  ceux  qui  l'abordaient  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie.  Voici  ce  qu'il  disait  à  Falk  dans  un  de  ces  accès  : 
«  Il  en  est  aujourd'hui  de  la  république  des  lettres  en  Allemagne  absolument 
comme  de  l'empire  romain  à  l'époque  de  la  décadence,  lorsque  chacun  voulait 
gouverner  et  qu'on  ne  savait  plus  quel  était  l'empereur.  Les  grands  hommes 
vivent  tous  exilés,  et  le  premier  aventurier  qui  se  rencontre,  pour  peu  qu'il 
compte  sur  les  soldats  et  sur  l'armée,  se  proclame  aussitôt  empereur.  Au  point 
où  nous  en  sommes,  on  ne  regarde  plus  au  nombre  ;  quelques-uns  de  plus  ou  de 
moins,  pou  importe.  L'empire  romain  n'a-t-il  pas  eu  trente  empereurs  à  la  fois? 
Wieland  et  Schiller  sont  déchus  de  leur  trône.  Combien  de  temps  vais-je  garder 
sur  mon  dos  mon  antique  pourpre  impériale?  Qui  lésait?  A  coup  sur,  ce  n'est  pas 
moi.  Quoi  (pi'il  en  puisse  advenir,  je  veux  montrer  au  monde  que  cette  royauté 
ne  me  tient  point  à  cœur,  et  supporter  ma  déchéance  avec  le  calme  et  la  rési- 
gnation qu'une  àmefoi'te  oppose  aux  coups  de  la  destinée.  —  Çà  !  de  quoi  parlions- 
nous  donc?  Ah  !  des  empereurs  !  C'est  bien!  Novalis  ne  l'était  pas  encore  ;  mais, 
avec  le  temps,  il  ne  pouvait  manquer  de  le  devenir.  Quel  dommage  qu'il  soit  mort 
si  jeune,  d'autant  plus  qu'il  avait  devancé  son  temps  en  se  faisant  calhuli(pie! 
N'a-t'on  pas  vu,  s'il  faut  en  croire  les  gazettes,  des  jeunes  filles  et  des  étudiants 
se  rendre  en  pèlerinage  à  son  tombeau,  et  le  joncher  de  fleurs?  J'appelle  cela  un 
début  ghirieux  et  qui  donnait  dans  l'avenir  de  grandes  espérances.  Pour  moi, 
comme  je  lis  fort  ])eu  les  gazettes,  je  su|)plie  uks  amis,  toutes  les  fois  qu'il  y 
aura  quelque  canonisation  de  cette  espèce,  de  ne  pas  négliger  de  m'en  faire 


GOETHE.  21 

])arl.  Tieck  aussi  fui  cmpereui'  qiieltiucs  jours  ;  mais  cda  ne  dura  guère  :  il  eut 
bienlùl  perdu  sonsceplre  elsa  couronne.  Ou  lui  reprocha  sa  douceur,  sa  clémence, 
ses  mœurs  de  Titus.  Le  gouvernement  exige  plus  que  jamais  aujourd'hui  une 
main  ferme  et  puissante,  et,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  une  sorte  de  grandeur  bar- 
bare. Ensuite  vint  le  tour  des  Schlegel,  Auguste  Schlegel,  premier  du  nom,  et 
Frédéric  Schlegel  II.  Tous  les  deux  régnèrent  avec  autorité,  en  monarques  abso- 
lus et  despotes.  Cha([ue  matin  des  proscriptions  nouvelles  ou  des  exécutions;  les 
listes  se  couvraient  de  noms,  les  échafauds  se  dressaient.  C'était  merveille!  De 
temps  immémorial,  le  peuple  aime  fort  toutes  ces  choses-là.  Dernièrement,  un 
jeune  homme,  à  son  premier  début  dans  la  carrière,  appidait  quelque  part  Frédé- 
ric Schlegel  un  Hercule  allemand  qui  parcourt  le  pays  sa  massue  à  la  main,  et  va 
terrassant  tout  sur  son  passage.  Aussitôt  le  magnanime  empereur  d'envoyer  des 
lettres  de  noblesse  au  jeune  écrivain,  qu'il  appelle  à  son  tour  un  héros  de  litté- 
rature allemande!  Le  diplôme  est  fait  et  paifait,  vous  pouvez  m'en  croire  ;  je  l'ai 
vu  de  mes  propres  yeux.  Puis  viennent,  pour  dotations  et  domaines,  les  gazettes 
qu'on  exploite  au  prolît  de  ses  partisans  et  de  ses  amis,  tandis  qu'fln  a  bien  soin 
de  passer  les  autres  sous  silence.  Admirable  expédient,  fait  pour  réussir  avec  ce 
digne  public  allemand,  qui  ne  lit  jamais  un  livre  avant  que  la  gazette  en  ait  par- 
lé! Comme  vous  le  voyez,  celte  manière  déjouer  à  l'empereur  ne  manque  pas 
de  charmes,  et  a  sur  l'autre  l'avantage  qu'avec  elle  du  moins  on  ne  court  aucun 
risque.  Ainsi,  un  beau  soir,  vous  vous  couchez  heureux  et  dispos,  et  vous  vous 
endormez  empereur  dans  votre  lit;  le  lendemain,  cà  votre  réveil,  vous  cherchez 
votre  couronne  et  ne  la  trouvez  plus.  C'est  cruel,  je  l'avoue;  mais  au  moins  votre 
tète,  en  temps  que  l'empereur  en  avait  une,  votre  tête  est  encore  à  sa  place,  et 
c'est,  à  mon  sens,  un  grand  point.  Quelle  différence  avec  les  empereurs  antiques, 
massacrés  par  douzaines  dans  l'histoire,  et  jetés  ensuite  dans  le  Tibre!  —  Pour 
en  revenir  à  nos  consécrations,  il  est  mort  récemment,  à  léna,  un  autre  jeune 
poëte,  trop  tôt,  on  peut  le  dire,  Celui-là,  on  ne  l'aurait  pas  fait  empereur,  mais 
au  moins  vicaire  de  l'empire,  major  donnï'i,  ou  quelque  chose  de  ce  genre.  Dans 
quel  rang  illustre  de  la  littérature  allemande  le  jeune  héros  n'aurait-il  pas  trouvé 
sa  place!  On  dit  qu'il  est  question  de  fonder  une  chambre  des  pairs  de  1  intelli- 
gence. L'idée  me  paraît  excellente.  Si  le  poëte  d'Iéna  eût  vécu  quelques  années 
de  plus,  il  devenait  pair  du  royaume  sans  s'en  douter.  Mais,  comme  je  l'ai  dit,  il 
est  mort  trop  tôt;  de  toute  façon,  il  s'est  trop  pressé.  Au  train  dont  vont 
les  choses  aujourd'hui  dans  noire  littérature  nouvelle,  il  faut  aller  à  la  renommée 
le  plus  vite  possible,  mais  à  la  mort  le  plus  lentement.  Là  est  tout  le  secret.  Il  ne 
suffit  pas,  pour  être  un  grand  homme,  d'avoir  publié  quelques  sonnets  et  deux 
ou  trois  almanachs.  Les  amis  du  jeune  poëte  nous  ont  assuré,  dans  les  feuilles 
publiques,  que  ses  sonnets  vivraient  longtemps  dans  la  postérité.  J'avoue  que 
jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  pris  soin  d'éclaircir  l'affaire,  et  par  conséquent  je  ne 
saurais  dire  si  leur  prédiction  s'est  accomplie.  —  J'ai  bien  des  fois,  dans  ma  jeu- 
nesse, ouï  dire  à  des  hommes  graves  qu'il  arrive  souvent  que  tout  un  siècle  tra- 
vaille à  produire  un  poète,  un  peintre  de  génie.  Mais,  à  ce  qu'il  paraît,  nos  jeunes 
gens  y  ont  mis  bon  ordre;  c'est  un  plaisir  de  voir  comme  ils  traitent  leur  siècle. 
On  ne  sort  plus  de  son  siècle  aujourd'hui,  comme  naturellement  cela  devrait  être  ; 
mais  on  prétend  l'absorber  en  soi  tout  entier  ;  et  si  tout  ne  se  passe  pas  selon 
leur  fantaisie,  ils  se  prennent  de  beau  dépit  envers  le  monde,  méprisent  la  mul- 
titude et  raillent  le  public.  Dernièrement,  j'eus  la  visite  d'un  étudiant  de  lleidel- 


22  GOETHE. 

bcrg  qui  pouvait  avoir  ilix-neuf  ans  ;  il  m'assura,  du  plus  grand  sang-froitl,  (ju'il 
uvail  approfondi  toute  science,  et  que,  sachant  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  dé- 
sormais, il  comptait  s'abstenirde  touteleclure,  et  ne  voulaitplus  que  développer 
à  loisir  ses  théories  sur  l'univers,  sans  jamais  s'embarrasser  à  l'avenir  de  langues 
étrangères,  de  livres  ,  de  classilicalions  et  de  systèmes.  Voilii  certainement 
un  sublime  début!  Si  chacun  recommence  à  sortir  du  néant,  quels  admirables 
progrès  nous  allons  faire  avant  peu  '  !  » 

Cet  étudiant  de  Heidelberg  nous  a  bien  l'air  d'avoir  posé  devant  Goethe  pour 
la  scène  du  Bachelier,  dont  il  est  question  plus  bas.  Le  lecteur  appréciera  ces 
■paroles  de  l'auteur  de  Fausl.  Quant  à  nous,  nous  ne  saurions  approuver  cette 
ironie  ([u'il  alleclc  à  l'égard  de  Novalis.  11  sied  mal  à  sa  vieillesse  puissante  de 
poursuivre  jusque  dans  la  mort  cette  nature  inoflensive  et  douce.  Chez  Novalis, 
Goethe  en  veut  encore  plus  au  catholique  qu'au  poète,  nous  aimons  à  le  croire  ; 
ainsi,  du  moins,  toute  arrière-pensée  de  fausse  jalousie  s'efface.  Nous  ne  connais- 
sons rien  du  jeune  poêle  d'Iéna;  mais  le  persiflage  que  Goethe  exerce  à  son  égard 
ne  nous  semble  guère  généreux.  La  mort  est  ime  consécration  qui  commande 
aux  vieillards  le  respect  de  la  jeunesse.  Ce  n'est  point  à  Goethe,  respectable  à 
tant  de  titres,  d'y  manquer.  La  manière  brutale  dont  il  s'attaque  à  lui  concilie  à 
ce  pauvre  jeune  homme  un  peu  de  cette  sympathie  qu'on  donne  si  volontiers  à 
Frédérique.  Du  reste,  ce  que  dit  Goethe  de  la  république  des  lettres  en  Allemagne 
ne  pourrait-il  pas  s'appliquer  à  nous?  L'allusion  naît  d'elle-même.  Si  l'on  excepte 
([uelques  nobles  esprits  que  soutient  la  conscience  de  leur  dignité,  que  voyons- 
nous,  sinon  des  invidualités  jalouses,  inquiètes,  militant  pour  les  seuls  intérêts 
(le  leurs  fortunes,  des  rois  d'un  jonr,  dépossédésle  lendemain? 

Nulle  part  le  fiel  de  cette  scène  ne  se  laisse  plus  amèrement  sentir  que  dans 
un  vers  qui  est,  pour  ainsi  dire,  l'essence  du  venin  fatal  que  le  grand  poète  y 
distille.  Le  Bachelier  s'abandonne  sans  réflexion  à  son  enthousiasme  immodéré; 
dans  les  dispositions  fougueuses  où  le  mettent  sa  jeunesse  et  la  chaleur  du  sang 
qui  bouillonne  dans  ses  veines,  chaque  parole  qu'il  dit  est  comme  un  flot  de 
vin  vieux  qui  lui  monte  au  cerveau  ;  son  ivresse  s'alimente  d'elle-même,  son  œil 
s'enflamme,  ses  narines  se  gonflent,  les  artères  de  ses  tempes  battent  à  coups 
précipités  ;  une  fois  lancé,  rien  ne  l'arrête.  Il  faut  le  voir  trancher  du  maître, 
résoudre  en  un  moment  les  plus  hautes  questions  de  philosophie  et  de  morale, 
courir  effaré  par  les  mille  sentiers  du  champ  de  la  science,  coupant  sans  façon, 
du  bout  de  sa  cravache,  la  tête  aux  plus  nobles  pavots  !  C'est  un  coursier  indomp- 
table qui  obéit  aux  provocations  de  sa  nature  ardente  ;  il  va,  il  vient,  bondit  ou 
se  roule  sur  l'herbe,  lance  des  ruailes  au  hasard,  et,  dans  ses  ambitieuses  fureurs 
et  sa  folle  jactance,  franchit  toutes  les  limites,  au  risque  de  se  rompre  le  cou. 

LE    BACHELIER. 

0  jeunesse  !  ô  transports  !  vocation  sublime  ! 

Avant  nous,  avant  moi,  le  monde  n'était  pas. 

J'ai  tire  le  soleil  du  milieu  de  l'abîme 

Et  dirigé  la  lune  au  bout  de  mon  compas. 

l^e  jour,  en  me  voyant,  s'est  l'ait  beau  sur  mes  pas; 

La  terre  de  \erdure  et  de  Heurs  s'es!  parée, 

•   '  Gaclhe  aus  nuhcrm  icrsonliilietn  Vwyauge  darji'ilclll,  Juli.  Falk,  S.  107). 


GOETHK.  27, 

Kt  (les  étoiles  (l'or  l;i  légion  sacrée, 
Dans  la  première  nuit,  au  signe  de  ma  main, 
Splendide  s'est  levée  au  firmament  divin. 
Si  ce  n'est  moi,  qui  donc  a  brisé  la  barrière 
Des  misérables  lois  qui  pesaient  sur  la  terre  ? 
Pour  moi,  libre,  je  vais  où  me  pousse  mon  cœur  ; 
Je  poursuis,  tout  joyeux,  le  verbe  intérieur. 
Et  marcbe  à  l'avenir  hardiment,  la  lumière 
En  avant  devant  moi,  les  ténèbres  derrière. 

D'abortl  Goethe  laisse  le  fier  étalon  prencîre  carrière  librement  et  battre  à  loi- 
sir la  campagne;  puis  tout  à  coup,  au  détour  tViiu  sentier,  il  le  saisit  parla  crinière, 
saute  dessus,  et  Tarrête  en  sa  course  insensée  par  le  seul  frein  de  cette  parole  : 
«  Et  qui  donc  peut  avoir  une  idée  boime  ou  mauvaise  que  le  passé  n'ait  point  eue 
avant  lui?  » 

Cependant  Wagner,  enfermé  seul  dans  son  laboratoire,  poursuit  sans  relâche  le 
rêve  de  l'alchimie.  Le  vieux  serviteur  de  Faust,  après  avoir  recueilli  l'héritage  du 
maître,  a  imaginé  de  créer  un  homme  par  les  mélanges  et  le  feu.  L'heure  de  la 
réalisation  approche,  et  le  voilà  penché  sur  ses  fourneaux,  haletant,  la  face  bar- 
bouillée de  fiiiuée  et  de  sueur,  qui  attend  dans  les  dernières  et  les  plus  vives  an- 
goisses le  fruit  de  tant  de  veilles  et  de  travaux.  Homunculus  paraît  tout  cà  coup 
dans  la  fiole;  et,  tandis  que  le  vieux  Wagner  demeure  absorbé  dans  la  stupeur 
où  le  plonge  l'idée  du  miracle  qu'il  vient  de  faire,  le  petit  être,  sans  corps,  sans 
pesanteur,  sans  sexe,  le  pygmée  s'échappe  de  ses  mains,  vient  voltiger  au-dessus 
de  la  couche  où  Faust  repose,  et  prélude  à  sa  vie  nouvelle  par  toute  sorte  de 
fantaisies  charmantes  et  d'imaginations  curieuses.  L'antiquité  est  le  premier 
champ  où  bourdonne  cette  petite  abeille  de  lumière.  Quels  frémissements  singu- 
liers, quel  bruit  de  cristal,  quelles  vibrations  lascives  dans  l'air,  trempé  de  mé- 
lodie et  de  sonorité  !  Ecoutez,  Homunculus  improvise  :  —  Léda  au  bain,  le  cygne 
à  ses  pieds,  tous  les  rêves  intérieurs  de  Faust,  de  cette  âme  insatiable  que  le 
pressentiment  de  la  beauté  pure  et  régulière  possède  désormais. 

Comme  on  le  voit,  cet  Homunculus  est  un  peu  cousin  des  Mères.  Produit  de 
l'art  et  de  l'abstraction,  il  participe  de  la  nature  démoniaque  des  Esprits  élémen- 
taires, et  se  rattache  à  la  famille  de  ceux  que  l'alchimie  appelle  Vulcanales.  Un 
homme  dont  le  nom  seul  éveille  toute  idée  de  magie,  de  nécromancie  et  d'anthro- 
pomancie,  le  contemporain  illustre  de  Faust  et  de  Wagner,  qui,  sans  le  vouloir, 
a  tant  fait  pour  la  science,  et  trouvé  les  secrets  sans  nombre  de  la  médecine  au 
fond  du  creuset  où  il  se  consumait  à  chercher  l'or  potable,  la  pierre  des  sages, 
Vanodinnm  summum  cl  iouic^lcs  chimères  de  l'alchimie,  Théophraste  Paracelse, 
ce  fou  sublime,  énumère,  au  troisième  chapitre  du  Paromirum,  les  formules  sur 
lesquelles  on  doit  se  régler  pour  créer  un  liomiinciile  :  «  11  faut  bien  se  garder, 
dit-il,  de  négliger  eu  quoi  que  ce  soit  la  génération  des  lionuincnles,  car  il  y  a 
quelque  chose  dans  ce  mot,  quoiqu'un  épais  mystère  l'enveloppe.  Ainsi  donc,  à 
la  philosophie  antique,  qui  demande  s'il  est  possible  de  créer  un  homme  en  de- 
hors du  sein  de  la  femme,  je  répondrai  que  oui,  mais  seulement  par  les  secrets 
de  l'art  spagirique.  Or,  voici  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  réussir.  »  Ici  je 
m'arrête  dans  la  traduction,  car  je  n'oserais  m'aventurer  plus  avant  à  travers  le 
fumier  bizarre  que  l'alchimiste  amoncelle  au  soleil  pour  son  œuvre.  Je  renvoie 
les  lecteurs  curieux  de  faire  un  homme,  d'après  le  procédé  de  Paracelse,  au  cha- 


2i  GOETHE. 

pilre  III  (lu  Pavamirum,  p.  500,  où  larccelle  se  trouve  exposée  en  détail,  «  Spa- 
giria,  sivc  ars  spagirica,  esl  qiiœ purum  ub  inipiiro  segregare  duccl  ulrejcclis  fœcibus 
virlus  remanens  operelnr  ' .  » 

Plus  loin,  Théoplirastc  analyse  avec  complaisance  les  facultés  miraculeuses 
de  ces  créatures  étranges,  formées  ex  conlrario  el  incongrno.  «  De  même,  ce  qui 
est  un  secret  pour  les  hommes  naturels,  ne  l'est  pas  pour  les  Esprits  des  forêts 
et  les  Nymphes.  Les  énigmes  que  Thumanilé  ne  peut  résoudre  se  révèlent  à  eux 
de  toule  élernilé.  Lorsque  les  Jlomtinciiles  sont  parvenus  à  leur  virililé,  ils  en- 
gendrent les  Mandragores  et  toute  soiile  de  démons  semhlahles,  qui  deviennent, 
dans  certaines  entreprises,  des  auxiliaires  pnissanls  et  des  instruments  indis- 
pensahles,  triomphent  de  leurs  ennemis,  et  savent  à  fond  des  choses  queThommc 
ignorerait  toujours  sans  eux.  C'est  de  l'art  seul  qu'ils  reçoivent  la  vie,  le  corps, 
la  chair,  le  sang.  Aussi  l'art  est  inné,  incorporé  en  eux;  ils  ne  l'apprennent  de 
personne  ;  ils  sont  enfants  de  la  nalure,  comme  les  roses  et  les  fleurs.  »  On  re- 
marquera facilement  que  l'art  dont  parle  ici  ïhéophraste  n'est  autre  chose  que  la 
coulemplation  profonde  de  la  nature,  l'alchimie. 

Dans  le  poëme  de  Goethe,  Homunculns  a  la  science  innée,  infuse.  A  peine  au 
monde,  il  aspire  déjà  vers  la  réalité,  la  forme,  et  cherche  son  chemin  à  travers  le 
naturalisme  de  l'antiquité.  Esprit  de  feu,  il  entre  dans  le  cercle  des  éléments  ; 
phosphore,  il  se  marie  à  l'eau.  Ce  n'est  pas  que  ce  petit  être  n'ait  aussi  son  côté 
satirique.  La  nature  ne  livre  pas  ses  secrets  aux  froides  spéculations  de  la  science, 
et  les  efl'orts  qu'on  lente  sur  elle  n'ahoutissent  qu'à  l'avortement.  Nous  avons  vu, 
dans  la  première  partie,  Faust  se  convaincre  de  cette  vérité  fatale.  Or,  mainte- 
nant voilà  que  Wagner,  cette  omhre  ridicule  d'un  si  grand  corps,  ce  Leporello 
du  don  Juan  de  la  pensée,  s'est  mis  en  tête  de  continuer  l'œuvre  du  Docteur. 
Quelle  fin  donner  aux  tentatives  d'un  cerveau  si  vulgaire?  Les  chemins  qui  ont 
conduit  Faust  au  désespoir  mènent  Wagner  à  la  quiétude.  Le  sot  croit  avoir 
réussi  à  merveille,  et  ne  demande  plus  rien  dès  qu'il  voit  ses  travaux  de  trente 
ans  se  résumer  dans  Homunculus,  un  pygmée,  une  petite  lumière  tremblotante 
dans  une  fiole  de  cristal.  Risible  apparition  !  Homunculus,  c'est  l'ironie  de  Goethe 
qui  voltige  et  qui  plane  au-dessus  de  son  œuvre. 

Le  manteau  magique  se  déploie  dans  l'air  ;  Faust  et  Méphistophélès  s'enve- 
loppent de  ses  plis  nuageux  ;  et,  comme  le  vent  du  nord  les  pousse  à  travers 
l'espace,  Homunculus  file  devant  en  éclaireur,  et  sa  lanterne,  qui  tremblote, 
illumine  le  chemin.  Wagner  voudrait  bien  être  du  voyage,  mais  le  pauvre 
homme  ne  le  peut.  La  médiocrité  de  sa  nature,  fermée,  dès  le  premier  jour,  aux 
angoisses  de  la  science,  à  ces  sensations  à  la  fois  désastreuses  et  fécondes  qui 
sont  comme  les  ailes  de  feu  sur  lesquelles  Faust  s'élève  par  moment  aux  régions 
supérieures,  la  médiocrité  de  sa  nature  le  cloue  au  sol.  Le  ver  obscur  conti- 
nuera, comme  par  le  passé,  à  ramper  oisivement  dans  la  poussière  des  livres  ;  il 
rongera  jusqu'à  la  fin  les  fades  racines  de  la  fleur,  sans  pouvoir  s'élever  jamais 
au  calice  pour  y  boire  cette  rosée  du  ciel  et  de  l'enfer  que  la  science  y  distille, 
fie  breuvage  de  la  vie  el  de  la  mort,  doux  et  fatal,  qui  porte  le  délire  dans  le  cer- 
veau, les  désirs  insatiables  dans  les  sens,  et  dont  l'intelligence  seule  aime  à 
s'enivrer.  «  Reste,  lui  dit,  en  se  dégageant  de  ses  mains  débiles,  le  malicieux 
Phosphore.  Reste  ;  ton  œuvre  à  toi,  maître,  est  bien  autrement  importante;  songe 

'   Rutliiml,  l.r.r  Air.  y.  ^30. 


I 


GOETHE.  2.^ 

(|iic  lu  dois  feuilleter  les  vieu.v  parchemins,  rassembler  eu  bon  urdre  les  élé- 
menls  de  la  vie,  et  les  classer  avec  circonspecliou.  Ne  manque  j)as  de  méditer  la 
cause,  de  nuîditer  plus  eiu'ore  le  moyen.  » 

Une  admirable  (pialité  de  Goethe,  celle  qui,  sans  nul  doute,  le  dislingue  le 
plus  entre  tous  les  grands  poêles,  c'est  cette  inflexible  logiipie  ((u'il  apporte  tou- 
jours dans  la  composition  de  ses  caractères,  cette  loi  de  déduction  qui  ne  varie 
jamais.  Voyez  Waguer  ;  est-ce  là  un  caractère  qui  se  démente?  Le  monde  où  il  se 
meut  a  été  bouleversé  de  fond  en  comble,  les  montagnes  s'élèvent  là  où  les  fleuves 
coulaient,  le  cours  des  astres  a  changé  :  lui  cependant  est  resté  stationnaire.  In- 
différent à  toutes  les  révolutions  qui  s'accomplissent  au  dehors,  il  s'enferme  en- 
tre quatre  murailles,  et  s'occupe  d'y  mener  à  fin  son  œuvre,  une  idée  féconde 
et  puissante  que  Faust  a  laissée  au  fond  de  ses  alambics  et  de  ses  cornues,  et 
qui,  grâce  aux  eflbrts  inouïs  du  boidiomme,  a  pour  réalisation  cet  embryon  d'Ho- 
munculus.  Au  peu  de  consistance  du  petit  être,  à  la  fragilité  de  son  existence, 
on  reconnaît  le  misérable  souffle  des  poumons  éliques  de  Wagner.  En  face  d'un 
avortement  pareil  de  sa  pensée,  Faust  serait  mort  de  honte  ;  le  désespoir  l'aurait 
anéanti  au  seul  spectacle  de  cette  essence  lumineuse  emprisonnée  dans  une  fiole 
de  cristal,  qui  va  dans  l'air  clopin  dopant,  sans  se  rattacher  à  rien  dans  la  na- 
ture, et  semble  faite  pour  servir  de  risée  aux  éléments.  Wagner,  au  contraire, 
se  glorifie  et  se  pavane,  et  ne  s'aperçoit  pas  que  Méphistophélès  le  raille  et  s'a- 
muse depuis  une  heure  à  ses  dépens.  Homunculus,  à  son  tour,  refuse  d'accepter 
l'héritage  d'un  pareil  pharmacien.  L'idée  a  comme  le  pressentiment  d'une  origine 
plus  noble  :  l'aiglon,  une  fois  sorti  de  l'œuf,  prend  le  large,  et  laisse  glousser 
dans  la  basse-cour  la  poule  couarde  qui  l'a  couvé.  —  Je  ne  puis  penser  à  ce 
Wagner  sans  me  rappeler  le  frère  Laurence  de  Roméo.  Celui-là  aussi  vit  dans  la 
solitude  et  l'indifférence  des  bruits  du  monde  ;  mais  avec  quel  enthousiasme  sa- 
cré il  aime  la  nalure  !  avec  quelle  foi  charmante  il  écoute  les  révélations  des  as- 
tres! quelle  sereine  confiance  il  a  dans  les  baumes  que  lui  donnent  ses  plantes 
pour  assoupir  les  souffrances  des  mortels  !  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  science,  mais 
de  piu'  sentiment.  La  spéculation  qui  force  la  nature  exige  une  main  énergique 
et  puissante  ;  l'amour,  au  contraire,  se  satisfait  dans  le  loisir,  car  il  ne  demande 
que  ce  qu'on  veut  bien  lui  donner.  Laurence  n'a  pas  la  prétention  de  convertir 
les  lois  de  la  création  ;  il  les  aime  comme  Dieu  les  a  faites,  et  c'est  pour  les  ad- 
mirer plus  à  son  aise  qu'il  se  retire  dans  son  champ.  Wagner  a  tout  le  dogma- 
tisme du  métier;  formé  à  l'imitation  du  maître,  il  veut  continuer  son  entreprise, 
il  veut  créer.  Il  prend  l'œuvre  de  Faust  tout  juste  au  point  où  l'amant  de  Mar- 
guerite et  d'Hélène  trouve  qu'il  est  bon  de  l'interrompre  pour  aller  courir  le 
monde.  Du  reste,  la  médiocrité  ne  manque  jamais  d'en  agir  de  la  sorte  ;  l'à- 
propos  n'est  guère  son  fait  d'habitude.  Comme  elle  n'a  pas  les  ongles  de  l'aigle 
pour  creuser  son  nid  dans  le  roc,  elle  attend  que  l'oiseau  royal  quitte  son  aire 
pour  s'y  installer.  Je  le  répète,  Wagner  n'a  pas  fait  un  pas  ;  tel  on  l'a  vu  jadis, 
tel  on  le  retrouve  aujourd'hui.  Qu'on  se  souvienne  de  la  scène  de  la  promenade, 
dans  la  première  partie.  — Faust,  en  proie  aux  misères  de  son  existence,  tra- 
verse la  ville  un  soir  d'été,  et  partout  sur  ses  pas  la  foule  se  découvre  en  signe 
de  respect  et  d'admiration.  Or,  Wagner,  qui  l'accompagne,  ne  manque  pas 
d'être  ému  jusqu'aux  larmes  par  ces  témoignages  glorieux,  et  le  voilà  qui  se 
prend  aussitôt  d'enthousiasme  pour  la  science,  qui  doit  être  une  fort  belle  chose, 
puisqu'elle  commande  à  la  multitude  une  vénération  pareille.  Cependant  Faust, 


26  GOETHE. 

absorbé  parla  vie  iiilérieure,  s'aperçoit  à  peine  de  l'accueil  qu'on  lui  fait,  el 
tandis  que  le  vieux  Pbilislin  radote  à  son  aise  en  cbeminant  à  ses  cotés,  lui,  rê- 
veur, s'abandonne  à  quelque  fantaisie  sublime  qui  l'emporte  vers  les  régions 
empourprées  du  soleil  coucbant.  —  Il  en  est  de  même  ici  :  Homunculus  s'en- 
vole et  part,  et  Wagner  reste  à  terre,  comme  toujours.  Wagner  a  commencé  par 
balayer  les  laboratoires  de  Faust  ;  peu  à  peu  il  a  monté  dans  la  biérarcbie,  les 
grades  lui  sont  venus  avec  les  années;  ses  entretiens  familiers  avec  le  Docteur, 
la  poussière  des  livres  qu'il  respire,  l'air  qui  s'exhale  des  fourneaux,  tout  cela  li- 
nit  par  troubler  sa  pauvre  cervelle,  au  point  qu'un  beau  jour  il  s'empare  de  l'at- 
tirail de  Faust,  et  se  met  à  travailler  pour  son  propre  compte,  mais  sans  but, 
sans  vocation,  sans  idée.  Entre  Wagner  et  les  êtres  fantasli(|ues  dont  il  s'en- 
toure, il  ne  peut  exister  d'alliance  durable  ;  chaque  fois  que  le  bonhomme  lève 
le  nez  en  l'air,  c'est  pour  voir  quelqu'un  des  siens  qui  lui  échappe  par  toute 
sorte  de  transformations  auxquelles  son  ingrate  nature  refuse  de  se  prêter.  Ce- 
pendant il  ne  se  décourage  pas;  au  contraire,  vous  le  trouvez  toujours  heureux, 
épanoui,  satisfait  de  lui-même,  et  (;'cst  par  ce  côté  surtout  que  ce  caractère  est 
admirable.  La  sérénité  pure  est  en  Dieu  seul,  qui  crée  sans  souffrance  ni  travail, 
par  le  seul  acte  de  sa  volonté  éternelle,  et  se  repose  aussitôt  dans  son  œuvre;  le 
génie  humain  crée  aussi,  mais  dans  la  tristesse  et  les  angoisses,  et  la  béatitude 
ou  le  calme  céleste  ne  se  réfléchit  au  monde  qu'au  sein  de  la  médiocrité.  Vérité 
funeste  mais  incontestable,  et  venue  d'une  source  divine  :  Beau  pauperes  spiritu, 
quia...  On  dirait  que  Dieu  donne  aux  uns  la  pensée,  aux  autres  la  quiétude,  sans 
vouloir  jamais  rassembler  en  un  seul  la  pensée  et  la  quiétude,  comme  s'il  crai- 
gnait de  voir  trop  près  de  lui  le  mortel  doué  de  ces  facultés  faites  pour  se  déve- 
lopper et  s'agrandir  l'une  par  l'autre.  Je  ne  sais,  mais  il  me  semble  qu'il  y  a  là 
tout  le  secret  de  la  chute.  Lucifer,  c'est  la  pensée  dans  la  béatitude  et  s'exerçant 
sous  l'influence  de  l'orgueil.  Wagner,  dans  toute  sa  vie,  n'a  pas  un  seul  instant 
de  tristesse  ou  de  déception  ;  si  l'œuvre  où  il  met  toutes  ses  espérances  avorte  un 
beau  soir,  il  en  prend  bravement  son  parti,  dort  sur  les  deux  oreilles,  et  le  len- 
demain recommence  de  plus  belle.  Misérable  condition,  que  Faust  n'a  pas  tort  de 
prendre  en  pitié  !  Qu'est-ce  donc  en  effet  que  le  calme  de  l'existence,  s'il  faut  l'a- 
cheter au  prix  de  l'infirmité  de  sa  nature  1  N'y  a-t-il  pas,  au-dessus  de  ces  biens 
lelatifs  et  dont  on  jouit  sans  en  avoir  conscience,  quelque;  volupté  absolue  où 
leiulent  les  ambitions  généreuses  au  risque  d'être  foudroyées'  et  ne  vaut-il  pas 
mieux  être  Faust  debout  sur  le  Brocken,  en  butte  à  toutes  les  tempêtes  qui 
soufflent  sur  l'âme  humaine  du  ciel  et  de  la  terre,  que  ce  misérable  Wagner, 
qui  vit  soixante  ans  heureux,  mais  bafoué,  et  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  sert  de 
jouet  ridicule  à  la  destinée? 

Ensuite  les  trois  compagnons  se  mettent  en  route  pour  aller  assister  à  la  nuit 
classique  de  Walpürgis.  Le  premier  besoin  d'Homunculus,  c'est  d'exister  :  il 
faut  qu'il  puisse  se  mouvoir  dans  le  libre  espace  des  cieux  ;  il  faut  que  l'esprit 
élémentaire  se  retrempe  aux  sources  fécondes  du  naturalisme  antique,  qu'il 
s'arrête  un  moment  sur  les  rocs  de  la  mer  Egée  et  s'entretienne  avec  Anaxagore 
et  Thaïes  louchant  les  causes  premières.  Nous  le  verrons  plus  lard  Esprit  de  feu, 
phosphore,  plonger  dans  l'eau  sans  mourir  el  former  alliance  avec  Telement  de 
l'école  d'Ionie.  Pour  Faust,  il  n'a  pas  renoncé  à  sa  course  aventureuse.  Fatigué 
de  chercher  dans  le  présent  de  qucü  satisfaire  le  désir  immodéré  qui  le  consume, 
il  se  tourne  vers  le  passé.  Il  faut  que  cette  activité  sans  bornes,  que  les  voluptés 


GOETHE.  ±1 

(le  la  ronloinplatioii  n'absorbent  plus  désormais,  se  nie  ailleurs  et  se  dépense. 
De  pareilles  nalures  ne  s'arrêleiil  plus,  une  fois  qu'elles  ont  mis  le  pied  dans  la 
débauclie  de  l'esprit  et  des  sens.  Faust  a  commeucé  par  sonder  les  abîmes  de 
l'avenir,  puis  il  s'est  promené  dans  le  jardin  du  présent,  dont  il  a  ravagé  les  plus 
douces  fleurs,  et  maintenant  le  voilà  qui  fouille  dans  le  passé.  De  tels  êtres  ren- 
treraient dans  l'existence  ordinaire  s'ils  pouvaient  savoir  ce  que  c'est  que  la  las- 
situde. Le  sentiment  de  paix  et  de  satisfaction  que  donne  le  repos  qui  suit 
l'œuvre,  est  peut-être  la  seule  volupté  qu'ils  iguorent,  eux  qui  boivent  à  toutes 
les  coupes  de  la  volupté.  Uien  ne  rebute  Faust  ;  il  faut  qu'il  s'agite  et  qu'il 
souffre.  Il  va,  il  ira  partout  et  toujours,  tant  qu'il  y  aura  dans  l'espace  et  dans  le 
temps  des  mondes  et  de  l'air.  A  mesure  que  ses  illusions  tombent,  il  les  rem- 
place par  des  illusions  qu'il  se  crée,  illusions  d'un  autre  âge  et  d'un  autre  ciel. 
On  dirait  un  arbre  immense  qui  ne  se  dépouille  jamais,  ou  plutôt  qui  renouvelle 
sans  cesse  son  feuillage  et  ses  fleurs,  grâce  à  l'abondance  d'une  sève  mystérieuse 
qui  fournit  seule  à  sa  végétation  surnaturelle.  Voyez-le  dans  sa  fureur  insensée  : 
il  quitte  Marguerite  pour  prendre  Hélène,  il  abolit  l'amour  dans  le  présent  pour 
relever  son  autel  dans  le  passé.  Il  renonce  aux  illusions  de  Roméo  pour  se  faire 
les  illusions  de  Paris.  Les  imaginations  lascives  dont  il  vient  d'être  bercé  durant 
son  court  sommeil  éveillent  en  lui  d'irrésistibles  fantaisies  ;  les  brises  qui  fré- 
missaient tout  cà  l'heure  dans  ses  cbeveux  lui  ont  apporté  quelque  chose  des 
grèves  de  Sunium  et  des  roses  de  Tempe.  Il  s'éveille  les  bras  étendus  vers  la 
beauté  plastique,  appelant  la  Grèce  de  tous  ses  vœux.  D'ailleurs  n'est-ce  point 
là,  sous  ce  ciel  enchanté,  dans  ce  pays  des  fleuves  et  des  bois  sacrés,  des  Nym- 
phes et  des  Dryades,  que  respire,  entourée  du  chœur  des  vierges  troyennes,  l'é- 
pouse de  3Iénélas,  Hélène,  l'objet  de  son  culte  idéal,  la  maîtresse  de  sa  pensée, 
comme  Marguerite  le  fut  jadis  de  son  cœur?  Quant  à  Méphistophélès,  il  fera  le 
voyage  en  vrai  touriste,  en  vieux  diable  qui  n'est  pas  fâché  de  s'instruire  et  de 
voir  du  pays.  A  parler  franchement,  le  monde  antique,  tout  peuplé  de  dieux  et 
de  héros  inconnus,  ne  le  séduit  guère  au  premier  abord.  Cet  enfer,  gouverné  par 
un  dieu  impassible  et  qui  ne  connaît  ni  la  haine,  ni  les  désespoirs  de  l'orgueil 
enchaîné,  lui  semble  misérable,  à  lui  l'ange  déchu,  l'Esprit  du  mal,  le  diable  de 
la  hiérarchie  catholique.  Cependant  il  finit  par  céder  au  vent  du  destin  qui  le 
pousse,  et  se  rendre  aux  instances  d'Homunculus,  dont  le  cristal  sonore  illu- 
mine le  chemin  de  splendeurs  phosphorescentes.  Après  tout,  là  aussi  Méphisto- 
phélès pourra  bien  se  trouver  en  pays  de  connaissance.  Si  les  Gnomes  et  les  Sa- 
lamandres lui  manquent,  il  aura  les  GrifTons  et  les  Kabires,  et,  comme  Œdipe, 
il  causera  sur  les  ruines  de  Thèbes  avec  les  Sphinx,  ces  divinités  monstrueuses 
qui  rampent  comme  des  lézards  sur  les  pans  croules  des  murs  cyclopéens  ;  il 
pourra  soulever  leurs  mamelles  pendantes  et  leur  dire  en  face,  en  les  quittant,  le 
grand  mot  de  l'énigme  antique  qu'il  sait  à  coup  sur  mieux  que  personne.  D'ail- 
leurs la  nature  n'a-t-elle  pas  mis  au  fond  des  choses  des  fils  mystérieux  par  les- 
quels se  rattachent  entre  elles  les  idées  éternelles  de  l'humanité  ?  et  ces  fils  qui 
servent  à  guider  les  intelligences  humaines  à  travers  le  ténébreux  labyrinthe  du 
temps,  le  diable  ne  peut-il  donc  les  saisir  comme  un  simple  mortel  ?  Ici  éclate  la 
sollicitude  de  Goethe  pour  son  personnage  de  prédilection.  Cette  sollicitude,  en 
pareille  circonstance,  est  tout  simplement  un  trait  de  génie.  Grâce  à  l'etfort  prodi- 
gieux du  poète,  Méphistophélès  entre  seul  dans  le  monde  antique  sans  presque  se 
dépayser  ;  il  est  là  comme  il  était  sur  le  Brocken,  entouré  des  siens  et  de  sa  famille. 


'2S  GOETHE. 

La  mylliologie  païenne  a  de  secrets  al)îmes  qu'on  ignore  :  bien  loin  de  cet 
Olympe  de  lumière  et  d'azur  où  se  meuvent,  dans  leur  adorable  jeunesse  et  leur 
pure  beauté,  les  créations  divines  des  poêles,  s'étend  comme  un  cbaos  immense 
où  flottent  pèle-môle,  dans  le  vide  de  la  nuit,  les  Esprits  issus  des  éléments  que 
la  science  livre  à  peine  ébauchés  à  la  poésie,  et  c'est  à  cette  source  inconnue  et 
profonde  que  Goethe  ira  prendre  son  imagination  ;  c'est  par  la  Thessalie  que  le 
grand  poète  romantique  des  temps  modernes  mettra  le  pied  sur  la  terre  classiipie 
de  Grèce  pour  la  conquérir.  Il  se  contente  de  prendre  Hélène  et  le  cceur  à  l'anti- 
quité homérique;  pour  le  reste,  il  obéit  à  sa  fantaisie  accoutumée.  Goethe,  ce 
n'est  pas  l'imagination  qui  puise  aux  sources  de  la  poésie,  mais  la  poésie  qui 
puise  aux  divines  sources  de  la  science  humaine.  Là  repose,  selon  moi,  tout  le 
mystère  de  son  ceuvre.  A  mesure  que  son  œil  se  fixe  quelque  part,  le  sol  se  creuse 
si  bien  que  dans  cette  antiquité  où  tant  de  beaux  génies  n'ont  su  trouver  que  des 
marbres  inanimés,  lui  découvre  la  vie  et  tout  un  moiule,  le  monde  de  la  science 
qui  se  transforme,  et  }»rend  dans  son  cerveau  les  splendides  couleurs  de  l'imagi- 
nation. L'aigle  olympien  voit  du  haut  des  cieux  la  cuve  immense  du  panthéisme 
bouillonner  dans  les  entrailles  de  cette  terre  généreuse,  et  voilà  qu'il  descend 
aussitôt,  se  plonge  dans  les  flots  de  cette  lave  incandescente,  et  remonte  vers  son 
empyrée  emportant  sa  proie  avec  lui,  les  idées,  Ganymèdes  de  ce  Jupiter.  Goethe 
n'a  que  faire  de  la  traduction  épi(|ue  d'Homère  et  d'Eschyle.  Il  ne  tiendra  (ju'à 
lui  de  lutter  de  nombre  et  de  magnificence  avec  V Iliade  et  les  Suppliâmes,  comme 
il  l'a  fait  dans  sa  tragédie  iVIphigénie  en  Tanride.  L'auteur  de  Fausl  est  de  taille 
à  se  mesurer  avec  les  plus  vaillants  et  les  plus  forts  ;  mais  il  lui  convient  mieux 
d'évoquer  d'autres  apparitions.  L'antiquité  a  sa  légende  comme  le  moyen  âge.  Li- 
vrez l'antiquité  à  cet  Allemand  venu  di>s  bords  du  Rhin  pour  donner,  après  deux 
mille  ans,  l'air  et  l'espace  au  merveilleux  que  la  Grèce  adorait  presque  sans  le 
connaître  ;  laissez-le  réunir  dans  son  poème  immense  tout  ce  qui  tinte  dans  le 
cristal,  roule  dans  les  eaux,  siffle  dans  l'air,  frémit  dans  le  feuillage,  et  ras- 
sembler dans  une  symphonie  éternelle  toutes  ces  âmes  éparses  de  la  nature, 
dont  les  anciens  avaient  à  certains  jours  la  divination  sacrée,  mais  qu'ils  ne  pou- 
vaient évoquer,  car  Spinosa  n'avait  pas  couvé  l'œuf  d'Ionie,  car  la  science  du 
panthéisme  n'était  pas  faite.  Goethe  ue  prend  à  ranti<[uilé  ni  ses  héros  ni  ses 
dieux  ;  les  héros  et  les  dieux  de  l'antiquité  ont  leur  Olympe  et  les  poèmes  d'Ho- 
îuère.  Ce  qu'il  veut,  lui,  ce  sont  les  Kabires,  les  Telchines,  les  P.sylks,  les  Gor- 
gones, les  Phorkiades,  les  Lamies,  et  tous  ces  fantômes  venus  de  Thrace,  et  qui 
erraient  depuis  des  siècles  au  nord-ouest  de  la  Thessalie  et  de  Lemnos,  sans  que 
mi\  eût  osé  les  recueillir  ;  le  romantisme  enfin  de  l'antiquité  classique.  Je  laisse 
à  penser  au  lecteur  si  Méphistophélès  se  trouve  bien  en  pareille  compagnie.  Il 
interroge  çà  et  là,  il  cause,  il  argumente,  et,  sauf  quelques  expressions  qui 
l'embarrassent  un  peu,  finit  par  se  dire  que  tout  cela  se  ressemble  beaucoup  et 
qu'il  n'y  a  guère  que  les  noms  de  changés.  Un  moment  il  est  là  comme  sur  sa 
terre,  il  donne  la  main  à  chacun,  et  se  croirait  volontiers  dans  son  royaume, 
parmi  ses  familiers  et  ses  sujets.  Le  vieux  diable  a  trop  d'esprit  et  de  sens  pour 
se  laisser  prendre  aux  différences.  Aussi  ne  tarde-t-il  j)as  à  s'apercevoir  que  tout 
cet  appareil  dont  il  se  faisait  un  monstre,  c'est  tout  simplement  rétcrnellc  éma- 
nation de  la  grande  nature,  modifiée  à  l'infini  par  des  conditions  de  climat,  de 
temps  et  de  langage.  Insensiblement  il  marche  ave^:  plus  d'aisance,  prend  pied 
sur  cette  Grèce,  et  au  besoin  il  s'arrangerait  pour  y  vivre.  La  Thessalie  vaut  le 


GOETHE.  29 

Hrocken  ;  entro  la  pylliiedeDélos  ol  la  sorcière,  du  Harzberg,  ce  n'esl  guère  ([u'uue 
question  de  monture  :  un  trépied  au  lieu  d'un  balai,  voilà  tout. 

Faust  rencontre  Cliiron  sur  le  rivage  du  Peneïos,  et  lui  demande  aussitôt  des 
nouvelles  d'Hélène.  Le  Centaure  baletant  l'invite  à  monter  sur  son  dos,  et  l'em- 
porte à  travers  le  fleuve,  «  du  coté  de  la  plaine  où  Rome  et  la  Grèce  se  beurtè- 
rent  en  un  cboc  terrible,  »  le  cbamp  deCynocépbale,  où  Quintus  Flaminius  battit 
Philippe.  Chemin  faisant,  le  fils  de  Kronos  et  de  Philyra  cause  avec  son  cavalier 
et  lui  parle  d'Hercule,  son  élève.  Au  nom  d'Hélène,  prononcé  par  le  Centaure, 
Faust  éclate  en  un  transport  d'enthousiasme  :  «  Créature  éternelle  du  rang  des 
dieux,  aussi  grande  que  tendre,  auguste  et  digne  d'être  aimée,  tu  l'as  vue  jadis  ; 
aujourd'hui,  moi,  je  l'ai  vue  aussi  belle  qu'attrayante,  aussi  belle  que  désirée  ; 
tous  mes  sens,  tout  mon  êlre  en  sont  désormais  possédés  ;  je  ne  vis  plus  si  je  ne 
puis  l'atteindre.  » 

A  ces  paroles  effrénées,  Chiron  ne  doute  plus  de  la  démence  qui  règne  dans  le 
cerveau  de  Faust.  En  sa  qualité  de  Centaure,  initié  aux  mystères  des  plantes  et 
des  eaux,  il  juge  sur-le-champ  qu'il  est  de  toute  nécessité  de  remédier  au  mal  ;  et, 
comme  dans  sa  course  intrépide  il  ne  peut  entreprendre  lui-même  la  cure,  il  dé- 
pose son  cavalier  sur  le  seuil  de  la  devineresse  Manto,  puis  disparaît  et  continue 
à  battre  la  campagne  sonore  de  son  pied  infatigable.  Il  s'agit  de  guérir  Faust  de 
son  amour  insensé  pour  Hélène.  A  défaut  du  Centaure  médecin,  la  fdle  d'Escu- 
lape  se  charge  de  l'affaire  et  le  conduit  dans  l'antre  de  Perséphone.  —  Les  Sy- 
rènes  se  baignent  en  chantant  dans  les  flots  du  Peneïos,  l'onde  s'émeut,  la  terre 
tremble,  —  allusion  à  l'origine  de  Délos.  Les  Griffons  gardent  les  trésors  enfouis 
dans  la  terre,  les  Pygmées  et  les  Imses  se  disputent  les  royaumes  souterrains, 
les  Dactyles  forgent  les  métaux.  Cependant  .Méphistophélès  se  perd  dans  les 
groupes  de  Larves  et  de  Lamies.  Au  premier  abord,  le  vieux  diable  est  séduit  par 
la  beauté  des  formes  qui  s'offrent  à  lui  ;  les  apparences  tentent  sa  luxure  ;  peu  à 
peu,  il  s'humanise,  il  ose,  il  devient  familier.  Par  malheur,  il  oublie  qu'il  est 
dans  la  nuit  de  Walpiirgis  ;  il  prend  des  illusions  pour  des  réalités,  et  les  illu- 
sions qui  dansent  à  ses  côtés  se  dissipent  au  premier  attouchement  de  ses  mains, 
ou  plutôt  se  transforment  en  figures  hideuses,  qui,  bien  loin  d'exciter  sa  concu- 
piscence, ne  soulèvent  que  son  dégoût. 

Ici  les  Esprits  de  l'antique  nature  commencent  à  s'émouvoir  en  tous  sens,  les 
eaux  du  Peneïos  s'enflent  et  bouillonnent,  les  feuillages  sacrés  ondulent,  et  des 
bruits  inouïs  roulent  dans  les  airs  sur  les  ailes  du  vent.  Les  idées  antiques  et  les 
idées  modernes  se  rencontrent  et  se  donnent  la  main  dans  ce  Josaphat  poétique. 
Tant  que  dure  l'intermède,  on  se  sent  comme  enveloppé  d'une  vapeur  mélo- 
■  dicuse  ;  il  semble  qu'on  entende  planer  dans  l'air,  au-dessus  de  la  voix  des 
Sphinx,  des  Syrènes  et  des  Dactyles,  une  harmonie  âpre  et  sauvage  dont  on 
écoute  avec  ravissement  les  divagations  infinies,  sans  essayer  de  remonter  à  leur 
source.  On  ignore  qui  soulève  ainsi  dans  l'espace  cette  grande  voix  éplorée  et 
confuse,  si  c'est  le  passé  qui  chante  ou  le  présent.  Cela  peut  venir  d'Orphée  er- 
rant dans  les  bois  de  la  Thrace,  ou  de  Weber  conduisant  à  travers  les  brouil- 
lards sonores  la  meute  fantastique  de  Samiel.  Tout  s'anime,  frissonne  et  palpite  : 
on  dirait  une  forêt  enchantée  du  moyen  Age  ;  le  marbre  de  Paros  lui-même 
élève  la  voix  et  parle  comme  la  statue  du  Commandeur  :  sabbat  prodigieux  où 
défilent  l'une  après  l'autre,  sous  l'évocation  puissante  de  Goethe,  les  pales  et 
mystérieuses  figures  que  l'œil  de  l'initié  peut  seul  entrevoir  dans  les  ténèbres 


oO  GOETHE. 

(lu  pagnnismo;  car  rnnliquilé,  elle  aussi,  a  ses  lerrenrs,  (erreurs  sombres- et 
morues,  dout  le  vulgaire  ne  se  rend  pas  comple  et  que  le  pontife  exploile  à  sou 
profit. 

Ou  ne  cesse  de  se  répandre  en  beaux  discours  sur  l'instinct  merveilleux  qui 
poussa  les  Grecs  vers  les  choses  pures  et  sereines  de  Tart,  et  de  vanler  avec 
amour  l'immuable  sourire  de  leurs  divinités  de  marbre.  Mais  sait-on,  après  tout, 
si  celte  persévérance  à  ne  jamais  produire  que  les  grâces  de  la  nature  ne  leur 
vient  pas  plutôt  de  la  nécessilé  d'obéir  à  la  loi  religieuse  qui  garde  le  dogme  au 
fond  du  sanctuaire  et  défend  au  ciseau  d'entamer  le  symbole  ?  On  ne  peut,  certes, 
attribuer  à  l'imaginalion  de  Goelbe  les  figures  sans  nombre  qui  s'agileut  dans  le 
cercle  immense  de  cet  intermède:  ce  sont  là  des  figures  antiques  d'aussi  bonne 
race  que  les  béros  de  V Iliade,  des  Perses,  ou  (V  OEdiperoi,  et  cependant  vous  ne 
les  trouvez  ni  dans  Homère,  ni  dans  Escbyle,  ni  dans  Sopbocle.  Non  pas  que  ces 
grands  maîtres  aient  vécu  dans  l'ignorance  de  ces  créations  mystérieuses  que 
(ioethe  a  produites  à  la  vie  de  l'air  et  du  soleil  ;  mais  ils  ne  les  abordent  jamais 
(ju'avec  une  réserve  extrême,  et  s'éloignent  d'elles  sitôt  après  les  avoir  nom- 
mées, sans  chercher  à  les  dégager  du  symbole  qui  les  enveloppe.  Pour  voir  sur- 
gir le  romantisme  de  l'antiquité,  il  faut  attendre  le  mouvement  alexandrin.  C'est 
là,  dans  la  débâcle  universelle  qu'amène  l'invasion  du  christianisme,  qu'appa- 
raissent pour  la  première  fois  ces  myriades  de  dieux  inconnus.  La  confusion 
s'empare  du  monde,  le  Serapeum  croule,  et  Julien,  dans  les  efforts  désespérés 
qu'il  tente  pour  relever  l'édifice  mythologique  du  passé  à  jamais  aboli,  renverse 
toute  hiérarchie  ;  si  bien  que  le  symbole,  si  longtemps  retenu  dans  les  ténèbres 
du  sanctuaire  impénétrable,  finit  par  remplacer  au  grand  jour  les  dieux  de  mar- 
bre tombés  en  poudre  sous  le  marteau  des  chrétiens.  Et  c'est  pourquoi  Goethe, 
après  deux  mille  ans,  voulant  accomplir  au  profit  de  la  poésie  l'œuvre  que  Julien 
avait  tentée  en  vain  dans  un  but  politique,  Goethe  devait  prendre  à  l'antiquité, 
non  la  forme  périssable  tant  de  fois  épuisée  par  des  mains  glorieuses,  mais  le 
dogme,  mais  l'idée  où  la  vie  se  perpétue,  et  qui  était  le  seul  point  de  contact  par 
où  notre  siècle  put  entrer  en  rapport  avec  l'antiquité  . 

L'intermède  vient  de  finir,  le  drame  commence.  Hélène,  entourée  du  cbceur 
des  vierges  troyennes,  s'arrête  devant  le  palais  de  Ménélas.  Les  images  coulent 
de  ses  lèvres  avec  la  richesse  et  l'abondance  de  l'inspiration  homérique  ;  sa  belle 
voix  au  timbre  d'or  plann  dans  les  régions  de  la  mélodie  :  ineffable  langage,  dont 
Goethe  emprunte  le  secret  aux  chantres  de  l'Olympe  .  Dès  les  premières  paroles 
d'Hélène,  on  sent  que  désormais  l'ceuvre  se  meut  dans  le  cercle  de  la  réalité. 
Assez  longtemps  le  poète  a  parcouru  l'espace,  traçant  dans  l'air  au  hasard  les 
fidles  visions  de  son  délire.  Celte  fois  la  figure  d'Hélène  l'attire  et  le  fascine  au 
point  qu'il  ne  peut  s'empêcher  de  la  prendre  au  sérieux  ;  il  l'aime,  et  l'inquiet 
désir  qu'il  ressent  pour  elle  nous  est  un  sur  garant  de  la  beauté  visible  et  pal- 
pable qu'il  s'attache  à  lui  donuer.  Remarquez  comme,  dès  le  premier  vers,  le 
ton  change,  comme  la  voix  se  hausse,  comme  le  style  revêt  tout  à  coup  une 
[tompe  inusitée.  Quelle  ampleur  dans  le  discours  1  quel  appareil  solennel  dans 
l'ordonuance  des  rhythmes  !  on  entend  le  bruit  du  cothurne  retentir  sous  le  pé- 
ristyle sacré.  Ce  n'est  plus  cette  fois  la  vision  (jue  Faust  évoque  au  premier  acte, 
du  sein  du  royaume  des  idées,  la  forme  iusaisissable  qui  passe  bafouée  et  mé- 
connue devant  la  cour  de  l'Empereur,  et  ne  doit  ((u'au  sensualisme  le  plus  gros- 
sier les  singuliers  complinieuls  qu'elle  recueille.  Non,  c'est  la  fille  grecque,  c'est 


GOETHK.  31 

Hélène  de  sang  et  de  chair,  j'allais  dire  de  inarbre,  le  IVuil  des  amours  An  Cygne 
el  de  Léda,  l'amanle  incomparable  de  Paris  et  d'Achille  ;  celle  que  (loelhe  a 
rêvée,  qu'il  désire  de  tonte  la  puissance  de  son  cerveau;  celle  enfin  qui,  plus 
que  Melpomène,  plus  cpie  loules  les  Muses,  représente  la  poésie  antique,  car 
elle  est  la  beauté  pure.  Où  trouver  en  effet,  dans  le  monde  païen,  une  idée  qui 
ne  se  soit  confondue  avec  elle  en  un  baiser  de  feu,  sous  les  lauriers-roses  de 
l'Eurotas  ou  les  voûtes  du  sanctuaire  domestique  ?  On  conçoit  que  la  poésie  mo- 
derne ait  voulu  porter  la  main  sur  ce  corps  suave  que  tant  de  lèvres  immortelles 
ont  touché.  Si,  dans  la  nuit  classique  de  Walpingis,  le  poëte  célèbre  la  fête  des 
éléments,  cet  acte  tout  entier  est  consacré  par  lui  au  culte  de  la  pure  beauté, 
élément,  elle  aussi,  —  élément  unique  du  monde  de  la  pensée  et  de  l'imagina- 
tion. Supposez  un  instant  que  ce  n'est  point  la  véritable  Hélène  qui  paraît  de- 
vant vous,  aussitôt  l'allégorie  perd  tout  son  sens.  Faust,  le  représentant  du  ro- 
mantisme, ne  doit  en  aucune  façon  se  marier  avec  une  ombre;  il  lui  faut  pour 
compagne  la  beauté  dans  sa  manifestation  plastique,  Hélène.  Ainsi  seulement  la 
poésie  classique  peut  entrer  en  rapport  avec  la  théorie  moderne.  Le  beau  côté  de 
la  chevalerie,  —  le  chant  et  l'amour,  la  force  de  la  jeunesse  et  de  la  nature,  — 
sert  de  transition  vers  la  grande  forme  et  la  puissance  inflexible  de  l'antiquité. 
Ainsi  le  poëte  atteint  son  but,  qui  est  ici  de  montrer  l'art  antique  passant  à  l'art 
romanlique,  tout  au  rebours  de  la  nuit  de  Walpiirgis,  où  c'est  le  romantique  qui 
passe  à  l'antique.  De  l'alliance  de  ce  double  élément  avec  la  nature  et  la  plas- 
li(|ue  naît  la  vraie  poésie. 

Hélène  est  une  imagination  des  plus  belles  années  de  Goethe,  une  idée  venue 
en  même  temps  que  Hermann  el  Dorothée,  peut-être  avant.  Voici,  du  reste,  ce 
qu'il  en  dit  lui-même  dans  une  lettre  à  Schiller,  12  septembre  1800  {Ihießvechsel, 
Th.  V.  S.  506)  :  «  J'ai  mené  à  bien,  cette  semaine,  les  situations  dont  je  vous  ai 
parlé,  et  mon  Hélène  est  vraiment  venue  au  jour.  Maintenant  le  beau  m'attire 
tellement  vers  le  cercle  de  mon  héroïne,  que  c'est  une  affliction  pour  moi  d'a- 
voir à  la  convertir  en  une  sorte  de  conte  bleu.  Je  sens  bien  un  vif  désir  de  fon- 
der une  sérieuse  tragédie  sur  les  matériaux  (jue  j'ai  déjà  ;  mais  je  craindrais 
d'augmenter  encore  les  obligations  dont  l'accomplissement  pénible  consume  les 
joies  de  la  vie.  »  Et  vingt-six  ans  plus  lard,  dans  une  lettre  à  Zelter,  2  juin  182(1 
'Briefwechsel  mil  Zeller,  Th.  IV,  S.  171)  :  «  Je  dois  aussi  te  confier  que  j'ai  re- 
pris, pour  (;e  (jui  regarde  le  plan  poétique  et  non  les  développements,  les  tra- 
vaux préliminaires  d'une  œuvre  importante  sur  laquelle,  depuis  la  mort  de  Schil- 
ler, je  n'avais  pas  jeté  les  yeux,  et  qui,  sans  le  coup  de  collier  d'aujourd'hui, 
serait  demeurée  in  limho  palruni.  Le  caractère  de  cette  œuvre  est  d'empiéter  sur 
les  domaines  de  la  nouvelle  littérature,  et  cependant  je  défie  qui  que  ce  soit  au 
monde  d'en  avoir  la  moindre  idée.  J'ai  lieu  de  croire  qu'il  en  résultera  une 
grande  confusion,  car  je  la  destine  dans  ma  pensée  à  vider  une  querelle.  »  Il 
était  difficile  de  loucher  plus  juste,  et  le  poëte  parle  ici  avec  cet  admirable  in- 
stinct critique  qui  ne  le  trompe  jamais.  En  effet,  je  ne  sais  pas  d'œuvre  plus 
prônée  et  plus  méconnue,  plus  exposée  à  la  fois  aux  exagérations  de  la  louange 
el  du  blâme,  plus  admirée  des  uns  et  des  autres,  et  plus  mise  en  question  par 
tous.  Tandis  que  les  philosophes  s'y  complaisent,  attirés  parle  souffle  divin  qui 
s'exhale  de  la  perfection  grecque,  les  romantiques  s'en  détournent  avec  horreur, 
et  là  où  le  pied  du  classique  chancelle,  le  romantique  se  trouve  sur  son  terrain. 
Le  secret  de  cette  inquiétude  qui  tourmente  les  deux  parfis  me  semble  tout  en- 


32  (jOETHE. 

lier  dans  la  laiitaisie  iniiiieiise  de  Goethe,  (jui  a  voulu  rassembler  tous  les  élé- 
menls  dans  sa  ci'éation.  Falalilé  atlachée  aux  enfantemenls  du  génie!  Ces  grandes 
œuvres  synlhéliques,  qui  coniprennenl  l'univers  de  la  pensée  et  de  Taclion,  sont 
créées  plutôt  pour  Thunianité  que  pour  l'iiomnie.  Dès  leur  naissance,  la  discus- 
sion s'en  enqiare  :  elles  servent  de  champ  de  bataille  aux  opinions  les  plus  con- 
Iraires,  qui  s'y  livrent  un  combat  éternel  d'autant  plus  indécis,  que  les  chances 
sont  plus  également  partagées.  Ces  œuvres  éveillent  itlulot  l'enthousiasme  de 
tous  que  l'amour  et  le  culte  de  chacun  ;  beaucoup  les  défendent  avec  courage  et 
persévérance,  mais  peu  se  passionnent  pour  elles.  Ce  n'est  pas  au  moins,  — 
quant  à  ce  qui  regarde  l'observation  des  sentiments,  les  grâces  de  la  pensée,  le 
soin  curieux  du  détail,  —  que  ces  œuvres  le  cèdent  en  rien  à  d'autres.  Ce  qui 
leur  manque,  c'est  la  classificalion  et  Tordre.  Une  foret  vierge  n'est  pas  un  sen- 
tier. Les  intelligences  oisives  et  modestes  trouveraient  là  aussi  la  douce  fleur  de 
l'âme,  mais  cachée  et  perdue  sous  les  grandes  herbes  qu'il  faudrait  séparer  avec 
peine,  et  l'on  s'explique  comment  il  convient  mieux  à  leur  heureuse  nonchalance 
d'aller  respirer  les  pâles  violettes  dans  le  coin  de  terre  isolé  où  Pétrarque  et  No- 
valis les  ont  plantées.  Une  chose  qui  du  premier  abord  glace  la  sympathie  du 
lecteur,  c'est  l'ironie  inexorable  qui  se  manifeste  dans  ce  livre  sous  toutes  les 
formes.  Goethe  ne  procède  guère  autrement  :  génie  essentiellement  profond  et 
varié,  il  voit  d'un  coup  d'œil  infaillible  les  tendances  du  moment,  et  trouve  dans 
la  fécondité  de  sa  nature  généreuse  de  quoi  y  satisfaire.  3Iais  l'imitation  suit  le 
génie  comme  son  ombre  ;  la  voie  ouverte,  tous  s'y  précipitent  au  hasard,  et  c'est 
alors  un  plaisir  de  dieu  pour  le  vieillard  (|ue  de  comprimer  tout  d'un  coup  ces 
élans  effrénés  par  un  éclat  de  rire  inextinguible.  Goethe  fait  un  peu,  autour  du 
troupeau  littéraire  de  son  temps,  l'oflice  du  chien  de  berger  :  dès  que  les  mou- 
tons se  débandent  et  vont  dévastant  le  beau  pâturage  que  leur  a  découvert  la  sa- 
gacité du  maître,  le  vieux  gardien  attentif  se  lance  après  eux,  d'un  bond  dépasse 
les  plus  hardis,  et  les  ramène  à  l'étable  en  leur  mordant  l'oreille  jusqu'au  sang. 
Je  citerai,  à  l'appui  de  ce  que  j'avance,  dans  la  première  partie  de  Faust,  l'inter- 
mède tout  entier  des  IVoccs  d'or  dOhévon  et  de  Tilania  (Obérons  und  Titanids 
(j^oldne  Hochzeit),  et  dans  la  seconde,  ces  allusions  de  toute  sorte  et  ces  passages 
satiriques  où  certaines  idées,  fort  en  honneur  dans  un  passé  encore  très-près  de 
nous,  ne  sont  guère  plus  épargnées  que  les  faiblesses  de  Nicolai  et  de  ses  con- 
temporains dans  les  scènes  du  Brocken.  —  Voici  en  quels  termes  Goethe  parle 
de  l'accueil  fait  à  sa  création  d'Hélène  dans  certaines  capitales  de  l'Europe  :  «  Je 
sais  maintenant  comment  on  a  salué  Hélène  à  Edimbourg,  à  Paris,  k  Moscou  ; 
peut-être  n'est-il  pas  sans  intérêt  de  connaître,  à  ce  propos,  trois  façons  de  pen- 
ser tout  à  fait  opposées.  L'Ecossais  cherche  à  pénétrer  dans  l'œuvre,  le  Français 
à  la  comprendre,  le  Russe  à  se  l'approprier.  Il  ne  serait  pas  impossible  qu'on 
trouvât  ces  trois  facultés  réunies  chez  le  lecteur  allemand.  »  [Goethe  an  Zelter, 
20  mai  1828  ;  Ikiefwechsel,  Th.  V,  S.  44). 

Cependant  Hélène  est  entrée  dans  le  palais  de  Ménélas  :  le  chœur  chante  un 
hymncà  la  gloire  des  dieux,  qui  ont  protégé  le  retour  de  l'héroïne.  Mais  tout  à 
coup  la  l'oine  épouvantée  sort  du  palais,  et  tombe  dans  les  bras  de  ses  compa- 
gnes. Ses  traits  si  calmes  sont  émus  ;  on  dirait  ({ue  la  colère  lutte  sur  son  noble 
front  avec  l'étonnement. 

Lr  cHŒrR.  Découvre,  noble  femme,  à  tes  servantes  qui  l'assistent  avec  respect, 
ce  qui  est  arrivé. 


GOETHE.  r,ö 

Mélène.  Ce  que  j'ai  vu,  vous  le  verrez  vous-nièiiies  de  vus  propres  yeux,  à 
moins  que  l'antique  nuit  n'ait  englouti  aussitôt  son  œuvre  dans  le  sein  de  ses 
profondeurs,  d'où  s'échai)pent  les  prodiges  ;  mais,  pour  que  vous  le  sachiez,  je 
vous  le  dis  à  haute  voix  :  —  Comme  je  traversais  d'un  pas  solennel  le  vestibule 
ausière  de  la  maison  royale,  songeant  à  mes  nouveaux  devoirs,  le  silence  de  ces 
pieux  déserts  m'étonna.  Ni  le  bruit  sonore  des  gens  qui  vont  et  viennent  ne 
frappa  mon  oreille,  ni  le  travail  empressù  et  vigilant  mon  regard  ;  aucune  ser- 
vante ne  m'apparul,  aucune  ménagère,  de  celles  qui  jadis  saluaient  amicalement 
chaque  étrauger.  Cependant,  comme  je  m'approchais  du  foyer,  j'aperçus,  près 
d'un  reste  attiédi  de  cendres  consumées,  assise  sur  le  sol,  je  ne  sais  quelle  grande 
femme  voilée,  dans  l'attitude  de  la  pensée  plutôt  que  du  sommeil.  Ma  voix  sou- 
veraine l'invite  au  travail,  car  je  la  prends  d'abord  pour  une  servante  placée  là 
par  la  prévoyance  de  mon  époux  ;  mais  elle  demeure  impassible,  enveloppée  dans 
les  plis  de  sa  tunique.  A  la  fin  seulement,  elle  élève,  sur  ma  menace,  son  bras 
droit,  comme  pour  me  chasser  de  l'àtre  et  de  la  salle.  Irritée,  je  me  détourne  et 
monte  les  degrés  qui  conduisent  à  l'estrade  où  le  thalamos  s'élève,  tout  paré, 
près  de  la  salle  du  trésor.  La  vision,  elle  aussi,  se  dresse,  et,  me  fermant  le  che- 
min d'un  air  impérieux,  se  montre  à  moi  dans  sa  grandeur  décharnée,  l'œil 
creux,  terne  et  sanglant,  comme  un  spectre  bizarre  qui  trouble  la  vue  et  l'es- 
prit... Mais  je  parle  en  vain,  car  la  parole  ne  dispose  pas  de  la  forme  en  créa- 
trice. Voyez  vous-mêmes,  elle  ose  se  risquer  à  la  lumière  !  Ici  nous  régnons  jus- 
qu'à l'arrivée  de  notre  maître  et  roi.  Phébus,  l'ami  de  la  beauté,  repousse  bien 
loin  dans  les  ténèbres  les  hideux  fantômes  de  la  nuit,  ou  les  dompte. 

La  destinée  lamentable  de  Troie  plane  au-dessus  de  cette  introduction.  Tout 
autour  d'Hélène,  source  falale  de  tant  de  misères,  flotte  un  nuage  si  doux,  si  va- 
poreux, qu'il  semble  encore  ici  que  le  naturalisme  pur  des  temps  antiques  l'em- 
porte sur  la  beauté  morale  de  l'âge  chrétien.  Que  de  systèmes  sur  la  poésie  ré- 
duits à  néant  par  cette  démonstration  souveraine  que  Goethe  poursuit  avec  un 
implacable  sang-froid!  Le  beau  dans  l'art  peut  donc  se  passer  du  sens  moral! 
Phorkyas  représente  ici  plutôt  les  terreurs  profondes  que  l'antiquité  personnifie 
dans  certaines  apparitions  que  la  laideur  du  diable.  Ce  n'est  que  vers  la  fin, 
lorsque  le  romantisme  atteint  son  apogée,  que  la  Laideur  se  montre.  Le  classique 
répugne  à  Méphistophélès  ;  il  n'ose  s'y  aventurer  que  sous  un  masque;  et  quelle 
apparence  lui  conviendrait  mieux  que  celle  de  Phorkyas,  le  monstre  sorti  de 
l'Erèbe,  l'épouvante  des  jeunes  Troyennes?  Car  Phorkyas,  c'est  encore  Méphisto- 
phélès, on  le  devine.  La  manière  dont  l'imagination  de  Goethe  se  donne  cours  et 
franchit  toute  barrière,  sans  tenir  compte  des  temps  et  des  lieux,  pourra  sembler 
étrange  ;  mais  n'oublions  pas  qu'il  ne  s'agit  ici  que  de  la  beauté  poétique,  et  que 
nous  sommes  au  milieu  du  rêve  d'un  Allemand  sur  l'antiquité,  c'est-à-dire  bien 
loin  de  toute  vraisemblance  et  de  toute  réalité  prosaïque. 

La  réponse  du  spectre  ne  se  fait  pas  attendre.  Le  chœur  des  Troyennes  repousse 
et  maudit  la  Laideur.  La  querelle  s'anime.  On  se  rappelle,  à  propos  de  cette 
scène,  le  naturel  souvent  brutal  de  la  poésie  antique,  et  les  rudes  paroles  qu'é- 
changent entre  eux  les  héros  de  la  tragédie  grecque  et  des  poëmes  d'Homère. 
Cependant  Hélène  intervient  et  commande  le  silence  : 

HÉLÈNE.  Qu'on  répare  le  temps  perdu  en  des  querelles  arrogantes,  et  qu'on  se 
liàle  d'accomplir  le  sacrifice  ordonné  par  le  roi. 


54  GOETHE. 

PHORKYAs.  Tülil  est  prêt  dans  la  maison  ;  la  coupe,  le  trépied,  la  hache  aiguë, 
Teau  lustrale,  l'encens,  tout  est  prêt...  Désigne  la  victime. 

HELENE.  Le  roi  ne  l'a  pas  indiquée. 

PHORKiAS.  Il  ne  l'a  pas  dite?  0  misère! 

HÉLih'E.  Quelle  aflliction  s'empare  de  ton  cœur? 

PHORKYAS.  Reine,  c'est  toi-même  ! 

HÉLÈNE.  Moi? 

PHORKIAS.  Et  celles-ci. 

LE  CHŒUR.  Malheur  et  désespoir  ! 

PHORKYAS.  Tutomheras  sous  la  hache. 

HÉLÈNE.  Afîreux!  Mais  je  l'avais  pressenti,  malheureuse! 

PHORKYAS.  Cela  me  semble  inévitable. 

LE  CHŒUR.  Hélas  !  et  nous,  quel  destin  nous  attend? 

Le  chœm%  dans  les  angoisses  du  désespoir,  se  tourne  vers  Phorkyas,  implorant 
d'elle  un  moyen  de  salut. 

Phorkyas  cède  enfin  aux  instances  des  Troyeunes  suppliantes.  Le  temps  presse  : 
il  faut  se  hâter  de  fuir  les  murs  de  Sparte,  et  s'en  aller  chercher  un  refuge  sur 
les  bords  du  Taygète,  où  une  race  étrangère  vient  de  fonder  une  cité  nouvelle 
sous  la  conduite  d'un  aventurier  glorieux.  Hélène  demeure  un  instant  irrésolue... 
Un  bruit  de  clairons  annonce  l'arrivée  de  Ménélas  :  c'est  la  mort  qui  s'avance  à 
grands  pas,  la  mort  sanglante  pour  elle  et  ses  blanches  compagnes.  La  reine, 
épouvantée,  n'hésite  plus,  et  remet  sa  destinée  entre  les  mains  de  Phorkyas.  Un 
nuage  épais  couvre  la  scène,  et,  lorsqu'il  se  dissipe,  la  reine  et  le  chœur  se  trou- 
vent, par  enchantement,  au  milieu  de  la  cité  gothique,  où  des  pages  blonds  et 
vêtus  de  soie  et  d'or  s'empressent  à  les  accueillir.  Hélène  est  conduite  vers  Faust. 
Celui-ci,  avant  même  de  rendre  hommage  à  la  fille  immorlelle  du  Cygne,  fait 
charger  de  fers,  en  sa  présence,  le  gardien  de  la  tour,  Lyncéus,  pour  avoir  né- 
gligé d'annoncer  qu'il  la  voyait  venir.  Hélène  sourit  d'aise  à  ce  premier  témoi- 
gnage de  galanterie  chevaleresque,  et  pardonne  au  gardien.  Faust  obéit,  et  s'a- 
voue le  vassal  de  la  pure  beauté.  Dès  ce  moment,  l'byménée  de  Faust  et  d'Hélène 
est  décidé.  Le  représentant  du  moyen  âge  monte  sur  le  trône  de  l'héroïne  an- 
tique, et  partage  avec  elle  le  royaume  infini.  Hélène  ne  se  lasse  pas  d'admirer  les 
])bénomènes  merveilleux  qui  dansent  autour  d'elle  comme  les  rayons  d'un  soleil 
inconnu.  C'est  un  monde  tout  entier  qui  se  révèle  à  ses  sens.  La  belle  fleur  divine, 
transplanlée  sur  un  sol  étranger,  épanouit  son  calice  d'argent,  d'où  s'échappent 
de  suaves  parfums  qui  enivrent  Faust.  Cependant  des  cris  tumultueux  troublent 
le  calme  delà  vallée  heureuse.  Lesenvoyésde  Ménélas  viennent  réclamer  Hélène. 
Faust  se  lève,  et  les  repousse  à  la  tête  de  ses  hommes  d'armes.  La  valeur  pro- 
tège la  beauté  et  s'en  rend  digne.  Bientôt  le  calme  renaît,  doux,  embaumé,  vo- 
luptueux, inaltérable.  Le  chœur  s'endort  çà  et  là  sur  les  degrés  du  palais  et 
sur  les  touffes  d'herbe  où  serpentent  les  eaux  vives.  Hélène  et  Faust,  l'œil 
humide,  la  lèvre  altérée,  ivres  de  désirs  et  d'amour,  se  perdent,  la  main 
dans  la  main,  sous  l'épaisseur  du  feuillage  dans  les  ombres  de  la  grotte  mys- 
térieuse. Bientôt  Phorkyas  annonce  (pi'un  enfant  nouveau-né  bondit,  en  se 
jouant ,  du  giron  de  l'épouse  sur  le  sein  de  l'époux  ;  un  merveilleux  en- 
fant, nu  (Taboid,  jiuis  velu  de  pourpre  et  d'azur,  la  lyre  d'or  à  la  main, 
comme  un  petit  Pliébus,  l'auréole  de;  lumière  sur  les  tempes.  Euphorion 
paraît;   il  (•ourt.il  bondit,  quitte  le  s(d,  monte  vers  les  astres,  et  se  balance 


GOETHE.  ôîi 

dans  rinfini,  joyeux,  insoiicianl,  d  loiijoiirs  cliaiilanl,  d'une  voix  plus  pure  que 
le  crislal,  des  slroplies  romanlicpies  que  la  musique  aérienne  acconqiagne.  On 
voit  ainsi  ce  que  Goethe  emprunte  à  la  légende  et  ce  qu'il  y  ajoute.  Les  amours 
d'Achille  et  d'Hélène,  vous  les  trouverez  ici.  Rien  n'est  perdu,  ni  l'ardeur  des 
caresses,  ni  l'harmonie  de  l'air,  ni  l'enchantement  du  site,  mystérieuse  étreinte 
d'où  naitde  même  Euphorien,  l'enfant  divin,  la  poésie.  Seulement,  au  lieud'A" 
chille,  c'est  Faust;  au  lieu  de  la  beauté  humaine,  la  beauté  idéale,  l'intelligence. 
Hélène  reste  ce  qne  l'antiquité  l'a  faite,  ce  qu'elle  sera  toujours.  Quel  représen- 
tant plus  noble  et  plus  digne  l'antiquité  plastique  trouverait-elle? 

Ainsi,  les  éléments  de  toute  poésie  se  rencontrent  et  s'assemblent;  l'antiquité 
épouse  le  romantisme,  et  de  cet  hyménée  sort  la  poésie  moderne  avec  sa  forme 
originale,  son  intimité  sympathique,  mais  aussi  avec  ses  désirs  sans  bornes,  son 
impatience  du  joug  et  de  la  règle  ;  réelle  à  la  fois  et  symbolique,  —  tantôt  voilée, 
tantôt  nue  comme  le  marbre  antique,  —  aujourd'hui  noyée  dans  les  brouillards, 
demain  sereine,  et  la  lumière  au  front,  —  féconde  et  capricieuse  comme  le  soleil, 
où  elle  tend  sans  cesse,  au  risque  de  tomber  dans  l'eau  comme  Euphorien  et 
comme  Icare.  Icare,  c'est  l'inquiétude  incessante  de  la  pensée,  l'aspiration  éter- 
nelle vers  un  but  ignoré  qui  s'élève  toujonrs  à  mesure  qu'on  monte,  la  fièvre  d'un 
dieu  insensé  dans  le  cerveau  d'un  pâle  adolescent,  tout  ce  qu'il  y  a  de  vaste,  d'in- 
flni,  dans  les  vœux  des  immortels,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  factice  et  de  vain  dans 
l'action  des  hommes  ;  le  désir  insatiable  qui  cherche  la  source,  et  tombe  foudroyé 
avant  de  l'avoir  découverte  ;  l'âme  de  Byron  sur  deux  ailes  de  cire  qui  fondent  au 
soleil.  — L'antiquité,  qui  devinait  Faust  en  créant  Prométhée,  a  pressenti  Byron 
dans  Icare;  el  Goethe,  — ce  magicien  de  la  poésie,  ce  conciliateur  suprême  qui 
sait  par  quels  côtés  latents  les  éléments  disjoints  d'un  monde,  dont  l'unité  fait  l'har- 
monie, peuvent  se  réunir;  —  Goethe,  après  vingt  siècles,  confond  ensemble  ces 
deux  relations  d'une  même  idée  dans  une  allusion  pleine  de  mélancolie  et  de 
charme,  grâce  à  laquelle  la  trinité  symbolique  se  complète,  et  dont  il  emprunte 
le  nom  mélodieux  aux  légendes  de  la  mythologie  antique. 

Tel  est  lemylhe  qui  clôt  l'intermède  antique  de  la  tragédie.  Au  premier  aspect, 
la  part  que  Goethe  fait  à  Euphorien  semble  assez  belle.  Représentant  par  sa  mère 
de  la  beauté  pure,  de  la  beauté  grecque,  et  de  la  science  allemande  par  son  père, 
quelle  destinée  plus  glorieuse  dès  le  berceau!  Et  cependant  Goethe  ne  s'en  tient 
pas  là,  il  faut  à  sa  création  quelque  chose  de  contemporain  qui  en  rehausse  la 
vie  et  l'éclat  dans  le  présent.  De  l'idée  d'Euphorion,  étoile  radieuse  sitôt  éteinte 
au  firmament  de  la  poésie,  à  l'idée  de  lord  Byron,  il  n'y  a  qu'un  pas.  Euphorion 
sera  Byron.  Ainsi  Goethe  paiera  le  tribut  de  sa  plainte  sublime  à  la  mémoire  de 
l'auteur  ûe  Manfred,  et  son  œuvre  trouvera  dans  cette  douleur  généreuse  une  mé- 
lancolie imposante  et  grandiose  que  l'antiquité  seule  n'aurait  pu  lui  donner. 
Quel  autre  que  Byron  serait  cejeune  immortel  au  splendide  visage,  aux  tempes 
sereines  qu'une  flamme  illumine,  ce  génie  inquiet  qui  gravit  d'un  pied  ferme  les 
pics  escarpés  et  neigeux,  plonge  au  hasard  dans  les  abîmes,  appelle  la  guerre, 
et  trouve  enfin  la  mort  en  cherchant  un  idéal  qu'il  ne  peut  atteindre? 

EUPHORION.  Je  sens  des  ailes  qui  me  poussent.  Là-bas,  là-bas,  le  devoir  m'appelle. 
Laissez,  que  je  m'envole  ! 

(Euphorion  s'élance  dans  l'air,  ses  vêtements  le  portent  quelque  temps. 
Sa  tète  rayonne  et  laisse  dans  le  ciel  une  trace  lumineuse.) 


56  GOETHE. 

LE  CHŒUR.  Icare  !  Icare  !  assez  de  malheur! 

(ünbeau  jeune  homme  tombe  aux  pieds  de  Faust  et  d'Hélène.  Son  visage 
rappelle  des /rai/s  connus.  L'enveloppe  matérielle  disparaît;  l'auréole 
nionteverslccicl  ;  lesvêtcments,lemanteauet  la  lyre  restentsurle  sol.) 

iiKLKNE,  à  Faiisl.  Antique  parole  que  je  devais  consacrer  par  mon  exemple  : 
— Le  bonheur  et  la  beaulc  ne  restent  jamais  longtemps  unis  !  —  Les  liens  de 
l'existence  et  de  l'amour  sont  brisés  !  Jelc  déplore,  leur  dis  un  douloureux  adieu,  et 
mejetteencore  une  fois  dans  tes  bras  !  — Perséphone,  rerois  le  fils,  reçois  la  mère  ! 

(Elle  embrasse  Faust  et  disparaît,  Faust  ne  retient  d'elle  que  ses  voiles.) 

Hélène  retourne  dans  l'Hadès,  auprès  de  Perséphone  ;  mais  les  Nymphes  du 
chœur  refusent  de  la  suivre  :  une  aspiration  indicible  vers  l'élernelle  nature  les 
possède,  et  toutes  finissent  par  s'abîmer  dans  son  sein  et  se  perdre  dans  la  végé- 
tation, dans  les  flots,  dans  les  airs.  Ainsi,  la  nature  est  la  source  et  la  fin  des 
choses  :  tout  en  vient  et  tout  y  retourne.  Le  panthéisme  a  trouvé  de  nos  joiu's  sou 
poëte  dans  Goethe,  comme  le  dogme  catholique  avait  trouvé  le  sien,  au  moyen 
âge,  dans  Alighieri.  — Les  belles  Nymphes  du  chœur  se  plongent  dans  la  nature. 
Elles  vont  donc  frémir  comme  les  arbres,  s'exhaler  comme  l'air,  couler  comme 
les  eaux  ;  elles  vont,  pampres  verdoyants,  serpenter  autour  des  coteaux.  Tandis 
que  leur  transformation  s'accomplit,  elles  célèbrent  leur  vie  nouvelle  en  tétra- 
mètres  trochaïques,  idylle  digne  de  Théocrite. 

Les  vêtements  dHélène,  transformés  en  nuage,  enveloppent  Faust,  l'enlèvent, 
et  déposent  l'infatigable  aventurier  sur  le  pinacle  d'une  haute  montagne  qui  do- 
mine la  terre,  un  peu  comme  le  sommet  de  Judée  où  l'Esprit  du  mal  conduisit 
Jésus  pour  le  tenter.  Faust  demeure  pensif,  et,  tandis  que  le  brouillard  flottant 
disparaît  du  côté  de  l'est,  il  voit  glisser  dans  sa  transparence  vaporeuse  toutes 
les  pensées  de  son  ame.  On  dirait  un  miroir  gigantesque  où  défilent  une  à  une 
les  sensations  de  sa  vie,  formes  qui  grandissent  et  passent,  insaisissables  et 
vaines  comme  la  vapeur  qui  les  enfante  ou  plutôt  les  réfléchit,  lumières  qui 
tremblent  au  moment  de  s'éteindre,  fantômes  qui  traversent  le  vide  à  grands 
pas  pour  aller  au  néant.  Toutes  ont  passé,  lorsqu'il  s'en  élève  une  dans  le  cristal, 
une  qui  reste;  le  nuage  a  beau  s'éloigner,  elle  diminue  et  ne  disparaît  pas  :  c'est 
Marguerite,  le  premier  rêve  de  jeunesse,  le  premier  désir,  la  première  pensée  d'a- 
mour ;  Marguerite,  cette  perle  divine  que  tant  d'orages  ont  refoulée  dans  les  plus 
profonds  abîmes  de  sa  conscience,  toujours  plus  pure,  plus  limpide,  plus  baignée 
de  lumière,  chaque  fois  qu'un  rayon  du  soleil  amène  pour  quelques  heures  la 
quiétude  et  la  sérénité. 

Cependant  la  nature  impatiente  de  Faust  ne  tarde  guère  à  se  faire  jour  ;  il  n'est 
pas  dans  son  caractère  de  remuer  longtemps  les  cendres  éteintes  de  ses  sensa- 
tions pour  y  chercher  qucl([ucs  parcelles  d'or.  La  Mélancolie  peut  s'asseoir  à 
l'ombre  et  se  réfugier  dans  le  passé  ;  les  vives  splendeurs  du  soleil  l'éblouissent, 
cl  l'idée  de  l'avenir  la  trouble  ;  mais  lui,  avec  le  désir  insatiable  qui  le  possède  et 
l'agile,  s'il  recule  d'im  pas,  c'est  pour  s'élancer  d'un  bond  })lus  impétueux  sur 
le  sommet  qui  ferme  l'horizon  à  son  œil  d'aigle.  Il  faut  à  son  activité  dévorante 
un  aliment  nouveau  ;  il  y  a  dans  la  comédie  humaine  une  scène  qu'il  n'a  pas 
jouée  encore  :  la  guerre.  Cette  scène,  il  la  demande,  il  la  veut,  dùlMéphistophélès 
comj)oser  le  drame  tout  exprès  ;  du  reste,  il  se  soucie  fort  p(ni  des  titres  et  des 
honneurs,  cl  n'envisage  la  question  qu'au  point  de  vue  de  l'inexorable  activité 
(pii  le  pousse. 


GOETHE.  57 

Faust  décrit  avec  chaleur  le  mouvemeiil  (Meriiel  do  la  mer  ;  celle  force  qui  se 
dépense  en  vain  l'irrile  et  le  prüV(»(jue;  il  vent  la  coml»allre  et  la  réduire.  Sa  fu- 
reur d'agir  va  désormais  s'en  prendre  aux  éléments.  En  proie  à  l'ambition  qui  le 
possède,  il  rôve  déjà  un  vaste  domaine,  une  immense  étendue  de  terrain  où  sa 
volonté  règne  en  souveraine.  Eh  bien  !  tout  cela  il  saura  se  le  conquérir,  non 
sur  les  hommes,  auxquels  il  se  ferait  scrupule  de  porter  préjudice,  mais  sur 
l'Océan,  qu'il  refoulera  dans  son  lit  par  des  digues.  Méphistophélès  n'entrevoit 
qu'un  movcn  :  la  guerre.  Le  mauvais  gouvernement  du  clergé  a  précipité  le 
royaume  dans  l'anarchie  ;  un  An ti -Empereur  vient  de  surgir.  L'occasion  s'offre 
belle  pour  les  actions  d'éclat.  Que  Faust  entre  en  campagne,  qu'il  procure  la  vic- 
toire à  l'Empereur  légitime,  et  sur-le-champ  il  recevra  pour  fief  le  rivage  de 
la  mer,  cette  vaste  étendue  de  côtes  où  sa  domination  impatiente  brûle  de 
s'exercer. 

L'Empereur  est  tombé  dans  le  piège  que  Méphistophélès  a  tendu  sous  ses  pas 
au  premier  acte.  A  l'aspect  de  ces  richesses  diaboliques  dont  les  trésors  de  l'Etat 
ont  regorgé  tout  à  coup,  la  tête  lui  a  tourné  ;  au  lieu  de  gouverner  son  peuple, 
il  s'est  mis  à  jouir  de  la  vie  en  Sardanapale.  Déjà  la  révolte  lève  la  tête,  l'anar- 
chie éclate  de  toutes  parts,  le  clergé  vient  d'élire  un  nouveau  chef,  qui  s'avance 
à  grandes  journées  contre  son  souverain  légitime.  Méphistophélès  accourt  à  son 
aide;  les  Trois-Vaillants,  Raufebold,  Habebald,  Haltefest,  l'accompagnent.  Faust 
est  promu  à  la  dignité  de  généralissime  ;  il  n'entend  rien  à  la  guerre,  peu  im- 
porte. —  Prends  toujours  le  bâton  de  général,  lui  dit  Méphistophélès,  et  je  ré- 
ponds de  l'affaire.  —  Cependant  un  bruit  fatal  court  dans  les  rangs,  on  parle  de 
la  défection  des  corps  alliés  ;  l'Empereur  fait  bonne  contenance  :  «  Un  préten- 
dant vient  pour  me  conquérir;  aujourd'hui,  pour  la  première  fois,  je  sens  que  je 
suis  l'Empereur.  ^  Faust,  armé  de  la  tête  aux  pieds,  s'avance  au  nom  du  Nécro- 
raan  de  Nurcia,  que  l'Empereur  a  sauvé  jadis  du  bûcher,  et  propose  au  maître 
du  monde  le  secours  de  la  magie.  L'offre  de  Faust  est  acceptée.  La  bataille  s'en- 
gage, les  Trois-Vaillants  fondent  sur  l'ennemi  ;  Méphistophélès  évoque,  des 
quatre  coins  de  la  terre,  des  légions  de  fantômes,  qui,  bardés  de  fer,  cheminent 
en  grandissant  à  travers  l'espace,  et  sèment  sur  leurs  pas  la  confusion  et  l'épou- 
vante. Méphistophélès,  Faust  et  l'Empereur  suivent  du  haut  de  la  montagne  les 
chances  longtemps  douteuses  du  combat. 

Cependant  l'aile  gauche  souiîre,  l'ennemi  escalade  les  hauteurs,  la  situation 
devient  grave.  ]\léphistophélès  s'empare  du  commandement  et  dépêche  aussitôt 
des  corbeaux  messagers  près  des  Nymphes  de  la  montagne. 

MÉPHisTornÉLÈs.  Çà,  mes  noirs  cousins  !  vite  à  l'œuvre,  vite  au  grand  lac  de  la 
montagne  1  Saluez  de  ma  part  les  Nymphes,  et  tachez  d'obtenir  d'elles  uiu^  ap- 
parence d'inondation. 

(Pause.) 

FAUST.  Certes,  nos  messagers  ont  dû  faire  dans  les  règles  leur  cour  aux  dames 
des  eaux.  L'inondation  commence  à  gronder.  Çà  et  là,  des  cimes  arides  et  chauves 
du  granit  s'échappe  la  source  vive  à  larges  flots 

MÉpniSTOPnÉLÈs.  Pour  moi,  je  ne  vois  rien  de  ces  prestiges  des  eaux  ;  des 
yeux  humains  peuvent  seuls  se  laisser  abuser  de  la  sorte,  et  l'aventure  étrange 
me  divertit  ;  elles  se  ruent  par  masses  transparentes.  Les  indȎciles  pensent  se 


"8  GOETHE. 

noyer  et  s'éveHiient  de  la  plus  singulière  façon  à  courir  à  la  nage.  Maintenant  la 
confusion  est  partout 

La  rébellion  une  fois  en  déroute,  les  Trois-Vaillanls  pénètrent  dans  la  tente 
splendide  du  prétendant,  et  se  mettent  en  devoir  de  loul  piller,  lorsque  les  tra- 
bans  de  l'Empereur  légitime  entrent  à  point  pour  les  chasser.  Arrive  l'Empe- 
reur, qui  s'empare  du  trône  vide  et  récompense  les  grands  dignitaires  qui  lui 
sont  restés  fidèles.  L'Arcbi-Maréchal,  rArclii-Chambellan,  l'Archi-Ecbanson,  re- 
çoivent des  privilèges  sans  nombre,  dont  l'Archevêque,  en  même  temps  grand- 
chancelier  de  la  cour,  leur  transmet  les  brevets  scellés  du  sceau  de  l'Etat.  Les 
princes  temporels  se  retirent,  l'Archevêque  blâme  l'Empereur  de  la  victoire  sa- 
crilège qu'il  vient  de  remporter  avec  l'aide  des  puissances  de  l'enfer  ;  il  le  me- 
nace de  toutes  les  foudres  de  Rome,  s'il  ne  cède  aussitôt  à  l'Eglise  une  bonne 
partie  de  son  territoire.  On  élèvera  sur  le  champ  du  combat  une  cathédrale  qui 
sera  bâiie  avec  les  deniers  de  l'Empereur,  et  dont  les  revenus  de  l'Etat  paieront 
l'entretien.  Le  clergé  n'en  reste  pas  là  :  il  exige  encore,  avant  de  consentir  à 
parler  d'accommodements,  une  part  du  rivage  que  Faust  a  conquis  sur  la  mer. 
Goethe,  qui  n'aime  pas  le  catholicisme,  ne  laisse  pas  échapper  l'occasion  d'atta- 
quer avec  violence  la  constitution  de  l'empire  au  moyen  âge.  D'un  coté,  c'est  la 
faiblesse  et  l'impuissance  des  empereurs  ;  de  l'autre,  la  cupidité,  l'avarice  et  la 
simonie  de  la  cour  de  Rome.  On  a  peine  à  s'expliquer  comment  Goethe,  ce  génie 
si  impartial  et  si  froid  sur  tout  autre  point  de  l'histoire,  s'obstine,  pour  obéir  à  je 
ne  sais  quelle  haine,  à  ne  voir  dans  le  catholicisme  qu'une  affaire  de  sacristie  et 
d'antichambre  ;  comment  lui,  dont  la  pensée  aime  tant  à  planer  dans  la  généra- 
lité, peut  oublier  seulement  à  ce  sujet  l'ensemble  grandiose  pour  de  misérables 
détails,  qu'il  poursuit  avec  une  animosité  vraiment  déplorable. 

Le  cinquième  acte  est  comme  un  épilogue  immense  où  le  mystère  se  dénoue 
dans  la  splendeur  et  l'azur  du  firmament.  Le  motif  glorieux  que  les  immortelles 
phalanges  chantent  dans  l'introduction  de  la  première  partie  de  Faust,  revient 
ici,  mais  varié  à  l'infini  par  le  sublime  orchestre,  par  les  voix  sonores  des  chéru- 
bins en  extase  qui  l'entonnent  avec  ravissement,  mais  plus  pompeux,  plus  grand, 
plus  solennel,  plus  enveloppé  d'harmonie  et  de  vapeurs  mystiques.  Goethe  a  fait 
cette  fois  comme  les  musiciens,  comme  Mozart,  qui  ramène  à  la  dernière  scène 
de  Don  Juan  la  phrase  imposante  de  l'ouverture.  Chaque  maître  procède  selon  la 
mesure  de  son  art  ;  celui-ci  trouve  l'unité  de  l'œuvre  dans  un  verbe,  celui-là  dans 
un  motif,  tous  deux  dans  une  idée  puissante  et  féconde.  Seulement  l'idée  de  Mo- 
zart est  sombre  et  lerril)le,  sa  musi(|ue  chante  la  mort  et  le  jugement  par  la  voix 
superbe  des  trombones.  Ici,  au  contraire,  les  fanfares  divines  annoncent  le  pardon 
et  l'oubli.  Mozart,  rêveur  et  enthousiaste,  comme  il  convenait  à  la  nature  ar- 
dente, passioiméc  et  expansive  du  plus  grand  musicien  qui  ait  jamais  existé, 
Mozart  est  plus  catholique  qu'il  ne  le  croit  lui-même  ;  le  Viennois  sensuel  s'a- 
bandonne à  la  fièvre  qui  l'emporte,  et,  dans  cette  débauche  du  corps  et  du  cer- 
veau, aboutit  au  catholicisme  terrible  d'Orcagna,  au  point  qu'il  s'épouvante  en- 
suite de  son  œuvre  et  qu'il  en  meurt.  Le  finale  de  Don  Juan  prêche  la  mort 
conuTu;  un  sermon  de  Savonarole.  Goethe,  au  contraire,  penseur  énergique  et 
profond  avant  d'être  poète,  n'aborde  jamais  un  dogme,  (juel  qu'il  soit,  qu'à  la 
condition  de  se  le  soumettre.  C'est  là  pour  lui  un  terrain  plus  ou  moins  fécond 
dont  il  s'empare,  et  qu'il  sillonne  en  tous  sens.  Si  Goethe  met  le  pied  dans  le 
ciel  catholique,  il  y  éveille  aussitôt  toutes  les  rumeurs  des  sources  et  des  bois. 


(U)  ET  Uli.  :,'.) 

lous  les  bruits  de  la  végélalion.  On  respire  dans  le  ciel  de  Goellie  loiilcs  les  vives 
odeurs  du  panthéisme.  Plus  de  responsabilité  misérable,  plus  de  moi't  hideuse, 
plus  de  terrible  chàLiment  ;  partout  la  vie  et  la  gloire,  et  la  transformation  dans 
l'éther  fluide  et  lumineux.  Il  est  impossible  d'assister  à  ce  spectacle  sans  se  rap- 
peler ces  peintures  divines  de  la  primitive  école  italienne,  où  les  martyrs  et  les 
saints  canonisés,  vêtus  de  chapes  d'or,  montent  à  travers  des  tentures  d'azur  et 
de  flamme  dans  la  gloire  de  Dieu,  l'œil  attaché  sur  les  beaux  chérubins  qui  les 
conduisent  et  sèment  des  roses  dans  l'espace. 

Je  reprends  l'analyse.  —  Philémon  et  Baucis  habitent  une  chaumière  au  bord 
de  la  mer,  une  modeste  chaumière  cachée  comme  un  nid,  avec  la  petite  chapelle 
(|ui  la  domine,  sous  des  touffes  embaumées  de  tilleuls.  Survient  un  voyageur.  Le 
couple  pacificpie,  qui  l'a  sauvé  jadis  des  flots,  l'accueille  avec  amour,  et  lui  ra- 
conte les  prodiges  du  nouveau  maître  du  rivage.  On  parle  des  plaines  qui  se  dé- 
frichent, des  moissons  qui  poussent,  des  grands  bois  qui  montent,  des  murailles 
ipii  s'élèvent  avec  une  promptitude  surnaturelle.  La  puissance  mystérieuse  de 
cet  homme  les  épouvante.  «  Il  est  impie,  il  convoite  notre  hutte  et  noire  bois  ; 
et  lorsqu'il  veut  s'agrandir  aux  dépens  de  ses  voisins,  il  faut  se  soumettre.  «  Ce- 
pendant les  deux  époux  trouvent  des  consolations  dans  la  prière  et  la  piété. 
«  Laissez-nous  aller  à  la  chapelle  saluer  le  dernier  rayon,  laissez-nous  sonner  la 
cloche,  tomber  à  genoux,  prier  et  nous  abandonner  au  dieu  antique.  » 

Faust,  parvenu  au  terme  de  la  plus  grande  vieillesse,  se  promène  dans  les  jar- 
dins somptueux  de  son  palais  de  marbre.  Tout  à  coup  le  gardien  de  la  tour  an- 
nonce l'arrivée  d'un  navire  chargé  des  plus  rares  trésors  des  contrées  lointaines. 
Cette  nouvelle  laisse  Faust  indifférent  ;  la  sonnerie  de  la  chapelle  trouble  son 
repos  ;  l'envie  et  la  tristesse  cheminent  désormais  à  ses  cotés.  En  vain  3Iéphis- 
tophélès  s'efforce  d'émouvoir  en  lui  un  reste  de  cupidité  !  «  Quelle  fête  cepen- 
dant! nous  avons  appareillé  deux  vaisseaux,  il  nous  revient  une  flotte  ;  c'est  sur 
la  mer  seulement  qu'on  trouve  la  liberté  du  commerce  et  du  pillage.  Avez-vous 
la  force,  vous  avez  le  droit  ;  on  s'informe  du  pourquoi,  et  jamais  du  comment  ; 
ou  je  ne  me  connais  pas  en  navigation,  ou  la  guerre,  le  commerce  et  la  piraterie 
sont  une  trinité  inséparable.  «  Faust  laisse  dire  son  infernal  associé,  d'autres 
soins  le  travaillent.  Tant  que  les  deux  vieillards  habiteront  près  de  lui,  il  sera 
malheureux  ;  il  veut  que  les  tilleuls  lui  appartiennent,  et  puis  cette  cloche  l'obsède. 

Voilà  donc  comme  il  faut  toujours  qu'on  me  torture  ! 
Plus  je  suis  riche,  el  plus  je  sens  ma  pauvreté. 
Le  bruit  de  cette  cloche  ainsi  vers  moi  porté , 
Et  de  ces  frais  tilleuls  le  suave  murmure, 
Me  parlent  de  l'Eglise  et  de  la  sépulture  ; 
La  volonté  de  Dieu,  sa  force,  son  amour, 
Jusque  sur  ces  graviers  viennent  se  faire  jour. 
Comment  donc  rassurer  ma  pauvre  conscience? 
Cette  cloche  d'enfer  sonne,  et  j'entre  en  démence. 

Ce  qui  lient  à  l'Eglise  lui  répugne.  Méphistophélès  le  confirme  de  toutes  ses 
forces  dans  ces  dispositions,  et  lui  conseille  de  s'emparer  de  la  chaumière  et  du 
bois  qui  l'entoure,  et  d'offrir  en  dédommagement,  aux  pieux  époux,  un  petit 
bien  que  Faust  leur  a  choisi  d'avance.  Au  même  instant,  la  voix  de  Lyncéus  an- 
nonce l'incendie.  L'espace  est  envahi,  les  arbres  craquent,  les  murailles  s'effon- 
drent, le  fléau  grandit  jusqu'au  ciel  ;  c'est  la  maison  des  pasteurs  qui  brûle  ; 


40  GüKTUE. 

riiiceiKÜc  «■oiisiiino  lu  clia[)elle  el  les  tilleuls  ceiileiiuires.  A  de  pareils  ravages, 
Faiisl  reconnaît  l'ouvrier,  et  comme  autrefois,  sur  la  montagne,  l'accable  de  ses 
malédictions.  Cependant  peu  à  peu  les  tempêtes  de  sa  colère  s'apaisent  avec 
l'incendie;  alors  une  mélancolie  inexorable  s'empare  de  sa  conscience,  elle  vent 
mortel  de  la  trislesse  souffle  sur  lui  du  milieu  des  ruines  encore  fumantes. 

Vers  minuit,  quatre  femmes  vêtues  de  gris  s'avancent  :  la  Pénurie,  la  Con- 
science, le  Souci,  le  Malbeur  ;  les  trois  premières  ne  peuvent  entrer  ;  le  Souci  se 
glisse  par  le  trou  de  la  serrure. 

Un  sombre  pressentiment  s'empare  de  Faust;  aux  approches  de  la  mort,  la 
magie  lui  devient  odieuse  : 

Te  trouverai-je  donc  toujours  sur  mon  chemin, 
0  toi,  Älagie!  ô  toi  qui  me  suis  comme  une  oml)re! 
Quand  pourrai-je  oublier  tes  formules  sans  nombre, 
Tes  évocations  en  qui  jadis  j'eus  foi? 
Nature,  que  ne  suis-je  un  liomme  devant  toi  ! 
Ah  !  ce  serait  alors  la  peine  d'être  au  monde. 
Un  homme,  je  l'étais  jadis  quand  je  suis  né, 
Avant  d'avoir  fouillé  l'immensité  profonde 
Avec  ce  mot  fatal  par  qui  je  suis  damné  ! 

Belles  paroles,  dites  quand  il  n'est  plus  temps.  Faust  s'en  aperçoit.  Le  Souci, 
malgré  sa  résistance,  lui  souffle  sur  les  yeux  :  il  devient  aveugle;  son  ardeur 
s'en  accroit. 

Cependant  Méphistophélès,  accompagné  des  Lémures ,  paraît  dans  le  vestibule 
du  palais,  et  commande  à  ses  étranges  satellites  d'élever  un  tombeau.  Le  bruit 
du  travail  réjouit  Faust;  Méphistophélès  le  raille  :  «  De  toute  manière,  vous  êtes 
perdu  ;  les  éléments  conspirent  avec  nous,  tout  marche  au  néant.  »  Parole  ter- 
rible et  fatale  bien  digne  de  l'Esprit  du  mal,  qui  ne  voit  à  l'activité  humaine 
d'autre  but  que  le  néant.  Tout  ici-bas  n'est  qu'une  lutte  éternelle  de  la  vie  et  de 
la  mort,  et  l'œuvre  des  hommes  sert  de  pâture  aux  éléments.  Faust  s'élève  contre 
cette  opinion  de  l'enfer  :  «  Oui,  je  crois  de  toutes  mes  forces  à  cette  parole,  fin 
dernière  de  la  sagesse  :  Celui-là  est  digne  de  la  liberté  comme  delà  vie,  qui  peut 
chaque  joiu'  se  la  conquérir.  »  Il  voudrait  doter  de  vastes  Etats  son  peuple  libre: 
•<  Ah!  que  ne  puis-je  voir  une  activité  semblable!  puissé-je  vivre  sur  un  sol 
libre,  avec  des  hommes  libres!  Alors  seulement  je  dirais  à  l'heure  qui  va  fuir  : 
Reste,  reste,  tu  es  si  belle!  Non,  la  trace  de  mes  jours  terrestres  ne  doit  pas  s'ef- 
facer! —  Dans  le  pressentiment  d'une  telle  béatitude,  je  goûte  maintenant 
l'heure  ineffable.  »  Faust  assouvit  en  cette  extase  le  désir  si  ardemment  exprimé 
dans  la  première  partie  ;  ce  pressentiment  le  conduit  à  la  plénitude  de  l'exi- 
stence, l'œuvre  de  sa  vie  est  consommée.  Les  Lémures  s'emparent  de  Faust  et  le 
couchent  dans  le  tombeau. 

Lr  chœur.  L'heure  s'arrête,  l'aiguille  tombe. 
MÉPHISTOPHÉLÈS.  Elle  tombe,  tout  est  accompli! 

Ainsi  Faust  trouve  le  but  de  son  activité  dans  un  pressentiment  extatique  ;  les 
voluptés  de  la  vie  n'ont  pu  le  satisfaire.  Méphistophélès  a  perdu  son  pari,  car  ce 
n'est  point  le  présent  qui  arrache  à  Faust  les  paroles  par  lesipiellesson  existence 
terrestre  se  consomme,  mais  l'espérance  d'un  avenir  meilleur. 

Au  nutnionl  où  Méphistophélès  va  saisir  sa  proie,  le  firnifunenl  s'ouvre,  et  des 


GOETHE.  41 

logions  (ranges  apparaissent  à  l'horizon,  dans  les  splendeurs  d'une  céleste  aurore. 
L'espace  s'emplit  d'une  musique  harmonieuse,  que  Méphistophélès  trouve  in- 
supportable; chaque  note  du  concert  divin  lui  tombe  dans  l'oreille  comme  uikî 
goutte  de  plomb  ardent.  Les  anges  se  dispersent  dans  les  campagnes  de  l'air,  et 
sèment  les  roses  à  pleines  mains,  roses  mystiques  devant  lesquelles  les  compa- 
gnons hideux  de  Méphistophélès  reculent  épouvantés.  Méphistophélès  tient  bon 
d'abord,  et  se  débat,  au  milieu  des  roses  qui  le  couvrent,  dans  les  angoisses  d'un 
aflVeux  supplice.  Ici  la  lutte  éternelle  du  mal  contre  le  bien,  du  laid  contre  le 
beau,  de  l'impur  contre  le  saint  et  l'immaculé,  se  produit  environnée  de  tous  les 
merveilleux  prestiges  d'une  poésie  dont  l'esprit  humain  semblait  avoir  oublié  le 
secret  depuis  Dante  et  sa  Divine  Comédie.  Méphistophélès  voudrait  maudire  les 
anges,  il  ne  le  peut;  la  flamme  céleste,  qui  pénètre  en  lui,  refoule  jusque  dans 
les  abîmes  de  sa  conscience  de  réprouvé  le  blasphème  qui  voudrait  en  sortir  ;  et  sa 
bouche,  crispée  pour  l'injure,  éclate  en  hymnes  diaboliques  à  la  gloire  de  la  béa- 
titude dont  le  spectacle  l'oppresse  et  l'écrase.  Quel  supplice  pour  l'Esprit  du  mal 
de  se  trouver  ainsi  tout  à  coup  en  face  du  soleil  de  la  grâce ,  de  se  sentir  bal- 
lotté par  le  flux  et  le  reflux  des  émanations  pures  !  le  supplice  du  hibou  surpris 
par  l'explosion  d'une  radieuse  matinée  d'avril.  Comme  l'oiseau  de  nuit,  Méphis- 
tophélès ferme  les  yeux  et  recule  ;  mais,  ô  misère  !  tandis  qu'il  cherche  à  tâtons 
son  gîte  ténébreux  pour  s'y  engloutir  à  jamais,  une  influence  irrésistible  le  force 
à  é\oquer  la  lumière  flamboyante  qui  l'offusque.  Il  appelle  les  anges,  et  les 
anges  viennent  à  sa  voix,  calmes,  confiants,  pleins  d'un  céleste  amour  et  d'une 
béatitude  ineffable,  dont  s'accroît  encore  sa  torture.  Fascination  inexorable  que 
le  bien  exerce  dans  le  monde! — A  mesure  qu'il  recule,  les  anges  s'avancent,  et 
lui,  tout  en  les  appelant',  recule  toujours,  dévoré  par  une  sensualité  diabolique 
qui  se  manifeste  dans  ses  discours  et  couvre  sa  peau  comme  une  lèpre. 

Les  roses  que  les  anges  sèment  pour  féconder  partout  l'amour  divin,  la  ijrâce 
et  l'éternelle  pureté,  n'éveillent  chez  Méphistophélès  que  le  sentiment  de  la  plus 
hideuse  licence.  Les  anges,  pour  ravir  sa  proie  à  Satan,  ont  usé  de  supercberiiî 
et  répandu  sur  lui  les  baumes  incandescents  qui  font  aimer.  Tandis  qu'il  s'aban- 
donne à  son  ivresse,  les  divins  messagers  lui  dérobent  la  partie  immortelle  de 
Faust  et  l'emportent  au  ciel.  Les  anges,  une  fois  sortis  vainqueurs  de  la  lutte 
rappellent  à  eux  les  flammes  pures  ([ui  dévoraient  le  diable.  Méphistophélès  re- 
connaît le  tour  dont  il  est  dupe  ;  les  fleurs  célestes  ont  laissé  sur  tout  son  corps 
des  traces  sanglantes  :  l'amour  divin  consume  ceux  qu'il  n'épure  pas. 

Cependant,  au  bord  des  précipices,  dans  la  profondeur  des  forets,  au  sein 
d'une  nature  âpre  et  sauvage,  de  pieux  solitaires  exaltent  les  voluptés  de  l'amour 
mystique,  et  s'abîment  dans  les  océans  de  la  béatitude;  à  leur  voix  les  échos  des 
rochers  sonores  et  des  grands  bois  émus  répondent  en  chœur;  les  torrents  se 
précipitent  du  haut  des  montagnes,  les  animaux  hurlent  dans  leurs  tanières.  Pour 
la  poésie  allemande,  la  nature  n'est  jamais  qu'un  vaste  clavier  dont  l'âme  hu- 
maine dispose  à  son  gré.  Le  motif  seulement  varie  selon  ;les  circonstances  et  les 
conditions  du  sujet.  Quoi  qu'il  arrive,  il  faut  que  la  nature  coopère  à  l'œuvre  de 
l'homme  et  subisse  l'influence  du  sentiment  qui  l'affecte,  la  loi  de  sa  toute-puis- 
sante volonté.  Ainsi  des  anachorètes  chantent  dans  la  solitude,  et  voilà  qu'aussi- 
tôt les  arbres,  les  granits  sortent  de  la  vie  de  la  végétation,  de  la  vie  des  miné- 
raux, pour  devenir  les  tuyaux  d'un  orgue  immense  dont  la  voix  accompagne  leur 
musique. 


42  (iOETHE. 

l^Ruviii»,   bois,  rocliers,    solitudes.  —  Saims   ANACHURtriis,   dis|ji'r.ses  siur  It'  liant  des  jiioiikigiies  et 
i'uni|)és  dans  les  crevasses  du  granit.) 

LK    CHOKUn    ET    l'eGHO. 

Au  gré  des  vents  qui  tourbillonnent, 
Les  bois  lloltent  sur  le  granit 
Où  les  racines  se  cramponnent  ; 
Les  grands  arbres  qui  le  couronnent 
Montent  épais  jusqu'au  zénitli. 
L'onde  s'émeut  et  clierclie  l'onde  ; 
La  caverne  s'ouvre  profonde, 
Et  le  lion  silencieux 
Kode  paisible  et  solitaire, 
Honorant  le  sacré  mystère, 
Mystère  d'amour  de  ces  lieux  1 

Ces  rues  gigantesques,  ces  forêts  immenses  qui  s'émeuvent  à  la  voix  des  pieux 
anachorètes,  ces  lions  qui  répondent  à  leur  psalmodie,  tout  cela  n'est  guère  selon 
l'orthodoxie  catholique,  et  l'on  peut  dire  que  cette  nature  vivante,  si  prompte  à 
entrer  en  rapport  avec  le  désir  humain  qui  la  sollicite ,  relève  moins  du  dogme 
de  saint  Paul  que  des  théories  de  Spinosa.  Goethe,  trop  sûr  de  lui-même  pour 
se  laisser  prendre  en  défaut  en  pareille  question,  a  senti  l'erreur  où  il  s'enga- 
geait, poussé  par  une  invincihle  préoccupation  de  la  vie  extérieure.  Aussi  n'a-t-il 
pas  manqué  de  faire  ses  réserves  et  de  se  ménager  d'avance  une  réponse  à  l'or- 
thodoxie, en  tenant  à  distance  ses  principaux  personnages  et  en  les  désignant 
sous  des  dénominations  vagues  qui  ne  sauraient  entraver  son  indépendance,  et 
n'impliquent  aucun  engagement  envers  l'autorité,  telles  que  Paler  Exslaticus, 
Pater  Profundus,  Pater  Seraphicus.  Voilà,  il  me  semhle,  ce  que  le  docteur  Loevve 
ne  comprend  pas,  lorsqu'il  s'etforce  de  voir  dans  le  Père  Extatique  Jehan  Pioys- 
hrock,  dans  le  Père  Profond  saint  Thomas  de  Canterhury,  et  saint  Bonavenlure 
dans  le  Père  Séraphique.  Certes,  si  Goethe  avait  voulu  mettre  en  scène  ici  les 
fondateurs  de  la  scolastique ,  rien  ne  r(;mpêchait  de  s'expliquer  franchemenl  ; 
s'il  ne  l'a  point  fait,  sans  doute  c'est  qu'il  avait  ses  raisons.  Prétendre  indivi- 
dualiser ces  créations  éhanchées  à  dessein  par  le  poète,  et  les  incarner  en  quel- 
que sorte  dans  une  existence  authentique,  c'est  vouloir  les  rendre  responsahles, 
vis-à-vis  de  l'orlliodoxie,  de  leurs  paroles  et  de  leurs  actes,  et  les  faire  descendre, 
sans  profit  pour  la  réalité,  des  sphères  où  elles  se  meuvent  dans  les  brouillards 
vaporeux  d'un  naturalisme  mystique,  illuminé  çà  et  là  des  ardeurs  du  soleil  ca- 
tholique :  slraiagème  admirable,  du  reste,  qui  met  le  théologien  à  couvert,  et 
donne  au  poète  un  monde  de  plus. 

Le  Père  Extatique,  en  proie  au  délire  de  Tamoiir  pur,  appelle  sur  lui  les  plus 
après  douleurs  de  la  chair,  ces  voluptés  suprêmes  de  la  vie  ascétique;  il  se 
frappe  la  poitrine,  se  creuse  les  flancs  de  ses  ongles,  se  martyrise  à  plaisir.  Plus 
il  souffre  de  cuisantes  tortures,  plus  il  se  réjouit  et  bénit  Dieu.  Dans  la  fièvre 
chaude  qui  le  consume,  l'élément  terrestre  s'évapore;  encore  quelques  instants, 
et  il  touchera  au  but  de  ses  désirs  effrénés.  Déjà  il  ne  tient  plus  à  ce  monde  que 
parle  pressentiment  d'une  sphère  plus  pure ,  déjà  il  a  perdu  la  pesanteur,  et 
Goethe  nous  le  représente  flottant  çà  et  là  dans  les  airs  : 


GOETHE. 


PATER    EXSTATICL'S. 


Ardoiir  de  la  llanimc  divine, 
Liens  d'amour,  liens  de  fou, 
Apre  douleur  do  la  poitrine, 
Écumant  appétit  de  Dieu, 

Flèches,  traversez-moi! 

Lances,  transpercez-moi  ! 

Chênes,  écrasez-moi! 

Eclairs,  foudroyez-moi  ! 
Que  l'élément  périssable  et  funesie 
Tombe  sans  retour. 
Et  que  de  mon  être  il  ne  reste 
Que  l'étoile  ardente  et  céleste, 
Noyau  de  l'éternel  armour  ! 

Le  Père  Profond  exalte  l'amoiir,  source  éternelle  de  toutes  choses  ;  plus  calme 
et  plus  solennel  que  le  Père  Extatique ,  mais  non  moins  fervent  et  non  moins 
possédé  du  désir  de  tout  savoir  et  de  tout  comprendre,  c'est  du  sein  des  abîmes 
qu'il  appelle,  pour  se  confondre  en  lui,  ce  Dieu  dans  la  nature,  dont  il  voit  partout 
se  révéler  la  présence.  Pxoutez  ce  chant  parti  du  creux  des  ravins,  du  fond  des 
mers,  du  sein  des  volcans  et  des  gouffres,  cette  voix  de  toutes  les  profondeurs, 
qui  dit  :  Amour,  nature.  Dieu,  aussi  bien  que  la  voix  des  anges  qui  chantent  au 
ciel.  Les  hymnes  sacrés  du  firmament  ont  leurs  échos  dans  les  abîmes  de  la 
lerre  : 

PATER  puoFi'NDUS.  (Région  bnsse.) 

Ainsi  (pie  la  roche  éternelle 
Pèse  sur  l'abîme  profond. 
Comme  le  (lot  au  flot  se  mêle 
Pour  l'affreuse  inondation  ; 
Comme  le  chêne  magnifique 
Se  porte  dans  l'air  tout  d'un  coup 
Par  sa  propre  force  organique, 
Tel  l'amour  puissant,  sympathique. 
Qui  forme  tout  et  nourrit  tout. 

Il  faut ,  avant  tout ,  considérer  cette  scène  comme  un  épilogue  que  Goethe 
donne  à  son  œuvre,  et  qui  sert  de  pendant  au  prologue  de  la  première  partie  de 
Faii<;t,  dans  lequel  Méphislophélès,  en  présence  de  la  cour  céleste,  demande  au 
Père  Eternel  la  permission  de  tenter  le  vieux  Docteur.  C'est  entre  ce  prologue, 
dont  on  trouve  l'idée  première  dans  le  livre  de  Job,  et  cet  épilogue,  qui  donne 
l'occasion  à  Goelhe,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  tard,  de  mettre  en  lumière 
ses  idées  sur  la  théologie,  qu'est  renfermé  le  drame  de  l'existence  de  Faust,  celle 
existence  insatiable  à  laquelle  la  science,  l'amour  et  la  conquête  ne  suffisent  pas. 
Quanta  ce  qui  regarde  l'action,  il  faut  en  prendre  son  paru,  et,  de  plus,  ne  pas 
se  montrer  trop  exigeant  à  l'endroit  de  la  clarté  ;  car  il  s'agit  ici  de  théologie,  de 
mysticisme,  et  de  mysticisme  allemand.  Cependant,  si  toutes  ces  raisons  ne  suffi- 
saient pas  pour  expliquer  la  présence  de  tant  de  personnages  bien  excentriques, 
disons-le  tout  à  notre  aise,  et  qui  semblent  au  premier  abord  ne  prendre  point 
de  part  au  mystère  qui  se  joue,   Coelhe  pourrait  répondre  qu'il  a  voulu  repré- 


U  GOETHE. 

senter  en  eux  l'amoiii',  la  (luiélude  au  sein  de  Dieu,  opposés  à  la  spéculation 
lurhulenle  de  Faust.  La  nature  parle  de  Dieu  sans  cesse,  et  conduit  vers  Dieu 
celui  qui  sait  la  comprendre  ;  voilà  le  sens  qu'il  faut  donner  à  la  présence  des 
anachorètes  :  ils  ont  contemplé  la  nature  avec  cette  intelligence  divine  des  choses 
qui  manquait  à  Faust,  à  son  activité;  et  ces  hommes,  au  lieu  de  tomher  parle 
désespoir  dans  le  sensualisme,  élerneUe  soif  de  la  soif  {ewiger  Durst  nach  dem 
Ditrstc),  ont  conquis  la  béatitude  ineffable,  du  sein  de  laquelle  ils  intercèdent,  ô 
néant  de  la  science  humaine!  pour  l'orgueilleux  alchimiste. 

Arrêtons-nous  un  moment  pour  contempler  la  divine  comédie.  Voilà  bien  tous 
les  degrés  de  la  céleste  nature,  depuis  l'initiation  au  sortir  de  la  vie  terrestre 
jusqu'à  la  béatitude  suprême  au  sein  de  Dieu  :  les  Enfants  bienheureux,  les 
Chérubins,  les  Anges,  les  Séraphins,  et,  pour  tous  ces  membres  de  la  hiérarchie 
céleste,  des  sphères  de  purification  à  traverser  :  la  région  profonde,  la  région  in- 
termédiaire, la  région  supérieure.  On  croirait  lire  une  page  de  saint  Thomas  ou 
de  Roysbrock,  si  le  rhythme  glorieux  de  ces  strophes  de  lumière,  qu'il  faut  dés- 
espérer de  reproduire  dans  la  transparence  native  de  leurs  eaux  limpides,  ne 
vous  rappelait  à  tout  instant  la  poésie  au  sein  du  mysticisme.  Le  souffle  de  Goethe 
nous  rend  visibles  ces  myriades  d'intelligences  éthérées  qui  peuplent  l'infini,  et  le 
regard  s'élève  jusqu'au  triangle  mystérieux,  le  long  d'une  traînée  radieuse  où 
brillent  et  flamboient,  rangées  en  ordre  et  par  degrés,  toutes  les  topazes,  toutes 
les  clartés,  toutes  les  splendeurs  de  la  couronne  de  Dieu  ;  imagination  sublime, 
vraie  théorie  des  anges,  inspirée  jadis  à  Philon  par  le  symbole  de  l'Échelle  de 
Jacob,  et  que  Goethe  emprunte  à  l'école  d'Alexandrie.  L'éther  est  rempli  d'ha- 
bitants ;  qu'on  ne  puisse  percevoir  avec  les  sens  ces  êtres  mystérieux,  qui  en 
doute?  Notre  âme,  elle  aussi,  est  invisible.  L'air  est  la  source  de  toute  vie  : 
pourquoi  donc  ne  serait-il  pas  habité?  Ainsi  qu'une  ville  immense  et  peuplée, 
l'espace  a  ses  myriades  d'habitants  ;  les  âmes,  innombrables  comme  les  étoiles, 
sont  ses  hôtes  éternels.  Parmi  ces  âmes,  il  y  en  a  qui  tombent  et  se  laissent  en- 
fermer dans  des  corps  périssables  ;  ce  sont  celles  qui  flottent  dans  le  voisinage 
de  la  terre  et  que  les  séductions  de  la  chair  attirent.  Après  un  certain  temps  ré- 
volu, elles  se  séparent  de  leur  corps  et  remontent  vers  leur  première  pairie.  Mais 
souvent  le  séjour  qu'elles  ont  fait  dans  le  monde  a  éveillé  en  elles  les  désirs 
impies  et  le  goût  des  habitudes  terrestres,  de  sorte  qu'elles  ne  tardent  pas  à  re- 
tomber. Les  autres,  au  contraire,  pénétrées  du  néant  de  l'existence,  et  n'ayant 
jamais  vu  dans  leur  corps  qu'une  prison  et  qu'un  tombeau,  le  quittent  sans  re- 
gret, remontent  d'un  vol  léger  dans  l'éther,  et  vivent  élernellement  sur  les  hauteurs 
bienheureuses.  Au-dessus  de  ces  âmes,  il  y  en  a  d'autres,  toujours  plus  pures  , 
glorieuses,  inspirées  du  souffle  divin.  Celles-là  n'ont  jamais  ressenti  la  moindre 
ardeur  pour  les  choses  de  la  terre,  aussi  elles  forment  la  milice  du  Tout-Puis- 
sant, et  sont,  pour  ainsi  parler,  les  oreilles  du  Grand  Roi,  car  elles  voient  tout, 
entendent  tout.  Les  philosophes  les  appellent  démons,  'îaty.cvcç,  et  l'Ecriture,  Ar- 
changes. Or,  ce  nom  leur  convient  mieux,  car  elles  portent  les  ordres  du  Père 
à  sc^  Enfants,  et  transmettent  au  Père  les  prières  de  ceux-ci.  Elles  vont  et 
viennent  incessamment,  et  leur  éternilé  s'écoule  en  des  divagations  continuelles. 
Non  certes  que  Dieu  ait  besoin  de  messagers  qui  lui  rapportent  ce  qui  se  fait 
dans  ce  monde  ;  mais  parce  que  nous  avons  besoin  d'intermédiaires  et  de  verbes 
conciliateurs  entre  lui  et  nous,  trop  faibles  cpie  nous  sommes  pour  cojitempler 
on  face  le  maître  de  l'univei's. 


;  PH  1  ST  ü  EH  ELi<:  ^;    E  T    :4 1 E  BEL 


GOETHE.  4ri 

Les  groupes  séraphiques  se  IransmeUenl  la  parlie  immorlelle  de  Faust;  les 
Archanges,  ([ui  s'en  étaieiil  emparés  d'abord,  ne  la  Irouvenl  pas  assez  pure  pour 
leurs  divines  mains ,  et  la  livrent  aux  Anges  Novices,  ((iii ,  à  leur  lour,  la  pas- 
sent aux  Enfants  de  Minuit.  Faust,  pour  arriver  au  ciel ,  traversa  donc  toutes  les 
sphères  de  purifiralion.  Cependant  le  docteur  Marianus  annonce  l'arrivée  des 
Trois  Saintes  Femmes  qui  viennent  intercéder  pour  le  salut  d'une  sœur,  et,  dans 
l'effusion  de  l'amour  qui  le  pénètre,  tombe  aux  pieds  de  la  Reine  des  Anges  : 

DOCTOR  MARIANUS  (dans  la  cellule  la  plus  élevée  et  la  plus  pure.) 

D'ici  la  vue  est  profonde, 
L'esprit  flotte  entre  le  monde 
Et  l'Éternel. 

Mais  dans  la  nuée  en  flammes, 
.l'aperçois  de  saintes  femmes 
Qui  vont  au  ciel. 

J'en  vois  une  qui  rayonne 
Au  milieu,  sous  sa  couronne 
D'astres  en  fleur. 

C'est  la  Patronne  divine, 
La  Reine,  je  le  devine 

A  sa  splendeur. 

(Dans  un  ravissement  extatique.) 
Souveraine  immaculée 

De  l'univers. 
Sous  la  coupole  étoilée 

Des  cieux  ouverts, 
I^aisse-moi  dans  la  lumière 

Du  ciel  en  feu, 
Lire  ton  divin  mystère, 

Mère  de  Dieu  ! 

MATER  GLORIOSA  (plane  dans  l'atmosphère.) 

Les  Trois  Pénitentes,  Madeleine,  la  Samaritaine,  Marie  Égyptienne,  implorent 
la  Mère  du  Christ  pour  Marguerite  : 

Toi  qui  jamais  aux  pécheresses 
Ne  refusas  l'accès  des  cieux, 
Qui,  du  repentir  généreux, 
Augmentes  encor  les  richesses. 
Sainte  l^atronne,  accorde  ici 
A  cette  âme  douce  et  ployée 
Qui  s'est  une  fois  oubliée 
Sans  croire  qu'elle  avait  failli  ; 
Accorde  un  pardon  infini. 

(Una  Pœnitcntium,  autrefois  nommée  MARGUERITE,  s'humiliant.) 

Daigne,  ô  glorieuse  ! 
Vers  moi,  bienheureuse, 
Tourner  ton  front  propice  en  ce  beau  jour! 
(lelui  que  j'aimai  sur  la  terre, 
Libre  de  toute  peine  amèro, 
Es(  de  retour. 


U;  GOETHE. 

Encore  un  de  ces  liannonieiix  échos  de  la  première  partie  de  Faust.  Vous  qui 
vous  souvenez  de  cette  plainte  si  mélancolique  et  si  douce  que  la  jeune  fille  exhale 
<omme  un  soupir  après  sa  faute,  de  ces  larmes  de  rei>entir  qui  tombent  aux  pieds 
de  la  Madone  dans  les  roses  d'une  gerbe  de  fleurs,  écoutez  :  c'est  encore  la  même 
voix....  la  même  voix  dans  le  ciel!  à  mesure  que  l'esprit  s'accoutume,  il  re- 
trouve une  à  une,  dans  ce  poëme  sans  fond,  toutes  les  idées  du  premier  Faust, 
mais  agrandies,  développées  ;  et,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  s'il  se  sent  attiré  vers 
elles  par  un  irrésistible  charme,  au  milieu  de  l'espèce  de  canonisation  épique  et 
lumineuse  dont  le  poète  les  investit,  c'est  qu'il  se  souvient  de  les  avoir  vues  au- 
trefois se  mouvoir  dans  la  réalité  de  l'existence.  Marguerite,  par  exemple,  l'unité 
de  ce  personnage,  c'est  l'amour,  l'amour  simple,  confiant,  résigné,  l'amour  dans 
le  sein  de  Marie,  soit  qu'il  pleure  ses  faiblesses  sur  les  dalles  du  sanctuaire,  soit 
(ju'il  chante  dans  les  nuées  l'hymne  de  la  rédemption.  Aussi,  comme  notre  sym- 
]tathie  s'élance  au-devant  de  la  Pénitente  céleste!  comme  elle  nous  touche  plus 
(|ue  la  Beatrix  de  Dante  !  car  Beatrix  nous  apparaît  dans  la  lumière,  sans  que  nous 
sachions  par  quels  chemins  elle  y  est  venue  :  on  ne  nous  a  rien  dit  de  sa  jeu- 
nesse et  de  ses  amours.  Pour  trouver  la  trace  de  son  existence,  il  faut  sortir  du 
cercle  mystique  et  l'aller  chercher  dans  les  biographies.  Puis  Beatrix  est  morte 
à  dix  ans...  Une  enfant!  Mais  Marguerite  ,  elle  a  vécu  comme  nous,  parmi  nous  ; 
nous  l'avons  tous  vue  aimer,  souffrir,  mourir.  Marguerite,  nous  l'avons  rencon- 
trée au  puits,  à  l'église,  au  jardin,  interrogeant  une  à  une  toutes  ses  sensations, 
ces  feuilles  fragiles  des  roses  de  la  vie'. 

'  Nous  produisons  ici  le  morceau  si  touchant  de  la  première  partie,  afin  de  donner  au  lecteur  un 
point  de  vue  nouveau,  en  opposant  l'une  à  l'autre  ces  deux  situations,  fjui  semblent  tirer  du  contraste, 
encore  plus  d'intérêt. 

MARGUERITK. 

(Elle  met  des  fleurs  nouvelles  dans  les  pots.) 

Oh!  daigne,  daigne,  Un  mal  cruel  travaille 

Mère  dont  le  cœur  saigne,  Mon  cœur  tout  en  émoi. 

Pencher  ton  front  vers  ma  douleur!  .Te  suis  seule  à  cette  heure, 

Je  pleure,  pleure,  pleure, 

L'épée  au  cœur.  Mon  cœur  se  brise  en  moi. 
I^'àme  chagrine. 

Tu  vois  ton  fils  mourir  sur  la  colline;  Quand  l'aube  allait  paraître, 

Ton  regard  cherche  le  ciel.  En  te  cueillant  ces  fleurs, 

Tu  lances  vers  l'Éternel  J'arrosais  de  mes  pleurs 

Des  soupirs  pour  sa  misère,  I..es  pots  de  ma  fenêtre  ; 
Four  la  tienne  aussi,  pauvre  mère  ! 

Et  le  premier  rayon 

Qui  sentira  jamais  Du  soleil  m'a  surprise 

L'affreux  excès  Sur  mon  séant  assise. 

De  la  douleur  qui  me  déchire  ;  Dans  mon  affliction. 
Ce  que  mon  cœur  a  de  regrets. 

Ce  qu'il  craint  et  ce  qu'il  désire?  Ah  !  sauve-moi  de  la  mort,  de  l'affront  ! 

Toi  seule,  toi  seule  le  sais.  Daigne,  daigne, 

Toi  dont  le  cœur  saigne, 

En  quchjue  endroit  (|iie  j'aille  Vers  ma  douleur  pencher  ton  divin  front! 

Maintenant,  toute  peine  terrestre  oubliée  dans  l'expiation,  Marguerite  se  sent  ravie  au  ciel  dans 
des  nuages  de  flamme,  autour  desquels  gravite  la  partie  immortelle  de  Faust  ;  et  les  yeux  encore 
tournés  vers  le  trône  de  la  Reine  des  Anges,  elle  l'invoipic  dans  sa  béatitude,  comme  autrefois  dans 


(iüETHE.  Al 

Cependant  les  Enfants  de  Minuit  tourbillonnent  en  cercles  lumineux  auloin* 
de  l'âme  de  Faust,  en  (jui  la  vie  céleste  pénètre  de  pins  en  plus.  Faust,  le  sa- 
vant superbe,  le  maître  des  Esprits,  grandit  jusqu'au  ciel  ;  et  là,  c'est  Marj^nieritc 
(|ui  se  présente  pour  l'instruire. 

La  simple  jeune  fille  introduit  le  Docteur  dans  la  gloire  des  anges,  l'igno- 
rance racbète  la  science.  Faust  participe  au  bonheur  des  élus.  Le  dogme  de  la 
rédemption  des  âmes  est  mis  en  œuvré,  et  le  poëme  se  dénoue  au  point  de  vue 
du  catholicisme. 

Quels  que  soient  les  développements  immenses  que  le  poëte  donne  à  son 
(cuvre,  le  sujet  de  Faust  tient  de  la  légende.  On  a  beau  faire,  là  est  son  point 
d'unité.  Il  eu  est  sorti;  après  des  divagations  sans  nombre,  il  y  retournera.  Il 
faut  que  le  drame  se  termine  comme  il  a  commencé,  dans  le  ciel,  au  milieu  des 
splendides  imaginations  de  la  hiérarchie  catholique.  Il  est  vrai  de  dire  que  Goethe 
en  agit  assez  librement  avec  le  dogme,  et  prend  peu  de  souci  de  traiter  la  chose 
en  Père  de  l'Eglise.  Qu'est-ce,  en  elfel,  qu'un  catholicisme  qui  admet  qu'une 
aspiration  incessante  vers  un  bien  vague  et  mystérieux,  qu'une  activité  sans  trêve 
puisse,  au  besoin,  tenir  lieu  de  la  foi  à  la  parole  divine,  à  la  révélation,  au  Verbe':' 
Théologie  éclectique,  théologie  de  poëte,  où  le  néoplatonisme  d'Alexandrie  se 
marie  au  panthéisme  de  l'Allemagne,  où  les  idées  de  Platon,  d'Iamblique,  de 
Spinosa,  de  Hegel  et  de  Novalis,  se  confondent  et  tourbillonnent,  atonies  lu- 
mineux, dans  le  rayon  le  plus  pur  et  le  plus  chaud  du  soleil  chrétien.  Au  XIV" 
siècle,  Dante  eût  infailliblement  mis  Faust  en  enfer,  ou  tout  au  moins  en 
purgatoire,  et  encore  le  vieux  Gibelin  aurait-il,  en  ce  dernier  cas,  cru  donner 
à  son  personnage  une  singulière  preuve  de  mansuétude.  Ici,  une  difficulté  se 
présente  :  comment  le  philosophe  sortira-t-il  du  labyrinthe  où  le  poëte  s'est  en- 
gagé à  travers  les  sentiers  du  catholicisme':'  Par  le  dogme?  Vraiment,  il  ne  le 
peut,  lui  qui,  en  proclamant  ce  principe,  que  l'âme  humaine  peut  trouver  son 
salut  autre  part  que  dans  un  attachement  inviolal)le  à  la  parole  révélée,  a  rompu 
en  visière  avec  l'orthodoxie.  Force  lui  est,  ponr  se  tirer  d'affaire,  d'ériger  eu 
système  sa  conviction  intime,  son  point  de  vue  personnel,  et  de  mettre  pour  un 
moment  la  mélaphysi([ne  à  la  place  delà  théologie.  Or,  c'est  là,  selon  nous, 
un  fait  curieux,  et  (pii  mérite  bien  qu'on  l'examine,  un  fait  qui  laisse  à  décou- 
vert certaines  théories  dont  Goethe  se  préoccupait  plus  qu'on  ne  pense,  et  qu'il 
est  indispensable  d'étudier,  si  on  veut  connaître  à  fond  le  grand  poëte  :  car 
elles  dominent  à  la  fois  son  existence  et  son  œuvre  ;  théories  faites  en  partie  avec 
les  idées  de  Spinosa  '  et  de  Leibnitz,  en  partie  avec  les  siennes  propres. 

sa  misère.  —  Voilà,   certes,   deux  adiiiira])les  sujets  de  poésie  et  de  peinture.  Cornélius  a  traité  le 
premier  avec  une  grâce  à  la  fois  idéale  et  naïve,  dans  son  estampe  la  plus  poétique,  et  sans  contredit 
la  plus  heureusement  venue,  de  la  belle  collection  des  dessins  de  Faust.  Quant  au  second,  il  appai- 
.  tient  de  droit  à  Overbeck,  au  peintre  mystique  des  Arts  sous  l'invocation  de  la  Vierge. 

*  «  Le  livre  de  Jacobi  m'a  sincèrement  afdigé  ;  et  comment,  en  effet,  aurais-je  pu  me  réjouir  de 
voir  un  ami  si  vivement  affectionné  soutenir  cette  thèse  :  que  la  nature  dérobe  Dieu  à  notre  vue? 
Pénétré  comme  je  suis  d'une  méthode  pure,  profonde,  innée,  qui  m'a  toujours  fait  voir  inviolabic- 
ment  Dieu  dans  la  nature  et  la  nature  en  Dieu,  de  telle  sorte  que  cette  conviction  a  servi  de  base  ù 
mon  existence  entière,  un  paradoxe  si  étroit  et  si  borné  ne  devait-il  pas  m'éloigner  à  jamais,  quant 
à  l'esprit,  d'un  homme  généreux  dont  je  chérissais  le  cœur  vénérable  ?  Cependant  je  n'eus  garde  île 
me  laisser  abattre  tout  à  fait  par  le  triste  découragement  que  j'en  ressentis,  et  me  réfugiai  avec  d'au- 
tant plus  d'ardeur  dans  mon  antique  asile,  l'Ethique,  de  Spinosa.  [Bekenntnisse,  i,  Theil.,  von  181  I , 
f'ücthe's  Werke,  Bd.  52,  S.  72.) 


48  GOETHE. 

Sans  mvslique,  il  n'y  a  pas  de  religion  possible.  Le  naturalisme  lui-même, 
tout  eji  ne  reconnaissant  que  les  choses  créées,  se  voit  forcé  d'admellre  des  forces 
élémentaires  actives.  Une  force  prise  en  dehors  de  l'acte  qui  en  résulte  est  quelque 
chose  qui  ne  se  peut  saisir,  et  cepiuidant  il  faut  qu'on  se  la  représente.  Delà, 
d'une  part,  la  mythologie  païenne;  de  l'autre,  la  philosophie  de  Spinosa,  qui 
donnent  plus  ou  moins  aux  causes  et  aux  forces  premières  la  réalité  de  l'existence, 
<'l  les  classent  en  un  système.  Cependant,  ici  encore  les  mêmes  difficultés  se  ren- 
contrent: car,  quelles  (jue  soient  les  formules  et  les  apparitions,  il  y  a  au  fond 
de  t(uit  cela  un  mystère  insaisissable,  et  ITune,  au  milieu  du  culte  de  la  nature, 
éprouve,  comme  au  sein  de  l'orthodoxie  clirélienne,  cet  infini  besoin  d'amour, 
d'espérance  et  de  foi  '  qui  ne  l'abandonne  jamais. 

De  semblables  aspirations  existent  d'elles-mêmes,  et  la  piété  en  résulte  ^. 
Aussi  combien  de  foisn'a-t-on  pas  vu  la  conscience  humaine,  en  proie  aux  sombres 
inquiétudes  que  font  naître  en  elle  les  idées  d'avenir  et  d'éternité,  ne  trouver 
de  refuge  contre  l'épouvante  et  le  doute  que  dans  la  foi  qu'elle  avait  repoussée 
sous  sa  forme  première  !  C'est  un  peu  l'histoire  du  plus  grand  nombre ,  de 
Goethe  lui-même.  Voyez  ce  qu'il  écrivait  à  Zelter  sur  ce  sujet  3,  en  1827  :  «  Con- 
tinuons d'agir  jusqu'à  ce  que,  rappelés  par  l'Esprit  du  monde,  un  peu  plus  tôt, 
un  peu  plus  tard,  nous  retournions  dans  l'éther  ;  puisse  alors  l'Etre  éternel  ne 
pas  nous  refuser  des  facultés  nouvelles,  analogues  4  à  celles  dont  nous  avons 
eu  déjà  l'usage!  S'il  y  joint  paternellement  le  souvenir  et  le  sentiment  ultérieur 
(Nachgefilhi)  du  bien  que  nous  avons  pu  vouloir  et  accomplir  ici-bas,  nul  doute 
que  nous  ne  nous  engrenions  d'autant  mieux  dans  le  rouage  de  la  machine  uni- 
verselle. Il  faut  que  la  Monade  supérieure  {die  entelechische  Monade)  se  main- 
tienne en  une  activité  continuelle  ;  et  si  cette  activité  devient  une  autre  nature, 
l'occupation  ne  lui  manquera  pas  dans  Féternité.  »  Belles  paroles  qui  ne  sont 
peut-être  pas  si  éloignées  du  christianisme  que  Goethe  voudrait  le  faire  croire, 
et  qu'on  y  rattacherait  facilement  ainsi  que  la  pensée  qui  suit  :  «  Je  veux  te  le 
dire  à  l'oreille  ;  j'éprouve  le  bonheur  de  sentir  qu'il  me  vient,  dans  ma  haute 
vieillesse,  des  idées  qui,  pour  être  poursuivies  et  mises  en  univre,  demanderaient 
une  réitération  de  l'existence.. .  » 

«  Chaque  soleil,  chaque  planète  porte  en  soi  une  intention  plus  haute,  une 
l»lus  haute  destinée  en  vertu  de  laquelle  ses  développements  doivent  s'ac- 
complir avec  autant  d'ordre  et  de  succession  que  les  développements  d'un  rosier 
par  la  feuille,  latige,  la  corolle.  Appelez  cette  intention  une  {c/cV,  une  monade,  peu 
importe  ;  il  suffit  qu'elle  préexiste  invisible  au  développement  qui  en  sort  dans 

*  «  Nul  être  ne  peut  tonil)er  à  néant.  L'Eternel  s'émeut  en  tout.  Tu  es  ;  tiens-toi  heureux  de  ootto 
idée.  L'être  est  éternel,  car  des  lois  conservent  les  trésors  de  vie  dont  se  pare  l'univers.  »  (Goethe, 
Vermächtnisse,  Werke,  Bd.  22,  S.  261.) 

Goethe  exprime  encore  le  sentiment  auguste  de  la  Divinité  qui  lui  inspire  le  culte  de  la  nature, 
dans  cette  poésie  où  le  lion  s'apprivoise  tout  à  coup,  dompté  par  le  cantique  d'un  enfant  :  «  Car 
l'Éternel  règne  sur  la  terre;  son  regard  règne  sur  les  Ilots.  Les  lions  doivent  se  changer  en  hrebis, 
et  la  vague  recule  épouvantée  ;  l'épée  nue,  près  de  frapper,  s'arrête  immobile  dans  l'air  ;  la  foi  et 
l'espérance  sont  accomplies.  Il  fait  des  miracles,  l'amour  qui  se  révèle  dans  la  prière.  »  Bd.  ITJ, 
S.  527.) 

*  Goethe  bei  der  Fürsfinn  Callitzin  Werke,  Bd.  50,  S.  247. 
3  liricfwechsel,  T.  IV,  S.  278. 

*  «  .le  soidiaite  à  mon  Moi,  pour  l'éternité,  les  joies  que  j'ai  goûtées  iri-has.  »  (Goethe's  Divan, 
S.  209.) 


GOETHK.  49 

la  naliirc.  Les  larves  des  étais  inlerinédiaii'es,  que  celle  idée  prend  dans  ses 
traiislormalions,  ne  saiiraienl  nous  arrèler  un  moment.  C'est  toujours  la  mrme 
mélamorpliose,  la  même  faculté  de  transformation  de  la  nature,  (jui  tire  de  la 
feuille  une  fleur,  une  rose,  de  l'ccuf  une  chenille,  de  la  chenille  un  papillon. 
Les  monades  inférieures  obéissent  à  une  monade  supérieure,  et  cela,  non  pour 
leur  bon  plaisir,  mais  uniquement  parce  qu'il  le  faut.  Du  reste,  tout  se  passe 
fort  naturellement  en  ce  travail.  Par  exemple,  voyez  cette  main;  elle  contient  des 
parties  incessamment  au  service  de  la  monade  supérieure,  qui  a  su  se  les  appro- 
prier indissolublement  sitôt  leur  existence.  Grâce  à  elle,  je  puis  jouer  tel 
morceau  de  musique  ou  tel  autre;  je  puis  promener  à  ma  fantaisie  mes  doigts 
sur  les  louches  du  clavier  ;  elles  me  procurent  donc  une  jouissance  intellectuelle 
et  noble;  mais,  pour  ce  qui  les  regarde,  elles  sont  sourdes,  la  monade  supé- 
rieure seule  entend.  De  là,  je  conclus  que  ma  main  ou  mes  doigts  s'amusent 
peu  ou  point.  Ce  jeu  de  monades,  auquel  je  prends  plaisir,  ne  divertit  nul- 
lement mes  sujettes,  et  peut-être,  en  outre,  les  fatigue.  Combien  elles  seraient 
plus  heureuses  d'aller  où  leur  aptitude  les  entraîne!  Combien,  au  lieu  de  courir 
en  désœuvrées  sur  mon  clavier,  elles  aimeraient  mieux,  abeilles  laborieuses , 
voltiger  sur  les  prés,  se  poser  sur  un  arbre,  et  s'enivrer  du  suc  des  fleurs!  L'in- 
stant de  la  mort,  qui  pour  cela  s'appelle  avec  raison  une  dissolution,  est  justement 
celui  où  la  monade  supérieure  régnante  [die  regierende  llaatpmona'^)  afl'ranchit 
ses  sujeltes  et  les  dégage  de  leur  iidèle  service.  C'est  pourquoi,  de  même  que 
l'existence,  je  regarde  la  mort  comme  un  acte  dépendant  de  celte  monade  ca- 
pitale, dont  l'être  particulier  nous  est  complètement  inconnu. 

«  Cependant  les  monades  sont  inaltérables  de  leur  nature,  et  leur  activité  ne 
saurait  ni  se  perdre,  ni  se  trouver  suspendue  au  moment  de  la  dissolution.  Elles 
ne  quittent  leurs  anciens  rapports  que  pour  en  contracter  de  nouveaux  sur-le- 
champ;  et,  dans  cet  acte  de  transformation,  tout  dépend  de  l'intention,  de  la 
puissance  de  l'intention  contenue  danstelle  ou  telle  monade.  La  monade  d'une 
âme  humaine  cultivée  n'est  point  la  monade  d'un  castor,  d'un  oiseau  ou  d'un 
poisson,  cela  va  sans  dire  ;  et  ici  nous  retombons  dans  le  système  de  la  classifi- 
cation des  âmes,  auquel  il  est  impossible  d'échapper  toutes  les  fois  qu'on  veut 
interpréter  d'une  façon  quelconque  les  pbéuomèmes  de  la  nature.  Swedenborg, 
cherchant  à  l'expliquer  à  sa  manière,  se  sert,  pour  représenter  son  idée,  d'une 
image  fort  ingénieuse,  à  mon  sens.  Il  compare  le  séjour  où  les  âmes  se  trouvent, 
à  un  espace  divisé  en  trois  pièces  principales,  au  milieu  desquelles  s'en  trouve 
une  grande.  Maintenant  supposons  que,  de  ces  divers  appartements,  diverses  es- 
pèces de  créatures,  des  poissons,  des  oiseaux,  des  chiens,  des  chats,  se  rendent 
dans  îa  grande  salle,  curieuse  compagnie,  en  vérité,  et  singulièrement  mêlée  ; 
qu'adviendra-l-il  aussitôt?  Le  plaisir  de  se  trouver  ensemble  ne  durera  cerles 
pas  longtemps,  et  de  ces  mille  dispositions  si  instinctivement  contraires,  quelque 
elfroyable  querelle  résultera;  à  la  fin,  le  semblable  cherchera  le  semblable,  les 
poissons  iront  vers  les  poissons,  les  oiseaux  vers  les  oiseaux,  les  chiens  vers  les 
chiens,  etc.,  et  chacune  de  toutes  ces  espèces  contraires  cherchera,  autant  que 
possible,  à  se  trouver  quelque  lieu  particulier.  N'est-ce  point  là  l'hisloire  de  nos 
monades  après  la  mort  terrestre?  Chaque  monade  va  où  sa  force  l'entraîne,  dans 
les  eaux,  dans  l'air,  dans  la  terre,  dans  le  feu,  dans  les  étoiles  ;  et  cet  essor 
mystérieux  qui  l'y  porte  contient  tout  le  secret  de  sa  destinée  future. 

«  A  une  destruction  complète,  il  n'y  faut  pas  penser.  Cependant  il  peut  bien 


.iO  GOETHE. 

se  faire  qu'on  coure  le  risque  (rèlre  pris  au  passage  par  quelque  monade  puis- 
sante et  grossière  eu  même  temps,  qui  vous  subordonne  à  elle.  Le  danger  a  au 
fond  quelque  chose  de  sérieux,  et,  pour  ma  part,  toutes  les  fois  que  je  nu;  trouve 
sur  la  voie  de  la  simple  contemplation  de  la  nature,  je  ne  puis  me  défendre 
d'une  certaine  épouvante  qu'il  me  cause  >. 

«  Qu'il  y  ait  un  coup  d'œil  général  historique,  qu'il  y  ait  aussi  parmi  les  mo- 
nades des  natures  supérieures  à  nous,  cela  est  incontestable.  L'intention  d'une 
monade  du  monde  [WeJlmonade)  peut  tirer  et  lire  du  sein  ténébreux  de  son  sou- 
venir des  choses  qui  semblent  des  prophéties,  et  qui,  au  fond,  ne  sont  que  la 
vague  réminiscence  d'un  état  révolu,  la  mémoire:  par  exemjde,  le  génie  humain 
a  découvert  les  lois  qui  régissent  Tunivers,  non  par  une  recherche  aride,  mais 
par  l'éclair  du  souvenir  plongeant  dans  les  ténèbres  du  pnssé,  attendu  qu'il  était 
présent,  lui  aussi,  lorsque  ces  lois  furent  élaborées.  Il  serait  insensé  de  prétendi'e 
assigner  un  but  à  ces  éclairs  qui  traversent  les  souvenirs  des  esprits  supérieurs, 
ou  déterminer  le  degré  où  doit  s'arrêter  cette  révélation.  Ainsi,  dans  l'univers 
comme  dans  l'histoire,  je  suis  loin  de  penser  que  la  durée  de  la  personnalité 
d'une  monade  soit  inadmissible. 

«  En  ce  qui  nous  regarde  particulièrement,  il  semble  presque  que  les  divers 
états  antérieurs  que  nous  avons  pu  traverser  dans  cette  planète  soient  trop  indif- 
férents ou  trop  médiocres  pour  renfermer  beaucoup  de  choses  dignes,  aux  yeux 
de  la  nature,  d'un  second  souvenir.  Notre  état  actuel  lui-même  ne  saurait  se 
passer  d'un  grand  choix,  et  sans  doute  qu'un  jour,  dans  l'avenir,  notre  monade 
principale  le  récapitulera  sommairement  par  de  grandes  synthèses  historiques  2! 

«  Si  nous  passons  aux  conjectures,  à  vous  parler  franchement,  je  ne  vois  pas 
ce  qui  pourrait  empêcher  la  monade  à  laquelle  nous  devons  l'apparition  de 
Wieland  sur  notre  planète  d'embrasser  dans  son  nouvel  état  les  plus  vastes  rap- 
ports de  cet  univers.  L'activité,  le  zèle,  l'intelligence  avec  lesquels  elle  s'est  ap- 
proprié tant  de  faces  de  l'histoire  du  mon  de,  lui  donnent  le  droit  de  prétendre  à  tout. 
Il  m'étonnerait  peu,  bien  plus,  je  regarderais  cela  comme  une  chose  tout  à  fait 
conforme  à  mes  vues,  de  rencontrer,  après  des  siècles,  ce  môme  Wieland  devenu 

*  Cette  idée  d'une  force  l)rutale  ea  attirunt  une  antre  dans  son  cercle  et  se  la  soumettant  par  vio- 
lence,, a  plus  d'une  fois  préoccupé  Goethe  dans  sa  vaste  carrière.  C'est  au  point  que  ceux  de  ses 
amis  qui  ont  pénétré  le  plus  à  fond  dans  les  ?nystcres  de  sa  nature,  ont  cherché  souvent  dans  cette 
idée  la  cause  de  certaines  antipathies  bizarres  dont  il  ne  pouvait  se  défendre.  Il  faut  en  toute  chose 
que  l'humanité  trouve  son  compte.  Le  génie  a  ses  faiblesses,  la  philosophie  ses  superstitions  :  com- 
ment expliquer  autrement  cette  aversion  insurmontable  que  l'auteur  de  Faust  avait  pour  quelques 
animaux,  pour  les  chiens,  par  exemple?  On  raconte  qu'un  jour,  pendant  qu'il  exposait  sou  système 
des  monades  dont  il  est  question  ici,  un  chien  aboya  dans  la  rue  à  plusieurs  reprises,  et  que  Goethe, 
se  dirigeant  brusquement  vers  la  fenêtre,  lui  cria  d'une  voix  de  tonnerre  :  «  Oui,  va,  hurle  à  ton 
aise,  tu  auras  beau  faire,  larve,  ce  n'est  pas  toi  qui  m'attraperas.  »  Nous  ne  garantissons  pas  l'au- 
thenticité de  cette  histoire  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  chiens  lui  inspiraient  une  in- 
vincible répugnance,  et  qu'il  évitait  avec  soin  leur  rencontre.  N'oublions  pas  qu'il  a  fait  de  l'animal 
réprouvé  dont  le  diable  emprunte  l'apparence  pour  s'introduire  dans  le  laboratoire  de  l'aiisl,  un 
barbet  noir  [einen  schicarzen  Pudel),  sans  doute  par  esprit  de  haine  contre  l'espèce. 

2  TcHe  était  aussi  Topinion  de  Herder  sur  ce  point,  lorsqu'il  disait,  un  soir  qu'il  se  ])romenait  au 
clair  de  lune  avec  ses  amis  :  «  Nous  sommes  maintenant  sur  l'esplanade  de  Weimar,  et  j'espère  bien 
que  nous  nous  retrouverons  peut-être  un  jour  dans  Uranus  ;  mais  Dieu  me  garde  d'emporter  dans  ce 
monde  le  souvenir  de  mon  séjour  ici-bas,  le  souvenir  de  mon  histoire  pcrsoimcUc  et  de  tous  les  pe- 
tits événements  qui  m'ont  attristé  ou  réjoui  dans  ces  rues,  au  bord  de  l'Ilm.  Pour  ma  part,  je  re- 
garderais un  pareil  sort  roninie  le  plus  cruel  chàfiinenf  qui  j)nt  m'êlre  infligé.  » 


(;oKTm:.  öi 

aiiolque  monade  cosmique,  quelque  éloilc  de  première  grandeur,  et  de  le  voir  ré- 
jouir, féconder  par  sa  douce  lumière  (oui  ce  qui  s'apju-oclierail  de  lui.  Oui,  ce  sé- 
rail beau  pour  la  monade  de  uolre  Wieland  de  com[)icndre  Tèlre  vaporeux  de 
quelque  comète  dans  sa  lumière  et  sa  splendeur.  Quand  on  rélléchil  à  l'élernilé 
de  cet  élal  universel,  il  est  impossible  de  ne  pas  supposer  que  les  monades,  en 
tant  que  forces  coopératives,  sont  aussi  admises  à  prendre  part  aux  joies  divines 
delà  création.  L'être  de  la  création  leur  est  confié.  Appelées  ou  non,  elles  vien- 
nent d'elles-mêmes  de  tous  les  chemins,  de  toutes  les  montagnes,  de  toutes  les 
mers,  de  toutes  les  étoiles  :  qui  peut  les  arrêter?  Je  suis  sûr  d'avoir  mille  fois  pris 
part  à  ces  joies  dont  je  parle,  et  je  compte  bien  mille  fois  encore  y  retourner. 
Rien  au  monde  ne  m'ôterait  celle  conviction  et  cet  espoir.  — Maintenant  il  reste 
à  savoir  si  l'on  peut  appeler  retourun  acte  accom})lisans  conscience  :  celui-h'i  seul 
retourne  dans  un  lieu,  qui  a  conscience  d'y  avoir  séjourné  précédemment.  Sou- 
vent, dans  mes  contemplations  sur  la  nature,  de  radieux  souvenirs  et  des  gerbes 
de  lumière  jaillissent  à  mes  yeux  de  certains  faits  cosmogoniques  auxquels  ma 
monade  a  peut-être  contribué  avec  activité;  mais  tout  cela  ne  repose  que  sur  un 
peiH-éire,  et,  lorsqu'il  s'agit  de  pareilles  choses,  il  faudrait  cependant  avoir  de 
plus  sérieuses  certitudes  que  celles  qui  peuvent  nous  venir  des  pressentiments  et 
de  ces  éclairs  dont  l'œil  du  génie  illumine  par  intervalles  les  abîmes  de  la  création. 
Pourquoi,  dira-l-on,  ne  pas  supposer  au  centre  de  la  création  une  monade  uni- 
verselle, aimante,  qui  gouverne  et  dirige  selon  ses  desseins  les  monades  de  l'uni- 
vers, de  la  même  façon  que  noire  âme  gouverne  et  dirige  les  monades  inférieures 
qu'elle  s'est  subordonnées  '  ? — Je  ne  m'élève  pas  contre  cette  proposition,  pourvu 
qu'on  la  présente  comme  article  de  foi  :  car  j'ai  pour  habitude  de  ne  jamais  donner 
de  valeur  définitive  aux  idées  qui  ne  s'appuient  sur  aucune  observation  sensible. 
Ah!  si  nous  connaissions  notr£  cerveau,  ses  rapports  avec  Uranus,  les  mille  fils 
qui  s'y  entre-croisent,  et  sur  lesquels  la  pensée  court  çà  et  là!  L'éclair  de  la 
pensée!  mais  nous  ne  le  percevons  qu'au  moment  où  il  éclate.  Nous  connaissons 
des  ganglions,  des  vertèbres,  et  ne  savons  rien  de  l'être  du  cerveau  :  que  vou- 
lons-nous donc  savoir  de  Dieu?  On  a  beaucoup  reproché  à  Diderot  d'avoir  écrit 
quelque  part  :  —  Si  Dieu  n'est  pas  encore,  il  sera  peut-être  quelque  jour.  — Mes 
théories  sur  la  nature  et  ses  lois  s'accordent  assez  avec  l'idée  d'une  planète  d'où 
les  monades  les  plus  nobles  ont  pris  leur  premier  essor,  et  dans  laquelle  la  pa- 
role est  inconnue. 

«  De  même  qu'il  y  a  des  planètes  d'hommes,  il  peut  y  avoir  des  planètes  de 
poissons  ,  des  planètes  d'oiseaux.  L'hojjme  est  le  pre.mier  entretiex  de  la 
NATURE  avec  DiEu.  Je  ne  doute  pas  que  cet  entretien  ne  doive  se  conlinuer  sur 

'  N'est-ce  point  là  le  dieu  dans  la  nature,  le  dieu  du  pantliéismc,  dont  Faust,  dans  la  première 
partie  de  la  tragédie,  a  le  sentiment  sublime,  lorsqu'il  répond  avec  enthousiasme  aux  timides  ques- 
tions de  Marguerite,  qui  lui  demande  s'il  croit  en  Dieu?  Les  paroles  de  Faust  ne  contiennent-elles 
pas  le  germe  de  toutes  les  idées  que  Goetlic  se  plaît  à  développer  toucliaut  la  science  et  la  foi,  ces 
mngniliques  hypothèses  où  il  s'abandonne  si  volontiers?  C'est  le  caractère  de  Goethe  que,  chez  lui,  la 
SLience  n'a  d'autre  but  que  d'aider  l'imagination.  Ses  études  sur  la  nature  se  couronnent  toujours 
de  grandes  vues  synthétiques.  La  science  le  conduit  à  l'hypothèse,  dernier  terme  de  la  foi  philoso- 
phique, connnc  la  dévotion  est  le  dernier  terme  de  la  loi  religieuse;  et  c'est  en  ce  sens  seulement 
que  Goethe  aime  la  science,  la  recherche,  s'occupe  avec  ardeur  de  minéralogie,  de  métallurgie, 
d'ostéologie,  d'anatomie  comparée.  La  contemplation  immédiate  des  innombrables  mystères  de  la 
nature  éveille  en  lui  les  pressentiments  d'un  ordre  fondamental,  harmonieux,  dont  j1  s'étudie  à  se 
rendre  compte,  et  jamais  son  activité  ne  s'exerce  dans  un  cercle  restreint. 


'"^2  GOETHE. 

une  aulre  pluiiöle,  plus  subliiiic,  plus  profoiul,  plus  inlclligiblc.  Pour  ce  qui  est 
daujourd'luii,  mille  connaissances  nous  manquent.  La  première  est  la  connais- 
sance de  nous-mêmes;  ensuite  viennent  les  autres.  A  la  rigueur,  ma  science  de 
Dieu  ne  peut  s'étendre  au  delà  de  l'étroit  horizon  que  l'observation  des  phéno- 
mènes de  la  nature  m'ouvre  sur  celte  planète,  et,  de  toute  façon,  c'est  bien  peu 
de  chose.  En  tout  ceci,  je  ne  prétends  pas  dire  que  ces  bornes  mises  à  notre  con- 
templation de  la  nature  soient  faites  pour  entraver  la  foi  ;  au  contraire,  par  l'ac- 
tion immédiate  des  sentiments  divins  en  nous,  il  peut  se  faire  que  le  savoir  ne 
doive  arriver  que  comme  un  fragment  sur  une  planète  qui,  elle-même  dérangée 
dans  ses  rapports  avec  le  soleil,  laisse  imparfaite  toute  espèce  de  réflexion,  qui 
dès  lors  ne  peut  se  compléter  (jue  par  la  foi.  Déjà  j'ai  remarqué,  dans  ma  Théorie 
(les  couleurs,  qu'il  y  a  des  [)hénomènes  primitifs  que  l'analyse  ne  fait  que  troubler 
dans  leur  simplicité  divine,  et  qu'il  faut  par  conséquent  abandonner  à  la  foi.  Des 
deux  cotés,  travaillons  avec  ardeur  à  pénétrer  plus  avant;  mais  tenons  toujours 
bien  les  limites  distinctes  :  n'essayons  pas  de  prouver  ce  qui  ne  peut  être  prouvé; 
autrement  nos  prétendus  chefs-d'œuvre  ne  serviraient  qu'à  donner  à  la  postérité 
le  spectacle  de  notre  faiblesse.  Où  la  science  suffit,  la  foi  est  inutile;  mais  où  la 
science  perd  sa  force,  gardons-nous  de  vouloir  disputer  à  la  foi  ses  droits  incon- 
testables. En  dehors  de  ce  principe,  que  la  science  el  la  foi  ne  sont  pas  pour  se  nier 
V une  t autre ,  mais  au  contraire  pour  se  compléter  l'une  par  Vautre,  vous  ne  trouvez 
qu'erreur  et  confusion.  » 

Cependant,  toute  question  de  théologie  mise  à  part,  il  est  permis  de  douter  que 
la  morale  y  trouve  son  compte.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  Faust,  sinon  l'orgueil,  le 
désespoir,  la  débauche  des  sens,  l'ambition,  le  mensonge,  la  haine  incessante  de 
Dieu?  El  tout  cela  aboutit  à  quoi?  A  la  gloire  des  anges.  Etrange  conclusion,  et 
qui  pourtant  s'explique.  Le  mal,  chez  Faust,  vient  de  Méphistophélès,  on  ne  peut 
le  nier;  et  d'ailleurs,  ne  Irouve-l-il  pas  son  châtiment  dans  celte  vie,  le  mal  qui 
tend  sans  relâche  vers  un  but  qu  il  ne  peut  atteindre?  Faust,  après  tout,  est  homme; 
il  se  trompe  souvent  et  profondément  ;  mais,  comme  le  Seigneur  l'a  dit  dans  le 
prologue,  un  vague  instinct  le  porte  vers  le  bien.  Je  l'avoue,  chaque  fois  que  la 
raison  et  le  désir  des  sens  sont  aux  prises,  le  désir  l'emporte,  mais  non  sans  une 
lutte  acharnée,  non  sans  que  la  raison  ait  vaillamment  combattu  pour  ses  droits. 
Faust  hait  Méphistophélès,  et,  du  commencement  à  la  fin,  tous  les  moyens  que 
le  diable  met  en  œuvre  lui  répugnent.  Puis,  son  vaste  amour  pour  la  nature  ne 
nous  est-il  pas  garant  de  ce  pressentiment  sublime  de  l'ordre  et  de  la  loi  régu- 
lière qui  ne  l'abandonne  jamais?  En  un  mot,  Faust  est,  comme  Werther,  un 
homme  doué  des  plus  riches  dons  de  la  nature,  mais  qui,  dans  ses  rapports  avec 
la  vie  morale,  retombe  au  niveau  des  autres  hommes  et  participe  des  faiblesses 
communes.  Après  tout,  si  l'on  insistait  sur  ce  point,  nous  dirions  volontiers  que 
Goethe  n'a  prétendu  faire  ni  un  sermon  ni  un  bréviaire,  mais  un  poème  large  et 
profond  comme  la  vie,  sérieux  et  vrai  comme  la  nature,  et,  dans  le  plus  haut  sens 
de  cette  expression,  un  miroir  où  l'expérience  du  passé  se  réfléchit  pour  ra\enir. 

Ainsi  tout  se  transforme  el  rien  ne  meurt,  l'intelligence  va  à  l'amour,  l'amour 
à  Dieu  ;  h^  mal  succombe  au  dénoùmenl  des  choses,  car  il  n'existe  pas  en  soi. 

On  voit  comme  tout  se  lie  cl  s'enchaîne  dans  Faust.  La  tragédie  s'arrête  ;  le 
poëmc  s'ouvre  ;  l'individu  fait  place  à  l'humanité.  Tant  de  scènes  charmantes, 
tant  de  détails  heureux,  mais  bornés,  se  perdent  dans  l'infini  du  grand  œuvre. 
L'inspiration  de  Goethe  se  transforme,  nutis  sans  rien  perdre  de  sa  vie  première. 


G  OK  Tili:  ?J5 

A  chaque  pas  vous  reiicoiilicz  des  idées  (|ui  vous  rappelhîul  le  passr.  Les  scènes 
qui  vous  ont  channé,  vous  les  retrouvez  l'iiue  après  l'aulie,  niais  élargies,  dé- 
veloppées. C'est  encore  la  scène  de  l'Ecolier,  la  iniit  de  Walpiirgis,  encore  le 
galop  sonore  à  travers  la  campagne'.  Seulement  ici  l'ordre  classi(iue  règne  seul, 
le  mouvement  délibéré  de  la  réflexion  trempée  de  science  tient  lieu  de  la  fan- 
taisie instinctive.  Hélène  remplace  Marguerite  ;  on  dirait  le  cœur  de  Goethe  qui 
se  mire  dans  son  cerveau. 

Il  en  est  de  la  poésie  comme  de  l'architecture;  les  monuments  sublimes  qui 
font  sa  gloire  dans  la  postérité  ne  sont  jamais  l'œuvre  d'un  seul  ;  l'homme  pré- 
destiné ne  paraît  qu'à  son  jour,  lorsque  les  eftbrts  des  siècles  ont  ouvert  la  car- 
rière ou  lamine.  Quand  Cioethe  est  venu,  les  matériaux  de  son  œuvre  couvraient 
le  sol  de  l'Allemagne  ;  toutes  les  pierres  de  cet  édifice  magnifique  étaient  là,  im- 
mobiles et  dormautes,  les  unes  roses  comme  le  granit  des  Sphinx,  les  autres 
sombres  et  lugubres  comme  des  blocs  druidiques  ;  celles-ci  couvertes  de  mousse 
et  de  gramen  rampant,  celles-là  transparentes  et  l'élléchissant  toutes  les  fantaisies 
du  soleil  dans  leurs  eaux  limpides.  C'est  parce  que  les  conditions  de  l'épopée  sont 
à  sa  taille,  que  Goethe  se  décide  à  sacrifier  ses  instincts  capricieux,  ses  sensations 
changeantes,  et,  qu'on  me  passe  le  mot,  la  subjectivité  de  sa  nature,  pour  en- 
trer dans  le  cercle  fatal  où  toute  liberté  s'abdique,  et  s'asseoir  au  milieu  en  Ju- 
piter. C'est  qu'en  elïet  nulle  part  la  Muse  n'a  ses  coudées  moins  franches,  nulle 
part  l'inspiration  ne  sousci'it  à  des  règles  plus  austères  ;  l'épopée,  c'est  le  génie 
d'un  honnne  qui  se  meut  dans  le  génie  d'un  siècle.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  de  liberté 
que  pour  les  poètes  du  lac,  de  la  prairie  et  de  la  montagne ,  pour  les  chantres 
mélodieux  des  intimes  pensées  :  ceux-là  vont  et  viennent,  montent  et  descendeni, 
selon  le  caprice  de  leurs  ailes;  ils  peuvent  s'attarder  au  bord  des  eaux,  ramasser 
tous  les  diamants  qu'ils  trouvent,  sans  qu'uu  avertissement  d'en  haut  les  ramène 
au  giron  souverain.  Feux  errants  et  follets,  tandis  que  le  soleil  immobile  se  tient 
au  centre,  ils  traversent  l'étendue  en  tout  sens,  au  risque  de  se  laisser  prendre 
par  lui  quelque  chose  de  leur  clarté  phosphorescente,  et  finissent  par  aller  s'é- 
teindre dans  les  larmes  d'une  jeune  fille.  Le  mystère  dont  ils  s'environnent  fait 
toute  leur  liberté  ;  isolés,  mais  heureux  de  s'enivrer  ainsi ,  comme  des  abeilles, 
du  miel  le  plus  doux  de  la  terre,  ils  ont  ce  qu'ils  souhaitent.  Le  génie  qui  se  fait 
centre  ne  peut,  lui ,  se  contenter  d'une  si  médiocre  volupté.  Or,  l'admiralitu 
qu'il  ambitionne  ne  se  donne  pas  volontiers  ;  pour  l'avoir,  il  la  faut  conquérir: 
l'humanité  est  comme  la  terre,  qui  ne  donne  rien  de  ses  larmes  ni  de  sa  végéta- 
tion aux  étoiles  oisives  qui  se  contentent  de  la  regarder  avec  mélancolie,  et  se 
livre  tout  entière  au  soleil  qui  la  féconde. 

Quiconque  entreprend  une  œuvre  épique  dépouille  sa  propre  inspiration  pour 
se  soumettre  au  dogme  sans  discuter;  que  ce  dogme  vienne  ensuite  de  Dieu  ou 
de  l'esprit  humain  ,  ipi'il  s'appelle  Jésus,  saint  Paul,  Grégoire  Vil  ou  Spinosa, 
Hegel,  Novalis,  peu  importe ,  on  n'en  doit  pas  moins  le  considérer  comme  l'au- 
torité dont  la  pensée  relève.  Le  poème  de  Fausl  est  le  chant  du  naturalisme  , 
l'évangile  du  panthéisme ,  mais  d'un  panthéisme  idéal  qui  élève  la  matière 
jusqu'à  l'esprit,  bien  loin  d'enfouir  l'esprit  dans  la  matière,  proclame  la  raison 

'  Faust  a  clieval  sur  la  ciouje  du  centaure  Cliiron  et  courant  les  campngiics  de  Lcninos  à  la  re- 
cherche d'Hélène  ;  quel  admirable  pendant  à  la  sombre  cavalcade  de  la  première  partie,  dont  Cor- 
nélius a  fait  un  si  poétique  dessin! 


5i  GOETHE. 

souveraine,  et  donne  le  speelaele  si  beau  de  riiyménée  des  sens  et  de  l'inlel- 
ligcncc.  Toutes  les  voix  chantent  sous  la  coupole  magnifique,  les  anges,  l'hu- 
nianilé,  les  grands  bois,  les  eaux  et  les  moissons;  les  ilammes  de  la  vie  et  de 
l'amour  roulent  à  torrents  ,  puis  remontent  à  la  source  éternelle  pour  s'épan- 
cher encore.  L'harmonie  est  complète,  pas  une  note  n'y  manque.  Désormais 
Novalis  et  Goethe  ont  élargi  le  Verbe  du  Christ  et  fait  entrer  la  terre,  les  eaux 
et  le  ciel  dans  la  révélation  ;  la  nature  est  sauvée ,  l'humanité  se  réconcilie  à 
jamais  avec  elle;  tout  annonce  le  panthéisme  et  le  glorifie  dans  cet  édifice  su- 
blime. Entre  tous  les  grands  maîtres,  Goethe  est  celui  qui  possède  au  plus  haut 
degré  le  génie  de  la  volonté  :  il  fait  ce  qu'il  veut,  rien  que  cela,  et  s'arrête  à 
temps  ;  et ,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  ,  cette  puissance  n'est  que  le  résultat  de 
son  organisation  insensible  aux  influences  du  cœur,  de  sa  nature  qui  attire  sans 
jamais  rendre,  comme  nous  l'avons  déjà  dit.  On  doit  bien  se  garder  de  croire 
que  toutes  les  tendances  du  siècle  le  frappent  également  ;  dans  celte  symphonie 
étrange,  dans  ce  chœur  sans  mesure  que  chantent  pèle-mèle  tous  les  instincts 
et  toutes  les  passions  ,  son  oreille  infaillible  saisit  la  voix  fondamentale  et  la 
sépare  des  autres,  ou  plutôt  groupe  les  autres  autour  d'elle.  Goethe  est  un  écho, 
mais  un  écho  intelligent  autant  que  sonore ,  et  qui  réfléchit  avant  de  rendre 
le  bruit  qui  l'a  frappé,  bien  différent  en  cela  de  ces  poètes  toujours  prêts  à  se 
laisser  inspirer,  qui  passent  incessamment  de  l'orthodoxie  au  doute,  du  doute  à 
la  religion  de  Spinosa,  et,  de  trop  faible  vue  pour  distinguer  d'en  haut  le  mou- 
vement d'un  siècle,  se  contentent  d'en  exprimer  les  vagues  rumeurs,  et  cherchent 
l'unité  de  l'œuvre  épique  dans  une  variété  où  la  pensée  se  dissémine  ,  et  qui 
n'aboutit  qu'à  des  fragments;  harpes  éolieuncs,  sans  cesse  ballottées  par  tous  les 
vents  de  la  terre  qui  les  font  chanter  ! 

Ainsi ,  quel  que  soit  le  but  mystérieux  où  tende  l'humanité  ,  que  son  avenir 
appartienne  au  christianisme,  au  règne  absolu  de  l'esprit  pur,  à  l'abjuration  de 
toutes  les  joies  de  cette  vi'e,  ou  (nous  aimerions  mieux  le  croire  avec  Novalis) 
à  un  panthéisme  clairvoyant,  illuminé  çà  et  là  par  les  divins  rayons  de  l'Evan- 
gile, mais  où  l'esprit  s'incarne  quelque  peu,  où  l'activité  humaine  marche  enfin 
librement  vers  le  ciel,  à  travers  le  beau  jardin  de  la  terre  ;  quel  que  soit  dans 
l'avenir  le  but  de  l'humanité,  le  poème  de  FaasI  l'estcra  non-seulement  comme 
un  livre  sublime  où  se  rencontrent  les  plus  nobles  pensées  que  la  poésie  ait 
jamais  prises  au  cœur  humain,  à  la  théologie,  en  un  mot  à  la  science  de  Dieu 
et  des  hommes,  —  mais  encore  comme  l'expression  d'une  époque  grande  et  fé- 
conde, qui,  après  avoir  tout  interrogé,  tout  tenté,  j'allais  dire  tout  accomp  i  ; 
après  avoir  promené  son  activité  impatiente  dans  toutes  les  écoles  et  sur  tous 
les  champs  de  bataille  ,  lasse  de  la  discussion  et  de  la  guerre,  lasse  surtout  des 
folles  théories  qu'elle  a  vues  éclore  et  mourir  sous  ses  pas,  mais  trop  jeune,  trop 
ardente,  trop  vivace  pour  se  contenter  du  doute,  se  réfugie  dans  la  nature  in- 
telligente et  le  pressentiment  d'une  plus  haute  destinée. 

