U dVof OTTAWA
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University of Toronto
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LE FLANEUR
DES DEUX RIVES
DU MEME AUTEUR
L'enchanteur Pourrissant, in-4*>, tiré à 406 exem-
plaires. Paris, Kahnweiler, 1909, avec bois gravés
par André Derain.
L'Hérésiarque et D%iii-18. Paris, P. V. Stock, 1910.
Les Peintres cubistes, petit in-4° avec portraits et
reproductions. Paris, Figuière, 1912.
Alcools, 1898-1913, poèmes avec un portrait de
l'auteur par Pablo Picasso, in-18. Paris, Mercure
de France, 1913.
Case d'Armons, in-4'', polygraphié à 25 exemplaires
sur papier quadrillé. Aux Armées de la République,
1915.
Le poète assassiné, in-18, couverture en couleurs
de Capiello, portrait de l'auteur par André Rou-
veyre. Paris, L'Édition, 1916.
ViTAM IMPENDERE AMom, in-8°, poèmcs tirés à 215
exemplaires, avec 8 dessins d'André Rouveyre.
Paris, Mercure de France, 1917.
Les mamelles de Tiresias, drame surréaliste en
deux actes et un prologue, représenté le 24 juin
4917, texte et musique avec des dessins de Serge
Férat, in-8 carré, éditions Sic, 1918,
Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre
(1913-1916), avec un portrait de Fauteur par Pablo
Picasso, gravé sur bois par R . Jaudon. Les exem-
plaires de luxe contiennent un second portrait par
Picasso, gravé à l'eau-forte parR. Jaudon. Paris,
Mercure de France.
Le Bestiaire ou cortège d'Orphée, poèmes
accompagnés de bois gravés par Raoul Dufy,
reproduction complète de l'édition in-4°, tirée à
1200 exemplaires. Grand in-12 carré. Paris, édi-
tions de la Sirène, 1918.
Guillanme APOLLINAIRE
72
ËBWim DEUX RIVES
^vec une Photographie de V Auteur
EDITIOJMS de la SIREME
IS'". Rue La Boëtie. • PARIS
MCIWXVIII
COLLECTION des
rR ACTS . (-^ouoifo 2
Il a été tiré de cet ouvrage :
5 exemplaires sur Chine, numérotés de 1 à 5 ;
50 exemplaires sur Hollande, numérotés de
6 à 55.
G A
JUSTIFICATION DU TIRAGE
PC
Tous droits de traduction réservés
pour tous pays.
Copyright hy les Éditions de la. Sirène
Paris i918.
SOUVENIR D'AUTEUIL
Les hommes ne se séparent de rien sans
regret, et même les lieux, les choses et les
gens qui les rendirent le plus malheureux,
ils ne les abandonnent point sans douleur.
C'est ainsi qu'en 1912, je ne vous quit-
tai pas sans amertume, lointain Auteuil,
quartier charmant de mes grandes tris-
tesses. Je n'y devais revenir qu'en Tan 1916
pour être trépané à la Villa Molière.
Lorsque je m'installai à Auteuil en 1909,
la rue Raynouard ressemblait encore à ce
qu'elle était du temps de Balzac. Elle est
bien laide maintenant. Il reste la rue Ber-
ton, qu'éclairent des lampes à pétrole, mais
bientôt, sans doute, on changera cela.
C'est une vieille rue située entre les
— 6 —
quartiers de Passy et d'Auteuil. Sans la
guerre elle aurait disparu ou du moins
serait devenue méconnaissable.
La municipalité avait décidé d'en modi-
fier l'aspect général, de Télargir et de la
rendre carrossable.
On eût supprimé ainsi un des coins les
plus pittoresques de Paris.
C'était primitivement un chemin qui,
des berges de la Seine, montait au som-
met des coteaux de Passy à travers les
vignobles.
La physionomie de la rue n'a guère
changé depuis le temps où Balzac la sui-
vait lorsque, pour échapper à quelque
importun, il allait prendre la patache de
Saint-Cloud qui l'amenait à Paris.
Le passant qui, du quai de Passy re-
marque la rue Berton, n'aperçoit qu'une
voie mal tenue, pleine de cailloux et d'or-
nières et que bordent des murs ruineux,
clôture à gauche d'un parc admirable et
à droite d'un terrain qui a été destiné par
ceux qui le possèdent à des fins diverses
et bien singulières. Une partie est amé-
nagée en jardin ; ailleurs se trouve un po-
tager ; il y a encore des matériaux et d'une
grande porte donnant sur le quai part un
large chemin sablé qui mène à un grand
théâtre en bois. Monument bien imprévu
à cet endroit et que l'on appelle la salle
Jeanne-d'Arc. Des lambeaux d'affiches
déjà anciennes montraient, en 1914,
qu'une fois, il y avait peut-être quelque
cinq ou six ans, la Passion de N. S.
Jésus-Christ y avait été représentée.
