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Full text of "Le flaneur des deux rives : avec une photographie de l'auteur"

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U  dVof  OTTAWA 
39003003^06922 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/leflaneurdesdeuxOOapol 


LE  FLANEUR 
DES  DEUX  RIVES 


DU    MEME   AUTEUR 

L'enchanteur  Pourrissant,  in-4*>,  tiré  à  406  exem- 
plaires. Paris,  Kahnweiler,  1909,  avec  bois  gravés 
par  André  Derain. 

L'Hérésiarque  et  D%iii-18.  Paris,  P.  V.  Stock,  1910. 

Les  Peintres  cubistes,  petit  in-4°  avec  portraits  et 
reproductions.  Paris,  Figuière,  1912. 

Alcools,  1898-1913,  poèmes  avec  un  portrait  de 
l'auteur  par  Pablo  Picasso,  in-18.  Paris,  Mercure 
de  France,  1913. 

Case  d'Armons,  in-4'',  polygraphié  à  25  exemplaires 
sur  papier  quadrillé.  Aux  Armées  de  la  République, 
1915. 

Le  poète  assassiné,  in-18,  couverture  en  couleurs 
de  Capiello,  portrait  de  l'auteur  par  André  Rou- 
veyre.  Paris,  L'Édition,   1916. 

ViTAM  IMPENDERE  AMom,  in-8°,  poèmcs  tirés  à  215 
exemplaires,  avec  8  dessins  d'André  Rouveyre. 
Paris,  Mercure  de  France,  1917. 

Les  mamelles  de  Tiresias,  drame  surréaliste  en 
deux  actes  et  un  prologue,  représenté  le  24  juin 
4917,  texte  et  musique  avec  des  dessins  de  Serge 
Férat,  in-8  carré,  éditions  Sic,  1918, 

Calligrammes,  poèmes  de  la  paix  et  de  la  guerre 
(1913-1916),  avec  un  portrait  de  Fauteur  par  Pablo 
Picasso,  gravé  sur  bois  par  R .  Jaudon.  Les  exem- 
plaires de  luxe  contiennent  un  second  portrait  par 
Picasso,  gravé  à  l'eau-forte  parR.  Jaudon.  Paris, 
Mercure  de  France. 

Le  Bestiaire  ou  cortège  d'Orphée,  poèmes 
accompagnés  de  bois  gravés  par  Raoul  Dufy, 
reproduction  complète  de  l'édition  in-4°,  tirée  à 
1200  exemplaires.  Grand  in-12  carré.  Paris,  édi- 
tions de  la  Sirène,  1918. 


Guillanme  APOLLINAIRE 


72 


ËBWim  DEUX  RIVES 

^vec    une    Photographie    de    V Auteur 


EDITIOJMS  de  la  SIREME 

IS'".   Rue  La   Boëtie.   •  PARIS 
MCIWXVIII 


COLLECTION     des 
rR  ACTS  .    (-^ouoifo  2 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 

5  exemplaires  sur  Chine,  numérotés  de  1  à  5  ; 
50  exemplaires   sur    Hollande,   numérotés  de 
6  à  55. 


G   A 


JUSTIFICATION    DU   TIRAGE 


PC 


Tous  droits  de  traduction  réservés 
pour   tous  pays. 

Copyright  hy  les  Éditions  de  la.  Sirène 
Paris   i918. 


SOUVENIR     D'AUTEUIL 


Les  hommes  ne  se  séparent  de  rien  sans 
regret,  et  même  les  lieux,  les  choses  et  les 
gens  qui  les  rendirent  le  plus  malheureux, 
ils  ne  les  abandonnent  point  sans  douleur. 

C'est  ainsi  qu'en  1912,  je  ne  vous  quit- 
tai pas  sans  amertume,  lointain  Auteuil, 
quartier  charmant  de  mes  grandes  tris- 
tesses. Je  n'y  devais  revenir  qu'en  Tan  1916 
pour  être  trépané  à  la  Villa  Molière. 


Lorsque  je  m'installai  à  Auteuil  en  1909, 
la  rue  Raynouard  ressemblait  encore  à  ce 
qu'elle  était  du  temps  de  Balzac.  Elle  est 
bien  laide  maintenant.  Il  reste  la  rue  Ber- 
ton,  qu'éclairent  des  lampes  à  pétrole,  mais 
bientôt,  sans  doute,  on  changera  cela. 

C'est  une   vieille  rue    située  entre  les 


—  6  — 

quartiers  de  Passy  et  d'Auteuil.  Sans  la 
guerre  elle  aurait  disparu  ou  du  moins 
serait  devenue  méconnaissable. 

La  municipalité  avait  décidé  d'en  modi- 
fier l'aspect  général,  de  Télargir  et  de  la 
rendre  carrossable. 

On  eût  supprimé  ainsi  un  des  coins  les 
plus  pittoresques  de  Paris. 

C'était  primitivement  un  chemin  qui, 
des  berges  de  la  Seine,  montait  au  som- 
met des  coteaux  de  Passy  à  travers  les 
vignobles. 

La  physionomie  de  la  rue  n'a  guère 
changé  depuis  le  temps  où  Balzac  la  sui- 
vait lorsque,  pour  échapper  à  quelque 
importun,  il  allait  prendre  la  patache  de 
Saint-Cloud  qui  l'amenait  à  Paris. 

Le  passant  qui,  du  quai  de  Passy  re- 
marque la  rue  Berton,  n'aperçoit  qu'une 
voie  mal  tenue,  pleine  de  cailloux  et  d'or- 
nières et  que  bordent  des  murs  ruineux, 
clôture  à  gauche  d'un  parc  admirable  et 
à  droite  d'un  terrain  qui  a  été  destiné  par 
ceux  qui  le  possèdent  à  des  fins  diverses 
et  bien  singulières.  Une  partie  est  amé- 
nagée en  jardin  ;  ailleurs  se  trouve  un  po- 
tager ;  il  y  a  encore  des  matériaux  et  d'une 


grande  porte  donnant  sur  le  quai  part  un 
large  chemin  sablé  qui  mène  à  un  grand 
théâtre  en  bois.  Monument  bien  imprévu 
à  cet  endroit  et  que  l'on  appelle  la  salle 
Jeanne-d'Arc.  Des  lambeaux  d'affiches 
déjà  anciennes  montraient,  en  1914, 
qu'une  fois,  il  y  avait  peut-être  quelque 
cinq  ou  six  ans,  la  Passion  de  N.  S. 
Jésus-Christ  y  avait  été  représentée. 
Les  acteurs,  c'étaient  peut-être  des  gens 
du  monde  et  vous  avez  peut-être  rencon- 
tré dans  un  salon  le  Christ  d'Auteuil  ;  un 
baron  de  la  Bourse  converti  y  joua  peut- 
être  à  la  perfection  le  rôle  ingrat  de  ce 
saint  caïnite,  Judas,  qui  commença  parla 
finance,  continua  par  l'apostolat  et  finit  en 
sycophante. 

Mais  que  le  passant  entre  dans  la  rue 
Berton,  il  verra  d'abord  que  les  rues  qui 
la  bordent  sont  surchargées  d'inscriptions, 
de  graffili^  pour  parler  comme  les  anti- 
quaires. Vous  apprendrez  ainsi  que  Lili 
d'Auteuil  aime  Totor  du  Point  du  Jour 
et  que  pour  le  marquer,  elle  a  tracé  un 
cœur  percé  d'une  flèche  et  la  date  de  iSS4. 
Hélas!  pauvre  Lili,  tant  d'années  écou- 
lées depuis  ce  témoignage  d'amour  doivent 


avoir  guéri  la  blessure  qui  stigmatisait  ce 
cœur.  Des  anonymes  ont  manifesté  tout 
l'élan  de  leurs  âmes  par  ce  cri  profondé- 
ment gravé  :  Vive  les  Ménesses  ! 

Et  voici  une  exclamation  plus  tragique  : 
Maudit  soif  le  4  Juin  190S  et  celui  qui  Va 
donné.  Les  graffites  patibulaires  ou 
joyeux  continuent  ainsi  jusqu'à  une  con- 
struction ancienne  qui  offre,  à  gauche, 
une  porte  cochère  superbe  flanquée  de 
deux  pavillons  à  toiture  en  pente;  puis 
on  arrive  à  un  rond-point  où  s'ouvre  la 
grille  d'entrée  du  parc  merveilleux  qui 
contient  une  maison  de  santé  célèbre,  et 
c'est  là  que  l'on  trouve  aussi  l'unique 
chose  qui  relie  —  mais  si  peu,  puisque  la 
poste  est  très  mal  faite  —  la  rue  Berton 
à  la  vie  parisienne  :  une  boîte  à  lettres. 

Un  peu  plus  haut,  on  trouve  des  dé- 
combres au-dessus  desquels  se  dresse  un 
grand  chien  de  plâtre.  Ce  moulage  est 
intact  et  je  l'ai  toujours  vu  à  la  même 
place,  où  il  demeurera  vraisemblablement 
jusqu'au  moment  où  les  terrassiers  vien- 
dront modifier  la  rue  Berton .  Elle  tourne 
ensuite  à  angle  droit  et,  avant  le  tournant, 
c'est  encore  une  grille  d'où  l'on  voit  une 


—  9  — 

villa  moderne  encaissée  dans  une  faille  du 
coteau.  Elle  paraît  misérablement  neuve 
dans  cette  vieille  rue,  qui  dès  le  tour- 
nant, apparaît  dans  toute  sa  beauté  an- 
cienne et  imprévue.  Elle  devient  étroite, 
un  ruisseau  court  au  milieu,  et  par-dessus 
les  murs  qui  l'enserrent,  ce  sont  des  fron- 
daisons touffues  qui  débordent  du  grand 
jardin  de  la  vieille  maison  de  santé  du 
docteur  Blanche,  toute  une  végétation 
luxuriante  qui  jette  une  ombre  fraîche  sur 
le  vieux  chemin . 

Des  bornes,  de  place  en  place,  se 
dressent  contre  les  murs  et  au-dessus 
de  Tune  d'elles  on  a  apposé  une  plaque  de 
marbre  marquant  que  là  se  trouvait  au- 
trefois la  limite  des  seigneuries  de  Passy 
et  d'Auteuil. 

On  arrive  ensuite  derrière  la  maison  de 
Balzac.  L'entrée  principale  qui  mène  à 
cette  maison  se  trouve  dans  un  immeuble 
de  la  rue  Raynouard.  Il  faut  descendre 
deux  étages  et,  grâce  à  l'obligeance  de  feu 
M.  de  Royaumont,  conservateur  du  mu- 
sée de  Balzac,  on  pouvait  sinon  descendre 
l'escalier  même  que  prenait  Balzac  pour 
aller    rue   Berton  et  qui  est  maintenant 


—  10  — 

condamné,  du  moins  prendre  un  autre  esca- 
lier qui  mène  dans  la  cour  que  devait  tra- 
verser le  romancier  et  passer  sous  la 
porte  qui  le  faisait  déboucher  dans  la  rue 
Berton. 

On  arrive,  après  cela,  en  un  lieu  où  la  rue 
s'élargit  et  où  elle  est  habitée.  On  y  trouve 
une  maison  adossée  contre  la  rue  Ray- 
nouard  et  qui  la  surplombe.  Une  vigne 
grimpe  le  long  de  la  maison  et,  dans  des 
caisses,  poussent  des  fuchsias.  A  cet  en- 
droit un  escalier  très  étroit  et  très  raide 
mène  rue  Raynouard  en  face  de  la  neuve 
voie  qui  est  l'ancienne  avenue  Mercedes, 
nommée  aujourd  hui  avenue  du  Colonel- 
Bonnet,  et  qui  est  Tune  des  artères  les  plus 
modernes  de  Paris. 

Mais  il  vaut  mieux  suivre  la  rue  Ber- 
lon  qui  s'en  va  mourant  entre  deux  murs 
affreux  derrière  lesquels  ne  se  montre 
aucune  végétation,  jusqu'à  un  carrefour 
où  la  vieille  rue  rejoint  la  rue  Guillou  et 
la  rue  Raynouard,  en  face  d'une  fabrique 
de  glace  qui  grelotte  nuit  et  jour  d'un 
bruit  d'eau  agitée. 

Ceux  qui  passent  rue  Berton  au  mo- 
ment où  elle  est  la  plus  belle,  un  peu  avant 


—  11  — 

l'aube,  entendent  un  merle  harmonieux 
y  donner  un  merveilleux  concert  qu'ac- 
compagnent de  leur  musique  des  milliers 
d'oiseaux,  et,  avant  la  guerre,  palpitaient 
encore  à  cette  heure  les  pâles  flammes  de 
quelques  lampes  à  pétrole  qui  éclairaient 
ici  les  réverbères  et  qu'on  n'a  pas  rem- 
placées. 

La  dernière  fois  qu'avant  la  guerre  j'ai 
passé  rue  Berton,  c'était  il  y  a  bien  long- 
temps déjà  et  en  la  compagnie  de  René 
Daîize,  de  Lucien  Rolmer  et  d'André  Du- 
pont, tous  trois  morts  au  champ  d'hon- 
neur. 


Mais  il  y  a  bien  d'autres  choses  char- 
mantes et  curieuses  à  Auteuil... 


Il  y  a  encore,  entre  la  rue  Raynouardet 
la  rue  La  Fontaine,  une  petite  place  si 
simple  et  si  proprette  que  Ton  ne  saurait 
rien  voir  déplus  joli. 

On  y  voit  une  grille  derrière  laquelle 


—  12  — 

se  trouve  le  dernier  Hôtel  des  Haricots! ... 
Ce  nom  évoque  l'Empire  et  la  garde  na- 
tionale. C'est  là  que  l'on  envoyait  les 
gardes  nationaux  punis.  Ils  étaient  bien 
logés.  Ils  y  menaient  joyeuse  vie,  et  aller 
à  V Hôtel  des  Haricots  était  considéré 
comme  une  partie  de  plaisir  plutôt  que 
comme  une  punition. 

Lorsque  la  garde  nationale  fut  suppri- 
mée, V Hôtel  des  Haricots  se  trouva  sans 
destination,  et  la  Ville  y  fit  son  dépôt  de 
l'éclairage.  Tel  quel,  il  constitue  un  musée 
assez  curieux,  propre  à  éclairer —  c'est  le 
mot  —  sur  la  façon  dont  s'illuminent,  la 
nuit,  les  rues  parisiennes. 

Il  n'y  a  plus  que  très  peu  de  lanternes 
anciennes.  On  les  a  vendues  aux  com- 
munes suburbaines,  mais  en  revanche, 
quelle  forêt,  sans  ombre,  de  fûts  en  fonte, 
de  lyres,  de  réverbères  à  gaz  et  à  l'élec- 
tricité ! 

On  n'y  voit  guère  de  bronze  ;  il  n'y  a  de 
réverbères  en  cet  alliage  coûteux  qu'à 
l'Opéra.  Autrefois,  on  cuivrait  la  fonte, 
et  ce  cuivrage  revenait  à  près  de  200  francs 
par  réverbère. 

Aujourd'hui,  la  Ville  est  plus  économe, 


—  13  — 

on  peint  seulement  les  réverbères  avec 
une  couleur  bronzée,  et  l'opération  revient 
à  3  francs  environ. 

Les  plus  hauts  et  les  plus  grands  ré- 
verbères, ce  sont  ceux  du  modèle  dit  des 
boulevards.  Voici  encore  les  consoles  qui 
servent  aux  angles  et  dans  les  rues  à  trot- 
toirs étroits. 

Mais  on  peut  regretter  que  la  Ville  n'ait 
pas  conservé,  dans  son  dépôt,  au  lieu  de 
les  vendre,  un  spécimen  au  moins  de 
chaque  appareil  d'éclairage. 

Il  y  en  a  bien  quelques-uns  à  Carnava- 
let, mais  si  peu,  et  quelques  photogra- 
phies de  certains  modèles  se  trouvent  en- 
core à  la  Bibliothèque  Lepelletier  de  Saint- 
Fargeau. 

En  été,  une  visite  au  musée  de  l'éclai- 
rage n'est  pas  recommandable»  Il  n'y  a 
pas  plus  d'ombrage,  dans  ce  bocage  métal- 
lique,  que  dans  une  forêt   australienne. 


Mais,  il  y  a  de  l'ombre  sur  la  petite 
place. 

C'est  là,  sur  un  banc,  situé  devant  la 


—  14  — 

grille,  qu'Alexandre  Treulens,  au  retour 
de  ses  pérégrinations,  venait  faire  des  vers. 
Ce  poète  populaire  était  plus  pauvre 
que  les  plus  pauvres.  Il  composait  des 
poèmes  vaguement  humanitaires  qu'il  ré- 
citait aux  terrassiers  ou  aux  mariniers, 
dans  les  bistrots.  Quelles  obscures  raisons 
avaient  amené  ce  petit  homme  triste  à 
délaisser  son  métier  de  cordonnier  pour 
la  poésie?  Il  errait  aux  environs  de  Paris, 
et,  quand  il  s'arrêtait  dans  une  localité, 
il  avait  un  tel  souci  de  respecter  l'autorité, 
qu'il  subordonnait  son  inspiration  au  bon 
plaisir  du  maire  de  l'endroit.  J^ai  vu,  de 
mes  yeux  vu,  une  pièce  authentique  déli- 
vrée par  la  mairie  d'Enghien  et  donnant 
au  nommé  x\lexandre  Treutens  la  permis- 
sion d'exercer  pendant  un  jour^  dans  la 
commune  d'Enghien,  la  profession  de 
poète  ambulant. 


Dans  la  rue  La  Fontaine,  du  côté 
gauche,  il  y  a  un  long  mur  gris  sombre. 
Une  porte  qu'on  ne  franchit  pas  sans  dif- 
ficultés  donne  accès  dans   une   cour  où 


—  15  — 

quelques  poules  se  promènent  gravement. 
A  gauche  en  entrant,  on  a  entassé  de 
singulières  choses  qui  sont,  je  crois,  les 
cerceaux  des  anciennes  crinolines. 

Cette  cour  est  encombrée  de  statues.  Il 
y  en  a  de  toutes  formes  et  de  toutes  gran- 
deurs, en  marbre  ou  en  bronze. 

Il  paraît  qu'il  y  a  une  œuvre  de  Rosso  ; 
les  grands  cerfs  de  bronze  du  salon  de 
1911  ont  été  apportés  là  et  se  tiennent 
auprès  de  la  Fiancée  du  Lion,  œuvre 
bizarre  inspirée  par  un  passage  de  Cha- 
misso  : 

Parée  de  myrtes  et  de  roses ^  la  fille 
du  gardien,  avant  de  suivre  au  loin  et 
contre  son  cœur  l'époux  qui  la  réclame^ 
vient  faire  ses  adieux  à  son  royal  ami 
d'enfance  et  lui  donner  le  dernier  baiser. 
Fou  de  douleur^  le  lion  Vanéantit  dans 
la  poussière^  puis  se  couche  sur  le  ca- 
davre attendant  la  balle  qui  va  le  frap- 
per au  cœur. 

Le  bâtiment  de  droite  est  une  sorte  de 
musée  inconnu  où  Ton  voit  un  grand  ta- 
bleau de  Philippe  de  Champaigne,  un 
Le  Nain  :  Saint  Jacques,  beau  tableau  qui 
serait  bien  au  Louvre,  et  un  grand 
nombre  de  tableaux  modernes. 

Tract  2.         "  2 


—  16  — 

Quelques  salles  sont  pleines  des  christs 
que  l'on  a  enlevés  au  Palais  de  Justice. 

Celui  d'Élie  Delaunay  mériterait  qu'on 
l'exposât  au  Petit-Palais.  La  profusion 
de  ces  christs  a  quelque  chose  de  tou- 
chant. On  dirait  d'un  congrès  de  cruci- 
fiés. C'est  qu'ils  subissent  en  commun 
leur  exil  administratif. 

Il  me  semble  qu'au  lieu  de  les  aban- 
donner ainsi  on  ferait  mieux  de  les  don- 
ner à  des  églises  pauvres. 

