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LE FAUST
DE GOETHE
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LE lÄüST
DK
GOETHE
PAR M. HENRI RLÂZE
ÉDITION ILLUSTRÉE
PAR M. TONY JOHANNOT
PARIS
DUTERTRE, LIRRAIRE-KDITEUR
PASSAGK lîdUHd-l.'AIiHF, , 20
MICHEL LÉVY FRÈRES, I.IRR AIRES - ÉDITEURS
[WE viviknm: , I
1847
FAUST
S0\ ALTESSK HIPERIALE ET liOYALE
MARIA PAULOWNA,
GRANDE-DUCHESSE DE SAXE-WE1MAR-EISE\ ACH ,
NEE GRA^DE-DlICHESSE DE lUSSIKj*
Mapamr,
La gloire de Goethe, que le inonde revendique, apparlieul d'abord à vos Elals,
à ce jjeau pays de Weimar où les lettres allemandes se ressentent encore de la
magnifique impulsion que leur a donnée Charles- Auguste. C'est sans doute à
cette sollicitude héréditaire dans votre royale famille pour toute tentative invo-
quant le patronage de l'un de ces grands génies qui ont leur sanctuaire à Wei-
mar, que j'ai dû l'accueil si bienveillant de Votre Allcsse Impériale et les flatteurs
encouragements (lui m'oni soutenu dans une tâche si laborieuse et si au-dessus de
mes forces. Daignez aujourd'hui, Madame, accepter l'hommage de mou travail;
je l'offre à Votre Altesse Impériale cl Royale, sinon comme une traduction digne
du texte original, sinon comme une reproduction satisfaisante du chef-d'œuvre,
du moins comme un lénutignage de mon culte religieux pour Goethe, pour ce
héros de votre littérature, ainsi que vous l'appelez vous-même, Madame, et sur-
tout comme l'expression de ma profonde reconnaissance.
.le suis avec respect,
Mada.mi:.
i»K Votre Ai.tkssr I.mpkiuale et Royale,
Le trt'S-humhle cl très-ohéissani serviteur
Rartui Bi.AZE de Hrnv
.l;;nvi(M- IS'îO.
UUUUUUUUUUUUUUUUUUUl/UUUUUiJUÜiJlfUVUUUUUUUDUUUUUUUUUUUUUULfUUUUUUUU
ESSAI SUR GOETHE
hK SECOND FAUST.
11 y a des œuvres généreuses el fécondes enlre loules, mais que du premier
coup on juge inaccessibles, tant ce luxe d'imagination qui en défend l'entrée
épouvante dès le premier abord les intelligences paresseuses, et les force à recu-
ler, parce qu'en effet toutes les idées, loules les formes s'y croisent pôle-môle et
flottent incessamment dans une vapeur lumineuse qu'on ne peut cependant ap-
peler le jour. Tantôt c'est le Symbole qui balance au vent du soir sa fleur de lo-
tus à demi close, tantôt l'Ode qui chante en ouvrant dans l'azur des cieux ses
ailes d'aigle ; tantôt , enfin , la Satire qui siffle sous vos pieds comme un
serpent. Toutes les choses de l'esprit, tous les trésors dont il dispose, se trouvent
entassés comme par miracle dans ces mondes de la pensée. Ainsi de la seconde
partie de Fansl. Quiconque ouvrira ce livre, unique peut-être dans le domaine
de la poésie, hésitera d'abord, et, sans nul doute, — à moins d'avoir en soi celle
espèce de spontanéité excentrique qui fait que l'on peut suppléer par sa propre
intelligence à l'obscurité d'un passage, et jeter une lumière instantanée et vive
sur un endroit ténébreux, de manière à ce que l'esprit puisse continuer sa mar-
che sans obstacle, à moins d'avoir en outre un grand fonds de persévérance,
— renoncera bientôt el pour jamais au chef-d'œuvre. En effet, les difficultés
aboiulent et se multiplient à l'infini ; la tentative gigantesque de cet homme qui
rassemble dans la même épopée Hélène el Faust, Paris et Wagner, les Kabires
et les Vulcanisles modernes, les idées de Platon et les matrices de Paracelse ;
l'allitudc puissante de cet empereur singulier qui tient d'une main le monde
antique et de l'autre le monde nouveau, et tantôt les pèse gravement, tantôl;
s'amuse à les enlro-cho(|uer, jouant encore, dans sa fantaisie, avec les milkv
étincolles sonores qui peuvent en jiiillir; il y a dans tout cela quehjue chose qui
4 GOETHi:.
vous étonne et qui vous épouvante. Par quel secret du génie tant d'éléments di-
vers peuvent-ils se combiner harmonieusement? Quelle musique doit résuller de
tant de passions contraires qui se trouvent en présence pour la première fois?
Une musique étrange, en vérité, qui vous surprend avant de vous ravir. Il en est
de ce livre connue d'un temple antique au fond d'un bois sacré : des bruits
éclatants s'en échappent, les cymbales vibrent, les clairons sonnent, la voix des
prêtresses en délire domine le chœur; l'étranger égaré, qui ne sait rien des
mystères qu'on y célèbre, se trouble à ces accents inaccoutumés, pâlit et veut
s'enfuir, tandis (|ue l'initié, immobile et debout, écoute avec recueillement, le
front appuyé contre le marbre du porticjue. — N'importe ; commencez toujours
à lire ce grand livre avec la ferme résolution de ne point reculer devant les pre-
miers obstacles; laissez-vous distraire, comme un enfant curieux, par les mille
détails (jui se rcnconlrenl ; prenez-les pour ce qu'ils sont, tantôt des perles au
bord de l'Océan, tantôt des grains de sable sur le chemin. A travers le jour ou
le crépuscule, arrivez jusqu'au bout. Une fois là, essuyez la sueur de vos tempes,
reprenez haleine un moment, puis mettez-vous au travail de nouveau et recom-
mencez. Suivez alors tous les petits sentiers déjà battus, explorez les profon-
deurs ignorées ; allez ainsi jusqu'à ce que l'œuvre se révèle à vous dans son im-
posante grandeur et sa magnifique unité. La tâche est rude, je le sais ; mais, après
tout, le chaos de Goethe, si toutefois il est permis d'appeler ainsi l'une des plus
vastes compositions qui existent, le chaos de (ioethe vaut bien (pi'on s'y prenne
à deux fois pour le débrouiller. D'ailleurs, il y a, sinon de la gloire, du moins un
certain contentement qui réjouit l'àme, à courir à la découverte des belles pen-
sées que le monde ignore, et qui sont comme des îles vertes dans la création du
génie.
Pour en revenir à la gravité d'une pareille entreprise, on ne saurait la révo-
quer en doute. Aux difficullés de langue, qui sont immenses (nujle part le style
de Goethe ne subit plus immédiatement l'action de sa volonté despotique, nulle
part il n'affecte plus de science dans les périodes, de précision dans le dialogue,
de variété dans les rhythmes), viennent se joindre les embarras de toute sorte
qui ne manquent jamais de naître pour l'interprétation de l'allégorie et du sym-
bole. Sitôt que vous avez vaincu la lettre, l'esprit se dresse et vous résiste. Goe-
the enveloppe d'une double écorce de granit le diamant de sa pensée, sans doute
pour le rendre impérissable : c'est à l'intelligence de faire vaillamment son métier
de lapidaire.
11 me semble que ce doit être pour le génie une auguste volupté que de don-
ner ainsi libre carrière à toute son inspiration, et d'en arriver un jour à ne plus
compter avec lui-môme, à ne plus choisir, à ne plus émonder avec la faucille de
la raison l'arbre toutfii de ses idées. La criliiiue qui refuse avec obstination, à^
des honunes de la trempe de Goethe et de Beethoven, le droit de divaguer un \
jour à leiu" manière, est évidemment pédante et ridi(;ule. Qu'importent les pro-p
portions d'une œuvre, si le maître a le souffle assez gi-anil i)our l'animer, si sa
poitrine contient assez de flamme pour y répandre la lumière et la vie? Au reste,
«le pareilles entreprises ne se font guère que dans la maturité de l'àgc et du cer-
veau; à vingt ans, elles sorit folles: que signifie de vouloir aborder l'infini avant
d'avoir pris possession de la terre où l'on vient de naître ? Goethe, que la pensée
de Faust n'a cessé de poursuivre un seul instant, lorsqu'il écrivait à son début
les pages brûlantes de ]}'erlli(>r, roulait déjà peut-être dans sa tète ces combinai-
Süiis sublimes ; mais il élait loin de les vouloir exùculer encore : il réservait cette
tàclie à rexpérieiicc de sa vieillesse ; il sentait que, pour ((u'unc (euvrc seinlila-
l)le fût din-al)lc et ne pérît pas dans la confusion , il lallait, avant d'y mettre la
main, avoir acquis la conscience des moindres mystères de la forme, et surtout
cette force de tempérance et de modération qui supplée à toute règle, vertu qui
finit par s'installer chez lui au point qu'on la distinguait à peine de ses qualités
innées.
Il faut, en général, bien se garder de cette espèce de fascination que les grands
sujets exercent sur les esprits nouveaux; dans cette fièvre chaude «jui vous [jrend
aux premiers jours de la sève poétique, on s'exagère ses forces, ou plutôt on ne
pense pas même à les mesurer : l'esprit, emporté par nue ambilion généreuse, il
est vrai, mais insensée, ne songe pas seulement à mettre en cause ses facultés.
Cependant il y a pour le génie, comme pour toutes les choses d'ici-bas, certaines
conditions de temps auxquelles il ne peut se soustraire quoiqu'il fasse. On conçoit
bien que cette spontanéité tienne lieu de l'expérience, lorsqu'il s'agit de quelque
improvisation sublime qui s'alimente au besoin d'un enthousiasme prophétique
propre à toutes les organisations inspirées ; mais qui soutiendra qu'il en puisse
être ainsi à propos d'une épopée où se résument les idées et le travail de tout un
âge de l'humanité? Il est une époque heureuse et charmante où les idées s'échap-
pent du cœur une à une, sans ordre, sans suite, presque sans ressemblance ; on
reconnaît la source d'où elles sortent, ainsi que leur aimable parenté, à la grâce
naïve qui les décore ; elles s'ouvrent au soleil de côté et d'autre, et fleurissent
isolées: époque d'illusions ineffables et de bonheur, printemps de la vie des poê-
les. Plus tard le raisonnement s'allie à la sensation, le cerveau se marie au cœur :
dès lors tout se rassemble, se recherche et se coordonne; mais aussi, adieu cette
riante liberté, adieu ce facile abandon. L'homme de génie est celui chez lequel
cette succession s'accomplit paisiblement tout entière : Goethe, par exemple.
Dès que l'œil de l'intelligence se repose sur lui, le sentiment de l'harmonie vous
pénètre jusque dans la moelle des os ; vous êtes devant son œuvre comme devant
quelque merveille de la nature ; rien ne manque, rien ne se laisse souhaiter, tout
est bien à sa place, tout s'y révèle selon la loi du tenq)s ; toujours le calme et
l'impassibilité du génie. C'est merveille comme dans l'espace immense de cette
carrière tout se développe et grandit avec aisance et liberté. En face d'une si
puissante manifestation de l'intelligence, on ne sait que penser. (Test au point
qu'à moins d'avoir le cœur rongé par le ver de la critique et de porter sur toute
chose sa vue inquiète et chagrine, lorsque de pareils hommes ont reçu la consé-
cration de la mort, et que les misères de l'exislence ne sont plus là pour démen-
tir à toute heure les beaux rêves de l'imagination, on se demande s'ils ont bien
pu vivre parmi nous, et si ceux que la nalui'e a doués ainsi de toutes les forces
essentielles à la création n'appartiennent pas plutôt à cette race de mortels su-
blimes que les anciens célèbrent sous le nom épique de demi-dieux.
Cependant on l'encontre çà et là, dans le jardin de la poésie, de blondes et pâ-
les figures qui, — pour ne s'être jamais élevées jusqu'au vaste travail d'une
composition épique, pour s'être arrêtées à ce point de la vie où les facultés, au
lieu de s'évaporer en l'air et de se disperser, se condensent en quelque sorte et
se ramassent ; où les idées, au lieu de s'effiler une à une, se rassemblent dans
un tissu plus solide, — n'en garderont pas moins autour de leurs tempes mélan-
coliques un aimable rayon de gloire. Ainsi Novalis n'a jamais fait une œuvre : le
•> GOETHE.
livre que nous avons de lui n'est guère qu'une suite de fragments suaves et purs
que l'amour seul relie entre eux; Novalis n'a point laissé de composilion ache-
vées la mort l'a surpris doucement comme il elfeuillait, sur le bord du ruisseau
d'Ophélie, la pâle fleur de ses sensations ; et quel poêle, quelle nature choisie et
destinée à vivre toujours dans les intelligences pures et délicates! Ce n'est pas
le génie, c'est son ombre. Au lieu de s'abandonnera ces premières émotions, si
Novalis eût voulu, dès le premier jour, écrire quelque grand poëme tout rempli
de Ibéories sociales, qu'en serait-il advenu ? D'abord le souffle lui aurait manqué,
les détails merveilleux dont sa poésie abonde, perdus dans des dimensions trop
vastes, n'auraient pu racheter l'inégalilé de l'ensemble ; le chef-d'œuvre serait
oublié aujourd'hui, et l'auteur de Henry d'Oflerdingen eût renoncé à ce que l'art
des vers a de plus doux, à cette naïve et fraîche inspiration de la nature, qui est
comme la première coupe de la poésie.
Il existe, entre le sujet et celui qui le traite, certaines conditions relatives, né-
cessaires à l'enfantement de l'œuvre. Le vrai poète ne se prend guère à ces appa-
rences sublimes qui trompent si facilement les imaginations simplement exaltées.
Ce n'est pas lui qui laisse à l'occasion le soin de disposer de ses facultés de pro-
duire ; son inspiration même, si libi-e qu'elle seml)le d'abord, ne cesse point de
se mouvoir dans un espace déterminé. Aussi rien ne l'épouvante, il peut toucher
a tout sans crainte ; il est grand, il est fort, parce qu'il sait attendre. Le génie
est patient comme l'éternité, il n'y a pas de sujet au-dessus de ses forces ; si
quelque chose lui manque, il attend en repos et ne se désiste jamais. Quelle que
soit l'étoile qu'il a choisie, qu'elle resplendisse au firmament d'Homère ou trem-
ble au septième ciel de saint Paul, il faut tôt ou lard qu'elle descende dans son
œuvre. Aspiration sublime qui ne se lasse pas! Du moment où le génie a fixé sur
lui son œil d'aigle, le sujet se détache de la place qu'il occupait jadis dans le
royaume des choses incréées, dans le vaste uàv, dont parle Herder (1), et tombe
en sa puissance comme l'oiseau fasciné dans la gueule du serpent éveillé sous
l'herbe.
C'est cette impassibilité du génie qui fait sa force et sa grandeur. Il ne se laisse
distraire ni par les bruits de la multitude (|ui varie à toute heure, ni par les sol-
licitations de sa vanité qui l'invite sans cesse à produire. Sûr de son lendemain,
il ne se bâte pas ; avec lui chaque chose a son temps ; il laisse l'idée passer à loi-
sir par toutes ses transformations. Tel m'apparait Goethe. Son indifl'érence à l'é-
gard de toutes les passions de la vie, ce calme inaltérable (pi'il apportait dans ses
rapports avec ces êtres charmants que le hasard jetait tremblants sur son che-
min, cette attitude imposante, mais froide, cet air de grandeur et de sérénité qui
ne s'est pas démenti même vis-à-vis de la mort, tout cela me semble autant de
signes certains de son élection entre les hommes. Je cherche en vain, dans celte
carrière inmiense, des heures d'égoisme et de dévouement, comme il s'en trouve
partout ailleurs : je n'y vois qu'une logi(pie immuable, inflexible. Goelhe n'obéit
pas plus à l'amour de sa personne qu'aux exigences de sa renommée, pas plus
aux caprices de son ambition (pTaux lois impérieuses d'un sensualisme grossier;
il obéit à son génie. Sitôt (pi'il a eu conscience de sa force surnalurelle et de la
graiuleur de r(euvre qui lui était imposée, il a repoussé indilTéremmeiit les pei-
nes, les plaisirs, les amours, les devoirs et toutes les nécessités de l'existence, et
' Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichlc der Mensclieil. (I'üiiflcj; Buch.)
r.OKTIIE. 7
on jHMil (lire que celle révi'lalioii lui est vcni:c de l)onne heure, eu face th' la
lerre eu fleurs peul-êire, ou plulôl eu face de ce soleil aucjuel il offrait, loul cu-
fanl, des sacrifices '. Du jour où Goellic asenli la diviuilé de son cerveau, il s'est
résigné à ne vivre que par lui el pour lui. Une fois ce parti pris, rien ne devail
l'en écarter; il devait subir jus(|u'au bout la destinée fatale qui pesait sur ses
épaules. Pour se vouer ainsi, sans relàcbe jusqu'à la tombe, au seul culte de sou
génie, pour lui donner à dévorer sa jeunesse, ses loisirs, ses amours et toutes 1rs
plus pures félicilés d'ici-bas, quelle foi profonde il faut avoir en lui ! de quel in-
vincible courage il faut être doué ! Combien de jeunes gens que la Muse avait
choisis de bonne heure, et marqués pareillement d'un signe glorieux, ont l'cculé
devant une si rude lâche, et, faute de croyance en leurs propres forces et de con-
viction sincère, se sont jetés à corps perdu dans le monde des sensalions, trop
irrésolus sur la réalilé finale ponr lui sacrifier la plénitude de leur existence, et
préférant aux mystérieuses voluptés de l'œuvre, la joie qui vous vient au cœur
d'un baiser pris sur des lèvres roses, sans arrière-pensée et sans remords 1
Il faut bien se garder de s'approcher de Goethe sans avoir réfléchi à ces con-
ditions inexorables où il s'est placé délibérément. On rencontre çà ellà, dans sa
vie, certains actes d'un égoïsme brutal qui vous révoltent, si vous n'en avez trou-
vé d'avance la raison, peut-être même, hélas! l'excuse dans celte espèce de sa-
cerdoce qu'il pratiijue à l'égard de sa pensée ^. En général, la société a tort de
vouloir juger de pareils hommes avec la critique ordinaire ; elle les blâme sans
avoir soulevé le voile ({ui couvre les mystères de leur conscience, et ne s'aperçoit
pas que, loul en se dérobant aux lois qu'elle impose, ils en subissaient de plus
rigoureuses peut-être. Toutes ces concessions que la société commande, ils les
ont faites h leur cerveau, dont ils n'ont pas un instant cessé d'être les esclaves.
Certes, c'est un bonheur lorsque l'organe qui se développe ainsi par l'absorption
accomplit quelque fonction divine, et qu'une nature choisie, ainsi passée à l'alam-
bic, donne pour dernière essence les idées. Chaque jour on voit dans des sphères
inférieures des exemples d'une absorption qui, pour être mesquine et souvent
ridicule, n'en a pas moins un certain air de ressemblance avec celle dont nous
parlons. Il n'est pas rare de rencontrer des chanteurs qui, à force d'honorer l'or-
gane sur lequel ils fondent leur l'enommée et leur fortune, à force de se soumel-
Ire à ses moindres caprices, finissent par s'identifier avec lui au point qu'ils ces-
sent tôt ou tard d'être des hommes pour devenir une voix. Qui pourrait donc
trouver étrange qu'un mortel de la trempe de Goethe ait porté loul sou amour,
loul son dévouement, toute sa religion, du côté de son cerveau, de cette âme
qui pense, comme dit Flaton'
Goethe se soumet toute chose par l'analyse et la contemplation ; les passions
ne sont guère ponr lui que des phénomènes qu'il observe à loisir et dont sou in-
telligence avide se repait ; ensuite il les enferme dans sa mémoire, au fond de
laquelle il les ordonne et les classe comme il fait des plantes de S(»:i herbier. Il
allirc a lui, non pas comme les autres bomnu\s, pour rendre plus trrd dans l'i'f-
' Diclihmg und W'ahriieit.
"' Goctlic (lit ([iichjuc jiart, dans ses inônioircs, qu'il se sentit d'alxiril une assez vive iiiclinafion
pour la petite l'Véïlerique, mais qu'il eut garde d'v mettre hon ordre ; et le poëte se félicite à ce
propos d avoir éteint dans son germe un sentinicnt pareil, qui aurait bien pu, d'après ce ([ii'il cal-
cn'c, lui faire perdre de:i\ années de son temps. {Diclilu)iij vitd Wahrheit aus meinem Leben.)
8 (ÎOKTIIK.
l'iision du cœur, niiiis runimc le soleil, pour trnnsfurmer. Des larmes les plus
ternes il fait, par son art merveilleux, (Vincomparablcs gouttes de rosée; mais
CCS larmes jamais ne retournent aux j)aupières où il les a puisées, il les répand
dans son champ de poésie qu'elles fécondent. Qu'on se figure après cela cjulI
sort attendait les douces jeunes filles qui s'abandonnaient à lui, Acncheu, Mar-
guerite^ Lucinde. Dans l'extase qui les fascinait, ces pauvres créatures ont pu se
laisser tromper un instant et prendre pour les apparences de l'amour l'impassi-
ble sérénité de ce vaste front qui s'inclinait sur leur gorge palpitante comme
pour en suivre les suaves ondulations ; mais ce rêve n'a pas été de longue durée.
Demander à Goethe une sympathie avouée et franche, et celle loyauté de ten-
dresse qui fait que dans une liaison on ne rejette pas froidement sur l'autre la
part qui vous revient de douleurs et d'angoisses, c'était là une idée qui ne pou-
vait naître que dans des lûtes de seize ans, ivres d'illusions. Autant vaudrait que
le lis du matin demandât de l'amour à l'abeille ; le lis prodigue sa vie, et meurt
épuisé, l'abeille en compose son miel; puis l'homme vient et s'en nourrit.
Etrange loi de la nature, mystère de la vie et delà mort qu'on retrouve à chaqu»^
pas sur la terre et toujours plus impénétrable ! Lorsque la vie d'une jeune fille ou
d'une pauvre fleur s'est (ransforméc ainsi par mille successions invisibles, est-
ce que celui auquel il échoit un jour de profiter du sacrifice ne contracte pas
avec son auteur une alliance immatérielle, presque divine, qu'il retrouvera plus
tard dans le ciel? ou bien est-ce que ces sacrifices accomplis d'une part sans
(ju'ou en ait conscience, et reçus de l'autre sans gratitude, ne seraient tout sim-
plement qu'un fait de l'organisation, une enveloppe que dépouille la chrysalide
entravait de transformation, et puis qui (lotie dans l'air, semblable à ces fils de
la Vierge, présages de bonheur, venus on ne sait d'où, et qui dansent au soleil
vers les premiers jours du printemps ?
Cependant au milieu de celte troupe désolée, parmi ces pâles ombres qu'on
ose à peine nommer les maîtresses de Goethe, il s'est un jour rencontré une
femme vive, ardente, dévouée entre toutes, nature portée à l'enthousiasme, à la
mélancolie, au désespoir, à tout enfin ce qui ronge l'existence et la dévaste ; celle-
là se livra dans toute l'innocence de son âme et s'oublia sans penser à l'avenir,
sans savoir si lorsqu'on aimait seule ou pouvait, non pas vivre heureuse, mais
vivre. Lorsqtu.' Frédériquc eut donné à Goelhc sa jeunesse, sa vie et son âme
dans un baiser de feu, ses lèvres devinrent pâles; elle attendit que son maître
lui rendit l'existence ; mais Goelhc n'en fit rien et garda pour lui, sans le rendre
jamais, le baiser de Frédérique. De l'étincelle divine ravie au cœur de la jeune fille,
ccPygmalion étrange anima les beaux marbres de son jardin, Claire, Marguerite,
Adélaïde, Mignon. Frédérique, se voyant ainsi cruellement trompée, blasphéma la
poésie, son atroce rivale, et mourut. Pauvre Frédéricpie, qui vins te briser le
front contre cet égoïsme d'airain et demandas au génie les conditions de l'huma-
nité ! D'ailleurs, qui jamais a lu dans le sein de Goethe? Qui oserait porter un
jugement irrévocable sur certains actes de celle vie si calme et si profonde? Chez
die pareils hommes tontest mystère, à moins qu'on ne se place au point de vue du
travail qu'ils devaient accomplir ; alors seulement un peu de lumière vous arrive,
et les doutes commencent à s'éclaircir. Après cela, vouloir excommunier Goethe
à cause de ce que l'on est convenu aujourd'hui en Allemagne d'appeler son égois-
me, prétendre dénoncer à l'indignation de la postérité l'auteur de Fanst, parce
qu'il s'est enfermé dans le culte de sa pensée, la trouvant sans doute plus sacrée
I
GO ET H K. 9
(|iic Ions les hniils <jiii scciroisiiienl autour de lui, ce n'est là ni un (■iiin(,' (l(! lèse-
inî)j(!sté, ni un suci"ilé|;e, mais tout simplement une révolte (renlanis conire l'au-
lorité du plus beau nom pnéliipie de notre âge, une lioutade d'étudiants ivres,
laite pour dérider une dernière lois dans la tombe celte boucbe où l'ironie avait
creusé un si indélébile sillon.
Je le répète, de tels hommes arrangent leur vie entière sur la tâche (pi'ils s'im-
posent: sacrifice] énorme, assez continu, assez lent, assez difficile pour que la
société ne leur en demande pas d'autres. Ils ne se préoccupent guère des affec-
tions qui les entourent, je le sais; ils oublient indifféremment le bien et le mal
qu'on peut leur faire, et ne permettent point aux influences extérieures d'altérer
un seul moment la sérénité de leur âme. Mais, après tout, ils ne relèvent que de
leur conscience, et si la conscience de Goethe est plus large que celle des autres
hommes, il faut s'en prendre à la nature qui l'a taillée sur le patron de son cer-
veau. Et qui vous dit ensuite qu'il ne lui en ait pas coûté bien cher de subir ainsi
jusqu'au bout la règle austère du génie, qui, tout en le dispensant à ses yeux de
certaines rudes nécessités de l'existence commune, lui interdisait les plus douces
joies? Qui vous dit que cette indifférence impassible, cette monotone égalité d'hu-
meur, cette froide réserve qu'il affectait envers tous, n'ont pas été autant d'à.
près concessions faites à la fatalité de sa destinée? Il y a dans le cinquième acte
du second Faust un vers énergique et beau qui, bien que le vieux docteur le pro-
nonce, m'a toujours semblé sortir de la bouche même de Goethe, tant ce vers
exprime d'une admirable façon le cri d'une àme éternellement comprimée, et
d(uit le sombre désespoir se fait jour un moment. Faust, arrivé au terme de sa
longue et misérable carrière, épuisé par tant de voluptés adultères qui n'ont
l'ait ({u'enfanter les désirs et les appétits insatiables, las de toutes ces sensations
achetées à force de science et de crimes , et dont il ne reste plus que cendres
dans son cœur, se trouve tout à coup en face de la Moj't, qui se présente à lui
sous quatre formes hideuses, et s'écrie dans un mouvement d'ineffable tristesse :
« 0 Nature, que ne suis-je un homme devant toi, rien qu'un honnne! cela vau-
drait la peine alors d'être homme! »
Stund' ich, Natur! vor dir ein Mann allein !
IJd wür s der Mülie wertli ein Menscti zu seyn.
Voilà un vers qui a dû s'éveiller plus d'une fois dans la conscience de Goethe,
un vers qu'il s'est dit peut-être à lui-même dans certaines occasions solennelles,
le jour sans doute où Frédériqu(; se mourait de cet amour dévorant qu'il ne pou-
vait partager. S'il en a été ainsi, s'il a vraiment senti dans son àme toute l'amer-
tume que cette pensée exprime, qu'il soit à jamais absous ; Frédérique, du fond de
sa tombe, lui a pardonné, car il a souffert autant qu'elle. Vous qui êtes si prompts
lorsqu'il s'agit d'accuser le génie, avez-vous réfléchi seulement aux angoisses de
sa destinée? Un jeune honmie plein d'enthousiasme et de vigueur est assis entre
deux démons qui se disputent son existence. Là-bas sont les amours de vingt ans,
les doux loisirs, toutes les roses de la terre. Son imagination travaille, son sans
bout, sa chaude nature l'emporte ; il va pour courir où les verres s'entre-cho-
quent, où les mains s'étreignent, où les lèvres amoureuses se rencontrent ; aloi's
son génie inexorable le relient et l'enferme dans une chambre étroite, au milieu
de volumes jaunis et poudreux : et tandis que les étudiants, ses frères, boivent
10 GOETHE.
joyeuseniciil sous les grands ormes ou se dispcrseiil dans les sentiers en fleurs
pour causer ave<', leurs niaîlresses, tandis {|U(; Ions les anges de la vie passent
sous sa lenèlre et l'appellent par son nom, lui seul, in(piiel, altéré de science el
d'avenir, poursuit péniblement son élude à travers des sacrifices sans cesse re-
naissants. « 0 Nature ! queue suis-ji; un homme devant toi, rien (pi'un homme 1
alors cela vaudrait la peine d'être homme ! » A vingt ans surtout, n'est-ce pas,
Goethe? Oui. cette pensée a dû lui venir à cet âge et sortir lout à coup de son
jeune cœur, comme une flamme du volcan ; mais mil n'eu a jamais rien su. Son
orgueil la refoulait sans doute dans les profondeurs de sa conscience ; la veille de
sa mort seulement, il s'en est déchargé dans le sein de Faust, ce personnage
singulier (pii le suivait pas à pas dans son chemin, le seul peut-être auquel le grand
poêle se soit confessé januiis.
Une fois ces conditions de caractère admises comme les nécessités inévitables
du génie, les défauts que l'on reproche à l'homme s'effacent et vous apparaissent
comme les eminentes qualités d'un grand artiste. Que sera-ce si vous laissez la
personne pour étudier l'œuvre, si de la cause, dont le coté qui regarde la vie pri-
vée reste toujours un peu taché d'ombre, vous passez à l'effet, tout entier dans la
lumière? Quelle symétrie admirable! quel respect pour la forme! quelle réalité
dans la poésie 1 quelle plasticité ! comme toutes ces passions agissent sans se con-
fondre! quelle logique ! La logique gouverne seule; c'est elle qui dispose des com-
hinaisons dramatiques. Depuis la Fiancée de Corinlhe, où le monde antique et le
monde chrétien se rencontrent pour la première fois dans l'étroit espace d'une bal-
lade, jusqu'à cet immense poème de Faiisl où ces deux éléments se heurtent dans
l'infini, je défie que l'on cite un endroit dans lequel il se soit passionné pour un
sujet quelconque plus qu'il ne convient à la sérénité olympienne de son caractère.
Cependant, comme il faut toujours que la critique se montre et que le plus beau
soleil ait son ombre, je dirai que ces qualités de tempérance, si admirables et si
rares, surtout lors([u'il s'agit d'une œuvre dramatique, me [paraissent beaucou}»
moins convenir à la nature du roman. En effet, la forme du roman, plus intime,
pour ainsi dire, et plus réelle, exige certaines forces de sympathie et d'intervention
que ne comporte guère le système d'immuable impassibilité. C'est pourquoi je pré-
férerai toujours, (piautà moi, Goelz de Berlichingen, E^imml , Iphigénie, le poëme
de FaH.9^ enfin toutes les (euvres dramatiques de Coethe, ixuxAfftnilés élecùves et
môme à Wilhcin Meislcr, malgré le merveilleux caractère di" iMignon. Quelles
(pie soient les richesses de style ((ui vous éblouissent à chaque i)age dans ces
livres, elles ne rachètent pas, à mon avis, l'absence conqilète de toute sensibilité
naïve, el l'air desséchant qui s'en exhale. On y voit trop le parti pris de ne point
entrer dans les émotions de ses personnages, et, sauf Mignon, que je viens de
citer, de les tenir à dislance de son cœur. Goethe est peut-être le seul grand itoéte
qite l'inspiration n'ait jamais pu ravir à son gré; il y a chez Goethe mn^ force ipii
domine l'inspiration ; nommez-la raison pure, égoïsme, sens commun, peu im-
porte; il n'eu est pas moins vrai qu'elle existe. La fée immortelle a trouvé au-
dessus d'elle nna loi humaine qui la modèle et la dirige. Or, c'est ici que nous
pouvons à juste litre réclamer la part que nous avons dans le génie de Goethe.
Je ne prétends jtas dire que la France ait autant contribué que l'Allemagne à
former cet homme puissant, et cpie sans nous ce nom si splendide inamiuerait au
monde; mais (piand on voit Goethe entretenir durant toute sa vie un commerce
ncessant avec les grands es)n'its du dix-septième siècle, si doués de ces nobles
GO ET m:. ji
qiialilés de niisoii |mrc doiil je veux pnrler, el (|U(! depuis les Unups ;iiiU(|Ucs on
lie reneonlre nulle part dans nue aussi pr(»diL;ieiis(! njanileslalion, il esl bien per-
mis de croire cpie la France ait eu quehjue inlUience sur le développement de ce
vaste cerveau, et de revendi([ncr pour notre patrie la part ([ni lui revient dans
cette gloire immense. (io(îtlie a }»ris à la France ce qu'il savait Itien que; l'Alle-
magne ne lui donnerait jamais. De cette raison calme et droite, de cet esi)ril
critique, de cet admirable sens commun que nous avons au plus haut degré,
comme aussi d'un senliment inné de la couleur, de l'image, de la forme,
d'une aspiration insatiable vers toutes les choses idéales et divines, que nous
n'avons jamais eus, résulte la poésie de Goethe dans sa plus imposante har-
monie.
Schiller est plus allemand : nature exaltée et féconde, ouverte à toutes les
émotions sincères et généreuses, les idées l'emportent, il ne sait pas leur ré-
sister. Schiller chante un hymne sans fin , pendant lequel toutes ses sensations
prennent forme presque sans qu'il s'aperçoive du travail de la création. Voici
ïhécla, Piccolomini , Guillaume Tell, Garlos, la Vierge d'Orléans, toutes ses
idées d'amour, de liberté, de gloire; quoi qu'il fasse, vous retrouvez toujours
le bel étudiant inspiré; ce sont les larmes de Schiller qui tremblent aux pau-
pières de ïhécla ; c'est la voix de Schiller qui sort de la poitrine de Jeanne
d'Arc en extase, ou de Carlos amoureux. A force de lyrisme, la vérité manque.
Les caractères de Schiller sont tous faits à sa propre image; quand vous les con-
templez, ne vous semble-l-il pas qu'ils ont conservé (pielque chose de son profil
mélancolique et doux et de ses cheveux blonds? L'amour déborde de son cœur
ainsi que d'un vase trop plein; un besoin incessant d'expansion le travaille et
l'agite ; il est comme l'aiglon qui bat des ailes en face du soleil. Toutes les choses
grandes et pures se l'attirent; la spontanéité de son noble cœur le dirige an
point qu'il semble craindre parfois que la réflexion ne vienne altérer la sérénité
de son enthousiasme : c'est l'honnête homme, enfin, dans son expression la pins
idéale. Dans Schiller, en effet, l'homme domine l'artiste. Goethe, au contraire,
laisse son cerveau régner seul sur le lac immobile et silencieux de sa conscience.
Schiller n'abdique rien de son humanité ; il vit en époux, en poète, en citoyen ;
tantôt perdu dans le ciel des idées, tantôt sur la terre, environné d'afl'ections et
de réalités heureuses, il n'a pas, comme le Jupiter de Weimar, posé le pied sur
un granit inaccessible. Il aime, il chante, il prie, il se passionne imprudemment ;
il arrive souvent que, dans la lièvre de l'inspiration, il cesse tout à coup d'être
un poète vis-à-vis de son œuvre pour devenir un homme en présence de la so-
ciété ; parmi les caractères dont il s'entoure, il n'affectionne et ne relève que ceux
dont la nature exaltée et loyale convient à sa propre nature, oubliant les autres,
qu'il laisse à tort dans l'ombre. De là dans Schiller un enthousiasme constant
qui l'entraîne souvent loin des sentiers de l'observation véritable, une sorte de
mbjeclmlé qui le soumet sans cesse à des influences personnelles. Goethe se re-
tire sur les hauteurs de son génie pour contempler de là l'humanité ; Schiller,
au contraire, demeure parmi les hommes, soit par un sentiment de divine fai-
blesse, soit que son illuminisme recule devant la responsabilité d'un pareil acte.
Quelque sympathie qu'on ait pour l'illustre auteur de Wallensleiii et de la
lierge d'Orléans, il est impossible de ne pas rendre hommage à l'incontestable
supériorité de Goethe. L'un subit les lois du sujet, l'antre le domine; l'un se
débat sous les fils embrouillés qui l'enveloppent, l'antre, assis sur son escabeau
i"! GOETHE.
(rairaiii, les dévide à loisir entre ses doigts puissants. On peut dire de Schiller
qu'il est dans Tieuvre tout entier; de Goethe, qu'il en est dehors, au-dessus.
Aulanl qu'on peut comparer les images périssahles des hommes avec des ty[)es
éternels, Goethe, dans cçtte impassihilité suhlime qui ne se dément pas un seul
instant, crée à l'exemple du Dieu de la Genèse. Quant à l'idée du poëte qui dé-
pose dans son œuvre l'essence la plus pure de son cœur, puis s'endort laissant
un livre tout emhaumé des plus suaves parfums de son âme, c'est là une idée
éclose du panthéisme. Le panthéisme, en confondant ainsi, par orgueil humain
peut-être, le sujet et l'ohjet dans la môme pensée, me semhïe amoindrir singu-
lièrement l'œuvre de Dieu dans la création.
Ainsi que nous l'avons dit, Goethe ne pouvait abandonnner l'idée de Faust:
c'était une fatalité qui pesait sur lui et dont il ne s'est peut-être jamais rendu
compte, de ne pouvoir se séparer de cette idée et d'avoir incessamment à la nourrir
de sa propre substance. Qu'on se figure l'incertitude étrange et le sentiment de
regret qui dut s'emparer de Goethe , lorsque , après avoir terminé les premiers
fragments de Faust à vingt-trois ans, il se vit tout à coup au moment d'en avoir
tiiii avec le sujet de son affection. Vivre sans Faust, c'était vivre dans le désœu-
vrement et l'ennui. Que faire? renouer cette idée à quehpie composition immense
et telle qu'il lui faudrait sa vie entière pour l'exécuter? Mais Faust est mort.
Qu'importe? sa destinée est loin d'être accomplie. D'ailleurs, en pareille occasion,
Goethe serait homme à duper le diable ; laissez-le faire, et vous verrez qu'il trou-
vera dans ce pacte quelque point litigieux, quelque clause douteuse qu'il ne
manquera pas d'interpréter à son gré, de manière à ressaisir sa créature tombée
au pouvoir de la mort et de l'enfer.
La première partie nous montre Faust dans le tumulte de son activité; il dé-
sire, il aime, il éclate en transports furieux ; les circonstances où il se trouve ne
peuvent rien sur lui. Dans la seconde partie, c'est tout le contraire qui arrive,
voici toute une suite d'apparitions nouvelles : la Cour, l'État, la Politique, la
Guerre, l'Antiquité; dès ce moment, le domaine infini de la fantaisie poétique
s'ouvre et s'étend sous vos yeux à perte de vue. La tragédie ne pouvait se ter-
miner avec l'épisode de Marguerite, car, à tout prendre, aux dernières scènes
du premier Faust, Méphistophélès n'a gagné ni perdu son pari ; l'àme qui se voue
à l'ivi-esse des sens a bien d'autres épreuves plus dangereuses à subir encore, et le
monde qui l'attire irrésistiblement est loin de lui avoir révélé toutes ses jouis-
sances.
En ce qui est de la grandeur du style et de l'abondance des idées, la seconde
l)artie de Fausl me paraît l'emporter de beaucoup sur la première. Là, Goethe
l'ègne seul et dirige selon ses volontés le sujet de sa fantaisie ; selon qu'il lui con-
vient, il monte dans les étoiles, visite Pharsale, ou plonge au sein de l'Océan,
toujours calme, toujours impassible, toujours maître absolu de lui-même et des
objets qui l'environnent. L'observation des phénomènes de la nature et de la vie
humaine remplace la chaleureuse effusion du cœur. Comme on le voit, le génie
(h; Goetlu! est d;ms son élément le plus pur; mais ce ([ue l'on ne peut dire et qui
vous frappe du conunencemcmt à la tin de cette œuvre, à mesure que l'on y des-
cend plus profondément, c'est dans la pénétration du sujet, dans l'ordonnance de
certaines jtarties (h; l'épisode gnîc , dans la dis|)osilion de la langue et du vers
antique, une grandeur, une plasticité, une richesse sans exemple. Tous les tré-
sors de la science roulent à vos pieds ; la métaphysique réfléchit les étoiles, les
GOETHE. r.
images et les ronleurs, pour la première fois, dans son miroir glacé ; les idées les
plus absirailes se couroniieul de poésie, et viennent à vous le sourire de l'amour
sur les lèvres; vous les interrogez, non plus avec terreur comme de mornes
sphinx, mais joyeux et du ton familier d'Alciltiade au iianquet de Socrate. La
nature et Tliistoire ont concouru également à cette révélation du génie, et il
serait difficile de dire ce que l'on doit admirer le plus dans ce livre, de la pro-
fondeur symbolique du naturalisme ou de la vaste intelligence des faits histo-
riques. Le style, constamment grave et solennel, a dépouillé les formules bour-
geoises que les exigences de la vérité dramatique commandaient dans la première
partie. Cependant il me semble qu'on pourrait lui reprocher, à certains endroits,
d'abonder trop en proverbes, comme aussi en allusions, toujours ingénieuses et
fines, il est vrai, mais d'où l'obscurité résulte. Ce luxe de proverbes et cette force
d'observation dont je parle sont les seuls signes qui trahissent le vieillard dans
cette (euvre prodigieuse.
L'auteur de Fausl n'admet pas que la forme, si rigoureuse qu'elle soit.
puisse exclure la pensée. Chez lui tout s'accomplit naturellement et sans tra-
vail. Plus la forme est étroite et solide, plus l'idée apparaît au fond vive, lumi-
neuse, concentrée, et saisissable à l'intelligence. On dirait alors que la pensée
subit dans son cerveau une transformation première , et se répand en essence
pour venir tout entière dans le moule qu'il lui destine. Jamais vous ne ren-
contrez chez Goethe de ces aspérités qui proviennent de jointures mal faites,
et vous choquent si souvent ailleurs. La pensée entre dans la forme sans rien
abandonner de son allure indépendante ; et, de son côté, jamais la forme ne se
rétrécit ou ne se dilate. On a beaucoup reproché à Goethe son indifférence tou-
chant les points de religion. Pour moi, cette indifférence me semble l'avoir servi
merveilleusement dans son entreprise. Si Goethe eût été catholique de profession
ou païen, adorateur borné de Jupiter, comme on a voulu si plaisamment nous le
faire croire, Goethe, soyez-en sûr, n'eût pas écrit les deux parties de Faust, ce
livre du moyen âge et de l'antiquité, ce monument qui tient de la cathédrale et
du Parthenon. Pour les grandes conceptions de l'esprit humain, la croyance à
l'art supplée à toutes les autres croyances.
La tragédie de Faiisl est comme un triple miroir où se réfléchit, dans les
trois époques solennelles de sa vie, la grande figure de Goethe. Il y a le Fausl
de sa jeunesse, le Faust de son ûge mûr, le Faust de sa vieillesse. Sa pensée est
là, d'abord amoureuse et naïve, plus tard mélancolique et sombre, enfin calme
et sereine comme aux premiers jours, dépouillant toute rancune, et secouant,
pour remonter aux cienx, le souvenir des misères terrestres. Tout ce que Goethe
a senti d'amour, d'ironie amère, dépeignante douleur, il l'a mis dans son poëme
de Fmist. (Yesi bien là son œuvre. Quoi qu'il fasse, il ne peut se soustraire à la
fascination de ce sujet tout-puissant \ S'il le quitte un moment, c'est pour le re-
prendre bientôt; s'il sort du cercle fatal, c'est pour y rentrer tôt ou tard. Je ne
dis pas ici que Goethe n'ait é!é toute sa vie occupé que de Fausl : Goetz de Ber-
lichingen, Werther, Egmont, Claire, Adélaïde et Franz, et vingt autres caractères,
sont là pour témoigner contre cette opinion; mais une chose incontestable, c'est
qu'entre toutes ses créations , Faust est la seule qu'il affectionne du fond de
l'Ame, et pour laquelle il professe une fidélité, non de poète, mais d'amant. Les
* \ oy. la lettre qu'il écrivait quelques jours avant sa mort à (t. de lluiubolilt, le 17 mars tXÔ^.
J/t GOETHE.
caraclôres qu'il ronroil dniislcs inlervallcs, on seul qu'il ne les aime (\uî\ l'heure
(le la créalitiM : il les conleuqjle un iiislani, puis il leur donne le baiser d'ailieii el
les congédie pour ne les plus revoir. De Faiisl il n'eifest pas ainsi. Chaque fois
qu'une larme vient à germer dans ses paupières arides , il cherche Marguerilc
autour de lui, pour répandre celle larme avec elle; il ne discute volontiers
(|u'avec le vieux Docteur, et pour verser à loisir sa bile sur le monde il lui faut
son Mé[)hislo[diélès. La f|ueslion d'art mise de côté, ses antres créations lui sont
indillérenles, presque étrangères, il n'a jamais vécu dans leur compagnie; les
seules qu'il aime, pour lesquelles il se passionne, et dont, en quelque sorte, il
ail revêtu l'humanité , ce sont , croyez-le bien , Henri Faust , Méphistophélès et
peut-être aussi Marguerite.
11 a souvent été (pu^slion de l'avorlemcnt nécessaire de toute tentative epitjue
dans notre siècle ; on n'a pas manqué de faire valoir à ce propos toute sorte de
considérations de climat et de lieu, comme si, depuis que les jeunes gens ne vont
plus par les places publi([ues les tenq)es ceintes de myrte et de laurier, le beau
idéal s'était retiré de la terre : idées bonnes tout au plus à gonller de vent cer-
taines imprécations prophéti(pies dont personne ne se soucie! Le beau ne périt
pas, il se transforme. Aujourd'hui, par exemple, le beau pourrait bien être l'utile.
Puis([ue nous parlons d'épopée , en voilà une sublime , la seconde partie de
faiisi! Quelle condition du genre manipic donc à cette OMivre? Est-ce la magni-
llcence de la forme? Faiisl, pour la grandeur de la composition , ne le cède pas
même à V Iliade d'Homère. Est-ce la variété? Toutes les théories, tous les mys-
tères enseignés dans les écoles d'Athènes et d'Alexandrie, tout ce que les hommes
isolés ou réunis ont pensé (hqtuis le fond de l'antiquité jusqu'à ce j(uir, tout cela
murmure, s'agite et tourbillonne dans cet univers. Est-ce enfin cette force de
vitalité qu'une œuvre synthétique enqu'unte aux laits contemporains? Prenez
dans l'allégorie; derrière Méphistophélès et l'empereur, voyez Law et la révolu-
tion de juillet Cicldarislocratie, Nicolai et ses disciples, les ambitions politiques
et les extravagances littéraires. 11 semltle qu'on s'imagine qu'un poëme ne de-
vii^mie une éi)opée que lorsque deux mille ans ont [)assé dessus. A ce compte,
Fausl, éclos d'hier, tiède encore de l'inspiration qui l'a conçu, ne peut être une
épo])ée eu aucune façon. D'ailleurs, s'il a jamais existé une intelligence faite pour
se soustraire à ces théories que l'on se plaît à développer sur la nécessité de
certaines époques à la venue au monde de telle œuvre d'art ou de telle autre,
c'était Cioethe : avec celte force (Yobjcclivilé qu'il tenait de sa nature invincible,
toute entreprise poétique devait lui réussir dans tous les temps. L'homme qui a
reproduit l'Orient et l'antiquité homérique, s'il eût voulu s'y appli(pier dix ans
de sa vie, ain-ait composé un poëme indien aussi vaste, aussi merveilleux (pie le
lia^liawad. Etrange chose ! notre siècle a vu naître le second Faiisl, etrAUemagire
se doute à peine de celte épopée. Le tort de Goethe, c'est d'avoir ïnill phi génie en
Tauride, Iif;inonl, Goclz, Werllier, et cent autres cliefs-d'o'uvre. S'il avait voulu
s'en tenir à Fausl, cette [toésie titanique, s'il n'eût jamais écrit que Fausl, son
poëme aurait déjà con([uis sa place entre V Iliade d'JIomère et la Divine Comédie
de Dante. Le vase de l'admiration une fois remidi , il n'est pas de foi'ce au monde
(pii puisse y faire entrer une goutte de plus. On adopte celui-ci pour ses œuvres
drrimati(jues, celui-là pom* son épopée. La société ne veut pas croire qu'il y ait
(hîshonmu^s tellement élevés par rinspiration au-dessus de leurs send)lables, qu'ils
puissent écrire Fgnumt et Faust, l'allé défend au génie d'être deux fois immortel.
GOETHE. !•)
Goellic avail à iiciiic viiiiil-dciix ans lorsiiifil piihlia les [U'ciiiiiTs rrai^iiu'iils
(le Fausf, un pcliL voIiiiik^ <[iii cnnicnail riiilrodiirlioii , moins <|n<;l([n<!s pa^cîs,
cL pi'(!S(|uc loulcs les scènes de Marynei'ile. 11 y a là leiiU; ceile passion si naïve,
si pure, si allemande, si pleine de gi'àec el de vohiplé : la renconin; dans la rue,
la promenade dans le jardin el les margu<'riles ellenillées, (oui, 1(! (;araelère de la
jeime lille, le seul penl-èlre auquel il u'ail jamais lunclié depnis; el cela se cou-
eoit : Goelhe, lorscpi'il écrivit les premiers fragments de Faust, s'il ne pouvait
encore que pressenlir les grandes ligures du Docteur et de Mépliistophélès, était
plus que jamais dans Tage de produire Marguerite, création toute de jeunesse et
de sentiment, presque lyrique.
Plus tard, lorsque ramertume lui lut veiuie au cœur, qu'il eut touché du doigt
les misères de la vie et les vanités de la science, il ajouta à son œuvre la scène
désespérante de l'Ecolier, la scène de la Sorcière, celle des joyeux Compagnons
dans la taverne d'Auërbacli à Leipzig, el d'aulres. Alors, dans la composition dn
drame et dans ses uioindres détails, on vit se reproduire une idée fondamentale,
l'idée qui domine le poète, de démontrer coml)ien dans les rapports de la vie les
plus divers et les plus variés, une sorte d'oubli graduel de l'état véritable et ori-
ginel de l'homme finit par conduire à l'exagération la plus fatale, et cela par les
sentiers les plus opposés. Je m'explique. — Si, chez Faust, qui représente l'abus
le plus grand et le plus noble, ai)rès (ont, qui se puisse faire des qualités de
l'homme , celte exagération éclate par cette incessante volonté (pi'il a de con-
vertir la destinée individuelle de l'iumime en une destinée universelle où toute
chose vienne s'absorber, on peut se convaincre, — en lisant les scènes de la ta-
verne, du jardin chez Marthe, de Lise au puits, les jactances de Valentin à propos
de la beauté de sa S(eur, — de cette vérité, (|ue l'état originel de riioiunu' n'est,
d'autre part, non moins foulé aux pieds dans l'ivresse d'une sensualité grossière
et d'un désir conumin. — Sur sa vieillesse, Goethe écrivit le second Faust, con-
ception que lui seul au monde pouvait réaliser. L'unité du premier Faust pesait
à sa pensée; il était à rétroit dans ces dimensions qui nous semblent à nous si
vastes : sa fantaisie inépuisable demandait l'infini, tentative sublime el des plus
gloiieuses ((ui se soient faites. Ici, plus d'action di"amati(pie, plus de scènes; mais
la simple logique des faits substituée au caprice du poète , la pensée humaine
dans sa plus haute et sa plus scdenuelle manifestation. L'Allemagne du moyen
âge ne lui suffisait pas, à cet houuue : il manquait d'air sur la cime du Brocken.
Cette fois, il traverse l'Océan, pose le pied sur la terre de Grèce, et s'empare
du Peneios. Il y a tout dans cette univre, ou plutôt dans ce monde, les Sirènes
el les Salamandres , les Néréides et les Ondines. En sortant du laboratoire de
Wagner, vous entrez dans le champ de bataille de Pharsale, où la Thessalienne
Erichto chante dans l'ombre. Le petit homme (ITomunculus) que Wagner crée, à
force de mélanges, dans une fiole de cristal, prend tout à coup sa course à travers
l'espace, el, tout en floltanl sur le rivage de la mer Egée , s'entretient avec
Anaxagoras et Thaïes touchant les principes de l'univers. Une chose à remar-
quer surtout, c'est le soin curieux avec lequel Goelhe a traité les moindres dé-
tails de cette œuvre. Jamais, en effet, le grand maître de la forme n'est descendu
plus avant dans les profondeurs mystérieuses de son art. Comme il chante sur
tous les modes! comme cette riche langue allemande devient souple entre ses
mains, et prend, lorsqu'il le veut, le rhythme, la clarté, Fliarmoiùe et le luimbre
de la langue homérique! Mais tout cela n'est rien. Pour avoir une i<lée de son
10 GOETHE.
arl inconcevable, il l'aiil réliiclier dans ses moindres caprices, lorsqn'il verso en
se jouant le métal de sa pensée dans le moule étroit et rigoureux (jji'il s'est choisi,
et lutte avec les dil'licultés du rhythme le plus sévère. Il assemble les mots en
groupes sonores, et condiine ses petits vers dans la strophe comme les fils mer-
veilleux d'un tissu d'or. Je ne sais rien au monde de plus frais et de plus doux
(pie le chœur des Sylphes, au premier acte ; et les paroles d'Ariel, quelle musique !
Jlela murmure, cela gazouille, cela siftle et s'exhale : c'est un parfum de lis dans
l'air, c'est le vent dans le feuillage, c'est la poésie allemande dans son évapora-
tion la j)lus suave.
Dans la première j)artie, Faust est d'abord en proie au doute de la science, et
j)lus tard à toutes les ardeurs de la poésie. On le voit lutter avec les exigences
superbes d'un esprit hautain et sans repos qui prétend approfondir tous les mys-
tères et ravir à la terre ses plus divines voluptés. Cette lutte finit avec le pacte
qu'il signe à Méphistophélès, auquel Faust appartiendra dans l'autre vie, si son
désir est satisfait ici-bas. Dès lors l'action commence. Les rapports inquiets et
fatals qu'il se crée avec la nature et l'humanité, la transfiguration de Faust, son
amour pour Marguerite, le Blocksberg et ses vingt illusions, sont autant de ten-
tatives pour apaiser cette âme insatiable. Toutes échouent : le bonheur et le dés-
espoir, comme deux vents contraires, soulèvent à chaque instant les océans de
sa conscience. Il tombe des hauteurs de la foi dans les abîmes du doute, va
d'épreuve en épreuve, cueille les plus doux fruits de l'arbre de la vie et les plus
amers ; mais, dans ce tumulte, aucun repos, aucune jouissance. Et comment
pourrait-il en être autrement, aussi longtemps qu'une étincelle divine tremblera
parmi les cendres lièdes de son cceur, aussi longtemps que l'esprit de négation
ne sera pas le maitre absolu de son être? A chaque pas qu'il fait dans la vie, il se
heurte contre une pierre, il trébuche: il cherche la vérité, la force , l'unité, et
ne trouve (jue les contraires. 11 ouvre les bras dans l'espace, invoquant de toutes
ses forces une créature qui le soutienne et le console, et lorsqu'il croit l'avoir
trouvée, il sent, le malheureux, qu'il n'étreint que le vide! Il en est de son bon-
heur comme de ses peines. Au milieu de ses plus franches exaltations, lorsque
l'ivresse l'emporte au delà des soucis du moment, au delà de la crainte de voir se
dissiper tout à coup les voluptés dont il s'entoure, de mystérieux désirs s'éveillent
en lui : le souvenir de la Divinité tombe comme un rayon du ciel dans son àme
pour en éclairer les ruines, et dès lors, j)Ale, triste, éperdu, il regrette amère-
ment la durée éternelle et la consécration sereine que le bien seul donne aux
choses. Aussi ce n'est que par contrainte qu'à la lin de la première partie il obéit
au terrible lier zu mir! de Méphistophélès. Le démon n'a gagné son pari en aucune
manière, pas plus vis-à-vis du poète que de l'homme.
A la fin delà première partie, nous avons laissé Faust dans les angoisses d'une
lutte (pii ne pouvait se prolonger, et voici que nous le retrouvons au sein de la
plus féconde nature, étendu sur l'herbe nouvelle, entouré de Sylphes qui chan-
tent, de ruisseaux qui murmurent. Les génies de l'air, les cascades, l'arc-en-
ciel , quelle compagnie que celle-là pour une àme manjuée partout des em-
preintes fatales de la réalité ! La baguette d'or de la Fantaisie a frappé la source:
des eaux vives et bruyantes jaillissent par torrents. L'esprit s'enivre de lumière,
de parfum et d'amour. La joie est d'autant plus franche et plus sereine, que son
abattement et sa tristesse étaient plus mornes. En sortant de cette prison humide,
froide et sombre, où vient de mourir Marguerite, on se sent frémir d'aise au
CiOETlŒ. 17
grand soleil, doiil rexi)lo.si()n rappelle Faust à Texislencc. Le conlraslc est admi-
rable : en poésie comme en miisi(|iie, les elfels les plus simples et les pins grands
sont dans les contrastes; et qui jamais a mieux compris cet art (pie Goethe et
Weber? Je cite ici ces deux noms à dessein, parce qu'ils se conviennent à mer-
veille. La musique de Weber aiïeclionne les contrastes, de môme que la poésie
de Goethe. En certains endroits, le Freijuclmiz et le Vausl sont des œuvres de même
nature. Plus on les examine, plus on découvre en elles de mystérieux rapports.
Il y a dans la partition des motifs qui semblent écrits tout exprès pour le drame :
un vers éveille une mélodie, et l'esprit, qui reçoit rarement les impressions
telles que le poëte les lui donne, qui, soit caprice, soit confiance, se plait à les
modifiera sa manière, l'esprit confond ensemble les deux éléments, et se com-
pose une comédie de poésie et de musique d'aulantplus curieuse, qu'il en Jouit
tout seul. On dira, je le sais, que les rapports nombreux qui peuvent exister entre
les deux chefs-d'œuvre viennent de l'idée première, qui, au fond, est la n.ême,
autant toutefois que les conditions respectives des deux arts le permettent. De
part et d'autre, il s'agit de fatalité combattue avec l'aide de puissances surnatu-
relles. Franchement, est-ce là un motif pour que le musicien et le poêle recher-
chent de préférence certaines combinaisons qu'ils mettent en usage dans les
moindres détails? Deux génies, s'ils n'ont apporté en naissant une parenté divine,
auront beau se rencontrer sur le même sujet, ne croyez pas que leurs œuvres
jamais se ressemblent. Le sujet est un monde, ou plutôt l'argile donnée au poêle
pour créer un monde; chacun pétrit cette argile à sa manière, et l'œuvre en ré-
sulte pareille ou dissemblable. Si des rapports de sujets unissaient ainsi deux
œuvres, ü s'ensuivrait que toutes les partitions de l^aml, dont l'Allemagne abonde,
auraient de meilleurs droits que le Freijscliiilz à faire valoir à la parenté de
Goethe; ce qui ne peut être admis en aucune façon. Rien ne ressemble moins
à l'œuvre de Goethe que toutes les conceptions musicales écrites sur le même
sujet ; je n'en excepte pas même le Faust de Spohr, où la grande figure de Mé-
phistophélès n'apparaît qu'un moment, pendant le menuet du second acte. — H
y a dans Weber un effet tout pareil à celui dont nous parlons. Le musicien
passe tout à coup de l'agilalion à la quiétude, de l'odeur du soufre au parfum
des blés, des évocations infernales de Gaspard à la douce prière d'Agathe. C'est
là un moyen bien simple et qui produit une sensation rare. Après les terreurs de
la nuit, après les ouragans dont les éclats ont occupé le finale, ce rideau qui se
lève sur une scène si pure de mélancolie et d'innocence envoie, en se ployant,
un air de bénédiction dans la salle. Vous oubliez le carrefour maudit, le torrent
plein de visions, le pacte signé à la lueur des éclairs, pour cet hymne qui monte
au milieu des vapeurs du matin, et va tout racheter. C'est un rayon de soleil après
la pluie, un cri d'oiseau après l'orage ; votre front s'épanouit, votre pensée rede-
vient heureuse et sereine.
Faust se trouve ensuite porté au milieu de la cour de l'empereur, où Méphis-
tophélès remplit l'office de bouffon. Tout va de mal en pis; l'argent manque, le
peuple menace de se révolter. On consulte Méphistophélès, qui ne voit d'autre
moyen de se tirer d'affaire que de créer sur-le-champ une énorme quantité de
papier [monnaie. L'empereur, dont Méphistophélès a séduit le caractère faible
par je ne sais quel grand projet de lui soumettre les éléments, et de rendre l'eau,
l'air, le feu et la terre, tributaires de sa couronne, ne tarde pas à consentir, et
bientôt après le Chancelier proclame ces paroles : « On fait savoir à qui le dé-
J8 GOETHE.
siio (|ii(' 1rs liillcis ("iiiis v;il('iit cIkumhi mille cuiirunnes : il est (loiiiié pour mil-
lion un li'(''sor iniiiionse eiiluiii dans le sol de rein|>ii"e. » (IrAce à rel expédient
habile, Tinquiélnde cesse, on oublie les préoccupations sérieuses, on cbanle,^on
boil, on s'abandonne à Tivresse du nionicnl ; le carnaval, suspendu loul à Tbcurc,
recommence de pins belle. Les figures que Goethe évoque dans le carnaval poé-
tique sont, pour ainsi dire, autant de vivantes allusions. Ce beau jeune homme
(|ui conduit un char, comme Apollon, représente la poésie, etc. Voyez passer
tour à tour les Faunes, les Satyres, les Gnomes, la nature agreste et la nature
souterraine, les arbres elles métaux. Survient Pan, qui plonge trop avant dans
la chaudière où Tor bout; sa barbe prend feu, un incendie général en résulte.
L'empereur lui-même court grand risque, lorsque Plutus, étendant .son bâton,
conjure les nuages et la pluie et met fin à Tintermède. Cependant Faust ne fait
que grandir en crédit; Tempcreur, émerveillé de sa puissance, exige de Ini une
évocation d'Esprits [eine (ieislersccne). Le maître du monde prétend qu'on lui
montre Hélène et Paris. Méphislophélès hésite, cet ordre l'effraie; il peut bien
évoquer des spectres et des sorcières, mais les héroïnes et les demi-dieux des
temps antiques échappent à sa domination.
Ici l'énigme semble se compliquer à dessein. Qne Méphistophélès, création de
la légende catholique, perde tous ses droits sur les héros de l'antiquité païenne,
cela se conçoit aisément ; mais que veulent dire ces Mères qui habitent dans la
profondeur? Il est évident que le poète n'entend pas faire allusion au Tarlare des
Grecs ; car les êtres qui s'y trouvent ont aussi vécu jadis dans le temps et
l'espace; ni l'Elysée, ni le Tartare, n'éveillent le sentiment de morne solitude
dont il parle. — Faust veut évoquer les formes de la Fable et de la poésie antique ; *
où les trouver ces formes, sinon dans le royaume des idées? Ecoutez Platon :
« Les idées , types éternels des choses , ne passent jamais dans l'existence va-
riable; elles ne se transforment pas, elles ne sont pas. Du fond de leur patrie,
l'éternelle unité, le sein de Dieu, elles reflètent leurs images dans toutes les
créations de la nature et de l'esprit humain. On peut citer un passage du Timée
où ce nom de Mères est donné à la nature absorbante : ûttcJ&x^, cÏgv tiôwyi TCpc<jêf.tâTat
■n'/zT.ii Tô [j.h Siy/.u.vK-> avirpl to tz âOîv -r^arpî. Cc qu'il y a dc Certain , c'est que dans la
théorie des alchimistes, le mot de Mères sert aussi à désigner les principes des
métaux et des corps [elenienla sunl malriocs). Le corps conçoit l'existence et la
forme par l'iulerventiou de trois puissances : le mercure, le soufre, le sel. (Théo-
ruRASTE Paracelse, Parannrinn, livre I, p. 584, 585.) Matrices reriiin omnium id
est f'Jemenla. (Marï. Pillanui, Lex. Alcheni.) Pour ceux qui n'ignorent pas avec
quelle ardeur Goethe se livrait dans sa jeunesse à l'étude des sciences occultes ',
il est clair que ce nom de Mères ( Müller) lui vient des alchimistes du moyen âge.
Au premier moment Faust s'en épouvante ; perdu comme il est dans le royaume
des sens, toute spéculation divine lui répugne. Peut-être aussi le nom de Mère
éveille-t-il en lui le souvenir de la grossesse de Marguerite. Pour Méphislophélès,
il ne veut rien avoir à faire avec les Mères; il ne s'attache qu'aux choses solides
et qui-ont un corps. Voilà pourquoi Faust, une fois ([u'il s'est élevé au point de
vue dc res|)rit, espère, en son exaltation sublime, trouver son loul, das all, dans
le néant de Méphistophélès; car c'est dans le royaume des idées seulement qu'il
' Vo\('/. ; Dichluncjwid Wahrhdl, 2, Tlicil, 8, 200.
(lOETIli;. V.)
puisera celle salislacliüii qu'il cherche en vain partout dans ruiiivers. D'ailleurs,
lal)eaulé pure n'y sùjourne-l-elle pas?
Faust s'abinie dans le goufl'resans nom. En attendant ((u'il revienne, la cour
s'empresse autour de Méphistophélès; on l'accable de questions. Les chambel-
lans, les marquises, les pages se le disputent. Le pauvre diable, assailli de toutes
parts, ne sait à qui répondre. Cependant Faust, en vêtements sacerdotaux, repa-
raît avec le trépied (pi'il conjure. Le nuage de la fable laisse échapper deux
ombres, Paris d'abord, Hélène ensuite. La beauté grecque, qui répugne à Méphis-
tophélès, fascine l'esprit de Faust.
Faust. « La douce figure qui jadis me ravit, et dont le reflet magique m'en-
chanla, n'était que l'ombre d'une telle hcaulé. C'est à toi que je voue toute force
active, toute passion ; à toi sympathie, amour, adoration, délire! »
La fantasmagorie poursuit son cours : Paris veut enlever Hélène, Faust
transporté sort de son rôle, s'élance sur le ravisseur, le touche de la clef. Une
explosion terrible en résulte ; Faust tombe comme foudroyé sur le sol, Méphisto-
phélès vient à son aide, et le charge sur ses épaules.
Au second acte, nous retrouvons Méphistophélès dans le gothique laboratoire
où nous l'avons vu jadis pour la première fois. Faust, épuisé par tant d'émolions,
repose sur le lit de ses pères, et tandis que l'amant inquiet d'Hélène poursuit à
travers les campagnes du rêve les insaisissables voluptés où son cœur aspire sans
relâche, le vieux diable endosse la robe de docteur et vient jeter un coup d'œil
sur les lieux témoins du célèbre contrat.
MÉPHISTOPHÉLÈS. « J'ai beau regarder en haut, en l)as, partout, rien n'est
changé ; seulement les vitraux sont moins clairs, il me senjble, et les toiles d'arai-
gnées plus nomhreuses ; je trouve l'encre figée et le papier jauni ; cependant tout
est bien demeuré en place. Voilà encore la plume avec laqu(dle Faust a signé
son pacte avec moi, et dans le tuyau tremble encore la goutte de sang que je lui
ai tirée. Une pièce unique, en vérité, et que je souhaite de grand cœur au prince
des antiquaires! »
Survient l'Écolier de la première partie. Le jeune héros a fait bien du chemin
depuis, le voilà bachelier maintenant ; et comme il faut toujours que la faiblesse
humaine trouve son compte môme dans les moindres sujets, il a monté tout à
coup son orgueil au niveau du grade qu'il occupe désormais dans l'université :
autant il était humble, timide et simple autrefois, autant il se montre aujourd'hui
arrogant et superbe. Philosophe absolutiste, infatué de son mérite, le monde
commence avec lui. Ici Méphistophélès cède sa place à Goethe, et la personnalité
susceptible du vieillard s'empare de la scène ; c'est toujours la même ironie, le
même dédaigneux sang-froid, le même ton de sarcasme et de mépris ; seulement,
à travers cet air d'impassibilité qu'il affecte de prendre, un sentiment de tristesse
profonde se fait jour : la mélancolie de ce visage auguste perce par les trous du
masque de pierre qui le recouvre. Dans la première partie de Faust, l'ironie de
celte scène a quelque chose en soi déplaisant et de sympathique, parce qu'elle
s'exerce déplus haut; cette manière aisée cl familière de traiter le pauvre diable
qui se sent pour toutes les carrières une égale vocation, et de le placer au beau
milieu des sciences qui se le renvoient comme une balle, sans qu'il puisse savoir
a laquelle se fixer, tient du persiflage plus encore que de l'ironie. Ici, au con-
traire, rien de tout cela. Quand l'ironie éclate dans le second Faust, elle est
sombre, chagrine, maussade, pleine d'amertume et de fiel. Peut-être la cause de
20 GOETHE.
celle iliflcrencc csl-clle lout cnlière (uins la queslion de lenips. La première de
ces deux scènes fiil écrite àviiigl ans, les yeux fixés sur l'avenir où le soleil resplen-
dit toujours, cpioi (|u'on dise, et l'autre à soixanle-dix, les regards tournés vers les
ombres du passé; à cel âge où l'on a acquis toute expérience des hommes et des
choses, où l'on sait ce que le fruit de la pensée peut donner de suc généreux elfécond
sous la main puissante qui l'exprime ; à cette heure à jamais funeste et déplorable où
l'homme de génie voit les rangs s'éclaircir autour de lui, où les défections com-
mencent, où l'on sent que l'on larde à mourir, et que l'on s'isole de jour en jour
dans le linceul de sa gloire. L'ironie des jeunes gens tient du persiflage, celle des
vieillards du désespoir : l'une, toute superficielle, rôde à l'enlour des lèvres, sem-
blable aux zéphyrs des soirs d'avril, qui ébouriffent les roses sur leurs tiges sans
les flétrir; l'autre s'exhale comme un vent maudit des abîmes desséchés du cœur
humain, et souffle partout sur son passage la désolation et la mort. — Méphisto-
phélès, vis-à-vis du bachelier, c'est lout simplement Goethe en face de la jeunesse
d'aujourd'hui, de celle jeunesse active, impétueuse, à la fois dévouée et rebelle;
qui se donne corps et biens à la première gloire qui l'éblouit, ne peut vivre dans
le cercle étroit d'une admiration immuable, et qui lot ou lard s'impatiente du
joug de l'autorité; qui n'a sous le ciel d'amour, d'enthousiaste et de culte que
pour les idées, et lorsqu'il se rencontre sur son chemin un mortel digne de les
représenter, fait station autour de lui, le proclame glorieux et l'aide autant qu'il
est en elle à remuer le monde, mais spontanément, sans arrière-pensée ni pacte
conclu, trop fière pour jamais engager son indépendance dans l'avenir, et tou-
jours prête à se disperser dès qu'elle croit voir les belles étoiles de la terre filer
vers d'autres régions.
Cette humeur inquiète, qui venait à Goethe de la mélancolie qui s'attache aux
vieillesses glorieuses et les accompagne jusqu'à la tombe, se révélait surtout
dans l'intimité de sa conversation, où l'ont surprise ceux qui l'abordaient dans
les dernières années de sa vie. Voici ce qu'il disait à Falk dans un de ces accès :
« Il en est aujourd'hui de la république des lettres en Allemagne absolument
comme de l'empire romain à l'époque de la décadence, lorsque chacun voulait
gouverner et qu'on ne savait plus quel était l'empereur. Les grands hommes
vivent tous exilés, et le premier aventurier qui se rencontre, pour peu qu'il
compte sur les soldats et sur l'armée, se proclame aussitôt empereur. Au point
où nous en sommes, on ne regarde plus au nombre ; quelques-uns de plus ou de
moins, pou importe. L'empire romain n'a-t-il pas eu trente empereurs à la fois?
Wieland et Schiller sont déchus de leur trône. Combien de temps vais-je garder
sur mon dos mon antique pourpre impériale? Qui lésait? A coup sur, ce n'est pas
moi. Quoi (pi'il en puisse advenir, je veux montrer au monde que cette royauté
ne me tient point à cœur, et supporter ma déchéance avec le calme et la rési-
gnation qu'une àmefoi'te oppose aux coups de la destinée. — Çà ! de quoi parlions-
nous donc? Ah ! des empereurs ! C'est bien! Novalis ne l'était pas encore ; mais,
avec le temps, il ne pouvait manquer de le devenir. Quel dommage qu'il soit mort
si jeune, d'autant plus qu'il avait devancé son temps en se faisant calhuli(pie!
N'a-t'on pas vu, s'il faut en croire les gazettes, des jeunes filles et des étudiants
se rendre en pèlerinage à son tombeau, et le joncher de fleurs? J'appelle cela un
début ghirieux et qui donnait dans l'avenir de grandes espérances. Pour moi,
comme je lis fort ])eu les gazettes, je su|)plie uks amis, toutes les fois qu'il y
aura quelque canonisation de cette espèce, de ne pas négliger de m'en faire
GOETHE. 21
])arl. Tieck aussi fui cmpereui' qiieltiucs jours ; mais cda ne dura guère : il eut
bienlùl perdu sonsceplre elsa couronne. Ou lui reprocha sa douceur, sa clémence,
ses mœurs de Titus. Le gouvernement exige plus que jamais aujourd'hui une
main ferme et puissante, et, je n'hésite pas à le dire, une sorte de grandeur bar-
bare. Ensuite vint le tour des Schlegel, Auguste Schlegel, premier du nom, et
Frédéric Schlegel II. Tous les deux régnèrent avec autorité, en monarques abso-
lus et despotes. Cha([ue matin des proscriptions nouvelles ou des exécutions; les
listes se couvraient de noms, les échafauds se dressaient. C'était merveille! De
temps immémorial, le peuple aime fort toutes ces choses-là. Dernièrement, un
jeune homme, à son premier début dans la carrière, appidait quelque part Frédé-
ric Schlegel un Hercule allemand qui parcourt le pays sa massue à la main, et va
terrassant tout sur son passage. Aussitôt le magnanime empereur d'envoyer des
lettres de noblesse au jeune écrivain, qu'il appelle à son tour un héros de litté-
rature allemande! Le diplôme est fait et paifait, vous pouvez m'en croire ; je l'ai
vu de mes propres yeux. Puis viennent, pour dotations et domaines, les gazettes
qu'on exploite au prolît de ses partisans et de ses amis, tandis qu'fln a bien soin
de passer les autres sous silence. Admirable expédient, fait pour réussir avec ce
digne public allemand, qui ne lit jamais un livre avant que la gazette en ait par-
lé! Comme vous le voyez, celte manière déjouer à l'empereur ne manque pas
de charmes, et a sur l'autre l'avantage qu'avec elle du moins on ne court aucun
risque. Ainsi, un beau soir, vous vous couchez heureux et dispos, et vous vous
endormez empereur dans votre lit; le lendemain, cà votre réveil, vous cherchez
votre couronne et ne la trouvez plus. C'est cruel, je l'avoue; mais au moins votre
tète, en temps que l'empereur en avait une, votre tête est encore à sa place, et
c'est, à mon sens, un grand point. Quelle différence avec les empereurs antiques,
massacrés par douzaines dans l'histoire, et jetés ensuite dans le Tibre! — Pour
en revenir à nos consécrations, il est mort récemment, à léna, un autre jeune
poëte, trop tôt, on peut le dire, Celui-là, on ne l'aurait pas fait empereur, mais
au moins vicaire de l'empire, major donnï'i, ou quelque chose de ce genre. Dans
quel rang illustre de la littérature allemande le jeune héros n'aurait-il pas trouvé
sa place! On dit qu'il est question de fonder une chambre des pairs de 1 intelli-
gence. L'idée me paraît excellente. Si le poëte d'Iéna eût vécu quelques années
de plus, il devenait pair du royaume sans s'en douter. Mais, comme je l'ai dit, il
est mort trop tôt; de toute façon, il s'est trop pressé. Au train dont vont
les choses aujourd'hui dans noire littérature nouvelle, il faut aller à la renommée
le plus vite possible, mais à la mort le plus lentement. Là est tout le secret. Il ne
suffit pas, pour être un grand homme, d'avoir publié quelques sonnets et deux
ou trois almanachs. Les amis du jeune poëte nous ont assuré, dans les feuilles
publiques, que ses sonnets vivraient longtemps dans la postérité. J'avoue que
jusqu'à présent je n'ai pas pris soin d'éclaircir l'affaire, et par conséquent je ne
saurais dire si leur prédiction s'est accomplie. — J'ai bien des fois, dans ma jeu-
nesse, ouï dire à des hommes graves qu'il arrive souvent que tout un siècle tra-
vaille à produire un poète, un peintre de génie. Mais, à ce qu'il paraît, nos jeunes
gens y ont mis bon ordre; c'est un plaisir de voir comme ils traitent leur siècle.
On ne sort plus de son siècle aujourd'hui, comme naturellement cela devrait être ;
mais on prétend l'absorber en soi tout entier ; et si tout ne se passe pas selon
leur fantaisie, ils se prennent de beau dépit envers le monde, méprisent la mul-
titude et raillent le public. Dernièrement, j'eus la visite d'un étudiant de lleidel-
22 GOETHE.
bcrg qui pouvait avoir ilix-neuf ans ; il m'assura, du plus grand sang-froitl, (ju'il
uvail approfondi toute science, et que, sachant parfaitement à quoi s'en tenir dé-
sormais, il comptait s'abstenirde touteleclure, et ne voulaitplus que développer
à loisir ses théories sur l'univers, sans jamais s'embarrasser à l'avenir de langues
étrangères, de livres , de classilicalions et de systèmes. Voilii certainement
un sublime début! Si chacun recommence à sortir du néant, quels admirables
progrès nous allons faire avant peu ' ! »
Cet étudiant de Heidelberg nous a bien l'air d'avoir posé devant Goethe pour
la scène du Bachelier, dont il est question plus bas. Le lecteur appréciera ces
■paroles de l'auteur de Fausl. Quant à nous, nous ne saurions approuver cette
ironie ([u'il alleclc à l'égard de Novalis. 11 sied mal à sa vieillesse puissante de
poursuivre jusque dans la mort cette nature inoflensive et douce. Chez Novalis,
Goethe en veut encore plus au catholique qu'au poète, nous aimons à le croire ;
ainsi, du moins, toute arrière-pensée de fausse jalousie s'efface. Nous ne connais-
sons rien du jeune poêle d'Iéna; mais le persiflage que Goethe exerce à son égard
ne nous semble guère généreux. La mort est ime consécration qui commande
aux vieillards le respect de la jeunesse. Ce n'est point à Goethe, respectable à
tant de titres, d'y manquer. La manière brutale dont il s'attaque à lui concilie à
ce pauvre jeune homme un peu de cette sympathie qu'on donne si volontiers à
Frédérique. Du reste, ce que dit Goethe de la république des lettres en Allemagne
ne pourrait-il pas s'appliquer à nous? L'allusion naît d'elle-même. Si l'on excepte
([uelques nobles esprits que soutient la conscience de leur dignité, que voyons-
nous, sinon des invidualités jalouses, inquiètes, militant pour les seuls intérêts
(le leurs fortunes, des rois d'un jonr, dépossédésle lendemain?
Nulle part le fiel de cette scène ne se laisse plus amèrement sentir que dans
un vers qui est, pour ainsi dire, l'essence du venin fatal que le grand poète y
distille. Le Bachelier s'abandonne sans réflexion à son enthousiasme immodéré;
dans les dispositions fougueuses où le mettent sa jeunesse et la chaleur du sang
qui bouillonne dans ses veines, chaque parole qu'il dit est comme un flot de
vin vieux qui lui monte au cerveau ; son ivresse s'alimente d'elle-même, son œil
s'enflamme, ses narines se gonflent, les artères de ses tempes battent à coups
précipités ; une fois lancé, rien ne l'arrête. Il faut le voir trancher du maître,
résoudre en un moment les plus hautes questions de philosophie et de morale,
courir effaré par les mille sentiers du champ de la science, coupant sans façon,
du bout de sa cravache, la tête aux plus nobles pavots ! C'est un coursier indomp-
table qui obéit aux provocations de sa nature ardente ; il va, il vient, bondit ou
se roule sur l'herbe, lance des ruailes au hasard, et, dans ses ambitieuses fureurs
et sa folle jactance, franchit toutes les limites, au risque de se rompre le cou.
LE BACHELIER.
0 jeunesse ! ô transports ! vocation sublime !
Avant nous, avant moi, le monde n'était pas.
J'ai tire le soleil du milieu de l'abîme
Et dirigé la lune au bout de mon compas.
l^e jour, en me voyant, s'est l'ait beau sur mes pas;
La terre de \erdure et de Heurs s'es! parée,
• ' Gaclhe aus nuhcrm icrsonliilietn Vwyauge darji'ilclll, Juli. Falk, S. 107).
GOETHK. 27,
Kt (les étoiles (l'or l;i légion sacrée,
Dans la première nuit, au signe de ma main,
Splendide s'est levée au firmament divin.
Si ce n'est moi, qui donc a brisé la barrière
Des misérables lois qui pesaient sur la terre ?
Pour moi, libre, je vais où me pousse mon cœur ;
Je poursuis, tout joyeux, le verbe intérieur.
Et marcbe à l'avenir hardiment, la lumière
En avant devant moi, les ténèbres derrière.
D'abortl Goethe laisse le fier étalon prencîre carrière librement et battre à loi-
sir la campagne; puis tout à coup, au détour tViiu sentier, il le saisit parla crinière,
saute dessus, et Tarrête en sa course insensée par le seul frein de cette parole :
« Et qui donc peut avoir une idée boime ou mauvaise que le passé n'ait point eue
avant lui? »
Cependant Wagner, enfermé seul dans son laboratoire, poursuit sans relâche le
rêve de l'alchimie. Le vieux serviteur de Faust, après avoir recueilli l'héritage du
maître, a imaginé de créer un homme par les mélanges et le feu. L'heure de la
réalisation approche, et le voilà penché sur ses fourneaux, haletant, la face bar-
bouillée de fiiiuée et de sueur, qui attend dans les dernières et les plus vives an-
goisses le fruit de tant de veilles et de travaux. Homunculus paraît tout cà coup
dans la fiole; et, tandis que le vieux Wagner demeure absorbé dans la stupeur
où le plonge l'idée du miracle qu'il vient de faire, le petit être, sans corps, sans
pesanteur, sans sexe, le pygmée s'échappe de ses mains, vient voltiger au-dessus
de la couche où Faust repose, et prélude à sa vie nouvelle par toute sorte de
fantaisies charmantes et d'imaginations curieuses. L'antiquité est le premier
champ où bourdonne cette petite abeille de lumière. Quels frémissements singu-
liers, quel bruit de cristal, quelles vibrations lascives dans l'air, trempé de mé-
lodie et de sonorité ! Ecoutez, Homunculus improvise : — Léda au bain, le cygne
à ses pieds, tous les rêves intérieurs de Faust, de cette âme insatiable que le
pressentiment de la beauté pure et régulière possède désormais.
Comme on le voit, cet Homunculus est un peu cousin des Mères. Produit de
l'art et de l'abstraction, il participe de la nature démoniaque des Esprits élémen-
taires, et se rattache à la famille de ceux que l'alchimie appelle Vulcanales. Un
homme dont le nom seul éveille toute idée de magie, de nécromancie et d'anthro-
pomancie, le contemporain illustre de Faust et de Wagner, qui, sans le vouloir,
a tant fait pour la science, et trouvé les secrets sans nombre de la médecine au
fond du creuset où il se consumait à chercher l'or potable, la pierre des sages,
Vanodinnm summum cl iouic^lcs chimères de l'alchimie, Théophraste Paracelse,
ce fou sublime, énumère, au troisième chapitre du Paromirum, les formules sur
lesquelles on doit se régler pour créer un liomiinciile : « 11 faut bien se garder,
dit-il, de négliger eu quoi que ce soit la génération des lionuincnles, car il y a
quelque chose dans ce mot, quoiqu'un épais mystère l'enveloppe. Ainsi donc, à
la philosophie antique, qui demande s'il est possible de créer un homme en de-
hors du sein de la femme, je répondrai que oui, mais seulement par les secrets
de l'art spagirique. Or, voici comment il faut s'y prendre pour réussir. » Ici je
m'arrête dans la traduction, car je n'oserais m'aventurer plus avant à travers le
fumier bizarre que l'alchimiste amoncelle au soleil pour son œuvre. Je renvoie
les lecteurs curieux de faire un homme, d'après le procédé de Paracelse, au cha-
2i GOETHE.
pilre III (lu Pavamirum, p. 500, où larccelle se trouve exposée en détail, « Spa-
giria, sivc ars spagirica, esl qiiœ purum ub inipiiro segregare duccl ulrejcclis fœcibus
virlus remanens operelnr ' . »
Plus loin, Théoplirastc analyse avec complaisance les facultés miraculeuses
de ces créatures étranges, formées ex conlrario el incongrno. « De même, ce qui
est un secret pour les hommes naturels, ne l'est pas pour les Esprits des forêts
et les Nymphes. Les énigmes que Thumanilé ne peut résoudre se révèlent à eux
de toule élernilé. Lorsque les Jlomtinciiles sont parvenus à leur virililé, ils en-
gendrent les Mandragores et toute soiile de démons semhlahles, qui deviennent,
dans certaines entreprises, des auxiliaires pnissanls et des instruments indis-
pensahles, triomphent de leurs ennemis, et savent à fond des choses queThommc
ignorerait toujours sans eux. C'est de l'art seul qu'ils reçoivent la vie, le corps,
la chair, le sang. Aussi l'art est inné, incorporé en eux; ils ne l'apprennent de
personne ; ils sont enfants de la nalure, comme les roses et les fleurs. » On re-
marquera facilement que l'art dont parle ici ïhéophraste n'est autre chose que la
coulemplation profonde de la nature, l'alchimie.
Dans le poëme de Goethe, Homunculns a la science innée, infuse. A peine au
monde, il aspire déjà vers la réalité, la forme, et cherche son chemin à travers le
naturalisme de l'antiquité. Esprit de feu, il entre dans le cercle des éléments ;
phosphore, il se marie à l'eau. Ce n'est pas que ce petit être n'ait aussi son côté
satirique. La nature ne livre pas ses secrets aux froides spéculations de la science,
et les efl'orts qu'on lente sur elle n'ahoutissent qu'à l'avortement. Nous avons vu,
dans la première partie, Faust se convaincre de cette vérité fatale. Or, mainte-
nant voilà que Wagner, cette omhre ridicule d'un si grand corps, ce Leporello
du don Juan de la pensée, s'est mis en tête de continuer l'œuvre du Docteur.
Quelle fin donner aux tentatives d'un cerveau si vulgaire? Les chemins qui ont
conduit Faust au désespoir mènent Wagner à la quiétude. Le sot croit avoir
réussi à merveille, et ne demande plus rien dès qu'il voit ses travaux de trente
ans se résumer dans Homunculus, un pygmée, une petite lumière tremblotante
dans une fiole de cristal. Risible apparition ! Homunculus, c'est l'ironie de Goethe
qui voltige et qui plane au-dessus de son œuvre.
Le manteau magique se déploie dans l'air ; Faust et Méphistophélès s'enve-
loppent de ses plis nuageux ; et, comme le vent du nord les pousse à travers
l'espace, Homunculus file devant en éclaireur, et sa lanterne, qui tremblote,
illumine le chemin. Wagner voudrait bien être du voyage, mais le pauvre
homme ne le peut. La médiocrité de sa nature, fermée, dès le premier jour, aux
angoisses de la science, à ces sensations à la fois désastreuses et fécondes qui
sont comme les ailes de feu sur lesquelles Faust s'élève par moment aux régions
supérieures, la médiocrité de sa nature le cloue au sol. Le ver obscur conti-
nuera, comme par le passé, à ramper oisivement dans la poussière des livres ; il
rongera jusqu'à la fin les fades racines de la fleur, sans pouvoir s'élever jamais
au calice pour y boire cette rosée du ciel et de l'enfer que la science y distille,
fie breuvage de la vie el de la mort, doux et fatal, qui porte le délire dans le cer-
veau, les désirs insatiables dans les sens, et dont l'intelligence seule aime à
s'enivrer. « Reste, lui dit, en se dégageant de ses mains débiles, le malicieux
Phosphore. Reste ; ton œuvre à toi, maître, est bien autrement importante; songe
' Rutliiml, l.r.r Air. y. ^30.
I
GOETHE. 2.^
(|iic lu dois feuilleter les vieu.v parchemins, rassembler eu bon urdre les élé-
menls de la vie, et les classer avec circonspecliou. Ne manque j)as de méditer la
cause, de nuîditer plus eiu'ore le moyen. »
Une admirable (pialité de Goethe, celle qui, sans nul doute, le dislingue le
plus entre tous les grands poêles, c'est cette inflexible logiipie ((u'il apporte tou-
jours dans la composition de ses caractères, cette loi de déduction qui ne varie
jamais. Voyez Waguer ; est-ce là un caractère qui se démente? Le monde où il se
meut a été bouleversé de fond en comble, les montagnes s'élèvent là où les fleuves
coulaient, le cours des astres a changé : lui cependant est resté stationnaire. In-
différent à toutes les révolutions qui s'accomplissent au dehors, il s'enferme en-
tre quatre murailles, et s'occupe d'y mener à fin son œuvre, une idée féconde
et puissante que Faust a laissée au fond de ses alambics et de ses cornues, et
qui, grâce aux eflbrts inouïs du boidiomme, a pour réalisation cet embryon d'Ho-
munculus. Au peu de consistance du petit être, à la fragilité de son existence,
on reconnaît le misérable souffle des poumons éliques de Wagner. En face d'un
avortement pareil de sa pensée, Faust serait mort de honte ; le désespoir l'aurait
anéanti au seul spectacle de cette essence lumineuse emprisonnée dans une fiole
de cristal, qui va dans l'air clopin dopant, sans se rattacher à rien dans la na-
ture, et semble faite pour servir de risée aux éléments. Wagner, au contraire,
se glorifie et se pavane, et ne s'aperçoit pas que Méphistophélès le raille et s'a-
muse depuis une heure à ses dépens. Homunculus, à son tour, refuse d'accepter
l'héritage d'un pareil pharmacien. L'idée a comme le pressentiment d'une origine
plus noble : l'aiglon, une fois sorti de l'œuf, prend le large, et laisse glousser
dans la basse-cour la poule couarde qui l'a couvé. — Je ne puis penser à ce
Wagner sans me rappeler le frère Laurence de Roméo. Celui-là aussi vit dans la
solitude et l'indifférence des bruits du monde ; mais avec quel enthousiasme sa-
cré il aime la nalure ! avec quelle foi charmante il écoute les révélations des as-
tres! quelle sereine confiance il a dans les baumes que lui donnent ses plantes
pour assoupir les souffrances des mortels ! Il ne s'agit plus ici de science, mais
de piu' sentiment. La spéculation qui force la nature exige une main énergique
et puissante ; l'amour, au contraire, se satisfait dans le loisir, car il ne demande
que ce qu'on veut bien lui donner. Laurence n'a pas la prétention de convertir
les lois de la création ; il les aime comme Dieu les a faites, et c'est pour les ad-
mirer plus à son aise qu'il se retire dans son champ. Wagner a tout le dogma-
tisme du métier; formé à l'imitation du maître, il veut continuer son entreprise,
il veut créer. Il prend l'œuvre de Faust tout juste au point où l'amant de Mar-
guerite et d'Hélène trouve qu'il est bon de l'interrompre pour aller courir le
monde. Du reste, la médiocrité ne manque jamais d'en agir de la sorte ; l'à-
propos n'est guère son fait d'habitude. Comme elle n'a pas les ongles de l'aigle
pour creuser son nid dans le roc, elle attend que l'oiseau royal quitte son aire
pour s'y installer. Je le répète, Wagner n'a pas fait un pas ; tel on l'a vu jadis,
tel on le retrouve aujourd'hui. Qu'on se souvienne de la scène de la promenade,
dans la première partie. — Faust, en proie aux misères de son existence, tra-
verse la ville un soir d'été, et partout sur ses pas la foule se découvre en signe
de respect et d'admiration. Or, Wagner, qui l'accompagne, ne manque pas
d'être ému jusqu'aux larmes par ces témoignages glorieux, et le voilà qui se
prend aussitôt d'enthousiasme pour la science, qui doit être une fort belle chose,
puisqu'elle commande à la multitude une vénération pareille. Cependant Faust,
26 GOETHE.
absorbé parla vie iiilérieure, s'aperçoit à peine de l'accueil qu'on lui fait, el
tandis que le vieux Pbilislin radote à son aise en cbeminant à ses cotés, lui, rê-
veur, s'abandonne à quelque fantaisie sublime qui l'emporte vers les régions
empourprées du soleil coucbant. — Il en est de même ici : Homunculus s'en-
vole et part, et Wagner reste à terre, comme toujours. Wagner a commencé par
balayer les laboratoires de Faust ; peu à peu il a monté dans la biérarcbie, les
grades lui sont venus avec les années; ses entretiens familiers avec le Docteur,
la poussière des livres qu'il respire, l'air qui s'exhale des fourneaux, tout cela li-
nit par troubler sa pauvre cervelle, au point qu'un beau jour il s'empare de l'at-
tirail de Faust, et se met à travailler pour son propre compte, mais sans but,
sans vocation, sans idée. Entre Wagner et les êtres fantasli(|ues dont il s'en-
toure, il ne peut exister d'alliance durable ; chaque fois que le bonhomme lève
le nez en l'air, c'est pour voir quelqu'un des siens qui lui échappe par toute
sorte de transformations auxquelles son ingrate nature refuse de se prêter. Ce-
pendant il ne se décourage pas; au contraire, vous le trouvez toujours heureux,
épanoui, satisfait de lui-même, et (;'cst par ce côté surtout que ce caractère est
admirable. La sérénité pure est en Dieu seul, qui crée sans souffrance ni travail,
par le seul acte de sa volonté éternelle, et se repose aussitôt dans son œuvre; le
génie humain crée aussi, mais dans la tristesse et les angoisses, et la béatitude
ou le calme céleste ne se réfléchit au monde qu'au sein de la médiocrité. Vérité
funeste mais incontestable, et venue d'une source divine : Beau pauperes spiritu,
quia... On dirait que Dieu donne aux uns la pensée, aux autres la quiétude, sans
vouloir jamais rassembler en un seul la pensée et la quiétude, comme s'il crai-
gnait de voir trop près de lui le mortel doué de ces facultés faites pour se déve-
lopper et s'agrandir l'une par l'autre. Je ne sais, mais il me semble qu'il y a là
tout le secret de la chute. Lucifer, c'est la pensée dans la béatitude et s'exerçant
sous l'influence de l'orgueil. Wagner, dans toute sa vie, n'a pas un seul instant
de tristesse ou de déception ; si l'œuvre où il met toutes ses espérances avorte un
beau soir, il en prend bravement son parti, dort sur les deux oreilles, et le len-
demain recommence de plus belle. Misérable condition, que Faust n'a pas tort de
prendre en pitié ! Qu'est-ce donc en effet que le calme de l'existence, s'il faut l'a-
cheter au prix de l'infirmité de sa nature 1 N'y a-t-il pas, au-dessus de ces biens
lelatifs et dont on jouit sans en avoir conscience, quelque; volupté absolue où
leiulent les ambitions généreuses au risque d'être foudroyées' et ne vaut-il pas
mieux être Faust debout sur le Brocken, en butte à toutes les tempêtes qui
soufflent sur l'âme humaine du ciel et de la terre, que ce misérable Wagner,
qui vit soixante ans heureux, mais bafoué, et ne s'aperçoit pas qu'il sert de
jouet ridicule à la destinée?
Ensuite les trois compagnons se mettent en route pour aller assister à la nuit
classique de Walpürgis. Le premier besoin d'Homunculus, c'est d'exister : il
faut qu'il puisse se mouvoir dans le libre espace des cieux ; il faut que l'esprit
élémentaire se retrempe aux sources fécondes du naturalisme antique, qu'il
s'arrête un moment sur les rocs de la mer Egée et s'entretienne avec Anaxagore
et Thaïes louchant les causes premières. Nous le verrons plus lard Esprit de feu,
phosphore, plonger dans l'eau sans mourir el former alliance avec Telement de
l'école d'Ionie. Pour Faust, il n'a pas renoncé à sa course aventureuse. Fatigué
de chercher dans le présent de qucü satisfaire le désir immodéré qui le consume,
il se tourne vers le passé. Il faut que cette activité sans bornes, que les voluptés
GOETHE. ±1
(le la ronloinplatioii n'absorbent plus désormais, se nie ailleurs et se dépense.
De pareilles nalures ne s'arrêleiil plus, une fois qu'elles ont mis le pied dans la
débauclie de l'esprit et des sens. Faust a commeucé par sonder les abîmes de
l'avenir, puis il s'est promené dans le jardin du présent, dont il a ravagé les plus
douces fleurs, et maintenant le voilà qui fouille dans le passé. De tels êtres ren-
treraient dans l'existence ordinaire s'ils pouvaient savoir ce que c'est que la las-
situde. Le sentiment de paix et de satisfaction que donne le repos qui suit
l'œuvre, est peut-être la seule volupté qu'ils iguorent, eux qui boivent à toutes
les coupes de la volupté. Uien ne rebute Faust ; il faut qu'il s'agite et qu'il
souffre. Il va, il ira partout et toujours, tant qu'il y aura dans l'espace et dans le
temps des mondes et de l'air. A mesure que ses illusions tombent, il les rem-
place par des illusions qu'il se crée, illusions d'un autre âge et d'un autre ciel.
On dirait un arbre immense qui ne se dépouille jamais, ou plutôt qui renouvelle
sans cesse son feuillage et ses fleurs, grâce à l'abondance d'une sève mystérieuse
qui fournit seule à sa végétation surnaturelle. Voyez-le dans sa fureur insensée :
il quitte Marguerite pour prendre Hélène, il abolit l'amour dans le présent pour
relever son autel dans le passé. Il renonce aux illusions de Roméo pour se faire
les illusions de Paris. Les imaginations lascives dont il vient d'être bercé durant
son court sommeil éveillent en lui d'irrésistibles fantaisies ; les brises qui fré-
missaient tout cà l'heure dans ses cbeveux lui ont apporté quelque chose des
grèves de Sunium et des roses de Tempe. Il s'éveille les bras étendus vers la
beauté plastique, appelant la Grèce de tous ses vœux. D'ailleurs n'est-ce point
là, sous ce ciel enchanté, dans ce pays des fleuves et des bois sacrés, des Nym-
phes et des Dryades, que respire, entourée du chœur des vierges troyennes, l'é-
pouse de 3Iénélas, Hélène, l'objet de son culte idéal, la maîtresse de sa pensée,
comme Marguerite le fut jadis de son cœur? Quant à Méphistophélès, il fera le
voyage en vrai touriste, en vieux diable qui n'est pas fâché de s'instruire et de
voir du pays. A parler franchement, le monde antique, tout peuplé de dieux et
de héros inconnus, ne le séduit guère au premier abord. Cet enfer, gouverné par
un dieu impassible et qui ne connaît ni la haine, ni les désespoirs de l'orgueil
enchaîné, lui semble misérable, à lui l'ange déchu, l'Esprit du mal, le diable de
la hiérarchie catholique. Cependant il finit par céder au vent du destin qui le
pousse, et se rendre aux instances d'Homunculus, dont le cristal sonore illu-
mine le chemin de splendeurs phosphorescentes. Après tout, là aussi Méphisto-
phélès pourra bien se trouver en pays de connaissance. Si les Gnomes et les Sa-
lamandres lui manquent, il aura les GrifTons et les Kabires, et, comme Œdipe,
il causera sur les ruines de Thèbes avec les Sphinx, ces divinités monstrueuses
qui rampent comme des lézards sur les pans croules des murs cyclopéens ; il
pourra soulever leurs mamelles pendantes et leur dire en face, en les quittant, le
grand mot de l'énigme antique qu'il sait à coup sur mieux que personne. D'ail-
leurs la nature n'a-t-elle pas mis au fond des choses des fils mystérieux par les-
quels se rattachent entre elles les idées éternelles de l'humanité ? et ces fils qui
servent à guider les intelligences humaines à travers le ténébreux labyrinthe du
temps, le diable ne peut-il donc les saisir comme un simple mortel ? Ici éclate la
sollicitude de Goethe pour son personnage de prédilection. Cette sollicitude, en
pareille circonstance, est tout simplement un trait de génie. Grâce à l'etfort prodi-
gieux du poète, Méphistophélès entre seul dans le monde antique sans presque se
dépayser ; il est là comme il était sur le Brocken, entouré des siens et de sa famille.
'2S GOETHE.
La mylliologie païenne a de secrets al)îmes qu'on ignore : bien loin de cet
Olympe de lumière et d'azur où se meuvent, dans leur adorable jeunesse et leur
pure beauté, les créations divines des poêles, s'étend comme un cbaos immense
où flottent pèle-môle, dans le vide de la nuit, les Esprits issus des éléments que
la science livre à peine ébauchés à la poésie, et c'est à cette source inconnue et
profonde que Goethe ira prendre son imagination ; c'est par la Thessalie que le
grand poète romantique des temps modernes mettra le pied sur la terre classiipie
de Grèce pour la conquérir. Il se contente de prendre Hélène et le cceur à l'anti-
quité homérique; pour le reste, il obéit à sa fantaisie accoutumée. Goethe, ce
n'est pas l'imagination qui puise aux sources de la poésie, mais la poésie qui
puise aux divines sources de la science humaine. Là repose, selon moi, tout le
mystère de son ceuvre. A mesure que son œil se fixe quelque part, le sol se creuse
si bien que dans cette antiquité où tant de beaux génies n'ont su trouver que des
marbres inanimés, lui découvre la vie et tout un moiule, le monde de la science
qui se transforme, et }»rend dans son cerveau les splendides couleurs de l'imagi-
nation. L'aigle olympien voit du haut des cieux la cuve immense du panthéisme
bouillonner dans les entrailles de cette terre généreuse, et voilà qu'il descend
aussitôt, se plonge dans les flots de cette lave incandescente, et remonte vers son
empyrée emportant sa proie avec lui, les idées, Ganymèdes de ce Jupiter. Goethe
n'a que faire de la traduction épi(|ue d'Homère et d'Eschyle. Il ne tiendra (ju'à
lui de lutter de nombre et de magnificence avec V Iliade et les Suppliâmes, comme
il l'a fait dans sa tragédie iVIphigénie en Tanride. L'auteur de Fausl est de taille
à se mesurer avec les plus vaillants et les plus forts ; mais il lui convient mieux
d'évoquer d'autres apparitions. L'antiquité a sa légende comme le moyen âge. Li-
vrez l'antiquité à cet Allemand venu di>s bords du Rhin pour donner, après deux
mille ans, l'air et l'espace au merveilleux que la Grèce adorait presque sans le
connaître ; laissez-le réunir dans son poème immense tout ce qui tinte dans le
cristal, roule dans les eaux, siffle dans l'air, frémit dans le feuillage, et ras-
sembler dans une symphonie éternelle toutes ces âmes éparses de la nature,
dont les anciens avaient à certains jours la divination sacrée, mais qu'ils ne pou-
vaient évoquer, car Spinosa n'avait pas couvé l'œuf d'Ionie, car la science du
panthéisme n'était pas faite. Goethe ue prend à ranti<[uilé ni ses héros ni ses
dieux ; les héros et les dieux de l'antiquité ont leur Olympe et les poèmes d'Ho-
îuère. Ce qu'il veut, lui, ce sont les Kabires, les Telchines, les P.sylks, les Gor-
gones, les Phorkiades, les Lamies, et tous ces fantômes venus de Thrace, et qui
erraient depuis des siècles au nord-ouest de la Thessalie et de Lemnos, sans que
mi\ eût osé les recueillir ; le romantisme enfin de l'antiquité classique. Je laisse
à penser au lecteur si Méphistophélès se trouve bien en pareille compagnie. Il
interroge çà et là, il cause, il argumente, et, sauf quelques expressions qui
l'embarrassent un peu, finit par se dire que tout cela se ressemble beaucoup et
qu'il n'y a guère que les noms de changés. Un moment il est là comme sur sa
terre, il donne la main à chacun, et se croirait volontiers dans son royaume,
parmi ses familiers et ses sujets. Le vieux diable a trop d'esprit et de sens pour
se laisser prendre aux différences. Aussi ne tarde-t-il j)as à s'apercevoir que tout
cet appareil dont il se faisait un monstre, c'est tout simplement rétcrnellc éma-
nation de la grande nature, modifiée à l'infini par des conditions de climat, de
temps et de langage. Insensiblement il marche ave^: plus d'aisance, prend pied
sur cette Grèce, et au besoin il s'arrangerait pour y vivre. La Thessalie vaut le
GOETHE. 29
Hrocken ; entro la pylliiedeDélos ol la sorcière, du Harzberg, ce n'esl guère ([u'uue
question de monture : un trépied au lieu d'un balai, voilà tout.
Faust rencontre Cliiron sur le rivage du Peneïos, et lui demande aussitôt des
nouvelles d'Hélène. Le Centaure baletant l'invite à monter sur son dos, et l'em-
porte à travers le fleuve, « du coté de la plaine où Rome et la Grèce se beurtè-
rent en un cboc terrible, » le cbamp deCynocépbale, où Quintus Flaminius battit
Philippe. Chemin faisant, le fils de Kronos et de Philyra cause avec son cavalier
et lui parle d'Hercule, son élève. Au nom d'Hélène, prononcé par le Centaure,
Faust éclate en un transport d'enthousiasme : « Créature éternelle du rang des
dieux, aussi grande que tendre, auguste et digne d'être aimée, tu l'as vue jadis ;
aujourd'hui, moi, je l'ai vue aussi belle qu'attrayante, aussi belle que désirée ;
tous mes sens, tout mon êlre en sont désormais possédés ; je ne vis plus si je ne
puis l'atteindre. »
A ces paroles effrénées, Chiron ne doute plus de la démence qui règne dans le
cerveau de Faust. En sa qualité de Centaure, initié aux mystères des plantes et
des eaux, il juge sur-le-champ qu'il est de toute nécessité de remédier au mal ; et,
comme dans sa course intrépide il ne peut entreprendre lui-même la cure, il dé-
pose son cavalier sur le seuil de la devineresse Manto, puis disparaît et continue
à battre la campagne sonore de son pied infatigable. Il s'agit de guérir Faust de
son amour insensé pour Hélène. A défaut du Centaure médecin, la fdle d'Escu-
lape se charge de l'affaire et le conduit dans l'antre de Perséphone. — Les Sy-
rènes se baignent en chantant dans les flots du Peneïos, l'onde s'émeut, la terre
tremble, — allusion à l'origine de Délos. Les Griffons gardent les trésors enfouis
dans la terre, les Pygmées et les Imses se disputent les royaumes souterrains,
les Dactyles forgent les métaux. Cependant .Méphistophélès se perd dans les
groupes de Larves et de Lamies. Au premier abord, le vieux diable est séduit par
la beauté des formes qui s'offrent à lui ; les apparences tentent sa luxure ; peu à
peu, il s'humanise, il ose, il devient familier. Par malheur, il oublie qu'il est
dans la nuit de Walpiirgis ; il prend des illusions pour des réalités, et les illu-
sions qui dansent à ses côtés se dissipent au premier attouchement de ses mains,
ou plutôt se transforment en figures hideuses, qui, bien loin d'exciter sa concu-
piscence, ne soulèvent que son dégoût.
Ici les Esprits de l'antique nature commencent à s'émouvoir en tous sens, les
eaux du Peneïos s'enflent et bouillonnent, les feuillages sacrés ondulent, et des
bruits inouïs roulent dans les airs sur les ailes du vent. Les idées antiques et les
idées modernes se rencontrent et se donnent la main dans ce Josaphat poétique.
Tant que dure l'intermède, on se sent comme enveloppé d'une vapeur mélo-
■ dicuse ; il semble qu'on entende planer dans l'air, au-dessus de la voix des
Sphinx, des Syrènes et des Dactyles, une harmonie âpre et sauvage dont on
écoute avec ravissement les divagations infinies, sans essayer de remonter à leur
source. On ignore qui soulève ainsi dans l'espace cette grande voix éplorée et
confuse, si c'est le passé qui chante ou le présent. Cela peut venir d'Orphée er-
rant dans les bois de la Thrace, ou de Weber conduisant à travers les brouil-
lards sonores la meute fantastique de Samiel. Tout s'anime, frissonne et palpite :
on dirait une forêt enchantée du moyen Age ; le marbre de Paros lui-même
élève la voix et parle comme la statue du Commandeur : sabbat prodigieux où
défilent l'une après l'autre, sous l'évocation puissante de Goethe, les pales et
mystérieuses figures que l'œil de l'initié peut seul entrevoir dans les ténèbres
oO GOETHE.
(lu pagnnismo; car rnnliquilé, elle aussi, a ses lerrenrs, (erreurs sombres- et
morues, dout le vulgaire ne se rend pas comple et que le pontife exploile à sou
profit.
Ou ne cesse de se répandre en beaux discours sur l'instinct merveilleux qui
poussa les Grecs vers les choses pures et sereines de Tart, et de vanler avec
amour l'immuable sourire de leurs divinités de marbre. Mais sait-on, après tout,
si celte persévérance à ne jamais produire que les grâces de la nature ne leur
vient pas plutôt de la nécessilé d'obéir à la loi religieuse qui garde le dogme au
fond du sanctuaire et défend au ciseau d'entamer le symbole ? On ne peut, certes,
attribuer à l'imaginalion de Goelbe les figures sans nombre qui s'agileut dans le
cercle immense de cet intermède: ce sont là des figures antiques d'aussi bonne
race que les béros de V Iliade, des Perses, ou (V OEdiperoi, et cependant vous ne
les trouvez ni dans Homère, ni dans Escbyle, ni dans Sopbocle. Non pas que ces
grands maîtres aient vécu dans l'ignorance de ces créations mystérieuses que
(ioethe a produites à la vie de l'air et du soleil ; mais ils ne les abordent jamais
(ju'avec une réserve extrême, et s'éloignent d'elles sitôt après les avoir nom-
mées, sans chercher à les dégager du symbole qui les enveloppe. Pour voir sur-
gir le romantisme de l'antiquité, il faut attendre le mouvement alexandrin. C'est
là, dans la débâcle universelle qu'amène l'invasion du christianisme, qu'appa-
raissent pour la première fois ces myriades de dieux inconnus. La confusion
s'empare du monde, le Serapeum croule, et Julien, dans les efforts désespérés
qu'il tente pour relever l'édifice mythologique du passé à jamais aboli, renverse
toute hiérarchie ; si bien que le symbole, si longtemps retenu dans les ténèbres
du sanctuaire impénétrable, finit par remplacer au grand jour les dieux de mar-
bre tombés en poudre sous le marteau des chrétiens. Et c'est pourquoi Goethe,
après deux mille ans, voulant accomplir au profit de la poésie l'œuvre que Julien
avait tentée en vain dans un but politique, Goethe devait prendre à l'antiquité,
non la forme périssable tant de fois épuisée par des mains glorieuses, mais le
dogme, mais l'idée où la vie se perpétue, et qui était le seul point de contact par
où notre siècle put entrer en rapport avec l'antiquité .
L'intermède vient de finir, le drame commence. Hélène, entourée du cbceur
des vierges troyennes, s'arrête devant le palais de Ménélas. Les images coulent
de ses lèvres avec la richesse et l'abondance de l'inspiration homérique ; sa belle
voix au timbre d'or plann dans les régions de la mélodie : ineffable langage, dont
Goethe emprunte le secret aux chantres de l'Olympe . Dès les premières paroles
d'Hélène, on sent que désormais l'ceuvre se meut dans le cercle de la réalité.
Assez longtemps le poète a parcouru l'espace, traçant dans l'air au hasard les
fidles visions de son délire. Celte fois la figure d'Hélène l'attire et le fascine au
point qu'il ne peut s'empêcher de la prendre au sérieux ; il l'aime, et l'inquiet
désir qu'il ressent pour elle nous est un sur garant de la beauté visible et pal-
pable qu'il s'attache à lui donuer. Remarquez comme, dès le premier vers, le
ton change, comme la voix se hausse, comme le style revêt tout à coup une
[tompe inusitée. Quelle ampleur dans le discours 1 quel appareil solennel dans
l'ordonuance des rhythmes ! on entend le bruit du cothurne retentir sous le pé-
ristyle sacré. Ce n'est plus cette fois la vision (jue Faust évoque au premier acte,
du sein du royaume des idées, la forme iusaisissable qui passe bafouée et mé-
connue devant la cour de l'Empereur, et ne doit ((u'au sensualisme le plus gros-
sier les singuliers complinieuls qu'elle recueille. Non, c'est la fille grecque, c'est
GOETHK. 31
Hélène de sang et de chair, j'allais dire de inarbre, le IVuil des amours An Cygne
el de Léda, l'amanle incomparable de Paris et d'Achille ; celle que (loelhe a
rêvée, qu'il désire de tonte la puissance de son cerveau; celle enfin qui, plus
que Melpomène, plus cpie loules les Muses, représente la poésie antique, car
elle est la beauté pure. Où trouver en effet, dans le monde païen, une idée qui
ne se soit confondue avec elle en un baiser de feu, sous les lauriers-roses de
l'Eurotas ou les voûtes du sanctuaire domestique ? On conçoit que la poésie mo-
derne ait voulu porter la main sur ce corps suave que tant de lèvres immortelles
ont touché. Si, dans la nuit classique de Walpingis, le poëte célèbre la fête des
éléments, cet acte tout entier est consacré par lui au culte de la pure beauté,
élément, elle aussi, — élément unique du monde de la pensée et de l'imagina-
tion. Supposez un instant que ce n'est point la véritable Hélène qui paraît de-
vant vous, aussitôt l'allégorie perd tout son sens. Faust, le représentant du ro-
mantisme, ne doit en aucune façon se marier avec une ombre; il lui faut pour
compagne la beauté dans sa manifestation plastique, Hélène. Ainsi seulement la
poésie classique peut entrer en rapport avec la théorie moderne. Le beau côté de
la chevalerie, — le chant et l'amour, la force de la jeunesse et de la nature, —
sert de transition vers la grande forme et la puissance inflexible de l'antiquité.
Ainsi le poëte atteint son but, qui est ici de montrer l'art antique passant à l'art
romanlique, tout au rebours de la nuit de Walpiirgis, où c'est le romantique qui
passe à l'antique. De l'alliance de ce double élément avec la nature et la plas-
li(|ue naît la vraie poésie.
Hélène est une imagination des plus belles années de Goethe, une idée venue
en même temps que Hermann el Dorothée, peut-être avant. Voici, du reste, ce
qu'il en dit lui-même dans une lettre à Schiller, 12 septembre 1800 {Ihießvechsel,
Th. V. S. 506) : « J'ai mené à bien, cette semaine, les situations dont je vous ai
parlé, et mon Hélène est vraiment venue au jour. Maintenant le beau m'attire
tellement vers le cercle de mon héroïne, que c'est une affliction pour moi d'a-
voir à la convertir en une sorte de conte bleu. Je sens bien un vif désir de fon-
der une sérieuse tragédie sur les matériaux (jue j'ai déjà ; mais je craindrais
d'augmenter encore les obligations dont l'accomplissement pénible consume les
joies de la vie. » Et vingt-six ans plus lard, dans une lettre à Zelter, 2 juin 182(1
'Briefwechsel mil Zeller, Th. IV, S. 171) : « Je dois aussi te confier que j'ai re-
pris, pour (;e (jui regarde le plan poétique et non les développements, les tra-
vaux préliminaires d'une œuvre importante sur laquelle, depuis la mort de Schil-
ler, je n'avais pas jeté les yeux, et qui, sans le coup de collier d'aujourd'hui,
serait demeurée in limho palruni. Le caractère de cette œuvre est d'empiéter sur
les domaines de la nouvelle littérature, et cependant je défie qui que ce soit au
monde d'en avoir la moindre idée. J'ai lieu de croire qu'il en résultera une
grande confusion, car je la destine dans ma pensée à vider une querelle. » Il
était difficile de loucher plus juste, et le poëte parle ici avec cet admirable in-
stinct critique qui ne le trompe jamais. En effet, je ne sais pas d'œuvre plus
prônée et plus méconnue, plus exposée à la fois aux exagérations de la louange
el du blâme, plus admirée des uns et des autres, et plus mise en question par
tous. Tandis que les philosophes s'y complaisent, attirés parle souffle divin qui
s'exhale de la perfection grecque, les romantiques s'en détournent avec horreur,
et là où le pied du classique chancelle, le romantique se trouve sur son terrain.
Le secret de cette inquiétude qui tourmente les deux parfis me semble tout en-
32 (jOETHE.
lier dans la laiitaisie iniiiieiise de Goethe, (jui a voulu rassembler tous les élé-
menls dans sa ci'éation. Falalilé atlachée aux enfantemenls du génie! Ces grandes
œuvres synlhéliques, qui coniprennenl l'univers de la pensée et de Taclion, sont
créées plutôt pour Thunianité que pour l'iiomnie. Dès leur naissance, la discus-
sion s'en enqiare : elles servent de champ de bataille aux opinions les plus con-
Iraires, qui s'y livrent un combat éternel d'autant plus indécis, que les chances
sont plus également partagées. Ces œuvres éveillent itlulot l'enthousiasme de
tous que l'amour et le culte de chacun ; beaucoup les défendent avec courage et
persévérance, mais peu se passionnent pour elles. Ce n'est pas au moins, —
quant à ce qui regarde l'observation des sentiments, les grâces de la pensée, le
soin curieux du détail, — que ces œuvres le cèdent en rien à d'autres. Ce qui
leur manque, c'est la classificalion et Tordre. Une foret vierge n'est pas un sen-
tier. Les intelligences oisives et modestes trouveraient là aussi la douce fleur de
l'âme, mais cachée et perdue sous les grandes herbes qu'il faudrait séparer avec
peine, et l'on s'explique comment il convient mieux à leur heureuse nonchalance
d'aller respirer les pâles violettes dans le coin de terre isolé où Pétrarque et No-
valis les ont plantées. Une chose qui du premier abord glace la sympathie du
lecteur, c'est l'ironie inexorable qui se manifeste dans ce livre sous toutes les
formes. Goethe ne procède guère autrement : génie essentiellement profond et
varié, il voit d'un coup d'œil infaillible les tendances du moment, et trouve dans
la fécondité de sa nature généreuse de quoi y satisfaire. 3Iais l'imitation suit le
génie comme son ombre ; la voie ouverte, tous s'y précipitent au hasard, et c'est
alors un plaisir de dieu pour le vieillard (|ue de comprimer tout d'un coup ces
élans effrénés par un éclat de rire inextinguible. Goethe fait un peu, autour du
troupeau littéraire de son temps, l'oflice du chien de berger : dès que les mou-
tons se débandent et vont dévastant le beau pâturage que leur a découvert la sa-
gacité du maître, le vieux gardien attentif se lance après eux, d'un bond dépasse
les plus hardis, et les ramène à l'étable en leur mordant l'oreille jusqu'au sang.
Je citerai, à l'appui de ce que j'avance, dans la première partie de Faust, l'inter-
mède tout entier des IVoccs d'or dOhévon et de Tilania (Obérons und Titanids
(j^oldne Hochzeit), et dans la seconde, ces allusions de toute sorte et ces passages
satiriques où certaines idées, fort en honneur dans un passé encore très-près de
nous, ne sont guère plus épargnées que les faiblesses de Nicolai et de ses con-
temporains dans les scènes du Brocken. — Voici en quels termes Goethe parle
de l'accueil fait à sa création d'Hélène dans certaines capitales de l'Europe : « Je
sais maintenant comment on a salué Hélène à Edimbourg, à Paris, k Moscou ;
peut-être n'est-il pas sans intérêt de connaître, à ce propos, trois façons de pen-
ser tout à fait opposées. L'Ecossais cherche à pénétrer dans l'œuvre, le Français
à la comprendre, le Russe à se l'approprier. Il ne serait pas impossible qu'on
trouvât ces trois facultés réunies chez le lecteur allemand. » [Goethe an Zelter,
20 mai 1828 ; Ikiefwechsel, Th. V, S. 44).
Cependant Hélène est entrée dans le palais de Ménélas : le chœur chante un
hymncà la gloire des dieux, qui ont protégé le retour de l'héroïne. Mais tout à
coup la l'oine épouvantée sort du palais, et tombe dans les bras de ses compa-
gnes. Ses traits si calmes sont émus ; on dirait ({ue la colère lutte sur son noble
front avec l'étonnement.
Lr cHŒrR. Découvre, noble femme, à tes servantes qui l'assistent avec respect,
ce qui est arrivé.
GOETHE. r,ö
Mélène. Ce que j'ai vu, vous le verrez vous-nièiiies de vus propres yeux, à
moins que l'antique nuit n'ait englouti aussitôt son œuvre dans le sein de ses
profondeurs, d'où s'échai)pent les prodiges ; mais, pour que vous le sachiez, je
vous le dis à haute voix : — Comme je traversais d'un pas solennel le vestibule
ausière de la maison royale, songeant à mes nouveaux devoirs, le silence de ces
pieux déserts m'étonna. Ni le bruit sonore des gens qui vont et viennent ne
frappa mon oreille, ni le travail empressù et vigilant mon regard ; aucune ser-
vante ne m'apparul, aucune ménagère, de celles qui jadis saluaient amicalement
chaque étrauger. Cependant, comme je m'approchais du foyer, j'aperçus, près
d'un reste attiédi de cendres consumées, assise sur le sol, je ne sais quelle grande
femme voilée, dans l'attitude de la pensée plutôt que du sommeil. Ma voix sou-
veraine l'invite au travail, car je la prends d'abord pour une servante placée là
par la prévoyance de mon époux ; mais elle demeure impassible, enveloppée dans
les plis de sa tunique. A la fin seulement, elle élève, sur ma menace, son bras
droit, comme pour me chasser de l'àtre et de la salle. Irritée, je me détourne et
monte les degrés qui conduisent à l'estrade où le thalamos s'élève, tout paré,
près de la salle du trésor. La vision, elle aussi, se dresse, et, me fermant le che-
min d'un air impérieux, se montre à moi dans sa grandeur décharnée, l'œil
creux, terne et sanglant, comme un spectre bizarre qui trouble la vue et l'es-
prit... Mais je parle en vain, car la parole ne dispose pas de la forme en créa-
trice. Voyez vous-mêmes, elle ose se risquer à la lumière ! Ici nous régnons jus-
qu'à l'arrivée de notre maître et roi. Phébus, l'ami de la beauté, repousse bien
loin dans les ténèbres les hideux fantômes de la nuit, ou les dompte.
La destinée lamentable de Troie plane au-dessus de cette introduction. Tout
autour d'Hélène, source falale de tant de misères, flotte un nuage si doux, si va-
poreux, qu'il semble encore ici que le naturalisme pur des temps antiques l'em-
porte sur la beauté morale de l'âge chrétien. Que de systèmes sur la poésie ré-
duits à néant par cette démonstration souveraine que Goethe poursuit avec un
implacable sang-froid! Le beau dans l'art peut donc se passer du sens moral!
Phorkyas représente ici plutôt les terreurs profondes que l'antiquité personnifie
dans certaines apparitions que la laideur du diable. Ce n'est que vers la fin,
lorsque le romantisme atteint son apogée, que la Laideur se montre. Le classique
répugne à Méphistophélès ; il n'ose s'y aventurer que sous un masque; et quelle
apparence lui conviendrait mieux que celle de Phorkyas, le monstre sorti de
l'Erèbe, l'épouvante des jeunes Troyennes? Car Phorkyas, c'est encore Méphisto-
phélès, on le devine. La manière dont l'imagination de Goethe se donne cours et
franchit toute barrière, sans tenir compte des temps et des lieux, pourra sembler
étrange ; mais n'oublions pas qu'il ne s'agit ici que de la beauté poétique, et que
nous sommes au milieu du rêve d'un Allemand sur l'antiquité, c'est-à-dire bien
loin de toute vraisemblance et de toute réalité prosaïque.
La réponse du spectre ne se fait pas attendre. Le chœur des Troyennes repousse
et maudit la Laideur. La querelle s'anime. On se rappelle, à propos de cette
scène, le naturel souvent brutal de la poésie antique, et les rudes paroles qu'é-
changent entre eux les héros de la tragédie grecque et des poëmes d'Homère.
Cependant Hélène intervient et commande le silence :
HÉLÈNE. Qu'on répare le temps perdu en des querelles arrogantes, et qu'on se
liàle d'accomplir le sacrifice ordonné par le roi.
54 GOETHE.
PHORKYAs. Tülil est prêt dans la maison ; la coupe, le trépied, la hache aiguë,
Teau lustrale, l'encens, tout est prêt... Désigne la victime.
HELENE. Le roi ne l'a pas indiquée.
PHORKiAS. Il ne l'a pas dite? 0 misère!
HÉLih'E. Quelle aflliction s'empare de ton cœur?
PHORKYAS. Reine, c'est toi-même !
HÉLÈNE. Moi?
PHORKIAS. Et celles-ci.
LE CHŒUR. Malheur et désespoir !
PHORKYAS. Tutomheras sous la hache.
HÉLÈNE. Afîreux! Mais je l'avais pressenti, malheureuse!
PHORKYAS. Cela me semble inévitable.
LE CHŒUR. Hélas ! et nous, quel destin nous attend?
Le chœm% dans les angoisses du désespoir, se tourne vers Phorkyas, implorant
d'elle un moyen de salut.
Phorkyas cède enfin aux instances des Troyeunes suppliantes. Le temps presse :
il faut se hâter de fuir les murs de Sparte, et s'en aller chercher un refuge sur
les bords du Taygète, où une race étrangère vient de fonder une cité nouvelle
sous la conduite d'un aventurier glorieux. Hélène demeure un instant irrésolue...
Un bruit de clairons annonce l'arrivée de Ménélas : c'est la mort qui s'avance à
grands pas, la mort sanglante pour elle et ses blanches compagnes. La reine,
épouvantée, n'hésite plus, et remet sa destinée entre les mains de Phorkyas. Un
nuage épais couvre la scène, et, lorsqu'il se dissipe, la reine et le chœur se trou-
vent, par enchantement, au milieu de la cité gothique, où des pages blonds et
vêtus de soie et d'or s'empressent à les accueillir. Hélène est conduite vers Faust.
Celui-ci, avant même de rendre hommage à la fille immorlelle du Cygne, fait
charger de fers, en sa présence, le gardien de la tour, Lyncéus, pour avoir né-
gligé d'annoncer qu'il la voyait venir. Hélène sourit d'aise à ce premier témoi-
gnage de galanterie chevaleresque, et pardonne au gardien. Faust obéit, et s'a-
voue le vassal de la pure beauté. Dès ce moment, l'byménée de Faust et d'Hélène
est décidé. Le représentant du moyen âge monte sur le trône de l'héroïne an-
tique, et partage avec elle le royaume infini. Hélène ne se lasse pas d'admirer les
])bénomènes merveilleux qui dansent autour d'elle comme les rayons d'un soleil
inconnu. C'est un monde tout entier qui se révèle à ses sens. La belle fleur divine,
transplanlée sur un sol étranger, épanouit son calice d'argent, d'où s'échappent
de suaves parfums qui enivrent Faust. Cependant des cris tumultueux troublent
le calme delà vallée heureuse. Lesenvoyésde Ménélas viennent réclamer Hélène.
Faust se lève, et les repousse à la tête de ses hommes d'armes. La valeur pro-
tège la beauté et s'en rend digne. Bientôt le calme renaît, doux, embaumé, vo-
luptueux, inaltérable. Le chœur s'endort çà et là sur les degrés du palais et
sur les touffes d'herbe où serpentent les eaux vives. Hélène et Faust, l'œil
humide, la lèvre altérée, ivres de désirs et d'amour, se perdent, la main
dans la main, sous l'épaisseur du feuillage dans les ombres de la grotte mys-
térieuse. Bientôt Phorkyas annonce (pi'un enfant nouveau-né bondit, en se
jouant , du giron de l'épouse sur le sein de l'époux ; un merveilleux en-
fant, nu (Taboid, jiuis velu de pourpre et d'azur, la lyre d'or à la main,
comme un petit Pliébus, l'auréole de; lumière sur les tempes. Euphorion
paraît; il (•ourt.il bondit, quitte le s(d, monte vers les astres, et se balance
GOETHE. ôîi
dans rinfini, joyeux, insoiicianl, d loiijoiirs cliaiilanl, d'une voix plus pure que
le crislal, des slroplies romanlicpies que la musique aérienne acconqiagne. On
voit ainsi ce que Goethe emprunte à la légende et ce qu'il y ajoute. Les amours
d'Achille et d'Hélène, vous les trouverez ici. Rien n'est perdu, ni l'ardeur des
caresses, ni l'harmonie de l'air, ni l'enchantement du site, mystérieuse étreinte
d'où naitde même Euphorien, l'enfant divin, la poésie. Seulement, au lieud'A"
chille, c'est Faust; au lieu de la beauté humaine, la beauté idéale, l'intelligence.
Hélène reste ce qne l'antiquité l'a faite, ce qu'elle sera toujours. Quel représen-
tant plus noble et plus digne l'antiquité plastique trouverait-elle?
Ainsi, les éléments de toute poésie se rencontrent et s'assemblent; l'antiquité
épouse le romantisme, et de cet hyménée sort la poésie moderne avec sa forme
originale, son intimité sympathique, mais aussi avec ses désirs sans bornes, son
impatience du joug et de la règle ; réelle à la fois et symbolique, — tantôt voilée,
tantôt nue comme le marbre antique, — aujourd'hui noyée dans les brouillards,
demain sereine, et la lumière au front, — féconde et capricieuse comme le soleil,
où elle tend sans cesse, au risque de tomber dans l'eau comme Euphorien et
comme Icare. Icare, c'est l'inquiétude incessante de la pensée, l'aspiration éter-
nelle vers un but ignoré qui s'élève toujonrs à mesure qu'on monte, la fièvre d'un
dieu insensé dans le cerveau d'un pâle adolescent, tout ce qu'il y a de vaste, d'in-
flni, dans les vœux des immortels, et tout ce qu'il y a de factice et de vain dans
l'action des hommes ; le désir insatiable qui cherche la source, et tombe foudroyé
avant de l'avoir découverte ; l'âme de Byron sur deux ailes de cire qui fondent au
soleil. — L'antiquité, qui devinait Faust en créant Prométhée, a pressenti Byron
dans Icare; el Goethe, — ce magicien de la poésie, ce conciliateur suprême qui
sait par quels côtés latents les éléments disjoints d'un monde, dont l'unité fait l'har-
monie, peuvent se réunir; — Goethe, après vingt siècles, confond ensemble ces
deux relations d'une même idée dans une allusion pleine de mélancolie et de
charme, grâce à laquelle la trinité symbolique se complète, et dont il emprunte
le nom mélodieux aux légendes de la mythologie antique.
Tel est lemylhe qui clôt l'intermède antique de la tragédie. Au premier aspect,
la part que Goethe fait à Euphorien semble assez belle. Représentant par sa mère
de la beauté pure, de la beauté grecque, et de la science allemande par son père,
quelle destinée plus glorieuse dès le berceau! Et cependant Goethe ne s'en tient
pas là, il faut à sa création quelque chose de contemporain qui en rehausse la
vie et l'éclat dans le présent. De l'idée d'Euphorion, étoile radieuse sitôt éteinte
au firmament de la poésie, à l'idée de lord Byron, il n'y a qu'un pas. Euphorion
sera Byron. Ainsi Goethe paiera le tribut de sa plainte sublime à la mémoire de
l'auteur ûe Manfred, et son œuvre trouvera dans cette douleur généreuse une mé-
lancolie imposante et grandiose que l'antiquité seule n'aurait pu lui donner.
Quel autre que Byron serait cejeune immortel au splendide visage, aux tempes
sereines qu'une flamme illumine, ce génie inquiet qui gravit d'un pied ferme les
pics escarpés et neigeux, plonge au hasard dans les abîmes, appelle la guerre,
et trouve enfin la mort en cherchant un idéal qu'il ne peut atteindre?
EUPHORION. Je sens des ailes qui me poussent. Là-bas, là-bas, le devoir m'appelle.
Laissez, que je m'envole !
(Euphorion s'élance dans l'air, ses vêtements le portent quelque temps.
Sa tète rayonne et laisse dans le ciel une trace lumineuse.)
56 GOETHE.
LE CHŒUR. Icare ! Icare ! assez de malheur!
(ünbeau jeune homme tombe aux pieds de Faust et d'Hélène. Son visage
rappelle des /rai/s connus. L'enveloppe matérielle disparaît; l'auréole
nionteverslccicl ; lesvêtcments,lemanteauet la lyre restentsurle sol.)
iiKLKNE, à Faiisl. Antique parole que je devais consacrer par mon exemple :
— Le bonheur et la beaulc ne restent jamais longtemps unis ! — Les liens de
l'existence et de l'amour sont brisés ! Jelc déplore, leur dis un douloureux adieu, et
mejetteencore une fois dans tes bras ! — Perséphone, rerois le fils, reçois la mère !
(Elle embrasse Faust et disparaît, Faust ne retient d'elle que ses voiles.)
Hélène retourne dans l'Hadès, auprès de Perséphone ; mais les Nymphes du
chœur refusent de la suivre : une aspiration indicible vers l'élernelle nature les
possède, et toutes finissent par s'abîmer dans son sein et se perdre dans la végé-
tation, dans les flots, dans les airs. Ainsi, la nature est la source et la fin des
choses : tout en vient et tout y retourne. Le panthéisme a trouvé de nos joiu's sou
poëte dans Goethe, comme le dogme catholique avait trouvé le sien, au moyen
âge, dans Alighieri. — Les belles Nymphes du chœur se plongent dans la nature.
Elles vont donc frémir comme les arbres, s'exhaler comme l'air, couler comme
les eaux ; elles vont, pampres verdoyants, serpenter autour des coteaux. Tandis
que leur transformation s'accomplit, elles célèbrent leur vie nouvelle en tétra-
mètres trochaïques, idylle digne de Théocrite.
Les vêtements dHélène, transformés en nuage, enveloppent Faust, l'enlèvent,
et déposent l'infatigable aventurier sur le pinacle d'une haute montagne qui do-
mine la terre, un peu comme le sommet de Judée où l'Esprit du mal conduisit
Jésus pour le tenter. Faust demeure pensif, et, tandis que le brouillard flottant
disparaît du côté de l'est, il voit glisser dans sa transparence vaporeuse toutes
les pensées de son ame. On dirait un miroir gigantesque où défilent une à une
les sensations de sa vie, formes qui grandissent et passent, insaisissables et
vaines comme la vapeur qui les enfante ou plutôt les réfléchit, lumières qui
tremblent au moment de s'éteindre, fantômes qui traversent le vide à grands
pas pour aller au néant. Toutes ont passé, lorsqu'il s'en élève une dans le cristal,
une qui reste; le nuage a beau s'éloigner, elle diminue et ne disparaît pas : c'est
Marguerite, le premier rêve de jeunesse, le premier désir, la première pensée d'a-
mour ; Marguerite, cette perle divine que tant d'orages ont refoulée dans les plus
profonds abîmes de sa conscience, toujours plus pure, plus limpide, plus baignée
de lumière, chaque fois qu'un rayon du soleil amène pour quelques heures la
quiétude et la sérénité.
Cependant la nature impatiente de Faust ne tarde guère à se faire jour ; il n'est
pas dans son caractère de remuer longtemps les cendres éteintes de ses sensa-
tions pour y chercher qucl([ucs parcelles d'or. La Mélancolie peut s'asseoir à
l'ombre et se réfugier dans le passé ; les vives splendeurs du soleil l'éblouissent,
cl l'idée de l'avenir la trouble ; mais lui, avec le désir insatiable qui le possède et
l'agile, s'il recule d'im pas, c'est pour s'élancer d'un bond })lus impétueux sur
le sommet qui ferme l'horizon à son œil d'aigle. Il faut à son activité dévorante
un aliment nouveau ; il y a dans la comédie humaine une scène qu'il n'a pas
jouée encore : la guerre. Cette scène, il la demande, il la veut, dùlMéphistophélès
comj)oser le drame tout exprès ; du reste, il se soucie fort p(ni des titres et des
honneurs, cl n'envisage la question qu'au point de vue de l'inexorable activité
(pii le pousse.
GOETHE. 57
Faust décrit avec chaleur le mouvemeiil (Meriiel do la mer ; celle force qui se
dépense en vain l'irrile et le prüV(»(jue; il vent la coml»allre et la réduire. Sa fu-
reur d'agir va désormais s'en prendre aux éléments. En proie à l'ambition qui le
possède, il rôve déjà un vaste domaine, une immense étendue de terrain où sa
volonté règne en souveraine. Eh bien ! tout cela il saura se le conquérir, non
sur les hommes, auxquels il se ferait scrupule de porter préjudice, mais sur
l'Océan, qu'il refoulera dans son lit par des digues. Méphistophélès n'entrevoit
qu'un movcn : la guerre. Le mauvais gouvernement du clergé a précipité le
royaume dans l'anarchie ; un An ti -Empereur vient de surgir. L'occasion s'offre
belle pour les actions d'éclat. Que Faust entre en campagne, qu'il procure la vic-
toire à l'Empereur légitime, et sur-le-champ il recevra pour fief le rivage de
la mer, cette vaste étendue de côtes où sa domination impatiente brûle de
s'exercer.
L'Empereur est tombé dans le piège que Méphistophélès a tendu sous ses pas
au premier acte. A l'aspect de ces richesses diaboliques dont les trésors de l'Etat
ont regorgé tout à coup, la tête lui a tourné ; au lieu de gouverner son peuple,
il s'est mis à jouir de la vie en Sardanapale. Déjà la révolte lève la tête, l'anar-
chie éclate de toutes parts, le clergé vient d'élire un nouveau chef, qui s'avance
à grandes journées contre son souverain légitime. Méphistophélès accourt à son
aide; les Trois-Vaillants, Raufebold, Habebald, Haltefest, l'accompagnent. Faust
est promu à la dignité de généralissime ; il n'entend rien à la guerre, peu im-
porte. — Prends toujours le bâton de général, lui dit Méphistophélès, et je ré-
ponds de l'affaire. — Cependant un bruit fatal court dans les rangs, on parle de
la défection des corps alliés ; l'Empereur fait bonne contenance : « Un préten-
dant vient pour me conquérir; aujourd'hui, pour la première fois, je sens que je
suis l'Empereur. ^ Faust, armé de la tête aux pieds, s'avance au nom du Nécro-
raan de Nurcia, que l'Empereur a sauvé jadis du bûcher, et propose au maître
du monde le secours de la magie. L'offre de Faust est acceptée. La bataille s'en-
gage, les Trois-Vaillants fondent sur l'ennemi ; Méphistophélès évoque, des
quatre coins de la terre, des légions de fantômes, qui, bardés de fer, cheminent
en grandissant à travers l'espace, et sèment sur leurs pas la confusion et l'épou-
vante. Méphistophélès, Faust et l'Empereur suivent du haut de la montagne les
chances longtemps douteuses du combat.
Cependant l'aile gauche souiîre, l'ennemi escalade les hauteurs, la situation
devient grave. ]\léphistophélès s'empare du commandement et dépêche aussitôt
des corbeaux messagers près des Nymphes de la montagne.
MÉPHisTornÉLÈs. Çà, mes noirs cousins ! vite à l'œuvre, vite au grand lac de la
montagne 1 Saluez de ma part les Nymphes, et tachez d'obtenir d'elles uiu^ ap-
parence d'inondation.
(Pause.)
FAUST. Certes, nos messagers ont dû faire dans les règles leur cour aux dames
des eaux. L'inondation commence à gronder. Çà et là, des cimes arides et chauves
du granit s'échappe la source vive à larges flots
MÉpniSTOPnÉLÈs. Pour moi, je ne vois rien de ces prestiges des eaux ; des
yeux humains peuvent seuls se laisser abuser de la sorte, et l'aventure étrange
me divertit ; elles se ruent par masses transparentes. Les indȎciles pensent se
"8 GOETHE.
noyer et s'éveHiient de la plus singulière façon à courir à la nage. Maintenant la
confusion est partout
La rébellion une fois en déroute, les Trois-Vaillanls pénètrent dans la tente
splendide du prétendant, et se mettent en devoir de loul piller, lorsque les tra-
bans de l'Empereur légitime entrent à point pour les chasser. Arrive l'Empe-
reur, qui s'empare du trône vide et récompense les grands dignitaires qui lui
sont restés fidèles. L'Arcbi-Maréchal, rArclii-Chambellan, l'Archi-Ecbanson, re-
çoivent des privilèges sans nombre, dont l'Archevêque, en même temps grand-
chancelier de la cour, leur transmet les brevets scellés du sceau de l'Etat. Les
princes temporels se retirent, l'Archevêque blâme l'Empereur de la victoire sa-
crilège qu'il vient de remporter avec l'aide des puissances de l'enfer ; il le me-
nace de toutes les foudres de Rome, s'il ne cède aussitôt à l'Eglise une bonne
partie de son territoire. On élèvera sur le champ du combat une cathédrale qui
sera bâiie avec les deniers de l'Empereur, et dont les revenus de l'Etat paieront
l'entretien. Le clergé n'en reste pas là : il exige encore, avant de consentir à
parler d'accommodements, une part du rivage que Faust a conquis sur la mer.