Maintenant,  si  j'ai  tant  insisté  sur  ce  poème,  c'est  qu'à  mon  sens  ce  poème 
contieiTt  l'esprit  de  Goethe.  D'ailleurs,  si  l'on  me  cherchait  querelle  à  ce  propos, 
les  bonnes  raisons  ne  me  feraient  pas  faute  ,  et  je  tntuverais  la  première  dans 
l'ignorance  où  l'on  était  encore  en  France  de  ce  beau  livie ,  au(iuel  la  traduc- 
tion avait  manqué  jusqu'ici. 

Tout,  chez  Goethe,  semble  concourir  à  l'harmonie.  La  science  aide  la  poésie, 


C.OETIIK.  r,5 

la  poésie  aide  la  science;  le  naluralisiiie  aliiueiile  riiis|iiralioii  el  la  l'écoiide  , 
cl,  de  son  cùlé,  rinspiralioii  illuniiiic  le  naliiralisme  :  de  là  Fausl,  la  Théorie 
des  couleurs,  la  Métamorphose  des  plantes  ,  cllaiil  d'aiilres  livres  que  ni  Spinosa, 
ni  Schiller,  ne  pouvaienl  écrire,  splendides  hypothèses  échappées  du  chaos  sur 
les  ailes  d'or  de  l'imaginalion.  La  poésie  de  Goethe  est  la  fleur  magique  épanouie 
sur  l'arhre  de  science.  C'est  grâce  à  ces  tendances  de  son  génie,  à  ce  douhle 
inslinct  essentiel,  qu'il  emhrasse  du  même  coup,  et  dans  leur  ensemhle  , 
le  sujet  et  l'ohjet ,  le  monde  extérieur  et  le  monde  intérieur.  Telle  est  sa 
facilité  de  percevoir  et  de  formuler,  que  chaque  vision  qu'il  a  s'incarne  aussitôt 
et  devient  une  image,  et  qu'à  peine  évoquée  chaque  image  se  confond  pour  lui 
dans  la  nature.  Quelque  influence  que  l'art  exerce  sur  son  esprit,  le  sentiment 
de  la  nature  le  possède  à  un  plus  haut  degré.  Toutes  ses  études  ,  toutes  ses  ré- 
flexions ,  toutes  ses  recherches  ont  la  nature  pour  ohjet.  Jour  et  miit  il  la 
contemple,  il  en  est  jaloux  ,  il  l'aime  jusqu'à  la  magie.  On  dirait  un  amant  (jui 
magnétise  sa  maîtresse  pour  surprendre,  dans  l'ivresse  du  sommeil,  les  mots 
qu'elle  refuse  de  laisser  échapper  dans  la  plénitude  de  la  raison.  La  vie  inté- 
rieure surtout  le  frappe  :  il  porte  le  flamheau  de  son  intelligence  dans  les  ahimes 
les  plus  inexplorés,  et  s'entoure  des  forces  mystérieuses  qu'il  conjure,  non  comme 
l'alchimiste  avare  ,  pour  connaître  la  recette  de  l'or,  mais  dans  un  but  plus  no- 
ble et  plus  beau,  le  seul  qui  soit  digne  de  sa  vocation  et  de  notre  temps  :  celui 
d'agrandir  le  domaine  de  la  pensée.  Aussi ,  je  n'hésite  pas  à  le  proclamer,  le 
sentiment  qui  domine  cette  grande  âme,  sa  passion  la  plus  vraie,  sinon  l'unique, 
c'est  l'amour  de  la  nature  ;  l'amour  de  l'art  ne  vient  qu'après.  Voici,  du  reste, 
un  fragment  qui  en  dira  plus  là-dessus  que  tous  les  commentaires.  Je  le  lire 
d'une  lettre  que  Goethe  écrivait  de  Rome  à  la  grande-duchesse  Louise  de  Weimar: 

«  Le  moindre  produit  de  la  nature  a  le  cercle  de  ses  perfections  en  soi.  Pourvu 
que  j'aie  des  yeux  pour  voir,  je  puis  découvrir  les  rapports,  et  me  convaincre 
qu'au  dedans  d'un  petit  cercle  toute  une  existence  véritable  est  renfermée.  Une 
œuvre  d'art,  au  contraire,  a  sa  perfection  hors  de  soi  :  la  meilleure  partie  repose 
dans  l'idée  de  l'artiste,  idée  qu'il  n'atteint  que  rarement ,  ou ,  pour  mieux  dire , 
jamais;  le  reste,  dans  certaines  lois  reconnues  qui  dérivent  de  la  nature,  de  l'art 
et  du  métier,  mais  qui  sont  toujours  moins  faciles  à  comprendre  el  à  déchiflVer 
que  les  lois  de  la  vivante  nature.  Dans  les  œuvres  d'art,  il  y  a  beaucoup  de  tradi- 
tion. Les  œuvres  de  la  nature  sont  toujours  comme  une  parole  de  Dieu  fraîche- 
ment exprimée.  » 

Le  génie  de  Goethe  rayonne  donc  à  la  fois  sur  la  vie  de  la  nature  et  sur  la  vie 
de  l'âme  :  il  prend  ici  les  parfums,  les  vapeurs,  les  cent  mystères  qui  se  dégagent 
à  lout  moment  des  entrailles  de  la  lerre  ou  des  brouillards  de  l'air;  là ,  les  pas- 
sions, la  force  ,  la  réalité  humaine.  La  science  elle-même,  grâce  à  des  secrets 
dont  lui  seul  connaît  l'usage ,  trouve  en  ses  mains  l'indépendance  et  la  pleine 
liberté  de  l'art.  Il  tient  du  ciel  le  don  de  s'élever  en  un  clin  d'œil  du  particulier  au 
général,  de  renouer  ce  qui  semblait  séparé,  de  donner  à  chaque  apparition  irré- 
gulière sa  forme  légitime.  Aussi  ses  heures  d'études  sont  fécondes  :  on  dirait  que 
la  nature  ne  sait  pas  résister  à  ses  souveraines  investigations.  «  Je  laisse,  di- 
sait-il un  jour,  je  laisse  les  objets  agir  paisiblement  sur  moi;  ensuite  j'observe 
celle  action,  el  m'empresse  de  la  rendre  avec  fidélité.  Voilà  lout  le  secret  de  ce 
que  les  hommes  sont  convenus  d'appeler  h  don  du  génie.  »  Excellente  recette, 
en  efl'et  !   mais  n'admirez-vous  pas  avec  quelle  bonhomie  voisine  du  persiflage 


r)6  (iOKTllIi. 

Goellie  la  donne  \  Voilà  loiilson  procédé  :  libre  qui  veiil  de  s'en  servir  ;  il  aspire, 
il  respire.  Quant  au  travail  intérieur,  il  s'accomplit  sans  gêne,  sans  effort,  pres- 
que à  sou  insu.  Demandez  à  l'eau  des  ileuves  pourquoi  elle  est  Meue  ou  veric, 
et  comment  elle  fait  pour  se  teindre  d'azur  ou  de  pourpre,  et  l'eau  des  fleuves 
vous  répondra  :  Je  passe  sous  le  firmament,  voilà  tout. 

L'activité  de  cet  homme  embrasse  toutes  les  directions  de  la  science  humaine. 
Il  mène  de  front  l'astronomie ,  la  minéra-logie  ,  l'histoire  naturelle  ,  la  poésie  ,  la 
critique  et  le  droit.  Pas  un  instant ,  dans  cette  vie,  qui  ne  soit  donné  à  la  pensée. 
Goethe  tient  son  cerveau  comme  on  ferait  d'un  palais  de  marbre  ;  il  veille  à  ce 
que  l'air  circule,  la  lumière  se  répande;  et,  si  le  moindre  échec  survient,  il  le 
répare  de  façon  que  jamais  la  ruine  n'arrive.  Aux  heures  de  loisir,  la  fantaisie 
se  marie  à  la  science;  hyménée  sublime  d'où  naissent,  comme  autant  d'Eupho- 
rions  merveilleux ,  toutes  ces  hypothèses  dont  il  sème  les  champs  ténébreux  de 
la  métaphysique.  Tantôt  vous  le  trouvez  occupé  d'un  granit  anlédiluvien,  tantôt 
d'une  monnaie  antique,  et  cherchant  dans  les  traits  de  quelque  grand  person- 
nage historique  le  secret  de  ses  actes.  Il  observe  ,  il  contemple,  il  s'étudie  à  sur- 
prendre la  nature  sur  le  fait,  et  le  moindre  objet  lui  devient,  en  ce  sens,  d'un 
prix  inestimable. 

Quiconque  désirait  se  faire  bien  venir  de  Goethe  n'avait  qu'à  lui  rapporter  de 
ses  voyages  quelque  morceau  curieux  d'histoire  naturelle.  La  mâchoire  d'un 
ours  marin  ou  d'un  castor,  la  dent  d'un  lion  ,  la  corne  roulée  en  spirale  d'un 
chamois  ou  d'un  bouc.  Toute  chose  qui  s'éloignait,  ne  fût-ce  qu'en  partie,  de  la 
classification  actuelle,  suffisait  pour  le  rendre  heureux  et  le  tenir  des  semaines 
entières  en  contemplation,  en  émoi.  C'était  alors  comme  s'il  eût  reçu  la  lettre 
d'un  ami  retenu  dans  quelque  contrée  lointaine  ,  et  dans  la  joie  de  son  cœur  il 
faisait  part  à  tous  de  cette  lettre  dont  il  comprenait  le  sens  mystérieux.  «  Il  arrive 
souvent ,  disait-il  un  jour  en  pareille  occasion  ,  que  la  nature  nous  raconte  cer- 
tains de  ses  secrets  contre  son  gré  ;  toute  chose  est  écrite  quelque  part,  il  s'agit 
seulement  de  la  trouver;  par  malheur,  nous  la  cherchons  souvent  où  elle  n'est 
pas.  De  là  l'obscurité  sibylline ,  les  ténèbres ,  l'incohérence  de  notre  contempla- 
lion  de  la  nature.  La  nature  est  un  livre  qui  contient  des  révélations  prodigieuses, 
immenses,  mais  dont  les  feuillets  sont  dispersés  dans  Jupiter,  Uranus  et  les  au- 
tres planètes.  » 

Le  temps  était  pour  lui  le  plus  précieux  élément;  il  le  réglait  avec  mélhode  , 
et  savait  l'employer  connue  personne  au  monde.  Dans  les  mille  détails  dont  il  se 
préoccupait  sans  cesse,  jamais  il  ne  perdait,  pour  un  instant,  le  fil  de  la  spécula- 
lion  philosophique  ou  de  l'œuvre  poéli(|ue  en  travail.  —  Un  jour,  pendant  qu'un 
souverain  d'Allemagne  lui  rendait  visite,  il  trouva  moyen  de  se  dérober  quelques 
minutes  au  royal  entretien,  et  d'aller  dans  son  cabinet  tracer  à  la  hâte  sur  le  pa- 
pier une  idée  qui  lui  était  venue  tout  à  coup  pour  son  Faust. 

«  Le  jour  est  infiniment  long,  disait-il;  seulement  on  ne  sait  ni  l'apprécier,  ni 
le  mettre  à  profil.  »  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'amour  inouï  qu'il  avait 
pour  l'ordre  et  la  régularité  ponctuelle  en  toute  chose;  c'était  presque  une  ma- 
nie. Non  content  de  classer  chaque  mois  en  d'épais  volumes  et  selon  la  date,  d'une 
part ,  toutes  les  lettres  qu'il  recevait ,  de  l'antre ,  les  brouillons  ou  les  copies  de 
celles  qu'il  écrivait,  il  tenait  encore  des  tablettes  périodiques  où  se  trouvaient 
mentionnés,  jour  par  jour,  heure  par  heure,  ses  études,  ses  progrès,  ses  relations 
personnelles,  et  dont  il  faisait,  au  bout  de  l'an,  une  sorte  de  résumé  syntliéti- 


GOETHE.  :i7 

t]iic'.  Cet  esprit  int!lliudi([ue  s'cleiulait  jusqu'aux  plus  pelils  détails.  La  moindre 
lettre  d'invitation  devait  être  écrite  neltenienl,  pliée  cl  scellée  avec  le  plus  grand 
soin.  Toute  absence  de  symétrie,  une  tache  ,  une  ligne  de  travers,  lui  était  insup- 
portable. Il  suffisait  d'un  cadre  de  mauvais  goût  ou  d'un  simple  pli  dans  la  marge, 
pour  corrompre  les  jouissances  qu'il  i)ouvait  avoir  en  face  de  la  plus  belle  gra- 
vure ;  car  il  fallait  que  tout  ce  qui  l'entourait  ou  qui  sortait  de  lui  fût  et  se  main- 
tînt à  l'unisson  avec  la  clarté  sereine  de  sa  vue  extérieure ,  et  rien  ne  devait 
troubler  l'harmonie  de  ses  impressions. 

La  seule  distraction  qu'il  se  donne  consiste  à  changer  d'activité  ;  et  lorsqu'on 
lit  les  tablettes  qu'il  dictait  chaque  jour,  lorsqu'on  le  voit  encore ,  dans  la  vieil- 
lesse la  plus  avancée ,  levé  dès  l'aube  ,  ne  jamais  s'interrompre  ,  pour  suivre  en 
paix  la  série  de  ses  occupations  quotidiennes,  passer  des  travaux  littéraires  à  la 
correspondance ,  de  la  correspondance  à  l'expédition  des  affaires  courantes ,  se 
rendre  compte  des  produits  et  des  œuvres  d'art,  lire  tout  ce  qui  s'écrit  en  Eu- 
rope, on  a  peine  à  comprendre  comment,  dans  une  journée  si  pleine  et  si  com- 
plète ,  il  trouve  encore  quelques  instants  à  donner  à  ses  amis ,  aux  étrangers  qui 
le  visitent.  A  la  vérité,  quelquefois,  n'y  pouvant  plus  suffire,  il  prend  le  parti  de 
s'enfermer,  de  vivre  en  reclus  ;  mais  sa  résolution  ne  dure  guère ,  et  bientôt  il 
sent  de  nouveau  le  besoin  de  se  trouver  en  contact  avec  le  monde,  de  savoir  quels 
sont,  de  près  ou  de  loin,  les  intérêts  du  jour,  de  ne  pas  devenir  enfin ,  comme  il 
le  dit  lui-même,  une  momie  vivante.  »  Parle-moi  du  passé  et  du  présent,  parle- 
moi  surtout  du  moment  actuel,  écrit-il  à  Zelter  ;  car,  bien  que  je  lève  mes  ponts- 
levis  et  continue  à  me  fortifier,  on  n'en  doit  pas  moins  veiller  pour  moi  sur  ce 
qui  se  passe  au  dehors.  » 

Il  appartenait  tout  entier  au  sujet  qui  l'occupait,  s'identifiait  avec  lui,  et  savait, 

'  C'était  sur  ces  registres  que  Goethe  portait  chaque  soir  le  nom  des  étrangers  de  distinction  ve- 
nus de  tous  les  points  de  la  terre  pour  lui  rendre  hommage,  ainsi  que  les  faits  intéressants  qu'il  ne 
manquait  jamais  de  recueillir,  provoquant  cliacun  sur  ses  voyages,  ses  observations,  ses  études.  Quel- 
ques heures  d'entretien  suffisaient  à  Goethe  pour  s'approprier  ce  que  ses  interlocuteurs  n'avaient  pu 
acquérir  qu'en  plusieurs  années  d'études.  Puis,  lorsque  la  conversation  tombait,  lorsque  l'aigle  com- 
mençait à  voir  le  fond  du  cerveau  qu'il  tenait  en  ses  serres,  on  se  quittait,  et  le  pèlerin  racontait, 
au  retour,  le  calme  silencieux  de  cet  homme,  qui  l'avait  laissé  parler  seul  si  longtemps;  et  pendant 
trente  ans,  cela  continua  ainsi  :  les  hommes  venaient  à  Goethe  par  troupeaux.  —  «  Un  jour,  dit 
M.  Frédéric  de  Müller,  je  lui  présentai  un  ancien  gouverneur  de  la  Jamaïque  et  sa  femme  ;  la  conver- 
sation fut  vive,  animée,  intéressante  au  plus  haut  point  ;  les  heures  s'écoulèrent  rapidement.  Or, 
après  des  années,  voici  ce  que  je  trouve  noté  sur  ses  tablettes  à  la  même  date  :  «  Aujourd'hui  j'ai 
«  été  font  heureux  défaire  la  connaissance  de  lord  et  de  lady,...  et  de  trouver  ainsi  l'occasion  de  ré- 
«  capituler  avec  profit  tout  ce  que  je  savais  sur  l'état  de  la  Jamaïque.  »  C'est  ainsi  qu'il  se  faisait 
raconter,  par  un  capitaine  de  la  marine  britannique,  la  bataille  de  Trafalgar  jusque  dans  ses 
moindres  détails.  —  Il  s'informe  de  tout,  veut  tout  voir,  tout  apprécier,  tout  connaître;  et  cet  inté- 
rêt singulier  qu'il  prend  aux  moindres  découvertes  de  l'industrie,  de  la  technique,  de  l'histoire  na- 
turelle, bien  loin  de  s'affaiblir,  grandit  encore  avec  l'âge.  Qu'il  s'agisse  d'une  chaussée,  d'une  église, 
d'un  palais,  ou  tout  simplement  d'une  école,  il  se  procure  les  plans  et  les  étudie  avec  un  soin  mi- 
nutieux. Les  entreprises  hardies,  surtout  le  tunnel  de  Londres,  le  canal  d'Érié,  en  Amérique,  l'at- 
tirent irrésistiblement;  il  consulte  les  cartes,  les  dessins,  les  descriptions  de  toute  espèce,  et  se  rend 
compte  des  difficultés  aussi  bien  que  des  chances  de  succès.  —  Les  fouilles  entreprises  par  Glenk, 
avec  tant  de  divination  et  de  persévérance,  à  la  recherche  du  sel  minéral,  fournissaient  à  son  génie 
l'occasion  de  se  répandre  en  riches  problèmes  géologiques.  Puis,  quand  tout  a  réussi,  il  salue  le  suc- 
cès de  l'homme  qui  donna  aux  États  de  Weimar  les  salines  de  Sotlernheim,  par  un  poème  qui, 
tout  en  célébrant  la  victoire  de  la  science  et  de  la  technique  sur  les  Gnomes  et  les  Kobolds  ennemis, 
célèbre  aussi  le  triomphe  du  poète  sur  la  matière  la  plus  ingrate  qui  se  puisse  imaginer. 

8 


o8  (iuEÏUIÎ. 

lorsqu'il  s'imposait  quelque  grande  lâche ,  éloigner  de  son  chemin  toute  idée 
étrangère.  «  Dans  les  mille  choses  qui  m'intéressent,  dit-il,  il  y  en  a  toujours  une 
qui  se  constitue  au  centre,  en  planète  souveraine  ;  dès  lors  tout  le  reste  gravite 
à  l'entour,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  ceci  ou  à  cela  de  se  faire  centre  de  même.  » 
Cependant  cette  concentration  momentanée  ne  lui  réussissait  pas  toujours;  alors  il 
avait  recours  aux  moyens  extrêmes,  rompait  violemment  avec  le  monde,  et  s'in- 
terdisait toute  conmiuuication  au  dehors  ;  puis  ,  lorsqu'il  s'était  délivré,  dans  la 
retraite,  de  ces  torrqnts  d'idées  qui  grondaient  en  lui,  on  le  voyait  reparaître. 
Lihre,  heureux,  accessihle  à  tous  les  intérêts  du  jour,  il  renouait  le  fil  des  rela- 
tions agréahles ,  et  se  haignait  dans  le  frais  élément  d'une  existence  élargie  par 
son  activilé,  jusqu'à  ce  que,  le  moment  venu  de  quelque  autre  métamorphose 
intérieure,  il  se  retirât  de  nouveau  dans  son  cloître.  C'est  ainsi  qu'il  s'enferme 
six  mois,  cherchant  comme  Paracclse,  dans  des  études  mystérieuses,  la  solu- 
tion du  grand  prohlème ;  la  vérité  qu'il  entrevoit ,  il  la  garde  en  lui-même,  et 
s'efforce  de  trouver,  par  des  expériences  sans  nomhre,  le  moyen  de  la  révéler  au 
monde.  Sa  grande  étude,  le  mohile  et  le  hut  de  ses  spéculations  expérimentales, 
c'est,  je  le  répèle,  la  science  de  la  nature.  Il  y  a  de  l'alchimiste  dans  Goethe.  Au 
XV^  siècle  il  n'eût  pas  écrit  Faust,  il  l'eût  été.  Je  ne  prétends  pas  dire  que 
Goethe  demeure  indifférent  à  sa  gloire  poétique  ;  mais  un  fait  certain  ,  c'est  qu'il 
ressent  plus  d'orgueil  d'une  théorie  que  d'un  poème,  d'une  chose  découverte  que 
d'une  chose  imaginée.  Et  qu'on  ne  pense  pas  qu'il  joue  ici  la  comédie,  et  cherche, 
comme  lord  Ryron,  à  se  divertir  des  hommes  en  affectant  de  trouver  le  signe  de 
sa  force  partout  ailleurs  que  là  où  Dieu  l'a  mis.  Celte  prétention  chez  Goethe  est 
sincère,  honnête,  et  se  fonde  après  tout  sur  des  motifs  incontestables ,  mais  dont 
l'immensité  de  sa  gloire  littéraire  a  rendu  la  légitimité  moins  apparente.  Qu'on 
se  l'explique  ou  non,  là  est  la  grande  affaire  de  son  amour-propre  :  il  demande 
si  Cuvier  est  content,  avant  de  s'informer  s'il  a  satisfait  Schiller.  Dans  les  derniè- 
res années  de  sa  vie  ,  rien  ne  lui  réjouit  l'àme  comme  de  voir  la  Théorie  des  cou- 
leurs grandir  avec  le  temps  dans  l'opinion,  et  gagner  peu  à  peu  d'importants  suf- 
frages à  l'élranger.  Aucune  distraction ,  ni  les  charmes  de  la  plus  agréahle 
compagnie  ,  ni  les  plus  vives  jouissances  que  l'art  procure  ,  ne  sauraient  le  dé- 
tourner de  sa  contemplation.  Ainsi  nous  le  voyons,  en  Sicile,  poursuivre  parmi 
les  ruines  d'Agrigente  son  idée  sur  la  métamorphose  des  plantes;  à  Breslaw, 
étudier  l'anatomie  comparée  au  sein  du  menaçant  appareil  de  la  guerre  ;  en  Cham- 
pagne, au  milieu  des  dangers  et  de  l'épouvante,  comme  devant  Mayence,  sous  la 
foudi-e  du  siège,  s'occuper  de  phénomènes  chromatiques,  ouhliant  dans  le  Traité 
de  Physique  de  Fischer  tous  les  fléaux  du  moment. 

-  Une  chose  qui  frappe  chez  Goethe  dès  ses  premières  années ,  c'est  l'union 
intime  et  paisible  de  deux  facultés  habituées  à  se  combattre;  je  veux  parler 
d'une  fantaisie  productive,  luxuriante,  et  d'un  sens  nalund  qui  trouve  la  vie  et 
l'action  partout,  et  partout  brûle  d'y  entrer.  Cet  amour  inaltérable  de  la  nature 
et  de  l'œuvre  pratique  enlace  toute  son  existence,  et  dirige  vers  le  réel  l'activité 
souvent  inquiète  de  son  esprit;  il  est  en  lui  le  contre-poids  et  la  sauvegarde  des 
passions.  Ainsi,  dès  l'enfance,  en  même  temps  qu'il  s'entoure  d'un  monde  ima- 
ginaire et  remplit  l'air  de  fictions  poétiques,  on  le  voit  s'intéresser  au  rnouve- 
nicnt  de  la  ville  iiulustricuse  et  comnerçaiite  où  il  est  né.  Il  aime  à  se  trouver 
au  milieu  de  toutes  les  conditions,  à  s'identifier  avec  les  existences  étrangères, 
et  poursuit,  à  travers  les  métiers  et  les  professions,  la  connaissance  des  hommes 


GOETHE.  rî9 

ei  la  conquêle  des  ressources  lecliniques.  Il  cherche  non  moins  activement  à  se 
rendre  compte  de  tons  les  imposants  phénomènes  qn'il  rencontre  dans  la  natnre. 
Il  parcourt  les  hois  et  les  montagnes  avec  ravissement,  et  tout  ce  (|n'il  aperçoit 
lui  devient  aussitôt  image  (dans  le  sens  de  Platon).  Ce  qu'il  conçoit  avec  tant  de 
chaleur,  il  s'efforce  de  le  reproduire  au  dehors,  de  le  représenter;  et  le  dessin, 
la  plus  morale  de  toutes  les  dextérités,  die  Silllichsle  aller  Feiiigkeiten,  comme 
il  l'appelle,  le  dessin  devient  l'organe  de  ses  intelligences  avec  la  nature,  la 
langue  symholiqne  de  sa  contemplation  intérieure.  «  Nous  parlons  trop,  nous 
devrions  moins  parler  et  plus  dessiner.  Quanta  moi,  je  voudrais  renoncer  à  la 
parole,  et,  comme  la  nature  plastique,  ne  parler  qu'en  images;  ce  figuier,  ce 
serpent,  ce  cocon  exposé  au  soleil  devant  cette  fenêtre,  tout  cela,  ce  sont  des 
sceaux  profonds  ;  et  qui  saurait  en  déchiffrer  le  vrai  sens,  pourrait  à  l'avenir  se 
passer  de  toute  langue  écrite  ou  parlée.  H  y  a  dans  la  parole  quelque  chose  de 
si  inutile,  de  si  oiseux,  je  voudrais  dire  de  si  ridicule,  que  la  terreur  vous  prend 
devant  le  calme  sévère  de  la  nature,  et  que  son  silence  vous  épouvante,  lorsque 
vous  vous  trouvez  vis-à-vis  d'elle,  devant  quelque  pan  de  granit  isolé  ou  dans  la 
solitude  de  quelque  montagne  antique. 

«  Tenez,  ajoutait-il  en  montrant  une  multitude  de  plantes  et  de  fleurs  fantas- 
tiques qu'il  venait  de  tracer  sur  le  papier  tout  en  causant,  voici  des  images  bien 
bizarres,  bien  folles;  et  cependant  elles  le  seraient  encore  vingt  fois  plus,  qu'on 
pourrait  se  demander  si  le  type  n'en  existe  pas  quelque  part  dans  la  nature. 
L'âme  raconte,  en  dessinant,  une  partie  de  son  être  essentiel,  et  ce  sont  préci- 
sément les  secrets  les  plus  profonds  de  la  création,  qui,  en  ce  qui  regarde  sa  base, 
repose  sur  le  dessin  et  la  plastique,  qu'elle  évente  de  la  sorte.  »  (  Goethe  aas 
nälierm persönlichem  Umgange  dargestellt.) 

On  a  beaucoup  reproché  à  Goethe  le  peu  de  part  active  qu'il  a  prise  aux  affaires 
politiques  de  l'Allemagne  ;  et  l'attitude  réservée  où  il  s'est  toujours  tenu  vis-à- 
vis  des  événements  lui  a  valu,  de  son  vivant,  d'amères  récriminations  qui,  sitôt 
après  sa  mort,  n'ont  pas  manqué  de  tourner  à  l'invective.  Franchement,  que 
pouvait-il  faire?  Ministre  du  grand-duc  Charles-Auguste,  admis  dans  son  conseil 
privé,  voulait-on  qu'il  ouvrît  les  Etals  de  Weimar  aux  idées  alors  envahissantes 
et  se  mît  à  la  tête  d'une  sorte  de  république-modèle  à  l'usage  de  la  jeune  Alle- 
magne! C'eût  été  là  pour  le  grand  poëte  une  glorieuse  tentative,  et  dont  riraient 
bien  aujourd'hui  ceux  qui  lui  reprochent  son  indifférence  avec  le  plus  d'amer- 
tume. Avant  tout,  il  faut  considérer  les  forces  dont  on  dispose,  et  proportionner 
son  activité  à  la  mesure  du  cercle  où  elle  se  développe.  Permis  à  quelques  esprits 
faux  et  turbulents  de  croire  qu'on  se  passe  de  l'occasion,  et  qu'il  suffit,  pour 
changer  le  monde,  d'une  volonté  énergique  :  le  génie,  lui,  a  ses  raisons  pour 
agir  autrement  ;  n'est  pas  révolutionnaire  qui  veut.  D'ailleurs,  la  position  de 
Goethe  à  Weimar  n'a  rien  de  politique.  Le  gi-and-duc  Charles-Auguste  reconnaît 
l'éminence  du  génie  et  la  consacre  par  les  honneurs;  mais  cette  investiture  n'a 
rien  d'officiel  vis-à-vis  de  la  politique  européenne.  Goethe  est  ministre  de  l'art, 
ministre  de  la  science  à  Weimar;  il  gouverne  l'Institut,  la  Bibliothèque,  le  Jardin 
botanique  et  les  Musées  i;  mais  son  activité  ne  s'étend  pas  au  delà.  Quand 

•  Le  grand-iluc  de  Weimar  avait  réuni  tous  les  musées,  ainsi  ([U3  tous  les  iustituts  de  science  et 
d'art,  en  un  seul  département,  dont  la  direction  souveraine  était  confiée  à  Goethe.  Les  fragments 
d'une  lettre  que  Goethe  écrivait  de  Rome  à  Charles-Auguste  mettront  le  lecteur  au  courant  des 


60  GOETHE. 

Goellie  veut  parler  à  l'Europe,  ce  n'est  point  par  des  notes  diplomatiques  qu'il  le 
fait,  mais  par  des  chefs-d'œuvre  de  toute  espèce.  D'après  cela  on  peut  concevoir 
sans  peine  le  soin  qu'il  met  à  tenir  loin  de  tous  les  bruits  du  jour  l'élément 
sacré  de  sa  pensée,  comme  à  ne  jamais  descendre  dans  l'arène  de  la  discussion 
du  moment.  Rieu  ne  lui  va  moins  que  cette  activité  politique  qui  s'accommode 
mal  avec  le  calme  olympien  de  son  esprit  et  dont  son  œil  n'entrevoit  pas  les  fins. 
Au  point  de  vue  où  il  s'est  placé,  l'histoire  lui  apparaît  comme  une  lutte  inces- 
sante de  nos  passions  et  de  nos  folies  avec  les  nobles  intérêts  de  la  civilisation. 
Aussi  les  sympathies  secrètes  de  son  cœur  sont  pour  l'autorité.  Goethe  aime 
surtout  l'ordre  dans  la  force;  quoi  qu'on  puisse  dire,  le  génie  est  absolu ,  la  di- 
vision et  le  partage  lui  répugnent. 

En  ce  sens,  Goethe  regardait  l'ordre  et  la  légalité  comme  les  bases  de  la  vie 
sociale.  Et  là  seulement  où  le  développement  intellectuel  ou  moral  se  trouvait 
arrêté  dans  ses  progrès  ,  où  l'exploitation  légitime  des  forces  de  la  nature  ne 
pouvait  aboutir,  où  les  plus  nobles  biens  de  l'existence  étaient  somnis  au  jeu  des 
passions  déchaînées,  à  la  domination  de  la  force  brutale,  là  seulement  était  pour 
lui  la  A  raie  tyrannie,  le  despotisme  insupportable.  Jamais  il  ne  s'écartait  de  ces 
principes,  qu'il  servait  de  sa  parole  et  de  sa  plume,  dévoilant  dans  leur  misère 
et  leur  néant  le  faux,  le  vulgaire  et  l'absurde,  s'alliant  aux  esprits  élevés  et 
droits,  proclamant  sans  cesse  et  partout  cette  liberté  de  la  pensée  et  de  la  vo- 
lonté intelligente,  qui  sont  les  plus  nobles  droits  de  l'humanité.  Du  reste,  ses 
oliscrvalions  sur  la  politique  ne  se  produisent  jamais  dans  ses  œuvres  que  sous 
une  forme  mystérieuse  et  symbolique.  Il  n'y  a  guère  que  dans  Willielm  Meister 
cl  les  Aphorismes  poétiques  qu'on  les  trouve  exposées  clairement  et  mises  en 
lumière;  encore  fait-il  ses  réserves  et  se  garde-t-il  bien  de  les  vouloir  donner 
pour  une  recette  universelle  ' .  L'attitude  que  Goethe  prend  vis-à-vis  des  événe- 
ments est  toujours  imposante  et  froide.  Il  envisage  la  politique  du  point  de  vue 
de  l'histoire,  bien  plus  que  de  la  polémique.  Allemand  de  Francfort,  la  vieille 
ville  impériale,  ami  intime  de  Charles-Auguste,  à  ses  yeux  le  gouvernement  est 
une  harmonie  qui  résulte  des  droits  ;du  souverain  et  des  devoirs  du  peuple, 
menés  avec  intelligence  et  dignement  compris.  Quant  à  l'intervention  de  la  force, 
il  en  a  horreur  presque  à  l'égal  du  radotage  passionné  des  partis;  l'une  trouble 


iMpports  (l'iiiliniitc  qui  cxlstalont  entre  le  poëte  et  le  prince  :  «  S'il  m'est  permis  de  vous  exprimer 
un  souhait  que  je  forme  pour  mon  retour,  je  vous  dirai  que  j'aurais  l'intention,  sitôt  mon  arrivée, 
de  visiter  lous  vos  États  en  étranger,  et  d'étudier  vos  provinces  avec  des  yeux  tout  fraichement  ou- 
verts et  l'iiabitude  des  liommes  et  du  pays.  Je  pourrais  ainsi  me  faire  un  nouveau  tableau  à  ma  ma- 
nière, acquérir  une  idée  complète  des  choses,  et  reconnaître  quels  genres  de  service  votre  bonté  et 
votre  confiance  seraient  en  mesure  d'exiger  de  moi.  Mon  cœur  et  mon  esprit  sont  avec  vous  et 
les  vôtres,  et  cela  quand  les  débris  d'un  monde  pèseraient  de  l'autre  côté  de  la  balance.  L'homme  a 
besoin  de  peu  :  l'amour  et  la  sécurité  des  relations  avec  ceux  qu'il  a  choisis  et  auxquels  il  s'est  une 
fois  donné  lui  sont  indispensables.  » 

•  «  Le  despotisme  prescrit  l'autocratie  d'un  chacun  en  instituant  de  haut  en  bas  le  dogme  de  la 
responsabilité  individuelle,  et  par  là  provoque  au  plus  haut  degré  l'activité.  —  Tout  ce  »pii  est  spi- 
nosisme  dans  la  ])roduction  poétique,  devient  machiavélisme  dans  la  réflexion.  —  Les  hommes  faibles 
ont  souvent  des  idées  révolutionnaires;  ils  pensent  qu'ils  se  trouveraient  mieux  de  n'être  pas  gou- 
vernés, et  ne  sentent  pas  (|u'ils  sont  incapables  de  se  gouverner  eux-mêmes,  —  Tous  les  hommes, 
lorsqu'ils  arrivent  à  la  liberté,  exagèrent  leurs  défauts  ;  les  forts  se  montrent  furieux  ;  les  faibles, 
lâches.  —  L'homme  se  croit  toujours  plus  (|ii'il  n'est  et  s'estime  moins  qu'il  ne  vaut.  » 

[Goetlie's  Ethisches  pass.) 


GOETHE.  Ol 

le  calme  de  l'exislence,  l'autre  en  abolit  le  sérieux.  Rien  ne  l'afflige  et  ne  le  dés- 
espère comme  de  voir  l'esprit  d'inconstance  et  de  frivolité  toucher  aux  choses 
grandes,  importantes,  fécondes.  On  sait  de  quelle  maniôrc  il  reçut  madame  de 
Staël,  qui,  après  lui  avoir  annoncé  la  trahison  de  Moreau  ,  lui  demandait  de 
changer  de  sujet  et  de  passer  à  de  plus  agréables  entretiens,  «  Vous  autres, 
jeunes  gens,  disait-il,  vous  vous  remettez  vite,  lorsque,  par  hasard,  une  explosion 
tragique  vous  frappe  momentanément;  mais  nous,  vieillards,  nous  avons  toute 
raison  de  nous  garder  de  ces  impressions  qui  nous  affectent  puissamment,  et  ne 
font  qu'interrompre  sans  profit  une  activité  conséquente.  »  Dans  une  autre  cir- 
constance, il  écrit  à  un  de  ses  jeunes  amis  :  «  Peu  importe  le  cercle  dans  lequel 
un  homme  noble  agit,  s'il  le  connaît  exactement,  et  s'il  le  sait  remplir.  De  ce  que 
l'homme  ne  peut  agir,  il  ne  faut  pas  qu'il  se  tourmente  et  cherche  une  prétendue 
action  au  delà  du  centre  où  Dieu  et  la  nature  l'ont  placé.  Toute  précipitation 
est  funeste;  je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  trouvé  de  grands  avantages  à  fran- 
chir les  degrés  moyens ,  et  cependant  aujourd'hui  tout  est  précipitation  :  on  ne 
voit  que  des  gens  disposés  à  n'agir  que  par  soubresauts.  Faites  le  bien  à  votre 
place,  sans  vous  inquiéter  de  la  confusion  qui,  près  ou  loin,  perd  le  temps  de  la 
plus  déplorable  manière;  bientôt  les  indifférents  se  rallieront  à  vous,  et  la  con- 
fiance et  les  lumières,  s'étendant  à  mesure,  vous  formeront  d'elles-mêmes  un 
cercle  qui  grandira  toujours.  » 

Et  quelle  statistique  de  l'intelligence  pourrait  énumércr  les  cercles  infinis  que 
Goethe  a  tracés  de  la  sorte  pendant  le  cours  de  son  infatigable  existence?  Autour 
de  lui  tout  s'anime  ,  prend  vie,  et  s'habitue  à  l'activité  saine.  Il  éveille  l'émula- 
tion, maintient  chacun  dans  sa  sphère,  et  proclame  jusqu'à  la  fin,  par  son  exem- 
ple, la  souveraineté  de  l'ordre,  de  la  fermeté,  de  la  persévérance.  «  Il  n'y  a  que 
deux  routes  pour  atteindre  un  but  important  et  faire  de  grandes  choses  ,  disait-il 
souvent  :  la  force  et  la  persévérance.  La  force  ne  tombe  guère  en  partage  qu'à 
quelques  privilégiés  ;  mais  la  persévérance  austère  ,  âpre  ,  continue  ,  peut  être 
mise  en  œuvre  par  le  plus  petit  et  manque  rarement  son  but ,  car  sa  puissance 
silencieuse  grandit  irrésistiblement  avec  le  temps.  » 

Sitôt  que  les  événements  lui  permettent  de  reprendre  le  libre  cours  de  ses  élu- 
des, il  se  rend  à  léna,  renoue  amitié  avec  les  professeurs  de  l'Université  ,  fonde 
des  musées,  rassemble  des  collections  de  toute  espèce,  donne  au  Jardin  botanique 
une  étendue  plus  vaste  et  des  richesses  plus  grandes,  et,  par  les  froids  rigou- 
reux de  l'hiver,  on  le  voit  tous  les  jours  assister  de  grand  matin  au  cours  d'ana- 
tomie  du  docteur  Loder.  C'est  là  qu'il  rencontre  Schiller  pour  la  première  fois  ; 
là,  dans  une  salle  d'étude,  au  milieu  de  toute  une  jeunesse  active  et  laborieuse, 
ces  deux  représentants  augustes  de  la  pensée  humaine  se  donnent  pour  la  pre- 
mière fois  la  main.  léna  réunissait  alors,  entre  autres  personnages  d'importance, 
Guillaume  et  Alexandre  de  Humboldt;  la  sympathie,  le  désir  insatiable  d'appro- 
fondir et  de  connaître,  les  intérêts  sacrés  de  l'intelligence,  tout  les  porte  à  se  lier 
avec  Goethe  et  Schiller,  qui ,  à  leur  tour,  trouvent  joie  et  profit  dans  le  libre 
commerce  d'idées  qui  s'établit  aussitôt  entre  eux  et  les  deux  nobles  frères.  On 
n'ignore  pas  ce  que  la  science  doit  à  celte  association  harmonieivse,  où  ,  chacun 
renchérissant  sur  l'idée  de  l'autre,  les  découvertes  comme  les  succès  ,  tout  était 
commun. 

Goethe  dirige  aussi  le  théâtre  à  Weimar,  et  la  plus  glorieuse  récompense  de 
ses  peines  sans  nombre  et  des  sacrifices  de  son  temps ,  il  la  trouve  dans  la  vive 


G2  GOETHE. 

sympalhie  el  les  aclions  de  grâces  de  Schiller,  ff  ni  le  supplie  de  présider  aux  répé- 
lilioiis  de  ses  cliel's-d'cßiivre  ,  el  ne  parle  qu'avec  ciilliousiasme  des  comédiens 
que  Goethe  forme,  les  seuls,  dit  Schiller,  qui  sachent  donner  la  vie  à  ses  créations 
dramatiques.  Poêles  el  comédiens,  tons  s'empressent,  tons  marchent  an  luit  de 
concert  :  les  uns  imaginent  des  chefs-d'œuvre,  les  autres  s'en  pénètrent  et  tra- 
vaillent à  les  exprimer  dignement.  On  ne  s'épargne  ni  les  soins  ,  ni  les  fatigues  ; 
le  grand-duc  Charles-Angusle  assiste  aux  répétitions,  il  donne  son  avis.  On  dis- 
cute chaque  caractère,  ou  le  développe  ;  et  rpiand  Ions  sont  d'accord  ,  Charles- 
Augnsle,  Goethe  el  Schiller,  l'œuvre  se  produit  dans  son  harmonie.  Là  aussi  la 
personnalité  imposante  de  Goelhe  devait  se  faire  jour;  le  prestige  souverain  qui 
l'environne  agit  sur  ces  jeunes  comédiens.  Rigoureux  dans  ses  instructions,  d'une 
persévérance  inexorahle  dans  tout,  ce  qu'il  arrête  ,  il  tient  compte  du  moindre 
succès,  découvre  les  forces  latentes,  les  évoque  ,  et  dans  un  cercle  étroit,  avec  les 
moyens  hornés  dont  il  dispose,  accomplit  souvent  des  prodiges.  Chacun  se  sent  plus 
fort  et  plus  puissant  à  la  place  où  Goethe  l'a  mis,  et  son  suffrage  imprime  à  toute 
une  existence  le  sceau  de  la  consécration.  Il  faut  avoir  entendu  certains  vétérans 
du  grand  siècle  de  la  lilléralure  allemande  faire  l'histoire  de  ce  mouvement  au- 
quel Goethe  et  Schiller  prirent  ensemhle  une  part  si  vive,  raconter,  les  yeux  hai- 
gnés  de  larmes,  les  moindres  traits  de  leur  existence,  parler  enfin  de  ces  héros 
comme  nos  vieux  soldats  parlent  de  l'empereur,  pour  se  faire  une  idée  de  l'at- 
tachement inviolable  et  de  l'enthousiasme  ardent  que  savaient  inspirer  ces  maî- 
tres de  l'art. 

On  connaît  l'amitié  constante  qui,  depuis  la  rencontre  d'Iéna ,  unit  Goethe  et 
Schiller.  Ce  qui  fait  la  force  de  cette  amitié  ,  c'est  l'égalité.  En  France ,  malheu- 
reusement, nous  ne  comprenons  guère  ce  mot,  lorsqu'il  s'agit  d'amitiés  littéraires 
du  moins.  Ou  ne  recherche,  on  ne  loue ,  on  n'admire  que  ce  qui  se  passe  au-des- 
sous de  soi;  ce  qui  se  passe  à  côté,  on  n'a  garde  de  s'en  informer.  Les  deux 
chefs  de  la  poésie  en  Allemagne  ne  traitent  point  les  choses  de  celle  façon.  Goelhe 
et  Schiller  se  sont  mesurés  dès  longtemps.  Daiis  l'amitié  qui  les  rassemble,  c'est 
génie  pour  génie  ;  ils  le  savent.  Aussi  leur  exislence,  au  lieu  de  se  consumer  en  de 
misérables  inquiétudes,  s'écoule  libre  el  calme.  Entre  eux,  tout  est  commun,  les 
projets,  les  idées,  les  plans  ;  ils  se  tiennent  au  courant  de  leurs  mutuelles  entrepri- 
ses ;  ce  qui  ne  sourit  pas  à  l'un  convient  à  l'autre ,  qui  s'empare  du  sujet  et  le 
Iraile  à  sa  manière'.  Ainsi,  chacun  élève  de  son  côté  le  monument  de  son  œuvre, 
Schiller  avec  l'aide  de  Goelhe,  Goelhe  avec  l'aide  de  Schiller. 

Du  reste,  les  mêmes  différences  qui  existent  entre  les  deux  génies  se  retrou- 
vent dans  les  persoimes.  La  tendance  idéaliste  de  Schiller  a  peut-êlre  sa  source 


'  Pour  citer  un  exemple,. l'idée  première  de  Guillaume  Tell  vint  à  Goethe,  pendant  un  voyage 
qu'il  fit  en  Suisse  avec  le  prince  héréditaire  de  Weimar,  vers  l'année  1797.  Goethe  communiqua 
son  idée  à  Schiller,  qui  se  prit  d'enthousiasme  pour  elle  el  la  mit  en  œuvre,  on  sait  comment.  On 
dit  même  que  Goethe  ne  s'en  tint  ponit  là,  et  donna  ^généreusement  à  son  illustre  ami  plusieurs  in- 
dications de  détail  sur  la  manière  de  traiter  le  sujet.  C'est  un  hruit  assez  généralement  accrédité  en 
Allemagne,  que  l'idée  d'amener  .lean  le  parricide  au  dénoùmcnt  a  été  suggérée  à  Schiller  par 
Goethe.  Même  en  éloignant  toute  insinuation  qui  tendrait  à  disputer  à  Schiller  la  propriété  légitime 
de  son  œuvre,  nous  inclinons  assez  à  croire  à  cette  collaboration  lointaine,  ou,  si  l'on  aime  mieux, 
à  cette  influence  de  l'auteur  d'EgmonI  dans  Guillaume  Tell.  Le  mouvement  de  cette  pièce  rappelle 
la  manière  de  Goethe  dans  ses  drames  historiques,  et  peut-être  qu'il  y  aurait  un  rapprochement 
assez  curieux  à  faire,  de  ce  point  de  vue,  entre  Guillaume  Tell  cl  Guetz  de  Berlkhingen. 


I 


GOKTIIM.  63 

dans  une  mélancolie  donlourense,  dans  un  fonds  de  tristesse  cl  d'amertume  qu'a- 
vaient dû  laisser  en  son  ânic  les  cruelles  épreuves  de  sa  jeunesse.  On  le  sait,  à 
son  entrée  dans  la  carrière,  Schiller  ne  rencontra  que  les  soulfrancesct  la  misère. 
En  1801  encore,  il  n'aurait  pu  passer  l'hiver  à  Weimar,  où  l'appelait  le  soin  de 
sa  santé  délahrée,  sans  un  secours  que  Goethe  ohtint  pour  lui  du  grand-duc. 
Voici  ce  que  dit  Goethe  à  ce  sujet,  dans  la  dédicace  de  sa  correspondance  au  rci 
de  Bavière  en  parlant  de  Schiller  :  «  On  a  pris  soin  de  son  existence,  on  a  éloigné 
de  lui  les  nécessités  domestiques ,  élargi  le  cercle  de  ses  relations  ,  et  lui-même 
on  l'a  transporté  dans  un  élément  plus  sain.  » 

Goethe,  lui ,  fut  toujours  placé  dans  d'autres  conditions  ;  personne  ne  l'ignore. 
On  a  heau  jeu,  dira-t-on ,  à  venir  parler  de  la  force  d'àme  et  de  l'énergie  d'un 
homme  que  sa  naissance  et  la  faveur  des  grands  mettent,  dès  ses  premiers  pas  , 
au-dessus  des  nécessités  de  l'existence!  Cependant  il  suffit  d'envisager  l'attitude 
ferme  et  décidée  que  Goethe  conserva  toujours  vis-à-vis  de  l'adversité  qu'il  devait 
rencontrer  lui-même,  lui  si  heureux,  plus  d'une  fois  sur  son  chemin,  pourbienvoir 
que  la  force  de  son  caractère  eût  dominé  les  circonstances  par  lesquelles  Schiller 
se  laissa  si  cruellement  abattre.  Goethe,  dans  la  vie  réelle  comme  dans  la  vie 
idéale,  demeure  toujours  maitre  de  lui-même  :  les  circonstances  ne  peuvent  rien 
sur  sa  conduite,  rien  sur  son  inspiration;  il  s'élève  au-dessus  d'elles,  il  les  do- 
mine et  les  foule  aux  pieds  dans  la  plénitude  de  sa  force  et  de  sa  conscience  per- 
sonnelle. C'est  dans  sa  correspondance  qu'il  faut  chercher  les  traits  qui  le  carac- 
térisent. Le  5  mars  1759,  Schiller  répond  à  Goethe,  qui  se  plaignait  à  lui  de  ne 
pouvoir  trouver  l'activité  vers  laquelle  il  aspirait  :  «  Je  ne  comprends  pas  com- 
ment votre  activité  peut  demeurer  un  instant  suspendue,  vous  qui  avez  le  cerveau 
plein  datant  d'idées,  de  tant  de  formes,  qu'il  suffît  du  plus  simple  entretien  pour 
les  évoquer.  Un  seul  de  vos  projets,  de  vos  plans,  tiendrait  en  éveil  la  moitié  de 
toute  autre  existence.  Mais  ici  encore  votre  réalisme  se  manifeste,  car  tandis  que 
nous  tous  nous  portons  les  idées  avec  nous,  et  trouvons  déjà  en  elles  une  activité, 
vous,  Goethe,  vous  n'êtes  content  qu'après  leur  avoir  donné  l'existence.  »  Où 
trouver  une  expression  plus  juste  pour  déterminer  les  différences  qui  existent 
entre  ces  deux  génies?  Chez  Schiller,  l'idéalisme  est  à  demeure;  les  idées  dé- 
bordent même  au  sein  de  l'activité  la  plus  vive.  Pour  Goethe,  au  contraire,  elles 
n'ont  de  valeur  qu'à  la  condition  d'avoir  l'existence  et  la  réalité.  Cet  amour  de  la 
plastique,  qui  se  révèle  incessamment  dans  son  œuvre,  le  poursuit  partout  dans 
la  vie.  Toute  chose,  autour  de  lui,  doit  avoir  la  forme  et  le  contour  :  il  aime  l'ac- 
tivité pratique  et  la  recherche,  il  construit,  il  ordonne,  il  gouverne  dans  son 
centre.  Il  était  né  pour  l'empire. 

Comme  on  le  pense,  cette  activité  ne  le  satisfait  pas  toujours  :  quelquefois  le 
résultat  qu'il  attendait  lui  manque.  Alors  il  se  décourage  pour  un  moment.  C'est 
ainsi  qu'au  mois  de  mars  de  la  même  année  il  écrit  à  Schiller,  de  retour  dans  sa 
paisible  retraite  d'Iéna  :  «  Je  vous  porte  envie,  à  vous,  qui  vous  tenez  dans  voire 
cercle,  et  par  là  marchez  en  avant  avec  plus  de  sûreté.  Dans  ma  position,  avancer 
est  un  fait  très-problématique.  Le  soir,  je  sais  qu'il  est  arrivé  quelque  chose  qui  sans 
moi  ne  serait  pas  arrivé  peut-être  ,  ou  du  moins  serait  arrivé  tout  autrement.  « 
Il  obéit  à  l'ascendant  impérieux  qui  l'entraîne,  mais  non  sans  reconnaître  qu'il 
subit  pour  sa  part  la  loi  commune,  non  sans  se  dire  tout  bas  que  là  aussi,  comme 
partout,  le  colé  humain,  l'imperfeclion  (das  involkammene),  se  fait  sentir.  «  Les 
relations  au  dehors  font  notre  existence,  et  en  même  temps  la  dévastent  ;  et  ce- 


6i  GOETHE. 

pendant  il  fanl  voir  à  se  tirer  d'affaire,  car,  d'nn  autre  côté,  je  ne  pense  pas  qu'il 
soil  bien  salutaire  de  s'isoler  coniplélenient  comme  Wieland.  »  El  quelques  an- 
nées plus  lard  ,  en  juillet  17ÎI9  ,  las  des  théâtres  de  société  ,  des  poésies  d'ama- 
teurs et  de  toutes  les  importuuités  d'un  dilettantisme  qui  ne  manque  jamais  de 
s'adresser  à  lui  comme  à  l'arbitre  suprême  dans  Weimar,  il  écrit  dans  nue  bou- 
tade misanthropique  :  «  Plus  je  vais,  et  plus  je  me  fortifie  dans  la  résolution  de 
ne  tourner  désormais  mon  esprit  que  vers  l'œuvre,  (pielle  qu'elle  soit,  vers  l'ac- 
complissement de  l'œuvre,  et  de  renoncer  à  toute  communication  théorique.  Il 
faut  que  j'élève  encore  de  (juelques  pieds  les  murs  dont  mon  existence  s'envi- 
ronne. »  Après  avoir  lu  le  Droit  nalurel,  de  Fichte  :  «  J'ai  beau  faire,  écrit-il,  je 
ne  trouve  dans  les  plus  célèbres  axiomes  que  l'expression  d'une  individualité,  et 
ce  que  l'on  adopte  le  plus  généralement  comme  vrai  ne  me  semble ,  le  plus  sou- 
vent, qu'un  pré,ugé  de  la  multitude,  qui,  subordonnée  à  certaines  conditions  de 
temps,  peut  être  considérée  aussi  bien  comme  un  individu.  »  Et  dans  le  même 
sens,  à  peu  près,  en  juillet  1801  :  «  S'il  faut  vous  parler  d'un  résultat  que  j'ob- 
serve en  moi,  je  vous  dirai  que,  pour  ce  qui  est  des  théories  ,  je  vois  avec  plaisir 
que  j'en  fais  chaque  jour  plus  pour  moi  et  moins  pour  les  autres.  Les  grandes 
énigmes  de  la  vie  ne  sont  guère  pour  les  hommes  que  des  sujets  de  raillerie  ou 
d'épouvante  ;  peu  s'inquiètent  d'en  trouver  le  mot,  et,  à  mon  avis,  tous  ont  rai- 
son, et  je  n'ai  garde  de  vouloir  abuser  personne.  »  Quoi  de  plus  simple  qu'il  re- 
connaisse la  liberté  chez  les  autres,  lui  qui  prétend  ne  penser  et  n'agir  que  selon 
sa  nature?  11  faut  que  chacun  trouve  son  mot  dans  l'énigme  de  la  vie  :  que  sert-il 
qu'un  autre  vous  le  dise?  Ou  vous  ne  le  comprenez  pas  ,  ou  vous  le  comprenez  à 
votre  façon,  et  dès  lors  vous  attachez  à  ce  mot  un  sens  arbitraire. 

Cet  isolement  impassible  de  Goethe,  ce  culte  solitaire  de  l'individualité,  ne 
se  montre  pas  seulement  dans  ses  idées  et  ses  points  de  vue,  vous  le  trouverez 
partout  dans  la  vie  réelle,  (joclhe  traite  un  peu  Schiller  comme  Frédérique,  son 
ami  comme  sa  maîtresse.  11  est  vrai  qu'on  laisse  aller  plus  facilement  ses  il- 
lusions en  amitié  qu'en  amour.  Et  puis,  Schiller  avait-il  des  illusions  sur  l'ami- 
tié de  Goethe?  Il  est  permis  d'en  douter.  Cette  nature  si  douce,  éprouvée  de 
bonne  heure  par  la  souffrance  morale  et  les  douleurs  physiques,  attendit-elle  ja- 
mais des  autres  l'inépuisable  dévouement  dont  elle  était  capable,  et  qui ,  peut- 
être,  aux  yeux  de  Goethe  ,  passait  pour  de  la  faiblesse?  Divine  faiblesse ,  en  tout 
cas,  dont  l'humanité  tiendra  compte  au  chantre  immortel  de  Jeanne  d'Arc  et  de 
Thécla.  Avec  Goethe,  qui  dit  génie  a  tout  dit.  Schillerle  savait,  pour  l'avoir  ap- 
|)ris  plus  d'une  fois  à  ses  dépens.  Aussi  ne  vous  semble-t-il  pas  qu'il  y  a  dans  cet 
attachement  qui  persévère  malgré  les  rudes  conditions  qu'on  lui  fait,  dans  cette 
fidélité  quand  même  à  Goethe,  au  génie,  quelque  chose  de  pur  et  d'attrayant 
qui  sied  à  la  nature  héroïque  et  chevaleresque  de  l'auteur  de  Wallenstein  ?  L'a- 
mitié constante  et  dévouée  de  Schiller,  ses  nobles  élans  qu'il  ne  songe  point  à 
réprimer,  sauvent  ce  qu'il  pourrait  y  avoir  d'odieux  et  de  révoltant  aux  yeux 
des  hommes  dans  cette  réserve  austère,  dans  cette  froide  personnalité  qui  n'ab- 
dique jamais.  Vraiment ,  en  pareille  occasion  ,  on  n'ose  prononcer  le  mol 
à'ef^oïsme.  Qui  donc  pourrait  se  plaindre  de  Goethe  après  Schiller?  «  Je  vous 
ménage  une  surprise  qui  vous  louche  de  près,  et  qui,  j'espère,  vous  réjouira 
fort,  »  écrit  Schiller  à  Goethe;  et  celui-ci  lui  répond  avec  une  indifférence  qui, 
jiartout  ailleurs,  serait  le  dernier  terme  de  l'orgueil  :  «  Je  ne  me  fais  pas  une 
idée  de  ce  qu'on  peut  appeler  une  surprise...  N'importe,  la  vôtre  sera  bienvenue. 


GOETHE.  65 

Il  ii'csl  pas  dans  ma  desliiiée  de  rencontrer  jamais  un  bien  imprévu,  inouï,  unltieii 
que  je  ne  me  sois  pas  conquis  encore.»  Quel  senlimenl  de  sa  persomie!  quelle  se- 
cnrilé  profonde!  Cependant,  à  loul  prendre,  Goethe  n'exagère  rien;  il  écrit  ces 
choses  dans  la  conscience  même  de  sa  position  et  de  son  œuvre.  Pendant  qu'If- 
fland  était  à  Weimar,  pour  y  donner  des  représentations,  Schiller  envoie  à 
Goethe  des  poésies,  le  priant  de  lui  dire  ce  qu'il  en  pense,  et  s'il  doit  les  insérer 
dans  les  Heures.  Quelques  jours  après ,  Goethe  lui  répond  :  «  Je  vous  renvoie 
vos  poésies  ,  que  je  n'ai  pu  lire  ,  ni  seulement  parcourir.  Les  préoccupations 
contraires  où  je  me  trouve  m'en  ont  empêché.  »  Or,  ces  préoccupations,  ce  sont 
des  fêtes,  des  spectacles  à  organiser.  Vers  la  même  époque,  en  avril  1791], 
Schiller,  malade  à  léna  ,  poursuit  à  travers  les  veilles  cette  vie  de  travail  qui  le 
consume,  et  Goethe,  du  sein  des  distractions  de  toute  espèce  qui  l'environnent, 
lui  écrit  dans  un  mouvement  de  joie  intérieure  '  :  «  J'ai  bien  fait  de  ne  pas  te- 
nir compte  de  l'opinion  des  autres  ,  et  d'augmenter  les  prix  du  théâtre  pendant 
les  représentations  d'Iffland  ;  la  salle  ne  désemplit  pas.  »  Vers  la  même  année, 
Schiller  travaille  à  son  Wallenstein,  qu'il  destine  à  Schoeder,  et  comme  il  attend, 
pour  livrer  son  œuvre  ,  que  le  célèbre  tragédien  arrive  à  Weimar,  Goethe  lui 
écrit  à  ce  sujet  :  «  Schroeder  s'est  conduit  avec  nous  comme  une  franche  co- 
quette; il  s'avance  quand  on  ne  le  demande  point,  et,  dès  qu'on  veut  mettre  la 
main  sur  lui,  il  se  relire.  Pour  moi,  je  ne  lui  tiens  point  rancune,  car  chaque 
métier  a  ses  façons  d'agir  ;  mais  vous  comprenez  que,  maintenant,  je  ne  puis  plus 
faire  un  pas.«  En  octobre  1799,  lorsque  Schiller,  en  proie  aux  plus  vives  in- 
(juiétudes ,  lui  fait  savoir  la  maladie  de  sa  femme,  Goethe  lui  répond  de  Wei- 
mar :  0  J'aurais  été  vous  voir  sur-le-champ ,  si  je  n'étais  ici  pressé  de  fous  les 
côtés  ;  mais  ,  en  vérité ,  tant  d'affaires  me  réclament  à  cette  heure  ,  que  je  me 
serais  senti  dans  les  angoisses  auprès  de  vous,  et  cela  pour  ne  vous  être  d'aucun 
secours.  »  Plus  Goethe  avance  en  âge  ,  plus  cette  personnalité  devient  vive  et 
frappante.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  sa  correspondance  avec  Zeller 
pendant  les  années  1827  et  1828.  Quels  que  soient  ses  rapports  avec  les  autres, 
jamais  il  ne  perd  de  vue  sa  personne  ni  les  conditions  où  il  se  trouve.  En  effet , 
si  le  dévouement  à  l'amitié,  si  l'abnégation  complète  est  un  digne  et  noble  spec- 
tacle, le  plus  beau,  sans  doute,  que  l'humanité  puisse  donner,  on  ne  peut  nier 
qu'il  se  rencontre  par  moment  des  natures  puissantes,  énergiques,  Napoléon  et 
Goethe  ,  par  exemple  ,  qui  semblent  n'être  sur  la  terre  que  pour  l'amour  et  le 
culte  d'elles-mêmes  :  car  ces  sentiments,  odieux  et  stériles  partout  ailleurs,  fé- 
condent ici  de  grandes  choses. 

Au  reste,  cette  concentration  que  l'on  reproche  à  de  pareils  caractères  ne  vient- 
elle  pas  souvent  d'un  certain  mépris  du  monde  et  du  public  que  laisse  en  eux 
l'expérience?  Chez  Goethe,  du  moins,  cela  existe;  et,  si  nous  voulons  citer,  les 
exemples  abondent.  En  i  799,  lorsque  les  Proptjlees  cessent  de  paraître  faute  d'ar- 
ticles, Goethe  écrit  à  Schiller  :  «  Les  choses  se  passent  en  tout  ceci  fort  naturel- 
lement, et  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  tant  lieu  de  s'étonner.  On  devrait  pourtant 
bien  apprendre  à  juger  le  tonl  (le  public)  que  l'on  ne  connaît  pas,  d'après  1rs  par- 
ties intégrantes  que  l'on  connaît.  »  Dans  un  autre  endroit,  à  propos  d'une  copie 
du  Camp  de  Wallenslein  furtivement  divulguée  :  «  Dans  ces  temps  glorieux  où  la 
raison  déploie  son  glorieux  régiment,  il  faut  s'attendre  chaque  jour,  et  cela,  de 

'  liriefweclisel. —  Goellie's  Werke,  IV,  175,  papsiiii. 


6G  GOETHE. 

la  part  des  lioninies  les  plus  dignes,  à  (juclijue  infamie  ou  à  tjuelcjne  absui-dilé.  « 
Schiller  aussi  se  laisse  aller  à  ces  accès  d'amertume,  mais  seulement  dans  les 
derniers  temps,  et  lorsque  le  poëte,  aigri  par  la  douleur,  las  de  vivre,  ne  contem- 
ple plus  le  monde  qu'à  travers  le  voile  affreux  de  la  maladie.  Comparez  sa  lettre 
sur  Jean  de  3Iiiller  et  son  llisloire  de  Frédéric  le  Grand  (lévrier  1805),  avec  la 
lettre  qu'il  écrivait  à  Goethe  sept  ans  plus  tôt,  en  1798,  dans  le  calme  et  la  li- 
berté de  son  existence.  «  J'ai  causé  hier  avec  Schérer,  et  je  me  suis  rappelé,  dans 
cet  entretien,  une  réllexion  que  vous  avez  faite  sur  lui  l'an  passé  ;  c'est  une  na- 
ture sans  ccuur,  et  si  glissante  qu'on  ne  sait  par  où  la  prendre.  Il  faut  voir  de 
pareilles  gens  pour  bien  sentir  que  le  cœur  seul  fait  l'humanilé  dans  l'honmie.  » 
Noble  expression,  expression  vraie  de  l'Ame  de  Schiller!  On  ne  peut  s'empê- 
cher d'aimer  Schiller,  les  sympathies  vont  à  lui  ;  Goethe  ne  commande  que  l'é- 
lonnement  et  l'admiration.  Certaines  natures,  et  Goethe  est  de  ce  nond)re,  ont 
eu  en  partage  une  telle  valeur,  une  telle  énergie,  que  tout  autour  d'elles  leur 
semble  médiocre,  petit,  indigne  de  leur  être  comparé.  Il  n'y  a  guère  qu'un  point 
de  vue  d'où  elles  vous  paraissent  égoïstes  ;  au  fond  elles  ne  le  sont  point,  d'abord 
parce  qu'elles  ne  l'ont  pas  voulu,  ensuite  parce  qu'elles  n'avaient  rien  à  gagner  à 
l'être.  Leur  force  intérieure,  ne  trouvant  point  de  contre-poids  dans  les  forces  qui 
les  environnent,  rapporte  tout  à  elle.  Ce  n'est  point  là  de  l'égoïsme,  mais  quel- 
que chose  qui  ressemble  à  la  concentration  en  soi  de  la  Divinité.  En  face  de  pa- 
reils hommes  ,  il  faut  fléchir  le  genou  dans  sa  faiblesse,  ou,  si  l'on  veut  leui' 
tenir  tête,  se  sentir  opprimé  tôt  ou  tard,  à  moins  qu'on  ne  soit  de  leur  taille.  Dans 
le  commerce  si  long  qu'ils  eurent  ensemble,  la  personnalité  de  Goethe  n'étonna 
point  Schiller,  peut-être  ne  s'en  aperçut-il  jamais,  et  c'est  là  le  plus  beau  témoi- 
gnage que  l'auteur  de  Don  Carlos  et  de  Wallenslein  ait  doimé  à  la  postérité  de 
sa  dignité  intérieure  et  de  son  élévation. 

Goethe  ne  trouva  pas  toujours  tant  de  généreuse  tolérance  chez  ses  amis.  Il  y 
en  eut  que  cet  esprit  de  froide  domination  irrita,  et  qui,  plus  d'une  fois,  lui  re- 
prochèrent amèrement  son  égoïsme.  Herder,  Jacobi,  Merk,  avaient  leurs  jours  de 
réaction  et  de  colère  ;  le  bon  Wieland  lui-même  finissait  par  être  poussé  à 
bout;  mais  tout  cela  ne  devenait  jamais  bien  sérieux,  du  moins  en  apparence; 
on  gardait  ses  petites  rancunes,  ses  petites  haines,  mais  on  continuait  toujours  à 
se  voir,  à  correspondre,  à  vivre  dans  le  cercle  dont  Goethe  s'était  fait  le  centre: 
l'attraction  était  irrésistible  ;  quelque  dépit  qu'on  en  pût  avoir,  il  fallait  y  reve- 
nir. Un  jour  qu'il  était  question  de  cette  indifférence  suprême  de  Goethe,  de  ce 
caractère  élevé  au-dessus  des  passions  du  monde,  un  homme  dont  les  yeux  flam- 
boyaient au-dessous  de  son  large  front  prit  la  parole  en  s'écriant  :  «  Reste  à  savoir 
si  l'homme  a  le  droit  de  s'élever  dans  cette  région  où  toutes  les  souffrances, 
vraies  ou  fausses,  réelles  ou  simplement  imaginées,  deviennent  égales  pour  lui  ; 
où  il  cesse  sinon  d'être  artiste,  du  moins  d'être  homme  ;  où  la  lumière,  bien 
qu'elle  éclaire  encore,  ne  féconde  plus  rien,  et  si  cette  maxime,  une  fois  admise, 
n'entraine  pas  la  négation  absolue  du  caractère  humain.  Nul  ne  songe  à  disputer 
aux- dieux  leur  quiétude  éternelle;  ils  peuvent  regarder  toute  chose  sur  cette 
terre  comme  un  jeu  dont  ils  règlent  les  chances  selon  leurs  desseins.  Mais  nous, 
hommes,  et,  parlant,  sujets  à  toutes  les  nécessités  humaines,  il  ne  faut  pas  qu'on 
vienne  nous  amuser  avec  des  poses  théâtrales  ;  avant  tout,  conservons  le  sérieux, 
le  sérieux  sacré  sans  lecpiel  tout  art,  quel  qu'il  soit,  dégénère  en  une  misérable 
parade.  Comédie!  comédie!  Sophocle  n'était  cependant  pas  un  comédien,  Ks- 


GOETHE.  67 

chyle  encore  moins.  Tout  celd,  ce  sont  des  inventions  de  notre  temps  ;  David 
chantait  ses  liymnes  avec  plus  de  cœur  que  Pindare,  et  cependant  David  gouver- 
nait son  royaume.  —  Que  gouvernez-vous  donc,  vous?  —  Vous  étudiez  la  nature 
dans  tous  ses  phénomènes,  depuis  l'hysope  jusqu'au  cèdre  du  Liban.  La  nature  ! 
vous  l'absorbez  môme  en  vous,  ainsi  que  cela  vous  plaît  à  dire  ;  à  merveille  ! 
Mais  je  voudrais  bien  ne  pas  vous  voir,  pour  cela,  me  dérober  le  plus  beau  de 
tous  ces  phénomènes,  l'homme  dans  sa  grandeur  naturelle  et  morale.» 

Celui  qui  parlait  ainsi,  c'était  Herder. 

Ces  tendances  à  la  contemplation  de  soi-même,  que  Goethe  ne  prenait  nul 
souci  de  dissimuler,  révoltaient  aussi  Merk,  un  de  ses  amis  d'enfance,  qui  lui 
disait  un  jour  dans  un  de  ses  accès  de  colère  :  «  Vois-tu,  Goethe,  quand  je  te 
compare  à  ce  que  tu  aurais  pu  être  et  à  ce  que  tu  n'es  pas,  tout  ce  que  tu  as 
écrit  me  semble  une  misère  !  »  Merk  passa  six  mois  à  Weimar,  mais  dans  de  telles 
dispositions,  qu'il  finit  par  ne  plus  voir  Goethe.  «Que  diable  a  le  Wolfgang! 
s'écriait-il  un  matin  en  sortant  de  son  humeur  noire;  d'où  vient  qu'il  fait  le  plat 
courtisan  et  le  valet  de  chambre?  Pourquoi  se  moquer  des  gens,  ou,  ce  qui  est 
tout  un,  pour  moi  du  moins,  attirer  sur  soi  leurs  quolibets?  N'a-t-il  donc  rien  de 
mieux  à  faire?»  Tout  le  caractère  de  Merk  se  révèle  dans  cette  boutade.  C'était 
un  esprit  bizarre,  inquiet,  sauvage,  aimant  le  paradoxe,  souvent  triste  et  morne, 
parfois  éclairé  de  lueurs  splendides,  mais  qui  passaient  bientôt.  La  flamme  inté- 
rieure qui  le  dévorait  jeta  quelques  rares  clartés,  puis  on  le  vit  tout  à  coup  tom- 
ber en  cendres.  Merk  finit  par  le  suicide. 

Goethe,  de  son  côté,  sentait  fort  bien  les  défections  de  ses  amis,  défections  (pie 
rien  ne  motivait  à  ses  yeux.  Quel  que  fût  l'acte  de  révoltante  personnalité  auquel 
il  se  livrait,  Goethe  n'en  mesurait  pas  la  portée  ;  il  obéissait  à  sa  nature,  et  cela 
lui  semblait  si  simple,  que  jamais  l'idée  ne  lui  vint  qu'on  put  louer  ou  blâmer  un 
pareil  acte.  Mais  ses  amis  rêvaient  en  lui  un  autre  Goethe,  et  s'exposaient  par  là 
à  bien  des  déceptions  que  Schiller  s'était  épargnées  dès  le  premier  jour  par  son 
dévouement  à  toute  épreuve  et  sans  réserve.  L'élu  de  la  nature  devait,  à  leur 
sens,  porter  dans  tous  ses  actes  le  signe  de  son  élection  ;  ils  pensaient  ainsi  ren- 
fermer Goethe  dans  un  cercle,  honorable  sans  doute,  mais  étroit  et  borné,  le 
cercle  où  leur  affection  avait  été  le  trouver. 

Quant  au  peu  de  sympathie  que  Herder  et  Goethe  avaient  au  fond  l'un  pour 
l'autre,  on  en  trouverait  au  besoin  le  secret  dans  la  contradiction  profonde  de 
leurs  opinions  et  de  leurs  vues  en  toutes  choses.  Jamais,  en  effet,  deux  natures 
plus  opposées  ne  s'étaient  rencontrées.  Pour  Herder,  toute  forme  devient  une 
idée,  toute  histoire  même  s'évapore  en  idées  pour  servira  la  philosophie  de  l'his- 
toire de  l'humanité.  11  détestait  les  livres,  disait-on  un  jour  :  «  Oui,  répliqua  Wie- 
land, qui  l'aimait  de  cœur  ;  mais  quels  livres  il  écrivait!  *  Pour  Goethe,  au  con- 
traire, toute  idée  se  perd  dans  la  forme.  Goethe  eût  renoncé  volontiers  à  la  parole, 
qu'il  trouvait  si  insuffisante,  pour  ne  plus  s'exprimer  qu'en  symboles,  comme  la 
nature.  Il  aime  à  jouer  avec  ses  fantaisies,  à  faire  passer  son  existence  heureuse 
à  travers  toutes  les  formes  de  la  vie.  On  conçoit,  d'après  cela,  qu'il  tombe  en  dés- 
accord avec  Herder,  et  s'emporte  contre  l'esprit  dogmatique  du  philosophe  qui 
veut  a  toute  force  faire  entrer  les  sereines  imaginations  de  l'art  dans  le  cercle 
orageux  de  la  politique  et  de  la  vie.  Ce  que  Goethe  trouve  étroit  et  mesquin, 
Herderle  proclame  humainement  sublime;  et  de  son  côté,  Goethe,  dans  la  con- 
science de  sa  personnalité  grandiose,  refuse  d'admettre  cette  idée  universelle  de 


«»8  GOETHE. 

Herder,  dont  l'Iiéroïsme,  la  verlu,  l'inspiralion  poétique,  l'esprit  législatif,  Corio- 
laii,  César,  Juslinicii,  Dante  et  Luther,  ne  sont  que  les  rayonnements  divins. 
Herder  était  une  nature  élevée  ;  profondément  pénétré  de  l'esprit  de  son  temps 
qu'il  devance,  il  l'exprime  dans  tous  ses  livres.  Il  rêvait  une  cité  morale  ;  tout  ce 
qu'il  a  trouvé  de  noble  et  de  beau  dans  les  pays  et  dans  les  siècles,  il  le  porte  avec 
lui  comme  un  joyau  mystérieux  à  mettre  au  front  du  genre  humain  déchu,  de 
son  humanité  chérie,  à  laquelle  il  veut  rendre  les  splendeurs  de  l'Eden.  Herder 
n'entreprend  rien,  si  ce  n'est  dans  un  but  social,  humain,  et  l'on  ne  peut  se  dé- 
fendre d'un  sentiment  de  vénération  en  face  de  son  œuvre.  On  voit  que  les  ten- 
dances pratiques  de  Herder  contrastaient  trop  franchement  avec  Vélre  de  Goethe, 
sa  manière  d'envisager  les  hommes  et  les  choses,  pour  qu'ils  en  vinssent  jamais 
à  s'entendre  tous  les  deux.  La  position  était  délicate;  ils  ne  pouvaient  demeurer 
indifférents  l'un  à  l'autre,  ils  étaient  trop  grands  pour  se  haïr.  Une  réserve  polie, 
une  convenance  froide,  parfois  un  peu  d'ironie  chez  Herder,  à  laquelle  Goethe 
répond  par  des  avances  (comme  c'est  l'usage  d'un  homme  habile,  et  Goethe 
l'était),  tels  sont  les  seuls  sentiments  qui  se  manifestent  dans  leurs  rapports,  et 
(ju'on  trouve  dans  leur  correspondance. 

Cependant  il  convient  de  dire  que  Goethe  ne  fut  pas  toujours  cet  homme  froid, 
impassible,  réservé,  que  nous  venons  de  voir;  Goethe  eut,  comme  les  autres, 
ses  luttes  intérieures,  ses  illusions,  sa  période  de  jeunesse,  dont  il  faut  tenir 
compte,  quelque  rapide  qu'elle  soit.  Si  nous  possédions  les  fragments  du  Tasse, 
lels  qu'il  les  avait  déjà  composés  pour  lui  en  1777,  peut-être  saurions-nous  quel- 
que chose  de  ces  incertitudes  sur  sa  vocation,  sur  l'avenir  de  son  existence,  qui 
le  consumaient  aux  premiers  jours,  quelque  chose  de  ses  amours  et  de  ses  sen- 
sations de  vingt  ans.  Son  voyage  en  Italie  mit  fin  à  celte  activité  dévorante  et 
sans  but;  là,  sur  cette  terre  de  Virgile,  de  Raphaël  et  de  Pétrarque,  les  vagues 
rumeurs  de  sa  conscience  s'apaisent  au  sein  de  la  double  harmonie  de  la  nature 
et  de  l'art  plastique  ;  là,  pour  la  première  fois,  Goethe  se  sent  sur  le  chemin  de  sa 
personnalité,  de  son  être  véritable.  Les  ennuis  de  sa  vie  première  s'éloignent  de 
jour  en  jour,  repoussés  par  le  flux  des  apparitions  nouvelles  qui  l'absorbent,  vers 
un  lointain  où  son  âme  ne  les  perçoit  plus  que  comme  des  objets  de  sa  con^ 
templation  poétique.  Ce  voyage  en  Italie  opéra  chez  Goethe  une  transformation 
radicale  ;  c'est  au  point  qu'à  son  retour  ses  amis  ne  le  reconnaissaient  plus.  Vai- 
nement on  cherche  en  lui  cette  expansive  activité  qui  lui  gagnait  les  sympathies, 
ce  sens  du  plaisir  et  du  hien-v'wre,  ces  fringantes  allures  du  jeune  homme  que 
l'auteur  de  Werlher  affectait  quand  il  entrait  dans  les  salons  de  Weimar  ou  de 
Wiesbaden,  la  cravache  à  la  main,  sa  polonaise  verte  boutonnée  jusqu'en  haut, 
et  faisant  sonner  ses  éperons.  Il  s'enferme  en  lui-même,  il  se  montre  partout 
grave  et  circonspect,  et,  tandis  que  chacun  le  trouve  froid,  égoïste,  mystérieux, 
il  se  sent  au  fond  plus  riche  et  plus  complet,  il  se  sent  Goethe.  Il  vient  d'apaiser, 
dans  la  plénitude  de  la  contemplation,  le  désir  insatiable  qui  le  dévorait;  le 
temps  de  la  réflexion  est  venu,  et  désormais,  au  lieu  des  pures  images  de  sa  fan- 
taisie, il  ne  voit  plus  que  des  idées  d'ordre  et  d'harmonie  qui,  dans  leurs  rap- 
ports avec  des  individualités  sans  nombre,  se  rattachent  au  grand  tout  universel. 
Le  voyage  de  Goethe  en  Italie  est  un  fait  trop  important  pour  qu'on  néglige;  de 
s'en  occuper.  A  la  vérité,  ici  les  sources  manquent  un  peu,  et  l'on  n'en  est  plus 
à  n'avoir  qu'à  choisir,  comme  cela  se  rcnconti-e  pour  la  période  ultérieure  dont 
nous  avons  déjà  parlé.  Il  n'y  a  guère  que  les  journaux  particuliers  de  Goethe  et 


GOETHE.  69 

(les  correspondances  interrompues  et  reprises  au  hasard,  où  l'on  trouve  à  jjiiiser 
çà  et  là  quelques  renseignements.  11  laut  dire  que  ces  notes  ont  le  mérite  d'avoir 
jailli  de  ses  premières  impressions,  et  que  c'est  avant,  tout  dans  ces  sources  rares, 
mais  limpides  ,  que  la  vie  intime  de  Goethe  se  réfléchit  comme  dans  un  clair 
miroir. 

En  1786,  Goethe  passa  la  belle  saison  à  Carlshad,  au  milieu  d'une  société 
joyeuse,  intelligente,  amicale,  dont  il  faisait  les  charmes  par  sa  verve  et  l'en- 
jouement qu'il  avait  alors,  lisant  volontiers  ses  vers,  communiquant  à  tous  ses 
projets,  ses  idées,  efteuillant  au  hasard  ses  premiers  livres,  lorsque,  le  28  août, 
à  l'occasion  de  l'anniversaire  de  sa  naissance,  plusieurs  pièces  de  vers  lui  furent 
adressées,  dans  lesquelles  se  trouvaient,  à  côté  des  éloges  les  plus  flatteurs,  de 
sévères  remontrances  sur  l'oubli  qu'il  faisait  de  son  génie,  et  de  vives  exhorta- 
tions pour  qu'il  eût  à  reprendre  ses  travaux,  qu'il  semblait  négliger  à  dessein. 
Herder  surtout,  dont  Goethe  redoutait  si  fort  l'opinion  dès  cette  époque,  après 
l'avoir  plaisanté  sur  ses  goûts  pour  les  sciences  naturelles,  finissait  par  lui  con- 
seiller, en  souriant,  de  laisser  là  ces  pierres  inertes  qu'il  s'obstinait  à  cogner,  et 
de  tourner  ses  facultés  vers  des  travaux  plus  sérieux.  Goethe  profite  de  la  leçon, 
et  sur-le-champ,  sans  dire  un  mot  à  son  prince,  sans  prévenir  un  seul  de  ses 
amis,  il  rassemble  ses  manuscrits  et  part  pour  l'Italie  en  telle  diligence,  qu'il 
arrive  à  Trente  le  11  septembre.  Il  ne  s'arrête  pas,  franchit  le  Tyrol,  séjourne  à 
peine  trois  heures  à  Florence  ;  un  irrésistible  ascendant  l'attire  vers  Rome,  et 
lorsqu'il  y  est  seulement,  il  se  prend  à  ouvrir  la  bouche  pour  saluer  avec  joie  ses 
amis  de  Weimar.  Là  il  se  livre  aux  impressions  profondes  de  la  ville  éternelle; 
son  attention  se  partage  entre  les  mines  d'un  grand  peuple  et  la  vie  sensuelle  des 
Italiens  ;  il  se  recueille,  et,  dans  le  silence  absolu  de  la  contemplation,  laisse  les 
merveilles  de  l'art  moderne  agir  sur  lui  paisiblement.  Sa  première  soif  apaisée, 
il  se  lie  avec  Tischbein  le  peintre,  Angelica  Kauffmann,  et  tous  les  autres  artistes 
allemands  qu'il  trouve  à  Rome.  Son  admiration  l'absorbe  tout  entier.  Nul  ne 
sait  ce  qu'il  pense  ;  dans  ses  lettres,  dans  ses  entretiens,  il  se  montre  avare  d'ob- 
servations, on  sent  qu'il  rumine  dans  les  profondeurs  de  son  âme.  Tant  voir  et 
tant  admirer  l'épuisé;  il  a  peine  à  séparer  ses  impressions  les  unes  des  autres,  à 
les  rendre.  «  Une  plume!  quand  on  devrait  écrire  avec  mille  poinçons!  Mieux 
encore  :  il  faudrait  rester  ici  des  années  dans  un  silence  pythagoricien.  Une 
journée  dit  tant  de  choses,  qu'on  ne  devrait  pas  oser  dire  la  moindre  chose  de  la 
journée.  »  Insensiblement  il  s'habitue  à  vivre  au  milieu  de  tant  de  chefs-d'œuvre; 
à  la  fougue  des  premières  impressions  succède  une  paix  plus  profonde,  un  pen- 
chant plus  prononcé  pour  la  plastique,  et,  le  25  décembre,  il  écrit  :  «  Je  vois 
les  meilleures  choses  pour  la  seconde  fois,  car  le  premier  étoimemenl  se  confond 
dans  l'œuvre,  dont  il  semble  qu'on  partage  la  vie,  et  se  perd  dans  le  pur  senti- 
ment de  sa  valeur.  »  Les  arts  et  les  sciences  se  disputent  son  activité;  il  étudie 
à  la  fois  la  perspective  et  l'anatomie  pratique;  sa  contemplation  ne  se  détourne 
de  l'architecture,  de  la  statuaire  et  de  la  peinture,  que  pour  se  porter  sur  les 
plantes  et  les  minéraux.  Avec  Goethe,  rien  ne  se  perd,  et  Rome  ne  suffit  pas  pour 
faire  oublier  à  son  orgueil  le  persiflage  inoflensif  des  amis  de  Carlsbad ,  il  ren- 
verse de  fond  en  comble  l'édifice  de  ses  connaissances;  car,  dit-il,  «  je  m'aper- 
çois, après  bien  des  années,  que  je  suis  comme  un  architecte  qui  veut  élever  une 
tour  sur  de  mauvais  fondements,  et  je  veux  avoir  conscience  de  la  base  sur  la- 
quelle je  construis.  »  Cependant,  au  milieu  de  tant  d'applications  diverses. 


70  GOETHE. 

que  provoquent  Oll  lui  les  circonslances,  sa  nature  originelle,  poétique,  ne  se 
dément  pas  ;  le  10  janvier,  il  livre  à  la  lumière  son  Iphigeiiie;  et  lorsqu'on  février 
ses  amis  d'Allemagne  lui  parlent  avec  enthousiasme  de  son  chef-d'œuvre ,  ses 
idées  sont  déjà  tournées  vers  le  Tasse.  On  le  pense,  en  de  semhlahles  disposi- 
tions, son  Jphigénie  ne  pouvait  le  contenter.  «  On  cherche  vainement  sur  le  papier 
ce  que  j'aurais  dû  faire,  écrit-il  à  Weimar;  mais  au  moins  on  devine  par  là  ce 
que  j'ai  voulu.  »  Toutes  ses  idées  sur  l'art,  la  poésie,  l'existence,  l'attirent  et  le 
repoussent  tellement  dans  leur  flux  et  reflux,  que  ses  amis  lui  reprochent  de  se 
contredire  dans  ses  lettres.  «  C'est  vrai,  dit-il  le  jour  de  son  départ  pour  Naples, 
je  flotte  sur  un  océan  profond  et  sans  cesse  agité;  mais  j'aperçois  d'ici  l'étoile 
du  phare,  et  je  n'aurai  pas  plutôt  touché  la  rive  que  je  me  remettrai.  «  Sur  la 
route  de  Naples,  il  retrouve  avec  une  véritable  joie  de  savant  de  mermlleux 
cailloux,  des  traces  volcaniques,  des  laves. 

Arraché  aux  impressions  souveraines  de  la  cité  des  arts,  il  se  laisse  aller  à 
toutes  les  études  qui  se  rencontrent,  mais  sans  donner  à  celle-ci  le  pas  sur  celle- 
là.  A  Naples,  Goethe  prend  l'étude  en  distraction.  Cependant  cette  indolence  ne 
peut  convenir  longtemps  à  sa  nature  ;  il  doit  compte  à  ses  amis,  à  lui-même,  de 
son  activité.  «  J'ohserve  les  phénomènes  du  Vésuve,  écrit-il  de  Naples  le  15 
mars  1787;  franchement,  je  devrais  consacrer  tout  le  reste  de  ma  vie  à  l'obser- 
vation, peut-être  trouverais-je  par  là  le  moyen  d'augmenter  les  connaissances 
humaines.  Ne  manquez  pas  de  dire  à  Herder  que  mes  travaux  de  botanique  vont 
leur  train  ;  c'est  toujours  le  même  principe,  mais  il  faudrait  toute  une  existence 
pour  les  compléter.  » 

Ce  soin  empressé  que  Goethe  met  à  s'enquérir  de  l'opinion  de  Herder,  à  se 
concilier  à  tout  propos  son  assentiment,  aurait  de  quoi  nous  étonner  si  nous  ne 
connaissions  la  position  délicate  et  réservée  que  ces  deux  grands  génies  gar- 
dèrent toujours  l'un  vis-à-vis  de  l'autre.  Le  poète  a  des  raisons  pour  ménager  le 
philosophe,  et  toutes  ces  marques  de  déférence  qu'il  renouvelle  à  dessein,  sont 
autant  d'habiles  avances  qu'il  fait  pour  attirer  à  lui  im  juge  sévère,  froid,  iro- 
nique, et  dont  le  contrôle  l'inquiète.  Lorsqu'ils  se  rencontrèrent  pour  la  première 
fois  à  Strasbourg,  vers  17GG,  Goethe  avait  dix-sept  ans  et  Herder  vingt-deux,  ce 
qui  faisait  entre  les  deux  jeunes  gens  une  dilTérence  de  cinq  ans;  Herder  crut 
pouvoir  en  profiler  pour  s'arroger  sur  le  poète  adolescent  une  influence  qu'on 
aurait  pu  exercer  avec  plus  de  modération  et  de  bon  goût,  et  que  pour  sa  pari 
Goethe  ne  lui  pardonna  jamais,  non  plus  que  l'insolent  jeu  de  mots  qu'il  s'était  per- 
mis sur  son  nom.  Vingt-deux  ans  plus  tard,  Goethe  savait  bien  qu'il  ne  devait  pas 
attendre  de  Herder,  alors  son  ami,  la  sympathie  éprouvée,  l'inaltéraltle  dévoue- 
ment dont  Schiller  lui  donnait  chaque  jour  de  nouveaux  témoignages;  et  plus 
Herder  le  raillait  ouvcriement  sur  ce  qu'il  appelait  ses  inclinations  singulières  et 
ses  tendances  confuses,  plus  Goethe,  au  lieu  de  lui  rompre  en  visière,  se  mon- 
trait à  son  égard  insimiant  et  doux,  i)lus  le  poêle  cherchait  à  convaincre  le  phi- 
losophe que  son  activité,  bien  qu'elle  s'exerçât  dans  un  champ  infini,  ne  demeurait 
poitit  sans  résultat.  Au  reste,  Herder  ne  pouvait  comprendre  le  génie  de  Goethe. 
Le  philosophe  idéaliste ,  placé  alors  au  faîte  de  sa  gloire,  ne  pouvait  voir  sans 
amerlume  le  jeune  homme  qu'il  avait  jadis  si  cavalièrement  traité  s'acheminer 
vers  les  hauteurs  (pi'il  occupait.  Du  premier  coup  d\vÀ\  qu'ils  échangèrent,  Herder 
et  Goethe  sentirent  leur  valeur  respective,  et  le  ton  de  froide  convenance  (jui 
régna  toujours  entre  eux  est  l'hommage  silencieux  qu'ils  se  rendaient  l'un  à 


GOETHE.  71 

l'autre.  Il  y  a  deux  manières  de  reconnailre  le  génie  qui  monte  :  Tentliousiasme 
ou  la  froide  réserve  ;  l'enthousiasme  sans  arrière-pensée  comme  Schiller,  ou  la 
réserve  comme  Herder.  Schiller  est  plus  jenne  que  Goethe,  Herder  est  plus  vieux  ; 
c'est  là  peut-être  tout  le  secret  des  sentiments  opposés  que  le  grand  poète  de 
Weimar  leur  inspire.  L'un  voit  l'égoïsme  ,  et  se  retire;  l'autre  le  génie,  et  s(î 
donne.  Quoi  qu'il  arrive  en  tout  ceci,  le  beau  rôle  est  à  Schiller,  d'autant  plus 
que  le  génie  de  Goethe  frappait  Herder  plus  vivement  peut-être  que  son  égoïsme, 
et  que  s'il  fait  sonner  si  haut  cet  égoïsme  dont  Schiller  s'inquiète  peu,  c'est  vrai- 
semblablement que  le  génie  l'oil'usque.  Herder  voudrait  circonscrire  Goethe  dans 
le  domaine  de  la  poésie  ;  si  Goethe  étudie  la  botanique  ou  la  minéralogie,  s'il 
s'occupe  de  métaphysique  ou  d'anatomie,  Herder  le  ci'itique  amèrement  et  le 
raille.  N'est-ce  point  là  la  petite  jalousie  du  savant  qui  ne  veut  pas  qu'on  mette  le 
pied  sur  sa  terre?  L'immortel  auteur  des  Idées  pour  la  philosophie  de  l' Histoire,  qui 
s'est  essayé  sans  gloire  dans  l'art  des  vers,  ne  pardonne  pas  à  l'auteur  de  Faust 
de  plonger  dans  les  abîmes  de  la  science,  de  vouloir  envahir  son  empire.  Cette 
amertume  qui  s'empare  du  cœur  des  hommes  arrivés  au  plus  haut  point  de  leur 
renommée  a  quelque  chose  de  triste  et  d'affligeant.  Aucun  n'échappe  avec 
l'âge  à  cette  loi  fatale  du  génie,  à  cette  faiblesse  qui  rappelle  l'humanité  dans 
ceux  qui  se  sont  le  plus  élevés  au-dessus  d'elle  ;  Goethe  lui-même  en  donnera  le 
déplorable  exemple  quelque  jour. 

Ces  incertitudes,  dont  nous  avons  parlé,  se  trahissent  à  cette  époque  dans 
toutes  ses  correspondances.  Goethe  ne  se  rend  pas  bien  compte  encore  de  lui- 
même,  de  son  but  dans  l'avenir;  la  révélation  qui  lui  est  venue  en  face  des  pro- 
diges de  l'art  a  déconcerté  toutes  ses  idées,  et,  après  qu'il  a  jeté  bas  l'ancien 
échafaudage,  la  confusion  qui  résulte  toujours  des  décombres  qu'on  amoncelle 
autour  de  soi  s'empare  de  lui  un  moment.  Le  spectacle  de  cette  vaste  intelli- 
gence qui  se  cherche,  et  qui  doute  au  moment  d'entrer  enfin  dans  sa  voie  véri- 
table, vous  reporte  involontairement  vers  les  Confessions  de  Rousseau  ;  Goethe 
lui-même  s'en  préoccupe  à  cette  époque  :  «  Je  pense  souvent  à  Rousseau,  à  ses 
plaintes,  à  son  hypocondrie,  éci'it-il  de  Naples,  \7  mars  1787,  et  je  comprends 
qu'une  aussi  belle  organisation  ait  été  si  misérablement  tourmentée.  Si  je  ne  me 
sentais  un  tel  amour  pour  toutes  les  choses  de  la  nature,  si  je  ne  voyais  au  mi- 
lieu de  la  confusion  apparente  tant  d'observations  s'assimiler  et  se  classer,  moi- 
même  souvent  je  me  croirais  fou.  »  Cependant  il  existe  entre  l'écrivain  français 
et  le  poète  allemand  une  diiférence  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître. 
Rousseau  sent  bien  le  trouble  de  son  âme,  les  inquiétudes  qui  le  consument, 
mais  il  ne  tente  aucun  effort  pour  s'en  délivrer;  il  a  bien  la  conscience  du  mal, 
mais  non  l'énergie  ou  le  courage  d'y  porter  le  fer  et  la  flamme.  Rousseau  était  in- 
capable d'une  détermination  spontanée  et  définitive,  incapable  de  ce  voyage  en 
Italie,  par  exemple ,  tel  que  Goethe  le  comprend  et  l'accomplit.  Ce  qui  chez 
Goethe  n'est  qu'une  période  passagère,  fait  le  fond  du  caractère  de  Rousseau. 

A  Rome,  nous  l'avons  vu  tout  entier  à  sa  contemplation  solitaire,  à  ses  recueil- 
lements; à  Naples,  ses  manières  de  vivre  changent.  Il  voit  le  monde ,  ne  néglige 
aucune  relation,  va  au-devant  de  tous  les  plaisirs,  et  se  conforme  volontiers  aux 
mœurs  de  la  ville  enchantée.  Il  se  fait  présenter  à  une  merveilleuse  petite  prin- 
cesse, qui  le  trouve  à  son  gré  et  l'accueille  avec  la  plus  charmante  agacerie.  Il  se 
lie  avec  Kniep,  grand  peintre  et  joyeux  compagnon,  qui  le  conduit  chez  sa  maî- 
tresse; ce  qui  n'empêche  pas  Goethe   d'écrire  le  25  mars,  non  sans  une  petite 


72  GOETHE. 

pointe,  d'ironie  pour  lui-même  :  «  Après  celle  agréable  aventure,  je  me  promenais 
surle  bord  de  la  mer,  silencieux  et  content.  Tout  à  coup  une  vérilable  révélation 
m'est  venue  sur  la  botani(iue.  Je  vous  prie  d'annoncer  à  Herder  que  j'aurai 
bientôt  tiré  au  clair  mes  origines  des  plantes  ;  seulement  je  crains  bien  que  per- 
somie  n'y  reconnaisse  le  règne  végétal.  Ma  fameuse  Ibéorie  des  cotylédons  est 
lellement  sublimée  {sublimirl),  que  je  doute  qu'on  aille  jamais  au  delà.  » 

Ensuite  il  se  rend  en  Sicile,  et  là,  sur  les  classiques  cbamps  de  bataille  de 
l'antiquité,  ramasse,  au  grand  étonnement  des  insulaires,  toute  sorte  de  pierres  et 
de  galets,  qu'on  pourrait  prendre  tantôt  pour  du  jaspe  ou  des  cornalines ,  tantôt  pour 
des  schistes.  Cette  insatiable  curiosité  ne  se  dément  nulle  part.  A  chacjue  nou- 
velle trouvaille,  il  écrit  à  ses  amis.  Ce  n'est  point  là  une  fureur  d'un  moment,  qui 
passe  bientôt  ;  ce  n'est  point  là  non  plus  la  principale  affaire  de  son  voyage.  Ce 
((ue  c'est,  il  l'ignore  lui-même.  A  Palerme,  il  se  souvient  de  Cagliostro  ,  et ,  à  la 
faveur  d'un  costume  bizarre  dont  il  s'afl'uble,  s'introduit  dans  la  famille  de  ce 
personnage  singulier,  et  recueille  de  la  boucbe  de  ses  parents  de  curieux  détails 
sur  son  bisloire.  Cependant,  au-dessus  de  toutes  les  tendances  qui  le  poussent , 
le  génie  poétique  plane  toujours.  L' Odijssée,  qu'il  ne  cesse  de  lire  avec  un  incroya- 
ble intérêt  au  milieu  de  ses  courses  dans  l'île ,  l' Odyssée  éveille  en  son  esprit  le 
désir  de  produire.  Les  sujets  antiques  ont  pour  lui  d'irrésistibles  séductions.  11 
rêve  une  tragédie  dont  Nausicaa ,  cette  blancbe  sœur  d'Ipbigénie  ,  deviendrait 
l'héroïne.  Il  jette  son  plan  sur  le  papier,  et,  quelque  temps  après  (mai  i787), 
écrit  à  Herder,  de  Naples,  où  il  ne  fait  que  passer  :  «  Je  viens  d'entreprendre 
quelque  chose  d'immense ,  et  j'ai  besoin  de  repos  pour  l'accomplir.  »  Ce  n'est 
que  pendant  son  second  séjour  à  Rome  que  sa  transformation  s'opère ,  qu'il  ob- 
tient le  grand  triomphe  sur  lui-même.  Alors  seulement  les  fluctuations  turbu- 
lentes s'apaisent;  alors  seulement  il  a  conscience  de  ce  calme  inaltérable  qui 
sera,  dans  l'avenir,  le  fond  de  son  caraclère  ;  de  cet  équilibre  que  rien  ,  dans  la 
suite,  ne  pourra  déranger.  Il  s'est  mis  désormais  au  niveau  de  ces  sphères  su- 
blimes, et  dans  l'harmonie  où  nage  son  être  tout  entier,  la  contemplation  se  marie 
à  l'activité  du  travail  et  la  féconde,  bien  loin  de  l'exclure  et  de  l'étouffer  comme 
aux  premiers  jours.  Il  écrit  Egmont ,  Wilhelm  Meister,  et,  sans  renoncer  à  son 
propre  génie,  tient  commerce  avec  la  muse  antique,  dont  il  suit  partout  les  ves- 
tiges sur  ce  sol  sacré.  Il  faut  l'entendre  s'exprimer  sur  les  chefs-d'œuvre  de  la 
plastique  grecque.  «  Ces  nobles  figures,  dit-il,  étaient  pour  moi  comme  une 
espèce  d'antidote  mystérieux  contre  le  faible,  le  faux,  le  maniéré,  qui  menaçaient 
de  m'envahir  ;  »  et  lorsque,  avec  Henri  Meyer,  il  fait  ses  adieux  aux  plus  belles 
statues  de  l'antiquité  :  «  Comment  pourrais-je  rendre,  s'écrie-l-il,  ce  que  j'ai 
éprouvé  ici?  en  présence  de  senddables  chefs-d'œuvre,  on  devient  plus  que  l'on 
n'est.  On  sent  que  la  chose  la  plus  digne  dont  on  puisse  s'occuper,  c'est  la  forme 
humaine.  Par  malheur,  en  face  d'un  pareil  spectacle ,  on  sent  aussi  toute  son  in- 
suffisance. On  a  beau  s'y  préparer  d'avance,  on  demeure  comme  anéanti.  «  Le 
calme  descend  de  plus  en  plus  profond  sur  sa  conscience.  Il  a  satisfait  ces  désirs 
de  la_vivante  contemplation  du  beau  pour  lesquels  sa  nature  était  organisée.  «  A 
Rome,  dit-il,  je  me  suis  trouvé  pour  la  première  fois  d'accord  avec  moi-même; 
je  me  suis  senti  heureux  et  raisonnable.  »  Il  prend  soin  d'expliquer,  dans  sa 
lettre  du  22  février,  ce  qu'il  enicnd  par  ces  paroles  :  «  De  jour  en  jour,  j'acquiers 
la  conviction  que  je  suis  né  seulement  pour  la  poésie,  et  que  je  devrais  employer 
les  dix  années  pendant  lesquelles  je  dois  encore  écrire  à  perfectionner  ce  talent. 


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GOETHE.  73 

à  produire  qiiel([uc  grande;  cliosc.  Mou  long  Si'jonr  à  Rome  me  vaudra  l'avantage 
de  renoncer  à  lapraliijue  de  la  slaluaire.  «  Dans  ces  dispositions,  il  met  la  main 
à  l'œuvre,  écrit  en  quehiues  jours  le  jdan  du  Ta.isc,  et  cependant,  au  mois  d'avril, 
il  ne  laisse  pas  de  s'occuper  encore  de  sculi»lure  ,  et  travaille  à  modeler  lui  pied 
d'après  l'anlique,  lorsque  tout  à  coup  il  se  prend  à  penser  qu'une  œuvre  plus  im- 
portante le  réclame ,  et  retourne  immédiatement,  et  pour  ne  le  plus  quitter,  au 
Tasse,  ce  compagnon  (idèle  et  bienvenu  du  voyage  ({u'il  vient  de  faire. 

Quant  aux  dix  années  qu'il  assigne  comme  terme  à  ses  facultés  créatrices, 
après  l'éclatant  démenti  qu'il  s'est  chargé  de  donner  lui-même  à  ses  paroles  ,  on 
peut  s'abstenir  de  les  relever.  Quelle  fortune  pour  lui,  pour  le  momie  ,  qu'il  soit 
enfin  arrivé  à  cette  conviction  !  Le  génie  poétique  triomphe  donc  chez  lui,  et  dé- 
sormais il  marche  librement  vers  ces  sommets  du  haut  desquels  il  va  voir  d'un 
œil  impassible  la  vie  et  ses  mille  fantômes  s'agitera  ses  pieds  ;  lutte  douloureuse, 
acharnée,  mais  féconde;  car,  outre  que  son  influence  se  fera  sentir  sur  toute  sa 
vaste  carrière,  elle  aura  pour  résultat  immédiat  un  chef-d'œuvre,  Torquato  Tas'so, 
expression  sublime  de  cet  élat  d'incertitude  morale  et  de  doute  qu'il  avait  tra- 
versé pour  en  sortir  vainqueur.  On  pourrait  citer  k  ce  propos  le  témoignage  de 
Goethe ,  autant  que  Goethe  prend  souci  toutefois  d'expliquer  ses  créations.  En 
général ,  Goethe  n'a  pas  plutôt  donné  la  forme  et  la  vie  à  son  idée ,  qu'il  s'en 
sépare  pour  toujours.  Tout  aperçu  critique  à  leur  sujet  répugne  à  sa  méthode,  à 
laquelle  il  ne  déroge  qu'une  fois  pour  Fausl ,  cet  enfantement  de  sa  vie  entière. 
L'œuvre  qu'il  vient  de  mettre  au  jour  est  pour  lui  une  affaire  terminée,  une  sorte 
de  maladie  de  croissance  domptée  ,  et  sur  la(|uelle  il  ne  revient  plus.  On  le  voit 
souvent,  dans  sa  vieillesse,  s'étonner  lorsqu'il  envisage  quelqu'une  de  ses  produc- 
tions d'autrefois.  Jamais,  dans  ses  correspondances  avec  Schiller  et  Zelter,  vous 
ne  le  surprenez  à  critiquer  une  œuvre  déjà  produite.  Zelter  lui  parle  un  jour  du 
Tasse  ;  il  ne  lui  répond  pas.  Cependant,  sans  tenir  compte  des  témoignages  in- 
siguifiants  qui  se  trouvent  dans  les  Enlreliens  d'Eckermann,  on  peut  extraire  de 
certaines  pages  qu'il  écrivait  à  celle  époque  bien  des  choses  qui  se  rapportent  à 
notre  point  de  vue.  «  Ces  travaux-là,  dit-il  en  parlant  iVIphigenie,  ne  sont  jamais 
achevés.  On  peut  les  considérer  comme  tels ,  lorsqu'on  a  fait  tout  son  possible 
d'après  le  temps  et  les  circonstances.  Cependant  je  n'en  vais  pas  moins  entre- 
}»rendre  avec  le  Tasse  une  scnd)lable  opération.  Franchement  j'aimerais  mieux 
jeter  au  feu  tout  cela  ;  mais  je  persiste  dans  ma  résolution,  et,  puisqu'il  n'en  est 
pas  autrement,  nous  voulons  en  faire  une  œuvre  admirable.  »  Nous  citerons 
aussi  une  lettre  de  Rome  (20  février  1 787j,  dans  laquelle  il  laisse  voir  plus  claire- 
ment encore  cpi'il  a  puisé  le  fond  de  cette  pièce  dans  sa  propre  expérience.  Il  parle 
de  la  publication  qu'il  vient  d'entreprendre  de  quatre  volumes  de  ses  œuvres  et 
des  difficultés  de  sa  tâche.  «  N'aurais-je  pas  mieux  fait  d'éditer  (ont  cela  par  frag- 
ments, et  de  tourner  mon  courage  retrempé,  ainsi  que  mes  forces ,  vers  de  nou- 
veaux sujets?  Ne  ferais-je  pas  mieux  d'écrire  Ipliigenie  à  Delphes  que  de  m'escri- 
mer  avec  les  chimères  du  Tasse?  Et  cependant  j'ai  déjà  tant  mis  de  moi-même 
là  dedans,  que  je  ne  saurais  y  renoncer  volontiers.  Goethe  a  raison  :  quel  sujet 
sembla  jamais,  par  sa  nature,  plus  fait  que  celui-là  pour  contenir  cette  partie  de 
lui-môme  d(uit  il  parle  ,  et  qu'il  serait  curieux  de  chercher  sous  tant  de  poésie  et 
(l'imagination? 

Goethe  ne  procède  pas  au  théâtre  comme  les  autres  maîtres.  Sa  vérité  drama- 
tique n'est  point  celle  de  Shakspeare  ou  de  Schiller,  et,  surtout  dans  les  pièces 

10 


li  GOETHE. 

doiil  il  cmpninlc  le  fond  à  Thistoire,  ses  personnages,  non  contents  de  se 
produire  dans  rohjcclivilé  de  leur  nature,  sont  encore  autant  de  points  qui  mar- 
quent les  développements  gradués  de  rintclligence  individuelle  du  poète  :  tels 
sont  Clavijo,  Egmont ,  Eugénie  dans  la  Fille  naiarellc ,  Iphigénie,  Goclz  de  Bcrli- 
chingen.  Môme  en  ce  sens,  cette  opinion  généralement  adoptée,  cl  (|ui  proclame 
robjcctivité  de  Goethe  et  la  subjectivité  de  Schiller,  pourrait  être  légèrement 
modifiée,  sans  cesser  pour  cela  de  rester  vraie  au  fond  :  car,  si  Ton  reproche  à 
Goethe  de  s'ouhlier  aussi  dans  son  inspiration  et  d'exprimer  ses  propres  senti- 
ments par  la  voie  de  tel  personnage  historique,  Goethe  pourrait  répondre  que 
c'est  tout  simplement  parce  ({u'il  y  avait,  entre  lui  et  ce  personnage,  sympathie, 
affinité  naturelle,  communauté  de  destinée,  qu'il  l'a  choisi  dans  l'histoire,  d'où  il 
n'a  même  pas  eu  besoin  de  le  détacher  pour  le  porter  dans  le  cercle  de  ses  pen- 
sées. On  le  voit,  par  là  son  ol)jeclivilé  reirouve  d'un  côté  ce  qu'elle  perd  de 
l'autre.  En  pourrait-on  dire  autant  de  Schiller?  Un  esprit  supérieur,  un  beau  ta- 
lent que  l'Italie  recherche  ,  à  la  cour  d'un  prince  intelligent,  aimable,  à  la  fois 
artiste  et  genlilhomme  ;  un  génie  honoré  des  plus  nobles  femmes  :  ne  trouvez- 
vous  pas  dans  ces  traits  de  l'histoire  du  Tasse  plus  d'une  analogie,  plus  d'un  point 
de  contact  avec  Goethe?  Et  doit-on  tant  s'étonner  que  la  personnalité  de  l'auteur 
de  la  Jerusalem ,  les  événements  auxquels  il  se  trouve  mêlé  à  la  cour  d'Al- 
phonse d'Esté,  fixent  pour  quelque  temps,  à  son  retour  de  Rome,  l'attention  du 
poëte  ami  de  Charles-Auguste?  Un  homme  né  pour  la  Muse,  né  pour  le  culte  de 
toute  grandeur  et  de  toute  beauté,  accessible  aux  émotions  du  dehors,  plongé 
dans  les  mille  fantaisies  de  sa  pensée,  et  qui  pourtant  se  sent  attiré  vers  le 
monde,  vers  la  puissance,  vers  la  vie,  qui  se  sent  avide  de  titres,  de  distinctions 
et  d'honneurs  ;  ambitieux  désirs  que  le  rang  où  il  est  placé  provoque  sans  les  sa- 
tisfaire :  n'est-ce  point  là  le  portrait  que  l'on  se  fait  du  Tasse  dans  le  drame?  et, 
dans  ce  portrait,  ne  reconnaît-on  pas  ce  que  Goethe  a  pu  mettre  de  lui-même  , 
comme  il  dit?  Si,  d'une  part,  sa  vocation  intérieure  et  le  cri  de  sa  nature  cher- 
chent à  le  retenir  dans  la  sphère  de  ses  créations  poétiques,  de  l'autre,  à  la  cour 
de  Weimar,  la  politicpie  le  tente.  Comment,  lorsqu'on  est  un  grand  homme, 
lorsqu'on  a  conscience  de  son  énergie  invincible  et  de  sa  haute  supériorité,  ré- 
sister au  désir  d'entrer  dans  la  vie  pratique,  de  se  lisser  avec  les  fils  nombreux, 
embrouillés,  parfois  sanglants  des  événements,  une  existence  de  gloire  et  d'hon- 
neurs, une  existence  qui  embrasse  le  monde  et  votre  épn(|uc?On  comprend  qu'il 
n'est  point  question  ici  du  théâtre  plus  ou  moins  vaste  sur  lequel  une  activité  se 
développe.  Nous  n'envisageons  point  l'importance  des  Etals  de  AVcimar  ou  de 
Ferrare,  mais  seulement  cette  inquiétude  qui  s'empare  des  grandes  âmes,  et  les 
jette  vers  le  mouvement,  la  pratique  des  affaires  et  la  réalité  bruyante,  si  amou- 
reuses qu'elles  puissent  être  de  la  théorie  et  de  la  contemplation  silencieuse. 
L'ambition  ne  se  mesure  pas  sur  l'empire ,  mais  sur  l'àme  de  l'individu  qu'elle 
possède;  et  d'ailleurs,  c'est  peut-être  dans  ces  petites  cours  que  les  événements 
vous  frappent  davantage,  car  on  y  voit  de  plus  près  les  hommes  et  les  choses. 
Goethe  qnillcra-t-il  les  régions  de  la  poésie  pour  descendre  au  milieu  du  tunuilte 
de  la  vie  publitpie?  Il  sait  fort  bien  qu'il  y  a  un  abîme  entre  sa  condition  et  celle 
d'un  homme  d'Etat,  mais  il  sait  aussi  que  cet  abîme  il  peut  le  franchir.  Il  recon- 
naît au  fond  sa  vocation  intérieure,  ce  qui  ne  r(;nq)êche  pas  de  lui  rompre  en 
visière  par  ses  actes,  un  peu  connue  chacun  fait.  Pendant  les  premières  années 
qu'il  passa  à  Francfort ,  avant  la  période  de  Weimar,  lorsque  l'intention  de  son 


GOETUF.  m 

père  t'iail  qu'il  cmhrassât  la  carricrc  polilifiiio,  G(tellie  iic  se  seiilail  aucun  goût 
pour  les  affaires  et  ne  se  deslinait  nullcinenl  à  la  vie  (riin  homme  (l'Filat.  Sa- 
vait-il l)i('u  au  juste  alors  à  (|uoi  il  se  deslinait' A  |)art  un  scnlimeiit  de  sa  valeur 
personnelle  et  de  sa  future  grandeur,  dont  il  se  rendait  déjà  bien  comple,  tout  était 
vague  et  confus  chez  lui  à  cette  époque.  Il  reconnaissait,  à  la  vérité,  qu'une 
veine  poélique  sommeillait  dans  sou  âme  ,  et  u'atlendait  que  l'applicalion  et  le 
travail  pour  se  répandre  et  soulever  l'universel  assentiment.  Oui,  mais  cet  assen- 
timent, il  fallait  le  conquérir  à  force  de  luttes  et  de  combats  avec  lui-même,  avec 
le  moiule.  Api'ès  avoir  approfoiuli  toutes  les  sciences,  la  bolauique,  la  minéralo- 
gie ,  Tanalomie  ;  après  s'ôlre  adonné  à  la  statuaire,  à  la  peinture ,  à  la  poésie,  à 
tous  les  arts,  il  devait  vouloir  loucher  à  la  poliliipie  ,  et,  dans  son  premier  en- 
thousiasme pour  la  vie  pratique,  en  venir  à  douter  si  ce  n'était  point  là  sa  voca- 
tion véritable  '. 

L'idée  de  Goethe  dans  le  Tasse  est  de  représenler  la  vie  de  cour  dans  ses  ac- 
ceptions essentielles,  toule  la  grandeur  et  tout  le  néant  de  cette  vie,  à  laquelle 
sa  bonne  ou  mauvaise  destinée  l'appelait  à  prendre  part  comme  son  héros,  l'a- 
mant d'Eléonore  d'Esté.  Celte  idée  règne  seule  sur  la  tragédie,  en  domine  les 
moindres  détails  ;  et  si  l'on  veut  savoir  ce  que  Goethe  a  mis  de  lui-même  dans 
son  œuvre,  c'est  de  ce  point  de  vue  qu'il  faut  eu  étudier  le  développement  nor- 
mal dans  son  esprit.  «  Cela  deviendra  ce  que  cela  pourra,  écril-il  à  Lavaler  en 
janvier  1778;  mais  je  m'en  suis  donné  à  cœur  joie  avec  la  critique  des  différentes 
impulsions  qui  se  disputent  le  monde.  Le  dégoût,  l'espérance,  l'amour,  le  travail, 
le  malheur,  les  aventures,  l'emuii,  la  haine,  les  sottises,  les  folies,  la  joie,  le  prévu, 
l'imprévu,  l'uni  et  le  profond,  au  hasard,  comme  les  dés  tombaient,  j'ai  relevé 
loul  cela  de  fêtes,  de  danses,  de  grelots,  de  soie  et  de  paillettes.  »  Cependant  il 
n'est  pas  homme  à  se  laisser  prendre  plus  qu'il  ne  veut  donner,  à  négliger  de 
faire  ses  réserves  en  toute  chose;  etsise-^amis  pouvaient  avoir  quelque  doute  à 
son  égard,  il  s'empresse  bien  vite  de  les  rassurer.  «  Au  milieu  de  ce  monde  in- 
sensé qui  m'entoure,  je  vis  fort  retiré  en  moi.  » 

Partout,  dans  le  bien  comme  dans  le  mal,  la  vie  de  cour  apparaît  dans  le  Tasse. 
Le  style  de  Goethe  revêt  cette  fois  une  élégance  inusitée,  une  recherche  qui  s'é- 
tudie à  dérober  la  pensée  sous  l'expression.  Le  poète  se  souvient  de  cet  apho- 
risme d'un  illustre  diplomate  :  Que  la  parole  a  été  donnée  à  l'homme  pour  dé- 
guiser ses  sentiments.  Les  personnages  même ,  dans  les  fougueux  élans  de 
leurs  passions,  n'oublient  jamais  un  seul  instant  la  sphère  où  ils  se  meuvent; 
le  langage  qu'ils  se  tiennent,  choisi,  flatteur,  insinuant,  affecte  de  cacher  ce 
qu'il  veut  dire,  et  la  vérité  n'y  pénètre  qu'en  se  conformant  aux  lois  de  la  plus 
rigoureuse  étiquette.  Le  Tasse  est  une  pièce  de  cour,  faite  par  un  courtisan. 

1  II  coii-vicnt  de  lire  ici  ce  qu'il  écrivait  à  ce  sujet  à  Merk  en  1778  :  a  Je  suis  maintenant  tout  à 
fait  plonge  dans  les  affaires  de  la  cour  et  de  l'Etat,  et  probablement  je  ne  m'en  départirai  plus.  Ma 
position  est  assez  importante,  et  les  duchés  de  Weimar  et  d'Eisenacli  sont  un  assez  beau  théâtre 
pour  qu'on  puisse  voir  si  le  rôle  vous  sied.  »  Et  deux  ans  plus  tard  à  Lavater  :  «  La  tâche  qui  m'est 
imposée,  et  qui  me  devient  de  jour  enjour  plus  légère  et  plus  lourde,  exige  que  je  lui  consacre  toutes 
mes  veilles  et  tous  mes  rêves.  Ce  devoir  m'est  chaque  jour  plus  cher,  et  c'est  surtout  dans  son  accom- 
plissement, comme  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand,  que  je  voudrais  me  rendre  l'égal  des  plus  grands 
hommes.  Ce  désir,  pyramide  de  mon  existence,  dont  il  m'a  été  donné  de  porter  dans  l'air  la  base 
aussi  haut  que  possible,  ce  dé:.ir  cfface  toute  autre  préoccupation  et  me  laisse  à  peine  un  instant  de 
répit.  {Goellies  Briefe.  Nr.  29.  Nr.  M.  Ausgabe,  V.  Dœring.) 


76  GOETHE. 

Comme  la  diiitlicilc  se  vuile  sous  les  arlilices  du  discours!  Comme  l'impression 
odieuse  de  certains  actes  disparaît  sous  renchaiitemenl  du  vers!  Jamais  on  n'a 
représenté  avec  plus  de  (inesse,  de  lad,  de  goùl  exquis,  l'urbanité  des  mœurs  mo- 
dernes, le  fard  dont  l'éducation  prend  soin  dans  cette  sphère  de  recouvrir  toute 
surface,  tandis  qu'au-dessous,  l'ambition,  l'orgueil,  l'égoisme,  rampent  à  loisir 
vers  leur  but.  Il  n'y  a  que  la  princesse  et  le  poëte  qui  représentent  la  vie  du  sen- 
timent dans  le  drame;  seuls  ils  échappent  par  moments  à  cette  atmosphère  où 
ils  étouffent,  pour  s'élever  aux  régions  de  l'âme  ;  encore  ne  le  font-ils  que  lors- 
qu'ils se  trouvent  ensemble  et  que  nul  autre  personnage  n'intervient.  C'est  ainsi 
que,  dès  les  premières  scènes ,  la  princesse  se  déclare  au  Tasse  avec  tant  de 
franchise  honnête  et  de  noble  abandon;  c'est  ainsi  que  se  montre  le  caractère  du 
Tasse  jusqu'au  moment  de  sa  déplorable  querelle  avec  Antonio.  Cette  querelle, 
qui  semble  d'abord  de  si  peu  d'importance,  et  qu'on  croirait  faite  pour  être  ou- 
bliée en  quelques  heures,  éveille  chez  les  deux  individus  une  haine  profonde, 
une  haine  d'autant  plus  vive  et  plus  acharnée  qu'elle  couvait  depuis  longtemps 
et  n'attendait  que  l'occasion  pour  éclater.  Antonio  s'efforce  sans  relâche  d'éloi- 
gner de  la  cour  l'homme  auquel  il  envie  la  faveur  du  prince  et  des  femmes,  au- 
quel il  envie  surtout  son  génie  poétique.  Le  prince,  si  incommode  que  soit  le 
caractère  du  Tasse,  ne  peut  se  résoudre  à  le  perdre  ;  il  aime  à  se  chauffer  au 
soleil  de  ce  grand  nom,  et  c'est  pour  sa  vanité  d'homme  et  de  souverain  une 
bien  douce  émotion  que  de  lire  les  vers  où  le  poêle  chante  son  règne  et  sa  fa- 
mille. «  On  le  souffre,  dit  Antonio,  comme  on  en  soulTre  tant  d'autres  qu'on  dés- 
espère de  changer  ou  de  rendre  meilleurs.  « 

L'idée  de  Goethe  dans  le  lasse,  est  de  mettre  en  scène,  non  cet  éternel  conflit 
tant  de  fois  reproduit  de  la  vie  idéale  et  de  la  vie  réelle,  mais  seulement  la  vie  de 
cour.  Si  Goethe  eût  voulu  faire  du  Tasse  le  représentant  de  la  vie  idéale,  le  poêle, 
comme  on  l'a  si  étrangement  prétendu,  il  lui  eût  donné  une  ûme  virile  el 
grande  ,  élevée  au-dessus  des  artifices  du  monde  et  poursuivant  son  chemin  à 
travers  les  intrigues  de  toute  espèce,  sans  vouloir  s'y  mêler  jamais;  il  eût  trouvé, 
dans  l'opposition  de  la  vie  poétique  et  de  la  vie  de  cour,  quelque  incident  tragi- 
que où  le  poëte  eût  succombé,  mais  avec  noblesse  et  grandeur,  et  de  manière  à 
soulever  l'admiration  plutôt  que  la  pitié  ;  en  un  mot,  nous  aurions  eu  Wer- 
ther dans  une  plus  haute  sphère.  Que  voyons-nous  dans  ce  drame?  Rien  de  tout 
cela.  Le  génie  du  Tasse,  bien  loin  d'attirer  sur  lui  les  anathèmes,  lui  vaut  la  fa- 
veur des  souverains  et  l'admiration  passionnée  des  plus  belles  dames  de  la  cour. 
S'il  est  malheureux,  s'il  tombe  dans  le  désordre  et  l'infortune  au  point  de  tou- 
cher à  sa  perte,  ce  n'est  point  à  son  génie  qu'il  le  doit,  mais  à  son  caractère 
déplorable.  Il  est  malheureux,  non  parce  qu'il  est  poëte,  mais  parce  qu'il  porte 
en  lui  un  esprit  de  méfiance,  de  vertige  et  d'égarement  qui  le  rendrait  insup- 
portable dans  toute  antre  condition.  Ainsi  donc  le  conflit  de  la  vie  politique  et  de 
la  vie  de  cour  n'existe  point.  S'il  se  montre  un  instant  dans  la  querelle  qui  sur- 
vient entre  Antonio  et  le  Tasse,  il  disparaît  bientôt  au  dénoùment,  lorsque  le 
poêle,  dans  un  retour  qu'il  fait  sur  lui-même,  rend  justice  au  monde  qui  l'en- 
vironne et  se  décide  à  rentrer  dans  la  voie  où  sa  nalure  l'appelle.  La  cour  et  lui 
iront  désormais  leur  chemin,  chacun  de  son  côté.  Le  combat  que  se  livrent  les 
différentes  tendances  de  r<'sprit  humain,  bien  qu'il  ait  son  expression  dans  le 
drame,  n'en  saurait  cependant  constituer  l'essence.  Il  est  là  parce  qu'il  est  par- 
tout où  des  hommes  se  rencontrent,  où  des  conditions  étrangères  l'une  à  l'autre 


GOETHE.  77 

sc  licurlenl;  mais  il  no  fiiiil  point  chorchor  dans  colle  idéi;  ^éiK-r.ilc  la  part  (pio 
Goethe  a  mise  de  liii-mrme  :  elle  est  pliitùt  dans  la  reprodiiclioii  de  la  vie  de 
tout  ce  monde  qui  s'a^äte  sous  nos  yeux.  Qu'on  ne  pense  pas  toutefois  que  nous 
voulions  confondre  ici  le  Tasse  avec  ce  qu'on  appelle  vulgairement  les  drames  de 
cour,  avec  les  pièces  d'Iflland,  par  exemple,  et  toutes  les  pièces  semblables  (pii 
ne  se  préoccupent  d'ordinaire  que  du  dehors  des  choses,  et,  quand  il  s'agit  de 
ce  monde,  n'eu  veulent  qu'à  ses  manières,  son  étiquette  et  ses  costumes.  Goethe, 
ici  connue  partout,  descend  dans  les  secrètes  profondeurs  de  l'àme  de  ses  per- 
sonnages, et,  quelles  que  soient  ces  apparilions  variées  qu'il  nous  montre,  il  ne 
perd  jamais  un  seul  instant  de  vue  l'idée  qui  les  met  enjeu. 

Après  ce  que  nous  avons  dit,  on  serait  mal  venu  de  vouloir  demander  à  celle 
œuvre  des  conditions  qu'il  n'entrait  point  dans  les  desseins  de  Goethe  de  lui 
donner,  et  que  du  reste  la  nature  môme  du  sujet  ne  comportait  guère.  Il  ne 
faut  chercher  ici  ni  les  grands  caractères,  ni  l'élévation  sublime  des  sentiments, 
ni  les  synthèses  philosophiques,  ni  les  incidents  multiples  qui  s'entre-croisent 
dans  une  pièce  de  thécàtre  et  font  le  tissu  de  l'action.  Pour  les  grands  carac- 
tères, largement  accusés,  il  y  a  Egmont;  pour  les  idées  philosophiques,  Fausl; 
et  pour  les  incidents  dramatiques,  Goelz  de  IJerlichingen.  Le  Tasse  de  Goethe 
n'est  ni  un  drame  ni  une  tragédie,  mais  un  poëme  où  l'auteur  s'étudie  à  repro- 
duire les  sensations  qui  l'ont  agité  pendant  une  certaine  période  de  sa  vie,  à 
leur  donner  la  forme,  à  les  jeter  dans  le  tourbillon  de  l'existence,  afin  d'avoir 
une  bonne  fois  réglé  ses  comptes  avec  elles,  de  n'y  plus  revenir,  d'en  être 
quitte.  Pour  ma  pari,  je  regarde /e  Tasse  comme  un  éclatant  hommage  rendu 
par  Goethe  à  cette  éternelle  vérité  :  que  la  poésie  est  la  délivraînce  de  l'ame. 
Lui-même,  dans  ses  Tablettes  annuaires  et  qnolidiennes  {Tages  und  Jalireshefien), 
raconte  qu'il  s'est  débarrassé,  dans  le  Grand  CopJtle,  des  impressions  profondes 
(jue  les  premiers  événements  de  la  révolution  française  avaient  fait  naitre  en 
lui  ;  nul  doute  qu'il  n'ait  agi  de  même  celte  fois  à  l'égard  de  Vèlre  objectif  et 
poétique  de  la  vie  de  cour,  sur  lequel  il  aura  voulu  dire  son  dernier  mot  dans 
le  Tasse.  On  ne  saurait  prétendre,  d'ailleurs,  qu'il  ait  jamais  cherché  à  se  dis- 
simuler l'insuffisance  du  cercle  au  milieu  duquel  sa  destinée  l'avait  conduit. 
N'y  a-t-il  pas  de  la  prophétie  dans  le  sens  de  ses  paroles,  lorsque,  se  trouvant  à 
Heidelberg,  entre  deux  carrières  opposées,  il  se  décide  enfin  à  partir  pour  Wei- 
mar, et,  dans  son  enthousiasme  déjeune  homme,  s'écrie  avec  Egmont,  tournj 
vers  la  vieille  amie  qui  cherche  à  le  dissuader  :  «  Fouettés  par  d'invincibles  Es- 
prits, les  coursiers  olympiens  du  Temps  fendent  l'espace,  traînant  après  eux  le 
char  léger  de  notre  destinée  ;  et,  quant  à  nous,  il  ne  nous  reste  rien  à  faire,  si  ce 
n'est  de  saisir  vaillamment  les  rênes,  et  tantôt  à  droite,  taritot  à  gauche,  de  pré- 
server les  roues,  ici  d'une  pierre,  plus  loin  d'une  chute.  Où  le  char  nous  em- 
porte, qui  le  sait?  »  Sa  destinée  l'entraîne  irrésistiblement  vers  le  monde  de  la 
cour  ;  une  fois  là,  il  n'a  d'autre  ressource,  pour  échapper  au  tourbillon,  que  le 
recueillement  en  soi,  et,  partant,  la  rupture  avec  tout  ce  qui  l'entoure  ;  moyens 
désespérés  dont  le  Tasse,  dans  la  dernière  scène,  se  décide  enfin  à  faire  usage. 
Expliquée  ainsi,  cette  scène,  que  rien  ne  motive  dans  l'action,  acquiert,  dans  la 
personnalité  de  Goethe  qu'elle  exprime,  une  intention  plus  haute,  un  sens  plus 
déterminé.  Werther  périt  par  le  désaccord  qui  existe  entre  la  disposition  de 
son  âme  et  le  monde;  Tasse  se  sauve  de  ce  conflit  par  l'énergie  de  sou  esprit 
poétique.  Il  est  clair  que  l'élément  tragique  manque  à  ce  dénoùment  ;  mais,  à 


78  GOETHE. 

vrai  (lire,  réléineiil  Iragiipie  élail-il  hien  dans  les  condilions  du  sujet?  La  vie  de 
cour  n'admet  pas  un  dénoùnicnt  Iragiquc;  polie,  élég;anle,  rigoureuse  seu- 
lement sur  le  point  des  convenances  cl  de  réli(|uette,  eile  évite  Téclat  et  les 
extrêmes. 

En  ce  sens  on  aurait  tort  de  reprocher  à  Goethe  de  n'avoir  pas  fait  mourir  le 
Tasse  au  dénoùment.  C'est  une  chose  foi't  ordinaire  qu'un  homme  se  voue  à  la 
mort  pour  échapper  aux  calamités  qui  vienneut  envahir  son  existence  ;  mais  n'y 
a-t-il  donc  rien  de  |tlus  nohle  et  de  plus  digne  d'un  grand  cœur  que  le  suicide  ':" 
Lors([ue  Werther  péi'it,  un  acte  tragicpie  se  consomme,  et  notre  sympalliie  suit 
jusque  dans  la  tomhe  celle  victime  des  conditions  sociales  ;  mais  la  mort  de  Wer- 
ther, cette  mort  romanesque,  dont  l'elTel  vous  cuivre  et  vous  monte  au  cerveau 
dans  le  premier  moment,  quel  aspect  prend-elle  quand  on  la  considère  au  point 
de  vue  du  devoir  et  de  la  morale  humaiue?  Le  Tasse,  qui  se  résigne  et  trouve 
dans  son  Ame  assez  de  force  pour  vivre  au  milieu  de  tant  de  misères  et  de  fléaux, 
n'esl-il  donc  pas  plus  grand,  plus  généreux,  plus  homme  que  Werther,  cet  écer- 
velé  qui  se  tue  dans  un  momentde  désespoir  sublime  ?l*]l  qui  songerait  à  regretter 
la  catastrophe  .iccoulumée  en  entendant  les  paroles  que  le  poète  prononce  à  la 
dernière  scène  du  drame  :  *  Tonte  celte  force  que  je  sentais  autrefois  s'émouvoir 
dans  mon  sein  s'est-elle  donc  éleinte?  suis-je  tomhé  à  rien,  à  rien?  INon,  la  na- 
ture m'a  laissé,  dans  ma  douleur,  la  mélodie  et  la  parole  pour  chauler  l'excès 
profond  de  ma  misère.  »  Si  Goethe  a  découvert  en  lui  cette  source  inépuisable 
de  cousolations,  celte  force  invincible  tant  qu'elle  ne  désespère  pas  d'elle-même, 
le  vrai  génie  poétique,  en  un  mot,  c'est  à  son  voyage  d'Italie  qu'il  le  doit;  et, 
liien  que  ses  relations  à  la  cour  de  Weimar  lui  aient  inspiré  l'idée  du  Tasse,  il 
est  impossible  de  ne  pas  attribuer  l'intention  de  certaines  parties,  du  déuoù- 
ment  surtout,  à  l'influence  de  ce  voyage  aussi  bien  qu'aux  progrès  qui  se  firent 
alors  dans  son  développement  intérieur.  Désormais  sa  vocation  est  déterminée. 
Quoi  d'étonnant  qu'une  fois  engagé  dans  cette  voie  il  éloigne  de  lui  toute  émo- 
tion capable  de  troubler  le  cahne  dont  sa  pensée  a  besoin,  et  que,  dans  ses  rap- 
ports avec  les  hommes,  il  ne  songe  qu'à  grossir  le  trésor  de  ses  observations? 
Franchement,  quel  grand  crime  peut-on  faire  à  Goethe  de  tout  cela,  et  qui  ose- 
rait lui  jeter  la  première  pierre?  Le  poëme  du  Ta'ise  est  l'œuvre  d'un  homme 
qui  sait  contempler  le  monde  dans  ses  profondeurs,  qui  partage  quelquefois  ses 
faiblesses,  mais  du  moins  les  reconnait  et  dédaigne  de  les  travestir.  Goethe  ne 
prend  le  monde  que  comme  un  objet  de  froide  contemplation,  auquel  il  ne  de- 
mande rien,  ce  qui  n'empêche  pas  que  les  contradictions  et  les  dissonances 
qu'il  observe  ne  l'alfeclent  ;  car  la  plupart  de  ses  œuvres,  Wcriher.  lioclz,  les 
Affinilcsékciives,  Wilhelm  Meisler,  /a/i.s/,  portent  évidemment  l'expression  dou- 
loureuse et  profonde  de  ce  sentiment.  C'est  là  surtout  qu'il  faut  chercher  le 
véritable  point  de  démarcation  qui  existe  entre  Goethe  et  Schiller.  Qu'on  nous 
permette  à  ce  sujet  un  dernier  rapprochement  entre  ces  deux  grandes  natures, 
rayons  augustes  et  lumineux,  mais   dilféremment  réfléchis,   du  soleil  divin. 
Goethe  sent  aussi  bien,  aussi  profondément  que  Schiller  les  misères  et  le  néant 
du  mondeet  de  la  vie,  seulement  il  sait  y  échapper  par  d'autres  moyens.  Frappé 
de  l'inexorable  contradiction  qui  éclate  entre  l'idée  et  la  réalité,  Schiller  ne 
trouve  de  salut  aux  angoisses  qui  le  dévorent  (|u'en  s'élauçant  vers  l'idéal  ;  cha- 
cun de  ses  i>oëmes  témoigne  de  la  vérité  de  celte  assertion,  et,  pour  ne  citer 
qu'un  exemple  au  hasard,  l'esprit  cosmopolite  de  Don  Carlos  vient  de  là.  L'idée 


GOETHE.  79 

l'cnlraîne  iii\incililoment  avec  olle,  et  la  plupart  du  lemps  relève  jusqu'au  dcr- 
iiiei'  lerme  de  sa  subslaucc.  il  ne  trouve  pour  le  monde  comme  pour  ses  créa- 
tions poétiques,  d'unité  qu'au  delà  du  réel,  dans  une  harmonie  enire  ses  per- 
sonnages et  l'idée  essentielle,  harmonie  excentrique,  impuissante  à  satisfaire  les 
désirs  infinis  qu'elle  éveille  chez  le  poète.  Goelhe  voit  les  choses  autrement  ; 
l'auteur  de  Fausl,  du  Tasse  et  LVIphigmic,  est  un  esprit  trop  énergique  et  trop 
puissant  pour  se  laisser  aller  à  croire  qu'on  puisse  arriver  par  de  pareils  moyens 
à  quelque  état  complet  de  l'existence,  à  penser  que  des  utopies  sociales  puissent 
apaiser  à  jamais  les  coniradiclions,  les  souffrances  qui  consument  l'esprit  et  le 
cœur  de  l'humanité.  Le  calme,  la  modération,  une  activité  circonsci-ite  dans  un 
petit  cercle,  une  contemplation  incessamment  plongée  dans  le  monde  des  arts 
et  de  la  science  (celui  peut-être  où  l'ahsencc  de  l'harmonie  se  fait  le  moins  sen- 
tir), voilà  le  secret  de  toutes  ses  créations,  le  hut  silencieux  de  toutes  ses  ten- 
dances. L'enthousiasme,  le  désir  (Sehnsucht)  comme  l'entend  Schiller,  et  pour 
lequel  il  n'y  a  pas  de  mot  dans  notre  langue,  la  sensii)ilité,  ne  sont  chez  Goe:he 
que  des  états  de  transition  qui  correspondent,  dans  le  développement  de  son 
génie ,  à  ces  périodes  critiques  que  l'homme  traverse  pour  arriver  à  la  vi- 
rilité. 

A  la  mort  de  Schiller,  lorsque  son  existence  se  dépouille  de  ses  charmes  les 
plus  doux,  Goethe  cherche  dans  les  études  natiu'elles  la  seule  consolation  qui  soit 
digne  de  lui,  et,  pour  échapper  à  la  réalité  qui  l'ohs'-de,  s'ahîmedans  les  plus  lé- 
néhreux  prohlèmes  de  la  natui'e.  La  halaille  d'Iéna  le  surprend  comme  il  ter- 
mine la  première  partie  de  sa  Theorie  des  couleurs,  et,  remis  à  peine  du  premier 
trouhle  ,  tandis  que  la  guerre  éclate  et  tonne ,  il  revoit  la  Méiamorpliose  des 
plantes  ,  et  se  plonge  dans  la  contemplation  la  plus  profonde  des  natures  organi- 
ques. A  chaque  pas  qu'il  fait,  se  confirment  de  plus  en  plus  les  pressentiments 
mystérieux  de  son  âme  avide  d'ordre  ,  de  résultats  et  d'harmonie.  Si  d'un  côté, 
dans  le  tumulte  de  la  guerre,  il  déplore  les  liens  les  plus  fermes  dissous,  l'édi- 
fice des  siècles  soudainement  éhranlé,  les  conventions  les  plus  saintes  mises  à 
la  merci  du  hasard  et  de  l'arhitraire;  de  l'autre,  il  ne  rencontre,  dans  le 
royaume  de  la  nature,  que  l'action  paisihlc  des  forces  créatrices  agissant  dans 
leur  sphère,  la  chaîne  interrompue  des  développements  de  la  vie,  et  partout, 
môme  dans  ses  déviations  apparentes,  la  révélation  d'une  règle  sacrée.  Ainsi,  au 
milieu  même  des  tempêtes  du  monde  extéi'ieur,  le  calme  de  son  âme  ne  se  dé- 
ment pas,  le  domaine  de  ses  facultés  s'étend,  son  activité  scientifique  se  re- 
trempe et  s'exerce.  Alexandre  de  Ihimholdt  lui  dédie  ses  Idées  pour  servir  à  la 
géographie  des  piaules  ;  ravi  des  points  de  vue  nouveaux  qui  s'offi-ent  à  lui  de 
tous  côtés  ,  il  ne  se  donne  pas  le  temps  d'attendre  la  carte  que  l'auteur  promet 
pour  appendice  à  son  livre,  et ,  d'après  de  simples  indications ,  compose  en  un 
moment  un  paysage  symbolique  qu'il  envoie  en  retour  à  son  ami. 

A  celte  époque,  l'Académie  d'Iéna,  veuve  de  la  plupart  des  membres  qui 
avaient  fait  sa  gloire ,  se  trouvait  menacée  dans  son  existence.  Goethe  écrivait 
alors  la  Fille  naturelle.  A  peine  informé  du  danger,  il  s'interrompt  au  milieu 
de  ses  travaux,  unit  ses  efforts  à  ceux  de  son  vieil  ami  et  collègue,  le  baron  de 
Voigt,  ministre  comme  lui  du  grand-duc  Charles-Auguste,  rassemble  de  près 
et  de  loin  tous  les  esprits  qui  font  cause  commune,  et  n'a  pas  de  trêve  qu'il 
n'ait  pourvu  les  chaires  de  professeurs  capables  et  relevé  la  critique.  C'est  de 
cette  impulsion  généreuse  et  féconde  que  sortirent,  quelque  temps  après,  plu- 


80  GOETHE. 

sienrs  ouvrages  imporlaiils,  cnire  autres  la  Caraclcnsliquc  des porsies  de  ITow, 
Jlebcl  et  Griibel...  (loellie  ne  s'en  tint  pas  là.  Après  les  hommes  viennent  les 
monuments.  Sa  sollicilude  embrasse  tout.  Il  faut  encore  (|ue  riiitcUigence  et  le 
travail  aient  un  palais  commode  et  saluhre.  Cetic  l)iltliotliè(|ue  (riéua,  dispersée 
en  toutes  sortes  de  salles  ténébreuses,  lui  déplait.  Longtemps  les  circonstances 
Tont  empêché  de  réaliser  ses  projets.  Enfiu  le  prince  lui  remet  ses  pleins 
pouvoirs.  Goethe  abat  les  murailles  ,  s'empare  des  terrains  nouveaux  ;  l'édilice 
moule  à  vue  d'œii,  et  bientôt  des  volumes  sans  nombre  sont  classés,  ordonnés 
et  rangés  dans  de  vastes  salles  où  l'air  circule  lii)rement.  Ensuite  il  travaille  à 
end)ellir  les  alentours.  II  fait  enlever  rancieniu'  porte,  comble  les  fossés,  élève 
un  observatoire  «  pour  le  plus  sociable  de  tous  les  solitaires  ,  »  fonde  une  école 
vétérinaire,  et  s'efforce  d'encourager  partout  l'esprit  d'ordre  et  d'activité.  Son 
intérêt  pour  l'architecture  et  la  technique  s'accroît  encore  par  la  vive  part 
qu'il  prend  à  la  construction  du  palais  de  Weimar,  ainsi  qu'aux  dispositions  in- 
térieures de  l'ameublement.  Dans  le  but  de  répandre  chez  toutes  les  classes  le 
goût  et  le  sentiment  de  la  plastique  ,  il  crée  cette  célèbre  école  de  dessin  qui 
servit  de  modèle  à  celles  d'Iéna  et  d'Eisenach.  Là,  rien  ne  lui  échappe;  il  dé- 
couvre les  dispositions,  surveille  les  progrès.  Partout  où  le  talent  se  montre,  il 
l'encourage,  et  le  sutTrage  de  Goethe  vaut  à  celui  qui  en  est  l'objet  la  haute  pro- 
tection du  grand-duc. 

Gomme  des  hommes  de  cette  trempe  tout  intéresse,  le  lecteur  me  deman- 
dera compte,  sans  doute,  de  l'absence  du  détail  biographique.  A  cela  je  l'é- 
pondrai,  que  si  j'ai  omis  ce  détail ,  c'est  tout  simplement  parce  qn'il  n'y  en  avait 
pas  ' .  Que  dire,  en  effet,  de  la  vie  de  Goethe,  à  moins  d'en  admirer  partout  la  gran- 

^  Goetlic  n' avait-il  pas  raison  lorsqu'il  disait  tic  lui-môine  en  écrivant  à  Scliiller  :  «  L'imiirévii 
n'est  pas  dans  mon  existence.  »  Quels  incidents,  quelles  péripéties  cl\ercher  dans  la  biographie  d'un 
homme  inaccessible  aux  passions,  ces  éternels  mot)iles  de  la  vie,  inaccessible  à  l'amour,  du  moins 
tel  que  l'entendirent  Marguerite,  Lucinde  et  Frédérique  ?  car,  pour  ce  qui  était  de  la  galanterie  c( 
de  l'ardeur  des  sens,  il  fallait  bien  que  la  nature  trouvât  son  compte.  En  général,  les  mœurs  n'a- 
vaient rien  à  gagner  à  cette  décomposition  étrange  de  l'amour  que  l'alchimiste  singulier  faisait  en 
lui,  au  profit  de  la  poésie  et  de  l'art,  l'rédérique  en  voulait  à  sa  pensée,  à  sa  tète,  à  sou  cœur  ;  il  la 
laissa  mourir.  Sa  servante  n'en  voulait  qu'à  ses  sens,  il  l'épousa.  —  Un  mot  de  la  femme  de  Goethe. 
Elle  vint  à  lui  un  matin  pour  demander  une  grâce  ;  jeune,  fraîche,  accorte,  elle  lui  plut,  il  la  prit 
avec  lui.  Goethe  eut  de  cette  femme  plusieurs  enfmts,  qui  tous  moururent,  tous,  jusqu'à  ce  fils 
unique  qui  devait  continuer  sa  race.  —  Le  fils  de  Goethe  mourut  avant  l'âge,  comme  le  fi  s  e 
Napoléon;  la  destinée  frappa  les  deux  titans  dans  leur  postérité.  Goetlie  ressentit  ce  coup  profondé- 
ment, mais  avec  résignation  et  sans  se  plaindre.  — Goethe  vécut  de  longues  années  avec  la  mère  de 
ce  fils,  et  finit  par  l'épouser  en  1806,  au  moment  même  où  tonnait  la  canonnade  d'Iéna.  Cette  femme 
avait  été  fort  belle  ;  cela  suffisait  à  Goethe  ;  et  d'ailleurs  elle  avait  pour  loi  de  ne  jamais  sortir  de 
SCS  attributions  domestiques,  de  ne  jamais  le  déranger.  Dans  la  société  qui  gravitait  autour  de  son 
maître,  elle  avait  choisi  son  monde  et  s'y  tenait.  Lorsque  Goethe  descendait  des  sphères  de  la  pen- 
sée, il  était  bien  aise  de  trouver  là  celte  femme  de  la  terre,  à  laquelle  il  savait  gré  de  n'avoir  rien 
perdu  de  son  individualité,  et  qui  lui  rappelait  par  son  air  et  ses  façons  les  douces  voluptés  d'un 
temps  vers  lequel  il  aimait  à  revenir.  Et  puis,  elle  lui  avait  donné  un  héritier  Be  son  nom,  qui,  pour 
la  force  du  corps,  ne  le  cédait  en  rien  à  son  père.  A  vrai  dire,  c'était  là  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
commun  entre  Goethe  et  ce  jeune  homme,  que  Wicland  appelait  à  bon  droit  le  fils  de  la  servan'o 
[(1er  Suhn  4cr  Magd).  Cette  femme  avait  un  attachement  profond  pour  Goethe  ;  le  conseiller  intime, 
comme  elle  le  disait  toujours,  était  son  Dieu,  et  malheur  à  qui  osait  douter  lorsque  le  conseiller  in- 
time avait  prononcé!  Ce  fut  après  une  querelle  de  ce  genre  que  madame  (Jioethe  ferma  sa  porte  à  la 
célèbre  Bctiina.  dont  Goethe  commençait  alors  à  se  lasser;  de  sorte  qu'il  ne  fit  rien  pour  que  l'ar- 
rêt fût  révoqué. 

Tous  ses  soins,  toutes  ses  attentions  étaieul  pour  le  conseiller  intime,  à  (pii  elle  s'efforçait  de  rendre 


GOETHE.  81 

(leur,  paiioiit  le  cnlnie,  parloiil  la  digiiilé  souveraine  ?  La  vie  de  (ioellie  esl 
une  épopée  dans  la  forme  anli(pic,  où  l'objeclivilé  domine.  Point  de  fait  (pii  se 
délache  de  l'ensemble,  point  d'épisode  pour  l'imaginalion  et  le  roman.  Tout 
s'enchaîne  avec  goût,  se  succède  avec  méthode,  se  coordonne  harmonieuse- 
ment. Cela  est  beau  parce  que  cela  est  simple  ;  et,  chose  étrange,  du  common- 
cément  à  la  fin  ,  l'unité  ponctuelle  de  cette  existence  ne  souffre  pas  la  moindre 
atteinte  ;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  mort  qui  ne  s'y  conforme.  Qu'est-ce,  en  effet, 
que  la  mort  de  Goethe,  sinon  l'épilogue  en  costume  du  beau  drame  de  sa  vie? 

Lorsque  son  fils  unique  meurt,  voici  ce  qu'il  écrit  à  Zelter  au  sujet  de  la  perte 
qu'il  vient  de  faire  :  «  Désormais  la  grande  idée  du  devoir  nous  maintient  seule, 
et  je  n'ai  d'autre  soin  que  de  me  maintenir  en  équilibre.  Le  corps  doit,  l'esprit 
veut  ;  et  celui  qui  voit  le  sentier  fatal  prescrit  à  sa  volonté  n'a  jamais  grand  besoin 
de  se  remettre.  »  Il  refoule  sa  douleur  dans  son  sein,  reprend  avec  passion  des 
travaux  depuis  longtemps  interrompus,  et  s'y  absorbe  (ont  entier.  En  quinze  jours, 
le  quatrième  volume  de  ses  Mémoires,  Dichtung  und  Wahriieil  ans  meinem  Leben, 
est  presque  terminé,  lorsque  tout  à  coup  la  nature,  si  rudement  traitée,  se  venge 
par  une  hémorrhagie  violente  qui  fait  craindre  pour  ses  jours.  A  peine  rétabli, 
il  met  ordre  à  ses  affaires,  ordonne  avec  méthode  ses  derniers  travaux,  et  songe 
à  régler  ses  comptes  avec  le  monde.  Cependant,  au  milieu  de  cet  examen,  une 
idée  le  tourmente.  Faustest  encore  incomplet,  les  grandes  scènes  du  quatrième 
acte  manquent  à  la  seconde  })artie.  Il  s'impose  la  lâche  de  les  écrire  incontinent, 
et,  la  veille  de  son  dernier  anniversaire ,  annonce  à  tous  que  cette  œuvre ,  la 
grande  œuvre  de  sa  vie,  est  enfin  achevée.  Il  la  scelle  d'un  triple  cachet,  et,  se 
dérobant  aux  félicitations  de  ses  amis,  va  revoir,  après  tant  d'années,  le  lieu  de 
ses  premiers  travaux,  de  ses  premières  pensées,  comme  aussi  de  ses  plus  vives 
jouissances,  Ilmenau.  Le  calme  profond  des  grands  bois,  la  fraîche  brise  des 
montagnes,  lui  donnent  une  vie  nouvelle  ;  il  revient  heureux  et  dispos,  et  se  re- 
met à  l'œuvre.  La  Théorie  des  Couleurs  est  récapitulée,  augmentée,  achevée;  la 
nature  de  l'arc-en-ciel  analysée,  la  tendance  des  planètes  à  monter  en  spirale 
incessamment  étudiée.  «  Je  me  sens  environné  ou  plutôt  assiégé  par  tous  les 
Esprits  que  j'évoquai  jamais,  »  dit-il  dans  son  illuminisme.  Les  Esprits  viennent 
prendre  leur  maître  pour  le  conduire  au  sein  de  la  nature.  A  ses  heures  de  loisir, 
il  se  fait  lire  Plutarque,  s'informe  des  contemporains,  dicte  des  fragments  de 
critique  sur  notre  littérature  nouvelle,  «  cette  littérature  du  désespoii-,  «  comme 
il  l'appelle.  Les  débals  zoologiques  de  Cuvier  et  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  excitent 
au  plus  haut  degré  son  intérêt.  Il  veut  y  prendre  part,  envoie  ses  travaux  à 
M.  Varnbagen  d'Ense,  entretient  une  correspondance  continue  avec  Guillaume 
de  Humboldt,  Zelter,  le  comte  Gaspard  de  Sternberg,  et  c'est  du  milieu  de  cette 
activité  si  calme  et  si  sereine  qu'il  passe  à  quelque  plus  haute  destinée. 

Un  matin,  son  œuvre  étant  consommée,  il  était  assis  dans  son  cabinet  d'éludé. 
L'hiver  s'éloignait  de  la  terre,  les  premiers  gais  rayons  dansaient  au  dehors,  les 

la  vie  agréable  et  commode,  «  Qui  pourrait  croire,  disait-il  un  jour  à  ses  amis,  qui  pourrait  croire 
que  cette  personne  a  déjà  vécu  vingt  ans  avec  moi?  Ce  qui  me  plaît  en  elle,  c'est  que  rien  ne  change 
dans  sa  nature,  et  qu'elle  demeure  telle  qu'elle  était.  » 

Dans  une  promenade  qu'ils  faisaient  enseinl)le  à  la  campagne,  madame  de  Goctlie,  frappée  d'un 
coup  d'apoplexie,  resta  étendue  et  comme  morte  dans  la  voiture.  Goetlic  donne  l'ordre  au  cocher 
de  retourner,  et  se  contente  de  murmurer  à  part  lui  :  «Quelle  frayeur  ils  vont  avoir  à  la  maison, 
lorsque  nous  allons  nous  arrêter  et  qu'ils  verront  cette  personne  morte  dans  la  voiture  !  » 

11 


82  GOETHE. 

fleurs  du  jardin  se  tenaient  collées  à  la  vitre,  et  leurs  tiges,  pleines  de  rosée, 
dessinaient  çà  et  là,  sous  le  vent,  de  merveilleux  hiéroglyphes.  On  eût  dit  que  la 
nature  renouvelée  frappait  à  la  fenêtre  avec  tous  les  hruils  de  la  terre  et  de  l'air. 
Goethe,  réjoui,  se  levait  pour  aller  ouvrir  à  ce  printemps  de  la  jeunesse  et  de  la 
vie,  lors(|ue  tout  à  coup  il  reloniha  immohile  sur  son  fauteuil.  L'octogénaire,  en 
se  levant,  avait  rencontré  le  hras  de  la  Mort  ;  il  comprit  ce  q.ue  cela  voulait  dire. 
La  main  s'eiforçade  tracer  quchjucs  lignes  dans  le  vide;  puis,  après  avoir  mur- 
muré ces  mots  :  Qu'il  enire  plus  de  lumière  [dass  mehr  Liclil  hereinkomme  l),  il 
s'arrangea  plus  commodément  dans  un  coin  de  son  fauteuil,  et  rendit  l'Ame. 
Telle  fut  sa  fin;  il  mourut  comme  Frédéric  II,  comme  Rousseau,  comme  tous  les 
aigles  de  la  terre,  l'œil  tourné  vers  le  soleil.  Vlm  de  himière!  sans  doute  pour 
contempler  une  dernière  fois  dans  sa  jeunesse  éternelle  cette  terre  qu'il  a  tant 
aimée.  A  l'instant  de  sa  transformation,  sa  main  errante  cherche  à  saisir  le  solide 
qui  lui  échappe.  Plus  de  Jamièrel  la  dernière  parole  de  Goethe  est  un  vœu  pour 
la  forme!  A  le  voir  sortir  de  la  vie  avec  tant  de  calme  et  de  sérénité,  on  s'étonne 
d'ahord  de  cette  aversion  invincihle  que  soulevait  en  lui  l'idée  de  la  mort.  Ce- 
pendant, si  l'on  y  réfléchit,  ce  sentiment  s'explique.  Sa  haute  raison  a  trop  sou- 
vent sondé  les  ahîmes  de  l'inlini  pour  reculer  devant  ce  pas  lerrihle,  mais  non 
définitif;   d'ailleurs,  dans  une  âme  aussi  mâle,  aussi  puissante,  aussi  fière  de 
son  indépendance,  aussi  profondément  convaincue  de  son  éternelle  durée,  com- 
ment supposer  ces   vagues  terreurs  superstitieuses  qui  tourmentent  les   en- 
fants et  les  illuminés  if  Non,  ce  n'est  pas  la  mort  qui  l'épouvante,  c'est  l'appareil 
luguhre  dont  ou  l'entoure  qui  répugne  à  l'orgueil  inné  de  son  intelligence.  De  là 
sa  haine  contre  le  catholicisme,  qui  a  peut-être  le  tort,  de  nos  jours,  de  proclamer 
trop  haut  la  souverainelé  de  la  mort  dans  la  vie.  Le  hruit  lamentahle  des  cloches 
l'importune  à  ses  heures  de  travail  ;  tous  ces  symboles  consolateurs,  mais  tristes, 
dont  la  religion  peuple  la  campagne,  trouble  la  sérénité  de  sa  promenade  du 
printemps.  Sa  natui'c  hautaine  se  révolte  contre  cette  invasion  de  la  terre  par  la 
mort,  et  sa  fureur  éclate  chacpie  fois  qu'il  rencontre  dans  les  verts  sentiers  le 
pas  stérile  de  cet  hôte  incommode  :  il  lui  faut  l'existence  dans  sa  plénitude,  sans 
arrière-pensée  de  départ  et  d'adieu.  Quand  il  écoute  le  rossignol  chanter  au  clair 
de  lune,  sous  les  acacias  épanouis;  quand  il  aspire  la  balsamique  odeur  des 
aubépines,  il  ne  veut  pas  voir  s'élever  une  image  de  douleur  du  milieu  de  cette 
eifloresceuce  unanime.  La  croix  même  de  Jésus,  le  signe  divin  de  la  rédemption, 
ne  trouve  }»as  grâce  devant  lui  ;  il  n'aime  pas  voir  les  larmes  se  mêler  à  la  rosée 
du  ciel,  ou  les  gouttes  de  sang  trembler  sur  les  épines  de  l'églantier.  Philosophe 
païen,  amant  passionné  de  la  sève,  de  la  végétation  et  de  la  vie,  pour  lui  la  mort 
serait  eiu'ore  la  vie  sans  les  fantômes  inventés  par  le  catholicisme.  Aussi,  lors- 
qu'il parle  des  fins  de  l'homme,  il  a  bien  soin  toujours  de  sauter  sur  cette  transi- 
don  lugubre  que  les  familles  déplorent,  et  dès  lors  son  idéalisnu3  vainqueur  ouvre 
sa  grande  aile  au  soleil,  et  se  donne  carrière  dans  la  plaine  étbérée  de  la  méta- 
physique. «  Non,  la  nature,  s'écriait-il  un  jour,  n'est  pas  si  foHe  que  d'agglo- 
méi'er  de  si  inlelligentes  particules  poui-  les  disperser  ensuite  à  tous  les  vents, 
et  détruire  ainsi  le  faisceau  (pii  a  été  lié  et  maintenu  !  »  Quelquefois  il  lui  arrivait 
d'envisager  la  moit  sous  son  aspect  plastique,  sans  doute  pour  se  mesurer  de 
plus  près  avec  elle,  el  pour  essayiîr  vis-à-vis  de  cet  athlète  surhumain  l'irrésistible 
puissance  dont  il  se  scnlait  investi  '. 

'  Pendant  la  maladie  qui  lui  enleva  son  fils,  au  moment  où  le  mullicurcux  allait  succomber  à  sa 


GOETHE.  87i 

L'ulémeiU  divin  ((uc  la  naliiiT  lui  avail  départi  doriiiiiail.  dans  Iniilc  sa  por- 
sonne.  Quelle  iniposanle  gTandeiir!  quelle  inviohdde  majesté  !  Un  front  de  Jupiter 
large  et  voùlé,  des  sourcils  liardirnenl  accusés,  un  nez  afjuilin  et  royal,  la  lèvre 
un  peu  pincée  en  partie  par  ràgc,  eu  partie  par  l'habitude  du  silence.  Autour  de 
sa  bouche,  l'égoïsme  avait  creusé  ses  sillons.  Quant  à  son  œil,  il  me  sendjle  im- 
possible de  le  peindre  et  fort  diflicile  de  l'indiquer  :  son  œil  n'avait  ni  l'égare- 
ment i)ropliéliquc  du  portrait  de  Stieler,  ni  la  rêverie  mélancoli(|uc  du  dessin  de 
Vogel  ;  large,  mais  sans  excès,  bien  ouvert,  un  peu  terne,  il  se  distinguait  moins 
par  la  pénétration  instantanée  du  regard  que  par  une  faculté  singulière  (lu'il  avait 
de  fixer  les  objets  longtemps  et  de  se  les  soumettre.  Le  sculpteur  David  me  semble 
avoir  mieux  réussi  à  le  rendre,  peut-être  parce  que  les  traits  de  cette  face  au- 
guste, et,  chose  étrange,  l'œil  aussi  (par  l'espèce  de  voûte  qu'il  forme),  convien- 
nent mieux  à  la  statuaire  qu'à  la  peinture.  Les  pupilles  en  relief  sur  leur  champ 
d'argent  et  d'azur  se  mouvaient  lentement  ;  mais  ce  qu'elles  saisissaient,  elles  le 
saisissaient  bien,  et  le  tenaient  ferme  jusqu'à  la  fin.  La  sûreté  imperturbable  du 
regard  de  son  intelligence  passait  tout  entière  dans  ses  yeux.  Il  avait  la  poitrine 
large,  le  reste  du  corps  proportionné,  le  pied  petit.  Chacun  de  ses  mouve- 
ments se  dirigeait  du  centre  à  la  circonférence.  Il  parlait  lentement,  à  pleine 
voix,  et  même,  dans  le  transport  de  la  colère,  avec  calme.  Seulement,  lorsqu'en 
se  promenant  il  dissertait  avec  lui-même  (ce  qui  lui  arrivait  souvent)  les  paroles 
sortaient  plus  rapides  de  sa  bouche,  mais  toujours  nettes,  toujours  intelligibles. 
Quelquefois  il  négligeait  d'émettre  la  fin  de  sa  pensée.  Mais  un  trait  caractéris- 
tique entre  tous,  celui  qui  n'a  jamais  manqué  de  se  reproduire  dans  toutes  les 
images  qu'on  a  faites  de  lui,  c'est  cet  air  de  sereine  grandeur  dont  j'ai  déjà  parlé 
tant  de  fois,  si  manifeste  et  si  largement  exprimé  qu'il  n'échappe  à  personne,  si 
profond  et  si  vrai  qu'il  a  pu  se  survivre  à  lui-môme,  et,  comme  chez  les  dieux, 
à  travers  la  toile  elle  marbre,  commander  l'hommage  et  la  vénération.  Goethe 
vous  apparaît  comme  le  descendant  d'une  race  titanique  ;  partout  chez  lui  éclate 
au  dehors  la  force  intellectuelle  dont  il  est  doué  ;  partout  vous  la  retrouvez,  dans 
son  geste,  dans  sa  stature,  dans  son  œil,  dans  ces  larges  touffes  de  cheveux  gris 
que  l'âge  a  respectées. 

On  n'ignore  pas  les  rapports  d'intimité  qui  existèrent  toujours  entre  Goethe 
et  le  grand-duc  de  Weimar  Charles-Auguste.  Celte  amitié  du  prince  et  du  poëte, 
faite  pour  honorer  l'un  et  l'autre  dans  la  postérité,  dura  cinquante  ans  aux  yeux 
de  tous  sans  se  démentir.  Du  jour  où  ces  deux  intelligences  entrèrent  en  contact, 
elles  ne  se  séparèrent  plus,  et  toute  différence  de  rang  et  de  caractère  s'effaça 
dans  ce  noble  commerce.  «  Si  jamais  je  me  fâchais  avec  Goethe,  disait  un  jour 
Wieland  à  M.  de  Müller,  et  si  dans  le  moment  de  mon  ressentiment  contre  lui 
j'en  venais  à  me  représenter,  —  ce  que  du  reste  personne  au  monde  ne  sait 
mieux  que  moi,  —  quels  incroyables  services  il  a  rendus  à  notre  prince  pendant 
les  premières  années  de  son  règne,  avec  quelle  abnégation  et  quel  zèle  il  s'est 

dernière  crise,  Goetlie,  assis  immobile  au  chevet,  se  leva  tout  à  coup,  et,  secouant  la  torpeur  dans 
aquellc  il  était  plongé  :  «  Elle  est  là,  dit-il  la  Mort  !  elle  est  là  qui  étend  ses  longs  bras  sur  notîs  ! 
Mais  patience,  mon  ami,  cette  fois  encore  elle  ne  nous  aura  pas!  n 

«  La  mort  est  un  pitoyable  peintre  de  portraits,  dit-il,  à  l'occasion  de  Wieland  ;  je  veux  conser- 
ver dans  mon  souvenir  des  êtres  que  j'ai  chéris,  quelque  chose  de  plus  animé  que  ce  masque  affreux 
qu'elle  leur  pose  sur  le  visage.  Aussi  me  suis-je  bien  gardé  d'aller  voir,  après  leur  mort,  Herder, 
Schiller  et  la  grande-duchesse  Amélie.  » 


^i  GOETHE. 

(lévoiié  à  sa  persüiinc,  que  de  nobles  et  grandes  qualités,  qui  sommeillaient  dans 
le  royal  jeune  lionime,  il  a  fécondées  cl  produites,  je  ne  pourrais  m'empêclicr  de 
tomber  a  genoux  cl  de  glorifier  Goetlie,  mon  maître,  encore  plus  pour  cela  que 
pour  ses  cliefs-d'œuvri;.  » 

Charles-Auguste  et  Goethe  avaient  une  telle  estime  l'un  pour  l'autre,  chacun 
des  deux  savait  si  bien  appécier  le  caractère  et  ménager  la  susceptibilité  déli- 
cate de  l'autre,  que,  même  dans  la  plénitude  de  leur  confiance  mutuelle,  ils  con- 
servaient toujours  une  certaine  circonspection  cérémonieuse,  et  paraissaient 
traiter  de  puissance  à  puissance.  Pendant  les  premières  années  qui  suivirent  la 
bataille  d'Iéna,  Textrème  liberté  que  le  Grand-Duc  affectait  dans  ses  jugements 
p()liti({ues  et  ses  prétentions  de  plus  en  plus  manifestes  à  la  couronne  de  Prusse., 
éveillèrent  la  sollicitude  de  ses  amis.  Or,  voici  en  quels  termes  Goethe  les  rassu- 
i-ait  un  jour.  «  Soyez  sans  crainte,  le  Duc  appartient  à  cette  race  de  démons  élé- 
mentaires dont  le  caractère  de  granit  ne  se  ploie  jamais,  et  qui  cependant  ne  peu- 
vent périr.  Il  sortira  toujours  sain  et  sauf  de  tous  les  dangers  ;  il  le  sait  lui-même 
fort  bien,  et  voilà  pour  quelle  raison  il  s'aventure  dans  des  entreprises  où  tout 
autre  que  lui  succomberait  au  début.  » 

Le  croira-l-on?  l'esprit  de  dénigrement  et  de  réaction  qui  s'abat  toujours  sur  la 
mémoire  des  grands  hommes  s'est  efforcé  déjà  bien  des  fois  de  tourner  contre 
(ioethe  cette  noble  intimité  dans  laquelle  il  vivait  avec  Charles-Auguste.  La  cause 
de  ces  rapports,  qu'il  fallait  chercher  dans  le  généreux  sentiment  d'une  nature 
élevée,  on  a  prétendu  l'avoir  trouvée  dans  les  misérables  préoccupations  d'une 
puérile  vanité.  On  a  fait  de  Goethe  un  courtisan  mesquin,  un  conseiller  aulique 
d'Hoffmann,  tout  cela  parce  qu'il  avait  au  fond  peu  de  sympathie  pour  la  multi- 
tude, aimait  les  grandes  manières,  les  distinctions,  les  titres,  l'autorité  partout, 
et  qu'il  employait  volontiers  dans  ses  vieux  jours  le  style  des  chancelleries  K  On 
défend  au  poète  d'être  l'ami  d'un  souverain.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  plus 
(ju'il  ne  convient  à  ces  déplorables  querelles,  suscitées  par  le  faux  esprit  d'un 
libéralisme  suranné.  Que  Goethe  ait  aimé  les  cordons  et  les  dignités,  qu'il  ait 
affecté  plus  ou  moins  de  réserve  dans  ses  manières,  de  cérémonial  dans  ses  cor- 
respondances, peu  importe.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  et  ce  qui  honore  bien  autre- 

'  On  a  beaucoup  parlé  des  façons  aristocratiques  de  Goetlie,  de  son  alfocfation  ù  se  montrer  par- 
tout vêtu  d'habits  de  cour,  d'uniformes  chamarrés  de  soie  et  d'or.  Cependant  il  convient  de  réta- 
l)lir  la  vérité  dans  son  exactitude.  Le  fait  est  que  Goethe,  comme  tout  homme  qui  a  conscience  de  sa 
force  et  de  sa  grandeur  personnelle,  tenait  le  rang  où  son  génie  et  la  distinction  du  prince  qu'il  ser- 
vait l'avaient  placé;  mais  cela  sans  faste,  sans  parade,  toujours  avec  modération,  mesure  et  bon  goût. 
Il  aimait  aussi  ce  qu'on  appelle  encore  aujourd'hui  le  décorum,  et  même,  un  jour,  il  alla  jusqu'à 
faire  sentir  l'inconvenance  de  sa  conduite  à  un  certain  étudiant  de  Leipzig,  qui,  dans  ses  allures  de 
Brutus,  s  obstinait  à  demeurer  assis  sur  un  sofa  au  moment  où  le  grand-duc  de  Weimar  entrait 
dans  le  salon.  INIais  il  me  semble  qu'on  ne  peut  guère  voir  là  que  les  façons  d'agir  d'un  honimc  bien 
élevé,  qu'une  indclicatesse-pi([ue  au  vif.  Avant  tout,  il  faut  être  poli,  même  avec  les  princes.  Il  se 
l)laisait  aussi  beaucoup  dans  la  société  des  femmes,  et,  lorsqu'il  s'en  trouvait  de  jeunes  et  de  belles 
dans  son  salon,  il  déployait  à  leurs  pieds  une  galanterie  d'ancien  régime  qui  convenait  à  merveille 
a  son  air.  Quant  à  son  costume,  on  aurait  pu  s'épargner  tant  de  frais  d'imagination  et  de  broderies, 
car  chacun  sait  que  son  habit  de  gala  était  tout  simplement  un  frac  noir,  et  qu'il  ne  portait  jamais 
qu'une  seule  plaque  sur  sa  poitrine.  Le  reste  du  temps,  on  le  trouvait  chez  lui  en  robe  de  chambre, 
le  cou  nu,  ses  larges  tempes  découvertes;  tantôt  marchant  à  grands  pas,  un  arrosoir  à  la  main,  à 
travers  ses  plates-bandes,  et  mouillant  ses  beaux  rosiers,  dont  il  se  faisait  gloire  dans  la  ville  ;  tantôt 
assis  sous  les  figuiers  du  jardin,  devant  une  petite  table,  entouré  de  livres,  de  crayons,  de  bocaux 
et  d'objets  d'histoire  naturelle. 


,/. 


G  ORT  11 K.  85 

menl  railleur  de  Fan.H  (|un  Ions  les  rul)ans  dont  il  a  pu  se  couvrir  la  poilrinc, 
c'est  celle  aflecliou  sincrre  donl  il  fut  toujours  péuciré  pour  (iharles-Augusle, 
cet  inviolable  attachement  qui,  loin  de  se  démentir,  ne  fit  que  s'accroître  dans 
sa  mauvaise  fortune.  Ici  je  laisse  pailer  Falk  :  «  Après  la  bataille  d'Iéna,  l'em- 
pereur, sensiblcmcul  irrilé,  permit  au  Grand-Duc  de  retourner  dans  ses  lùats, 
mais  non  sans  lui  témoigner  une  vive  méfiance.  De  ce  jour,  le  noble  et  généreux 
Allemand  fut  environné  d'espions,  qui  venaient  presque  s'asseoir  à  sa  table.  En 
ce  temps-là,  mes  allaires  m'appelaient  souvent  à  Berlin  et  à  Rrfurtb  ;  et  comme 
dans  ces  deux  villes  je  connaissais  plusieurs  autorités  supérieures,  j'eus  l'occa- 
sion une  fois  de  surprendre  certaines  remarques  trouvées  dans  les  registres  de 
la  police  secrète,  qu'on  mellait  tous  les  soirs  sous  les  yeux  de  l'empereur,  et  que 
je  m'empressai  de  jeter  sur  le  papier ,  dans  l'intention  d'en  faire  part  à  noire 
souverain.  —  Goethe,  à  ce  propos,  me  donna  un  si  chaleureux  témoignage  de 
son  attachement  personnel  au  Grand-Duc,  que  je  regarde  comme  un  devoir  pour 
moi  de  montrer  au  public  allemand  cette  belle  page  de  l'histoire  de  la  vie  de  son 
grand  poêle.  —  A  mon  retour  d'Erfurth,  je  me  rendis  chez  Goethe;  je  le  trouvai 
dans  son  jardin;  nous  parlâmes  de  la  domination  des  Français,  et  je  lui  rapportai 
ponctuellement  tout  ce  que  je  venais  de  confier  à  Son  Altesse. 

«  Il  était  dit ,  dans  cet  écrit ,  que  le  grand-duc  de  Weimar  était  convaincu 
d'avoir  avancé  4,000  thalcrs  au  général  ennemi  Blücher,  après  la  déroute  de 
Lübeck;  que  chacun  savait  en  outre  qu'un  officier  prussien,  le  capitaine  de 
Ende ,  venait  d'être  placé  auprès  de  Son  Altesse  Royale  la  Grande-Duchesse  en 
qualité  de  grand-mailre  de  la  cour  ;  qu'on  ne  pouvait  nier  que  l'installation  de 
tant  d'officiers  prussiens  n'eût  en  soi  quelque  chose  d'offensant  pour  la  France; 
que  l'empereur  ne  laisserait  pas  une  pareille  conspiration  se  tramer  contre  lui 
dans  l'ombre,  au  cœur  de  la  Confédération  Germanique;  que  le  Grand-Duc  sem- 
blait ne  rien  négliger  pour  réveiller  la  colère  de  Napoléon,  qui  cependant,  sur  le 
chapitre  de  Weimar,  avait  bien  des  choses  à  oublier  ;  que  c'était  ainsi  qu'on 
avait  vu  Charles-Auguste,  accompagné  du  baron  de  Muffling,  visiter,  en  passant 

dans  ses  Etals,  le  duc  de  Brunswick,  l'ennemi  mortel  de  la  France 

—  Assez  !  s'écria  Goethe'  l'œil  enflammé  de  colère ,  assez ,  je  n'y  tiens  plus  ; 
que  veulent-ils  donc,  ces  Français?  Sont-ils  des  hommes,  eux  qui  demandent 
plus  que  l'humanité  ne  peut  faire? Depuis  quand  donc  est-ce  un  crime  de  rester 
fidèle  à  ses  amis,  à  ses  vieux  compagnons  d'armes,  dans  le  malheur?  Fait-on  si 
peu  de  cas  de  la  mémoire  d'un  brave  gentilhomme ,  qu'on  en  vienne  à  vouloir 
que  notre  souverain  efface  les  plus  beaux  souvenirs  de  sa  vie  ,  la  guerre  de  sept 
ans,  la  mémoire  de  Frédéric  le  Grand,  qui  fut  son  oncle  ,  enfin  toutes  les  choses 
glorieuses  de  notre  vieille  constitution  allemande,  auxquelles  il  a  pris  lui-même 
une  si  vive  part,  et  pour  lesquelles  il  a  joué  sa  couronne  et  son  sceptre  ?  Votre  em- 
pire d'hier  est-il  donc  si  solidement  établi  que  vous  n'ayez  pas  à  craindre  pour 
lui  dans  l'avenir  les  vicissitudes  de  la  destinée  humaine? Certes,  ma  nature  me 
porte  à  la  contemplation  paisible  des  choses,  mais  je  ne  puis  voir  sans  m'irriler 
qu'on  demande  aux  hommes  l'impossible.  Le  duc  de  Weimar  soutient  à  ses  dé- 
pens les  officiers  prussiens  et  sans  solde  ,  avance  4,000  Ihalers  à  Blücher  après 
la  déroute  de  Lübeck,  et  vous  appelez  cela  une  conspiration  !  et  vous  lui  en  faites 
un  crime  !  Supposons  qu'aujourd'hui  ou  demain  un  désastre  arrivât  à  votre 
grande  armée;  tpiel  mérite  n'aurait  pas  aux  yeux  de  l'empereur  le  général  ou 
le  feld-maréchal  qui  se  conduirait  en  pareille  circonstance  comme  notre  souve- 


80  ÜOETIIE. 

rain  s'esl  conduil  ':'  Jo  vous  le  dis,  le  Grand-Duc  fall  ce  qu'il  doit  :  il  se  niaïKjue- 
rail  à  lui-même  s'il  agissait  autrement.  Oui,  et  quand  il  devrait  à  ce  jeu  perdre 
ses  Klals  et  son  peuple,  sa  couronne  et  son  scepire,  comme  son  prédécesseur 
l'infortuné  Jean  ,  il  faut  qu'il  tienne  bon ,  et  ne  s'éloigne  pas  des  généreux  senti- 
ments que  lui  prescrivent  ses  devoirs  d'homme  et  de  prince.  Le  malheur  !  qu'est- 
ce  que  le  malheur?  C'est  un  malheur  lorsqu'un  souverain  doit  faire  bonne  mine 
aux  étrangers  (piise  sont  installés  dans  sa  maison.  Et  si  sa  chute  se  consomme, 
si  l'avenir  lui  garde  le  sort  de  Jean,  eh  bien  !  nous  ferons  ,  nous  aussi,  notre  de- 
voir ;  luHis  suivrons  notre  souverain  dans  sa  misère  comme  Lucas  Kranach  suivi! 
le  sien,  et  nous  ne  le  quitterons  pas  un  seul  instant.  Les  femmes  et  les  enfants, 
en  nous  voyant  passer  dans  les  villages  ,  ouvriront  leurs  yeux  tout  en  larmes ,  et 
s'écrieront  :  Voilà  le  vieux  Goethe,  et  le  grand-duc  de  Weimar  que  l'empereur 
français  a  dépouillé  de  son  Irène  parce  qu'il  élait  demeuré  fidèle  à  ses  amis  dans 
l'adversité,  parce  qu'il  visita  le  duc  de  Brunswick,  son  oncle,  au  lit  de  mort, 
parce  qu'il  ne  laissa  pas  mourir  de  faim  ses  compagnons  de  bivouac  et  ses  frères  1  » 
A  ces  mots ,  il  s'arrêta  suffoqué ,  de  grosses  larmes  ruisselaient  sur  ses  joues  ; 
puis,  après  un  moment  de  silence  :  «  Je  veux  chanter  pour  mon  pain,  je  veux  met- 
tre en  rimes  nos  désastres.  Dans  les  villages,  dans  les  écoles,  partout  où  le  nom 
de  Goethe  est  connu,  je  chanterai  la  honte  du  peuple  allemand,  et  les  enfants  ap- 
prendront par  cœur  mes  complaintes,  jusqu'à  ce  qu'ils  deviennent  hommes  et 
les  entonnent  en  l'honneur  de  mon  maître  en  lui  rendant  son  trône.  Voyez,  je 
tremble  des  mains  et  des  pieds,  je  n'ai  pas  été  aussi  ému  depuis  longtemps.  Don- 
nez-moi ce  rapport,  ou  plutôt  prenez-le  vous-même,  jetez-le  au  feu,  qu'il  bn'de  , 
qu'il  se  consume;  recueillez-en  les  cendres,  plongez-les  dans  l'eau,  qu'elle 
bouille,  j'apporterai  le  bois  ;  qu'elle  bouille  jusqu'à  ce  que  tout  soit  anéanti,  que 
la  dernière  lettre,  la  dernière  virgule,  le  dernier  point,  se  soient  évanouis  en  fu- 
mée, et  qu'il  ne  reste  plus  rien  de  ce  honteux  manifeste  sur  le  sol  allemand  !  » 

Quel  que  soit  son  attachement  pour  la  personne  de  Charles-Auguste,  c'est 
avant  tout  ici  le  sort  du  grand-duc  de  Weimar,  la  cause  de  l'Allemagne  perdue 
qu'il  déplore  ;  la  destinée  du  prince  passe  avant  la  destinée  de  l'ami.  A  ce 
compte  seulement,  Goethe  donne  des  larmes  et  des  regrets  à  Charles-Auguste; 
car,  pour  ce  qui  est  de  l'ami,  il  sait  bien  que  toutes  les  vicissitudes  ne  peuvent 
rien  sur  lui.  Avec  le  caractère  impassible  qu'on  lui  connaît,  Goethe  ne  pouvait 
s'abandonner  au  lyrisme  du  moment ,  à  cette  expansion  poétique  qu'on  ne  ren- 
contre que  chez  les  natures  exaltées,  ardentes,  subjectives.  De  ce  sentiment  que 
nous  venons  de  lui  voir  exprimer,  Koerner  ou  Weber  auraient  tiré  un  de  ces 
hvnuics  sacrés,  de  ces  hurras  sublimes  que  les  étudiants  transportés  entonnaient, 
en  1}M2,  sur  tous  les  chan)ps  de  bataille  de  l'Allemagne;  lui,  au  contraire,  le 
refoule  dans  son  sein,  et,  reprenant  au  plus  tôt  la  paix  sereine  du  visage  ,  s'en 
va,  dans  la  S(ditud(! ,  facvomier  quehpie  beau  marbre  de  Paros.  Mais  de  ce  que 
Goethe  renfermait  dans  le  mystère  de  son  âme  ces  sentiments  généreux, "de  ce 
qu'il  n'a  jamais  laissé  la  multitude  les  surprendre  chez  lui,  s'ensuit-il  qu'il  ne  les 
ait  point  eus? 