Ce  musée  fait  partie  d'une  grande  cité 
mystérieuse  composée  de  l'ancien  Hôtel 
des  Haricots^  derrière  lequel  se  trouve  la 
forêt  de  réverbères.  Il  y  a  aussi  la  Salle 
des  tirages  de  la  Ville  de  Paris,  et,  plus  loin , 
dans  une  plaine  immense,  s'élèvent  des 
pyramides  de  pavés.  On  les  défait  sans 
cesse  et  on  les  refait  et  parfois  une  de  ces 
pyramides  s'écroule,  avec  le  bruit  des  ga- 
lets quand  la  vague  se  retire. 


Séparée  de  cette  cité  édilitaire  par  la 
rue  de  Boulainvilliers,  une  usine  à  gaz 
occupe,    avec  ses  gazomètres,    ses  difTé- 


—  17  — 

rentes  constructions,  ses  montagnes  de 
charbon,  ses  crassiers,  ses  petits  jardins 
potagers,  un  terrain  qui  s'étend  jusqu'à  la 
rue  du  Ranelagh,  à  l'endroit  où  elle  est 
une  des  plus  désertes  de  l'univers.  C'est 
là  qu'habite  M.  Pierre  Mac  Orlan,  cet 
auteur  gai  dont  l'imagination  est  pleine 
de  cow-boys  et  de  soldats  de  la  Légion 
étrangère.  La  maison  où  il  demeure  n'a 
rien  de  remarquable  à  l'extérieur.  Mais 
quand  on  entre,  c'est  un  dédale  de  cou- 
loirs, d'escaliers,  de  cours,  de  balcons  où 
l'on  se  retrouve  à  grand'peine.  La  porte 
de  M.  Pierre  Mac  Orlan  donne  au  fond 
du  couloir  le  plus  sombre  de  l'immeuble. 
L'appartement  est  meublé  avec  une  riche 
simplicité.  Beaucoup  de  livres,  mais  bien 
choisis.  Un  policeman  en  laine  rembour- 
rée varie  ses  attitudes  et  change  de  place 
selon  l'humeur  du  maître  de  la  maison. 
Au-dessus  de  la  cheminée  de  la  pièce 
principale  se  trouve  une  toute  petite  cari- 
cature de  moi-même  par  Picasso.  De 
grandes  fenêtres  s'ouvrent  sur  un  mur 
situé  à  trois  mètres  environ,  et,  si  l'on  se 
penche  un  peu,  on  voit,  à  gauche,  les 
gazomètres  dont  l'altitude  n'est  jamais  la 


—  18  — 

même,  et,  à  droite,  la  voie  du  chemin  de 
fer.  La  nuit,  six  cheminées  gigantesques 
de  l'usine  à  gaz  flambent  merveilleuse- 
ment :  couleur  de  lune,  couleur  de 
sang,  flammes  vertes  ou  flammes  bleues. 
O  Pierre  Mac  Orlan,  Baudelaire  eût  aimé 
le  singulier  paysage  minéral  que  vous 
avez  découvert  à  Auteuil,  quartier  des 
jardins  ! 


Si  M.  Riciotto  Canudo  n'avait  démé- 
nagé d'Auteuil,  pour  aller  fonder  Mont- 
joie  dans  le  centre  de  Paris,  une  légende 
se  serait  formée  à  Auteuil  à  propos  de  la 
chambre  qu'il  habitait  dans  un  hôtel  situé 
à  l'angle  de  la  rue  Raynouard  et  de  la  rue 
Boulainvilliers.  Je"  n'ai  jamais  vu  cette 
chambre,  mais  beaucoup  d'habitants 
d' Auteuil  ont  eu  l'occasion  d'y  regarder 
et  il  n'était  jadis  question  que  de  cela  dans 
les  cafés  du  quartier,  en  autobus  et  dans 
le  métro.  Ce  qui  étonnait  les  habitants 
d' Auteuil,  c'estque  M.  Canudo,  qui  habi- 
tait le  même  hôtel,  n'y  logeait  point  en 
garni.  Il  paraît  qu'en  eff'et  il  était  dans 
ses  meubles,  c'est-à-dire  un  petit  lit,  une 


—  19  — 

table,  une  chaise  et  une  étagère  suppor- 
tant des  livres.  Le  lit,  disait-on,  était  fort 
étroit  et  j'ai  entendu  un  habitant  d'Auteuil 
dire  en  parlant  d'une  femme  maigre  : 
«  Elle  ressemble  au  lit  de  M.   Canudo.  » 

On  disait  aussi  que  les  rideaux  de  cette 
chambre  étaient  toujours  tirés  et  que  nuit 
et  jour  il  y  brûlait  un  grand  nombre  de 
bougies.  Si  bien  que  l'on  prenait  M.  Ca- 
nudo pour  le  grand  prêtre  d'une  religion 
nouvelle  dont  il  accomplissait  les  rites 
dans  sa  chambre.  Quelques  feuilles  de 
lierre  répandues  çà  et  là  donnaient  lieu 
à  des  suppositions  singulières,  et  celle 
qui  rencontrait  le  plus  de  crédit  était  que 
M.  Canudo  se  servait  du  lierre  dans  des 
opérations  magiques  dont  on  n'avait  pas 
encore  deviné  le  but. 

Et  c'est  ainsi  qu'à  Auteuil  les  bonnes 
gens  voyageaient  agréablement  et  curieu- 
sement autour  de  la  chambre  de  M.  Ca- 
nudo. 


Mais  descendons  vers  la  Seine.  C'est 
un  fleuve  adorable.  On  ne  se  lasse  point 
de  le  regarder.  Je  l'ai  chantée  bien  sou- 


—  20  — 

vent  en  ses  aspects  diurnes  et  nocturnes. 
Après  le  pont  Mirabeau  la  promenade 
n'attire  que  les  poètes,  les  gens  du  quar- 
tier et  les  ouvriers  endimanchés. 

Peu  de  Parisiens  connaissent  le  nou- 
veau quai  d'Auteuil.  En  1909  il  n'existait 
pas  encore.  Les  berges  aux  bouges  crapu- 
leux qu'aimait  Jean  Lorrain  ont  disparu. 
((  Grand  Neptune  » ,  «  Petit  Neptune  » ,  guin- 
guettes du  bord  de  l'eau,  qu'êtes-vous  de- 
venus? Le  quai  s'est  élevé  à  la  hauteur  du 
premier  étage.  Les  rez-de-chaussée  sont 
enterrés  et  l'on  entre  maintenant  par  les 
fenêtres. 

Mais  le  coin  le  plus  mélancolique  d'Au- 
teuil se  trouve  entre  le  Port-Louis  et 
l'avenue  de  Versailles.  Théophile  Gautier 
habita  au  rond-point  de  Boulainvilliers, 
mais  sans  doute  n'y  avait-il  pas  alors  à 
cet  endroit  tant  de  ferraille  qu'aujourd'hui 
et  le  Port-Louis  n'existait  point  avec  sa 
flottille  de  bélandres  bariolées  de  cou- 
leurs vives.  Sur  le  pont  sont  rangés  des 
pots  de  géraniums,  de  fuchsias;  dans  des 
caisses  poussent  des  arbres  verts  autour 
d'un  petit  cercueil  d'enfant.  Et  quand  le 
soleil  brille,  le  petit  cercueil  des  bé- 
landres n'est  pas  du  tout  lugubre. 


LA  LIBRAIRIE  DE   M.   LEHEC 

M.  Lehec,  le  libraire,  aimait  ses  livres 
au  point  de  ne  pouvoir  les  vendre  qu'aux 
rares  personnes  qu'il  jugeait  dignes  de 
les  acquérir. 

Du  temps  où  il  avait  sa  librairie  rue 
Saint-André-des-Arts,  j'allais  souvent 
causer  avec  lui  dans  sa  boutique.  Depuis 
il  a  cédé  son  fonds  de  bons  livres  et,  de- 
venu presque  aveugle,  le  libraire  de  Vic- 
torien Sardou  et  de  M.  Anatole  France 
se  tient  à  l'écart.  Nul  ne  peut  désormais 
recourir  à  son  érudition  obligeante. 


Un  jour,  qu'un  groupe  d'étudiants  pas- 
sait rue  Saint-André-des-Arts  en  chan- 
tant la  chanson  du  Père  Dupanloup ,  si 
libre  qu'on  ne  peut  la  citer,  M.  Lehec 
m'apprit  les  relations  qui  avaient  existé 
entre  le  grand  prélat  qui  illustra  de  façon 
licite  le  nom  de  Dupanloup  et  les  deux 


—  22  — 

plus  illustres  éditeurs  d'ouvrages  libres  et 
satiriques  :  les  savants  Isidore  Liseux  et 
Alcide  Bonneau. 

Je  ne  sais  si  la  fameuse  chanson  du 
Père  Dupanloup  a  été  imprimée,  mais 
presque  tout  le  monde  la  connaît.  Elle 
inspira  à  M.  Jules  Marry ,  qui  n'est  point  le 
romancier  populaire,  un  excellent  recueil 
satirique  intitulé  :  Les  exploits  de  M.  Du- 
panloup, plaquette  de  vers  déjà  rare  ou 
destinée  aie  devenir.  L'auteur  dit  dans  un 
avant-propos  : 

((  La  chanson  française,  railleuse  ou 
grivoise,  qui  n'épargne  ni  les  guerriers, 
ni  les  gens  d'église,  a  transformé  ce  pré- 
lat en  une  sorte  de  Priape  ou  de  Khara- 
gheuz  chrétien,  et,  en  lui  prêtant  les  plus 
invraisemblables  vertus  génétiques,  l'a 
fait  entrer,  vivant,  dans  la  légende.  L'ori- 
gine de  la  chanson  du  Père  Dupanloup 
remonte  probablement  aux  dernières  an- 
nées du  règne  de  Louis-Philippe. 

«  Monsieur  Dupanloup  [de  pavone  lu- 
pus), qu'on  rencontre  tour  à  tour,  en  bal- 
lon, en  chemin  de  fer,  à  Tlnstitut,  à 
l'Opéra,  et  par  un  naïf  anachronisme,  au 
passage  de  la  Bérésina,  est  honoré  d'un 


2o 


véritable  culte  erotique  et  patriotique  par 
nos  troupiers  qui,  depuis  un  demi-siècle, 
ne  cessent  de  chanter  ses  exploits  pour 
bercer  la  longueur  des  marches  et  la  fa- 
tigue des  manœuvres.  » 

Bizarre  résultat  des  préoccupations  pé- 
dagogiques de  Mgr  Dupanloup  ! 

Mais  ce  prélat  qui,  au  demeurant,  était 
un  saint  homme,  dut  avoir  une  force  pec- 
cante  dont  on  ne  pourrait  peut-être  pas 
citer  d'autre  exemple.  Car  il  eut  comme 
élèves  au  petit  séminaire,  Isidore  Liseux 
et  Alcide  Bonneau,  desquels  l'activité  et 
l'érudition  s'exercèrent  le  plus  souvent 
dans  le  domaine  littéraire,  que  la  singu- 
lière renommée  de  leur  maître  devait 
élargir  de  la  façon  la  plus  imprévue. 

M.  Lehec  avait  connu  Liseux  et  Bon- 
neau. J'ai  recueilli  ses  propos  parce  qu'ils 
se  rapportaient  à  des  hommes  sur  lesquels 
il  semble  qu'on  n^ait  presque  rien  écrit  et 
qui  méritent  de  fixer  un  instant  l'atten- 
tion. 

Les  publications  de  Liseux  sont  de  plus 
en  plus  recherchées  parce  qu'elles  sont 
correctes,  belles  et  rares.  Bonneau  fut  le 
principal  collaborateur  de    Liseux,    qu'il 

Tract  2.  3 


—  24  — 

avait  connu  au  petit  séminaire.  Ces  deux 
élèves  de  Mgr  Dupanloup  étaient  l'un  et 
l'autre  la  modestie  même.  Leurs  styles, 
extrêmement  précis,  se  ressemblent.  Li- 
seux,  peu  bavard,  était,  m'a-t-on  dit, 
lorsqu'il  ouvrait  la  bouche,  plein  d'esprit 
et  du  plus  mordant. 

An  moment  du  boulangisme,  quelqu'un 
vint  acheter,  chez  Liseux,  de  la  part  du 
fameux  général,  je  ne  sais  quel  ouvrage 
d'ethnologie  orientale  qui  était  sur  le  point 
de  paraître.  Liseux  s'excusa  et  demanda 
où  il  faudrait  envoyer  le  livre  lorsqu'il  au- 
rait paru.  On  lui  donna  l'adresse  du  gé- 
néral, en  ajoutant  après  le  nom  de  Bou- 
langer :  «  Le  premier  de  son  nom  de  qui 
on  ait  parlé  ;  ainsi  fut  Bonaparte.  » 

Et  Liseux  répliqua  vivement: 

((  Pardon,  un  Bonaparte  assistait  au 
siège  de  Rome,  en  1527.  » 

Un  jour,  il  vit,  sur  le  quai,  un  ouvrage 
très  rare  et  qui  lui  aurait  été  utile,  mais 
il  n'avait  pas  sur  lui  l'argent  que  coûtait  le 
livre.  Vite,  il  alla  engager  sa  montre  au 
Mont-de-Piété.  Mais,  lorsqu'il  revint,  l'ou- 
vrage était  vendu.  Liseux  s'en  alla  dépité. 
Il  racontait  parfois  cette  histoire,  ajoutant  : 


—  25  — 

«  Je  n'ai  jamais  dégagé  la  montre. 
C'était  un  mauvais  oignon  qui  ne  m'a  pas 
donné  de  tulipe.  » 

Une  autre  fois,  il  entra  dans  la  boutique 
d'un  brocanteur  pour  acheter  un  in-folio. 
Mais,  le  prix  en  étant  trop  élevé,  il  mar- 
chanda longtemps,  si  longtemps  que  le 
brocanteur  lui  dit  : 

«  Vous  marchandez  trop  et  cependant  je 
n'étrangle  pas  les  clients.  Je  rabats  autant 
que  je  peux.  Il  faut  que  tout  le  monde 
soit  content.  Je  ne  suis  pas  un  mauvais 
diable  !   » 

a  En  ce  cas,  dit  Liseux,  je  vous  vends 
mon  âme  contre  votre  livre.  » 

Mais  il  finit  par  payer  le  volume  avec 
une  monnaie  ayant  cours. 

Son  imprimeur  Motteroz  le  poursuivait 
parce  qu'il  lui  devait  de  l'argent  : 

«  Motteroz  se  fâche  tout  rouge,  disait 
Liseux,  c'est  la  folie  des  grandeurs  ;  voilà 
qu'il  voudrait  se  faire  passer  pour  le  Car- 
dinal. » 

Un  auteur  lui  proposait  un  manuscrit 
dont  il  ne  voulut  point. 

<(  Les  Estienne  ou  les  Elzevier  eussent- 
ils    imprimé    votre    livre  ?  demanda  Li- 


i:u  — 


seux.  .  .  Non!  n'est-ce  pas?.  .  .  Au  revoir, 
Monsieur.  » 

Une  dame  vint  lui  offrir  un  ouvrage  de 
sa  façon  sur  la  Hollande  :  «  On  dirait  aus- 
sitôt que  ce  sont  les  Pays-Bas  bleus,  dit 
en  souriant  Liseux.  Et  vous  n'y  pensez 
pas,  Madame,  votre  livre  aurait  Tair 
d'une  supercherie.  ^) 

On  lui  demandait  quelles  étaient  ses 
opinions  politiques  : 

((  Je  suis  républicain,  répondit-il,  mais 
de  la  république  des  lettres.  » 

Deux  bibliophiles  s'étaient  attardés  dans 
sa  boutique,  tandis  qu'il  traduisait  un  ou- 
vrage anglais,  et  ils  le  dérangeaient  fort 
par  leur  bavardage.  Ils  en  vinrent  à  par- 
ler de  la  guerre  de  70  et  de  la  trahison  de 
Bazaine. 

«  Messieurs,  leur  dit  Liseux,  on  ne 
parle  pas  de  corde  dans  la  maison  d'un 
pendu,  ni  d'un  traître  dans  celle  d'un 
traducteur.  » 

Et  interloqués,  ils  s'en  allèrent. 

Un  amateur  voulait  un  rabais  sur  les 
ouvrages  que  publiait  Liseux,  prétextant 
qu'il  était  un  de  ses  amis. 

«  En  ce  cas,  répondit  l'éditeur,  prenez 


—  27  — 

les  livres,  puisque  j'ai  fait  imprimer  sur 
les  couvertures:  Pour  Isidore  Liseux  et 
ses  amis.  » 

Et  Tamateur  emporta  les  livres  sans 
rien  payer. 

Il  parlait  de  la  science  avec  attendris- 
sement comme  si  elle  eût  été  une  personne 
de  ses  amies  : 

«  Elle  n'est  ni  sévère,  disait-il,  ni  re- 
poussante, pensez  donc,  son  corps,  c'est 
la  nature,  sa  tète,  c'est  l'intelligence,  et 
sa  parure,  ce  sont  les  livres.  Bonneau  la 
connaît  encore  mieux  que  moi.  Il  pour- 
rait vous  dire  de  quelle  couleur  sont  ses 
yeux,  quelle  teinte  a  sa  chevelure.  C'est 
qu'il  ne  la  quitte  jamais,  et  moi,  je  dois 
la  négliger  parfois  pour  m'occuper  de 
commerce.  » 

Comme  il  avait  l'intention  de  publier 
la  traduction  de  quelques  nouvelles  du 
conteur  napolitain  Basile,  on  lui  indiqua, 
pour  ce  travail,  un  savant  au  nom  forte- 
ment germanique  et  qui  tenait  à  signer  sa 
traduction  : 

((  J'aimerais  mieux  qu'il  s'appelât  Pul- 
cinella,  répartit  Liseux,  ou,  au  moins 
Polichinelle.  » 

Et  il  renonça  à  son  projet. 


—  28  — 

Au  temps  où  sa  boutique  était  située 
dans  le  passage  Choiseul,  Liseux  avait  à 
son  service  un  commis  et  une  bonne  qui 
étaient  le  frère  et  la  sœur.  Celle-ci  avait 
un  bon  ami  qui  est  devenu  garçon  à  la 
Bibliothèque  Nationale  et  qui  est  employé 
dans  le  département  où  sont  conservées 
la  plupart  des  publications  de  Liseux  : 

«  J'ai  toujours  eu  l'impression,  m'a  dit 
cet  homme,  que  je  ne  venais  qu'en 
second  et  qu'elle  couchait  avec  son  pa- 
tron. .  .  Le  frère,  qui  était  mon  meilleur 
ami,  était  surveillé  de  près  par  M.  Liseux, 
qui  ne  voulait  pas  qu'il  rentrât  se  coucher 
après  dix  heures.  » 

Au  demeurant,  Liseux  était,  paraît-il, 
bon  et  indulgent.  Mauvais  comptable,  il 
était  fort  endetté  et  ses  éditions  lui  reve- 
naient très  cher.  Il  devait  à  son  imprimeur, 
il  devait  au  marchand  de  papier.  Son 
fonds  fut  dispersé  de  façon  très  désavanta- 
geuse pour  lui,  et  cet  homme,  qui  avait 
édité  des  livres  qui  comptent  parmi  les 
plus  beaux  de  l'époque,  mourut  dans  une 
misère  complète. 

«Alors que,  dit  M.  Octave  Uzanne,  dans 
le  catalogue  de  sa  vente   qui  eut  lieu   en 


—  29  — 

mars  1894,  Jouaust  mourait  repu  et  en- 
voûté dans  la  juste  réprobation  des  ama- 
teurs lésés  par  le  solde  extravagant  de 
ses  éditions,  lui,  le  cher  honnête  homme, 
mourait  de  froid,  ou  qui  sait?  peut-être 
de  dégoût  et  de  lassitude,  avec  dix-neuf 
sous  pour  toute  fortune  dans  sa  poche!   » 

Les  papiers  de  Liseux  ont  passé,  pa- 
raît-il, entre  les  mains  d'un  libraire  belge 
nommé  Van  Gombrugghe. 