Goethe, qui n'aime pas le catholicisme, ne laisse pas échapper l'occasion d'atta-
quer avec violence la constitution de l'empire au moyen âge. D'un coté, c'est la
faiblesse et l'impuissance des empereurs ; de l'autre, la cupidité, l'avarice et la
simonie de la cour de Rome. On a peine à s'expliquer comment Goethe, ce génie
si impartial et si froid sur tout autre point de l'histoire, s'obstine, pour obéir à je
ne sais quelle haine, à ne voir dans le catholicisme qu'une affaire de sacristie et
d'antichambre ; comment lui, dont la pensée aime tant à planer dans la généra-
lité, peut oublier seulement à ce sujet l'ensemble grandiose pour de misérables
détails, qu'il poursuit avec une animosité vraiment déplorable.
Le cinquième acte est comme un épilogue immense où le mystère se dénoue
dans la splendeur et l'azur du firmament. Le motif glorieux que les immortelles
phalanges chantent dans l'introduction de la première partie de Faust, revient
ici, mais varié à l'infini par le sublime orchestre, par les voix sonores des chéru-
bins en extase qui l'entonnent avec ravissement, mais plus pompeux, plus grand,
plus solennel, plus enveloppé d'harmonie et de vapeurs mystiques. Goethe a fait
cette fois comme les musiciens, comme Mozart, qui ramène à la dernière scène
de Don Juan la phrase imposante de l'ouverture. Chaque maître procède selon la
mesure de son art ; celui-ci trouve l'unité de l'œuvre dans un verbe, celui-là dans
un motif, tous deux dans une idée puissante et féconde. Seulement l'idée de Mo-
zart est sombre et lerril)le, sa musi(|ue chante la mort et le jugement par la voix
superbe des trombones. Ici, au contraire, les fanfares divines annoncent le pardon
et l'oubli. Mozart, rêveur et enthousiaste, comme il convenait à la nature ar-
dente, passioiméc et expansive du plus grand musicien qui ait jamais existé,
Mozart est plus catholique qu'il ne le croit lui-même ; le Viennois sensuel s'a-
bandonne à la fièvre qui l'emporte, et, dans cette débauche du corps et du cer-
veau, aboutit au catholicisme terrible d'Orcagna, au point qu'il s'épouvante en-
suite de son œuvre et qu'il en meurt. Le finale de Don Juan prêche la mort
conuTu; un sermon de Savonarole. Goethe, au contraire, penseur énergique et
profond avant d'être poète, n'aborde jamais un dogme, (juel qu'il soit, qu'à la
condition de se le soumettre. C'est là pour lui un terrain plus ou moins fécond
dont il s'empare, et qu'il sillonne en tous sens. Si Goethe met le pied dans le
ciel catholique, il y éveille aussitôt toutes les rumeurs des sources et des bois.
(U) ET Uli. :,'.)
lous les bruits de la végélalion. On respire dans le ciel de Goellie loiilcs les vives
odeurs du panthéisme. Plus de responsabilité misérable, plus de moi't hideuse,
plus de terrible chàLiment ; partout la vie et la gloire, et la transformation dans
l'éther fluide et lumineux. Il est impossible d'assister à ce spectacle sans se rap-
peler ces peintures divines de la primitive école italienne, où les martyrs et les
saints canonisés, vêtus de chapes d'or, montent à travers des tentures d'azur et
de flamme dans la gloire de Dieu, l'œil attaché sur les beaux chérubins qui les
conduisent et sèment des roses dans l'espace.
Je reprends l'analyse. — Philémon et Baucis habitent une chaumière au bord
de la mer, une modeste chaumière cachée comme un nid, avec la petite chapelle
(|ui la domine, sous des touffes embaumées de tilleuls. Survient un voyageur. Le
couple pacificpie, qui l'a sauvé jadis des flots, l'accueille avec amour, et lui ra-
conte les prodiges du nouveau maître du rivage. On parle des plaines qui se dé-
frichent, des moissons qui poussent, des grands bois qui montent, des murailles
ipii s'élèvent avec une promptitude surnaturelle. La puissance mystérieuse de
cet homme les épouvante. « Il est impie, il convoite notre hutte et noire bois ;
et lorsqu'il veut s'agrandir aux dépens de ses voisins, il faut se soumettre. « Ce-
pendant les deux époux trouvent des consolations dans la prière et la piété.
« Laissez-nous aller à la chapelle saluer le dernier rayon, laissez-nous sonner la
cloche, tomber à genoux, prier et nous abandonner au dieu antique. »
Faust, parvenu au terme de la plus grande vieillesse, se promène dans les jar-
dins somptueux de son palais de marbre. Tout à coup le gardien de la tour an-
nonce l'arrivée d'un navire chargé des plus rares trésors des contrées lointaines.
Cette nouvelle laisse Faust indifférent ; la sonnerie de la chapelle trouble son
repos ; l'envie et la tristesse cheminent désormais à ses cotés. En vain 3Iéphis-
tophélès s'efforce d'émouvoir en lui un reste de cupidité ! « Quelle fête cepen-
dant! nous avons appareillé deux vaisseaux, il nous revient une flotte ; c'est sur
la mer seulement qu'on trouve la liberté du commerce et du pillage. Avez-vous
la force, vous avez le droit ; on s'informe du pourquoi, et jamais du comment ;
ou je ne me connais pas en navigation, ou la guerre, le commerce et la piraterie
sont une trinité inséparable. « Faust laisse dire son infernal associé, d'autres
soins le travaillent. Tant que les deux vieillards habiteront près de lui, il sera
malheureux ; il veut que les tilleuls lui appartiennent, et puis cette cloche l'obsède.
Voilà donc comme il faut toujours qu'on me torture !
Plus je suis riche, el plus je sens ma pauvreté.
Le bruit de cette cloche ainsi vers moi porté ,
Et de ces frais tilleuls le suave murmure,
Me parlent de l'Eglise et de la sépulture ;
La volonté de Dieu, sa force, son amour,
Jusque sur ces graviers viennent se faire jour.
Comment donc rassurer ma pauvre conscience?
Cette cloche d'enfer sonne, et j'entre en démence.
Ce qui lient à l'Eglise lui répugne. Méphistophélès le confirme de toutes ses
forces dans ces dispositions, et lui conseille de s'emparer de la chaumière et du
bois qui l'entoure, et d'offrir en dédommagement, aux pieux époux, un petit
bien que Faust leur a choisi d'avance. Au même instant, la voix de Lyncéus an-
nonce l'incendie. L'espace est envahi, les arbres craquent, les murailles s'effon-
drent, le fléau grandit jusqu'au ciel ; c'est la maison des pasteurs qui brûle ;
40 GüKTUE.
riiiceiKÜc «■oiisiiino lu clia[)elle el les tilleuls ceiileiiuires. A de pareils ravages,
Faiisl reconnaît l'ouvrier, et comme autrefois, sur la montagne, l'accable de ses
malédictions. Cependant peu à peu les tempêtes de sa colère s'apaisent avec
l'incendie; alors une mélancolie inexorable s'empare de sa conscience, elle vent
mortel de la trislesse souffle sur lui du milieu des ruines encore fumantes.
Vers minuit, quatre femmes vêtues de gris s'avancent : la Pénurie, la Con-
science, le Souci, le Malbeur ; les trois premières ne peuvent entrer ; le Souci se
glisse par le trou de la serrure.
Un sombre pressentiment s'empare de Faust; aux approches de la mort, la
magie lui devient odieuse :
Te trouverai-je donc toujours sur mon chemin,
0 toi, Älagie! ô toi qui me suis comme une oml)re!
Quand pourrai-je oublier tes formules sans nombre,
Tes évocations en qui jadis j'eus foi?
Nature, que ne suis-je un liomme devant toi !
Ah ! ce serait alors la peine d'être au monde.
Un homme, je l'étais jadis quand je suis né,
Avant d'avoir fouillé l'immensité profonde
Avec ce mot fatal par qui je suis damné !
Belles paroles, dites quand il n'est plus temps. Faust s'en aperçoit. Le Souci,
malgré sa résistance, lui souffle sur les yeux : il devient aveugle; son ardeur
s'en accroit.
Cependant Méphistophélès, accompagné des Lémures , paraît dans le vestibule
du palais, et commande à ses étranges satellites d'élever un tombeau. Le bruit
du travail réjouit Faust; Méphistophélès le raille : « De toute manière, vous êtes
perdu ; les éléments conspirent avec nous, tout marche au néant. » Parole ter-
rible et fatale bien digne de l'Esprit du mal, qui ne voit à l'activité humaine
d'autre but que le néant. Tout ici-bas n'est qu'une lutte éternelle de la vie et de
la mort, et l'œuvre des hommes sert de pâture aux éléments. Faust s'élève contre
cette opinion de l'enfer : « Oui, je crois de toutes mes forces à cette parole, fin
dernière de la sagesse : Celui-là est digne de la liberté comme delà vie, qui peut
chaque joiu' se la conquérir. » Il voudrait doter de vastes Etats son peuple libre:
•< Ah! que ne puis-je voir une activité semblable! puissé-je vivre sur un sol
libre, avec des hommes libres! Alors seulement je dirais à l'heure qui va fuir :
Reste, reste, tu es si belle! Non, la trace de mes jours terrestres ne doit pas s'ef-
facer! — Dans le pressentiment d'une telle béatitude, je goûte maintenant
l'heure ineffable. » Faust assouvit en cette extase le désir si ardemment exprimé
dans la première partie ; ce pressentiment le conduit à la plénitude de l'exi-
stence, l'œuvre de sa vie est consommée. Les Lémures s'emparent de Faust et le
couchent dans le tombeau.
Lr chœur. L'heure s'arrête, l'aiguille tombe.
MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle tombe, tout est accompli!
Ainsi Faust trouve le but de son activité dans un pressentiment extatique ; les
voluptés de la vie n'ont pu le satisfaire. Méphistophélès a perdu son pari, car ce
n'est point le présent qui arrache à Faust les paroles par lesipiellesson existence
terrestre se consomme, mais l'espérance d'un avenir meilleur.
Au nutnionl où Méphistophélès va saisir sa proie, le firnifunenl s'ouvre, et des
GOETHE. 41
logions (ranges apparaissent à l'horizon, dans les splendeurs d'une céleste aurore.
L'espace s'emplit d'une musique harmonieuse, que Méphistophélès trouve in-
supportable; chaque note du concert divin lui tombe dans l'oreille comme uikî
goutte de plomb ardent. Les anges se dispersent dans les campagnes de l'air, et
sèment les roses à pleines mains, roses mystiques devant lesquelles les compa-
gnons hideux de Méphistophélès reculent épouvantés. Méphistophélès tient bon
d'abord, et se débat, au milieu des roses qui le couvrent, dans les angoisses d'un
aflVeux supplice. Ici la lutte éternelle du mal contre le bien, du laid contre le
beau, de l'impur contre le saint et l'immaculé, se produit environnée de tous les
merveilleux prestiges d'une poésie dont l'esprit humain semblait avoir oublié le
secret depuis Dante et sa Divine Comédie. Méphistophélès voudrait maudire les
anges, il ne le peut; la flamme céleste, qui pénètre en lui, refoule jusque dans
les abîmes de sa conscience de réprouvé le blasphème qui voudrait en sortir ; et sa
bouche, crispée pour l'injure, éclate en hymnes diaboliques à la gloire de la béa-
titude dont le spectacle l'oppresse et l'écrase. Quel supplice pour l'Esprit du mal
de se trouver ainsi tout à coup en face du soleil de la grâce , de se sentir bal-
lotté par le flux et le reflux des émanations pures ! le supplice du hibou surpris
par l'explosion d'une radieuse matinée d'avril. Comme l'oiseau de nuit, Méphis-
tophélès ferme les yeux et recule ; mais, ô misère ! tandis qu'il cherche à tâtons
son gîte ténébreux pour s'y engloutir à jamais, une influence irrésistible le force
à é\oquer la lumière flamboyante qui l'offusque. Il appelle les anges, et les
anges viennent à sa voix, calmes, confiants, pleins d'un céleste amour et d'une
béatitude ineffable, dont s'accroît encore sa torture. Fascination inexorable que
le bien exerce dans le monde! — A mesure qu'il recule, les anges s'avancent, et
lui, tout en les appelant', recule toujours, dévoré par une sensualité diabolique
qui se manifeste dans ses discours et couvre sa peau comme une lèpre.
Les roses que les anges sèment pour féconder partout l'amour divin, la ijrâce
et l'éternelle pureté, n'éveillent chez Méphistophélès que le sentiment de la plus
hideuse licence. Les anges, pour ravir sa proie à Satan, ont usé de supercberiiî
et répandu sur lui les baumes incandescents qui font aimer. Tandis qu'il s'aban-
donne à son ivresse, les divins messagers lui dérobent la partie immortelle de
Faust et l'emportent au ciel. Les anges, une fois sortis vainqueurs de la lutte
rappellent à eux les flammes pures ([ui dévoraient le diable. Méphistophélès re-
connaît le tour dont il est dupe ; les fleurs célestes ont laissé sur tout son corps
des traces sanglantes : l'amour divin consume ceux qu'il n'épure pas.
Cependant, au bord des précipices, dans la profondeur des forets, au sein
d'une nature âpre et sauvage, de pieux solitaires exaltent les voluptés de l'amour
mystique, et s'abîment dans les océans de la béatitude; à leur voix les échos des
rochers sonores et des grands bois émus répondent en chœur; les torrents se
précipitent du haut des montagnes, les animaux hurlent dans leurs tanières. Pour
la poésie allemande, la nature n'est jamais qu'un vaste clavier dont l'âme hu-
maine dispose à son gré. Le motif seulement varie selon ;les circonstances et les
conditions du sujet. Quoi qu'il arrive, il faut que la nature coopère à l'œuvre de
l'homme et subisse l'influence du sentiment qui l'affecte, la loi de sa toute-puis-
sante volonté. Ainsi des anachorètes chantent dans la solitude, et voilà qu'aussi-
tôt les arbres, les granits sortent de la vie de la végétation, de la vie des miné-
raux, pour devenir les tuyaux d'un orgue immense dont la voix accompagne leur
musique.
42 (iOETHE.
l^Ruviii», bois, rocliers, solitudes. — Saims ANACHURtriis, dis|ji'r.ses siur It' liant des jiioiikigiies et
i'uni|)és dans les crevasses du granit.)
LK CHOKUn ET l'eGHO.
Au gré des vents qui tourbillonnent,
Les bois lloltent sur le granit
Où les racines se cramponnent ;
Les grands arbres qui le couronnent
Montent épais jusqu'au zénitli.
L'onde s'émeut et clierclie l'onde ;
La caverne s'ouvre profonde,
Et le lion silencieux
Kode paisible et solitaire,
Honorant le sacré mystère,
Mystère d'amour de ces lieux 1
Ces rues gigantesques, ces forêts immenses qui s'émeuvent à la voix des pieux
anachorètes, ces lions qui répondent à leur psalmodie, tout cela n'est guère selon
l'orthodoxie catholique, et l'on peut dire que cette nature vivante, si prompte à
entrer en rapport avec le désir humain qui la sollicite , relève moins du dogme
de saint Paul que des théories de Spinosa. Goethe, trop sûr de lui-même pour
se laisser prendre en défaut en pareille question, a senti l'erreur où il s'enga-
geait, poussé par une invincihle préoccupation de la vie extérieure. Aussi n'a-t-il
pas manqué de faire ses réserves et de se ménager d'avance une réponse à l'or-
thodoxie, en tenant à distance ses principaux personnages et en les désignant
sous des dénominations vagues qui ne sauraient entraver son indépendance, et
n'impliquent aucun engagement envers l'autorité, telles que Paler Exslaticus,
Pater Profundus, Pater Seraphicus. Voilà, il me semhle, ce que le docteur Loevve
ne comprend pas, lorsqu'il s'etforce de voir dans le Père Extatique Jehan Pioys-
hrock, dans le Père Profond saint Thomas de Canterhury, et saint Bonavenlure
dans le Père Séraphique. Certes, si Goethe avait voulu mettre en scène ici les
fondateurs de la scolastique , rien ne r(;mpêchait de s'expliquer franchemenl ;
s'il ne l'a point fait, sans doute c'est qu'il avait ses raisons. Prétendre indivi-
dualiser ces créations éhanchées à dessein par le poète, et les incarner en quel-
que sorte dans une existence authentique, c'est vouloir les rendre responsahles,
vis-à-vis de l'orlliodoxie, de leurs paroles et de leurs actes, et les faire descendre,
sans profit pour la réalité, des sphères où elles se meuvent dans les brouillards
vaporeux d'un naturalisme mystique, illuminé çà et là des ardeurs du soleil ca-
tholique : slraiagème admirable, du reste, qui met le théologien à couvert, et
donne au poète un monde de plus.
Le Père Extatique, en proie au délire de Tamoiir pur, appelle sur lui les plus
après douleurs de la chair, ces voluptés suprêmes de la vie ascétique; il se
frappe la poitrine, se creuse les flancs de ses ongles, se martyrise à plaisir. Plus
il souffre de cuisantes tortures, plus il se réjouit et bénit Dieu. Dans la fièvre
chaude qui le consume, l'élément terrestre s'évapore; encore quelques instants,
et il touchera au but de ses désirs effrénés. Déjà il ne tient plus à ce monde que
parle pressentiment d'une sphère plus pure , déjà il a perdu la pesanteur, et
Goethe nous le représente flottant çà et là dans les airs :
GOETHE.
PATER EXSTATICL'S.
Ardoiir de la llanimc divine,
Liens d'amour, liens de fou,
Apre douleur do la poitrine,
Écumant appétit de Dieu,
Flèches, traversez-moi!
Lances, transpercez-moi !
Chênes, écrasez-moi!
Eclairs, foudroyez-moi !
Que l'élément périssable et funesie
Tombe sans retour.
Et que de mon être il ne reste
Que l'étoile ardente et céleste,
Noyau de l'éternel armour !
Le Père Profond exalte l'amoiir, source éternelle de toutes choses ; plus calme
et plus solennel que le Père Extatique , mais non moins fervent et non moins
possédé du désir de tout savoir et de tout comprendre, c'est du sein des abîmes
qu'il appelle, pour se confondre en lui, ce Dieu dans la nature, dont il voit partout
se révéler la présence. Pxoutez ce chant parti du creux des ravins, du fond des
mers, du sein des volcans et des gouffres, cette voix de toutes les profondeurs,
qui dit : Amour, nature. Dieu, aussi bien que la voix des anges qui chantent au
ciel. Les hymnes sacrés du firmament ont leurs échos dans les abîmes de la
lerre :
PATER puoFi'NDUS. (Région bnsse.)
Ainsi (pie la roche éternelle
Pèse sur l'abîme profond.
Comme le (lot au flot se mêle
Pour l'affreuse inondation ;
Comme le chêne magnifique
Se porte dans l'air tout d'un coup
Par sa propre force organique,
Tel l'amour puissant, sympathique.
Qui forme tout et nourrit tout.
Il faut , avant tout , considérer cette scène comme un épilogue que Goethe
donne à son œuvre, et qui sert de pendant au prologue de la première partie de
Faii<;t, dans lequel Méphislophélès, en présence de la cour céleste, demande au
Père Eternel la permission de tenter le vieux Docteur. C'est entre ce prologue,
dont on trouve l'idée première dans le livre de Job, et cet épilogue, qui donne
l'occasion à Goelhe, ainsi que nous le verrons plus tard, de mettre en lumière
ses idées sur la théologie, qu'est renfermé le drame de l'existence de Faust, celle
existence insatiable à laquelle la science, l'amour et la conquête ne suffisent pas.
Quanta ce qui regarde l'action, il faut en prendre son paru, et, de plus, ne pas
se montrer trop exigeant à l'endroit de la clarté ; car il s'agit ici de théologie, de
mysticisme, et de mysticisme allemand. Cependant, si toutes ces raisons ne suffi-
saient pas pour expliquer la présence de tant de personnages bien excentriques,
disons-le tout à notre aise, et qui semblent au premier abord ne prendre point
de part au mystère qui se joue, Coelhe pourrait répondre qu'il a voulu repré-
U GOETHE.
senter en eux l'amoiii', la (luiélude au sein de Dieu, opposés à la spéculation
lurhulenle de Faust. La nature parle de Dieu sans cesse, et conduit vers Dieu
celui qui sait la comprendre ; voilà le sens qu'il faut donner à la présence des
anachorètes : ils ont contemplé la nature avec cette intelligence divine des choses
qui manquait à Faust, à son activité; et ces hommes, au lieu de tomher parle
désespoir dans le sensualisme, élerneUe soif de la soif {ewiger Durst nach dem
Ditrstc), ont conquis la béatitude ineffable, du sein de laquelle ils intercèdent, ô
néant de la science humaine! pour l'orgueilleux alchimiste.
Arrêtons-nous un moment pour contempler la divine comédie. Voilà bien tous
les degrés de la céleste nature, depuis l'initiation au sortir de la vie terrestre
jusqu'à la béatitude suprême au sein de Dieu : les Enfants bienheureux, les
Chérubins, les Anges, les Séraphins, et, pour tous ces membres de la hiérarchie
céleste, des sphères de purification à traverser : la région profonde, la région in-
termédiaire, la région supérieure. On croirait lire une page de saint Thomas ou
de Roysbrock, si le rhythme glorieux de ces strophes de lumière, qu'il faut dés-
espérer de reproduire dans la transparence native de leurs eaux limpides, ne
vous rappelait à tout instant la poésie au sein du mysticisme. Le souffle de Goethe
nous rend visibles ces myriades d'intelligences éthérées qui peuplent l'infini, et le
regard s'élève jusqu'au triangle mystérieux, le long d'une traînée radieuse où
brillent et flamboient, rangées en ordre et par degrés, toutes les topazes, toutes
les clartés, toutes les splendeurs de la couronne de Dieu ; imagination sublime,
vraie théorie des anges, inspirée jadis à Philon par le symbole de l'Échelle de
Jacob, et que Goethe emprunte à l'école d'Alexandrie. L'éther est rempli d'ha-
bitants ; qu'on ne puisse percevoir avec les sens ces êtres mystérieux, qui en
doute? Notre âme, elle aussi, est invisible. L'air est la source de toute vie :
pourquoi donc ne serait-il pas habité? Ainsi qu'une ville immense et peuplée,
l'espace a ses myriades d'habitants ; les âmes, innombrables comme les étoiles,
sont ses hôtes éternels. Parmi ces âmes, il y en a qui tombent et se laissent en-
fermer dans des corps périssables ; ce sont celles qui flottent dans le voisinage
de la terre et que les séductions de la chair attirent. Après un certain temps ré-
volu, elles se séparent de leur corps et remontent vers leur première pairie. Mais
souvent le séjour qu'elles ont fait dans le monde a éveillé en elles les désirs
impies et le goût des habitudes terrestres, de sorte qu'elles ne tardent pas à re-
tomber. Les autres, au contraire, pénétrées du néant de l'existence, et n'ayant
jamais vu dans leur corps qu'une prison et qu'un tombeau, le quittent sans re-
gret, remontent d'un vol léger dans l'éther, et vivent élernellement sur les hauteurs
bienheureuses. Au-dessus de ces âmes, il y en a d'autres, toujours plus pures ,
glorieuses, inspirées du souffle divin. Celles-là n'ont jamais ressenti la moindre
ardeur pour les choses de la terre, aussi elles forment la milice du Tout-Puis-
sant, et sont, pour ainsi parler, les oreilles du Grand Roi, car elles voient tout,
entendent tout. Les philosophes les appellent démons, 'îaty.cvcç, et l'Ecriture, Ar-
changes. Or, ce nom leur convient mieux, car elles portent les ordres du Père
à sc^ Enfants, et transmettent au Père les prières de ceux-ci. Elles vont et
viennent incessamment, et leur éternilé s'écoule en des divagations continuelles.
Non certes que Dieu ait besoin de messagers qui lui rapportent ce qui se fait
dans ce monde ; mais parce que nous avons besoin d'intermédiaires et de verbes
conciliateurs entre lui et nous, trop faibles cpie nous sommes pour cojitempler
on face le maître de l'univei's.
; PH 1 ST ü EH ELi<: ^; E T :4 1 E BEL
GOETHE. 4ri
Les groupes séraphiques se IransmeUenl la parlie immorlelle de Faust; les
Archanges, ([ui s'en étaieiil emparés d'abord, ne la Irouvenl pas assez pure pour
leurs divines mains , et la livrent aux Anges Novices, ((iii , à leur lour, la pas-
sent aux Enfants de Minuit. Faust, pour arriver au ciel , traversa donc toutes les
sphères de purifiralion. Cependant le docteur Marianus annonce l'arrivée des
Trois Saintes Femmes qui viennent intercéder pour le salut d'une sœur, et, dans
l'effusion de l'amour qui le pénètre, tombe aux pieds de la Reine des Anges :
DOCTOR MARIANUS (dans la cellule la plus élevée et la plus pure.)
D'ici la vue est profonde,
L'esprit flotte entre le monde
Et l'Éternel.
Mais dans la nuée en flammes,
.l'aperçois de saintes femmes
Qui vont au ciel.
J'en vois une qui rayonne
Au milieu, sous sa couronne
D'astres en fleur.
C'est la Patronne divine,
La Reine, je le devine
A sa splendeur.
(Dans un ravissement extatique.)
Souveraine immaculée
De l'univers.
Sous la coupole étoilée
Des cieux ouverts,
I^aisse-moi dans la lumière
Du ciel en feu,
Lire ton divin mystère,
Mère de Dieu !
MATER GLORIOSA (plane dans l'atmosphère.)
Les Trois Pénitentes, Madeleine, la Samaritaine, Marie Égyptienne, implorent
la Mère du Christ pour Marguerite :
Toi qui jamais aux pécheresses
Ne refusas l'accès des cieux,
Qui, du repentir généreux,
Augmentes encor les richesses.
Sainte l^atronne, accorde ici
A cette âme douce et ployée
Qui s'est une fois oubliée
Sans croire qu'elle avait failli ;
Accorde un pardon infini.
(Una Pœnitcntium, autrefois nommée MARGUERITE, s'humiliant.)
Daigne, ô glorieuse !
Vers moi, bienheureuse,
Tourner ton front propice en ce beau jour!
(lelui que j'aimai sur la terre,
Libre de toute peine amèro,
Es( de retour.
U; GOETHE.
Encore un de ces liannonieiix échos de la première partie de Faust. Vous qui
vous souvenez de cette plainte si mélancolique et si douce que la jeune fille exhale
<omme un soupir après sa faute, de ces larmes de rei>entir qui tombent aux pieds
de la Madone dans les roses d'une gerbe de fleurs, écoutez : c'est encore la même
voix.... la même voix dans le ciel! à mesure que l'esprit s'accoutume, il re-
trouve une à une, dans ce poëme sans fond, toutes les idées du premier Faust,
mais agrandies, développées ; et, qu'on ne s'y trompe pas, s'il se sent attiré vers
elles par un irrésistible charme, au milieu de l'espèce de canonisation épique et
lumineuse dont le poète les investit, c'est qu'il se souvient de les avoir vues au-
trefois se mouvoir dans la réalité de l'existence. Marguerite, par exemple, l'unité
de ce personnage, c'est l'amour, l'amour simple, confiant, résigné, l'amour dans
le sein de Marie, soit qu'il pleure ses faiblesses sur les dalles du sanctuaire, soit
(ju'il chante dans les nuées l'hymne de la rédemption. Aussi, comme notre sym-
]tathie s'élance au-devant de la Pénitente céleste! comme elle nous touche plus
(|ue la Beatrix de Dante ! car Beatrix nous apparaît dans la lumière, sans que nous
sachions par quels chemins elle y est venue : on ne nous a rien dit de sa jeu-
nesse et de ses amours. Pour trouver la trace de son existence, il faut sortir du
cercle mystique et l'aller chercher dans les biographies. Puis Beatrix est morte
à dix ans... Une enfant! Mais Marguerite , elle a vécu comme nous, parmi nous ;
nous l'avons tous vue aimer, souffrir, mourir. Marguerite, nous l'avons rencon-
trée au puits, à l'église, au jardin, interrogeant une à une toutes ses sensations,
ces feuilles fragiles des roses de la vie'.
' Nous produisons ici le morceau si touchant de la première partie, afin de donner au lecteur un
point de vue nouveau, en opposant l'une à l'autre ces deux situations, fjui semblent tirer du contraste,
encore plus d'intérêt.
MARGUERITK.
(Elle met des fleurs nouvelles dans les pots.)
Oh! daigne, daigne, Un mal cruel travaille
Mère dont le cœur saigne, Mon cœur tout en émoi.
Pencher ton front vers ma douleur! .Te suis seule à cette heure,
Je pleure, pleure, pleure,
L'épée au cœur. Mon cœur se brise en moi.
I^'àme chagrine.
Tu vois ton fils mourir sur la colline; Quand l'aube allait paraître,
Ton regard cherche le ciel. En te cueillant ces fleurs,
Tu lances vers l'Éternel J'arrosais de mes pleurs
Des soupirs pour sa misère, I..es pots de ma fenêtre ;
Four la tienne aussi, pauvre mère !
Et le premier rayon
Qui sentira jamais Du soleil m'a surprise
L'affreux excès Sur mon séant assise.
De la douleur qui me déchire ; Dans mon affliction.
Ce que mon cœur a de regrets.
Ce qu'il craint et ce qu'il désire? Ah ! sauve-moi de la mort, de l'affront !
Toi seule, toi seule le sais. Daigne, daigne,
Toi dont le cœur saigne,
En quchjue endroit (|iie j'aille Vers ma douleur pencher ton divin front!
Maintenant, toute peine terrestre oubliée dans l'expiation, Marguerite se sent ravie au ciel dans
des nuages de flamme, autour desquels gravite la partie immortelle de Faust ; et les yeux encore
tournés vers le trône de la Reine des Anges, elle l'invoipic dans sa béatitude, comme autrefois dans
(iüETHE. Al
Cependant les Enfants de Minuit tourbillonnent en cercles lumineux auloin*
de l'âme de Faust, en (jui la vie céleste pénètre de pins en plus. Faust, le sa-
vant superbe, le maître des Esprits, grandit jusqu'au ciel ; et là, c'est Marj^nieritc
(|ui se présente pour l'instruire.
La simple jeune fille introduit le Docteur dans la gloire des anges, l'igno-
rance racbète la science. Faust participe au bonheur des élus. Le dogme de la
rédemption des âmes est mis en œuvré, et le poëme se dénoue au point de vue
du catholicisme.
Quels que soient les développements immenses que le poëte donne à son
(cuvre, le sujet de Faust tient de la légende. On a beau faire, là est son point
d'unité. Il eu est sorti; après des divagations sans nombre, il y retournera. Il
faut que le drame se termine comme il a commencé, dans le ciel, au milieu des
splendides imaginations de la hiérarchie catholique. Il est vrai de dire que Goethe
en agit assez librement avec le dogme, et prend peu de souci de traiter la chose
en Père de l'Eglise. Qu'est-ce, en elfel, qu'un catholicisme qui admet qu'une
aspiration incessante vers un bien vague et mystérieux, qu'une activité sans trêve
puisse, au besoin, tenir lieu de la foi à la parole divine, à la révélation, au Verbe':'
Théologie éclectique, théologie de poëte, où le néoplatonisme d'Alexandrie se
marie au panthéisme de l'Allemagne, où les idées de Platon, d'Iamblique, de
Spinosa, de Hegel et de Novalis, se confondent et tourbillonnent, atonies lu-
mineux, dans le rayon le plus pur et le plus chaud du soleil chrétien. Au XIV"
siècle, Dante eût infailliblement mis Faust en enfer, ou tout au moins en
purgatoire, et encore le vieux Gibelin aurait-il, en ce dernier cas, cru donner
à son personnage une singulière preuve de mansuétude. Ici, une difficulté se
présente : comment le philosophe sortira-t-il du labyrinthe où le poëte s'est en-
gagé à travers les sentiers du catholicisme':' Par le dogme? Vraiment, il ne le
peut, lui qui, en proclamant ce principe, que l'âme humaine peut trouver son
salut autre part que dans un attachement inviolal)le à la parole révélée, a rompu
en visière avec l'orthodoxie. Force lui est, ponr se tirer d'affaire, d'ériger eu
système sa conviction intime, son point de vue personnel, et de mettre pour un
moment la mélaphysi([ne à la place delà théologie. Or, c'est là, selon nous,
un fait curieux, et (pii mérite bien qu'on l'examine, un fait qui laisse à décou-
vert certaines théories dont Goethe se préoccupait plus qu'on ne pense, et qu'il
est indispensable d'étudier, si on veut connaître à fond le grand poëte : car
elles dominent à la fois son existence et son œuvre ; théories faites en partie avec
les idées de Spinosa ' et de Leibnitz, en partie avec les siennes propres.
sa misère. — Voilà, certes, deux adiiiira])les sujets de poésie et de peinture. Cornélius a traité le
premier avec une grâce à la fois idéale et naïve, dans son estampe la plus poétique, et sans contredit
la plus heureusement venue, de la belle collection des dessins de Faust. Quant au second, il appai-
. tient de droit à Overbeck, au peintre mystique des Arts sous l'invocation de la Vierge.
* « Le livre de Jacobi m'a sincèrement afdigé ; et comment, en effet, aurais-je pu me réjouir de
voir un ami si vivement affectionné soutenir cette thèse : que la nature dérobe Dieu à notre vue?
Pénétré comme je suis d'une méthode pure, profonde, innée, qui m'a toujours fait voir inviolabic-
ment Dieu dans la nature et la nature en Dieu, de telle sorte que cette conviction a servi de base ù
mon existence entière, un paradoxe si étroit et si borné ne devait-il pas m'éloigner à jamais, quant
à l'esprit, d'un homme généreux dont je chérissais le cœur vénérable ? Cependant je n'eus garde île
me laisser abattre tout à fait par le triste découragement que j'en ressentis, et me réfugiai avec d'au-
tant plus d'ardeur dans mon antique asile, l'Ethique, de Spinosa. [Bekenntnisse, i, Theil., von 181 I ,
f'ücthe's Werke, Bd. 52, S. 72.)
48 GOETHE.
Sans mvslique, il n'y a pas de religion possible. Le naturalisme lui-même,
tout eji ne reconnaissant que les choses créées, se voit forcé d'admellre des forces
élémentaires actives. Une force prise en dehors de l'acte qui en résulte est quelque
chose qui ne se peut saisir, et cepiuidant il faut qu'on se la représente. Delà,
d'une part, la mythologie païenne; de l'autre, la philosophie de Spinosa, qui
donnent plus ou moins aux causes et aux forces premières la réalité de l'existence,
<'l les classent en un système. Cependant, ici encore les mêmes difficultés se ren-
contrent: car, quelles (jue soient les formules et les apparitions, il y a au fond
de t(uit cela un mystère insaisissable, et ITune, au milieu du culte de la nature,
éprouve, comme au sein de l'orthodoxie clirélienne, cet infini besoin d'amour,
d'espérance et de foi ' qui ne l'abandonne jamais.
De semblables aspirations existent d'elles-mêmes, et la piété en résulte ^.
Aussi combien de foisn'a-t-on pas vu la conscience humaine, en proie aux sombres
inquiétudes que font naître en elle les idées d'avenir et d'éternité, ne trouver
de refuge contre l'épouvante et le doute que dans la foi qu'elle avait repoussée
sous sa forme première ! C'est un peu l'histoire du plus grand nombre , de
Goethe lui-même. Voyez ce qu'il écrivait à Zelter sur ce sujet 3, en 1827 : « Con-
tinuons d'agir jusqu'à ce que, rappelés par l'Esprit du monde, un peu plus tôt,
un peu plus tard, nous retournions dans l'éther ; puisse alors l'Etre éternel ne
pas nous refuser des facultés nouvelles, analogues 4 à celles dont nous avons
eu déjà l'usage! S'il y joint paternellement le souvenir et le sentiment ultérieur
(Nachgefilhi) du bien que nous avons pu vouloir et accomplir ici-bas, nul doute
que nous ne nous engrenions d'autant mieux dans le rouage de la machine uni-
verselle. Il faut que la Monade supérieure {die entelechische Monade) se main-
tienne en une activité continuelle ; et si cette activité devient une autre nature,
l'occupation ne lui manquera pas dans Féternité. » Belles paroles qui ne sont
peut-être pas si éloignées du christianisme que Goethe voudrait le faire croire,
et qu'on y rattacherait facilement ainsi que la pensée qui suit : « Je veux te le
dire à l'oreille ; j'éprouve le bonheur de sentir qu'il me vient, dans ma haute
vieillesse, des idées qui, pour être poursuivies et mises en univre, demanderaient
une réitération de l'existence.. . »
« Chaque soleil, chaque planète porte en soi une intention plus haute, une
l»lus haute destinée en vertu de laquelle ses développements doivent s'ac-
complir avec autant d'ordre et de succession que les développements d'un rosier
par la feuille, latige, la corolle. Appelez cette intention une {c/cV, une monade, peu
importe ; il suffit qu'elle préexiste invisible au développement qui en sort dans
* « Nul être ne peut tonil)er à néant. L'Eternel s'émeut en tout. Tu es ; tiens-toi heureux de ootto
idée. L'être est éternel, car des lois conservent les trésors de vie dont se pare l'univers. » (Goethe,
Vermächtnisse, Werke, Bd. 22, S. 261.)
Goethe exprime encore le sentiment auguste de la Divinité qui lui inspire le culte de la nature,
dans cette poésie où le lion s'apprivoise tout à coup, dompté par le cantique d'un enfant : « Car
l'Éternel règne sur la terre; son regard règne sur les Ilots. Les lions doivent se changer en hrebis,
et la vague recule épouvantée ; l'épée nue, près de frapper, s'arrête immobile dans l'air ; la foi et
l'espérance sont accomplies. Il fait des miracles, l'amour qui se révèle dans la prière. » Bd. ITJ,
S. 527.)
* Goethe bei der Fürsfinn Callitzin Werke, Bd. 50, S. 247.
3 liricfwechsel, T. IV, S. 278.
* « .le soidiaite à mon Moi, pour l'éternité, les joies que j'ai goûtées iri-has. » (Goethe's Divan,
S. 209.)
GOETHK. 49
la naliirc. Les larves des étais inlerinédiaii'es, que celle idée prend dans ses
traiislormalions, ne saiiraienl nous arrèler un moment. C'est toujours la mrme
mélamorpliose, la même faculté de transformation de la nature, (jui tire de la
feuille une fleur, une rose, de l'ccuf une chenille, de la chenille un papillon.
Les monades inférieures obéissent à une monade supérieure, et cela, non pour
leur bon plaisir, mais uniquement parce qu'il le faut. Du reste, tout se passe
fort naturellement en ce travail. Par exemple, voyez cette main; elle contient des
parties incessamment au service de la monade supérieure, qui a su se les appro-
prier indissolublement sitôt leur existence. Grâce à elle, je puis jouer tel
morceau de musique ou tel autre; je puis promener à ma fantaisie mes doigts
sur les louches du clavier ; elles me procurent donc une jouissance intellectuelle
et noble; mais, pour ce qui les regarde, elles sont sourdes, la monade supé-
rieure seule entend. De là, je conclus que ma main ou mes doigts s'amusent
peu ou point. Ce jeu de monades, auquel je prends plaisir, ne divertit nul-
lement mes sujettes, et peut-être, en outre, les fatigue. Combien elles seraient
plus heureuses d'aller où leur aptitude les entraîne! Combien, au lieu de courir
en désœuvrées sur mon clavier, elles aimeraient mieux, abeilles laborieuses ,
voltiger sur les prés, se poser sur un arbre, et s'enivrer du suc des fleurs! L'in-
stant de la mort, qui pour cela s'appelle avec raison une dissolution, est justement
celui où la monade supérieure régnante [die regierende llaatpmona'^) afl'ranchit
ses sujeltes et les dégage de leur iidèle service. C'est pourquoi, de même que
l'existence, je regarde la mort comme un acte dépendant de celte monade ca-
pitale, dont l'être particulier nous est complètement inconnu.
« Cependant les monades sont inaltérables de leur nature, et leur activité ne
saurait ni se perdre, ni se trouver suspendue au moment de la dissolution. Elles
ne quittent leurs anciens rapports que pour en contracter de nouveaux sur-le-
champ; et, dans cet acte de transformation, tout dépend de l'intention, de la
puissance de l'intention contenue danstelle ou telle monade. La monade d'une
âme humaine cultivée n'est point la monade d'un castor, d'un oiseau ou d'un
poisson, cela va sans dire ; et ici nous retombons dans le système de la classifi-
cation des âmes, auquel il est impossible d'échapper toutes les fois qu'on veut
interpréter d'une façon quelconque les pbéuomèmes de la nature. Swedenborg,
cherchant à l'expliquer à sa manière, se sert, pour représenter son idée, d'une
image fort ingénieuse, à mon sens. Il compare le séjour où les âmes se trouvent,
à un espace divisé en trois pièces principales, au milieu desquelles s'en trouve
une grande. Maintenant supposons que, de ces divers appartements, diverses es-
pèces de créatures, des poissons, des oiseaux, des chiens, des chats, se rendent
dans îa grande salle, curieuse compagnie, en vérité, et singulièrement mêlée ;
qu'adviendra-l-il aussitôt? Le plaisir de se trouver ensemble ne durera cerles
pas longtemps, et de ces mille dispositions si instinctivement contraires, quelque
elfroyable querelle résultera; à la fin, le semblable cherchera le semblable, les
poissons iront vers les poissons, les oiseaux vers les oiseaux, les chiens vers les
chiens, etc., et chacune de toutes ces espèces contraires cherchera, autant que
possible, à se trouver quelque lieu particulier. N'est-ce point là l'hisloire de nos
monades après la mort terrestre? Chaque monade va où sa force l'entraîne, dans
les eaux, dans l'air, dans la terre, dans le feu, dans les étoiles ; et cet essor
mystérieux qui l'y porte contient tout le secret de sa destinée future.
« A une destruction complète, il n'y faut pas penser. Cependant il peut bien
.iO GOETHE.
se faire qu'on coure le risque (rèlre pris au passage par quelque monade puis-
sante et grossière eu même temps, qui vous subordonne à elle. Le danger a au
fond quelque chose de sérieux, et, pour ma part, toutes les fois que je nu; trouve
sur la voie de la simple contemplation de la nature, je ne puis me défendre
d'une certaine épouvante qu'il me cause >.
« Qu'il y ait un coup d'œil général historique, qu'il y ait aussi parmi les mo-
nades des natures supérieures à nous, cela est incontestable. L'intention d'une
monade du monde [WeJlmonade) peut tirer et lire du sein ténébreux de son sou-
venir des choses qui semblent des prophéties, et qui, au fond, ne sont que la
vague réminiscence d'un état révolu, la mémoire: par exemjde, le génie humain
a découvert les lois qui régissent Tunivers, non par une recherche aride, mais
par l'éclair du souvenir plongeant dans les ténèbres du pnssé, attendu qu'il était
présent, lui aussi, lorsque ces lois furent élaborées. Il serait insensé de prétendi'e
assigner un but à ces éclairs qui traversent les souvenirs des esprits supérieurs,
ou déterminer le degré où doit s'arrêter cette révélation. Ainsi, dans l'univers
comme dans l'histoire, je suis loin de penser que la durée de la personnalité
d'une monade soit inadmissible.
« En ce qui nous regarde particulièrement, il semble presque que les divers
états antérieurs que nous avons pu traverser dans cette planète soient trop indif-
férents ou trop médiocres pour renfermer beaucoup de choses dignes, aux yeux
de la nature, d'un second souvenir. Notre état actuel lui-même ne saurait se
passer d'un grand choix, et sans doute qu'un jour, dans l'avenir, notre monade
principale le récapitulera sommairement par de grandes synthèses historiques 2!
« Si nous passons aux conjectures, à vous parler franchement, je ne vois pas
ce qui pourrait empêcher la monade à laquelle nous devons l'apparition de
Wieland sur notre planète d'embrasser dans son nouvel état les plus vastes rap-
ports de cet univers. L'activité, le zèle, l'intelligence avec lesquels elle s'est ap-
proprié tant de faces de l'histoire du mon de, lui donnent le droit de prétendre à tout.
Il m'étonnerait peu, bien plus, je regarderais cela comme une chose tout à fait
conforme à mes vues, de rencontrer, après des siècles, ce môme Wieland devenu
* Cette idée d'une force l)rutale ea attirunt une antre dans son cercle et se la soumettant par vio-
lence,, a plus d'une fois préoccupé Goethe dans sa vaste carrière. C'est au point que ceux de ses
amis qui ont pénétré le plus à fond dans les ?nystcres de sa nature, ont cherché souvent dans cette
idée la cause de certaines antipathies bizarres dont il ne pouvait se défendre. Il faut en toute chose
que l'humanité trouve son compte. Le génie a ses faiblesses, la philosophie ses superstitions : com-
ment expliquer autrement cette aversion insurmontable que l'auteur de Faust avait pour quelques
animaux, pour les chiens, par exemple? On raconte qu'un jour, pendant qu'il exposait sou système
des monades dont il est question ici, un chien aboya dans la rue à plusieurs reprises, et que Goethe,
se dirigeant brusquement vers la fenêtre, lui cria d'une voix de tonnerre : « Oui, va, hurle à ton
aise, tu auras beau faire, larve, ce n'est pas toi qui m'attraperas. » Nous ne garantissons pas l'au-
thenticité de cette histoire ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que les chiens lui inspiraient une in-
vincible répugnance, et qu'il évitait avec soin leur rencontre. N'oublions pas qu'il a fait de l'animal
réprouvé dont le diable emprunte l'apparence pour s'introduire dans le laboratoire de l'aiisl, un
barbet noir [einen schicarzen Pudel), sans doute par esprit de haine contre l'espèce.
2 TcHe était aussi Topinion de Herder sur ce point, lorsqu'il disait, un soir qu'il se ])romenait au
clair de lune avec ses amis : « Nous sommes maintenant sur l'esplanade de Weimar, et j'espère bien
que nous nous retrouverons peut-être un jour dans Uranus ; mais Dieu me garde d'emporter dans ce
monde le souvenir de mon séjour ici-bas, le souvenir de mon histoire pcrsoimcUc et de tous les pe-
tits événements qui m'ont attristé ou réjoui dans ces rues, au bord de l'Ilm. Pour ma part, je re-
garderais un pareil sort roninie le plus cruel chàfiinenf qui j)nt m'êlre infligé. »
(;oKTm:. öi
aiiolque monade cosmique, quelque éloilc de première grandeur, et de le voir ré-
jouir, féconder par sa douce lumière (oui ce qui s'apju-oclierail de lui. Oui, ce sé-
rail beau pour la monade de uolre Wieland de com[)icndre Tèlre vaporeux de
quelque comète dans sa lumière et sa splendeur. Quand on rélléchil à l'élernilé
de cet élal universel, il est impossible de ne pas supposer que les monades, en
tant que forces coopératives, sont aussi admises à prendre part aux joies divines
delà création. L'être de la création leur est confié. Appelées ou non, elles vien-
nent d'elles-mêmes de tous les chemins, de toutes les montagnes, de toutes les
mers, de toutes les étoiles : qui peut les arrêter? Je suis sûr d'avoir mille fois pris
part à ces joies dont je parle, et je compte bien mille fois encore y retourner.
Rien au monde ne m'ôterait celle conviction et cet espoir. — Maintenant il reste
à savoir si l'on peut appeler retourun acte accom})lisans conscience : celui-h'i seul
retourne dans un lieu, qui a conscience d'y avoir séjourné précédemment. Sou-
vent, dans mes contemplations sur la nature, de radieux souvenirs et des gerbes
de lumière jaillissent à mes yeux de certains faits cosmogoniques auxquels ma
monade a peut-être contribué avec activité; mais tout cela ne repose que sur un
peiH-éire, et, lorsqu'il s'agit de pareilles choses, il faudrait cependant avoir de
plus sérieuses certitudes que celles qui peuvent nous venir des pressentiments et
de ces éclairs dont l'œil du génie illumine par intervalles les abîmes de la création.
Pourquoi, dira-l-on, ne pas supposer au centre de la création une monade uni-
verselle, aimante, qui gouverne et dirige selon ses desseins les monades de l'uni-
vers, de la même façon que noire âme gouverne et dirige les monades inférieures
qu'elle s'est subordonnées ' ? — Je ne m'élève pas contre cette proposition, pourvu
qu'on la présente comme article de foi : car j'ai pour habitude de ne jamais donner
de valeur définitive aux idées qui ne s'appuient sur aucune observation sensible.
Ah! si nous connaissions notr£ cerveau, ses rapports avec Uranus, les mille fils
qui s'y entre-croisent, et sur lesquels la pensée court çà et là! L'éclair de la
pensée! mais nous ne le percevons qu'au moment où il éclate. Nous connaissons
des ganglions, des vertèbres, et ne savons rien de l'être du cerveau : que vou-
lons-nous donc savoir de Dieu? On a beaucoup reproché à Diderot d'avoir écrit
quelque part : — Si Dieu n'est pas encore, il sera peut-être quelque jour. — Mes
théories sur la nature et ses lois s'accordent assez avec l'idée d'une planète d'où
les monades les plus nobles ont pris leur premier essor, et dans laquelle la pa-
role est inconnue.
« De même qu'il y a des planètes d'hommes, il peut y avoir des planètes de
poissons , des planètes d'oiseaux. L'hojjme est le pre.mier entretiex de la
NATURE avec DiEu. Je ne doute pas que cet entretien ne doive se conlinuer sur
' N'est-ce point là le dieu dans la nature, le dieu du pantliéismc, dont Faust, dans la première
partie de la tragédie, a le sentiment sublime, lorsqu'il répond avec enthousiasme aux timides ques-
tions de Marguerite, qui lui demande s'il croit en Dieu? Les paroles de Faust ne contiennent-elles
pas le germe de toutes les idées que Goetlic se plaît à développer toucliaut la science et la foi, ces
mngniliques hypothèses où il s'abandonne si volontiers? C'est le caractère de Goethe que, chez lui, la
SLience n'a d'autre but que d'aider l'imagination. Ses études sur la nature se couronnent toujours
de grandes vues synthétiques. La science le conduit à l'hypothèse, dernier terme de la foi philoso-
phique, connnc la dévotion est le dernier terme de la loi religieuse; et c'est en ce sens seulement
que Goethe aime la science, la recherche, s'occupe avec ardeur de minéralogie, de métallurgie,
d'ostéologie, d'anatomie comparée. La contemplation immédiate des innombrables mystères de la
nature éveille en lui les pressentiments d'un ordre fondamental, harmonieux, dont j1 s'étudie à se
rendre compte, et jamais son activité ne s'exerce dans un cercle restreint.
'"^2 GOETHE.
une aulre pluiiöle, plus subliiiic, plus profoiul, plus inlclligiblc. Pour ce qui est
daujourd'luii, mille connaissances nous manquent. La première est la connais-
sance de nous-mêmes; ensuite viennent les autres. A la rigueur, ma science de
Dieu ne peut s'étendre au delà de l'étroit horizon que l'observation des phéno-
mènes de la nature m'ouvre sur celte planète, et, de toute façon, c'est bien peu
de chose. En tout ceci, je ne prétends pas dire que ces bornes mises à notre con-
templation de la nature soient faites pour entraver la foi ; au contraire, par l'ac-
tion immédiate des sentiments divins en nous, il peut se faire que le savoir ne
doive arriver que comme un fragment sur une planète qui, elle-même dérangée
dans ses rapports avec le soleil, laisse imparfaite toute espèce de réflexion, qui
dès lors ne peut se compléter (jue par la foi. Déjà j'ai remarqué, dans ma Théorie
(les couleurs, qu'il y a des [)hénomènes primitifs que l'analyse ne fait que troubler
dans leur simplicité divine, et qu'il faut par conséquent abandonner à la foi. Des
deux cotés, travaillons avec ardeur à pénétrer plus avant; mais tenons toujours
bien les limites distinctes : n'essayons pas de prouver ce qui ne peut être prouvé;
autrement nos prétendus chefs-d'œuvre ne serviraient qu'à donner à la postérité
le spectacle de notre faiblesse. Où la science suffit, la foi est inutile; mais où la
science perd sa force, gardons-nous de vouloir disputer à la foi ses droits incon-
testables. En dehors de ce principe, que la science el la foi ne sont pas pour se nier
V une t autre , mais au contraire pour se compléter l'une par Vautre, vous ne trouvez
qu'erreur et confusion. »
Cependant, toute question de théologie mise à part, il est permis de douter que
la morale y trouve son compte. Qu'est-ce, en effet, que Faust, sinon l'orgueil, le
désespoir, la débauche des sens, l'ambition, le mensonge, la haine incessante de
Dieu? El tout cela aboutit à quoi? A la gloire des anges. Etrange conclusion, et
qui pourtant s'explique. Le mal, chez Faust, vient de Méphistophélès, on ne peut
le nier; et d'ailleurs, ne Irouve-l-il pas son châtiment dans celte vie, le mal qui
tend sans relâche vers un but qu il ne peut atteindre? Faust, après tout, est homme;
il se trompe souvent et profondément ; mais, comme le Seigneur l'a dit dans le
prologue, un vague instinct le porte vers le bien. Je l'avoue, chaque fois que la
raison et le désir des sens sont aux prises, le désir l'emporte, mais non sans une
lutte acharnée, non sans que la raison ait vaillamment combattu pour ses droits.
Faust hait Méphistophélès, et, du commencement à la fin, tous les moyens que
le diable met en œuvre lui répugnent. Puis, son vaste amour pour la nature ne
nous est-il pas garant de ce pressentiment sublime de l'ordre et de la loi régu-
lière qui ne l'abandonne jamais? En un mot, Faust est, comme Werther, un
homme doué des plus riches dons de la nature, mais qui, dans ses rapports avec
la vie morale, retombe au niveau des autres hommes et participe des faiblesses
communes. Après tout, si l'on insistait sur ce point, nous dirions volontiers que
Goethe n'a prétendu faire ni un sermon ni un bréviaire, mais un poème large et
profond comme la vie, sérieux et vrai comme la nature, et, dans le plus haut sens
de cette expression, un miroir où l'expérience du passé se réfléchit pour ra\enir.
Ainsi tout se transforme el rien ne meurt, l'intelligence va à l'amour, l'amour
à Dieu ; h^ mal succombe au dénoùmenl des choses, car il n'existe pas en soi.
On voit comme tout se lie cl s'enchaîne dans Faust. La tragédie s'arrête ; le
poëmc s'ouvre ; l'individu fait place à l'humanité. Tant de scènes charmantes,
tant de détails heureux, mais bornés, se perdent dans l'infini du grand œuvre.
L'inspiration de Goethe se transforme, nutis sans rien perdre de sa vie première.
G OK Tili: ?J5
A chaque pas vous reiicoiilicz des idées (|ui vous rappelhîul le passr. Les scènes
qui vous ont channé, vous les retrouvez l'iiue après l'aulie, niais élargies, dé-
veloppées. C'est encore la scène de l'Ecolier, la iniit de Walpiirgis, encore le
galop sonore à travers la campagne'. Seulement ici l'ordre classi(iue règne seul,
le mouvement délibéré de la réflexion trempée de science tient lieu de la fan-
taisie instinctive. Hélène remplace Marguerite ; on dirait le cœur de Goethe qui
se mire dans son cerveau.
Il en est de la poésie comme de l'architecture; les monuments sublimes qui
font sa gloire dans la postérité ne sont jamais l'œuvre d'un seul ; l'homme pré-
destiné ne paraît qu'à son jour, lorsque les eftbrts des siècles ont ouvert la car-
rière ou lamine. Quand Cioethe est venu, les matériaux de son œuvre couvraient
le sol de l'Allemagne ; toutes les pierres de cet édifice magnifique étaient là, im-
mobiles et dormautes, les unes roses comme le granit des Sphinx, les autres
sombres et lugubres comme des blocs druidiques ; celles-ci couvertes de mousse
et de gramen rampant, celles-là transparentes et l'élléchissant toutes les fantaisies
du soleil dans leurs eaux limpides. C'est parce que les conditions de l'épopée sont
à sa taille, que Goethe se décide à sacrifier ses instincts capricieux, ses sensations
changeantes, et, qu'on me passe le mot, la subjectivité de sa nature, pour en-
trer dans le cercle fatal où toute liberté s'abdique, et s'asseoir au milieu en Ju-
piter. C'est qu'en elïet nulle part la Muse n'a ses coudées moins franches, nulle
part l'inspiration ne sousci'it à des règles plus austères ; l'épopée, c'est le génie
d'un honnne qui se meut dans le génie d'un siècle. A vrai dire, il n'y a de liberté
que pour les poètes du lac, de la prairie et de la montagne , pour les chantres
mélodieux des intimes pensées : ceux-là vont et viennent, montent et descendeni,
selon le caprice de leurs ailes; ils peuvent s'attarder au bord des eaux, ramasser
tous les diamants qu'ils trouvent, sans qu'uu avertissement d'en haut les ramène
au giron souverain. Feux errants et follets, tandis que le soleil immobile se tient
au centre, ils traversent l'étendue en tout sens, au risque de se laisser prendre
par lui quelque chose de leur clarté phosphorescente, et finissent par aller s'é-
teindre dans les larmes d'une jeune fille. Le mystère dont ils s'environnent fait
toute leur liberté ; isolés, mais heureux de s'enivrer ainsi , comme des abeilles,
du miel le plus doux de la terre, ils ont ce qu'ils souhaitent. Le génie qui se fait
centre ne peut, lui , se contenter d'une si médiocre volupté. Or, l'admiralitu
qu'il ambitionne ne se donne pas volontiers ; pour l'avoir, il la faut conquérir:
l'humanité est comme la terre, qui ne donne rien de ses larmes ni de sa végéta-
tion aux étoiles oisives qui se contentent de la regarder avec mélancolie, et se
livre tout entière au soleil qui la féconde.
Quiconque entreprend une œuvre épique dépouille sa propre inspiration pour
se soumettre au dogme sans discuter; que ce dogme vienne ensuite de Dieu ou
de l'esprit humain , ipi'il s'appelle Jésus, saint Paul, Grégoire Vil ou Spinosa,
Hegel, Novalis, peu importe , on n'en doit pas moins le considérer comme l'au-
torité dont la pensée relève. Le poème de Fausl est le chant du naturalisme ,
l'évangile du panthéisme , mais d'un panthéisme idéal qui élève la matière
jusqu'à l'esprit, bien loin d'enfouir l'esprit dans la matière, proclame la raison
' Faust a clieval sur la ciouje du centaure Cliiron et courant les campngiics de Lcninos à la re-
cherche d'Hélène ; quel admirable pendant à la sombre cavalcade de la première partie, dont Cor-
nélius a fait un si poétique dessin!
5i GOETHE.
souveraine, et donne le speelaele si beau de riiyménée des sens et de l'inlel-
ligcncc. Toutes les voix chantent sous la coupole magnifique, les anges, l'hu-
nianilé, les grands bois, les eaux et les moissons; les ilammes de la vie et de
l'amour roulent à torrents , puis remontent à la source éternelle pour s'épan-
cher encore. L'harmonie est complète, pas une note n'y manque. Désormais
Novalis et Goethe ont élargi le Verbe du Christ et fait entrer la terre, les eaux
et le ciel dans la révélation ; la nature est sauvée , l'humanité se réconcilie à
jamais avec elle; tout annonce le panthéisme et le glorifie dans cet édifice su-
blime. Entre tous les grands maîtres, Goethe est celui qui possède au plus haut
degré le génie de la volonté : il fait ce qu'il veut, rien que cela, et s'arrête à
temps ; et , qu'on ne s'y trompe pas , cette puissance n'est que le résultat de
son organisation insensible aux influences du cœur, de sa nature qui attire sans
jamais rendre, comme nous l'avons déjà dit. On doit bien se garder de croire
que toutes les tendances du siècle le frappent également ; dans celte symphonie
étrange, dans ce chœur sans mesure que chantent pèle-mèle tous les instincts
et toutes les passions , son oreille infaillible saisit la voix fondamentale et la
sépare des autres, ou plutôt groupe les autres autour d'elle. Goethe est un écho,
mais un écho intelligent autant que sonore , et qui réfléchit avant de rendre
le bruit qui l'a frappé, bien différent en cela de ces poètes toujours prêts à se
laisser inspirer, qui passent incessamment de l'orthodoxie au doute, du doute à
la religion de Spinosa, et, de trop faible vue pour distinguer d'en haut le mou-
vement d'un siècle, se contentent d'en exprimer les vagues rumeurs, et cherchent
l'unité de l'œuvre épique dans une variété où la pensée se dissémine , et qui
n'aboutit qu'à des fragments; harpes éolieuncs, sans cesse ballottées par tous les
vents de la terre qui les font chanter !
Ainsi , quel que soit le but mystérieux où tende l'humanité , que son avenir
appartienne au christianisme, au règne absolu de l'esprit pur, à l'abjuration de
toutes les joies de cette vi'e, ou (nous aimerions mieux le croire avec Novalis)
à un panthéisme clairvoyant, illuminé çà et là par les divins rayons de l'Evan-
gile, mais où l'esprit s'incarne quelque peu, où l'activité humaine marche enfin
librement vers le ciel, à travers le beau jardin de la terre ; quel que soit dans
l'avenir le but de l'humanité, le poème de FaasI l'estcra non-seulement comme
un livre sublime où se rencontrent les plus nobles pensées que la poésie ait
jamais prises au cœur humain, à la théologie, en un mot à la science de Dieu
et des hommes, — mais encore comme l'expression d'une époque grande et fé-
conde, qui, après avoir tout interrogé, tout tenté, j'allais dire tout accomp i ;
après avoir promené son activité impatiente dans toutes les écoles et sur tous
les champs de bataille , lasse de la discussion et de la guerre, lasse surtout des
folles théories qu'elle a vues éclore et mourir sous ses pas, mais trop jeune, trop
ardente, trop vivace pour se contenter du doute, se réfugie dans la nature in-
telligente et le pressentiment d'une plus haute destinée.
Maintenant, si j'ai tant insisté sur ce poème, c'est qu'à mon sens ce poème
contieiTt l'esprit de Goethe. D'ailleurs, si l'on me cherchait querelle à ce propos,
les bonnes raisons ne me feraient pas faute , et je tntuverais la première dans
l'ignorance où l'on était encore en France de ce beau livie , au(iuel la traduc-
tion avait manqué jusqu'ici.
Tout, chez Goethe, semble concourir à l'harmonie. La science aide la poésie,
C.OETIIK. r,5
la poésie aide la science; le naluralisiiie aliiueiile riiis|iiralioii el la l'écoiide ,
cl, de son cùlé, rinspiralioii illuniiiic le naliiralisme : de là Fausl, la Théorie
des couleurs, la Métamorphose des plantes , cllaiil d'aiilres livres que ni Spinosa,
ni Schiller, ne pouvaienl écrire, splendides hypothèses échappées du chaos sur
les ailes d'or de l'imaginalion. La poésie de Goethe est la fleur magique épanouie
sur l'arhre de science. C'est grâce à ces tendances de son génie, à ce douhle
inslinct essentiel, qu'il emhrasse du même coup, et dans leur ensemhle ,
le sujet et l'ohjet , le monde extérieur et le monde intérieur. Telle est sa
facilité de percevoir et de formuler, que chaque vision qu'il a s'incarne aussitôt
et devient une image, et qu'à peine évoquée chaque image se confond pour lui
dans la nature. Quelque influence que l'art exerce sur son esprit, le sentiment
de la nature le possède à un plus haut degré. Toutes ses études , toutes ses ré-
flexions , toutes ses recherches ont la nature pour ohjet. Jour et miit il la
contemple, il en est jaloux , il l'aime jusqu'à la magie. On dirait un amant (jui
magnétise sa maîtresse pour surprendre, dans l'ivresse du sommeil, les mots
qu'elle refuse de laisser échapper dans la plénitude de la raison. La vie inté-
rieure surtout le frappe : il porte le flamheau de son intelligence dans les ahimes
les plus inexplorés, et s'entoure des forces mystérieuses qu'il conjure, non comme
l'alchimiste avare , pour connaître la recette de l'or, mais dans un but plus no-
ble et plus beau, le seul qui soit digne de sa vocation et de notre temps : celui
d'agrandir le domaine de la pensée. Aussi , je n'hésite pas à le proclamer, le
sentiment qui domine cette grande âme, sa passion la plus vraie, sinon l'unique,
c'est l'amour de la nature ; l'amour de l'art ne vient qu'après. Voici, du reste,
un fragment qui en dira plus là-dessus que tous les commentaires. Je le lire
d'une lettre que Goethe écrivait de Rome à la grande-duchesse Louise de Weimar:
« Le moindre produit de la nature a le cercle de ses perfections en soi. Pourvu
que j'aie des yeux pour voir, je puis découvrir les rapports, et me convaincre
qu'au dedans d'un petit cercle toute une existence véritable est renfermée. Une
œuvre d'art, au contraire, a sa perfection hors de soi : la meilleure partie repose
dans l'idée de l'artiste, idée qu'il n'atteint que rarement , ou , pour mieux dire ,
jamais; le reste, dans certaines lois reconnues qui dérivent de la nature, de l'art
et du métier, mais qui sont toujours moins faciles à comprendre el à déchiflVer
que les lois de la vivante nature. Dans les œuvres d'art, il y a beaucoup de tradi-
tion. Les œuvres de la nature sont toujours comme une parole de Dieu fraîche-
ment exprimée. »
Le génie de Goethe rayonne donc à la fois sur la vie de la nature et sur la vie
de l'âme : il prend ici les parfums, les vapeurs, les cent mystères qui se dégagent
à lout moment des entrailles de la lerre ou des brouillards de l'air; là , les pas-
sions, la force , la réalité humaine. La science elle-même, grâce à des secrets
dont lui seul connaît l'usage , trouve en ses mains l'indépendance et la pleine
liberté de l'art. Il tient du ciel le don de s'élever en un clin d'œil du particulier au
général, de renouer ce qui semblait séparé, de donner à chaque apparition irré-
gulière sa forme légitime. Aussi ses heures d'études sont fécondes : on dirait que
la nature ne sait pas résister à ses souveraines investigations. « Je laisse, di-
sait-il un jour, je laisse les objets agir paisiblement sur moi; ensuite j'observe
celle action, el m'empresse de la rendre avec fidélité. Voilà lout le secret de ce
que les hommes sont convenus d'appeler h don du génie. » Excellente recette,
en efl'et ! mais n'admirez-vous pas avec quelle bonhomie voisine du persiflage
r)6 (iOKTllIi.
Goellie la donne \ Voilà loiilson procédé : libre qui veiil de s'en servir ; il aspire,
il respire. Quant au travail intérieur, il s'accomplit sans gêne, sans effort, pres-
que à sou insu. Demandez à l'eau des ileuves pourquoi elle est Meue ou veric,
et comment elle fait pour se teindre d'azur ou de pourpre, et l'eau des fleuves
vous répondra : Je passe sous le firmament, voilà tout.
L'activité de cet homme embrasse toutes les directions de la science humaine.
Il mène de front l'astronomie , la minéra-logie , l'histoire naturelle , la poésie , la
critique et le droit. Pas un instant , dans cette vie, qui ne soit donné à la pensée.
Goethe tient son cerveau comme on ferait d'un palais de marbre ; il veille à ce
que l'air circule, la lumière se répande; et, si le moindre échec survient, il le
répare de façon que jamais la ruine n'arrive. Aux heures de loisir, la fantaisie
se marie à la science; hyménée sublime d'où naissent, comme autant d'Eupho-
rions merveilleux , toutes ces hypothèses dont il sème les champs ténébreux de
la métaphysique. Tantôt vous le trouvez occupé d'un granit anlédiluvien, tantôt
d'une monnaie antique, et cherchant dans les traits de quelque grand person-
nage historique le secret de ses actes. Il observe , il contemple, il s'étudie à sur-
prendre la nature sur le fait, et le moindre objet lui devient, en ce sens, d'un
prix inestimable.
Quiconque désirait se faire bien venir de Goethe n'avait qu'à lui rapporter de
ses voyages quelque morceau curieux d'histoire naturelle. La mâchoire d'un
ours marin ou d'un castor, la dent d'un lion , la corne roulée en spirale d'un
chamois ou d'un bouc. Toute chose qui s'éloignait, ne fût-ce qu'en partie, de la
classification actuelle, suffisait pour le rendre heureux et le tenir des semaines
entières en contemplation, en émoi. C'était alors comme s'il eût reçu la lettre
d'un ami retenu dans quelque contrée lointaine , et dans la joie de son cœur il
faisait part à tous de cette lettre dont il comprenait le sens mystérieux. « Il arrive
souvent , disait-il un jour en pareille occasion , que la nature nous raconte cer-
tains de ses secrets contre son gré ; toute chose est écrite quelque part, il s'agit
seulement de la trouver; par malheur, nous la cherchons souvent où elle n'est
pas. De là l'obscurité sibylline , les ténèbres , l'incohérence de notre contempla-
lion de la nature. La nature est un livre qui contient des révélations prodigieuses,
immenses, mais dont les feuillets sont dispersés dans Jupiter, Uranus et les au-
tres planètes. »
Le temps était pour lui le plus précieux élément; il le réglait avec mélhode ,
et savait l'employer connue personne au monde. Dans les mille détails dont il se
préoccupait sans cesse, jamais il ne perdait, pour un instant, le fil de la spécula-
lion philosophique ou de l'œuvre poéli(|ue en travail. — Un jour, pendant qu'un
souverain d'Allemagne lui rendait visite, il trouva moyen de se dérober quelques
minutes au royal entretien, et d'aller dans son cabinet tracer à la hâte sur le pa-
pier une idée qui lui était venue tout à coup pour son Faust.
« Le jour est infiniment long, disait-il; seulement on ne sait ni l'apprécier, ni
le mettre à profil. » On ne peut se faire une idée de l'amour inouï qu'il avait
pour l'ordre et la régularité ponctuelle en toute chose; c'était presque une ma-
nie. Non content de classer chaque mois en d'épais volumes et selon la date, d'une
part , toutes les lettres qu'il recevait , de l'antre , les brouillons ou les copies de
celles qu'il écrivait, il tenait encore des tablettes périodiques où se trouvaient
mentionnés, jour par jour, heure par heure, ses études, ses progrès, ses relations
personnelles, et dont il faisait, au bout de l'an, une sorte de résumé syntliéti-
GOETHE. :i7
t]iic'. Cet esprit int!lliudi([ue s'cleiulait jusqu'aux plus pelils détails. La moindre
lettre d'invitation devait être écrite neltenienl, pliée cl scellée avec le plus grand
soin. Toute absence de symétrie, une tache , une ligne de travers, lui était insup-
portable. Il suffisait d'un cadre de mauvais goût ou d'un simple pli dans la marge,
pour corrompre les jouissances qu'il i)ouvait avoir en face de la plus belle gra-
vure ; car il fallait que tout ce qui l'entourait ou qui sortait de lui fût et se main-
tînt à l'unisson avec la clarté sereine de sa vue extérieure , et rien ne devait
troubler l'harmonie de ses impressions.
La seule distraction qu'il se donne consiste à changer d'activité ; et lorsqu'on
lit les tablettes qu'il dictait chaque jour, lorsqu'on le voit encore , dans la vieil-
lesse la plus avancée , levé dès l'aube , ne jamais s'interrompre , pour suivre en
paix la série de ses occupations quotidiennes, passer des travaux littéraires à la
correspondance , de la correspondance à l'expédition des affaires courantes , se
rendre compte des produits et des œuvres d'art, lire tout ce qui s'écrit en Eu-
rope, on a peine à comprendre comment, dans une journée si pleine et si com-
plète , il trouve encore quelques instants à donner à ses amis , aux étrangers qui
le visitent. A la vérité, quelquefois, n'y pouvant plus suffire, il prend le parti de
s'enfermer, de vivre en reclus ; mais sa résolution ne dure guère , et bientôt il
sent de nouveau le besoin de se trouver en contact avec le monde, de savoir quels
sont, de près ou de loin, les intérêts du jour, de ne pas devenir enfin , comme il
le dit lui-même, une momie vivante. » Parle-moi du passé et du présent, parle-
moi surtout du moment actuel, écrit-il à Zelter ; car, bien que je lève mes ponts-
levis et continue à me fortifier, on n'en doit pas moins veiller pour moi sur ce
qui se passe au dehors. »
Il appartenait tout entier au sujet qui l'occupait, s'identifiait avec lui, et savait,
' C'était sur ces registres que Goethe portait chaque soir le nom des étrangers de distinction ve-
nus de tous les points de la terre pour lui rendre hommage, ainsi que les faits intéressants qu'il ne
manquait jamais de recueillir, provoquant cliacun sur ses voyages, ses observations, ses études. Quel-
ques heures d'entretien suffisaient à Goethe pour s'approprier ce que ses interlocuteurs n'avaient pu
acquérir qu'en plusieurs années d'études. Puis, lorsque la conversation tombait, lorsque l'aigle com-
mençait à voir le fond du cerveau qu'il tenait en ses serres, on se quittait, et le pèlerin racontait,
au retour, le calme silencieux de cet homme, qui l'avait laissé parler seul si longtemps; et pendant
trente ans, cela continua ainsi : les hommes venaient à Goethe par troupeaux. — « Un jour, dit
M. Frédéric de Müller, je lui présentai un ancien gouverneur de la Jamaïque et sa femme ; la conver-
sation fut vive, animée, intéressante au plus haut point ; les heures s'écoulèrent rapidement. Or,
après des années, voici ce que je trouve noté sur ses tablettes à la même date : « Aujourd'hui j'ai
« été font heureux défaire la connaissance de lord et de lady,... et de trouver ainsi l'occasion de ré-
« capituler avec profit tout ce que je savais sur l'état de la Jamaïque. » C'est ainsi qu'il se faisait
raconter, par un capitaine de la marine britannique, la bataille de Trafalgar jusque dans ses
moindres détails. — Il s'informe de tout, veut tout voir, tout apprécier, tout connaître; et cet inté-
rêt singulier qu'il prend aux moindres découvertes de l'industrie, de la technique, de l'histoire na-
turelle, bien loin de s'affaiblir, grandit encore avec l'âge. Qu'il s'agisse d'une chaussée, d'une église,
d'un palais, ou tout simplement d'une école, il se procure les plans et les étudie avec un soin mi-
nutieux. Les entreprises hardies, surtout le tunnel de Londres, le canal d'Érié, en Amérique, l'at-
tirent irrésistiblement; il consulte les cartes, les dessins, les descriptions de toute espèce, et se rend
compte des difficultés aussi bien que des chances de succès. — Les fouilles entreprises par Glenk,
avec tant de divination et de persévérance, à la recherche du sel minéral, fournissaient à son génie
l'occasion de se répandre en riches problèmes géologiques. Puis, quand tout a réussi, il salue le suc-
cès de l'homme qui donna aux États de Weimar les salines de Sotlernheim, par un poème qui,
tout en célébrant la victoire de la science et de la technique sur les Gnomes et les Kobolds ennemis,
célèbre aussi le triomphe du poète sur la matière la plus ingrate qui se puisse imaginer.
8
o8 (iuEÏUIÎ.
lorsqu'il s'imposait quelque grande lâche , éloigner de son chemin toute idée
étrangère. « Dans les mille choses qui m'intéressent, dit-il, il y en a toujours une
qui se constitue au centre, en planète souveraine ; dès lors tout le reste gravite
à l'entour, jusqu'à ce qu'il arrive à ceci ou à cela de se faire centre de même. »
Cependant cette concentration momentanée ne lui réussissait pas toujours; alors il
avait recours aux moyens extrêmes, rompait violemment avec le monde, et s'in-
terdisait toute conmiuuication au dehors ; puis , lorsqu'il s'était délivré, dans la
retraite, de ces torrqnts d'idées qui grondaient en lui, on le voyait reparaître.
Lihre, heureux, accessihle à tous les intérêts du jour, il renouait le fil des rela-
tions agréahles , et se haignait dans le frais élément d'une existence élargie par
son activilé, jusqu'à ce que, le moment venu de quelque autre métamorphose
intérieure, il se retirât de nouveau dans son cloître. C'est ainsi qu'il s'enferme
six mois, cherchant comme Paracclse, dans des études mystérieuses, la solu-
tion du grand prohlème ; la vérité qu'il entrevoit , il la garde en lui-même, et
s'efforce de trouver, par des expériences sans nomhre, le moyen de la révéler au
monde. Sa grande étude, le mohile et le hut de ses spéculations expérimentales,
c'est, je le répèle, la science de la nature. Il y a de l'alchimiste dans Goethe. Au
XV^ siècle il n'eût pas écrit Faust, il l'eût été. Je ne prétends pas dire que
Goethe demeure indifférent à sa gloire poétique ; mais un fait certain , c'est qu'il
ressent plus d'orgueil d'une théorie que d'un poème, d'une chose découverte que
d'une chose imaginée. Et qu'on ne pense pas qu'il joue ici la comédie, et cherche,
comme lord Ryron, à se divertir des hommes en affectant de trouver le signe de
sa force partout ailleurs que là où Dieu l'a mis. Celte prétention chez Goethe est
sincère, honnête, et se fonde après tout sur des motifs incontestables , mais dont
l'immensité de sa gloire littéraire a rendu la légitimité moins apparente. Qu'on
se l'explique ou non, là est la grande affaire de son amour-propre : il demande
si Cuvier est content, avant de s'informer s'il a satisfait Schiller. Dans les derniè-
res années de sa vie , rien ne lui réjouit l'àme comme de voir la Théorie des cou-
leurs grandir avec le temps dans l'opinion, et gagner peu à peu d'importants suf-
frages à l'élranger. Aucune distraction , ni les charmes de la plus agréahle
compagnie , ni les plus vives jouissances que l'art procure , ne sauraient le dé-
tourner de sa contemplation. Ainsi nous le voyons, en Sicile, poursuivre parmi
les ruines d'Agrigente son idée sur la métamorphose des plantes; à Breslaw,
étudier l'anatomie comparée au sein du menaçant appareil de la guerre ; en Cham-
pagne, au milieu des dangers et de l'épouvante, comme devant Mayence, sous la
foudi-e du siège, s'occuper de phénomènes chromatiques, ouhliant dans le Traité
de Physique de Fischer tous les fléaux du moment.
- Une chose qui frappe chez Goethe dès ses premières années , c'est l'union
intime et paisible de deux facultés habituées à se combattre; je veux parler
d'une fantaisie productive, luxuriante, et d'un sens nalund qui trouve la vie et
l'action partout, et partout brûle d'y entrer. Cet amour inaltérable de la nature
et de l'œuvre pratique enlace toute son existence, et dirige vers le réel l'activité
souvent inquiète de son esprit; il est en lui le contre-poids et la sauvegarde des
passions. Ainsi, dès l'enfance, en même temps qu'il s'entoure d'un monde ima-
ginaire et remplit l'air de fictions poétiques, on le voit s'intéresser au rnouve-
nicnt de la ville iiulustricuse et comnerçaiite où il est né. Il aime à se trouver
au milieu de toutes les conditions, à s'identifier avec les existences étrangères,
et poursuit, à travers les métiers et les professions, la connaissance des hommes
GOETHE. rî9
ei la conquêle des ressources lecliniques. Il cherche non moins activement à se
rendre compte de tons les imposants phénomènes qn'il rencontre dans la natnre.
Il parcourt les hois et les montagnes avec ravissement, et tout ce (|n'il aperçoit
lui devient aussitôt image (dans le sens de Platon). Ce qu'il conçoit avec tant de
chaleur, il s'efforce de le reproduire au dehors, de le représenter; et le dessin,
la plus morale de toutes les dextérités, die Silllichsle aller Feiiigkeiten, comme
il l'appelle, le dessin devient l'organe de ses intelligences avec la nature, la
langue symholiqne de sa contemplation intérieure. « Nous parlons trop, nous
devrions moins parler et plus dessiner. Quanta moi, je voudrais renoncer à la
parole, et, comme la nature plastique, ne parler qu'en images; ce figuier, ce
serpent, ce cocon exposé au soleil devant cette fenêtre, tout cela, ce sont des
sceaux profonds ; et qui saurait en déchiffrer le vrai sens, pourrait à l'avenir se
passer de toute langue écrite ou parlée. H y a dans la parole quelque chose de
si inutile, de si oiseux, je voudrais dire de si ridicule, que la terreur vous prend
devant le calme sévère de la nature, et que son silence vous épouvante, lorsque
vous vous trouvez vis-à-vis d'elle, devant quelque pan de granit isolé ou dans la
solitude de quelque montagne antique.
« Tenez, ajoutait-il en montrant une multitude de plantes et de fleurs fantas-
tiques qu'il venait de tracer sur le papier tout en causant, voici des images bien
bizarres, bien folles; et cependant elles le seraient encore vingt fois plus, qu'on
pourrait se demander si le type n'en existe pas quelque part dans la nature.
L'âme raconte, en dessinant, une partie de son être essentiel, et ce sont préci-
sément les secrets les plus profonds de la création, qui, en ce qui regarde sa base,
repose sur le dessin et la plastique, qu'elle évente de la sorte. » ( Goethe aas
nälierm persönlichem Umgange dargestellt.)
On a beaucoup reproché à Goethe le peu de part active qu'il a prise aux affaires
politiques de l'Allemagne ; et l'attitude réservée où il s'est toujours tenu vis-à-
vis des événements lui a valu, de son vivant, d'amères récriminations qui, sitôt
après sa mort, n'ont pas manqué de tourner à l'invective. Franchement, que
pouvait-il faire? Ministre du grand-duc Charles-Auguste, admis dans son conseil
privé, voulait-on qu'il ouvrît les Etals de Weimar aux idées alors envahissantes
et se mît à la tête d'une sorte de république-modèle à l'usage de la jeune Alle-
magne! C'eût été là pour le grand poëte une glorieuse tentative, et dont riraient
bien aujourd'hui ceux qui lui reprochent son indifférence avec le plus d'amer-
tume. Avant tout, il faut considérer les forces dont on dispose, et proportionner
son activité à la mesure du cercle où elle se développe. Permis à quelques esprits
faux et turbulents de croire qu'on se passe de l'occasion, et qu'il suffit, pour
changer le monde, d'une volonté énergique : le génie, lui, a ses raisons pour
agir autrement ; n'est pas révolutionnaire qui veut. D'ailleurs, la position de
Goethe à Weimar n'a rien de politique. Le gi-and-duc Charles-Auguste reconnaît
l'éminence du génie et la consacre par les honneurs; mais cette investiture n'a
rien d'officiel vis-à-vis de la politique européenne. Goethe est ministre de l'art,
ministre de la science à Weimar; il gouverne l'Institut, la Bibliothèque, le Jardin
botanique et les Musées i; mais son activité ne s'étend pas au delà. Quand
• Le grand-iluc de Weimar avait réuni tous les musées, ainsi ([U3 tous les iustituts de science et
d'art, en un seul département, dont la direction souveraine était confiée à Goethe. Les fragments
d'une lettre que Goethe écrivait de Rome à Charles-Auguste mettront le lecteur au courant des
60 GOETHE.
Goellie veut parler à l'Europe, ce n'est point par des notes diplomatiques qu'il le
fait, mais par des chefs-d'œuvre de toute espèce. D'après cela on peut concevoir
sans peine le soin qu'il met à tenir loin de tous les bruits du jour l'élément
sacré de sa pensée, comme à ne jamais descendre dans l'arène de la discussion
du moment. Rieu ne lui va moins que cette activité politique qui s'accommode
mal avec le calme olympien de son esprit et dont son œil n'entrevoit pas les fins.
Au point de vue où il s'est placé, l'histoire lui apparaît comme une lutte inces-
sante de nos passions et de nos folies avec les nobles intérêts de la civilisation.
Aussi les sympathies secrètes de son cœur sont pour l'autorité. Goethe aime
surtout l'ordre dans la force; quoi qu'on puisse dire, le génie est absolu , la di-
vision et le partage lui répugnent.
En ce sens, Goethe regardait l'ordre et la légalité comme les bases de la vie
sociale. Et là seulement où le développement intellectuel ou moral se trouvait
arrêté dans ses progrès , où l'exploitation légitime des forces de la nature ne
pouvait aboutir, où les plus nobles biens de l'existence étaient somnis au jeu des
passions déchaînées, à la domination de la force brutale, là seulement était pour
lui la A raie tyrannie, le despotisme insupportable. Jamais il ne s'écartait de ces
principes, qu'il servait de sa parole et de sa plume, dévoilant dans leur misère
et leur néant le faux, le vulgaire et l'absurde, s'alliant aux esprits élevés et
droits, proclamant sans cesse et partout cette liberté de la pensée et de la vo-
lonté intelligente, qui sont les plus nobles droits de l'humanité. Du reste, ses
oliscrvalions sur la politique ne se produisent jamais dans ses œuvres que sous
une forme mystérieuse et symbolique. Il n'y a guère que dans Willielm Meister
cl les Aphorismes poétiques qu'on les trouve exposées clairement et mises en
lumière; encore fait-il ses réserves et se garde-t-il bien de les vouloir donner
pour une recette universelle ' . L'attitude que Goethe prend vis-à-vis des événe-
ments est toujours imposante et froide. Il envisage la politique du point de vue
de l'histoire, bien plus que de la polémique. Allemand de Francfort, la vieille
ville impériale, ami intime de Charles-Auguste, à ses yeux le gouvernement est
une harmonie qui résulte des droits ;du souverain et des devoirs du peuple,
menés avec intelligence et dignement compris. Quant à l'intervention de la force,
il en a horreur presque à l'égal du radotage passionné des partis; l'une trouble
iMpports (l'iiiliniitc qui cxlstalont entre le poëte et le prince : « S'il m'est permis de vous exprimer
un souhait que je forme pour mon retour, je vous dirai que j'aurais l'intention, sitôt mon arrivée,
de visiter lous vos États en étranger, et d'étudier vos provinces avec des yeux tout fraichement ou-
verts et l'iiabitude des liommes et du pays. Je pourrais ainsi me faire un nouveau tableau à ma ma-
nière, acquérir une idée complète des choses, et reconnaître quels genres de service votre bonté et
votre confiance seraient en mesure d'exiger de moi. Mon cœur et mon esprit sont avec vous et
les vôtres, et cela quand les débris d'un monde pèseraient de l'autre côté de la balance. L'homme a
besoin de peu : l'amour et la sécurité des relations avec ceux qu'il a choisis et auxquels il s'est une
fois donné lui sont indispensables. »
• « Le despotisme prescrit l'autocratie d'un chacun en instituant de haut en bas le dogme de la
responsabilité individuelle, et par là provoque au plus haut degré l'activité. — Tout ce »pii est spi-
nosisme dans la ])roduction poétique, devient machiavélisme dans la réflexion. — Les hommes faibles
ont souvent des idées révolutionnaires; ils pensent qu'ils se trouveraient mieux de n'être pas gou-
vernés, et ne sentent pas (|u'ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes, — Tous les hommes,
lorsqu'ils arrivent à la liberté, exagèrent leurs défauts ; les forts se montrent furieux ; les faibles,
lâches. — L'homme se croit toujours plus (|ii'il n'est et s'estime moins qu'il ne vaut. »
[Goetlie's Ethisches pass.)
GOETHE. Ol
le calme de l'exislence, l'autre en abolit le sérieux. Rien ne l'afflige et ne le dés-
espère comme de voir l'esprit d'inconstance et de frivolité toucher aux choses
grandes, importantes, fécondes. On sait de quelle maniôrc il reçut madame de
Staël, qui, après lui avoir annoncé la trahison de Moreau , lui demandait de
changer de sujet et de passer à de plus agréables entretiens, « Vous autres,
jeunes gens, disait-il, vous vous remettez vite, lorsque, par hasard, une explosion
tragique vous frappe momentanément; mais nous, vieillards, nous avons toute
raison de nous garder de ces impressions qui nous affectent puissamment, et ne
font qu'interrompre sans profit une activité conséquente. » Dans une autre cir-
constance, il écrit à un de ses jeunes amis : « Peu importe le cercle dans lequel
un homme noble agit, s'il le connaît exactement, et s'il le sait remplir. De ce que
l'homme ne peut agir, il ne faut pas qu'il se tourmente et cherche une prétendue
action au delà du centre où Dieu et la nature l'ont placé. Toute précipitation
est funeste; je ne sache pas qu'on ait jamais trouvé de grands avantages à fran-
chir les degrés moyens , et cependant aujourd'hui tout est précipitation : on ne
voit que des gens disposés à n'agir que par soubresauts. Faites le bien à votre
place, sans vous inquiéter de la confusion qui, près ou loin, perd le temps de la
plus déplorable manière; bientôt les indifférents se rallieront à vous, et la con-
fiance et les lumières, s'étendant à mesure, vous formeront d'elles-mêmes un
cercle qui grandira toujours. »
Et quelle statistique de l'intelligence pourrait énumércr les cercles infinis que
Goethe a tracés de la sorte pendant le cours de son infatigable existence? Autour
de lui tout s'anime , prend vie, et s'habitue à l'activité saine. Il éveille l'émula-
tion, maintient chacun dans sa sphère, et proclame jusqu'à la fin, par son exem-
ple, la souveraineté de l'ordre, de la fermeté, de la persévérance. « Il n'y a que
deux routes pour atteindre un but important et faire de grandes choses , disait-il
souvent : la force et la persévérance. La force ne tombe guère en partage qu'à
quelques privilégiés ; mais la persévérance austère , âpre , continue , peut être
mise en œuvre par le plus petit et manque rarement son but , car sa puissance
silencieuse grandit irrésistiblement avec le temps. »
Sitôt que les événements lui permettent de reprendre le libre cours de ses élu-
des, il se rend à léna, renoue amitié avec les professeurs de l'Université , fonde
des musées, rassemble des collections de toute espèce, donne au Jardin botanique
une étendue plus vaste et des richesses plus grandes, et, par les froids rigou-
reux de l'hiver, on le voit tous les jours assister de grand matin au cours d'ana-
tomie du docteur Loder. C'est là qu'il rencontre Schiller pour la première fois ;
là, dans une salle d'étude, au milieu de toute une jeunesse active et laborieuse,
ces deux représentants augustes de la pensée humaine se donnent pour la pre-
mière fois la main. léna réunissait alors, entre autres personnages d'importance,
Guillaume et Alexandre de Humboldt; la sympathie, le désir insatiable d'appro-
fondir et de connaître, les intérêts sacrés de l'intelligence, tout les porte à se lier
avec Goethe et Schiller, qui , à leur tour, trouvent joie et profit dans le libre
commerce d'idées qui s'établit aussitôt entre eux et les deux nobles frères. On
n'ignore pas ce que la science doit à celte association harmonieivse, où , chacun
renchérissant sur l'idée de l'autre, les découvertes comme les succès , tout était
commun.
Goethe dirige aussi le théâtre à Weimar, et la plus glorieuse récompense de
ses peines sans nombre et des sacrifices de son temps , il la trouve dans la vive
G2 GOETHE.
sympalhie el les aclions de grâces de Schiller, ff ni le supplie de présider aux répé-
lilioiis de ses cliel's-d'cßiivre , el ne parle qu'avec ciilliousiasme des comédiens
que Goethe forme, les seuls, dit Schiller, qui sachent donner la vie à ses créations
dramatiques. Poêles el comédiens, tons s'empressent, tons marchent an luit de
concert : les uns imaginent des chefs-d'œuvre, les autres s'en pénètrent et tra-
vaillent à les exprimer dignement. On ne s'épargne ni les soins , ni les fatigues ;
le grand-duc Charles-Angusle assiste aux répétitions, il donne son avis. On dis-
cute chaque caractère, ou le développe ; et rpiand Ions sont d'accord , Charles-
Augnsle, Goethe el Schiller, l'œuvre se produit dans son harmonie. Là aussi la
personnalité imposante de Goelhe devait se faire jour; le prestige souverain qui
l'environne agit sur ces jeunes comédiens. Rigoureux dans ses instructions, d'une
persévérance inexorahle dans tout, ce qu'il arrête , il tient compte du moindre
succès, découvre les forces latentes, les évoque , et dans un cercle étroit, avec les
moyens hornés dont il dispose, accomplit souvent des prodiges. Chacun se sent plus
fort et plus puissant à la place où Goethe l'a mis, et son suffrage imprime à toute
une existence le sceau de la consécration. Il faut avoir entendu certains vétérans
du grand siècle de la lilléralure allemande faire l'histoire de ce mouvement au-
quel Goethe et Schiller prirent ensemhle une part si vive, raconter, les yeux hai-
gnés de larmes, les moindres traits de leur existence, parler enfin de ces héros
comme nos vieux soldats parlent de l'empereur, pour se faire une idée de l'at-
tachement inviolable et de l'enthousiasme ardent que savaient inspirer ces maî-
tres de l'art.
On connaît l'amitié constante qui, depuis la rencontre d'Iéna , unit Goethe et
Schiller. Ce qui fait la force de cette amitié , c'est l'égalité. En France , malheu-
reusement, nous ne comprenons guère ce mot, lorsqu'il s'agit d'amitiés littéraires
du moins. Ou ne recherche, on ne loue , on n'admire que ce qui se passe au-des-
sous de soi; ce qui se passe à côté, on n'a garde de s'en informer. Les deux
chefs de la poésie en Allemagne ne traitent point les choses de celle façon. Goelhe
et Schiller se sont mesurés dès longtemps. Daiis l'amitié qui les rassemble, c'est
génie pour génie ; ils le savent. Aussi leur exislence, au lieu de se consumer en de
misérables inquiétudes, s'écoule libre el calme. Entre eux, tout est commun, les
projets, les idées, les plans ; ils se tiennent au courant de leurs mutuelles entrepri-
ses ; ce qui ne sourit pas à l'un convient à l'autre , qui s'empare du sujet et le
Iraile à sa manière'. Ainsi, chacun élève de son côté le monument de son œuvre,
Schiller avec l'aide de Goelhe, Goelhe avec l'aide de Schiller.
Du reste, les mêmes différences qui existent entre les deux génies se retrou-
vent dans les persoimes. La tendance idéaliste de Schiller a peut-êlre sa source
' Pour citer un exemple,. l'idée première de Guillaume Tell vint à Goethe, pendant un voyage
qu'il fit en Suisse avec le prince héréditaire de Weimar, vers l'année 1797. Goethe communiqua
son idée à Schiller, qui se prit d'enthousiasme pour elle el la mit en œuvre, on sait comment. On
dit même que Goethe ne s'en tint ponit là, et donna ^généreusement à son illustre ami plusieurs in-
dications de détail sur la manière de traiter le sujet. C'est un hruit assez généralement accrédité en
Allemagne, que l'idée d'amener .lean le parricide au dénoùmcnt a été suggérée à Schiller par
Goethe. Même en éloignant toute insinuation qui tendrait à disputer à Schiller la propriété légitime
de son œuvre, nous inclinons assez à croire à cette collaboration lointaine, ou, si l'on aime mieux,
à cette influence de l'auteur d'EgmonI dans Guillaume Tell. Le mouvement de cette pièce rappelle
la manière de Goethe dans ses drames historiques, et peut-être qu'il y aurait un rapprochement
assez curieux à faire, de ce point de vue, entre Guillaume Tell cl Guetz de Berlkhingen.
I
GOKTIIM. 63
dans une mélancolie donlourense, dans un fonds de tristesse cl d'amertume qu'a-
vaient dû laisser en son ânic les cruelles épreuves de sa jeunesse. On le sait, à
son entrée dans la carrière, Schiller ne rencontra que les soulfrancesct la misère.
En 1801 encore, il n'aurait pu passer l'hiver à Weimar, où l'appelait le soin de
sa santé délahrée, sans un secours que Goethe ohtint pour lui du grand-duc.
Voici ce que dit Goethe à ce sujet, dans la dédicace de sa correspondance au rci
de Bavière en parlant de Schiller : « On a pris soin de son existence, on a éloigné
de lui les nécessités domestiques , élargi le cercle de ses relations , et lui-même
on l'a transporté dans un élément plus sain. »
Goethe, lui , fut toujours placé dans d'autres conditions ; personne ne l'ignore.
On a heau jeu, dira-t-on , à venir parler de la force d'àme et de l'énergie d'un
homme que sa naissance et la faveur des grands mettent, dès ses premiers pas ,
au-dessus des nécessités de l'existence! Cependant il suffit d'envisager l'attitude
ferme et décidée que Goethe conserva toujours vis-à-vis de l'adversité qu'il devait
rencontrer lui-même, lui si heureux, plus d'une fois sur son chemin, pourbienvoir
que la force de son caractère eût dominé les circonstances par lesquelles Schiller
se laissa si cruellement abattre. Goethe, dans la vie réelle comme dans la vie
idéale, demeure toujours maitre de lui-même : les circonstances ne peuvent rien
sur sa conduite, rien sur son inspiration; il s'élève au-dessus d'elles, il les do-
mine et les foule aux pieds dans la plénitude de sa force et de sa conscience per-
sonnelle. C'est dans sa correspondance qu'il faut chercher les traits qui le carac-
térisent. Le 5 mars 1759, Schiller répond à Goethe, qui se plaignait à lui de ne
pouvoir trouver l'activité vers laquelle il aspirait : « Je ne comprends pas com-
ment votre activité peut demeurer un instant suspendue, vous qui avez le cerveau
plein datant d'idées, de tant de formes, qu'il suffît du plus simple entretien pour
les évoquer. Un seul de vos projets, de vos plans, tiendrait en éveil la moitié de
toute autre existence. Mais ici encore votre réalisme se manifeste, car tandis que
nous tous nous portons les idées avec nous, et trouvons déjà en elles une activité,
vous, Goethe, vous n'êtes content qu'après leur avoir donné l'existence. » Où
trouver une expression plus juste pour déterminer les différences qui existent
entre ces deux génies? Chez Schiller, l'idéalisme est à demeure; les idées dé-
bordent même au sein de l'activité la plus vive. Pour Goethe, au contraire, elles
n'ont de valeur qu'à la condition d'avoir l'existence et la réalité. Cet amour de la
plastique, qui se révèle incessamment dans son œuvre, le poursuit partout dans
la vie. Toute chose, autour de lui, doit avoir la forme et le contour : il aime l'ac-
tivité pratique et la recherche, il construit, il ordonne, il gouverne dans son
centre. Il était né pour l'empire.
Comme on le pense, cette activité ne le satisfait pas toujours : quelquefois le
résultat qu'il attendait lui manque. Alors il se décourage pour un moment. C'est
ainsi qu'au mois de mars de la même année il écrit à Schiller, de retour dans sa
paisible retraite d'Iéna : « Je vous porte envie, à vous, qui vous tenez dans voire
cercle, et par là marchez en avant avec plus de sûreté. Dans ma position, avancer
est un fait très-problématique. Le soir, je sais qu'il est arrivé quelque chose qui sans
moi ne serait pas arrivé peut-être , ou du moins serait arrivé tout autrement. «
Il obéit à l'ascendant impérieux qui l'entraîne, mais non sans reconnaître qu'il
subit pour sa part la loi commune, non sans se dire tout bas que là aussi, comme
partout, le colé humain, l'imperfeclion (das involkammene), se fait sentir. « Les
relations au dehors font notre existence, et en même temps la dévastent ; et ce-
6i GOETHE.
pendant il fanl voir à se tirer d'affaire, car, d'nn autre côté, je ne pense pas qu'il
soil bien salutaire de s'isoler coniplélenient comme Wieland. » El quelques an-
nées plus lard , en juillet 17ÎI9 , las des théâtres de société , des poésies d'ama-
teurs et de toutes les importuuités d'un dilettantisme qui ne manque jamais de
s'adresser à lui comme à l'arbitre suprême dans Weimar, il écrit dans nue bou-
tade misanthropique : « Plus je vais, et plus je me fortifie dans la résolution de
ne tourner désormais mon esprit que vers l'œuvre, (pielle qu'elle soit, vers l'ac-
complissement de l'œuvre, et de renoncer à toute communication théorique. Il
faut que j'élève encore de (juelques pieds les murs dont mon existence s'envi-
ronne. » Après avoir lu le Droit nalurel, de Fichte : « J'ai beau faire, écrit-il, je
ne trouve dans les plus célèbres axiomes que l'expression d'une individualité, et
ce que l'on adopte le plus généralement comme vrai ne me semble , le plus sou-
vent, qu'un pré,ugé de la multitude, qui, subordonnée à certaines conditions de
temps, peut être considérée aussi bien comme un individu. » Et dans le même
sens, à peu près, en juillet 1801 : « S'il faut vous parler d'un résultat que j'ob-
serve en moi, je vous dirai que, pour ce qui est des théories , je vois avec plaisir
que j'en fais chaque jour plus pour moi et moins pour les autres. Les grandes
énigmes de la vie ne sont guère pour les hommes que des sujets de raillerie ou
d'épouvante ; peu s'inquiètent d'en trouver le mot, et, à mon avis, tous ont rai-
son, et je n'ai garde de vouloir abuser personne. » Quoi de plus simple qu'il re-
connaisse la liberté chez les autres, lui qui prétend ne penser et n'agir que selon
sa nature? 11 faut que chacun trouve son mot dans l'énigme de la vie : que sert-il
qu'un autre vous le dise? Ou vous ne le comprenez pas , ou vous le comprenez à
votre façon, et dès lors vous attachez à ce mot un sens arbitraire.
Cet isolement impassible de Goethe, ce culte solitaire de l'individualité, ne
se montre pas seulement dans ses idées et ses points de vue, vous le trouverez
partout dans la vie réelle, (joclhe traite un peu Schiller comme Frédérique, son
ami comme sa maîtresse. 11 est vrai qu'on laisse aller plus facilement ses il-
lusions en amitié qu'en amour. Et puis, Schiller avait-il des illusions sur l'ami-
tié de Goethe? Il est permis d'en douter. Cette nature si douce, éprouvée de
bonne heure par la souffrance morale et les douleurs physiques, attendit-elle ja-
mais des autres l'inépuisable dévouement dont elle était capable, et qui , peut-
être, aux yeux de Goethe , passait pour de la faiblesse? Divine faiblesse , en tout
cas, dont l'humanité tiendra compte au chantre immortel de Jeanne d'Arc et de
Thécla. Avec Goethe, qui dit génie a tout dit. Schillerle savait, pour l'avoir ap-
|)ris plus d'une fois à ses dépens. Aussi ne vous semble-t-il pas qu'il y a dans cet
attachement qui persévère malgré les rudes conditions qu'on lui fait, dans cette
fidélité quand même à Goethe, au génie, quelque chose de pur et d'attrayant
qui sied à la nature héroïque et chevaleresque de l'auteur de Wallenstein ? L'a-
mitié constante et dévouée de Schiller, ses nobles élans qu'il ne songe point à
réprimer, sauvent ce qu'il pourrait y avoir d'odieux et de révoltant aux yeux
des hommes dans cette réserve austère, dans cette froide personnalité qui n'ab-
dique jamais. Vraiment , en pareille occasion , on n'ose prononcer le mol
à'ef^oïsme. Qui donc pourrait se plaindre de Goethe après Schiller? « Je vous
ménage une surprise qui vous louche de près, et qui, j'espère, vous réjouira
fort, » écrit Schiller à Goethe; et celui-ci lui répond avec une indifférence qui,
jiartout ailleurs, serait le dernier terme de l'orgueil : « Je ne me fais pas une
idée de ce qu'on peut appeler une surprise... N'importe, la vôtre sera bienvenue.
GOETHE. 65
Il ii'csl pas dans ma desliiiée de rencontrer jamais un bien imprévu, inouï, unltieii
que je ne me sois pas conquis encore.» Quel senlimenl de sa persomie! quelle se-
cnrilé profonde! Cependant, à loul prendre, Goethe n'exagère rien; il écrit ces
choses dans la conscience même de sa position et de son œuvre. Pendant qu'If-
fland était à Weimar, pour y donner des représentations, Schiller envoie à
Goethe des poésies, le priant de lui dire ce qu'il en pense, et s'il doit les insérer
dans les Heures. Quelques jours après , Goethe lui répond : « Je vous renvoie
vos poésies , que je n'ai pu lire , ni seulement parcourir. Les préoccupations
contraires où je me trouve m'en ont empêché. » Or, ces préoccupations, ce sont
des fêtes, des spectacles à organiser. Vers la même époque, en avril 1791],
Schiller, malade à léna , poursuit à travers les veilles cette vie de travail qui le
consume, et Goethe, du sein des distractions de toute espèce qui l'environnent,
lui écrit dans un mouvement de joie intérieure ' : « J'ai bien fait de ne pas te-
nir compte de l'opinion des autres , et d'augmenter les prix du théâtre pendant
les représentations d'Iffland ; la salle ne désemplit pas. » Vers la même année,
Schiller travaille à son Wallenstein, qu'il destine à Schoeder, et comme il attend,
pour livrer son œuvre , que le célèbre tragédien arrive à Weimar, Goethe lui
écrit à ce sujet : « Schroeder s'est conduit avec nous comme une franche co-
quette; il s'avance quand on ne le demande point, et, dès qu'on veut mettre la
main sur lui, il se relire. Pour moi, je ne lui tiens point rancune, car chaque
métier a ses façons d'agir ; mais vous comprenez que, maintenant, je ne puis plus
faire un pas.« En octobre 1799, lorsque Schiller, en proie aux plus vives in-
(juiétudes , lui fait savoir la maladie de sa femme, Goethe lui répond de Wei-
mar : 0 J'aurais été vous voir sur-le-champ , si je n'étais ici pressé de fous les
côtés ; mais , en vérité , tant d'affaires me réclament à cette heure , que je me
serais senti dans les angoisses auprès de vous, et cela pour ne vous être d'aucun
secours. » Plus Goethe avance en âge , plus cette personnalité devient vive et
frappante. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire sa correspondance avec Zeller
pendant les années 1827 et 1828. Quels que soient ses rapports avec les autres,
jamais il ne perd de vue sa personne ni les conditions où il se trouve. En effet ,
si le dévouement à l'amitié, si l'abnégation complète est un digne et noble spec-
tacle, le plus beau, sans doute, que l'humanité puisse donner, on ne peut nier
qu'il se rencontre par moment des natures puissantes, énergiques, Napoléon et
Goethe , par exemple , qui semblent n'être sur la terre que pour l'amour et le
culte d'elles-mêmes : car ces sentiments, odieux et stériles partout ailleurs, fé-
condent ici de grandes choses.
Au reste, cette concentration que l'on reproche à de pareils caractères ne vient-
elle pas souvent d'un certain mépris du monde et du public que laisse en eux
l'expérience? Chez Goethe, du moins, cela existe; et, si nous voulons citer, les
exemples abondent. En i 799, lorsque les Proptjlees cessent de paraître faute d'ar-
ticles, Goethe écrit à Schiller : « Les choses se passent en tout ceci fort naturel-
lement, et je ne vois pas qu'il y ait tant lieu de s'étonner. On devrait pourtant
bien apprendre à juger le tonl (le public) que l'on ne connaît pas, d'après 1rs par-
ties intégrantes que l'on connaît. » Dans un autre endroit, à propos d'une copie
du Camp de Wallenslein furtivement divulguée : « Dans ces temps glorieux où la
raison déploie son glorieux régiment, il faut s'attendre chaque jour, et cela, de
' liriefweclisel. — Goellie's Werke, IV, 175, papsiiii.
6G GOETHE.
la part des lioninies les plus dignes, à (juclijue infamie ou à tjuelcjne absui-dilé. «
Schiller aussi se laisse aller à ces accès d'amertume, mais seulement dans les
derniers temps, et lorsque le poëte, aigri par la douleur, las de vivre, ne contem-
ple plus le monde qu'à travers le voile affreux de la maladie. Comparez sa lettre
sur Jean de 3Iiiller et son llisloire de Frédéric le Grand (lévrier 1805), avec la
lettre qu'il écrivait à Goethe sept ans plus tôt, en 1798, dans le calme et la li-
berté de son existence. « J'ai causé hier avec Schérer, et je me suis rappelé, dans
cet entretien, une réllexion que vous avez faite sur lui l'an passé ; c'est une na-
ture sans ccuur, et si glissante qu'on ne sait par où la prendre. Il faut voir de
pareilles gens pour bien sentir que le cœur seul fait l'humanilé dans l'honmie. »
Noble expression, expression vraie de l'Ame de Schiller! On ne peut s'empê-
cher d'aimer Schiller, les sympathies vont à lui ; Goethe ne commande que l'é-
lonnement et l'admiration. Certaines natures, et Goethe est de ce nond)re, ont
eu en partage une telle valeur, une telle énergie, que tout autour d'elles leur
semble médiocre, petit, indigne de leur être comparé. Il n'y a guère qu'un point
de vue d'où elles vous paraissent égoïstes ; au fond elles ne le sont point, d'abord
parce qu'elles ne l'ont pas voulu, ensuite parce qu'elles n'avaient rien à gagner à
l'être. Leur force intérieure, ne trouvant point de contre-poids dans les forces qui
les environnent, rapporte tout à elle. Ce n'est point là de l'égoïsme, mais quel-
que chose qui ressemble à la concentration en soi de la Divinité. En face de pa-
reils hommes , il faut fléchir le genou dans sa faiblesse, ou, si l'on veut leui'
tenir tête, se sentir opprimé tôt ou tard, à moins qu'on ne soit de leur taille. Dans
le commerce si long qu'ils eurent ensemble, la personnalité de Goethe n'étonna
point Schiller, peut-être ne s'en aperçut-il jamais, et c'est là le plus beau témoi-
gnage que l'auteur de Don Carlos et de Wallenslein ait doimé à la postérité de
sa dignité intérieure et de son élévation.
Goethe ne trouva pas toujours tant de généreuse tolérance chez ses amis. Il y
en eut que cet esprit de froide domination irrita, et qui, plus d'une fois, lui re-
prochèrent amèrement son égoïsme. Herder, Jacobi, Merk, avaient leurs jours de
réaction et de colère ; le bon Wieland lui-même finissait par être poussé à
bout; mais tout cela ne devenait jamais bien sérieux, du moins en apparence;
on gardait ses petites rancunes, ses petites haines, mais on continuait toujours à
se voir, à correspondre, à vivre dans le cercle dont Goethe s'était fait le centre:
l'attraction était irrésistible ; quelque dépit qu'on en pût avoir, il fallait y reve-
nir. Un jour qu'il était question de cette indifférence suprême de Goethe, de ce
caractère élevé au-dessus des passions du monde, un homme dont les yeux flam-
boyaient au-dessous de son large front prit la parole en s'écriant : « Reste à savoir
si l'homme a le droit de s'élever dans cette région où toutes les souffrances,
vraies ou fausses, réelles ou simplement imaginées, deviennent égales pour lui ;
où il cesse sinon d'être artiste, du moins d'être homme ; où la lumière, bien
qu'elle éclaire encore, ne féconde plus rien, et si cette maxime, une fois admise,
n'entraine pas la négation absolue du caractère humain. Nul ne songe à disputer
aux- dieux leur quiétude éternelle; ils peuvent regarder toute chose sur cette
terre comme un jeu dont ils règlent les chances selon leurs desseins. Mais nous,
hommes, et, parlant, sujets à toutes les nécessités humaines, il ne faut pas qu'on
vienne nous amuser avec des poses théâtrales ; avant tout, conservons le sérieux,
le sérieux sacré sans lecpiel tout art, quel qu'il soit, dégénère en une misérable
parade. Comédie! comédie! Sophocle n'était cependant pas un comédien, Ks-
GOETHE. 67
chyle encore moins. Tout celd, ce sont des inventions de notre temps ; David
chantait ses liymnes avec plus de cœur que Pindare, et cependant David gouver-
nait son royaume. — Que gouvernez-vous donc, vous? — Vous étudiez la nature
dans tous ses phénomènes, depuis l'hysope jusqu'au cèdre du Liban. La nature !
vous l'absorbez môme en vous, ainsi que cela vous plaît à dire ; à merveille !
Mais je voudrais bien ne pas vous voir, pour cela, me dérober le plus beau de
tous ces phénomènes, l'homme dans sa grandeur naturelle et morale.»
Celui qui parlait ainsi, c'était Herder.
Ces tendances à la contemplation de soi-même, que Goethe ne prenait nul
souci de dissimuler, révoltaient aussi Merk, un de ses amis d'enfance, qui lui
disait un jour dans un de ses accès de colère : « Vois-tu, Goethe, quand je te
compare à ce que tu aurais pu être et à ce que tu n'es pas, tout ce que tu as
écrit me semble une misère ! » Merk passa six mois à Weimar, mais dans de telles
dispositions, qu'il finit par ne plus voir Goethe. «Que diable a le Wolfgang!
s'écriait-il un matin en sortant de son humeur noire; d'où vient qu'il fait le plat
courtisan et le valet de chambre? Pourquoi se moquer des gens, ou, ce qui est
tout un, pour moi du moins, attirer sur soi leurs quolibets? N'a-t-il donc rien de
mieux à faire?» Tout le caractère de Merk se révèle dans cette boutade. C'était
un esprit bizarre, inquiet, sauvage, aimant le paradoxe, souvent triste et morne,
parfois éclairé de lueurs splendides, mais qui passaient bientôt. La flamme inté-
rieure qui le dévorait jeta quelques rares clartés, puis on le vit tout à coup tom-
ber en cendres. Merk finit par le suicide.
Goethe, de son côté, sentait fort bien les défections de ses amis, défections (pie
rien ne motivait à ses yeux. Quel que fût l'acte de révoltante personnalité auquel
il se livrait, Goethe n'en mesurait pas la portée ; il obéissait à sa nature, et cela
lui semblait si simple, que jamais l'idée ne lui vint qu'on put louer ou blâmer un
pareil acte. Mais ses amis rêvaient en lui un autre Goethe, et s'exposaient par là
à bien des déceptions que Schiller s'était épargnées dès le premier jour par son
dévouement à toute épreuve et sans réserve. L'élu de la nature devait, à leur
sens, porter dans tous ses actes le signe de son élection ; ils pensaient ainsi ren-
fermer Goethe dans un cercle, honorable sans doute, mais étroit et borné, le
cercle où leur affection avait été le trouver.
Quant au peu de sympathie que Herder et Goethe avaient au fond l'un pour
l'autre, on en trouverait au besoin le secret dans la contradiction profonde de
leurs opinions et de leurs vues en toutes choses. Jamais, en effet, deux natures
plus opposées ne s'étaient rencontrées. Pour Herder, toute forme devient une
idée, toute histoire même s'évapore en idées pour servira la philosophie de l'his-
toire de l'humanité. 11 détestait les livres, disait-on un jour : « Oui, répliqua Wie-
land, qui l'aimait de cœur ; mais quels livres il écrivait! * Pour Goethe, au con-
traire, toute idée se perd dans la forme. Goethe eût renoncé volontiers à la parole,
qu'il trouvait si insuffisante, pour ne plus s'exprimer qu'en symboles, comme la
nature. Il aime à jouer avec ses fantaisies, à faire passer son existence heureuse
à travers toutes les formes de la vie. On conçoit, d'après cela, qu'il tombe en dés-
accord avec Herder, et s'emporte contre l'esprit dogmatique du philosophe qui
veut a toute force faire entrer les sereines imaginations de l'art dans le cercle
orageux de la politique et de la vie. Ce que Goethe trouve étroit et mesquin,
Herderle proclame humainement sublime; et de son côté, Goethe, dans la con-
science de sa personnalité grandiose, refuse d'admettre cette idée universelle de
«»8 GOETHE.
Herder, dont l'Iiéroïsme, la verlu, l'inspiralion poétique, l'esprit législatif, Corio-
laii, César, Juslinicii, Dante et Luther, ne sont que les rayonnements divins.
Herder était une nature élevée ; profondément pénétré de l'esprit de son temps
qu'il devance, il l'exprime dans tous ses livres. Il rêvait une cité morale ; tout ce
qu'il a trouvé de noble et de beau dans les pays et dans les siècles, il le porte avec
lui comme un joyau mystérieux à mettre au front du genre humain déchu, de
son humanité chérie, à laquelle il veut rendre les splendeurs de l'Eden. Herder
n'entreprend rien, si ce n'est dans un but social, humain, et l'on ne peut se dé-
fendre d'un sentiment de vénération en face de son œuvre. On voit que les ten-
dances pratiques de Herder contrastaient trop franchement avec Vélre de Goethe,
sa manière d'envisager les hommes et les choses, pour qu'ils en vinssent jamais
à s'entendre tous les deux. La position était délicate; ils ne pouvaient demeurer
indifférents l'un à l'autre, ils étaient trop grands pour se haïr. Une réserve polie,
une convenance froide, parfois un peu d'ironie chez Herder, à laquelle Goethe
répond par des avances (comme c'est l'usage d'un homme habile, et Goethe
l'était), tels sont les seuls sentiments qui se manifestent dans leurs rapports, et
(ju'on trouve dans leur correspondance.
Cependant il convient de dire que Goethe ne fut pas toujours cet homme froid,
impassible, réservé, que nous venons de voir; Goethe eut, comme les autres,
ses luttes intérieures, ses illusions, sa période de jeunesse, dont il faut tenir
compte, quelque rapide qu'elle soit. Si nous possédions les fragments du Tasse,
lels qu'il les avait déjà composés pour lui en 1777, peut-être saurions-nous quel-
que chose de ces incertitudes sur sa vocation, sur l'avenir de son existence, qui
le consumaient aux premiers jours, quelque chose de ses amours et de ses sen-
sations de vingt ans. Son voyage en Italie mit fin à celte activité dévorante et
sans but; là, sur cette terre de Virgile, de Raphaël et de Pétrarque, les vagues
rumeurs de sa conscience s'apaisent au sein de la double harmonie de la nature
et de l'art plastique ; là, pour la première fois, Goethe se sent sur le chemin de sa
personnalité, de son être véritable. Les ennuis de sa vie première s'éloignent de
jour en jour, repoussés par le flux des apparitions nouvelles qui l'absorbent, vers
un lointain où son âme ne les perçoit plus que comme des objets de sa con^
templation poétique. Ce voyage en Italie opéra chez Goethe une transformation
radicale ; c'est au point qu'à son retour ses amis ne le reconnaissaient plus. Vai-
nement on cherche en lui cette expansive activité qui lui gagnait les sympathies,
ce sens du plaisir et du hien-v'wre, ces fringantes allures du jeune homme que
l'auteur de Werlher affectait quand il entrait dans les salons de Weimar ou de
Wiesbaden, la cravache à la main, sa polonaise verte boutonnée jusqu'en haut,
et faisant sonner ses éperons. Il s'enferme en lui-même, il se montre partout
grave et circonspect, et, tandis que chacun le trouve froid, égoïste, mystérieux,
il se sent au fond plus riche et plus complet, il se sent Goethe. Il vient d'apaiser,
dans la plénitude de la contemplation, le désir insatiable qui le dévorait; le
temps de la réflexion est venu, et désormais, au lieu des pures images de sa fan-
taisie, il ne voit plus que des idées d'ordre et d'harmonie qui, dans leurs rap-
ports avec des individualités sans nombre, se rattachent au grand tout universel.
Le voyage de Goethe en Italie est un fait trop important pour qu'on néglige; de
s'en occuper. A la vérité, ici les sources manquent un peu, et l'on n'en est plus
à n'avoir qu'à choisir, comme cela se rcnconti-e pour la période ultérieure dont
nous avons déjà parlé. Il n'y a guère que les journaux particuliers de Goethe et
GOETHE. 69
(les correspondances interrompues et reprises au hasard, où l'on trouve à jjiiiser
çà et là quelques renseignements. 11 laut dire que ces notes ont le mérite d'avoir
jailli de ses premières impressions, et que c'est avant, tout dans ces sources rares,
mais limpides , que la vie intime de Goethe se réfléchit comme dans un clair
miroir.
En 1786, Goethe passa la belle saison à Carlshad, au milieu d'une société
joyeuse, intelligente, amicale, dont il faisait les charmes par sa verve et l'en-
jouement qu'il avait alors, lisant volontiers ses vers, communiquant à tous ses
projets, ses idées, efteuillant au hasard ses premiers livres, lorsque, le 28 août,
à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance, plusieurs pièces de vers lui furent
adressées, dans lesquelles se trouvaient, à côté des éloges les plus flatteurs, de
sévères remontrances sur l'oubli qu'il faisait de son génie, et de vives exhorta-
tions pour qu'il eût à reprendre ses travaux, qu'il semblait négliger à dessein.
Herder surtout, dont Goethe redoutait si fort l'opinion dès cette époque, après
l'avoir plaisanté sur ses goûts pour les sciences naturelles, finissait par lui con-
seiller, en souriant, de laisser là ces pierres inertes qu'il s'obstinait à cogner, et
de tourner ses facultés vers des travaux plus sérieux. Goethe profite de la leçon,
et sur-le-champ, sans dire un mot à son prince, sans prévenir un seul de ses
amis, il rassemble ses manuscrits et part pour l'Italie en telle diligence, qu'il
arrive à Trente le 11 septembre. Il ne s'arrête pas, franchit le Tyrol, séjourne à
peine trois heures à Florence ; un irrésistible ascendant l'attire vers Rome, et
lorsqu'il y est seulement, il se prend à ouvrir la bouche pour saluer avec joie ses
amis de Weimar. Là il se livre aux impressions profondes de la ville éternelle;
son attention se partage entre les mines d'un grand peuple et la vie sensuelle des
Italiens ; il se recueille, et, dans le silence absolu de la contemplation, laisse les
merveilles de l'art moderne agir sur lui paisiblement. Sa première soif apaisée,
il se lie avec Tischbein le peintre, Angelica Kauffmann, et tous les autres artistes
allemands qu'il trouve à Rome. Son admiration l'absorbe tout entier. Nul ne
sait ce qu'il pense ; dans ses lettres, dans ses entretiens, il se montre avare d'ob-
servations, on sent qu'il rumine dans les profondeurs de son âme. Tant voir et
tant admirer l'épuisé; il a peine à séparer ses impressions les unes des autres, à
les rendre. « Une plume! quand on devrait écrire avec mille poinçons! Mieux
encore : il faudrait rester ici des années dans un silence pythagoricien. Une
journée dit tant de choses, qu'on ne devrait pas oser dire la moindre chose de la
journée. » Insensiblement il s'habitue à vivre au milieu de tant de chefs-d'œuvre;
à la fougue des premières impressions succède une paix plus profonde, un pen-
chant plus prononcé pour la plastique, et, le 25 décembre, il écrit : « Je vois
les meilleures choses pour la seconde fois, car le premier étoimemenl se confond
dans l'œuvre, dont il semble qu'on partage la vie, et se perd dans le pur senti-
ment de sa valeur. » Les arts et les sciences se disputent son activité; il étudie
à la fois la perspective et l'anatomie pratique; sa contemplation ne se détourne
de l'architecture, de la statuaire et de la peinture, que pour se porter sur les
plantes et les minéraux. Avec Goethe, rien ne se perd, et Rome ne suffit pas pour
faire oublier à son orgueil le persiflage inoflensif des amis de Carlsbad , il ren-
verse de fond en comble l'édifice de ses connaissances; car, dit-il, « je m'aper-
çois, après bien des années, que je suis comme un architecte qui veut élever une
tour sur de mauvais fondements, et je veux avoir conscience de la base sur la-
quelle je construis. » Cependant, au milieu de tant d'applications diverses.
70 GOETHE.
que provoquent Oll lui les circonslances, sa nature originelle, poétique, ne se
dément pas ; le 10 janvier, il livre à la lumière son Iphigeiiie; et lorsqu'on février
ses amis d'Allemagne lui parlent avec enthousiasme de son chef-d'œuvre , ses
idées sont déjà tournées vers le Tasse. On le pense, en de semhlahles disposi-
tions, son Jphigénie ne pouvait le contenter. « On cherche vainement sur le papier
ce que j'aurais dû faire, écrit-il à Weimar; mais au moins on devine par là ce
que j'ai voulu. » Toutes ses idées sur l'art, la poésie, l'existence, l'attirent et le
repoussent tellement dans leur flux et reflux, que ses amis lui reprochent de se
contredire dans ses lettres. « C'est vrai, dit-il le jour de son départ pour Naples,
je flotte sur un océan profond et sans cesse agité; mais j'aperçois d'ici l'étoile
du phare, et je n'aurai pas plutôt touché la rive que je me remettrai. « Sur la
route de Naples, il retrouve avec une véritable joie de savant de mermlleux
cailloux, des traces volcaniques, des laves.
Arraché aux impressions souveraines de la cité des arts, il se laisse aller à
toutes les études qui se rencontrent, mais sans donner à celle-ci le pas sur celle-
là. A Naples, Goethe prend l'étude en distraction. Cependant cette indolence ne
peut convenir longtemps à sa nature ; il doit compte à ses amis, à lui-même, de
son activité. « J'ohserve les phénomènes du Vésuve, écrit-il de Naples le 15
mars 1787; franchement, je devrais consacrer tout le reste de ma vie à l'obser-
vation, peut-être trouverais-je par là le moyen d'augmenter les connaissances
humaines. Ne manquez pas de dire à Herder que mes travaux de botanique vont
leur train ; c'est toujours le même principe, mais il faudrait toute une existence
pour les compléter. »
Ce soin empressé que Goethe met à s'enquérir de l'opinion de Herder, à se
concilier à tout propos son assentiment, aurait de quoi nous étonner si nous ne
connaissions la position délicate et réservée que ces deux grands génies gar-
dèrent toujours l'un vis-à-vis de l'autre. Le poète a des raisons pour ménager le
philosophe, et toutes ces marques de déférence qu'il renouvelle à dessein, sont
autant d'habiles avances qu'il fait pour attirer à lui im juge sévère, froid, iro-
nique, et dont le contrôle l'inquiète. Lorsqu'ils se rencontrèrent pour la première
fois à Strasbourg, vers 17GG, Goethe avait dix-sept ans et Herder vingt-deux, ce
qui faisait entre les deux jeunes gens une dilTérence de cinq ans; Herder crut
pouvoir en profiler pour s'arroger sur le poète adolescent une influence qu'on
aurait pu exercer avec plus de modération et de bon goût, et que pour sa pari
Goethe ne lui pardonna jamais, non plus que l'insolent jeu de mots qu'il s'était per-
mis sur son nom. Vingt-deux ans plus tard, Goethe savait bien qu'il ne devait pas
attendre de Herder, alors son ami, la sympathie éprouvée, l'inaltéraltle dévoue-
ment dont Schiller lui donnait chaque jour de nouveaux témoignages; et plus
Herder le raillait ouvcriement sur ce qu'il appelait ses inclinations singulières et
ses tendances confuses, plus Goethe, au lieu de lui rompre en visière, se mon-
trait à son égard insimiant et doux, i)lus le poêle cherchait à convaincre le phi-
losophe que son activité, bien qu'elle s'exerçât dans un champ infini, ne demeurait
poitit sans résultat. Au reste, Herder ne pouvait comprendre le génie de Goethe.
Le philosophe idéaliste , placé alors au faîte de sa gloire, ne pouvait voir sans
amerlume le jeune homme qu'il avait jadis si cavalièrement traité s'acheminer
vers les hauteurs (pi'il occupait. Du premier coup d\vÀ\ qu'ils échangèrent, Herder
et Goethe sentirent leur valeur respective, et le ton de froide convenance (jui
régna toujours entre eux est l'hommage silencieux qu'ils se rendaient l'un à
GOETHE. 71
l'autre. Il y a deux manières de reconnailre le génie qui monte : Tentliousiasme
ou la froide réserve ; l'enthousiasme sans arrière-pensée comme Schiller, ou la
réserve comme Herder. Schiller est plus jenne que Goethe, Herder est plus vieux ;
c'est là peut-être tout le secret des sentiments opposés que le grand poète de
Weimar leur inspire. L'un voit l'égoïsme , et se retire; l'autre le génie, et s(î
donne. Quoi qu'il arrive en tout ceci, le beau rôle est à Schiller, d'autant plus
que le génie de Goethe frappait Herder plus vivement peut-être que son égoïsme,
et que s'il fait sonner si haut cet égoïsme dont Schiller s'inquiète peu, c'est vrai-
semblablement que le génie l'oil'usque. Herder voudrait circonscrire Goethe dans
le domaine de la poésie ; si Goethe étudie la botanique ou la minéralogie, s'il
s'occupe de métaphysique ou d'anatomie, Herder le ci'itique amèrement et le
raille. N'est-ce point là la petite jalousie du savant qui ne veut pas qu'on mette le
pied sur sa terre? L'immortel auteur des Idées pour la philosophie de l' Histoire, qui
s'est essayé sans gloire dans l'art des vers, ne pardonne pas à l'auteur de Faust
de plonger dans les abîmes de la science, de vouloir envahir son empire. Cette
amertume qui s'empare du cœur des hommes arrivés au plus haut point de leur
renommée a quelque chose de triste et d'affligeant. Aucun n'échappe avec
l'âge à cette loi fatale du génie, à cette faiblesse qui rappelle l'humanité dans
ceux qui se sont le plus élevés au-dessus d'elle ; Goethe lui-même en donnera le
déplorable exemple quelque jour.
Ces incertitudes, dont nous avons parlé, se trahissent à cette époque dans
toutes ses correspondances. Goethe ne se rend pas bien compte encore de lui-
même, de son but dans l'avenir; la révélation qui lui est venue en face des pro-
diges de l'art a déconcerté toutes ses idées, et, après qu'il a jeté bas l'ancien
échafaudage, la confusion qui résulte toujours des décombres qu'on amoncelle
autour de soi s'empare de lui un moment. Le spectacle de cette vaste intelli-
gence qui se cherche, et qui doute au moment d'entrer enfin dans sa voie véri-
table, vous reporte involontairement vers les Confessions de Rousseau ; Goethe
lui-même s'en préoccupe à cette époque : « Je pense souvent à Rousseau, à ses
plaintes, à son hypocondrie, éci'it-il de Naples, \7 mars 1787, et je comprends
qu'une aussi belle organisation ait été si misérablement tourmentée. Si je ne me
sentais un tel amour pour toutes les choses de la nature, si je ne voyais au mi-
lieu de la confusion apparente tant d'observations s'assimiler et se classer, moi-
même souvent je me croirais fou. » Cependant il existe entre l'écrivain français
et le poète allemand une diiférence qu'il est impossible de ne pas reconnaître.
Rousseau sent bien le trouble de son âme, les inquiétudes qui le consument,
mais il ne tente aucun effort pour s'en délivrer; il a bien la conscience du mal,
mais non l'énergie ou le courage d'y porter le fer et la flamme. Rousseau était in-
capable d'une détermination spontanée et définitive, incapable de ce voyage en
Italie, par exemple , tel que Goethe le comprend et l'accomplit. Ce qui chez
Goethe n'est qu'une période passagère, fait le fond du caractère de Rousseau.
A Rome, nous l'avons vu tout entier à sa contemplation solitaire, à ses recueil-
lements; à Naples, ses manières de vivre changent. Il voit le monde , ne néglige
aucune relation, va au-devant de tous les plaisirs, et se conforme volontiers aux
mœurs de la ville enchantée. Il se fait présenter à une merveilleuse petite prin-
cesse, qui le trouve à son gré et l'accueille avec la plus charmante agacerie. Il se
lie avec Kniep, grand peintre et joyeux compagnon, qui le conduit chez sa maî-
tresse; ce qui n'empêche pas Goethe d'écrire le 25 mars, non sans une petite
72 GOETHE.
pointe, d'ironie pour lui-même : « Après celle agréable aventure, je me promenais
surle bord de la mer, silencieux et content. Tout à coup une vérilable révélation
m'est venue sur la botani(iue. Je vous prie d'annoncer à Herder que j'aurai
bientôt tiré au clair mes origines des plantes ; seulement je crains bien que per-
somie n'y reconnaisse le règne végétal. Ma fameuse Ibéorie des cotylédons est
lellement sublimée {sublimirl), que je doute qu'on aille jamais au delà. »
Ensuite il se rend en Sicile, et là, sur les classiques cbamps de bataille de
l'antiquité, ramasse, au grand étonnement des insulaires, toute sorte de pierres et
de galets, qu'on pourrait prendre tantôt pour du jaspe ou des cornalines , tantôt pour
des schistes. Cette insatiable curiosité ne se dément nulle part. A chacjue nou-
velle trouvaille, il écrit à ses amis. Ce n'est point là une fureur d'un moment, qui
passe bientôt ; ce n'est point là non plus la principale affaire de son voyage. Ce
((ue c'est, il l'ignore lui-même. A Palerme, il se souvient de Cagliostro , et , à la
faveur d'un costume bizarre dont il s'afl'uble, s'introduit dans la famille de ce
personnage singulier, et recueille de la boucbe de ses parents de curieux détails
sur son bisloire. Cependant, au-dessus de toutes les tendances qui le poussent ,
le génie poétique plane toujours. L' Odijssée, qu'il ne cesse de lire avec un incroya-
ble intérêt au milieu de ses courses dans l'île , l' Odyssée éveille en son esprit le
désir de produire. Les sujets antiques ont pour lui d'irrésistibles séductions. 11
rêve une tragédie dont Nausicaa , cette blancbe sœur d'Ipbigénie , deviendrait
l'héroïne. Il jette son plan sur le papier, et, quelque temps après (mai i787),
écrit à Herder, de Naples, où il ne fait que passer : « Je viens d'entreprendre
quelque chose d'immense , et j'ai besoin de repos pour l'accomplir. » Ce n'est
que pendant son second séjour à Rome que sa transformation s'opère , qu'il ob-
tient le grand triomphe sur lui-même. Alors seulement les fluctuations turbu-
lentes s'apaisent; alors seulement il a conscience de ce calme inaltérable qui
sera, dans l'avenir, le fond de son caraclère ; de cet équilibre que rien , dans la
suite, ne pourra déranger. Il s'est mis désormais au niveau de ces sphères su-
blimes, et dans l'harmonie où nage son être tout entier, la contemplation se marie
à l'activité du travail et la féconde, bien loin de l'exclure et de l'étouffer comme
aux premiers jours. Il écrit Egmont , Wilhelm Meister, et, sans renoncer à son
propre génie, tient commerce avec la muse antique, dont il suit partout les ves-
tiges sur ce sol sacré. Il faut l'entendre s'exprimer sur les chefs-d'œuvre de la
plastique grecque. « Ces nobles figures, dit-il, étaient pour moi comme une
espèce d'antidote mystérieux contre le faible, le faux, le maniéré, qui menaçaient
de m'envahir ; » et lorsque, avec Henri Meyer, il fait ses adieux aux plus belles
statues de l'antiquité : « Comment pourrais-je rendre, s'écrie-l-il, ce que j'ai
éprouvé ici? en présence de senddables chefs-d'œuvre, on devient plus que l'on
n'est. On sent que la chose la plus digne dont on puisse s'occuper, c'est la forme
humaine. Par malheur, en face d'un pareil spectacle , on sent aussi toute son in-
suffisance. On a beau s'y préparer d'avance, on demeure comme anéanti. « Le
calme descend de plus en plus profond sur sa conscience. Il a satisfait ces désirs
de la_vivante contemplation du beau pour lesquels sa nature était organisée. « A
Rome, dit-il, je me suis trouvé pour la première fois d'accord avec moi-même;
je me suis senti heureux et raisonnable. » Il prend soin d'expliquer, dans sa
lettre du 22 février, ce qu'il enicnd par ces paroles : « De jour en jour, j'acquiers
la conviction que je suis né seulement pour la poésie, et que je devrais employer
les dix années pendant lesquelles je dois encore écrire à perfectionner ce talent.
i
GOETHE. 73
à produire qiiel([uc grande; cliosc. Mou long Si'jonr à Rome me vaudra l'avantage
de renoncer à lapraliijue de la slaluaire. « Dans ces dispositions, il met la main
à l'œuvre, écrit en quehiues jours le jdan du Ta.isc, et cependant, au mois d'avril,
il ne laisse pas de s'occuper encore de sculi»lure , et travaille à modeler lui pied
d'après l'anlique, lorsque tout à coup il se prend à penser qu'une œuvre plus im-
portante le réclame , et retourne immédiatement, et pour ne le plus quitter, au
Tasse, ce compagnon (idèle et bienvenu du voyage ({u'il vient de faire.
Quant aux dix années qu'il assigne comme terme à ses facultés créatrices,
après l'éclatant démenti qu'il s'est chargé de donner lui-même à ses paroles , on
peut s'abstenir de les relever. Quelle fortune pour lui, pour le momie , qu'il soit
enfin arrivé à cette conviction ! Le génie poétique triomphe donc chez lui, et dé-
sormais il marche librement vers ces sommets du haut desquels il va voir d'un
œil impassible la vie et ses mille fantômes s'agitera ses pieds ; lutte douloureuse,
acharnée, mais féconde; car, outre que son influence se fera sentir sur toute sa
vaste carrière, elle aura pour résultat immédiat un chef-d'œuvre, Torquato Tas'so,
expression sublime de cet élat d'incertitude morale et de doute qu'il avait tra-
versé pour en sortir vainqueur. On pourrait citer k ce propos le témoignage de
Goethe , autant que Goethe prend souci toutefois d'expliquer ses créations. En
général , Goethe n'a pas plutôt donné la forme et la vie à son idée , qu'il s'en
sépare pour toujours. Tout aperçu critique à leur sujet répugne à sa méthode, à
laquelle il ne déroge qu'une fois pour Fausl , cet enfantement de sa vie entière.
L'œuvre qu'il vient de mettre au jour est pour lui une affaire terminée, une sorte
de maladie de croissance domptée , et sur la(|uelle il ne revient plus. On le voit
souvent, dans sa vieillesse, s'étonner lorsqu'il envisage quelqu'une de ses produc-
tions d'autrefois. Jamais, dans ses correspondances avec Schiller et Zelter, vous
ne le surprenez à critiquer une œuvre déjà produite. Zelter lui parle un jour du
Tasse ; il ne lui répond pas. Cependant, sans tenir compte des témoignages in-
siguifiants qui se trouvent dans les Enlreliens d'Eckermann, on peut extraire de
certaines pages qu'il écrivait à celle époque bien des choses qui se rapportent à
notre point de vue. « Ces travaux-là, dit-il en parlant iVIphigenie, ne sont jamais
achevés. On peut les considérer comme tels , lorsqu'on a fait tout son possible
d'après le temps et les circonstances. Cependant je n'en vais pas moins entre-
}»rendre avec le Tasse une scnd)lable opération. Franchement j'aimerais mieux
jeter au feu tout cela ; mais je persiste dans ma résolution, et, puisqu'il n'en est
pas autrement, nous voulons en faire une œuvre admirable. » Nous citerons
aussi une lettre de Rome (20 février 1 787j, dans laquelle il laisse voir plus claire-
ment encore cpi'il a puisé le fond de cette pièce dans sa propre expérience. Il parle
de la publication qu'il vient d'entreprendre de quatre volumes de ses œuvres et
des difficultés de sa tâche. « N'aurais-je pas mieux fait d'éditer (ont cela par frag-
ments, et de tourner mon courage retrempé, ainsi que mes forces , vers de nou-
veaux sujets? Ne ferais-je pas mieux d'écrire Ipliigenie à Delphes que de m'escri-
mer avec les chimères du Tasse? Et cependant j'ai déjà tant mis de moi-même
là dedans, que je ne saurais y renoncer volontiers. Goethe a raison : quel sujet
sembla jamais, par sa nature, plus fait que celui-là pour contenir cette partie de
lui-môme d(uit il parle , et qu'il serait curieux de chercher sous tant de poésie et
(l'imagination?
Goethe ne procède pas au théâtre comme les autres maîtres. Sa vérité drama-
tique n'est point celle de Shakspeare ou de Schiller, et, surtout dans les pièces
10
li GOETHE.
doiil il cmpninlc le fond à Thistoire, ses personnages, non contents de se
produire dans rohjcclivilé de leur nature, sont encore autant de points qui mar-
quent les développements gradués de rintclligence individuelle du poète : tels
sont Clavijo, Egmont , Eugénie dans la Fille naiarellc , Iphigénie, Goclz de Bcrli-
chingen. Môme en ce sens, cette opinion généralement adoptée, cl (|ui proclame
robjcctivité de Goethe et la subjectivité de Schiller, pourrait être légèrement
modifiée, sans cesser pour cela de rester vraie au fond : car, si Ton reproche à
Goethe de s'ouhlier aussi dans son inspiration et d'exprimer ses propres senti-
ments par la voie de tel personnage historique, Goethe pourrait répondre que
c'est tout simplement parce ({u'il y avait, entre lui et ce personnage, sympathie,
affinité naturelle, communauté de destinée, qu'il l'a choisi dans l'histoire, d'où il
n'a même pas eu besoin de le détacher pour le porter dans le cercle de ses pen-
sées. On le voit, par là son ol)jeclivilé reirouve d'un côté ce qu'elle perd de
l'autre. En pourrait-on dire autant de Schiller? Un esprit supérieur, un beau ta-
lent que l'Italie recherche , à la cour d'un prince intelligent, aimable, à la fois
artiste et genlilhomme ; un génie honoré des plus nobles femmes : ne trouvez-
vous pas dans ces traits de l'histoire du Tasse plus d'une analogie, plus d'un point
de contact avec Goethe? Et doit-on tant s'étonner que la personnalité de l'auteur
de la Jerusalem , les événements auxquels il se trouve mêlé à la cour d'Al-
phonse d'Esté, fixent pour quelque temps, à son retour de Rome, l'attention du
poëte ami de Charles-Auguste? Un homme né pour la Muse, né pour le culte de
toute grandeur et de toute beauté, accessible aux émotions du dehors, plongé
dans les mille fantaisies de sa pensée, et qui pourtant se sent attiré vers le
monde, vers la puissance, vers la vie, qui se sent avide de titres, de distinctions
et d'honneurs ; ambitieux désirs que le rang où il est placé provoque sans les sa-
tisfaire : n'est-ce point là le portrait que l'on se fait du Tasse dans le drame? et,
dans ce portrait, ne reconnaît-on pas ce que Goethe a pu mettre de lui-même ,
comme il dit? Si, d'une part, sa vocation intérieure et le cri de sa nature cher-
chent à le retenir dans la sphère de ses créations poétiques, de l'autre, à la cour
de Weimar, la politicpie le tente. Comment, lorsqu'on est un grand homme,
lorsqu'on a conscience de son énergie invincible et de sa haute supériorité, ré-
sister au désir d'entrer dans la vie pratique, de se lisser avec les fils nombreux,
embrouillés, parfois sanglants des événements, une existence de gloire et d'hon-
neurs, une existence qui embrasse le monde et votre épn(|uc?On comprend qu'il
n'est point question ici du théâtre plus ou moins vaste sur lequel une activité se
développe. Nous n'envisageons point l'importance des Etals de AVcimar ou de
Ferrare, mais seulement cette inquiétude qui s'empare des grandes âmes, et les
jette vers le mouvement, la pratique des affaires et la réalité bruyante, si amou-
reuses qu'elles puissent être de la théorie et de la contemplation silencieuse.