On  pense  bien,  d'après  cela,  quelle  vive  part  Goethe  prit  à  la  fête,  lorsque  les 
événements  de  1814  lui  rendirent  son  bien-aimé  souverain.  Ce  jour -là,  Goethe 
fut  à  Weimar  le  véritable  niaitre  des  cérémonies.  Il  allait  et  venait,  causant  avec 
les  bourgeois,  donnant  la  main  aux  gens  du  peuple  ,  saluant  d'un  air  sympathi- 
que les  jeunes  lilles  sur  leur  j)orte.  Tantôt  il  s'arrêtait  avec  admiration  devant 


GOETHE.  87 

un  arc  de  (riomplie,  tantôt  dovanl  nne  fonôlro  pavoiscc  do  rnl)ans  ol  do  fleurs; 
louant  les  uns,  tançant  les  autres,  eueourag(!ant  tout  le  monde  ;  alerte,  dispos  , 
Iriompliant,  heureux  de  vivre.  Chaiiue  fois  que  le  eours  du  temps  ramenait  l'an- 
niversaire de  (Charles-Auguste,  c'était  chez  Goethe  le  morne  cmpressennmt,  la 
même  sollicitude  matinale.  Dès  que  le  jour  commençait  à  [xtindre,  il  sortait  de  la 
délicieuse  maison  de  plaisance  qu'il  hahilait  dans  le  parc  du  (Jrand-Duc,  presque 
vis-à-vis  de  ses  fenêtres,  et,  se  glissant  à  pas  de  loup  à  travers  les  feuillages  et 
les  marhres  du  jardin,  venait  surprendre  à  son  réveil  l'ami  de  sa  vie  entière; 
«  car,  lui  disait-il,  je  suis  le  premier  et  le  plus  vieux  de  vos  amis ,  et  je  veux  être 
aussi  le  premier  à  vous  complimenter.  »  —  Le  soir,  sa  maison  illuminée  était 
ouverte  à  tous  ;  il  y  avait  gala  chez  lui  ;  on  causait,  on  huvait  à  la  santé  du  prince, 
on  chantait  des  vers  en  son  honneur';  puis,  quand  l'heure  de  se  reposer  était  ve- 
nue, quand  on  avait  porté  le  dernier  toast,  l'illustre  vieillard  se  levait  et  recon- 
duisait ses  hôtes  au  milieu  de  la  nuit.  Ce  fut  à  l'occasion  d'un  de  ces  anni- 
versaires (3  septembre  1809)  que  Goethe  reçut  cette  lellrc  du  Grand-Duc  : 

«  Merci  pour  la  bonne  part  que  tu  as  prise  à  la  journée  d'aujourd'hui.  Puissenî, 
Ion  activité,  ton  contentement,  ton  bien-être,  se  prolonger  aussi  longtemps  que 
j'aurai  des^jours  heureux  à  vivre  avec  toi  !  Alors  l'existence  me  sera  d'un  grand 
prix. 

«  Adieu.  Charles-Auguste.  » 

Puis,  en  post-scriplum  : 

«  Qui  mettrons-nous  à  la  place  de  Goeltling?  Il  faut  un  homme  capable;  pen- 

ses-y.  » 

Le  grand-duc  Charles-Auguste  mourut  subitement.  Lorsque  Goethe  apprit  cette 
nouvelle,  il  était  à  table,  au  milieu  d'un  cercle  d'amis  qui  se  réunissaient  chez  lui 
régulièrement  à  certains  jours  de  la  semaine.  Le  bruit  courut  de  bouche  en  bou- 
che ;  on  hésita  longtemps  à  l'en  instruire,  tant  ses  amis  craignaient  qu'il  ne  tom- 
bât terrassé  par  ce  coup  de  foudre  instantané  !  Goethe  reçut  cette  nouvelle  avec 
cet  impassible  sang-froid  qu'il  opposait  comme  un  impénétrable  acier  à  tous  les 
événements  imprévus  qui  auraient  pu  troubler  l'équilibre  normal  de  son  exi- 
stence. «  Ah!  c'est  affreux!...  dit-il.  Parlons  d'autre  chose.  »  Et  le  dîner  con- 
tinua. 

Tout  en  faisant  la  part  du  calcul  dans  ce  soin  extrême  avec  lequel  il  évitait 
toute  impression  violente,  il  faut  dire  que  cet  instinct  prodigieux  de  la  conser- 

'  Voici  les  seuls  vers  dans  lesquels  Goethe  ait  jamais  chanté  l'amitié  de  Charles-Auguste  : 
«  Entre  tous  les  princes  de  Germanie,  le  mien  est  petit  ;  ses  États  sont  hornés,  eu  égard  seule- 
ment à  ce  qu'il  pourrait  faire.  Mais  si  chacun  savait,  comme  lui,  tourner  ses  forces  au  dedans  et  au 
dehors,  ce  serait  une  fête  d'être  Allemand  avec  les  Allemands.  Pourquoi  le  louer,  lui  que  ses  ac- 
tions et  ses  œuvres  proclament?  Peut-être  on  doutera  de  ma  honne  foi,  car  il  m'a  donné  ce  que  les 
grands  ne  donnent  guère,  sympathie,  loisir,  confiance,  champs,  et  jardin,  et  maison.  Je  ne  dois 
rien  à  personne  qu'à  lui,  et,  certes,  il  me  fallait  beaucoup,  à  moi,  poëtc,  qui  comprenais  si  mal  les 
soins  de  la  fortune.  L'Europe  m'a  loué  :  que  m'a  donné  l'Europe?  rien.  J'ai  payé  bien  cruellement, 
hélas!  mes  vers.  L'Allemagne  m'imita,  la  France  put  me  lire;  Angleterre,  tu  reçus  en  amie  ton 
hôte  en  proie  au  trouble.  Cependant,  que  m'importe  que  le  Chinois  lui-même  peigne  d'une  main 
peu  sûre  Werther  et  Lolotte  sur  la  porcelaine?  Jamais  un  empereur,  jamais  un  roi  ne  s'est  enquis 
de  ma  personne  ;  lui  seul  fut  pour  moi  Auguste  et  Mécène.  » 


88  GOETHE. 

valion  persoiinellc,  celle  volonlé  ferme  de  ne  juiiiais  inlcrveiiir,  se  trouve  aussi 
dans  le  caractère  de  sa  mère.  A  cet  égard,  Goethe  enchérissait  bien  un  peu  sur 
la  nature  ;  mais  on  doit  convenir  que  la  femme  énergique  et  puissante  à  la- 
quelle il  devait  le  jour,  lui  avait  transmis  avec  son  sang  cet  esprit  d'impassibi- 
lité souveraine  qu'il  avait  fini  par  ériger  en  système  ;  système  inexorable  auijucl 
nous  voyons  qu'il  ne  dérogea  pas  même  en  faveur  do  Charles-Auguste,  de  l'ami 
qu'il  devait  par  la  suite  le  plus  sincèrement  regretter.  — La  mère  de  Goethe, 
lorsqu'un  domestique,  une  servante  entrait  chez  elle,  lui  posait  ceci  comme 
première  condition  :  «  Si  vous  apprenez  qu'un  événement  allVeux,  désagréable, 
inquiétant,  est  arrivé  dans  ma  maison,  ou  dans  la  ville,  ou  dans  le  voisinage,  ne 
venez  jamais  me  le  rapporter.  Une  fois  pour  toutes,  je  n'en  veux  rien  savoir.  S'il 
me  touche  de  près,  je  l'apprendrai  toujours  assez  à  temps;  sinon,  qu'ai-je  besoin 
d'en  être  alfectée?  Ainsi,  tenez-vous-le  pour  dit  :  quand  il  y  aurait  le  feu  dans  la 
rue,  je  n'en  veux  rien  savoir  avant  le  moment.  »  Ces  instructions  furent  si  bien 
suivies,  qu'en  1805,  comme  Goethe  était  dangereusement  malade  à  Weimar, 
personne  n'osa  en  parler  ta  sa  mère.  Quelque  temps  après,  lorsqu'une  améliora- 
lion  sensible  se  déclara ,  elle  fut  la  première  à  rompre  le  silence  et  dit  à  ses 
amies  :  «  Vous  aviez  beau  vous  taire  sur  l'état  de  Wolfgang,  je  savais  tout. 
Maintenant  vous  pouvez  parler  de  lui,  il  va  mieux  ;  Dieu  et  sa  bonne  nature  l'ont 
tiré  d'affaire.  Maintenant  il  peut  être  question  de  Wolfgang  sans  que  son  nom  me 
soit  un  coup  de  poignard  dans  le  cœur  chaque  fois  qu'on  le  prononce.  »  Le  jour 
que  sa  mère  atteignit  sa  soixante-douzième  année,  Goethe  reçut  d'elle  une  let- 
tre, et  sur  l'adresse  de  celte  lettre  une  main  inconnue  avait  tracé  ces  mots  :  «Dieu 
aurait  dû  faire  tous  les  hommes  de  cette  trempe.  »  Parmi  les  traits  caractéristi- 
ques que  Goethe  tenait  de  sa  mère,  née  sur  les  bords  du  Rhin,  n'oublions  pas  de 
mettre  cette  verve  mordante,  celle  causticité  de  bon  aloi  qui  coulait  dans  sa  veine 
comme  un  flot  de  Rudesheimer  ou  de  Joannisberg.  La  mère  de  Goethe  était  une 
femme  alerte  et  de  bonne  humeur.  Mariée  à  seize  ans,  elle  en  avait  à  peine  dix- 
sept  lorsqu'elle  donna  le  jour  à  son  fils.  «  Wolfgang  et  moi,  disait-elle,  noug'nous 
sommes  toujours  entendus  à  merveille  ;  cela  vient  de  ce  que  nous  avons  été  jeu- 
nes en  même  temps.  La  diflerence  d'âge  qui  le  séparait  de  son  père  n'existait 
pas  entre  nous  deux.»  Ce  père  était  un  homme  froid  et  circonspect,  un  bourgeois 
tiré  au  cordeau,  de  la  ville  impériale  de  Francfort,  qui  mesurait  ses  pas  et  réglait 
sa  vie  avec  méthode.  Goethe  le  rappelait  dans  ses  formes  et  dans  sa  démarche. 

Goelhe  sentit  profondément  la  perte  qu'il  avait  faite.  Vainement  il  s'efforça  de 
ne  rien  témoigner  de  sa  douleur  :  plusieurs  mois  après,  sa  douleur  se  trahissait 
encore  à  son  insu.  Dans  Charles-Auguste,  Goethe  perdait  le  dernier  de  ses  amis, 
le  dernier  membre  de  celte  union  de  génie  et  de  gloire  qui  avait  donné  son  grand 
siècle  à  l'Allemagne.  Déjà,  depuis  longtemps,  il  avait  vu  partir  l'un  après  l'autre 
Herder,  Wieland,  Schiller;  et  maintenant  la  mort  venait  d'abattre  Charles- 
Auguste,  le  chêne  royal  sous  lequel  toutes  ces  renommées  avaient  pris  leurs 
ébats  en  des  jours  plus  heureux,  et  dont  les  rameaux  avaient  donné  de  l'ombre  à 
sa  vieillesse.  Charles-Augusle  mort,  Goethe  sentait  que  désormais  pour  lui  tout 
était  accompli  {nun  isl  ailes  vorbei).  Il  se  voyait  seul,  égaré  parmi  les  générations 
nouvelles,  sans  autre  abri  que  le  passé.  Dans  la  mort  de  son  auguste  ami,  c'était 
sa  propre  fin  qu'il  déplorait,  et  son  émotion  élait  d'autant  plus  vive  et  plus  pro- 
fonde, qu'elle  avait  sa  source  dans  son  égoïsme. 

Bien  entendu  que  ce  découragement  dont  il  fut  atteint  vers  ses  derniers  jours 


(JOETHE.  Si) 

lui  venail  seulement  de  la  ronsrieuce  qu'il  avait  acquise  que  désormais  son  acli- 
vitù  avait  touché  à  son  terme  dans  cetle  vie.  Dans  les  regrets  qu'il  donnait  à 
Charles-Auguste,  le  dernier  représentant  au  (rône  d'un  âge  aiujuel  il  avait  com- 
muniqué, lui  Goethe,  l'impulsion  souveraine,  la  misérable  inquiétude  du  favori 
qui  craint  de  manquer  de  prolecteur  dans  l'avenir  n'entrait  pour  lien.  Je  ne 
soutiendrai  pas  que  la  douleur  que  le  poëte  ressentit  de  celte  perte  n'ait  point  été 
plus  profonde,  plus  âpre  et  plus  sincère  que  celle  de  l'ami  ;  mais,  on  peut  le  dire, 
le  cœur  de  Goethe  fut  toujours  fermé  h  d'indignes  calculs  d'intérêt  personnel, 
(pie,  du  reste,  les  circonstances  ultérieures  n'eussent  point  justiliés.  (]es  nohies 
sentiments  à  l'égard  du  prince  de  la  pensée  en  Allemagne  étaient  héréditaires 
dans  la  famille  de  Saxe-Weimar.  Charles-Auguste,  en  mourant,  les  légua  à  son 
lus  avec  la  couronne,  et  Goethe  trouva  jusqu'à  la  fin  dans  Charles-Frédéric,  son 
royal  élève,  les  délicates  prévenances  et  la  généreuse  sympathie  dont  il  ne  cessa 
jamais  d'être  l'objet  de  la  part  de  ses  souverains. 

Heureux  temps  que  ceux  vers  lesfjuels  Goethe  se  reportait  alors  par  le  souve- 
nir !   Quelle  cour  que  celle  de  Weimar,  aux  jours  où  florissait  Charles-Auguste  ! 
D'un  coté,  Wieland,  Herder,  Schiller,  Goethe,  tout  ce  que  le  génie  a  d'honneur 
et  de  gloire  pour  un  règne;  de  l'autre,  Charles-Auguste,  les  princesses  Anne- 
Amélie,  Louise  et  Maria-Paulowna,  tout  ce  qu'un  règne  a  de  protection  intelli- 
gente, de  sollicitude  généreuse,  de  grâce  aimable  pour  le  génie  qui  doit  le  rele- 
ver dans  l'avenir.  Ces  nobles  princesses  se  succédèrent  dans  la  cour  de  Weimar, 
pendant  l'espace  d'environ  un  siècle,  et  Goethe  vécut  assez  pour  les  connaître 
et  les  apprécier  toutes  trois.  Ce  fut  toujours,  entre  ces  augustes  personnes  et  le 
grand  poète  qui  eut  l'honneur  d'être  admis  dans  leur  intimité,  un  rare  commerce 
de  sentiments  généreux  et  de  belles  pensées.  En  échange  de  la  sollicitude  si 
délicate  et  si  tendre,  des  prévenances  si  intelligentes,  des  sympathies  de  toute 
espèce  dont  elles  ne  cessèrent  d'environner  le  génie,  Anne-Amélie,  Louise  et 
Mai'ia-Paulowna  eurent,  chacune  à  son  tour,  les  prémices  de  ses  moissons.  Goethe 
leur"^l-isait  ses  projets,  ses  plans,  ses  idées  sur  la  nature  et  l'esthétique.  H  leur  fai- 
sait part  de  son  œuvre  encore  inachevée  ,  et  prenait  conseil  d'elles,  heureuses  de 
recevoir  en  secret  les  premières  confidences  du  poëte.  Goethe  ne  parlait  jamais 
de  ces  trois  nobles  princesses  sans  rendre  hommage  aux  égards  qu'elles  avaient 
eus  pour  lui,  et  disait  volontiers  que  leur  protection  affectueuse  nxa'ii  ennobli  et 
divi'^é  sa  jeunesse,  enrichi  el  comblé  de  bonheur  son  âge  mûr,  et  rcjoin  et  paré  sa 
vieillesse.  Ce  fut  sur  le  tombeau  de  la  duchesseAnne-Amélie  que  Goethe  prononça 
ces  belles  paroles,  qu'on  pourrait  presque  lui  adresser  :  «  Oui,  c'est  le  privilège 
des  nol)les  natures,  que  leur  passage  dans  les  régions  supérieures  est  une  béné- 
diction comme  leur  séjour  ici-bas;  que  d'en  haut,  étoiles  de   lumière,  elles 
brillent  à  nos  yeux  comme  des  points  vers  lesquels  nous  devons  diriger  notre 
course  dans  une  traversée  trop  souvent  troublée  par  les  orages  ;  et  que  ces 
mêmes  êtres  que  nous  avons  aimés  dans  la  vie ,  bienveillants  et  secourables, 
désormais  bienheureux,  attirent  encore  vers  eux  nos  regards  avides.  «  Le  règne 
de  Charles-Auguste  a  placé  Weimar  entre  Athènes  et  Florence.  C'est  le  siècle 
de  Louis  XIV  en  famille,  dans  un  petit  duché  d'Allemagne.  Le  grand  siècle, 
avec  moins  de  magnificence  et  de  faste,  sans  doute,  mais  aussi  avec  plus  de 
loyauté,  de  franchise  honnête  et  sincère.  La  nature,  en  doimant  à  ces  activités 
un  plus  étroit  espace  pour  théâtre,  resserre  les   liens  de  sympathie   qui  les 
unissent  ,  en  même  temps  cpi'elle  rend  impossible  la  personnalité  absorbante 

1-2 


90  (ÎOETIIE. 

<lii  monar(|UC.  Vous  ne  (lislin^iioz  pas  le  poêle  du  Grand-Duc  ;  Tun  el  l'autre 
porlenl  les  mômes  insignes,  habitenlle  même  palais.  Leciuel  des  deux  règne' 
AVeimar  dit  (pie  e'esl  Charles-Augusie,  le  monde  dit  »pie  c'est  Goethe,  et  Charles- 
Auguste  laisse  dire  le  monde.  Au  palais  ducal,  chez  Goethe  ;  à  Tierfurlh,  dans  la 
villa  de  la  princesse  Amélie,  on  discute,  ou  lit,  on  critique  ;  les  chefs-d'œuvre 
naissent  sans  ciïoi'ts  :  partout  le  simple  amour  des  lettres,  partout  le  culte  des 
idées  ;  à  peine  si  le  hruit  rpie  l'empereur  fait  en  passant  interrompt  pour  quel- 
»pics  jours  les  études,  qui  reprennent  bientôt.  Quels  temps  !  Goethe  les  a  vus  s'ac- 
(■omi)lir  et  passer;  il  a  vu  s'éteindre  une  à  une  les  étoiles  de  Weimar,  satellites 
de  sa  gloire,  et  longtemps  encore  après  elles  son  astre  errant  dans  le  vide  des 
cieux  a  jeté  çà  et  là  sur  la  terre  de  mélancoliques  rayons.  Il  est  resté  le  dernier 
de  la  famille,  seul  avec  ce  chêne  du  Kickclhalm',  qui  })orte  leurs  grands  noms 
écrits  au  cœur  de  son  écorce,  seul  comme  Ossian  pour  glorifier,  en  se  contem- 
plant lui-même,  les  esprits  des  héros  trépassés,  et  c'est  dans  celte  attitude  im- 
posante qu'il  nous  est  apparu.  Goethe  résume  en  lui  tout  le  mouvement  intel- 
lectuel du  nord  de  l'Allemagne  au  dernier  siècle  :  il  a  le  lyrisme  de  Schiller,  l'idéa- 
lisme de  Herder,  le  sentiment  plastique  de  Wieland;  il  leur  a  survécu  par  celte 
loi  de  la  nature  qui  consacre  la  force  en  tonle  chose. 

Maintenant  il  nous  reste  à  demander  grâce  au  lecteur  pour  les  développe- 
ments de  ces  études,  hien  longues,  en  effet,  si  l'on  envisage  noire  propre  fai- 
blesse, mais  encore  incomplètes,  eu  égard  à  l'immeusilé  du  sujet.  11  y  a  des 
hommes  en  face  desquels  on  ne  saurait  s'arrêter  trop  long-temps  ,  car  ils  sont 
eux-mêmes  un  point  de  station  dans  l'histoire  de  la  pensée  humaine,  car  ils 
sont  à  la  fois  le  but  oii  tendait  le  passé  ,  et  le  point  d'où  les  générations  nou- 
velles s'élancent  vers  l'avenir. 

'  Clièno  majestueux  qui  s'élève  non  loin  de  cette  heureuse  cliaiunière  du  Ivickellialiu,  où  Goethe 
se  retira  ([uclques  jours  pour  écrire,  nu  milieu  du  plus  romantique  paysage,  le  cinquième  acte  de 
0:1  Iphirjciüe,  et  sur  lequel  on  lit  encore  son  nom,  inscrit  de  sa  propre  inain,  auprès  de  ceux  de  Her- 
der, de  Gleim,  de  Lavatcr,  de  Wieland,  de  Sdiiller.  Du  reste,  ce  chêne  n'est  pas  le  seul  privilé- 
jtié  dans  la  forêt,  et  l'on  en  trouve  çà  et  lu  hien  d'autres,  illustrés  aussi  par  des  inscriptions  cliar- 
niantes,  dont  le  sens,  toujours  niélancolique.  comme  il  convient  au  recueillement  solitaire  du  lieu, 
rappelle  les  heaux  jours  d'une  jeunesse  ardente  et  poétique  passée  au  sein  de  la  nature.  Ces  insciip- 
tions  sont  de  Goethe,  de  Sclulier,  de  Herder.  Les  grands  cerl's  de  laTliuriiige,  errant  au  clair  de 
lime,  éveillent  dans  Les  hois  de  mélodieux  souvenirs,  et  la  feuille  cju'ils  broutent  leur  jiai'le  de  ^^'cr- 
tlier  et  d'Oheron. 


UUUUUUUUUUUUUUUUlfUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUlfUUUUUUüUUUUUVUUUUUUUUUUUU 


AVANT-PROPOS. 


Le  travail  que  nous  duniious  aujourd  luii  au  lecleur  est  le  résultat  de 
trois  ans  d'études  et  de  méditations  sur  le  poème  de  Goethe,  la  traduction 
complète,  sans  aucune  espèce  d'interpolation,  des  Deux  Premières  Parties, 
qui,  avec  les  Paralipomènes  récemment  découverts  et  qui  terminent  ce 
volume,  forment  le  cycle  tout  entier  du  Faust  de  Goethe.  Avant  nous,  déjà 
les  travaux  si  remarqués  de  M.  Ampère  dans  le  Globe,  et  de  M.  Lerniinier 
dans  Au-delà  du  Rhin,  avaient  appelé  l'attention  du  puhlic  sur  le  second 
Faust,  mais  seulement  en  passant,  à  vol  d'oiseau,  comme  fait  la  critique 
ou  l'analyse.  Nous  pouvons  donc  dire  que  nul  essai  de  traduction,  même 
fragmentaire,  n'avait  encore  été  tenté  lorsque  nous  puhliàmes,  il  y  ajuste 
nn  an,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  le  morceau  qu'on  vient  de  lire, 
alors  accompagné  de  plusieurs  scènes  et  du  troisième  acte,  l'acte  d'Hélène 
tout  entier. 

Notre  système  de  traduction  est  hien  simple.  Nous  avons  cherché,  autant 
qu'il  était  en  nous,  à  concilier  le  sentiment  poétique  à  une  fidélité  scrupu- 
leuse au  texte  de  Goethe,  à  animer  la  lettre  avec  l'esprit,  traduisant  en  vers 
les  chansons,  les  chœurs  de  Sylphes  et  de  Nymphes,  tous  les  morceaux  où 
la  fantaisie,  la  grâce  allemande,  l'enthousiasme,  en  un  mot  les  qualités 
de  l'imagination,  dominent;  en  prose,  les  scènes  qui  appartiennent  à  la 
discussion  philosoj)hique,  à  la  théorie,  aux  controverses  de  tout  genre,  ou 
se  rattachent  au  mouvement  de  l'action  dramatique.  Toute  œuvre  d'ima- 
gination se  compose  de  deux  éléments  bien  distincts,  même  dans  leur 
fusion  apparente  :  il  y  a  dans  la  poésie  la  plus  élevée,  dans  la  poésie 
transcendante  d'Homère,  d 'Alighieri,  de  Shakspeare  et  de  Goethe,  il  y  a 

prose  et  le  vers,  le  récitatif  et  l'aria  ;  nous  avons  traduit  le  récitatif  en 


y>2  AVANT-PKOPOS. 

prose,  nous  coiitenlant  de  mettre  en  vers  l'idée  mélodieuse,  la  musique. 
On  le  voit,  cette  méthode  pouvait  seule  convenir  ici  :  les  vers  pour  le 
sentiment  poétique,  pour  la  fidélité  au  sens  poétique,  à  l'idée;  la  prose 
pour  l'exactitude  littérale. 

Pour  ce  qui  regarde  le  texte  de  Goetlie,  nous  nous  sommes  attaché  à  le 
rendre  avec  une  exactitude  religieuse  ;  et  jamais  les  illusions  de  la  poésie 
ne  nous  ont  entraîné  hors  du  cercle  de  la  traduction.  Nous  pouvons  dire 
aussi  que  nous  ne  nous  sommes  point  avancé  à  la  légère.  Lorsqu'il  nous 
est  arrivé  de  rencontrer  un  passage  sujet  à  controverse,  nous  avons  dû 
recourir  aux  différentes  éditions,  et  lorsque  ces  éditions  ne  se  sont  point 
trouvées  d'accord  entre  elles,  ce  n'est  qu'après  avoir  mûrement  réfléchi 
aux  probahilités  logiques,  et  pris  l'avis  des  hommes  les  plus  compétents 
en  Allemagne,  que  nous  nous  sommes  décidé  pour  telle  ou  telle  inter- 
prétation. Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  nous  prendrons  un  passage 
de  la  fête  océanique  au  second  acte.  Les  Sirènes  chantent  un  hymne 
d'inauguration  aux  Kabires,  que  les  Néréides  et  les  Tritons  viennent  de 
conquérir  à  Samothrace ,  et  c'est  sur  la  reprise  de  cet  hymne  que  les 
éditions  varient  :  les  unes  portent  Wiederholt  als  Allgesancj,  c'est-à-dire, 
tout  simplement,  repris  en  chœur  ';  les  autres  Wiederholt,  als  Altgesany, 
c'est-à-dire  en  refrain  comme  un  vieux  chant  ^  On  le  voit,  il  y  a  lieu  à 
discussion;  dans  cette  incertitude  de  la  lettre,  nous  avons  dû  approfondir 
l'esprit,  et  nos  investigations  nous  ont  amené  à  nous  décider  avec  le 
docteur  Loewe  ])our  altgesang.  Du  reste,  pour  peu  que  le  lecteur  réflé- 
cliisse  à  la  situation  ,  il  se  rangera  de  notre  avis.  En  effet,  le  caractère 
grotesque  des  Kabires,  de  ces  vieilles  divinités  pélasgiques,  qu'on  repré- 
sente sous  la  forme  de  pots  de  terre;  l'ironie  des  Sirènes,  dont  le  chant 
est  un  persiftlage  d'un  bout  à  l'autre  de  la  scène,  tout  indique  que  altgesang 
est  le  mot  du  texte  original. 

Qu'il  nous  soit  permis,  en  terminant,  de  remercier  toutes  les  personnes 
dont  les  conseils  nous  sont  venus  en  aide  dans  cette  entreprise,  et  nom- 
mément M.  le  chancelier  de  Müller,  ce  noble  archiviste  de  toutes  les 
gloires  de  Weimar,  qui  s'est  empressé  avec  tant  de  bienveillance  à  mettre 
à  notre  disposition  tous  les  précieux  documents  qu'il  possède,  et,  ce  qui 
vaut  mieux  encore  que  tous  les  documents,  ses  souvenirs.  Au  reste,  cette 
bonne  grâce  dont  nous  parlons  est  naturelle  à  la  société  de  Weimar, 
société  choisie,  élégante,  et  pleine  des  traditions  de  la  grande  période  litté- 
raire, où  l'étranger  s'attarde  volontiers,  tant  elle  en  fait  les  honneurs  avec 
une  rare  complaisance. 

'  CoUm,  Stiitl[;art  et  Tiil)iiit,'f!n,    185i— I8ö(i. 
Mil.     '       1(1.  1(1.         18Ö2— i8i0. 


.liiiivu  r  18  iU. 


UUUl'UUUUUUUUUUlJUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUVUüUUUUU) 


DEDICACE. 


Vous  voilà  de  nouveau,  l'onnes  aériennes 

Qui  flottiez  à  mes  yeux  dans  la  lumière  et  l'or. 

Tenterai-je  à  présent  d'arrêter  votre  essor? 

Et  mon  cœur,  tout  flétri  par  l'âge  et  par  les  peines, 

Vers  ces  illusions  incline-t-il  encor? 

Oh  !  venez,  approchez  ;  fort  hien,  douces  images  ; 

Car  tandis  que  du  sein  des  humides  nuages 

Je  vous  vois  aujourd'hui  vous  élancer  vers  moi, 

0  merveille  !  je  sens  mon  cœur  tout  en  émoi 

Tressaillir  de  jeunesse  à  l'influence  étrange 

Du  vent  frais  qui  vers  moi  pousse  votre  phalange. 

Vous  portez  avec  vous  les  traits  de  jours  heureux, 
Et  je  vois  s'élever  plus  d'une  onihre  chérie  ; 
Comme  une  voix  ancienne  et  presque  évanouie, 
Les  premiers  sentiments  du  printemps  de  la  vie, 
L'amour  et  l'amitié,  me  reviennent  tous  deux. 
La  douleur  se  ranime,  et  la  plainte  déplore 
Le  labyrinthe  humain  et  son  cours  tortueux. 
Et  nomme  tous  les  bons  qui,  déçus  à  l'aurore. 
Par  l'éclair  du  bonheur  trompés  aux  jours  heureux, 
Se  sont  évanouis,  hélas  !  devant  mes  yeux. 

Non,  vous  n'entendrez  point  les  chants  que  j'ai  fait  suivre, 

Nobles  âmes  à  qui  j'ai  chanté  le  premier; 

La  multitude  amie  a  doue  cessé  de  vivre  ; 

L'écho  des  premiers  jours  s'est  perdu  tout  entier. 

Ma  plainte  retentit  pour  la  foule  incomuie, 

Et  ses  bravos  ne  font  (|ue  me  serrer  le  cœur  ; 


u 


DÉDICACE. 

Kt  tous  ceux  t[ui  trouvaient  l'oubli  de  lu  douleur 
Dans  les  eliauts  échappés  à  ina  |)oitriue  éuuie; 
Tous  ceux  ({ue  ma  parole  a  jadis  embrasés, 
S'ils  vivent,  dans  le  monde,  hélas!  sont  dispersés. 

Et  j'éprotae  en  mon  cœur  pour  ce  vague  domaine. 
Ce  monde  des  Esprits  si  calme  et  si  charmant, 
Une  ai-deur  dont  j'avais  perdu  le  sentiment. 
Mon  chant  Hotte,  pareil  à  la  harpe  éolienne. 
En  sons  mystérieux;  dans  la  vapeur  sereine, 
Un  frisson  me  saisit,  un  frisson  enchanté  ! 
Mes  pleurs  coulent  ;  le  cœur  sent  sa  rigidité 
S'amollir  et  se  fondre  à  ce  vent  doux  et  tiède. 
,Ie  vois  dans  le  lointain  tout  ce  (jue  je' possède, 
Et  ce  (jui  m'avait  fui  devient  réalité  ! 


uuuuuuuuuuvi;uuuuuuuuuuuuyui/auuiruAuiju;DU\/i;L-uuuifuuuuuuuuuuvuuuvuu\/ 


PROLOGUE  SUR  LE  inÉATRE. 


LE  DIRECTEUR, 
LE  POETE  DRAMATIQUE,  T.E  PERSONNAGE  BOUFEON. 


Le  DiRECTEiR.  Vous  (leiix,  qui  m'avez  si  souvent  assisté  dans  la  misère 
elles  tribulations,  dites-moi  franchement  ce  que  Yons  espérez  en  Allemagne 
de  notre  entreprise.  Je  souhaite  fort  de  plaire  h  la  multitude,  d'autant 
plus  qu'il  n'y  a  qu'elle  pour  vivre  et  faire  vivre.  Les  pieux  sont  fichés,  les 
planches  sont  dressées,  et  chacun  se  promet  une  fête.  Déjà  les  spectateurs 
sont  assis,  immobiles,  les  sourcils  élevés,  et  ne  demandent  qu'à  admirer. 
Je  sais  comment  on  se  concilie  l'esprit  du  public  ,  et  cependant  je  n"ai 
jamais  senti  pareille  inquiétude.  11  est  vrai  de  dire  que,  sur  l'article  des 
chefs-d'œuvre,  ils  ne  sont  pas  gâtés;  mais  ils  ont  effroyablement  lu. 
Comment  ferons-nous  pour  que  tout  leur  paraisse  neuf  et  leur  plaise 
et  les  intéresse?  Car,  à  vrai  dire,  j'aime  à  voir  la  multitude  lorsqu'elle  se 
précipite  à  torrents  sur  nos  tréteaux,  et  s'engouffre,  au  milieu  des  coups 
et  des  ruades,  par  la  petite  porte  de  grâce.  En  plein  jour  déjà,  avant 
quatre  heures,  ils  assiègent  les  bureaux,  et,  comme  en  un  temps  de  disette 
on  se  bat  pour  un  pain  à  la  porte  du  boulanger,  ils  se  rompent  le  cou 
pour  un  billet.  Il  n'y  a  que  le  poëte  qui  soit  capable  d'accomplir  ce 
miracle  sur  tant  de  gens  divers;  mon  ami,  faites-le  de  grâce  aujourd'hui. 

Le  poète.  Oh  !  ne  me  parle  pas  de  cette  foule  diaprée  dont  l'aspect 
seul  effarouche  l'inspiration  ;  cache-moi  la  multitude  turbulente  qui  nous 
pousse  à  l'abîme  malgré  nous.  Non,  conduis-moi  dans  ce  coin  retiré  du 


m  PROLOGUE  SUR   LE  THEATRE. 

ciel  où  ileuril  une  joie  piiro  pour  le  seul  poëlo  ;  où  l'amour  cl  l'aniilié, 
l)énécliclioii  de  noire  cœnr,  créent,  exécnlent  avec  la  main  des  dieux. 

ITélas!  ce  qui  jaillit  alors  du  fond  de  notre  âme,  ce  que  bégayent  nos 
lèvres  tremblantes,  tantôt  bien,  tantôt  mal  venu,  disparaît,  englouti  dans 
le  transport  impétueux  du  moment.  Souvent  aussi,  après  avoir  traversé 
des  siècles,  il  se  relève  dans  la  plénitude  de  sa  l'orme.  Ce  qui  brille  est 
né  pour  le  moment;  le  vrai  beau  n'est  jamais  perdu  pour  la  postérité. 

Le  personnage  bouffon.  Si  on  voulait  ne  pas  toujours  parler  de  la 
postérité!  Supposez  qne  moi  je  voulusse  parler  de  la  postérité,  qui  se 
cbargerait  de  divertir  mes  contemporains?  Ils  veulent  cependant  s'amuser, 
eux;  il  faut  qu'ils  s'amusent.  La  présence  d'un  brave  garçon  est,  à  mon 
sens,  toujours  bien  quelque  cbose.  Qui  sait  communiquer  dignement  ses 
pensées,  n'a  rien  à  redouter  des  caprices  du  peuple;  plus  l'assemblée  est 
nombreuse,  plus  il  est  certain  de  l'émouvoir.  Ainsi  donc,  bon  courage! 
et  montrez-vous  en  maître.  Que  l'imagination  se  produise  avec  tout  son 
cortège  de  raison,  d'esprit,  de  sentiment,  de  passion;  mais  n'ayez  garde 
d'oublier  la  folie. 

Le  niRECTEiTx.  ^iais  surtout  que  la  part  de  l'action  soit  large  !  On  vient 
pourvoir,  on  veut  voir  à  toute  force.  Si  le  tissu  se  complique  de  tant  de 
cboses  que  la  foule  en  reste  les  yeux  béants  d'admiration,  vous  avez  gagné 
votre  cause,  vous  êtes  un  bomme  adorable.  C'est  par  la  masse  seulement 
que  vous  agirez  sur  la  masse.  Chacun,  après  tout,  cherche  quelque  chose 
qui  lui  convienne.  Qui  apporte  beaucoup  en  apporte  pour  tout  le  monde, 
et  chacun  s'en  va  du  spectacle  satisfait.  Donnez  vous  une  pièce,  donnez-la 
en  pièces  ;  un  tel  ragoût  vous  réussira  ;  qu'il  puisse  être  facilement  servi, 
aussi  facilement  qu'imaginé.  Que  sert-il  de  produire  un  tout  harmonieux? 
le  public  aura  bientôt  fait  de  vous  le  tailler  en  pièces. 

Le  poète.  Mais  vous  ne  sentez  donc  pas  combien  un  pareil  métier  est 
pitoyable,  combien  il  répugne  au  vrai  poète?  Le  barbouillage  de  ces 
messieurs  est  déjà  en  honneur  chez  vous,  à  ce  que  je  vois. 

Le  DiRECTEiR.  Le  reproche  ne  m'atteint  pas.  Un  homme  qui  songe  à 
bien  travailler  doit  s'en  tenir  au  meilleur  outil.  Figurez-vous  que  vous 
avez  à  fendre  du  bois  mou,  et  voyez  pour  qui  vous  écrivez.  Si  le  désœu- 
vrement nous  amène  celui-ci,  celui-là  sort  de  table  tout  gorgé  d'un  repas 
copieux;  et,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  plus  d'un  vient  de  lire  les  gazettes.  On  arrive 
tout  distrait  chez  nous  comme  on  court  à  la  mascarade,  et  la  curiosité 
seule  met  des  ailes  aux  pieds  de  chacun;  les  dames  et  leur  toilette  se 
donnent  en  spectacle,  et  jouent  gratis.  Que  rêvez-vous  là-haut,  sur  ces 
cimes  poétiques?  La  belle  gloire,  en  vérité,  qu'nne  salle  pleine  !  Regardez 
de  près  vos  protecteurs  :  une  moitié  d'entre  eux  est  froide,  l'autre  grossière. 
L'un,  après  le  spectacle,  se  promet  une  partie  de  cartes;  l'autre,  une  folle 
nuit  dans  les  bras  de  sa  maîtresse.  Qu'avez-vous ,  pauvres  insensés,  à 
fatiguer,  pour  de  pareilles  tins,  les  douces  Muses?  Je  vous  le  dis,  donnez 
davantage,  et  toujours,  toujours  davantage;  ainsi,  vous  ne  risquez  pas  de 


PHOLOGUE   SUR    LU  Till':  A  tri;.  97 

iiianqnor  voire  but.  Clicrchoz  à  iiilrigiicr  les  liominos;  les  conlcnlor  est 
(liniciie.  Mais  qii'esl-cc  qui  vous  prend?  ravissement?  douleur? 

Lk  poète.  Va-t'en,  et  te  procure  un  autre  esclave  !  x\insi,  pour  le  l'aire 
plaisir,  le  poêle  doit  follement  et  de  gaieté  de  cœur  renoncer  à  son  plus 
beau  droit,  droit  d'iiomme  qu'il  tient  de;  la  nature?  l'ar  quelle  puissance 
remne-t-il  tous  les  cœurs,  par  quelle  puissance  soumet-il  les  éléments, 
si  ce  n'est  par  l'accord  qui  remplit  son  être  et  reconstruit  le  monde  dans 
son  cœur?  Tandis  que  la  Nature,  ouvrière  indifférente,  tourne  autour  du 
fuseau  la  longueur  éternelle  du  fil  ;  tandis  que  la  multitude  discordante  des 
êtres  se  confond  pèle-môle  et  dans  la  dissonance,  qui  sépare  la  file  tou- 
jours uniforme  pour  la  vivifier,  pour  lui  donner  le  mouvement  et  le 
nombre?  Oui  appelle  l'individu  à  la  consécration  générale,  à  la  vie  puis- 
sante, barmonieuse?  Qni  soulève  les  orages  des  passions?  Qui  fait  luire  le 
crépuscule  dans  la  disposition  sérieuse?  Qui  sème  toutes  les  belles  fleurs 
du  printemps  sur  les  pas  de  la  bien-aimée?  Qni  tresse  les  feuilles  vertes, 
les  feuilles  insignifiantes  en  couronnes  de  gloire  à  distribuer  aux  mérites 
de  toute  espèce?  Qui  soutient  l'Olympe,  assemble  les  dieux?  —  La  force 
de  l'bomme,  dont  le  poêle  est  la  révélation. 

Le  personnage  bouffon.  Eh  bien  !  servez-vous  donc  de  ces  belles  facultés, 
et  poursuivez  les  travaux  poétiques  comme  on  poursuit  une  aventure 
d'amour.  On  s'approche  par  hasard,  on  s'enflamme,  on  reste,  et  pen  à  ])eu 
on  se  trouve  pris;  le  bonheur  croît,  l'attaque  commence  enfin;  on  est 
ravi;  puis  arrive  le  chagrin,  et,  sans  qu'on  s'en  doute,  voilà  tout  un 
roman.  Donnez-nous  une  comédie  de  ce  genre;  taillez  en  plein  drap  dans 
la  vie  humaine;  chacun  la  mène,  peu  de  gens  la  connaissent,  et  là  où 
vous  toucherez  juste,  l'intérêt  ne  fera  pas  défaut.  Dans  un  grand  luxe 
d'images  variées,  peu  de  clarté,  beaucoup  d'erreurs  et  une  imperceptible 
étincelle  de  vérité  ;  c'est  ainsi  qu'on  bâtit  le  plus  excellent  ouvrage  qui  ait 
jamais  rafraîchi,  édifié  tout  nu  monde.  Alors  la  plus  belle  fleur  de  la 
jeunesse  se  rassemble  autour  de  votre  pièce,  attentive  à  cbaque  révélation; 
alors  chaque  sentiment  délicat  puise  dans  votre  œuvre  un  mélancolique 
aliment;  c'est  tantôt  ceci,  tantôt  cela  qu'on  remue,  et  chacun  voit  repré- 
senté ce  qu'il  porte  dans  son  cœur.  Vous  en  voyez  disposés  au  rire  comme 
aux  larmes;  ils  honorent  les  efforts  du  poêle,  applaudissent  à  l'illusion. 
Pour  l'homme  déjà  fait,  rien  n'est  bon;  mais  on  peut  compter  sur  la 
reconnaissance  du  néophyte. 

Le  poète.  Rends-les-moi  donc  ces  temps  oi'i,  moi  aussi,  je  vivais  dans 
l'avenir,  lorsqu'une  source  de  chants  comprimés  jaillissait  sans  tarir, 
lorsque  des  nuages  me  voilaient  le  monde,  que  les  boutons  me  promettaient 
encore  des  merveilles,  lorsque  je  cueillais  les  mille  fleurs  qui  remplissaient 
tous  les  riches  vallons.  Je  n'avais  rien,  et  cependant  j'avais  assez,  l'élan 
vers  la  vérité!  la  soif  des  illusions  !  llends-moi  ces  penchants  indomptés, 
le  bonheur  profond  et  déchirant,  la  force  dans  la  haine,  la  puissance  dans 
l'amour.  Oh!  rends-moi  ma  jeunesse! 

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98  PROLOGUK  SUR   LE  THEATRE. 

Le  PKRSONNAGi'  imiTFON.  Li  joiincssc,  mon  bon  ami  !  lu  pourrais  l'invo- 
quer si  les  ennemis  le  pressaient  dans  la  balaille  ,  si  de  jeunes  filles 
agayanles  se  pendaienl  ardemment  à  ton  cou,  si  lu  voyais  de  loin  la  cou- 
ronne olympique  se  balancer  au  but  difficile  à  atteindre,  s'il  te  fallait,  au 
sorlir  de  la  danse  furieuse,  passer  tes  nuits  dans  l'orgie;  mais  moduler 
avec  grâce  et  puissance  sur  la  lyre  accoutumée;  tendre,  à  travers  de  doux 
égarements,  vers  un  but  qu'on  s'est  soi-même  proposé  :  voilà,  messieurs 
les  vieillards,  ce  qui  doit  vous  occuper;  eî,  pour  cela,  nous  ne  vous  en 
eslimons  pas  moins.  La  vieillesse  ne  nous  fait  point  tomber  en  enfance, 
comme  on  dit;  elle  nous  trouve  encore  de  vrais  enfants. 

Le  directeur.  Assez  de  paroles,  montrez-moi  enfin  des  actions;  tandis 
que  vous  rivalisez  là  de  compliments,  on  pourrait  aviser  à  quelque  cbose 
d'utile.  A  quoi  bon  tant  parler  de  la  disposition  oi^i  l'on  doit  être?  Croyez- 
vous  que  l'incertitude  l'évoque  jamais?  Vous  vous  donnez  pour  des  poêles; 
alors  commandez  à  la  poésie.  Vous  savez  ce  qu'il  nous  faut;  nous  voulons 
des  liqueurs  fortes,  donnez-m'en  quelqu'une  sur-le-champ.  Ce  qu'on  ne 
fait  pas  aujourd'hui  ne  sera  pas  fait  demain.  Gardons-nous  de  perdre  nn 
jour  dans  l'hésitation.  Que  la  résolution  saisisse  vaillamment  aux  cheveux 
le  possible,  et  ne  le  lâche  pas  ;  qu'elle  agisse  donc,  puisqu'il  le  faut.  Vous 
le  savez,  sur  nos  scènes  allemandes,  chacun  essaie  ce  qu'il  peut;  aussi  ne 
m'épargnez  aujourd'hui  ni  les  décorations  ni  les  machines.  Mettez  en 
oeuvra  la  grande  et  la  petite  lumière  des  cieux;  vous  pouvez  semer  les 
étoiles  à  pleines  mains.  D'eau,  de  feu,  de  rochers  escarpés,  d'animaux  et 
d'oiseaux,  nous  n'en  manquons  pas.  Ainsi,  enjambez  dans  cet  étroit  édifice 
de  planches,  enjambez  le  cercle  entier  de  la  création  ;  et,  dans  votre  essor 
rapide  et  calculé,  allez  du  ciel,  par  le  monde,  à  l'enfer. 


UUUUl/UUUUUUUUUUVUUm/Ul/UUUUVUUlfUUl/l/UUUUUUUUUUUUUUUUUU'JUUUUUUUUUV 


PROLOGUE  DANS  LE  CIEL' 


LE  SEIGNEUR,  LES  PHALANGES  CÉLESTES,  plis  MEPHISTOPIIÉLÈS. 

LES  TROIS  ARCHANGES  süvancent. 


Raphaël.  Le  soleil,  selon  son  anli(|ue  manière,  luit  su  partie  dans  le 
chant  alterné  des  sphères,  et  sa  conrse  prescrite  se  termine  par  le  rou- 
lement du  tonnerre.  Son  regard  donne  aux  anges  la  force,  lors  même 
que  nul  ne  peut  l'approfondir;  les  œuvres  sublimes,  insaisissables,  sont 
belles  comme  au  premier  jour. 

Gabriel.  Et  vite,  et  inconcevablcment  vite^  la  magnificence  de  la  terre 
tourne  autour,  et  la  splendeur  du  paradis  se  change  en  la  nuit  profonde 
et  ténébreuse.  La  mer  écumante  se  soulève,  dans  sa  vaste  étendue,  sur 
le  lit  profond  des  rochers;  et  rochers  et  mer  sont  entraînés  dans  la 
course  éternellement  rapide  des  sphères. 

Michel.  Et  les  tempêtes  mugissent  à  l'envi,  de  la  mer  au  rivage,  du 
rivage  à  la  mer,  et,  dans  leur  courroux,  forment  tout  autour  une  chaîne 
impétueuse.  La  désolation  llamboyante  précède  l'éclat  de  la  foudre  ; 
cependant,  tes  messagers.  Seigneur,  adorent  le  cours  paisible  de  ton  jour. 

A  TROIS.  Ton  regard  donne  aux  anges  la  force,  quand  nul  ne  peut 
t' approfondir  ;  et  toutes  les  œuvres  sublimes  sont  splendides  comme  au 
premier  jour. 

Méphistophélès.  0  Maître!  puisque  tu  te  rapproches  une  fois,  et  de- 
mandes comment  tout  se  passe  chez  nous,  de  même  que  tu  me  voyais 
jadis   volontiers   d'ordinaire,    tu    me    revois  encore   au   milieu   de    tes 


10(1  l'KOLOC.  l'K   DANS   LK   ClKL. 

l'amiliuis.  l'ardoiiiie  ;  jo  no  sais  pas,  moi,  faire  do  grands  mois,  diiss6-jc 
m'exposcn-  aux  hiiécs  do  la  compagnie;  et  d'ailleurs  mon  pathos  te  por- 
terait certainement  au  rire,  si  tu  n'avais  perdu  l'habitude  du  rire.  Du 
soleil  et  des  mondes,  je  ne  sais  rien  dire;  je  ne  vois  qu'une  chose:  la 
misère  des  hommes,  i.e  petit  dieu  du  monde  est  toujours  de  la  memo 
trempe,  et,  certes,  aussi  curieux  qu'au  premier  jour.  11  vivrait  un  peu 
mieux,  ne  lui  eusses-tu  pas  donné  le  reflet  de  la  céleste  lumière; 
il  l'appelle  Raison,  et  ne  s'en  sert  ([ue  pour  être  plus  bestial  que  la  bete. 
11  me  parait,  n'en  déplaise  à  votre  Grâce,  une  de  ces  sauterelles  aux 
pattes  allongées,  qui  volent  toujours  et  sautent  en  volant,  et  n'en  chantent 
ni  plus  ni  moins  leur  vieille  chanson  dans  l'iicrhe.  Encore,  s'il  pouvait 
toujours  rester  dans  l'herbe!  mais  non,  il  faut  qu'il  fourre  son  nez  partout! 

Le  Seigneur.  N'as-tu  donc  rien  de  plus  à  me  dire?  Ne  viens-tu  jamais 
que  pour  te  plaindre?  Kt  de  l'éternité,  n'existera-t-il  rien  de  bien  pour 
loi  sur  la  terre? 

Méphistopiiélès.  Non,  Maître;  francliement,  je  continue  à  trouver  là-bas 
loul  mauvais.  Les  hommes  me  font  pitié  dans  leurs  jours  de  misère; 
c'est  au  point,  les  pauvres  diables!  que  moi-même  jo  n'ai  pas  le  cœur 
de  les  tourmenter. 

Le  Seigneur.  Connais-lu  Faust? 

Méphistopiiélès.  Le  docteur? 

Le  Seigneur.  Mon  serviteur! 

Mépiiistophélès.  Oui-dà!  il  faut  avouer  (ju'il  vous  sert  d'une  étrange 
manière!  Le  fou  ne  saurait  se  nourrir  de  choses  terrestres;  l'angoisse  qui 
le  travaille  le  pousse  dans  les  espaces,  il  a  à  moitié  conscience  do  sa 
démence;  il  veut  du  ciel  les  plus  belles  étoiles,  et  de  la  tej-re  chaque 
sublime  volupté,  et,  do  loin  ou  de  près,  rien  ne  saurait  apaiser  l'insa- 
tiable aspiration  de  sa  poitrine. 

Le  Seigneur.  S'il  me  sert  aujourd'hui  dans  le  trouble,  jo  veux  bientôt 
le  conduire  à  la  lumière.  Le  jardinier  sait  bien,  lorsque  l'arbuste  verdit, 
qu'il  portera  plus  tard  fleurs  et  fruits. 

Méphistophélés.  Gageons  que  vous  perdrez  encore  celui-là,  si  vous  me 
permettez  de  l'entraîner  peu  à  peu  dans  ma  voie. 

Le  Seigneur.  Aussi  longtemps  qu'il  vivra  sur  la  terre,  aussi  longtemps 
ce  droit  te  soit  accordé!  L'homme  s'égare  tant  qu'il  cherche  son  but. 

Méphistopiiélès.  Grâces  donc;  car,  pour  les  morts,  je  no  me  suis  jamais 
trop  soucié  d'avoir  affaire  à  eux.  J'aime  mieux  les  joues  rondes  (!t  IVaiches  : 
foin  des  cadavres!  je  suis  un  peu,  à  cet  endroit,  comme  le  chat  avec 
la  souris. 

Le  Seigneur.  Bien;  jo  le  l'abandonne.  Détourne  cet  esprit  do  sa  source 
originelle;  entraîne-le,  si  tu  peux  le  saisir,  sur  la  j)ente,  avec  toi,  et 
demeure  confus  s'il  te  faut  reconnaître  qu'un  homme  bon  ,  dans  les  ténè- 
bres de  sa  conscience,  s'est  souvenu  du  droit  sentier. 

Mkphistophélés,  Très-bien  !  ([ucl  dommage  que  tout  cola  doive  durer  si 


I' MOLO  (il;  H   DANS   LI-    CHU.. 


101 


|)cii  !  Je  Ji'ai  pas  triiiquiûlutlo  sur  luon  j)ciri.  Si  j'atl(;ius  à  inoii  J)iil,  vous 
m'accordez  pleine  victoire.  Je  veux  qu'il  inorde  la  poussière,  et  avec  dé- 
lices encore,  comme  ma  laule  la  fameuse  couleuvre! 

Lk  Seignei;u.  Tu  peux  l'avancer  hardiuumt;  je  n'ai  jamais  haï  tes 
pareils.  Entre  tous  les  Esprits  qui  nient,  le  drôle  m'est  encore  le  moins  à 
charge.  L'activité  de  l'homme  est  facile  à  se  ralentir;  il  ne  tarde  pas  à  se 
laisser  aller  aux  charmes  d'un  repos  ahsolu.  Aussi  j'aime  à  lui  donner  un 
compagnon  qui  l'aiguillonne  et  qui,  môme  le  diahle,  le  pousse  à  l'œuvie. 
Mais  vous,  purs  enfants  des  dieux,  gloriliez-vous  dans  les  splendeurs  de 
la  beauté  vivante;  que  la  substance  éternelle,  active,  vous  entoure  des 
suaves  liens  de  l'amour,  et  que  votre  pensée  fixe  et  persévérante  donne 
la  forme  aux  apparitions  qui  flottent  insaisissables  ! 

(Les  ciciix  se  ferment;  les  archanj;cs  se  dispersent.) 

Méphistophélès,  seul.  De  temps  en  temps,  j'ai  plaisir  à  voir  le  vieux 
père,  et  je  me  garde  hien  de  rompre  avec  lui.  In  si  grand  seigneur  parler 
si  humainement  avec  le  diable,  c'est  très-h(!au  ! 


PREMIÈRE  PARTIE 


DE 


LA   TRAGÉDIE. 


LA  NUIT. 


Dans  une  cMmbre  liaut-voùtéo,  étroite,  gothique,  FAUST,  inquiet,  clans  un  fauteuil,  à  son  pupitre. 


Faust.  Ah!  philosophie,  jurisprudence  et 
médecine,  pour  mon  malheur!  théologie  aussi, 
j'ai  tout  approfondi  avec  une  ardeur  labo- 
rieuse ;  et  maintenant  me  voici  là,  pauvre  fou  ! 
aussi  sage  qu'auparavant.  Je  m'intitule,  il  est 
vrai,  maître,  docteur,  et,  depuis  dix  ans, 
deçà,  delà,  en  long,  en  large,  je  traîne  mes 
élèves  par  le  nez ,  —  et  vois  que  nous  ne  pou- 
vons rien  savoir!...  Voilà  ce  dont  mon  cœur 
est  presque  consumé.  En  effet,  j'en  sais  plus 
que  tous  les  sols,  docteurs,  maîtres,  clercs  ou 
moines;  aucun  scrupule,  aucun  doute  ne  me 
^  tourmente,  je  ne  crains  ni  enfer  ni  diable, 
—  el,  grâce  à  tout  cela  aussi,  toute  joie  m'est  ravie;  je  sens  que  je  ne 
sais  rien  de  bon  ;  je  sens  que  je  ne  puis  rien  enseigner  aux  hommes  pour 


iOi  FAUST. 

Ipp  roiidre  mcilloiirs  on  les  convcrlir.  Aussi  n'ai-je  ni  bions,  ni  argent, 
ni  lioiincur,  ni  crédil  clans  le  monde;  un  cliicn  ne  voudrait  pas  de  la  vie 
à  ce  prix-là:  c^cst  pourquoi  je  me  suis  adonné  à  la  magie.  Ob  !  si  par  la 
force  de  Tespril  et  de  la  parole,  certains  mystères  m'étaient  révélés!  Si  je 
n'étais  plus  obligé  de  suer  sang  et  eau  pour  dire  ce  que  j'ignore!  Si  je 
pouvais  savoir  ce  que  contient  le  monde  dans  ses  entrailles,  assister  au 
spectacle  de  toute  activité,  de  la  fécondation,  et  ne  plus  faire  un  trafic  de 
])aroles  creuses! 

Oii!  que  tu  jetasses  un  dernier  regard  sur  ma  misère,  rayon  de  la  lune 
argentée,  toi  qui  m'as  vu  tant  de  fois,  après  minuit,  veiller  à  ce  pupilre  ! 
alors  c'était  sur  un  amas  de  livres  et  de  papiers  ,  ma  pauvre  amie  ,  que  tu 
m'apparaissais!  Ilélas  !  si  je  pouvais,  sur  les  bautenrs  des  montagnes, 
errer  dans  ta  douce  lumière,  flotter  dans  les  grottes  profondes  avec  les 
Esprits,  tourbillonner  sur  les  prés  dans  ton  crépuscule,  et,  libre  de  toute 
angoisse  de  science,  me  baigner,  sain  et  sauf,  dans  ta  rosée! 

Malbeur!  dois-je  languir  encore  dans  ce  cacbot?  damné  trou  de  mu- 
raille ténébreux,  où  la  douce  lumière  du  ciel  ne  pénètre  elle-même  que 
plombée,  à  travers  des  vitraux  peints!  J'ai  pour  borizon  cet  amas  de 
livres  rongés  par  les  vers,  couverts  de  poussière,  et  qu'un  tas  de  papiers 
enfumés  entoure  jusqu'au  plafond.  Incessamment  autour  de  moi  des 
verres,  des  boîtes,  des  instruments  vermoulus,  héritage  de  mes  ancêtres. 
—  Va  cela  est  un  monde!  cela  s'appelle  un  monde! 

Et  tu  demandes  encore  pourquoi  ton  cœur  se  serre  avec  angoisse  dans 
la  poitrine?  pourquoi  une  douleur  inexplicable  arrête  en  toi  toute  pulsa- 
tion vitale,  toi  qui,  dans  la  fumée  et  la  moisissure,  au  lieu  de  la  nature 
vivante  au  sein  de  laquelle  Dieu  créa  les  bommes,  n'as  autour  de  toi  que 
squelettes  d'animaux  et  ossements  humains?  • 

Fuis!  courage!  alerte!  dans  le  libre  espace!  Eh!  ce  livre  mystérieux,  de 
la  propre  main  de  Nostradamus,  n'est-ce  point  un  guide  suffisant?  Alors 
tu  connaîtras  le  cours  des  étoiles,  et,  si  la  Nature  daigne  t'instruire,  tu 
sentiras  s'épanouir  en  toi  la  force  de  l'âme,  et  tu  sauras  comment  un 
esprit  parle  à  un  autre  esprit.  Vainement,  à  l'aide  d'un  sens  aride,  tu 
cherches  à  pénétrer  les  signes  sacrés.  Esprits,  vous  qui  flottez  autour  de 
moi,  répondez-moi  ,  si  vous  m'entendez  ! 

(11  ouvre  le  livre,  et  aperçoit  le  signe  du  Microcosme.) 

Ah!  comme  à  celte  vue  tous  mes  sens  ont  tressailli!  je  sens  la  jeune  et 
sainte  volupté  de  la  vie  büiiillonner  dans  mes  nerfs  et  dans  mes  veines. 
Était-ce  un  dieu  qui  traça  ces  signes  qui  apaisent  le  verlige  de  mon  àme, 
emplissent  de  joie  mon  pauvre  cœur,  et  dans  un  élan  mystérieux  dévoilent 
autour  de  moi  les  forces  de  la  nature?  Suis-je  un  dieu?  Tout  me  devient 
si  clair:  je  vois  dans  ces  simples  traits  la  nature  active  se  révéler  à  mon 
àme.  Maintenant,  pour  la  première  fois,  je  reconnais  la  vérité  de  celle 
parole  du  Sage:  «Le  monde  des  Esprits  n'est  point  fernié.  »   Ton  sens  est 


PUEMlKUli   l'AUTlE.  105 

obtus,  ton  cœur  est  mort!  Debout  baigne,  disci])le,   infuligablenieut  la 
poitrine  terrestre  dans  la  pourpre  de  l'aurore! 

(Il  coiilcinplc  le  signe.) 

Comme  tout  se  meut  |)our  l'œuvre  universelle!  connue  toutes  les  acti- 
vités travaillent  et  vivent  l'une  dans  l'autre!  comme  les  forces  célestes 
montent  et  descendent,  et  se  jiassent  de  main  en  main  les  seaux  d'or,  cl, 
sur  leurs  ailes  d'oii  la  bénédiction  s'exiiale,  du  ciel  à  la  terre  incessamment 
portées,  remplissent  l'univers  d'barmonie! 

Quel  spectacle!  mais,  bêlas!  rien  qu'un  spectacle.  Où  te  saisir,  ô  Na- 
ture infinie?  et  vous,  mamelles,  où?  0  vous,  sources  de  toute  vie,  aux- 
quelles se  suspendent  le  ciel  et  la  terre  !  vers  vous  le  sein  flétri  se  tourne; 
vous  coulez  à  torrents,  vous  abreuvez  le  monde,  et  moi  je  me  consume 
en  vain. 

(Il  tourne  le  feuillet  avec  dépit,  et  aperçoit  le  sij^ne  de  l'Esprit  de  la  terre.) 

Comme  autrement  agit  ce  signe  sur  moi  !  Esprit  de  la  terre,  tu  es  proclie  ; 
déjà  je  sens  mes  forces  s'accroîlre;  déjà  je  sens  en  moi  comme  l'ivresse  du 
vin  nouveau.  Je  me  sens  le  cœur  de  m'aventurer  dans  le  monde;  d'affronter 
la  misère  terrestre,  le  bonbeur  terrestre;  de  lutter  avec  les  tempêtes,  de 
ne  pas  sourciller  dans  la  débâcle  du  naufrage  :  le  ciel  se  couvre,  —  la  lune 
cacbe  sa  lumière,  —  la  lampe  meurt  !  elle  fume  !  —  des  lueurs  rouges  trem- 
blottent  sur  mes  tempes;  — un  frisson  pénétrant  tombe  d'en  baut  et  me 
saisit  !  Je  le  sens,  tu  flottes  autour  de  moi,  Esprit  que  j'invoque  !  Dévoile- 
toi  !  Ah!  quel  déchirement  dans  mon  cœur!  Vers  de  nouveaux  sentiments 
tout  mon  être  se  précipite. — Je  sens  mon  cœur  entier  se  livrer  à  loi.  — 
Apparais!  tu  le  dois,  m'en  coûtàt-il  la  vie! 

(Il  saisit  le   livre  et  prononce  mystérieusement  le  signe  de  l'Esprit.   Une 
flamme  rougeàtre  tremblotte  ;  l'Esprit  apparaît  dans  la  flamme.) 

L'esprit.  Qui  m'appelle? 

Faust,  détournant  la  tète.  Vision  terrible  ! 

L'esprit.  Tu  m'as  évoqué  par  ta  puissance;  tu  m'as  contrainl,  par  ta 
longue  aspiration,  à  sortir  de  ma  sphère,  —  et  maintenant... 

Faust.   Malheur!  ta  présence  m'accable. 

L'esprit.  Tu  t'épuises  à  me  demander;  —  tu  veux  ouïr  ma  voix,  con- 
templer ma  face.  —  Je  cède  à  l'évocation  puissante  de  ton  âme  ;  —  me  voici. 
—  Quelle  misérable  terreur  te  saisit,  toi,  surhumain!  Où  donc  est  cette 
vocation?  où  donc  le  sein  qui  se  créait  un  monde,  le  portait  et  le  nourris- 
sait, et,  dans  les  palpitations  de  sa  joie,  se  oonflait  jusqu'à  s'élever  au  ni- 
veau des  Esprits?  Où  donc  es-tu,  Faust,  dont  la  voix  sonnait  à  mes 
oreilles?  qui  t'élançais  vers  moi  de  toutes  tes  forces?  Es-tu  bien  ce  Faust, 
toi  chez  qui  mon  souffle  porte  l'épouvante  jusque  dans  les  profondeurs  de 
la  vie?  Vermisseau  tremblant  et  recoquillé  ! 

Faust.  Reculerai-je  devant  toi,  spectre  de  flamme?  Oui,  je  suis  Faust, 
Faust,  ton  égal. 

L'esprit.  Dans  les  flots  de  la  vie,  dans  l'orage  de  l'action,  je  monte  et 


106  FAUST. 

descends,  llüHo  ici  cl  là  :  naissance,  loinbcau,  iult  (''Icinclic,  lissii  ciian- 
gearit,  vie  ardente  !  Ainsi  je  Iravaille  sur  le  ])riiyant  niélier  du  temps,  et  tisse 
le  manteau  vivant  de  la  Divinité. 

Faust.  0  toi  qui  flottes  autour  du  vaste  monde,  coml)ien  je  sens  que  je 
t'approche,  infatigable  Esprit! 

L'esprit.  Tu  ressembles  à  l'Esprit  que  tu  conçois,  pas  à  moi. 

Faust,  terrassé.  Pas  à  toi!  à  qui  donc?  Moi  l'image  de  la  Divinité,  et  pas 
même  à  toi  !  (  On  frappe.  ) 

0  mort!  je  le  devine,  c'est  mou  Famulus;  voilà  tout  mon  bonheur  à 
néant.  Ah!  que  ce  froid  importun  vienne  se  jeter  à  travers  cette  plénitude 
d'apparitions  ! 

Entre  \\  agncr,  en  robe  de  chainbi-e  et  en  boiuict  de  nuit,  une  lampe  à  la  main  ;  kaust  se  détourne 

avec  humeur. 

Wagner.  Pardon  !  je  vous  entendais  déclamer  ;  vous  lisiez  sans  doute 
une  tragédie  grecque?  Je  ne  serais  pas  lâché  de  me  pousser  en  avant  dans 
cet  art;  car  aujourd'hui  cela  peut  être  fort  utile.  J'ai  souvent  ouï  dire 
qu'un  comédien  pourrait  en  remontrer  à  un  prédicateur. 

Faust.  Oui,  quand  le  prédicateur  est  un  comédien,  comme  il  peut  bien 
arriver  parfois. 

Wagner.  Oh!  lorsqu'on  est  toujours  relégué  dans  son  cabinet,  et  qu'on 
ne  voit  guère  le  monde  qu'aux  jours  de  fête,  à  peine  encore,  et  de  loin, 
au  travers  d'une  lunette,  comment  apprendre  à  le  conduire  par  la  persua- 
sion ? 

Faust.  Vous  n'y  atteindrez  jamais  si  vous  ne  le  sentez,  si  cela  ne  vous 
part  point  de  l'àme,  et  si  vous  ne  tirez  avec  enthousiasnuî  de  votre  propre 
fonds  de  quoi  entraîner  les  cœurs  de  tous  les  assistants.  Restez  enfoui  éter- 
nellement, amalgamez  les  choses,  faites-vous  un  ragoût  des  repas  d'autrui, 
et  tirez,  à  force  de  souffler,  une  misérable  flamme  de  votre  tas  de  cendres  ! 
vous  aurez  l'admiration  des  enfants  et  des  singes,  si  tel  est  votre  goût;  mais 
vous  n'agirez  jamais  sur  le  cœur  des  hommes,  si  votre  éloquence  ne  part 
du  cœur. 

Wagner.  C'est  pourtant  le  débit  qui  fait  la  fortune  de  l'orateur;  je  le 
sens  bien,  mais  je  suis  encore  loin. 

Faust.  Cherchez  donc  un  succès  honnête,  et  ne  soyez  pas  des  fous  se- 
couant leurs  grelots.  La  raison  et  le  bon  sens  n'ont  pas  besoin  de  tant  d'art 
pour  se  produire;  et  si  vous  avez  quelque  chose  de  sérieux  à  dire,  qnelh^ 
nécessité  de  faire  la  chasse  aux  mots?  Oui,  vos  discours  si  brillants,  où 
vous  ajustez  à  plaisir  des  rognures  pour  l'humanité,  sont  stériles  comme 
les  vents  brumeux  qui  sifflent  dans  l'autouHKî  à  travers  les  feuilles  séchées. 

Wagner.  Ah  !  Dieu  !  l'art  est  long,  et  notre  vie  est  courte!  Moi,  au  mi- 
lieu de  mes  élucubrations  critiques,  je  sens  souvent  ma  tête  et  mon  cœur 
qui  se  troublent.  Que  de  difficultés  pour  acquérir  les  moyens  de  remonter 
aux  sources!  Et  encore,  avant  d'avoir  fourni  seulement  la  moitié  du  che- 
min, c'est  qu'un  pauvre  diable  peut  très-bien  mourir. 


PREMliîRE  PARTIE.  I07 

Faust.  Le  j)!\rclioiniii  est-il  donc  la  source  sacrée  011  la  soif  de  l'àme 
doive  s'apaiser  à  jamais?  Tu  n'as  pas  alleint  les  grâces  de  la  consolation, 
si  elle  ne  jaillit  |)as  des  sources  mêmes  de  ton  cœur. 

Wagnk«,  l'ardonnez-nioi,  c'est  une  grande  jouissance  que  de  se  transpor- 
ter dans  l'esprit  des  temps  ])assés,  de  voir  comme  un  sage  a  ])ensé  avant 
nous,  et  comme  nous,  ensuite,  nous  l'avons  vaillamment  dé])assé  de  si 
loin  ! 

Faist.  Oh!  oui,  jusqu'aux  étoiles!  Mon  ami,  les  siècles  du  passé  sont 
pour  nous  un  livre  à  sept  cachets.  Ce  que  vous  appelez  l'esprit  des  siècles 
n'est,  au  l'ond,  que  l'esprit  individuel  de  ces  messieurs,  où  se  réfléchissent 
lessiècles.  A  vrai  dire,  c'est  souvent  une  misère,  et  le  premier  regard  suffit 
pour  vous  faire  fnir;  un  sac  à  ordures,  un  vieux  garde-meuble,  ou  tout  au 
plus  une  pièce  à  grand  spectacle  avec  de  belles  maximes  de  morale,  comme 
on  en  met  dans  la  bonclu;  des  marionnettes. 

Wagner.  Mais  le  monde!  le  cœur  et  l'esprit  de  l'homme  !  chacun,  cepen- 
dant, voudrait  savoir  quelque  chose  de  cela. 

Faust.  Oui,  ce  qu'on  appelle  savoir.  Qui  peut  se  vanter  de  donner  à  l'en- 
fant son  vrai  nom?  Le  peu  d'hommes  qui  en  ont  su  quelque  chose,  et  qui 
ont  été  assez  fous  pour  laisser  déborder  leurs  âmes,  et  révéler  au  peuple 
leurs  sentiments  et  leurs  vues ,  on  les  a  de  tout  temps  sacrifiés  et  brûlés. 
Excusez-moi,  mon  ami,  la  nuit  est  avancée,  et,  pour  cette  fois,  nous  en 
resterons  là. 

Wagner.  J'aurais  volontiers  veillé  plus  longtemps  pour  continuer  à 
causer  science  avec  vous.  Mais  demain,  premier  jour  de  Pâques,  vous 
voiulrez  bien  me  permettre  une  ou  deux  questions.  Je  me  suis  adonné 
avec  ardeur  à  l'étude;  je  sais  beaucoup,  il  est  vrai  ;  mais  je  voudrais  tout 
savoir. 

[Exil.) 

FAUST,  seul. 

Et  dire  que  jamais  l'espérance  ne  délaisse  le  cerveau  qui  s'attache  à  des 
misères!  D'une  main  avide  il  fouille  le  sol.  espérant  y  découvrir  des  trésors, 
et  se  tient  pour  satisfait  s'il  vient  à  trouver  un  vermisseau. 

Faut-il  qu'une  pareille  voix  résonne  ici  à  celte  même  place  où  la  légion 
des  Esprits  m'environna?  N'importe!  pour  cette  fois  je  veux  te  savoir  gié, 
ô  le  plus  médiocre  des  enfants  de  la  terre  !  car  tu  m'arrachas  au  désespoir, 
qui  déjcà  commençait  à  bouleverser  mes  sens.  Ah  !  l'apparition  était  si  colos- 
sale, que  j'ai  dû  me  sentir  un  nain  auprès  d'elle. 

Moi  l'image  de  la  Divinité,  qui  déjà  croyais  touclier  au  miroir  de  l'i-ter- 
nelle  vérité;  moi  qui,  dans  tout  l'éclat  de  la  lumière  céleste,  participais  à 
sa  propre  vie,  dépouillant  l'être  humain  ;  moi  plus  qu'un  chérubin,  dont  la 
force  libre  commençait  à  se  répandre  par  les  artères  de  la  nature,  et,  créant, 
pressentait  les  voluptés  divines,  ah!  coml)ien  je  dois  expier  mes  efforts 
présomptueux!  Une  parole  foudroyante  m'a  terrassé. 


im  FAUST. 

Non,  il  no  m'appartient  pas  do  mo  mosnror  avec  toi.  Car  si  j'ai  possédé 
la  force  do  t'atlirer,  je  n'avais  point  celle  de  te  retenir.  Pendant  cet  instant 
bionhenrenx,  je  me  sentais  si  petit  et  si  grand  !  Mais  tn  m'as  reponssévin- 
lemmcnl  dans  le  sort  incertain  de  Thnmanile.  Qni  m'instruira  mainte- 
nant? One  dois-je  éviter?  i)ois-je  céder  à  rini]>nlsion  qni  me  pousse?  Hé- 
las !  nos  actions,  non  moins  que  nos  souffrances,  n'arrêtent  la  marche  de 
notre  vie. 

A  tout  ce  que  l'esprit  conçoit  de  plus  magnifique,  des  penchants  grossiers 
s'opposent  incessamment  !  Ponr  peu  que  nous  atteignions  an  bonheur  de 
ce  inonde,  nous  traitons  d'illusion  et  de  mensouge  tout  ce  qui  vaut  mieux 
que  le  bonheur,  et  les  sentiments  sublimes  qui  nous  donnaient  la  vie 
périssent  étouffés  dans  les  intérêts  de  la  terre. 

L'imagination,  d'un  vol  hardi,  aspire  d'abord  à  l'éternité;  puis  nn  petit 
espace  suffit  bientôt  aux  débris  de  toutes  nos  espérances  trompées.  L'ingra- 
titude ne  tarde  point  dès  lors  à  se  glisser  au  fond  de  notre  cœur;  elle  y 
engendre  des  douleurs  secrètes,  se  remue,  et  détruit  plaisir  et  repos.  Cha- 
qne  jour  ce  sont  de  nonveaux  masques  :  le  foyer  ou  la  cour,  une  femme, 
nn  enfant,  le  feu,  l'eau,  le  poignard  et  le  poison.  Vous  tremblez  devant 
tout  ce  qui  ne  saurait  vous  atteindre,  et  pleurez  sans  cesse  ce  que  vous  n'a- 
vez point  perdu. 

Non,  je  ne  me  suis  point  comparé  à  la  Divinité;  non  :  je  sens  ma  mi- 
sère ;  c'est  au  ver  que  je  ressemble;  il  fouille  la  poussière,  il  s'y  nourrit, 
et  le  pied  du  passant  l'y  écrase  et  l'y  ensevelit. 

N'est-ce  point  de  la  poussière  ce  que  cette  haute  muraille  me  montre  là 
rangé  sur  cent  tablettes  qui  m'étreignent  ;  tout  ce  fatras  dont  les  mille 
oripeaux  me  refoulent  dans  ce  monde  vermoulu  où  j'existe?  Trouverai-je 
ici  ce  qui  me  manque?  Irai-je  parcourir  ces  milliers  de  volumes  pour  y 
lire  que  partout  les  hommes  se  sont  tourmentés  sur  leur  sort,  et  que  çà  et 
là  un  heureux  a  paru?  Et  toi,  crâne  vide,  ton  ricanement  veut-il  me  dire 
que  l'esprit  qui  t'habitait  s'est  jadis  fourvoyé  comme  le  mien?  Tu  cher- 
chais la  pure  lumière,  n'est-ce  pas?  et  tu  as  erré  misérablement  dans 
les  ténèbres  avec  ta  soif.de  vérité.  Vous  tous,  mes  instruments,  en  vérité, 
vous  vous  moquez  de  moi,  avec  vos  roues,  et  vos  cylindres,  et  vos  leviers. 
J'étais  parvenu  jusqu'à  la  porte,  vous  deviez  me  servir  de  clef.  Mysté- 
rieuse on  plein  jour,  la  nature  ne  se  laisse  point  dépouiller  de  ses  voiles,  et 
ce  qu'elle  veut  cacher  à  ton  esprit,  tous  tes  efforts  ne  l'arracheront  jamais 
(\v  son  sein.  Vieil  attirail  dont  je  n'ai  su  que  faire,  c'est  parce  que  tu  servis 
jadis  à  mon  père  que  je  te  trouve  là  sous  mes  yeux.  Et  toi,  vieille  poulie,  es- 
tu  noircie!  la  lampe  a  si  longtemps  fumé  à  ce  pupitre!  Mieux  eût  valu  cent 
l'ois  dissiper  le  peu  que  j'avais,  que  do  succomber  ici  sous  le  fardeau  du 
peu.  Le  bien  dont  tu  hérites  de  tes  pères,  reconquiers-le  pour  le  posséder. 
Ce  dont  on  n'a  pas  besoin  est  un  lourd  fardeau;  cela  seul  est  utile  que  le 
moment  procure.  Mais  d'où  vient  que  mon  regard  s'attache  à  cette  place? 
Ce  flacon  est-il  un  aimant  pour  les  yeux?  T)'où  vient  qu'une  douce  lueur 


PREMIÈRE  PARTIE.  109 

tout  à  coup  m'inondo,  comme  lorsqu'on  un  bois  noclurm,'  l(^  clair  de  liiuo 
se  répand  sur  vous? 

Je  te  salue,  liolc  que  je  saisis  avec  recueillement;  en  loi  j'honore  l'esprit 
de  l'homme  et  sa  science.  Essence  des  sucs  qui  procurent  doucement  le 
sommeil,  tu  contiens  toutes  les  forces  subtiles  qui  tuent;  monlre-loi  favo- 
rable à  ton  maître.  Je  te  vois,  et  ma  douleur  se  calme;  je  te  saisis,  et  mon 
angoisse  diminue,  et  peu  à  peu  s'apaisent  les  fluctuations  de  mon  esprit.  Je 
vogue  vers  la  haute  mer,  le  flot  limpide  miroite  à  mes  pieds,  un  nouveau 
jour  m'attire  à  de  nouveaux  rivages. 

Un  char  de  feu  flotte  vers  moi  sur  des  ailes  rapides  :  j'y  vais  monter,  je 
saurai  parcourir  les  sphères  éthérées,  et  m'ouvrir  une  voie  nouvelle  vers  les 
régions  de  l'activité  pure.  Cette  vie  sublime,  ces  voluptés  du  ciel,  tu  n'es 
qu'un  ver  de  terre  encore,  et  tu  penses  les  mériter?  Oui,  et  pour  cela  il  te 
suffit  de  tourner  résolument  le  dos  au  doux  soleil  de  la  terre.  Allons,  aie  le 
courage  d'enfoncer  les  portes  devant  lesquelles  chacun  ne  passe  qu'en  fré- 
missant! Il  est  temps  de  montrer  par  des  actes  que  la  dignité  humaine  ne 
le  cède  en  rien  à  la  grandeur  des  dieux.  Il  est  temps  de  ne  plus  trembler  au 
bord  de  cet  abîme,  où  l'imagination  se  condamne  elle-même  à  ses  propres 
tourments,  et  dont  les  flammes  de  l'enfer  semblent  défendre  l'avenue.  11 
est  temps  enfin  de  franchir  ce  pas  avec  sérénité,  dût-il  nous  conduire  au 
néant. 

Sors  maintenant  de  ton  antique  étui,  coupe  limpide,  coupe  de  cristal, 
si  longtemps  oubliée;  tu  brillais  jadis  aux  fêtes  des  aïeux,  et  lorsque  lu 
passais  de  main  en  main,  les  fronts  soucieux  se  déridaient;  c'était  le  devoir 
du  buveur  de  célébrer  envers  ta  richesse  et  de  te  vider  d'un  seul  trait.  Tu 
me  rappelles  mainte  nuit  de  jeunesse.  Cette  fois  je  ne  t'offrirai  plus  à  mon 
voisin,  et  mon  esprit  ne  s'exercera  point  à  vanter  l'artiste  qui  sut  t'em- 
bellir.  En  toi  repose  une  liqueur  qui  donne  une  rapide  ivresse;  je  l'ai  pré- 
parée, je  la  choisis  ;  qu'elle  soit  pour  moi  le  suprême  breuvage;  je  la  con- 
sacre comme  une  libation  solennelle  à  l'aurore  du  jour. 

(Il  porte  la  coupe  à  ses  lèvres.) 
SON  DE  CLOCHES  ET  CHANTS  EN  CHOEUR. 

CHOEI'R    DES    ANGES. 

Christ  est  ressuscité  ! 
Paix  et  joie  entière 
A  ceux  que  sur  la  terre 
Entre  ses  plis  enserre 
Le  serpent  de  misère 
■    Et  d'iniquité  ! 

Faust.  Quel  bourdon  solennel!  Quelles  voix  pures  font  tomjjer  la  coupe  de 
mes  lèvres?  Annoncez-vous  déjà,  cloches  profondes,  la  première  heure  du 
jour  de  Pâques?  Et  vous,  chœurs,  célébrez-vous  déjà  les  chants  consolateurs, 


110  FAUST. 


qui  jadis,  dans   la  nuit  du  sépulcre,  s'exhalèrent  des  lèvres   des  anges. 


gage  d'une  nouvelle  alliance? 


r.HOlîlIi    DF.S    FF.MMES. 

D'huiles  uoiivcllos 
Baignant  son  corps  si  l)oaii, 

Nous,  ses  iidèk's. 
L'avions  mis  au  tonil)cau  ; 

Nos  mains  fidèles 
Avaient  de  purs  tissus. 

De  bandelette, 
Couvert  ses  membres  nus  ; 

Mais,  ô  défaite  ! 
Nous  ne  le  trouvons  plus. 

CHOEllR    DES    ANGRS. 

Christ  ressuscite  ! 
Heureux  le  cœur 
Que  la  douleur 
Eprouve,  agite  ! 
Heureux  vraiment 
Le  cœur  aimant 
Qui,  sans  murmure. 
Souffre  l'injure 
Et  le  tourment! 

Faust.  Cantiques  célestes,  puissants  et  doux,  pourquoi  meclierchez-vous 
dans  la  poussière?  Faites-vous  entendre  à  ceux  que  vous  pouvez  consoler;  j'en- 
tends bien  le  message  que  vous  m'apportez;  mais  la  foi  me  manque  pour  y 
croire,  et  le  miracle  est  l'enfant  bien-aimé  de  la  loi.  ,Ie  ne  puis  m'éle ver  vers 
ces  sphères  d'où  la  bonne  nouvelle  retentit.  Et  cependant,  accoutumé  d'en- 
fance à  celte  voix,  elle  me  rappelle  à  la  vie.  Autrefois  un  baiser  de  l'amour 
divin  descendait  sur  moi  dans  le  recueillement  solennel  du  dimanche.  Le 
bruit  des  cloches  remplissait  mon  àme  de  pressentiments,  et  ma  prière 
étaitune  jouissance  extatique  ;  une  ardeur  sereine,  indicible,  me  poussaità 
travers  les  bois  et  les  champs,  et  là,  je  fondais  en  larmes  et  sentais  en 
moi  tout  un  monde.  Celte  cloche  annonçait  aussi  les  joyeux  ébats  de  la 
jeunesse  et  les  fêtes  libres  du  printemps.  Ce  souvenir  ranime  en  mon  cœur 
les  sentiments  d'enfance  et  me  détourne  de  la  mort.  Oli  !  faites-vous  en- 
tendre encore,  chants  célestes!  Une  larme  a  coulé,  la  terre  m'a  reconquis. 

CUOEUR    DKS    msf.IPIF.S. 

Hors  du  suaire, 

L'Immaculé 

Vers  la  limii;'rc 

S'est  envolé  ! 
Tout  ravi  de  rciiaître, 
11  monte  au  sein  des  cienx, 
El  nafic,  frlrtrieiix, 


PUEMikUK  P AKTIE.  lll 

Dans  roccaii  de  lùdc 

Et  nous,  ail  !  nous  rcslous, 

Hélas  !  pour  notre  peine, 

Aux  terrestres  sillons. 

Vers  la  clarté  sereine 

11  a  monté  soudain, 

Laissant  avec  dédain 

Ses  enfants  dans  la  plaine. 

Ah  !  Maître,  au  fond  du  cœur. 

Nous  ))leurons  ton  bonheur  ! 

CUOEIK    DES    ANGES. 

Christ  ressuscite 
Du  sein  des  trépassés. 

Hosannah  !  vite. 
Que  vos  l'ers  soient  brisés  ! 

Ames  ardentes, 

Cœurs  embrasés  ! 

Ames  aimantes 

Compatissantes, 

Qui  soulagez 

Pleurs  et  misères, 

Et  partagez 

Avec  vos  frères  ! 

Ames  sincères. 

Vous  qui  portez 

De  tous  côtés 

Le  saints  mystères  ; 

Il  vient  !  déjà 

Le  Maître  est  là. 


DEVANT  LA  PORTE. 

»  Promeneurs  de  toute  espèce  sortant  de  la  ville. 

Quelques  ouvriers  compagnons,  l'oiirquoi  donc  pur  là? 

D'autres.  Nous  allons  à  hi  maison  de  chasse. 

Les  premiers.  Pour  nous,  nous  gagnons  le  moulin. 

Un  compagnon  ouvrier.  Je  vous  conseille  d'aller  au  cours  d'eau. 

Second  ouvrier.  La  route  n'est  pas  belle  de  ce  coté-là. 

Les  deux  ensemble.  Et  toi,  que  fais-tu  donc? 

Ln  troisième.  Je  vais  avec  les  autres. 

U\  quatrième.  Montez  à  Burgdorf;  vous  trouveiez  là  les  plus  jolies  lilles, 
la  meilleure  bière,  et  des  alTaires  du  meilleur  genre. 

Un  cinquième.  Plaisant  compère  !  est-ce  que  les  épaules  te  démangent 
pour  la  troisième  fois?  Je  ne  m'y  aventure  pas,  j'ai  trop  peur  de  cet 
endroit-là. 


112  FAUST. 

Une  servante.  Non,  non,  je  retourne  à  la  \ille. 

D'autres.  Nous  le  trouverons  certainement  là,  sous  ces  peupliers. 

La  première.  Quel  grand  bonheur  pour  moi  !  11  viendra  se  mettre  à  tes 
côtés  ;  il  ne  danse  qu'avec  toi  sur  la  pelouse.  Que  me  revient-il  de  les 
plaisirs  ? 

D'autres.  Aujourd'hui,  pour  sûr,  il  n'est  pas  seul  ;  il  m'a  dit  que  la  Tête 
Irisée  serait  avec  lui. 

Un  ÉCOLIER.  Vrai  Dieu!  comme  elles  marchent,  les  gaillardes!  Viens, 
frère,  accompagnons-les.  Une  bière  forte,  un  tabac  mordant  et  une  (ille  en 
toilette,  voilà  mon  goût! 

Une  FILLE  BOURGEOISE,  llegardcz-moi  un  peu  les  beaux  garçons  !  N'est-ce 
pas  une  honte?  Ils  pourraient  avoir  la  meilleure  compagnie,  ils  courent 
après  ces  filles  ! 

Second  écolier,  au  premier.  Pas  si  vite  !  en  voici  deux  qui  viennent 
derrière  nous,  fort  gentiment  mises,  ma  foi!  Ma  voisine  est  avec  elles... 
Jai  (In  |;eiu:hant  pour  la  petite...  Elles  vont  leur  petit  train,  et  cependant 
elles  finiront  par  nous  prendre  avec  elles. 

Premier  écolier.  Non,  camarade,  je  n'aime  pas  la  gêne;  vite,  n'allons 
pas  perdre  le  gibier!  La  main  qui,  samedi,  tient  le  balai,  est  celle  qui,  di- 
manche, te  caressera  le  mieux. 

Un  bourgeois.  Non,  vous  dis-je,  le  nouveau  bourgmestre  ne  me  plaît 
pas;  maintenant  qu'il  est  en  place,  il  devient  tous  les  jours  plus  raide. 
Eh  !  que  fait-il  donc  pour  la  ville?  Ça  ne  va-t-il  pas  chaque  jour  de  mal 
en  pis?  11  faut  obéir  plus  que  jamais,  et  payer  plus  qu'en  aucun  temps. 

UN    MENDIANT  Churile. 

Mes  beaux  messieurs,  mes  belles  ilumes. 
Si  bien  vêtus,  la  joue  en  Heur, 
Daignez  contempler  mon  malheur, 
Que  mon  destin  touche  vos  âmes  ! 
Ah  !  ne  me  laissez  pas  en  vain 
M'épuiscr  et  tendre  la  main  ; 
Car  l'ànie  seule  est  satisfaite 
Qui  donne  sans  regarder  quoi. 
Laissez  ce  jour  que  chacun  fête 
Ltre  un  jour  de  moisson  pour  moi. 

Second  bourgeois.  Je  ne  connais  rien  de  mieux^  aux  jours  de  dimanche 
et  de  fête,  que  de  parler  guerre  et  bataille.  Tandis  que  là-bas,  bien  loin, 
dans  la  Turquie,  les  peuples  s'échinent  d'importance,  on  se  tient  à  la 
fenêtre,  on  boit  son  petit  \erre,  on  voit  passer  sur  la  rivière  les  bateaux 
peints;  ensuite  on  rentre  le  soir  chez  soi,  l'àme  contente,  et  l'on  bénit  la 
paix  et  les  temps  de  paix. 

Troisième  bourgeois.  Je  suis  comme  vous,  mon  cher  voisin  :  ([u'ils  se 
fendent  le  crâne,  que  tout  aille  au  diable  ,  pourvu  (ju'à  la  maison  tout 
reste  dans  l'ordre  ! 


PH  E.MI  È KI-    PARTIR.  UT, 

Une  vieille,  aux  jeunes  filles  bourgeoises.  Eli  !  quelles  toilettes  !  Le  beau 
sang,  la  belle  jeunesse  !  Qu\  ne  deviendrait  ibu  à  vous  voir?  Çà,  pas  tant 
de  fierté;  là,  c'est  bien...  Ce  que  vous  souhaitez,  je  saurais  vous  le 
procurer. 

Première  jeune  fille  roirgeoisk.  Viens,  Agathe;  prenons  garde  qu'on 
ne  nous  voie  en  pnblic  avec  de  pareilles  sorcières.  Elle  me  fit  pourtant 
voir,  à  la  nuit  de  Saint-André,  mon  futur  amant  en  ])ersonne. 

L'autre.  Elle  me  le  fit  voir  dans  le  cristal,  en  uniforme,  avec  d'autres 
garnements.  Je  regarde  autour  de  moi,  j'ai  beau  le  chercher  partout,  mais 
il  ne  veut  pas  se  montrer. 


DES    SUI.DATs. 

Bfirgs  et  rortci'ossps, 
(^rcnoaux  et  rempart, 
Supcrl)es  maîtresses 
A  l'œil  énrillard, 
.le«  fais  la  conquête, 
Je  monte  à  l'assaut  ; 
C'est  jouer  sa  tète, 
Mais  le  prix  est  beau. 

Constante  patronne, 
La  trompette  sonne 
La  joie  et  la  mort. 
La  vive  trompette  ! 
C'est  une  tempête, 
Une  vie,  un  sort  ! 
Bourgade,  inlmmaine, 
Se  rend  aussitôt  ; 
Terrible  est  la  pt  ine, 
Mais  le  prix  la  vaut. 
Et  nous,  de  la  plain(? 
Décampons  bientôt. 


(l'auït  et  Wagner  su: viennent.) 


F.4UST.  Voilà  le  fleuve  et  les  ruisseaux  délivrés  de  leur  couche  de  glace, 
grâce  au  regard  doux  et  vivifiant  du  printemps;  le  bien  del'espérance  verdoie 
au  vallon;  le  vieil  hiver,  dans  sa  faiblesse,  s'est  retiré  du  côté  des  âpres 
montagnes,  et  de  là  nous  envoie,  en  fuyant,  l'impuissant  épouvantail  de  ses 
gelées  qui  perlent,  couvrant  de  leurs  bandes  la  plaine  verdoyante.  Mais 
le  soleil  ne  souffre  pins  de  teinte  blanche.  Partout  la  forme  se  réveille, 
l'activité  reparaît;  on  dirait  qu'il  veut  égayer  toute  chose  de  couleurs 
vives.  Les  fleurs  manquent  sans  doute  encore  dans  la  plaine;  n'importe  :  à 
défaut  de  fleurs,  il  prend  les  hommes  endimanchés.  Du  haut  de  ces  som- 
mets, tourne  maintenant  tes  regards  vers  la  ville  ;  en  dehors  de  la  sombre 
porte,  toute  une  multitude  variée  se  presse;  chacun  se  soleille  aujour- 
d'hui si  volontiers!  Us  fêtent  la  résurrection  du  Seigneur,  car  eux-mêmes 
sont  ressuscites  du  fond  des  appartements  renfermés  de  leurs  maisons 
étroites,  du  fond  de  la  servitude  du  nuHieret  du  négoce;   de  leurs  taudis 

'J5 


114  FAUST. 

malsains,  de  leurs  rues  étroites  et  bourbeuses,  du  fond  de  ki  nuit  sacrée 
des  cathédrales,  les  voilà  tous  portés  à  la  lumière.  Regarde  un  peu, 
regarde  comme  par  les  jardins  et  les  prés  cette  foule  se  répand  à  la  hâte, 
comme  le  fleuve  en  long  et  en  large  balance  maint  joyeux  esquif,  et 
comme  ce  dernier  canot  qui  s'éloigne  du  rivage  est  chargé  jusqu'à  som- 
brer. Même  des  sentiers  les  plus  écartés  sur  la  montagne,  les  habits  aux 
mille  couleurs  chatoient  à  mes  yeux.  J'entends  déjà  le  tintamarre  du 
village,  c'est  là  le  véritable  paradis  du  peuple;  grand  et  petit  sautent  de 
joie;  ici  je  suis  un  homme,  et  j'ose  l'être. 

WAGNKR.  Se  promener  avec  vous,  cher  docteur,  est  à  la  fois  honneur  et 
prollt;  toutefois,  je  n'aurais  garde  de  me  commettre  seul  parmi  ces  gens, 
car  je  bais  toute  rusticité;  ces  violons,  ces  cris,  ces  jeux  de  quilles  me 
sont  autant  de  bruits  parfaitement  odieux.  Ils  se  démènent  comme  des 
possédés,  et  nomment  cela  se  rejouir,  chanter. 

PAYSANS,   SOUS  IcS   lillculs. 

(Chants  et  danse.) 

Le  berger  à  danser  s'apprête  ; 
Guirlandes,  rubans  et  jaquette. 
Il  met  tous  ses  ha])its  de  fête. 
Sous  les  grands  tilleuls  ils  sont  tous, 
Tous  à  danser  comme  des  fous. 

Tra  la  la  la, 

Trader!  la, 
Ainsi  fait  la  musette. 

Il  se  précipite  an  milieu, 

Et  du  coude  beurle  une  lille  ; 

Et  la  commère,  dont  l'œil  brille, 

Lui  dit,  en  se  tournant  :  Vrai  Dieu  ! 

A  oilù,  certes,  un  grossier  drille. 

Holà!  ah!  ah! 

Traderi,  la. 
Tâchez  de  vous  former  un  peu. 

On  s'anime,  on  danse  à  la  ronde  ; 
Les  jupes  flottent  à  tous  veuts  ; 
On  s'échaufl'e,  le  brun,  la  blonde. 
Bras  contre  bras,  flancs  contre  flancs. 
Tra  la  la  la, 
Traderi  la. 
Il  faut  bien  sni\re  les  courants. 

—  Je  ne  crois  pas  votre  parole  ; 
Vous  me  trompez,  eu  vérité.  — 
Le  galant  poursuit  et  l'cnjolc 
Et  l'entraîne  un  peu  de  côté 
Siu-  l'herbe  vive,  sous  un  saule. 

Holà  !  1.0  !  hé  ! 
Traderi  la,  traderi  lé, 
Li-bas  quelle  musique  folle! 


PKKMIi;i5U   P. MIT  II-:.  li.'J 

UN  VIEUX  PAYSAN.  Maîlrc  (loclciir,  c'ost  bien  de  votre  paît  de  ne  pas 
rougir  de  nous  aujourd'hui,  et  de  venir,  savant  comme  vous  l'êtes,  vous 
mêler  à  celle  loule  de  peuple.  Prenez  donc  celte  cruche,  la  plus  helle,  que 
nous  avons  remplie  de  boisson  fraîche;  je  vous  l'olTre,  et  fais  des  vœux 
pour  que  non-seulement  elle  vous  désaltère,  mais  encore  pour  que  le 
nombre  des  gouttes  d'eau  qu'elle  contient  soit  ajouté  au  nombre  de  vos 
jours. 

Faust.  Je  prends  la  boisson  salutaire,  et  vous  souhaite  en  retour,  à  tous, 
joie  et  santé. 

(Le  peuple  se  rasseinl)ic  en  cercle  autour  de  lui.) 

Le  vieux  paysan.  Oui,  c'est  bien  devons  voir  paraître  en  un  jour  de  fête, 
vous  qui  jadis  tant  de  fois  nous  avez  visités  aux  mauvais  jours.  Plus 
d'un  est  ici  vivant  que  votre  père  arracha  à  la  fureur  de  l'ardenle  lièvre, 
lorsqu'il  mit  fin  à  la  contagion.  Et  vous  aussi,  vous  jeune  homme  alors, 
vous  alliez  partout  où  il  y  avait  des  malades  ;  on  emportait  maints  et  maints 
cadavres  hors  des  maisons;  mais  vous,  vous  sortiez  toujours  sain  et  sauf. 
Vous  avez  été  mis  à  de  rudes  épreuves.  Mais  le  Sauveur  venait  d'en  haut 
en  aide  au  sauveur. 

Tous.  Vive  l'homme  courageux  !  qu'il  puisse  venir  longtemps  encore  ! 

Faust.  Prosternez-vous  devant  celui  qui  est  là-haut  :  lui  seul  enseigne 
à  secourir,  lui  seul  secourt. 

(Il  passe  avec  Wagner.) 

AYagneu.  Quelle  joie  ce  doit  être  pour  toi,  ô  grand  homme,  de  te  voir 
ainsi  honoré  par  toute  cette  multitude!  Oh!  bienheureux  celui  qui  peut 
retirer  un  pareil  avantage  de  ses  facultés!  Le  père  te  montre  à  son  enfant, 
on  s'informe,  on  se  pousse,  on  s'empresse,  la  musique  s'interrompt,  la 
danse  s'arrête;  tu  passes,  ils  se  rangentenhaie,  les  bonnets  volent  en  l'air, 
et  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  s'agenouillent  comme  ils  feraient  devant  le  saint- 
sacrement. 

Faust.  Montons  encore  quelques  pas  jusqu'à  cette  pierre,  et  nous  nous 
reposerons  de  celte  promenade.  Là,  bien  souvent  je  me  suis  assis  seul, 
absorbé  par  la  méditation,  exténué  de  jeûne  et  de  prières.  Riche  d'espé- 
rances et  ferme  dans  ma  foi  ,  à  force  de  larmes,  de  soupirs,  de  mains 
jointes,  j'espérais  obtenir  du  souverain  des  cieux  la  fin  de  cette  peste. 
Maintenant,  l'acclamation  de  cette  foule  me  semble  un  amer  persiflage. 
Oh!  si  lu  pouvais  lire  au  fond  de  mon  âme  combien  le  père  et  le  lils 
méritent  peu  une  gloire  pareille  !  Mon  père  était  un  honnête  homme  obs- 
cur, qui  avait  la  manie  de  réfléchir  sur  la  nature  et  ses  sacrés  mystères, 
en  tout  bien,  tout  honneur,  mais  néanmoins  à  sa  manière  :  entouré 
d'adeptes,  il  s'enfermait  dans  la  cuisine  noire,  et  là,  selon  des  recettes 
innombrables,  il  aimait  à  combiner  les  contraires.  C'était  un  lion  rouge, 
sauvage  prétendant,  qu'il  mariait  au  lis  dans  un  bain  tiède  ;  après  quoi, 
tous  deux  au  sein  des  flammes,  il  les  transvasait  d'un  alambic  dans  un 
autre.   Alors  la  jeune  reine  aux  couleurs   diaprées  se  monlrait  dans  Je 


116  KAUST. 

verre.  On  administrait  la  médecine,  les  patienis  mouraient,  et  personne 
ne  demandait  qui  a  guéri.  Ainsi  dans  ces  vallées  et  ces  montagnes,  avec 
nos  mixtures  d'enler,  nous  avons  l'ait  cent  fois  plus  de  ravages  que  la  con- 
tagion. Moi-même  à  des  milliers  j'ai  présenté  le  poison,  ils  sont  morts; 
je  survis  pour  entendre  célébrer  les  meurtriers  hardis  ! 

Wagner.  Comment  pouvez-vous  vous  tourmenter  de  cela?  un  honnête 
homme  n'a-t-il  point  accompli  pleinement  sa  tâche  lorsqu'il  a  exercé 
ponctuellement  et  consciencieusement  lart  qui  lui  a  été  enseigné?  Jeune 
homme,  si  tu  honores  ton  père,  tu  te  plairas  à  ses  enseignements;  homme, 
si  (u  fais  faire  un  pas  à  la  science.  Ion  iils  pourra  tendre  vers  un  plus 
haut  but. 

Faust.  Oh!  bienheureux  qui  peut  espérer  encore  de  surnager  sur  cet  océan 
d'erreurs!  Ce  qu'on  ignore,  voilà  justement  ce  dont  on  a  besoin,  et  de  ce 
qu'on  sait  on  n'en  a  point  l'emploi.  Mais  pourquoi  troubler  par  de  si 
chagrines  pensées  le  doux  bonheur  de  celte  heure?  Regarde  comme  aux 
feux  du  couchant  étincellent  ces  cabanes  noyées  dans  la  verdure.  Le  soleil 
décline  et  s'éteint,  le  jour  expire,  mais  il  s'en  va  porter  en  d'autres  con- 
trées une  vie  nouvelle.  Oh  î  que  n'ai-je  des  ailes  pour  m'enlever  dans 
l'air,  et  tendre  incessamment  vers  lui  !  Je  verrais  dans  un  éternel  crépus- 
cule le  monde  silencieux  âmes  pieds;  je  verrais  s'enflammer  les  hauteurs, 
s'obscurcir  les  vallées,  et  le  ruisseau  argenté  s'épancher  dans  les  fleuves  d'or; 
la  montagne  sauvage  avec  ses  fondrières  ne  s'opposerait  plus  à  mon  essor 
divin.  Déjà  la  mer  ouvre  ses  golfes  brûlants  à  mes  yeux  étonnés.  Cepen- 
dant le  dieu  semble  entin  disparaître  :  allons,  que  mon  élan  se  ranime,  et 
je  continue  à  m'abreuver  de  son  éternelle  lumière;  devant  moi  le  jour, 
derrière  moi  la  nuit,  le  ciel  au-dessus  de  ma  tète,  sous  mes  pieds  les  flots. 
Sublime  rêve,  qui  s'évanouit  cependant!  Hélas!  le  corps  n'a  point  d'ailes 
à  joindre  si  aisément  à  celles  de  l'esprit,  et  pourtant  il  n'est  personne  que 
son  sentiment  n'emporte  au  delà  des  nuages,  chaque  fois  qu'en  dessus  de 
nous,  perdue  dans  le  bleu  de  l'air,  l'alouette  jette  son  trille  aigu,  chaque 
fois  que  par  delà  les  pics  des  rochers  couverts  de  pins  s'élève  l'aigle  aux 
ailes  étendues,  et  qu'au-dessus  des  plaines  et  des  mers  la  grue  regagne  sa 
patrie. 

Wagner.  J'eus  souvent,  moi  aussi,  des  humeurs  fantastiques  ;  mais  pour 
ce  qui  est  d'une  semblable  aspiration,  je  ne  l'éprouvai  jamais.  On  a  bien- 
tôt assez  des  forêts  et  des  prairies,  et  je  n'envierai  jamais  l'aile  des 
oiseaux.  (Jue  les  joies  de  l'esprit  nous  poitent  autrement  de  livre  en  livre, 
de  feuille  en  feuille!  les  nuits  d'hiver  en  deviennent  tièdes  et  belles,  une 
vie  bienheureuse  réchauffe  tous  vqs  membres.  Ah,  Dieu!  et  quand  vous 
déroulez  un  digne  parchemin  !  mais  c'est  le  ciel  tout  entier  qui  s'abaisse 
sur  vous  ! 

Faust.  Tu  ne  connais  qu'un  élan  ;  puisses-tu  jamais  n'apprendre  à  con- 
naître l'autre!  Malheureux!  deux  âmes  habitent  en  moi,  et  l'une  tend 
incessamment  à  se  séparer  de  l'autre;  l'une,  vive  et  passionnée,  tient  à  ce 


PI{KMn':HE  PAUTIK.  117 

jiionde  et  s'y  cramponne  par  les  organes  tlii  c()r[)s;  l'autre,  secouant  avec 
force  lannitqui  l'environne,  s'ouvre  un  cliemiu  au  séjour  des  cieux.  Oli  ! 
s'il  y  a  dans  l'air  des  Esprits  qui  flottent  souverains  entre  la  terre  et  le 
ciel,  qu'ils  descendent  de  leur  nuages  d'or  et  me  guident  vers  nne  vie 
nouvelle  et  lumineuse!  Oui,  un  manteau  magique  qui  m'emporterait  vers 
ces  contrées  lointaines,  si  je  le  possédais,  je  ne  l'échangerais  pas  contre  les 
plus  précieux  vêtements,  contre  un  manteau  de  roi. 

Wagner.  N'invoque  pas  ces  essaims  d'Esprits  bien  connus  qui  se  ras- 
semblent dans  les  vapeurs  de  l'atmosphère,  tendant  à  l'homme  des  pièges 
de  tous  côtés.  Ceux  du  nord  aiguisent  sur  vous  leurs  dents  aiguës  et  leurs 
langues  à  triple  dard.  Ceux  de  l'est  soufflent  un  vent  de  sécheresse  et  se 
nourrissent  de  vos  poumons.  Quand  c'est  le  midi  qui  les  envoie  du  fond 
des  déserts,  ils  amassent  flammes  sur  flammes  au-dessus  de  vos  têtes,  et 
l'ouest  en  dépèche  un  essaim  qui  d'abord  vous  ravive  pour  vous  engloutir 
bientôt,  vous,  les  plaines  et  les  moissons,  lis  écoutent  volontiers,  enclins 
qu'ils  sont  à  nuire;  ils  obéissent  volontiers  aussi,  parce  qu'ils  aiment  à 
vous  tromper;  ils  se  donnent. pour  des  envoyés  du  ciel,  et  tous  prennent  la 
voix  d'un  ange  pour  mentir.  Mais,  rentrons,  l'horizon  se  fait  gris,  l'air 
fraîchit,  le  brouillard  tombe.  C'est  le  soir  qu'on  commence  à  sentir  le 
prix  de  son  chez-soi. —  Qu'as-tu  à  rester  li  immobile?  d'oi^i  vient  ton 
étonnement?  qui  peut  tant  frapper  ton  attention  dans  ce  crépuscule? 

Faust.  Yois-tu  ce  chien  noir  rôder  au  travers  des  blés  et  des  chaumes? 

Wagner.  11  y  a  déjà  longtemps  que  je  le  vois,  mais  sans  lui  rien  trouver 
d'étonnant. 

Faust.  Regarde-le  bien;  pour  qui  tiens-tu  cet  animal? 

Wagner.  Mais  pour  un  barbet  occupé  à  chercher  à  sa  fa(,'on  la  trace  de 
son  maître. 

Faust.  Ne  remarques-tu  pas  comme  il  décrit  de  longues  spirales  autour 
de  nous  et  s'approche  de  plus  en  plus?  Et,  tiens,  ou  je  me  trompe,  ou 
des  traces  de  feu  marquent  son  passage. 

Wagner.  Quant  à  moi,  je  n'aperçois  qu'un  barbet  noii';  il  se  peut  que  ce 
soit  une  illusion  de  vos  yeux. 

Faust.  11  me  semble  le  voir  tendre  autour  de  nos  pieds  d'imperceptibles 
lacets  qui  finiront  par  nous  attacher. 

Wagner.  Je  le  vois  sauter  autour  de  nous  d'un  air  craintif  et  em,bar- 
rassé,  parce  qu'au  lieu  de  son  maître  il  trouve  deux  inconnus. 

Faust.  Le  cercle  se  rétrécit,  le  voici  près  de  nous. 

Wagner.  Vois;  c'est  un  chien  et  point  un  spectre;  il  grogne,  et  n'ose  t'a- 
border;  il  se  couche  sur  le  ventre  et  remue  la  queue,  tout  ce  qu'un  chien 
fait  en  pareil  cas. 

Faust.  Viens!  accompagne-nous!  viens  ici! 

Wagner.  C'est  un  drôle  d'animal  :  t"arrétes-tu,  il  t'attend  ;  tu  lui  parles,  il 
court  à  toi  ;  perds-tu  quelque  chose,  il  te  le  rapportera,  et  se  jettera  dans 
l'eau  après  la  canne. 


as  FAUST. 

Faust.  Tu  as  raison  ;  je  ne  trouve  rien  en  lui  qui  indique  un  esprit,  tout 
lui  vient  de  l'éducation. 

\\'agner.  Un  chien,  lorsqu'il  est  bien  élevé,  n'est  pas  indigne  de  l'affec- 
tion d'un  sage;  il  m'est  avis  qu'il  mérile  tes  bontés  :  c'est  le  meilleur  éco- 
lier des  étudiants. 

(Ils  passoni  la  iiorto  de  la  viilo.) 


CABINET   D^ÉTUDE. 

Faust,  entrant  avec  le  Barbet.  J'ai  laissé  la  plaine  et  la  campagne, 
qu'une  nuit  profonde  enveloppe;  l'àme  supérieure  s'éveille  en  moi  au 
milieu  des  pressentiments  d'un  effroi  sacré.  Les  penchants  grossiers  som- 
meillent, avec  eux  toute  orageuse  activité;  l'amour  des  hommes  s'émeut 
en  mon  sein  à  cette  heure,  l'amour  de  Dieu  aussi . 

Tiens-toi  donc  en  repos,  Barbet!  Ne  cours  pas  çà  et  là  !  Que  ilaires-tu 
au  seuil  de  cette  porte?  Couche-toi  derrière  le  poêle,  je  te  donne  mon 
meilleur  coussin.  Là-bas,  sur  le  chemin  de  la  montagne,  tu  nous  as  diver- 
tis par  tes  tours  et  tes  bonds,  et  maintenant,  laisse  que  je  t'héberge  comme 
un  hôte  bienvenu  et  paisible. 

Ah!  lorsque,  dans  notre  étroite  cellule,  la  lampe  recommence  à  luire 
en  amie,  une  douce  lumière  pénètre  dans  notre  sein,  dans  le  cœur  qui  a 
conscience  de  lui-même.  La  raison  recommence  à  parler,  l'espérance  à 
fleurir,  et  l'on  aspire  avec  ardeur  vers  les  torrents  de  la  vie,  ah!  vers  les 
sources  de  la  vie  ! 

Ne  grogne  pas.  Barbet!  Aux  sons  sacrés  qui  remplissent  mon  âme  tout 
entière,  les  hurlements  d'un  animal  ne  sauraient  s'accorder.  11  n'est  pas 
rare  de  voir  les  hommes  huer  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas,  et  murmurer 
en  face  du  bien  et  du  beau  qui  souvent  les  importunent  ;  le  chien  va-t-il 
grogner  à  leur  exemple? 

Mais,  hélas  !  déjà  je  sens  qu'avec  la  meilleure  volonté  la  satisfaction  ne 
jaillit  plus  de  mon  sein.  Pourquoi  faut-il  donc  que  si  tôt  le  fleuve  se 
tarisse,  et  nous  laisse  de  nouveau  nous  consumer  dans  notre  soif?  Que 
de  fois  j'en  ai  fait  l'expérience  !  Néanmoins,  cette  misère  a  ses  compen- 
sations :  nous  apprenons  à  connaître  le  prix  de  ce  qui  s'élève  au-dessus 
des  choses  de  la  terre;  nous  aspirons  à  la  révélation,  qui  nulle  part  ne 
brille  d'un  éclat  plus  digne  et  plus  beau  que  dans  le  Nouveau-Testament. 
Je  me  sens  entraîné  vers  le  texte,  je  veux  l'ouvrir,  et  traduire  une  fois,  en 
la  simplicité  de  mon  sentiment,  l'original  sacré  dans  ma  chère  langue 
allemande. 

(Il  ouvre  un  volume  et  se  préparc.) 


PREiMiiîRE   PARTIE.  11!J 

Il  cstcciil  :  nAii  commencement  était  le  Verbe. y>  Dès  ici  je  m'arrèlc.  Qui 
m'aidera  à  aller  ])lus  loin?  Il  m'est  impossible  de  donner  tant  de  valeur 
au  Verbe;  je  dois  le  traduire  autrement,  si  l'esprit  m'illumine.  Il  est 
écrit:  (n  Au  commencement  était  V  esprit,  n  Réfléchis  bien  à  cette  première 
ligne,  et  ne  laisse  point  ta  plume  se  hâter.  Est-ce  bien  l'esprit  qui  fait 
et  ordonne  tout?  Il  devrait  y  avoir:  «  Au  commencement  était  la  força  Et 
cependant,  en  écrivant  ceci,  quelque  chose  me  dit  de  ne  m'y  point  tenir. 
L'esprit  vient  à  mon  aide  ;  enfin  je  commence  à  voir  clair,  et  j'écris  avec 
confiance  :  «  Au  commencement  était  V action.  » 

Je  veux  bien  partager  avec  toi  la  chambre;  Barbet,  mais  cesse  d'aboyer, 
cesse  de  hurler!  Je  ne  puis  souffrir  auprès  de  moi  un  si  turbulent  com- 
pagnon. Il  faut  qu'un  de  nous  deux  vide  la  place.  C'est  à  regret  que  je 
viole  les  droits  de  l'hospitalité;  la  porte  est  ouverte,  tu  as  le  champ  libre. 

Mais  que  vois-je?  Cela  tient  du  prodige!  Est-ce  une  illusion,  une  réa- 
lité? Comme  mon  Barbet  grandit  et  s'étend!  il  se  soulève  avec  puissance; 
ce  n'est  plus  une  forme  de  chien.  Quel  spectre  ai-jc  traîné  chez  moi?  Le 
voilà  déjà  comme  un  hippopotame,  avec  ses  yeux  ardents,  sa  gueule  ter- 
rible! Oh!  tu  vas  être  à  moi  !  Sur  une  pareille  engeance  des  enfers,  la  clef 
de  Salomon  est  infaillible. 

ESPRITS,  dans  le  corridor. 

Un  do  nous  est  pris  là  dedans  : 
Restez  deliors,  Esprits  ardents, 

Evitez  tous  cette  sphère  ! 

Comme  un  renard  au  panneau, 

Un  vieux  diable  tout  penaud 
Là  se  désespère. 

Volez  tous  en  bas,  en  haut  : 

Il  sera  libre  bientôt. 
Qu'il  s'évade  ! 

Ne  le  laissons  point  là  pris  ! 

Portons  aide  au  camarade 

Qui  nous  a  toujours  servis  ! 

Faist.  Et  d'abord,  pour  aborder  le  monbtre,  j'emploierai  la  conjuration 
des  Quatre  : 

Salamandre  doit  resplendir, 
Ondine  se  replier. 
Sylphe  s'évanouir. 
Gnome  travailler  ! 

Qui  ne  connaîtrait  les  éléments,  leur  force  et  leur  propriété,  jamais  ne 
serait  maître  des  Esprits. 

Disparais  dans  le  feu. 
Salamandre  ! 
En  murmurant,  coule  dans  le  flot  bleu, 
Ondine  ! 


1-:ü  FAUST. 

Brille  dans  la  splendeur  du  météore, 

Sylphe  ! 
Apporte-moi  tes  secours  assidus, 

liiridxis!  Incubiis! 

Viens  le  dcriiici',  viens  tout  clore! 

Aucun  des  quatre 
N'est  au  dedans 
Du  monstre;  il  reste  calme  et  me  grince  les  dents. 
Non,  je  n'ai  pu  lui  faire  encor  de  mal  !  —  Attends, 
Je  vais  maintenant  le  coml)attre 
Par  de  pins  r(U'ts  enchantements. 

Es-tu,  compère, 

Un  échappé  des  enfers  ? 

Alors,  tiens  tes  yeu\  ouverts. 

Et  considère 

(]e  signe  auquel  résisterait  en  vain 

l^e  ténébreux  essaim. 

11  se  gonfle  et  je  vois  se  hérisser  son  crin  ! 
htce  maudit,  peux-tu  le  lire? 
L'inexprimable,  l'incréé. 
Dans  tous  les  cicux  adoré 
Transpercé  par  le  crime  en  délire? 

Là,  derrière  le  poêle,  ainsi  qu'un  éléphant, 

Il  se  gnnlle,  et  voilà  qu'il  remplit  tout  l'espace; 

On  dirait  qu'en  nuage  il  va  fondre!  Un  moment, 

Ne  monte  pas  ainsi  jusqu'au  plafond  ;  ta  place 

Est  aux  pieds  de  ton  maître.  — Allons,  sans  grincement 

Obéis,  —  tu  le  sais,  ma  menace  est  puissante  ; 

Sinon,  je  te  roussis  avec  ces  feux  ardents! 

N'attends  pas  la  clarté  trois  fois  incandescente, 

N'attends  jjas  le  plus  fort  de  mes  enchantements! 

Méphistopiiélks,  pendant  que  le  nuage  iomhe^  apparaît  derrière  le  poêU^  et 
s'avance  sous  l' habit  d'un  étudiant  voyageur.  Pourquoi  ce  vacarme?  Qu'y  a- 
t-il  pour  le  service  de  monsieur? 

Faust.  Celait  donc  là  ce  que  cacbail  le  Barbet,  un  étudiant  voyageur? 
Le  cas  me  divertit. 

Mépiiistopiiélès.  Salut  au  savant  docteur!  Vous  m'avez  rudement  fait 
suer. 

Faust.  Comment  te  nommes-tu? 

Méphistophélès.  La  question  me  paraît  puérile  pour  un  homme  qui 
méprise  si  souverainement  les  mots,  et  qui,  dans  son  éloignement  pour 
toute  apparence,  ne  s'atlaclie  qu'à  contempler  le  fond  des  êtres. 

Faust.  Chez  vous,  mes  maîtres,  l'être  se  laisse  lire  assez  volontiers  dans 
le  nom  oii  il  se  montre  clairement,  puisqu'on  vous  appelle  Blasj)héma- 
teurs,  Corrupteurs,  Menteurs.  Or  ça,  qui  donc  es-tu? 

Mépiiistopjiéi.és.  Lue  partie  de  c(;ll('  force  qui  veut  toujours  le  mal  et 
fait  toujours  le  l)i(>n. 


PREMIKKE    PART II-,.  I^il 

Faust.  Que  signifie  celte  énigme? 

IMéphistopiiélès.  Je  suis  l'Esprit  qui  toujours  nie,  et,  certes,  avec  raison  ; 
car  tout  ce  qui  existe  n'est  bon  qu'à  s'en  aller  en  ruines,  et  ce  serait 
mieux  s'il  n'existait  rien.  Ainsi  donc  tout  ce  que  vous  appelez  |)éclic , 
destruction,  le  mal,  en  un  mot,  est  mon  propre  élément. 

Faust.  Tu  te  nommes  une  partie,  et  te  tiens  cependant  entier  devant  moi. 

Méphistophélès.  Je  te  dis  l'humble  vérité.  Si  l'homme,  ce  petit  monde 
d'extravagance,  s'imagine  ordinairement  l'aire  h  lui  seul  un  tout,  je  suis 
une  partie  de  la  partie  qui,  au  commencement,  était  tout,  une  partie  des 
Ténèbres  qui  enfantèrent  la  Lumière,  la  superbe  Lumière,  qui  maintenant 
dispute  à  sa  mère,  la  Nuit,  son  rang  antique  et  l'espace:  ce  qui  pourtant 
ne  lui  réussit  pas;  car,  elle  a  beau  faire,  repoussée  partout,  elle  rampe  à 
la  surface  des  corps.  Elle  jaillit  des  corps,  fait  leur  beauté;  un  corps 
suffit  pour  l'arrêter  dans  sa  marche.  Aussi  j'espère  bien  qu'il  n'y  en  aura 
pas  pour  longtemps,  et  qu'elle  finira  par  être  anéantie  avec  les  corps. 

Faust.  Maintenant,  je  connais  tes  dignes  fonctions.  Tu  ne  peux  rien 
anéantir  en  masse,  et  tu  t'en  prends  au  détail. 

Méphistophélès.  Et  à  vrai  dire,  il  n'y  a  pas  en  tout  ceci  grand  ouvrage 
de  fait.  Ce  qui  s'oppose  au  néant,  le  quelque  chose,  ce  monde  grossier, 
quelque  peine  ([ue  j'en  aie  prise  jusqu'ici,  je  n'ai  pu  l'entamer.  Les  flots, 
les  tempêtes,  les  bouleversements,  les  incendies,  rien  n'y  fait  î  la  mer  et 
la  terre  finissent  toujours  par  rentrer  dans  leur  assiette;  et  sur  celte  dam- 
née semence,  principe  des  animaux  et  des  hommes,  il  n'y  a  rien  à  gagner. 
Combien  n'en  ai-je  point  enseveli  déjà!  et  toujours  un  sang  jeune  et  nou- 
veau circule.  Ainsi  vont  les  choses;  c'est  à  en  devenir  fou.  De  l'air,  des 
eaux,  comme  de  la  terre,  s'échappent  des  milliers  de  semences  dans  U 
sec,  dans  l'humide,  dans  le  chaud,  dans  le  froid!  Si  je  ne  m'étais  réservé 
la  flamme,  je  n'aurais  rien  pour  moi. 

Faust.  Ainsi  donc,  à  l'éternelle  activité,  à  la  force  salutairement  créa- 
trice, tu  opposes,  toi,  la  main  glacée  du  diable,  qui  se  raidit  vainement 
avec  malice!  Cherche  à  entreprendre  quelque  autre  cliose,  bizarre  fils  du 
chaos  ! 

Méphistophélès.  Oui,  nous  reviendrons  sur  ce  sujet  la  prochaine  fois. 
Oserais-je,  pour  cette  fois,  me  retirer? 

Faust.  Je  ne  vois  pas  pourquoi  tu  le  demandes:  j'ai  maintenant  appris 
à  te  connaître  ;  visite-moi  désormais  comme  tu  veux.  Voici  la  fenêtre,  la 
j)orte  :  tu  peux  aussi  compter  sur  la  cheminée. 

Méphistophélès.  L'avouerai  je?  un  petit  obstacle  m'empêche  de  sortir. 
Ce  pied  de  sorcière  sur  votre  seuil... 

Faust.  Le  Pentagramme  t'inquiète!  Eli!  dis-moi,  fils  de  l'enfer,  puisque 
ce  signe  te  repousse,  comment  es-tu  entré  ici?  comment  un  Esprit  tel  que 
toi  s'est-il  abusé  de  la  sorte? 

Méphistophélès.  Regarde  bien,  il  n'est  pas  posé  comme  il  faut:  l'angle 
tourné  du  côté  de  la  rue  est.  tu  le  vois,  un  peu  ouvert. 


122  FAUST. 

Faust.  Le  hasard  s'est  bien  rencontré!  Ainsi  tu  serais  mon  prisonnier? 
j'avais  donc  presque  réussi  ! 

MÉiMiisTOPnÉLÈs.  Le  Barbet  ne  remarqua  rien  lorsqu'il  sauta  d'un  bond 
dans  l'appartenuMil.  La  cliosc  a  maintenant  une  tout  autrd  apparence,  et 
le  diable  ne  peut  plus  sortir  de  la  maison. 

Faust.  Mais  pourquoi  ne  passes-tu  pas  par  la  fenêtre? 

Mépiiistophélès.  C'est  une  loi  des  diables  et  des  spectres,  que  par  là  où 
ils  sont  entrés  ils  doivent  sortir.  Le  premier  de  ces  deux  actes  dépend  de 
nous;  quant  au  second,  nous  sommes  esclaves. 

Faust.  L'enfer  môme  a  ses  lois!  J'en  suis  bien  aise.  De  cette  manière,  on 
pourrait,  en  toute  garantie,  faire  un  pacte  avec  vous,  messieurs? 

Méphistophélès.  Ce  que  l'on  te  promet,  tu  en  as  la  jouissance  entière, 
et  l'on  ne  t'en  rogne  pas  la  moindre  parcelle;  mais  ce  n'est  point  une  si 
petite  affaire,  et  nous  en  rej)arlerons  la  prochaine  fois.  Pour  le  moment, 
je  te  prie  et  te  supplie  de  me  laisser  partir. 

Faust.  Reste  encore  un  instant  pour  me  dire  la  bonne  aventure. 

Méphistophélès.  Eb  bien,  lâche-moi  toujours  !  Je  reviendrai  bientôt,  et 
tu  pourras  m' interroger  à  ta  fantaisie. 

Faust.  Je  ne  t'ai  poiut  dressé  d'embûches,  tu  t'es  toi-même  pris  au  piège. 
Ouand  lu  tiens  le  diable,  tiens-le  ferme!  lu  ne  le  reprendras  pas  de  sitôt. 

Méphistophélès.  Si  cela  te  convient,  je  suis  prêt  à  rester  ici  pour  te  tenir 
compagnie,  mais  à  condition  d'employer  toutes  les  ressources  de  mon  art 
à  te  faire  passer  dignement  le  temps. 

Faust.  Volontiers,  libre  à  loi  ;  toutefois  que  l'art  soit  divertissant. 

Méphistophélès.  Tu  vas,  mon  ami,  dans  cette  heure,  gagner  plus  pour 
tes  sens  que  dans  la  monotonie  d'une  année  entière.  Ce  que  te  chantent  les 
aimables  Esprits,  les  belles  images  qu'ils  apportent,  ne  sont  pas  de  vaines 
illusions  de  la  magie;  lu  sentiras  ton  odorat  se  délecter,  ton  palais  aussi; 
tu  sentiras  ton  cœur  nager  dans  le  ravissement.  Foin  des  préparatifs  inutiles! 
Nous  sommes  réunis,  commencez! 


Sombres  ogives, 
Disparaissez  ! 
Voûtes,  laissez 
Les  splendeurs  \ivcs 
D'un  jour  ami 
Entrer  i(-i  ! 
Nuages,  voiles, 
Décliircz-vous! 
Blanches  étoiles, 
Soleils  plus  doux, 
Allumez-vous! 
Beautés,  images, 
Essaims  ailés, 
Amoncelez 
Vos  frais  nuages; 
Flottez,  volez 


Dans  les  espaces  ; 
Suivez  les  traces 
De  nos  désirs. 
Aux  frais  Zephirs, 
Aux  brises  pures, 
Dénouez  tous 
Les  plis  jaloux 
De  vos  ceintures, 
Et  semez-en 
Le  petit  champ 
Et  la  verdure, 
Où  les  amants. 
L'âme  accablée, 
Quand  la  fcuilléc, 
Au  gai  printemps. 
S'exhale  et  tremble, 


PREMIERE   PARTIE. 


lï>3 


Rêvent  ensemble 
A  leurs  tourments. 
Verte  ramure  ! 
Bourgeons  naissants, 
La  grappe  mûre 
Dans  le  pressoir 
Se  laisse  choir, 
Et  la  vendange, 
A  travers  champs, 
Coule  à  torrents 
Sous  une  frange 
De  diamants. 
Spectacle  étrange  ! 
Elle  se  change 
En  vastes  mers, 
Où  se  reflète 
La  blonde  tète 
Des  coteaux  verts, 
Et  l'essaim  nage 
Dans  un  nuage 
Da  volupté. 
Rêve  enchanté! 
Joie  éternelle! 
Il  tend  son  aile, 
Vers  les  soleils 
Il  plane  ;  aspire, 


Dans  son  délire, 
Aux  bords  vermeils 
Des  îles  ])londes, 
Au  sein  des  ondes, 
Toujours  en  Heur, 
Où  tout  un  chœur 
Chante  à  voix  pleines, 
Où  sur  les  plaines. 
Dans  les  vergers, 
Tournoie  et  vole 
La  danse  folle 
Aux  pieds  légers! 
Les  uns  habitent 
Dans  la  splendeur 
De  la  hauteur; 
D'autres  s'agitent 
Au  fond  des  mers; 
D'autres  palpitent 
Au  sein  des  airs  ; 
Tous,  pour  la  vie, 
Tous  poursuivant 
Au  firmament 
L'ardeur  chérie 
D'un  astre  errant, 
Pur  diamant 
Qu'on  gloriûe  ! 


Méphistophélès.  Il  dort!  c'est  bien.  Gentils  enfants  de  l'air,  vous  l'avez 
fidèlement  enchanté,  et  je  vous  suis  obligé  de  la  symphonie.  Non,  tu 
n'es  pas  encore  homme  à  tenir  le  diable!  Evoquez  à  ses  yeux  les  plus 
douces  visions  des  songes;  plongez-le  dans  un  océan  d'illusions!  Quant 
à  moi,  pour  rompre  le  charme  de  cette  porte,  j'ai  besoin  d'une  dent  de 
rat;  je  n'aurai  pas  longtemps  à  conjurer;  en  voici  déjà  un  qui  grignote 
par  ici  et  qui  m'entendra  bientôt. 

Le  Seigneur  des  rats  et  des  sou  ris,  des  mouches,  des  grenouilles,  des  punaises 
et  des  pous,  l'enjoint  de  mettre  le  nez  dehors,  et  de  venir  ici  ronger  le 
seuil  de  cette  porte  sitôt  qu'il  l'aura  trotté  d'huile!...  Bien,  en  trois  bonds 
le  voilà  déjà.  Or,  ça,  vite  à  l'ouvrage  !  La  pointe  qui  m'a  repoussé,  elle  est 
là  tout  au  bord;  encore  un  coup  de  dent,  et  c''est  fait.  Maintenant,  Faust, 
rêve  à  ton  aise  ;  jusqu'au  revoir  . 

Falst,  séceillanl.  Suis-jedonc  encore  une  fois  déçu?  Cette  nuée  d'Esprits 
a-l-elle  bien  pu  s'évanouir  ainsi  ?  Qu'un  songe  m'ait  montré  le  diable,  et 
qu'un  barbet  m'ait  échappé  ! 


CABINET    D'ÉTUDE. 


Faust.  On  frappe  :  entrez  !  Qui  vient  encore  me  tourmenter? 
Méphistophélès.  C'est  moi. 


124  FAUST. 

Faust.  En  Ire  ! 

MÉPnisiopiiÉLÈs.  Tu  dois  le  dire  trois  fois. 

F  Ai;  ST.  Entre  donc  ! 

Méphistophélès.  Je 't'aime  ainsi;  nous  nous  entendrons,  je  Tespère; 
car,  pour  cliasscr  tes  caprices  fantasques,  me  Yoici  en  jeune  gentilhomme 
vêtu  de  pourpre  et  brodé  d'or,  le  petit  manteau  de  soie  raide  sur  l'épaule, 
la  plume  de  coq  au  chapeau,  avec  une  longue  épée  affilée  au  côté;  et  je  te 
conseille  maintenant  bel  et  bien  de  te  \ctir  sur-le-champ  de  la  sorte,  afin 
de  venir^  affranchi,  libre,  faire  l'expérience  de  la  vie. 

Faust.  Quel  que  soit  l'habit  que  j'endosse,  en  senlirai-je  moins  les 
angoisses  de  cette  vie  terrestre?  Je  suis  trop  vieux  pour  ne  songer  qu'à 
m'amuser,  trop  jeune  pour  être  sans  désirs...  Qu'est-ce  donc  que  le 
monde  peut  me  donner?  Il  faut  te  priver,  te  priver!  il  le  faut!  c'est 
là  le  refrain  éternel  qui  tinte  aux  oreilles  de  chacun,  que,  notre  vie  entière 
durant,  chaque  heure  nous  chante  h  voix  rauque.  Le  matin,  je  ne  m'é- 
veille qu'avec  effroi;  je  pleurerais  des  larmes  amères  à  voir  ce  jour  qui, 
dans  son  cours,  n'a  pas  un  souhait  à  m'exaucer...  pas  un  seul! —  qui 
même,  contre  les  pressentiments  de  toute  joie,  a  d'opiniâtres  fléaux,  et  fait 
avorter,  avec  les  milles  grimaces  de  la  vie,  les  créations  de  ma  poitrine 
émue.  Et  puis,  lorsque  la  nuit  tombe,  je  m'étends  sur  ma  couche  avec  in- 
quiétude :  là  encore  point  de  répit;  d'affreux  songes  m'épouvantent.  Le 
dieu  qui  habile  en  mon  sein  peut  soulever  les  tempêtes  de  mon  âme;  lui 
qui  trône  sur  toutes  mes  forces,  il  est  impuissant  à  rien  émouvoir  au 
dehors;  et  c'est  ainsi  que  l'existence  m'est  un  fardeau,  c'est  ainsi  que  je 
souhaite  la  mort  et  déteste  la  vie. 

Méphistophélès.  Cependant  la  mort  n'est  jamais  un  hôte  très-bienvenu . 

Faust.  Oh!  bienheureux  celui  dont  elle  ceint  les  tempes  de  lauriers  san- 
glants dans  l'éclat  de  la  victoire  !  celui  qu'au  sortir  de  la  danse  effrénée  elle 

D  ... 

surprend  dans  les  bras  d'une  jeune  fille  !  Oh  !  que  n'ai-je,  en  contemplation 
des  forces  de  l'Esprit  sublime,  que  n'ai-je,  dans  mon  extase,  rendu  l'âme  ! 

Méphistophélès.  Et  cependant  il  est  certain  breuvage  noir  qu'on  n'a  pas 
osé  boire  cette  nuit. 

Faust.  11  paraît  que  l'espionnage  est  de  ton  goût? 

Méphistophélès.  Je  ne  possède  pas  l'omniscience,  mais  je  sais  beaucoup 
do  choses. 

Faust.  Eh  bien!  puisqu'un  son  doux  et  familier  est  venu  m'arracher  à 
celte  affreuse  angoisse,  trompant  ce  qui  me  reste  de  mes  sentiments  d'en- 
fance avec  l'écho  des  temps  heureux,  je  maudis  toutes  les  fascinations  qui 
s'emparent  de  l'àme  et  la  poussent,  à  force  d'illusions,  dans  ces  abîmes 
lamentables!  Malédiction  sur  l'idée  sublime  dont  l'esprit  s'enveloppe!  Ma- 
lédiction sur  l'éclat  de  l'apparence  qui  envahit  nos  sens!  Maudit  soit  tout  ce 
qui  nous  leurre  dans  nos  songes,  rêves  de  gloire  et  de  nom  immortel! 
Maudit  tout  ce  qui  sert  d'attrait  à  la  possession,  femme,  enfanl,  valet  et 
charrue!  Maudits  Mammon  et  ses  trésors  qu'il  jette  pour  mobile  à  notre 


PREMIERE  PARllK.  12". 

vaillance,  el  ses  coussins  qu'il  dispose  à  souhait  pour  les  indolentes  volup- 
tés !  Maudit  le  suc  balsamique  de  la  treille!  iMaudits  l'amour  et  ses  plus 
chauds  épanchements!  Maudite  l'espérance,  maudite  la  foi,  et  surtout  mau- 
dite la  patience! 

citOKun  d'esprits,  invisible. 

Ah  î  ah  ! 
Tu  l'as  renversé 
Le  beau  monde  ; 
Ta  main  profonde 
L'a  brisé  ; 
Un  demi-dieu  l'a  renversé! 
Il  croule  et  gronde  ! 
Au  néant 
Nous  portons  ses  débris  qui  jonchent  l'avenue  , 
En  pleurant 
Sur  sa  beauté  perdue. 

0  le  plus  puissant 
Des  enfants  de  la  terre, 

Plus  beau 
Qu'en  sa  splendeur  première, 
Construis-le  de  nouveau, 
Dans  ton  sein  consiruis-le  de  nouveau  ! 
L'ùmc  légère, 
Lance-toi  de  nouveau 
Dans  la  carrière, 
Et  notre  voix 
Soutiendra  tes  exploit»! 

MÉPHISTOPHKLKS. 

Écoute,  écoute. 
Ce  sont  les  petits 
D'entre  mes  Esprits. 
Comme  ils  te  montrent  la  route  ! 
Avec  quelle  haute  raison 
Et  quelle  sagesse  profonde 
Ils  t'entraînent  vers  le  monde, 
Hors  de  cet  obscur  réduit 
Où  se  figent  les  sucs  dont  l'âme  se  nourrit  ! 

Cesse  de  jouer  avec  ton  chagrin,  vautour  acharné  sur  ta  vie;  en  si  mau- 
vaise compagnie  que  tu  te  trouves,  tu  te  sentiras  au  moins  homme  parmi 
les  homuKis.  Cependant  ne  va  pas  t'imaginer  qu'on  ait  l'idée  de  te  jeler 
dans  la  canaille.  Je  ne  suis  pas  des  premiers;  mais  si  tu  veux,  uni  à  moi, 
prendre  ta  course  à  travers  la  vie,  je  consens  volontiers  à  l'appartenir  sur 
la  place;  je  me  fais  ton  compagnon,  et,  si  cela  le  convient,  ton  serviteur, 
ton  valet. 

Faust.  Et  quelle  obligation  dois-je  remplir  en  retour? 

Méphistophélès.  Tu  as  encore  le  temps  d'y  j)enser. 

Faust.  Non,   non,  le  diable  est  un  égoïste,  el  n'a  gurre  pour  liabitiide 


1^2t)  FAUST. 

d'obliger  les  gens  pour  l'amonr  de  Dieu.  Dis-moi  les  conditions,  parle  net; 
un  pareil  serviteur  est  dangereux  chez  soi. 

AlÉPiiisTOPHÉi.Ès.  Je  m'engage  ici  à  ton  service,  et  cours  sans  repos  ni 
trêve  au  moindre  signe  de  ta  volonté;  mais  quand  nous  nous  reverrons  la- 
bas,  lu  me  rendras  la  pareille. 

Faust.  Pour  ce  qui  est  de  là-bas,  je  ne  m'en  inquiète  guère.  Si  tu  com- 
mences par  mettre  ce  monde  on  ruines,  que  l'autre  existe,  peu  m'importe. 
De  cette  terre  jaillissent  mes  joies,  et  ce  soleil  éclaire  mes  souffrances;  que 
je  m'en  affranchisse  une  fois,  arrive  ensuite  que  pourra!  Peu  m'importe 
que,  dans  la\ie  avenir,  on  se  haïsse  ou  l'on  s'aime,  qu'il  y  ait  aussi  dans 
ces  sphères  un  dessus  et  un  dessous;  je  n'en  veux  rien  savoir. 

Méphistophélés.  En  de  telles  dispositions,  tu  peux  tenter  l'affaire.  En- 
gage-toi, et  tu  vas  sur-le-champ  connaître  les  délices  que  mon  art  peut 
te  procurer,  et  je  te  donne  ce  que  nul  encore  n'a  jamais  seulement  en- 
trevu. 

Faust.  Que  veux-tu  me  donner,  pauvre  diable?  L'esprit  de  l'homme  en 
ses  élans  sublimes  fut-il  jamais  compris  d'un  de  tes  pareils?  Que  m'offres- 
tu?  Des  aliments  qui  ne  rassasient  pas,  de  l'or  vermeil  qui,  sans  relâche, 
te  coule  entre  les  doigts  comme  du  vif-argent,  un  jeu  auquel  on  ne  gagne 
jamais,  une  fille  qui,  dans  mes  bras,  fait  des  œillades  à  mon  voisin  ;  l'hon- 
neur, beau  plaisir  de  Dieu,  qui  s'évanouit  comme  un  météore!  Montre- 
moi  le  fruit  qui  pourrit  avant  qu'on  le  cueille,  et  des  arbres  qui  reverdis- 
sent tous  les  jours. 

Méphistophélés.  Une  pareille  commission  ne  m'effraie  pas,  et  j'ai  de  ces 
trésors  à  ton  service.  Mon  cher  ami,  le  temps  est  venu  de  nous  plonger  à 
loisir  dans  la  débauche. 

Faust.  Si  jamais,  étendu  sur  un  lit  de  plumes,  j'y  goûte  la  plénitude  du 
repos,  que  ce  soit  fait  de  moi  à  l'instant!  Si  tu  peux  me  séduire  au  point 
que  je  vienne  h  me  plaire  à  moi-même,  si  tu  peux  m'endormir  au  sein  des 
jouissances,  que  ce  soit  pour  moi  le  dernier  jour!  je  t'offre  le  marché. 

Méphistophélés.  Tope  ! 

Faust.  C'est  conclu!  Si  jamais  je  dis  au  moment  :  Attarde-toi,  tu  es  si 
beau  !  alors  tu  peux  me  charger  de  liens;  alors  je  consens  à  m 'engloutir; 
alors  la  cloche  des  morts  peut  sonner;  alors  tu  es  affranchi  de  ton  service; 
que  le  cadran  s'arrête,  que  l'aiguille  tombe,  et  que  le  temps  soit  accompli 
pour  moi  ! 

Méphistophélés.  Penses-y  bien,  nous  ne  l'oublierons  pas. 

Faust.  Quant  à  cela,  tu  en  as  pleinement  le  droit  ;  je  n'ai  rien  engagé 
à  la  légère;  tel  que  je  suis,  ne  suis-je  pas  esclave?  que  m'importe  de  qui? 
toi  ou  tout  autre  ! 

Méphistophélés.  Je  vais,  dès  aujourd'hui,  dans  l'orgie  de  monsieur  le 
Docteur,  remplir  mon  office  de  valet,  lu  mot  encore  :  — Au  nom  de  la  vie 
ou  de  la  mott,  je  demande  une  couple  de  lignes. 

Faust.  Quoi!  pédant,  tu  demandes  un  écrit!  Ne  connais-tu  donc  pas 


PKEMIEUE  FAUTIF.  m 

riiommc  encore?  ne  sais-lu  pas  ce  que  vaut  sa  parole?  N'est-ce  point 
assez  ((uc  j'aie  prononcé  celle  qui  (lis|)ose  h  jamais  de  mes  jours?  Onand 
le  monde  ilolle,  ballollé  par  lous  les  courants,  un  mot  d'écrit  m'obli- 
gera! et  pourtant  celte  chimère  esl  enracinée  dans  nos  cœurs!  qui  vou- 
drait consentir  à  s'en  délivrer?  Heureux  celui  qui  garde  sa  foi  pure  dans 
son  sein!  aucun  sacrifice  ne  lui  coûtera.  Mais  un  parchemin  écrit  et  scellé 
est  un  fantôme  devant  lequel  chacun  recule.  La  parole  expire  déjà  dans  la 
plume,  et  la  cire  et  le  parchemin  onl  l'autorité  souveraine.  Que  veux-tu  de 
moi,  Esprit  malin?  airain,  marbre,  parchemin,  papier?  dois-je  écrire 
avec  un  slylet,  un  poinçon,  une  plume?  je  t'en  laisse  le  libre  choix. 

Méphistophélès.  Quelle  harangue!  A  quel  propos  t'éciiauffer  à  ce 
point?  Il  suffit  du  premier  bout  de  papier  qui  se  rencontrera;  tu  signeras 
avec  une  pelile  goutte  de  sang. 

Faust.  Va!  si  cela  te  satisfait. 

Méphistophélès.  Le  sang  est  un  suc  tout  particulier. 

Faust.  Ne  crains  pas  maintenant  que  je  viole  cet  engagement!  L'ef- 
fort de  mon  activité,  voilà  ce  que  je  te  piomets.  Je  me  suis  trop  enflé; 
je  n'appartiens  qu'à  ta  famille.  Le  grand  Esprit  m'a  dédaigné;  la  na- 
ture se  ferme  devant  moi!  le  fil  de  la  pensée  est  rompu,  et  dès  long- 
temps je  suis  dégoûté  de  toute  science.  Fais  que  nos  passions  ar- 
dentes s'apaisent  dans  les  abîmes  de  la  sensualité!  que  les  enchantements 
s'ap])rêtent  sous  les  voiles  impénétrables  de  la  magie!  plongeons  dans  le 
tourbillon  des  temps,  dans  le  roulis  des  événements!  que  la  douleur  et  le 
plaisir,  le  succès  et  la  peine  s'y  succèdent  au  hasard!  il  faut  à  l'homme 
une  activité  sans  fin. 

jMéphistophélès.  11  ne  vous  est  imposé  aucune  mesure,  aucun  but.  Si 
c'est  votre  fantaisie  dégoûter  un  peu  de  tout,  de  saisir,  en  fuyant  les  mor- 
ceaux, ce  qui  vous  plaît,  grand  bien  vous  fasse!  Attachez-vous  à  moi,  et  ne 
soyez  pas  timide. 

Faust.  Tu  vois  bien  qu'il  n'est  pas  question  ici  de  bonheur.  Je  me  voue 
au  vertige,  aux  jouissances  les  pins  acres,  la  haine  qui  aime,  le  découra- 
gement qui  relève  !  Mon  sein,  guéri  de  la  fièvre  du  savoir,  n'est  désormais 
fermé  à  aucune  douleur;  et  toute  jouissance  départie  à  l'humanité,  je  veux 
la  ressentir  dans  le  plus  intime  de  mon  être,  saisir  ce  qu'il  y  a  de  sublime 
et  de  plus  profond  en  elle,  amonceler  dans  mon  sein  tout  son  bien  et  tout 
son  mal,  et  de  la  sorte  étendre  mon  propre  mal  jusqu'au  sien,  puis,  comme 
elle,  me  briser  à  la  fin. 

Méphistophélès.  C'est  moi  qui  te  le  dis,  moi  qui,  depuis  des  milliers 
d'années,  mâche  ce  rude  aliment  :  du  berceau  à  la  tombe,  l'homme  ne  peut 
digérer  le  vieux  levain  !  Crois-en  l'un  des  nôtres,  ce  grand  tout  n'est  fait 
que  pour  un  Dieu  !  Pour  lui  les  lumières  éternelles;  il  nous  a  créés,  nous, 
pour  les  ténèbres,  et  vous  seuls  avez  le  jour  et  la  nuit. 

Faust.  Mais  je  veux  ! 

Méphistophélès.  A  la  bonne  heure!  Une  seule  chose  m'embarrasse  :   le 


128  FAUST. 

temps  est  court,  l'art  est  long.  M'est  avis  que  vous  devriez  vous  faire  in- 
struire. Associez-vous  avec  un  poëte.  Laissez  le  digue  homme  s'abandonner 
à  l'ivresse  de  son  imagination,  et  rassembler  sur  votre  chef  toutes  les  plus 
nobles  qualités  ;  le  courage  du  lion,  la  vitesse  du  cerf,  le  sang  bouillant  de 
l'Italien,  la  persévérance  de  l'homme  du  Nord.  Qu'il  trouve  le  secret  d'al- 
lier la  grandeur  d'àme  à  la  ruse,  et,  d'après  un  certain  plan,  de  vous  rendre 
amoureux  dans  l'exubérance  des  chauds  instincts  de  la  jeunesse.  Quant  à 
moi,  j'aurais  plaisir  à  connaître  un  pareil  original,  je  l'appellerais  maître 
Microcosme. 

Falst.  Que  suis-je  donc,  s'il  ne  m'est  pas  possible  d'atteindre  cette  cou- 
ronne de  l'humanité  vers  laquelle  se  pressent  tous  mes  sens? 

Méphistophélès.  Tu  es,  au  bout  du  compte,  ce  que  tu  es.  Mets  sur  ta 
tète  des  perruques  à  millions  de  boucles,  à  tes  pieds  des  cothurnes  hauts 
d'une  aune,  tu  n'en  resteras  pas  moins  ce  que  tu  es. 

Faust.  Je  le  sens,  vainement  j'ai  accumulé  sur  moi  tous  les  trésors  de 
l'esprit  humain;  lorsqu'à  la  fin  je  me  recueille,  nulle  force  nouvelle  ne 
jaillit  de  mon  sein,  je  ne  suis  pas  d'un  cheveu  plus  grand,  je  ne  suis  pas 
plus  près  de  l'infini. 

Méphistophélès.  Mon  bon  monsieur,  vous  voyez  les  choses  précisément 
comme  on  les  voit  d'ordinaire;  il  faut  s'y  prendre  mieux  avant  que  les  joies 
de  la  vie  ne  nous  échappent.  Que  diantre!  tes  mains  et  les  pieds,  la  tète  et 
ton  derrière  sont  bien  à  toi;  et,  parce  que  je  me  sers  vaillamment  d'une 
chose,  est-ce  donc  à  dire  qu'elle  en  est,  pour  cela,  moins  ci  moi?  Si  je  compte 
six  chevaux  à  mon  service,  leurs  forces  ne  sont-elles  pas  les  miennes?  Je 
les  monte,  et  me  voilà,  moi,  pauvre  homme,  avec  vingt-quatre  jambes. 
Alerte  donc!  trêve  de  réuexions,  et  lance-toi  dans  le  monde  avec  moi!  Je 
te  le  dis  :  un  drôle  qui  spécule  est  comme  un  animal  qu'un  esprit  malin 
fait  tournoyer  sur  l'aride  bruyère,  tandis  que,  tout  autour,  s'étendent  de 
beaux  pâturages  verts. 

Faust.  Et  quand  commençons-nous? 

Méphistophélès.  Nous  partons  à  l'instant.  Quel  lieu  de  torture  est  ceci! 
Est-ce  vivre?  S'ennuyer  soi  et  ses  petits  drôles!  Laisse  un  pareil  métier  à 
ton  voisin  la  grosse  panse!  A  quoi  bon  te  tourmenter  à  battre  la  paille? 
Le  meilleur  de  ce  que  tu  parviens  à  savoir,  tu  n'oses  le  dire  à  l'écolier. 
Ah!  j'en  entends  marcher  un  dans  le  corridor. 

Faust.  Il  ne  m'est  pas  possible  de  le  voir. 

Méphistophélès.  Le  pauvre  garçon  attend  depuis  longtemps,  et  l'on  ne 
peut  le  laisser  partir  sans  consolation.  Tiens,  donne-moi  la  robe  et  ton 
bonnet;  je  me  trompe  si  le  déguisement  ne  me  sied  à  ravir.  (  //  s  habille.  ) 
Maintenant  tu  peux  l'en  fier  à  mon  esprit,  je  n'ai  besoin  que  d'un  petit 
quart  d'heure;  pendant  ce  temps,  prépare-toi  pour  notre  beau  voyage. 

(l'aust  cxit.) 

Méphistophélès,  dans  les  longs  vêlements  de  Faust.  Oui,  oui!  méprise  la 
raison  et  la  science,  les  forces  suprêmes  de  l'homme;  laisse  l'Esprit  de 


IMUÏMIÈUE   l'AiniK.  129 

iiiensoiige  fal'ferniir  dans  les  œuvres  d'illusions  et  (rcnelianlemenls! 
Ainsi  je  t'ai  sans  eondition  ! — Le  destin  a  mis  en  Ini  un  es|)rit  incapable 
de  s'arrêter  jamais  en  sa  course  elTrénée;  dans  l'élan  qui  l'emporte;,  il 
saute  à  pieds  joints  sur  toutes  les  joies  de  la  terre;  je  l'entraîne  à  travers 
les  déserts  de  la  vie,  à  travers  la  médiocrité  insignifiante;  il  va  se  débattre, 
se  cramponner,  se  raidir,  et  son  désir  insatiable  verra  la  coupe  pleine  re- 
culer incessamment  devant  ses  lèvres  avides.  En  vain  il  implorera  merci. 
Et  d'ailleurs,  quand  il  ne  se  serait  pas  donné  tui  diable,  sa  perte  n'en  était 
pas  moins  inévitable. 

Entre    (LN    ÉCOLIER. 

L'écolier.  Je  ne  suis  ici  que  depuis  peu  de  temps,  et  viens,  tout  rempli 
de  soumission,  faire  la  connaissance  et  profiter  des  entretiens  d'un  bomme 
dont  tout  le  monde  ne  parle  qu'avec  vénération. 

Méphistophélès.  Votre  politesse  me  réjouit  fort;  vous  voyez  un  homme 
comme  beaucoup  d'autres.  Mais  vous  ètes-vous  enquis  ailleurs? 

L'écolier.  levons  en  prie,  chargez-vous  de  moi!  Je  viens  avec  la  meil- 
leure volonté,  quelque  argent  et  beaucoup  de  santé;  ma  mère  voulait  à 
peine  me  laisser  partir.  Je  voudrais  bien  apprendre  quelque  chose  de 
bon  ici. 

Méphistophélès.  Vous  êtes  justenu'nt  en  bon  endroit! 

L'écolier.  Franchement,  je  voudrais  déjà  m'en  aller,  et  ne  prends  pas 
goût  le  moins  du  monde  à  ces  murs,  à  ces  galeries;  c'est  un  espace  bien 
étroit;  on  n'y  voit  rien  de  vert,  pas  un  arbre;  et  dans  ces  salles,  sur  ces 
bancs,  je  perds  l'ouïe,  la  vue  et  la  pensée. 

Méphistophélès.  Il  ne  s'agit  que  d'y  être  habitué.  L'enfant  d'abord  ne 
prend  pas  volontiers  le  sein  de  sa  mère;  mais  bientôt  c'est  avec  délices  qu'il 
y  puise  sa  nourriture.  Il  en  sera  ainsi  de  vous,  et  vous  prendrez  goût  de 
jour  en  jour  à  sucer  le  sein  de  la  sagesse. 

L'écolier.  Je  veux  me  pendre  avec  joie  à  son  cou;  mais  dites-moi  com- 
ment y  parvenir. 

Méphistophélès.  Expliquez-vous  avant  d'aller  plus  loin.  Quelle  faculté 
choisissez-vous? 

L'écolier.  Je  voudrais  être  fort  savant,  et  serais  bien  aise  d'embrasser 
ce  qu'il  y  a  sur  la  terre  et  dans  le  ciel,  la  science  et  la  nature. 

Méphistophélès.  Vous  êtes  en  bon  chemin,  mais  il  ne  faut  pas  vous 
laisser  distraire. 

L'écolier.  J'y  suis  corps  et  âme;  néanmoins,  je  m'arrangerais  assez  d'un 
peu  de  liberté  et  de  bon  temps  aux  beaux  jours  de  fcte  en  été. 

Méphistophélès.  Profitez  du  temps,  il  passe  si  vite  !  Mais  l'ordre  vous 
apprendra  à  en  gagner.  Ainsi,  mon  bon  ami,  je  vous  conseille  d'abord  un 
cours  de  logique;   là  on  vous  dressera  l'esprit  comme  il  faut;  on  vous  le 

17 


150  FAUST. 

chaussera  de  brodequins  serrés,  afin  qu'il  jile  droit,  avec  circonsj)ectioii, 
sur  le  chemin  de  la  pensée,  et  n'aille  pas  s'égarer  à  droite  et  à  gauche 
comme  un  feu  follet  dans  l'espace;  ensuite  on  passera  des  journées  à  vous 
apprendre  que,  pour  les  choses  qui  vous  paraissaient  les  plus  simples,  et 
qui  se  font  en  un  clin  d'œil,  facilement,  comme  boire  et  manger,  un, 
deux,  trois,  sont  indispensables.  Et,  en  effet,  il  en  est  de  la  fabrique  des 
pensées  comme  d'un  métier  de  tisserand,  où  il  suffit  d'une  seule  impulsion 
pour  mettre  en  jeu  des  milliers  de  tils;  où  la  navette  va  et  vient,  glissant 
de  tous  côtés;  où  les  fils  s'cntre-croisent  inaperçus;  où  d'un  seul  coup 
mille  combinaisons  résultent.  Le  philosophe  entre,  et  vous  démontre 
qu'il  en  doit  être  ainsi  :  le  premier  est  cela,  le  second,  cela;  donc  le  troi- 
sième et  le  quatrième,  cela;  et  sans  le  premier  et  le  second,  le  troisième 
et  le  quatrième  n'eussent  jamais  existé.  Les  étudiants  de  tout  pays  pri- 
sent fort  ces  choses,  ce  qui  ne  fait  pas  qu'ils  deviennent  des  tisserands. 
Veut-on  reconnaître  et  deviner  quelque  chose  de  vivant,  on  commence  dès 
lors  par  chasser  l'intelligence;  on  en  tient  entre  les  mains  tous  les  éléments, 
il  ne  manque  plus,  hélas  1  que  le  lien  intellectuel;  la  chimie  appelle 
•ela  Encheiresin  nafurœ,   et,   sans  s'en  douter,  se  moque  d'elle-même. 

L'écolier.  Je  ne  vous  comprends  pas  tout  à  fait. 

Méphistophélès.  Cela  ira  beaucoup  mieux  sous  peu,  quand  vous  aurez 
appris  à  tout  réduire  et  classer  convenablement. 

L'écolier.  Je  suis  si  abasourdi  de  tout  cela,  qu'il  me  semble  qu'une  roue 
de  moulin  me  tourne  dans  la  tète. 

Méphistophélès.  Et  puis  vous  devez,  avant  toute  chose,  vous  adonnera  la 
métaphysique.  Là,  vous  voyez  approfondir  ce  qui  n'est  pas  du  ressort  du  cer- 
veau de  l'homme;  pour  tout  ce  qui  y  entre  ou  n'y  entre  pas,  vous  avez  tou- 
jours un  mot  ronflant  à  votre  service  !  Mais  commencez  par  vous  imposer, 
pour  cette  demi-année,  une  régularité  ponctuelle.  Vous  aurez  cinq  classes 
tous  les  jours  :  soyez-y  au  coup  de  cloche;  ne  manquez  pas  de  vous 
bien  préparer  d'avance,  d'étudier  avec  soin  le  imragraplie ,  afin  d'être 
d''autant  plus  à  même  de  voir  qu'il  ne  dit  rien  qui  ne  soit  dans  le  li- 
vre; néanmoins,  ne  laissez  pas  d'écrire  comme  si  le  Saint-Esprit  vous 
dictait. 

L'écolier.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le  dire  deux  fois;  je  sais  de 
quel  profit  cela  doit  être;  car,  dès  qu'on  a  du  noir  sur  du  blanc,  on  peut 
rentrer  chez  soi  soulagé. 

Méphistophélès.  Mais  choisissez  donc  une  faculté! 

L'écolier.  Je  ne  puis  m'accommoder  de  la  jurisprudence. 

Méphistophélès.  Je  ne  saurais  guère  vous  en  faire  un  crime;  je  sais  trop 
ce  qu'il  en  est  de  celte  science.  Lois  et  droits  se  succèdent  comme  une 
éternelle  maladie;  on  les  voit  passer  de  génération  en  génération,  et  se 
traîner  en  silence  d'un  lieu  à  un  autre  :  la  raison  devient  folie;  le  bienfait, 
tourment.  Tu  es  le  fils  de  tes  pères,  malheur  à  toi  !  car  du  droit  qui  est  né 
avec  nous,  hélas  !  il  n'en  est  jamais  question. 


PREMIKKE  l'AHTIE.  ir.l 

L'écolier.  Ma  répugnance  s'accroîl  encore  par  vous;  oh!  l)ienl)cureiix 
celui  que  vous  instruisez!  .l'aurais  j)resque  envie  maintenant  d'étudier  la 
théologie. 

MÉPuisroi'iiÉLÈs.  Je  voudrais  Lien  ne  pas  vous  égarer.  En  ce  qui  concerne 
cette  science,  il  est  si  dillicile  d'éviter  la  fausse  route,  il  y  a  en  elle  tant  d(! 
poison  caché,  et  l'on  a  tant  de  peiiu)  à  distinguer  le  poison  du  remède!  Ici 
(mcore  le  mieux  est  de  n'en  écouter  qu'un  senl,  et  de  jurer  sur  la  parole  du 
maître.  Somme  toute...,  tenez-vous  en  au  mot,  et  vous  entrerez  alors  par 
la  porte  sure  au  temple  de  la  certitude. 

L'écolier.  Cependant  un  mot  doit  toujours  contenir  une  idée. 

Méphistopiiélès.  Fort  bien!  Seulement  il  ne  faut  pas  trop  s'en  soucier; 
car  là  où  manquent  les  idées,  un  mot  trouve  à  propos  sa  place.  Avec  des 
mots  on  discute  vaillamment,  avec  des  mots  on  érige  un  système.  On  peut 
fort  bien  croire  aux  mots.  D'un  mot  on  n'oterait  pas  un  iota. 

L'écolier.  Pardonnez  si  je  vous  arrête  à  tout  moment  par  mes  questions; 
mais  il  faut  encore  que  je  vous  importune.  Ne  me  direz-vous  pas  quelque 
énergique  petit  mot  touchant  la  médecine?...  Trois  ans,  c'est  bien  peu  de 
temps;  eh,  Dieu!  le  champ  est  si  vaste!  Lorsqu'on  a  seulement  un  doigt 
qui  vous  dirige,  on  se  sent  plus  à  l'aise  pour  marcher  en  avant. 

Méphistophélès  [à pari).  Je  suis  las  du  ton  sentencieux,  reprenons  notre 
rôle  de  diable.  {Haul.)  L'esprit  delà  médecine  est  facile  à  saisir.  Vous  étu- 
diez à  fond  le  grand  et  le  petit  monde,  pour  tinir  par  les  laisser  aller 
comme  il  plaît  à  Dieu  !  C'est  en  vain  que  vous  vous  consumez  à  poursuivre 
la  science,  chacun  n'apprend  que  ce  qu'il  peut  apprendre;  mais  celui  qui 
saisit  l'occasion,  voilà  l'homme.  Vous  êtes  assez  bien  bâti;  vous  devez  être 
passablement  entreprenant,  et,  pourvu  que  vous  ayez  confiance  en  vous- 
même,  la  contiance  des  autres  ne  vous  manquera  })as.  Surtout  apprenez  à 
conduire  les  femmes;  leurs  éternelles  vapeurs  mille  fois  multipliées  se 
guérissent  toutes  par  le  même  traitement,  et  pourvu  que  vous  soyez  à  moitié 
respectueux  avec  elles,  vous  les  aurez  toutes  sous  la  main.  Il  faut  qu'un 
titre  autorise  leur  confiance  et  leur  persuade  que  votre  art  surpasse  tous 
les  autres  dès  l'abord;  ensuite,  vous  vous  permettez  mille  petites  choses 
pour  lesquelles  un  autre  s'épuiserait  en  cajoleries  des  années  entières; 
vous  vous  entendez  à  bien  tàter  le  pouls,  et  tout  en  leur  décochant  du  coin 
de  l'œil  un  regard  brûlant,  laissez  couler  librement  votre  main  autour  de 
leurs  sveltes  hanches,  pour  voir  comment  leur  corset  les  serre. 

L'écolier.  Voilà  qui  s'annonce  déjà  mieux;  au  moins  on  voit  la  fin  et 
le  moyen. 

Méphistophélès.  Mon  bon  ami,  la  théorie  est  grise,  et  l'arbre  doré  de  la 
vie  est  vert. 

L'écolier.  Je  vous  le  jure,  cela  me  paraît  comme  un  rêve.  Oserai-je  vous 
importuner  encore  une  fois,  vous  écouter,  et  jouir  de  la  profondeur  de 
votre  sagesse? 

Méphistophélès.  Ce  qui  dépend  de  moi ,  je  le  fais  volontiers. 


1Ö2  FAUST. 

L'écolier.  Il  m'est  impossible  do  reparlir;  il  me  reste  encore  à  vous  pré- 
senter mon  album.  Accordez-moi  cette  marque  de  votre  iaveur. 
Méphistophélès.  Fort  bien  ! 

(11  écrit  et  rend  l'album.) 

L'écolier  lit.  Erilis  sicut  Deus^  scientes  bomim  et  malum. 

(11  referme  l'album  avec  respect,  et  se  retire.) 

iViÉPHisTOPiiÉLÈs.  Suis  mainteuent  cette  vieille  sentence  de  ma  cousine 
la  couleuvre;  ta  ressemblance  avec  Dieu  pourra  bien  l'inquiéter  un  beau 
jour. 

Kuiro  FAl'ST. 

Faust.  Eh  bien  !  où  va-t-on  maintenant? 

Méphistophélès.  Où  il  te  plaira.  Voyons  le  petit,  puis  le  grand  monde. 
Avec  quel  plaisir  et  quel  profit  tu  vas  suivre  ce  cours  étourdissant! 

Faust.  Oui;  mais  avec  ma  longue  bai^be,  il  me  manque  encore  le  cbarme 
du  savoir-vivre.  La  tentative  ne  me  réussira  pas;  je  n'ai  jamais  su  me  pro- 
duire dans  le  monde,  je  me  sens  si  petit  devant  les  autres!  Je  serai  tou- 
jours embarrassé. 

Méphistophélès.  Mon  bon  ami,  tout  cela  viendra;  sitôt  qu'il  te  vient  de 
la  confiance  en  toi-même,  tu  sais  vivre. 

Faust.  Comment  allons-nous  sortir  de  la  maison?  Où  as-lu  des  cbe- 
vaux,  des  valets,  un  carrosse? 

Méphistophélès.  Nous  n'avons  qu'à  élcmdre  ce  manteau,  il  nous  por- 
tera par  les  airs.  Seulement,  pour  ce  hardi  voyage,  tu  n'emporteras  pas 
de  gros  paquets  avec  toi.  Un  peu  d'air  inflammable  que  je  vais  préparer 
nous  soulèvera  de  terre  sur-le-champ,  et,  si  nous  ne  sommes  pas  trop 
lourds,  nous  irons  vite.  .Te  te  félicite  sur  ta  nouvelle  course  à  travers 
la  vie. 


TAVERNE  D'AUERBACH,   A  LEIPZIG. 

Ecot  de  joyeux  compères. 

Frosch.  Personne  ne  veut  donc  boire  ni  rire?. le  vous  apprendrai  à  faire  la 
mine!  Vous  voilà  aujourd'hui  comme  de  la  paille  mouillée,  vous  qui  êtes 
tout  feu  d'habitude  ! 

Brander.  La  faute  en  est  à  toi  ;  tu  ne  mets  rien  sur  le  tapis,  pas  une  bê- 
tise, pas  une  petite  saleté. 

Frosch.  [Il  lui  verse  un  verre  de  vin  sur  la  tête.)  Tiens!  voilà  l'une  et 
Fautre  à  la  fois. 


PREMlfîHK   l'AHTIE.  133 

Brander.  Double  cochon  ! 

Frosch.  Puisque  vous  le  vouliez,  il  faut  bien  l'être. 

Siebel.  A  la  porte  les  querelleurs  !  A  pleine  poitrine  chantez  la  rontle  , 
lampez  et  criez  ;  allons,  holà!  ho  ! 

Altmayer.  Malheur  à  moi  !  je  suis  perdu!  du  coton  ici!  Le  drôle  me 
brise  le  tympan. 

Siebel.  C'est  quand  la  voûte  résonne  qu'on  juge  bien  du  creux  de  la 
basse- taille. 

Frosch.  C'est  juste  !  A  la  porte  celui  qui  le  prend  de  travers!  A  tara, 
tara,  da  ! 

Altmayer.  A  tara,  lara,  da  ! 

Frosch.  Les  gosiers  sont  d'accord. 

(Il  chnnio.) 

Ce  bon  saint-empire  romain 
Comment  tient-il  encore? 

Brander.  Une  vilaine  chanson  !  pouah  !  une  chanson  politique,  une  pi- 
toyable chanson  !  Remerciez  Dieu  chaque  matin  de  ne  pas  avoir  à  vous 
occuper  de  l'empire  romain.  Quant  à  moi,  je  tiens  pour  un  grand  bon- 
heur de  n'être  ni  empereur  ni  chancelier.  Pourtant  il  nous  faut  un  chef; 
nommons  un  pape  ;  vous  savez  quelle  qualité  donne  l'élection  ,  élève 
l'homme. 

(Il  rhantc.) 


Monsieur  le  rossignol  des  bois. 
Aile/  saluer  ma  maîtresse 
Dix  mille  fois. 

Siebel.  Pas  de  saints  aux  maîtresses,  je  n'en  veux  rien  entendre. 
Frosch.  A  ma  maîtresse,  saluls  et  baisers;  tu  ne  m'en  empckheias  pas. 

(11  clian(e.) 

Ouvre  tes  verrous  la  nuit, 
Ouvre  tes  verrous  sans  bruit, 

Ton  amoureux  veille  ; 
Forme-les,  le  jour  s'éveille. 

Siebel.  A  ton  aise,  va,  chante  ses  louanges.  Je  rirai  à  mon  tour  ;  elle 
m'a  roué,  elle  t'en  fera  autant.  Qu'elle  ait  pour  régal  un  gnome  qui  ba- 
dine avec  elle  dans  un  carrefour;  qu'un  vieux  bouc  revenant  au  galop  du 
Blocksberg  lui  chevrote  le  bonsoir;  mais  un  beau  garçon,  un  gaillard  de 
chair  et  d'os,  c'est  bien  trop  bon  pour  une  pareille  drôlesse  !  je  ne  veux 
pas  d'autre  salut  pour  elle  que  de  lui  casser  toutes  ses  vitres. 

Brander,  frappant  sur  la  table.  Attention!  attention!  qu'on  m'obéisse! 
Avouez,  messieurs,  que  je  sais  vivre.  Il  y  a  ici  des  gens  amoureux,  et  je 
dois,  d'après  les  usages,  leur  donner  pour  la  bonne  nuit  quelque  chose  qui 


lU  FAUST. 

1(3S  divertisse.  Attention  !  une  chanson  du  dernier  goût;  et  entonnez  avec 
moi  le  refrain  de  toute  la  force  de  vos  poumons. 


D'un  office  ahoiidaiit 
Un  rat  fit  sa  deinourc  ; 
De  farine  et  de  beurre 
11  s'emplit  telleinent, 
Qu'en  moins  d'une  semaine 
[1  eut  une  l)cdaine 
(lomnie  frère  Martin. 
Oui,  mais  un  beau  matin, 
Au  rat  la  cuisinière 
i\lit  du  poison;  —  alors 
11  saute  et  court  dcbors 
Comme  si  le  compère 
Avait  l'amour  au  corps. 

TOUS,  faisant  chôma. 

Avait  l'amour  au  corps. 


Il  rôde,  il  court,  il  trotte. 
Il  boit  à  tous  les  pots  ; 
Mange,  ronge,  grignotlc 
Fenêtres  et  rideaux. 
Rien  ne  le  désaltère. 
Mais,  las  de  tant  d'efforts. 
Sa  fureur  se  inodère, 
(lomme  si  le  compère 
Avait  l'amcmc  au  corps. 

CHORUS. 

Avait  l'amour  au  corps. 


Plein  du  feu  qui  le  mine. 
Il  descend  l'escalier 
•lusque  dans  la  cuisine. 
Tombe  sur  le  foyer. 
Et  là  fait  une  mine 
A  vous  apitoyer  ; 
Kt,  voyant  sa  mégère 
Siu-  sa  mort  s'égayer, 
Soulève  la  paupière 
Dans  ses  derniers  ellorfs, 
(lomme  si  le  comjière 
Avait  l'amour  an  corps. 

CHORUS. 
Avait  l'amour  au  corps. 


(Il  cliante. 


Siebel.  Comme  les  lourdauds  s'en  donnent  à  cœur  joie!  La  belle  chose, 
en  vérité,  que  d'empoisonner  un  ])au\re  rat  ! 


PREMIKUE  PAKT  II-:.  13o 

Brander.  Us  sont  donc  l)ien  avant  dans  tos  l)onnos  grâces? 
Altmayer.  l.a  grosse  panse  à  tète  chauve!  Le  malheur  le  rend  doux  et 
sentimental  ;  il  voit  dans  ce  rat  enllé  son  propre  portrait. 


Entrent  FAUST  ET  MÉPIIISTOPIIÉLES. 

Méphistophélès.  Je  dois,  avant  toute  chose,  t'introduire  en  joypnsc  com- 
pagnie ,  afin  que  tu  voies  comme  on  mène  aisément  la  vie.  Pour  cette 
race,  pas  un  jour  qui  ne  soit  une  fête.  Avec  peu  d'esprit  et  beaucoup  de 
contentement,  chacun  tourne  dans  un  cercle  étroit  comme  de  jeunes  chats 
jouant  avec  leur  queue.  Pourvu  qu'ils  aient  la  tête  libre,  tant  que  l'hôte 
leur  fait  crédit,  ils  sont  joyeux  et  sans  soucis. 

Brander.  En  voici  qui  arrivent  de  voyage,  on  le  voit  à  leurs  manières 
étranges  ;  à  peine  s'ils  sont  débarqués  depuis  une  heure. 

Frosch.  Par  Dieu  !  tu  as  raison.  Je  prise  fort  mon  Leipzig,  c'est  un  petit 
Paris,  et  qui  vous  forme  ses  gens. 

Siebel.  Pour  qui  tiens-tu  ces  étrangers? 

Frosch.  Laisse-moi  faire;  avec  une  rasade,  je  vais  leur  tirer  les  vers  du 
nez  comme  une  dent  de  lait.  Les  compères  me  semblent  de  bonne  maison  ; 
ils  ont  l'air  fier  et  mécontent. 

Brander.  Ce  sont  des  charlatans,  à  coup  sur;  parions. 

Altmayer.  Peut-être. 

Frosch.  Attention  !  je  vais  les  bafouer. 

Méphistophélès,  à  Faust.  Ces  pauvres  gens  !  jamais  cela  ne  soupçonne 
le  diable,  pas  même  lorsqu'il  les  tient  au  collet. 

Faust.  Nous  vous  donnons  le  bonjour,  messieurs. 

Siebel.  Bien  des  remerciements  pour  votre  révérence.  [Bas,  regardant 
Méphistophélès  du  coin  de  l'œil.)  Ou'a  donc  le  drôle  à  clocher  sur  un  pied  ! 

Méphistophélès.  Nous  est-il  permis  de  nous  asseoir  auprès  de  vous  ? 
A  défaut  d'un  bon  coup  qu'on  ne  peut  avoir,  on  prend  goût  à  la  com- 
pagnie. 

Altmayer.  Vous  me  paraissez  un  homme  furieusement  blasé. 

Frosch.  Vous  êtes  partis  tard  de  llipach  !  avez-vous  soupe  ce  soir  avec 
M.Jean? 

Méphistophélès.  Aujourd'hui  nous  avons  passé  devant  sa  demeure  sans 
nous  y  arrêter.  La  dernière  fois  nous  lui  avons  parlé.  Il  nous  raconta 
mille  choses  de  ses  cousins,  et  nous  chargea  de  bien  des  compliments  pour 
chacun  d'eux. 

(Il  s'incline  vers  Frosch.) 

Altmayer,  has.  Enfoncé  !  tu  as  trouvé  à  qui  parler. 

Siebel.  Un  madré  compère  ! 

Frosch.  Bon  !  attends  un  peu,  je  l'attrape. 

Méphistophélès.  Si  je  ne  me  suis  trompé,  nous  avons  entendu  des  voix 


lr)()  FAUST. 

exercées  qui  chantaient  en  chœur.  En  elTet,  le  chant  doit  résonner  à  mer- 
veille sons  cette  voûte. 

Fkosch.  Seriez- vous  par  hasard  un  virtuose? 

Méphistophélès.  Oh  !  non  ;  la  l'orce  est  peu  de  chose  ,  mais  l'envie  est 
grande.  ^ 

Altmayer.  Donnez-nous  une  chanson. 

Méphistophélès.  Plus  d'une  si  vous  le  souhaitez. 

Siebel.  Non;  une  suffira,  pourvu  qu'elle  soit  toute  neuve. 

Méphistophélès.  Justement  nous  arrivons  d'Espagne,  le  beau  pays  du 

vin  et  des  chansons. 

(11  chante.) 

Un  grand  roi  dans  sa  maison 
Avait  un  beau  puceron. 

FnoscH.  Silence!  un  puceron  !  L'avez-vous  bien  compris?  Un  puceron! 
voilà  un  drôle  de  convive  ! 

MÉPHISTOPHÉLÈS  cliunle. 

Un  grand  roi  dans  sa  nuiison 

Avait  un  beau  puceron, 

Qu'il  aimait  d'un  amour  tendre, 

Presqu'à  l'égal  de  son  gendre. 

11  fait  venir  son  tailleur  : 

—  Çà,  dit-il,  vous  allez  prendre 

La  mesure  à  monseigneur. 

Brander.  Surtout  n'oubliez  pas  de  recommander  au  taiHeur  qu'il  prenne 
la  mesure  la  plus  exacte,  et  que,  pour  peu  qu'il  tienne  à  sa  tète,  les  cu- 
lottes ne  fassent  pas  un  pli. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

De  drap,  de  soie  et  d'hermine 
On  revêt  le  damoiseau  ; 
Aiguillettes  au  manteau, 
■    Et  croix  d'or  sur  la  poitrine. 
Il  est  ministre,  vrai  Dieu  ! 
11  vous  a  le  cordon  bleu, 
L'Éléphant,  la  Jarretière. 
Voilà  <[uc  de  jour  en  jour 
Sa  famille  tout  entière 
Vient  s'installer  à  la  cour. 
Les  chambellans  et  les  dames 
Étaient  piqués  et  Êiiordus; 
La  reine  et  toutes  ses  femmes, 
A  la  lin,  n'y  tenaient  plus. 
Chanceliers,  dans  leur  perrucpic, 
l'illes,  dans  leurs  chevcuv  blonds  ; 
On  n'osait  baisser  la  inupie, 
Ni  secouer  ses  jupons; 
(Tétait  vraiment  lyranni(|iie. 
Dès  (ju'un  pucei'on  nous  pi([ue. 


P  REM  IE  H  K   l'A  HT  IE.  l'T 

Nous  autres,  nous  l'étouffons. 
TOUS,  faisant  chorus  et.  vociférant. 
Dès  qu'un  puceron  nous  pique. 
Nous  autres,  nous  l'étouffons. 

Frosch.  Bravo!  bravo!  c'était  beau. 

Siebel.  Qu'il  en  arrive  autant  à  cliaque  puceron! 

Urander.  Pincez  les  doigts,  écrasez-le  tlélicaloment. 

Altmayer.  Vive  la  liberté!  vive  le  vin  ! 

Mépiiistopiiélès.  Je  boirais  volontiers  un  verre  en  l'iionncnr  de  la  liberté, 
si  vos  vins  étaient  seulement  nn  peu  meilleurs. 

Siebel.  Ne  vous  avisez  pas  de  le  répéter  ! 

Méphistoimiélès.  Si  je  ne  craignais  que  Fbute  le  prît  mal,  j'offrirais  à  ces 
dignes  convives  quelque  chose  de  notre  cave. 

Siebel.  Allez  toujours^  je  le  prends  sur  moi. 

Frosch.  Donnez-nous-en  un  bon  verre,  cl  nous  vous  en  tiendrons 
coiTiple  ;  seulement,  que  les  échantillons  ne  soient  pas  mesquins,  car,  si 
vous  voulez  que  je  juge,  il  faut  me  remplir  la  gueule. 

Altmaver,  bas.  Ils  sont  du  Rbin,  je  m'en  doute. 

iMÉPiusTOPiiÉLÉs,  Procurez-moi  un  foret. 

Brander.  Pourquoi  faire?  Vous  n'avez  pas  les  tonneaux  devant  la  porte. 

Altmayer.  L'hôte  a  laissé  là,  derrière,  un  panier  d'outils. 

]\[ÉpnLSTOPnÉLÈs  prend  le  foret  à  Fro.<ch,  Maintenant,  dites,  que  voulez- 
vous  goûter? 

Frosch.  Qu'enlendez-vous  parla?  En  avez-vous  donc  un  assortiment? 

jMéphistophèlés.  Que  chacun  choisisse  à  son  gré. 

Altmayer  à  Frosck.  Ah  !  ah!  tu  commences  déjà  à  le  lécher  les  lèvres. 

Frosch.  Bon  !  puisque  l'on  peutchoisir,  moi  je  demande  du  vin  du  Rbin. 
La  patrie  fouiMiit  encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux. 

Méphistophélès,  perçant  un  Irou  dans  le  rebord  de  la  table,  à  la  place  où 
Frnsch  est  assis.  Yiteun  peu  de  cire  pour  faire  office  de  bouchon. 

AltiMayer.  Ah!  ce  sont  des  tours  de  gobelets. 

Méphistophélès,  à  Brander.  Et  vous? 