Les  détails  que  j'ai  pu  recueillir  sur 
l'existence  de  Bonneau  sont  trop  peu 
intéressants  pour  que  je  les  donne  ici.  Il 
fut  un  des  collaborateurs  les  plus  discrets 
et  les  plus  savants  de  la  librairie  Larousse 
et  mena  une  vie  modeste  et  retirée.  Plu- 
sieurs personnes  se  souviennent  encore 
de  l'avoir  rencontré  à  la  Bibliothèque 
Nationale  où  il  allait  très  souvent  et  où 
les  tracasseries  ne  lui  furent  point  ména- 
gées. 

Je  ne  sais  s'il  l'inventa,  mais  il  est  un 
des  premiers  à  avoir  employé  pour  la 
traduction  des  vers  le  système  de  la  ver- 
sion juxtalinéaire  et  littérale  qui  devait 
exercer  une  influence  si  profonde  sur  la 
poésie  française. 


—  30  — 


C'est  dans  la  boutique  de  M.  Lehec 
que  j'ai  acheté  le  Virgilius  Nauticus  de 
M.  Jal.  Il  en  avait  plusieurs  exemplaires. 

On  s'est  amusé  à  signaler  quelques-unes 
des  sources  où  M.  Anatole  France  a  puisé 
l'inspiration. 

Cependant,  on  n'a  pas  encore  mention- 
né le  nom  du  savant,  M.  Jal,  qui  n'est  pas 
un  inconnu,  car  Littré  Ta  toujours  cité  à 
propos  des  termes  de  marine.  Il  est  encore 
l'auteur  du  Virgilius  Nauticus  que  M. 
Anatole  France  attribue  à  son  «  Monsieur 
Bergeret  ». 

Virgilius  Nauticus.  Examen  des  pas- 
sages de  r Enéide  qui  ont  trait  à  la  ma. 
rine^  par  M.  Jal,  historiographe  de  la  Ma- 
rine, auteur  de  V archéologie  navale... 
Paris ,  Imprim  erie  Roy  a  le ,  MD  C  C  C  XL  III, 
tel  est  le  titre  d'un  ouvrage  que  devait 
illustrer  l'imagination  du  plus  érudit  des 
romanciers  contemporains.  C'est  un  in-8'-* 
de  107  pages. 

M.  Jal,  qui  constatait  avec  admiration 
l'étendue  des  connaissances  nautiques  de 


I 


—  31  — 

Virgile,  était,  au  moins  en  ce  qui  con- 
cerne la  marine,  un  ennemi  de  Rabelais, 
et  consacra  plusieurs  pages  de  son  Archéo- 
logie navale  aux  navigations  de  Panta- 
gruel. 

((  Là  j'ai  montré,  dit-il,  en  analysant  le 
quatrième  livre  de  l'immortel  ouvrage  du 
curé  de  Meudon,  que  le  savant  homme, 
savait  tout  peut-être,  excepté  ce  qui 
touche  à  la  marine  ;  que  le  navire,  la  na- 
vigation, et  même  le  vocabulaire  des  ma- 
riniers lui  étaient  restés  à  peu  près  incon- 
nus, et  que  s'il  rencontra  juste  quelquefois 
dans  l'explication  des  termes  usités  sur 
les  nefs  du  xvi^  siècle,  ce  fut  certainement 
par  hasard.  » 

Au  contraire,  lorsqu'il  examine,  au 
point  de  vue  technique,  ce  qui  a  trait  à  la 
marine  dans  YEneïde,  M.  Jal  arrive  aune 
conclusion  opposée. 

Après  nous  avoir  montré  Virgile,  tout 
jeune  encore,  étudiant  les  mathématiques 
à  Naples  et  à  Milan,  il  nous  le  fait  voir 
passant  dix-huit  ans  à  Naples,  en  Sicile, 
dans  la  Gampanie. 

«  Pendant  ces  dix-huit  années,  il  eut 
presque  toujours  sous   les    yeux,    ou   la 


—  32  — 

flotte  militaire  stationnée  au  port  de  Mi- 
sène,  ou  les  riches  convois  qui  appor- 
taient les  trésors  de  la  Grèce  et  de 
l'Egypte  à  Panorme,  Messine,  Mégare, 
Syracuse  et  Parthénope,  ou  les  barques 
de  plaisance  appartenant  aux  riches  volup- 
tueux dont  les  gracieuses  habitations,  bâ- 
ties autour  du  Crater,  se  miraient  aux 
eaux  calmes  de  cette  baie   magnifique.  » 

Plus  loin,  M.  Jal  s'attarde  dans  cette 
baie  :  «  Sillonnée  par  mille  embarcations 
cherchant  l'une  Fautre  à  se  primer  de  vi- 
tesse, et  montrant  avec  orgueil,  celle-ci 
sa  proue  argentée  ou  dorée,  celle-là  sa 
poupe  surmontée  d'un  aphlaste  recourbé 
en  panache,  quelques-unes  l'élégant  che- 
nisque  au-dessus  de  la  tutelle,  d'autres, 
leurs  rames  couvertes  de  nacre  ou  de 
bandes  d'un  métal  précieux,  la  plupart 
un  gréement  de  laine  aux  couleurs  variées, 
et  presque  toutes  les  voiles  de  pourpre  ou 
du  lin  le  plus  blanc,  sur  lequel  on  a  re- 
présenté des  sujets  erotiques,  et  inscrit, 
avec  le  nom  du  propriétaire  de  la  barque, 
quelque  maxime  empruntée  à  une  philo- 
sophie sensuelle.  » 

Et  M.  Jal  traite  sans  ménagement  les 


—  33  — 

commentateurs  et  les  'traducteurs  de  Vir- 
gile qui  n'ont  point  tenu  compte  de  la  sa- 
vante exactitude  du  poète.  Ascensius  n'a 
pas  trouvé  d'explication  ingénieuse  du  mot 
puppes;  «  le  Père  de  La  Rue  ne  se  doute 
pas  de  la  raison  qui  a  fait  opposer  les 
proues  aux  poupes  »  ;  Annibal  Garo  a 
substitué  les  vaisseaux  aux  proues  ;  Gre- 
gorio  Hernandez  de  Velasco  traite  Vir- 
gile très  cavalièrement  ;  Joâo  Franco  Bar- 
reto  est  plus  scrupuleux,  mais  pas  beau- 
coup plus  ;  Dryden  prend  les  proues  et 
les  poupes  pour  les  navires  eux-mêmes  ; 
la  traduction  allemande  de  John  Voss 
laisse  autant  à  désirer  que  la  version  an- 
glaise de  Dryden;  Delille,  le  plus  estimé 
des  traducteurs  français,  pas  plus  que  ses 
rivaux  étrangers,  n'a  intimement  compris 
le  texte  de  son  auteur. 

A  propos  des  termes  nautiques  de  Vir- 
gile, le  savant  M.  Jal  va  jusqu'à  citer  des 
mots  du  langage  des  Malays^  des  Made- 
kasses,  des  Nouveaux-Zélandais.  Il  fait 
encore  de  pittoresques  rapprochements 
quand  il  en  vient  à  examiner  le  triplici 
ver su  : 

«    Il    exprime,  à   mon  avis,    un  chant 


—  34  — 

trois  fois  répété,  un  cri,  un  hourra!  une 
espèce  de  celeusma  dont  la  tradition  est 
vivante  encore  dans  les  bâtiments  où  pour 
tous  les  travaux  de  force,  et,  par  exemple, 
quand  on  haie  les  boulines,  un  matelot, 
le  véritable  hortator  des  anciens  navires, 
chante  :  Ouaiie,  tou,  tri  !  hourra  !  (one, 
two,  three  !  hourra  !  —  angl.  ).  La  tradi- 
tion antique  était  pleine  de  force  au  moyen 
âge,  à  Venise,  où  la  chiourme  du  Bucen- 
taure^  toutes  les  fois  que  le  navire  ducal 
passait  devant  la  chapelle  de  la  Vierge, 
construite  à  l'entrée  de  TArsenal,  criait 
trois  fois  :  A  A  /  Ah  !  Ah  !  donnant  un 
coup  de  rame  après  chacune  de  ces  accla- 
mations. » 

La  conclusion  de  M.  Jal  est  sans  doute 
difTérente  de  celle  que  M.  Bergeret,  notre 
contemporain,  eût  mise  à  son  fameux  ou- 
vrage : 

«  La  marine  actuelle  touche  de  bien 
près  à  la  marine  d'autrefois,  c'est  pour 
moi  un  fait  de  la  plus  grande  évidence. 
Voilà  pourquoi  je  pense  que  tout  homme 
qui  s'occupe  de  la  marine  moderne  doit 
s'enquérir  de  tout  ce  que  furent  les  ma- 
rines anciennes  ;  voilà  pourquoi  je  pense 


aussi  que  Virgile  étant,  sur  la  question  de 
la  marine  antique,  Técrivain  qu'on  peut 
consulter  avec  le  plus  de  fruit,  il  était  né- 
cessaire de  démontrer  sa  compétence  et 
de  la  prouver,  en  rendant  à  ses  vers  toute 
la  valeur  didactique  dont  les  avaient  dé- 
pouillés des  interprètes,  fort  savants  d'ail- 
leurs, mais  qui  ne  comprenaient  pas  la 
langue  spéciale  que  parlait  le  poète  ma- 
rin. » 

M.  Anatole  France  a  peut-être  acquis 
un  exemplaire  du  Virgilius  Nau  ficus  chez 
M.  Lehec,  dans  la  boutique  duquel  il  pas- 
sait parfois  une  heure.  Un  jour,  par 
hasard,  je  l'entendis  faire  l'éloge  de  l'abbé 
Delille. 

«  Delille  n'a  qu'un  défaut,  disait  à  peu 
près  M.  Anatole  France,  c'est  de  n'être 
point  lu.  » 

Et  comme  il  en  sait  par  cœur  de  longues 
lirades,  il  les  récita. 

Peut-être  n'a-t-il  pas  reteau  en  aussi 
grand  nombre  les  vers  de  son  maître  Le- 
conte  de  Lisle. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  une  certaine  parenté 
entre  ces  deux  poètes  ? 

Ayant  entendu  quelqu'un  faire  un  rap- 


—  36  — 

prochement  entre  Leconte  de  Lisle  et 
l'abbé  Delille,  je  rapportai,  dans  un  ar- 
ticle, une  opinion  qui  me  paraissait  pour 
le  moins  singulière.  Je  viens  de  la  retrou- 
ver tout  au  long  et  à  deux  reprises  sous  la 
plume  de  Louis  Veuillot  :  f(  Tous  ces  ori- 
peaux descriptifs,  ces  tintamarres  de  cou- 
leur et  de  lumière,  ne  sont  que  le  dégui- 
sement du  vieil  abbé  Delille.  Seulement, 
sous  le  fatras  de  ses  périphrases,  Jacques 
Delille  marchait  d'un  pas  leste.  L'épa- 
gneul  de  salon  dont  les  jolies  petites  pattes 
couraient  sans  broncher  à  travers  les  por- 
celaines, et  secouaient  par  moments  de 
jolies  petites  perles  fausses,  est  devenu 
un  éléphant  chargé  d'une  tour  de  guerre 
pleine  de  soldats  farouches  et  surtout  ba- 
riolés. Il  simule  bien  la  marche  pesante, 
toutefois  la  terre  ne  tremble  pas.  » 

Et  quelques  jours  après,  Veuillot  ajou- 
tait : 

c(  Il  décrit  à  outrance.  Nous  avons  rap- 
pelé l'autre  Delille,  son  quasi  homonyme 
et  qui  semblait  son  contraire.  En  vérité, 
de  l'un  à  l'autre  il  n'y  a  pas  si  loin  qu'il 
semble,  et  ces  extrêmes  se  touchent.  Tous 
deux  font  leur  principale  affaire   de  dé- 


—  37  — 

crire,  parce  que  le  don  d'imaginer,  le  don 
de  sentir  et  peut-être  le  don  de  penser 
leur  manquent.  Ils  n'ont  que  l'œil  exté- 
rieur, que  l'écorce  de  la  poésie  ;  la  sève 
et  la  source  leur  sont  inconnues.  L'ancien 
Delille,  qui  se  contentait  d'être  philo- 
sophe, et  qui  se  piquait  d'être  correct, 
serait  aujourd'hui  libre-penseur  irrégu- 
lier et  peut-être  pédant.  Il  écrirait  Kaïn 
par  un  K,  et  ferait  facilement  du  kaïnite 
et  du  khaldaïque.  Le  jeune  de  Liste,  — il 
y  a  quinze  lustres  — ,  eût  décrit  les  jar- 
dins^ V imagination^  la  lecture^  le  ca/e, 
les  échecs,  et  n'eût  su  peindre  Iris  et  les 
rochers  qu'en  bleu  tendre.  C'est  le  même 
homme  ignorant  de  l'homme,  s'exerçant 
au  même  jeu  puéril  avec  la  même  dexté- 
rité. Seulement  l'un  est  né  sous  Voltaire 
et  l'autre  sous  Victor  Hugo. 

((  S'il  faut  marquer  une  différence,  peut- 
être  que  la  part  d'imagination  de  l'ancien 
Delille  ne  fut  pas  la  plus  restreinte.  Au- 
tant que  nous  en  pouvons  juger  à  la  dis- 
tance où  nous  sommes  de  ses  œuvres  et 
de  son  temps,  l'abbé  Jacques  puisait 
moins  dans  le  fond  public.  Les  descrip- 
tions de  M.  Leconte   de  Liste  sont  bour- 


—  38   — 

rées  de  réminiscences  plastiques  fournies 
par  rarchilecture,  la  statuaire,  la  pein- 
ture et  le  dessin,  à  qui  d'ailleurs  toute 
notre  poésie  matérialiste  emprunte  con- 
sidérablement, surtout  dans  les  vastes  et 
abondants  domaines  de  leurs  caprices.  » 

Je  ne  suis  pas  éloigné  de  penser,  au  de- 
meurant, que  l'art  de  l'abbé  Delille  n'ait 
exercé  une  véritable  influence  sur  les 
Parnassiens. 

Ils  ne  se  réclamaient  pas  de  lui  parce 
qu'il  était  alors  un  poète  trop  décrié  et 
que,  sans  doute,  au  Parnasse  Ghoiseul,  il 
fallait  parler  de  Leconte  de  Lisle  et  non 
pas  de  Jacques  Delille. 

M.  Anatole  France  se  rattrapait  dans  la 
boutique  de  la  rue  Saint- André-des-iVrts. 

La  librairie  existe  toujours,  son  aspect 
n'a  pas  changé,  elle  est  tenue  maintenant 
par  un  autre  libraire  qui  connaît  bien  son 
métier,  mais  n'a  pas  pour  les  livres  ce 
respect  superstitieux  que  leur  marquait 
M.  Lehec. 


[ ,  RUE  BOURBON-LE-GH  ATEAU 


Dans  cette  vieille  maison,  deux  femmes 
furent  assassinées  le  23  décembre  1850. 
L'une  était  M"^  Ribault,  dessinatrice  au 
Petit  Courrier  des  Dames  que  dirigeait 
M.  Thiéry.  Avant  de  mourir,  trempant 
son  doigt  dans  son  sang,  elle  eut  la  force 
d'écrire  sur  un  paravent  :  «  L'assassin, 
c'est  le  commis  de  M.  Thi  ».  Laforcade, 
le  commis,  fut  arrêté  quelques  heures 
après  son  crime. 

De  notre  temps,  cette  maison  se  si- 
gnale d'une  autre  façon  à  l'attention  des 
curieux. 

C'est  là  qu'habite  M.  André  Mary,  le 
poète  bourguignon  auquel  M.  Fernand 
Fleuret  a  dédié  sa  Macaronée  satirique, 
Falourdin^  destinée  à  stigmatiser  la  presse 
contemporaine. 

Au     commencement     de    son    poème 

Tract  2.  4 


—  40  — 

M.  Fernand  Fleuret   a    chanté  la   vieille 
maison  de  la  rue  Bourbon-le-Ghâteau  : 

Si  tu  translates,  voire,  un  Boëce  chanci 

Dans  ta  sombre  maison  du  carrefour  Buci 

Que  peuplent  des  bouquins  et  des  pots  de  la  Chine... 

L'auteur  de  Falourdin  auquel  on  ne  peut 
reprocher  qu'un  peu  d'archaïsme,  si  tou- 
tefois un  si  rare  défaut  prête  au  reproche, 
est  aujourd'hui,  où  ils  sont  rares,  un  des 
meilleurs  versificateurs  français,  et  comme 
il  est  vraiment  poète,  ses  productions  mé- 
ritent de  passer  aux  âges  qui  viendront... 

M.  Fernand  Fleuret  est  Normand.  Une 
fois,  au  cours  d'un  banquet  oii  l'on  célé- 
brait le  millénaire  de  la  Normandie,  un 
Norvégien  gigantesque,  qui  se  trouvait 
près  de  lui,  le  regarda  avec  condescen- 
dance et  déclara: 

((  Vous,  petit  Viking  ;  moi,  grand  Vi- 
king.  » 

Le  petit  Viking,  d'après  Fobservation 
d'un  autre  poète  normand,  a  l'air  d'un 
archer  de  la  tapisserie  de  Bayeux. 

Son  penchant  décidé  vers  la  mystifica- 
tion le  poussa  un  jour,   alors  qu'il  allait 


—  41  — 

encore  au  collège,  à  faire  croire  à  la  cui- 
sinière de  ses  parents  qu'un  certain  four- 
reau qui  emprunta  jadis  son  nom  à  la 
paisible  ville  de  Condom  était  une  bourse 
de  nouvelle  sorte  et  fort  commode  pour 
les  gros  sous.  A  la  boucherie,  ce  fut  un 
éclat  de  rire  qui  se  propagea  dans  toute 
la  ville.  La  cuisinière  se  plaignit  vive- 
ment, ne  cachant  point  le  nom  de  celui 
qui  Tavait  trompée.  Et  depuis  ce  jour, 
les  dévotes  regardèrent  M.  Fernand  Fleu- 
ret d'un  mauvais  œil. 

Quand  il  voulut  publier  cette  superche- 
rie littéraire  très  supérieure  à  celle  de 
Mérimée  :  le  Carquois  du  sieur  Louvigné 
du  Dézert^  M.  Fernand  Fleuret  se  fit  ap- 
puyer auprès  d'un  éditeur  qui  demeure  à 
côté  de  rOdéon. 

L'éditeur  sourit  à  mon  Fleuret,  tâte  le 
manuscrit,  l'ouvre  et  le  premier  mot  qui 
lui  tombe  sous  les  yeux,  c'est  celui  dont 
les  typographes  firent  une  si  belle  coquille 
un  jour  que,  dans  un  journal,  il  était 
question  des  fouilles  de  M"^^   Dieulafoy, 

«  Fouilles,  Monsieur,  s'écria  Téditeur 
en  refermant  le  manuscrit,  Monsieur.  .  . 
Sortez,  Monsieur.  » 


—  42 


Dans  la  sombre  maison  du  carrefour 
Buci  habite  encore  M.  Maurice  Cremnitz, 
qui  piqua  fort  la  curiosité  en  publiant 
sous  les  initiales  M.  C,  dans  Vers  et 
Prose,  un  poème  excellent  intitulé  Anni- 
versaire et  qui  fut  composé  à  la  mémoire 
de  Jean  Moréas. 

M .  Maurice  Cremnitz  est  un  poète  qui  de- 
puis longtemps  déjà  ne  montre  plus  vo- 
lontiers ses  ouvrages.  C'est  un  homme 
aimable  qui  se  soucie  peu  de  la  gloire. 
Les  poètes,  ses  amis,  ont  une  grande  con- 
fiance dans  l'intégrité  de  son  goût,  et,  si 
ses  décisions  ne  sont  point  des  arrêts, 
elles  emportent  généralement  le  suffrage 
de  celui  qui  les  fait  naître  et  qui  s'y  range. 
Cette  autorité,  qu'il  exerce  avec  une  grande 
discrétion  et  dans  un  tout  petit  cercle,  lui 
donne  ainsi  dans  les  lettres  contempo- 
raines un  rôle  inattendu  qu'il  ne  recher- 
chait point  et  qui  est  plein  de  responsa- 
bilités. 