Les acteurs, c'étaient peut-être des gens
du monde et vous avez peut-être rencon-
tré dans un salon le Christ d'Auteuil ; un
baron de la Bourse converti y joua peut-
être à la perfection le rôle ingrat de ce
saint caïnite, Judas, qui commença parla
finance, continua par l'apostolat et finit en
sycophante.
Mais que le passant entre dans la rue
Berton, il verra d'abord que les rues qui
la bordent sont surchargées d'inscriptions,
de graffili^ pour parler comme les anti-
quaires. Vous apprendrez ainsi que Lili
d'Auteuil aime Totor du Point du Jour
et que pour le marquer, elle a tracé un
cœur percé d'une flèche et la date de iSS4.
Hélas! pauvre Lili, tant d'années écou-
lées depuis ce témoignage d'amour doivent
avoir guéri la blessure qui stigmatisait ce
cœur. Des anonymes ont manifesté tout
l'élan de leurs âmes par ce cri profondé-
ment gravé : Vive les Ménesses !
Et voici une exclamation plus tragique :
Maudit soif le 4 Juin 190S et celui qui Va
donné. Les graffites patibulaires ou
joyeux continuent ainsi jusqu'à une con-
struction ancienne qui offre, à gauche,
une porte cochère superbe flanquée de
deux pavillons à toiture en pente; puis
on arrive à un rond-point où s'ouvre la
grille d'entrée du parc merveilleux qui
contient une maison de santé célèbre, et
c'est là que l'on trouve aussi l'unique
chose qui relie — mais si peu, puisque la
poste est très mal faite — la rue Berton
à la vie parisienne : une boîte à lettres.
Un peu plus haut, on trouve des dé-
combres au-dessus desquels se dresse un
grand chien de plâtre. Ce moulage est
intact et je l'ai toujours vu à la même
place, où il demeurera vraisemblablement
jusqu'au moment où les terrassiers vien-
dront modifier la rue Berton . Elle tourne
ensuite à angle droit et, avant le tournant,
c'est encore une grille d'où l'on voit une
— 9 —
villa moderne encaissée dans une faille du
coteau. Elle paraît misérablement neuve
dans cette vieille rue, qui dès le tour-
nant, apparaît dans toute sa beauté an-
cienne et imprévue. Elle devient étroite,
un ruisseau court au milieu, et par-dessus
les murs qui l'enserrent, ce sont des fron-
daisons touffues qui débordent du grand
jardin de la vieille maison de santé du
docteur Blanche, toute une végétation
luxuriante qui jette une ombre fraîche sur
le vieux chemin .
Des bornes, de place en place, se
dressent contre les murs et au-dessus
de Tune d'elles on a apposé une plaque de
marbre marquant que là se trouvait au-
trefois la limite des seigneuries de Passy
et d'Auteuil.
On arrive ensuite derrière la maison de
Balzac. L'entrée principale qui mène à
cette maison se trouve dans un immeuble
de la rue Raynouard. Il faut descendre
deux étages et, grâce à l'obligeance de feu
M. de Royaumont, conservateur du mu-
sée de Balzac, on pouvait sinon descendre
l'escalier même que prenait Balzac pour
aller rue Berton et qui est maintenant
— 10 —
condamné, du moins prendre un autre esca-
lier qui mène dans la cour que devait tra-
verser le romancier et passer sous la
porte qui le faisait déboucher dans la rue
Berton.
On arrive, après cela, en un lieu où la rue
s'élargit et où elle est habitée. On y trouve
une maison adossée contre la rue Ray-
nouard et qui la surplombe. Une vigne
grimpe le long de la maison et, dans des
caisses, poussent des fuchsias. A cet en-
droit un escalier très étroit et très raide
mène rue Raynouard en face de la neuve
voie qui est l'ancienne avenue Mercedes,
nommée aujourd hui avenue du Colonel-
Bonnet, et qui est Tune des artères les plus
modernes de Paris.
Mais il vaut mieux suivre la rue Ber-
lon qui s'en va mourant entre deux murs
affreux derrière lesquels ne se montre
aucune végétation, jusqu'à un carrefour
où la vieille rue rejoint la rue Guillou et
la rue Raynouard, en face d'une fabrique
de glace qui grelotte nuit et jour d'un
bruit d'eau agitée.
Ceux qui passent rue Berton au mo-
ment où elle est la plus belle, un peu avant
— 11 —
l'aube, entendent un merle harmonieux
y donner un merveilleux concert qu'ac-
compagnent de leur musique des milliers
d'oiseaux, et, avant la guerre, palpitaient
encore à cette heure les pâles flammes de
quelques lampes à pétrole qui éclairaient
ici les réverbères et qu'on n'a pas rem-
placées.
La dernière fois qu'avant la guerre j'ai
passé rue Berton, c'était il y a bien long-
temps déjà et en la compagnie de René
Daîize, de Lucien Rolmer et d'André Du-
pont, tous trois morts au champ d'hon-
neur.
Mais il y a bien d'autres choses char-
mantes et curieuses à Auteuil...