L'ambition ne se mesure pas sur l'empire , mais sur l'àme de l'individu qu'elle
possède; et d'ailleurs, c'est peut-être dans ces petites cours que les événements
vous frappent davantage, car on y voit de plus près les hommes et les choses.
Goethe qnillcra-t-il les régions de la poésie pour descendre au milieu du tunuilte
de la vie publitpie? Il sait fort bien qu'il y a un abîme entre sa condition et celle
d'un homme d'Etat, mais il sait aussi que cet abîme il peut le franchir. Il recon-
naît au fond sa vocation intérieure, ce qui ne r(;nq)êche pas de lui rompre en
visière par ses actes, un peu connue chacun fait. Pendant les premières années
qu'il passa à Francfort , avant la période de Weimar, lorsque l'intention de son
GOETUF. m
père t'iail qu'il cmhrassât la carricrc polilifiiio, G(tellie iic se seiilail aucun goût
pour les affaires et ne se deslinait nullcinenl à la vie (riin homme (l'Filat. Sa-
vait-il l)i('u au juste alors à (|uoi il se deslinait' A |)art un scnlimeiit de sa valeur
personnelle et de sa future grandeur, dont il se rendait déjà bien comple, tout était
vague et confus chez lui à cette époque. Il reconnaissait, à la vérité, qu'une
veine poélique sommeillait dans sou âme , et u'atlendait que l'applicalion et le
travail pour se répandre et soulever l'universel assentiment. Oui, mais cet assen-
timent, il fallait le conquérir à force de luttes et de combats avec lui-même, avec
le moiule. Api'ès avoir approfoiuli toutes les sciences, la bolauique, la minéralo-
gie , Tanalomie ; après s'ôlre adonné à la statuaire, à la peinture , à la poésie, à
tous les arts, il devait vouloir loucher à la poliliipie , et, dans son premier en-
thousiasme pour la vie pratique, en venir à douter si ce n'était point là sa voca-
tion véritable '.
L'idée de Goethe dans le Tasse est de représenler la vie de cour dans ses ac-
ceptions essentielles, toule la grandeur et tout le néant de cette vie, à laquelle
sa bonne ou mauvaise destinée l'appelait à prendre part comme son héros, l'a-
mant d'Eléonore d'Esté. Celte idée règne seule sur la tragédie, en domine les
moindres détails ; et si l'on veut savoir ce que Goethe a mis de lui-même dans
son œuvre, c'est de ce point de vue qu'il faut eu étudier le développement nor-
mal dans son esprit. « Cela deviendra ce que cela pourra, écril-il à Lavaler en
janvier 1778; mais je m'en suis donné à cœur joie avec la critique des différentes
impulsions qui se disputent le monde. Le dégoût, l'espérance, l'amour, le travail,
le malheur, les aventures, l'emuii, la haine, les sottises, les folies, la joie, le prévu,
l'imprévu, l'uni et le profond, au hasard, comme les dés tombaient, j'ai relevé
loul cela de fêtes, de danses, de grelots, de soie et de paillettes. » Cependant il
n'est pas homme à se laisser prendre plus qu'il ne veut donner, à négliger de
faire ses réserves en toute chose; etsise-^amis pouvaient avoir quelque doute à
son égard, il s'empresse bien vite de les rassurer. « Au milieu de ce monde in-
sensé qui m'entoure, je vis fort retiré en moi. »
Partout, dans le bien comme dans le mal, la vie de cour apparaît dans le Tasse.
Le style de Goethe revêt cette fois une élégance inusitée, une recherche qui s'é-
tudie à dérober la pensée sous l'expression. Le poète se souvient de cet apho-
risme d'un illustre diplomate : Que la parole a été donnée à l'homme pour dé-
guiser ses sentiments. Les personnages même , dans les fougueux élans de
leurs passions, n'oublient jamais un seul instant la sphère où ils se meuvent;
le langage qu'ils se tiennent, choisi, flatteur, insinuant, affecte de cacher ce
qu'il veut dire, et la vérité n'y pénètre qu'en se conformant aux lois de la plus
rigoureuse étiquette. Le Tasse est une pièce de cour, faite par un courtisan.
1 II coii-vicnt de lire ici ce qu'il écrivait à ce sujet à Merk en 1778 : a Je suis maintenant tout à
fait plonge dans les affaires de la cour et de l'Etat, et probablement je ne m'en départirai plus. Ma
position est assez importante, et les duchés de Weimar et d'Eisenacli sont un assez beau théâtre
pour qu'on puisse voir si le rôle vous sied. » Et deux ans plus tard à Lavater : « La tâche qui m'est
imposée, et qui me devient de jour enjour plus légère et plus lourde, exige que je lui consacre toutes
mes veilles et tous mes rêves. Ce devoir m'est chaque jour plus cher, et c'est surtout dans son accom-
plissement, comme ce qu'il y a de plus grand, que je voudrais me rendre l'égal des plus grands
hommes. Ce désir, pyramide de mon existence, dont il m'a été donné de porter dans l'air la base
aussi haut que possible, ce dé:.ir cfface toute autre préoccupation et me laisse à peine un instant de
répit. {Goellies Briefe. Nr. 29. Nr. M. Ausgabe, V. Dœring.)
76 GOETHE.
Comme la diiitlicilc se vuile sous les arlilices du discours! Comme l'impression
odieuse de certains actes disparaît sous renchaiitemenl du vers! Jamais on n'a
représenté avec plus de (inesse, de lad, de goùl exquis, l'urbanité des mœurs mo-
dernes, le fard dont l'éducation prend soin dans cette sphère de recouvrir toute
surface, tandis qu'au-dessous, l'ambition, l'orgueil, l'égoisme, rampent à loisir
vers leur but. Il n'y a que la princesse et le poëte qui représentent la vie du sen-
timent dans le drame; seuls ils échappent par moments à cette atmosphère où
ils étouffent, pour s'élever aux régions de l'âme ; encore ne le font-ils que lors-
qu'ils se trouvent ensemble et que nul autre personnage n'intervient. C'est ainsi
que, dès les premières scènes , la princesse se déclare au Tasse avec tant de
franchise honnête et de noble abandon; c'est ainsi que se montre le caractère du
Tasse jusqu'au moment de sa déplorable querelle avec Antonio. Cette querelle,
qui semble d'abord de si peu d'importance, et qu'on croirait faite pour être ou-
bliée en quelques heures, éveille chez les deux individus une haine profonde,
une haine d'autant plus vive et plus acharnée qu'elle couvait depuis longtemps
et n'attendait que l'occasion pour éclater. Antonio s'efforce sans relâche d'éloi-
gner de la cour l'homme auquel il envie la faveur du prince et des femmes, au-
quel il envie surtout son génie poétique. Le prince, si incommode que soit le
caractère du Tasse, ne peut se résoudre à le perdre ; il aime à se chauffer au
soleil de ce grand nom, et c'est pour sa vanité d'homme et de souverain une
bien douce émotion que de lire les vers où le poêle chante son règne et sa fa-
mille. « On le souffre, dit Antonio, comme on en soulTre tant d'autres qu'on dés-
espère de changer ou de rendre meilleurs. «
L'idée de Goethe dans le lasse, est de mettre en scène, non cet éternel conflit
tant de fois reproduit de la vie idéale et de la vie réelle, mais seulement la vie de
cour. Si Goethe eût voulu faire du Tasse le représentant de la vie idéale, le poêle,
comme on l'a si étrangement prétendu, il lui eût donné une ûme virile el
grande , élevée au-dessus des artifices du monde et poursuivant son chemin à
travers les intrigues de toute espèce, sans vouloir s'y mêler jamais; il eût trouvé,
dans l'opposition de la vie poétique et de la vie de cour, quelque incident tragi-
que où le poëte eût succombé, mais avec noblesse et grandeur, et de manière à
soulever l'admiration plutôt que la pitié ; en un mot, nous aurions eu Wer-
ther dans une plus haute sphère. Que voyons-nous dans ce drame? Rien de tout
cela. Le génie du Tasse, bien loin d'attirer sur lui les anathèmes, lui vaut la fa-
veur des souverains et l'admiration passionnée des plus belles dames de la cour.
S'il est malheureux, s'il tombe dans le désordre et l'infortune au point de tou-
cher à sa perte, ce n'est point à son génie qu'il le doit, mais à son caractère
déplorable. Il est malheureux, non parce qu'il est poëte, mais parce qu'il porte
en lui un esprit de méfiance, de vertige et d'égarement qui le rendrait insup-
portable dans toute antre condition. Ainsi donc le conflit de la vie politique et de
la vie de cour n'existe point. S'il se montre un instant dans la querelle qui sur-
vient entre Antonio et le Tasse, il disparaît bientôt au dénoùment, lorsque le
poêle, dans un retour qu'il fait sur lui-même, rend justice au monde qui l'en-
vironne et se décide à rentrer dans la voie où sa nalure l'appelle. La cour et lui
iront désormais leur chemin, chacun de son côté. Le combat que se livrent les
différentes tendances de r<'sprit humain, bien qu'il ait son expression dans le
drame, n'en saurait cependant constituer l'essence. Il est là parce qu'il est par-
tout où des hommes se rencontrent, où des conditions étrangères l'une à l'autre
GOETHE. 77
sc licurlenl; mais il no fiiiil point chorchor dans colle idéi; ^éiK-r.ilc la part (pio
Goethe a mise de liii-mrme : elle est pliitùt dans la reprodiiclioii de la vie de
tout ce monde qui s'a^äte sous nos yeux. Qu'on ne pense pas toutefois que nous
voulions confondre ici le Tasse avec ce qu'on appelle vulgairement les drames de
cour, avec les pièces d'Iflland, par exemple, et toutes les pièces semblables (pii
ne se préoccupent d'ordinaire que du dehors des choses, et, quand il s'agit de
ce monde, n'eu veulent qu'à ses manières, son étiquette et ses costumes. Goethe,
ici connue partout, descend dans les secrètes profondeurs de l'àme de ses per-
sonnages, et, quelles que soient ces apparilions variées qu'il nous montre, il ne
perd jamais un seul instant de vue l'idée qui les met enjeu.
Après ce que nous avons dit, on serait mal venu de vouloir demander à celle
œuvre des conditions qu'il n'entrait point dans les desseins de Goethe de lui
donner, et que du reste la nature môme du sujet ne comportait guère. Il ne
faut chercher ici ni les grands caractères, ni l'élévation sublime des sentiments,
ni les synthèses philosophiques, ni les incidents multiples qui s'entre-croisent
dans une pièce de thécàtre et font le tissu de l'action. Pour les grands carac-
tères, largement accusés, il y a Egmont; pour les idées philosophiques, Fausl;
et pour les incidents dramatiques, Goelz de IJerlichingen. Le Tasse de Goethe
n'est ni un drame ni une tragédie, mais un poëme où l'auteur s'étudie à repro-
duire les sensations qui l'ont agité pendant une certaine période de sa vie, à
leur donner la forme, à les jeter dans le tourbillon de l'existence, afin d'avoir
une bonne fois réglé ses comptes avec elles, de n'y plus revenir, d'en être
quitte. Pour ma pari, je regarde /e Tasse comme un éclatant hommage rendu
par Goethe à cette éternelle vérité : que la poésie est la délivraînce de l'ame.
Lui-même, dans ses Tablettes annuaires et qnolidiennes {Tages und Jalireshefien),
raconte qu'il s'est débarrassé, dans le Grand CopJtle, des impressions profondes
(jue les premiers événements de la révolution française avaient fait naitre en
lui ; nul doute qu'il n'ait agi de même celte fois à l'égard de Vèlre objectif et
poétique de la vie de cour, sur lequel il aura voulu dire son dernier mot dans
le Tasse. On ne saurait prétendre, d'ailleurs, qu'il ait jamais cherché à se dis-
simuler l'insuffisance du cercle au milieu duquel sa destinée l'avait conduit.
N'y a-t-il pas de la prophétie dans le sens de ses paroles, lorsque, se trouvant à
Heidelberg, entre deux carrières opposées, il se décide enfin à partir pour Wei-
mar, et, dans son enthousiasme déjeune homme, s'écrie avec Egmont, tournj
vers la vieille amie qui cherche à le dissuader : « Fouettés par d'invincibles Es-
prits, les coursiers olympiens du Temps fendent l'espace, traînant après eux le
char léger de notre destinée ; et, quant à nous, il ne nous reste rien à faire, si ce
n'est de saisir vaillamment les rênes, et tantôt à droite, taritot à gauche, de pré-
server les roues, ici d'une pierre, plus loin d'une chute. Où le char nous em-
porte, qui le sait? » Sa destinée l'entraîne irrésistiblement vers le monde de la
cour ; une fois là, il n'a d'autre ressource, pour échapper au tourbillon, que le
recueillement en soi, et, partant, la rupture avec tout ce qui l'entoure ; moyens
désespérés dont le Tasse, dans la dernière scène, se décide enfin à faire usage.
Expliquée ainsi, cette scène, que rien ne motive dans l'action, acquiert, dans la
personnalité de Goethe qu'elle exprime, une intention plus haute, un sens plus
déterminé. Werther périt par le désaccord qui existe entre la disposition de
son âme et le monde; Tasse se sauve de ce conflit par l'énergie de sou esprit
poétique. Il est clair que l'élément tragique manque à ce dénoùment ; mais, à
78 GOETHE.
vrai (lire, réléineiil Iragiipie élail-il hien dans les condilions du sujet? La vie de
cour n'admet pas un dénoùnicnt Iragiquc; polie, élég;anle, rigoureuse seu-
lement sur le point des convenances cl de réli(|uette, eile évite Téclat et les
extrêmes.
En ce sens on aurait tort de reprocher à Goethe de n'avoir pas fait mourir le
Tasse au dénoùment. C'est une chose foi't ordinaire qu'un homme se voue à la
mort pour échapper aux calamités qui vienneut envahir son existence ; mais n'y
a-t-il donc rien de |tlus nohle et de plus digne d'un grand cœur que le suicide ':"
Lors([ue Werther péi'it, un acte tragicpie se consomme, et notre sympalliie suit
jusque dans la tomhe celle victime des conditions sociales ; mais la mort de Wer-
ther, cette mort romanesque, dont l'elTel vous cuivre et vous monte au cerveau
dans le premier moment, quel aspect prend-elle quand on la considère au point
de vue du devoir et de la morale humaiue? Le Tasse, qui se résigne et trouve
dans son Ame assez de force pour vivre au milieu de tant de misères et de fléaux,
n'esl-il donc pas plus grand, plus généreux, plus homme que Werther, cet écer-
velé qui se tue dans un momentde désespoir sublime ?l*]l qui songerait à regretter
la catastrophe .iccoulumée en entendant les paroles que le poète prononce à la
dernière scène du drame : * Tonte celte force que je sentais autrefois s'émouvoir
dans mon sein s'est-elle donc éleinte? suis-je tomhé à rien, à rien? INon, la na-
ture m'a laissé, dans ma douleur, la mélodie et la parole pour chauler l'excès
profond de ma misère. » Si Goethe a découvert en lui cette source inépuisable
de cousolations, celte force invincible tant qu'elle ne désespère pas d'elle-même,
le vrai génie poétique, en un mot, c'est à son voyage d'Italie qu'il le doit; et,
liien que ses relations à la cour de Weimar lui aient inspiré l'idée du Tasse, il
est impossible de ne pas attribuer l'intention de certaines parties, du déuoù-
ment surtout, à l'influence de ce voyage aussi bien qu'aux progrès qui se firent
alors dans son développement intérieur. Désormais sa vocation est déterminée.
Quoi d'étonnant qu'une fois engagé dans cette voie il éloigne de lui toute émo-
tion capable de troubler le cahne dont sa pensée a besoin, et que, dans ses rap-
ports avec les hommes, il ne songe qu'à grossir le trésor de ses observations?
Franchement, quel grand crime peut-on faire à Goethe de tout cela, et qui ose-
rait lui jeter la première pierre? Le poëme du Ta'ise est l'œuvre d'un homme
qui sait contempler le monde dans ses profondeurs, qui partage quelquefois ses
faiblesses, mais du moins les reconnait et dédaigne de les travestir. Goethe ne
prend le monde que comme un objet de froide contemplation, auquel il ne de-
mande rien, ce qui n'empêche pas que les contradictions et les dissonances
qu'il observe ne l'alfeclent ; car la plupart de ses œuvres, Wcriher. lioclz, les
Affinilcsékciives, Wilhelm Meisler, /a/i.s/, portent évidemment l'expression dou-
loureuse et profonde de ce sentiment. C'est là surtout qu'il faut chercher le
véritable point de démarcation qui existe entre Goethe et Schiller. Qu'on nous
permette à ce sujet un dernier rapprochement entre ces deux grandes natures,
rayons augustes et lumineux, mais dilféremment réfléchis, du soleil divin.
Goethe sent aussi bien, aussi profondément que Schiller les misères et le néant
du mondeet de la vie, seulement il sait y échapper par d'autres moyens. Frappé
de l'inexorable contradiction qui éclate entre l'idée et la réalité, Schiller ne
trouve de salut aux angoisses qui le dévorent (|u'en s'élauçant vers l'idéal ; cha-
cun de ses i>oëmes témoigne de la vérité de celte assertion, et, pour ne citer
qu'un exemple au hasard, l'esprit cosmopolite de Don Carlos vient de là. L'idée
GOETHE. 79
l'cnlraîne iii\incililoment avec olle, et la plupart du lemps relève jusqu'au dcr-
iiiei' lerme de sa subslaucc. il ne trouve pour le monde comme pour ses créa-
tions poétiques, d'unité qu'au delà du réel, dans une harmonie enire ses per-
sonnages et l'idée essentielle, harmonie excentrique, impuissante à satisfaire les
désirs infinis qu'elle éveille chez le poète. Goelhe voit les choses autrement ;
l'auteur de Fausl, du Tasse et LVIphigmic, est un esprit trop énergique et trop
puissant pour se laisser aller à croire qu'on puisse arriver par de pareils moyens
à quelque état complet de l'existence, à penser que des utopies sociales puissent
apaiser à jamais les coniradiclions, les souffrances qui consument l'esprit et le
cœur de l'humanité. Le calme, la modération, une activité circonsci-ite dans un
petit cercle, une contemplation incessamment plongée dans le monde des arts
et de la science (celui peut-être où l'ahsencc de l'harmonie se fait le moins sen-
tir), voilà le secret de toutes ses créations, le hut silencieux de toutes ses ten-
dances. L'enthousiasme, le désir (Sehnsucht) comme l'entend Schiller, et pour
lequel il n'y a pas de mot dans notre langue, la sensii)ilité, ne sont chez Goe:he
que des états de transition qui correspondent, dans le développement de son
génie , à ces périodes critiques que l'homme traverse pour arriver à la vi-
rilité.
A la mort de Schiller, lorsque son existence se dépouille de ses charmes les
plus doux, Goethe cherche dans les études natiu'elles la seule consolation qui soit
digne de lui, et, pour échapper à la réalité qui l'ohs'-de, s'ahîmedans les plus lé-
néhreux prohlèmes de la natui'e. La halaille d'Iéna le surprend comme il ter-
mine la première partie de sa Theorie des couleurs, et, remis à peine du premier
trouhle , tandis que la guerre éclate et tonne , il revoit la Méiamorpliose des
plantes , et se plonge dans la contemplation la plus profonde des natures organi-
ques. A chaque pas qu'il fait, se confirment de plus en plus les pressentiments
mystérieux de son âme avide d'ordre , de résultats et d'harmonie. Si d'un côté,
dans le tumulte de la guerre, il déplore les liens les plus fermes dissous, l'édi-
fice des siècles soudainement éhranlé, les conventions les plus saintes mises à
la merci du hasard et de l'arhitraire; de l'autre, il ne rencontre, dans le
royaume de la nature, que l'action paisihlc des forces créatrices agissant dans
leur sphère, la chaîne interrompue des développements de la vie, et partout,
môme dans ses déviations apparentes, la révélation d'une règle sacrée. Ainsi, au
milieu même des tempêtes du monde extéi'ieur, le calme de son âme ne se dé-
ment pas, le domaine de ses facultés s'étend, son activité scientifique se re-
trempe et s'exerce. Alexandre de Ihimholdt lui dédie ses Idées pour servir à la
géographie des piaules ; ravi des points de vue nouveaux qui s'offi-ent à lui de
tous côtés , il ne se donne pas le temps d'attendre la carte que l'auteur promet
pour appendice à son livre, et , d'après de simples indications , compose en un
moment un paysage symbolique qu'il envoie en retour à son ami.
A celte époque, l'Académie d'Iéna, veuve de la plupart des membres qui
avaient fait sa gloire , se trouvait menacée dans son existence. Goethe écrivait
alors la Fille naturelle. A peine informé du danger, il s'interrompt au milieu
de ses travaux, unit ses efforts à ceux de son vieil ami et collègue, le baron de
Voigt, ministre comme lui du grand-duc Charles-Auguste, rassemble de près
et de loin tous les esprits qui font cause commune, et n'a pas de trêve qu'il
n'ait pourvu les chaires de professeurs capables et relevé la critique. C'est de
cette impulsion généreuse et féconde que sortirent, quelque temps après, plu-
80 GOETHE.
sienrs ouvrages imporlaiils, cnire autres la Caraclcnsliquc des porsies de ITow,
Jlebcl et Griibel... (loellie ne s'en tint pas là. Après les hommes viennent les
monuments. Sa sollicilude embrasse tout. Il faut encore (|ue riiitcUigence et le
travail aient un palais commode et saluhre. Cetic l)iltliotliè(|ue (riéua, dispersée
en toutes sortes de salles ténébreuses, lui déplait. Longtemps les circonstances
Tont empêché de réaliser ses projets. Enfiu le prince lui remet ses pleins
pouvoirs. Goethe abat les murailles , s'empare des terrains nouveaux ; l'édilice
moule à vue d'œii, et bientôt des volumes sans nombre sont classés, ordonnés
et rangés dans de vastes salles où l'air circule lii)rement. Ensuite il travaille à
end)ellir les alentours. II fait enlever rancieniu' porte, comble les fossés, élève
un observatoire « pour le plus sociable de tous les solitaires , » fonde une école
vétérinaire, et s'efforce d'encourager partout l'esprit d'ordre et d'activité. Son
intérêt pour l'architecture et la technique s'accroît encore par la vive part
qu'il prend à la construction du palais de Weimar, ainsi qu'aux dispositions in-
térieures de l'ameublement. Dans le but de répandre chez toutes les classes le
goût et le sentiment de la plastique , il crée cette célèbre école de dessin qui
servit de modèle à celles d'Iéna et d'Eisenach. Là, rien ne lui échappe; il dé-
couvre les dispositions, surveille les progrès. Partout où le talent se montre, il
l'encourage, et le sutTrage de Goethe vaut à celui qui en est l'objet la haute pro-
tection du grand-duc.
Gomme des hommes de cette trempe tout intéresse, le lecteur me deman-
dera compte, sans doute, de l'absence du détail biographique. A cela je l'é-
pondrai, que si j'ai omis ce détail , c'est tout simplement parce qn'il n'y en avait
pas ' . Que dire, en effet, de la vie de Goethe, à moins d'en admirer partout la gran-
^ Goetlic n' avait-il pas raison lorsqu'il disait tic lui-môine en écrivant à Scliiller : « L'imiirévii
n'est pas dans mon existence. » Quels incidents, quelles péripéties cl\ercher dans la biographie d'un
homme inaccessible aux passions, ces éternels mot)iles de la vie, inaccessible à l'amour, du moins
tel que l'entendirent Marguerite, Lucinde et Frédérique ? car, pour ce qui était de la galanterie c(
de l'ardeur des sens, il fallait bien que la nature trouvât son compte. En général, les mœurs n'a-
vaient rien à gagner à cette décomposition étrange de l'amour que l'alchimiste singulier faisait en
lui, au profit de la poésie et de l'art, l'rédérique en voulait à sa pensée, à sa tète, à sou cœur ; il la
laissa mourir. Sa servante n'en voulait qu'à ses sens, il l'épousa. — Un mot de la femme de Goethe.
Elle vint à lui un matin pour demander une grâce ; jeune, fraîche, accorte, elle lui plut, il la prit
avec lui. Goethe eut de cette femme plusieurs enfmts, qui tous moururent, tous, jusqu'à ce fils
unique qui devait continuer sa race. — Le fils de Goethe mourut avant l'âge, comme le fi s e
Napoléon; la destinée frappa les deux titans dans leur postérité. Goetlie ressentit ce coup profondé-
ment, mais avec résignation et sans se plaindre. — Goethe vécut de longues années avec la mère de
ce fils, et finit par l'épouser en 1806, au moment même où tonnait la canonnade d'Iéna. Cette femme
avait été fort belle ; cela suffisait à Goethe ; et d'ailleurs elle avait pour loi de ne jamais sortir de
SCS attributions domestiques, de ne jamais le déranger. Dans la société qui gravitait autour de son
maître, elle avait choisi son monde et s'y tenait. Lorsque Goethe descendait des sphères de la pen-
sée, il était bien aise de trouver là celte femme de la terre, à laquelle il savait gré de n'avoir rien
perdu de son individualité, et qui lui rappelait par son air et ses façons les douces voluptés d'un
temps vers lequel il aimait à revenir. Et puis, elle lui avait donné un héritier Be son nom, qui, pour
la force du corps, ne le cédait en rien à son père. A vrai dire, c'était là tout ce qu'il y avait de
commun entre Goethe et ce jeune homme, que Wicland appelait à bon droit le fils de la servan'o
[(1er Suhn 4cr Magd). Cette femme avait un attachement profond pour Goethe ; le conseiller intime,
comme elle le disait toujours, était son Dieu, et malheur à qui osait douter lorsque le conseiller in-
time avait prononcé! Ce fut après une querelle de ce genre que madame (Jioethe ferma sa porte à la
célèbre Bctiina. dont Goethe commençait alors à se lasser; de sorte qu'il ne fit rien pour que l'ar-
rêt fût révoqué.
Tous ses soins, toutes ses attentions étaieul pour le conseiller intime, à (pii elle s'efforçait de rendre
GOETHE. 81
(leur, paiioiit le cnlnie, parloiil la digiiilé souveraine ? La vie de (ioellie esl
une épopée dans la forme anli(pic, où l'objeclivilé domine. Point de fait (pii se
délache de l'ensemble, point d'épisode pour l'imaginalion et le roman. Tout
s'enchaîne avec goût, se succède avec méthode, se coordonne harmonieuse-
ment. Cela est beau parce que cela est simple ; et, chose étrange, du common-
cément à la fin , l'unité ponctuelle de cette existence ne souffre pas la moindre
atteinte ; il n'y a pas jusqu'à la mort qui ne s'y conforme. Qu'est-ce, en effet,
que la mort de Goethe, sinon l'épilogue en costume du beau drame de sa vie?
Lorsque son fils unique meurt, voici ce qu'il écrit à Zelter au sujet de la perte
qu'il vient de faire : « Désormais la grande idée du devoir nous maintient seule,
et je n'ai d'autre soin que de me maintenir en équilibre. Le corps doit, l'esprit
veut ; et celui qui voit le sentier fatal prescrit à sa volonté n'a jamais grand besoin
de se remettre. » Il refoule sa douleur dans son sein, reprend avec passion des
travaux depuis longtemps interrompus, et s'y absorbe (ont entier. En quinze jours,
le quatrième volume de ses Mémoires, Dichtung und Wahriieil ans meinem Leben,
est presque terminé, lorsque tout à coup la nature, si rudement traitée, se venge
par une hémorrhagie violente qui fait craindre pour ses jours. A peine rétabli,
il met ordre à ses affaires, ordonne avec méthode ses derniers travaux, et songe
à régler ses comptes avec le monde. Cependant, au milieu de cet examen, une
idée le tourmente. Faustest encore incomplet, les grandes scènes du quatrième
acte manquent à la seconde })artie. Il s'impose la lâche de les écrire incontinent,
et, la veille de son dernier anniversaire , annonce à tous que cette œuvre , la
grande œuvre de sa vie, est enfin achevée. Il la scelle d'un triple cachet, et, se
dérobant aux félicitations de ses amis, va revoir, après tant d'années, le lieu de
ses premiers travaux, de ses premières pensées, comme aussi de ses plus vives
jouissances, Ilmenau. Le calme profond des grands bois, la fraîche brise des
montagnes, lui donnent une vie nouvelle ; il revient heureux et dispos, et se re-
met à l'œuvre. La Théorie des Couleurs est récapitulée, augmentée, achevée; la
nature de l'arc-en-ciel analysée, la tendance des planètes à monter en spirale
incessamment étudiée. « Je me sens environné ou plutôt assiégé par tous les
Esprits que j'évoquai jamais, » dit-il dans son illuminisme. Les Esprits viennent
prendre leur maître pour le conduire au sein de la nature. A ses heures de loisir,
il se fait lire Plutarque, s'informe des contemporains, dicte des fragments de
critique sur notre littérature nouvelle, « cette littérature du désespoii-, « comme
il l'appelle. Les débals zoologiques de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire excitent
au plus haut degré son intérêt. Il veut y prendre part, envoie ses travaux à
M. Varnbagen d'Ense, entretient une correspondance continue avec Guillaume
de Humboldt, Zelter, le comte Gaspard de Sternberg, et c'est du milieu de cette
activité si calme et si sereine qu'il passe à quelque plus haute destinée.
Un matin, son œuvre étant consommée, il était assis dans son cabinet d'éludé.
L'hiver s'éloignait de la terre, les premiers gais rayons dansaient au dehors, les
la vie agréable et commode, « Qui pourrait croire, disait-il un jour à ses amis, qui pourrait croire
que cette personne a déjà vécu vingt ans avec moi? Ce qui me plaît en elle, c'est que rien ne change
dans sa nature, et qu'elle demeure telle qu'elle était. »
Dans une promenade qu'ils faisaient enseinl)le à la campagne, madame de Goctlie, frappée d'un
coup d'apoplexie, resta étendue et comme morte dans la voiture. Goetlic donne l'ordre au cocher
de retourner, et se contente de murmurer à part lui : «Quelle frayeur ils vont avoir à la maison,
lorsque nous allons nous arrêter et qu'ils verront cette personne morte dans la voiture ! »
11
82 GOETHE.
fleurs du jardin se tenaient collées à la vitre, et leurs tiges, pleines de rosée,
dessinaient çà et là, sous le vent, de merveilleux hiéroglyphes. On eût dit que la
nature renouvelée frappait à la fenêtre avec tous les hruils de la terre et de l'air.
Goethe, réjoui, se levait pour aller ouvrir à ce printemps de la jeunesse et de la
vie, lors(|ue tout à coup il reloniha immohile sur son fauteuil. L'octogénaire, en
se levant, avait rencontré le hras de la Mort ; il comprit ce q.ue cela voulait dire.
La main s'eiforçade tracer quchjucs lignes dans le vide; puis, après avoir mur-
muré ces mots : Qu'il enire plus de lumière [dass mehr Liclil hereinkomme l), il
s'arrangea plus commodément dans un coin de son fauteuil, et rendit l'Ame.
Telle fut sa fin; il mourut comme Frédéric II, comme Rousseau, comme tous les
aigles de la terre, l'œil tourné vers le soleil. Vlm de himière! sans doute pour
contempler une dernière fois dans sa jeunesse éternelle cette terre qu'il a tant
aimée. A l'instant de sa transformation, sa main errante cherche à saisir le solide
qui lui échappe. Plus de Jamièrel la dernière parole de Goethe est un vœu pour
la forme! A le voir sortir de la vie avec tant de calme et de sérénité, on s'étonne
d'ahord de cette aversion invincihle que soulevait en lui l'idée de la mort. Ce-
pendant, si l'on y réfléchit, ce sentiment s'explique. Sa haute raison a trop sou-
vent sondé les ahîmes de l'inlini pour reculer devant ce pas lerrihle, mais non
définitif; d'ailleurs, dans une âme aussi mâle, aussi puissante, aussi fière de
son indépendance, aussi profondément convaincue de son éternelle durée, com-
ment supposer ces vagues terreurs superstitieuses qui tourmentent les en-
fants et les illuminés if Non, ce n'est pas la mort qui l'épouvante, c'est l'appareil
luguhre dont ou l'entoure qui répugne à l'orgueil inné de son intelligence. De là
sa haine contre le catholicisme, qui a peut-être le tort, de nos jours, de proclamer
trop haut la souverainelé de la mort dans la vie. Le hruit lamentahle des cloches
l'importune à ses heures de travail ; tous ces symboles consolateurs, mais tristes,
dont la religion peuple la campagne, trouble la sérénité de sa promenade du
printemps. Sa natui'c hautaine se révolte contre cette invasion de la terre par la
mort, et sa fureur éclate chacpie fois qu'il rencontre dans les verts sentiers le
pas stérile de cet hôte incommode : il lui faut l'existence dans sa plénitude, sans
arrière-pensée de départ et d'adieu. Quand il écoute le rossignol chanter au clair
de lune, sous les acacias épanouis; quand il aspire la balsamique odeur des
aubépines, il ne veut pas voir s'élever une image de douleur du milieu de cette
eifloresceuce unanime. La croix même de Jésus, le signe divin de la rédemption,
ne trouve }»as grâce devant lui ; il n'aime pas voir les larmes se mêler à la rosée
du ciel, ou les gouttes de sang trembler sur les épines de l'églantier. Philosophe
païen, amant passionné de la sève, de la végétation et de la vie, pour lui la mort
serait eiu'ore la vie sans les fantômes inventés par le catholicisme. Aussi, lors-
qu'il parle des fins de l'homme, il a bien soin toujours de sauter sur cette transi-
don lugubre que les familles déplorent, et dès lors son idéalisnu3 vainqueur ouvre
sa grande aile au soleil, et se donne carrière dans la plaine étbérée de la méta-
physique. « Non, la nature, s'écriait-il un jour, n'est pas si foHe que d'agglo-
méi'er de si inlelligentes particules poui- les disperser ensuite à tous les vents,
et détruire ainsi le faisceau (pii a été lié et maintenu ! » Quelquefois il lui arrivait
d'envisager la moit sous son aspect plastique, sans doute pour se mesurer de
plus près avec elle, el pour essayiîr vis-à-vis de cet athlète surhumain l'irrésistible
puissance dont il se scnlait investi '.
' Pendant la maladie qui lui enleva son fils, au moment où le mullicurcux allait succomber à sa
GOETHE. 87i
L'ulémeiU divin ((uc la naliiiT lui avail départi doriiiiiail. dans Iniilc sa por-
sonne. Quelle iniposanle gTandeiir! quelle inviohdde majesté ! Un front de Jupiter
large et voùlé, des sourcils liardirnenl accusés, un nez afjuilin et royal, la lèvre
un peu pincée en partie par ràgc, eu partie par l'habitude du silence. Autour de
sa bouche, l'égoïsme avait creusé ses sillons. Quant à son œil, il me sendjle im-
possible de le peindre et fort diflicile de l'indiquer : son œil n'avait ni l'égare-
ment i)ropliéliquc du portrait de Stieler, ni la rêverie mélancoli(|uc du dessin de
Vogel ; large, mais sans excès, bien ouvert, un peu terne, il se distinguait moins
par la pénétration instantanée du regard que par une faculté singulière (lu'il avait
de fixer les objets longtemps et de se les soumettre. Le sculpteur David me semble
avoir mieux réussi à le rendre, peut-être parce que les traits de cette face au-
guste, et, chose étrange, l'œil aussi (par l'espèce de voûte qu'il forme), convien-
nent mieux à la statuaire qu'à la peinture. Les pupilles en relief sur leur champ
d'argent et d'azur se mouvaient lentement ; mais ce qu'elles saisissaient, elles le
saisissaient bien, et le tenaient ferme jusqu'à la fin. La sûreté imperturbable du
regard de son intelligence passait tout entière dans ses yeux. Il avait la poitrine
large, le reste du corps proportionné, le pied petit. Chacun de ses mouve-
ments se dirigeait du centre à la circonférence. Il parlait lentement, à pleine
voix, et même, dans le transport de la colère, avec calme. Seulement, lorsqu'en
se promenant il dissertait avec lui-même (ce qui lui arrivait souvent) les paroles
sortaient plus rapides de sa bouche, mais toujours nettes, toujours intelligibles.
Quelquefois il négligeait d'émettre la fin de sa pensée. Mais un trait caractéris-
tique entre tous, celui qui n'a jamais manqué de se reproduire dans toutes les
images qu'on a faites de lui, c'est cet air de sereine grandeur dont j'ai déjà parlé
tant de fois, si manifeste et si largement exprimé qu'il n'échappe à personne, si
profond et si vrai qu'il a pu se survivre à lui-môme, et, comme chez les dieux,
à travers la toile elle marbre, commander l'hommage et la vénération. Goethe
vous apparaît comme le descendant d'une race titanique ; partout chez lui éclate
au dehors la force intellectuelle dont il est doué ; partout vous la retrouvez, dans
son geste, dans sa stature, dans son œil, dans ces larges touffes de cheveux gris
que l'âge a respectées.
On n'ignore pas les rapports d'intimité qui existèrent toujours entre Goethe
et le grand-duc de Weimar Charles-Auguste. Celte amitié du prince et du poëte,
faite pour honorer l'un et l'autre dans la postérité, dura cinquante ans aux yeux
de tous sans se démentir. Du jour où ces deux intelligences entrèrent en contact,
elles ne se séparèrent plus, et toute différence de rang et de caractère s'effaça
dans ce noble commerce. « Si jamais je me fâchais avec Goethe, disait un jour
Wieland à M. de Müller, et si dans le moment de mon ressentiment contre lui
j'en venais à me représenter, — ce que du reste personne au monde ne sait
mieux que moi, — quels incroyables services il a rendus à notre prince pendant
les premières années de son règne, avec quelle abnégation et quel zèle il s'est
dernière crise, Goetlie, assis immobile au chevet, se leva tout à coup, et, secouant la torpeur dans
aquellc il était plongé : « Elle est là, dit-il la Mort ! elle est là qui étend ses longs bras sur notîs !
Mais patience, mon ami, cette fois encore elle ne nous aura pas! n
« La mort est un pitoyable peintre de portraits, dit-il, à l'occasion de Wieland ; je veux conser-
ver dans mon souvenir des êtres que j'ai chéris, quelque chose de plus animé que ce masque affreux
qu'elle leur pose sur le visage. Aussi me suis-je bien gardé d'aller voir, après leur mort, Herder,
Schiller et la grande-duchesse Amélie. »
^i GOETHE.
(lévoiié à sa persüiinc, que de nobles et grandes qualités, qui sommeillaient dans
le royal jeune lionime, il a fécondées cl produites, je ne pourrais m'empêclicr de
tomber a genoux cl de glorifier Goetlie, mon maître, encore plus pour cela que
pour ses cliefs-d'œuvri;. »
Charles-Auguste et Goethe avaient une telle estime l'un pour l'autre, chacun
des deux savait si bien appécier le caractère et ménager la susceptibilité déli-
cate de l'autre, que, même dans la plénitude de leur confiance mutuelle, ils con-
servaient toujours une certaine circonspection cérémonieuse, et paraissaient
traiter de puissance à puissance. Pendant les premières années qui suivirent la
bataille d'Iéna, Textrème liberté que le Grand-Duc affectait dans ses jugements
p()liti({ues et ses prétentions de plus en plus manifestes à la couronne de Prusse.,
éveillèrent la sollicitude de ses amis. Or, voici en quels termes Goethe les rassu-
i-ait un jour. « Soyez sans crainte, le Duc appartient à cette race de démons élé-
mentaires dont le caractère de granit ne se ploie jamais, et qui cependant ne peu-
vent périr. Il sortira toujours sain et sauf de tous les dangers ; il le sait lui-même
fort bien, et voilà pour quelle raison il s'aventure dans des entreprises où tout
autre que lui succomberait au début. »
Le croira-l-on? l'esprit de dénigrement et de réaction qui s'abat toujours sur la
mémoire des grands hommes s'est efforcé déjà bien des fois de tourner contre
(ioethe cette noble intimité dans laquelle il vivait avec Charles-Auguste. La cause
de ces rapports, qu'il fallait chercher dans le généreux sentiment d'une nature
élevée, on a prétendu l'avoir trouvée dans les misérables préoccupations d'une
puérile vanité. On a fait de Goethe un courtisan mesquin, un conseiller aulique
d'Hoffmann, tout cela parce qu'il avait au fond peu de sympathie pour la multi-
tude, aimait les grandes manières, les distinctions, les titres, l'autorité partout,
et qu'il employait volontiers dans ses vieux jours le style des chancelleries K On
défend au poète d'être l'ami d'un souverain. Nous ne nous arrêterons pas plus
(ju'il ne convient à ces déplorables querelles, suscitées par le faux esprit d'un
libéralisme suranné. Que Goethe ait aimé les cordons et les dignités, qu'il ait
affecté plus ou moins de réserve dans ses manières, de cérémonial dans ses cor-
respondances, peu importe. Ce qu'il y a de certain, et ce qui honore bien autre-
' On a beaucoup parlé des façons aristocratiques de Goetlie, de son alfocfation ù se montrer par-
tout vêtu d'habits de cour, d'uniformes chamarrés de soie et d'or. Cependant il convient de réta-
l)lir la vérité dans son exactitude. Le fait est que Goethe, comme tout homme qui a conscience de sa
force et de sa grandeur personnelle, tenait le rang où son génie et la distinction du prince qu'il ser-
vait l'avaient placé; mais cela sans faste, sans parade, toujours avec modération, mesure et bon goût.
Il aimait aussi ce qu'on appelle encore aujourd'hui le décorum, et même, un jour, il alla jusqu'à
faire sentir l'inconvenance de sa conduite à un certain étudiant de Leipzig, qui, dans ses allures de
Brutus, s obstinait à demeurer assis sur un sofa au moment où le grand-duc de Weimar entrait
dans le salon. INIais il me semble qu'on ne peut guère voir là que les façons d'agir d'un honimc bien
élevé, qu'une indclicatesse-pi([ue au vif. Avant tout, il faut être poli, même avec les princes. Il se
l)laisait aussi beaucoup dans la société des femmes, et, lorsqu'il s'en trouvait de jeunes et de belles
dans son salon, il déployait à leurs pieds une galanterie d'ancien régime qui convenait à merveille
a son air. Quant à son costume, on aurait pu s'épargner tant de frais d'imagination et de broderies,
car chacun sait que son habit de gala était tout simplement un frac noir, et qu'il ne portait jamais
qu'une seule plaque sur sa poitrine. Le reste du temps, on le trouvait chez lui en robe de chambre,
le cou nu, ses larges tempes découvertes; tantôt marchant à grands pas, un arrosoir à la main, à
travers ses plates-bandes, et mouillant ses beaux rosiers, dont il se faisait gloire dans la ville ; tantôt
assis sous les figuiers du jardin, devant une petite table, entouré de livres, de crayons, de bocaux
et d'objets d'histoire naturelle.
,/.
G ORT 11 K. 85
menl railleur de Fan.H (|un Ions les rul)ans dont il a pu se couvrir la poilrinc,
c'est celle aflecliou sincrre donl il fut toujours péuciré pour (iharles-Augusle,
cet inviolable attachement qui, loin de se démentir, ne fit que s'accroître dans
sa mauvaise fortune. Ici je laisse pailer Falk : « Après la bataille d'Iéna, l'em-
pereur, sensiblcmcul irrilé, permit au Grand-Duc de retourner dans ses lùats,
mais non sans lui témoigner une vive méfiance. De ce jour, le noble et généreux
Allemand fut environné d'espions, qui venaient presque s'asseoir à sa table. En
ce temps-là, mes allaires m'appelaient souvent à Berlin et à Rrfurtb ; et comme
dans ces deux villes je connaissais plusieurs autorités supérieures, j'eus l'occa-
sion une fois de surprendre certaines remarques trouvées dans les registres de
la police secrète, qu'on mellait tous les soirs sous les yeux de l'empereur, et que
je m'empressai de jeter sur le papier , dans l'intention d'en faire part à noire
souverain. — Goethe, à ce propos, me donna un si chaleureux témoignage de
son attachement personnel au Grand-Duc, que je regarde comme un devoir pour
moi de montrer au public allemand cette belle page de l'histoire de la vie de son
grand poêle. — A mon retour d'Erfurth, je me rendis chez Goethe; je le trouvai
dans son jardin; nous parlâmes de la domination des Français, et je lui rapportai
ponctuellement tout ce que je venais de confier à Son Altesse.
« Il était dit , dans cet écrit , que le grand-duc de Weimar était convaincu
d'avoir avancé 4,000 thalcrs au général ennemi Blücher, après la déroute de
Lübeck; que chacun savait en outre qu'un officier prussien, le capitaine de
Ende , venait d'être placé auprès de Son Altesse Royale la Grande-Duchesse en
qualité de grand-mailre de la cour ; qu'on ne pouvait nier que l'installation de
tant d'officiers prussiens n'eût en soi quelque chose d'offensant pour la France;
que l'empereur ne laisserait pas une pareille conspiration se tramer contre lui
dans l'ombre, au cœur de la Confédération Germanique; que le Grand-Duc sem-
blait ne rien négliger pour réveiller la colère de Napoléon, qui cependant, sur le
chapitre de Weimar, avait bien des choses à oublier ; que c'était ainsi qu'on
avait vu Charles-Auguste, accompagné du baron de Muffling, visiter, en passant
dans ses Etals, le duc de Brunswick, l'ennemi mortel de la France
— Assez ! s'écria Goethe' l'œil enflammé de colère , assez , je n'y tiens plus ;
que veulent-ils donc, ces Français? Sont-ils des hommes, eux qui demandent
plus que l'humanité ne peut faire? Depuis quand donc est-ce un crime de rester
fidèle à ses amis, à ses vieux compagnons d'armes, dans le malheur? Fait-on si
peu de cas de la mémoire d'un brave gentilhomme , qu'on en vienne à vouloir
que notre souverain efface les plus beaux souvenirs de sa vie , la guerre de sept
ans, la mémoire de Frédéric le Grand, qui fut son oncle , enfin toutes les choses
glorieuses de notre vieille constitution allemande, auxquelles il a pris lui-même
une si vive part, et pour lesquelles il a joué sa couronne et son sceptre ? Votre em-
pire d'hier est-il donc si solidement établi que vous n'ayez pas à craindre pour
lui dans l'avenir les vicissitudes de la destinée humaine? Certes, ma nature me
porte à la contemplation paisible des choses, mais je ne puis voir sans m'irriler
qu'on demande aux hommes l'impossible. Le duc de Weimar soutient à ses dé-
pens les officiers prussiens et sans solde , avance 4,000 Ihalers à Blücher après
la déroute de Lübeck, et vous appelez cela une conspiration ! et vous lui en faites
un crime ! Supposons qu'aujourd'hui ou demain un désastre arrivât à votre
grande armée; tpiel mérite n'aurait pas aux yeux de l'empereur le général ou
le feld-maréchal qui se conduirait en pareille circonstance comme notre souve-
80 ÜOETIIE.
rain s'esl conduil ':' Jo vous le dis, le Grand-Duc fall ce qu'il doit : il se niaïKjue-
rail à lui-même s'il agissait autrement. Oui, et quand il devrait à ce jeu perdre
ses Klals et son peuple, sa couronne et son scepire, comme son prédécesseur
l'infortuné Jean , il faut qu'il tienne bon , et ne s'éloigne pas des généreux senti-
ments que lui prescrivent ses devoirs d'homme et de prince. Le malheur ! qu'est-
ce que le malheur? C'est un malheur lorsqu'un souverain doit faire bonne mine
aux étrangers (piise sont installés dans sa maison. Et si sa chute se consomme,
si l'avenir lui garde le sort de Jean, eh bien ! nous ferons , nous aussi, notre de-
voir ; luHis suivrons notre souverain dans sa misère comme Lucas Kranach suivi!
le sien, et nous ne le quitterons pas un seul instant. Les femmes et les enfants,
en nous voyant passer dans les villages , ouvriront leurs yeux tout en larmes , et
s'écrieront : Voilà le vieux Goethe, et le grand-duc de Weimar que l'empereur
français a dépouillé de son Irène parce qu'il élait demeuré fidèle à ses amis dans
l'adversité, parce qu'il visita le duc de Brunswick, son oncle, au lit de mort,
parce qu'il ne laissa pas mourir de faim ses compagnons de bivouac et ses frères 1 »
A ces mots , il s'arrêta suffoqué , de grosses larmes ruisselaient sur ses joues ;
puis, après un moment de silence : « Je veux chanter pour mon pain, je veux met-
tre en rimes nos désastres. Dans les villages, dans les écoles, partout où le nom
de Goethe est connu, je chanterai la honte du peuple allemand, et les enfants ap-
prendront par cœur mes complaintes, jusqu'à ce qu'ils deviennent hommes et
les entonnent en l'honneur de mon maître en lui rendant son trône. Voyez, je
tremble des mains et des pieds, je n'ai pas été aussi ému depuis longtemps. Don-
nez-moi ce rapport, ou plutôt prenez-le vous-même, jetez-le au feu, qu'il bn'de ,
qu'il se consume; recueillez-en les cendres, plongez-les dans l'eau, qu'elle
bouille, j'apporterai le bois ; qu'elle bouille jusqu'à ce que tout soit anéanti, que
la dernière lettre, la dernière virgule, le dernier point, se soient évanouis en fu-
mée, et qu'il ne reste plus rien de ce honteux manifeste sur le sol allemand ! »
Quel que soit son attachement pour la personne de Charles-Auguste, c'est
avant tout ici le sort du grand-duc de Weimar, la cause de l'Allemagne perdue
qu'il déplore ; la destinée du prince passe avant la destinée de l'ami. A ce
compte seulement, Goethe donne des larmes et des regrets à Charles-Auguste;
car, pour ce qui est de l'ami, il sait bien que toutes les vicissitudes ne peuvent
rien sur lui. Avec le caractère impassible qu'on lui connaît, Goethe ne pouvait
s'abandonner au lyrisme du moment , à cette expansion poétique qu'on ne ren-
contre que chez les natures exaltées, ardentes, subjectives. De ce sentiment que
nous venons de lui voir exprimer, Koerner ou Weber auraient tiré un de ces
hvnuics sacrés, de ces hurras sublimes que les étudiants transportés entonnaient,
en 1}M2, sur tous les chan)ps de bataille de l'Allemagne; lui, au contraire, le
refoule dans son sein, et, reprenant au plus tôt la paix sereine du visage , s'en
va, dans la S(ditud(! , facvomier quehpie beau marbre de Paros. Mais de ce que
Goethe renfermait dans le mystère de son âme ces sentiments généreux, "de ce
qu'il n'a jamais laissé la multitude les surprendre chez lui, s'ensuit-il qu'il ne les
ait point eus?
On pense bien, d'après cela, quelle vive part Goethe prit à la fête, lorsque les
événements de 1814 lui rendirent son bien-aimé souverain. Ce jour -là, Goethe
fut à Weimar le véritable niaitre des cérémonies. Il allait et venait, causant avec
les bourgeois, donnant la main aux gens du peuple , saluant d'un air sympathi-
que les jeunes lilles sur leur j)orte. Tantôt il s'arrêtait avec admiration devant
GOETHE. 87
un arc de (riomplie, tantôt dovanl nne fonôlro pavoiscc do rnl)ans ol do fleurs;
louant les uns, tançant les autres, eueourag(!ant tout le monde ; alerte, dispos ,
Iriompliant, heureux de vivre. Chaiiue fois que le eours du temps ramenait l'an-
niversaire de (Charles-Auguste, c'était chez Goethe le morne cmpressennmt, la
même sollicitude matinale. Dès que le jour commençait à [xtindre, il sortait de la
délicieuse maison de plaisance qu'il hahilait dans le parc du (Jrand-Duc, presque
vis-à-vis de ses fenêtres, et, se glissant à pas de loup à travers les feuillages et
les marhres du jardin, venait surprendre à son réveil l'ami de sa vie entière;
« car, lui disait-il, je suis le premier et le plus vieux de vos amis , et je veux être
aussi le premier à vous complimenter. » — Le soir, sa maison illuminée était
ouverte à tous ; il y avait gala chez lui ; on causait, on huvait à la santé du prince,
on chantait des vers en son honneur'; puis, quand l'heure de se reposer était ve-
nue, quand on avait porté le dernier toast, l'illustre vieillard se levait et recon-
duisait ses hôtes au milieu de la nuit. Ce fut à l'occasion d'un de ces anni-
versaires (3 septembre 1809) que Goethe reçut cette lellrc du Grand-Duc :
« Merci pour la bonne part que tu as prise à la journée d'aujourd'hui. Puissenî,
Ion activité, ton contentement, ton bien-être, se prolonger aussi longtemps que
j'aurai des^jours heureux à vivre avec toi ! Alors l'existence me sera d'un grand
prix.
« Adieu. Charles-Auguste. »
Puis, en post-scriplum :
« Qui mettrons-nous à la place de Goeltling? Il faut un homme capable; pen-
ses-y. »
Le grand-duc Charles-Auguste mourut subitement. Lorsque Goethe apprit cette
nouvelle, il était à table, au milieu d'un cercle d'amis qui se réunissaient chez lui
régulièrement à certains jours de la semaine. Le bruit courut de bouche en bou-
che ; on hésita longtemps à l'en instruire, tant ses amis craignaient qu'il ne tom-
bât terrassé par ce coup de foudre instantané ! Goethe reçut cette nouvelle avec
cet impassible sang-froid qu'il opposait comme un impénétrable acier à tous les
événements imprévus qui auraient pu troubler l'équilibre normal de son exi-
stence. « Ah! c'est affreux!... dit-il. Parlons d'autre chose. » Et le dîner con-
tinua.
Tout en faisant la part du calcul dans ce soin extrême avec lequel il évitait
toute impression violente, il faut dire que cet instinct prodigieux de la conser-
' Voici les seuls vers dans lesquels Goethe ait jamais chanté l'amitié de Charles-Auguste :
« Entre tous les princes de Germanie, le mien est petit ; ses États sont hornés, eu égard seule-
ment à ce qu'il pourrait faire. Mais si chacun savait, comme lui, tourner ses forces au dedans et au
dehors, ce serait une fête d'être Allemand avec les Allemands. Pourquoi le louer, lui que ses ac-
tions et ses œuvres proclament? Peut-être on doutera de ma honne foi, car il m'a donné ce que les
grands ne donnent guère, sympathie, loisir, confiance, champs, et jardin, et maison. Je ne dois
rien à personne qu'à lui, et, certes, il me fallait beaucoup, à moi, poëtc, qui comprenais si mal les
soins de la fortune. L'Europe m'a loué : que m'a donné l'Europe? rien. J'ai payé bien cruellement,
hélas! mes vers. L'Allemagne m'imita, la France put me lire; Angleterre, tu reçus en amie ton
hôte en proie au trouble. Cependant, que m'importe que le Chinois lui-même peigne d'une main
peu sûre Werther et Lolotte sur la porcelaine? Jamais un empereur, jamais un roi ne s'est enquis
de ma personne ; lui seul fut pour moi Auguste et Mécène. »
88 GOETHE.
valion persoiinellc, celle volonlé ferme de ne juiiiais inlcrveiiir, se trouve aussi
dans le caractère de sa mère. A cet égard, Goethe enchérissait bien un peu sur
la nature ; mais on doit convenir que la femme énergique et puissante à la-
quelle il devait le jour, lui avait transmis avec son sang cet esprit d'impassibi-
lité souveraine qu'il avait fini par ériger en système ; système inexorable auijucl
nous voyons qu'il ne dérogea pas même en faveur do Charles-Auguste, de l'ami
qu'il devait par la suite le plus sincèrement regretter. — La mère de Goethe,
lorsqu'un domestique, une servante entrait chez elle, lui posait ceci comme
première condition : « Si vous apprenez qu'un événement allVeux, désagréable,
inquiétant, est arrivé dans ma maison, ou dans la ville, ou dans le voisinage, ne
venez jamais me le rapporter. Une fois pour toutes, je n'en veux rien savoir. S'il
me touche de près, je l'apprendrai toujours assez à temps; sinon, qu'ai-je besoin
d'en être alfectée? Ainsi, tenez-vous-le pour dit : quand il y aurait le feu dans la
rue, je n'en veux rien savoir avant le moment. » Ces instructions furent si bien
suivies, qu'en 1805, comme Goethe était dangereusement malade à Weimar,
personne n'osa en parler ta sa mère. Quelque temps après, lorsqu'une améliora-
lion sensible se déclara , elle fut la première à rompre le silence et dit à ses
amies : « Vous aviez beau vous taire sur l'état de Wolfgang, je savais tout.
Maintenant vous pouvez parler de lui, il va mieux ; Dieu et sa bonne nature l'ont
tiré d'affaire. Maintenant il peut être question de Wolfgang sans que son nom me
soit un coup de poignard dans le cœur chaque fois qu'on le prononce. » Le jour
que sa mère atteignit sa soixante-douzième année, Goethe reçut d'elle une let-
tre, et sur l'adresse de celte lettre une main inconnue avait tracé ces mots : «Dieu
aurait dû faire tous les hommes de cette trempe. » Parmi les traits caractéristi-
ques que Goethe tenait de sa mère, née sur les bords du Rhin, n'oublions pas de
mettre cette verve mordante, celle causticité de bon aloi qui coulait dans sa veine
comme un flot de Rudesheimer ou de Joannisberg. La mère de Goethe était une
femme alerte et de bonne humeur. Mariée à seize ans, elle en avait à peine dix-
sept lorsqu'elle donna le jour à son fils. « Wolfgang et moi, disait-elle, noug'nous
sommes toujours entendus à merveille ; cela vient de ce que nous avons été jeu-
nes en même temps. La diflerence d'âge qui le séparait de son père n'existait
pas entre nous deux.» Ce père était un homme froid et circonspect, un bourgeois
tiré au cordeau, de la ville impériale de Francfort, qui mesurait ses pas et réglait
sa vie avec méthode. Goethe le rappelait dans ses formes et dans sa démarche.
Goelhe sentit profondément la perte qu'il avait faite. Vainement il s'efforça de
ne rien témoigner de sa douleur : plusieurs mois après, sa douleur se trahissait
encore à son insu. Dans Charles-Auguste, Goethe perdait le dernier de ses amis,
le dernier membre de celte union de génie et de gloire qui avait donné son grand
siècle à l'Allemagne. Déjà, depuis longtemps, il avait vu partir l'un après l'autre
Herder, Wieland, Schiller; et maintenant la mort venait d'abattre Charles-
Auguste, le chêne royal sous lequel toutes ces renommées avaient pris leurs
ébats en des jours plus heureux, et dont les rameaux avaient donné de l'ombre à
sa vieillesse. Charles-Augusle mort, Goethe sentait que désormais pour lui tout
était accompli {nun isl ailes vorbei). Il se voyait seul, égaré parmi les générations
nouvelles, sans autre abri que le passé. Dans la mort de son auguste ami, c'était
sa propre fin qu'il déplorait, et son émotion élait d'autant plus vive et plus pro-
fonde, qu'elle avait sa source dans son égoïsme.
Bien entendu que ce découragement dont il fut atteint vers ses derniers jours
(JOETHE. Si)
lui venail seulement de la ronsrieuce qu'il avait acquise que désormais son acli-
vitù avait touché à son terme dans cetle vie. Dans les regrets qu'il donnait à
Charles-Auguste, le dernier représentant au (rône d'un âge aiujuel il avait com-
muniqué, lui Goethe, l'impulsion souveraine, la misérable inquiétude du favori
qui craint de manquer de prolecteur dans l'avenir n'entrait pour lien. Je ne
soutiendrai pas que la douleur que le poëte ressentit de celte perte n'ait point été
plus profonde, plus âpre et plus sincère que celle de l'ami ; mais, on peut le dire,
le cœur de Goethe fut toujours fermé h d'indignes calculs d'intérêt personnel,
(pie, du reste, les circonstances ultérieures n'eussent point justiliés. (]es nohies
sentiments à l'égard du prince de la pensée en Allemagne étaient héréditaires
dans la famille de Saxe-Weimar. Charles-Auguste, en mourant, les légua à son
lus avec la couronne, et Goethe trouva jusqu'à la fin dans Charles-Frédéric, son
royal élève, les délicates prévenances et la généreuse sympathie dont il ne cessa
jamais d'être l'objet de la part de ses souverains.
Heureux temps que ceux vers lesfjuels Goethe se reportait alors par le souve-
nir ! Quelle cour que celle de Weimar, aux jours où florissait Charles-Auguste !
D'un coté, Wieland, Herder, Schiller, Goethe, tout ce que le génie a d'honneur
et de gloire pour un règne; de l'autre, Charles-Auguste, les princesses Anne-
Amélie, Louise et Maria-Paulowna, tout ce qu'un règne a de protection intelli-
gente, de sollicitude généreuse, de grâce aimable pour le génie qui doit le rele-
ver dans l'avenir. Ces nobles princesses se succédèrent dans la cour de Weimar,
pendant l'espace d'environ un siècle, et Goethe vécut assez pour les connaître
et les apprécier toutes trois. Ce fut toujours, entre ces augustes personnes et le
grand poète qui eut l'honneur d'être admis dans leur intimité, un rare commerce
de sentiments généreux et de belles pensées. En échange de la sollicitude si
délicate et si tendre, des prévenances si intelligentes, des sympathies de toute
espèce dont elles ne cessèrent d'environner le génie, Anne-Amélie, Louise et
Mai'ia-Paulowna eurent, chacune à son tour, les prémices de ses moissons. Goethe
leur"^l-isait ses projets, ses plans, ses idées sur la nature et l'esthétique. H leur fai-
sait part de son œuvre encore inachevée , et prenait conseil d'elles, heureuses de
recevoir en secret les premières confidences du poëte. Goethe ne parlait jamais
de ces trois nobles princesses sans rendre hommage aux égards qu'elles avaient
eus pour lui, et disait volontiers que leur protection affectueuse nxa'ii ennobli et
divi'^é sa jeunesse, enrichi el comblé de bonheur son âge mûr, et rcjoin et paré sa
vieillesse. Ce fut sur le tombeau de la duchesseAnne-Amélie que Goethe prononça
ces belles paroles, qu'on pourrait presque lui adresser : « Oui, c'est le privilège
des nol)les natures, que leur passage dans les régions supérieures est une béné-
diction comme leur séjour ici-bas; que d'en haut, étoiles de lumière, elles
brillent à nos yeux comme des points vers lesquels nous devons diriger notre
course dans une traversée trop souvent troublée par les orages ; et que ces
mêmes êtres que nous avons aimés dans la vie , bienveillants et secourables,
désormais bienheureux, attirent encore vers eux nos regards avides. « Le règne
de Charles-Auguste a placé Weimar entre Athènes et Florence. C'est le siècle
de Louis XIV en famille, dans un petit duché d'Allemagne. Le grand siècle,
avec moins de magnificence et de faste, sans doute, mais aussi avec plus de
loyauté, de franchise honnête et sincère. La nature, en doimant à ces activités
un plus étroit espace pour théâtre, resserre les liens de sympathie qui les
unissent , en même temps cpi'elle rend impossible la personnalité absorbante
1-2
90 (ÎOETIIE.
<lii monar(|UC. Vous ne (lislin^iioz pas le poêle du Grand-Duc ; Tun el l'autre
porlenl les mômes insignes, habitenlle même palais. Leciuel des deux règne'
AVeimar dit (pie e'esl Charles-Augusie, le monde dit »pie c'est Goethe, et Charles-
Auguste laisse dire le monde. Au palais ducal, chez Goethe ; à Tierfurlh, dans la
villa de la princesse Amélie, on discute, ou lit, on critique ; les chefs-d'œuvre
naissent sans ciïoi'ts : partout le simple amour des lettres, partout le culte des
idées ; à peine si le hruit rpie l'empereur fait en passant interrompt pour quel-
»pics jours les études, qui reprennent bientôt. Quels temps ! Goethe les a vus s'ac-
(■omi)lir et passer; il a vu s'éteindre une à une les étoiles de Weimar, satellites
de sa gloire, et longtemps encore après elles son astre errant dans le vide des
cieux a jeté çà et là sur la terre de mélancoliques rayons. Il est resté le dernier
de la famille, seul avec ce chêne du Kickclhalm', qui })orte leurs grands noms
écrits au cœur de son écorce, seul comme Ossian pour glorifier, en se contem-
plant lui-même, les esprits des héros trépassés, et c'est dans celte attitude im-
posante qu'il nous est apparu. Goethe résume en lui tout le mouvement intel-
lectuel du nord de l'Allemagne au dernier siècle : il a le lyrisme de Schiller, l'idéa-
lisme de Herder, le sentiment plastique de Wieland; il leur a survécu par celte
loi de la nature qui consacre la force en tonle chose.
Maintenant il nous reste à demander grâce au lecteur pour les développe-
ments de ces études, hien longues, en effet, si l'on envisage noire propre fai-
blesse, mais encore incomplètes, eu égard à l'immeusilé du sujet. 11 y a des
hommes en face desquels on ne saurait s'arrêter trop long-temps , car ils sont
eux-mêmes un point de station dans l'histoire de la pensée humaine, car ils
sont à la fois le but oii tendait le passé , et le point d'où les générations nou-
velles s'élancent vers l'avenir.
' Clièno majestueux qui s'élève non loin de cette heureuse cliaiunière du Ivickellialiu, où Goethe
se retira ([uclques jours pour écrire, nu milieu du plus romantique paysage, le cinquième acte de
0:1 Iphirjciüe, et sur lequel on lit encore son nom, inscrit de sa propre inain, auprès de ceux de Her-
der, de Gleim, de Lavatcr, de Wieland, de Sdiiller. Du reste, ce chêne n'est pas le seul privilé-
jtié dans la forêt, et l'on en trouve çà et lu hien d'autres, illustrés aussi par des inscriptions cliar-
niantes, dont le sens, toujours niélancolique. comme il convient au recueillement solitaire du lieu,
rappelle les heaux jours d'une jeunesse ardente et poétique passée au sein de la nature. Ces insciip-
tions sont de Goethe, de Sclulier, de Herder. Les grands cerl's de laTliuriiige, errant au clair de
lime, éveillent dans Les hois de mélodieux souvenirs, et la feuille cju'ils broutent leur jiai'le de ^^'cr-
tlier et d'Oheron.
UUUUUUUUUUUUUUUUlfUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUlfUUUUUUüUUUUUVUUUUUUUUUUUU
AVANT-PROPOS.
Le travail que nous duniious aujourd luii au lecleur est le résultat de
trois ans d'études et de méditations sur le poème de Goethe, la traduction
complète, sans aucune espèce d'interpolation, des Deux Premières Parties,
qui, avec les Paralipomènes récemment découverts et qui terminent ce
volume, forment le cycle tout entier du Faust de Goethe. Avant nous, déjà
les travaux si remarqués de M. Ampère dans le Globe, et de M. Lerniinier
dans Au-delà du Rhin, avaient appelé l'attention du puhlic sur le second
Faust, mais seulement en passant, à vol d'oiseau, comme fait la critique
ou l'analyse. Nous pouvons donc dire que nul essai de traduction, même
fragmentaire, n'avait encore été tenté lorsque nous puhliàmes, il y ajuste
nn an, dans la Revue des Deux-Mondes, le morceau qu'on vient de lire,
alors accompagné de plusieurs scènes et du troisième acte, l'acte d'Hélène
tout entier.
Notre système de traduction est hien simple. Nous avons cherché, autant
qu'il était en nous, à concilier le sentiment poétique à une fidélité scrupu-
leuse au texte de Goethe, à animer la lettre avec l'esprit, traduisant en vers
les chansons, les chœurs de Sylphes et de Nymphes, tous les morceaux où
la fantaisie, la grâce allemande, l'enthousiasme, en un mot les qualités
de l'imagination, dominent; en prose, les scènes qui appartiennent à la
discussion philosoj)hique, à la théorie, aux controverses de tout genre, ou
se rattachent au mouvement de l'action dramatique. Toute œuvre d'ima-
gination se compose de deux éléments bien distincts, même dans leur
fusion apparente : il y a dans la poésie la plus élevée, dans la poésie
transcendante d'Homère, d 'Alighieri, de Shakspeare et de Goethe, il y a
prose et le vers, le récitatif et l'aria ; nous avons traduit le récitatif en
y>2 AVANT-PKOPOS.
prose, nous coiitenlant de mettre en vers l'idée mélodieuse, la musique.
On le voit, cette méthode pouvait seule convenir ici : les vers pour le
sentiment poétique, pour la fidélité au sens poétique, à l'idée; la prose
pour l'exactitude littérale.
Pour ce qui regarde le texte de Goetlie, nous nous sommes attaché à le
rendre avec une exactitude religieuse ; et jamais les illusions de la poésie
ne nous ont entraîné hors du cercle de la traduction. Nous pouvons dire
aussi que nous ne nous sommes point avancé à la légère. Lorsqu'il nous
est arrivé de rencontrer un passage sujet à controverse, nous avons dû
recourir aux différentes éditions, et lorsque ces éditions ne se sont point
trouvées d'accord entre elles, ce n'est qu'après avoir mûrement réfléchi
aux probahilités logiques, et pris l'avis des hommes les plus compétents
en Allemagne, que nous nous sommes décidé pour telle ou telle inter-
prétation. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, nous prendrons un passage
de la fête océanique au second acte. Les Sirènes chantent un hymne
d'inauguration aux Kabires, que les Néréides et les Tritons viennent de
conquérir à Samothrace , et c'est sur la reprise de cet hymne que les
éditions varient : les unes portent Wiederholt als Allgesancj, c'est-à-dire,
tout simplement, repris en chœur '; les autres Wiederholt, als Altgesany,
c'est-à-dire en refrain comme un vieux chant ^ On le voit, il y a lieu à
discussion; dans cette incertitude de la lettre, nous avons dû approfondir
l'esprit, et nos investigations nous ont amené à nous décider avec le
docteur Loewe ])our altgesang. Du reste, pour peu que le lecteur réflé-
cliisse à la situation , il se rangera de notre avis. En effet, le caractère
grotesque des Kabires, de ces vieilles divinités pélasgiques, qu'on repré-
sente sous la forme de pots de terre; l'ironie des Sirènes, dont le chant
est un persiftlage d'un bout à l'autre de la scène, tout indique que altgesang
est le mot du texte original.
Qu'il nous soit permis, en terminant, de remercier toutes les personnes
dont les conseils nous sont venus en aide dans cette entreprise, et nom-
mément M. le chancelier de Müller, ce noble archiviste de toutes les
gloires de Weimar, qui s'est empressé avec tant de bienveillance à mettre
à notre disposition tous les précieux documents qu'il possède, et, ce qui
vaut mieux encore que tous les documents, ses souvenirs. Au reste, cette
bonne grâce dont nous parlons est naturelle à la société de Weimar,
société choisie, élégante, et pleine des traditions de la grande période litté-
raire, où l'étranger s'attarde volontiers, tant elle en fait les honneurs avec
une rare complaisance.
' CoUm, Stiitl[;art et Tiil)iiit,'f!n, 185i— I8ö(i.
Mil. ' 1(1. 1(1. 18Ö2— i8i0.
.liiiivu r 18 iU.
UUUl'UUUUUUUUUUlJUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUVUüUUUUU)
DEDICACE.
Vous voilà de nouveau, l'onnes aériennes
Qui flottiez à mes yeux dans la lumière et l'or.
Tenterai-je à présent d'arrêter votre essor?
Et mon cœur, tout flétri par l'âge et par les peines,
Vers ces illusions incline-t-il encor?
Oh ! venez, approchez ; fort hien, douces images ;
Car tandis que du sein des humides nuages
Je vous vois aujourd'hui vous élancer vers moi,
0 merveille ! je sens mon cœur tout en émoi
Tressaillir de jeunesse à l'influence étrange
Du vent frais qui vers moi pousse votre phalange.
Vous portez avec vous les traits de jours heureux,
Et je vois s'élever plus d'une onihre chérie ;
Comme une voix ancienne et presque évanouie,
Les premiers sentiments du printemps de la vie,
L'amour et l'amitié, me reviennent tous deux.
La douleur se ranime, et la plainte déplore
Le labyrinthe humain et son cours tortueux.
Et nomme tous les bons qui, déçus à l'aurore.
Par l'éclair du bonheur trompés aux jours heureux,
Se sont évanouis, hélas ! devant mes yeux.
Non, vous n'entendrez point les chants que j'ai fait suivre,
Nobles âmes à qui j'ai chanté le premier;
La multitude amie a doue cessé de vivre ;
L'écho des premiers jours s'est perdu tout entier.
Ma plainte retentit pour la foule incomuie,
Et ses bravos ne font (|ue me serrer le cœur ;
u
DÉDICACE.
Kt tous ceux t[ui trouvaient l'oubli de lu douleur
Dans les eliauts échappés à ina |)oitriue éuuie;
Tous ceux ({ue ma parole a jadis embrasés,
S'ils vivent, dans le monde, hélas! sont dispersés.
Et j'éprotae en mon cœur pour ce vague domaine.
Ce monde des Esprits si calme et si charmant,
Une ai-deur dont j'avais perdu le sentiment.
Mon chant Hotte, pareil à la harpe éolienne.
En sons mystérieux; dans la vapeur sereine,
Un frisson me saisit, un frisson enchanté !
Mes pleurs coulent ; le cœur sent sa rigidité
S'amollir et se fondre à ce vent doux et tiède.
,Ie vois dans le lointain tout ce (jue je' possède,
Et ce (jui m'avait fui devient réalité !
uuuuuuuuuuvi;uuuuuuuuuuuuyui/auuiruAuiju;DU\/i;L-uuuifuuuuuuuuuuvuuuvuu\/
PROLOGUE SUR LE inÉATRE.
LE DIRECTEUR,
LE POETE DRAMATIQUE, T.E PERSONNAGE BOUFEON.
Le DiRECTEiR. Vous (leiix, qui m'avez si souvent assisté dans la misère
elles tribulations, dites-moi franchement ce que Yons espérez en Allemagne
de notre entreprise. Je souhaite fort de plaire h la multitude, d'autant
plus qu'il n'y a qu'elle pour vivre et faire vivre. Les pieux sont fichés, les
planches sont dressées, et chacun se promet une fête. Déjà les spectateurs
sont assis, immobiles, les sourcils élevés, et ne demandent qu'à admirer.
Je sais comment on se concilie l'esprit du public , et cependant je n"ai
jamais senti pareille inquiétude. 11 est vrai de dire que, sur l'article des
chefs-d'œuvre, ils ne sont pas gâtés; mais ils ont effroyablement lu.
Comment ferons-nous pour que tout leur paraisse neuf et leur plaise
et les intéresse? Car, à vrai dire, j'aime à voir la multitude lorsqu'elle se
précipite à torrents sur nos tréteaux, et s'engouffre, au milieu des coups
et des ruades, par la petite porte de grâce. En plein jour déjà, avant
quatre heures, ils assiègent les bureaux, et, comme en un temps de disette
on se bat pour un pain à la porte du boulanger, ils se rompent le cou
pour un billet. Il n'y a que le poëte qui soit capable d'accomplir ce
miracle sur tant de gens divers; mon ami, faites-le de grâce aujourd'hui.
Le poète. Oh ! ne me parle pas de cette foule diaprée dont l'aspect
seul effarouche l'inspiration ; cache-moi la multitude turbulente qui nous
pousse à l'abîme malgré nous. Non, conduis-moi dans ce coin retiré du
m PROLOGUE SUR LE THEATRE.
ciel où ileuril une joie piiro pour le seul poëlo ; où l'amour cl l'aniilié,
l)énécliclioii de noire cœnr, créent, exécnlent avec la main des dieux.
ITélas! ce qui jaillit alors du fond de notre âme, ce que bégayent nos
lèvres tremblantes, tantôt bien, tantôt mal venu, disparaît, englouti dans
le transport impétueux du moment. Souvent aussi, après avoir traversé
des siècles, il se relève dans la plénitude de sa l'orme. Ce qui brille est
né pour le moment; le vrai beau n'est jamais perdu pour la postérité.
Le personnage bouffon. Si on voulait ne pas toujours parler de la
postérité! Supposez qne moi je voulusse parler de la postérité, qui se
cbargerait de divertir mes contemporains? Ils veulent cependant s'amuser,
eux; il faut qu'ils s'amusent. La présence d'un brave garçon est, à mon
sens, toujours bien quelque cbose. Qui sait communiquer dignement ses
pensées, n'a rien à redouter des caprices du peuple; plus l'assemblée est
nombreuse, plus il est certain de l'émouvoir. Ainsi donc, bon courage!
et montrez-vous en maître. Que l'imagination se produise avec tout son
cortège de raison, d'esprit, de sentiment, de passion; mais n'ayez garde
d'oublier la folie.
Le niRECTEiTx. ^iais surtout que la part de l'action soit large ! On vient
pourvoir, on veut voir à toute force. Si le tissu se complique de tant de
cboses que la foule en reste les yeux béants d'admiration, vous avez gagné
votre cause, vous êtes un bomme adorable. C'est par la masse seulement
que vous agirez sur la masse. Chacun, après tout, cherche quelque chose
qui lui convienne. Qui apporte beaucoup en apporte pour tout le monde,
et chacun s'en va du spectacle satisfait. Donnez vous une pièce, donnez-la
en pièces ; un tel ragoût vous réussira ; qu'il puisse être facilement servi,
aussi facilement qu'imaginé. Que sert-il de produire un tout harmonieux?
le public aura bientôt fait de vous le tailler en pièces.
Le poète. Mais vous ne sentez donc pas combien un pareil métier est
pitoyable, combien il répugne au vrai poète? Le barbouillage de ces
messieurs est déjà en honneur chez vous, à ce que je vois.
Le DiRECTEiR. Le reproche ne m'atteint pas. Un homme qui songe à
bien travailler doit s'en tenir au meilleur outil. Figurez-vous que vous
avez à fendre du bois mou, et voyez pour qui vous écrivez. Si le désœu-
vrement nous amène celui-ci, celui-là sort de table tout gorgé d'un repas
copieux; et, ce qu'il y a de pis, plus d'un vient de lire les gazettes. On arrive
tout distrait chez nous comme on court à la mascarade, et la curiosité
seule met des ailes aux pieds de chacun; les dames et leur toilette se
donnent en spectacle, et jouent gratis. Que rêvez-vous là-haut, sur ces
cimes poétiques? La belle gloire, en vérité, qu'nne salle pleine ! Regardez
de près vos protecteurs : une moitié d'entre eux est froide, l'autre grossière.
L'un, après le spectacle, se promet une partie de cartes; l'autre, une folle
nuit dans les bras de sa maîtresse. Qu'avez-vous , pauvres insensés, à
fatiguer, pour de pareilles tins, les douces Muses? Je vous le dis, donnez
davantage, et toujours, toujours davantage; ainsi, vous ne risquez pas de
PHOLOGUE SUR LU Till': A tri;. 97
iiianqnor voire but. Clicrchoz à iiilrigiicr les liominos; les conlcnlor est
(liniciie. Mais qii'esl-cc qui vous prend? ravissement? douleur?
Lk poète. Va-t'en, et te procure un autre esclave ! x\insi, pour le l'aire
plaisir, le poêle doit follement et de gaieté de cœur renoncer à son plus
beau droit, droit d'iiomme qu'il tient de; la nature? l'ar quelle puissance
remne-t-il tous les cœurs, par quelle puissance soumet-il les éléments,
si ce n'est par l'accord qui remplit son être et reconstruit le monde dans
son cœur? Tandis que la Nature, ouvrière indifférente, tourne autour du
fuseau la longueur éternelle du fil ; tandis que la multitude discordante des
êtres se confond pèle-môle et dans la dissonance, qui sépare la file tou-
jours uniforme pour la vivifier, pour lui donner le mouvement et le
nombre? Oui appelle l'individu à la consécration générale, à la vie puis-
sante, barmonieuse? Qni soulève les orages des passions? Qui fait luire le
crépuscule dans la disposition sérieuse? Qui sème toutes les belles fleurs
du printemps sur les pas de la bien-aimée? Qni tresse les feuilles vertes,
les feuilles insignifiantes en couronnes de gloire à distribuer aux mérites
de toute espèce? Qui soutient l'Olympe, assemble les dieux? — La force
de l'bomme, dont le poêle est la révélation.
Le personnage bouffon. Eh bien ! servez-vous donc de ces belles facultés,
et poursuivez les travaux poétiques comme on poursuit une aventure
d'amour. On s'approche par hasard, on s'enflamme, on reste, et pen à ])eu
on se trouve pris; le bonheur croît, l'attaque commence enfin; on est
ravi; puis arrive le chagrin, et, sans qu'on s'en doute, voilà tout un
roman. Donnez-nous une comédie de ce genre; taillez en plein drap dans
la vie humaine; chacun la mène, peu de gens la connaissent, et là où
vous toucherez juste, l'intérêt ne fera pas défaut. Dans un grand luxe
d'images variées, peu de clarté, beaucoup d'erreurs et une imperceptible
étincelle de vérité ; c'est ainsi qu'on bâtit le plus excellent ouvrage qui ait
jamais rafraîchi, édifié tout nu monde. Alors la plus belle fleur de la
jeunesse se rassemble autour de votre pièce, attentive à cbaque révélation;
alors chaque sentiment délicat puise dans votre œuvre un mélancolique
aliment; c'est tantôt ceci, tantôt cela qu'on remue, et chacun voit repré-
senté ce qu'il porte dans son cœur. Vous en voyez disposés au rire comme
aux larmes; ils honorent les efforts du poêle, applaudissent à l'illusion.
Pour l'homme déjà fait, rien n'est bon; mais on peut compter sur la
reconnaissance du néophyte.
Le poète. Rends-les-moi donc ces temps oi'i, moi aussi, je vivais dans
l'avenir, lorsqu'une source de chants comprimés jaillissait sans tarir,
lorsque des nuages me voilaient le monde, que les boutons me promettaient
encore des merveilles, lorsque je cueillais les mille fleurs qui remplissaient
tous les riches vallons. Je n'avais rien, et cependant j'avais assez, l'élan
vers la vérité! la soif des illusions ! llends-moi ces penchants indomptés,
le bonheur profond et déchirant, la force dans la haine, la puissance dans
l'amour. Oh! rends-moi ma jeunesse!
4">
98 PROLOGUK SUR LE THEATRE.
Le PKRSONNAGi' imiTFON. Li joiincssc, mon bon ami ! lu pourrais l'invo-
quer si les ennemis le pressaient dans la balaille , si de jeunes filles
agayanles se pendaienl ardemment à ton cou, si lu voyais de loin la cou-
ronne olympique se balancer au but difficile à atteindre, s'il te fallait, au
sorlir de la danse furieuse, passer tes nuits dans l'orgie; mais moduler
avec grâce et puissance sur la lyre accoutumée; tendre, à travers de doux
égarements, vers un but qu'on s'est soi-même proposé : voilà, messieurs
les vieillards, ce qui doit vous occuper; eî, pour cela, nous ne vous en
eslimons pas moins. La vieillesse ne nous fait point tomber en enfance,
comme on dit; elle nous trouve encore de vrais enfants.
Le directeur. Assez de paroles, montrez-moi enfin des actions; tandis
que vous rivalisez là de compliments, on pourrait aviser à quelque cbose
d'utile. A quoi bon tant parler de la disposition oi^i l'on doit être? Croyez-
vous que l'incertitude l'évoque jamais? Vous vous donnez pour des poêles;
alors commandez à la poésie. Vous savez ce qu'il nous faut; nous voulons
des liqueurs fortes, donnez-m'en quelqu'une sur-le-champ. Ce qu'on ne
fait pas aujourd'hui ne sera pas fait demain. Gardons-nous de perdre nn
jour dans l'hésitation. Que la résolution saisisse vaillamment aux cheveux
le possible, et ne le lâche pas ; qu'elle agisse donc, puisqu'il le faut. Vous
le savez, sur nos scènes allemandes, chacun essaie ce qu'il peut; aussi ne
m'épargnez aujourd'hui ni les décorations ni les machines. Mettez en
oeuvra la grande et la petite lumière des cieux; vous pouvez semer les
étoiles à pleines mains. D'eau, de feu, de rochers escarpés, d'animaux et
d'oiseaux, nous n'en manquons pas. Ainsi, enjambez dans cet étroit édifice
de planches, enjambez le cercle entier de la création ; et, dans votre essor
rapide et calculé, allez du ciel, par le monde, à l'enfer.
UUUUl/UUUUUUUUUUVUUm/Ul/UUUUVUUlfUUl/l/UUUUUUUUUUUUUUUUUU'JUUUUUUUUUV
PROLOGUE DANS LE CIEL'
LE SEIGNEUR, LES PHALANGES CÉLESTES, plis MEPHISTOPIIÉLÈS.
LES TROIS ARCHANGES süvancent.
Raphaël. Le soleil, selon son anli(|ue manière, luit su partie dans le
chant alterné des sphères, et sa conrse prescrite se termine par le rou-
lement du tonnerre. Son regard donne aux anges la force, lors même
que nul ne peut l'approfondir; les œuvres sublimes, insaisissables, sont
belles comme au premier jour.
Gabriel. Et vite, et inconcevablcment vite^ la magnificence de la terre
tourne autour, et la splendeur du paradis se change en la nuit profonde
et ténébreuse. La mer écumante se soulève, dans sa vaste étendue, sur
le lit profond des rochers; et rochers et mer sont entraînés dans la
course éternellement rapide des sphères.
Michel. Et les tempêtes mugissent à l'envi, de la mer au rivage, du
rivage à la mer, et, dans leur courroux, forment tout autour une chaîne
impétueuse. La désolation llamboyante précède l'éclat de la foudre ;
cependant, tes messagers. Seigneur, adorent le cours paisible de ton jour.
A TROIS. Ton regard donne aux anges la force, quand nul ne peut
t' approfondir ; et toutes les œuvres sublimes sont splendides comme au
premier jour.
Méphistophélès. 0 Maître! puisque tu te rapproches une fois, et de-
mandes comment tout se passe chez nous, de même que tu me voyais
jadis volontiers d'ordinaire, tu me revois encore au milieu de tes
10(1 l'KOLOC. l'K DANS LK ClKL.
l'amiliuis. l'ardoiiiie ; jo no sais pas, moi, faire do grands mois, diiss6-jc
m'exposcn- aux hiiécs do la compagnie; et d'ailleurs mon pathos te por-
terait certainement au rire, si tu n'avais perdu l'habitude du rire. Du
soleil et des mondes, je ne sais rien dire; je ne vois qu'une chose: la
misère des hommes, i.e petit dieu du monde est toujours de la memo
trempe, et, certes, aussi curieux qu'au premier jour. 11 vivrait un peu
mieux, ne lui eusses-tu pas donné le reflet de la céleste lumière;
il l'appelle Raison, et ne s'en sert ([ue pour être plus bestial que la bete.
11 me parait, n'en déplaise à votre Grâce, une de ces sauterelles aux
pattes allongées, qui volent toujours et sautent en volant, et n'en chantent
ni plus ni moins leur vieille chanson dans l'iicrhe. Encore, s'il pouvait
toujours rester dans l'herbe! mais non, il faut qu'il fourre son nez partout!
Le Seigneur. N'as-tu donc rien de plus à me dire? Ne viens-tu jamais
que pour te plaindre? Kt de l'éternité, n'existera-t-il rien de bien pour
loi sur la terre?
Méphistopiiélès. Non, Maître; francliement, je continue à trouver là-bas
loul mauvais. Les hommes me font pitié dans leurs jours de misère;
c'est au point, les pauvres diables! que moi-même jo n'ai pas le cœur
de les tourmenter.
Le Seigneur. Connais-lu Faust?
Méphistopiiélès. Le docteur?
Le Seigneur. Mon serviteur!
Mépiiistophélès. Oui-dà! il faut avouer (ju'il vous sert d'une étrange
manière! Le fou ne saurait se nourrir de choses terrestres; l'angoisse qui
le travaille le pousse dans les espaces, il a à moitié conscience do sa
démence; il veut du ciel les plus belles étoiles, et de la tej-re chaque
sublime volupté, et, do loin ou de près, rien ne saurait apaiser l'insa-
tiable aspiration de sa poitrine.
Le Seigneur. S'il me sert aujourd'hui dans le trouble, jo veux bientôt
le conduire à la lumière. Le jardinier sait bien, lorsque l'arbuste verdit,
qu'il portera plus tard fleurs et fruits.
Méphistophélés. Gageons que vous perdrez encore celui-là, si vous me
permettez de l'entraîner peu à peu dans ma voie.
Le Seigneur. Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, aussi longtemps
ce droit te soit accordé! L'homme s'égare tant qu'il cherche son but.
Méphistopiiélès. Grâces donc; car, pour les morts, je no me suis jamais
trop soucié d'avoir affaire à eux. J'aime mieux les joues rondes (!t IVaiches :
foin des cadavres! je suis un peu, à cet endroit, comme le chat avec
la souris.
Le Seigneur. Bien; jo le l'abandonne. Détourne cet esprit do sa source
originelle; entraîne-le, si tu peux le saisir, sur la j)ente, avec toi, et
demeure confus s'il te faut reconnaître qu'un homme bon , dans les ténè-
bres de sa conscience, s'est souvenu du droit sentier.
Mkphistophélés, Très-bien ! ([ucl dommage que tout cola doive durer si
I' MOLO (il; H DANS LI- CHU..
101
|)cii ! Je Ji'ai pas triiiquiûlutlo sur luon j)ciri. Si j'atl(;ius à inoii J)iil, vous
m'accordez pleine victoire. Je veux qu'il inorde la poussière, et avec dé-
lices encore, comme ma laule la fameuse couleuvre!
Lk Seignei;u. Tu peux l'avancer hardiuumt; je n'ai jamais haï tes
pareils. Entre tous les Esprits qui nient, le drôle m'est encore le moins à
charge. L'activité de l'homme est facile à se ralentir; il ne tarde pas à se
laisser aller aux charmes d'un repos ahsolu. Aussi j'aime à lui donner un
compagnon qui l'aiguillonne et qui, môme le diahle, le pousse à l'œuvie.
Mais vous, purs enfants des dieux, gloriliez-vous dans les splendeurs de
la beauté vivante; que la substance éternelle, active, vous entoure des
suaves liens de l'amour, et que votre pensée fixe et persévérante donne
la forme aux apparitions qui flottent insaisissables !
(Les ciciix se ferment; les archanj;cs se dispersent.)
Méphistophélès, seul. De temps en temps, j'ai plaisir à voir le vieux
père, et je me garde hien de rompre avec lui. In si grand seigneur parler
si humainement avec le diable, c'est très-h(!au !
PREMIÈRE PARTIE
DE
LA TRAGÉDIE.
LA NUIT.
Dans une cMmbre liaut-voùtéo, étroite, gothique, FAUST, inquiet, clans un fauteuil, à son pupitre.
Faust. Ah! philosophie, jurisprudence et
médecine, pour mon malheur! théologie aussi,
j'ai tout approfondi avec une ardeur labo-
rieuse ; et maintenant me voici là, pauvre fou !
aussi sage qu'auparavant. Je m'intitule, il est
vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans,
deçà, delà, en long, en large, je traîne mes
élèves par le nez , — et vois que nous ne pou-
vons rien savoir!... Voilà ce dont mon cœur
est presque consumé. En effet, j'en sais plus
que tous les sols, docteurs, maîtres, clercs ou
moines; aucun scrupule, aucun doute ne me
^ tourmente, je ne crains ni enfer ni diable,
— el, grâce à tout cela aussi, toute joie m'est ravie; je sens que je ne
sais rien de bon ; je sens que je ne puis rien enseigner aux hommes pour
iOi FAUST.
Ipp roiidre mcilloiirs on les convcrlir. Aussi n'ai-je ni bions, ni argent,
ni lioiincur, ni crédil clans le monde; un cliicn ne voudrait pas de la vie
à ce prix-là: c^cst pourquoi je me suis adonné à la magie. Ob ! si par la
force de Tespril et de la parole, certains mystères m'étaient révélés! Si je
n'étais plus obligé de suer sang et eau pour dire ce que j'ignore! Si je
pouvais savoir ce que contient le monde dans ses entrailles, assister au
spectacle de toute activité, de la fécondation, et ne plus faire un trafic de
])aroles creuses!
Oii! que tu jetasses un dernier regard sur ma misère, rayon de la lune
argentée, toi qui m'as vu tant de fois, après minuit, veiller à ce pupilre !
alors c'était sur un amas de livres et de papiers , ma pauvre amie , que tu
m'apparaissais! Ilélas ! si je pouvais, sur les bautenrs des montagnes,
errer dans ta douce lumière, flotter dans les grottes profondes avec les
Esprits, tourbillonner sur les prés dans ton crépuscule, et, libre de toute
angoisse de science, me baigner, sain et sauf, dans ta rosée!
Malbeur! dois-je languir encore dans ce cacbot? damné trou de mu-
raille ténébreux, où la douce lumière du ciel ne pénètre elle-même que
plombée, à travers des vitraux peints! J'ai pour borizon cet amas de
livres rongés par les vers, couverts de poussière, et qu'un tas de papiers
enfumés entoure jusqu'au plafond. Incessamment autour de moi des
verres, des boîtes, des instruments vermoulus, héritage de mes ancêtres.
— Va cela est un monde! cela s'appelle un monde!
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre avec angoisse dans
la poitrine? pourquoi une douleur inexplicable arrête en toi toute pulsa-
tion vitale, toi qui, dans la fumée et la moisissure, au lieu de la nature
vivante au sein de laquelle Dieu créa les bommes, n'as autour de toi que
squelettes d'animaux et ossements humains? •
Fuis! courage! alerte! dans le libre espace! Eh! ce livre mystérieux, de
la propre main de Nostradamus, n'est-ce point un guide suffisant? Alors
tu connaîtras le cours des étoiles, et, si la Nature daigne t'instruire, tu
sentiras s'épanouir en toi la force de l'âme, et tu sauras comment un
esprit parle à un autre esprit. Vainement, à l'aide d'un sens aride, tu
cherches à pénétrer les signes sacrés. Esprits, vous qui flottez autour de
moi, répondez-moi , si vous m'entendez !
(11 ouvre le livre, et aperçoit le signe du Microcosme.)
Ah! comme à celte vue tous mes sens ont tressailli! je sens la jeune et
sainte volupté de la vie büiiillonner dans mes nerfs et dans mes veines.
Était-ce un dieu qui traça ces signes qui apaisent le verlige de mon àme,
emplissent de joie mon pauvre cœur, et dans un élan mystérieux dévoilent
autour de moi les forces de la nature? Suis-je un dieu? Tout me devient
si clair: je vois dans ces simples traits la nature active se révéler à mon
àme. Maintenant, pour la première fois, je reconnais la vérité de celle
parole du Sage: «Le monde des Esprits n'est point fernié. » Ton sens est
PUEMlKUli l'AUTlE. 105
obtus, ton cœur est mort! Debout baigne, disci])le, infuligablenieut la
poitrine terrestre dans la pourpre de l'aurore!
(Il coiilcinplc le signe.)
Comme tout se meut |)our l'œuvre universelle! connue toutes les acti-
vités travaillent et vivent l'une dans l'autre! comme les forces célestes
montent et descendent, et se jiassent de main en main les seaux d'or, cl,
sur leurs ailes d'oii la bénédiction s'exiiale, du ciel à la terre incessamment
portées, remplissent l'univers d'barmonie!
Quel spectacle! mais, bêlas! rien qu'un spectacle. Où te saisir, ô Na-
ture infinie? et vous, mamelles, où? 0 vous, sources de toute vie, aux-
quelles se suspendent le ciel et la terre ! vers vous le sein flétri se tourne;
vous coulez à torrents, vous abreuvez le monde, et moi je me consume
en vain.
(Il tourne le feuillet avec dépit, et aperçoit le sij^ne de l'Esprit de la terre.)
Comme autrement agit ce signe sur moi ! Esprit de la terre, tu es proclie ;
déjà je sens mes forces s'accroîlre; déjà je sens en moi comme l'ivresse du
vin nouveau. Je me sens le cœur de m'aventurer dans le monde; d'affronter
la misère terrestre, le bonbeur terrestre; de lutter avec les tempêtes, de
ne pas sourciller dans la débâcle du naufrage : le ciel se couvre, — la lune
cacbe sa lumière, — la lampe meurt ! elle fume ! — des lueurs rouges trem-
blottent sur mes tempes; — un frisson pénétrant tombe d'en baut et me
saisit ! Je le sens, tu flottes autour de moi, Esprit que j'invoque ! Dévoile-
toi ! Ah! quel déchirement dans mon cœur! Vers de nouveaux sentiments
tout mon être se précipite. — Je sens mon cœur entier se livrer à loi. —
Apparais! tu le dois, m'en coûtàt-il la vie!
(Il saisit le livre et prononce mystérieusement le signe de l'Esprit. Une
flamme rougeàtre tremblotte ; l'Esprit apparaît dans la flamme.)
L'esprit. Qui m'appelle?
Faust, détournant la tète. Vision terrible !
L'esprit. Tu m'as évoqué par ta puissance; tu m'as contrainl, par ta
longue aspiration, à sortir de ma sphère, — et maintenant...
Faust. Malheur! ta présence m'accable.
L'esprit. Tu t'épuises à me demander; — tu veux ouïr ma voix, con-
templer ma face. — Je cède à l'évocation puissante de ton âme ; — me voici.
— Quelle misérable terreur te saisit, toi, surhumain! Où donc est cette
vocation? où donc le sein qui se créait un monde, le portait et le nourris-
sait, et, dans les palpitations de sa joie, se oonflait jusqu'à s'élever au ni-
veau des Esprits? Où donc es-tu, Faust, dont la voix sonnait à mes
oreilles? qui t'élançais vers moi de toutes tes forces? Es-tu bien ce Faust,
toi chez qui mon souffle porte l'épouvante jusque dans les profondeurs de
la vie? Vermisseau tremblant et recoquillé !
Faust. Reculerai-je devant toi, spectre de flamme? Oui, je suis Faust,
Faust, ton égal.
L'esprit. Dans les flots de la vie, dans l'orage de l'action, je monte et
106 FAUST.
descends, llüHo ici cl là : naissance, loinbcau, iult (''Icinclic, lissii ciian-
gearit, vie ardente ! Ainsi je Iravaille sur le ])riiyant niélier du temps, et tisse
le manteau vivant de la Divinité.
Faust. 0 toi qui flottes autour du vaste monde, coml)ien je sens que je
t'approche, infatigable Esprit!
L'esprit. Tu ressembles à l'Esprit que tu conçois, pas à moi.
Faust, terrassé. Pas à toi! à qui donc? Moi l'image de la Divinité, et pas
même à toi ! ( On frappe. )
0 mort! je le devine, c'est mou Famulus; voilà tout mon bonheur à
néant. Ah! que ce froid importun vienne se jeter à travers cette plénitude
d'apparitions !
Entre \\ agncr, en robe de chainbi-e et en boiuict de nuit, une lampe à la main ; kaust se détourne
avec humeur.
Wagner. Pardon ! je vous entendais déclamer ; vous lisiez sans doute
une tragédie grecque? Je ne serais pas lâché de me pousser en avant dans
cet art; car aujourd'hui cela peut être fort utile. J'ai souvent ouï dire
qu'un comédien pourrait en remontrer à un prédicateur.
Faust. Oui, quand le prédicateur est un comédien, comme il peut bien
arriver parfois.
Wagner. Oh! lorsqu'on est toujours relégué dans son cabinet, et qu'on
ne voit guère le monde qu'aux jours de fête, à peine encore, et de loin,
au travers d'une lunette, comment apprendre à le conduire par la persua-
sion ?
Faust. Vous n'y atteindrez jamais si vous ne le sentez, si cela ne vous
part point de l'àme, et si vous ne tirez avec enthousiasnuî de votre propre
fonds de quoi entraîner les cœurs de tous les assistants. Restez enfoui éter-
nellement, amalgamez les choses, faites-vous un ragoût des repas d'autrui,
et tirez, à force de souffler, une misérable flamme de votre tas de cendres !
vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si tel est votre goût; mais
vous n'agirez jamais sur le cœur des hommes, si votre éloquence ne part
du cœur.
Wagner. C'est pourtant le débit qui fait la fortune de l'orateur; je le
sens bien, mais je suis encore loin.
Faust. Cherchez donc un succès honnête, et ne soyez pas des fous se-
couant leurs grelots. La raison et le bon sens n'ont pas besoin de tant d'art
pour se produire; et si vous avez quelque chose de sérieux à dire, qnelh^
nécessité de faire la chasse aux mots? Oui, vos discours si brillants, où
vous ajustez à plaisir des rognures pour l'humanité, sont stériles comme
les vents brumeux qui sifflent dans l'autouHKî à travers les feuilles séchées.
Wagner. Ah ! Dieu ! l'art est long, et notre vie est courte! Moi, au mi-
lieu de mes élucubrations critiques, je sens souvent ma tête et mon cœur
qui se troublent. Que de difficultés pour acquérir les moyens de remonter
aux sources! Et encore, avant d'avoir fourni seulement la moitié du che-
min, c'est qu'un pauvre diable peut très-bien mourir.
PREMliîRE PARTIE. I07
Faust. Le j)!\rclioiniii est-il donc la source sacrée 011 la soif de l'àme
doive s'apaiser à jamais? Tu n'as pas alleint les grâces de la consolation,
si elle ne jaillit |)as des sources mêmes de ton cœur.
Wagnk«, l'ardonnez-nioi, c'est une grande jouissance que de se transpor-
ter dans l'esprit des temps ])assés, de voir comme un sage a ])ensé avant
nous, et comme nous, ensuite, nous l'avons vaillamment dé])assé de si
loin !
Faist. Oh! oui, jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles du passé sont
pour nous un livre à sept cachets. Ce que vous appelez l'esprit des siècles
n'est, au l'ond, que l'esprit individuel de ces messieurs, où se réfléchissent
lessiècles. A vrai dire, c'est souvent une misère, et le premier regard suffit
pour vous faire fnir; un sac à ordures, un vieux garde-meuble, ou tout au
plus une pièce à grand spectacle avec de belles maximes de morale, comme
on en met dans la bonclu; des marionnettes.
Wagner. Mais le monde! le cœur et l'esprit de l'homme ! chacun, cepen-
dant, voudrait savoir quelque chose de cela.
Faust. Oui, ce qu'on appelle savoir. Qui peut se vanter de donner à l'en-
fant son vrai nom? Le peu d'hommes qui en ont su quelque chose, et qui
ont été assez fous pour laisser déborder leurs âmes, et révéler au peuple
leurs sentiments et leurs vues , on les a de tout temps sacrifiés et brûlés.
Excusez-moi, mon ami, la nuit est avancée, et, pour cette fois, nous en
resterons là.
Wagner. J'aurais volontiers veillé plus longtemps pour continuer à
causer science avec vous. Mais demain, premier jour de Pâques, vous
voiulrez bien me permettre une ou deux questions. Je me suis adonné
avec ardeur à l'étude; je sais beaucoup, il est vrai ; mais je voudrais tout
savoir.
[Exil.)
FAUST, seul.
Et dire que jamais l'espérance ne délaisse le cerveau qui s'attache à des
misères! D'une main avide il fouille le sol. espérant y découvrir des trésors,
et se tient pour satisfait s'il vient à trouver un vermisseau.
Faut-il qu'une pareille voix résonne ici à celte même place où la légion
des Esprits m'environna? N'importe! pour cette fois je veux te savoir gié,
ô le plus médiocre des enfants de la terre ! car tu m'arrachas au désespoir,
qui déjcà commençait à bouleverser mes sens. Ah ! l'apparition était si colos-
sale, que j'ai dû me sentir un nain auprès d'elle.
Moi l'image de la Divinité, qui déjà croyais touclier au miroir de l'i-ter-
nelle vérité; moi qui, dans tout l'éclat de la lumière céleste, participais à
sa propre vie, dépouillant l'être humain ; moi plus qu'un chérubin, dont la
force libre commençait à se répandre par les artères de la nature, et, créant,
pressentait les voluptés divines, ah! coml)ien je dois expier mes efforts
présomptueux! Une parole foudroyante m'a terrassé.
im FAUST.
Non, il no m'appartient pas do mo mosnror avec toi. Car si j'ai possédé
la force do t'atlirer, je n'avais point celle de te retenir. Pendant cet instant
bionhenrenx, je me sentais si petit et si grand ! Mais tn m'as reponssévin-
lemmcnl dans le sort incertain de Thnmanile. Qni m'instruira mainte-
nant? One dois-je éviter? i)ois-je céder à rini]>nlsion qni me pousse? Hé-
las ! nos actions, non moins que nos souffrances, n'arrêtent la marche de
notre vie.
A tout ce que l'esprit conçoit de plus magnifique, des penchants grossiers
s'opposent incessamment ! Ponr peu que nous atteignions an bonheur de
ce inonde, nous traitons d'illusion et de mensouge tout ce qui vaut mieux
que le bonheur, et les sentiments sublimes qui nous donnaient la vie
périssent étouffés dans les intérêts de la terre.
L'imagination, d'un vol hardi, aspire d'abord à l'éternité; puis nn petit
espace suffit bientôt aux débris de toutes nos espérances trompées. L'ingra-
titude ne tarde point dès lors à se glisser au fond de notre cœur; elle y
engendre des douleurs secrètes, se remue, et détruit plaisir et repos. Cha-
qne jour ce sont de nonveaux masques : le foyer ou la cour, une femme,
nn enfant, le feu, l'eau, le poignard et le poison. Vous tremblez devant
tout ce qui ne saurait vous atteindre, et pleurez sans cesse ce que vous n'a-
vez point perdu.
Non, je ne me suis point comparé à la Divinité; non : je sens ma mi-
sère ; c'est au ver que je ressemble; il fouille la poussière, il s'y nourrit,
et le pied du passant l'y écrase et l'y ensevelit.
N'est-ce point de la poussière ce que cette haute muraille me montre là
rangé sur cent tablettes qui m'étreignent ; tout ce fatras dont les mille
oripeaux me refoulent dans ce monde vermoulu où j'existe? Trouverai-je
ici ce qui me manque? Irai-je parcourir ces milliers de volumes pour y
lire que partout les hommes se sont tourmentés sur leur sort, et que çà et
là un heureux a paru? Et toi, crâne vide, ton ricanement veut-il me dire
que l'esprit qui t'habitait s'est jadis fourvoyé comme le mien? Tu cher-
chais la pure lumière, n'est-ce pas? et tu as erré misérablement dans
les ténèbres avec ta soif.de vérité. Vous tous, mes instruments, en vérité,
vous vous moquez de moi, avec vos roues, et vos cylindres, et vos leviers.
J'étais parvenu jusqu'à la porte, vous deviez me servir de clef. Mysté-
rieuse on plein jour, la nature ne se laisse point dépouiller de ses voiles, et
ce qu'elle veut cacher à ton esprit, tous tes efforts ne l'arracheront jamais
(\v son sein. Vieil attirail dont je n'ai su que faire, c'est parce que tu servis
jadis à mon père que je te trouve là sous mes yeux. Et toi, vieille poulie, es-
tu noircie! la lampe a si longtemps fumé à ce pupitre! Mieux eût valu cent
l'ois dissiper le peu que j'avais, que do succomber ici sous le fardeau du
peu. Le bien dont tu hérites de tes pères, reconquiers-le pour le posséder.
Ce dont on n'a pas besoin est un lourd fardeau; cela seul est utile que le
moment procure. Mais d'où vient que mon regard s'attache à cette place?
Ce flacon est-il un aimant pour les yeux? T)'où vient qu'une douce lueur
PREMIÈRE PARTIE. 109
tout à coup m'inondo, comme lorsqu'on un bois noclurm,' l(^ clair de liiuo
se répand sur vous?
Je te salue, liolc que je saisis avec recueillement; en loi j'honore l'esprit
de l'homme et sa science. Essence des sucs qui procurent doucement le
sommeil, tu contiens toutes les forces subtiles qui tuent; monlre-loi favo-
rable à ton maître. Je te vois, et ma douleur se calme; je te saisis, et mon
angoisse diminue, et peu à peu s'apaisent les fluctuations de mon esprit. Je
vogue vers la haute mer, le flot limpide miroite à mes pieds, un nouveau
jour m'attire à de nouveaux rivages.
Un char de feu flotte vers moi sur des ailes rapides : j'y vais monter, je
saurai parcourir les sphères éthérées, et m'ouvrir une voie nouvelle vers les
régions de l'activité pure. Cette vie sublime, ces voluptés du ciel, tu n'es
qu'un ver de terre encore, et tu penses les mériter? Oui, et pour cela il te
suffit de tourner résolument le dos au doux soleil de la terre. Allons, aie le
courage d'enfoncer les portes devant lesquelles chacun ne passe qu'en fré-
missant! Il est temps de montrer par des actes que la dignité humaine ne
le cède en rien à la grandeur des dieux. Il est temps de ne plus trembler au
bord de cet abîme, où l'imagination se condamne elle-même à ses propres
tourments, et dont les flammes de l'enfer semblent défendre l'avenue. 11
est temps enfin de franchir ce pas avec sérénité, dût-il nous conduire au
néant.
Sors maintenant de ton antique étui, coupe limpide, coupe de cristal,
si longtemps oubliée; tu brillais jadis aux fêtes des aïeux, et lorsque lu
passais de main en main, les fronts soucieux se déridaient; c'était le devoir
du buveur de célébrer envers ta richesse et de te vider d'un seul trait. Tu
me rappelles mainte nuit de jeunesse. Cette fois je ne t'offrirai plus à mon
voisin, et mon esprit ne s'exercera point à vanter l'artiste qui sut t'em-
bellir. En toi repose une liqueur qui donne une rapide ivresse; je l'ai pré-
parée, je la choisis ; qu'elle soit pour moi le suprême breuvage; je la con-
sacre comme une libation solennelle à l'aurore du jour.
(Il porte la coupe à ses lèvres.)
SON DE CLOCHES ET CHANTS EN CHOEUR.
CHOEI'R DES ANGES.
Christ est ressuscité !
Paix et joie entière
A ceux que sur la terre
Entre ses plis enserre
Le serpent de misère
■ Et d'iniquité !
Faust. Quel bourdon solennel! Quelles voix pures font tomjjer la coupe de
mes lèvres? Annoncez-vous déjà, cloches profondes, la première heure du
jour de Pâques? Et vous, chœurs, célébrez-vous déjà les chants consolateurs,
110 FAUST.
qui jadis, dans la nuit du sépulcre, s'exhalèrent des lèvres des anges.
gage d'une nouvelle alliance?
r.HOlîlIi DF.S FF.MMES.
D'huiles uoiivcllos
Baignant son corps si l)oaii,
Nous, ses iidèk's.
L'avions mis au tonil)cau ;
Nos mains fidèles
Avaient de purs tissus.
De bandelette,
Couvert ses membres nus ;
Mais, ô défaite !
Nous ne le trouvons plus.
CHOEllR DES ANGRS.
Christ ressuscite !
Heureux le cœur
Que la douleur
Eprouve, agite !
Heureux vraiment
Le cœur aimant
Qui, sans murmure.
Souffre l'injure
Et le tourment!
Faust. Cantiques célestes, puissants et doux, pourquoi meclierchez-vous
dans la poussière? Faites-vous entendre à ceux que vous pouvez consoler; j'en-
tends bien le message que vous m'apportez; mais la foi me manque pour y
croire, et le miracle est l'enfant bien-aimé de la loi. ,Ie ne puis m'éle ver vers
ces sphères d'où la bonne nouvelle retentit. Et cependant, accoutumé d'en-
fance à celte voix, elle me rappelle à la vie. Autrefois un baiser de l'amour
divin descendait sur moi dans le recueillement solennel du dimanche. Le
bruit des cloches remplissait mon àme de pressentiments, et ma prière
étaitune jouissance extatique ; une ardeur sereine, indicible, me poussaità
travers les bois et les champs, et là, je fondais en larmes et sentais en
moi tout un monde. Celte cloche annonçait aussi les joyeux ébats de la
jeunesse et les fêtes libres du printemps. Ce souvenir ranime en mon cœur
les sentiments d'enfance et me détourne de la mort. Oli ! faites-vous en-
tendre encore, chants célestes! Une larme a coulé, la terre m'a reconquis.
CUOEUR DKS msf.IPIF.S.
Hors du suaire,
L'Immaculé
Vers la limii;'rc
S'est envolé !
Tout ravi de rciiaître,
11 monte au sein des cienx,
El nafic, frlrtrieiix,
PUEMikUK P AKTIE. lll
Dans roccaii de lùdc
Et nous, ail ! nous rcslous,
Hélas ! pour notre peine,
Aux terrestres sillons.
Vers la clarté sereine
11 a monté soudain,
Laissant avec dédain
Ses enfants dans la plaine.
Ah ! Maître, au fond du cœur.
Nous ))leurons ton bonheur !
CUOEIK DES ANGES.
Christ ressuscite
Du sein des trépassés.
Hosannah ! vite.
Que vos l'ers soient brisés !
Ames ardentes,
Cœurs embrasés !
Ames aimantes
Compatissantes,
Qui soulagez
Pleurs et misères,
Et partagez
Avec vos frères !
Ames sincères.
Vous qui portez
De tous côtés
Le saints mystères ;
Il vient ! déjà
Le Maître est là.
DEVANT LA PORTE.
» Promeneurs de toute espèce sortant de la ville.
Quelques ouvriers compagnons, l'oiirquoi donc pur là?
D'autres. Nous allons à hi maison de chasse.
Les premiers. Pour nous, nous gagnons le moulin.
Un compagnon ouvrier. Je vous conseille d'aller au cours d'eau.
Second ouvrier. La route n'est pas belle de ce coté-là.
Les deux ensemble. Et toi, que fais-tu donc?
Ln troisième. Je vais avec les autres.
U\ quatrième. Montez à Burgdorf; vous trouveiez là les plus jolies lilles,
la meilleure bière, et des alTaires du meilleur genre.
Un cinquième. Plaisant compère ! est-ce que les épaules te démangent
pour la troisième fois? Je ne m'y aventure pas, j'ai trop peur de cet
endroit-là.
112 FAUST.
Une servante. Non, non, je retourne à la \ille.
D'autres. Nous le trouverons certainement là, sous ces peupliers.
La première. Quel grand bonheur pour moi ! 11 viendra se mettre à tes
côtés ; il ne danse qu'avec toi sur la pelouse. Que me revient-il de les
plaisirs ?
D'autres. Aujourd'hui, pour sûr, il n'est pas seul ; il m'a dit que la Tête
Irisée serait avec lui.
Un ÉCOLIER. Vrai Dieu! comme elles marchent, les gaillardes! Viens,
frère, accompagnons-les. Une bière forte, un tabac mordant et une (ille en
toilette, voilà mon goût!
Une FILLE BOURGEOISE, llegardcz-moi un peu les beaux garçons ! N'est-ce
pas une honte? Ils pourraient avoir la meilleure compagnie, ils courent
après ces filles !
Second écolier, au premier. Pas si vite ! en voici deux qui viennent
derrière nous, fort gentiment mises, ma foi! Ma voisine est avec elles...
Jai (In |;eiu:hant pour la petite... Elles vont leur petit train, et cependant
elles finiront par nous prendre avec elles.
Premier écolier. Non, camarade, je n'aime pas la gêne; vite, n'allons
pas perdre le gibier! La main qui, samedi, tient le balai, est celle qui, di-
manche, te caressera le mieux.
Un bourgeois. Non, vous dis-je, le nouveau bourgmestre ne me plaît
pas; maintenant qu'il est en place, il devient tous les jours plus raide.
Eh ! que fait-il donc pour la ville? Ça ne va-t-il pas chaque jour de mal
en pis? 11 faut obéir plus que jamais, et payer plus qu'en aucun temps.
UN MENDIANT Churile.
Mes beaux messieurs, mes belles ilumes.
Si bien vêtus, la joue en Heur,
Daignez contempler mon malheur,
Que mon destin touche vos âmes !
Ah ! ne me laissez pas en vain
M'épuiscr et tendre la main ;
Car l'ànie seule est satisfaite
Qui donne sans regarder quoi.
Laissez ce jour que chacun fête
Ltre un jour de moisson pour moi.
Second bourgeois. Je ne connais rien de mieux^ aux jours de dimanche
et de fête, que de parler guerre et bataille. Tandis que là-bas, bien loin,
dans la Turquie, les peuples s'échinent d'importance, on se tient à la
fenêtre, on boit son petit \erre, on voit passer sur la rivière les bateaux
peints; ensuite on rentre le soir chez soi, l'àme contente, et l'on bénit la
paix et les temps de paix.
Troisième bourgeois. Je suis comme vous, mon cher voisin : ([u'ils se
fendent le crâne, que tout aille au diable , pourvu (ju'à la maison tout
reste dans l'ordre !
PH E.MI È KI- PARTIR. UT,
Une vieille, aux jeunes filles bourgeoises. Eli ! quelles toilettes ! Le beau
sang, la belle jeunesse ! Qu\ ne deviendrait ibu à vous voir? Çà, pas tant
de fierté; là, c'est bien... Ce que vous souhaitez, je saurais vous le
procurer.
Première jeune fille roirgeoisk. Viens, Agathe; prenons garde qu'on
ne nous voie en pnblic avec de pareilles sorcières. Elle me fit pourtant
voir, à la nuit de Saint-André, mon futur amant en ])ersonne.
L'autre. Elle me le fit voir dans le cristal, en uniforme, avec d'autres
garnements. Je regarde autour de moi, j'ai beau le chercher partout, mais
il ne veut pas se montrer.
DES SUI.DATs.
Bfirgs et rortci'ossps,
(^rcnoaux et rempart,
Supcrl)es maîtresses
A l'œil énrillard,
.le« fais la conquête,
Je monte à l'assaut ;
C'est jouer sa tète,
Mais le prix est beau.
Constante patronne,
La trompette sonne
La joie et la mort.
La vive trompette !
C'est une tempête,
Une vie, un sort !
Bourgade, inlmmaine,
Se rend aussitôt ;
Terrible est la pt ine,
Mais le prix la vaut.
Et nous, de la plain(?
Décampons bientôt.
(l'auït et Wagner su: viennent.)
F.4UST. Voilà le fleuve et les ruisseaux délivrés de leur couche de glace,
grâce au regard doux et vivifiant du printemps; le bien del'espérance verdoie
au vallon; le vieil hiver, dans sa faiblesse, s'est retiré du côté des âpres
montagnes, et de là nous envoie, en fuyant, l'impuissant épouvantail de ses
gelées qui perlent, couvrant de leurs bandes la plaine verdoyante. Mais
le soleil ne souffre pins de teinte blanche. Partout la forme se réveille,
l'activité reparaît; on dirait qu'il veut égayer toute chose de couleurs
vives. Les fleurs manquent sans doute encore dans la plaine; n'importe : à
défaut de fleurs, il prend les hommes endimanchés. Du haut de ces som-
mets, tourne maintenant tes regards vers la ville ; en dehors de la sombre
porte, toute une multitude variée se presse; chacun se soleille aujour-
d'hui si volontiers! Us fêtent la résurrection du Seigneur, car eux-mêmes
sont ressuscites du fond des appartements renfermés de leurs maisons
étroites, du fond de la servitude du nuHieret du négoce; de leurs taudis
'J5
114 FAUST.
malsains, de leurs rues étroites et bourbeuses, du fond de ki nuit sacrée
des cathédrales, les voilà tous portés à la lumière. Regarde un peu,
regarde comme par les jardins et les prés cette foule se répand à la hâte,
comme le fleuve en long et en large balance maint joyeux esquif, et
comme ce dernier canot qui s'éloigne du rivage est chargé jusqu'à som-
brer. Même des sentiers les plus écartés sur la montagne, les habits aux
mille couleurs chatoient à mes yeux. J'entends déjà le tintamarre du
village, c'est là le véritable paradis du peuple; grand et petit sautent de
joie; ici je suis un homme, et j'ose l'être.
WAGNKR. Se promener avec vous, cher docteur, est à la fois honneur et
prollt; toutefois, je n'aurais garde de me commettre seul parmi ces gens,
car je bais toute rusticité; ces violons, ces cris, ces jeux de quilles me
sont autant de bruits parfaitement odieux. Ils se démènent comme des
possédés, et nomment cela se rejouir, chanter.
PAYSANS, SOUS IcS lillculs.
(Chants et danse.)
Le berger à danser s'apprête ;
Guirlandes, rubans et jaquette.
Il met tous ses ha])its de fête.
Sous les grands tilleuls ils sont tous,
Tous à danser comme des fous.
Tra la la la,
Trader! la,
Ainsi fait la musette.
Il se précipite an milieu,
Et du coude beurle une lille ;
Et la commère, dont l'œil brille,
Lui dit, en se tournant : Vrai Dieu !
A oilù, certes, un grossier drille.
Holà! ah! ah!
Traderi, la.
Tâchez de vous former un peu.
On s'anime, on danse à la ronde ;
Les jupes flottent à tous veuts ;
On s'échaufl'e, le brun, la blonde.
Bras contre bras, flancs contre flancs.
Tra la la la,
Traderi la.
Il faut bien sni\re les courants.
— Je ne crois pas votre parole ;
Vous me trompez, eu vérité. —
Le galant poursuit et l'cnjolc
Et l'entraîne un peu de côté
Siu- l'herbe vive, sous un saule.
Holà ! 1.0 ! hé !
Traderi la, traderi lé,
Li-bas quelle musique folle!
PKKMIi;i5U P. MIT II-:. li.'J
UN VIEUX PAYSAN. Maîlrc (loclciir, c'ost bien de votre paît de ne pas
rougir de nous aujourd'hui, et de venir, savant comme vous l'êtes, vous
mêler à celle loule de peuple. Prenez donc celte cruche, la plus helle, que
nous avons remplie de boisson fraîche; je vous l'olTre, et fais des vœux
pour que non-seulement elle vous désaltère, mais encore pour que le
nombre des gouttes d'eau qu'elle contient soit ajouté au nombre de vos
jours.
Faust. Je prends la boisson salutaire, et vous souhaite en retour, à tous,
joie et santé.
(Le peuple se rasseinl)ic en cercle autour de lui.)
Le vieux paysan. Oui, c'est bien devons voir paraître en un jour de fête,
vous qui jadis tant de fois nous avez visités aux mauvais jours. Plus
d'un est ici vivant que votre père arracha à la fureur de l'ardenle lièvre,
lorsqu'il mit fin à la contagion. Et vous aussi, vous jeune homme alors,
vous alliez partout où il y avait des malades ; on emportait maints et maints
cadavres hors des maisons; mais vous, vous sortiez toujours sain et sauf.
Vous avez été mis à de rudes épreuves. Mais le Sauveur venait d'en haut
en aide au sauveur.
Tous. Vive l'homme courageux ! qu'il puisse venir longtemps encore !
Faust. Prosternez-vous devant celui qui est là-haut : lui seul enseigne
à secourir, lui seul secourt.
(Il passe avec Wagner.)
AYagneu. Quelle joie ce doit être pour toi, ô grand homme, de te voir
ainsi honoré par toute cette multitude! Oh! bienheureux celui qui peut
retirer un pareil avantage de ses facultés! Le père te montre à son enfant,
on s'informe, on se pousse, on s'empresse, la musique s'interrompt, la
danse s'arrête; tu passes, ils se rangentenhaie, les bonnets volent en l'air,
et peu s'en faut qu'ils ne s'agenouillent comme ils feraient devant le saint-
sacrement.
Faust. Montons encore quelques pas jusqu'à cette pierre, et nous nous
reposerons de celte promenade. Là, bien souvent je me suis assis seul,
absorbé par la méditation, exténué de jeûne et de prières. Riche d'espé-
rances et ferme dans ma foi , à force de larmes, de soupirs, de mains
jointes, j'espérais obtenir du souverain des cieux la fin de cette peste.
Maintenant, l'acclamation de cette foule me semble un amer persiflage.
Oh! si lu pouvais lire au fond de mon âme combien le père et le lils
méritent peu une gloire pareille ! Mon père était un honnête homme obs-
cur, qui avait la manie de réfléchir sur la nature et ses sacrés mystères,
en tout bien, tout honneur, mais néanmoins à sa manière : entouré
d'adeptes, il s'enfermait dans la cuisine noire, et là, selon des recettes
innombrables, il aimait à combiner les contraires. C'était un lion rouge,
sauvage prétendant, qu'il mariait au lis dans un bain tiède ; après quoi,
tous deux au sein des flammes, il les transvasait d'un alambic dans un
autre. Alors la jeune reine aux couleurs diaprées se monlrait dans Je
116 KAUST.
verre. On administrait la médecine, les patienis mouraient, et personne
ne demandait qui a guéri. Ainsi dans ces vallées et ces montagnes, avec
nos mixtures d'enler, nous avons l'ait cent fois plus de ravages que la con-
tagion. Moi-même à des milliers j'ai présenté le poison, ils sont morts;
je survis pour entendre célébrer les meurtriers hardis !
Wagner. Comment pouvez-vous vous tourmenter de cela? un honnête
homme n'a-t-il point accompli pleinement sa tâche lorsqu'il a exercé
ponctuellement et consciencieusement lart qui lui a été enseigné? Jeune
homme, si tu honores ton père, tu te plairas à ses enseignements; homme,
si (u fais faire un pas à la science. Ion iils pourra tendre vers un plus
haut but.
Faust. Oh! bienheureux qui peut espérer encore de surnager sur cet océan
d'erreurs! Ce qu'on ignore, voilà justement ce dont on a besoin, et de ce
qu'on sait on n'en a point l'emploi. Mais pourquoi troubler par de si
chagrines pensées le doux bonheur de celte heure? Regarde comme aux
feux du couchant étincellent ces cabanes noyées dans la verdure. Le soleil
décline et s'éteint, le jour expire, mais il s'en va porter en d'autres con-
trées une vie nouvelle. Oh î que n'ai-je des ailes pour m'enlever dans
l'air, et tendre incessamment vers lui ! Je verrais dans un éternel crépus-
cule le monde silencieux âmes pieds; je verrais s'enflammer les hauteurs,
s'obscurcir les vallées, et le ruisseau argenté s'épancher dans les fleuves d'or;
la montagne sauvage avec ses fondrières ne s'opposerait plus à mon essor
divin. Déjà la mer ouvre ses golfes brûlants à mes yeux étonnés. Cepen-
dant le dieu semble entin disparaître : allons, que mon élan se ranime, et
je continue à m'abreuver de son éternelle lumière; devant moi le jour,
derrière moi la nuit, le ciel au-dessus de ma tète, sous mes pieds les flots.
Sublime rêve, qui s'évanouit cependant! Hélas! le corps n'a point d'ailes
à joindre si aisément à celles de l'esprit, et pourtant il n'est personne que
son sentiment n'emporte au delà des nuages, chaque fois qu'en dessus de
nous, perdue dans le bleu de l'air, l'alouette jette son trille aigu, chaque
fois que par delà les pics des rochers couverts de pins s'élève l'aigle aux
ailes étendues, et qu'au-dessus des plaines et des mers la grue regagne sa
patrie.
Wagner. J'eus souvent, moi aussi, des humeurs fantastiques ; mais pour
ce qui est d'une semblable aspiration, je ne l'éprouvai jamais. On a bien-
tôt assez des forêts et des prairies, et je n'envierai jamais l'aile des
oiseaux. (Jue les joies de l'esprit nous poitent autrement de livre en livre,
de feuille en feuille! les nuits d'hiver en deviennent tièdes et belles, une
vie bienheureuse réchauffe tous vqs membres. Ah, Dieu! et quand vous
déroulez un digne parchemin ! mais c'est le ciel tout entier qui s'abaisse
sur vous !
Faust. Tu ne connais qu'un élan ; puisses-tu jamais n'apprendre à con-
naître l'autre! Malheureux! deux âmes habitent en moi, et l'une tend
incessamment à se séparer de l'autre; l'une, vive et passionnée, tient à ce
PI{KMn':HE PAUTIK. 117
jiionde et s'y cramponne par les organes tlii c()r[)s; l'autre, secouant avec
force lannitqui l'environne, s'ouvre un cliemiu au séjour des cieux. Oli !
s'il y a dans l'air des Esprits qui flottent souverains entre la terre et le
ciel, qu'ils descendent de leur nuages d'or et me guident vers nne vie
nouvelle et lumineuse! Oui, un manteau magique qui m'emporterait vers
ces contrées lointaines, si je le possédais, je ne l'échangerais pas contre les
plus précieux vêtements, contre un manteau de roi.
Wagner. N'invoque pas ces essaims d'Esprits bien connus qui se ras-
semblent dans les vapeurs de l'atmosphère, tendant à l'homme des pièges
de tous côtés. Ceux du nord aiguisent sur vous leurs dents aiguës et leurs
langues à triple dard. Ceux de l'est soufflent un vent de sécheresse et se
nourrissent de vos poumons. Quand c'est le midi qui les envoie du fond
des déserts, ils amassent flammes sur flammes au-dessus de vos têtes, et
l'ouest en dépèche un essaim qui d'abord vous ravive pour vous engloutir
bientôt, vous, les plaines et les moissons, lis écoutent volontiers, enclins
qu'ils sont à nuire; ils obéissent volontiers aussi, parce qu'ils aiment à
vous tromper; ils se donnent. pour des envoyés du ciel, et tous prennent la
voix d'un ange pour mentir. Mais, rentrons, l'horizon se fait gris, l'air
fraîchit, le brouillard tombe. C'est le soir qu'on commence à sentir le
prix de son chez-soi. — Qu'as-tu à rester li immobile? d'oi^i vient ton
étonnement? qui peut tant frapper ton attention dans ce crépuscule?
Faust. Yois-tu ce chien noir rôder au travers des blés et des chaumes?
Wagner. 11 y a déjà longtemps que je le vois, mais sans lui rien trouver
d'étonnant.
Faust. Regarde-le bien; pour qui tiens-tu cet animal?
Wagner. Mais pour un barbet occupé à chercher à sa fa(,'on la trace de
son maître.
Faust. Ne remarques-tu pas comme il décrit de longues spirales autour
de nous et s'approche de plus en plus? Et, tiens, ou je me trompe, ou
des traces de feu marquent son passage.
Wagner. Quant à moi, je n'aperçois qu'un barbet noii'; il se peut que ce
soit une illusion de vos yeux.
Faust. 11 me semble le voir tendre autour de nos pieds d'imperceptibles
lacets qui finiront par nous attacher.
Wagner. Je le vois sauter autour de nous d'un air craintif et em,bar-
rassé, parce qu'au lieu de son maître il trouve deux inconnus.
Faust. Le cercle se rétrécit, le voici près de nous.
Wagner. Vois; c'est un chien et point un spectre; il grogne, et n'ose t'a-
border; il se couche sur le ventre et remue la queue, tout ce qu'un chien
fait en pareil cas.
Faust. Viens! accompagne-nous! viens ici!
Wagner. C'est un drôle d'animal : t"arrétes-tu, il t'attend ; tu lui parles, il
court à toi ; perds-tu quelque chose, il te le rapportera, et se jettera dans
l'eau après la canne.
as FAUST.
Faust. Tu as raison ; je ne trouve rien en lui qui indique un esprit, tout
lui vient de l'éducation.
\\'agner. Un chien, lorsqu'il est bien élevé, n'est pas indigne de l'affec-
tion d'un sage; il m'est avis qu'il mérile tes bontés : c'est le meilleur éco-
lier des étudiants.
(Ils passoni la iiorto de la viilo.)
CABINET D^ÉTUDE.
Faust, entrant avec le Barbet. J'ai laissé la plaine et la campagne,
qu'une nuit profonde enveloppe; l'àme supérieure s'éveille en moi au
milieu des pressentiments d'un effroi sacré. Les penchants grossiers som-
meillent, avec eux toute orageuse activité; l'amour des hommes s'émeut
en mon sein à cette heure, l'amour de Dieu aussi .
Tiens-toi donc en repos, Barbet! Ne cours pas çà et là ! Que ilaires-tu
au seuil de cette porte? Couche-toi derrière le poêle, je te donne mon
meilleur coussin. Là-bas, sur le chemin de la montagne, tu nous as diver-
tis par tes tours et tes bonds, et maintenant, laisse que je t'héberge comme
un hôte bienvenu et paisible.
Ah! lorsque, dans notre étroite cellule, la lampe recommence à luire
en amie, une douce lumière pénètre dans notre sein, dans le cœur qui a
conscience de lui-même. La raison recommence à parler, l'espérance à
fleurir, et l'on aspire avec ardeur vers les torrents de la vie, ah! vers les
sources de la vie !
Ne grogne pas. Barbet! Aux sons sacrés qui remplissent mon âme tout
entière, les hurlements d'un animal ne sauraient s'accorder. 11 n'est pas
rare de voir les hommes huer ce qu'ils ne comprennent pas, et murmurer
en face du bien et du beau qui souvent les importunent ; le chien va-t-il
grogner à leur exemple?
Mais, hélas ! déjà je sens qu'avec la meilleure volonté la satisfaction ne
jaillit plus de mon sein. Pourquoi faut-il donc que si tôt le fleuve se
tarisse, et nous laisse de nouveau nous consumer dans notre soif? Que
de fois j'en ai fait l'expérience ! Néanmoins, cette misère a ses compen-
sations : nous apprenons à connaître le prix de ce qui s'élève au-dessus
des choses de la terre; nous aspirons à la révélation, qui nulle part ne
brille d'un éclat plus digne et plus beau que dans le Nouveau-Testament.
Je me sens entraîné vers le texte, je veux l'ouvrir, et traduire une fois, en
la simplicité de mon sentiment, l'original sacré dans ma chère langue
allemande.
(Il ouvre un volume et se préparc.)
PREiMiiîRE PARTIE. 11!J
Il cstcciil : nAii commencement était le Verbe. y> Dès ici je m'arrèlc. Qui
m'aidera à aller ])lus loin? Il m'est impossible de donner tant de valeur
au Verbe; je dois le traduire autrement, si l'esprit m'illumine. Il est
écrit: (n Au commencement était V esprit, n Réfléchis bien à cette première
ligne, et ne laisse point ta plume se hâter. Est-ce bien l'esprit qui fait
et ordonne tout? Il devrait y avoir: « Au commencement était la força Et
cependant, en écrivant ceci, quelque chose me dit de ne m'y point tenir.
L'esprit vient à mon aide ; enfin je commence à voir clair, et j'écris avec
confiance : « Au commencement était V action. »
Je veux bien partager avec toi la chambre; Barbet, mais cesse d'aboyer,
cesse de hurler! Je ne puis souffrir auprès de moi un si turbulent com-
pagnon. Il faut qu'un de nous deux vide la place. C'est à regret que je
viole les droits de l'hospitalité; la porte est ouverte, tu as le champ libre.
Mais que vois-je? Cela tient du prodige! Est-ce une illusion, une réa-
lité? Comme mon Barbet grandit et s'étend! il se soulève avec puissance;
ce n'est plus une forme de chien. Quel spectre ai-jc traîné chez moi? Le
voilà déjà comme un hippopotame, avec ses yeux ardents, sa gueule ter-
rible! Oh! tu vas être à moi ! Sur une pareille engeance des enfers, la clef
de Salomon est infaillible.
ESPRITS, dans le corridor.
Un do nous est pris là dedans :
Restez deliors, Esprits ardents,
Evitez tous cette sphère !
Comme un renard au panneau,
Un vieux diable tout penaud
Là se désespère.
Volez tous en bas, en haut :
Il sera libre bientôt.
Qu'il s'évade !
Ne le laissons point là pris !
Portons aide au camarade
Qui nous a toujours servis !
Faist. Et d'abord, pour aborder le monbtre, j'emploierai la conjuration
des Quatre :
Salamandre doit resplendir,
Ondine se replier.
Sylphe s'évanouir.
Gnome travailler !
Qui ne connaîtrait les éléments, leur force et leur propriété, jamais ne
serait maître des Esprits.
Disparais dans le feu.
Salamandre !
En murmurant, coule dans le flot bleu,
Ondine !
1-:ü FAUST.
Brille dans la splendeur du météore,
Sylphe !
Apporte-moi tes secours assidus,
liiridxis! Incubiis!
Viens le dcriiici', viens tout clore!
Aucun des quatre
N'est au dedans
Du monstre; il reste calme et me grince les dents.
Non, je n'ai pu lui faire encor de mal ! — Attends,
Je vais maintenant le coml)attre
Par de pins r(U'ts enchantements.
Es-tu, compère,
Un échappé des enfers ?
Alors, tiens tes yeu\ ouverts.
Et considère
(]e signe auquel résisterait en vain
l^e ténébreux essaim.
11 se gonfle et je vois se hérisser son crin !
htce maudit, peux-tu le lire?
L'inexprimable, l'incréé.
Dans tous les cicux adoré
Transpercé par le crime en délire?
Là, derrière le poêle, ainsi qu'un éléphant,
Il se gnnlle, et voilà qu'il remplit tout l'espace;
On dirait qu'en nuage il va fondre! Un moment,
Ne monte pas ainsi jusqu'au plafond ; ta place
Est aux pieds de ton maître. — Allons, sans grincement
Obéis, — tu le sais, ma menace est puissante ;
Sinon, je te roussis avec ces feux ardents!
N'attends pas la clarté trois fois incandescente,
N'attends jjas le plus fort de mes enchantements!
Méphistopiiélks, pendant que le nuage iomhe^ apparaît derrière le poêU^ et
s'avance sous l' habit d'un étudiant voyageur. Pourquoi ce vacarme? Qu'y a-
t-il pour le service de monsieur?
Faust. Celait donc là ce que cacbail le Barbet, un étudiant voyageur?
Le cas me divertit.
Mépiiistopiiélès. Salut au savant docteur! Vous m'avez rudement fait
suer.
Faust. Comment te nommes-tu?
Méphistophélès. La question me paraît puérile pour un homme qui
méprise si souverainement les mots, et qui, dans son éloignement pour
toute apparence, ne s'atlaclie qu'à contempler le fond des êtres.
Faust. Chez vous, mes maîtres, l'être se laisse lire assez volontiers dans
le nom oii il se montre clairement, puisqu'on vous appelle Blasj)héma-
teurs, Corrupteurs, Menteurs. Or ça, qui donc es-tu?
Mépiiistopjiéi.és. Lue partie de c(;ll(' force qui veut toujours le mal et
fait toujours le l)i(>n.
PREMIKKE PART II-,. I^il
Faust. Que signifie celte énigme?
IMéphistopiiélès. Je suis l'Esprit qui toujours nie, et, certes, avec raison ;
car tout ce qui existe n'est bon qu'à s'en aller en ruines, et ce serait
mieux s'il n'existait rien. Ainsi donc tout ce que vous appelez |)éclic ,
destruction, le mal, en un mot, est mon propre élément.
Faust. Tu te nommes une partie, et te tiens cependant entier devant moi.
Méphistophélès. Je te dis l'humble vérité. Si l'homme, ce petit monde
d'extravagance, s'imagine ordinairement l'aire h lui seul un tout, je suis
une partie de la partie qui, au commencement, était tout, une partie des
Ténèbres qui enfantèrent la Lumière, la superbe Lumière, qui maintenant
dispute à sa mère, la Nuit, son rang antique et l'espace: ce qui pourtant
ne lui réussit pas; car, elle a beau faire, repoussée partout, elle rampe à
la surface des corps. Elle jaillit des corps, fait leur beauté; un corps
suffit pour l'arrêter dans sa marche. Aussi j'espère bien qu'il n'y en aura
pas pour longtemps, et qu'elle finira par être anéantie avec les corps.
Faust. Maintenant, je connais tes dignes fonctions. Tu ne peux rien
anéantir en masse, et tu t'en prends au détail.
Méphistophélès. Et à vrai dire, il n'y a pas en tout ceci grand ouvrage
de fait. Ce qui s'oppose au néant, le quelque chose, ce monde grossier,
quelque peine ([ue j'en aie prise jusqu'ici, je n'ai pu l'entamer. Les flots,
les tempêtes, les bouleversements, les incendies, rien n'y fait î la mer et
la terre finissent toujours par rentrer dans leur assiette; et sur celte dam-
née semence, principe des animaux et des hommes, il n'y a rien à gagner.
Combien n'en ai-je point enseveli déjà! et toujours un sang jeune et nou-
veau circule. Ainsi vont les choses; c'est à en devenir fou. De l'air, des
eaux, comme de la terre, s'échappent des milliers de semences dans U
sec, dans l'humide, dans le chaud, dans le froid! Si je ne m'étais réservé
la flamme, je n'aurais rien pour moi.
Faust. Ainsi donc, à l'éternelle activité, à la force salutairement créa-
trice, tu opposes, toi, la main glacée du diable, qui se raidit vainement
avec malice! Cherche à entreprendre quelque autre cliose, bizarre fils du
chaos !
Méphistophélès. Oui, nous reviendrons sur ce sujet la prochaine fois.
Oserais-je, pour cette fois, me retirer?
Faust. Je ne vois pas pourquoi tu le demandes: j'ai maintenant appris
à te connaître ; visite-moi désormais comme tu veux. Voici la fenêtre, la
j)orte : tu peux aussi compter sur la cheminée.
Méphistophélès. L'avouerai je? un petit obstacle m'empêche de sortir.
Ce pied de sorcière sur votre seuil...
Faust. Le Pentagramme t'inquiète! Eli! dis-moi, fils de l'enfer, puisque
ce signe te repousse, comment es-tu entré ici? comment un Esprit tel que
toi s'est-il abusé de la sorte?
Méphistophélès. Regarde bien, il n'est pas posé comme il faut: l'angle
tourné du côté de la rue est. tu le vois, un peu ouvert.
122 FAUST.
Faust. Le hasard s'est bien rencontré! Ainsi tu serais mon prisonnier?
j'avais donc presque réussi !
MÉiMiisTOPnÉLÈs. Le Barbet ne remarqua rien lorsqu'il sauta d'un bond
dans l'appartenuMil. La cliosc a maintenant une tout autrd apparence, et
le diable ne peut plus sortir de la maison.