Chaque  année,  en  temps  de  paix,  M.  Mau- 
rice Cremnitz,  qui  aime  la  marche,  par- 


—  43  — 

courait  à  pied  une  région  qu'il  ne  connais- 
sait pas  encore.  Il  ne  s'embarrassait  pas 
de  bagages  ;  une  bonne  canne  à  la  main, 
il  voyageait,  s'arrêtant  quand  il  le  voulait, 
sans  se  préoccuper  des  horaires. 

Une  fois,  c'était  près  de  Montereau, 
deux  gendarmes  l'arrêtèrent  sur  la  route 
et  lui  demandèrent  ses  papiers. 

M.  Maurice  Gremnitz  se  fouilla  et  ne 
trouva  sur  lui  qu'une  carte  d'entrée  à  la 
Bibliothèque  Nationale.  Les  gendarmes 
l'examinèrent  et  l'un  d'eux  : 

((  Alors,  c'estlà  que  vous  travaillez?...  » 
Sur  la  réponse  affirmative  de  M.  Gremnitz 
il  ajouta  :  a  Vos  patrons  doivent  bien  mal 
vous  payer  puisque  vous  ne  pouvez  pas 
même  prendre  le  chemin  de  fer.  » 

M.  Maurice  Gremnitz  que  connaissent 
peu  les  nouvelles  générations  mais  que 
n'ont  pas  oublié  André  Gide  ni  Paul 
Fargue,  s'engagea  au  début  de  la  guerre. 

Je  le  rencontrai  à  Nice  dans  son  uni- 
forme de  fantassin . 

Gremnitz  vivait  la  vie  des  dépôts  d'in- 
fanterie. Nous  nous  vîmes  dans  un  café 
durant  quelques  minutes  et,  fantassin,  il 
trouva  qu'artilleur  j'étais  mieux  vêtu  que 


—  44  — 

lui.  J'en  avais  presque  honte  et  quand  je 
le  quittai,  je  sortis  à  reculons  afin  que 
l'éclat  des  éperons  ne  désolât  point  ce 
gentil  et  vaillant  garçon. 

J'ai  rencontré  quelques  autres  littéra- 
teurs soldats  au  cours  de  mon  instruction 
militaire,  soit  à  Nice  soit  à  Nîmes.  J'ai 
revu  le  dramaturge  Auguste  Achaume, 
caporal  dans  un  régiment  de  territoriaux. 
Il  avait  bonne  figure  sous  la  capote  et, 
cantonné  dans  un  skating,  couchait  sur 
l'estrade  de  l'orchestre  ;  il  couche  à  pré- 
sent sous  la  tente.  Dans  le  dépôt  d'artil- 
lerie où  j'achevais  mes  «  classes  »,  mon 
lit  était  près  de  celui  d'un  brigadier  poète, 
René  Berthier,  qui  fit  partie  à  Toulon  du 
groupe  littéraire  des  Facettes.  J'ai  lu  de 
ses  poèmes  et,  à  mon  avis,  il  est  un  des 
meilleurs  poètes  de  sa  génération.  11  est 
maintenant  sous-lieutenant  d'artillerie. 
Ce  poète  est  encore  un  savant  de  premier 
ordre  dont  les  inventions  utiles  à  l'huma- 
nité ne  se  comptent  plus. 

J'ai  rencontré  encore  à  Nîmes,  Léo 
Largùier,  qui  eut  plusieurs  fois  l'occasion 
de  fréquenter  la  maison  du  1 ,  rue  Bour- 
bon-le-Ghâteau,   et    qui  a   publié  sur  la 


guerre  un  beau  livre  de  littérateur  :  Les 
Heures  déchirées. 

Le  premier  dimanche  de  mars,  en  1915, 
je  déjeunais  au  petit  restaurant  de  la 
Grille.,  quand  un  caporal  de  ]a  ligne  se 
leva  de  table  et  m'aborda  en  me  récitant 
une  strophe  de  la  Chanson  du  Mal-aimé. 

Je  fus  interloqué.  Un  deuxième  canon- 
nier-conducteur  n'est  pas  habitué  à  ce 
qu'on  lui  récite  ses  propres  vers.  Je  le  re- 
gardai sans  le  reconnaître.  Il  était  de 
haute  taille,  et,  de  ligure,  ressemblait  à 
un  Victor  Hugo  sans  barbe  et  plus  encore 
à  un  Balzac.  «  Je  suis  Léo  Larguier,  me 
dit-il  alors.  Bonjour,  Guillaume  Apolli- 
naire. »  Et  nous  ne  nous  quittâmes  que  le 
soir  à  l'heure  de  la  rentrée  au  quartier. 
Ce  jour-là  et  les  jours  suivants  nous  ne 
parlâmes  pas  de  la  guerre,  car  les  soldats 
n'en  parlent  jamais,  mais  de  la  flore  nî- 
moise  dont,  en  dépit  de  Moréas,  le  jas- 
min ne  fait  pas  partie.  Quelquefois,  l'ai- 
mable M.  Berlin,  secrétaire  général  delà 
préfecture,  nous  apportait  Tagrément  de 
sa  conversation  enjouée  et  d'une  érudition 
spirituelle.  La  voix  terrible  de  Léo  Lar- 
guier dominait  le  colloque  et  j'en  entends 


__  46  — 

encore  les  éclats  quand  il  nous  disait  le 
nom  d'un  homme  de  sa  compagnie  : 
«  Ferragute  Gypriaque.    » 

Un  dimanche,  Larguier  nous  emmena, 
M.  Bertin  et  moi,  chez  un  de  ses  amis,  le 
peintre  Sainturier,  dont  les  dessins  ont  la 
pureté  de  ceux  de  Despiau.  Sainturier  vit 
en  ermite,  il  est  inconnu  et  se  complaît 
dans  son  obscurité  ensoleillée  du  Midi. 
Très  jeune  d'aspect,  bien  qu'ayant  passé 
l'âge  de  servir,  il  est  robuste  et  travaille 
beaucoup  et,  outre  ses  productions,  qui 
sont  personnelles,  on  voit  dans  sa  demeure 
des  trésors  artistiques  que  je  ne  soupçon- 
nais point. 

C'est  là  que  j'ai  vu  un  extraordinaire 
portrait  de  Stendhal  qui  le  représente  à 
mi-corps  et  vu  de  face.  Le  visage  est  calme 
et  pétillant  de  malice  contenue.  C'est 
chez  le  peintre  Sainturier,  que  je  vis  pour 
la  première  fois  Alfred  de  Musset.  Ses 
autres  portraits  paraissent  factices  quand 
on  a  vu  celui-là  qui  est  peint  par  Ricard. 
Musset  est  de  profil.  Larguier  n'en  reve- 
nait pas  et  Sainturier  promit  de  lui  en 
faire  une  copie  après  la  guerre.  Il  y  a  là, 
de  Ricard  aussi,  un  beau  portrait  de  Ma- 


—  47  ^ 

net.  Mais  nous  vîmes,  encore  chez  Sain- 
turier,  un  Van  Dyck  :  Charles  I^^  enfant^ 
plusieurs  portraits  et  miniatures  d'Isabey, 
un  Greco,  des  esquisses  de  Boucher,  un 
merveilleux  Latour,  deux  Hubert  Robert, 
des  Monticelli,  une  petite  nature  morte 
de  Cézanne,  etc.,  etc. 

Le  lendemain,  je  ne  revis  plus  Lar- 
guier.  Il  était  parti  pour  un  camp  d'in- 
struction d'où  il  alla  sur  le  front  comme 
caporal  brancardier.  Nous  fûmes  près  l'un 
de  l'autre  à  la  bataille  de  Champagne, 
mais  nous  ne  pûmes  nous  joindre.  Il  y  fut 
blessé  et  nous  ne  nous  rencontrâmes  que 
durant  une  de  ses  permissions,  justement 
devant  le  n"  1  de  la  rue  Bourbon-le-Châ- 
teau,  cette  «  sombre  maison  »  chantée 
par  M.  Fernand  Fleuret. 


Tract  2. 


LES  NOELS 
DE  LA  RUE  DE  BUCI 


Avant  la  guerre,  c'était  la  nuit  du  24 
au  25  décembre  qu'il  fallait  aller  voir  la 
rue  de  Buci,  si  chère  aux  poètes  de  ma 
génération.  Une  fois,  dans  un  caveau  voi- 
sin, nous  réveillonnâmes,  André  Salmon, 
Maurice  Cremnitz,  René  Dalize  et  moi. 
Nous  entendîmes  chanter  des  Noëls.  J'en 
sténographiai  les  paroles.  Il  y  en  avait 
de  différentes  régions  de  la  France. 

Les  Noëls  ne  sont-ils  point  parmi  les 
plus  curieux  monuments  de  notre  poésie 
religieuse  et  populaire  ?  Ce  sont,  en  tout 
cas,  les  ouvrages  qui  reflètent  peut-être  le 
mieux  l'àme  et  les  mœurs  de  la  province 
dont  ils  viennent.  Le  premier  que  je  notai 
dans  ce  caveau  de  la  rue   de  Buci  était 


—  50  — 

chanté  par  un  garçon  coiffeur,  né  à 
Bourg  en  Bresse. 

Les  noëls  bressans  ne  sont  certes  pas 
des  noëls  de  temps  de  guerre. 

Les  énumérations  rabelaisiennes  de  vic- 
tuailles y  contrastent  avec  les  restrictions 
de  l'époque   dépouillée  où  nous  vivons. 

Dès  que  la  ville  de  Bourg-  —  En  apprit  la  nou- 
velle, —  On  fit  battre  le  tambour  —  Pour  mettre 
tout  par  écuelles.  —  Les  bécasses,  les  levrauts  — 
Les  cailles,  les  chapons  gras  —  Furent  pris  chez 
Gurnillon  —  Pour  faire  la  bourdifaille  —  Furent 
pris  chez  Gurnillon  —  Pour  faire  le  réveillon. 

Gog-  porta  trois  dindonneaux  —  Et  farcit  une 
belle  oie,  —  Et  d'une  longe  de  veau  —  Il  fit  un 
bon  ragoût  ;  —  Sa  femme  fit  du  boudin  —  Et 
prit  chez  monsieur  de  Ghoin  —  Une  grande  bas- 
sine d'argent,  —  Pour  y,  pour  y,  pour  y  mettre 
—  Une  grande  bassine  d'argent  —  Pour  y  mettre 
son  présent. 

On  alla  vite  appeler  —  L'hôte  de  la  Bonne 
École  —  Qui  porta  des  godiveaux  —  Et  prit  une 
belle  andouille;  —  Il  mêla  des  fricandeaux  — 
Avec  des  oreilles  de  veaux  —  Et  porta  trois  baril- 
lets —  De  mou,  de  mou,  de  moutarde,  —  Et 
porta  trois  barillets  —  De  moutarde  de    Dijon. 

Quand  Thôte  de  Saint-François  —  Entendit 
qu'on  faisait  bruire  —  Les  poêles  et  les  lèche- 
frites —  Dans  le  quartier  de  Tesnière,  —  Il  fit 
faire  à  son  valet  —  Une  potringue  de  poulet  — 


Qu'on  s'en  léchait  tout  droit  —  Les  ba,  les  ba, 
les  babines  —  Qu'on  s'en  léchait  tout  droit  — 
Les  babines  et  les  cinq  doigts. 

Dès  que  l'hôte  de  l'Écu  —  Vit  qu'on  partait 
au  clair  de  lune,  —  Il  mit  pour  quatre  écus  — 
De  sucre  dans  la  farine  —  Pour  lui  faire  des  gâ- 
teaux —  Qui  semblèrent  des  châteaux;  —  ilssont 
meilleurs  que  le  pain  —  Pour  les,  pour  les,  pour 
les  dames  ;  —  Ils  sont  meilleurs  que  le  pain  — 
Pour  les  dames  et  les  enfants. 

Neren  mit  dessus  une  planche  —  Du  boudin 
blanc  comme  neige  —  Et  douze  langues  de  bœuf  — 
Qui  étaient  noires  comme  pain  ;  —  Et  puis  de  son 
bon  vin  vieux  — Que  j'ai  souvent  bu,  —  Et  boi- 
rai, s'il  plaît  à  Dieu.  —  Jusqu'à,  jusqu'à,  jusqu'à 
Pâques,  —  Et  boirai,  s'il  plaît  à  Dieu,  —  Plus 
qu'il  ne  veut  m'en  donner. 

A  nous  deux,  père  Alexis,  —  Il  nous  faut  faire 
une  offrande  —  Et  nous  joindre  cinq  ou  six  — 
Pour  toucher  une  sarabande  ;  —  Avec  notre  gros 
bourdon  —  Nous  chanterons  tout  de  bon  ;  — 
Noël,  Noël  est  venu  —  Nous  ferons  la  bourdifaille 
—  Noël,  Noël  est  venu, —  Nous  ferons  du  brouet 
moulu. 

Après  ce  noël  de  réveillon,  en  voici 
un  autre  plus  gracieux  qui  a  été  entendu 
encore  il  y  a  quelques  années  aux  envi- 
rons de  Saint-Quentin.  J'en  donne  la  ver- 
sion que  j'ai  notée  rue  de  Buci. 

Chantons,  je  vous  prie,  —  Noël  hautement  — 
D'une  voix  jolie  —  En  solennisant  —  De   Marie 


—  52  — 

pucelle  —  La  Conception  —  Sans  originelle  — 
Maculation. 

Cette  jeune  fille  —  Native  elle  était  —  De  la 
noble  ville  —  Dite  Nazareth,  — de  vertu  remplie 

—  De  corps  gracieux —  C'est  la  plus  jolie  —  Qui 
soit  sous  les  cieux. 

Elle  allait  au  Temple  ;  —  Pour  Dieu  supplier; 

—  Le  conseil  s'assemble  —  Pour  la  marier  ;  — 
La  fille  tant  belle  —  N'y  veut  consentir,  —  Car 
Vierg-e  et  pucelle  —  Veut  vivre  et  mourir. 

L'Ange  leur  commande  —  Qu'on  fasse  assem- 
bler —  Gens  en  une  bande,  —  Tous  à  marier  ; 

—  Et  duquel  la  verg-e  —  Tantôt  fleurira  —  A  la 
noble  Vierge  —  Vrai  mari  fera. 

Tantôt  abondance  —  De  gentils  galants  —  La 
vierge  plaisante  —  S'en  vont  souhaitant  ;  —  A  la 
noble  fille  —  Chacun  s'attendait,  —  Mais  le  plus 
habile  —  Sa  peine  y  perdait. 

Joseph  prit  sa  verge,  —  Pour  s'y  en  venir  :  — 
Combien  qu'à  la  Vierge  —  N'eût  mis  son  désir  ; 

—  Car  toute  la  vie  —  N'eut  intention  —  Vouloir 
ni  envie  —  De  conjonction. 

Quand  furent  au  Temple  —  Trétous  assemblés, 

—  Étant  tous  ensemble  —  En  troupe  ordonnés, — 
La  verge  plaisante  —  De  Joseph  fleurit,  —  Et  au 
même  instant  —  Porta  fleur  et  fruit. 

En  grande  révérence  —  Joseph  on  retint,  — 
Qui  par  sa  main  blanche  —  Cette  vierge  print  ;  — 
Puis  après  le  prêtre,  — Recteur  de  la  loi,  — Leur 
a  fait  promettre  —  A  tous  deux  la  foi. 

Baissant  les  oreilles  —  Ces  gentils  galants  — 
Tantque  c'est  merveille,  —  S'en  vont  murmurant 


—  53  — 

—  Disant  c'est  dommage  —  Que  ce  père  gris  — 
Ait  en  mariage  —  Cette  vierge  pris. 

La  nuit  ensuivante,  —  Autour  de  minuit^  — 
La  Vierge  plaisante  —  En  son  livre  lit,  —  Que  le 
Roi  céleste  —  Prendrait  nation  —  D'une  puce- 
lette —  Sans  corruption. 

Tandis  que  Marie  —  Ainsi  contemplait  —  Et 
du  tout  ravie  —  Envers  Dieu  était,  —  Gabriel 
archange  —  Vint  subitement  —  Entrant  dans  s* 
chambre  —  Tout  visiblement. 

D'une  voix  doucette  —  Gracieusement —  Dit  à 
la  fillette  —  En  la  saluant  :  —  Dieu  vous  gard, 
Marie,  —  Pleine  de  beauté,  —  Vous  êtes  TAmie 

—  Du  Dieu  de  bonté. 

Dieu  fait  un  mystère  —  En  vous  merveilleux^ 

—  C'est  que  serez  mère  —  Du  roi  glorieux;  — 
Votre  pucelage  —  Et  virginité  —  Par  divin  ou- 
vrage —  Vous  sera  gardé. 

A  cette  parole  —  La  Vierge  consent,  —  Le  Fils 
de  Dieu  vole,  —  En  elle  descend.  —  Bientôt  fut 
enceinte  —  Du  prince  des  Rois,  —  Sans  mal  m 
complainte  —  Le  porta  neuf  mois. 

La  noble  besogne  —  Joseph  pas  n'entend.  — 
A  peu  qu'il  n'en  grogne,  —  S'en  va  murmurant; 

—  Mais  Fange  céleste  —  Lui  dit,  en  dormant,  — 
Qu'il  ne  s'en  déhaite,  —  Par  Dieu  est  l'enfant- 

Joseph  et  Marie  —  Tous  deux  Vierges  sont,  — 
Qui  par  compagnie  —  En  Bethléem  vont.  —  La- 
est  accouchée  —  En  pauvre  déduit  —  La  Vierge 
sacrée  —  Autour  de  minuit. 

Y  fut  consolée  —  des  anges  des  cieux,  Y  fut  vi- 
sitée —  Des  Pasteurs  joyeux,  —  Y  fut  révérée  — 


—  54  — 

De  trois  nobles  Rois,  —  Et   fut  rejetée  —  Des 
nobles  bourgeois. 

Or,  prions  Marie  —  Et  Jésus,  son  fils,  — 
Qu'après  cette  vie  —  Ayons  Paradis  —  Et,  notre 
voyage  —  Etant  achevé^  —  Nous  donne  en  par- 
tage —  Le  ciel  azuré. 

C'est  à  May-en-Multien  que  se  chante 
encore  sans  doute  ce  Noël  charmant  dont 
voici  un  couplet: 

Bergers  qu'on  s'assemble —  Au  signal  donné  — 
Pour  aller  ensemble  —  Saluer  tourelourirette  — 
Saluer  louladerirette  —  Le  roi  nouveau  né. 

et  aussi  celui  où 

Saint  Liphard  alla  prendre  —  La  Dame  du 
Chemin  —  A  dessein  de  s'y  rendre  —  tenant  tous 
en  leurs  mains  —  Hautbois,  Luths  et  Guitares  — 
Pour  faire  des  fanfares,  —  Trompettes  et  tam- 
bours —  Pour  jouer  tout  le  jour. 

Voici  un  Noël  que  j'ai  entendu  chanter 
rue  de  Biici.  Je  n'en  connais  point  la  pro- 
venance. En  tout  cas,  il  est  bien  cham- 
pêtre et  plein  de  saveur  : 

Refrain:  Laissez  paître  vos  bêtes,  —  Pastou- 
reaux par  monts  par  vaux,  —  Laissez  paître  vos 
bêtes  —  Et  venez  chanter  Nau. 

J'ai  ouï  chanter  le  rossignol  —  Qui  chantait 
un  chant  si  nouveau  —  Si  haut,  si  beau,  —  Si 
raisonneau,  —  Il  m'y  rompait  la  tête,  —  Tant  il 


—  55  — 

prêchait  et  caquetait,  —  Ai  donc  pris  ma  hou- 
lette —  Pour  aller  voir  Nolet  [refrain). 

Je  m'enquis  au  berg^er  Nolet  ;  —  As-tu  ouï  le 
Rossig-nolet  —  Tant  joliet  —  Qui  gringottait  — 
Là-haut  sur  une  épine? —  Ah  oui  !  dit-il,  je  Tai 
ouï,  —  J'en  ai  pris  ma  bucine  —  Et  m'en  suis 
réjoui  [refrain). 