Il y a encore, entre la rue Raynouardet
la rue La Fontaine, une petite place si
simple et si proprette que Ton ne saurait
rien voir déplus joli.
On y voit une grille derrière laquelle
— 12 —
se trouve le dernier Hôtel des Haricots! ...
Ce nom évoque l'Empire et la garde na-
tionale. C'est là que l'on envoyait les
gardes nationaux punis. Ils étaient bien
logés. Ils y menaient joyeuse vie, et aller
à V Hôtel des Haricots était considéré
comme une partie de plaisir plutôt que
comme une punition.
Lorsque la garde nationale fut suppri-
mée, V Hôtel des Haricots se trouva sans
destination, et la Ville y fit son dépôt de
l'éclairage. Tel quel, il constitue un musée
assez curieux, propre à éclairer — c'est le
mot — sur la façon dont s'illuminent, la
nuit, les rues parisiennes.
Il n'y a plus que très peu de lanternes
anciennes. On les a vendues aux com-
munes suburbaines, mais en revanche,
quelle forêt, sans ombre, de fûts en fonte,
de lyres, de réverbères à gaz et à l'élec-
tricité !
On n'y voit guère de bronze ; il n'y a de
réverbères en cet alliage coûteux qu'à
l'Opéra. Autrefois, on cuivrait la fonte,
et ce cuivrage revenait à près de 200 francs
par réverbère.
Aujourd'hui, la Ville est plus économe,
— 13 —
on peint seulement les réverbères avec
une couleur bronzée, et l'opération revient
à 3 francs environ.
Les plus hauts et les plus grands ré-
verbères, ce sont ceux du modèle dit des
boulevards. Voici encore les consoles qui
servent aux angles et dans les rues à trot-
toirs étroits.
Mais on peut regretter que la Ville n'ait
pas conservé, dans son dépôt, au lieu de
les vendre, un spécimen au moins de
chaque appareil d'éclairage.
Il y en a bien quelques-uns à Carnava-
let, mais si peu, et quelques photogra-
phies de certains modèles se trouvent en-
core à la Bibliothèque Lepelletier de Saint-
Fargeau.
En été, une visite au musée de l'éclai-
rage n'est pas recommandable» Il n'y a
pas plus d'ombrage, dans ce bocage métal-
lique, que dans une forêt australienne.
Mais, il y a de l'ombre sur la petite
place.
C'est là, sur un banc, situé devant la
— 14 —
grille, qu'Alexandre Treulens, au retour
de ses pérégrinations, venait faire des vers.
Ce poète populaire était plus pauvre
que les plus pauvres. Il composait des
poèmes vaguement humanitaires qu'il ré-
citait aux terrassiers ou aux mariniers,
dans les bistrots. Quelles obscures raisons
avaient amené ce petit homme triste à
délaisser son métier de cordonnier pour
la poésie? Il errait aux environs de Paris,
et, quand il s'arrêtait dans une localité,
il avait un tel souci de respecter l'autorité,
qu'il subordonnait son inspiration au bon
plaisir du maire de l'endroit. J^ai vu, de
mes yeux vu, une pièce authentique déli-
vrée par la mairie d'Enghien et donnant
au nommé x\lexandre Treutens la permis-
sion d'exercer pendant un jour^ dans la
commune d'Enghien, la profession de
poète ambulant.
Dans la rue La Fontaine, du côté
gauche, il y a un long mur gris sombre.
Une porte qu'on ne franchit pas sans dif-
ficultés donne accès dans une cour où
— 15 —
quelques poules se promènent gravement.
A gauche en entrant, on a entassé de
singulières choses qui sont, je crois, les
cerceaux des anciennes crinolines.
Cette cour est encombrée de statues. Il
y en a de toutes formes et de toutes gran-
deurs, en marbre ou en bronze.
Il paraît qu'il y a une œuvre de Rosso ;
les grands cerfs de bronze du salon de
1911 ont été apportés là et se tiennent
auprès de la Fiancée du Lion, œuvre
bizarre inspirée par un passage de Cha-
misso :
Parée de myrtes et de roses ^ la fille
du gardien, avant de suivre au loin et
contre son cœur l'époux qui la réclame^
vient faire ses adieux à son royal ami
d'enfance et lui donner le dernier baiser.
Fou de douleur^ le lion Vanéantit dans
la poussière^ puis se couche sur le ca-
davre attendant la balle qui va le frap-
per au cœur.
Le bâtiment de droite est une sorte de
musée inconnu où Ton voit un grand ta-
bleau de Philippe de Champaigne, un
Le Nain : Saint Jacques, beau tableau qui
serait bien au Louvre, et un grand
nombre de tableaux modernes.
Tract 2. " 2
— 16 —
Quelques salles sont pleines des christs
que l'on a enlevés au Palais de Justice.
Celui d'Élie Delaunay mériterait qu'on
l'exposât au Petit-Palais. La profusion
de ces christs a quelque chose de tou-
chant. On dirait d'un congrès de cruci-
fiés. C'est qu'ils subissent en commun
leur exil administratif.