Faust. Mais pourquoi ne passes-tu pas par la fenêtre?
Mépiiistophélès. C'est une loi des diables et des spectres, que par là où
ils sont entrés ils doivent sortir. Le premier de ces deux actes dépend de
nous; quant au second, nous sommes esclaves.
Faust. L'enfer môme a ses lois! J'en suis bien aise. De cette manière, on
pourrait, en toute garantie, faire un pacte avec vous, messieurs?
Méphistophélès. Ce que l'on te promet, tu en as la jouissance entière,
et l'on ne t'en rogne pas la moindre parcelle; mais ce n'est point une si
petite affaire, et nous en rej)arlerons la prochaine fois. Pour le moment,
je te prie et te supplie de me laisser partir.
Faust. Reste encore un instant pour me dire la bonne aventure.
Méphistophélès. Eb bien, lâche-moi toujours ! Je reviendrai bientôt, et
tu pourras m' interroger à ta fantaisie.
Faust. Je ne t'ai poiut dressé d'embûches, tu t'es toi-même pris au piège.
Ouand lu tiens le diable, tiens-le ferme! lu ne le reprendras pas de sitôt.
Méphistophélès. Si cela te convient, je suis prêt à rester ici pour te tenir
compagnie, mais à condition d'employer toutes les ressources de mon art
à te faire passer dignement le temps.
Faust. Volontiers, libre à loi ; toutefois que l'art soit divertissant.
Méphistophélès. Tu vas, mon ami, dans cette heure, gagner plus pour
tes sens que dans la monotonie d'une année entière. Ce que te chantent les
aimables Esprits, les belles images qu'ils apportent, ne sont pas de vaines
illusions de la magie; lu sentiras ton odorat se délecter, ton palais aussi;
tu sentiras ton cœur nager dans le ravissement. Foin des préparatifs inutiles!
Nous sommes réunis, commencez!
Sombres ogives,
Disparaissez !
Voûtes, laissez
Les splendeurs \ivcs
D'un jour ami
Entrer i(-i !
Nuages, voiles,
Décliircz-vous!
Blanches étoiles,
Soleils plus doux,
Allumez-vous!
Beautés, images,
Essaims ailés,
Amoncelez
Vos frais nuages;
Flottez, volez
Dans les espaces ;
Suivez les traces
De nos désirs.
Aux frais Zephirs,
Aux brises pures,
Dénouez tous
Les plis jaloux
De vos ceintures,
Et semez-en
Le petit champ
Et la verdure,
Où les amants.
L'âme accablée,
Quand la fcuilléc,
Au gai printemps.
S'exhale et tremble,
PREMIERE PARTIE.
lï>3
Rêvent ensemble
A leurs tourments.
Verte ramure !
Bourgeons naissants,
La grappe mûre
Dans le pressoir
Se laisse choir,
Et la vendange,
A travers champs,
Coule à torrents
Sous une frange
De diamants.
Spectacle étrange !
Elle se change
En vastes mers,
Où se reflète
La blonde tète
Des coteaux verts,
Et l'essaim nage
Dans un nuage
Da volupté.
Rêve enchanté!
Joie éternelle!
Il tend son aile,
Vers les soleils
Il plane ; aspire,
Dans son délire,
Aux bords vermeils
Des îles ])londes,
Au sein des ondes,
Toujours en Heur,
Où tout un chœur
Chante à voix pleines,
Où sur les plaines.
Dans les vergers,
Tournoie et vole
La danse folle
Aux pieds légers!
Les uns habitent
Dans la splendeur
De la hauteur;
D'autres s'agitent
Au fond des mers;
D'autres palpitent
Au sein des airs ;
Tous, pour la vie,
Tous poursuivant
Au firmament
L'ardeur chérie
D'un astre errant,
Pur diamant
Qu'on gloriûe !
Méphistophélès. Il dort! c'est bien. Gentils enfants de l'air, vous l'avez
fidèlement enchanté, et je vous suis obligé de la symphonie. Non, tu
n'es pas encore homme à tenir le diable! Evoquez à ses yeux les plus
douces visions des songes; plongez-le dans un océan d'illusions! Quant
à moi, pour rompre le charme de cette porte, j'ai besoin d'une dent de
rat; je n'aurai pas longtemps à conjurer; en voici déjà un qui grignote
par ici et qui m'entendra bientôt.
Le Seigneur des rats et des sou ris, des mouches, des grenouilles, des punaises
et des pous, l'enjoint de mettre le nez dehors, et de venir ici ronger le
seuil de cette porte sitôt qu'il l'aura trotté d'huile!... Bien, en trois bonds
le voilà déjà. Or, ça, vite à l'ouvrage ! La pointe qui m'a repoussé, elle est
là tout au bord; encore un coup de dent, et c''est fait. Maintenant, Faust,
rêve à ton aise ; jusqu'au revoir .
Falst, séceillanl. Suis-jedonc encore une fois déçu? Cette nuée d'Esprits
a-l-elle bien pu s'évanouir ainsi ? Qu'un songe m'ait montré le diable, et
qu'un barbet m'ait échappé !
CABINET D'ÉTUDE.
Faust. On frappe : entrez ! Qui vient encore me tourmenter?
Méphistophélès. C'est moi.
124 FAUST.
Faust. En Ire !
MÉPnisiopiiÉLÈs. Tu dois le dire trois fois.
F Ai; ST. Entre donc !
Méphistophélès. Je 't'aime ainsi; nous nous entendrons, je Tespère;
car, pour cliasscr tes caprices fantasques, me Yoici en jeune gentilhomme
vêtu de pourpre et brodé d'or, le petit manteau de soie raide sur l'épaule,
la plume de coq au chapeau, avec une longue épée affilée au côté; et je te
conseille maintenant bel et bien de te \ctir sur-le-champ de la sorte, afin
de venir^ affranchi, libre, faire l'expérience de la vie.
Faust. Quel que soit l'habit que j'endosse, en senlirai-je moins les
angoisses de cette vie terrestre? Je suis trop vieux pour ne songer qu'à
m'amuser, trop jeune pour être sans désirs... Qu'est-ce donc que le
monde peut me donner? Il faut te priver, te priver! il le faut! c'est
là le refrain éternel qui tinte aux oreilles de chacun, que, notre vie entière
durant, chaque heure nous chante h voix rauque. Le matin, je ne m'é-
veille qu'avec effroi; je pleurerais des larmes amères à voir ce jour qui,
dans son cours, n'a pas un souhait à m'exaucer... pas un seul! — qui
même, contre les pressentiments de toute joie, a d'opiniâtres fléaux, et fait
avorter, avec les milles grimaces de la vie, les créations de ma poitrine
émue. Et puis, lorsque la nuit tombe, je m'étends sur ma couche avec in-
quiétude : là encore point de répit; d'affreux songes m'épouvantent. Le
dieu qui habile en mon sein peut soulever les tempêtes de mon âme; lui
qui trône sur toutes mes forces, il est impuissant à rien émouvoir au
dehors; et c'est ainsi que l'existence m'est un fardeau, c'est ainsi que je
souhaite la mort et déteste la vie.
Méphistophélès. Cependant la mort n'est jamais un hôte très-bienvenu .
Faust. Oh! bienheureux celui dont elle ceint les tempes de lauriers san-
glants dans l'éclat de la victoire ! celui qu'au sortir de la danse effrénée elle
D ...
surprend dans les bras d'une jeune fille ! Oh ! que n'ai-je, en contemplation
des forces de l'Esprit sublime, que n'ai-je, dans mon extase, rendu l'âme !
Méphistophélès. Et cependant il est certain breuvage noir qu'on n'a pas
osé boire cette nuit.
Faust. 11 paraît que l'espionnage est de ton goût?
Méphistophélès. Je ne possède pas l'omniscience, mais je sais beaucoup
do choses.
Faust. Eh bien! puisqu'un son doux et familier est venu m'arracher à
celte affreuse angoisse, trompant ce qui me reste de mes sentiments d'en-
fance avec l'écho des temps heureux, je maudis toutes les fascinations qui
s'emparent de l'àme et la poussent, à force d'illusions, dans ces abîmes
lamentables! Malédiction sur l'idée sublime dont l'esprit s'enveloppe! Ma-
lédiction sur l'éclat de l'apparence qui envahit nos sens! Maudit soit tout ce
qui nous leurre dans nos songes, rêves de gloire et de nom immortel!
Maudit tout ce qui sert d'attrait à la possession, femme, enfanl, valet et
charrue! Maudits Mammon et ses trésors qu'il jette pour mobile à notre
PREMIERE PARllK. 12".
vaillance, el ses coussins qu'il dispose à souhait pour les indolentes volup-
tés ! Maudit le suc balsamique de la treille! iMaudits l'amour et ses plus
chauds épanchements! Maudite l'espérance, maudite la foi, et surtout mau-
dite la patience!
citOKun d'esprits, invisible.
Ah î ah !
Tu l'as renversé
Le beau monde ;
Ta main profonde
L'a brisé ;
Un demi-dieu l'a renversé!
Il croule et gronde !
Au néant
Nous portons ses débris qui jonchent l'avenue ,
En pleurant
Sur sa beauté perdue.
0 le plus puissant
Des enfants de la terre,
Plus beau
Qu'en sa splendeur première,
Construis-le de nouveau,
Dans ton sein consiruis-le de nouveau !
L'ùmc légère,
Lance-toi de nouveau
Dans la carrière,
Et notre voix
Soutiendra tes exploit»!
MÉPHISTOPHKLKS.
Écoute, écoute.
Ce sont les petits
D'entre mes Esprits.
Comme ils te montrent la route !
Avec quelle haute raison
Et quelle sagesse profonde
Ils t'entraînent vers le monde,
Hors de cet obscur réduit
Où se figent les sucs dont l'âme se nourrit !
Cesse de jouer avec ton chagrin, vautour acharné sur ta vie; en si mau-
vaise compagnie que tu te trouves, tu te sentiras au moins homme parmi
les homuKis. Cependant ne va pas t'imaginer qu'on ait l'idée de te jeler
dans la canaille. Je ne suis pas des premiers; mais si tu veux, uni à moi,
prendre ta course à travers la vie, je consens volontiers à l'appartenir sur
la place; je me fais ton compagnon, et, si cela le convient, ton serviteur,
ton valet.
Faust. Et quelle obligation dois-je remplir en retour?
Méphistophélès. Tu as encore le temps d'y j)enser.
Faust. Non, non, le diable est un égoïste, el n'a gurre pour liabitiide
1^2t) FAUST.
d'obliger les gens pour l'amonr de Dieu. Dis-moi les conditions, parle net;
un pareil serviteur est dangereux chez soi.
AlÉPiiisTOPHÉi.Ès. Je m'engage ici à ton service, et cours sans repos ni
trêve au moindre signe de ta volonté; mais quand nous nous reverrons la-
bas, lu me rendras la pareille.
Faust. Pour ce qui est de là-bas, je ne m'en inquiète guère. Si tu com-
mences par mettre ce monde on ruines, que l'autre existe, peu m'importe.
De cette terre jaillissent mes joies, et ce soleil éclaire mes souffrances; que
je m'en affranchisse une fois, arrive ensuite que pourra! Peu m'importe
que, dans la\ie avenir, on se haïsse ou l'on s'aime, qu'il y ait aussi dans
ces sphères un dessus et un dessous; je n'en veux rien savoir.
Méphistophélés. En de telles dispositions, tu peux tenter l'affaire. En-
gage-toi, et tu vas sur-le-champ connaître les délices que mon art peut
te procurer, et je te donne ce que nul encore n'a jamais seulement en-
trevu.
Faust. Que veux-tu me donner, pauvre diable? L'esprit de l'homme en
ses élans sublimes fut-il jamais compris d'un de tes pareils? Que m'offres-
tu? Des aliments qui ne rassasient pas, de l'or vermeil qui, sans relâche,
te coule entre les doigts comme du vif-argent, un jeu auquel on ne gagne
jamais, une fille qui, dans mes bras, fait des œillades à mon voisin ; l'hon-
neur, beau plaisir de Dieu, qui s'évanouit comme un météore! Montre-
moi le fruit qui pourrit avant qu'on le cueille, et des arbres qui reverdis-
sent tous les jours.
Méphistophélés. Une pareille commission ne m'effraie pas, et j'ai de ces
trésors à ton service. Mon cher ami, le temps est venu de nous plonger à
loisir dans la débauche.
Faust. Si jamais, étendu sur un lit de plumes, j'y goûte la plénitude du
repos, que ce soit fait de moi à l'instant! Si tu peux me séduire au point
que je vienne h me plaire à moi-même, si tu peux m'endormir au sein des
jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour! je t'offre le marché.
Méphistophélés. Tope !
Faust. C'est conclu! Si jamais je dis au moment : Attarde-toi, tu es si
beau ! alors tu peux me charger de liens; alors je consens à m 'engloutir;
alors la cloche des morts peut sonner; alors tu es affranchi de ton service;
que le cadran s'arrête, que l'aiguille tombe, et que le temps soit accompli
pour moi !
Méphistophélés. Penses-y bien, nous ne l'oublierons pas.
Faust. Quant à cela, tu en as pleinement le droit ; je n'ai rien engagé
à la légère; tel que je suis, ne suis-je pas esclave? que m'importe de qui?
toi ou tout autre !
Méphistophélés. Je vais, dès aujourd'hui, dans l'orgie de monsieur le
Docteur, remplir mon office de valet, lu mot encore : — Au nom de la vie
ou de la mott, je demande une couple de lignes.
Faust. Quoi! pédant, tu demandes un écrit! Ne connais-tu donc pas
PKEMIEUE FAUTIF. m
riiommc encore? ne sais-lu pas ce que vaut sa parole? N'est-ce point
assez ((uc j'aie prononcé celle qui (lis|)ose h jamais de mes jours? Onand
le monde ilolle, ballollé par lous les courants, un mot d'écrit m'obli-
gera! et pourtant celte chimère esl enracinée dans nos cœurs! qui vou-
drait consentir à s'en délivrer? Heureux celui qui garde sa foi pure dans
son sein! aucun sacrifice ne lui coûtera. Mais un parchemin écrit et scellé
est un fantôme devant lequel chacun recule. La parole expire déjà dans la
plume, et la cire et le parchemin onl l'autorité souveraine. Que veux-tu de
moi, Esprit malin? airain, marbre, parchemin, papier? dois-je écrire
avec un slylet, un poinçon, une plume? je t'en laisse le libre choix.
Méphistophélès. Quelle harangue! A quel propos t'éciiauffer à ce
point? Il suffit du premier bout de papier qui se rencontrera; tu signeras
avec une pelile goutte de sang.
Faust. Va! si cela te satisfait.
Méphistophélès. Le sang est un suc tout particulier.
Faust. Ne crains pas maintenant que je viole cet engagement! L'ef-
fort de mon activité, voilà ce que je te piomets. Je me suis trop enflé;
je n'appartiens qu'à ta famille. Le grand Esprit m'a dédaigné; la na-
ture se ferme devant moi! le fil de la pensée est rompu, et dès long-
temps je suis dégoûté de toute science. Fais que nos passions ar-
dentes s'apaisent dans les abîmes de la sensualité! que les enchantements
s'ap])rêtent sous les voiles impénétrables de la magie! plongeons dans le
tourbillon des temps, dans le roulis des événements! que la douleur et le
plaisir, le succès et la peine s'y succèdent au hasard! il faut à l'homme
une activité sans fin.
jMéphistophélès. 11 ne vous est imposé aucune mesure, aucun but. Si
c'est votre fantaisie dégoûter un peu de tout, de saisir, en fuyant les mor-
ceaux, ce qui vous plaît, grand bien vous fasse! Attachez-vous à moi, et ne
soyez pas timide.
Faust. Tu vois bien qu'il n'est pas question ici de bonheur. Je me voue
au vertige, aux jouissances les pins acres, la haine qui aime, le découra-
gement qui relève ! Mon sein, guéri de la fièvre du savoir, n'est désormais
fermé à aucune douleur; et toute jouissance départie à l'humanité, je veux
la ressentir dans le plus intime de mon être, saisir ce qu'il y a de sublime
et de plus profond en elle, amonceler dans mon sein tout son bien et tout
son mal, et de la sorte étendre mon propre mal jusqu'au sien, puis, comme
elle, me briser à la fin.
Méphistophélès. C'est moi qui te le dis, moi qui, depuis des milliers
d'années, mâche ce rude aliment : du berceau à la tombe, l'homme ne peut
digérer le vieux levain ! Crois-en l'un des nôtres, ce grand tout n'est fait
que pour un Dieu ! Pour lui les lumières éternelles; il nous a créés, nous,
pour les ténèbres, et vous seuls avez le jour et la nuit.
Faust. Mais je veux !
Méphistophélès. A la bonne heure! Une seule chose m'embarrasse : le
128 FAUST.
temps est court, l'art est long. M'est avis que vous devriez vous faire in-
struire. Associez-vous avec un poëte. Laissez le digue homme s'abandonner
à l'ivresse de son imagination, et rassembler sur votre chef toutes les plus
nobles qualités ; le courage du lion, la vitesse du cerf, le sang bouillant de
l'Italien, la persévérance de l'homme du Nord. Qu'il trouve le secret d'al-
lier la grandeur d'àme à la ruse, et, d'après un certain plan, de vous rendre
amoureux dans l'exubérance des chauds instincts de la jeunesse. Quant à
moi, j'aurais plaisir à connaître un pareil original, je l'appellerais maître
Microcosme.
Falst. Que suis-je donc, s'il ne m'est pas possible d'atteindre cette cou-
ronne de l'humanité vers laquelle se pressent tous mes sens?
Méphistophélès. Tu es, au bout du compte, ce que tu es. Mets sur ta
tète des perruques à millions de boucles, à tes pieds des cothurnes hauts
d'une aune, tu n'en resteras pas moins ce que tu es.
Faust. Je le sens, vainement j'ai accumulé sur moi tous les trésors de
l'esprit humain; lorsqu'à la fin je me recueille, nulle force nouvelle ne
jaillit de mon sein, je ne suis pas d'un cheveu plus grand, je ne suis pas
plus près de l'infini.
Méphistophélès. Mon bon monsieur, vous voyez les choses précisément
comme on les voit d'ordinaire; il faut s'y prendre mieux avant que les joies
de la vie ne nous échappent. Que diantre! tes mains et les pieds, la tète et
ton derrière sont bien à toi; et, parce que je me sers vaillamment d'une
chose, est-ce donc à dire qu'elle en est, pour cela, moins ci moi? Si je compte
six chevaux à mon service, leurs forces ne sont-elles pas les miennes? Je
les monte, et me voilà, moi, pauvre homme, avec vingt-quatre jambes.
Alerte donc! trêve de réuexions, et lance-toi dans le monde avec moi! Je
te le dis : un drôle qui spécule est comme un animal qu'un esprit malin
fait tournoyer sur l'aride bruyère, tandis que, tout autour, s'étendent de
beaux pâturages verts.
Faust. Et quand commençons-nous?
Méphistophélès. Nous partons à l'instant. Quel lieu de torture est ceci!
Est-ce vivre? S'ennuyer soi et ses petits drôles! Laisse un pareil métier à
ton voisin la grosse panse! A quoi bon te tourmenter à battre la paille?
Le meilleur de ce que tu parviens à savoir, tu n'oses le dire à l'écolier.
Ah! j'en entends marcher un dans le corridor.
Faust. Il ne m'est pas possible de le voir.
Méphistophélès. Le pauvre garçon attend depuis longtemps, et l'on ne
peut le laisser partir sans consolation. Tiens, donne-moi la robe et ton
bonnet; je me trompe si le déguisement ne me sied à ravir. ( // s habille. )
Maintenant tu peux l'en fier à mon esprit, je n'ai besoin que d'un petit
quart d'heure; pendant ce temps, prépare-toi pour notre beau voyage.
(l'aust cxit.)
Méphistophélès, dans les longs vêlements de Faust. Oui, oui! méprise la
raison et la science, les forces suprêmes de l'homme; laisse l'Esprit de
IMUÏMIÈUE l'AiniK. 129
iiiensoiige fal'ferniir dans les œuvres d'illusions et (rcnelianlemenls!
Ainsi je t'ai sans eondition ! — Le destin a mis en Ini un es|)rit incapable
de s'arrêter jamais en sa course elTrénée; dans l'élan qui l'emporte;, il
saute à pieds joints sur toutes les joies de la terre; je l'entraîne à travers
les déserts de la vie, à travers la médiocrité insignifiante; il va se débattre,
se cramponner, se raidir, et son désir insatiable verra la coupe pleine re-
culer incessamment devant ses lèvres avides. En vain il implorera merci.
Et d'ailleurs, quand il ne se serait pas donné tui diable, sa perte n'en était
pas moins inévitable.
Entre (LN ÉCOLIER.
L'écolier. Je ne suis ici que depuis peu de temps, et viens, tout rempli
de soumission, faire la connaissance et profiter des entretiens d'un bomme
dont tout le monde ne parle qu'avec vénération.
Méphistophélès. Votre politesse me réjouit fort; vous voyez un homme
comme beaucoup d'autres. Mais vous ètes-vous enquis ailleurs?
L'écolier. levons en prie, chargez-vous de moi! Je viens avec la meil-
leure volonté, quelque argent et beaucoup de santé; ma mère voulait à
peine me laisser partir. Je voudrais bien apprendre quelque chose de
bon ici.
Méphistophélès. Vous êtes justenu'nt en bon endroit!
L'écolier. Franchement, je voudrais déjà m'en aller, et ne prends pas
goût le moins du monde à ces murs, à ces galeries; c'est un espace bien
étroit; on n'y voit rien de vert, pas un arbre; et dans ces salles, sur ces
bancs, je perds l'ouïe, la vue et la pensée.
Méphistophélès. Il ne s'agit que d'y être habitué. L'enfant d'abord ne
prend pas volontiers le sein de sa mère; mais bientôt c'est avec délices qu'il
y puise sa nourriture. Il en sera ainsi de vous, et vous prendrez goût de
jour en jour à sucer le sein de la sagesse.
L'écolier. Je veux me pendre avec joie à son cou; mais dites-moi com-
ment y parvenir.
Méphistophélès. Expliquez-vous avant d'aller plus loin. Quelle faculté
choisissez-vous?
L'écolier. Je voudrais être fort savant, et serais bien aise d'embrasser
ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature.
Méphistophélès. Vous êtes en bon chemin, mais il ne faut pas vous
laisser distraire.
L'écolier. J'y suis corps et âme; néanmoins, je m'arrangerais assez d'un
peu de liberté et de bon temps aux beaux jours de fcte en été.
Méphistophélès. Profitez du temps, il passe si vite ! Mais l'ordre vous
apprendra à en gagner. Ainsi, mon bon ami, je vous conseille d'abord un
cours de logique; là on vous dressera l'esprit comme il faut; on vous le
17
150 FAUST.
chaussera de brodequins serrés, afin qu'il jile droit, avec circonsj)ectioii,
sur le chemin de la pensée, et n'aille pas s'égarer à droite et à gauche
comme un feu follet dans l'espace; ensuite on passera des journées à vous
apprendre que, pour les choses qui vous paraissaient les plus simples, et
qui se font en un clin d'œil, facilement, comme boire et manger, un,
deux, trois, sont indispensables. Et, en effet, il en est de la fabrique des
pensées comme d'un métier de tisserand, où il suffit d'une seule impulsion
pour mettre en jeu des milliers de tils; où la navette va et vient, glissant
de tous côtés; où les fils s'cntre-croisent inaperçus; où d'un seul coup
mille combinaisons résultent. Le philosophe entre, et vous démontre
qu'il en doit être ainsi : le premier est cela, le second, cela; donc le troi-
sième et le quatrième, cela; et sans le premier et le second, le troisième
et le quatrième n'eussent jamais existé. Les étudiants de tout pays pri-
sent fort ces choses, ce qui ne fait pas qu'ils deviennent des tisserands.
Veut-on reconnaître et deviner quelque chose de vivant, on commence dès
lors par chasser l'intelligence; on en tient entre les mains tous les éléments,
il ne manque plus, hélas 1 que le lien intellectuel; la chimie appelle
•ela Encheiresin nafurœ, et, sans s'en douter, se moque d'elle-même.
L'écolier. Je ne vous comprends pas tout à fait.
Méphistophélès. Cela ira beaucoup mieux sous peu, quand vous aurez
appris à tout réduire et classer convenablement.
L'écolier. Je suis si abasourdi de tout cela, qu'il me semble qu'une roue
de moulin me tourne dans la tète.
Méphistophélès. Et puis vous devez, avant toute chose, vous adonnera la
métaphysique. Là, vous voyez approfondir ce qui n'est pas du ressort du cer-
veau de l'homme; pour tout ce qui y entre ou n'y entre pas, vous avez tou-
jours un mot ronflant à votre service ! Mais commencez par vous imposer,
pour cette demi-année, une régularité ponctuelle. Vous aurez cinq classes
tous les jours : soyez-y au coup de cloche; ne manquez pas de vous
bien préparer d'avance, d'étudier avec soin le imragraplie , afin d'être
d''autant plus à même de voir qu'il ne dit rien qui ne soit dans le li-
vre; néanmoins, ne laissez pas d'écrire comme si le Saint-Esprit vous
dictait.
L'écolier. Vous n'avez pas besoin de me le dire deux fois; je sais de
quel profit cela doit être; car, dès qu'on a du noir sur du blanc, on peut
rentrer chez soi soulagé.
Méphistophélès. Mais choisissez donc une faculté!
L'écolier. Je ne puis m'accommoder de la jurisprudence.
Méphistophélès. Je ne saurais guère vous en faire un crime; je sais trop
ce qu'il en est de celte science. Lois et droits se succèdent comme une
éternelle maladie; on les voit passer de génération en génération, et se
traîner en silence d'un lieu à un autre : la raison devient folie; le bienfait,
tourment. Tu es le fils de tes pères, malheur à toi ! car du droit qui est né
avec nous, hélas ! il n'en est jamais question.
PREMIKKE l'AHTIE. ir.l
L'écolier. Ma répugnance s'accroîl encore par vous; oh! l)ienl)cureiix
celui que vous instruisez! .l'aurais j)resque envie maintenant d'étudier la
théologie.
MÉPuisroi'iiÉLÈs. Je voudrais Lien ne pas vous égarer. En ce qui concerne
cette science, il est si dillicile d'éviter la fausse route, il y a en elle tant d(!
poison caché, et l'on a tant de peiiu) à distinguer le poison du remède! Ici
(mcore le mieux est de n'en écouter qu'un senl, et de jurer sur la parole du
maître. Somme toute..., tenez-vous en au mot, et vous entrerez alors par
la porte sure au temple de la certitude.
L'écolier. Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
Méphistopiiélès. Fort bien! Seulement il ne faut pas trop s'en soucier;
car là où manquent les idées, un mot trouve à propos sa place. Avec des
mots on discute vaillamment, avec des mots on érige un système. On peut
fort bien croire aux mots. D'un mot on n'oterait pas un iota.
L'écolier. Pardonnez si je vous arrête à tout moment par mes questions;
mais il faut encore que je vous importune. Ne me direz-vous pas quelque
énergique petit mot touchant la médecine?... Trois ans, c'est bien peu de
temps; eh, Dieu! le champ est si vaste! Lorsqu'on a seulement un doigt
qui vous dirige, on se sent plus à l'aise pour marcher en avant.
Méphistophélès [à pari). Je suis las du ton sentencieux, reprenons notre
rôle de diable. {Haul.) L'esprit delà médecine est facile à saisir. Vous étu-
diez à fond le grand et le petit monde, pour tinir par les laisser aller
comme il plaît à Dieu ! C'est en vain que vous vous consumez à poursuivre
la science, chacun n'apprend que ce qu'il peut apprendre; mais celui qui
saisit l'occasion, voilà l'homme. Vous êtes assez bien bâti; vous devez être
passablement entreprenant, et, pourvu que vous ayez confiance en vous-
même, la contiance des autres ne vous manquera })as. Surtout apprenez à
conduire les femmes; leurs éternelles vapeurs mille fois multipliées se
guérissent toutes par le même traitement, et pourvu que vous soyez à moitié
respectueux avec elles, vous les aurez toutes sous la main. Il faut qu'un
titre autorise leur confiance et leur persuade que votre art surpasse tous
les autres dès l'abord; ensuite, vous vous permettez mille petites choses
pour lesquelles un autre s'épuiserait en cajoleries des années entières;
vous vous entendez à bien tàter le pouls, et tout en leur décochant du coin
de l'œil un regard brûlant, laissez couler librement votre main autour de
leurs sveltes hanches, pour voir comment leur corset les serre.
L'écolier. Voilà qui s'annonce déjà mieux; au moins on voit la fin et
le moyen.
Méphistophélès. Mon bon ami, la théorie est grise, et l'arbre doré de la
vie est vert.
L'écolier. Je vous le jure, cela me paraît comme un rêve. Oserai-je vous
importuner encore une fois, vous écouter, et jouir de la profondeur de
votre sagesse?
Méphistophélès. Ce qui dépend de moi , je le fais volontiers.
1Ö2 FAUST.
L'écolier. Il m'est impossible do reparlir; il me reste encore à vous pré-
senter mon album. Accordez-moi cette marque de votre iaveur.
Méphistophélès. Fort bien !
(11 écrit et rend l'album.)
L'écolier lit. Erilis sicut Deus^ scientes bomim et malum.
(11 referme l'album avec respect, et se retire.)
iViÉPHisTOPiiÉLÈs. Suis mainteuent cette vieille sentence de ma cousine
la couleuvre; ta ressemblance avec Dieu pourra bien l'inquiéter un beau
jour.
Kuiro FAl'ST.
Faust. Eh bien ! où va-t-on maintenant?
Méphistophélès. Où il te plaira. Voyons le petit, puis le grand monde.
Avec quel plaisir et quel profit tu vas suivre ce cours étourdissant!
Faust. Oui; mais avec ma longue bai^be, il me manque encore le cbarme
du savoir-vivre. La tentative ne me réussira pas; je n'ai jamais su me pro-
duire dans le monde, je me sens si petit devant les autres! Je serai tou-
jours embarrassé.
Méphistophélès. Mon bon ami, tout cela viendra; sitôt qu'il te vient de
la confiance en toi-même, tu sais vivre.
Faust. Comment allons-nous sortir de la maison? Où as-lu des cbe-
vaux, des valets, un carrosse?
Méphistophélès. Nous n'avons qu'à élcmdre ce manteau, il nous por-
tera par les airs. Seulement, pour ce hardi voyage, tu n'emporteras pas
de gros paquets avec toi. Un peu d'air inflammable que je vais préparer
nous soulèvera de terre sur-le-champ, et, si nous ne sommes pas trop
lourds, nous irons vite. .Te te félicite sur ta nouvelle course à travers
la vie.
TAVERNE D'AUERBACH, A LEIPZIG.
Ecot de joyeux compères.
Frosch. Personne ne veut donc boire ni rire?. le vous apprendrai à faire la
mine! Vous voilà aujourd'hui comme de la paille mouillée, vous qui êtes
tout feu d'habitude !
Brander. La faute en est à toi ; tu ne mets rien sur le tapis, pas une bê-
tise, pas une petite saleté.
Frosch. [Il lui verse un verre de vin sur la tête.) Tiens! voilà l'une et
Fautre à la fois.
PREMlfîHK l'AHTIE. 133
Brander. Double cochon !
Frosch. Puisque vous le vouliez, il faut bien l'être.
Siebel. A la porte les querelleurs ! A pleine poitrine chantez la rontle ,
lampez et criez ; allons, holà! ho !
Altmayer. Malheur à moi ! je suis perdu! du coton ici! Le drôle me
brise le tympan.
Siebel. C'est quand la voûte résonne qu'on juge bien du creux de la
basse- taille.
Frosch. C'est juste ! A la porte celui qui le prend de travers! A tara,
tara, da !
Altmayer. A tara, lara, da !
Frosch. Les gosiers sont d'accord.
(Il chnnio.)
Ce bon saint-empire romain
Comment tient-il encore?
Brander. Une vilaine chanson ! pouah ! une chanson politique, une pi-
toyable chanson ! Remerciez Dieu chaque matin de ne pas avoir à vous
occuper de l'empire romain. Quant à moi, je tiens pour un grand bon-
heur de n'être ni empereur ni chancelier. Pourtant il nous faut un chef;
nommons un pape ; vous savez quelle qualité donne l'élection , élève
l'homme.
(Il rhantc.)
Monsieur le rossignol des bois.
Aile/ saluer ma maîtresse
Dix mille fois.
Siebel. Pas de saints aux maîtresses, je n'en veux rien entendre.
Frosch. A ma maîtresse, saluls et baisers; tu ne m'en empckheias pas.
(11 clian(e.)
Ouvre tes verrous la nuit,
Ouvre tes verrous sans bruit,
Ton amoureux veille ;
Forme-les, le jour s'éveille.
Siebel. A ton aise, va, chante ses louanges. Je rirai à mon tour ; elle
m'a roué, elle t'en fera autant. Qu'elle ait pour régal un gnome qui ba-
dine avec elle dans un carrefour; qu'un vieux bouc revenant au galop du
Blocksberg lui chevrote le bonsoir; mais un beau garçon, un gaillard de
chair et d'os, c'est bien trop bon pour une pareille drôlesse ! je ne veux
pas d'autre salut pour elle que de lui casser toutes ses vitres.
Brander, frappant sur la table. Attention! attention! qu'on m'obéisse!
Avouez, messieurs, que je sais vivre. Il y a ici des gens amoureux, et je
dois, d'après les usages, leur donner pour la bonne nuit quelque chose qui
lU FAUST.
1(3S divertisse. Attention ! une chanson du dernier goût; et entonnez avec
moi le refrain de toute la force de vos poumons.
D'un office ahoiidaiit
Un rat fit sa deinourc ;
De farine et de beurre
11 s'emplit telleinent,
Qu'en moins d'une semaine
[1 eut une l)cdaine
(lomnie frère Martin.
Oui, mais un beau matin,
Au rat la cuisinière
i\lit du poison; — alors
11 saute et court dcbors
Comme si le compère
Avait l'amour au corps.
TOUS, faisant chôma.
Avait l'amour au corps.
Il rôde, il court, il trotte.
Il boit à tous les pots ;
Mange, ronge, grignotlc
Fenêtres et rideaux.
Rien ne le désaltère.
Mais, las de tant d'efforts.
Sa fureur se inodère,
(lomme si le compère
Avait l'amcmc au corps.
CHORUS.
Avait l'amour au corps.
Plein du feu qui le mine.
Il descend l'escalier
•lusque dans la cuisine.
Tombe sur le foyer.
Et là fait une mine
A vous apitoyer ;
Kt, voyant sa mégère
Siu- sa mort s'égayer,
Soulève la paupière
Dans ses derniers ellorfs,
(lomme si le comjière
Avait l'amour an corps.
CHORUS.
Avait l'amour au corps.
(Il cliante.
Siebel. Comme les lourdauds s'en donnent à cœur joie! La belle chose,
en vérité, que d'empoisonner un ])au\re rat !
PREMIKUE PAKT II-:. 13o
Brander. Us sont donc l)ien avant dans tos l)onnos grâces?
Altmayer. l.a grosse panse à tète chauve! Le malheur le rend doux et
sentimental ; il voit dans ce rat enllé son propre portrait.
Entrent FAUST ET MÉPIIISTOPIIÉLES.
Méphistophélès. Je dois, avant toute chose, t'introduire en joypnsc com-
pagnie , afin que tu voies comme on mène aisément la vie. Pour cette
race, pas un jour qui ne soit une fête. Avec peu d'esprit et beaucoup de
contentement, chacun tourne dans un cercle étroit comme de jeunes chats
jouant avec leur queue. Pourvu qu'ils aient la tête libre, tant que l'hôte
leur fait crédit, ils sont joyeux et sans soucis.
Brander. En voici qui arrivent de voyage, on le voit à leurs manières
étranges ; à peine s'ils sont débarqués depuis une heure.
Frosch. Par Dieu ! tu as raison. Je prise fort mon Leipzig, c'est un petit
Paris, et qui vous forme ses gens.
Siebel. Pour qui tiens-tu ces étrangers?
Frosch. Laisse-moi faire; avec une rasade, je vais leur tirer les vers du
nez comme une dent de lait. Les compères me semblent de bonne maison ;
ils ont l'air fier et mécontent.
Brander. Ce sont des charlatans, à coup sur; parions.
Altmayer. Peut-être.
Frosch. Attention ! je vais les bafouer.
Méphistophélès, à Faust. Ces pauvres gens ! jamais cela ne soupçonne
le diable, pas même lorsqu'il les tient au collet.
Faust. Nous vous donnons le bonjour, messieurs.
Siebel. Bien des remerciements pour votre révérence. [Bas, regardant
Méphistophélès du coin de l'œil.) Ou'a donc le drôle à clocher sur un pied !
Méphistophélès. Nous est-il permis de nous asseoir auprès de vous ?
A défaut d'un bon coup qu'on ne peut avoir, on prend goût à la com-
pagnie.
Altmayer. Vous me paraissez un homme furieusement blasé.
Frosch. Vous êtes partis tard de llipach ! avez-vous soupe ce soir avec
M.Jean?
Méphistophélès. Aujourd'hui nous avons passé devant sa demeure sans
nous y arrêter. La dernière fois nous lui avons parlé. Il nous raconta
mille choses de ses cousins, et nous chargea de bien des compliments pour
chacun d'eux.
(Il s'incline vers Frosch.)
Altmayer, has. Enfoncé ! tu as trouvé à qui parler.
Siebel. Un madré compère !
Frosch. Bon ! attends un peu, je l'attrape.
Méphistophélès. Si je ne me suis trompé, nous avons entendu des voix
lr)() FAUST.
exercées qui chantaient en chœur. En elTet, le chant doit résonner à mer-
veille sons cette voûte.
Fkosch. Seriez- vous par hasard un virtuose?
Méphistophélès. Oh ! non ; la l'orce est peu de chose , mais l'envie est
grande. ^
Altmayer. Donnez-nous une chanson.
Méphistophélès. Plus d'une si vous le souhaitez.
Siebel. Non; une suffira, pourvu qu'elle soit toute neuve.
Méphistophélès. Justement nous arrivons d'Espagne, le beau pays du
vin et des chansons.
(11 chante.)
Un grand roi dans sa maison
Avait un beau puceron.
FnoscH. Silence! un puceron ! L'avez-vous bien compris? Un puceron!
voilà un drôle de convive !
MÉPHISTOPHÉLÈS cliunle.
Un grand roi dans sa nuiison
Avait un beau puceron,
Qu'il aimait d'un amour tendre,
Presqu'à l'égal de son gendre.
11 fait venir son tailleur :
— Çà, dit-il, vous allez prendre
La mesure à monseigneur.
Brander. Surtout n'oubliez pas de recommander au taiHeur qu'il prenne
la mesure la plus exacte, et que, pour peu qu'il tienne à sa tète, les cu-
lottes ne fassent pas un pli.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
De drap, de soie et d'hermine
On revêt le damoiseau ;
Aiguillettes au manteau,
■ Et croix d'or sur la poitrine.
Il est ministre, vrai Dieu !
11 vous a le cordon bleu,
L'Éléphant, la Jarretière.
Voilà <[uc de jour en jour
Sa famille tout entière
Vient s'installer à la cour.
Les chambellans et les dames
Étaient piqués et Êiiordus;
La reine et toutes ses femmes,
A la lin, n'y tenaient plus.
Chanceliers, dans leur perrucpic,
l'illes, dans leurs chevcuv blonds ;
On n'osait baisser la inupie,
Ni secouer ses jupons;
(Tétait vraiment lyranni(|iie.
Dès (ju'un pucei'on nous pi([ue.
P REM IE H K l'A HT IE. l'T
Nous autres, nous l'étouffons.
TOUS, faisant chorus et. vociférant.
Dès qu'un puceron nous pique.
Nous autres, nous l'étouffons.
Frosch. Bravo! bravo! c'était beau.
Siebel. Qu'il en arrive autant à cliaque puceron!
Urander. Pincez les doigts, écrasez-le tlélicaloment.
Altmayer. Vive la liberté! vive le vin !
Mépiiistopiiélès. Je boirais volontiers un verre en l'iionncnr de la liberté,
si vos vins étaient seulement nn peu meilleurs.
Siebel. Ne vous avisez pas de le répéter !
Méphistoimiélès. Si je ne craignais que Fbute le prît mal, j'offrirais à ces
dignes convives quelque chose de notre cave.
Siebel. Allez toujours^ je le prends sur moi.
Frosch. Donnez-nous-en un bon verre, cl nous vous en tiendrons
coiTiple ; seulement, que les échantillons ne soient pas mesquins, car, si
vous voulez que je juge, il faut me remplir la gueule.
Altmaver, bas. Ils sont du Rbin, je m'en doute.
iMÉPiusTOPiiÉLÉs, Procurez-moi un foret.
Brander. Pourquoi faire? Vous n'avez pas les tonneaux devant la porte.
Altmayer. L'hôte a laissé là, derrière, un panier d'outils.
]\[ÉpnLSTOPnÉLÈs prend le foret à Fro.<ch, Maintenant, dites, que voulez-
vous goûter?
Frosch. Qu'enlendez-vous parla? En avez-vous donc un assortiment?
jMéphistophèlés. Que chacun choisisse à son gré.
Altmayer à Frosck. Ah ! ah! tu commences déjà à le lécher les lèvres.
Frosch. Bon ! puisque l'on peutchoisir, moi je demande du vin du Rbin.
La patrie fouiMiit encore ce qu'il y a de mieux.
Méphistophélès, perçant un Irou dans le rebord de la table, à la place où
Frnsch est assis. Yiteun peu de cire pour faire office de bouchon.
AltiMayer. Ah! ce sont des tours de gobelets.
Méphistophélès, à Brander. Et vous?
Brander. Je veux du vin de Champagne, et qu'il soit bien mousseux,
encore.
(Mépiiistopiiélès perce. — Pendant ce temps, un des compagnons
fait les tampons et bouche les trous.)
Brander. On ne peut pas toujours s'abstenir des produits de l'étranger,
et les bonnes choses sont souvent si loin de nous ! Un véritable Alle-
mand ne peut souffrir les Français, et cependant il boit leurs vins vo-
lontiers.
Siebel, tandis que Mépiiistopiiélès s'approche de sa place. J'avoue franche-
ment que l'aigre ne fait pas mon régal ; donnez-moi un verre de doux.
Méphistophélès, forant. Qu'à l'instaul le lokai jaillisse pour vous!
Altmayer. Non, messieurs ; regardez-moi en face. Je le vois bien, vous
vous moquez de nous.
18
138 FAUST.
Méphistopiiélès. Eh! eh! avec des hôtes de votre qualité le coup serait
un peu hardi. Allons, diles-le sans façon, de quel vin puis-je vous offrir?
Altmayer. De tous! et pas tant d'embarras.
(Après que tous les trous sont forés et bouchés.)
MÉPiiisTOPHÉLÈs, avec des gestes bizarres.
La vigne porte du raisin
Et le bouc des cornes ; — le vin
Est suc et rosée agréable ;
Le cep, bois dur comme l'airain.
Pourquoi le bois de cette table
Ne donnerait-il pas du vin?
Un long coup d'oeil dans la nature
Fait le miracle, je vous jure !
A présent, tirez les bouchons et goûtez.
Tous, liraul les bouchons, et recevant, chacun dans son verre, le vin souhaité.
Oh ! la belle fontaine qui nous cotile là !
Méphistophélès. Gardez-vous seulement d'en répandre à terre.
(Ils se mettent à boir«.)
TOUS, chantant.
Nous nous en donnons à plein ventre,
Nous buvons, buvons, buvons,
Comme cinq cents cochons !
MÉPHrsTOPHÉLÈs. Voilà mes drôles émancipés ! voyez comme ils sont
heureux î
Faust. J'aurais envie de me retirer maintenant.
Méphistophélès. Encore quelques minutes, et tu vas voir la bestialité se
montrer dans toute sa gloire.
Siebel hoit sans précaution ; le vin coule à terre et se change en flamme. Au
secours ! au feu ! à l'aide ! l'enfer s'allume !
Méphistophélès, s adressant à la ßamme. Calme-toi, mon élément chéri !
[Aux convives.) Pour celte fois, ce n'était qu'une goutte du feu du pur-
gatoire.
Siebel. Qu'est ceci? Attendez, vous le paierez cher; il paraît que vous
ne nous connaissez pas.
Frosch. Essayez donc de recommencer.
Altmayer. Je suis d'avis qu'on le prie poliment de décamper.
Siebel. Comment! monsieur aurait-il bien l'audace, oserait-il faire ici
son llocuspocus ?
Méphistophélès. Paix ! vieux sac à vin.
Siebel. Manche à balai ! de plus, tu veux, je crois, faire le manant!
BuANDER. Attendez un peu, les coups vont pleuvoir.
altmayer.
(Il lire un bouchon de la table, une traîniic de iVu jaillit et l'atteint.)
Je brûle ! je brûle !
PREMIKRE PARTIE, 13D
Siebel. Sorcellerie ! Tombez sur lui ; le drôle est condamné.
(Ils tirent leurs couteaux, et s'élancent sur Méphistophélès.)
HÉPHiSTOPHÉLÈs, uvec den gestes graves.
Enchantements, illusion.
Troublent les yeux et la raison ;
Soyez ici et là !
(Us s'arrêtent étonnés, et se regardent les uns les autres.)
Altmayer. Où suis-je? quel beau pays!
Frosch. Un coteau de vigne ! N'ai-je pas la berlue?
Siebel. Et des grappes juste sous la main !
Brander. Ici, sous ces feuillages verts, voyez quel pied ! voyez quelle
grappe !
(Il prend Siebel par le nez, les autres s'en font autant mu-
tuellement, et lèvent les couteaux.)
MÉPHISTOPHÉLÈS, comme plus haut.
Erreur, laisse tomber le bandeau de leurs yeux,
Qu'ils voyent tous comment le diable raille.
(Ils disparaît avec Faust; tous les compères lâchent prise.)
Siebel. Qu'y a-t-il?
Altmayer. Quoi ?
Frosch. C'était donc ton nez?
Brander, à Siebel. Et j'ai le tien dans la main !
Altmayer. Quel coup c'était! on s'en ressent dans tous les membres.
Vite, une chaise ! je tombe en défaillance !
Frosch. Non, dites-moi seulement, qu'est-il arrivé?
Siebel. Où est le drôle? Si jamais je le dépiste, il ne sortira pas vivant
de mes mains.
Altmayer. Je l'ai vu passer par la porte de la cave à cheval sur une
tonne. — J'ai les pieds lourds comme du plomb. [Se tournant du côté de la
table.) Ma foi! si le vin en coulait encore !
Siebel. Mensonge que tout cela ! illusion, apparence !
Frosch. Il me semblait pourtant bien que je buvais du vin.
Brander. Mais que sont devenues les grappes ?
Altmayer. Qu'on dise, après cela, qu'il ne faut pas croire aux miracles !
140 TAUST.
CUISINE DE SORCIÈRE.
Sur un foyer très-bas, une grosse marmite bout ; dans les vapeurs (jui s'en élèvent, diverses formes
tourbillonnent ; uuc GUENON, assise près de la marmite, l'écume, et veille avec soin à ce qu'elle
ne déborde pas. Le MALE, avec ses petits, se tient à côté et se cbaufle. Les murs et le plafond
sont couverts d'ustensiles bizarres à l'usase de la sorcière.
FAUST, MÉPIIISTOPIIÉLÈS.
Faust. Co fantasque appareil nie répugne : peux-tu bien me promettre
que je recouvrerai la vie au milieu de ce latras d'extravagances? Irai-je
prendre conseil d'une vieille femme? Attendrai-je qu'une sale mixture
préparée ici m'ôte trente années de dessus le corps? Malheur à moi si tu
ne sais rien de mieux ! J'ai déjà perdu tout espoir. La nature, nn noble
esprit, n'ont-ils donc point découvert un baume quelque part?
Méphistophélès. Eh! mon ami, voiLà que tu te remets à parler raison.
Pour te rajeunir, il y a bien aussi un moyen naturel; mais celui-là se
trouve dans un autre livre, et c'est un curieux chapitre.
Faust. Je veux le savoir.
Méphistophélès. Bon, un moyen qui ne demande argent, médecine, ni
sorcellerie. Rends-toi sur l'heure aux champs, prends la bêche et remue
la terre. Sache te circonscrire, toi et ta pensée, dans un cercle étroit. Ne
te nourris que d'aliments simples ; vis comme une bête au milieu des
bêles, et ne dédaigne pas de fumer toi-même le champ où tu mois-
sonnes. C'est là le meilleur moyen, crois-moi, de faire durer ta jeunesse
jusqu'à quatre-vingts ans.
Faust. Je n'y suis point habitué, et ne saurais me résoudre à prendre en
main la bêche. Une vie étroite n'est pas dans ma nature.
Méphistophélès. Il faut donc que la sorcière s'en mêle.
Faust. Mais pourquoi justement cette vieille femme? Ne peux-tu brasser
toi-même le breuvage ?
Méphistophélès. Ce serait là un agréable passe-temps ! J'aurais plus tôt
fait de bâtir mille ponts. L'art et la science ne suffisent point; en pareille
oeuvre il faut encore de la patience. Un esprit calme passe des années à
l'élaborer, — la fermentation subtile n'acquiert sa vertu qu'avec le temps,
— et tous les éléments dont il se compose, ce sont choses tout à fait
bizarres ; le diable le lui a bien appris, mais le diable ne saurait le faire.
[Apercevanl les animaux.) Vois quelle agréable petite famille ! Voici la ser-
vante, voilà le valet. [Aux animaux.) La vieille, il me paraît, n'est pas à la
maison.
LUS .VMM.\LX.
Au repas,
Là-bas, là-bas !
Par le tuyau de clicmince !
'-/
PUEMIEHK l'AKTIK. 141
MEl'IUSTOriliaK.S.
Dites, combien de temps, famille abandonnée,
La commère met-elle à faire ses ébats ?
LES ANIMAUX.
Autant que nous mettons à nous cliaulTer les pattes.
MÉPIIISTOPHÉLÈS.
Gracieux animaux! quelles mœurs délicates!
Gomment les trouves-tu?
FAUST.
Je les trouve ennuyeux.
Absurdes !
MEPHISTOPUÉLÉS.
Le discours n'était pas sans mérite,
Il est de ceux que j'aime et qui me vont le mieux.
(Aux animaux.)
Çà ! dites-moi, race maudite.
Que remuez-vous donc là, dans cette marmite ?
LES ANIMAUX.
Nous cuisons la soupe des gueux.
MÉPHISTOPHÉLÉS.
En ce cas, vous aurez un public fort nombreux.
LE MALE.
(Il s'approche et fait patte de velours à Méphistopbélès.)
Allons, vieux diable,
Les dés sur table ;
Jouons, mon cher.
Un jeu d'enfer.
Que je retire
De grands profils,
Et je vais rire !
Tout est au pis
Dans notre engeance.
Eussé-je l'or,
J'aurais encor
L'intelligence.
MÉPHISTOPHÉLÉS. Coiiime ce singe-lù s'estiinei-ait hciifciix s'il potivait
mettre à la loterie !
(Pendant ce temps, les petits se sont saisis d'une grosse boule
qu'ils font rouler devant eux en jouant.)
Voilà le monde
La boule ronde
142 FAUST.
Monte et descend
Toujours roulant;
Comme le verre
Sonore et claire,
Creuse au dedans,
En peu d'instants
Elle se fêle ;
En tous les sens
Elle étincelle ;
De feux ardents
Elle ruisselle !
Je suis vivant !
Mon cher enfant,
Tiens-toi loin d'elle,
Car tu mourras!
Elle est fragile,
Elle est d'argile,
Yole en éclats.
MÉPHISTOPHELÈS.
ï*ourquoi ce crible ?
LE MALE le ramasse.
Par là, maître,
Serais-tu quelque larron.
Je saurais te reconnaître.
(Il court vers la femelle, et la force à regarder à travers le crible.)
Vois par le crible, vois, guenon ;
Reconnais-tu ce larron,
Et peux-tu dire son nom ?
uÉPHisTOPHÉLÈs, s'upprocliant du feu.
Et ce pot?
LE MALE ET LA GUENON.
Oh! le maître sot.
Il ne connaît pas le pot,
Il ne connaît pas la marmite.
MÉPIIISTOPIIÉLÉS.
Race malhonnête et maudite!
LE MALE.
Prends ce goupillon ; — bravo! —
Et sieds-toi sur cet escabeau.
(Il force Méphistophélès à s'asseoir.)
FAUST, qui, tout ce temps, s'est tenu en contemplation devant unmiroirt
tantôt s' approchant , tantôt s'éloignant.
Que vois-je? quelle céleste image apparaît dans ce miroir enchanté?
Amour, oh! prctc-moi la plus raj)ide de tes ailes, et me conduis en sa ré-
gion. Ah! dès que je bouge de cette place, dès que je tente de m'enrappro-
her de quelques pas, je ne la vois plus que comme à travers un brouillard !
PREMIKRE PARTIE. 143
— La plus parfaite image de la f(!mnie! — Esl-il possible que la femme
ait tant do beauté? l)ois-jc, en ce corps clciulu devant moi, voir l'abrégé de
tous les cieux? Se trouve-t-il rien de pareil sur la terre?
Mépiiistopiiélès. Naturellement, lorsqu'un dieu s'est mis six jours l'esprit
à la torture, et lui-même à la lin dit bravo, il en doit résulter quelque cbose
de passable. Rassasie toujours tes yeux pour cette fois; je saurai bien te
flairer tantôt un trésor de ce genre, et beureux celui qui aura la bonne for-
tune de l'emmener chez lui pour en faire sa femme !
(Faust demeure les yeux plongés clans le miroir; Mépiiistopiiélès, s'cten-
dant sur le fauteuil et jouant avec le goupillon, continue de parler.)
LES ANIMAUX, Qui, jtisque-là, ont exécuté entre eux toute sorte de mouvements bizarres, apportent,
en poussant de grands cris, une couronne à Méphistophélès.
Soyez assez bon, monseigneur,
Avec du sang, de la sueur.
Pour rajuster cette couronne.
(Ils sautent gauchement de côté et d'autre avec la couronne et la brisent
en deux morceaux, avec lesquels ils dansent en rond.)
Maintenant c'est fait, nous parlons,
Voyons, entendons et rimons.
FAUST, tourné vers le miroir.
Misérable que je suis, j'en ai la tête presque perdue!
MÉPHISTOPHÉLÈS, montrant du doigt les animaux.
Peu s'en faut, moi-même, que la tête ne m'en tourne.
LES ANIMAUX.
Si tout cela nous réussit
Si tout cela s'assortit,
Voilà les pensées !
FAUST, comme plus haut,
.le sens mon cœur qui commence à s'enflammer... Éloignons-nous vite,
éloignons-nous...
MÉPHISTOPHÉLÈS, daus lu positiou indiquée tout à l'heure.
Au moins doit-on convenir que ce sont de véritables poètes.
(La marmite, que la guenon avait jusque-là négligée, commence à dé-
border ; il s'élève une grande flamme, chassée violemment dans le tuyan
de la cheminée. La SORCIERE, traînée sur son char, descend à tra-
vers les llammcs en poussant d'horribles cris.)
LA SORCIÈRE.
Au ! au ! au ! au !
Damné pourceau !
Tu négliges la marmite
Et nie rôtis la peau !
Race maudite !
(Apercevant Faust et Méphistophélès.)
Mais qu'est ceci?
Qui donc ètes-vous ?
m FAUST.
Que me voulez-vous ?
Qui se glisse aiusi'.'
Canaille, marauds,
Le feu dans vos os !
(Elle plonge l'écumolre dans la marmite, et asperge de flammes Faust et
Mépliistopliélcs. Les anlniau\ lim-lent.)
MKpnisTopnùi.Éî, retournant le fj/oiipillon qu'il tient dans la main, et frappant de droite et de gauche
sur les verres et sur les pots.
En pièces, en éclats,
A bas la bouillie!
Les verres à bas !
Carogne,ma mie.
Je m'amuse en ce moment
A régler le mouvement
De ta mélodie.
fTandis que la sorcière recule, pleine de colère et d'effroi.)
Me rcconnais-tii, squelette, épouvantail? Reconnais-tu ton seigneur et
maître? Je ne sais qui me tient que je ne te frappe, que je ne te mette en
pièces, toi et tes esprits chats? IN'as-tu donc plus de respect devant le
pourpoint rouge? ne sais-tu plus reconnaître la plume de coq? t'ai-je
caché cette face? Il faudra sans doute que je me nomme moi-même.
La sorcière. 0 maître ! pardonnez la révérence un peu hrutalc. Cependant
je n'aperçois pas le pied de cheval. Où sont donc vos deux corheaux?
Mépuistophélès. Pour cette fois, je veux bien te laisser quitte h. si bon
marché ; car, à vrai dire, voici déjà quelque temps que nous ne nous étions
vus. La civilisation qui polit le monde entier s'est étendue jusqu'au diable.
Il n'est plus question aujourd'hui du fantôme du Nord; où vois-tu des
cornes, une queue et des griffes? Quant au pied de cheval, dont je ne
saurais me défaire, il me nuirait dans le monde : aussi ai-je, à l'exemple
de tant de jeunes gens, adopté, depuis nombre d'années, la mode des faux
mollets.
LA sonciÈRE, dansant.
Satan gentilhomme chez moi !
J'en perds l'esprit et la raison, ma foi.
Méphistopiiélès. Pas de ce nom-là, vieille, je te le défends.
La sorcière. Pourquoi donc? que vous a-t-il fait?
Méphistopiiélès. 11 est depuis longtemps inscrit au nombre des fables;
mais les hommes n'en sont pas devenus meilleurs; ils sont délivrés du
méchant, les méchants sont restés. — Appelle-moi Monsieur le baron, à
la bonne heure; je suis un cavalier comme les autres. Tu ne doutes pas
de la noblesse de mon sang. Tiens, voilà l'écu que je porte.
(Il fait un geste licencieux.)
La sorcière. Ah! ah ! C'est bien de vous; vous êtes un pendard comme
vous lavez toujours été.
PREMIEHK PARTI H. W.,
Méphistophklès, à Faust. Mou ami, i'uis-eii Ion prolil. Voilà de; quelle
manière on se comporte avec les sorcières.
La sorcière. Maintenant, dites, messieurs, qu'ordonnez-vous?
Mépiiistophélès. Un bon verre de l'élixir que tu sais, mais du plus vieux;
les années doublent sa force.
La sorcière. Très-volontiers. J'ai là un flacon dont je goûte moi-même
par friandise de temps à autre, et qui ne sent pas mauvais le moins du
monde; je veux bien vous en donner un petit verre. [Bas.) Mais si cet
homme boit cela sans y être préparé, il n'en a pas, vous le savez, pour
une heure de vie.
Mépiiistophélès. C'est un bon ami à qui cela ne peut faire que grand
bien. Je demande pour lui ce que tu as de mieux dans ta cuisine. Trace
ton cercle, prononce tes paroles, et donne-lui une pleine tasse.
La soiiciKiiE, avec des gestes bizarres, tire un cercle dans lequel elle place
toute sorte de choses singulières ; pendant ce temps, les verres com-
mencent à tinter, les marmites à. résonner, et font une musique. A la
fin, elle apporte un grand livre, range dans le cercle les animaux, qui
lui servent de pupitre et lui tiermcnt les flambeaux. Elle fait signe à
Faust de venir à elle.)
Faust, à Mépiiistophélès. Mais, dites-moi, qu'est-ce que cela va devenir?
Cette folle engeance, ces gestes extravagants, cette insipide parodie ! Tout
cela m''est connu, et m'inspire assez d'horreur.
Méphistophélès. Sornettes! ce n'est que pour rire; ne sois donc pas un
homme si rigide. 11 faut bien qu'en digne médecin elle fasse son hocuspo-
cus, afin que l'élixir te profite,
(Il contraint Faust à entrer dans le cercle.)
LA SORCIÈRE SC viet à Ute dans le livre, et déclame avec une grande emphase.
Tu dois comprendre 1
D'un faire dix,
Deux sous-entendre
Et trois aussi,
Tu t'enrichis 1
Perds le quatrième !
De cinq et six,
Je te le dis *
Moi-même,
Fais sept et huit,
Tout s'accomplit :
Et neuf est un.
Et dix aucun.
Voilà, tel est
Le grand mystère
Et le livret
De la sorcière.
Faust. 11 me semble que la vieille parle dans la fièvre.
Méphistophélès. De longtemps tu n'es pas au bout. Je le connais bien,
ainsi chante tout le livre; j'y ai perdu bien du temps, car une conlra-
U6 FAUST.
diction achevée reste également un mystère pour les sages comme pour
les fous. Mon ami, l'art est ancien et nouveau. Ce fut la mode de tout
temps de mettre en avant trois et un, un et trois, pour propager l'erreur
au lieu de la vérité. Ainsi, on bavarde, on apprend sans se troubler. Qui
voudrait se creuser la cervelle pour comprendre de pareilles folies? D'or-
dinaire l'homme croit, lorsqn'il n'entend que des mots, qu'ils doiven
nécessairement donner a réfléchir.
LA SORCIÈRE continue.
Oui, la puissance
De la science
Où le monde entier tend les bras,
Echoit sans elîorts en partage *
A l'homme sage
Qui n'y songe pas!
Faust. Quelle extravagance débite-t-elle là? Ma tête va se fendre ; il me
semble que j'entends un chœur de cent mille fous.
Méphistopiiélès. Assez, assez, ô sybille accomplie; donne-nous ton breu-
vage, et dépèche-toi de remplir la tasse jusqu'au bord; je ne crains rien
pour mon ami, ce coup-là ne lui fera pas de mal. C'est un homme qui a
passé par plus d'un grade, et bu déjà plus d'un bon coup.
(La SORCIÈRE, avec beaucoup de cérémonie, verse l'élixir dans une coupe.
Au moment où Faust porte le breuvage à ses lèvres, une flamme lé-
gère s'élève.)
Méphistophélès. Allons, avale; courage, toujours! Tu vas le sentir la
joie au cœur. Tu es au mieux avec le diable, et la flamme te fait peur?
(La SORCIÈRE rompt le cercle, faust en sort.)
Méphistophélès. Alerte! partons, et du mouvement à cette heure!
La sorcière. Puisse ce petit coup vous être salutaire!
Méphistophélès, à la sorcière. Et si je puis faire quelque chose pour toi,
tu n'as qu'à m'en dire un mot nu Walpürgis.
La sorcière. Voici une chanson, chantez-la quelquefois, et vous en
éprouverez des effets singuliers.
Méphistophélès. Alerle donc, et laisse-toi conduire; il est indispensable
que tu transpires pour que la force te pénètre au dedans et au dehors.
Ensuite je veux te faire apprécier une noble oisiveté, et bientôt tu aj)pren-
dras, dans l'ivresse de tout ton être, comment Cupidon s'émeut et bondit
de tous côtés.
Faust. Oh! laisse-moi jeter un rapide coup d'œil dans le miroir. Cette
image de femme était si belle !
Méphistophélès. Non, non ; tu vas voir tout à l'heure le modèle de toutes
les femmes devant toi, et plein de vie. [lias.) Avec cet élixir dans le corps,
lu vas voir Hélène dans chaque feinine.
PREMIÈRE PARTIE. I/*"
UNE RUE.
FAUST, MARGUERITE, passant.
Faust. Ma belle demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et ma con-
duite?
Marguerite. Je ne suis ni demoiselle ni belle, et n'ai besoin de personne
pour rentrer à la maison.
(Elle se débarrasse et s"cnfiilt.)
Faust. Par le ciel, cette enfant est belle; de ma vie je n'ai rien vu do
pareil : l'air si convenable et si modesle, et avec cela quelque cliose de
piquant ! Le rouge de ses lèvres, l'éclat de ses joues! Non, de mes jours je
ne les oublierai. La façon dont elle baisse les yeux s'est gravée à fond
dans mon cœur. Et cette jupe courte! d'bonneur, c'est à ravir!
Entre MÉPHISTOPUÉLÈS.
Faust. Ecoute, il faut me procurer la jeune fille.
Méphistophélès. Eb! laquelle?
Faust. Elle vient de passera l'instant.
Méphistophélès. Celle-là, bon; elle vient de chez son prêtre, qui lui a
donné toute absolution. Je m'étais glissé derrière sa place; mais c'est l'in-
nocence même que cette fille; elle venait à confesse pour rien; je n'ai au-
cun pouvoir sur elle.
Faust. Elle a pourtant plus de quatorze ans.
Méphistophélès. Tu parles bien là comme Ilans Liederlich, qui veut
pour lui toute gentille fleur, et s'imagine qu'il n'y a ni honneur ni faveur
qu'il ne puisse cueillir; mais il n'en va pas toujours ainsi.
Faust. Assez! monsieur le magister; laisse-moi la paix, et tiens-toi-le
pour dit une bonne fois. Si, cette nuil même, la douce jeune fille ne repose
pas dans mes bras, à minuit nous nous séparons.
Méphistophélès. Mais pense à tout ce qu'il faut faire; j'ai besoin au
moins de quinze jours pour épier seulement l'occasion.
Faust. Et si j'avais seulement sept heures devant moi, je n'aurais pas
besoin du diable pour séduire une sem!)lablc petite créature.
Méphistophélès. Vous parlez déjà presque comme un Français; mais,
de grâce, n'en prenez pas tant de souci. Que sert-il de précipiter la jouis-
sance? L'ivresse en est beaucoup moins vive que lorsque auparavant,
d'en haut, d'en bas, par toute sorte de brimborions, vous avez pétri
et ajusté vous-même la poupée, comme nous l'apprend maint conte
italien.
Faust. Qu'importe, si j'ai de l'appétit sans tout cela?
148 FAUST.
Méphistophélès. Maintenant, injure et raillerie à part, je vous le dis une
fois pour toutes, n'allez pas si vite avec la belle entant; il n'y a là rien à
prendre d'assaut, il faut nous arranger de la ruse.
Faust. Procure-moi quelque chose du trésor angélique, conduis-moi
vers la place oii elle repose; procure-moi un fichu de son sein, une jar-
retière à ma convoitise.
Méphistophélès. Pour que vous voyez si j'ai bonne envie de vous être
utile et de vous servir eu votre peine, ne perdons pas de temps; je veux vous
conduire aujourd'hui même dans sa chambre.
Falst. Et dois-je la voir, la posséder?
Méphistophélès. Non; elle sera chez une voisine. Cependant vous pour-
rez tout seul vous repaître à loisir, dans son atmosphère, de l'espérance
des voluptés à venir.
Falst. Pouvons-nous partir?
Méphistophélès. Il est encore trop tôt.
Faust. Va me chercher un cadeau pour elle.
[Exil.)
Méphistophélès. Déjà des cadeaux! c'est bien, il réussira ainsi. Je sais
mainte bonne place et maint vieux trésor enfoui, j"y vais donner un coup
d'œil.
LE SOIR.
Une cliaml)rc petite et proprette.
Marguerite, tressaïit ses nattes et les relevant. Je donnerais bien quelque
chose pour savoir quel était ce monsieur d'aujourd'hui; il avait à coup sûr
très-bonne mine, et doit être de noble maison, cela se lit sur son visage,
autrement il n'eût pas été si entreprenant.
[Exil.)
MÉPHISTOPHÉLÈS, FALST.
Méphistophélès. Entre tout doucement, allons, entre.
Faust, après un moment de silence. Je l'en supplie, laisse-moi seul.
Méphistophélès, furetant. Toute fille n'a pas cette propreté chez elle.
[Exit.)
Faust, regardant autour de lui. Salut, doux crépuscule qui règnes dans
ce sanctuaire; surprends mon cœur, douce peine d'amour, qui vis altérée
de la rosée de l'espérance ! Comme tout respire ici la paix, l'ordre et le
PREMIERE l'ARTIF.. 1^'.)
contentement! En cette pauvreté, que d'abondance! En ce cachot, que de
félicité !
(Il se jeUc dans le fauteuil clc cuir auprès du lit.)
Oh! reçois-moi, toi qui, dans leur joie et leur douleur, as reçus les
aïeux entre tes bras ouverts ! Combien de fois des groupes d'enfants ont dû
se suspendre autour de ce trône patriarcal! Tci même, peut-être, recon-
naissante envers le divin Christ, ma bien-aimée, enfant aux joues fraîches
et pleines, est venue pieusement baiser la main flétrie de l'aïeul. Je sens,
jeune fille, ton esprit d'ordre et d'économie murmurer autour de moi, cet
esprit qui maternellement t'instruit chaque jour, qui le souffle comment
on étend proprement le tapis sur la table, comment on saupoudre le car-
reau de sable. 0 douce main, si semblable à la main des dieux! tu fais de
ce réduit un séjour céleste. Et là...
(Il soulÔYO nu des rideaux du lit.)
Quel délire s'empare de moi! Là, je pourrais m'ouhlier de longues
heures; ô nature! c'est là qu'en des songes légers tu complétas ce bel
ange incarné! là que reposa cette enfant, son tendre sein tout palpitant de
vie et de chaleur! là qu'en une activité sainte et pure se développa
Timage des dieux.
Et toi, qui t'a amené ici? Quelle émotion profonde me pénètre! Que
viens-tu faire ici? Pourquoi ton cœur est-il si lourd? Misérable Faust, je ne
te connais plus.
Quelle atmosphère enchantée m'enveloppe! Je voulais de brusques jouis-
sances, et je me perds en rêves amoureux! Sommes-nous donc le jouet de
chaque impression de l'air?
Et si tout à coup elle entrait, comme tu payerais cher ton audace!
comme il serait petit, comme il se fondrait à ses pieds, le grand homme!
Méphistophélès. Preste, je la vois en bas qui arrive.
Faust. Eloignons-nous, je ne reviens jamais.
Méphistophélès. Voici une cassette passablement lourde, je suis allé la
prendre quelque part. Placez-la toujours dans cette armoire, et je vous
jure que la tête lui tournera. J'ai mis dedans bien des petites choses
pour en gagner une autre. Vous savez, un enfant est un enfant, un jeu est
un jeu.
Faust. Je ne sais si je dois.
Méphistophélès. Vous demandez beaucoup? Voudriez-vous par hasard
vérifier le trésor? en ce cas, je conseille à votre convoitise d'épargner son
temps et ma peine. Je n'espère pourtant pas vous voir avare ; je m'en gratte
le front et m'en lave les mains
(Il place la cassette dans l'armoire et ferme la serrure.)
Alerte, vite et décampons, afin que la douce jeune enfant se tourne à
vous au gré de son cœur. Bon, vous voilà comme s'il s'agissait de faire
150 FAUST,
une leçon, comme si vous aviez devant vous en chair et en os, et grison-
nant, la Physique et la Métaphysique. Partons.
[Exeunt.)
Marguerite, une lampe à la main. Quelle odeur de renfermé! on étouffe
ici, et cependant il ne fait pas si chaud dehors! Je suis toute je ne sais
comment! Je voudrais que ma mère fût rentrée. Un frisson me court par
tout le corps. Folle et craintive femme que je suis !
(Elle se met à chanter en se déshabillant.)
Il était un roi clans Thiilé,
Jusqu'au tombeau toujours fidèle,
Auquel avait laissé sa belle
Une coupe en or ciselé.
Rien pour lui ne valait ce vase,
A tout repas il le vidait ;
i Et SCS yeux rayonnaient d'extase
Aussi souvent qu'il y buvait.
Lorsqu'il fallut quitter la vie,
Il compta ses villes partout,
A son héritier laissa tout,
Excepté sa coupe chérie.
Il rassembla tous ses vieux pairs
Autour de sa table royale,
Dans la haute, l'antique salle
De son castel au bord des mers.
Puis, se levant, le vieux compère
Huma le dernier coup vital.
Et jeta le sacré métal
Dans les vagues de l'onde amère.
Il le vit tomber, s'engloutir ;
Et quand il n'eut plus aucun doute,
Sentit ses yeux s'appesantir.
Puis jamais ne but une goutte.
(Elle ouvre l'armoire pour serrer ses vêtements,
et aperçoit la cassette de bijoux.)
Comment celte riche cassette est-elle là? J'avais pourtant hien fermé
l'armoire. C'est étrange! que peut-elle contenir? Quelqu'un peut-être
l'aura-t-il apportée en gage, et ma mère a prêté dessus. Du reste, en voici
laclefàun ruhan; si je l'ouvrais! Qu'est-ce là! Dieu du ciel! je n'aide mes
jours rien vu de pareil. Une parure dont une dame de qualité se ferait
honneur aux plus grandes fêtes. Je voudrais savoir comment le collier me
siérait. Â qui peut appartenir ce trésor?
(Elle se pare et va au miroir.)
Si seulement les boucles d'oreilles m'appartenaient! On est tout autre
ainsi ! A quoi te sert donc la beauté, ô jeunesse? Tout cela est bel et bon,
mais personne ne s'en soucie ; à peine s'ils vous donnent un compliment,
PREMIÈRE PARTIE. l.-il
et par pitié encore! Vers For tout va, tout dépend de l'or. Ah! pauvres
que nous sommes!
UNE PROMENADE.
FAUST, pensif, allant et venant; MÉPHISTOPHÉLËS, vers lui.
Méphistophélès. Par tout amour dédaigné! par tous les éléments infer-
naux! Je voudrais savoir quelque chose de pire par quoi jurer!
Faust. Qu'as-tu? qu'est-ce donc qui te travaille si fort? Je n'ai vu de ma
vie une pareille face.
Méphistophélès. Je me donnerais volontiers au diahle sur-le-champ, si je
n'en étais moi-même un.
Faust. Quelque chose s'est-il dérangé dans ta cervelle? Il te sied bien
de te démener comme un furieux!
Méphistophélès. Pensez donc, la parure que je m'étais procurée ponr
Gretchen, un prêtre l'a escamotée! — La mère vient à voir la chose, aussi-
tôt le frisson la prend; la bonne femme a l'odorat fin, ne cesse pas de
tenir son nez fourré dans son livre de prières, et flaire un à un tous les
meubles pour s'assurer si l'objet est saint ou profane; elle sentit donc
clairement que cette parure n'apportait pas grande bénédiction. Mon en-
fant, s'écria-t-elle, bien mal acquis oppresse l'àme et consume le sang;
consacrons ceci à la mère de Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous.
La petite Marguerite fit un peu la moue; à cheval donné, pensait-elle, on
ne regarde pas la bouche; et, franchement, il ne peut être un impie, celui
qui a si gentiment apporté cette cassette ici. La mère fit venir nn prêtre.
A peine celui-ci eut-il entendu la plaisanterie qu'il en fut charmé. Bien
pensé, dit-il; qui sait renoncer gagnera. L'Eglise a l'estomac bon; il
lui est arrivé d'engloutir des pays entiers, et cela sans avoir jamais eu
d'indigestion; l'Eglise seule, mes bonnes dames, peut digérer le bien mal
acquis.
Faust. C'est un usage général; juifs et rois le peuvent.
Méphistophélès. LVdessus il vous rafle colliers, chaînes et bagues comme
si c'était une bagatelle, ne remercie ni plus ni moins que s'il s'agissait d'nn
panier de noix, leur promet toutes les joies du ciel, et vous les laisse fort
édifiées.
Faust. Et Gretchen?
Méphistophélès. Elle est maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce qu'elle
veut ni ce qu'elle doit, rêve aux bijoux nuit et jour, et davantage à celui
qui les lui apporta.
Faust. Le souci de ma bien-aimée me tient au cœur; procure-toi
152 * FAUST.
pour elle siir-le-chanip un nouvel écrin ; le premier n'était pas déjà si
merveilleux.
Méphistopiiélès. Oh! oui, pour monsieur tout est enfantillage!
Faust. Fais, et si j'ai un conseil à le donner, lu t'accrocheras à la voi-
sine. Allons, ne sois pas un diahle à l'eau tiède, et apporte une nouvelle
parure.
Méphistopiiélès. Oui, gracieux maître, volontiers et de hon cœur.
(Faust Exit.)
jMéphistophélès, seul. Un pareil lou amoureux vous tirerait en feu
d'artifice le soleil, la lune et les étoiles, pour peu que cela pût divertir
sa belle !
{Exit.)
LA MAISON DE LA \0IS1NE.
MARTHE, seule.
Mon cher mari (Dieu le lui pardonne !) ne s'est guère bien comporté
envers moi. S'en aller ainsi courir le monde et me laisser seule sur la
paille. Ce n'est pas que je lui aie jamais donné du chagrin : Dieu m'est
témoin que je l'aimais fort tendrement. [Elle pleure.) Peut-être est-il mort!
0 misère! encore si j'avais son extrait mortuaire !
Entre MARGUERITE.
Marglekite. Dame Marthe.
Marthe. Qu'y a-t-il, petite MargotV
Marguerite. Les genoux m'en lléchissent presque ! Ne viens-je pas de
trouver encore une cassette dans mon armoire ! Une cassette en bois d'é-
bène, et pleine de choses d'une magnificence! Oh ! mais, là, bien plus riche
que la première !
Marthe. Ne va pas le dire à ta mère, pour qu'elle les porte encore à
l'Église.
Margüerufe. Ah ! regardez-la ! admirez-la !
Marthe lui ajuste sa parure. 0 bienheureuse créature!
Marguerite. Quel dommage de ne pouvoir ainsi me montrer, ni dans la
rue, ni à l'église !
Marthe. Viens me voir souvent, tu pourras te parer ici en cachette, et
te promener une petite heure devant le miroir : cela fait toujours plaisir;
et puis viendra bien quelque occasion, quelque fêle où tu les mon-
l'HKMIKIU'; l'A in II-;. l;.-)
Ii'eras au\ gens jxm à [jeu : iiiio pelite cliaîiie (rahord, jxiis mu; pi-ilc à
l'oreille; ta mère ne s'en apereevra pas, et on lui j'era qtiehjiie liisloiie.
Margueriti:. Qui est-ce donc (jui a pu apporter ces deux cassettes? il v a
là-dessous quelque diablerie,
(On rraj)] e.':
Ail, Dieu ! si s'était ma mère !
Marthk, épianl à travers le rideau. C'est un étranger! — Kninjz !
tutn mepiiistofiiei.es.
Méphistophélès. Je suis bien bardi de me présenter ainsi sans ravi>u; ces
dames daigneront me le pardonner.
(Il se recule respectueusement devant Marguerite.!
Je voudrais parlera madame Marthe Scbwedrtlein.
Marthe. C'est moi ; monsieur a quelque chose à me dire ?
Méphistophélès, bas à Marthe. Je vous connais maintenant, cela me suf-
lit. Madame a chez elle une visite de distinction; pardonnez la liberté que
j'ai prise ; je reviendrai dans l'après-midi.
Marthe, haut. Imagine-toi, mon entant, bonté divine ! que monsieur te
prend pour une demoiselle de qualité.
Marguerite. Je ne suis qu'une pauvre jeune lille. Ah, Dieu ! Monsieur
est beaucoup trop bon. l>a parure et les bijoux ne m'appartiennent ])as.
Méphistophélès. Ah ! ce n'est pas seulement la parure. Mademoiselle a
(les manières ! un regard pénétrant ! Que je suis aise de pouvoir rester !
Marthe. Quelle nouvelle m'apportez-vous? Il me tarde bien...
AIéphistophélés. Je voudrais avoir quelque histoire plus gaie à vous
conter ; toutefois, j'es))ère que vous ne m'en ferez pas porter la jxMue. Votre
mari est mort et vous fait saluer.
Marthe. Il est mort! digne hommel miséricorde ! juon mari est mort !
Ah !. je succombe !
Marguerite. Ah ! chère dame ! ne désespérez pas.
Méphistophélès. Ecoutez l'histoire lamentable.
Marguerite. Voilà ])ourquoi je voudrais n'aimer de ma vie; une telle
perle m'affligerait à la mort.
Méphistophélès. Il faut que le plaisir ait ses peines , la peine ses
plaisirs.
Marthe. Racontez-moi la lin de sa vie.
Méphistophélès. 11 git à Padoue, auprès de saint Antoine, dans une plue
consacrée, froide couche où il repose pour l'éternilé.
Marthe. Ne m'apportez-vous rien de lui?
Méphistophélès. Si fait, une prière grave et importante : il s'agit de lui
faire dire trois cents messes. Du reste, mes poclies sont vides.
Marthe. Quoi ! pas une médaille? pas un bijou ? ce que le dernier ouvrier
20
1;H FAUST.
épargne au fond de son sac et garde comme un souvenir, dût-il mourir de
faim, dût-il mendier!
Méphistophélès. Madame, j'en ai le cœur navré ; mais, h vrai dire, il ne
gaspillait pas son argent; il s'est bien repenti de ses fautes, et surtout il a
déploré bien davantage son infortune.
Marguerite. Ah ! que les hommes soient si malheureux ! Certainement
je ferai chanter pour lui plus d'un requiem.
Méphistophélès. Vous seriez digne d'entrer déjà en ménage, vous êtes
une aimable enfant !
Marguerite. Ah ! non, cela ne convient pas encore.
Méphistophélès. Sinon un mari, du moins un galant en attendant. C'est
une des plus grandes joies du ciel d'avoir dans ses bras un si charmant
objet.
Marguerite. Ce n'est point l'usage du pays.
Méphistophélès. Usage ou non, cela s'arrange tout de même.
Marthe. Racontez-moi donc...
Méphistophélès. J'étais à son lit de mort ; c'était un peu mieux que du
fumier; de la paille pourrie ; mais il mourut en chrétien, et trouva qu'il
était encore mieux traité qu'il ne méritait. « Ah ! s'écriait-il, je dois me
détester du fond du cœur, pour avoir pu délaisser ainsi mon métier et ma
femme! Ah! ce souvenir me tue! Encore voulût-elle me pardonner en
cette vie ! »
Marthe, pleurant. Digne homme ! il y a longtemps que je lui ai par-
donné.
Méphistophélès. « Mais, Dieu le sait, la faute en est plus à elle qu'à
moi. »
Marthe. Pour cela, il a menti. Quoi! au bord de la tombe, mentir !
Méphistophélès. Sans doute il radotait à ses derniers moments, autant
que je puis m'y connaître. « Je n'avais, disait-il, pas une minute de bon
temps; il fallait d'abord lui faire des enfants, puis les nourrir, leur pro-
curer du pain ; quand je dis du pain, c'est dans toute la force du terme;
encore je ne pouvais en manger ma part en repos. »
Marthe. A-t-il bien pu oublier tant de lidélité, tant d'amour, de tracas,
le jour et la nuit?
Méphistophélès. Non, certes, il y a pensé du fond du cœur. « Quand je
partis de Malte, disait-il, je priai ardemment pour ma femme et mes en-
fants, et je dois avouer que le ciel se montra favorable, car notre vaisseau
prit un bâtiment turc qui portait un trésor du grand sultan. Le courage
eut sa récompense, et moi, comme il était juste, je reçus ma bonne part.»
Marthe. Et comment? où? il l'aura peut-être enfoui !
Méphistophélès. Qui sait où les quatre vents l'ont emporté? Une belle
demoiselle le prit en intérêt lorsqu'il se pronumait à Naples en étranger;
elle lui témoigna beaucoup d'amour et de fidélité, tant qu'il s'en ressentit
jusqu'à sa bienheureuse (in.
PREMIÈRE PARTIE. Vô^y
Marthe. Lo peiidartl ! lo voleur de ses propres enfants! Ainsi donc il
n'était malheur ni misère qui pûl Tempèclier de mener sa vie infâme !
Mépeiistophélès. Vous voyez ! aussi esl-il mort. Si j'étais à votre ])lace,
je le pleurerais l'année d'usage, et, dans l'intervalle, je poursuivrais un
nouveau trésor.
Marthe. Ah, Dieu ! comme était mon premier, je n'en trouverai pas fa-
cilement un autre dans ce monde; c'était un fou, mais un fou de cœur; il
aimait seulement un peu trop les voyages, les femmes étrangères, le vin
étranger et ce damné jeu de dés !
Méphistophélès. Bon ! bon ! cela pouvait fort bien s'arranger, s'il vous
en passait à peu près autant de son côté. Je vous jure qu'à celte condition,
j'échangerais moi-même volontiers la bague avec vous.
Marthe. Oh ! Monsieur aime à badiner.
Méphistophélès, à part. 11 est temps que je me retire; elle est femme à
prendre le diable au mot. [A Grelchen.) Comment va le cœur?
Marguerite. Que veut dire par là monsieur?
Méphistophélès. Bonne et innocente enfant. [Haut.) Je vous donne le
bonjour, mesdames.
Marguerite. Adieu !
Marthe. Un mot seulement! Je voudrais bien savoir par témoignage où,
quand et comment mon cher mari est mort et a été enterré : j'ai toujours
aimé l'ordre. Je voudrais aussi lire sa mort dans les petites affiches.
Méphistophélès. Oui, bonne dame, la parole de deux témoins suffit, par
tous les pays, pour prouver la vérité ; j'ai avec moi un galant homme, mon
compagnon, je veux vous le faire comparaître devant le juge; je vais l'ame-
ner ici.
Marthe. Oh! faites cela !
Méphistophélès. Et la jeune fille y sera aussi. • — Un brave garçon ! il a
beaucoup voyagé, et ne manque pas d'en user avec toute politesse à l'égard
des demoiselles.
Marguerite. Je vais rougir de confusion en présence de ce monsieur,
Méphistophélès. En présence d'aucun roi de la terre.
Marthe. Là, derrière la maison, dans mon jardin, nous attendrons ce
soir ces messieurs.
UNE RUE.
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS.
Faust. Eh bien ! qu'y a-t-il? les affaires sont-elles en bon train? avan-
çons-nous?
LS«) 1-Ausr.
-Méphistophklès. Ah I bravo ! je vous trouve en feu. Sons peu de temps;
(iretchen est à vous. Ce soir vous la verrez chez Ja voisine Marthe, une
loinme faite à souhait pour le rôle d'entremetteuse et de bohémienne.
Faist. Fort bien !
Méphistophélès. Maison exige aussi quelque ehose de nous.
Faust, un service en vaut un autre.
Méphistophélès. Nous devons attester juridiquement que les membres
de son mari reposent à Padoue, bien et dûment étendus en terre sainte.
Faist. Voilà qui est habile ! il nous faudra donc d'abord faire le voyage?
Méphistophélès. Sancla simpUvilas! Il n'est pas question de cela; témoi-
gne sans en savoir davantage.
Favst. Si tu n'as rien de mieux, le plan échoue.
Méphistophélès 0 saint homme! de la sorte vous le seriez ! C'est la pre-
mière fois, sans doute, en votre vie, qu'il vous arrivera de porter un faux
témoignage! N'avez-vous pas, de Dieu, du monde et de tout ce qui s'y
meut, de l'homme et de tout ce qui se passe dans sa tète et dans son cœur,
donné des définitions avec une entière assurance, effrontément, et d'un
air imperturbable? Et pourtant, en conscience, si vous descendez en vous-
même, vous conviendrez que vous en saviez là-dessus tout autant que sur
la mort de M. Sclnvedrtlein.
Falst. Tu es et demeures un menteur, un sophiste.
Méphistophélès. Oui, si l'on n'en savait pas un peu plus long; car, de-
main, n'iras-tu pas, en tout honneur, séduire la pauvre petite Marguerite,
et lui jurer tout amour sincère?
Faust. Oui, certes, et du fond du cœur.
Méphistophélès. Bel et bien ! Ensuite on lui parlera d'élcMuelle constance
et d'éteruel amour, de penchant unique, irrésistible, — sans doute aussi
du fond du cœur?
Faust. Assez ! cela sera ! — Lorsque je sens, lorsque pour mon senti-
ment, pour mon délire, je cherche des expressions et n'en trouve aucune,
et qu'alors je me roule à travers le monde, au caprice de itkîs sens, que
je saisis les mots les plus sublimes, et que celte ardeur dont je brûle je
l'appelle infinie, éternelle, est-ce. là un mensonge diabolique?
Méphistophélès. .l'ai pourtant raison !
Faust. Ecoute, prends-y garde — et épargne mes poumons. Celui qui
veut avoir raison et ])arle seul. Ta pour sûr. Vois, je suis las du bavar-
dage ; tu as raison, surtout parce que je ne puis faire autrement.
l'UKMlkKE PARTI i;.
UN JARDIN.
MAUGUEIUTE, .m i,.as (k Faust; MAIITIIE ET MÉ1MÎ1ST0IMTH:LÈS,
se ])ronieiiaiit on long et ou large.
Marguerite. Je sens bien que monsieur m'épargne et s'ahnisse jiis([n";i
moi ponr me rendre confnse. In voyageur csl si habitué à se contenter
(le ce qu'il trouve! Je ne le sais que de li-o[), qu'un homme si savant, ma
pauvre conversation ne peut l'intéresser.
Faust. Un regard de loi, un mot en dit plus que toute la science de ce
monde.
(Il lui baise la main.)
Marguerite. Ne laites pas cela! comment pouvez-vous la baiser? elle est
si vilaine, si rude! A quoi aussi ne fallait-il pas pourvoir? ma mère est si
exigeante!
(Ils passent.)
Marthe. Et vous, monsieur, vous vovage/ donc toujours?
Méphistophélès. lïélas ! les affaires, le devoir, tout nous y pousse; avec
quels regrets ne quittc-t-on pas certains lieux ! Et cependant on ne peut
pas toujours rester.
Marthe. Dans les belles années, cela peut convenir de courir ainsi le
monde à l'aventure; mais le mauvais temps arrive, et se traîner seul
au tombeau en vieux célibataire, est un sort dont personne n'eut encore
à se louer.
Méphistophélès. Je l'entrevois de loin avec effroi.
Marthe. C'est pourquoi, digne seigneur, vous ferez bien d'y rélléchir
pendant qu'il en est temps.
(Ils passent.)
Marguerite. Oui, loin des yeux, loin du cœur! La politesse vous est na-
turelle; mais vous, au moins, avez beaucoup d'amis, et vous êtes plus en-
tendu que je ne suis.
Faust. Crois-moi, chère, ce que l'on nomme inlclligcmce n'est le plus
souvent que vanité et courte \ue.
Marguerite. Comment?
Faust. Eh! faut-il que la simplicité, que l'innocence, n'aient jamais
conscience d'elles-mêmes et de leur valeur sacrée! que l'humilité, un
sort modeste, les plus beaux dons que la natui'e en son amour dispense...
Marguerite. Songez donc à moi un petit momiMil, j'aurai assez de tem|)s
pour songer à vous.
IvvusT. Vous êtes donc beaucoup seule?
Marguerite. Oui, notre ménage est petit, encoiN^ faut-il y p()urv(Hr. Et
puis nous n'avons pas de servante; il faut cuire, balayer, tricoter et coudre,
J-iS FAUST.
et courir malin et soir, l'^t ma mère est, dans tous les détails, si soij^neuse !
Non qu'elle ait toute raison, au moins, de se resirindre de la sorte;; nous
])Ourrions, nous aussi, en prendre à loisir et à meilleur titre que liien d'an-
tres. Mon père a laissé en mourant un joli |)etit avoir, une maisonnette et
un jardinet hors la ville. Néanmoins, j'ai à présent des jours assez
j)aisibles; mon frère est soldat, ma petite sœur est morte, la pauvre enfant
m'a causé bien des peines; pourtant je reprendrais volontiers tout cela!
l'enfant m'était si chère !
Faust. Un ange si elle te ressemblait.
Marguerite. Je l'élevais et elle m'aimait de tout son cœur. Elle était née
après la mort de mon père. A cette époque ma mère fut si bas, que nous
crûmes bien la perdre; elle se releva cependant, mais très-lentement, petit
à petit. Vous comprenez quelle ne pouvait penser à allaiter le pauvre
vermisseau, et je l'élevais toute seule avec du lait et de l'eau, au point que
c'était mon enfant. Dans mes bras, sur mes genoux, il me souriait, se tré-
moussait, grandissait.
Faust. N'as-tu pas ressenti alors le bonheur le plus pur?
Marguerite. Oui, certes; mais il y avait aussi bien des heures pénibles.
Le berceau de l'enfant était placé la nuit près de mon lit, à peine il se re-
muait que je m'éveillais; il fallait l'abreuver, le coucher à mes côtés;
tantôt, s'il ne se taisait pas, se lever du lit et parcourir la chambre en le
berçant, ce qui ne m'empêchait pas, sitôt le jour, d'être au lavoir, au marché,
de veiller aux soins du foyer, et ainsi de suite, aujourd'hui comme de-
main : Dame! monsieur, on n'a pas toujours le cœur bien réjoui, mais on
en goûte mieux son repas, son repos.
(Ils passent.)
Marthe. Les pauvres femmes y perdent leur latin , un célibataire est
dur à convertir.
MÉPHiSTOFinaÈs. Il ne faudrait rien moins qu'une personne comme vous
pour me mettre dans la bonne voie.
Marthe. Parlez franchement, monsieur: n'avez-vous encore rien trouvé?
Votre cœur ne s'est-il pas attaché quelque part?
Méphistophélès. Le proverbe dit : Un foyer à soi, une brave femme,
valent l'or et les perles.
Marthe. J'entends si vous n'avez jamais eu de velléité?
Méphistophélès. On m'a toujours reçu partout très-poliment.
Marthe. Je voulais dire si vous n'avez jamais rien eu de sérieux au
cœur.
Méphistophélès. li ne faut jamais se permettre de badiner avec les
femmes'.
Marthe. Ah! vous ne me comprenez j)as.
Méphistophélès. J'en suis vrainient désolé, mais je comprends,... que
vous êtes très-indulgente.
(Ils passent.)
PUFMFKUU PAKTIK. W.)
Faust. Ainsi, tu rn'as roconmi, ])elit anj^o, dès que j'ai mis le piod dans
le jardin.
]\rARGUERiTE. Nc l'avez-vous pas vu? Je baissais les yeux.
Faust. Et tu me pardonnes la liberté que j'ai prise, et ce que mon au-
dace m'inspira l'autre jour^ au moment où tu sortais de l'église?
Marguerite. Je me sentais toute troublée, jamais rien de pareil ne m'était
arrivé, et personne n'avait de mal à dire sur mon compte. Hélas! pensai-
je, il faut qu'il ait trouvé dans ton air quelque chose de hardi, de peu con-
venable; et il se sera dit qu'il pouvait ainsi aborder cette fille sans ména-
gements. Je l'avouerai pourtant, jene sais quoi, s'est ému soudain là, en
votre faveur; toujours est-il que je m'en voulais fort de ne pas pouvoir
vous en vouloir davantage.
Faust. Douce bien-aimée !
Marguerite. Laissez un peu.
(Elle cueille une Marguerite et reffeuillc.)
Faust. Qu'est cela? un bouquet !
Marguerite. Non, un simple jeu.
Faust. Comment ?
Marguerite. Allez ! vous vous moquerez de moi.
(Elle cfTeuille et murmure ({uelqiics paroles.)
Faust. Que murmures- tu là?
Marguerite, à mi-voix. Il m'aime, — il ne m'aime pas.
Faust. Douce créature du ciel!
Marguerite, continuant, il m'aime, — pas. — 11 m'aime, — pas. {Arra-
chant la dernière feuille avec nne joie sereine. ) 11 m'aime !
Faust. Oui, mon enfant, laisse la voix d'une fleur être pour loi l'oracle
de la Divinité. 11 t'aime! comprends-tu ce que cela veut dire? 11 t'aime!
(Il saisit ses deux mains.)
Marguerite. Je me sens tressaillir.
Faust. Oh! ne tremble pas! que ce regard, que cette étreinte te disent ce
qui est inexprimable : s'abandonner sans réserve, et s'enivrer d'une volupté
qui doit être éternelle ! Eternelle ! — Sa fin serait le désespoir. Non, point
de fin ! point de fin !
(Marguerite lui serre la main, se dégage et s'échappe; il demeure un
instant pensif, puis s'élance sur sa trace.)
Marthe, revenant. Voici la nuit.
Méphistophélès. Oui, nous nous retirons.
Marthe. Je vous engagerais bien à rester plus longtemps, mais on est
si méchant ici ! il semble qu'on n'ait à s'occuper que d'épier les pas et les
démarches du voisin ; et de quelque façon qu'on se comporte, on prête
au bavardage. Et notre couple?
Méphistophélès. Enfui dans l'allée, là-bas, les joyeux papillons!
Marthe. U en paraît assez épris.
Méphistophélès. Elle aussi de lui, c'est le cours du monde.
im FAI ST.
UN PCTIT PAYILLOIS DU JARDIN.
(M;irgiiori(e y saute truu boiul et se tapit derrière lu porte, et, le bout de ses doigts collé sur ses
lèvres, regarde ù travers les l'entes.)
MA«(;iKum!:. Le voici.
Faist, arrivanl. Ali ! IVipoimc, c e^t ainsi qu'üii se juue de niui ".' je l'al-
li'ape.
(Il l'embrasse. !
Maroukrite, le saisùsaiil et lui rendant le baiser. VAu^v liomiiie! je l'aime
(In fond du cœur.
iMépbislopbélès heurte à la porte.)
Faust, trépignant. Oui va là?
Méphistophélès. Ami.
Fa IST. Animal !
MÉruiSTOPiiÉLKS. 11 est temps de se ([uillei'.
IMahthk, survenant. Oui, il se l'ait lard, mousieuf.
Fai'st. Puis-jc Yons accompagner?
Margieuite. Ma mère me... Adieu !
Faist. Faut-il donc s'éloigner? Adi(Mi î
Mautue. Bonsoir.
M\R(iiEHiTE. A revoir bientôt.
(l'^aust l't Mèpliislopliélès soi'lenl.)
Mar(11erite. Seigneur Dieu! qu'est-ce ([u'un tel homme ne va pas se
tigurer? Je ne sais qiu; rester conlUse devant lui, et répomire oui à tout(>
chose, .le suis pourtant une pattvre et ignorante enl'anf , et ne comj)rends
pas ce qu'il j)eut trouver en moi.
Il' a-il.)
BOTS ET CAYEHNES.
Faist, seul. Esprit suhlime, In m'as donné, tu m'as donné lotit ce que
je demandais, ('e n'est pas en vain qne tu as lonrné vers moi ta face dans
la flamme. Tu m'as donné la puissante nattrre pour royaume, la force de
la sentir, d'en jouir. Tu ne l'es pas horné à me pcrmeltre avec elle un
comm(>rce froidement admiratif; tu m'as donné de lire dans sa poitrine
|)r()fond(; comme dans le sein d'un ami. Tu conduis devant moi la tile
des vivants, et m'a))j)rends à connaître m(>s frères dans 1(> huisson silen-
cieux, dans l'air, dans les eaux. Ft lorsque la lemj)ète mugit et gronde dans
la forêt, roulant les pins gigantesfjues, secouant avec fracas les hran-
PHEiMlKRF. PARTIE. Mil
(■lies et les souclies voisines; lorsqu'à leur cliule les échos de la mon-
tagne tonnent sourdement, alors lu me conduis dans l'asile sur des ca-
vernes; tu me montres ensuite à moi-même, et les merveilles secrètes et
profondes de ma propre conscience se révèlent. Et la lune sereine et
pure monte à mes yeux, tempérant toute chose; et du sein des rochers,
du sein des touffes humides, glissent vers moi les formes argentées du
passé, apaisant Fàpre volupté de la contemplation.
Oh! comhien je sens maintenant que rien de parfait n'est donné à l'hom-
me ! Tu m'as donné, pour cette volupté qui me rapproche de pins en plus
des dieux, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer, hien
que, froid et arrogant, il m'humilie à mes propres yeux, et, d'un souffle
de sa parole, réduise tes dons à néant. Il allume dans ma poitrine une
ardeur indomptable qui me pousse vers cette douce image. Ainsi je vais,
conmie un homme ivre, du désir à la jouissance, et, dans la jouissance,
je regrette le désir.
Siirviont MÉPIIÏSTOPIIÉLÈS.
Méphistophélès. Aurez-vous bientôt assez mené cette vie? Comment cela
peut-il vous plaire à la longue? Il est bon d'en essayer une fois; mais,
après, vite à quelque chose de nouveau !
Faust. Je voudrais bien que tu eusses mieux à faire qu'à me venir tour-
menter dans mes belles journées.
Méphistophélès. Là, là! que je te laisse en repos, tu n'oserais pas me
le dire pour de bon. Avec un compagnon maussade, hargneux et fou
comme toi, vraiment, il y a peu à perdre. Tout le jour on a les mains
pleines. Ce qu'il faut faire ou ne pas faire n'est pourtant pas écrit sur
votre front.
Fai;st. Voilà justement de ses façons! 11 m'ennuie, et veut que je l'en
remercie.
Méphistophélès. Et comment aurais-tu, pauvre tils de la terre, mené
sans nio ta vie? Je t'ai guéri, et pour longtemps, de la fièvre chaude de
l'imagination, et si ce n'était moi, tu serais déjà allé te promener hors de
ce globe terrestre. Qu'as-tu donc pour passer ainsi ta vie, niché, comme
un hibou, dans les profondeurs et les crevasses des rochers, pour aspirer,
comme un crapaud, ta nourriture de la mousse humide et des pierres
suantes? Un beau et gracieux passe-temps! Le docteur te lient toujours au
corps.
Faust. Comprends-tu quelle nouvelle force vitale celte course dans la
solitude me donne? Ah! si tu pouvais en avoir idée, tu serais assez diable
pour m'empêcher de jouir de mon bonheur!
Méphistophélès. Un plaisir surnaturel! S'étendre sur les montagnes dans
la nuit et la rosée; embrasser avec extase le ciel et la terre; se gonfler jus-
qu'à se croire une divinité; creuser avec l'inquiétude du pressentiment la
162 FAUST.
moelle de la terre ; sentir dans sa poitrine l'œuvre entière des six jours ;
dans une énergie superbe jouir de je ne sais quoi; tantôt se répandre avec
effusion sur toutes choses, laisser le fils de la terre s'abîmer, puis ensuite
conclure l'extase sublime {avec un gesle) je n'ose dire comment...
Faust. Fi sur toi !
Méphistophélès. Cela ne vous plaît pas, vous avez le droit de prononcer
le fi des convenances. On n'ose articuler devant de chastes oreilles ce dont
de chastes cœurs ne sauraient se passer. En un mot, je te laisse la satis-
faction de te mentir à ton aise à toi-même, cela ne te durera pas longtemps.
Te voilà donc déjà entrepris de nouveau, et, pour peu que cela continue,
replongé dans le délire, les angoisses ou la terreur. Assez sur ce sujet. Ta
bien-aimée est dans la ville, et tout lui pèse, tout la chagrine; tu ne lui sors
pas de l'esprit, elle t'aime au delà de sa puissance. D'abord, ta fureur amou-
reuse a débordé comme un ruisseau trop plein à la fonte des neiges; tu la
lui as versée dans le cœur, et maintenant ton ruisseau est à sec. Il me semble
qu'au lieu de trôner dans les bois, il siérait au grand homme de récompen-
ser de son amour la pauvre petite guenon. Le temps lui paraît lamentable-
ment long; elle se tient à sa fenêtre, regarde passer les nuages au-dessus
des vieux murs de la ville. Que ne suis-je un petit oiseau! ainsi va son chant
tout le long du jour, la moitié des nuits. Tantôt elle est gaie, plus souvent
triste; un moment elle fond en larmes, puis redevient calme en apparence,
et toujours énamourée.
Faust. Serpent! serpent !
Méphistophélès, à part. Pourvu que je t'enlace.
Faust. Misérable! va-t'en d'ici, et ne prononce pas le nom de la belle
créature ; ne viens pas présenter à mes sens à demi égarés le désir de pos-
séder son corps suave.
Méphistophélès. Qu'en arrivera-t-il? Elle croit que tu t'es enfui, et peu
s'en faut que tu ne le sois en effet.
Faust. Non, je suis près d'elle; et fussé-je plus loin, je ne puis jamais
l'oublier, jamais la perdre. Oui, j'envie le corps du Seigneur quand ses
lèvres y touchent.
Méphistophélès. A merveille, mon cher! je vous ai souvent envié, moi,
)cau couple de jumeaux couché parmi les roses.
Faust. Va-t'en, entremetteur!
Méphistophélès. Bien! vous m'injuriez, et j'en dois rire. Le Dieu qui
créa le garçon et la fille, reconnut en même temps le noble emploi de
faire naître l'occasion. — Allons, en route! Un grand malheur, en vérité!
vous allez dans la chambre de votre maîtresse, non à la mort, peut-être.
Faust, Qu'importe la joie du ciel dans ses bras? J'aurai beau me ré-
chauffer à sa poitrine, en senlirai-je donc moins sa misère? en serai-je
moins le fugitif, le banni, le monstre sans but ni repos, qui, comme un
torrent, dérocher en rocher, se ruait vers l'abîme on son impétuosité cu-
rieuse? Et à côté, elle, jeune fille aux sens endormis, heureuse d'une cabane
PREMIERE PARTIE. k;.-)
dcans le petit jardin des Alpes, elle qui avait enfermé tous ses soins domes-
tiques dans ce petit monde! Et moi, le maudit de Dieu, n'avais-je pas
assez de prendre les rochers, d'en amonceler les ruines? devais-je l'ense-
velir, elle et ses pures joies? Enfer, tu devais, toi, avoir cette victin:e!
Viens, démon, m'abréger le temps de l'angoisse; que ce qui doit s'accom-
plir s'accomplisse bien vile, que son destin s'écroule sur moi, et que je
l'entraîne avec moi dans l'abîme!
Méphistophélès, Encore l'ébullition, encore le feu! Allons, viens, et
console-la, fou ! Là où ta pauvre cervelle ne voit point d'issue, tu te ligures
que tout est fini. Vive celui qui ne perd pas courage! Tu m'as toujours
paru cependant passablement endiablé. Pour moi, je ne sais rien de plus
absurde au monde qu'un diable qui désespère.
LA CHAMBRE DE GRETCHEN.
GRETCHEN, au fouet, seule.
Adieu, mes jours de paix !
Mon âme est flétrie ;
Adieu pour la vie
Et pour jamais !
Où je ne l'ai pas
Est ma tombe, hélas !
Et ma destinée
Est empoisonnée.
Ma pauvre tète
Est inquiète,
Mon pauvre esprit
S'appesantit.
Mon âme est flétrie ;
Adieu, mes jours de paix,
Et pour la vie,
Et pour jamais !
C'est lui qu'à la croisée
Je cherche à l'horizon ;
Vers lui que je vais, insensée,
Hors de la maison.
Son grand air qu'on admire,
Son port majestueux,
Son aimable sourire,
La force de ses yeux,
Et le flot merveilleux
De sa parole,
164 FAUST.
Et sa main folle
A vous presser,
Va, Dieu ! sou Iwiscr I
Mou àuic est flétrie,
Ailieu, mes jours de paix,
Et pour la vie,
Et pour jamais!
Mou cœur, las de se plaiudre,
Vers lui veut boudir;
N'c puis-je donc l'étreiudre
Et le tenir,
Et l'embrasser
A mou plaisir,
Dans sou baiser
Dùt-ou mouiir 1
LE JARDIN DE MARTHE,
MARGLElllTE, FALSÏ.
Mabglekite. Promets-moi, Henri!
Faust. Tout ce qui est en ma puissance.
Marguerite. Eh bien, dis-moi, comment le comportes-tu avec la religion?
Tu es un bon, un excellent cœur; mais je crois que tu n'en as pas beaucoup.
Faust. Laissons cela, mon enfant! tu sens ma tendresse envers toi; pour
ceux que j'aime, je donnerais mon sang et ma vie; je ne veux troubler per-
sonne dans ses sentiments et sa foi.
MARGUERrfE. Ce n'est pas tout, il faut y croire.
Faust. Faut-il ?
Marguerite. Ah ! si je pouvais quelque chose sur loi! Tu ne respecte:^ pas
non plus les saints sacrements.
Faust. Je les respecte.
Marguerite. Mais sans les désirer. Depuis longtem])S tu n'es pas allé à
la messe, à confesse; crois-tu en Dieu?
F'aust. Ma douce amie, qui oserait dire : Je crois en Dieu? Interroge les
prêtres ou les sages, et leur réponse ne te semblera qu'une raillerie à l'adresse
de celui qui leur aura fait celte question.
Marguerite. Ainsi, tu n'y crois pas?
F'aust. Ne me mésentends pas, ô gracieux visage! Qui oserait le nom-
mer, et faire cette profession : Je crois en lui? Quel être sentant pourrait
prendre sur lui de dire: Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout,
soutient tout, ne contient-il cl ne soutient-il pas toi, moi, lui-même? La
voûte du lirmament ne s'arrondit-elle pas là-baut? ici-bas, la terre ferme
I
l' Il KM! KUH PAKTIK. Jß")
ne s'élcrid-cllo pasY VA les cloilos clcriielles m; inoutcnl-elles pas en nous
regardant avec amour? Mon œil ne se plonge-l-il pas dans ton œil^ et alors
tout n'aniue-t-il pas vers ton cerveau et vers ton cœur'? Tout ne llotte-t-il
])as dans un éternel mystère, invisible, visible autour de toi? Remplis-en
ton cœur aussi grand qu'il est, et quand tu nageras dans la plénitude de
l'extase, nomme ce senlinlent comme tu le voudras, nomme-le bonheur!
cœur! amour! Dieu ! Je n'ai point de nom pour cela! Le sentiment est
tout, le nom n'est que bruit et fumée^ obscurcissant la céleste flamme.
Margueiute. Tout cela est bel et bon, le prêtre dit bien à peu près la
même chose, mais avec des mots un peu dilîérents.
Faust. En tous lieux , tous les cœurs que la clarté des cieux illumine
parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans
la mienne?
Marguerite. A l'entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable. Ce-
pendant j'y trouve encore du louche; car tu n'as point de christianisme.
Faust. Chère enfant!
Marguerite. Déjà depuis longtemps je souiïre de te voir dans la compa-
gnie...
Faust. Que veux- tu dire?
Marguerufe. Cet homme que tu as avec toi m'est, au fond de l'âme,
odieux. Rien dans ma vie ne m'a enfoncé le trait plus avant que le re-
poussant visage de cet homme.
Faust. Chère mignonne, ne le crains pas.
Marguerite. Son approche me tourne le sang; je suis cej)endant bienveil-
lante pour les autres hommes. Mais autant je brûle du désir de te regarder,
autant l'aspect de cet homme m'inspire une secrète horreur; et c'est ce
qui fait que je le tiens pour un coquin! Dieu me pardonne, si je lui lais
injure.
Faust. Il faut bien qu'il y ait aussi de ces oiseaux-là.
Marguerite. Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. S'il se montre à
la porte, il a toujours l'air si ricaneur et presque fâché. On voit qu'il ne
prend aucune part à rien. Il porte écrit sur son front qu'il ne peut aimer
personne. Je suis si bien dans les bras, si libre, si à l'aise! et sa présence
ine serre le cœur.
Faust. Ange plein de pressentiments!
Marguerite. Cela me domine à tel point, que, dès qu'il s'approche de nous,
je crois en vérité que je ne t'aime plus. Aussi lorsqu'il est là je ne saurais
prier et j'ai le cœ.ur rongé inlérieutenienl ; il en doit être, Henri, de même
pour toi.
Faust. C'est de l'antipaihie !
Marguerite. U faut que je le quitte.
Faust. Ah! ne pourrai-je jamais passer tranquillement une heure sur
ton sein, serrer mon cœur contre ton cœur et confondre mon âme dans
la tienne !
166 FAUST.
Marguerite. Encore si je dormais seule, je laisserais bien volontiers
pour toi les verrous ouverts ce soir; mais ma mère a le sommeil léger, et,
si elle nous surprenait, j'en mourrais sur la place.
Faust. Chère ange, sois sans inquiétude ; tiens ce flacon : trois gouttes
de ce breuvage suffiront pour que la nature s'endorme doucement en un
sommeil profond.
MargueritI' . Que ne ferais je point pour toi î J'espère qu'il ne lui en peut
résulter aucun mal?
Faust. Autrement, cher amour, est-ce que je te le conseillerais?
Marguerite. Quand je te vois, cher homme, je ne sais quoi me force à
vouloir tout ce que tu veux; et j'ai déjà tant fait pour toi, qu'il ne me reste
presque plus rien à faire.
(Exit.)
Entre MÉPIIISTOPHÉLÉS.
Méphistophélès. La brebis est-elle partie?
Faust. Viens-tu encore d'espionner?
Méphistophélès. Non, mais j'ai tout saisi fort scrupuleusement. Maître
docteur, on vous a fait la leçon, et j'espère que vous en profiterez. Les
filles trouvent toutes leur compte à ce qu'on soit pieux et simple, à la vieille
mode. «S'il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché
à notre tour. »
Faust. Monstre, ne vois-tu pas combien cette âme fidèle et sincère, toute
remplie de sa foi, qui suffit à la rendre heureuse, souffre saintement de se
sentir forcée h croire perdu l'homme qu'elle chérit entre tous?
Méphistophélès. Amoureux insensé et sensible, une petite fille te mène
par le nez !
Faust. Grotesque ébauche de boue et de feu !
Méphistophélès. Et la physionomie, comme elle s'y entend à ravir ! En
ma présence elle se sent toute je ne sais comment; mon masque lui révèle
un esprit caché : elle sent, à n'en pas douter, que je suis un Génie, peut-
être bien aussi le diable. Eh! eh! cette nuit...
Faust. Que t'importe?
Méphistophélès. C'est que j'en ai aussi ma part de joie.
AU PUITS,
GRETCIIEN ET LIESCHEN, avec des cruches.
Lieschen. N'as- tu rien entendu dire de la petite Barbe?
Gretchen. Pas un mot; je vois si peu de monde!
PREMIÈRE PARTIE. 167
Lieschen. Oui-dà! Sibylle inc l'a dit aujoiird'Inii, olle a fini, elle aussi,
par se laisser séduire. Voilà bien leurs grands airs !
Gretciien. Comment cela?
Lieschen. Oh ! une horreur! Maintenant, quand elle mange et boit, elle
en nourrit deux.
Gretchen. Ah!
Lieschen, l^urtant elle n'a que ce qu'elle mérite; combien de temps
n'a-t-elle pas été pendue après le drôle! C'était une promenade, c'étaient
des allées au village, à la danse; il fallait partout qu'elle fût la première. H
lui donnait sans cesse des petits gâteaux et du \"in. Elle se figurait être
d'une beauté! et dire qu'elle ne rougissait pas d'accepter des présents de
lui! D'abord une cajolerie, puis une caresse; tant et tant, que sa tleur
court les champs.
Gretchen. La pauvre fille !
Lieschen. Tu la plains! Le soir, quand nous étions à filer et que notre
mère ne nous laissait jamais rester en bas, elle se tenait avec son galant ou
sur le banc de la porte ou dans les sentiers obscurs. On ne se plaignait pas
de la longueur du temps. Maintenant elle n'a qu'à s'humilier et faire
amende honorable avec la corde au cou.
Gretchen. U la prendra sûrement pour sa femme.
Lieschen. Il serait un fou! Un garçon alerte comme lui ne manquera
pas d'air autre part. Il a décampé.
Gretchen. Ce n'est pas beau !
Lieschen. Qu'elle le rattrape^ et il enfournera mal pour elle. Les jeunes
gens lui arracheront sa couronne, et nous, nous sèmerons de la paille ha-
chée devant sa porte.
{Exit.)
Gretchen, retournant à la maison. Comment pouvais-je autrefois si bra-
vement déclamer quand je voyais faillir une pauvre fillette? Comment se
faisait-il que, pour les péchés des autres, ma langue ne trouvait jamais de
termes assez forts? J'avais beau me les représenter en noir et les noircir
encore, jamais ils ne me semblaient assez noirs, et je nie signais, et je faisais
le signe aussi grand que possible ; et maintenant je ne suis plus rien que
péché ; et, cependant, tout ce qui m'y porta, mon Dieu ! était si bon, était
si adoré !
REMPARTS.
Dans le ci-eux de la muraille, une pieuse iman:c de la Mater Dolorosa ; des (leurs devant,
MÀnCUERITË.
(Elle met des Heurs nouvelles dans les pots.)
0 daigne, daigne,
108 KAUST.
Mère dont le r(fiiii' saigne,
Pencher ton front vers ma douleur !
L'épce au cœur,
L'âme chagrine,
Tu vois ton iils mourir sur la colline.
Ton l'cgard cherche le ciel.
Tu lances vers l'Eternel
Des soupirs pour sa misère,
Pour la tienne aussi, pauvre mère !
Qui sentira jamais
L'affreux excès
De la douleur qui me déchire ?
Ce ([ue mon cœur a de regrets.
Ce qu'il craint et ce qu'il désire,
Toi seule, toi seule le sais.
En quelque endroit que j'aille,
Un mal cruel travaille
Mon sein tout en émoi.
Je suis seule à cette heure,
•le pleure, pleure, pleure,
Mon cœur se hrise en moi.
Quand l'auhe allait paraître,
En te cueillant ces Ocurs,
J'arrosai de mes pleurs
Les pots de nia fenêtre.
Et le premier rayon
Du soleil m'a surprise,
Sur mon séant assise,
Dans mon affliction.
Ah! sauve-moi de la mort, de l'affront!
Daigne, daigne.
Toi dont le cœur saigne.
Vers ma douleur penclier ton divin front.
NUIT.
une rue devant la porte de GRETCHEN.
Vao:ntin , soldai, frère de Gretciien. Lorsqu'il marrivait d'assister
à quoiqu'un de ces galas oîi chacun s'en fait accroire, que mes ca-
marades me vantaient à la ronde la fleur des jeunes filles, noyant l'éloge
dans les rasades, les coudes appuyés sur la table, moi je restais dans ma
sécurité paisible, j'écoutais toutes leurs fanl'aronnades, puis je me frottais
â
PREMli:iU< PAHTIR. |(,11
la barbe en souriant, et, levant mon verre plein, je m'écriais : « Cbacun
son gont; mais en savcz-vous une dans tout le pays qui vaille ma bonne
petite Margot, et soit digne de dénouer les cordons de ses souliers? » Top,
top ! kling! klang ! le propos circulait; les uns criaient : « 11 a raison, elle
est l'honneur de tout son sexe ! » et les vantards restaient muets. El main-
tenant! — c'est à s'arracher les cheveux, à se heurter contre les murailles!
— le premier drôle venu va m'accabler de railleries et de quolibets! me
voilà comme un misérable criminel sur la sellette, suant au moindre petit
mot du hasard; et quand je les rosserais tous ensemble, je ne pourrais les
traiter de menteurs !
Qui vient là? qui se glisse par ici? Si je ne me trompe, ils sont deux! Si
c'est lui, je lui tombe sur la peau! il ne sortira pas vivant d'ici !
FAUST, MÉPHISTOPIIËLÈS.
Faust. Vois-tu, là-haut, par la fenêtre de la sacristie, la lueur de la
lampe éternelle qui tremblote, et, de plus en plus faible, décline, et
l'obscurité se répand alentour? de même, dans mon âme il fait nuit.
Méphistophélès. Et moi, je me sens comme la chatte efflanquée qui se
frotte contre les gouttières en glissant le long des murs. En tout bien, tout
honneur, au moins! envie de sacripant, et chaleur de matou! Je sens
tressaillir tous mes membres à l'idée de la belle nuit de Walpürgis;
elle nous revient après-demain, et là, au moins, on sait pourquoi l'on
veille.
Faust. Va-t-il bientôt se montrer au jour ce trésor que j'ai vu briller
sous la terre?
Méphjstophélès. Tu pourras bientôt te donner le plaisir de ramasser la
^cassette; je l'ai lorgnée tout récemment du coin de l'œil, il y a de beaux
écus au lion dedans.
Faust. Point de bijoux, pas une bague pour parer ma bien-aimée?
Méphistophélès. Si, j'y ai remarqué quelque chose comme une manière
de collier de perles.
Faust. Bien ! c'est un tourment pour moi que d'aller vers elle sans
présents.
Méphlstophélès. J'espère qu'il ne vous sera pas désagréable de jouir
gratis d'un plaisir de plus; et maintenant que le ciel resplendit de toutes
ses étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d'œuvre. Je vais lui chanter
une chanson morale qui ne peut man([uer de lui tourner la tête.
(Il chante en s'accompaguant de la mandoline.)
Que fais-tu donc de la sorte,
Catherine, au jour nouveau,
Toute seulette à la porte
Du damoiseau ?
Laisse faire, laisse faire.
Il va te laisser à plaisir
il) FAUST.
Entrer lllle, ma chère,
Mais non fille sortir.
Gardez-vous do leurs paroles !
("est fait. — Alors, bonne nuit.
Pauvres filles, pauvres folles,
Comme on vous séduit !
Aux fripons, aux drilles,
Qui vous parlent de foi,
Ne cédez rien, jeunes filles,
Si ce n'est la ba^ue au doigt.
Yale>'ïin s'avance. Qui pipos-tu là , par Tcnfcr ! darniié preneur de
rats? Au diable l'instrument, d'abord; au diable ensuite le chanteur!
Mépiiistopiiélès. La guitare est en deux, il n'y faut plus compter.
Valentin. Maintenant, il s'agit de s'égorger.
Méphistopiiélès, à Faust. Là, monsieur le docteur, n'allez pas rompre!
En garde ! serrez-vous près de moi, que je vous dirige. Allons, flambergc
au vent ! poussez seulement, je pare !
Valentin. Pare donc celle-ci!
Méphistopiiélès. Pourquoi donc pas?
Valentin. Et celle-là?
Méphistophélès. Sans doute!
Valentin. Je crois que c'est le diable qui s'escrime! Qu'est-ce donc? déjà
ma main qui s'engourdit!
Méphistophélès. Pousse!
Valentin tombe. Oh, malheur!
Méphistophélès. Voici mon lourdaud apprivoisé! Maintenant, au large !
et tâchons de nous éclipser lestement ; car j'entends déjà crier au meurtre.
Je m'arrange à merveille avec la police, mais fort mal avec la justice cri-
minelle.
Marthe, à la fenêtre. Au secours! au secours!
Gretchen, à la fenêtre. Ici une lumière!
Marthe, de même. On se dispute, on appelle, on crie, on se bat !
Le peiple. Il y en a déjà un de mort!
Marthe, sortant. Les meurtriers se sont-ils donc enfuis?
Gretchen, sortant. Qui est tombé là?
Le peuple. Le fils de ta mère.
Gretchen. Dieu tout-puissant! quel malheur!
Valentin. Je meurs! c'est bientôt dit, et encore plus tôt fait. Pourquoi
restez-vous là^ vous, femmes? Pour qui ces cris cl ces lamentations? Venez
ici, et écoutez-moi.
(Tous font cercle autour de lui.)
Ma Gretchen, vois-tu bien, tu es jeune encore, et tu manques d'habileté;
tu mènes mal tes affaires. Je te le dis en confidence : tu n'es qu'une catin,
sois-la donc comme il faut.
PREM[ËRE 1»AUTIK. 171
Gretchen. Mon frère! Dieu ! qu'est cela?
Valentin. Laisse Dieu, notre Seigneur, en dehors de tout ceci. IMallieu-
rcusement, ce qui est fait est fait, et ce qui en doit arriver arrivera. Tu as
commencé en cachette avec un, bientôt il en viendra d'autres ; et dès l'in-
stant que tu en as une douzaine, tu es à toute la ville.
Lorsque la honte vient de naître, on ne la produit dans le monde qu'a-
vec mystère ; on lui jette le voile de la nuit sur la tète et sur les oreilles,
on l'étoufferait même volontiers; mais elle croît et se fait grande, et mar-
che alors toute nue au soleil; et, cependant, elle n'est pas devenue plus
belle ; plus son visage est hideux, plus elle cherche la lumière du jour.
Je vois déjà le temps où tous les honnêtes gens de la ville reculeront
devant toi, prostituée, comme devant un cadavre infect; tu sentiras la
confusion jusque dans la moelle de tes os, s'ils viennent à te regarder entre
les yeux. Alors tu ne porteras plus de chaîne d'or! tu ne te tiendras plus
dans l'église à l'autel! tu ne te pavaneras plus à la danse dans une fraise
brodée; c'est sur quelque obscur grabat, parmi les gueux et les estropiés,
que tu iras t'étendre; et quand même Dieu te pardonnerait, tu n'en seras
pas moins maudite sur la terre !
Marthe. Recommandez votre âme à la grâce de Dieu! Voulez-vous donc
vous mettre encore un blasphème sur la conscience?
Valentin. Ah ! si je pouvais tomber sur ta carcasse, infâme entremet-
teuse, j'espérerais par là racheter amplement tous mes péchés !
Gretchen. Mon frère, quel supplice d'enfer!
Valentin. Je te le dis, laisse là les larmes! Lorsque tu as rompu avec
l'honneur, tu m'as porté le coup le plus terrible... A travers le sommeil de
la mort, je vais à Dieu en soldat et en brave.
(11 meurt.)
LA CATHÉDRALE.
OFFICE, ORGUES ET CHANT.
GRETCHEN parmi la foule; L'ESPRIT MALIN derrière Gretchen.
l'esprit malin.
Gretchen, quelle différence,
Lorsque le cœur plein encor d'innocence,
Jadis tu marchais à l'autel,
Lorsque dans ce missel,
Aujourd'hui profané, tu bégayais, petite.
Quelque sainte oraison d'une tremhlantc voix,
Les jeux d'enfance et Dieu dans ton cœur à la fois !
FAUST.
Marguerite !
Où donc ta tète? où donc ton cœur?
Que d'infamie et de misère !
Viens-tu prier ici pour l'âme de ta mère,
Que ta faute a mise au suaire
Après tant et tant de douleur ?
Quel sang est au seuil de ta porto ?
— Et sous ton cœur plus bas,
Ne sens-tu pas
Déjà, dans ton sein qui le porte,
Remuer quelque chose, hélas! qui, s'agitant,
T"a<;ite aussi? fatal pressentiment!
Hélas ! hélas ! fussé-jc délivrée
Dos horribles pensers dont je suis entourée.
Et qui de toutes parts s'agitent contre moi !
LE CHOKUR.
Dies irre, dies illa,
Solvet sa^flum in favillâ.
I. KSPRIT MAM\.
Le courroux du ciel fond sur toi !
Les trompettes retentissent,
I^es sépulcres irémissent!
Et ton cœur, en ce moment,
Eveillé du repos de la cendre.
Et créé de nouveau pour l'all'reux cbàtinienl
De l'enfer qui va le prendre,
Ton cœur a tressailli !
ORKTCUEX.
Que ne suis-je loin d'ici!
(^et orgue m'étouffe et me presse!
Ce chant brise mon cœur
Dans sa profondeiu- !
LE C!ioi:ru.
Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebif,
Nil inultum remanobil.
GliKTCIlKN.
Tout me presse !
Je suis dans un cercle de fer !
La voûte s'abaisse,
M'écrase. — De l'air!
1,'esprit mamn.
Cache-toi ! — Le péché, la boule, l'adultère,
Ne peuvent se couvrir d'un voile ténébreux.
(Chant des orgues.)
PREMIËHl': PARTIR. 17:
Do l'iiir? de la liimiôrc?
Mallieur à toi !
I.E CHOE(TR.
. Q ii(l sum mis r lune dictiiriis ?
Qiiotn patroniim rogatiinis ?
Cum vix jiislus sit seciiriis,
l'esprit mm.in.
Les hienhcurcuv
Do toi détournent leur facf ,
Et le juste qui passe
Ne te leiul plus la main. — Malheur, damnation!
r,E r.iiOEin.
Quid sum miser tune dieturus? etc.
GRETCHEX.
Voisine, votre flacon 1
(Elle tombe évanouie. 1
L4 NUIT DE WALPÜRGIS.
LE HARZ.
Région des montagnes de Schicke et Elend.
FAUST, méphistophélés.
Méphistophélès. Ne ferais-lu point cas (riin manche à balai? Quant à
moi. je souhaiterais d'avoir ici le bonc le plus vigoureux. Sur ce chemin,
nous sommes encore loin du but.
Fai'st. Tant que je me sens ferme sur mes jambes, ce bâton noueux me
suffit. A quoi sert d'abréger le chemin? Errer dans le labyrinthe des vallées,
grimper sur ces rochers d'oii la source jaillit éternellement à bouillons,
n'est-ce pas le plaisir qui assaisonne une telle route? Le printemps circule
déjà dans les bouleaux; les pins eux-mêmes en ressentent les influences :
ne devrait-il pas agir aussi sur nos membres?
Méphistophélès. Pour moi, je n'en éprouve rien. J'ai l'hiver dans le
corps. Je voudrais de la neige et de la gelée sur mon sentier. Comme le
disque échancré de la lune rougccàtre monte tristement avec sa tardive
lueur! Quelle pitoyable lumière ! A chaque pas, on va donner contre un
arbre ou contre un rocher. Attends un peu, que j'appelle un feu follet. J'en
vois un là-bas qui tremblote et s'ébat à plaisir. Holà, mon ami! puis-je
174 FAUST.
t'inviter à venir vers nous? Que fais-lu donc à flamber sans profit pour per-
sonne? Sois assez bon pour éclairer nos pas jusqu'en haut.
Le feu follet. Par déférence, j'espère que je réussirai à forcer mon na-
turel léger. Notre course ne va guère d'habitude qu'en zigzag.
Méphistophêlès. Eh, eh! voyez le drôle, il vent singer les hommes?
Va droit, au nom du diable, on j'éteins, d'un souffle, l'étincelle de
ta vie !
Le feu follet. Je le vois, vous êtes le maître de céans, et je veux me
rendre de bonne grâce à vos souhaits. Mais pensez! la montagne aujour-
d'hui est pleine d'enchantements; et dès qu'un feu follet vous dirige, il
ne faut pas vous montrer trop exigeants.
FAUST, MÉPHISTOPHÊLÈS, LE FEU FOLLET,
CHANTANT ALTERNATIVEMENT.
Dans la sphère des vertiges
Nous sommes entrés, il paraît.
Éclaire nos pas, feu follet!
Gloire à toi, si tu nous diriges,
Si tu nous conduis à souhait
A travers les mille prodiges !
Dans les omhrcs de la nuit
Les grands arbres se confondent,
Le roc sur ses bases frémit,
Et ses longs nez de granit.
Comme ils soufflent! comme ils grondent!
Je vois filtrer des courants
A travers les pierres creuses.
Mais qu'est-ce donc que j'entends?
Est-ce un murmure, des chants,
Ou des plaintes amoureuses?
Voix d'amour et de lourments,
Voix de nos beaux joui's de fête,
Comme un récit des vieux temps,
Au loin l'écho les répète.
Uhu! schuhu ! Quels cris plaintifs,
Le hibou, le chat-huant, l'orfraie
Sont éveillés dans les ifs.
Dans les mousses et dans l'ivraie,
Longues pattes, ventres massifs !
Les racines et les bruyères
Se tordent comme des serpents ;
Du fond des sables et des pierres
Leurs bras s'allongent en tout sens
Pour nous effrayer et nous prendre ;
Vrais polypes qui semblent tendre
Leur (ilf t horrible aux passants.
Et tous les rats en escouades,
Mulot», fouines et souris,
PREMIERE PARTIE. IT.'i
Vêtus lie ronge et de gris,
S'en vont trottant par myriades
Dans la mousse et les gazons verts ;
Et comme de vils éclairs,
Des énieraudes vivantes,
Les mouches incandescentes
Tourbillonnent dans les airs.
Restons -nous ù cette place,
Ou bien voulons-nous aller
Plus loin cncor dans l'espace ?
Tout commence à s'ébranler,
Arbres, rochers ; les vents ronllent
Des profondeurs aux sommets ;
On ne voit que feux follets
Qui s'augmentent et se gonllent.
Méphistophélès. Tiens-toi ferme au pan de mon habit! Voici un som-
met intermédiaire d'où l'on découvre les splendeurs de Mammon dans la
montagne.
Faust. Comme étrangement reluit à travers les abîmes une lueur boréale
et crépusculaire qui pénètre jusque dans les profondeurs du gouffre! là
monte une vapeur, plus loin filent des exhalaisons malsaines. Ici, à tra-
vers un voile de brouillards, flambe une ardente clarté, tantôt se dérou-
lant coinme un léger fil, tantôt jaillissant comme une source vive. Ici, elle
serpente une longue distance avec mille veines à travers la vallée; et plus
loin, dans une gorge étroite, elle se ramasse tout d'un coup. Près de nous
tombe une pluie d'étincelles qui couvrent le sol d'une poussière d'or;
mais regarde, là, dans toute sa hauteur, la muraille de rochers s'en-
flamme.
Méphistophélès. Le seigneur Mammon n'éclaire-t-il pas magnifiquement
son palais pour la fête? Un vrai bonheur pour toi d'avoir vu cela ! Je pres-
sens déjà l'approche des hôtes turbulents.
Faust. Comme l'ouragan se démène dans l'air! comme il frappe ma nu-
que à coups redoublés !
Méphistophélès. Accroche-toi aux flancs du roc, autrement il va te pré-
cipiter au fond de cet abîme. Un nuage obscurcit la nuit. Entends-tu cra-
quer les arbres dans les bois? Les hiboux volent épouvantés. Entends-tu
éclater les colonnes des palais toujours verts? Ecoute le frémissement plain-
tif des rameaux qui se brisent, l'ébranlement sonore des troncs d'arbres
puissamment secoués, le sifflement des racines ! Tous, dans le pêle-mêle
effroyable de leur chute, s'en vont tombant les uns sur les autres ; et les
vents, à travers les gouffres éboulés, tourbillonnent avec des hurlements
aigus. Entends-tu des voix sur les hauteurs, de loin et de près? Oui, tout
le long de la montagne gronde un furieux chant magique.
LES SORCIÈRES EX CHOEUR.
Au Brocken les sorcières vont;
Le grain est vert, le chaume est jaune.
,76 FAUST.
On se rassemble sur le mont,
Au plus haut point Urian trône.
A loisir là chacun s'en donne,
L'un assis et l'autre debout.
Le bouc... la sorcière...
A cheval sur une truie,
La vieille Baubo vient tout droit'.
Honneur donc à qui de droit!
Qu'on s'incline et s'humilie
Devant elle! — un vrai cochon 1
La mère à califourchon,
Puis toute la confrérie
Des sorcières !
Quel chemin
Prends-tu?
L'Ilsensteiu,
Où je reluque au nid un chat-huant agréable.
Quels yeux il fait!
Va au diable!
Pourquoi cours-tn si vite ?
VOIX.
II m'a mordue au sang :
Vois les blessures !
SORCIÈRES, CHOEURS.
Eu avant !
Le chemin est rude et grimpant :
Quel vacarme ! quelle tempête !
La fourche pique, et le balai se l'end ;
L'enfant geint et la mère p
SORCIERS, DEMI-CnOELK.
Nous allons d'un pas égal
A celui de la limace !
Le groupe des femmes nous passe
Quand il s'agit d'aller au mal ;
Quand le diable la met en danse,
La femme a mille pas d'avance.
AUTRE DEMI-CHOEIR.
Fort bien, et le calcul est bon :
La femme a mille pas peut-être ;
l'HEMIËHli l'AKlIl:;. 177
Mais, si prompte qu'elle puisse étn-,
L'homme le fait e» un seul bond.
VOIX d'en haut.
Venez, venez, quittez cet océan de pierre !
VOIX d'en bas.
Nous vous suivrions sur-le-champ
Vers les hauteurs et la lumière ;
Hélas ! au fond de la carrière
Nous barbotons incessamment,
Toujours stériles cependant.
LES DEUX CHOEURS.
L'ouragan se tait, l'étoile
S'enfuit, la lune se voile.
Le chœur bruyant des sorciei's,
Chevauchant dans la nuit sombre,
Secoue au sein de l'ombre
Des étincelles par milliers,
voix d'en bas.
Arrête 7 !
VOIX d'en haut.
Qui m'appelle à travers la crevasse
Des rochers?
VOIX d'en bas.
Avec vous, ah! prenez-moi de grâce!
Je grimpe depuis trois cents ans :
Vains efforts, travaux impuissants !
Par pitié, soyez secourables ;
Faites que j'atteigne au sommet ;
Quel bonheur pour moi ce serait
D'être enfin avec mes semblables !
LES DEUX CHOElîRS.
Bâton, balai, bouc, fourche aussi,
Tout porte sorcières et diables ;
Qui ne monte pas aujourd'hui
Est perdu, c'en est fait de lui !
DEMI-SORCIÈRE d'en bas.
Depuis le temps que je me traîne,
Les autres sont déjà bien loin;
.l'ai beau ne m'épargner ni soin,
Ni travail, ni sueur, ni peine.
Toute mon industrie est vaine.
CHANT DES SORCIÈRES.
L'onguent de certain flacon
Donne du cœur aux sorcières ;
Une auge est un vaisseau fort bon ;
On y met pour voile un torchon.
En avant, les sœurs et les frères !
23
ITN FAUST.
Jamais ne >olera celui
Qui ne vole pas aujourd'hui,
LES DEUX CHOEURS.
En avant, les sœurs et les frères !
Quand nous touchons au plus haut point.
Etendez-vous de près, de loin,
Et couvrez partout les hruyères
De vos escadrons de sorcières,
Méphistophélès. Cela se presse et se pousse, siffle et clapote, frémit et
grouille, file et bavarde ; cela reluit, étincelle, et pue et flambe ! un véri-
table élément de sorcières ! Allons, ferme à moi ! autrement nous ne tar-
derons pas à être séparés. Où es-tu ?
Faust, dans l'éloignement. Ici,
Méphistophélès. Quoi ! déjà emporté H>bas? Il faut que j'use de mes
droits de maître du logis. Place ! voici venir Voland ; place, aimable ca-
naille, place ! Ici, docteur, prends-moi! et maintenant, en un saut, échap-
pons à cette tourbe; c'est par trop extravagant, même pour mes sem-
blables. Là tout près quelque chose brille d'un éclat singulier, quelque
chose m'attire vers ces buissons. Viens, viens! nous nous glisserons là
dedans.
Faust. Esprit de contradiction! allons, va! conduis-moi. J'admire,
quand j'y pense, la haute sagesse qu'il y a dans tout ceci ; nous montons
au Brocken dans la nuit de Walpiirgis, et c'est pour nous isoler mainte-
nant, ici même, à plaisir.
Méphistophélès. Tiens, vois, que de flammes variées ! c'est un joyeux
club qui s'assemble. On n'est pas seul avec ce petit monde.
Faust. J'aimerais cependant mieux être en haut; déjà je vois la flamme
et des tourbillons de fumée; là, toute la multitude se presse vers l'Esprit
du mal; là, plus d'une énigme doit se dénouer.
Méphistophélès. Plus d'une énigme s'y noue aussi. Laisse le grand
monde faire sa rumeur, arrêtons-nous tranquillement ici; c'est une chose
acceptée depuis longtemps que dans le grand monde on fait des petits
»nondes. Je vois là de jeunes sorcières toutes nues , et des vieilles qui se
voilent sagement. Soyez aimables pour l'amour de moi^ cela coule peu et
fait grand bien. J'entends un bruit d'instruments! maudit charivari! il
faut s'y habituer. Viens avec moi! viens! il n'en peut être autrement;
j'avance et je t'introduis, et je t'oblige de nouveau. Oue dis-tu, l'ami? ce
n'est pas un petit espace ; regarde de ce côté ! à peine en vois-tu la fin.
Une centaine de feux brûlent à la file; on danse, on jase, on cuit, on boit,
on fait Famour ; dis-moi où il y a quelque chose de mieux.
Faust. Veux-tu, pour nous introduire ici, (e produire comme magicien
ou comme sorcier?
Méphistophélès. Je suis, il est vrai, fort habitué à aller incognito; ce-
pendant les jours de gala on laisse voir ses ordres. Je n'ai pas pour déco-
l»HE.\lll>KE l'A HTM-:. I7'.i
ration une jarretière, mais le; pied de cheval est fort en honn(Mir ici. Vois-
tu cette limace? elle vient en rampant, et, avec sa vue qui palpe, elle
aura flairé en moi quelque chose; quand je le voudrais, je ne me dégui-
serais pas. Viens toujours! nous allons passer d'un feu <à l'autre; je suis
le demandeur et tu es le galant. {A quelques-uns assis autour d'un brasier
de charbon.) Mes, vieux messieurs, que faites-vous à cette extrémité? Je
vous louerais volontiers, si je vous trouvais gentiment dans le milieu du
tumulte à faire ripaille avec une jeunesse bruyante ; on a toujours le temps
d'être seul chez soi.
Un général. Qui peut se fier aux nations, quoi qu'on ail fait pour elles?
car, auprès du peuple, comme auprès des femmes, il n'y a que la jeunesse
qui plaît.
Un i^iNiSTRE. Maintenant tout va au pire, et ma sympathie est pour le>
bans anciens ; car, franchement, lorsque nous avions tout crédit, c'était
là le véritable âge d'or.
Un parvenu. Nous non plus, nous n'étions pas des sots, et faisions sou-
vent ce que nous n'eussions pas du faire; mais voilà maintenant que tout
se bouleverse, et justement ce que nous voulions maintenir.
Un auteur. Qui peut maintenant lire un écrit d'un contenu passable-
ment raisonnable? Et pour ce qui est de cette chère jeunesse, jamais on
ne l'a vue si infatuée de présomption.
Méphistophélès, qui parait tout à coup dans Vextrême vieillesse. A pré-
sent que je monte pour la dernière fois au Brocken, je trouve le peuple
mûr pour le jugement dernier ; et puisque mon tonneau fuit trouble, l'u-
nivers touche nécessairement à sa ruine.
Sorcière revendeuse. Messieurs, ne passez pas ainsi! ne laissez pas
échapper l'occasion ! regardez avec attention mes marchandises, il y en a
ici de toute sorte. Et cependant rien dans ma boutique, sans égale sur la
terre, rien qui n'ait une fois au moins servi vaillamment au préjudice des
hommes et du monde. Pas un poignard ici qui n'ait ruisselé de sang, pas
une coupe d'où un poison de feu ne se soit répandu dévorant dans un
corps sain et sauf, pas un bijou qui n'ait séduit une femme honnête, pas?
une épée qui n'ait rompu l'alliance ou frappé l'ennemi par derrière.
Méphistophélès. Madame notre cousine , vous vous méprenez sur \c
temps. Ce qui est fait est fait et parfait; fournissez-vous de nouveautés : il
n'y a que les nouveautés qui nous attirent.