Nous  dîmes  tous  une  chanson,  —  Les  autres 
sont  venus  au  son.  —  Or,  sus,  dansons.  — 
Prends  Alizon  !  —  Je  prendrai  Guillemetle,  — 
Margot  prendra  le  gros  Guillot.  —  Qui  prendra 
Péronnelle?  —  Ce  sera  Talebot  [refrain). 

Ne  dansons  plus,  nous  tardons  trop  ;  —  Allons 
tôt,  courons  le  trot,  —  Viens-t'en  bientôt.  — 
Attends,  Guillot,  —  J'ai  rompu  ma  courette,  — 
Il  faut  ramender  mon  sabot.  —  Or,  tiens  cette  ai- 
guillette, —  Elle  t'y  servira  trop  [refrain). 

Comment,  Guillot,  ne  viens-tu  pas  ?  —  Eh  oui, 
j'y  vais  tout  le  doux  pas,  —  Tu  n'entends  pas  — 
Trestout  mon  cas  ;  —  J'ai  aux  talons  les  mules, 
—  C'est  pourquoi  je  ne  puis  trotter;  —  Prises 
m'ont  les  froidures.  —  En  allant  estraquer  [re- 
frain). 

Marche  devant,  pauvre  Mulard,  — et  t'appuye 
sur  ton  billart;  —  Et  toi,  Coquard,  —  Vieux  Lo- 
riquart,  —  Tu  dois  avoir  grand  honte  —  De  re- 
chigner ainsi  les  dents,  —  Et  dois  n'en  tenir 
compte  —  Au  moins  devant  les  gens  [refrain). 

Nous  courûmes  de  telle  roideur,  —  Pour  voir 
Notre  doux  Rédempteur  —  Et  créateur  —  Et  for- 
mateur ;  —  Il  avait,  Dieu  le  sache,  —  De  dra- 
peaux assez  grand  besoin  ;  —  Il  gisait  dans  la 
crèche —  Surun petit  de  foin  [refrain). 


—  56  — 

Sa  mère  avecque  lui  était  —  Un  vieillard  si  lui 
éclairait  —  Point  ne  semblait  —  Au  beau  douil- 
let —  Il  n'était  pas  son  père  —  Je  Taperçus  bien 
au  muvseau  —  Ressemblait  à  la  mère  —  Encor 
est-il  plus  beau  [refrain). 

Or,  nous  avions  un  g-rand  paquet  —  De  vivres 
pour  faire  un  banquet;  —  Mais  le  muguet  —  De 
Jean  Huguet  —  Et  une  grande  Levrière  — Mirent 
le  pot  à  découvert  ;  —  Puis  ce  fut  la  bergère  — 
Qui  laissa  l'huis  ouvert  [refrain). 

Pas  ne  laissâmes  de  gaudir;  —  Je  lui  donnai 
une  brebis  ;  —  Au  petit  fils  —  Une  mauvis  — 
Lui  donna  Péronnelle,  —  Et  Margot  lui  donna  de 
lait —  Une  petite  écuelle  —  Couverte  d'un  volet 
[refrain). 

Or,  prions  tous  le  Roi  des  Rois  —  Qu'il  nous 
donne  à  tous  bon  Noël  —  Et  bonne  paix  —  De 
nos  méfaits,  —  Ne  veuille  avoir  mémoire  —  De 
nos  péchés,  nous  pardonner,  —  A  ceux  du  Pur- 
gatoire —  Leurs  péchés  effacer  [refrain). 

Voici  un  Noël  délicat  et  délicieux  dont 
je  regrette  de  n'avoir  noté  que  ce  passage  : 

Je  me  suis  levé  par  un  matinet  —  Que  l'aube 
prenait  son  blanc  mantelet.  —  Chantons  Noletr 
Nolet,  Nolet,  —  Chantons  Nolet  encore. 

Et  ce  Noël  farci  : 

—  Célébrons  la  naissance  —  Nostri  salvato- 
ris  —  Qui  fait  la  complaisance  —  Dei  sui  patris. 
—  Ce  Sauveur  tant  aimable —  In  nocte  média  — 
Est  né  dans  une  étable  —  De  Casta  Maria. 


—  o7  — 

Ce  soir-là  j'ai  noté  encore  ce  Noël  d'une 
province  que  dévaste  la  guerre,  la  Cham- 
pagne de  La  Fontaine  et  de  Paul  Fort  : 

Les  filles  de  Cernay  —  Ne  furent  endormies.  — 
Avecque  beurre  et  lait  —  Aux  champs  ell's  se 
sont  mies,  —  Et  celles  de  Taissy  —  Ont  passé  la 
chaussée  —  Après  avoir  ouï  —  Le  bruit  —  Et  le 
charmant  débat  —  La,  la  !  —  De  ceU's  de  Sillery. 

Et  pour  en  finir  quelqu'un  chanta  un 
gracieux  Noël  d'enfant  dont  la  date  doit 
être  récente.  En  voici  un  couplet: 

Une  petite  abeille  —  Bourdonnant  en  frelon  — 
s'approcha  du  poupon,  —  Lui  disant  à  Toreille 
—  J'apporte  du  bonbon;  —  Il   est  doux  à  mer- 
veille ;  —  Goûtez-en  mon  mignon. 

On  peut  avoir  cent  impressions  diffé- 
rentes de  la  vieille  rue  de  Buci.  Je  les 
donne  toutes  pour  celles  que  j'y  ai  éprou- 
vées en  entendant  chanter  ces  Noëls,  une 
nuit  de  réveillon,  peu  d'années  avant  la 
guerre. 


DU  c(  NAPO  »  A  LA   CHAMBRE 
D'ERNEST  LA  JEUNESSE 


Il  m'arrive  d'aller  passer  un  moment  à 
la  fin  de  la  journée  à  la  terrasse  du 
((  Napo  »,  dont  les  glaces  sont  réputées. 
Le  Café  Napolitain,  sur  les  boulevards, 
eut  naguère  une  grande  vogue  comme 
café  littéraire.  On  y  voit  encore  des  gens 
de  lettres  et  des  gens  de  théâtre.  Mais  la 
grande  époque  littéraire,  c'était  avant  la 
guerre,  quand  il  était  fréquenté  par  Jean 
Moréas,  Catulle  Mendès,  les  Silvain,  et 
surtout  par  Ernest  La  Jeunesse  qui  y  trô- 
nait au  milieu  de  courtisans... 

Ce  n'est  pas  là  que  je  connus  l'auteur 
du  Boulevard. . . 

Un  jour,  en  1907,  au  moment  de  quit- 
ter le  boulevard  des  Italiens  pour  re- 
prendre la  rue  de  Grammont,  mon  atten- 


—  60  — 

lion  fut  attirée  par  un  morceau  de  papier 
blanc  qui  feuillolait  devant  moi. 

Instinctivement,  je  saisis  au  vol  ce  que 
je  prenais  pour  un  prospectus.  Mais  au 
même  instant,  ayant  levé  les  yeux,  j'aper- 
çus, au  troisième  étage  de  la  maison  près 
de  laquelle  je  me  trouvais,  un  personnage 
masqué  qui  se  retira  vivement  en  me 
criant  :  u  Gardez  bien  ce  papier,  mon- 
sieur, je  descends  à  Tinstant  pour  le  re- 
prendre. » 

J'attendis  cinq  ou  six  minutes,  et  ne 
voyant  personne  venir,  j  entrai  dans  la 
maison  et  voulus  remettre  le  morceau  de 
papier  au  concierge,  pour  qu'il  le  remît 
au  locataire  du  troisième,  mais  le  con- 
cierge me  répondit  :  a  Vous  vous  trompez 
sans  doute  ;  le  troisième  n'est  pas  habité. 
C'est  un  appartement  de  12.000,  et  il  est 
à  louer.  » 

Sans  manifester  aucun  étonnement,  je 
fis  semblant  de  relire  une  adresse  sur  le 
pli  que  j'avais  apporté  et  alléguant  une 
erreur  de  numéro,  j'allais  sortir  en  m'ex- 
cusant,  quand,  au  moment  d'ouvrir  la 
porte  vitrée,  je  vis  passer  devant  moi,  en 
courant,  mon  masque  qui  se  démasquait. 


—  61  — 

C'était  un  homme  complètement  rasé  et 
blond,  à  ce  qui  me  parut.  Les  petits  évé- 
nements   qui  venaient    de    se    produire 
étaient   d'une   apparence   si  mystérieuse 
que  je    n'avais    plus    du   tout    envie  de 
rendre  le  papier  perdu.  J'étais  intrigué  et 
inquiet  à  la  fois.  Je  me  retournai   vers  le 
concierge  et  lui   demandai  quelques  ren- 
seignements sur  l'appartement  en  ques- 
tion, disant  que  justement  je  cherchais  à 
me  loger  et  qu'il  se  pourrait  bien,   après 
tout,    que  je  m'installasse    sur   le  boule- 
vard. Quelques  instants  plus  tard,  jevisi- 
1  tais    en    compagnie    du    concierge     les 
i  chambres  vides  du  troisième  étage,  où  je 
;  ne    vis   rien    qui   parût    se   rapporter    à 
I  l'étrange  affaire  à  laquelle  je  m'intéressais. 
'i  Je  partis  vite,  ayant  hâte  de  regarder   de 
près  ce  morceau  de  papier  qui,  j'en  étais 
sûr,  devait  contenir  un  grave  secret. 

Dans  la  rue,  je  ne  vis  pas  l'homme. 
Comme  j'y  comptais,  ne  me  voyant 
plus,  et  s'étant  rendu  compte  du  haut  de 
son  troisième  que  je  me  dirigeais  par  la 
rue  de  Grammont,  il  devait  l'avoir  prise 
et  présentement  pensait  courir  après  moi 
et  finir  par  me  rattraper. 


—  62  — 

Je  rebroussai  chemin,  m'engageai  dans 
la  rue  de  Richelieu  et  gagnai  le  Palais- 
Royal  où,  dans  une  brasserie  tranquille, 
je  m'efforçai  de  déchiffrer  le  contenu  du 
document  inquiétant.  J'y  vis,  tracés  d'une 
main  inexperte,  les  signes  suivants  :  A. 
B.  C.  D.  E.  F.  G.  H.  I.  J.  K.  L.  M.  N. 
0.  P.  Q.  S.  T.  U.  V.  W.  X.  Y.  Z.  Au- 
près de  ces  lettres  majuscules,  un  dessin 
grossier  figurait  un  homme,  ayant  au 
front  deux  jets  de  flamme  à  côté  duquel 
le  chiffre  1  était  placé  juste  au-dessus  du 
chiffre  5.  J'étais  en  présence  d'un  rébus, 
mais  je  m'aperçus  vite  qu'il  ne  s'agissait 
nullement  d'un  de  ces  rébus  insignifiants, 
que  l'on  trouve  encore  dans  certains  jour- 
naux, et  que  déchiffrent  le  soir,  au  café, 
les  œdipes  provinciaux.  Le  rébus,  que 
j'avais  devant  les  yeux,  dénotait  un  art 
ancien.  Celui  qui  l'avait  composé  était  au 
courant  de  la  symbolique  populaire  qui  a 
donné  naissance  à  ces  rébus  de  Picardie, 
où  les  pamphlétaires  du  moyen  âge  figu- 
raient par  peintures  ce  qu'ils  n'auraient 
pas  osé  dire  ouvertement  et  que  le  peuple, 
ne  sachant  pas  lire,  ne  pouvait  connaître 
que  par  l'image.    N'ayant  plus,  grâce  à 


—  63  — 

l'instruction  obligatoire,  les  mêmes  rai- 
sons pour  écarter  les  lettres  et  les  chiffres, 
le  rédacteur  de  mon  rébus  s'en  était  ser- 
vi, mêlant  à  l'art  picard  les  procédés  des 
lettrés  de  la  Renaissance  oii  se  marque 
déjà  une  décadence  du  rébus.  Je  connus 
ainsi  qu'il  ne  s'agissait  point,  pour  dé- 
chiffrer un  tel  rébus,  de  rechercher  un 
rapport  exact  de  prononciation  entre  les 
signes  que  je  voyais  et  ce  qu'ils  expri- 
maient. Bref,  je  remarquai  que  toutes  les 
lettres  de  l'alphabet  avaient  été  inscrites 
sur  le  papier^  sauf  l'R,  que  Thomme ayant 
au  front  deux  cornes  de  feu  représentait 
Moïse  et  quel'l  sur  o  indiquait  suffisam- 
ment, à  cause  de  sa  position  à  droite  du 
législateur  hébraïque,  qu'il  était  question 
du  premier  livre  du  Pentateuque,  et  le 
rébus  se  lisait  évidemment  de  cette  façon  : 
R  nest  là,  genèse,  ce  qui  signifiait  sans 
aucun  doute  :  Ernest  La  Jeunesse. 


Ainsi  cette  bizarre  aventure  aboutissait 
au  nom  de  l'auteur  des  Nuits  et  Ennuis 
de  nos  plus  notoires  Contemporains^   de 

Tract  2.  6 


—  64  — 

V Imitation  de  notre  maître  Napoléon,  de 
Cinq  ans  chez  les  sauvages,  et  de  bien 
d'autres  ouvrages  pleins  d'une  verve  sub- 
tile. Je  résolus  d'aller  trouver  chez  lui  Er- 
nest La  Jeunesse,  et  bien  que  nous  ne 
nous  fussions  point  encore  rencontrés,  il 
m'accueillit  avec  sympathie,  dès  le  len- 
demain matin,  dans  Thôtel  où  il  habitait, 
hôtel  sis  au  bout  d'un  lointain  boulevard, 
près  de  la  Bastille.  Me  voici  chez  ce  nou- 
vel auteur  des  Nuits^  chez  ce  Musset  qui 
n'est  pas  le  poète  de  la  jeunesse  comme 
était  l'autre,  mais  qui  est  La  Jeunesse 
même. 

Je  le  remarque  à  peine  et  le  salue  ma- 
chinalement. Sa  chambre  retient  toute 
mon  attention.  Le  sol  est  encombré  de 
livres  à  belles  reliures,  d'émaux,  d'ou- 
vrages en  ivoire,  en  cristal  de  roche,  en 
nacre,  déboussoles,  de  faïences  de  Rhodes 
et  de  Damas,  de  bronzes  chinois.  A 
gauche  de  la  porte,  sur  une  table  de  bois 
blanc,  se  trouve  une  profusion  de  camées 
et  d'intailles,  de  gemmes  grecques  ar- 
chaïques, de  scarabées  étrusques,  d'an- 
neaux, de  cachets,  de  statuettes  africaines, 
de  jouets,  de  netsukés,  de    toys  de  Ghel- 


—  65  — 

sea,  découpes,  de  calices.  Devant  la  table, 
contre  le  mur  de  gauche,  jusqu'au  bout 
de  la  chambre,  se  dresse  une  immense 
montagne  de  livres,  d'armes  de  toutes 
sortes,  anciennes  et  modernes,  d'objets 
d'équipement  militaire,  de  cannes,  de  ta- 
bleaux, etc.  A  droite  delà  porte,  la  table 
de  nuit  ouverte  laisse  voir  un  vase  plein 
jusqu'au  bord  de  vieilles  montres  ;  puis 
un  petit  lit  de  fer  s'allonge,  au-dessus  du- 
quel, jusqu'au  plafond,  les  murs  sont  cou- 
verts par  un  nombre  considérable  de  mi- 
niatures représentant  des  militaires.  An 
pied  du  lit,  des  armes  encore  sont  entas- 
sées avec  des  étoffes  rares,  des  casques 
et  des  portraits  de  cire  dans  leurs  boîtes 
de  verre. 

Devant  la  fenêtre,  sur  une  table  ronde, 
une  collection  de  bonbons  anciens,  de 
figurines  de  sucre  colorié,  de  maisonnettes 
bâties  par  le  confiseur,  de  brebiettes  en 
fondant  entourant  un  grand  agneau  pascal, 
italien,  semble  préparée  depuis  plus  dun 
siècle  pour  une  troupe  turbulente  d'en- 
fants qui  ne  sont  point  venus,  qui  ont 
grandi,  ont  vieilli  et  sont  morts  sans  avoir 
touché  à   ces  bonbons  surannés   et  char- 


—  66  — 

mants,  objets  précieux  d'une  gourman- 
dise qui  n'est  plus,  dont  on  n'a  pas  écrit 
l'histoire  et  qui  n'a  même  pas  son  mu- 
sée. 


Je  regardai  Ernest  La  Jeunesse,  qui 
était  prêt  à  sortir,  chapeau  de  castor  sur 
la  tête,  un  beau  jonc  à  la  main,  et  qui 
attendait  que  je  fusse  revenu  de  l'étonne- 
ment  où  m'avait  mis  sa  chambrette. 

Ernest  La  Jeunesse  était  solidement 
bâti.  Je  laisserai  à  d'autres  le  soin  de  le 
décrire  lui,  ses  bijoux  et  ses  cannes,  mais 
je  veux  mentionner  sa  voix  dont  le  timbre 
était  fort  élevé.  J'acquis  vite  la  convic- 
tion que  cette  façon  de  s'exprimer,  au 
moyen  d'une  voix  aiguë  de  soprano,  n'é- 
tait due  ni  au  hasard  de  la  naissance,  ni 
à  un  accident.  Il  s'agissait  d'une  pratique 
d'hygiène  que  Ernest  La  Jeunesse  observait 
avec  grand  soin.  Parler  avec  une  voix  de 
tête  purifie  l'âme,  donne  des  idées  claires, 
de  la  volonté  même  et  de  la  décision. 

Je  montrai  le  rébus,  et  Ernest  La  Jeu- 
nesse parut  d'abord  stupéfait.  Cependant  il 
se  remit  vite,  et  me  déclara  que  c'était  un 


67 


de  ses  griffonnages  de  café,  mais  recopié 
par  un  ignorant.  Ensuite,  il  me  parla 
d'autre  chose. 


Il  était  l'heure  pour  Ernest  La  Jeunesse 
de  sortir.  Il  m'invita  à  l'accompagner, 
et,  au  ((  Napo  »  où  nous  nous  arrêtâmes, 
quelqu'un  s'approcha  de  lui  et  lui  deman- 
da les  noms  des  officiers  de  tel  régiment 
de  cavalerie.  Et  aussitôt  M.  La  Jeunesse 
les  lui  récita,  puis  voyant  mon  étonne- 
ment,  il  m'apprit  qu'il  savait  par  cœur 
tout  V Annuaire  militaire.  Ensuite,  il  me 
rappela  que  peu  d'années  auparavant,  il 
avait  «  collé  » ,  sur  des  questions  de  tactique, 
le  ministre  de  la  Guerre  lui-même  dans 
une  discussion  publique.  Alors  Ernest  La 
Jeunesse  dessina  le  portrait  de  ce  ministre 
et  le  sien  propre,  et  puis  celui  de  Napo- 
léon, et  me  les  donna. 

Il  cria  : 

—  Apportez-moi  mon  sabre  d'enfant. 

On  le  lui  apporta,  et,  tour  à  tour,  il  se 
fit  remettre  pour  me  les  montrer  toutes 
les  pièces  d'un  arsenal  qui  lui  appartient 


—  68  — 

et  se  trouve  dans  le  café  où  nous  étions. 
A  ce  moment,  un  monsieur,  qui  me  parut 
un  personnage  de  qualité,  et  qui  avait  un 
accent,  dont  je  ne  sais  pas  à  quelle  nation 
il  faudrait  le  rapporter,  vint  demander  à 
mon  compagnon  quelques  détails,  tou- 
chant la  généalogie  d'une  famille  régnante. 
Ernest  La  Jeunesse  les  donna  sans  se  faire 
prier  ;  après  quoi,  il  me  dit  qu'il  savait 
par  cœur  le  Gotha  tout  entier .  .  . 


Là-dessus,  nous  nous  quittâmes,  et 
Ernest  La  Jeunesse  alla  s'informer  d'une 
pièce  qu'il  avait  déposée  dans  je  ne 
sais  plus  quel  théâtre,  plusieurs  années 
auparavant  et  qui  était  intitulée,  je  crois, 
la  Dynastie. 

Je  le  revis  souvent,  dans  ce  «  Napo- 
litain ))  où  il  passait  une  grande  partie 
de  ses  journées  depuis  que  n'existaient 
plus  le  Bols  ni  le  Kalisaya. 