Il me semble qu'au lieu de les aban-
donner ainsi on ferait mieux de les don-
ner à des églises pauvres.
Ce musée fait partie d'une grande cité
mystérieuse composée de l'ancien Hôtel
des Haricots^ derrière lequel se trouve la
forêt de réverbères. Il y a aussi la Salle
des tirages de la Ville de Paris, et, plus loin ,
dans une plaine immense, s'élèvent des
pyramides de pavés. On les défait sans
cesse et on les refait et parfois une de ces
pyramides s'écroule, avec le bruit des ga-
lets quand la vague se retire.
Séparée de cette cité édilitaire par la
rue de Boulainvilliers, une usine à gaz
occupe, avec ses gazomètres, ses difTé-
— 17 —
rentes constructions, ses montagnes de
charbon, ses crassiers, ses petits jardins
potagers, un terrain qui s'étend jusqu'à la
rue du Ranelagh, à l'endroit où elle est
une des plus désertes de l'univers. C'est
là qu'habite M. Pierre Mac Orlan, cet
auteur gai dont l'imagination est pleine
de cow-boys et de soldats de la Légion
étrangère. La maison où il demeure n'a
rien de remarquable à l'extérieur. Mais
quand on entre, c'est un dédale de cou-
loirs, d'escaliers, de cours, de balcons où
l'on se retrouve à grand'peine. La porte
de M. Pierre Mac Orlan donne au fond
du couloir le plus sombre de l'immeuble.
L'appartement est meublé avec une riche
simplicité. Beaucoup de livres, mais bien
choisis. Un policeman en laine rembour-
rée varie ses attitudes et change de place
selon l'humeur du maître de la maison.
Au-dessus de la cheminée de la pièce
principale se trouve une toute petite cari-
cature de moi-même par Picasso. De
grandes fenêtres s'ouvrent sur un mur
situé à trois mètres environ, et, si l'on se
penche un peu, on voit, à gauche, les
gazomètres dont l'altitude n'est jamais la
— 18 —
même, et, à droite, la voie du chemin de
fer. La nuit, six cheminées gigantesques
de l'usine à gaz flambent merveilleuse-
ment : couleur de lune, couleur de
sang, flammes vertes ou flammes bleues.
O Pierre Mac Orlan, Baudelaire eût aimé
le singulier paysage minéral que vous
avez découvert à Auteuil, quartier des
jardins !
Si M. Riciotto Canudo n'avait démé-
nagé d'Auteuil, pour aller fonder Mont-
joie dans le centre de Paris, une légende
se serait formée à Auteuil à propos de la
chambre qu'il habitait dans un hôtel situé
à l'angle de la rue Raynouard et de la rue
Boulainvilliers. Je" n'ai jamais vu cette
chambre, mais beaucoup d'habitants
d' Auteuil ont eu l'occasion d'y regarder
et il n'était jadis question que de cela dans
les cafés du quartier, en autobus et dans
le métro. Ce qui étonnait les habitants
d' Auteuil, c'estque M. Canudo, qui habi-
tait le même hôtel, n'y logeait point en
garni. Il paraît qu'en eff'et il était dans
ses meubles, c'est-à-dire un petit lit, une
— 19 —
table, une chaise et une étagère suppor-
tant des livres. Le lit, disait-on, était fort
étroit et j'ai entendu un habitant d'Auteuil
dire en parlant d'une femme maigre :
« Elle ressemble au lit de M. Canudo. »
On disait aussi que les rideaux de cette
chambre étaient toujours tirés et que nuit
et jour il y brûlait un grand nombre de
bougies. Si bien que l'on prenait M. Ca-
nudo pour le grand prêtre d'une religion
nouvelle dont il accomplissait les rites
dans sa chambre. Quelques feuilles de
lierre répandues çà et là donnaient lieu
à des suppositions singulières, et celle
qui rencontrait le plus de crédit était que
M. Canudo se servait du lierre dans des
opérations magiques dont on n'avait pas
encore deviné le but.
Et c'est ainsi qu'à Auteuil les bonnes
gens voyageaient agréablement et curieu-
sement autour de la chambre de M. Ca-
nudo.
Mais descendons vers la Seine. C'est
un fleuve adorable. On ne se lasse point
de le regarder. Je l'ai chantée bien sou-
— 20 —
vent en ses aspects diurnes et nocturnes.
Après le pont Mirabeau la promenade
n'attire que les poètes, les gens du quar-
tier et les ouvriers endimanchés.
Peu de Parisiens connaissent le nou-
veau quai d'Auteuil. En 1909 il n'existait
pas encore. Les berges aux bouges crapu-
leux qu'aimait Jean Lorrain ont disparu.
(( Grand Neptune » , « Petit Neptune » , guin-
guettes du bord de l'eau, qu'êtes-vous de-
venus? Le quai s'est élevé à la hauteur du
premier étage. Les rez-de-chaussée sont
enterrés et l'on entre maintenant par les
fenêtres.