Faust. Pourvu que je n'aille pas m'oublier moi-même ! c'est ce que
j'appelle une foire.
Méphistophélès. Toute la trombe tend vers le haut Tu crois pousser et tu
es poussé.
Faust. Qui est-ce là?
Méphistophélès. Regarde-la bien! c'est Lililh.
Faust. Qui?
Méphistophélès. La première femme d'Adam. Tiens-toi en garde contre
ses beaux cheveux, contre celle parure qui fait sa gloire; quand une fois
elle a atteint de ses cheveux un jeune homme, elle ne le lâche plus.
Fal'st. J'en vois là deux assises, une vieille avec une jeune, qui ont déjà
sauté comme il faut !
Méphistophkiès. Aujourd'hui cela ne se repose point. On passe à une
nouvelle danse ; viens, prenons- les.
FAUST, dansant avec la jeune.
Un jour j'eus un rêve enchanté :
Un pommier tout en fruits, superbo,
S'élevait au milieu de l'herbe ;
Deux pommes au sein velouté
Me séduisirent, j'y montai.
LA BELLE.
Vous aimez les pommes vermeilles,
Depuis le temps du paradis?
Sur l'honneur, je m'en réjouis,
Mon jardin en a de pareilles.
MEPHisTOPHÉLÈs, avec la vieille.
Un jour j'eus un rêve cornu ;
Je voyais un arbre fendu,
un vrai..., ne vous en déplaise.
Et, ma foi, j'en étais fort aise.
LA VIEILLE.
,1e donne un salut amical
Au seigneur au pied de cheval;
Et s'il se sent un ... de taille.
Qu'il renfonce..............
Le pRoKTOPHANTASMisTEi Maudite engeance ! Qu'osez-vous faire? Ne vous
a-t-on point dès longtemps démontré qu'un Esprit ne se tient jamais sur
les pieds ordinaires? Voilà que vous dansez maintenant tont ainsi que nous
autres hommes.
La belle, dansant. Qu'a-t-il à voir dans notre bal, celui-là?
Faust, dansant. Eh ! on le trouve partoul. Ce que les antres dansent, il
faut, lui, qu'il le juge. S'il nç trouve pas à dire son avis sur chaque pas,
le pas est comme non avenu; ce qui le chagrine surtout, c'est de nous
voir avancer. Si vous vouliez tourner en cercle comme il fait dans son
vieux moulin, il trouverait que c'est à merveille, surtout si vous aviez le
soin de le payer en bonnes redevances.
Le pkoktophantasmiste. Vous êtes encore là ! non, c'est inouï. Dispa-
raissez donc! Nous l'avons décrété ! Ces canailles de diables, çà ne connaît
point de loi ; nous sommes devenus si savants ! et cepentlant il y a toujours
des revenants à Tegel. Combien de temps ne me suis-jc pas tourmenté de
celle idée ! et jamais cela ne s'éclaircit ; c'est pourtant inouï.
La belle. Cessez donc de nous ennuyer ici.
Le pnoî(TopHVNTi«;MisTF,. Esprits, je vous le dis en face, le despotisme de
LÏESCHEH
'/■'■rY/r-' 7r/y /'a'' e/fô' rr./i/ffifyif/' Am^^ if/-tiry /« /r
,-Mcy
z«/.
l'UEiMlKttE PAHTIIÎ. Isl
Tespril m'est Intolérable, mon esprit ne peut Texeirei'. [On continue à
danser.) Aujourd'hui, je le vois bien, rien ne me réussira ; pourtant je vais
toujours faire roule avec eux; et j'espère bien, avant mon dernier pas, ré-
duire diables et poêles.
Méphistophélès. Il va se plonger incontinent dans une marc, c'est là la
façon dont il se soulage ; et lorsque les sangsues en ont pris à cœur joie
après son derrière, il est guéri des Esprits et de l'esprit. (.4 Faust, qui a
quitté la danse.) Pourquoi donc as-tu laissé partir la belle fille qui t'excitait
à la danse par de si jolis airs?
Faust. Ah î au milieu du chant, une souris rouge lui a jailli de la
bouche.
Méphistophélès. Voilà une chose bien terrible, en vérité ! On n"y re-
garde pas de si près; il suffit que la souris ne soit pas grise : qu'Jmj)orlc
ceci à l'heure du berger?
Faust. Ensuite, j'ai vu...
Méphistophélès. Quoi?
Faust. Mephisto, vois-tu là-bas une belle enfant pâle qui se tient seule
dans l'éloignement ? Elle se retire à pas lents. On dirait qu'elle marche à
pieds joints ; il faut que j'en convienne, tiens, je trouve qu'elle ressemble!
à la bonne Gretchen.
Méphistophélès. Laisse cela! on ne s'en trouve jamais bien. C'est une
image fantastique, une image sans vie, un spectre ! Mal nous en prendrait
d'aller à sa rencontre; son regard fixe glace le sang, et peu s'en faut
que l'homme ne soit converti en pierre. Tu as bien entendu parler de
Méduse?
Faust. Tu dis vrai, ce sont les yeux d'une morte, des yeux qu'une main
amie n'a point clos; c'est là le sein que Gretchen ma livré, le corps si
doux dont j'ai joui.
Méphistophélès. Magie! que tu te laisses abuser facilement, pauvre fou!
chacun croit reconnaître en elle sa maîtresse.
Faust. 0 volupté! torture! je ne puis m'arraclier à ce regard. Quel
étrange ornement autour de ce l)eau cou ! un petit ruban rouge, pas plus
large que le dos d'un couteau !
Méphistophélès. Très-bien! je le vois aussi; elle pouri-ail même porlei-
sa tele sous son bras, car Persée la lui a coupée. Toujours cette fureur
d'illusions ! Viens vers cette petite colline, aussi agréable que le Prater.
Oui-dà, l'on ne m'a point trompé, un vrai théâtre. Qu'est-ce que Ton
joue ?
Servibilis. On va recommencer. Lue nouvelle pièce, la dernière de sept ;
c'est ici l'usage d'en donner autant. In dilellante l'a écrite et des dilel-
tanti la jouent. Pardonnez, messieurs, si je m'éclipse; mais mon dilettan-
tisme à moi est de lever le rideau.
Méphistophélès. Quand je vous trouve sur le Blocksberg, je le trouve
bon, car vous y êtes à votre place.
SONGE
LA NUIT DE WALPURGIS.
NOCES D'OR D'OBERON ET DE TITANIA.
INTERMÈDE'.
I.E DIRECTEUR DE THEATRE.
Fils de Mieding, vaillants lurons,
Aujourd'hui nous prenons haleine.
Vieille montagne, frais vallons,
Voilà toute la scène!
Il faut, pour que noces soient d'or,
Avoir passé cinquante années ;
Mais, les querelles terminées,
Ce métal m'est plus cher encor.
Êtes-vous, Esprits, où je suis ?
Tous, à cette heure sereine,
Montrez-vous! — Le roi, la reine,
De nouveau se sont unis.
Puck Cil spirale s'agite,
Et hondit tout de travers ;
Et cent autres, à sa suite,
Vont s'ébattant dans les airs.
' Bien que les noms d'Oborou et de Titauia transportent sur-le-champ l'esprit vers les sphères do
Ut Tempête et iVUne Nuil d'c'te, l'intermède de Goethe n'a rien de commun avec les merveilleuses
fantaisies de Shakspere.Ces A'oce5 d'Or sont tout simplement une satire dans laquelle Goethe tourne
en raillerie certaines extravagances philosopliiques et littéraires de ses contemporains. Pour nous,
qui n'avons pu connaître les persoimages dont il est question, celte scène perd beaucoup de son inté-
rêt pi({u:int. Cependant, si les originatix passent, les faux systèmes et les doctrines excentriques sont
de tous les pays, et c'est là que le trait porte. Les idéalistes, les supernaturalistes, les romanti-
ques, les orthodoxes, tous les transcendants défdent et disent leur couplet, et, pour que l'imagina-
tion ait aussi sa part, Ariel, Obcron, Puck, Titauia, traversent l'intermède, enveloppant toute clioio
dans les tissus de la fantaisie. On le voit, c'est une satire à la manière des Allemands, à la manière
de Goethe, qui veut que l'idénl tempère toujours ce que le réel a d'aride et de trop cru, une ('pi-
grnmnie dans la rosée et le brouillard de l'air.
J'hKMIÈKK PAHTIt:. 1«r,
Ariel, l'esprit l'antasque,
Chante : son timbre argenté
Attire à lui plus d'un masque,
Attire aussi la beauté,
OBERON.
Que ceux qui veulent s'entendre
Prennent exemple sur nous;
Qu'on sépare les époux,
Ils s'aiment d'amour plus tendre.
Caprice, mauvaise humeur,
Brouillent l'homme avec la femme
Au midi menez monsieur,
Au nord conduisez madame,
ORCHESTRE TUTTI.
Trompes de mouches, nez ronflants,
Avec toute leur famille;
Grenouille, à l'eau; grillon, dans la charmille,
Voilà nos exécutants!
La cornemuse essoufflée
Charge son énorme sac ;
Entendez les schiskschnak
De sa narine gonflée.
ESPRIT qui vient de se former.
Pieds d'araignée et ventre repoussant,
Ailerons à ce petit être :
C'est moins qu'un animal peut-être,
C'est un poëme cependant.
LN PETIT COUPLE.
Petit pas, haute tendance
Vers les collines de miel ;
Tu te trames bien, je pense,
Mais n'atteindras point au ciel.
UN vovagei;r curieux.
N'est-ce point une mascarade?
Dois-je me fier à mes yeux?
überon, le plus beau des dieux,
Oheron dans ma promenade !
UN ORTHODOXE.
Ni cornes, ni griffes, non, r'en!
Et e^)cndant c'est an hentique,
\a-i FAUST.
C'est ua diable tout aussi bien
Que les dieux de la Grèce antique.
t:N ARTISTE DU NOnD.
Je n'ai produit encor vraiment
Que des ébauches dans ma vie;
Mais je me prépare, à présent,
Pour mon voyage d'Italie.
UN PURIST t.
Le malheur mène ici mes pas.
Grands dieux! mais que fait donc la foudre?
Parmi les sorcières, hélas!
Deux seulement ont de la poudre.
UNE JEUNE SORCIERE.
La poudre est comme un vêtement
Pour la vieillesse sèche et grise ;
Sur mon bouc, toute nue assise,
Je montre un corps appétissant.
UNE MATRONK.
Nous avons trop de savoir-vivre
Pour nous disputer. — Tout cela,
Cette beauté qui vous enivre.
Avec le temps se pourrira.
UN MAITRE DE CHAl'ELI.E.
Trompes de mouches, nez ronflants,
Ne cachez pas la beauté nue !
Grenouille, à l'eau ! grillon, aux champs!
En mesure ! et qu'on s'évertue !
GIROUETTE touftiée cVuT). côté.
Réunion faite à souhait !
Partout la grâce et l'innocence,
iloninies et lilles, c'est parfait,
Gens de la plus grande espérance.
GIROUETTE toumée du côté opposé.
Pour les engloutir tous à fond.
Si la terre ne s'ouvre vite,
A l'instant même, et d'un seul bond,
Dans l'enfer je nie précipite.
Vrais insectes, nous sommes là.
Tous avec nos dents de couleuvres.
* On connaît ce recueil d'épigrammes que Goethe et Schiller ont publié ensemble, pour riposter
aux attaques dont ils étaient l'objet dans la plupart des gazettes d'Allemagne. Les Xcnies mordent
où ils peuvent, les critiques surtout n'ont pas merci; c'est un petit livre plein d'esprit et de verve
satirique, une sorte de couleuvre à la dent vive et maligne, qui, lâchée par le génie sur toute celte
tourbe de cuistres acharnés, ne laissa pas d'y faire quelque ravage.
PREMIERE PARTIE.
Pour l'(Hor la ^loiro et los œuvres
De Satan, iioire cher jiapa.
Voycz-lcs se grouper et rire,
Et plaisanter naïvement.
Ne (Inirez-vous point par dire
Qu'ils ont tous uu cœur excellent?
I.K MrSAGRTTr:.
Dans la troupe de ces sorcières,
.l'aime vraiment à me plonger,
.le saurai mieux la diriger
Que le chœin- des Muses légères.
UN CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS.
Viens, prends mon habit par le pan,
Avec nous on devient oracle.
Comme le Parnasse allemand.
Le Riocksherg a large pinacle.
UN VOVAGEUn CURIEUX.
Comment nommez-vous ce pédant
Qui va gonflé de ses mérites ?
Qui poursuit-il? « Les jésuites.
« Sur leurs traces il va flairant. »
.le puis pêcher en eau claire
Comme en eau trouble. — C'est ain?i
Que vous voyez le saint-père
Aux diables se mêler ici.
UN MONDAIN.
Oui, tout est véhicule,
Croyez-moi, pour les gens pieux ;
Sur le Blocksberg, en ces lieux,
Se tient ])lus d'un conveulicule.
UN DANSEUR.
Voici venir des chœurs nouveaux,
Des tambours; la trompette sonne.
Non ! c'est une voix monotone
Qui chante dans les roseaux.
UN MAITRE A DANSER.
Comme chacun entre en danse
Et saute tant bien que mal,
Le boiteux, la grosse panse !
Oh! c'est un singulier bal.
UN MÉNÉTRIER.
Ils se haïssent ! quelle race !
Comme jadis la Ivre d'or.
-24
186 FAUST.
Tigres et lions de la Tliraco,
La musette les met d'accord.
IN DOGMATIQUE.
Rien ne me rebute, et, pour cause,
11 faut, malgré tout argument,
Que le diable soit cjuelque cliose,
Comment serait-il, autrement?
UN IDKAUISTF..
L'imagination commence
A m'absorber l'intelligence.
Si je suis tout, il faut aussi
Que je sois stupide aujourd'hui.
UN RÉALISTE.
L'être m'occupe et me tourmente,
Je succombe et suis aux abois ;
Je sens pour la première fois
Que ma démarche est chancelante.
UN SUPF.RNATURALISTE.
D'être avec eu\ je m'applaudis,
Et suis aise de l'aventure ;
Car des diables je vais conclure
A merveille au\ bons Esprits.
UN SCEPTIQUE.
Dupes de ces feux, il leur semble
Toucher au but de leurs souhaits.
Diable et doute riment ensemble '.
Ici je reste et je me plais.
I.E MAITRE DE CHAPELLE.
Grillons dans les violettes,
Trompes de mouches, ne/ rondants.
Quels (lileltanti vous êtes!
Quels pauvres exécutants !
LES HABILES.
Non, ricii ne nous inquiète 1
Membres souples, déliés.
On ne marche plus sur les pieds ;
Dès lors nous marchons sur la tête.
LES EMPÊTRÉS.
Autrefois tombaient par milliers
Les bons morceaux dans nos assiettes :
Nous avons tant couru de fêtes
Q)iie nous n'.ivons plus de souliers!
l'ElX EliLLIT.;.
S()i-lis de la boue immonde,
Dont nous sommes les enl':inls,
> Fm allemand, /welifelet Teufel.
PUEMIKKK RVUTIK. 437
loi nous passons à la roiulo
Pour (le merveilleux gnliiiils,
TNlî KTOILIÎ ÏOMHANTli.
Etoile vive et sii[)erl)e,
Des cieux où ma splendeur hiilla,
Je suis tombée, hélas! clans l'herbe.
Sur mes pieds qui me remettra?
LES MASSIFS.
Place ! place donc à l'enlour!
Les petites herbes se ploient;
Les Esprits!... tout Esprits qu'ils soient,
Les drôles ont le corps bien lourd.
Ou dirait un vrai troupeau
D'éléphants qui pa-se.
Ah! ne soyez pas, de grâce,
Plus lourds que Puck le loirdam
Si la nature, en amour, si l'Espiit
Vous donna des ailes divines.
Suivez mon vol sur les collines
Où la rose pour moi fleurit.
l'okciiestbi:. Pianissimo.
Quelle lumière blanche et pure!
Le brouillard épais s'éclaircit;
Le vont dans les roseaux murmure.
Tout tombe! tout s'évanouit!
UNE PLAINE.
.Jour nébuleux.
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÉS.
Faust. Dans la misère! dans le désespoir! misérable sur la terre, long-
temps égarée, et maintenant en prison ! Jetée comme une criminelle dans
un cachot où d'affreux supplices l'attendent, l'infortunée, la douce créature !
en être tombée là! là! — Esprit de trahison, Esprit de rien, et tu me l'as
caché! — Oui, reste là! reste là! Roule en fureur tes yeux diaboliques
dans ta tête î reste, et défie-moi par ton insupportable présence ! En pri-
son ! dans une irréparable misère! abandonnée aux Esprits du mal, à
l'humanité qui juge et qui n'a point d'âme ! et pendant ce temps, tu me
188 FAUST.
berçais en d'insipides distractions, lu nie cachais sa détresse croissante
et la laissais périr sans secours!
Méphistophélès. Elle n'est pas la première !
Faust. Chien, abominable monstre! — Rends-lui, Esprit infini, rends
au ver sa forme de chien, qu'il prenait si volontiers pour trotter devant
moi, pour assaillir le paisible passant et s'accrocher à ses épaules après
l'avoir terrassé! Rends-lui sa forme de prédilection, qu'il rampe dans le
sable devant moi, sur son ventre ; que je foule aux pieds le réprouvé ! —
Pas la première! Horreur ! horreur inexplicable à toute âme humaine,
que plus d'une créature ait pu tomber dans l'abîme de cette misère; que
la première, dans les convulsions de sa mort, dans son affreuse agonie,
n'ait pas payé pour toutes les autres aux yeux de l'éternelle miséricorde !
La misère de celle-là seule va fouiller jusque dans la moelle de mes os et
de mon existence ; et toi, tu ricanes avec indifférence sur la destinée d'une
myriade !
Méphistophélès, Bien, nous voici encore cà la limite de notre entende-
ment, au point où la cervelle vous saute, à vous autres hommes. Pourquoi
fais-tu cause commune avec nous, si tu ne peux en supporter toutes les
conséquences? Tu veux voler, et tu n'es pas prémuni contre le vertige!
Est-ce nous qui nous sommes empressés vers toi, ou toi vers nous?
Faust. Ne me grince pas ainsi tes dents voraces ! lu me dégoûtes ! —
Grand et sublime F]sprit, qui as daigné m'apparaîlre, toi qui connais mon
cœur et mon âme, pourquoi m'avoir accouplé à la chaîne avec ce miséra-
ble, qui se repaît de désastres et se délecte dans la ruine?
Méphistophélès. As-tu fini ?
Faust. Sauve-la, ou malheur à toi! la plus affreuse malédiction sur toi
pour des milliers d'années !
Méphistophélès. Je ne puis dénouer les liens de la justice vengeresse,
ouvrir ses verrous. — Sauve-la ! — Qui donc l'a poussée dans l'ahîme?
moi, ou toi?
(Faust lance autour de lui des regards furieux.)
Méphistophélès. Ah, tu voudrais tenir le tonnerre! Heureusement qu'il
ne vous est pas donné d'en disposer, à vous autres chétifs mortels !
Ecraser l'innocent qui résiste, c'est assez la manière dont en usent les ty-
rans dans les perplexités, pour se tirer d'affaire.
Faust. Conduis-moi où elle est. Il faut qu'elle soit libre !
Méphistophélès. Penses-y, pense qu'un meurtre de ta main gît encore
dans la ville. Au-dessus de la place où le sang a coulé planent des Esprits
de vengeance qui épient le retour de l'assassin.
Faust. Encore cela de toi ! mort et ruines d'un monde sur toi, monstre !
Conduis-moi vers elle, te dis-jc, et la délivre.
Méphistophélès. Je te conduis, et voici ce que je puis faire. Ai-je,
moi, toute puissance dans le ciel et sur la terre? Je veux orfiis(juer de va-
peur les sens dugoolier; empare-lui de la clef; ensuite il faut absolument
I
P REM II-: IM- PARTIE. 18'J
que ce soit la main d'Iiomnio (jiii l'enlraÎMe dehors. Je veille, les chevaux
magiques sont prêts, je vous enlève; cela, je le puis.
Falst. Alerte, et partons.
LA INUIT.
En rase campagne.
FAUST, MEFIllSTOPIIÉLES , menant un galop relenlissant sur des cavales
noires.
F'aust. Ou'ont-ils donc à se remuer autour de ce gibet, ceux-là?
Méphistophélès. Je ne sais ce qu'ils cuisinent et font.
Faust. Ils vont et viennent, s'inclinent, se courbent.
Méphistophélès. Un conseil de sorcières !
F'aist. Ils aspergent et consacrent.
Méphistophélès. En avant! en avant!
UN CACHOT.
Faust, avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de
fer. Je suis pénétré d'une épouvante désaccoutumée dès longtemps, péné-
tré du sentiment de toutes les calamités humaines. C'est ici qu'elle habite,
derrière cette muraille humide, et son crime fut une douce illusion ! Tu
trembles d'aller à elle! tu crains de la revoir ! Avance! ton irrésolution
hâte sa mort.
(R prend la clef. On chante au dedans.)
Ma mère la prostituée,
Qui m'a tuée !
Mon père le sacripant,
(Jui m'a mangée !
Ma petite sœur, pauvre enfant,
Garda mes os sous un vieux saule,
Dans un endroit humide. — Au hout d'un mois,
Là je devins un hel oiseau des bois.
Vole ! vole !
Faust, ouvrant la porte. Elle ne se doute pas que son amant épie, qu'il
entend gronder les chaînes, la paille qui frémit.
(Il entre.)
190 FAUST.
Marguerite, sur son yrabal, se/forçant de se cacher. Ah! uli ! ils vienncul!
Alfrciiso inoti !
Faust, bas. Cliiit, chut! je viens te délivrer.
Marguerite, se traînant jusqu'à lui. Si tu es uu homme, alors, compatis
à ma misère.
Faust. Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment.
(Il saisit les chaînes pour les détacher.)
Marguerite, à genoux. Qui t'a donné , bourreau , cette puissance sur
moi? tu viens déjà me chercher, à minuit! Aie pitié, et laisse-moi vivre.
Demain, au point du jour, n'est-ce pas assez tôt? [Elle se lève.) Je suis
pourtant encore si jeune, si jeune! et déjà mourir! J'étais belle aussi, et
ce fut ma perte. Le bicn-aimé était près de moi, maintenant il est loin ;
ma couronne est arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si vio-
lemment! épargne-moi! Oue t'ai-je fait? Ne me laisse pas implorer en
vain : je ne t'ai jamais vu do ma vie !
Faust. Comment résister à tant de douleur?
Marguerite. Je suis maintenant tout entière en ta puissance. Laisse
seulement que j'allaite encore mon enfant Je l'ai bercé sur mon cœur
toute cette nuit ; ils me l'ont pris pour me tourmenter, et ils disent main-
tenant que je l'ai tué! Jamais plus je ne serai joyeuse. Ils chantent des
chansons sur moi : c'est méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi ;
mais qui leur a dit d'y faire allusion ?
Faust, se jetant à ses pieds. Un amant est à tes genoux; il vient ouvrir
la porte à ta captivité lamentable.
Marguerite, faisant de même. Oui, oui, à genoux pour invoquer les
saints! Vois sous ces marches ; sous le seuil l'enfer bout : le Malin, avec
des grincements terribles, mène un train !
Faust, à voix haute. Gretcheii ! Gretchen !
Marguerite, d'un air attentif. C'était la voix du bien-aiiné. [Elle bondit.
Les chaînes tombent.) Où est-il? je l'ai entendu appeler. Je suis libre ! per-
sonne ne me retiendra. Je veux voler à son cou, me reposer sur son sein.
11 a appelé Gretchen ; il se tenait sur le pas de la porte ; au milieu des
hurlements et du fracas de l'enfer, au milieu des horribles éclats de rire
des démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si aimante.
Faust. C'est moi !
Marguerite. C'est toi! oh! dis-le encore. [Elle le saisit.) Lui! lui! où
sont toutes les tortures? où sont les angoisses des cachots, des fers? C'est
toi ! tu viens me sauver! je suis sauvée ! — Oui, voilà bien la rue où je
te vis pour la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous
t'attendions.
Faust, Ventrainant. Suis-moi ! viens !
Marguerite. Oh! reste ! j'aime tant à rester où lu es!
(Elle le caresse.)
Faust, llàlc-loi ! si tu ne te hàles, nous le payerons cher.
PREMIÈRE PARTIE. 191
Marguerite. Eli quoi! lu no poux plus m'cmbrassor? Mon ami, ôloigno
fie moi si pou de temps, et tu ns désappris à ni'emi)rasser ! D'oii me \icn-
nent ces angoisses dans tes bras, lorsque aulreiois tes paroles, tes regards
me mettaient tout un ciel dans l'àme, et que tu ni'enihiassais à m'étouC-
fer ! Embrasse-moi ! aulremont je t'embrasse. [IlUc se jjend à .sou cou.) Ob !
Dieu! tes lèvres sont froides, elles sont muolles. Où ton amour est-il resté?
qui me l'a ravi?
(Elle se (Icloiiriio de lui.)
Faust. Viens, suis-moi, douce amie, prends courage; ! Je t'aime d'une ar-
deur infinie! Suis-moi seulement, je ne le demande que ça.
Marguerite, les yeux allacliés sur lui. Est ce donc bien loi? en es-tu
bien sûr?
Faust. Ob! oui; mais viens.
Marguerite. Tu brises mes cbaînes, lu me reprends dans ton soin ;
d'où vient que tu n'as pas borreur de moi? Et sais-tu, mon ami, qui tu
délivres?
Faust. Viens, viens, déjà la nuit se fait moins sombre.
Marguerite. J'ai tué ma mère; mon enfant, je l'ai noyé. Ne t'était-il
pas donné à loi comme à moi ? oui, à toi. — (^est toi ! je le crois à peine.
Donne ta main! Ce n'est pas un songe! Ta main cbérie! — Ab! mais elle
estbumide! essuie-la. Il me semble qu'il y a du sang après. Ab ! Dieu!
qu'as-tu fait? rengaine cette épée, je l'en conjure.
Faust. Ce qui est fait est fait, n'y pense plus; veux-tu donc que je
meure?
Marguerite. Non. Il faut que tu vives, toi! Je veux te nommer les
tombes dont je te recommande le soin dès demain. Tu donneras la meil-
leure à ma mère, mon frère tout auprès d'elle ; moi un peu décote, seule-
ment pas trop loin, et le petit sur mon sein droit. Personne autre ne vou-
dra reposer près de moi. — Me serrer à ton coté, c'était un doux un
cbarmant bonbeur! mais je ne le ressentirai plus; il me semble que j'ai
besoin de me faire violence pour aller à loi, que tu me repousses loin de
toi; cependant c'est toi, et tu me regardes avec tant de douceur de ten-
dresse !
Faust. Si lu sens que c'est moi, viens donc.
Marguerite. Par là?
Faust. A la liberté.
Marguerite. Debors, c'est le tombeau; la mort guette, allons viens!
d'ici dans le lit de repos éternel, et pas un pas de plus. — Tu pars mainte-
nant, Henri? Si je pouvais l'accompagner !
Faust. Tu peux; ab! veuille seulement! la porte est ouverte.
Marguerite. Je n'ose sortir. Pour moi, il n'y a rien à espérer. One sert
de fuir? ils sont à nos trousses. C'est si misérable d'être réduit à mendier
et encore avec une mauvaise conscience! si misérable d'errer à l'élranoer !
et d'ailleurs, je ne leur ccbappcrai pas.
d92 FAUST.
Faust. Je rcslo auprès de loi.
Marguerite. Vite ! vile î sauve Ion pauvre enfant ! Va, suis le chemin le
long du ruisseau, au tlclà du petit pont dans le bois, à gauche, à l'endroit
de la planche, dans l'étang. Prends-le vite ! 11 cherche à sortir de l'eau ; il
se débat encore. Sauve ! sauve!
Faust. Reviens h toi ! un seul pas, et tu es libre.
Marguerite. Si nous avions seulement j)assé la montagne! là, ma mère
est assise sur une pierre. Le froid me saisit à la nuque... Là, ma mère
est assise sur une pierre et branle la tête; elle ne hoche plus, elle ne
cligne plus, la tête lui est lourde; elle a dormi si longtemps! elle ne
veille plus. Elle dormait à souhait pour nos plaisirs. C'était d'heureux
temps !
Faust. Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut
(\\]e je t'emporte d'ici.
Marguerite. Laisse-moi; non, pas de violence ! ne me saisis pas si bru-
talement! Autrefois, n'ai-je pas tout fait pour toi par amour?
Faust. Le jour commence à poindre! ma mie, ma bien-aimée !
Marguerite. Le jour! oui, il fait jour! le dernier jour pénètre ici. Ce
devait être mon jour de noces! Ne dis à personne que tu as été déjà au-
près de Gretchen. Oh ! ma couronne, c'en est fait ! Nous vous reverrons ;
mais pas à la danse. La foule se presse, on ne l'entend pas. La place, les
rues ne la peuvent contenir. La cloche appelle, la baguette est rompue.
Comme ils me garrottent et me saisissent! me voilà déjà enlevée vers l'é-
chafaud. Déjà palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui
palpite au-dessus du mien. Le monde est muet comme la tombe.
Faust. Oh! pourquoi suis-je né!
Mépiiistophélès, paraissant à la porte. Alerte ! ou vous êtes perdus! Dés-
espoir inutile, irrésolution et bavardage! Mes chevaux frémissent, l'aube
blanchit l'horizon.
Marguerite. Qu'est-ce qui s'élève de terre? Lui! lui! chasse-le! que
veut-il dans le saint lieu ? il me veut !
Faust. 11 faut que tu vives !
Marguerite. Justice de Dieu, je m'abandonne à toi !
Mépiiistophélès, à Faust. Viens ! viens! ou je te plante là avec elle.
Marguerite. Je suis à toi, Père, sauve-moi! Vous, anges, saintes ar-
mées, déployez vos bataillons pour me protéger! Henri, tu me fais
horreur!
Méphistopiiélès. Elle est jugée !
Voix d'en haut. Elle est sauvée!
Méphistophélès, à Faust. Viens à moi.
(Il disparaît avor Faust.)
Voix nu fond, s affaiblissant . Henri ! Henri !
FIN DE LA Pl{FMli:UF PAUTIF.
DEUXIÈME PARTIE
LA TRAGÉDIE,
EN CINQ ACTES,
Terminée peiitlaiil l'été 183].
ACTE PREMIER.
UN SITE AGRÉABLE.
FAUSI\ clcndu sur des gazons en fleurs, e\misi', inquiet, chenliant le sommeil.
Crépuscule.
I! onde d'Esprits ^'agi ant et (lottant. Petites formes gracieuses.
AUIEL.
(Cliant accompagné de harpes éoliennes.)
Dès que la vapeur printanièrc
Tombe du ciel sur les chemins ;
Dès que les moissons de la terre
Brillent aux regards des humains,
Les petits Elfes, par essaims.
Vont où la douleur les convie,
Et portent la force et la vie
A chacun, sans distinction.
Qu'il soit innocent ou coupable.
Celui que la misère accable
A di'oit à IciU' compassion.
2b
1U4 FAUST.
0 vous tous ([iii l'orniez à l'entour de sa tctc
Un cercle aérien, — en cette occasion,
Elfes, soutenez bien l'honneur de votre nom.
Tempérez les ardeurs de son âme inquiète;
Du reproche cruel éloignez l'allreux dard
Qui hrîde et qui déchire, et de sa conscience
Balayez les terreurs de l'humaine existence.
La nuit, l'heureuse nuit (|ui glisse sur son char
A quatre stations, vous savez, quatre pauses,
Songez à les remplir sans oubli ni retard.
D'abord, placez son fiont sur des coussins de roses,
Ensuite, baignez-le dans les Ilots du Léthé ;
Que son corps engourdi retrouve la santé
Dans CO calme sommeil qui vers le jour le pousse.
Puis, vous accomplirez votre œuvre la plus douce
En rendant sa paupière à la sainte clarté.
CHOEin. . . .
(A un, à deux, à plusieurs, alternant et ciiseudjle.
Sitôt que la prairie ondule
Sous l'air frais ([ui baise les Üeuis,
On sent tomber du crépuscule
Des parfums, de molles vapeurs;
Gazouillez-lui d'aimables choses,
Bercez son cœur triste et ses sens
Dans le doux repos des enfants,
Et puis, sur ses paupières closes
Posant vos doigts avec amour,
Fermez-lui les portes du jour.
Mais la nuit est déjà venue,
L'étoile de feu, dans la nue,
A sa sœur saintement s'unit.
Des lumières éblouissantes
Et des clartés phosphorescentes
GlissSnt près, brillent au zénith,
Glissent dans les eaux transparentes
Du beau lac qui les rétléchit,
Ou tremblent au sein de la nuit ;
Et la lune, calme et sereine.
Se lève et règne en souveraine.
Sur la vallée et sur les flots ;
Et, large, lumineuse, ronde,
Vient au ciel sceller pour le monde
Le bonheur et la paix profonde.
Et la volupté du repos.
L^heure aussi s'est évanouie.
Peine et plaisir n'ont plus d'écho ;
Prcsscns-le ! Renais à la vie,
Attends en pait le jour nouveau.
Le sol verdit, les coteaux sond)res.
Pour le plus frais repos des ombres.
Se forment en épais buisson ;
Et, dans les vapeurs de la terre,
Flottent, ainsi (|u'uue poussière,
Les semences de la moisson.
DEUXIEME PARTIi:. liBK
Pour que dans sa ma^^nificencc
S(> révèle à toi l'existence,
Tourne tes yeux vers le soleil.
Va, tu n'es pris qu'à la surface ;
Dépouille à ton nouveau réveil
La freie écoi'ce du sounneil.
Courape! alerte ! vite, en place!
Tandis que le vulgaire ])nsse
Tout sou temps à prendre conseil,
Et calcule, suppute et lime,
Le cœur ])rofoud et mannaniine
Peut vaillamment tout accouiplii",
Qui sait mesurer et saisir.
(Une explosion formidable annonce l'approche du soleil.)
Ecoute/ tous riieure sonore ;
Déjà cliacjue bruit de l'aurore
Devient appréciable et clair
Pour les petits Esprits de l'air;
Un nouveau soleil vient d'éclore.
Les portes des rocs et des monts
Roulent en grinçant sur leurs gonds.
Déjà Pliœbus dans la carrière
S'élance, et son cliar de lumière
Creuse d'éblouissants sillons.
Quels bruits, quelles explosions
Soulève ce feu qui rayonne!
Cela murmure, gronde et tonne;
L'œil cligne, l'oreille s'étonne ;
Car l'inouï ne s'entend pas.
Elfes, dérobez-vous là-bas,
Dans le sein des roses mouillées.
Plus au fond, plus au foiul, toujours
Dans les rochers, dans les feuillées ;
S'il vous atteint, vous êtes sourds!
Faust. Les artères de la vie battent d'une force vitale nouvellement pui-
.sée, pour saluer le crépuscule éthéré. Terre, cette nuit aussi tu as été
constante, et tu respires toute ravivée à mes pieds. Déjà tu commences à
m'entourer de voluptés ; tu éveilles en moi, tu remues une résolution puis-
sante de tendre toujours et siuis cesse vers l'existence la plus haute. — Le
monde, encore enveloppé dans les vapeurs du crépuscule, s'épanouit déjà;
la foret retentit d'une vie multiple oA sonore; la file ondoyante des brouil-
lards s'exhale de la vallée et s'y ])longe : cependant, la clarté céleste des-
cend dans les profondeurs, et ramures et branches s'élancent, i^Tes de
rosée, du sein de l'abîme vaporeux oii elles dormaient ensevelies. Une à
ime les couleurs se détachent du fond, où la fleur et la feuille dégouttent
de perles tremblantes; le monde autour de moi devient un paradis.
Lève la tête et regarde là-haut! — Les sommets gigantesques des mon-
tagnes annoncent déjà l'heure solennelle; il leur est donné de jouir d'avance
de la lumière éternelle, qui ne descend vers nous que plus tard. L'ne nouvelle
196 FAUST.
clarté, une splendeur nouvelle inonde les jardins verdoyants des alpes; par
degrés elle a pénétré partout, elle éclate ! — Hélas ! ébloui déjà, je me dé-
tourne vaincu par la douleur des yeux.
Ainsi il en est lorque l'espérance ineffable, après s'être élevée, à force
de persévérance, au niveau d'un sublime désir, trouve grandes ouvertes
les portes de l'accomplissement; mais voilà maintenant que, des profon-
deurs éternelles, roule un océan de flammes. Nous demeurons frappés;
nous venions pour allumer la torche de la vie, un torrent de feu nous en-
veloppe. Quel feu! Est-ce l'amour, est-ce la haine qui nous enserre tour à
tour dans des nœuds de douleur et de volupté, si bien que nous abaissons
de nouveau nos regards vers la terre pour nous cacher dans le voile de notre
innocence première?
Ainsi donc, que le soleil me reste dans le dos! La cascade qui gronde sur
le roc, je la contemple avec un ravissement toujours croissant. De chute
en chute elle roule maintenant, puis-va se répandre en mille et mille tor-
rents, et secouant haut dans l'air écume sur écume. Mais comme avec ma-
gnificence, jaillissant du sein de ce fracas, se courbe la ligne changeante de
l'arc diapré ! Tantôt il se détache pur^ tantôt se fond dans l'air, et tout à
l'en tour répand un frais et vaporeux frémissement. N'est-ce point là l'image
de la tendance humaine? Penscs-y, et tu comprendras mieux; ce reflet
coloré, c'est la vie!
LE PALAIS IMPÉRIAL.
LA SALLE DU TRONE.
(Le conseil d'Élat altondant rEmjiorctir.)
Fanfares.
COURTISANS vêtus de toute façon, avec mif^iiifironce.
L'Emiiereiir monte sur le trône , l'astrologue à sa droite.
L'ëmprreur. Salut à mes féaux et amés, rassemblés de près et de loin.
— Je vois le sage à mes côtés; mais le fou, qu'est-il donc devenu?
Un JEUNE GENTILHOMME. Toiit juste derrière la queue de ton manteau il a
roulé sur l'escalier, on a aussitôt emporté la masse énorme ; était-il morf,
ou ivre-mort, on ne le sait.
Second (îentilhomme. Avec une promptitude qui tient du prodige, un au-
tre aussitôt s'est présenté à sa place. 11 est velu d'habits fort riches, mais
si fantasques (jue chacun en reste ébalii. Les gardes sur le seuil pressent
leurs hallebardes pour l'empêcher d'entrer. — flependant le voilà, le fou té-
méraire!
DEUXIEME PA UT IE. 11)7
Mépiiistopiuîi.ks, sagenouiUanl au pied du Irônc. Qui csUco qui est tou-
jours maiulilol toujours l)ienvciui? Ou'cst-ce que l'on désire avec ardeui-
et que l'on repousse toujours? Qu'est-ce que chacun prend sous sa protec-
tion? Qu'est-ce que l'on blâme et que l'on accuse rudement? Quel est celui
que lu ne dois point invoquer, celui dont chacun entend volontiers le
nom? Qu'est-ce qui s'approche des degrés de ton trône? Qu'est-ce qui s'est
soi-même banni?
L'empereur. Pour celle fois, trêve de paroles ; les énigmes ne sont pas ici
de saison, c'est l'alTaire de ces messieurs. Explique-loi, je t'en saurai gré.
Mon vieux fou est, je le crains bien, parti pour le grand voyage. Prends sa
place, et viens à mon côté.
(Méphistopliélès monte los degrés du trône, et se place ;\ la gauche de
l'Empereur.)
Murmures de la foule. Un nouveau fou! — nouveau tourment! —
D'oii vient-il donc? — Comment s'est-il introduit? — L'ancien est tombé?
— Il gaspillait tout! — C'était un tonneau! — Maintenant c'est une allu-
mette!
L'empereur. Ainsi donc, amés et féaux, soyez les bienvenus de près et de
loin ; une étoile favorable vous rassemble; les astres nous promettent bon-
heur et salut. Mais, dites-moi pourquoi ces jours libres de soucis, desti-
nés à la mascarade, ces jours où nous ne demandons qu'à jouir des plus
douces choses, nous les passons à tenir conseil? Cependant, puisque vous
le trouvez convenable, c'est fait. Qu'il en soit ainsi !
Le chancelier. Lapins haute vertu, comme une auréole sacrée, entoure
le front de l'Empereur; lui seul peut l'exercer dignement : la justice ! ce
que tous les hommes aiment, ce qu'ils exigent et désirent, ce dont ils ne se
passent point sans contrainte, c'est à lui de l'accorder au peuple. Mais,
hélas! à quoi sert l'intelligence de l'esprit humain, la bonté du cœur, la
promptitude de la main, si une fièvre ardente mine l'Etat de fond en
comble, et si le mal couve le mal ? Quicon([ue, du haut de ces pics élevés,
regarde en bas dans ce vaste royaume, croit faire un mauvais rêve, oii des
monstres hideux se croisent, où l'illégal règne légalement, où se déroule
tout un monde d'erreurs.
Celui-ci enlève un troupeau, celui-là une femme, le calice, la croix, les
flambeaux de l'autel, et durant maintes années s'en fait gloire, dispos, et le
corps sain et sauf. Voilà que les plaignants pénètrent jusqu'à la salle d'au-
dience et que le juge s'étale sur son tribunal, pendant que roule à flots
couroncés le torrent toujours grossissant de la révolte. Celui qui s'appuie
sur des complices, celui-là peut se glorifier de son infamie et de ses cri-
mes, et vous entendez prononcer coupable, là où l'innocence est seule à se
défendre. C'est ainsi que tout le monde cherche à se mettre en pièces, et à
anéantir toute espèce de droit. Comment, après cela, voulez-vous qu'il se
développe, le sens qui seul nous conduit vers le bien? L'homme à bonnes
intentions finit par se laisser aller à la flatterie, à la corruption ; un juge
198 FAUST.
qui ne peut punir s'associe à la fin au coupal)ln. .l'ai point en noir le tableau,
et cependant je legiette de n'avoir pu trouver de plus sombres couleurs.
(Pause.)
Les coups dP^tat ne se peuvent éviter, car, dans cette atmosphère de cri-
mes et de soufTrances, la Majesté deviendrait victime à son tour.
Le grand MAiTiiE DE l' ARMÉE. Oucl tumultc cu CCS jours de désordre! On
tue, on est tué, et chacun demeure sourd au cojnmandement. Le bourgeois
derrière ses bastions, le chevalier dans son nid de rochers, semblent con-
jurés contre nous et gardent leur force pour eux. Le mercenaire perd pa-
tience, il demande brusquement sa solde, et si nous ne lui devions plus rien,
il aurait bien vile décampé. Refuser ce que tous demandent, c'est remuer
un nid de guêpes. Le royaume qu'ils devaient soutenir est là, ravagé, dé-
vaste. On les laisse faire rage et tempêter en furieux; c'en est fait déjà
de la moitié du monde. 11 y a bien encore des rois par là-bas, mais aucun
ne veut s'apercevoir que c'est de lui qu'il s'agit.
Le trésorier. Fiez-vous donc aux alliés! les subsides qu'on nous avait
promis font défaut comme l'eau des bornes, et. Sire, dans tes vastes Etats,
entre quelles mains la propriété est-elle tombée! en quelque lieu que vous
alliez, vous trouvez de nouveaux hôtes qui veulent vivre indépendants, et
l'on n'a qu'à les regarder faire. Nous avons tant abandonné de droits,
qu'il ne nous en reste plus sur rien. Les partis aussi, quels qu'ils soient,
on n'y peut compter désormais; alliés ou hostiles, leur sympathie et leur
haine sont indifférentes. Les Guelfes comme les Gibelins se cachent pour se
reposer. Oui veut aider aujourd'hui à son voisin? Chacun a bien assez à
faire pour soi. Les mines d'or sont éboulées, on gratte la terre, on écono-
mise, on entasse, et nos coffres demeurent vides.
Le MARÉCHAL. Ilélas ! moi aussi, le fléau m'accable! Nous voulons chaque
jour épargner, et nous dépensons davantage chaque jour. En attendant,
mon inquiétude s'accroît. .Jusqu'ici le cuisinier n'a pas souffert. Les san-
gliers, les cerfs, les lièvres, les chevreuils, les dindons, les poulets, les oies
et les canards, les portions congrues et les rentes sûres rentrent encore as-
sez bien ; mais à la fin le vin manque. Si jadis, dans nos caves, les tonneaux
s'entassaient les uns sur les autres, emplis des meilleurs crus, la soif insa-
tiable des nobles seigneurs a tout absorbé jusqu'à la dernière goutte. Le
conseil municipal aussi a dû ouvrir ses salles : on saisit le hanap, le pot
d'étain, et voilà les convives sous la table. Ensuite, c'est à moi de payer, et
de satisfaire tout le monde. Le juif est intraitable : il invente; des anticipa-
t ons de toute espèce qui nous font manger d'avance les années qui vont
courir; les porcs n'engraissent plus; jusqu'au matelas de notre lit, tontest
engagé; et l'on sert sur la table un pain mangé d'avance.
L'Empereur, après un moment de ré flexion , à Méphistophélè^. Et toi, fou, ne
connais-tu pas aussi quelque misère?
Méphistophélès. Moi? en aucune façon, à voir la gloire qui t'environne,
toi et les tiens! — La confiance viendrait à manquer là ou la Majesté ah-
DiiüxiKMi-: l'Ainii':. i '•)".)
süluu couinuiiulc, où uiic puissance toujours en (Weil disperse l'ennemi, où
l'on cl sous la inain la bonne volonté, forte par l'intelligence et l'activité
multiple! Qui pourrait donc là s'unir pour le mal, pour les ténèbres, là où
de pareilles étoiles brillent?
Murmures. C'est un fripon — qui comprend bien son métier; — il s'in-
troduit par le mensonge, — tant que cela va — je devine déjà — ce qu'il
y a derrière — ce qui résultera de tout ceci, — un projet.
Méphistophélès. Où ne manque-t-il pas quelque cbose dans ce monde?
A l'un, c'est ceci; à l'autre, cela; ici c'est l'argent. A vrai dire, il ne jon-
che pas le plancher ; mais la sagesse sait le tirer des profondeurs. Dans les
veines des montagnes, dans les fondements des murailles, il y a de l'or
vierge et monnayé; et si vous me demandez qui pourra le produire au
grand jour, c'est la force de la Nature et de l'Esprit chez un homme doué.
Le chancelier. Nature, Esprit! — On ne parle pas de la sorte à des chré-
tiens. On brûle les athées, parce que de pareils discours sont ce qu'il y a
de plus dangereux au monde. La Nature est péché, TEsprit est diable : ils
nourrissent à eux deux le Doute, leur liermapbrodite difforme. Trêve donc
ici d'hérésies semblables ! — Des antiques Etats de l'Empereur, deux castes
seulement sont sorties qui protègent dignement le trône : les saints et les
chevaliers. Ils tiennent lete à chaque orage, et, pour récompense de leurs
travaux, se partagent l'Eglise et l'Etat. Une résistance s'élève, grâce aux
sentiments plébéiens de certains cerveaux. égarés. Ce sont les hérétiques,
les sorciers. Ils cowompent les villes et les campagnes. Voilà qui tu veux
introduire dans ce noble cercle avec tes plaisanteries effrontées! Vous ai-
mez les cœurs corrompus. Ils tiennent de près aux fous.
Méphistophélès. Je reconnais là le docteur. Ce que vous ne touchez pas
est à cent lieues de vous; ce que vous ne tenez pas manque pour vous
tout à fait; ce que vous ne calculez pas ne peut être que faux selon vous ;
ce que vous ne pesez pas n'a point de poids à votre avis; ce que vous ne
monnayez pas, point de valeur.
L'empereur. Tout cela ne fait point face à la nécessité. Que veux-tu,
toi, maintenant, avec tes homélies de carême? J'ai assez de vos éternels si
et mais. L'argent manque, c'est bien : trouve-nous-en.
Méphistophélès. Je trouverai ce que vous demandez, plus encore. Cela
est facile, sans doute; mais le facile est difficile. Les choses dorment là, il
faut les atteindre : là est tout le talent. Comment s'y prendre? Songez un peu
que dans les jours de dévastations où des Ilots humains inondaient le pays
et le peuple, l'un et l'autre, dans leur épouvante, cacbèrent çà et là, sous
la terre, leur plus précieux trésor. Cela ne se passait point autrement aux
beaux jours de Rome puissante, et depuis a continué jusqu'à bier, jusqu'au-
jourd'hui. Tous ces trésors gisent enfouis dans le sol. Le sol est à l'Em-
pereur : à lui donc le butin !
Le trésorier. Pour un fou, il ne s'exprime pas si mal. C'est, ma foi, bien
là le droit de l'antique Empereur.
200 FAUST.
Le chancelier. Satiui vous (eiul des (ilels d'or. Il y a bien du louche en
tout ceci.
Le maréchal. Pourvu qu'il pi'ocure à la coui' les dons si désirés, je sens
que je glisserai volontiers sur bien des choses.
Le GRAND-MAITRE DE l'armée. Le lou u'cst j)as si sot: il promet à chacun
ce qu'il souhaite. Le soldat ne s'inquiète pas d'où cela vient.
Méphistophélès. Et si vous croyez que je vous trompe, voilà un homme...
Consultez l'astrologue: il lit dans les cercles la fortune du moment. Eh
bien! dis-nous ce que le ciel annonce.
Murmures. Ce sont deux fripons. —Ils s'entendent déjà. — Un fou et un
illuminé — si près du trône ! — Vieille chanson — rebattue. — Le fou souffle,
— le sage parle.
L'astrologue. (Jl parle, et Mépliislophclès soufße.) Le soleil lui-même est
d'or pur\ Mercure lemessager le sert en mercenaire. Madame Vénus vous
a tous etijoiés, et du matin au soir vous fait les doux yeux. La pudique
Phœbé a ses caprices; Mars, s'il n'atteint personne, vous menace tous,
et Jupiter sera toujours le plus splendide. Saturne est grand, mais, à l'œil,
lointain et petit. Comme métal, nous en faisons peu de cas, peu de valeur,
beaucoup de poids. Oui, mais lorsque la lune se marie au soleil, l'argent
à l'or, le monde devient beau ; tout le reste n'est plus qu'une facile con-
quête. Les palais, les jardins, les fraîches gorges, les joues roses, voilà
les trésors que nous procure l'homme savant, qui peut ce que nul ne peut
entre nous.
L'Empereur. J'entends double ce qu'il dit là, et cependant je n'en de-
meure pas plus convaincu.
31uRMUREs. Que nous importe? —Vieille bouffonnerie — charlatanisme
— alchimie, — je l'ai souvent ouï dire, — vainement espéré. — Et quand
môme cela adviendrait! — Pasquinade.
Méphistophélès. Les voilà bien tous ! ils s'étonnent, ils refusent de croire
à la grande trouvaille! L'un radote à propos de mandragores, l'autre de
chien noir. Parions qu'ils vont commencer, celui-ci à faire du persiflage,
celui-là à crier au sorcier, dès qu'ils sentiront que le pied leur démange
ou qu'ils trébuchent!
Vous tous, vous sentez l'ébullition secrète de la nature éternellement
active; du sein des profondeurs souterraines, la vie serpente vers la lu-
mière. Lorsque vous sentez des inquiétudes dans tous vos membres,
' Lastrologiio rapporte à l'or tous les signes célestes, et ne les emploie qu'en tant qu'ils servent
dans l'alcliimie à designer les métaux. On le sait, les astrologues passaient, au moyen âge, pour
lire dai>s le firmament et propliétiser, d'après le cours des astres, la destinée des peuples et des
liommcs. Cela dura jusqu'à la venue de Copernic, vers le commencement du seizième siècle, plus
tard même : témoin Seni, l'homme de Wallenstein. Au moyeu âge, toutes les cours avaient leur
astrologue, rusé fripon qui ne pouvait manipier de s'entendre avec le diable lorsqu'ils se rencon-
traient. Aussi Mépliistopliélès se trouvc-t-il bientôt d'intelligence avec celui-ci, et ne tarde-t-il pas
ù s'en faire un instrument de fraude et d'imposture.
DEUXIÈME PARTIE. 201
lorsque vous ne pouvez vous tenir en place, alors creusez résolument et
piochez ! là est mon trésor enfoui.
Murmures. J'ai du plomb dans le pied. — J'ai des crampes dans le bras.
— C'est la goutte. — Mon gros orleil se crispe. — J'ai le dos brisé. — A de
pareils signes, je vois que nous devons fouler le sol le plus riche en trésors.
L'empereur. Vile à l'œuvre! — Tu n'échapperas plus..., prouve tes
vaines paroles, et montre-nous sur-le-champ ces précieuses mines. Quant
à moi, je dépose mon épéeetmon sceptre, et veux, si tu n'as point menti, ac-
complir l'œuvre avec mes propres mains impériales, sinon l'envoyer en enfer.
Méphistophélès. a vrai dire, j'en trouverais bien le chemin tout seul ;
mais je ne puis me lasser de publier ce qu'il y a de trésors qui gisent
partout en attendant d'être conquis. Le laboureur qui creuse son sillon re-
mue avec la motte un pot d'or. Il ne demandait que du salpêtre au terrain ;
étonné, ravi, il trouve des rouleaux d'or dans ses mains nécessiteuses!...
Que de caveaux il faut forcer! dans quels gouffres, dans quelles car-
rières ne doit-il pas pénétrer jusque dans le voisinage des mondes souter-
rains, celui qui se sent l'instinct des trésors!.... Dans de vastes caveaux
gardés de toutes parts, il voit rangé en ordre tout un appareil de vaisselle,
de vieilles coupes faites de rubis ; et, s'il veut s'en servir, il trouve après
une bourbe antique. Cependant, vous fierez- vous à un vieux connaisseur?
Depuis longtemps le bois des douves est pourri, le tartre fait au vin un
tonneau. L'essence de si nobles vins ne s'entoure pas seulement d'or et de
bijoux, mais encore de nuit et d'épouvante. Le savant fouille sans relâche;
vouloir comprendre au grand jour, c'est une véritable niaiserie; les mys-
tères ont pour élément les ténèbres.
L'empereur. Pour ce qui est de cela, c'est ton affaire. A quoi bon l'obscu-
rité? tout ce qui a de la valeur doit se produire à la lumière. Qui saurait
distinguer un fripon dans la nuit épaisse? Toutes les vaches sont noires,
comme tous les chats sont gris. Allons, ces pots enfouis pleins d'une masse
d'or! pousse ta charrue, attire-les à la lumière.
Méphistophélès. Prends la bêche et la pioche, creuse toi-même; le tra-
vail du laboureur va te faire grand. Un troupeau de veaux d'or sortira du
sein de la terre; alors, sans hésiter, avec ravissement, tu pourras te parer
loi-même et ta bien-aimée, car un diadème radieux de couleurs et d'éclat
relève la Beauté comme la Majesté.
L'empereur. Au travail donc! Combien cela va-t-il durer encore?
L'astrologue, répétant, comme tout à l'heure, ce que 3Jéplnstophélés lui
souffle. Seigneur, modère un si pressant désir! laisse passer d'abord la fêle
joyeuse et variée; jamais la distraction ne mène au but. Recueillons-nous
d'abord dans le calme. Méritons l'inférieur par le supérieur. Que celui qui
veut le bien soit bon d'abord ; que celui qui veut la joie modère son sang ;
que celui qui cherche le vin foule des grappes mûres • et que celui qui veut
voir des miracles fortifie sa foi.
L'empereur. Eh bien ! que le temps s'écoule dans la joie, et le mercredi
-2(j
202 FAUST.
des cendres viendra fort à propos! En attendant, célébrons, à tout hasard,
plus gaiement encore le fougueux carnaval.
(Fanfares. Exeunt.)
Méphistophélès. a quel point le mérite et le bonheur s'enchaînent, les
insensés ne le comprendront jamais; ils auraient la pierre des sages, que
le sage manquerait à la pierre.
VASTE SALLE AVEC DEPENDANCES,
ORNÉE ET PARÉE POUR LA MASCARADE.
Le héraut. Ne vous croyez pas ici sur les terres d'Allemagne, dans le
pays de la danse des diables, des fous et des morts; non, une joyeuse fêle
vous attend. Le maître, dans son pèlerinage à Rome, a, pour son avantage
et vos plaisirs, franchi les Hautes-Alpes, et conquis pour lui un joyeux
royaume. L'Empereur, en demandant aux saintes pantoufles le droit pour
sa puissance, en allant chercher sa couronne, nous a apporté aussi la cape
de fou. Nous voilà tous régénérés. Tout homme du monde la tire avec ai-
sance sur sa tête et ses oreilles. Elle le rend l'égal des fous, et lui, par-des-
sous, est sage comme il peut. Je les vois déjà se grouper, se disperser en
chancelant, s'accoupler avec abandon. Le chœur empressé se lie au chœur.
Ils entrent, ils sortent sans jamais se lasser. Au fond, après comme avant,
le monde, avec ses cent mille sornettes, n'est lui-même qu'un grand fou.
DES JARDINIÈRES.
fChant accompagné de mandolines.:
Pour captiver vos bonnes grâces, cette nuit, nous nous sommes parées,
jeunes Florentines, venues à la suite des splendeurs de la cour allemande.
Nous portons sous nos boucles brunes, pour ornements, maintes joyeuses
fleurs; les fils de soie, les flots de soie jouent leur rôle ici.
Car c'est, selon nous, un mérite, une chose digne d'éloges : nos fleurs,
d'un éclat artificiel, fleurissent toute l'année.
Nous avons disposé avec symétrie toute sorte de découpures coloriées;
vous pouvez critiquer en détail, mais l'ensemble vous attire.
Nous- sommes gentilles à voir, jardinières et galantes; le naturel des
femmes se rapproche tant de l'art!
Le hkkalt. Faites voir les riches corbeilles que vous portez sur vos tètes,
les corbeilles variées qui s'enflent sous vos bras. Que chacun choisisse ce
bËUXlEiMlî PA II Tili. -iO'
qui lui convient. Vile, que sous le feuillage, dans les allées, un jardin
s'épanouisse! les marchandes et les marchandises sont dignes d'attirer
la foule.
Les jardinières. Venez, approchez-vous, chalands, en ces aimahles lieux;
mais ne marchandez pas ! qu'avec un petit mot piquant chacun sache
ce qu'il a.
Une branche d'olivier en fruit. Je n'envie point le parterre en fleurs;
loin de moi toute querelle, ma nature ne saurait s'y prêter; ne suis-je pas
la moelle des campagnes, et, pour garantie sûre, le symhole de la paix dans
les champs? Aujourd'hui, c'est mon espérance, il m'arrivera par bonheur
d'orner dignement un beau front.
Une couronne d'épis d'or. Les dons de Cérès vont vous parler à souhait.
Que le plus désirable des biens de la terre, l'utile, devienne beau étant
votre parure !
Une couronne de fantaisie. Des fleurs variées semblables à des mauves,
un tapis merveilleux qui sort de la mousse, cela n'a rien de commun
avec la nature; cependant la mode le produit.
Un bouquet de fantaisie. Théophraste ^ lui-même ne vous dirait pas mon
nom, et cependant j'espère bien plaire, sinon à toutes, du moins à l'une,
à l'autre, à qui je voudrais bien appartenir, si elle m'enlaçait dans ses
cheveux ou se pouvait résoudre à m'accorder place sur son cœur.
Provocation. Que les fantaisies bariolées s'épanouissent pour la mode
du jour, merveilles étranges que la nature ignore ; tiges vertes, cloches d'or,
balancez-vous dans de riches boucles! — mais nous....
Boutons de roses. Nous nous tenons cachés ; heureux qui nous découvre
en notre fraîcheur! Quand vient l'été, le bouton de rose s'enflamme; qui
pourrait se passer d'un tel bonheur? La promesse, l'accomplissement gou-
vernent, dans le royaume de Flore, à la fois le regard, les sens et le cœur.
(Les jeunes filles disposent leurs marchandises avec élégance sous les
feuillages verts.)
UN JARDINIER.
(dhant accompagné de tcorbes.)
Voyez les fleurs paisiblement écloses, voyez-les orner vos têtes avec grâce;
les fruits, eux, ne séduisent pas; on en peut jouir en les goùlant.
Ils montrent des visages bruns; les cerises, les pêches, les prunes royales,
achetez ! car, contre la langue et le palais, l'œil est un mauvais juge.
Les fruils les plus mûrs, entre tous, venez les savourer avec Tolupté.
On peut rimer sur les roses; il faut mordre dans les pommes.
* Théophraste, le philosophe de Lesbos, l'élève de Platon et d'Aristote, l'auteur des CararU-
res, qui a écrit aussi une Histoire nahirelle des Plantes.
âiU KAÜSt.
Qu'il nous soit permis de nous joindre à vo*re riclie iî(Mjr de jeunesse
et d'élaler dans votre voisinage l'abondance de nos succulentes marchandises.
Sous la voûte verdoyante, dans la retraite des bosquets fleuris, vous
trouvez tout à la fois: boutons, feuilles, fleurs et fruits.
(Pendant le cliant alterné que les guitares et les téorhes accompa-
gnent, les deux chœurs continuent à ranger en pyramides leurs
marchandises et à le» offrir aux passants.)
UNE MÈRE ET SA FILLE.
La mère. Pe'ite, quand tu vins au monde, je te mis un frais bonnet;
tu étais si gentille de visage, si délicate de corps ! je rêvai aussitôt pour
toi un fiancé, je te voyais fiancée au plus riche, je te rêvais sa femme.
Ah! que d'années se sont écoulées sans résultat! La troupe variée des
époux s'est enfuie rapidement; avec l'un tu dansais d'un pied alerte; à
l'autre tu donnais en secret un coup de coude.
Nous avions beau inventer des fêtes, c'était inutile, les jeux innocents res-
taient sans effet. Aujourd'hui les fous sont lâchés, ma mie; ouvre ton gi-
ron, quelqu'un pourra s'y prendre.
(Des compagnes , jeunes et jolies, se rassemblent et se mettent à babiller.)
DES PÉCHEURS ET DES OISELEURS.
Ils entrent munis de filets, de gluaux et d'autres instruments , et se mêlent aux groupes des jeunes
filles. On cherche à se gagner, à se prendre ; on se dérobe, on se retient, et les tentatives réci-
proques donnent lieu aux plus agréables dialogues.
LES BUCHERONS.
Leur démarche est celle de manants grossiers.
Au large! au large! de la place! il nous faut de l'espace! nous abattons
les arbres, qui tombent avec fracas, et, lorsque nous portons un fardeau,
gare les tètes! — A notre éloge, proclamez-le; car si les manants n'agis-
saient dans le pays, comment les gens délicats se tireraient-ils d'affaire
avec tout leur esprit? Sachez-le donc, s'il ne nous arrivait de suer, vous
grelotteriez.
PoLicniNEi.LE, maladroit, preaque insipide. Vous êtes les fous — nés bos-
sus; — nous sommes les sages — qui n'ont jamais rien porté : — car nos
capes, — nos jaquettes, nos bardes, — sont faciles h porter. — Avec dé-
lices, — toujours oisifs, — chaussés de pantoufles, — par les marchés,
les foires, — nous courons çà et là. — On nous hue, — nous nous en
moquons ; — à travers la presse et la foule, — comme l'anguille, —
bKÜXlIiME PAHTit:. -lOb
nous nous glissons, nous dansons, lapageons ensemble. — Louez-nous,
blâmcz-noiis, c'est tout un.
Des va: AsiTES, pal leurs avides. Braves bûcherons, — et vous, cousins —
les cbarbonniers, — vous êtes nos hommes; — car toutes ces révérences,
— ces adhésions, ces phrases embrouillées, — ces équivoques, — tout cela
n'échauffe et ne rafraîchit — qu'autant qu'on le veut bien. — A quoi cela
sert-il? — Il faudrait que le feu — du ciel même — descendît par tor-
rents, — s'il n'y avait des bûches — et des voies de charbon, — pour
remplir l'aire et l'enflammer. — Le feu pétille, — le rôti grille, — la
soupe bouillonne, — la viande cuit; — le vrai gourmand, — le parasite,
— sent le rôti, — flaire le poisson — et prend ainsi du cœur — pour le
dîner du client.
Un ivrogne sans connaissance. Que rien ne me soit contraire aujourd'hui,
— je me sens si libre et si vaillant ! — de l'air frais, de joyeux refrains,
— c'est moi-même qui les souffle, et je bois, je bois, je bois. — Trinquez,
vous autres, tin, tin, tin. — Ohé! là-bas; l'autre, viens ici! — trinque, et
tout est dit.
Ma petite femme s'emportait — et mettait en pièces ce joyeux habit, —
et comme je me rengorgeais, — elle me traitait de bâton de perruque;
— mais je bois, je bois, je bois; — que les verres tintent tin, tin. —
Vous autres, b<àlons de perruque, trinquez; quand les verres tintent, tout
est dit.
Ne dites pas que je suis égaré, puisque je me trouve bien ou je
suis. Si l'hôte ne veut pas prêter, ma foi, prêle l'hôtesse! ou la
servante à la fin prêtera. Toujours je bois, je bois, je bois! Allons, vous
autres, tin, tin, tin! L'un avec l'autre, ainsi de suite, lime semble que
tout est dit.
N'importe où je m'amuse et comment , laissez-inoi dormir où je suis cou-
ché, car je ne puis plus rester debout.
Le choeur. Que chaque frère boive, boive. Un joyeux toast, tin, tin, tin.
Tenez-vous ferme sur le banc ou le tabouret. Pour celui qui roule sous la
table, tout est dit.
LE HÉRAUT.
Il annonce des poètes de toute sorte , poètes naturalistes , poètes de cour et de chevalerie , cem-ci
enthousiastes, ceux-là tendres. Dans cette cohue de concurrents, chacun cnipèthe son voisin de
se produire ; un d'eux passe seulement en disant quelques mots.
Un Satiriqie. Savez-vous ce qui me réjouirait le plus au monde, moi
poëte? ce serait de chanter et de dire ce que personne ne voudrait ouïr.
(Les poètes de la nuit et des tomheaux se font excuser, sous pré-
texte qu'ils sont engagés dans un entretien des plus intéressante
*iü(j t'A U ST.
avec un vampire fraîchement ressuscité, entretien dont toute
une poétique nouvelle pourrait bien sortir. Le héraut, forcé
d'accepter leurs excuses, évoque, en attendant, la Mythologie
grecque, qui. sous le masque moderne, ne perd rien de son ca-
ractère et de ses charmes.)
LES GRÂCES.
Aglaé. Nous apportons la grâce dans la vie , mettez de la grâce à
donner.
Hegemone. Mettez de la grâce à recevoir; l'accomplissement des vœux
est si doux !
EuPHROsiNE. Et dans l'espace de vos jours paisibles, que votre reconnais-
sance soit gracieuse!
LES PARQUES.
ÂTRpPOs. Moi, l'aînée des fileuses, on m'a celte fois invitée; il y a bien
à penser, à réfléchir, sur le tendre fil de la vie.
Pour qu'il vous soit flexible et doux, je l'ai choisi parmi le lin le plus
fift; à le rendre lisse, facile, égal, ce doigt habile y pourvoira.
Si parmi les plaisirs et les danses vous vous sentez sur le point de
vous oublier, pensez à la nature de ce fil; gardez-vous! il pourrait se
briser.
Clotho. Sachez-le, en ces jours derniers on m'a confié les ciseaux, car
on n'était point du tout édifié de la conduite de notre vieille.
Elle tramait sans fin dans la lumière et l'air les tissus le plus inutiles,
et, tranchant, entraînait dans l'abîme l'espérance des plus nobles facultés.
Cependant moi aussi, dans l'action de la jeunesse, je me trompai déjà
bien des fois; aujourd'hui, ])our modérer mon ardeur, j'ai renfermé les ci-
seaux dans l'étui.
Et je suis heureuse de me sentir de la sorte liée, et je souris à ce lien.
Vous, en ces heures de liberté, menez votre joyeuse bacchanale.
Lachésis. a moi, la seule raisonnable, l'ordrcî m'est resté en partage, et
mon rouet, toujours actif, ne s'est jamais encore précipité.
Les fils viennent, ils se dévident; à chacun j'indiciue son chemin. Je n'en
hnsse aucun s'allonger outre mesure; il faut (|u'il se range autour du fu-
seau.
Si je pouvais m'oublier un instant, je tremblerais pour le monde;
DEUXIEME PARTIE. 2(17
les heures comptent, les ans s'écoulent, et le tisserand prend les éche-
veaux '.
Le héraut. Celles qui viennent maintenant, vous ne les reconnaî-
trez pas , seriez-vons cent fois plus versés dans les anciennes écritures;
à les voir, celles qui firent tant de mal, vous les nommeriez des liùtes
bienvenns.
Personne ne \oudra nous croire Furies, jolies, bien faites, aima-
bles, jeunes d'années! Entrez en commerce avec elles, et vous verrez
comme de semblables colombes mordent à la manière des serpents.
Dans le fond elles sont sournoises; mais aujourd'hui que chaque fou se
vante de ses torts, elles n'ont que faire de se donner pour des anges, et
s'avouent les vrais fléaux des villes et des pays.
Alecto. a quoi sert-il? vous vous fierez à nous, car nous sommes gen-
tilles, jeunes, et faisons patte de velours. Si l'un de vous a quelque part
une bien-aimée, nous lui gratterons l'oreille aussi longtemps.
Jusqu'à ce que nous osions lui dire en face qu'elle fait des signes à tel
ou tel, et qu'elle est d'une pauvre cervelle, bossue, et qu'elle boite, et, si
elle est sa fiancée, qu'elle ne vaut rien.
Ainsi nous savons tourmenter aussi la fiancée : son bien-aimé, il v a
quelques jours, a parlé d'un ton dédaigneux d'elle à une autre; et s'il arrive
qu'on se réconcilie, il en reste toujours quelque chose.
Mégère. Jeu que tout cela ! Laissez-les d'abord s'unir, et j'en fais
mon affaire; et je saurai dans tous les cas empoisonner par les caprices
le bonheur le plus doux. L'homme eût variable, les heures sont va-
riables.
Nul n'étreintle désir dans ses bras sans soupirer follement après un plus
vif désir, qui le prend au faîte du plus grand bonheur auquel il s'habitue.
11 fuit le soleil, il veut réchauffer la glace.
Je sais avec eux comment il faut s'y prendre ; j'amène Asmodée le fidèle,
pour semer le malheur en temps opportun, et je détruis ainsi l'engeance
humaine par couples.
TisiPHONE. En place de méchantes langues, je mêle et prépare pour le
traître la dague et le poignard. Aime ton pareil, et tot ou tard le désespoir
doit s'emparer de toi.
^ Clotho tient la quenouille, Lachésis le fil, Atropos les ciseaux. Dansées couplets que chantent
les Parques, Goethe intervertit les rôles, sans doute ù cause de la mascarade. Glolho a pris les
ciseaux fatals d' Atropos, qu'elle enferme dans l'étui pour quelques jours; la vieille file pendant ce
temps, et Lachésis ordonne.
208 FAUST.
11 faut que miel, du uionient, se change en absinthe et en tiel; ici point
d'égard, point de pillé; il a commis l'aclion, il la paiera.
Pardon, chanson ! je me plains aux rochers, et l'écho, écoute! répond :
Vengeance! El celui qui change ne doit point vivre.
Le héraut. Qu'il vous plaise de vous ranger un peu de côlé, car ce qui
s'approche n'est pas de vos semblables. Voici venir une montagne, les
flancs orgueilleusement revêtus de tapis variés, la tête armée de longues
défenses, d'une trompe qui se meut à la manière des serpents. Un uiystère
dont je vous donne la clef. Sur sa nuque, assise, une femme gracieuse et
délicate la dirige avec adresse au moyen d'une fine baguette. L'autre, placée
au sommet, majestueuse et superbe, est entourée d'un éclat qui m'éblouit.
A côté, cheminent de nobles femmes enchaînées : l'une inquiète, l'autre
toute joyeuse; celle-ci désire, celle-là se sent libre. Que chacune énonce
à présent qui elle est.
La Crainte. Les torches fumantes, les lampes, les flambeaux vacillent
à travers la fêle confuse; au milieu de ces figures trompeuses, ma chaîne,
hélas ! me relient.
Loin d'ici, vous, rieurs risibles! votre grimace éveille mes soupçons.
Tous mes antagonistes me pressent en cette nuit.
Ici un ami est devenu ennemi, — je connais déjà son masque. —
Celui-là voulait m'assassiner ; — découvert maintenant, il s'esquive.
Oh! pour m'en aller n'importe où, — que je voudrais m'enfuir du
monde ! — Mais là-bas le néant menace, — et je reste suspendue entre les
ténèbres et l'horreur.
L'Espérance. Salut, vous, sœurs chéries. Déjà, aujourd'hui et hier vous
vous êtes amusées à passer votre temps en mascarades; mais je sais perti-
nemment, quanta moi, que vous voulez demain vous démasquer. Et si
l'éclat des flambeaux n'a point pour nous des charmes singuliers, nous
irons à la lumière des beaux jours, selon notre unique volonté, tantôt en
o-roupe, tantôt seules, courir librement par les belles prairies, comme il
nous plaira, nous reposer ou bien agir, et, dans uiie vie libre de soucis,
sans nous priver jamais, poursuivre sans relâche un but. Hôtes bienvenus
partout, entrons hardiment ici; assurément, le bien suprême doit se trou-
ver quelque part.
La Prudence. Je tiens enchaînées, éloignées de la multitude, deux des
plus grandes ennemies des hommes, la Crainte et l'Espérance. Faites
place ! vous êtes sauvés.
Le colosse animé, je le conduis, voyez-le, chargé de tours, et il marche
sans résistance, pas à pas, à travers des sentiers escarpés.
DKIXIKME IWRTIK. 20i)
^lais là-haul, sur \c pinacle, cette déesse aux ailes amples et puis-
santes qu'elle déploie pour se porter à la conquête aux quatre points du
monde.
Autour d'elle, éclat et gloire hrillenl au loin de tous côtés; elle s'appelle
la Victoire, reine de toute activité.
Zoïi.o-TiiERsrnî '. llu! lui î je viens à propos pour vous maltraiter tous!
Mais celle que je me suis proposée pour point de mire est là-haut, dame
Victoire! Avec ses deux ailes blanches, elle se croit \olontiers un aigle, et
là où seulement elle se tourne, s'imagine que tout lui appartient, peuple
et pays. Patience ! là oii quelque chose de glorieux arrive, moi je m'em-
porte. Voir haut ce qui doit être bas, bas ce qui doit être haut; voir la ligne
courbe droite, et la droite courbe, voilà ce qui, seul, fait que je me porte
bien, et ce que je veux sur toute la terre.
Le HÉRAUT. Que la sainte baguette te frappe, méchant gueux! que tes
membres se tordent aussitôt eu d'affreuses convulsions! — Voyez, le
double nain se pelotonne tout à coup en une masse immonde ! — 0 pro-
dige! — La masse devient œuf, l'œuf se gonde, il crève; deux jumeaux
s'en échappent : la vipère et la chauve-souris. L'une s'en va rampant
dans la poussière; l'autre, noire, prend son essor vers le plafond. Toutes
deux se hâtent au dehors pour faire alliance; je n'y voudrais pas être en
tiers.
Murmures. Alerte! on danse déjà là-bas. — Non, je voudrais être loin.
— Sens-tu comme cela nous enveloppe, l'engeance fantastique ? Cela
frôle dans mes cheveux; — tout à l'heure je le sentais près de mon
pied. — Aucun de nous n'est blessé ; — mais nous sommes tous pris
d'épouvante. — La plaisanterie se gâte. — Les imbéciles l'ont voulu
ainsi !
Le iiéraut. Depuis que dans les mascarades les devoirs de héraut me
sont confiés, je veille avec sollicitude à la porte, afin qu'ici , dans ce
lieu de plaisir, rien de funeste ne vous atteigne; je ne plie ni ne cède,
et pourtant je crains que, par les fenêtres, des Esprits de l'air ne se
glissent; car des enchantements, des sortilèges, je ne saurais vous ga-
rantir. Si le nain vous effrayait, maintenant, là-bas, c'est toute une
multitude en fureur. Le nom et le caractère de ces formes, je voudrais
bien vous les expliquer, comme il convient à mon emploi; mais ce qui
n'est pas compréhensible, je ne saurais le définir. Venez donc tous à
^ Zoïlo, ce Grec si fameux par ses ignobles critiques fies œuvres do Plaloii et d'Homère. Tlier-
siic, ce bossu bidcux et méchant dont il est question au XI"" livre de V Iliade. Il détestait Acliiile,
Ulysse et Agamemnon, bravait insolemment les cliel's de l'armée, et conseillait toujours la retraite.
Ulysse le battit un jour de son sceptre, au point de le faire pleurer. Il linit par être tué par
Achille. Après sa mort, les dieux le changèrent en une gren luille. Selon Platon, son âme passa
dans le corps d'un singe. Plafo, de Republicà, lib. x. Tel est le couple gracieux que Goethe a
réuni dans une seule individualité; de là Zoilo-Tliersite; le nom suffit cette fois pour indiquer la
nature du personnage.
210 FAUST.
mon aide. Voyez-vous comme cela glisse à travers la foule? Allele de
quatre chevaux, voyez-vous ce char magnifique qui perce à travers tout?
Mais il ne fend pas la masse, je ne vois nulle part qu'on se presse; il
sème dans l'éloignement des étiucelles de toutes couleurs; mille étoiles
égarées trembloteut cà et là; on dirait une lanterne magique. Cela s'ap-
proche avec un ronllcment furieux comme l'ouragan. Place! place! je
frissonne !
Un ENFAM [le guide du char), lïalte! coursiers; ployez vos ailes, obéis-
sez au frein accoutumé , modérez-vous dos que je vous modère, partez
rapides lorsque je vous anime. — Honorons ces lieux! — Voyez à l'enlour
s'accroître le nombre des gens ébahis, foule sur fouie! A l'œuvre donc,
héraut! à ta manière, avant que nous n'ayons fui, nomme-nous et nous
explique; car nous sommes les Allégories : à ce compte, tu devrais nous
connaître.
Le iiéuaut. Je ne saurais te nommer; je pourrais plutôt te décrire.
L'enfant-guide. Essaie.
Le héraut. 11 faut l'avouer, d'abord tu es jeune et beau, un enfant à peine
adulte et que les femmes voudraient bien voir adulte accompli; tu me pa-
rais un galant en herbe, nn séducteur de race.
L'enfant-guide. Cela s'entend! Continue, découvre le gai mot de l'é-
nigme.
Le héraut. L'éclat noir de tes yeux, la nuit de ta chevelure qu'un dia-
dème étincelant égaie! et quel gracieux manteau coule de tes épaules à tes
talons, avec sa bordure de pourpre et de clinquant! On te prendrait vrai-
ment pour une fille, et cependant je tiens que tu serais déjà capable de
leur tourner la tète; tu as été à leur école.
L'enfant-guide. Et celui qui, tel que l'image de la magnificence, trône
sur ce char?
Le héraut. 11 semble un roi ])uissantet gracieux. Heureux celui qui sait
gagner sa faveur! à quoi pourrait-il prétendre désormais? Son regard va
au-devant du besoin, et sa joie pure de donner est plus grande que la pos-
session et le bonheur.
L'enfant-guide. Tu ne dois pas t'en tenir là; songe qu'il faut le décrire
avec exactitude.
Le héraut. La dignité ne peut se décrire; mais son visage frais et rond
comme la lune pleine, ses joues en llenr qui s'épanouissent sous ra])pareil
du turban, une riche aisance dans les plis de sa robe ! que dire de son
maintien? Il me semble reconnaître en lui un souverain.
L'enfant-üuiüe. C'est IMutus, dieu de la richesse, qui vii'nt ici dans toute
sa pompe. Le grand empereur l'appelle de tous ses vœux.
Le héraut. Maintenant dis-nous aussi, pour ce qui le regarde, le quoi et
le comment.
L'e.nfant-glide. Je suis la Prodigalité, je suis la Poésie, je suis le poète
qui se satisfait en dispersant son propre bien. Moi aussi je suis riche im-
DliUXIÈMK l'A KT IE. 211
ineiisütiiciit^ et me liens l'égal de IMuliis. J'anime et décore ses danses et
ses fêtes ; ce qui lui manque, je le lui donne.
\.]L iiÉRAi T. La fanfaronnade te sied à ravir; mais voyons un peu ce que
tu sais faire.
I.'enfant-giide. Voyez, il me suffit de claquer des doigts, et sur-le-
champ des étincelles et des lueurs jaillissent autour du char. Tenez, voilà
un collier de perles.
(I^iisant toujours claquer ses doigts.)
A vous les agrafes d'or, les pendants d'oreilles, les colliers; à vous
aussi les peignes et les couronnes sans défaut^ joyaux précieux montés en
bagues ; j(î jette aussi par moment de petites flammes, attendant où elles
peuvent prendre.
Le iiÉRAiT. Comme elle happe et saisit tout, la chère multitude ! le don-
neur en est assailli. 11 j)leut des bijoux comme dans un rêve, et chacun
veut en avoir quelque chose. Mais en voici bien de nouvelles, à présent!
Ce qu'ils saisissent avec tant d'avidité ne leur profite guère, les trésors leur
échappent aussitôt. Le collier de perles se brise, et le pauvre diable n'a
plus dans sa main que des scarabées qui se débattent ; il les secoue, et les
voilà qui bourdonnent autour de sa tête. Les autres, au lieu de biens soli-
des, n'ont attrapé que de frivoles papillons. Oh! le fripon ! qui promet tant
et ne donne que du clinquant !
L'enfant-giide. Oui, tu sais expliquer les masques; mais découvrir le
fond des êtres n'est point l'affaire d'un héraut de cour : il faut à cet em-
ploi des gens plus pénétivauts. J'évite cependant toute querelle, et c'est à
toi, maître, que s'adressent mes questions et mes paroles. (// se tourne
vers Plutus.) Ne m'as-tu pas confié le soin de guider tes quatre fougueuses
cavales? Ne les ai-je pas conduites avec bonheur, selon tes volontés? Ne
suis-je pas où tu m'indiques? N'ai-je pas su, sur des ailes rapides, le con-
quérir la palme? Si souvent que j'aie combattu pour toi, n'ai-je pas tou-
jours été vainqueur? Les lauriers qui couvrent ton front, n'est-ce point
mon esprit et ma main qui les ont tressés?
Plutus. S'il est nécessaire que je l'atlesle, je le dis volontiers : lu es
l'esprit de mon esprit, tu agis toujours selon ma volonté, tu es ))lus riche
que je ne le suis moi-même, et j'estime, pour honorer tes services, ce
rameau vert plus haut que toutes mes couronnes. Je le ])roclame ici
devant tous et du fond du cœur : Mon enfant bien-aimé, je suis content
de toi.
L'exfant-guide, à la foule. Les plus ricbes dons de uki main, voyez, je
les ai répandus à la ronde. Par-ci, pu- -là, je vois des tètes où brille une
petite flamme que j'ai secouée. Elle saute de l'un à l'autre, s'attache à
celui-ci, échappe à celui-là ; rarement elle s'élève flamboyante et luit splen-
dide dans sou éclat passager; mais chez plusieurs, avant même qu'on ait
pu soupçonner son existence, elle s'éteint, tristement consumée.
Caquetage des ee.mmes. Celui-là, tout en haut sur le char, est, à coup
212 KAUST.
sur, un cliarlalan. Derrière, se blottit Hanswurst ', mais amaigri par la
faim et la soif, et tel que jamais encore on ne Fa vu ; il ne sent rien quand
on le pince.
I.'amaigui. Foin des hideuses carognes ! Je sais que je suis toujours le
malvenu pour elles. Lorsque la femme prenait encore soin du foyer, on
m'appelait Avarice; ; en ce temps, la maison était en bon élat : beaucoup y
entrait, rien n'en sortait. Je veillais sur le coffre-fort et sur l'armoire;
c'était sans doute là un vice ! Mais lorsque, dans ces dernières années, la
femme eut désappris Fécononiie, et qu'à la façon de tout mauvais payeur,
elle a plus de désirs que d'écus, il reste à l'homme beaucoup à souffrir;
de quelque coté qu'il se tourne, des délies. Gagne-t-elle quelque chose,
elle le dépense pour son corps, pour son amant; aussi, elle mange mieux,
boit encore mieux avec la damnée troupe de galants. Ma passion pour l'or
s'en accroît, et je suis F Avare au masculin.
La femme en solo. Oue le dragon aille enfouir avec les dragons; après
tout, cela n'est que fourberie et mensonge! 11 vient pour j)rovoquer les
hommes, comme s'ils n'étaient pas assez désagréables sans cela.
Les femmes en masse. Cet homme de paille ! un soufllel sur sa joue ! Ou'a
donc à nous menacer ce souffre-douleur? Nous craignons bien ses gri-
maces, en vérité! Les dragons ne sont que de bois et i\e carton. Sus ! sus !
tombez-lui sur la carcasse!
Le héraut. Par mon bàlon! paix là! — Mais mon secours esl inutile;
voyez comme les monstres furieux, envahissant l'espace, déploient la double
paire de leurs ailes! Les gueules pourvues d'écaillés des dragons irrités
s'agitent en vomissant du feu. La multitude fuit, la place est nette.
(Pluliis descend du cliar.)
Le hérai't. 11 s'avance; Tjuelle majesté royale! Sur un signe de lui, les
dragons s'agitent; ils ont descendu du char le coffre rempli d'or et d'a-
varice, le voilà à ses pieds : c'est un prodige comme cela s'est fait.
Plutis, à r Enfant-Guide. Te voilà déLarrassé de ce jc^anl l'aidiau, te
voilà libre ; maintenant, alerte vers ta sphère ! Elle n'est ])oinl ici, où, dans
la confusion elle bruit, les fantômes grotesques nous assiègent. Va-t'en là
' Hanswurst, pantin des farces allemandes.
L'Avarice aux yeux caves, aux membres décharnés, debout deri-ière le cliar où se prélasse, dans
la pourpre de coussins, l'endjonpoint épanoui du dieu de l'or, est encoi'c un de ces contrastes
que Goethe allectionne, et dont nous l'avons \u déjà souvent tirei- parti. Au calme grandiose,
à la sérénité magnifique delà llichesse personnifiée dans IMutus, le dieu au visage lleuri, à la
barbe épaisse et suave, à la parole solennelle, il oppose la mine creuse, l'air ébourillé et les pas-
quinades ignobles de l'avarice. N'y at-il pas aussi du IMépbistophélès dans cet amaigri goguenard,
espèce de clown du dieu Plutus, qui vient là comme le boidlon de la mascarade, als Fulie des Gan-
zen, loûr me servir d'une expression familière aux Allemands? Outre que sa présence derrière
Faust l'indique assez (Mcpliistophélès ne quitte guère son compagnon, et Plutus ici n'est autre que
Faust, Faust qui promet l'or et les richesses à l'empereur, ce grand tout du moyen âge, ce dieu
n->.v), on le devine à ses velléités de luxuie à la fois brutale et grotesque. Il est vrai que l'Avarice,
en tant que péché capital, tient de l'enfer, et par là conserve avec le diable un air de famille au-
quel on I eut facilement se méprendic.
DKIMIIMK l'Ain II". 213
Oll, loi |)ur, lu conleinples la |)iii'elc soreiiic; là oîi lu riij)|)ailioiis, où lu
n'as foi qu'en loi-niènie; là bas où le Heau cl le Hon plaisent seuls, A la
solitude ! — Va y créer ton inonde.
I/enfant-giide. (.'est ainsi que je m'estime coniine di^rie envoyé, ainsi
que je t'aime comme ton plus proche parent. Où tu résides est ropiilcnce,
où je suis chacun se voit nager au milieu des plus riches trésors. Dans
cette vie absurde, l'homme hésite souvent : se doniicra-t-il à toi ou à moi?
Les tiens, à la vérité, peuvent se reposer en désœuvrés; mais qui s'attache
à mes pas a toujours quelque chose à l'aire. Je n'agis point en secret; je
respire, et me voilà trahi. Adieu doue ! tu me laisses à mon bonheur! Mur-
mure doucement mon nom, et je rcNicns aussitôt.
(Il part roiniiic il est venu.)
Plltis. Maintenant, il est temps de délier les trésors ! Je louche les ser-
rures avec la verge du héraut, cela s'ouvre. Voyez, dans les coffres d'ai-
rain, c'est un sang dor qui circule; d abord, la pompe des couronnes,
des chaînes, des anneaux. La masse en ébulliticn menace de la dévorer
tandis qu'elle fond.
Clameurs diverses de la MiLirruDE. Voyez, oh! voyez, quelle fusion
splendide ! le coffre s'emplit jusqu'aux bords, — les vases d'or se fondent,
les rouleaux roulent, les ducats bondissent tout monnayés. Oh! comme le
cœur me bat, comme je vois tous mes désirs tourbillonner là sur le sol!
— On vous l'offre, profitez-en sur-le-champ; vous n'avez qu'à vous bais-
ser pour être riches. — Nous autres, prompts comme l'éclair, nous nous
emparons du coffre. *
Le héraut. Qu'est-ce donc? insensés! que voulez-vous? il n'y a rien
ici qu'un jeu de mascarade; ce soir, on n'en demande pas davantage.
Croyez-vous qn'on va vous donner de l'or et des valeurs? Mais des jetons
seraient de trop pour vous dans cette partie. Maladroits! qui voulez d'une
aimable plaisanterie faire la vérité crue, à quoi vous servirait la vérité?
— Vous vous jetez à corps perdu dans l'erreur grossière. — Plutusde car-
naval, héros de mascarade, chasse-moi d'ici tout ce monde.
Plutus. Ton bâton va me servir à merveille; prète-le-moi pour un in-
stant. — Je le trempe dans la flamme liquide. — Maintenant, Masques,
gare à vous ! Ouels éclairs, quels craquements, quelle fusée d'étincelles !
voilà déjà le bâton tout en feu. Oui s'ajjproche de trop près est aussitôt
brûlé sans pitié, lîon, je commence ma tournée.
Cris ET confusion. Aie! aie! c'est fait de nous. — Sauve qui peut! — Ar-
rière, arrière, mon voisin ! — J'ai le visage aspergé détincelles ! — Que ce
bàton de feu me pèse ! — Nous sommes tous et tous perdus! — Arrière !
troupe de masques! .Vrrière, arrière, foule insensée! — Oh! si j'avais des
ailes, je m'envolerais.
Plutus. Déjà le cercle est élargi, et personne, je pense, n'est brûlé; la
multitude cède, saisie d'épouvante. Cependant, comme gage de cet ordre,
je trace un cercle invisible.
21 i FAÜÖT.
Le iiéu.u r. Tu as accompli une œuvre magailique ; combien de grâces
je rends à la sage puissance !
Pi.iTLS. Nous nesoniincspas au bout, noble ami ; de la palience ! maint
tumulte menace encore.
L'av.vuice. On peut, pour peu qu'on s'en soucie, contemjder ce cercb;
avec un certain plaisir, car toujours les femmes sont en avant lorsqu'il
s'agit de regarder ou de grignoter. Quant à moi, j(^ ne suis pas encore si
complètement rouillé; une belle femme est toujours belle ; et puisqu'au-
jourd'liui cela ne me coûte rien, nous voulons nous en donner h cœur joie.
Mais comme dans un lien qui regorge de monde, toutes les paroles ne
])ortent ))as, je vais essayer avec prudence, et j'espère réussir, de m'ex-
primer clairement en ])anlomime; si la main, le jiied et les gestes ne
me suffisent ])as , ma foi! je tente quelque espièglerie. J'en userai de
l'or comme d'une argile bumide, car ce métal se convertit en toute
cbose.
Le nÉRAiT. Qu'a donc cet imbécile dessécbé? Un pareil meurt-de-faim
va-t-jl faire de l'esprit? Il réduit tout or en paie ; l'or devient mou entre
ses mains. Comme il le pétrit, comme il le roule! et pourtant il garde
toujours une forme ignoble. Le voilà qui se tourne vers les femmes ; elles
poussent des cris, veulent s'enfuir, et se démènent d'une ignoble façon.
Le drôle est mal accueilli. Je crains bien qu'il ne prenne plaisir à violer
les convenances; dès lors, je ne puis rester muet. Donne-moi mon bàlon,
que je le cbasse.
Pli'tl's. 11 ne pressent pas ce qui nous menace du debors; laisse-le
mener sa fête de fou, il ne va point lui rester de place pour ses pasqui-
nades. La loi est puissante ; plus puissante est la néeessilé.
Tl.milte etciiaint. La trduj)!» sauvage accourt des bauteurs de la monta-
gne et des profondeurs du bois. Elle avance irrésistiblement : ils fêtent leur
grand dieu Pan. Ils savent ce que nul ne sait, et se ruent dans le cercle
vide.
Plutts. Je vous connais, vous et votre grand dieu Pan; vous avez fait
ensemble de vaillants coups ! Je sais fort bien ce que tout le monde ne
sait pas, et je vous ouvre de bon cœur ce cercle étroit. Qu'un beureux des-
tin les accompagne! De curieux prodiges peuvent se passer; ils ignorent
oii ils vont ; ils ne sont pas avisés.
Chant SAUVAGE. Peuple fardé, tas de |)ailleltes! ils viennent bruts, vien-
nent brutaux, à bonds liardis, à course ardente ; les voici tous forts et
vaillants.
Les faunes. La troupe des Faunes a la danse lascive, la couronne de
cbêno dans les ebeveux crépus, une oreille fine et pointue qui perce à Ira-
vers les boucles, un petit nez camard, un(> large face, tout cela ne nuiî i)as
auprès des femmes. Quand le Faune lui l(>nd la patte, la plus belle ne fait
pas la difficile.
UN SATYRE. Le Satyre bondit derrière les aulrcs, le Satyre au pied de
DE u XI i: ME PAirni:. ^ir;
l)onc, à lu j;iinl)C grèlo, il lui faul à lui des membres maigres et nerveux.
A la maniL're des chamois, sur les hauteurs de la montagne, il se délecte
à regarder de tous cotés, et puis, ravivé par l'air de la lii)crté, il raille l'en-
fant cl la femme et l'homme, qui là-has, dans les vapeurs cl la fumée du
vallon, s'imaginent bonnement qu'ils vivent aussi, tandis qu'à lui, pur cl
sans trouble, à lui seul appartient là-haut le monde entier.
Les (jnomks. Voici venir trotte-menu la troupe des Pygméesqui n'aiment
pas à marcher deux à deux. Dans leur liabil de mousse, avec leurs petites
lanternes, ils s'agitent les uns les autres, chacun pour soi, tous grouillant
comme une fourmilière de vers luisants; cela remue incessamment d'ici,
de là, occupé dans tous les zigzags.
Proches ])arenls des pieux trésors, bien connus comme chirurgiens du
granit, nous saignons les hautes montagnes et puisons dans leurs \eines
plantureuses. Nous amoncelons les métaux, partout accueillis que nous
sommes avec des cris de bienvenue, car nous sommes les amis des
hommes. Et cependant nous produisons l'or à la lumière, l'or pour les
larrons et les entremetteurs, cl ne laissons pas manquer de (ér Thomme
superbe qui inventa le meurtre en grand. Qui méprise les trois com-
mandements, ne lient non plus guère compte des autres. Tout cela n'est
pas de notre faute ; c'est pourquoi ayez comme nous patience.
Les géants. Les hommes sauvages, voilà leur nom ; sur le Harz, on les
connaît bien. Nus, dans leur antique force, ils marchent ensemble en
vrais géants. Un tronc de sapin dans la main droite, un grossier ceinturon
autour du corps, un rude tablier de feuilles et de ramures, gardes comme
le pape lui-même n'en a pas.
DES NYMPHES EN CHOEUR.
(Elles eutoiu'LMif le grand dieu Pan.)
H vient, lui aussi ! le tout du monde est représenté dans le sublime Pan.
Vous, les plus aimables, entourez-le, menez autour de lui vos danses fo-
lâtres ; car, bon et grave à la fois, il aime que l'on .-oil joyeux. Sous la
voûte azurée du ciel il se tient constamment éveillé ; mais les ruisseaux
l'enchantent de leurs murmures, cl les brises le bercent dans un frais
repos; et lorsqu'il vient s'assoupir vers midi, la feuille cesse de trembler
à la branche ; l'odeur balsamique des plantes vives emj)lit l'air silencieux :
la Nymphe s'arrête en ses ébats, et là oii elle se trouve s'endort. Uependant
si tout à coup sa voix retentit avec puissance, comme le roulement du ton-
nerre ou le mugissement de la mer, nul ne sait plus où se tourner, l'ar-
mée vaillante se disperse, cl dans le tumulte le héros frissonne. Honneur
donc à qui de droit! Salut à celui qui nous amène ici !
216 FAUST.
DEPUTATION DE CiNOMES.
(Au grand ilicu Pan.)
Si le l)inn suprême o( sploiiditle file dans les veines du granit et ne
(léconvre ses labyrinthes qn'an pouvoir magique de la baguette divi-
natoire,
Nous autres, dans les grottes obscures, nous construisons notre maison
de Troglodytes, et toi, à la pure lumière du soleil, lu dispenses généreuse-
ment les trésors.
Voilà que tout près d'ici nous venons de découvrir une source mer-
veilleuse qui promet de donner, sans travail, ce qu'on ponvait à peine
conquérir.
Il dépend de toi seul d'accomplir cette affaire; prends-la, Seigneur,
sous ta protection! Tout trésor entre tes mains devient le partage de l'u-
nivers.
pLUTL's, nu Héraut. Sachons nous contenir avec grandeur, et laissons
s'accomplir ce qui se prépare. Ton courage, à toi, n'a jamais failli. Il
va se passer maintenant quelque cliose d'horrible ; le monde et la pos-
térité refuseront d'y croire : écris-le, toi, fidèlement dans ton protocole.
Le héraut, saisiasanl la bagneltc que Plulus lient dans sa main. Les nains
conduisent doucement le grand dieu Pan à la source de feu. Elle jaillit en
bouillonnant des profondeurs, puis retombe dans le gouffre, et la gueule
béante demeure sombre ; l'ébullition em])rasée et fumante ondule encore.
Le grand dieu Pan est là de bonne humeur et se réjouit du prodige. —
Une écume de perles jaillit de tous côtés. Comment peut-il se fier à do
pareils êtres? Il s'incline profondément pour regarder; — mais voilà que
sa barbe tombe dedans. — Qui peut être cet homme au menton ras? Sa
main le cache à nos yeux. — in grand malheur survient, la barbe prend
feu, et bientôt une traînée ardente enflamme la couronne, et la tète et la
poitrine; la joie se change en peines. — La troupe accourt pour éteindre
les flammes ; mais nul n'y échapj)e, et plus on patauge et se débat, plus
la flamme se multiplie et se ravive. Enveloppé dans lélément ardent, tout
un groupe de masques grille. Mais qu'entends-je? quelle nouvelle se
transmet d'oreilh; en oreille, de bouche en bouche? 0 nuit à jamais la-
mentable, que de maux tu nous as apportés! Le jour de demain va pro-
clamer ce que personne ne voudrait entendre. J'entends crier de tons
côtés que c'est l'EMPEilELU qui souffre ces tourments. Oh ! que toute
autre chose fût vraie! L'Empereur brûle avec les siens. Maudits soient-ils
eux tons qui l'ont poussé à s'entourer de fagots résineux et venir ici faire
vacarme pour la destruclion générale! 0 jeunesse ! jeunesse ! ne sauras-tu
DKUXlk^lK PA in I H. 217
jamais inottrc un frein à ta joie! 0 grandeur! grandeur! ne sauras-tu
jamais concilier dans tes actes la raison et la puissance que tu exerces !
Déjà le bois est tout en flammes, elles montent aiguës et vont lécher
les boiseries du toit; un incendie général nous menace. La mesure de la
désolation est comblée : je ne sais qui nous sauvera. Monceau de cendres
d'une nuit, demain on verra gisante la riche magnificence impériale!
Pluti's. Assez de frayeur ! Il est temps de venir à leur aide. — Puissance
de cette baguette, frappe, et que le sol tressaille et retentisse ! Et toi, plaine
infinie de l'air, emplis-toi d'une tiède vapeur! Voltigez par ici, brouil-
lards; nuées grosses de pluie, planez sur cet embrasement tumultueux !
ruisselez, sifflez, petits nuages, gonflez-vous, exhalez-vous doucement;
partout efforcez-vous d'éteindre ! vous calmants, vous humides, changez en
un orage ce vain jeu de flamme! — Quand les Esprits menacent de nous
nuire, c'est à la Magie de se remuer.
JARDIN DE PLAISANCE.
SOLEIL DU MATIN.
L'EMPEREUR et sa cour, lionimes et femmes; FAUST,
MEPHISTOPHÉLES vêtu convenablement, sans affectation, dans le goût du temps ; tous
les deux s'agenouillent.
Faust. Pardonnes-tu, seigneur, l'incendie de carnaval ?
L'empereur, leur faisant signe de se relever. Je me souhaite beaucoup de
farces de la sorte. — Un moment je me suis vu au milieu d'une sphère
ardente, je croyais presque être Pluton. Un abîme de ténèbres et de char-
bon tout à coup embrasé de flamme! d'ici et de là, dans les gouffres, tour-
billonnaient des milliers de flammes extravagantes qui s'unissaient en une
voûte ; des langues de flammes découpaient un dôme sublime toujours de-
bout et toujours croulant. A travers le tourbillon des colonnes ardentes,
je voyais dans le lointain se mouvoir la longue file des peuples; ils se
ruaient dans le vaste cercle, et me rendaient hommage, comme ils l'ont
toujours fait. J'en ai reconnu plus d'un de ma cour, je semblais le roi des
Salamandres.
Méphistophélès. Tu l'es, seigneur! puisque chaque élément reconnaît
ta majesté absolue. La flamme t'est soumise, tu viens de l'éprouver. Main-
tenant, plonge-toi dans la mer à l'endroit où sa fureur se déchaîne avec
le plus d'emportement, et à peine auras-tu foulé du pied le sol jonché de
perles, qu'aussitôt un cercle splendide se formera en bouillonnant. De
haut et d'en bas, tu verras les flots verts, agiles, empourprés d'écume, se
gonfler à souhait pour la plus magnifique demeure, autour de toi, point
28
218 FAUST.
central. A cbaquo pas que tu fais, des palais t'accompagnent. Les mu-
railles môme ont le don de vie, se meuvent avec la rapidité du trait,
vont et viennent. Les monstres marins se pressent pour contempler ce
spectacle nouveau, charmant. Là s'ébattent les dragons diaprés aux
écailles d'or. Le requin jappe, lu lui ris dans la gueule. Quel que soit
le spectacle que ta cour enchantée déploie autour de toi, tu n'as jamais
contemplé une foule pareille. Cependant les images agréables ne te
font pas défaut, les Néréides curieuses s'approchent du palais magnifique
au sein de l'éternelle fraîcheur; les plus jeunes, timides et lascives
comme les poissons ; les autres, prudentes ; déjà Thélis est instriiite, elle
tend au nouveau Pelée sa main et ses lèvres, et puis lui donne un siège
au séjour de l'Olympe.
L'empereur. Pour les espaces de l'air, je t'en fais grâce; on franchit tou-
jours assez tôt les degrés de ce trône-là.
Mépiiistophélès. Et la terre, tu l'as déjà, maître sublime!
L'empereur. Quel heureux destin t'apporte ici sans transition des 3Iillc
et une Nuits? Si tu ressembles pour l'abondance à Scheherazade, je te pro-
mets la plus haute des faveurs. Tiens-toi toujours prêt, si le monde
uniforme me devient insupportable, comme cela lui arrive souvent.
Le maréchal s'avance en toute hâte. Gracieux souverain, je n'eusse jamais
espéré porter dans ma vie la nouvelle d'un événement plus heureux que
celui qui me transporte de joie et me ravit en ta présence : la dette est li-
quidée, tous les comptes sont payés, nous avons apaisé les serres des usu-
riers; me voilà délivré de ces tourments d'enfer. On ne ressent pas dans
le ciel une joie plus sereine.
Le GRAND-aïAiTRE DE l' ARMÉE stirvicnt de même. La solde vient d'être payée
ponctuellement, l'armée entière s'engage de nouveau, le lansquenet se
sent dispos, et l'hôte et les filles s'en trouvent bien.
L'empereur. Comme votre poitrine se dilate! comme votre face plissée
se rassérène ! D'où vient que vous marchez avec tant de précipitation?
Le trésorier, qui se trouve là. Interrogez ceux qui ont accompli l'œuvre.
Faust. C'est au chancelier qu'il convient d'exposer l'affaire.
Le chancelier, qui s'avance à pas lents. Quel bonheur pour mes vieux
jours! Je mourrai satisfait. — Écoutez donc, et contemplez la feuille grosse
de destinées qui vient de convertir tout mal en bien. (// lit.) « On fait savoir
«à qui le désire que ce papier vaut mille couronnes. 11 est donné, pour
«garantie certaine, un nombre infini de biens enfouis dans le sol de
«l'empire. Les mesures sont prises pour que ce riche trésor, sitôt con-
« quis, serve à l'acquittement.»
L'empereur. Je soupçonne ici quelque délit, quelque fourberie mons-
trueuse! Qui donc a contrefait le chiffre impérial? Un pareil crime est-il
demeuré impuni?
Le trésorier. Rappelle tes souvenirs! Toi-même lu l'as signé, et cela,
pas plus lard que cette nuit. Tu représentais le grand dieu Pan; le chan-
DEUXIÈME PARTIE. 210
cclicr cl nous t'avons adressé la parole en ces termes : « Consacre la
joie de cette fôte, consacre le salut du peuple par quelques traits de
plume; et tu les as tirés clairement. Ensuite, des milliers d'artistes les ont
reproduits rapidement par milliers. Pour que le bienfait pût sur-le-champ
profiter à tous, nous avons timbré aussitôt des effets de toute sorte, de dix,
de trente, de cinquante, de cent. Vous ne sauriez vous imaginer que de
bien il en résulte pour le peuple. Voyez votre cité, naguère décomposée à
moitié dans les bras de la mort, comme elle renaît de toutes parts à la
vie et tressaille ivre de plaisir. Bien que ton nom fasse des longtemps le
bonheur du monde, jamais on ne l'avait contemplé avec tant d'amour.
L'alphabet devient désormais superflu, ce signe suffit pour rendre heureux
chacun.
L'empereur. Mes sujets reconnaissent-ils à cela la valeur de l'or pur?
L'armée, la cour, consentent-elles à se payer avec? En ce cas, quel que
soit mon étonnement, je dois le laisser avoir cours.
Le maréchal. 11 serait impossible d'arrêter le papier dans son vol, il se
disperse avec la rapidité de l'éclair. La boutique des changeurs est toute
grande ouverte; on y honore chaque effet par l'or et l'argent, avec quelque
rabais à la véi'ité. De là, on se rend chez le boucher, chez le boulanger,
chez l'aubergiste. La moitié du monde ne rêve que festins, tandis que
l'autre se pavane dans des habits neufs. Le mercier coupe, le tailleur coud.
Le vin jaillit dans les tavernes aux cris de : Vive l'empereur ! les pots fu-
ment, les broches tournent, les assiettes clapotent.
Mépiiistophélès. Qui se promène à l'écart sur les terrasses y rencontrera
la beauté splendidement parée; un de ses yeux se dérobe sous le tis-
su de l'éventail de plumes; elle sourit et lance un regard et les riches
faveurs de l'amour s'obtiennent plus vite que par l'esprit et l'éloquence.
On n'aura plus besoin de se charger de bourses et de sacs ; une petite feuille
se porte facilement dans le sein; elle s'y accouple au mieux avec des bil-
lets d'amour. Le prêtre la porte pieusement dans le bréviaire, et le soldat,
pour avoir les mouvements plus lestes, allège vite sa ceinture. Que Sa
Majesté me pardonne si je semble amoindrir le grand œuvre en l'appréciant
ici dans ses plus petits avantages.
Faust. La plénitude des trésors qui, dormante, gît profondément dans le
sol de tes Etats, demeure sans profit. La plus vaste pensée ne saurait con-
tenir une pareille richesse; la fantaisie dans son essor le plus sublime, si
haut qu'elle tende, ne saurait suffire ; mais les Esprits dignes de contempler
la profondeur conçoivent pour l'infini une confiance infinie.
Méphistophélès. Un tel papier, au lieu d'or et de perles, est si commode !
On sait ce qu'on a; il n'est besoin ni de peser ni de changer, et l'on peut
s'en donner à cœur joie avec les filles et le vin. Veut-on du métal? un
changeur est là tout près; et si le métal manque, on creuse le sol quelque
temps; on met coupes et chaînes aux enchères, et voilà le papier aussitôt
amorti, à la honte des incrédules qui nous raillaient insolemment. On ne
220 FAUST.
veut plus autre chose, une fois qu'on y est accoutumé. Et désormais, dans
tous les États de l'empereur, on aura sous la main assez d'or, de bijoux
et de papier.
L'empeuelr. Vous avez bien mérité de notre royaume; que la récompense
soit proporlionnée, autant que j)0ssible, au service. Nous \ous confions
le sol intérieur de nos Etats; vous êtes les plus dignes custodes des tré-
sors. Vous connaissez la cachette profonde et bien gardée; que les fouilles
ne soient entreprises que sur votre parole. Unissez-vous maintenant, vous,
maîtres de nos trésors; remplissez avec ardeur les devoirs de votre minis-
tère, où se réunissent le monde supérieur et le monde inférieur, heureux
d'être ensemble.
Le trésorier. Il ne doit plus exister entre nous une ombre de discorde;
je m'applaudis d'avoir l'enchanteur pour collègue.
(11 sort avec Faust.)
L'empereur. Si je comble de mes présents un chacun à ma cour, qu'on
m'avoue l'usage qu'on en veut faire.
Un page, recevant. Moi, je vivrai joyeux, content, de bonne humeur.
Un autre, de même. Moi, j'achète sur-le-champ, à ma bien-aimée, an-
neaux et chaînes d'or.
Un camérier, empochant. Moi, dès à présent, je bois double et du meil-
leur vin.
Un autre, de même. Les dés tressaillent déjà dans ma poche.
Un seigneur banneret, avec circonspection. J'acquitte les dettes qui pèsent
sur mon château et mes domaines.
Un autre, de même. Un trésor! que je vais enfouir auprès d'autres trésors!
L'empereur. J'espérais en vous du cœur et de l'ardeur pour des actions
nouvelles: mais qui vous connaît, facilement vous devine. Je le vois bien,
au milieu de la splendeur des trésors, vous demeurez tels que vous avez
été, après comme auparavant.
Le fou, survenant. Vous dispensez des grâces, souffrez que j'y participe.
L'empereur. Comment! encore vivant ! Tu irais les boire sur l'heure!
Le fou. Vos billets magiques! je n'y comprends pas grand'chosc.
L'empereur. Je le crois bien, car tu les emploies mal.
Le fou. En voilà d'autres qui tombent! je ne sais ce que je vais faire.
L'empereur. Prends-les, c'est ton lot.
[Exit.)
Le fou. Cinq mille couronnes dans mes mains!
Méphistophélès. Outre à deux jambes, te voilà relevé!
Le fou. Cela m'arrive souvent, mais sans que je m'en trouve aussi bien
qu'à présent.
Méphistophélès. Tu te réjouis tant que le voilà tout en sueur.
Le fou. Mais, regardez, est-ce que ça vaut bien de l'or?
Méphistophélès. Tu vas avoir avec ce que ton gosier et ton ventre
souhaitent.
DEUXIEME PAiniE. 221
Le fou. Et JG puis aclicter des cluiinps, mie maison et des bestiaux?
Méphistopiiélès. Cela s'entend! Tu n'as qu'à offrir, rien ne le manquera.
Le fou. Et un château, avec l)ois, et chasse, et vivier?
Méphistopuki.ès. Malepcste! j'aimerais assez te voir mon seigneur.
Le fou. Dès ce soir je me prélasse dans mes domaines.
[Exil.)
Mépimstopiiélèi^, rcuJ. Oui doute encore de l'esprit de noire fou?
UNE GALERIE OBSCURE,
EAUST, MÉPIIISTOPIIÉLÈS.
Méphistophélès. Pourquoi m'entraînes-tu dans ces corridors sombres?
N'y a-t-il point assez de joie là-bas, et dans cette foule de la cour, épaisse
et bariolée, l'occasion manque-t-elle pour la raillerie et l'imposture?
Eaust. Ne me parle j)as ainsi; un pareil langage est usé pour moi jus-
qu'à la corde. Ce va-et-vient continuel est tout simplement pour éviter de
me répondre. Cependant on me tourmente pour agir; le Maréchal et le
Chambellan ne me laissent pas respirer. L'Empereur veut, et il faut que
cela s'accomplisse, l'Empereur veut voir Hélène et Paris devant ses yeux;
le chef-d'œuvre des hommes et des femmes, il veut le contempler en
formes saisissables. Vite, à l'œuvre! je ne puis manquer ici de parole!
Méphistophélès. C'était folie aussi que de promettre une telle chose à
la légère.
Eaust. Tu n'as point songé, camarade, où tes expédients nous condui-
saient; d'abord nous l'avons fait riche, à présent il s'agit de l'amuser.
Méphistophélès. Tu penses, toi, que cela se fait si aisément! Voici main-
tenant d'autres degrés à franchir, et de plus rudes : on te donne à puiser
dans un trésor inouï, et, comme un insensé, tu finis par contracter de
nouvelles dettes ! Tu penses qu'Hélène est aussi facile à évoquer que ces
simulacres de papier-monnaie. Pour les sorcières, les spectres, les fantômes,
les nains aux goitres velus, à la bonne heure! je suis prêt à te servir sur
le-champ, avec toute ma troupe; mais les commères du diable, sans les
décrier, ne peuvent passer pour des héroïnes.
Eaust. Voilà bien ta vieille chanson! Avec toi, on tombe toujours dans
l'incertain; tu es le père de tous les obstacles, et, pour chaque expédient,
il te faut une récompense nouvelle. Tu vas grommeler, je le sais, et ce
sera fait; le temps de se retourner, et tu vas les produire.
Méphistophélès. Le peuple païen ne me regarde pas; il habite son enfer
particulier.... Cependant, j'entrevois un moyen.
Eaust. Parle! parle! j'écoute.
222 FAUST.
Mépihstophklès. C'est à regret que je te révèle le mystère sublime. — Il
y a des déesses augustes qui régnent dans la solitude; autour d'elles, point
de lieu, encore moins de temps; le trouble vous saisit quand on parle d'elles.
Ce sont les Mères ^ !
Faist, épouvanté. Les Mères!
Mépiiistoi'uélès. Est-ce que tu trembles?
Faust. Les Mères! les Mères! Cela tinte d'une façon si ctransic!
Méimiistophélès. Et cela est. Déesses inconnues à vous, mortels, et que
nous autres ne nommons guère volontiers". Tu vas chercber leur demeure
dans les profondeurs; toi seul es cause que nous avons besoin d'elles.
' Mères, principe mystérieux de toute chose étant ou devant être. Elles habitent en dehors de
l'espace et du temps, dans le vide éternel. 11 faut renoncer à se les représenter dans une individualité
quelconque. Ni les sorcières de Macbeth, ni la vieille Baubo sur le Brocken, ni Hécate, ni les Si-
bylles, ni même les îormQS, fréadamiliques^ types de la nature humaine, dont parle Byron dans son
Caïn, ne sauraient réclamer la parenté des Mères. L'idée abstraite elle-même, l'idée de temps et
de lieu, glisse sur ces figures, plus mystiques encore que l'antastiques. «En dehors des régions infé-
rieures, la nature ne nous laisse voir que l'instantde passage, et pour ce quiestdcs régions supérieures,
elle ne nous montre que des formes en état de progrès. Ses mille sentiers invisibles de transforma-
tion, elle se les garde pour elle-même. Tel était le royaume de l'incréé, le vaste û).r,, ouY Hades, au
fond duquel nul regard humain ne plonge.» Herder, Ideen zur Pliilosophie der Geschichte der
Menschheit, fünftes Buch, \ I Abschnitt. — Méphistophélès les appelle des divinités inconnues aux
mortels. L'épouvante de Faust s'explique : il ignore ce qui l'attend au sein du vide éternel, de ces
mystères dont le diable lui-même est inhabile à soulever les voiles. Il hésite : la fureur de connaî-
tre, son désir de posséder Hélène l'emportent. Le doux naturel de Marguerite s'efface devant l'in-
fluence souveraine de la grandeur plastique. Il part ; et Méphistophélès, peu rassuré sur l'issue de
l'entreprise, s'écrie : .le suis curieux de savoir s'il reviendra. — Le lecteur partage cette incerti-
tude, cette horreur de l'inconnu et de l'inaccessible dont l'imaginalion du grand poète vous pénètre
presque à l'égal de Faust. Au reste, outre que cette scène de fantasmagorie puise dans son mystère
même un intérêt singulier, elle prépare les événements qui surviendront plus tard, et sert d'expo-
sition et d'intermédiaire à la tragédie antique du deuxième et du troisième acte. Sous ce point de
vue, il n'est pas impossible que Goethe, génie classique même dans ses plus vagabondes fantaisies,
ait voulu, à l'aide de cette idée bizarre des Mères, atténuer, aux yeux de la doctrine des trois uni-
tés, l'étrangeté du saut gigantesque qu'il va faire en passant ainsi tout d'un coup, sans autre transi-
tion que son caprice, du milieu du moyen âge allemand en pleine antiquité grecque. (Voir notre Essai
siir Goethe et le Second Faust en tête de ce vohime.) — Diodore de Sicile rapporte que les habitants
de Minoa et d'Engyon honoraient, sous le nom de Mères, les nourrices de Jupiter, et attribuaient à ce
culte, venu de Crète, une influence heureuse sur la vie des hommes et les moissons delà terre. S'il faut
en croire la légende que Diodore raconte d'après Aratus, ces Mères brillent sous le signe de
l'Ours, au firmament, où Jupiter les attira par reconnaissance. Le temple des Mères était vaste et
magnifique, plein de terreurs superstitieuses, de traditions, et de pratiques ayant rapport au culte
des forces élémentaires, aux forces de la nature, qui préexistent, comme on sait, aux divinités
olympiennes d'Homère. Ainsi l'explication que nous donnons plus haut des Mères, éléments, prin-
cipes de toutes choses étant ou devant être, trouverait dans ce culte une autorité nouvelle. Nous ne
serions pas éloigné de croire que c'est de là que Goethe a pris l'idée de ces «déesses augustes qui
vivent dans la solitude, » se réservant toutefois de leur donner, en sa qualité de poète du Nord, un
sens plus profond et plus mystérieux. L'allégorie a ses droits. Du sein de l'être immobile, des élé-
ments sans forme, les idées premières de toute beauté s'émanent; la contemplation de la nature et
le génie poétique les évoquent à la lumière, et voilà Paris cl Hélène, tout l'être grandiose de l'anti-
quité, qui passe devant nous dans la fleur de sa jeunesse et dan« l'éclat de sa gloire.
2 La répugnance est ici toute naturelle. Méphistophélès, dans son matérialisme grossier, n'aime
que le corporel et le palpable, et veut, autant que possible, ne rien avoir à démêler avec les Mères,
les idées. Le lecteur n'a pas oublié ces paroles que Méphistophélès adresse à Faust dans la première
partie : «Je te le dis, un drôle qui spécule est comme un animal qu'un Esprit malin fait tournoyer
DEUXIÈME PARTIE. 22Ö
Faust. Le chemin?
Mépiiistoimiélès. Aiicnii chemin! à travers des sentiers qui n'ont point
été foulés et ne le seront pas; un chemin vers l'inacccssihle et l'impénétrable.
Es-tu prêt? Il n'y a point de serrure à forcer, point de verrous ; tu seras
poussé parles solitudes. As-tu l'idée du vide et de la solitude?
Faust. Tu pourrais l'épargner, je pense, de semblables discours; cela
sent le bouge de la sorcière, cela sent un temps qui n'est plus. N'a-t-il pas
fallu avoir commerce avec le monde, apprendre le vide, en instruire à mon
tour les autres? — Si je parlais raison, selon qu'il me semblait, la contra-
diction éclatait deux fois plus haut; j'ai dû, contre ces coups rebutants,
chercher un refuge dans la solitude et le désert, et, pour ne pas vivre com-
plètement oublié, tout seul, me donner enfin au diable.
Méphistopiiélès. Livre-toi h l'Océan, perds-toi dans la contemplation de
l'infini, là du moins tu verras la vague venir à toi sur la vague, à l'instant
même où l'épouvante te saisira, en face de l'abîme entr'ouvert. Tu verras
au moins quelque chose. Dans les vertes profondeurs de la mer paisible,
tu verras les dauphins qui glissent, les nuages qui filent, le soleil, la lune
et les étoiles; dans le lointain éternellement vide, tu ne verras plus rien,
tu n'entendras plus le bruit des pas que tu feras, et tu ne trouveras rien de
solide où te reposer.
Faust. Tu parles comme le premier des mystagogues qui ait jamais
trompé un fidèle néophyte; au rebours seulement. Tu m'envoies dans le
vide pour que mon art et ma force s'augmentent. Tu me traites un peu
comme le chat, afin que je te tire les marrons du feu. N'importe, nous
voulons approfondir ceci; dans ton néant, j'espère, moi, trouver le tout.
MÉPinsTOPiiÉLÈs. Que je te félicite avant de nous séparer! Je vois mainte-
nant que tu connais ton diable. Prends-moi cette clef '.
Faust. Quoi ! cela?
Méphistopiiélès. Prends-la d'abord, et garde-toi d'en méconnaître la
puissance.
Faust. 0 prodige! Elle grandit entre mes mains, elle s'enflamme, des
éclairs en jaillissent!
Méphistopiiélès. Commences-tu à t'apercevoir de ce que tu possèdes
en elle? Cette clef te flairera la place. Suis-la, elle va te guider près des
Mères.
Faust, frémîstianl. Des Mères! le mot pénètre toujours en moi comme
un coup de foudre. Qu'est-ce donc que ce mot que je ne puis entendre?
sur i'arklo bruyôre, laiidis que fout autour s'ôtcndcnt tic licaux pâturages; » et quohjuos pages plus
loin, dans la scène de ITcolier : «Mon bon ami, la théorie est grise, et l'arhre doré do la vie est
vert. » Tel nous l'avons connu, tel nous le retrouvons.
' On peut voir dans cette clef un symbole de la spéculation, ou de la philosophie de la nature.
Elle ouvre les éléments, source de toute vérité. — Il y a aussi un fameux livre de magie intitulé
laClef deSalomon. — Faust en parle dans la première partie : « Sur de pareils Esprits la clef de
Salomon est infoillible. »
22-i 1-AlST,
Méi'iiistoi'Iiélès. Es-lii l)onic, qu'un uiut nouveau le trouble? Veux-Ui
n'cnlendre janiais que ce que lu as cnlendu déjà? quel que soil le son
étrange d'une parole, tu as assez vu de prodiges pour ne pas t'éniouvoir.
Faist. Je ne cherche pas mou salut dans l'indifférence; ce qui fait
tressaillir l'homme est sa meilleure partie. Si cher que le monde fasse
payer à l'homme le sentiment, ému, il sent à fond linimensité.
MÉPiiisToniÉLÈs. Descends donc ! je pourrais aussi bien dire : Monte;
c'est tout un. Echappe à ce qui est. Lance-toi dans les espaces vides des
images. Va te réjouir au spectacle de ce qui n'existe plus depuis longtemps.
Le tourbillon roule comme des nuages. Agite ta clef dans l'air et tiens-les
à distance de toi.
Faust, tramporlé. Bien! à mesure que je la serre, je sens naître en moi
une force nouvelle, ma poitrine s'élargit pour le grand-œuvre.
Méphistopuèlès. Un trépied * ardent te fera connaître, enfin, que tu es
arrivé à la profondeur des profondeurs. A ces clartés tu verras les Mères.
Les unes sont assises, les autres sont debout et marchent, comme cela se
trouve. Forme, transformation, éternel entretien du sens éternel! Entouré
des images de toute créature, elles ne te verront pas, car elles ne voient
que les idées. Courage alors ! le danger sera grand. Va droit au trépied et
le touche de ta clef.
(Faust élève sa clef d'or dans une attitude décidée et souveraine.)
Méphistopuèlès, le contemplant. C'est bien. Le tréj)ied s'attache à toi, il
te suit comme un fidèle satellite. Tu remontes avec calme, le bonheur t'é-
lève, et avant qu'elles aient pu s'en apercevoir, te voilà de retour avec ta
conquête. Une fois le trépied déposé ici, tu évoques, du sein des ténèbres,
le héros et l'héroïne. Le premier qui se soit jamaisavisé de cette action !...
I>'action est faite, et c'est toi qui l'as accomplie. Ensuite, et par l'opéra-
tion magi(|ue, les vapeurs de l'encens seront transformées en dieux.
Faust. Et maintenant?
Mèpiiistophélès. Maintenant, que ton être tende à son but souterrain.
Descends en trépignant, en trépignant tu remonteras.
(Faust trépigne et disparait.)
Méphistopuèlès. Pourvu seulement que la clef lui réussisse! Je suis cu-
rieux de voir s'il reviendra.
' Allusion à l'oracle de Delphes, pcut-èlre aussi au nombre trois, iiond)rc mystérieux et sacre
dans la tiiéologie antique, comme dans ralcliiniie du moyen âge ; suni 1res Matrices, IMcrcurius,
Sulpliur, Sal. (Lex Alcliem.)
DEÜXlEiME l'AKTIl-.
SALLES SPLENDIDEMI^INT ÉCLAIUÈES.
L'EMPEREUR et LES PRINCES, la Cour en émoi.
Le chambellan, à Méphislopliélès. Vous nous devez encore la fantasmago-
rie. Vite, à l'œuvre! le maître est impatient.
Le maréchal. Notre gracieux monarque demandait après tout à l'heure.
C'est manquer à Sa Majesté que de différer plus longtemps.
Méphistophélès. Mon compagnon s'en est allé pour cette affaire; il sait
déjà comment s'y prendre. Il travaille dans la retraite en silence. Il faut
qu'il s'y applique d'une ardeur singulière, car quiconque cherche le trésor,
le beau, doit appeler à son aide le plus grand des arts, la magie des sages.
Le maréchal. Quels que soient les arts que vous employez, peu importe,
l'Empereur veut que tout soit prêt.
Une blonde, à Méphistopliélès. Un mot, seigneur. J'ai le visage assez clair,
vous voyez : cependant il s'en faut de beaucoup qu'il demeure ainsi quand
vient l'été fâcheux! alors cent vilaines taches rouges bourgeonnent et cou-
vrent la blancheur de ma peau : c'est affreux. Quel remède?
Méphistophélès. Sur ma foi, c'est dommage; un si joli trésor taché au
mois de mai comme une peau de panthère! Prenez-moi du frai de gre-
nouille, des langues de crapauds, distillez tout cela fort soigneusemen
lorsque la lune sera pleine; sitôt qu'elle commencera à décroître, appli-
quez ce collyre proprement; vienne le printemps, et les taches auront
disparu.
Une brune. La foule vient à vous de tous côtés, souffrez que je vous con-
sulte à mon tour. Ce pied gelé m'empêche de courir et de danser; je suis
même maladroite à faire la révérence.
Méphistophélès. Laissez un peu, que j'appuie mon pied sur votre pied
malade.
La brune. Soit, cela se fait bien entre amoureux.
Méphistophélès. Mon coup de pied, mon enfant, a bien d'autres vertus :
similia similibus; c'est le remède à tous les maux; le pied guérit le pied,
ainsi des autres membres. Approchez; attention ! vous ne me le rendrez
pas.
La brune, poussant les hauts cris. Aïe! aïe! cela brûle! Quel rude coup!
c'est comme un sabot de cheval.
Méphistophélès. Oui , mais vous êtes guérie. Tu peux maintenant
danser tant qu'il te plaira , et jouer du pied sous la table avec ton
amoureux.
Une dame, traversant la foule. Laissez-moi, de grâce, arriver jusqu'à
lui; je n'y tiens plus, je sens le mal bouillonner dans le fond de
mon cœur; hier encore il cherchait le bonheur de sa vie dans un
29
2^2<) FAUST.
regard de mes yeux, et le voilà aujourd'hui qui cause avec elle et me
tourne le dos.
Méphistophélès. ITélas! c'est grave en effet; mais, écoute-moi : appro-
che-toi de lui sur la pointe du pied, prends ce charhon, trace une raie avec,
sur ses manches, son manteau, ses épaules, et l'infidèle sentira, comme
tu le souhaites, le repentir le piquer au cœur. Quanta toi, il te faudra
avaler ce charbon sur-le-champ, et cela sans te mouiller les lèvres d'une
goutte d'eau ou de vin. Suis mes conseils, et ce soir même tu l'entendras
soupirer devant ta porte.
La dame. Ce n'est pas du poison, au moins?
Méphistophélès, indigné. Respect à qui de droit! Vous iriez loin avant
de trouver un charbon pareil. 11 provient d'un bûcher que nous attisâmes
jadis avec grand zèle.
Un page. Je suis amoureux, monseigneur, et l'on me traite en enfant.
Méphistophélès, à part. Je ne sais plus à qui entendre. [Au page.) Ne
vous adressez pas aux plus jeunes, les matrones sauront bien vous appré-
cier. [D^ autres se pressent autour de lui.) Encore de nouvelles! quelle rude
besogne! J'aurai recours à la vérité ; le moyen est désespéré, mais le dan-
ger est grand : — ô Mères, Mères! lâchez Faust.
(Rej^ardant autoui' de lui.)
Uéjà dans la salle les flambeaux s'obscurcissent. La cour entière s'é-
meut tout à la fois. Je les vois défiler en cortège, à travers les longues allées,
les galeries lointaines. Voilà! ils se rassemblent dans le vaste espace de
l'antique salle des Chevaliers, qui les contient à peine. Les larges murs
sont couverts de tapis, les niches et les coins étincelants d'armures. On
])0urrait, je pense, se passer ici d'évocation magique; les Esprits s'y donne-
raient d'eux-mêmes rendez-vous.
LA SALLi: DKS CHEVALIEKS.
(Lumiöro (loiitciisc.)
!l.'Ein|>erciii- et la (^niir on( pi'is plitrc.)
Le hérait. La domination mystérieuse des Esprits mo gâte mon an-
cienne fonction d'annoncer le spectacle. Vainement on cherche avec la
saine raison à s'exj)liquer cette vie confuse. Les sièges, les fauteuils sont
disposés; on fait asseoir l'Empereur devant la muraille. Sur les tapisseries il
peut contempler à son aise les batailles des grands siècles. Maintenant tous
sont placés, l'Empereur et la cour à la ronde. Les dames se pressent dans
le fond, et dans les heincs myslérienses de vision, l'amoureuse a trouvé
DEüXlh:MK l'AUTlH. "iâ't
place amourcüscinont près (\i\ l'amoureux. Kl maintenaiil (|uo Ums sont a
leurs postes respcctil's, nous sommes prêts. Que les spectres paraissent !
(Fanfares.)
L'astrologue. Que le drame commence donc son cours sur-le-champ, le
maître l'a ordonné; murailles, ouvrez-vous! Rien ne l'empcche plus,
l'heure de la magie est arrivée.
Les tapisseries flottent, comme roulées par l'incendie; la muraille se
fend et se bouleverse, un théâtre profond semble se dresser, une clarté
mystérieuse nous illumine, et je monte sur le proscenium.
Méphistophélés, montrant sa tête hors du trou du souffleur. D'ici j'espère
me concilier la faveur générale ; souffler est l'éloquence du diable. [A l'as-
trologue. ) Tu connais la mesure dans laquelle les étoiles marchent, et tu
comprendras en digne maître les paroles que je te soufflerai.
L'astrologue. Voilà qu'il s'élève à nos yeux, par prodige, suffisam-
ment massif, un temple antique. Semblables cà l'Atlas qui jadis portait
le ciel, un bon nombre de colonnes se déroulent autour; elles doi-
vent suffire à la masse de granit, puisque deux porteraient un monu-
ment énorme.
L'architecte. Vous appelez cela antique! en vérité, je ne saurais en
faire cas ; on devrait appeler cela lourd et pesant. On appelle noble ce qui
n'est que commun, grandiose ce qui n'est que gauche. J'aime la colonnelte
svelte, ambitieuse, immense; le zénith ogival nous élève l'esprit. Un tel
édifice nous édifie bien autrement!
L'astrologue. Saluez avec respect l'heure que les étoiles vous accordent;
que la raison soit liée par la parole magique, et qu'en revanche la fantaisie
superbe et vagabonde prenne son libre essor; regardez de tous vos yeux ce
que vous avez désiré ardemment ; c'est impossible, et par conséquent d'au-
tant plus digne de foi.
FAUST.
(Il s'élève de l'autre côté de l'avant-sccne.)
L'astrologue. Je vous annonce, en vêlements sacerdotaux, le front cou-
ronné, un homme merveilleux qui vient accomplir maintenant ce qu'il a
courageusement entrepris. Un trépied monte avec lui du sein de l'abîme.
Déjà je flaire les bouffées d'encens qui s'exhalent du vase. Il se prépare à
bénir le grand œuvre; de tout cela il ne peut que résulter quelque chose
d'heureux.
Faust, d'un ton solennel. Je vous adjure, ô Mères qui trônez dans l'infini,
éternellement solitaires, sociables pourtant, la tète ceinte des images de j.i
vie, actives, mais sans vie ! Ce qui fut jadis se meut là dans son apparence
et sa splendeur, car il veut être éternel. Et vous, vous savez répartir (ont
cela, ô puissances suprêmes, pour la lente du jour et la voûte des nuils.
-258 FAUST.
La vie agréable entraîne les unes dans sop cours, le magicien hardi s'em-
pare des autres, et, dans sa générosité 'prodigue, plein de confiance, laisse
voir à chacun les mystères qu'il désire contempler.
L'astrologue. A peine l'ardente clef a touché le bassin du trépied, que
déjà un vague brouillard emplit l'espace; il pénètre insensiblement et
flotte à la manière des nuages; il se dilate, se roule en flocons, s'engrène,
se disperse, se ramasse. Et maintenant, attention à l'intermède des Esprits!
un chef-d'œuvre! Ils marchent, une musique les enveloppe; de ces sons
aériens s'exhale un je ne sais quoi ; en filant , ces sons deviennent mélodie.
La colonnade résonne, le triglyphe aussi; on dirait que le temple chante
en entier. Le brouillard s'abaisse; du sein delà vapeur transparente un
beau jeune homme s'avance en mesure. — Ici s'arrête mon emploi. —
Que sert de le nommer? qui ne reconnaît en lui le gracieux Paris?
Première dame. Oh ! quelle brillante fleur de jeunesse et de santé !
Seconde dame. Comme une pêche ! frais et plein de sève!
Troisième dame. Comme ses lèvres finement dessinées s'arrondissent avec
volupté !
Quatrième dame. Tu boirais volontiers à pareille coupe !
Cinquième dame. Charmant, en vérité! Sur le chapitre de l'élégance, il y
aurait bien quelque chose à redire.
Sixième dame. Un peu plus de souplesse dans les membres ne nui-
rait pas.
Un chevalier. J'ai beau le contempler, je n'aperçois en lui que le pâtre,
rien qui rappelle le prince ou les manières de la cour.
Un autre, a moitié nu, c'est un beau jeune homme, j'en conviens;
mais il faudrait un peu le voir équipé.
Une dame. Il s'assied avec mollesse, abandon.
Un chevalier. Vous seriez à votre aise sur ses genoux?
Une autre dame. Il pose avec tant de grâce son beau bras sur sa tête !
Un chambellan. Le rustre ! Voilà qui me paraît de la dernière incon-
venance !
La dame. Vous autres hommes, il faut que vous trouviez toujours à cri-
tiquer.
Le chambellan. En présence de l'Empereur s'étendre de la sorte ! fi
donc I
La dame. Ce n'est qu'une pose ! Il se croit seul.
Le chambellan. Qu'importe? le théâtre même, ici, doit se conformer à
l'étiquette.
La dame. Un doux sommeil vient d'assoupir le tout aimable.
Le chambellan. Bon ! Maintenant le voilà qui va ronfler! Oh! c'est na-
turel ! parfait!
Une jeune dame, dans le ravissement. Quelle senteur trempée de rose
et d'encens porte ainsi la fraîcheur jusque dans le plus profond de
mon âme ?
/
DEUXIEME PARTIE. â^i<)
Une dame plus âgée. Oui, vraiment, un souffle embaumé pénètre dans
les cœurs; ce souffle vient de lui.
Une vieille. C'est la fleur de croissance, fleur d'ambroisie, qui s'ouvre
dans son sein juvénile, et parfume l'atmosphère autour de lui.
(Hélène paraît.)
Méphistophélès. C'est donc elle ! Ma foi ! devant celle-là je ne craindrais
rien pour mon repos! Elle est jolie, mais ne me dit pas grand'chose.
L'astrologue. Quant à moi, cette fois, je n'ai plus rien à faire, et,
comme homme d'honneur, je l'avoue et le confesse. La déesse s'avance,
et quand j'aurais des langues de flamme... — On a de tout temps beaucoup
célébré la beauté. Celui à qui elle apparaît est ravi hors de lui ; celui à qui
elle appartint fut trop heureux.
Faust. Ai-je donc bien mes yeux encore? N'est-ce pas la source de la
pure beauté qui s'épanche à torrent dans l'intérieur de mon être? Prix
fortuné de ma course terrible! Néant du monde avant cette révélation !
combien ne s'est-il pas transformé depuis ce sacerdoce que je viens d'ac-
complir ! Pour la première fois le monde me paraît désirable, solide, plein
de durée. Que le souffle de la vie s'éteigne en moi, si jamais je puis m'ac-
climater loin de ta présence ! — La douce figure qui jadis me ravit, et
dont le reflet magique m'enchanta, n'était que l'ombre d'une telle beauté.
C'est à toi que je voue toute force active, toute passion ; à toi sympathie,
amour, adoration, délire.
Méphistophélès, du fond de son trou\ Contenez-vous et ne sortez pas
de votre rôle.
Une dame âgée. Grande, bien faite, la tète un peu petite seulement.
Une dame plus jeune. Mais voyez donc le pied! comment ferait-il pour
être plus lourd '?
Un diplomate. J'ai vu des princesses qui lui ressemblaient ; pour moi,
je la trouve belle de la tête aux pieds.
Un courtisan. Elle s'approche du jeune homme endormi, d'un air malin
et doux.
La dame. Qu'elle est affreuse à côté de cette image si pure de jeunesse !
Un POETE. Elle l'éclairé de sa beauté.
La dame. Endymion et la Lune! un vrai tableau !
Le POETE. Précisément ! la déesse semble descendre, elle se penche sur
lui pour boire son haleine ; ô moment digne d'envie! — un baiser! — la
mesure est comblée.
' Dès le Commencement de la scène, Mépliistopliélès s'est tapi dans le trou du souffleur, et c'est
de là qu'il prend part à l'intermède. Le dial)le n'a que faire de tous ces artilices du beau langage
dout un avocat tire profit; il veut tenter et nou persuader. C'est un serpent qui s'insinue par l'o-
reille dans le cœur. A ce compte, que lui serviraient tous ces grands mouvements oratoires et ces
grands gestes de tribune? Il ne professe pas le mai, il le souftle. Qnon se rappelle la niagni(l([ue
scène de Téglise dans la première partie.
iôU t^AUST.
Une DiÈGNE. Devant tout le monde ! cela devicnl par trop cxlravnjjçant.
Faist. Faveur formidal)le à l'adolescent !
Méphistophélès. Paix donc ! silence ! laisse le spectre faire comme il lui
plaît.
Le coiRTiSAN. Elle s'éloigne sur la pointe du pied; il s'éveille.
La dame. Elle regarde autour d'elle, je l'avais bien pensé.
Le COIRTISAN. Il s'étonne! ce qui lui arrive est un prodige.
La dame. Pour elle, ce qu'elle voit n'a rien qui l'étonné, je vous assure.
Le COIRTISAN. Elle retourne à lui avec Ijienséance.
La dame. Je remarque qu'elle lui fait la leçon ; en pareille occasion, Ks
hommes sont tous des sots. Il croit être le premier.
Un chevalier. Oli ! de grâce ! souffrez que je l'admire. — Élégante avec
majesté !
La dame. La drôlesse ! voilà qui passe toutes les convenances !
U.N PAGE. Je voudrais bien être à la place du jeune homme !
Le courtisan. Qui ne serait pris en de pareils filets?
La dame. Le bijou a passé par tant de mains, que l'or en a souffert
un peu.
Une autre dame. Dès l'âge de dix ans elle n'a plus rien valu.
Un chevalier. Chacun prend à loisir ce qu'il trouve de mieux ; pour moi,
je me contenterais de ces beaux restes.
Un cuistre. Je la vois clairement devant mes yeux, cependant j'ose dou-
ter encore de son authenticité. Avant tout, je m'en tiens h ce qui est écrit.
Je lis donc qu'elle a réellement tourné la tête à toutes les barbes grises
de Troie. Et, toute réflexion faite, ceci s'accommode assez bien à la cir-
constance. Je ne suis pas jeune, et pourtant elle me plaît.
L'astrologue. Ce n'est plus un adulte ! Hardi héros, il l'étreint; à peine
peut-elle se défendre. 11 la soulève d'un bras puissant. Va-t-il donc l'en-
lever ?
Faust. Téméraire insensé ! tu l'oses, tu ne m'entends pas ! arrête ! c'en
est trop !
Méphistophélès. C'est cependant toi-même qui produis la fantasma-
gorie.
L'astrologue. Un seul mot. D'après ce qui s'est passé, j'appelle l'inter-
mède l'Enlèvement d'Hélène.
Faust. Qu'est-ce enlèvement? Ne suis-je donc pour rien à celte place?
Ne l'ai-je pas dans la main cette clef qui m'a conduit à travers l'épou-
vante, et la vague et le flot des solitudes, sur ce sol ferme? Ici j'ai pris
pied, ici sont les réalités ; d'ici l'Esprit peut combattre les Esprits et se
préparer à la conquête du double royaume. De si loin qu'elle était, com-
ment aurait-elle donc pu venir près? Je la sauve ; elle est deux fois à moi !