Il  mourut  le  2  mai  1917,  d'un  cancer  à 
la  gorge,  chez  les  sœurs  de  Bon-Secours, 
rue  des  Plantes,  à  l'âge  de  quarante-trois 
ans. 


—  69  — 

Né  en  1874,  ce  Lorrain  qui  avait  rêvé 
toute  sa  jeunesse  à  la  conquête  de  Paris, 
ne  tarda  pas  à  devenir  presque  célèbre 
dans  le  monde  des  gens  de  lettres,  des 
gens  de  théâtre,  des  amateurs  d'art  et  des 
escrimeurs. 

Il  débuta  par  un  singulier  coup  de 
maître  :  l'éloge  d'Edouard  Drumont  qui, 
ne  sachant  pas  qu'Ernest  La  Jeunesse 
était  israélite,  fit  un  article  enthousiaste 
sur  son  premier  livre. 

Ce  premier  livre  fit  plus  pour  la  répu- 
tation de  son  auteur  que  tout  ce  qu'il  écri- 
vit par  la  suite. 

Il  était  intitulé  ;  Les  nuits,  les  ennuis 
et  les  âmes  de  nos  plus  notoires  Contem- 
porains^ qui  précèdent,  avec  une  fantai- 
sie plus  aiguë  et  une  ironie  plus  nuancée, 
le  fameux  A  la  manière  de...  qu'imitent 
dans  les  popotes  de  l'arrière  du  front  tous 
les  trois  galons  qui,  autrefois,  eussent  passé 
leur  temps  à  traduire  Horace  en  vers  fran- 
çais. 

Les  Nuits  et  les  Ennuis...  amusèrent 
tous  ceux  qui  y  étaient  mentionnés.  Les 
articles  abondèrent  et  la  réputation  de 
Fauteur  fut  faite. 


—  70  — 

Sa  tenue  de  ville  j  était  pour  quelque 
chose.  C'était  le  débraillé,  non  le  débraillé 
verlainien,  mais  un  débraillé  orné  de 
bagues  d'améthyste,  de  cannes  extraordi- 
naires, de  breloques  sensationnelles,  en 
un  mot  un  débraillé  boulevardier. 

Dès  ses  débuts  à  Paris,  La  Jeunesse 
s'était  logé  dans  cet  hôtel  du  boulevard 
Beaumarchais  où  je  l'avais  trouvé  ;  il  y 
resta  jusqu'à  ce  que,  peu  avant  la  guerre, 
les  bénéfices  que  lui  procura  sa  collabo- 
ration anonyme  au  Petit  Café  lui  eussent 
permis  de  s'agrandir  en  transportant  rue 
de  Liège,  alors  rue  de  Berlin,  ses  casques, 
ses  armes,  ses  défroques  de  l'armée  napo- 
léonienne, les  livres,  les  cannes,  les  mi- 
niatures, les  médailles,  les  pièces  de  mon- 
naie qu'il  entassait  dans  cette  chambre 
d'hôtel  où  le  tas  n'était  pas  loin  d'atteindre 
le  plafond.  Ceux  qui  furent  admis  dans 
ce  capharnaum  se  souviennent  du  pot  de 
chambre  débordant  de  montres  anciennes. 

Au  temps  de  la  Revue  Blanche^  Ernest 
La  Jeunesse  s'égarait  parfois  jusqu'à  la 
rue  de  TÉchaudé  où  son  ami  Jarry  s'in- 
géniait parfois  à  le  turlupiner. 

Plus  tard,  il  accompagna  une  fois  Mo- 
réas à  la  Closerie  des  LU  as. 


—  71  — 

Somme  toute,  il  se  confinait  sur  la  rive 
droite,  ou  plus  exactement  sur  les  boule- 
vards où  il  avait  des  habitudes. 

Ce  fut  un  événement  le  jour  où.  Dieu 
sait  à  la  suite  de  quelle  discussion  litté- 
raire, il  abandonna  le  Kalisaya^  où  il 
s'était  lié  avec  Oscar  Wilde,  pour  adopter 
le  Bols  situé  en  face. 

On  voyait  encore  La  Jeunesse  au  Car- 
dinal^ où  il  avait  un  dépôt  d'antiquités,  à 
l'office. 

L'apéritif  du  soir  au  Napolitain  était 
devenu  classique.  On  l'y  retrouvait  chaque 
«oir  ;  trois  jours  avant  sa  mort  il  y  était 
encore. 

Il  allait  aussi  au  Vetzel,  au  Tourtel^  au 
Grand  Café^  mais  de  façon  moins  régu- 
lière. 

Soiriste  au  Journal^  où  il  était  encore 
chargé  des  nécrologies  littéraires,  de  l'Aca- 
démie. Il  y  avait  fait  l'intérim  de  la  cri- 
tique théâtrale  après  la  mort  de  Catulle 
Mendès. 

Après  les  Nuits  et  les  Ennuis^  il  eut  en- 
core un  certain  succès  avec  V Imitation 
ie  notre  maître  Napoléon^  dans  une  note 
jui  convenait  à  cette  époque  où  le  sno- 

Tract  2.  7 


—  72  — 

î)isme  stendhalien  était  de  rigueur  chez 
ks  gens  de  lettres  et  dans  cette  forme 
énigmatique  et  anarcho-élégante  que  M. 
Maurice  Barrés  avait  alors  mise  à  la  mode, 
subtilités  et  gongorisme  qui  ne  sont  pas 
ce  que  l'œuvre  de  ce  remarquable  écrivain 
contient  de  moins  séduisant. 

On  parla  encore  de  Cinq  ans  chez  les 
Sauvages^  où  il  y  a  le  récit  poignant  de 
Tenterrement  d'Oscar  Wilde.  Mais  ses 
(derniers  livres  :  VHolocaaste,  le  Boule- 
varclj  le  Forçat  honoraire  ne  connurent 
qu'un  succès  d'estime. 

Les  générations  nouvelles  parurent 
oublier  cet  homme  aux  cheveux  ébourif- 
liés,  en  veston  gris,  en  pantalon  tirebou- 
ebonnant,  en  chapeau  mou  de  peluche, 
qui  fut  le  dernier  boulevardier. 

De  Sem  à  Rouveyre  en  passant  par 
Capiello,  tous  les  dessinateurs  ont  po- 
pularisé la  figure  d'Ernest  La  Jeunesse. 
C'était  une  silhouette  bien  parisienne. 


Le  style  d'Ernest  La  Jeunesse  qui  appar- 
iait à  l'école  de  Jean  de  Tinan,  est  néo- 


—  73  — 

logique,  c'est  son  défaut  ;  mais  il  est  ému, 
c'est  sa  qualité.  Mais  cette  qualité  suffi- 
ra-t-elle  à  garder  certaines  de  ses  pages 
de  l'oubli?  On  peut  en  douter  et  penser 
que,  si  l'on  doit  se  souvenir  de  lui,  c'est 
surtout  parce  qu'il  fut  le  dernier  boule- 
vardier. 


LES  QUAIS 
ET   LES   BIBLIOTHÈQUES 


Je  vais  le  plus  rarement  possible  dans 
les  grandes  bibliothèques.  J'aime  mieux 
me  promener  sur  les  quais,  cette  déli- 
cieuse bibliothèque  publique. 

Néanmoinsje  visite  parfois  la  Nationale 
ou  la  Mazarine  et  c'est  à  la  Bibliothèque 
du  Musée  social,  rue  Las  Cases,  que  je  fis 
connaissance  d'un  lecteur  singulier  qui 
était  un  aipateur  de  bibliothèques. 

«  Je  me  souviens,  me  dit-il,  de  lassi- 
tudes profondes  dans  ces  villes  où  j'errais 
et  afin  de  me  reposer,  de  me  retrouver 
en  famille,  j'entrais  dans  une  bibliothèque. 

—  C'est  ainsi  que  vous  en  connaissez 
beaucoup 

—  Elles  forment  une  part  importante 
de  mes  souvenirs  de  voyages.  Je  ne  vous 
parlerai  pas  de  mes  longues  stations  dans 


—  Tô- 
les bibliothèques  de  Paris  ;  l'admirable 
Nationale  aux  trésors  encore  ignorés,  aux 
encriers  marqués  E.  F.  (Empire  Français)  ; 
la  Mazarine,  où  j'ai  connu  des  lettrés 
charmants  :  Léon  Gahun,  auteur  de  romans 
de  premier  ordre  qu'on  ne  lit  pas  assez  ; 
André  Walckenear,  Albert  Delacour,  les 
deux  premiers  sont  morts,  le  troisième 
semble  avoir  renoncé  aussi  bien  aux  lettres 
qu'aux  bibliothèques  ;  la  lointaine  Biblio- 
thèque de  l'Arsenal,  une  des  plus  pré- 
cieuses qui  soient  au  monde  pour  la  poésie 
et,  enfin,  la  Bibliothèque  de  Sainte-Gene- 
viève, chère  aux  Scandinaves. 

Je  crois  que,  pour  ce  qui  est  de  la  lu- 
mière, la  bibliothèque  de  Lyon  est  une 
des  plus  agréables.  Le  jour  y  pénètre 
mieux  que  dans  toutes  les  bibliothèques 
de  Paris.  * 

A  la  petite  bibliothèque  de  Nice,  j'ai  lu 
avec  volupté  l'Histoire  de  Provence  de 
Nostradame  et  m'inquiétais  du  Fraxinet 
des  Sarrasins,  loin  des  musiques,  des  con- 
fetti de  plâtre  et  des  chars  carnavalesques. 

A  la  bibliothèque  de  Quimper,  on  con- 
serve une  collection  de  coquillages.  Un 
jour  que  j'étais  là,  un  monsieur  fort  bien 


—  77  — 

entra  et  se  mit  à  les  examiner.  «  Est-ce 
vous  qui  avez  peint  ces  babioles  ?  »  de- 
manda-t-il  à  voix  très  baute  en  s'adres- 
santau  conservateur.  «  Non,  répondit  avec 
calme  celui-ci,  non,  Monsieur,  c'est  la  na- 
ture qui  a  orné  ces  coquillages  des  plus 
délicates  couleurs.  »  «  Nous  ne  nous  enten- 
drons jamais,  repartit  le  visiteur  élégant^ 
je  vous  cède  la  place.  »  Et  il  s'en  alla. 

A  Oxford,  il  y  a  une  bibliothèque  (je 
ne  sais  plus  laquelle),  où  l'on  a  brûlé  tous 
les  ouvrages  ayant  trait  à  la  sexualité, 
entre  autres  :  la  Physique  de  VAmour^ 
de  Rémy  de  Gourmont,  Force  et  Matière^ 
de  Ludwig  Bûchner. 

A  léna,  à  la  Bibliothèque  de  l'Université, 
par  décision  du  Sénat  universitaire,  on  a 
retiré  de  la  salle  publique  les  œuvres 
d'Henri  Heine  qui  ne  sont  plus  commu- 
niquées que  sur  autorisation  spéciale,  dans 
la  salle  de  la  Réserve. 

A  Gassel,  j'espérais  toujours  voir  pas- 
ser l'ombre  du  marquis  de  Luchet,  qui, 
vers  la  fin  du  xviu^  siècle,  en  fut  le  direc- 
teur, et  au  dire  des  Allemands,  la  désor- 
ganisa en  peu  de  temps,  mettant  Wique- 
fort  parmi  les  Pères  de  l'Eglise,  inscrivani 


—  78  — 

dans  les  cartouches  des  barbarismes 
comme  exeuropeana^  qui  paraissaient  in- 
admissibles non  seulement  aux  latinistes 
de  Cassel,  mais  encore  à  ceux  de  Gœt- 
tingue  et  de  Gotha.  Ces  derniers  menèrent 
un  tel  bruit  que  Luchet  dut  cesser  d'ad- 
ministrer la  bibliothèque. 

La  bibliothèque  de  Neuchâtel,en  Suisse, 
est  la  mieux  située  que  je  connaisse. 
Toutes  ses  fenêtres  donnent  sur  le  lac. 
Séjour  enchanteur  î  La  salle  de  lecture  est 
charmante.  Elle  est  ornée  de  portraits  re- 
présentant les  Neuchâtelois  célèbres.  Il 
faut  ajouter  qu'on  y  est  fort  tranquille 
pour  lire,  car  on  n'y  voit  presque  jamais 
personne.  L'administrateur —  et  par  tra- 
dition ce  poste  est  toujours  confié  à  un 
théologien  —  dort  sur  son  pupitre.  On  y 
trouve  une  riche  collection  de  livres  fran- 
çais du  xvn®  et  du  xviii^  siècle.  Quand 
quelqu'un  demande  des  livres  difficiles  à 
trouver,  il  est  invité  à  les  chercher  lui- 
même.  La  bibliothèque  s'honore  avant 
tout  de  conserver  des  manuscrits  de  Rous- 
seau dans  une  grande  enveloppe  jaune  et 
c'est  bien  la  seule  chose  qu'on  vous  com- 
munique sans  rechigner,  tant  on  en  est 
fier. 


—  79  — 

x\la  bibliothèque  de  Saint-Pétersbourg, 
on  ne  communiquait  pas  le  Mercure  de 
France  dans  la  salle  de  lecture.  Les  privi- 
légiés allaient  le  lire  dans  l'espace  réservé 
aux  bibliothécaires.  J'y  ai  vu  d'admirables 
manuscrits  slaves  écrits  sur  de  l'écorce  de 
bouleau.  La  bibliothèque  était  ouverte  de 
9  heures  du  matin  à  10  heures  du  soir. 
Et  dans  la  salle  de  lecture  se  tenaient 
beaucoup  d'étudiants  pauvres  venus  là 
pour  se  chauffer.  Ce  fut  un  vrai  centre 
révolutionnaire.  A  tout  moment,  des  des- 
centes de  police,  où  chaque  lecteur  devait 
montrer  son  passeport,  venaient  troubler 
l'atmosphère  studieuse  de  la  bibliothèque. 
On  y  voyait  des  gamines  de  douze  ans 
qui  lisaient  Schopenhauer.  Grâce  à  Tin- 
fluence  de  Sanine  d'Artybachew,  on  y 
vit  ensuite  des  dames  élégantes  qui  lisaient 
les  œuvres  des  derniers  symbolistes  fran- 
çais. 

L'influence  de  Sanine  eut,  un  moment, 
les  résultats  les  plus  étranges.  Des  lycéens 
et  des  lycéennes  de  quatorze  à  dix-sept 
ans  avaient  fondé  des  sociétés  de  sani- 
nistes.  Ils  se  réunissaient  dans  une  salle 
de  restaurant.  Chacun  d'eux  apportait  un 


—  80  — 

bout  de  bougie  que  l'on  allumait.  Alors 
on  chantait,  on  buvait,  et  lorsque  la  der- 
nière bougie  s'était  éteinte,  Torgie  com- 
mençait. 

Peu  avant  la  guerre,  ce  fut,  chez  les 
jeunes  gens  du  même  âge,  une  lamentable 
épidémie  de  suicides. 

La  bibliothèque  d'Helsingfors  est  très 
bien  fournie  de  livres  français,  même  les 
plus  récents. 

Dans  le  transsibérien,  le  wagon-pro- 
menoir contenait,  avec  des  pots  de  fleurs 
et  des  rocking-chair,  une  bibliothèque 
d'environ  cinq  cents  volumes  dont  plus 
de  la  moitié  étaient  des  livres  français. 
On  y  voyait  les  œuvres  de  Dumas  père,  de 
George  Sand,  de  Willy. 

A  la  Martinique,  Fort-de-France  pos- 
sède une  bibliothèque,  grande  villa  colo- 
niale construite  après  le  grand  incendie 
d'il  y  a  une  vingtaine  d'années.  Quand 
j'y  fus,  le  conservateur  était  un  vieux 
brave  qui  est  peint  dans  le  célèbre  tableau 
des  Dernières  Cartouches.  Érudit  char- 
mant, il  faisait  lui-même  les  honneurs  de 
sa  bibliothèque,  allait  chercher  les  livres, 
etc.  Il  se  nommait  M.  Saint-Félix  et,  s'il 


—  81   — 

vit  encore,  je  lui  souhaite  une  longue  vie. 

J'ai  eu  l'occasion  de  connaître  la  biblio- 
thèque du  savant  Edison.  Je  n'y  ai  pas  vu 
VEve  future^  dont  il  est  un  des  person- 
nages. Peut-être  ignore-t-il  encore  cette 
belle  œuvre  de  Villiers  de  l'Isle-Adam. 
Par  contre,  Edison  fait  sa  lecture  favo- 
rite des  romans  d'Alexandre  Dumas  père. 
Les  Trois  Mousquetaires^  le  Comte  de 
Monte-Cristo  sont  ses  livres  de  chevet. 

A  New- York,  j'ai  fait  de  longues 
séances  à  la  Bibliothèque  Carnegie,  im- 
mense bâtiment  en  marbre  blanc  qui, 
d'après  les  dires  de  certains  habitués,  se- 
rait tous  les  jours  lavé  au  savon  noir. Les 
livres  sont  apportés  par  un  ascenseur. 
Chaque  lecteur  a  un  numéro  et  quand 
son  livre  arrive,  une  lampe  électrique  s'al- 
lume, éclairant  un  numéro  correspondant 
à  celui  que  tient  le  lecteur.  Bruit  de  gare 
continuel.  Le  livre  met  environ  trois  mi- 
nutes à  arriver  et  tout  retard  est  signalé 
par  une  sonnerie.  La  salle  de  travail  est 
immense,  et,  au  plafond,  trois  caissons, 
destinés  à  recevoir  des  fresques  con- 
tiennent, en  attendant,  des  nuages  en  gri- 
saille.  Tout  le  monde  est  admis  dans  la 


—  82  — 

bibliothèque.  Avant  la  guerre  tous  les 
livres  allemands  étaient  achetés.  Par 
contre,  les  achats  de  livres  français  étaient 
restreints.  On  n'y  achetait  guère  que  les 
auteurs  français  célèbres.  Quand  M.  Henri 
de  Régnier  fut  élu  à  l'Académie  française, 
on  fit  venir  tous  ses  ouvrages,  car  la  bi- 
bliothèque n'en  possédait  pas  un  seul.  On 
y  trouve  un  livre  de  Rachilde  :  le  Meneur 
de  Louves^  dans  la  traduction  russe,  et, 
dans  le  catalogue,  on  trouve  le  nom  de 
l'auteur  en  russe,  avec  la  traduction  en 
caractères  latins  suivis  de  trois  points 
d'interrogation. Cependant, la  bibliothèque 
est  abonnée  au  Mercure  depuis  une  dizaine 
d'années.  Gomme  il  n'y  a  aucun  contrôle, 
on  vole  444  volumes  par  mois, en  moyenne. 
Les  livres  qui  se  volent  le  plus  sont  les 
romans  populaires,  aussi  les  communique- 
t-on  copiés  à  la  machine.  Dans  les  succur- 
sales des  quartiers  ouvriers  il  n'y  a  guère 
que  des  copies  polygraphiées.  Toutefois, 
la  succursale  de  la  quatorzième  rue  (quar- 
tier juif)  contient  une  riche  collection 
d'ouvrages  en  yddich.  Outre  la  grande 
salle  de  travail  dont  j'ai  parlé  il  y  a  une 
salle  spéciale  pour  la  musique,  une  salle 


—  83  — 

pour  les  littératures  sémitiques,  une  salle 
pour  la  technologie,  une  salle  pour  les 
patentes  des  Etats-Unis,  une  salle  pour 
les  aveugles,  où  j'ai  vu  une  jeune  fille  lire 
du  bout  des  doigts  Marie-Claire^  de  Mar- 
guerite Audoux  ;  une  salle  pour  les  jour- 
naux, une  salle  pour  les  machines  à  écrire 
à  la  disposition  du  public.  A  l'étage  su- 
périeur enfin  se  trouve  une  collection  de 
tableaux. 

Et  voilà  les  bibliothèques  que  je  connais. 

—  J'en  connais  moins  que  vous,  répon- 
dis-je.  Et  prenant  l'Errant  des  biblio- 
thèques par  le  bras,  je  m'efforçai  de 
mettre  la  conversation  sur  un  autre  sujet. 