Mais le coin le plus mélancolique d'Au-
teuil se trouve entre le Port-Louis et
l'avenue de Versailles. Théophile Gautier
habita au rond-point de Boulainvilliers,
mais sans doute n'y avait-il pas alors à
cet endroit tant de ferraille qu'aujourd'hui
et le Port-Louis n'existait point avec sa
flottille de bélandres bariolées de cou-
leurs vives. Sur le pont sont rangés des
pots de géraniums, de fuchsias; dans des
caisses poussent des arbres verts autour
d'un petit cercueil d'enfant. Et quand le
soleil brille, le petit cercueil des bé-
landres n'est pas du tout lugubre.
LA LIBRAIRIE DE M. LEHEC
M. Lehec, le libraire, aimait ses livres
au point de ne pouvoir les vendre qu'aux
rares personnes qu'il jugeait dignes de
les acquérir.
Du temps où il avait sa librairie rue
Saint-André-des-Arts, j'allais souvent
causer avec lui dans sa boutique. Depuis
il a cédé son fonds de bons livres et, de-
venu presque aveugle, le libraire de Vic-
torien Sardou et de M. Anatole France
se tient à l'écart. Nul ne peut désormais
recourir à son érudition obligeante.
Un jour, qu'un groupe d'étudiants pas-
sait rue Saint-André-des-Arts en chan-
tant la chanson du Père Dupanloup , si
libre qu'on ne peut la citer, M. Lehec
m'apprit les relations qui avaient existé
entre le grand prélat qui illustra de façon
licite le nom de Dupanloup et les deux
— 22 —
plus illustres éditeurs d'ouvrages libres et
satiriques : les savants Isidore Liseux et
Alcide Bonneau.
Je ne sais si la fameuse chanson du
Père Dupanloup a été imprimée, mais
presque tout le monde la connaît. Elle
inspira à M. Jules Marry , qui n'est point le
romancier populaire, un excellent recueil
satirique intitulé : Les exploits de M. Du-
panloup, plaquette de vers déjà rare ou
destinée aie devenir. L'auteur dit dans un
avant-propos :
(( La chanson française, railleuse ou
grivoise, qui n'épargne ni les guerriers,
ni les gens d'église, a transformé ce pré-
lat en une sorte de Priape ou de Khara-
gheuz chrétien, et, en lui prêtant les plus
invraisemblables vertus génétiques, l'a
fait entrer, vivant, dans la légende. L'ori-
gine de la chanson du Père Dupanloup
remonte probablement aux dernières an-
nées du règne de Louis-Philippe.
« Monsieur Dupanloup [de pavone lu-
pus), qu'on rencontre tour à tour, en bal-
lon, en chemin de fer, à Tlnstitut, à
l'Opéra, et par un naïf anachronisme, au
passage de la Bérésina, est honoré d'un
2o
véritable culte erotique et patriotique par
nos troupiers qui, depuis un demi-siècle,
ne cessent de chanter ses exploits pour
bercer la longueur des marches et la fa-
tigue des manœuvres. »
Bizarre résultat des préoccupations pé-
dagogiques de Mgr Dupanloup !
Mais ce prélat qui, au demeurant, était
un saint homme, dut avoir une force pec-
cante dont on ne pourrait peut-être pas
citer d'autre exemple. Car il eut comme
élèves au petit séminaire, Isidore Liseux
et Alcide Bonneau, desquels l'activité et
l'érudition s'exercèrent le plus souvent
dans le domaine littéraire, que la singu-
lière renommée de leur maître devait
élargir de la façon la plus imprévue.
M. Lehec avait connu Liseux et Bon-
neau. J'ai recueilli ses propos parce qu'ils
se rapportaient à des hommes sur lesquels
il semble qu'on n^ait presque rien écrit et
qui méritent de fixer un instant l'atten-
tion.
Les publications de Liseux sont de plus
en plus recherchées parce qu'elles sont
correctes, belles et rares. Bonneau fut le
principal collaborateur de Liseux, qu'il
Tract 2. 3
— 24 —
avait connu au petit séminaire. Ces deux
élèves de Mgr Dupanloup étaient l'un et
l'autre la modestie même. Leurs styles,
extrêmement précis, se ressemblent. Li-
seux, peu bavard, était, m'a-t-on dit,
lorsqu'il ouvrait la bouche, plein d'esprit
et du plus mordant.
An moment du boulangisme, quelqu'un
vint acheter, chez Liseux, de la part du
fameux général, je ne sais quel ouvrage
d'ethnologie orientale qui était sur le point
de paraître. Liseux s'excusa et demanda
où il faudrait envoyer le livre lorsqu'il au-
rait paru. On lui donna l'adresse du gé-
néral, en ajoutant après le nom de Bou-
langer : « Le premier de son nom de qui
on ait parlé ; ainsi fut Bonaparte. »
Et Liseux répliqua vivement:
(( Pardon, un Bonaparte assistait au
siège de Rome, en 1527. »
Un jour, il vit, sur le quai, un ouvrage
très rare et qui lui aurait été utile, mais
il n'avait pas sur lui l'argent que coûtait le
livre. Vite, il alla engager sa montre au
Mont-de-Piété. Mais, lorsqu'il revint, l'ou-
vrage était vendu. Liseux s'en alla dépité.