Courage donc, ô Mères! Mères, vous devez m'exaucer! Celui qui la con-
naît ne peut j)lus vivre sans elle.
L'astrologue. Faust! ô Faust! que fais-tu? — Il Tétreint avec force;
DEUXlllMli PAKTIi:. -2Ô1
déjà la vision S(3 brouille ; il marche avec sa ciel' sur le jeune homme, il
le louche ! — Malheur à nous! malheur ! là ! là !
(Explosion ; Faust tombe sur le sol ; les Esprits se fondent en vapeurs.)
Méphistopiiélès. // prend Faust sur ses épaules. Voilà ce que c'est que de
se charger d'un fou ! Vous vous en trouvez mal, seriez-vous le diable?
(Ténèbres, tumultes.)
FIN DU PREMIER ACTE.
UUl/UUUUUUUUUUUUUUUUVUUUUJUUUUUUUJUUuliUUUUUUUUUbVUl/UUVl'UiJllUUVl/U
ACTE SECOIND.
UNE CHAMBRE GOTHIQUE,
Étroite, luiut-voùtéc, autrefois celle de Faust, telle qu'elle était lorsqu'il l'habitait.
Méphistophélès, apparaissanl derrière un rideau. Tandis qiiil le soulè>:e
et se retourne, on aperçoit Faust étendu sur un lit du vieux temps. Repose l;"i,
malheureux ! enlacé dans les nœuds inextricables de l'amour. Celui qu'Hé-
lène a paralysé ne revient pas de sitôt à la raison, [tixaminanl autour de
lui.) J'ai beau regarder de tous côtés, aucun changement, aucun dom-
mage; les vitraux bariolés sont, à ce qu'il me semble, un peu ternis, les
toiles d'araignée se sont multipliées, l'encre s'est ligée et le papier a jauni ;
mais rien du reste n'a bougé. Voici encore la plume avec laquelle Faust
a signé son pacte avec le diable. Oui! dans le tuyau, tout au Tond, s'est
séchée une petite goutte de sang que je lui ai tirée ; un morceau unique
dans son genre, et que je souhaite de grand cœur à quelque antiquaire passé
maître ! La vieille pelisse pend toujours au même vieux crochet ; elle me rap-
pelle ma plaisante aventure d'autrefois, et les théories que je développai à
ce garçon qui, jeune homme à présent, se consume peut-être encore
dessus. Ma foi, il me prend envie, vieille enveloppe chaude et grossière,
de m'unir avec toi, et, me posant encore une fois en docteur, de me pa-
vaner dans l'idée de ma propre infaillibilité. H n'y a que les savants qui
sachent bien prendre ces airs-là; le diable, depuis longtemps, en a perdu
l'habitude.
fil secoue la pelisse ; des sauterelles, des scarabées de toute espèce s'en échappent.)
Choeurs des iînsectes. Salut! salut! vieux patron! nous voltigeons et
bourdonnons, et le connaissons bien. Tu nous as semés par unités en si-
lence, et par myriades nous venons, père, danser autour de toi. La perfidie
DEUXIEME PARTIE. 2",
SO caclie tollemcnl dans le cœur, qu'il est plus facih; de découvrir les pous
dans celte fourrure.
Méphistophélès. Que la jeune engeance nie surprend agréablement !
Semez, et vous récolterez avec le temps. J'ai beau secouer ce vieil oripcau,
il s'en écbappe toujours encore quelques-uns. — Volez, mes petits ! allez
vite vous nicher dans les cent mille recoins ! Là, parmi ces vieilles boîtes,
ici dans ce parchemin bruni, dans ces tessons poudreux de \ieux pots,
dans l'œil creux de ces têtes de mort. Dans un tel monde de fatras et d'or-
dures, les grillons sont à demeure pour l'éternité. (// s'enveloppe dans la pe-
lisse.) Viens, couvre-moi les épaules encore une fois ! Aujourd'hui je suis
encore docteur. Oui, mais ce n''est pas tout de me nommer ainsij où sont
les gens qui me reconnaissent ?
(Il tire lîi cloche ; un bruit aigu et sonore retentit ; les murs en sont ébranlés ;
les portes s'ouvrent avec violence.)
LE FAMULUS.
(Il arrive, mal affermi sur ses jambes, par le corridor profond et obscur.)
Quel vacarme! quel effroi! l'escalier chancelle, les murs tressaillent !
à travers le frémissement à mille couleurs de la fenêtre, je vois briller les
éclairs de l'orage. Le plancher saute , la chaux et les décombres tombent
d'en haut en ruisselant, et la porte, solidement verrouillée, est enfoncée
par une puissance surnaturelle. — Là! chose épouvantable! un géant
s'est affublé de la vieille fourrure de Faust! A =:on air, à son regard, mes
genoux fléchissent. Dois-je fuir? dois-je rester? Ah! que vais-je devenir?
Méphistophélès, lui faisant signe. Approchez, mon ami ! — Vous vous
appelez Nicodémus ?
Le FAMULUS. Haut et digne seigneur, tel est mon nom. — Oremus.
Méphistophélès. Laissons cela !
Le FAMULUS. Que je suis content que Vous me connaissiez !
Méphistophélès. Je le sais bien, vieillard et encore étudiant, maître en-
croûté! Un savant continue toujours à étudier, parce qu'il est incapable
de faire autre chose. De cette façon, on se bâtit tant bien que mal un
château de cartes. Votre maître, voilà un homme prodigieux! Qui ne le
connaît pas, le noble docteur Wagner, le premier maintenant dans le
monde savant? — C'est lui seul qui maintient tout, lui qui chaque jour
augmente les trésors de la science. Tous les auditeurs, avides de savoir,
se réunissent en foule autour de lui. Lui seul brille dans la chaire; il
dispose des clefs de saint Pierre et vous ouvre le monde inférieur aussi
bien que le supérieur. Tel est son éclat et sa splendeur, que nulle renom-
mée, nulle gloire n'y saurait tenir; le nom même de Faust est éclipsé.
— C'est lui qui seul a trouvé.
Le famulus. Pardon, digne seigneur, si j'ose vous contredire ; mais il
ne s'agit point de tout ceci; la modestie lui est échue en partage. 11 ne
30
234 FAUST.
peut se faire à l'incroyable disparition du grand homme, il n'espère de
consolation et de salut qu'en son retour. Cette chambre, telle qu'elle était
au temps du docteur Faust, à laquelle on n'a pas touché depuis qu'il s'en
est allé, attend son ancien maître. A peine si j'ose m'y aventurer. Que
peut-il y avoir dans la constellation de celte heure? — Les murailles me
semblent frissonner, les portes ont tremblé, les verrous ont sauté ; sans
cela, vous-même vous n'auriez pu entrer ici.
Méphistophélès. Oii donc votre homme s'est-il fourré? Conduisez-moi
vers lui, ou me l'amenez.
Le famulus. Oh! sa défense est tellement sévère que je ne sais pas si
j'oserai le tenter. Des mois entiers occupé du grand œuvre, il a vécu dans
le silence de la retraite la plus profonde. Cet homme, le plus douillet de
tous les savants, vous le prendriez à cette heure pour un charbonnier :
noirci de l'oreille jusqu'au nez, les yeux rougis par les ardeurs du four-
neau, altéré de science, c'est ainsi qu'il se consume incessamment, en en-
tendant pour musique le cliquetis des pincettes.
Méphistophélès. Peut-il refuser de me recevoir? Je suis homme à hâter
le succès de son entreprise.
(Le famulus sort; Méphistophélès s'assied avec gravité.)
A peine suis-je à mon poste, que là, derrière moi, se démène un hôte
qui ne m'est point inconnu; mais cette fois il appartient aux plus furieux
des nouveaux, et nous allons le voir d'une hardiesse illimitée.
UN BACHELIER.
(Il entre avec impétuosité par le corridor.)
Je trouve ouverts portail et porte ! Enfin cela laisse espérer que le vi-
vant ne persiste plus à s'enterrer comme un mort dans la poussière ainsi
qu'il a fait jusqu'à ce jour, à se consumer, à se moisir, à mourir même en
])leine vie.
Ces murailles, ces parois s'inclinent, penchent vers la ruine , et si
nous n'y prenons garde, l'écroulement nous atteindra. Je suis hardi au-
tant que personne au monde, cependant on ne me ferait pas aller d'un
pas plus avant.
Mais qu'apprendrai-je aujourd'hui? N'est-ce pas ici où, il y a tant
d'années, craintif et suffoqué, je suis venu en honnête blanc -bec
écouter avec confiance les leçons de ce vieux barbon , et m'édifier à ses
fariboles ?
Ils pouvaient trafiquer à leur aise de la science de leurs vieux bou-
quins, gaspillant notre vie et la leur. Qu'est-ce ? là au fond, dans ce fau-
teuil, encore un de ces brouillons assis !
Mais, à mesure que j'approche, son aspect m'étonne; c'est lui! encore
assis dans sa brune pelisse; vraiment comme je l'ai quitté, encore enve-
DEUXIEME PAKTIE. ±yô
loppé dans sa grossière fourrure ! A vrai dire, il me paraissait bien fort
dans ce temps-là, lorsque je ne le comprenais pas encore. Aujourd'hui, il
ne m'attrapera plus. Alerte donc ! abordons-le !
Vieux seigneur, si les flots troubles du Léthé n'ont point complètement
submergé votre tête appesantie et chauve, voyez venir et reconnaissez en
moi l'écolier d'autrefois, écolier qui a passé l'âge des disciplines acadé-
miques. Je vous retrouve tel que je vous ai vu ; quant à moi, je reviens
tout autre.
Méphistophélès. Je suis bien aise que mon carillon vous ait attiré ici.
J'avais bien auguré de vous dans le temps ; la chenille déjà et la chry-
salide laissent deviner le brillant papillon à venir. Vous tiriez une gloire
tout enfantine de vos cheveux bouclés et de votre col de dentelle. — Si je
ne me trompe, vous n'avez jamais porté de queue? — Aujourd'hui je vous
vois en bonnet suédois, vous avez l'air tout à fait gaillard et résolu ; seule-
ment vous ne vous adressez pas tout à fait bien.
Le bachelier. Mon vieux seigneur, nous sommes, il est vrai, dans les
mêmes lieux ; mais réfléchissez au cours des temps nouveaux, et, je vous
prie, épargnez- vous les paroles à double sens : car nous sommes bien au-
trement fins qu'alors. Vous aimiez autrefois à bafouer ces bons et loyaux
jeunes gens ; mais ce qu'il n'y avait pas grand mérite à faire alors, nul n'o-
serait le tenter aujourd'hui.
Méphistophélès. Quand on dit la vérité pure aux jeunes gens, on ne
manque jamais de déplaire aux blancs-becs ; puis, après des années, lors-
qu'ils l'ont rudement apprise à leurs dépens, ils s'imaginent l'avoir inven-
tée, et décident que le maître était un imbécile.
Le bachelier. Un fourbe peut-être! — car où trouver un maître qui
nous dise la vérité en face? Chacun l'augmente ou la diminue, — tantôt
grave, tantôt sagement doux pour les naïfs enfants.
Méphistophélès. Pour apprendre, à vrai dire, il n'y a qu'un temps;
pour ce qui est d'enseigner, je m'aperçois que vous êtes vous-même tout
prêt. Plusieurs lunes et quelques soleils ont suffl pour vous donner la plé-
nitude de l'expérience.
Le bachelier. OEuvre de l'expérience! écume et fumée ! Et qui n'est pas
de naissance égale avec le génie? Avouez que tout ce qu'on a jamais su
ne vaut pas la peine d'être appris.
Méphistophélès, après une pause. C'est mon opinion depuis longtemps.
J'étais un fou, et je me fais maintenant à moi-même l'effet d'un imbé-
cile et d'un sot.
Le BACHELIER. Voilà qui me réjouit! Enfin j'entends parler raison; le
premier vieux bonhomme auquel je trouve du sens commun!
Méphistophélès. Je cherchais un monceau d'or caché, je n'ai retiré que
d'affreux charbons.
Le BACHELIER. Avoucz quc votre tête chauve ne vaut guère mieux que les
crânes vides qui sont là.
23G FAUST.
Méphistophélès, d'un air cordial. Tu ne sais certainemenl pas, mon ami,
combien tu es grossier.
Le bachelier. En allemand c'est mentir que d'être poli.
Méphistophélès, poussant son fauteuil à roulettes jusque sur le proscenium
et s'^adressant au parterre. Ici on m'ôte l'air et la lumière; je trouverai bien
à me loger parmi vous, n'est-ce pas?
Le bachelier. Je trouve assez présomptueux que, parvenu à la plus mi-
sérable époque, on veuille encore être quelque chose là où l'on n'est plus
rien. La vie de l'homme vit dans le sang; et où le sang circule-t-il comme
dans la jeunesse? C'est là le sang vivant dans toute la fraîcheur de sa force,
qui se crée une nouvelle vie de la vie même. Là tout se meut, là on peut
faire quelque chose. La faiblesse tombe, la force s'avance. Tandis que nous
avons conquis la moitié du monde, qu'avez-vous donc fait, vous autres?
Sommeillé, réfléchi, rêvé, pesé; des plans et toujours des plans! A coup
sûr, la vieillesse est une fièvre froide dans l'engourdissement d'une néces-
sité quinteuse. Passé trente ans, autant vaudrait qu'un homme fût mort;
ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce serait de vous assommer à temps.
Méphistophélès. Le diable ici n'a plus rien à dire.
Le bachelier. 11 n'y a de diable qu'autant que je l'admets.
Méphistophélès, à part. Prends garde que le diable ne te donne bientôt
un croc-en-jambe!
Le bachelier. Sainte vocation de la jeunesse 1 le monde n'était pas avant
que je l'eusse créé ; c'est moi qui ai tiré le soleil du sein des flots, avec
moi ont commencé les révolutions de la terre en son cours. Le jour alors
se fit beau sur mon chemin ; la terre se mit à verdir, à se couvrir de fleurs
à ma venue. Sur un signe de moi, dans cette nuit première se déploya la
splendeur des étoiles. Qui donc, si ce n'est moi, vous délivra de tant de
misérables préjugés bourgeois ? Quant à moi, libre, et selon ce qui me
vient à l'esprit, je poursuis joyeux ma lumière intérieure, et vois dans mon
ravissement la clarté devant moi, les ténèbres par derrière.
[Exit.)
Méphistophélès. Va, original, dans ton arrogance! — Quel serait ton
désappointement, si tu en pouvais venir à te poser celle simple question :
Qui peut avoir une idée, ou stupide ou sage, que le passé n'ait point eue
avant lui? — Mais tout cela n'est pas fait pour nous importuner long-
temps : d'ici à quelques années bien des choses changeront; quelle que soit
la façon extravagante dont le moût se comporte, il finit toujours par y
avoir un vin quelconque.
(Aux jeunes gens du parterre qui n'applaudissent pas,)
Vous demeurez froids à mes paroles, braves enfants, et je vous excuse.
— Réfléchissez; le diable est vieux, ainsi vieillissez afin de le comprendre !
DEUXIÈME PAinii:. 27)7
UN LABORATOIRE
dans le goût du moyen âge; appareils confus, difformes, pour des expériences l"antasti(jucs.
Wagner, au fourneau \ La cloche retentit; foririiclablc, elle ébranle les
murs noircis par la suie; l'incertitude d'une attente si solennelle ne peut
se prolonger plus longtemps. Déjà les ténèbres s'éclairent, déjà au fond de
la fiole quelque chose reluit ^ comme un charbon vivant ; non ! comme une
escarboucle splendide d*'oii s'échappent mille jets de flamme dans l'obscu-
rité. Une lumière pure et blanche paraît! Pourvu que, cette fois, je n'aille
pas la perdre ! — Ah, Dieu ! quel fracas à la porte maintenant!
Méphistophélès, entrant. Salut! je viens en ami.
Wagner, avec anxiété. Salut à l'étoile du moment! [lias. ) Au moins, re-
tenez bien dans votre bouche vos paroles et votre souffle : un grand œuvre
est sur le point de s'accomplir.
Méphistophélès, plushas. Qu'y a-t-il donc?
AVagner, plus bas. Un homme va se faire!
Méphistophélès. Un homme? Et quel couple amoureux avez-vous donc
enfermé dans la cheminée?
Wagner. Dieu me garde! L'ancienne mode d'engendrer, nous l'avons re-
connue pour une véritable plaisanterie. Le tendre point d'oi^i jaillissait la
vie, la douce force qui s'exhalait de l'intérieur, et prenait et donnait, des-
tinée à se former d'elle-même, à s'alimenter des substances voisines d'a-
bord, puis des substances étrangères, tout cela est bien déchu maintenant
de sa dignité! Si l'animal y trouve encore son plaisir, il convient à l'homme
doué de nobles qualités d'avoir une origine plus pure et plus haute. ( // se
tourne vers le foyer. ) Cela brille ! voyez ! — Désormais, vraiment, nous pou-
vons espérer que si de cent matières et par le mélange, — car tout dépend
du mélange, — nous parvenons à composer aisément la matière humaine,
à l'emprisonner dans un plamhic, à la cohober, à la distiller comme il
faut, l'œuvre s'accomplira dans le silence. ( Se tournant de nouveau vers le
foyer.) Cela se fait! la masse s'agite plus lumineuse, et ma conviction s'af-
* Pendant que Faust courait le monde, en proie à son infatigable activité, Wagner s'est adonné
aux élucubrations transcendantes. Nous retrouvons le bonhomme installé cette fois dans le labora-
toire du docteur, et dirigeant à son gré ces instruments qu'il apprêtait jadis. Wagner a conçu
l'idée de créer un homme en dehors des lois de la nature, et par le mélange des contraires, ex con-
trario et incongfrwo. Méphistophélès se doute de la chose, et vient surveiller l'opération, qu'il pense
exploiter à son profit. Le chat guette les marrons du feu. C'est le destin du pauvre Wagner de
travailler pour d'autres : si mesquine que soit son œuvre, il n'en jouit pas. A peine au monde, le
petit avorton, Homunculus, bafoue son créateur, lui échappe des mains et se met à la disposition
de Méphistophélès, vers qui sa nature démoniaque le porte.
2 Cette idée d'enclore des Esprits dans le cristal est assez familière ù la !^()rcl■lleric du moyen âge.
Le pape Benoit IX en tenait conjurés sept dans un sucrier.
258 FAUST.
fermit à chaque instant. Nous tentons d'expérimenter judicieusement sur
ce qu'on appelait les mystères de la nature; et ce qu'elle produisait jadis
organisé, nous autres, nous le faisons cristalliser.
Méphistophélès. L'expérience vient avec l'âge ; pour quiconque a beau-
coup vécu, rien de nouveau n'arrive sur la terre; et, quant à moi, je me
souviens d'avoir rencontré souvent dans mes voyages bien des gens cris-
tallisés.
Wagner, qui n'a cessé de couver de l'œil sa fiole. Cela monte, cela brille,
cela bouillonne; en un moment l'œuvre sera consommé! Un grand projet
paraît d'abord insensé; cependant, désormais nous voulons braver le ha-
sard; et de la sorte, un penseur ne pourra manquer, à l'avenir, de faire un
cerveau bien pensant. ( Contemplant la fiole avec ravissement. ) Le verre tinte
et vibre, une force charmante l'émeut *; cela se trouble, cela se clarifie ;
les choses vont leur train. Je vois dans sa forme élégante un gentil petit
homme qui gesticule. Que voulons-nous de plus? Qu'est-ce que le monde
maintenant peut vouloir encore? Voilà le mystère qui se dévoile au grand
jour; prêtez l'oreille, ce tintement devient la voix, elle parle!
HoMUNCULUs, de la fiole, à Wagner. Bonjour, papa. Eh bien! c'était donc
vrai? Viens, presse-moi sur ton sein avec tendresse, mais pas trop fort pour-
tant, de crainte que le verre n'éclate. C'est la propriété des choses : à ce qui
est naturel, l'univers suffit à peine; ce qui est artificiel, au contraire,
réclame un espace borné. {A Méphistophélès. ) Te voilà ici, drôle! Maître
cousin, le moment est bon, et je te rends grâce; un heureux destin te con-
duit vers nous ^ Puisque je suis au monde, je veux agir, et sur-le-champ
' Cette musique du cristal, nous l'avons entendue déjà dans la cuisine de la sorcière. On se sou-
vient de tous les ustensiles fantastiques qui s'entre-choquent au moment où commence rébuUitiou
du merveilleux breuvage. — Goethe ne laisse pas échapper l'occasion de faire sentir au lecteur
l'unité de son œuvre au milieu des mille apparitions qui peuvent l'en distraire, et de lui rappeler que
ceraondeoù, comme Virgile et Dante, ils voyagent ensemble tous les deux, pour s'élargir toujours, ne
change pas. — Ces petits sons cristallins, indifférents d'abord, contribuent aussi, à leur manière, à
ramener le motif glorieux de la symphonie. Cette sonorité du verre , du cristal , des métaux, char-
me toutes les imaginations poétiques en Allemagne. Partout, sur cette terre de ivapeurs, la Poésie
cherche la Musique pour s'unir avec elle , et ce gracieux hyménée ne manque jamais de s'accom-
plir dans l'azur du firmament ou des eaux, sous la feuillce des bois, au cœur du métal ou du verre.
— Voyez Novalis , Hoffmann, Jean-Paul, Riickcrt, tous enfin; Uhland lui-même, malgré son réa-
lisme manifeste, subit cette inilueuce musicale du pays de Mozart, de Beethoven et de Weber.
^ Méphistophélès se trouve ici à sa place , et ne reste pas étranger au succès de l'expérience. En
effet, l'engoui'disscment de Faust se prolonge ; il est de toute nécessité de le conduire en Grèce vers
Hélène. Méphistophélès pousse de toutes ses forces à l'heureuse issue de l'expérience, en comptant
bien que le diablotin lui servira de guide et de compagnon dans ce voyage à travers l'antiquité
classique, où il ne s'aventure qu'avec répugnance. Homunculus vient au monde en même temps que
l'idée de la nécessité d'une promenade en Grèce naît dans \\c cerveau de Méphistophélès ; c'est ce
qui fait fpie la petite créature n'a qu'une chose unique dans l'esprit , son maître ne lui ayant pas
donné d'autre direction. Chez tous les deux, cette idée demeiu-e fixe. Méphistophélès a bien quelque
peine à s'y faire : cette excursion dans l'antiquité l'iirarouche ; il no sait trop ce qu'il en adviendra.
Cependant, la personnification de cette idée, Homunculus, le domine, et bientôt il le suit en aveugle.
Homunculus excite sa convoitise pour les sorcières de Thessalie; en un mot, Méphistophélès finit
par dépendre complètement de cçttç idée , tout idiosyncratiquc. De là ces paroles qu'il s'adrcs.-^e à
DEUXIÈME PARTIE. 23<)
me préparer à l'œuvre; tu es assez habile pour m'abréger les chemins.
Wagner. Un mot encore! jusqu'ici je me suis souvent senti pénétré de
confusion quand jeunes gens et vieillards venaient m'assaillir de problè-
mes. Par exemple, personne encore n'avait pu comprendre comment l'âme
et le corps, qui s'ajustent si bien ensemble, qui tiennent si fermes l'un à
l'autre qu'on les dirait à jamais inséparables, se combattent sans cesse au
point de s'empoisonner l'existence; et puis...
Méphistophélès. Arrêtez ! j'aimerais mieux demander pourquoi l'homme
et la femme s'accommodent si mal; voilà une question, mon cher, dont tu
auras de la peine à te tirer. Ici il y a à faire; c'est justement ce que veut
le petit.
HoMUNcuLus. Qu'y a-t-il à faire?
Méphistophélès, indiquant une porte latérale. Montre ici les talents.
Wagner, toujours l'œil sur la fiole. En vérité , tu es un délicieux petit
drôle !
(La porte latérale s'ouvre, on aperçoit Faust étendu sur un lit.)
HoMUNCULUS, dans Vétonnement. Oui dà.
(La fiole s'échappe des mains de Wagner, flotte au-dessus de Faust et l'éclairé.)
Délicieux entourage! — des eaux limpides, des buissons épais; des
femmes qui se déshabillent! les adorables créatures! — de mieux en mieux,
■ — une surtout trahit son origine héroïque, divine même. Elle pose le pied
dans le transparent miroir, et la douce flamme qui échauffe son noble corps
se rafraîchit dans le souple cristal de l'onde. Mais quel bruit soudain d'ailes
émues, quel murmure, quel battement furieux sous le niveau limpide ! Les
jeunes filles se sauvent effarouchées; cependant la reine demeure seule, et, la
joie dans les yeux, une joie superbe, féminine, elle contemple le prince des
cygnes qui s'approche de ses genoux, timide et entreprenant. A mer-
veille! il paraît qu'il s'accoutume. — Mais voilà qu'un nuage s'élève, cou-
vrant d'un voile épais la plus amoureuse des scènes.
Méphistophélès. Que ne raconteras-tu pas! Si petit que tu sois, tu es
un grand visionnaire. Je ne vois rien.
HoMUNCULUS. Je le crois, toi du Nord; toi qui as grandi dans l'âge des
brouillards, dans la crasse de la chevalerie et du monachisme : où ton œil
ici serait-il libre? Tu n'es à ta place que dans les ténèbres. {Regardante
l'entour.) Une masse de pierre noire, moisie, rebutante, aiguë, voûtée en
arceau, basse!... — S'il s'éveille, ce sera pour de nouvelles angoisses! il
est capable de rester mort sur la place. Des sources vives au fond des bois,
des cygnes, des beautés nues : rêve plein de pressentiments! Comment
voudrait-on s'accoutumer ici ? Moi, le plus facile des êtres, je m'y supporte
à peine. Allons! en campagne avec lui!
lui-même, tout en indiquant Homunculus , son idée incarnée dans le cristal , et qui va flottant dans
l'air, l'entraînant après elle ; « Nous dépendons toujours des créatures que nous avons faites. »
âiO FAi:ST.
Méphistopiiklè«;. L'expédition me sourit.
IIoMUNcuLLS. Conduis le guerrier à la bataille, la jeune fille à la danse;
et tout s'arrange. Justement, voici venir la nuit classique de Walpiirgis,
c'est-à-dire ce qui pouvait se rencontrer de mieux pour le transporter dans
son élément.
Méphistophélès. Je n'ai jamais entendu parler de ca.
HoMUNCULUS. Comment cela serait-il arrivé à vos oreilles? vous ne con-
naissez, vous autres, que les spectres romantiques; un véritable spectre
peut aussi être classique.
Méphistophélès. Et de quel côté s'étend la route? Mes collègues antiques
me répugnent déjà.
IIoMUNCULUS. Ta contrée de prédilection, Satan, estau nord-ouest; mais
pour cette fois, c'est vers le sud-est que nous faisons voile. Dans une vaste
plaine coule le Pénéios librement, entouré de buissons et d'arbres, dans
des baies humides et silencieuses; la plaine se prolonge jusqu'aux ravins
des montagnes, et là-haut s'étend Pharsale antique et moderne.
Méphistophélès. Ouf! arrière! et laisse-moi de côté ces débats entre
la tyrannie et l'esclavage. Cela m'assomme ; car à peine c'est fini qu'ils re-
commencent de plus belle, et aucun ne s'aperçoit qu'il est la dupe d'As-
modée planté derrière lui. Ils se battent, à ce qu'on dit, pour les droits
de la liberté, et, tout bien considéré, ce sont des esclaves contre des esclaves.
HoMUNCULUs. Laisse aux hommes leur nature rebelle, il faut que chacun
se défende comme il peut: l'enfant finira par devenir un homme. Il s'agit
à cette heure de savoir comment celui-ci peut guérir. As-tu un moyen?
alors fais-en ici l'expérience; si tu ne le peux, laisse, que je m'en charge.
Méphistophélès. Il y aurait bien maint petit essai du Brocken à tenter,
mais les verrous du paganisme sont poussés. Le peuple grec n'a jamais
valu grand'chose ; seulement il vous éblouit par la liberté des ébats sensuels,
et attire le cœur de l'homme vers les péchés riants, tandis que les nôtres,
on les trouve toujours ténébreux. Et maintenant que faisons-nous?
IIoMUNCULUs. Tu n'es pas si ingénu d'habitude; et quand je te parle des
sorcières de Thessalie , je pense avoir dit quelque chose.
Méphistophélès, avec convoitise. Les sorcières de Thessalie ! fort bien !
ce sont là des personnes de qui je me suis longtemps informé. Je ne pense
pas qu'il me conviendrait de passer nuit sur nuit avec elles ; cependant
je tente la visite.
HoMUNCULLs. Ici le nuiuteau ; déploie-le autour du chevalier ! la guenille
vous portera l'un avec l'autre, comme elle a fait jusqu'à présent, et moi
je vais devant en éclaireur'.
' QuTjn se rappelle, à propos des évolutions aériennes et lumineuses de la fiole d'Homunculus, le
feu loilel qui, dans la Première Partie, éclaire Faust et Mépliistophélcs, et fait route avec eux à tra-
vers les rudes sentiers du Brocken.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Va droit, au nom du diable, ou j'éteins d'un souffle l'étincelle de ta vie.
(Première Partie.)
DEUXlkME PAIITIK. 2/f1
Wagner, avec angoisse. Kt moi?
IIoMUNCULUS. Eh ! lu restes à la maison pour accomplir une œuvre bien
autrement importante. Feuilleté les vieux parchemins, rassemble, d'après
la règle, les éléments de la vie, et classe-les avec circonspection ; ne manque
pas de méditer la cause, de méditer plus encore le moyen. Pendant que
je parcours une petite partie du monde, je découvrirai bien le point sur
ri; dès lors le grand but est atteint. Pour une pareille récompense on
doit tout donner : or, honneur, gloire, santé... et science et vertu peut-
être bien aussi. Adieu !
Wagner, dans V affliction. Adieu, cela me brise le cœur : je tremble déjà
de ne jamais plus le revoir.
Méphistophélès. Maintenant, vite au Pénéios là-bas. Le cousin n'est pas
à dédaigner. [Ad spectafores.) Nous finissons toujours par dépendre des
créatures que nous avons faites.
NUIT CLASSIQUE DE WALPURGIS '.
LES CHAMPS DE PHARSALE.
Ténèbres.
Erichto. a la fête de cette nuit d'épouvante, je m'avance, non pour la
première fois, moi la sombre Erichto, moins hideuse pourtant que ces misé-
rables poêles ne m'ont faite dans leur imagination calomniatrice... Leurs élo-
ges, commeleurs censures, ne tarissent jamais... Déjà le vallon me paraît au
loin blanchi par le flot des tentes grisâtres, reflet d'une nuit d'inquiétude
et d'horreur. Combien de fois déjà s'est-elle renouvelée, celte lutte! elle se
' La nuit de W alpiirgis, que nous avons vue se passer sur les hauteurs du Brocken , s'accomplit
cette fois sur la terre de Grèce, et de romantique devient classique. De la sorte, la pensée de Goethe
sera complétée. Le lecteur no manquera pas de rapprocher les deux pendants et de les étudier avec un
intérêt curieux. La sorcellerie du moyen âge est loin de comprendre tout l'appareil fantastique des
temps. Le classique a son romantisme, ses créations monstrueuses, ses ébauches difformes et grotes-
ques, Sphinx, Kabircs, Dactyles, Imses, Arimaspes, Lamies, dont Goethe évoquera les ombres et
les larves pour peupler le sabbat de sa seconde nuit de Valpürgis. Cette scène aura pour théâtre les
champs de Pharsale et les côtes de la mer Egée, la Thcssalie au nord ; la Thessalie, patrie d'Hécate
et d'Erichto, Boheme de la Grèce antique. A vrai dire , l'aspect de ces hôtes singuliers pourra bien,
au premier abord, effaroucher quelque peu nos pèlerins ; Méphistophélès, surtout , aura peine à s'y
accoutumer. Tandis que Faust, tout entier à la passion nouvelle qui l'entraîne, sentira grandir son
admiration et son enthousiasme pour ce monde dont il comprend le calme et l'idéal; Méphistophélès
ne goûtera que médiocrement la fantasmagorie. Étranger à toute spéculation intellectuelle , unique-
ment préoccupé de la forme palpable , il commencera par ne pouvoir se rendre compte de rien, le
calme lui semblera froideur, le nu indécence ; il demandera pourquoi les Sphinx n'ont point de che-
mises : le pauvre diable sera si loin de ses Sorcières , si loin de cette bande où le pied de cheval est
en honneur ! Son sabot, qu'il étalait sur le Brocken avec tant de complaisance , il faudra qu'il le dé-
7,\
242 FAUST.
renouvellera toujours et de toute éternité!... Nul ne veut céder l'empire
à un autre; celui qui l'a conquis par la force et par la force le régit, ne le
cède à personne, car chacun, incapable de se gouverner soi-même, est
dévoré du désir de gouverner la volonté de son voisin, selon les vues de
son esprit superbe... Ici un grand exemple fut donné dans le combat, et
l'on vit comment la puissance s'oppose à la puissance plus forte, comment
la belle couronne à mille fleurs de la liberté se brise, comment le laurier
roide se ploie autour des tempes du dominateur! Ici, Magnus rcva des
jours florissants de grandeur; là César veilla, épiant la balance incer-
taine!
Des feux de nuit brillent, jetant des flammes rouges; le sol aspire le re-
flet du sang répandu, et, attirée par l'éclat étrange et merveilleux de la nuit,
la légion de la tradition hellénique se rassemble. Autour de tous les feux,
flotte incertaine, ou s'accroupit à l'aise, une image fabuleuse des jours
anciens... La lune, non encore dans son plein, mais brillante, s'élève ré-
pandant partout une douce clarté; l'illusion des tentes se dissipe, les feux
bleuissent.
Mais, au-dessus de moi, quel météore inattendu ! il brille, il éclaire un
ballon humain. Je flaire la vie. Il ne me convient pas de m'approcher des
vivants, à qui je porte préjudice; il ne m'en revient qu'une mauvaise re-
nommée, sans profit. Déjà le globe s'abaisse. Je me retire prudemment.
(Elle s'éloigne.)
(Les voyageurs aériens dans l'espace.)
HoMUNCULUs. Plane encore une fois autour de cette épouvante de flamme
et d'horreur; dans le vallon et la profondeur on n'aperçoit partout que
fantasmagorie.
Méphistophélès. Je vois comme à travers une vieille fenêtre, dans la crasse
et les décombres du nord, des spectres parfaitement hideux; ici comme là-
bas, je me trouve dans mon domaine.
HoMUNCULUs. Tiens! cette grande qui marche à larges pas devant nous.
Méphistophélès. On dirait qu'elle est mal à son aise de nous voir filer
dans l'air.
guise, qu'il le cache, sous peine de se trouver en butte à tous les brocards. L'antique est une sorte
d'aristocratie qu'on ne liante pas facilement, et les Sphinx , dans leur roidcur immobile et leur im-
passibilité hautaine, ne man(juoront pas de déconcerter, au premier abord, le sacripant du Brocken.
Les gens d'esprit ont l'instinct du moment; peu à peu on se familiarisera. Le vieux diable retrou-
vera, sinon tout son aplomb et toute son imperturbable effronterie , du moins quelque chose de son
humeur satirique et goguenarde. Nous le verrons afl'ccter un ton sententieux , se répandre en pro-
verbes ; moins cynique dans ses discours , plus réservé dans ses manières , subissant à sa fa(;on
l'inlluence de la majesté des lieux : en un mot, ce personnage va nous apparaître sous un aspect tout
à fait neuf. Cette idée d'avoir enlevé Méphistophélès au cercle ignoble où nous l'avons vu jadis s'en-
canailler, pour le conduire en pleine mythologie classique, nous semble une des plus grandioses qui
se puissent concevoir. Le diable de la légende errant, dépaysé dans cette nuit pleine de fantômes de
l'antiquité , interrogeant de la voix, de la main et des yeux tout ce qu'il rencontre ,• Méphistophélès
appuyant sa tête sur l'épaule du Sphinx, quelle imagination! (|uel tableau!
DEUXIÈME PARTIE. Mo
lIoMUNCULUS. Laisse-la marcher! dépose ton chevalier, et sur-le-champ
la vie lui reviendra, car il la cherche dans le royaume de la Fahle.
Faust, louchant le sol. Où est-elle?
HoMUNcuLus. Nous ne saurions le dire ; mais ici tu peux vraisemblablement
t'en informer. Vite, avant qu'il fasse jour, va d'une flamme à l'autre cher-
chant sa trace; rien d'insurmontable à qui a pu s'aventurer auprès des jMères.
Méphistophélès. Äloi aussi j'ai mon affaire en tele; cependant ce qu'il y
aurait de mieux pour nous, ce serait que chacun de son côté se mît à courir
les aventures à travers les feux. Ensuite, pour que nous puissions nous re-
trouver, petit, tu feras reluire l'éclat sonore de ta lanterne.
UoMUNCuLus. Voilà comme il faut qu'elle brille, qu'elle sonne. (Le verre
gronde et resplendit.) Maintenanl, alerte ! à de nouveaux prodiges !
Faust, seul. Où est-elle? — Maintenant, ne le demande plus... Quand
ce ne serait pas le sol qui la portait, l'onde qui venait battre vers elle,
c'est l'air qui parlait sa langue! — Ici, par un prodige, ici, sur la terre
de Grèce, j'ai senti tout de suite quel sol je touchais. A peine en mon
sommeil, tantôt un Esprit m'embrasa, que soudain je me sentis un Antée
pour la force ; et quand je devrais trouver ici l'assemblage le plus étrange,
j'explore d'un pas solennel ce labyrinthe de flammes.
(Il s'éloigne.)
Méphistophélès, rôdant çà et là. A mesure que j'erre à travers ces petits
feux, je me sens de plus en plus dépaysé. Presque partout des nudités,
çà et là seulement quelques chemises. — Les Sphinx sans pudeur, les
Griffons sans vergogne; et combien n'y en a-t-il pas d'ailés et de che-
velus qui se montrent à l'œil de devant et de derrière!... A vrai dire,
nous sommes obscènes du fond du cœur, nous autres ; mais l'antique
me semble par trop vivant ; on devrait le subordonner au goût mo-
derne, et l'affubler de diverses façons, selon la mode... Un peuple dé-
plaisant, en vérité! cependant cela ne doit pas m'empêcher, nouveau venu,
de les saluer comme il convient... Bonjour, les belles femmes, les sages
grisons* !
Un griffon, croassant^'. Non pas grisons, griffons! — Personne ne s'en-
• La politesse affectée avec laquelle Méphislophélès s'introduit clans le cercle, laisse voir que le vieux
diable n'est pas trop rassuré sur l'issue de sa démarche. Bonjour, les belles dames (les Spliinx ont le
visage et la gorge d'une jeune fille, et le reste du corps du lion, avec les ailes et la queue du dragon),
les sages grisons. Il appelle grisons les Griffons , sans doute à cause de leur origine antique ; mais
ceux-ci n'entendent pas raillerie sur l'article de l'âge, et leur coryphée , avec le croassement des oi-
seaux à qui l'on apprend à parler, relève le sot compliment du pauvre intrus.
^ Le Griffon est, comme le Sphinx, une mystérieuse invention du mystérieux Orient. Le Sphinx
vient de l'Egypte, ainsi qu'il nous le dira tout à l'heure ; le Griffon, de l'Inde. Il fut introduit sur la
terre classique par des tapis envoyés de Perse, où il figurait à la manière d'ornements et d'arabes-
ques. Et la fantaisie des Grecs , prompte à donner la vie à toutes choses , prit pour une créature
véritable l'ébauche fantastique du romanlisme oriental. Le Griffon a le corps, les pieds et les griffes
d'un lion, la lète et les ailes d'un aigle, les oreilles d'un cheval, avec des nageoires au lieu de cri-
nière, et le dos couvert de plumes. S'il faut en croire ^Elien, le plumage du dosest noir, celui de la
poitrine rouge, et celui des ailes blanc. Le Griffon a des yeux de feu. Dans son nid d'or pur, il dé-
244 FAUST.
leiid Aolonlicrs appeler grison. Les mois, après (ont, ont le sens de leur
origine. Gris, grison, grognon, grondeur, consonnances étymologiques,
sont des discordances pour nous.
Méphistophélès. Et cependant, sans sortir du sujet, griffe ne déplaît
point dans l'honorable titre de Griffon.
Le griffon, comme plus haut, et. toujours continuant de même. C'est tout
simple! la parenté a été mise à l'épreuve ; souvent blâmée, il est vrai, mais
plus souvent louée. Pourvu que l'on griffe des jeunes filles, des couronnes,
de l'or, la Fortune sourit au griffeur.
Fourmis d'une espèce colossale\ Vous parlez d'or; nous en avions beau-
coup ramassé, enfoui secrètement dans les rochers et les cavernes; la race
des Arimaspes l'a dépisté. Voyez-les rire là-bas de la manière dont ils nous
l'ont dérobé!
Les griffons. Il faut les amener à un aveu.
Les ARIMASPES^ Seulement, que ce ne soit pas en pleine nuit de fête.
D'ici à demain tout sera mis à l'ombre; cela nous réussira bien cette fois,
Méphistophélès s^est placé parmi les Sphinx. Comme je m'habitue ici fa-
cilement et volontiers, car je comprends un chacun.
Un sphinx. Nous soufflons nos voix d'Esprits, et vous, ensuite, leur don-
nez un corps. Maintenant, ijomme-toi, en attendant que nous le connaissions
davantage.
Méphistophélès. On croit me désigner sous une multitude de noms. —
Y a-t-il des Anglais ici? — Ils voyagent tant d'ordinaire pour explorer les
champs de bataille, les cascades, les murs croulants, les pittoresques vétus-
tés classiques! le but ici serait digne d'eux. Ils pourraient aussi témoigner
de m'avoir vu là-bas figurer dans les vieux divertissements de théâtre en
Old Iniquity \
pose une agate ; il garde les trésors des montagnes , et défend ses petits contre les atteintes des
hommes qui cherchent l'or.
* Les Fourmis sont le symbole de l'activité laborieuse ; elles enfouissent dans leurs crevasses de
rocher les trésors qu'elles rassemblent , et par là se trouvent en rapport d'intérêt avec les Griffons.
Il se peut aussi que Goethe ait voulu rappeler dans cette scène le rôle que les Fourmis jouent dans
la mythologie antique. Une jeune fille, Myrmex, est changée en fourmi par Minerve ; Jupiter, de son
coté, change des fourmis en hommes, pour repeupler l'île d'Égine , dévastée par la peste; de là
les Mirmidons. {Voy. Virgile, Enéide, iv, 402.)
* Les Arimaspes, race fabuleuse ; on les confond souvent avec les Cyclopes , à cause de leur taille
gigantesque. Ils habitaient en Scythie, au nord de la mer Noire, d'autres disent sur le mont Riphée.
' Allusion à certains mystères qu'on jouait pendant le carnaval, en Angleterre, au temps de la ré-
formation, et dans lesquels un personnage bouffon, un clown, espèce d'arlequin, s'escrimait contre
le diable , qui , sous le nom de Old Iniquity , essuyait les bourrasques de toute espèce , aux grands
éclats de rire de la multitude. Méphistophélès semble craindre ici que le cas ne se renouvelle. Du
reste, cette scène est marquée d'un bout à l'autre d'une originalité particulière. Ce vieux diable cau-
seur, qur consulte d'un ton goguenard les représentants immobiles de l'immobilité orientale, cet
Œdipe risible, au pied de cheval, qui parle de charade aux Sphinx, puis tout à coup, au milieu de
son persiflage fanfaron, pour un battement d'ailes dans l'air, pour un frémissement sous le feuillage,
perd contenance et s'épouvante, lui, cousin de la vipère, au sifflement du serpent de Lerne: il y a
dans tout cela un mélange de naturel et d'idéal, de bonhomie et de grandiose, un sentiment du co-
mique au sein de l'cpopce, dont on ne trouve de trace nulle part.
DEUXIÈME l'AKTli:. 245
Le sphinx. Comment en sont-ils venus là?
Méphistophélès. Je l'ignore moi-même.
Le sphinx. Cela se peut-il bien ? As-tu quelque connaissance des étoiles?
Que dis-tu de l'heure présente?
Méphistophélès, levant les yeux. L'étoile vole après l'étoile, la lune échan-
crée luit claire, et je me trouve bien à cette bonne place, je me chauffe à
ta peau de lion. Ce serait dommage de s'égarer en voulant grimper trop
haut. Laisse là les énigmes, contente-toi de faire des charades.
Le sphinx. Propose-toi toi-même, et ce sera déjà une énigme. Tente de
l'expliquer une bonne fois à fond : « Utile au bon comme au méchant,
pour celui-ci un plastron où il espadonne dans son ascétisme ; pour
celui-là un compagnon de folies; et le tout pour raniusemenl de la Di-
vinité. »
Premier griffon, croassant. Celui-là me déplaît.
Second griffon, croassant plus fort. Que nous veut celui-là?
Tous LES DEUX. Le vilain mufle n'a rien à faire ici.
Méphistophélès, brutalement. Tu crois peul-èlre que les ongles du con-
vive ne grattent pas aussi bien que tes griffes aiguës! Essaye un peu !
Le sphinx, avec douceur. Tu peux rester, mais tu voudras bientôt toi-
même sortir de notre cercle. Dans ion pays tu le trouves bien, et, si je ne
me trompe, ici tu n'es guère à ton aise.
Méphistophélès. Vu d'en haut, ta mine est fort appétissante; mais d'en
bas, la bête me fait horreur.
Le sphinx. Hypocrite, tu viens ici pour ta rude pénitence; car nos
pattes sont saines, et ton pied de cheval racorni est déplacé dans notre
compagnie.
(Les Sirènes prcludcnt eu haut.)
Méphistophélès. Quels sont ces oiseaux qui se bercent dans les rameaux
des peupliers du fleuve?
Le sphinx. Prenez garde à vous! de pareilles chansons ont déjà vaincu
les plus forts.
LES SIRÈNES.
Pourquoi vous oublier au sein
De tant de merveilles hideuses?
Ecoutez ces voix amoureuses ,
Ces doux accords dont l'air est plein ;
Voici déjà venir l'essaim
Des Sirènes harmonieuses.
LES SPHINX , les tournant en dérision sur la même mélodie.
Forcez-les à descendre au jour!
Elles cachent dans la ramure
Leurs affreuses griffes d'autour,
Pour vous meurtrir si, d'aventure,
Vous écoutez leurs chants d'amour.
246 FAUST.
LES SIRÈNES.
Fi de l'envie et de la haine !
V. . Cherchons toute vapeur sereine ,
Tous les plaisirs délicieux
Epars sous la voûte des cieux !
Que sur la terre et l'onde émue
On ne puisse voir en tous lieux
Que le geste libre et joyeux
Dont on fête la bienvenue !
Méphistophélès. Voilà de ces jolies inventions nouvelles : un son du go-
sier ou des cordes qui s'embrouille autour d'un autre son. La gargouillade
manque son effet sur moi; cela me gratte bien un peu l'oreille, mais ne
pénètre pas jusqu'au cœur.
Les sphinx. Ne parle pas de cœur ! c'est inutile; un sac de cuir tout ridé
s'accommoderait mieux à ton visage.
Faust, s'avançant. 0 merveille! le spectacle répond à mes souhaits; dans
le repoussant, des traits grands et profonds ! j'ai déjà le pressentiment d'une
destinée favorable. Où ce coup d'œil solennel me transporte-t-il? [Désignant
les Sphinx.) Devant ceux-ci Œdipe un jour se tint; [les Sirènes) devant
celles-là Ulysse se tordit dans ses liens de chanvre; [les Fourmis) leurs
pareilles surent amasser le trésor le plus rare; [les Griffons) leurs pareils
surent le garder fidèlement et sans reproche. Je me sens pénétré d'un es-
prit mâle. Grandes figures, grands souvenirs!
Méphistophélès. Autrefois tu n'aurais pas eu assez de malédictions
pour une telle engeance; mais à présent tu t'y trouves au mieux. C'est
tout simple, là où l'on cherche sa bien-aimée, les monstres mêmes sont
bienvenus.
Faust, aux Sphinx. Vous, images de femmes, répondez-moi : une de vous
a-t-elle vu Hélène?
Les sphinx. Nous ne remontons pas jusqu'à son temps ; Hercule a tué les
derniers d'entre nous. Tu pourrais le demander à Chiron ; il galope à la
ronde dans cette nuit fantastique; s'il s'arrête pour toi, ton affaire est en
bon train.
Les sirènes. Cela ne te manquerait pas... Lorsque Ulysse s'attarda parmi
nous, il sut nous raconter beaucoup de choses; nous te dirions tout, si tu
voulais t'égarer du côté des plaines de la verte mer.
Le sphinx. Homme noble, ne te laisse pas séduire. Que notre bon conseil
soit pour toi le lien dont Ulysse voulut être enlacé. Si tu peux trouver le
sublime Chiron, lu sauras ce que je t'ai promis.
(Faust s'éloigne.)
Méphistophélès, avec humeur. Qui croasse en battant des ailes, et passe
avec tant de rapidité que l'œil n'aperçoit rien, et toujours à la file, l'un
devant, l'autre derrière? ils fatigueraient le chasseur.
Le SPHINX. Semblables à l'ouragan d'hiver, les f|èchcs d'Alcide Ic^ at-
DEUXIÈME PARTIE. 247
teindraient à peine; ce sont les Stymplialidcs ^ rapides ; leur salut est li
bonne intention. Avec leur bec do vautour et leur pied d'oie, elles auraient
envie de se montrer dans notre cercle en parentes.
Méphistophélès, comme effarouché. Quelque chose siffle encore là dedans,
sous les feuilles.
Le sphinx. N'en ayez point de crainte, ce sont les tètes du Serpent de
Lerne; séparées du tronc, elles s'imaginent encore être quelque chose. —
Mais dites, que pensez-vous devenir? Pourquoi ces gestes inquiets? Oii
voulez-vous aller? Partez donc d'ici ! Je le vois, ce chœur là-bas vous
donne le torticolis. Ne vous contraignez pas, allez saluer maint gracieux
visage. Ce sont les Lamies, gaillardes au sourire sur les lèvres, au front
hardi, telles que les Satyres les aiment; un pied de bouc doit là tout
oser. i
Méphistophélès. Vous restez ici, vous, cependant? que je vous re-
trouve.
Le sphinx. Oui! mêle-toi à l'essaim vagabond. Nous, venus d'Egypte,
nous sommes dès longtemps accoutumés à voir trôner chacun de nous du-
rant des siècles, et pourvu qu'on respecte seulement notre lit, nous réglons
le cours des jours de lune et de soleil ; nous siégeons devant les Pyramides,
jugeant les peuples, les inondations, les guerres et la paix, — et restons
la face immobile.
PÉJNÈIOS.
PÉNÉIOS
Entouré d'eaux et de Nymplies.
LE PÉNÉIOS.
Balancez-vous , plantes des eaux ;
Respirez doucement, roseaux;
Branches flexibles des saules,
Frémissez; — gazouillez.
Rameaux tremblants des peupliers;
Charme/ par vos douces paroles ,
Vos bruits incertains et confus ,
Mes rêves interrompus !
Mais une secousse profonde ,
Un tremblement soudain dont mes bords sont émus,
Vient m'évciller du frais repos de l'onde.
^ Les Stymphalides, oiseaux monstrueux du lac Stymphalique , en Arcadie. Les Styniphalides
avaient le bec et les griffes d'airain, et le bouclier le plus solide ne résistait pas à leurs efforts. Les
Stymphalides combattaient par phalanges, et, dans la chaleur de l'action, s'arrachaient leurs plumes
et les jetaient comme des dards sur l'ennemi. Hercule les chassa en les épouvantant au moyen d'une
espèce de cymbale qu'il tenait de Minerve, et les tua de ses flèches.
248 FAUST.
Faust, errant SMr/t'èor(/</u/?eMue. Si j'ai bien entendu, sous ces épais rideaux
de branches et de fouillée, une voix humaine s'est exhalée. Le flot ici sem-
ble gazouiller des paroles mystérieuses, et la brise qui passe a comme des
sifllements badins.
LES NYMPHES, à Faust.
Plonge au sein de l'onde ;
Dans notre fraîcheiu"
Limpide et profonde
Retrempe ton cœur.
Dans l'humide plaine
Ici viens jouir
De la paix sereine
Qui te semble fuir ;
Viens calmer ta peine ;
Viens, nous ruisselons ;
A toi notre haleine,
A toi nos chansons I
Faust. Oui, je veille ! Oh! flottez, flottez, formes incomparables que
mon œil caresse çà et là! Quel ravissement me pénètre au fond de l'âme!
Sont-ce des rêves ou bien des souvenirs? Une fois déjà, volupté pareille
t'enivra! '. Les flots se glissent à travers la fraîcheur des rameaux épais
doucement émus. Ils ne murmurent pas, à peine s'ils grésillent. De tous
côtés, les sources se joignent et vont se creusant en un limpide espace
propice au bain. Formes juvéniles, grâces féminines, que le cristal hu-
mide offre doubles à l'œil enchanté ! Puis des troupes de baigneuses lasci-
ves, les unes nageant avec hardiesse, les autres timidement embarrassées;
des cris, des combats folâtres! Ce spectacle devrait me satisfaire pourtant,
et mon œil n'en pas demander davantage; mais non, il faut que mon esprit
s'élance plus au loin; mon regard plonge, aigu, jusque sous cet épais taillis
où l'opulente rumeur du feuillage vert cache la souveraine. 0 merveille !
échappés des bosquets profonds, voici venir à la nage des cygnes majes-
tueux; calmes dans leurs élans, doux, mais superbes et le sein tout enflé de
leur gloire, voyez-les mouvoir leurs têtes etleurs becs. ..Un d'eux, surtout,
se rengorge avec complaisance et fait voile hardiment à travers les autres;
son plumage orgueilleux se gonfle, et, poussant la vague sur la vague, il se
dirige du côté du sanctuaire. Les autres naviguent çà et là d'une aile calme
et resplendissante; mais bientôt les voilà qui livrent un assaut glorieux aux
jeunes filles effrayées, qui toutes, oubliant leurs fonctions autour du berceau
sacré, ne songent plus qu'à leur propre siàreté.
' Souvenir du laboratoire de Wagner, des illusions du rêve charmant où l'a berce Homunculus.
Peut-être aussi observation psychologique du poëtc. L'homme, dans l'ardeur du sentiment qui le
domine, perd toute idée de temps et de lieu. Il lui semble reconnaître le rivage où son pied touche
pour la première fois ; les événements qui se déroulent devant ses yeux sont pour lui comme s'il les
avait traversés déjà; et la plupart du temps, il ne se trompe pas, car ce monde, ces événements,
tout cela existait dans son esprit à l'état d'idée ; les images de la divination se sont imprimées en
lui SI profondément, qu'il les prend pour les souvenirs d'une période révolue.
DEUXIÈME PARTIE. 24.)
LES NYMPHES.
Collez votre oreille attentive,
Mes sœurs, aux gazons de la rive;
Quel bruil nous éveille en sursaut?
C'est le pas d'un coursier qui s'avance an galop.
Je voudrais bien savoir quel messager fidèle
Porte de cette nuit la rapide nouvelle !
Faust. Il me semble pourtant que la terre frémit sous les pas sonores d'un
rapide coursier. Là-bas, mon regard ! Un destin favorable doit-il déjà
m'atteindre? 0 prodige sans pareil ! un cavalier s'avance au trot, il j)araît
doué d'esprit et de cœur, porté par un coursier d'une blancheur éblouis-
sante... Je ne me trompe point, je le reconnais déjà, le fils célèbre de
Phylira ! — Halte, Chiron, halte! j'ai à te parler.
Chiron. Qu'ya-t-il? qu'est-ce?
Faust. Modère ta course.
Chiron. Je ne m'arrête pas.
Faust. Alors, je t'en prie ! prends-moi !
Chiron. Monte sur mon dos! Où te plaît-il d'aller? Te voici sur le rivante,
je suis prêt à te faire traverser le fleuve.
Faust, montant sur le centaure Chiron. Oii tu voudras; je te garde une
reconnaissance éternelle... Le grand homme, le noble pédagogue qui pour
sa gloire éleva tout un peuple de héros, la belle phalange des nobles Ar-
gonautes, et tous ceux qui fondèrent le monde des poètes !
Chiron. Laissons cela en son lieu. Pallas ellc-niôme, sous les traits de
Mentor, n'eut j)as les honneurs de la chose; ils unissent par n'en faire qu'a
leur manière, tout comme si on ne les avait pas élevés.
Faust. Le médecin qui sait nommer chaque plante, qui connaît les sim-
ples jusque dans leurs mystères les plus profonds, qui procure au malade
le salut, au blessé le soulagement, je l'embrasse ici dans la force de l'esprit
et du corps.
Chiron. Si quelque héros tombait blessé auprès de moi, je savais lui por-
ter secours et conseil; cependant j'ai fini par laisser mon art aux vieilles
femmes et aux prêtres.
Faust. Tu es bien le vrai grand homme qui ne peut entendre les louan-
ges, s'y dérobe avec modestie, et fait comme si ses pareils abondaient dans
le monde !
Chiron. Tu m'as l'air d'un hypocrite habile à flatter les princes et
le peuple.
Faust. Tu m'avoueras pourtant que tu as connu les plus illustres de ton
temps, poursuivi dans tes actions ce qu'il y a de plus noble, et vécu tes
jours dans les travaux sérieux d'un demi-dieu. Or, parmi toutes ces figures
héroïques, qui tiens-tu pour le plus vaillant?
Chiron. Dans la phalange auguste des Argonautes, chacun était brave à
sa manière, ct^ selon la force qui l'animait, pouvait suffire où les autres se
32
230 FAUST.
trouvaient en défaut. Les Dioscures ont toujours eu le dessus où la pléni-
tude de la jeunesse et de la beauté l'emporlait. Résolution et promptitude
à courir au secours des autres, tel était le partage des Boréades. Réiléchi,
î)uissant, plein de prudence, facile dans le conseil, ainsi dominait Jason,
a""réal)le aux femmes; puis Orphée, tendre et toujours discret, qui n'avait
pas son pareil dans l'art de faire vibrer la lyre; l'ingénieux Lyncée, qui jour
et nuit promena le navire sacré à travers les écueils. Le danger s'éprouve
en commun. Un seul agit, et tous les autres louent.
Faust. Ne diras-tu donc rien d'Hercule?
Chiron. Ah, malheur! n'irrite pas ma douleur... Je n'avais jamais vu
Phœbus, ni Ares, Hermès, comme on les nomme, lorsque je contemplai là,
devant moi, ce que tous les hommes tiennent pour divin. Un royal jeune
homme, harmonieux à voir, soumis à ses frères aînés, soumis aussi aux
tout aimables femmes, son pareil, Géa ne l'enfantera point, Hébé ne le
conduira jamais dans l'Olympe. Vainement les hymnes s'exercent, vaine-
ment on tourmente la pierre.
Faust. Les statuaires ont eu beau tourmenter le marbre, jamais il ne
s'est produit à la vue aussi majestueux. Tu m'as parlé du plus beau entre
les hommes, maintenant parle-moi aussi de la plus belle entre les femmes.
Chiron. Qu'est-ce?... Le beauté des femmes ne veut rien dire, ce n'est
le plus souvent qu'une image glacée ; pour moi, je ne fais cas que d'un être
en qui la vie palpite rayonnante. La beauté est là pour elle-même ; la grâce
seule rend irrésistible, comme Hélène, quand je la portais.
Faust. Tu l'as portée, elle?
Chiron. Oui, sur ce dos.
Faust. Mon égarement va-t-il encore s'accroître? 0 joie ! m'asseoira la
même place !
Chiron. Elle me tenait ainsi par la chevelure, comme lu fais.
Faust. 0 délire! ma tête se perd! raconte-moi comment. Elle est mon
seul désir. Oi^i l'avais-tu prise? où la conduisais-tu ! Ah! parle...
Chiron. On peut répondre a ta question sans peine. Les Dioscures
avaient, de ce temps, délivré la petite des mains des ravisseurs ; mais ceux-
ci, peu habitués à se laisser vaincre, s'enhardirent et se précipitèrent à leur
poursuite. Les marais d'Eleusis arrêtaient les frères dans leur course ra-
pide, ils se débattaient dans la fange; je traversai à. la nage. Hélène sauta
à bas, et, caressant ma crinière humide, me remercia avec grâce, avec co-
quetterie. Qu'elle était charmante ! jeune^ délices du vieillard !
Faust. Sept ans à peine!
Chiron. Je reconnais là les philologues, ils l'ont trompe comme ils se
sont trompés eux-mêmes! C'est une chose à part que la femme mytholo-
gique. Le poëte la produit selon qu'il lui convient; jamais elle n'est majeure,
elle n'est jamais vieille, toujours d'une forme appétissante; on l'enlève
jeune; vieille, on la convoite : en un mot, le poëte n'est pas lié par le
temps.
DEUXIÈME PARTIE. 2rjl
Faust. Ah ! qu'elle aussi ne soit pas soumise au temps ! Achille la ren •
conh-a hien à Phère en dehors de tout temps. Etrange bonheur, amour
conquis, malgré la destinée ! ne pourrais-je donc, par la seule force de mon
désir, attirer à la vie la forme unique? La créature éternelle du rang des
dieux, aussi grande que tendre, auguste et digne d'être aimée, tu l'as vue
jadis; aujourd'hui, moi, je l'ai vue aussi belle qu'attrayante, aussi belle
que désirée. Tous mes sens, tout mon être en sont désormais possédés; jo
ne vis plus, si je ne puis l'atteindre.
Chiron. Mon étranger, ce que tu prends, toi, homme, pour du ravisse-
ment, chez les Esprits paraît un vrai délire. IN'importe, tout s'arrange à
souhait pour ton bonheur. Chaque année j'ai l'habitude de passer quelques
instants chezManfo, la fille d'Esculape; recueillie en silence, elle implore
son père, pour qu'il daigne illuminer enfin l'esprit des médecins, et les dé-
tourner de l'audacieux homicide. Celle que j'affectionne entre toutes les Si-
bylles, elle ne s'émeut pas en de folles contorsions, elle est douce et bien-
veillante; elle réussira, pourvu que tu t'arrêtes, à te guérir à fond par la
vertu des plantes.
Faust. Point de cure! mon esprit est puissant! je serais alors abruti
comme les autres.
Chiron. Ne néglige pas le salut de la noble source! vite à bas ! nous som-
mes arrivés.
Faust. Dis-moi, où m'as-tu conduit dans la nuit sombre, à travers les
humides graviers? Quel est ce rivage?
Chiron. Ici Rome et la Grèce se disputèrent dans le combat, le Pénéios à
droite, l'Olympe à gauche, l'immense royaume qui se perd dans le sable.
Le roi fuit, le citoyen triomphe. Regarde, ici tout près, à cette intention
s'élève, dans les clartés de la lune, le temple éternel \
Manto, rêvant au dedans d'elle-même. D'un sabot de cheval — le parvis
sacré retentit ; — des demi-dieux s'avancent.
CiiniON. Très-bien! les yeux seulement ouverts !
Manto, s éveillant. Sois le bienvenu ! je vois que tu ne manques pas.
Chiron. Ton temple est là toujours debout?
Manto. Tu bats toujours la campagne infatigablement?
» On pourrait designer ici la bataille de Cynocêplialc, dans laquelle Q. Fluminius battit Philippe 111
de Macédoine, l'an i91 avant J. C. ; mais le cliamp de Cynocéphale est situé au cœur de la
Thessalie , partant à quelque distance des lieux que Goethe donne pour théâtre à la nuit de Wal-
piirgis. A défaut de Cvnoréphale , il faudrait évoquer les souvenirs de Sydna , où Paul Emile délit
Pcrsce, successeur de Philippe; mais Cydria se trouve dans la Macédoine du sud, et s'élnigne encore
des lieux de notre action. — Bien que ces deux combats, où les Romains et les Macédoniens se ren-
contrèrent, ne s'accordent pas exactement avec la carte que Goethe donne du pavs, le Pénéios à
droite, l'Olympe à gauche, nous ne saurions en indi(iuer d'autre. — N'oublions pas que nous som-
mes dans la nuit de Walpiirgis, en ])lrine nuit de fantômes, et qu'à l'heure du berger on n'y re-
garde pas de si près , comme dit Méphistophélès sur le Rrocken, dans la Première Partie. — Le
vaste royaume qui se perd dans le sable : la Macédoine sous Alexandre ; fc roi fuit : Philippe III ou
Persée ; le citoyen triomphe : Flaminius ou Paul Emile.
2b2 FAUST.
Chiron. Tandis que tu habites au sein du silence et du repos, je me plais
à courir le monde.
Manto. J'attends, le temps m'environne. Et celui-ci?
Chiron. La nuit maudite le poussa de ce côté dans son tourbillon. II
cherche Hélène en son délire. Hélène! il veut se la conquérir, et ne sait
ni comment ni par où commencer; cure entre tontes digne d'Esculape.
Manto. J'aime celui qui rêve l'impossible.
CHIRON déjà bien loin dans la campagne.
Manto. Avance, téméraire, tu dois te réjouir! la sombre avenue conduit
vers Perséplione. Dans la base soulerraine de l'Olympe, elle épie en secret
le salut défendu. Ici, j'ai autrefois introduit Orphée; puisses-tu mieux en
proliler! Alerte! courage!
(Ils descendent.)
LE HAUT PÈNÈIOS, COMME DEJA.
Les sîrènes. Plongez-vous dans les flots du Pénéios! là, il faut nager en
barbotant, entonner chansons sur chansons pour l'amusement de la race
infortunée. Sans eau il n'est point de salut. Parlons avec notre troupe lu-
mineuse pour la mer Egée; là tous les plaisirs nous attendent.
(Tremblement de terre.)
Les sirènes. La vague se retire écumante, et cesse de couler dans son lit;
la terre frémit, l'eau bouillonne, le sol du rivage éclate et fume. Fuyons!
venez toutes, venez! le prodige ne profite à personne.
Alerte! nobles et joyeux hôtes, alerte à la fcte sereine de la mer, là-bas
où les vagues tremblantes étincellent, et viennent, doucement enflées,
mouiller le rivage ; là-bas où la lune brille double et nous baigne d'une
sainte rosée. Là-bas une vie aminée et libre : ici un effroyable tremblement
de terre; que toutes celles qui sont prudentes se hâtent de partir! l'épou-
vante règne en ces lieux.
Seismos ', grommelant et tempêtant dans le fond. Encore une bonne se-
cousse, encore un vigoureux coup d'épaule, et nous avons atteint cette
hauteur où tout doit nous faire place.
Les sphinx. Fâcheux bouleversements! affreuse et terrible tempête!
quelle secousse !.qucl]e convulsion ! d'ici, de là, tout est en branle! Insup-
portable ennui! Mais nous, quand tout l'enfer se déchaînerait, nous de-
meurons stationnaires.
Soudain une voûte s'élève par prodige. C'est le même, ce vieux depuis
' Scismos, personnification du tremblement de terre ; Titan, qui fit sortir à coups d'épaule Pc-
lion et Ossa, et plusieurs iles, entre antres la plus grande des Cyclades; Délos, berceau flottant
d'Apollon et de Diane.
DEUXIÈMK PARTI K. 2.13
longtemps blanchi , qui bùlit l'île de Uclos et la fit sortir des flots pour
l'amour d'une vagabonde. Poussant, pressant, en proie à des efforts inouïs,
les bras tendus, le dos courbé, dans l'attitude d'un Atlas, il soulève le sol,
le gazon, la terre, les cailloux et le gravier, et le sable, et la vase des pai-
sibles lits de nos rivages. Ainsi il déchire en zigzags le doux tapis du val-
lon. Toujours à l'œuvre, infatigable, colossale cariatide, il porte un
effroyable échafaudage de pierres, encore dans le sol jusqu'à la poitrine;
il n'ira pourtant pas plus loin : les Sphinx ont pris place.
Seismos. C'est moi, moi seul qui ai fait tout cela, on finira j'espère par en
convenir; et sans mes secousses et mes ébranlements, commentée monde
serait-il beau? — Comment vos montagnes s'élèveraient-elles dans l'azur
splendide et pur de l'éther, si je ne les avais poussées à souhait pour un
spectacle pittoresque, enchanteur, lorsque, en présence de nos plus hauts
ancêtres, la Nuit et le Chaos, je me comportai vaillamment, et qu'associé
aux Titans, je jouai à la balle avec Pélion et Ossa? Nous continuâmes à
nous en donner comme des fous dans l'ardeur de notre jeunesse, jusqu'à
ce qu'enfin, fatigués, nous posâmes sur le Parnasse, comme un double
bonnet, les deux montagnes... Apollon y lient une joyeuse halte entouré
du chœur des Muses sereines. A Jupiter lui-même, à ses foudres, j'ai porté
haut dans l'air leur trône; maintenant, avec des efforts monstrueux, je
me suis soulevé du fond de l'abîme, et j'appelle à voix haute des habitants
joyeux pour commencer une nouvelle vie.
Les sphinx. On pourrait dire que ce parvenu date de loin, si nous ne
l'avions vu nous-mêmes se dépêtrer hors du sol. Un bois touffu s'étend
sur ses côtés, les rochers s'y amoncellent ; quant à nous Sphinx, nous n'i-
rons pas : nous ne nous laissons pas ainsi distraire de notre immobilité
sacrée.
Les griffons. Je vois trembler, à travers les fentes, de l'or en feuilles,
en paillettes. Ne vous laissez pas dérober un pareil trésor; alerte, Imses!
dépêchez-vous de le rafler.
Choeur des fourmis. Puisque les géants — l'ont élevée, — vous aux pieds
qui trépignent, — vile au sommet! — Soyez agiles — dedans, dehors! —
Dans de telles fentes — chaque parcelle — est digne d'être possédée. —
Vous devez découvrir — la moindre chose — au plus vite — dans tous les
coins. — Soyez diligentes, troupes grouillantes! — A nous l'or! à nous
l'or! — laissez la montagne!
Les GRIFFONS. Ici! ici! de l'or à monceaux! nous y enfoncerons nos
griffes, ce sont là des serrures de la meilleure trempe. Le magnifique trésor
est bien gardé.
Les pygmées '. Nous avons vraiment pris la place; comment cela s'est-il
1 A peine la montagne est formée, que la vie aussitôt y fourmille de toutes parts. Voici venir par my-
riades les petitsètres pour l'exploitation des trésors qu'elle garde en ses flancs, Imses, Fourmis, Dactyles,
Pygmées; à ceux-ci l'or en paillettes, l'or en lingots, l'or dont les Griffons réclament la garde; à
ceux-Kà le fer pour les haines et la vengeance. Les Pygmées sont en guerre avec les grues de Scythie
234 FAUST.
fnit? nous l'ignorons. Ne nous demnndez pas d'où nous venons, puisque
nous sommes une fois là ! Pour mener joyeuse vie tout pays convient; dès
qu'une fente vient à s'ouvrir dans le roc, le nain est là tout prêt. Le nain
et la naine, vile à l'œuvre! que chaque couple se distingue! Je ne sais si
dans le paradis les choses se passaient de mèmedrjà. Quanta nous, ici, nous
trouvons que c'est pour le mieux, et hénissons notre étoile avec gratitude,
car, au levant comme au couchant, la terre maternelle produit volontiers.
Les dactyles. Si dans une nuit elle a produit les petits, elle engendrera
aussi les minimes, qui trouveront leurs pareils.
Le plus vieux d'entre les pygmées. Vile ! disposez-vous — à prendre place !
— vite à l'œuvre! — Agilité pour la force! — La paix règne encore; —
préparez la forge — pour faire à l'armée — armures et glaives.
Vous, Imses, tous, — fourmilière active, — procurez-nous les métaux!
et vous. Dactyles, — petits, sans nombre, — on vous ordonne — d'aller
quérir le bois! — Mêlez ensemble — les tlammes mystérieuses, — pro-
curez-noiis du charbon!
Le généralissime. Avec la flèche et l'arc, — vile en campagne! sur cet
étang — tuez-moi les hérons — qui nichent par milliers, — se rengor-
geant avec orgueil, — d'un seul coup! — tous comme un seul; — que
nous paraissions — avec casque et panache.
Les imses et les dactyles. Qui nous sauvera? — Nous procurons le fer,
— ils forgent des chaînes. — Pour nous émanciper — il n'est pas temps
encore; — c'est pourquoi, soyons dociles.
Les grues d'ibicus. Cris de meurtre et plaintes de mort! — douloureux
trémoussements d'ailes! — Quels sanglots, quels gémissements — s'élèvent
jusqu'à nos hauteurs? — Tous sont déjà massacrés, — le lac est rouge de
leur sang. — Une fièvre monstrueuse arrache — au héron son noble plu-
mage ; — il flotte déjà sur le casque de ces marauds ventrus et cagneux.
— Vous, alliés de notre armée, — hérons voyageurs de la mer, — nous
vous appelons à la vengeance, — dans une cause qui vous est si proche.
— Que nul n'éj)argne sa force ni son sang; — guerre éternelle à cette
engeance!
(Elles se dispersent en croassant clans les airs.)
Méphistophélès, dans la plaine. Je savais bien me faire obéir des sorcières
du Nord ; mais avec ces Esprits étrangers il n'en est plus pour moi préci-
et les hérons, leurs irréconciliables ennemis. Oa se met à l'œuvre, on forge en un clin d'œil les ja-
velines et les dards; l'action s'engage, les lierons sont massacrés sur l'étang. Aussitôt les grues
passent dans les airs, les oiseaux d'ibicus, dépositaires des saintes vengeances; les cieux releiitis-
sent de cris de rage; justice sera faite, palience ! les Pygmées ne tarderont pas à porter la peine de
leur crime. (Voyez la ballade de Schiller.) — Toujours la tradition fnilastiquc, le mythe, la lé-
gende ; après l'hydi-e de Lerne, IcsStymphalides ; après les Stymplialides, les grues d'ibicus. Le ro-
mantisme est partout; il plane dans les airs avec les oiseaux sacrés, galope dans la campagne avec
Faust sur de dos de Chiron, ou descend avec Méphistophélès dans l'antre des Phorkiades. Le con-
cours est unanime du Sphinx au Centaure, des Sirènes aux Lamics, d'Hécate à Empousn ; pas une
idée, pas une forme, pas une ébauche qui manque à l'appel.
DEUXIÈME PARTIE. 253
scmcnl de même. Le Blocksberg demeure un local fort commode; en
quelque endroit qu'on soit, on se retrouve. Madame Use nous attend sur
sa pierre; sur sa liauleur Henri est toujours gai; les Ronßeurs, il est vrai,
grognent un peu la Misère' ; mais tout cela est pour des milliers d'années.
Qui sait ici où il se tient, où il va? Qui sait si le sol ne s'enfle point sous
lui? Je chemine paisiblement à travers une plaine unie, et derrière moi
s'élève tout à coup une montagne ; à peine, il est vrai, si l'on peut l'appeler
une montagne, assez haute cependant pour me séparer de mes Sphinx. —
Lcà-bas, dans la vallée, plus d'un feu pétille et flambe à l'aventure...;
devant moi danse et flotte, me leurrant, s'enfuyant avec des gestes fripons,
une troupe galante. Doucement, et sus! Accoutumé à courir les bons
morceaux partout où ils se trouvent, cherchons ici à nous attraper quel-
que chose.
Les lamies, attirant après elles Méphirdophélès. Vite ! plus vite ! — toujours
plus loin! — Puis en hésitant encore, en causant, en jasant... — il est
si doux — d'attirer le vieux pécheur — après nous ! — 11 vient d'un pied
lourd, — clopin dopant, — à la pénitence ; — il traîne la jambe — der-
rière nous — tandis que nous fuyons.
WÉPinsTOPHÉLÈs, s arrêtant. Destin maudit! hommes trompés! dupes
éternelles depuis Adam! On devient vieux, mais qui devient sage? IN'as-
tu donc pas été suffisamment ensorcelé déjà? On sait qu'elle ne vaut rien
au fond, celte engeance au corps lacé, au visage enduit de fard ; elles
n'ont rien de sain à vous rendre ; là où vous lés touchez, pourries dans
tous les membres. On le sait, on le voit, on peut le sentir; et cependant,
les carognes! elles n'ont qu'à siffler pour qu'on vienne.
Les lamies, s'arrêtant. Halte! il réfléchit, il hésite, il reste immobile.
Allez au-devant de lui, de peur qu'il ne nous échappe.
Méphistophélès, continuant son chemin. En avant! et ne nous laissons
pas prendre au filet du doute; car, après tout, s'il n'y avait pas de sor-
cières, qui diable voudrait être diable?
Les LAMIES, d'un ton caressant. Dansons en rond autour de ce héros;
l'amour va, dans son cœur, se révéler sûrement pour une de nous.
Méphistophélès. Vraiment, à la clarté douteuse, vous me semblez de
gentilljîs femmes, et je ne veux pas vous maltraiter.
Empouse ■, entrant dans le groupe. INi moi ! Comme étant de même fa-
mille, souffrez que je me mêle à votre troupe.
Les lamies. Elle est de trop dans notre cercle, et ne fait jamais que dé-
ranger notre jeu.
1 llsenstein, Heinrichhàhe, Elend, noms de différents pics du Bloksberg. Il y a ici, dnns l'alle-
mand, un jeu de mots qui résulte de la décomposition, et ne peut se traduire.
^ Èv TT'.ù,-, déesse au pied d'àue, envoyée d'Hécate, 'que plusieurs tiennent pour Hécate cllc-nicmc.
Elle se montre au voyageur sous toute sorte d'appurenccs, tour à tour vache, plante, mouche, ser-
pent. Méphistophélès, qui ne se soucie pas de cette paj enté avec le pied d'àue, i'eint de iii.' pas
comprendre, et se redresse sur son pied de cheval avec une suffisance tout aristocratique.
256 FAUST.
Empouse, à Méphistophélès. Reçois le saliil de l'Empoiise, ta cousine, la
commère au pied d'àne! Tu n'as, toi, qu'un pied de cheval, et cependant,
maître cousin, salut!
Méphistophélès. Je ne soupçonnais ici que des êtres inconnus, et je
trouve, lu'las! de proches parenis. C'est un vieux livre à feuilleter. Du
Ilar/ à niellas, toujours des cousins!
Empouse. Je suis prompte à l'action, et je pourrais me transformer de
cent manières; mais en l'honneur de vous, aujourd'hui j'ai pris la petite
tète d'àne.
Méphistophélès. Je remarque que ces gens-là tiennent beaucoup à la
parenté. Pourtant, quoi qu'il arrive, je désavouerais volontiers la tête
d'àne.
Les lauiies. Laisse cède hideuse; elle épouvante tout ce qui vous semble
beau et aimable; à son approche, la grâce et la beauté se dissipent.
Méphistophélès. Les petites cousines, charmantes, effilées, me sont
toutes suspectes; et sous les roses de ces joues je crains quelques méta-
morphoses.
Les lamies. Essaye toujours! nous sommes en nombre. Prends, si tu as
du bonheur au jeu, attrape le meilleur lot! Pourquoi ces soupirs langou-
reux? Tu n'es qu'un misérable galant; tu te pavanes, tu fais le beau! —
Maintenant il se mêle à notre bande. Otez vos masques l'une après l'autre,
et montrez-vous telles que vous êtes.
Méphistophélès. Je me suis choisi la plus belle... [U embrassant.) Oh!
malheur à moi! Quel aride balai! [Il en prend une autre.) El celle-ci!...
Infâme visage !
Les lamies. Mériles-tu mieux? Ne le crois pas.
Méphistophélès. Je veux m'emparer de la petite... son bras est un lézard
qui me glisse des mains, et sa tresse lisse m'échappe comme une cou-
leuvre. En revanche, je saisis la grande... un thyrse avec une pomme de
pin pour tête... A quoi tout cela va-t-il aboutir?... Encore une grasse avec
qui je me consolerai peut-être. Je risque l'entreprise une dernière fois!
soit!... Molle, flasque; les Orientaux payent d'un grand prix ces trésors-
là... Ah! l'ampoule crève.
Les lamies. Brisez vos rangs; tournez, flottez; entourez de vos essaims
ténébreux l'importun (il des sorcières ! cercle incertain, affreux! chauve-
souris aux ailes taciturnes !... Il s'en tire encore à trop bon marché.
Méphistophélès, se secouant. Je ne suis guère devenu plus sage, à ce qu'il
me semble! Ici, comme dans le Nord, ce qui se passe est absurde; ici,
comme là-bas, les spectres sont hideux, le peuple elles poètes insipides;
mascarade ! comme partout sabbat des sens! J'ai pris au hasard parmi
des masques gracieux, et mes mains ont saisi des êtres qui m'ont fait hor-
reur!... Encore je me tromperais volontiers pour peu que cela durât plus
longtemps. (// s'égare au milieu des rochers.) Où suis-je donc? où vais-je?
c'était un sentier, et maintenant c'est un chaos; j'ai passé, pour venir, par
deuxièm;e partie. 2r>7
un chemin uni, et maintenant voilà qu'à cette heure je me perds dans les
décombres. En vain je grimpe et redescends; où retrou verai-je mes
Sphinx? Oh! oh! je n'aurais jamais imaginé rien de si prodigieux!... Une
montagne pareille dans la nuit ! j'appelle cela une joyeuse cavalcade de
sorcières qui portent leur Blocksberg avec elles.
Oréas, roc de nature. Viens ici '! Ma montagne est vieille et elle se tient
dans sa forme originelle. Honore ces sentiers ardus de granit, derniers
rameaux du Pinde\ Ainsi je me tenais déjà inébranlable, lorsque Pompée
courut fugitif sur mon dos. Auprès de moi, l'œuvre de l'illusion s'abîme
au chant du coq. Je vois souvent de pareilscontes bleus naître, el soudain
s'évanouir \
Méphistophélès. Honneur à toi, tête vénérable que la force des chênes
couronne ! Le plus pur clair de lune ne pénètre pas dans tes ténèbres, —
mais le long des buissons perce une lumière dont rélincelle tremblote.
Comme on se rencontre! Je ne me trompe pas, c'est llomunculus! Où
vas-tu, mon petit camarade?
HoMUNCLLLS. Je tlottc de place en place et ne serais pas fâché d'exister
dans le sens le plus complet, bien entendu. Je n'y tiens pas d'impatience
de briser mon verre; mais tout ce que j'ai vu jusqu'à présent ne m'in-
vite guère à m'aventurer davantage. Pour te le dire en contidence, je
suis à la recherche de deux philosophes. J'ai écoulé, ils disaient : Nature!
Nature! Je ne veux pas me séparer de ceux-là; ils doivent connaître ce-
pendant l'être terrestre, et je finirai bien par apprendre de quel côté la
sagesse veut que je me tourne.
Méphistophélès. En tout ceci, n'en fais qu'à ta guise; dans le royaume
des spectres, le philosophe est le bienvenu. Pour que l'on goûte son art et
ses faveurs, il les crée aussitôt par douzaines. Si tu ne t'égares, tu ne
trouveras jamais le chemin delà raison. Tu veux être, — sois par tes
propres forces.
lIoMLNCLLUs. Uu bon conseil n'est pas à dédaigner.
Méphistophélès. Va toujours! voyons encore.
(Ils se séparent.)
Anaxagore, à Thaïes. Ton esprit obstiné ne veut donc pas plier? en
faut-il davantage pour te convaincre?
, Thalès. La vague se plie volontiers à chaque vent, mais se tient éloi-
gnée des rocs escarpés.
Anaxagore. C'est par lémanation du feu que ce rocher se trouve là.
Thalès. C'est dans l'humidité que la vie prend naissance.
HoMUNCULUS, eitlre les deux. Souffrez que j'aille à vos côtés; j'ai moi-
même grande envie d'exister.
1 Oréas, roc de nature, est opposé à la montagne que Séismos pousse dans l'air.
* Le Pic d'est du Pinde s'étend jusqu'aux plaines de Pharsale.
■^ L'œuvre de Seismos, la montagne que nous avons vue se peupler en un clin d'œil d'êtres fan-
tastiques, et qui va disparaître sitôt après la nuit de Walpiirgis.
53
258 FAUST.
Anaxagore. As-lii jamais, ô Thaïes! en une seule null, lire du limon
une pareille montagne?
TiiALÈs. La nature ci ses courants vitaux n'ont jamais travaillé au jour,
à la nuit, à l'heure : elle crée avec ordre chaque forme, et même, dans
ses phénomènes les plus grands, la violence n'est pour rien.
Anaxagore. Ici, pourtant, on ne peut dire que ce fut autre chose. Le
terrible feu plutonique, l'effroyable explosion des vapeurs éoliennes lit
éclater la vieille croûte du sol uni, et sur-le-champ une nouvelle mon-
tagne dut naître.
TiiALÈs. Et définitivement, qu'est-ce que cela prouve? La montagne est
là, et il n'y a plus rien à dire. Avec de pareilles querelles, on perd son
temps et sa peine; tout ce qu'on gagne, c'est de mener ce bon peuple par
le nez.
Anaxagore. Déjà la montagne regorge de Myrniidons qui viennent habi-
ter les crevasses du granit, Fvgmées, Imses, et autres petits êtres actifs.
(A Ilomunculus,)
Tu n'as jamais aspiré aux grandeurs, vivant comme un reclus dans sa
cellule; si lu crois pouvoir l'accoutumer à l'empire, je le fais couronner roi.
HoMUNCULUS. Que dit mon Thaïes?
Thalès. Je ne saurais te le conseiller. Avec les petits, on fait des ac-
tions petites; — avec les grands, le petit lui-même devient grand. Voyez
là-haut lu noire nuée de grues; elle menace le peuple en rumeur, et me-
nacerait également le roi. Avec leurs becs aigus, leurs pattes armées de
griffes, elles fondent sur les petits et les mettent en pièces; la tempête
fatale éclate déjà. Un forfait arracha la vie aux hérons répandus autour du
lac dormant et pacifique. Cependant, cette pluie de traits meurtriers en-
gendra l'expiation d'une vengeance sanglante, irritant chez les alliés de
leur race la soif du sang sacrilège des Pygmées. A quoi bon maintenant
le bouclier, et le casque et la lance? En quoi sert aux nains l'éclat des
hérons? comme ils se sauvent, Dactyles et Imses! Déjà l'armée chancelle,
elle fuit, elle est culbutée.
Anaxagore, après une.pause, solennellement. Si j'ai pu jusqu'à présent ho-
norer les puissances souterraines, pour cette fois je me tourne vers les
régions supérieures... 0 toi qui trônes là-haut, dans une jeunesse éter-
nelle, déesse aux trois noms, aux trois visages ! je t'adjure, dausla détresse
de mon peuple : Diane, Luna, Hécate! toi qui élargis la poitrine, loi qui
plonges ta rêverie au sein des profondeurs, toi dont la lumière est paisible,
toi puissante et impénétrable, ouvre l'affreux abîme de tes ombres, et que
l'antique puissance se révèle sans l'aide de la magie!
(Pause.)
Serais-je trop tôt exaucé? Ma prière, poussée vers ces hauteurs, aurait-
elle troublé l'ordre de la nature?
Plus grand et toujours plus grand, voilà déjà qu'il s'avance, le trône
circulaire de la déesse, — - formidable à l'œil ! — monstrueux ! son feu
DEUX II: ME PARTIE. 2:i0
devient sombre à l'orce de rougir... Arrèlc ! cercle large cl menaçant, tu
nous anéantirais, nous, la terre et la mer! Serait-il donc vrai que des
femmes thessaliennes, confiantes dans une magie criminelle, t'aient fait
descendre de ta route par leurs enchantements, qu'elles t'aient arraché
les secrets les plus pernicieux? L'écu lumineux s'est obscurci, — soudain
il se déchire, il flamboie, il étincelle! Quel fracas ! quel sifflement! le ton-
nerre que l'ouragan accompagne! — Prosterné au pied du trône, —
pardonne-moi ! j'ai évoqué tout cela.
(11 se jeticla face contre terre.)
Thalès. Que de choses cet homme ne voit et n'enfend-il pas! Je ne sais
pas au juste comment cela nous est arrivé, et n'ai rien éprouvé de ses sen-
sations. Avouons-le, c'est une heure extravagante, et ÏAina se berce molle-
ment à sa place tout comme auparavant.
IIoMUNCULUS. Regarde à l'endroit où les Pygmées s'étaient établis! la
montagne était ronde, maintenant elle est pointue. Je me suis aperçu
d'une secousse extraordinaire ; le roc était tombé de la lune, et, sans s'en-
quérir de rien, tuait, écrasait tout, ami et ennemi. Pourtant je ne puis
m'empécher d'admirer de pareils talents, qui, par leur puissance créa-
trice, dans une seule nuit ont pu, d'en haut et d'en bas en même temps,
mener à fln l'éditîce de cette montagne.
Thalès. Rassure-toi, lui n'était qu'en ma pensée! Que la hideuse en-
geance décampe ! 11 est heureux que tu ne fusses point leur roi ! — Main-
tenant, à la joyeuse fête de la mer! là on attend et honore des hôtes mer-
veilleux.
(Ils s'éloignent.)
Méphistophélès, grimpant du côté opposé. Force m'est bien de me traî-
ner à travers les grands blocs de granit escarpés, à travers les rudes ra-
cines des vieux chênes ! Sur mon Brocken les vapeurs du IJarz ont quelque
chose de bitumineux qui me plaît fort, après le soufre... Ici, parmi ces
Grecs, on n'en flaire pas la moindre trace. Je serais bien curieux de savoir
avec quoi ils attisent les feux de l'enfer.
L"ne dryade. Dans ton pays nalal tu peux avoir quelque sagesse; mais à
l'étranger tu n'es pas assez leste. Ne tourne pas ainsi toujours ton esprit
vers ta patrie, songe plutôt à honorer ici la majesté du chêne sacré.
Méphistophélès. On pense à ce qu'on a laissé ; ce à quoi on a été habi-
tué demeure un paradis. Mais, dis : dans cet antre là-bas, à la clarté d'une
.faible lumière, quelle triple forme s'accroupit?
La dryade. Les Phorkyades ! Aventure-toi jusqu'à cette place, et parle-
leur, si tu n'en es épouvanté.
Méphistophélès. Pourquoi pas? — Je vois quelque chose et m'étonne !
Si her que je sois, je dois l'avouer à moi-même, je n'ai jamais rien vu de
semblable. Elles sont pires que les Mandragores... Est-il possible qu'on
trouve la moindre laideur au péché dès qu'on a vu ce triple monstre?
Nous ne les souffririons pas sur le seuil du plus épouvantable de nos
260 FAUST.
enfers. Et dire que cehi prend racine ici sur la lerre de la beauté î on
l'appelle antique avec pompe... Elles se remuent ; on dirait qu'elles
flairent mon approche. Elles gringotent en sifflant , chauves-souris-
vampircs.
Les pmorkyades. Donnez-moi l'œil, mes sœurs, pour qu'il cherche à con-
naître qui se hasarde si près de notre temple.
Méphistophélès. Mes révérendes, souffrez que je m'approche et sollicite
votre triple bénédiction. Je vous aborde encore en inconnu, il est vrai ;
mais aussi, si je ne me trompe, en parent éloigné. J'ai déjà contemplé les
augustes divinités antiques, je me suis prosterné devant Ops et Rhéa; —
les Parques même, sœurs du Cdiuos, vos sœurs, je les ai vues hier... ou
avant-hier'; mais je n'ai jamais rencontré vos semblables. — Je me tais
maintenant, et me sens transporté.
Les piiORKY.VDES. il paraît avoir du bon sens, cet Esprit.
Méphistophélès. Je m'étonne que nul poëte ne vous ait célébrées. —
Dites, comment cela se fait-il? comment cela a-l-il pu se faire? Je n'ai
jamais vu vos statues, mes révérendissimes. Pourtant le ciseau ne s'ef-
force-t-il pas de reproduire Junon, Pallas, Vénus, et autres semblables?
Les PHORKYADES. Ensevelies dans la solitude et le silence des ténèbres,
aucune de nous trois n'y a jamais encore pensé.
Méphistophélès. Comment cela pourrait-il être aussi, puisque, retirées
du monde, ici vous ne voyez personne et personne ne vous contemple?
Vous devriez vous établir dans ces lieux où la pompe et l'art trônent sur
une égale hauteur, où chaque jour, le bloc de marbre entre dans la vie
sous l'apparence d'un héros; où...
Les PHORKYADES. Tais-toi, et ne nous donne point de désirs ! Que nous
servirait-il d'en apprendre encore davantage là-dessus, nées dans la nuit,
parentes des ténèbres, entièrement inconnues à tous, presque à nous-
mêmes?
Méphistophélès. En pareil cas, il n'y a rien à dire; mais on peut se
transférer soi-même à un autre. A vous trois, un œil vous suffit, une dent.
Il serait assez mytiiologique de comprendre en deux l'être de trois, et de
me céder les traits de la troisième pour quelque temps.
Une phohkyade. Qu'en pensez-vous? cela se peut-il ?
Les autres. Essayons-le, — mais sans l'œil ni la dent.
Méphistophélès. Bon ! vous avez (Mé justement tout ce qu'il y avait de
mieux. Comment la plus exacte ressemblance serait-elle complète de la
sorte ?
Une phorkyade. Eerme un œil, c'est vite fait, puis laisse voir ton croc,
et, de profil, tu parviendras tout de suite à nous ressembler parfaitement,
comme fière et sœur.
Méphistophélès. Trop d'honneur! soit!
' Dans la mascarade, s'entend.
.^y ' fil ' iibi ' II ' m Ta jr un i »:%' 1 ' i ü'.t iiii .ïi^i juibî b
DEUXIÈME PARTIE. 201
Les piiorkyades. Soit!
Méphistopiiélès, sous le profil d'aune Phorkyadc. Allons ! je me pose en fils
bien-aimé du Chaos !
Les phorkyades. Nous sommes sans conleslc les filles du Chaos.
MÉPinsTOPiiÉLÈs. On me traitera maintenant , ô ignominie! d'herma-
phrodite.
Les phorkyades. Dans le nouveau trio des sœurs quelle beauté î Nous
avons deux yeux, nous avons deux dents.
Méphistopiiélès. Il faut que je me cache à tous les regards, pour aller
effrayer les diables dans le gouffre infernal.
{E.vit.)
BAIE PARMI I-ES UCCHEns DE LA MER EGEE.
Li LUNE IMMOBILE AU ZÉMTH \
SrRÈNES, campées cà et là sur les rocs, murmurant et chantant. Jadis, dans
l'épouvante nocturne, les Magiciennes de Thessalie t'ont, par sacrilège,
attirée vers la terre. Du haut des voûtes de ta nuit, jette un regard pai-
sible sur l'essaim doucement lumineux des vagues tremblantes, et éclaire
le tumulte qui s'élève des flots. Lune, ô belle déesse, sois-nous favorable,
à nous tes servantes empressées !
Néréides et tritons, sous Vaspcct de monstres marins. Que la vaste mer
retentisse du son de votre voix éclatante ! appelez autour de vous le peu-
ple de l'abîme! — En voyant s'ouvrir les affreux gouffres de la tempête,
nous nous étions enfouis aux profondeurs les plus silencieuses ; vos douces
chansons vous attirent à la surface.
Voyez! comme dans notre ravissement nous nous sommes parés de
chaînes d'or! aux couronnes, aux pierreries, les agrafes et les ceintures
sont venues s'allier. Tout cela, c'est votre œuvre, trésors engloutis par les
naufrages. Les enchantements de votre voix nous ont attirés, ô démons de
notre baie!
Les sirènes. Nous le savons bien, dans la fraîcheur marine, les poissons
s'accommodent de leur vie flottante et sans chagrin; mais vous, troupes
joyeusement émues, aujourd'hui nous voudrions apprendre que vous êtes
plus que des poissons.
Les NÉRÉIDES ET LES TRITONS. Avaut quc de venir ici nous avons eu cette
pensée; maintenant, alerte, sœurs et frères ! Il suffit aujourd'hui du plus
» Dans les nuits d'enchantements, la lune interrompt son cours et s'arrête fixée à quelque point
du ciel par une influence magique.
26â FAUST.
cüiirl trajet pour démontrer pleinement que nous sommes plus que des
poissons.
(Ils s'cloigiieiit.)
Les sirènes. Ils sont partis en un clin d'oeil! tout droit vers Samo-
thrace M disparus à la faveur d'un vent proj)ice ! Que pensent-ils accom-
plir dans le royaume des puissants Kabyres '"? Quels dieux! étranges, sin-
guliers, ils s'engendrent eux-mêmes éternellement et ne savent jamais ce
qu'ils sont.
Reste sur tes hauteurs, douce Lune! répands sur nous tes grâces. Que la
nuit se prolonge et que le jour ne vienne pas nous disperser!
Thalès, sur le rivage, à llomuncidus. Je te conduirais volontiers vers le
vieux Nérée ; car, à vrai dire, nous ne sommes pas loin de sa grotte; mais
le rêveur maussade a la tête dure. Le genre humain tout entier ne fait
1 Au nord-est de la Thessalie et de l'île de Lemnos, sur les côtes de la Thrace.
* Les Kabires, divinités mystérieuses ou plutôt démons qui, chez les Grecs, éveillent toujours
l'idée de l'antiquité la plus reculée. Les Kabires avaient à Memphis un temple et des statues que les
prêtres seuls visitaient ; ce fut sur ces images de formes grotesques que Cambyse accomplit, lors
de sa conquête de l'Egypte, le fameux sacrilège dont parle Hérodote, liv. III. Les Kabires
étaient surtout fêtés à Samothrace, oii se célébraient des orgies et des bacchanales en leur honneur.
Hérodote fait venir ce culte des Pélasgcs. C'est d'ailleurs toujours le dogme de la fécondation de la
terre et du principe généralif dans la nature. Une tragédie d'Eschyle, dont qucl([ues vers seulement
sont venus jusqu'à nous, était Intitulée les Kabires. On confond souvent les Kabires avec les Tel-
chines, les Kurètes, les Koribantes, et surtout avec les Dactyles du mont Ida. L'antiquité prête ftux
Kabires la forme de nains à gros ventre, de cruches, etc. — Kreutzer représente les Kabires comme
d'antiques divinités de la nature, apportées d'Egypte par les Phéniciens. Selon lui, les Kabires sont
au nombre de sept, nombre déterminé par les planètes, et se joignent à Ilcphaistos le Iiuitième, He-
phaistos à la fois Mars, Vénus et Mercure. Le feu se mêle à l'eau, la fécondation et la vie en résul-
tent ; de là l'harmonie universelle. Schelling, dans son Traité des Divinités de Samothrace, cherche
à résoudre l'énigme à sa manière; le culte des Kabires lui paraît devoir être phénicien; il y trouve
des restes de la religion primitive. Les Kabires forment à son sens une échelle d'êtres surnaturels,
qui va du plus bas au plus haut, et qui, partie de l'instinct grossier de l'appétit matériel, s'élève par
l'intermédiaire de Kadmilos, le messager divin, jusqu'à la suprême sagesse, au Démiurgos, au Zeus.
— Parmi les mythologues allemands qui se sont adonnés à l'étude de ces obscures questions, on doit
citer au premier rang Ch.-A. Lobeck de Koenigsbei'g, iiu'il sera utile de consulter pour l'éclaircis-
sement de cette scène. L'œuvre de Lobeck parut en 1829, en deux énormes volumes, contenant trois
livres. Le premier livre traite d'Orphée, le second des mystères d'Eleusis , le troisième de toute
rénigmati(|ue famille des Kurètes, des Koribantes, des Dactyles du mont Ida, des Teichines, des
Kabires, des Kobales et des Kerkopes. Il est plus que vraisemblable que cette œuvre exerça une in-
fluence profonde sur l'esprit de Goethe, alors occupé comme on sait de cette partie du Faust. Les
Kabires, collègues et commensaux des grands dieux, Tvâpîf^pci •/-•al irpoTToXot tuv u.t-^oilbu'i ûswv *. appar-
tiennent à Samothrace ; ils ne viennent ni de l'Egypte ni de la Phénicie, et n'ont rien à faire avec 'es
Koribantes, les Kurètes, les Dactyles ou les Dioscures. Divinités d'origine pélasgique, les Kabires sont
au nombre de quatre: Kabciros, Kadmilos, Axieros, Axiokersos, et le secret de leur nom ne repose ni
dans le grec, ni dans l'Iiébreu, ni dans toute autre langue. Leurs mystères com|)rcnaient l'agriculture,
la fécondation de la terre, les semailles et les moissons, et se célébraient dans les orgies et les baccha-
nales; il suflisait, pour être initié, d'avoir les mains pures de sang répandu. 11 y avait aussi des pu-
rificatious dans le temple, qu'on venait visiter de toutes parts. Au temps des em])ereurs romains, on
se pressait encore vers ces mystères, enveloppés d'une obscurité profonde. Tacite raconte que Ger-
manicus voulait se faire initier. — Jaloux de montrer la divinité de leur nature et de donner un dé-
menti aux Sirènes, qui s'obstinent à les vouloir traiter comme des poissons, les Tritons et les Né-
réides partent pour Samothrace, et vont à la conquête des Kabires.
■ Slrab. X, 3.
DEUXIKME PARTIE. ^C',
ricii quo co grontlcnir qninteiix approuve. Ccporidanl, il a don do liro dans
Tavonir; àcotilre, chacun lo licnL (mi rospoct ol l'Iionoro dans son poslo.
Plus d'un aussi lui doil du bien.
lïOMUNCULus. Tenions l'avonluro ot frappons! Il no m'en coulera pas le
vcrro et la flamme.
Nérée. Sonl-ce des voix liumainos qui frappent mon oreille! Comme
soudain lo courroux me travaille dans le plus profond do mon cœur!
Images aspirant sans cesse à la liauleur des dieux, et cependant condam-
nées à ne jamais ressembler qu'à elles-mêmes. Depuis d'antiques années
je pouvais m'cndormir dans lo repos des dieux; cependant mon instinct
me portait à secourir les bons, et quand, à la fin, j'en vins à considérer
les faits accomplis, je vis que tout s'était absolument passé comme si je
n'y avais point pris part.
Thalès. Et cependant, ô vieillard de la mer! on se confie à toi ; tu es le
sage, ne nous repousse pas d'ici ! Vois cette flamme semblable aux bommes!
elle s'abaddonne h tes conseils tout entière.
Nérée. Que parles-tu de conseils! les conseils ont-ils jamais eu de la
valeur pour les hommes? Une parole sage meurt engourdie dans leur
oreille dure; si souvent que les faits se soient cruellement blâmés eux-
mêmes, la race n'en demeure pas moins entêtée. Ouels avertissements
paternels n'ai-je point donnés à Paris, avant que sa convoitise eût enlacé
une femme étrangère! Il était là superbe sur le rivage grec, et je lui
révélai ce que dans mon esprit je voyais : les airs pleins de vapeurs
épaisses, envahis par des flots de pourpre ; les édifices en proie à l'incendie,
au-dessous le meurtre et la mort; le dernier jour de Troie consacré par le
rhytbme, et durant des milliers d'années, aussi effroyable que célèbre.
La parole du vieillard, à cet effréné, sembla un jeu; il suivit son désir, et
ïlion tomba. — Cadavre gigantesque, roide après de longues convul-
sions ! magnifique festin pour les aigles du Pinde! Ulysse de même, ne
lui ai-je pas dit d'avance les artifices de Circé, la cruauté des Cyclopes, ses
propres lenteurs, l'esprit léger des siens, et que sais-je encore? Ouol profit
en a-t-il tiré, jusqu'à ce qu'après dos cahotements sans nombre la faveur
des ondes le porta sur une rive hospitalière?
Thalès. Une telle conduite afilige l'homnic sage; l'homme bon ne
se laisse pas rebuter et revient à la charge. Une drachme de reconnais-
sance fait son bonheur, et pèse plus dans la balance que cent livres d'in-
gratitude. Or, ce que nous implorons n'est certes pas petite affaire; l'en-
fant que voilà est possédé du désir fort sage d'exister,
Nerée. Ne venez pas me troubler cette humeur rare oii je suis! une
tout autre chose me tient à cœur aujourd'hui : j'ai convoqué ici toutes
mes filles, les Grâces de la mer, les Dorides. Ni l'Olympe ni votre sol ne
portent une belle image qui se meuve avec tant d'élégance. Adorables dans
leurs allures, elles so jettent du dragon des eaux sur les coursiers de
Neptune; tendrement unies à l'élément, on dirait que l'écume les soulève
264 FAUST.
Dans le prisme de la conque nacrée de Vénus, Galatée s'avance portée,
elle, la plus belle aujourd'hui; elle qui, depuis que Cypris nous a délais-
sés, reçoit à Paphos les honneurs d'une déesse. Et c'est ainsi que la tout
aimable possède, depuis longtemps déjà, comme héritière, la cité du
temple et le trône du char.
Arrière! il ne convient pas, dans l'heure de la joie paternelle, d'avoir
la haine au cœur, l'invective à la bouche. Allez vers Protée ! priez le
magicien de vous dire comment on existe, comment on se métamorphose.
(11 s'éloigne du côté de la nier.)
Thalès. Nous n'avons rien gagné par cette démarche. Parvient-on à
joindre Protée, il s'évapore aussitôt; et s'il vous tient tête, il finit par vous
dire des choses qui vous étonnent et vous plongent dans la confusion. Ce-
pendant son conseil t'est nécessaire, tentons l'aiTaire, et poursuivons notre
chemin.
(Ils s'éloignent.)
Les sirènes, en haut, sur les rochers. Que voyons-nous de loin glisser
à travers le royaume des ondes? Comme si, poussées par les vents, de
blanches voiles s'a])prochaient, ainsi sont éblouissantes à contempler les
lemmes lumineuses de la mer. Descendons; entendez-vous les voix?
Les néréides et les tritons '. Ce que nous portons dans nos mains doit
vous plaire à tous. L'écaillé gigantesque de Chelone ^ réfléchit une rude
image : ce sont des dieux que nous vous apportons. Entonnez des hymnes
sublimes !
Les sirènes. Petits de stature, grands de puissance, sauveurs des nau-
fragés, dieux adorés de toute antiquité M
Les néréides et les tritons. Nous apportons les Kabires, pour mener
une fête paisible ; car là où ils régnent saintement, Neptune se montre
favorable.
Les sirènes. Nous vous cédons le pas; lorsqu'un vaisseau se brise, avec
une force irrésistible vous protégez l'équipage.
Les néréides et les tritons. Nous en avons amené trois \ le quatrième
1 Cepemlant les Néréides et les Tritons reviennent de Samotbrace, apportant les Kabires, qui leur
rendrontNeptunc. Les KaLircs, comme génies protecteurs de la navigation, sont en rapport d'alliance
et d'amitié avec le dieu des eaux. Tritons et Néréides obtiendront par là une nuit lieureuse de Nep-
tune, qui n'aura garde de troubler par quelque orage la fête qu'ils se font de visiter leur père, le
vieux Nérée.
2 Cliclonc [yùMm, tortue). Le lecteur se rappellera la légende de la nymplie Chelone, la bcule,
dans toute la nature, qui ne lut pas conviée aux noces de Jupiter et de .lunon, parce qu'elle avait
osé s'égayer sur le couple immortel. Mercure in précipita dans les flots avec sa maison et la changea
en tortue, lui iniligeant, pour châtiment, de porter dans un éternel silence sa maison sur son dos.
L'écaillé de tortue polie servait aux anciens de miroir; c'est dans cette transj)arence que la rude
ligure dcsivabires se réiléchit.
3 Les Syrènes se joignent à l'acclamation des Néréides, et célèbrent les Kabires , dieux sauveurs
dos naufragés, avec ironie, s'entend.
* Les trois Kabires de Creutzcr : Axiéros, le puissant, Hepbaistos; Axiokcrsos, le principe géné-
rateur dans l'homme, Mars; Axiokersa, le principe générateur féminin, Vénus; le quatrième, celui
qui n'a pas voulu venir, semble être Kadniilos ou (Jndmos, le véritable, la tète et la pensée de tous
DEUXIEME PAKTli:. 'i(;5
n'a pas voulu venir; il prétendait être le bon, celui qui pense pour tous
les antres.
Les sirènes. Un dieu peut bien railler un autre dieu '. Honorez toutes
les Grâces, et craignez tout ce qui nuit.
Les néréides et les tritons. 11 doit y en avoir sept.
Les sirènes. Où sont restées les trois autres?
Les néréides et les tritons. Nous ne saurions le dire ; c'est dans l'Olympe
qu'il faut s'en informer. Là existe aussi un huitième auquel personne
n'avait encore pensé M Ils nous attendaient gracieusement; pourtant tous
n'étaient pas encore prêts.
Ces incomparables tendent toujours plus loin; pauvres malheureux,
affamés d'inexplicable '. i
Les sirènes. Nous avons pour coutume, partout où trône le divin, dans
le soleil et la lune, de prier; cela porte avantage *.
Les néréides et les tritons. Quel splendide éclat pour notre renommée
de mener cette fête !
Les sirènes. Cette gloire-là manque aux héros de l'antiquité eux-mêmes,
si glorieux qu'ils soient.
S'ils ont conquis la Toison d'or, vous avez conquis les Kabires.
(En refrain, comme un vieux chant '.)
S'ils ont conquis la Toison d'or, nous, vous, avons conquis les Kabires.
( Les Néréides et les Tritons passent outre.)
les autres. Peut-être aussi faut-il voir, sous ces paroles que Goethe a mises dans la bouche des Né-
réides, une allusion aux mystères de Samothrace, mystères profonds, comme on sait, et d'une ob-
scurité si ténébreuse, qu'on ne pouvait jamais prétendre les avoir pénétrés. La sollicitude des
prêtres, exploitateurs ingénieux du sanctuaire, inventait sans relâche de nouvelles pratiques. Il suf-
lisait de quelques jours pour embrouiller le dogme de manière à désorienter toute espèce d'initiation.
Vous quittiez Samothrace croyant avoir surpris le mot de l'énigme sacrée, croyant tenir les Kabires,
et, à peine arrivé à Athènes ou à Rome, vous appreniez que votre éducation n'avait été qu'impar-
faite , que vous aviez oublié le principal pour vous payer de vains détails, et que, si vous aviez em-
porté quelques notions superlicielles du culte, les éléments, le dogme, le vrai Kabire, celui qui pense
pour tous les autres, était resté dans le sanctuaire.
' Au milieu de tant de haines et ùe rivalités qui divisent les dieux du paganisme, l'homme pieux
qui cherche à se les concilier tous doit nécessairement encourir la disgrâce de quelques-uns. Le per-
siflage est à sa place dans la bouche des malicieuses Sirènes.
2 Sans doute la huitième planète. Kreutzer prétend que les sept Kabires correspondent aux sept
planètes : « Le huitième, auquel personne n'avait pensé, » serait, à ce compte, la huitième décou-
verte par Herscliel.
'^ « Est quœdam, ut Hermanni verbis utar, etiam nesciendi ars et scientia ; nam si turpe esnescire
qua> possunt sciri, non minus turpe est scire se putare qu.-e sciri nequeunt. » Aglaophamus, p. IHO,
vol. H, Goethe a déjà reproduit, dans une de ses pièces, le Cor Werke, Bd. h], S. li"), cette
pensée d'Hermann, dont le couplet des Néréides est comme une réminiscence ironique.
* Les Sirènes, égoïstes de la nature. — Elles s'élevaient tout à l'heure contre le culte de tous les
dieux, à cause des ennuis qui en résultent; elles le célèbrent maintenant à cause des avantages qu'il
procure.
^ Tandis que les Néréides apportant les Kabires longent le rivage où se tiennent les Sirènes, les
cantatrices de la mer entonnent un plain-chanld'uu rite solennel, espérant que les dieux ventrus de
Saniotlii'ace leur saïu'ont gré de cet honnnage.
54
260 . FAUST.
HoMUNCULiis. Les monstres difformes me font l'effet de vieux pots de
terre; les savants s'y heurtent, et brisent leurs têtes dures.
Thalès. Voilà justement ce qu'on demande : c'est la rouille qui fait le
prix de la monnaie.
Protée, inaperçu. Pareille chose me réjouit, moi, vieux radoteur! Plus
c'est merveilleux, plus c'est respectable.
Thalès. Où es-tu, Prêtée?
Protei;, d'une voix de ventriloque, tantôt près, tantôt loin. Ici et ici!
Thalès. Je le passe cette vieille plaisanterie ; mais, pour un ami, trêve
de vaines paroles! Je sais que tu ne parles pas de l'endroit où tu es.
Protée, comme dans léloignement. »Xdieu.
Thalès, bas à Homuncidus. 11 est tout près. Maintenant, brille vaillam-
ment, il est curieux comme un poisson ; et, dans quelque endroit qu'il se
tienne transformé, la flamme va l'attirer ici.
HoMUNcuLUs. Je répands sans tarder des flots de lumière; avec prudence
toutefois, de peur que mon verre n'éclate.
Protée, sous la forme d'une tortue gigantesque. Qu'est-ce qui reluit avec
tant de gentillesse et d'éclat?
Thalès, cachant Homunculus. Bon! si tu en as envie, viens-y voir de plus
près. Ne t'épargne pas si petite peine ; et te montre sur deux pieds humains.
Que celui qui veut voir ce que nous cachons, le fasse par notre grâce,
et notre consentement.
Protée, dam une noble apparence. Tu te souviens encore des ruses du
monde?
Thalès. Et toi, c'est toujours ton plaisir de changer de forme?
(Il découvre Homunculus.)
Vrotèe, étonné. Un petit nain lumineux!... Je n'ai jamais rien vu de
tel!...
Thalès. 11 demande conseil, et serait bien aise d'exister. 11 est, comme
il m'a dit lui-même, venu au monde d'une tout étrange manière, et seu-
lement à moitié. Les facultés de l'intelligence ne lui font pas défaut; ce
qui lui manque complètement, c'est le solide, le palpable. Jusqu'ici le
verre seul lui donne la pesanteur, et il ne serait pas fâché de prendre corps
an plus vite.
Protée. Véritable fils de vierge, avant que tu doives être, tu es déjà.
Thalès, bas. 11 me paraît aussi critique sur un autre point: je le soup-
çonne d'être hermaphrodite.
Protée. Il n'en réussira que plus vite; de quelque manière qu'il s'y
prenne, cela s'arrangera. Mais il ne s'agit pas ici de délibérer. Tu dois
prendre origine dans la vaste mer! Là on commence en petit, on en-
gloutit les plus petits, on croît peu à peu, et l'on se forme pour de plus
hautes fins.
IloML'NCULUs. Ici soufOc uttc doucc brise, cela verdoie, et la senleur me
plaît.
DEUXIÈME PARTIE. 267
Protée. Je le crois, adorable enfant, et là-bas elle te plaira davantage
encore, sur cette étroite langue de rivage où les délices de l'atmosphère
sont plus ineffables; De là nous verrons le cortège, qui flotte justement
as^ez près. Venez, suivez-moi!
Thalès. Je vous accompagne.
HoMUNCULUs. Pas d'Esprits trois fois merveilleux !
LES TELCHIINES DE RHODES '
Sur des Hippocampes, des Dragons marins, et tenant en main le trident de Neptune.
En choeur. Nous avons forgé le tridert de Neptune, avec lequel il apaise
les flots impétueux. Si le maître du tonnerre déroule les nuages enflés,
Neptune répond au roulement terrible ; et, tandis que là-haut serpentent
les lames de l'éclair, vague sur vague écume d'en bas, et tout ce qui se
trouve entre eux, en proie à la tempête, longtemps ballotté, est à la fin
englouti par l'abîme. C'est pourquoi aujourd'hui il nous a confié le sceptre,
— et nous flottons à cette heure en pompe, calmes et légers.
Les sirènes. A vous, les ministres sacrés d'Hélios, les élus du jour serein ;
salut à vous à cette heure agitée, que la fête de la lune consacre !
Les telcuines. 0 déesse aimable entre toutes! de ta voûte, là-haut, tu
entends avec ravissement louer ton frère; tu prêtes une oreille à Rhodes
la bienheureuse; là s'élève pour lui un hymne éternel. Qu'il commence
son cours ou le termine, il nous regarde avec un œil tout rayonnant de
feu. Les montagnes, les villes, les rivages, les ondes plaisent au Dieu, sont
aimables et splendides. Aucun nuage ne plane au-dessus de nous; s'il
vient à s'en glisser, un rayon, un souffle de l'air, et voilà l'île purifiée ! Là
l'immortel se contemple dans cent images, en jeune homme, en géant; le
grand, l'affable! C'est nouo qui les premiers avons représenté la puissance
des dieux sous la digne forme des hommes.
Protée. Laisse-les chanter, laisse-les s'enfler dans leur jactance ! Aux
clartés vitales du soleil divin les œuvres mortes ne sont qu'une plaisante-
rie; cela modèle et fond le métal, et sitôt qu'ils l'ont versé dans l'airain,
ils pensent avoir fait quelque chose ! Qu'advint-il à la fin à ces superbes?
Les images des dieux se tenaient dans leur grandeur ; — une secousse ter-
restre les a renversées ; dès longtemps il a fallu les refondre.
^ Hardis fondeurs, frères cadets de Vulcain, jeunes gens choisis d'HcHos. LesTelchines, au nom-
bre de neuf, habitaient originairement Sicyon et vinrent s'établir à Rhodes, chasses par la guerre.
Ils fondaient en airain les statues des dieux; de là, sans doute, la faculté qu'on leur attribue de pou-
voir se produire eux-mêmes sous différentes formes. On les reprc?ente aussi quelquefois comme les
premiers navigateurs.
2(58 ~ FAUST.
L'œuvre de la terre, quel qu'il soit, n'est jamais qu'une misère; l'onde
est plus propice à la vie ; Protée-Dauphin va te porter au sein de l'onde
éternelle. (// se transforme.) Le tour est fait! Là les plus belles destinées
t'attendent; je te prends sur mon dos, et te marie à l'Océan.
Thalès. Consens à son louable désir de commencer la création par le
principe ! Sois prêt à l'action agile ! Là tu vas, selon des normes éternelles,
te mouvoir à travers mille et mille formes ; et jusqu'à l'homme tu as du
temps.
(Homunculus monte sur le dos de Protée-Dauphin.)
pROTÉE. Viens, volatil, avec moi, dans l'humide étendue; là tu jouiras
aussitôt de la plénitude de la vie, tu. pourras te mouvoir à ta fantaisie;
seulement, n'aspire pas à de plus hautes classes; car, si tu deviens une
fois homme, aussitôt c'en est entièrement fait de toi.
ÏHALÈs. C'est selon ; aussi bien c'est quelque chose d'être un digne
homme dans son temps.
Protée, à Thaïes. Oui, un homme de ta trempe! Voilà qui résiste au
temps ; car, parmi les pâles légions d'Esprits, je te vois déjà depuis des
siècles.
Les sirènes, sur le roc. Quel groupe de petites nuées forme autour de la
lune un si riche cercle? Ce sont des colombes enflammées d'ardeur, les
ailes blanches comme la lumière. Paphos l'envoie ici, l'essaim de ses oi-
seaux en amour; notre fête est complète, la douce volupté entière et
sereine !
Nérèe, marchant vers Thalès. Un voyageur nocturne appellerait cette
cour de la lune une vision de l'air; mais nous. Esprits, nous sommes
d'une tout autre opinion, la seule juste. Ce sont des colombes qui accom-
pagnent les sentiers nacrés de ma fille, des colombes à l'essor étrange et
merveilleux, dressées dès les jours anciens.
Thalès. Ce qui plaît au noble vieillard est aussi l'objet de ma prédilec-
tion : un nid silencieux et tiède où la vie sacrée se conserve.
Les psilles et les marses, sur des taureaux marins, des veaux marins, des
béliers \ Dans les antres profonds et sauvages de Cypris, étrangers à l'épou-
vante qu'inspire le dieu des mers, aux secousses de Seismos, caressés par
les vents éternels, et, comme aux jours antiques, dans la conscience d'une
satisfaction paisible, nous gardons le char de Cypris, et, par le murmure
des nuits, à travers le tissu gracieux des ondes, conduisons, invisibles, à
la race nouvelle la gracieuse fille.
' Les Psilles, peuple fabuleux dont parle Hérodote, les mêmes qui possédaieut le secret de con-
jurer les serpents. — Les Marses, autre peuple de la Fable, qui tire son origine de Marsus, fds de
Circé et d'Ulysse. Los Psilles habitaient en Alrique ; les Marses, en Italie, sur les bords du lac
Fucin (lasfo di Celamo). Goethe ne so coiitcntf pas de convoquer à la l'été des eaux, à ces nouvelles
noces de Thétis, toutes les divinités du naturalisme antique; il amène aussi les peuples de la P'able,
et, pour que la vie et l'intérêt du spectacle s'en augmentent, il les groupe autour du char triom-
phal de Galatée.
DEUXIÈME PARTIE. 2G9
Agiles compagnons, nous ne craignons ni l'aigle, ni le lion ailé, ni la
croix', ni la lune, ni tout ce qui là-haul habite et trône, se balance et se
meut dans ses révolutions, se chasse et s'extermine, et couche à terre les
moissons et les villes. Bref, nous amenons ici la plus gracieuse souve-
raine.
Les sirènes. Doucement émues, dans une hâte modérée autour du char,
cercle sur cercle, ou vous enlaçant à la file ainsi que des serpents, appro-
chez-vous. Néréides vigoureuses, robustes femmes, agréablement sau-
vages; apportez, tendres Dorides, à Galatée l'image de sa mère : sévères et
telles qu'on croirait voiries dieux, immortels, et cependant, ainsi que les
douces femmes des hommes, d'une attrayante bienveillance.
Les dorides, en cJiœur, passant devant Nérée, tontes sur des dauphins.
0 lune! prête-nous ta lumière et ton ombre. Splendeur à cette belle fleur
de jeunesse! car nous présentons des époux bien-aimés à notre père, que
nous supplions. (.4 Nérée.) Tiens, ce sont des enfants que nous avons sau-
vés de la dent affreuse de l'incendie, étendus sur les joncs et la mousse,
réchauffés aux ardeurs du soleil, et qui maintenant, par des baisers ar-
dents, doivent nous témoigner leur reconnaissance. Contemple ces doux
garçons d'un œil propice.
Nérée. C'est un double profit qu'on doit estimer haut : être miséricor-
dieux et se délecter en même temps.
Les dorides. Père, si nous avons bien mérité de loi, si tu veux nous ac-
corder un désir bien conquis, laisse-nous les garder immortels sur notre
sein d'éternelle jeunesse.
Nérée. Vous pouvez vous réjouir de la belle capture, et voir l'homme
dans l'adolescent ; mais je ne saurais octroyer ce que Jupiter seul peut ac-
corder. La vague qui vous berce et vous balance ne laisse pas de consi-
stance à l'amour, et si votre inclination vous a trompées, déposez-les dou-
cement sur le rivage.
Les dorides. Doux enfants! vous nous êtes chers ; mais il faut, hélas!
nous séparer. Nous aurions désiré une constance éternelle, mais les dieux
n'en veulent rien entendre.
Les jeunes gens. Continuez à nous ranimer de la sorte, nous hardis en-
fants de la mer, et nous n'aurons jamais clé si heureux, et ne le serons
jamais davantage.
GALATÉE s'avance sur un cliar de nacre.
Nérée. C'est toi, ma bien-aimée!
Galatée. Opère! ô bonheur! Dauphins, arrêtez! ce regard m'enchaîne.
Nérée. Passés déjà! Ils s'éloignent dans le tourbillon des ondes! Que
' Conslellalion dpsignôe aussi snus le nom du Cyrjne.
2tü FAUST.
leur importe l'émotion profonde du cœur? Ah! que ne me prennent-ils
avec eux! Mais un seul regard encliantc pour toute une année.
TiiALÈs. Gloire ! gloire! encore ! Comme je m'épanouis de bonheur, pé-
nétré par le beau, par le vrai ! Tout est sorti de l'eau; l'eau maintient
toute chose! Océan, prête-nous ton éternelle action! Si tu n'exhalais les
nuages, si tu ne distribuais les riches ruisseaux, si tu ne jetais çà et là
les fleuves et ne formais les torrents, que seraient les montagnes? que se-
raient les plaines et le monde? C'est toi qui maintiens la vie dans sa puis-
sance et sa fraîcheur.
ÉCHO. .
(Chœur des cercles île rcsonnance.)
C'est de toi que jaillit la fraîche existence!
Nérée. Ils reviennent au loin, balancés sur les Ilots! nos regards ne se
rencontrent plus; selon le rite de la fête, la troupe innombrable s'enlace
en vastes guirlandes. Mais je vois encore et toujours le trône nacré de
Galatée ; il brille comme une étoile à travers la multitude. L'objet chéri
resplendit à travers la foule! Si loin qu'il soit, il reluit clair et pur, tou-
jours proche et réel.
HoMUNCULUs. Dans cette humidité sereine, tout ce que j'éclaire est at-
trayant et beau.
Protée. Dans cette humidité vitale, ta lanterne rayonne avec une sono-
rité magnifique.
Nérée. Quel nouveau mystère, au milieu des phalanges, vient se révé-
ler à nos yeu:^? Qu'est-ce donc qui reluit autour de la conque nacrée, aux
pieds de Galatée? Tantôt cela flambe avec puissance, tantôt avec amour,
tantôt avec douceur ; on dirait que les artères de l'amour y palpitent.
Thalès. C'est Ilomunculus séduitpar Protée... Voilà tous les symptômes;
ces angoisses m'annoncent un ébranlement douloureux. 11 va se briser
contre le trône ébfouissaut. Il flambe, il reluit maintenant; déjà il entre
en fusion.
Les sirènes. Quel prodige incandescent illumine les ondes qui se brisent
les unes contre les autres en étincelant? Cela brille et tremblote, et répand
une clarté sereine. Les corps s'embrasent sur le sentier nocturne, et tout,
à la ronde, est environné de feu. Ainsi règne Éros, principe des choses.
Gloire à la mer, au ilôt bleu,
Où la flamme étend sa frange !
Gloire à l'onde! gloire au feu!
Gloire à l'aventure étrange !
TOUS ET tous!
Gloire aux airs ticdcs et doux.
Aux antres frais où l'on rêve !
DEUXIÈME PARTIE. 271
Soyez exaltés sniis trêve,
Éléments, vous quatre, tous ' !
* An plus beau moment de la fête marine , Thaïes prononce avec cntliousiasme le principe de
l'école dTonie : «Tout est sorti de l'eau, l'eau maintient toute chose,» et les cercles de résoniiance
font chorus. L'Océan, du sein de ses grottes, de ses abîmes et de ses profondeurs , répond à
l'hymne (jue des voix innombrables cliantent à sa gloire. Homunculus tressaille dans sa fiole, un
désir inconnu teint le cristal de plus vives ardeurs : Protée le prend sur sa croupe de dauphin et
l'emporte vers Galatée. Là le verre se brise, le petit génie entre en fusion, sa lueur empourpre les
flots et s'y mêle. Homunculus disparaît dans l'Océan au pied du trône de Galatée; le phosphore se
marie à l'eau sous l'influence de l'amour de l'éternel Eros, principe et fin de toute chose. Le chœur
célèbre l'hyménée des éléments. — Jetons un rapide coup d'œil sur le spectacle grandiose auquel
nous venons d'assister, et tâchons d'en expliquer le sens. Homunculus, Esprit élémentaire du feu.
Phosphore, personnage romantique s'il en fut, introduit Faust dans l'antiquité classique ; Méphisto-
phélès , proche parent de l'un , serviteur de l'autre, les accompagne. L'Esprit élémentaire est en
quête d'une forme palpable; il veut exister, il veut être ; l'antiquité ne pouvant lui en fournir les
moyens , il s'associe aux éléments auxquels il appartient d'origine, étant leur fils. Les éléments
composent la base de la physique antique [Plat. Titn., p. 52), comme ar.ssi delà mythologie primi-
tive , leurs combats, la formation du solide hors du chaos par l'amour et la haine, les révolutions
du sol par les tremblements de terre et les inondations, la souveraine influence de la mer sur la gé-
nération et la vie : telles sont à peu près toutes les significations des anciens dieux de la nature, les
seuls que Goethe ait évoqués ici. La contemplation de la nature introduite par Homunculus, Esprit
du feu, trouve sur le sol classique des points d'affinité dans les mystères des Kabires, dans la sym-
bolique des divinités de l'Océan, de Nérée et de Protée; dans toutes sortes de légendes empreintes
de romantisme à leur manière ; cette rencontre a pour résultat l'événement qui se consomme avec
tant de pompe et d'appareil à la dernière scène de l'acte, l'hyménée des éléments sous l'influence de
la beauté et de l'amour. De là les hymnes que les puissances de l'Océan générateur chantent à la
gloire de Cypris et d'Éros ; de là le trouble incessant et le malaise de Mépbistophélès, Esprit de la
négation et de la haine. L'unité, l'amour, tel est le but où tend Homunculus à travers la variété
confuse et les apparitions sans nombre de la nuit classique de Walpiirgis ; tel est aussi le mot de
cette grande énigme poétique.
FIN DU DEUXIEME ACTE.
AAAAAAnnAnAAnAAri/\A/\AnAr,AAAnAAAAAjlAAr>nA/inAAnAAAAnAnAn/lAnAAAAAKAA
ACTE TR01S1ÈJ\JE \
DEVANT LE PALAIS DE MÉNÉLAS, A SPARTE.
HÉLÈNE s'avance, entourée du chœur des captives troyenncs. PANTALIS, coryphée,
Hélène. Hélène, tant admirée et tant décriée, je m'a\an,cc du rivage où
nous avons pris terre, — ivre encore du l)alancement actif de la vague
qui, des champs phrygiens ici, sur son dos hérissé et suhlime, par la fa-
veur de Poseidon et la force d'Euros, nous apporta dans le golfe de la pa-
trie. Là-bas, à cette heure, le roi Ménélas se réjouit du retour, au milieu
des plus vaillants de ses guerriers. Mais toi, accueille-moi comme une
hôte bienvenue, maison sublime que Tyndare, mon père, revenant, éleva
sur le penchant de la colline de Pallas, et qu'il tenait parée avec ma-
gnificence entre toutes les maisons de ^Sparte, lorsque je grandissais en
sœur avec Clytemnestre, lorsque je giandissais avec Castor et Pollux en de
folâtres jeux. Salut, vous, battants de la porte d'airain, qui vous ouvrant
d'un air hospitalier, invitant, fûtes cause que celui que j'avais choisi
entre tous, Ménélas, m'apparut resplendissant dans la figure du fiancé!
Ouvrez-vous de nouveau devant moi, que j'accomplisse un message du roi
avec fidélité, comme il convient à l'épouse. Laissez que je pénètre! et que
tout reste derrière moi, tout ce qui jusqu'à ce jour vint m'assaillir plein
de fatalité! car depuis que, sans crainte, je quittai celte place; pour visiter
le temple de Cythère, selon un devoir sacré, et que la un ravisseur, le
Phrygien, porta la main sur moi, l)ien des choses sont arrivées que les
* Lorsque cet acte parut pour la première fois, en 1827, dans le quatrième volume des Œuvres
de Goethe, il était intitulé Fanlasmarjurie (iassiro-romantique , intermède pour la tragédie de
Faust. Ce titre en indique assez la destination. Quant au sens qu'il renferme, il so révèle claire-
ment à la lecture. — Bien que nous soyons sortis de la nuit des Ombres, et (|ue le personnage
d'Hélène, évoqué du sein du royaume des idées, des iMèros, pose maintenant devant nous dans la
réalité de l'existence, l'allégorie n'en continue pas moins. Les deux éléments, l'Antique et le Ro-
mantique, se rencontrent et s'assemblent : d'une part, Hélène et sa suite debelles captives; de l'au-
tre, Faust et son cortège de chevaliers du moyen âge; merveilleux hyménée d'où sort Eupborion,
la poésie moderne; puis, comme cpouvantail, Méphistopbélès, sous l'apparence d'une Pborkyade,
et menant sa mascarade antique à travers le troupeau des jeunes Troyennes eflaroucbées.
I
DEUXIEME PARTIE. 273
hoinincs racontent si volontiers à la ronde, mais que n'entend pas volon-
tiers celui dont riiistoirc, toujours croissante, finit par devenir le tissu
d'un conte.
Lk choeur. Ne dédaigne point, ô noble femme, la possession glorieuse
du plus haut bien ! car le plus grand bonheur t'est accordé à toi seule, la
gloire de la beauté qui s'élève au-dessus de toutes. Le héros a son nom
qui retentit devant lui, c'est pourquoi il marche superbe. Cependant
l'homme le plus inflexible sent son esprit ployer devant la beauté qui
dompte tout.
Hélène. Bien ! avec mon époux j'ai abordé ici, et maintenant je le pré-
cède dans sa ville, par son ordre. Cependant, quel sentiment l'anime? je
ne le devine point. Yicns-je ici en épouse? en reine? en victime destinée
à payer pour l'amère douleur du prince et pour l'adversité des Grecs si
longtemps endurée? Suis-je conquise ou prisonnière? je l'ignore, caries
immortels m'ont réservé une renommée, un destin équivoques, satellites
fatals de la beauté, qui par leur présence sombre et menaçante m'obsèdent
jusque sur ce seuil. Déjà, dans le navire creux, l'époux ne me regardait
qu'à de rares intervalles; aucune parole bienfaisante ne sortait de sa
bouche. Il était assis vis-<à-vis*de moi, comme s'il méditait le malheur;
et puis, arrivés dans la baie profonde de l'Eurotas, l'éperon des premiers
navires saluant à peine le rivage, il dit, comme animé par la Divinité :
« Ici mes guerriers descendent dans l'ordre, je les passe en revue sur la
côte de la mer. Mais toi, va plus loin ; suis le rivage abondant en fruits
de l'Enrôlas sacré, dirigeant les coursiers sur la splendeur de la prairie
humide, jusqu'à ce que tu atteignes à la riche plaine où Lacédémone, —
jadis un champ vaste et fertile entouré d'un cercle rapproché de monta-
gnes sévères, — où Lacédémone fut bâtie. Pénètre ensuite dans la maison
royale fortifiée, et passe en revue les servantes qne j'y laissai, ainsi que la
prudente et vieille ménagère. Qu'elle te montre le riche amas des trésors
que ton père laissa et que moi-même, dans la guerre et dans la paix, aug-
mentant toujours, j'ai entassés. Tu trouveras toute chose dans l'ordre,
car c'est la prérogative du prince de tout retrouver exactement à son re-
tour, toute chose encore à i:i place où il l'a laissée : le serviteur n'ayant
pas le pouvoir de rien changer par lui-même. »
Le choeur. Rafraîchis maintenant dans ce magnifique trésor, toujours
augmenté, les yeux et ta poitrine. Car la parure des chaînes, l'ornement
de la couronne, reposent là superbes, et s'imaginent être quelque chose.
Entre et provoque-les, ils seront vite sous les armes. Je me réjouis de
voir la beauté livrer combat à l'or, aux perles, aux pierres précieuses.
Hélène. Ainsi continua la parole souveraine du maître :
«Lorsque tu auras tout visité selon l'ordre, prends autant de trépieds
que tu crois nécessaire, et les différents vases que le sacrificateur a besoin
d'avoir sous la main, accomplissant le rite sacré; les chaudières et les
coupes, comme aussi le cylindre. Que l'onde la plus pure des sources sa-
274 FAUST.
crées soit enfermée dans de hantes crnches ; en ontre, tiens là près dn
bois sec, rapidement accessible à la flamme. Ou'nn coiitean bien affilé ne
manque pas; je remets tout le reste à tes soins. » 11 dit, me poussant à
me séparer; mais son ordre ne me désigne rien d'une baleine vivante
qu'il veuille immoler pour bonorcr les Olympiens. Ceci mérite qu'on y
pense; pourtant je ne m'en inquiète pas davantage, et que tout demeure
entre les mains des dieux puissants qui accomplissent ce qui convient à
leur volonté! Que les hommes le prennent bien ou mal, c'est à nous,
mortels, à nous résigner. Déjà plus d'une fois, le sacrificateur leva, dans
le moment de la consécration, la hache lourde sur la nuque de l'animal
courbé vers la terre, sans pouvoir consommer l'acte, empêché qu'il fut
par l'intervention de l'ennemi proche ou de la Divinité.
Le choeur. Ce qui arrivera, tu ne te l'imagines point. Reine, dirige-toi
là avec courage ! Le bien et le mal arrivent inattendus à l'iiomme; même
lorsqu'on nous l'annonce, nous n'y croyons pas. Troie a brûlé ; nous
avons vu la mort devant nos yeux, la mort ignominieuse. Et ne sommes-
nous pas ici tes compagnes, te servant avccjoie? ne contemplons-nous point
le soleil éblouissant du ciel et ce qu'il y a de plus beau sur la terre : toi !
nous bienheureuses?
Hélène. Qu'il en soit ce qu'il en doit être ! Quelque destin qui m'at-
tende, il me convient de monter sans retard dans la maison royale qui,
longtemps désertée et bien regrettée, et presque perdue, s'élève encore
devant mes yeux, je ne sais comment. Mes pieds ne me portent plus si
vaillamment en haut des degrés élevés que je franchissais dans mon ar-
deur enfantine.
Le choeur. Rejetez, ô mes sœurs, stristes captives , toutes douleurs
au loin ! partagez le bonheur de la souveraine , partagez le bonheur
d'Hélène qui, vers le foyer de la patrie, d'un pied tardif à revenir, mais
d'autant plus ferme, joyeusement s'avance !
Louez les dieux saints, favorablement réparateurs, les dieux prolecteurs
du retour! Celui que l'on délivre flotte comme sur des ailes au-dessus
des plus âpres sommets, tandis que vainement le captif, en proie à ses
désirs, étend les bras et se consume au-dessus des murailles du cachot.
Mais un dieu l'a prise, l'exilée, et des ruines d'Iliou l'a rapportée ici
dans l'antique maison de ses pères, nouvellement parée, pour qu'après
d'indicibles joies et tourments, ravivée, elle se souvînt des premiers temps
de sa jeunesse. ^
Pantalis, coryphée. Laissez mainlcnanl les joyeux sentiers du chant,
et tournez votre regard vers les ailes de la porte! — Que vois-je,
sœurs? La reine ne revient-elle pas vers nous dans l'émotion d'un pas
impétueux? Qu'est-ce, grande reine? Qu'as-tu donc, dans les vastes salles
de ta maison, au lieu du salut des tiens, pu rencontrer d'effrayant? Tu
ne saurais le cacher, car je vois ton déplaisir sur ton front, une noble
colère qui lulle avec la surprise.
DEUXlfeMli FA KHK. 27.-^
j
Hélène, émue, laissant ouverts les battants de la porte. La crainte vulgaire
ne convient pas à la fille de Jupiter, et la main légère d'un clTroi passager
refflcurc à peine ; mais l'épouvante qui, sortie dès le principe du sein de
l'antique nuit, l'ait irruption sous mille formes, comme les nuages em-
brasés sortant du gouffe de feu de la montagne ; — cette épouvante
ébranle la poitrine du béros lui-même. Ainsi aujourd'bui, les affreuses
puissances du Styx m'ont désigné le pas de la maison, afin que, semblable à
un bote qu'on cbasse, je fusse réduite àm'éloigncr d'un seuil souvent fran-
chi, et vers lequel j'ai longtemps soupiré. Mais non! je me suis enfuie à
la lumière, et vous ne me cbasserezpasplusloin, puissances, qui que vous
soyez! Je veux tenter un sacrifice, pour qu'après la purification la flamme
du foyer salue l'épouse à l'égal de l'époux souverain.
Le choeur. Découvre, noble femme, à tes servantes qui t'assistent avec
respect, ce qui t'est arrivé.
Hélène. Ce que j'ai vu, vous le verrez vous-mêmes de vos propres
yeux, à moins que l'antique nuit n'ait englouti aussitôt son œuvre dans
le sein de ses profondeurs, d'où s'écliappent les prodiges ; mais, pour que
vous le sacbiez, je vous le dis à baute voix : Comme je traversais d''un pas
solennel le vestibule austère de la maison royale, songeant à mes nou-
veaux devoirs, le silence de ces pieux déserts m'étonna. Ni le bruit sonore
des gens qui vont et viennent ne frappa mon oreille, ni le travail em-
pressé et vigilant mon regard; aucune servante ne m'apparut, aucune
ménagère, de celles qui jadis saluaient amicalement chaque étranger. Ce-
pendant, comme je m'approchais du foyer j'aperçus, près d'un reste attiédi
de cendre consumée, assise sur le sol, je ne sais quelle grande femme
voilée, dans l'attitude de la pensée plutôt que du sommeil. Ma voix sou-
veraine l'invite au travail, car je la prends d'abord pour une servante
placée là par la prévoyance de mon époux ; mais elle demeure impassible,
enveloppée dans les plis de sa tunique. A. la fin seulement, elle élève, sur
ma menace, son bras droit, comme pour me chasser de l'âtre et de la
salle. Irritée, je me détourne et monte les degrés qui conduisent à l'es-
trade où le thalamos s'élève tout paré, près de la salle du trésor. La vision,
elle aussi, se dresse, et, me fermant le chemin d'un air impérieux, se
montre à moi dans sa grandeur décharnée, l'œil creux, terne et sanglant,
comme un spectre bizarre qui trouble la vue et l'esprit... — Mais je parle
en vain, car la parole ne dispose pas de la forme en créatrice. Voyez vous-
mêmes ! elle ose se risquer à la lumière! Ici nous régnons jusqu'à l'arri-
vée de notre maître et roi. Phébus, l'ami de la beauté, repousse bien loin
dans les ténèbres les hideux, fantômes de la nuit, ou les dompte.
PHORKIAS, s'avançant sur le seuil enlre les piliers de la porte.
Le CHOErR. J'ai vécu beaucoup, quoique ma chevelure flotte blonde au-
tour de mes tempes; j'ai vu bien des scènes d'horreur : les fléaux de la
guerre, la nuit d'Ilion lorsqu'elle tomba.
276 FAUST.
Au milieu des nuages de poussière où s'enlrc-choquaient les guerriers,
j'ai entendu les dieux appeler d'une voix terrible; j'ai ouï le cri d'airain
de la Discorde résonner à travers la plaine du côté des murailles.