Brander.  Je  veux  du  vin  de  Champagne,  et  qu'il  soit  bien  mousseux, 
encore. 

(Mépiiistopiiélès  perce.  —  Pendant  ce  temps,  un  des  compagnons 
fait  les  tampons  et  bouche  les  trous.) 

Brander.  On  ne  peut  pas  toujours  s'abstenir  des  produits  de  l'étranger, 
et  les  bonnes  choses  sont  souvent  si  loin  de  nous  !  Un  véritable  Alle- 
mand ne  peut  souffrir  les  Français,  et  cependant  il  boit  leurs  vins  vo- 
lontiers. 

Siebel,  tandis  que  Mépiiistopiiélès  s'approche  de  sa  place.  J'avoue  franche- 
ment que  l'aigre  ne  fait  pas  mon  régal  ;  donnez-moi  un  verre  de  doux. 

Méphistophélès,  forant.  Qu'à  l'instaul  le  lokai  jaillisse  pour  vous! 

Altmayer.  Non,  messieurs  ;  regardez-moi  en  face.  Je  le  vois  bien,  vous 
vous  moquez  de  nous. 

18 


138  FAUST. 

Méphistopiiélès.  Eh!  eh!  avec  des  hôtes  de  votre  qualité  le  coup  serait 
un  peu  hardi.  Allons,  diles-le  sans  façon,  de  quel  vin  puis-je  vous  offrir? 
Altmayer.  De  tous!  et  pas  tant  d'embarras. 

(Après  que  tous  les  trous  sont  forés  et  bouchés.) 

MÉPiiisTOPHÉLÈs,  avec  des  gestes  bizarres. 

La  vigne  porte  du  raisin 

Et  le  bouc  des  cornes  ;  —  le  vin 

Est  suc  et  rosée  agréable  ; 

Le  cep,  bois  dur  comme  l'airain. 

Pourquoi  le  bois  de  cette  table 

Ne  donnerait-il  pas  du  vin? 

Un  long  coup  d'oeil  dans  la  nature 

Fait  le  miracle,  je  vous  jure  ! 

A  présent,  tirez  les  bouchons  et  goûtez. 

Tous,  liraul  les  bouchons,  et  recevant,  chacun  dans  son  verre,  le  vin  souhaité. 
Oh  !  la  belle  fontaine  qui  nous  cotile  là  ! 

Méphistophélès.  Gardez-vous  seulement  d'en  répandre  à  terre. 

(Ils  se  mettent  à  boir«.) 
TOUS,  chantant. 

Nous  nous  en  donnons  à  plein  ventre, 
Nous  buvons,  buvons,  buvons, 
Comme  cinq  cents  cochons  ! 

MÉPHrsTOPHÉLÈs.  Voilà  mes  drôles  émancipés  !  voyez  comme  ils  sont 
heureux  î 

Faust.  J'aurais  envie  de  me  retirer  maintenant. 

Méphistophélès.  Encore  quelques  minutes,  et  tu  vas  voir  la  bestialité  se 
montrer  dans  toute  sa  gloire. 

Siebel  hoit  sans  précaution  ;  le  vin  coule  à  terre  et  se  change  en  flamme.  Au 
secours  !  au  feu  !  à  l'aide  !  l'enfer  s'allume  ! 

Méphistophélès,  s  adressant  à  la  ßamme.  Calme-toi,  mon  élément  chéri  ! 
[Aux  convives.)  Pour  celte  fois,  ce  n'était  qu'une  goutte  du  feu  du  pur- 
gatoire. 

Siebel.  Qu'est  ceci?  Attendez,  vous  le  paierez  cher;  il  paraît  que  vous 
ne  nous  connaissez  pas. 

Frosch.  Essayez  donc  de  recommencer. 

Altmayer.  Je  suis  d'avis  qu'on  le  prie  poliment  de  décamper. 

Siebel.  Comment!  monsieur  aurait-il  bien  l'audace,  oserait-il  faire  ici 
son  llocuspocus  ? 

Méphistophélès.  Paix  !  vieux  sac  à  vin. 

Siebel.  Manche  à  balai  !  de  plus,  tu  veux,  je  crois,  faire  le  manant! 

BuANDER.  Attendez  un  peu,  les  coups  vont  pleuvoir. 

altmayer. 

(Il  lire  un  bouchon  de  la  table,  une  traîniic  de  iVu  jaillit  et  l'atteint.) 

Je  brûle  !  je  brûle  ! 


PREMIKRE  PARTIE,  13D 

Siebel.  Sorcellerie  !  Tombez  sur  lui  ;  le  drôle  est  condamné. 

(Ils  tirent  leurs  couteaux,  et  s'élancent  sur  Méphistophélès.) 

HÉPHiSTOPHÉLÈs,  uvec  den  gestes  graves. 

Enchantements,  illusion. 
Troublent  les  yeux  et  la  raison  ; 
Soyez  ici  et  là  ! 

(Us  s'arrêtent  étonnés,  et  se  regardent  les  uns  les  autres.) 

Altmayer.  Où  suis-je?  quel  beau  pays! 
Frosch.  Un  coteau  de  vigne  !  N'ai-je  pas  la  berlue? 
Siebel.  Et  des  grappes  juste  sous  la  main  ! 

Brander.  Ici,  sous  ces  feuillages  verts,  voyez  quel  pied  !  voyez  quelle 
grappe  ! 

(Il  prend  Siebel  par  le  nez,  les  autres  s'en  font  autant  mu- 
tuellement, et  lèvent  les  couteaux.) 

MÉPHISTOPHÉLÈS,  comme  plus  haut. 

Erreur,  laisse  tomber  le  bandeau  de  leurs  yeux, 
Qu'ils  voyent  tous  comment  le  diable  raille. 

(Ils  disparaît  avec  Faust;  tous  les  compères  lâchent  prise.) 

Siebel.  Qu'y  a-t-il? 

Altmayer.  Quoi  ? 

Frosch.  C'était  donc  ton  nez? 

Brander,  à  Siebel.  Et  j'ai  le  tien  dans  la  main  ! 

Altmayer.  Quel  coup  c'était!  on  s'en  ressent  dans  tous  les  membres. 
Vite,  une  chaise  !  je  tombe  en  défaillance  ! 

Frosch.  Non,  dites-moi  seulement,  qu'est-il  arrivé? 

Siebel.  Où  est  le  drôle?  Si  jamais  je  le  dépiste,  il  ne  sortira  pas  vivant 
de  mes  mains. 

Altmayer.  Je  l'ai  vu  passer  par  la  porte  de  la  cave  à  cheval  sur  une 
tonne.  — J'ai  les  pieds  lourds  comme  du  plomb.  [Se  tournant  du  côté  de  la 
table.)  Ma  foi!  si  le  vin  en  coulait  encore  ! 

Siebel.  Mensonge  que  tout  cela  !  illusion,  apparence  ! 

Frosch.  Il  me  semblait  pourtant  bien  que  je  buvais  du  vin. 

Brander.  Mais  que  sont  devenues  les  grappes  ? 

Altmayer.  Qu'on  dise,  après  cela,  qu'il  ne  faut  pas  croire  aux  miracles  ! 


140  TAUST. 


CUISINE  DE  SORCIÈRE. 

Sur  un  foyer  très-bas,  une  grosse  marmite  bout  ;  dans  les  vapeurs  (jui  s'en  élèvent,  diverses  formes 
tourbillonnent  ;  uuc  GUENON,  assise  près  de  la  marmite,  l'écume,  et  veille  avec  soin  à  ce  qu'elle 
ne  déborde  pas.  Le  MALE,  avec  ses  petits,  se  tient  à  côté  et  se  cbaufle.  Les  murs  et  le  plafond 
sont  couverts  d'ustensiles  bizarres  à  l'usase  de  la  sorcière. 


FAUST,  MÉPIIISTOPIIÉLÈS. 

Faust.  Co  fantasque  appareil  nie  répugne  :  peux-tu  bien  me  promettre 
que  je  recouvrerai  la  vie  au  milieu  de  ce  latras  d'extravagances?  Irai-je 
prendre  conseil  d'une  vieille  femme?  Attendrai-je  qu'une  sale  mixture 
préparée  ici  m'ôte  trente  années  de  dessus  le  corps?  Malheur  à  moi  si  tu 
ne  sais  rien  de  mieux  !  J'ai  déjà  perdu  tout  espoir.  La  nature,  nn  noble 
esprit,  n'ont-ils  donc  point  découvert  un  baume  quelque  part? 

Méphistophélès.  Eh!  mon  ami,  voiLà  que  tu  te  remets  à  parler  raison. 
Pour  te  rajeunir,  il  y  a  bien  aussi  un  moyen  naturel;  mais  celui-là  se 
trouve  dans  un  autre  livre,  et  c'est  un  curieux  chapitre. 

Faust.  Je  veux  le  savoir. 

Méphistophélès.  Bon,  un  moyen  qui  ne  demande  argent,  médecine,  ni 
sorcellerie.  Rends-toi  sur  l'heure  aux  champs,  prends  la  bêche  et  remue 
la  terre.  Sache  te  circonscrire,  toi  et  ta  pensée,  dans  un  cercle  étroit.  Ne 
te  nourris  que  d'aliments  simples  ;  vis  comme  une  bête  au  milieu  des 
bêles,  et  ne  dédaigne  pas  de  fumer  toi-même  le  champ  où  tu  mois- 
sonnes. C'est  là  le  meilleur  moyen,  crois-moi,  de  faire  durer  ta  jeunesse 
jusqu'à  quatre-vingts  ans. 

Faust.  Je  n'y  suis  point  habitué,  et  ne  saurais  me  résoudre  à  prendre  en 
main  la  bêche.  Une  vie  étroite  n'est  pas  dans  ma  nature. 

Méphistophélès.  Il  faut  donc  que  la  sorcière  s'en  mêle. 

Faust.  Mais  pourquoi  justement  cette  vieille  femme?  Ne  peux-tu  brasser 
toi-même  le  breuvage  ? 

Méphistophélès.  Ce  serait  là  un  agréable  passe-temps  !  J'aurais  plus  tôt 
fait  de  bâtir  mille  ponts.  L'art  et  la  science  ne  suffisent  point;  en  pareille 
oeuvre  il  faut  encore  de  la  patience.  Un  esprit  calme  passe  des  années  à 
l'élaborer,  — la  fermentation  subtile  n'acquiert  sa  vertu  qu'avec  le  temps, 
—  et  tous  les  éléments  dont  il  se  compose,  ce  sont  choses  tout  à  fait 
bizarres  ;  le  diable  le  lui  a  bien  appris,  mais  le  diable  ne  saurait  le  faire. 
[Apercevanl  les  animaux.)  Vois  quelle  agréable  petite  famille  !  Voici  la  ser- 
vante, voilà  le  valet.  [Aux  animaux.)  La  vieille,  il  me  paraît,  n'est  pas  à  la 
maison. 

LUS    .VMM.\LX. 

Au  repas, 
Là-bas,  là-bas  ! 
Par  le  tuyau  de  clicmince  ! 


'-/ 


PUEMIEHK   l'AKTIK.  141 

MEl'IUSTOriliaK.S. 

Dites,  combien  de  temps,  famille  abandonnée, 
La  commère  met-elle  à  faire  ses  ébats  ? 

LES    ANIMAUX. 

Autant  que  nous  mettons  à  nous  cliaulTer  les  pattes. 

MÉPIIISTOPHÉLÈS. 

Gracieux  animaux!  quelles  mœurs  délicates! 
Gomment  les  trouves-tu? 

FAUST. 

Je  les  trouve  ennuyeux. 

Absurdes  ! 

MEPHISTOPUÉLÉS. 

Le  discours  n'était  pas  sans  mérite, 
Il  est  de  ceux  que  j'aime  et  qui  me  vont  le  mieux. 

(Aux  animaux.) 
Çà  !  dites-moi,  race  maudite. 
Que  remuez-vous  donc  là,  dans  cette  marmite  ? 

LES    ANIMAUX. 

Nous  cuisons  la  soupe  des  gueux. 

MÉPHISTOPHÉLÉS. 

En  ce  cas,  vous  aurez  un  public  fort  nombreux. 

LE    MALE. 

(Il  s'approche  et  fait  patte  de  velours  à  Méphistopbélès.) 

Allons,  vieux  diable, 
Les  dés  sur  table  ; 
Jouons,  mon  cher. 
Un  jeu  d'enfer. 
Que  je  retire 
De  grands  profils, 
Et  je  vais  rire  ! 
Tout  est  au  pis 
Dans  notre  engeance. 
Eussé-je  l'or, 
J'aurais  encor 
L'intelligence. 

MÉPHISTOPHÉLÉS.  Coiiime  ce  singe-lù  s'estiinei-ait  hciifciix  s'il   potivait 
mettre  à  la  loterie  ! 

(Pendant  ce  temps,  les  petits  se  sont  saisis  d'une  grosse  boule 
qu'ils  font  rouler  devant  eux  en  jouant.) 


Voilà  le  monde 
La  boule  ronde 


142  FAUST. 

Monte  et  descend 
Toujours  roulant; 
Comme  le  verre 
Sonore  et  claire, 
Creuse  au  dedans, 
En  peu  d'instants 
Elle  se  fêle  ; 
En  tous  les  sens 
Elle  étincelle  ; 
De  feux  ardents 
Elle  ruisselle  ! 
Je  suis  vivant  ! 
Mon  cher  enfant, 
Tiens-toi  loin  d'elle, 
Car  tu  mourras! 
Elle  est  fragile, 
Elle  est  d'argile, 
Yole  en  éclats. 

MÉPHISTOPHELÈS. 

ï*ourquoi  ce  crible  ? 

LE  MALE  le  ramasse. 


Par  là,  maître, 
Serais-tu  quelque  larron. 
Je  saurais  te  reconnaître. 
(Il  court  vers  la  femelle,  et  la  force  à  regarder  à  travers  le  crible.) 
Vois  par  le  crible,  vois,  guenon  ; 
Reconnais-tu  ce  larron, 
Et  peux-tu  dire  son  nom  ? 

uÉPHisTOPHÉLÈs,  s'upprocliant  du  feu. 
Et  ce  pot? 

LE    MALE    ET    LA    GUENON. 

Oh!  le  maître  sot. 
Il  ne  connaît  pas  le  pot, 
Il  ne  connaît  pas  la  marmite. 

MÉPIIISTOPIIÉLÉS. 

Race  malhonnête  et  maudite! 

LE    MALE. 

Prends  ce  goupillon  ;  —  bravo!  — 
Et  sieds-toi  sur  cet  escabeau. 

(Il  force  Méphistophélès  à  s'asseoir.) 

FAUST,  qui,  tout  ce  temps,  s'est  tenu  en  contemplation  devant  unmiroirt 

tantôt  s' approchant ,  tantôt  s'éloignant. 
Que  vois-je?  quelle  céleste  image  apparaît  dans  ce  miroir  enchanté? 
Amour,  oh!  prctc-moi  la  plus  raj)ide  de  tes  ailes,  et  me  conduis  en  sa  ré- 
gion. Ah!  dès  que  je  bouge  de  cette  place,  dès  que  je  tente  de  m'enrappro- 
her  de  quelques  pas,  je  ne  la  vois  plus  que  comme  à  travers  un  brouillard  ! 


PREMIKRE  PARTIE.  143 

—  La  plus  parfaite  image  de  la  f(!mnie! — Esl-il  possible  que  la  femme 
ait  tant  do  beauté?  l)ois-jc,  en  ce  corps  clciulu  devant  moi,  voir  l'abrégé  de 
tous  les  cieux?  Se  trouve-t-il  rien  de  pareil  sur  la  terre? 

Mépiiistopiiélès.  Naturellement,  lorsqu'un  dieu  s'est  mis  six  jours  l'esprit 
à  la  torture,  et  lui-même  à  la  lin  dit  bravo,  il  en  doit  résulter  quelque  cbose 
de  passable.  Rassasie  toujours  tes  yeux  pour  cette  fois;  je  saurai  bien  te 
flairer  tantôt  un  trésor  de  ce  genre,  et  beureux  celui  qui  aura  la  bonne  for- 
tune de  l'emmener  chez  lui  pour  en  faire  sa  femme  ! 

(Faust  demeure  les  yeux  plongés  clans  le  miroir;  Mépiiistopiiélès,  s'cten- 
dant  sur  le  fauteuil  et  jouant  avec  le  goupillon,  continue  de  parler.) 

LES  ANIMAUX,  Qui,  jtisque-là,  ont  exécuté  entre  eux  toute  sorte  de  mouvements  bizarres,  apportent, 
en  poussant  de  grands  cris,  une  couronne  à  Méphistophélès. 

Soyez  assez  bon,  monseigneur, 
Avec  du  sang,  de  la  sueur. 
Pour  rajuster  cette  couronne. 
(Ils  sautent  gauchement  de  côté  et  d'autre  avec  la  couronne  et  la  brisent 
en  deux  morceaux,  avec  lesquels  ils  dansent  en  rond.) 
Maintenant  c'est  fait,  nous  parlons, 
Voyons,  entendons  et  rimons. 

FAUST,  tourné  vers  le  miroir. 
Misérable  que  je  suis,  j'en  ai  la  tête  presque  perdue! 

MÉPHISTOPHÉLÈS,  montrant  du  doigt  les  animaux. 
Peu  s'en  faut,  moi-même,  que  la  tête  ne  m'en  tourne. 

LES    ANIMAUX. 

Si  tout  cela  nous  réussit 

Si  tout  cela  s'assortit, 

Voilà  les  pensées  ! 

FAUST,  comme  plus  haut, 
.le  sens  mon  cœur  qui  commence  à  s'enflammer...  Éloignons-nous  vite, 
éloignons-nous... 

MÉPHISTOPHÉLÈS,  daus  lu  positiou  indiquée  tout  à  l'heure. 
Au  moins  doit-on  convenir  que  ce  sont  de  véritables  poètes. 

(La  marmite,  que  la  guenon  avait  jusque-là  négligée,  commence  à  dé- 
border ;  il  s'élève  une  grande  flamme,  chassée  violemment  dans  le  tuyan 
de  la  cheminée.  La  SORCIERE,  traînée  sur  son  char,  descend  à  tra- 
vers les  llammcs  en  poussant  d'horribles  cris.) 

LA    SORCIÈRE. 

Au  !  au  !  au  !  au  ! 
Damné  pourceau  ! 
Tu  négliges  la  marmite 
Et  nie  rôtis  la  peau  ! 
Race  maudite  ! 

(Apercevant  Faust  et  Méphistophélès.) 
Mais  qu'est  ceci? 
Qui  donc  ètes-vous  ? 


m  FAUST. 

Que  me  voulez-vous  ? 
Qui  se  glisse  aiusi'.' 
Canaille,  marauds, 
Le  feu  dans  vos  os  ! 

(Elle  plonge  l'écumolre  dans  la  marmite,  et  asperge  de  flammes  Faust  et 
Mépliistopliélcs.  Les  anlniau\  lim-lent.) 

MKpnisTopnùi.Éî,  retournant  le  fj/oiipillon  qu'il  tient  dans  la  main,  et  frappant  de  droite  et  de  gauche 

sur  les  verres  et  sur  les  pots. 

En  pièces,  en  éclats, 

A  bas  la  bouillie! 

Les  verres  à  bas  ! 

Carogne,ma  mie. 
Je  m'amuse  en  ce  moment 
A  régler  le  mouvement 

De  ta  mélodie. 

fTandis  que  la  sorcière  recule,  pleine  de  colère  et  d'effroi.) 

Me  rcconnais-tii,  squelette,  épouvantail?  Reconnais-tu  ton  seigneur  et 
maître?  Je  ne  sais  qui  me  tient  que  je  ne  te  frappe,  que  je  ne  te  mette  en 
pièces,  toi  et  tes  esprits  chats?  IN'as-tu  donc  plus  de  respect  devant  le 
pourpoint  rouge?  ne  sais-tu  plus  reconnaître  la  plume  de  coq?  t'ai-je 
caché  cette  face?  Il  faudra  sans  doute  que  je  me  nomme  moi-même. 

La  sorcière.  0  maître  !  pardonnez  la  révérence  un  peu  hrutalc.  Cependant 
je  n'aperçois  pas  le  pied  de  cheval.  Où  sont  donc  vos  deux  corheaux? 

Mépuistophélès.  Pour  cette  fois,  je  veux  bien  te  laisser  quitte  h.  si  bon 
marché  ;  car,  à  vrai  dire,  voici  déjà  quelque  temps  que  nous  ne  nous  étions 
vus.  La  civilisation  qui  polit  le  monde  entier  s'est  étendue  jusqu'au  diable. 
Il  n'est  plus  question  aujourd'hui  du  fantôme  du  Nord;  où  vois-tu  des 
cornes,  une  queue  et  des  griffes?  Quant  au  pied  de  cheval,  dont  je  ne 
saurais  me  défaire,  il  me  nuirait  dans  le  monde  :  aussi  ai-je,  à  l'exemple 
de  tant  de  jeunes  gens,  adopté,  depuis  nombre  d'années,  la  mode  des  faux 
mollets. 

LA  sonciÈRE,  dansant. 

Satan  gentilhomme  chez  moi  ! 
J'en  perds  l'esprit  et  la  raison,  ma  foi. 

Méphistopiiélès.  Pas  de  ce  nom-là,  vieille,  je  te  le  défends. 

La  sorcière.  Pourquoi  donc?  que  vous  a-t-il  fait? 

Méphistopiiélès.  11  est  depuis  longtemps  inscrit  au  nombre  des  fables; 
mais  les  hommes  n'en  sont  pas  devenus  meilleurs;  ils  sont  délivrés  du 
méchant,  les  méchants  sont  restés. — Appelle-moi  Monsieur  le  baron,  à 
la  bonne  heure;  je  suis  un  cavalier  comme  les  autres.  Tu  ne  doutes  pas 
de  la  noblesse  de  mon  sang.  Tiens,  voilà  l'écu  que  je  porte. 

(Il  fait  un  geste  licencieux.) 

La  sorcière.  Ah!  ah  !  C'est  bien  de  vous;  vous  êtes  un  pendard  comme 
vous  lavez  toujours  été. 


PREMIEHK  PARTI  H.  W., 

Méphistophklès,  à  Faust.  Mou  ami,  i'uis-eii  Ion  prolil.  Voilà  de;  quelle 
manière  on  se  comporte  avec  les  sorcières. 

La  sorcière.  Maintenant,  dites,  messieurs,  qu'ordonnez-vous? 

Mépiiistophélès.  Un  bon  verre  de  l'élixir  que  tu  sais,  mais  du  plus  vieux; 
les  années  doublent  sa  force. 

La  sorcière.  Très-volontiers.  J'ai  là  un  flacon  dont  je  goûte  moi-même 
par  friandise  de  temps  à  autre,  et  qui  ne  sent  pas  mauvais  le  moins  du 
monde;  je  veux  bien  vous  en  donner  un  petit  verre.  [Bas.)  Mais  si  cet 
homme  boit  cela  sans  y  être  préparé,  il  n'en  a  pas,  vous  le  savez,  pour 
une  heure  de  vie. 

Mépiiistophélès.  C'est  un  bon  ami  à  qui  cela  ne  peut  faire  que  grand 
bien.  Je  demande  pour  lui  ce  que  tu  as  de  mieux  dans  ta  cuisine.  Trace 
ton  cercle,  prononce  tes  paroles,  et  donne-lui  une  pleine  tasse. 

La  soiiciKiiE,  avec  des  gestes  bizarres,  tire  un  cercle  dans  lequel  elle  place 
toute  sorte  de  choses  singulières  ;  pendant  ce  temps,  les  verres  com- 
mencent à  tinter,  les  marmites  à.  résonner,  et  font  une  musique.  A  la 
fin,  elle  apporte  un  grand  livre,  range  dans  le  cercle  les  animaux,  qui 
lui  servent  de  pupitre  et  lui  tiermcnt  les  flambeaux.  Elle  fait  signe  à 
Faust  de  venir  à  elle.) 

Faust,  à  Mépiiistophélès.  Mais,  dites-moi,  qu'est-ce  que  cela  va  devenir? 
Cette  folle  engeance,  ces  gestes  extravagants,  cette  insipide  parodie  !  Tout 
cela  m''est  connu,  et  m'inspire  assez  d'horreur. 

Méphistophélès.  Sornettes!  ce  n'est  que  pour  rire;  ne  sois  donc  pas  un 
homme  si  rigide.  11  faut  bien  qu'en  digne  médecin  elle  fasse  son  hocuspo- 
cus,  afin  que  l'élixir  te  profite, 

(Il  contraint  Faust  à  entrer  dans  le  cercle.) 
LA  SORCIÈRE  SC  viet  à  Ute  dans  le  livre,  et  déclame  avec  une  grande  emphase. 

Tu  dois  comprendre  1 
D'un  faire  dix, 
Deux  sous-entendre 
Et  trois  aussi, 
Tu  t'enrichis  1 
Perds  le  quatrième  ! 
De  cinq  et  six, 
Je  te  le  dis  * 

Moi-même, 
Fais  sept  et  huit, 
Tout  s'accomplit  : 
Et  neuf  est  un. 
Et  dix  aucun. 
Voilà,  tel  est 
Le  grand  mystère 
Et  le  livret 
De  la  sorcière. 

Faust.  11  me  semble  que  la  vieille  parle  dans  la  fièvre. 
Méphistophélès.  De  longtemps  tu  n'es  pas  au  bout.  Je  le  connais  bien, 
ainsi  chante  tout  le    livre;  j'y  ai  perdu  bien  du  temps,  car  une  conlra- 


U6  FAUST. 

diction  achevée  reste  également  un  mystère  pour  les  sages  comme  pour 
les  fous.  Mon  ami,  l'art  est  ancien  et  nouveau.  Ce  fut  la  mode  de  tout 
temps  de  mettre  en  avant  trois  et  un,  un  et  trois,  pour  propager  l'erreur 
au  lieu  de  la  vérité.  Ainsi,  on  bavarde,  on  apprend  sans  se  troubler.  Qui 
voudrait  se  creuser  la  cervelle  pour  comprendre  de  pareilles  folies?  D'or- 
dinaire l'homme  croit,  lorsqn'il  n'entend  que  des  mots,  qu'ils  doiven 
nécessairement  donner  a  réfléchir. 

LA  SORCIÈRE  continue. 

Oui,  la  puissance 

De  la  science 
Où  le  monde  entier  tend  les  bras, 
Echoit  sans  elîorts  en  partage  * 

A  l'homme  sage 
Qui  n'y  songe  pas! 

Faust.  Quelle  extravagance  débite-t-elle  là?  Ma  tête  va  se  fendre  ;  il  me 
semble  que  j'entends  un  chœur  de  cent  mille  fous. 

Méphistopiiélès.  Assez,  assez,  ô  sybille  accomplie;  donne-nous  ton  breu- 
vage, et  dépèche-toi  de  remplir  la  tasse  jusqu'au  bord;  je  ne  crains  rien 
pour  mon  ami,  ce  coup-là  ne  lui  fera  pas  de  mal.  C'est  un  homme  qui  a 
passé  par  plus  d'un  grade,  et  bu  déjà  plus  d'un  bon  coup. 

(La  SORCIÈRE,  avec  beaucoup  de  cérémonie,  verse  l'élixir  dans  une  coupe. 
Au  moment  où  Faust  porte  le  breuvage  à  ses  lèvres,  une  flamme  lé- 
gère s'élève.) 

Méphistophélès.  Allons,  avale;  courage,  toujours!  Tu  vas  le  sentir  la 
joie  au  cœur.  Tu  es  au  mieux  avec  le  diable,  et  la  flamme  te  fait  peur? 

(La  SORCIÈRE  rompt  le  cercle,  faust  en  sort.) 

Méphistophélès.  Alerte!  partons,  et  du  mouvement  à  cette  heure! 

La  sorcière.  Puisse  ce  petit  coup  vous  être  salutaire! 

Méphistophélès,  à  la  sorcière.  Et  si  je  puis  faire  quelque  chose  pour  toi, 
tu  n'as  qu'à  m'en  dire  un  mot  nu  Walpürgis. 

La  sorcière.  Voici  une  chanson,  chantez-la  quelquefois,  et  vous  en 
éprouverez  des  effets  singuliers. 

Méphistophélès.  Alerle  donc,  et  laisse-toi  conduire;  il  est  indispensable 
que  tu  transpires  pour  que  la  force  te  pénètre  au  dedans  et  au  dehors. 
Ensuite  je  veux  te  faire  apprécier  une  noble  oisiveté,  et  bientôt  tu  aj)pren- 
dras,  dans  l'ivresse  de  tout  ton  être,  comment  Cupidon  s'émeut  et  bondit 
de  tous  côtés. 

Faust.  Oh!  laisse-moi  jeter  un  rapide  coup  d'œil  dans  le  miroir.  Cette 
image  de  femme  était  si  belle  ! 

Méphistophélès.  Non,  non  ;  tu  vas  voir  tout  à  l'heure  le  modèle  de  toutes 
les  femmes  devant  toi,  et  plein  de  vie.  [lias.)  Avec  cet  élixir  dans  le  corps, 
lu  vas  voir  Hélène  dans  chaque  feinine. 


PREMIÈRE  PARTIE.  I/*" 

UNE  RUE. 

FAUST,  MARGUERITE,  passant. 

Faust.  Ma  belle  demoiselle,  oserais-je  vous  offrir  mon  bras  et  ma  con- 
duite? 

Marguerite.  Je  ne  suis  ni  demoiselle  ni  belle,  et  n'ai  besoin  de  personne 
pour  rentrer  à  la  maison. 

(Elle  se  débarrasse  et  s"cnfiilt.) 

Faust.  Par  le  ciel,  cette  enfant  est  belle;  de  ma  vie  je  n'ai  rien  vu  do 
pareil  :  l'air  si  convenable  et  si  modesle,  et  avec  cela  quelque  cliose  de 
piquant  !  Le  rouge  de  ses  lèvres,  l'éclat  de  ses  joues!  Non,  de  mes  jours  je 
ne  les  oublierai.  La  façon  dont  elle  baisse  les  yeux  s'est  gravée  à  fond 
dans  mon  cœur.  Et  cette  jupe  courte!  d'bonneur,  c'est  à  ravir! 

Entre  MÉPHISTOPUÉLÈS. 

Faust.  Ecoute,  il  faut  me  procurer  la  jeune  fille. 

Méphistophélès.  Eb!  laquelle? 

Faust.  Elle  vient  de  passera  l'instant. 

Méphistophélès.  Celle-là,  bon;  elle  vient  de  chez  son  prêtre,  qui  lui  a 
donné  toute  absolution.  Je  m'étais  glissé  derrière  sa  place;  mais  c'est  l'in- 
nocence même  que  cette  fille;  elle  venait  à  confesse  pour  rien;  je  n'ai  au- 
cun pouvoir  sur  elle. 

Faust.  Elle  a  pourtant  plus  de  quatorze  ans. 

Méphistophélès.  Tu  parles  bien  là  comme  Ilans  Liederlich,  qui  veut 
pour  lui  toute  gentille  fleur,  et  s'imagine  qu'il  n'y  a  ni  honneur  ni  faveur 
qu'il  ne  puisse  cueillir;  mais  il  n'en  va  pas  toujours  ainsi. 

Faust.  Assez!  monsieur  le  magister;  laisse-moi  la  paix,  et  tiens-toi-le 
pour  dit  une  bonne  fois.  Si,  cette  nuil  même,  la  douce  jeune  fille  ne  repose 
pas  dans  mes  bras,  à  minuit  nous  nous  séparons. 

Méphistophélès.  Mais  pense  à  tout  ce  qu'il  faut  faire;  j'ai  besoin  au 
moins  de  quinze  jours  pour  épier  seulement  l'occasion. 

Faust.  Et  si  j'avais  seulement  sept  heures  devant  moi,  je  n'aurais  pas 
besoin  du  diable  pour  séduire  une  sem!)lablc  petite  créature. 

Méphistophélès.  Vous  parlez  déjà  presque  comme  un  Français;  mais, 
de  grâce,  n'en  prenez  pas  tant  de  souci.  Que  sert-il  de  précipiter  la  jouis- 
sance? L'ivresse  en  est  beaucoup  moins  vive  que  lorsque  auparavant, 
d'en  haut,  d'en  bas,  par  toute  sorte  de  brimborions,  vous  avez  pétri 
et  ajusté  vous-même  la  poupée,  comme  nous  l'apprend  maint  conte 
italien. 

Faust.  Qu'importe,  si  j'ai  de  l'appétit  sans  tout  cela? 


148  FAUST. 

Méphistophélès.  Maintenant,  injure  et  raillerie  à  part,  je  vous  le  dis  une 
fois  pour  toutes,  n'allez  pas  si  vite  avec  la  belle  entant;  il  n'y  a  là  rien  à 
prendre  d'assaut,  il  faut  nous  arranger  de  la  ruse. 

Faust.  Procure-moi  quelque  chose  du  trésor  angélique,  conduis-moi 
vers  la  place  oii  elle  repose;  procure-moi  un  fichu  de  son  sein,  une  jar- 
retière à  ma  convoitise. 

Méphistophélès.  Pour  que  vous  voyez  si  j'ai  bonne  envie  de  vous  être 
utile  et  de  vous  servir  eu  votre  peine,  ne  perdons  pas  de  temps;  je  veux  vous 
conduire  aujourd'hui  même  dans  sa  chambre. 

Falst.  Et  dois-je  la  voir,  la  posséder? 

Méphistophélès.  Non;  elle  sera  chez  une  voisine.  Cependant  vous  pour- 
rez tout  seul  vous  repaître  à  loisir,  dans  son  atmosphère,  de  l'espérance 
des  voluptés  à  venir. 

Falst.  Pouvons-nous  partir? 

Méphistophélès.  Il  est  encore  trop  tôt. 

Faust.  Va  me  chercher  un  cadeau  pour  elle. 

[Exil.) 

Méphistophélès.  Déjà  des  cadeaux!  c'est  bien,  il  réussira  ainsi.  Je  sais 
mainte  bonne  place  et  maint  vieux  trésor  enfoui,  j"y  vais  donner  un  coup 
d'œil. 


LE  SOIR. 

Une  cliaml)rc  petite  et  proprette. 


Marguerite,  tressaïit  ses  nattes  et  les  relevant.  Je  donnerais  bien  quelque 
chose  pour  savoir  quel  était  ce  monsieur  d'aujourd'hui;  il  avait  à  coup  sûr 
très-bonne  mine,  et  doit  être  de  noble  maison,  cela  se  lit  sur  son  visage, 
autrement  il  n'eût  pas  été  si  entreprenant. 

[Exil.) 

MÉPHISTOPHÉLÈS,  FALST. 

Méphistophélès.  Entre  tout  doucement,  allons,  entre. 

Faust,  après  un  moment  de  silence.  Je  l'en  supplie,  laisse-moi  seul. 

Méphistophélès,  furetant.  Toute  fille  n'a  pas  cette  propreté  chez  elle. 

[Exit.) 

Faust,  regardant  autour  de  lui.  Salut,  doux  crépuscule  qui  règnes  dans 
ce  sanctuaire;  surprends  mon  cœur,  douce  peine  d'amour,  qui  vis  altérée 
de  la  rosée  de  l'espérance  !  Comme   tout  respire  ici  la  paix,  l'ordre  et  le 


PREMIERE   l'ARTIF..  1^'.) 

contentement!  En  cette  pauvreté,  que  d'abondance!  En  ce  cachot,   que  de 
félicité  ! 

(Il  se  jeUc  dans  le  fauteuil  clc  cuir  auprès  du  lit.) 

Oh!  reçois-moi,  toi  qui,  dans  leur  joie  et  leur  douleur,  as  reçus  les 
aïeux  entre  tes  bras  ouverts  !  Combien  de  fois  des  groupes  d'enfants  ont  dû 
se  suspendre  autour  de  ce  trône  patriarcal!  Tci  même,  peut-être,  recon- 
naissante envers  le  divin  Christ,  ma  bien-aimée,  enfant  aux  joues  fraîches 
et  pleines,  est  venue  pieusement  baiser  la  main  flétrie  de  l'aïeul.  Je  sens, 
jeune  fille,  ton  esprit  d'ordre  et  d'économie  murmurer  autour  de  moi,  cet 
esprit  qui  maternellement  t'instruit  chaque  jour,  qui  le  souffle  comment 
on  étend  proprement  le  tapis  sur  la  table,  comment  on  saupoudre  le  car- 
reau de  sable.  0  douce  main,  si  semblable  à  la  main  des  dieux!  tu  fais  de 
ce  réduit  un  séjour  céleste.  Et  là... 

(Il  soulÔYO  nu  des  rideaux  du  lit.) 

Quel  délire  s'empare  de  moi!  Là,  je  pourrais  m'ouhlier  de  longues 
heures;  ô  nature!  c'est  là  qu'en  des  songes  légers  tu  complétas  ce  bel 
ange  incarné!  là  que  reposa  cette  enfant,  son  tendre  sein  tout  palpitant  de 
vie  et  de  chaleur!  là  qu'en  une  activité  sainte  et  pure  se  développa 
Timage  des  dieux. 

Et  toi,  qui  t'a  amené  ici?  Quelle  émotion  profonde  me  pénètre!  Que 
viens-tu  faire  ici?  Pourquoi  ton  cœur  est-il  si  lourd?  Misérable  Faust,  je  ne 
te  connais  plus. 

Quelle  atmosphère  enchantée  m'enveloppe!  Je  voulais  de  brusques  jouis- 
sances, et  je  me  perds  en  rêves  amoureux!  Sommes-nous  donc  le  jouet  de 
chaque  impression  de  l'air? 

Et  si  tout  à  coup  elle  entrait,  comme  tu  payerais  cher  ton  audace! 
comme  il  serait  petit,  comme  il  se  fondrait  à  ses  pieds,  le  grand  homme! 

Méphistophélès.  Preste,  je  la  vois  en  bas  qui  arrive. 

Faust.  Eloignons-nous,  je  ne  reviens  jamais. 

Méphistophélès.  Voici  une  cassette  passablement  lourde,  je  suis  allé  la 
prendre  quelque  part.  Placez-la  toujours  dans  cette  armoire,  et  je  vous 
jure  que  la  tête  lui  tournera.  J'ai  mis  dedans  bien  des  petites  choses 
pour  en  gagner  une  autre.  Vous  savez,  un  enfant  est  un  enfant,  un  jeu  est 
un  jeu. 

Faust.  Je  ne  sais  si  je  dois. 

Méphistophélès.  Vous  demandez  beaucoup?  Voudriez-vous  par  hasard 
vérifier  le  trésor?  en  ce  cas,  je  conseille  à  votre  convoitise  d'épargner  son 
temps  et  ma  peine.  Je  n'espère  pourtant  pas  vous  voir  avare  ;  je  m'en  gratte 
le  front  et  m'en  lave  les  mains 

(Il  place  la  cassette  dans  l'armoire  et  ferme  la  serrure.) 

Alerte,  vite  et  décampons,  afin  que  la  douce  jeune  enfant  se  tourne  à 
vous  au  gré  de  son  cœur.  Bon,  vous  voilà  comme  s'il  s'agissait  de  faire 


150  FAUST, 

une  leçon,  comme  si  vous  aviez  devant  vous  en  chair  et  en  os,  et  grison- 
nant, la  Physique  et  la  Métaphysique.  Partons. 

[Exeunt.) 

Marguerite,  une  lampe  à  la  main.  Quelle  odeur  de  renfermé!  on  étouffe 
ici,  et  cependant  il  ne  fait  pas  si  chaud  dehors!  Je  suis  toute  je  ne  sais 
comment!  Je  voudrais  que  ma  mère  fût  rentrée.  Un  frisson  me  court  par 
tout  le  corps.  Folle  et  craintive  femme  que  je  suis  ! 

(Elle  se  met  à  chanter  en  se  déshabillant.) 

Il  était  un  roi  clans  Thiilé, 
Jusqu'au  tombeau  toujours  fidèle, 
Auquel  avait  laissé  sa  belle 
Une  coupe  en  or  ciselé. 

Rien  pour  lui  ne  valait  ce  vase, 
A  tout  repas  il  le  vidait  ; 
i  Et  SCS  yeux  rayonnaient  d'extase 

Aussi  souvent  qu'il  y  buvait. 

Lorsqu'il  fallut  quitter  la  vie, 
Il  compta  ses  villes  partout, 
A  son  héritier  laissa  tout, 
Excepté  sa  coupe  chérie. 

Il  rassembla  tous  ses  vieux  pairs 
Autour  de  sa  table  royale, 
Dans  la  haute,  l'antique  salle 
De  son  castel  au  bord  des  mers. 

Puis,  se  levant,  le  vieux  compère 
Huma  le  dernier  coup  vital. 
Et  jeta  le  sacré  métal 
Dans  les  vagues  de  l'onde  amère. 

Il  le  vit  tomber,  s'engloutir  ; 
Et  quand  il  n'eut  plus  aucun  doute, 
Sentit  ses  yeux  s'appesantir. 
Puis  jamais  ne  but  une  goutte. 

(Elle  ouvre  l'armoire  pour  serrer  ses  vêtements, 
et  aperçoit  la  cassette  de  bijoux.) 

Comment  celte  riche  cassette  est-elle  là?  J'avais  pourtant  hien  fermé 
l'armoire.  C'est  étrange!  que  peut-elle  contenir?  Quelqu'un  peut-être 
l'aura-t-il  apportée  en  gage,  et  ma  mère  a  prêté  dessus.  Du  reste,  en  voici 
laclefàun  ruhan;  si  je  l'ouvrais!  Qu'est-ce  là!  Dieu  du  ciel!  je  n'aide  mes 
jours  rien  vu  de  pareil.  Une  parure  dont  une  dame  de  qualité  se  ferait 
honneur  aux  plus  grandes  fêtes.  Je  voudrais  savoir  comment  le  collier  me 
siérait.  Â  qui  peut  appartenir  ce  trésor? 

(Elle  se  pare  et  va  au  miroir.) 

Si  seulement  les  boucles  d'oreilles  m'appartenaient!  On  est  tout  autre 
ainsi  !  A  quoi  te  sert  donc  la  beauté,  ô  jeunesse?  Tout  cela  est  bel  et  bon, 
mais  personne  ne  s'en  soucie  ;  à  peine  s'ils  vous  donnent  un  compliment, 


PREMIÈRE  PARTIE.  l.-il 

et  par  pitié  encore!  Vers  For  tout  va,  tout  dépend  de  l'or.  Ah!   pauvres 
que  nous  sommes! 


UNE  PROMENADE. 

FAUST,  pensif,  allant  et  venant;  MÉPHISTOPHÉLËS,    vers  lui. 

Méphistophélès.  Par  tout  amour  dédaigné!  par  tous  les  éléments  infer- 
naux! Je  voudrais  savoir  quelque  chose  de  pire  par  quoi  jurer! 

Faust.  Qu'as-tu?  qu'est-ce  donc  qui  te  travaille  si  fort?  Je  n'ai  vu  de  ma 
vie  une  pareille  face. 

Méphistophélès.  Je  me  donnerais  volontiers  au  diahle  sur-le-champ,  si  je 
n'en  étais  moi-même  un. 

Faust.  Quelque  chose  s'est-il  dérangé  dans  ta  cervelle?  Il  te  sied  bien 
de  te  démener  comme  un  furieux! 

Méphistophélès.  Pensez  donc,  la  parure  que  je  m'étais  procurée  ponr 
Gretchen,  un  prêtre  l'a  escamotée!  — La  mère  vient  à  voir  la  chose,  aussi- 
tôt le  frisson  la  prend;  la  bonne  femme  a  l'odorat  fin,  ne  cesse  pas  de 
tenir  son  nez  fourré  dans  son  livre  de  prières,  et  flaire  un  à  un  tous  les 
meubles  pour  s'assurer  si  l'objet  est  saint  ou  profane;  elle  sentit  donc 
clairement  que  cette  parure  n'apportait  pas  grande  bénédiction.  Mon  en- 
fant, s'écria-t-elle,  bien  mal  acquis  oppresse  l'àme  et  consume  le  sang; 
consacrons  ceci  à  la  mère  de  Dieu,  et  la  manne  du  ciel  descendra  sur  nous. 
La  petite  Marguerite  fit  un  peu  la  moue;  à  cheval  donné,  pensait-elle,  on 
ne  regarde  pas  la  bouche;  et,  franchement,  il  ne  peut  être  un  impie,  celui 
qui  a  si  gentiment  apporté  cette  cassette  ici.  La  mère  fit  venir  nn  prêtre. 
A  peine  celui-ci  eut-il  entendu  la  plaisanterie  qu'il  en  fut  charmé.  Bien 
pensé,  dit-il;  qui  sait  renoncer  gagnera.  L'Eglise  a  l'estomac  bon;  il 
lui  est  arrivé  d'engloutir  des  pays  entiers,  et  cela  sans  avoir  jamais  eu 
d'indigestion;  l'Eglise  seule,  mes  bonnes  dames,  peut  digérer  le  bien  mal 
acquis. 

Faust.  C'est  un  usage  général;  juifs  et  rois  le  peuvent. 

Méphistophélès.  LVdessus  il  vous  rafle  colliers,  chaînes  et  bagues  comme 
si  c'était  une  bagatelle,  ne  remercie  ni  plus  ni  moins  que  s'il  s'agissait  d'nn 
panier  de  noix,  leur  promet  toutes  les  joies  du  ciel,  et  vous  les  laisse  fort 
édifiées. 

Faust.  Et  Gretchen? 

Méphistophélès.  Elle  est  maintenant  inquiète,  agitée,  ne  sait  ni  ce  qu'elle 
veut  ni  ce  qu'elle  doit,  rêve  aux  bijoux  nuit  et  jour,  et  davantage  à  celui 
qui  les  lui  apporta. 

Faust.    Le  souci   de  ma   bien-aimée   me  tient  au  cœur;   procure-toi 


152  *  FAUST. 

pour  elle  siir-le-chanip  un  nouvel  écrin  ;   le  premier  n'était  pas  déjà  si 

merveilleux. 

Méphistopiiélès.  Oh!  oui,  pour  monsieur  tout  est  enfantillage! 

Faust.  Fais,  et  si  j'ai  un  conseil  à  le  donner,  lu  t'accrocheras  à  la  voi- 
sine. Allons,  ne  sois  pas  un  diahle  à  l'eau  tiède,  et  apporte  une  nouvelle 
parure. 

Méphistopiiélès.  Oui,  gracieux  maître,  volontiers  et  de  hon  cœur. 

(Faust  Exit.) 

jMéphistophélès,  seul.  Un  pareil  lou  amoureux  vous  tirerait  en  feu 
d'artifice  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles,  pour  peu  que  cela  pût  divertir 
sa  belle  ! 

{Exit.) 


LA  MAISON  DE   LA  \0IS1NE. 

MARTHE,   seule. 

Mon  cher  mari  (Dieu  le  lui  pardonne  !)  ne  s'est  guère  bien  comporté 
envers  moi.  S'en  aller  ainsi  courir  le  monde  et  me  laisser  seule  sur  la 
paille.  Ce  n'est  pas  que  je  lui  aie  jamais  donné  du  chagrin  :  Dieu  m'est 
témoin  que  je  l'aimais  fort  tendrement.  [Elle pleure.)  Peut-être  est-il  mort! 
0  misère!  encore  si  j'avais  son  extrait  mortuaire  ! 

Entre  MARGUERITE. 

Marglekite.  Dame  Marthe. 

Marthe.  Qu'y  a-t-il,  petite  MargotV 

Marguerite.  Les  genoux  m'en  lléchissent  presque  !  Ne  viens-je  pas  de 
trouver  encore  une  cassette  dans  mon  armoire  !  Une  cassette  en  bois  d'é- 
bène,  et  pleine  de  choses  d'une  magnificence!  Oh  !  mais,  là,  bien  plus  riche 
que  la  première  ! 

Marthe.  Ne  va  pas  le  dire  à  ta  mère,  pour  qu'elle  les  porte  encore  à 
l'Église. 

Margüerufe.  Ah  !  regardez-la  !  admirez-la  ! 

Marthe  lui  ajuste  sa  parure.  0  bienheureuse  créature! 

Marguerite.  Quel  dommage  de  ne  pouvoir  ainsi  me  montrer,  ni  dans  la 
rue,  ni  à  l'église  ! 

Marthe.  Viens  me  voir  souvent,  tu  pourras  te  parer  ici  en  cachette,  et 
te  promener  une  petite  heure  devant  le  miroir  :  cela  fait  toujours  plaisir; 
et  puis  viendra   bien   quelque   occasion,   quelque   fêle  où    tu  les  mon- 


l'HKMIKIU';   l'A  in  II-;.  l;.-) 

Ii'eras  au\  gens  jxm  à  [jeu  :  iiiio  pelite  cliaîiie  (rahord,  jxiis   mu;   pi-ilc  à 
l'oreille;  ta  mère  ne  s'en  apereevra  pas,  et  on  lui  j'era  qtiehjiie  liisloiie. 

Margueriti:.  Qui  est-ce  donc  (jui  a  pu  apporter  ces  deux  cassettes?  il  v  a 
là-dessous  quelque  diablerie, 

(On  rraj)]  e.': 

Ail,  Dieu  !  si  s'était  ma  mère  ! 

Marthk,  épianl  à  travers  le  rideau.  C'est  un  étranger!  —  Kninjz  ! 


tutn  mepiiistofiiei.es. 

Méphistophélès.  Je  suis  bien  bardi  de  me  présenter  ainsi  sans  ravi>u;  ces 
dames  daigneront  me  le  pardonner. 

(Il  se  recule  respectueusement  devant  Marguerite.! 

Je  voudrais  parlera  madame  Marthe  Scbwedrtlein. 

Marthe.  C'est  moi  ;  monsieur  a  quelque  chose  à  me  dire  ? 

Méphistophélès,  bas  à  Marthe.  Je  vous  connais  maintenant,  cela  me  suf- 
lit.  Madame  a  chez  elle  une  visite  de  distinction;  pardonnez  la  liberté  que 
j'ai  prise  ;  je  reviendrai  dans  l'après-midi. 

Marthe,  haut.  Imagine-toi,  mon  entant,  bonté  divine  !  que  monsieur  te 
prend  pour  une  demoiselle  de  qualité. 

Marguerite.  Je  ne  suis  qu'une  pauvre  jeune  lille.  Ah,  Dieu  !  Monsieur 
est  beaucoup  trop  bon.  l>a  parure  et  les  bijoux  ne  m'appartiennent  ])as. 

Méphistophélès.  Ah  !  ce  n'est  pas  seulement  la  parure.  Mademoiselle  a 
(les  manières  !  un  regard  pénétrant  !  Que  je  suis  aise  de  pouvoir  rester  ! 

Marthe.  Quelle  nouvelle  m'apportez-vous?  Il  me  tarde  bien... 

AIéphistophélés.  Je  voudrais  avoir  quelque  histoire  plus  gaie  à  vous 
conter  ;  toutefois,  j'es))ère  que  vous  ne  m'en  ferez  pas  porter  la  jxMue.  Votre 
mari  est  mort  et  vous  fait  saluer. 

Marthe.  Il  est  mort!  digne  hommel  miséricorde  !  juon  mari  est  mort  ! 
Ah  !.  je  succombe  ! 

Marguerite.  Ah  !  chère  dame  !  ne  désespérez  pas. 

Méphistophélès.  Ecoutez  l'histoire  lamentable. 

Marguerite.  Voilà  ])ourquoi  je  voudrais  n'aimer  de  ma  vie;  une  telle 
perle  m'affligerait  à  la  mort. 

Méphistophélès.  Il  faut  que  le  plaisir  ait  ses  peines  ,  la  peine  ses 
plaisirs. 

Marthe.  Racontez-moi  la  lin  de  sa  vie. 

Méphistophélès.  11  git  à  Padoue,  auprès  de  saint  Antoine,  dans  une  plue 
consacrée,  froide  couche  où  il  repose  pour  l'éternilé. 

Marthe.  Ne  m'apportez-vous  rien  de  lui? 

Méphistophélès.  Si  fait,  une  prière  grave  et  importante  :  il  s'agit  de  lui 
faire  dire  trois  cents  messes.  Du  reste,  mes  poclies  sont  vides. 

Marthe.  Quoi  !  pas  une  médaille?  pas  un  bijou  ?  ce  que  le  dernier  ouvrier 

20 


1;H  FAUST. 

épargne  au  fond  de  son  sac  et  garde  comme  un  souvenir,  dût-il  mourir  de 
faim,  dût-il  mendier! 

Méphistophélès.  Madame,  j'en  ai  le  cœur  navré  ;  mais,  h  vrai  dire,  il  ne 
gaspillait  pas  son  argent;  il  s'est  bien  repenti  de  ses  fautes,  et  surtout  il  a 
déploré  bien  davantage  son  infortune. 

Marguerite.  Ah  !  que  les  hommes  soient  si  malheureux  !  Certainement 
je  ferai  chanter  pour  lui  plus  d'un  requiem. 

Méphistophélès.  Vous  seriez  digne  d'entrer  déjà  en  ménage,  vous  êtes 
une  aimable  enfant  ! 

Marguerite.  Ah  !  non,  cela  ne  convient  pas  encore. 

Méphistophélès.  Sinon  un  mari,  du  moins  un  galant  en  attendant.  C'est 
une  des  plus  grandes  joies  du  ciel  d'avoir  dans  ses  bras  un  si  charmant 

objet. 

Marguerite.  Ce  n'est  point  l'usage  du  pays. 

Méphistophélès.  Usage  ou  non,  cela  s'arrange  tout  de  même. 

Marthe.  Racontez-moi  donc... 

Méphistophélès.  J'étais  à  son  lit  de  mort  ;  c'était  un  peu  mieux  que  du 
fumier;  de  la  paille  pourrie  ;  mais  il  mourut  en  chrétien,  et  trouva  qu'il 
était  encore  mieux  traité  qu'il  ne  méritait.  «  Ah  !  s'écriait-il,  je  dois  me 
détester  du  fond  du  cœur,  pour  avoir  pu  délaisser  ainsi  mon  métier  et  ma 
femme!  Ah!  ce  souvenir  me  tue!  Encore  voulût-elle  me  pardonner  en 
cette  vie  !  » 

Marthe,  pleurant.  Digne  homme  !  il  y  a  longtemps  que  je  lui  ai  par- 
donné. 

Méphistophélès.  «  Mais,  Dieu  le  sait,  la  faute  en  est  plus  à  elle  qu'à 

moi.  » 

Marthe.  Pour  cela,  il  a  menti.  Quoi!  au  bord  de  la  tombe,  mentir  ! 

Méphistophélès.  Sans  doute  il  radotait  à  ses  derniers  moments,  autant 
que  je  puis  m'y  connaître.  «  Je  n'avais,  disait-il,  pas  une  minute  de  bon 
temps;  il  fallait  d'abord  lui  faire  des  enfants,  puis  les  nourrir,  leur  pro- 
curer du  pain  ;  quand  je  dis  du  pain,  c'est  dans  toute  la  force  du  terme; 
encore  je  ne  pouvais  en  manger  ma  part  en  repos.  » 

Marthe.  A-t-il  bien  pu  oublier  tant  de  lidélité,  tant  d'amour,  de  tracas, 
le  jour  et  la  nuit? 

Méphistophélès.  Non,  certes,  il  y  a  pensé  du  fond  du  cœur.  «  Quand  je 
partis  de  Malte,  disait-il,  je  priai  ardemment  pour  ma  femme  et  mes  en- 
fants, et  je  dois  avouer  que  le  ciel  se  montra  favorable,  car  notre  vaisseau 
prit  un  bâtiment  turc  qui  portait  un  trésor  du  grand  sultan.  Le  courage 
eut  sa  récompense,  et  moi,  comme  il  était  juste,  je  reçus  ma  bonne  part.» 

Marthe.  Et  comment?  où?  il  l'aura  peut-être  enfoui  ! 

Méphistophélès.  Qui  sait  où  les  quatre  vents  l'ont  emporté?  Une  belle 
demoiselle  le  prit  en  intérêt  lorsqu'il  se  pronumait  à  Naples  en  étranger; 
elle  lui  témoigna  beaucoup  d'amour  et  de  fidélité,  tant  qu'il  s'en  ressentit 
jusqu'à  sa  bienheureuse  (in. 


PREMIÈRE  PARTIE.  Vô^y 

Marthe.  Lo  peiidartl  !  lo  voleur  de  ses  propres  enfants!  Ainsi  donc  il 
n'était  malheur  ni  misère  qui  pûl  Tempèclier  de  mener  sa  vie  infâme  ! 

Mépeiistophélès.  Vous  voyez  !  aussi  esl-il  mort.  Si  j'étais  à  votre  ])lace, 
je  le  pleurerais  l'année  d'usage,  et,  dans  l'intervalle,  je  poursuivrais  un 
nouveau  trésor. 

Marthe.  Ah,  Dieu  !  comme  était  mon  premier,  je  n'en  trouverai  pas  fa- 
cilement un  autre  dans  ce  monde;  c'était  un  fou,  mais  un  fou  de  cœur;  il 
aimait  seulement  un  peu  trop  les  voyages,  les  femmes  étrangères,  le  vin 
étranger  et  ce  damné  jeu  de  dés  ! 

Méphistophélès.  Bon  !  bon  !  cela  pouvait  fort  bien  s'arranger,  s'il  vous 
en  passait  à  peu  près  autant  de  son  côté.  Je  vous  jure  qu'à  celte  condition, 
j'échangerais  moi-même  volontiers  la  bague  avec  vous. 

Marthe.  Oh  !  Monsieur  aime  à  badiner. 

Méphistophélès,  à  part.  11  est  temps  que  je  me  retire;  elle  est  femme  à 
prendre  le  diable  au  mot.  [A  Grelchen.)  Comment  va  le  cœur? 

Marguerite.  Que  veut  dire  par  là  monsieur? 

Méphistophélès.  Bonne  et  innocente  enfant.  [Haut.)  Je  vous  donne  le 
bonjour,  mesdames. 

Marguerite.  Adieu  ! 

Marthe.  Un  mot  seulement!  Je  voudrais  bien  savoir  par  témoignage  où, 
quand  et  comment  mon  cher  mari  est  mort  et  a  été  enterré  :  j'ai  toujours 
aimé  l'ordre.  Je  voudrais  aussi  lire  sa  mort  dans  les  petites  affiches. 

Méphistophélès.  Oui,  bonne  dame,  la  parole  de  deux  témoins  suffit,  par 
tous  les  pays,  pour  prouver  la  vérité  ;  j'ai  avec  moi  un  galant  homme,  mon 
compagnon,  je  veux  vous  le  faire  comparaître  devant  le  juge;  je  vais  l'ame- 
ner ici. 

Marthe.  Oh!  faites  cela  ! 

Méphistophélès.  Et  la  jeune  fille  y  sera  aussi.  • —  Un  brave  garçon  !  il  a 
beaucoup  voyagé,  et  ne  manque  pas  d'en  user  avec  toute  politesse  à  l'égard 
des  demoiselles. 

Marguerite.  Je  vais  rougir  de  confusion  en  présence  de  ce  monsieur, 

Méphistophélès.  En  présence  d'aucun  roi  de  la  terre. 

Marthe.  Là,  derrière  la  maison,  dans  mon  jardin,  nous  attendrons  ce 
soir  ces  messieurs. 


UNE    RUE. 

FAUST,  MÉPHISTOPHÉLÈS. 

Faust.  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il?  les  affaires  sont-elles  en  bon  train?  avan- 
çons-nous? 


LS«)  1-Ausr. 

-Méphistophklès.  Ah  I  bravo  !  je  vous  trouve  en  feu.  Sons  peu  de  temps; 
(iretchen  est  à  vous.  Ce  soir  vous  la  verrez  chez  Ja  voisine  Marthe,  une 
loinme  faite  à  souhait  pour  le  rôle  d'entremetteuse  et  de  bohémienne. 

Faist.  Fort  bien  ! 

Méphistophélès.  Maison  exige  aussi  quelque  ehose  de  nous. 

Faust,  un  service  en  vaut  un  autre. 

Méphistophélès.  Nous  devons  attester  juridiquement  que  les  membres 
de  son  mari  reposent  à  Padoue,  bien  et  dûment  étendus  en  terre  sainte. 

Faist.  Voilà  qui  est  habile  !  il  nous  faudra  donc  d'abord  faire  le  voyage? 

Méphistophélès.  Sancla  simpUvilas!  Il  n'est  pas  question  de  cela;  témoi- 
gne sans  en  savoir  davantage. 

Favst.  Si  tu  n'as  rien  de  mieux,  le  plan  échoue. 

Méphistophélès  0  saint  homme!  de  la  sorte  vous  le  seriez  !  C'est  la  pre- 
mière fois,  sans  doute,  en  votre  vie,  qu'il  vous  arrivera  de  porter  un  faux 
témoignage!  N'avez-vous  pas,  de  Dieu,  du  monde  et  de  tout  ce  qui  s'y 
meut,  de  l'homme  et  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  sa  tète  et  dans  son  cœur, 
donné  des  définitions  avec  une  entière  assurance,  effrontément,  et  d'un 
air  imperturbable?  Et  pourtant,  en  conscience,  si  vous  descendez  en  vous- 
même,  vous  conviendrez  que  vous  en  saviez  là-dessus  tout  autant  que  sur 
la  mort  de  M.  Sclnvedrtlein. 

Falst.  Tu  es  et  demeures  un  menteur,  un  sophiste. 

Méphistophélès.  Oui,  si  l'on  n'en  savait  pas  un  peu  plus  long;  car,  de- 
main, n'iras-tu  pas,  en  tout  honneur,  séduire  la  pauvre  petite  Marguerite, 
et  lui  jurer  tout  amour  sincère? 

Faust.  Oui,  certes,  et  du  fond  du  cœur. 

Méphistophélès.  Bel  et  bien  !  Ensuite  on  lui  parlera d'élcMuelle  constance 
et  d'éteruel  amour,  de  penchant  unique,  irrésistible,  —  sans  doute  aussi 
du  fond  du  cœur? 

Faust.  Assez  !  cela  sera  !  —  Lorsque  je  sens,  lorsque  pour  mon  senti- 
ment, pour  mon  délire,  je  cherche  des  expressions  et  n'en  trouve  aucune, 
et  qu'alors  je  me  roule  à  travers  le  monde,  au  caprice  de  itkîs  sens,  que 
je  saisis  les  mots  les  plus  sublimes,  et  que  celte  ardeur  dont  je  brûle  je 
l'appelle  infinie,  éternelle,  est-ce. là  un  mensonge  diabolique? 

Méphistophélès.  .l'ai  pourtant  raison  ! 

Faust.  Ecoute,  prends-y  garde  —  et  épargne  mes  poumons.  Celui  qui 
veut  avoir  raison  et  ])arle  seul.  Ta  pour  sûr.  Vois,  je  suis  las  du  bavar- 
dage ;  tu  as  raison,  surtout  parce  que  je  ne  puis  faire  autrement. 


l'UKMlkKE  PARTI  i;. 


UN  JARDIN. 


MAUGUEIUTE,  .m  i,.as  (k  Faust;  MAIITIIE  ET  MÉ1MÎ1ST0IMTH:LÈS, 

se  ])ronieiiaiit  on  long  et  ou  large. 

Marguerite.  Je  sens  bien  que  monsieur  m'épargne  et  s'ahnisse  jiis([n";i 
moi  ponr  me  rendre  confnse.  In  voyageur  csl  si  habitué  à  se  contenter 
(le  ce  qu'il  trouve!  Je  ne  le  sais  que  de  li-o[),  qu'un  homme  si  savant,  ma 
pauvre  conversation  ne  peut  l'intéresser. 

Faust.  Un  regard  de  loi,  un  mot  en  dit  plus  que  toute  la  science  de  ce 
monde. 

(Il  lui  baise  la  main.) 

Marguerite.  Ne  laites  pas  cela!  comment  pouvez-vous  la  baiser?  elle  est 
si  vilaine,  si  rude!  A  quoi  aussi  ne  fallait-il  pas  pourvoir?  ma  mère  est  si 
exigeante! 

(Ils  passent.) 

Marthe.  Et  vous,  monsieur,  vous  vovage/  donc  toujours? 

Méphistophélès.  lïélas  !  les  affaires,  le  devoir,  tout  nous  y  pousse;  avec 
quels  regrets  ne  quittc-t-on  pas  certains  lieux  !  Et  cependant  on  ne  peut 
pas  toujours  rester. 

Marthe.  Dans  les  belles  années,  cela  peut  convenir  de  courir  ainsi  le 
monde  à  l'aventure;  mais  le  mauvais  temps  arrive,  et  se  traîner  seul 
au  tombeau  en  vieux  célibataire,  est  un  sort  dont  personne  n'eut  encore 
à  se  louer. 

Méphistophélès.  Je  l'entrevois  de  loin  avec  effroi. 

Marthe.  C'est  pourquoi,  digne  seigneur,  vous  ferez  bien  d'y  rélléchir 
pendant  qu'il  en  est  temps. 

(Ils  passent.) 

Marguerite.  Oui,  loin  des  yeux,  loin  du  cœur!  La  politesse  vous  est  na- 
turelle; mais  vous,  au  moins,  avez  beaucoup  d'amis,  et  vous  êtes  plus  en- 
tendu que  je  ne  suis. 

Faust.  Crois-moi,  chère,  ce  que  l'on  nomme  inlclligcmce  n'est  le  plus 
souvent  que  vanité  et  courte  \ue. 

Marguerite.  Comment? 

Faust.  Eh!  faut-il  que  la  simplicité,  que  l'innocence,  n'aient  jamais 
conscience  d'elles-mêmes  et  de  leur  valeur  sacrée!  que  l'humilité,  un 
sort  modeste,  les  plus  beaux  dons  que  la  natui'e  en  son  amour  dispense... 

Marguerite.  Songez  donc  à  moi  un  petit  momiMil,  j'aurai  assez  de  tem|)s 
pour  songer  à  vous. 

IvvusT.  Vous  êtes  donc  beaucoup  seule? 

Marguerite.  Oui,  notre  ménage  est  petit,  encoiN^  faut-il  y  p()urv(Hr.  Et 
puis  nous  n'avons  pas  de  servante;  il  faut  cuire,  balayer,  tricoter  et  coudre, 


J-iS  FAUST. 

et  courir  malin  et  soir,  l'^t  ma  mère  est,  dans  tous  les  détails,  si  soij^neuse  ! 
Non  qu'elle  ait  toute  raison,  au  moins,  de  se  resirindre  de  la  sorte;;  nous 
])Ourrions,  nous  aussi,  en  prendre  à  loisir  et  à  meilleur  titre  que  liien  d'an- 
tres. Mon  père  a  laissé  en  mourant  un  joli  |)etit  avoir,  une  maisonnette  et 
un  jardinet  hors  la  ville.  Néanmoins,  j'ai  à  présent  des  jours  assez 
j)aisibles;  mon  frère  est  soldat,  ma  petite  sœur  est  morte,  la  pauvre  enfant 
m'a  causé  bien  des  peines;  pourtant  je  reprendrais  volontiers  tout  cela! 
l'enfant  m'était  si  chère  ! 

Faust.  Un  ange  si  elle  te  ressemblait. 

Marguerite.  Je  l'élevais  et  elle  m'aimait  de  tout  son  cœur.  Elle  était  née 
après  la  mort  de  mon  père.  A  cette  époque  ma  mère  fut  si  bas,  que  nous 
crûmes  bien  la  perdre;  elle  se  releva  cependant,  mais  très-lentement,  petit 
à  petit.  Vous  comprenez  quelle  ne  pouvait  penser  à  allaiter  le  pauvre 
vermisseau,  et  je  l'élevais  toute  seule  avec  du  lait  et  de  l'eau,  au  point  que 
c'était  mon  enfant.  Dans  mes  bras,  sur  mes  genoux,  il  me  souriait,  se  tré- 
moussait, grandissait. 

Faust.  N'as-tu  pas  ressenti  alors  le  bonheur  le  plus  pur? 

Marguerite.  Oui,  certes;  mais  il  y  avait  aussi  bien  des  heures  pénibles. 
Le  berceau  de  l'enfant  était  placé  la  nuit  près  de  mon  lit,  à  peine  il  se  re- 
muait que  je  m'éveillais;  il  fallait  l'abreuver,  le  coucher  à  mes  côtés; 
tantôt,  s'il  ne  se  taisait  pas,  se  lever  du  lit  et  parcourir  la  chambre  en  le 
berçant,  ce  qui  ne  m'empêchait  pas,  sitôt  le  jour,  d'être  au  lavoir,  au  marché, 
de  veiller  aux  soins  du  foyer,  et  ainsi  de  suite,  aujourd'hui  comme  de- 
main :  Dame!  monsieur,  on  n'a  pas  toujours  le  cœur  bien  réjoui,  mais  on 
en  goûte  mieux  son  repas,  son  repos. 

(Ils  passent.) 

Marthe.  Les  pauvres  femmes  y  perdent  leur  latin  ,  un  célibataire  est 
dur  à  convertir. 

MÉPHiSTOFinaÈs.  Il  ne  faudrait  rien  moins  qu'une  personne  comme  vous 
pour  me  mettre  dans  la  bonne  voie. 

Marthe.  Parlez  franchement,  monsieur:  n'avez-vous  encore  rien  trouvé? 
Votre  cœur  ne  s'est-il  pas  attaché  quelque  part? 

Méphistophélès.  Le  proverbe  dit  :  Un  foyer  à  soi,  une  brave  femme, 
valent  l'or  et  les  perles. 

Marthe.  J'entends  si  vous  n'avez  jamais  eu  de  velléité? 

Méphistophélès.  On  m'a  toujours  reçu  partout  très-poliment. 

Marthe.  Je  voulais  dire  si  vous  n'avez  jamais  rien  eu  de  sérieux  au 
cœur. 

Méphistophélès.  li  ne  faut  jamais  se  permettre  de  badiner  avec  les 
femmes'. 

Marthe.  Ah!  vous  ne  me  comprenez  j)as. 

Méphistophélès.  J'en  suis  vrainient  désolé,  mais  je  comprends,...  que 
vous  êtes  très-indulgente. 

(Ils  passent.) 


PUFMFKUU   PAKTIK.  W.) 

Faust.  Ainsi,  tu  rn'as  roconmi,  ])elit  anj^o,  dès  que  j'ai  mis  le  piod  dans 
le  jardin. 

]\rARGUERiTE.  Nc  l'avez-vous  pas  vu?  Je  baissais  les  yeux. 

Faust.  Et  tu  me  pardonnes  la  liberté  que  j'ai  prise,  et  ce  que  mon  au- 
dace m'inspira  l'autre  jour^  au  moment  où  tu  sortais  de  l'église? 

Marguerite.  Je  me  sentais  toute  troublée,  jamais  rien  de  pareil  ne  m'était 
arrivé,  et  personne  n'avait  de  mal  à  dire  sur  mon  compte.  Hélas!  pensai- 
je,  il  faut  qu'il  ait  trouvé  dans  ton  air  quelque  chose  de  hardi,  de  peu  con- 
venable; et  il  se  sera  dit  qu'il  pouvait  ainsi  aborder  cette  fille  sans  ména- 
gements. Je  l'avouerai  pourtant,  jene  sais  quoi,  s'est  ému  soudain  là,  en 
votre  faveur;  toujours  est-il  que  je  m'en  voulais  fort  de  ne  pas  pouvoir 
vous  en  vouloir  davantage. 

Faust.  Douce  bien-aimée  ! 

Marguerite.  Laissez  un  peu. 

(Elle  cueille  une  Marguerite  et  reffeuillc.) 

Faust.  Qu'est  cela?  un  bouquet  ! 

Marguerite.  Non,  un  simple  jeu. 

Faust.  Comment  ? 

Marguerite.  Allez  !  vous  vous  moquerez  de  moi. 

(Elle  cfTeuille  et  murmure  ({uelqiics  paroles.) 

Faust.  Que  murmures- tu  là? 

Marguerite,  à  mi-voix.  Il  m'aime,  —  il  ne  m'aime  pas. 

Faust.  Douce  créature  du  ciel! 

Marguerite,  continuant,  il  m'aime,  —  pas.  —  11  m'aime,  —  pas.  {Arra- 
chant la  dernière  feuille  avec  nne  joie  sereine.  )  11  m'aime  ! 

Faust.  Oui,  mon  enfant,  laisse  la  voix  d'une  fleur  être  pour  loi  l'oracle 
de  la  Divinité.  11  t'aime!  comprends-tu  ce  que  cela  veut  dire?  11  t'aime! 

(Il  saisit  ses  deux  mains.) 

Marguerite.  Je  me  sens  tressaillir. 

Faust.  Oh!  ne  tremble  pas!  que  ce  regard,  que  cette  étreinte  te  disent  ce 
qui  est  inexprimable  :  s'abandonner  sans  réserve,  et  s'enivrer  d'une  volupté 
qui  doit  être  éternelle  !  Eternelle  !  — Sa  fin  serait  le  désespoir.  Non,  point 
de  fin  !  point  de  fin  ! 

(Marguerite  lui  serre   la  main,  se  dégage  et  s'échappe;  il  demeure  un 
instant  pensif,  puis  s'élance  sur  sa  trace.) 

Marthe,  revenant.  Voici  la  nuit. 

Méphistophélès.  Oui,  nous  nous  retirons. 

Marthe.  Je  vous  engagerais  bien  à  rester  plus  longtemps,  mais  on  est 
si  méchant  ici  !  il  semble  qu'on  n'ait  à  s'occuper  que  d'épier  les  pas  et  les 
démarches  du  voisin  ;  et  de  quelque  façon  qu'on  se  comporte,  on  prête 
au  bavardage.  Et  notre  couple? 

Méphistophélès.  Enfui  dans  l'allée,  là-bas,  les  joyeux  papillons! 

Marthe.  U  en  paraît  assez  épris. 

Méphistophélès.  Elle  aussi  de  lui,  c'est  le  cours  du  monde. 


im  FAI  ST. 


UN   PCTIT    PAYILLOIS   DU  JARDIN. 

(M;irgiiori(e  y  saute  truu  boiul  et  se  tapit  derrière  lu  porte,  et,  le  bout  de  ses  doigts  collé  sur  ses 
lèvres,  regarde  ù  travers  les  l'entes.) 

MA«(;iKum!:.  Le  voici. 

Faist,  arrivanl.  Ali  !  IVipoimc,  c  e^t  ainsi  qu'üii  se  juue  de  niui  ".'  je  l'al- 
li'ape. 

(Il  l'embrasse. ! 

Maroukrite,  le  saisùsaiil  et  lui  rendant  le  baiser.  VAu^v  liomiiie!  je  l'aime 
(In  fond  du  cœur. 

iMépbislopbélès  heurte  à  la  porte.) 

Faust,  trépignant.  Oui  va  là? 

Méphistophélès.  Ami. 

Fa  IST.  Animal  ! 

MÉruiSTOPiiÉLKS.  11  est  temps  de  se  ([uillei'. 

IMahthk,  survenant.  Oui,  il  se  l'ait  lard,  mousieuf. 

Fai'st.  Puis-jc  Yons  accompagner? 

Margieuite.  Ma  mère  me...  Adieu  ! 

Faist.  Faut-il  donc  s'éloigner?  Adi(Mi  î 

Mautue.  Bonsoir. 

M\R(iiEHiTE.  A  revoir  bientôt. 

(l'^aust  l't  Mèpliislopliélès  soi'lenl.) 

Mar(11erite.  Seigneur  Dieu!  qu'est-ce  ([u'un  tel  homme  ne  va  pas  se 
tigurer?  Je  ne  sais  qiu;  rester  conlUse  devant  lui,  et  répomire  oui  à  tout(> 
chose,  .le  suis  pourtant  une  pattvre  et  ignorante  enl'anf ,  et  ne  comj)rends 
pas  ce  qu'il  j)eut  trouver  en  moi. 

Il' a-il.) 


BOTS  ET  CAYEHNES. 


Faist,  seul.  Esprit  suhlime,  In  m'as  donné,  tu  m'as  donné  lotit  ce  que 
je  demandais,  ('e  n'est  pas  en  vain  qne  tu  as  lonrné  vers  moi  ta  face  dans 
la  flamme.  Tu  m'as  donné  la  puissante  nattrre  pour  royaume,  la  force  de 
la  sentir,  d'en  jouir.  Tu  ne  l'es  pas  horné  à  me  pcrmeltre  avec  elle  un 
comm(>rce  froidement  admiratif;  tu  m'as  donné  de  lire  dans  sa  poitrine 
|)r()fond(;  comme  dans  le  sein  d'un  ami.  Tu  conduis  devant  moi  la  tile 
des  vivants,  et  m'a))j)rends  à  connaître  m(>s  frères  dans  1(>  huisson  silen- 
cieux, dans  l'air,  dans  les  eaux.  Ft  lorsque  la  lemj)ète  mugit  et  gronde  dans 
la    forêt,   roulant  les   pins  gigantesfjues,    secouant    avec  fracas  les  hran- 


PHEiMlKRF.   PARTIE.  Mil 

(■lies  et  les  souclies  voisines;  lorsqu'à  leur  cliule  les  échos  de  la  mon- 
tagne tonnent  sourdement,  alors  lu  me  conduis  dans  l'asile  sur  des  ca- 
vernes; tu  me  montres  ensuite  à  moi-même,  et  les  merveilles  secrètes  et 
profondes  de  ma  propre  conscience  se  révèlent.  Et  la  lune  sereine  et 
pure  monte  à  mes  yeux,  tempérant  toute  chose;  et  du  sein  des  rochers, 
du  sein  des  touffes  humides,  glissent  vers  moi  les  formes  argentées  du 
passé,  apaisant  Fàpre  volupté  de  la  contemplation. 

Oh!  comhien  je  sens  maintenant  que  rien  de  parfait  n'est  donné  à  l'hom- 
me !  Tu  m'as  donné,  pour  cette  volupté  qui  me  rapproche  de  pins  en  plus 
des  dieux,  un  compagnon  dont  je  ne  saurais  déjà  plus  me  passer,  hien 
que,  froid  et  arrogant,  il  m'humilie  à  mes  propres  yeux,  et,  d'un  souffle 
de  sa  parole,  réduise  tes  dons  à  néant.  Il  allume  dans  ma  poitrine  une 
ardeur  indomptable  qui  me  pousse  vers  cette  douce  image.  Ainsi  je  vais, 
conmie  un  homme  ivre,  du  désir  à  la  jouissance,  et,  dans  la  jouissance, 
je  regrette  le  désir. 

Siirviont  MÉPIIÏSTOPIIÉLÈS. 

Méphistophélès.  Aurez-vous  bientôt  assez  mené  cette  vie?  Comment  cela 
peut-il  vous  plaire  à  la  longue?  Il  est  bon  d'en  essayer  une  fois;  mais, 
après,  vite  à  quelque  chose  de  nouveau  ! 

Faust.  Je  voudrais  bien  que  tu  eusses  mieux  à  faire  qu'à  me  venir  tour- 
menter dans  mes  belles  journées. 

Méphistophélès.  Là,  là!  que  je  te  laisse  en  repos,  tu  n'oserais  pas  me 
le  dire  pour  de  bon.  Avec  un  compagnon  maussade,  hargneux  et  fou 
comme  toi,  vraiment,  il  y  a  peu  à  perdre.  Tout  le  jour  on  a  les  mains 
pleines.  Ce  qu'il  faut  faire  ou  ne  pas  faire  n'est  pourtant  pas  écrit  sur 
votre  front. 

Fai;st.  Voilà  justement  de  ses  façons!  11  m'ennuie,  et  veut  que  je  l'en 
remercie. 

Méphistophélès.  Et  comment  aurais-tu,  pauvre  tils  de  la  terre,  mené 
sans  nio  ta  vie?  Je  t'ai  guéri,  et  pour  longtemps,  de  la  fièvre  chaude  de 
l'imagination,  et  si  ce  n'était  moi,  tu  serais  déjà  allé  te  promener  hors  de 
ce  globe  terrestre.  Qu'as-tu  donc  pour  passer  ainsi  ta  vie,  niché,  comme 
un  hibou,  dans  les  profondeurs  et  les  crevasses  des  rochers,  pour  aspirer, 
comme  un  crapaud,  ta  nourriture  de  la  mousse  humide  et  des  pierres 
suantes?  Un  beau  et  gracieux  passe-temps!  Le  docteur  te  lient  toujours  au 
corps. 

Faust.  Comprends-tu  quelle  nouvelle  force  vitale  celte  course  dans  la 
solitude  me  donne?  Ah!  si  tu  pouvais  en  avoir  idée,  tu  serais  assez  diable 
pour  m'empêcher  de  jouir  de  mon  bonheur! 

Méphistophélès.  Un  plaisir  surnaturel!  S'étendre  sur  les  montagnes  dans 
la  nuit  et  la  rosée;  embrasser  avec  extase  le  ciel  et  la  terre;  se  gonfler  jus- 
qu'à se  croire  une  divinité;  creuser  avec  l'inquiétude  du  pressentiment  la 


162  FAUST. 

moelle  de  la  terre  ;  sentir  dans  sa  poitrine  l'œuvre  entière  des  six  jours  ; 
dans  une  énergie  superbe  jouir  de  je  ne  sais  quoi;  tantôt  se  répandre  avec 
effusion  sur  toutes  choses,  laisser  le  fils  de  la  terre  s'abîmer,  puis  ensuite 
conclure  l'extase  sublime  {avec  un  gesle)  je  n'ose  dire  comment... 

Faust.  Fi  sur  toi  ! 

Méphistophélès.  Cela  ne  vous  plaît  pas,  vous  avez  le  droit  de  prononcer 
le  fi  des  convenances.  On  n'ose  articuler  devant  de  chastes  oreilles  ce  dont 
de  chastes  cœurs  ne  sauraient  se  passer.  En  un  mot,  je  te  laisse  la  satis- 
faction de  te  mentir  à  ton  aise  à  toi-même,  cela  ne  te  durera  pas  longtemps. 
Te  voilà  donc  déjà  entrepris  de  nouveau,  et,  pour  peu  que  cela  continue, 
replongé  dans  le  délire,  les  angoisses  ou  la  terreur.  Assez  sur  ce  sujet.  Ta 
bien-aimée  est  dans  la  ville,  et  tout  lui  pèse,  tout  la  chagrine;  tu  ne  lui  sors 
pas  de  l'esprit,  elle  t'aime  au  delà  de  sa  puissance.  D'abord,  ta  fureur  amou- 
reuse a  débordé  comme  un  ruisseau  trop  plein  à  la  fonte  des  neiges;  tu  la 
lui  as  versée  dans  le  cœur,  et  maintenant  ton  ruisseau  est  à  sec.  Il  me  semble 
qu'au  lieu  de  trôner  dans  les  bois,  il  siérait  au  grand  homme  de  récompen- 
ser de  son  amour  la  pauvre  petite  guenon.  Le  temps  lui  paraît  lamentable- 
ment long;  elle  se  tient  à  sa  fenêtre,  regarde  passer  les  nuages  au-dessus 
des  vieux  murs  de  la  ville.  Que  ne  suis-je  un  petit  oiseau!  ainsi  va  son  chant 
tout  le  long  du  jour,  la  moitié  des  nuits.  Tantôt  elle  est  gaie,  plus  souvent 
triste;  un  moment  elle  fond  en  larmes,  puis  redevient  calme  en  apparence, 
et  toujours  énamourée. 

Faust.  Serpent!  serpent  ! 

Méphistophélès,  à  part.  Pourvu  que  je  t'enlace. 

Faust.  Misérable!  va-t'en  d'ici,  et  ne  prononce  pas  le  nom  de  la  belle 
créature  ;  ne  viens  pas  présenter  à  mes  sens  à  demi  égarés  le  désir  de  pos- 
séder son  corps  suave. 

Méphistophélès.  Qu'en  arrivera-t-il?  Elle  croit  que  tu  t'es  enfui,  et  peu 
s'en  faut  que  tu  ne  le  sois  en  effet. 

Faust.  Non,  je  suis  près  d'elle;  et  fussé-je  plus  loin,  je  ne  puis  jamais 
l'oublier,  jamais  la  perdre.  Oui,  j'envie  le  corps  du  Seigneur  quand  ses 
lèvres  y  touchent. 

Méphistophélès.  A  merveille,  mon  cher!  je  vous  ai  souvent  envié,  moi, 
)cau  couple  de  jumeaux  couché  parmi  les  roses. 

Faust.  Va-t'en,  entremetteur! 

Méphistophélès.  Bien!  vous  m'injuriez,  et  j'en  dois  rire.  Le  Dieu  qui 
créa  le  garçon  et  la  fille,  reconnut  en  même  temps  le  noble  emploi  de 
faire  naître  l'occasion. — Allons,  en  route!  Un  grand  malheur,  en  vérité! 
vous  allez  dans  la  chambre  de  votre  maîtresse,  non  à  la  mort,  peut-être. 

Faust,  Qu'importe  la  joie  du  ciel  dans  ses  bras?  J'aurai  beau  me  ré- 
chauffer à  sa  poitrine,  en  senlirai-je  donc  moins  sa  misère?  en  serai-je 
moins  le  fugitif,  le  banni,  le  monstre  sans  but  ni  repos,  qui,  comme  un 
torrent,  dérocher  en  rocher,  se  ruait  vers  l'abîme  on  son  impétuosité  cu- 
rieuse? Et  à  côté,  elle,  jeune  fille  aux  sens  endormis,  heureuse  d'une  cabane 


PREMIERE  PARTIE.  k;.-) 

dcans  le  petit  jardin  des  Alpes,  elle  qui  avait  enfermé  tous  ses  soins  domes- 
tiques dans  ce  petit  monde!  Et  moi,  le  maudit  de  Dieu,  n'avais-je  pas 
assez  de  prendre  les  rochers,  d'en  amonceler  les  ruines?  devais-je  l'ense- 
velir, elle  et  ses  pures  joies?  Enfer,  tu  devais,  toi,  avoir  cette  victin:e! 
Viens,  démon,  m'abréger  le  temps  de  l'angoisse;  que  ce  qui  doit  s'accom- 
plir s'accomplisse  bien  vile,  que  son  destin  s'écroule  sur  moi,  et  que  je 
l'entraîne  avec  moi  dans  l'abîme! 

Méphistophélès,  Encore  l'ébullition,  encore  le  feu!  Allons,  viens,  et 
console-la,  fou  !  Là  où  ta  pauvre  cervelle  ne  voit  point  d'issue,  tu  te  ligures 
que  tout  est  fini.  Vive  celui  qui  ne  perd  pas  courage!  Tu  m'as  toujours 
paru  cependant  passablement  endiablé.  Pour  moi,  je  ne  sais  rien  de  plus 
absurde  au  monde  qu'un  diable  qui  désespère. 


LA  CHAMBRE  DE  GRETCHEN. 


GRETCHEN,  au  fouet,  seule. 

Adieu,  mes  jours  de  paix  ! 
Mon  âme  est  flétrie  ; 
Adieu  pour  la  vie 
Et  pour  jamais  ! 

Où  je  ne  l'ai  pas 
Est  ma  tombe,  hélas  ! 
Et  ma  destinée 
Est  empoisonnée. 

Ma  pauvre  tète 
Est  inquiète, 
Mon  pauvre  esprit 
S'appesantit. 

Mon  âme  est  flétrie  ; 
Adieu,  mes  jours  de  paix, 
Et  pour  la  vie, 
Et  pour  jamais  ! 

C'est  lui  qu'à  la  croisée 
Je  cherche  à  l'horizon  ; 
Vers  lui  que  je  vais,  insensée, 
Hors  de  la  maison. 

Son  grand  air  qu'on  admire, 
Son  port  majestueux, 
Son  aimable  sourire, 
La  force  de  ses  yeux, 

Et  le  flot  merveilleux 
De  sa  parole, 


164  FAUST. 

Et  sa  main  folle 
A  vous  presser, 
Va,  Dieu  !  sou  Iwiscr  I 

Mou  àuic  est  flétrie, 
Ailieu,  mes  jours  de  paix, 
Et  pour  la  vie, 
Et  pour  jamais! 

Mou  cœur,  las  de  se  plaiudre, 

Vers  lui  veut  boudir; 
N'c  puis-je  donc  l'étreiudre 
Et  le  tenir, 

Et  l'embrasser 
A  mou  plaisir, 
Dans  sou  baiser 
Dùt-ou  mouiir  1 


LE  JARDIN  DE  MARTHE, 

MARGLElllTE,  FALSÏ. 

Mabglekite.  Promets-moi,  Henri! 

Faust.  Tout  ce  qui  est  en  ma  puissance. 

Marguerite.  Eh  bien,  dis-moi,  comment  le  comportes-tu  avec  la  religion? 
Tu  es  un  bon,  un  excellent  cœur;  mais  je  crois  que  tu  n'en  as  pas  beaucoup. 

Faust.  Laissons  cela,  mon  enfant!  tu  sens  ma  tendresse  envers  toi;  pour 
ceux  que  j'aime,  je  donnerais  mon  sang  et  ma  vie;  je  ne  veux  troubler  per- 
sonne dans  ses  sentiments  et  sa  foi. 

MARGUERrfE.  Ce  n'est  pas  tout,  il  faut  y  croire. 

Faust.  Faut-il  ? 

Marguerite.  Ah  !  si  je  pouvais  quelque  chose  sur  loi!  Tu  ne  respecte:^  pas 
non  plus  les  saints  sacrements. 

Faust.  Je  les  respecte. 

Marguerite.  Mais  sans  les  désirer.  Depuis  longtem])S  tu  n'es  pas  allé  à 
la  messe,  à  confesse;  crois-tu  en  Dieu? 

F'aust.  Ma  douce  amie,  qui  oserait  dire  :  Je  crois  en  Dieu?  Interroge  les 
prêtres  ou  les  sages,  et  leur  réponse  ne  te  semblera  qu'une  raillerie  à  l'adresse 
de  celui  qui  leur  aura  fait  celte  question. 

Marguerite.  Ainsi,  tu  n'y  crois  pas? 

F'aust.  Ne  me  mésentends  pas,  ô  gracieux  visage!  Qui  oserait  le  nom- 
mer, et  faire  cette  profession  :  Je  crois  en  lui?  Quel  être  sentant  pourrait 
prendre  sur  lui  de  dire:  Je  ne  crois  pas  en  lui?  Celui  qui  contient  tout, 
soutient  tout,  ne  contient-il  cl  ne  soutient-il  pas  toi,  moi,  lui-même?  La 
voûte  du  lirmament  ne  s'arrondit-elle  pas  là-baut?  ici-bas,  la  terre  ferme 


I 


l' Il  KM! KUH   PAKTIK.  Jß") 

ne  s'élcrid-cllo  pasY  VA  les  cloilos  clcriielles  m;  inoutcnl-elles  pas  en  nous 
regardant  avec  amour?  Mon  œil  ne  se  plonge-l-il  pas  dans  ton  œil^  et  alors 
tout  n'aniue-t-il  pas  vers  ton  cerveau  et  vers  ton  cœur'?  Tout  ne  llotte-t-il 
])as  dans  un  éternel  mystère,  invisible,  visible  autour  de  toi?  Remplis-en 
ton  cœur  aussi  grand  qu'il  est,  et  quand  tu  nageras  dans  la  plénitude  de 
l'extase,  nomme  ce  senlinlent  comme  tu  le  voudras,  nomme-le  bonheur! 
cœur!  amour!  Dieu  !  Je  n'ai  point  de  nom  pour  cela!  Le  sentiment  est 
tout,  le  nom  n'est  que  bruit  et  fumée^  obscurcissant  la  céleste  flamme. 

Margueiute.  Tout  cela  est  bel  et  bon,  le  prêtre  dit  bien  à  peu  près  la 
même  chose,  mais  avec  des  mots  un  peu  dilîérents. 

Faust.  En  tous  lieux  ,  tous  les  cœurs  que  la  clarté  des  cieux  illumine 
parlent  ainsi  chacun  dans  sa  langue  ;  pourquoi  ne  le  ferais-je  pas,  moi,  dans 
la  mienne? 

Marguerite.  A  l'entendre  ainsi,  la  chose  peut  paraître  raisonnable.  Ce- 
pendant j'y  trouve  encore  du  louche;  car  tu  n'as  point  de  christianisme. 

Faust.  Chère  enfant! 

Marguerite.  Déjà  depuis  longtemps  je  souiïre  de  te  voir  dans  la  compa- 
gnie... 

Faust.  Que  veux- tu  dire? 

Marguerufe.  Cet  homme  que  tu  as  avec  toi  m'est,  au  fond  de  l'âme, 
odieux.  Rien  dans  ma  vie  ne  m'a  enfoncé  le  trait  plus  avant  que  le  re- 
poussant visage  de  cet  homme. 

Faust.  Chère  mignonne,  ne  le  crains  pas. 

Marguerite.  Son  approche  me  tourne  le  sang;  je  suis  cej)endant  bienveil- 
lante pour  les  autres  hommes.  Mais  autant  je  brûle  du  désir  de  te  regarder, 
autant  l'aspect  de  cet  homme  m'inspire  une  secrète  horreur;  et  c'est  ce 
qui  fait  que  je  le  tiens  pour  un  coquin!  Dieu  me  pardonne,  si  je  lui  lais 
injure. 

Faust.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  aussi  de  ces  oiseaux-là. 

Marguerite.  Je  ne  voudrais  pas  vivre  avec  son  pareil.  S'il  se  montre  à 
la  porte,  il  a  toujours  l'air  si  ricaneur  et  presque  fâché.  On  voit  qu'il  ne 
prend  aucune  part  à  rien.  Il  porte  écrit  sur  son  front  qu'il  ne  peut  aimer 
personne.  Je  suis  si  bien  dans  les  bras,  si  libre,  si  à  l'aise!  et  sa  présence 
ine  serre  le  cœur. 

Faust.  Ange  plein  de  pressentiments! 

Marguerite.  Cela  me  domine  à  tel  point,  que,  dès  qu'il  s'approche  de  nous, 
je  crois  en  vérité  que  je  ne  t'aime  plus.  Aussi  lorsqu'il  est  là  je  ne  saurais 
prier  et  j'ai  le  cœ.ur  rongé  inlérieutenienl  ;  il  en  doit  être,  Henri,  de  même 
pour  toi. 

Faust.  C'est  de  l'antipaihie  ! 

Marguerite.  U  faut  que  je  le  quitte. 

Faust.  Ah!  ne  pourrai-je  jamais  passer  tranquillement  une  heure  sur 
ton  sein,  serrer  mon  cœur  contre  ton  cœur  et  confondre  mon  âme  dans 
la  tienne  ! 


166  FAUST. 

Marguerite.  Encore  si  je  dormais  seule,  je  laisserais  bien  volontiers 
pour  toi  les  verrous  ouverts  ce  soir;  mais  ma  mère  a  le  sommeil  léger,  et, 
si  elle  nous  surprenait,  j'en  mourrais  sur  la  place. 

Faust.  Chère  ange,  sois  sans  inquiétude  ;  tiens  ce  flacon  :  trois  gouttes 
de  ce  breuvage  suffiront  pour  que  la  nature  s'endorme  doucement  en  un 
sommeil  profond. 

MargueritI' .  Que  ne  ferais  je  point  pour  toi  î  J'espère  qu'il  ne  lui  en  peut 
résulter  aucun  mal? 

Faust.  Autrement,  cher  amour,  est-ce  que  je  te  le  conseillerais? 

Marguerite.  Quand  je  te  vois,  cher  homme,  je  ne  sais  quoi  me  force  à 
vouloir  tout  ce  que  tu  veux;  et  j'ai  déjà  tant  fait  pour  toi,  qu'il  ne  me  reste 
presque  plus  rien  à  faire. 

(Exit.) 
Entre  MÉPIIISTOPHÉLÉS. 

Méphistophélès.  La  brebis  est-elle  partie? 

Faust.  Viens-tu  encore  d'espionner? 

Méphistophélès.  Non,  mais  j'ai  tout  saisi  fort  scrupuleusement.  Maître 
docteur,  on  vous  a  fait  la  leçon,  et  j'espère  que  vous  en  profiterez.  Les 
filles  trouvent  toutes  leur  compte  à  ce  qu'on  soit  pieux  et  simple,  à  la  vieille 
mode.  «S'il  cède  sur  ce  point,  pensent-elles,  nous  en  aurons  bon  marché 
à  notre  tour.  » 

Faust.  Monstre,  ne  vois-tu  pas  combien  cette  âme  fidèle  et  sincère,  toute 
remplie  de  sa  foi,  qui  suffit  à  la  rendre  heureuse,  souffre  saintement  de  se 
sentir  forcée  h  croire  perdu  l'homme  qu'elle  chérit  entre  tous? 

Méphistophélès.  Amoureux  insensé  et  sensible,  une  petite  fille  te  mène 
par  le  nez  ! 

Faust.  Grotesque  ébauche  de  boue  et  de  feu  ! 

Méphistophélès.  Et  la  physionomie,  comme  elle  s'y  entend  à  ravir  !  En 
ma  présence  elle  se  sent  toute  je  ne  sais  comment;  mon  masque  lui  révèle 
un  esprit  caché  :  elle  sent,  à  n'en  pas  douter,  que  je  suis  un  Génie,  peut- 
être  bien  aussi  le  diable.  Eh!  eh!  cette  nuit... 

Faust.  Que  t'importe? 

Méphistophélès.  C'est  que  j'en  ai  aussi  ma  part  de  joie. 


AU  PUITS, 

GRETCIIEN  ET  LIESCHEN,  avec  des  cruches. 

Lieschen.  N'as-  tu  rien  entendu  dire  de  la  petite  Barbe? 
Gretchen.  Pas  un  mot;  je  vois  si  peu  de  monde! 


PREMIÈRE  PARTIE.  167 

Lieschen.  Oui-dà!  Sibylle  inc  l'a  dit  aujoiird'Inii,  olle  a  fini,  elle  aussi, 
par  se  laisser  séduire.  Voilà  bien  leurs  grands  airs  ! 

Gretciien.  Comment  cela? 

Lieschen.  Oh  !  une  horreur!  Maintenant,  quand  elle  mange  et  boit,  elle 
en  nourrit  deux. 

Gretchen.  Ah! 

Lieschen,  l^urtant  elle  n'a  que  ce  qu'elle  mérite;  combien  de  temps 
n'a-t-elle  pas  été  pendue  après  le  drôle!  C'était  une  promenade,  c'étaient 
des  allées  au  village,  à  la  danse;  il  fallait  partout  qu'elle  fût  la  première.  H 
lui  donnait  sans  cesse  des  petits  gâteaux  et  du  \"in.  Elle  se  figurait  être 
d'une  beauté!  et  dire  qu'elle  ne  rougissait  pas  d'accepter  des  présents  de 
lui!  D'abord  une  cajolerie,  puis  une  caresse;  tant  et  tant,  que  sa  tleur 
court  les  champs. 

Gretchen.  La  pauvre  fille  ! 

Lieschen.  Tu  la  plains!  Le  soir,  quand  nous  étions  à  filer  et  que  notre 
mère  ne  nous  laissait  jamais  rester  en  bas,  elle  se  tenait  avec  son  galant  ou 
sur  le  banc  de  la  porte  ou  dans  les  sentiers  obscurs.  On  ne  se  plaignait  pas 
de  la  longueur  du  temps.  Maintenant  elle  n'a  qu'à  s'humilier  et  faire 
amende  honorable  avec  la  corde  au  cou. 

Gretchen.  U  la  prendra  sûrement  pour  sa  femme. 

Lieschen.  Il  serait  un  fou!  Un  garçon  alerte  comme  lui  ne  manquera 
pas  d'air  autre  part.  Il  a  décampé. 

Gretchen.  Ce  n'est  pas  beau  ! 

Lieschen.  Qu'elle  le  rattrape^  et  il  enfournera  mal  pour  elle.  Les  jeunes 
gens  lui  arracheront  sa  couronne,  et  nous,  nous  sèmerons  de  la  paille  ha- 
chée devant  sa  porte. 

{Exit.) 

Gretchen,  retournant  à  la  maison.  Comment  pouvais-je  autrefois  si  bra- 
vement déclamer  quand  je  voyais  faillir  une  pauvre  fillette?  Comment  se 
faisait-il  que,  pour  les  péchés  des  autres,  ma  langue  ne  trouvait  jamais  de 
termes  assez  forts?  J'avais  beau  me  les  représenter  en  noir  et  les  noircir 
encore,  jamais  ils  ne  me  semblaient  assez  noirs,  et  je  nie  signais,  et  je  faisais 
le  signe  aussi  grand  que  possible  ;  et  maintenant  je  ne  suis  plus  rien  que 
péché  ;  et,  cependant,  tout  ce  qui  m'y  porta,  mon  Dieu  !  était  si  bon,  était 
si  adoré  ! 


REMPARTS. 

Dans  le  ci-eux  de  la  muraille,  une  pieuse  iman:c  de  la  Mater  Dolorosa  ;  des  (leurs  devant, 

MÀnCUERITË. 

(Elle  met  des  Heurs  nouvelles  dans  les  pots.) 
0  daigne,  daigne, 


108  KAUST. 

Mère  dont  le  r(fiiii'  saigne, 
Pencher  ton  front  vers  ma  douleur  ! 


L'épce  au  cœur, 
L'âme  chagrine, 
Tu  vois  ton  iils  mourir  sur  la  colline. 

Ton  l'cgard  cherche  le  ciel. 
Tu  lances  vers  l'Eternel 
Des  soupirs  pour  sa  misère, 
Pour  la  tienne  aussi,  pauvre  mère  ! 

Qui  sentira  jamais 
L'affreux  excès 
De  la  douleur  qui  me  déchire  ? 
Ce  ([ue  mon  cœur  a  de  regrets. 
Ce  qu'il  craint  et  ce  qu'il  désire, 
Toi  seule,  toi  seule  le  sais. 

En  quelque  endroit  que  j'aille, 
Un  mal  cruel  travaille 
Mon  sein  tout  en  émoi. 
Je  suis  seule  à  cette  heure, 
•le  pleure,  pleure,  pleure, 
Mon  cœur  se  hrise  en  moi. 

Quand  l'auhe  allait  paraître, 
En  te  cueillant  ces  Ocurs, 
J'arrosai  de  mes  pleurs 
Les  pots  de  nia  fenêtre. 

Et  le  premier  rayon 
Du  soleil  m'a  surprise, 
Sur  mon  séant  assise, 
Dans  mon  affliction. 

Ah!  sauve-moi  de  la  mort,  de  l'affront! 
Daigne,  daigne. 
Toi  dont  le  cœur  saigne. 
Vers  ma  douleur  penclier  ton  divin  front. 


NUIT. 

une  rue  devant  la  porte  de  GRETCHEN. 

Vao:ntin  ,  soldai,  frère  de  Gretciien.  Lorsqu'il  marrivait  d'assister 
à  quoiqu'un  de  ces  galas  oîi  chacun  s'en  fait  accroire,  que  mes  ca- 
marades me  vantaient  à  la  ronde  la  fleur  des  jeunes  filles,  noyant  l'éloge 
dans  les  rasades,  les  coudes  appuyés  sur  la  table,  moi  je  restais  dans  ma 
sécurité  paisible,  j'écoutais  toutes  leurs  fanl'aronnades,  puis  je  me  frottais 


â 


PREMli:iU<    PAHTIR.  |(,11 

la  barbe  en  souriant,  et,  levant  mon  verre  plein,  je  m'écriais  :  «  Cbacun 
son  gont;  mais  en  savcz-vous  une  dans  tout  le  pays  qui  vaille  ma  bonne 
petite  Margot,  et  soit  digne  de  dénouer  les  cordons  de  ses  souliers?  »  Top, 
top  !  kling!  klang  !  le  propos  circulait;  les  uns  criaient  :  «  11  a  raison,  elle 
est  l'honneur  de  tout  son  sexe  !  »  et  les  vantards  restaient  muets.  El  main- 
tenant! —  c'est  à  s'arracher  les  cheveux,  à  se  heurter  contre  les  murailles! 
—  le  premier  drôle  venu  va  m'accabler  de  railleries  et  de  quolibets!  me 
voilà  comme  un  misérable  criminel  sur  la  sellette,  suant  au  moindre  petit 
mot  du  hasard;  et  quand  je  les  rosserais  tous  ensemble,  je  ne  pourrais  les 
traiter  de  menteurs  ! 

Qui  vient  là?  qui  se  glisse  par  ici?  Si  je  ne  me  trompe,  ils  sont  deux!  Si 
c'est  lui,  je  lui  tombe  sur  la  peau!  il  ne  sortira  pas  vivant  d'ici  ! 

FAUST,  MÉPHISTOPIIËLÈS. 

Faust.  Vois-tu,  là-haut,  par  la  fenêtre  de  la  sacristie,  la  lueur  de  la 
lampe  éternelle  qui  tremblote,  et,  de  plus  en  plus  faible,  décline,  et 
l'obscurité  se  répand  alentour?  de  même,  dans  mon  âme  il  fait  nuit. 

Méphistophélès.  Et  moi,  je  me  sens  comme  la  chatte  efflanquée  qui  se 
frotte  contre  les  gouttières  en  glissant  le  long  des  murs.  En  tout  bien,  tout 
honneur,  au  moins!  envie  de  sacripant,  et  chaleur  de  matou!  Je  sens 
tressaillir  tous  mes  membres  à  l'idée  de  la  belle  nuit  de  Walpürgis; 
elle  nous  revient  après-demain,  et  là,  au  moins,  on  sait  pourquoi  l'on 
veille. 

Faust.  Va-t-il  bientôt  se  montrer  au  jour  ce  trésor  que  j'ai  vu  briller 
sous  la  terre? 

Méphjstophélès.  Tu  pourras  bientôt  te  donner  le  plaisir  de  ramasser  la 
^cassette;  je  l'ai  lorgnée  tout  récemment  du  coin  de  l'œil,  il  y  a  de  beaux 
écus  au  lion  dedans. 

Faust.  Point  de  bijoux,  pas  une  bague  pour  parer  ma  bien-aimée? 

Méphistophélès.  Si,  j'y  ai  remarqué  quelque  chose  comme  une  manière 
de  collier  de  perles. 

Faust.  Bien  !  c'est  un  tourment  pour  moi  que  d'aller  vers  elle  sans 
présents. 

Méphlstophélès.  J'espère  qu'il  ne  vous  sera  pas  désagréable  de  jouir 
gratis  d'un  plaisir  de  plus;  et  maintenant  que  le  ciel  resplendit  de  toutes 
ses  étoiles,  vous  allez  entendre  un  vrai  chef-d'œuvre.  Je  vais  lui  chanter 
une  chanson  morale  qui  ne  peut  man([uer  de  lui  tourner  la  tête. 

(Il  chante  en  s'accompaguant de  la  mandoline.) 

Que  fais-tu  donc  de  la  sorte, 
Catherine,  au  jour  nouveau, 
Toute  seulette  à  la  porte 

Du  damoiseau  ? 
Laisse  faire,  laisse  faire. 
Il  va  te  laisser  à  plaisir 


il)  FAUST. 

Entrer  lllle,  ma  chère, 
Mais  non  fille  sortir. 


Gardez-vous  do  leurs  paroles  ! 
("est  fait.  —  Alors,  bonne  nuit. 
Pauvres  filles,  pauvres  folles, 

Comme  on  vous  séduit  ! 

Aux  fripons,  aux  drilles, 
Qui  vous  parlent  de  foi, 
Ne  cédez  rien,  jeunes  filles, 
Si  ce  n'est  la  ba^ue  au  doigt. 


Yale>'ïin  s'avance.  Qui  pipos-tu  là ,  par  Tcnfcr  !  darniié  preneur  de 
rats?  Au  diable  l'instrument,  d'abord;  au  diable  ensuite  le  chanteur! 

Mépiiistopiiélès.  La  guitare  est  en  deux,  il  n'y  faut  plus  compter. 

Valentin.  Maintenant,  il  s'agit  de  s'égorger. 

Méphistopiiélès,  à  Faust.  Là,  monsieur  le  docteur,  n'allez  pas  rompre! 
En  garde  !  serrez-vous  près  de  moi,  que  je  vous  dirige.  Allons,  flambergc 
au  vent  !  poussez  seulement,  je  pare  ! 

Valentin.  Pare  donc  celle-ci! 

Méphistopiiélès.  Pourquoi  donc  pas? 

Valentin.  Et  celle-là? 

Méphistophélès.  Sans  doute! 

Valentin.  Je  crois  que  c'est  le  diable  qui  s'escrime!  Qu'est-ce  donc?  déjà 
ma  main  qui  s'engourdit! 

Méphistophélès.  Pousse! 

Valentin  tombe.  Oh,  malheur! 

Méphistophélès.  Voici  mon  lourdaud  apprivoisé!  Maintenant,  au  large  ! 
et  tâchons  de  nous  éclipser  lestement  ;  car  j'entends  déjà  crier  au  meurtre. 
Je  m'arrange  à  merveille  avec  la  police,  mais  fort  mal  avec  la  justice  cri- 
minelle. 

Marthe,  à  la  fenêtre.  Au  secours!  au  secours! 

Gretchen,  à  la  fenêtre.  Ici  une  lumière! 

Marthe,  de  même.  On  se  dispute,  on  appelle,  on  crie,  on  se  bat  ! 

Le  peiple.  Il  y  en  a  déjà  un  de  mort! 

Marthe,  sortant.  Les  meurtriers  se  sont-ils  donc  enfuis? 

Gretchen,  sortant.  Qui  est  tombé  là? 

Le  peuple.  Le  fils  de  ta  mère. 

Gretchen.  Dieu  tout-puissant!  quel  malheur! 

Valentin.  Je  meurs!  c'est  bientôt  dit,  et  encore  plus  tôt  fait.  Pourquoi 
restez-vous  là^  vous,  femmes?  Pour  qui  ces  cris  cl  ces  lamentations?  Venez 
ici,  et  écoutez-moi. 

(Tous  font  cercle  autour  de  lui.) 

Ma  Gretchen,  vois-tu  bien,  tu  es  jeune  encore,  et  tu  manques  d'habileté; 
tu  mènes  mal  tes  affaires.  Je  te  le  dis  en  confidence  :  tu  n'es  qu'une  catin, 
sois-la  donc  comme  il  faut. 


PREM[ËRE   1»AUTIK.  171 

Gretchen.  Mon  frère!  Dieu  !  qu'est  cela? 

Valentin.  Laisse  Dieu,  notre  Seigneur,  en  dehors  de  tout  ceci.  IMallieu- 
rcusement,  ce  qui  est  fait  est  fait,  et  ce  qui  en  doit  arriver  arrivera.  Tu  as 
commencé  en  cachette  avec  un,  bientôt  il  en  viendra  d'autres  ;  et  dès  l'in- 
stant que  tu  en  as  une  douzaine,  tu  es  à  toute  la  ville. 

Lorsque  la  honte  vient  de  naître,  on  ne  la  produit  dans  le  monde  qu'a- 
vec mystère  ;  on  lui  jette  le  voile  de  la  nuit  sur  la  tète  et  sur  les  oreilles, 
on  l'étoufferait  même  volontiers;  mais  elle  croît  et  se  fait  grande,  et  mar- 
che alors  toute  nue  au  soleil;  et,  cependant,  elle  n'est  pas  devenue  plus 
belle  ;  plus  son  visage  est  hideux,  plus  elle  cherche  la  lumière  du  jour. 

Je  vois  déjà  le  temps  où  tous  les  honnêtes  gens  de  la  ville  reculeront 
devant  toi,  prostituée,  comme  devant  un  cadavre  infect;  tu  sentiras  la 
confusion  jusque  dans  la  moelle  de  tes  os,  s'ils  viennent  à  te  regarder  entre 
les  yeux.  Alors  tu  ne  porteras  plus  de  chaîne  d'or!  tu  ne  te  tiendras  plus 
dans  l'église  à  l'autel!  tu  ne  te  pavaneras  plus  à  la  danse  dans  une  fraise 
brodée;  c'est  sur  quelque  obscur  grabat,  parmi  les  gueux  et  les  estropiés, 
que  tu  iras  t'étendre;  et  quand  même  Dieu  te  pardonnerait,  tu  n'en  seras 
pas  moins  maudite  sur  la  terre  ! 

Marthe.  Recommandez  votre  âme  à  la  grâce  de  Dieu!  Voulez-vous  donc 
vous  mettre  encore  un  blasphème  sur  la  conscience? 

Valentin.  Ah  !  si  je  pouvais  tomber  sur  ta  carcasse,  infâme  entremet- 
teuse, j'espérerais  par  là  racheter  amplement  tous  mes  péchés  ! 

Gretchen.  Mon  frère,  quel  supplice  d'enfer! 

Valentin.  Je  te  le  dis,  laisse  là  les  larmes!  Lorsque  tu  as  rompu  avec 
l'honneur,  tu  m'as  porté  le  coup  le  plus  terrible...  A  travers  le  sommeil  de 
la  mort,  je  vais  à  Dieu  en  soldat  et  en  brave. 

(11  meurt.) 


LA  CATHÉDRALE. 


OFFICE,    ORGUES    ET    CHANT. 

GRETCHEN  parmi  la  foule;  L'ESPRIT  MALIN  derrière  Gretchen. 

l'esprit  malin. 

Gretchen,  quelle  différence, 
Lorsque  le  cœur  plein  encor  d'innocence, 
Jadis  tu  marchais  à  l'autel, 
Lorsque  dans  ce  missel, 
Aujourd'hui  profané,  tu  bégayais,  petite. 
Quelque  sainte  oraison  d'une  tremhlantc  voix, 
Les  jeux  d'enfance  et  Dieu  dans  ton  cœur  à  la  fois  ! 


FAUST. 

Marguerite  ! 
Où  donc  ta  tète?  où  donc  ton  cœur? 
Que  d'infamie  et  de  misère  ! 
Viens-tu  prier  ici  pour  l'âme  de  ta  mère, 
Que  ta  faute  a  mise  au  suaire 
Après  tant  et  tant  de  douleur  ? 
Quel  sang  est  au  seuil  de  ta  porto  ? 
—  Et  sous  ton  cœur  plus  bas, 
Ne  sens-tu  pas 
Déjà,  dans  ton  sein  qui  le  porte, 
Remuer  quelque  chose,  hélas!  qui,  s'agitant, 
T"a<;ite  aussi?  fatal  pressentiment! 


Hélas  !  hélas  !  fussé-jc  délivrée 
Dos  horribles  pensers  dont  je  suis  entourée. 
Et  qui  de  toutes  parts  s'agitent  contre  moi  ! 

LE    CHOKUR. 

Dies  irre,  dies  illa, 
Solvet  sa^flum  in  favillâ. 


I.  KSPRIT    MAM\. 

Le  courroux  du  ciel  fond  sur  toi  ! 
Les  trompettes  retentissent, 
I^es  sépulcres  irémissent! 
Et  ton  cœur,  en  ce  moment, 
Eveillé  du  repos  de  la  cendre. 
Et  créé  de  nouveau  pour  l'all'reux  cbàtinienl 
De  l'enfer  qui  va  le  prendre, 
Ton  cœur  a  tressailli  ! 

ORKTCUEX. 

Que  ne  suis-je  loin  d'ici! 
(^et  orgue  m'étouffe  et  me  presse! 
Ce  chant  brise  mon  cœur 
Dans  sa  profondeiu-  ! 

LE  C!ioi:ru. 

Judex  ergo  cum  sedebit, 
Quidquid  latet  apparebif, 
Nil  inultum  remanobil. 

GliKTCIlKN. 

Tout  me  presse  ! 
Je  suis  dans  un  cercle  de  fer  ! 
La  voûte  s'abaisse, 
M'écrase.  —  De  l'air! 

1,'esprit  mamn. 

Cache-toi  !  —  Le  péché,  la  boule,  l'adultère, 
Ne  peuvent  se  couvrir  d'un  voile  ténébreux. 


(Chant  des  orgues.) 


PREMIËHl':   PARTIR.  17: 

Do  l'iiir?  de  la  liimiôrc? 
Mallieur  à  toi  ! 


I.E    CHOE(TR. 

.   Q  ii(l  sum  mis  r  lune  dictiiriis  ? 
Qiiotn  patroniim  rogatiinis  ? 
Cum  vix  jiislus  sit  seciiriis, 

l'esprit  mm.in. 

Les  hienhcurcuv 
Do  toi  détournent  leur  facf , 
Et  le  juste  qui  passe 
Ne  te  leiul  plus  la  main.  — Malheur,  damnation! 

r,E  r.iiOEin. 
Quid  sum  miser  tune  dieturus?  etc. 

GRETCHEX. 

Voisine,  votre  flacon  1 

(Elle  tombe  évanouie. 1 


L4  NUIT  DE  WALPÜRGIS. 

LE  HARZ. 

Région  des  montagnes  de  Schicke  et  Elend. 

FAUST,  méphistophélés. 

Méphistophélès.  Ne  ferais-lu  point  cas  (riin  manche  à  balai?  Quant  à 
moi.  je  souhaiterais  d'avoir  ici  le  bonc  le  plus  vigoureux.  Sur  ce  chemin, 
nous  sommes  encore  loin  du  but. 

Fai'st.  Tant  que  je  me  sens  ferme  sur  mes  jambes,  ce  bâton  noueux  me 
suffit.  A  quoi  sert  d'abréger  le  chemin?  Errer  dans  le  labyrinthe  des  vallées, 
grimper  sur  ces  rochers  d'oii  la  source  jaillit  éternellement  à  bouillons, 
n'est-ce  pas  le  plaisir  qui  assaisonne  une  telle  route?  Le  printemps  circule 
déjà  dans  les  bouleaux;  les  pins  eux-mêmes  en  ressentent  les  influences  : 
ne  devrait-il  pas  agir  aussi  sur  nos  membres? 

Méphistophélès.  Pour  moi,  je  n'en  éprouve  rien.  J'ai  l'hiver  dans  le 
corps.  Je  voudrais  de  la  neige  et  de  la  gelée  sur  mon  sentier.  Comme  le 
disque  échancré  de  la  lune  rougccàtre  monte  tristement  avec  sa  tardive 
lueur!  Quelle  pitoyable  lumière  !  A  chaque  pas,  on  va  donner  contre  un 
arbre  ou  contre  un  rocher.  Attends  un  peu,  que  j'appelle  un  feu  follet.  J'en 
vois  un  là-bas  qui  tremblote  et  s'ébat  à  plaisir.  Holà,   mon  ami!  puis-je 


174  FAUST. 

t'inviter  à  venir  vers  nous?  Que  fais-lu  donc  à  flamber  sans  profit  pour  per- 
sonne? Sois  assez  bon  pour  éclairer  nos  pas  jusqu'en  haut. 

Le  feu  follet.  Par  déférence,  j'espère  que  je  réussirai  à  forcer  mon  na- 
turel léger.  Notre  course  ne  va  guère  d'habitude  qu'en  zigzag. 

Méphistophêlès.  Eh,  eh!  voyez  le  drôle,  il  vent  singer  les  hommes? 
Va  droit,  au  nom  du  diable,  on  j'éteins,  d'un  souffle,  l'étincelle  de 
ta  vie  ! 

Le  feu  follet.  Je  le  vois,  vous  êtes  le  maître  de  céans,  et  je  veux  me 
rendre  de  bonne  grâce  à  vos  souhaits.  Mais  pensez!  la  montagne  aujour- 
d'hui est  pleine  d'enchantements;  et  dès  qu'un  feu  follet  vous  dirige,  il 
ne  faut  pas  vous  montrer  trop  exigeants. 

FAUST,  MÉPHISTOPHÊLÈS,  LE  FEU  FOLLET, 

CHANTANT    ALTERNATIVEMENT. 

Dans  la  sphère  des  vertiges 

Nous  sommes  entrés,  il  paraît. 

Éclaire  nos  pas,  feu  follet! 

Gloire  à  toi,  si  tu  nous  diriges, 

Si  tu  nous  conduis  à  souhait 

A  travers  les  mille  prodiges  ! 

Dans  les  omhrcs  de  la  nuit 

Les  grands  arbres  se  confondent, 

Le  roc  sur  ses  bases  frémit, 

Et  ses  longs  nez  de  granit. 

Comme  ils  soufflent!  comme  ils  grondent! 

Je  vois  filtrer  des  courants 
A  travers  les  pierres  creuses. 
Mais  qu'est-ce  donc  que  j'entends? 
Est-ce  un  murmure,  des  chants, 
Ou  des  plaintes  amoureuses? 
Voix  d'amour  et  de  lourments, 
Voix  de  nos  beaux  joui's  de  fête, 
Comme  un  récit  des  vieux  temps, 
Au  loin  l'écho  les  répète. 

Uhu!  schuhu  !  Quels  cris  plaintifs, 
Le  hibou,  le  chat-huant,  l'orfraie 
Sont  éveillés  dans  les  ifs. 
Dans  les  mousses  et  dans  l'ivraie, 
Longues  pattes,  ventres  massifs  ! 
Les  racines  et  les  bruyères 
Se  tordent  comme  des  serpents  ; 
Du  fond  des  sables  et  des  pierres 
Leurs  bras  s'allongent  en  tout  sens 
Pour  nous  effrayer  et  nous  prendre  ; 
Vrais  polypes  qui  semblent  tendre 
Leur  (ilf  t  horrible  aux  passants. 

Et  tous  les  rats  en  escouades, 
Mulot»,  fouines  et  souris, 


PREMIERE    PARTIE.  IT.'i 

Vêtus  lie  ronge  et  de  gris, 
S'en  vont  trottant  par  myriades 
Dans  la  mousse  et  les  gazons  verts  ; 
Et  comme  de  vils  éclairs, 
Des  énieraudes  vivantes, 
Les  mouches  incandescentes 
Tourbillonnent  dans  les  airs. 

Restons -nous  ù  cette  place, 
Ou  bien  voulons-nous  aller 
Plus  loin  cncor  dans  l'espace  ? 
Tout  commence  à  s'ébranler, 
Arbres,  rochers  ;  les  vents  ronllent 
Des  profondeurs  aux  sommets  ; 
On  ne  voit  que  feux  follets 
Qui  s'augmentent  et  se  gonllent. 

Méphistophélès.  Tiens-toi  ferme  au  pan  de  mon  habit!  Voici  un  som- 
met intermédiaire  d'où  l'on  découvre  les  splendeurs  de  Mammon  dans  la 
montagne. 

Faust.  Comme  étrangement  reluit  à  travers  les  abîmes  une  lueur  boréale 
et  crépusculaire  qui  pénètre  jusque  dans  les  profondeurs  du  gouffre!  là 
monte  une  vapeur,  plus  loin  filent  des  exhalaisons  malsaines.  Ici,  à  tra- 
vers un  voile  de  brouillards,  flambe  une  ardente  clarté,  tantôt  se  dérou- 
lant coinme  un  léger  fil,  tantôt  jaillissant  comme  une  source  vive.  Ici,  elle 
serpente  une  longue  distance  avec  mille  veines  à  travers  la  vallée;  et  plus 
loin,  dans  une  gorge  étroite,  elle  se  ramasse  tout  d'un  coup.  Près  de  nous 
tombe  une  pluie  d'étincelles  qui  couvrent  le  sol  d'une  poussière  d'or; 
mais  regarde,  là,  dans  toute  sa  hauteur,  la  muraille  de  rochers  s'en- 
flamme. 

Méphistophélès.  Le  seigneur  Mammon  n'éclaire-t-il  pas  magnifiquement 
son  palais  pour  la  fête?  Un  vrai  bonheur  pour  toi  d'avoir  vu  cela  !  Je  pres- 
sens déjà  l'approche  des  hôtes  turbulents. 

Faust.  Comme  l'ouragan  se  démène  dans  l'air!  comme  il  frappe  ma  nu- 
que à  coups  redoublés  ! 

Méphistophélès.  Accroche-toi  aux  flancs  du  roc,  autrement  il  va  te  pré- 
cipiter au  fond  de  cet  abîme.  Un  nuage  obscurcit  la  nuit.  Entends-tu  cra- 
quer les  arbres  dans  les  bois?  Les  hiboux  volent  épouvantés.  Entends-tu 
éclater  les  colonnes  des  palais  toujours  verts?  Ecoute  le  frémissement  plain- 
tif des  rameaux  qui  se  brisent,  l'ébranlement  sonore  des  troncs  d'arbres 
puissamment  secoués,  le  sifflement  des  racines  !  Tous,  dans  le  pêle-mêle 
effroyable  de  leur  chute,  s'en  vont  tombant  les  uns  sur  les  autres  ;  et  les 
vents,  à  travers  les  gouffres  éboulés,  tourbillonnent  avec  des  hurlements 
aigus.  Entends-tu  des  voix  sur  les  hauteurs,  de  loin  et  de  près?  Oui,  tout 
le  long  de  la  montagne  gronde  un  furieux  chant  magique. 

LES    SORCIÈRES    EX    CHOEUR. 

Au  Brocken  les  sorcières  vont; 

Le  grain  est  vert,  le  chaume  est  jaune. 


,76  FAUST. 

On  se  rassemble  sur  le  mont, 
Au  plus  haut  point  Urian  trône. 
A  loisir  là  chacun  s'en  donne, 
L'un  assis  et  l'autre  debout. 
Le  bouc...  la  sorcière... 


A  cheval  sur  une  truie, 
La  vieille  Baubo  vient  tout  droit'. 


Honneur  donc  à  qui  de  droit! 
Qu'on  s'incline  et  s'humilie 
Devant  elle!  —  un  vrai  cochon  1 
La  mère  à  califourchon, 
Puis  toute  la  confrérie 
Des  sorcières  ! 


Quel  chemin 
Prends-tu? 


L'Ilsensteiu, 
Où  je  reluque  au  nid  un  chat-huant  agréable. 
Quels  yeux  il  fait! 


Va  au  diable! 
Pourquoi  cours-tn  si  vite  ? 

VOIX. 

II  m'a  mordue  au  sang  : 
Vois  les  blessures  ! 

SORCIÈRES,    CHOEURS. 

Eu  avant  ! 
Le  chemin  est  rude  et  grimpant  : 
Quel  vacarme  !  quelle  tempête  ! 
La  fourche  pique,  et  le  balai  se  l'end  ; 
L'enfant  geint  et  la  mère  p 

SORCIERS,    DEMI-CnOELK. 

Nous  allons  d'un  pas  égal 

A  celui  de  la  limace  ! 
Le  groupe  des  femmes  nous  passe 
Quand  il  s'agit  d'aller  au  mal  ; 
Quand  le  diable  la  met  en  danse, 
La  femme  a  mille  pas  d'avance. 

AUTRE    DEMI-CHOEIR. 

Fort  bien,  et  le  calcul  est  bon  : 
La  femme  a  mille  pas  peut-être  ; 


l'HEMIËHli   l'AKlIl:;.  177 

Mais,  si  prompte  qu'elle  puisse  étn-, 
L'homme  le  fait  e»  un  seul  bond. 

VOIX  d'en  haut. 

Venez,  venez,  quittez  cet  océan  de  pierre  ! 

VOIX  d'en  bas. 

Nous  vous  suivrions  sur-le-champ 
Vers  les  hauteurs  et  la  lumière  ; 
Hélas  !  au  fond  de  la  carrière 
Nous  barbotons  incessamment, 
Toujours  stériles  cependant. 

LES    DEUX   CHOEURS. 

L'ouragan  se  tait,  l'étoile 
S'enfuit,  la  lune  se  voile. 
Le  chœur  bruyant  des  sorciei's, 
Chevauchant  dans  la  nuit  sombre, 

Secoue  au  sein  de  l'ombre 
Des  étincelles  par  milliers, 
voix  d'en  bas. 
Arrête 7  ! 

VOIX  d'en  haut. 

Qui  m'appelle  à  travers  la  crevasse 
Des  rochers? 

VOIX  d'en  bas. 

Avec  vous,  ah!  prenez-moi  de  grâce! 
Je  grimpe  depuis  trois  cents  ans  : 
Vains  efforts,  travaux  impuissants  ! 
Par  pitié,  soyez  secourables  ; 
Faites  que  j'atteigne  au  sommet  ; 
Quel  bonheur  pour  moi  ce  serait 
D'être  enfin  avec  mes  semblables  ! 

LES    DEUX    CHOElîRS. 

Bâton,  balai,  bouc,  fourche  aussi, 
Tout  porte  sorcières  et  diables  ; 
Qui  ne  monte  pas  aujourd'hui 
Est  perdu,  c'en  est  fait  de  lui  ! 

DEMI-SORCIÈRE  d'en  bas. 

Depuis  le  temps  que  je  me  traîne, 
Les  autres  sont  déjà  bien  loin; 
.l'ai  beau  ne  m'épargner  ni  soin, 
Ni  travail,  ni  sueur,  ni  peine. 
Toute  mon  industrie  est  vaine. 

CHANT    DES    SORCIÈRES. 

L'onguent  de  certain  flacon 
Donne  du  cœur  aux  sorcières  ; 
Une  auge  est  un  vaisseau  fort  bon  ; 
On  y  met  pour  voile  un  torchon. 
En  avant,  les  sœurs  et  les  frères  ! 

23 


ITN  FAUST. 

Jamais  ne  >olera  celui 

Qui  ne  vole  pas  aujourd'hui, 

LES   DEUX    CHOEURS. 

En  avant,  les  sœurs  et  les  frères  ! 
Quand  nous  touchons  au  plus  haut  point. 
Etendez-vous  de  près,  de  loin, 
Et  couvrez  partout  les  hruyères 
De  vos  escadrons  de  sorcières, 

Méphistophélès.  Cela  se  presse  et  se  pousse,  siffle  et  clapote,  frémit  et 
grouille,  file  et  bavarde  ;  cela  reluit,  étincelle,  et  pue  et  flambe  !  un  véri- 
table élément  de  sorcières  !  Allons,  ferme  à  moi  !  autrement  nous  ne  tar- 
derons pas  à  être  séparés.  Où  es-tu  ? 

Faust,  dans  l'éloignement.  Ici, 

Méphistophélès.  Quoi  !  déjà  emporté  H>bas?  Il  faut  que  j'use  de  mes 
droits  de  maître  du  logis.  Place  !  voici  venir  Voland  ;  place,  aimable  ca- 
naille, place  !  Ici,  docteur,  prends-moi!  et  maintenant,  en  un  saut,  échap- 
pons à  cette  tourbe;  c'est  par  trop  extravagant,  même  pour  mes  sem- 
blables. Là  tout  près  quelque  chose  brille  d'un  éclat  singulier,  quelque 
chose  m'attire  vers  ces  buissons.  Viens,  viens!  nous  nous  glisserons  là 
dedans. 

Faust.  Esprit  de  contradiction!  allons,  va!  conduis-moi.  J'admire, 
quand  j'y  pense,  la  haute  sagesse  qu'il  y  a  dans  tout  ceci  ;  nous  montons 
au  Brocken  dans  la  nuit  de  Walpiirgis,  et  c'est  pour  nous  isoler  mainte- 
nant, ici  même,  à  plaisir. 

Méphistophélès.  Tiens,  vois,  que  de  flammes  variées  !  c'est  un  joyeux 
club  qui  s'assemble.  On  n'est  pas  seul  avec  ce  petit  monde. 

Faust.  J'aimerais  cependant  mieux  être  en  haut;  déjà  je  vois  la  flamme 
et  des  tourbillons  de  fumée;  là,  toute  la  multitude  se  presse  vers  l'Esprit 
du  mal;  là,  plus  d'une  énigme  doit  se  dénouer. 

Méphistophélès.  Plus  d'une  énigme  s'y  noue  aussi.  Laisse  le  grand 
monde  faire  sa  rumeur,  arrêtons-nous  tranquillement  ici;  c'est  une  chose 
acceptée  depuis  longtemps  que  dans  le  grand  monde  on  fait  des  petits 
»nondes.  Je  vois  là  de  jeunes  sorcières  toutes  nues  ,  et  des  vieilles  qui  se 
voilent  sagement.  Soyez  aimables  pour  l'amour  de  moi^  cela  coule  peu  et 
fait  grand  bien.  J'entends  un  bruit  d'instruments!  maudit  charivari!  il 
faut  s'y  habituer.  Viens  avec  moi!  viens!  il  n'en  peut  être  autrement; 
j'avance  et  je  t'introduis,  et  je  t'oblige  de  nouveau.  Oue  dis-tu,  l'ami?  ce 
n'est  pas  un  petit  espace  ;  regarde  de  ce  côté  !  à  peine  en  vois-tu  la  fin. 
Une  centaine  de  feux  brûlent  à  la  file;  on  danse,  on  jase,  on  cuit,  on  boit, 
on  fait  Famour  ;  dis-moi  où  il  y  a  quelque  chose  de  mieux. 

Faust.  Veux-tu,  pour  nous  introduire  ici,  (e  produire  comme  magicien 
ou  comme  sorcier? 

Méphistophélès.  Je  suis,  il  est  vrai,  fort  habitué  à  aller  incognito;  ce- 
pendant les  jours  de  gala  on  laisse  voir  ses  ordres.  Je  n'ai  pas  pour  déco- 


l»HE.\lll>KE   l'A  HTM-:.  I7'.i 

ration  une  jarretière,  mais  le;  pied  de  cheval  est  fort  en  honn(Mir  ici.  Vois- 
tu  cette  limace?  elle  vient  en  rampant,  et,  avec  sa  vue  qui  palpe,  elle 
aura  flairé  en  moi  quelque  chose;  quand  je  le  voudrais,  je  ne  me  dégui- 
serais pas.  Viens  toujours!  nous  allons  passer  d'un  feu  <à  l'autre;  je  suis 
le  demandeur  et  tu  es  le  galant.  {A  quelques-uns  assis  autour  d'un  brasier 
de  charbon.)  Mes,  vieux  messieurs,  que  faites-vous  à  cette  extrémité?  Je 
vous  louerais  volontiers,  si  je  vous  trouvais  gentiment  dans  le  milieu  du 
tumulte  à  faire  ripaille  avec  une  jeunesse  bruyante  ;  on  a  toujours  le  temps 
d'être  seul  chez  soi. 

Un  général.  Qui  peut  se  fier  aux  nations,  quoi  qu'on  ail  fait  pour  elles? 
car,  auprès  du  peuple,  comme  auprès  des  femmes,  il  n'y  a  que  la  jeunesse 
qui  plaît. 

Un  i^iNiSTRE.  Maintenant  tout  va  au  pire,  et  ma  sympathie  est  pour  le> 
bans  anciens  ;  car,  franchement,  lorsque  nous  avions  tout  crédit,  c'était 
là  le  véritable  âge  d'or. 

Un  parvenu.  Nous  non  plus,  nous  n'étions  pas  des  sots,  et  faisions  sou- 
vent ce  que  nous  n'eussions  pas  du  faire;  mais  voilà  maintenant  que  tout 
se  bouleverse,  et  justement  ce  que  nous  voulions  maintenir. 

Un  auteur.  Qui  peut  maintenant  lire  un  écrit  d'un  contenu  passable- 
ment raisonnable?  Et  pour  ce  qui  est  de  cette  chère  jeunesse,  jamais  on 
ne  l'a  vue  si  infatuée  de  présomption. 

Méphistophélès,  qui  parait  tout  à  coup  dans  Vextrême  vieillesse.  A  pré- 
sent que  je  monte  pour  la  dernière  fois  au  Brocken,  je  trouve  le  peuple 
mûr  pour  le  jugement  dernier  ;  et  puisque  mon  tonneau  fuit  trouble,  l'u- 
nivers touche  nécessairement  à  sa  ruine. 

Sorcière  revendeuse.  Messieurs,  ne  passez  pas  ainsi!  ne  laissez  pas 
échapper  l'occasion  !  regardez  avec  attention  mes  marchandises,  il  y  en  a 
ici  de  toute  sorte.  Et  cependant  rien  dans  ma  boutique,  sans  égale  sur  la 
terre,  rien  qui  n'ait  une  fois  au  moins  servi  vaillamment  au  préjudice  des 
hommes  et  du  monde.  Pas  un  poignard  ici  qui  n'ait  ruisselé  de  sang,  pas 
une  coupe  d'où  un  poison  de  feu  ne  se  soit  répandu  dévorant  dans  un 
corps  sain  et  sauf,  pas  un  bijou  qui  n'ait  séduit  une  femme  honnête,  pas? 
une  épée  qui  n'ait  rompu  l'alliance  ou  frappé  l'ennemi  par  derrière. 

Méphistophélès.  Madame  notre  cousine ,  vous  vous  méprenez  sur  \c 
temps.  Ce  qui  est  fait  est  fait  et  parfait;  fournissez-vous  de  nouveautés  :  il 
n'y  a  que  les  nouveautés  qui  nous  attirent. 

Faust.  Pourvu  que  je  n'aille  pas  m'oublier  moi-même  !  c'est  ce  que 
j'appelle  une  foire. 

Méphistophélès.  Toute  la  trombe  tend  vers  le  haut  Tu  crois  pousser  et  tu 
es  poussé. 

Faust.  Qui  est-ce  là? 

Méphistophélès.  Regarde-la  bien!  c'est  Lililh. 

Faust.  Qui? 

Méphistophélès.  La  première  femme  d'Adam.  Tiens-toi  en  garde  contre 


ses  beaux  cheveux,  contre  celle  parure  qui  fait  sa  gloire;  quand  une  fois 
elle  a  atteint  de  ses  cheveux  un  jeune  homme,  elle  ne  le  lâche  plus. 

Fal'st.  J'en  vois  là  deux  assises,  une  vieille  avec  une  jeune,  qui  ont  déjà 
sauté  comme  il  faut  ! 

Méphistophkiès.  Aujourd'hui  cela  ne  se  repose  point.  On  passe  à  une 
nouvelle  danse  ;  viens,  prenons- les. 

FAUST,  dansant  avec  la  jeune. 

Un  jour  j'eus  un  rêve  enchanté  : 
Un  pommier  tout  en  fruits,  superbo, 
S'élevait  au  milieu  de  l'herbe  ; 
Deux  pommes  au  sein  velouté 
Me  séduisirent,  j'y  montai. 

LA    BELLE. 

Vous  aimez  les  pommes  vermeilles, 
Depuis  le  temps  du  paradis? 
Sur  l'honneur,  je  m'en  réjouis, 
Mon  jardin  en  a  de  pareilles. 

MEPHisTOPHÉLÈs,  avec  la  vieille. 

Un  jour  j'eus  un  rêve  cornu  ; 
Je  voyais  un  arbre  fendu, 
un  vrai...,  ne  vous  en  déplaise. 
Et,  ma  foi,  j'en  étais  fort  aise. 

LA   VIEILLE. 

,1e  donne  un  salut  amical 
Au  seigneur  au  pied  de  cheval; 
Et  s'il  se  sent  un  ...  de  taille. 
Qu'il  renfonce.............. 

Le  pRoKTOPHANTASMisTEi  Maudite  engeance  !  Qu'osez-vous  faire?  Ne  vous 
a-t-on  point  dès  longtemps  démontré  qu'un  Esprit  ne  se  tient  jamais  sur 
les  pieds  ordinaires?  Voilà  que  vous  dansez  maintenant  tont  ainsi  que  nous 
autres  hommes. 

La  belle,  dansant.  Qu'a-t-il  à  voir  dans  notre  bal,  celui-là? 

Faust,  dansant.  Eh  !  on  le  trouve  partoul.  Ce  que  les  antres  dansent,  il 
faut,  lui,  qu'il  le  juge.  S'il  nç  trouve  pas  à  dire  son  avis  sur  chaque  pas, 
le  pas  est  comme  non  avenu;  ce  qui  le  chagrine  surtout,  c'est  de  nous 
voir  avancer.  Si  vous  vouliez  tourner  en  cercle  comme  il  fait  dans  son 
vieux  moulin,  il  trouverait  que  c'est  à  merveille,  surtout  si  vous  aviez  le 
soin  de  le  payer  en  bonnes  redevances. 

Le  pkoktophantasmiste.  Vous  êtes  encore  là  !  non,  c'est  inouï.  Dispa- 
raissez donc!  Nous  l'avons  décrété  !  Ces  canailles  de  diables,  çà  ne  connaît 
point  de  loi  ;  nous  sommes  devenus  si  savants  !  et  cepentlant  il  y  a  toujours 
des  revenants  à  Tegel.  Combien  de  temps  ne  me  suis-jc  pas  tourmenté  de 
celle  idée  !  et  jamais  cela  ne  s'éclaircit  ;  c'est  pourtant  inouï. 

La  belle.  Cessez  donc  de  nous  ennuyer  ici. 

Le  pnoî(TopHVNTi«;MisTF,.  Esprits,  je  vous  le  dis  en  face,  le  despotisme  de 


LÏESCHEH 

'/■'■rY/r-'  7r/y  /'a''  e/fô'    rr./i/ffifyif/'  Am^^    if/-tiry  /«  /r 


,-Mcy 


z«/. 


l'UEiMlKttE    PAHTIIÎ.  Isl 

Tespril  m'est  Intolérable,  mon  esprit  ne  peut  Texeirei'.  [On  continue  à 
danser.)  Aujourd'hui,  je  le  vois  bien,  rien  ne  me  réussira  ;  pourtant  je  vais 
toujours  faire  roule  avec  eux;  et  j'espère  bien,  avant  mon  dernier  pas,  ré- 
duire diables  et  poêles. 

Méphistophélès.  Il  va  se  plonger  incontinent  dans  une  marc,  c'est  là  la 
façon  dont  il  se  soulage  ;  et  lorsque  les  sangsues  en  ont  pris  à  cœur  joie 
après  son  derrière,  il  est  guéri  des  Esprits  et  de  l'esprit.  (.4  Faust,  qui  a 
quitté  la  danse.)  Pourquoi  donc  as-tu  laissé  partir  la  belle  fille  qui  t'excitait 
à  la  danse  par  de  si  jolis  airs? 

Faust.  Ah  î  au  milieu  du  chant,  une  souris  rouge  lui  a  jailli  de  la 
bouche. 

Méphistophélès.  Voilà  une  chose  bien  terrible,  en  vérité  !  On  n"y  re- 
garde pas  de  si  près;  il  suffit  que  la  souris  ne  soit  pas  grise  :  qu'Jmj)orlc 
ceci  à  l'heure  du  berger? 

Faust.  Ensuite,  j'ai  vu... 

Méphistophélès.  Quoi? 

Faust.  Mephisto,  vois-tu  là-bas  une  belle  enfant  pâle  qui  se  tient  seule 
dans  l'éloignement  ?  Elle  se  retire  à  pas  lents.  On  dirait  qu'elle  marche  à 
pieds  joints  ;  il  faut  que  j'en  convienne,  tiens,  je  trouve  qu'elle  ressemble! 
à  la  bonne  Gretchen. 

Méphistophélès.  Laisse  cela!  on  ne  s'en  trouve  jamais  bien.  C'est  une 
image  fantastique,  une  image  sans  vie,  un  spectre  !  Mal  nous  en  prendrait 
d'aller  à  sa  rencontre;  son  regard  fixe  glace  le  sang,  et  peu  s'en  faut 
que  l'homme  ne  soit  converti  en  pierre.  Tu  as  bien  entendu  parler  de 
Méduse? 

Faust.  Tu  dis  vrai,  ce  sont  les  yeux  d'une  morte,  des  yeux  qu'une  main 
amie  n'a  point  clos;  c'est  là  le  sein  que  Gretchen  ma  livré,  le  corps  si 
doux  dont  j'ai  joui. 

Méphistophélès.  Magie!  que  tu  te  laisses  abuser  facilement,  pauvre  fou! 
chacun  croit  reconnaître  en  elle  sa  maîtresse. 

Faust.  0  volupté!  torture!  je  ne  puis  m'arraclier  à  ce  regard.  Quel 
étrange  ornement  autour  de  ce  l)eau  cou  !  un  petit  ruban  rouge,  pas  plus 
large  que  le  dos  d'un  couteau  ! 

Méphistophélès.  Très-bien!  je  le  vois  aussi;  elle  pouri-ail  même  porlei- 
sa  tele  sous  son  bras,  car  Persée  la  lui  a  coupée.  Toujours  cette  fureur 
d'illusions  !  Viens  vers  cette  petite  colline,  aussi  agréable  que  le  Prater. 
Oui-dà,  l'on  ne  m'a  point  trompé,  un  vrai  théâtre.  Qu'est-ce  que  Ton 
joue  ? 

Servibilis.  On  va  recommencer.  Lue  nouvelle  pièce,  la  dernière  de  sept  ; 
c'est  ici  l'usage  d'en  donner  autant.  In  dilellante  l'a  écrite  et  des  dilel- 
tanti  la  jouent.  Pardonnez,  messieurs,  si  je  m'éclipse;  mais  mon  dilettan- 
tisme à  moi  est  de  lever  le  rideau. 

Méphistophélès.  Quand  je  vous  trouve  sur  le  Blocksberg,  je  le  trouve 
bon,  car  vous  y  êtes  à  votre  place. 


SONGE 


LA  NUIT  DE  WALPURGIS. 


NOCES  D'OR  D'OBERON  ET  DE  TITANIA. 


INTERMÈDE'. 


I.E    DIRECTEUR    DE    THEATRE. 

Fils  de  Mieding,  vaillants  lurons, 
Aujourd'hui  nous  prenons  haleine. 
Vieille  montagne,  frais  vallons, 
Voilà  toute  la  scène! 


Il  faut,  pour  que  noces  soient  d'or, 
Avoir  passé  cinquante  années  ; 
Mais,  les  querelles  terminées, 
Ce  métal  m'est  plus  cher  encor. 


Êtes-vous,  Esprits,  où  je  suis  ? 
Tous,  à  cette  heure  sereine, 
Montrez-vous!  —  Le  roi,  la  reine, 
De  nouveau  se  sont  unis. 


Puck  Cil  spirale  s'agite, 
Et  hondit  tout  de  travers  ; 
Et  cent  autres,  à  sa  suite, 
Vont  s'ébattant  dans  les  airs. 

'  Bien  que  les  noms  d'Oborou  et  de  Titauia  transportent  sur-le-champ  l'esprit  vers  les  sphères  do 
Ut  Tempête  et  iVUne  Nuil  d'c'te,  l'intermède  de  Goethe  n'a  rien  de  commun  avec  les  merveilleuses 
fantaisies  de  Shakspere.Ces  A'oce5  d'Or  sont  tout  simplement  une  satire  dans  laquelle  Goethe  tourne 
en  raillerie  certaines  extravagances  philosopliiques  et  littéraires  de  ses  contemporains.  Pour  nous, 
qui  n'avons  pu  connaître  les  persoimages  dont  il  est  question,  celte  scène  perd  beaucoup  de  son  inté- 
rêt pi({u:int.  Cependant,  si  les  originatix  passent,  les  faux  systèmes  et  les  doctrines  excentriques  sont 
de  tous  les  pays,  et  c'est  là  que  le  trait  porte.  Les  idéalistes,  les  supernaturalistes,  les  romanti- 
ques, les  orthodoxes,  tous  les  transcendants  défdent  et  disent  leur  couplet,  et,  pour  que  l'imagina- 
tion ait  aussi  sa  part,  Ariel,  Obcron,  Puck,  Titauia,  traversent  l'intermède,  enveloppant  toute  clioio 
dans  les  tissus  de  la  fantaisie.  On  le  voit,  c'est  une  satire  à  la  manière  des  Allemands,  à  la  manière 
de  Goethe,  qui  veut  que  l'idénl  tempère  toujours  ce  que  le  réel  a  d'aride  et  de  trop  cru,  une  ('pi- 
grnmnie  dans  la  rosée  et  le  brouillard  de  l'air. 


J'hKMIÈKK    PAHTIt:.  1«r, 


Ariel,  l'esprit  l'antasque, 
Chante  :  son  timbre  argenté 
Attire  à  lui  plus  d'un  masque, 
Attire  aussi  la  beauté, 

OBERON. 


Que  ceux  qui  veulent  s'entendre 
Prennent  exemple  sur  nous; 
Qu'on  sépare  les  époux, 
Ils  s'aiment  d'amour  plus  tendre. 


Caprice,  mauvaise  humeur, 
Brouillent  l'homme  avec  la  femme 
Au  midi  menez  monsieur, 
Au  nord  conduisez  madame, 

ORCHESTRE  TUTTI. 


Trompes  de  mouches,  nez  ronflants, 
Avec  toute  leur  famille; 
Grenouille,  à  l'eau;  grillon,  dans  la  charmille, 
Voilà  nos  exécutants! 


La  cornemuse  essoufflée 
Charge  son  énorme  sac  ; 
Entendez  les  schiskschnak 
De  sa  narine  gonflée. 

ESPRIT  qui  vient  de  se  former. 

Pieds  d'araignée  et  ventre  repoussant, 
Ailerons  à  ce  petit  être  : 
C'est  moins  qu'un  animal  peut-être, 
C'est  un  poëme  cependant. 

LN    PETIT    COUPLE. 

Petit  pas,  haute  tendance 
Vers  les  collines  de  miel  ; 
Tu  te  trames  bien,  je  pense, 
Mais  n'atteindras  point  au  ciel. 

UN  vovagei;r  curieux. 

N'est-ce  point  une  mascarade? 
Dois-je  me  fier  à  mes  yeux? 
überon,  le  plus  beau  des  dieux, 
Oheron  dans  ma  promenade  ! 

UN   ORTHODOXE. 

Ni  cornes,  ni  griffes,  non,  r'en! 
Et    e^)cndant  c'est  an  hentique, 


\a-i  FAUST. 


C'est  ua  diable  tout  aussi  bien 
Que  les  dieux  de  la  Grèce  antique. 


t:N    ARTISTE    DU    NOnD. 


Je  n'ai  produit  encor  vraiment 
Que  des  ébauches  dans  ma  vie; 
Mais  je  me  prépare,  à  présent, 
Pour  mon  voyage  d'Italie. 


UN    PURIST  t. 


Le  malheur  mène  ici  mes  pas. 

Grands  dieux!  mais  que  fait  donc  la  foudre? 

Parmi  les  sorcières,  hélas! 

Deux  seulement  ont  de  la  poudre. 


UNE   JEUNE    SORCIERE. 


La  poudre  est  comme  un  vêtement 
Pour  la  vieillesse  sèche  et  grise  ; 
Sur  mon  bouc,  toute  nue  assise, 
Je  montre  un  corps  appétissant. 

UNE   MATRONK. 

Nous  avons  trop  de  savoir-vivre 
Pour  nous  disputer.  —  Tout  cela, 
Cette  beauté  qui  vous  enivre. 
Avec  le  temps  se  pourrira. 

UN    MAITRE    DE    CHAl'ELI.E. 

Trompes  de  mouches,  nez  ronflants, 
Ne  cachez  pas  la  beauté  nue  ! 
Grenouille,  à  l'eau  !  grillon,  aux  champs! 
En  mesure  !  et  qu'on  s'évertue  ! 

GIROUETTE   touftiée  cVuT).  côté. 

Réunion  faite  à  souhait  ! 
Partout  la  grâce  et  l'innocence, 
iloninies  et  lilles,  c'est  parfait, 
Gens  de  la  plus  grande  espérance. 

GIROUETTE  toumée  du  côté  opposé. 

Pour  les  engloutir  tous  à  fond. 
Si  la  terre  ne  s'ouvre  vite, 
A  l'instant  même,  et  d'un  seul  bond, 
Dans  l'enfer  je  nie  précipite. 


Vrais  insectes,  nous  sommes  là. 
Tous  avec  nos  dents  de  couleuvres. 


*  On  connaît  ce  recueil  d'épigrammes  que  Goethe  et  Schiller  ont  publié  ensemble,  pour  riposter 
aux  attaques  dont  ils  étaient  l'objet  dans  la  plupart  des  gazettes  d'Allemagne.  Les  Xcnies  mordent 
où  ils  peuvent,  les  critiques  surtout  n'ont  pas  merci;  c'est  un  petit  livre  plein  d'esprit  et  de  verve 
satirique,  une  sorte  de  couleuvre  à  la  dent  vive  et  maligne,  qui,  lâchée  par  le  génie  sur  toute  celte 
tourbe  de  cuistres  acharnés,  ne  laissa  pas  d'y  faire  quelque  ravage. 


PREMIERE   PARTIE. 

Pour  l'(Hor  la  ^loiro  et  los  œuvres 
De  Satan,  iioire  cher  jiapa. 


Voycz-lcs  se  grouper  et  rire, 
Et  plaisanter  naïvement. 
Ne  (Inirez-vous  point  par  dire 
Qu'ils  ont  tous  uu  cœur  excellent? 

I.K   MrSAGRTTr:. 

Dans  la  troupe  de  ces  sorcières, 
.l'aime  vraiment  à  me  plonger, 
.le  saurai  mieux  la  diriger 
Que  le  chœin-  des  Muses  légères. 

UN    CI-DEVANT    GÉNIE    DU    TEMPS. 

Viens,  prends  mon  habit  par  le  pan, 
Avec  nous  on  devient  oracle. 
Comme  le  Parnasse  allemand. 
Le  Riocksherg  a  large  pinacle. 

UN    VOVAGEUn    CURIEUX. 

Comment  nommez-vous  ce  pédant 
Qui  va  gonflé  de  ses  mérites  ? 
Qui  poursuit-il?  «  Les  jésuites. 
«  Sur  leurs  traces  il  va  flairant.  » 


.le  puis  pêcher  en  eau  claire 
Comme  en  eau  trouble.  —  C'est  ain?i 
Que  vous  voyez  le  saint-père 
Aux  diables  se  mêler  ici. 

UN    MONDAIN. 

Oui,  tout  est  véhicule, 
Croyez-moi,  pour  les  gens  pieux  ; 
Sur  le  Blocksberg,  en  ces  lieux, 
Se  tient  ])lus  d'un  conveulicule. 

UN    DANSEUR. 

Voici  venir  des  chœurs  nouveaux, 
Des  tambours;  la  trompette  sonne. 
Non  !  c'est  une  voix  monotone 
Qui  chante  dans  les  roseaux. 

UN    MAITRE    A    DANSER. 

Comme  chacun  entre  en  danse 
Et  saute  tant  bien  que  mal, 
Le  boiteux,  la  grosse  panse  ! 
Oh!  c'est  un  singulier  bal. 

UN    MÉNÉTRIER. 

Ils  se  haïssent  !  quelle  race  ! 
Comme  jadis  la  Ivre  d'or. 


-24 


186  FAUST. 

Tigres  et  lions  de  la  Tliraco, 
La  musette  les  met  d'accord. 

IN    DOGMATIQUE. 

Rien  ne  me  rebute,  et,  pour  cause, 
11  faut,  malgré  tout  argument, 
Que  le  diable  soit  cjuelque  cliose, 
Comment  serait-il,  autrement? 

UN    IDKAUISTF.. 

L'imagination  commence 
A  m'absorber  l'intelligence. 
Si  je  suis  tout,  il  faut  aussi 
Que  je  sois  stupide  aujourd'hui. 

UN    RÉALISTE. 

L'être  m'occupe  et  me  tourmente, 
Je  succombe  et  suis  aux  abois  ; 
Je  sens  pour  la  première  fois 
Que  ma  démarche  est  chancelante. 

UN   SUPF.RNATURALISTE. 

D'être  avec  eu\  je  m'applaudis, 
Et  suis  aise  de  l'aventure  ; 
Car  des  diables  je  vais  conclure 
A  merveille  au\  bons  Esprits. 

UN   SCEPTIQUE. 

Dupes  de  ces  feux,  il  leur  semble 
Toucher  au  but  de  leurs  souhaits. 
Diable  et  doute  riment  ensemble  '. 
Ici  je  reste  et  je  me  plais. 

I.E   MAITRE    DE    CHAPELLE. 

Grillons  dans  les  violettes, 
Trompes  de  mouches,  ne/  rondants. 
Quels  (lileltanti  vous  êtes! 
Quels  pauvres  exécutants  ! 

LES    HABILES. 

Non,  ricii  ne  nous  inquiète  1 
Membres  souples,  déliés. 
On  ne  marche  plus  sur  les  pieds  ; 
Dès  lors  nous  marchons  sur  la  tête. 

LES    EMPÊTRÉS. 

Autrefois  tombaient  par  milliers 
Les  bons  morceaux  dans  nos  assiettes  : 
Nous  avons  tant  couru  de  fêtes 
Q)iie  nous  n'.ivons  plus  de  souliers! 

l'ElX    EliLLIT.;. 

S()i-lis  de  la  boue  immonde, 
Dont  nous  sommes  les  enl':inls, 


>  Fm  allemand,  /welifelet  Teufel. 


PUEMIKKK  RVUTIK.  437 

loi  nous  passons  à  la  roiulo 
Pour  (le  merveilleux  gnliiiils, 

TNlî    KTOILIÎ    ÏOMHANTli. 

Etoile  vive  et  sii[)erl)e, 
Des  cieux  où  ma  splendeur  hiilla, 
Je  suis  tombée,  hélas!  clans  l'herbe. 
Sur  mes  pieds  qui  me  remettra? 

LES    MASSIFS. 

Place  !  place  donc  à  l'enlour! 

Les  petites  herbes  se  ploient; 

Les  Esprits!...  tout  Esprits  qu'ils  soient, 

Les  drôles  ont  le  corps  bien  lourd. 


Ou  dirait  un  vrai  troupeau 
D'éléphants  qui  pa-se. 
Ah!  ne  soyez  pas,  de  grâce, 
Plus  lourds  que  Puck  le  loirdam 


Si  la  nature,  en  amour,  si  l'Espiit 
Vous  donna  des  ailes  divines. 
Suivez  mon  vol  sur  les  collines 
Où  la  rose  pour  moi  fleurit. 

l'okciiestbi:.  Pianissimo. 

Quelle  lumière  blanche  et  pure! 
Le  brouillard  épais  s'éclaircit; 
Le  vont  dans  les  roseaux  murmure. 
Tout  tombe!  tout  s'évanouit! 


UNE  PLAINE. 

.Jour  nébuleux. 

FAUST,  MÉPHISTOPHÉLÉS. 

Faust.  Dans  la  misère!  dans  le  désespoir!  misérable  sur  la  terre,  long- 
temps égarée,  et  maintenant  en  prison  !  Jetée  comme  une  criminelle  dans 
un  cachot  où  d'affreux  supplices  l'attendent,  l'infortunée,  la  douce  créature  ! 
en  être  tombée  là!  là!  — Esprit  de  trahison,  Esprit  de  rien,  et  tu  me  l'as 
caché!  —  Oui,  reste  là!  reste  là!  Roule  en  fureur  tes  yeux  diaboliques 
dans  ta  tête  î  reste,  et  défie-moi  par  ton  insupportable  présence  !  En  pri- 
son !  dans  une  irréparable  misère!  abandonnée  aux  Esprits  du  mal,  à 
l'humanité  qui  juge  et  qui  n'a  point  d'âme  !  et  pendant  ce  temps,  tu  me 


188  FAUST. 

berçais  en  d'insipides  distractions,  lu  nie  cachais  sa  détresse  croissante 
et  la  laissais  périr  sans  secours! 

Méphistophélès.  Elle  n'est  pas  la  première  ! 

Faust.  Chien,  abominable  monstre!  —  Rends-lui,  Esprit  infini,  rends 
au  ver  sa  forme  de  chien,  qu'il  prenait  si  volontiers  pour  trotter  devant 
moi,  pour  assaillir  le  paisible  passant  et  s'accrocher  à  ses  épaules  après 
l'avoir  terrassé!  Rends-lui  sa  forme  de  prédilection,  qu'il  rampe  dans  le 
sable  devant  moi,  sur  son  ventre  ;  que  je  foule  aux  pieds  le  réprouvé  !  — 
Pas  la  première!  Horreur  !  horreur  inexplicable  à  toute  âme  humaine, 
que  plus  d'une  créature  ait  pu  tomber  dans  l'abîme  de  cette  misère;  que 
la  première,  dans  les  convulsions  de  sa  mort,  dans  son  affreuse  agonie, 
n'ait  pas  payé  pour  toutes  les  autres  aux  yeux  de  l'éternelle  miséricorde  ! 
La  misère  de  celle-là  seule  va  fouiller  jusque  dans  la  moelle  de  mes  os  et 
de  mon  existence  ;  et  toi,  tu  ricanes  avec  indifférence  sur  la  destinée  d'une 
myriade  ! 

Méphistophélès,  Bien,  nous  voici  encore  cà  la  limite  de  notre  entende- 
ment, au  point  où  la  cervelle  vous  saute,  à  vous  autres  hommes.  Pourquoi 
fais-tu  cause  commune  avec  nous,  si  tu  ne  peux  en  supporter  toutes  les 
conséquences?  Tu  veux  voler,  et  tu  n'es  pas  prémuni  contre  le  vertige! 
Est-ce  nous  qui  nous  sommes  empressés  vers  toi,  ou  toi  vers  nous? 

Faust.  Ne  me  grince  pas  ainsi  tes  dents  voraces  !  lu  me  dégoûtes  !  — 
Grand  et  sublime  F]sprit,  qui  as  daigné  m'apparaîlre,  toi  qui  connais  mon 
cœur  et  mon  âme,  pourquoi  m'avoir  accouplé  à  la  chaîne  avec  ce  miséra- 
ble, qui  se  repaît  de  désastres  et  se  délecte  dans  la  ruine? 

Méphistophélès.  As-tu  fini  ? 

Faust.  Sauve-la,  ou  malheur  à  toi!  la  plus  affreuse  malédiction  sur  toi 
pour  des  milliers  d'années  ! 

Méphistophélès.  Je  ne  puis  dénouer  les  liens  de  la  justice  vengeresse, 
ouvrir  ses  verrous.  — Sauve-la  !  —  Qui  donc  l'a  poussée  dans  l'ahîme? 
moi,  ou  toi? 

(Faust  lance  autour  de  lui  des  regards  furieux.) 

Méphistophélès.  Ah,  tu  voudrais  tenir  le  tonnerre!  Heureusement  qu'il 
ne  vous  est  pas  donné  d'en  disposer,  à  vous  autres  chétifs  mortels  ! 
Ecraser  l'innocent  qui  résiste,  c'est  assez  la  manière  dont  en  usent  les  ty- 
rans dans  les  perplexités,  pour  se  tirer  d'affaire. 

Faust.  Conduis-moi  où  elle  est.  Il  faut  qu'elle  soit  libre  ! 

Méphistophélès.  Penses-y,  pense  qu'un  meurtre  de  ta  main  gît  encore 
dans  la  ville.  Au-dessus  de  la  place  où  le  sang  a  coulé  planent  des  Esprits 
de  vengeance  qui  épient  le  retour  de  l'assassin. 

Faust.  Encore  cela  de  toi  !  mort  et  ruines  d'un  monde  sur  toi,  monstre  ! 
Conduis-moi  vers  elle,  te  dis-jc,  et  la  délivre. 

Méphistophélès.  Je  te  conduis,  et  voici  ce  que  je  puis  faire.  Ai-je, 
moi,  toute  puissance  dans  le  ciel  et  sur  la  terre?  Je  veux  orfiis(juer  de  va- 
peur les  sens  dugoolier;  empare-lui  de  la  clef;  ensuite  il  faut  absolument 


I 


P  REM  II-:  IM-    PARTIE.  18'J 

que  ce  soit  la  main  d'Iiomnio  (jiii  l'enlraÎMe  dehors.  Je  veille,  les  chevaux 
magiques  sont  prêts,  je  vous  enlève;  cela,  je  le  puis. 
Falst.  Alerte,  et  partons. 


LA  INUIT. 

En  rase  campagne. 

FAUST,  MEFIllSTOPIIÉLES ,  menant   un  galop  relenlissant  sur  des  cavales 

noires. 

F'aust.  Ou'ont-ils  donc  à  se  remuer  autour  de  ce  gibet,  ceux-là? 
Méphistophélès.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  cuisinent  et  font. 
Faust.  Ils  vont  et  viennent,  s'inclinent,  se  courbent. 
Méphistophélès.  Un  conseil  de  sorcières  ! 
F'aist.  Ils  aspergent  et  consacrent. 
Méphistophélès.  En  avant!  en  avant! 


UN  CACHOT. 

Faust,  avec  un  trousseau  de  clefs  et  une  lampe,  devant  une  petite  porte  de 
fer.  Je  suis  pénétré  d'une  épouvante  désaccoutumée  dès  longtemps,  péné- 
tré du  sentiment  de  toutes  les  calamités  humaines.  C'est  ici  qu'elle  habite, 
derrière  cette  muraille  humide,  et  son  crime  fut  une  douce  illusion  !  Tu 
trembles  d'aller  à  elle!  tu  crains  de  la  revoir  !  Avance!  ton  irrésolution 
hâte  sa  mort. 

(R  prend  la  clef.  On  chante  au  dedans.) 

Ma  mère  la  prostituée, 

Qui  m'a  tuée  ! 
Mon  père  le  sacripant, 
(Jui  m'a  mangée  ! 
Ma  petite  sœur,  pauvre  enfant, 
Garda  mes  os  sous  un  vieux  saule, 
Dans  un  endroit  humide. —  Au  hout  d'un  mois, 
Là  je  devins  un  hel  oiseau  des  bois. 
Vole  !  vole  ! 

Faust,  ouvrant  la  porte.  Elle  ne  se  doute  pas  que  son  amant  épie,  qu'il 
entend  gronder  les  chaînes,  la  paille  qui  frémit. 

(Il  entre.) 


190  FAUST. 

Marguerite,  sur  son  yrabal,  se/forçant  de  se  cacher.  Ah!  uli  !  ils  vienncul! 
Alfrciiso  inoti  ! 

Faust,  bas.  Cliiit,  chut!  je  viens  te  délivrer. 

Marguerite,  se  traînant  jusqu'à  lui.  Si  tu  es  uu  homme,  alors,  compatis 
à  ma  misère. 

Faust.  Tes  cris  vont  éveiller  les  gardiens  qui  dorment. 

(Il  saisit  les  chaînes  pour  les  détacher.) 

Marguerite,  à  genoux.  Qui  t'a  donné  ,  bourreau  ,  cette  puissance  sur 
moi?  tu  viens  déjà  me  chercher,  à  minuit!  Aie  pitié,  et  laisse-moi  vivre. 
Demain,  au  point  du  jour,  n'est-ce  pas  assez  tôt?  [Elle  se  lève.)  Je  suis 
pourtant  encore  si  jeune,  si  jeune!  et  déjà  mourir!  J'étais  belle  aussi,  et 
ce  fut  ma  perte.  Le  bicn-aimé  était  près  de  moi,  maintenant  il  est  loin  ; 
ma  couronne  est  arrachée,  les  fleurs  dispersées.  Ne  me  saisis  pas  si  vio- 
lemment! épargne-moi!  Oue  t'ai-je  fait?  Ne  me  laisse  pas  implorer  en 
vain  :  je  ne  t'ai  jamais  vu  do  ma  vie  ! 

Faust.  Comment  résister  à  tant  de  douleur? 

Marguerite.  Je  suis  maintenant  tout  entière  en  ta  puissance.  Laisse 
seulement  que  j'allaite  encore  mon  enfant  Je  l'ai  bercé  sur  mon  cœur 
toute  cette  nuit  ;  ils  me  l'ont  pris  pour  me  tourmenter,  et  ils  disent  main- 
tenant que  je  l'ai  tué!  Jamais  plus  je  ne  serai  joyeuse.  Ils  chantent  des 
chansons  sur  moi  :  c'est  méchant  de  leur  part.  Un  vieux  conte  finit  ainsi  ; 
mais  qui  leur  a  dit  d'y  faire  allusion  ? 

Faust,  se  jetant  à  ses  pieds.  Un  amant  est  à  tes  genoux;  il  vient  ouvrir 
la  porte  à  ta  captivité  lamentable. 

Marguerite,  faisant  de  même.  Oui,  oui,  à  genoux  pour  invoquer  les 
saints!  Vois  sous  ces  marches  ;  sous  le  seuil  l'enfer  bout  :  le  Malin,  avec 
des  grincements  terribles,  mène  un  train  ! 

Faust,  à  voix  haute.  Gretcheii  !  Gretchen  ! 

Marguerite,  d'un  air  attentif.  C'était  la  voix  du  bien-aiiné.  [Elle  bondit. 
Les  chaînes  tombent.)  Où  est-il?  je  l'ai  entendu  appeler.  Je  suis  libre  !  per- 
sonne ne  me  retiendra.  Je  veux  voler  à  son  cou,  me  reposer  sur  son  sein. 
11  a  appelé  Gretchen  ;  il  se  tenait  sur  le  pas  de  la  porte  ;  au  milieu  des 
hurlements  et  du  fracas  de  l'enfer,  au  milieu  des  horribles  éclats  de  rire 
des  démons,  j'ai  reconnu  sa  voix  si  douce,  si  aimante. 

Faust.  C'est  moi  ! 

Marguerite.  C'est  toi!  oh!  dis-le  encore.  [Elle  le  saisit.)  Lui!  lui!  où 
sont  toutes  les  tortures?  où  sont  les  angoisses  des  cachots,  des  fers?  C'est 
toi  !  tu  viens  me  sauver!  je  suis  sauvée  !  —  Oui,  voilà  bien  la  rue  où  je 
te  vis  pour  la  première  fois,  et  le  jardin  charmant  où  Marthe  et  moi  nous 
t'attendions. 

Faust,  Ventrainant.  Suis-moi  !  viens  ! 

Marguerite.  Oh!  reste  !  j'aime  tant  à  rester  où  lu  es! 

(Elle  le  caresse.) 

Faust,  llàlc-loi  !  si  tu  ne  te  hàles,  nous  le  payerons  cher. 


PREMIÈRE  PARTIE.  191 

Marguerite.  Eli  quoi!  lu  no  poux  plus  m'cmbrassor?  Mon  ami,  ôloigno 
fie  moi  si  pou  de  temps,  et  tu  ns  désappris  à  ni'emi)rasser  !  D'oii  me  \icn- 
nent  ces  angoisses  dans  tes  bras,  lorsque  aulreiois  tes  paroles,  tes  regards 
me  mettaient  tout  un  ciel  dans  l'àme,  et  que  tu  ni'enihiassais  à  m'étouC- 
fer  !  Embrasse-moi  !  aulremont  je  t'embrasse.  [IlUc  se  jjend  à  .sou  cou.)  Ob  ! 
Dieu!  tes  lèvres  sont  froides,  elles  sont  muolles.  Où  ton  amour  est-il  resté? 
qui  me  l'a  ravi? 

(Elle  se  (Icloiiriio  de  lui.) 

Faust.  Viens,  suis-moi,  douce  amie,  prends  courage;  !  Je  t'aime  d'une  ar- 
deur infinie!  Suis-moi  seulement,  je  ne  le  demande  que  ça. 

Marguerite,  les  yeux  allacliés  sur  lui.  Est  ce  donc  bien  loi?  en  es-tu 
bien  sûr? 

Faust.  Ob!  oui;  mais  viens. 

Marguerite.  Tu  brises  mes  cbaînes,  lu  me  reprends  dans  ton  soin  ; 
d'où  vient  que  tu  n'as  pas  borreur  de  moi?  Et  sais-tu,  mon  ami,  qui  tu 
délivres? 

Faust.  Viens,  viens,  déjà  la  nuit  se  fait  moins  sombre. 

Marguerite.  J'ai  tué  ma  mère;  mon  enfant,  je  l'ai  noyé.  Ne  t'était-il 
pas  donné  à  loi  comme  à  moi  ?  oui,  à  toi.  —  (^est  toi  !  je  le  crois  à  peine. 
Donne  ta  main!  Ce  n'est  pas  un  songe!  Ta  main  cbérie!  — Ab!  mais  elle 
estbumide!  essuie-la.  Il  me  semble  qu'il  y  a  du  sang  après.  Ab  !  Dieu! 
qu'as-tu  fait?  rengaine  cette  épée,  je  l'en  conjure. 

Faust.  Ce  qui  est  fait  est  fait,  n'y  pense  plus;  veux-tu  donc  que  je 
meure? 

Marguerite.  Non.  Il  faut  que  tu  vives,  toi!  Je  veux  te  nommer  les 
tombes  dont  je  te  recommande  le  soin  dès  demain.  Tu  donneras  la  meil- 
leure à  ma  mère,  mon  frère  tout  auprès  d'elle  ;  moi  un  peu  décote,  seule- 
ment pas  trop  loin,  et  le  petit  sur  mon  sein  droit.  Personne  autre  ne  vou- 
dra reposer  près  de  moi.  —  Me  serrer  à  ton  coté,  c'était  un  doux  un 
cbarmant  bonbeur!  mais  je  ne  le  ressentirai  plus;  il  me  semble  que  j'ai 
besoin  de  me  faire  violence  pour  aller  à  loi,  que  tu  me  repousses  loin  de 
toi;  cependant  c'est  toi,  et  tu  me  regardes  avec  tant  de  douceur  de  ten- 
dresse ! 

Faust.  Si  lu  sens  que  c'est  moi,  viens  donc. 

Marguerite.  Par  là? 

Faust.  A  la  liberté. 

Marguerite.  Debors,  c'est  le  tombeau;  la  mort  guette,  allons  viens! 
d'ici  dans  le  lit  de  repos  éternel,  et  pas  un  pas  de  plus.  —  Tu  pars  mainte- 
nant, Henri?  Si  je  pouvais  l'accompagner  ! 

Faust.  Tu  peux;  ab!  veuille  seulement!  la  porte  est  ouverte. 

Marguerite.  Je  n'ose  sortir.  Pour  moi,  il  n'y  a  rien  à  espérer.  One  sert 
de  fuir?  ils  sont  à  nos  trousses.  C'est  si  misérable  d'être  réduit  à  mendier 
et  encore  avec  une  mauvaise  conscience!  si  misérable  d'errer  à  l'élranoer  ! 
et  d'ailleurs,  je  ne  leur  ccbappcrai  pas. 


d92  FAUST. 

Faust.  Je  rcslo  auprès  de  loi. 

Marguerite.  Vite  !  vile  î  sauve  Ion  pauvre  enfant  !  Va,  suis  le  chemin  le 
long  du  ruisseau,  au  tlclà  du  petit  pont  dans  le  bois,  à  gauche,  à  l'endroit 
de  la  planche,  dans  l'étang.  Prends-le  vite  !  11  cherche  à  sortir  de  l'eau  ;  il 
se  débat  encore.  Sauve  !  sauve! 

Faust.  Reviens  h  toi  !  un  seul  pas,  et  tu  es  libre. 

Marguerite.  Si  nous  avions  seulement  j)assé  la  montagne!  là,  ma  mère 
est  assise  sur  une  pierre.  Le  froid  me  saisit  à  la  nuque...  Là,  ma  mère 
est  assise  sur  une  pierre  et  branle  la  tête;  elle  ne  hoche  plus,  elle  ne 
cligne  plus,  la  tête  lui  est  lourde;  elle  a  dormi  si  longtemps!  elle  ne 
veille  plus.  Elle  dormait  à  souhait  pour  nos  plaisirs.  C'était  d'heureux 
temps  ! 

Faust.  Puisque  ni  mes  paroles  ni  mes  instances  ne  peuvent  rien,  il  faut 
(\\]e  je  t'emporte  d'ici. 

Marguerite.  Laisse-moi;  non,  pas  de  violence  !  ne  me  saisis  pas  si  bru- 
talement! Autrefois,  n'ai-je  pas  tout  fait  pour  toi  par  amour? 

Faust.  Le  jour  commence  à  poindre!  ma  mie,  ma  bien-aimée  ! 

Marguerite.  Le  jour!  oui,  il  fait  jour!  le  dernier  jour  pénètre  ici.  Ce 
devait  être  mon  jour  de  noces!  Ne  dis  à  personne  que  tu  as  été  déjà  au- 
près de  Gretchen.  Oh  !  ma  couronne,  c'en  est  fait  !  Nous  vous  reverrons  ; 
mais  pas  à  la  danse.  La  foule  se  presse,  on  ne  l'entend  pas.  La  place,  les 
rues  ne  la  peuvent  contenir.  La  cloche  appelle,  la  baguette  est  rompue. 
Comme  ils  me  garrottent  et  me  saisissent!  me  voilà  déjà  enlevée  vers  l'é- 
chafaud.  Déjà  palpite  sur  le  cou  de  chacun  le  tranchant  du  couteau  qui 
palpite  au-dessus  du  mien.  Le  monde  est  muet  comme  la  tombe. 

Faust.  Oh!  pourquoi  suis-je  né! 

Mépiiistophélès,  paraissant  à  la  porte.  Alerte  !  ou  vous  êtes  perdus!  Dés- 
espoir inutile,  irrésolution  et  bavardage!  Mes  chevaux  frémissent,  l'aube 
blanchit  l'horizon. 

Marguerite.  Qu'est-ce  qui  s'élève  de  terre?  Lui!  lui!  chasse-le!  que 
veut-il  dans  le  saint  lieu  ?  il  me  veut  ! 

Faust.  11  faut  que  tu  vives  ! 

Marguerite.  Justice  de  Dieu,  je  m'abandonne  à  toi  ! 

Mépiiistophélès,  à  Faust.  Viens  !  viens!  ou  je  te  plante  là  avec  elle. 

Marguerite.  Je  suis  à  toi,  Père,  sauve-moi!  Vous,  anges,  saintes  ar- 
mées, déployez  vos  bataillons  pour  me  protéger!  Henri,  tu  me  fais 
horreur! 

Méphistopiiélès.  Elle  est  jugée  ! 

Voix  d'en  haut.  Elle  est  sauvée! 

Méphistophélès,  à  Faust.  Viens  à  moi. 

(Il  disparaît  avor  Faust.) 

Voix  nu  fond,  s  affaiblissant .  Henri  !  Henri  ! 

FIN  DE  LA  Pl{FMli:UF  PAUTIF. 


DEUXIÈME    PARTIE 


LA  TRAGÉDIE, 


EN  CINQ  ACTES, 

Terminée  peiitlaiil  l'été  183]. 


ACTE    PREMIER. 


UN  SITE  AGRÉABLE. 


FAUSI\  clcndu  sur  des  gazons  en  fleurs,  e\misi',  inquiet,  chenliant  le  sommeil. 

Crépuscule. 
I! onde  d'Esprits  ^'agi  ant  et  (lottant.  Petites  formes  gracieuses. 

AUIEL. 

(Cliant  accompagné  de  harpes  éoliennes.) 

Dès  que  la  vapeur  printanièrc 
Tombe  du  ciel  sur  les  chemins  ; 
Dès  que  les  moissons  de  la  terre 
Brillent  aux  regards  des  humains, 
Les  petits  Elfes,  par  essaims. 
Vont  où  la  douleur  les  convie, 
Et  portent  la  force  et  la  vie 
A  chacun,  sans  distinction. 
Qu'il  soit  innocent  ou  coupable. 
Celui  que  la  misère  accable 
A  di'oit  à  IciU'  compassion. 

2b 


1U4  FAUST. 


0  vous  tous  ([iii  l'orniez  à  l'entour  de  sa  tctc 
Un  cercle  aérien,  —  en  cette  occasion, 
Elfes,  soutenez  bien  l'honneur  de  votre  nom. 
Tempérez  les  ardeurs  de  son  âme  inquiète; 
Du  reproche  cruel  éloignez  l'allreux  dard 
Qui  hrîde  et  qui  déchire,  et  de  sa  conscience 
Balayez  les  terreurs  de  l'humaine  existence. 
La  nuit,  l'heureuse  nuit  (|ui  glisse  sur  son  char 
A  quatre  stations,  vous  savez,  quatre  pauses, 
Songez  à  les  remplir  sans  oubli  ni  retard. 
D'abord,  placez  son  fiont  sur  des  coussins  de  roses, 
Ensuite,  baignez-le  dans  les  Ilots  du  Léthé  ; 
Que  son  corps  engourdi  retrouve  la  santé 
Dans  CO  calme  sommeil  qui  vers  le  jour  le  pousse. 
Puis,  vous  accomplirez  votre  œuvre  la  plus  douce 
En  rendant  sa  paupière  à  la  sainte  clarté. 

CHOEin.  .  .      . 

(A  un,  à  deux,  à  plusieurs,  alternant  et  ciiseudjle. 

Sitôt  que  la  prairie  ondule 
Sous  l'air  frais  ([ui  baise  les  Üeuis, 
On  sent  tomber  du  crépuscule 
Des  parfums,  de  molles  vapeurs; 
Gazouillez-lui  d'aimables  choses, 
Bercez  son  cœur  triste  et  ses  sens 
Dans  le  doux  repos  des  enfants, 
Et  puis,  sur  ses  paupières  closes 
Posant  vos  doigts  avec  amour, 
Fermez-lui  les  portes  du  jour. 

Mais  la  nuit  est  déjà  venue, 
L'étoile  de  feu,  dans  la  nue, 
A  sa  sœur  saintement  s'unit. 
Des  lumières  éblouissantes 
Et  des  clartés  phosphorescentes 
GlissSnt  près,  brillent  au  zénith, 
Glissent  dans  les  eaux  transparentes 
Du  beau  lac  qui  les  rétléchit, 
Ou  tremblent  au  sein  de  la  nuit  ; 
Et  la  lune,  calme  et  sereine. 
Se  lève  et  règne  en  souveraine. 
Sur  la  vallée  et  sur  les  flots  ; 
Et,  large,  lumineuse,  ronde, 
Vient  au  ciel  sceller  pour  le  monde 
Le  bonheur  et  la  paix  profonde. 
Et  la  volupté  du  repos. 

L^heure  aussi  s'est  évanouie. 
Peine  et  plaisir  n'ont  plus  d'écho  ; 
Prcsscns-le  !  Renais  à  la  vie, 
Attends  en  pait  le  jour  nouveau. 
Le  sol  verdit,  les  coteaux  sond)res. 
Pour  le  plus  frais  repos  des  ombres. 
Se  forment  en  épais  buisson  ; 
Et,  dans  les  vapeurs  de  la  terre, 
Flottent,  ainsi  (|u'uue  poussière, 
Les  semences  de  la  moisson. 