Il racontait parfois cette histoire, ajoutant :
— 25 —
« Je n'ai jamais dégagé la montre.
C'était un mauvais oignon qui ne m'a pas
donné de tulipe. »
Une autre fois, il entra dans la boutique
d'un brocanteur pour acheter un in-folio.
Mais, le prix en étant trop élevé, il mar-
chanda longtemps, si longtemps que le
brocanteur lui dit :
« Vous marchandez trop et cependant je
n'étrangle pas les clients. Je rabats autant
que je peux. Il faut que tout le monde
soit content. Je ne suis pas un mauvais
diable ! »
a En ce cas, dit Liseux, je vous vends
mon âme contre votre livre. »
Mais il finit par payer le volume avec
une monnaie ayant cours.
Son imprimeur Motteroz le poursuivait
parce qu'il lui devait de l'argent :
« Motteroz se fâche tout rouge, disait
Liseux, c'est la folie des grandeurs ; voilà
qu'il voudrait se faire passer pour le Car-
dinal. »
Un auteur lui proposait un manuscrit
dont il ne voulut point.
<( Les Estienne ou les Elzevier eussent-
ils imprimé votre livre ? demanda Li-
i:u —
seux. . . Non! n'est-ce pas?. . . Au revoir,
Monsieur. »
Une dame vint lui offrir un ouvrage de
sa façon sur la Hollande : « On dirait aus-
sitôt que ce sont les Pays-Bas bleus, dit
en souriant Liseux. Et vous n'y pensez
pas, Madame, votre livre aurait Tair
d'une supercherie. ^)
On lui demandait quelles étaient ses
opinions politiques :
(( Je suis républicain, répondit-il, mais
de la république des lettres. »
Deux bibliophiles s'étaient attardés dans
sa boutique, tandis qu'il traduisait un ou-
vrage anglais, et ils le dérangeaient fort
par leur bavardage. Ils en vinrent à par-
ler de la guerre de 70 et de la trahison de
Bazaine.
« Messieurs, leur dit Liseux, on ne
parle pas de corde dans la maison d'un
pendu, ni d'un traître dans celle d'un
traducteur. »
Et interloqués, ils s'en allèrent.
Un amateur voulait un rabais sur les
ouvrages que publiait Liseux, prétextant
qu'il était un de ses amis.
« En ce cas, répondit l'éditeur, prenez
— 27 —
les livres, puisque j'ai fait imprimer sur
les couvertures: Pour Isidore Liseux et
ses amis. »
Et Tamateur emporta les livres sans
rien payer.
Il parlait de la science avec attendris-
sement comme si elle eût été une personne
de ses amies :
« Elle n'est ni sévère, disait-il, ni re-
poussante, pensez donc, son corps, c'est
la nature, sa tète, c'est l'intelligence, et
sa parure, ce sont les livres. Bonneau la
connaît encore mieux que moi. Il pour-
rait vous dire de quelle couleur sont ses
yeux, quelle teinte a sa chevelure. C'est
qu'il ne la quitte jamais, et moi, je dois
la négliger parfois pour m'occuper de
commerce. »
Comme il avait l'intention de publier
la traduction de quelques nouvelles du
conteur napolitain Basile, on lui indiqua,
pour ce travail, un savant au nom forte-
ment germanique et qui tenait à signer sa
traduction :
(( J'aimerais mieux qu'il s'appelât Pul-
cinella, répartit Liseux, ou, au moins
Polichinelle. »
Et il renonça à son projet.
— 28 —
Au temps où sa boutique était située
dans le passage Choiseul, Liseux avait à
son service un commis et une bonne qui
étaient le frère et la sœur. Celle-ci avait
un bon ami qui est devenu garçon à la
Bibliothèque Nationale et qui est employé
dans le département où sont conservées
la plupart des publications de Liseux :
« J'ai toujours eu l'impression, m'a dit
cet homme, que je ne venais qu'en
second et qu'elle couchait avec son pa-
tron. . . Le frère, qui était mon meilleur
ami, était surveillé de près par M. Liseux,
qui ne voulait pas qu'il rentrât se coucher
après dix heures. »
Au demeurant, Liseux était, paraît-il,
bon et indulgent. Mauvais comptable, il
était fort endetté et ses éditions lui reve-
naient très cher. Il devait à son imprimeur,
il devait au marchand de papier. Son
fonds fut dispersé de façon très désavanta-
geuse pour lui, et cet homme, qui avait
édité des livres qui comptent parmi les
plus beaux de l'époque, mourut dans une
misère complète.