Un  jour,  je  rencontrai  sur  les  quais. 
M.  Ed.  Cuénoud  qui  était  gérant  d'im- 
meubles à  Montparnasse,  et  consacrait  ses 
loisirs  à  la  bibliophilie.  Il  me  donna  une 
petite  brochure  amusante  dont  il  était 
l'auteur. 

C'est  une  plaquette  illustrée  par  Car- 
lègle.  Elle  est  inconnue  et  par  la  suite 
deviendra  sans   doute  célèbre  parmi  les 


—  84  — 

bibliophiles  qui  recherchent  les  catalogues 
fantaisistes. 

En  voici  le  titre  : 

Catalogue  des  livres  de  la  biblio- 
thèque DE  M.  Ed.  C,  qui  seront  vendus 
le  1^^  avril  prochain  à  la  Salle  des  Bons- 
Enfants. 

Voici  quelques  mentions  tirées  de  ce 
catalogue  facétieux: 

Abeilard.  Incomplet,  coupé. 

Alexis  (P.).  Celles  qu  on  n  épouse  pas.  Nombr. 
taches. 

Allais  (A.).  Le  Parapluie  de  V Escouade.  Per- 
cale rouge. 

Ange  Bénigne.  Perdi.,  le  couturier  de  ces  dames. 
Av.  notes. 

Aristophane.  Les  Grenouilles.  Papier  du  Ma- 
rais. 

AuRiAC.    Théâtre  de  la  foire.  Papier  pot. 

Balzac  (H.  de).  La  peau  de  chagrin.  Rel.  id. 

Beau.mont  (A.).  Le  beau  Colonel.  Parf.  état  de 
conserv. 

Boisgobey  (F.  de).  Décapitée.  En  2  part.,  tête 
rog".,  tr.  r. 

BoREL  (Pétrus).  Madame  Putiphar.  Se  vend 
sous  le  manteau. 

Carlègle  ET  CuÉNouD.  UAulomobUe  217-UU. 
Beau  whatman. 

Glaretie.  La  Cigarette.  Papier  de  riz. 


85 


CouLON.  La  mort  de  ma,  femme.  Demi-chagrin. 

GouRTELiNE.  Un  cUent  sérieux.  Rare,  recher- 
ché. 

DuBUT  DE  Laforét.  Le  Gaffa.  Très  défraîchi. 

DuFFERiN  (lord).  Lettres  écrites  dans  les  régions 
polaires.  Papier  g^lacé . 

Dumas  (A.).  Napoléon.  Un  grand  tome. 

Dumas  fils  (A.).  L'Ami  des  femmes.  Complète- 
ment épuisé. 

Dumas  FILS  (A.).  Monsieur  Alphonse.  Dos  vert. 

Fleuriot  (Z.).  Un  fruit  sec.  Couronné  par  TA- 
cad.  franc. 

Gaignet.  Bossuet.  Pap.  grand-aigle. 

Gazier.  Port-Royal  des  champs.  Rel.  janséniste. 

Grandmougin.  Le  Coffre-fort.  Ouvr.  à  clef. 

Gra^^  (Th.  de).  Le  Rastaquouère.  Av.  son 
faux  titre. 

GuiMBAiL.  Les  Morphinomanes.  Nombr.  piq. 

Hauptmann.  Les  Tisserands.  Toile  pleine. 

Havard  (H.).  Amsterdam  et  Venise.  Petites 
capitales. 

Hervilly  (E.  d').  Mal  aux  cheveux.  Une  jolie 

fig. 

Karr  (a.).  Les  Guêpes.  Piq. 

KocK  (P.  de).  Histoire  des  cocus  célèbres. 
Nombr.  cornes. 

La  Fontaine.  L'anneau  d'Hans  Cartel.  Mis  à 
Findex. 

La  Fontaine.  Les  deux  pigeons.  Format  co- 
lombier. 

Livre  d'heures.  In-18  Jésus. 

M^terlinck.  La  Vie  des  abeilles.  Qques  bour- 
dons. 


—  86  — 

Maixdron.  Les  Armes.  Grav.  sur  acier. 

Mattey.  Le  billet  de  mille.  Très  rare. 

Maury  (L.).  Ahd-el-Aziz.  Maroq.  écrasé. 

MoNTBART  (G.).  Le  Melon.  Tr.  coupées. 

Rémusat  (P. de). J/onszeur  7/jz'ers.Unpetittome. 

Thierry  (G. -A.).  Le  Capitaine  sans  façon. 
Basane. 

Vigny.  Cinq  Mars.  Tête  coupée. 

Vilmorin.  Les  oignons.  Pap.  pelure. 

Voltaire.  Le  Siècle  de  Louis  XIV.  Mag^nif.  ill. 
en  tous  genres,  etc.,  etc. 

Et  voilà  un  curieux  divertissement  bi- 
bliographique. 

Je  revis  plusieurs  fois  M.  Ed.  Cuénoud 
sur  les  quais.  Il  est  mort  récemment  et 
quand  je  passe  devant  les  boîtes  des  bou- 
quinistes près  de  l'Institut  j'évoque  la  sil- 
houette singulière  de  ce  gérant  qui  pour 
la  bibliographie  facétieuse  rivalisait  avec 
Rabelais  et  celle  de  Remy  de  Gourmont, 
qui  ne  manquait  jamais  avant  la  tombée 
de  la  nuit  d'aller  faire  son  tour  le  long  des 
quais. 

N'est-ce  point  la  plus  délicieuse  prome- 
nade qui  se  puisse  faire  à  Paris?  Ce  n'est 
pas  trop,  lorsqu'on  a  le  temps,  de  consa- 
crer un  après-midi  à  aller  de  la  gare 
d'Orsay  au  pont  Saint-Michel.  Et  sans 
doute  n'est-il  pas  de  plus  belle  promenade 
au  monde,  ni  de  plus  agréable. 


LE  COUVENT 
DE  LA  RUE  DE  DOUAI 


Chaque  fois  que  je  passe  à  l'angle  de  la 
rue  de  Douai  et  de  la  place  Clichy,  à  l'en- 
droit où  se  trouve  maintenant  une  école 
et  où  il  y  avait  avant  la  séparation  un 
couvent  où  fut  imprimé  mon  premier 
livre  :  V Enchanteur  pourrissant^  je  songe 
à  M.  Paul  Birault. 

On  connaît  son  histoire.  M.  Paul  Bi- 
rault parvint  à  former  un  comité  composé 
de  députés  et  surtout  de  sénateurs  pour 
élever  une  statue  à  l'imaginaire  déma- 
gogue Hégésippe  Simon.  L'auteur  de  cette 
mystification  en  révéla  les  savoureux  dé- 
tails dans  VEclair,  et  le  mystificateur  de- 
vint plus  célèbre  que  les  inventeurs  d'un 
mot  que  Voltaire  trouva  mal  fait  et  qui 
bernèrent  avec  tant  de  malice  ce  sot  Poin- 

Tract  2.  8 


—  88  — 

sinet  qui  devait  se  noyer  dans  le  Guadal- 
quivir.  Au  contraire  de  la  farce  dite  de 
Boronali,  qui  ne  mystifia  personne,  celle 
de  Paul  Birault  fit  «  marcher  »  tous  les 
parlementaires  qui  avaient  été  choisis 
pour  victimes,  aucun  d'eux  ne  s'esclaffa 
en  lisant  l'épigraphe  tirée  des  œuvres  sup- 
posées d'Hégésippe  Simon  a  précurseur 
de  la  Démocratie  »,  qui  ornait  la  circulaire 
destinée  à  hâter  l'érection  d'un  monument 
dans  la  ville  natale  de  ce  grand  homme, 
né  dans  plus  de  villes  qu'Homère. 

((  Quand  le  soleil  se  lève,  les  ténèbres 
s'évanouissent  »,  telle  était  la  phrase  que 
Paul  Birault  avait  prêtée  à  Hégésippe  Si- 
mon. Elle  résume  une  part  importante  de 
l'éloquence  dont  les  hommes  sont  si 
avides  et  qui,  servie  par  le  phonographe, 
a  devant  elle  le  plus  bel  avenir. 

Nouveau  Caillot-Duval,  puisqu'il  opé- 
rait par  correspondance,  M.  Paul  Bi- 
rault se  vit  qualifié  par  les  journaux  de 
notre  distingué  confrère  ;  il  ne  tenait  qu'à 
lui  de  se  faire  donner  de  l'éminent  et  s'il 
lui  avait  plu  un  jour  d'entrer  à  l'Acadé- 
mie, il  ne  lui  restait  plus  qu'à  se  pousser 
dans  les  salons  où,  en  qualité  d'homme 


—  89  — 

d'esprit,  il  n'aurait  point  eu  de  peine  à 
briller. 

J'ai  connu  M.  Paul  Birault  en  1910,  où 
il  me  fit  l'honneur  d'imprimer  mon  pre- 
mier livre  :  V Enchanteur  pouî^rissiint. 
M.  Birault  était  à  cette  époque  établi  im- 
primeur dans  ce  couvent  qui  se  trouvait 
alors  au  bout  de  la  rue  de  Douai,  à  l'angle 
de  la  place  Glichy.  Il  avait  déjà  imprimé 
ma  première  préface  à  un  catalogue  de 
peinture,  celui  de  la  première  exposition 
du  peintre  Georges  Braque,  cubiste  cé- 
lèbre, illustre  joueur  d'accordéon,  réfor- 
mateur du  costume  bien  avant  la  famille 
Delaunay,  et  danseur  de  gigue  émérite, 
car  je  crois  que  les  soucis  de  la  peinture 
l'ont  fait  renoncer  à  la  danse  en  1915  au 
moment  où  on  dansait  le  plus.  C'est  grâce 
à  ses  relations  avec  le  peintre  Kees  van 
Dongen  que  Paul  Birault  était  devenu  et 
est  encore  aujourd'hui  l'imprimeur  ordi- 
naire de  l'éditeur  du  catalogue  et  de  mon 
livre. 

Il  était  entendu  que  je  dirigerais  l'im- 
pression conjointement  avec  Tillustrateur 
de  l'ouvrage,  mon  ami  André  Derain, 
qui  avait  gravé  les  plus  beaux  des  bois 
modernes  que  je  connaisse. 


—  90  — 

Un  matin  ensoleillé,  nous  nous  ren- 
dîmes au  couvent  de  la  rue  de  Douai,  l'édi- 
teur, André  Derain  et  moi.  Nous  y 
trouvâmes  M.  Paul  Birault.  C'était  alors 
un  petit  homme  sans  vivacité,  aux  traits 
fins  et  souffreteux.  Il  me  parut  que  sa  si- 
tuation de  petit  imprimeur  ne  le  conten- 
tait point.  Il  avait  publié  des  chansons 
que  Ton  avait  chantées  dans  les  concerts 
et  qu'il  nous  montra.  Il  aimait  les  calem- 
bours et,  comme  j'eus  l'occasion  de  le  re- 
voir, il  me  raconta  le  détail  de  plusieurs 
mystifications  qu'il  avait  imaginées  ;  je 
crois  même  qu'il  en  avait  exécuté  une 
dont  je  me  souviens  plus  bien,  et  qui  avait 
trait  au  métro.  Il  s'occupait  de  son  impri- 
merie, mais  sa  femme,  intelligente  et  tra- 
vailleuse, ne  tarda  pas  à  s'en  occuper  plus 
que  lui,  qui  avait  trouvé  une  place  de  nuit 
dans  un  grand  journal. 

Il  me  fut  même  donné  d'entrer  dans 
l'intimité  de  M.  Paul  Birault  et  de  dîner 
chez  lui.  Et  je  dois  dire  qu'il  me  traita 
fort  bien.  J'ai  remarqué  que  ceux  qui 
savent  manger  sont  rarement  des  sots. 
U Enchanteur  pourrissant  fut  imprimé  et 
bien  imprimé  à  cent  quatre  exemplaires 
par  les  soins  de  M.  Paul  Birault. 


—  91  — 

Ce  livre  est  aujourd'hui  presque  cé- 
lèbre, la  plupart  des  planches  qui  l'illus- 
trent ont  été  reproduites  dans  les  revues 
d'art  du  monde  entier.  Je  crois  que  l'im- 
pression de  M.  Paul  Birault  est  un  des 
seuls  produits  de  l'imprimerie  française 
contemporaine  qui,  sans  rien  devoir  à 
l'étranger, aient  eu  de  l'influence  sur  l'im- 
primerie étrangère.  Ces  cent  quatre  petits 
in-quarto,  portant  la  marque  à  la  co- 
quille Saint-Jacques,  dessinée  par  André 
Derain,  ont  sauvé  le  renom  typogra- 
phique de  la  France  au  moment  où  tous 
les  yeux  en  France  s'étaient  tournés  pour 
admirer  la  typographie  allemande,  an- 
glaise, belge  et  hollandaise.  Personne  ici 
n'en  a  encore  parlé  et  moi-même,  pour 
que  j'en  parlasse,  il  a  fallu  que  mon  impri- 
meur devînt  célèbre  comme  mvstifîcateur. 

C'est  que  M.  Paul  Birault,  en  véritable 
homme  d'esprit,  n'avait  point  de  vanité. 
Je  suis  certain  que,  depuis  sa  célébrité, 
sa  modestie  était  restée  la  même  et  que 
les  gourmets  du  club  des  Cent  qui  eurent 
à  le  traiter  ne  trouvèrent  en  lui  qu'un 
homme  aussi  averti  qu'eux-mêmes  sur  les 
choses  de  bouche  et  sans  trace  d'orgueil. 


—  92  — 

Depuis  le  temps  de  V Enchanteur  pour- 
rissant^ et  avant  son  invention  du  «  Pré- 
curseur de  la  Démocratie  »,  j'eus  Tocca- 
sion  de  rencontrer  encore  M.  Paul  Birault  ; 
c'était  déjà  un  journaliste  répandu.  Il  s'oc- 
cupait d'aviation  à  Paris- Journal^  il  était 
chef  des  échos  à  la  France^  chef  des  infor- 
mations à  V Opinion  ^  coWdihovdiii  kV Eclair 
et  ne  cessait  de  s'intéresser  à  son  impri- 
merie, où  furent  encore  imprimés  les 
livres  de  Max  Jacob. 

Il  resta  dans  le  couvent  de  la  rue  de 
Douai  jusqu'à  la  fin,  jusqu'au  moment  de 
la  démolition.  Retors,  il  se  fit,  je  crois, 
expulser,  et  l'on  démolissait  déjà  le  mo- 
nastère, les  nègres  danseurs  qui  se  mon- 
trèrent longtemps  à  cet  endroit  faisaient 
déjà  leurs  bamboulas,  que  M.  Paul  Bi- 
rault, sa  petite  femme  et  son  enfant,  se 
réunissaient  encore  chaque  soir  sous  la 
lampe  familiale  dans  la  cellule  qui  leur 
servait  de  salle  à  manger. 

Devenu  célèbre  dans  le  monde  des 
journalistes  comme  mystificateur,  Paul 
Birault  resta  connu  dans  les  milieux  de 
la  nouvelle  littérature  et  de  la  jeune  pein- 
ture, comme  imprimeur. 


—  93  — 

Dans  la  petite  imprimerie  de  la  rue 
Tardieu  où  il  s'installa  en  quittant  la  rue 
de  Douai,  furent  imprimées  les  premières 
plaquettes  de  Pierre  Reverdy,  de  Philippe 
Soupault  et  composés  un  certain  nombre 
des  poèmes  formels  de  mon  recueil  inti- 
tulé Calligrammes.  Les  livres  imprimés 
par  PaulBirault  resteront  dans  les  biblio- 
thèques des  bibliophiles. 

Pendant  la  guerre  il  fut  le  plus  spirituel 
des  collaborateurs  du  Bulletin  des  Armées 
delà  République.  Il  mourut  dans  le  cou- 
rant de  1918,  tandis  que  les  Berthas  et 
les  Gothas  menaient  sinistre  bruit. 


LE  BOUILLON  MICHEL  PONS 


Peu  avant  la  guerre,  m'étant  rencontré 
avec  M.  Michel  Pons,  le  restaurateur-poète 
qui  eut,  à  une  élection  académique,  la  voix 
de  Maurice  Barrés,  il  m'invita  à  aller  le 
visiter.  Et  quelques  jours  après  cette  ren- 
contre, j'arrivai  au  Bouillon  Michel  Pons, 
rue  des  Moulins,  vers  5  heures  de  l'après- 
midi. 

Une  femme  à  cheveux  blancs  et  très 
avenante  de  visage  me  dit  que  le  patron 
était  au  premier  étage  où  je  montai  par 
un  petit  escalier  en  spirale. 

Là,  dans  une  salle  basse,  en  compagnie 
de  son  ami,  le  cordonnier-philosophe 
André  Gayet,  Michel  Pons  collait,  à  la 
lueur  d'un  bec  de  gaz,  les  coupures  de 
journaux  relatives  à  son  dernier  livre  de 
vers  :  les  Chants  d'un  déraciné. 

Michel  Pons   est   un   homme  dans   la 

Tract  2.  9 


—  Ge- 
force de  l'âge,  il  est  brun,  pas  très  grand, 
mais  large  d'épaules  et  bien  campé  sur  ses 
jambes.  Il  s'enthousiasme  facilement  et 
rit  encore  plus  volontiers,  accompagnant 
ses  récits  de  gestes  à  mains  fermées. 

Son  ami,  le  cordonnier-philosophe, 
présente  avec  lui  un  contraste  frappant. 
Il  est  très  grand  et  très  mince,  ce  qui, 
malgré  ses  cheveux  blancs,  lui  laisse  l'air 
très  jeune.  Son  visage  est  plein  de  tran- 
quillité. Un  strabisme  assez  prononcé 
donne  à  son  regard  je  ne  sais  quoi  de 
lointain  et  de  mystérieux.  Il  parle  rare- 
ment et  toujours  avec  bon  sens,  et,  tandis 
qu'il  écoute,  on  comprend  qu'il  suppute 
la  valeur  de  ce  qu'il  entend,  cependant 
qu'il  s'efforce  de  juger  son  interlocuteur 
avec  bienveillance.  Ses  vêtements,  très 
propres,  sont  ceux  d'un  artisan,  mais  sa 
taille  et  sa  tenue  leur  confèrent  une  véri- 
table élégance.  Il  m'a  rappelé  aussitôt  un 
de  mes  amis  auquel  il  ressemblait  beau- 
coup, René  Dalize,  le  plus  ancien  de  mes 
camarades. 

Après  les  présentations,  j'examinai 
avec  mes  deux  confrères  les  coupures  que 
venait  de  coller  Michel  Pons.  Ensuite,  je 


vis  toutes  celles  qu'il  avait  reçues  précé- 
demment, et  elles  sont  très  nombreuses. 

Rien  n'excite  tant  la  curiosité  qu'un 
homme  de  métier  ayant  des  préoccupa- 
tions intellectuelles.  Et  la  réunion  chez 
Michel  Pons  des  qualités  du  poète  et  de 
celles  du  restaurateur  a  étonné  jusqu'en 
Australie.  On  l'a  interviewé  plus  fré- 
quemment que  M.  Edmond  Rostand  et 
sa  photographie  a  été  publiée  presque  aussi 
souvent  que  celle  d'une  grande  actrice. 

Je  vis,  du  reste,  que  Michel  Pons  et 
André  Gayet,  faisant  grand  cas  de  la  pu- 
blicité, s'occupaient  avec  beaucoup  d'ap- 
plication de  celle  qui  pouvait  être  faite 
autour  de  leur  nom. 

«  Quand  on  croit  que,  par  ses  écrits, 
on  rend  service  aux  hommes,  me  dit  le 
cordonnier-philosophe,  n'est-il  pas  légi- 
time de  ne  négliger  aucun  moyen  de  les 
atteindre  ?  » 

Plus  tard,  un  grand  rousseau  très 
éveillé  et  d'une  figure  très  agréable,  qui 
me  fit  penser  à  Taîné  des  frères  du  petit 
Poucet,  arriva  et,  se  jetant  au  cou  d'An- 
dré Gayet,  l'embrassa  sur  les  deux  joues. 
C'était  son  fils,  apprenti  pâtissier. 