DEUXIEME  PARTIi:.  liBK 

Pour  que  dans  sa  ma^^nificencc 
S(>  révèle  à  toi  l'existence, 
Tourne  tes  yeux  vers  le  soleil. 
Va,  tu  n'es  pris  qu'à  la  surface  ; 
Dépouille  à  ton  nouveau  réveil 
La  freie  écoi'ce  du  sounneil. 
Courape!  alerte  !  vite,  en  place! 
Tandis  que  le  vulgaire  ])nsse 
Tout  sou  temps  à  prendre  conseil, 
Et  calcule,  suppute  et  lime, 
Le  cœur  ])rofoud  et  mannaniine 
Peut  vaillamment  tout  accouiplii", 
Qui  sait  mesurer  et  saisir. 

(Une  explosion  formidable  annonce  l'approche  du  soleil.) 


Ecoute/  tous  riieure  sonore  ; 
Déjà  cliacjue  bruit  de  l'aurore 
Devient  appréciable  et  clair 
Pour  les  petits  Esprits  de  l'air; 
Un  nouveau  soleil  vient  d'éclore. 
Les  portes  des  rocs  et  des  monts 
Roulent  en  grinçant  sur  leurs  gonds. 
Déjà  Pliœbus  dans  la  carrière 
S'élance,  et  son  cliar  de  lumière 
Creuse  d'éblouissants  sillons. 
Quels  bruits,  quelles  explosions 
Soulève  ce  feu  qui  rayonne! 
Cela  murmure,  gronde  et  tonne; 
L'œil  cligne,  l'oreille  s'étonne  ; 
Car  l'inouï  ne  s'entend  pas. 
Elfes,  dérobez-vous  là-bas, 
Dans  le  sein  des  roses  mouillées. 
Plus  au  fond,  plus  au  foiul,  toujours 
Dans  les  rochers,  dans  les  feuillées  ; 
S'il  vous  atteint,  vous  êtes  sourds! 

Faust.  Les  artères  de  la  vie  battent  d'une  force  vitale  nouvellement  pui- 
.sée,  pour  saluer  le  crépuscule  éthéré.  Terre,  cette  nuit  aussi  tu  as  été 
constante,  et  tu  respires  toute  ravivée  à  mes  pieds.  Déjà  tu  commences  à 
m'entourer  de  voluptés  ;  tu  éveilles  en  moi,  tu  remues  une  résolution  puis- 
sante de  tendre  toujours  et  siuis  cesse  vers  l'existence  la  plus  haute.  — Le 
monde,  encore  enveloppé  dans  les  vapeurs  du  crépuscule,  s'épanouit  déjà; 
la  foret  retentit  d'une  vie  multiple  oA  sonore;  la  file  ondoyante  des  brouil- 
lards s'exhale  de  la  vallée  et  s'y  ])longe  :  cependant,  la  clarté  céleste  des- 
cend dans  les  profondeurs,  et  ramures  et  branches  s'élancent,  i^Tes  de 
rosée,  du  sein  de  l'abîme  vaporeux  oii  elles  dormaient  ensevelies.  Une  à 
ime  les  couleurs  se  détachent  du  fond,  où  la  fleur  et  la  feuille  dégouttent 
de  perles  tremblantes;  le  monde  autour  de  moi  devient  un  paradis. 

Lève  la  tête  et  regarde  là-haut!  — Les  sommets  gigantesques  des  mon- 
tagnes annoncent  déjà  l'heure  solennelle;  il  leur  est  donné  de  jouir  d'avance 
de  la  lumière  éternelle,  qui  ne  descend  vers  nous  que  plus  tard.  L'ne  nouvelle 


196  FAUST. 

clarté,  une  splendeur  nouvelle  inonde  les  jardins  verdoyants  des  alpes;  par 
degrés  elle  a  pénétré  partout,  elle  éclate  !  —  Hélas  !  ébloui  déjà,  je  me  dé- 
tourne vaincu  par  la  douleur  des  yeux. 

Ainsi  il  en  est  lorque  l'espérance  ineffable,  après  s'être  élevée,  à  force 
de  persévérance,  au  niveau  d'un  sublime  désir,  trouve  grandes  ouvertes 
les  portes  de  l'accomplissement;  mais  voilà  maintenant  que,  des  profon- 
deurs éternelles,  roule  un  océan  de  flammes.  Nous  demeurons  frappés; 
nous  venions  pour  allumer  la  torche  de  la  vie,  un  torrent  de  feu  nous  en- 
veloppe. Quel  feu!  Est-ce  l'amour,  est-ce  la  haine  qui  nous  enserre  tour  à 
tour  dans  des  nœuds  de  douleur  et  de  volupté,  si  bien  que  nous  abaissons 
de  nouveau  nos  regards  vers  la  terre  pour  nous  cacher  dans  le  voile  de  notre 
innocence  première? 

Ainsi  donc,  que  le  soleil  me  reste  dans  le  dos!  La  cascade  qui  gronde  sur 
le  roc,  je  la  contemple  avec  un  ravissement  toujours  croissant.  De  chute 
en  chute  elle  roule  maintenant,  puis-va  se  répandre  en  mille  et  mille  tor- 
rents, et  secouant  haut  dans  l'air  écume  sur  écume.  Mais  comme  avec  ma- 
gnificence, jaillissant  du  sein  de  ce  fracas,  se  courbe  la  ligne  changeante  de 
l'arc  diapré  !  Tantôt  il  se  détache  pur^  tantôt  se  fond  dans  l'air,  et  tout  à 
l'en  tour  répand  un  frais  et  vaporeux  frémissement.  N'est-ce  point  là  l'image 
de  la  tendance  humaine?  Penscs-y,  et  tu  comprendras  mieux;  ce  reflet 
coloré,  c'est  la  vie! 


LE  PALAIS  IMPÉRIAL. 

LA  SALLE  DU  TRONE. 

(Le  conseil  d'Élat  altondant  rEmjiorctir.) 

Fanfares. 

COURTISANS  vêtus  de  toute  façon,  avec  mif^iiifironce. 
L'Emiiereiir  monte  sur  le  trône  ,  l'astrologue  à   sa  droite. 

L'ëmprreur.  Salut  à  mes  féaux  et  amés,  rassemblés  de  près  et  de  loin. 
—  Je  vois  le  sage  à  mes  côtés;  mais  le  fou,  qu'est-il  donc  devenu? 

Un  JEUNE  GENTILHOMME.  Toiit  juste  derrière  la  queue  de  ton  manteau  il  a 
roulé  sur  l'escalier,  on  a  aussitôt  emporté  la  masse  énorme  ;  était-il  morf, 
ou  ivre-mort,  on  ne  le  sait. 

Second  (îentilhomme.  Avec  une  promptitude  qui  tient  du  prodige,  un  au- 
tre aussitôt  s'est  présenté  à  sa  place.  11  est  velu  d'habits  fort  riches,  mais 
si  fantasques  (jue  chacun  en  reste  ébalii.  Les  gardes  sur  le  seuil  pressent 
leurs  hallebardes  pour  l'empêcher  d'entrer. — flependant  le  voilà,  le  fou  té- 
méraire! 


DEUXIEME   PA  UT  IE.  11)7 

Mépiiistopiuîi.ks,  sagenouiUanl  au  pied  du  Irônc.  Qui  csUco  qui  est  tou- 
jours maiulilol  toujours  l)ienvciui?  Ou'cst-ce  que  l'on  désire  avec  ardeui- 
et  que  l'on  repousse  toujours?  Qu'est-ce  que  chacun  prend  sous  sa  protec- 
tion? Qu'est-ce  que  l'on  blâme  et  que  l'on  accuse  rudement?  Quel  est  celui 
que  lu  ne  dois  point  invoquer,  celui  dont  chacun  entend  volontiers  le 
nom?  Qu'est-ce  qui  s'approche  des  degrés  de  ton  trône?  Qu'est-ce  qui  s'est 
soi-même  banni? 

L'empereur.  Pour  celle  fois,  trêve  de  paroles  ;  les  énigmes  ne  sont  pas  ici 
de  saison,  c'est  l'alTaire  de  ces  messieurs.  Explique-loi,  je  t'en  saurai  gré. 
Mon  vieux  fou  est,  je  le  crains  bien,  parti  pour  le  grand  voyage.  Prends  sa 
place,  et  viens  à  mon  côté. 

(Méphistopliélès  monte  los  degrés  du  trône,  et  se  place  ;\  la  gauche  de 
l'Empereur.) 

Murmures  de  la  foule.  Un  nouveau  fou!  — nouveau  tourment!  — 
D'oii  vient-il  donc? — Comment  s'est-il  introduit?  —  L'ancien  est  tombé? 
—  Il  gaspillait  tout!  — C'était  un  tonneau!  —  Maintenant  c'est  une  allu- 
mette! 

L'empereur.  Ainsi  donc,  amés  et  féaux,  soyez  les  bienvenus  de  près  et  de 
loin  ;  une  étoile  favorable  vous  rassemble;  les  astres  nous  promettent  bon- 
heur et  salut.  Mais,  dites-moi  pourquoi  ces  jours  libres  de  soucis,  desti- 
nés à  la  mascarade,  ces  jours  où  nous  ne  demandons  qu'à  jouir  des  plus 
douces  choses,  nous  les  passons  à  tenir  conseil?  Cependant,  puisque  vous 
le  trouvez  convenable,  c'est  fait.  Qu'il  en  soit  ainsi  ! 

Le  chancelier.  Lapins  haute  vertu,  comme  une  auréole  sacrée,  entoure 
le  front  de  l'Empereur;  lui  seul  peut  l'exercer  dignement  :  la  justice  !  ce 
que  tous  les  hommes  aiment,  ce  qu'ils  exigent  et  désirent,  ce  dont  ils  ne  se 
passent  point  sans  contrainte,  c'est  à  lui  de  l'accorder  au  peuple.  Mais, 
hélas!  à  quoi  sert  l'intelligence  de  l'esprit  humain,  la  bonté  du  cœur,  la 
promptitude  de  la  main,  si  une  fièvre  ardente  mine  l'Etat  de  fond  en 
comble,  et  si  le  mal  couve  le  mal  ?  Quicon([ue,  du  haut  de  ces  pics  élevés, 
regarde  en  bas  dans  ce  vaste  royaume,  croit  faire  un  mauvais  rêve,  oii  des 
monstres  hideux  se  croisent,  où  l'illégal  règne  légalement,  où  se  déroule 
tout  un  monde  d'erreurs. 

Celui-ci  enlève  un  troupeau,  celui-là  une  femme,  le  calice,  la  croix,  les 
flambeaux  de  l'autel,  et  durant  maintes  années  s'en  fait  gloire,  dispos,  et  le 
corps  sain  et  sauf.  Voilà  que  les  plaignants  pénètrent  jusqu'à  la  salle  d'au- 
dience et  que  le  juge  s'étale  sur  son  tribunal,  pendant  que  roule  à  flots 
couroncés  le  torrent  toujours  grossissant  de  la  révolte.  Celui  qui  s'appuie 
sur  des  complices,  celui-là  peut  se  glorifier  de  son  infamie  et  de  ses  cri- 
mes, et  vous  entendez  prononcer  coupable,  là  où  l'innocence  est  seule  à  se 
défendre.  C'est  ainsi  que  tout  le  monde  cherche  à  se  mettre  en  pièces,  et  à 
anéantir  toute  espèce  de  droit.  Comment,  après  cela,  voulez-vous  qu'il  se 
développe,  le  sens  qui  seul  nous  conduit  vers  le  bien?  L'homme  à  bonnes 
intentions  finit  par  se  laisser  aller  à  la  flatterie,  à  la  corruption  ;  un  juge 


198  FAUST. 

qui  ne  peut  punir  s'associe  à  la  fin  au  coupal)ln.  .l'ai  point  en  noir  le  tableau, 
et  cependant  je  legiette  de  n'avoir  pu  trouver  de  plus  sombres  couleurs. 

(Pause.) 

Les  coups  dP^tat  ne  se  peuvent  éviter,  car,  dans  cette  atmosphère  de  cri- 
mes et  de  soufTrances,  la  Majesté  deviendrait  victime  à  son  tour. 

Le  grand  MAiTiiE  DE  l' ARMÉE.  Oucl  tumultc  cu  CCS  jours  de  désordre!  On 
tue,  on  est  tué,  et  chacun  demeure  sourd  au  cojnmandement.  Le  bourgeois 
derrière  ses  bastions,  le  chevalier  dans  son  nid  de  rochers,  semblent  con- 
jurés contre  nous  et  gardent  leur  force  pour  eux.  Le  mercenaire  perd  pa- 
tience, il  demande  brusquement  sa  solde,  et  si  nous  ne  lui  devions  plus  rien, 
il  aurait  bien  vile  décampé.  Refuser  ce  que  tous  demandent,  c'est  remuer 
un  nid  de  guêpes.  Le  royaume  qu'ils  devaient  soutenir  est  là,  ravagé,  dé- 
vaste. On  les  laisse  faire  rage  et  tempêter  en  furieux;  c'en  est  fait  déjà 
de  la  moitié  du  monde.  11  y  a  bien  encore  des  rois  par  là-bas,  mais  aucun 
ne  veut  s'apercevoir  que  c'est  de  lui  qu'il  s'agit. 

Le  trésorier.  Fiez-vous  donc  aux  alliés!  les  subsides  qu'on  nous  avait 
promis  font  défaut  comme  l'eau  des  bornes,  et.  Sire,  dans  tes  vastes  Etats, 
entre  quelles  mains  la  propriété  est-elle  tombée!  en  quelque  lieu  que  vous 
alliez,  vous  trouvez  de  nouveaux  hôtes  qui  veulent  vivre  indépendants,  et 
l'on  n'a  qu'à  les  regarder  faire.  Nous  avons  tant  abandonné  de  droits, 
qu'il  ne  nous  en  reste  plus  sur  rien.  Les  partis  aussi,  quels  qu'ils  soient, 
on  n'y  peut  compter  désormais;  alliés  ou  hostiles,  leur  sympathie  et  leur 
haine  sont  indifférentes.  Les  Guelfes  comme  les  Gibelins  se  cachent  pour  se 
reposer.  Oui  veut  aider  aujourd'hui  à  son  voisin?  Chacun  a  bien  assez  à 
faire  pour  soi.  Les  mines  d'or  sont  éboulées,  on  gratte  la  terre,  on  écono- 
mise, on  entasse,  et  nos  coffres  demeurent  vides. 

Le  MARÉCHAL.  Ilélas  !  moi  aussi,  le  fléau  m'accable!  Nous  voulons  chaque 
jour  épargner,  et  nous  dépensons  davantage  chaque  jour.  En  attendant, 
mon  inquiétude  s'accroît.  .Jusqu'ici  le  cuisinier  n'a  pas  souffert.  Les  san- 
gliers, les  cerfs,  les  lièvres,  les  chevreuils,  les  dindons,  les  poulets,  les  oies 
et  les  canards,  les  portions  congrues  et  les  rentes  sûres  rentrent  encore  as- 
sez bien  ;  mais  à  la  fin  le  vin  manque.  Si  jadis,  dans  nos  caves,  les  tonneaux 
s'entassaient  les  uns  sur  les  autres,  emplis  des  meilleurs  crus,  la  soif  insa- 
tiable des  nobles  seigneurs  a  tout  absorbé  jusqu'à  la  dernière  goutte.  Le 
conseil  municipal  aussi  a  dû  ouvrir  ses  salles  :  on  saisit  le  hanap,  le  pot 
d'étain,  et  voilà  les  convives  sous  la  table.  Ensuite,  c'est  à  moi  de  payer,  et 
de  satisfaire  tout  le  monde.  Le  juif  est  intraitable  :  il  invente;  des  anticipa- 
t  ons  de  toute  espèce  qui  nous  font  manger  d'avance  les  années  qui  vont 
courir;  les  porcs  n'engraissent  plus;  jusqu'au  matelas  de  notre  lit,  tontest 
engagé;  et  l'on  sert  sur  la  table  un  pain  mangé  d'avance. 

L'Empereur,  après  un  moment  de  ré  flexion ,  à  Méphistophélè^.  Et  toi,  fou,  ne 
connais-tu  pas  aussi  quelque  misère? 

Méphistophélès.  Moi?  en  aucune  façon,  à  voir  la  gloire  qui  t'environne, 
toi  et  les  tiens!  —  La  confiance  viendrait  à  manquer  là  ou  la  Majesté  ah- 


DiiüxiKMi-:  l'Ainii':.  i '•)".) 

süluu  couinuiiulc,  où  uiic  puissance  toujours  en  (Weil  disperse  l'ennemi,  où 
l'on  cl  sous  la  inain  la  bonne  volonté,  forte  par  l'intelligence  et  l'activité 
multiple!  Qui  pourrait  donc  là  s'unir  pour  le  mal,  pour  les  ténèbres,  là  où 
de  pareilles  étoiles  brillent? 

Murmures.  C'est  un  fripon  — qui  comprend  bien  son  métier;  —  il  s'in- 
troduit par  le  mensonge,  —  tant  que  cela  va  —  je  devine  déjà  —  ce  qu'il 
y  a  derrière  —  ce  qui  résultera  de  tout  ceci,  —  un  projet. 

Méphistophélès.  Où  ne  manque-t-il  pas  quelque  cbose  dans  ce  monde? 
A  l'un,  c'est  ceci;  à  l'autre,  cela;  ici  c'est  l'argent.  A  vrai  dire,  il  ne  jon- 
che pas  le  plancher  ;  mais  la  sagesse  sait  le  tirer  des  profondeurs.  Dans  les 
veines  des  montagnes,  dans  les  fondements  des  murailles,  il  y  a  de  l'or 
vierge  et  monnayé;  et  si  vous  me  demandez  qui  pourra  le  produire  au 
grand  jour,  c'est  la  force  de  la  Nature  et  de  l'Esprit  chez  un  homme  doué. 

Le  chancelier.  Nature,  Esprit!  — On  ne  parle  pas  de  la  sorte  à  des  chré- 
tiens. On  brûle  les  athées,  parce  que  de  pareils  discours  sont  ce  qu'il  y  a 
de  plus  dangereux  au  monde.  La  Nature  est  péché,  TEsprit  est  diable  :  ils 
nourrissent  à  eux  deux  le  Doute,  leur  liermapbrodite  difforme.  Trêve  donc 
ici  d'hérésies  semblables  !  —  Des  antiques  Etats  de  l'Empereur,  deux  castes 
seulement  sont  sorties  qui  protègent  dignement  le  trône  :  les  saints  et  les 
chevaliers.  Ils  tiennent  lete  à  chaque  orage,  et,  pour  récompense  de  leurs 
travaux,  se  partagent  l'Eglise  et  l'Etat.  Une  résistance  s'élève,  grâce  aux 
sentiments  plébéiens  de  certains  cerveaux. égarés.  Ce  sont  les  hérétiques, 
les  sorciers.  Ils  cowompent  les  villes  et  les  campagnes.  Voilà  qui  tu  veux 
introduire  dans  ce  noble  cercle  avec  tes  plaisanteries  effrontées!  Vous  ai- 
mez les  cœurs  corrompus.  Ils  tiennent  de  près  aux  fous. 

Méphistophélès.  Je  reconnais  là  le  docteur.  Ce  que  vous  ne  touchez  pas 
est  à  cent  lieues  de  vous;  ce  que  vous  ne  tenez  pas  manque  pour  vous 
tout  à  fait;  ce  que  vous  ne  calculez  pas  ne  peut  être  que  faux  selon  vous  ; 
ce  que  vous  ne  pesez  pas  n'a  point  de  poids  à  votre  avis;  ce  que  vous  ne 
monnayez  pas,  point  de  valeur. 

L'empereur.  Tout  cela  ne  fait  point  face  à  la  nécessité.  Que  veux-tu, 
toi,  maintenant,  avec  tes  homélies  de  carême?  J'ai  assez  de  vos  éternels  si 
et  mais.  L'argent  manque,  c'est  bien  :  trouve-nous-en. 

Méphistophélès.  Je  trouverai  ce  que  vous  demandez,  plus  encore.  Cela 
est  facile,  sans  doute;  mais  le  facile  est  difficile.  Les  choses  dorment  là,  il 
faut  les  atteindre  :  là  est  tout  le  talent.  Comment  s'y  prendre?  Songez  un  peu 
que  dans  les  jours  de  dévastations  où  des  Ilots  humains  inondaient  le  pays 
et  le  peuple,  l'un  et  l'autre,  dans  leur  épouvante,  cacbèrent  çà  et  là,  sous 
la  terre,  leur  plus  précieux  trésor.  Cela  ne  se  passait  point  autrement  aux 
beaux  jours  de  Rome  puissante,  et  depuis  a  continué  jusqu'à  bier,  jusqu'au- 
jourd'hui. Tous  ces  trésors  gisent  enfouis  dans  le  sol.  Le  sol  est  à  l'Em- 
pereur :  à  lui  donc  le  butin  ! 

Le  trésorier.  Pour  un  fou,  il  ne  s'exprime  pas  si  mal.  C'est,  ma  foi,  bien 
là  le  droit  de  l'antique  Empereur. 


200  FAUST. 

Le  chancelier.  Satiui  vous  (eiul  des  (ilels  d'or.  Il  y  a  bien  du  louche  en 
tout  ceci. 

Le  maréchal.  Pourvu  qu'il  pi'ocure  à  la  coui'  les  dons  si  désirés,  je  sens 
que  je  glisserai  volontiers  sur  bien  des  choses. 

Le  GRAND-MAITRE  DE  l'armée.  Le  lou  u'cst  j)as  si  sot:  il  promet  à  chacun 
ce  qu'il  souhaite.  Le  soldat  ne  s'inquiète  pas  d'où  cela  vient. 

Méphistophélès.  Et  si  vous  croyez  que  je  vous  trompe,  voilà  un  homme... 
Consultez  l'astrologue:  il  lit  dans  les  cercles  la  fortune  du  moment.  Eh 
bien!  dis-nous  ce  que  le  ciel  annonce. 

Murmures.  Ce  sont  deux  fripons. —Ils  s'entendent  déjà. — Un  fou  et  un 
illuminé  —  si  près  du  trône  !  —  Vieille  chanson  —  rebattue. —  Le  fou  souffle, 

—  le  sage  parle. 

L'astrologue.  (Jl  parle,  et  Mépliislophclès  soufße.)  Le  soleil  lui-même  est 
d'or  pur\  Mercure  lemessager  le  sert  en  mercenaire.  Madame  Vénus  vous 
a  tous  etijoiés,  et  du  matin  au  soir  vous  fait  les  doux  yeux.  La  pudique 
Phœbé  a  ses  caprices;  Mars,  s'il  n'atteint  personne,  vous  menace  tous, 
et  Jupiter  sera  toujours  le  plus  splendide.  Saturne  est  grand,  mais,  à  l'œil, 
lointain  et  petit.  Comme  métal,  nous  en  faisons  peu  de  cas,  peu  de  valeur, 
beaucoup  de  poids.  Oui,  mais  lorsque  la  lune  se  marie  au  soleil,  l'argent 
à  l'or,  le  monde  devient  beau  ;  tout  le  reste  n'est  plus  qu'une  facile  con- 
quête. Les  palais,  les  jardins,  les  fraîches  gorges,  les  joues  roses,  voilà 
les  trésors  que  nous  procure  l'homme  savant,  qui  peut  ce  que  nul  ne  peut 
entre  nous. 

L'Empereur.  J'entends  double  ce  qu'il  dit  là,  et  cependant  je  n'en  de- 
meure pas  plus  convaincu. 

31uRMUREs.  Que  nous  importe?  —Vieille  bouffonnerie  —  charlatanisme 

—  alchimie, — je  l'ai  souvent  ouï  dire,  —  vainement  espéré. — Et  quand 
môme  cela  adviendrait! —  Pasquinade. 

Méphistophélès.  Les  voilà  bien  tous  !  ils  s'étonnent,  ils  refusent  de  croire 
à  la  grande  trouvaille!  L'un  radote  à  propos  de  mandragores,  l'autre  de 
chien  noir.  Parions  qu'ils  vont  commencer,  celui-ci  à  faire  du  persiflage, 
celui-là  à  crier  au  sorcier,  dès  qu'ils  sentiront  que  le  pied  leur  démange 
ou  qu'ils  trébuchent! 

Vous  tous,  vous  sentez  l'ébullition  secrète  de  la  nature  éternellement 
active;  du  sein  des  profondeurs  souterraines,  la  vie  serpente  vers  la  lu- 
mière.   Lorsque  vous   sentez  des    inquiétudes   dans  tous   vos   membres, 


'  Lastrologiio  rapporte  à  l'or  tous  les  signes  célestes,  et  ne  les  emploie  qu'en  tant  qu'ils  servent 
dans  l'alcliimie  à  designer  les  métaux.  On  le  sait,  les  astrologues  passaient,  au  moyen  âge,  pour 
lire  dai>s  le  firmament  et  propliétiser,  d'après  le  cours  des  astres,  la  destinée  des  peuples  et  des 
liommcs.  Cela  dura  jusqu'à  la  venue  de  Copernic,  vers  le  commencement  du  seizième  siècle,  plus 
tard  même  :  témoin  Seni,  l'homme  de  Wallenstein.  Au  moyeu  âge,  toutes  les  cours  avaient  leur 
astrologue,  rusé  fripon  qui  ne  pouvait  manipier  de  s'entendre  avec  le  diable  lorsqu'ils  se  rencon- 
traient. Aussi  Mépliistopliélès  se  trouvc-t-il  bientôt  d'intelligence  avec  celui-ci,  et  ne  tarde-t-il  pas 
ù  s'en  faire  un  instrument  de  fraude  et  d'imposture. 


DEUXIÈME   PARTIE.  201 

lorsque  vous  ne  pouvez  vous  tenir  en  place,  alors  creusez  résolument  et 
piochez  !  là  est  mon  trésor  enfoui. 

Murmures.  J'ai  du  plomb  dans  le  pied. — J'ai  des  crampes  dans  le  bras. 
—  C'est  la  goutte. — Mon  gros  orleil  se  crispe. — J'ai  le  dos  brisé.  —  A  de 
pareils  signes,  je  vois  que  nous  devons  fouler  le  sol  le  plus  riche  en  trésors. 

L'empereur.  Vile  à  l'œuvre! —  Tu  n'échapperas  plus...,  prouve  tes 
vaines  paroles,  et  montre-nous  sur-le-champ  ces  précieuses  mines.  Quant 
à  moi,  je  dépose  mon  épéeetmon  sceptre,  et  veux,  si  tu  n'as  point  menti,  ac- 
complir l'œuvre  avec  mes  propres  mains  impériales,  sinon  l'envoyer  en  enfer. 

Méphistophélès.  a  vrai  dire,  j'en  trouverais  bien  le  chemin  tout  seul  ; 
mais  je  ne  puis  me  lasser  de  publier  ce  qu'il  y  a  de  trésors  qui  gisent 
partout  en  attendant  d'être  conquis.  Le  laboureur  qui  creuse  son  sillon  re- 
mue avec  la  motte  un  pot  d'or.  Il  ne  demandait  que  du  salpêtre  au  terrain  ; 
étonné,  ravi,  il  trouve  des  rouleaux  d'or  dans  ses  mains  nécessiteuses!... 
Que  de  caveaux  il  faut  forcer!  dans  quels  gouffres,  dans  quelles  car- 
rières ne  doit-il  pas  pénétrer  jusque  dans  le  voisinage  des  mondes  souter- 
rains, celui  qui  se  sent  l'instinct  des  trésors!....  Dans  de  vastes  caveaux 
gardés  de  toutes  parts,  il  voit  rangé  en  ordre  tout  un  appareil  de  vaisselle, 
de  vieilles  coupes  faites  de  rubis  ;  et,  s'il  veut  s'en  servir,  il  trouve  après 
une  bourbe  antique.  Cependant,  vous  fierez- vous  à  un  vieux  connaisseur? 
Depuis  longtemps  le  bois  des  douves  est  pourri,  le  tartre  fait  au  vin  un 
tonneau.  L'essence  de  si  nobles  vins  ne  s'entoure  pas  seulement  d'or  et  de 
bijoux,  mais  encore  de  nuit  et  d'épouvante.  Le  savant  fouille  sans  relâche; 
vouloir  comprendre  au  grand  jour,  c'est  une  véritable  niaiserie;  les  mys- 
tères ont  pour  élément  les  ténèbres. 

L'empereur.  Pour  ce  qui  est  de  cela,  c'est  ton  affaire.  A  quoi  bon  l'obscu- 
rité? tout  ce  qui  a  de  la  valeur  doit  se  produire  à  la  lumière.  Qui  saurait 
distinguer  un  fripon  dans  la  nuit  épaisse?  Toutes  les  vaches  sont  noires, 
comme  tous  les  chats  sont  gris.  Allons,  ces  pots  enfouis  pleins  d'une  masse 
d'or!  pousse  ta  charrue,  attire-les  à  la  lumière. 

Méphistophélès.  Prends  la  bêche  et  la  pioche,  creuse  toi-même;  le  tra- 
vail du  laboureur  va  te  faire  grand.  Un  troupeau  de  veaux  d'or  sortira  du 
sein  de  la  terre;  alors,  sans  hésiter,  avec  ravissement,  tu  pourras  te  parer 
loi-même  et  ta  bien-aimée,  car  un  diadème  radieux  de  couleurs  et  d'éclat 
relève  la  Beauté  comme  la  Majesté. 

L'empereur.  Au  travail  donc!  Combien  cela  va-t-il  durer  encore? 

L'astrologue,  répétant,  comme  tout  à  l'heure,  ce  que  3Jéplnstophélés  lui 
souffle.  Seigneur,  modère  un  si  pressant  désir!  laisse  passer  d'abord  la  fêle 
joyeuse  et  variée;  jamais  la  distraction  ne  mène  au  but.  Recueillons-nous 
d'abord  dans  le  calme.  Méritons  l'inférieur  par  le  supérieur.  Que  celui  qui 
veut  le  bien  soit  bon  d'abord  ;  que  celui  qui  veut  la  joie  modère  son  sang  ; 
que  celui  qui  cherche  le  vin  foule  des  grappes  mûres  •  et  que  celui  qui  veut 
voir  des  miracles  fortifie  sa  foi. 

L'empereur.  Eh  bien  !  que  le  temps  s'écoule  dans  la  joie,  et  le  mercredi 

-2(j 


202  FAUST. 

des  cendres  viendra  fort  à  propos!  En  attendant,  célébrons,  à  tout  hasard, 
plus  gaiement  encore  le  fougueux  carnaval. 

(Fanfares.  Exeunt.) 

Méphistophélès.  a  quel  point  le  mérite  et  le  bonheur  s'enchaînent,  les 
insensés  ne  le  comprendront  jamais;  ils  auraient  la  pierre  des  sages,  que 
le  sage  manquerait  à  la  pierre. 


VASTE  SALLE  AVEC  DEPENDANCES, 

ORNÉE  ET  PARÉE  POUR  LA  MASCARADE. 

Le  héraut.  Ne  vous  croyez  pas  ici  sur  les  terres  d'Allemagne,  dans  le 
pays  de  la  danse  des  diables,  des  fous  et  des  morts;  non,  une  joyeuse  fêle 
vous  attend.  Le  maître,  dans  son  pèlerinage  à  Rome,  a,  pour  son  avantage 
et  vos  plaisirs,  franchi  les  Hautes-Alpes,  et  conquis  pour  lui  un  joyeux 
royaume.  L'Empereur,  en  demandant  aux  saintes  pantoufles  le  droit  pour 
sa  puissance,  en  allant  chercher  sa  couronne,  nous  a  apporté  aussi  la  cape 
de  fou.  Nous  voilà  tous  régénérés.  Tout  homme  du  monde  la  tire  avec  ai- 
sance sur  sa  tête  et  ses  oreilles.  Elle  le  rend  l'égal  des  fous,  et  lui,  par-des- 
sous, est  sage  comme  il  peut.  Je  les  vois  déjà  se  grouper,  se  disperser  en 
chancelant,  s'accoupler  avec  abandon.  Le  chœur  empressé  se  lie  au  chœur. 
Ils  entrent,  ils  sortent  sans  jamais  se  lasser.  Au  fond,  après  comme  avant, 
le  monde,  avec  ses  cent  mille  sornettes,  n'est  lui-même  qu'un  grand  fou. 

DES  JARDINIÈRES. 

fChant  accompagné  de  mandolines.: 

Pour  captiver  vos  bonnes  grâces,  cette  nuit,  nous  nous  sommes  parées, 
jeunes  Florentines,  venues  à  la  suite  des  splendeurs  de  la  cour  allemande. 

Nous  portons  sous  nos  boucles  brunes,  pour  ornements,  maintes  joyeuses 
fleurs;  les  fils  de  soie,  les  flots  de  soie  jouent  leur  rôle  ici. 

Car  c'est,  selon  nous,  un  mérite,  une  chose  digne  d'éloges  :  nos  fleurs, 
d'un  éclat  artificiel,  fleurissent  toute  l'année. 

Nous  avons  disposé  avec  symétrie  toute  sorte  de  découpures  coloriées; 
vous  pouvez  critiquer  en  détail,  mais  l'ensemble  vous  attire. 

Nous- sommes  gentilles  à  voir,  jardinières  et  galantes;  le  naturel  des 
femmes  se  rapproche  tant  de  l'art! 

Le  hkkalt.  Faites  voir  les  riches  corbeilles  que  vous  portez  sur  vos  tètes, 
les  corbeilles  variées  qui  s'enflent  sous  vos  bras.  Que  chacun  choisisse  ce 


bËUXlEiMlî   PA  II  Tili.  -iO' 

qui  lui  convient.  Vile,  que  sous  le  feuillage,  dans  les  allées,  un  jardin 
s'épanouisse!  les  marchandes  et  les  marchandises  sont  dignes  d'attirer 
la  foule. 

Les  jardinières.  Venez,  approchez-vous,  chalands,  en  ces  aimahles  lieux; 
mais  ne  marchandez  pas  !  qu'avec  un  petit  mot  piquant  chacun  sache 
ce  qu'il  a. 

Une  branche  d'olivier  en  fruit.  Je  n'envie  point  le  parterre  en  fleurs; 
loin  de  moi  toute  querelle,  ma  nature  ne  saurait  s'y  prêter;  ne  suis-je  pas 
la  moelle  des  campagnes,  et,  pour  garantie  sûre,  le  symhole  de  la  paix  dans 
les  champs?  Aujourd'hui,  c'est  mon  espérance,  il  m'arrivera  par  bonheur 
d'orner  dignement  un  beau  front. 

Une  couronne  d'épis  d'or.  Les  dons  de  Cérès  vont  vous  parler  à  souhait. 
Que  le  plus  désirable  des  biens  de  la  terre,  l'utile,  devienne  beau  étant 
votre  parure  ! 

Une  couronne  de  fantaisie.  Des  fleurs  variées  semblables  à  des  mauves, 
un  tapis  merveilleux  qui  sort  de  la  mousse,  cela  n'a  rien  de  commun 
avec  la  nature;  cependant  la  mode  le  produit. 

Un  bouquet  de  fantaisie.  Théophraste  ^  lui-même  ne  vous  dirait  pas  mon 
nom,  et  cependant  j'espère  bien  plaire,  sinon  à  toutes,  du  moins  à  l'une, 
à  l'autre,  à  qui  je  voudrais  bien  appartenir,  si  elle  m'enlaçait  dans  ses 
cheveux  ou  se  pouvait  résoudre  à  m'accorder  place  sur  son  cœur. 

Provocation.  Que  les  fantaisies  bariolées  s'épanouissent  pour  la  mode 
du  jour,  merveilles  étranges  que  la  nature  ignore  ;  tiges  vertes,  cloches  d'or, 
balancez-vous  dans  de  riches  boucles!  —  mais  nous.... 

Boutons  de  roses.  Nous  nous  tenons  cachés  ;  heureux  qui  nous  découvre 
en  notre  fraîcheur!  Quand  vient  l'été,  le  bouton  de  rose  s'enflamme;  qui 
pourrait  se  passer  d'un  tel  bonheur?  La  promesse,  l'accomplissement  gou- 
vernent, dans  le  royaume  de  Flore,  à  la  fois  le  regard,  les  sens  et  le  cœur. 

(Les  jeunes  filles  disposent  leurs  marchandises  avec  élégance  sous  les 
feuillages  verts.) 

UN  JARDINIER. 
(dhant  accompagné  de  tcorbes.) 

Voyez  les  fleurs  paisiblement  écloses,  voyez-les  orner  vos  têtes  avec  grâce; 
les  fruits,  eux,  ne  séduisent  pas;  on  en  peut  jouir  en  les  goùlant. 

Ils  montrent  des  visages  bruns;  les  cerises,  les  pêches,  les  prunes  royales, 
achetez  !  car,  contre  la  langue  et  le  palais,  l'œil  est  un  mauvais  juge. 

Les  fruils  les  plus  mûrs,  entre  tous,  venez  les  savourer  avec  Tolupté. 
On  peut  rimer  sur  les  roses;  il  faut  mordre  dans  les  pommes. 

*  Théophraste,  le  philosophe  de  Lesbos,  l'élève  de  Platon  et  d'Aristote,  l'auteur  des  CararU- 
res,  qui  a  écrit  aussi  une  Histoire  nahirelle  des  Plantes. 


âiU  KAÜSt. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  nous  joindre  à  vo*re  riclie  iî(Mjr  de  jeunesse 
et  d'élaler  dans  votre  voisinage  l'abondance  de  nos  succulentes  marchandises. 

Sous  la  voûte  verdoyante,  dans  la  retraite  des  bosquets  fleuris,  vous 
trouvez  tout  à  la  fois:  boutons,  feuilles,  fleurs  et  fruits. 

(Pendant  le  cliant  alterné  que  les  guitares  et  les  téorhes  accompa- 
gnent, les  deux  chœurs  continuent  à  ranger  en  pyramides  leurs 
marchandises  et  à  le»  offrir  aux  passants.) 


UNE  MÈRE  ET  SA  FILLE. 

La  mère.  Pe'ite,  quand  tu  vins  au  monde,  je  te  mis  un  frais  bonnet; 
tu  étais  si  gentille  de  visage,  si  délicate  de  corps  !  je  rêvai  aussitôt  pour 
toi  un  fiancé,  je  te  voyais  fiancée  au  plus  riche,  je  te  rêvais  sa  femme. 

Ah!  que  d'années  se  sont  écoulées  sans  résultat!  La  troupe  variée  des 
époux  s'est  enfuie  rapidement;  avec  l'un  tu  dansais  d'un  pied  alerte;  à 
l'autre  tu  donnais  en  secret  un  coup  de  coude. 

Nous  avions  beau  inventer  des  fêtes,  c'était  inutile,  les  jeux  innocents  res- 
taient sans  effet.  Aujourd'hui  les  fous  sont  lâchés,  ma  mie;  ouvre  ton  gi- 
ron, quelqu'un  pourra  s'y  prendre. 

(Des  compagnes ,  jeunes  et  jolies,  se  rassemblent  et  se  mettent  à  babiller.) 

DES  PÉCHEURS  ET  DES  OISELEURS. 

Ils  entrent  munis  de  filets,  de  gluaux  et  d'autres  instruments ,  et  se  mêlent  aux  groupes  des  jeunes 
filles.  On  cherche  à  se  gagner,  à  se  prendre  ;  on  se  dérobe,  on  se  retient,  et  les  tentatives  réci- 
proques donnent  lieu  aux  plus  agréables  dialogues. 

LES  BUCHERONS. 
Leur  démarche  est  celle  de  manants  grossiers. 

Au  large!  au  large!  de  la  place!  il  nous  faut  de  l'espace!  nous  abattons 
les  arbres,  qui  tombent  avec  fracas,  et,  lorsque  nous  portons  un  fardeau, 
gare  les  tètes!  —  A  notre  éloge,  proclamez-le;  car  si  les  manants  n'agis- 
saient dans  le  pays,  comment  les  gens  délicats  se  tireraient-ils  d'affaire 
avec  tout  leur  esprit?  Sachez-le  donc,  s'il  ne  nous  arrivait  de  suer,  vous 
grelotteriez. 

PoLicniNEi.LE,  maladroit,  preaque  insipide.  Vous  êtes  les  fous  —  nés  bos- 
sus; —  nous  sommes  les  sages  —  qui  n'ont  jamais  rien  porté  :  —  car  nos 
capes,  —  nos  jaquettes,  nos  bardes,  —  sont  faciles  h  porter.  —  Avec  dé- 
lices, —  toujours  oisifs,  —  chaussés  de  pantoufles,  —  par  les  marchés, 
les  foires,  —  nous  courons  çà  et  là.  —  On  nous  hue,  —  nous  nous  en 
moquons  ;  —  à  travers  la  presse  et  la  foule,  —  comme  l'anguille,  — 


bKÜXlIiME  PAHTit:.  -lOb 

nous  nous  glissons,  nous  dansons,  lapageons  ensemble.  —  Louez-nous, 
blâmcz-noiis,  c'est  tout  un. 

Des  va:  AsiTES,  pal  leurs  avides.  Braves  bûcherons,  —  et  vous,  cousins  — 
les  cbarbonniers,  —  vous  êtes  nos  hommes;  —  car  toutes  ces  révérences, 

—  ces  adhésions,  ces  phrases  embrouillées,  —  ces  équivoques,  —  tout  cela 
n'échauffe  et  ne  rafraîchit  —  qu'autant  qu'on  le  veut  bien.  —  A  quoi  cela 
sert-il?  —  Il  faudrait  que  le  feu  —  du  ciel  même  —  descendît  par  tor- 
rents, —  s'il  n'y  avait  des  bûches  —  et  des  voies  de  charbon,  —  pour 
remplir  l'aire  et  l'enflammer.  —  Le  feu  pétille,  — le  rôti  grille,  —  la 
soupe  bouillonne,  —  la  viande  cuit;  —  le  vrai  gourmand,  —  le  parasite, 

—  sent  le  rôti,  —  flaire  le  poisson  —  et  prend  ainsi  du  cœur  —  pour  le 
dîner  du  client. 

Un  ivrogne  sans  connaissance.  Que  rien  ne  me  soit  contraire  aujourd'hui, 

—  je  me  sens  si  libre  et  si  vaillant  !  —  de  l'air  frais,  de  joyeux  refrains, 

—  c'est  moi-même  qui  les  souffle,  et  je  bois,  je  bois,  je  bois.  —  Trinquez, 
vous  autres,  tin,  tin,  tin.  — Ohé!  là-bas;  l'autre,  viens  ici!  —  trinque,  et 
tout  est  dit. 

Ma  petite  femme  s'emportait  —  et  mettait  en  pièces  ce  joyeux  habit, — 
et  comme  je  me  rengorgeais,  —  elle  me  traitait  de  bâton  de  perruque; 

—  mais  je  bois,  je  bois,  je  bois;  —  que  les  verres  tintent  tin,  tin.  — 
Vous  autres,  b<àlons  de  perruque,  trinquez;  quand  les  verres  tintent,  tout 
est  dit. 

Ne  dites  pas  que  je  suis  égaré,  puisque  je  me  trouve  bien  ou  je 
suis.  Si  l'hôte  ne  veut  pas  prêter,  ma  foi,  prêle  l'hôtesse!  ou  la 
servante  à  la  fin  prêtera.  Toujours  je  bois,  je  bois,  je  bois!  Allons,  vous 
autres,  tin,  tin,  tin!  L'un  avec  l'autre,  ainsi  de  suite,  lime  semble  que 
tout  est  dit. 

N'importe  où  je  m'amuse  et  comment ,  laissez-inoi  dormir  où  je  suis  cou- 
ché, car  je  ne  puis  plus  rester  debout. 

Le  choeur.  Que  chaque  frère  boive,  boive.  Un  joyeux  toast,  tin,  tin,  tin. 
Tenez-vous  ferme  sur  le  banc  ou  le  tabouret.  Pour  celui  qui  roule  sous  la 
table,  tout  est  dit. 

LE  HÉRAUT. 

Il  annonce  des  poètes  de  toute  sorte  ,  poètes  naturalistes ,  poètes  de  cour  et  de  chevalerie  ,  cem-ci 
enthousiastes,  ceux-là  tendres.  Dans  cette  cohue  de  concurrents,  chacun  cnipèthe  son  voisin  de 
se  produire  ;  un  d'eux  passe  seulement  en  disant  quelques  mots. 

Un  Satiriqie.  Savez-vous  ce  qui  me  réjouirait  le  plus  au  monde,  moi 
poëte?  ce  serait  de  chanter  et  de  dire  ce  que  personne  ne  voudrait  ouïr. 

(Les  poètes  de  la  nuit  et  des  tomheaux  se  font  excuser,  sous  pré- 
texte qu'ils  sont  engagés  dans  un  entretien  des  plus  intéressante 


*iü(j  t'A  U  ST. 


avec  un  vampire  fraîchement  ressuscité,  entretien  dont  toute 
une  poétique  nouvelle  pourrait  bien  sortir.  Le  héraut,  forcé 
d'accepter  leurs  excuses,  évoque,  en  attendant,  la  Mythologie 
grecque,  qui.  sous  le  masque  moderne,  ne  perd  rien  de  son  ca- 
ractère et  de  ses  charmes.) 


LES  GRÂCES. 

Aglaé.  Nous  apportons  la  grâce  dans  la  vie ,  mettez  de  la  grâce  à 
donner. 

Hegemone.  Mettez  de  la  grâce  à  recevoir;  l'accomplissement  des  vœux 
est  si  doux  ! 

EuPHROsiNE.  Et  dans  l'espace  de  vos  jours  paisibles,  que  votre  reconnais- 
sance soit  gracieuse! 

LES  PARQUES. 

ÂTRpPOs.  Moi,  l'aînée  des  fileuses,  on  m'a  celte  fois  invitée;  il  y  a  bien 
à  penser,  à  réfléchir,  sur  le  tendre  fil  de  la  vie. 

Pour  qu'il  vous  soit  flexible  et  doux,  je  l'ai  choisi  parmi  le  lin  le  plus 
fift;  à  le  rendre  lisse,  facile,  égal,  ce  doigt  habile  y  pourvoira. 

Si  parmi  les  plaisirs  et  les  danses  vous  vous  sentez  sur  le  point  de 
vous  oublier,  pensez  à  la  nature  de  ce  fil;  gardez-vous!  il  pourrait  se 
briser. 

Clotho.  Sachez-le,  en  ces  jours  derniers  on  m'a  confié  les  ciseaux,  car 
on  n'était  point  du  tout  édifié  de  la  conduite  de  notre  vieille. 

Elle  tramait  sans  fin  dans  la  lumière  et  l'air  les  tissus  le  plus  inutiles, 
et,  tranchant,  entraînait  dans  l'abîme  l'espérance  des  plus  nobles  facultés. 

Cependant  moi  aussi,  dans  l'action  de  la  jeunesse,  je  me  trompai  déjà 
bien  des  fois;  aujourd'hui,  ])our  modérer  mon  ardeur,  j'ai  renfermé  les  ci- 
seaux dans  l'étui. 

Et  je  suis  heureuse  de  me  sentir  de  la  sorte  liée,  et  je  souris  à  ce  lien. 
Vous,  en  ces  heures  de  liberté,  menez  votre  joyeuse  bacchanale. 

Lachésis.  a  moi,  la  seule  raisonnable,  l'ordrcî  m'est  resté  en  partage,  et 
mon  rouet,  toujours  actif,  ne  s'est  jamais  encore  précipité. 

Les  fils  viennent,  ils  se  dévident;  à  chacun  j'indiciue  son  chemin.  Je  n'en 
hnsse  aucun  s'allonger  outre  mesure;  il  faut  (|u'il  se  range  autour  du  fu- 
seau. 

Si  je    pouvais  m'oublier   un  instant,  je  tremblerais  pour  le  monde; 


DEUXIEME    PARTIE.  2(17 

les  heures  comptent,  les  ans  s'écoulent,   et  le  tisserand  prend  les  éche- 
veaux  '. 

Le  héraut.  Celles  qui  viennent  maintenant,  vous  ne  les  reconnaî- 
trez pas ,  seriez-vons  cent  fois  plus  versés  dans  les  anciennes  écritures; 
à  les  voir,  celles  qui  firent  tant  de  mal,  vous  les  nommeriez  des  liùtes 
bienvenns. 

Personne  ne  \oudra  nous  croire  Furies,  jolies,  bien  faites,  aima- 
bles, jeunes  d'années!  Entrez  en  commerce  avec  elles,  et  vous  verrez 
comme  de  semblables  colombes  mordent  à  la  manière  des  serpents. 

Dans  le  fond  elles  sont  sournoises;  mais  aujourd'hui  que  chaque  fou  se 
vante  de  ses  torts,  elles  n'ont  que  faire  de  se  donner  pour  des  anges,  et 
s'avouent  les  vrais  fléaux  des  villes  et  des  pays. 

Alecto.  a  quoi  sert-il?  vous  vous  fierez  à  nous,  car  nous  sommes  gen- 
tilles, jeunes,  et  faisons  patte  de  velours.  Si  l'un  de  vous  a  quelque  part 
une  bien-aimée,  nous  lui  gratterons  l'oreille  aussi  longtemps. 

Jusqu'à  ce  que  nous  osions  lui  dire  en  face  qu'elle  fait  des  signes  à  tel 
ou  tel,  et  qu'elle  est  d'une  pauvre  cervelle,  bossue,  et  qu'elle  boite,  et,  si 
elle  est  sa  fiancée,  qu'elle  ne  vaut  rien. 

Ainsi  nous  savons  tourmenter  aussi  la  fiancée  :  son  bien-aimé,  il  v  a 
quelques  jours,  a  parlé  d'un  ton  dédaigneux  d'elle  à  une  autre;  et  s'il  arrive 
qu'on  se  réconcilie,  il  en  reste  toujours  quelque  chose. 

Mégère.  Jeu  que  tout  cela  !  Laissez-les  d'abord  s'unir,  et  j'en  fais 
mon  affaire;  et  je  saurai  dans  tous  les  cas  empoisonner  par  les  caprices 
le  bonheur  le  plus  doux.  L'homme  eût  variable,  les  heures  sont  va- 
riables. 

Nul  n'étreintle  désir  dans  ses  bras  sans  soupirer  follement  après  un  plus 
vif  désir,  qui  le  prend  au  faîte  du  plus  grand  bonheur  auquel  il  s'habitue. 
11  fuit  le  soleil,  il  veut  réchauffer  la  glace. 

Je  sais  avec  eux  comment  il  faut  s'y  prendre  ;  j'amène  Asmodée  le  fidèle, 
pour  semer  le  malheur  en  temps  opportun,  et  je  détruis  ainsi  l'engeance 
humaine  par  couples. 

TisiPHONE.  En  place  de  méchantes  langues,  je  mêle  et  prépare  pour  le 
traître  la  dague  et  le  poignard.  Aime  ton  pareil,  et  tot  ou  tard  le  désespoir 
doit  s'emparer  de  toi. 


^  Clotho  tient  la  quenouille,  Lachésis  le  fil,  Atropos  les  ciseaux.  Dansées  couplets  que  chantent 
les  Parques,  Goethe  intervertit  les  rôles,  sans  doute  ù  cause  de  la  mascarade.  Glolho  a  pris  les 
ciseaux  fatals  d' Atropos,  qu'elle  enferme  dans  l'étui  pour  quelques  jours;  la  vieille  file  pendant  ce 
temps,  et  Lachésis  ordonne. 


208  FAUST. 

11  faut  que  miel,  du  uionient,  se  change  en  absinthe  et  en  tiel;  ici  point 
d'égard,  point  de  pillé;  il  a  commis  l'aclion,  il  la  paiera. 

Pardon,  chanson  !  je  me  plains  aux  rochers,  et  l'écho,  écoute!  répond  : 
Vengeance!  El  celui  qui  change  ne  doit  point  vivre. 

Le  héraut.  Qu'il  vous  plaise  de  vous  ranger  un  peu  de  côlé,  car  ce  qui 
s'approche  n'est  pas  de  vos  semblables.  Voici  venir  une  montagne,  les 
flancs  orgueilleusement  revêtus  de  tapis  variés,  la  tête  armée  de  longues 
défenses,  d'une  trompe  qui  se  meut  à  la  manière  des  serpents.  Un  uiystère 
dont  je  vous  donne  la  clef.  Sur  sa  nuque,  assise,  une  femme  gracieuse  et 
délicate  la  dirige  avec  adresse  au  moyen  d'une  fine  baguette.  L'autre,  placée 
au  sommet,  majestueuse  et  superbe,  est  entourée  d'un  éclat  qui  m'éblouit. 
A  côté,  cheminent  de  nobles  femmes  enchaînées  :  l'une  inquiète,  l'autre 
toute  joyeuse;  celle-ci  désire,  celle-là  se  sent  libre.  Que  chacune  énonce 
à  présent  qui  elle  est. 

La  Crainte.  Les  torches  fumantes,  les  lampes,  les  flambeaux  vacillent 
à  travers  la  fêle  confuse;  au  milieu  de  ces  figures  trompeuses,  ma  chaîne, 
hélas  !  me  relient. 

Loin  d'ici,  vous,  rieurs  risibles!  votre  grimace  éveille  mes  soupçons. 
Tous  mes  antagonistes  me  pressent  en  cette  nuit. 

Ici  un  ami  est  devenu  ennemi,  — je  connais  déjà  son  masque.  — 
Celui-là  voulait  m'assassiner  ;  —  découvert  maintenant,  il  s'esquive. 

Oh!  pour  m'en  aller  n'importe  où,  —  que  je  voudrais  m'enfuir  du 
monde  !  —  Mais  là-bas  le  néant  menace,  —  et  je  reste  suspendue  entre  les 
ténèbres  et  l'horreur. 

L'Espérance.  Salut,  vous,  sœurs  chéries.  Déjà,  aujourd'hui  et  hier  vous 
vous  êtes  amusées  à  passer  votre  temps  en  mascarades;  mais  je  sais  perti- 
nemment, quanta  moi,  que  vous  voulez  demain  vous  démasquer.  Et  si 
l'éclat  des  flambeaux  n'a  point  pour  nous  des  charmes  singuliers,  nous 
irons  à  la  lumière  des  beaux  jours,  selon  notre  unique  volonté,  tantôt  en 
o-roupe,  tantôt  seules,  courir  librement  par  les  belles  prairies,  comme  il 
nous  plaira,  nous  reposer  ou  bien  agir,  et,  dans  uiie  vie  libre  de  soucis, 
sans  nous  priver  jamais,  poursuivre  sans  relâche  un  but.  Hôtes  bienvenus 
partout,  entrons  hardiment  ici;  assurément,  le  bien  suprême  doit  se  trou- 
ver quelque  part. 

La  Prudence.  Je  tiens  enchaînées,  éloignées  de  la  multitude,  deux  des 
plus  grandes  ennemies  des  hommes,  la  Crainte  et  l'Espérance.  Faites 
place  !  vous  êtes  sauvés. 

Le  colosse  animé,  je  le  conduis,  voyez-le,  chargé  de  tours,  et  il  marche 
sans  résistance,  pas  à  pas,  à  travers  des  sentiers  escarpés. 


DKIXIKME    IWRTIK.  20i) 

^lais  là-haul,  sur  \c  pinacle,  cette  déesse  aux  ailes  amples  et  puis- 
santes qu'elle  déploie  pour  se  porter  à  la  conquête  aux  quatre  points  du 
monde. 

Autour  d'elle,  éclat  et  gloire  hrillenl  au  loin  de  tous  côtés;  elle  s'appelle 
la  Victoire,  reine  de  toute  activité. 

Zoïi.o-TiiERsrnî  '.  llu!  lui  î  je  viens  à  propos  pour  vous  maltraiter  tous! 
Mais  celle  que  je  me  suis  proposée  pour  point  de  mire  est  là-haut,  dame 
Victoire!  Avec  ses  deux  ailes  blanches,  elle  se  croit  \olontiers  un  aigle,  et 
là  où  seulement  elle  se  tourne,  s'imagine  que  tout  lui  appartient,  peuple 
et  pays.  Patience  !  là  oii  quelque  chose  de  glorieux  arrive,  moi  je  m'em- 
porte. Voir  haut  ce  qui  doit  être  bas,  bas  ce  qui  doit  être  haut;  voir  la  ligne 
courbe  droite,  et  la  droite  courbe,  voilà  ce  qui,  seul,  fait  que  je  me  porte 
bien,  et  ce  que  je  veux  sur  toute  la  terre. 

Le  HÉRAUT.  Que  la  sainte  baguette  te  frappe,  méchant  gueux!  que  tes 
membres  se  tordent  aussitôt  eu  d'affreuses  convulsions!  —  Voyez,  le 
double  nain  se  pelotonne  tout  à  coup  en  une  masse  immonde  !  —  0  pro- 
dige! —  La  masse  devient  œuf,  l'œuf  se  gonde,  il  crève;  deux  jumeaux 
s'en  échappent  :  la  vipère  et  la  chauve-souris.  L'une  s'en  va  rampant 
dans  la  poussière;  l'autre,  noire,  prend  son  essor  vers  le  plafond.  Toutes 
deux  se  hâtent  au  dehors  pour  faire  alliance;  je  n'y  voudrais  pas  être  en 
tiers. 

Murmures.  Alerte!  on  danse  déjà  là-bas.  — Non,  je  voudrais  être  loin. 
—  Sens-tu  comme  cela  nous  enveloppe,  l'engeance  fantastique  ?  Cela 
frôle  dans  mes  cheveux;  —  tout  à  l'heure  je  le  sentais  près  de  mon 
pied.  —  Aucun  de  nous  n'est  blessé  ;  —  mais  nous  sommes  tous  pris 
d'épouvante.  —  La  plaisanterie  se  gâte.  —  Les  imbéciles  l'ont  voulu 
ainsi  ! 

Le  iiéraut.  Depuis  que  dans  les  mascarades  les  devoirs  de  héraut  me 
sont  confiés,  je  veille  avec  sollicitude  à  la  porte,  afin  qu'ici ,  dans  ce 
lieu  de  plaisir,  rien  de  funeste  ne  vous  atteigne;  je  ne  plie  ni  ne  cède, 
et  pourtant  je  crains  que,  par  les  fenêtres,  des  Esprits  de  l'air  ne  se 
glissent;  car  des  enchantements,  des  sortilèges,  je  ne  saurais  vous  ga- 
rantir. Si  le  nain  vous  effrayait,  maintenant,  là-bas,  c'est  toute  une 
multitude  en  fureur.  Le  nom  et  le  caractère  de  ces  formes,  je  voudrais 
bien  vous  les  expliquer,  comme  il  convient  à  mon  emploi;  mais  ce  qui 
n'est  pas  compréhensible,   je  ne  saurais   le   définir.  Venez   donc  tous  à 

^  Zoïlo,  ce  Grec  si  fameux  par  ses  ignobles  critiques  fies  œuvres  do  Plaloii  et  d'Homère.  Tlier- 
siic,  ce  bossu  bidcux  et  méchant  dont  il  est  question  au  XI""  livre  de  V Iliade.  Il  détestait  Acliiile, 
Ulysse  et  Agamemnon,  bravait  insolemment  les  cliel's  de  l'armée,  et  conseillait  toujours  la  retraite. 
Ulysse  le  battit  un  jour  de  son  sceptre,  au  point  de  le  faire  pleurer.  Il  linit  par  être  tué  par 
Achille.  Après  sa  mort,  les  dieux  le  changèrent  en  une  gren  luille.  Selon  Platon,  son  âme  passa 
dans  le  corps  d'un  singe.  Plafo,  de  Republicà,  lib.  x.  Tel  est  le  couple  gracieux  que  Goethe  a 
réuni  dans  une  seule  individualité;  de  là  Zoilo-Tliersite;  le  nom  suffit  cette  fois  pour  indiquer  la 
nature  du  personnage. 


210  FAUST. 

mon  aide.  Voyez-vous  comme  cela  glisse  à  travers  la  foule?  Allele  de 
quatre  chevaux,  voyez-vous  ce  char  magnifique  qui  perce  à  travers  tout? 
Mais  il  ne  fend  pas  la  masse,  je  ne  vois  nulle  part  qu'on  se  presse;  il 
sème  dans  l'éloignement  des  étiucelles  de  toutes  couleurs;  mille  étoiles 
égarées  trembloteut  cà  et  là;  on  dirait  une  lanterne  magique.  Cela  s'ap- 
proche avec  un  ronllcment  furieux  comme  l'ouragan.  Place!  place!  je 
frissonne  ! 

Un  ENFAM  [le  guide  du  char),  lïalte!  coursiers;  ployez  vos  ailes,  obéis- 
sez au  frein  accoutumé  ,  modérez-vous  dos  que  je  vous  modère,  partez 
rapides  lorsque  je  vous  anime.  —  Honorons  ces  lieux!  —  Voyez  à  l'enlour 
s'accroître  le  nombre  des  gens  ébahis,  foule  sur  fouie!  A  l'œuvre  donc, 
héraut!  à  ta  manière,  avant  que  nous  n'ayons  fui,  nomme-nous  et  nous 
explique;  car  nous  sommes  les  Allégories  :  à  ce  compte,  tu  devrais  nous 
connaître. 

Le  iiéuaut.  Je  ne  saurais  te  nommer;  je  pourrais  plutôt  te  décrire. 

L'enfant-guide.  Essaie. 

Le  héraut.  11  faut  l'avouer,  d'abord  tu  es  jeune  et  beau,  un  enfant  à  peine 
adulte  et  que  les  femmes  voudraient  bien  voir  adulte  accompli;  tu  me  pa- 
rais un  galant  en  herbe,  nn  séducteur  de  race. 

L'enfant-guide.  Cela  s'entend!  Continue,  découvre  le  gai  mot  de  l'é- 
nigme. 

Le  héraut.  L'éclat  noir  de  tes  yeux,  la  nuit  de  ta  chevelure  qu'un  dia- 
dème étincelant  égaie!  et  quel  gracieux  manteau  coule  de  tes  épaules  à  tes 
talons,  avec  sa  bordure  de  pourpre  et  de  clinquant!  On  te  prendrait  vrai- 
ment pour  une  fille,  et  cependant  je  tiens  que  tu  serais  déjà  capable  de 
leur  tourner  la  tète;  tu  as  été  à  leur  école. 

L'enfant-guide.  Et  celui  qui,  tel  que  l'image  de  la  magnificence,  trône 
sur  ce  char? 

Le  héraut.  11  semble  un  roi  ])uissantet  gracieux.  Heureux  celui  qui  sait 
gagner  sa  faveur!  à  quoi  pourrait-il  prétendre  désormais?  Son  regard  va 
au-devant  du  besoin,  et  sa  joie  pure  de  donner  est  plus  grande  que  la  pos- 
session et  le  bonheur. 

L'enfant-guide.  Tu  ne  dois  pas  t'en  tenir  là;  songe  qu'il  faut  le  décrire 
avec  exactitude. 

Le  héraut.  La  dignité  ne  peut  se  décrire;  mais  son  visage  frais  et  rond 
comme  la  lune  pleine,  ses  joues  en  llenr  qui  s'épanouissent  sous  ra])pareil 
du  turban,  une  riche  aisance  dans  les  plis  de  sa  robe  !  que  dire  de  son 
maintien?  Il  me  semble  reconnaître  en  lui  un  souverain. 

L'enfant-üuiüe.  C'est  IMutus,  dieu  de  la  richesse,  qui  vii'nt  ici  dans  toute 
sa  pompe.  Le  grand  empereur  l'appelle  de  tous  ses  vœux. 

Le  héraut.  Maintenant  dis-nous  aussi,  pour  ce  qui  le  regarde,  le  quoi  et 
le  comment. 

L'e.nfant-glide.  Je  suis  la  Prodigalité,  je  suis  la  Poésie,  je  suis  le  poète 
qui  se  satisfait  en  dispersant  son  propre  bien.  Moi  aussi  je  suis  riche  im- 


DliUXIÈMK    l'A  KT  IE.  211 

ineiisütiiciit^  et  me  liens  l'égal  de  IMuliis.  J'anime  et  décore  ses  danses  et 
ses  fêtes  ;  ce  qui  lui  manque,  je  le  lui  donne. 

\.]L  iiÉRAi T.  La  fanfaronnade  te  sied  à  ravir;  mais  voyons  un  peu  ce  que 
tu  sais  faire. 

I.'enfant-giide.  Voyez,  il  me  suffit  de  claquer  des  doigts,  et  sur-le- 
champ  des  étincelles  et  des  lueurs  jaillissent  autour  du  char.  Tenez,  voilà 
un  collier  de  perles. 

(I^iisant  toujours  claquer  ses  doigts.) 

A  vous  les  agrafes  d'or,  les  pendants  d'oreilles,  les  colliers;  à  vous 
aussi  les  peignes  et  les  couronnes  sans  défaut^  joyaux  précieux  montés  en 
bagues  ;  j(î  jette  aussi  par  moment  de  petites  flammes,  attendant  où  elles 
peuvent  prendre. 

Le  iiÉRAiT.  Comme  elle  happe  et  saisit  tout,  la  chère  multitude  !  le  don- 
neur en  est  assailli.  11  j)leut  des  bijoux  comme  dans  un  rêve,  et  chacun 
veut  en  avoir  quelque  chose.  Mais  en  voici  bien  de  nouvelles,  à  présent! 
Ce  qu'ils  saisissent  avec  tant  d'avidité  ne  leur  profite  guère,  les  trésors  leur 
échappent  aussitôt.  Le  collier  de  perles  se  brise,  et  le  pauvre  diable  n'a 
plus  dans  sa  main  que  des  scarabées  qui  se  débattent  ;  il  les  secoue,  et  les 
voilà  qui  bourdonnent  autour  de  sa  tête.  Les  autres,  au  lieu  de  biens  soli- 
des, n'ont  attrapé  que  de  frivoles  papillons.  Oh!  le  fripon  !  qui  promet  tant 
et  ne  donne  que  du  clinquant  ! 

L'enfant-giide.  Oui,  tu  sais  expliquer  les  masques;  mais  découvrir  le 
fond  des  êtres  n'est  point  l'affaire  d'un  héraut  de  cour  :  il  faut  à  cet  em- 
ploi des  gens  plus  pénétivauts.  J'évite  cependant  toute  querelle,  et  c'est  à 
toi,  maître,  que  s'adressent  mes  questions  et  mes  paroles.  (//  se  tourne 
vers  Plutus.)  Ne  m'as-tu  pas  confié  le  soin  de  guider  tes  quatre  fougueuses 
cavales?  Ne  les  ai-je  pas  conduites  avec  bonheur,  selon  tes  volontés?  Ne 
suis-je  pas  où  tu  m'indiques?  N'ai-je  pas  su,  sur  des  ailes  rapides,  le  con- 
quérir la  palme?  Si  souvent  que  j'aie  combattu  pour  toi,  n'ai-je  pas  tou- 
jours été  vainqueur?  Les  lauriers  qui  couvrent  ton  front,  n'est-ce  point 
mon  esprit  et  ma  main  qui  les  ont  tressés? 

Plutus.  S'il  est  nécessaire  que  je  l'atlesle,  je  le  dis  volontiers  :  lu  es 
l'esprit  de  mon  esprit,  tu  agis  toujours  selon  ma  volonté,  tu  es  ))lus  riche 
que  je  ne  le  suis  moi-même,  et  j'estime,  pour  honorer  tes  services,  ce 
rameau  vert  plus  haut  que  toutes  mes  couronnes.  Je  le  ])roclame  ici 
devant  tous  et  du  fond  du  cœur  :  Mon  enfant  bien-aimé,  je  suis  content 
de  toi. 

L'exfant-guide,  à  la  foule.  Les  plus  ricbes  dons  de  uki  main,  voyez,  je 
les  ai  répandus  à  la  ronde.  Par-ci,  pu- -là,  je  vois  des  tètes  où  brille  une 
petite  flamme  que  j'ai  secouée.  Elle  saute  de  l'un  à  l'autre,  s'attache  à 
celui-ci,  échappe  à  celui-là  ;  rarement  elle  s'élève  flamboyante  et  luit  splen- 
dide dans  sou  éclat  passager;  mais  chez  plusieurs,  avant  même  qu'on  ait 
pu  soupçonner  son  existence,  elle  s'éteint,  tristement  consumée. 

Caquetage  des  ee.mmes.   Celui-là,  tout  en  haut  sur  le  char,  est,  à  coup 


212  KAUST. 

sur,  un  cliarlalan.  Derrière,  se  blottit  Hanswurst  ',  mais  amaigri  par  la 
faim  et  la  soif,  et  tel  que  jamais  encore  on  ne  Fa  vu  ;  il  ne  sent  rien  quand 
on  le  pince. 

I.'amaigui.  Foin  des  hideuses  carognes  !  Je  sais  que  je  suis  toujours  le 
malvenu  pour  elles.  Lorsque  la  femme  prenait  encore  soin  du  foyer,  on 
m'appelait  Avarice;  ;  en  ce  temps,  la  maison  était  en  bon  élat  :  beaucoup  y 
entrait,  rien  n'en  sortait.  Je  veillais  sur  le  coffre-fort  et  sur  l'armoire; 
c'était  sans  doute  là  un  vice  !  Mais  lorsque,  dans  ces  dernières  années,  la 
femme  eut  désappris  Fécononiie,  et  qu'à  la  façon  de  tout  mauvais  payeur, 
elle  a  plus  de  désirs  que  d'écus,  il  reste  à  l'homme  beaucoup  à  souffrir; 
de  quelque  coté  qu'il  se  tourne,  des  délies.  Gagne-t-elle  quelque  chose, 
elle  le  dépense  pour  son  corps,  pour  son  amant;  aussi,  elle  mange  mieux, 
boit  encore  mieux  avec  la  damnée  troupe  de  galants.  Ma  passion  pour  l'or 
s'en  accroît,  et  je  suis  F  Avare  au  masculin. 

La  femme  en  solo.  Oue  le  dragon  aille  enfouir  avec  les  dragons;  après 
tout,  cela  n'est  que  fourberie  et  mensonge!  11  vient  pour  j)rovoquer  les 
hommes,  comme  s'ils  n'étaient  pas  assez  désagréables  sans  cela. 

Les  femmes  en  masse.  Cet  homme  de  paille  !  un  soufllel  sur  sa  joue  !  Ou'a 
donc  à  nous  menacer  ce  souffre-douleur?  Nous  craignons  bien  ses  gri- 
maces, en  vérité!  Les  dragons  ne  sont  que  de  bois  et  i\e  carton.  Sus  !  sus  ! 
tombez-lui  sur  la  carcasse! 

Le  héraut.  Par  mon  bàlon!  paix  là!  —  Mais  mon  secours  esl  inutile; 
voyez  comme  les  monstres  furieux,  envahissant  l'espace,  déploient  la  double 
paire  de  leurs  ailes!  Les  gueules  pourvues  d'écaillés  des  dragons  irrités 
s'agitent  en  vomissant  du  feu.  La  multitude  fuit,  la  place  est  nette. 

(Pluliis  descend  du  cliar.) 

Le  hérai't.  11  s'avance;  Tjuelle  majesté  royale!  Sur  un  signe  de  lui,  les 
dragons  s'agitent;  ils  ont  descendu  du  char  le  coffre  rempli  d'or  et  d'a- 
varice, le  voilà  à  ses  pieds  :  c'est  un  prodige  comme  cela  s'est  fait. 

Plutis,  à  r Enfant-Guide.  Te  voilà  déLarrassé  de  ce  jc^anl  l'aidiau,  te 
voilà  libre  ;  maintenant,  alerte  vers  ta  sphère  !  Elle  n'est  ])oinl  ici,  où,  dans 
la  confusion  elle  bruit,  les  fantômes  grotesques  nous  assiègent.  Va-t'en  là 

'  Hanswurst,  pantin  des  farces  allemandes. 

L'Avarice  aux  yeux  caves,  aux  membres  décharnés,  debout  deri-ière  le  cliar  où  se  prélasse,  dans 
la  pourpre  de  coussins,  l'endjonpoint  épanoui  du  dieu  de  l'or,  est  encoi'c  un  de  ces  contrastes 
que  Goethe  allectionne,  et  dont  nous  l'avons  \u  déjà  souvent  tirei-  parti.  Au  calme  grandiose, 
à  la  sérénité  magnifique  delà  llichesse  personnifiée  dans  IMutus,  le  dieu  au  visage  lleuri,  à  la 
barbe  épaisse  et  suave,  à  la  parole  solennelle,  il  oppose  la  mine  creuse,  l'air  ébourillé  et  les  pas- 
quinades  ignobles  de  l'avarice.  N'y  at-il  pas  aussi  du  IMépbistophélès  dans  cet  amaigri  goguenard, 
espèce  de  clown  du  dieu  Plutus,  qui  vient  là  comme  le  boidlon  de  la  mascarade,  als  Fulie  des  Gan- 
zen, loûr  me  servir  d'une  expression  familière  aux  Allemands?  Outre  que  sa  présence  derrière 
Faust  l'indique  assez  (Mcpliistophélès  ne  quitte  guère  son  compagnon,  et  Plutus  ici  n'est  autre  que 
Faust,  Faust  qui  promet  l'or  et  les  richesses  à  l'empereur,  ce  grand  tout  du  moyen  âge,  ce  dieu 
n->.v),  on  le  devine  à  ses  velléités  de  luxuie  à  la  fois  brutale  et  grotesque.  Il  est  vrai  que  l'Avarice, 
en  tant  que  péché  capital,  tient  de  l'enfer,  et  par  là  conserve  avec  le  diable  un  air  de  famille  au- 
quel on  I  eut  facilement  se  méprendic. 


DKIMIIMK   l'Ain  II".  213 

Oll,  loi  |)ur,  lu  conleinples  la  |)iii'elc  soreiiic;  là  oîi  lu  riij)|)ailioiis,  où  lu 
n'as  foi  qu'en  loi-niènie;  là  bas  où  le  Heau  cl  le  Hon  plaisent  seuls,  A  la 
solitude  !  —  Va  y  créer  ton  inonde. 

I/enfant-giide.  (.'est  ainsi  que  je  m'estime  coniine  di^rie  envoyé,  ainsi 
que  je  t'aime  comme  ton  plus  proche  parent.  Où  tu  résides  est  ropiilcnce, 
où  je  suis  chacun  se  voit  nager  au  milieu  des  plus  riches  trésors.  Dans 
cette  vie  absurde,  l'homme  hésite  souvent  :  se  doniicra-t-il  à  toi  ou  à  moi? 
Les  tiens,  à  la  vérité,  peuvent  se  reposer  en  désœuvrés;  mais  qui  s'attache 
à  mes  pas  a  toujours  quelque  chose  à  l'aire.  Je  n'agis  point  en  secret;  je 
respire,  et  me  voilà  trahi.  Adieu  doue  !  tu  me  laisses  à  mon  bonheur!  Mur- 
mure doucement  mon  nom,  et  je  rcNicns  aussitôt. 

(Il  part  roiniiic  il  est  venu.) 

Plltis.  Maintenant,  il  est  temps  de  délier  les  trésors  !  Je  louche  les  ser- 
rures avec  la  verge  du  héraut,  cela  s'ouvre.  Voyez,  dans  les  coffres  d'ai- 
rain, c'est  un  sang  dor  qui  circule;  d  abord,  la  pompe  des  couronnes, 
des  chaînes,  des  anneaux.  La  masse  en  ébulliticn  menace  de  la  dévorer 
tandis  qu'elle  fond. 

Clameurs  diverses  de  la  MiLirruDE.  Voyez,  oh!  voyez,  quelle  fusion 
splendide  !  le  coffre  s'emplit  jusqu'aux  bords,  —  les  vases  d'or  se  fondent, 
les  rouleaux  roulent,  les  ducats  bondissent  tout  monnayés.  Oh!  comme  le 
cœur  me  bat,  comme  je  vois  tous  mes  désirs  tourbillonner  là  sur  le  sol! 

—  On  vous  l'offre,  profitez-en  sur-le-champ;  vous  n'avez  qu'à  vous  bais- 
ser pour  être  riches.  — Nous  autres,  prompts  comme  l'éclair,  nous  nous 
emparons  du  coffre.  * 

Le  héraut.  Qu'est-ce  donc?  insensés!  que  voulez-vous?  il  n'y  a  rien 
ici  qu'un  jeu  de  mascarade;  ce  soir,  on  n'en  demande  pas  davantage. 
Croyez-vous  qn'on  va  vous  donner  de  l'or  et  des  valeurs?  Mais  des  jetons 
seraient  de  trop  pour  vous  dans  cette  partie.  Maladroits!  qui  voulez  d'une 
aimable  plaisanterie  faire  la  vérité  crue,  à  quoi  vous  servirait  la  vérité? 

—  Vous  vous  jetez  à  corps  perdu  dans  l'erreur  grossière.  —  Plutusde  car- 
naval, héros  de  mascarade,  chasse-moi  d'ici  tout  ce  monde. 

Plutus.  Ton  bâton  va  me  servir  à  merveille;  prète-le-moi  pour  un  in- 
stant. —  Je  le  trempe  dans  la  flamme  liquide.  —  Maintenant,  Masques, 
gare  à  vous  !  Ouels  éclairs,  quels  craquements,  quelle  fusée  d'étincelles  ! 
voilà  déjà  le  bâton  tout  en  feu.  Oui  s'ajjproche  de  trop  près  est  aussitôt 
brûlé  sans  pitié,  lîon,  je  commence  ma  tournée. 

Cris  ET  confusion.  Aie!  aie!  c'est  fait  de  nous.  —  Sauve  qui  peut!  —  Ar- 
rière, arrière,  mon  voisin  !  — J'ai  le  visage  aspergé  détincelles  !  — Que  ce 
bàton  de  feu  me  pèse  !  —  Nous  sommes  tous  et  tous  perdus!  —  Arrière  ! 
troupe  de  masques!  .Vrrière,  arrière,  foule  insensée!  —  Oh!  si  j'avais  des 
ailes,  je  m'envolerais. 

Plutus.  Déjà  le  cercle  est  élargi,  et  personne,  je  pense,  n'est  brûlé;  la 
multitude  cède,  saisie  d'épouvante.  Cependant,  comme  gage  de  cet  ordre, 
je  trace  un  cercle  invisible. 


21  i  FAÜÖT. 

Le  iiéu.u  r.  Tu  as  accompli  une  œuvre  magailique  ;  combien  de  grâces 
je  rends  à  la  sage  puissance  ! 

Pi.iTLS.  Nous  nesoniincspas  au  bout,  noble  ami  ;  de  la  palience  !  maint 
tumulte  menace  encore. 

L'av.vuice.  On  peut,  pour  peu  qu'on  s'en  soucie,  contemjder  ce  cercb; 
avec  un  certain  plaisir,  car  toujours  les  femmes  sont  en  avant  lorsqu'il 
s'agit  de  regarder  ou  de  grignoter.  Quant  à  moi,  j(^  ne  suis  pas  encore  si 
complètement  rouillé;  une  belle  femme  est  toujours  belle  ;  et  puisqu'au- 
jourd'liui  cela  ne  me  coûte  rien,  nous  voulons  nous  en  donner  h  cœur  joie. 
Mais  comme  dans  un  lien  qui  regorge  de  monde,  toutes  les  paroles  ne 
])ortent  ))as,  je  vais  essayer  avec  prudence,  et  j'espère  réussir,  de  m'ex- 
primer  clairement  en  ])anlomime;  si  la  main,  le  jiied  et  les  gestes  ne 
me  suffisent  ])as ,  ma  foi!  je  tente  quelque  espièglerie.  J'en  userai  de 
l'or  comme  d'une  argile  bumide,  car  ce  métal  se  convertit  en  toute 
cbose. 

Le  nÉRAiT.  Qu'a  donc  cet  imbécile  dessécbé?  Un  pareil  meurt-de-faim 
va-t-jl  faire  de  l'esprit?  Il  réduit  tout  or  en  paie  ;  l'or  devient  mou  entre 
ses  mains.  Comme  il  le  pétrit,  comme  il  le  roule!  et  pourtant  il  garde 
toujours  une  forme  ignoble.  Le  voilà  qui  se  tourne  vers  les  femmes  ;  elles 
poussent  des  cris,  veulent  s'enfuir,  et  se  démènent  d'une  ignoble  façon. 
Le  drôle  est  mal  accueilli.  Je  crains  bien  qu'il  ne  prenne  plaisir  à  violer 
les  convenances;  dès  lors,  je  ne  puis  rester  muet.  Donne-moi  mon  bàlon, 
que  je  le  cbasse. 

Pli'tl's.  11  ne  pressent  pas  ce  qui  nous  menace  du  debors;  laisse-le 
mener  sa  fête  de  fou,  il  ne  va  point  lui  rester  de  place  pour  ses  pasqui- 
nades.  La  loi  est  puissante  ;  plus  puissante  est  la  néeessilé. 

Tl.milte  etciiaint.  La  trduj)!»  sauvage  accourt  des  bauteurs  de  la  monta- 
gne et  des  profondeurs  du  bois.  Elle  avance  irrésistiblement  :  ils  fêtent  leur 
grand  dieu  Pan.  Ils  savent  ce  que  nul  ne  sait,  et  se  ruent  dans  le  cercle 
vide. 

Plutts.  Je  vous  connais,  vous  et  votre  grand  dieu  Pan;  vous  avez  fait 
ensemble  de  vaillants  coups  !  Je  sais  fort  bien  ce  que  tout  le  monde  ne 
sait  pas,  et  je  vous  ouvre  de  bon  cœur  ce  cercle  étroit.  Qu'un  beureux  des- 
tin les  accompagne!  De  curieux  prodiges  peuvent  se  passer;  ils  ignorent 
oii  ils  vont  ;  ils  ne  sont  pas  avisés. 

Chant  SAUVAGE.  Peuple  fardé,  tas  de  |)ailleltes!  ils  viennent  bruts,  vien- 
nent brutaux,  à  bonds  liardis,  à  course  ardente  ;  les  voici  tous  forts  et 
vaillants. 

Les  faunes.  La  troupe  des  Faunes  a  la  danse  lascive,  la  couronne  de 
cbêno  dans  les  ebeveux  crépus,  une  oreille  fine  et  pointue  qui  perce  à  Ira- 
vers  les  boucles,  un  petit  nez  camard,  un(>  large  face,  tout  cela  ne  nuiî  i)as 
auprès  des  femmes.  Quand  le  Faune  lui  l(>nd  la  patte,  la  plus  belle  ne  fait 
pas  la  difficile. 

UN  SATYRE.  Le  Satyre  bondit  derrière  les  aulrcs,    le  Satyre  au  pied  de 


DE u XI i: ME  PAirni:.  ^ir; 

l)onc,  à  lu  j;iinl)C  grèlo,  il  lui  faul  à  lui  des  membres  maigres  et  nerveux. 
A  la  maniL're  des  chamois,  sur  les  hauteurs  de  la  montagne,  il  se  délecte 
à  regarder  de  tous  cotés,  et  puis,  ravivé  par  l'air  de  la  lii)crté,  il  raille  l'en- 
fant cl  la  femme  et  l'homme,  qui  là-has,  dans  les  vapeurs  cl  la  fumée  du 
vallon,  s'imaginent  bonnement  qu'ils  vivent  aussi,  tandis  qu'à  lui,  pur  cl 
sans  trouble,  à  lui  seul  appartient  là-haut  le  monde  entier. 

Les  (jnomks.  Voici  venir  trotte-menu  la  troupe  des  Pygméesqui  n'aiment 
pas  à  marcher  deux  à  deux.  Dans  leur  liabil  de  mousse,  avec  leurs  petites 
lanternes,  ils  s'agitent  les  uns  les  autres,  chacun  pour  soi,  tous  grouillant 
comme  une  fourmilière  de  vers  luisants;  cela  remue  incessamment  d'ici, 
de  là,  occupé  dans  tous  les  zigzags. 

Proches  ])arenls  des  pieux  trésors,  bien  connus  comme  chirurgiens  du 
granit,  nous  saignons  les  hautes  montagnes  et  puisons  dans  leurs  \eines 
plantureuses.  Nous  amoncelons  les  métaux,  partout  accueillis  que  nous 
sommes  avec  des  cris  de  bienvenue,  car  nous  sommes  les  amis  des 
hommes.  Et  cependant  nous  produisons  l'or  à  la  lumière,  l'or  pour  les 
larrons  et  les  entremetteurs,  cl  ne  laissons  pas  manquer  de  (ér  Thomme 
superbe  qui  inventa  le  meurtre  en  grand.  Qui  méprise  les  trois  com- 
mandements, ne  lient  non  plus  guère  compte  des  autres.  Tout  cela  n'est 
pas  de  notre  faute  ;  c'est  pourquoi  ayez  comme  nous  patience. 

Les  géants.  Les  hommes  sauvages,  voilà  leur  nom  ;  sur  le  Harz,  on  les 
connaît  bien.  Nus,  dans  leur  antique  force,  ils  marchent  ensemble  en 
vrais  géants.  Un  tronc  de  sapin  dans  la  main  droite,  un  grossier  ceinturon 
autour  du  corps,  un  rude  tablier  de  feuilles  et  de  ramures,  gardes  comme 
le  pape  lui-même  n'en  a  pas. 


DES  NYMPHES  EN  CHOEUR. 

(Elles  eutoiu'LMif  le  grand  dieu  Pan.) 

H  vient,  lui  aussi  !  le  tout  du  monde  est  représenté  dans  le  sublime  Pan. 
Vous,  les  plus  aimables,  entourez-le,  menez  autour  de  lui  vos  danses  fo- 
lâtres ;  car,  bon  et  grave  à  la  fois,  il  aime  que  l'on  .-oil  joyeux.  Sous  la 
voûte  azurée  du  ciel  il  se  tient  constamment  éveillé  ;  mais  les  ruisseaux 
l'enchantent  de  leurs  murmures,  cl  les  brises  le  bercent  dans  un  frais 
repos;  et  lorsqu'il  vient  s'assoupir  vers  midi,  la  feuille  cesse  de  trembler 
à  la  branche  ;  l'odeur  balsamique  des  plantes  vives  emj)lit  l'air  silencieux  : 
la  Nymphe  s'arrête  en  ses  ébats,  et  là  oii  elle  se  trouve  s'endort.  Uependant 
si  tout  à  coup  sa  voix  retentit  avec  puissance,  comme  le  roulement  du  ton- 
nerre ou  le  mugissement  de  la  mer,  nul  ne  sait  plus  où  se  tourner,  l'ar- 
mée vaillante  se  disperse,  cl  dans  le  tumulte  le  héros  frissonne.  Honneur 
donc  à  qui  de  droit!  Salut  à  celui  qui  nous  amène  ici  ! 


216  FAUST. 

DEPUTATION  DE  CiNOMES. 

(Au  grand  ilicu  Pan.) 

Si  le  l)inn  suprême  o(  sploiiditle  file  dans  les  veines  du  granit  et  ne 
(léconvre  ses  labyrinthes  qn'an  pouvoir  magique  de  la  baguette  divi- 
natoire, 

Nous  autres,  dans  les  grottes  obscures,  nous  construisons  notre  maison 
de  Troglodytes,  et  toi,  à  la  pure  lumière  du  soleil,  lu  dispenses  généreuse- 
ment les  trésors. 

Voilà  que  tout  près  d'ici  nous  venons  de  découvrir  une  source  mer- 
veilleuse qui  promet  de  donner,  sans  travail,  ce  qu'on  ponvait  à  peine 
conquérir. 

Il  dépend  de  toi  seul  d'accomplir  cette  affaire;  prends-la,  Seigneur, 
sous  ta  protection!  Tout  trésor  entre  tes  mains  devient  le  partage  de  l'u- 
nivers. 

pLUTL's,  nu  Héraut.  Sachons  nous  contenir  avec  grandeur,  et  laissons 
s'accomplir  ce  qui  se  prépare.  Ton  courage,  à  toi,  n'a  jamais  failli.  Il 
va  se  passer  maintenant  quelque  cliose  d'horrible  ;  le  monde  et  la  pos- 
térité refuseront  d'y  croire  :  écris-le,  toi,  fidèlement  dans  ton  protocole. 

Le  héraut,  saisiasanl  la  bagneltc  que  Plulus  lient  dans  sa  main.  Les  nains 
conduisent  doucement  le  grand  dieu  Pan  à  la  source  de  feu.  Elle  jaillit  en 
bouillonnant  des  profondeurs,  puis  retombe  dans  le  gouffre,  et  la  gueule 
béante  demeure  sombre  ;  l'ébullition  em])rasée  et  fumante  ondule  encore. 
Le  grand  dieu  Pan  est  là  de  bonne  humeur  et  se  réjouit  du  prodige.  — 
Une  écume  de  perles  jaillit  de  tous  côtés.  Comment  peut-il  se  fier  à  do 
pareils  êtres?  Il  s'incline  profondément  pour  regarder;  —  mais  voilà  que 
sa  barbe  tombe  dedans.  — Qui  peut  être  cet  homme  au  menton  ras?  Sa 
main  le  cache  à  nos  yeux.  —  in  grand  malheur  survient,  la  barbe  prend 
feu,  et  bientôt  une  traînée  ardente  enflamme  la  couronne,  et  la  tète  et  la 
poitrine;  la  joie  se  change  en  peines.  —  La  troupe  accourt  pour  éteindre 
les  flammes  ;  mais  nul  n'y  échapj)e,  et  plus  on  patauge  et  se  débat,  plus 
la  flamme  se  multiplie  et  se  ravive.  Enveloppé  dans  lélément  ardent,  tout 
un  groupe  de  masques  grille.  Mais  qu'entends-je?  quelle  nouvelle  se 
transmet  d'oreilh;  en  oreille,  de  bouche  en  bouche?  0  nuit  à  jamais  la- 
mentable, que  de  maux  tu  nous  as  apportés!  Le  jour  de  demain  va  pro- 
clamer ce  que  personne  ne  voudrait  entendre.  J'entends  crier  de  tons 
côtés  que  c'est  l'EMPEilELU  qui  souffre  ces  tourments.  Oh  !  que  toute 
autre  chose  fût  vraie!  L'Empereur  brûle  avec  les  siens.  Maudits  soient-ils 
eux  tons  qui  l'ont  poussé  à  s'entourer  de  fagots  résineux  et  venir  ici  faire 
vacarme  pour  la  destruclion  générale!  0  jeunesse  !  jeunesse  !  ne  sauras-tu 


DKUXlk^lK    PA  in  I  H.  217 

jamais  inottrc  un  frein  à  ta  joie!  0  grandeur!  grandeur!  ne  sauras-tu 
jamais  concilier  dans  tes  actes  la  raison  et  la  puissance  que  tu  exerces  ! 

Déjà  le  bois  est  tout  en  flammes,  elles  montent  aiguës  et  vont  lécher 
les  boiseries  du  toit;  un  incendie  général  nous  menace.  La  mesure  de  la 
désolation  est  comblée  :  je  ne  sais  qui  nous  sauvera.  Monceau  de  cendres 
d'une  nuit,  demain  on  verra  gisante  la  riche  magnificence  impériale! 

Pluti's.  Assez  de  frayeur  !  Il  est  temps  de  venir  à  leur  aide.  —  Puissance 
de  cette  baguette,  frappe,  et  que  le  sol  tressaille  et  retentisse  !  Et  toi,  plaine 
infinie  de  l'air,  emplis-toi  d'une  tiède  vapeur!  Voltigez  par  ici,  brouil- 
lards; nuées  grosses  de  pluie,  planez  sur  cet  embrasement  tumultueux  ! 
ruisselez,  sifflez,  petits  nuages,  gonflez-vous,  exhalez-vous  doucement; 
partout  efforcez-vous  d'éteindre  !  vous  calmants,  vous  humides,  changez  en 
un  orage  ce  vain  jeu  de  flamme!  — Quand  les  Esprits  menacent  de  nous 
nuire,  c'est  à  la  Magie  de  se  remuer. 


JARDIN   DE    PLAISANCE. 

SOLEIL    DU    MATIN. 

L'EMPEREUR  et  sa  cour,  lionimes  et  femmes;  FAUST, 
MEPHISTOPHÉLES  vêtu  convenablement,  sans  affectation,  dans  le  goût  du  temps  ;  tous 

les  deux  s'agenouillent. 

Faust.  Pardonnes-tu,  seigneur,  l'incendie  de  carnaval  ? 

L'empereur,  leur  faisant  signe  de  se  relever.  Je  me  souhaite  beaucoup  de 
farces  de  la  sorte.  —  Un  moment  je  me  suis  vu  au  milieu  d'une  sphère 
ardente,  je  croyais  presque  être  Pluton.  Un  abîme  de  ténèbres  et  de  char- 
bon tout  à  coup  embrasé  de  flamme!  d'ici  et  de  là,  dans  les  gouffres,  tour- 
billonnaient des  milliers  de  flammes  extravagantes  qui  s'unissaient  en  une 
voûte  ;  des  langues  de  flammes  découpaient  un  dôme  sublime  toujours  de- 
bout et  toujours  croulant.  A  travers  le  tourbillon  des  colonnes  ardentes, 
je  voyais  dans  le  lointain  se  mouvoir  la  longue  file  des  peuples;  ils  se 
ruaient  dans  le  vaste  cercle,  et  me  rendaient  hommage,  comme  ils  l'ont 
toujours  fait.  J'en  ai  reconnu  plus  d'un  de  ma  cour,  je  semblais  le  roi  des 
Salamandres. 

Méphistophélès.  Tu  l'es,  seigneur!  puisque  chaque  élément  reconnaît 
ta  majesté  absolue.  La  flamme  t'est  soumise,  tu  viens  de  l'éprouver.  Main- 
tenant, plonge-toi  dans  la  mer  à  l'endroit  où  sa  fureur  se  déchaîne  avec 
le  plus  d'emportement,  et  à  peine  auras-tu  foulé  du  pied  le  sol  jonché  de 
perles,  qu'aussitôt  un  cercle  splendide  se  formera  en  bouillonnant.  De 
haut  et  d'en  bas,  tu  verras  les  flots  verts,  agiles,  empourprés  d'écume,  se 
gonfler  à  souhait  pour  la  plus  magnifique  demeure,  autour  de  toi,  point 

28 


218  FAUST. 

central.  A  cbaquo  pas  que  tu  fais,  des  palais  t'accompagnent.  Les  mu- 
railles môme  ont  le  don  de  vie,  se  meuvent  avec  la  rapidité  du  trait, 
vont  et  viennent.  Les  monstres  marins  se  pressent  pour  contempler  ce 
spectacle  nouveau,  charmant.  Là  s'ébattent  les  dragons  diaprés  aux 
écailles  d'or.  Le  requin  jappe,  lu  lui  ris  dans  la  gueule.  Quel  que  soit 
le  spectacle  que  ta  cour  enchantée  déploie  autour  de  toi,  tu  n'as  jamais 
contemplé  une  foule  pareille.  Cependant  les  images  agréables  ne  te 
font  pas  défaut,  les  Néréides  curieuses  s'approchent  du  palais  magnifique 
au  sein  de  l'éternelle  fraîcheur;  les  plus  jeunes,  timides  et  lascives 
comme  les  poissons  ;  les  autres,  prudentes  ;  déjà  Thélis  est  instriiite,  elle 
tend  au  nouveau  Pelée  sa  main  et  ses  lèvres,  et  puis  lui  donne  un  siège 
au  séjour  de  l'Olympe. 

L'empereur.  Pour  les  espaces  de  l'air,  je  t'en  fais  grâce;  on  franchit  tou- 
jours assez  tôt  les  degrés  de  ce  trône-là. 

Mépiiistophélès.  Et  la  terre,  tu  l'as  déjà,  maître  sublime! 

L'empereur.  Quel  heureux  destin  t'apporte  ici  sans  transition  des  3Iillc 
et  une  Nuits?  Si  tu  ressembles  pour  l'abondance  à  Scheherazade,  je  te  pro- 
mets la  plus  haute  des  faveurs.  Tiens-toi  toujours  prêt,  si  le  monde 
uniforme  me  devient  insupportable,  comme  cela  lui  arrive  souvent. 

Le  maréchal  s'avance  en  toute  hâte.  Gracieux  souverain,  je  n'eusse  jamais 
espéré  porter  dans  ma  vie  la  nouvelle  d'un  événement  plus  heureux  que 
celui  qui  me  transporte  de  joie  et  me  ravit  en  ta  présence  :  la  dette  est  li- 
quidée, tous  les  comptes  sont  payés,  nous  avons  apaisé  les  serres  des  usu- 
riers; me  voilà  délivré  de  ces  tourments  d'enfer.  On  ne  ressent  pas  dans 
le  ciel  une  joie  plus  sereine. 

Le  GRAND-aïAiTRE  DE  l' ARMÉE  stirvicnt  de  même.  La  solde  vient  d'être  payée 
ponctuellement,  l'armée  entière  s'engage  de  nouveau,  le  lansquenet  se 
sent  dispos,  et  l'hôte  et  les  filles  s'en  trouvent  bien. 

L'empereur.  Comme  votre  poitrine  se  dilate!  comme  votre  face  plissée 
se  rassérène  !  D'où  vient  que  vous  marchez  avec  tant  de  précipitation? 

Le  trésorier,  qui  se  trouve  là.  Interrogez  ceux  qui  ont  accompli  l'œuvre. 

Faust.  C'est  au  chancelier  qu'il  convient  d'exposer  l'affaire. 

Le  chancelier,  qui  s'avance  à  pas  lents.  Quel  bonheur  pour  mes  vieux 
jours!  Je  mourrai  satisfait. — Écoutez  donc,  et  contemplez  la  feuille  grosse 
de  destinées  qui  vient  de  convertir  tout  mal  en  bien.  (//  lit.)  «  On  fait  savoir 
«à  qui  le  désire  que  ce  papier  vaut  mille  couronnes.  11  est  donné,  pour 
«garantie  certaine,  un  nombre  infini  de  biens  enfouis  dans  le  sol  de 
«l'empire.  Les  mesures  sont  prises  pour  que  ce  riche  trésor,  sitôt  con- 
«  quis,  serve  à  l'acquittement.» 

L'empereur.  Je  soupçonne  ici  quelque  délit,  quelque  fourberie  mons- 
trueuse! Qui  donc  a  contrefait  le  chiffre  impérial?  Un  pareil  crime  est-il 
demeuré  impuni? 

Le  trésorier.  Rappelle  tes  souvenirs!  Toi-même  lu  l'as  signé,  et  cela, 
pas  plus  lard  que  cette  nuit.  Tu  représentais  le  grand  dieu  Pan;  le  chan- 


DEUXIÈME  PARTIE.  210 

cclicr  cl  nous  t'avons  adressé  la  parole  en  ces  termes  :  «  Consacre  la 
joie  de  cette  fôte,  consacre  le  salut  du  peuple  par  quelques  traits  de 
plume;  et  tu  les  as  tirés  clairement.  Ensuite,  des  milliers  d'artistes  les  ont 
reproduits  rapidement  par  milliers.  Pour  que  le  bienfait  pût  sur-le-champ 
profiter  à  tous,  nous  avons  timbré  aussitôt  des  effets  de  toute  sorte,  de  dix, 
de  trente,  de  cinquante,  de  cent.  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer  que  de 
bien  il  en  résulte  pour  le  peuple.  Voyez  votre  cité,  naguère  décomposée  à 
moitié  dans  les  bras  de  la  mort,  comme  elle  renaît  de  toutes  parts  à  la 
vie  et  tressaille  ivre  de  plaisir.  Bien  que  ton  nom  fasse  des  longtemps  le 
bonheur  du  monde,  jamais  on  ne  l'avait  contemplé  avec  tant  d'amour. 
L'alphabet  devient  désormais  superflu,  ce  signe  suffit  pour  rendre  heureux 
chacun. 

L'empereur.  Mes  sujets  reconnaissent-ils  à  cela  la  valeur  de  l'or  pur? 
L'armée,  la  cour,  consentent-elles  à  se  payer  avec?  En  ce  cas,  quel  que 
soit  mon  étonnement,  je  dois  le  laisser  avoir  cours. 

Le  maréchal.  11  serait  impossible  d'arrêter  le  papier  dans  son  vol,  il  se 
disperse  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  La  boutique  des  changeurs  est  toute 
grande  ouverte;  on  y  honore  chaque  effet  par  l'or  et  l'argent,  avec  quelque 
rabais  à  la  véi'ité.  De  là,  on  se  rend  chez  le  boucher,  chez  le  boulanger, 
chez  l'aubergiste.  La  moitié  du  monde  ne  rêve  que  festins,  tandis  que 
l'autre  se  pavane  dans  des  habits  neufs.  Le  mercier  coupe,  le  tailleur  coud. 
Le  vin  jaillit  dans  les  tavernes  aux  cris  de  :  Vive  l'empereur  !  les  pots  fu- 
ment, les  broches  tournent,  les  assiettes  clapotent. 

Mépiiistophélès.  Qui  se  promène  à  l'écart  sur  les  terrasses  y  rencontrera 
la  beauté  splendidement  parée;  un  de  ses  yeux  se  dérobe  sous  le  tis- 
su de  l'éventail  de  plumes;  elle  sourit  et  lance  un  regard et  les  riches 

faveurs  de  l'amour  s'obtiennent  plus  vite  que  par  l'esprit  et  l'éloquence. 
On  n'aura  plus  besoin  de  se  charger  de  bourses  et  de  sacs  ;  une  petite  feuille 
se  porte  facilement  dans  le  sein;  elle  s'y  accouple  au  mieux  avec  des  bil- 
lets d'amour.  Le  prêtre  la  porte  pieusement  dans  le  bréviaire,  et  le  soldat, 
pour  avoir  les  mouvements  plus  lestes,  allège  vite  sa  ceinture.  Que  Sa 
Majesté  me  pardonne  si  je  semble  amoindrir  le  grand  œuvre  en  l'appréciant 
ici  dans  ses  plus  petits  avantages. 

Faust.  La  plénitude  des  trésors  qui,  dormante,  gît  profondément  dans  le 
sol  de  tes  Etats,  demeure  sans  profit.  La  plus  vaste  pensée  ne  saurait  con- 
tenir une  pareille  richesse;  la  fantaisie  dans  son  essor  le  plus  sublime,  si 
haut  qu'elle  tende,  ne  saurait  suffire  ;  mais  les  Esprits  dignes  de  contempler 
la  profondeur  conçoivent  pour  l'infini  une  confiance  infinie. 

Méphistophélès.  Un  tel  papier,  au  lieu  d'or  et  de  perles,  est  si  commode  ! 
On  sait  ce  qu'on  a;  il  n'est  besoin  ni  de  peser  ni  de  changer,  et  l'on  peut 
s'en  donner  à  cœur  joie  avec  les  filles  et  le  vin.  Veut-on  du  métal?  un 
changeur  est  là  tout  près;  et  si  le  métal  manque,  on  creuse  le  sol  quelque 
temps;  on  met  coupes  et  chaînes  aux  enchères,  et  voilà  le  papier  aussitôt 
amorti,  à  la  honte  des  incrédules  qui  nous  raillaient  insolemment.  On  ne 


220  FAUST. 

veut  plus  autre  chose,  une  fois  qu'on  y  est  accoutumé.  Et  désormais,  dans 
tous  les  États  de  l'empereur,  on  aura  sous  la  main  assez  d'or,  de  bijoux 
et  de  papier. 

L'empeuelr.  Vous  avez  bien  mérité  de  notre  royaume;  que  la  récompense 
soit  proporlionnée,  autant  que  j)0ssible,  au  service.  Nous  \ous  confions 
le  sol  intérieur  de  nos  Etats;  vous  êtes  les  plus  dignes  custodes  des  tré- 
sors. Vous  connaissez  la  cachette  profonde  et  bien  gardée;  que  les  fouilles 
ne  soient  entreprises  que  sur  votre  parole.  Unissez-vous  maintenant,  vous, 
maîtres  de  nos  trésors;  remplissez  avec  ardeur  les  devoirs  de  votre  minis- 
tère, où  se  réunissent  le  monde  supérieur  et  le  monde  inférieur,  heureux 
d'être  ensemble. 

Le  trésorier.  Il  ne  doit  plus  exister  entre  nous  une  ombre  de  discorde; 
je  m'applaudis  d'avoir  l'enchanteur  pour  collègue. 

(11  sort  avec  Faust.) 

L'empereur.  Si  je  comble  de  mes  présents  un  chacun  à  ma  cour,  qu'on 
m'avoue  l'usage  qu'on  en  veut  faire. 

Un  page,  recevant.  Moi,  je  vivrai  joyeux,  content,  de  bonne  humeur. 

Un  autre,  de  même.  Moi,  j'achète  sur-le-champ,  à  ma  bien-aimée,  an- 
neaux et  chaînes  d'or. 

Un  camérier,  empochant.  Moi,  dès  à  présent,  je  bois  double  et  du  meil- 
leur vin. 

Un  autre,  de  même.  Les  dés  tressaillent  déjà  dans  ma  poche. 

Un  seigneur  banneret,  avec  circonspection.  J'acquitte  les  dettes  qui  pèsent 
sur  mon  château  et  mes  domaines. 

Un  autre,  de  même.  Un  trésor!  que  je  vais  enfouir  auprès  d'autres  trésors! 

L'empereur.  J'espérais  en  vous  du  cœur  et  de  l'ardeur  pour  des  actions 
nouvelles:  mais  qui  vous  connaît,  facilement  vous  devine.  Je  le  vois  bien, 
au  milieu  de  la  splendeur  des  trésors,  vous  demeurez  tels  que  vous  avez 
été,  après  comme  auparavant. 

Le  fou,  survenant.  Vous  dispensez  des  grâces,  souffrez  que  j'y  participe. 

L'empereur.  Comment!  encore  vivant  !  Tu  irais  les  boire  sur  l'heure! 

Le  fou.  Vos  billets  magiques!  je  n'y  comprends  pas  grand'chosc. 

L'empereur.  Je  le  crois  bien,  car  tu  les  emploies  mal. 

Le  fou.  En  voilà  d'autres  qui  tombent!  je  ne  sais  ce  que  je  vais  faire. 

L'empereur.  Prends-les,  c'est  ton  lot. 

[Exit.) 

Le  fou.  Cinq  mille  couronnes  dans  mes  mains! 

Méphistophélès.  Outre  à  deux  jambes,  te  voilà  relevé! 

Le  fou.  Cela  m'arrive  souvent,  mais  sans  que  je  m'en  trouve  aussi  bien 
qu'à  présent. 

Méphistophélès.  Tu  te  réjouis  tant  que  le  voilà  tout  en  sueur. 

Le  fou.  Mais,  regardez,  est-ce  que  ça  vaut  bien  de  l'or? 

Méphistophélès.  Tu  vas  avoir  avec  ce  que  ton  gosier  et  ton  ventre 
souhaitent. 


DEUXIEME  PAiniE.  221 

Le  fou.  Et  JG  puis  aclicter  des  cluiinps,  mie  maison  et  des  bestiaux? 
Méphistopiiélès.  Cela  s'entend!  Tu  n'as  qu'à  offrir,  rien  ne  le  manquera. 
Le  fou.  Et  un  château,  avec  l)ois,  et  chasse,  et  vivier? 
Méphistopuki.ès.  Malepcste!  j'aimerais  assez  te  voir  mon  seigneur. 
Le  fou.  Dès  ce  soir  je  me  prélasse  dans  mes  domaines. 

[Exil.) 

Mépimstopiiélèi^,  rcuJ.  Oui  doute  encore  de  l'esprit  de  noire  fou? 


UNE  GALERIE  OBSCURE, 

EAUST,  MÉPIIISTOPIIÉLÈS. 

Méphistophélès.  Pourquoi  m'entraînes-tu  dans  ces  corridors  sombres? 
N'y  a-t-il  point  assez  de  joie  là-bas,  et  dans  cette  foule  de  la  cour,  épaisse 
et  bariolée,  l'occasion  manque-t-elle  pour  la  raillerie  et  l'imposture? 

Eaust.  Ne  me  parle  j)as  ainsi;  un  pareil  langage  est  usé  pour  moi  jus- 
qu'à la  corde.  Ce  va-et-vient  continuel  est  tout  simplement  pour  éviter  de 
me  répondre.  Cependant  on  me  tourmente  pour  agir;  le  Maréchal  et  le 
Chambellan  ne  me  laissent  pas  respirer.  L'Empereur  veut,  et  il  faut  que 
cela  s'accomplisse,  l'Empereur  veut  voir  Hélène  et  Paris  devant  ses  yeux; 
le  chef-d'œuvre  des  hommes  et  des  femmes,  il  veut  le  contempler  en 
formes  saisissables.  Vite,  à  l'œuvre!  je  ne  puis  manquer  ici  de  parole! 

Méphistophélès.  C'était  folie  aussi  que  de  promettre  une  telle  chose  à 
la  légère. 

Eaust.  Tu  n'as  point  songé,  camarade,  où  tes  expédients  nous  condui- 
saient; d'abord  nous  l'avons  fait  riche,  à  présent  il  s'agit  de  l'amuser. 

Méphistophélès.  Tu  penses,  toi,  que  cela  se  fait  si  aisément!  Voici  main- 
tenant d'autres  degrés  à  franchir,  et  de  plus  rudes  :  on  te  donne  à  puiser 
dans  un  trésor  inouï,  et,  comme  un  insensé,  tu  finis  par  contracter  de 
nouvelles  dettes  !  Tu  penses  qu'Hélène  est  aussi  facile  à  évoquer  que  ces 
simulacres  de  papier-monnaie.  Pour  les  sorcières,  les  spectres,  les  fantômes, 
les  nains  aux  goitres  velus,  à  la  bonne  heure!  je  suis  prêt  à  te  servir  sur 
le-champ,  avec  toute  ma  troupe;  mais  les  commères  du  diable,  sans  les 
décrier,  ne  peuvent  passer  pour  des  héroïnes. 

Eaust.  Voilà  bien  ta  vieille  chanson!  Avec  toi,  on  tombe  toujours  dans 
l'incertain;  tu  es  le  père  de  tous  les  obstacles,  et,  pour  chaque  expédient, 
il  te  faut  une  récompense  nouvelle.  Tu  vas  grommeler,  je  le  sais,  et  ce 
sera  fait;  le  temps  de  se  retourner,  et  tu  vas  les  produire. 

Méphistophélès.  Le  peuple  païen  ne  me  regarde  pas;  il  habite  son  enfer 
particulier....  Cependant,  j'entrevois  un  moyen. 

Eaust.  Parle!  parle!  j'écoute. 


222  FAUST. 

Mépihstophklès.  C'est  à  regret  que  je  te  révèle  le  mystère  sublime. — Il 
y  a  des  déesses  augustes  qui  régnent  dans  la  solitude;  autour  d'elles,  point 
de  lieu,  encore  moins  de  temps;  le  trouble  vous  saisit  quand  on  parle  d'elles. 
Ce  sont  les  Mères ^  ! 

Faist,  épouvanté.  Les  Mères! 

Mépiiistoi'uélès.  Est-ce  que  tu  trembles? 

Faust.  Les  Mères!  les  Mères!  Cela  tinte  d'une  façon  si  ctransic! 

Méimiistophélès.  Et  cela  est.  Déesses  inconnues  à  vous,  mortels,  et  que 
nous  autres  ne  nommons  guère  volontiers".  Tu  vas  chercber  leur  demeure 
dans  les  profondeurs;  toi  seul  es  cause  que  nous  avons  besoin  d'elles. 

'  Mères,  principe  mystérieux  de  toute  chose  étant  ou  devant  être.  Elles  habitent  en  dehors  de 
l'espace  et  du  temps,  dans  le  vide  éternel.  11  faut  renoncer  à  se  les  représenter  dans  une  individualité 
quelconque.  Ni  les  sorcières  de  Macbeth,  ni  la  vieille  Baubo  sur  le  Brocken,  ni  Hécate,  ni  les  Si- 
bylles, ni  même  les  îormQS,  fréadamiliques^  types  de  la  nature  humaine,  dont  parle  Byron  dans  son 
Caïn,  ne  sauraient  réclamer  la  parenté  des  Mères.  L'idée  abstraite  elle-même,  l'idée  de  temps  et 
de  lieu,  glisse  sur  ces  figures,  plus  mystiques  encore  que  l'antastiques.  «En dehors  des  régions  infé- 
rieures, la  nature  ne  nous  laisse  voir  que  l'instantde  passage,  et  pour  ce  quiestdcs  régions  supérieures, 
elle  ne  nous  montre  que  des  formes  en  état  de  progrès.  Ses  mille  sentiers  invisibles  de  transforma- 
tion, elle  se  les  garde  pour  elle-même.  Tel  était  le  royaume  de  l'incréé,  le  vaste  û).r,,  ouY Hades,  au 
fond  duquel  nul  regard  humain  ne  plonge.»  Herder,  Ideen  zur  Pliilosophie  der  Geschichte  der 
Menschheit,  fünftes  Buch,  \  I  Abschnitt.  —  Méphistophélès  les  appelle  des  divinités  inconnues  aux 
mortels.  L'épouvante  de  Faust  s'explique  :  il  ignore  ce  qui  l'attend  au  sein  du  vide  éternel,  de  ces 
mystères  dont  le  diable  lui-même  est  inhabile  à  soulever  les  voiles.  Il  hésite  :  la  fureur  de  connaî- 
tre, son  désir  de  posséder  Hélène  l'emportent.  Le  doux  naturel  de  Marguerite  s'efface  devant  l'in- 
fluence souveraine  de  la  grandeur  plastique.  Il  part  ;  et  Méphistophélès,  peu  rassuré  sur  l'issue  de 
l'entreprise,  s'écrie  :  .le  suis  curieux  de  savoir  s'il  reviendra.  —  Le  lecteur  partage  cette  incerti- 
tude, cette  horreur  de  l'inconnu  et  de  l'inaccessible  dont  l'imaginalion  du  grand  poète  vous  pénètre 
presque  à  l'égal  de  Faust.  Au  reste,  outre  que  cette  scène  de  fantasmagorie  puise  dans  son  mystère 
même  un  intérêt  singulier,  elle  prépare  les  événements  qui  surviendront  plus  tard,  et  sert  d'expo- 
sition et  d'intermédiaire  à  la  tragédie  antique  du  deuxième  et  du  troisième  acte.  Sous  ce  point  de 
vue,  il  n'est  pas  impossible  que  Goethe,  génie  classique  même  dans  ses  plus  vagabondes  fantaisies, 
ait  voulu,  à  l'aide  de  cette  idée  bizarre  des  Mères,  atténuer,  aux  yeux  de  la  doctrine  des  trois  uni- 
tés, l'étrangeté  du  saut  gigantesque  qu'il  va  faire  en  passant  ainsi  tout  d'un  coup,  sans  autre  transi- 
tion que  son  caprice,  du  milieu  du  moyen  âge  allemand  en  pleine  antiquité  grecque.  (Voir  notre  Essai 
siir  Goethe  et  le  Second  Faust  en  tête  de  ce  vohime.)  — Diodore  de  Sicile  rapporte  que  les  habitants 
de  Minoa  et  d'Engyon  honoraient,  sous  le  nom  de  Mères,  les  nourrices  de  Jupiter,  et  attribuaient  à  ce 
culte,  venu  de  Crète,  une  influence  heureuse  sur  la  vie  des  hommes  et  les  moissons  delà  terre. S'il  faut 
en  croire  la  légende  que  Diodore  raconte  d'après  Aratus,  ces  Mères  brillent  sous  le  signe  de 
l'Ours,  au  firmament,  où  Jupiter  les  attira  par  reconnaissance.  Le  temple  des  Mères  était  vaste  et 
magnifique,  plein  de  terreurs  superstitieuses,  de  traditions,  et  de  pratiques  ayant  rapport  au  culte 
des  forces  élémentaires,  aux  forces  de  la  nature,  qui  préexistent,  comme  on  sait,  aux  divinités 
olympiennes  d'Homère.  Ainsi  l'explication  que  nous  donnons  plus  haut  des  Mères,  éléments,  prin- 
cipes de  toutes  choses  étant  ou  devant  être,  trouverait  dans  ce  culte  une  autorité  nouvelle.  Nous  ne 
serions  pas  éloigné  de  croire  que  c'est  de  là  que  Goethe  a  pris  l'idée  de  ces  «déesses  augustes  qui 
vivent  dans  la  solitude,  »  se  réservant  toutefois  de  leur  donner,  en  sa  qualité  de  poète  du  Nord,  un 
sens  plus  profond  et  plus  mystérieux.  L'allégorie  a  ses  droits.  Du  sein  de  l'être  immobile,  des  élé- 
ments sans  forme,  les  idées  premières  de  toute  beauté  s'émanent;  la  contemplation  de  la  nature  et 
le  génie  poétique  les  évoquent  à  la  lumière,  et  voilà  Paris  cl  Hélène,  tout  l'être  grandiose  de  l'anti- 
quité, qui  passe  devant  nous  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse  et  dan«  l'éclat  de  sa  gloire. 

2  La  répugnance  est  ici  toute  naturelle.  Méphistophélès,  dans  son  matérialisme  grossier,  n'aime 
que  le  corporel  et  le  palpable,  et  veut,  autant  que  possible,  ne  rien  avoir  à  démêler  avec  les  Mères, 
les  idées.  Le  lecteur  n'a  pas  oublié  ces  paroles  que  Méphistophélès  adresse  à  Faust  dans  la  première 
partie  :  «Je  te  le  dis,  un  drôle  qui  spécule  est  comme  un  animal  qu'un  Esprit  malin  fait  tournoyer 


DEUXIÈME  PARTIE.  22Ö 

Faust.  Le  chemin? 

Mépiiistoimiélès.  Aiicnii  chemin!  à  travers  des  sentiers  qui  n'ont  point 
été  foulés  et  ne  le  seront  pas;  un  chemin  vers  l'inacccssihle  et  l'impénétrable. 
Es-tu  prêt?  Il  n'y  a  point  de  serrure  à  forcer,  point  de  verrous  ;  tu  seras 
poussé  parles  solitudes.  As-tu  l'idée  du  vide  et  de  la  solitude? 

Faust.  Tu  pourrais  l'épargner,  je  pense,  de  semblables  discours;  cela 
sent  le  bouge  de  la  sorcière,  cela  sent  un  temps  qui  n'est  plus.  N'a-t-il  pas 
fallu  avoir  commerce  avec  le  monde,  apprendre  le  vide,  en  instruire  à  mon 
tour  les  autres?  — Si  je  parlais  raison,  selon  qu'il  me  semblait,  la  contra- 
diction éclatait  deux  fois  plus  haut;  j'ai  dû,  contre  ces  coups  rebutants, 
chercher  un  refuge  dans  la  solitude  et  le  désert,  et,  pour  ne  pas  vivre  com- 
plètement oublié,  tout  seul,  me  donner  enfin  au  diable. 

Méphistopiiélès.  Livre-toi  h  l'Océan,  perds-toi  dans  la  contemplation  de 
l'infini,  là  du  moins  tu  verras  la  vague  venir  à  toi  sur  la  vague,  à  l'instant 
même  où  l'épouvante  te  saisira,  en  face  de  l'abîme  entr'ouvert.  Tu  verras 
au  moins  quelque  chose.  Dans  les  vertes  profondeurs  de  la  mer  paisible, 
tu  verras  les  dauphins  qui  glissent,  les  nuages  qui  filent,  le  soleil,  la  lune 
et  les  étoiles;  dans  le  lointain  éternellement  vide,  tu  ne  verras  plus  rien, 
tu  n'entendras  plus  le  bruit  des  pas  que  tu  feras,  et  tu  ne  trouveras  rien  de 
solide  où  te  reposer. 

Faust.  Tu  parles  comme  le  premier  des  mystagogues  qui  ait  jamais 
trompé  un  fidèle  néophyte;  au  rebours  seulement.  Tu  m'envoies  dans  le 
vide  pour  que  mon  art  et  ma  force  s'augmentent.  Tu  me  traites  un  peu 
comme  le  chat,  afin  que  je  te  tire  les  marrons  du  feu.  N'importe,  nous 
voulons  approfondir  ceci;  dans  ton  néant,  j'espère,  moi,  trouver  le  tout. 

MÉPinsTOPiiÉLÈs.  Que  je  te  félicite  avant  de  nous  séparer!  Je  vois  mainte- 
nant que  tu  connais  ton  diable.  Prends-moi  cette  clef  '. 

Faust.  Quoi  !  cela? 

Méphistopiiélès.  Prends-la  d'abord,  et  garde-toi  d'en  méconnaître  la 
puissance. 

Faust.  0  prodige!  Elle  grandit  entre  mes  mains,  elle  s'enflamme,  des 
éclairs  en  jaillissent! 

Méphistopiiélès.  Commences-tu  à  t'apercevoir  de  ce  que  tu  possèdes 
en  elle?  Cette  clef  te  flairera  la  place.  Suis-la,  elle  va  te  guider  près  des 
Mères. 

Faust,  frémîstianl.  Des  Mères!  le  mot  pénètre  toujours  en  moi  comme 
un  coup  de  foudre.  Qu'est-ce  donc  que  ce  mot  que  je  ne  puis  entendre? 


sur  i'arklo  bruyôre,  laiidis  que  fout  autour  s'ôtcndcnt  tic  licaux  pâturages;  »  et  quohjuos  pages  plus 
loin,  dans  la  scène  de  ITcolier  :  «Mon  bon  ami,  la  théorie  est  grise,  et  l'arhre  doré  do  la  vie  est 
vert.  »  Tel  nous  l'avons  connu,  tel  nous  le  retrouvons. 

'  On  peut  voir  dans  cette  clef  un  symbole  de  la  spéculation,  ou  de  la  philosophie  de  la  nature. 
Elle  ouvre  les  éléments,  source  de  toute  vérité.  —  Il  y  a  aussi  un  fameux  livre  de  magie  intitulé 
laClef  deSalomon.  —  Faust  en  parle  dans  la  première  partie  :  «  Sur  de  pareils  Esprits  la  clef  de 
Salomon  est  infoillible.  » 


22-i  1-AlST, 

Méi'iiistoi'Iiélès.  Es-lii  l)onic,  qu'un  uiut  nouveau  le  trouble?  Veux-Ui 
n'cnlendre  janiais  que  ce  que  lu  as  cnlendu  déjà?  quel  que  soil  le  son 
étrange  d'une  parole,  tu  as  assez  vu  de  prodiges  pour  ne  pas  t'éniouvoir. 

Faist.  Je  ne  cherche  pas  mou  salut  dans  l'indifférence;  ce  qui  fait 
tressaillir  l'homme  est  sa  meilleure  partie.  Si  cher  que  le  monde  fasse 
payer  à  l'homme  le  sentiment,  ému,  il  sent  à  fond  linimensité. 

MÉPiiisToniÉLÈs.  Descends  donc  !  je  pourrais  aussi  bien  dire  :  Monte; 
c'est  tout  un.  Echappe  à  ce  qui  est.  Lance-toi  dans  les  espaces  vides  des 
images.  Va  te  réjouir  au  spectacle  de  ce  qui  n'existe  plus  depuis  longtemps. 
Le  tourbillon  roule  comme  des  nuages.  Agite  ta  clef  dans  l'air  et  tiens-les 
à  distance  de  toi. 

Faust,  tramporlé.  Bien!  à  mesure  que  je  la  serre,  je  sens  naître  en  moi 
une  force  nouvelle,  ma  poitrine  s'élargit  pour  le  grand-œuvre. 

Méphistopuèlès.  Un  trépied  *  ardent  te  fera  connaître,  enfin,  que  tu  es 
arrivé  à  la  profondeur  des  profondeurs.  A  ces  clartés  tu  verras  les  Mères. 
Les  unes  sont  assises,  les  autres  sont  debout  et  marchent,  comme  cela  se 
trouve.  Forme,  transformation,  éternel  entretien  du  sens  éternel!  Entouré 
des  images  de  toute  créature,  elles  ne  te  verront  pas,  car  elles  ne  voient 
que  les  idées.  Courage  alors  !  le  danger  sera  grand.  Va  droit  au  trépied  et 
le  touche  de  ta  clef. 

(Faust  élève  sa  clef  d'or  dans  une  attitude  décidée  et  souveraine.) 

Méphistopuèlès,  le  contemplant.  C'est  bien.  Le  tréj)ied  s'attache  à  toi,  il 
te  suit  comme  un  fidèle  satellite.  Tu  remontes  avec  calme,  le  bonheur  t'é- 
lève,  et  avant  qu'elles  aient  pu  s'en  apercevoir,  te  voilà  de  retour  avec  ta 
conquête.  Une  fois  le  trépied  déposé  ici,  tu  évoques,  du  sein  des  ténèbres, 
le  héros  et  l'héroïne.  Le  premier  qui  se  soit  jamaisavisé  de  cette  action  !... 
I>'action  est  faite,  et  c'est  toi  qui  l'as  accomplie.  Ensuite,  et  par  l'opéra- 
tion magi(|ue,  les  vapeurs  de  l'encens  seront  transformées  en  dieux. 

Faust.  Et  maintenant? 

Mèpiiistophélès.  Maintenant,  que  ton  être  tende  à  son  but  souterrain. 
Descends  en  trépignant,  en  trépignant  tu  remonteras. 

(Faust  trépigne  et  disparait.) 

Méphistopuèlès.  Pourvu  seulement  que  la  clef  lui  réussisse!  Je  suis  cu- 
rieux de  voir  s'il  reviendra. 


'  Allusion  à  l'oracle  de  Delphes,  pcut-èlre  aussi  au  nombre  trois,  iiond)rc  mystérieux  et  sacre 
dans  la  tiiéologie  antique,  comme  dans  ralcliiniie  du  moyen  âge  ;  suni  1res  Matrices,  IMcrcurius, 
Sulpliur,  Sal.  (Lex  Alcliem.) 


DEÜXlEiME  l'AKTIl-. 


SALLES  SPLENDIDEMI^INT  ÉCLAIUÈES. 

L'EMPEREUR  et  LES  PRINCES,  la  Cour  en  émoi. 

Le  chambellan,  à  Méphislopliélès.  Vous  nous  devez  encore  la  fantasmago- 
rie. Vite,  à  l'œuvre!  le  maître  est  impatient. 

Le  maréchal.  Notre  gracieux  monarque  demandait  après  tout  à  l'heure. 
C'est  manquer  à  Sa  Majesté  que  de  différer  plus  longtemps. 

Méphistophélès.  Mon  compagnon  s'en  est  allé  pour  cette  affaire;  il  sait 
déjà  comment  s'y  prendre.  Il  travaille  dans  la  retraite  en  silence.  Il  faut 
qu'il  s'y  applique  d'une  ardeur  singulière,  car  quiconque  cherche  le  trésor, 
le  beau,  doit  appeler  à  son  aide  le  plus  grand  des  arts,  la  magie  des  sages. 

Le  maréchal.  Quels  que  soient  les  arts  que  vous  employez,  peu  importe, 
l'Empereur  veut  que  tout  soit  prêt. 

Une  blonde,  à  Méphistopliélès.  Un  mot,  seigneur.  J'ai  le  visage  assez  clair, 
vous  voyez  :  cependant  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'il  demeure  ainsi  quand 
vient  l'été  fâcheux!  alors  cent  vilaines  taches  rouges  bourgeonnent  et  cou- 
vrent la  blancheur  de  ma  peau  :  c'est  affreux.  Quel  remède? 

Méphistophélès.  Sur  ma  foi,  c'est  dommage;  un  si  joli  trésor  taché  au 
mois  de  mai  comme  une  peau  de  panthère!  Prenez-moi  du  frai  de  gre- 
nouille, des  langues  de  crapauds,  distillez  tout  cela  fort  soigneusemen 
lorsque  la  lune  sera  pleine;  sitôt  qu'elle  commencera  à  décroître,  appli- 
quez ce  collyre  proprement;  vienne  le  printemps,  et  les  taches  auront 
disparu. 

Une  brune.  La  foule  vient  à  vous  de  tous  côtés,  souffrez  que  je  vous  con- 
sulte à  mon  tour.  Ce  pied  gelé  m'empêche  de  courir  et  de  danser;  je  suis 
même  maladroite  à  faire  la  révérence. 

Méphistophélès.  Laissez  un  peu,  que  j'appuie  mon  pied  sur  votre  pied 
malade. 

La  brune.  Soit,  cela  se  fait  bien  entre  amoureux. 

Méphistophélès.  Mon  coup  de  pied,  mon  enfant,  a  bien  d'autres  vertus  : 
similia  similibus;  c'est  le  remède  à  tous  les  maux;  le  pied  guérit  le  pied, 
ainsi  des  autres  membres.  Approchez;  attention  !  vous  ne  me  le  rendrez 
pas. 

La  brune,  poussant  les  hauts  cris.  Aïe!  aïe!  cela  brûle!  Quel  rude  coup! 
c'est  comme  un  sabot  de  cheval. 

Méphistophélès.  Oui  ,  mais  vous  êtes  guérie.  Tu  peux  maintenant 
danser  tant  qu'il  te  plaira  ,  et  jouer  du  pied  sous  la  table  avec  ton 
amoureux. 

Une  dame,  traversant  la  foule.  Laissez-moi,  de  grâce,  arriver  jusqu'à 
lui;  je  n'y  tiens  plus,  je  sens  le  mal  bouillonner  dans  le  fond  de 
mon  cœur;    hier  encore   il    cherchait   le  bonheur  de   sa    vie    dans   un 

29 


2^2<)  FAUST. 

regard  de  mes  yeux,  et  le  voilà  aujourd'hui  qui  cause  avec  elle  et  me 
tourne  le  dos. 

Méphistophélès.  ITélas!  c'est  grave  en  effet;  mais,  écoute-moi  :  appro- 
che-toi de  lui  sur  la  pointe  du  pied,  prends  ce  charhon,  trace  une  raie  avec, 
sur  ses  manches,  son  manteau,  ses  épaules,  et  l'infidèle  sentira,  comme 
tu  le  souhaites,  le  repentir  le  piquer  au  cœur.  Quanta  toi,  il  te  faudra 
avaler  ce  charbon  sur-le-champ,  et  cela  sans  te  mouiller  les  lèvres  d'une 
goutte  d'eau  ou  de  vin.  Suis  mes  conseils,  et  ce  soir  même  tu  l'entendras 
soupirer  devant  ta  porte. 

La  dame.  Ce  n'est  pas  du  poison,  au  moins? 

Méphistophélès,  indigné.  Respect  à  qui  de  droit!  Vous  iriez  loin  avant 
de  trouver  un  charbon  pareil.  11  provient  d'un  bûcher  que  nous  attisâmes 
jadis  avec  grand  zèle. 

Un  page.  Je  suis  amoureux,  monseigneur,  et  l'on  me  traite  en  enfant. 

Méphistophélès,  à  part.  Je  ne  sais  plus  à  qui  entendre.  [Au page.)  Ne 
vous  adressez  pas  aux  plus  jeunes,  les  matrones  sauront  bien  vous  appré- 
cier. [D^  autres  se  pressent  autour  de  lui.)  Encore  de  nouvelles!  quelle  rude 
besogne!  J'aurai  recours  à  la  vérité  ;  le  moyen  est  désespéré,  mais  le  dan- 
ger est  grand  :  —  ô  Mères,  Mères!  lâchez  Faust. 

(Rej^ardant  autoui'  de  lui.) 

Uéjà  dans  la  salle  les  flambeaux  s'obscurcissent.  La  cour  entière  s'é- 
meut tout  à  la  fois.  Je  les  vois  défiler  en  cortège,  à  travers  les  longues  allées, 
les  galeries  lointaines.  Voilà!  ils  se  rassemblent  dans  le  vaste  espace  de 
l'antique  salle  des  Chevaliers,  qui  les  contient  à  peine.  Les  larges  murs 
sont  couverts  de  tapis,  les  niches  et  les  coins  étincelants  d'armures.  On 
])0urrait,  je  pense,  se  passer  ici  d'évocation  magique;  les  Esprits  s'y  donne- 
raient d'eux-mêmes  rendez-vous. 


LA  SALLi:  DKS  CHEVALIEKS. 

(Lumiöro  (loiitciisc.) 
!l.'Ein|>erciii-  et  la  (^niir  on(  pi'is  plitrc.) 

Le  hérait.  La  domination  mystérieuse  des  Esprits  mo  gâte  mon  an- 
cienne fonction  d'annoncer  le  spectacle.  Vainement  on  cherche  avec  la 
saine  raison  à  s'exj)liquer  cette  vie  confuse.  Les  sièges,  les  fauteuils  sont 
disposés;  on  fait  asseoir  l'Empereur  devant  la  muraille.  Sur  les  tapisseries  il 
peut  contempler  à  son  aise  les  batailles  des  grands  siècles.  Maintenant  tous 
sont  placés,  l'Empereur  et  la  cour  à  la  ronde.  Les  dames  se  pressent  dans 
le  fond,  et  dans  les  heincs  myslérienses  de  vision,  l'amoureuse  a  trouvé 


DEüXlh:MK  l'AUTlH.  "iâ't 

place  amourcüscinont  près  (\i\  l'amoureux.  Kl  maintenaiil  (|uo  Ums  sont  a 
leurs  postes  respcctil's,  nous  sommes  prêts.  Que  les  spectres  paraissent  ! 

(Fanfares.) 

L'astrologue.  Que  le  drame  commence  donc  son  cours  sur-le-champ,  le 
maître  l'a  ordonné;  murailles,  ouvrez-vous!  Rien  ne  l'empcche  plus, 
l'heure  de  la  magie  est  arrivée. 

Les  tapisseries  flottent,  comme  roulées  par  l'incendie;  la  muraille  se 
fend  et  se  bouleverse,  un  théâtre  profond  semble  se  dresser,  une  clarté 
mystérieuse  nous  illumine,  et  je  monte  sur  le  proscenium. 

Méphistophélés,  montrant  sa  tête  hors  du  trou  du  souffleur.  D'ici  j'espère 
me  concilier  la  faveur  générale  ;  souffler  est  l'éloquence  du  diable.  [A  l'as- 
trologue. )  Tu  connais  la  mesure  dans  laquelle  les  étoiles  marchent,  et  tu 
comprendras  en  digne  maître  les  paroles  que  je  te  soufflerai. 

L'astrologue.  Voilà  qu'il  s'élève  à  nos  yeux,  par  prodige,  suffisam- 
ment massif,  un  temple  antique.  Semblables  cà  l'Atlas  qui  jadis  portait 
le  ciel,  un  bon  nombre  de  colonnes  se  déroulent  autour;  elles  doi- 
vent suffire  à  la  masse  de  granit,  puisque  deux  porteraient  un  monu- 
ment énorme. 

L'architecte.  Vous  appelez  cela  antique!  en  vérité,  je  ne  saurais  en 
faire  cas  ;  on  devrait  appeler  cela  lourd  et  pesant.  On  appelle  noble  ce  qui 
n'est  que  commun,  grandiose  ce  qui  n'est  que  gauche.  J'aime  la  colonnelte 
svelte,  ambitieuse,  immense;  le  zénith  ogival  nous  élève  l'esprit.  Un  tel 
édifice  nous  édifie  bien  autrement! 

L'astrologue.  Saluez  avec  respect  l'heure  que  les  étoiles  vous  accordent; 
que  la  raison  soit  liée  par  la  parole  magique,  et  qu'en  revanche  la  fantaisie 
superbe  et  vagabonde  prenne  son  libre  essor;  regardez  de  tous  vos  yeux  ce 
que  vous  avez  désiré  ardemment  ;  c'est  impossible,  et  par  conséquent  d'au- 
tant plus  digne  de  foi. 

FAUST. 

(Il  s'élève  de  l'autre  côté  de  l'avant-sccne.) 

L'astrologue.  Je  vous  annonce,  en  vêlements  sacerdotaux,  le  front  cou- 
ronné, un  homme  merveilleux  qui  vient  accomplir  maintenant  ce  qu'il  a 
courageusement  entrepris.  Un  trépied  monte  avec  lui  du  sein  de  l'abîme. 
Déjà  je  flaire  les  bouffées  d'encens  qui  s'exhalent  du  vase.  Il  se  prépare  à 
bénir  le  grand  œuvre;  de  tout  cela  il  ne  peut  que  résulter  quelque  chose 
d'heureux. 

Faust,  d'un  ton  solennel.  Je  vous  adjure,  ô  Mères  qui  trônez  dans  l'infini, 
éternellement  solitaires,  sociables  pourtant,  la  tète  ceinte  des  images  de  j.i 
vie,  actives,  mais  sans  vie  !  Ce  qui  fut  jadis  se  meut  là  dans  son  apparence 
et  sa  splendeur,  car  il  veut  être  éternel.  Et  vous,  vous  savez  répartir  (ont 
cela,  ô  puissances  suprêmes,  pour  la  lente  du  jour  et  la  voûte  des  nuils. 


-258  FAUST. 

La  vie  agréable  entraîne  les  unes  dans  sop  cours,  le  magicien  hardi  s'em- 
pare des  autres,  et,  dans  sa  générosité 'prodigue,  plein  de  confiance,  laisse 
voir  à  chacun  les  mystères  qu'il  désire  contempler. 

L'astrologue.  A  peine  l'ardente  clef  a  touché  le  bassin  du  trépied,  que 
déjà  un  vague  brouillard  emplit  l'espace;  il  pénètre  insensiblement  et 
flotte  à  la  manière  des  nuages;  il  se  dilate,  se  roule  en  flocons,  s'engrène, 
se  disperse,  se  ramasse.  Et  maintenant,  attention  à  l'intermède  des  Esprits! 
un  chef-d'œuvre!  Ils  marchent,  une  musique  les  enveloppe;  de  ces  sons 
aériens  s'exhale  un  je  ne  sais  quoi  ;  en  filant ,  ces  sons  deviennent  mélodie. 
La  colonnade  résonne,  le  triglyphe  aussi;  on  dirait  que  le  temple  chante 
en  entier.  Le  brouillard  s'abaisse;  du  sein  delà  vapeur  transparente  un 
beau  jeune  homme  s'avance  en  mesure.  — Ici  s'arrête  mon  emploi.  — 
Que  sert  de  le  nommer?  qui  ne  reconnaît  en  lui  le  gracieux  Paris? 

Première  dame.  Oh  !  quelle  brillante  fleur  de  jeunesse  et  de  santé  ! 

Seconde  dame.  Comme  une  pêche  !  frais  et  plein  de  sève! 

Troisième  dame.  Comme  ses  lèvres  finement  dessinées  s'arrondissent  avec 
volupté  ! 

Quatrième  dame.  Tu  boirais  volontiers  à  pareille  coupe  ! 

Cinquième  dame.  Charmant,  en  vérité!  Sur  le  chapitre  de  l'élégance,  il  y 
aurait  bien  quelque  chose  à  redire. 

Sixième  dame.  Un  peu  plus  de  souplesse  dans  les  membres  ne  nui- 
rait pas. 

Un  chevalier.  J'ai  beau  le  contempler,  je  n'aperçois  en  lui  que  le  pâtre, 
rien  qui  rappelle  le  prince  ou  les  manières  de  la  cour. 

Un  autre,  a  moitié  nu,  c'est  un  beau  jeune  homme,  j'en  conviens; 
mais  il  faudrait  un  peu  le  voir  équipé. 

Une  dame.  Il  s'assied  avec  mollesse,  abandon. 

Un  chevalier.  Vous  seriez  à  votre  aise  sur  ses  genoux? 

Une  autre  dame.  Il  pose  avec  tant  de  grâce  son  beau  bras  sur  sa  tête  ! 

Un  chambellan.  Le  rustre  !  Voilà  qui  me  paraît  de  la  dernière  incon- 
venance ! 

La  dame.  Vous  autres  hommes,  il  faut  que  vous  trouviez  toujours  à  cri- 
tiquer. 

Le  chambellan.  En  présence  de  l'Empereur  s'étendre  de  la  sorte  !  fi 
donc  I 

La  dame.  Ce  n'est  qu'une  pose  !  Il  se  croit  seul. 

Le  chambellan.  Qu'importe?  le  théâtre  même,  ici,  doit  se  conformer  à 
l'étiquette. 

La  dame.  Un  doux  sommeil  vient  d'assoupir  le  tout  aimable. 

Le  chambellan.  Bon  !  Maintenant  le  voilà  qui  va  ronfler!  Oh!  c'est  na- 
turel !  parfait! 

Une  jeune  dame,  dans  le  ravissement.  Quelle  senteur  trempée  de  rose 
et  d'encens  porte  ainsi  la  fraîcheur  jusque  dans  le  plus  profond  de 
mon  âme  ? 


/ 


DEUXIEME  PARTIE.  â^i<) 

Une  dame  plus  âgée.  Oui,  vraiment,  un  souffle  embaumé  pénètre  dans 
les  cœurs;  ce  souffle  vient  de  lui. 

Une  vieille.  C'est  la  fleur  de  croissance,  fleur  d'ambroisie,  qui  s'ouvre 
dans  son  sein  juvénile,  et  parfume  l'atmosphère  autour  de  lui. 

(Hélène  paraît.) 

Méphistophélès.  C'est  donc  elle  !  Ma  foi  !  devant  celle-là  je  ne  craindrais 
rien  pour  mon  repos!  Elle  est  jolie,  mais  ne  me  dit  pas  grand'chose. 

L'astrologue.  Quant  à  moi,  cette  fois,  je  n'ai  plus  rien  à  faire,  et, 
comme  homme  d'honneur,  je  l'avoue  et  le  confesse.  La  déesse  s'avance, 
et  quand  j'aurais  des  langues  de  flamme...  —  On  a  de  tout  temps  beaucoup 
célébré  la  beauté.  Celui  à  qui  elle  apparaît  est  ravi  hors  de  lui  ;  celui  à  qui 
elle  appartint  fut  trop  heureux. 

Faust.  Ai-je  donc  bien  mes  yeux  encore?  N'est-ce  pas  la  source  de  la 
pure  beauté  qui  s'épanche  à  torrent  dans  l'intérieur  de  mon  être?  Prix 
fortuné  de  ma  course  terrible!  Néant  du  monde  avant  cette  révélation  ! 
combien  ne  s'est-il  pas  transformé  depuis  ce  sacerdoce  que  je  viens  d'ac- 
complir !  Pour  la  première  fois  le  monde  me  paraît  désirable,  solide,  plein 
de  durée.  Que  le  souffle  de  la  vie  s'éteigne  en  moi,  si  jamais  je  puis  m'ac- 
climater  loin  de  ta  présence  !  —  La  douce  figure  qui  jadis  me  ravit,  et 
dont  le  reflet  magique  m'enchanta,  n'était  que  l'ombre  d'une  telle  beauté. 
C'est  à  toi  que  je  voue  toute  force  active,  toute  passion  ;  à  toi  sympathie, 
amour,  adoration,  délire. 

Méphistophélès,  du  fond  de  son  trou\  Contenez-vous  et  ne  sortez  pas 
de  votre  rôle. 

Une  dame  âgée.  Grande,  bien  faite,  la  tète  un  peu  petite  seulement. 

Une  dame  plus  jeune.  Mais  voyez  donc  le  pied!  comment  ferait-il  pour 
être  plus  lourd  '? 

Un  diplomate.  J'ai  vu  des  princesses  qui  lui  ressemblaient  ;  pour  moi, 
je  la  trouve  belle  de  la  tête  aux  pieds. 

Un  courtisan.  Elle  s'approche  du  jeune  homme  endormi,  d'un  air  malin 
et  doux. 

La  dame.  Qu'elle  est  affreuse  à  côté  de  cette  image  si  pure  de  jeunesse  ! 

Un  POETE.  Elle  l'éclairé  de  sa  beauté. 

La  dame.  Endymion  et  la  Lune!  un  vrai  tableau  ! 

Le  POETE.  Précisément  !  la  déesse  semble  descendre,  elle  se  penche  sur 
lui  pour  boire  son  haleine  ;  ô  moment  digne  d'envie!  —  un  baiser!  —  la 
mesure  est  comblée. 


'  Dès  le  Commencement  de  la  scène,  Mépliistopliélès  s'est  tapi  dans  le  trou  du  souffleur,  et  c'est 
de  là  qu'il  prend  part  à  l'intermède.  Le  dial)le  n'a  que  faire  de  tous  ces  artilices  du  beau  langage 
dout  un  avocat  tire  profit;  il  veut  tenter  et  nou  persuader.  C'est  un  serpent  qui  s'insinue  par  l'o- 
reille dans  le  cœur.  A  ce  compte,  que  lui  serviraient  tous  ces  grands  mouvements  oratoires  et  ces 
grands  gestes  de  tribune?  Il  ne  professe  pas  le  mai,  il  le  souftle.  Qnon  se  rappelle  la  niagni(l([ue 
scène  de  Téglise  dans  la  première  partie. 


iôU  t^AUST. 

Une  DiÈGNE.  Devant  tout  le  monde  !  cela  devicnl  par  trop  cxlravnjjçant. 

Faist.  Faveur  formidal)le  à  l'adolescent  ! 

Méphistophélès.  Paix  donc  !  silence  !  laisse  le  spectre  faire  comme  il  lui 
plaît. 

Le  coiRTiSAN.  Elle  s'éloigne  sur  la  pointe  du  pied;  il  s'éveille. 

La  dame.  Elle  regarde  autour  d'elle,  je  l'avais  bien  pensé. 

Le  COIRTISAN.  Il  s'étonne!  ce  qui  lui  arrive  est  un  prodige. 

La  dame.  Pour  elle,  ce  qu'elle  voit  n'a  rien  qui  l'étonné,  je  vous  assure. 

Le  COIRTISAN.  Elle  retourne  à  lui  avec  Ijienséance. 

La  dame.  Je  remarque  qu'elle  lui  fait  la  leçon  ;  en  pareille  occasion,  Ks 
hommes  sont  tous  des  sots.  Il  croit  être  le  premier. 

Un  chevalier.  Oli  !  de  grâce  !  souffrez  que  je  l'admire.  —  Élégante  avec 
majesté  ! 

La  dame.  La  drôlesse  !  voilà  qui  passe  toutes  les  convenances  ! 

U.N  PAGE.  Je  voudrais  bien  être  à  la  place  du  jeune  homme  ! 

Le  courtisan.  Qui  ne  serait  pris  en  de  pareils  filets? 

La  dame.  Le  bijou  a  passé  par  tant  de  mains,  que  l'or  en  a  souffert 
un  peu. 

Une  autre  dame.  Dès  l'âge  de  dix  ans  elle  n'a  plus  rien  valu. 

Un  chevalier.  Chacun  prend  à  loisir  ce  qu'il  trouve  de  mieux  ;  pour  moi, 
je  me  contenterais  de  ces  beaux  restes. 

Un  cuistre.  Je  la  vois  clairement  devant  mes  yeux,  cependant  j'ose  dou- 
ter encore  de  son  authenticité.  Avant  tout,  je  m'en  tiens  h  ce  qui  est  écrit. 
Je  lis  donc  qu'elle  a  réellement  tourné  la  tête  à  toutes  les  barbes  grises 
de  Troie.  Et,  toute  réflexion  faite,  ceci  s'accommode  assez  bien  à  la  cir- 
constance. Je  ne  suis  pas  jeune,  et  pourtant  elle  me  plaît. 

L'astrologue.  Ce  n'est  plus  un  adulte  !  Hardi  héros,  il  l'étreint;  à  peine 
peut-elle  se  défendre.  11  la  soulève  d'un  bras  puissant.  Va-t-il  donc  l'en- 
lever ? 

Faust.  Téméraire  insensé  !  tu  l'oses,  tu  ne  m'entends  pas  !  arrête  !  c'en 
est  trop  ! 

Méphistophélès.  C'est  cependant  toi-même  qui  produis  la  fantasma- 
gorie. 

L'astrologue.  Un  seul  mot.  D'après  ce  qui  s'est  passé,  j'appelle  l'inter- 
mède l'Enlèvement  d'Hélène. 

Faust.  Qu'est-ce  enlèvement?  Ne  suis-je  donc  pour  rien  à  celte  place? 
Ne  l'ai-je  pas  dans  la  main  cette  clef  qui  m'a  conduit  à  travers  l'épou- 
vante, et  la  vague  et  le  flot  des  solitudes,  sur  ce  sol  ferme?  Ici  j'ai  pris 
pied,  ici  sont  les  réalités  ;  d'ici  l'Esprit  peut  combattre  les  Esprits  et  se 
préparer  à  la  conquête  du  double  royaume.  De  si  loin  qu'elle  était,  com- 
ment aurait-elle  donc  pu  venir  près?  Je  la  sauve  ;  elle  est  deux  fois  à  moi  ! 
Courage  donc,  ô  Mères!  Mères,  vous  devez  m'exaucer!  Celui  qui  la  con- 
naît ne  peut  j)lus  vivre  sans  elle. 

L'astrologue.   Faust!  ô  Faust!  que  fais-tu?  —  Il  Tétreint  avec  force; 


DEUXlllMli  PAKTIi:.  -2Ô1 

déjà  la  vision  S(3  brouille  ;  il  marche  avec  sa  ciel'  sur  le  jeune  homme,  il 
le  louche  !  —  Malheur  à  nous!  malheur  !  là  !  là  ! 

(Explosion  ;  Faust  tombe  sur  le  sol  ;  les  Esprits  se  fondent  en  vapeurs.) 

Méphistopiiélès.  //  prend  Faust  sur  ses  épaules.  Voilà  ce  que  c'est  que  de 
se  charger  d'un  fou  !  Vous  vous  en  trouvez  mal,  seriez-vous  le  diable? 

(Ténèbres,  tumultes.) 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


UUl/UUUUUUUUUUUUUUUUVUUUUJUUUUUUUJUUuliUUUUUUUUUbVUl/UUVl'UiJllUUVl/U 


ACTE  SECOIND. 


UNE  CHAMBRE  GOTHIQUE, 

Étroite,  luiut-voùtéc,  autrefois  celle  de  Faust,  telle  qu'elle  était  lorsqu'il  l'habitait. 


Méphistophélès,  apparaissanl  derrière  un  rideau.  Tandis  qiiil  le  soulè>:e 
et  se  retourne,  on  aperçoit  Faust  étendu  sur  un  lit  du  vieux  temps.  Repose  l;"i, 
malheureux  !  enlacé  dans  les  nœuds  inextricables  de  l'amour.  Celui  qu'Hé- 
lène a  paralysé  ne  revient  pas  de  sitôt  à  la  raison,  [tixaminanl  autour  de 
lui.)  J'ai  beau  regarder  de  tous  côtés,  aucun  changement,  aucun  dom- 
mage; les  vitraux  bariolés  sont,  à  ce  qu'il  me  semble,  un  peu  ternis,  les 
toiles  d'araignée  se  sont  multipliées,  l'encre  s'est  ligée  et  le  papier  a  jauni  ; 
mais  rien  du  reste  n'a  bougé.  Voici  encore  la  plume  avec  laquelle  Faust 
a  signé  son  pacte  avec  le  diable.  Oui!  dans  le  tuyau,  tout  au  Tond,  s'est 
séchée  une  petite  goutte  de  sang  que  je  lui  ai  tirée  ;  un  morceau  unique 
dans  son  genre,  et  que  je  souhaite  de  grand  cœur  à  quelque  antiquaire  passé 
maître  !  La  vieille  pelisse  pend  toujours  au  même  vieux  crochet  ;  elle  me  rap- 
pelle ma  plaisante  aventure  d'autrefois,  et  les  théories  que  je  développai  à 
ce  garçon  qui,  jeune  homme  à  présent,  se  consume  peut-être  encore 
dessus.  Ma  foi,  il  me  prend  envie,  vieille  enveloppe  chaude  et  grossière, 
de  m'unir  avec  toi,  et,  me  posant  encore  une  fois  en  docteur,  de  me  pa- 
vaner dans  l'idée  de  ma  propre  infaillibilité.  H  n'y  a  que  les  savants  qui 
sachent  bien  prendre  ces  airs-là;  le  diable,  depuis  longtemps,  en  a  perdu 
l'habitude. 

fil  secoue  la  pelisse  ;  des  sauterelles,  des  scarabées  de  toute  espèce  s'en  échappent.) 

Choeurs  des  iînsectes.  Salut!  salut!  vieux  patron!  nous  voltigeons  et 
bourdonnons,  et  le  connaissons  bien.  Tu  nous  as  semés  par  unités  en  si- 
lence, et  par  myriades  nous  venons,  père,  danser  autour  de  toi.  La  perfidie 


DEUXIEME   PARTIE.  2", 

SO  caclie  tollemcnl  dans  le  cœur,  qu'il  est  plus  facih;  de  découvrir  les  pous 
dans  celte  fourrure. 

Méphistophélès.  Que  la  jeune  engeance  nie  surprend  agréablement  ! 
Semez,  et  vous  récolterez  avec  le  temps.  J'ai  beau  secouer  ce  vieil  oripcau, 
il  s'en  écbappe  toujours  encore  quelques-uns.  —  Volez,  mes  petits  !  allez 
vite  vous  nicher  dans  les  cent  mille  recoins  !  Là,  parmi  ces  vieilles  boîtes, 
ici  dans  ce  parchemin  bruni,  dans  ces  tessons  poudreux  de  \ieux  pots, 
dans  l'œil  creux  de  ces  têtes  de  mort.  Dans  un  tel  monde  de  fatras  et  d'or- 
dures, les  grillons  sont  à  demeure  pour  l'éternité.  (//  s'enveloppe  dans  la  pe- 
lisse.) Viens,  couvre-moi  les  épaules  encore  une  fois  !  Aujourd'hui  je  suis 
encore  docteur.  Oui,  mais  ce  n''est  pas  tout  de  me  nommer  ainsij  où  sont 
les  gens  qui  me  reconnaissent  ? 

(Il  tire  lîi  cloche  ;  un  bruit  aigu  et  sonore  retentit  ;  les  murs  en  sont  ébranlés  ; 
les  portes  s'ouvrent  avec  violence.) 

LE  FAMULUS. 

(Il  arrive,  mal  affermi  sur  ses  jambes,  par  le  corridor  profond  et  obscur.) 

Quel  vacarme!  quel  effroi!  l'escalier  chancelle,  les  murs  tressaillent  ! 
à  travers  le  frémissement  à  mille  couleurs  de  la  fenêtre,  je  vois  briller  les 
éclairs  de  l'orage.  Le  plancher  saute  ,  la  chaux  et  les  décombres  tombent 
d'en  haut  en  ruisselant,  et  la  porte,  solidement  verrouillée,  est  enfoncée 
par  une  puissance  surnaturelle.  —  Là!  chose  épouvantable!  un  géant 
s'est  affublé  de  la  vieille  fourrure  de  Faust!  A  =:on  air,  à  son  regard,  mes 
genoux  fléchissent.  Dois-je  fuir?  dois-je  rester?  Ah!  que  vais-je  devenir? 

Méphistophélès,  lui  faisant  signe.  Approchez,  mon  ami  !  —  Vous  vous 
appelez  Nicodémus  ? 

Le  FAMULUS.  Haut  et  digne  seigneur,  tel  est  mon  nom.  —  Oremus. 

Méphistophélès.  Laissons  cela  ! 

Le  FAMULUS.  Que  je  suis  content  que  Vous  me  connaissiez  ! 

Méphistophélès.  Je  le  sais  bien,  vieillard  et  encore  étudiant,  maître  en- 
croûté! Un  savant  continue  toujours  à  étudier,  parce  qu'il  est  incapable 
de  faire  autre  chose.  De  cette  façon,  on  se  bâtit  tant  bien  que  mal  un 
château  de  cartes.  Votre  maître,  voilà  un  homme  prodigieux!  Qui  ne  le 
connaît  pas,  le  noble  docteur  Wagner,  le  premier  maintenant  dans  le 
monde  savant?  —  C'est  lui  seul  qui  maintient  tout,  lui  qui  chaque  jour 
augmente  les  trésors  de  la  science.  Tous  les  auditeurs,  avides  de  savoir, 
se  réunissent  en  foule  autour  de  lui.  Lui  seul  brille  dans  la  chaire;  il 
dispose  des  clefs  de  saint  Pierre  et  vous  ouvre  le  monde  inférieur  aussi 
bien  que  le  supérieur.  Tel  est  son  éclat  et  sa  splendeur,  que  nulle  renom- 
mée, nulle  gloire  n'y  saurait  tenir;  le  nom  même  de  Faust  est  éclipsé. 
—  C'est  lui  qui  seul  a  trouvé. 

Le  famulus.  Pardon,  digne  seigneur,  si  j'ose  vous  contredire  ;  mais  il 
ne  s'agit  point  de  tout  ceci;  la  modestie  lui  est  échue  en  partage.  11  ne 

30 


234  FAUST. 

peut  se  faire  à  l'incroyable  disparition  du  grand  homme,  il  n'espère  de 
consolation  et  de  salut  qu'en  son  retour.  Cette  chambre,  telle  qu'elle  était 
au  temps  du  docteur  Faust,  à  laquelle  on  n'a  pas  touché  depuis  qu'il  s'en 
est  allé,  attend  son  ancien  maître.  A  peine  si  j'ose  m'y  aventurer.  Que 
peut-il  y  avoir  dans  la  constellation  de  celte  heure?  —  Les  murailles  me 
semblent  frissonner,  les  portes  ont  tremblé,  les  verrous  ont  sauté  ;  sans 
cela,  vous-même  vous  n'auriez  pu  entrer  ici. 

Méphistophélès.  Oii  donc  votre  homme  s'est-il  fourré?  Conduisez-moi 
vers  lui,  ou  me  l'amenez. 

Le  famulus.  Oh!  sa  défense  est  tellement  sévère  que  je  ne  sais  pas  si 
j'oserai  le  tenter.  Des  mois  entiers  occupé  du  grand  œuvre,  il  a  vécu  dans 
le  silence  de  la  retraite  la  plus  profonde.  Cet  homme,  le  plus  douillet  de 
tous  les  savants,  vous  le  prendriez  à  cette  heure  pour  un  charbonnier  : 
noirci  de  l'oreille  jusqu'au  nez,  les  yeux  rougis  par  les  ardeurs  du  four- 
neau, altéré  de  science,  c'est  ainsi  qu'il  se  consume  incessamment,  en  en- 
tendant pour  musique  le  cliquetis  des  pincettes. 

Méphistophélès.  Peut-il  refuser  de  me  recevoir?  Je  suis  homme  à  hâter 
le  succès  de  son  entreprise. 

(Le  famulus  sort;  Méphistophélès  s'assied  avec  gravité.) 

A  peine  suis-je  à  mon  poste,  que  là,  derrière  moi,  se  démène  un  hôte 
qui  ne  m'est  point  inconnu;  mais  cette  fois  il  appartient  aux  plus  furieux 
des  nouveaux,  et  nous  allons  le  voir  d'une  hardiesse  illimitée. 

UN  BACHELIER. 
(Il  entre  avec  impétuosité  par  le  corridor.) 

Je  trouve  ouverts  portail  et  porte  !  Enfin  cela  laisse  espérer  que  le  vi- 
vant ne  persiste  plus  à  s'enterrer  comme  un  mort  dans  la  poussière  ainsi 
qu'il  a  fait  jusqu'à  ce  jour,  à  se  consumer,  à  se  moisir,  à  mourir  même  en 
])leine  vie. 

Ces  murailles,  ces  parois  s'inclinent,  penchent  vers  la  ruine ,  et  si 
nous  n'y  prenons  garde,  l'écroulement  nous  atteindra.  Je  suis  hardi  au- 
tant que  personne  au  monde,  cependant  on  ne  me  ferait  pas  aller  d'un 
pas  plus  avant. 

Mais  qu'apprendrai-je  aujourd'hui?  N'est-ce  pas  ici  où,  il  y  a  tant 
d'années,  craintif  et  suffoqué,  je  suis  venu  en  honnête  blanc -bec 
écouter  avec  confiance  les  leçons  de  ce  vieux  barbon  ,  et  m'édifier  à  ses 
fariboles  ? 

Ils  pouvaient  trafiquer  à  leur  aise  de  la  science  de  leurs  vieux  bou- 
quins, gaspillant  notre  vie  et  la  leur.  Qu'est-ce  ?  là  au  fond,  dans  ce  fau- 
teuil, encore  un  de  ces  brouillons  assis  ! 

Mais,  à  mesure  que  j'approche,  son  aspect  m'étonne;  c'est  lui!  encore 
assis  dans  sa  brune  pelisse;  vraiment  comme  je  l'ai  quitté,  encore  enve- 


DEUXIEME  PAKTIE.  ±yô 

loppé  dans  sa  grossière  fourrure  !  A  vrai  dire,  il  me  paraissait  bien  fort 
dans  ce  temps-là,  lorsque  je  ne  le  comprenais  pas  encore.  Aujourd'hui,  il 
ne  m'attrapera  plus.  Alerte  donc  !  abordons-le  ! 

Vieux  seigneur,  si  les  flots  troubles  du  Léthé  n'ont  point  complètement 
submergé  votre  tête  appesantie  et  chauve,  voyez  venir  et  reconnaissez  en 
moi  l'écolier  d'autrefois,  écolier  qui  a  passé  l'âge  des  disciplines  acadé- 
miques. Je  vous  retrouve  tel  que  je  vous  ai  vu  ;  quant  à  moi,  je  reviens 
tout  autre. 

Méphistophélès.  Je  suis  bien  aise  que  mon  carillon  vous  ait  attiré  ici. 
J'avais  bien  auguré  de  vous  dans  le  temps  ;  la  chenille  déjà  et  la  chry- 
salide laissent  deviner  le  brillant  papillon  à  venir.  Vous  tiriez  une  gloire 
tout  enfantine  de  vos  cheveux  bouclés  et  de  votre  col  de  dentelle.  —  Si  je 
ne  me  trompe,  vous  n'avez  jamais  porté  de  queue?  — Aujourd'hui  je  vous 
vois  en  bonnet  suédois,  vous  avez  l'air  tout  à  fait  gaillard  et  résolu  ;  seule- 
ment vous  ne  vous  adressez  pas  tout  à  fait  bien. 

Le  bachelier.  Mon  vieux  seigneur,  nous  sommes,  il  est  vrai,  dans  les 
mêmes  lieux  ;  mais  réfléchissez  au  cours  des  temps  nouveaux,  et,  je  vous 
prie,  épargnez- vous  les  paroles  à  double  sens  :  car  nous  sommes  bien  au- 
trement fins  qu'alors.  Vous  aimiez  autrefois  à  bafouer  ces  bons  et  loyaux 
jeunes  gens  ;  mais  ce  qu'il  n'y  avait  pas  grand  mérite  à  faire  alors,  nul  n'o- 
serait le  tenter  aujourd'hui. 

Méphistophélès.  Quand  on  dit  la  vérité  pure  aux  jeunes  gens,  on  ne 
manque  jamais  de  déplaire  aux  blancs-becs  ;  puis,  après  des  années,  lors- 
qu'ils l'ont  rudement  apprise  à  leurs  dépens,  ils  s'imaginent  l'avoir  inven- 
tée, et  décident  que  le  maître  était  un  imbécile. 

Le  bachelier.  Un  fourbe  peut-être!  —  car  où  trouver  un  maître  qui 
nous  dise  la  vérité  en  face?  Chacun  l'augmente  ou  la  diminue,  —  tantôt 
grave,  tantôt  sagement  doux  pour  les  naïfs  enfants. 

Méphistophélès.  Pour  apprendre,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  qu'un  temps; 
pour  ce  qui  est  d'enseigner,  je  m'aperçois  que  vous  êtes  vous-même  tout 
prêt.  Plusieurs  lunes  et  quelques  soleils  ont  suffl  pour  vous  donner  la  plé- 
nitude de  l'expérience. 

Le  bachelier.  OEuvre  de  l'expérience!  écume  et  fumée  !  Et  qui  n'est  pas 
de  naissance  égale  avec  le  génie?  Avouez  que  tout  ce  qu'on  a  jamais  su 
ne  vaut  pas  la  peine  d'être  appris. 

Méphistophélès,  après  une  pause.  C'est  mon  opinion  depuis  longtemps. 
J'étais  un  fou,  et  je  me  fais  maintenant  à  moi-même  l'effet  d'un  imbé- 
cile et  d'un  sot. 

Le  BACHELIER.  Voilà  qui  me  réjouit!  Enfin  j'entends  parler  raison;  le 
premier  vieux  bonhomme  auquel  je  trouve  du  sens  commun! 

Méphistophélès.  Je  cherchais  un  monceau  d'or  caché,  je  n'ai  retiré  que 
d'affreux  charbons. 

Le  BACHELIER.  Avoucz  quc  votre  tête  chauve  ne  vaut  guère  mieux  que  les 
crânes  vides  qui  sont  là. 


23G  FAUST. 

Méphistophélès,  d'un  air  cordial.  Tu  ne  sais  certainemenl  pas,  mon  ami, 
combien  tu  es  grossier. 

Le  bachelier.  En  allemand  c'est  mentir  que  d'être  poli. 
Méphistophélès,  poussant  son  fauteuil  à  roulettes  jusque  sur  le  proscenium 
et  s'^adressant  au  parterre.  Ici  on  m'ôte  l'air  et  la  lumière;  je  trouverai  bien 
à  me  loger  parmi  vous,  n'est-ce  pas? 

Le  bachelier.  Je  trouve  assez  présomptueux  que,  parvenu  à  la  plus  mi- 
sérable époque,  on  veuille  encore  être  quelque  chose  là  où  l'on  n'est  plus 
rien.  La  vie  de  l'homme  vit  dans  le  sang;  et  où  le  sang  circule-t-il  comme 
dans  la  jeunesse?  C'est  là  le  sang  vivant  dans  toute  la  fraîcheur  de  sa  force, 
qui  se  crée  une  nouvelle  vie  de  la  vie  même.    Là  tout  se  meut,  là  on  peut 
faire  quelque  chose.  La  faiblesse  tombe,  la  force  s'avance.  Tandis  que  nous 
avons  conquis  la  moitié  du  monde,  qu'avez-vous  donc  fait,  vous  autres? 
Sommeillé,  réfléchi,  rêvé,  pesé;  des  plans  et  toujours  des  plans!  A  coup 
sûr,  la  vieillesse  est  une  fièvre  froide  dans  l'engourdissement  d'une  néces- 
sité quinteuse.  Passé  trente  ans,  autant  vaudrait  qu'un  homme  fût  mort; 
ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  à  faire,  ce  serait  de  vous  assommer  à  temps. 
Méphistophélès.  Le  diable  ici  n'a  plus  rien  à  dire. 
Le  bachelier.  11  n'y  a  de  diable  qu'autant  que  je  l'admets. 
Méphistophélès,  à  part.  Prends  garde  que  le  diable  ne  te  donne  bientôt 
un  croc-en-jambe! 

Le  bachelier.  Sainte  vocation  de  la  jeunesse  1  le  monde  n'était  pas  avant 
que  je  l'eusse  créé  ;  c'est  moi  qui  ai  tiré  le  soleil  du  sein  des  flots,  avec 
moi  ont  commencé  les  révolutions  de  la  terre  en  son  cours.  Le  jour  alors 
se  fit  beau  sur  mon  chemin  ;  la  terre  se  mit  à  verdir,  à  se  couvrir  de  fleurs 
à  ma  venue.  Sur  un  signe  de  moi,  dans  cette  nuit  première  se  déploya  la 
splendeur  des  étoiles.  Qui  donc,  si  ce  n'est  moi,  vous  délivra  de  tant  de 
misérables  préjugés  bourgeois  ?  Quant  à  moi,  libre,  et  selon  ce  qui  me 
vient  à  l'esprit,  je  poursuis  joyeux  ma  lumière  intérieure,  et  vois  dans  mon 
ravissement  la  clarté  devant  moi,  les  ténèbres  par  derrière. 

[Exit.) 

Méphistophélès.  Va,  original,  dans  ton  arrogance!  —  Quel  serait  ton 
désappointement,  si  tu  en  pouvais  venir  à  te  poser  celle  simple  question  : 
Qui  peut  avoir  une  idée,  ou  stupide  ou  sage,  que  le  passé  n'ait  point  eue 
avant  lui?  —  Mais  tout  cela  n'est  pas  fait  pour  nous  importuner  long- 
temps :  d'ici  à  quelques  années  bien  des  choses  changeront;  quelle  que  soit 
la  façon  extravagante  dont  le  moût  se  comporte,  il  finit  toujours  par  y 
avoir  un  vin  quelconque. 

(Aux  jeunes  gens  du  parterre  qui  n'applaudissent  pas,) 

Vous  demeurez  froids  à  mes  paroles,  braves  enfants,  et  je  vous  excuse. 
—  Réfléchissez;  le  diable  est  vieux,  ainsi  vieillissez  afin  de  le  comprendre  ! 


DEUXIÈME  PAinii:.  27)7 

UN  LABORATOIRE 

dans  le  goût  du  moyen  âge;  appareils  confus,  difformes,  pour  des  expériences  l"antasti(jucs. 

Wagner,  au  fourneau  \  La  cloche  retentit;  foririiclablc,  elle  ébranle  les 
murs  noircis  par  la  suie;  l'incertitude  d'une  attente  si  solennelle  ne  peut 
se  prolonger  plus  longtemps.  Déjà  les  ténèbres  s'éclairent,  déjà  au  fond  de 
la  fiole  quelque  chose  reluit  ^  comme  un  charbon  vivant  ;  non  !  comme  une 
escarboucle  splendide  d*'oii  s'échappent  mille  jets  de  flamme  dans  l'obscu- 
rité. Une  lumière  pure  et  blanche  paraît!  Pourvu  que,  cette  fois,  je  n'aille 
pas  la  perdre  !  —  Ah,  Dieu  !  quel  fracas  à  la  porte  maintenant! 

Méphistophélès,  entrant.  Salut!  je  viens  en  ami. 

Wagner,  avec  anxiété.  Salut  à  l'étoile  du  moment!  [lias.  )  Au  moins,  re- 
tenez bien  dans  votre  bouche  vos  paroles  et  votre  souffle  :  un  grand  œuvre 
est  sur  le  point  de  s'accomplir. 

Méphistophélès,  plushas.  Qu'y  a-t-il  donc? 

AVagner,  plus  bas.  Un  homme  va  se  faire! 

Méphistophélès.  Un  homme?  Et  quel  couple  amoureux  avez-vous  donc 
enfermé  dans  la  cheminée? 

Wagner.  Dieu  me  garde!  L'ancienne  mode  d'engendrer,  nous  l'avons  re- 
connue pour  une  véritable  plaisanterie.  Le  tendre  point  d'oi^i  jaillissait  la 
vie,  la  douce  force  qui  s'exhalait  de  l'intérieur,  et  prenait  et  donnait,  des- 
tinée à  se  former  d'elle-même,  à  s'alimenter  des  substances  voisines  d'a- 
bord, puis  des  substances  étrangères,  tout  cela  est  bien  déchu  maintenant 
de  sa  dignité!  Si  l'animal  y  trouve  encore  son  plaisir,  il  convient  à  l'homme 
doué  de  nobles  qualités  d'avoir  une  origine  plus  pure  et  plus  haute.  (  //  se 
tourne  vers  le  foyer.  )  Cela  brille  !  voyez  !  —  Désormais,  vraiment,  nous  pou- 
vons espérer  que  si  de  cent  matières  et  par  le  mélange,  —  car  tout  dépend 
du  mélange,  —  nous  parvenons  à  composer  aisément  la  matière  humaine, 
à  l'emprisonner  dans  un  plamhic,  à  la  cohober,  à  la  distiller  comme  il 
faut,  l'œuvre  s'accomplira  dans  le  silence.  (  Se  tournant  de  nouveau  vers  le 
foyer.)  Cela  se  fait!  la  masse  s'agite  plus  lumineuse,  et  ma  conviction  s'af- 

*  Pendant  que  Faust  courait  le  monde,  en  proie  à  son  infatigable  activité,  Wagner  s'est  adonné 
aux  élucubrations  transcendantes.  Nous  retrouvons  le  bonhomme  installé  cette  fois  dans  le  labora- 
toire du  docteur,  et  dirigeant  à  son  gré  ces  instruments  qu'il  apprêtait  jadis.  Wagner  a  conçu 
l'idée  de  créer  un  homme  en  dehors  des  lois  de  la  nature,  et  par  le  mélange  des  contraires,  ex  con- 
trario et  incongfrwo.  Méphistophélès  se  doute  de  la  chose,  et  vient  surveiller  l'opération,  qu'il  pense 
exploiter  à  son  profit.  Le  chat  guette  les  marrons  du  feu.  C'est  le  destin  du  pauvre  Wagner  de 
travailler  pour  d'autres  :  si  mesquine  que  soit  son  œuvre,  il  n'en  jouit  pas.  A  peine  au  monde,  le 
petit  avorton,  Homunculus,  bafoue  son  créateur,  lui  échappe  des  mains  et  se  met  à  la  disposition 
de  Méphistophélès,  vers  qui  sa  nature  démoniaque  le  porte. 

2  Cette  idée  d'enclore  des  Esprits  dans  le  cristal  est  assez  familière  ù  la  !^()rcl■lleric  du  moyen  âge. 
Le  pape  Benoit  IX  en  tenait  conjurés  sept  dans  un  sucrier. 


258  FAUST. 

fermit  à  chaque  instant.  Nous  tentons  d'expérimenter  judicieusement  sur 
ce  qu'on  appelait  les  mystères  de  la  nature;  et  ce  qu'elle  produisait  jadis 
organisé,  nous  autres,  nous  le  faisons  cristalliser. 

Méphistophélès.  L'expérience  vient  avec  l'âge  ;  pour  quiconque  a  beau- 
coup vécu,  rien  de  nouveau  n'arrive  sur  la  terre;  et,  quant  à  moi,  je  me 
souviens  d'avoir  rencontré  souvent  dans  mes  voyages  bien  des  gens  cris- 
tallisés. 

Wagner,  qui  n'a  cessé  de  couver  de  l'œil  sa  fiole.  Cela  monte,  cela  brille, 
cela  bouillonne;  en  un  moment  l'œuvre  sera  consommé!  Un  grand  projet 
paraît  d'abord  insensé;  cependant,  désormais  nous  voulons  braver  le  ha- 
sard; et  de  la  sorte,  un  penseur  ne  pourra  manquer,  à  l'avenir,  de  faire  un 
cerveau  bien  pensant.  (  Contemplant  la  fiole  avec  ravissement.  )  Le  verre  tinte 
et  vibre,  une  force  charmante  l'émeut  *;  cela  se  trouble,  cela  se  clarifie  ; 
les  choses  vont  leur  train.  Je  vois  dans  sa  forme  élégante  un  gentil  petit 
homme  qui  gesticule.  Que  voulons-nous  de  plus?  Qu'est-ce  que  le  monde 
maintenant  peut  vouloir  encore?  Voilà  le  mystère  qui  se  dévoile  au  grand 
jour;  prêtez  l'oreille,  ce  tintement  devient  la  voix,  elle  parle! 

HoMUNCULUs,  de  la  fiole,  à  Wagner.  Bonjour,  papa.  Eh  bien!  c'était  donc 
vrai?  Viens,  presse-moi  sur  ton  sein  avec  tendresse,  mais  pas  trop  fort  pour- 
tant, de  crainte  que  le  verre  n'éclate.  C'est  la  propriété  des  choses  :  à  ce  qui 
est  naturel,  l'univers  suffit  à  peine;  ce  qui  est  artificiel,  au  contraire, 
réclame  un  espace  borné.  {A  Méphistophélès.  )  Te  voilà  ici,  drôle!  Maître 
cousin,  le  moment  est  bon,  et  je  te  rends  grâce;  un  heureux  destin  te  con- 
duit vers  nous  ^  Puisque  je  suis  au  monde,  je  veux  agir,  et  sur-le-champ 


'  Cette  musique  du  cristal,  nous  l'avons  entendue  déjà  dans  la  cuisine  de  la  sorcière.  On  se  sou- 
vient de  tous  les  ustensiles  fantastiques  qui  s'entre-choquent  au  moment  où  commence  rébuUitiou 
du  merveilleux  breuvage.  —  Goethe  ne  laisse  pas  échapper  l'occasion  de  faire  sentir  au  lecteur 
l'unité  de  son  œuvre  au  milieu  des  mille  apparitions  qui  peuvent  l'en  distraire,  et  de  lui  rappeler  que 
ceraondeoù,  comme  Virgile  et  Dante,  ils  voyagent  ensemble  tous  les  deux,  pour  s'élargir  toujours,  ne 
change  pas.  —  Ces  petits  sons  cristallins,  indifférents  d'abord,  contribuent  aussi,  à  leur  manière,  à 
ramener  le  motif  glorieux  de  la  symphonie.  Cette  sonorité  du  verre  ,  du  cristal ,  des  métaux,  char- 
me toutes  les  imaginations  poétiques  en  Allemagne.  Partout,  sur  cette  terre  de  ivapeurs,  la  Poésie 
cherche  la  Musique  pour  s'unir  avec  elle  ,  et  ce  gracieux  hyménée  ne  manque  jamais  de  s'accom- 
plir dans  l'azur  du  firmament  ou  des  eaux,  sous  la  feuillce  des  bois,  au  cœur  du  métal  ou  du  verre. 
—  Voyez  Novalis ,  Hoffmann,  Jean-Paul,  Riickcrt,  tous  enfin;  Uhland  lui-même,  malgré  son  réa- 
lisme manifeste,  subit  cette  inilueuce  musicale  du  pays  de  Mozart,  de  Beethoven  et  de  Weber. 

^  Méphistophélès  se  trouve  ici  à  sa  place  ,  et  ne  reste  pas  étranger  au  succès  de  l'expérience.  En 
effet,  l'engoui'disscment  de  Faust  se  prolonge  ;  il  est  de  toute  nécessité  de  le  conduire  en  Grèce  vers 
Hélène.  Méphistophélès  pousse  de  toutes  ses  forces  à  l'heureuse  issue  de  l'expérience,  en  comptant 
bien  que  le  diablotin  lui  servira  de  guide  et  de  compagnon  dans  ce  voyage  à  travers  l'antiquité 
classique,  où  il  ne  s'aventure  qu'avec  répugnance.  Homunculus  vient  au  monde  en  même  temps  que 
l'idée  de  la  nécessité  d'une  promenade  en  Grèce  naît  dans  \\c  cerveau  de  Méphistophélès  ;  c'est  ce 
qui  fait  fpie  la  petite  créature  n'a  qu'une  chose  unique  dans  l'esprit ,  son  maître  ne  lui  ayant  pas 
donné  d'autre  direction.  Chez  tous  les  deux,  cette  idée  demeiu-e  fixe.  Méphistophélès  a  bien  quelque 
peine  à  s'y  faire  :  cette  excursion  dans  l'antiquité  l'iirarouche  ;  il  no  sait  trop  ce  qu'il  en  adviendra. 
Cependant,  la  personnification  de  cette  idée,  Homunculus,  le  domine,  et  bientôt  il  le  suit  en  aveugle. 
Homunculus  excite  sa  convoitise  pour  les  sorcières  de  Thessalie;  en  un  mot,  Méphistophélès  finit 
par  dépendre  complètement  de  cçttç  idée  ,  tout  idiosyncratiquc.  De  là  ces  paroles  qu'il  s'adrcs.-^e  à 


DEUXIÈME  PARTIE.  23<) 

me  préparer  à  l'œuvre;  tu  es  assez  habile  pour  m'abréger  les  chemins. 

Wagner.  Un  mot  encore!  jusqu'ici  je  me  suis  souvent  senti  pénétré  de 
confusion  quand  jeunes  gens  et  vieillards  venaient  m'assaillir  de  problè- 
mes. Par  exemple,  personne  encore  n'avait  pu  comprendre  comment  l'âme 
et  le  corps,  qui  s'ajustent  si  bien  ensemble,  qui  tiennent  si  fermes  l'un  à 
l'autre  qu'on  les  dirait  à  jamais  inséparables,  se  combattent  sans  cesse  au 
point  de  s'empoisonner  l'existence;  et  puis... 

Méphistophélès.  Arrêtez  !  j'aimerais  mieux  demander  pourquoi  l'homme 
et  la  femme  s'accommodent  si  mal;  voilà  une  question,  mon  cher,  dont  tu 
auras  de  la  peine  à  te  tirer.  Ici  il  y  a  à  faire;  c'est  justement  ce  que  veut 
le  petit. 

HoMUNcuLus.  Qu'y  a-t-il  à  faire? 

Méphistophélès,  indiquant  une  porte  latérale.  Montre  ici  les  talents. 

Wagner,  toujours  l'œil  sur  la  fiole.  En  vérité ,  tu  es  un  délicieux  petit 
drôle  ! 

(La  porte  latérale  s'ouvre,  on  aperçoit  Faust  étendu  sur  un  lit.) 

HoMUNCULUS,  dans  Vétonnement.  Oui  dà. 

(La  fiole  s'échappe  des  mains  de  Wagner,  flotte  au-dessus  de  Faust  et  l'éclairé.) 

Délicieux  entourage!  — des  eaux  limpides,  des  buissons  épais;  des 
femmes  qui  se  déshabillent!  les  adorables  créatures!  —  de  mieux  en  mieux, 
■ — une  surtout  trahit  son  origine  héroïque,  divine  même.  Elle  pose  le  pied 
dans  le  transparent  miroir,  et  la  douce  flamme  qui  échauffe  son  noble  corps 
se  rafraîchit  dans  le  souple  cristal  de  l'onde.  Mais  quel  bruit  soudain  d'ailes 
émues,  quel  murmure,  quel  battement  furieux  sous  le  niveau  limpide  !  Les 
jeunes  filles  se  sauvent  effarouchées;  cependant  la  reine  demeure  seule,  et,  la 
joie  dans  les  yeux,  une  joie  superbe,  féminine,  elle  contemple  le  prince  des 
cygnes  qui  s'approche  de  ses  genoux,  timide  et  entreprenant.  A  mer- 
veille! il  paraît  qu'il  s'accoutume.  —  Mais  voilà  qu'un  nuage  s'élève,  cou- 
vrant d'un  voile  épais  la  plus  amoureuse  des  scènes. 