«Alors que, dit M. Octave Uzanne, dans
le catalogue de sa vente qui eut lieu en
— 29 —
mars 1894, Jouaust mourait repu et en-
voûté dans la juste réprobation des ama-
teurs lésés par le solde extravagant de
ses éditions, lui, le cher honnête homme,
mourait de froid, ou qui sait? peut-être
de dégoût et de lassitude, avec dix-neuf
sous pour toute fortune dans sa poche! »
Les papiers de Liseux ont passé, pa-
raît-il, entre les mains d'un libraire belge
nommé Van Gombrugghe.
Les détails que j'ai pu recueillir sur
l'existence de Bonneau sont trop peu
intéressants pour que je les donne ici. Il
fut un des collaborateurs les plus discrets
et les plus savants de la librairie Larousse
et mena une vie modeste et retirée. Plu-
sieurs personnes se souviennent encore
de l'avoir rencontré à la Bibliothèque
Nationale où il allait très souvent et où
les tracasseries ne lui furent point ména-
gées.
Je ne sais s'il l'inventa, mais il est un
des premiers à avoir employé pour la
traduction des vers le système de la ver-
sion juxtalinéaire et littérale qui devait
exercer une influence si profonde sur la
poésie française.
— 30 —
C'est dans la boutique de M. Lehec
que j'ai acheté le Virgilius Nauticus de
M. Jal. Il en avait plusieurs exemplaires.
On s'est amusé à signaler quelques-unes
des sources où M. Anatole France a puisé
l'inspiration.
Cependant, on n'a pas encore mention-
né le nom du savant, M. Jal, qui n'est pas
un inconnu, car Littré Ta toujours cité à
propos des termes de marine. Il est encore
l'auteur du Virgilius Nauticus que M.
Anatole France attribue à son « Monsieur
Bergeret ».
Virgilius Nauticus. Examen des pas-
sages de r Enéide qui ont trait à la ma.
rine^ par M. Jal, historiographe de la Ma-
rine, auteur de V archéologie navale...
Paris , Imprim erie Roy a le , MD C C C XL III,
tel est le titre d'un ouvrage que devait
illustrer l'imagination du plus érudit des
romanciers contemporains. C'est un in-8'-*
de 107 pages.
M. Jal, qui constatait avec admiration
l'étendue des connaissances nautiques de
I
— 31 —
Virgile, était, au moins en ce qui con-
cerne la marine, un ennemi de Rabelais,
et consacra plusieurs pages de son Archéo-
logie navale aux navigations de Panta-
gruel.
(( Là j'ai montré, dit-il, en analysant le
quatrième livre de l'immortel ouvrage du
curé de Meudon, que le savant homme,
savait tout peut-être, excepté ce qui
touche à la marine ; que le navire, la na-
vigation, et même le vocabulaire des ma-
riniers lui étaient restés à peu près incon-
nus, et que s'il rencontra juste quelquefois
dans l'explication des termes usités sur
les nefs du xvi^ siècle, ce fut certainement
par hasard. »
Au contraire, lorsqu'il examine, au
point de vue technique, ce qui a trait à la
marine dans YEneïde, M. Jal arrive aune
conclusion opposée.
Après nous avoir montré Virgile, tout
jeune encore, étudiant les mathématiques
à Naples et à Milan, il nous le fait voir
passant dix-huit ans à Naples, en Sicile,
dans la Gampanie.
« Pendant ces dix-huit années, il eut
presque toujours sous les yeux, ou la
— 32 —
flotte militaire stationnée au port de Mi-
sène, ou les riches convois qui appor-
taient les trésors de la Grèce et de
l'Egypte à Panorme, Messine, Mégare,
Syracuse et Parthénope, ou les barques
de plaisance appartenant aux riches volup-
tueux dont les gracieuses habitations, bâ-
ties autour du Crater, se miraient aux
eaux calmes de cette baie magnifique. »
Plus loin, M. Jal s'attarde dans cette
baie : « Sillonnée par mille embarcations
cherchant l'une Fautre à se primer de vi-
tesse, et montrant avec orgueil, celle-ci
sa proue argentée ou dorée, celle-là sa
poupe surmontée d'un aphlaste recourbé
en panache, quelques-unes l'élégant che-
nisque au-dessus de la tutelle, d'autres,
leurs rames couvertes de nacre ou de
bandes d'un métal précieux, la plupart
un gréement de laine aux couleurs variées,
et presque toutes les voiles de pourpre ou
du lin le plus blanc, sur lequel on a re-
présenté des sujets erotiques, et inscrit,
avec le nom du propriétaire de la barque,
quelque maxime empruntée à une philo-
sophie sensuelle. »
Et M. Jal traite sans ménagement les
— 33 —
commentateurs et les 'traducteurs de Vir-
gile qui n'ont point tenu compte de la sa-
vante exactitude du poète. Ascensius n'a
pas trouvé d'explication ingénieuse du mot
puppes; « le Père de La Rue ne se doute
pas de la raison qui a fait opposer les
proues aux poupes » ; Annibal Garo a
substitué les vaisseaux aux proues ; Gre-
gorio Hernandez de Velasco traite Vir-
gile très cavalièrement ; Joâo Franco Bar-
reto est plus scrupuleux, mais pas beau-
coup plus ; Dryden prend les proues et
les poupes pour les navires eux-mêmes ;
la traduction allemande de John Voss
laisse autant à désirer que la version an-
glaise de Dryden; Delille, le plus estimé
des traducteurs français, pas plus que ses
rivaux étrangers, n'a intimement compris
le texte de son auteur.