—  98  — 

«  Il  veut  être  cuisinier,  dit  le  philo- 
sophe, et  j'ai  pensé  qu'il  lui  fallait  d'abord 
apprendre  la  pâtisserie. . .  J'ai  des  relations 
du  côté  de  la  cuisine  et  s'il  pouvait  deve- 
nir un  ofrand  cuisinier,  rival  de  Carême 
OU  d'Escoffier,  son  sort  serait  certaine- 
ment enviable.  » 

Je  vis  ainsi  que  ce  brave  homme,  plein 
de  raison,  au  lieu  de  pousser  son  fils  hors 
de  sa  condition,  voulait  lui  donner,  dans 
cette  condition  même,  le  moyen  d'acqué- 
rir une  situation  importante. 

Quant  à  Michel  Pons,  oubliant  la  des- 
tinée de  son  nouveau  livre,  il  interrogeait 
son  ami,  lui  demandant  s'il  avait  fait  le  ser- 
vice de  son  volume,  la  Théorie  du  succès^ 
à  tel  ou  tel  personnage  utile.  Il  lui  don- 
nait encore  des  conseils  sur  les  démarches 
qu'il  fallait  faire  et  je  sus  qu'après  s'être 
occupé  personnellement  de  l'édition  de  ce 
livre  il  avait  fait  lui-même  mainte  dé- 
marche en  sa  faveur,  comme  il  avait  écrit 
plusieurs  articles  pour  le  vanter. 

Et,  lorsque  je  quittai  ces  deux  amis, 
tenant  les  Chants  d'un  déraciné  sous  le 
bras,  j'ouvris  la  Théorie  du  succès  et  me 
mis  à  fredonner  la  chanson  provençale  ci- 
tée par  Mistral  : 


—  99  — 

A  la  Fontaine  de  Nîmes 
Il  y  a  un  savetier 
Qui  tout  le  jour  chante 
En  faisant  ses  souliers. 
Et  si  toujours  il  chante, 
Il  ne  chante  pas  pour  nous  ; 
Il  chante  pour  sa  mie 
Qui  est  auprès  de  lui. 

Depuis  la  guerre  j'ai  été  dire  bonjour  à 
l'ami  de  M.  Maurice  Barrés.  M.  Michel 
Pons  a  un  peu  vieilli,  mais  il  aime  tou- 
jours la  poésie  et  la  bonne  cuisine  bour- 
geoise. Son  restaurant  fait  de  bonnes 
affaires  et  Ton  y  voit  parfois  encore  par- 
mi les  midinettes,  des  poètes  et  des  jour- 
nalistes. 


UN  MUSÉE  NAPOLEONIEN 
INCONNU 


Si  vous  passez  rue  de  Poissy,  arrêtez- 
vous  au  14  et  essayez  de  visiter  le  petit 
musée  napoléonien  qui  s'y  trouve. 

Avant  la  guerre,  ce  musée  avait  son 
organe,   le  Jouimal  du  Musée. 

Je  ne  sais  s'il  y  eut  en  France  et  même 
dans  le  monde  entier  de  plus  curieuse 
gazette  que  le  Journal  du  Musée.  Bi- 
mensuelle, l^'^  et  le  15  de  chaque  mois. 
Direction  :  14,  rue  de  Poissy.  Abonne- 
ment :  3  fr.  par  an.  Imprimé  en  violet 
au  polycopiste,  il  paraissait  sur  deux 
pages  à  trois  colonnes.  Cette  feuille  étaii 
publiée  par  un  enfant  de  dix  ans  pour 
servir  d'organe  de  publicité  au  petit  mu- 
sée qu'il  a  fondé  à  la  même  adresse  et  qui 
est  consacré  à  Napoléon. 


—  102  — 

Ce  musée  napoléonien  est  peu  connu. 
Il  contient  des  choses  intéressantes  et 
précieuses  réunies  par  ce  gamin.  Des  li- 
braires, des  antiquaires,  des  amateurs,  sé- 
duits par  l'initiative  de  cet  enfant,  aug- 
mentent par  des  dons  les  richesses  du 
musée  imprévu.  Les  abonnés  étaient 
nombreux,  m'a-t-on  dit,  et  le  journal  pa- 
raissait en  général  très  régulièrement.  Il 
se  vendait  à  raison  de  dix  centimes  le  nu- 
méro. 

J'ai  sous  les  yeux  un  exemplaire  de  ce 
journal  singulier.  Pour  article  de  tête,  la 
Suite  d'une  Vie  de  Napole'on,  par  G.  Du- 
coudray,  s'étend  sur  une  colonne  et  demie. 
Après  quoi,  la  rubrique  /e  A/u5ée  contient 
d'importants  renseignements. 

«  Le  musée  est  rouvert.  Personne  ne 
le  reconnaîtrait.  De  grands  changements 
se  sont  produits.  Nombreux  dons  enri- 
chissant le  musée  parmi  lesquels  ceux  de 
MM.  Thiébaut  et  Mattei.  » 

Un  conte  d'Alphonse  Daudet  en  feuil- 
leton anime  d'une  façon  fort  littéraire  le 
Journal  du  Musée  et  ce  qui  reste  de  place 
est  consacré  à  l'esprit  et  à  la  fantaisie. 
Voici  quelques  devinettes. 


103 


Quel  café  fréquent  (sic)  les  spéculateurs  ? 
Quel  café  fréquent  les  gens  propres  ? 
Quel  café  fréquent  les  horlogers  ? 
Qui  passe  la  rivière  sans  se  mouiller? 
Combien  de  côtés  a  un  pâté  carré  ? 

Voici  une  épigramme  : 

Monsieur  Binet  n'a  pas,  bien  que  dans  l'opulence, 
Le  confort,  le  bien-être  aujourd'hui  si  goûtés. 
Quant  à  moi,   si  j'avais  ce  qu'a  Binet  d'aisance 
J'aurais  certainement  plus  de  commodités. 

Je  ne  crois  pas  que  l'enfant  de  dix  ans 
en  fût  l'auteur.  De  toute  façon  elle  don- 
nait au  Journal  du  Musée  un  caractère 
gaulois  qui  tranchait  nettement  sur  la 
pruderie  contemporaine.  La  dernière  co- 
lonne est  occupée  par  les  Réponses  aux 
questions  contenues  dans  le  numéro  pré- 
cédent, qui  sont  suivies  par  la  Réponse  au 
Rébus  :  a  Aide-toi  le  ciel  t'aidera.  »  Trois 
personnes  seulement  ont  deviné  ce  ré- 
bus :  MM.  Grund,  Henri  Guérard  et  Mat- 
tei. 

Un  avertissement  final  nous  fait  savoir 
que  :  «  Par  suite  d'un  accident  survenu 
au  tirage,  le  n**  est  paru  avec  15  jours  de 
retard.  Nous  nous  en  excusons  auprès  de 
nos  lecteurs.  » 


—  104  — 

Aucun  nom  de  gérant,  aucune  mention 
d'imprimeur  ne  légalise  la  publication  de 
ce  petit  journal  dont  une  des  principales 
singularités,  l'âge  de  son  directeur  et  ré- 
dacteur en  chef,  est  appelée  à  disparaître 
tandis  que,  pour  nous  comme  pour  lui, 
s'écouleront  les  années. 

J'ai  connu  d'autres  enfants  qui  s'amu- 
saient à  publier  des  journaux.  Mais 
c'étaient  toujours  des  journaux  manuscrits 
à  un  exemplaire  qu'on  se  passait  de  main 
en  main  au  collège.  Je  me  souviens  no- 
tamment de  l'un  de  ces  pamphlets  calli- 
graphié en  encres  de  couleurs  variées  : 
noir,  violet,  vert,  bleu,  jaune,  rouge.  Il 
devait  paraître  toutes  les  semaines  et 
l'abonnement  se  payait  en  friandises  :  ré- 
glisse, cassonades,  boîtes  de  coco,  etc.  ; 
mais  il  n'y  eut  point  de  second  numéro. 

Une  petite  fille,  qui  est  aujourd'hui 
presque  une  jeune  fille,  s'était  associée^ 
lorsqu'elle  avait  dix  ans,  avec  un  petit 
garçon  de  sept  ans  dans  le  but  de  publier 
un  journal.  Elle  recueillit  des  abonne- 
ments pour  la  somme  de  trente  francs,  sur 
lesquels  elle  donna  cinq  francs  au  petit 
garçon  et  avec  le  reste  s'acheta  du  choco- 


—  105  — 

lat.  Car  ce  qui  lui  paraissait  la  réussite 
anticipée  de  ses  espérances  avait  donné 
une  entière  satisfaction  à  son  besoin  d'ac- 
tivité ;  c'est  ainsi  qu'un  succès  prématuré 
est  presque  toujours  une  cause  de  déca- 
dence pour  un  poète,  un  artiste  quel 
qu'il  soit. 


LA    CAVE    DE     M.    VOLLARD 


Près  du  boulevard,  au  8,  rue  Laffîtle,  il 
y  avait  avant  la  guerre  une  boutique,  véri- 
table capharnaûm  où  s'entassaient  les 
tableaux  des  peintres  contemporains  et 
où  la  poussière  régnait  partout. 

Depuis  la  guerre,  elle  est  close.  M.  Vol- 
lard  sans  doute,  a  renoncé  à  son  com- 
merce pour  se  livrer  tout  entier  à  sa  fan- 
taisie d'écrivain  et  à  la  rédaction  de  ses 
souvenirs  sur  les  peintres  et  les  auteurs 
qu'il  a  fréquentés.  Il  n'oubliera  pas  d^y 
parler  de  sa  cave  qui  fut  fameuse  de  i900 
à  1908,  époque  à  laquelle  il  m'annonça 
qu'il  renonçait  à  manger  dans  sa 
«  cave  de  la  rue  Laffitte  »  ;  elle  était  deve- 
nue trop  humide. 

Tout  le  monde  a  entendu  parler  de  ce 
fameux  hypogée.  Il  fut  même  de  bon 
ton  d'y  être  invité  pour  y  déjeuner  ou  y 


—  108  — 

dîner.  J'ai  assisté  pour  ma  part  à  quelques- 
uns  de  ces  repas.  Carrelée,  les  murs  tout 
blancs,  la  cave  ressemblait  à  un  petit  ré- 
fectoire  monacal. 

La  cuisine  y  était  simple,  mais  savou- 
reuse :  mets  préparés  suivant  les  principes 
de  la  vieille  cuisine  française,  encore  en 
vigueur  dans  les  colonies,  des  plats  cuits 
longtemps,  à  petit  feu,  et  relevés  par  des 
assaisonnements  exotiques. 

On  peut  citer  parmi  les  convives  de  ces 
agapes  souterraines,  tout  d'abord  un  grand 
nombre  de  jolies  femmes,  puis  M.  Léon 
Dierx,  prince  des  poètes,  le  prince  des  des- 
sinateurs, M.  Forain  ;  Alfred  Jarry,  Odilon 
Redon,  Maurice  Denis,  Maurice  De  Vla- 
minck,  José-Maria  Sert,  A  uillard,  Bon- 
nard,  K.  X.  Roussel,  Aristide  Maillot,  Pi- 
casso, Emile  Bernard,  Derain,  Marius-Ary 
Leblond,  Claude  Terrasse,  etc.,  etc. 

Bonnard  a  peint  un  tableau  représen- 
tant la  cave  et,  autant  qu'il  m' en  souvienne, 
Odilon  Redon  y  figure. 


Léon  Dierx  fut  de  presque  tous  ces  re- 
pas. C'est  là  que  j'appris  à  le  connaître. 


—  109  — 

Sa  vue  baissait  déjà.  Ceux  qui  l'ont  vu 
dans  la  rue  ou  aux  cérémonies  poétiques 
qu'il  présidait  avec  tant  de  sereine  majesté 
n'ont  pas  idée  de  la  bonne  humeur  du 
vieux  poète. 

Sa  gaîté  ne  diminuait  que  lorsqu'on 
récitait  de  ses  vers  et  il  y  avait  presque 
toujours  quelque  jeune  personne  qui,  se 
levant  soudain,  lui  jetait  à  la  tête  une  de 
ses  poésies. 

Un  soir  M"^®  Berthe  Raynold  avait  ré- 
cité un  de  ses  poèmes  et  l'avait  si  bien  dit 
que  le  prince  des  poètes  n'en  avait  pas  été 
fâché.  Mais  voilà  qu'un  des  convives,  qui 
prétendait  cependant  connaître  sur  le  bout 
des  doigts  et  Paris  et  la  poésie  de  son 
temps,  demande  à  haute  voix  :  «  Est-ce 
de  Lamartine  ou  de  Victor  Hugo  ?  »  Il 
fallut  que  M.  Vollard  racontât  vingt  his- 
toires touchant  les  naturels  de  Zanzibar 
pour  que  M.  Dierx  se  redécidât  à  sourire. 

Léon  Dierx  racontait  avec  complaisance 
des  histoires  du  temps  où  il  était  au  mi- 
nistère. Il  y  faisait  sa  besogne  en  son- 
geant à  la  poésie.  Une  fois,  il  devait 
écrire  à  un  archiviste  de  sous-préfecture  et 
au  lieu  de  Monsieur  l'Archiviste,  il  écrivit 


—  110  — 

Monsieur  l'Anarchiste,  ce  qui  causa  un 
grand    scandale   dans  la  sous-préfecture. 

Les  peintres  préférés  de  Léon  Dierx 
étaient  Corot,  Monticelli  et  Forain. 

Un  soir  que  nous  sortions  de  la  cave  de 
M.  Vollard,  le  Prince  des  Poètes  m'invita 
à  aller  le  trouver  chez  lui  aux  BatignoUes. 
Il  me  reçut  avec  bonté. 

Aux  murs,  des  Décamérons  peints  par 
Monticelli  voisinent  avec  des  croquis  de 
Forain,  et  les  personnages  anciens  et  dia- 
prés de  Tun  semblent  se  mêler  aux  sil- 
houettes modernes  et  spirituelles  de 
l'autre,  pour  former  une  cour  étrange  et 
lyrique  à  ce  prince  presque  aveugle  de 
l'aristocratique  République  des  lettres. 

Parnassien,  il  avait  de  l'indulgence  pour 
les  poètes  de  toutes  les  écoles  (c'est  ainsi 
que  l'on  nomme  les  partis  au  pays  de  la 
poésie). 

u  Toutes  les  théories  peuvent  être 
bonnes,  disait-il,  mais  les  œuvres  seules 
comptent.  » 

Il  s'exprimait  avec  réserve  sur  les  lettres 
contemporaines,  mais  s'il  lui  arrivait  de 
prononcer  le  nom  de  Moréas,  sa  voix  s'en- 
flait et  l'on  devinait  qu'une  préférence  se- 


I 


—  111  — 

crête  déterminerait  son  choix,  si  un  sou- 
verain avait  à  choisir. 

Il  me  dit  aussi  : 

«  Notre  époque  de  prose  et  de  science 
a  connu  les  poètes  les  plus  lyriques.  Leur 
vie,  leurs  aventures  constituent  la  partie 
la  plus  étrange  de  l'histoire  de  notre 
temps. 

«  Gérard  de  Nerval  se  tue  pour  échap- 
per aux  misères  de  l'existence,  et  le  mys- 
tère qui  entoure  sa  mort  n'est  pas  encore 
expliqué. 

«  Baudelaire  est  mort  fou,  ce  Baudelaire 
dont  on  connaît  si  mal  la  vie,  en  dépit 
des  biographes  et  des  éditeurs  épistolaires. 
N'a-t-on  pas  parlé  de  ses  vices  et  de  ses 
maîtresses?  On  assure  maintenant  que, 
dans  ses  Mémoires,  Nadar  se  fait  fort  de 
démontrer  que  Baudelaire  est  mort  vierge. 

ce  En  ce  moment  même,  un  poète  du 
premier  ordre,  un  poète  fou  erre  à  travers 
le  monde...  Germain  Nouveau  quitta  un 
jour  le  lycée  où  il  professait  le  dessin  et 
se  fit  mendiant,  pour  suivre  l'exemple  de 
saint  Benoit  Labre.  Il  alla  ensuite  en  Ita- 
lie, où  il  peignait  et  vivait  en  vendant  ses 
tableaux.  Maintenant  il   suit   les  pèleri- 

Tract  2.  10 


—  112  — 

nages  et  j'ai  su  qu'il  avait  passé  à  Bru- 
xelles, à  Lourdes,  en  Afrique.  Fou,  c'est 
trop  dire,  Germain  Nouveau  a  conscience 
de  son  état.  Ce  mystique  ne  veut  pas  qu'on 
l'appelle  un  Fou  et  Poverello  lyrique,  il 
veut  qu'on  n'emploie  à  son  endroit  que  le 
mot  Dément. 

((  Des  amis  ont  publié  quelques-uns  de 
ses  poèmes,  et  comme  il  a  renoncé  à  son 
nom,  on  n'a  mis  sur  ce  livre  que  cette 
indication  mystique  comme  un  nom 
de  religion  :  P.  N.  Humilis.  Mais  son 
humilité  serait  choquée  de  cette  publica- 
tion, s'il  la  connaissait.  » 

Léon  Dierx  ralluma  sa  pipe  d'écume.  Il 
secoua  sa  belle  tête  aux  longs  cheveux 
blancs. 

«  Germain  Nouveau  peut  encore 
peindre,  dit-il,  je  ne  peux  plus  le  faire. 
Ma  vue  a  baissé  au  point  que  je  suis 
presque  aveugle.  Je  ne  peux  plus  lire  les 
livres  qu'on  m'envoie.  Autrefois,  je  me 
récréais  en  peignant.  Et  je  ne  connais 
rien  de  plus  heureux  que  la  vie  d'un 
paysagiste...   » 

Ce  prince  qui  venait  des  îles  a  fait  place 
à  un  autre  prince  des  poètes,  Paul  Fort, 
à  peine  notre  aîné. 


113 


C'est  dans  la  cave  delà  rue  Laffitte  que 
fut  composé  le  Grand  Almanach  illustré. 
Tout  le  monde  sait  que  les  auteurs  en  sont 
Alfred  Jarry  pour  le  texte,  Bonnard  pour 
les  illustrations  et  Claude  Terrasse  pour 
la  musique.  Quant  à  la  chanson,  elle  est 
de  M.  Ambroise  Vollard.  Tout  le  monde 
sait  cela  et  cependant  personne  ne  semble 
avoir  remarqué  que  le  Grand  Almanach 
illustré  a  été  publié  sans  noms  d'auteurs 
ni  d'éditeur. 

Le  soir  où  il  imagina  presque  tout  ce 
dont  se  compose  cet  ouvrage  digne  de 
Rabelais,  Jarry  épouvanta  ceux  qui  ne  le 
connaissaient  pas,  en  demandant  après 
dîner  la  bouteille  aux  pickles  qu'il  mangea 
avec  gloutonnerie. 

Nombre  des  anciens  convives  regrette- 
ront ce  coin  pittoresque  de  Paris,  la 
voûte  blanche  de  cette  cave  où,  près  des 
boulevards,  on  goûtait  une  grande  quié- 
tude et  sans  aucun  tableau  aux  murs. 


i 

i 


TABLE 


Souvenir  d' Auteuil 5 

La    librairie  de    M.    Lehec 21 

1 ,   rue  Bourbon-le-Ghâteau 39 

Les  Noëls  de  la  rue  de  Buci 49 

Du  «  Napo  »  à  la  Chambre  d'Ernest  La  Jeu- 
nesse       59 

Les  Quais  et  les  Bibliothèques 75 

L  e  couvent  de  la  rue  de  Douai 85 

Le  Bouillon  Michel  Pons 95 

Un  musée  napoléonien  inconnu 101 

La  cavedeM.VoUard 107 


MAÇON,  PROTAT  FRgRBS,  IMPRIMEURS 


5309)(1-C1. 


Z^' 


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La  Bibliothèque 
Université  d>Ottaw 
Echéance 


The  L  Ib r a ry 
èrsîty  of  Ot 
Date  Due 


Illlllllllllll 

a39003    003i*06922b 


1 


CE  PC   2601 
.P6F5  1913 
COO   APOLLINAIRE, 
ACC#  1229053 


FLANEUR  DES