Méphistophélès.  Que  ne  raconteras-tu  pas!  Si  petit  que  tu  sois,  tu  es 
un  grand  visionnaire.  Je  ne  vois  rien. 

HoMUNCULUS.  Je  le  crois,  toi  du  Nord;  toi  qui  as  grandi  dans  l'âge  des 
brouillards,  dans  la  crasse  de  la  chevalerie  et  du  monachisme  :  où  ton  œil 
ici  serait-il  libre?  Tu  n'es  à  ta  place  que  dans  les  ténèbres.  {Regardante 
l'entour.)  Une  masse  de  pierre  noire,  moisie,  rebutante,  aiguë,  voûtée  en 
arceau,  basse!...  —  S'il  s'éveille,  ce  sera  pour  de  nouvelles  angoisses!  il 
est  capable  de  rester  mort  sur  la  place.  Des  sources  vives  au  fond  des  bois, 
des  cygnes,  des  beautés  nues  :  rêve  plein  de  pressentiments!  Comment 
voudrait-on  s'accoutumer  ici  ?  Moi,  le  plus  facile  des  êtres,  je  m'y  supporte 
à  peine.  Allons!  en  campagne  avec  lui! 


lui-même,  tout  en  indiquant  Homunculus ,  son  idée  incarnée  dans  le  cristal ,  et  qui  va  flottant  dans 
l'air,  l'entraînant  après  elle  ;  «  Nous  dépendons  toujours  des  créatures  que  nous  avons  faites.  » 


âiO  FAi:ST. 

Méphistopiiklè«;.  L'expédition  me  sourit. 

IIoMUNcuLLS.  Conduis  le  guerrier  à  la  bataille,  la  jeune  fille  à  la  danse; 
et  tout  s'arrange.  Justement,  voici  venir  la  nuit  classique  de  Walpiirgis, 
c'est-à-dire  ce  qui  pouvait  se  rencontrer  de  mieux  pour  le  transporter  dans 
son  élément. 

Méphistophélès.  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  de  ca. 

HoMUNCULUS.  Comment  cela  serait-il  arrivé  à  vos  oreilles?  vous  ne  con- 
naissez, vous  autres,  que  les  spectres  romantiques;  un  véritable  spectre 
peut  aussi  être  classique. 

Méphistophélès.  Et  de  quel  côté  s'étend  la  route?  Mes  collègues  antiques 
me  répugnent  déjà. 

IIoMUNCULUS.  Ta  contrée  de  prédilection,  Satan,  estau  nord-ouest;  mais 
pour  cette  fois,  c'est  vers  le  sud-est  que  nous  faisons  voile.  Dans  une  vaste 
plaine  coule  le  Pénéios  librement,  entouré  de  buissons  et  d'arbres,  dans 
des  baies  humides  et  silencieuses;  la  plaine  se  prolonge  jusqu'aux  ravins 
des  montagnes,  et  là-haut  s'étend  Pharsale  antique  et  moderne. 

Méphistophélès.  Ouf!  arrière!  et  laisse-moi  de  côté  ces  débats  entre 
la  tyrannie  et  l'esclavage.  Cela  m'assomme  ;  car  à  peine  c'est  fini  qu'ils  re- 
commencent de  plus  belle,  et  aucun  ne  s'aperçoit  qu'il  est  la  dupe  d'As- 
modée  planté  derrière  lui.  Ils  se  battent,  à  ce  qu'on  dit,  pour  les  droits 
de  la  liberté,  et,  tout  bien  considéré,  ce  sont  des  esclaves  contre  des  esclaves. 

HoMUNCULUs.  Laisse  aux  hommes  leur  nature  rebelle,  il  faut  que  chacun 
se  défende  comme  il  peut:  l'enfant  finira  par  devenir  un  homme.  Il  s'agit 
à  cette  heure  de  savoir  comment  celui-ci  peut  guérir.  As-tu  un  moyen? 
alors  fais-en  ici  l'expérience;  si  tu  ne  le  peux,  laisse,  que  je  m'en  charge. 

Méphistophélès.  Il  y  aurait  bien  maint  petit  essai  du  Brocken  à  tenter, 
mais  les  verrous  du  paganisme  sont  poussés.  Le  peuple  grec  n'a  jamais 
valu  grand'chose  ;  seulement  il  vous  éblouit  par  la  liberté  des  ébats  sensuels, 
et  attire  le  cœur  de  l'homme  vers  les  péchés  riants,  tandis  que  les  nôtres, 
on  les  trouve  toujours  ténébreux.  Et  maintenant  que  faisons-nous? 

IIoMUNCULUs.  Tu  n'es  pas  si  ingénu  d'habitude;  et  quand  je  te  parle  des 
sorcières  de  Thessalie  ,  je  pense  avoir  dit  quelque  chose. 

Méphistophélès,  avec  convoitise.  Les  sorcières  de  Thessalie  !  fort  bien  ! 
ce  sont  là  des  personnes  de  qui  je  me  suis  longtemps  informé.  Je  ne  pense 
pas  qu'il  me  conviendrait  de  passer  nuit  sur  nuit  avec  elles  ;  cependant 
je  tente  la  visite. 

HoMUNCULLs.  Ici  le  nuiuteau  ;  déploie-le  autour  du  chevalier  !  la  guenille 
vous  portera  l'un  avec  l'autre,  comme  elle  a  fait  jusqu'à  présent,  et  moi 
je  vais  devant  en  éclaireur'. 

'  QuTjn  se  rappelle,  à  propos  des  évolutions  aériennes  et  lumineuses  de  la  fiole  d'Homunculus,  le 
feu  loilel  qui,  dans  la  Première  Partie,  éclaire  Faust  et  Mépliistophélcs,  et  fait  route  avec  eux  à  tra- 
vers les  rudes  sentiers  du  Brocken. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

Va  droit,  au  nom  du  diable,  ou  j'éteins  d'un  souffle  l'étincelle  de  ta  vie. 

(Première  Partie.) 


DEUXlkME   PAIITIK.  2/f1 

Wagner,  avec  angoisse.  Kt  moi? 

IIoMUNCULUS.  Eh  !  lu  restes  à  la  maison  pour  accomplir  une  œuvre  bien 
autrement  importante.  Feuilleté  les  vieux  parchemins,  rassemble,  d'après 
la  règle,  les  éléments  de  la  vie,  et  classe-les  avec  circonspection  ;  ne  manque 
pas  de  méditer  la  cause,  de  méditer  plus  encore  le  moyen.  Pendant  que 
je  parcours  une  petite  partie  du  monde,  je  découvrirai  bien  le  point  sur 
ri;  dès  lors  le  grand  but  est  atteint.  Pour  une  pareille  récompense  on 
doit  tout  donner  :  or,  honneur,  gloire,  santé...  et  science  et  vertu  peut- 
être  bien  aussi.  Adieu  ! 

Wagner,  dans  V affliction.  Adieu,  cela  me  brise  le  cœur  :  je  tremble  déjà 
de  ne  jamais  plus  le  revoir. 

Méphistophélès.  Maintenant,  vite  au  Pénéios  là-bas.  Le  cousin  n'est  pas 
à  dédaigner.  [Ad  spectafores.)  Nous  finissons  toujours  par  dépendre  des 
créatures  que  nous  avons  faites. 


NUIT  CLASSIQUE  DE  WALPURGIS  '. 

LES  CHAMPS  DE  PHARSALE. 

Ténèbres. 

Erichto.  a  la  fête  de  cette  nuit  d'épouvante,  je  m'avance,  non  pour  la 
première  fois,  moi  la  sombre  Erichto,  moins  hideuse  pourtant  que  ces  misé- 
rables poêles  ne  m'ont  faite  dans  leur  imagination  calomniatrice...  Leurs  élo- 
ges, commeleurs censures,  ne  tarissent  jamais...  Déjà  le  vallon  me  paraît  au 
loin  blanchi  par  le  flot  des  tentes  grisâtres,  reflet  d'une  nuit  d'inquiétude 
et  d'horreur.  Combien  de  fois  déjà  s'est-elle  renouvelée,  celte  lutte!  elle  se 

'  La  nuit  de  W  alpiirgis,  que  nous  avons  vue  se  passer  sur  les  hauteurs  du  Brocken ,  s'accomplit 
cette  fois  sur  la  terre  de  Grèce,  et  de  romantique  devient  classique.  De  la  sorte,  la  pensée  de  Goethe 
sera  complétée.  Le  lecteur  no  manquera  pas  de  rapprocher  les  deux  pendants  et  de  les  étudier  avec  un 
intérêt  curieux.  La  sorcellerie  du  moyen  âge  est  loin  de  comprendre  tout  l'appareil  fantastique  des 
temps.  Le  classique  a  son  romantisme,  ses  créations  monstrueuses,  ses  ébauches  difformes  et  grotes- 
ques, Sphinx,  Kabircs,  Dactyles,  Imses,  Arimaspes,  Lamies,  dont  Goethe  évoquera  les  ombres  et 
les  larves  pour  peupler  le  sabbat  de  sa  seconde  nuit  de  Valpürgis.  Cette  scène  aura  pour  théâtre  les 
champs  de  Pharsale  et  les  côtes  de  la  mer  Egée,  la  Thcssalie  au  nord  ;  la  Thessalie,  patrie  d'Hécate 
et  d'Erichto,  Boheme  de  la  Grèce  antique.  A  vrai  dire  ,  l'aspect  de  ces  hôtes  singuliers  pourra  bien, 
au  premier  abord,  effaroucher  quelque  peu  nos  pèlerins  ;  Méphistophélès,  surtout ,  aura  peine  à  s'y 
accoutumer.  Tandis  que  Faust,  tout  entier  à  la  passion  nouvelle  qui  l'entraîne,  sentira  grandir  son 
admiration  et  son  enthousiasme  pour  ce  monde  dont  il  comprend  le  calme  et  l'idéal;  Méphistophélès 
ne  goûtera  que  médiocrement  la  fantasmagorie.  Étranger  à  toute  spéculation  intellectuelle ,  unique- 
ment préoccupé  de  la  forme  palpable  ,  il  commencera  par  ne  pouvoir  se  rendre  compte  de  rien,  le 
calme  lui  semblera  froideur,  le  nu  indécence  ;  il  demandera  pourquoi  les  Sphinx  n'ont  point  de  che- 
mises :  le  pauvre  diable  sera  si  loin  de  ses  Sorcières ,  si  loin  de  cette  bande  où  le  pied  de  cheval  est 
en  honneur  !  Son  sabot,  qu'il  étalait  sur  le  Brocken  avec  tant  de  complaisance  ,  il  faudra  qu'il  le  dé- 

7,\ 


242  FAUST. 

renouvellera  toujours  et  de  toute  éternité!...  Nul  ne  veut  céder  l'empire 
à  un  autre;  celui  qui  l'a  conquis  par  la  force  et  par  la  force  le  régit,  ne  le 
cède  à  personne,  car  chacun,  incapable  de  se  gouverner  soi-même,  est 
dévoré  du  désir  de  gouverner  la  volonté  de  son  voisin,  selon  les  vues  de 
son  esprit  superbe...  Ici  un  grand  exemple  fut  donné  dans  le  combat,  et 
l'on  vit  comment  la  puissance  s'oppose  à  la  puissance  plus  forte,  comment 
la  belle  couronne  à  mille  fleurs  de  la  liberté  se  brise,  comment  le  laurier 
roide  se  ploie  autour  des  tempes  du  dominateur!  Ici,  Magnus  rcva  des 
jours  florissants  de  grandeur;  là  César  veilla,  épiant  la  balance  incer- 
taine! 

Des  feux  de  nuit  brillent,  jetant  des  flammes  rouges;  le  sol  aspire  le  re- 
flet du  sang  répandu,  et,  attirée  par  l'éclat  étrange  et  merveilleux  de  la  nuit, 
la  légion  de  la  tradition  hellénique  se  rassemble.  Autour  de  tous  les  feux, 
flotte  incertaine,  ou  s'accroupit  à  l'aise,  une  image  fabuleuse  des  jours 
anciens...  La  lune,  non  encore  dans  son  plein,  mais  brillante,  s'élève  ré- 
pandant partout  une  douce  clarté;  l'illusion  des  tentes  se  dissipe,  les  feux 
bleuissent. 

Mais,  au-dessus  de  moi,  quel  météore  inattendu  !  il  brille,  il  éclaire  un 
ballon  humain.  Je  flaire  la  vie.  Il  ne  me  convient  pas  de  m'approcher  des 
vivants,  à  qui  je  porte  préjudice;  il  ne  m'en  revient  qu'une  mauvaise  re- 
nommée, sans  profit.  Déjà  le  globe  s'abaisse.  Je  me  retire  prudemment. 

(Elle  s'éloigne.) 
(Les  voyageurs  aériens  dans  l'espace.) 

HoMUNCULUs.  Plane  encore  une  fois  autour  de  cette  épouvante  de  flamme 
et  d'horreur;  dans  le  vallon  et  la  profondeur  on  n'aperçoit  partout  que 
fantasmagorie. 

Méphistophélès.  Je  vois  comme  à  travers  une  vieille  fenêtre,  dans  la  crasse 
et  les  décombres  du  nord,  des  spectres  parfaitement  hideux;  ici  comme  là- 
bas,  je  me  trouve  dans  mon  domaine. 

HoMUNCULUs.  Tiens!  cette  grande  qui  marche  à  larges  pas  devant  nous. 

Méphistophélès.  On  dirait  qu'elle  est  mal  à  son  aise  de  nous  voir  filer 
dans  l'air. 

guise,  qu'il  le  cache,  sous  peine  de  se  trouver  en  butte  à  tous  les  brocards.  L'antique  est  une  sorte 
d'aristocratie  qu'on  ne  liante  pas  facilement,  et  les  Sphinx  ,  dans  leur  roidcur  immobile  et  leur  im- 
passibilité hautaine,  ne  man(juoront  pas  de  déconcerter,  au  premier  abord,  le  sacripant  du  Brocken. 
Les  gens  d'esprit  ont  l'instinct  du  moment;  peu  à  peu  on  se  familiarisera.  Le  vieux  diable  retrou- 
vera, sinon  tout  son  aplomb  et  toute  son  imperturbable  effronterie  ,  du  moins  quelque  chose  de  son 
humeur  satirique  et  goguenarde.  Nous  le  verrons  afl'ccter  un  ton  sententieux ,  se  répandre  en  pro- 
verbes ;  moins  cynique  dans  ses  discours  ,  plus  réservé  dans  ses  manières ,  subissant  à  sa  fa(;on 
l'inlluence  de  la  majesté  des  lieux  :  en  un  mot,  ce  personnage  va  nous  apparaître  sous  un  aspect  tout 
à  fait  neuf.  Cette  idée  d'avoir  enlevé  Méphistophélès  au  cercle  ignoble  où  nous  l'avons  vu  jadis  s'en- 
canailler, pour  le  conduire  en  pleine  mythologie  classique,  nous  semble  une  des  plus  grandioses  qui 
se  puissent  concevoir.  Le  diable  de  la  légende  errant,  dépaysé  dans  cette  nuit  pleine  de  fantômes  de 
l'antiquité  ,  interrogeant  de  la  voix,  de  la  main  et  des  yeux  tout  ce  qu'il  rencontre  ,•  Méphistophélès 
appuyant  sa  tête  sur  l'épaule  du  Sphinx,  quelle  imagination!  (|uel  tableau! 


DEUXIÈME  PARTIE.  Mo 

lIoMUNCULUS.  Laisse-la  marcher!  dépose  ton  chevalier,  et  sur-le-champ 
la  vie  lui  reviendra,  car  il  la  cherche  dans  le  royaume  de  la  Fahle. 

Faust,  louchant  le  sol.  Où  est-elle? 

HoMUNcuLus.  Nous  ne  saurions  le  dire  ;  mais  ici  tu  peux  vraisemblablement 
t'en  informer.  Vite,  avant  qu'il  fasse  jour,  va  d'une  flamme  à  l'autre  cher- 
chant sa  trace;  rien  d'insurmontable  à  qui  a  pu  s'aventurer  auprès  des  jMères. 

Méphistophélès.  Äloi  aussi  j'ai  mon  affaire  en  tele;  cependant  ce  qu'il  y 
aurait  de  mieux  pour  nous,  ce  serait  que  chacun  de  son  côté  se  mît  à  courir 
les  aventures  à  travers  les  feux.  Ensuite,  pour  que  nous  puissions  nous  re- 
trouver, petit,  tu  feras  reluire  l'éclat  sonore  de  ta  lanterne. 

UoMUNCuLus.  Voilà  comme  il  faut  qu'elle  brille,  qu'elle  sonne.  (Le  verre 
gronde  et  resplendit.)  Maintenanl,  alerte  !  à  de  nouveaux  prodiges  ! 

Faust,  seul.  Où  est-elle? —  Maintenant,  ne  le  demande  plus...  Quand 
ce  ne  serait  pas  le  sol  qui  la  portait,  l'onde  qui  venait  battre  vers  elle, 
c'est  l'air  qui  parlait  sa  langue!  —  Ici,  par  un  prodige,  ici,  sur  la  terre 
de  Grèce,  j'ai  senti  tout  de  suite  quel  sol  je  touchais.  A  peine  en  mon 
sommeil,  tantôt  un  Esprit  m'embrasa,  que  soudain  je  me  sentis  un  Antée 
pour  la  force  ;  et  quand  je  devrais  trouver  ici  l'assemblage  le  plus  étrange, 
j'explore  d'un  pas  solennel  ce  labyrinthe  de  flammes. 

(Il  s'éloigne.) 

Méphistophélès,  rôdant  çà  et  là.  A  mesure  que  j'erre  à  travers  ces  petits 
feux,  je  me  sens  de  plus  en  plus  dépaysé.  Presque  partout  des  nudités, 
çà  et  là  seulement  quelques  chemises.  —  Les  Sphinx  sans  pudeur,  les 
Griffons  sans  vergogne;  et  combien  n'y  en  a-t-il  pas  d'ailés  et  de  che- 
velus qui  se  montrent  à  l'œil  de  devant  et  de  derrière!...  A  vrai  dire, 
nous  sommes  obscènes  du  fond  du  cœur,  nous  autres  ;  mais  l'antique 
me  semble  par  trop  vivant  ;  on  devrait  le  subordonner  au  goût  mo- 
derne, et  l'affubler  de  diverses  façons,  selon  la  mode...  Un  peuple  dé- 
plaisant, en  vérité!  cependant  cela  ne  doit  pas  m'empêcher,  nouveau  venu, 
de  les  saluer  comme  il  convient...  Bonjour,  les  belles  femmes,  les  sages 
grisons*  ! 

Un  griffon,  croassant^'.  Non  pas  grisons,  griffons! — Personne  ne  s'en- 

•  La  politesse  affectée  avec  laquelle  Méphislophélès  s'introduit  clans  le  cercle,  laisse  voir  que  le  vieux 
diable  n'est  pas  trop  rassuré  sur  l'issue  de  sa  démarche.  Bonjour,  les  belles  dames  (les  Spliinx  ont  le 
visage  et  la  gorge  d'une  jeune  fille,  et  le  reste  du  corps  du  lion,  avec  les  ailes  et  la  queue  du  dragon), 
les  sages  grisons.  Il  appelle  grisons  les  Griffons  ,  sans  doute  à  cause  de  leur  origine  antique  ;  mais 
ceux-ci  n'entendent  pas  raillerie  sur  l'article  de  l'âge,  et  leur  coryphée  ,  avec  le  croassement  des  oi- 
seaux à  qui  l'on  apprend  à  parler,  relève  le  sot  compliment  du  pauvre  intrus. 

^  Le  Griffon  est,  comme  le  Sphinx,  une  mystérieuse  invention  du  mystérieux  Orient.  Le  Sphinx 
vient  de  l'Egypte,  ainsi  qu'il  nous  le  dira  tout  à  l'heure  ;  le  Griffon,  de  l'Inde.  Il  fut  introduit  sur  la 
terre  classique  par  des  tapis  envoyés  de  Perse,  où  il  figurait  à  la  manière  d'ornements  et  d'arabes- 
ques. Et  la  fantaisie  des  Grecs ,  prompte  à  donner  la  vie  à  toutes  choses ,  prit  pour  une  créature 
véritable  l'ébauche  fantastique  du  romanlisme  oriental.  Le  Griffon  a  le  corps,  les  pieds  et  les  griffes 
d'un  lion,  la  lète  et  les  ailes  d'un  aigle,  les  oreilles  d'un  cheval,  avec  des  nageoires  au  lieu  de  cri- 
nière, et  le  dos  couvert  de  plumes.  S'il  faut  en  croire  ^Elien,  le  plumage  du  dosest  noir,  celui  de  la 
poitrine  rouge,  et  celui  des  ailes  blanc.  Le  Griffon  a  des  yeux  de  feu.  Dans  son  nid  d'or  pur,  il  dé- 


244  FAUST. 

leiid  Aolonlicrs  appeler  grison.  Les  mois,  après  (ont,  ont  le  sens  de  leur 
origine.  Gris,  grison,  grognon,  grondeur,  consonnances  étymologiques, 
sont  des  discordances  pour  nous. 

Méphistophélès.  Et  cependant,  sans  sortir  du  sujet,  griffe  ne  déplaît 
point  dans  l'honorable  titre  de  Griffon. 

Le  griffon,  comme  plus  haut,  et.  toujours  continuant  de  même.  C'est  tout 
simple!  la  parenté  a  été  mise  à  l'épreuve  ;  souvent  blâmée,  il  est  vrai,  mais 
plus  souvent  louée.  Pourvu  que  l'on  griffe  des  jeunes  filles,  des  couronnes, 
de  l'or,  la  Fortune  sourit  au  griffeur. 

Fourmis  d'une  espèce  colossale\  Vous  parlez  d'or;  nous  en  avions  beau- 
coup ramassé,  enfoui  secrètement  dans  les  rochers  et  les  cavernes;  la  race 
des  Arimaspes  l'a  dépisté.  Voyez-les  rire  là-bas  de  la  manière  dont  ils  nous 
l'ont  dérobé! 

Les  griffons.  Il  faut  les  amener  à  un  aveu. 

Les  ARIMASPES^  Seulement,  que  ce  ne  soit  pas  en  pleine  nuit  de  fête. 
D'ici  à  demain  tout  sera  mis  à  l'ombre;  cela  nous  réussira  bien  cette  fois, 

Méphistophélès  s^est  placé  parmi  les  Sphinx.  Comme  je  m'habitue  ici  fa- 
cilement et  volontiers,  car  je  comprends  un  chacun. 

Un  sphinx.  Nous  soufflons  nos  voix  d'Esprits,  et  vous,  ensuite,  leur  don- 
nez un  corps.  Maintenant,  ijomme-toi,  en  attendant  que  nous  le  connaissions 
davantage. 

Méphistophélès.  On  croit  me  désigner  sous  une  multitude  de  noms. — 
Y  a-t-il  des  Anglais  ici?  —  Ils  voyagent  tant  d'ordinaire  pour  explorer  les 
champs  de  bataille,  les  cascades,  les  murs  croulants,  les  pittoresques  vétus- 
tés classiques!  le  but  ici  serait  digne  d'eux.  Ils  pourraient  aussi  témoigner 
de  m'avoir  vu  là-bas  figurer  dans  les  vieux  divertissements  de  théâtre  en 
Old  Iniquity  \ 

pose  une  agate  ;  il  garde  les  trésors  des  montagnes ,  et  défend  ses  petits  contre  les  atteintes  des 
hommes  qui  cherchent  l'or. 

*  Les  Fourmis  sont  le  symbole  de  l'activité  laborieuse  ;  elles  enfouissent  dans  leurs  crevasses  de 
rocher  les  trésors  qu'elles  rassemblent ,  et  par  là  se  trouvent  en  rapport  d'intérêt  avec  les  Griffons. 
Il  se  peut  aussi  que  Goethe  ait  voulu  rappeler  dans  cette  scène  le  rôle  que  les  Fourmis  jouent  dans 
la  mythologie  antique.  Une  jeune  fille,  Myrmex,  est  changée  en  fourmi  par  Minerve  ;  Jupiter,  de  son 
coté,  change  des  fourmis  en  hommes,  pour  repeupler  l'île  d'Égine ,  dévastée  par  la  peste;  de  là 
les  Mirmidons.  {Voy.  Virgile,  Enéide,  iv,  402.) 

*  Les  Arimaspes,  race  fabuleuse  ;  on  les  confond  souvent  avec  les  Cyclopes ,  à  cause  de  leur  taille 
gigantesque.  Ils  habitaient  en  Scythie,  au  nord  de  la  mer  Noire,  d'autres  disent  sur  le  mont  Riphée. 

'  Allusion  à  certains  mystères  qu'on  jouait  pendant  le  carnaval,  en  Angleterre,  au  temps  de  la  ré- 
formation,  et  dans  lesquels  un  personnage  bouffon,  un  clown,  espèce  d'arlequin,  s'escrimait  contre 
le  diable  ,  qui ,  sous  le  nom  de  Old  Iniquity  ,  essuyait  les  bourrasques  de  toute  espèce ,  aux  grands 
éclats  de  rire  de  la  multitude.  Méphistophélès  semble  craindre  ici  que  le  cas  ne  se  renouvelle.  Du 
reste,  cette  scène  est  marquée  d'un  bout  à  l'autre  d'une  originalité  particulière.  Ce  vieux  diable  cau- 
seur, qur  consulte  d'un  ton  goguenard  les  représentants  immobiles  de  l'immobilité  orientale,  cet 
Œdipe  risible,  au  pied  de  cheval,  qui  parle  de  charade  aux  Sphinx,  puis  tout  à  coup,  au  milieu  de 
son  persiflage  fanfaron,  pour  un  battement  d'ailes  dans  l'air,  pour  un  frémissement  sous  le  feuillage, 
perd  contenance  et  s'épouvante,  lui,  cousin  de  la  vipère,  au  sifflement  du  serpent  de  Lerne:  il  y  a 
dans  tout  cela  un  mélange  de  naturel  et  d'idéal,  de  bonhomie  et  de  grandiose,  un  sentiment  du  co- 
mique au  sein  de  l'cpopce,  dont  on  ne  trouve  de  trace  nulle  part. 


DEUXIÈME   l'AKTli:.  245 

Le  sphinx.  Comment  en  sont-ils  venus  là? 

Méphistophélès.  Je  l'ignore  moi-même. 

Le  sphinx.  Cela  se  peut-il  bien  ?  As-tu  quelque  connaissance  des  étoiles? 
Que  dis-tu  de  l'heure  présente? 

Méphistophélès,  levant  les  yeux.  L'étoile  vole  après  l'étoile,  la  lune  échan- 
crée  luit  claire,  et  je  me  trouve  bien  à  cette  bonne  place,  je  me  chauffe  à 
ta  peau  de  lion.  Ce  serait  dommage  de  s'égarer  en  voulant  grimper  trop 
haut.  Laisse  là  les  énigmes,  contente-toi  de  faire  des  charades. 

Le  sphinx.  Propose-toi  toi-même,  et  ce  sera  déjà  une  énigme.  Tente  de 
l'expliquer  une  bonne  fois  à  fond  :  «  Utile  au  bon  comme  au  méchant, 
pour  celui-ci  un  plastron  où  il  espadonne  dans  son  ascétisme  ;  pour 
celui-là  un  compagnon  de  folies;  et  le  tout  pour  raniusemenl  de  la  Di- 
vinité. » 

Premier  griffon,  croassant.  Celui-là  me  déplaît. 

Second  griffon,  croassant  plus  fort.  Que  nous  veut  celui-là? 

Tous  LES  DEUX.  Le  vilain  mufle  n'a  rien  à  faire  ici. 

Méphistophélès,  brutalement.  Tu  crois  peul-èlre  que  les  ongles  du  con- 
vive ne  grattent  pas  aussi  bien  que  tes  griffes  aiguës!  Essaye  un  peu  ! 

Le  sphinx,  avec  douceur.  Tu  peux  rester,  mais  tu  voudras  bientôt  toi- 
même  sortir  de  notre  cercle.  Dans  ion  pays  tu  le  trouves  bien,  et,  si  je  ne 
me  trompe,  ici  tu  n'es  guère  à  ton  aise. 

Méphistophélès.  Vu  d'en  haut,  ta  mine  est  fort  appétissante;  mais  d'en 
bas,  la  bête  me  fait  horreur. 

Le  sphinx.  Hypocrite,  tu  viens  ici  pour  ta  rude  pénitence;  car  nos 
pattes  sont  saines,  et  ton  pied  de  cheval  racorni  est  déplacé  dans  notre 
compagnie. 

(Les  Sirènes  prcludcnt  eu  haut.) 

Méphistophélès.  Quels  sont  ces  oiseaux  qui  se  bercent  dans  les  rameaux 
des  peupliers  du  fleuve? 

Le  sphinx.  Prenez  garde  à  vous!  de  pareilles  chansons  ont  déjà  vaincu 
les  plus  forts. 

LES    SIRÈNES. 

Pourquoi  vous  oublier  au  sein 

De  tant  de  merveilles  hideuses? 

Ecoutez  ces  voix  amoureuses , 

Ces  doux  accords  dont  l'air  est  plein  ; 

Voici  déjà  venir  l'essaim 

Des  Sirènes  harmonieuses. 

LES  SPHINX ,  les  tournant  en  dérision  sur  la  même  mélodie. 

Forcez-les  à  descendre  au  jour! 
Elles  cachent  dans  la  ramure 
Leurs  affreuses  griffes  d'autour, 
Pour  vous  meurtrir  si,  d'aventure, 
Vous  écoutez  leurs  chants  d'amour. 


246  FAUST. 

LES   SIRÈNES. 

Fi  de  l'envie  et  de  la  haine  ! 
V.  .  Cherchons  toute  vapeur  sereine , 

Tous  les  plaisirs  délicieux 
Epars  sous  la  voûte  des  cieux  ! 
Que  sur  la  terre  et  l'onde  émue 
On  ne  puisse  voir  en  tous  lieux 
Que  le  geste  libre  et  joyeux 
Dont  on  fête  la  bienvenue  ! 

Méphistophélès.  Voilà  de  ces  jolies  inventions  nouvelles  :  un  son  du  go- 
sier ou  des  cordes  qui  s'embrouille  autour  d'un  autre  son.  La  gargouillade 
manque  son  effet  sur  moi;  cela  me  gratte  bien  un  peu  l'oreille,  mais  ne 
pénètre  pas  jusqu'au  cœur. 

Les  sphinx.  Ne  parle  pas  de  cœur  !  c'est  inutile;  un  sac  de  cuir  tout  ridé 
s'accommoderait  mieux  à  ton  visage. 

Faust,  s'avançant.  0  merveille!  le  spectacle  répond  à  mes  souhaits;  dans 
le  repoussant,  des  traits  grands  et  profonds  !  j'ai  déjà  le  pressentiment  d'une 
destinée  favorable.  Où  ce  coup  d'œil  solennel  me  transporte-t-il?  [Désignant 
les  Sphinx.)  Devant  ceux-ci  Œdipe  un  jour  se  tint;  [les  Sirènes)  devant 
celles-là  Ulysse  se  tordit  dans  ses  liens  de  chanvre;  [les  Fourmis)  leurs 
pareilles  surent  amasser  le  trésor  le  plus  rare;  [les  Griffons)  leurs  pareils 
surent  le  garder  fidèlement  et  sans  reproche.  Je  me  sens  pénétré  d'un  es- 
prit mâle.  Grandes  figures,  grands  souvenirs! 

Méphistophélès.  Autrefois  tu  n'aurais  pas  eu  assez  de  malédictions 
pour  une  telle  engeance;  mais  à  présent  tu  t'y  trouves  au  mieux.  C'est 
tout  simple,  là  où  l'on  cherche  sa  bien-aimée,  les  monstres  mêmes  sont 
bienvenus. 

Faust,  aux  Sphinx.  Vous,  images  de  femmes,  répondez-moi  :  une  de  vous 
a-t-elle  vu  Hélène? 

Les  sphinx.  Nous  ne  remontons  pas  jusqu'à  son  temps  ;  Hercule  a  tué  les 
derniers  d'entre  nous.  Tu  pourrais  le  demander  à  Chiron  ;  il  galope  à  la 
ronde  dans  cette  nuit  fantastique;  s'il  s'arrête  pour  toi,  ton  affaire  est  en 
bon  train. 

Les  sirènes.  Cela  ne  te  manquerait  pas...  Lorsque  Ulysse  s'attarda  parmi 
nous,  il  sut  nous  raconter  beaucoup  de  choses;  nous  te  dirions  tout,  si  tu 
voulais  t'égarer  du  côté  des  plaines  de  la  verte  mer. 

Le  sphinx.  Homme  noble,  ne  te  laisse  pas  séduire.  Que  notre  bon  conseil 
soit  pour  toi  le  lien  dont  Ulysse  voulut  être  enlacé.  Si  tu  peux  trouver  le 
sublime  Chiron,  lu  sauras  ce  que  je  t'ai  promis. 

(Faust  s'éloigne.) 

Méphistophélès,  avec  humeur.  Qui  croasse  en  battant  des  ailes,  et  passe 
avec  tant  de  rapidité  que  l'œil  n'aperçoit  rien,  et  toujours  à  la  file,  l'un 
devant,  l'autre  derrière?  ils  fatigueraient  le  chasseur. 

Le  SPHINX.  Semblables  à  l'ouragan  d'hiver,  les  f|èchcs  d'Alcide  Ic^  at- 


DEUXIÈME  PARTIE.  247 

teindraient  à  peine;  ce  sont  les  Stymplialidcs  ^  rapides  ;  leur  salut  est  li 
bonne  intention.  Avec  leur  bec  do  vautour  et  leur  pied  d'oie,  elles  auraient 
envie  de  se  montrer  dans  notre  cercle  en  parentes. 

Méphistophélès,  comme  effarouché.  Quelque  chose  siffle  encore  là  dedans, 
sous  les  feuilles. 

Le  sphinx.  N'en  ayez  point  de  crainte,  ce  sont  les  tètes  du  Serpent  de 
Lerne;  séparées  du  tronc,  elles  s'imaginent  encore  être  quelque  chose.  — 
Mais  dites,  que  pensez-vous  devenir?  Pourquoi  ces  gestes  inquiets?  Oii 
voulez-vous  aller?  Partez  donc  d'ici  !  Je  le  vois,  ce  chœur  là-bas  vous 
donne  le  torticolis.  Ne  vous  contraignez  pas,  allez  saluer  maint  gracieux 
visage.  Ce  sont  les  Lamies,  gaillardes  au  sourire  sur  les  lèvres,  au  front 
hardi,  telles  que  les  Satyres  les  aiment;  un  pied  de  bouc  doit  là  tout 
oser.  i 

Méphistophélès.  Vous  restez  ici,  vous,  cependant?  que  je  vous  re- 
trouve. 

Le  sphinx.  Oui!  mêle-toi  à  l'essaim  vagabond.  Nous,  venus  d'Egypte, 
nous  sommes  dès  longtemps  accoutumés  à  voir  trôner  chacun  de  nous  du- 
rant des  siècles,  et  pourvu  qu'on  respecte  seulement  notre  lit,  nous  réglons 
le  cours  des  jours  de  lune  et  de  soleil  ;  nous  siégeons  devant  les  Pyramides, 
jugeant  les  peuples,  les  inondations,  les  guerres  et  la  paix,  — et  restons 
la  face  immobile. 


PÉJNÈIOS. 

PÉNÉIOS 

Entouré  d'eaux  et  de  Nymplies. 

LE   PÉNÉIOS. 

Balancez-vous ,  plantes  des  eaux  ; 
Respirez  doucement,  roseaux; 
Branches  flexibles  des  saules, 
Frémissez;  —  gazouillez. 
Rameaux  tremblants  des  peupliers; 
Charme/  par  vos  douces  paroles , 
Vos  bruits  incertains  et  confus , 

Mes  rêves  interrompus  ! 
Mais  une  secousse  profonde , 
Un  tremblement  soudain  dont  mes  bords  sont  émus, 
Vient  m'évciller  du  frais  repos  de  l'onde. 

^  Les  Stymphalides,  oiseaux  monstrueux  du  lac  Stymphalique  ,  en  Arcadie.  Les  Styniphalides 
avaient  le  bec  et  les  griffes  d'airain,  et  le  bouclier  le  plus  solide  ne  résistait  pas  à  leurs  efforts.  Les 
Stymphalides  combattaient  par  phalanges,  et,  dans  la  chaleur  de  l'action,  s'arrachaient  leurs  plumes 
et  les  jetaient  comme  des  dards  sur  l'ennemi.  Hercule  les  chassa  en  les  épouvantant  au  moyen  d'une 
espèce  de  cymbale  qu'il  tenait  de  Minerve,  et  les  tua  de  ses  flèches. 


248  FAUST. 

Faust,  errant  SMr/t'èor(/</u/?eMue.  Si  j'ai  bien  entendu,  sous  ces  épais  rideaux 
de  branches  et  de  fouillée,  une  voix  humaine  s'est  exhalée.  Le  flot  ici  sem- 
ble gazouiller  des  paroles  mystérieuses,  et  la  brise  qui  passe  a  comme  des 
sifllements  badins. 

LES  NYMPHES,  à  Faust. 

Plonge  au  sein  de  l'onde  ; 
Dans  notre  fraîcheiu" 
Limpide  et  profonde 
Retrempe  ton  cœur. 
Dans  l'humide  plaine 
Ici  viens  jouir 
De  la  paix  sereine 
Qui  te  semble  fuir  ; 
Viens  calmer  ta  peine  ; 
Viens,  nous  ruisselons  ; 
A  toi  notre  haleine, 
A  toi  nos  chansons  I 

Faust.  Oui,  je  veille  !  Oh!  flottez,  flottez,  formes  incomparables  que 
mon  œil  caresse  çà  et  là!  Quel  ravissement  me  pénètre  au  fond  de  l'âme! 
Sont-ce  des  rêves  ou  bien  des  souvenirs?  Une  fois  déjà,  volupté  pareille 
t'enivra!  '.  Les  flots  se  glissent  à  travers  la  fraîcheur  des  rameaux  épais 
doucement  émus.  Ils  ne  murmurent  pas,  à  peine  s'ils  grésillent.  De  tous 
côtés,  les  sources  se  joignent  et  vont  se  creusant  en  un  limpide  espace 
propice  au  bain.  Formes  juvéniles,  grâces  féminines,  que  le  cristal  hu- 
mide offre  doubles  à  l'œil  enchanté  !  Puis  des  troupes  de  baigneuses  lasci- 
ves, les  unes  nageant  avec  hardiesse,  les  autres  timidement  embarrassées; 
des  cris,  des  combats  folâtres!  Ce  spectacle  devrait  me  satisfaire  pourtant, 
et  mon  œil  n'en  pas  demander  davantage;  mais  non,  il  faut  que  mon  esprit 
s'élance  plus  au  loin;  mon  regard  plonge,  aigu,  jusque  sous  cet  épais  taillis 
où  l'opulente  rumeur  du  feuillage  vert  cache  la  souveraine.  0  merveille  ! 
échappés  des  bosquets  profonds,  voici  venir  à  la  nage  des  cygnes  majes- 
tueux; calmes  dans  leurs  élans,  doux,  mais  superbes  et  le  sein  tout  enflé  de 
leur  gloire,  voyez-les  mouvoir  leurs  têtes  etleurs  becs. ..Un  d'eux,  surtout, 
se  rengorge  avec  complaisance  et  fait  voile  hardiment  à  travers  les  autres; 
son  plumage  orgueilleux  se  gonfle,  et,  poussant  la  vague  sur  la  vague,  il  se 
dirige  du  côté  du  sanctuaire.  Les  autres  naviguent  çà  et  là  d'une  aile  calme 
et  resplendissante;  mais  bientôt  les  voilà  qui  livrent  un  assaut  glorieux  aux 
jeunes  filles  effrayées,  qui  toutes,  oubliant  leurs  fonctions  autour  du  berceau 
sacré,  ne  songent  plus  qu'à  leur  propre  siàreté. 

'  Souvenir  du  laboratoire  de  Wagner,  des  illusions  du  rêve  charmant  où  l'a  berce  Homunculus. 
Peut-être  aussi  observation  psychologique  du  poëtc.  L'homme,  dans  l'ardeur  du  sentiment  qui  le 
domine,  perd  toute  idée  de  temps  et  de  lieu.  Il  lui  semble  reconnaître  le  rivage  où  son  pied  touche 
pour  la  première  fois  ;  les  événements  qui  se  déroulent  devant  ses  yeux  sont  pour  lui  comme  s'il  les 
avait  traversés  déjà;  et  la  plupart  du  temps,  il  ne  se  trompe  pas,  car  ce  monde,  ces  événements, 
tout  cela  existait  dans  son  esprit  à  l'état  d'idée  ;  les  images  de  la  divination  se  sont  imprimées  en 
lui  SI  profondément,  qu'il  les  prend  pour  les  souvenirs  d'une  période  révolue. 


DEUXIÈME   PARTIE.  24.) 


LES     NYMPHES. 


Collez  votre  oreille  attentive, 

Mes  sœurs,  aux  gazons  de  la  rive; 

Quel  bruil  nous  éveille  en  sursaut? 
C'est  le  pas  d'un  coursier  qui  s'avance  an  galop. 
Je  voudrais  bien  savoir  quel  messager  fidèle 
Porte  de  cette  nuit  la  rapide  nouvelle  ! 

Faust.  Il  me  semble  pourtant  que  la  terre  frémit  sous  les  pas  sonores  d'un 
rapide  coursier.  Là-bas,  mon  regard  !  Un  destin  favorable  doit-il  déjà 
m'atteindre?  0  prodige  sans  pareil  !  un  cavalier  s'avance  au  trot,  il  j)araît 
doué  d'esprit  et  de  cœur,  porté  par  un  coursier  d'une  blancheur  éblouis- 
sante... Je  ne  me  trompe  point,  je  le  reconnais  déjà,  le  fils  célèbre  de 
Phylira  !  —  Halte,  Chiron,  halte!  j'ai  à  te  parler. 

Chiron.  Qu'ya-t-il?  qu'est-ce? 

Faust.  Modère  ta  course. 

Chiron.  Je  ne  m'arrête  pas. 

Faust.  Alors,  je  t'en  prie  !  prends-moi  ! 

Chiron.  Monte  sur  mon  dos!  Où  te  plaît-il  d'aller?  Te  voici  sur  le  rivante, 
je  suis  prêt  à  te  faire  traverser  le  fleuve. 

Faust,  montant  sur  le  centaure  Chiron.  Oii  tu  voudras;  je  te  garde  une 
reconnaissance  éternelle...  Le  grand  homme,  le  noble  pédagogue  qui  pour 
sa  gloire  éleva  tout  un  peuple  de  héros,  la  belle  phalange  des  nobles  Ar- 
gonautes, et  tous  ceux  qui  fondèrent  le  monde  des  poètes  ! 

Chiron.  Laissons  cela  en  son  lieu.  Pallas  ellc-niôme,  sous  les  traits  de 
Mentor,  n'eut  j)as  les  honneurs  de  la  chose;  ils  unissent  par  n'en  faire  qu'a 
leur  manière,  tout  comme  si  on  ne  les  avait  pas  élevés. 

Faust.  Le  médecin  qui  sait  nommer  chaque  plante,  qui  connaît  les  sim- 
ples jusque  dans  leurs  mystères  les  plus  profonds,  qui  procure  au  malade 
le  salut,  au  blessé  le  soulagement,  je  l'embrasse  ici  dans  la  force  de  l'esprit 
et  du  corps. 

Chiron.  Si  quelque  héros  tombait  blessé  auprès  de  moi,  je  savais  lui  por- 
ter secours  et  conseil;  cependant  j'ai  fini  par  laisser  mon  art  aux  vieilles 
femmes  et  aux  prêtres. 

Faust.  Tu  es  bien  le  vrai  grand  homme  qui  ne  peut  entendre  les  louan- 
ges, s'y  dérobe  avec  modestie,  et  fait  comme  si  ses  pareils  abondaient  dans 
le  monde  ! 

Chiron.  Tu  m'as  l'air  d'un  hypocrite  habile  à  flatter  les  princes  et 
le  peuple. 

Faust.  Tu  m'avoueras  pourtant  que  tu  as  connu  les  plus  illustres  de  ton 
temps,  poursuivi  dans  tes  actions  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble,  et  vécu  tes 
jours  dans  les  travaux  sérieux  d'un  demi-dieu.  Or,  parmi  toutes  ces  figures 
héroïques,  qui  tiens-tu  pour  le  plus  vaillant? 

Chiron.  Dans  la  phalange  auguste  des  Argonautes,  chacun  était  brave  à 
sa  manière,  ct^  selon  la  force  qui  l'animait,  pouvait  suffire  où  les  autres  se 

32 


230  FAUST. 

trouvaient  en  défaut.  Les  Dioscures  ont  toujours  eu  le  dessus  où  la  pléni- 
tude de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  l'emporlait.  Résolution  et  promptitude 
à  courir  au  secours  des  autres,  tel  était  le  partage  des  Boréades.  Réiléchi, 
î)uissant,  plein  de  prudence,  facile  dans  le  conseil,  ainsi  dominait  Jason, 
a""réal)le  aux  femmes;  puis  Orphée,  tendre  et  toujours  discret,  qui  n'avait 
pas  son  pareil  dans  l'art  de  faire  vibrer  la  lyre;  l'ingénieux  Lyncée,  qui  jour 
et  nuit  promena  le  navire  sacré  à  travers  les  écueils.  Le  danger  s'éprouve 
en  commun.  Un  seul  agit,  et  tous  les  autres  louent. 

Faust.  Ne  diras-tu  donc  rien  d'Hercule? 

Chiron.  Ah,  malheur!  n'irrite  pas  ma  douleur...  Je  n'avais  jamais  vu 
Phœbus,  ni  Ares,  Hermès,  comme  on  les  nomme,  lorsque  je  contemplai  là, 
devant  moi,  ce  que  tous  les  hommes  tiennent  pour  divin.  Un  royal  jeune 
homme,  harmonieux  à  voir,  soumis  à  ses  frères  aînés,  soumis  aussi  aux 
tout  aimables  femmes,  son  pareil,  Géa  ne  l'enfantera  point,  Hébé  ne  le 
conduira  jamais  dans  l'Olympe.  Vainement  les  hymnes  s'exercent,  vaine- 
ment on  tourmente  la  pierre. 

Faust.  Les  statuaires  ont  eu  beau  tourmenter  le  marbre,  jamais  il  ne 
s'est  produit  à  la  vue  aussi  majestueux.  Tu  m'as  parlé  du  plus  beau  entre 
les  hommes,  maintenant  parle-moi  aussi  de  la  plus  belle  entre  les  femmes. 

Chiron.  Qu'est-ce?...  Le  beauté  des  femmes  ne  veut  rien  dire,  ce  n'est 
le  plus  souvent  qu'une  image  glacée  ;  pour  moi,  je  ne  fais  cas  que  d'un  être 
en  qui  la  vie  palpite  rayonnante.  La  beauté  est  là  pour  elle-même  ;  la  grâce 
seule  rend  irrésistible,  comme  Hélène,  quand  je  la  portais. 

Faust.  Tu  l'as  portée,  elle? 

Chiron.  Oui,  sur  ce  dos. 

Faust.  Mon  égarement  va-t-il  encore  s'accroître?  0  joie  !  m'asseoira  la 
même  place  ! 

Chiron.  Elle  me  tenait  ainsi  par  la  chevelure,  comme  lu  fais. 

Faust.  0  délire!  ma  tête  se  perd!  raconte-moi  comment.  Elle  est  mon 
seul  désir.  Oi^i  l'avais-tu  prise?  où  la  conduisais-tu  !  Ah!  parle... 

Chiron.  On  peut  répondre  a  ta  question  sans  peine.  Les  Dioscures 
avaient,  de  ce  temps,  délivré  la  petite  des  mains  des  ravisseurs  ;  mais  ceux- 
ci,  peu  habitués  à  se  laisser  vaincre,  s'enhardirent  et  se  précipitèrent  à  leur 
poursuite.  Les  marais  d'Eleusis  arrêtaient  les  frères  dans  leur  course  ra- 
pide, ils  se  débattaient  dans  la  fange;  je  traversai  à.  la  nage.  Hélène  sauta 
à  bas,  et,  caressant  ma  crinière  humide,  me  remercia  avec  grâce,  avec  co- 
quetterie. Qu'elle  était  charmante  !  jeune^  délices  du  vieillard  ! 

Faust.  Sept  ans  à  peine! 

Chiron.  Je  reconnais  là  les  philologues,  ils  l'ont  trompe  comme  ils  se 
sont  trompés  eux-mêmes!  C'est  une  chose  à  part  que  la  femme  mytholo- 
gique. Le  poëte  la  produit  selon  qu'il  lui  convient;  jamais  elle  n'est  majeure, 
elle  n'est  jamais  vieille,  toujours  d'une  forme  appétissante;  on  l'enlève 
jeune;  vieille,  on  la  convoite  :  en  un  mot,  le  poëte  n'est  pas  lié  par  le 
temps. 


DEUXIÈME  PARTIE.  2rjl 

Faust.  Ah  !  qu'elle  aussi  ne  soit  pas  soumise  au  temps  !  Achille  la  ren  • 
conh-a  hien  à  Phère  en  dehors  de  tout  temps.  Etrange  bonheur,  amour 
conquis,  malgré  la  destinée  !  ne  pourrais-je  donc,  par  la  seule  force  de  mon 
désir,  attirer  à  la  vie  la  forme  unique?  La  créature  éternelle  du  rang  des 
dieux,  aussi  grande  que  tendre,  auguste  et  digne  d'être  aimée,  tu  l'as  vue 
jadis;  aujourd'hui,  moi,  je  l'ai  vue  aussi  belle  qu'attrayante,  aussi  belle 
que  désirée.  Tous  mes  sens,  tout  mon  être  en  sont  désormais  possédés;  jo 
ne  vis  plus,  si  je  ne  puis  l'atteindre. 

Chiron.  Mon  étranger,  ce  que  tu  prends,  toi,  homme,  pour  du  ravisse- 
ment, chez  les  Esprits  paraît  un  vrai  délire.  IN'importe,  tout  s'arrange  à 
souhait  pour  ton  bonheur.  Chaque  année  j'ai  l'habitude  de  passer  quelques 
instants  chezManfo,  la  fille  d'Esculape;  recueillie  en  silence,  elle  implore 
son  père,  pour  qu'il  daigne  illuminer  enfin  l'esprit  des  médecins,  et  les  dé- 
tourner de  l'audacieux  homicide.  Celle  que  j'affectionne  entre  toutes  les  Si- 
bylles, elle  ne  s'émeut  pas  en  de  folles  contorsions,  elle  est  douce  et  bien- 
veillante; elle  réussira,  pourvu  que  tu  t'arrêtes,  à  te  guérir  à  fond  par  la 
vertu  des  plantes. 

Faust.  Point  de  cure!  mon  esprit  est  puissant!  je  serais  alors  abruti 
comme  les  autres. 

Chiron.  Ne  néglige  pas  le  salut  de  la  noble  source!  vite  à  bas  !  nous  som- 
mes arrivés. 

Faust.  Dis-moi,  où  m'as-tu  conduit  dans  la  nuit  sombre,  à  travers  les 
humides  graviers?  Quel  est  ce  rivage? 

Chiron.  Ici  Rome  et  la  Grèce  se  disputèrent  dans  le  combat,  le  Pénéios  à 
droite,  l'Olympe  à  gauche,  l'immense  royaume  qui  se  perd  dans  le  sable. 
Le  roi  fuit,  le  citoyen  triomphe.  Regarde,  ici  tout  près,  à  cette  intention 
s'élève,  dans  les  clartés  de  la  lune,  le  temple  éternel  \ 

Manto,  rêvant  au  dedans  d'elle-même.  D'un  sabot  de  cheval  —  le  parvis 
sacré  retentit  ;  — des  demi-dieux  s'avancent. 

CiiniON.  Très-bien!  les  yeux  seulement  ouverts  ! 

Manto,  s  éveillant.  Sois  le  bienvenu  !  je  vois  que  tu  ne  manques  pas. 

Chiron.  Ton  temple  est  là  toujours  debout? 

Manto.  Tu  bats  toujours  la  campagne  infatigablement? 


»  On  pourrait  designer  ici  la  bataille  de  Cynocêplialc,  dans  laquelle  Q.  Fluminius  battit  Philippe  111 
de  Macédoine,  l'an  i91  avant  J.  C.  ;  mais  le  cliamp  de  Cynocéphale  est  situé  au  cœur  de  la 
Thessalie  ,  partant  à  quelque  distance  des  lieux  que  Goethe  donne  pour  théâtre  à  la  nuit  de  Wal- 
piirgis.  A  défaut  de  Cvnoréphale  ,  il  faudrait  évoquer  les  souvenirs  de  Sydna  ,  où  Paul  Emile  délit 
Pcrsce,  successeur  de  Philippe;  mais  Cydria  se  trouve  dans  la  Macédoine  du  sud,  et  s'élnigne  encore 
des  lieux  de  notre  action.  —  Bien  que  ces  deux  combats,  où  les  Romains  et  les  Macédoniens  se  ren- 
contrèrent, ne  s'accordent  pas  exactement  avec  la  carte  que  Goethe  donne  du  pavs,  le  Pénéios  à 
droite,  l'Olympe  à  gauche,  nous  ne  saurions  en  indi(iuer  d'autre.  —  N'oublions  pas  que  nous  som- 
mes dans  la  nuit  de  Walpiirgis,  en  ])lrine  nuit  de  fantômes,  et  qu'à  l'heure  du  berger  on  n'y  re- 
garde pas  de  si  près  ,  comme  dit  Méphistophélès  sur  le  Rrocken,  dans  la  Première  Partie.  —  Le 
vaste  royaume  qui  se  perd  dans  le  sable  :  la  Macédoine  sous  Alexandre  ;  fc  roi  fuit  :  Philippe  III  ou 
Persée  ;  le  citoyen  triomphe  :  Flaminius  ou  Paul  Emile. 


2b2  FAUST. 

Chiron.  Tandis  que  tu  habites  au  sein  du  silence  et  du  repos,  je  me  plais 
à  courir  le  monde. 

Manto.  J'attends,  le  temps  m'environne.  Et  celui-ci? 

Chiron.  La  nuit  maudite  le  poussa  de  ce  côté  dans  son  tourbillon.  II 
cherche  Hélène  en  son  délire.  Hélène!  il  veut  se  la  conquérir,  et  ne  sait 
ni  comment  ni  par  où  commencer;  cure  entre  tontes  digne  d'Esculape. 

Manto.  J'aime  celui  qui  rêve  l'impossible. 

CHIRON  déjà  bien  loin  dans  la  campagne. 

Manto.  Avance,  téméraire,  tu  dois  te  réjouir!  la  sombre  avenue  conduit 
vers  Perséplione.  Dans  la  base  soulerraine  de  l'Olympe,  elle  épie  en  secret 
le  salut  défendu.  Ici,  j'ai  autrefois  introduit  Orphée;  puisses-tu  mieux  en 
proliler!  Alerte!  courage! 

(Ils  descendent.) 


LE  HAUT  PÈNÈIOS,  COMME  DEJA. 

Les  sîrènes.  Plongez-vous  dans  les  flots  du  Pénéios!  là,  il  faut  nager  en 
barbotant,  entonner  chansons  sur  chansons  pour  l'amusement  de  la  race 
infortunée.  Sans  eau  il  n'est  point  de  salut.  Parlons  avec  notre  troupe  lu- 
mineuse pour  la  mer  Egée;  là  tous  les  plaisirs  nous  attendent. 

(Tremblement  de  terre.) 

Les  sirènes.  La  vague  se  retire  écumante,  et  cesse  de  couler  dans  son  lit; 
la  terre  frémit,  l'eau  bouillonne,  le  sol  du  rivage  éclate  et  fume.  Fuyons! 
venez  toutes,  venez!  le  prodige  ne  profite  à  personne. 

Alerte!  nobles  et  joyeux  hôtes,  alerte  à  la  fcte  sereine  de  la  mer,  là-bas 
où  les  vagues  tremblantes  étincellent,  et  viennent,  doucement  enflées, 
mouiller  le  rivage  ;  là-bas  où  la  lune  brille  double  et  nous  baigne  d'une 
sainte  rosée.  Là-bas  une  vie  aminée  et  libre  :  ici  un  effroyable  tremblement 
de  terre;  que  toutes  celles  qui  sont  prudentes  se  hâtent  de  partir!  l'épou- 
vante règne  en  ces  lieux. 

Seismos  ',  grommelant  et  tempêtant  dans  le  fond.  Encore  une  bonne  se- 
cousse, encore  un  vigoureux  coup  d'épaule,  et  nous  avons  atteint  cette 
hauteur  où  tout  doit  nous  faire  place. 

Les  sphinx.  Fâcheux  bouleversements!  affreuse  et  terrible  tempête! 
quelle  secousse  !.qucl]e  convulsion  !  d'ici,  de  là,  tout  est  en  branle!  Insup- 
portable ennui!  Mais  nous,  quand  tout  l'enfer  se  déchaînerait,  nous  de- 
meurons stationnaires. 

Soudain  une  voûte  s'élève  par  prodige.  C'est  le  même,  ce  vieux  depuis 

'  Scismos,  personnification  du  tremblement  de  terre  ;  Titan,  qui  fit  sortir  à  coups  d'épaule  Pc- 
lion  et  Ossa,  et  plusieurs  iles,  entre  antres  la  plus  grande  des  Cyclades;  Délos,  berceau  flottant 
d'Apollon  et  de  Diane. 


DEUXIÈMK   PARTI K.  2.13 

longtemps  blanchi ,  qui  bùlit  l'île  de  Uclos  et  la  fit  sortir  des  flots  pour 
l'amour  d'une  vagabonde.  Poussant,  pressant,  en  proie  à  des  efforts  inouïs, 
les  bras  tendus,  le  dos  courbé,  dans  l'attitude  d'un  Atlas,  il  soulève  le  sol, 
le  gazon,  la  terre,  les  cailloux  et  le  gravier,  et  le  sable,  et  la  vase  des  pai- 
sibles lits  de  nos  rivages.  Ainsi  il  déchire  en  zigzags  le  doux  tapis  du  val- 
lon. Toujours  à  l'œuvre,  infatigable,  colossale  cariatide,  il  porte  un 
effroyable  échafaudage  de  pierres,  encore  dans  le  sol  jusqu'à  la  poitrine; 
il  n'ira  pourtant  pas  plus  loin  :  les  Sphinx  ont  pris  place. 

Seismos.  C'est  moi,  moi  seul  qui  ai  fait  tout  cela,  on  finira  j'espère  par  en 
convenir;  et  sans  mes  secousses  et  mes  ébranlements,  commentée  monde 
serait-il  beau? — Comment  vos  montagnes  s'élèveraient-elles  dans  l'azur 
splendide  et  pur  de  l'éther,  si  je  ne  les  avais  poussées  à  souhait  pour  un 
spectacle  pittoresque,  enchanteur,  lorsque,  en  présence  de  nos  plus  hauts 
ancêtres,  la  Nuit  et  le  Chaos,  je  me  comportai  vaillamment,  et  qu'associé 
aux  Titans,  je  jouai  à  la  balle  avec  Pélion  et  Ossa?  Nous  continuâmes  à 
nous  en  donner  comme  des  fous  dans  l'ardeur  de  notre  jeunesse,  jusqu'à 
ce  qu'enfin,  fatigués,  nous  posâmes  sur  le  Parnasse,  comme  un  double 
bonnet,  les  deux  montagnes...  Apollon  y  lient  une  joyeuse  halte  entouré 
du  chœur  des  Muses  sereines.  A  Jupiter  lui-même,  à  ses  foudres,  j'ai  porté 
haut  dans  l'air  leur  trône;  maintenant,  avec  des  efforts  monstrueux,  je 
me  suis  soulevé  du  fond  de  l'abîme,  et  j'appelle  à  voix  haute  des  habitants 
joyeux  pour  commencer  une  nouvelle  vie. 

Les  sphinx.  On  pourrait  dire  que  ce  parvenu  date  de  loin,  si  nous  ne 
l'avions  vu  nous-mêmes  se  dépêtrer  hors  du  sol.  Un  bois  touffu  s'étend 
sur  ses  côtés,  les  rochers  s'y  amoncellent  ;  quant  à  nous  Sphinx,  nous  n'i- 
rons pas  :  nous  ne  nous  laissons  pas  ainsi  distraire  de  notre  immobilité 
sacrée. 

Les  griffons.  Je  vois  trembler,  à  travers  les  fentes,  de  l'or  en  feuilles, 
en  paillettes.  Ne  vous  laissez  pas  dérober  un  pareil  trésor;  alerte,  Imses! 
dépêchez-vous  de  le  rafler. 

Choeur  des  fourmis.  Puisque  les  géants  —  l'ont  élevée, — vous  aux  pieds 
qui  trépignent,  —  vile  au  sommet!  —  Soyez  agiles  —  dedans,  dehors! — 
Dans  de  telles  fentes  —  chaque  parcelle  —  est  digne  d'être  possédée.  — 
Vous  devez  découvrir  —  la  moindre  chose  —  au  plus  vite  —  dans  tous  les 
coins.  —  Soyez  diligentes,  troupes  grouillantes!  —  A  nous  l'or!  à  nous 
l'or!  —  laissez  la  montagne! 

Les  GRIFFONS.  Ici!  ici!  de  l'or  à  monceaux!  nous  y  enfoncerons  nos 
griffes,  ce  sont  là  des  serrures  de  la  meilleure  trempe.  Le  magnifique  trésor 
est  bien  gardé. 

Les  pygmées  '.  Nous  avons  vraiment  pris  la  place;  comment  cela  s'est-il 

1  A  peine  la  montagne  est  formée,  que  la  vie  aussitôt  y  fourmille  de  toutes  parts.  Voici  venir  par  my- 
riades les  petitsètres  pour  l'exploitation  des  trésors  qu'elle  garde  en  ses  flancs,  Imses,  Fourmis,  Dactyles, 
Pygmées;  à  ceux-ci  l'or  en  paillettes,  l'or  en  lingots,  l'or  dont  les  Griffons  réclament  la  garde;  à 
ceux-Kà  le  fer  pour  les  haines  et  la  vengeance.  Les  Pygmées  sont  en  guerre  avec  les  grues  de  Scythie 


234  FAUST. 

fnit?  nous  l'ignorons.  Ne  nous  demnndez  pas  d'où  nous  venons,  puisque 
nous  sommes  une  fois  là  !  Pour  mener  joyeuse  vie  tout  pays  convient;  dès 
qu'une  fente  vient  à  s'ouvrir  dans  le  roc,  le  nain  est  là  tout  prêt.  Le  nain 
et  la  naine,  vile  à  l'œuvre!  que  chaque  couple  se  distingue!  Je  ne  sais  si 
dans  le  paradis  les  choses  se  passaient  de  mèmedrjà.  Quanta  nous,  ici,  nous 
trouvons  que  c'est  pour  le  mieux,  et  hénissons  notre  étoile  avec  gratitude, 
car,  au  levant  comme  au  couchant,  la  terre  maternelle  produit  volontiers. 

Les  dactyles.  Si  dans  une  nuit  elle  a  produit  les  petits,  elle  engendrera 
aussi  les  minimes,  qui  trouveront  leurs  pareils. 

Le  plus  vieux  d'entre  les  pygmées.  Vile  !  disposez-vous —  à  prendre  place  ! 

—  vite  à  l'œuvre!  —  Agilité  pour  la  force!  —  La  paix  règne  encore;  — 
préparez  la  forge  —  pour  faire  à  l'armée  —  armures  et  glaives. 

Vous,  Imses,  tous,  —  fourmilière  active,  — procurez-nous  les  métaux! 
et  vous.  Dactyles,  —  petits,  sans  nombre,  —  on  vous  ordonne  —  d'aller 
quérir  le  bois!  —  Mêlez  ensemble  —  les  tlammes  mystérieuses,  —  pro- 
curez-noiis  du  charbon! 

Le  généralissime.  Avec  la  flèche  et  l'arc,  —  vile  en  campagne!  sur  cet 
étang  —  tuez-moi  les  hérons  —  qui  nichent  par  milliers,  —  se  rengor- 
geant avec  orgueil,  —  d'un  seul  coup!  —  tous  comme  un  seul;  —  que 
nous  paraissions  —  avec  casque  et  panache. 

Les  imses  et  les  dactyles.  Qui  nous  sauvera?  —  Nous  procurons  le  fer, 

—  ils  forgent  des  chaînes.  —  Pour  nous  émanciper  —  il  n'est  pas  temps 
encore;  — c'est  pourquoi,  soyons  dociles. 

Les  grues  d'ibicus.  Cris  de  meurtre  et  plaintes  de  mort!  —  douloureux 
trémoussements  d'ailes!  —  Quels  sanglots,  quels  gémissements — s'élèvent 
jusqu'à  nos  hauteurs?  —  Tous  sont  déjà  massacrés,  —  le  lac  est  rouge  de 
leur  sang.  —  Une  fièvre  monstrueuse  arrache  —  au  héron  son  noble  plu- 
mage ;  —  il  flotte  déjà  sur  le  casque  de  ces  marauds  ventrus  et  cagneux. 

—  Vous,  alliés  de  notre  armée,  —  hérons  voyageurs  de  la  mer,  —  nous 
vous  appelons  à  la  vengeance,  —  dans  une  cause  qui  vous  est  si  proche. 

—  Que  nul  n'éj)argne  sa  force  ni  son  sang;  —  guerre  éternelle  à  cette 
engeance! 

(Elles  se  dispersent  en  croassant  clans  les  airs.) 

Méphistophélès,  dans  la  plaine.  Je  savais  bien  me  faire  obéir  des  sorcières 
du  Nord  ;  mais  avec  ces  Esprits  étrangers  il  n'en  est  plus  pour  moi  préci- 

et  les  hérons,  leurs  irréconciliables  ennemis.  Oa  se  met  à  l'œuvre,  on  forge  en  un  clin  d'œil  les  ja- 
velines et  les  dards;  l'action  s'engage,  les  lierons  sont  massacrés  sur  l'étang.  Aussitôt  les  grues 
passent  dans  les  airs,  les  oiseaux  d'ibicus,  dépositaires  des  saintes  vengeances;  les  cieux  releiitis- 
sent  de  cris  de  rage;  justice  sera  faite,  palience  !  les  Pygmées  ne  tarderont  pas  à  porter  la  peine  de 
leur  crime.  (Voyez  la  ballade  de  Schiller.)  —  Toujours  la  tradition  fnilastiquc,  le  mythe,  la  lé- 
gende ;  après  l'hydi-e  de  Lerne,  IcsStymphalides  ;  après  les  Stymplialides,  les  grues  d'ibicus.  Le  ro- 
mantisme est  partout;  il  plane  dans  les  airs  avec  les  oiseaux  sacrés,  galope  dans  la  campagne  avec 
Faust  sur  de  dos  de  Chiron,  ou  descend  avec  Méphistophélès  dans  l'antre  des  Phorkiades.  Le  con- 
cours est  unanime  du  Sphinx  au  Centaure,  des  Sirènes  aux  Lamics,  d'Hécate  à  Empousn  ;  pas  une 
idée,  pas  une  forme,  pas  une  ébauche  qui  manque  à  l'appel. 


DEUXIÈME  PARTIE.  253 

scmcnl  de  même.  Le  Blocksberg  demeure  un  local  fort  commode;  en 
quelque  endroit  qu'on  soit,  on  se  retrouve.  Madame  Use  nous  attend  sur 
sa  pierre;  sur  sa  liauleur  Henri  est  toujours  gai;  les  Ronßeurs,  il  est  vrai, 
grognent  un  peu  la  Misère'  ;  mais  tout  cela  est  pour  des  milliers  d'années. 
Qui  sait  ici  où  il  se  tient,  où  il  va?  Qui  sait  si  le  sol  ne  s'enfle  point  sous 
lui?  Je  chemine  paisiblement  à  travers  une  plaine  unie,  et  derrière  moi 
s'élève  tout  à  coup  une  montagne  ;  à  peine,  il  est  vrai,  si  l'on  peut  l'appeler 
une  montagne,  assez  haute  cependant  pour  me  séparer  de  mes  Sphinx. — 
Lcà-bas,  dans  la  vallée,  plus  d'un  feu  pétille  et  flambe  à  l'aventure...; 
devant  moi  danse  et  flotte,  me  leurrant,  s'enfuyant  avec  des  gestes  fripons, 
une  troupe  galante.  Doucement,  et  sus!  Accoutumé  à  courir  les  bons 
morceaux  partout  où  ils  se  trouvent,  cherchons  ici  à  nous  attraper  quel- 
que chose. 

Les  lamies,  attirant  après  elles  Méphirdophélès.  Vite  !  plus  vite  !  —  toujours 
plus  loin!  —  Puis  en  hésitant  encore,  en  causant,  en  jasant...  —  il  est 
si  doux  —  d'attirer  le  vieux  pécheur  —  après  nous  !  —  11  vient  d'un  pied 
lourd,  —  clopin  dopant,  —  à  la  pénitence  ;  —  il  traîne  la  jambe —  der- 
rière nous —  tandis  que  nous  fuyons. 

WÉPinsTOPHÉLÈs,  s  arrêtant.  Destin  maudit!  hommes  trompés!  dupes 
éternelles  depuis  Adam!  On  devient  vieux,  mais  qui  devient  sage?  IN'as- 
tu  donc  pas  été  suffisamment  ensorcelé  déjà?  On  sait  qu'elle  ne  vaut  rien 
au  fond,  celte  engeance  au  corps  lacé,  au  visage  enduit  de  fard  ;  elles 
n'ont  rien  de  sain  à  vous  rendre  ;  là  où  vous  lés  touchez,  pourries  dans 
tous  les  membres.  On  le  sait,  on  le  voit,  on  peut  le  sentir;  et  cependant, 
les  carognes!  elles  n'ont  qu'à  siffler  pour  qu'on  vienne. 

Les  lamies,  s'arrêtant.  Halte!  il  réfléchit,  il  hésite,  il  reste  immobile. 
Allez  au-devant  de  lui,  de  peur  qu'il  ne  nous  échappe. 

Méphistophélès,  continuant  son  chemin.  En  avant!  et  ne  nous  laissons 
pas  prendre  au  filet  du  doute;  car,  après  tout,  s'il  n'y  avait  pas  de  sor- 
cières, qui  diable  voudrait  être  diable? 

Les  LAMIES,  d'un  ton  caressant.  Dansons  en  rond  autour  de  ce  héros; 
l'amour  va,  dans  son  cœur,  se  révéler  sûrement  pour  une  de  nous. 

Méphistophélès.  Vraiment,  à  la  clarté  douteuse,  vous  me  semblez  de 
gentilljîs  femmes,  et  je  ne  veux  pas  vous  maltraiter. 

Empouse  ■,  entrant  dans  le  groupe.  INi  moi  !  Comme  étant  de  même  fa- 
mille, souffrez  que  je  me  mêle  à  votre  troupe. 

Les  lamies.  Elle  est  de  trop  dans  notre  cercle,  et  ne  fait  jamais  que  dé- 
ranger notre  jeu. 

1  llsenstein,  Heinrichhàhe,  Elend,  noms  de  différents  pics  du  Bloksberg.  Il  y  a  ici,  dnns  l'alle- 
mand, un  jeu  de  mots  qui  résulte  de  la  décomposition,  et  ne  peut  se  traduire. 

^  Èv  TT'.ù,-,  déesse  au  pied  d'àue,  envoyée  d'Hécate, 'que  plusieurs  tiennent  pour  Hécate  cllc-nicmc. 
Elle  se  montre  au  voyageur  sous  toute  sorte  d'appurenccs,  tour  à  tour  vache,  plante,  mouche,  ser- 
pent. Méphistophélès,  qui  ne  se  soucie  pas  de  cette  paj  enté  avec  le  pied  d'àue,  i'eint  de  iii.'  pas 
comprendre,  et  se  redresse  sur  son  pied  de  cheval  avec  une  suffisance  tout  aristocratique. 


256  FAUST. 

Empouse,  à  Méphistophélès.  Reçois  le  saliil  de  l'Empoiise,  ta  cousine,  la 
commère  au  pied  d'àne!  Tu  n'as,  toi,  qu'un  pied  de  cheval,  et  cependant, 
maître  cousin,  salut! 

Méphistophélès.  Je  ne  soupçonnais  ici  que  des  êtres  inconnus,  et  je 
trouve,  lu'las!  de  proches  parenis.  C'est  un  vieux  livre  à  feuilleter.  Du 
Ilar/  à  niellas,  toujours  des  cousins! 

Empouse.  Je  suis  prompte  à  l'action,  et  je  pourrais  me  transformer  de 
cent  manières;  mais  en  l'honneur  de  vous,  aujourd'hui  j'ai  pris  la  petite 
tète  d'àne. 

Méphistophélès.  Je  remarque  que  ces  gens-là  tiennent  beaucoup  à  la 
parenté.  Pourtant,  quoi  qu'il  arrive,  je  désavouerais  volontiers  la  tête 
d'àne. 

Les  lauiies.  Laisse  cède  hideuse;  elle  épouvante  tout  ce  qui  vous  semble 
beau  et  aimable;  à  son  approche,  la  grâce  et  la  beauté  se  dissipent. 

Méphistophélès.  Les  petites  cousines,  charmantes,  effilées,  me  sont 
toutes  suspectes;  et  sous  les  roses  de  ces  joues  je  crains  quelques  méta- 
morphoses. 

Les  lamies.  Essaye  toujours!  nous  sommes  en  nombre.  Prends,  si  tu  as 
du  bonheur  au  jeu,  attrape  le  meilleur  lot!  Pourquoi  ces  soupirs  langou- 
reux? Tu  n'es  qu'un  misérable  galant;  tu  te  pavanes,  tu  fais  le  beau!  — 
Maintenant  il  se  mêle  à  notre  bande.  Otez  vos  masques  l'une  après  l'autre, 
et  montrez-vous  telles  que  vous  êtes. 

Méphistophélès.  Je  me  suis  choisi  la  plus  belle...  [U embrassant.)  Oh! 
malheur  à  moi!  Quel  aride  balai!  [Il  en  prend  une  autre.)  El  celle-ci!... 
Infâme  visage  ! 

Les  lamies.  Mériles-tu  mieux?  Ne  le  crois  pas. 

Méphistophélès.  Je  veux  m'emparer  de  la  petite...  son  bras  est  un  lézard 
qui  me  glisse  des  mains,  et  sa  tresse  lisse  m'échappe  comme  une  cou- 
leuvre. En  revanche,  je  saisis  la  grande...  un  thyrse  avec  une  pomme  de 
pin  pour  tête...  A  quoi  tout  cela  va-t-il  aboutir?...  Encore  une  grasse  avec 
qui  je  me  consolerai  peut-être.  Je  risque  l'entreprise  une  dernière  fois! 
soit!...  Molle,  flasque;  les  Orientaux  payent  d'un  grand  prix  ces  trésors- 
là...  Ah!  l'ampoule  crève. 

Les  lamies.  Brisez  vos  rangs;  tournez,  flottez;  entourez  de  vos  essaims 
ténébreux  l'importun  (il  des  sorcières  !  cercle  incertain,  affreux!  chauve- 
souris  aux  ailes  taciturnes  !...  Il  s'en  tire  encore  à  trop  bon  marché. 

Méphistophélès,  se  secouant.  Je  ne  suis  guère  devenu  plus  sage,  à  ce  qu'il 
me  semble!  Ici,  comme  dans  le  Nord,  ce  qui  se  passe  est  absurde;  ici, 
comme  là-bas,  les  spectres  sont  hideux,  le  peuple  elles  poètes  insipides; 
mascarade  !  comme  partout  sabbat  des  sens!  J'ai  pris  au  hasard  parmi 
des  masques  gracieux,  et  mes  mains  ont  saisi  des  êtres  qui  m'ont  fait  hor- 
reur!... Encore  je  me  tromperais  volontiers  pour  peu  que  cela  durât  plus 
longtemps.  (//  s'égare  au  milieu  des  rochers.)  Où  suis-je  donc?  où  vais-je? 
c'était  un  sentier,  et  maintenant  c'est  un  chaos;  j'ai  passé,  pour  venir,  par 


deuxièm;e  partie.  2r>7 

un  chemin  uni,  et  maintenant  voilà  qu'à  cette  heure  je  me  perds  dans  les 
décombres.  En  vain  je  grimpe  et  redescends;  où  retrou verai-je  mes 
Sphinx?  Oh!  oh!  je  n'aurais  jamais  imaginé  rien  de  si  prodigieux!...  Une 
montagne  pareille  dans  la  nuit  !  j'appelle  cela  une  joyeuse  cavalcade  de 
sorcières  qui  portent  leur  Blocksberg  avec  elles. 

Oréas,  roc  de  nature.  Viens  ici  '!  Ma  montagne  est  vieille  et  elle  se  tient 
dans  sa  forme  originelle.  Honore  ces  sentiers  ardus  de  granit,  derniers 
rameaux  du  Pinde\  Ainsi  je  me  tenais  déjà  inébranlable,  lorsque  Pompée 
courut  fugitif  sur  mon  dos.  Auprès  de  moi,  l'œuvre  de  l'illusion  s'abîme 
au  chant  du  coq.  Je  vois  souvent  de  pareilscontes  bleus  naître,  el  soudain 
s'évanouir  \ 

Méphistophélès.  Honneur  à  toi,  tête  vénérable  que  la  force  des  chênes 
couronne  !  Le  plus  pur  clair  de  lune  ne  pénètre  pas  dans  tes  ténèbres,  — 
mais  le  long  des  buissons  perce  une  lumière  dont  rélincelle  tremblote. 
Comme  on  se  rencontre!  Je  ne  me  trompe  pas,  c'est  llomunculus!  Où 
vas-tu,  mon  petit  camarade? 

HoMUNCLLLS.  Je  tlottc  de  place  en  place  et  ne  serais  pas  fâché  d'exister 
dans  le  sens  le  plus  complet,  bien  entendu.  Je  n'y  tiens  pas  d'impatience 
de  briser  mon  verre;  mais  tout  ce  que  j'ai  vu  jusqu'à  présent  ne  m'in- 
vite guère  à  m'aventurer  davantage.  Pour  te  le  dire  en  contidence,  je 
suis  à  la  recherche  de  deux  philosophes.  J'ai  écoulé,  ils  disaient  :  Nature! 
Nature!  Je  ne  veux  pas  me  séparer  de  ceux-là;  ils  doivent  connaître  ce- 
pendant l'être  terrestre,  et  je  finirai  bien  par  apprendre  de  quel  côté  la 
sagesse  veut  que  je  me  tourne. 

Méphistophélès.  En  tout  ceci,  n'en  fais  qu'à  ta  guise;  dans  le  royaume 
des  spectres,  le  philosophe  est  le  bienvenu.  Pour  que  l'on  goûte  son  art  et 
ses  faveurs,  il  les  crée  aussitôt  par  douzaines.  Si  tu  ne  t'égares,  tu  ne 
trouveras  jamais  le  chemin  delà  raison.  Tu  veux  être,  —  sois  par  tes 
propres  forces. 

lIoMLNCLLUs.  Uu  bon  conseil  n'est  pas  à  dédaigner. 

Méphistophélès.  Va  toujours!  voyons  encore. 

(Ils  se  séparent.) 

Anaxagore,  à  Thaïes.  Ton  esprit  obstiné  ne  veut  donc  pas  plier?  en 
faut-il  davantage  pour  te  convaincre? 

,  Thalès.  La  vague  se  plie  volontiers  à  chaque  vent,  mais  se  tient  éloi- 
gnée des  rocs  escarpés. 

Anaxagore.  C'est  par  lémanation  du  feu  que  ce  rocher  se  trouve  là. 

Thalès.  C'est  dans  l'humidité  que  la  vie  prend  naissance. 

HoMUNCULUS,  eitlre  les  deux.  Souffrez  que  j'aille  à  vos  côtés;  j'ai  moi- 
même  grande  envie  d'exister. 

1   Oréas,  roc  de  nature,  est  opposé  à  la  montagne  que  Séismos  pousse  dans  l'air. 
*  Le  Pic  d'est  du  Pinde  s'étend  jusqu'aux  plaines  de  Pharsale. 

■^  L'œuvre  de  Seismos,  la  montagne  que  nous  avons  vue  se  peupler  en  un  clin  d'œil  d'êtres  fan- 
tastiques, et  qui  va  disparaître  sitôt  après  la  nuit  de  Walpiirgis. 

53 


258  FAUST. 

Anaxagore.  As-lii  jamais,  ô  Thaïes!  en  une  seule  null,  lire  du  limon 
une  pareille  montagne? 

TiiALÈs.  La  nature  ci  ses  courants  vitaux  n'ont  jamais  travaillé  au  jour, 
à  la  nuit,  à  l'heure  :  elle  crée  avec  ordre  chaque  forme,  et  même,  dans 
ses  phénomènes  les  plus  grands,  la  violence  n'est  pour  rien. 

Anaxagore.  Ici,  pourtant,  on  ne  peut  dire  que  ce  fut  autre  chose.  Le 
terrible  feu  plutonique,  l'effroyable  explosion  des  vapeurs  éoliennes  lit 
éclater  la  vieille  croûte  du  sol  uni,  et  sur-le-champ  une  nouvelle  mon- 
tagne dut  naître. 

TiiALÈs.  Et  définitivement,  qu'est-ce  que  cela  prouve?  La  montagne  est 
là,  et  il  n'y  a  plus  rien  à  dire.  Avec  de  pareilles  querelles,  on  perd  son 
temps  et  sa  peine;  tout  ce  qu'on  gagne,  c'est  de  mener  ce  bon  peuple  par 
le  nez. 

Anaxagore.  Déjà  la  montagne  regorge  de  Myrniidons  qui  viennent  habi- 
ter les  crevasses  du  granit,  Fvgmées,  Imses,  et  autres  petits  êtres  actifs. 

(A  Ilomunculus,) 

Tu  n'as  jamais  aspiré  aux  grandeurs,  vivant  comme  un  reclus  dans  sa 
cellule;  si  lu  crois  pouvoir  l'accoutumer  à  l'empire,  je  le  fais  couronner  roi. 

HoMUNCULUS.  Que  dit  mon  Thaïes? 

Thalès.  Je  ne  saurais  te  le  conseiller.  Avec  les  petits,  on  fait  des  ac- 
tions petites;  —  avec  les  grands,  le  petit  lui-même  devient  grand.  Voyez 
là-haut  lu  noire  nuée  de  grues;  elle  menace  le  peuple  en  rumeur,  et  me- 
nacerait également  le  roi.  Avec  leurs  becs  aigus,  leurs  pattes  armées  de 
griffes,  elles  fondent  sur  les  petits  et  les  mettent  en  pièces;  la  tempête 
fatale  éclate  déjà.  Un  forfait  arracha  la  vie  aux  hérons  répandus  autour  du 
lac  dormant  et  pacifique.  Cependant,  cette  pluie  de  traits  meurtriers  en- 
gendra l'expiation  d'une  vengeance  sanglante,  irritant  chez  les  alliés  de 
leur  race  la  soif  du  sang  sacrilège  des  Pygmées.  A  quoi  bon  maintenant 
le  bouclier,  et  le  casque  et  la  lance?  En  quoi  sert  aux  nains  l'éclat  des 
hérons?  comme  ils  se  sauvent,  Dactyles  et  Imses!  Déjà  l'armée  chancelle, 
elle  fuit,  elle  est  culbutée. 

Anaxagore,  après  une.pause,  solennellement.  Si  j'ai  pu  jusqu'à  présent  ho- 
norer les  puissances  souterraines,  pour  cette  fois  je  me  tourne  vers  les 
régions  supérieures...  0  toi  qui  trônes  là-haut,  dans  une  jeunesse  éter- 
nelle, déesse  aux  trois  noms,  aux  trois  visages  !  je  t'adjure,  dausla  détresse 
de  mon  peuple  :  Diane,  Luna,  Hécate!  toi  qui  élargis  la  poitrine,  loi  qui 
plonges  ta  rêverie  au  sein  des  profondeurs,  toi  dont  la  lumière  est  paisible, 
toi  puissante  et  impénétrable,  ouvre  l'affreux  abîme  de  tes  ombres,  et  que 
l'antique  puissance  se  révèle  sans  l'aide  de  la  magie! 

(Pause.) 

Serais-je  trop  tôt  exaucé?  Ma  prière,  poussée  vers  ces  hauteurs,  aurait- 
elle  troublé  l'ordre  de  la  nature? 

Plus  grand  et  toujours  plus  grand,  voilà  déjà  qu'il  s'avance,  le  trône 
circulaire  de  la  déesse,  — -  formidable  à  l'œil  !  —  monstrueux  !  son  feu 


DEUX  II:  ME  PARTIE.  2:i0 

devient  sombre  à  l'orce  de  rougir...  Arrèlc  !  cercle  large  cl  menaçant,  tu 
nous  anéantirais,  nous,  la  terre  et  la  mer!  Serait-il  donc  vrai  que  des 
femmes  thessaliennes,  confiantes  dans  une  magie  criminelle,  t'aient  fait 
descendre  de  ta  route  par  leurs  enchantements,  qu'elles  t'aient  arraché 
les  secrets  les  plus  pernicieux?  L'écu  lumineux  s'est  obscurci,  —  soudain 
il  se  déchire,  il  flamboie,  il  étincelle!  Quel  fracas  !  quel  sifflement!  le  ton- 
nerre que  l'ouragan  accompagne!  —  Prosterné  au  pied  du  trône,  — 
pardonne-moi  !  j'ai  évoqué  tout  cela. 

(11  se  jeticla  face  contre  terre.) 

Thalès.  Que  de  choses  cet  homme  ne  voit  et  n'enfend-il  pas!  Je  ne  sais 
pas  au  juste  comment  cela  nous  est  arrivé,  et  n'ai  rien  éprouvé  de  ses  sen- 
sations. Avouons-le,  c'est  une  heure  extravagante,  et  ÏAina  se  berce  molle- 
ment à  sa  place  tout  comme  auparavant. 

IIoMUNCULUS.  Regarde  à  l'endroit  où  les  Pygmées  s'étaient  établis!  la 
montagne  était  ronde,  maintenant  elle  est  pointue.  Je  me  suis  aperçu 
d'une  secousse  extraordinaire  ;  le  roc  était  tombé  de  la  lune,  et,  sans  s'en- 
quérir de  rien,  tuait,  écrasait  tout,  ami  et  ennemi.  Pourtant  je  ne  puis 
m'empécher  d'admirer  de  pareils  talents,  qui,  par  leur  puissance  créa- 
trice, dans  une  seule  nuit  ont  pu,  d'en  haut  et  d'en  bas  en  même  temps, 
mener  à  fln  l'éditîce  de  cette  montagne. 

Thalès.  Rassure-toi,  lui  n'était  qu'en  ma  pensée!  Que  la  hideuse  en- 
geance décampe  !  11  est  heureux  que  tu  ne  fusses  point  leur  roi  !  —  Main- 
tenant, à  la  joyeuse  fête  de  la  mer!  là  on  attend  et  honore  des  hôtes  mer- 
veilleux. 

(Ils  s'éloignent.) 

Méphistophélès,  grimpant  du  côté  opposé.  Force  m'est  bien  de  me  traî- 
ner à  travers  les  grands  blocs  de  granit  escarpés,  à  travers  les  rudes  ra- 
cines des  vieux  chênes  !  Sur  mon  Brocken  les  vapeurs  du  IJarz  ont  quelque 
chose  de  bitumineux  qui  me  plaît  fort,  après  le  soufre...  Ici,  parmi  ces 
Grecs,  on  n'en  flaire  pas  la  moindre  trace.  Je  serais  bien  curieux  de  savoir 
avec  quoi  ils  attisent  les  feux  de  l'enfer. 

L"ne  dryade.  Dans  ton  pays  nalal  tu  peux  avoir  quelque  sagesse;  mais  à 
l'étranger  tu  n'es  pas  assez  leste.  Ne  tourne  pas  ainsi  toujours  ton  esprit 
vers  ta  patrie,  songe  plutôt  à  honorer  ici  la  majesté  du  chêne  sacré. 

Méphistophélès.  On  pense  à  ce  qu'on  a  laissé  ;  ce  à  quoi  on  a  été  habi- 
tué demeure  un  paradis.  Mais,  dis  :  dans  cet  antre  là-bas,  à  la  clarté  d'une 
.faible  lumière,  quelle  triple  forme  s'accroupit? 

La  dryade.  Les  Phorkyades  !  Aventure-toi  jusqu'à  cette  place,  et  parle- 
leur,  si  tu  n'en  es  épouvanté. 

Méphistophélès.  Pourquoi  pas?  —  Je  vois  quelque  chose  et  m'étonne  ! 
Si  her  que  je  sois,  je  dois  l'avouer  à  moi-même,  je  n'ai  jamais  rien  vu  de 
semblable.  Elles  sont  pires  que  les  Mandragores...  Est-il  possible  qu'on 
trouve  la  moindre  laideur  au  péché  dès  qu'on  a  vu  ce  triple  monstre? 
Nous  ne  les  souffririons   pas  sur  le  seuil  du  plus   épouvantable  de  nos 


260  FAUST. 

enfers.  Et  dire  que  cehi  prend  racine  ici  sur  la  lerre  de  la  beauté  î  on 
l'appelle  antique  avec  pompe...  Elles  se  remuent  ;  on  dirait  qu'elles 
flairent  mon  approche.  Elles  gringotent  en  sifflant  ,  chauves-souris- 
vampircs. 

Les  pmorkyades.  Donnez-moi  l'œil,  mes  sœurs,  pour  qu'il  cherche  à  con- 
naître qui  se  hasarde  si  près  de  notre  temple. 

Méphistophélès.  Mes  révérendes,  souffrez  que  je  m'approche  et  sollicite 
votre  triple  bénédiction.  Je  vous  aborde  encore  en  inconnu,  il  est  vrai  ; 
mais  aussi,  si  je  ne  me  trompe,  en  parent  éloigné.  J'ai  déjà  contemplé  les 
augustes  divinités  antiques,  je  me  suis  prosterné  devant  Ops  et  Rhéa;  — 
les  Parques  même,  sœurs  du  Cdiuos,  vos  sœurs,  je  les  ai  vues  hier...  ou 
avant-hier';  mais  je  n'ai  jamais  rencontré  vos  semblables.  — Je  me  tais 
maintenant,  et  me  sens  transporté. 

Les  piiORKY.VDES.  il  paraît  avoir  du  bon  sens,  cet  Esprit. 

Méphistophélès.  Je  m'étonne  que  nul  poëte  ne  vous  ait  célébrées.  — 
Dites,  comment  cela  se  fait-il?  comment  cela  a-l-il  pu  se  faire?  Je  n'ai 
jamais  vu  vos  statues,  mes  révérendissimes.  Pourtant  le  ciseau  ne  s'ef- 
force-t-il  pas  de  reproduire  Junon,  Pallas,  Vénus,  et  autres  semblables? 

Les  PHORKYADES.  Ensevelies  dans  la  solitude  et  le  silence  des  ténèbres, 
aucune  de  nous  trois  n'y  a  jamais  encore  pensé. 

Méphistophélès.  Comment  cela  pourrait-il  être  aussi,  puisque,  retirées 
du  monde,  ici  vous  ne  voyez  personne  et  personne  ne  vous  contemple? 
Vous  devriez  vous  établir  dans  ces  lieux  où  la  pompe  et  l'art  trônent  sur 
une  égale  hauteur,  où  chaque  jour,  le  bloc  de  marbre  entre  dans  la  vie 
sous  l'apparence  d'un  héros;  où... 

Les  PHORKYADES.  Tais-toi,  et  ne  nous  donne  point  de  désirs  !  Que  nous 
servirait-il  d'en  apprendre  encore  davantage  là-dessus,  nées  dans  la  nuit, 
parentes  des  ténèbres,  entièrement  inconnues  à  tous,  presque  à  nous- 
mêmes? 

Méphistophélès.  En  pareil  cas,  il  n'y  a  rien  à  dire;  mais  on  peut  se 
transférer  soi-même  à  un  autre.  A  vous  trois,  un  œil  vous  suffit,  une  dent. 
Il  serait  assez  mytiiologique  de  comprendre  en  deux  l'être  de  trois,  et  de 
me  céder  les  traits  de  la  troisième  pour  quelque  temps. 

Une  phohkyade.  Qu'en  pensez-vous?  cela  se  peut-il  ? 

Les  autres.  Essayons-le,  —  mais  sans  l'œil  ni  la  dent. 

Méphistophélès.  Bon  !  vous  avez  (Mé  justement  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
mieux.  Comment  la  plus  exacte  ressemblance  serait-elle  complète  de  la 
sorte  ? 

Une  phorkyade.  Eerme  un  œil,  c'est  vite  fait,  puis  laisse  voir  ton  croc, 
et,  de  profil,  tu  parviendras  tout  de  suite  à  nous  ressembler  parfaitement, 
comme  fière  et  sœur. 

Méphistophélès.  Trop  d'honneur!  soit! 

'  Dans  la  mascarade,  s'entend. 


.^y  '  fil  '    iibi  '  II  '    m  Ta  jr  un  i  »:%'  1  '  i  ü'.t  iiii  .ïi^i  juibî  b 


DEUXIÈME  PARTIE.  201 

Les  piiorkyades.  Soit! 

Méphistopiiélès,  sous  le  profil  d'aune  Phorkyadc.  Allons  !  je  me  pose  en  fils 
bien-aimé  du  Chaos  ! 

Les  phorkyades.  Nous  sommes  sans  conleslc  les  filles  du  Chaos. 

MÉPinsTOPiiÉLÈs.  On  me  traitera  maintenant ,  ô  ignominie!  d'herma- 
phrodite. 

Les  phorkyades.  Dans  le  nouveau  trio  des  sœurs  quelle  beauté  î  Nous 
avons  deux  yeux,  nous  avons  deux  dents. 

Méphistopiiélès.  Il  faut  que  je  me  cache  à  tous  les  regards,  pour  aller 
effrayer  les  diables  dans  le  gouffre  infernal. 

{E.vit.) 


BAIE  PARMI  I-ES  UCCHEns  DE  LA  MER  EGEE. 


Li  LUNE  IMMOBILE  AU  ZÉMTH  \ 


SrRÈNES,  campées  cà  et  là  sur  les  rocs,  murmurant  et  chantant.  Jadis,  dans 
l'épouvante  nocturne,  les  Magiciennes  de  Thessalie  t'ont,  par  sacrilège, 
attirée  vers  la  terre.  Du  haut  des  voûtes  de  ta  nuit,  jette  un  regard  pai- 
sible sur  l'essaim  doucement  lumineux  des  vagues  tremblantes,  et  éclaire 
le  tumulte  qui  s'élève  des  flots.  Lune,  ô  belle  déesse,  sois-nous  favorable, 
à  nous  tes  servantes  empressées  ! 

Néréides  et  tritons,  sous  Vaspcct  de  monstres  marins.  Que  la  vaste  mer 
retentisse  du  son  de  votre  voix  éclatante  !  appelez  autour  de  vous  le  peu- 
ple de  l'abîme!  —  En  voyant  s'ouvrir  les  affreux  gouffres  de  la  tempête, 
nous  nous  étions  enfouis  aux  profondeurs  les  plus  silencieuses  ;  vos  douces 
chansons  vous  attirent  à  la  surface. 

Voyez!  comme  dans  notre  ravissement  nous  nous  sommes  parés  de 
chaînes  d'or!  aux  couronnes,  aux  pierreries,  les  agrafes  et  les  ceintures 
sont  venues  s'allier.  Tout  cela,  c'est  votre  œuvre,  trésors  engloutis  par  les 
naufrages.  Les  enchantements  de  votre  voix  nous  ont  attirés,  ô  démons  de 
notre  baie! 

Les  sirènes.  Nous  le  savons  bien,  dans  la  fraîcheur  marine,  les  poissons 
s'accommodent  de  leur  vie  flottante  et  sans  chagrin;  mais  vous,  troupes 
joyeusement  émues,  aujourd'hui  nous  voudrions  apprendre  que  vous  êtes 
plus  que  des  poissons. 

Les  NÉRÉIDES  ET  LES  TRITONS.  Avaut  quc  de  venir  ici  nous  avons  eu  cette 
pensée;  maintenant,  alerte,  sœurs  et  frères  !  Il  suffit  aujourd'hui  du  plus 

»  Dans  les  nuits  d'enchantements,  la  lune  interrompt  son  cours  et  s'arrête  fixée  à  quelque  point 
du  ciel  par  une  influence  magique. 


26â  FAUST. 

cüiirl  trajet  pour   démontrer  pleinement  que  nous  sommes  plus  que  des 
poissons. 

(Ils  s'cloigiieiit.) 

Les  sirènes.  Ils  sont  partis  en  un  clin  d'oeil!  tout  droit  vers  Samo- 
thrace  M  disparus  à  la  faveur  d'un  vent  proj)ice  !  Que  pensent-ils  accom- 
plir dans  le  royaume  des  puissants  Kabyres  '"?  Quels  dieux!  étranges,  sin- 
guliers, ils  s'engendrent  eux-mêmes  éternellement  et  ne  savent  jamais  ce 
qu'ils  sont. 

Reste  sur  tes  hauteurs,  douce  Lune!  répands  sur  nous  tes  grâces.  Que  la 
nuit  se  prolonge  et  que  le  jour  ne  vienne  pas  nous  disperser! 

Thalès,  sur  le  rivage,  à  llomuncidus.  Je  te  conduirais  volontiers  vers  le 
vieux  Nérée  ;  car,  à  vrai  dire,  nous  ne  sommes  pas  loin  de  sa  grotte;  mais 
le  rêveur  maussade  a  la  tête  dure.  Le  genre  humain  tout  entier  ne  fait 

1  Au  nord-est  de  la  Thessalie  et  de  l'île  de  Lemnos,  sur  les  côtes  de  la  Thrace. 

*  Les  Kabires,  divinités  mystérieuses  ou  plutôt  démons  qui,  chez  les  Grecs,  éveillent  toujours 
l'idée  de  l'antiquité  la  plus  reculée.  Les  Kabires  avaient  à  Memphis  un  temple  et  des  statues  que  les 
prêtres  seuls  visitaient  ;  ce  fut  sur  ces  images  de  formes  grotesques  que  Cambyse  accomplit,  lors 
de  sa  conquête  de  l'Egypte,  le  fameux  sacrilège  dont  parle  Hérodote,  liv.  III.  Les  Kabires 
étaient  surtout  fêtés  à  Samothrace,  oii  se  célébraient  des  orgies  et  des  bacchanales  en  leur  honneur. 
Hérodote  fait  venir  ce  culte  des  Pélasgcs.  C'est  d'ailleurs  toujours  le  dogme  de  la  fécondation  de  la 
terre  et  du  principe  généralif  dans  la  nature.  Une  tragédie  d'Eschyle,  dont  qucl([ues  vers  seulement 
sont  venus  jusqu'à  nous,  était  Intitulée  les  Kabires.  On  confond  souvent  les  Kabires  avec  les  Tel- 
chines,  les  Kurètes,  les  Koribantes,  et  surtout  avec  les  Dactyles  du  mont  Ida.  L'antiquité  prête  ftux 
Kabires  la  forme  de  nains  à  gros  ventre,  de  cruches,  etc.  —  Kreutzer  représente  les  Kabires  comme 
d'antiques  divinités  de  la  nature,  apportées  d'Egypte  par  les  Phéniciens.  Selon  lui,  les  Kabires  sont 
au  nombre  de  sept,  nombre  déterminé  par  les  planètes,  et  se  joignent  à  Ilcphaistos  le  Iiuitième,  He- 
phaistos  à  la  fois  Mars,  Vénus  et  Mercure.  Le  feu  se  mêle  à  l'eau,  la  fécondation  et  la  vie  en  résul- 
tent ;  de  là  l'harmonie  universelle.  Schelling,  dans  son  Traité  des  Divinités  de  Samothrace,  cherche 
à  résoudre  l'énigme  à  sa  manière;  le  culte  des  Kabires  lui  paraît  devoir  être  phénicien;  il  y  trouve 
des  restes  de  la  religion  primitive.  Les  Kabires  forment  à  son  sens  une  échelle  d'êtres  surnaturels, 
qui  va  du  plus  bas  au  plus  haut,  et  qui,  partie  de  l'instinct  grossier  de  l'appétit  matériel,  s'élève  par 
l'intermédiaire  de  Kadmilos,  le  messager  divin,  jusqu'à  la  suprême  sagesse,  au  Démiurgos,  au  Zeus. 
—  Parmi  les  mythologues  allemands  qui  se  sont  adonnés  à  l'étude  de  ces  obscures  questions,  on  doit 
citer  au  premier  rang  Ch.-A.  Lobeck  de  Koenigsbei'g,  iiu'il  sera  utile  de  consulter  pour  l'éclaircis- 
sement de  cette  scène.  L'œuvre  de  Lobeck  parut  en  1829,  en  deux  énormes  volumes,  contenant  trois 
livres.  Le  premier  livre  traite  d'Orphée,  le  second  des  mystères  d'Eleusis ,  le  troisième  de  toute 
rénigmati(|ue  famille  des  Kurètes,  des  Koribantes,  des  Dactyles  du  mont  Ida,  des  Teichines,  des 
Kabires,  des  Kobales  et  des  Kerkopes.  Il  est  plus  que  vraisemblable  que  cette  œuvre  exerça  une  in- 
fluence profonde  sur  l'esprit  de  Goethe,  alors  occupé  comme  on  sait  de  cette  partie  du  Faust.  Les 
Kabires,  collègues  et  commensaux  des  grands  dieux,  Tvâpîf^pci  •/-•al  irpoTToXot  tuv  u.t-^oilbu'i  ûswv  *.  appar- 
tiennent à  Samothrace  ;  ils  ne  viennent  ni  de  l'Egypte  ni  de  la  Phénicie,  et  n'ont  rien  à  faire  avec  'es 
Koribantes,  les  Kurètes,  les  Dactyles  ou  les  Dioscures.  Divinités  d'origine  pélasgique,  les  Kabires  sont 
au  nombre  de  quatre:  Kabciros,  Kadmilos,  Axieros,  Axiokersos,  et  le  secret  de  leur  nom  ne  repose  ni 
dans  le  grec,  ni  dans  l'Iiébreu,  ni  dans  toute  autre  langue.  Leurs  mystères  com|)rcnaient  l'agriculture, 
la  fécondation  de  la  terre,  les  semailles  et  les  moissons,  et  se  célébraient  dans  les  orgies  et  les  baccha- 
nales; il  suflisait,  pour  être  initié,  d'avoir  les  mains  pures  de  sang  répandu.  11  y  avait  aussi  des  pu- 
rificatious  dans  le  temple,  qu'on  venait  visiter  de  toutes  parts.  Au  temps  des  em])ereurs  romains,  on 
se  pressait  encore  vers  ces  mystères,  enveloppés  d'une  obscurité  profonde.  Tacite  raconte  que  Ger- 
manicus  voulait  se  faire  initier.  —  Jaloux  de  montrer  la  divinité  de  leur  nature  et  de  donner  un  dé- 
menti aux  Sirènes,  qui  s'obstinent  à  les  vouloir  traiter  comme  des  poissons,  les  Tritons  et  les  Né- 
réides partent  pour  Samothrace,  et  vont  à  la  conquête  des  Kabires. 

■  Slrab.  X,  3. 


DEUXIKME  PARTIE.  ^C', 

ricii  quo  co  grontlcnir  qninteiix  approuve.  Ccporidanl,  il  a  don  do  liro  dans 
Tavonir;  àcotilre,  chacun  lo  licnL  (mi  rospoct  ol  l'Iionoro  dans  son  poslo. 
Plus  d'un  aussi  lui  doil  du  bien. 

lïOMUNCULus.  Tenions  l'avonluro  ot  frappons!  Il  no  m'en  coulera  pas  le 
vcrro  et  la  flamme. 

Nérée.  Sonl-ce  des  voix  liumainos  qui  frappent  mon  oreille!  Comme 
soudain  lo  courroux  me  travaille  dans  le  plus  profond  do  mon  cœur! 
Images  aspirant  sans  cesse  à  la  liauleur  des  dieux,  et  cependant  condam- 
nées à  ne  jamais  ressembler  qu'à  elles-mêmes.  Depuis  d'antiques  années 
je  pouvais  m'cndormir  dans  lo  repos  des  dieux;  cependant  mon  instinct 
me  portait  à  secourir  les  bons,  et  quand,  à  la  fin,  j'en  vins  à  considérer 
les  faits  accomplis,  je  vis  que  tout  s'était  absolument  passé  comme  si  je 
n'y  avais  point  pris  part. 

Thalès.  Et  cependant,  ô  vieillard  de  la  mer!  on  se  confie  à  toi  ;  tu  es  le 
sage,  ne  nous  repousse  pas  d'ici  !  Vois  cette  flamme  semblable  aux  bommes! 
elle  s'abaddonne  h  tes  conseils  tout  entière. 

Nérée.  Que  parles-tu  de  conseils!  les  conseils  ont-ils  jamais  eu  de  la 
valeur  pour  les  hommes?  Une  parole  sage  meurt  engourdie  dans  leur 
oreille  dure;  si  souvent  que  les  faits  se  soient  cruellement  blâmés  eux- 
mêmes,  la  race  n'en  demeure  pas  moins  entêtée.  Ouels  avertissements 
paternels  n'ai-je  point  donnés  à  Paris,  avant  que  sa  convoitise  eût  enlacé 
une  femme  étrangère!  Il  était  là  superbe  sur  le  rivage  grec,  et  je  lui 
révélai  ce  que  dans  mon  esprit  je  voyais  :  les  airs  pleins  de  vapeurs 
épaisses,  envahis  par  des  flots  de  pourpre  ;  les  édifices  en  proie  à  l'incendie, 
au-dessous  le  meurtre  et  la  mort;  le  dernier  jour  de  Troie  consacré  par  le 
rhytbme,  et  durant  des  milliers  d'années,  aussi  effroyable  que  célèbre. 
La  parole  du  vieillard,  à  cet  effréné,  sembla  un  jeu;  il  suivit  son  désir,  et 
ïlion  tomba.  —  Cadavre  gigantesque,  roide  après  de  longues  convul- 
sions !  magnifique  festin  pour  les  aigles  du  Pinde!  Ulysse  de  même,  ne 
lui  ai-je  pas  dit  d'avance  les  artifices  de  Circé,  la  cruauté  des  Cyclopes,  ses 
propres  lenteurs,  l'esprit  léger  des  siens,  et  que  sais-je  encore?  Ouol  profit 
en  a-t-il  tiré,  jusqu'à  ce  qu'après  dos  cahotements  sans  nombre  la  faveur 
des  ondes  le  porta  sur  une  rive  hospitalière? 

Thalès.  Une  telle  conduite  afilige  l'homnic  sage;  l'homme  bon  ne 
se  laisse  pas  rebuter  et  revient  à  la  charge.  Une  drachme  de  reconnais- 
sance fait  son  bonheur,  et  pèse  plus  dans  la  balance  que  cent  livres  d'in- 
gratitude. Or,  ce  que  nous  implorons  n'est  certes  pas  petite  affaire;  l'en- 
fant que  voilà  est  possédé  du  désir  fort  sage  d'exister, 

Nerée.  Ne  venez  pas  me  troubler  cette  humeur  rare  oii  je  suis!  une 
tout  autre  chose  me  tient  à  cœur  aujourd'hui  :  j'ai  convoqué  ici  toutes 
mes  filles,  les  Grâces  de  la  mer,  les  Dorides.  Ni  l'Olympe  ni  votre  sol  ne 
portent  une  belle  image  qui  se  meuve  avec  tant  d'élégance.  Adorables  dans 
leurs  allures,  elles  so  jettent  du  dragon  des  eaux  sur  les  coursiers  de 
Neptune;  tendrement  unies  à  l'élément,  on  dirait  que  l'écume  les  soulève 


264  FAUST. 

Dans  le  prisme  de  la  conque  nacrée  de  Vénus,  Galatée  s'avance  portée, 
elle,  la  plus  belle  aujourd'hui;  elle  qui,  depuis  que  Cypris  nous  a  délais- 
sés, reçoit  à  Paphos  les  honneurs  d'une  déesse.  Et  c'est  ainsi  que  la  tout 
aimable  possède,  depuis  longtemps  déjà,  comme  héritière,  la  cité  du 
temple  et  le  trône  du  char. 

Arrière!  il  ne  convient  pas,  dans  l'heure  de  la  joie  paternelle,  d'avoir 
la  haine  au  cœur,  l'invective  à  la  bouche.  Allez  vers  Protée  !  priez  le 
magicien  de  vous  dire  comment  on  existe,  comment  on  se  métamorphose. 

(11  s'éloigne  du  côté  de  la  nier.) 

Thalès.  Nous  n'avons  rien  gagné  par  cette  démarche.  Parvient-on  à 
joindre  Protée,  il  s'évapore  aussitôt;  et  s'il  vous  tient  tête,  il  finit  par  vous 
dire  des  choses  qui  vous  étonnent  et  vous  plongent  dans  la  confusion.  Ce- 
pendant son  conseil  t'est  nécessaire,  tentons  l'aiTaire,  et  poursuivons  notre 
chemin. 

(Ils  s'éloignent.) 

Les  sirènes,  en  haut,  sur  les  rochers.  Que  voyons-nous  de  loin  glisser 
à  travers  le  royaume  des  ondes?  Comme  si,  poussées  par  les  vents,  de 
blanches  voiles  s'a])prochaient,  ainsi  sont  éblouissantes  à  contempler  les 
lemmes  lumineuses  de  la  mer.  Descendons;  entendez-vous  les  voix? 

Les  néréides  et  les  tritons  '.  Ce  que  nous  portons  dans  nos  mains  doit 
vous  plaire  à  tous.  L'écaillé  gigantesque  de  Chelone  ^  réfléchit  une  rude 
image  :  ce  sont  des  dieux  que  nous  vous  apportons.  Entonnez  des  hymnes 
sublimes  ! 

Les  sirènes.  Petits  de  stature,  grands  de  puissance,  sauveurs  des  nau- 
fragés, dieux  adorés  de  toute  antiquité  M 

Les  néréides  et  les  tritons.  Nous  apportons  les  Kabires,  pour  mener 
une  fête  paisible  ;  car  là  où  ils  régnent  saintement,  Neptune  se  montre 
favorable. 

Les  sirènes.  Nous  vous  cédons  le  pas;  lorsqu'un  vaisseau  se  brise,  avec 
une  force  irrésistible  vous  protégez  l'équipage. 

Les  néréides  et  les  tritons.  Nous  en  avons  amené  trois  \  le  quatrième 

1  Cepemlant  les  Néréides  et  les  Tritons  reviennent  de  Samotbrace,  apportant  les  Kabires,  qui  leur 
rendrontNeptunc.  Les  KaLircs,  comme  génies  protecteurs  de  la  navigation,  sont  en  rapport  d'alliance 
et  d'amitié  avec  le  dieu  des  eaux.  Tritons  et  Néréides  obtiendront  par  là  une  nuit  lieureuse  de  Nep- 
tune, qui  n'aura  garde  de  troubler  par  quelque  orage  la  fête  qu'ils  se  font  de  visiter  leur  père,  le 
vieux  Nérée. 

2  Cliclonc  [yùMm,  tortue).  Le  lecteur  se  rappellera  la  légende  de  la  nymplie  Chelone,  la  bcule, 
dans  toute  la  nature,  qui  ne  lut  pas  conviée  aux  noces  de  Jupiter  et  de  .lunon,  parce  qu'elle  avait 
osé  s'égayer  sur  le  couple  immortel.  Mercure  in  précipita  dans  les  flots  avec  sa  maison  et  la  changea 
en  tortue,  lui  iniligeant,  pour  châtiment,  de  porter  dans  un  éternel  silence  sa  maison  sur  son  dos. 
L'écaillé  de  tortue  polie  servait  aux  anciens  de  miroir;  c'est  dans  cette  transj)arence  que  la  rude 
ligure  dcsivabires  se  réiléchit. 

3  Les  Syrènes  se  joignent  à  l'acclamation  des  Néréides,  et  célèbrent  les  Kabires ,  dieux  sauveurs 
dos  naufragés,  avec  ironie,  s'entend. 

*  Les  trois  Kabires  de  Creutzcr  :  Axiéros,  le  puissant,  Hepbaistos;  Axiokcrsos,  le  principe  géné- 
rateur dans  l'homme,  Mars;  Axiokersa,  le  principe  générateur  féminin,  Vénus;  le  quatrième,  celui 
qui  n'a  pas  voulu  venir,  semble  être  Kadniilos  ou  (Jndmos,  le  véritable,  la  tète  et  la  pensée  de  tous 


DEUXIEME  PAKTli:.  'i(;5 

n'a  pas  voulu  venir;  il  prétendait  être  le  bon,  celui  qui  pense  pour  tous 
les  antres. 

Les  sirènes.  Un  dieu  peut  bien  railler  un  autre  dieu  '.  Honorez  toutes 
les  Grâces,  et  craignez  tout  ce  qui  nuit. 

Les  néréides  et  les  tritons.  11  doit  y  en  avoir  sept. 

Les  sirènes.  Où  sont  restées  les  trois  autres? 

Les  néréides  et  les  tritons.  Nous  ne  saurions  le  dire  ;  c'est  dans  l'Olympe 
qu'il  faut  s'en  informer.  Là  existe  aussi  un  huitième  auquel  personne 
n'avait  encore  pensé  M  Ils  nous  attendaient  gracieusement;  pourtant  tous 
n'étaient  pas  encore  prêts. 

Ces  incomparables  tendent  toujours  plus  loin;  pauvres  malheureux, 
affamés  d'inexplicable  '.  i 

Les  sirènes.  Nous  avons  pour  coutume,  partout  où  trône  le  divin,  dans 
le  soleil  et  la  lune,  de  prier;  cela  porte  avantage  *. 

Les  néréides  et  les  tritons.  Quel  splendide  éclat  pour  notre  renommée 
de  mener  cette  fête  ! 

Les  sirènes.  Cette  gloire-là  manque  aux  héros  de  l'antiquité  eux-mêmes, 
si  glorieux  qu'ils  soient. 

S'ils  ont  conquis  la  Toison  d'or,  vous  avez  conquis  les  Kabires. 

(En  refrain,  comme  un  vieux  chant  '.) 

S'ils  ont  conquis  la  Toison  d'or,  nous,  vous,  avons  conquis  les  Kabires. 

(  Les  Néréides  et  les  Tritons  passent  outre.) 


les  autres.  Peut-être  aussi  faut-il  voir,  sous  ces  paroles  que  Goethe  a  mises  dans  la  bouche  des  Né- 
réides, une  allusion  aux  mystères  de  Samothrace,  mystères  profonds,  comme  on  sait,  et  d'une  ob- 
scurité si  ténébreuse,  qu'on  ne  pouvait  jamais  prétendre  les  avoir  pénétrés.  La  sollicitude  des 
prêtres,  exploitateurs  ingénieux  du  sanctuaire,  inventait  sans  relâche  de  nouvelles  pratiques.  Il  suf- 
lisait  de  quelques  jours  pour  embrouiller  le  dogme  de  manière  à  désorienter  toute  espèce  d'initiation. 
Vous  quittiez  Samothrace  croyant  avoir  surpris  le  mot  de  l'énigme  sacrée,  croyant  tenir  les  Kabires, 
et,  à  peine  arrivé  à  Athènes  ou  à  Rome,  vous  appreniez  que  votre  éducation  n'avait  été  qu'impar- 
faite ,  que  vous  aviez  oublié  le  principal  pour  vous  payer  de  vains  détails,  et  que,  si  vous  aviez  em- 
porté quelques  notions  superlicielles  du  culte,  les  éléments,  le  dogme,  le  vrai  Kabire,  celui  qui  pense 
pour  tous  les  autres,  était  resté  dans  le  sanctuaire. 

'  Au  milieu  de  tant  de  haines  et  ùe  rivalités  qui  divisent  les  dieux  du  paganisme,  l'homme  pieux 
qui  cherche  à  se  les  concilier  tous  doit  nécessairement  encourir  la  disgrâce  de  quelques-uns.  Le  per- 
siflage est  à  sa  place  dans  la  bouche  des  malicieuses  Sirènes. 

2  Sans  doute  la  huitième  planète.  Kreutzer  prétend  que  les  sept  Kabires  correspondent  aux  sept 
planètes  :  «  Le  huitième,  auquel  personne  n'avait  pensé,  »  serait,  à  ce  compte,  la  huitième  décou- 
verte par  Herscliel. 

'^  «  Est  quœdam,  ut  Hermanni  verbis  utar,  etiam  nesciendi  ars  et  scientia  ;  nam  si  turpe  esnescire 
qua>  possunt  sciri,  non  minus  turpe  est  scire  se  putare  qu.-e  sciri  nequeunt.  »  Aglaophamus,  p.  IHO, 
vol.  H,  Goethe  a  déjà  reproduit,  dans  une  de  ses  pièces,  le  Cor  Werke,  Bd.  h],  S.  li"),  cette 
pensée  d'Hermann,  dont  le  couplet  des  Néréides  est  comme  une  réminiscence  ironique. 

*  Les  Sirènes,  égoïstes  de  la  nature.  —  Elles  s'élevaient  tout  à  l'heure  contre  le  culte  de  tous  les 
dieux,  à  cause  des  ennuis  qui  en  résultent;  elles  le  célèbrent  maintenant  à  cause  des  avantages  qu'il 
procure. 

^  Tandis  que  les  Néréides  apportant  les  Kabires  longent  le  rivage  où  se  tiennent  les  Sirènes,  les 
cantatrices  de  la  mer  entonnent  un  plain-chanld'uu  rite  solennel,  espérant  que  les  dieux  ventrus  de 
Saniotlii'ace  leur  saïu'ont  gré  de  cet  honnnage. 

54 


260  .  FAUST. 

HoMUNCULiis.  Les  monstres  difformes  me  font  l'effet  de  vieux  pots  de 
terre;  les  savants  s'y  heurtent,  et  brisent  leurs  têtes  dures. 

Thalès.  Voilà  justement  ce  qu'on  demande  :  c'est  la  rouille  qui  fait  le 
prix  de  la  monnaie. 

Protée,  inaperçu.  Pareille  chose  me  réjouit,  moi,  vieux  radoteur!  Plus 
c'est  merveilleux,  plus  c'est  respectable. 

Thalès.  Où  es-tu,  Prêtée? 

Protei;,  d'une  voix  de  ventriloque,  tantôt  près,  tantôt  loin.  Ici  et  ici! 

Thalès.  Je  le  passe  cette  vieille  plaisanterie  ;  mais,  pour  un  ami,  trêve 
de  vaines  paroles!  Je  sais  que  tu  ne  parles  pas  de  l'endroit  où  tu  es. 

Protée,  comme  dans  léloignement.  »Xdieu. 

Thalès,  bas  à  Homuncidus.  11  est  tout  près.  Maintenant,  brille  vaillam- 
ment, il  est  curieux  comme  un  poisson  ;  et,  dans  quelque  endroit  qu'il  se 
tienne  transformé,  la  flamme  va  l'attirer  ici. 

HoMUNcuLUs.  Je  répands  sans  tarder  des  flots  de  lumière;  avec  prudence 
toutefois,  de  peur  que  mon  verre  n'éclate. 

Protée,  sous  la  forme  d'une  tortue  gigantesque.  Qu'est-ce  qui  reluit  avec 
tant  de  gentillesse  et  d'éclat? 

Thalès,  cachant  Homunculus.  Bon!  si  tu  en  as  envie,  viens-y  voir  de  plus 
près.  Ne  t'épargne  pas  si  petite  peine  ;  et  te  montre  sur  deux  pieds  humains. 
Que  celui  qui  veut  voir  ce  que  nous  cachons,  le  fasse  par  notre  grâce, 
et  notre  consentement. 

Protée,  dam  une  noble  apparence.  Tu  te  souviens  encore  des  ruses  du 
monde? 

Thalès.  Et  toi,  c'est  toujours  ton  plaisir  de  changer  de  forme? 

(Il  découvre  Homunculus.) 

Vrotèe,  étonné.  Un  petit  nain  lumineux!...  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de 
tel!... 

Thalès.  11  demande  conseil,  et  serait  bien  aise  d'exister.  11  est,  comme 
il  m'a  dit  lui-même,  venu  au  monde  d'une  tout  étrange  manière,  et  seu- 
lement à  moitié.  Les  facultés  de  l'intelligence  ne  lui  font  pas  défaut;  ce 
qui  lui  manque  complètement,  c'est  le  solide,  le  palpable.  Jusqu'ici  le 
verre  seul  lui  donne  la  pesanteur,  et  il  ne  serait  pas  fâché  de  prendre  corps 
an  plus  vite. 

Protée.  Véritable  fils  de  vierge,  avant  que  tu  doives  être,  tu  es  déjà. 

Thalès,  bas.  11  me  paraît  aussi  critique  sur  un  autre  point:  je  le  soup- 
çonne d'être  hermaphrodite. 

Protée.  Il  n'en  réussira  que  plus  vite;  de  quelque  manière  qu'il  s'y 
prenne,  cela  s'arrangera.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  délibérer.  Tu  dois 
prendre  origine  dans  la  vaste  mer!  Là  on  commence  en  petit,  on  en- 
gloutit les  plus  petits,  on  croît  peu  à  peu,  et  l'on  se  forme  pour  de  plus 
hautes  fins. 

IloML'NCULUs.  Ici  soufOc  uttc  doucc  brise,  cela  verdoie,  et  la  senleur  me 
plaît. 


DEUXIÈME  PARTIE.  267 

Protée.  Je  le  crois,  adorable  enfant,  et  là-bas  elle  te  plaira  davantage 
encore,  sur  cette  étroite  langue  de  rivage  où  les  délices  de  l'atmosphère 
sont  plus  ineffables;  De  là  nous  verrons  le  cortège,  qui  flotte  justement 
as^ez  près.  Venez,  suivez-moi! 

Thalès.  Je  vous  accompagne. 

HoMUNCULUs.  Pas  d'Esprits  trois  fois  merveilleux  ! 


LES  TELCHIINES    DE  RHODES  ' 

Sur  des  Hippocampes,  des  Dragons  marins,  et  tenant  en  main  le  trident  de  Neptune. 

En  choeur.  Nous  avons  forgé  le  tridert  de  Neptune,  avec  lequel  il  apaise 
les  flots  impétueux.  Si  le  maître  du  tonnerre  déroule  les  nuages  enflés, 
Neptune  répond  au  roulement  terrible  ;  et,  tandis  que  là-haut  serpentent 
les  lames  de  l'éclair,  vague  sur  vague  écume  d'en  bas,  et  tout  ce  qui  se 
trouve  entre  eux,  en  proie  à  la  tempête,  longtemps  ballotté,  est  à  la  fin 
englouti  par  l'abîme.  C'est  pourquoi  aujourd'hui  il  nous  a  confié  le  sceptre, 
—  et  nous  flottons  à  cette  heure  en  pompe,  calmes  et  légers. 

Les  sirènes.  A  vous,  les  ministres  sacrés  d'Hélios,  les  élus  du  jour  serein  ; 
salut  à  vous  à  cette  heure  agitée,  que  la  fête  de  la  lune  consacre  ! 

Les  telcuines.  0  déesse  aimable  entre  toutes!  de  ta  voûte,  là-haut,  tu 
entends  avec  ravissement  louer  ton  frère;  tu  prêtes  une  oreille  à  Rhodes 
la  bienheureuse;  là  s'élève  pour  lui  un  hymne  éternel.  Qu'il  commence 
son  cours  ou  le  termine,  il  nous  regarde  avec  un  œil  tout  rayonnant  de 
feu.  Les  montagnes,  les  villes,  les  rivages,  les  ondes  plaisent  au  Dieu,  sont 
aimables  et  splendides.  Aucun  nuage  ne  plane  au-dessus  de  nous;  s'il 
vient  à  s'en  glisser,  un  rayon,  un  souffle  de  l'air,  et  voilà  l'île  purifiée  !  Là 
l'immortel  se  contemple  dans  cent  images,  en  jeune  homme,  en  géant;  le 
grand,  l'affable!  C'est  nouo  qui  les  premiers  avons  représenté  la  puissance 
des  dieux  sous  la  digne  forme  des  hommes. 

Protée.  Laisse-les  chanter,  laisse-les  s'enfler  dans  leur  jactance  !  Aux 
clartés  vitales  du  soleil  divin  les  œuvres  mortes  ne  sont  qu'une  plaisante- 
rie; cela  modèle  et  fond  le  métal,  et  sitôt  qu'ils  l'ont  versé  dans  l'airain, 
ils  pensent  avoir  fait  quelque  chose  !  Qu'advint-il  à  la  fin  à  ces  superbes? 
Les  images  des  dieux  se  tenaient  dans  leur  grandeur  ;  —  une  secousse  ter- 
restre les  a  renversées  ;  dès  longtemps  il  a  fallu  les  refondre. 

^  Hardis  fondeurs,  frères  cadets  de  Vulcain,  jeunes  gens  choisis  d'HcHos.  LesTelchines,  au  nom- 
bre de  neuf,  habitaient  originairement  Sicyon  et  vinrent  s'établir  à  Rhodes,  chasses  par  la  guerre. 
Ils  fondaient  en  airain  les  statues  des  dieux;  de  là,  sans  doute, la  faculté  qu'on  leur  attribue  de  pou- 
voir se  produire  eux-mêmes  sous  différentes  formes.  On  les  reprc?ente  aussi  quelquefois  comme  les 
premiers  navigateurs. 


2(58  ~  FAUST. 

L'œuvre  de  la  terre,  quel  qu'il  soit,  n'est  jamais  qu'une  misère;  l'onde 
est  plus  propice  à  la  vie  ;  Protée-Dauphin  va  te  porter  au  sein  de  l'onde 
éternelle.  (//  se  transforme.)  Le  tour  est  fait!  Là  les  plus  belles  destinées 
t'attendent;  je  te  prends  sur  mon  dos,  et  te  marie  à  l'Océan. 

Thalès.  Consens  à  son  louable  désir  de  commencer  la  création  par  le 
principe  !  Sois  prêt  à  l'action  agile  !  Là  tu  vas,  selon  des  normes  éternelles, 
te  mouvoir  à  travers  mille  et  mille  formes  ;  et  jusqu'à  l'homme  tu  as  du 
temps. 

(Homunculus  monte  sur  le  dos  de  Protée-Dauphin.) 

pROTÉE.  Viens,  volatil,  avec  moi,  dans  l'humide  étendue;  là  tu  jouiras 
aussitôt  de  la  plénitude  de  la  vie,  tu.  pourras  te  mouvoir  à  ta  fantaisie; 
seulement,  n'aspire  pas  à  de  plus  hautes  classes;  car,  si  tu  deviens  une 
fois  homme,  aussitôt  c'en  est  entièrement  fait  de  toi. 

ÏHALÈs.  C'est  selon  ;  aussi  bien  c'est  quelque  chose  d'être  un  digne 
homme  dans  son  temps. 

Protée,  à  Thaïes.  Oui,  un  homme  de  ta  trempe!  Voilà  qui  résiste  au 
temps  ;  car,  parmi  les  pâles  légions  d'Esprits,  je  te  vois  déjà  depuis  des 
siècles. 

Les  sirènes,  sur  le  roc.  Quel  groupe  de  petites  nuées  forme  autour  de  la 
lune  un  si  riche  cercle?  Ce  sont  des  colombes  enflammées  d'ardeur,  les 
ailes  blanches  comme  la  lumière.  Paphos  l'envoie  ici,  l'essaim  de  ses  oi- 
seaux en  amour;  notre  fête  est  complète,  la  douce  volupté  entière  et 
sereine  ! 

Nérèe,  marchant  vers  Thalès.  Un  voyageur  nocturne  appellerait  cette 
cour  de  la  lune  une  vision  de  l'air;  mais  nous.  Esprits,  nous  sommes 
d'une  tout  autre  opinion,  la  seule  juste.  Ce  sont  des  colombes  qui  accom- 
pagnent les  sentiers  nacrés  de  ma  fille,  des  colombes  à  l'essor  étrange  et 
merveilleux,  dressées  dès  les  jours  anciens. 

Thalès.  Ce  qui  plaît  au  noble  vieillard  est  aussi  l'objet  de  ma  prédilec- 
tion :  un  nid  silencieux  et  tiède  où  la  vie  sacrée  se  conserve. 

Les  psilles  et  les  marses,  sur  des  taureaux  marins,  des  veaux  marins,  des 
béliers  \  Dans  les  antres  profonds  et  sauvages  de  Cypris,  étrangers  à  l'épou- 
vante qu'inspire  le  dieu  des  mers,  aux  secousses  de  Seismos,  caressés  par 
les  vents  éternels,  et,  comme  aux  jours  antiques,  dans  la  conscience  d'une 
satisfaction  paisible,  nous  gardons  le  char  de  Cypris,  et,  par  le  murmure 
des  nuits,  à  travers  le  tissu  gracieux  des  ondes,  conduisons,  invisibles,  à 
la  race  nouvelle  la  gracieuse  fille. 


'  Les  Psilles,  peuple  fabuleux  dont  parle  Hérodote,  les  mêmes  qui  possédaieut  le  secret  de  con- 
jurer les  serpents.  —  Les  Marses,  autre  peuple  de  la  Fable,  qui  tire  son  origine  de  Marsus,  fds  de 
Circé  et  d'Ulysse.  Los  Psilles  habitaient  en  Alrique  ;  les  Marses,  en  Italie,  sur  les  bords  du  lac 
Fucin  (lasfo  di  Celamo).  Goethe  ne  so  coiitcntf  pas  de  convoquer  à  la  l'été  des  eaux,  à  ces  nouvelles 
noces  de  Thétis,  toutes  les  divinités  du  naturalisme  antique;  il  amène  aussi  les  peuples  de  la  P'able, 
et,  pour  que  la  vie  et  l'intérêt  du  spectacle  s'en  augmentent,  il  les  groupe  autour  du  char  triom- 
phal de  Galatée. 


DEUXIÈME  PARTIE.  2G9 

Agiles  compagnons,  nous  ne  craignons  ni  l'aigle,  ni  le  lion  ailé,  ni  la 
croix',  ni  la  lune,  ni  tout  ce  qui  là-haul  habite  et  trône,  se  balance  et  se 
meut  dans  ses  révolutions,  se  chasse  et  s'extermine,  et  couche  à  terre  les 
moissons  et  les  villes.  Bref,  nous  amenons  ici  la  plus  gracieuse  souve- 
raine. 

Les  sirènes.  Doucement  émues,  dans  une  hâte  modérée  autour  du  char, 
cercle  sur  cercle,  ou  vous  enlaçant  à  la  file  ainsi  que  des  serpents,  appro- 
chez-vous. Néréides  vigoureuses,  robustes  femmes,  agréablement  sau- 
vages; apportez,  tendres  Dorides,  à  Galatée  l'image  de  sa  mère  :  sévères  et 
telles  qu'on  croirait  voiries  dieux,  immortels,  et  cependant,  ainsi  que  les 
douces  femmes  des  hommes,  d'une  attrayante  bienveillance. 

Les  dorides,  en  cJiœur,  passant  devant  Nérée,  tontes  sur  des  dauphins. 
0  lune!  prête-nous  ta  lumière  et  ton  ombre.  Splendeur  à  cette  belle  fleur 
de  jeunesse!  car  nous  présentons  des  époux  bien-aimés  à  notre  père,  que 
nous  supplions.  (.4  Nérée.)  Tiens,  ce  sont  des  enfants  que  nous  avons  sau- 
vés de  la  dent  affreuse  de  l'incendie,  étendus  sur  les  joncs  et  la  mousse, 
réchauffés  aux  ardeurs  du  soleil,  et  qui  maintenant,  par  des  baisers  ar- 
dents, doivent  nous  témoigner  leur  reconnaissance.  Contemple  ces  doux 
garçons  d'un  œil  propice. 

Nérée.  C'est  un  double  profit  qu'on  doit  estimer  haut  :  être  miséricor- 
dieux et  se  délecter  en  même  temps. 

Les  dorides.  Père,  si  nous  avons  bien  mérité  de  loi,  si  tu  veux  nous  ac- 
corder un  désir  bien  conquis,  laisse-nous  les  garder  immortels  sur  notre 
sein  d'éternelle  jeunesse. 

Nérée.  Vous  pouvez  vous  réjouir  de  la  belle  capture,  et  voir  l'homme 
dans  l'adolescent  ;  mais  je  ne  saurais  octroyer  ce  que  Jupiter  seul  peut  ac- 
corder. La  vague  qui  vous  berce  et  vous  balance  ne  laisse  pas  de  consi- 
stance à  l'amour,  et  si  votre  inclination  vous  a  trompées,  déposez-les  dou- 
cement sur  le  rivage. 

Les  dorides.  Doux  enfants!  vous  nous  êtes  chers  ;  mais  il  faut,  hélas! 
nous  séparer.  Nous  aurions  désiré  une  constance  éternelle,  mais  les  dieux 
n'en  veulent  rien  entendre. 

Les  jeunes  gens.  Continuez  à  nous  ranimer  de  la  sorte,  nous  hardis  en- 
fants de  la  mer,  et  nous  n'aurons  jamais  clé  si  heureux,  et  ne  le  serons 
jamais  davantage. 

GALATÉE  s'avance  sur  un  cliar  de  nacre. 

Nérée.  C'est  toi,  ma  bien-aimée! 

Galatée.  Opère!  ô  bonheur!  Dauphins,  arrêtez!  ce  regard  m'enchaîne. 

Nérée.  Passés  déjà!  Ils  s'éloignent  dans  le  tourbillon  des  ondes!   Que 

'  Conslellalion  dpsignôe  aussi  snus  le  nom  du  Cyrjne. 


2tü  FAUST. 

leur  importe  l'émotion  profonde  du  cœur?  Ah!  que  ne  me  prennent-ils 
avec  eux!  Mais  un  seul  regard  encliantc  pour  toute  une  année. 

TiiALÈs.  Gloire  !  gloire!  encore  !  Comme  je  m'épanouis  de  bonheur,  pé- 
nétré par  le  beau,  par  le  vrai  !  Tout  est  sorti  de  l'eau;  l'eau  maintient 
toute  chose!  Océan,  prête-nous  ton  éternelle  action!  Si  tu  n'exhalais  les 
nuages,  si  tu  ne  distribuais  les  riches  ruisseaux,  si  tu  ne  jetais  çà  et  là 
les  fleuves  et  ne  formais  les  torrents,  que  seraient  les  montagnes?  que  se- 
raient les  plaines  et  le  monde?  C'est  toi  qui  maintiens  la  vie  dans  sa  puis- 
sance et  sa  fraîcheur. 

ÉCHO.     . 

(Chœur  des  cercles  île  rcsonnance.) 

C'est  de  toi  que  jaillit  la  fraîche  existence! 

Nérée.  Ils  reviennent  au  loin,  balancés  sur  les  Ilots!  nos  regards  ne  se 
rencontrent  plus;  selon  le  rite  de  la  fête,  la  troupe  innombrable  s'enlace 
en  vastes  guirlandes.  Mais  je  vois  encore  et  toujours  le  trône  nacré  de 
Galatée  ;  il  brille  comme  une  étoile  à  travers  la  multitude.  L'objet  chéri 
resplendit  à  travers  la  foule!  Si  loin  qu'il  soit,  il  reluit  clair  et  pur,  tou- 
jours proche  et  réel. 

HoMUNCULUs.  Dans  cette  humidité  sereine,  tout  ce  que  j'éclaire  est  at- 
trayant et  beau. 

Protée.  Dans  cette  humidité  vitale,  ta  lanterne  rayonne  avec  une  sono- 
rité magnifique. 

Nérée.  Quel  nouveau  mystère,  au  milieu  des  phalanges,  vient  se  révé- 
ler à  nos  yeu:^?  Qu'est-ce  donc  qui  reluit  autour  de  la  conque  nacrée,  aux 
pieds  de  Galatée?  Tantôt  cela  flambe  avec  puissance,  tantôt  avec  amour, 
tantôt  avec  douceur  ;  on  dirait  que  les  artères  de  l'amour  y  palpitent. 

Thalès.  C'est  Ilomunculus  séduitpar  Protée...  Voilà  tous  les  symptômes; 
ces  angoisses  m'annoncent  un  ébranlement  douloureux.  11  va  se  briser 
contre  le  trône  ébfouissaut.  Il  flambe,  il  reluit  maintenant;  déjà  il  entre 
en  fusion. 

Les  sirènes.  Quel  prodige  incandescent  illumine  les  ondes  qui  se  brisent 
les  unes  contre  les  autres  en  étincelant?  Cela  brille  et  tremblote,  et  répand 
une  clarté  sereine.  Les  corps  s'embrasent  sur  le  sentier  nocturne,  et  tout, 
à  la  ronde,  est  environné  de  feu.  Ainsi  règne  Éros,  principe  des  choses. 

Gloire  à  la  mer,  au  ilôt  bleu, 
Où  la  flamme  étend  sa  frange  ! 
Gloire  à  l'onde!  gloire  au  feu! 
Gloire  à  l'aventure  étrange  ! 

TOUS  ET  tous! 

Gloire  aux  airs  ticdcs  et  doux. 
Aux  antres  frais  où  l'on  rêve  ! 


DEUXIÈME  PARTIE.  271 

Soyez  exaltés  sniis  trêve, 
Éléments,  vous  quatre,  tous  '  ! 

*  An  plus  beau  moment  de  la  fête  marine  ,  Thaïes  prononce  avec  cntliousiasme  le  principe  de 
l'école  dTonie  :  «Tout  est  sorti  de  l'eau,  l'eau  maintient  toute  chose,»  et  les  cercles  de  résoniiance 
font  chorus.  L'Océan,  du  sein  de  ses  grottes,  de  ses  abîmes  et  de  ses  profondeurs  ,  répond  à 
l'hymne  (jue  des  voix  innombrables  cliantent  à  sa  gloire.  Homunculus  tressaille  dans  sa  fiole,  un 
désir  inconnu  teint  le  cristal  de  plus  vives  ardeurs  :  Protée  le  prend  sur  sa  croupe  de  dauphin  et 
l'emporte  vers  Galatée.  Là  le  verre  se  brise,  le  petit  génie  entre  en  fusion,  sa  lueur  empourpre  les 
flots  et  s'y  mêle.  Homunculus  disparaît  dans  l'Océan  au  pied  du  trône  de  Galatée;  le  phosphore  se 
marie  à  l'eau  sous  l'influence  de  l'amour  de  l'éternel  Eros,  principe  et  fin  de  toute  chose.  Le  chœur 
célèbre  l'hyménée  des  éléments.  —  Jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  le  spectacle  grandiose  auquel 
nous  venons  d'assister,  et  tâchons  d'en  expliquer  le  sens.  Homunculus,  Esprit  élémentaire  du  feu. 
Phosphore,  personnage  romantique  s'il  en  fut,  introduit  Faust  dans  l'antiquité  classique  ;  Méphisto- 
phélès  ,  proche  parent  de  l'un  ,  serviteur  de  l'autre,  les  accompagne.  L'Esprit  élémentaire  est  en 
quête  d'une  forme  palpable;  il  veut  exister,  il  veut  être  ;  l'antiquité  ne  pouvant  lui  en  fournir  les 
moyens  ,  il  s'associe  aux  éléments  auxquels  il  appartient  d'origine,  étant  leur  fils.  Les  éléments 
composent  la  base  de  la  physique  antique  [Plat.  Titn.,  p.  52),  comme  ar.ssi  delà  mythologie  primi- 
tive ,  leurs  combats,  la  formation  du  solide  hors  du  chaos  par  l'amour  et  la  haine,  les  révolutions 
du  sol  par  les  tremblements  de  terre  et  les  inondations,  la  souveraine  influence  de  la  mer  sur  la  gé- 
nération et  la  vie  :  telles  sont  à  peu  près  toutes  les  significations  des  anciens  dieux  de  la  nature,  les 
seuls  que  Goethe  ait  évoqués  ici.  La  contemplation  de  la  nature  introduite  par  Homunculus,  Esprit 
du  feu,  trouve  sur  le  sol  classique  des  points  d'affinité  dans  les  mystères  des  Kabires,  dans  la  sym- 
bolique des  divinités  de  l'Océan,  de  Nérée  et  de  Protée;  dans  toutes  sortes  de  légendes  empreintes 
de  romantisme  à  leur  manière  ;  cette  rencontre  a  pour  résultat  l'événement  qui  se  consomme  avec 
tant  de  pompe  et  d'appareil  à  la  dernière  scène  de  l'acte,  l'hyménée  des  éléments  sous  l'influence  de 
la  beauté  et  de  l'amour.  De  là  les  hymnes  que  les  puissances  de  l'Océan  générateur  chantent  à  la 
gloire  de  Cypris  et  d'Éros  ;  de  là  le  trouble  incessant  et  le  malaise  de  Mépbistophélès,  Esprit  de  la 
négation  et  de  la  haine.  L'unité,  l'amour,  tel  est  le  but  où  tend  Homunculus  à  travers  la  variété 
confuse  et  les  apparitions  sans  nombre  de  la  nuit  classique  de  Walpiirgis  ;  tel  est  aussi  le  mot  de 
cette  grande  énigme  poétique. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


AAAAAAnnAnAAnAAri/\A/\AnAr,AAAnAAAAAjlAAr>nA/inAAnAAAAnAnAn/lAnAAAAAKAA 


ACTE  TR01S1ÈJ\JE  \ 


DEVANT  LE  PALAIS  DE  MÉNÉLAS,  A  SPARTE. 

HÉLÈNE  s'avance,  entourée  du  chœur  des  captives  troyenncs.  PANTALIS,  coryphée, 

Hélène.  Hélène,  tant  admirée  et  tant  décriée,  je  m'a\an,cc  du  rivage  où 
nous  avons  pris  terre,  —  ivre  encore  du  l)alancement  actif  de  la  vague 
qui,  des  champs  phrygiens  ici,  sur  son  dos  hérissé  et  suhlime,  par  la  fa- 
veur de  Poseidon  et  la  force  d'Euros,  nous  apporta  dans  le  golfe  de  la  pa- 
trie. Là-bas,  à  cette  heure,  le  roi  Ménélas  se  réjouit  du  retour,  au  milieu 
des  plus  vaillants  de  ses  guerriers.  Mais  toi,  accueille-moi  comme  une 
hôte  bienvenue,  maison  sublime  que  Tyndare,  mon  père,  revenant,  éleva 
sur  le  penchant  de  la  colline  de  Pallas,  et  qu'il  tenait  parée  avec  ma- 
gnificence entre  toutes  les  maisons  de  ^Sparte,  lorsque  je  grandissais  en 
sœur  avec  Clytemnestre,  lorsque  je  giandissais  avec  Castor  et  Pollux  en  de 
folâtres  jeux.  Salut,  vous,  battants  de  la  porte  d'airain,  qui  vous  ouvrant 
d'un  air  hospitalier,  invitant,  fûtes  cause  que  celui  que  j'avais  choisi 
entre  tous,  Ménélas,  m'apparut  resplendissant  dans  la  figure  du  fiancé! 
Ouvrez-vous  de  nouveau  devant  moi,  que  j'accomplisse  un  message  du  roi 
avec  fidélité,  comme  il  convient  à  l'épouse.  Laissez  que  je  pénètre!  et  que 
tout  reste  derrière  moi,  tout  ce  qui  jusqu'à  ce  jour  vint  m'assaillir  plein 
de  fatalité!  car  depuis  que,  sans  crainte,  je  quittai  celte  place;  pour  visiter 
le  temple  de  Cythère,  selon  un  devoir  sacré,  et  que  la  un  ravisseur,  le 
Phrygien,  porta  la  main  sur  moi,  l)ien  des  choses  sont  arrivées  que  les 

*  Lorsque  cet  acte  parut  pour  la  première  fois,  en  1827,  dans  le  quatrième  volume  des  Œuvres 
de  Goethe,  il  était  intitulé  Fanlasmarjurie  (iassiro-romantique ,  intermède  pour  la  tragédie  de 
Faust.  Ce  titre  en  indique  assez  la  destination.  Quant  au  sens  qu'il  renferme,  il  so  révèle  claire- 
ment à  la  lecture.  —  Bien  que  nous  soyons  sortis  de  la  nuit  des  Ombres,  et  (|ue  le  personnage 
d'Hélène,  évoqué  du  sein  du  royaume  des  idées,  des  iMèros,  pose  maintenant  devant  nous  dans  la 
réalité  de  l'existence,  l'allégorie  n'en  continue  pas  moins.  Les  deux  éléments,  l'Antique  et  le  Ro- 
mantique, se  rencontrent  et  s'assemblent  :  d'une  part,  Hélène  et  sa  suite  debelles  captives;  de  l'au- 
tre, Faust  et  son  cortège  de  chevaliers  du  moyen  âge;  merveilleux  hyménée  d'où  sort  Eupborion, 
la  poésie  moderne;  puis,  comme  cpouvantail,  Méphistopbélès,  sous  l'apparence  d'une  Pborkyade, 
et  menant  sa  mascarade  antique  à  travers  le  troupeau  des  jeunes  Troyennes  eflaroucbées. 


I 


DEUXIEME  PARTIE.  273 

hoinincs  racontent  si  volontiers  à  la  ronde,  mais  que  n'entend  pas  volon- 
tiers celui  dont  riiistoirc,  toujours  croissante,  finit  par  devenir  le  tissu 
d'un  conte. 

Lk  choeur.  Ne  dédaigne  point,  ô  noble  femme,  la  possession  glorieuse 
du  plus  haut  bien  !  car  le  plus  grand  bonheur  t'est  accordé  à  toi  seule,  la 
gloire  de  la  beauté  qui  s'élève  au-dessus  de  toutes.  Le  héros  a  son  nom 
qui  retentit  devant  lui,  c'est  pourquoi  il  marche  superbe.  Cependant 
l'homme  le  plus  inflexible  sent  son  esprit  ployer  devant  la  beauté  qui 
dompte  tout. 

Hélène.  Bien  !  avec  mon  époux  j'ai  abordé  ici,  et  maintenant  je  le  pré- 
cède dans  sa  ville,  par  son  ordre.  Cependant,  quel  sentiment  l'anime?  je 
ne  le  devine  point.  Yicns-je  ici  en  épouse?  en  reine?  en  victime  destinée 
à  payer  pour  l'amère  douleur  du  prince  et  pour  l'adversité  des  Grecs  si 
longtemps  endurée?  Suis-je  conquise  ou  prisonnière?  je  l'ignore,  caries 
immortels  m'ont  réservé  une  renommée,  un  destin  équivoques,  satellites 
fatals  de  la  beauté,  qui  par  leur  présence  sombre  et  menaçante  m'obsèdent 
jusque  sur  ce  seuil.  Déjà,  dans  le  navire  creux,  l'époux  ne  me  regardait 
qu'à  de  rares  intervalles;  aucune  parole  bienfaisante  ne  sortait  de  sa 
bouche.  Il  était  assis  vis-<à-vis*de  moi,  comme  s'il  méditait  le  malheur; 
et  puis,  arrivés  dans  la  baie  profonde  de  l'Eurotas,  l'éperon  des  premiers 
navires  saluant  à  peine  le  rivage,  il  dit,  comme  animé  par  la  Divinité  : 
«  Ici  mes  guerriers  descendent  dans  l'ordre,  je  les  passe  en  revue  sur  la 
côte  de  la  mer.  Mais  toi,  va  plus  loin  ;  suis  le  rivage  abondant  en  fruits 
de  l'Enrôlas  sacré,  dirigeant  les  coursiers  sur  la  splendeur  de  la  prairie 
humide,  jusqu'à  ce  que  tu  atteignes  à  la  riche  plaine  où  Lacédémone,  — 
jadis  un  champ  vaste  et  fertile  entouré  d'un  cercle  rapproché  de  monta- 
gnes sévères, — où  Lacédémone  fut  bâtie.  Pénètre  ensuite  dans  la  maison 
royale  fortifiée,  et  passe  en  revue  les  servantes  qne  j'y  laissai,  ainsi  que  la 
prudente  et  vieille  ménagère.  Qu'elle  te  montre  le  riche  amas  des  trésors 
que  ton  père  laissa  et  que  moi-même,  dans  la  guerre  et  dans  la  paix,  aug- 
mentant toujours,  j'ai  entassés.  Tu  trouveras  toute  chose  dans  l'ordre, 
car  c'est  la  prérogative  du  prince  de  tout  retrouver  exactement  à  son  re- 
tour, toute  chose  encore  à  i:i  place  où  il  l'a  laissée  :  le  serviteur  n'ayant 
pas  le  pouvoir  de  rien  changer  par  lui-même.  » 

Le  choeur.  Rafraîchis  maintenant  dans  ce  magnifique  trésor,  toujours 
augmenté,  les  yeux  et  ta  poitrine.  Car  la  parure  des  chaînes,  l'ornement 
de  la  couronne,  reposent  là  superbes,  et  s'imaginent  être  quelque  chose. 
Entre  et  provoque-les,  ils  seront  vite  sous  les  armes.  Je  me  réjouis  de 
voir  la  beauté  livrer  combat  à  l'or,  aux  perles,  aux  pierres  précieuses. 

Hélène.   Ainsi  continua  la  parole  souveraine  du  maître  : 

«Lorsque  tu  auras  tout  visité  selon  l'ordre,  prends  autant  de  trépieds 
que  tu  crois  nécessaire,  et  les  différents  vases  que  le  sacrificateur  a  besoin 
d'avoir  sous  la  main,  accomplissant  le  rite  sacré;  les  chaudières  et  les 
coupes,  comme  aussi  le  cylindre.  Que  l'onde  la  plus  pure  des  sources  sa- 


274  FAUST. 

crées  soit  enfermée  dans  de  hantes  crnches  ;  en  ontre,  tiens  là  près  dn 
bois  sec,  rapidement  accessible  à  la  flamme.  Ou'nn  coiitean  bien  affilé  ne 
manque  pas;  je  remets  tout  le  reste  à  tes  soins.  »  11  dit,  me  poussant  à 
me  séparer;  mais  son  ordre  ne  me  désigne  rien  d'une  baleine  vivante 
qu'il  veuille  immoler  pour  bonorcr  les  Olympiens.  Ceci  mérite  qu'on  y 
pense;  pourtant  je  ne  m'en  inquiète  pas  davantage,  et  que  tout  demeure 
entre  les  mains  des  dieux  puissants  qui  accomplissent  ce  qui  convient  à 
leur  volonté!  Que  les  hommes  le  prennent  bien  ou  mal,  c'est  à  nous, 
mortels,  à  nous  résigner.  Déjà  plus  d'une  fois,  le  sacrificateur  leva,  dans 
le  moment  de  la  consécration,  la  hache  lourde  sur  la  nuque  de  l'animal 
courbé  vers  la  terre,  sans  pouvoir  consommer  l'acte,  empêché  qu'il  fut 
par  l'intervention  de  l'ennemi  proche  ou  de  la  Divinité. 

Le  choeur.  Ce  qui  arrivera,  tu  ne  te  l'imagines  point.  Reine,  dirige-toi 
là  avec  courage  !  Le  bien  et  le  mal  arrivent  inattendus  à  l'iiomme;  même 
lorsqu'on  nous  l'annonce,  nous  n'y  croyons  pas.  Troie  a  brûlé  ;  nous 
avons  vu  la  mort  devant  nos  yeux,  la  mort  ignominieuse.  Et  ne  sommes- 
nous  pas  ici  tes  compagnes,  te  servant  avccjoie?  ne  contemplons-nous  point 
le  soleil  éblouissant  du  ciel  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  sur  la  terre  :  toi  ! 
nous  bienheureuses? 

Hélène.  Qu'il  en  soit  ce  qu'il  en  doit  être  !  Quelque  destin  qui  m'at- 
tende, il  me  convient  de  monter  sans  retard  dans  la  maison  royale  qui, 
longtemps  désertée  et  bien  regrettée,  et  presque  perdue,  s'élève  encore 
devant  mes  yeux,  je  ne  sais  comment.  Mes  pieds  ne  me  portent  plus  si 
vaillamment  en  haut  des  degrés  élevés  que  je  franchissais  dans  mon  ar- 
deur enfantine. 

Le  choeur.  Rejetez,  ô  mes  sœurs,  stristes  captives  ,  toutes  douleurs 
au  loin  !  partagez  le  bonheur  de  la  souveraine  ,  partagez  le  bonheur 
d'Hélène  qui,  vers  le  foyer  de  la  patrie,  d'un  pied  tardif  à  revenir,  mais 
d'autant  plus  ferme,  joyeusement  s'avance  ! 

Louez  les  dieux  saints,  favorablement  réparateurs,  les  dieux  prolecteurs 
du  retour!  Celui  que  l'on  délivre  flotte  comme  sur  des  ailes  au-dessus 
des  plus  âpres  sommets,  tandis  que  vainement  le  captif,  en  proie  à  ses 
désirs,  étend  les  bras  et  se  consume  au-dessus  des  murailles  du  cachot. 

Mais  un  dieu  l'a  prise,  l'exilée,  et  des  ruines  d'Iliou  l'a  rapportée  ici 
dans  l'antique  maison  de  ses  pères,  nouvellement  parée,  pour  qu'après 
d'indicibles  joies  et  tourments,  ravivée,  elle  se  souvînt  des  premiers  temps 
de  sa  jeunesse.  ^ 

Pantalis,  coryphée.  Laissez  mainlcnanl  les  joyeux  sentiers  du  chant, 
et  tournez  votre  regard  vers  les  ailes  de  la  porte!  —  Que  vois-je, 
sœurs?  La  reine  ne  revient-elle  pas  vers  nous  dans  l'émotion  d'un  pas 
impétueux?  Qu'est-ce,  grande  reine?  Qu'as-tu  donc,  dans  les  vastes  salles 
de  ta  maison,  au  lieu  du  salut  des  tiens,  pu  rencontrer  d'effrayant?  Tu 
ne  saurais  le  cacher,  car  je  vois  ton  déplaisir  sur  ton  front,  une  noble 
colère  qui  lulle  avec  la  surprise. 


DEUXlfeMli  FA  KHK.  27.-^ 

j 

Hélène,  émue,  laissant  ouverts  les  battants  de  la  porte.  La  crainte  vulgaire 
ne  convient  pas  à  la  fille  de  Jupiter,  et  la  main  légère  d'un  clTroi  passager 
refflcurc  à  peine  ;  mais  l'épouvante  qui,  sortie  dès  le  principe  du  sein  de 
l'antique  nuit,  l'ait  irruption  sous  mille  formes,  comme  les  nuages  em- 
brasés sortant  du  gouffe  de  feu  de  la  montagne  ;  —  cette  épouvante 
ébranle  la  poitrine  du  béros  lui-même.  Ainsi  aujourd'bui,  les  affreuses 
puissances  du  Styx  m'ont  désigné  le  pas  de  la  maison,  afin  que,  semblable  à 
un  bote  qu'on  cbasse,  je  fusse  réduite  àm'éloigncr  d'un  seuil  souvent  fran- 
chi, et  vers  lequel  j'ai  longtemps  soupiré.  Mais  non!  je  me  suis  enfuie  à 
la  lumière,  et  vous  ne  me  cbasserezpasplusloin,  puissances,  qui  que  vous 
soyez!  Je  veux  tenter  un  sacrifice,  pour  qu'après  la  purification  la  flamme 
du  foyer  salue  l'épouse  à  l'égal  de  l'époux  souverain. 

Le  choeur.  Découvre,  noble  femme,  à  tes  servantes  qui  t'assistent  avec 
respect,  ce  qui  t'est  arrivé. 

Hélène.   Ce  que  j'ai  vu,   vous  le   verrez  vous-mêmes  de  vos  propres 
yeux,  à  moins  que  l'antique  nuit  n'ait  englouti  aussitôt   son  œuvre  dans 
le  sein  de  ses  profondeurs,  d'où  s'écliappent  les  prodiges  ;  mais,  pour  que 
vous  le  sacbiez,  je  vous  le  dis  à  baute  voix  :  Comme  je  traversais  d''un  pas 
solennel  le  vestibule  austère  de  la  maison  royale,  songeant  à  mes  nou- 
veaux devoirs,  le  silence  de  ces  pieux  déserts  m'étonna.  Ni  le  bruit  sonore 
des  gens  qui  vont  et  viennent  ne  frappa  mon  oreille,  ni  le  travail  em- 
pressé et  vigilant  mon  regard;   aucune  servante  ne  m'apparut,   aucune 
ménagère,  de  celles  qui  jadis  saluaient  amicalement  chaque  étranger.  Ce- 
pendant, comme  je  m'approchais  du  foyer  j'aperçus,  près  d'un  reste  attiédi 
de  cendre  consumée,  assise  sur  le  sol,  je  ne  sais  quelle  grande  femme 
voilée,  dans  l'attitude  de  la  pensée  plutôt  que  du  sommeil.  Ma  voix  sou- 
veraine l'invite  au   travail,  car  je   la  prends  d'abord  pour  une  servante 
placée  là  par  la  prévoyance  de  mon  époux  ;  mais  elle  demeure  impassible, 
enveloppée  dans  les  plis  de  sa  tunique.  A.  la  fin  seulement,  elle  élève,  sur 
ma  menace,  son  bras  droit,  comme  pour  me  chasser  de  l'âtre  et  de  la 
salle.  Irritée,  je  me  détourne  et  monte  les  degrés  qui  conduisent  à  l'es- 
trade où  le  thalamos  s'élève  tout  paré,  près  de  la  salle  du  trésor.  La  vision, 
elle  aussi,  se  dresse,  et,   me  fermant  le  chemin    d'un  air  impérieux,  se 
montre  à  moi  dans  sa  grandeur  décharnée,  l'œil  creux,  terne  et  sanglant, 
comme  un  spectre  bizarre  qui  trouble  la  vue  et  l'esprit...  —  Mais  je  parle 
en  vain,  car  la  parole  ne  dispose  pas  de  la  forme  en  créatrice.  Voyez  vous- 
mêmes  !  elle  ose  se  risquer  à  la  lumière!  Ici  nous  régnons  jusqu'à  l'arri- 
vée de  notre  maître  et  roi.  Phébus,  l'ami  de  la  beauté,  repousse  bien  loin 
dans  les  ténèbres  les  hideux,  fantômes  de  la  nuit,  ou  les  dompte. 

PHORKIAS,  s'avançant  sur  le  seuil  enlre  les  piliers  de  la  porte. 

Le  CHOErR.  J'ai  vécu  beaucoup,  quoique  ma  chevelure  flotte  blonde  au- 
tour de  mes  tempes;  j'ai  vu  bien  des  scènes  d'horreur  :  les  fléaux  de  la 
guerre,  la  nuit  d'Ilion  lorsqu'elle  tomba. 


276  FAUST. 

Au  milieu  des  nuages  de  poussière  où  s'enlrc-choquaient  les  guerriers, 
j'ai  entendu  les  dieux  appeler  d'une  voix  terrible;  j'ai  ouï  le  cri  d'airain 
de  la  Discorde  résonner  à  travers  la  plaine  du  côté  des  murailles. 

Ilélas  !  elles  étaient  debout  encore,  les  murailles  d'ilion  ;  cependant 
l'ardeur  de  la  flamme  gagnait  déjà  de  proche  en  proche,  s'élendant  çà  et 
là,  par  le  vent  de  sa  propre  tempête,  sur  la  sombre  cité. 

J'ai  vu  en  fuyant,  à  travers  la  fumée  et  la  braise,  à  travers  les  tour- 
billons de  la  llamme  aux  mille  langues,  s'avancer  les  dieux  courroucés; 
j'ai  vu  cheminer  des  formes  étranges,  gigantesques,  au  milieu  des  va- 
peurs épaisses  que  la  clarté  illuminait  de  toutes  parts  ^ 

Si  j'ai  vu  cette  confusion,  ou  si  mon  esprit,  en  proie  aux  angoisses,  se 
l'est  figurée,  jamais  je  ne  le  pourrai  dire  ;  mais  qu'à  présent  je  contemple 
ce  monstre  avec  mes  propres  yeux,  oh  !  de  cela  je  ne  doute  plus.  Je  le 
toucherais  de  la  main  si  la  crainte  du  danger  ne  me  retenait  ! 

Laquelle  des  fdles  de  Phorkys  es-tu  donc?  car  je  te  suppose  de  cette 
race.  Es-lu  l'une  de  ces  grâces  nées  décrépites,  qui  n'ont  pour  trois 
qu''une  dent  et  qu'un  œil  quYdles  se  passent  à  tour  de  rôle? 

Oses-tu,  monstre,  te  montrer  auprès  de  la  beauté,  te  montrer  à  l'œil 
de  Phébus  qui  s'y  connaît?  N'importe,  avance  toujours,  il  ne  regarde 
pas  la  laideur,  de  même  que  son  œil  sacré  n''a  jamais  vu  Tombre. 

Mais  nous,  mortelles,  hélas  !  une  triste  fatalité  condamne  notre  vue  à 
ces  indicibles  souffrances,  que  l'aspect  du  laid  et  de  l'ignoble  réveille  chez 
les  amants  du  beau. 

Entends  donc,  loi  qui  nous  braves  insolemment,  entends  la  malédiction, 
entends  l'invective  et  la  menace  sortir  de  la  bouche  ennemie  des  bienheu- 
reuses formées  par  les  dieux  ! 

Phorkyas.  C  est  une  vieille  parole  dont  le  sens  demeure  toujours  pro- 
fond et  vrai  :  que  la  Pudeur  et  la  Beauté  ne  vont  jamais  ensemble,  la 
main  dans  la  main,  parles  verts  sentiers  de  la  terre.  En  toutes  les  deux 
habite  une  haine  antique  profondément  enracinée.  Quel  que  soit  le  lieu 
où  elles  se  rencontrent,  chacune  tourne  le  dos  àPautre,  et  poursuit  après 
cela  sa  route  de  plus  belle,  la  Pudeur  affligée,  la  Beauté  arrogante  et 
superbe,  jusqu'à  ce  que  la  nuit  creuse  de  TOrcus  les  environne  enfin,  si 
r.âge  auparavant  ne  les  a  domptées.  Quant  à  vous,  effrontées,  affublées 
de  toule  l'arrogance  de  l'étranger,  je  vous  trouve  pareilles  à  Tessaim 
bruyant  et  rauque  des  grues  qui  file  en  long  nuage  dans  les  airs,  et,  d'en 
haut,  envoie  ses  croassements,  dont  les  sons  forcent  le  voyageur  silencieux 
à  lever  la  tète;  les  grues  passent  leur  chemin,  lui  va  le  sien  :  ainsi  il  en 
sera  de  nous. 

Qui  donc  ctes-vous,  vous  qui,  semblables  à  des  Ménades  furieuses,  sem- 
blables à  des  femmes  ivres,  osez  porter  le  trouble  dans  le  palais  sublime 
du  roi?  Qui  donc  ètcs-vous,  vous  qui  aboyez  à  la  servante  de  la  maison 

'  Le  chœur  chante  l'cpoiivante  de  la  ruine  de  Troie.  Nuit  lainontahlc  au  sein  de  la(juelle  dos  di- 
vinités formidables  apparurent,  Éris,  par  exemple.  (Voir  le  récit  d'Homère  dans  V Iliade.) 


DEUXFKME   I' AUTIE,  277 

comme  le  troupeau  des  chiens  à  la  lune?  Pensez-vous  que  j'ignore  à  quelle 
race  \ous  appartenez?  —  Jeune  engeance  enfanléc  dans  les  guerres,  éle- 
vée dans  les  conijjals,  luxurieuse,  en  même  lemps  séduite  et  séduc- 
trice, énervant  à  la  fois  la  force  du  guerrier  et  du  citoyen  !  — A  vous  voir 
ainsi  par  groupes,  on  dirait  un  essaim  de  sauterelles  abattu  sur  les  jeunes 
moissons! — Vous  dissipatrices  du  travail  étranger,  gourmandes,  lléaux 
de  la  prospérité  naissante; —  marchandise  enlevée,  vendue  au  marché, 
troquée  ! 

Hélène.  Réprimander  les  servantes  en  face  de  la  maîtresse,  c'est  usur- 
per les  droits  de  la  maison  ;  car  à  la  souveraine  seule  il  convient  de  distri- 
buer la  louange  et  le  châtiment.  Je  suis  contente  des  services  qu'elles 
m'ont  rendus  lorsque  la  force  sublime  d'Ilion  fut  assiégée,  et  tomba  et 
périt,  et  non  moins  lorsque  nous  supportâmes  les  peines  communes  de  la 
vie  errante,  où  chacun  tire  à  soi.  Ici  encore  je  compte  sur  l'alerte  trou- 
peau. Le  maître  ne  demande  pas  ce  qu'est  l'esclave,  mais  seulement 
comment  il  sert  :  c'est  pourquoi  je  t'ordonne  de  te  taire,  et  de  ne  pas  les 
railler  plus  longtemps.  As-tu  bien  gardé  la  royale  maison  à  la  place  de  la 
souveraine?  cela  servira  à  ton  honneur;  mais  à  présent  elle-même  re- 
vient, et  c'est  à  toi  de  lui  céder  le  pas,  afin  de  ne  point  recueillir  le  châ- 
timent au  lieu  de  la  récompense  méritée. 

Phorkyas.  Menacer  les  hôtes  de  la  maison  demeure  un  droit  illustre 
que  la  noble  épouse  du  souverain  aimé  des  dieux  s'est  acquis  par  de  lon- 
gues années  d'un  gouvernement  sage.  Ainsi  donc,  puisque,  maintenant 
reconnue,  tu  viens  de  nouveau  t'emparer  de  ton  antique  rang  de  reine  et 
de  maîtresse,  saisis  les  renés  dès  longtemps  relâchées;  gouverne  mainte- 
nant, prends  possession  du  trésor  et  de  nous.  Mais,  avant  tout,  protége- 
moi,  moi  la  plus  vieille,  contre  ce  troupeau  de  filles  qui,  près  du  cygne 
de  ta  beauté,  ne  sont  guère  que  des  oies  mal  empennées  et  babil- 
lardes. 

La  coryphée.  Que  la  laideur  se  montre  laide  auprès  de  la  beauté  î 

Phorkyas.   Que  la  sottise  paraît  sotte  auprès  de  la  raison  ! 

fA  partir  de  ce  inüiiicnt,  les  Cliorétidcs  i-épli([ueiit  en  sortant  des  rangs.) 

Première  CH0RÉTn)E.  Parie-nous  de  l'Erèbe  ton  père,  parle-nous  de  ta 
mère  la  Nuit. 

Phorkyas.  Et  toi,  parle  de  Scylla,  ton  cousin  germain. 

Deuxième  chokétide.   Les  monstres  peuplent  ton  arbre  généalogique. 

Phorkyas.   Al'Orcus!  va  chercher  là  ta  parenté. 

Troisième  chorètide.  Ceux  qui  l'habitent  sont  tous  trop  jeunes  pour 
toi. 

Phorkyas.  Va  faire  la  galante  auprès  du  vieux  ïirésias. 

Quatrième  chorètide.   La  nourrice  d'Orion  est  ta  petite-nièce. 

Phorkyas.   Les  Harpies,  je  suppose,  t'ont  élevée  dans  la  souillure. 

Cinquième  chorètide.  Avec  quoi  nourris-tu  celte  maigreur  si  bien  en- 
tretenue? 


278  FAUST. 

PiiüRKYAs.   A  coup  sùi-,  CO  u'usl  pas  avec  lachairqiie  tu  convoites  tant. 
Sixième  ciiokétide.  Toi,  tu  ne  peux  être  avide  (jue  de  cadavres,  cadavre 
repoussant  toi-même. 

PiiORKYAS.   Des  dents  de  vampire  brillent  dans  ta  gueule  arrogante. 
La  coryphée.  Je  fermerai  la  tienne  si  je  dis  qui  tu  es. 

Phorkyas.   Nomme-tqi  la  première,  et  il  n'y  aura  plus  d'énigme. 

Hélène.  Je  m'avance  entre  vous  sans  colère,  mais  avec  affliction,  et  vous 
interdis  la  violence  d'un  pareil  débat.  Rien  n'est  plus  fatal  au  souverain 
que  la  colère,  alimentée  en  secret,  de  ses  fidèles  serviteurs  ;  l'écbo  de  ses 
ordres  ne  lui  revient  plus  alors  barmonieusemcnt  dans  Paclion  accom- 
plie avec  rapidité;  bien  des  voix  rebelles  grondent  autour  de  lui,  qui, 
éperdu,  réprimande  en  vain.  11  y  a  plus  encore  :  dans  votre  colère  effré- 
née, vous  avez  évoqué  des  images  funestes  qui  m'environnent  tellement, 
qu'il  me  semble,  en  dépit  des  plaines  vertes  de  ma  patrie,  que  je  suis  en- 
traînée vers  rOrcus.  Est-ce  un  souvenir?  Elait-ce  une  illusion?  Etais-je  tout 
cela,  le  suis-je,  le  serais-je,  le  serai-je  un  jour,  le  rêve  et  le  fantôme  de 
ces  destructeurs  de  villes?  Les  jeunes  filles  tressaillent;  mais  toi,  la  plus 
vieille  de  toutes,  que  ton  sang-froid  n'a  pas  abandonnée,  réponds,  et  que 
tes  discours  soient  intelligibles. 

Puorkyas.  a  celui  qui  se  souvient  du  bonbeur  varié  dont  il  a  joui  pen- 
dant de  longues  années,  à  celui-là  la  faveur  des  dieux  finit  par  sembler  un 
songe  ;  mais  toi,  favorisée  sans  mesure,  tu  n'as  trouvé  dans  le  cours  de  ta 
vie  que  des  amants  poussés  parle  désir  aux  plus  téméraires  entreprises.  Déjà 
Tbésée,  en  son  ardeur  avide,  te  convoita  de  bonne  beure,  Tbésée,  puissant 
comme  Hercule,  un  noble  et  beau  jeune  homme! 

Hélène.  H  m'enleva,  moi,  biche  svelte  de  dix  ans,  et  le  bourg  d'Aphidné  ' 
dans  l'Attique  me  reçut. 

Phorkyas.  Délivrée  bientôt  par  Castor  et  PoUux,  tu  fus  courtisée  par  une 
troupe  choisie  de  héros. 

Hélène.  Cependant  ma  faveur  secrète,  je  l'avoue  volontiers,  Patrocle, 
image  de  Pelée,  sut  entre  tous  se  la  concilier"'. 

Phorkyas.  Mais  la  volonté  de  ton  père  t'unit  à  Ménélas,  à  la  fois  navi- 
gateur hardi  et  gardien  du  foyer  domestique. 

Hélène,  il  lui  confia  sa  fille,  et  lui  confia  radniinislration  de  son 
royaume;  le  rejeton  de  cet  hyménée  fut  Hermione. 

'  Apliidné,  ))ourg  de  l'Aui(|uc,  ([u'oii  ne  trouve  guère  que  dans  les  jilus  anciennes  géographies, 
prend  son  nom  d'Apliidnus,  roi  d'AUiquc.  —  Ce  l'ut  à  lui  et  à  sa  mère  .Etlu-a  que  Tliésée  confia 
Hélène  lorsqu'elle  n'avait  encore  que  sept  ans,  selon  PIutar(|iie,  et  dix  scion  Diodore.  (Plut.,  Tlics.; 
Diod.,  Siculus,  i.iii.) 

2  Selon  Pausanias,  Achille  céda,  lui  aussi,  à  la  fascination  irrésistible  d'Hélène ,  qui  l'aima 
comme  l'idéal  de  la  beauté  \irile,  et  se  livra  plus  lard  à  Patrocle,  en  souvenir  du  héros.  Cepen- 
dant, c'était  la  destinée  des  amants  de  la  fille  du  Cygne  de  la  perdre  bicn(ùt.  Achille  dut  s'y  sou- 
mettre ;  mais  on  raconte  qu'étant  mort,  une  nuit,  n'y  tenant  plus,  il  s'échappa  du  rovaumc  des 
ombres  et  \int  surprendre  Hélène  dans  son  sommeil.  Euphorion  naquit  des  ineil'ablcs  voluptés  de 
cette  scène,  que  la  Mythologie  place  dans  les  îles  des  bienheureux,  Tiroù  u.ay-âpwv. 


DEUXIÈME  PARTIE.  279 

Fhoukyas.  Mais  tandis  que  Ion  époux  allait  au  loin  conquérir  vaillam- 
nient  l'hérilage  de  Crète,  un  hôte  l'apparut  dans  la  solitude,  un  hôte  trop 
doué  de  beauté  ! 

Hélène.  Pourquoi  me  rappeler  un  temps  de  denii-venvage,  les  maux  af- 
freux qui  en  sont  résultés  pour  moi? 

PiiORKYAs.  A  moi  aussi,  née  lille  de  Crète,  cette  entreprise  me  valut  la 
captivité  et  de  longs  jours  de  servitude. 

Hélène.  H  t'a  sans  doute  en  même  temps  instituée  ici  ménagère,  te 
confiant  beaucoup  :  le  bourg  et  le  trésor  vaillamment  conquis. 

PiiORKYAS.  Que  tu  abandonnais,  tournée  vers  les  murailles  d'ilion,  tour- 
née vers  les  joies  inépuisées  de  l'amour... 

Hélène.  Ne  me  rappelle  pas  ces  joies  :  l'immensité  d'une  souffrance 
atroce  inonda  ma  poitrine  et  mon  front. 

PiiORKYAS.  Mais  on  dit  que  tu  apparus  alors,  et  qu'on  te  vit  à  la  fois, 
double  fantôme,  dans  llion  et  en  Egypte  '. 

Hélène.  N'augmente  pas  le  trouble  de  mes  sens  désolés;  même  à  pré- 
sent, qui  je  suis,  je  l'ignore. 

PuoRKYAS.  Ensuite  on  dit  qu'échappé  à  l'empire  des  ombres,  Achille 
vint  s'unir  à  toi  avec  ardeur,  à  toi  qu'il  avait  aimée  en  dépit  des  décrets 
du  destin  ! 

Hélène.  Moi,  fantôme,  je  m'unis  à  lui,  fantôme  aussi;  c'était  un  songe, 
les  paroles  mêmes  en  conviennent;  je  m'évanouis,  et  deviens  un  fantôme 
pour  moi-même  ^ 

(Elle   tombe  dans  les  bras  tlu  chœur.) 

1  C'est  dans  la  version  d'Hérodote  ({u'il  faut  chercher  la  clef  de  ce  labyrinthe,  où  l'héroïne  de 
Goethe  s'égare  sur  les  pas  de  Phorkyas.  Hélène,  dans  sa  fuite  avec  Paris,  est  poussée  sur  la  cote 
d'Orient;  le  roi  d'Egypte,  Protée,  instruit  par  ses  serviteurs  du  nom  et  du  rang  de  ses  liolcs, 
s'empare  aussitôt  d'Hélène  et  de  ses  trésors,  et  donne  l'ordre  à  Paris  de  quitter  ses  Etats.  Cepen- 
dant, à  cette  nouvelle,  Ménélas,  qui  court  le  monde  à  la  poursuite  de  son  épouse  ravie,  se  hâte  de 
faire  voile  vers  l'Egypte;  mais  avant  qu'il  arrive,  le  roi  Protée  meurt,  et  son  iils,  à  son  tour,  obsède 
la  malheureuse  Hélène  si  cruellement,  qu'elle  sort  du  palais  et  se  réfugie  au  tombeau  de  l'ancien 
roi.  Là,  elle  passe  ses  jours  dans  la  tristesse  et  dans  les  larmes,  et  la  parole  de  Mercure,  qui  lui 
promet  qu'elle  reverra  son  époux  et  sa  patrie,  l'aide  à  peine  à  supporter  l'existence.  Enfin  Ménélas 
aborde  au  moment  où,  penchée  sur  le  tombeau,  elle  invoque  l'Esprit  de  son  protecteur.  Les  deux 
époux  se  reconnaissent,  volent  dans  les  bras  l'un  de 'l'antre.  Le  roi  d'Egypte  les  laisse  libres,  et 
tous  les  deux  retournent  à  Sparte.  (Hérodote,  Euterpe,  liv.  xi.)  Or,  c'est  cette  fable  qu'on  ne 
peut  en  aucune  fa(,ou  rattacher  au  mythe  accepté  de  l'enlèvement  d'Hélène,  qui  donne  lieu  à  la 
légende  de  sa  double  présence.  Hélène  est  tellement  troublée  par  l'apparition  de  Phorkyas  et  ses 
invectives,  que  sa  raison  s'égare.  Ses  souvenirs  se  croisent;  elle  commence  par  se  croire  une  aulre 
qu'elle-même,  l'Hélène  égyptienne  peut-être,  et  finit  par  douter  de  sa  propre  existence. 

*  Ces  paroles  de  laTyndaride  n'ont  trait  qu'à  l'égarement  où  la  plongent  ses  souvenirs  et  les  ima- 
ges que  Phorkyas  évoque  à  plaisir,  et  ne  contredisent  en  aucune  façon  notre  assertion  de  tout 
à  l'heure.  C'est  Hélène,  l'Hélène  antique,  la  véritable,  et  non  plus  comme  au  premier  acte ,  une 
ombre,  un  fantôme,  une  idée,  que  nous  iivons  devant  les  yeux.  Goethe  lui-même  en  porte  témoi- 
gnage :  «  Qu'on  suppose  que  la  légitime  Hélène,  chaussée  du  cothurne  de  la  tragédie  antique,  s'a- 
vance en  personne  devant  le  palais  de  ses  premières  années,  à  Sparte,  et  voilà  tout  ce  que  je  de- 
mande pour  le  moment,  (i  Kunst  tard  Alterih.  vi,  t,  S.  205.  —  Voir,  pour  les  souvenirs  que  Phor- 
kyas semble  prendre  à  tâche  de  dévider  l'un  après  l'autre  :  Platon.  Phœdra;  Stesich.  fragm.  ; 
Isorratis  laïuJatio  Helenœ,  etc. 


280  FAUST. 

Le  choeur.  Paix!  paix  !  jalouse  calomniatrice  à  la  bouche  hideuse  el  qui 
n'a  qu'une  dent  !  que  peut-il  sortir  de  ce  gouffre  béant? 

Le  méchant  qui  paraît  bon,  la  rage  du  loup  sous  la  toison  de  la  brebis, 
m'effraient  plus  que  la  fureur  du  chien  à  trois  têtes.  Nous  demeurons  in- 
quiètes, et  nous  demandons  quand,  comment,  et  d'où  nous  est  venu  un 
pareil  monstre  de  perfidie? 

Car  maintenant,  au  lieu  de  nous  consoler,  et  de  répandre  à  flots  sur  nous 
le  Lélhé  d'une  parole  de  miel,  tu  fouilles  dans  le  passé,  cherchant  le  mal 
plus  que  le  bien,  et  l'éclat  du  présent  s'obscurcit  en  même  temps  que  la 
douce  lumière  d'espérance  de  l'avenir. 

Tais-toi,  tais-toi  î  que  l'àme  de  la  reine,  près  de  s'enfuir,  demeure  en- 
core, et  conserve  la  plus  belle  des  formes  que  le  soleil  ait  jamais  éclairées. 

(Hélène  reprend  ses  sens  et  se  relève  clans  le  groupe.) 

Phorkyas.  Sors  des  vapeurs  légères,  soleil  splendide  de  ce  jour  qui, 
voilé,  nous  ravissait  déjà,  et  maintenant  règne  dans  sa  gloire  éblouissante! 
Regarde  avec  sérénité  comme  le  monde  se  déploie  à  tes  yeux!  Elles  ont 
beau  m'appeler  la  Laideur,  cependant  je  connais  la  Beauté. 

Hélène.  Je  sors  en  cbancelant  du  vide  qui  m'entourait  dans  le  vertige, 
je  voudrais  bien  encore  m'abandonner  au  repos,  mes  membres  sont  si  las  ; 
mais  il  convient  aux  reines,  il  convient  à  tous  les  hommes  de  se  fortifier 
et  de  reprendre  courage,  quel  que  soit  l'événement  qui  vienne  les  assaillir. 

Phorkyas.  Tu  te  tiens  devant  nous  dans  ta  grandeur  et  ta  beauté;  ton 
regard  dit  que  tu  as  ordonné;  qu'ordounes-tu  ?  Parle. 

Hélène.  Qu'on  répare  le  temps  perdu  en  des  querelles  arrogantes,  et 
qu'on  se  hâte  d'accomplir  le  sacrifice  commandé  par  le  roi. 

Phorkyas.  Tout  est  prêt  dans  la  maison,  la  coupe,  le  trépied,  la  hache 
aiguë;  l'eau  lustrale,  l'encens,  tout  est  prêt  :  désigne  la  victime. 

Hélène.   Le  roi  ne  l'a  pas  indiquée. 

Phorkyas.   Il  ne  l'a  pas  dite?  ô  misère! 

Hélène.  Quelle  affliction  s'empare  de  ton  cœur? 

Phorkyas.   Reine,  c'est  toi-même  ! 

Hélène.  Moi? 

Phorkyas.   Et  celles-ci.  , 

Le  choeur.   Malheur  et  désespoir! 

Phorkyas.  Tu  tomberas  sous  la  hache. 

Hélène.   Affreux  !  Mais  je  l'avais  pressenti,  malbcureuse  ! 

Phorkyas.   Cela  me  semble  inévitable. 

Le  choeur.   Hélas!  et  nous,  quel  destin  nous  attend? 

Phorkyas.  Elle  mourra  d'une  noble  mort;  mais  vous,  aux  poutres  élevées 
qui  supportent  le  faîte  du  toit,  comme  les  grives  au  piège  de  l'oiseleur,  vous 
vous  débattrez  à  la  file. 