Ilélas ! elles étaient debout encore, les murailles d'ilion ; cependant
l'ardeur de la flamme gagnait déjà de proche en proche, s'élendant çà et
là, par le vent de sa propre tempête, sur la sombre cité.
J'ai vu en fuyant, à travers la fumée et la braise, à travers les tour-
billons de la llamme aux mille langues, s'avancer les dieux courroucés;
j'ai vu cheminer des formes étranges, gigantesques, au milieu des va-
peurs épaisses que la clarté illuminait de toutes parts ^
Si j'ai vu cette confusion, ou si mon esprit, en proie aux angoisses, se
l'est figurée, jamais je ne le pourrai dire ; mais qu'à présent je contemple
ce monstre avec mes propres yeux, oh ! de cela je ne doute plus. Je le
toucherais de la main si la crainte du danger ne me retenait !
Laquelle des fdles de Phorkys es-tu donc? car je te suppose de cette
race. Es-lu l'une de ces grâces nées décrépites, qui n'ont pour trois
qu''une dent et qu'un œil quYdles se passent à tour de rôle?
Oses-tu, monstre, te montrer auprès de la beauté, te montrer à l'œil
de Phébus qui s'y connaît? N'importe, avance toujours, il ne regarde
pas la laideur, de même que son œil sacré n''a jamais vu Tombre.
Mais nous, mortelles, hélas ! une triste fatalité condamne notre vue à
ces indicibles souffrances, que l'aspect du laid et de l'ignoble réveille chez
les amants du beau.
Entends donc, loi qui nous braves insolemment, entends la malédiction,
entends l'invective et la menace sortir de la bouche ennemie des bienheu-
reuses formées par les dieux !
Phorkyas. C est une vieille parole dont le sens demeure toujours pro-
fond et vrai : que la Pudeur et la Beauté ne vont jamais ensemble, la
main dans la main, parles verts sentiers de la terre. En toutes les deux
habite une haine antique profondément enracinée. Quel que soit le lieu
où elles se rencontrent, chacune tourne le dos àPautre, et poursuit après
cela sa route de plus belle, la Pudeur affligée, la Beauté arrogante et
superbe, jusqu'à ce que la nuit creuse de TOrcus les environne enfin, si
r.âge auparavant ne les a domptées. Quant à vous, effrontées, affublées
de toule l'arrogance de l'étranger, je vous trouve pareilles à Tessaim
bruyant et rauque des grues qui file en long nuage dans les airs, et, d'en
haut, envoie ses croassements, dont les sons forcent le voyageur silencieux
à lever la tète; les grues passent leur chemin, lui va le sien : ainsi il en
sera de nous.
Qui donc ctes-vous, vous qui, semblables à des Ménades furieuses, sem-
blables à des femmes ivres, osez porter le trouble dans le palais sublime
du roi? Qui donc ètcs-vous, vous qui aboyez à la servante de la maison
' Le chœur chante l'cpoiivante de la ruine de Troie. Nuit lainontahlc au sein de la(juelle dos di-
vinités formidables apparurent, Éris, par exemple. (Voir le récit d'Homère dans V Iliade.)
DEUXFKME I' AUTIE, 277
comme le troupeau des chiens à la lune? Pensez-vous que j'ignore à quelle
race \ous appartenez? — Jeune engeance enfanléc dans les guerres, éle-
vée dans les conijjals, luxurieuse, en même lemps séduite et séduc-
trice, énervant à la fois la force du guerrier et du citoyen ! — A vous voir
ainsi par groupes, on dirait un essaim de sauterelles abattu sur les jeunes
moissons! — Vous dissipatrices du travail étranger, gourmandes, lléaux
de la prospérité naissante; — marchandise enlevée, vendue au marché,
troquée !
Hélène. Réprimander les servantes en face de la maîtresse, c'est usur-
per les droits de la maison ; car à la souveraine seule il convient de distri-
buer la louange et le châtiment. Je suis contente des services qu'elles
m'ont rendus lorsque la force sublime d'Ilion fut assiégée, et tomba et
périt, et non moins lorsque nous supportâmes les peines communes de la
vie errante, où chacun tire à soi. Ici encore je compte sur l'alerte trou-
peau. Le maître ne demande pas ce qu'est l'esclave, mais seulement
comment il sert : c'est pourquoi je t'ordonne de te taire, et de ne pas les
railler plus longtemps. As-tu bien gardé la royale maison à la place de la
souveraine? cela servira à ton honneur; mais à présent elle-même re-
vient, et c'est à toi de lui céder le pas, afin de ne point recueillir le châ-
timent au lieu de la récompense méritée.
Phorkyas. Menacer les hôtes de la maison demeure un droit illustre
que la noble épouse du souverain aimé des dieux s'est acquis par de lon-
gues années d'un gouvernement sage. Ainsi donc, puisque, maintenant
reconnue, tu viens de nouveau t'emparer de ton antique rang de reine et
de maîtresse, saisis les renés dès longtemps relâchées; gouverne mainte-
nant, prends possession du trésor et de nous. Mais, avant tout, protége-
moi, moi la plus vieille, contre ce troupeau de filles qui, près du cygne
de ta beauté, ne sont guère que des oies mal empennées et babil-
lardes.
La coryphée. Que la laideur se montre laide auprès de la beauté î
Phorkyas. Que la sottise paraît sotte auprès de la raison !
fA partir de ce inüiiicnt, les Cliorétidcs i-épli([ueiit en sortant des rangs.)
Première CH0RÉTn)E. Parie-nous de l'Erèbe ton père, parle-nous de ta
mère la Nuit.
Phorkyas. Et toi, parle de Scylla, ton cousin germain.
Deuxième chokétide. Les monstres peuplent ton arbre généalogique.
Phorkyas. Al'Orcus! va chercher là ta parenté.
Troisième chorètide. Ceux qui l'habitent sont tous trop jeunes pour
toi.
Phorkyas. Va faire la galante auprès du vieux ïirésias.
Quatrième chorètide. La nourrice d'Orion est ta petite-nièce.
Phorkyas. Les Harpies, je suppose, t'ont élevée dans la souillure.
Cinquième chorètide. Avec quoi nourris-tu celte maigreur si bien en-
tretenue?
278 FAUST.
PiiüRKYAs. A coup sùi-, CO u'usl pas avec lachairqiie tu convoites tant.
Sixième ciiokétide. Toi, tu ne peux être avide (jue de cadavres, cadavre
repoussant toi-même.
PiiORKYAS. Des dents de vampire brillent dans ta gueule arrogante.
La coryphée. Je fermerai la tienne si je dis qui tu es.
Phorkyas. Nomme-tqi la première, et il n'y aura plus d'énigme.
Hélène. Je m'avance entre vous sans colère, mais avec affliction, et vous
interdis la violence d'un pareil débat. Rien n'est plus fatal au souverain
que la colère, alimentée en secret, de ses fidèles serviteurs ; l'écbo de ses
ordres ne lui revient plus alors barmonieusemcnt dans Paclion accom-
plie avec rapidité; bien des voix rebelles grondent autour de lui, qui,
éperdu, réprimande en vain. 11 y a plus encore : dans votre colère effré-
née, vous avez évoqué des images funestes qui m'environnent tellement,
qu'il me semble, en dépit des plaines vertes de ma patrie, que je suis en-
traînée vers rOrcus. Est-ce un souvenir? Elait-ce une illusion? Etais-je tout
cela, le suis-je, le serais-je, le serai-je un jour, le rêve et le fantôme de
ces destructeurs de villes? Les jeunes filles tressaillent; mais toi, la plus
vieille de toutes, que ton sang-froid n'a pas abandonnée, réponds, et que
tes discours soient intelligibles.
Puorkyas. a celui qui se souvient du bonbeur varié dont il a joui pen-
dant de longues années, à celui-là la faveur des dieux finit par sembler un
songe ; mais toi, favorisée sans mesure, tu n'as trouvé dans le cours de ta
vie que des amants poussés parle désir aux plus téméraires entreprises. Déjà
Tbésée, en son ardeur avide, te convoita de bonne beure, Tbésée, puissant
comme Hercule, un noble et beau jeune homme!
Hélène. H m'enleva, moi, biche svelte de dix ans, et le bourg d'Aphidné '
dans l'Attique me reçut.
Phorkyas. Délivrée bientôt par Castor et PoUux, tu fus courtisée par une
troupe choisie de héros.
Hélène. Cependant ma faveur secrète, je l'avoue volontiers, Patrocle,
image de Pelée, sut entre tous se la concilier"'.
Phorkyas. Mais la volonté de ton père t'unit à Ménélas, à la fois navi-
gateur hardi et gardien du foyer domestique.
Hélène, il lui confia sa fille, et lui confia radniinislration de son
royaume; le rejeton de cet hyménée fut Hermione.
' Apliidné, ))ourg de l'Aui(|uc, ([u'oii ne trouve guère que dans les jilus anciennes géographies,
prend son nom d'Apliidnus, roi d'AUiquc. — Ce l'ut à lui et à sa mère .Etlu-a que Tliésée confia
Hélène lorsqu'elle n'avait encore que sept ans, selon PIutar(|iie, et dix scion Diodore. (Plut., Tlics.;
Diod., Siculus, i.iii.)
2 Selon Pausanias, Achille céda, lui aussi, à la fascination irrésistible d'Hélène , qui l'aima
comme l'idéal de la beauté \irile, et se livra plus lard à Patrocle, en souvenir du héros. Cepen-
dant, c'était la destinée des amants de la fille du Cygne de la perdre bicn(ùt. Achille dut s'y sou-
mettre ; mais on raconte qu'étant mort, une nuit, n'y tenant plus, il s'échappa du rovaumc des
ombres et \int surprendre Hélène dans son sommeil. Euphorion naquit des ineil'ablcs voluptés de
cette scène, que la Mythologie place dans les îles des bienheureux, Tiroù u.ay-âpwv.
DEUXIÈME PARTIE. 279
Fhoukyas. Mais tandis que Ion époux allait au loin conquérir vaillam-
nient l'hérilage de Crète, un hôte l'apparut dans la solitude, un hôte trop
doué de beauté !
Hélène. Pourquoi me rappeler un temps de denii-venvage, les maux af-
freux qui en sont résultés pour moi?
PiiORKYAs. A moi aussi, née lille de Crète, cette entreprise me valut la
captivité et de longs jours de servitude.
Hélène. H t'a sans doute en même temps instituée ici ménagère, te
confiant beaucoup : le bourg et le trésor vaillamment conquis.
PiiORKYAS. Que tu abandonnais, tournée vers les murailles d'ilion, tour-
née vers les joies inépuisées de l'amour...
Hélène. Ne me rappelle pas ces joies : l'immensité d'une souffrance
atroce inonda ma poitrine et mon front.
PiiORKYAS. Mais on dit que tu apparus alors, et qu'on te vit à la fois,
double fantôme, dans llion et en Egypte '.
Hélène. N'augmente pas le trouble de mes sens désolés; même à pré-
sent, qui je suis, je l'ignore.
PuoRKYAS. Ensuite on dit qu'échappé à l'empire des ombres, Achille
vint s'unir à toi avec ardeur, à toi qu'il avait aimée en dépit des décrets
du destin !
Hélène. Moi, fantôme, je m'unis à lui, fantôme aussi; c'était un songe,
les paroles mêmes en conviennent; je m'évanouis, et deviens un fantôme
pour moi-même ^
(Elle tombe dans les bras tlu chœur.)
1 C'est dans la version d'Hérodote ({u'il faut chercher la clef de ce labyrinthe, où l'héroïne de
Goethe s'égare sur les pas de Phorkyas. Hélène, dans sa fuite avec Paris, est poussée sur la cote
d'Orient; le roi d'Egypte, Protée, instruit par ses serviteurs du nom et du rang de ses liolcs,
s'empare aussitôt d'Hélène et de ses trésors, et donne l'ordre à Paris de quitter ses Etats. Cepen-
dant, à cette nouvelle, Ménélas, qui court le monde à la poursuite de son épouse ravie, se hâte de
faire voile vers l'Egypte; mais avant qu'il arrive, le roi Protée meurt, et son iils, à son tour, obsède
la malheureuse Hélène si cruellement, qu'elle sort du palais et se réfugie au tombeau de l'ancien
roi. Là, elle passe ses jours dans la tristesse et dans les larmes, et la parole de Mercure, qui lui
promet qu'elle reverra son époux et sa patrie, l'aide à peine à supporter l'existence. Enfin Ménélas
aborde au moment où, penchée sur le tombeau, elle invoque l'Esprit de son protecteur. Les deux
époux se reconnaissent, volent dans les bras l'un de 'l'antre. Le roi d'Egypte les laisse libres, et
tous les deux retournent à Sparte. (Hérodote, Euterpe, liv. xi.) Or, c'est cette fable qu'on ne
peut en aucune fa(,ou rattacher au mythe accepté de l'enlèvement d'Hélène, qui donne lieu à la
légende de sa double présence. Hélène est tellement troublée par l'apparition de Phorkyas et ses
invectives, que sa raison s'égare. Ses souvenirs se croisent; elle commence par se croire une aulre
qu'elle-même, l'Hélène égyptienne peut-être, et finit par douter de sa propre existence.
* Ces paroles de laTyndaride n'ont trait qu'à l'égarement où la plongent ses souvenirs et les ima-
ges que Phorkyas évoque à plaisir, et ne contredisent en aucune façon notre assertion de tout
à l'heure. C'est Hélène, l'Hélène antique, la véritable, et non plus comme au premier acte , une
ombre, un fantôme, une idée, que nous iivons devant les yeux. Goethe lui-même en porte témoi-
gnage : « Qu'on suppose que la légitime Hélène, chaussée du cothurne de la tragédie antique, s'a-
vance en personne devant le palais de ses premières années, à Sparte, et voilà tout ce que je de-
mande pour le moment, (i Kunst tard Alterih. vi, t, S. 205. — Voir, pour les souvenirs que Phor-
kyas semble prendre à tâche de dévider l'un après l'autre : Platon. Phœdra; Stesich. fragm. ;
Isorratis laïuJatio Helenœ, etc.
280 FAUST.
Le choeur. Paix! paix ! jalouse calomniatrice à la bouche hideuse el qui
n'a qu'une dent ! que peut-il sortir de ce gouffre béant?
Le méchant qui paraît bon, la rage du loup sous la toison de la brebis,
m'effraient plus que la fureur du chien à trois têtes. Nous demeurons in-
quiètes, et nous demandons quand, comment, et d'où nous est venu un
pareil monstre de perfidie?
Car maintenant, au lieu de nous consoler, et de répandre à flots sur nous
le Lélhé d'une parole de miel, tu fouilles dans le passé, cherchant le mal
plus que le bien, et l'éclat du présent s'obscurcit en même temps que la
douce lumière d'espérance de l'avenir.
Tais-toi, tais-toi î que l'àme de la reine, près de s'enfuir, demeure en-
core, et conserve la plus belle des formes que le soleil ait jamais éclairées.
(Hélène reprend ses sens et se relève clans le groupe.)
Phorkyas. Sors des vapeurs légères, soleil splendide de ce jour qui,
voilé, nous ravissait déjà, et maintenant règne dans sa gloire éblouissante!
Regarde avec sérénité comme le monde se déploie à tes yeux! Elles ont
beau m'appeler la Laideur, cependant je connais la Beauté.
Hélène. Je sors en cbancelant du vide qui m'entourait dans le vertige,
je voudrais bien encore m'abandonner au repos, mes membres sont si las ;
mais il convient aux reines, il convient à tous les hommes de se fortifier
et de reprendre courage, quel que soit l'événement qui vienne les assaillir.
Phorkyas. Tu te tiens devant nous dans ta grandeur et ta beauté; ton
regard dit que tu as ordonné; qu'ordounes-tu ? Parle.
Hélène. Qu'on répare le temps perdu en des querelles arrogantes, et
qu'on se hâte d'accomplir le sacrifice commandé par le roi.
Phorkyas. Tout est prêt dans la maison, la coupe, le trépied, la hache
aiguë; l'eau lustrale, l'encens, tout est prêt : désigne la victime.
Hélène. Le roi ne l'a pas indiquée.
Phorkyas. Il ne l'a pas dite? ô misère!
Hélène. Quelle affliction s'empare de ton cœur?
Phorkyas. Reine, c'est toi-même !
Hélène. Moi?
Phorkyas. Et celles-ci. ,
Le choeur. Malheur et désespoir!
Phorkyas. Tu tomberas sous la hache.
Hélène. Affreux ! Mais je l'avais pressenti, malbcureuse !
Phorkyas. Cela me semble inévitable.
Le choeur. Hélas! et nous, quel destin nous attend?
Phorkyas. Elle mourra d'une noble mort; mais vous, aux poutres élevées
qui supportent le faîte du toit, comme les grives au piège de l'oiseleur, vous
vous débattrez à la file.
(Hélène el le chœur, dans l'attitude de la stupeur et de l'épouvante, forment
un groupe liarinonieusenicnl disposé.)
Phorkyas. Fantômes! — Pareilles à des images immobiles, vous vous
DEUXIÈME PARTIE. 281
tenez là, effrayées de vous séparer du jour, qui ne vous appartient pas.
Les liommes, ces spectres qui vous ressemblent, ne renoncent pas volon-
tiers à la lumière auguste du soleil ; mais nulle voix n'intercède pour eux,
nul pouvoir ne les sauve du destin. Ils le savent tous; peu s'en accom-
modent cependant. N'importe, vous êtes perdues. Ainsi, à l'œuvre ! {Elle
frappe dans ses mains. Entrent des nains masqués, qui s'empressent d'exécuter
ses ordres.) Ici, toi, monstre ténébreux, spbérique ! Roulez de ce côté!
Courage! il y a du mal à faire; donnez-vous-en votre soûl; place à
l'autel aux cornes d'or ! Que la hache élincclante soit déposée sur le bord
d'argent; emplissez d'eau les amphores pour laver l'affreuse souillure du
sang noir, et déroulez sur la poussière le lapis précieux, afin que la vic-
time s'agenouille royalement, et soit ensevelie — la tète séparée, il est vrai,
— mais le soit dignement.
La coryphée. La reine demeure pensive; les jeunes filles s'inclinent,
semblables au gazon moissonné. A moi, l'aînée de toutes, il est de mon
devoir sacré d'échanger la parole avec toi, doyenne antique. Tu as l'expé-
rience et la sagesse; tu parais aussi avoir de la bienveillance pour nous,
quoique celte folle troupe t'ait méconnue d'abord. C'est pourquoi, dis ce
que tu ciois possible encore pour le salut.
Phorkyas. C'est facile. Il dépend de la reine de se sauver, elle et vous
autres tout ensemble; mais il s'agit de se décider promplement.
Le choeur. 0 la plus révérée des Parques ! la plus sage des Sibylles! tiens
ouverts les ciseaux d'or. Annonce-nous ensuite le jour et le salut, car nous
sentons déjà tressailliretcomme flottera tous les vents nos membres délicats,
qui aimeraient bien mieux se réjouir dans la danse, pour se reposer en-
suite sur le sein du bien-aimé.
IlÉLÈrsE. Laisse-les trembler. — J"ai de l'affliction, mais non de l'épou-
vante; cependant, si tu connais un moyen de salut, qu'il soit accueilli avec
gratitude. Pour l'àme sage et clairvoyante, l'impossible se montre souvent
possible : parle et dis.
Le ciiOEiR. Oh!, oui, parle, et nous dis vite comment nous pourrons
échapper à ces affreux lacets qui se roulent déjà autour de notre cou,
comme les plus funestes joyaux. Nous suffoquons d'avance, malheureuses,
nous étouffons, si toi, la mère auguste de tous les dieux, ô Rhéa ! tu n'as
pitié de nous.
Phorkyas. Serez-vous assez patientes pour voir en silence se déployer le
cortège du discours? Il y a plus d'une histoire.
Le choeur. Oui, de la patience ! écoutant, nous vivons.
Phorkyas. Pour celui qui, resté à la maison, garde le noble trésor, ci-
mente les murailles élevées de sa demeure, assure le toit contre l'orage,
pour celui-là tout ira bien durant les longs jours de la vie; mais celui qui
franchit facilement d'un pied fugitif le seuil sacré de sa demeure, celui-là
trouve, à son retour, l'antique place; pourtant tout est changé, sinon détruit.
oG
282 FAUST.
Hélène. Où vont aboutir ces sentences connues? Tu veux raconter;
n'éveille aucun souvenir l'àcheux.
Phorkyas. Ceci est de l'histoire, ce n'est pas un reproche. Ménélas, en
écumeur de mer, a navigué de golfe en golfe; les rivages, les îles, il a
tout envahi, revenant chargé du butin entassé dans ce palais. 11 resla dix
longues années devant Ilion. Combien il en a mis à revenir, je l'ignore.
Mais que se passe-t-il maintenant dans le palais sublime de Tyndare?
qu'est devenu le royaume?
Hélène. As-tu donc l'invective tellement incarnée en loi, que, sans blâ-
mer, tu ne puisses remuer les lèvres?
Phorkyas. Autant d'années demeura abandonné le vallon montagneux
qui s'étend, au nord de Sparte, — le Taygète par derrière, — où, comme
un «"ai ruisseau, l'Eurotas se déroule et vient ensuite, à travers les roseaux
de notre vallon, nourrir nos cygnes. Cependant là-bas, derrière le vallon
montagneux, une race aventurière s'est installée, sortie de la nuit cimmé-
rienne '; là s'est élevé un bourg fortifié, inaccessible, d'où elle foule, selon
qu'il lui convient, le sol et les habitants.
Hélène. Hs ont pu accomplir une telle entreprise? Cela semble impossible.
Phorkyas. Ce n'est pas le temps qui leur a manqué; ils ont eu vingt
ans à peu près.
Hélène. Ont-ils un chef? Sont-ce des brigands nombreux et unis?
Phorkyas. Ce ne sont pas des brigands; mais l'un d'eux est leur chef.
Je n'en dis pas de mal, quoiqu'il m'ait déjà fait souffrir. Il pouvait tout
prendre, et cependant se contenta de quelques légers présents, auxquels il
ne donna pas le nom de tribut.
Hélène. Comment est-il?
Phorkyas. Pas mal, selon moi du moins. C'est un homme yif, hardi,
bien fait, un homme sage, et comme on en voit peu parmi les Grecs. On
traite ce peuple de barbare; mais je pense qu'on n'y trouverait pas un
homme aussi cruel que plus d'un héros qui s'est conduit en anthropo-
pha"-e devant Ilion. Je compte sur sa grandeur d'àme et me suis confiée à
lui. Et son château ! voilà ce qu'il faut voir ! C'est autre chose que ces lour-
des murailles que vos pères ont élevées tant bien que mal, en vrais cyclo-
nes, roulant la pierre brute sur la pierre brute. Là tout est artet symétrie.
Voyez-le du dehors; il s'élance vers-le ciel, si droit, si solidement construit,
poli comme l'acier! Grimper là, — l'idée même en est prise du vertige. A
l'intérieur, dévastes cours, entourées d'architectures de toute espèce, à tout
usa^'^e. Là, des colonnes, des colonnettes, des arceaux, des ogives, des bal-
cons, des galeries d'où l'on voit à la fois au dedans et au dehors, — et des
blasons.
Le CHOEUR. Qu'est-ce donc des blasons?
• Les Cimmériens, les Cimbrcs, alors au nord tic la Grèce, dans la Criince et la Turquie d'Eu-
rope. Goethe, dans son langage homérique, se sert ici de leur nom pour designer les races du
Nord, les Allemands de Faust.
DEUXIKME PARTI K. 2SÖ
Phorkyas. Ajax «ivail déjà ôcs sorpciils enlacés sur son l)onclier; vous-
mêmes l'avez vu. I.cs Sept, devant Thèbes, portaient, chacun sur son cou,
des figures riches en symboles. Là, on voyait la lune et les étoiles sur le
firmament nocturne^ déesses aussi, héros, échelles, et glaives, et llam-
beaux, et tout ce qui menace une bonne ville. Depuis le temps de ses
aïeux, notre troupe de héros porte dans l'éclat des couleurs une image
pareille ; là des lions, des aigles, des serres et des becs, puis des cornes
de bœufs, des ailes, des roses, des queues de paon, et aussi des bandes, or
et noir et argent, bleu et rouge. De semblables images pendent à la file dans
les salles, des salles immenses, vastes comme le inonde ! Là, vous pouvez
danser !
Le cHOEi'R. Dis, là aussi y a-t-il des danseurs?
PnoiîKVAS. Les plus charmants ! Troupe fraîche, aux boucles d'or, ils
sentent la jeunesse. Paris seul avait ce parfum de jeunesse lorsqu'il vint
trop près de la reine.
Hélène. Tu sors de ton rôle ; dis-moi le dernier mot.
Phorkyas. C'est à toi de le dire; prononce solennellement un oui intel-
ligible, et je fais en sorte que ce castel t'environne aussitôt.
Le cHoiîLR. Oh! dis-la, cette brève parole, et sauve-toi et nous aussi!
Hélène. Comment ! dois-je craindre que le roi Ménélas se montre assez
cruel pour me faire souffrir?
Phorkyas. As-tu donc oublié comment il mutila ton Déiphobe, le frère
de Paris, tué dans le combat? Déiphobe, qui te conquit, toi, veuve, après
tant d'efforts, et te posséda. 11 lui coupa le nez et les oreilles, et le mutila
encore davantage. C'était horrible à voir.
Hélène. 11 le traita de la sorte, à cause de moi.
Phorkyas. Il te traitera de même, sans aucun prétexte. La beauté est
indivisible. Celui qui Va possédée tout entière, l'anéantit plutôt, maudis-
sant tout partage.
(Fanfares dans le lointain. Le chœur tressaille.)
Comme le son aigu de la trompette déchire l'oreille et les entrailles,
ainsi la jalousie se cramponne à la poitrine de l'homme, qui n'oublie ja-
mais ce qu'il a possédé et ce que maintenant il a perdu.
Le choelr. N'entends-tu pas retentir les clairons? Ne vois-tu pas étiii-
celer les armes?
Phorkyas. Sois le bienvenu, seigneur et roi ! Je suis prête à te rendre
compte.
Le choeur. Mais nous !
Phorkyas. Vous le savez bien ; vous voyez sa mort devant vos yeux, et,
dans sa mort, vous pressentez la votre. Non, il n'est point de salut pour vous.
(Pause.)
Hélène. J'ai réfléchi à ce qu'il convient de tenter. Tu es un démon, je
ne le sens que trop, et je crains que tu ne tournes le bien en mal. Avant
tout, je veux te suivre au château; ce qui me reste à faire, je le sais ; et
284 FAUST.
que les mystères que la reine peut garder en son sein demeurent impéné-
trables à chacun ! Vieille, marche en avant!
Le choeur. Oh! que nous allons volontiers, — d'un pied léger, — la
mort derrière, — et devant nous — du haut castcl les murs inaccessibles ;
qu'il nous protège — comme le bourg d'Ilion, — qui n'a succombé — qu'à
la ruse infâme !
(Des nuages se répandent çù et là, voilent le fond et gagnent l'avant-scènc.)
Mais comment ! — Sœurs, regardez à l'entour ! — Le jour n'était-il pas
serein? — Des nuages s'amoncellent, — sortis des flots sacrés de l'Eurotas.
— l)éj;\ se dérobe à ma vue — le bord charmant couronné de roseaux, —
et les cygnes aussi ; les cygnes — libres, superbes, gracieux, — qui glissent
mollement ensemble — en groupes amoureux des eaux, — hélas! ah! je
ne les vois plus !
Cependant, cependant — je les entends encore, — j'entends leurs sons
rauques au loin; ils annoncent la mort ! — Ah ! pourvu qu'à nous aussi,
— hélas! ils ne l'annoncent pas, — au lieu du salut promis, — à nous les
blanches sœurs des cygnes, — au col de neige, au col flexible, comme à la
fille du cygne, hélas ! — Malheur à nous ! malheur à nous !
Les ténèbres ont envahi — déjà tout l'espace. — A peine si nous nous
voyons. — Qu'arrive-t-il? Marchons-nous? — glissons-nous d'un pas
rapide? — Sur le sol ne vois-tu rien? — Serait-ce Hermès qui nous pré-
cède?— Ne vois-tu pas luire son sceptre d'or, — qui nous fait signe et
nous ordonne — de rentrer au sein de l'IIadès, — séjour triste, sombre,
où se trouvent — des fantômes insaisissables, — toujours plein, pourtant
toujours vide?
Oui, soudain l'air s'obscurcit, la vapeur épaisse et grisâtre se dissipe
sans faire place à la clarté, et le regard libre se heurte contre de roides
murailles. Est-ce une cour? est-ce un fossé profond? De tout sens, j'y
vois un sujet d'épouvante. Sœurs, hélas! nous sommes captives, aussi
captives que jamais !
(Cour intérieure du château, entourée d'édifices riclies et fantastiques, dans le
goût du moyen âge.)
La coryphée. Étourdies et folles, véritables femmes ! jouets des capri-
ces du bonheur et du malheur, qui ne savez supporter ni l'un ni l'autre
d'une humeur égale! Il faut toujours qu'il y en ait une qui contredise
l'autre; jamais vous n'êtes du même avis; la joie et la douleur peuvent
seules vous faire rire et pleurer sur le même ton. Silence! et qu'on at-
tende avec soumission ce que la souveraine magnanime va décider pour
elle et_pour nous !
Hélène. Oit donc es-tu, pythonisse? quel que soit le nom dont on le
nomme, sors du sein des voiiles de ce sombre manoir! Serais-tu allée
m'annoncer au mystérieux seigneur de ces lieux, et me préparer bon ac-
cueil? alors je te rends grâces, et te prie de me conduire au plus vite vers
DEUXIEME PARTIE. 285
lui ; je soupire après la fin de mes erreurs, cl ne souhaite rien lanl que le
repos !
La coryphée. En vain tu clicrclies, reine, autour de toi : le fantôme
hideux a disparu ; peut-être est-il resté dans le nuage au sein duquel nous
sommes venues ici, j'ij^nore comment, vite et sans faire un pas. Peut-être
erre-t-elle, égarée dans le lahyrinthe de ce merveilleux château multiple
dans son harmonie, cherchant le maître pour te préparer l'hommage dû
aux princes. Mais voyez là-haut; dans les galeries, sur les halcons, sous les
portails, s'agite, tout en émoi, une lile nomhreuse de serviteurs! tout
m'annonce une réception hospitalière et noble '.
Le CHOEiiR. Mon ame s'épanouit. Oh! voyez comme avec grâce, et d'un
pied qui s'attarde à plaisir, la troupe jeune et douce conduit en mesure
son cortège réglé! Comment et sur l'ordre de qui paraît-il rangé et formé
de si bonne heure, ce peuple royal d'adolescents? Je ne sais ce que j'ad-
mire davantage de leurs pas élégants, de leurs cheveux bouclés autour de
leur front éblouissant, ou de leur joue écarlate comme la pèche, et comme
elle aussi mollement veloutée. J'y mordrais volontiers, mais j'hésite ; car,
en pareil cas, la bouche se remplit, chose horrible à dire, de cendres M
Mais ces beaux jeunes gens s'avancent; que portent-ils? les degrés pour
le trône, les tapis, le coussin, les rideaux et l'appareil de la tente; elle se
déploie, formant des guirlandes de nuées au-dessus de la tête de notre
reine ; car déjà Hélène s'est assise, invitée, sur le royal coussin. Montez
là-haut, degré par degré; rangez-vous avec solennité! Dignement, oh ! di-
gnement, trois fois dignement qu'un pareil accueil soit béni!
(Tout ce quo chante le chœur s'accomplit à mesure.)
FAUST.
(Après que les enfants et les écuyers sont descendus en longue fde, il paraît en haut de l'escalier,
richement vêtu du chevaleresque hahlt de cour du moyen âge , et descend lentement avec
pompe.)
La coryphée, le contemplant avec attention. Si les dieux, ainsi qu'ils le
font souvent, n'ont point prêté à cet homme pour peu de jours la forme
digne d'admiration, l'air sublime et l'aimable présence, tout ce qu'il en-
treprendra doit lui réussir, que ce soit dans la guerre avec les hommes, ou
dans les moindres combats avec les belles femmes. Je le trouve vraiment
préférable à beaucoup d'autres que mes yeux m'ont fait voir comme haut
prisés. D'un pas lent, solennel, qui commande la vénération, je vois le
prince s'avancer. Tourne-toi, ô reine !
Faust, s'avançanl, un homme enchaîné à ses côtés. Au lieu du salut glorieux
qui convenait, au lieu de la solennelle bienvenue, je t'amène, chargé de
' L'apparition de ce château féodal et tout ce qui survient jusqu'à la fin de l'acte semblent la
conséquence fantasmagorique du voyage de Faust dans l'antre de Perséphone, comme aussi tout
l'épisode grec résulte de la descente auprès des Mères.
* Qu'on se rappelle les illusions de la scène des Lamies.
286 . FAUST.
fers, ce serviteur indigne qui, Ironipanl son devoir, m'a ravi le mien. —
Toml)e aux genoux de cette auguste Icniuie, et lui confesse toute ta faute.
C'est là, noble princesse, l'homme aux yeux de lynx chargé de faire sentinelle
à la ronde, du sommet de la haute tour; de là il parcourt d'un regard vi-
gilant l'espace du ciel et l'étendue de la terre, épiant cà et là ce qui s'an-
nonce, ce qui s'émeut des collines voisines vers la vallée que protège notre
fort. Tantôt c'est le nuage des tronpeaux, tantôt la légion des armées ; nous
protégeons les uns, nous courons sus aux auti'cs. Aujoui'd'hui, négligence
fatale! tu viens, il ne t'annonce pas, et raccueild'un si glorieux hôte
est manqué, cet accueil entre tous le plus solennel, le plus sacré. 11
a témérairement joué sa vie, et déjà il devrait être plongé dans le sang
d'un trépas mérité; mais toi seule punis et fais grâce selon ton bon
plaisir.
Hélène. Quelque haute que soit la dignité que tu me confères, dignité
de juge, de souveraine, et quand ton seul dessein serait de m'éprouver,
j'accomplis le premier devoir du juge, qui est d'écouler l'accusé. Parle
donc !
I.E GARDIEN DE LA TOUR, LYNcÉus*. Laissc-moi m'ageuouiller, — laisse-moi
contempler, — laisse-moi mourir, laisse-moi vivre, — car déjà j'appartiens
à cette femme venue des dieux.
J''attendais léclat du malin; je guettais à l'orient le cours de l'aurore,
lorsque soudain je vis, ô miracle ! je vis le soleil se lever du côté du midi.
Je me tournai de son côté pour la contempler, elle, au lieu des gouffres,
des hauteurs, au lieu des espaces de la terre et des cieux.
J'ai le regard du lynx au sommet de 1 arbre ; mais à cette heure j'ai dû
me débattre comme pour sortir d'un rêve profond.
Savais-je seulement oii j'en étais? plate-forme, tour, porte fermée? Des
vaj)eurs flottent, se dissipent, et celte déesse en sort!
L'œil et la poitrine vers elle, j'aspirais son doux éclat; celle beauté
éblouissante m'éblouit complètement, moi malheureux!
J'oubliai les devoirs du gardien, et le cor, et mes serments. Va, menac*
de m'anéantir; la beauté dompte toute colère.
Hélène. Le mal que j'ai causé, je ne saurais le pujiir. Malheur à moi !
Quelle fatale destinée me poursuit, que je porte ainsi partout le trouble
dans le sein des hommes, qui, dès lors, ne tiennent plus compte ni d'eux-
mêmes ni de rien ! Par des rapts, par des séductions, par des combats, les
demi-dieux, les héros, les dieux^ oui, même les démons, m'ont égarée çà
et là dans les ténèbres. Simple, j'ai troublé le monde; double, encore da-
* Fils cPApliréiis, roi de Messénie, et célèbre dans la pliiilange des Argonautes, par la force et
la pénétration de son regard : il voyait à travers les murailles, et rien dans le ciel, sur la terre ou
dans les enfers, ne lui rcs^tait caché. 11 tua Castor, et mourut de la main de Pollu\. — Ce Lyncéus,
gardien de la tour, l'iiomnie aux yeux de lynx, est ici pour son nom, peut-être aussi pour une rai-
son plus significative. Faust, pour donner à Hélène un gage d";;mour et de servage, livre à sa dis-
crétion, à sa merci, l'ennemi des Dioscurcs, le meurtrier de Castor.
DEUXIEME l'A UT IE. 287
vanlage; et maintenant, sous une triple et quadruple apparence, j'apporte
(léanx sur tléaux '. Oti'il s'éloigne, laisse-lui la liberté; qu'aucun oj)pro--
bre n'accable l'iioninie ébloui par les dieux!
Faust. Je vois avec étonneinent, ô rcMiie! ici le vainqueur ensemble et
le vaincu ; je vois l'arc qui a lancé la flèche et blessé l'homme; les traits
suivent les traits et m'atteignent, je les entends siffler tout à l'entour dans
le château et dans l'espace. Que suis-je? Tu rends mes vassaux rebelles
et mes murailles impuissantes; je crains déjà que mon armée n'obéisse à
la femme triomphante, invincible. Que me reste-t-il à faire, si ce n'est de
remettre en tes mains ma destinée et tous les biens (jue je croyais possé-
der? A tes pieds laisse-moi, libre et fidèle, te reconnaître pour souveraine,
toi qui n'as fait qu'ap|]araître pour te rendre maîtresse du trône et du pays.
Lyncéus, avec un coffre, conduisant des hommes qui parlent des présents. Tu
me vois de retour, ô reine! Le riche mendie un regard, il te contemple,
et soudain se sent pauvre comme un mendiant, et riche comme un prince.
Ou'étais-je d'abord? que suis-je maintenant? Que faut-il vouloir? Que
faut-il faire? L'éclair du regard s'émousse sur ton trône.
Nous sommes venus de l'Est, et les pays de l'Ouest se sont soumis. C'é-
tait un long cortège de peuples : le premier ne savait rien du dernier!
Le premier tomba, le second resta debout, un troisième tenait sa lance
en arrêt. Chacun en avait cent derrière lui; des milliers tombèrent in-
aperçus.
En nous ruant, en nous précipitant, nous étions les maîtres partout. Là
où je commandais aujourd'hui, un autre demain pillait et volait.
Rapide était la revue : l'un s'empara de la plus belle femme, rau4re du
taureau au pied ferme, on emmena tous les chevaux.
Pour moi, j'aimais à découvrir les objets rares et précieux, et ce qu'un
autre pouvait posséder aussi n'était que du foin pour moi.
J'étais à la piste des trésors : guidé par mes regards pénétrants, je voyais
dans toutes les poches, tous les coffres m'étaient transparents.
De là j''eus des monceaux d'or, surtout des pierres précieuses ; mais l'é-
meraude est seule digne de verdoyer sur ton sein.
Maintenant, qu''entre tes oreilles et ta bouche tremblote la goutte cris-
talline du fond des mers ! Les rubis demeurent confus, l'éclat de tes joues
les efface.
* Les (Icnii-dieux : flliiroii ; les héros ; Thésée, Paris, etc.; les dieux: Mercure; les démons :
Phorkyas. — Avant que la fable, le mythe, ne soient venus embrouiller son existence lorsqu'elle est
encore un être humain, un être simple, Paris l'enlève ; elle apparaît en même temps, double spec-
tre, en Egypte et en Grèce ; elle est à la fois dans les enfers, dans le rêve d'Achille et dans l'empire
de Faust, au sein du romantisme et de la chevalerie du moyen âge. Tant de souvenirs fabuleux
obsèdent sa raison au point qu'elle finit par perdre tout sentiment de sa propre existence, toute con-
science d'individualité, dans cette confusion de fantômes et d'ombres évoqués autour d'elle. — Ce-
pendant Hélène fait grâce à l'homme égaré par les dieux ; Faust obéit et se confesse le vassal de la
toute beauté. « Il faut se tenir loin de l'esprit et de la beauté, si l'on ne veut être leur esclave.»
— «Vis superba fonnœ.yy Belle parole de Jean Second. — «Entre tous les peuples, ce sont les
Grecs qui ont rêvé le plus beau rêve de la vie.« (Goethe, Btliisclies pass.)
288 FAUST.
Ainsi, je dépose devant loi les plus grands Irésors, et je mets à les pieds
la moisson de tant de combats sanglants.
Si nombreux que soient ces coffres que je traîne après moi, j'en possède
encore davantage; souffre-moi sur la trace et je remplirai les caveaux.
Car à peine as-tu franchi les degrés du trône, que déjà s'inclinent et
s'humilient l'intelligence, la richesse et la force devant l'unique beauté.
Ces trésors, je les tenais sous clef; à présent, je les abandonne, ils t'ap-
partiennent. Je les croyais précieux, rares, vrais, et j'en vois maintenant le
néant.
Ce que je possédais s'est évanoui : c'est un gazon fauché, flétri. Oh!
rends, par un regard serein, à cela toute sa valeur !
Faust. Emporte vile ces fardeaux hardimenl acquis; emporle-les sans
blâme, mais sans récompense. Elle possède en masse déjà tout ce que ren-
ferme ce château dans son sein; le lui donner en détail est superflu. Va,
amoncelle trésor sur trésor avec symétrie! Fais-nous Timage sublime d'une
splendeur inouïe; que les voûtes scintillent comme le pur firmament! ar-
range des paradis de vie inanimée ! roule devant elle des tapis diaprés de
fleurs! que le sol offre à ses pieds une molle surface! que son regard
plonge dans les vives splendeurs dont les dieux seuls ne s'éblouissent pas!
Lyncéls. Ce que le maître ordonne est peu de chose; le serviteur Texé-
cute en un clin d'œil. Celle qui dispose de nos biens et de notre sang,
c'est celte beauté superbe. Déjà toute l'armée est domptée; tous les glaives
s'cmoussent; auprès de la forme sublime, le soleil lui-même est terne et
froid; auprès de la richesse de ce visage, tout est vide et tout néant.
[Eœit.)
Hélène, à Faust. Je voudrais te parler; mais viens, monle auprès de
moi! celte place vide attend un maître et m'en promet uu.
Faust. Et d'abord, femme sublime, laisse que je tombe à genoux, et dai-
gne accepter mon hommage fidèle; la main qui m'élève à Ion côte, laisse-
moi la baiser. Partage avec moi la régence de ton royaume infini; acquiers
ainsi, en un seul homme, adorateur, serviteur et gardien.
Hélène. Je ne vois et n'entends que prodiges. L'élonnement me saisit,
les questions se pressent; mais, avant tout, satisfais à celle-ci : Pourquoi
la parole de cet homme m'a-t-elle semblé si étrange et si douce? le son
se mariait au son, et dès qu'un mot frappait l'oreille, un autre venait le
caresser *.
Faust. Si l'idiome de nos peuples le plaît déjà, oh! leur chant te séduira
sans doute, et ravira ton oreille et ton âme dans leurs profondeurs! Ce-
' La rime inconnue à la poésie grecque, merveilleux diamant du Nord , «{uc la beauté classique
envie au romantisme, et dont elle se parc en se jouant, lléiènc demande le secret de cette langue
inefl'aMe. « Il est tout entier dans le cœur,» lui répond Faust, qui, pour satisfaire au désir de sa
royale maîtresse, entame avec elle un dialogue sur le mode noi.vcau. l'aust commence, Hélène ré-
plique, attachant la rime à la pensée.
DEUXIÈME PARTIE. '2H9
pondant, pour plus de sûreté, essayons dès à présent; le dialogue l'attire
et le provoque.
Hélène. Dis, que dois-je faire pour parler une langue si belle?
Faust. C'est facile, pourvu que cela vienne du cœur ; et lorsque la poi-
trine déborde de désirs, on regarde autour de soi, et l'on cherche.
Hélène. Qui partage notre trésor?
Faust. Désormais l'esprit ne regarde ni en avant, ni en arrière : le pré-
sent seul...
Hélène. Est notre bonheur.
Faust. Trésors, conquêtes, possessions, qui donnera le gage?
Hélène. Ma main.
Le choeur. Qui oserait blâmer notre princesse de se montrer agréable
envers le maître du château? car avouez que nous sommes captives comme
nous ne l'avons été déjà que trop souvent depuis la chute fatale de Troie
et nos courses aventureuses. Les femmes habituées à l'amour des hommes
acceptent sans choix, mais s'y connaissent, et, comme aux pâtres blonds,
ainsi aux faunes bruns et crépus, selon que l'occasion se trouve, elles ac-
cordent sans réserve un droit égal sur leurs membres palpitants. Unis en-
semble, de plus en plus ils se rapprochent ; appuyés l'un sur l'autre, épaule
contre épaule, genou contre genou, la main dans la main, ils se bercent sur
la molle splendeur du trône. La majesté laisse ses joies secrètes se mani-
fester aux yeux du peuple.
Hélène. Je me sens si loin, et cependant si près! et répète si volontiers:
Là je suis, oui, là !
Faust. Je respire à peine, ma parole tremble, hésite : c'est un rêve : le
jour et le lieu ont disparu !
Hélène. \\ me semble avoir vécu et cependant revivre, enveloppée en toi,
fidèle à l'inconnu.
Faust. N'analyse pas cette destinée singulière : vivre, c'est le devoir, ne
fût-ce qu'un moment.
Phorkyas, entrant avec véhémence. Vous épelez dans l'alphabet d'amour,
vous effleurez les sentiments, et vous vous oubliez dans ces fainéantises;
mais ce n'est pas le temps de tout cela. Ne sentez-vous pas un orage s'ap-
procher? n'entendez-vous pas les clairons retentir? Votre ruine s'avance.
Voici venir Ménélas dans un torrent de peuple; préparez-vous à soutenir
un rude assaut ! Kntouré de la troupe des vainqueurs, mutilé comme
Déiphobe, tu payeras cher ce cortège de femmes! Toute cette folle en-
geance une fois pendue, la hache se lèvera sur l'autel pour leur maî-
tresse.
Faust. Interruption téméraire ! elle entre hideuse. Même dans le danger
je hais l'impétuosité maladroite. Le plus beau messager, une nouvelle de
malheur l'enlaidit; toi, odieuse, tu n'apportes volontiers que de mauvais
messages. Mais, cette fois, tu ne réussiras pas. Emplis les airs de ta parole
290 FAUST.
creuse ! Il n'y a pas de danger ici, et même le danger ne semblcrail qu'une
vaine menace.
(Signaux, explosions sur les tours ; fanfares et cymbales ; musi([uc guerrière ;
une armée imposante dcfilc.)
Faust. Non, tu vas voir sur-le-cliamp rassemblée la phalange indivi-
sible des héros; celui-là seul mérite la faveur des femmes, qui sait les
proléger vaillamment.
(Aux chefs qui sortent des colonnes et s'approclient.)
Vous dont l'ardeur soutenue et profonde vous assure la victoire, vous
• Heur juvénile du Nord, vous force charmante de l'Est.
Bardés de fer, d'armes étincelantes ; troupe qui a mis en poudre empire
sur empire! Ils s'avancent, la terre tremble; ils passent, elle gronde en-
core.
Nous abordons à Pylos, et le vieux Nestor n'est plus. Toutes ces chétives
alliances de roi, notre armée indomptable les brise.
Repoussez à l'instant Ménélas de ces murs, et le chassez vers la mer!
qu'il erre, qu'il pille en vrai corsaire! c'était son goût et sa destinée.
La reine de Sparte m'ordonne de vous saluer ducs ; qu'elle soit
souveraine de la vallée et de la montagne; à vous la conquête du
royaume !
Toi, Germain, va défendre, en les fortifiant, los baies de Corinthe ; à toi,
(loth, je commets le salut de l'Achaïe aux cent gouffres.
Que l'armée des Francs se dirige vers Elis; que Messine soit la part du
Saxon ; que le Normand purge les mers et fonde Argolis!
Alors chacun aura son royaume, et pourra tourner au dehors ses forces
et sa foudre. Ce})endant Sparle trônera sur vous tous, Sparte, l'antique
cité de la reine.
Elle sera heureuse de vous voir les uns et les autres jouir d'un pays au-
quel nul bien ne fait défaut. Venez chercher avec confiance à ses pieds
rinvestilure, le droit el la lumière!
(Faust descend; les chefs se forment en cercle autour de lui pour prendre
ses ordres et ses instructions.)
Le ciioiiiK. Que celui qui prétend posséder la plus belle avise avant
tout à se tenir armé prudemment; il s'est acquis par sa courtoisie lo
plus doux trésor de la terre, mais ne peut jouii' en paix de sa conquête;
les tlalteiirs la lui disputent j)ar la flatterie, les ravisseurs par la force ;
<{u'il se garde des uns el des autres!
Ainsi je chante notre prince, el l'estime ])lus haut que tous, lui qui a
su s'entourer d'alliances si imposantes que les puissants eux-mêmes atten-
dent ses volontés avec respect; ils accomplissent ses ordres fidèlement, el
tous s'en trouvent bien. Du prince ils ont la reconnaissance, et partagent
sa gloire avec lui.
(Inr qui oserait la lui ravir à ce maître puissant? elle lui appartient,
nous la lui reconnaissons; nous la reconnnissons deux foi? à lui, qui a su
DEUXIKMK PAiniK. ^'.tl
s'ontonror avRc elle, au dedans par dos imiraillos épaisses, an dehors
d'une armée puissante.
Faust. Les biens que nous venons de leur octroyer — à chacun un riclie
pays, — sont grands et magnifiques. Ou'ils partent, nous demeurons an
centre de nos Etats.
Et ils te protègent à l'envi, toi péninsule que les vagues caressent d(^
toutes parts, attachée par une légère chaîne de collines aux derniers ra-
meaux granitiques de l'Europe.
Que ce pays, roi entre tous, soit éternellement fortuné à chaque race ,
acquis maintenant à ma reine qu'il a vue naître :
Lorsque, dans les roseaux de l'Eurotas, elle sortit lumineuse de l'œuf de
Léda, éblouissant sa noble mère et ses frères !
Ce pays, tourné vers toi seule, t'offre ses dons les plus précieux. Ah!
préfère ta patrie à l'univers qui t'appartien!
Qu'un froid rayon de soleil ait dardé sur la cime aiguë de la montagne,
dès qu'un brin de verdure perce le roc, la chèvre gourmande y cherche
sa maigre pâture.
La source jaillit, les ruisseaux se fondent en cascades. Déjà les gouffres,
les pentes et les prairies sont verts, et sur le plan entrecoupé de cent col-
lines tu vois se répandre des troupeaux aux belles toisons.
Epars, circonspects, et d'un pas mesuré, les taureaux cornus montent
v'ers le bord escarpé; là un asile est préparé pour tous, le rocher se creuse
en mille cavernes.
Pan les protçge, et les nymphes de la vie habitent dans l'espace lumineux
et frais des fentes chevelues ; et, tendant vers les régions sublimes, l'arbre
contre l'arbre élève ses rameaux.
Forêts antiques! le chêne se dresse puissamment, et la branche noueuse
s'enlace capricieusement à la branche ; et l'érable svelte, plein d'une douce
sève, monte surperbe et joue avec son fardeau.
Et dans l'ombre silencieuse coule maternellement un lait tiède prépaie
pour l'enfant et pour l'agneau. Le fruit n'est pas loin, mets savoureux de
la plaine, et du tronc creux dégoutte le miel.
Ici le bien-être est héréditaire, la joue s'épanouit comme la bou-
che; chacun à sa place est immortel; ils sont heureux et pleins de vie !
Ainsi s'achemine, sous ce ciel toujours pur, l'aimable enfant vers la
force virile. On s'étonne, on se demande encore : Sont-ce des dieux, sont-
ce des hommes?
Tel Apollon avait emprunté sa forme aux patres, et le plus beau d'entre
eux lui ressemblait; car là où la nature agit dans sa pureté, tous les mondes
s'enchaînent.
(Il s'assiod auprès d'Hélène.)
Ainsi le bonheur nous a réunis; que le passé soit oublié; oh ! sens-toi,
fille de la Divinité, tu appartiens au premier monde.
Non, lu ne seras pas captive enlri> les murailles. 11 y a encore; pour
292 FAUST.
nous, pour un séjour heureux, une Arcadie éternellement jeune et voi-
sine de Sparte.
Attirée vers ce sol bienheureux, lu t'y réfugias pour une plus sereine des-
tinée. Les trônes deviennent des bosquets. Que notre l'élicité soit libre
comme en Arcadie !
(La scène change. Enchaînement de groltcs tapissées de feuillages épais,
hois touffu grimpant jusqu'aux cimes des rochers qui régnent tout
autour. On n'aperçoit ni Faust ni Hélène. Le chœur repose étendu
çà et là.)
Phorkyas. Combien de temps les jeunes filles peuvent avoir dormi, je ne
le sais. Ont-elles rêvé ce que j'ai vu clairement de mes yeux, je l'ignore de
même, et voilà pourquoi je vais les éveiller. La jeune race va s'étonner, et
vous aussi, barbons qui vous tenez assis là-bas, attendant l'explication du
prodige. Debout, debout! Secouez vos tresses, chassez le sommeil de vos
yeux, ne clignez pas ainsi, et qu'on m'écoute!
Le choeur. Parle, raconte, raconte quel prodige s'est accompli. Nous
écouterons volontiers même ce que nous ne pouvons croire; car nous
avons bien de l'ennui à toujours ne voir que ces rochers.
Phorkyas. A peine vos yeux sont-ils ouverts, enfants, et vous vous en-
nuyez déjà ! Ecoutez : Dans ces profondeurs, dans ces grottes, dans ces feuil-
lées, abri et protection étaient offerts comme à un couple amoureux, idylli-
que, à notre seigneur, à notre dame.
Le choeur. Comment, là! •
Phorkyas. Séparés du monde, moi seule ils m'appelèrent pour remplir
de paisibles fonctions. Honorée, je me tenais à côté d'eux , cependant
comme il convient à une une confidente, m'occupant d'autres choses. Je
me tournais çà et là; je cherchais des racines, de la mousse, des écorces,
connaissant toutes leurs vertus; et ainsi ils restèrent seuls.
Le CHOEUR. Tu fais comme s'il y avait dans ces grottes les espaces d'un monde,
des bois, des prairies, des ruisseaux, des lacs; quels contes files-tu donc?
Phorkyas. En effet, ô créatures sans expérience! ce cont des pro-
fondeurs inexplorées, des salles puis des salles, des cours puis des cours
encore que j'ai découvertes en marchant pensive. Cependant, tout à coup
un rire éclatant retentit dans les profonds espaces. Je regarde, un enfant
bondit du sein de la femme vers l'homme, du père à la mère ; les caresses,
les badinagcs, les agaceries d'un fol amour, les cris folâtres, les joyeux
élans m'étourdissent tour à tour. Un génie nu sans ailes , un faune
sans bestialité, bondit sur le sol de granit; mais le sol réagissant le
renvoie dans l'air, de sorte qu'au second ou au troisième saut, il tou-
che au ciel de la grotte. Sa mère lui crie avec sollicitude : « Bondis
de nouveau à ton aise, mais garde-toi de voler! un libre essor t'est in-
terdit. » Et son tendre père l'avertit en ces termes : « Dans la terre gît la
force rapide qui va te pousser vers les régions de l'air. Touche seulement
le sol du bout de ton orteil, et, comme Antée, fils de la Terre, tu sen-
tiras une énergie nouvelle. » Lui cependant s'exerce sur la masse de ce
JrtAàiliplJEiirj'
DiaxiÈMiî rAiniii. 2".)."
roc; puis du bord passe à un autre, et va de tous côtés comme un ballon
chassé par le vent. Cependant, tout à coup il disparaît dans la fente d'un
précipice affreux. Nous le croyons perdu ; sa mère se lamente , son père la
console ; et moi, haussant les épaules, je me liens dans l'angoisse. Et main-
tenant quel spectacle! Des trésors gisaient-ils donc enfouis là? Voyez, il
vient de se parer de vêtements bariolés de fleurs, des nœiuls pendent de ses
bras, des rubans flottent autour de son sein. La lyre d'or dans ses mains,
comme un vrai petit Phébus, il marche tout joyeux vers le bord. Nous
nous étonnons, et ses parents ravis tombent dans les bras l'un de l'autre.
Cependant quel éclat resplendit à son front? qui brille ainsi ? On ne le sau-
rait dire. Est-ce une couronne d'or? est-ce la flamme d'un génie surna-
turel? Et lui gesticule, enfant qui annonce déjà le maître à venir dans l'art
du beau, celui dans les veines de qui courent déjà les éternelles mélodies ;
et c'est ainsi que vous allez l'entendre, ainsi que vous allez le voir et l'ad-
mirer entre tous.
Le choeur. Tu nommes cela un prodige, fille de Crète! tu n'as donc jamais
rntendu le récit du poëte? tu n'as donc jamais rien appris des traditions
d'Ionie et d'IIellas, des traditions si riches de nos pères?
Tout ce qui se passe aujourd'hui n'est qu'un bien triste écho des jours
glorieux de nos ancêtres; et ton récit ne peut se comparer à ce qu'un ai-
mable mensonge, plus vraisemblable que la vérité même, nous raconte du
fils de Maïa.
La troupe des gardiennes jaseuses, selon une sotte coutume , l'enveloppe,
lui délicat et fort, nourrisson à peine au monde, dans le duvet d'une couche
pure, et l'entortille de langes précieux. Mais, délicat et fort, le fripon retire
avec adresse ses membres élastiques et souples, et laisse à sa place l'écorce
empourprée qui le retenait captif, pareil au papillon éclos qui, dépouillant
la rude chrysalide, déploie volontiers ses ailes au-devant de l'éther inondé
de soleil.
Tel lui, agile entre tous, prouve déjà par des traits perfides qu'il est le
patron des voleurs, des fripons et de tous ceux qui cherchent aventure. Il
dérobe avec adresse à Neptune le trident, à Mars le glaive, à Phébus l'arc el
la flèche, à Yulcain les pinces; il prendrait même à Jupiter la foudre s'il
n'avait peur du feu ; il lutte avec l'Amour et le ferrasse ! il ravit sa cein-
ture à Cypris, qui le caresse.
(Un chant de harpe douv et mélodieux sort du sein de la grotte ; le
cliœur entier prête l'oreille, et paraît bientôt ému profondément De
ce moment à la pause indiquée, la symphonie contitme.)
Phorkyas. Écoutez les gracieux sons, délivrez-vous vile des fables; la
vieille race de vos dieux, laissez-la, elle n'est plus.
Nul ne veut plus vous comprendre ; nous voulons une monnaie plus
haute ; désormais il faut que cela sorte des cœurs, qui doit agir sur les
cœurs.
(Elle se retire vers les rochers.)
±H FAUST.
Le choeur. Si loi, crcalnre hideuse, — tu codes ;i ces sons flatfeiirs, —
nous autres, nous nous sentons émues jusqu'aux larmes.
L'éclat du soleil j)eut disparaître, — lorsque dans l'âme le jour se lève.
— -Nous trouvons dans nos propres cœurs — ce que refuse l'univers.
HÉLÈNE, FAUST, ELPHORION', dans l'appareil que Plwrkyas vient de
décrire.
EuPHORioN. Entendez-vous mes chansons enfantines, — vous en faites
aussitôt vos délices. — Voyez-vous mes honds cadencés, — votre cœur pater-
nel tressaille.
Hélène. L'amour pour un honheur terrestre, — l'amour rapproche un
nohle couple; mais, pour une joie divine, — il forme une heureuse trinité.
Faust. Désormais tout est trouvé. — Je suis à toi, tu m'appartiens. —
Nous sommes ainsi liés. — Pouvait-il en être autrement?
Le choeur. Sous la douce apparence de cet enfant, — les délices de tant
de siècles — se rassemblent sur ce couple heureux. — Oh! que cette union
me touche !
EuPHORioN. Laissez-moi sauter, — laissez-moi bondir, — tendre là-haut
— à tous les vents ! — c'eü mon désir, — il me prend déjà.
Faust. Modère-toi! — pas de folle imprudence! — Que la chute et la
disgrâce — n''aillent pas te rencontrer, — nous plonger dans l'abîme, —
notre fils chéri !
EuPHORiON. Je ne veux pas plus longtemps — tenir à terre; — laissez mes
mains, — laissez mes boucles, — laissez donc mes vêtements, — ils sont
à moi.
Hélène. Oh! pense, oh! pense — à qui lu appartiens, — pense à nos
angoisses! — que tu détruis — le noble bien acquis, — acquis pour loi, —
pour moi, pour lui !
Le choeur. Bientôt va, je le crains — se rompre l'union.
Hélène et paust. Calme, modère — ])Our l'amour de tes parents — ces
vifs élans — surnaturels ; — dans une humeur douce et pastorale, — réjouis
la campagne.
' Cet Kiiph )ri()ii ôtiiit né avec des ailes; Jupiter en devint amoiireiïv, et rommc le ])el adolescent
se dérobait aux désirs furieux de l'Olympien, celui-ci le foudroya dans l'île de Mélos, une des (>-
clades. I^es Nymphes qui se cliargèrciit du soin d'ensevelir Eupliorion furent cliangées eu grenouilles
(l'tolem., Ilepli., I\', p. 7)\1 .) Tel est le mylhe |)ar lequel Goetlie va clore rintcrmèdc antique de
sa tragédie. l^.upli()ri(Mi, c'est tout simplement l'expression de la |)(>ésie moderne. Fils d'Hélène, la
heauté grec([uc, la beauté su|)rème, et de Faust, le Faust allemand, la force allemande, la profon-
deur sfieutidqne, ([uel représentant plus noble la poésie moderne aurait-elle pu cboisii? Ici, du reste,
tout se renconire à soubait, et la fantaisie du poëte a beau jeu. En effet, cet l*'.u|)bori()u, produit des
volu|)tés postinimes d'Hélène et d'Achille, créature idéale sans existence réelle, vient figurer tout
naturellement dans cette scène. Sou caractère même, eu tant que personnage allégorique, y trouve
une acception plus haute; car s'il bondit toujours du sein d'Hélène, il a cette fois Faust pour père
au lieu d'Achille; la force de l'esprit, l'intelligence , la grandeur morale, en un mot, au lieu de la
beauté pliysiquc.
DEUXllîMlî FAKKE. m>
EüPHoiUüN. A volle inlunliori seulement — je ino retiens. (5e glissant à
travers le chœur, et l'entraînant à la danse.)
Volontiers je m'insinue ainsi, — race joyeuse.— Et maintenant — la
mélodie, — 1(î mouvement, est-ce bien?
Hélène. Oui, c'est bien; conduis les belles — en une danse — barmo-
nieuse.
Faust. Que tout cela n'est-il fini! — Le badinaf.>e — ne peut me réjouir.
EUPHORION ET LE CHŒUR.
(Ils se croisent, chantant, dansant. )
Lorsque tu balances — gracieusement — le couple de tes bras; — lorsque
dans sa splendeur — lu laisses flotter — ta cbevelure ; — lorsque ton pied
si léger — glisse sur la terre, — et que çà et là — les membres s'enlacent,
— ton but est atteint, — aimable enfant, — et tous nos cœurs — volent
vers toi.
(Pause.)
EuPHORiON. Toutes vous êtes — des bicbes agiles. — A de nouveaux jeux,
— lancons-nous tous ensemble! — Je suis le cbasseur, — vous le gibier.
Le choeur. Veux-tu nous prendre? — Pas tant d'efforts; — car nous ne
désirons — toutes, au fond, — que t'embrasser, — toi, belle image!
EuPHORiON. Seulement à travers les bois, — ^les arbres et les pierres! —
Le bien qu'on a sans peine — me répugne; — celui qu'il faut conquérir par
la force — seul me réjouit.
Hélène et faust. — 0 pétulance! ô délire! — >(ul espoir de le uiodérer.
— On dirait un cor qui sonne — sur la vallée et sur le bois. — Quel dés-
ordre ! quels cris !
LE CHŒUR.
(Les jeunes lilles entrant rapiticnicnt une à une.)
11 nous a bien vile passées; — et, nous raillant avec dédain, — il traîne
ici maintenant — la plus sauvage de nos groupes.
ErPHORioN, portant une jeune ßlle dans ses bras, .l'entraîne ici la sauvage
petite — pour la forcer à se rendre à mes désirs. — Pour mes délices, ma
joie, — j'étreins sa poitrine rebelle, — je baise sa boucbe mutine, — je f;\is
acte en vérité — de force et de volonté.
La jeune fille. — Laisse-moi ! sous cette enveloppe — est aussi le courage
et la force d'esprit ; — notre volonté vaut la tienne, — on ne la dompte point
facilemcnl. — Tu me crois donc ta captive? — Tu comptes donc bien sur
Ion bras! — Tiens ferme, et je te brûle, — insensé, c'est mon plaisir. —
(Elle s'allume et llanihoie dans l'espace *. )
' La Nvniplie incandescente écliappe à son étreinte : Eu])horion s'élance à l'encontre des venfs et
des flots, et se précipite dans la mêlée 11 vent porter secours au peuple (pii combat dans la plaine
pour sa liberté, au peuple grec.
296 FAUST.
Snis-nioi dans les airs légers, — sous les stalactites des grottes. — Attrape
ton but qui t'échappe.
Elphorion, secouant les dernières flammes. Entassement de rocs ici —
entre les bois et les broussailles. — Espace étroit on j'étouffe! — je suis
pourtant jeune et vaillant. — Les vents grondent, — les flots bouillonnent
là-bas. — J'entends les vents, les flols au loin; — je voudrais bien m'en
rapprocher.
( Il bondit toujours plus haut le long du rocher.)
Hélène, Faust, le choeur. Yeux-tu donc ressembler aux chamois? —
L'idée de ta chute nous épouvante.
EupiiORiON. Toujours plus haut je dois monter, — toujours plus loin je
dois voir. — Je sais maintenant où je suis ! — Au milieu de l'île, au milieu
— du pays de Pélops, qui tient — de la terre et de la mer !
Le choeur. Dans le bois, sur la montagne, — ne peux-tu l'arrêter en
paix? — Venez, allons chercher à cette heure — des pampres verts, — des
panjpres sur les coteaux, — des figues et des pommes d'or. — Ah! dans ce
pays aimable, — reste aimable.
EuPHORiON. Rêvez-vous le jour de la paix? — Rêve qui peut rêver! Guerre
est le mot d'ordre ! — et victoire c'est la chanson.
Le CHOEUR. Qui dans la paix — regrette la guerre — a renoncé pour
jamais au bonheur — de l'espérance.
EuPHORioN. Ce sol en enfanta plus d'un — toujours prêt à s'élancer du
sein du péril dans le péril. — d'un courage libre, sans borne, — prodigue
de son propre sang, — d'un esprit sacré, — inaccessible aux ténèbres! —
Qu'il porte bonheur à ceux qui luttent!
Le CHOEUR. Voyez là-haut comme il s'élève — 'Sans nous paraître petit, —
tout armé, prêt à la victoire, — éclatant d'airain et d'acier!
EuPHORioN. Point de flols, point de murailles! — la conscience de soi-
même est assez! — La poitrine d'airain de l'homme — est un fort inex-
pugnable.
Voulez-vous rester inconquis? — armez-vous à la légère, — et fondez
ainsi dans la bataille! Femmes deviennent amazones, — et chaque enfant
un héros.
LE CHOEIR.
Sainte, sainte Poésie!
Vers le lirmament sois ravie !
Monte cl brille, étoile de feu,
[voin, toujours plus loin, dans le bleu!
En vain jusques à l'Enipyrée
Tu t'élèves en ton essor.
Toujours, toujours ta voix sacrée,
Chaste lumière au timbre d'or.
Nous atteint et nous charme encor.
EuPHGRioN. Non, ce n'est point un enfant que vous voyez! — Tadoles-
DEUXIEME PARTIK. Su-
cent vient tout en armes! — joint aux forts, aux libres, aux braves, — il a
déjà agi dans sa pensée. — Maintenant en avant! maintenant là-bas — le
champ va s'ouvrir pour la gloire.
Hélène et faust. A peine appelé dans la vie, — à peine au jour serein
donné, — tu tends à l'élancer du point où le vertige t'a déjà pris — dans
un espace plein de douleurs. — Ne sommes-nous — donc rien pour toi?
— Le doux lien est-il un songe?
EuPHORmN. N'enlendez-vous pas — tonner sur la mer? Les échos des
vallons — -roulent les tonnerres. — 'Dans les flots et dans la poussière, —
légion contre légion; — dans la mêlée, à la douleur, au martyre; — et la
mort — est le mot d'ordre; c'est compris maintenant!
Hélène, Faust, le choeir. Quelle horreur! quelle éj)ou vante! — La mort
est-elle la loi?
EuPHORiON. Dois-je voir cela de loin? — Non; il faut que je partage — les
alarmes, les périls.
Les précédents. Orgueil et danger ! — Sort fatal!
EuPHORiON. Mais, — deux ailes — se déploient! là-bas! j'y vais, j'y vais.
— Laissez, que je m'envole!
(Il se lance dans les airs ; ses vêtements le portent un instant; sa tête
rayonne ; une traînée de feu resplendit sur sa trace.)
Le choeur. Icare! Icare! assez de malheurs!
(Un beau jeune homme tombe aux pieds d'Hélène et de Faust. Son
visage rappelle des traits connus^; cependant le corps se dissipe dans
l'air, l'auréole monte comme une comité vers le ciel ; il ne reste sur
le sol que la tunique, le manteau et la Ijre.)
Hélène et faust. A la joie aussitôt succède — une affreuse douleur.
EUPHORION.
(Voix sortie dos profondeurs.)
0 iTière ! dans les sombres royaumes, mère, ne me laisse pas seul!
(Pause.)
LE CHOEUIl.
(Cbant funèbre.)
Seul, oh! non, — quels que soient les lieux où tu séjournes, — car nous
croyons te reconnaître. Hélas! lorsque tu désertes la lumière du soleil, nul
1 On saisira facilement l'allusion que renferme l'épisode d'Eupliorion. En présence de cette ar-
deur précoce que nul frein ne modère, de cette nature en proie au désir de la conquête, de ce génie
qui se consume un instant dans l'étreinte embrasée d'une jeune fille, puis s'élève, brille, étoile de
poésie, au plus haut point du ciel, et vient tomber sur un champ de bataille du Péloponèse, le lec-
teur a déjà nommé Byron ; c'est au chantre d'Harold et de IManfred que revient l'honneur de cette
digression poétique, et lors même que Goethe n'aurait pas pris la peine de s'en expliquer claire-
ment, le chant de deuil qu'on va lire sufliiait pour lever toute espèce de doute sur ce point. (Voir
notre Essai sur Goethe et le Second Faust, placé en tête du volume.)
S8
298 FAUST.
cœur ne voudra pour cela se séparer de toi. A peine saurions-nous gémir;
nous chanlerions la destinée en l'enviant; dans les jours sereins et les
jours sombres, ton chant et ton cœur furent grands et beaux.
Hélas! né pour le bonheur de la terre, d'illustres aïeux, d'une force puis-
sante, hélas! sitôt perdu pour toi-même, fleur de jeunesse moissonnée!
Regard profond pour contempler le monde, sympathie pour toutes les
angoisses du cœur, passion ardente des meilleures femmes, chant dont toi
seul avais le secret!
Mais, dans ton élan indomptable, tu te précipitas dans le piège fatal.
Ainsi, tu rompis violemment avec les mœurs, avec la loi. — Cependant à
la fin ta haute réflexion dirigea ton courage, tu voulus conquérir la gloire
suprême, — mais la fortune te trahit.
A qui sourit-elle? — Triste question devant laquelle le Destin se voile
lorsque, dans les jours de malheur, les peuples sanglants se taisent. —
Mais modulez de nouveaux chants, relevez vos têles courbées, — le sol en
enfantera d'autres, comme il en a de tout temps enfanté.
(Pause générale, la musique cesse.)
Hélène, à Faust. Mon exemple, hélas ! justifie cette antique parole : Le
Bonheur et la Beauté ne sauraient s'unir pour longtemps. Le lien de la
vie comme de l'amour est brisé; je les déplore l'un et l'autre, leur dis un
douloureux adieu, et tombe dans tes bras une dernière fois. Perséphone,
prends l'enfant, prends aussi la mère.
(Elle embrasse Faust; l'élément terrestre disparaîl; ses vêtements et
ses voiles restent dans les bras de son époux.)
Phorkyas, à Faust. Tiens ferme tout ce qui te reste de tout ceci ; ne laisse
pas le vêtement s'échapper. Déjà les démons se l'arrachent par les bouts,
et voudraient bien le tirer dans les mondes souterrains. Tiens ferme ! ce
n'est plus la déesse que tu as perdue; cependant c'est divin. Mets à profit
la faveur sublime, inestimable, et t'élève ; aussi longtemps que tu pourras
Y tenir, il t'emportera dans l'air, au-dessus des choses vulgaires. Nous nous
reverrons loin, bien loin d'ici.
(Les vêtements d'Hélène s'évaporent en nuages, enlourent P^aust, et, le
ravissant vers les régions étliérées, passent avec lui '.)
PHORKYAS.
(Elle ramasse sur le sol la tunique d'Eupborion, son manteau et sa lyre, s'avance vers le proscenium,
et dit, soulevant les dépouilles.)
Bon ! toujoui'S cela de trouvé. La flamme, à la vérité, s'est évanouie.
Pourtant je n'en ai pas de regret pour le monde. En voici assez pour sacrer
' Hélène dit à Faust un éternel adieu , et va retrouver son llls dans le royaume de Proserpine.
Ses voiles se déploient autour de Faust, et l'enlèvent comme un nuage. Le vêtement de la beauté
grecque, l'enveloppe extérieure de la forme, suffit pour ravir riiomme aux régions supérieures et le
préserver à tout jamais du sens vulgaire.
DEUXIÈME PARTIE. 2!>0
des poêles, pour soulever l'envie du métier et de la corporation, et si je
ne puis octroyer le talent, je pourrai du moins prêter l'iiabit.
(Elle s'assied sur le proscenium, au pied d'une colonne,)
Panthalis. Maintenant alerte, jeunes filles! nous voilà délivrées des en-
chantements,— délivrées des liideux liens fantastiques delà vieille gueuse
Ihessalienne, comme aussi di\ cliquetis confus de ces sons discoi'dants qui
troublent l'oreille et davantage encore le sens intérieur. Descendons à
riladès! la reine, d'un pas solennel, déjà s'y est rendue. Que les pasdeses
fidèles suivantes immédiatement s'attachent à sa trace ! nous la trouverons
au trône de l'Impénétrable.
Choeur. Les reines, à vrai dire, sont bien partout ; même au sein de
l'Hadès elles tiennent le haut rang, — orgueilleusement unies à leurs sem-
blables, confidentes intimes de Persépbone. — Mais nous, au fond des
champs d'asphodèles, compagnes des longs peupliers monotones, des
saules inféconds, quel passe-temps avons-nous? de piauler, semblables
à des chauves-souris; bruit fastidieux, fantastique !
La coryphée. Qui ne s'est pas conquis de nom et naspire à rien de noble
appartient aux éléments. — Ainsi, allez! le désir me possède d'être avec
ma reine. Ce n'est pas seulement le mérite, mais aussi la fidélité qui pré-
serve la personne.
[Exif.)
Toutes. Nous sommes rendues à la lumière du jour, — mais nous ne
sommes plus des l'ersonnes, — des Etres; — nous le sentons, nous le sa-
vons.— Mais pour l'Hadès, nous n'y retournerons jamais. La Nature, éter-
nellement vivante, a de pleins droits sur nous, et nous sur elle '.
UNE PAKTIE m CHOEIR.
Nous, SOUS le frais murmure et les légers frissons
De ces mille rameaux, de ces épais feuillages,
Souriant, attirant en nos gais l)adinages
Les sources de la vie à la branche, aux bourgeons,
Riches en (leurs s;>ns nombre, en rejetons qui poussent.
Ornons en liberté les (lottantes toisons
Pour la prospérité des végétations.
Le fruit tombe, aussitôt s'assemblent et se poussent
Les honnncs, les troupeaux, heureux d'être; jaloux
De saisir, de goûter, ils s'arrachent la pomme,
Se heurtent à l'envi, se disputent, et comme
Devant les premiers dieux, tout fléchit devant nous.
* Après tant de vicissitudes, le chœur fait un retour sur lui-même, il comprend qu'on ne l'a évo-
qué du sein des Mères, des idées, que pour venir former le cortège d'Hélène, et jouer un rôle se-
condaire dans la fantasmagorie. Panthalis exhorte ses compagnes à suivre la reine, mais elles refusent
de rentrer dans l'Hadès; l'éternelle Nature les attire irrésistd)lemenl. Goethe se souvient ici de la
fable du berger Acis et de la nymphe Galathée * ; les unes, fenillnges épais, vont frémir au vent du
soir; les autres, pampres verts, assister aux travaux des vendanges; celles-ci s'épancher en fleuves,
celles-là gazouiller en petits ruisseaux de cristal ; et la symphonie du panthéisme accompagne les mé-
tamorphoses.
* Vovez Ovide. Métam. xiii.
500 FAUST.
l'RE AUTUE PAU'llE DU CIIOKUR,
Nous, dans le frais miroir de ces roches profondes,
Doucement traînons-nous, glissons à molles ondes,
Épions chaque bruit, la chanson des oiseaux,
Les soupirs que, le soir, exhalent les roseaux.
Est-ce la voix de Pan, efl'roi de la nature,
La réponse aussitôt est prête ; s'ii murmure.
Nous murmurons aussi, nous autres, en échos ;
Et s'il tonne, dix fois nous roulons par derrière
Eu un redoublement aifreux notre tonnerre.
TROISIÈME PARTIE.
D'un sens plus agité nous coulons en ruisseaux,
Car la chaîne sans fin de ces riches coteaux
Nous attire, mes sœurs ; — profondes et rapides,
Méandres, arrosons de nos ondes limpides
Les prés verts, les sentiers, la plaine et le vallon,
Et le petit jardin autour de la maison.
Dressant leur svelte cime au fond du paysage.
Là-bas les verts cyprès l'indiquent, — les cyprès
Qui dominent au loin les cîiamps et le rivage.
Et dans le clair miroir balancent leurs rellets.
QUATRIÈME PARTIE DU CHOEUR.
Allez, mes sœurs, allez à votre fantaisie !
Nous voulons serpenter sur le coteau joyeux
Où la vigne mûrit sur le sarment qui plie;
Nous voulons contempler avec nos propres yeux
La chaude passion du vigneron fidèle.
Et de son zèle ardent voir le succès douteux.
Tantôt c'est la faucille, et tantôt c'est la pelle ;
Il arrache, il émonde, il lie, il amoncelle.
Implorant tous les dieux, surtout le dieu du jour.
Bacchus l'efféminé ne s'inquiète guère
Du mortel qui lui voue un si pieux amour ;
Caché sous la feuillée ou dans le frais mystère
De sa grotte profonde, il badine à loisir
Avec le jeune faune amoureux du plaisir.
Ce qu'il faut à Bacchus pour sa paisible fête.
Et pour les visions de son esprit dispos,
Demeure incessamment au fond des larges pots
Rangés des deux côtés de sa fraîche retraite.
Cependant tous les dieux, et surtout Helios,
A force d'air, de pluie et de rayons de flamme,
Amassent à souhait le trésor des raisins.
Ce que le vigneron a taillé de ses mains
S'éveille tout d'un coup, et s'agite, et prend àinc.
Le feuillage tressaille, et mille bruits confus
Courent de toutes parts dans les pampres émus.
La corbeille gémit, le seau cric et clapote ;
Sous le faix des raisins on sent ployer la hotte ;
Puis, vers la cuve immense on court avec ardeur
Pour les bonds cadencés du puissant vendangeur;
Et des raisins vermeils l'abondance sacrée.
Foulée insolemment sous les pieds, pressurée,
Dégoutte en écumant et soulève le ccrur;
DIU MKMR l'A in II-;. ÖOI
El maiiilcuant voici que les l'ollcs i ynibales
Tintent de toutes parts avec un bruit d'airuiu ;
L'oreille est étourdie, et pour les bacchanales,
Du mystère profond Dionysos sort enfin,
Entraînant sur ses pits le faune et ses pareilles,
Qu'il s'en va caressant d'une lascive main ;
Entre eux, d'un pas hardi, trotte sur le chemin
L'animal de Silène, aux deux longues oreilles.
Allons , les pieds, fourchus régnent en souverains :
Les sens sont enivrés, et l'oreille tressaille ;
L'ivrogne emplit sa coupe en battant la muraille.
Et c'en est fait : la tète et le ventre sont pleins.
On en voit quelques-uns qui résistent encore ;
Mais, hélas! ils ne font qu'augmenter la rumeur.
Pour faire au vin nouveau sa place avec, honneur,
On vide chaque pot et chaque vieille amphore.
(Le rideau tomhc.)
(Phorkyas se dresse gigantesque sur le proscenium, descend du cothurne, dépouille le masque
et le voile, et se montre sous l'apparence de Méphistophélès, pour épiloguer sur le morceau et
le commenter en tant qu'il est nécessaire.)
UUU JU VUUVUUV u Ul/UUUU UU l'UUUU u Ü VUUUAUUUU vvi/i- U V UUU UUUUU 'J Ul u vuuu vuu u
ACTE OIJATRIÈME.
HAUTE MONTAGNE.
Cimes de rochers aigus, énormes ; un nuage passe, s'accote, s'aflaisse sur un plateau en saillie, se
sépare.
FAUST en sort .
Le regard abaissé vers les solitudes profondes qui se déroulent sons mes
pieds, je parcours le bord de ces sommets, laissant là le cbar de nuages
qui, cheminant à travers la terre et la mer, m'a conduit au séjour de la pure
lumière. 11 s'éloigne de moi avec lenteur, sans se fondre en poussière. La
masse se dirige vers l'orient comme un ballon qui roule, et le regard
étonné la suit. A mesure qu'elle avance, elle se dissout, ondoyante, chan-
geante; la voilà maintenant qui prend forme et paraît vouloir se modeler!
Non ! mon œil ne m'abuse pas! sur des coussins inondés des clartés du so-
leil, royalement étendue, gît, colossale, une image semblable à quelque
divinité. Oui, Junon, par exemple, Léda, Hélène, une image de femme
grandit et flotte majestueuse et charmante à mes yeux ravis. Hélas! déjà tout
se brise! et la masse informe désormais s'arrête du côté dcroricnt, assez
' Faust met pied à terre sur le plateau d'une haute monlagnc Le nuage merveilleux, après l'a-
voir déposé, s'en retourne du côté de l'est. Faust, les yeu\ perdus dans l'infini, suit la masse vapo-
reuse et contemple une deinicre lois dans ses transparences les types éternels du beau dont son
âme est possédée. — C'est ici, à cette période de la tragédie, où Faust, échappé aux fascinations
de l'antique, passe à d'autres sphères d'activité, qu'en mai 1817 Goethe renoua le fil longtemps
interrompu de ses idées, et se remit à l'œuvre, «grâce à l'instigation sympathique de bons esprits.»
(Goethe an Zeller. Th. IV, S. 318.)
DEUXIÈME PARTIE. 303
semblable à quelque lointain glacier où se réflécbirait pour moi le sens des
jours passés. Cependant une douce vapeur m'environne, tiède et légère;
elle rassérène mon front et ma poitrine, elle s'élève frémissante dans l'air,
toujours plus haut, elle prend l'orme. Visage ravissant, premier bien de ma
jeunessCj bien si longtemps regretté, es-tu encore une illusion? Je sens
ruisseler de nouveau les trésors enfouis au fond du cœur, trésors du pre-
mier dge. Amour de la première aurore, tu viens d'un vol rapide faire re-
vivre devant moi le premier regard senti à fond, compris à peine, et qui,
loujours gardé, efface à son éclat toute autre splendeur. Pareille à la beauté
de l'âme, la douce forme s'élève sans se briser, se balance dans l'air, et
avec elle emporte la meilleure partie de mon être.
UNE BOTTE DE SEPT LIEUES PIETINE.
Une autre la suit aussitôt.
MEPIIISTOPHELES met pied à terre. — Les Bottes s'éloignent au plus vite,
Méphistophélès. a la bonne heure, voilà ce que j'appelle marcher!
Mais, dis-moi un peu ce qui te prend? Tu descends au beau milieu de
ces horreurs, dans ce gouffre de pierres béantes. Je connais bien ce ter-
rain, quoiqu'il ne soit pas à sa place; car^ à vrai dire, c'était le fond de
l'enfer.
Faust. Tu n'es jamais à court de légendes drolatiques ; voilà encore que
tu commences à en débiter.
Méphistophélès, (Tun ton sérieux. Lorsque Dieu, le Seigneur — et je
sais bien pourquoi, — nous chassa des régions de l'air dans les abîmes
profonds, là où dans une fournaise centrale la flamme éternelle se consu-
mait elle-même, nous nous trouvâmes dans une clarté par trop vive, pres-
sés les uns contre les autres, et dans une position fort incommode. Alors
les diables de tousser en masse, d'éternuer de haut en bas; l'enfer de se
gonfler de puanteur sulfureuse et d'acides. Quel gaz! c'était prodigieux!
Si bien qu'en peu de temps la croûte unie de la terre, si épaisse qu'elle fût,
dut éclater avec fracas. Maintenant nous avons retourné la chose : ce qui
jadis était profondeur est aujourd'hui sommet. Là-dessus ils ont fondé
leur doctrine d'élever ce qui est bas et d'abaisser ce qui est élevé' j car nous
' Il faut voir dans ces paroles de Méptiistopliélès une allusion ironique aux théories des nou-
veaux géologues, de L. de Burch, par exemple, et de tous ceux qui professent avec lui le système
de l'élévation du sol océanique en montagnes, système dont Goethe, partisan avoué du neptunisnie
de Werner, ne pouvait admctlre les prétentions. On verra par ses confessions géognostiijues [Geo-
gnostichc Bekenntnisse, \\'erke Bd. 51, S. 184. f.), à quel point l'auteur de Faust était attaché
aux idées de Werner, qu'il partageait encore dans ses dernières années, après avoir visité les mas-
504 FAUST.
passâmes alors de la servilude étouffante de l'abîme à la domination de
l'air libre, mystère évident, si bien gardé qu'il ne sera révélé aux peuples
que fort tard.
(Ephes., VI, 12.)
Faust. La masse des monlagues est pour moi noblement silencieuse, je
ne demande ni le comment ni le pourquoi. Lorsque la nature se fonda elle-
même, elle arrondit tout simplement le globe terrestre, se plut à élever les
pics, à creuser les abîmes, à appuyer le roc contrôle roc, le mont contre le
mont ; puis elle disposa les faciles collines, adoucissant leur pente dans la
vallée. Là tout est verdure et végétation, et pour se réjouir elle n'a pas
besoin d'insensés soubresauts.
Méphistophélès. Vous le croyez ainsi ! cela vous paraît clair comme le
jour! mais celui qui fut présent sait les cboscs autrement. J'étais là lors-
qu'au sein du gouffre incandescent bouillonnait encore la lave en fusion ;
lorsque le marteau de Molocb, forgeant rocbers sur rocbers, lança au
loin les débris granitiques; le sol est encore tout joncbé de ces lourdes
masses. Comment expliquer une telle éruption? Le pbilosoplie n'y com-
prend rien. La roche est là, il faut bien l'y laisser; nous y avons perdu
notre latin. — Le peuple naïf et grossier comprend seul et ne se laisse
pas détourner de sa croyance. Depuis longtemps sa sagesse a mûri; c'est
un miracle dont l'honneur revient à Satan. Mon pèlerin, appuyé sur la
béquille de la foi, visite, clopin dopant, la Pierre du diable, le Pont du
diable.
Faust. Il faut avouer cependant qu'il est intéressant de voir comment les
diables se rendent compte de la nature.
Méphistophélès. Que la nature soit ce qu'il lui plaît, peu m'importe!
11 ne s'agit que d'un point d'honneur : le diable était présent! Nous
sommes gens à faire de grandes choses; tumulte, force brutale, extra-
vagances : voilà qui l'atteste. — Enfin, pour m'expliquer clairement,
rien ne te plaît-il sur notre surface? Tes regards, en planant dans les
espaces infinis, ont vu « les empires du monde et leurs pompes. »
(Matth., IV.)
Mais, difficile à contenter comme tu l'es, n'as-tu donc point éprouvé de
sensation?
Faust. Cependant, quelque chose de grand m'a attiré; devine!
Méphistophélès. C'est bientôt fait. Pour moi, voici la capitale que je me
choisirais : au cœnr de la ville le fouillis de la mangcaille des bour-
geois, ruelles étroites, pignons aigus, marché, choux, navets, oignons;
•
SOS gramllqucs du Harz, dos bois de Tliuringo, du FichtelgcLirn;, du la Bohônic, de la Suisse et de
la Savoie, ne voulant pas, disait-il, abjurer un système (]u'il reconnaissait comme vrai, «par amour
pour une tbéoric qui, sortie de principes tout opposés, ne s'appuyait que sur des révolutions et des
phénomènes accidentels. » Qu'on se rappelle à ce sujet le Seismos de la nuit de Walpiirgis,
qu'il met en présence des forces graniti(iues primitives, et réfute par la bouche d'Oréas, roc de
Da turc.
DliüXIKMli PAKTIE. TiOli
étaux de bouchers où les mouches s'installent pour dévorer les viandes
charnues. Là, tu trouves à toute heure, à coup sûr, puanteur et activité.
Puis, de grandes places, de larges rues, pour se donner une certaine appa-
rence grandiose; et enfin, là où nulle porte ne borne plus l'espace, des
faubourgs à perte de vue. Là, je me réjouirais du roulement des voitures,
du va-et-vient tumultueux, de Téternel mouvement confus de cette fourmi-
lière éparpillée, et toujours, soit à cheval, soit en voiture, je paraîtrais le
point central, honoré par des myriades.
Faust. Cela ne me saurait satisfaire! On se réjouit de voir le peuple se
multiplier, vivre à sa manière dans le bien-être, se former et s'instruire,
— et l'on n'élève que des rebelles.
Méphistophélès. Puis je me bâtirais, dans un style grandiose, en
un site agréable, un château de plaisance, bois, collines, plaines, prés
et champs disposés en jardin avec magnificence : le long des tapis ve-
loutés de vertes murailles, des sentiers alignés, des ombres avec art mé-
nagées, des cascades tombant de rochers en rochers, et des jets d'eau
de toute espèce. Là-bas, un jet majestueux monte dans l'air, et sur les côtés
mille bagatelles gazouillent et chuchotent. Ensuite, pour les femmes, les
belles femmes, je construirais de petites maisons commodes et majes-
tueuses; je voudrais passer là des heures infinies dans une solitude char-
mante et sociable. Je dis les femmes ; car, une fois pour toutes, je ne rêve
les beautés qu'au pluriel.
Faust. Mauvais et moderne ! Sardanapale !
Méphistophélès. Devine-t-on jamais le but où tu aspires? C'était sans
doute quelque chose de sublime. Toi qui, dans ce trajet, fus porté si près
de la lune, ton aspiration ne fy poussa-t-elle pas?
Faust. Nullement. Ce globe terrestre offre encore assez d espace pour
les grandes actions. Il faut que j'accomplisse quelque chose de grand. Je
me sens des forces pour une vaillante activité.
Méphistophélès. Ainsi tu ambitionnes la gloire? On voit que tu viens
de te frotter aux héroïnes.
Faust. Je veux conquérir la domination, je veux posséder! L'action est
tout, la gloire rien.
Méphistophélès. Cependant il se trouvera des poètes pour annoncer ton
éclat à la postérité, enflammer la démence par la démence.
Faust. Tout cela te demeure étranger. Que sais-tu, toi, des désirs de
rhomme? Ton ingrate nature, pleine d'amertume et de fiel, que sait-elle
de ce qu''il faut à Thomme?
Méphistophélès. Qu''il soit fait selon la volonté! Confie-moi l'étendue de
tes caprices.
Faust. Mon regard était attiré sur la haute mer; elle s'enflait, se voû-
tant au-dessus d'elle-même; puis elle s'apaisait et secouait ses vagues pour
envahir la plaine du rivage uni. Et cela m'irritait comme l'arrogance irrite
l'esprit libre qui respecte les droits de tous, et, soulevant le sang avec pas-
39
506 FAUST.
sion, lo jclto dans le malaise de l'àme. Je pris d'abord cela pour un acci-
dent, j'aiguisai mon regard ; la vague s'arrùlait, puis se déroulail encore
et s'éloignait du but atteint avec orgueil; l'heure revient, el le jeu se re-
nouvelle.
Mépiiistopiiélès, adspectatorcs. Je n'apprends ici rien de neuf; il y a plus
de cent mille ans que je connais cela.
Faust, poursuivant avec exaltation. Elle s'approche en rampant, el de
toutes parts, stérile elle-même, porte la stérilité. Elle s'enfle, et croît, cl
roule, et déborde les limites du sable inculte. Lcà, flots sur flols régnent en
souverains ; ils se retirent sans avoir rien fécondé. Ah ! voilà qui me tra-
vaille jusqu'au désespoir ! Force sans but des éléments indomptés! Alors
mon esprit tend ses ailes pour s'élever au-dessus de lui-même. Là, je vou-
drais lutter, je voudrais vaincre !
Et cela est possible! — Tout orageuse qu'elle est, elle se ploie devant
chaque éminence. Elle a beau se mouvoir avec orgueil, la moindre hau-
teur lui montre un front superbe, la moindre profondeur l'attire irrésisti-
blement. De là, dans mon esprit, plan sur plan : atteindre à celle jouis-
sance suprôme^ de chasser du rivage l'arrogante mer, de resserrer les
bornes de la plaine humide, et de la refouler au loin en elle-même. Pas à
pas j'en suis venu à tout calculer. Voilà mon désir, ose le seconder!
(Taml)ours et musique guerrière derrière les spectateurs, au loin, du côté droit.)
Méphistophëlès. Qu'à cela ne tienne ! — Entends-tu les tambours là-bas?
Faust. Encore la guerre, cela répugne au sage.
Méphistophëlès. La guerre ou la paix! il est sage de travailler à tirer
parti de chaque circonstance. On guette, on suit des yeux l'inslant pro-
pice. L'occasion est là, Faust; sache la saisir.
Faust. Grâce de semblables énigmes! Bref, de quoi s'agit-il? Expli-
que-toi.
Méphistophëlès. Dans mon voyage, rien ne m'est demeuré caché. Le
bon Empereur flotte dans les plus grands embarras, tu le connais. Lorsque
nous l'amusâmes et fîmes passer de fausses richesses dans ses mains, le
monde entier fut à lui. Car il était jeune lorsque le trône lui échut, el il lui
plut d'en conclure faussement que cela pouvait s'accorder à merveille, et
que c'était digne d'envie et beau, de régner et de jouir de la vie en même
temps.
Faust. Erreur profonde! L'homme destiné à gouverner doit trouver le
bonheur suprême dans le gouvernement, sa poitrine est pleine d'une su-
blime volonté ; mais ce qu'il veut, il n'est donné à personne de l'appro-
fondir. Ce qu'il souffle à l'oreille de ses confidents s'accomplit sur l'heure,
et le monde s'étonne. De la sorte il sera toujours le premier entre nous,
le plus digne, — La jouissance abrutit.
Méphistophèlés. Tel n''est point le cas. Il se mil à jouir, lui, et com-
ment! En attendant, le royaume tomba dans l'anarchie : grands et petits,
ici et là se firent la guerre ; les frères se dépossédaient, s'égorgeaient, fief
DEUXIEME PARTIE. 507
contre fief, ville contre ville, les corporations aux prises avec la noblesse,
l'ovcquc avec le chapitre et la paroisse. Dans les églises, meurtre et assas-
sinat; devant les portes, marchand et voyageur, c'en était fait de tous. En
attendant, chez tous la témérité croissait a l'envi ; car qui disait vivre, di-
sait se défendre. — Mais bah ! cela allait.
Faust. Cela alla, boîta, se releva, tomba, puis finit par faire la culbute
et rouler lourdement pôle-mèle.
Mépihstophélès. a vrai dire, personne n'était en droit de se récrier
contre un pareil état de choses; chacun voulait du crédit et pouvait en
avoir; le plus chétif passait pour un personnage d'importance. Cependant,
à la fin, les meilleurs trouvèrent que la démence devenait par trop grande;
les vaillants se levèrent avec force et dirent : Est souverain celui qui nous
donne le repos; l'Empereur ne le peut, ne le veut, — choisissons un nou-
vel empereur, ranimons l'empire; et tandis qu'il donne à chacun la sé-
curité, marions la paix et la justice dans un monde renouvelé.
Faust. Voilà qui sentie prêtre.
Mépihstophélès. Aussi c'étaient des prêtres, ils voulaient mettre à l'abri
leur gros ventre; ils étaient plus intéressés que tous. La révolte grondait,
la révolte fut sanctifiée, et notre Empereur, que nous avons si fort diverti
jadis, se retire vers ces lieux, pour y livrer peut-être sa dernière bataille.
Faust. J'ai pitié de lui, il était si bon, si ouvert!
Mépihstophélès. Viens, observons; qui vit doit espérer. Si nous le tirions
de cette étroite vallée! Une fois sauvé, il l'est mille. Sait-on, d'ailleurs,
comment peuvent tomber les dés? Qu'il ait seulement du bonheur, et il
aura des vassaux.
(Ils grimpent sur la montagne intermédiaire, et contemplent la dispo-
sition des troupes dans la vallée. Un bruit de tambours et de musi-
(^iie guerrière s'élève d'en bas.)
Méphistophélès. La position, à ce que je vois, est bien prise; nous pas-
sons de leur côté, et la victoire est assurée.
Faust. Qu'y a-t-il à attendre de cela? Illusion, fantasmagorie, apparence
vaine!
Méphistophélès. Stratagèmes pour gagner des batailles! Prends courage
et réfléchis à ton but. Que nous conservions à l'Empereur son trône et
ses Etats, et tu n'as plus qu'à mettre le genou en terre pour recevoir en fief
une plage sans bornes.
Faust. Tu as déjà fait bien deschoses. Eh bien, voyons, gagne une bataille.
Méphistophélès. Non, c'est toi qui la gagneras! Cette fois tu es le géné-
ral en chef.
Faust. Honneur légitime, en vérité : commander là où je n'entends rien !
Méphistophélès. Laisse faire le bâton de maréchal, et je te réponds du
maréchal. J'ai dès longtemps ressenti les misères de la guerre, et me suis
formé un conseil composé des forces élémentaires de l'homme et des mon
tagnes; tant mieux pour qui sait les rassembler.
308 FAUST.
Faust. Qu'est-ce que je vois là-bas portant les armes? As-tu soulevé le
peuple de la montagne?
Méphistophélès. Non; mais, semblable à maître Peler Squenz ', de
toute la multitude j'ai su tirer la quintessence.
LES TROIS VAILLANTS s'avancent K
Sam. II, XXIII, 8.
Méphistopuélès. Tiens, voilà mes lurons ! Tu vois, différents d'âges,
différents de vêtements et d'armures; tu ne t'en trouveras point mal.
[Ad spectatores.) Tout le monde aujourd'hui raffole d'armure et de
hausse-col, et allégoriques comme ils sont, les gueux n'en plairont que
davantage.
UAUFEBOLD.
(Jeune, armure légère, mise bariolée.)
Si quelqu'un me regarde dans le blanc des yeux, je lui lance mon poing
dans la gueule; et le lâche qui veut fuir, je l'empoigne par ses cheveux
de derrière.
HABEBALD.
(Allure mâle, équipement convenable, mise riebe.)
Les vaines querelles ne sont ([ue fariboles, on y perd sa journée. A
prendre seulement sois infatigable; du reste, ne t'en informe qu'après.
HALTEFEST.
(Agé, solidement armé, sans vêlement.)
Avec cela, on n'avance pas non plus à grand'chose. Un grand bien se
dissipe bientôt, emporté dans le flot murmurant de la vie. A la vérité,
' On connaît cet original de la pièce de Sbakspere, ce cliarpentier Peter Squcnz, du Songe d'une
nuit d'été, qui arrange la comédie de Pyrame et Tbisbé, de concert avec cinq autres compères qu'il
a cboisis dans tout Atbèncs et tirés de la populace, comme les seuls dignes de jouer devant le duc
et la dutlussc. Mépbistopliélès fait ainsi, et de même que Peter Squenz et ses cinq lurons, il donne
ses Trois Vaillants comme la quintessence des forces dont il dispose.
2 Allusion aux Trois Vaillants liommes de David. (II, Uoisxxiii, 8.) « .lasnboam; — il tua bult
cents bommes sans se reposer. Éléazar ; — les Israélites ajant fui, Eléazar seul fut ferme, et battit
les Pbilistins jusqu'à ce que sa main se lassât de tuer et qu'elle demeurât attacbée à son épéc. « Il
conduisit le peuple au pillage. » Semma {le plus estimé) : — les Pbilistins s'étant un jour assemblés
près d'un cbàteau où il y avait un cbamp plein de lentilles, et ayant fait fuir le peuple devant eux,
il demeura ferme au milieu du cbamp, le défendit contre eux et en lua un grand nombre.» Goetbc
reproduit ici ces trois types, qui représentent les différentes périodes de la guérie, llaufibold (l'as-
sommeur) correspond au premier des Trois Vaillants bommes; llabedald (qui aura bientôt), le pd-
lard, au second: Hnltefest (tient ferme, celui qui garde, qui maintient), au troisième.
DEUXIEME PARTIE. 309
prendre est fort bien; mais conserver est mieux encore. Laisse l'aire le
vieux gaillard, et personne jamais ne te prendra la moindre chose.
(Ils (Icsccndciil tous ptispmhlc dans les profondeurs. )
SUR LA PARTIE ANTÉRIEURE DE LA MONTAGNE.
Bruit de tambours et sons de musique guerrière s'éievant d'en bas.
La tente de l'Empereur est déployée.
L'EMPEREUR, LE GÉNÉRAL EN CHEF, TRABANS.
Le général en chef. La détermination me paraît toujours sagement prise,
d'avoir, dans ce vallon favorable, resserré toute l'armée; j'espère forte-
ment que ce choix nous portera bonheur.
L'empereur. Ce qui en sera, nous Talions voir. Cependant cette espèce
de fuite, cette retraite m'afflige.
Le général en chef. Contemple, ô mon prince ! notre droite. Un pareil
terrain me semble fait au souhait de la pensée guerrière : des hauteurs
peu rudes, sans être cependant trop accessibles, avantageuses aux nôtres,
dangereuses pour l'ennemi; nous, à demi cachés sur un plan ondulé, la
cavalerie n'oserait s'aventurer par ici.
L'empereur. II ne me reste qu'à louer; ici le bras et la poitrine pourront
s'éprouver.
Le général en chef. Là, dans la plaine étendue de la prairie, vois-tu la
phalange animée au combat? Les piques reluisent étincelantes dans l'air,
dans la lumière du soleil, à ti\ivers les vapeurs du matin. Vois onduler
les sombres flots de ce carré puissant ! Des milliers d'hommes brûlent ici
pour de grandes actions. Reconnais à cela la force de la masse; je me fie à
elle pour disperser la force des ennemis.
L'empereur. C'est la première fois qu'il marrive de jouir de ce beau
coup d'oeil; une pareille armée vaut le double de son nombre.
Le général en chef. De notre gauche, je n'ai rien à en dire; de vail-
lants héros gardent le roc solide. Ce pic de granit, tout élincelant d'armes,
protège le passage important de l'étroit défilé. Là, je le pressens, viendront
avec imprévoyance se briser dans l'affaire sanglante les forces de l'en-
nemi.
L'empereur. Là-bas, les voilà qui s'approchent, ces faux alliés qui me
donnaient le nom d'oncle, de cousin et de frère, et qui, de jour en jour
plus audacieux dans leurs privautés^, enlevèrent au sceptre sa force, au
trône sa considération ; puis, divisés entre eux, dévastèrent l'empire, et,
510 FAUST.
maintenant réunis, se sont soulevés contre moi! La multitude flotte indé-
cise et finit par rouler oii le torrent l'entraîne .
Le général en chef. Un homme fidèle, envoyé en reconnaissance,
descend à grands pas la montagne. Que la chance lui ait été propice !
Premier messager. Nous avons réussi avec adresse et courage à nous
insinuer ici et là, mais nous rapportons peu de succès. Un grand nombre
offre de te jurer hommage, comme mainte autre troupe fidèle; mais nous
ne voyons en tout ceci que prétexte à l'inaction, fermentation intérieure,
danger poptilaire.
L'emperelr. Le principe de l'égoïsme n'est ni la reconnaissance, ni la
sympathie, ni le devoir, ni l'honneur, mais la conservation de soi-même.
Eh ! ne pensez-vous pas, lorsque votre mesure est pleine, que l'incendie
du voisin doit vous consumer?
Le GENERALEN CHEF. Voïci vcuir le second messager; il descend à pas
lents, épuisé de lassitude; il tremble de tous ses membres.
Second messager. D'abord nous avisâmes avec plaisir un tumultueux
pèle-môle. Soudain, inattendu, un nouvel empereur s''avance. Vers les
sentiers qu'on lui prescrit, la multitude s'élance à travers la plaine; tous
suivent les drapeaux menteurs qui se déploient; nature de moutons !
L'empereur. Un empereur rival s'avance pour mon avantage; mainte-
nant, pour la première fois, je sens que je suis l'Empereur. J'ai endossé
l'armure en soldat , et m'en toici revêtu maintenant pour de plus
grands desseins. Dans chaque fête, au milieu de la pompe et des splen-
deurs, une seule chose me manquait, à moi : le danger. Vous tous, tant
que vous êtes, vous m'avez conseillé les jeux chevaleresques ; le cœur me
battait, je ne respirais que tournois, et. ne m'eussiez-vous détourné de la
guerre, je resplendirais déjà maintenant dans la gloire des hauts faits. Dès
l'instant où là-bas je me suis miré dans l'empire du feu, j'ai senti dans
ma poitrine le sceau de l'indépendance; l'élément m'assaillit avec toutes
SCS horreurs; ce n'était qu'une illusion, mais une illusion sublime. J'ai
rêvé confusément victoire et renommée. Je reprends ce que j'ai indigne-
ment négligée
(Les hérauts partent pour aller provoquer ranti-empereur. )
FAUST, couvert d'une armure, la visière à demi baissée.
LES TROIS VAILLANTS , équipés et vêtus comme plus haut.
Faust. Nous nous avançons sans crainte qu'on nous blàmc; même en
dehors de la nécessité, la prévoyance porte son fruit. Tu le sais, le peuple
des montagnes médite et combine incessamment, déchiffrant l'écriture de
la nature et du granit. Les Esprits, dès longtemps retirés de la plaine,
sont plus que jamais voués à la montagne. Ils agissent en silence dans le
labyrinthe des gouffres, dans le noble gaz des riches vapeurs métalliques;
analysant sans relâche, examinant, combinant, tous leurs efforts tendent à
DRUXIKME l'AIlTIE. 511
dücovivrir du nouvoaii. Avec la main légère des puissances surnalnrcllcs,
ils disposent des forincs transparentes; puis, dans le cristal et son éternel
silence, contemplent les événements du monde supérieur.
L'empereur, ,1'enlends et je veux hien le croire; mais dis-moi, mon brave
homme, qu'avons-nous à faire ici de tout cela?
Faust. Le Nécroman de Nurcia \ le Sabin, est ton serviteur fidèle et res-
pectueux. Un jour, un sort affreux le menaçait; déjà les fagots craquaient;
déjà la tlamme aiguisait ses langues ; le soufre et la poix se mêlaient aux
bûches sèches entassées tout autour; ni l'homme, ni Dieu, ni le diable,
ne le pouvaient sauver ; ta majesté brisa les chaînes ardentes. C'était à
Rome. Il te reste souverainement obligé, observant sans relâche tes pas
avec anxiété. De celle heure il s'oublia lui-même; il n'interroge que pour
toi les étoiles et les profondeurs ; il nous a chargés de la mission de t'as-
sister au plus vite; puissantes sont les forces de la montagne. Là agit la
nature dans une liberté exubérante; la stupidité des sacristains traite ces
œuvres de sorcellerie.
L'empereur. Aux jours de gala, lorsque nous saluons des hôtes qui,
joyeux, viennent partager notre joie, c'est un plaisir pour nous de voir
chacun se presser, se pousser, de voir la foule rendre étroit le vaste espace
de nos salles; mais, avant toute chose, bienvenu soit l'homme de cœur
qui, délibéré, nous apporte son assistance à l'heure matinale qui règne
grosse d'événements ; car la balance du Destin ilotle sur elle. Cependant
retirez, dans cette heure solennelle, votre main vaillante du glaive impa-
tient; honorez le moment où des milliers d'hommes s'avancent pour ou
contre moi. L'homme est tout entier en lui-même. Que celui qui veut le
trône et la couronne soit personnellement digne d'un tel honneur, et re-
poussons de notre propre main dans l'empire des morts le fantôme qui
s'est levé contre nous, qui se nomme empereur, maître de nos Etats, duc
de l'armée, suzerain de nos grands vassaux!
Faust. Si glorieux qu'il puisse être de consommer la grande affaire, tu
as tort d'exposer ainsi ta tête. La crinière et le cimier ne couvrent-ils pas
le casque? il garantit la tête qui enflamme notre valeur. Sans le chef, que
pourraient accomplir les membres? Il s'endort, et tous aussitôt s'affaissent;
il est blessé, tous en souffrent; tous se ravivent s'il se relève sain et sauf.
Le bras soudain se met à l'œuvre, il lève le bouclier pour protéger le
crâne; l'épée aussitôt, intelligente de son devoir, détourne puissamment le
• Quos frigida misit
Nurcia.
(Virgil. .ï:ncid. üb. Vill.)
Allusion à Georges Sabellicus, princeps necromanticoruin, Faustiis junior, dont l'extravngnncc
faisait bruit en Allemagne vers J507. Il se prétendait appelé à reproduire tous les miracles du Clirisl.
Franz de Sickengen le fit nonnner recteur à l'école de Krcuznacb ; mais il ne put se maintenir en
ce poste, et ses déiégleuieuts le forcèrent à quitter la ville. — Voir la lettre de Job. Tritlicmius,
dans Goerrcs.
512 FAUST.
coup, et riposte. Le pied prend part à leur bonheur et se pose Yaillamnient
sur la nuque de l'ennemi terrassé.
L'empereur. Telle est ma fureur, ainsi je voudrais le traiter, faire un
escabeau de sa tête superbe !
Les hérauts reviennent. Nous avons trouvé là-bas peu d'honneur, peu
de crédit. De notre énergique et noble représentation, ils ont ri comme de
sornettes. « Votre empereur a cessé d'être ! il sY>sl évanoui comme un écho
là-bas dans l'étroite vallée! Si nous faisons encore mention de lui, c'est
pour dire comme le conte : — Il était une fois... »
Faust. 11 en a été fait conformément à la volonté des meilleurs qui,
fermes et fidèles, se tiennent à tes côtés. Cependant l'ennemi approche,
les tiens attendent avec impatience; ordonne l'attaque, le moment est
propice.
L'empereur. Ici, je me désiste du commandement. [Au général en chef.)
Prince, que ton devoir repose entre tes mains!
Le GÉNÉRAL EN CHEF. Que l'aile droite s'avance donc! L'aile gauche de
l'ennemi, qui s'efforce maintenant de gravir la hauteur, doit céder, avant
d'avoir fait le dernier pas, à la fidélité éprouvée de notre vaillante jeu-
nesse.
Faust. Permets donc que ce jeune héros entre incontinent dans tes rangs,
s'incorpore à tes bataillons et qu'il y mène son branle puissant.
(Il indique à sa droite.)
Raufebold s'avance. Qui me regarde en face ne s'en retourne pas, si ce
n'est avec les mâchoires brisées! qui me tourne le dos va sentir sur-le-
champ son col, sa tête et son toupet tomber pantelants! Et si, voyant
comme je me démène, (es hommes frappent de l'épée et de la massue à
mon exemple, l'ennemi tombera terrassé, homme sur homme, noyé dans
les flots de son propre sang.
{ExH.)
Le général EN CHEF. Quc la phalange du centre suive de près, qu'elle
s'oppose à l'ennemi prudemment, mais avec toute sa force! Un peu à
droite, là-bas, voyez, la vaillance exaspérée de nos soldats ébranle toutes
leurs combinaisons.
Faust, indiquant du doigt Vlwmme du milieu. Que celui-ci reçoive aussi,
tes ordres !
IIabebald s'avance. A la valeur des légions impériales doit s'allier la soif
du butin. Voici un but que je propose à tous : la riche tente de l'Anti-
Empereur. Il ne s'étalera pas longtemps sur son trône, je me place à la
tête de la phalange.
EILEßEUTE.
(Vivandière le cajolant.)
Bien que je ne sois pas mariée avec lui, il n'en reste pas moins le drille
que je préfère. Voilà les fruits qui mûrissent pour nous! La femme est
DEUXIÈME FAHTIE. .-.I."
terrible quand elle prend, sans pitié quand elle vole. A la victoire donc!
et tout est permis.
( Exeunt.)
Le général en chef. Sur notre gauche, comme on pouvait le prévoir,
leur droite se précipite vigoureusement. On résistera corps à corps à leur
furieuse tentative d'enlever d'assaut l'étroit passage du défilé.
V xmi indique à sa gauche. Je t'engage, maître, à prendre garde à celui-ci.
11 n'y a pas de mal à ce que les forts se renforcent.
Haltefest s'avance. Point de soucis pour l'aile gauche ! Là où je suis la
possession est assurée. Il n'y a point de foudre pour tordre ce que je
tiens.
[Exit.)
Méphistophélès descendant du haut de la montagne. Maintenant, voyez
comme dans le fond de chaque gorge de rocher des hommes armés se
pressent, comblant les étroits sentiers! Avec leurs casques, leurs armures,
leurs épées, leurs boucliers, ils forment derrière nous une muraille, at-
tendant le signal pour frapper. (Bas, aux initiés.) D'où cela vient, ne me
le demandez pas. Franchement, je n'ai pas perdu mon temps ; j'ai vidé
les salles d'armes à la ronde. Ils se tenaient là debout, à cheval; on eût
dit qu'ils étaient toujours les maîtres de la terre. Jadis chevaliers, rois,
empereurs, et maintenant coquilles vides d'escargots, plus d'un spectre
s'en est affublé, ressuscitant par là le moyen âge. Quels que soient les
diablotins qui s'y sont fourrés, ])our cette fois, ils ne manqueront pas de
faire leur effet. [Haut.) Ecoutez comme ils s'irritent à l'avance et s'entre-
choquent avec un bruit métallique ! Sur les étendards flottent des haillons
de drapeaux qui soupiraient après un souffle d'air vif. Voici un vieux
peuple tout disposé à prendre part aux combats du jour.
( Formidables fanfares veiuuil d'en liant, confusion notable dans l'année ennemie.)
Faust. L'horizon s'est couvert ; par-ci par-là seulement étincelle une
lueur rouge et grosse de présages. Le rocher, le bois, l'atmosphère, le
ciel entier, tout se confond.
iMéphistophélès. L'aile droite tient ferme; mais j'aperçois dans la mêlée,
dépassant tout le monde, Hans Raufbold, le géant expéditif, vivement
occupé à sa guise.
L'empereur. D'abord, je n'ai vu s'élever qu'un seul bras; maintenant,
j'en vois déjà une douzaine qui bataillent. Ceci n'est point naturel.
Faust. N'as-tu jamais rien entendu dire de ces bandes de nuages qui flot-
tent sur les côtes de la Sicile'? Là, des visions bizarres vous apparaissent,
errant dans la pure clarté, portées vers les espaces intermédiaires, réfléchies
' Voir, sur les fascinations aériennes du détroit de Messine, la cbarmante fantaisie de Lamothe-
Fouquet.
iO
514 FAUST.
dans des vapeurs singulières ; là, des villes vont et viennent, des jardins
montent et descendent, selon que l'image découpe l'éther.
L'empereur. Cependant, voilà qui devient suspect! Je vois des éclairs
jaillir des piques; je vois, sur les arnies étincelantes de notre phalange,
danser des flammes très-agiles. Ceci me semble par trop fantasmagorique.
Faust. Pardonne, seigneur; ce sont là des vestiges de natures idéales
perdues, un reflet des Dioscures, par qui juraient tous les navigateurs. Ils
rassemblent ici leurs dernières forces.
L'empereur. Mais dis : à qui devons-nous cela, que la nature nous com-
ble de prodiges?
Méphistophélès. a quel autre qu'à ce maître sublime qui porte la desti-
née dans sa poitrine? Les violentes menaces de tes ennemis l'ont ému dans
le profond de son être. Sa reconnaissance veut te voir sauvé; dùt-ily périr
lui-même.
L'empereur. Us me conduisaient en grande pompe. J'étais alors quelque
chose, je voulus l'éprouver, et trouvai bon, sans y réfléchir beaucoup,
de rendre l'air des cienx à la barbe grise. J'ai gâté par là une fête au
clergé, et, franchement, ne me suis pas concilié ses bonnes grâces. Se
peut-il que maintenant, après tant d'années, je ressente l'action de cette
bonne œuvre?
Faust. Un généreux bienfait porte ses fruits avec usure. Tourne ton
regard en haut! J'ai idée qu'il va nous envoyer un augnre. Tiens, celui-ci
s'explique sur-le-champ.
L'empereur. Un aigle plane aux régions célestes, un griffon le poursuit
avec acharnement.
Faust. Vois! l'énigme me semble propice. Le griffon est un animal
fabuleux; comment peut-il avoir l'audace d'oser se mesurer avec un aigle
vrai ?
L'empereur. Maintenant ils s'observent en décrivant des cercles spacieux !
— Soudain ils fondent l'un sur l'autre pour se déchirer la poitrine et le
cou.
Faust. Remarque comme ce triste griffon, battu, houspillé, ne trouve
que défaite, et, sa queue de lion basse, se précipite dans la forêt qui cou-
ronne le pic de la montagne, et disparaît!
L'empereur. Ou(> l'énigme s'accomplisse, je l'accepte avec étonnement.
Méphistopiikuùs, tourné à droite. Nos ennemis cèdent à nos coups multi-
pliés , et, tout en combattant sans assurance, se ruent vers leur droite,
portant ainsi la confusion dans l'aile gauche de leur corps princij)al. La
tête solide de notre phalange se porte à droite, et, semblable à la foudre,
tombe sur le côté faible. — Maintenant, comme une onde émue par la
tempête, les deux puissances égales font rage et se démènent dans un dou-
ble combat. Jamais on n'imagina rien de plus beau. Nous avons gagné la
bataille.
I/emperei R, tonrrié à gauche, à Fnvuf. Regarde! je conçois des inqnié-
UEUXIËMK PARTIE. r,i:.
Indes sur oc point : nolr(> posilioii est (lanji,cr(!iise. Je no vois point volor de
pierres^ rcnncini occupe les pics intérieurs, et déjà les ])ics supérieurs
sont abandonnés. Voilà l'ennemi en masse qui s'aj)pr()che de plus en plus;
peut-être a-t-il emporté le défilé. Ouelle issue à cette sacrilège tentative!
Vos arlilloes n'ont rien produit.
(Pause. )
Méphistophélès. Voici venir mes dcnx corbeaux; quelle nouvelle peu-
vent-ils m'apportor? Je crains bien que cela n'aille mal pour nous.
L'emperetr. O'ic veulent ces fâcheux oiseaux? échappés à la mêlée ar-
dente, ils dirigent vers nous leurs voiles noires.
Méphistophélès, aux deux corbeaux. Posez-vous tout près de mes oreil-
les. Celui que vous protégez n'est point perdu , car votre conseil est sensé.
Faust, à l' Empereur. On t'a parlé de ramiers qui, du fond des lointaines
contrées, viennent vers la couvée et la pâture de leur nid. De même ici,
avec celte grave différence pourtant, que la poste des ramiers fait le service
do la paix ; la guerre veut des corbeaux pour courriers.
iMéphistophélès. Ceci ne s'annonce pas bien. Voyez la rude position do
nos héros sur cette roche escarpée! Les hauteurs prochaines sont envahies,
et sils venaient à forcer le passage, nous serions mal dans nos affaires.
L'empereir. Ainsi , me voilà votre dupe à la fin! vous m'avez enlacé
dans vos filets; je tremble depuis qu'ils m'enveloppent.
Méphistophélès. Du courage! rien n'est encore désespéré. Patience et
ruse contre ces derniers embarras! D'ordinaire, c'est vers la fin que les
choses se compliquent. J'ai là mes infaillibles messagers : ordonne que je
puisse ordonner.
Le général en chef, qui est survenu sur ces entrefaites. Tu l'es allié avec
ceux-ci, et cette alliance n'a fait que me chagriner tout le temps. La fantas-
magorie n'engendre pas de bien durable. Quant à moi, je ne sais comment
changer le sort du combat. Ils Font commencé, qu'ils le finissent;. je dé-
pose le bâton.
L'empereur. Conserve-le pour des instants meilleurs que la fortune peut
nous ramener. J'ai horreur de ce hideux compère et de sa familiarité avec
les corbeaux. [A Méphistophélès.) Je ne puis te confier le bâton , tu ne me
semblés pas l'homme convenable. Commande , et tâche de nous délivrer!
Advienne que pourra!
(Il rentre dans la tente avec le général en clief.)
Méphistophélès. Que son bâton de bois lui vienne en aide ! quant à nous,
il nous eût été d'un médiocre secours. H y avait après quelque chose de la
croix.
Faust. Que faire?
Méphistophélès. C'est fait déjà. — Çà, mes noirs cousins, qu'on soit
prompt à nous servir! Au grand lac de la montagne! Saluez de ma pari
les Ondinos, et demandez-leur l'apparence do leurs flots. IJabilos on fouies
31Ö FAUST.
sortes d'arlifices féminins difficiles à connaître, elles savent séparer l'appa-
rence de la réalité, au point que chacun s'y méprend.
(Pause.)
Faust. Nos messagers ont dû faire dans les règles leur cour aux demoi-
selles des eaux. Là-bas, cela commence à ruisseler déjà. Çà et là, sur le
granit aride et chauve, se déploie une source abondante et vive. C'en est
fait de la victoire des autres.
Méphistophélès. Voilà un singulier accueil ; les plus intrépides à l'assaut
sont déroutés.
Faust. Déjà le ruisseau se joint aux ruisseaux, le flot s'élance double des
fentes du rocher. Vois maintenant ce torrent où flotte Tarc-en-ciel; d'a-
bord il se penche sur la plane étendue des rochers, il bouillonne, il écume
de tous côtés, et , par degrés, se jette dans la vallée. Qu'espérer d'une
vaillante, d'une héroïque résistance? La vague puissante se rue pour les
engloutir; moi-même, ce tumulte effroyable m'épouvante.
Méphistophélès. Pour moi , je ne vois rien de ces prestiges des eaux ;
des yeux humains peuvent seuls se laisser abuser de la sorte , et l'aventure
étrange me divertit. Elles se ruent par masses transparentes. Les imbéciles
pensent se noyer tout en soufflant en pleine liberté sur la terre ferme, et
courent de la plus grotesque façon avec des gestes de nageur. Maintenant,
la confusion est partout. [Les corbeaux sont revenus .) Je saurai parler de vous
au maître souverain, et si vous voulez maintenant faire un coup de maître,
volez en toute hâte vers l'ardente forge où le peuple pygmée, sans jamais se
lasser, bat jusqu'à l'étincelle le métal et la pierre. Demandez, avec force
beaux discours, un feu qui brille, étincelle et flamboie, un feu comme on
s'en fait une grande idée. Des éclairs de chaleur dans l'éloignement, des
étoiles qui filent avec la rapidité du regard , cela se voit dans chaque nuit
d'été; mais des éclairs dans les buissons échevelés , des étoiles qui sifflent
sur le sol humide, voilà ce qu'on ne trouve pas si facilement. Or donc,
sans trop vous tourmenter, priez d'abord, ensuite commandez.
(Les corbeaux partent. Il arrive selon qu'il a été prescrit. )
Méphistophélès. Envelopper l'ennemi de ténèbres profondes, lui rendre
incertain chaque pas; puis des feux follets de tous les côtés pour l'éblouir
par une subite splendeur, tout cela est charmant ; mais il nous faut encore
un bruit qui jette l'épouvante.
Faust. Les armures creuses, sorties du sépulcre des salles, se sentent
ravivées au grand air. Dès longtemps, en haut, c'est un cliquetis, un fra-
cas, une musique prodigieusement fausse.
Méphistophélès. A merveille! 11 n'y a déjà plus moyen de les rete-
nir ; déjà ces volées chevaleresques font retentir l'air comme au bon vieux
temps. Brassards et cuissards, en guise de Guelfes et de Gibelins, renou-
vellent vaillamment l'éternelle querelle. Fermes dans les sentiments héré-
ditaires, ils se montrent irréconciliables. Déjà le vacarme retentit au loin.
En définitive, dans toutes les grandes fêtes de l'enfer, c'est la haine des
DKL'XLÈMK l'AKTlE. ."17
partis qui apporte In plus boau contingent d'horreurs. Cela tonne d'nne
manière effroyable, paniqne, en même temps perçante, aiguë en diable, et
jette l'épouvante dans la vallée.
(Tumulte militaire dans l'orchestre, qui ensuite passe à de joyeuses
modulations guerrières.)
LA TEINTE DE L'AINTI-EMPEREÜK.
Trône, riche appareil.
IIÂBEBALD, EILEBEUTE.
Eilebeute. Nous voilà ici les premiers !
H.4BEBALD. Pas de corbeau qui vole aussi vite que nous.
EiLEBEUTE. Oh ! quels trésors amoncelés ici! Par où commencer? Par où
finir?
lÏABEB.iLD. L'espace entier en est comblé! Je ne sais où mettre la main.
EiLEBEUïE. Le tapis m'irait au mieux, mon lit est souvent fort mauvais.
Habebald. Je vois pendre ici une massue d'acier; depuis longtemps j'en
souhaitais une pareille.
ErLEBEUTE. Ce manteau de pourpre, brodé d'or, j'avais rêvé quelque
chose de ce genre.
Habebald, prenant llßrme. Avec cela on a bientôt fait, on tue son homme
et l'on avance. Tu as déjà ramassé tant de choses, et cependant lu n'as mis
dans le sac rien qui vaille. Laisse-moi là tous ces oripeaux, emporte une
de ces cassettes! c'est la solde destinée à l'armée; cela a de l'or plein le
ventre.
Eilebeute. Le poids en est écrasant! Je ne puis la soulever, je ne puis
la porter.
Habebald. Vite, baisse-toi! courbe-toi! je la charge sur ton large dos.
Eilebeute. Ouf! ouf! c'en est fait de moi. Le fardeau me casse les reins.
(La cassette roule à terre et se brise.)
Habebald. De l'or rouge par monceaux ! Vite à l'onivre, et rafle.
Eilebeute s'accroupit. Vile dans le tablier!
Habebald. Assez comme cela! Dépêche-loi donc!
^ Eilebeute se lève.)
0 miséricorde! le tablier est troué! Partout où lu vas, où tu t'arrêtes,
tu (^èmes l'or à profusion.
Trabans de notre Empereur. Que faites-vous ici, dans le sanctuaire? Que
fouillez-vous dans le trésor impérial?
51« KAUST.
IIabkbald. Nous avons riscjné nos m(Mnl)ros, ot nous prônons noire pari
(le butin. Dans la lenle do l'ennemi c'est rnsage, et nous aussi nous som-
mes soldats.
Lestraba>s. Cela n'est point dans nos coutumes : soldat et larron à la
fois. Celui qui s'approche de notre Empereur doit être un honnête soldat.
Habebald, Votre honnêteté, on la connaît; elle s'appelle contribution.
Vous êtes tous sur le njême pied : Donne ! voilà le mot d'ordre du métier.
[A Eilebeule.) Sauve-toi, et emporte ce que tu tiens! nous ne sommes pas
ici des hôtes bienvenus!
[Exeunt.)
Premier traban. Dis, pourquoi n'as-tu pas souffleté ce drôle imperti-
nent?
Second traban. Je ne sais ; la force m'a manqué. Il y avait du fantôme
chez eux.
Troisième traban. J'avais les yeux en papillote, une lueur tremblotait
devant, je n'y voyais pas bien.
Quatrième traban. C'est bizarre, je ne sais comment dire : il a fait si
chaud toute la journée, l'atmosphère étaitsi pesante, si chargée d'angoisses,
l'un résistait, l'autre tombait, on trébuchait et frappait à la fois. A tous les
coups tombait un adversaire. Vous sentiez flotter comme un brouillard de-
vant vos yeux. Ensuite c'étaient des bourdonnements, des tintements, des
sifflements aux oreilles, et cela va toujours son train Nous voici main-
tenant, et nous ne savons pas nous-mêmes comment cela s'est fait.
L'EMPEREUR et QUATRE PRINCES s'avancent.
(Les trabans s'éloigenl.)
L'emperelr. N'importe ! la victoire est à nous ; la fuite dispersée de l'en-
nemi se dissipe dans la rase campagne. Ici le trône abandonné s'élève;
le trésor séducteur, couvert de tapis, emplit à la ronde l'espace. Nous,
comblé d'honneurs, gardé par nos propres trabans, nous attendons en em-
pereur les envoyés des peuples; de tontes parts les bonnes nouvelles af-
fluent; que la paix descende sur l'empire qui reconnaît avec joie notre sou-
veraineté! Si la sorcellerie s'en est mêlée, à la fin nous avons payé de
notre personne. Les hasards se prononcent pour les combattants; des pier-
res tombent du ciel, il pleut du sang sur reniiemi, (;l, du sein des caver-
nes, grondent des voix étranges, des voix puissantes faites pour élargir no-
tre poitrine et rétrécir la poitrine de l'ennemi. Le vaincu est tombé pour
sa honte éternelle; le vainqueur, dans sa gloire, chante un hymne à la
divinité favorable, et tous entonnent avec lui, sans qu'il ait besoin de l'or-
donner, Te Deum laudamua, par myriades, à phîin gosier. Cependant, pour
suprême louange, je tourne vers ma propre conscience un regard pieux, ce
qui jadis m'arrivait rarement. Qu'un jeune prince heureux de vivre dis-
üiuj\ii:MK l'Ain m;. 7,1'.»
si|)(' rolleineul sa jounu-e, les amiéus lui apprendront à connaître l'inipor-
lance du moinent. C'est pour((uoi, sans tarder, je m'unis à vous sur l'heure,
vous, les quade plus dignes, pour que vous m'aidiez à régir ma maison, la
cour etrcmj)ire. (/1m premier.) C'est à loi, prince, que nous devons la sage
disposition de l'armée, et dans le moment décisif la direction hardie, hé-
ronpie. Agis maintenant pendant la paix selon que les circonstances l'exi-
gent; je te fais maréchal héréditaire, et te confère l'épée.
Le maréchal iieredtfaiuk. Lorsque ta fidèle armée, jusqu'à présent oc-
cupée à l'intérieur, ira aux frontières affermir ta puissance et ton trône,
qu'il nous soit donné, au milieu du concours immense rassemhlé pour les
létes dans les vastes salles du château de tes ancêtres, d'ordonner le gala.
Devant toi, à tes côtés, je veux porter nue cette épée, sauvegarde éternelle
de la plus haute majesté.
L'empereir, au second. Toi qui sais allier à la valeur la délicatesse et les
prévenances, sois grand-chamhellan ; la charge n'est pas si facile. Tu mar-
ches le premier de tous les gens de notre maison qui, par la discorde in-
testine qui les divise, me sont devenus de mauvais serviteurs; que ton
exemple mette désormais en honneur la manière de se rendre agréahle à
son maître, à la cour et à tous !
Le gra>'d-chamrellan. Exécuter les grandes idées du maître nous met
en état d'aider les hons, de ne pas nuire même aux méchants, de nous
montrer clairs sans artifice, calmes sans fourherie. Si ton regard s'ar-
rête sur moi. Sire, c'en est assez pour ma gloire. L'imagination peut-
elle hien aller jusqu'à se représenter cette fête? Lorsque tu vas à tahle,
c'est moi qui te présente la cuvette d'or, moi qui tiens Tanse de l'aiguière,
afin qu'en cet instant de volupté ta main se rafraîchisse comme ton regard
me réjouit.
L'emperelr. Je me sens, à vrai dire, trop j)réoccupé pour songer à or-
donner des fêtes; mais soit ! la joie aussi porte honheur. [Au iroisiînne.) le
te prends pour grand-écuyer tranchant! Que la chasse, la hasse-cour, la
ferme, soient désormais sous tes ordres, et veille à ce qu'on me serve en
tout temps mes plats favoris, selon la saison, et préparés avec soin.
L'éclyer ïraîschant. Qu'un jeûne austère soit pour moi le plus agréahle
devoir, jusqu'à ce que, posé devant toi, un mets succulent te réjouisse!
Les officiers des cuisines devront se joindre à moi pour rapprocher les
distances, hâter les saisons. Ce ne sont ni les mets lointains, ni les pri-
meurs dont la tahle se pavane qui t'attirent, tu préfères le simple et le
solide.
L'empereur, ait quatrième. Puisque inévitablement il est ici question de
fêtes, transforme-toi, mon jeune héros, en échanson. Archi-échanson de
l'empire, veille maintenant à ce que nos celliers soient richement pourvus
de hons vins ; et toi-même sois sohre^ et ne le laisse pas entraîner par les
charmes de l'occasion au delà d'une gaieté convenable.
L'archi-kchanson. Alon ])rince. les jeunes gens, pourvu qu'on se fie à eux,
5-20 FAUST.
(le\ieiHjenl dfs hommes avant qu'on s'en doute. Moi aussi je me vois au
milieu de cette grande fête; je dresse avec magnificence un bufi'et im-
périal; je le couvre de vaisselle de piix, or et argent à la fois; mais je choi-
sis pour loi, entre toutes choses, la coupe enchanteresse : un pur cristal
de Venise au fond duquel le bien-être repose, qui donne au vin une sa-
veur plus forte et tempère ses principes enivrants. Souvent on se fie trop
à de tels talismans; ta sobriété. Sire, est une plus sûre garantie \
L'empereur. Ce que je vous ai destiné à cette heure solennelle, vous
l'avez appris avec confiance de ma bouche infaillible. La parole de l'Em-
pereur est puissante et assure le don; cependant, pour que l'autorité soit
complète, il faut encore le titre officiel, la signature. Pour le rédiger en
bonne forme, voici venir à propos l'homme indispensable.
Entre L'ARCHEYLOUE \
L'empereur. Lorsqu'une voûte se confie à sa clef, elle est inébranlable
pour l'éternité des siècles. Tu vois là quatre princes! Nous venons d'aviser
ensemble à la constitution de notre maison impériale. Or, maintenant,
que tout ce que l'empire renferme dans son sein s'appuie avec force et
puissance sur le nombre cinq! Je veux qu'ils brillent avant tous les au-
tres par leurs ])ossessions, et, pour cela, j'augmente sur l'heure l'étendue
de leurs domaines du patrimoine de tous ceux qui se sont séparés de nous.
A vous, mes féaux, j'adjuge maint beau pays, en y joignant le droit très-
haut de l'étendre au loin, selon l'occasion, soit par héritage, soit par ac-
quisition, soit par échange. Ensuite, qu'il vous soit octroyé d'exercer sans
trouble les droits seigneuriaux qui vous reviennent. Juges, vous pronon-
cerez des sentences souveraines; on n'appellera pas de ce tribunal su-
blime \ De plus, nous vous accordons les impôts, le cens, les droits
d'hommage et d escorte, et les péages, et les mono[)oles des mines, des
salines, de la monnaie; car, pour vous prouver pleinement notre recon-
naissance, nous vous avons donné le premier rang après notre Majesté \
L'archevêque. Au nom de tous, que les actions de grâces montent vers
toi! lu nous rends forts et puissants, et affermis ta puissance.
L'empereur. A tous les cinq, je veux encore vous, accorder des dignités
' Ces quatre dignités, que l'Empereur confère h ses ministres, sont les attributs tles Electeurs
d'Allemagne; l'Électeur de Saxe est arclii-nianklial, l'Électeur de Brandebourg arcbi-cbambellan,
l'Électeur palatin arcbi-éclianson, l'Électeur de Boliènie grand-ccnyer trancliant. Aux fêtes du cou-
ronnement impérial, les Électeurs remplissent en personne les fonctions de service (jue Goethe in-
dique ici. Compare/, cette scène avec la ballade de Schiller : le Comte de Habsbourg.
* I^'ari-hevèquc, en même temps archi-chancelier , représente ici l'électeur de Cologne, qui, h
partir de l'année |246, réunit les deux dignités en sa personne.
ä Privilegium de non appellando, — dans les prérogatives des électeurs de l'Empire.
* Goethe semble prendre plaisir k reproduire le ton et les expressions de la bulle d'or, qui avait
si vivement ému son intérêt dans sa jeunesse à l'occasion du couronnement de Joseph II. — Dichtung
Wnduahrheit. Th. I, S 2-48.
DEUXIÈME PAKTIE. r,il
plus hautes. Je vis encore pour mon empire, et me sens bon désir de vi-
vre ; mais la chaîne de mes aïeux détourne mon regard pensif de cette ac-
tivité militante vers des idées sinistres. Moi aussi, les jours étant révolus,
je me séparerai de mes fidèles. Qu'alors votre devoir vous appelle à nom-
mer le successeur. Couronné, élevez-le sur le saint autel, et puisse en ces
temps se terminer dans la paix l'oraeje auquel nous venons d'assister!
L'archi-chaïncelier. L'orgueil au fond de la poitrine, l'humilité dans le
geste, les princes, les premiers de la terre, s'inclinent devant toi. Aussi
longtemps que notre sang fidèle bouillonnera dans nos veines, nous se-
rons le corps que ta volonté fait mouvoir.
L'empereur. Ainsi donc, pour conclure, que ce que nous avons décidé
jusqu'à présent, des actes officiels et le seing l'attestent pour tous les siè-
cles à venir! Vous avez donc, en souveraineté_, la possession entière et li-
bre, à cette condition, cependant, qu'elle restera indivisible, et de quel-
que façon que vous augmentiez les biens que vous avez reçus de nous, il
n'est que le fils aîné qui puisse hériter en égale mesure.
L'archi-chancelier. Je vais avec joie, sur-le-champ, confier au parche-
min cet important statut, pour le bonheur de l'empire et le nôtre. La co-
pie et l'apposition des sceaux devront être expédiées par la chancellerie. Et
toi. Sire, tu daigneras confirmer l'acte par ta signature sacrée.
L'empereur. Et maintenant je vous congédie, afin que chacun de vous
puisse, dans le recueillement, méditer sur cette grande journée.
(Les princes temporels s'éloignent.)
Le prince de l'église demeure et parle avec emphase. Le chancelier séloi-
gne, l'évêque demeure. Un pressentiment sérieux le pousse vers ton
oreille pour f avertir du danger; son cœur paternel tremble pour toi
d'anxiété.
L'empereur. Quelles angoisses peuvent f assaillir dans cette heure fortu-
née? Parle!
L'archevêque. Avec quelle amère douleur nevois-je pas, à cette heare, ta
tète sacrée en alliance avec Satan ! Te voilà en effet, selon toute apparence,
affermi sur le Irône; mais, hélas! en dérision de Dieu notre Seigneur, en
dérision du saint-père. Si le pape en était instruit, il t'infligerait sur l'heure
un châtiment terrible, et sa sainte foudre anéantirait ton empire, empire
du péché; car il n'a pas oublié encore comment, au jour de ton couronne-
ment, tu délivras le Sorcier. Le premier rayon de la grâce jaillissant de ton
diadème alla atteindre, au préjudice de la chrétienté, cette tête maudite.
Mais frappe ta poitrine, et rends de cette fortune illégitime une part hon-
nête au sanctuaire. Ce vaste espace de collines où ta tente flotta, où les
Esprits malins te vinrent en aide, où tu prêtas une oreille facile au
prince du mensonge, donne-lui, en le convertissant pieusement, quelque
sainte destination. Ajoutes-y pour dot la montagne et le bois touffu aussi
loin qu'ils s'étendent, les hauteurs qui se couvrent de vert pour un pâtu-
rage éternel, les lacs limpides et riches en poissons, les ruisseaux sans
41
522 FAUST.
nombre qui serpentent avec rapidité, se précipitant dans le vallon; ce val-
lon anssi, avec ses prés, ses plaines, ses ravins : tout cela dira ton repen-
tir, et tu trouveras grâce.
L'empereur. L'immensité de ma faute jette en moi tant d'épouvante!
Pose toi-même les limites selon qu'il te semble.
L'archevêque. D'abord, que cet espace profané oii le péché se consomma
soit voué sur-le-champ au culte du Très-IIant ! Déjà, dans mon esprit, je
vois s'élever de puissantes murailles ; le regard du soleil levant éclaire déjà
le chœur ; l'édifice en travail s'élargit et se forme en croix; la nef s'allonge,
s'élève, à la joie des fidèles. Déjà, pleins de ferveur, ils se pressent à flots
par le noblç portail. Le premier appel de cloche retentit à travers le mont
et la vallée, le son tinte du haut des tours qui tendent vers le ciel. Le pé-
cheur s'avance pour renaître à la vie. Au jour sublime de l'inauguration —
puisse-t-il bientôt venir! — ta présence sera le plus bel ornement de la fête.
L'empereur. Qu'un si grand œuvre témoigne d'une pieuse volonté de
louer le Seigneur et d'expier nos péchés! Il suffit! je sens déjà que mon
esprit s'élève.
L'archevêque. En ma qualité de chancelier, je me charge des ordonnan-
ces et formalités.
L'empereur. Un document en bonne forme, par lequel l'Eglise soit in-
vestie de ces domaines! Tu me le soumettras, je le signerai avec joie.
L'archevêque, après avoir pris congé, revient sur ses pas. 11 va sans dire
que tu affectes à la fabrique tous les revenus du pays, dîme, cens, pour
l'éternité. Il faut beaucoup pour entretenir dignement une semblable fon-
dation, et une administration scrupuleuse coûte cher. Pour hâter l'érec-
tion du monument sur une place aussi inculte, tu nous donneras un peu
d'or de ton riche butin. — Il faudra en outre, je ne puis te le taire, du
bois venu de loin, de la chaux, des ardoises et autres matériaux. Le peuple
se chargera des transports, nous l'informerons du haut de la chaire que
l'Eglise bénit celui qui travaille pour elle.