(Hélène  el  le  chœur,  dans  l'attitude  de  la  stupeur  et  de  l'épouvante,  forment 
un  groupe  liarinonieusenicnl  disposé.) 

Phorkyas.  Fantômes!  —  Pareilles  à  des  images  immobiles,  vous  vous 


DEUXIÈME  PARTIE.  281 

tenez  là,  effrayées  de  vous  séparer  du  jour,  qui  ne  vous  appartient  pas. 
Les  liommes,  ces  spectres  qui  vous  ressemblent,  ne  renoncent  pas  volon- 
tiers à  la  lumière  auguste  du  soleil  ;  mais  nulle  voix  n'intercède  pour  eux, 
nul  pouvoir  ne  les  sauve  du  destin.  Ils  le  savent  tous;  peu  s'en  accom- 
modent cependant.  N'importe,  vous  êtes  perdues.  Ainsi,  à  l'œuvre  !  {Elle 
frappe  dans  ses  mains.  Entrent  des  nains  masqués,  qui  s'empressent  d'exécuter 
ses  ordres.)  Ici,  toi,  monstre  ténébreux,  spbérique  !  Roulez  de  ce  côté! 
Courage!  il  y  a  du  mal  à  faire;  donnez-vous-en  votre  soûl;  place  à 
l'autel  aux  cornes  d'or  !  Que  la  hache  élincclante  soit  déposée  sur  le  bord 
d'argent;  emplissez  d'eau  les  amphores  pour  laver  l'affreuse  souillure  du 
sang  noir,  et  déroulez  sur  la  poussière  le  lapis  précieux,  afin  que  la  vic- 
time s'agenouille  royalement,  et  soit  ensevelie  —  la  tète  séparée,  il  est  vrai, 
—  mais  le  soit  dignement. 

La  coryphée.  La  reine  demeure  pensive;  les  jeunes  filles  s'inclinent, 
semblables  au  gazon  moissonné.  A  moi,  l'aînée  de  toutes,  il  est  de  mon 
devoir  sacré  d'échanger  la  parole  avec  toi,  doyenne  antique.  Tu  as  l'expé- 
rience et  la  sagesse;  tu  parais  aussi  avoir  de  la  bienveillance  pour  nous, 
quoique  celte  folle  troupe  t'ait  méconnue  d'abord.  C'est  pourquoi,  dis  ce 
que  tu  ciois  possible  encore  pour  le  salut. 

Phorkyas.  C'est  facile.  Il  dépend  de  la  reine  de  se  sauver,  elle  et  vous 
autres  tout  ensemble;  mais  il  s'agit  de  se  décider  promplement. 

Le  choeur.  0  la  plus  révérée  des  Parques  !  la  plus  sage  des  Sibylles!  tiens 
ouverts  les  ciseaux  d'or.  Annonce-nous  ensuite  le  jour  et  le  salut,  car  nous 
sentons  déjà  tressailliretcomme  flottera  tous  les  vents  nos  membres  délicats, 
qui  aimeraient  bien  mieux  se  réjouir  dans  la  danse,  pour  se  reposer  en- 
suite sur  le  sein  du  bien-aimé. 

IlÉLÈrsE.  Laisse-les  trembler.  —  J"ai  de  l'affliction,  mais  non  de  l'épou- 
vante; cependant,  si  tu  connais  un  moyen  de  salut,  qu'il  soit  accueilli  avec 
gratitude.  Pour  l'àme  sage  et  clairvoyante,  l'impossible  se  montre  souvent 
possible  :  parle  et  dis. 

Le  ciiOEiR.  Oh!,  oui,  parle,  et  nous  dis  vite  comment  nous  pourrons 
échapper  à  ces  affreux  lacets  qui  se  roulent  déjà  autour  de  notre  cou, 
comme  les  plus  funestes  joyaux.  Nous  suffoquons  d'avance,  malheureuses, 
nous  étouffons,  si  toi,  la  mère  auguste  de  tous  les  dieux,  ô  Rhéa  !  tu  n'as 
pitié  de  nous. 

Phorkyas.  Serez-vous  assez  patientes  pour  voir  en  silence  se  déployer  le 
cortège  du  discours?  Il  y  a  plus  d'une  histoire. 

Le  choeur.  Oui,  de  la  patience  !  écoutant,  nous  vivons. 

Phorkyas.  Pour  celui  qui,  resté  à  la  maison,  garde  le  noble  trésor,  ci- 
mente les  murailles  élevées  de  sa  demeure,  assure  le  toit  contre  l'orage, 
pour  celui-là  tout  ira  bien  durant  les  longs  jours  de  la  vie;  mais  celui  qui 
franchit  facilement  d'un  pied  fugitif  le  seuil  sacré  de  sa  demeure,  celui-là 
trouve,  à  son  retour,  l'antique  place;  pourtant  tout  est  changé,  sinon  détruit. 

oG 


282  FAUST. 

Hélène.  Où  vont  aboutir  ces  sentences  connues?  Tu  veux  raconter; 
n'éveille  aucun  souvenir  l'àcheux. 

Phorkyas.  Ceci  est  de  l'histoire,  ce  n'est  pas  un  reproche.  Ménélas,  en 
écumeur  de  mer,  a  navigué  de  golfe  en  golfe;  les  rivages,  les  îles,  il  a 
tout  envahi,  revenant  chargé  du  butin  entassé  dans  ce  palais.  11  resla  dix 
longues  années  devant  Ilion.  Combien  il  en  a  mis  à  revenir,  je  l'ignore. 
Mais  que  se  passe-t-il  maintenant  dans  le  palais  sublime  de  Tyndare? 
qu'est  devenu  le  royaume? 

Hélène.  As-tu  donc  l'invective  tellement  incarnée  en  loi,  que,  sans  blâ- 
mer, tu  ne  puisses  remuer  les  lèvres? 

Phorkyas.  Autant  d'années  demeura  abandonné  le  vallon  montagneux 
qui  s'étend,  au  nord  de  Sparte,  — le  Taygète  par  derrière, — où,  comme 
un  «"ai  ruisseau,  l'Eurotas  se  déroule  et  vient  ensuite,  à  travers  les  roseaux 
de  notre  vallon,  nourrir  nos  cygnes.  Cependant  là-bas,  derrière  le  vallon 
montagneux,  une  race  aventurière  s'est  installée,  sortie  de  la  nuit  cimmé- 
rienne  ';  là  s'est  élevé  un  bourg  fortifié,  inaccessible,  d'où  elle  foule,  selon 
qu'il  lui  convient,  le  sol  et  les  habitants. 

Hélène.  Hs  ont  pu  accomplir  une  telle  entreprise?  Cela  semble  impossible. 
Phorkyas.   Ce  n'est  pas  le  temps  qui  leur  a  manqué;  ils  ont  eu  vingt 
ans  à  peu  près. 

Hélène.   Ont-ils  un  chef?  Sont-ce  des  brigands  nombreux  et  unis? 
Phorkyas.   Ce  ne  sont  pas  des  brigands;   mais  l'un  d'eux  est  leur  chef. 
Je  n'en  dis  pas  de  mal,  quoiqu'il  m'ait  déjà  fait  souffrir.  Il  pouvait  tout 
prendre,  et  cependant  se  contenta  de  quelques  légers  présents,  auxquels  il 
ne  donna  pas  le  nom  de  tribut. 
Hélène.  Comment  est-il? 

Phorkyas.  Pas  mal,  selon  moi  du  moins.  C'est  un  homme  yif,  hardi, 
bien  fait,  un  homme  sage,  et  comme  on  en  voit  peu  parmi  les  Grecs.  On 
traite  ce  peuple  de  barbare;  mais  je  pense  qu'on  n'y  trouverait  pas  un 
homme  aussi  cruel  que  plus  d'un  héros  qui  s'est  conduit  en  anthropo- 
pha"-e  devant  Ilion.  Je  compte  sur  sa  grandeur  d'àme  et  me  suis  confiée  à 
lui.  Et  son  château  !  voilà  ce  qu'il  faut  voir  !  C'est  autre  chose  que  ces  lour- 
des murailles  que  vos  pères  ont  élevées  tant  bien  que  mal,  en  vrais  cyclo- 
nes, roulant  la  pierre  brute  sur  la  pierre  brute.  Là  tout  est  artet  symétrie. 
Voyez-le  du  dehors;  il  s'élance  vers-le  ciel,  si  droit,  si  solidement  construit, 
poli  comme  l'acier!  Grimper  là,  —  l'idée  même  en  est  prise  du  vertige.  A 
l'intérieur,  dévastes  cours,  entourées  d'architectures  de  toute  espèce,  à  tout 
usa^'^e.  Là,  des  colonnes,  des  colonnettes,  des  arceaux,  des  ogives,  des  bal- 
cons, des  galeries  d'où  l'on  voit  à  la  fois  au  dedans  et  au  dehors,  — et  des 
blasons. 

Le  CHOEUR.  Qu'est-ce  donc  des  blasons? 

•  Les  Cimmériens,  les  Cimbrcs,  alors  au  nord  tic  la  Grèce,  dans  la  Criince  et  la  Turquie  d'Eu- 
rope. Goethe,  dans  son  langage  homérique,  se  sert  ici  de  leur  nom  pour  designer  les  races  du 
Nord,  les  Allemands  de  Faust. 


DEUXIKME  PARTI K.  2SÖ 

Phorkyas.  Ajax  «ivail  déjà  ôcs  sorpciils  enlacés  sur  son  l)onclier;  vous- 
mêmes  l'avez  vu.  I.cs  Sept,  devant  Thèbes,  portaient,  chacun  sur  son  cou, 
des  figures  riches  en  symboles.  Là,  on  voyait  la  lune  et  les  étoiles  sur  le 
firmament  nocturne^  déesses  aussi,  héros,  échelles,  et  glaives,  et  llam- 
beaux,  et  tout  ce  qui  menace  une  bonne  ville.  Depuis  le  temps  de  ses 
aïeux,  notre  troupe  de  héros  porte  dans  l'éclat  des  couleurs  une  image 
pareille  ;  là  des  lions,  des  aigles,  des  serres  et  des  becs,  puis  des  cornes 
de  bœufs,  des  ailes,  des  roses,  des  queues  de  paon,  et  aussi  des  bandes,  or 
et  noir  et  argent,  bleu  et  rouge.  De  semblables  images  pendent  à  la  file  dans 
les  salles,  des  salles  immenses,  vastes  comme  le  inonde  !  Là,  vous  pouvez 
danser  ! 

Le  cHOEi'R.  Dis,  là  aussi  y  a-t-il  des  danseurs? 

PnoiîKVAS.  Les  plus  charmants  !  Troupe  fraîche,  aux  boucles  d'or,  ils 
sentent  la  jeunesse.  Paris  seul  avait  ce  parfum  de  jeunesse  lorsqu'il  vint 
trop  près  de  la  reine. 

Hélène.   Tu  sors  de  ton  rôle  ;  dis-moi  le  dernier  mot. 

Phorkyas.  C'est  à  toi  de  le  dire;  prononce  solennellement  un  oui  intel- 
ligible, et  je  fais  en  sorte  que  ce  castel  t'environne  aussitôt. 

Le  cHoiîLR.  Oh!  dis-la,  cette  brève  parole,  et  sauve-toi  et  nous  aussi! 

Hélène.  Comment  !  dois-je  craindre  que  le  roi  Ménélas  se  montre  assez 
cruel  pour  me  faire  souffrir? 

Phorkyas.  As-tu  donc  oublié  comment  il  mutila  ton  Déiphobe,  le  frère 
de  Paris,  tué  dans  le  combat?  Déiphobe,  qui  te  conquit,  toi,  veuve,  après 
tant  d'efforts,  et  te  posséda.  11  lui  coupa  le  nez  et  les  oreilles,  et  le  mutila 
encore  davantage.  C'était  horrible  à  voir. 

Hélène.   11  le  traita  de  la  sorte,  à  cause  de  moi. 

Phorkyas.  Il  te  traitera  de  même,  sans  aucun  prétexte.  La  beauté  est 
indivisible.  Celui  qui  Va  possédée  tout  entière,  l'anéantit  plutôt,  maudis- 
sant tout  partage. 

(Fanfares  dans  le  lointain.  Le  chœur  tressaille.) 

Comme  le  son  aigu  de  la  trompette  déchire  l'oreille  et  les  entrailles, 
ainsi  la  jalousie  se  cramponne  à  la  poitrine  de  l'homme,  qui  n'oublie  ja- 
mais ce  qu'il  a  possédé  et  ce  que  maintenant  il  a  perdu. 

Le  choelr.  N'entends-tu  pas  retentir  les  clairons?  Ne  vois-tu  pas  étiii- 
celer  les  armes? 

Phorkyas.  Sois  le  bienvenu,  seigneur  et  roi  !  Je  suis  prête  à  te  rendre 
compte. 

Le  choeur.  Mais  nous  ! 

Phorkyas.  Vous  le  savez  bien  ;  vous  voyez  sa  mort  devant  vos  yeux,  et, 
dans  sa  mort,  vous  pressentez  la  votre.  Non,  il  n'est  point  de  salut  pour  vous. 

(Pause.) 

Hélène.  J'ai  réfléchi  à  ce  qu'il  convient  de  tenter.  Tu  es  un  démon,  je 
ne  le  sens  que  trop,  et  je  crains  que  tu  ne  tournes  le  bien  en  mal.  Avant 
tout,  je  veux   te  suivre  au  château;  ce  qui  me  reste  à  faire,  je  le  sais  ;  et 


284  FAUST. 

que  les  mystères  que  la  reine  peut  garder  en  son  sein  demeurent  impéné- 
trables à  chacun  !  Vieille,  marche  en  avant! 

Le  choeur.  Oh!  que  nous  allons  volontiers, — d'un  pied  léger,  —  la 
mort  derrière,  —  et  devant  nous  —  du  haut  castcl  les  murs  inaccessibles  ; 
qu'il  nous  protège  —  comme  le  bourg  d'Ilion,  —  qui  n'a  succombé  — qu'à 
la  ruse  infâme  ! 

(Des  nuages  se  répandent  çù  et  là,  voilent  le  fond  et  gagnent  l'avant-scènc.) 

Mais  comment  !  —  Sœurs,  regardez  à  l'entour  !  —  Le  jour  n'était-il  pas 
serein?  —  Des  nuages  s'amoncellent,  — sortis  des  flots  sacrés  de  l'Eurotas. 

—  l)éj;\  se  dérobe  à  ma  vue  —  le  bord  charmant  couronné  de  roseaux, — 
et  les  cygnes  aussi  ;  les  cygnes  —  libres,  superbes,  gracieux,  — qui  glissent 
mollement  ensemble  —  en  groupes  amoureux  des  eaux, — hélas!  ah!  je 
ne  les  vois  plus  ! 

Cependant,  cependant  —  je  les  entends  encore, — j'entends  leurs  sons 
rauques  au  loin;  ils  annoncent  la  mort  !  — Ah  !  pourvu  qu'à  nous  aussi, 

—  hélas!  ils  ne  l'annoncent  pas,  —  au  lieu  du  salut  promis,  —  à  nous  les 
blanches  sœurs  des  cygnes,  —  au  col  de  neige,  au  col  flexible,  comme  à  la 
fille  du  cygne,  hélas  !  —  Malheur  à  nous  !  malheur  à  nous  ! 

Les  ténèbres  ont  envahi —  déjà  tout  l'espace.  — A  peine  si  nous  nous 
voyons.  —  Qu'arrive-t-il?  Marchons-nous? —  glissons-nous  d'un  pas 
rapide?  —  Sur  le  sol  ne  vois-tu  rien?  —  Serait-ce  Hermès  qui  nous  pré- 
cède?—  Ne  vois-tu  pas  luire  son  sceptre  d'or,  —  qui  nous  fait  signe  et 
nous  ordonne — de  rentrer  au  sein  de  l'IIadès,  —  séjour  triste,  sombre, 
où  se  trouvent  —  des  fantômes  insaisissables,  —  toujours  plein,  pourtant 
toujours  vide? 

Oui,  soudain  l'air  s'obscurcit,  la  vapeur  épaisse  et  grisâtre  se  dissipe 
sans  faire  place  à  la  clarté,  et  le  regard  libre  se  heurte  contre  de  roides 
murailles.  Est-ce  une  cour?  est-ce  un  fossé  profond?  De  tout  sens,  j'y 
vois  un  sujet  d'épouvante.  Sœurs,  hélas!  nous  sommes  captives,  aussi 
captives  que  jamais  ! 

(Cour  intérieure  du  château,  entourée  d'édifices  riclies  et  fantastiques,  dans  le 
goût  du  moyen  âge.) 

La  coryphée.  Étourdies  et  folles,  véritables  femmes  !  jouets  des  capri- 
ces du  bonheur  et  du  malheur,  qui  ne  savez  supporter  ni  l'un  ni  l'autre 
d'une  humeur  égale!  Il  faut  toujours  qu'il  y  en  ait  une  qui  contredise 
l'autre;  jamais  vous  n'êtes  du  même  avis;  la  joie  et  la  douleur  peuvent 
seules  vous  faire  rire  et  pleurer  sur  le  même  ton.  Silence!  et  qu'on  at- 
tende avec  soumission  ce  que  la  souveraine  magnanime  va  décider  pour 
elle  et_pour  nous  ! 

Hélène.  Oit  donc  es-tu,  pythonisse?  quel  que  soit  le  nom  dont  on  le 
nomme,  sors  du  sein  des  voiiles  de  ce  sombre  manoir!  Serais-tu  allée 
m'annoncer  au  mystérieux  seigneur  de  ces  lieux,  et  me  préparer  bon  ac- 
cueil? alors  je  te  rends  grâces,  et  te  prie  de  me  conduire  au  plus  vite  vers 


DEUXIEME  PARTIE.  285 

lui  ;  je  soupire  après  la  fin  de  mes  erreurs,  cl  ne  souhaite  rien  lanl  que  le 
repos  ! 

La  coryphée.  En  vain  tu  clicrclies,  reine,  autour  de  toi  :  le  fantôme 
hideux  a  disparu  ;  peut-être  est-il  resté  dans  le  nuage  au  sein  duquel  nous 
sommes  venues  ici,  j'ij^nore  comment,  vite  et  sans  faire  un  pas.  Peut-être 
erre-t-elle,  égarée  dans  le  lahyrinthe  de  ce  merveilleux  château  multiple 
dans  son  harmonie,  cherchant  le  maître  pour  te  préparer  l'hommage  dû 
aux  princes.  Mais  voyez  là-haut;  dans  les  galeries,  sur  les  halcons,  sous  les 
portails,  s'agite,  tout  en  émoi,  une  lile  nomhreuse  de  serviteurs!  tout 
m'annonce  une  réception  hospitalière  et  noble  '. 

Le  CHOEiiR.  Mon  ame  s'épanouit.  Oh!  voyez  comme  avec  grâce,  et  d'un 
pied  qui  s'attarde  à  plaisir,  la  troupe  jeune  et  douce  conduit  en  mesure 
son  cortège  réglé!  Comment  et  sur  l'ordre  de  qui  paraît-il  rangé  et  formé 
de  si  bonne  heure,  ce  peuple  royal  d'adolescents?  Je  ne  sais  ce  que  j'ad- 
mire davantage  de  leurs  pas  élégants,  de  leurs  cheveux  bouclés  autour  de 
leur  front  éblouissant,  ou  de  leur  joue  écarlate  comme  la  pèche,  et  comme 
elle  aussi  mollement  veloutée.  J'y  mordrais  volontiers,  mais  j'hésite  ;  car, 
en  pareil  cas,  la  bouche  se  remplit,  chose  horrible  à  dire,  de  cendres  M 

Mais  ces  beaux  jeunes  gens  s'avancent;  que  portent-ils?  les  degrés  pour 
le  trône,  les  tapis,  le  coussin,  les  rideaux  et  l'appareil  de  la  tente;  elle  se 
déploie,  formant  des  guirlandes  de  nuées  au-dessus  de  la  tête  de  notre 
reine  ;  car  déjà  Hélène  s'est  assise,  invitée,  sur  le  royal  coussin.  Montez 
là-haut,  degré  par  degré;  rangez-vous  avec  solennité!  Dignement,  oh  !  di- 
gnement, trois  fois  dignement  qu'un  pareil  accueil  soit  béni! 

(Tout  ce  quo  chante  le  chœur  s'accomplit  à  mesure.) 

FAUST. 

(Après  que  les  enfants  et  les  écuyers  sont  descendus  en  longue  fde,  il  paraît  en  haut  de  l'escalier, 
richement  vêtu  du  chevaleresque  hahlt  de  cour  du  moyen  âge  ,  et  descend  lentement  avec 
pompe.) 

La  coryphée,  le  contemplant  avec  attention.  Si  les  dieux,  ainsi  qu'ils  le 
font  souvent,  n'ont  point  prêté  à  cet  homme  pour  peu  de  jours  la  forme 
digne  d'admiration,  l'air  sublime  et  l'aimable  présence,  tout  ce  qu'il  en- 
treprendra doit  lui  réussir,  que  ce  soit  dans  la  guerre  avec  les  hommes,  ou 
dans  les  moindres  combats  avec  les  belles  femmes.  Je  le  trouve  vraiment 
préférable  à  beaucoup  d'autres  que  mes  yeux  m'ont  fait  voir  comme  haut 
prisés.  D'un  pas  lent,  solennel,  qui  commande  la  vénération,  je  vois  le 
prince  s'avancer.  Tourne-toi,  ô  reine  ! 

Faust,  s'avançanl,  un  homme  enchaîné  à  ses  côtés.  Au  lieu  du  salut  glorieux 
qui  convenait,  au  lieu  de  la  solennelle  bienvenue,  je  t'amène,  chargé  de 

'  L'apparition  de  ce  château  féodal  et  tout  ce  qui  survient  jusqu'à  la  fin  de  l'acte  semblent  la 
conséquence  fantasmagorique  du  voyage  de  Faust  dans  l'antre  de  Perséphone,  comme  aussi  tout 
l'épisode  grec  résulte  de  la  descente  auprès  des  Mères. 

*  Qu'on  se  rappelle  les  illusions  de  la  scène  des  Lamies. 


286  .  FAUST. 

fers,  ce  serviteur  indigne  qui,  Ironipanl  son  devoir,  m'a  ravi  le  mien.  — 
Toml)e  aux  genoux  de  cette  auguste  Icniuie,  et  lui  confesse  toute  ta  faute. 
C'est  là,  noble  princesse,  l'homme  aux  yeux  de  lynx  chargé  de  faire  sentinelle 
à  la  ronde,  du  sommet  de  la  haute  tour;  de  là  il  parcourt  d'un  regard  vi- 
gilant l'espace  du  ciel  et  l'étendue  de  la  terre,  épiant  cà  et  là  ce  qui  s'an- 
nonce, ce  qui  s'émeut  des  collines  voisines  vers  la  vallée  que  protège  notre 
fort.  Tantôt  c'est  le  nuage  des  tronpeaux,  tantôt  la  légion  des  armées  ;  nous 
protégeons  les  uns,  nous  courons  sus  aux  auti'cs.  Aujoui'd'hui,  négligence 
fatale!  tu  viens,  il  ne  t'annonce  pas,  et  raccueild'un  si  glorieux  hôte 
est  manqué,  cet  accueil  entre  tous  le  plus  solennel,  le  plus  sacré.  11 
a  témérairement  joué  sa  vie,  et  déjà  il  devrait  être  plongé  dans  le  sang 
d'un  trépas  mérité;  mais  toi  seule  punis  et  fais  grâce  selon  ton  bon 
plaisir. 

Hélène.  Quelque  haute  que  soit  la  dignité  que  tu  me  confères,  dignité 
de  juge,  de  souveraine,  et  quand  ton  seul  dessein  serait  de  m'éprouver, 
j'accomplis  le  premier  devoir  du  juge,  qui  est  d'écouler  l'accusé.  Parle 
donc  ! 

I.E  GARDIEN  DE  LA  TOUR,  LYNcÉus*.  Laissc-moi  m'ageuouiller, — laisse-moi 
contempler, — laisse-moi  mourir,  laisse-moi  vivre, —  car  déjà  j'appartiens 
à  cette  femme  venue  des  dieux. 

J''attendais  léclat  du  malin;  je  guettais  à  l'orient  le  cours  de  l'aurore, 
lorsque  soudain  je  vis,  ô  miracle  !  je  vis  le  soleil  se  lever  du  côté  du  midi. 

Je  me  tournai  de  son  côté  pour  la  contempler,  elle,  au  lieu  des  gouffres, 
des  hauteurs,  au  lieu  des  espaces  de  la  terre  et  des  cieux. 

J'ai  le  regard  du  lynx  au  sommet  de  1  arbre  ;  mais  à  cette  heure  j'ai  dû 
me  débattre  comme  pour  sortir  d'un  rêve  profond. 

Savais-je  seulement  oii  j'en  étais?  plate-forme,  tour,  porte  fermée?  Des 
vaj)eurs  flottent,  se  dissipent,  et  celte  déesse  en  sort! 

L'œil  et  la  poitrine  vers  elle,  j'aspirais  son  doux  éclat;  celle  beauté 
éblouissante  m'éblouit  complètement,  moi  malheureux! 

J'oubliai  les  devoirs  du  gardien,  et  le  cor,  et  mes  serments.  Va,  menac* 
de  m'anéantir;  la  beauté  dompte  toute  colère. 

Hélène.  Le  mal  que  j'ai  causé,  je  ne  saurais  le  pujiir.  Malheur  à  moi  ! 
Quelle  fatale  destinée  me  poursuit,  que  je  porte  ainsi  partout  le  trouble 
dans  le  sein  des  hommes,  qui,  dès  lors,  ne  tiennent  plus  compte  ni  d'eux- 
mêmes  ni  de  rien  !  Par  des  rapts,  par  des  séductions,  par  des  combats,  les 
demi-dieux,  les  héros,  les  dieux^  oui,  même  les  démons,  m'ont  égarée  çà 
et  là  dans  les  ténèbres.  Simple,  j'ai  troublé  le  monde;  double,  encore  da- 

*  Fils  cPApliréiis,  roi  de  Messénie,  et  célèbre  dans  la  pliiilange  des  Argonautes,  par  la  force  et 
la  pénétration  de  son  regard  :  il  voyait  à  travers  les  murailles,  et  rien  dans  le  ciel,  sur  la  terre  ou 
dans  les  enfers,  ne  lui  rcs^tait  caché.  11  tua  Castor,  et  mourut  de  la  main  de  Pollu\.  —  Ce  Lyncéus, 
gardien  de  la  tour,  l'iiomnie  aux  yeux  de  lynx,  est  ici  pour  son  nom,  peut-être  aussi  pour  une  rai- 
son plus  significative.  Faust,  pour  donner  à  Hélène  un  gage  d";;mour  et  de  servage,  livre  à  sa  dis- 
crétion, à  sa  merci,  l'ennemi  des  Dioscurcs,  le  meurtrier  de  Castor. 


DEUXIEME    l'A  UT  IE.  287 

vanlage;  et  maintenant,  sous  une  triple  et  quadruple  apparence,  j'apporte 
(léanx  sur  tléaux  '.  Oti'il  s'éloigne,  laisse-lui  la  liberté;  qu'aucun  oj)pro-- 
bre  n'accable  l'iioninie  ébloui  par  les  dieux! 

Faust.  Je  vois  avec  étonneinent,  ô  rcMiie!  ici  le  vainqueur  ensemble  et 
le  vaincu  ;  je  vois  l'arc  qui  a  lancé  la  flèche  et  blessé  l'homme;  les  traits 
suivent  les  traits  et  m'atteignent,  je  les  entends  siffler  tout  à  l'entour  dans 
le  château  et  dans  l'espace.  Que  suis-je?  Tu  rends  mes  vassaux  rebelles 
et  mes  murailles  impuissantes;  je  crains  déjà  que  mon  armée  n'obéisse  à 
la  femme  triomphante,  invincible.  Que  me  reste-t-il  à  faire,  si  ce  n'est  de 
remettre  en  tes  mains  ma  destinée  et  tous  les  biens  (jue  je  croyais  possé- 
der? A  tes  pieds  laisse-moi,  libre  et  fidèle,  te  reconnaître  pour  souveraine, 
toi  qui  n'as  fait  qu'ap|]araître  pour  te  rendre  maîtresse  du  trône  et  du  pays. 

Lyncéus,  avec  un  coffre,  conduisant  des  hommes  qui  parlent  des  présents.  Tu 
me  vois  de  retour,  ô  reine!  Le  riche  mendie  un  regard,  il  te  contemple, 
et  soudain  se  sent  pauvre  comme  un  mendiant,  et  riche  comme  un  prince. 

Ou'étais-je  d'abord?  que  suis-je  maintenant?  Que  faut-il  vouloir?  Que 
faut-il  faire?  L'éclair  du  regard  s'émousse  sur  ton  trône. 

Nous  sommes  venus  de  l'Est,  et  les  pays  de  l'Ouest  se  sont  soumis.  C'é- 
tait un  long  cortège  de  peuples  :  le  premier  ne  savait  rien  du  dernier! 

Le  premier  tomba,  le  second  resta  debout,  un  troisième  tenait  sa  lance 
en  arrêt.  Chacun  en  avait  cent  derrière  lui;  des  milliers  tombèrent  in- 
aperçus. 

En  nous  ruant,  en  nous  précipitant,  nous  étions  les  maîtres  partout.  Là 
où  je  commandais  aujourd'hui,  un  autre  demain  pillait  et  volait. 

Rapide  était  la  revue  :  l'un  s'empara  de  la  plus  belle  femme,  rau4re  du 
taureau  au  pied  ferme,  on  emmena  tous  les  chevaux. 

Pour  moi,  j'aimais  à  découvrir  les  objets  rares  et  précieux,  et  ce  qu'un 
autre  pouvait  posséder  aussi  n'était  que  du  foin  pour  moi. 

J'étais  à  la  piste  des  trésors  :  guidé  par  mes  regards  pénétrants,  je  voyais 
dans  toutes  les  poches,  tous  les  coffres  m'étaient  transparents. 

De  là  j''eus  des  monceaux  d'or,  surtout  des  pierres  précieuses  ;  mais  l'é- 
meraude  est  seule  digne  de  verdoyer  sur  ton  sein. 

Maintenant,  qu''entre  tes  oreilles  et  ta  bouche  tremblote  la  goutte  cris- 
talline du  fond  des  mers  !  Les  rubis  demeurent  confus,  l'éclat  de  tes  joues 
les  efface. 

*  Les  (Icnii-dieux  :  flliiroii  ;  les  héros  ;  Thésée,  Paris,  etc.;  les  dieux:  Mercure;  les  démons  : 
Phorkyas.  —  Avant  que  la  fable,  le  mythe,  ne  soient  venus  embrouiller  son  existence  lorsqu'elle  est 
encore  un  être  humain,  un  être  simple,  Paris  l'enlève  ;  elle  apparaît  en  même  temps,  double  spec- 
tre, en  Egypte  et  en  Grèce  ;  elle  est  à  la  fois  dans  les  enfers,  dans  le  rêve  d'Achille  et  dans  l'empire 
de  Faust,  au  sein  du  romantisme  et  de  la  chevalerie  du  moyen  âge.  Tant  de  souvenirs  fabuleux 
obsèdent  sa  raison  au  point  qu'elle  finit  par  perdre  tout  sentiment  de  sa  propre  existence,  toute  con- 
science d'individualité,  dans  cette  confusion  de  fantômes  et  d'ombres  évoqués  autour  d'elle. —  Ce- 
pendant Hélène  fait  grâce  à  l'homme  égaré  par  les  dieux  ;  Faust  obéit  et  se  confesse  le  vassal  de  la 
toute  beauté.  «  Il  faut  se  tenir  loin  de  l'esprit  et  de  la  beauté,  si  l'on  ne  veut  être  leur  esclave.» 
—  «Vis  superba  fonnœ.yy  Belle  parole  de  Jean  Second. —  «Entre  tous  les  peuples,  ce  sont  les 
Grecs  qui  ont  rêvé  le  plus  beau  rêve  de  la  vie.«  (Goethe,  Btliisclies  pass.) 


288  FAUST. 

Ainsi,  je  dépose  devant  loi  les  plus  grands  Irésors,  et  je  mets  à  les  pieds 
la  moisson  de  tant  de  combats  sanglants. 

Si  nombreux  que  soient  ces  coffres  que  je  traîne  après  moi,  j'en  possède 
encore  davantage;  souffre-moi  sur  la  trace  et  je  remplirai  les  caveaux. 

Car  à  peine  as-tu  franchi  les  degrés  du  trône,  que  déjà  s'inclinent  et 
s'humilient  l'intelligence,  la  richesse  et  la  force  devant  l'unique  beauté. 

Ces  trésors,  je  les  tenais  sous  clef;  à  présent,  je  les  abandonne,  ils  t'ap- 
partiennent. Je  les  croyais  précieux,  rares,  vrais,  et  j'en  vois  maintenant  le 
néant. 

Ce  que  je  possédais  s'est  évanoui  :  c'est  un  gazon  fauché,  flétri.  Oh! 
rends,  par  un  regard  serein,  à  cela  toute  sa  valeur  ! 

Faust.  Emporte  vile  ces  fardeaux  hardimenl  acquis;  emporle-les  sans 
blâme,  mais  sans  récompense.  Elle  possède  en  masse  déjà  tout  ce  que  ren- 
ferme ce  château  dans  son  sein;  le  lui  donner  en  détail  est  superflu.  Va, 
amoncelle  trésor  sur  trésor  avec  symétrie!  Fais-nous  Timage  sublime  d'une 
splendeur  inouïe;  que  les  voûtes  scintillent  comme  le  pur  firmament!  ar- 
range des  paradis  de  vie  inanimée  !  roule  devant  elle  des  tapis  diaprés  de 
fleurs!  que  le  sol  offre  à  ses  pieds  une  molle  surface!  que  son  regard 
plonge  dans  les  vives  splendeurs  dont  les  dieux  seuls  ne  s'éblouissent  pas! 

Lyncéls.  Ce  que  le  maître  ordonne  est  peu  de  chose;  le  serviteur  Texé- 
cute  en  un  clin  d'œil.  Celle  qui  dispose  de  nos  biens  et  de  notre  sang, 
c'est  celte  beauté  superbe.  Déjà  toute  l'armée  est  domptée;  tous  les  glaives 
s'cmoussent;  auprès  de  la  forme  sublime,  le  soleil  lui-même  est  terne  et 
froid;  auprès  de  la  richesse  de  ce  visage,  tout  est  vide  et  tout  néant. 

[Eœit.) 

Hélène,  à  Faust.  Je  voudrais  te  parler;  mais  viens,  monle  auprès  de 
moi!  celte  place  vide  attend  un  maître  et  m'en  promet  uu. 

Faust.  Et  d'abord,  femme  sublime,  laisse  que  je  tombe  à  genoux,  et  dai- 
gne accepter  mon  hommage  fidèle;  la  main  qui  m'élève  à  Ion  côte,  laisse- 
moi  la  baiser.  Partage  avec  moi  la  régence  de  ton  royaume  infini;  acquiers 
ainsi,  en  un  seul  homme,  adorateur,  serviteur  et  gardien. 

Hélène.  Je  ne  vois  et  n'entends  que  prodiges.  L'élonnement  me  saisit, 
les  questions  se  pressent;  mais,  avant  tout,  satisfais  à  celle-ci  :  Pourquoi 
la  parole  de  cet  homme  m'a-t-elle  semblé  si  étrange  et  si  douce?  le  son 
se  mariait  au  son,  et  dès  qu'un  mot  frappait  l'oreille,  un  autre  venait  le 
caresser  *. 

Faust.  Si  l'idiome  de  nos  peuples  le  plaît  déjà,  oh!  leur  chant  te  séduira 
sans  doute,  et  ravira  ton  oreille  et  ton  âme  dans  leurs  profondeurs!  Ce- 


'  La  rime  inconnue  à  la  poésie  grecque,  merveilleux  diamant  du  Nord  ,  «{uc  la  beauté  classique 
envie  au  romantisme,  et  dont  elle  se  parc  en  se  jouant,  lléiènc  demande  le  secret  de  cette  langue 
inefl'aMe.  «  Il  est  tout  entier  dans  le  cœur,»  lui  répond  Faust,  qui,  pour  satisfaire  au  désir  de  sa 
royale  maîtresse,  entame  avec  elle  un  dialogue  sur  le  mode  noi.vcau.  l'aust  commence,  Hélène  ré- 
plique, attachant  la  rime  à  la  pensée. 


DEUXIÈME  PARTIE.  '2H9 

pondant,  pour  plus  de  sûreté,  essayons  dès  à  présent;  le  dialogue  l'attire 
et  le  provoque. 

Hélène.  Dis,  que  dois-je  faire  pour  parler  une  langue  si  belle? 

Faust.  C'est  facile,  pourvu  que  cela  vienne  du  cœur  ;  et  lorsque  la  poi- 
trine déborde  de  désirs,  on  regarde  autour  de  soi,  et  l'on  cherche. 

Hélène.  Qui  partage  notre  trésor? 

Faust.  Désormais  l'esprit  ne  regarde  ni  en  avant,  ni  en  arrière  :  le  pré- 
sent seul... 

Hélène.  Est  notre  bonheur. 

Faust.  Trésors,  conquêtes,  possessions,  qui  donnera  le  gage? 

Hélène.  Ma  main. 

Le  choeur.  Qui  oserait  blâmer  notre  princesse  de  se  montrer  agréable 
envers  le  maître  du  château?  car  avouez  que  nous  sommes  captives  comme 
nous  ne  l'avons  été  déjà  que  trop  souvent  depuis  la  chute  fatale  de  Troie 
et  nos  courses  aventureuses.  Les  femmes  habituées  à  l'amour  des  hommes 
acceptent  sans  choix,  mais  s'y  connaissent,  et,  comme  aux  pâtres  blonds, 
ainsi  aux  faunes  bruns  et  crépus,  selon  que  l'occasion  se  trouve,  elles  ac- 
cordent sans  réserve  un  droit  égal  sur  leurs  membres  palpitants.  Unis  en- 
semble, de  plus  en  plus  ils  se  rapprochent  ;  appuyés  l'un  sur  l'autre,  épaule 
contre  épaule,  genou  contre  genou,  la  main  dans  la  main,  ils  se  bercent  sur 
la  molle  splendeur  du  trône.  La  majesté  laisse  ses  joies  secrètes  se  mani- 
fester aux  yeux  du  peuple. 

Hélène.  Je  me  sens  si  loin,  et  cependant  si  près!  et  répète  si  volontiers: 
Là  je  suis,  oui,  là  ! 

Faust.  Je  respire  à  peine,  ma  parole  tremble,  hésite  :  c'est  un  rêve  :  le 
jour  et  le  lieu  ont  disparu  ! 

Hélène.  \\  me  semble  avoir  vécu  et  cependant  revivre,  enveloppée  en  toi, 
fidèle  à  l'inconnu. 

Faust.  N'analyse  pas  cette  destinée  singulière  :  vivre,  c'est  le  devoir,  ne 
fût-ce  qu'un  moment. 

Phorkyas,  entrant  avec  véhémence.  Vous  épelez  dans  l'alphabet  d'amour, 
vous  effleurez  les  sentiments,  et  vous  vous  oubliez  dans  ces  fainéantises; 
mais  ce  n'est  pas  le  temps  de  tout  cela.  Ne  sentez-vous  pas  un  orage  s'ap- 
procher? n'entendez-vous  pas  les  clairons  retentir?  Votre  ruine  s'avance. 
Voici  venir  Ménélas  dans  un  torrent  de  peuple;  préparez-vous  à  soutenir 
un  rude  assaut  !  Kntouré  de  la  troupe  des  vainqueurs,  mutilé  comme 
Déiphobe,  tu  payeras  cher  ce  cortège  de  femmes!  Toute  cette  folle  en- 
geance une  fois  pendue,  la  hache  se  lèvera  sur  l'autel  pour  leur  maî- 
tresse. 

Faust.  Interruption  téméraire  !  elle  entre  hideuse.  Même  dans  le  danger 
je  hais  l'impétuosité  maladroite.  Le  plus  beau  messager,  une  nouvelle  de 
malheur  l'enlaidit;  toi,  odieuse,  tu  n'apportes  volontiers  que  de  mauvais 
messages.  Mais,  cette  fois,  tu  ne  réussiras  pas.  Emplis  les  airs  de  ta  parole 


290  FAUST. 

creuse  !  Il  n'y  a  pas  de  danger  ici,  et  même  le  danger  ne  semblcrail  qu'une 
vaine  menace. 

(Signaux,  explosions  sur  les  tours  ;  fanfares  et  cymbales  ;  musi([uc  guerrière  ; 
une  armée  imposante  dcfilc.) 

Faust.  Non,  tu  vas  voir  sur-le-cliamp  rassemblée  la  phalange  indivi- 
sible des  héros;  celui-là  seul  mérite  la  faveur  des  femmes,  qui  sait  les 
proléger  vaillamment. 

(Aux  chefs  qui  sortent  des  colonnes  et  s'approclient.) 

Vous  dont  l'ardeur  soutenue  et  profonde  vous  assure  la  victoire,  vous 
•  Heur  juvénile  du  Nord,  vous  force  charmante  de  l'Est. 

Bardés  de  fer,  d'armes  étincelantes  ;  troupe  qui  a  mis  en  poudre  empire 
sur  empire!  Ils  s'avancent,  la  terre  tremble;  ils  passent,  elle  gronde  en- 
core. 

Nous  abordons  à  Pylos,  et  le  vieux  Nestor  n'est  plus.  Toutes  ces  chétives 
alliances  de  roi,  notre  armée  indomptable  les  brise. 

Repoussez  à  l'instant  Ménélas  de  ces  murs,  et  le  chassez  vers  la  mer! 
qu'il  erre,  qu'il  pille  en  vrai  corsaire!  c'était  son  goût  et  sa  destinée. 

La  reine  de  Sparte  m'ordonne  de  vous  saluer  ducs  ;  qu'elle  soit 
souveraine  de  la  vallée  et  de  la  montagne;  à  vous  la  conquête  du 
royaume  ! 

Toi,  Germain,  va  défendre,  en  les  fortifiant,  los  baies  de  Corinthe  ;  à  toi, 
(loth,  je  commets  le  salut  de  l'Achaïe  aux  cent  gouffres. 

Que  l'armée  des  Francs  se  dirige  vers  Elis;  que  Messine  soit  la  part  du 
Saxon  ;  que  le  Normand  purge  les  mers  et  fonde  Argolis! 

Alors  chacun  aura  son  royaume,  et  pourra  tourner  au  dehors  ses  forces 
et  sa  foudre.  Ce})endant  Sparle  trônera  sur  vous  tous,  Sparte,  l'antique 
cité  de  la  reine. 

Elle  sera  heureuse  de  vous  voir  les  uns  et  les  autres  jouir  d'un  pays  au- 
quel nul  bien  ne  fait  défaut.  Venez  chercher  avec  confiance  à  ses  pieds 
rinvestilure,  le  droit  el  la  lumière! 

(Faust  descend;  les  chefs  se  forment  en  cercle  autour  de  lui  pour  prendre 
ses  ordres  et  ses  instructions.) 

Le  ciioiiiK.  Que  celui  qui  prétend  posséder  la  plus  belle  avise  avant 
tout  à  se  tenir  armé  prudemment;  il  s'est  acquis  par  sa  courtoisie  lo 
plus  doux  trésor  de  la  terre,  mais  ne  peut  jouii'  en  paix  de  sa  conquête; 
les  tlalteiirs  la  lui  disputent  j)ar  la  flatterie,  les  ravisseurs  par  la  force  ; 
<{u'il  se  garde  des  uns  el  des  autres! 

Ainsi  je  chante  notre  prince,  el  l'estime  ])lus  haut  que  tous,  lui  qui  a 
su  s'entourer  d'alliances  si  imposantes  que  les  puissants  eux-mêmes  atten- 
dent ses  volontés  avec  respect;  ils  accomplissent  ses  ordres  fidèlement,  el 
tous  s'en  trouvent  bien.  Du  prince  ils  ont  la  reconnaissance,  et  partagent 
sa  gloire  avec  lui. 

(Inr  qui  oserait  la  lui  ravir  à  ce  maître  puissant?  elle  lui  appartient, 
nous  la  lui  reconnaissons;  nous  la  reconnnissons  deux  foi?  à  lui,  qui  a  su 


DEUXIKMK  PAiniK.  ^'.tl 

s'ontonror  avRc  elle,   au   dedans  par  dos  imiraillos  épaisses,   an   dehors 
d'une  armée  puissante. 

Faust.  Les  biens  que  nous  venons  de  leur  octroyer  —  à  chacun  un  riclie 
pays,  —  sont  grands  et  magnifiques.  Ou'ils  partent,  nous  demeurons  an 
centre  de  nos  Etats. 

Et  ils  te  protègent  à  l'envi,  toi  péninsule  que  les  vagues  caressent  d(^ 
toutes  parts,  attachée  par  une  légère  chaîne  de  collines  aux  derniers  ra- 
meaux granitiques  de  l'Europe. 

Que  ce  pays,  roi  entre  tous,  soit  éternellement  fortuné  à  chaque  race  , 
acquis  maintenant  à  ma  reine  qu'il  a  vue  naître  : 

Lorsque,  dans  les  roseaux  de  l'Eurotas,  elle  sortit  lumineuse  de  l'œuf  de 
Léda,  éblouissant  sa  noble  mère  et  ses  frères  ! 

Ce  pays,  tourné  vers  toi  seule,  t'offre  ses  dons  les  plus  précieux.  Ah! 
préfère  ta  patrie  à  l'univers  qui  t'appartien! 

Qu'un  froid  rayon  de  soleil  ait  dardé  sur  la  cime  aiguë  de  la  montagne, 
dès  qu'un  brin  de  verdure  perce  le  roc,  la  chèvre  gourmande  y  cherche 
sa  maigre  pâture. 

La  source  jaillit,  les  ruisseaux  se  fondent  en  cascades.  Déjà  les  gouffres, 
les  pentes  et  les  prairies  sont  verts,  et  sur  le  plan  entrecoupé  de  cent  col- 
lines tu  vois  se  répandre  des  troupeaux  aux  belles  toisons. 

Epars,  circonspects,  et  d'un  pas  mesuré,  les  taureaux  cornus  montent 
v'ers  le  bord  escarpé;  là  un  asile  est  préparé  pour  tous,  le  rocher  se  creuse 
en  mille  cavernes. 

Pan  les  protçge,  et  les  nymphes  de  la  vie  habitent  dans  l'espace  lumineux 
et  frais  des  fentes  chevelues  ;  et,  tendant  vers  les  régions  sublimes,  l'arbre 
contre  l'arbre  élève  ses  rameaux. 

Forêts  antiques!  le  chêne  se  dresse  puissamment,  et  la  branche  noueuse 
s'enlace  capricieusement  à  la  branche  ;  et  l'érable  svelte,  plein  d'une  douce 
sève,  monte  surperbe  et  joue  avec  son  fardeau. 

Et  dans  l'ombre  silencieuse  coule  maternellement  un  lait  tiède  prépaie 
pour  l'enfant  et  pour  l'agneau.  Le  fruit  n'est  pas  loin,  mets  savoureux  de 
la  plaine,  et  du  tronc  creux  dégoutte  le  miel. 

Ici  le  bien-être  est  héréditaire,  la  joue  s'épanouit  comme  la  bou- 
che; chacun  à  sa  place  est  immortel;  ils  sont  heureux  et  pleins  de  vie  ! 

Ainsi  s'achemine,  sous  ce  ciel  toujours  pur,  l'aimable  enfant  vers  la 
force  virile.  On  s'étonne,  on  se  demande  encore  :  Sont-ce  des  dieux,  sont- 
ce  des  hommes? 

Tel  Apollon  avait  emprunté  sa  forme  aux  patres,  et  le  plus  beau  d'entre 
eux  lui  ressemblait;  car  là  où  la  nature  agit  dans  sa  pureté,  tous  les  mondes 
s'enchaînent. 

(Il  s'assiod  auprès  d'Hélène.) 

Ainsi  le  bonheur  nous  a  réunis;  que  le  passé  soit  oublié;  oh  !  sens-toi, 
fille  de  la  Divinité,  tu  appartiens  au  premier  monde. 

Non,   lu    ne   seras  pas  captive  enlri>  les  murailles.  11  y  a  encore;  pour 


292  FAUST. 

nous,  pour  un  séjour  heureux,  une  Arcadie  éternellement  jeune  et  voi- 
sine de  Sparte. 

Attirée  vers  ce  sol  bienheureux,  lu  t'y  réfugias  pour  une  plus  sereine  des- 
tinée. Les  trônes  deviennent  des  bosquets.  Que  notre  l'élicité  soit  libre 
comme  en  Arcadie  ! 

(La  scène  change.  Enchaînement  de  groltcs  tapissées  de  feuillages  épais, 
hois  touffu  grimpant  jusqu'aux  cimes  des  rochers  qui  régnent  tout 
autour.  On  n'aperçoit  ni  Faust  ni  Hélène.  Le  chœur  repose  étendu 
çà  et  là.) 

Phorkyas.  Combien  de  temps  les  jeunes  filles  peuvent  avoir  dormi,  je  ne 
le  sais.  Ont-elles  rêvé  ce  que  j'ai  vu  clairement  de  mes  yeux,  je  l'ignore  de 
même,  et  voilà  pourquoi  je  vais  les  éveiller.  La  jeune  race  va  s'étonner,  et 
vous  aussi,  barbons  qui  vous  tenez  assis  là-bas,  attendant  l'explication  du 
prodige.  Debout,  debout!  Secouez  vos  tresses,  chassez  le  sommeil  de  vos 
yeux,  ne  clignez  pas  ainsi,  et  qu'on  m'écoute! 

Le  choeur.  Parle,  raconte,  raconte  quel  prodige  s'est  accompli.  Nous 
écouterons  volontiers  même  ce  que  nous  ne  pouvons  croire;  car  nous 
avons  bien  de  l'ennui  à  toujours  ne  voir  que  ces  rochers. 

Phorkyas.  A  peine  vos  yeux  sont-ils  ouverts,  enfants,  et  vous  vous  en- 
nuyez déjà  !  Ecoutez  :  Dans  ces  profondeurs,  dans  ces  grottes,  dans  ces  feuil- 
lées,  abri  et  protection  étaient  offerts  comme  à  un  couple  amoureux,  idylli- 
que, à  notre  seigneur,  à  notre  dame. 

Le  choeur.  Comment,  là!  • 

Phorkyas.  Séparés  du  monde,  moi  seule  ils  m'appelèrent  pour  remplir 
de  paisibles  fonctions.  Honorée,  je  me  tenais  à  côté  d'eux ,  cependant 
comme  il  convient  à  une  une  confidente,  m'occupant  d'autres  choses.  Je 
me  tournais  çà  et  là;  je  cherchais  des  racines,  de  la  mousse,  des  écorces, 
connaissant  toutes  leurs  vertus;  et  ainsi  ils  restèrent  seuls. 

Le  CHOEUR.  Tu  fais  comme  s'il  y  avait  dans  ces  grottes  les  espaces  d'un  monde, 
des  bois,  des  prairies,  des  ruisseaux,  des  lacs;  quels  contes  files-tu  donc? 

Phorkyas.  En  effet,  ô  créatures  sans  expérience!  ce  cont  des  pro- 
fondeurs inexplorées,  des  salles  puis  des  salles,  des  cours  puis  des  cours 
encore  que  j'ai  découvertes  en  marchant  pensive.  Cependant,  tout  à  coup 
un  rire  éclatant  retentit  dans  les  profonds  espaces.  Je  regarde,  un  enfant 
bondit  du  sein  de  la  femme  vers  l'homme,  du  père  à  la  mère  ;  les  caresses, 
les  badinagcs,  les  agaceries  d'un  fol  amour,  les  cris  folâtres,  les  joyeux 
élans  m'étourdissent  tour  à  tour.  Un  génie  nu  sans  ailes ,  un  faune 
sans  bestialité,  bondit  sur  le  sol  de  granit;  mais  le  sol  réagissant  le 
renvoie  dans  l'air,  de  sorte  qu'au  second  ou  au  troisième  saut,  il  tou- 
che au  ciel  de  la  grotte.  Sa  mère  lui  crie  avec  sollicitude  :  «  Bondis 
de  nouveau  à  ton  aise,  mais  garde-toi  de  voler!  un  libre  essor  t'est  in- 
terdit. »  Et  son  tendre  père  l'avertit  en  ces  termes  :  «  Dans  la  terre  gît  la 
force  rapide  qui  va  te  pousser  vers  les  régions  de  l'air.  Touche  seulement 
le  sol  du  bout  de  ton  orteil,  et,  comme  Antée,  fils  de  la  Terre,  tu  sen- 
tiras une   énergie  nouvelle.  »   Lui  cependant  s'exerce  sur  la  masse  de  ce 


JrtAàiliplJEiirj' 


DiaxiÈMiî  rAiniii.  2".)." 

roc;  puis  du  bord  passe  à  un  autre,  et  va  de  tous  côtés  comme  un  ballon 
chassé  par  le  vent.  Cependant,  tout  à  coup  il  disparaît  dans  la  fente  d'un 
précipice  affreux.  Nous  le  croyons  perdu  ;  sa  mère  se  lamente ,  son  père  la 
console  ;  et  moi,  haussant  les  épaules,  je  me  liens  dans  l'angoisse.  Et  main- 
tenant quel  spectacle!  Des  trésors  gisaient-ils  donc  enfouis  là?  Voyez,  il 
vient  de  se  parer  de  vêtements  bariolés  de  fleurs,  des  nœiuls  pendent  de  ses 
bras,  des  rubans  flottent  autour  de  son  sein.  La  lyre  d'or  dans  ses  mains, 
comme  un  vrai  petit  Phébus,  il  marche  tout  joyeux  vers  le  bord.  Nous 
nous  étonnons,  et  ses  parents  ravis  tombent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 
Cependant  quel  éclat  resplendit  à  son  front?  qui  brille  ainsi  ?  On  ne  le  sau- 
rait dire.  Est-ce  une  couronne  d'or?  est-ce  la  flamme  d'un  génie  surna- 
turel? Et  lui  gesticule,  enfant  qui  annonce  déjà  le  maître  à  venir  dans  l'art 
du  beau,  celui  dans  les  veines  de  qui  courent  déjà  les  éternelles  mélodies  ; 
et  c'est  ainsi  que  vous  allez  l'entendre,  ainsi  que  vous  allez  le  voir  et  l'ad- 
mirer entre  tous. 

Le  choeur.  Tu  nommes  cela  un  prodige,  fille  de  Crète!  tu  n'as  donc  jamais 
rntendu  le  récit  du  poëte?  tu  n'as  donc  jamais  rien  appris  des  traditions 
d'Ionie  et  d'IIellas,  des  traditions  si  riches  de  nos  pères? 

Tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  n'est  qu'un  bien  triste  écho  des  jours 
glorieux  de  nos  ancêtres;  et  ton  récit  ne  peut  se  comparer  à  ce  qu'un  ai- 
mable mensonge,  plus  vraisemblable  que  la  vérité  même,  nous  raconte  du 
fils  de  Maïa. 

La  troupe  des  gardiennes  jaseuses,  selon  une  sotte  coutume  ,  l'enveloppe, 
lui  délicat  et  fort,  nourrisson  à  peine  au  monde,  dans  le  duvet  d'une  couche 
pure,  et  l'entortille  de  langes  précieux.  Mais,  délicat  et  fort,  le  fripon  retire 
avec  adresse  ses  membres  élastiques  et  souples,  et  laisse  à  sa  place  l'écorce 
empourprée  qui  le  retenait  captif,  pareil  au  papillon  éclos  qui,  dépouillant 
la  rude  chrysalide,  déploie  volontiers  ses  ailes  au-devant  de  l'éther  inondé 
de  soleil. 

Tel  lui,  agile  entre  tous,  prouve  déjà  par  des  traits  perfides  qu'il  est  le 
patron  des  voleurs,  des  fripons  et  de  tous  ceux  qui  cherchent  aventure.  Il 
dérobe  avec  adresse  à  Neptune  le  trident,  à  Mars  le  glaive,  à  Phébus  l'arc  el 
la  flèche,  à  Yulcain  les  pinces;  il  prendrait  même  à  Jupiter  la  foudre  s'il 
n'avait  peur  du  feu  ;  il  lutte  avec  l'Amour  et  le  ferrasse  !  il  ravit  sa  cein- 
ture à  Cypris,  qui  le  caresse. 

(Un  chant  de  harpe  douv  et  mélodieux  sort  du  sein  de  la  grotte  ;  le 
cliœur  entier  prête  l'oreille,  et  paraît  bientôt  ému  profondément  De 
ce  moment  à  la  pause  indiquée,  la  symphonie  contitme.) 

Phorkyas.  Écoutez  les  gracieux  sons,  délivrez-vous  vile  des  fables;  la 
vieille  race  de  vos  dieux,  laissez-la,  elle  n'est  plus. 

Nul  ne  veut  plus  vous  comprendre  ;  nous  voulons  une  monnaie  plus 
haute  ;  désormais  il  faut  que  cela  sorte  des  cœurs,  qui  doit  agir  sur  les 
cœurs. 

(Elle  se  retire  vers  les  rochers.) 


±H  FAUST. 

Le  choeur.  Si  loi,  crcalnre  hideuse,  —  tu  codes  ;i  ces  sons  flatfeiirs, — 
nous  autres,  nous  nous  sentons  émues  jusqu'aux  larmes. 

L'éclat  du  soleil  j)eut  disparaître, — lorsque  dans  l'âme  le  jour  se  lève. 
— -Nous  trouvons  dans  nos  propres  cœurs  —  ce  que  refuse  l'univers. 

HÉLÈNE,  FAUST,  ELPHORION',  dans  l'appareil  que   Plwrkyas  vient  de 

décrire. 

EuPHORioN.  Entendez-vous  mes  chansons  enfantines,  —  vous  en  faites 
aussitôt  vos  délices. — Voyez-vous  mes  honds  cadencés,  —  votre  cœur  pater- 
nel tressaille. 

Hélène.  L'amour  pour  un  honheur  terrestre,  —  l'amour  rapproche  un 
nohle  couple;  mais,  pour  une  joie  divine, — il  forme  une  heureuse  trinité. 

Faust.  Désormais  tout  est  trouvé. — Je  suis  à  toi,  tu  m'appartiens. — 
Nous  sommes  ainsi  liés.  —  Pouvait-il  en  être  autrement? 

Le  choeur.  Sous  la  douce  apparence  de  cet  enfant,  —  les  délices  de  tant 
de  siècles  —  se  rassemblent  sur  ce  couple  heureux.  —  Oh!  que  cette  union 
me  touche  ! 

EuPHORioN.  Laissez-moi  sauter, — laissez-moi  bondir,  —  tendre  là-haut 
—  à  tous  les  vents  ! — c'eü  mon  désir,  —  il  me  prend  déjà. 

Faust.  Modère-toi!  —  pas  de  folle  imprudence! — Que  la  chute  et  la 
disgrâce  —  n''aillent  pas  te  rencontrer,  —  nous  plonger  dans  l'abîme, — 
notre  fils  chéri  ! 

EuPHORiON.  Je  ne  veux  pas  plus  longtemps  —  tenir  à  terre; — laissez  mes 
mains, — laissez  mes  boucles, — laissez  donc  mes  vêtements,  —  ils  sont 
à  moi. 

Hélène.  Oh!  pense,  oh!  pense  —  à  qui  lu  appartiens,  — pense  à  nos 
angoisses! — que  tu  détruis  —  le  noble  bien  acquis, — acquis  pour  loi, — 
pour  moi,  pour  lui  ! 

Le  choeur.  Bientôt  va,  je  le  crains  —  se  rompre  l'union. 

Hélène  et  paust.  Calme,  modère  —  ])Our  l'amour  de  tes  parents  —  ces 
vifs  élans  —  surnaturels  ;  — dans  une  humeur  douce  et  pastorale,  — réjouis 
la  campagne. 

'  Cet  Kiiph  )ri()ii  ôtiiit  né  avec  des  ailes;  Jupiter  en  devint  amoiireiïv,  et  rommc  le  ])el  adolescent 
se  dérobait  aux  désirs  furieux  de  l'Olympien,  celui-ci  le  foudroya  dans  l'île  de  Mélos,  une  des  (>- 
clades.  I^es  Nymphes  qui  se  cliargèrciit  du  soin  d'ensevelir  Eupliorion  furent  cliangées  eu  grenouilles 
(l'tolem.,  Ilepli.,  I\',  p.  7)\1 .)  Tel  est  le  mylhe  |)ar  lequel  Goetlie  va  clore  rintcrmèdc  antique  de 
sa  tragédie.  l^.upli()ri(Mi,  c'est  tout  simplement  l'expression  de  la  |)(>ésie  moderne.  Fils  d'Hélène,  la 
heauté  grec([uc,  la  beauté  su|)rème,  et  de  Faust,  le  Faust  allemand,  la  force  allemande,  la  profon- 
deur sfieutidqne,  ([uel  représentant  plus  noble  la  poésie  moderne  aurait-elle  pu  cboisii?  Ici,  du  reste, 
tout  se  renconire  à  soubait,  et  la  fantaisie  du  poëte  a  beau  jeu.  En  effet,  cet  l*'.u|)bori()u,  produit  des 
volu|)tés  postinimes  d'Hélène  et  d'Achille,  créature  idéale  sans  existence  réelle,  vient  figurer  tout 
naturellement  dans  cette  scène.  Sou  caractère  même,  eu  tant  que  personnage  allégorique,  y  trouve 
une  acception  plus  haute;  car  s'il  bondit  toujours  du  sein  d'Hélène,  il  a  cette  fois  Faust  pour  père 
au  lieu  d'Achille;  la  force  de  l'esprit,  l'intelligence  ,  la  grandeur  morale,  en  un  mot,  au  lieu  de  la 
beauté  pliysiquc. 


DEUXllîMlî  FAKKE.  m> 

EüPHoiUüN.  A  volle  inlunliori  seulement — je  ino  retiens.  (5e  glissant  à 
travers  le  chœur,  et  l'entraînant  à  la  danse.) 

Volontiers  je  m'insinue  ainsi,  —  race  joyeuse.— Et  maintenant  —  la 
mélodie,  — 1(î  mouvement,  est-ce  bien? 

Hélène.  Oui,  c'est  bien;  conduis  les  belles  —  en  une  danse — barmo- 
nieuse. 

Faust.  Que  tout  cela  n'est-il  fini!  —  Le  badinaf.>e  — ne  peut  me  réjouir. 

EUPHORION  ET  LE  CHŒUR. 

(Ils  se  croisent,  chantant,  dansant.  ) 

Lorsque  tu  balances — gracieusement — le  couple  de  tes  bras; — lorsque 
dans  sa  splendeur  —  lu  laisses  flotter — ta  cbevelure  ;  —  lorsque  ton  pied 
si  léger  —  glisse  sur  la  terre, — et  que  çà  et  là  —  les  membres  s'enlacent, 

—  ton  but  est  atteint, — aimable  enfant, — et  tous  nos   cœurs  —  volent 
vers  toi. 

(Pause.) 

EuPHORiON.  Toutes  vous  êtes  —  des  bicbes  agiles. — A  de  nouveaux  jeux, 

—  lancons-nous  tous  ensemble!  — Je  suis  le  cbasseur,  — vous  le  gibier. 
Le  choeur.  Veux-tu  nous  prendre?  —  Pas  tant  d'efforts;  —  car  nous  ne 

désirons — toutes,  au  fond,  —  que  t'embrasser,  —  toi,  belle  image! 

EuPHORiON.  Seulement  à  travers  les  bois,  — ^les  arbres  et  les  pierres!  — 
Le  bien  qu'on  a  sans  peine — me  répugne; — celui  qu'il  faut  conquérir  par 
la  force  —  seul  me  réjouit. 

Hélène  et  faust. — 0  pétulance!  ô  délire! — >(ul  espoir  de  le  uiodérer. 

—  On  dirait  un  cor  qui  sonne  —  sur  la  vallée  et  sur  le  bois.  —  Quel  dés- 
ordre !  quels  cris  ! 

LE  CHŒUR. 

(Les  jeunes  lilles  entrant  rapiticnicnt  une  à  une.) 

11  nous  a  bien  vile  passées;  — et,  nous  raillant  avec  dédain,  —  il  traîne 
ici  maintenant  —  la  plus  sauvage  de  nos  groupes. 

ErPHORioN,  portant  une  jeune  ßlle  dans  ses  bras,  .l'entraîne  ici  la  sauvage 
petite  —  pour  la  forcer  à  se  rendre  à  mes  désirs. — Pour  mes  délices,  ma 
joie, —  j'étreins  sa  poitrine  rebelle,  — je  baise  sa  boucbe  mutine,  — je  f;\is 
acte  en  vérité —  de  force  et  de  volonté. 

La  jeune  fille.  —  Laisse-moi  !  sous  cette  enveloppe  —  est  aussi  le  courage 
et  la  force  d'esprit  ;  —  notre  volonté  vaut  la  tienne,  —  on  ne  la  dompte  point 
facilemcnl. — Tu  me  crois  donc  ta  captive?  —  Tu  comptes  donc  bien  sur 
Ion  bras!  — Tiens  ferme,  et  je  te  brûle,  — insensé,  c'est  mon  plaisir.  — 

(Elle  s'allume  et  llanihoie  dans  l'espace  *.  ) 

'  La  Nvniplie  incandescente  écliappe  à  son  étreinte  :  Eu])horion  s'élance  à  l'encontre  des  venfs  et 
des  flots,  et  se  précipite  dans  la  mêlée  11  vent  porter  secours  au  peuple  (pii  combat  dans  la  plaine 
pour  sa  liberté,  au  peuple  grec. 


296  FAUST. 

Snis-nioi  dans  les  airs  légers,  —  sous  les  stalactites  des  grottes.  — Attrape 
ton  but  qui  t'échappe. 

Elphorion,  secouant  les  dernières  flammes.  Entassement  de  rocs  ici  — 
entre  les  bois  et  les  broussailles.  — Espace  étroit  on  j'étouffe! — je  suis 
pourtant  jeune  et  vaillant.  — Les  vents  grondent, —  les  flots  bouillonnent 
là-bas. — J'entends  les  vents,  les  flols  au  loin; — je  voudrais  bien  m'en 
rapprocher. 

(  Il  bondit  toujours  plus  haut  le  long  du  rocher.) 

Hélène,  Faust,  le  choeur.  Yeux-tu  donc  ressembler  aux  chamois?  — 
L'idée  de  ta  chute  nous  épouvante. 

EupiiORiON.  Toujours  plus  haut  je  dois  monter, —  toujours  plus  loin  je 
dois  voir.  —  Je  sais  maintenant  où  je  suis  !  — Au  milieu  de  l'île,  au  milieu 
—  du  pays  de  Pélops,  qui  tient — de  la  terre  et  de  la  mer  ! 

Le  choeur.  Dans  le  bois,  sur  la  montagne,  —  ne  peux-tu  l'arrêter  en 
paix?  —  Venez,  allons  chercher  à  cette  heure — des  pampres  verts,  —  des 
panjpres  sur  les  coteaux,  —  des  figues  et  des  pommes  d'or. — Ah!  dans  ce 
pays  aimable,  —  reste  aimable. 

EuPHORiON.  Rêvez-vous  le  jour  de  la  paix?  —  Rêve  qui  peut  rêver!  Guerre 
est  le  mot  d'ordre  !  — et  victoire  c'est  la  chanson. 

Le  CHOEUR.  Qui  dans  la  paix — regrette  la  guerre  —  a  renoncé  pour 
jamais  au  bonheur  —  de  l'espérance. 

EuPHORioN.  Ce  sol  en  enfanta  plus  d'un  —  toujours  prêt  à  s'élancer  du 
sein  du  péril  dans  le  péril.  —  d'un  courage  libre,  sans  borne,  —  prodigue 
de  son  propre  sang,  —  d'un  esprit  sacré,  —  inaccessible  aux  ténèbres!  — 
Qu'il  porte  bonheur  à  ceux  qui  luttent! 

Le  CHOEUR.  Voyez  là-haut  comme  il  s'élève — 'Sans  nous  paraître  petit, — 
tout  armé,  prêt  à  la  victoire,  —  éclatant  d'airain  et  d'acier! 

EuPHORioN.  Point  de  flols,  point  de  murailles!  —  la  conscience  de  soi- 
même  est  assez!  —  La  poitrine  d'airain  de  l'homme  —  est  un  fort  inex- 
pugnable. 

Voulez-vous  rester  inconquis?  —  armez-vous  à  la  légère,  —  et  fondez 
ainsi  dans  la  bataille!  Femmes  deviennent  amazones,  —  et  chaque  enfant 
un  héros. 

LE    CHOEIR. 

Sainte,  sainte  Poésie! 
Vers  le  lirmament  sois  ravie  ! 
Monte  cl  brille,  étoile  de  feu, 
[voin,  toujours  plus  loin,  dans  le  bleu! 
En  vain  jusques  à  l'Enipyrée 
Tu  t'élèves  en  ton  essor. 
Toujours,  toujours  ta  voix  sacrée, 
Chaste  lumière  au  timbre  d'or. 
Nous  atteint  et  nous  charme  encor. 

EuPHGRioN.  Non,  ce  n'est  point  un  enfant  que  vous  voyez!  —  Tadoles- 


DEUXIEME  PARTIK.  Su- 

cent vient  tout  en  armes! — joint  aux  forts,  aux  libres,  aux  braves,  —  il  a 
déjà  agi  dans  sa  pensée. —  Maintenant  en  avant!  maintenant  là-bas  —  le 
champ  va  s'ouvrir  pour  la  gloire. 

Hélène  et  faust.  A  peine  appelé  dans  la  vie,  —  à  peine  au  jour  serein 
donné, — tu  tends  à  l'élancer  du  point  où  le  vertige  t'a  déjà  pris  —  dans 
un  espace  plein  de  douleurs.  — Ne  sommes-nous  —  donc  rien  pour  toi? 

—  Le  doux  lien  est-il  un  songe? 

EuPHORmN.  N'enlendez-vous  pas  —  tonner  sur  la  mer?  Les  échos  des 
vallons — -roulent  les  tonnerres. — 'Dans  les  flots  et  dans  la  poussière, — 
légion  contre  légion;  —  dans  la  mêlée,  à  la  douleur,  au  martyre;  —  et  la 
mort — est  le  mot  d'ordre;  c'est  compris  maintenant! 

Hélène,  Faust,  le  choeir.  Quelle  horreur!  quelle  éj)ou vante!  — La  mort 
est-elle  la  loi? 

EuPHORiON.  Dois-je  voir  cela  de  loin? — Non;  il  faut  que  je  partage  —  les 
alarmes,  les  périls. 

Les  précédents.  Orgueil  et  danger  !  —  Sort  fatal! 

EuPHORiON.  Mais,  —  deux  ailes  —  se  déploient!  là-bas!  j'y  vais,  j'y  vais. 

—  Laissez,  que  je  m'envole! 

(Il  se  lance  dans  les  airs  ;  ses  vêtements  le  portent  un  instant;  sa  tête 
rayonne  ;  une  traînée  de  feu  resplendit  sur  sa  trace.) 

Le  choeur.  Icare!  Icare!  assez  de  malheurs! 

(Un  beau  jeune  homme  tombe  aux  pieds  d'Hélène  et  de  Faust.  Son 
visage  rappelle  des  traits  connus^;  cependant  le  corps  se  dissipe  dans 
l'air,  l'auréole  monte  comme  une  comité  vers  le  ciel  ;  il  ne  reste  sur 
le  sol  que  la  tunique,  le  manteau  et  la  Ijre.) 

Hélène  et  faust.  A  la  joie  aussitôt  succède  —  une  affreuse  douleur. 

EUPHORION. 

(Voix  sortie  dos  profondeurs.) 

0  iTière  !  dans  les  sombres  royaumes,  mère,  ne  me  laisse  pas  seul! 

(Pause.) 
LE  CHOEUIl. 

(Cbant  funèbre.) 

Seul,  oh!  non,  — quels  que  soient  les  lieux  où  tu  séjournes, — car  nous 
croyons  te  reconnaître.  Hélas!  lorsque  tu  désertes  la  lumière  du  soleil,  nul 

1  On  saisira  facilement  l'allusion  que  renferme  l'épisode  d'Eupliorion.  En  présence  de  cette  ar- 
deur précoce  que  nul  frein  ne  modère,  de  cette  nature  en  proie  au  désir  de  la  conquête,  de  ce  génie 
qui  se  consume  un  instant  dans  l'étreinte  embrasée  d'une  jeune  fille,  puis  s'élève,  brille,  étoile  de 
poésie,  au  plus  haut  point  du  ciel,  et  vient  tomber  sur  un  champ  de  bataille  du  Péloponèse,  le  lec- 
teur a  déjà  nommé  Byron  ;  c'est  au  chantre  d'Harold  et  de  IManfred  que  revient  l'honneur  de  cette 
digression  poétique,  et  lors  même  que  Goethe  n'aurait  pas  pris  la  peine  de  s'en  expliquer  claire- 
ment, le  chant  de  deuil  qu'on  va  lire  sufliiait  pour  lever  toute  espèce  de  doute  sur  ce  point.  (Voir 
notre  Essai  sur  Goethe  et  le  Second  Faust,  placé  en  tête  du  volume.) 

S8 


298  FAUST. 

cœur  ne  voudra  pour  cela  se  séparer  de  toi.  A  peine  saurions-nous  gémir; 
nous  chanlerions  la  destinée  en  l'enviant;  dans  les  jours  sereins  et  les 
jours  sombres,  ton  chant  et  ton  cœur  furent  grands  et  beaux. 

Hélas!  né  pour  le  bonheur  de  la  terre,  d'illustres  aïeux,  d'une  force  puis- 
sante, hélas!  sitôt  perdu  pour  toi-même,  fleur  de  jeunesse  moissonnée! 
Regard  profond  pour  contempler  le  monde,  sympathie  pour  toutes  les 
angoisses  du  cœur,  passion  ardente  des  meilleures  femmes,  chant  dont  toi 
seul  avais  le  secret! 

Mais,  dans  ton  élan  indomptable,  tu  te  précipitas  dans  le  piège  fatal. 
Ainsi,  tu  rompis  violemment  avec  les  mœurs,  avec  la  loi. — Cependant  à 
la  fin  ta  haute  réflexion  dirigea  ton  courage,  tu  voulus  conquérir  la  gloire 
suprême,  —  mais  la  fortune  te  trahit. 

A  qui  sourit-elle?  —  Triste  question  devant  laquelle  le  Destin  se  voile 
lorsque,  dans  les  jours  de  malheur,  les  peuples  sanglants  se  taisent.  — 
Mais  modulez  de  nouveaux  chants,  relevez  vos  têles  courbées,  — le  sol  en 
enfantera  d'autres,  comme  il  en  a  de  tout  temps  enfanté. 

(Pause  générale,  la  musique  cesse.) 

Hélène,  à  Faust.  Mon  exemple,  hélas  !  justifie  cette  antique  parole  :  Le 
Bonheur  et  la  Beauté  ne  sauraient  s'unir  pour  longtemps.  Le  lien  de  la 
vie  comme  de  l'amour  est  brisé;  je  les  déplore  l'un  et  l'autre,  leur  dis  un 
douloureux  adieu,  et  tombe  dans  tes  bras  une  dernière  fois.  Perséphone, 
prends  l'enfant,  prends  aussi  la  mère. 

(Elle  embrasse  Faust;  l'élément  terrestre  disparaîl;  ses  vêtements  et 
ses  voiles  restent  dans  les  bras  de  son  époux.) 

Phorkyas,  à  Faust.  Tiens  ferme  tout  ce  qui  te  reste  de  tout  ceci  ;  ne  laisse 
pas  le  vêtement  s'échapper.  Déjà  les  démons  se  l'arrachent  par  les  bouts, 
et  voudraient  bien  le  tirer  dans  les  mondes  souterrains.  Tiens  ferme  !  ce 
n'est  plus  la  déesse  que  tu  as  perdue;  cependant  c'est  divin.  Mets  à  profit 
la  faveur  sublime,  inestimable,  et  t'élève  ;  aussi  longtemps  que  tu  pourras 
Y  tenir,  il  t'emportera  dans  l'air,  au-dessus  des  choses  vulgaires.  Nous  nous 
reverrons  loin,  bien  loin  d'ici. 

(Les  vêtements  d'Hélène  s'évaporent  en  nuages,  enlourent  P^aust,  et,  le 
ravissant  vers  les  régions  étliérées,  passent  avec  lui  '.) 

PHORKYAS. 

(Elle  ramasse  sur  le  sol  la  tunique  d'Eupborion,  son  manteau  et  sa  lyre,  s'avance  vers  le  proscenium, 

et  dit,  soulevant  les  dépouilles.) 

Bon  !  toujoui'S  cela  de  trouvé.  La  flamme,  à  la  vérité,  s'est  évanouie. 
Pourtant  je  n'en  ai  pas  de  regret  pour  le  monde.  En  voici  assez  pour  sacrer 

'  Hélène  dit  à  Faust  un  éternel  adieu  ,  et  va  retrouver  son  llls  dans  le  royaume  de  Proserpine. 
Ses  voiles  se  déploient  autour  de  Faust,  et  l'enlèvent  comme  un  nuage.  Le  vêtement  de  la  beauté 
grecque,  l'enveloppe  extérieure  de  la  forme,  suffit  pour  ravir  riiomme  aux  régions  supérieures  et  le 
préserver  à  tout  jamais  du  sens  vulgaire. 


DEUXIÈME   PARTIE.  2!>0 

des  poêles,  pour  soulever  l'envie  du  métier  et  de  la  corporation,  et  si  je 
ne  puis  octroyer  le  talent,  je  pourrai  du  moins  prêter  l'iiabit. 

(Elle  s'assied  sur  le  proscenium,  au  pied  d'une  colonne,) 

Panthalis.  Maintenant  alerte,  jeunes  filles!  nous  voilà  délivrées  des  en- 
chantements,—  délivrées  des  liideux  liens  fantastiques  delà  vieille  gueuse 
Ihessalienne,  comme  aussi  di\ cliquetis  confus  de  ces  sons  discoi'dants  qui 
troublent  l'oreille  et  davantage  encore  le  sens  intérieur.  Descendons  à 
riladès!  la  reine,  d'un  pas  solennel,  déjà  s'y  est  rendue.  Que  les  pasdeses 
fidèles  suivantes  immédiatement  s'attachent  à  sa  trace  !  nous  la  trouverons 
au  trône  de  l'Impénétrable. 

Choeur.  Les  reines,  à  vrai  dire,  sont  bien  partout  ;  même  au  sein  de 
l'Hadès  elles  tiennent  le  haut  rang, — orgueilleusement  unies  à  leurs  sem- 
blables, confidentes  intimes  de  Persépbone. — Mais  nous,  au  fond  des 
champs  d'asphodèles,  compagnes  des  longs  peupliers  monotones,  des 
saules  inféconds,  quel  passe-temps  avons-nous?  de  piauler,  semblables 
à  des  chauves-souris;  bruit  fastidieux,  fantastique  ! 

La  coryphée.  Qui  ne  s'est  pas  conquis  de  nom  et  naspire  à  rien  de  noble 
appartient  aux  éléments.  —  Ainsi,  allez!  le  désir  me  possède  d'être  avec 
ma  reine.  Ce  n'est  pas  seulement  le  mérite,  mais  aussi  la  fidélité  qui  pré- 
serve la  personne. 

[Exif.) 

Toutes.  Nous  sommes  rendues  à  la  lumière  du  jour,  —  mais  nous  ne 
sommes  plus  des  l'ersonnes,  — des  Etres;  —  nous  le  sentons,  nous  le  sa- 
vons.— Mais  pour  l'Hadès,  nous  n'y  retournerons  jamais.  La  Nature,  éter- 
nellement vivante,  a  de  pleins  droits  sur  nous,  et  nous  sur  elle  '. 

UNE    PAKTIE    m    CHOEIR. 

Nous,  SOUS  le  frais  murmure  et  les  légers  frissons 

De  ces  mille  rameaux,  de  ces  épais  feuillages, 

Souriant,  attirant  en  nos  gais  l)adinages 

Les  sources  de  la  vie  à  la  branche,  aux  bourgeons, 

Riches  en  (leurs  s;>ns  nombre,  en  rejetons  qui  poussent. 

Ornons  en  liberté  les  (lottantes  toisons 

Pour  la  prospérité  des  végétations. 

Le  fruit  tombe,  aussitôt  s'assemblent  et  se  poussent 

Les  honnncs,  les  troupeaux,  heureux  d'être;  jaloux 

De  saisir,  de  goûter,  ils  s'arrachent  la  pomme, 

Se  heurtent  à  l'envi,  se  disputent,  et  comme 

Devant  les  premiers  dieux,  tout  fléchit  devant  nous. 

*  Après  tant  de  vicissitudes,  le  chœur  fait  un  retour  sur  lui-même,  il  comprend  qu'on  ne  l'a  évo- 
qué du  sein  des  Mères,  des  idées,  que  pour  venir  former  le  cortège  d'Hélène,  et  jouer  un  rôle  se- 
condaire dans  la  fantasmagorie.  Panthalis  exhorte  ses  compagnes  à  suivre  la  reine,  mais  elles  refusent 
de  rentrer  dans  l'Hadès;  l'éternelle  Nature  les  attire  irrésistd)lemenl.  Goethe  se  souvient  ici  de  la 
fable  du  berger  Acis  et  de  la  nymphe  Galathée  *  ;  les  unes,  fenillnges  épais,  vont  frémir  au  vent  du 
soir;  les  autres,  pampres  verts,  assister  aux  travaux  des  vendanges;  celles-ci  s'épancher  en  fleuves, 
celles-là  gazouiller  en  petits  ruisseaux  de  cristal  ;  et  la  symphonie  du  panthéisme  accompagne  les  mé- 
tamorphoses. 

*  Vovez  Ovide.  Métam.  xiii. 


500  FAUST. 

l'RE    AUTUE    PAU'llE    DU    CIIOKUR, 

Nous,  dans  le  frais  miroir  de  ces  roches  profondes, 
Doucement  traînons-nous,  glissons  à  molles  ondes, 
Épions  chaque  bruit,  la  chanson  des  oiseaux, 
Les  soupirs  que,  le  soir,  exhalent  les  roseaux. 
Est-ce  la  voix  de  Pan,  efl'roi  de  la  nature, 
La  réponse  aussitôt  est  prête  ;  s'ii  murmure. 
Nous  murmurons  aussi,  nous  autres,  en  échos  ; 
Et  s'il  tonne,  dix  fois  nous  roulons  par  derrière 
Eu  un  redoublement  aifreux  notre  tonnerre. 

TROISIÈME    PARTIE. 

D'un  sens  plus  agité  nous  coulons  en  ruisseaux, 
Car  la  chaîne  sans  fin  de  ces  riches  coteaux 
Nous  attire,  mes  sœurs  ;  —  profondes  et  rapides, 
Méandres,  arrosons  de  nos  ondes  limpides 
Les  prés  verts,  les  sentiers,  la  plaine  et  le  vallon, 
Et  le  petit  jardin  autour  de  la  maison. 
Dressant  leur  svelte  cime  au  fond  du  paysage. 
Là-bas  les  verts  cyprès  l'indiquent,  —  les  cyprès 
Qui  dominent  au  loin  les  cîiamps  et  le  rivage. 
Et  dans  le  clair  miroir  balancent  leurs  rellets. 

QUATRIÈME    PARTIE    DU    CHOEUR. 

Allez,  mes  sœurs,  allez  à  votre  fantaisie  ! 
Nous  voulons  serpenter  sur  le  coteau  joyeux 
Où  la  vigne  mûrit  sur  le  sarment  qui  plie; 
Nous  voulons  contempler  avec  nos  propres  yeux 
La  chaude  passion  du  vigneron  fidèle. 
Et  de  son  zèle  ardent  voir  le  succès  douteux. 
Tantôt  c'est  la  faucille,  et  tantôt  c'est  la  pelle  ; 
Il  arrache,  il  émonde,  il  lie,  il  amoncelle. 
Implorant  tous  les  dieux,  surtout  le  dieu  du  jour. 
Bacchus  l'efféminé  ne  s'inquiète  guère 
Du  mortel  qui  lui  voue  un  si  pieux  amour  ; 
Caché  sous  la  feuillée  ou  dans  le  frais  mystère 
De  sa  grotte  profonde,  il  badine  à  loisir 
Avec  le  jeune  faune  amoureux  du  plaisir. 
Ce  qu'il  faut  à  Bacchus  pour  sa  paisible  fête. 
Et  pour  les  visions  de  son  esprit  dispos, 
Demeure  incessamment  au  fond  des  larges  pots 
Rangés  des  deux  côtés  de  sa  fraîche  retraite. 
Cependant  tous  les  dieux,  et  surtout  Helios, 
A  force  d'air,  de  pluie  et  de  rayons  de  flamme, 
Amassent  à  souhait  le  trésor  des  raisins. 
Ce  que  le  vigneron  a  taillé  de  ses  mains 
S'éveille  tout  d'un  coup,  et  s'agite,  et  prend  àinc. 
Le  feuillage  tressaille,  et  mille  bruits  confus 
Courent  de  toutes  parts  dans  les  pampres  émus. 
La  corbeille  gémit,  le  seau  cric  et  clapote  ; 
Sous  le  faix  des  raisins  on  sent  ployer  la  hotte  ; 
Puis,  vers  la  cuve  immense  on  court  avec  ardeur 
Pour  les  bonds  cadencés  du  puissant  vendangeur; 
Et  des  raisins  vermeils  l'abondance  sacrée. 
Foulée  insolemment  sous  les  pieds,  pressurée, 
Dégoutte  en  écumant  et  soulève  le  ccrur; 


DIU  MKMR   l'A  in  II-;.  ÖOI 

El  maiiilcuant  voici  que  les  l'ollcs  i  ynibales 
Tintent  de  toutes  parts  avec  un  bruit  d'airuiu  ; 
L'oreille  est  étourdie,  et  pour  les  bacchanales, 
Du  mystère  profond  Dionysos  sort  enfin, 
Entraînant  sur  ses  pits  le  faune  et  ses  pareilles, 
Qu'il  s'en  va  caressant  d'une  lascive  main  ; 
Entre  eux,  d'un  pas  hardi,  trotte  sur  le  chemin 
L'animal  de  Silène,  aux  deux  longues  oreilles. 
Allons  ,  les  pieds,  fourchus  régnent  en  souverains  : 
Les  sens  sont  enivrés,  et  l'oreille  tressaille  ; 
L'ivrogne  emplit  sa  coupe  en  battant  la  muraille. 
Et  c'en  est  fait  :  la  tète  et  le  ventre  sont  pleins. 
On  en  voit  quelques-uns  qui  résistent  encore  ; 
Mais,  hélas!  ils  ne  font  qu'augmenter  la  rumeur. 
Pour  faire  au  vin  nouveau  sa  place  avec,  honneur, 
On  vide  chaque  pot  et  chaque  vieille  amphore. 

(Le  rideau  tomhc.) 

(Phorkyas  se  dresse  gigantesque  sur  le  proscenium,  descend  du  cothurne,  dépouille  le  masque 
et  le  voile,  et  se  montre  sous  l'apparence  de  Méphistophélès,  pour  épiloguer  sur  le  morceau  et 
le  commenter  en  tant  qu'il  est  nécessaire.) 


UUU  JU VUUVUUV u  Ul/UUUU UU l'UUUU  u  Ü VUUUAUUUU  vvi/i- U V UUU UUUUU 'J Ul  u vuuu vuu u 


ACTE  OIJATRIÈME. 


HAUTE  MONTAGNE. 


Cimes  de  rochers  aigus,  énormes  ;  un  nuage  passe,  s'accote,  s'aflaisse  sur  un  plateau  en  saillie,  se 

sépare. 


FAUST  en  sort   . 

Le  regard  abaissé  vers  les  solitudes  profondes  qui  se  déroulent  sons  mes 
pieds,  je  parcours  le  bord  de  ces  sommets,  laissant  là  le  cbar  de  nuages 
qui,  cheminant  à  travers  la  terre  et  la  mer,  m'a  conduit  au  séjour  de  la  pure 
lumière.  11  s'éloigne  de  moi  avec  lenteur,  sans  se  fondre  en  poussière.  La 
masse  se  dirige  vers  l'orient  comme  un  ballon  qui  roule,  et  le  regard 
étonné  la  suit.  A  mesure  qu'elle  avance,  elle  se  dissout,  ondoyante,  chan- 
geante; la  voilà  maintenant  qui  prend  forme  et  paraît  vouloir  se  modeler! 
Non  !  mon  œil  ne  m'abuse  pas!  sur  des  coussins  inondés  des  clartés  du  so- 
leil, royalement  étendue,  gît,  colossale,  une  image  semblable  à  quelque 
divinité.  Oui,  Junon,  par  exemple,  Léda,  Hélène,  une  image  de  femme 
grandit  et  flotte  majestueuse  et  charmante  à  mes  yeux  ravis.  Hélas!  déjà  tout 
se  brise!  et  la  masse  informe  désormais  s'arrête  du  côté  dcroricnt,  assez 

'  Faust  met  pied  à  terre  sur  le  plateau  d'une  haute  monlagnc  Le  nuage  merveilleux,  après  l'a- 
voir déposé,  s'en  retourne  du  côté  de  l'est.  Faust,  les  yeu\  perdus  dans  l'infini,  suit  la  masse  vapo- 
reuse et  contemple  une  deinicre  lois  dans  ses  transparences  les  types  éternels  du  beau  dont  son 
âme  est  possédée.  —  C'est  ici,  à  cette  période  de  la  tragédie,  où  Faust,  échappé  aux  fascinations 
de  l'antique,  passe  à  d'autres  sphères  d'activité,  qu'en  mai  1817  Goethe  renoua  le  fil  longtemps 
interrompu  de  ses  idées,  et  se  remit  à  l'œuvre,  «grâce  à  l'instigation  sympathique  de  bons  esprits.» 
(Goethe  an  Zeller.  Th.  IV,  S.  318.) 


DEUXIÈME  PARTIE.  303 

semblable  à  quelque  lointain  glacier  où  se  réflécbirait  pour  moi  le  sens  des 
jours  passés.  Cependant  une  douce  vapeur  m'environne,  tiède  et  légère; 
elle  rassérène  mon  front  et  ma  poitrine,  elle  s'élève  frémissante  dans  l'air, 
toujours  plus  haut,  elle  prend  l'orme.  Visage  ravissant,  premier  bien  de  ma 
jeunessCj  bien  si  longtemps  regretté,  es-tu  encore  une  illusion?  Je  sens 
ruisseler  de  nouveau  les  trésors  enfouis  au  fond  du  cœur,  trésors  du  pre- 
mier dge.  Amour  de  la  première  aurore,  tu  viens  d'un  vol  rapide  faire  re- 
vivre devant  moi  le  premier  regard  senti  à  fond,  compris  à  peine,  et  qui, 
loujours  gardé,  efface  à  son  éclat  toute  autre  splendeur.  Pareille  à  la  beauté 
de  l'âme,  la  douce  forme  s'élève  sans  se  briser,  se  balance  dans  l'air,  et 
avec  elle  emporte  la  meilleure  partie  de  mon  être. 


UNE  BOTTE  DE  SEPT  LIEUES  PIETINE. 

Une  autre  la  suit  aussitôt. 

MEPIIISTOPHELES  met  pied  à  terre.  —  Les  Bottes  s'éloignent  au  plus  vite, 

Méphistophélès.  a  la  bonne  heure,  voilà  ce  que  j'appelle  marcher! 
Mais,  dis-moi  un  peu  ce  qui  te  prend?  Tu  descends  au  beau  milieu  de 
ces  horreurs,  dans  ce  gouffre  de  pierres  béantes.  Je  connais  bien  ce  ter- 
rain, quoiqu'il  ne  soit  pas  à  sa  place;  car^  à  vrai  dire,  c'était  le  fond  de 
l'enfer. 

Faust.  Tu  n'es  jamais  à  court  de  légendes  drolatiques  ;  voilà  encore  que 
tu  commences  à  en  débiter. 

Méphistophélès,  (Tun  ton  sérieux.  Lorsque  Dieu,  le  Seigneur  —  et  je 
sais  bien  pourquoi,  —  nous  chassa  des  régions  de  l'air  dans  les  abîmes 
profonds,  là  où  dans  une  fournaise  centrale  la  flamme  éternelle  se  consu- 
mait elle-même,  nous  nous  trouvâmes  dans  une  clarté  par  trop  vive,  pres- 
sés les  uns  contre  les  autres,  et  dans  une  position  fort  incommode.  Alors 
les  diables  de  tousser  en  masse,  d'éternuer  de  haut  en  bas;  l'enfer  de  se 
gonfler  de  puanteur  sulfureuse  et  d'acides.  Quel  gaz!  c'était  prodigieux! 
Si  bien  qu'en  peu  de  temps  la  croûte  unie  de  la  terre,  si  épaisse  qu'elle  fût, 
dut  éclater  avec  fracas.  Maintenant  nous  avons  retourné  la  chose  :  ce  qui 
jadis  était  profondeur  est  aujourd'hui  sommet.  Là-dessus  ils  ont  fondé 
leur  doctrine  d'élever  ce  qui  est  bas  et  d'abaisser  ce  qui  est  élevé'  j  car  nous 

'  Il  faut  voir  dans  ces  paroles  de  Méptiistopliélès  une  allusion  ironique  aux  théories  des  nou- 
veaux géologues,  de  L.  de  Burch,  par  exemple,  et  de  tous  ceux  qui  professent  avec  lui  le  système 
de  l'élévation  du  sol  océanique  en  montagnes,  système  dont  Goethe,  partisan  avoué  du  neptunisnie 
de  Werner,  ne  pouvait  admctlre  les  prétentions.  On  verra  par  ses  confessions  géognostiijues  [Geo- 
gnostichc  Bekenntnisse,  \\'erke  Bd.  51,  S.  184.  f.),  à  quel  point  l'auteur  de  Faust  était  attaché 
aux  idées  de  Werner,  qu'il  partageait  encore  dans  ses  dernières  années,  après  avoir  visité  les  mas- 


504  FAUST. 

passâmes   alors   de   la  servilude  étouffante  de  l'abîme  à  la  domination  de 

l'air  libre,  mystère  évident,  si  bien  gardé  qu'il  ne  sera  révélé  aux  peuples 

que  fort  tard. 

(Ephes.,  VI,  12.) 

Faust.  La  masse  des  monlagues  est  pour  moi  noblement  silencieuse,  je 
ne  demande  ni  le  comment  ni  le  pourquoi.  Lorsque  la  nature  se  fonda  elle- 
même,  elle  arrondit  tout  simplement  le  globe  terrestre,  se  plut  à  élever  les 
pics,  à  creuser  les  abîmes,  à  appuyer  le  roc  contrôle  roc,  le  mont  contre  le 
mont  ;  puis  elle  disposa  les  faciles  collines,  adoucissant  leur  pente  dans  la 
vallée.  Là  tout  est  verdure  et  végétation,  et  pour  se  réjouir  elle  n'a  pas 
besoin  d'insensés  soubresauts. 

Méphistophélès.  Vous  le  croyez  ainsi  !  cela  vous  paraît  clair  comme  le 
jour!  mais  celui  qui  fut  présent  sait  les  cboscs  autrement.  J'étais  là  lors- 
qu'au sein  du  gouffre  incandescent  bouillonnait  encore  la  lave  en  fusion  ; 
lorsque  le  marteau  de  Molocb,  forgeant  rocbers  sur  rocbers,  lança  au 
loin  les  débris  granitiques;  le  sol  est  encore  tout  joncbé  de  ces  lourdes 
masses.  Comment  expliquer  une  telle  éruption?  Le  pbilosoplie  n'y  com- 
prend rien.  La  roche  est  là,  il  faut  bien  l'y  laisser;  nous  y  avons  perdu 
notre  latin.  —  Le  peuple  naïf  et  grossier  comprend  seul  et  ne  se  laisse 
pas  détourner  de  sa  croyance.  Depuis  longtemps  sa  sagesse  a  mûri;  c'est 
un  miracle  dont  l'honneur  revient  à  Satan.  Mon  pèlerin,  appuyé  sur  la 
béquille  de  la  foi,  visite,  clopin  dopant,  la  Pierre  du  diable,  le  Pont  du 
diable. 

Faust.  Il  faut  avouer  cependant  qu'il  est  intéressant  de  voir  comment  les 
diables  se  rendent  compte  de  la  nature. 

Méphistophélès.  Que  la  nature  soit  ce  qu'il  lui  plaît,  peu  m'importe! 
11  ne  s'agit  que  d'un  point  d'honneur  :  le  diable  était  présent!  Nous 
sommes  gens  à  faire  de  grandes  choses;  tumulte,  force  brutale,  extra- 
vagances :  voilà  qui  l'atteste.  —  Enfin,  pour  m'expliquer  clairement, 
rien  ne  te  plaît-il  sur  notre  surface?  Tes  regards,  en  planant  dans  les 
espaces  infinis,  ont  vu  «  les  empires  du  monde  et  leurs  pompes.  » 

(Matth.,  IV.) 

Mais,  difficile  à  contenter  comme  tu  l'es,  n'as-tu  donc  point  éprouvé  de 
sensation? 

Faust.  Cependant,  quelque  chose  de  grand  m'a  attiré;  devine! 

Méphistophélès.  C'est  bientôt  fait.  Pour  moi,  voici  la  capitale  que  je  me 
choisirais  :  au  cœnr  de  la  ville  le  fouillis  de  la  mangcaille  des  bour- 
geois, ruelles  étroites,  pignons  aigus,  marché,  choux,   navets,   oignons; 

• 

SOS  gramllqucs  du  Harz,  dos  bois  de  Tliuringo,  du  FichtelgcLirn;,  du  la  Bohônic,  de  la  Suisse  et  de 
la  Savoie,  ne  voulant  pas,  disait-il,  abjurer  un  système  (]u'il  reconnaissait  comme  vrai,  «par  amour 
pour  une  tbéoric  qui,  sortie  de  principes  tout  opposés,  ne  s'appuyait  que  sur  des  révolutions  et  des 
phénomènes  accidentels.  »  Qu'on  se  rappelle  à  ce  sujet  le  Seismos  de  la  nuit  de  Walpiirgis, 
qu'il  met  en  présence  des  forces  graniti(iues  primitives,  et  réfute  par  la  bouche  d'Oréas,  roc  de 
Da  turc. 


DliüXIKMli  PAKTIE.  TiOli 

étaux  de  bouchers  où  les  mouches  s'installent  pour  dévorer  les  viandes 
charnues.  Là,  tu  trouves  à  toute  heure,  à  coup  sûr,  puanteur  et  activité. 
Puis,  de  grandes  places,  de  larges  rues,  pour  se  donner  une  certaine  appa- 
rence grandiose;  et  enfin,  là  où  nulle  porte  ne  borne  plus  l'espace,  des 
faubourgs  à  perte  de  vue.  Là,  je  me  réjouirais  du  roulement  des  voitures, 
du  va-et-vient  tumultueux,  de  Téternel  mouvement  confus  de  cette  fourmi- 
lière éparpillée,  et  toujours,  soit  à  cheval,  soit  en  voiture,  je  paraîtrais  le 
point  central,  honoré  par  des  myriades. 

Faust.  Cela  ne  me  saurait  satisfaire!  On  se  réjouit  de  voir  le  peuple  se 
multiplier,  vivre  à  sa  manière  dans  le  bien-être,  se  former  et  s'instruire, 
—  et  l'on  n'élève  que  des  rebelles. 

Méphistophélès.  Puis  je  me  bâtirais,  dans  un  style  grandiose,  en 
un  site  agréable,  un  château  de  plaisance,  bois,  collines,  plaines,  prés 
et  champs  disposés  en  jardin  avec  magnificence  :  le  long  des  tapis  ve- 
loutés de  vertes  murailles,  des  sentiers  alignés,  des  ombres  avec  art  mé- 
nagées, des  cascades  tombant  de  rochers  en  rochers,  et  des  jets  d'eau 
de  toute  espèce.  Là-bas,  un  jet  majestueux  monte  dans  l'air,  et  sur  les  côtés 
mille  bagatelles  gazouillent  et  chuchotent.  Ensuite,  pour  les  femmes,  les 
belles  femmes,  je  construirais  de  petites  maisons  commodes  et  majes- 
tueuses; je  voudrais  passer  là  des  heures  infinies  dans  une  solitude  char- 
mante et  sociable.  Je  dis  les  femmes  ;  car,  une  fois  pour  toutes,  je  ne  rêve 
les  beautés  qu'au  pluriel. 

Faust.  Mauvais  et  moderne  !  Sardanapale  ! 

Méphistophélès.  Devine-t-on  jamais  le  but  où  tu  aspires?  C'était  sans 
doute  quelque  chose  de  sublime.  Toi  qui,  dans  ce  trajet,  fus  porté  si  près 
de  la  lune,  ton  aspiration  ne  fy  poussa-t-elle  pas? 

Faust.  Nullement.  Ce  globe  terrestre  offre  encore  assez  d  espace  pour 
les  grandes  actions.  Il  faut  que  j'accomplisse  quelque  chose  de  grand.  Je 
me  sens  des  forces  pour  une  vaillante  activité. 

Méphistophélès.  Ainsi  tu  ambitionnes  la  gloire?  On  voit  que  tu  viens 
de  te  frotter  aux  héroïnes. 

Faust.  Je  veux  conquérir  la  domination,  je  veux  posséder!  L'action  est 
tout,  la  gloire  rien. 

Méphistophélès.  Cependant  il  se  trouvera  des  poètes  pour  annoncer  ton 
éclat  à  la  postérité,  enflammer  la  démence  par  la  démence. 

Faust.  Tout  cela  te  demeure  étranger.  Que  sais-tu,  toi,  des  désirs  de 
rhomme?  Ton  ingrate  nature,  pleine  d'amertume  et  de  fiel,  que  sait-elle 
de  ce  qu''il  faut  à  Thomme? 

Méphistophélès.  Qu''il  soit  fait  selon  la  volonté!  Confie-moi  l'étendue  de 
tes  caprices. 

Faust.  Mon  regard  était  attiré  sur  la  haute  mer;  elle  s'enflait,  se  voû- 
tant au-dessus  d'elle-même;  puis  elle  s'apaisait  et  secouait  ses  vagues  pour 
envahir  la  plaine  du  rivage  uni.  Et  cela  m'irritait  comme  l'arrogance  irrite 
l'esprit  libre  qui  respecte  les  droits  de  tous,  et,  soulevant  le  sang  avec  pas- 

39 


506  FAUST. 

sion,  lo  jclto  dans  le  malaise  de  l'àme.  Je  pris  d'abord  cela  pour  un  acci- 
dent, j'aiguisai  mon  regard  ;  la  vague  s'arrùlait,  puis  se  déroulail  encore 
et  s'éloignait  du  but  atteint  avec  orgueil;  l'heure  revient,  el  le  jeu  se  re- 
nouvelle. 

Mépiiistopiiélès,  adspectatorcs.  Je  n'apprends  ici  rien  de  neuf;  il  y  a  plus 
de  cent  mille  ans  que  je  connais  cela. 

Faust,  poursuivant  avec  exaltation.  Elle  s'approche  en  rampant,  el  de 
toutes  parts,  stérile  elle-même,  porte  la  stérilité.  Elle  s'enfle,  et  croît,  cl 
roule,  et  déborde  les  limites  du  sable  inculte.  Lcà,  flots  sur  flols  régnent  en 
souverains  ;  ils  se  retirent  sans  avoir  rien  fécondé.  Ah  !  voilà  qui  me  tra- 
vaille jusqu'au  désespoir  !  Force  sans  but  des  éléments  indomptés!  Alors 
mon  esprit  tend  ses  ailes  pour  s'élever  au-dessus  de  lui-même.  Là,  je  vou- 
drais lutter,  je  voudrais  vaincre  ! 

Et  cela  est  possible!  —  Tout  orageuse  qu'elle  est,  elle  se  ploie  devant 
chaque  éminence.  Elle  a  beau  se  mouvoir  avec  orgueil,  la  moindre  hau- 
teur lui  montre  un  front  superbe,  la  moindre  profondeur  l'attire  irrésisti- 
blement. De  là,  dans  mon  esprit,  plan  sur  plan  :  atteindre  à  celle  jouis- 
sance suprôme^  de  chasser  du  rivage  l'arrogante  mer,  de  resserrer  les 
bornes  de  la  plaine  humide,  et  de  la  refouler  au  loin  en  elle-même.  Pas  à 
pas  j'en  suis  venu  à  tout  calculer.  Voilà  mon  désir,  ose  le  seconder! 

(Taml)ours  et  musique  guerrière  derrière  les  spectateurs,  au  loin,  du  côté  droit.) 

Méphistophëlès.  Qu'à  cela  ne  tienne  ! — Entends-tu  les  tambours  là-bas? 

Faust.  Encore  la  guerre,  cela  répugne  au  sage. 

Méphistophëlès.  La  guerre  ou  la  paix!  il  est  sage  de  travailler  à  tirer 
parti  de  chaque  circonstance.  On  guette,  on  suit  des  yeux  l'inslant  pro- 
pice. L'occasion  est  là,  Faust;  sache  la  saisir. 

Faust.  Grâce  de  semblables  énigmes!  Bref,  de  quoi  s'agit-il?  Expli- 
que-toi. 

Méphistophëlès.  Dans  mon  voyage,  rien  ne  m'est  demeuré  caché.  Le 
bon  Empereur  flotte  dans  les  plus  grands  embarras,  tu  le  connais.  Lorsque 
nous  l'amusâmes  et  fîmes  passer  de  fausses  richesses  dans  ses  mains,  le 
monde  entier  fut  à  lui.  Car  il  était  jeune  lorsque  le  trône  lui  échut,  el  il  lui 
plut  d'en  conclure  faussement  que  cela  pouvait  s'accorder  à  merveille,  et 
que  c'était  digne  d'envie  et  beau,  de  régner  et  de  jouir  de  la  vie  en  même 
temps. 

Faust.  Erreur  profonde!  L'homme  destiné  à  gouverner  doit  trouver  le 
bonheur  suprême  dans  le  gouvernement,  sa  poitrine  est  pleine  d'une  su- 
blime volonté  ;  mais  ce  qu'il  veut,  il  n'est  donné  à  personne  de  l'appro- 
fondir. Ce  qu'il  souffle  à  l'oreille  de  ses  confidents  s'accomplit  sur  l'heure, 
et  le  monde  s'étonne.  De  la  sorte  il  sera  toujours  le  premier  entre  nous, 
le  plus  digne,  —  La  jouissance  abrutit. 

Méphistophèlés.  Tel  n''est  point  le  cas.  Il  se  mil  à  jouir,  lui,  et  com- 
ment! En  attendant,  le  royaume  tomba  dans  l'anarchie  :  grands  et  petits, 
ici  et  là  se  firent  la  guerre  ;  les  frères  se  dépossédaient,  s'égorgeaient,  fief 


DEUXIEME  PARTIE.  507 

contre  fief,  ville  contre  ville,  les  corporations  aux  prises  avec  la  noblesse, 
l'ovcquc  avec  le  chapitre  et  la  paroisse.  Dans  les  églises,  meurtre  et  assas- 
sinat; devant  les  portes,  marchand  et  voyageur,  c'en  était  fait  de  tous.  En 
attendant,  chez  tous  la  témérité  croissait  a  l'envi  ;  car  qui  disait  vivre,  di- 
sait se  défendre.  —  Mais  bah  !  cela  allait. 

Faust.  Cela  alla,  boîta,  se  releva,  tomba,  puis  finit  par  faire  la  culbute 
et  rouler  lourdement  pôle-mèle. 

Mépihstophélès.  a  vrai  dire,  personne  n'était  en  droit  de  se  récrier 
contre  un  pareil  état  de  choses;  chacun  voulait  du  crédit  et  pouvait  en 
avoir;  le  plus  chétif  passait  pour  un  personnage  d'importance.  Cependant, 
à  la  fin,  les  meilleurs  trouvèrent  que  la  démence  devenait  par  trop  grande; 
les  vaillants  se  levèrent  avec  force  et  dirent  :  Est  souverain  celui  qui  nous 
donne  le  repos;  l'Empereur  ne  le  peut,  ne  le  veut,  —  choisissons  un  nou- 
vel empereur,  ranimons  l'empire;  et  tandis  qu'il  donne  à  chacun  la  sé- 
curité, marions  la  paix  et  la  justice  dans  un  monde  renouvelé. 

Faust.  Voilà  qui  sentie  prêtre. 

Mépihstophélès.  Aussi  c'étaient  des  prêtres,  ils  voulaient  mettre  à  l'abri 
leur  gros  ventre;  ils  étaient  plus  intéressés  que  tous.  La  révolte  grondait, 
la  révolte  fut  sanctifiée,  et  notre  Empereur,  que  nous  avons  si  fort  diverti 
jadis,  se  retire  vers  ces  lieux,  pour  y  livrer  peut-être  sa  dernière  bataille. 

Faust.  J'ai  pitié  de  lui,  il  était  si  bon,  si  ouvert! 

Mépihstophélès.  Viens,  observons;  qui  vit  doit  espérer.  Si  nous  le  tirions 
de  cette  étroite  vallée!  Une  fois  sauvé,  il  l'est  mille.  Sait-on,  d'ailleurs, 
comment  peuvent  tomber  les  dés?  Qu'il  ait  seulement  du  bonheur,  et  il 
aura  des  vassaux. 

(Ils  grimpent  sur  la  montagne  intermédiaire,  et  contemplent  la  dispo- 
sition des  troupes  dans  la  vallée.  Un  bruit  de  tambours  et  de  musi- 
(^iie  guerrière  s'élève  d'en  bas.) 

Méphistophélès.  La  position,  à  ce  que  je  vois,  est  bien  prise;  nous  pas- 
sons de  leur  côté,  et  la  victoire  est  assurée. 

Faust.  Qu'y  a-t-il  à  attendre  de  cela?  Illusion,  fantasmagorie,  apparence 
vaine! 

Méphistophélès.  Stratagèmes  pour  gagner  des  batailles!  Prends  courage 
et  réfléchis  à  ton  but.  Que  nous  conservions  à  l'Empereur  son  trône  et 
ses  Etats,  et  tu  n'as  plus  qu'à  mettre  le  genou  en  terre  pour  recevoir  en  fief 
une  plage  sans  bornes. 

Faust.  Tu  as  déjà  fait  bien  deschoses.  Eh  bien,  voyons,  gagne  une  bataille. 

Méphistophélès.  Non,  c'est  toi  qui  la  gagneras!  Cette  fois  tu  es  le  géné- 
ral en  chef. 

Faust.  Honneur  légitime,  en  vérité  :  commander  là  où  je  n'entends  rien  ! 

Méphistophélès.  Laisse  faire  le  bâton  de  maréchal,  et  je  te  réponds  du 
maréchal.  J'ai  dès  longtemps  ressenti  les  misères  de  la  guerre,  et  me  suis 
formé  un  conseil  composé  des  forces  élémentaires  de  l'homme  et  des  mon 
tagnes;  tant  mieux  pour  qui  sait  les  rassembler. 


308  FAUST. 

Faust.  Qu'est-ce  que  je  vois  là-bas  portant  les  armes?  As-tu  soulevé  le 
peuple  de  la  montagne? 

Méphistophélès.  Non;  mais,  semblable  à  maître  Peler  Squenz ',  de 
toute  la  multitude  j'ai  su  tirer  la  quintessence. 

LES  TROIS  VAILLANTS  s'avancent  K 

Sam.  II,  XXIII,  8. 

Méphistopuélès.  Tiens,  voilà  mes  lurons  !  Tu  vois,  différents  d'âges, 
différents  de  vêtements  et  d'armures;  tu  ne  t'en  trouveras  point  mal. 

[Ad  spectatores.)  Tout  le  monde  aujourd'hui  raffole  d'armure  et  de 
hausse-col,  et  allégoriques  comme  ils  sont,  les  gueux  n'en  plairont  que 
davantage. 

UAUFEBOLD. 

(Jeune,  armure  légère,  mise  bariolée.) 

Si  quelqu'un  me  regarde  dans  le  blanc  des  yeux,  je  lui  lance  mon  poing 
dans  la  gueule;  et  le  lâche  qui  veut  fuir,  je  l'empoigne  par  ses  cheveux 
de  derrière. 

HABEBALD. 

(Allure  mâle,  équipement  convenable,  mise  riebe.) 

Les  vaines  querelles  ne  sont  ([ue  fariboles,  on  y  perd  sa  journée.  A 
prendre  seulement  sois  infatigable;  du  reste,  ne  t'en  informe  qu'après. 

HALTEFEST. 

(Agé,  solidement  armé,  sans  vêlement.) 

Avec  cela,  on  n'avance  pas  non  plus  à  grand'chose.  Un  grand  bien  se 
dissipe  bientôt,  emporté  dans  le  flot  murmurant  de  la  vie.  A  la  vérité, 

'  On  connaît  cet  original  de  la  pièce  de  Sbakspere,  ce  cliarpentier  Peter  Squcnz,  du  Songe  d'une 
nuit  d'été,  qui  arrange  la  comédie  de  Pyrame  et  Tbisbé,  de  concert  avec  cinq  autres  compères  qu'il 
a  cboisis  dans  tout  Atbèncs  et  tirés  de  la  populace,  comme  les  seuls  dignes  de  jouer  devant  le  duc 
et  la  dutlussc.  Mépbistopliélès  fait  ainsi,  et  de  même  que  Peter  Squenz  et  ses  cinq  lurons,  il  donne 
ses  Trois  Vaillants  comme  la  quintessence  des  forces  dont  il  dispose. 

2  Allusion  aux  Trois  Vaillants  liommes  de  David.  (II,  Uoisxxiii,  8.)  «  .lasnboam;  —  il  tua  bult 
cents  bommes  sans  se  reposer.  Éléazar  ;  —  les  Israélites  ajant  fui,  Eléazar  seul  fut  ferme,  et  battit 
les  Pbilistins  jusqu'à  ce  que  sa  main  se  lassât  de  tuer  et  qu'elle  demeurât  attacbée  à  son  épéc.  «  Il 
conduisit  le  peuple  au  pillage.  »  Semma  {le  plus  estimé)  :  —  les  Pbilistins  s'étant  un  jour  assemblés 
près  d'un  cbàteau  où  il  y  avait  un  cbamp  plein  de  lentilles,  et  ayant  fait  fuir  le  peuple  devant  eux, 
il  demeura  ferme  au  milieu  du  cbamp,  le  défendit  contre  eux  et  en  lua  un  grand  nombre.»  Goetbc 
reproduit  ici  ces  trois  types,  qui  représentent  les  différentes  périodes  de  la  guérie,  llaufibold  (l'as- 
sommeur)  correspond  au  premier  des  Trois  Vaillants  bommes;  llabedald  (qui  aura  bientôt),  le  pd- 
lard,  au  second:  Hnltefest  (tient  ferme,  celui  qui  garde,  qui  maintient),  au  troisième. 


DEUXIEME  PARTIE.  309 

prendre  est  fort  bien;  mais  conserver  est  mieux  encore.   Laisse  l'aire  le 
vieux  gaillard,  et  personne  jamais  ne  te  prendra  la  moindre  chose. 

(Ils  (Icsccndciil  tous  ptispmhlc  dans  les  profondeurs.  ) 


SUR  LA  PARTIE  ANTÉRIEURE  DE   LA  MONTAGNE. 


Bruit  de  tambours  et  sons  de  musique  guerrière  s'éievant  d'en  bas. 
La  tente  de  l'Empereur  est  déployée. 


L'EMPEREUR,  LE  GÉNÉRAL  EN  CHEF,  TRABANS. 

Le  général  en  chef.  La  détermination  me  paraît  toujours  sagement  prise, 
d'avoir,  dans  ce  vallon  favorable,  resserré  toute  l'armée;  j'espère  forte- 
ment que  ce  choix  nous  portera  bonheur. 

L'empereur.  Ce  qui  en  sera,  nous  Talions  voir.  Cependant  cette  espèce 
de  fuite,  cette  retraite  m'afflige. 

Le  général  en  chef.  Contemple,  ô  mon  prince  !  notre  droite.  Un  pareil 
terrain  me  semble  fait  au  souhait  de  la  pensée  guerrière  :  des  hauteurs 
peu  rudes,  sans  être  cependant  trop  accessibles,  avantageuses  aux  nôtres, 
dangereuses  pour  l'ennemi;  nous,  à  demi  cachés  sur  un  plan  ondulé,  la 
cavalerie  n'oserait  s'aventurer  par  ici. 

L'empereur.  II  ne  me  reste  qu'à  louer;  ici  le  bras  et  la  poitrine  pourront 
s'éprouver. 

Le  général  en  chef.  Là,  dans  la  plaine  étendue  de  la  prairie,  vois-tu  la 
phalange  animée  au  combat?  Les  piques  reluisent  étincelantes  dans  l'air, 
dans  la  lumière  du  soleil,  à  ti\ivers  les  vapeurs  du  matin.  Vois  onduler 
les  sombres  flots  de  ce  carré  puissant  !  Des  milliers  d'hommes  brûlent  ici 
pour  de  grandes  actions.  Reconnais  à  cela  la  force  de  la  masse;  je  me  fie  à 
elle  pour  disperser  la  force  des  ennemis. 

L'empereur.  C'est  la  première  fois  qu'il  marrive  de  jouir  de  ce  beau 
coup  d'oeil;  une  pareille  armée  vaut  le  double  de  son  nombre. 

Le  général  en  chef.  De  notre  gauche,  je  n'ai  rien  à  en  dire;  de  vail- 
lants héros  gardent  le  roc  solide.  Ce  pic  de  granit,  tout  élincelant  d'armes, 
protège  le  passage  important  de  l'étroit  défilé.  Là,  je  le  pressens,  viendront 
avec  imprévoyance  se  briser  dans  l'affaire  sanglante  les  forces  de  l'en- 
nemi. 

L'empereur.  Là-bas,  les  voilà  qui  s'approchent,  ces  faux  alliés  qui  me 
donnaient  le  nom  d'oncle,  de  cousin  et  de  frère,  et  qui,  de  jour  en  jour 
plus  audacieux  dans  leurs  privautés^,  enlevèrent  au  sceptre  sa  force,  au 
trône  sa  considération  ;  puis,  divisés  entre  eux,  dévastèrent  l'empire,  et, 


510  FAUST. 

maintenant  réunis,  se  sont  soulevés  contre  moi!  La  multitude  flotte  indé- 
cise et  finit  par  rouler  oii  le  torrent  l'entraîne  . 

Le  général  en  chef.  Un  homme  fidèle,  envoyé  en  reconnaissance, 
descend  à  grands  pas  la  montagne.  Que  la  chance  lui  ait  été  propice  ! 

Premier  messager.  Nous  avons  réussi  avec  adresse  et  courage  à  nous 
insinuer  ici  et  là,  mais  nous  rapportons  peu  de  succès.  Un  grand  nombre 
offre  de  te  jurer  hommage,  comme  mainte  autre  troupe  fidèle;  mais  nous 
ne  voyons  en  tout  ceci  que  prétexte  à  l'inaction,  fermentation  intérieure, 
danger  poptilaire. 

L'emperelr.  Le  principe  de  l'égoïsme  n'est  ni  la  reconnaissance,  ni  la 
sympathie,  ni  le  devoir,  ni  l'honneur,  mais  la  conservation  de  soi-même. 
Eh  !  ne  pensez-vous  pas,  lorsque  votre  mesure  est  pleine,  que  l'incendie 
du  voisin  doit  vous  consumer? 

Le  GENERALEN  CHEF.  Voïci  vcuir  le  second  messager;  il  descend  à  pas 
lents,  épuisé  de  lassitude;  il  tremble  de  tous  ses  membres. 

Second  messager.  D'abord  nous  avisâmes  avec  plaisir  un  tumultueux 
pèle-môle.  Soudain,  inattendu,  un  nouvel  empereur  s''avance.  Vers  les 
sentiers  qu'on  lui  prescrit,  la  multitude  s'élance  à  travers  la  plaine;  tous 
suivent  les  drapeaux  menteurs  qui  se  déploient;  nature  de  moutons  ! 

L'empereur.  Un  empereur  rival  s'avance  pour  mon  avantage;  mainte- 
nant, pour  la  première  fois,  je  sens  que  je  suis  l'Empereur.  J'ai  endossé 
l'armure  en  soldat  ,  et  m'en  toici  revêtu  maintenant  pour  de  plus 
grands  desseins.  Dans  chaque  fête,  au  milieu  de  la  pompe  et  des  splen- 
deurs, une  seule  chose  me  manquait,  à  moi  :  le  danger.  Vous  tous,  tant 
que  vous  êtes,  vous  m'avez  conseillé  les  jeux  chevaleresques  ;  le  cœur  me 
battait,  je  ne  respirais  que  tournois,  et.  ne  m'eussiez-vous  détourné  de  la 
guerre,  je  resplendirais  déjà  maintenant  dans  la  gloire  des  hauts  faits.  Dès 
l'instant  où  là-bas  je  me  suis  miré  dans  l'empire  du  feu,  j'ai  senti  dans 
ma  poitrine  le  sceau  de  l'indépendance;  l'élément  m'assaillit  avec  toutes 
SCS  horreurs;  ce  n'était  qu'une  illusion,  mais  une  illusion  sublime.  J'ai 
rêvé  confusément  victoire  et  renommée.  Je  reprends  ce  que  j'ai  indigne- 
ment négligée 

(Les  hérauts  partent  pour  aller  provoquer  ranti-empereur.  ) 

FAUST,  couvert  d'une  armure,  la  visière  à  demi  baissée. 
LES  TROIS  VAILLANTS ,  équipés  et  vêtus  comme  plus  haut. 

Faust.  Nous  nous  avançons  sans  crainte  qu'on  nous  blàmc;  même  en 
dehors  de  la  nécessité,  la  prévoyance  porte  son  fruit.  Tu  le  sais,  le  peuple 
des  montagnes  médite  et  combine  incessamment,  déchiffrant  l'écriture  de 
la  nature  et  du  granit.  Les  Esprits,  dès  longtemps  retirés  de  la  plaine, 
sont  plus  que  jamais  voués  à  la  montagne.  Ils  agissent  en  silence  dans  le 
labyrinthe  des  gouffres,  dans  le  noble  gaz  des  riches  vapeurs  métalliques; 
analysant  sans  relâche,  examinant,  combinant,  tous  leurs  efforts  tendent  à 


DRUXIKME   l'AIlTIE.  511 

dücovivrir  du  nouvoaii.  Avec  la  main  légère  des  puissances  surnalnrcllcs, 
ils  disposent  des  forincs  transparentes;  puis,  dans  le  cristal  et  son  éternel 
silence,  contemplent  les  événements  du  monde  supérieur. 

L'empereur,  ,1'enlends  et  je  veux  hien  le  croire;  mais  dis-moi,  mon  brave 
homme,  qu'avons-nous  à  faire  ici  de  tout  cela? 

Faust.  Le  Nécroman  de  Nurcia  \  le  Sabin,  est  ton  serviteur  fidèle  et  res- 
pectueux. Un  jour,  un  sort  affreux  le  menaçait;  déjà  les  fagots  craquaient; 
déjà  la  tlamme  aiguisait  ses  langues  ;  le  soufre  et  la  poix  se  mêlaient  aux 
bûches  sèches  entassées  tout  autour;  ni  l'homme,  ni  Dieu,  ni  le  diable, 
ne  le  pouvaient  sauver  ;  ta  majesté  brisa  les  chaînes  ardentes.  C'était  à 
Rome.  Il  te  reste  souverainement  obligé,  observant  sans  relâche  tes  pas 
avec  anxiété.  De  celle  heure  il  s'oublia  lui-même;  il  n'interroge  que  pour 
toi  les  étoiles  et  les  profondeurs  ;  il  nous  a  chargés  de  la  mission  de  t'as- 
sister  au  plus  vite;  puissantes  sont  les  forces  de  la  montagne.  Là  agit  la 
nature  dans  une  liberté  exubérante;  la  stupidité  des  sacristains  traite  ces 
œuvres  de  sorcellerie. 

L'empereur.  Aux  jours  de  gala,  lorsque  nous  saluons  des  hôtes  qui, 
joyeux,  viennent  partager  notre  joie,  c'est  un  plaisir  pour  nous  de  voir 
chacun  se  presser,  se  pousser,  de  voir  la  foule  rendre  étroit  le  vaste  espace 
de  nos  salles;  mais,  avant  toute  chose,  bienvenu  soit  l'homme  de  cœur 
qui,  délibéré,  nous  apporte  son  assistance  à  l'heure  matinale  qui  règne 
grosse  d'événements  ;  car  la  balance  du  Destin  ilotle  sur  elle.  Cependant 
retirez,  dans  cette  heure  solennelle,  votre  main  vaillante  du  glaive  impa- 
tient; honorez  le  moment  où  des  milliers  d'hommes  s'avancent  pour  ou 
contre  moi.  L'homme  est  tout  entier  en  lui-même.  Que  celui  qui  veut  le 
trône  et  la  couronne  soit  personnellement  digne  d'un  tel  honneur,  et  re- 
poussons de  notre  propre  main  dans  l'empire  des  morts  le  fantôme  qui 
s'est  levé  contre  nous,  qui  se  nomme  empereur,  maître  de  nos  Etats,  duc 
de  l'armée,  suzerain  de  nos  grands  vassaux! 

Faust.  Si  glorieux  qu'il  puisse  être  de  consommer  la  grande  affaire,  tu 
as  tort  d'exposer  ainsi  ta  tête.  La  crinière  et  le  cimier  ne  couvrent-ils  pas 
le  casque?  il  garantit  la  tête  qui  enflamme  notre  valeur.  Sans  le  chef,  que 
pourraient  accomplir  les  membres?  Il  s'endort,  et  tous  aussitôt  s'affaissent; 
il  est  blessé,  tous  en  souffrent;  tous  se  ravivent  s'il  se  relève  sain  et  sauf. 
Le  bras  soudain  se  met  à  l'œuvre,  il  lève  le  bouclier  pour  protéger  le 
crâne;  l'épée  aussitôt,  intelligente  de  son  devoir,  détourne  puissamment  le 

•  Quos  frigida  misit 

Nurcia. 

(Virgil.  .ï:ncid.  üb.  Vill.) 

Allusion  à  Georges  Sabellicus,  princeps  necromanticoruin,  Faustiis  junior,  dont  l'extravngnncc 
faisait  bruit  en  Allemagne  vers  J507.  Il  se  prétendait  appelé  à  reproduire  tous  les  miracles  du  Clirisl. 
Franz  de  Sickengen  le  fit  nonnner  recteur  à  l'école  de  Krcuznacb  ;  mais  il  ne  put  se  maintenir  en 
ce  poste,  et  ses  déiégleuieuts  le  forcèrent  à  quitter  la  ville.  —  Voir  la  lettre  de  Job.  Tritlicmius, 
dans  Goerrcs. 


512  FAUST. 

coup,  et  riposte.  Le  pied  prend  part  à  leur  bonheur  et  se  pose  Yaillamnient 
sur  la  nuque  de  l'ennemi  terrassé. 

L'empereur.  Telle  est  ma  fureur,  ainsi  je  voudrais  le  traiter,  faire  un 
escabeau  de  sa  tête  superbe  ! 

Les  hérauts  reviennent.  Nous  avons  trouvé  là-bas  peu  d'honneur,  peu 
de  crédit.  De  notre  énergique  et  noble  représentation,  ils  ont  ri  comme  de 
sornettes.  «  Votre  empereur  a  cessé  d'être  !  il  sY>sl  évanoui  comme  un  écho 
là-bas  dans  l'étroite  vallée!  Si  nous  faisons  encore  mention  de  lui,  c'est 
pour  dire  comme  le  conte  :   —  Il  était  une  fois...  » 

Faust.  11  en  a  été  fait  conformément  à  la  volonté  des  meilleurs  qui, 
fermes  et  fidèles,  se  tiennent  à  tes  côtés.  Cependant  l'ennemi  approche, 
les  tiens  attendent  avec  impatience;  ordonne  l'attaque,  le  moment  est 
propice. 

L'empereur.  Ici,  je  me  désiste  du  commandement.  [Au  général  en  chef.) 
Prince,  que  ton  devoir  repose  entre  tes  mains! 

Le  GÉNÉRAL  EN  CHEF.  Que  l'aile  droite  s'avance  donc!  L'aile  gauche  de 
l'ennemi,  qui  s'efforce  maintenant  de  gravir  la  hauteur,  doit  céder,  avant 
d'avoir  fait  le  dernier  pas,  à  la  fidélité  éprouvée  de  notre  vaillante  jeu- 
nesse. 

Faust.  Permets  donc  que  ce  jeune  héros  entre  incontinent  dans  tes  rangs, 
s'incorpore  à  tes  bataillons  et  qu'il  y  mène  son  branle  puissant. 

(Il  indique  à  sa  droite.) 

Raufebold  s'avance.  Qui  me  regarde  en  face  ne  s'en  retourne  pas,  si  ce 
n'est  avec  les  mâchoires  brisées!  qui  me  tourne  le  dos  va  sentir  sur-le- 
champ  son  col,  sa  tête  et  son  toupet  tomber  pantelants!  Et  si,  voyant 
comme  je  me  démène,  (es  hommes  frappent  de  l'épée  et  de  la  massue  à 
mon  exemple,  l'ennemi  tombera  terrassé,  homme  sur  homme,  noyé  dans 
les  flots  de  son  propre  sang. 

{ExH.) 

Le  général  EN  CHEF.  Quc  la  phalange  du  centre  suive  de  près,  qu'elle 
s'oppose  à  l'ennemi  prudemment,  mais  avec  toute  sa  force!  Un  peu  à 
droite,  là-bas,  voyez,  la  vaillance  exaspérée  de  nos  soldats  ébranle  toutes 
leurs  combinaisons. 

Faust,  indiquant  du  doigt  Vlwmme  du  milieu.  Que  celui-ci  reçoive  aussi, 
tes  ordres  ! 

IIabebald  s'avance.  A  la  valeur  des  légions  impériales  doit  s'allier  la  soif 
du  butin.  Voici  un  but  que  je  propose  à  tous  :  la  riche  tente  de  l'Anti- 
Empereur.  Il  ne  s'étalera  pas  longtemps  sur  son  trône,  je  me  place  à  la 
tête  de  la  phalange. 

EILEßEUTE. 

(Vivandière  le  cajolant.) 

Bien  que  je  ne  sois  pas  mariée  avec  lui,  il  n'en  reste  pas  moins  le  drille 
que  je  préfère.  Voilà  les  fruits  qui  mûrissent  pour  nous!  La   femme  est 


DEUXIÈME  FAHTIE.  .-.I." 

terrible  quand  elle  prend,  sans  pitié  quand  elle  vole.  A  la  victoire  donc! 
et  tout  est  permis. 

(  Exeunt.) 

Le  général  en  chef.  Sur  notre  gauche,  comme  on  pouvait  le  prévoir, 
leur  droite  se  précipite  vigoureusement.  On  résistera  corps  à  corps  à  leur 
furieuse  tentative  d'enlever  d'assaut  l'étroit  passage  du  défilé. 

V xmi  indique  à  sa  gauche.  Je  t'engage,  maître,  à  prendre  garde  à  celui-ci. 
11  n'y  a  pas  de  mal  à  ce  que  les  forts  se  renforcent. 

Haltefest  s'avance.  Point  de  soucis  pour  l'aile  gauche  !  Là  où  je  suis  la 
possession  est  assurée.  Il  n'y  a  point  de  foudre  pour  tordre  ce  que  je 
tiens. 

[Exit.) 

Méphistophélès  descendant  du  haut  de  la  montagne.  Maintenant,  voyez 
comme  dans  le  fond  de  chaque  gorge  de  rocher  des  hommes  armés  se 
pressent,  comblant  les  étroits  sentiers!  Avec  leurs  casques,  leurs  armures, 
leurs  épées,  leurs  boucliers,  ils  forment  derrière  nous  une  muraille,  at- 
tendant le  signal  pour  frapper.  (Bas,  aux  initiés.)  D'où  cela  vient,  ne  me 
le  demandez  pas.  Franchement,  je  n'ai  pas  perdu  mon  temps  ;  j'ai  vidé 
les  salles  d'armes  à  la  ronde.  Ils  se  tenaient  là  debout,  à  cheval;  on  eût 
dit  qu'ils  étaient  toujours  les  maîtres  de  la  terre.  Jadis  chevaliers,  rois, 
empereurs,  et  maintenant  coquilles  vides  d'escargots,  plus  d'un  spectre 
s'en  est  affublé,  ressuscitant  par  là  le  moyen  âge.  Quels  que  soient  les 
diablotins  qui  s'y  sont  fourrés,  ])our  cette  fois,  ils  ne  manqueront  pas  de 
faire  leur  effet.  [Haut.)  Ecoutez  comme  ils  s'irritent  à  l'avance  et  s'entre- 
choquent avec  un  bruit  métallique  !  Sur  les  étendards  flottent  des  haillons 
de  drapeaux  qui  soupiraient  après  un  souffle  d'air  vif.  Voici  un  vieux 
peuple  tout  disposé  à  prendre  part  aux  combats  du  jour. 

( Formidables  fanfares  veiuuil  d'en  liant,  confusion  notable  dans  l'année  ennemie.) 

Faust.  L'horizon  s'est  couvert  ;  par-ci  par-là  seulement  étincelle  une 
lueur  rouge  et  grosse  de  présages.  Le  rocher,  le  bois,  l'atmosphère,  le 
ciel  entier,  tout  se  confond. 

iMéphistophélès.  L'aile  droite  tient  ferme;  mais  j'aperçois  dans  la  mêlée, 
dépassant  tout  le  monde,  Hans  Raufbold,  le  géant  expéditif,  vivement 
occupé  à  sa  guise. 

L'empereur.  D'abord,  je  n'ai  vu  s'élever  qu'un  seul  bras;  maintenant, 
j'en  vois  déjà  une  douzaine  qui  bataillent.  Ceci  n'est  point  naturel. 

Faust.  N'as-tu  jamais  rien  entendu  dire  de  ces  bandes  de  nuages  qui  flot- 
tent sur  les  côtes  de  la  Sicile'?  Là,  des  visions  bizarres  vous  apparaissent, 
errant  dans  la  pure  clarté,  portées  vers  les  espaces  intermédiaires,  réfléchies 

'  Voir,  sur  les  fascinations  aériennes  du  détroit  de  Messine,  la  cbarmante  fantaisie  de  Lamothe- 
Fouquet. 

iO 


514  FAUST. 

dans  des  vapeurs  singulières  ;  là,  des  villes  vont  et  viennent,  des  jardins 
montent  et  descendent,  selon  que  l'image  découpe  l'éther. 

L'empereur.  Cependant,  voilà  qui  devient  suspect!  Je  vois  des  éclairs 
jaillir  des  piques;  je  vois,  sur  les  arnies  étincelantes  de  notre  phalange, 
danser  des  flammes  très-agiles.  Ceci  me  semble  par  trop  fantasmagorique. 

Faust.  Pardonne,  seigneur;  ce  sont  là  des  vestiges  de  natures  idéales 
perdues,  un  reflet  des  Dioscures,  par  qui  juraient  tous  les  navigateurs.  Ils 
rassemblent  ici  leurs  dernières  forces. 

L'empereur.  Mais  dis  :  à  qui  devons-nous  cela,  que  la  nature  nous  com- 
ble de  prodiges? 

Méphistophélès.  a  quel  autre  qu'à  ce  maître  sublime  qui  porte  la  desti- 
née dans  sa  poitrine?  Les  violentes  menaces  de  tes  ennemis  l'ont  ému  dans 
le  profond  de  son  être.  Sa  reconnaissance  veut  te  voir  sauvé;  dùt-ily  périr 
lui-même. 

L'empereur.  Us  me  conduisaient  en  grande  pompe.  J'étais  alors  quelque 
chose,  je  voulus  l'éprouver,  et  trouvai  bon,  sans  y  réfléchir  beaucoup, 
de  rendre  l'air  des  cienx  à  la  barbe  grise.  J'ai  gâté  par  là  une  fête  au 
clergé,  et,  franchement,  ne  me  suis  pas  concilié  ses  bonnes  grâces.  Se 
peut-il  que  maintenant,  après  tant  d'années,  je  ressente  l'action  de  cette 
bonne  œuvre? 

Faust.  Un  généreux  bienfait  porte  ses  fruits  avec  usure.  Tourne  ton 
regard  en  haut!  J'ai  idée  qu'il  va  nous  envoyer  un  augnre.  Tiens,  celui-ci 
s'explique  sur-le-champ. 

L'empereur.  Un  aigle  plane  aux  régions  célestes,  un  griffon  le  poursuit 
avec  acharnement. 

Faust.  Vois!  l'énigme  me  semble  propice.  Le  griffon  est  un  animal 
fabuleux;  comment  peut-il  avoir  l'audace  d'oser  se  mesurer  avec  un  aigle 
vrai  ? 

L'empereur.  Maintenant  ils  s'observent  en  décrivant  des  cercles  spacieux  ! 
—  Soudain  ils  fondent  l'un  sur  l'autre  pour  se  déchirer  la  poitrine  et  le 
cou. 

Faust.  Remarque  comme  ce  triste  griffon,  battu,  houspillé,  ne  trouve 
que  défaite,  et,  sa  queue  de  lion  basse,  se  précipite  dans  la  forêt  qui  cou- 
ronne le  pic  de  la  montagne,  et  disparaît! 

L'empereur.  Ou(>  l'énigme  s'accomplisse,  je  l'accepte  avec  étonnement. 

Méphistopiikuùs,  tourné  à  droite.  Nos  ennemis  cèdent  à  nos  coups  multi- 
pliés ,  et,  tout  en  combattant  sans  assurance,  se  ruent  vers  leur  droite, 
portant  ainsi  la  confusion  dans  l'aile  gauche  de  leur  corps  princij)al.  La 
tête  solide  de  notre  phalange  se  porte  à  droite,  et,  semblable  à  la  foudre, 
tombe  sur  le  côté  faible.  —  Maintenant,  comme  une  onde  émue  par  la 
tempête,  les  deux  puissances  égales  font  rage  et  se  démènent  dans  un  dou- 
ble combat.  Jamais  on  n'imagina  rien  de  plus  beau.  Nous  avons  gagné  la 
bataille. 

I/emperei  R,  tonrrié  à  gauche,  à  Fnvuf.  Regarde!  je  conçois  des  inqnié- 


UEUXIËMK  PARTIE.  r,i:. 

Indes  sur  oc  point  :  nolr(>  posilioii  est  (lanji,cr(!iise.  Je  no  vois  point  volor  de 
pierres^  rcnncini  occupe  les  pics  intérieurs,  et  déjà  les  ])ics  supérieurs 
sont  abandonnés.  Voilà  l'ennemi  en  masse  qui  s'aj)pr()che  de  plus  en  plus; 
peut-être  a-t-il  emporté  le  défilé.  Ouelle  issue  à  cette  sacrilège  tentative! 
Vos  arlilloes  n'ont  rien  produit. 

(Pause.  ) 

Méphistophélès.  Voici  venir  mes  dcnx  corbeaux;  quelle  nouvelle  peu- 
vent-ils m'apportor?  Je  crains  bien  que  cela  n'aille  mal  pour  nous. 

L'emperetr.  O'ic  veulent  ces  fâcheux  oiseaux?  échappés  à  la  mêlée  ar- 
dente, ils  dirigent  vers  nous  leurs  voiles  noires. 

Méphistophélès,  aux  deux  corbeaux.  Posez-vous  tout  près  de  mes  oreil- 
les. Celui  que  vous  protégez  n'est  point  perdu  ,  car  votre  conseil  est  sensé. 

Faust,  à  l' Empereur.  On  t'a  parlé  de  ramiers  qui,  du  fond  des  lointaines 
contrées,  viennent  vers  la  couvée  et  la  pâture  de  leur  nid.  De  même  ici, 
avec  celte  grave  différence  pourtant,  que  la  poste  des  ramiers  fait  le  service 
do  la  paix  ;  la  guerre  veut  des  corbeaux  pour  courriers. 

iMéphistophélès.  Ceci  ne  s'annonce  pas  bien.  Voyez  la  rude  position  do 
nos  héros  sur  cette  roche  escarpée!  Les  hauteurs  prochaines  sont  envahies, 
et  sils  venaient  à  forcer  le  passage,  nous  serions  mal  dans  nos  affaires. 

L'empereir.  Ainsi ,  me  voilà  votre  dupe  à  la  fin!  vous  m'avez  enlacé 
dans  vos  filets;  je  tremble  depuis  qu'ils  m'enveloppent. 

Méphistophélès.  Du  courage!  rien  n'est  encore  désespéré.  Patience  et 
ruse  contre  ces  derniers  embarras!  D'ordinaire,  c'est  vers  la  fin  que  les 
choses  se  compliquent.  J'ai  là  mes  infaillibles  messagers  :  ordonne  que  je 
puisse  ordonner. 

Le  général  en  chef,  qui  est  survenu  sur  ces  entrefaites.  Tu  l'es  allié  avec 
ceux-ci,  et  cette  alliance  n'a  fait  que  me  chagriner  tout  le  temps.  La  fantas- 
magorie n'engendre  pas  de  bien  durable.  Quant  à  moi,  je  ne  sais  comment 
changer  le  sort  du  combat.  Ils  Font  commencé,  qu'ils  le  finissent;. je  dé- 
pose le  bâton. 

L'empereur.  Conserve-le  pour  des  instants  meilleurs  que  la  fortune  peut 
nous  ramener.  J'ai  horreur  de  ce  hideux  compère  et  de  sa  familiarité  avec 
les  corbeaux.  [A  Méphistophélès.)  Je  ne  puis  te  confier  le  bâton  ,  tu  ne  me 
semblés  pas  l'homme  convenable.  Commande  ,  et  tâche  de  nous  délivrer! 
Advienne  que  pourra! 

(Il  rentre  dans  la  tente  avec  le  général  en  clief.) 

Méphistophélès.  Que  son  bâton  de  bois  lui  vienne  en  aide  !  quant  à  nous, 
il  nous  eût  été  d'un  médiocre  secours.  H  y  avait  après  quelque  chose  de  la 
croix. 

Faust.  Que  faire? 

Méphistophélès.  C'est  fait  déjà.  —  Çà,  mes  noirs  cousins,  qu'on  soit 
prompt  à  nous  servir!  Au  grand  lac  de  la  montagne!  Saluez  de  ma  pari 
les  Ondinos,  et  demandez-leur  l'apparence  do  leurs  flots.  IJabilos  on  fouies 


31Ö  FAUST. 

sortes  d'arlifices  féminins  difficiles  à  connaître,  elles  savent  séparer  l'appa- 
rence de  la  réalité,  au  point  que  chacun  s'y  méprend. 

(Pause.) 

Faust.  Nos  messagers  ont  dû  faire  dans  les  règles  leur  cour  aux  demoi- 
selles des  eaux.  Là-bas,  cela  commence  à  ruisseler  déjà.  Çà  et  là,  sur  le 
granit  aride  et  chauve,  se  déploie  une  source  abondante  et  vive.  C'en  est 
fait  de  la  victoire  des  autres. 

Méphistophélès.  Voilà  un  singulier  accueil  ;  les  plus  intrépides  à  l'assaut 
sont  déroutés. 

Faust.  Déjà  le  ruisseau  se  joint  aux  ruisseaux,  le  flot  s'élance  double  des 
fentes  du  rocher.  Vois  maintenant  ce  torrent  où  flotte  Tarc-en-ciel;  d'a- 
bord il  se  penche  sur  la  plane  étendue  des  rochers,  il  bouillonne,  il  écume 
de  tous  côtés,  et ,  par  degrés,  se  jette  dans  la  vallée.  Qu'espérer  d'une 
vaillante,  d'une  héroïque  résistance?  La  vague  puissante  se  rue  pour  les 
engloutir;  moi-même,  ce  tumulte  effroyable  m'épouvante. 

Méphistophélès.  Pour  moi ,  je  ne  vois  rien  de  ces  prestiges  des  eaux  ; 
des  yeux  humains  peuvent  seuls  se  laisser  abuser  de  la  sorte  ,  et  l'aventure 
étrange  me  divertit.  Elles  se  ruent  par  masses  transparentes.  Les  imbéciles 
pensent  se  noyer  tout  en  soufflant  en  pleine  liberté  sur  la  terre  ferme,  et 
courent  de  la  plus  grotesque  façon  avec  des  gestes  de  nageur.  Maintenant, 
la  confusion  est  partout.  [Les  corbeaux  sont  revenus .)  Je  saurai  parler  de  vous 
au  maître  souverain,  et  si  vous  voulez  maintenant  faire  un  coup  de  maître, 
volez  en  toute  hâte  vers  l'ardente  forge  où  le  peuple  pygmée,  sans  jamais  se 
lasser,  bat  jusqu'à  l'étincelle  le  métal  et  la  pierre.  Demandez,  avec  force 
beaux  discours,  un  feu  qui  brille,  étincelle  et  flamboie,  un  feu  comme  on 
s'en  fait  une  grande  idée.  Des  éclairs  de  chaleur  dans  l'éloignement,  des 
étoiles  qui  filent  avec  la  rapidité  du  regard  ,  cela  se  voit  dans  chaque  nuit 
d'été;  mais  des  éclairs  dans  les  buissons  échevelés  ,  des  étoiles  qui  sifflent 
sur  le  sol  humide,  voilà  ce  qu'on  ne  trouve  pas  si  facilement.  Or  donc, 
sans  trop  vous  tourmenter,  priez  d'abord,  ensuite  commandez. 

(Les  corbeaux  partent.  Il  arrive  selon  qu'il  a  été  prescrit.  ) 

Méphistophélès.  Envelopper  l'ennemi  de  ténèbres  profondes,  lui  rendre 
incertain  chaque  pas;  puis  des  feux  follets  de  tous  les  côtés  pour  l'éblouir 
par  une  subite  splendeur,  tout  cela  est  charmant  ;  mais  il  nous  faut  encore 
un  bruit  qui  jette  l'épouvante. 

Faust.  Les  armures  creuses,  sorties  du  sépulcre  des  salles,  se  sentent 
ravivées  au  grand  air.  Dès  longtemps,  en  haut,  c'est  un  cliquetis,  un  fra- 
cas, une  musique  prodigieusement  fausse. 

Méphistophélès.  A  merveille!  11  n'y  a  déjà  plus  moyen  de  les  rete- 
nir ;  déjà  ces  volées  chevaleresques  font  retentir  l'air  comme  au  bon  vieux 
temps.  Brassards  et  cuissards,  en  guise  de  Guelfes  et  de  Gibelins,  renou- 
vellent vaillamment  l'éternelle  querelle.  Fermes  dans  les  sentiments  héré- 
ditaires, ils  se  montrent  irréconciliables.  Déjà  le  vacarme  retentit  au  loin. 
En  définitive,  dans  toutes  les  grandes  fêtes  de  l'enfer,  c'est  la  haine  des 


DKL'XLÈMK   l'AKTlE.  ."17 

partis  qui  apporte  In  plus  boau  contingent  d'horreurs.  Cela  tonne  d'nne 
manière  effroyable,  paniqne,  en  même  temps  perçante,  aiguë  en  diable,  et 
jette  l'épouvante  dans  la  vallée. 

(Tumulte  militaire  dans  l'orchestre,  qui  ensuite  passe  à  de  joyeuses 
modulations  guerrières.) 


LA  TEINTE  DE  L'AINTI-EMPEREÜK. 

Trône,  riche  appareil. 

IIÂBEBALD,  EILEBEUTE. 

Eilebeute.  Nous  voilà  ici  les  premiers  ! 

H.4BEBALD.  Pas  de  corbeau  qui  vole  aussi  vite  que  nous. 

EiLEBEUTE.  Oh  !  quels  trésors  amoncelés  ici!  Par  où  commencer?  Par  où 
finir? 

lÏABEB.iLD.  L'espace  entier  en  est  comblé!  Je  ne  sais  où  mettre  la  main. 

EiLEBEUïE.  Le  tapis  m'irait  au  mieux,  mon  lit  est  souvent  fort  mauvais. 

Habebald.  Je  vois  pendre  ici  une  massue  d'acier;  depuis  longtemps  j'en 
souhaitais  une  pareille. 

ErLEBEUTE.  Ce  manteau  de  pourpre,  brodé  d'or,  j'avais  rêvé  quelque 
chose  de  ce  genre. 

Habebald,  prenant  llßrme.  Avec  cela  on  a  bientôt  fait,  on  tue  son  homme 
et  l'on  avance.  Tu  as  déjà  ramassé  tant  de  choses,  et  cependant  lu  n'as  mis 
dans  le  sac  rien  qui  vaille.  Laisse-moi  là  tous  ces  oripeaux,  emporte  une 
de  ces  cassettes!  c'est  la  solde  destinée  à  l'armée;  cela  a  de  l'or  plein  le 
ventre. 

Eilebeute.  Le  poids  en  est  écrasant!  Je  ne  puis  la  soulever,  je  ne  puis 
la  porter. 

Habebald.  Vite,  baisse-toi!  courbe-toi!  je  la  charge  sur  ton  large  dos. 

Eilebeute.  Ouf!  ouf!  c'en  est  fait  de  moi.  Le  fardeau  me  casse  les  reins. 

(La  cassette  roule  à  terre  et  se  brise.) 

Habebald.  De  l'or  rouge  par  monceaux  !  Vite  à  l'onivre,  et  rafle. 
Eilebeute  s'accroupit.  Vile  dans  le  tablier! 
Habebald.  Assez  comme  cela!  Dépêche-loi  donc! 

^ Eilebeute  se  lève.) 

0  miséricorde!  le  tablier  est  troué!  Partout  où  lu  vas,  où  tu  t'arrêtes, 
tu  (^èmes  l'or  à  profusion. 

Trabans  de  notre  Empereur.  Que  faites-vous  ici,  dans  le  sanctuaire?  Que 
fouillez-vous  dans  le  trésor  impérial? 


51«  KAUST. 

IIabkbald.  Nous  avons  riscjné  nos  m(Mnl)ros,  ot  nous  prônons  noire  pari 
(le  butin.  Dans  la  lenle  do  l'ennemi  c'est  rnsage,  et  nous  aussi  nous  som- 
mes soldats. 

Lestraba>s.  Cela  n'est  point  dans  nos  coutumes  :  soldat  et  larron  à  la 
fois.  Celui  qui  s'approche  de  notre  Empereur  doit  être  un   honnête  soldat. 

Habebald,  Votre  honnêteté,  on  la  connaît;  elle  s'appelle  contribution. 
Vous  êtes  tous  sur  le  njême  pied  :  Donne  !  voilà  le  mot  d'ordre  du  métier. 
[A  Eilebeule.)  Sauve-toi,  et  emporte  ce  que  tu  tiens!  nous  ne  sommes  pas 
ici  des  hôtes  bienvenus! 

[Exeunt.) 

Premier  traban.  Dis,  pourquoi  n'as-tu  pas  souffleté  ce  drôle  imperti- 
nent? 

Second  traban.  Je  ne  sais  ;  la  force  m'a  manqué.  Il  y  avait  du  fantôme 
chez  eux. 

Troisième  traban.  J'avais  les  yeux  en  papillote,  une  lueur  tremblotait 
devant,  je  n'y  voyais  pas  bien. 

Quatrième  traban.  C'est  bizarre,  je  ne  sais  comment  dire  :  il  a  fait  si 
chaud  toute  la  journée,  l'atmosphère  étaitsi  pesante,  si  chargée  d'angoisses, 
l'un  résistait,  l'autre  tombait,  on  trébuchait  et  frappait  à  la  fois.  A  tous  les 
coups  tombait  un  adversaire.  Vous  sentiez  flotter  comme  un  brouillard  de- 
vant vos  yeux.  Ensuite  c'étaient  des  bourdonnements,  des  tintements,  des 
sifflements  aux  oreilles,  et  cela  va  toujours  son  train  Nous  voici  main- 
tenant, et  nous  ne  savons  pas  nous-mêmes  comment  cela  s'est  fait. 

L'EMPEREUR  et  QUATRE  PRINCES  s'avancent. 

(Les  trabans  s'éloigenl.) 

L'emperelr.  N'importe  !  la  victoire  est  à  nous  ;  la  fuite  dispersée  de  l'en- 
nemi se  dissipe  dans  la  rase  campagne.  Ici  le  trône  abandonné  s'élève; 
le  trésor  séducteur,  couvert  de  tapis,  emplit  à  la  ronde  l'espace.  Nous, 
comblé  d'honneurs,  gardé  par  nos  propres  trabans,  nous  attendons  en  em- 
pereur les  envoyés  des  peuples;  de  tontes  parts  les  bonnes  nouvelles  af- 
fluent; que  la  paix  descende  sur  l'empire  qui  reconnaît  avec  joie  notre  sou- 
veraineté! Si  la  sorcellerie  s'en  est  mêlée,  à  la  fin  nous  avons  payé  de 
notre  personne.  Les  hasards  se  prononcent  pour  les  combattants;  des  pier- 
res tombent  du  ciel,  il  pleut  du  sang  sur  reniiemi,  (;l,  du  sein  des  caver- 
nes, grondent  des  voix  étranges,  des  voix  puissantes  faites  pour  élargir  no- 
tre poitrine  et  rétrécir  la  poitrine  de  l'ennemi.  Le  vaincu  est  tombé  pour 
sa  honte  éternelle;  le  vainqueur,  dans  sa  gloire,  chante  un  hymne  à  la 
divinité  favorable,  et  tous  entonnent  avec  lui,  sans  qu'il  ait  besoin  de  l'or- 
donner, Te  Deum  laudamua,  par  myriades,  à  phîin  gosier.  Cependant,  pour 
suprême  louange,  je  tourne  vers  ma  propre  conscience  un  regard  pieux,  ce 
qui  jadis  m'arrivait  rarement.  Qu'un  jeune  prince  heureux  de  vivre  dis- 


üiuj\ii:MK  l'Ain  m;.  7,1'.» 

si|)('  rolleineul  sa  jounu-e,  les  amiéus  lui  apprendront  à  connaître  l'inipor- 
lance  du  moinent.  C'est  pour((uoi,  sans  tarder,  je  m'unis  à  vous  sur  l'heure, 
vous,  les  quade  plus  dignes,  pour  que  vous  m'aidiez  à  régir  ma  maison,  la 
cour  etrcmj)ire.  (/1m  premier.)  C'est  à  loi,  prince,  que  nous  devons  la  sage 
disposition  de  l'armée,  et  dans  le  moment  décisif  la  direction  hardie,  hé- 
ronpie.  Agis  maintenant  pendant  la  paix  selon  que  les  circonstances  l'exi- 
gent; je  te  fais  maréchal  héréditaire,  et  te  confère  l'épée. 

Le  maréchal  iieredtfaiuk.  Lorsque  ta  fidèle  armée,  jusqu'à  présent  oc- 
cupée à  l'intérieur,  ira  aux  frontières  affermir  ta  puissance  et  ton  trône, 
qu'il  nous  soit  donné,  au  milieu  du  concours  immense  rassemhlé  pour  les 
létes  dans  les  vastes  salles  du  château  de  tes  ancêtres,  d'ordonner  le  gala. 
Devant  toi,  à  tes  côtés,  je  veux  porter  nue  cette  épée,  sauvegarde  éternelle 
de  la  plus  haute  majesté. 

L'empereir,  au  second.  Toi  qui  sais  allier  à  la  valeur  la  délicatesse  et  les 
prévenances,  sois  grand-chamhellan  ;  la  charge  n'est  pas  si  facile.  Tu  mar- 
ches le  premier  de  tous  les  gens  de  notre  maison  qui,  par  la  discorde  in- 
testine qui  les  divise,  me  sont  devenus  de  mauvais  serviteurs;  que  ton 
exemple  mette  désormais  en  honneur  la  manière  de  se  rendre  agréahle  à 
son  maître,  à  la  cour  et  à  tous  ! 

Le  gra>'d-chamrellan.  Exécuter  les  grandes  idées  du  maître  nous  met 
en  état  d'aider  les  hons,  de  ne  pas  nuire  même  aux  méchants,  de  nous 
montrer  clairs  sans  artifice,  calmes  sans  fourherie.  Si  ton  regard  s'ar- 
rête sur  moi.  Sire,  c'en  est  assez  pour  ma  gloire.  L'imagination  peut- 
elle  hien  aller  jusqu'à  se  représenter  cette  fête?  Lorsque  tu  vas  à  tahle, 
c'est  moi  qui  te  présente  la  cuvette  d'or,  moi  qui  tiens  Tanse  de  l'aiguière, 
afin  qu'en  cet  instant  de  volupté  ta  main  se  rafraîchisse  comme  ton  regard 
me  réjouit. 

L'emperelr.  Je  me  sens,  à  vrai  dire,  trop  j)réoccupé  pour  songer  à  or- 
donner des  fêtes;  mais  soit  !  la  joie  aussi  porte  honheur.  [Au  iroisiînne.)  le 
te  prends  pour  grand-écuyer  tranchant!  Que  la  chasse,  la  hasse-cour,  la 
ferme,  soient  désormais  sous  tes  ordres,  et  veille  à  ce  qu'on  me  serve  en 
tout  temps  mes  plats  favoris,  selon  la  saison,  et  préparés  avec  soin. 

L'éclyer  ïraîschant.  Qu'un  jeûne  austère  soit  pour  moi  le  plus  agréahle 
devoir,  jusqu'à  ce  que,  posé  devant  toi,  un  mets  succulent  te  réjouisse! 
Les  officiers  des  cuisines  devront  se  joindre  à  moi  pour  rapprocher  les 
distances,  hâter  les  saisons.  Ce  ne  sont  ni  les  mets  lointains,  ni  les  pri- 
meurs dont  la  tahle  se  pavane  qui  t'attirent,  tu  préfères  le  simple  et  le 
solide. 

L'empereur,  ait  quatrième.  Puisque  inévitablement  il  est  ici  question  de 
fêtes,  transforme-toi,  mon  jeune  héros,  en  échanson.  Archi-échanson  de 
l'empire,  veille  maintenant  à  ce  que  nos  celliers  soient  richement  pourvus 
de  hons  vins  ;  et  toi-même  sois  sohre^  et  ne  le  laisse  pas  entraîner  par  les 
charmes  de  l'occasion  au  delà  d'une  gaieté  convenable. 

L'archi-kchanson.  Alon  ])rince.  les  jeunes  gens,  pourvu  qu'on  se  fie  à  eux, 


5-20  FAUST. 

(le\ieiHjenl  dfs  hommes  avant  qu'on  s'en  doute.  Moi  aussi  je  me  vois  au 
milieu  de  cette  grande  fête;  je  dresse  avec  magnificence  un  bufi'et  im- 
périal; je  le  couvre  de  vaisselle  de  piix,  or  et  argent  à  la  fois;  mais  je  choi- 
sis pour  loi,  entre  toutes  choses,  la  coupe  enchanteresse  :  un  pur  cristal 
de  Venise  au  fond  duquel  le  bien-être  repose,  qui  donne  au  vin  une  sa- 
veur plus  forte  et  tempère  ses  principes  enivrants.  Souvent  on  se  fie  trop 
à  de  tels  talismans;  ta  sobriété.  Sire,  est  une  plus  sûre  garantie  \ 

L'empereur.  Ce  que  je  vous  ai  destiné  à  cette  heure  solennelle,  vous 
l'avez  appris  avec  confiance  de  ma  bouche  infaillible.  La  parole  de  l'Em- 
pereur est  puissante  et  assure  le  don;  cependant,  pour  que  l'autorité  soit 
complète,  il  faut  encore  le  titre  officiel,  la  signature.  Pour  le  rédiger  en 
bonne  forme,  voici  venir  à  propos  l'homme  indispensable. 

Entre  L'ARCHEYLOUE  \ 

L'empereur.  Lorsqu'une  voûte  se  confie  à  sa  clef,  elle  est  inébranlable 
pour  l'éternité  des  siècles.  Tu  vois  là  quatre  princes!  Nous  venons  d'aviser 
ensemble  à  la  constitution  de  notre  maison  impériale.  Or,  maintenant, 
que  tout  ce  que  l'empire  renferme  dans  son  sein  s'appuie  avec  force  et 
puissance  sur  le  nombre  cinq!  Je  veux  qu'ils  brillent  avant  tous  les  au- 
tres par  leurs  ])ossessions,  et,  pour  cela,  j'augmente  sur  l'heure  l'étendue 
de  leurs  domaines  du  patrimoine  de  tous  ceux  qui  se  sont  séparés  de  nous. 
A  vous,  mes  féaux,  j'adjuge  maint  beau  pays,  en  y  joignant  le  droit  très- 
haut  de  l'étendre  au  loin,  selon  l'occasion,  soit  par  héritage,  soit  par  ac- 
quisition, soit  par  échange.  Ensuite,  qu'il  vous  soit  octroyé  d'exercer  sans 
trouble  les  droits  seigneuriaux  qui  vous  reviennent.  Juges,  vous  pronon- 
cerez des  sentences  souveraines;  on  n'appellera  pas  de  ce  tribunal  su- 
blime \  De  plus,  nous  vous  accordons  les  impôts,  le  cens,  les  droits 
d'hommage  et  d  escorte,  et  les  péages,  et  les  mono[)oles  des  mines,  des 
salines,  de  la  monnaie;  car,  pour  vous  prouver  pleinement  notre  recon- 
naissance, nous  vous  avons  donné  le  premier  rang  après  notre  Majesté  \ 

L'archevêque.  Au  nom  de  tous,  que  les  actions  de  grâces  montent  vers 
toi!  lu  nous  rends  forts  et  puissants,  et  affermis  ta  puissance. 

L'empereur.  A  tous  les  cinq,  je  veux  encore  vous, accorder  des  dignités 

'  Ces  quatre  dignités,  que  l'Empereur  confère  h  ses  ministres,  sont  les  attributs  tles  Electeurs 
d'Allemagne;  l'Électeur  de  Saxe  est  arclii-nianklial,  l'Électeur  de  Brandebourg  arcbi-cbambellan, 
l'Électeur  palatin  arcbi-éclianson,  l'Électeur  de  Boliènie  grand-ccnyer  trancliant.  Aux  fêtes  du  cou- 
ronnement impérial,  les  Électeurs  remplissent  en  personne  les  fonctions  de  service  (jue  Goethe  in- 
dique ici.  Compare/,  cette  scène  avec  la  ballade  de  Schiller  :  le  Comte  de  Habsbourg. 

*  I^'ari-hevèquc,  en  même  temps  archi-chancelier ,  représente  ici  l'électeur  de  Cologne,  qui,  h 
partir  de  l'année  |246,  réunit  les  deux  dignités  en  sa  personne. 

ä  Privilegium  de  non  appellando,  — dans  les  prérogatives  des  électeurs  de  l'Empire. 

*  Goethe  semble  prendre  plaisir  k  reproduire  le  ton  et  les  expressions  de  la  bulle  d'or,  qui  avait 
si  vivement  ému  son  intérêt  dans  sa  jeunesse  à  l'occasion  du  couronnement  de  Joseph  II.  —  Dichtung 
Wnduahrheit.  Th.  I,  S  2-48. 


DEUXIÈME  PAKTIE.  r,il 

plus  hautes.  Je  vis  encore  pour  mon  empire,  et  me  sens  bon  désir  de  vi- 
vre ;  mais  la  chaîne  de  mes  aïeux  détourne  mon  regard  pensif  de  cette  ac- 
tivité militante  vers  des  idées  sinistres.  Moi  aussi,  les  jours  étant  révolus, 
je  me  séparerai  de  mes  fidèles.  Qu'alors  votre  devoir  vous  appelle  à  nom- 
mer le  successeur.  Couronné,  élevez-le  sur  le  saint  autel,  et  puisse  en  ces 
temps  se  terminer  dans  la  paix  l'oraeje  auquel  nous  venons  d'assister! 

L'archi-chaïncelier.  L'orgueil  au  fond  de  la  poitrine,  l'humilité  dans  le 
geste,  les  princes,  les  premiers  de  la  terre,  s'inclinent  devant  toi.  Aussi 
longtemps  que  notre  sang  fidèle  bouillonnera  dans  nos  veines,  nous  se- 
rons le  corps  que  ta  volonté  fait  mouvoir. 

L'empereur.  Ainsi  donc,  pour  conclure,  que  ce  que  nous  avons  décidé 
jusqu'à  présent,  des  actes  officiels  et  le  seing  l'attestent  pour  tous  les  siè- 
cles à  venir!  Vous  avez  donc,  en  souveraineté_,  la  possession  entière  et  li- 
bre, à  cette  condition,  cependant,  qu'elle  restera  indivisible,  et  de  quel- 
que façon  que  vous  augmentiez  les  biens  que  vous  avez  reçus  de  nous,  il 
n'est  que  le  fils  aîné  qui  puisse  hériter  en  égale  mesure. 

L'archi-chancelier.  Je  vais  avec  joie,  sur-le-champ,  confier  au  parche- 
min cet  important  statut,  pour  le  bonheur  de  l'empire  et  le  nôtre.  La  co- 
pie et  l'apposition  des  sceaux  devront  être  expédiées  par  la  chancellerie.  Et 
toi.  Sire,  tu  daigneras  confirmer  l'acte  par  ta  signature  sacrée. 

L'empereur.  Et  maintenant  je  vous  congédie,  afin  que  chacun  de  vous 
puisse,  dans  le  recueillement,  méditer  sur  cette  grande  journée. 

(Les  princes  temporels  s'éloignent.) 

Le  prince  de  l'église  demeure  et  parle  avec  emphase.  Le  chancelier  séloi- 
gne,  l'évêque  demeure.  Un  pressentiment  sérieux  le  pousse  vers  ton 
oreille  pour  f avertir  du  danger;  son  cœur  paternel  tremble  pour  toi 
d'anxiété. 

L'empereur.  Quelles  angoisses  peuvent  f  assaillir  dans  cette  heure  fortu- 
née? Parle! 

L'archevêque.  Avec  quelle  amère  douleur  nevois-je  pas,  à  cette  heare,  ta 
tète  sacrée  en  alliance  avec  Satan  !  Te  voilà  en  effet,  selon  toute  apparence, 
affermi  sur  le  Irône;  mais,  hélas!  en  dérision  de  Dieu  notre  Seigneur,  en 
dérision  du  saint-père.  Si  le  pape  en  était  instruit,  il  t'infligerait  sur  l'heure 
un  châtiment  terrible,  et  sa  sainte  foudre  anéantirait  ton  empire,  empire 
du  péché;  car  il  n'a  pas  oublié  encore  comment,  au  jour  de  ton  couronne- 
ment, tu  délivras  le  Sorcier.  Le  premier  rayon  de  la  grâce  jaillissant  de  ton 
diadème  alla  atteindre,  au  préjudice  de  la  chrétienté,  cette  tête  maudite. 
Mais  frappe  ta  poitrine,  et  rends  de  cette  fortune  illégitime  une  part  hon- 
nête au  sanctuaire.  Ce  vaste  espace  de  collines  où  ta  tente  flotta,  où  les 
Esprits  malins  te  vinrent  en  aide,  où  tu  prêtas  une  oreille  facile  au 
prince  du  mensonge,  donne-lui,  en  le  convertissant  pieusement,  quelque 
sainte  destination.  Ajoutes-y  pour  dot  la  montagne  et  le  bois  touffu  aussi 
loin  qu'ils  s'étendent,  les  hauteurs  qui  se  couvrent  de  vert  pour  un  pâtu- 
rage éternel,  les  lacs  limpides  et  riches  en    poissons,   les  ruisseaux  sans 

41 


522  FAUST. 

nombre  qui  serpentent  avec  rapidité,  se  précipitant  dans  le  vallon;  ce  val- 
lon anssi,  avec  ses  prés,  ses  plaines,  ses  ravins  :  tout  cela  dira  ton  repen- 
tir, et  tu  trouveras  grâce. 

L'empereur.  L'immensité  de  ma  faute  jette  en  moi  tant  d'épouvante! 
Pose  toi-même  les  limites  selon  qu'il  te  semble. 

L'archevêque.  D'abord,  que  cet  espace  profané  oii  le  péché  se  consomma 
soit  voué  sur-le-champ  au  culte  du  Très-IIant  !  Déjà,  dans  mon  esprit,  je 
vois  s'élever  de  puissantes  murailles  ;  le  regard  du  soleil  levant  éclaire  déjà 
le  chœur  ;  l'édifice  en  travail  s'élargit  et  se  forme  en  croix;  la  nef  s'allonge, 
s'élève,  à  la  joie  des  fidèles.  Déjà,  pleins  de  ferveur,  ils  se  pressent  à  flots 
par  le  noblç  portail.  Le  premier  appel  de  cloche  retentit  à  travers  le  mont 
et  la  vallée,  le  son  tinte  du  haut  des  tours  qui  tendent  vers  le  ciel.  Le  pé- 
cheur s'avance  pour  renaître  à  la  vie.  Au  jour  sublime  de  l'inauguration — 
puisse-t-il  bientôt  venir! — ta  présence  sera  le  plus  bel  ornement  de  la  fête. 

L'empereur.  Qu'un  si  grand  œuvre  témoigne  d'une  pieuse  volonté  de 
louer  le  Seigneur  et  d'expier  nos  péchés!  Il  suffit!  je  sens  déjà  que  mon 
esprit  s'élève. 

L'archevêque.  En  ma  qualité  de  chancelier,  je  me  charge  des  ordonnan- 
ces et  formalités. 

L'empereur.  Un  document  en  bonne  forme,  par  lequel  l'Eglise  soit  in- 
vestie de  ces  domaines!  Tu  me  le  soumettras,  je  le  signerai  avec  joie. 

L'archevêque,  après  avoir  pris  congé,  revient  sur  ses  pas.  11  va  sans  dire 
que  tu  affectes  à  la  fabrique  tous  les  revenus  du  pays,  dîme,  cens,  pour 
l'éternité.  Il  faut  beaucoup  pour  entretenir  dignement  une  semblable  fon- 
dation, et  une  administration  scrupuleuse  coûte  cher.  Pour  hâter  l'érec- 
tion du  monument  sur  une  place  aussi  inculte,  tu  nous  donneras  un  peu 
d'or  de  ton  riche  butin.  —  Il  faudra  en  outre,  je  ne  puis  te  le  taire,  du 
bois  venu  de  loin,  de  la  chaux,  des  ardoises  et  autres  matériaux.  Le  peuple 
se  chargera  des  transports,  nous  l'informerons  du  haut  de  la  chaire  que 
l'Eglise  bénit  celui  qui  travaille  pour  elle. 

[Exit.) 

L'empereur.  Grand  et  lourd  est  le  péché  dont  je  me  suis  chargé!  Ce 
damné  peuple  de  sorciers  m'a  mis  là  dans  de  rudes  affaires  ! 

L'archevêque,  revenant  encore  une  fois  avec  une  profonde  révérence.  Par- 
donne, Sire;  cet  homme  de  mauvaise  renommée  a  reçu  en  fief  le  rivage  du 
royaume  ;  mais  tu  ])eux  être  certain  qu'il  sera  mis  au  ban,  si  tu  ne  confères 
avec  componction  à  l'Eglise  les  dîmes,  le  cens,  les  droits  et  les  revenus  do 
ce  domaine. 

L'empereur,  avec  humeur.  Ce  jiays  n'existe  pas  encore,  il  repose  au  fond 
de  la  mer. 

L'archevêque.  Celui  qui  a  le  droit  et  la  patience,  son  jour  viendra.  Que 
pour  nous  voire  parole  demeure  en  vigueur. 

L'empereur,  seul.  A  ce  compte,  je  n'aurais  bientôt  plus  qu'à  signer  Tacte 
de  donation  de  tout  l'empire  ! 


uuuuuuui/uuuuuuuuuuuuuuuuuji/ujuuuuuuuuuuauuuuauuauuuujujaauajuuu 


ACTE    ClNOUlÈMi:. 


PAYS  DÉCOUVEaT. 

Un  voyageur.  Oui  !  ce  sont  les  sombres  tilleuls,  là-bas,  dans  la  force  de 
leur  vieillesse;  et  je  devais  les  retrouver  après  une  course  si  longue  !  Voilà 
pourtant  l'ancienne  place,  la  cabane  qui  me  recueillit  lorsque  la  vague  ora- 
geuse me  jeta  sur  ces  dunes!  je  voudrais  pouvoir  bénir  mes  hôtes  secou- 
rables,  un  brave  couple  qui,  pour  que  je  le  rencontre  aujourd'hui,  était 
déjà  bien  vieux  dans  ce  temps.  Ah!  c'étaient  de  pieuses  gens!  Frappe- 
rai-je?  appellerai-je? — Salut  à  vous  si,  aujourd'hui  encore,  apôtres  de 
l'hospitalité,  vous  jouissez  du  bonheur  de  faire  le  bien  ! 

BAUCIS. 

Petite  mère ,  fort  vieille. 

Cher  étranger,  doucement!  doucement!  chut!  laisse  reposer  mon 
époux  :  un  long  sommeil  donne  au  vieillard  l'activité  nécessaire  à  sa  courte 
veille. 

Le  voyageur.  Dis,  mère,  es-tu  là  pour  recevoir  encore  mes  actions  de  grâ- 
ces, en  reconnaissance  de  ce  que  tu  fis  jadis,  avec  ton  époux,  pour  la  vie  du 
jeune  homme  ?  Es-tu  Baucis  dont  les  soins  empressés  rappelèrent  l'existence 
sur  mes  lèvres  déjà  livides?  [L'époux  s'avance.)  Toi,  Philémon,  qui  d'un 
bras  puissant  arrachas  mon  trésor  aux  flots"?  A  la  vive  lueur  de  votre 
phare,  au  son  argentin  de  votre  cloche,  il  fut  donné  de  terminer  ce  cruel 
événement. 

Et  maintenant,  laissez  que  je  m'avance,  que  je  contemple  la  mer  in- 
finie; laissez  que  je  m'agenouille  et  que  je  prie,  car  je  sulToque! 

fil  avance  sur  la  (lune.) 


Trli  FAUST. 

Philémon,  à  Baucis.  Vite,  va  mettre  la  table  dans  le  petit  jardin,  à  l'en- 
droit le  plus  fleuri. — Laisse^ie  courir  et  s'épouvanter,  car  il  ne  peut  croire 
à  ce  qu'il  voit. 

(  Il  le  suit.) 

Philémon,  assis  auprès  duvoyageur.  L'élément  qui  vous  maltraita  jadis  avec 
fureur,  flot  sur  flot,  écumant,  intraitable,vousle  voyez  converti  en  un  jardin, 
vous  voyez  une  image  du  paradis.  Vieillard,  mes  membres  s'engourdirent; 
je  n'étais  plus,  comme  jadis,  toujours  prêt  à  porter  secours,  et,  comme 
mes  forces  s'en  allaient,  la  vague  s'éloigna.  Les  hardis  serviteurs  de  maîtres 
sages  creusèrent  des  fossés,  élevèrent  des  digues,  refoulèrent  les  droits  de 
la  mer  pour  devenir  souverains  à  sa  place.  Vois,  dans  la  verdure,  prairie 
contre  prairie,  pâturage,  jardin,  village  et  bois.  Viens,  maintenant,  et 
jouis  du  spectacle,  car  le  soleil  va  bientôt  nous  quitter.  — Cependant  au 
loin  glissent  des  voiles  !  elles  cherchent  pour  la  nuit  un  refuge  assuré  ;  — 
les  oiseaux  connaissent  leur  nid,  —  car  maintenant  là-bas  est  un  port. 
Ainsi  tu  n'aperçois  plus  qu'au  loin  dans  l'étendue  l'ourlet  azuré  de  la  mer, 
et  de  droite  et  de  gauche,  s'ouvre,  à  la  ronde,  un  espace  où  les  habitants  se 
pressent. 


DANS  LE   PRTIT  JARDIN. 

(A  table  à  trois,) 

Baucis,  à  V étranger.  Tu  te  tais,  et  restes  sans  porter  le  morceau  à  ta  bou- 
che béante  ! 

Philémon.  Il  voudrait  cependant  bien  savoir  quelque  chose  du  prodige; 
lu  parles  si  volontiers,  raconte-le-lui. 

Baucis.  Oui,  vraiment,  un  prodige  !  qui  aujourd'hui  encore  me  lient  tout 
en  émoi  ;  car  la  manière  dont  tout  cela  s'est  passé  ne  me  dit  rien  de  bon. 

Philémon.  L'Empereur  commit-il  un  crime  en  lui  octroyant  le  rivage? 
Un  héraut  vint  le  proclamer  à  grand  bruit.  Ce  fut  non  loin  de  notre  dune 
([u'on  prit  le  premier  pied,  —  des  tentes,  des  cabanes!  — ^^  Cependant, 
dans  la  feuillée  un  palais  s'éleva  bientôt. 

lUucis.  Le  jour,  les  serviteurs  travaillaient  à  grand  bruit,  — la  pioche 
et  la  pelle,  coup  sur  coup;  — oii  de  petites  flammes  serpentaient  la 
nuit,  le  lendemain  s'élevait  une  digue.  Le  sang  humain  se  répandait  en 
sacrifice  ;  la  nuit  retentissait  des  cris  d'angoisse,  l'onde  incandescente 
ruisselait  du  côté  de  la  mer;  au  point  du  jour,  c'était  un  canal.  C'est 
un  impie;  notre  cabane,  notre  bois,  font  sa  convoitise  ;  et  si  fort  qu'il  se 
rengorge  comme  voisin  ,  il  faut  être  soumis. 

Philémon.  Il  nous  a  pourtant  offert  une  belle  terre  dans  le  nouveau  pays. 


DEUXlÈMli  PARTIE.  TdU 


Baucis.  Ne  te  fie  pas  au  sol  des  eaux;  garde  ta  demeure  sur  la  hauteur. 

Philémon.  Allons  à  la  chapelle  contempler  le  dernier  rayon  du  soleil. 
Allons  sonner  la  cloche,  nous  agenouiller,  prier,  et  nous  abandonner  au 
Dieu  antique. 


UN   PAL41S. 

VASTE    PARC,    CANAL    IMMENSE. 

FAUST ,  dans  l'extrême  vieillesse,  se  promenant  pensif. 

Lyncéus,  gardien  de  la  tour,  [a  travers  un  porte-voîx.)  Le  soleil  décline, 
les  derniers  navires  entrent  vaillamment  dans  le  port.  Un  grand  canot 
est  au  moment  d'arriver  ici,  sur  le  canal  ;  les  banderoles  bariolées  flottent 
joyeusement;  les  mâts  se  dressent  prêts  ;  le  contre-maître  se  glorifie  en  toi; 
le  bonheur  te  salue  pour  de  longues  années. 

(La  petite  cloche  tinte  sur  la  dune.) 

Faust,  éclatant.  Maudite  sonnerie,  qui  me  blesse  au  cœur  honteusement 
comme  un  coup  de  feu  tiré  dans  les  broussailles  !  Devant  moi  mon  royaume 
s'étend  sans  bornes,  et  derrière  il  faut  que  l'ennemi  me  harcelle,  et  me 
fasse  souvenir  par  cette  cloche  jalouse  que  mon  vaste  bien  est  illégitime  ! 
L'espace  des  tilleuls,  la  maisonnette  brune,  la  chapelle  couverte  de  mousse, 
tout  cela  ne  m'appartient  pas.  Si,  pour  me  distraire,  je  veux  aller  de  ce 
côté,  d'étranges  choses  m'épouvantent.  P]pines  pour  mes  yeux,  épines  pour 
mes  pieds.  Oh!  fussé-je  bien  loin  d'ici'. 

Le  gardien  de  la  tour,  comme  plus  haut.  Comme  le  canot  diapré  fait 
joyeusement  voile  vers  nous  par  le  vent  frais  du  soir!  comme  sa  course 
rapide  s'élève  en  caisses,  coffres  et  sacs! 

(  Canot  somptueux  ,   muni  d'une  cargaison  riche  et  variée  ,  apportant  des  produits  des  contrées 

lointaines.) 

'  Cette  petite  cloche  de  la  chapelle  iniporlunc  Faust  ;  le  bruit  de  cette  voix  métallique,  aiguë  et 
perçante,  l'inquiète  et  répugne  à  son  organisation  ;  c'est  un  fait  idiosyncrati que,  h  peu  près  comme 
l'aversion  de  Wallenstein  pour  le  chant  du  coq.  Il  y  a  bien  aussi  du  Goclhc  là-dessous.  Nous  l'avons 
dit  autre  part,  Goethe  haïssait  toute  manifestation  extérieure  de  l'Eglise,  et  se  sentait  une  égale  an- 
tipathie pour  les  cloches  et  les  petites  croix  de  bois  qu'on  rencontre  dniis  les  campagnes.  C'est  sur- 
tout dans  les  petits  détails  de  caractères  qu'on  peut  voir  à  quel  point  l'individualité  du  grand  poète 
s'est  rélléihie  dans  le  naturel  de  son  personnage.  Vous  retrouverez  dans  Faust  jusqu'aux  antipathies 
de  Goethe,  jusqu'à  ses  faiblesses  superstitieuses.  Seulement,  ici  les  choses  sont  motivées,  et  la  fic- 
ticm  tire  du  centre  même  où  elle  apparaît  une  gravité  réelle  ;  ce  qui  n'était  que  faiblesse,  supersti- 
tion, manie  de  vieillard,  devient ,  par  l'effet  du  drame  ,  allégorie  et  moralité.  Qui  ne  comprend  le 
sens  de  cette  cloche  que  Philémon  et  Baucis,  la  vertu  des  premiers  âges,  le  bonheur  dans  l'igno- 
rance et  l'amour,  balancent  sur  les  contins  des  domaines  de  Faust,  et  dont  la  vibration  importune 
l'obsède  à  tout  instant  et  vient  l'atteindre  jusque  dans  la  plénitude  de  l'être  et  de  la  fortune,  jus- 
qu'au milieu  des  richesses  immenses  que  les  Ilots  tributaires  déposent  à  ses  pieds? 


'>26  FAUST. 

MÉPHISTOPHÉLÈS  ,  LES  TROIS  VAILLANTS  COMPÈRES. 


Abordons  là, 
Nous  y  sommes  déjà. 

Salut,  honneur 
Au  patron,  au  seigneur  ! 

(Ils  descendent;  on  débarque  à  terre  les  richesses.) 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  Nous  nous  sommes  montrés  vaillamment;  heureux  si 
le  patron  nous  approuve  !  Nous  n'avions  que  deux  vaisseaux  au  départ,  et 
maintenant  nous  sommes  avec  vingt  dans  le  port.  Ce  que  nous  avons  fait 
de  grandes  choses,  on  peut  le  voir  à  notre  chargement.  La  libre  mer  éman- 
cipe l'esprit;  qui  sait  là  ce  que  c'est  que  la  réflexion?  Là  une  poigne  active 
seule  fait  fortune;  on  prend  un  poisson,  on  prend  un  navire;  et  quand  une 
lois  on  en  tient  trois,  on  attire  à  soi  le  quatrième  ;  quant  au  cinquième, 
mallieur  à  lui!  pourvu  qu'on  ail  la  force,  on  a  le  droit.  On  demande 
pourquoi  et  non  comment.  Je  veux  ne  rien  connaître  à  la  navigation , 
si  la  guerre,  le  commerce  et  la  piraterie  ne  sont  pas  une  inséparable  tri- 
nité. 

Les  trois  vaillants  compères.  Ni  merci  ni  salut,  ni  salut  ni  merci! 
comme  si  nous  apportions  des  immondices!  Il  fait  une  mine  renfrognée; 
le  butin  de  roi  ne  lui  plaît  pas. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  N'attendez  en  sus  point  de  récompense  ;  mais  prenez-en 
votre  part. 

Les  COMPÈRES.  Tout  cela  n'est  que  pour  l'ennui;  —  nous  exigeons  tous 
une  égale  part. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  Allcz  disposcr  d'abord  la-haut  toutes  ces  choses  pré- 
cieuses ensemble,  et  lorsqu'il  viendra  contempler  le  riche  spectacle,  se 
rendre  compte  de  tout  cela  avec  plus  d'exactitude,  vous  verrez  qu'il  ne 
fera  pas  le  ladre,  et  donnera  à  la  flotte  fête  sur  fête. 

(Le  chargement  est  enlevé.) 
MÉPHISTOPHÉLÈS,  ù  Fttust.  C'est  avcc  un  front  sombre,  un  regard  morne, 
que  tu  assistes  à  ton  bonheur.  Ta  haute  sagesse  est  couronnée,  le  rivage 
réconcilié  avec  la  mer.  La  mer  prend  de  bon  gré  le  navire  au  rivage  pour 
l'entraîner  en  une  course  active.  Avoue  donc  que  d'ici,  de  ton  palais, 
ton  étreinte  embrasse  le  monde.  C'est  de  cette  place  que  tout  est  parti  ; 
ici  s'éleva  le  premier  bâtiment,  un  petit  fossé  fut  creusé  là  où  maintenant 
la  rame  fait  jaillir  le  flot.  Ta  haute  pensée,  l'activité  des  tiens,  ont  su  con- 
quérir la  mer  et  la  terre.  D'ici...  — - 

Faust.  Damné  ici  !  qui  justement  me  pèse  et  m'accable.  A  toi,  l'être 
aux  expédients,  je  dois  l'avouer,  j'en  ressens  dans  le  cœur  coup  sur  coup; 
il  m'est  impossible  de  supporter  cela  !  Comme  j'en  parle,  la  confusion  me 
prend.  Il  faudrait  que  les  Vieux  là-bas  s'éloignassent;  je  voudrais  ces 
tilleuls  pour  ma  résidence  ;  ces  quelques  arbres  qui  ne  m'appartiennent 


DEUXIÈME  PARTIE.  527 

])as  1110  gàlcnl  lii  possession  du  monde.  Là-bas  je  voudrais,  pour  voir  au 
loiu  à  la  rondfî,  écliafandcr  les  brandies,  ouvrir  à  Toeil  une  vaste  carrière 
pour  contempler  tout  ce  (jue  j'ai  fait,  et  d'un  seul  regard  embrasser  le 
cbef-d'œuvre  de  l'esprit  luimain,  animant  de  mon  esprit  ces  immenses 
eiipaces  conquis  à  l'habitation. 

N'est-ce  point  la  plus  âpre  torture  :  sentir,  dans  la  richesse,  ce  qui 
nous  manque?  Le  tintement  de  la  petite  cloche,  l'odeur  des  tilleuls,  m'en- 
veloppent comme  dans  l'église  et  la  sépulture.  La  volonté  du  Tout-Puis- 
sant se  fait  jour  jusque  sur  ces  graviers.  J'ai  beau  prendre  du  cœur,  cette 
petite  cloche  tinte  et  j'entre  en  rage. 

Méphistophélès.  Je  comprends  l'ennui  capital  qui  empoisonne  ta  vie. 
Comment  le  nier?  A  chaque  noble  oreille  la  sonnerie  des  cloches  ré- 
pugne. Et  ce  damné  bim,  baum ,  boum,  qui  charge  l'atmosphère  se- 
reine du  soir,  se  mêle  à  tout  événement,  depuis  le  premier  bain  jusqu'à 
l'enterrement,  comme  si  entre  bim  et  banni  la  vie  n'était  qu'un  vain 
songe. 

Faust.  La  résistance,  l'opiniâtreté,  empoisonne  la  plus  riche  possession, 
et  c'est  pour  sa  peine  et  sa  torture  qu'on  s'épuise  à  vouloir  être  juste. 

Méphistophélès.  Pourquoi  te  gêner  ici?  n'entre-t-il  pas  dans  tes  plans 
de  coloniser? 

Faust.  Va  donc  ,  et  tâche  de  les  écondnire!  Tu  sais  le  joli  petit  bien 
que  j'ai  choisi  pour  ces  vieilles  gens. 

Méphistophélès.  On  les  enlève,  on  les  dépose;  avant  qu'on  ait  eu  le 
temps  de  se  retourner,  ils  sont  installés.  La  violence  une  lois  essuyée,  la 
beauté  de  leur  habitation  les  réconciliera. 

(Il  pousse  un  sil'llcment  aigu.) 
LES  TROIS  s'avancent. 

Méphistophélès.  Venez  vous  rendre  aux  volontés  du  maître,  et  demain 
il  y  aura  lete  navale. 

Les  trois.  Le  vieux  maître  nous  a  mal  reçus  ;  il  nous  doit  une  fête 
soignée. 

Méphistophélès  ad  spectatores.  Ce  qui  se  passe  ici  n'est  point  neuf,  mais 
renouvelé  de  la  vigne  de  Naboth  '. 

(Reo um,  m,  ej.) 


INUIT  PROFOINDE. 


Lyncéus,   gardien  de  la  tour,  chantant  dans  la  vigie.  Né  pour  voir,  placé 
pour  observer,  voué  à  la  tour,  le  monde  me  plaît.  Je  regarde  au  loin,  je 

'  Mépliisfopliélès,  en  vrai  diable  cpii  connaît  sa  Bible,  cit-^  ici  l'bisfoire    fie  la  viorne  fie  Nabofli, 


•Vis  FAUST. 

\ois  de  près  la  lune,  les  étoiles,  le  bois  et  le  chevreuil.  Ainsi  je  vois  en 
tout  la  parure  élernelle.  Faupièies  rortunc'es,  ce  que  vous  avez  jamais 
vu,  que  ce  soit  ce  que  cela  voudra,  c'était  pourtant  bien  beau. 

(Pause.) 

Ce  n'est  pas  pour  mon  seul  agrément  que  je  suis  placé  en  cet  endroit, 
si  haut.  Quelle  effroyable  épouvante  me  menace  du  sein  de  ce  monde  de 
ténèbres  !  Je  vois  jaillir  des  éclairs  flamboyants  à  travers  la  double  obscu- 
rité des  tilleuls  ;  toujours,  de  plus  en  plus,  fouille  l'incendie  attisé  par 
le  vent  qui  passe.  Ah  !  la  cabane  brûle,  la  cabane  qui  s'élevait  hu- 
mide et  couverte  de  mousse;  on  implore  un  rapide  secours  :  point  de 
salut!  Ah!  les  bonnes  vieilles  gens,  qui  veillaient  jadis  sur  la  flamme 
avec  tant  de  soin,  deviennent  la  proie  de  l'incendie!  Quel  effroyable 
événement!  la  flamme  flambe,  le  sombre  tas  de  mousse  n'est  plus  qu'un 
brasier  de  pourpre.  Puissent  seulement  ces  bonnes  gens  se  sauver  de  cet 
enfer  incandescent  et  furieux  !  Des  éclairs  limpides  dardent  entre  les 
feuilles,  entre  les  rameaux;  les  branches  sèches  qui  brûlent  en  flambant 
s'allument  en  un  clin  d'œil  et  croulent.  0  mes  yeux!  deviez-vous  faire 
cette  découverte!  Pourquoi  faut-il  que  mes  yeux  planent  si  au  loin!  I.a 
petite  chapelle  croule  en  même  temps  sous  la  chute  et  le  poids  des  bran- 
ches; des  flammes  aiguës  serpentent  déjà  autour  de  la  cime  des  arbres. 
Les  souches  creuses  s'embrasent,  jusqu'à  la  racine,  d'un  rouge  de  pourpre 
dans  leur  embrasement. 

(Longue  pause.  Chant.) 

toujours  à  l'appui  de  cette  doctrine  qu'il  aflectionne  tant,  à  savoir,  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau  dans 
le  monde.  Naboth  de  Jezraliel  avait  à  lui,  dans  .lezraliel  même,  une  vigne  près  du  palais  d' Achat), 
roi  de  Samarie. 

Et  Achab  lui  dit:  «  Donnez-moi  votre  vigne  afin  que  je  puisse  faire  un  jardin  potager,  parce 
(ju'elle  est  proche  de  ma  maison,  et  je  vous  en  donnerai  une  meilleure;  ou,  si  cela  vous  accom- 
mode mieux,  je  vous  la  payerai  en  argent  au  prix  qu'elle  vaut.» 

Naboth  lui  répondit  :  «Dieu  me  garde  de  vous  donner  l'héritage  de  mes  pères.» 

Achab  revint  chez  lui  tout  en  colère  et  ne  mangea  point. 

Aussitôt  sa  femme  Jézabel  écrivit,  au  nom  d'Achai),  des  lettres  qu'elle  cacheta  du  sceau  royal,  et 
les  envoya  aux  anciens  et  aux  premiers  de  la  ville  de  Naboth  qui  demeuraient  avec  lui. 

Ces  lettres  étaient  conçues  en  ces  termes  :  «  Publiez  un  jeûne,  et  faites  asseoir  Naboth  entre  les 
premiers  du  peuple. 

«  Et  gagnez  contre  lui  deux  enfants  de  Bélial,  qui  rendent  un  faux  témoignage  disant  :  «Nabotli 
a  blasphémé  contre  Dieu  et  contre  le  roi;  qu'on  le  mène  hors  de  la  ville,  qu'il  soit  lapidé  et  mis  ù 
mort.  »  —  L'ordre  de  Jézabel  fut  accompli  ;  mais  la  possession  de  la  vigne  fit  le  malheur  d'Achab. 
(Rois,  III,  21.) 

Méjihistophélès,  qui  connaît  l'aventure  de  Naboth,  à  i«tquelle  il  a  sans  doute  pris  part  il  y  a 
quelques  mille  ans,  trouve  que  Faust,  dans  sa  convoitise  crinil^^L'Ile,  n'est  (|u'un  pauvre  plagiaire  du 
roi  de  Samarie.  Les  passions  humaines,  même  dans  leurs  écartJv  les  plus  extravagants,  n'inventent 
rien  de  neuf;  admirable  point  de  vue  qui,  tout  en  servant  la  capse  de  Méphistophélès  dans  le  pro- 
cès iroiii(iue  ([uil  soutient  contre  l'humanité,  se  trouve  militer  pour  le  bien.  Otez  au  mal  la  part 
qui  lui  revient  de  l'orgueil,  du  génie,  que  lui  restera-t-il  ?  C'est,  du  reste,  un  des  traits  distinctifs 
du  personnage  de  Méphistophélès  d'aimer  les  proverbes  et  les  sentences,  et  d'en  débiter  même 
au  risque  de  prêcher  le  bien.  Au  fond,  le  vieux  diable  est  moins  mauvais  qu'on  ne  l'imagine  ;  si  la 
nature  démoniaque  perce  encore,  c'est  par  intervalle,  et  comme  pour  n'en  pas  perdre  l'habitude  ; 
mais  sa  persoimalité  s'efface,  il  s'humanise.  Il  y  a  du  panthéisme  dans  son  fait. 


DEUXIEME  PARTIE.  ô^l» 

Le  paysage  agréable  aux  yeux  s'en  est  allé  rejoindre  les  siècles. 

Faust,  à  son  balcon,  sur  les  dunes.  Quels  accents  lamentables  descendent 
d'en  baut!  cris  et  plaintes  arrivent  trop  tard  ici.  Ma  sentinelle  gémit,  et 
cet  acte  impatient  m'afflige  au  fond  de  l'àme.  La  plantation  des  tilleuls 
est  anéantie,  il  n'en  reste  plus  qu'un  affreux  monceau  de  tiges  qui  cbar- 
bonnent  ;  mais  nous  aurons  bientôt  un  belvéder  d'où  l'œil  plongera  à  l'in- 
fini ;  delà,  je  verrai  aussi  la  nouvelle  babitation  de  ce  vieux  couple,  qui, 
dans  le  sentiment  de  ma  clémence  magnanime,  coulera  paisiblement  ses 
derniers  jours. 

Méphistophélès  et  les  trois,  en  bas.  Nous  revenons  au  grand  trot  ;  par- 
donnez !  les  choses  ne  se  sont  point  passées  de  la  meilleure  grâce.  Nous 
avons  frappé,  nous  avons  cogné,  et  jamais  on  ne  nous  ouvrait;  alors  nous 
ébranlâmes  la  porte,  nous  heurtâmes,  et  le  vieux  bois  moisi  tomba  sur  le 
carreau.  Nous  avions  beau  appeler  à  grande  voix,  menacer,  on  faisait  mine 
de  ne  pas  nous  entendre,  et,  comme  cela  se  présente  en  pareil  cas,  ils  ne 
nous  écoutaient  ni  ne  voulaient  ;  mais  nous,  alors,  sans  perdre  de  temps, 
nous  t'en  avons  débarrassé  promptement.  Le  couple  ne  s'est  pas  beaucoup 
débattu  ;  ils  sont  tombés  tout  d'abord  pâmés  de  frayeur.  Un  étranger  qui  se 
trouvait  là  a  voulu  résister,  nous  l'avons  étendu  mort,  et  pendant  le  court 
espace  du  combat  furieux,  les  charbons  ont  allumé  la  paille  dispersée  alen- 
tour. Maintenant  cela  flambe  librement  comme  un  bûcher  préparé  pour  eux 
trois. 

Faust.  Ai-je  donc  parlé  à  des  sourds?  Je  voulais  un  échange,  et  non  une 
spoliation.  Cette  action  malavisée  et  brutale,  je  la  repousse  et  la  maudis! 
Vous  pouvez  vous  la  partager  entre  vous. 

Choeur.  L'antique  Parole,  la  Parole  dit  :  Obéis  de  gré  à  la  force  !  et  si 
tu  es  déterminé,  si  tu  veux  soutenir  l'assaut,  risque  ta  maison.  Ion  foyer 
et  —  toi. 

[Exeunt.) 

Falst,  au  balcon.  Les  étoiles  voilent  leurs  rayons  et  leur  clarté.  Le  feu 
brûle  moins  haut;  un  petit  vent  qui  fait  tressaillir  l'attise,  et  m'apporte 
ici  la  fumée  et  la  vapeur.  Ordre  donné  en  un  clin  d'œil,  exécuté  trop  vite  ! 
— Qui  flotte  ainsi  vers  mois  d'un  air  de  spectre? 


MTINÜIT. 

(Quatre  femmes  vêtues  tie  gris  s'avancent.) 

La  première.  Je  me  nomme  la  Détresse. 
La  seconde.  Je  me  nomme  la  Dette. 
La  troisième.  Je  me  nomme  le  Souci. 
La  yuvTRiÈME.  Je  me  nomme  la  Nécessift^. 

42 


r>ÔO  FAUST. 

A  TROIS.  La  porte  est  close,  nous  n'entrerons  pas;  là  demeure  un 
riche;  impossiblej  de  nous  introduire. 

La  Détresse.  Je  deviens  fantôme. 

La  Dette.   Là,  je  cesse  d'être. 

La  Nécessité.  Là,  le  regard  se  détourne  de  moi. 

Le  Souci.  Vous,  sœurs,  vous  ne  pouvez  et  n'oseriez  entrer;  mais  le 
Souci  sait,  lui,  se  glisser  lestement  par  le  trou  de  la  serrure. 

(Le  Souci  disparaît.) 

La  Détresse.   Mes  sombres  sœurs,  éloignez-vous  d'ici. 

La  Dette.  Je  me  joins  à  toi,  et  marche  à  tes  côtés. 

La  INécessité.  La  Nécessité  t'accompagne,  et  marche  sur  tes  talons. 

A  TROIS.  Les  nuages  filent,  les  étoiles  se  cachent  derrière  et  arrivent  de 
loin,  de  loin  !  Voici  venir  le  frère,  il  vient,  —  le  Trépas. 

Faust,  dans  le  palais.  J'en  ai  vu  venir  quatre,  et  trois  seulement  s'en  re- 
tournent. En  vain  je  cherchais  à  comprendre  le  sens  de  leur  discours. 
J'ai  senti  quelque  chose  qui  disait  comme  Souci,  Remords.  Puis  une  som- 
bre rime...  la  mort.  Ce  discours  sonnait  creux,  étouffé  comme  la  voix 
des  spectres.  Quelque  effort  que  je  fasse,  je  ne  puis  me  remettre.  0  magie! 
que  ne  donnerais-je  pas  pour  t'éloigner  de  mon  chemin  et  désapprendre 
à  jamais  tes  formules!  Nature!  que  ne  suis-je  un  homme,  rien  qu'un 
homme  vis-à-vis  de  toi!  Oh!  ce  serait  alors  la  peine  de  vivre. 

Un  homme  !  je  le  fus  jadis,  avant  d'avoir  creusé  les  ténèbres,  avant  d'a- 
voir maudit  et  blasphémé  le  monde  et  moi.  Désormais  l'air  est  si  infecté 
de  semblable  nécromancie,  qu'on  ne  sait  plus  que  faire  pour  y  échapper. 
Si  le  jour  radieux  et  sensé  vient  à  nous  sourire,  la  nuit  ne  tarde  pas  à 
nous  envelopper  dans  les  sombres  tissus  des  songes.  Nous  rentrons 
joyeux  de  la  prairie  en  fleur;  un  oiseau  croasse;  que  croasse-t-il  ?  Mal- 
heur! matin  et  soir,  toujours  la  superstition  nous  enlace  dans  ses  mailles, 
elle  nous  tient,  elle  nous  possède,  elle  nous  prévient,  et  nous  demeurons 
seuls  en  face  d'elle,  seuls  dans  notre  épouvante.  La  porte  grince,  et  personne 
n'entre.  [Avec  terreur.)  Quelqu'un  est-il  donc  ici? 

Le  Souci.    La  question  provoque  le  oui. 

Faust.  Parle  donc  !  qui  es-tu  ? 

Le  Souci.  Je  suis  là. 

Faust.   Va-t'en. 

Le  Souci.  Je  me  trouve  à  ma  place. 
^    Faust,  irrité  d\ihord,  puis  se  modérant.  Alors,  tâche  de  t'observer  et  de 
ne  pas  dire  un  mot  de  magie. 

Le  Souci.  L'oreille  aurait  beau  refuser  de  m'entendre,  je  n'en  gron- 
dcrais-pas  moins  au  fond  des  cœurs,  et  j'ai  plus  d'une  forme  pour  exercer 
ma  cruelle  puissance.  Dans  les  sentiers,  sur  les  flots,  compagnon  à  jamais 
incommode,  qu'on  trouve  toujours  sans  le  chercher,  qu'on  maudit  et  ca- 
resse à  la  fois,  n'as- tu  donc  jamais  connu  le  Souci  ? 

Faust.  Jo  me  suis  contenté  de  passer  à  travers  le  monde,  saisissant  par 


DEUXIÈME  PARTIE.  %7A 

los  cheveux  chacun  de  mes  souhaits,  laissant  aller  ce  qui  ne  pouvait  me 
contenter;  et  quant  à  ce  qui  m'échappait,  ne  cherchant  jamais  à  le  re- 
tenir. J'ai  désiré,  accompli,  puis  encore  désiré,  et  de  la  sorte  vaillamment 
promené  le  tourhillon  de  ma  vie,  de  ma  vie  d'abord  grande  et  puissante, 
désormais  sage  et  circonspecte.  Je  connais  autant  qu'il  me  faut  l'horizon 
terrestre  ;  quant  à  ce  qui  se  passe  au  delà,  la  vue  nous  en  est  interdite,  in- 
sensé qui  tourne,  en  clignant  les  yeux,  de  ce  côté!  et  qui,  dans  ses  rêves, 
s'imagine  dépasser  ses  égaux  de  la  hauteur  des  cieux  !  Qu'il  s'attache  plu- 
tôt à  la  terre  et  regarde  autour  de  lui.  Non,  pour  l'homme  fort,  le  monde 
ne  reste  pas  muet.  Qu'a-t-il  besoin  d'errer  à  travers  les  espaces  éternels? 
Ce  qu'il  découvre,  au  moins,  se  laisse  comprendre;  qu'il  marche  ainsi  le 
temps  de  sa  journée  laissant  les  spectres  mener  leurs  rondes;  mais  s'ilvaplus 
loin,  il  trouvera  angoisse  et  bonheur,  sans  jamais  pouvoir  se  satisfaire. 

Le  Souci.  Pour  celui  qu'une  fois  je  possède,  le  monde  entier  ne 
compte  plus;  d'éternelles  ténèbres  s'épaississent  autour  de  lui;  le  soleil  à 
ses  yeux  ne  se  lève  ni  ne  se  couche;  et  ses  sens  extérieurs  ont  beau  être  lu- 
cides, la  nuit  n'en  règne  pas  moins  au  fond  de  son  âme.  De  tous  les  tré- 
sors, il  ne  sait  comment  jouir  ;  heur  et  malheur,  tout  le  chagrine  ;  dans  la 
plénitude,  il  a  faim;  plaisir,  ennui,  il  remet  tout  au  lendemain  ;  et  dans 
la  continuelle  attente  de  l'avenir,  jamais  il  ne  se  trouve  prêt. 

Faust.  Assez  ;  n'espère  pas  me  prendre  ainsi  ;  je  n'ai  que  faire  d'entendre 
de  pareilles  sottises.  Ya-fen  !  ta  fâcheuse  litanie  troublerait  la  raison  au 
plus  sensé. 

Le  Souci.  Doit-il  poursuivre  ou  revenir?  La  résolution  lui  manque, 
et  le  voilà  au  beau  milieu  du  chemin,  qui  hésite  et  marche  à  tâtons;  de 
plus  en  plus  il  se  perd,  voit  de  travers  toute  chose,  à  charge  à  lui-même  et 
aux  autres,  respirant  pour  suffoquer  ;  point  mort  et  cependant  sans  vie; 
également  incapable  de  désespoir  et  de  résignation.  Ainsi  un  ballottement 
continuel,  indolence  douloureuse,  activité  qui  répugne,  délivrance  et  ser- 
vitude, demi-sommeil,  réveil  funeste,  le  cloue  à  la  même  place  et  le  pré- 
pare à  l'enfer. 

Faust.  Spectres  maudits  '  ainsi  vous  vous  plaisez  à  torturer  de  mille  fa- 
çons l'espèce  humaine;  les  jours  indifférents  eux-mêmes,  il  faut  que  vous 
les  enveloppiez  dans  les  inextricables  peines  de  la  confusion.  Démons,  je 
sais  que  de  vous  on  ne  se  débarrasse  pas  aisément.  Le  lien  fatal  imagi- 
naire, on  ne  le  brise  pas!  Mais,  ô  toi  le  Souci,  quelque  grand,  quelque 
insinuant  que  puisse  être  ton  pouvoir,  je  me  refuse  à  te  reconnaître. 

(Le  Souci  lui  souffle  au  visage.) 

Le  Souci.  Eh  bien!  éprouve-le  du  moins  à  cette  heure  où  je  te  fuis 
en  te  maudissant;  les  hommes  sont  d'ordinaire  aveugles  toute  leur  vie, 
deviens-le,  toi,  Faust,  à  la  (in. 

Faust,  devenu  aveugle\  La  nuit  se  fait  de  plus  en  plus  profonde,  mais  au 

'  L'infirmité  qui  vient  de  l'atteindre,  loin  d'élouffer  son  activité,  l'aiguillonne  et  la  provoque.  La 
lumière  qui  rayonnait  au  dehors  va   se  concentrer  désormais  tout  entière  au  dedans  de  lui-inèine. 


."2  FAUST. 

dedans  une  clarté  snreine  m'illumine.  Ce  que  j'ai  pensé  va  s'accomplir. 
La  parole  du  maître  a  seule  du  poids.  Debout,  mes  serviteurs  !  debout  l'un 
après  l'autre!  Faites  que  ma  pensée  hardie  se  réalise  avec  gloire.  Allons, 
tous,  à  la  pelle,  à  la  bêche,  à  l'ouvrage!  que  notre  plan  soit  exécuté  ;  l'or- 
dre et  l'activité  recevront  leur  prix;  que  l'œuvre  la  plus  grande  qui  soit  au 
monde  s'accomplisse!  un  esprit  suffit  pour  diriger  mille  bras. 


LA  GRANDE  COUR  DU   PALAIS. 

FLAMBEAUX. 

MÉPHisTOPHÉLÈs,  en  inspecteur,  devant. 

Venez,  ô  Lémures'  !  squelettes, 
Corps  déhanchés,  membres  flottants, 
Venez,  demi-natures  faites 
De  tendons,  de  nerfs,  d'ossements! 

LES  LEMURES,  BU  chœur. 

Nous  venons  t'aider  ;  à  l'ouvrage  ! 
Nous  l'avons  à  peu  près  compris  ; 
Il  s'agit  d'un  vaste  pays 
Qui  doit  nous  échoir  en  partage. 
Les  pieux  aigus,  les  pieux  sont  là 
Et  les  chaînes  pour  la  mesure. 
Qui  nous  appelle  et  nous  conjure. 
Nous  l'avons  oublié  déjà. 

MÉPHISTOPHÉLÈS.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'efforts  ingénieux;  procédez  selon  vos 
propres  règles.  — Que  le  plus  long  s'étende  de  tout  son  long;  vous  autres, 
arrachez  le  gazon  tout  autour;  comme  on  fit  pour  nos  pères,  creusez  un 
carré  long!  Du  palais  dans  l'étroite  demeure,  voilà  en  somme  pourtant  la 
sotte  fin  des  choses. 

Aveugle,  il  poursuivra  ses  projets  créateurs  avec  plus  d'instance,  de  force,  de  résultat,  et  son  ap- 
plication ne  courra  plus  la  chance  de  se  laisser  distraire  par  le  spectacle  varié  des  phénomènes  ex- 
térieurs. Dans  l'obscurité  des  yeux,  l'âme  y  verra  plus  clair.  Ici  apparaît  l'idée  toute  chrétienne  de 
la  vie  nouvelle  [vitanuova).  Faust,  après  avoir  passé  par  tous  les  degrés  du  bonheur  terrestre, 
reconnaît  dans  sa  vieillesse,  comme  Salomon,  que  tout  est  vanité.  Les  souffrances,  les  peines  (les 
quatre  Femmes)  sont  des  acheminements  vers  une  existence  supérieure  ;  le  Souci  (pour  son  salut 
éternel)  le  rend  aveugle,  afin  que,  mort  à  la  terre,  il  tende  à  de  plus  hautes  destinées  et  se  tourne 
vers  l'Eternol  dont  il  pressent  l'approche,  grâce  à  cette  force  intuitive  qui  le  pénètre  et  sert  d'in- 
termédiaire à  son  apothéose  finale. 

'  Spectres  familiers,  sorte  de  revenants  auxquels  l'antiquité  donne  l'apparence  de  squelettes,  et 
dont  les  superstitions  du  moyen  âge  ont  formé  les  Esprits  de  l'air  ([ue  la  science  évoque  et  se  sou- 
met. (Horat.  epist.  II ;  Apulée,  de  De.o  Sorralis,  p.  110.  —  Lessing,  sous  quelle  forme  les  anciens 
se  représentaient  la  mort,  S.  222.  — Theophrastus  Paracelsus,  Philos,  sagax,  lib.  I,  89.)  Goethe, 
dont  le  génie  plastique  se  révèle  jusque  dans  les  moindres  détails,  a  recours  ici,  pour  exprimer 
l'idée  de  la  servitude,  à  des  squelettes  dont  les  membres  s'agilcnt  cl  travaillent  par  im  mouvement 
mécanicjue  et  borné,  que  ne  règlent  plus  désormais  ni  l'action  de  l'âme  exhalée,  ni  les  a])pétits  de 
la  chair  tombée  en  poussière.  Quelle  objectivité  |)lus  vraie  donner  au  néant  de  la  servitude! 


DEUXlkMK  PAKTIK.  :>"> 

LES  LEMURES,  creusanl  la  terre  avec  des  gestes  agaçants. 

Lorsque  je  vivais  cl  j'aimais, 
Dans  ma  jeunesse,  je  trouvais 
Que  c'étaient  de  bien  douces  choses. 
Partout  où  fleurissaient  les  roses, 
Où  de  joyeuses  voix  chantaient, 
Mes  pieds  kscifs  se  remuaient. 

Depuis,  la  vieillesse  fatale 
De  sa  béquille  me  toucha  ; 
Au  tombeau  mon  pied  trébucha. 
Pourquoi  la  porte  sépulcrale 
Fut-elle  ouverte  ce  jour-là'.' 

Faust,  sortant  du  palais,  tâtonnant  entre  les  piliers  de  la  porte.  Que  le  cli- 
quetis des  bêches  me  transporte!  c'est  la  multitude  qui  travaille  pour  moi. 
La  terre,  alliée  avec  elle-même,  assigne  aux  flots  une  limite,  et  contient 
la  mer  en  d'étroites  barrières. 

Méphistophélès,  à  part.  C'est  pour  nous  que  tu  travailles  avec  tes  digues 
et  tes  quais;  tu  prépares  à  Neptune,  le  démon  des  eaux,  un  grand  festin. 
De  toute  façon,  vous  êtes  perdus;  — les  éléments  sontconjurés  avec  nous', 
tout  marche  à  la  destruction. 

Faust.  Inspecteur! 

Méphistophélès.  Me  voici  ! 

Faust.  Autant  que  possible,  que  par  tes  soins  les  ouvriers  affluent;  en- 
courage par  la  récompense  et  le  châtiment,  paie,  attire,  presse!  Chaque 
jour  je  veux  qu'on  me  rapporte  comment  vont  les  travaux  de  notre  fossé. 

Méphistophélès,  à  mi-voix.  Si  j'en  crois  ce  qu'on  m'a  dit,  il  n'est  pas 
question  de  fossé,  mais  de  —  fosse. 

Faust.  Un  marais  s'exhale  au  pied  de  la  montagne,  infectant  le  bien  déjà 
conquis.  Dessécher  l'étang  pestilentiel,  là  serait  la  conquête  suprême.  J'ou- 
vre des  espaces  à  des  myriades  pour  qu'on  y  vienne  habiter,  non  dans  la 
sécurité  sans  doute,  mais  dans  la  libre  activité  de  l'existence.  Des  campa- 
gnes vertes,  fécondes!  L'homme  et  les  troupeaux,  à  l'aise  sur  le  nouveau  sol, 
s'installent  le  long  de  la  colline,  oi^i  se  rue  une  population  hardie,  indus- 
trieuse. A  l'intérieur,  ici,  c'est  un  paradis.  Que  le  flot  tempête  à  l'extérieur 
jusqu'au  bord;  s'il  lui  prend  fantaisie  d'abattre  aA^ec  violence,  de  toutes 
parts  la  foule  se  presse  pour  fermer  la  brèche.  Oui,  je  me  sens  voué  tout 
entier  à  cette  idée,  fin  dernière  de  toute  sagesse.    Celui-là  seul  est  digne  de 

'  Les  éléments  haïssent  l'œuvre  formée  par  la  main  des  hommes. 

(SchiUer's  Glocke.) 

a  Mon  cœur  se  navre  à  l'aspect  de  cette  force  dévorante  qui  réside  dans  le  sein  de  la  nature.  La 
nature  n'a  rien  fait  qui  ne  consume  à  la  Ionique  son  voisin,  qui  ne  se  consume  soi-même  ;  et  lors- 
(|ue,  dans  le  vertige  de  mon  inquiétude,  je  contemple  le  ciel  et  la  terre  et  leurs  forces  infatigables, 
je  ne  vois  rien  qu'uN  monstre  qui  engloutit  éternellement,  et  qui  éternellement  rumine.  » 
(Goethe,  Wertlier's  Leiden,  Th.  I.) 


5Si  FAUST. 

la  liberté  comme  de  la  vie,  qui  sait  chaque  jour  se  la  conquérir.  De  la  sorte, 
an  milieu  des  dangers  qui  l'environnent,  ici  l'enfant,  l'homme,  le  vieil- 
lard, passent  vaillamment  leurs  années.  Que  ne  puis-je  voir  une  activité 
semblable,  vivre  sur  un  sol  libre,  au  sein  d'un  peuple  libre  !  Alors  je  di- 
rais au  moment  :  Attarde-toi,  tu  es  si  beau  !  La  trace  de  mes  jours  terres- 
tres ne  peut  s'engloutir  dans  l'OEone.  —  Dans  le  pressentiment  d'une  telle 
félicité  sublime,  je  goûte  maintenant  l'heure  ineffable. 

(Faust  tombe,  les  Lémures  le  prennent  et  le  couchent  sur  le  sol.) 

Méphistophélès.  Aucune  volupté  ne  le  rassasie,  aucun  bonheur  ne  le  satis- 
fait;—  il  poursuit,  dans  sa  démence,  d'insaisissables  formes;  le  dernier 
moment,  pitoyable  et  vide,  le  malheureux  s'efforce  de  le  retenir;  celui  qui 
me  résista  si  vaillamment,  le  temps  l'emporte  ;  le  vieillard  gît  là  sur  le 
sable,  —  l'horloge  s'arrête.  — 

Le  choeur.  Elle  s'arrête  !  elle  se  tait  au  coup  de  minuit  ! 

Méphistophélès.  Elle  se  tait,  tout  est  consommé! 

Le  choeur.  Tout  est  fini. 

Méphistophélès.  Fini!  parole  stupide!  — Pourquoi  fini?  fini  et  rien, 
c'est  exactement  la  même  chose!  —  One  signifie  l'éternelle  création,  si  tout 
ce  qui  est  créé  doit  aller  au  néant?  —  Là  tout  est  fini!  —  Qu'en  doit-on 
conclure?  C'est  aussi  bien  que  si  ça  n'avait  jamais  été,  et  cependant  cela 
s'agite  et  se  remue  comme  si  c'était  quelque  chose.  Ma  foi!  j'aime  encore 
mieux  mon  vide  éternel. 

CHANT  FUNÉRAIRE. 

LEMURE    [solo). 

Qui  m'a  fait  ce  logis  malsain, 

A  grands  coups  de  pioche  et  de  pelle  ? 

LES  LEMURES  [chœur). 

î  La  maison  est  encor  trop  belle 
Pour  l'hôte  au  vêtement  de  lin, 

LEMURE     [solo). 

Quelle  atmosphère  morne  et  sombre  ! 
Où  sont  les  meubles  de  l'endroit  ? 

LES  LEMURES  [chœur) , 

On  vous  prêtait;  —  le  terme  échoit, 
Et  les  créanciers  sont  en  nombre. 

Méphistophélès.  Le  corps  gît,  et  dans  le  cas  oii  l'esprit  prétendrait  s'é- 
chapper, vite,  exhibons  notre  titre  écrit  avec  du  sang.  Hélas  !  on  possède 
à  l'heure  qu'il  est  tant  de  ressources  pour  soustraire  les  âmes  au  diable! 
Sur  l'ancienne  route,  on  se  cogne;  sur  la  nouvelle,  nous  ne  sommes  guère 
bien  vus;  jadis  j'eusse  fait  l'affaire  à  moi  seul,  maintenant  il  me  faut  des 
aides. 


DEUXIÈME   PARTIE.  53:i 

Tout  va  mal,  tout  dégénère;  droit  coutumier,  vieux  droit;  impossible 
de  se  fier  désormais  à  rien.  Jadis  avec  le  dernier  souffle  l'àme  sortait  ;  je  la 
guettais,  et,  comme  une  souris,  vlan,  je  l'attrapais  dans  mes  griffes.  Au- 
jourd'hui elle  hésite  et  s'obstine  à  ne  vouloir  pas  quitter  le  sombre  logis, 
la  nauséabonde  demeure  que  lui  offre  le  triste  cadavre,  jusqu'à  ce  que  les 
éléments  qui  se  haïssent  unissent  par  l'expulser  honteusement.  Et  quand 
je  me  mettrais  des  jours  et  des  heures  à  la  torture!  Quand?  comment?  oii? 
Voilà  la  question.  La  vieille  Mort  a  perdu  sa  force  instantanée  ;  est-il  même 
bien  vrai  qu'on  meure?  J'ai  souvent  lorgné  d'un  œil  de  convoitise  des 
membres  fort  roidis  :  apparence  !  le  mouvement  ne  tardait  pas  à  revenir. 

(Gestes  de  conjuration  fantastique,  à  la  manière  des  tambours  majors.) 

Maintenant,  alerte  !  et  qu'on  double  le  pas  î  Seigneurs  de  la  corne  droite 
et  de  la  corne  croche,  vrais  diables  de  vieille  roche,  apportez-moi  vite  ici 
les  gueules  de  l'enfer.  A  vrai  dire,  l'enfer  a  plus  d'une  gueule,  et  sait  en- 
gloutir chacun  selon  sa  convenance  et  sa  dignité.  Cependant,  même  en  ce 
jour  suprême,  l'avenir  finira  par  perdre  aussi  tout  préjugé. 

(La  gueule  effroyable  de  l'enfer  s'ouvre  k  gauche.) 

Les  mâchoires  s'entre-bâillent;  de  la  voiite  du  gouffre  ruisselle  avec  fu- 
reur la  lave  ardente,  et  dans  les  vapeurs  du  fond  j'aperçois  l'éternel  em- 
brasement de  la  cité  de  feu.  Le  rouge  incendie  souffle  et  gronde  jusqu'aux 
dents;  les  damnés,  implorant  leur  salut,  arrivent  à  la  nage;  mais  l'hyène 
colossale  se  referme,  et  les  voilà  replongés  dans  leurs  sentiers  brûlants.  Dans 
les  coins  on  ferait  encore  bien  des  découvertes.  Tant  d'effroyables  choses 
en  un  si  étroit  espace  !  Vous  faites  bien,  en  vérité,  d'épouvanter  les  pécheurs, 
pour  qu'ils  traitent  ensuite  tout  cela  de  mensonge  et  de  fantasmagorie. 

(Aux  diables  obèses  de  la  corne  courbe  et  droite.) 

Vous,  maroufles  pansus  aux  joues  de  feu,  qui  si  bien  flambez,  engraissés 
que  vous  êtes  du  soufre  de  l'enfer,  épais  lourdauds  à  la  nuque  engourdie, 
épiez  là-dessous  si  vous  voyez  luire  un  brin  de  phosphore  ;  c'est  l'àme,  la 
Psyché  ailée;  plumez-la,  soudain  il  ne  restera  plus  qu'un  vilain  ver.  Je  la 
timbrerai  de  mon  estampille;  puis,  en  roule  avec  elle  dans  les  tourbillons 
de  feu  ! 

Guettez  les  régions  inférieures,  grosses  outres,  c'est  votre  affaire.  Dire 
qu'elle  habite  là,  on  n'en  est  pas  encore  bien  sûr;  cependant  il  lui  arrive 
de  se  loger  volontiers  dans  le  ventre  ;  ainsi  prenez  garde  qu'elle  ne  vous 
(îchappe  de  ce  côté. 

(Aux  diables  efflanqués  de  la  corne  longue  et  courbe.) 

Vous,  escogriffes,  gigantesques  tambours-majors,  fouillez  l'espace,  tra- 
vaillez sans  répit  des  bras  et  des  griffes,  afin  de  la  saisir  au  vol;  il  n'y  a  pas 
de  doute  qu'elle  est  mal  à  son  aise  dans  sa  vieille  masure  :  le  génie  tend  à 
s'élever  aux  régions  supérieures. 

LA    TROrPE    CELESTE. 

Saintes  phalanges  , 
Frères  des  anses, 


336  FAUST. 

Bluuds  messagers,' 
Portez  la  vie 
Aux  affliges 
Dont  le  cœur  prie  ! 
Glissez,  fuyez 
D'un  vol  agile  ; 
Vivifiez 

La  froide  argile, 
Blonds  envoyés  ! 
Et  dans  l'espace 
Laissez  la  trace 
De  vos  ardeurs  ; 
Versez  la  grâce 
Dans  tous  les  cœurs! 

Méphistophélès.  J'entends  un  bruit  discordant,  des  sons  désagréables; 
cela  descend  d'en  haut,  en  môme  temps  qu^in  rayon  délesté.  C'est  cette 
race  hermaphrodite  que  les  sacristains  afl'ectionnent.  Yous  savez  comme 
dans  nos  élucubrations  scélérates  nous  méditons  la  ruine  du  genre  humain, 
et  tout  ce  que  nous  avons  jamais  imaginé  de  plus  infâme,  votre  piété  s'en 
accommode.  Ils  viennent  en  tapinois,  les  drôles:  ils  nous  ont  ainsi  filouté 
plus  d'une  àme,  et  nous  combattent  un  peu  avec  nos  propres  armes,  car  ce 
sont  des  diables,  eux  aussi,  seulement  encapuchonnés. —  Perdre  la  bataille 
ici,  ce  serait  vraiment  pour  vous  une  honte  éternelle;  approchez-vous  du 
tombeau  et  tenez  ferme. 

CHOEUK  DES  ANGES,  Semant  des  roses. 

Roses  ardentes. 
Incandescentes, 
Pures,  tlottantes 
Au  gré  des  airs, 
Lnmaculécs, 
Roses  ailées 
De  bourgeons  verts  ; 
Roses  de  flamme 
Qui  donnez  l'âme 
Et  le  désir  ; 
Epanouies, 
Tombez  en  pluies, 
Allez  fleurir  ! 

Qu'un  printemps  pousse 
Vermeil  et  frais  ; 
Il  dort  en  paix. 
Joncliez  la  mousse 
De  vos  débris  ; 
Portez-lui,  roses. 
Toutes  les  choses 
Du  paradis  ! 

Méphistophélès,  aux  diables.  Pourquoi  vous  baisser  et  tressaillir?  Est-ce 
donc  là  la  contiime  de  l'enfer?  Allons,  tenez  ferme,  et  laissez-les  faire.  Cha- 


DEUXIÈME  PA  KT  IE.  557 

quo  compère  à  sa  place!  Ils  pensent  peut-èlre  qu'avec  celle  averse  de 
Heurs,  ils  vont  enneiger  les  diables  ardenls.  Patience!  à  voire  haleine  tout 
ceci  va  fondre  et  se  racornir.  Donnez  du  vent,  soufflets  d(!  forges;  assez, 
assez  !  les  vapeurs  que  vous  exhalez  font  soudain  pâlir  tout  l'essaim.  Pas  si 
fort,  donc!  fermez  vos  mufles  et  vos  narines.  Vraiment!  vous  avez  soufflé 
trop  fort;  ne  comprendrez-vous  rien  à  la  mesure?  Les  feuilles,  qui  ne  de- 
vaient que  se  rider,  noircissent,  sèchent  et  se  consument.  Voilà  l'averse  qui 
flotte  vers  nous  dans  les  plis  de  ces  flammes  empoisonnées.  Allons,  marchez 
à  rencontre,  serrez  ferme  vos  rangs!  Oh  !  leur  force  s'évanouit,  leur  cou- 
rage s'en  va  !  les  diables  ont  flairé  la  trace  d'une  flamme  étrangère. 


Fleurs  lumineuses, 

Flammes  heureuses, 

Tout  à  l'entour  . 

Portez  l'amour  ! 

Le  cœur  se  pâme 

Verbe  de  l'Ame , 

Éther  de  flauime. 

Partout  le  jour  ! 

Méphistophélès.  Malédiction  !  honte  à  de  semblables  brutes  !  Voilà  main- 
tenant les  diables  qui  marchent  sur  la  tète;  les  lourdauds  font  la  rone  et 
tombent  en  enfer  le  derrière  en  avant  !  Allez,  et  que  le  bain  de  feu  vous 
tienne  en  joie!  vous  ne  l'avez  pas  volé.  Quant  à  moi,  je  demeure  à  mon 
poste. 

(Se  débattaut  au  milieu  d'un  déluge  de  roses.) 

Arrière,  feu  follet!  Oui,  va,  brille,  brille  plus  fort,  je  te  tiens,  glu  vis- 
queuse et  frivole.  Eh  bien  !  qu'a-t-il  à  voltiger  encore?  Veux-tu  bien  dé- 
ouerpir  !  Malheur!  il  me  presse  la  nuque;  c'est  de  la  poix  et  du  soufre. 

LES  ANGES  [chœur). 

N'allez,  Ö  l'rères, 
Que  vers  la  sphère 
Qui  vous  lonvient. 
Gardez-vous  bi^n 
De  toute  chose 
Qui  trouble  et  cause 
L'ennui  morose 
Au  cœur  chrétien; 
Et  s'il  arrive 
Par  force  vive 
Qu'elle  entre  en  vous, 
(Test  à  nous  autres, 
Anges,  apôtres, 
D'y  veiller  tous. 


358  FAUST. 

Au  saint  empiie 
Des  firmaments. 
L'amour  n'attire 
Que  les  aimants! 

Ma  tète  est  en  l'en  ;  mon  cœtir,  tout  mon  sang  brûle;  élément  fait  ponr 
dompter  les  tliables!  plus  pénétrant  que  les  flammes  de  l'enfer!  Âh  ! 
voilà  donc  pourquoi  vous  gémissez  si  lamentablement,  infortunés  amou- 
reux qu'on  dédaigne,  et  qui  vous  donnez  des  torticolis  à  guetter  un  coup 
d'oeil  de  l'objet  adoré! 

Et  moi,  pareille  cbose  va-t-elle  m'arriver?  Qui  donc  attire  mon  regard 
par-là?  ne  suis-je  pas  en  guerre  ouverte  avec  tout  ce  côté?  De  tout  temps 
leur  vue  cependant  me  fut  odieuse  ;  un  principe  étranger  m'aurait-il  donc 
pénétré?  En  effet,  il  me  semble  que  j'ai  plaisir  à  les  contempler,  ces  chers 
enfants.  Quel  pouvoir  m'empêche  de  maudire?  et  si  je  me  laisse  ensorceler, 
qui  sera  le  fou  désormais?  Les  drôles  que  je  hais,  je  les  trouve  par  trop 
charrtianls! 

Dites,  beaux  enfants,  n'êtes-vous  pas,  vous  aussi,  delà  race  de  Lucifer? 
Vous  êtes  si  gentils!  D'honneur,  je  vous  embrasserais,  et  m'est  avis  que 
vous  venez  à  propos  :  je  me  sens  si  bien,  si  naturellement  bien  en  votre 
compagnie,  qu'il  me  semble  vous  avoir  déjà  vus  mille  fois,  et  puis  j'ai  de 
secrets  désirs  de  chatte  en  amour.  Plus  je  les  considère  et  plus  je  les 
trouve  beaux.  Approchez-vous;  oh!  de  grâce,  un  regard  M 

(  Les  anges  se  répandent  partout  dans  l'espace.) 

LES    ANGES. 

D'où  viens  que  tu  t'enfuis  devant  notre  cortège"? 
Nous  approchons  de  toi,  reste  donc  si  tu  peux! 

Méphistophélès,  refoulé  ju3(] ne  sur  le  proscenium.  Vous  nous  traitez  d'(;s- 
prits  damnés  ;  mais  vous  êtes,  vous,  les  vrais  maîtres  sorciers,  car  vous 
ensorcelez  l'homme  et  la  femme.  Maudite  aventure  !  C'est  donc  là  l'élé- 
ment de  l'amour!  Tout  mon  corps  est  en  feu,  à  peine  si  je  sens. que  ma 
nuque  brûle.  Vous  voltigez  de-ci  et  de-là.  Abaissez-vous  un  peu;  laisst^z 
urendro  à  vos  membres  suaves  des  airs  tin  peu    plus  profanes.  ("(M'tes,  le 

^  Goctlie  insiste  sur  cette  humeur  lascive  du  chat,  qu'il  attrihue  à  Méphistophélès.  Déjà,  dans  la 
première  partie,  il  en  était  question  :  «  Je  me  sens  comme  la  chatte  ci'llauquce,  qui  se  frotte  encore 
contre  les  gouttières. en  glissant  le  long  des  murs;  en  tout  hien  tout  honneur,  au  moins;  envie  de 
larron  et  chaleur  de  matou.  »  Mé])histopliclès  est  ici  le  vrai  diable  de  la  légende  catholique;  il  n'a 
rien  autour  de  son  front  de  ce  ténébreux  bandeau,  de  ce  signe  de  fatalité  que  le  beau  Lucifer  de 
Milton  emprunte  au  paganisme  des  Grecs.  Il  n'intéresse  pas,  il  ne  séduit  pas,  il  n'aUire  ])as  les 
âmes  vers  l'abinie  par  une  sorte  d'influence  sympathi(iue  ;  il  les  y  pousse  avec  rudesse  el  puissance. 
Méphis'ophélès,  c'est  la  force  du  mal  subissant  la  nécessité  d'uiu'  incarnation  inférieure  et  grossière, 
le  génie  de  l'ange  déchu  empéiré  dans  le  malérialismc  de  la  brute.  Saus  cela,  sans  celle  bestialité 
qui  l'accable,  le  mal  régnerait  seul  sur  le  monde  ;  il  envahirait  le  ciel  ;  il  serait  dieu.  Heureusement, 
et  cela  dans  ses  plus  audacieuses  tentatives,  sa  nature  basse  et  dégradée  perce  toujours  par  quelque 
point  :  c'est  le  pied  de  cheval,  la  puanteur  du  bouc,  la  luxure  du  chat,  etc. 


DEUXIÈME  PA  KHK.  539 

sérieux  vous  sied  à  ravir  ;  mais  j'aiiiuirais  (anl  à  vous  voir  sourire,  ne 
fût-ce  qu'une  fois!  vrai,  j'en  aurais  une  extase  él(îrnelle!  J'entends  celte 
moue  que  l'ont  les  auioureux  qui  clignent  :  uu  léger  pli  à  la  bouche  ;  Voilà. 
Toi,  surtout,  grand  gaillard,  je  t'aime;  seulement  cette  mine  de  sacristain 
n'est  pas  à  mon  gré;  voyons,  regarde-moi  d'un  œil  légèrement  lascif. 
Vous  pourriez  fort  bien  moins  cacher  vos  formes,  sans  blesser  les  conve- 
nances; cette  longue  chemise  qui  vous  enveloppe  me  paraît  ultra-morale, 
ils  se  tournent.  Vus  ainsi,  les  fripons  sont  aussi  par  troj)  appétissants. 

CHOEUR    DES    ANGES. 

Vive  étincelle 
Du  pur  amour, 
Tourne  ton  aile 
Vers  le  séjour 
De  la  lumière  ! 
Que 'sur  la  terre, 
Dans  l'univers, 
La  voie  honnête 
Seule  rachète 
Le  cœur  pervers  ; 
Qu'il  se  délivre 
Du  Tentateur, 
Afin  de  vivre 
Dans  le  grand  chœur' 

Méphistophélès,  revenant  à  lui.  Que  se  passe-t-il  donc  en  moi?  — 
Comme  Job,  je  ne  suis  qu'ulcères;  je  me  fais  horreur  à  moi-même;  mais 
comme  lui  je  triomphe  au  spectacle  de  mes  infirmités.  Je  veux  ne  compter 
que  sur  moi-même  et  ma  race.  Les  parties  nobles  du  diable  sont  intactes. 
Cette  folle  étincelle  d'amour  n'a  touché  que  la  peau;  déjà  les  damnées 
flammes  sont  consumées,  et,  comme  il  me  convient,  je  vous  maudis  tous 
ensemble  tous  tant  que  vous  êtes. 

CHOEUR    DES    ANGES. 

Ardente  extase  ! 
Celui  qu'enlin 
Ton  souffle  embrase 
Se  sent  divin. 
Tous  en  phalanges 
Montez  vers  Dieu  ! 
Que  vos  louanges 
Brûlent  du  ieu 
D'un  saint  déiir.:»  ! 
Le  ciel  est  bleu, 
L'àme  respire  ! 
(Ils  s'élèvent  emportant  la  partie  immoi-lellc  de  Faust.) 

Méphistophélès,  regardant  autour  de  lui.  Là!  comment?  où  sont-ils 
passés?  Race  d'enfants,  tu  m'as  dupé  !  Us  s'envolent  vers  le  ciel  avec  leur 
proie.  Voilà  donc  ce  qui  les   affriandait  autour  dé  celte   fosse.   Un  grand 


riiO  FAUST. 

trésor,  un  trésor  unique  m'est  ravi.  L'âme  sublime  qui  s'était  liée  à  moi, 
ils  me  l'ont  traîtreusement  soufflée.  A  qui  me  plaindre,  maintenant?  qui 
me  rendra  mon  bien?  Ils  t'ont  trompé  dans  tes  vieux  jours,  mais  aussi 
conviens  que  tu  méritais  l'accident  qui  t'arrive.  J'ai  agi  comme  un  maître 
sot,  et  perdu  bonteusement  ma  peine.  Un  désir  vulgaire,  une  absurde 
amourette  prendre  ainsi  le  diable  bardé  de  poix!  et  qu'avec  tant  d'expé- 
rience un  compère  de  mon  espèce  donne  dans  de  pareils  enfantillages!  en 
vérité^  cela  peut  s'appeler  finir  par  une  bonne  folie. 


RAVIINS,   BOIS,   ROCHERS,  SOLITUDE. 

SAINTS  ANACHORÈTES, 

DISPERSÉS  SUR  LE  HAUT  DES  MONTAGNES  ET  CAMPÉS  DANS  LES  CREVASSES  DU  GRANIT. 
LE  CHOEUR  ET  l'ÉCHO. 

Au  gré  des  vents  qui  tourbillonnent 
Les  bois  flottent  sur  le  granit 
Où  les  racines  se  cramponnent; 
Les  grands  arbres  qui  le  couronnent 
Montent  épais  jusqu'au  zénith. 
L'onde  s'émeut  et  cherche  l'onde; 
La  caverne  s'ouvre  profonde, 
Et  le  lion  silencieux 
Rôde  paisible  et  solitaire, 
Honorant  le  sacré  mystère, 
Mystère  d'amour  de  ces  lieux  ! 

PATER  EXTATicus,  flottant  de  haut  et  d'en  bas. 

Ardeur  de  la  flamme  divine, 
Liens  d'amour,  liens  de  feu. 
Apre  douleur  de  la  poitrine, 
Écumant  appétit  de  Dieu! 

Flèches,  traversez-moi  ! 

Lances,  transpercez-moi  ! 

Chênes,  écrasez-moi  ! 

Eclairs,  foudroyez-moi  I 
Que  l'élément  périssable  et  funeste 
Tombe  sans  retour. 
Et  que  de  mon  être  il  ne  reste 
Que  l'étoile  ardente  et  céleste , 
Noyau  de  l'éternel  amour  ! 

PATER  PROFUNDUS.  —  Région  basse  '. 

Ainsi  que  la  roche  éternelle 
Pèse  sur  l'abîme  profond , 

'  Peut-être  aussi  faut-il  voir  dans  ces  indications,  région  basse,  région  mtermédiaire,  une  allu- 
sion aux  li.d)itudes  de  certains  ordres  religieux  qui  s'établissent  de  préférence  dans  les  vallées  ou  sur 
les  hauteurs. 

BiTiMidii»  v.illc«,   Bi'nrdicliis  colle?  amalwl. 


liiT  ■:"'r  v^r'  m  ü;  .■rî^KP 


DEUXIÈME  PARTIE. 

Comme  le  flot  nu  flot  se  mêle 
Pour  l'alVreuse  inondation, 
Comme  le  cliônc  magiii(i(iue 
Se  porte  dans  l'air  tout  d'un  coup 
Par  sa  propre  force  organi(jue, 
Tel  l'amour  puissant,  sympathique, 
Qui  forme  tout  et  noui'rit  tout. 

Autour  de  moi  j'entends  un  bruit  sauvage,  immense, 

Comme  si  les  forêts  et  les  granits  géants 

Ondulaient  dans  les  cieux,  pareils  aux  océans  ! 

Et  pourtant  au  milieu  du  fracas,  l'abondance 

Des  flots  tumultueux  avec  amour  s'avance 

Au  vallon,  appelée  à  féconder  les  champs. 

La  cascade  qui  tombe,  et  le  divin  tonnerre 

Qui  sillonne  l'espace  et  purge  l'atmosphère 

Des  pesantes  vapeurs  qui  nous  voilaient  le  jour, 

Que  sont-ils  donc,  sinon  des  messagers  d'amour? 

Ils  annoncent  à  tous  cette  force  profonde 

Qui,  toujours  en  travail,  enveloppe  le  monde. 

Oh  !  qu'elle  embrase  donc  mon  sein,  où  mon  esprit, 

Triste,  inquiet,  glacé,  souffre  et  s'appesantit. 

Misérable,  enfermé  dans  l'étroite  barrière 

Des  sens,  et  tout  meurtri  des  chaînes  de  la  terre  ! 

Apaise  mes  pensers.  Seigneur!  que  ta  clarté 

Illumine  mon  cœur  en  sa  nécessité! 

Pater  seraphicus.  —  Région  intermédiaire. 

Quelle  vapeur  purpurine 

Ondule  dans  les  cheveux 

Des  sapins  de  la  colline  ! 

Ah  î  je  pressens,  je  devine  : 
Ce  sont  les  enfants  bienheureux 

Qui  flottent  dans  la  lumière, 
C'est  le  jeune  chœur  des  Esprits  î 

CHOEUR    DES    ENFANTS    RIENHEIREUX. 

Où  donc  allons-nous?  Oh!  dis. 
Dis-nous  qui  nous  sommes.  Père  ! 
Nous  sommes  heureux  ;  à  tous, 
A  tous  l'être  est  si  doux  ! 

PATER    SERAPHICI'S. 

0  VOUS  qu'attirent  les  lumières. 
Enfants  nés  à  minuit,  Esprits 
Et  sens  à  peine  épanouis. 
Perdus  aussitôt  pour  vos  mères, 
Aux  anges  aussitôt  acquis  ; 
Vous  sentez  donc  le  voisinage 
D'im  être  plein  d'amour?  Eh  bien! 
Approchez  vous,  ne  craignez  rien. 
Heureux  enfants,  morts  avant  l'âge. 
Vous  n'avez  aucun  sentiment 
Des  rudes  sentiers  de  la  terre. 
Descendez  tous  dans  ma  paupière, 
Petits,  et  mettez  librement 


ôi2  FAUST. 

Mes  organes  à  votre  usage 
Pour  contempler  ce  paysage! 


'Il  les  prend  en  lui  '.  ) 


Voici  des  arbres  et  des  monts, 
Voici  des  pics  couverts  de  neige, 
Le  torrent  qui  roule,  et  s'abrège 
Les  âpres  chemins  par  ses  bonds. 

LES  ENFANTS  BIENHEUREUX,   du  fond  de  soii  cevveau. 

C'est  beau,  mais  quelle  morne  place  ! 
Quel  lieu  sauvage  et  plein  d'horreur! 
Nous  avons  froid,  nous  avons  peur  ; 
Bon  père,  oh  !  laisse-nous,  de  grâce. 
Prendre  notre  vol  danä  l'espace  ! 

PATER  sEiiAPHicus,  Isur  donnant  la  volée. 

Montez  vers  les  plus  hauts  séjours, 
Aux  derniers  cercles  de  lumière; 
Croissez  à  votre  insu  toujours, 
Selon  l'éternelle  manière. 
Attirés  plus  haut,  dans  le  bleu. 
Par  l'émanation  de  Dieu; 
C'est  la  nourriture  de  l'àme 
Qui  flotte  dans  l'éther  en  flamme, 
La  sainte  révélation 
De  l'éternelle  efl'usion 
Qui  seule  prépare  le  vase 
Où  doit  se  répandre  l'extase. 

CHOEUR  DES  ENFANTS  BIENHEUREUX,   tourbUlounant  outour  des  plus  hauts  sommets. 

Joignez  vos  mains 
Pour  une  ronde, 
0  troupe  blonde  ! 

'  Il  s'est  rencontré,  au  dernier  siècle,  un  homme  d'un  grand  fonds  d'érudition  et  d'expérience, 
qui  rêvait  tout  éveillé  des  habitants  des  planètes  et  des  étoiles.  Il  tenait  commerce  avec  les  Esprits, 
et  parlai!  avec  eux  une  langue  idéale.  Ceux-ci  voyaient  à  travers  ses  yeux  (car  autrement,  ainsi 
qu'il  le  dit  lui-même,  ils  ne  pourraient  rien  voir  des  choses  de  ce  monde).  Il  sentait  leur  présence 
dans  telle  ou  telle  partie  de  son  corps,  principalement  dans  son  cerveau.  Il  vécut  trente  ans  de  la 
sorte.  Je  veux  parler  d'Emmanuel  Swedborg  (qui  reçut,  en  1719,  avec  des  titres  de  noblesse,  le 
nom  de  Swedenborg),  fils  d'un  évêque  suédois,  et  né  en  1619.  Dès  son  enfance,  on  disait  déjà  de 
lui  qu'il  causait  avec  les  anges.  Lui-même,  il  a  décrit  l'état  dans  lequel  il  se  trouvait  au  moment  de 
ses  visions.  Il  y  en  avait  de  trois  espèces  :  la  première  (qu'on  pourrait  appeler  la  vision  ordinaire, 
paisible),  pendant  laquelle  il  s'entretenait  avec  les  Esprits,  qui  lui  apparaissaient  ou  qui  venaient 
se  loger  dans  quelque  partie  de  son  corps  ;  la  seconde,  moins  commune,  pondiuit  laquelle  tous  ses 
sens  s'émouvaient  progressivement  jus(|u'à  l'enlhousiasme  prophétique;  la  troisième  endn,  la  plus 
rare,  lorsque,  ravi  par  l'Esprit,  il  traversait  en  un  clin  d'œil,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  des  sujets 
et  des  régions  innombrables.  Qui  ne  reconnaît,  dans  cet  illuminé  du  dernier  siècle,  le  type  de  ce 
personnage  mystique  de  Goethe  qui  prend  dans  son  cerveau  les  Enfants  de  Minuit,  et  leur  fait  voir 
le  monde  qu'ils  ignorent,  à  travers  le  miroir  de  ses  yeux,  puis  leur  donne  la  volée  vers  les  limbes? 
Symbole  merveilleux  de  l'amour  qui  s'oublie  lui-même,  et  dans  son  abnégation  sublime  s'efforce 
d'élever  les  autres!  VoiLà  comment,  grâce  à  ce  sens  que  Goethe  possède  à  un  si  haut  degré,  et  que 
je  nommerais  volontiers  le  sens  de  la  localité,  la  poésie  tire  profit  des  plus  étranges  écarts  de  la 
raison  humaine.  En  efl'et,  les  actes  de  la  folie  ne  sont  guère  que  des  actes  déplacés.  Tirez-les  du 
centre  où  ils  s'accomplissent,  pour  les  transporter  dans  une  catégorie  régulière,  et  vous  les  verrez 
subitement  changer  de  face.  Nul  au  monde  n'a  jamais  mieux  compris  que  Goethe  cette  impassibi- 
lité du  grand  poète,  assis  au  fond  de  son  Olympe,  et  qui  prend  çà  et  là,  dans  le  chaos,  des  élé- 
nicnls  qu'il  classe  et  coordonne. 


UKUXIKME    PAUTIK.  r,i5 

Cliantcz  sans  (in 
Dos  chœurs  divins. 
Do  joie  iiriniense 
Tressaillez  tous  ! 
Instruits  d'avance, 
Confiez-vous! 
Le  roi  des  anges 
Qu'en  vos  louanges 
Vous  célébrez, 
Tous,  dans  sa  grâce. 
Ravis,  en  face 
Vous  le  verrez  ! 

LES  ANGES,  ßoftcmt  datis  une  atmosphère  supérieure^  emportent  la  partie  immortelle  de  faust. 

Salul  et  gloire  !  il  ressuscite, 

L'Ilote  du  monde  des  Esprits! 

Celui  qui  sans  cesse  milite, 

Nous  pouvons  l'absoudre  à  ce  prix  ; 

Et  si  la  grâce  sollicite 

Pour  son  salut  du  haut  des  cieux, 

La  phalange  des  Bienheureux 

Prend  son  vol  dans  l'ardente  nue, 

Et  célèbre  sa  bienvenue, 

La  joie  au  cœur  et  d.ms  les  yeux. 

LES    ANGES    NOVICES. 

Ces  fraîches  roses  dispersées 

Par  vos  mains,  blanches  trépassées 

Que  l'amour  a  canonisées. 

Nous  ont  aidés,  nous  Chérubins, 

A  ravir  vers  les  pures  flammes 

Cette  âme,  le  trésor  des  âmes, 

Que  nous  portons  au  Saint  des  Saints. 

Elles  ont  vaincu  les  armées 

Des  anges  rebelles  au  Ciel; 

Au  lieu  d'un  brasier  éternel 

Et  des  peines  accoutumées, 

Les  noirs  démons  ont,  à  leur  tour. 

Senti  le  tourment  de  l'amour. 

En  son  indilférence  feinte, 

Satan  en  a  subi  l'atteinte. 

Frères,  et  sa  dernière  plainte 

Roule  au  sein  des  gouffres  profonds. 

Alléluia  !  nous  triomphons  ! 

LES    ANGES    ACCOMPLIS. 

Nous  avons  un  terrestre   reste. 
Pénible  à  porter  dans  l'azur; 
Serait-il  même  d'asbesto, 

Il  est  impur. 
Quand  la  puissance  profonde 
De  l'Esprit  (|ui  crée  et  fonde 
Attire  à  soi  pour  un  monde 

Les  éléments. 
Nul  ange  des  firmaments 
Ne  peut  rompre  d'aventure 
L'étroite  et  ilonhle  nature, 


344  FAUST. 

\i  la  dissoudre  ù  plaisir  : 
L'amour  ôtcrncllc  et  pure 
Peut  seule  tout  désunir. 

LES    ANGES    NOVICES. 

Parmi  les  vapeurs  du  nuage, 
Tout  autour  du  pic  des  granits, 
Je  sens  comme  un  essaim  d'Esprits 
Qui  s'émeut  dans  le  voisinage. 
Mais  le  brouillard  devient  plus  clair, 
Et  j'aperçois  la  troupe  agile 
Des  Enfants  Bienheureux  qui  fde 
Dans  le  liquide  azur  de  l'air. 
l 'bres  des  terrestres  cilices, 

Groupés  en  chœurs, 
Ils  se  baignent  avec  délices 
Dans  la  rosée  et  les  prémices 

Des  mondes  supérieurs. 
Et  d'abord  laissons-LE,  mes  frères, 
Au  début  de  l'ascension, 
Traverser  les  premières  sphères, 
Confondu  dans  leur  légion. 

(Ils  passent  la  partie  immortelle  de  Faust  aux  Enfants  Bienheureux,  qui  se  chargent  de  l'initiation.) 

LES    ENFANTS    BIENHEUREUX 

Nous  recevons  avec  joie 
Cette  chrysalide  en  proie 
A  son  travail  glorieux  ; 
C'est  un  gage  précieux 
Que  votre  amour  nous  envoie. 
Délivrez-le  des  flocons 
Qui  l'environnent  encore  ; 
Déjà  la  céleste  aurore 
L'éclairé  de  ses  rayons. 

DOCTOR  MARIANUS  ',  dcms  la  cellule  la  plus  élevée  et  la  plus  pure. 

D'ici  la  \ue  est  profonde. 
L'esprit  Hotte  entre  le  inonde 
Et  l'Éternel. 

Mais,  dans  la  nuée  en  flammes, 
J'aperçois  de  saintes  femmes 
Qui  vont  au  ciel. 

J'en  vois  une  qui  rayonne. 
Au  milieu,  sous  sa  couronne 
D'astres  en  fleur  : 

C'est  In  patronne  divine, 

'  Doctor  Marianus,  né  eu  Ecosse  en  1022;  à  dater  de  lOril,  moine  allemand.  Il  écrivit  une 
chronique  du  monde  depuis  la  création  jusqu'en  l'an  108.",  en  trois  livres,  et  passa  sa  vie,  en  véri- 
table reclus,  au  fond  d'une  cellule  isolée,  sans  entrer  en  commerce  avec  les  autres  moines,  absorbé 
par  l'étude  et  les  exercices  de  piété.  Il  fonda  le  cloître  de  Saint-Pierre-des-Bénédictins  à  Keyens- 
bourg,  et  la  légende  raconte  qu'un  soir,  la  lumière  étant  veiuie  à  lui  manquer,  comme  il  conti- 
nuait d'écrire  dans  les  ténèbres,  les  trois  doigts  de  sa  main  que  le  travail  de  la  pliune  ne  tenait  pas 
occupes  se  mirent  aussitôt  à  resplendir  comme  trois  chandelles,  et  toute  la  chambre  en  l'ut  .lussitôt 
éclairée.  Ou  l'appelle  aussi  i)(»(,rou   srnrii.is,  l'apologiste  subtil  de  l'Immaculée  Conception. 


DEUXIÈME  PARTIE.  545 

La  Reine,  je  le  devine 
A  sa  splendeur. 

(Dans  le  ravissement.) 

Souveraine  Immaculée 

De  l'univers, 
Sous  la  coupole  étoilce 

Des  cieux  ouverts, 
Laisse-moi,  dans  la  lumière 

Du  ciel  en  feu, 
Lire  ton  divin  mystère, 

Mère  de  Dieu  ! 

Consacre  la  tendresse  austère 
Qui  met  tous  les  cœurs  en  émoi,     , 
Et,  dans  l'extase  et  la  prière. 
Les  entraîne  au-devant  de  toi. 
Notre  coiirage  est  indomptable 
Quand  tu  règnes  dans  notre  sein. 
A  ta  voix,  déesse  inefi'able  ! 
Notre  courroux  s'endort  soudain 
Comme  la  vague  sur  le  sable. 
Vierge  dans  le  sens  le  plus  beau  ! 
Pure  et  sainte,  Mère  adorable  ! 
Souveraine  au  royal  bandeau 
Cboisie  entre  les  Bienheureuses, 
Qui,  dans  les  sphères  lumineuses. 
Avec  Dieu  marches  de  niveau'  ! 

Autour  d'elles  flottantes. 
Tremblotent  des  vapeurs  : 
Ce  sont  les  légers  chœurs 
Des  blondes  pénitentes 
Qui,  buvant  l'air  si  doux 

De  l'espace, 

A  ses  genoux 

Demandent  grâce. 

Reine  de  pureté  ! 

Vierge  impeccable  et  sainte. 

Tu  peux  laisser  sans  crainte 

Venir  à  ton  côté 

Ces  douces  pécheresses 

Aux  faciles  faiblesses. 

Qui  se  hâtent  vers  toi 

Avec  amour  et  foi  ! 

Succombant  à  leur  convoitise. 

Leur  instinct  n'a  pas  résisté.  ^ 

Voir,  comme  pendant  à  cet  hymne  du  docteur  catholique,  l'admirable  canzone  de  Pétrarque  : 

Vergine  saggia,  e  de!  bel  numéro  una 
Delle  béate  Vergini  prudenli; 
Anzi  la  prima,  e  con  più  chiara  lampa  : 
0  saldo  scudo  deir  afilile  genli. 
C.onlra  colpi  di  morte  e  di  forluna, 
Sotlo  'I  quai  si  trlortfa,  non  pur  scampa: 
0  refrigerio  al  cieco  ardor,  ch'  avvampa 
Qui  fra  mortali  soiocchi,  etc. 


346  FAUST. 

Nul  de  ses  propres  mains  ne  brise 

Les  liens  de  la  volupté. 

Le  pied,  hélas!  tourne  sans  peine 

Sur  le  sol  glissant  et  lustré  ; 

Un  regard  flatteur  nous  enchaîne  ! 

Le  cœur  est  bientôt  enivré 

Au  l'eu  d'une  brûlante  haleine  ! 

MATER  GLORIOSA  ])lane  dans  l'atmosphère. 

CHOEUR  .  DES    PÉNITENTES. 

Des  plus  hauts  cieux, 
De  l'Empyrée, 
Vierge  adorée, 
Entends  nos  vœux, 
Toi,  sans  pareille, 
Rose  vermeille. 
Lys  glorieux  ! 

MAGNA    PECCATRIX. 

(Sancti  Luca;,  vu,  56.) 

Par  l'amour  qui,  de  larmes  pures. 
Comme  d'uu  baume  saint,  couvrit 
Les  pieds  divins  de  Jésus-Christ, 
En  dépit  des  folles  injures 
De  ce  Pharisien  maudit  ; 
Par  l'urne  abondante  et  profonde 
Qui  versa  les  parfums  ambrés, 
Par  la  chevelure  qui,  blonde, 
Essuya  ses  membres  sacrés  ;  — 

MULIER    SAMARITANA. 
(  Sancl.  Joliann,  iv.  ) 

Par  la  citerne  froide  et  creuse 
Où  le  vieil  Abraham,  jadis. 
Paissait  ses  troupeaux  de  brebis; 
Par  le  vase  dont  l'onde  heureuse 
INlouilla  les  lèvres  de  ton  fils; 
Par  la  source  vive  et  féconde 
Qui  de  là  jaillit  aussitôt. 
Et  depuis  arrose  le  monde 
Toujours  nette  et  pure  en  son  flot  ; 

MARIA    ^GYPTIACA  '. 

(  Acta  Sancloruin.  )  •    , 

Par  la  sanglante  et  froide  pierre 
Où  l'on  posa  le  saint  martyr  ; 

>  Cette  Marie  Égyptienne  ne  se  rencontre  pas  dans  les  saintes  Écritures;  c'est  sans  douledansles 
Ié<-endes  {Acia  Sanciorum)  que  Goclbe  l'aura  trouvée.  On  la  fête  d'ordinaire  le  même  jour  que 
sa!nt  Zosime,  surtout  dans  l'église  catholique  grecque.  C'est  elle  qu'on  appelle  encore  (piolquelois 
en  Occident  Marie  la  Noire,  à  cause  de  son  origine  égyptienne  et  des  longues  années  qu'elle  passa 
dans  le  désert.  Plusieurs  l'ont  confondue  avec  la  Mère  du  Cl.rist  ;  de  là  cette  tradition  ridicule  qui 
veut  que  la  Vierge  soit  noire  ou  tout  au  moins  cuivrée,  et  prétend  faire  une  négresse  de  la  plus  har- 
monieuse, la  plus  blonde,  et  la  plus  idéale  conception  qui  nous  soit  jamais  venue  des  cieux  dans  les 
vapeurs  d'uu  nuage  ethéré.  —  Voici  comment  la  légende  raconte  sa  rencontre  avec  Zosime,  dans  le 
désert;  je  cite  ici  le  texte  de  Sophronius,  évèque  de  Jérusalem,  traduit  par  le  célèbre  Paulus  Dia- 


DEUXIEME   PARTIE.  U^ 

Par  le  bras  qui ,  pour  m'avertir, 
Me  repoussa  du  sanctuaire  ; 
Par  le  terrible  repentir 
Qui  dura,  profond  et  sincère, 

Conus,  du  grec  en  lalin,  au  temps  de  Cliarlemagne.  11  est  aussi  question  de  cette  légende  dans  les 
Probatis  sanctorum  historiis,  du  frère  Laurentius  Surius  [Carthusinnus,  Col.  Agrlpp,  IfiTH;  foi. 
tom.  II,  p.  GG2-72)  ;  et  dans  un  manuscrit  du  xv*  siècle,  enrichi  de  merveilleuses  enluminu- 
res :  «  Dans  un  couvent  de  la  Palestine,  vivait  un  homme  de  mœurs  irréprochables,  de  foi  su- 
blime et  d'une  austérité  sans  égale,  nommé  Zosime.  Dès  son  enfance  Zosime  avait  suivi  cette  vo- 
cation, et  maintenant  accomplissait  sa  cinquante-troisième  année.  Un  jour,  il  lui  vint  tout  <à  coupla 
pensée  qu'il  pouvait  bien  être  arrivé  au  plus  haut  point  de  la  science  et  de  l'activilé,  et  n'avoir  plus 
rien  désormais  à  apprendre  sur  cette  terre.  Mais  une  voix  lui  cria  aussitôt  de  sortir  et  de  changer  de 
pays;  car  la  perfection  n'est  pas  de  ce  monde,  et  le  combat  fatal  est  toujours  devant  nous,  même  à 
notre  insu.  Il  sortit  donc,  et,  sous  la  conduite  de  Dieu,  se  dirigea  vers  un  cloître  situé  sur  le  bord 
du  saint  fleuve  Jourdain.  Là,  il  fut  reçu  comme  un  hôte,  et  trouva  en  vigueur  les  plus  âpres  austé- 
rités de  l'existence  :  le  jeune  et  la  prière,  les  saints  cantiques  le  jour  et  la  nuit,  et  l'inexorable  mé- 
pris des  biens  de  la  terre.  Jamais  les  portes  du  cloître  ne  s'ouvraient,  si  ce  n'est  une  fois  dans 
l'année,  vers  les  premiers  temps  du  Carême,  époque  à  laquelle  chacun  s'efforçait  de  se  préparer  par 
des  macérations  plus  rigides  encore  aux  voluptés  du  saint  jour  de  Pâques.  Alors  ils  chantaient  tous 
en  chœur  :  «  Le  Seigneur  est  mon  étoile  et  mou  salut;  qui  puis-je  craindre?  »  El,  munis  de  quel- 
ques minces  provisions,  ils  s'enfonçaient,  chacun  de  son  côté,  dans  le  désert,  et  priaient  et  jeûnaient. 
Cependant,  avant  le  dimanche  des  Rameaux,  tous  étaient  de  retour,  et  nul  n'interrogeait  son  frère 
sur'  l'emploi  qu'il  avait  fait  de  son  temps  et  sur  les  lieux  qu'il  avait  parcourus.  Ainsi  faisait  Zosime  : 
il  cheminait  les  jours  entiers,  dormait  sur  les  sables  de  feu,  et,  vivant  dans  la  ferveur  et  la  prière, 
demandait  au  ciel  la  grâce  de  rencontrer  une  âme  qui  lui  portât  une  édification  plus  haute.  Or,  le 
vingtième  jour  de  son  pèlerinage  et  vers  la  sixième  heure,  il  aperçut  tout  à  coup  à  sa  droite  comme 
une  forme  humaine.  D'abord  il  tressaillit  d'épouvante;  card  crut  à  quelque  illusion  veime  de  l'enfer 
pour  le  tenter;  cependant,  après  avoir  fait  un  signe  de  croix,  il  reprit  courage  et  suivit  le  fantôme, 
qui  filait  dans  l'air  du  côté  de  l'Orient.  0  miracle!  c'était  une  fenune,  le  corps  noirci  par  les  ar- 
deurs du  soleil,  et  les  cheveux  crépus  et  blancs  comme  une  laine  autour  de  sa  nuque.  Alors  Zosime 
se  réjouit  de  rencontrer  une  créature  humaine,  après  tant  de  jours  passés  sans  voir  seulement  un 
animal,  un  oiseau  traverser  ces  mornes  solitudes,  et  désira  savoir  quelle  était  celte  femme.  Mais 
elle  s'enfonçait  dans  le  désert  avec  plus  d'ardeur  et  de  rapidité  à  mesure  que  le  vieillard  rassem- 
blait ses  forces  pour  la  suivre.  «  Que  peux-tu  craindre  d'un  vieillard  debile,  pour  fuir  ainsi  ?  s'é- 
criait-il. Arrête,  etme  donne  une  prière  et  ta  bénédiction  en  Dieu,  qui  ne  repousse  aucun  pécheur.» 
Alors  ils  firent  halte  au  bord  d'une  source  lane,  le  vieillard  en  deçà,  la  forme  lloltaute  au  delà. 
«  Abbé  Zosime,  dit-elle,  pardonne-moi  au  nom  du  Seigneur;  car  je  ne  puis  me  montrer  à  tes  yeux, 
étant  femme  et  dépouillée  de  tout  vêlement  ;  jelle-moi  ton  manteau,  afin  que  j'en  couvre  ma  nu- 
dité et  me  rende  à  ta  prière.  »  Zosime,  étonné  de  s'entendre  appeler  par  son  nom,  lui  jeta  son  man- 
teau en  arrière.  Alors  elle  lui  dit  :  «  Que  veux-tu  d'une  femme  pécheresse?  »  A  ces  mots,  il  tomba 
à  terre  et  lui  demanda  sa  bénédiction  ;  elle  aussi  tomba  sur  ses  genoux  et  lui  demanda  la  sienne.  — 
Longtemps  après,  elle  reprit  :  «  Zosime,  il  te  convient  de  donner  la  bénédiction  et  la  prière,  car  tu 
es  prêtre  et  sers  l'autel  divin.  »  Mais  il  lui  répondit  :  «  La  grâce  du  Seigneur  est  au-dessus  de  toi, 
qui  sais  mon  nom  sans  m'avoir  jamais  vu  ;  ainsi,  daigne  me  bénir.  »  Alors  elle  le  bénit,  et  tous  deux 
se  levèrent.  Ensuite  elle  se  tourna  vers  TOrient,  et,  tendant  ses  mains  au  ciel,  priait  sans  remuer  les 
lèvres  ;  et  Zosime  s'étonnait  de  la  voir  dans  l'extase  fiolter  dans  l'air  une  coudée  au-dessus  de  la 
terre,  et  la  crainte  et  l'épouvante  s'emparant  de  lui,  il  tomba  la  face  contre  terre,  en  s'éciiant  :  ci  Sei- 
gneur, ayez  pitié  de  nous  !  »  Car  il  pensait  que  c'était  un  Esprit,  et  non  une  créature  humaine. 
Alors,  la  forme  se  retourna.  «  Qui  le  porte  scandale?  dil-elle  ;  je  ne  suis  point  un  Esprit,  mais  une 
femme  pécheresse,  baptisée  au  nom  du  Seigneur.  »  Alors  le  vieillard,  s'étant  remis,  lui  demanda  de 
nouveau  qui  elle  était  et  comment  elle  était  venue  dans  celte  solitude.  Et  elle  ne  refusa  pas  de  lui  dire 
son  histoire,  non  pour  sa  plus  grande  gloire,  mais  au  contraire  pour  sa  plus  grande  humilité,  car 
elle  n'était  qu'un  vase  d'impureté  sur  lequel  la  grâce  du  Seigneur  avait  fait  des  miracles. 

«  Je  suis  née  en  Egypte.  A  douze  aas,  je  quittai  mes  parents  et  vins  à  Alexandrie.  Je  ne  te  dirai 
pas  comment  je  perdis  mon  unocence,el  passai,  de  vice  eu  vice,  dans  la  plus  honteuse  débauche;  je 
rougis  encore  âla  pensée  des  nsaliables  désirs  auxquels  j'étais  en  proie.  Pendant  dix-sept  ans  et  plus 
e  menai  cette  vie  infâme.    Je  ne  vendis  pas  mon  innoceiue  pour  de  l'or,  je  n'acceptai  même  jamai 


3i8  FAUST. 

Quarante  ans  sans  se  démentir; 
Par  les  adieux  que  sur  la  terre 
J'écrivis  avant  de  partir  ;  — 


Toi  qui  jamais  aux  pécheresses 
Ne  refusas  l'accès  des  cieux, 

rien  des  présents  q'on  voulait  me  faire,  car,  dans  la  rage  effrénée  qui  me  poussait,  je  pensais  aug- 
menter de  la  sorte  le  nombre  de  mes  amants.  Je  vivais  dans  la  pauvreté,  me  nourrissant  de  quel- 
ques racines  d'arbres,  et  cependant  me  trouvant  riche  et  heureuse  dans  la  plénitude  de  la  volupté. 
Un  jour,  au  moment  de  la  marée,  je  vis  une  grande  multitude  de  Lesbiens  et  d'Égyptiens  rassem- 
blés sur  le  port.  «  Où  vont  ces  hommes?  »  demandai-je  au  premier  venu.  Il  me  répondit  :  «  Ils 
vont  à  Jérusalem  pour  assister  aux  fêtes  de  l'Élévation  de  la  sainte  Croix.  »  Je  lui  demandai  :  «  Pen- 
ses-tu qu'ils  consentent  à  m'cmmener,  si  je  veux  partir  avec  eux?  »  Et  lui  reprit  :  «  Si  tu  as  de 
l'argent  pour  payer  ton  passage,  personne  n'y  mettra  d'obstacle.  »  Je  lui  dis  :  a  Je  n'ai  pas 
d'argent  pour  payer  mon  passage,  et  cependant  je  veux  partir,  et  monter  un  de  ces  vaisseaux,  et 
il  faudra  bien  qu'ils  m'entretiennent  même  malgré  leur  volonté;  je  me  livrerai  à  eux,  et  ma  beauté 
sera  la  monnaie  avec  laquelle  je  paierai  mon  passage.  »  Pardonne,  digne  vieillard,  et  ne  me  force 
pas  de  confesser  tous  les  désordres  de  ma  vie.  Dieu  sait  comme  je  tremble,  car  ces  discours  t'of- 
fensent et  souillent  l'air  que  l'on  respire  ici.  »  Cependant  Zosime  la  supplia  de  poursuivre,  et  elle  : 
«  Le  jeune  homme  s'éloigna  en  riant.  Je  jetai  ma  quenouille  et  courus  sur  le  rivage,  où  se  trou- 
vaient rassemblés  une  dizaine  déjeunes  gens  qui  me  semblèrent  faits  tout  exprès  pour  mes  desseins; 
et,  m'élançant  au  milieu  d'eux  sans  pudeur  :  «  Prenez-moi  avec  vous,  en  quelque  pays  que  vous 
alliez,  et  je  ne  serai  pas  ingrate.  »  Je  tins  encore  d'autres  paroles  impudiques,  et  tous  éclatèrent  de 
rire,  et  nous  gagnâmes  de  la  sorte  le  vaisseau,  qui  ne  tarda  pas  à  s'éloigner  du  rivage.  Quelle  lan- 
gue pourrait  dire,  quelle  oreille  entendre  ce  qui  se  passa  pendant  celte  traversée  !  J'inventai  des 
artifices  pour  séduire  ceux  même  qui  ne  voulaient  pas  de  moi  ;  je  leur  enseignai  les  plus  honteux 
mystères.  Je  me  demande  encore  comment  fit  la  mer  pour  porter  de  si  monstrueux  scandales,  et 
la  terre  pour  ne  pas  s'entr'ouvrir  et  m'engloutir  toute  vivante  dans  ses  abîmes.  Mais  le  Seigneur 
est  plein  de  miséricorde  et  ne  veut  pas  la  mort  du  pécheur.  Ce  fut  ainsi  que  nous  arrivâmes  à  Jé- 
rusalem; là,  mes  jours  se  passèrent  de  même  jusqu'à  la  fête,  je  vécus  dans  tous  les  honteux  scan- 
dales du  vaisseau,  dans  de  pires  peut-être,  attirant  dans  mes  pièges  les  étrangers  et  les  naturels. 
Cependant,  le  saint  jour  de  l'Élévation  de  la  Croix  venu,  je  me  rendis  dès  le  matin  au  temple,  où 
le  concours  du  peuple  était  grand.  Je  poussai  les  autres  et  fus  poussée,  et  pénétrai  de  la  sorte  dans 
le  vestibule  jusqu'à  la  porte.  Mais,  ô  prodige!  tandis  que  les  autres  entraient,  une  force  divine  me 
retenait  toujours  et  semblait  vouloir  m'interdire  l'accès  du  sanctuaire,  et  chaque  fois  que  je  venais 
pour  franchir  le  seuil  à  mon  tour,  un  bras  de  fer  s'appesantissait  sur  moi,  tellement  que  je  demeu- 
rai seule  dans  le  vestibule.  Alors  je  me  retirai  dans  un  coin,  et  me  rais  à  chercher  dans  mon  esprit 
la  cause  de  ce  miracle,  et  pourquoi  je  ne  pouvais  jouir  du  spectacle  de  cette  Croix  qui  donne  la 
vie.  Et  je  descendis  alors  dans  les  abîmes  de  ma  conscience,  et  de  profonds  soupirs  s'élevèrent 
de  ma  poitrine,  et  mes  yeux  fondirent  en  larmes.  J'aperçus  dans  le  lieu  où  j'étais,  tout  en  haut,  au 
fond  de  sa  niche,  une  image  de  la  Mère  de  Dieu  ;  et,  lui  tendant  les  bras,  je  m'écriai  d'une  voix 
lanieulable  :  »  Vous  êtes  la  plus  pure  des  vierges,  et  moi  je  suis  dans  la  fange  du  péché.  Ah  !  pre- 
nez pitié  d'une  malheureuse,  et  faites  que  pour  mon  salut  je  puisse  adorer  la  croix  de  votre  divin 
Fils.  »  Aussitôt  mon  âme  fut  apaisée,  et  je  me  mêlai  à  la  fonle  du  peuple.  Aucune  force  ne  me  re- 
tint plus,  et  j'entrai  dans  le  sanctuaire  comme  portée  sur  les  (lots.  »  C'est  à  ce  trait  de  la  légende 
que  Goethe  fait  allusion  dans  ces  vers  : 

Par  la  sanglante  et  froide  pierre 
Où  l'on  posa  le  saint  martyr  ; 
Par  le  bras  qui,  pour  m'avertir, 
Me  repoussa  du  sanctuaire. 

Alors  la  pécheresse  sh  répand  en  actions  de  grâces  aux  pieds  de  la  Mère  de  Dieu,  qui  vient  de 
Téclairer  sur  les  scandales  de  sa  vie,  et  reçoit  d'elle  ravcrlissement  de  se  retirer  dans  le  désert. 
Elle  prend  trois  pains  dans  nn  sac,  et  se  rend  sur  les  bords  du  Jourdain,  où  elle  passe  quarante- 


DEUXIÈME   PARTIE.  34'J 

Qui,  du  repentir  généreux. 
Augmentes  encor  les  richesses  ; 
Sainte  patronne,  accorde  ici 
A  cette  âme  douce  et  ployée, 
Qui  s'est  une  fois  oubliée 
Sans  croire  qu'elle  avait  failli  ; 
Accorde  un  pardon  infini! 

UNA  POENiTENTiUM,  autrefois  nommée  gretchkn,  s'humiliant. 

Daigne,  ô  glorieuse, 
Vers  moi  bienheureuse, 
Tourner  ton  front  propice  eu  ce  beau  jour  ! 
Celui  que  j'aimai  sur  la  terre, 
Libre  de  toute  peine  amère. 
Est  de  retour. 

LES  ENFANTS  BIENHEUREUX,  s'approchaut  en  légers   tourbillons. 

En  vertu  surnaturelle 
Il  nous  passe  tous  déjà. 
Sans  doute  de  notre  zèle. 
En  frère  digne  et  fidèle. 
Il  nous  récompensera. 
Certes,  nous  pouvons  le  dire. 
Aux  chœurs  du  terrestre  empire 
Bientôt  nous  fûmes  ravis; 
Il  a,  lui,  beaucoup  appris. 
Il  va  nous  instruire. 

LA  PÉCHERESSE,  nommée  autrefois  gretchen. 

Entouré  du  chœur  des  Esprits, 
Le  Novice  heureux  croit  qu'il  rêve. 
Dans  l'Ether,  il  monte,  il  s'élève  ; 
Il  entre  à  peine  au  paradis. 
Et  déjà  ressemble  aux  Archanges. 
Comme  de  ses  terrestres  langes 
Il  se  dépouille  peu  à  peu! 
Comme  en  sa  jeunesse  première. 
Il  vient  d'apparaître  au  milieu 
De  son  vêtement  de  lumière! 
Oh!  laisse-moi,  céleste  Mère, 
L'instruire  dans  le  pur  amour, 

sept  ans  dans  la  plus  âpre  solitude,  s'infligeant  d'affreuses  péuileuces,  et  pénétrant  le  sens  des  saintes 
Ecritures  par  l'inspiration  divine. 

Par  ce  terrible  repentir 

Qui  dura,  profond  et  sincère. 

Quarante  ans  sans  se  démentir. 

C'est  là  que  saint  Zosime  la  rencontre.  Elle  le  supplie  de  ne  découvrir  sa  retraite  à  qui  que  ce 
soit  au  monde,  et  de  la  venir  visiter  tous  les  ans.  Un  jour  que  le  saint  homme  était  assis  sur  les 
bords  du  Jourdain  et  pensait  à  se  rendre  auprès  d'elle,  il  la  vit  venir  à  lui  portée  sur  les  eaux. 
Trois  ans  après,  Zosime  étant  allé  dans  le  désert,  il  la  (rouva  morte,  et  lut  enfin  sur  le  sable  son 
nom,  qu'elle  n'avait  jamais  voulu  lui  dire  pendant  la  vie. 

Par  cet  adieu  que  sur  la  terre 
J'écrivis  avant  de  partir. 

Alors  il  commença  de  l'ensevelir.  Mais  la  terre  était  dure,  et  ses  pauvres  forces  allaient  l'aban- 


oaU  FAUST. 

Car  le  rayon  du  nouveau  jour 
Eblouit  déjà  sa  paupière  ! 

MATER    GLORIOSA. 

Monte  toujours  plus  liaut  vers  la  sphère  divine  ; 
11  te  suivra,  s'il  te  devine. 

DOCTOK  MARIANUS,  la  face  contre  terre  et  priant. 

Cherchez  ses  regards  sauveurs, 
Pour  mieux  préparer  vos  cœurs. 

Tous  avec  gratitude, 
A  recevoir  les  ardeurs 

De  la  béatitude. 
Et  que  chaque  sens  meilleur 

Vers  toi  se  convertisse  î 

Vierge,  Mère,  Impératrice, 

Déesse,  sois-nous  propice 

Dans  ta  splendeur. 

CHORUS    MYSTICUS. 

Le  Temporel,  le  Périssable, 
N'est  que  symbole,  n'est  que  fable: 
L'Insuffisant  arriva  jus([u'ici. 

L'Inexplicable 

Est  accompli, 

L'Inénarrable  ! 

Le   FÉMININ  ÉTERNEL, 

Nous  attire  au  ciel. 

donner,  lorsqu'il  aperçut  à  ses  côtés,  étendu  sur  le  sable,  un  lion  puissant,  et  qui  le  regardait  d'un 
air  calme.  Le  vieillard  alors  conjura  la  hèle  fauve  avec  un  signe  de  croix,  et,  lui  ordonnant  de  creu- 
ser la  terre  avec  ses  ongles,  ensevelit  Marie.  Quand  ils  eurent  fait,  le  lion  s'enfonça  dans  le  désert, 
et  Zosinie  retourna  au,  cloître,  et  raconta  tout  aux  frères,  qui  célébrèrent  aussitôt  les  miracles  de 
Dieu.  Pour  Zosime,  il  vécutdans  le  cloître  jusqu'à  cent  ans,  et  s'endormit  ensuite  dans  la  paix  du 
Seigueur. 


FINIS. 


J 


UUUUUUUUUUUVUUUl/VUUUUVVUUUUUUUUUUUUUUUUUUULfUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU 


tTÜDE 


LA  MYSTIQUE. 


Les  paroles  étranges  du  chœur  mystique  éveillent  l'attention  de  l'intelligence 
et  la  conduisent  de  pensée  en  pensée  jusqu'au  dernier  cercle  de  la  contempla- 
tion théologique.  Il  y  a  donc  un  sexe  chez  les  âmes?  Quel  est  cet  être  féminin?  ce 
Weibliches- Wesen,  auquel  Goethe  atlril)ue  une  si  haute  influence  sur  le  déve- 
loppement, les  tendances  finales,  et  la  transformation,  non  de  Faust  seulement, 
mais  de  l'homme?  Essayons  de  pénétrer  cette  dernière  énigme,  profonde  sans 
doute,  explicahle  pourtant  comme  bien  d'autres,  dont  une  spéculation  persé- 
vérante ne  peut  manquer  de  se  rendre  compte  dans  ce  fameux  second  Faust,  le 
livre  aux  Sept-Cachets,  Das  Huck  mil  sieben  Siegeln,  comme  on  dit  encore  en 
Allemagne.  Elevons-nous,  sur  cette  échelle  radieuse  de  Jacob  que  Goethe  nous 
tend,  élevons-nous  vers  les  régions  supérieures  où  le  mystère  se  consomme  dans 
une  atmosphère  incandescente,  dans  cet  éthersi  bleu,  si  limpide,  si  subtil,  que 
la  poitrine  humaine  le  respire  péniblement,  et  qu'il  ne  vivifie  que  les  pures  intel- 
ligences, pareil  à  ces»  vents  du  pays  de  Grèce  dont  parle  M.  de  Humboldt,  d'après 
un  ancien  scoliaste  :  «  La  statuaire  a  sa  patrie  en  Grèce,  parce  que  là  soufflent 
les  vents  les  plus  purs  et  les  plus  subtils.  Le  sol  de  l'Attique  est  aride  et  stérile, 
et  cette  atmosphère,  peu  favorable  aux  produits  de  la  terre,  est  salutaire  aux 
âmes  des  Athéniens.  »  Lançons-nous  sur  la  trace  de  Goethe,  à  travers  ces  régions 
au  sein  desquelles  nous  trouverons  sans  doute  de  ces  contrées  semblables  à  l'At- 
tique, où  les  vents,  s'ils  ne  conviennent  pas  aux  plantes,  sont  salutaires  aux 
âmes  des  Athéniens. 

On  ne  peut  s'occuper  de  ces  questions  sans  penser  aussitôt  à  Dante.  L'idée 
seule  d'un  principe  féminin  intercédant  au  ciel,  d'une  DoiXina  mystique,  symbole 
de  grâce  et  d'amour,  évoque  sur-le-champ  le  souvenir  de  l'amant  do  Beatrix,  de 


352  FAUST. 

ce  noble  esprit  qiruiie  feinnie  conduil  à  travers  toutes  les  périodes  de  son  dé- 
veloppement grandiose.  Ecoutez,  au  début  de  la  Vita  nuova,  les  paroles  dans 
lesquelles  le  poëte  décrit  l'impression  première  que  fit  sur  lui  l'aspect  de  Bea- 
trix :  «  Elle'm'apparut  vêtue  de  la  plus  splendide  couleur,  modeste  et  décente, 
ceinte  de  pourpre,  et  parée  selon  qu'il  convenait  à  son  jeune  âge.  Au  même 
instant,  je  le  proclame  en  toute  vérité,  l'esprit  de  ma  vie,  qui  demeure  dans  la 
plus  secrète  cbambre  de  mon  cœur,  se  mit  à  tressaillir  si  violemment,  que  cela 
se  manifesta  d'une  formidable  façon  dans  les  moindres  artères  ;  et  il  prononça 
tout  tremblant  ces  mots:  Ecce  Deus  fortior  me  veniens  dominabitur  mihi.  Au 
même  instant  aussi,  l'esprit  de  la  sensation,  qui  demeure  dans  la  chambre  où 
tous  les  esprits  des  sens  apportent  leurs  perceptions,  commença  de  s'étonner 
puissamment,  et,  parlant  avant  tous  les  autres  aux  esprits  de  la  face,  dit  ces  mots: 
Apparuit  jam  beatitudo  nostra.  » 

Parcourez  l'œuvre  entière  d' Alighieri,  et  dites  si,  dans  cette  magnifique  suc- 
cession d'idées,  dans  ce  monde  surnaturel,  où  le  divin  et  le  terrestre  se  rencon- 
trent avec  tant  d'appareil  et  de  puissance,  dites  si  vous  ne  trouvez  point  à  chaque 
pas  l'influence  irrésistible  de  ce  principe  de  faiblesse  et  d'amour  que  Goethe 
exprimait  déjà  d'une  façon  sublime,  lorsqu'il  disait,  bien  longtemps  avant  de 
songer  au  chœur  mystique  :  «  Dans  le  plus  pur  de  notre  sein  habite  un  désir  qui 
tend  à  se  donner  librement,  et  par  reconnaissance,  à  quelque  être  plus  haut,  plus 
pur,  inconnu  ,  à  se  dévoiler  celui  qu'un  mystère  éternel  enveloppe  ;  nous  appe- 
lons cela  piété.  »  —  Or,  cette  piété,  cette  quiétude  sereine,  cette  pure  satisfac- 
tion, quand  on  en  vient  à  réfléchir  sur  la  propriété  des  sexes,  on  se  demande  si 
elle  ne  serait  point  par  hasard  le  partage  absolu,  exclusif  du  principe  féminin. 
Consultez  les  langues,  ces  expressions  involontaires  de  la  philosophie  des  peu- 
ples, et  vous  verrez  qu'à  peu  d'exceptions  près,  toutes  s'accordent  là-dessus. 
N'est-ce  point  sous  l'apparence  féminine  qu'elles  produisent  la  plupart  des  éter- 
nelles idées  de  bien  et  d'amour,  blondes  étoiles  dont  la  lumière  baigne  chaste- 
ment le  cœur  de  l'homme,  et  le  dirige  à  travers  les  erreurs  sans  nombre  de  la 
vie?  Prenons,  par  exemple,  la  vérité,  la  beauté,  la  décence,  la  grâce,  la  ferveur, 
l'inspiration;  qui  jamais  a  songé  à  se  représenter  ces  idées  sublimes  autrement 
que  sous  le  voile  de  flamme  et  l'auréole  d'or,  autrement  (jue  sous  les  traits  de 
vierges  saintes  ou  de  mystiques  dames?  Et  la  chevalerie  au  moyen  âge  !  qu'est- 
ce  donc,  sinon  l'introduction  dans  les  mœurs,  la  sécularisation  pour  ainsi  dire 
de  ce  culte  de  la  femme,  de  cette  influence  médiatrice  et  bienheureuse  qui  se 
personnifie  en  la  Reine  des  anges,  en  cette  Marie  à  la  fois  vierge  et  mère,  symbole 
de  domination  intellectuelle,  symbole  de  celle  quiétude  intime  et  profonde  qui 
n'exhale  autour  d'elle  que  fraîcheurs  et  bénédictions,  et  s'épanche  comme  un 
baume  divin  sur  les  blessures  du  cœur  de  l'homme  entraîné  dans  la  mêlée  des 
passions,  ou  sur  les  souffrances  de  la  femme  embarrassée  dans  les  nécessités  d'un 
développement  inférieur;  de  cette  quiétude  toute  féminine  dans  le  plus  haut  sens 
de  l'expression? 

Au  moyen  âge,  le  rejeton  de  la  souche  barbare  se  grefi'e  sur  le  tronc  à  moitié 
pourri  de  la  civilisation  gréco-romaine  ;  aussitôt  l'arbre  se  transforme  comme 
par  enchantement;  des  racines  au  faîte,  une  vie  nouvelle  y  circule  ;  les  bour- 
geons naissent  ;  détentes  parts  de  rudes  toufl'es  s'étendent,  à  l'ombre  desquelles 
une  régénération  se  prépare,  une  régénération  qui  aura  pour  terme  la  recon- 
naissuiîcc  féminine,  la  chevalerie,  et  sa  glorification  dans  l'œuvre  des  plus  no- 


DKUXlfeME   FARTIK.  550 

bles  poêles,  dans  l'épopée  de  Danle,  dont  la  voix  sublime  n'iiésile  pas  à  procla- 
mer  l'esprit  d'une  femme   un  être  plus  fori  qui  s'avance    pour  le  dominer  : 
»  EccE  Deus  fohtior  me  vENiEiNS  DOMiNABiTUR  MIHI.  »  El,  cliosc  élrang(;  !  c'est 
justement  dans  celle  épo(|ue  de  tumulte  et  d'orages  où  les  forces  de  riiumanilé 
semblent  plus  que  jamais  se  porter  au  debors,  dans  un  temps  où  les  passions 
émues  se  rencontrent  journellement  pour  les  plus  effroyables  catastropbes,  où  le 
torrent  d'une  activité  qui  déborde  paraît  devoir  entraîner  les  dernières  mœurs 
dans  son  cours,  que  le  sens  épuré  de  l'amour,  de  la  véritable  destination  de  l'in- 
dividualité féminine  prend  naissance  et  donne  ses  plus  belles  fleurs  de  poésie  ! 
Nous  parlions  de  Marie:  —  quel  plus  doux  représentant  l'abandon  ineffable  en 
Dieu,  la  grâce,  la  dévotion,  l'amour,  auraient-ils  pu  trouver?  Le  principe  éter- 
nel que  Goetbe  exalte  au  dénoùment  de  son  poëme  est  partout  dans  l'barmo- 
nie  universelle  ;  l'antiquité  l'adore  aussi,  mais  vaguement  ;  l'antiquité,  dans  son 
panlbéisme  incomplet,  ne  distingue  que  les  instincts  :  le  beau  moral  luiécbappe; 
elle  a  Cybèle,  Isis,  Junon,  c'est-à-dire  le  principe  de  la  fécondité,  la  Mère.  Elle 
ignore  la  Vierge.  Pour  que  les  deux  éléments  se  rencontrent  dans  cet  Eternel 
FÉMININ,  idéal  de  Dante  et  de  Goetbe,  il  faut  qu'un  Dieu  intervienne  et  que  le  cbris- 
tianisme  se  révèle.  —  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  c'est  dans  celle  grâce  divine, 
dans  cette  inépuisable  clémence,  partage  de  I'Idéal  féminin  des  temps  nouveaux, 
que  repose  le  secret  du  culte  de  Marie.  Marie  a  gagné  plus  d'âmes  au  ciel  que 
tous  les  membres  de  la  Trinité  calbolique.  Principe  de  douceur,  d'amour,  de  ré- 
signation, il  n'y  a  point  de  lutte  à  engager  avec  elle.  Faust  et  don  Juan  peuvent 
abdiquer  à  ses  pieds  ;  quand  nous  avons  résisté  à  Dieu  et  aux  hommes,  quand 
nous  avons  tout  bravé,  tout  insulté,   tout  flétri,   il  n'est  plus  qu'un  dominateur 
capable  de  triompher  de  nous  :  la  faiblesse  !  Marie  préside  aux  conversions  ;  elle 
entraîne  à  sa  suite  les  âmes  égarées  à  travers  les  ardents  labyrinthes  du  ciel.  Le 
moyen  âge,  à  vrai  dire,  n'adore  qu'elle;  au  sein  de  sa  gloire  qui  l'enveloppe, 
à  peine  si  vous  apercevez  son  divin  Fils,  qu'elle  berce  dans  les  langes  de  son 
éblouissante  auréole.  Ces  barbares  en  font  la  rose  mystique  de  leurs  prairies, 
l'étoile  de  leur  firmament;  son  nom  devient  topaze,  diamant,  lis  de  flamme,  au 
jardin  poétique  des  litanies.  Aujourd'hui  encore  n'est-elle  pas  le  dernier  refuge, 
la  dernière  religion   du  misérable  qui  a  tout  blasphémé  ?  Voyez  le  bandit  des 
Abruzzes,  le  contrabandista  espagnol,  le  vagabond  sansfoi  ni  loi  ;  devant  quis'age- 
nouille-t-il?  à  qui  vient-il  porter  son  hommage  ou  ses  fleurs?  Superstition,  dites- 
vous.  Non,  mais  vague  pressentiment  d'une  mansuétude  ineffable,  d'une  auto- 
rité médiatrice  qui  s'interpose  entre  le  crime  et  le  châtiment  ;  attraction  irrésis- 
tible du  principe  féminin  avec  lequel  il  entre  en  rapport  par  un  reste  d'amour, 
impérissable  clarté  qui  tremble  encore  au  fond  des  consciences  les  plus  envahies 
de  ténèbres. 

Elle  est  l'idée  et  la  forme  nouvelle,  elle  est  tout;  sans  elle  vous  n'avez  point 
d'art,  vous  n'avez  ni  Dante,  ni  Piaphaèl,  ni  Dürer.  Puisque  nous  venons  de  pro- 
noncer le  nom  du  peintre  allemand,  disons  notre  pensée  à  son  égard.  Dürer  est 
le  seul  qui  ait  compris  le  sens  mystique  de  la  Vierge  chrétienne,  le  seul  qui  se 
soit  efforcé  de  rendre  le  double  principe  de  vie  et  d'amour  incarné  dans  celte  na- 
ture idéale.  Le  divin  Raphaël,  tout  imbu  de  la  tradition  antique,  possède  sur  le 
beau  dans  l'art  d'ineffables  secrets  que  le  peintre  de  Nuremberg  ignore  :  mais 
si  vous  laissez  un  moment  la  ligne  pour  l'idée;  si,  rapprochant  ces  deux  éma- 
nations d'un  même  type,  vous  vous  attachez  à  découvrir  laquelle  a  conservé  les 


r^U  FAUST. 

plus  vives  senteurs  du  myslicisme  originel,  nul  doute  que  vous  n'incliniez  vers 
Dürer.  Ici  se  manifesie  ouverlenienirinfluence  du  génie  du  Nord,  moins  préoc- 
cupé, comme  on  sait,  de  la  forme  (pie  de  l'idée,  de  l'être  extérieur  (pie  du  sens 
rpii  se  cache  dessous.  La  Vierge  de  Raphaël  a  plus  de  grâce,  d'harmonie  et  de 
beauté  ;  celle  d'Albert,  plus  d'exislence  réelle,  de  signification,  comme  on  dit  en 
Allemagne;  l'une  est  l'idéal  de  la  femme,  l'autre  est  le  Verbe.  Encore  une 
fois,  nous  ne  discutons  pas  ici  la  question  d'art;  nous  ne  sommes  point  assez 
épris  du  paradoxe  pour  vouloir  prouver  que  Dürer  est  un  plus  grand  peintre 
que  Raphaël,  à  Dieu  ne  plaise!  Ce  que  nous  soutenons  seulement,  ce  qu'on  ne 
saurait  nous  contester,  c'est  que  le  peintre  de  Nuremberg  est  allé  plus  avant 
dans  l'inlerprélation  de  l'idée  nouvelle.  Les  Allemands  réfléchissent  et  combi- 
nent, les  Italiens  chantent:  l'harmonie  au  Nord,  la  mélodie  au  Sud.  Cette  idée 
du  christianisme,  ce  double  principe,  Dürer  est  le  seul  qui  l'ait  compris  dans 
cette  royale  femme  que  des  anges  et  des  enfants  entourent  au  sein  d'une  prairie 
harmonieuse.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ces  détails  minutieux  reproduils  partout  dans 
ses  tableaux  avec  une  naïveté  si  charmante,  qui  n'aient  leur  intention  bien  évi- 
dente. Comment,  en  effet,  se  méprendre  sur  le  sens  de  ces  beaux  lis  épanouis, 
de  ces  petits  ruisseaux  dans  les  herbes  en  lleur,  de  ces  lézards,  de  ces  couleu- 
vres, de  ces  lapins  amoureux  qui  foisonnent,  de  toute  celte  opulente  nature  dont 
les  artistes  italiens  semblent  ne  pas  tenir  compte,  et  que  le  peintre  allemand 
groupe  avec  tant  de  soin  autour  de  la  Vierge-Mère,  du  principe  d'amour  et  de  vie, 
du  FÉMININ  ÉTERNEL,  comme  dit  Goethe? 

On  l'aura  remarqué,  la  rudesse  des  mœurs,  l'àpreté  sauvage  du  climat,  loin 
d'être  des  obstacles  à  ce  culte  d'un  idéal  féminin,  deviennent  chez  les  peuples 
des  conditions  qui  le  favorisent.  Ici  encore  apparaît  dans  toute  sa  vigueur  la  loi 
souveraine  des  contrastes.  Pour  que  l'Ame  entraînée  dans  le  torrent  de  la  vie, 
l'âme  qu'une  activité  fatale  éperonne,  soit  attirée  irrésistiblement  par  cette  force 
douce  et  profonde  qui  repose  dans  le  calme  d'une  béatitude  sereine,  il  faut  bien 
que  celle-ci  ait  en  elle  comme  une  mystérieuse  faiblesse,  comme  un  vague  sen- 
timent d'indulgence  précoin^.ue  pour  cette  passion  énergiipie  et  puissante  qui 
tend  vers  elle  à  travers  le  trouble  et  la  mêlée.  Du  reste,  ce  principe,  dont  la 
vierge  chrétienne  est  l'idéal  suprême,  n'exisle-t-il  pas  sur  la  terre?  chacun  ne 
l'a-t-il  pas  rencontré  dans  sa  vie?  Vous  le  reconnaissez  tous,  et  lui  rendez  hom- 
mage incessamment  dans  la  personne  de  quelque  femme  élevée  et  supérieure  qui 
vous  attire  et  vous  domine,  malgré  vous  (luelquefois,  presijue  toujours  à  votre 
insu  ;  à  qui  rien  ne  résiste  dans  sa  sphère  d'activité,  qui  règne  en  même  temps 
sur  l'homme  hautain  que  le  joug  impatiente,  et  sur  la  femme  d'un  développe- 
ment moins  avancé,  d'une  nature  moins  complète;  et  cela  sans  eflort  el  sans  bri- 
gue, par  un  sourire  des  lèvres,  un  air  du  visage,  par  l'indicible  émanation  de  sa 
présen(;e  ;  être  harmonieux  qui,  sans  éveiller  jamais  les  passions,  les  apaise,  les 
modère  ou  les  dompte  ;  el  devant  lequel  il  faut  s'écrier  avec  Epiménide:  «La 
force  douce  est  grande.  » 

Maintenant  Goethe,  qui  vécut  toujours  au  sein  d'une  société  de  nobles  fem- 
mes, el  se  lenantloin  de  l'amour  en  tant  que  passion  capable  de  le  distraire  des 
travaux  de  sa  pensée,  n'en  savoura  que  mieux  les  douceurs  bonnêl(>s  de  l'in- 
timité ;  Goethe  ne  pouvait  méconnaître  rinlluence  puissante  qu'a  de  tout 
temps  exercée  l'individualité  de  la  femme  sur  le  déveloi)pement  de  l'huma- 
nité. El  dans  cet  (Piivrc  d'un  demi-siècle,  dans  rette  étiidf^  si  vaste  el  si   pro' 


DEUXIÈME  PARTIE.  .Vi.'i 

londo  d'une  amo  que  le  mouvenieiil  dévore,  d'une  âme  en  Irnvail  incessant  df) 
lulle  el  de  Iransfornialion,  l'acliou  féminine  devait  nécessairement  occuper  une 
place  marquée.  Recherchons  mainlenanlde  quelle  manière  celle  action  se  révèle 
dans  Faust,  et  comment  elle  arrive  à  ses  lins. 

Et  d'ahord  étudions  la  cause,  comme  dit  Shakspere  ;  tachons  de  nous  rendre 
compte  de  ce  Irouhle  incessant  de  Faust,  de  cet  état  de  misère  et  de  désespoir 
dans  lequel  il  nous  apparaît  dès  le  déhut  du  poëme  ;  tachons  de  nous  expli(|uer 
celle  tristesse  immense  qui  dévore  Thumanilé  dans  cet  esprit  puissant.  Car 
Faust,  c'est  l'humanilé  ;  qui  en  doute '^  L'allégorie  commence  avec  la  pièce  ;  allé- 
gorie profonde,  auprès  de  laquelle  toutes  celles  que  nous  avons  rencontrées  de- 
puis ne  sont  que  fantaisies  charmantes  el  jeux  d'esprit  ;  d'aulant  plus  réelle 
qu'elle  ne  doit  rien  aux  comhinaisons  ingénieuses  de  l'art,  au  caprice  du  mo- 
ment ;  d'aulant  plus  vivante  qu'elle  est  pour  ainsi  dire  involontaire  chez  le  poêle. 
Ici  nous  nous  arrêtons  pour  citer  les  paroles  de  l'apôtre,  ces  splendides  paroles 
que  Goethe  incruste  comme  autant  de  topazes  el  de  saphirs  à  la  croix  mystique 
de  son  édifice,  et  qui  d'en  haut  rayonnent  à  flots  de  lumière  sur  les  points  les 
plus  ohscurs  et  les  plus  ténéhreux  :  «  Quand  je  parlerais  toutes  les  langues  des 
hommes  et  le  langage  des  anges  mêmes,  si  je  n'ai  point  l'amour,  je  ne  suis  que 
comme  un  airain  sonnant  el  une  cymhale  retentissante  ;  et  quand  j'aurais  le  don 
de  prophétie,  que  je  pénétrerais  tous  les  mystères,  et  que  j'aurais  une  parfaite 
science  de  toutes  choses  ;  quand  j'aurais  encore  toute  la  foi  possilde,  jusqu'à 
transporter  des  montagnes,  si  je  n'ai  point  l'amour,  je  ne  suis  rien  ;  et  quand 
j'aurais  dislrihué  tout  mon  hien  pour  nourrir  les  pauvres,  et  que  j'aurais  livré 
mon  corps  pour  être  hrùlé,  si  je  n'ai  point  l'amour,  tout  cela  ne  me  sert  de  rien. 
L'amour  est  palienle,  elle  est  douce  et  bienfaisante  ;  l'amour  n'est  point  envieuse  ; 
elle  n'est  point  tumultueuse  et  précipitée,  elle  ne  s'enfle  point  d'orgueil,  elle 
n'est  point  dédaigneuse,  et  ne  cherche  point  ses  propres  intérêts  ;  elle  ne  s'aigrit 
point,  non  irrilalnr.  » 

Et  c'est  justement  cette  amour,  inetïahle  source  de  toute  paix  intérieure,  de 
honheur,  c'est  cette  amour  qui  manque  à  Faust  au  milieu  des  innomhrahles  cho- 
ses qu'il  possède.  De  là  sa  misère.  Faust,  ainsi  qu'on  se  le  figure,  doué  d'un  es- 
prit de  feu,  d'un  génie  productif  sous  plus  d'un  rapport,  a  grandi  parmi  les  li- 
vres et  les  parchemins,  où  sa  jeunesse  s'est  consumée  dans  l'atmosphère  humide 
et  somhre  de?  salles  d'étude,  au  lieu  de  se  développer  au  soleil,  en  plein  air, 
dans  le  commerce  des  jeunes  hommes  et  des  helles  filles.  L'ahstrait,  ou  plutôt 
l'ahstrus  de  l'école  offusque  son  cerveau  ;  et  pour  diversion  à  celte  activité  gour- 
mande de  la  tête,  pour  contre-poids  nécessaire,  il  n'a  rien  dans  le  cœur,  rien  de 
celle  vie  concrète,  fraîche  et  rayonnante  de  la  vie  humaine,  en  un  mol.  Son  es- 
prit a  fini  par  évoquer  autour  de  lui  un  monde,  un  chaos  de  connaissances,  de 
sensations,  de  formes;  connaissances  sans  application  salutaire,  sensations  qui 
ne  mènent  qu'au  désespoir,  formes  inertes  où  manque  la  pulsation  vitale,  la 
chaleur  : 

Et  tu  deniaiules  encore  pourquoi  ton  cœur  se  serre  avec  angoisse  dans  ta  poitrine?  pourquoi  une 
douleur  inexplicable  arrête  en  toi  toute  pulsation  vitale,  toi  qui  dans  la  fumée  et  dans  la  moisis- 
sure, au  lieu  de  la  nature  vivante  au  sein  de  laquelle  Dieu  créa  les  tiomines,  n'as  autour  de  toi  que 
squelettes  d'animaux  et  ossements  liumains? 

Ce  cri  d'angoisse  que  Faust  pousse  du  fond  de  ses  entrailles  nous  est  un  garant 


5S6  FAUST. 

infaillible  de  l'élévation  de  sa  nature.  Il  sent  le  vide  infini  de  son  existence;  une 
ardeur  spontanée,  un  désir  inconnu  l'entraînent  tout  d'abord  vers  un  état  dont  il 
ne  peut  se  rendre  compte  encore.  Dès  la  première  scène,  les  caractères  se  des- 
sinent ;  le  génie  et  la  sottise,  le  sens  supérieur  et  le  sens  bourgeois,  Faust  et 
Wagner,  se  trouvent  en  présence,  et  l'irréconciliable  contraste  se  manifeste  par 
l'agitation  inquiète,  le  doute  aflVeux,  la  misère  de  l'un  et  la  sérénité  pacifique  de 
l'aulre.  Le  sens  vulgaire  s'accommode  à  merveille  d'une  condition  vulgaire  ;  l'es- 
prit bourgeois  se  complaît  dans  la  médiocrité  ;  il  s'y  prélasse  sans  que  jamais  une 
plus  haute  inspiration  vienne  le  distraire  de  sa  bénévole  quiétude.  Il  n'en  est  pas 
ainsi  des  nobles  natures  :  l'insuffisance  de  l'existence  ne  saurait  les  satisfaire  ; 
elles  sentent  l'imperfection  de  leur  développement  ;  elles  en  souffrent  jusqu'à  en 
mourir,  et  ce  martyre  douloureux  est  presque  toujours  la  cuve  où  s'élabore  l'es- 
pérance et  le  pressentiment  d'un  état  plus  pur  et  plus  digne.  Lorsque  le  drame 
s'ouvre,  cette  espérance  est  loin  de  s'être  révélée  à  Faust  : 

Il  veut  du  ciel  les  plus  belles  étoiles,  et  de  la  terre  chaque  sublime  volupté ,  et,  de  loin  comme 
de  près,  rien  ne  saurait  apaiser  l'insatiable  aspiration  de  sa  poitrine. 

Maintenant,  si  cette  amour  de  Dieu  et  des  hommes,  si  cette  amour  intime  et 
profonde  est  le  seul  port  de  salut  oii  puisse  se  réfugier  cette  âme  incessamment 
ballottée  entre  toutes  les  tempêtes  du  désespoir,  comment  Faust  atleindra-t-il  ce 
port  ?  quelle  main  dirigera  le  gouvernail  ?  quel  vent  favorable  enflera  la  voile  ?  — 
Ici  encore  les  souvenirs  de  la  vita  nuova  nous  reviennent  à  l'esprit,  et  s'il  nous 
fallait  trouver  la  solution  de  ces  mystères,  nous  la  chercherions  dans  ce  grand  li- 
vre où  se  révèlent  à  chaque  page  tant  de  phénomènes  obscurs  de  la  conscience 
humaine. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchisse,  on  comprendra  que  cette  amour  dont  nous  par- 
lons est  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  opposé  à  toute  espèce  d'égoïsme,  quel 
qu'il  soit,  et  que  si  l'homme  n'y  atteint  que  si  rarement  et  si  péniblement,  c'est 
que  sa  personnalité  l'en  empêche.  Il  faut  donc  qu'il  dépouille  le  sens  individuel, 
qu'il  en  sorte,  qu'il  se  place  pour  ainsi  dire  en  dehors  de  lui-même,  pour  se  re- 
trouver dans  un  objet  plus  pur,  dans  une  nature  plus  complète  ;  il  faut  qu'il 
brise  le  lien  qui  l'attache  à  lui-même  et  voile  à  son  âme  les  délices  d'une  contem- 
plation plus  haute.  —  Il  le  faut;  en  même  temps  se  fait  sentir  ici  la  nécessité 
d'une  intervention  supérieure.  Le  bouton  ne  brisera  son  enveloppe,  la  fleur  ne 
s'ouvrira  dans  sa  gloire  qu'à  la  condition  qu'un  rayon  de  soleil  descendra  du  ciel 
pour  hâter  le  phénomène  de  l'épanouissement.  L'action  souveraine  d'une  appa- 
rition dominatrice,  et  devant  laquelle  tout  sentiment  d'égoïsme  s'efface,  est  donc 
indispensable  ici.  Gardons-nous  d'oublier  jamais  ces  paroles  de  Dante,  prosterné 
devant  Beatrix:  ecce  deus  fortior  me  venie>s  dominabitur  mihi.  «  Bien  enten- 
du que  la  manière  dont  l'âme  épouvantée,  émue  dans  ses  profondeurs,  détachée 
presque  d'elle-même,  se  développe  ensuite  sous  cette  influence  supérieure,  varie 
à  l'infini,  selon  cha(iue  individualité. 

Le  développement  de  l'idée  d'amour,  tel  qu'il  s'accomplit  chez  l'homme,  tel 
que  Goethe  le  comprend  dans  son  poëme,  me  semble  un  développement  fatal, 
un  développement  (ju'on  pourrait  i)res(iue  appeler  organique.  Si  j'étais  pein- 
tre d'allégories,  d'arabesques,  et  si  je  voulais  enluminer  quehjue  mystique  par- 
chemin d'une  vignette  en  harmonie  avec  le  texte,  je  représenterais  le  dévelup- 
ment  dont  nous  parlons  sous  laf  ®  rme  d'un  arbre,  d'un  arbre  puissant,  étrange, 


DEUXIÈME  PARTIE.  557 

mystérieux,  sorti  d'une  invisible  semence.  La  semence  se  partage  entre  les  ra- 
cines et  les  feuilles  radicales  enfouies  sous  terre;  là  travaille  dans  sa  délicatesse 
extrême  le  germe  de  la  tige  ascendante.  La  végétation  se  fait,  d'heure  en 
heure,  plus  hardie,  plus  variée,  plus  riche  ;  d'abord  les  rameaux  tout  verdoyants 
de  feuilles  tendres,  puis  les  lleurs  d'azur,  puis  les  fruits  de  pourpre  et  d'or;  et 
tout  en  haut,  dominant  le  faîte  le  plus  élevé  de  l'arbre,  la  rose  mystique,  point 
suprême  de  l'épanouissement  général,  la  fleur  sans  étamine,  au-dessus  de  la- 
quelle, —  semblable  à  ces  lueurs  que  la  fille  de  Linnée  voyait  jaillir  du  lis  de 
feu, —  rayonne  une  étoile  incandescente,  symbole  de  l'idée  éternelle,  de  l'idée 
incessamment  levée  au-dessus  des  agitations  de  la  vie. — De  même  l'amour,  en  tra- 
vail de  croissance,  en  état  d'épuration,  va  de  métamorphose  en  métamorphose, 
jusqu'à  ce  qu'enfin,  semblable  à  cet  arbre  merveilleux,  elle  unisse  à  l'apogée 
de  son  développement  le  ciel  et  la  terre  par  ses  rameaux,  qui  plongent  dans 
le  sol  et  s'y  nourrissent,  et  par  l'étoile  mystique  de  cette  amour  en  Dieu,  qui 
relève  des  mystères  les  plus  profonds  de  l'âme. 

Comme  tout  cela  est  admirablement  compris  dans  l'œuvre  de  Goethe  !  Le 
principe  du  mal,  tout  en  travaillant  à  la  perte  de  Faust,  lui  fournit  involontaire- 
ment un  moyen  infaillible  de  salut.  Tandis  que  Méphistophélès  s'efforce  d'irriter 
les  désirs  sensuels,  il  ne  se  doute  pas  que  les  germes  qu'il  dépose  dans  la  poitrine 
de  Faust  contiennent  aussi  les  éléments  d'une  rédemption  éternelle.  Au  moment 
où  Faust  met  le  pied  dans  la  chambre  de  Marguerite,  un  monde  nouveau  se  ré- 
vèle à  lui;  son  âme  s'épanouit  et  se  dilate  à  cette  atmosphère  de  candeur  et  de 
virginité.  Lui,  le  vagabond,  le  maudit,  lui  partout  à  l'étroit  sur  la  terre,  il  res- 
pire, il  s'apaise;  pour  la  première  fois,  le  sentiment  d'un  bonheur  infini  le  pé- 
nètre, et  c'est  dans  cet  espace  borné  que  la  révélation  s'opère  : 

Salut,  doux  crépuscule,  ô  suave  lumière, 
Qui  de  tes  purs  rayous  dores  ce  sanctuaire  ! 
Saisis  mou  cœur  enfin,  douce  peine  d'amour, 
Qui  vis  en  languissant  de  la  tiède  rosée 
De  l'espoir.  —  Comme  ici  tout  respire  à  l'entour 
Un  sentiment  de  calme  et  d'ordre,  une  pensée 
De  frais  contentement  !  En  cette  pauvreté. 
Que  d'abondance,  ô  Dieu!  que  de  félicité 
Dans  ce  cachot  !   .   .   .  . 

Mais  ce  sentiment  ressemble  à  ces  premiers  soleils  d'avril  lorsque  l'atmosphère 
n'est  pas  encore  faite  à  l'intensité  de  la  chaleur  ;  les  émanations  de  la  terre  se 
condensent  en  épais  nuages  oîi  s'élaborent  les  explosions  électriques,  et  bientôt 
le  givre  et  la  neige  ramènent  les  froides  impressions  de  l'hiver.  Ainsi  d(!  Faust.  Sa 
liaison  avec  Marguerite  ne  saurait  provoquer  chez  lui  une  métamorphose  accom- 
plie. Celte  créature  douce  et  charmante,  pleine  de  grâce  et  d'ingéiuiité  enfantine, 
qui,  par  les  trésors  de  l'âme  et  les  richesses  de  sa  conscience,  l'emporte  de 
beaucoup  sur  Faust,  demeure,  au  point  de  vue  intellectuel,  dans  une  sphère  trop 
inférieure  pour  pouvoir  exercer  sur  lui  une  action  définitive.  De  nouveaux  hori- 
zons viennent  de  s'ouvrir  aux  yeux  de  Faust.  Son  regard  a  plongé  dans  des  ré- 
gions jusque-là  étrangères.  Mais  il  en  est  de  ce  regard  unique  comme  du  coup 
d'œil  furlif  que  le  voyageur  égaré  sur  le  haut  d'une  montagne  jette  dans  la  vallée 
en  fleurs,  à  travers  une  mer  orageuse  de  nuées  qui  ne  se  déchire  un  moment  que 
pour  se  refermer  aussitôt,  plus  épaisse  et  plus  sombre.  Bientôt  l'impulsion  fatale, 


5S8  FAUST. 

inexorable,  de  son  être,  l'entraîne  de  nouveau.  La  douce  apparition  dont  une  idée 
d'amour  consacre  à  jamais  l'existence,  est  saisie  par  le  tourbillon  qui  l'enveloppe 
el  la  brise,  du  moins  quant  au  temps.  Faust  s'aperçoit  qu'il  n'en  peut  être  autre- 
ment, et  s'écrie  au  désespoir  : 

Viens,  démon,  m'al)régcr  le  temps  de  l'angoisse  !  que  son  destin  s'écroule  sur  moi,  et  que  je  l'en- 
traîne avec  moi  dans  l'abîme  ! 

Et  ces  paroles  s'accomplissent!  En  vain  il  s'efforce  deporter  secours  à  sa  ma- 
nière là  où  désormais  il  n'y  a  plus  rien  à  sauver.  Le  coup  tombe.  Foudroyé  par 
celle  épouvantable  catastrophe,  une  désolation  sincère  et  profonde  le  pénètre  ; 
el  comme  dans  la  vie  physique  d'importants  développements  organi(pies  résul- 
tent souvent  d'un  étal  de  maladie  el  de  crise,  sa  douleur  morale  l'élend  sur  le 
carreau;  douleur  immense,  où  viendraient  échouer  toutes  les  forces  humaines, 
et  dont  la  cure  réclame  rinlervention  d'une  grâce  plus  haute. 

En  effet,  la  grâce  divine  laisse  tomber  un  de  ses  rayons  sur  l'athlète  abattu 
dans  l'herbe;  elle  évoque  autour  de  lui  les  Esprits  des  rosées,  et,  sons  les  traits 
d'Ariel,  leur  donne  à  son  égard  de  salutaires  instructions  : 

Tempérez  les  ardeurs  de  son  àme  inquiète, 
Du  reproche  cruel  éloignez  Tafireux  dard 
Qui  brûle  et  qui  déchire,  —  et  de  sa  conscience 
Balayez  les  terreurs  de  l'humaine  existence! 

Maintenant,  si  l'on  nous  demandait  pourquoi  cet  homme  terrassé  se  rélève, 
pourquoi  Faust  en  rappelle  si  hardiment  de  la  chute  à  l'action,  à  la  vie,  lorsque 
tant  d'autres,  en  pareil  cas,  demeurent  anéantis  sans  retour,  nous  dirions  que 
c'est  là  tout  simplement  un  mystère  dont  il  faut  chercher  l'explication  dans  les 
paroles  de  l'apôtre,  dans  cette  ineffable  miséricorde  de  Dieu  dont  parle  saint 
Paul  :  «  Il  prend  en  pitié  qui  il  lui  plaît.  »  D'ailleurs,  si  l'on  y  réfléchit,  toute 
bénédiction,  toute  force,  toute  chose  vivifiante  et  lumineuse  ne  découle-l-elle  pas 
de  la  grâce  dans  le  monde  élhéré  où  cette  discussion  nous  transporte?  Prenez  ce 
qu'il  y  a  de  plus  pur  et  de  plus  sacré,  ce  que  chacun  admire  et  glorifie,  le  déve- 
lojjpement  d'tme  conscience  immaculée  :  qu'est-ce  autre  chose,  après  tout,  sinon 
la  grâce  échue  eu  partage  à  celte  àme  de  marcher  sans  trouble  à  son  but  éternel 
et  de  s'élever  à  la  vérité,  libre  de  toule  influence  funeste,  dans  la  plénitude  de  la 
foi  et  la  santé  de  l'être  intérieur? 

Ainsi,  peu  à  peu,  cet  homme  abattu  par  sa  propre  faute  renaît  à  la  lumière; 
unevie  plus  variée,  plus  riche  l'enveloppe,  élargissant  le.  cercle  de  ses  idées  et 
de  ses  perceptions,  jusiju'au  moment  où  l'Empereur  en  vieulà  demander  la  con- 
juration d'Hélène.  —  Ici  commence  une  métamorphose  nouvelle.  — Faust,  éton- 
né, comprend  que  la  puissance  du  principe  fâcheux  dont  il  s'est  acquis  les  services 
ne  peut  suffire  désormais  ;  il  comprend  qu'il  s'agit  de  pénétrer  dans  les  profondeurs 
inlellecluelles,  sans  réalité,  dans  le  royaume  des  types  de  tout  être  avant  toute 
existence  sensible,  dans  le  royaume  des  idées  de  Platon  ;  et  que  s'il  veut  se  ren- 
dre compte  de  cette  apparition  sublime,  (jiie  dis-je  !  l'évotpier,  il  faut  (pi'il  s'ap- 
proprie l'idée  du  beau,  et  s'identifie  avec  elle.  —  Les  choses  ont  leur  cours.  — 
Mais  selon  le  précepte  de  Platon,  qui  dit  que  toute  philosophie  doit  commencer 
par  rélonnemenl,  un  frisson  mystérieux,  frisson  d'élonnement  el  de  stupeur, 
saisit  Faust,  qui,  loin  d'en  méconnaître  le  sens,  s'écrie  avec  transport: 


DEUXIEME    PA  HT  IE.  r,;i9 

Le.  saisissciiiciit  est  la  nieilloiire  partie  de  l'Iiiimnnitc  ;  si  clicr  (|ue  le  luoiule  lasse  nayer  à 
riKiiniiie  le  sentiiiieiit,  saisi,  il  sent  à  I'uiuI  rinmiciisité  du  prodif^e. 

Ainsi  préparéo  ,  l'apparilioii  a  lien,  l'idée  du  heaii  se;  maiiilesle  sons  la  forme 
classicpie  d'Hélène  ;  car,  on  le  sait,  ranti(|iiilé  i;T(;c(|iie  esl,  dans  la  vie  deriinina- 
nilé,  la  période  où  l'idiîk  de  beauté  s'incorpore  ;  comme  pins  lard,  au  lem[)s  du 
christianisme,  l'idée  de  miséricorde  et  d'amour,  le  verbe  ;  comme  il  est  peul- 
èlre  réservé  désormais  à  l'idée  de  vérité  pure  de  se  révéler  dans  une  troisième 
période  et  de  se  développer  aux  yeux  de  tous. 

Pour  la  première  fois  Faust  éprouve,  non  pinsle  cliarme,  mais  la  force,  la 
puissance,  la  domination  souveraine  de  la  Beauté  ;  cette  idée  grandiose,  en  en- 
trant dans  la  vie,  agit  sur  lui  connue  la  foudre  ;  il  se  sent,  pour  la  première  fois, 
embrasé  d'une  passion  effervescente  qui  l'entraîne,  non  plus  vers  un  objet  infé- 
rieur ou  même  égal  à  lui,  mais  vers  (pielque  chose  de  sublime  et  de  divin.  Cet 
amour  d'un  objet  supérieur,  inaccessible,  ce  sentiment  qui  ne  manque  jamais 
de  développer  chez  l'homme  les  plus  hautes  facultés,  le  saisit  de  toute  sa  puis- 
sance, et  sur-le-champ,  une  époque  nouvelle  s'ouvre.  —  Foudroyé  d'abord  par 
sa  tentative  sacrilège  de  faire  descendre  l'idéal,  le  sublime,  dans  le  cercle  de  la 
vie  commune,  il  revientà  la  charge,  il  met  le  pied  sur  le  sol  antique,  et  comprend, 
dans  le  paroxysme  de  la  passion,  que  ce  n'est  qu'au  sein  d'une  existence  poéti- 
que qu'il  est  donné  cà  l'homme  d'évoquer  la  pure  apparition  de  l'idée  de  beauté 
et  de  se  confondre  en  elle.  —  De  là  le  mystérieux  hyménée.  De  cette  union 
avec  la  Beauté,  union  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  trait  à  la  productivité  intellec- 
tuelle, sort  un  génie  poétique,  un  être  tout  amour  et  tout  feu,  que  l'impatience, 
l'emportement  de  sa  nature,  son  ardeur  effrénée,  héritage  du  père,  vont  consu- 
mer au  début  de  sa  course.  A  peine  l'esprit  de  Faust  a-t-il  trouvé  le  calme  dans 
la  possession  entière  de  la  Beauté,  que  d'autres  métamorphoses  l'attendent,  et 
nous  entendons  Hélène  s'écrier  avant  de  disparaître  : 

Une  antique  parole  se  justifie,  liélas  !  par  mou  exemple.  I^e  IJonlieur  et  la  lîeauté  ne  restent  pas 
longtemps  unis  ensemble;  le  lien  de  la  vie  comme  de  l'amour  est  brisé  ;  je  les  déplore,  et  leur  dis 
un  douloureux  adieu. 

De  la  magnili(pie  apparili(ui  Faust  ne  retient  (jne  le  voile,  nuage  éthéré  (|ui 
porte  à  la  contemplation  de  la  nature,  plus  calme,  plus  dispos,  Iransliguré, 
l'homme  dont  le  développement  vient  de  s'épanouir  sous  l'influence  de  l'être 
féminin.  En  effet,  appliciuonsnous  à  nous  rendre  compte  de  sa  direction  nou- 
velle, et  nous  verrons  que  ses  rapports  avec  Hélène  ont  eu  pour  résultat  immé- 
diat le  réveil  dans  l'àme  de  Faust  de  cette  aspiration  vers  une  activité  pratique, 
militante,  ininterrompue,  jalouse  de  s'exercer  dans  les  choses  de  la  vie  humaine  ; 
ne  l'entendons-nous  ]»as,  lui,  l'homme  de  la  pensée  et  de  la  contemplation  inté- 
rieure, lui  à  qui  toute  activité  tournée  en  dehors  répugnait  si  profondément,  ne 
rentendons-nons  pas  s'écrier  désormais  : 

Le  cercle  de  ce  monde  oflVe  encore  de  rcs|)ace  pour  les  grandes  actions.  Quelque  cliose  de  su- 
blime doit  s'accomplir  ;  je  me  sens  eu  force  pour  mie  audacieuse  tentative:  je  veux  me  conquérir  le 
pouvoir,  la  propriété  :  l'action  est  tout;  la  gloire,  rien! 

Cependant,  à  tout  prendre,  cette  activité  n'est  encore  que  soif  de  mouvement, 
fièvre  chaude,  expansion  égoïste  qui  n'a  d'autre  but  que  lui-même  ;  le  trouble 
originel  règne  encore  dans  son  âme  justju'au  moment  où,  —  semblable  à  ces 


ÔOO  FAUST. 

rayons  de  feu  qui  percent  aux  heures  de  l'occidenl  le  ciel  tout  noir  el  obscurci 
de  nuages,  —  cclale  en  sa  conscience  épouvantée  à  l'approche  du  soleil,  le  pres- 
sentiment de  l'autre  idée  du  royaume  divin,  le  pressentiment  de  l'idée  du  bien. 
L'amour,  qui  d'abord  s'est  enflammée  chez  lui  pour  le  bkau,  s'enflamme  cette 
fois  pour  le  bien.  Un  désir  énergique  de  porter  secours  à  l'humanité,  de  fonder 
le  salut  et  le  bonheur  de  toute  une  peuplade,  anime  et  passionne  son  être  ;  la  vo- 
lupté de  l'amour  sociale,  de  l'amour  véritable,  embrase  sa  poitrine,  et,  dans  un 
enthousiasme  précurseur  de  l'extase  éternelle,  il  se  répand  en  ces  magnifiques 
paroles  : 

Là  serait  la  plus  baute  conquête!  J'ouvre  des  espaces  à  des  millions  d'hommes  pour  qu'ils  y 
viennent  habiter,  non  dans  la  sécurité,  sans  doute,  mais  dans  la  libre  activité  de  l'existence.  Des  cam- 
pagnes vertes,  fécondes,  l'homme  et  les  troupeaux  à  l'aise  sur  le  nouveau  sol,  s'installent  le  long  de 
la  colline  où  se  rue  une  population  hardie,  industrieuse 

Oui,  je  me  sens  voué  tout  entier  à  cette  idée,  fin  dernière  de  toute  sagesse  :  celui-là  seul  est  digne 
de  la  liberté  comme  de  la  vie,  qui  sait  chaque  jour  se  la  conquérir.  De  la  sorte,  au  milieu  des  dan- 
gers qui  l'environnent,  l'enfant,  l'homme,  le  vieillard,  passent  vaillamment  leurs  années.  Que  ne 
puis-je  voir  une  activité  semblable,  vivre  sur  un  sol  libre,  au  sein  d'un  peuple  libre!  Alors  je  dirais 
au  moment  :  Attarde-toi,  tu  es  si  beau!  La  trace  de  mes  jours  terrestres  ne  peut  s'engloutir  dans 
l'Œone.  — Dans  le  pressentiment  d'une  telle  félicité  sublime,  je  goûte  maintenant  l'heure  inellable. 

Mais  ce  moment  est  aussi  le  dernier  de  son  existence  terrestre,  le  moment  de 
sa  mort  ! 

On  se  demande  comment  il  se  fait  que  cette  organisation  ne  s'élève  pas  plus 
haut  que  le  pressentiment  de  l'amour  sociale,  comment  il  se  fait  qu'il  ne  lui  soit 
donné  qu'au  delà  des  limites  de  cette  vie  d'atteindre  cette  activité  souveraine  et 
de  la  mettre  en  œuvre.  Il  y  aurait  bien  (|uelque  chose  à  dire  là-dessus,  mais  une 
discussion  semblable  nous  entraînerait  sans  doute  trop  avant  dans  le  domaine 
de  la  théologie,  et  le  lecteur  nous  saura  gré  de  ne  pas  insister  davantage.  Con- 
tentons-nous d'émettre  ici  nos  idées  sur  le  développement  ultérieur  du  person- 
nage, sur  ce  développement  suprême,  le  plus  beau  entre  tous,  qui,  selon  que  le 
poëte  l'a  voulu,  se  laisse  pressentir  au  moment  où  Faust  subit  la  métamorphose 
de  la  mort.  Là,  en  efl'et,  s'ouvre  une  nouvelle  période  dans  laquelle  l'existence 
de  l'être  idéal  féminin  ne  pouvait  manquer  de  jouer  un  rôle  solennel. 

Ici  commence  le  mystère.  Je  comparerais  volontiers  cette  partie  du  Fansl  à 
quelqu'un  de  ces  anciens  livres  de  chorals  pour  l'orgue,  où  le  compositeur  se 
contente  de  noter  la  marche  de  la  mélodie,  laissant  à  l'organiste  le  soin  d'impro- 
viser l'harmonie  et  les  variations  selon  son  propre  génie  et  selon  les  connaissan- 
ces qui  résident  en  lui  des  lois  du  contre-point  el  des  ressources  de  son  art.  —  En 
effet,  celui  dont  l'intelligence  ne  surprend  pas  la  vie  chez  ces  pieux  anachorètes, 
la  vie  plus  palpitante  encore  dans  ces  cavernes  granitiques  que  dans  les  pein- 
tures du  Campo-Santo  de  Pise  ;  celui  qui  ne  saisit  pas  dans  toutes  ses  transfigu- 
rations ultérieures  l'idée  d'une  personnalité  envolée  aux  sphères  de  l'esprit,  qui 
ne  comprend  pas  qu'une  idée,  une  monade,  après  avoir  rejeté  la  forme  acciden- 
telle, puisse  commencer  une  autre  vie,  el  revêtir,  auréole  échappée  à  la  mort,  un 
nouvel  état  dans  lequel  les  épreuves  de  l'existence  accomplie  n'ai)paraisscnt  plus 
(toute  conscience  antérieure  étant  effacée)  que  comme  de  laborieux  acheminements 
vers  le  bien  ;  —  celui-là  est  un  organiste  vulgaire  et  qui  fera  bien  de  se  tenir  loin 
du  choral  de  (ioethe;  car  dans  cette  conception  extraordinaire,  unique  sans  doute 


DEUXIKME   PAUTin.  7,01 

(lopuis  le  Paradis  do  Dnnlo,  il  ne  verrail,  lui,  qu'un  lissu  de  formes  arbilraires, 
al)slruse.s,  et  ne  s'élèverail  jamais  à  la  coulemplaliou  do  ce  magnili([ue  spectacle. 
Au  contraire,  celui  que  l'éloile  de  poésie,  l'étoile  sonore  illumine,  celui  qui 
saura  évoquer  dans  sa  pensée  la  symplionie  glorieuse  contenue  dans  le  texte  de 
fioetlie,  celui-là  verra  tout  un  monde  élliéré  s'ouvrir  à  lui,  celui-là  plongera  dans 
le  mystère  de  chaque  vision,  et  comprendra  le  sens  des  Enfants  Bienheureux  et 
la  portée  que  Goethe  donne  à  la  transmission  entre  leurs  mains  de  la  partie  im- 
mortelle de  Faust  : 

Nous  recelons  avec  joie 
GoUc  clirysalide  en  proie 
A  son  travail  glorieux. 
C'est  un  gage  précieux 
Que  votre  amour  nous  envoie. 
Délivrez-le  des  flocons 
Qui  l'environnent  encore  ; 
Dcj<à  la  céleste  aurore 
L'éclairé  de  ses  rayons. 

Cependant  un  principe  manque  là  encore,  principe  supérieur  dont  l'influence 
bien  connue  doit  attirer  Tàme  vers  un  développement  plus  pur,  plus  spontané, 
plus  individuel.  —  Une  vision  nouvelle  commence  : 

Mais  dans  la  nuée  en  flammes 
.l'aperçois  de  saintes  femmes 

Qui  vont  au  ciel  ; 
J'en  vois  une  cpii  rayonne 
Au  milieu,  sous  sa  couronne 

D'astres  en  fleur  : 
C'est  la  Patronne  divine , 
La  Reine,  je  le  devine 

A  sa  splendeur. 

Et  maintenant  voici  venir  au  sein  des  plus  hautes  régions,  dans  la  lumière  la 
plus  pure,  glorieux  et  transfiguré,  cet  être  dont  l'innocence  et  la  candeur  pai- 
sible éveillèrent  chez  Faust,  pour  la  première  fois,  le  pressentiment  de  la  satis- 
faction suprême,  cet  être  qui  ne  faillit  que  par  amour,  et  dont  l'amour  racheta 
la  faute.  --  Et  quand  on  y  réfléchit,  n'était-ce  point  à  cet  être  jadis  nommé  Gret- 
chen,  —  qui  déjà  dans  la  vie  tcircstre  possédait  plus  de  vraie  science  que  le  doc- 
teur dans  sa  fastueuse  érudition,  qu'il  appartenait  de  conduire,  comme  Beatrix 
Dante,  la  personnalité  de  Faust  en  travail  de  transformation,  vers  la  dernière  de 
ces  trois  idées  primordiales:  beauté,  bonté,  vérité,  vers  la  connaissance  de  la 
vérité  divine  et  suprême?  d'autant  mieux  que  3Iarguerite ,  en  tant  que  féminin 
épuré,  glorieux,  éternel,  est  le  symbole  de  cette  amour  sans  l'opération  delà- 
quelle  l'homme,  dans  le  domaine  de  l'art,  de  la  science  ou  de  la  vie,  ne  saurait 
accomplir  rien  de  remarquable  ou  d'imposant,  non  plus  que  s'élever  à  l'intelli- 
gence de  l'idée  de  Dieu. 

Ineffable  sympathie  !  ascension  éternelle!  Marguerite  attire  Faust;  la  Vierge 
Marie,  la  Reine  des  Anges,  attire  Marguerite  : 

Monte  toujours  plus  liant  vers  la  spli^re  divine, 
Il  te  suivra,  s'il  te  devine. 

4G 


362  FAUST. 

Echelle  de  Jacob,  échelle  d'amour  1  ^ 

On  le  voit,  loul  le  secret  de  réiiigme,  s'il  y  a  énigme,  esl  dans  ce  mol  d'AMOuR, 
dans  ce  Verbe  qui  plane  avec  mater  gloriosa  aux  plus  pures  régions  de  l'air.  Si 
vous  avez  celle  révélalion,  vous  ôles  inilié.  Il  n'en  faul  pas  davantage  pour  s'éle- 
ver sur  la  Irace  du  poêle,  el  le  suivre  à  travers  les  divagations  lumineuses  jus- 
qu'à ce  chœur  mystique,  dernière  topaze  placée  si  haut  dans  la  vapeur  et  le  bleu, 
ot  dont  l'œil  de  l'intelligence,  accoutumé  par  degrés,  aborde  sans  être  ébloui  la 
t'ansparence  incandescente. 

Essayons,  en  terminant,  d'analyser  mot  pour  mot  ce  chœur  mystique,  expres- 
sion de  l'œuvre  tout  entière ,  mystérieuse  et  dernière  essence  de  ce  magnifi- 
que Lotus  qui  s'est  épanoui  de  nos  jours  sur  le  Rhin,  el  qu'on  nomme  le  poëme 
de  Faust.  —  Alles  Vergä.ngliciie  {lout  ce  qui  passe)  ;  la  vie,  l'action  humaine, 
la  terre  avec  ses  voluptés  n'est  qu'un  symbole  (ein  Gleichniss),  une  image  de  la 
loute-puissance  divine,  de  l'amour  el  de  la  fécondation  universelles.  L'homme  a 
beau  se  creuser  l'esprit,  tous  ses  efforts  n'aboutissent  qu'à  des  rcsullals  qui  ne 
sauraient  le  satisfaire,  qu'à  I'insuffisant  {das  Unzulängliche).  La  nature  et  la 
vie  ne  peuvent  conduire  à  la  certitude;  le  symbole  nous  élève  jusqu'à  l'entité 
philosophique,  jusqu'au  souverain  bien,  à  Dieu.  L'iivénarrable  {das  Unbeschrei- 
bliche), l'union  de  l'àrae  avec  Dieu,  le  dernier  but  de  toute  activité,  est  atteint  ; 
ce  que  l'intelligence  ne  peut  comprendre  ,  ce  que  la  langue  ne  peut  exprimer 
vient  de  s'accomplir  par  un  miracle  el  par  l'effet  de  celte  amour  dont  le  féminin 
SUPRÊME  (das  Ewig-Weibliche)  est  l'auguste  symbole,  de  celle  amour  qui  seule 
peut  conduire  l'homme  à  la  plénitude  de  l'être,  à  l'intelligence  complète  des  idées 
de  beauté,  de  bonté,  de  vérité,  qui  seule  développe  en  nous  le  sentiment  de 
l'harmonie,  et  nous  fait  voir  dans  la  création  ce  magnifique  spectacle,  cette  di- 
vine Comédie  dont  le  Seigneur  parle  aux  Archanges  dans  le  prologue. 


TROISIÈME    PARTIE. 


PARALIPOMÈNES. 


Cette  troisième  partie  sert,  dans  la  pensée  tie  Goethe,  de  complément 
aux  deux  autres  :  c'est  là  moins  un  livre  qu'un  appendice.  Ces  fragments, 
composés  pour  la  plupart  à  bâtons  rompus,  se  rattachent  chacun  à  quel- 
que scène  importante  du  grand  œuvre,  qu'ils  développent  etcommentcnt. 
En  ce  sens,  les  lecteurs  sérieux  nous  sauront  gré  d'avoir  découvert  ces 
Paralipomèncft ,  dernier  mot  de  Goethe  sur  Faust ,  et  dont  on  avait  jusqu'à 
présent  ignoré  même  Texistonce.  Cet  esprit  de  suite  et  d'ordre,  cette  per- 
sévérance inmiuable  dans  l'idée,  qui  sont  les  eminentes  qualités  du  génie  de 
Goethe,  ont  atteint,  comme  on  lésait,  leur  dernier  terme  dans  la  confeclion 
du  poëme  de  Faust  ;cesi  bien  là  l'œuvre  de  Goethe,  l'élaboration  de  toute 
sa  vie.  Lorsqu'il  s'agit  de  Faust,  Goethe  ne  se  contente  plus  de  faire,  il  veut 
parfaire,  comme  on  disait  au  temps  de  Charles  IX  :  de  là  cesfragments  ajoutés, 
ces  idées  explétives,  ces  notes  au  crayon  en  marge  d'une  scène.  On  remarquera 
les  développements  donnés  au  caractère  de  Méphistophélès,  le  personnage 
auquel  Goethe  revient  toujours  avec  le  plus  de  complaisance,  et  cette  phrase 
où  le  diable  finit  par  rougir  de  lui-môme  et  se  désavouer  en  tant  qu'Esprit 
du  mal.  Nous  appellerons  aussi  l'attention  du  lecteur  sur  la  scène  de  la 
conférence,  ébauche  où  la  vie  universitaire  en  Allemagne  est  touchée  à  si 
grands  traits _,  sur  l'exécution  fantastique  de  Marguerite  au  Brocken.  Le 


5()i  FAUST. 

tilre  de  Paralipomènes  que  Goethe  donne  ;i  celte  partie  \icnt  de  la  ßiblc. 
C'est  un  fait,  du  reste,  assez  curieux,  que  cette  préoccupation  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament  qui  règne  dans  le  Faust,  dans  le  second  livre 
surtout.  Les  réminiscences  abondent  à  tout  instant,  les  allusions  renaissent 
d'elles-mêmes.  L'intention  de  Goethe  se  laisse  deviner.  La  forme  éternelle 
des  livres  saints  consacre  ici  l'esprit  des  temps  nouveaux.  Nous  appelions, 
dans  notre  Essai,  le  Poëme  de  Faust  l'Évangile  du  panthéisme;  c'est  la  Bi- 
ble que  nous  aurions  dû  dire. 


LE  CABllNET  D'ÉTUDE  DE  FAUST. 

Méphistophélès.  Pourvu  que  tu  sois  doué  à  l'extérieur,  tout  s'empressera 
vers  toi;  un  garyon  qui  n'a  pas  son  grain  de  vanité  peut  aller  se  pendre 
sur  l'heure. 


Méphistophélès.  Voyez,  d'après  moi,  comment  on  se  présente  chez  les 
gens  :  suis-je  galamment  troussé,  aussitôt  tous  les  cœurs  de  venir  à  ma 
rencontre;  je  ris,  chacun  rit  avec  moi.  Suivez  mon  exemple,  ne  vous  en 
fiez  qu'à  vous-même,  et  croyez  qu'il  y  a  quelque  chose  à  tenter  ici;  car  les 
femmes,  au  besoin,  pardonnent  qu'on  leur  manque  de  respect,  pourvu 
qu'on  y  mette  des  formes.  Foin  des  baguettes  enchantées  et  des  mandra- 
gores !  la  meilleure  magie  est  dans  la  bonne  humeur;  si  je  suis  d'accord 
avec  tous,  je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut  prendre  en  mal.  A  l'œuvre  donc  , 
et  n'hésitons  pas;  les  préparatifs  me  répugnent. 


CONFÉRENCE. 

La  moitié  du  chœur.  L'autre  moitié.  Tutti  des  Etudiants  exprimant  l'é- 
tat des  choses.  Presse,  tumulte,  flux  et  reflux  d'assistants. 

Wagner,  opposant.  — 11  fait  une  révérence.  Voix  isolées.  Le  Recteur  au 
Pédelle'.  Les  Pédclles  commandent  le  silence. 

LÉtudiant  voyageur  s'avance.  11  critique  l'assemblée.  Voix  des  Etudiants, 
en  partie,  en  chœur.  Le  chœur  bafoue  le  répondant.  Celui-ci  se  désiste. 

Faust  —  prend  la  parole,  attaque  sa  vantardise.  Le  somme  d'articuler. 

t  Surveillant  d'université. 


TROISIÈME  PARTIE.  365 

Méphistopiiélès  le  fait,  mais  lonil)o  aussilôl  dans  le  panégyrique  du  va- 
gabondage, et  de  l'cxpérienee  qui  eu  résulte. 

Chœur,  en  partie. 

Faust.  —  Description  défavorable  du  vagabond. 

Chœur,  en  partie. 

Méphistophélès.  —  Connaissances  qui  manquent  aux  savants  de  l'école. 

Faust.  —  pwôi  aeaurov  dans  le  beau  sens.  Il  somme  son  adversaire  de  po- 
ser des  questions  sur  l'expérience,  se  chargeant,  lui,  Faust,  de  répondre  à 
toutes. 

Méphistophélès.  —  Les  glaciers.  Le  feu  de  Bologne.  Fata  Morgana. 
L'animal.  L'homme. 

Faust  —  riposte  par  cette  question  :  Où  existe  le  miroir  créateur? 

Méphistophélès    —  fait  une  révérence.  La  réponse  à  une  autre  fois. 

Faust  —  ferme  la  séance.  Congédie  son  monde. 

Chœur.  Majorité  et  minorité  des  auditeurs. 

Wagner.  . —  Sa  sollicitude.  Une  idée  le  travaille.  Les  Esprits  pourraient 
bien  révéler  ce  que  l'homme  croit  ne  dire  qu'à  lui-même. 


AUDITOIRE. 


CONFERENCE. 

Étudiants,  du  dedans.  Laissez-nous  sortir!  nous  n'avons  pas  mangé. 
Celui  qui  parle  oublie  de  boire  et  de  manger;  celui  qui  doit  écouter  finit 
par  s'épuiser. 

Étudiants,  du  dehors.  Laissez-nous  entrer,  nous  venons  de  jouer  des 
mâchoires;  la  communauté  nous  a  repus.  Laissez-nous  entrer,  nous  vou- 
lons digérer  ici;  le  vin  nous  manque,  et  l'esprit  est  ici.- 

L'Etudiant  voyageur.  Sortir!  entrer!  Eh!  pas  tant  de  tapage!  Que  vous 
pressez-vous  sur  ce  seuil? "Ici  au  dehors  faites  place,  laissez  sortir  ceux  qui 
sont  dedans,  puis  vous  occuperez  la  salle  vide. 

Étudiants.  Celui-là  est  de  l'espèce  vagabonde.  Il  beugle,  mais  au  fond  il 
n'a  pas  tort. 


Méphistophélès.  Qui  parle  de  doute?  que  je  l'entende!  Quand  on  veut 
douter  on  n'enseigne  pas;  quand  on  veut  enseigner  on  accorde  quelque 
chose. 


3(>6  FAUST, 


Méphistopiiélès.  Fais  ton  profit  une  bonne  fois  de  cet  aphorisme,  le  plus 
sage  de  tons  :  11  n'y  a  pas  de  secret  pour  loi  dans  le  total,  mais  il  y  en  a 
un  grand  dans  les  fractions. 


RUE. 

Mépuistophélès.  Le  jeune  maître  n'est,  à  vrai  dire,  pas  facile  à  mener; 
mais,  en  gouverneur  expérimenté,  on  doit  tenir  son  gibier.  Quant  à  moi, 
rien  ne  m'affecte  plus  ;  je  le  laisse  aller  à  son  caprice  pourvu  que  je  puisse 
faire  au  mien.  Je  crie  beaucoup  et  le  laisse  agir.  S'il  arrive  une  affaire  par 
trop  extravagante,  je  mets  en  avant  ma  sagesse,  et  je  l'en  tire  par  les  che- 
veux. Mais  en  même  temps  qu'on  répare  le  mal,  on  donne  sujet  à  des  folies 
nouvelles. 


NUIT  DE  WALPURGIS. 

MONTAGNES  DU  HARZ. 


Faust.  A  mesure  qu'on  avance  vers  le  nord,  on  trouve  plus  de  suie  et  de 
sorcières. 


Méphistopiiélès.  De  la  musique  ici  !  et  quand  ce  ne  serait  qu'une  corne- 
muse! Nous  sommes  comme  plus  d'un  noble  compère,  nous  avons  beau- 
coup d'appétit  et  peu  de  goût. 


Méphistophélès.  Le  cher  virtuose  de  Hameln,  mon  vieil  ami!  cet  excel- 
lent preneur  de  rats!  comment  cela  va-t-il?... 

Le  preneur  de  rats  de  hameln.  Très-bien  ,  pour  vous  servir  ;  vous  voyez 
un  homme  bien  nourri,  patron  de  douze  vierges  philanthropes,  en  outre... 


MONTAGNE  DU  HARZ. 

RÉGION  SUPÉRIEURE. 

Après  l'intcrnièdc.  Solitude.  Vide.  Éclats  de  tionijic  Ites.  Éclairs.  Tonnerre  d'en  haut.  Trombes 
de  feu.  Fumée  horrible.  Un  roc  en  sort  d'un  jet.  Peuple  immense  à  l'enlour.  Obstacle.  Mojeu  de 


TROISIÈME  PARTIE.  567 

se  faire  jour  à  travers  la  foule.  Danger.  Gris.  Charit.  Ils  sont  clans  le  cercle  le  plus  proclic.  On  y 
peut  il  peine  tenir,  tant  il  fait  chaud.  Qui  est  le  plus  proche  dans  le  cercle.  Discours  de  Satan. 
Présentation.  Investitures.  Minuit.  Disparition  de  la  fantasmagorie.  Vulcain.  Rumeur  et  tumulte 
inouïs.  Eclat  et  tempête. 


SUR  LE  PINACLE  DU  BROCKEN, 


Satan  sur  son  trône.  Peuple  immense  à  l'cntour.  Faust  et  Mépliîstophélcs  dans  le  cercle  le  plus 

proche. 

SATAN,  parlant  du  haut  de  son  trône. 

A  droite  les  boucs  ! 

A  gauche  les  chèvres! 

Les  chèvres. 

Les  boucs. 

Et  quoique  les  boucs 


Cependant  la  chèvre 
Ne  peut  se  passer  du  bouc. 


Dans  une  onction  profonde 
Honorez  tous  le  Seigneur  ; 
Il  instruit  les  peuples  du  monde. 
Et  les  instruit  de  grand  cœur. 
Ecoutez  sa  voix  dans  l'espace, 

Il  vous  montre  la  trace 
De  la  vie  en  sa  profondeur, 
Et  de  de  la  nature.  0  bonheur! 

SATAN,  tourné  à  droite. 

Deux  choses  vous  sont  réparties. 
Splendides,  grandes,  infinies, 

Double  trésor  précieux. 
L'or  sonore,  l'or  qui  brille  ; 

L'une  procure,  l'autre  pille. 

Heureux 
Qui  les  possède  toutes  deux  ! 


Que  dit  notre  maître  auguste  ? 
Je  suis  loin,  et  n'ai  pas  toujours. 
Toujours  bien  compris  au  juste 
Son  magnifique  discours  ; 
Je  n'ai  rien  d'aventure 
Saisi  de  ses  paroles  d'or  ; 
La  trace  m'est  pourtant  obscure, 
Je  ne  vois  pas  la  vie  encor 
De  la  profonde  nature. 


368  FAUST. 

SATAN,  tourne  à  gauche. 

Deux  choses  splendides  pour  vous, 
Deux  choses  sans  prix,  l'or  qui  hrille 


C'est  pourquoi  sachez  tous 
Rassasier  d'or  vos  femmes. 


CHOEUR. 


Prosternés,  voilant  nos  traits, 
Aux  pieds  de  la  suhlime  idole  !.. 
Heureux  celui  qui  se  tient  près 
Et  peut  recueillir  la  parole! 


Je  suis  loin  pour  mon  tourment, 
Et  j'ai  beau  tendre  l'oreille, 
Dans  tout  mon  recueillement 
J'ai  perdu  plus  d'une  merveille. 
Qui  m'éclaircira  la  leçon? 
Où  trouver  qui  me  révèle 
Vos  traces,  vie  éternelle. 
Et  vous,  nature  sans  fond? 

MÉPHiSTOPHÈLÉs,  à  Une  jeune  ßlle. 

Que  pleures-tu,  mon  doux  petit  trésor? 
Les  pleurs  ici  ne  sont  pas  à  leur  place  ; 
On  te  pousse,  on  te  presse,  on  t'écrase. 

LA    JEUNE    FILLE. 


Ah!  de  erràce  ! 


Si  merveilleusement  le  maître  parlait  d'or 

El  de C'était  si  doux,  si  tcntlre  !... 

Mais  les  grands  sont  les  seuls  à  pouvoir  bien  comprendre. 


MEPHISTOPHELES. 


Ne  pleure  pas,  mon  doux  enfant; 
Et  si  tu  veux  savoir  ce  que  le  diable  entend 
Par 


SATAN,  de  face. 

Vous,  mes  filles,  vous  voilà 

Là, 
Juste  au  milieu  de  ce  monde. 
Salut  à  vous  à  la  ronde. 
Qui  venez  de  loin  ,  de  près, 
A  cheval  sur  des  balais  ! 
Au  jour,  vous  êtes  gentilles, 


/i     .     .     .De  cette  façon 
Vous  remplirez,  ô  mes  filles, 
Toute  votre  mission  ! 


TROISIEME  PARTIE.  ZW 

AUDIENCES  PARTICULIÈRES. 

Le    MAITRE    DES    CÉKÉMONiES 

X et  si  je  puis,  comme  je 

l'ai  sollicilé,  régner  sans  partage  sur  le  royaume,  je  te  baise,  quoique  dé- 
mocrate de  race,  je  te  baise,  en  ma  reconnaissance,  les  griffes,  à  toi 
tyran  ! 

Le  MAITRE  DES  CÉRÉMONIES.  Lcs  griffcs!  c'cst  bon  pour  une  fois;  il  faut 
te  décidera  plus  encore. 

X.  Qu'exige  donc  le  rituel? 

Le  MAITRE  DES  CÉRÉMONIES.  Vous  plaît-il.  mcssirc,  de  baiser...? 

X.  La  proposition  ne  me  déconcerte  pas 


Que  puis-je  davantage? 

Satan.  Vassal,  te  voilà  éprouvé;  à  cette  lieure,  nous  t'octroyons  des 
droits  sur  un  million  d'âmes;  et  qui  peut  louer...  du  diable  aussi  bien 
que  tu  l'as  fait,  ne  sera  jamais  à  court  de  belles  flagorneries. 


UNE  AUTRE  PARTIE  DU  BROCKEN. 

RÉGION  INFÉRIEURE. 

FANTASMAGORIE    d' EXÉCUTION. 

Foule.  Ils  grimpent  sur  un  arbre.  Propos  du  peuple.  Sol  ardent.  Le  Spectre  nu,  les  mains  der- 
rière le  dos. 

Où  le  sang  humain  coule  à  flots, 
La  chaude  exhalaison  aide  à  toute  magie  ; 

La  grise  et  noire  confrérie 

Y  puise  une  nouvelle  vie 

Pour  des  chefs-d'œuvre  nouveaux. 
Ce  qui  parle  de  sang  attire  notre  race  ; 

Nous  aimons  ce  qui  le  répand. 
De  feu,  de  sang,  entourez  cette  place  ! 
C'est  dans  le  feu  qu'il  faut  verser  le  sang. 

La  fille  fait  l'œil  doux  et  cligne. 

Et  l'ivrogne  boit,  —  c'est  bon  signe  ; 

Voilà  du  sang  à  souhait  ! 

Le  regard,  le  breuvage  enflamme, 

47 


570  FAUST. 

Le  poignard  montre  sa  lame, 

Sa  lame  nue,  et  c'est  fait! 
Source  de  sang  jamais  seule  ne  coule, 
D'autres  ruisseaux  viennent  s'y  joindre  en  foule  ; 
Ils  serpentent  et  vont  d'un  champ  à  l'autre  champ, 
Et  le  torrent  entraîne  le  torrent. 

La  tête  tombe.  Le  sang  jaillit  et  éteint  le  feu.  Nuit.  Bruissement.  Bavardage  de  goitreux.  Faust 

apprend. 


Faust,  Méphistophélès.  Pour  échapper  à  la  suie  des  sorcières,  faisons 
voile  vers  le  sud.  Mais  là  tu  peux  l'attendre  à  te  trouver  avec  les  curés  et 
les  scorpions. 


Doux  petit  air,  souffle-nous  devant,  soufUe-nous  à  l'encontre,  car  tu 
nous  as  réjouis  dans  les  sentiers  de  la  jeunesse! 


GRAINDE  ROUTE. 

Une  croix  sur  le  chemin  ;  à  droite,  sur  la  colline,  un  vieux  château  ;  dansl'éloignement,  une  cabane 

de  paysan. 

Faust.  Qu'y  a-t-il,  Mephisto?  quelle  hâte!  Pourquoi  baisses-tu  les  yeux 
devant  la  croix? 

Méphistophélès.  .Je  le  sais  bien,  c'est  un  préjugé;  mais,  une  fois  pour 
toutes,  cela  m'est  en  aversion.  Personne  ne  doit  sonder  ma  conscience  ;  j'ai 
souvent  honte  de  ma  race.  Ils  pensent,  quand  ils  ont  dit  diable,  avoir  dit 
quelque  chose  de  propre. 


A  LA  COUR  DE  L'EMPEREUR. 


THÉÂTRE. 

(L'acteur  qui  joue  le  Roi  paraît  être  épuise.) 

Méphistophélès.  Bravo,  vieux  Fortinbras  !  vieille  chouette  !  le  voilà  mal 
disposé;  je  te  plains  du  fond  du  cœur.  Allons,  du  courage  !  Encore  deux 
mots,  nous  n'entendrons  pas  de  sitôt  un  roi  parler. 

Le  chancelier.  Aussi  n'en  avons-nous  que  plus  souvent  le  bonheur  d'ouïr 
les  sages  paroles  de  Sa  Majesté  l'Empereur. 


TUOISIÈWE   PARTIE.  571 

Méphisïopiiélès.  C'est  tout  autre  chose;  Votre  Excellence  n'a  que  faire  de 
protester.  Ce  que  nous  (lisons,  nous  autres  sorciers,  c'est  parfaitement  sans 
conséquence. 

Faust.  Chut  !  chut  !  il  se  ranime. 

L'acteur.  Va,  cygne  antique!  va!  sois  béni  pour  Ion  chant  suprême 
et  tout  ce  que  tu  as  dit  de  bon.  Le  mal  que  tu  as  dû  faire  est  peu  de 
chose... 

Le  maréchal.  Ne  parlez  pas  si  haut,  l'Empereur  dort.  Votre  Majesté  ne 
semble  pas  bien. 

Méphistophélès.  Sa  Majesté  n'a  qu'à  ordonner  si  nous  devons  cesser.  Les 
Esprits  n'ont,  du  reste,  plus  rien  à  dire. 

Faust.  Pourquoi  roules-tu  les  yeux  autour  de  toi? 

Méphistophélès.  Non;  je  cherche  où  les  sagouins  peuvent  s'être  fourrés; 
je  les  entends  toujours  parler. 


C'est  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  un... 

L'évêque.  Ce  sont  des  idées  païennes;  j'en  ai  trouvé  de  la  sorte  dans 
Marc-Aurèle.  Ce  sont  des  vertus  païennes. 

Méphistophélès.  Vices  fastueux!  d'où  je  conclus  qu'il  est  jnste  que  les 
prisonniers  soient  condamnés  en  masse. 

L'Empereur.  Je  trouve  cela  un  peu  dur;  que  dites-vous,  Evèque? 

L'ÉvÈQUE.  Sans  prétendre  éluder  la  sentence  de  notre  Église  infaillible, 
il  me  semble  cependant  que... 

Méphistophélès.  Pardonner!  des  vertus  païennes  !  Je  les  aurais  volon- 
tiers punis;  mais  puisqu'il  en  est  ainsi,  pardonnons.  — Sois  absous,  toi, 
d'abord,  et  rentre  dans  le  droit. 


(Ils  disparaissent  sans  puanteur.) 

Le  maréchal.  Sentez-vous  quelque  chose? 

L'évêque.  Moi,  non. 

Méphistophélès.  Ce  genre  d'Esprits  ne  pue  pas,  messieurs. 


A  L/V  COUR  DE  L'EMPEREUR. 

SCÈNE  POSTÉRIELRE. 

Méphistophélès.   Un   médecin  de  cour  doit  être  bon  à  tout;  nous  avons 
commencé  par  les  étoiles,  et  nous  finissons  par  les  œils  de  perdrix. 


372 


FAUST. 


Méphistophélès.  Cette  race  élégante  de  la  cour  est  au  monde  pour  notre 
malheur;  qu'il  arrive  par  hasard  à  un  pauvre  diahlc  d'avoir  raison,  vous 
pouvez  être  sûr  que  le  roi  n'en  saura  rien. 


NUIT  CLASSIQUE  DE  WALPÜRGIS. 

Faust.  Aiguise  les  rayons  de  tes  yeux,  ta  vue  est  faible  dans  ces  plaines; 
il  n'est  pas  question  de  diables  ici,  mais  partout  de  dieux! 

Méphistophélès.  L'œil  reclame  ses  droits.  Quel  sens  ont  tous  ces  païens 
nus?  A  tant  faire  que  d'aimer,  j'aime  à  avoir  quelque  chose  à  déshabiller. 


Méphistophélès.  Si  la  sagesse  pouvait  se  concilier  avec  la  jeunesse,  s'il 
pouvait  exister  des  républiques  sans  vertu,  le  monde  serait  bien  près  de 
touchera  ses  plus  hautes  fins. 


Méphistophélès.  Fi  !  tu  devrais  rougir  de  te  consumer  après  la  renommée; 
il  n'y  a  qu'un  charlatan  pour  avoir  de  pareil?  besoins.  Ne  saurais-tu  donc 
faire  un  meilleur  usage  de  tes  facultésque  de  te  rengorger  vainement  devant 
les  hommes?  Après  un  peu  de  bruit  la  renommée  s'endort,  et  le  même 
oubli  enveloppe  le  héros  et  le  sacripant.  Le  plus  grand  roi  ferme  les  yeux, 

et  le  dernier  chien  p sur  son  trou.  Sémiramis  n'a-t-elle  pas  tenu  dans  la 

balance  de  la  paix,  de  la  guerre,  la  destinée  de  la  moitié  du  monde?  Et  dans 
son  dernier  moment  ne  fut-elle  pas  aussi  grande  qu'au  premier  jour  de  sa 
domination?  Cependant,  à  peine  elle  succombe  aux  coups  imprévus  delà 
mort,  aussitôt  des  insectes  immondes  arrivent  de  tous  côtés  par  milliers,  et 
couvrent  son  cadavre.  Celui  qui  a  l'intelligence  des  choses  décentes  et  con- 
venables s'entend  aussi  à  rechercher  une  modeste  couronne  dans  son  temps; 
mais  qu'un  siècle  ait  passé  sur  ta  gloire,  et  nul  homme  ne  saura  que  dire 
de  toi. 


Méphistophélès.  Et  quand   vous  vous  emportez,  qnand  vous  dites  quo 
j'en  use  trop  grossièrement  avec  vous .      . 

Car  celui  qui  vous  dit  aujourd'hui  la  rude  vérité,  vous  la  dit  pour  des  mil- 
liers d'années. 


Méphistophélès.   Va  !   tente  la  fortune,   et  quand  tu  te  seras  bien  pro- 
stitué  dans  uiu^  lâche    hypocrisie,   reviens  épuisé  et  perclus.    L'homme 


TROISIÈME  PARTIE.  373 

ne  comprend  guère  que  ce  qui  le  flatte.  Parle,  avec  les  dévots,  des  récom- 
penses de  la  vertu  ;  parle  avec  Ixion,  du  nuage;  avec  les  rois,  de  la  majesté 
de  la  personne;  parle  avec  le  peuple  égalité  et  liberté. 

Faust.  Cette  l'ois  encore  tu  ne  m'en  imposes  pas  avec  ta  profonde  rage 
acharnée  à  détruire,  ton  œil  de  tigre  et  ta  face  puissante  ;  sache-le  donc, 
si  tu  ne  l'as  jamais  entendu  :  L'humanité  a  l'ouïe  fine;  une  parole  pure 
inspire  de  belles  actions;  l'homme  ne  sent  que  trop  ce  qui  lui  manque,  et 
se  rend  volontiers  aux  conseils  sérieux.  Avec  ce  point  de  vue  je  me  sépare 
de  toi,  je  reviens  bientôt,  et  triomphant. 

Méphistophélès.  Oui,  va,  avec  tes  belles  facultés  !  Je  me  réjouis  de  voir 
un  fou  se  tourmenter  pour  d'autres  fous.  Il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  croie  avoir 
en  soi  sa  part  suffisante  de  sagesse;  ils  sentent  plutôt  quand  l'argent  leur 
manque. 


Méphistophélès.  La  chose  qui  vous  préoccupe  et  vous  travaille  est  insi- 
pide d'ordinaire.  Par  exemple,  notre  pain  quotidien  n'est  pas  ce  qu'il  y  a 
de  plus  délicat;  est-il  aussi  rien  de  plus  insipide  que  la  mort,  et  rien  de 
plus  commun? 


DEVANT  LE  PALAIS. 


Méphistophélès.  Vous  épiloguez  de  plus  en  plus  sur  la  vie  qui  s'envole  si 
vite,  et  cependant  quand  on  voit  les  choses  au  grand  jour,  sa  durée,  à  la 


fin,  vous  suffit  bien. 


Méphistophélès.  Repose  donc  à  ta  place  ;  ils  consacrent  le  lit  de  parade,  et 
avant  que  la  petite  âme  se  dérobe  et  s'aille  procurer  un  corps  nouveau,  j'an- 
nonce là-haut  quej'ai  gagné  mon  pari.  Maintenant  je  me  réjouis  de  la  grande 
fête,  comme  le  Seigneur  l'a  donné  à  entendre. 


Méphistophélès.  Non,  celte  fois  il  ne  s'agit  ni  de  différer  ni  de  rester.  Le 
Grand-Vicaire  '  trône  d'en  haut  ;  lui  et  les  siens  je  les  connais  déjà  ;  ils  sa- 


vent me  chasser,  comme  moi  les  rats. 


»  Le  Christ. 


FIN. 


AanAAAAAAAaAAAaAAAAf\AAnAAAAAAAAAAAAA/l,;:AAAAAAAAAAnAAAAAAAAnAAr,A 


TABLE. 


Pages 

Dédicace 1. 

Essai  sur  Goethe 3 

Avant-Propos  du  Traducteur 91 


FAUST. 

Dédicace 95 

PROLOGUE  SUR  LE  THÉÂTRE 95 

PROLOGUE  DANS  LE  CIEL 99 

LA  TRAGEDIE.  —  première  partie 103 

LA  TRAGÉDIE  —  deuxième  partie 193 

ÉTUDE  SUR  LA  MYSTIQUE 351 

LA  TRAGÉDIE. —Paralipomènes 363 


i3  Gœ'.he.  Le  Faust  de  Gœllie.  Traduction 

revue  et  complète,  précédée   d'un   essai 

sur  Gœlhe  par  M.  ilenri  Blaze.  Edition 

illustrée  par  Tony  Johannot.  Taris    Dii- 

ferire   él    Lévy,    1847,    g:r.    in  8,    dfcnii- 

màrbq.  vert  à  long   grain,  dos   orné   de 

fil.  dor.,  tr.  jasp.  65  fr. 

Premier    tirage    des  13    gravures   de   T. 

Johatinol,    tirées    sur    cliine,    hors    texte- 

Quelq'ies  très  légères  i-ousscars. 


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