[Exit.)
L'empereur. Grand et lourd est le péché dont je me suis chargé! Ce
damné peuple de sorciers m'a mis là dans de rudes affaires !
L'archevêque, revenant encore une fois avec une profonde révérence. Par-
donne, Sire; cet homme de mauvaise renommée a reçu en fief le rivage du
royaume ; mais tu ])eux être certain qu'il sera mis au ban, si tu ne confères
avec componction à l'Eglise les dîmes, le cens, les droits et les revenus do
ce domaine.
L'empereur, avec humeur. Ce jiays n'existe pas encore, il repose au fond
de la mer.
L'archevêque. Celui qui a le droit et la patience, son jour viendra. Que
pour nous voire parole demeure en vigueur.
L'empereur, seul. A ce compte, je n'aurais bientôt plus qu'à signer Tacte
de donation de tout l'empire !
uuuuuuui/uuuuuuuuuuuuuuuuuji/ujuuuuuuuuuuauuuuauuauuuujujaauajuuu
ACTE ClNOUlÈMi:.
PAYS DÉCOUVEaT.
Un voyageur. Oui ! ce sont les sombres tilleuls, là-bas, dans la force de
leur vieillesse; et je devais les retrouver après une course si longue ! Voilà
pourtant l'ancienne place, la cabane qui me recueillit lorsque la vague ora-
geuse me jeta sur ces dunes! je voudrais pouvoir bénir mes hôtes secou-
rables, un brave couple qui, pour que je le rencontre aujourd'hui, était
déjà bien vieux dans ce temps. Ah! c'étaient de pieuses gens! Frappe-
rai-je? appellerai-je? — Salut à vous si, aujourd'hui encore, apôtres de
l'hospitalité, vous jouissez du bonheur de faire le bien !
BAUCIS.
Petite mère , fort vieille.
Cher étranger, doucement! doucement! chut! laisse reposer mon
époux : un long sommeil donne au vieillard l'activité nécessaire à sa courte
veille.
Le voyageur. Dis, mère, es-tu là pour recevoir encore mes actions de grâ-
ces, en reconnaissance de ce que tu fis jadis, avec ton époux, pour la vie du
jeune homme ? Es-tu Baucis dont les soins empressés rappelèrent l'existence
sur mes lèvres déjà livides? [L'époux s'avance.) Toi, Philémon, qui d'un
bras puissant arrachas mon trésor aux flots"? A la vive lueur de votre
phare, au son argentin de votre cloche, il fut donné de terminer ce cruel
événement.
Et maintenant, laissez que je m'avance, que je contemple la mer in-
finie; laissez que je m'agenouille et que je prie, car je sulToque!
fil avance sur la (lune.)
Trli FAUST.
Philémon, à Baucis. Vite, va mettre la table dans le petit jardin, à l'en-
droit le plus fleuri. — Laisse^ie courir et s'épouvanter, car il ne peut croire
à ce qu'il voit.
( Il le suit.)
Philémon, assis auprès duvoyageur. L'élément qui vous maltraita jadis avec
fureur, flot sur flot, écumant, intraitable,vousle voyez converti en un jardin,
vous voyez une image du paradis. Vieillard, mes membres s'engourdirent;
je n'étais plus, comme jadis, toujours prêt à porter secours, et, comme
mes forces s'en allaient, la vague s'éloigna. Les hardis serviteurs de maîtres
sages creusèrent des fossés, élevèrent des digues, refoulèrent les droits de
la mer pour devenir souverains à sa place. Vois, dans la verdure, prairie
contre prairie, pâturage, jardin, village et bois. Viens, maintenant, et
jouis du spectacle, car le soleil va bientôt nous quitter. — Cependant au
loin glissent des voiles ! elles cherchent pour la nuit un refuge assuré ; —
les oiseaux connaissent leur nid, — car maintenant là-bas est un port.
Ainsi tu n'aperçois plus qu'au loin dans l'étendue l'ourlet azuré de la mer,
et de droite et de gauche, s'ouvre, à la ronde, un espace où les habitants se
pressent.
DANS LE PRTIT JARDIN.
(A table à trois,)
Baucis, à V étranger. Tu te tais, et restes sans porter le morceau à ta bou-
che béante !
Philémon. Il voudrait cependant bien savoir quelque chose du prodige;
lu parles si volontiers, raconte-le-lui.
Baucis. Oui, vraiment, un prodige ! qui aujourd'hui encore me lient tout
en émoi ; car la manière dont tout cela s'est passé ne me dit rien de bon.
Philémon. L'Empereur commit-il un crime en lui octroyant le rivage?
Un héraut vint le proclamer à grand bruit. Ce fut non loin de notre dune
([u'on prit le premier pied, — des tentes, des cabanes! — ^^ Cependant,
dans la feuillée un palais s'éleva bientôt.
lUucis. Le jour, les serviteurs travaillaient à grand bruit, — la pioche
et la pelle, coup sur coup; — oii de petites flammes serpentaient la
nuit, le lendemain s'élevait une digue. Le sang humain se répandait en
sacrifice ; la nuit retentissait des cris d'angoisse, l'onde incandescente
ruisselait du côté de la mer; au point du jour, c'était un canal. C'est
un impie; notre cabane, notre bois, font sa convoitise ; et si fort qu'il se
rengorge comme voisin , il faut être soumis.
Philémon. Il nous a pourtant offert une belle terre dans le nouveau pays.
DEUXlÈMli PARTIE. TdU
Baucis. Ne te fie pas au sol des eaux; garde ta demeure sur la hauteur.
Philémon. Allons à la chapelle contempler le dernier rayon du soleil.
Allons sonner la cloche, nous agenouiller, prier, et nous abandonner au
Dieu antique.
UN PAL41S.
VASTE PARC, CANAL IMMENSE.
FAUST , dans l'extrême vieillesse, se promenant pensif.
Lyncéus, gardien de la tour, [a travers un porte-voîx.) Le soleil décline,
les derniers navires entrent vaillamment dans le port. Un grand canot
est au moment d'arriver ici, sur le canal ; les banderoles bariolées flottent
joyeusement; les mâts se dressent prêts ; le contre-maître se glorifie en toi;
le bonheur te salue pour de longues années.
(La petite cloche tinte sur la dune.)
Faust, éclatant. Maudite sonnerie, qui me blesse au cœur honteusement
comme un coup de feu tiré dans les broussailles ! Devant moi mon royaume
s'étend sans bornes, et derrière il faut que l'ennemi me harcelle, et me
fasse souvenir par cette cloche jalouse que mon vaste bien est illégitime !
L'espace des tilleuls, la maisonnette brune, la chapelle couverte de mousse,
tout cela ne m'appartient pas. Si, pour me distraire, je veux aller de ce
côté, d'étranges choses m'épouvantent. P]pines pour mes yeux, épines pour
mes pieds. Oh! fussé-je bien loin d'ici'.
Le gardien de la tour, comme plus haut. Comme le canot diapré fait
joyeusement voile vers nous par le vent frais du soir! comme sa course
rapide s'élève en caisses, coffres et sacs!
( Canot somptueux , muni d'une cargaison riche et variée , apportant des produits des contrées
lointaines.)
' Cette petite cloche de la chapelle iniporlunc Faust ; le bruit de cette voix métallique, aiguë et
perçante, l'inquiète et répugne à son organisation ; c'est un fait idiosyncrati que, h peu près comme
l'aversion de Wallenstein pour le chant du coq. Il y a bien aussi du Goclhc là-dessous. Nous l'avons
dit autre part, Goethe haïssait toute manifestation extérieure de l'Eglise, et se sentait une égale an-
tipathie pour les cloches et les petites croix de bois qu'on rencontre dniis les campagnes. C'est sur-
tout dans les petits détails de caractères qu'on peut voir à quel point l'individualité du grand poète
s'est rélléihie dans le naturel de son personnage. Vous retrouverez dans Faust jusqu'aux antipathies
de Goethe, jusqu'à ses faiblesses superstitieuses. Seulement, ici les choses sont motivées, et la fic-
ticm tire du centre même où elle apparaît une gravité réelle ; ce qui n'était que faiblesse, supersti-
tion, manie de vieillard, devient , par l'effet du drame , allégorie et moralité. Qui ne comprend le
sens de cette cloche que Philémon et Baucis, la vertu des premiers âges, le bonheur dans l'igno-
rance et l'amour, balancent sur les contins des domaines de Faust, et dont la vibration importune
l'obsède à tout instant et vient l'atteindre jusque dans la plénitude de l'être et de la fortune, jus-
qu'au milieu des richesses immenses que les Ilots tributaires déposent à ses pieds?
'>26 FAUST.
MÉPHISTOPHÉLÈS , LES TROIS VAILLANTS COMPÈRES.
Abordons là,
Nous y sommes déjà.
Salut, honneur
Au patron, au seigneur !
(Ils descendent; on débarque à terre les richesses.)
MÉPHISTOPHÉLÈS. Nous nous sommes montrés vaillamment; heureux si
le patron nous approuve ! Nous n'avions que deux vaisseaux au départ, et
maintenant nous sommes avec vingt dans le port. Ce que nous avons fait
de grandes choses, on peut le voir à notre chargement. La libre mer éman-
cipe l'esprit; qui sait là ce que c'est que la réflexion? Là une poigne active
seule fait fortune; on prend un poisson, on prend un navire; et quand une
lois on en tient trois, on attire à soi le quatrième ; quant au cinquième,
mallieur à lui! pourvu qu'on ail la force, on a le droit. On demande
pourquoi et non comment. Je veux ne rien connaître à la navigation ,
si la guerre, le commerce et la piraterie ne sont pas une inséparable tri-
nité.
Les trois vaillants compères. Ni merci ni salut, ni salut ni merci!
comme si nous apportions des immondices! Il fait une mine renfrognée;
le butin de roi ne lui plaît pas.
MÉPHISTOPHÉLÈS. N'attendez en sus point de récompense ; mais prenez-en
votre part.
Les COMPÈRES. Tout cela n'est que pour l'ennui; — nous exigeons tous
une égale part.
MÉPHISTOPHÉLÈS. Allcz disposcr d'abord la-haut toutes ces choses pré-
cieuses ensemble, et lorsqu'il viendra contempler le riche spectacle, se
rendre compte de tout cela avec plus d'exactitude, vous verrez qu'il ne
fera pas le ladre, et donnera à la flotte fête sur fête.
(Le chargement est enlevé.)
MÉPHISTOPHÉLÈS, ù Fttust. C'est avcc un front sombre, un regard morne,
que tu assistes à ton bonheur. Ta haute sagesse est couronnée, le rivage
réconcilié avec la mer. La mer prend de bon gré le navire au rivage pour
l'entraîner en une course active. Avoue donc que d'ici, de ton palais,
ton étreinte embrasse le monde. C'est de cette place que tout est parti ;
ici s'éleva le premier bâtiment, un petit fossé fut creusé là où maintenant
la rame fait jaillir le flot. Ta haute pensée, l'activité des tiens, ont su con-
quérir la mer et la terre. D'ici... — -
Faust. Damné ici ! qui justement me pèse et m'accable. A toi, l'être
aux expédients, je dois l'avouer, j'en ressens dans le cœur coup sur coup;
il m'est impossible de supporter cela ! Comme j'en parle, la confusion me
prend. Il faudrait que les Vieux là-bas s'éloignassent; je voudrais ces
tilleuls pour ma résidence ; ces quelques arbres qui ne m'appartiennent
DEUXIÈME PARTIE. 527
])as 1110 gàlcnl lii possession du monde. Là-bas je voudrais, pour voir au
loiu à la rondfî, écliafandcr les brandies, ouvrir à Toeil une vaste carrière
pour contempler tout ce (jue j'ai fait, et d'un seul regard embrasser le
cbef-d'œuvre de l'esprit luimain, animant de mon esprit ces immenses
eiipaces conquis à l'habitation.
N'est-ce point la plus âpre torture : sentir, dans la richesse, ce qui
nous manque? Le tintement de la petite cloche, l'odeur des tilleuls, m'en-
veloppent comme dans l'église et la sépulture. La volonté du Tout-Puis-
sant se fait jour jusque sur ces graviers. J'ai beau prendre du cœur, cette
petite cloche tinte et j'entre en rage.
Méphistophélès. Je comprends l'ennui capital qui empoisonne ta vie.
Comment le nier? A chaque noble oreille la sonnerie des cloches ré-
pugne. Et ce damné bim, baum , boum, qui charge l'atmosphère se-
reine du soir, se mêle à tout événement, depuis le premier bain jusqu'à
l'enterrement, comme si entre bim et banni la vie n'était qu'un vain
songe.
Faust. La résistance, l'opiniâtreté, empoisonne la plus riche possession,
et c'est pour sa peine et sa torture qu'on s'épuise à vouloir être juste.
Méphistophélès. Pourquoi te gêner ici? n'entre-t-il pas dans tes plans
de coloniser?
Faust. Va donc , et tâche de les écondnire! Tu sais le joli petit bien
que j'ai choisi pour ces vieilles gens.
Méphistophélès. On les enlève, on les dépose; avant qu'on ait eu le
temps de se retourner, ils sont installés. La violence une lois essuyée, la
beauté de leur habitation les réconciliera.
(Il pousse un sil'llcment aigu.)
LES TROIS s'avancent.
Méphistophélès. Venez vous rendre aux volontés du maître, et demain
il y aura lete navale.
Les trois. Le vieux maître nous a mal reçus ; il nous doit une fête
soignée.
Méphistophélès ad spectatores. Ce qui se passe ici n'est point neuf, mais
renouvelé de la vigne de Naboth '.
(Reo um, m, ej.)
INUIT PROFOINDE.
Lyncéus, gardien de la tour, chantant dans la vigie. Né pour voir, placé
pour observer, voué à la tour, le monde me plaît. Je regarde au loin, je
' Mépliisfopliélès, en vrai diable cpii connaît sa Bible, cit-^ ici l'bisfoire fie la viorne fie Nabofli,
•Vis FAUST.
\ois de près la lune, les étoiles, le bois et le chevreuil. Ainsi je vois en
tout la parure élernelle. Faupièies rortunc'es, ce que vous avez jamais
vu, que ce soit ce que cela voudra, c'était pourtant bien beau.
(Pause.)
Ce n'est pas pour mon seul agrément que je suis placé en cet endroit,
si haut. Quelle effroyable épouvante me menace du sein de ce monde de
ténèbres ! Je vois jaillir des éclairs flamboyants à travers la double obscu-
rité des tilleuls ; toujours, de plus en plus, fouille l'incendie attisé par
le vent qui passe. Ah ! la cabane brûle, la cabane qui s'élevait hu-
mide et couverte de mousse; on implore un rapide secours : point de
salut! Ah! les bonnes vieilles gens, qui veillaient jadis sur la flamme
avec tant de soin, deviennent la proie de l'incendie! Quel effroyable
événement! la flamme flambe, le sombre tas de mousse n'est plus qu'un
brasier de pourpre. Puissent seulement ces bonnes gens se sauver de cet
enfer incandescent et furieux ! Des éclairs limpides dardent entre les
feuilles, entre les rameaux; les branches sèches qui brûlent en flambant
s'allument en un clin d'œil et croulent. 0 mes yeux! deviez-vous faire
cette découverte! Pourquoi faut-il que mes yeux planent si au loin! I.a
petite chapelle croule en même temps sous la chute et le poids des bran-
ches; des flammes aiguës serpentent déjà autour de la cime des arbres.
Les souches creuses s'embrasent, jusqu'à la racine, d'un rouge de pourpre
dans leur embrasement.
(Longue pause. Chant.)
toujours à l'appui de cette doctrine qu'il aflectionne tant, à savoir, qu'il n'y a rien de nouveau dans
le monde. Naboth de Jezraliel avait à lui, dans .lezraliel même, une vigne près du palais d' Achat),
roi de Samarie.
Et Achab lui dit: « Donnez-moi votre vigne afin que je puisse faire un jardin potager, parce
(ju'elle est proche de ma maison, et je vous en donnerai une meilleure; ou, si cela vous accom-
mode mieux, je vous la payerai en argent au prix qu'elle vaut.»
Naboth lui répondit : «Dieu me garde de vous donner l'héritage de mes pères.»
Achab revint chez lui tout en colère et ne mangea point.
Aussitôt sa femme Jézabel écrivit, au nom d'Achai), des lettres qu'elle cacheta du sceau royal, et
les envoya aux anciens et aux premiers de la ville de Naboth qui demeuraient avec lui.
Ces lettres étaient conçues en ces termes : « Publiez un jeûne, et faites asseoir Naboth entre les
premiers du peuple.
« Et gagnez contre lui deux enfants de Bélial, qui rendent un faux témoignage disant : «Nabotli
a blasphémé contre Dieu et contre le roi; qu'on le mène hors de la ville, qu'il soit lapidé et mis ù
mort. » — L'ordre de Jézabel fut accompli ; mais la possession de la vigne fit le malheur d'Achab.
(Rois, III, 21.)
Méjihistophélès, qui connaît l'aventure de Naboth, à i«tquelle il a sans doute pris part il y a
quelques mille ans, trouve que Faust, dans sa convoitise crinil^^L'Ile, n'est (|u'un pauvre plagiaire du
roi de Samarie. Les passions humaines, même dans leurs écartJv les plus extravagants, n'inventent
rien de neuf; admirable point de vue qui, tout en servant la capse de Méphistophélès dans le pro-
cès iroiii(iue ([uil soutient contre l'humanité, se trouve militer pour le bien. Otez au mal la part
qui lui revient de l'orgueil, du génie, que lui restera-t-il ? C'est, du reste, un des traits distinctifs
du personnage de Méphistophélès d'aimer les proverbes et les sentences, et d'en débiter même
au risque de prêcher le bien. Au fond, le vieux diable est moins mauvais qu'on ne l'imagine ; si la
nature démoniaque perce encore, c'est par intervalle, et comme pour n'en pas perdre l'habitude ;
mais sa persoimalité s'efface, il s'humanise. Il y a du panthéisme dans son fait.
DEUXIEME PARTIE. ô^l»
Le paysage agréable aux yeux s'en est allé rejoindre les siècles.
Faust, à son balcon, sur les dunes. Quels accents lamentables descendent
d'en baut! cris et plaintes arrivent trop tard ici. Ma sentinelle gémit, et
cet acte impatient m'afflige au fond de l'àme. La plantation des tilleuls
est anéantie, il n'en reste plus qu'un affreux monceau de tiges qui cbar-
bonnent ; mais nous aurons bientôt un belvéder d'où l'œil plongera à l'in-
fini ; delà, je verrai aussi la nouvelle babitation de ce vieux couple, qui,
dans le sentiment de ma clémence magnanime, coulera paisiblement ses
derniers jours.
Méphistophélès et les trois, en bas. Nous revenons au grand trot ; par-
donnez ! les choses ne se sont point passées de la meilleure grâce. Nous
avons frappé, nous avons cogné, et jamais on ne nous ouvrait; alors nous
ébranlâmes la porte, nous heurtâmes, et le vieux bois moisi tomba sur le
carreau. Nous avions beau appeler à grande voix, menacer, on faisait mine
de ne pas nous entendre, et, comme cela se présente en pareil cas, ils ne
nous écoutaient ni ne voulaient ; mais nous, alors, sans perdre de temps,
nous t'en avons débarrassé promptement. Le couple ne s'est pas beaucoup
débattu ; ils sont tombés tout d'abord pâmés de frayeur. Un étranger qui se
trouvait là a voulu résister, nous l'avons étendu mort, et pendant le court
espace du combat furieux, les charbons ont allumé la paille dispersée alen-
tour. Maintenant cela flambe librement comme un bûcher préparé pour eux
trois.
Faust. Ai-je donc parlé à des sourds? Je voulais un échange, et non une
spoliation. Cette action malavisée et brutale, je la repousse et la maudis!
Vous pouvez vous la partager entre vous.
Choeur. L'antique Parole, la Parole dit : Obéis de gré à la force ! et si
tu es déterminé, si tu veux soutenir l'assaut, risque ta maison. Ion foyer
et — toi.
[Exeunt.)
Falst, au balcon. Les étoiles voilent leurs rayons et leur clarté. Le feu
brûle moins haut; un petit vent qui fait tressaillir l'attise, et m'apporte
ici la fumée et la vapeur. Ordre donné en un clin d'œil, exécuté trop vite !
— Qui flotte ainsi vers mois d'un air de spectre?
MTINÜIT.
(Quatre femmes vêtues tie gris s'avancent.)
La première. Je me nomme la Détresse.
La seconde. Je me nomme la Dette.
La troisième. Je me nomme le Souci.
La yuvTRiÈME. Je me nomme la Nécessift^.
42
r>ÔO FAUST.
A TROIS. La porte est close, nous n'entrerons pas; là demeure un
riche; impossiblej de nous introduire.
La Détresse. Je deviens fantôme.
La Dette. Là, je cesse d'être.
La Nécessité. Là, le regard se détourne de moi.
Le Souci. Vous, sœurs, vous ne pouvez et n'oseriez entrer; mais le
Souci sait, lui, se glisser lestement par le trou de la serrure.
(Le Souci disparaît.)
La Détresse. Mes sombres sœurs, éloignez-vous d'ici.
La Dette. Je me joins à toi, et marche à tes côtés.
La INécessité. La Nécessité t'accompagne, et marche sur tes talons.
A TROIS. Les nuages filent, les étoiles se cachent derrière et arrivent de
loin, de loin ! Voici venir le frère, il vient, — le Trépas.
Faust, dans le palais. J'en ai vu venir quatre, et trois seulement s'en re-
tournent. En vain je cherchais à comprendre le sens de leur discours.
J'ai senti quelque chose qui disait comme Souci, Remords. Puis une som-
bre rime... la mort. Ce discours sonnait creux, étouffé comme la voix
des spectres. Quelque effort que je fasse, je ne puis me remettre. 0 magie!
que ne donnerais-je pas pour t'éloigner de mon chemin et désapprendre
à jamais tes formules! Nature! que ne suis-je un homme, rien qu'un
homme vis-à-vis de toi! Oh! ce serait alors la peine de vivre.
Un homme ! je le fus jadis, avant d'avoir creusé les ténèbres, avant d'a-
voir maudit et blasphémé le monde et moi. Désormais l'air est si infecté
de semblable nécromancie, qu'on ne sait plus que faire pour y échapper.
Si le jour radieux et sensé vient à nous sourire, la nuit ne tarde pas à
nous envelopper dans les sombres tissus des songes. Nous rentrons
joyeux de la prairie en fleur; un oiseau croasse; que croasse-t-il ? Mal-
heur! matin et soir, toujours la superstition nous enlace dans ses mailles,
elle nous tient, elle nous possède, elle nous prévient, et nous demeurons
seuls en face d'elle, seuls dans notre épouvante. La porte grince, et personne
n'entre. [Avec terreur.) Quelqu'un est-il donc ici?
Le Souci. La question provoque le oui.
Faust. Parle donc ! qui es-tu ?
Le Souci. Je suis là.
Faust. Va-t'en.
Le Souci. Je me trouve à ma place.
^ Faust, irrité d\ihord, puis se modérant. Alors, tâche de t'observer et de
ne pas dire un mot de magie.
Le Souci. L'oreille aurait beau refuser de m'entendre, je n'en gron-
dcrais-pas moins au fond des cœurs, et j'ai plus d'une forme pour exercer
ma cruelle puissance. Dans les sentiers, sur les flots, compagnon à jamais
incommode, qu'on trouve toujours sans le chercher, qu'on maudit et ca-
resse à la fois, n'as- tu donc jamais connu le Souci ?
Faust. Jo me suis contenté de passer à travers le monde, saisissant par
DEUXIÈME PARTIE. %7A
los cheveux chacun de mes souhaits, laissant aller ce qui ne pouvait me
contenter; et quant à ce qui m'échappait, ne cherchant jamais à le re-
tenir. J'ai désiré, accompli, puis encore désiré, et de la sorte vaillamment
promené le tourhillon de ma vie, de ma vie d'abord grande et puissante,
désormais sage et circonspecte. Je connais autant qu'il me faut l'horizon
terrestre ; quant à ce qui se passe au delà, la vue nous en est interdite, in-
sensé qui tourne, en clignant les yeux, de ce côté! et qui, dans ses rêves,
s'imagine dépasser ses égaux de la hauteur des cieux ! Qu'il s'attache plu-
tôt à la terre et regarde autour de lui. Non, pour l'homme fort, le monde
ne reste pas muet. Qu'a-t-il besoin d'errer à travers les espaces éternels?
Ce qu'il découvre, au moins, se laisse comprendre; qu'il marche ainsi le
temps de sa journée laissant les spectres mener leurs rondes; mais s'ilvaplus
loin, il trouvera angoisse et bonheur, sans jamais pouvoir se satisfaire.
Le Souci. Pour celui qu'une fois je possède, le monde entier ne
compte plus; d'éternelles ténèbres s'épaississent autour de lui; le soleil à
ses yeux ne se lève ni ne se couche; et ses sens extérieurs ont beau être lu-
cides, la nuit n'en règne pas moins au fond de son âme. De tous les tré-
sors, il ne sait comment jouir ; heur et malheur, tout le chagrine ; dans la
plénitude, il a faim; plaisir, ennui, il remet tout au lendemain ; et dans
la continuelle attente de l'avenir, jamais il ne se trouve prêt.
Faust. Assez ; n'espère pas me prendre ainsi ; je n'ai que faire d'entendre
de pareilles sottises. Ya-fen ! ta fâcheuse litanie troublerait la raison au
plus sensé.
Le Souci. Doit-il poursuivre ou revenir? La résolution lui manque,
et le voilà au beau milieu du chemin, qui hésite et marche à tâtons; de
plus en plus il se perd, voit de travers toute chose, à charge à lui-même et
aux autres, respirant pour suffoquer ; point mort et cependant sans vie;
également incapable de désespoir et de résignation. Ainsi un ballottement
continuel, indolence douloureuse, activité qui répugne, délivrance et ser-
vitude, demi-sommeil, réveil funeste, le cloue à la même place et le pré-
pare à l'enfer.
Faust. Spectres maudits ' ainsi vous vous plaisez à torturer de mille fa-
çons l'espèce humaine; les jours indifférents eux-mêmes, il faut que vous
les enveloppiez dans les inextricables peines de la confusion. Démons, je
sais que de vous on ne se débarrasse pas aisément. Le lien fatal imagi-
naire, on ne le brise pas! Mais, ô toi le Souci, quelque grand, quelque
insinuant que puisse être ton pouvoir, je me refuse à te reconnaître.
(Le Souci lui souffle au visage.)
Le Souci. Eh bien! éprouve-le du moins à cette heure où je te fuis
en te maudissant; les hommes sont d'ordinaire aveugles toute leur vie,
deviens-le, toi, Faust, à la (in.
Faust, devenu aveugle\ La nuit se fait de plus en plus profonde, mais au
' L'infirmité qui vient de l'atteindre, loin d'élouffer son activité, l'aiguillonne et la provoque. La
lumière qui rayonnait au dehors va se concentrer désormais tout entière au dedans de lui-inèine.
."2 FAUST.
dedans une clarté snreine m'illumine. Ce que j'ai pensé va s'accomplir.
La parole du maître a seule du poids. Debout, mes serviteurs ! debout l'un
après l'autre! Faites que ma pensée hardie se réalise avec gloire. Allons,
tous, à la pelle, à la bêche, à l'ouvrage! que notre plan soit exécuté ; l'or-
dre et l'activité recevront leur prix; que l'œuvre la plus grande qui soit au
monde s'accomplisse! un esprit suffit pour diriger mille bras.
LA GRANDE COUR DU PALAIS.
FLAMBEAUX.
MÉPHisTOPHÉLÈs, en inspecteur, devant.
Venez, ô Lémures' ! squelettes,
Corps déhanchés, membres flottants,
Venez, demi-natures faites
De tendons, de nerfs, d'ossements!
LES LEMURES, BU chœur.
Nous venons t'aider ; à l'ouvrage !
Nous l'avons à peu près compris ;
Il s'agit d'un vaste pays
Qui doit nous échoir en partage.
Les pieux aigus, les pieux sont là
Et les chaînes pour la mesure.
Qui nous appelle et nous conjure.
Nous l'avons oublié déjà.
MÉPHISTOPHÉLÈS. Il ne s'agit pas ici d'efforts ingénieux; procédez selon vos
propres règles. — Que le plus long s'étende de tout son long; vous autres,
arrachez le gazon tout autour; comme on fit pour nos pères, creusez un
carré long! Du palais dans l'étroite demeure, voilà en somme pourtant la
sotte fin des choses.
Aveugle, il poursuivra ses projets créateurs avec plus d'instance, de force, de résultat, et son ap-
plication ne courra plus la chance de se laisser distraire par le spectacle varié des phénomènes ex-
térieurs. Dans l'obscurité des yeux, l'âme y verra plus clair. Ici apparaît l'idée toute chrétienne de
la vie nouvelle [vitanuova). Faust, après avoir passé par tous les degrés du bonheur terrestre,
reconnaît dans sa vieillesse, comme Salomon, que tout est vanité. Les souffrances, les peines (les
quatre Femmes) sont des acheminements vers une existence supérieure ; le Souci (pour son salut
éternel) le rend aveugle, afin que, mort à la terre, il tende à de plus hautes destinées et se tourne
vers l'Eternol dont il pressent l'approche, grâce à cette force intuitive qui le pénètre et sert d'in-
termédiaire à son apothéose finale.
' Spectres familiers, sorte de revenants auxquels l'antiquité donne l'apparence de squelettes, et
dont les superstitions du moyen âge ont formé les Esprits de l'air ([ue la science évoque et se sou-
met. (Horat. epist. II ; Apulée, de De.o Sorralis, p. 110. — Lessing, sous quelle forme les anciens
se représentaient la mort, S. 222. — Theophrastus Paracelsus, Philos, sagax, lib. I, 89.) Goethe,
dont le génie plastique se révèle jusque dans les moindres détails, a recours ici, pour exprimer
l'idée de la servitude, à des squelettes dont les membres s'agilcnt cl travaillent par im mouvement
mécanicjue et borné, que ne règlent plus désormais ni l'action de l'âme exhalée, ni les a])pétits de
la chair tombée en poussière. Quelle objectivité |)lus vraie donner au néant de la servitude!
DEUXlkMK PAKTIK. :>">
LES LEMURES, creusanl la terre avec des gestes agaçants.
Lorsque je vivais cl j'aimais,
Dans ma jeunesse, je trouvais
Que c'étaient de bien douces choses.
Partout où fleurissaient les roses,
Où de joyeuses voix chantaient,
Mes pieds kscifs se remuaient.
Depuis, la vieillesse fatale
De sa béquille me toucha ;
Au tombeau mon pied trébucha.
Pourquoi la porte sépulcrale
Fut-elle ouverte ce jour-là'.'
Faust, sortant du palais, tâtonnant entre les piliers de la porte. Que le cli-
quetis des bêches me transporte! c'est la multitude qui travaille pour moi.
La terre, alliée avec elle-même, assigne aux flots une limite, et contient
la mer en d'étroites barrières.
Méphistophélès, à part. C'est pour nous que tu travailles avec tes digues
et tes quais; tu prépares à Neptune, le démon des eaux, un grand festin.
De toute façon, vous êtes perdus; — les éléments sontconjurés avec nous',
tout marche à la destruction.
Faust. Inspecteur!
Méphistophélès. Me voici !
Faust. Autant que possible, que par tes soins les ouvriers affluent; en-
courage par la récompense et le châtiment, paie, attire, presse! Chaque
jour je veux qu'on me rapporte comment vont les travaux de notre fossé.
Méphistophélès, à mi-voix. Si j'en crois ce qu'on m'a dit, il n'est pas
question de fossé, mais de — fosse.
Faust. Un marais s'exhale au pied de la montagne, infectant le bien déjà
conquis. Dessécher l'étang pestilentiel, là serait la conquête suprême. J'ou-
vre des espaces à des myriades pour qu'on y vienne habiter, non dans la
sécurité sans doute, mais dans la libre activité de l'existence. Des campa-
gnes vertes, fécondes! L'homme et les troupeaux, à l'aise sur le nouveau sol,
s'installent le long de la colline, oi^i se rue une population hardie, indus-
trieuse. A l'intérieur, ici, c'est un paradis. Que le flot tempête à l'extérieur
jusqu'au bord; s'il lui prend fantaisie d'abattre aA^ec violence, de toutes
parts la foule se presse pour fermer la brèche. Oui, je me sens voué tout
entier à cette idée, fin dernière de toute sagesse. Celui-là seul est digne de
' Les éléments haïssent l'œuvre formée par la main des hommes.
(SchiUer's Glocke.)
a Mon cœur se navre à l'aspect de cette force dévorante qui réside dans le sein de la nature. La
nature n'a rien fait qui ne consume à la Ionique son voisin, qui ne se consume soi-même ; et lors-
(|ue, dans le vertige de mon inquiétude, je contemple le ciel et la terre et leurs forces infatigables,
je ne vois rien qu'uN monstre qui engloutit éternellement, et qui éternellement rumine. »
(Goethe, Wertlier's Leiden, Th. I.)
5Si FAUST.
la liberté comme de la vie, qui sait chaque jour se la conquérir. De la sorte,
an milieu des dangers qui l'environnent, ici l'enfant, l'homme, le vieil-
lard, passent vaillamment leurs années. Que ne puis-je voir une activité
semblable, vivre sur un sol libre, au sein d'un peuple libre ! Alors je di-
rais au moment : Attarde-toi, tu es si beau ! La trace de mes jours terres-
tres ne peut s'engloutir dans l'OEone. — Dans le pressentiment d'une telle
félicité sublime, je goûte maintenant l'heure ineffable.
(Faust tombe, les Lémures le prennent et le couchent sur le sol.)
Méphistophélès. Aucune volupté ne le rassasie, aucun bonheur ne le satis-
fait;— il poursuit, dans sa démence, d'insaisissables formes; le dernier
moment, pitoyable et vide, le malheureux s'efforce de le retenir; celui qui
me résista si vaillamment, le temps l'emporte ; le vieillard gît là sur le
sable, — l'horloge s'arrête. —
Le choeur. Elle s'arrête ! elle se tait au coup de minuit !
Méphistophélès. Elle se tait, tout est consommé!
Le choeur. Tout est fini.
Méphistophélès. Fini! parole stupide! — Pourquoi fini? fini et rien,
c'est exactement la même chose! — One signifie l'éternelle création, si tout
ce qui est créé doit aller au néant? — Là tout est fini! — Qu'en doit-on
conclure? C'est aussi bien que si ça n'avait jamais été, et cependant cela
s'agite et se remue comme si c'était quelque chose. Ma foi! j'aime encore
mieux mon vide éternel.
CHANT FUNÉRAIRE.
LEMURE [solo).
Qui m'a fait ce logis malsain,
A grands coups de pioche et de pelle ?
LES LEMURES [chœur).
î La maison est encor trop belle
Pour l'hôte au vêtement de lin,
LEMURE [solo).
Quelle atmosphère morne et sombre !
Où sont les meubles de l'endroit ?
LES LEMURES [chœur) ,
On vous prêtait; — le terme échoit,
Et les créanciers sont en nombre.
Méphistophélès. Le corps gît, et dans le cas oii l'esprit prétendrait s'é-
chapper, vite, exhibons notre titre écrit avec du sang. Hélas ! on possède
à l'heure qu'il est tant de ressources pour soustraire les âmes au diable!
Sur l'ancienne route, on se cogne; sur la nouvelle, nous ne sommes guère
bien vus; jadis j'eusse fait l'affaire à moi seul, maintenant il me faut des
aides.
DEUXIÈME PARTIE. 53:i
Tout va mal, tout dégénère; droit coutumier, vieux droit; impossible
de se fier désormais à rien. Jadis avec le dernier souffle l'àme sortait ; je la
guettais, et, comme une souris, vlan, je l'attrapais dans mes griffes. Au-
jourd'hui elle hésite et s'obstine à ne vouloir pas quitter le sombre logis,
la nauséabonde demeure que lui offre le triste cadavre, jusqu'à ce que les
éléments qui se haïssent unissent par l'expulser honteusement. Et quand
je me mettrais des jours et des heures à la torture! Quand? comment? oii?
Voilà la question. La vieille Mort a perdu sa force instantanée ; est-il même
bien vrai qu'on meure? J'ai souvent lorgné d'un œil de convoitise des
membres fort roidis : apparence ! le mouvement ne tardait pas à revenir.
(Gestes de conjuration fantastique, à la manière des tambours majors.)
Maintenant, alerte ! et qu'on double le pas î Seigneurs de la corne droite
et de la corne croche, vrais diables de vieille roche, apportez-moi vite ici
les gueules de l'enfer. A vrai dire, l'enfer a plus d'une gueule, et sait en-
gloutir chacun selon sa convenance et sa dignité. Cependant, même en ce
jour suprême, l'avenir finira par perdre aussi tout préjugé.
(La gueule effroyable de l'enfer s'ouvre k gauche.)
Les mâchoires s'entre-bâillent; de la voiite du gouffre ruisselle avec fu-
reur la lave ardente, et dans les vapeurs du fond j'aperçois l'éternel em-
brasement de la cité de feu. Le rouge incendie souffle et gronde jusqu'aux
dents; les damnés, implorant leur salut, arrivent à la nage; mais l'hyène
colossale se referme, et les voilà replongés dans leurs sentiers brûlants. Dans
les coins on ferait encore bien des découvertes. Tant d'effroyables choses
en un si étroit espace ! Vous faites bien, en vérité, d'épouvanter les pécheurs,
pour qu'ils traitent ensuite tout cela de mensonge et de fantasmagorie.
(Aux diables obèses de la corne courbe et droite.)
Vous, maroufles pansus aux joues de feu, qui si bien flambez, engraissés
que vous êtes du soufre de l'enfer, épais lourdauds à la nuque engourdie,
épiez là-dessous si vous voyez luire un brin de phosphore ; c'est l'àme, la
Psyché ailée; plumez-la, soudain il ne restera plus qu'un vilain ver. Je la
timbrerai de mon estampille; puis, en roule avec elle dans les tourbillons
de feu !
Guettez les régions inférieures, grosses outres, c'est votre affaire. Dire
qu'elle habite là, on n'en est pas encore bien sûr; cependant il lui arrive
de se loger volontiers dans le ventre ; ainsi prenez garde qu'elle ne vous
(îchappe de ce côté.
(Aux diables efflanqués de la corne longue et courbe.)
Vous, escogriffes, gigantesques tambours-majors, fouillez l'espace, tra-
vaillez sans répit des bras et des griffes, afin de la saisir au vol; il n'y a pas
de doute qu'elle est mal à son aise dans sa vieille masure : le génie tend à
s'élever aux régions supérieures.
LA TROrPE CELESTE.
Saintes phalanges ,
Frères des anses,
336 FAUST.
Bluuds messagers,'
Portez la vie
Aux affliges
Dont le cœur prie !
Glissez, fuyez
D'un vol agile ;
Vivifiez
La froide argile,
Blonds envoyés !
Et dans l'espace
Laissez la trace
De vos ardeurs ;
Versez la grâce
Dans tous les cœurs!
Méphistophélès. J'entends un bruit discordant, des sons désagréables;
cela descend d'en haut, en môme temps qu^in rayon délesté. C'est cette
race hermaphrodite que les sacristains afl'ectionnent. Yous savez comme
dans nos élucubrations scélérates nous méditons la ruine du genre humain,
et tout ce que nous avons jamais imaginé de plus infâme, votre piété s'en
accommode. Ils viennent en tapinois, les drôles: ils nous ont ainsi filouté
plus d'une àme, et nous combattent un peu avec nos propres armes, car ce
sont des diables, eux aussi, seulement encapuchonnés. — Perdre la bataille
ici, ce serait vraiment pour vous une honte éternelle; approchez-vous du
tombeau et tenez ferme.
CHOEUK DES ANGES, Semant des roses.
Roses ardentes.
Incandescentes,
Pures, tlottantes
Au gré des airs,
Lnmaculécs,
Roses ailées
De bourgeons verts ;
Roses de flamme
Qui donnez l'âme
Et le désir ;
Epanouies,
Tombez en pluies,
Allez fleurir !
Qu'un printemps pousse
Vermeil et frais ;
Il dort en paix.
Joncliez la mousse
De vos débris ;
Portez-lui, roses.
Toutes les choses
Du paradis !
Méphistophélès, aux diables. Pourquoi vous baisser et tressaillir? Est-ce
donc là la contiime de l'enfer? Allons, tenez ferme, et laissez-les faire. Cha-
DEUXIÈME PA KT IE. 557
quo compère à sa place! Ils pensent peut-èlre qu'avec celle averse de
Heurs, ils vont enneiger les diables ardenls. Patience! à voire haleine tout
ceci va fondre et se racornir. Donnez du vent, soufflets d(! forges; assez,
assez ! les vapeurs que vous exhalez font soudain pâlir tout l'essaim. Pas si
fort, donc! fermez vos mufles et vos narines. Vraiment! vous avez soufflé
trop fort; ne comprendrez-vous rien à la mesure? Les feuilles, qui ne de-
vaient que se rider, noircissent, sèchent et se consument. Voilà l'averse qui
flotte vers nous dans les plis de ces flammes empoisonnées. Allons, marchez
à rencontre, serrez ferme vos rangs! Oh ! leur force s'évanouit, leur cou-
rage s'en va ! les diables ont flairé la trace d'une flamme étrangère.
Fleurs lumineuses,
Flammes heureuses,
Tout à l'entour .
Portez l'amour !
Le cœur se pâme
Verbe de l'Ame ,
Éther de flauime.
Partout le jour !
Méphistophélès. Malédiction ! honte à de semblables brutes ! Voilà main-
tenant les diables qui marchent sur la tète; les lourdauds font la rone et
tombent en enfer le derrière en avant ! Allez, et que le bain de feu vous
tienne en joie! vous ne l'avez pas volé. Quant à moi, je demeure à mon
poste.
(Se débattaut au milieu d'un déluge de roses.)
Arrière, feu follet! Oui, va, brille, brille plus fort, je te tiens, glu vis-
queuse et frivole. Eh bien ! qu'a-t-il à voltiger encore? Veux-tu bien dé-
ouerpir ! Malheur! il me presse la nuque; c'est de la poix et du soufre.
LES ANGES [chœur).
N'allez, Ö l'rères,
Que vers la sphère
Qui vous lonvient.
Gardez-vous bi^n
De toute chose
Qui trouble et cause
L'ennui morose
Au cœur chrétien;
Et s'il arrive
Par force vive
Qu'elle entre en vous,
(Test à nous autres,
Anges, apôtres,
D'y veiller tous.
358 FAUST.
Au saint empiie
Des firmaments.
L'amour n'attire
Que les aimants!
Ma tète est en l'en ; mon cœtir, tout mon sang brûle; élément fait ponr
dompter les tliables! plus pénétrant que les flammes de l'enfer! Âh !
voilà donc pourquoi vous gémissez si lamentablement, infortunés amou-
reux qu'on dédaigne, et qui vous donnez des torticolis à guetter un coup
d'oeil de l'objet adoré!
Et moi, pareille cbose va-t-elle m'arriver? Qui donc attire mon regard
par-là? ne suis-je pas en guerre ouverte avec tout ce côté? De tout temps
leur vue cependant me fut odieuse ; un principe étranger m'aurait-il donc
pénétré? En effet, il me semble que j'ai plaisir à les contempler, ces chers
enfants. Quel pouvoir m'empêche de maudire? et si je me laisse ensorceler,
qui sera le fou désormais? Les drôles que je hais, je les trouve par trop
charrtianls!
Dites, beaux enfants, n'êtes-vous pas, vous aussi, delà race de Lucifer?
Vous êtes si gentils! D'honneur, je vous embrasserais, et m'est avis que
vous venez à propos : je me sens si bien, si naturellement bien en votre
compagnie, qu'il me semble vous avoir déjà vus mille fois, et puis j'ai de
secrets désirs de chatte en amour. Plus je les considère et plus je les
trouve beaux. Approchez-vous; oh! de grâce, un regard M
( Les anges se répandent partout dans l'espace.)
LES ANGES.
D'où viens que tu t'enfuis devant notre cortège"?
Nous approchons de toi, reste donc si tu peux!
Méphistophélès, refoulé ju3(] ne sur le proscenium. Vous nous traitez d'(;s-
prits damnés ; mais vous êtes, vous, les vrais maîtres sorciers, car vous
ensorcelez l'homme et la femme. Maudite aventure ! C'est donc là l'élé-
ment de l'amour! Tout mon corps est en feu, à peine si je sens. que ma
nuque brûle. Vous voltigez de-ci et de-là. Abaissez-vous un peu; laisst^z
urendro à vos membres suaves des airs tin peu plus profanes. ("(M'tes, le
^ Goctlie insiste sur cette humeur lascive du chat, qu'il attrihue à Méphistophélès. Déjà, dans la
première partie, il en était question : « Je me sens comme la chatte ci'llauquce, qui se frotte encore
contre les gouttières. en glissant le long des murs; en tout hien tout honneur, au moins; envie de
larron et chaleur de matou. » Mé])histopliclès est ici le vrai diable de la légende catholique; il n'a
rien autour de son front de ce ténébreux bandeau, de ce signe de fatalité que le beau Lucifer de
Milton emprunte au paganisme des Grecs. Il n'intéresse pas, il ne séduit pas, il n'aUire ])as les
âmes vers l'abinie par une sorte d'influence sympathi(iue ; il les y pousse avec rudesse el puissance.
Méphis'ophélès, c'est la force du mal subissant la nécessité d'uiu' incarnation inférieure et grossière,
le génie de l'ange déchu empéiré dans le malérialismc de la brute. Saus cela, sans celle bestialité
qui l'accable, le mal régnerait seul sur le monde ; il envahirait le ciel ; il serait dieu. Heureusement,
et cela dans ses plus audacieuses tentatives, sa nature basse et dégradée perce toujours par quelque
point : c'est le pied de cheval, la puanteur du bouc, la luxure du chat, etc.
DEUXIÈME PA KHK. 539
sérieux vous sied à ravir ; mais j'aiiiuirais (anl à vous voir sourire, ne
fût-ce qu'une fois! vrai, j'en aurais une extase él(îrnelle! J'entends celte
moue que l'ont les auioureux qui clignent : uu léger pli à la bouche ; Voilà.
Toi, surtout, grand gaillard, je t'aime; seulement cette mine de sacristain
n'est pas à mon gré; voyons, regarde-moi d'un œil légèrement lascif.
Vous pourriez fort bien moins cacher vos formes, sans blesser les conve-
nances; cette longue chemise qui vous enveloppe me paraît ultra-morale,
ils se tournent. Vus ainsi, les fripons sont aussi par troj) appétissants.
CHOEUR DES ANGES.
Vive étincelle
Du pur amour,
Tourne ton aile
Vers le séjour
De la lumière !
Que 'sur la terre,
Dans l'univers,
La voie honnête
Seule rachète
Le cœur pervers ;
Qu'il se délivre
Du Tentateur,
Afin de vivre
Dans le grand chœur'
Méphistophélès, revenant à lui. Que se passe-t-il donc en moi? —
Comme Job, je ne suis qu'ulcères; je me fais horreur à moi-même; mais
comme lui je triomphe au spectacle de mes infirmités. Je veux ne compter
que sur moi-même et ma race. Les parties nobles du diable sont intactes.
Cette folle étincelle d'amour n'a touché que la peau; déjà les damnées
flammes sont consumées, et, comme il me convient, je vous maudis tous
ensemble tous tant que vous êtes.
CHOEUR DES ANGES.
Ardente extase !
Celui qu'enlin
Ton souffle embrase
Se sent divin.
Tous en phalanges
Montez vers Dieu !
Que vos louanges
Brûlent du ieu
D'un saint déiir.:» !
Le ciel est bleu,
L'àme respire !
(Ils s'élèvent emportant la partie immoi-lellc de Faust.)
Méphistophélès, regardant autour de lui. Là! comment? où sont-ils
passés? Race d'enfants, tu m'as dupé ! Us s'envolent vers le ciel avec leur
proie. Voilà donc ce qui les affriandait autour dé celte fosse. Un grand
riiO FAUST.
trésor, un trésor unique m'est ravi. L'âme sublime qui s'était liée à moi,
ils me l'ont traîtreusement soufflée. A qui me plaindre, maintenant? qui
me rendra mon bien? Ils t'ont trompé dans tes vieux jours, mais aussi
conviens que tu méritais l'accident qui t'arrive. J'ai agi comme un maître
sot, et perdu bonteusement ma peine. Un désir vulgaire, une absurde
amourette prendre ainsi le diable bardé de poix! et qu'avec tant d'expé-
rience un compère de mon espèce donne dans de pareils enfantillages! en
vérité^ cela peut s'appeler finir par une bonne folie.
RAVIINS, BOIS, ROCHERS, SOLITUDE.
SAINTS ANACHORÈTES,
DISPERSÉS SUR LE HAUT DES MONTAGNES ET CAMPÉS DANS LES CREVASSES DU GRANIT.
LE CHOEUR ET l'ÉCHO.
Au gré des vents qui tourbillonnent
Les bois flottent sur le granit
Où les racines se cramponnent;
Les grands arbres qui le couronnent
Montent épais jusqu'au zénith.
L'onde s'émeut et cherche l'onde;
La caverne s'ouvre profonde,
Et le lion silencieux
Rôde paisible et solitaire,
Honorant le sacré mystère,
Mystère d'amour de ces lieux !
PATER EXTATicus, flottant de haut et d'en bas.
Ardeur de la flamme divine,
Liens d'amour, liens de feu.
Apre douleur de la poitrine,
Écumant appétit de Dieu!
Flèches, traversez-moi !
Lances, transpercez-moi !
Chênes, écrasez-moi !
Eclairs, foudroyez-moi I
Que l'élément périssable et funeste
Tombe sans retour.
Et que de mon être il ne reste
Que l'étoile ardente et céleste ,
Noyau de l'éternel amour !
PATER PROFUNDUS. — Région basse '.
Ainsi que la roche éternelle
Pèse sur l'abîme profond ,
' Peut-être aussi faut-il voir dans ces indications, région basse, région mtermédiaire, une allu-
sion aux li.d)itudes de certains ordres religieux qui s'établissent de préférence dans les vallées ou sur
les hauteurs.
BiTiMidii» v.illc«, Bi'nrdicliis colle? amalwl.
liiT ■:"'r v^r' m ü; .■rî^KP
DEUXIÈME PARTIE.
Comme le flot nu flot se mêle
Pour l'alVreuse inondation,
Comme le cliônc magiii(i(iue
Se porte dans l'air tout d'un coup
Par sa propre force organi(jue,
Tel l'amour puissant, sympathique,
Qui forme tout et noui'rit tout.
Autour de moi j'entends un bruit sauvage, immense,
Comme si les forêts et les granits géants
Ondulaient dans les cieux, pareils aux océans !
Et pourtant au milieu du fracas, l'abondance
Des flots tumultueux avec amour s'avance
Au vallon, appelée à féconder les champs.
La cascade qui tombe, et le divin tonnerre
Qui sillonne l'espace et purge l'atmosphère
Des pesantes vapeurs qui nous voilaient le jour,
Que sont-ils donc, sinon des messagers d'amour?
Ils annoncent à tous cette force profonde
Qui, toujours en travail, enveloppe le monde.
Oh ! qu'elle embrase donc mon sein, où mon esprit,
Triste, inquiet, glacé, souffre et s'appesantit.
Misérable, enfermé dans l'étroite barrière
Des sens, et tout meurtri des chaînes de la terre !
Apaise mes pensers. Seigneur! que ta clarté
Illumine mon cœur en sa nécessité!
Pater seraphicus. — Région intermédiaire.
Quelle vapeur purpurine
Ondule dans les cheveux
Des sapins de la colline !
Ah î je pressens, je devine :
Ce sont les enfants bienheureux
Qui flottent dans la lumière,
C'est le jeune chœur des Esprits î
CHOEUR DES ENFANTS RIENHEIREUX.
Où donc allons-nous? Oh! dis.
Dis-nous qui nous sommes. Père !
Nous sommes heureux ; à tous,
A tous l'être est si doux !
PATER SERAPHICI'S.
0 VOUS qu'attirent les lumières.
Enfants nés à minuit, Esprits
Et sens à peine épanouis.
Perdus aussitôt pour vos mères,
Aux anges aussitôt acquis ;
Vous sentez donc le voisinage
D'im être plein d'amour? Eh bien!
Approchez vous, ne craignez rien.
Heureux enfants, morts avant l'âge.
Vous n'avez aucun sentiment
Des rudes sentiers de la terre.
Descendez tous dans ma paupière,
Petits, et mettez librement
ôi2 FAUST.
Mes organes à votre usage
Pour contempler ce paysage!
'Il les prend en lui '. )
Voici des arbres et des monts,
Voici des pics couverts de neige,
Le torrent qui roule, et s'abrège
Les âpres chemins par ses bonds.
LES ENFANTS BIENHEUREUX, du fond de soii cevveau.
C'est beau, mais quelle morne place !
Quel lieu sauvage et plein d'horreur!
Nous avons froid, nous avons peur ;
Bon père, oh ! laisse-nous, de grâce.
Prendre notre vol danä l'espace !
PATER sEiiAPHicus, Isur donnant la volée.
Montez vers les plus hauts séjours,
Aux derniers cercles de lumière;
Croissez à votre insu toujours,
Selon l'éternelle manière.
Attirés plus haut, dans le bleu.
Par l'émanation de Dieu;
C'est la nourriture de l'àme
Qui flotte dans l'éther en flamme,
La sainte révélation
De l'éternelle efl'usion
Qui seule prépare le vase
Où doit se répandre l'extase.
CHOEUR DES ENFANTS BIENHEUREUX, tourbUlounant outour des plus hauts sommets.
Joignez vos mains
Pour une ronde,
0 troupe blonde !
' Il s'est rencontré, au dernier siècle, un homme d'un grand fonds d'érudition et d'expérience,
qui rêvait tout éveillé des habitants des planètes et des étoiles. Il tenait commerce avec les Esprits,
et parlai! avec eux une langue idéale. Ceux-ci voyaient à travers ses yeux (car autrement, ainsi
qu'il le dit lui-même, ils ne pourraient rien voir des choses de ce monde). Il sentait leur présence
dans telle ou telle partie de son corps, principalement dans son cerveau. Il vécut trente ans de la
sorte. Je veux parler d'Emmanuel Swedborg (qui reçut, en 1719, avec des titres de noblesse, le
nom de Swedenborg), fils d'un évêque suédois, et né en 1619. Dès son enfance, on disait déjà de
lui qu'il causait avec les anges. Lui-même, il a décrit l'état dans lequel il se trouvait au moment de
ses visions. Il y en avait de trois espèces : la première (qu'on pourrait appeler la vision ordinaire,
paisible), pendant laquelle il s'entretenait avec les Esprits, qui lui apparaissaient ou qui venaient
se loger dans quelque partie de son corps ; la seconde, moins commune, pondiuit laquelle tous ses
sens s'émouvaient progressivement jus(|u'à l'enlhousiasme prophétique; la troisième endn, la plus
rare, lorsque, ravi par l'Esprit, il traversait en un clin d'œil, avec la rapidité de l'éclair, des sujets
et des régions innombrables. Qui ne reconnaît, dans cet illuminé du dernier siècle, le type de ce
personnage mystique de Goethe qui prend dans son cerveau les Enfants de Minuit, et leur fait voir
le monde qu'ils ignorent, à travers le miroir de ses yeux, puis leur donne la volée vers les limbes?
Symbole merveilleux de l'amour qui s'oublie lui-même, et dans son abnégation sublime s'efforce
d'élever les autres! VoiLà comment, grâce à ce sens que Goethe possède à un si haut degré, et que
je nommerais volontiers le sens de la localité, la poésie tire profit des plus étranges écarts de la
raison humaine. En efl'et, les actes de la folie ne sont guère que des actes déplacés. Tirez-les du
centre où ils s'accomplissent, pour les transporter dans une catégorie régulière, et vous les verrez
subitement changer de face. Nul au monde n'a jamais mieux compris que Goethe cette impassibi-
lité du grand poète, assis au fond de son Olympe, et qui prend çà et là, dans le chaos, des élé-
nicnls qu'il classe et coordonne.
UKUXIKME PAUTIK. r,i5
Cliantcz sans (in
Dos chœurs divins.
Do joie iiriniense
Tressaillez tous !
Instruits d'avance,
Confiez-vous!
Le roi des anges
Qu'en vos louanges
Vous célébrez,
Tous, dans sa grâce.
Ravis, en face
Vous le verrez !
LES ANGES, ßoftcmt datis une atmosphère supérieure^ emportent la partie immortelle de faust.
Salul et gloire ! il ressuscite,
L'Ilote du monde des Esprits!
Celui qui sans cesse milite,
Nous pouvons l'absoudre à ce prix ;
Et si la grâce sollicite
Pour son salut du haut des cieux,
La phalange des Bienheureux
Prend son vol dans l'ardente nue,
Et célèbre sa bienvenue,
La joie au cœur et d.ms les yeux.
LES ANGES NOVICES.
Ces fraîches roses dispersées
Par vos mains, blanches trépassées
Que l'amour a canonisées.
Nous ont aidés, nous Chérubins,
A ravir vers les pures flammes
Cette âme, le trésor des âmes,
Que nous portons au Saint des Saints.
Elles ont vaincu les armées
Des anges rebelles au Ciel;
Au lieu d'un brasier éternel
Et des peines accoutumées,
Les noirs démons ont, à leur tour.
Senti le tourment de l'amour.
En son indilférence feinte,
Satan en a subi l'atteinte.
Frères, et sa dernière plainte
Roule au sein des gouffres profonds.
Alléluia ! nous triomphons !
LES ANGES ACCOMPLIS.
Nous avons un terrestre reste.
Pénible à porter dans l'azur;
Serait-il même d'asbesto,
Il est impur.
Quand la puissance profonde
De l'Esprit (|ui crée et fonde
Attire à soi pour un monde
Les éléments.
Nul ange des firmaments
Ne peut rompre d'aventure
L'étroite et ilonhle nature,
344 FAUST.
\i la dissoudre ù plaisir :
L'amour ôtcrncllc et pure
Peut seule tout désunir.
LES ANGES NOVICES.
Parmi les vapeurs du nuage,
Tout autour du pic des granits,
Je sens comme un essaim d'Esprits
Qui s'émeut dans le voisinage.
Mais le brouillard devient plus clair,
Et j'aperçois la troupe agile
Des Enfants Bienheureux qui fde
Dans le liquide azur de l'air.
l 'bres des terrestres cilices,
Groupés en chœurs,
Ils se baignent avec délices
Dans la rosée et les prémices
Des mondes supérieurs.
Et d'abord laissons-LE, mes frères,
Au début de l'ascension,
Traverser les premières sphères,
Confondu dans leur légion.
(Ils passent la partie immortelle de Faust aux Enfants Bienheureux, qui se chargent de l'initiation.)
LES ENFANTS BIENHEUREUX
Nous recevons avec joie
Cette chrysalide en proie
A son travail glorieux ;
C'est un gage précieux
Que votre amour nous envoie.
Délivrez-le des flocons
Qui l'environnent encore ;
Déjà la céleste aurore
L'éclairé de ses rayons.
DOCTOR MARIANUS ', dcms la cellule la plus élevée et la plus pure.
D'ici la \ue est profonde.
L'esprit Hotte entre le inonde
Et l'Éternel.
Mais, dans la nuée en flammes,
J'aperçois de saintes femmes
Qui vont au ciel.
J'en vois une qui rayonne.
Au milieu, sous sa couronne
D'astres en fleur :
C'est In patronne divine,
' Doctor Marianus, né eu Ecosse en 1022; à dater de lOril, moine allemand. Il écrivit une
chronique du monde depuis la création jusqu'en l'an 108.", en trois livres, et passa sa vie, en véri-
table reclus, au fond d'une cellule isolée, sans entrer en commerce avec les autres moines, absorbé
par l'étude et les exercices de piété. Il fonda le cloître de Saint-Pierre-des-Bénédictins à Keyens-
bourg, et la légende raconte qu'un soir, la lumière étant veiuie à lui manquer, comme il conti-
nuait d'écrire dans les ténèbres, les trois doigts de sa main que le travail de la pliune ne tenait pas
occupes se mirent aussitôt à resplendir comme trois chandelles, et toute la chambre en l'ut .lussitôt
éclairée. Ou l'appelle aussi i)(»(,rou srnrii.is, l'apologiste subtil de l'Immaculée Conception.
DEUXIÈME PARTIE. 545
La Reine, je le devine
A sa splendeur.
(Dans le ravissement.)
Souveraine Immaculée
De l'univers,
Sous la coupole étoilce
Des cieux ouverts,
Laisse-moi, dans la lumière
Du ciel en feu,
Lire ton divin mystère,
Mère de Dieu !
Consacre la tendresse austère
Qui met tous les cœurs en émoi, ,
Et, dans l'extase et la prière.
Les entraîne au-devant de toi.
Notre coiirage est indomptable
Quand tu règnes dans notre sein.
A ta voix, déesse inefi'able !
Notre courroux s'endort soudain
Comme la vague sur le sable.
Vierge dans le sens le plus beau !
Pure et sainte, Mère adorable !
Souveraine au royal bandeau
Cboisie entre les Bienheureuses,
Qui, dans les sphères lumineuses.
Avec Dieu marches de niveau' !
Autour d'elles flottantes.
Tremblotent des vapeurs :
Ce sont les légers chœurs
Des blondes pénitentes
Qui, buvant l'air si doux
De l'espace,
A ses genoux
Demandent grâce.
Reine de pureté !
Vierge impeccable et sainte.
Tu peux laisser sans crainte
Venir à ton côté
Ces douces pécheresses
Aux faciles faiblesses.
Qui se hâtent vers toi
Avec amour et foi !
Succombant à leur convoitise.
Leur instinct n'a pas résisté. ^
Voir, comme pendant à cet hymne du docteur catholique, l'admirable canzone de Pétrarque :
Vergine saggia, e de! bel numéro una
Delle béate Vergini prudenli;
Anzi la prima, e con più chiara lampa :
0 saldo scudo deir afilile genli.
C.onlra colpi di morte e di forluna,
Sotlo 'I quai si trlortfa, non pur scampa:
0 refrigerio al cieco ardor, ch' avvampa
Qui fra mortali soiocchi, etc.
346 FAUST.
Nul de ses propres mains ne brise
Les liens de la volupté.
Le pied, hélas! tourne sans peine
Sur le sol glissant et lustré ;
Un regard flatteur nous enchaîne !
Le cœur est bientôt enivré
Au l'eu d'une brûlante haleine !
MATER GLORIOSA ])lane dans l'atmosphère.
CHOEUR . DES PÉNITENTES.
Des plus hauts cieux,
De l'Empyrée,
Vierge adorée,
Entends nos vœux,
Toi, sans pareille,
Rose vermeille.
Lys glorieux !
MAGNA PECCATRIX.
(Sancti Luca;, vu, 56.)
Par l'amour qui, de larmes pures.
Comme d'uu baume saint, couvrit
Les pieds divins de Jésus-Christ,
En dépit des folles injures
De ce Pharisien maudit ;
Par l'urne abondante et profonde
Qui versa les parfums ambrés,
Par la chevelure qui, blonde,
Essuya ses membres sacrés ; —
MULIER SAMARITANA.
( Sancl. Joliann, iv. )
Par la citerne froide et creuse
Où le vieil Abraham, jadis.
Paissait ses troupeaux de brebis;
Par le vase dont l'onde heureuse
INlouilla les lèvres de ton fils;
Par la source vive et féconde
Qui de là jaillit aussitôt.
Et depuis arrose le monde
Toujours nette et pure en son flot ;
MARIA ^GYPTIACA '.
( Acta Sancloruin. ) • ,
Par la sanglante et froide pierre
Où l'on posa le saint martyr ;
> Cette Marie Égyptienne ne se rencontre pas dans les saintes Écritures; c'est sans douledansles
Ié<-endes {Acia Sanciorum) que Goclbe l'aura trouvée. On la fête d'ordinaire le même jour que
sa!nt Zosime, surtout dans l'église catholique grecque. C'est elle qu'on appelle encore (piolquelois
en Occident Marie la Noire, à cause de son origine égyptienne et des longues années qu'elle passa
dans le désert. Plusieurs l'ont confondue avec la Mère du Cl.rist ; de là cette tradition ridicule qui
veut que la Vierge soit noire ou tout au moins cuivrée, et prétend faire une négresse de la plus har-
monieuse, la plus blonde, et la plus idéale conception qui nous soit jamais venue des cieux dans les
vapeurs d'uu nuage ethéré. — Voici comment la légende raconte sa rencontre avec Zosime, dans le
désert; je cite ici le texte de Sophronius, évèque de Jérusalem, traduit par le célèbre Paulus Dia-
DEUXIEME PARTIE. U^
Par le bras qui , pour m'avertir,
Me repoussa du sanctuaire ;
Par le terrible repentir
Qui dura, profond et sincère,
Conus, du grec en lalin, au temps de Cliarlemagne. 11 est aussi question de cette légende dans les
Probatis sanctorum historiis, du frère Laurentius Surius [Carthusinnus, Col. Agrlpp, IfiTH; foi.
tom. II, p. GG2-72) ; et dans un manuscrit du xv* siècle, enrichi de merveilleuses enluminu-
res : « Dans un couvent de la Palestine, vivait un homme de mœurs irréprochables, de foi su-
blime et d'une austérité sans égale, nommé Zosime. Dès son enfance Zosime avait suivi cette vo-
cation, et maintenant accomplissait sa cinquante-troisième année. Un jour, il lui vint tout <à coupla
pensée qu'il pouvait bien être arrivé au plus haut point de la science et de l'activilé, et n'avoir plus
rien désormais à apprendre sur cette terre. Mais une voix lui cria aussitôt de sortir et de changer de
pays; car la perfection n'est pas de ce monde, et le combat fatal est toujours devant nous, même à
notre insu. Il sortit donc, et, sous la conduite de Dieu, se dirigea vers un cloître situé sur le bord
du saint fleuve Jourdain. Là, il fut reçu comme un hôte, et trouva en vigueur les plus âpres austé-
rités de l'existence : le jeune et la prière, les saints cantiques le jour et la nuit, et l'inexorable mé-
pris des biens de la terre. Jamais les portes du cloître ne s'ouvraient, si ce n'est une fois dans
l'année, vers les premiers temps du Carême, époque à laquelle chacun s'efforçait de se préparer par
des macérations plus rigides encore aux voluptés du saint jour de Pâques. Alors ils chantaient tous
en chœur : « Le Seigneur est mon étoile et mou salut; qui puis-je craindre? » El, munis de quel-
ques minces provisions, ils s'enfonçaient, chacun de son côté, dans le désert, et priaient et jeûnaient.
Cependant, avant le dimanche des Rameaux, tous étaient de retour, et nul n'interrogeait son frère
sur' l'emploi qu'il avait fait de son temps et sur les lieux qu'il avait parcourus. Ainsi faisait Zosime :
il cheminait les jours entiers, dormait sur les sables de feu, et, vivant dans la ferveur et la prière,
demandait au ciel la grâce de rencontrer une âme qui lui portât une édification plus haute. Or, le
vingtième jour de son pèlerinage et vers la sixième heure, il aperçut tout à coup à sa droite comme
une forme humaine. D'abord il tressaillit d'épouvante; card crut à quelque illusion veime de l'enfer
pour le tenter; cependant, après avoir fait un signe de croix, il reprit courage et suivit le fantôme,
qui filait dans l'air du côté de l'Orient. 0 miracle! c'était une fenune, le corps noirci par les ar-
deurs du soleil, et les cheveux crépus et blancs comme une laine autour de sa nuque. Alors Zosime
se réjouit de rencontrer une créature humaine, après tant de jours passés sans voir seulement un
animal, un oiseau traverser ces mornes solitudes, et désira savoir quelle était celte femme. Mais
elle s'enfonçait dans le désert avec plus d'ardeur et de rapidité à mesure que le vieillard rassem-
blait ses forces pour la suivre. « Que peux-tu craindre d'un vieillard debile, pour fuir ainsi ? s'é-
criait-il. Arrête, etme donne une prière et ta bénédiction en Dieu, qui ne repousse aucun pécheur.»
Alors ils firent halte au bord d'une source lane, le vieillard en deçà, la forme lloltaute au delà.
« Abbé Zosime, dit-elle, pardonne-moi au nom du Seigneur; car je ne puis me montrer à tes yeux,
étant femme et dépouillée de tout vêlement ; jelle-moi ton manteau, afin que j'en couvre ma nu-
dité et me rende à ta prière. » Zosime, étonné de s'entendre appeler par son nom, lui jeta son man-
teau en arrière. Alors elle lui dit : « Que veux-tu d'une femme pécheresse? » A ces mots, il tomba
à terre et lui demanda sa bénédiction ; elle aussi tomba sur ses genoux et lui demanda la sienne. —
Longtemps après, elle reprit : « Zosime, il te convient de donner la bénédiction et la prière, car tu
es prêtre et sers l'autel divin. » Mais il lui répondit : « La grâce du Seigneur est au-dessus de toi,
qui sais mon nom sans m'avoir jamais vu ; ainsi, daigne me bénir. » Alors elle le bénit, et tous deux
se levèrent. Ensuite elle se tourna vers TOrient, et, tendant ses mains au ciel, priait sans remuer les
lèvres ; et Zosime s'étonnait de la voir dans l'extase fiolter dans l'air une coudée au-dessus de la
terre, et la crainte et l'épouvante s'emparant de lui, il tomba la face contre terre, en s'éciiant : ci Sei-
gneur, ayez pitié de nous ! » Car il pensait que c'était un Esprit, et non une créature humaine.
Alors, la forme se retourna. « Qui le porte scandale? dil-elle ; je ne suis point un Esprit, mais une
femme pécheresse, baptisée au nom du Seigneur. » Alors le vieillard, s'étant remis, lui demanda de
nouveau qui elle était et comment elle était venue dans celte solitude. Et elle ne refusa pas de lui dire
son histoire, non pour sa plus grande gloire, mais au contraire pour sa plus grande humilité, car
elle n'était qu'un vase d'impureté sur lequel la grâce du Seigneur avait fait des miracles.
« Je suis née en Egypte. A douze aas, je quittai mes parents et vins à Alexandrie. Je ne te dirai
pas comment je perdis mon unocence,el passai, de vice eu vice, dans la plus honteuse débauche; je
rougis encore âla pensée des nsaliables désirs auxquels j'étais en proie. Pendant dix-sept ans et plus
e menai cette vie infâme. Je ne vendis pas mon innoceiue pour de l'or, je n'acceptai même jamai
3i8 FAUST.
Quarante ans sans se démentir;
Par les adieux que sur la terre
J'écrivis avant de partir ; —
Toi qui jamais aux pécheresses
Ne refusas l'accès des cieux,
rien des présents q'on voulait me faire, car, dans la rage effrénée qui me poussait, je pensais aug-
menter de la sorte le nombre de mes amants. Je vivais dans la pauvreté, me nourrissant de quel-
ques racines d'arbres, et cependant me trouvant riche et heureuse dans la plénitude de la volupté.
Un jour, au moment de la marée, je vis une grande multitude de Lesbiens et d'Égyptiens rassem-
blés sur le port. « Où vont ces hommes? » demandai-je au premier venu. Il me répondit : « Ils
vont à Jérusalem pour assister aux fêtes de l'Élévation de la sainte Croix. » Je lui demandai : « Pen-
ses-tu qu'ils consentent à m'cmmener, si je veux partir avec eux? » Et lui reprit : « Si tu as de
l'argent pour payer ton passage, personne n'y mettra d'obstacle. » Je lui dis : a Je n'ai pas
d'argent pour payer mon passage, et cependant je veux partir, et monter un de ces vaisseaux, et
il faudra bien qu'ils m'entretiennent même malgré leur volonté; je me livrerai à eux, et ma beauté
sera la monnaie avec laquelle je paierai mon passage. » Pardonne, digne vieillard, et ne me force
pas de confesser tous les désordres de ma vie. Dieu sait comme je tremble, car ces discours t'of-
fensent et souillent l'air que l'on respire ici. » Cependant Zosime la supplia de poursuivre, et elle :
« Le jeune homme s'éloigna en riant. Je jetai ma quenouille et courus sur le rivage, où se trou-
vaient rassemblés une dizaine déjeunes gens qui me semblèrent faits tout exprès pour mes desseins;
et, m'élançant au milieu d'eux sans pudeur : « Prenez-moi avec vous, en quelque pays que vous
alliez, et je ne serai pas ingrate. » Je tins encore d'autres paroles impudiques, et tous éclatèrent de
rire, et nous gagnâmes de la sorte le vaisseau, qui ne tarda pas à s'éloigner du rivage. Quelle lan-
gue pourrait dire, quelle oreille entendre ce qui se passa pendant celte traversée ! J'inventai des
artifices pour séduire ceux même qui ne voulaient pas de moi ; je leur enseignai les plus honteux
mystères. Je me demande encore comment fit la mer pour porter de si monstrueux scandales, et
la terre pour ne pas s'entr'ouvrir et m'engloutir toute vivante dans ses abîmes. Mais le Seigneur
est plein de miséricorde et ne veut pas la mort du pécheur. Ce fut ainsi que nous arrivâmes à Jé-
rusalem; là, mes jours se passèrent de même jusqu'à la fête, je vécus dans tous les honteux scan-
dales du vaisseau, dans de pires peut-être, attirant dans mes pièges les étrangers et les naturels.
Cependant, le saint jour de l'Élévation de la Croix venu, je me rendis dès le matin au temple, où
le concours du peuple était grand. Je poussai les autres et fus poussée, et pénétrai de la sorte dans
le vestibule jusqu'à la porte. Mais, ô prodige! tandis que les autres entraient, une force divine me
retenait toujours et semblait vouloir m'interdire l'accès du sanctuaire, et chaque fois que je venais
pour franchir le seuil à mon tour, un bras de fer s'appesantissait sur moi, tellement que je demeu-
rai seule dans le vestibule. Alors je me retirai dans un coin, et me rais à chercher dans mon esprit
la cause de ce miracle, et pourquoi je ne pouvais jouir du spectacle de cette Croix qui donne la
vie. Et je descendis alors dans les abîmes de ma conscience, et de profonds soupirs s'élevèrent
de ma poitrine, et mes yeux fondirent en larmes. J'aperçus dans le lieu où j'étais, tout en haut, au
fond de sa niche, une image de la Mère de Dieu ; et, lui tendant les bras, je m'écriai d'une voix
lanieulable : » Vous êtes la plus pure des vierges, et moi je suis dans la fange du péché. Ah ! pre-
nez pitié d'une malheureuse, et faites que pour mon salut je puisse adorer la croix de votre divin
Fils. » Aussitôt mon âme fut apaisée, et je me mêlai à la fonle du peuple. Aucune force ne me re-
tint plus, et j'entrai dans le sanctuaire comme portée sur les (lots. » C'est à ce trait de la légende
que Goethe fait allusion dans ces vers :
Par la sanglante et froide pierre
Où l'on posa le saint martyr ;
Par le bras qui, pour m'avertir,
Me repoussa du sanctuaire.
Alors la pécheresse sh répand en actions de grâces aux pieds de la Mère de Dieu, qui vient de
Téclairer sur les scandales de sa vie, et reçoit d'elle ravcrlissement de se retirer dans le désert.
Elle prend trois pains dans nn sac, et se rend sur les bords du Jourdain, où elle passe quarante-
DEUXIÈME PARTIE. 34'J
Qui, du repentir généreux.
Augmentes encor les richesses ;
Sainte patronne, accorde ici
A cette âme douce et ployée,
Qui s'est une fois oubliée
Sans croire qu'elle avait failli ;
Accorde un pardon infini!
UNA POENiTENTiUM, autrefois nommée gretchkn, s'humiliant.
Daigne, ô glorieuse,
Vers moi bienheureuse,
Tourner ton front propice eu ce beau jour !
Celui que j'aimai sur la terre,
Libre de toute peine amère.
Est de retour.
LES ENFANTS BIENHEUREUX, s'approchaut en légers tourbillons.
En vertu surnaturelle
Il nous passe tous déjà.
Sans doute de notre zèle.
En frère digne et fidèle.
Il nous récompensera.
Certes, nous pouvons le dire.
Aux chœurs du terrestre empire
Bientôt nous fûmes ravis;
Il a, lui, beaucoup appris.
Il va nous instruire.
LA PÉCHERESSE, nommée autrefois gretchen.
Entouré du chœur des Esprits,
Le Novice heureux croit qu'il rêve.
Dans l'Ether, il monte, il s'élève ;
Il entre à peine au paradis.
Et déjà ressemble aux Archanges.
Comme de ses terrestres langes
Il se dépouille peu à peu!
Comme en sa jeunesse première.
Il vient d'apparaître au milieu
De son vêtement de lumière!
Oh! laisse-moi, céleste Mère,
L'instruire dans le pur amour,
sept ans dans la plus âpre solitude, s'infligeant d'affreuses péuileuces, et pénétrant le sens des saintes
Ecritures par l'inspiration divine.
Par ce terrible repentir
Qui dura, profond et sincère.
Quarante ans sans se démentir.
C'est là que saint Zosime la rencontre. Elle le supplie de ne découvrir sa retraite à qui que ce
soit au monde, et de la venir visiter tous les ans. Un jour que le saint homme était assis sur les
bords du Jourdain et pensait à se rendre auprès d'elle, il la vit venir à lui portée sur les eaux.
Trois ans après, Zosime étant allé dans le désert, il la (rouva morte, et lut enfin sur le sable son
nom, qu'elle n'avait jamais voulu lui dire pendant la vie.
Par cet adieu que sur la terre
J'écrivis avant de partir.
Alors il commença de l'ensevelir. Mais la terre était dure, et ses pauvres forces allaient l'aban-
oaU FAUST.
Car le rayon du nouveau jour
Eblouit déjà sa paupière !
MATER GLORIOSA.
Monte toujours plus liaut vers la sphère divine ;
11 te suivra, s'il te devine.
DOCTOK MARIANUS, la face contre terre et priant.
Cherchez ses regards sauveurs,
Pour mieux préparer vos cœurs.
Tous avec gratitude,
A recevoir les ardeurs
De la béatitude.
Et que chaque sens meilleur
Vers toi se convertisse î
Vierge, Mère, Impératrice,
Déesse, sois-nous propice
Dans ta splendeur.
CHORUS MYSTICUS.
Le Temporel, le Périssable,
N'est que symbole, n'est que fable:
L'Insuffisant arriva jus([u'ici.
L'Inexplicable
Est accompli,
L'Inénarrable !
Le FÉMININ ÉTERNEL,
Nous attire au ciel.
donner, lorsqu'il aperçut à ses côtés, étendu sur le sable, un lion puissant, et qui le regardait d'un
air calme. Le vieillard alors conjura la hèle fauve avec un signe de croix, et, lui ordonnant de creu-
ser la terre avec ses ongles, ensevelit Marie. Quand ils eurent fait, le lion s'enfonça dans le désert,
et Zosinie retourna au, cloître, et raconta tout aux frères, qui célébrèrent aussitôt les miracles de
Dieu. Pour Zosime, il vécutdans le cloître jusqu'à cent ans, et s'endormit ensuite dans la paix du
Seigueur.
FINIS.
J
UUUUUUUUUUUVUUUl/VUUUUVVUUUUUUUUUUUUUUUUUUULfUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU
tTÜDE
LA MYSTIQUE.
Les paroles étranges du chœur mystique éveillent l'attention de l'intelligence
et la conduisent de pensée en pensée jusqu'au dernier cercle de la contempla-
tion théologique. Il y a donc un sexe chez les âmes? Quel est cet être féminin? ce
Weibliches- Wesen, auquel Goethe atlril)ue une si haute influence sur le déve-
loppement, les tendances finales, et la transformation, non de Faust seulement,
mais de l'homme? Essayons de pénétrer cette dernière énigme, profonde sans
doute, explicahle pourtant comme bien d'autres, dont une spéculation persé-
vérante ne peut manquer de se rendre compte dans ce fameux second Faust, le
livre aux Sept-Cachets, Das Huck mil sieben Siegeln, comme on dit encore en
Allemagne. Elevons-nous, sur cette échelle radieuse de Jacob que Goethe nous
tend, élevons-nous vers les régions supérieures où le mystère se consomme dans
une atmosphère incandescente, dans cet éthersi bleu, si limpide, si subtil, que
la poitrine humaine le respire péniblement, et qu'il ne vivifie que les pures intel-
ligences, pareil à ces» vents du pays de Grèce dont parle M. de Humboldt, d'après
un ancien scoliaste : « La statuaire a sa patrie en Grèce, parce que là soufflent
les vents les plus purs et les plus subtils. Le sol de l'Attique est aride et stérile,
et cette atmosphère, peu favorable aux produits de la terre, est salutaire aux
âmes des Athéniens. » Lançons-nous sur la trace de Goethe, à travers ces régions
au sein desquelles nous trouverons sans doute de ces contrées semblables à l'At-
tique, où les vents, s'ils ne conviennent pas aux plantes, sont salutaires aux
âmes des Athéniens.
On ne peut s'occuper de ces questions sans penser aussitôt à Dante. L'idée
seule d'un principe féminin intercédant au ciel, d'une DoiXina mystique, symbole
de grâce et d'amour, évoque sur-le-champ le souvenir de l'amant do Beatrix, de
352 FAUST.
ce noble esprit qiruiie feinnie conduil à travers toutes les périodes de son dé-
veloppement grandiose. Ecoutez, au début de la Vita nuova, les paroles dans
lesquelles le poëte décrit l'impression première que fit sur lui l'aspect de Bea-
trix : « Elle'm'apparut vêtue de la plus splendide couleur, modeste et décente,
ceinte de pourpre, et parée selon qu'il convenait à son jeune âge. Au même
instant, je le proclame en toute vérité, l'esprit de ma vie, qui demeure dans la
plus secrète cbambre de mon cœur, se mit à tressaillir si violemment, que cela
se manifesta d'une formidable façon dans les moindres artères ; et il prononça
tout tremblant ces mots: Ecce Deus fortior me veniens dominabitur mihi. Au
même instant aussi, l'esprit de la sensation, qui demeure dans la chambre où
tous les esprits des sens apportent leurs perceptions, commença de s'étonner
puissamment, et, parlant avant tous les autres aux esprits de la face, dit ces mots:
Apparuit jam beatitudo nostra. »
Parcourez l'œuvre entière d' Alighieri, et dites si, dans cette magnifique suc-
cession d'idées, dans ce monde surnaturel, où le divin et le terrestre se rencon-
trent avec tant d'appareil et de puissance, dites si vous ne trouvez point à chaque
pas l'influence irrésistible de ce principe de faiblesse et d'amour que Goethe
exprimait déjà d'une façon sublime, lorsqu'il disait, bien longtemps avant de
songer au chœur mystique : « Dans le plus pur de notre sein habite un désir qui
tend à se donner librement, et par reconnaissance, à quelque être plus haut, plus
pur, inconnu , à se dévoiler celui qu'un mystère éternel enveloppe ; nous appe-
lons cela piété. » — Or, cette piété, cette quiétude sereine, cette pure satisfac-
tion, quand on en vient à réfléchir sur la propriété des sexes, on se demande si
elle ne serait point par hasard le partage absolu, exclusif du principe féminin.
Consultez les langues, ces expressions involontaires de la philosophie des peu-
ples, et vous verrez qu'à peu d'exceptions près, toutes s'accordent là-dessus.
N'est-ce point sous l'apparence féminine qu'elles produisent la plupart des éter-
nelles idées de bien et d'amour, blondes étoiles dont la lumière baigne chaste-
ment le cœur de l'homme, et le dirige à travers les erreurs sans nombre de la
vie? Prenons, par exemple, la vérité, la beauté, la décence, la grâce, la ferveur,
l'inspiration; qui jamais a songé à se représenter ces idées sublimes autrement
que sous le voile de flamme et l'auréole d'or, autrement (jue sous les traits de
vierges saintes ou de mystiques dames? Et la chevalerie au moyen âge ! qu'est-
ce donc, sinon l'introduction dans les mœurs, la sécularisation pour ainsi dire
de ce culte de la femme, de cette influence médiatrice et bienheureuse qui se
personnifie en la Reine des anges, en cette Marie à la fois vierge et mère, symbole
de domination intellectuelle, symbole de celle quiétude intime et profonde qui
n'exhale autour d'elle que fraîcheurs et bénédictions, et s'épanche comme un
baume divin sur les blessures du cœur de l'homme entraîné dans la mêlée des
passions, ou sur les souffrances de la femme embarrassée dans les nécessités d'un
développement inférieur; de cette quiétude toute féminine dans le plus haut sens
de l'expression?
Au moyen âge, le rejeton de la souche barbare se grefi'e sur le tronc à moitié
pourri de la civilisation gréco-romaine ; aussitôt l'arbre se transforme comme
par enchantement; des racines au faîte, une vie nouvelle y circule ; les bour-
geons naissent ; détentes parts de rudes toufl'es s'étendent, à l'ombre desquelles
une régénération se prépare, une régénération qui aura pour terme la recon-
naissuiîcc féminine, la chevalerie, et sa glorification dans l'œuvre des plus no-
DKUXlfeME FARTIK. 550
bles poêles, dans l'épopée de Danle, dont la voix sublime n'iiésile pas à procla-
mer l'esprit d'une femme un être plus fori qui s'avance pour le dominer :
» EccE Deus fohtior me vENiEiNS DOMiNABiTUR MIHI. » El, cliosc élrang(; ! c'est
justement dans celle épo(|ue de tumulte et d'orages où les forces de riiumanilé
semblent plus que jamais se porter au debors, dans un temps où les passions
émues se rencontrent journellement pour les plus effroyables catastropbes, où le
torrent d'une activité qui déborde paraît devoir entraîner les dernières mœurs
dans son cours, que le sens épuré de l'amour, de la véritable destination de l'in-
dividualité féminine prend naissance et donne ses plus belles fleurs de poésie !
Nous parlions de Marie: — quel plus doux représentant l'abandon ineffable en
Dieu, la grâce, la dévotion, l'amour, auraient-ils pu trouver? Le principe éter-
nel que Goetbe exalte au dénoùment de son poëme est partout dans l'barmo-
nie universelle ; l'antiquité l'adore aussi, mais vaguement ; l'antiquité, dans son
panlbéisme incomplet, ne distingue que les instincts : le beau moral luiécbappe;
elle a Cybèle, Isis, Junon, c'est-à-dire le principe de la fécondité, la Mère. Elle
ignore la Vierge. Pour que les deux éléments se rencontrent dans cet Eternel
FÉMININ, idéal de Dante et de Goetbe, il faut qu'un Dieu intervienne et que le cbris-
tianisme se révèle. — Qu'on ne s'y trompe pas, c'est dans celle grâce divine,
dans cette inépuisable clémence, partage de I'Idéal féminin des temps nouveaux,
que repose le secret du culte de Marie. Marie a gagné plus d'âmes au ciel que
tous les membres de la Trinité calbolique. Principe de douceur, d'amour, de ré-
signation, il n'y a point de lutte à engager avec elle. Faust et don Juan peuvent
abdiquer à ses pieds ; quand nous avons résisté à Dieu et aux hommes, quand
nous avons tout bravé, tout insulté, tout flétri, il n'est plus qu'un dominateur
capable de triompher de nous : la faiblesse ! Marie préside aux conversions ; elle
entraîne à sa suite les âmes égarées à travers les ardents labyrinthes du ciel. Le
moyen âge, à vrai dire, n'adore qu'elle; au sein de sa gloire qui l'enveloppe,
à peine si vous apercevez son divin Fils, qu'elle berce dans les langes de son
éblouissante auréole. Ces barbares en font la rose mystique de leurs prairies,
l'étoile de leur firmament; son nom devient topaze, diamant, lis de flamme, au
jardin poétique des litanies. Aujourd'hui encore n'est-elle pas le dernier refuge,
la dernière religion du misérable qui a tout blasphémé ? Voyez le bandit des
Abruzzes, le contrabandista espagnol, le vagabond sansfoi ni loi ; devant quis'age-
nouille-t-il? à qui vient-il porter son hommage ou ses fleurs? Superstition, dites-
vous. Non, mais vague pressentiment d'une mansuétude ineffable, d'une auto-
rité médiatrice qui s'interpose entre le crime et le châtiment ; attraction irrésis-
tible du principe féminin avec lequel il entre en rapport par un reste d'amour,
impérissable clarté qui tremble encore au fond des consciences les plus envahies
de ténèbres.
Elle est l'idée et la forme nouvelle, elle est tout; sans elle vous n'avez point
d'art, vous n'avez ni Dante, ni Piaphaèl, ni Dürer. Puisque nous venons de pro-
noncer le nom du peintre allemand, disons notre pensée à son égard. Dürer est
le seul qui ait compris le sens mystique de la Vierge chrétienne, le seul qui se
soit efforcé de rendre le double principe de vie et d'amour incarné dans celte na-
ture idéale. Le divin Raphaël, tout imbu de la tradition antique, possède sur le
beau dans l'art d'ineffables secrets que le peintre de Nuremberg ignore : mais
si vous laissez un moment la ligne pour l'idée; si, rapprochant ces deux éma-
nations d'un même type, vous vous attachez à découvrir laquelle a conservé les
r^U FAUST.
plus vives senteurs du myslicisme originel, nul doute que vous n'incliniez vers
Dürer. Ici se manifesie ouverlenienirinfluence du génie du Nord, moins préoc-
cupé, comme on sait, de la forme (pie de l'idée, de l'être extérieur (pie du sens
rpii se cache dessous. La Vierge de Raphaël a plus de grâce, d'harmonie et de
beauté ; celle d'Albert, plus d'exislence réelle, de signification, comme on dit en
Allemagne; l'une est l'idéal de la femme, l'autre est le Verbe. Encore une
fois, nous ne discutons pas ici la question d'art; nous ne sommes point assez
épris du paradoxe pour vouloir prouver que Dürer est un plus grand peintre
que Raphaël, à Dieu ne plaise! Ce que nous soutenons seulement, ce qu'on ne
saurait nous contester, c'est que le peintre de Nuremberg est allé plus avant
dans l'inlerprélation de l'idée nouvelle. Les Allemands réfléchissent et combi-
nent, les Italiens chantent: l'harmonie au Nord, la mélodie au Sud. Cette idée
du christianisme, ce double principe, Dürer est le seul qui l'ait compris dans
cette royale femme que des anges et des enfants entourent au sein d'une prairie
harmonieuse. Il n'y a pas jusqu'à ces détails minutieux reproduils partout dans
ses tableaux avec une naïveté si charmante, qui n'aient leur intention bien évi-
dente. Comment, en effet, se méprendre sur le sens de ces beaux lis épanouis,
de ces petits ruisseaux dans les herbes en lleur, de ces lézards, de ces couleu-
vres, de ces lapins amoureux qui foisonnent, de toute celte opulente nature dont
les artistes italiens semblent ne pas tenir compte, et que le peintre allemand
groupe avec tant de soin autour de la Vierge-Mère, du principe d'amour et de vie,
du FÉMININ ÉTERNEL, comme dit Goethe?
On l'aura remarqué, la rudesse des mœurs, l'àpreté sauvage du climat, loin
d'être des obstacles à ce culte d'un idéal féminin, deviennent chez les peuples
des conditions qui le favorisent. Ici encore apparaît dans toute sa vigueur la loi
souveraine des contrastes. Pour que l'Ame entraînée dans le torrent de la vie,
l'âme qu'une activité fatale éperonne, soit attirée irrésistiblement par cette force
douce et profonde qui repose dans le calme d'une béatitude sereine, il faut bien
que celle-ci ait en elle comme une mystérieuse faiblesse, comme un vague sen-
timent d'indulgence précoin^.ue pour cette passion énergiipie et puissante qui
tend vers elle à travers le trouble et la mêlée. Du reste, ce principe, dont la
vierge chrétienne est l'idéal suprême, n'exisle-t-il pas sur la terre? chacun ne
l'a-t-il pas rencontré dans sa vie? Vous le reconnaissez tous, et lui rendez hom-
mage incessamment dans la personne de quelque femme élevée et supérieure qui
vous attire et vous domine, malgré vous (luelquefois, presijue toujours à votre
insu ; à qui rien ne résiste dans sa sphère d'activité, qui règne en même temps
sur l'homme hautain que le joug impatiente, et sur la femme d'un développe-
ment moins avancé, d'une nature moins complète; et cela sans eflort el sans bri-
gue, par un sourire des lèvres, un air du visage, par l'indicible émanation de sa
présen(;e ; être harmonieux qui, sans éveiller jamais les passions, les apaise, les
modère ou les dompte ; el devant lequel il faut s'écrier avec Epiménide: «La
force douce est grande. »
Maintenant Goethe, qui vécut toujours au sein d'une société de nobles fem-
mes, el se lenantloin de l'amour en tant que passion capable de le distraire des
travaux de sa pensée, n'en savoura que mieux les douceurs bonnêl(>s de l'in-
timité ; Goethe ne pouvait méconnaître rinlluence puissante qu'a de tout
temps exercée l'individualité de la femme sur le déveloi)pement de l'huma-
nité. El dans cet (Piivrc d'un demi-siècle, dans rette étiidf^ si vaste el si pro'
DEUXIÈME PARTIE. .Vi.'i
londo d'une amo que le mouvenieiil dévore, d'une âme en Irnvail incessant df)
lulle el de Iransfornialion, l'acliou féminine devait nécessairement occuper une
place marquée. Recherchons mainlenanlde quelle manière celle action se révèle
dans Faust, et comment elle arrive à ses lins.
Et d'ahord étudions la cause, comme dit Shakspere ; tachons de nous rendre
compte de ce Irouhle incessant de Faust, de cet état de misère et de désespoir
dans lequel il nous apparaît dès le déhut du poëme ; tachons de nous expli(|uer
celle tristesse immense qui dévore Thumanilé dans cet esprit puissant. Car
Faust, c'est l'humanilé ; qui en doute '^ L'allégorie commence avec la pièce ; allé-
gorie profonde, auprès de laquelle toutes celles que nous avons rencontrées de-
puis ne sont que fantaisies charmantes el jeux d'esprit ; d'aulant plus réelle
qu'elle ne doit rien aux comhinaisons ingénieuses de l'art, au caprice du mo-
ment ; d'aulant plus vivante qu'elle est pour ainsi dire involontaire chez le poêle.
Ici nous nous arrêtons pour citer les paroles de l'apôtre, ces splendides paroles
que Goethe incruste comme autant de topazes el de saphirs à la croix mystique
de son édifice, et qui d'en haut rayonnent à flots de lumière sur les points les
plus ohscurs et les plus ténéhreux : « Quand je parlerais toutes les langues des
hommes et le langage des anges mêmes, si je n'ai point l'amour, je ne suis que
comme un airain sonnant el une cymhale retentissante ; et quand j'aurais le don
de prophétie, que je pénétrerais tous les mystères, et que j'aurais une parfaite
science de toutes choses ; quand j'aurais encore toute la foi possilde, jusqu'à
transporter des montagnes, si je n'ai point l'amour, je ne suis rien ; et quand
j'aurais dislrihué tout mon hien pour nourrir les pauvres, et que j'aurais livré
mon corps pour être hrùlé, si je n'ai point l'amour, tout cela ne me sert de rien.
L'amour est palienle, elle est douce et bienfaisante ; l'amour n'est point envieuse ;
elle n'est point tumultueuse et précipitée, elle ne s'enfle point d'orgueil, elle
n'est point dédaigneuse, et ne cherche point ses propres intérêts ; elle ne s'aigrit
point, non irrilalnr. »
Et c'est justement cette amour, inetïahle source de toute paix intérieure, de
honheur, c'est cette amour qui manque à Faust au milieu des innomhrahles cho-
ses qu'il possède. De là sa misère. Faust, ainsi qu'on se le figure, doué d'un es-
prit de feu, d'un génie productif sous plus d'un rapport, a grandi parmi les li-
vres et les parchemins, où sa jeunesse s'est consumée dans l'atmosphère humide
et somhre de? salles d'étude, au lieu de se développer au soleil, en plein air,
dans le commerce des jeunes hommes et des helles filles. L'ahstrait, ou plutôt
l'ahstrus de l'école offusque son cerveau ; et pour diversion à celte activité gour-
mande de la tête, pour contre-poids nécessaire, il n'a rien dans le cœur, rien de
celle vie concrète, fraîche et rayonnante de la vie humaine, en un mol. Son es-
prit a fini par évoquer autour de lui un monde, un chaos de connaissances, de
sensations, de formes; connaissances sans application salutaire, sensations qui
ne mènent qu'au désespoir, formes inertes où manque la pulsation vitale, la
chaleur :
Et tu deniaiules encore pourquoi ton cœur se serre avec angoisse dans ta poitrine? pourquoi une
douleur inexplicable arrête en toi toute pulsation vitale, toi qui dans la fumée et dans la moisis-
sure, au lieu de la nature vivante au sein de laquelle Dieu créa les tiomines, n'as autour de toi que
squelettes d'animaux et ossements liumains?
Ce cri d'angoisse que Faust pousse du fond de ses entrailles nous est un garant
5S6 FAUST.
infaillible de l'élévation de sa nature. Il sent le vide infini de son existence; une
ardeur spontanée, un désir inconnu l'entraînent tout d'abord vers un état dont il
ne peut se rendre compte encore. Dès la première scène, les caractères se des-
sinent ; le génie et la sottise, le sens supérieur et le sens bourgeois, Faust et
Wagner, se trouvent en présence, et l'irréconciliable contraste se manifeste par
l'agitation inquiète, le doute aflVeux, la misère de l'un et la sérénité pacifique de
l'aulre. Le sens vulgaire s'accommode à merveille d'une condition vulgaire ; l'es-
prit bourgeois se complaît dans la médiocrité ; il s'y prélasse sans que jamais une
plus haute inspiration vienne le distraire de sa bénévole quiétude. Il n'en est pas
ainsi des nobles natures : l'insuffisance de l'existence ne saurait les satisfaire ;
elles sentent l'imperfection de leur développement ; elles en souffrent jusqu'à en
mourir, et ce martyre douloureux est presque toujours la cuve où s'élabore l'es-
pérance et le pressentiment d'un état plus pur et plus digne. Lorsque le drame
s'ouvre, cette espérance est loin de s'être révélée à Faust :
Il veut du ciel les plus belles étoiles, et de la terre chaque sublime volupté , et, de loin comme
de près, rien ne saurait apaiser l'insatiable aspiration de sa poitrine.
Maintenant, si cette amour de Dieu et des hommes, si cette amour intime et
profonde est le seul port de salut oii puisse se réfugier cette âme incessamment
ballottée entre toutes les tempêtes du désespoir, comment Faust atleindra-t-il ce
port ? quelle main dirigera le gouvernail ? quel vent favorable enflera la voile ? —
Ici encore les souvenirs de la vita nuova nous reviennent à l'esprit, et s'il nous
fallait trouver la solution de ces mystères, nous la chercherions dans ce grand li-
vre où se révèlent à chaque page tant de phénomènes obscurs de la conscience
humaine.
Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprendra que cette amour dont nous par-
lons est ce qu'il y a au monde de plus opposé à toute espèce d'égoïsme, quel
qu'il soit, et que si l'homme n'y atteint que si rarement et si péniblement, c'est
que sa personnalité l'en empêche. Il faut donc qu'il dépouille le sens individuel,
qu'il en sorte, qu'il se place pour ainsi dire en dehors de lui-même, pour se re-
trouver dans un objet plus pur, dans une nature plus complète ; il faut qu'il
brise le lien qui l'attache à lui-même et voile à son âme les délices d'une contem-
plation plus haute. — Il le faut; en même temps se fait sentir ici la nécessité
d'une intervention supérieure. Le bouton ne brisera son enveloppe, la fleur ne
s'ouvrira dans sa gloire qu'à la condition qu'un rayon de soleil descendra du ciel
pour hâter le phénomène de l'épanouissement. L'action souveraine d'une appa-
rition dominatrice, et devant laquelle tout sentiment d'égoïsme s'efface, est donc
indispensable ici. Gardons-nous d'oublier jamais ces paroles de Dante, prosterné
devant Beatrix: ecce deus fortior me venie>s dominabitur mihi. « Bien enten-
du que la manière dont l'âme épouvantée, émue dans ses profondeurs, détachée
presque d'elle-même, se développe ensuite sous cette influence supérieure, varie
à l'infini, selon cha(iue individualité.
Le développement de l'idée d'amour, tel qu'il s'accomplit chez l'homme, tel
que Goethe le comprend dans son poëme, me semble un développement fatal,
un développement (ju'on pourrait i)res(iue appeler organique. Si j'étais pein-
tre d'allégories, d'arabesques, et si je voulais enluminer quehjue mystique par-
chemin d'une vignette en harmonie avec le texte, je représenterais le dévelup-
ment dont nous parlons sous laf ® rme d'un arbre, d'un arbre puissant, étrange,
DEUXIÈME PARTIE. 557
mystérieux, sorti d'une invisible semence. La semence se partage entre les ra-
cines et les feuilles radicales enfouies sous terre; là travaille dans sa délicatesse
extrême le germe de la tige ascendante. La végétation se fait, d'heure en
heure, plus hardie, plus variée, plus riche ; d'abord les rameaux tout verdoyants
de feuilles tendres, puis les lleurs d'azur, puis les fruits de pourpre et d'or; et
tout en haut, dominant le faîte le plus élevé de l'arbre, la rose mystique, point
suprême de l'épanouissement général, la fleur sans étamine, au-dessus de la-
quelle, — semblable à ces lueurs que la fille de Linnée voyait jaillir du lis de
feu, — rayonne une étoile incandescente, symbole de l'idée éternelle, de l'idée
incessamment levée au-dessus des agitations de la vie. — De même l'amour, en tra-
vail de croissance, en état d'épuration, va de métamorphose en métamorphose,
jusqu'à ce qu'enfin, semblable à cet arbre merveilleux, elle unisse à l'apogée
de son développement le ciel et la terre par ses rameaux, qui plongent dans
le sol et s'y nourrissent, et par l'étoile mystique de cette amour en Dieu, qui
relève des mystères les plus profonds de l'âme.
Comme tout cela est admirablement compris dans l'œuvre de Goethe ! Le
principe du mal, tout en travaillant à la perte de Faust, lui fournit involontaire-
ment un moyen infaillible de salut. Tandis que Méphistophélès s'efforce d'irriter
les désirs sensuels, il ne se doute pas que les germes qu'il dépose dans la poitrine
de Faust contiennent aussi les éléments d'une rédemption éternelle. Au moment
où Faust met le pied dans la chambre de Marguerite, un monde nouveau se ré-
vèle à lui; son âme s'épanouit et se dilate à cette atmosphère de candeur et de
virginité. Lui, le vagabond, le maudit, lui partout à l'étroit sur la terre, il res-
pire, il s'apaise; pour la première fois, le sentiment d'un bonheur infini le pé-
nètre, et c'est dans cet espace borné que la révélation s'opère :
Salut, doux crépuscule, ô suave lumière,
Qui de tes purs rayous dores ce sanctuaire !
Saisis mou cœur enfin, douce peine d'amour,
Qui vis en languissant de la tiède rosée
De l'espoir. — Comme ici tout respire à l'entour
Un sentiment de calme et d'ordre, une pensée
De frais contentement ! En cette pauvreté.
Que d'abondance, ô Dieu! que de félicité
Dans ce cachot ! . . . .
Mais ce sentiment ressemble à ces premiers soleils d'avril lorsque l'atmosphère
n'est pas encore faite à l'intensité de la chaleur ; les émanations de la terre se
condensent en épais nuages oîi s'élaborent les explosions électriques, et bientôt
le givre et la neige ramènent les froides impressions de l'hiver. Ainsi d(! Faust. Sa
liaison avec Marguerite ne saurait provoquer chez lui une métamorphose accom-
plie. Celte créature douce et charmante, pleine de grâce et d'ingéiuiité enfantine,
qui, par les trésors de l'âme et les richesses de sa conscience, l'emporte de
beaucoup sur Faust, demeure, au point de vue intellectuel, dans une sphère trop
inférieure pour pouvoir exercer sur lui une action définitive. De nouveaux hori-
zons viennent de s'ouvrir aux yeux de Faust. Son regard a plongé dans des ré-
gions jusque-là étrangères. Mais il en est de ce regard unique comme du coup
d'œil furlif que le voyageur égaré sur le haut d'une montagne jette dans la vallée
en fleurs, à travers une mer orageuse de nuées qui ne se déchire un moment que
pour se refermer aussitôt, plus épaisse et plus sombre. Bientôt l'impulsion fatale,
5S8 FAUST.
inexorable, de son être, l'entraîne de nouveau. La douce apparition dont une idée
d'amour consacre à jamais l'existence, est saisie par le tourbillon qui l'enveloppe
el la brise, du moins quant au temps. Faust s'aperçoit qu'il n'en peut être autre-
ment, et s'écrie au désespoir :
Viens, démon, m'al)régcr le temps de l'angoisse ! que son destin s'écroule sur moi, et que je l'en-
traîne avec moi dans l'abîme !
Et ces paroles s'accomplissent! En vain il s'efforce deporter secours à sa ma-
nière là où désormais il n'y a plus rien à sauver. Le coup tombe. Foudroyé par
celle épouvantable catastrophe, une désolation sincère et profonde le pénètre ;
el comme dans la vie physique d'importants développements organi(pies résul-
tent souvent d'un étal de maladie el de crise, sa douleur morale l'élend sur le
carreau; douleur immense, où viendraient échouer toutes les forces humaines,
et dont la cure réclame rinlervention d'une grâce plus haute.
En effet, la grâce divine laisse tomber un de ses rayons sur l'athlète abattu
dans l'herbe; elle évoque autour de lui les Esprits des rosées, et, sons les traits
d'Ariel, leur donne à son égard de salutaires instructions :
Tempérez les ardeurs de son àme inquiète,
Du reproche cruel éloignez Tafireux dard
Qui brûle et qui déchire, — et de sa conscience
Balayez les terreurs de l'humaine existence!
Maintenant, si l'on nous demandait pourquoi cet homme terrassé se rélève,
pourquoi Faust en rappelle si hardiment de la chute à l'action, à la vie, lorsque
tant d'autres, en pareil cas, demeurent anéantis sans retour, nous dirions que
c'est là tout simplement un mystère dont il faut chercher l'explication dans les
paroles de l'apôtre, dans cette ineffable miséricorde de Dieu dont parle saint
Paul : « Il prend en pitié qui il lui plaît. » D'ailleurs, si l'on y réfléchit, toute
bénédiction, toute force, toute chose vivifiante et lumineuse ne découle-l-elle pas
de la grâce dans le monde élhéré où cette discussion nous transporte? Prenez ce
qu'il y a de plus pur et de plus sacré, ce que chacun admire et glorifie, le déve-
lojjpement d'tme conscience immaculée : qu'est-ce autre chose, après tout, sinon
la grâce échue eu partage à celte àme de marcher sans trouble à son but éternel
et de s'élever à la vérité, libre de toule influence funeste, dans la plénitude de la
foi et la santé de l'être intérieur?
Ainsi, peu à peu, cet homme abattu par sa propre faute renaît à la lumière;
unevie plus variée, plus riche l'enveloppe, élargissant le. cercle de ses idées et
de ses perceptions, jusiju'au moment où l'Empereur en vieulà demander la con-
juration d'Hélène. — Ici commence une métamorphose nouvelle. — Faust, éton-
né, comprend que la puissance du principe fâcheux dont il s'est acquis les services
ne peut suffire désormais ; il comprend qu'il s'agit de pénétrer dans les profondeurs
inlellecluelles, sans réalité, dans le royaume des types de tout être avant toute
existence sensible, dans le royaume des idées de Platon ; et que s'il veut se ren-
dre compte de cette apparition sublime, (jiie dis-je ! l'évotpier, il faut (pi'il s'ap-
proprie l'idée du beau, et s'identifie avec elle. — Les choses ont leur cours. —
Mais selon le précepte de Platon, qui dit que toute philosophie doit commencer
par rélonnemenl, un frisson mystérieux, frisson d'élonnement el de stupeur,
saisit Faust, qui, loin d'en méconnaître le sens, s'écrie avec transport:
DEUXIEME PA HT IE. r,;i9
Le. saisissciiiciit est la nieilloiire partie de l'Iiiimnnitc ; si clicr (|ue le luoiule lasse nayer à
riKiiniiie le sentiiiieiit, saisi, il sent à I'uiuI rinmiciisité du prodif^e.
Ainsi préparéo , l'apparilioii a lien, l'idée du heaii se; maiiilesle sons la forme
classicpie d'Hélène ; car, on le sait, ranti(|iiilé i;T(;c(|iie esl, dans la vie deriinina-
nilé, la période où l'idiîk de beauté s'incorpore ; comme pins lard, au lem[)s du
christianisme, l'idée de miséricorde et d'amour, le verbe ; comme il est peul-
èlre réservé désormais à l'idée de vérité pure de se révéler dans une troisième
période et de se développer aux yeux de tous.
Pour la première fois Faust éprouve, non pinsle cliarme, mais la force, la
puissance, la domination souveraine de la Beauté ; cette idée grandiose, en en-
trant dans la vie, agit sur lui connue la foudre ; il se sent, pour la première fois,
embrasé d'une passion effervescente qui l'entraîne, non plus vers un objet infé-
rieur ou même égal à lui, mais vers (pielque chose de sublime et de divin. Cet
amour d'un objet supérieur, inaccessible, ce sentiment qui ne manque jamais
de développer chez l'homme les plus hautes facultés, le saisit de toute sa puis-
sance, et sur-le-champ, une époque nouvelle s'ouvre. — Foudroyé d'abord par
sa tentative sacrilège de faire descendre l'idéal, le sublime, dans le cercle de la
vie commune, il revientà la charge, il met le pied sur le sol antique, et comprend,
dans le paroxysme de la passion, que ce n'est qu'au sein d'une existence poéti-
que qu'il est donné cà l'homme d'évoquer la pure apparition de l'idée de beauté
et de se confondre en elle. — De là le mystérieux hyménée. De cette union
avec la Beauté, union qui ne laisse pas d'avoir trait à la productivité intellec-
tuelle, sort un génie poétique, un être tout amour et tout feu, que l'impatience,
l'emportement de sa nature, son ardeur effrénée, héritage du père, vont consu-
mer au début de sa course. A peine l'esprit de Faust a-t-il trouvé le calme dans
la possession entière de la Beauté, que d'autres métamorphoses l'attendent, et
nous entendons Hélène s'écrier avant de disparaître :
Une antique parole se justifie, liélas ! par mou exemple. I^e IJonlieur et la lîeauté ne restent pas
longtemps unis ensemble; le lien de la vie comme de l'amour est brisé ; je les déplore, et leur dis
un douloureux adieu.
De la magnili(pie apparili(ui Faust ne retient (jne le voile, nuage éthéré (|ui
porte à la contemplation de la nature, plus calme, plus dispos, Iransliguré,
l'homme dont le développement vient de s'épanouir sous l'influence de l'être
féminin. En effet, appliciuonsnous à nous rendre compte de sa direction nou-
velle, et nous verrons que ses rapports avec Hélène ont eu pour résultat immé-
diat le réveil dans l'àme de Faust de cette aspiration vers une activité pratique,
militante, ininterrompue, jalouse de s'exercer dans les choses de la vie humaine ;
ne l'entendons-nous ]»as, lui, l'homme de la pensée et de la contemplation inté-
rieure, lui à qui toute activité tournée en dehors répugnait si profondément, ne
rentendons-nons pas s'écrier désormais :
Le cercle de ce monde oflVe encore de rcs|)ace pour les grandes actions. Quelque cliose de su-
blime doit s'accomplir ; je me sens eu force pour mie audacieuse tentative: je veux me conquérir le
pouvoir, la propriété : l'action est tout; la gloire, rien!
Cependant, à tout prendre, cette activité n'est encore que soif de mouvement,
fièvre chaude, expansion égoïste qui n'a d'autre but que lui-même ; le trouble
originel règne encore dans son âme justju'au moment où, — semblable à ces
ÔOO FAUST.
rayons de feu qui percent aux heures de l'occidenl le ciel tout noir el obscurci
de nuages, — cclale en sa conscience épouvantée à l'approche du soleil, le pres-
sentiment de l'autre idée du royaume divin, le pressentiment de l'idée du bien.
L'amour, qui d'abord s'est enflammée chez lui pour le bkau, s'enflamme cette
fois pour le bien. Un désir énergique de porter secours à l'humanité, de fonder
le salut et le bonheur de toute une peuplade, anime et passionne son être ; la vo-
lupté de l'amour sociale, de l'amour véritable, embrase sa poitrine, et, dans un
enthousiasme précurseur de l'extase éternelle, il se répand en ces magnifiques
paroles :
Là serait la plus baute conquête! J'ouvre des espaces à des millions d'hommes pour qu'ils y
viennent habiter, non dans la sécurité, sans doute, mais dans la libre activité de l'existence. Des cam-
pagnes vertes, fécondes, l'homme et les troupeaux à l'aise sur le nouveau sol, s'installent le long de
la colline où se rue une population hardie, industrieuse
Oui, je me sens voué tout entier à cette idée, fin dernière de toute sagesse : celui-là seul est digne
de la liberté comme de la vie, qui sait chaque jour se la conquérir. De la sorte, au milieu des dan-
gers qui l'environnent, l'enfant, l'homme, le vieillard, passent vaillamment leurs années. Que ne
puis-je voir une activité semblable, vivre sur un sol libre, au sein d'un peuple libre! Alors je dirais
au moment : Attarde-toi, tu es si beau! La trace de mes jours terrestres ne peut s'engloutir dans
l'Œone. — Dans le pressentiment d'une telle félicité sublime, je goûte maintenant l'heure inellable.
Mais ce moment est aussi le dernier de son existence terrestre, le moment de
sa mort !
On se demande comment il se fait que cette organisation ne s'élève pas plus
haut que le pressentiment de l'amour sociale, comment il se fait qu'il ne lui soit
donné qu'au delà des limites de cette vie d'atteindre cette activité souveraine et
de la mettre en œuvre. Il y aurait bien (|uelque chose à dire là-dessus, mais une
discussion semblable nous entraînerait sans doute trop avant dans le domaine
de la théologie, et le lecteur nous saura gré de ne pas insister davantage. Con-
tentons-nous d'émettre ici nos idées sur le développement ultérieur du person-
nage, sur ce développement suprême, le plus beau entre tous, qui, selon que le
poëte l'a voulu, se laisse pressentir au moment où Faust subit la métamorphose
de la mort. Là, en efl'et, s'ouvre une nouvelle période dans laquelle l'existence
de l'être idéal féminin ne pouvait manquer de jouer un rôle solennel.
Ici commence le mystère. Je comparerais volontiers cette partie du Fansl à
quelqu'un de ces anciens livres de chorals pour l'orgue, où le compositeur se
contente de noter la marche de la mélodie, laissant à l'organiste le soin d'impro-
viser l'harmonie et les variations selon son propre génie et selon les connaissan-
ces qui résident en lui des lois du contre-point el des ressources de son art. — En
effet, celui dont l'intelligence ne surprend pas la vie chez ces pieux anachorètes,
la vie plus palpitante encore dans ces cavernes granitiques que dans les pein-
tures du Campo-Santo de Pise ; celui qui ne saisit pas dans toutes ses transfigu-
rations ultérieures l'idée d'une personnalité envolée aux sphères de l'esprit, qui
ne comprend pas qu'une idée, une monade, après avoir rejeté la forme acciden-
telle, puisse commencer une autre vie, el revêtir, auréole échappée à la mort, un
nouvel état dans lequel les épreuves de l'existence accomplie n'ai)paraisscnt plus
(toute conscience antérieure étant effacée) que comme de laborieux acheminements
vers le bien ; — celui-là est un organiste vulgaire et qui fera bien de se tenir loin
du choral de (ioethe; car dans cette conception extraordinaire, unique sans doute
DEUXIKME PAUTin. 7,01
(lopuis le Paradis do Dnnlo, il ne verrail, lui, qu'un lissu de formes arbilraires,
al)slruse.s, et ne s'élèverail jamais à la coulemplaliou do ce magnili([ue spectacle.
Au contraire, celui que l'éloile de poésie, l'étoile sonore illumine, celui qui
saura évoquer dans sa pensée la symplionie glorieuse contenue dans le texte de
fioetlie, celui-là verra tout un monde élliéré s'ouvrir à lui, celui-là plongera dans
le mystère de chaque vision, et comprendra le sens des Enfants Bienheureux et
la portée que Goethe donne à la transmission entre leurs mains de la partie im-
mortelle de Faust :
Nous recelons avec joie
GoUc clirysalide en proie
A son travail glorieux.
C'est un gage précieux
Que votre amour nous envoie.
Délivrez-le des flocons
Qui l'environnent encore ;
Dcj<à la céleste aurore
L'éclairé de ses rayons.
Cependant un principe manque là encore, principe supérieur dont l'influence
bien connue doit attirer Tàme vers un développement plus pur, plus spontané,
plus individuel. — Une vision nouvelle commence :
Mais dans la nuée en flammes
.l'aperçois de saintes femmes
Qui vont au ciel ;
J'en vois une cpii rayonne
Au milieu, sous sa couronne
D'astres en fleur :
C'est la Patronne divine ,
La Reine, je le devine
A sa splendeur.
Et maintenant voici venir au sein des plus hautes régions, dans la lumière la
plus pure, glorieux et transfiguré, cet être dont l'innocence et la candeur pai-
sible éveillèrent chez Faust, pour la première fois, le pressentiment de la satis-
faction suprême, cet être qui ne faillit que par amour, et dont l'amour racheta
la faute. -- Et quand on y réfléchit, n'était-ce point à cet être jadis nommé Gret-
chen, — qui déjà dans la vie tcircstre possédait plus de vraie science que le doc-
teur dans sa fastueuse érudition, qu'il appartenait de conduire, comme Beatrix
Dante, la personnalité de Faust en travail de transformation, vers la dernière de
ces trois idées primordiales: beauté, bonté, vérité, vers la connaissance de la
vérité divine et suprême? d'autant mieux que 3Iarguerite , en tant que féminin
épuré, glorieux, éternel, est le symbole de cette amour sans l'opération delà-
quelle l'homme, dans le domaine de l'art, de la science ou de la vie, ne saurait
accomplir rien de remarquable ou d'imposant, non plus que s'élever à l'intelli-
gence de l'idée de Dieu.
Ineffable sympathie ! ascension éternelle! Marguerite attire Faust; la Vierge
Marie, la Reine des Anges, attire Marguerite :
Monte toujours plus liant vers la spli^re divine,
Il te suivra, s'il te devine.
4G
362 FAUST.
Echelle de Jacob, échelle d'amour 1 ^
On le voit, loul le secret de réiiigme, s'il y a énigme, esl dans ce mol d'AMOuR,
dans ce Verbe qui plane avec mater gloriosa aux plus pures régions de l'air. Si
vous avez celle révélalion, vous ôles inilié. Il n'en faul pas davantage pour s'éle-
ver sur la Irace du poêle, el le suivre à travers les divagations lumineuses jus-
qu'à ce chœur mystique, dernière topaze placée si haut dans la vapeur et le bleu,
ot dont l'œil de l'intelligence, accoutumé par degrés, aborde sans être ébloui la
t'ansparence incandescente.
Essayons, en terminant, d'analyser mot pour mot ce chœur mystique, expres-
sion de l'œuvre tout entière , mystérieuse et dernière essence de ce magnifi-
que Lotus qui s'est épanoui de nos jours sur le Rhin, el qu'on nomme le poëme
de Faust. — Alles Vergä.ngliciie {lout ce qui passe) ; la vie, l'action humaine,
la terre avec ses voluptés n'est qu'un symbole (ein Gleichniss), une image de la
loute-puissance divine, de l'amour el de la fécondation universelles. L'homme a
beau se creuser l'esprit, tous ses efforts n'aboutissent qu'à des rcsullals qui ne
sauraient le satisfaire, qu'à I'insuffisant {das Unzulängliche). La nature et la
vie ne peuvent conduire à la certitude; le symbole nous élève jusqu'à l'entité
philosophique, jusqu'au souverain bien, à Dieu. L'iivénarrable {das Unbeschrei-
bliche), l'union de l'àrae avec Dieu, le dernier but de toute activité, est atteint ;
ce que l'intelligence ne peut comprendre , ce que la langue ne peut exprimer
vient de s'accomplir par un miracle el par l'effet de celte amour dont le féminin
SUPRÊME (das Ewig-Weibliche) est l'auguste symbole, de celle amour qui seule
peut conduire l'homme à la plénitude de l'être, à l'intelligence complète des idées
de beauté, de bonté, de vérité, qui seule développe en nous le sentiment de
l'harmonie, et nous fait voir dans la création ce magnifique spectacle, cette di-
vine Comédie dont le Seigneur parle aux Archanges dans le prologue.
TROISIÈME PARTIE.
PARALIPOMÈNES.
Cette troisième partie sert, dans la pensée tie Goethe, de complément
aux deux autres : c'est là moins un livre qu'un appendice. Ces fragments,
composés pour la plupart à bâtons rompus, se rattachent chacun à quel-
que scène importante du grand œuvre, qu'ils développent etcommentcnt.
En ce sens, les lecteurs sérieux nous sauront gré d'avoir découvert ces
Paralipomèncft , dernier mot de Goethe sur Faust , et dont on avait jusqu'à
présent ignoré même Texistonce. Cet esprit de suite et d'ordre, cette per-
sévérance inmiuable dans l'idée, qui sont les eminentes qualités du génie de
Goethe, ont atteint, comme on lésait, leur dernier terme dans la confeclion
du poëme de Faust ;cesi bien là l'œuvre de Goethe, l'élaboration de toute
sa vie. Lorsqu'il s'agit de Faust, Goethe ne se contente plus de faire, il veut
parfaire, comme on disait au temps de Charles IX : de là cesfragments ajoutés,
ces idées explétives, ces notes au crayon en marge d'une scène. On remarquera
les développements donnés au caractère de Méphistophélès, le personnage
auquel Goethe revient toujours avec le plus de complaisance, et cette phrase
où le diable finit par rougir de lui-môme et se désavouer en tant qu'Esprit
du mal. Nous appellerons aussi l'attention du lecteur sur la scène de la
conférence, ébauche où la vie universitaire en Allemagne est touchée à si
grands traits _, sur l'exécution fantastique de Marguerite au Brocken. Le
5()i FAUST.
tilre de Paralipomènes que Goethe donne ;i celte partie \icnt de la ßiblc.
C'est un fait, du reste, assez curieux, que cette préoccupation de l'Ancien
et du Nouveau Testament qui règne dans le Faust, dans le second livre
surtout. Les réminiscences abondent à tout instant, les allusions renaissent
d'elles-mêmes. L'intention de Goethe se laisse deviner. La forme éternelle
des livres saints consacre ici l'esprit des temps nouveaux. Nous appelions,
dans notre Essai, le Poëme de Faust l'Évangile du panthéisme; c'est la Bi-
ble que nous aurions dû dire.
LE CABllNET D'ÉTUDE DE FAUST.
Méphistophélès. Pourvu que tu sois doué à l'extérieur, tout s'empressera
vers toi; un garyon qui n'a pas son grain de vanité peut aller se pendre
sur l'heure.
Méphistophélès. Voyez, d'après moi, comment on se présente chez les
gens : suis-je galamment troussé, aussitôt tous les cœurs de venir à ma
rencontre; je ris, chacun rit avec moi. Suivez mon exemple, ne vous en
fiez qu'à vous-même, et croyez qu'il y a quelque chose à tenter ici; car les
femmes, au besoin, pardonnent qu'on leur manque de respect, pourvu
qu'on y mette des formes. Foin des baguettes enchantées et des mandra-
gores ! la meilleure magie est dans la bonne humeur; si je suis d'accord
avec tous, je ne vois pas ce qu'on peut prendre en mal. A l'œuvre donc ,
et n'hésitons pas; les préparatifs me répugnent.
CONFÉRENCE.
La moitié du chœur. L'autre moitié. Tutti des Etudiants exprimant l'é-
tat des choses. Presse, tumulte, flux et reflux d'assistants.
Wagner, opposant. — 11 fait une révérence. Voix isolées. Le Recteur au
Pédelle'. Les Pédclles commandent le silence.
LÉtudiant voyageur s'avance. 11 critique l'assemblée. Voix des Etudiants,
en partie, en chœur. Le chœur bafoue le répondant. Celui-ci se désiste.
Faust — prend la parole, attaque sa vantardise. Le somme d'articuler.
t Surveillant d'université.
TROISIÈME PARTIE. 365
Méphistopiiélès le fait, mais lonil)o aussilôl dans le panégyrique du va-
gabondage, et de l'cxpérienee qui eu résulte.
Chœur, en partie.
Faust. — Description défavorable du vagabond.
Chœur, en partie.
Méphistophélès. — Connaissances qui manquent aux savants de l'école.
Faust. — pwôi aeaurov dans le beau sens. Il somme son adversaire de po-
ser des questions sur l'expérience, se chargeant, lui, Faust, de répondre à
toutes.
Méphistophélès. — Les glaciers. Le feu de Bologne. Fata Morgana.
L'animal. L'homme.
Faust — riposte par cette question : Où existe le miroir créateur?
Méphistophélès — fait une révérence. La réponse à une autre fois.
Faust — ferme la séance. Congédie son monde.
Chœur. Majorité et minorité des auditeurs.
Wagner. . — Sa sollicitude. Une idée le travaille. Les Esprits pourraient
bien révéler ce que l'homme croit ne dire qu'à lui-même.
AUDITOIRE.
CONFERENCE.
Étudiants, du dedans. Laissez-nous sortir! nous n'avons pas mangé.
Celui qui parle oublie de boire et de manger; celui qui doit écouter finit
par s'épuiser.
Étudiants, du dehors. Laissez-nous entrer, nous venons de jouer des
mâchoires; la communauté nous a repus. Laissez-nous entrer, nous vou-
lons digérer ici; le vin nous manque, et l'esprit est ici.-
L'Etudiant voyageur. Sortir! entrer! Eh! pas tant de tapage! Que vous
pressez-vous sur ce seuil? "Ici au dehors faites place, laissez sortir ceux qui
sont dedans, puis vous occuperez la salle vide.
Étudiants. Celui-là est de l'espèce vagabonde. Il beugle, mais au fond il
n'a pas tort.
Méphistophélès. Qui parle de doute? que je l'entende! Quand on veut
douter on n'enseigne pas; quand on veut enseigner on accorde quelque
chose.
3(>6 FAUST,
Méphistopiiélès. Fais ton profit une bonne fois de cet aphorisme, le plus
sage de tons : 11 n'y a pas de secret pour loi dans le total, mais il y en a
un grand dans les fractions.
RUE.
Mépuistophélès. Le jeune maître n'est, à vrai dire, pas facile à mener;
mais, en gouverneur expérimenté, on doit tenir son gibier. Quant à moi,
rien ne m'affecte plus ; je le laisse aller à son caprice pourvu que je puisse
faire au mien. Je crie beaucoup et le laisse agir. S'il arrive une affaire par
trop extravagante, je mets en avant ma sagesse, et je l'en tire par les che-
veux. Mais en même temps qu'on répare le mal, on donne sujet à des folies
nouvelles.
NUIT DE WALPURGIS.
MONTAGNES DU HARZ.
Faust. A mesure qu'on avance vers le nord, on trouve plus de suie et de
sorcières.
Méphistopiiélès. De la musique ici ! et quand ce ne serait qu'une corne-
muse! Nous sommes comme plus d'un noble compère, nous avons beau-
coup d'appétit et peu de goût.
Méphistophélès. Le cher virtuose de Hameln, mon vieil ami! cet excel-
lent preneur de rats! comment cela va-t-il?...
Le preneur de rats de hameln. Très-bien , pour vous servir ; vous voyez
un homme bien nourri, patron de douze vierges philanthropes, en outre...
MONTAGNE DU HARZ.
RÉGION SUPÉRIEURE.
Après l'intcrnièdc. Solitude. Vide. Éclats de tionijic Ites. Éclairs. Tonnerre d'en haut. Trombes
de feu. Fumée horrible. Un roc en sort d'un jet. Peuple immense à l'enlour. Obstacle. Mojeu de
TROISIÈME PARTIE. 567
se faire jour à travers la foule. Danger. Gris. Charit. Ils sont clans le cercle le plus proclic. On y
peut il peine tenir, tant il fait chaud. Qui est le plus proche dans le cercle. Discours de Satan.
Présentation. Investitures. Minuit. Disparition de la fantasmagorie. Vulcain. Rumeur et tumulte
inouïs. Eclat et tempête.
SUR LE PINACLE DU BROCKEN,
Satan sur son trône. Peuple immense à l'cntour. Faust et Mépliîstophélcs dans le cercle le plus
proche.
SATAN, parlant du haut de son trône.
A droite les boucs !
A gauche les chèvres!
Les chèvres.
Les boucs.
Et quoique les boucs
Cependant la chèvre
Ne peut se passer du bouc.
Dans une onction profonde
Honorez tous le Seigneur ;
Il instruit les peuples du monde.
Et les instruit de grand cœur.
Ecoutez sa voix dans l'espace,
Il vous montre la trace
De la vie en sa profondeur,
Et de de la nature. 0 bonheur!
SATAN, tourné à droite.
Deux choses vous sont réparties.
Splendides, grandes, infinies,
Double trésor précieux.
L'or sonore, l'or qui brille ;
L'une procure, l'autre pille.
Heureux
Qui les possède toutes deux !
Que dit notre maître auguste ?
Je suis loin, et n'ai pas toujours.
Toujours bien compris au juste
Son magnifique discours ;
Je n'ai rien d'aventure
Saisi de ses paroles d'or ;
La trace m'est pourtant obscure,
Je ne vois pas la vie encor
De la profonde nature.
368 FAUST.
SATAN, tourne à gauche.
Deux choses splendides pour vous,
Deux choses sans prix, l'or qui hrille
C'est pourquoi sachez tous
Rassasier d'or vos femmes.
CHOEUR.
Prosternés, voilant nos traits,
Aux pieds de la suhlime idole !..
Heureux celui qui se tient près
Et peut recueillir la parole!
Je suis loin pour mon tourment,
Et j'ai beau tendre l'oreille,
Dans tout mon recueillement
J'ai perdu plus d'une merveille.
Qui m'éclaircira la leçon?
Où trouver qui me révèle
Vos traces, vie éternelle.
Et vous, nature sans fond?
MÉPHiSTOPHÈLÉs, à Une jeune ßlle.
Que pleures-tu, mon doux petit trésor?
Les pleurs ici ne sont pas à leur place ;
On te pousse, on te presse, on t'écrase.
LA JEUNE FILLE.
Ah! de erràce !
Si merveilleusement le maître parlait d'or
El de C'était si doux, si tcntlre !...
Mais les grands sont les seuls à pouvoir bien comprendre.
MEPHISTOPHELES.
Ne pleure pas, mon doux enfant;
Et si tu veux savoir ce que le diable entend
Par
SATAN, de face.
Vous, mes filles, vous voilà
Là,
Juste au milieu de ce monde.
Salut à vous à la ronde.
Qui venez de loin , de près,
A cheval sur des balais !
Au jour, vous êtes gentilles,
/i . . .De cette façon
Vous remplirez, ô mes filles,
Toute votre mission !
TROISIEME PARTIE. ZW
AUDIENCES PARTICULIÈRES.
Le MAITRE DES CÉKÉMONiES
X et si je puis, comme je
l'ai sollicilé, régner sans partage sur le royaume, je te baise, quoique dé-
mocrate de race, je te baise, en ma reconnaissance, les griffes, à toi
tyran !
Le MAITRE DES CÉRÉMONIES. Lcs griffcs! c'cst bon pour une fois; il faut
te décidera plus encore.
X. Qu'exige donc le rituel?
Le MAITRE DES CÉRÉMONIES. Vous plaît-il. mcssirc, de baiser...?
X. La proposition ne me déconcerte pas
Que puis-je davantage?
Satan. Vassal, te voilà éprouvé; à cette lieure, nous t'octroyons des
droits sur un million d'âmes; et qui peut louer... du diable aussi bien
que tu l'as fait, ne sera jamais à court de belles flagorneries.
UNE AUTRE PARTIE DU BROCKEN.
RÉGION INFÉRIEURE.
FANTASMAGORIE d' EXÉCUTION.
Foule. Ils grimpent sur un arbre. Propos du peuple. Sol ardent. Le Spectre nu, les mains der-
rière le dos.
Où le sang humain coule à flots,
La chaude exhalaison aide à toute magie ;
La grise et noire confrérie
Y puise une nouvelle vie
Pour des chefs-d'œuvre nouveaux.
Ce qui parle de sang attire notre race ;
Nous aimons ce qui le répand.
De feu, de sang, entourez cette place !
C'est dans le feu qu'il faut verser le sang.
La fille fait l'œil doux et cligne.
Et l'ivrogne boit, — c'est bon signe ;
Voilà du sang à souhait !
Le regard, le breuvage enflamme,
47
570 FAUST.
Le poignard montre sa lame,
Sa lame nue, et c'est fait!
Source de sang jamais seule ne coule,
D'autres ruisseaux viennent s'y joindre en foule ;
Ils serpentent et vont d'un champ à l'autre champ,
Et le torrent entraîne le torrent.
La tête tombe. Le sang jaillit et éteint le feu. Nuit. Bruissement. Bavardage de goitreux. Faust
apprend.
Faust, Méphistophélès. Pour échapper à la suie des sorcières, faisons
voile vers le sud. Mais là tu peux l'attendre à te trouver avec les curés et
les scorpions.
Doux petit air, souffle-nous devant, soufUe-nous à l'encontre, car tu
nous as réjouis dans les sentiers de la jeunesse!
GRAINDE ROUTE.
Une croix sur le chemin ; à droite, sur la colline, un vieux château ; dansl'éloignement, une cabane
de paysan.
Faust. Qu'y a-t-il, Mephisto? quelle hâte! Pourquoi baisses-tu les yeux
devant la croix?
Méphistophélès. .Je le sais bien, c'est un préjugé; mais, une fois pour
toutes, cela m'est en aversion. Personne ne doit sonder ma conscience ; j'ai
souvent honte de ma race. Ils pensent, quand ils ont dit diable, avoir dit
quelque chose de propre.
A LA COUR DE L'EMPEREUR.
THÉÂTRE.
(L'acteur qui joue le Roi paraît être épuise.)
Méphistophélès. Bravo, vieux Fortinbras ! vieille chouette ! le voilà mal
disposé; je te plains du fond du cœur. Allons, du courage ! Encore deux
mots, nous n'entendrons pas de sitôt un roi parler.
Le chancelier. Aussi n'en avons-nous que plus souvent le bonheur d'ouïr
les sages paroles de Sa Majesté l'Empereur.
TUOISIÈWE PARTIE. 571
Méphisïopiiélès. C'est tout autre chose; Votre Excellence n'a que faire de
protester. Ce que nous (lisons, nous autres sorciers, c'est parfaitement sans
conséquence.
Faust. Chut ! chut ! il se ranime.
L'acteur. Va, cygne antique! va! sois béni pour Ion chant suprême
et tout ce que tu as dit de bon. Le mal que tu as dû faire est peu de
chose...
Le maréchal. Ne parlez pas si haut, l'Empereur dort. Votre Majesté ne
semble pas bien.
Méphistophélès. Sa Majesté n'a qu'à ordonner si nous devons cesser. Les
Esprits n'ont, du reste, plus rien à dire.
Faust. Pourquoi roules-tu les yeux autour de toi?
Méphistophélès. Non; je cherche où les sagouins peuvent s'être fourrés;
je les entends toujours parler.
C'est comme je le disais tout à l'heure, un...
L'évêque. Ce sont des idées païennes; j'en ai trouvé de la sorte dans
Marc-Aurèle. Ce sont des vertus païennes.
Méphistophélès. Vices fastueux! d'où je conclus qu'il est jnste que les
prisonniers soient condamnés en masse.
L'Empereur. Je trouve cela un peu dur; que dites-vous, Evèque?
L'ÉvÈQUE. Sans prétendre éluder la sentence de notre Église infaillible,
il me semble cependant que...
Méphistophélès. Pardonner! des vertus païennes ! Je les aurais volon-
tiers punis; mais puisqu'il en est ainsi, pardonnons. — Sois absous, toi,
d'abord, et rentre dans le droit.
(Ils disparaissent sans puanteur.)
Le maréchal. Sentez-vous quelque chose?
L'évêque. Moi, non.
Méphistophélès. Ce genre d'Esprits ne pue pas, messieurs.
A L/V COUR DE L'EMPEREUR.
SCÈNE POSTÉRIELRE.
Méphistophélès. Un médecin de cour doit être bon à tout; nous avons
commencé par les étoiles, et nous finissons par les œils de perdrix.
372
FAUST.
Méphistophélès. Cette race élégante de la cour est au monde pour notre
malheur; qu'il arrive par hasard à un pauvre diahlc d'avoir raison, vous
pouvez être sûr que le roi n'en saura rien.
NUIT CLASSIQUE DE WALPÜRGIS.
Faust. Aiguise les rayons de tes yeux, ta vue est faible dans ces plaines;
il n'est pas question de diables ici, mais partout de dieux!
Méphistophélès. L'œil reclame ses droits. Quel sens ont tous ces païens
nus? A tant faire que d'aimer, j'aime à avoir quelque chose à déshabiller.
Méphistophélès. Si la sagesse pouvait se concilier avec la jeunesse, s'il
pouvait exister des républiques sans vertu, le monde serait bien près de
touchera ses plus hautes fins.
Méphistophélès. Fi ! tu devrais rougir de te consumer après la renommée;
il n'y a qu'un charlatan pour avoir de pareil? besoins. Ne saurais-tu donc
faire un meilleur usage de tes facultésque de te rengorger vainement devant
les hommes? Après un peu de bruit la renommée s'endort, et le même
oubli enveloppe le héros et le sacripant. Le plus grand roi ferme les yeux,
et le dernier chien p sur son trou. Sémiramis n'a-t-elle pas tenu dans la
balance de la paix, de la guerre, la destinée de la moitié du monde? Et dans
son dernier moment ne fut-elle pas aussi grande qu'au premier jour de sa
domination? Cependant, à peine elle succombe aux coups imprévus delà
mort, aussitôt des insectes immondes arrivent de tous côtés par milliers, et
couvrent son cadavre. Celui qui a l'intelligence des choses décentes et con-
venables s'entend aussi à rechercher une modeste couronne dans son temps;
mais qu'un siècle ait passé sur ta gloire, et nul homme ne saura que dire
de toi.
Méphistophélès. Et quand vous vous emportez, qnand vous dites quo
j'en use trop grossièrement avec vous . .
Car celui qui vous dit aujourd'hui la rude vérité, vous la dit pour des mil-
liers d'années.
Méphistophélès. Va ! tente la fortune, et quand tu te seras bien pro-
stitué dans uiu^ lâche hypocrisie, reviens épuisé et perclus. L'homme
TROISIÈME PARTIE. 373
ne comprend guère que ce qui le flatte. Parle, avec les dévots, des récom-
penses de la vertu ; parle avec Ixion, du nuage; avec les rois, de la majesté
de la personne; parle avec le peuple égalité et liberté.
Faust. Cette l'ois encore tu ne m'en imposes pas avec ta profonde rage
acharnée à détruire, ton œil de tigre et ta face puissante ; sache-le donc,
si tu ne l'as jamais entendu : L'humanité a l'ouïe fine; une parole pure
inspire de belles actions; l'homme ne sent que trop ce qui lui manque, et
se rend volontiers aux conseils sérieux. Avec ce point de vue je me sépare
de toi, je reviens bientôt, et triomphant.
Méphistophélès. Oui, va, avec tes belles facultés ! Je me réjouis de voir
un fou se tourmenter pour d'autres fous. Il n'y en a pas un qui ne croie avoir
en soi sa part suffisante de sagesse; ils sentent plutôt quand l'argent leur
manque.
Méphistophélès. La chose qui vous préoccupe et vous travaille est insi-
pide d'ordinaire. Par exemple, notre pain quotidien n'est pas ce qu'il y a
de plus délicat; est-il aussi rien de plus insipide que la mort, et rien de
plus commun?
DEVANT LE PALAIS.
Méphistophélès. Vous épiloguez de plus en plus sur la vie qui s'envole si
vite, et cependant quand on voit les choses au grand jour, sa durée, à la
fin, vous suffit bien.
Méphistophélès. Repose donc à ta place ; ils consacrent le lit de parade, et
avant que la petite âme se dérobe et s'aille procurer un corps nouveau, j'an-
nonce là-haut quej'ai gagné mon pari. Maintenant je me réjouis de la grande
fête, comme le Seigneur l'a donné à entendre.
Méphistophélès. Non, celte fois il ne s'agit ni de différer ni de rester. Le
Grand-Vicaire ' trône d'en haut ; lui et les siens je les connais déjà ; ils sa-
vent me chasser, comme moi les rats.
» Le Christ.
FIN.
AanAAAAAAAaAAAaAAAAf\AAnAAAAAAAAAAAAA/l,;:AAAAAAAAAAnAAAAAAAAnAAr,A
TABLE.
Pages
Dédicace 1.
Essai sur Goethe 3
Avant-Propos du Traducteur 91
FAUST.
Dédicace 95
PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE 95
PROLOGUE DANS LE CIEL 99
LA TRAGEDIE. — première partie 103
LA TRAGÉDIE — deuxième partie 193
ÉTUDE SUR LA MYSTIQUE 351
LA TRAGÉDIE. —Paralipomènes 363
i3 Gœ'.he. Le Faust de Gœllie. Traduction
revue et complète, précédée d'un essai
sur Gœlhe par M. ilenri Blaze. Edition
illustrée par Tony Johannot. Taris Dii-
ferire él Lévy, 1847, g:r. in 8, dfcnii-
màrbq. vert à long grain, dos orné de
fil. dor., tr. jasp. 65 fr.
Premier tirage des 13 gravures de T.
Johatinol, tirées sur cliine, hors texte-
Quelq'ies très légères i-ousscars.
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