A propos des termes nautiques de Vir-
gile, le savant M. Jal va jusqu'à citer des
mots du langage des Malays^ des Made-
kasses, des Nouveaux-Zélandais. Il fait
encore de pittoresques rapprochements
quand il en vient à examiner le triplici
ver su :
« Il exprime, à mon avis, un chant
— 34 —
trois fois répété, un cri, un hourra! une
espèce de celeusma dont la tradition est
vivante encore dans les bâtiments où pour
tous les travaux de force, et, par exemple,
quand on haie les boulines, un matelot,
le véritable hortator des anciens navires,
chante : Ouaiie, tou, tri ! hourra ! (one,
two, three ! hourra ! — angl. ). La tradi-
tion antique était pleine de force au moyen
âge, à Venise, où la chiourme du Bucen-
taure^ toutes les fois que le navire ducal
passait devant la chapelle de la Vierge,
construite à l'entrée de TArsenal, criait
trois fois : A A / Ah ! Ah ! donnant un
coup de rame après chacune de ces accla-
mations. »
La conclusion de M. Jal est sans doute
difTérente de celle que M. Bergeret, notre
contemporain, eût mise à son fameux ou-
vrage :
« La marine actuelle touche de bien
près à la marine d'autrefois, c'est pour
moi un fait de la plus grande évidence.
Voilà pourquoi je pense que tout homme
qui s'occupe de la marine moderne doit
s'enquérir de tout ce que furent les ma-
rines anciennes ; voilà pourquoi je pense
aussi que Virgile étant, sur la question de
la marine antique, Técrivain qu'on peut
consulter avec le plus de fruit, il était né-
cessaire de démontrer sa compétence et
de la prouver, en rendant à ses vers toute
la valeur didactique dont les avaient dé-
pouillés des interprètes, fort savants d'ail-
leurs, mais qui ne comprenaient pas la
langue spéciale que parlait le poète ma-
rin. »
M. Anatole France a peut-être acquis
un exemplaire du Virgilius Nau ficus chez
M. Lehec, dans la boutique duquel il pas-
sait parfois une heure. Un jour, par
hasard, je l'entendis faire l'éloge de l'abbé
Delille.
« Delille n'a qu'un défaut, disait à peu
près M. Anatole France, c'est de n'être
point lu. »
Et comme il en sait par cœur de longues
lirades, il les récita.
Peut-être n'a-t-il pas reteau en aussi
grand nombre les vers de son maître Le-
conte de Lisle.
Mais n'y a-t-il pas une certaine parenté
entre ces deux poètes ?
Ayant entendu quelqu'un faire un rap-
— 36 —
prochement entre Leconte de Lisle et
l'abbé Delille, je rapportai, dans un ar-
ticle, une opinion qui me paraissait pour
le moins singulière. Je viens de la retrou-
ver tout au long et à deux reprises sous la
plume de Louis Veuillot : f( Tous ces ori-
peaux descriptifs, ces tintamarres de cou-
leur et de lumière, ne sont que le dégui-
sement du vieil abbé Delille. Seulement,
sous le fatras de ses périphrases, Jacques
Delille marchait d'un pas leste. L'épa-
gneul de salon dont les jolies petites pattes
couraient sans broncher à travers les por-
celaines, et secouaient par moments de
jolies petites perles fausses, est devenu
un éléphant chargé d'une tour de guerre
pleine de soldats farouches et surtout ba-
riolés. Il simule bien la marche pesante,
toutefois la terre ne tremble pas. »
Et quelques jours après, Veuillot ajou-
tait :
c( Il décrit à outrance. Nous avons rap-
pelé l'autre Delille, son quasi homonyme
et qui semblait son contraire. En vérité,
de l'un à l'autre il n'y a pas si loin qu'il
semble, et ces extrêmes se touchent. Tous
deux font leur principale affaire de dé-
— 37 —
crire, parce que le don d'imaginer, le don
de sentir et peut-être le don de penser
leur manquent. Ils n'ont que l'œil exté-
rieur, que l'écorce de la poésie ; la sève
et la source leur sont inconnues. L'ancien
Delille, qui se contentait d'être philo-
sophe, et qui se piquait d'être correct,
serait aujourd'hui libre-penseur irrégu-
lier et peut-être pédant. Il écrirait Kaïn
par un K, et ferait facilement du kaïnite
et du khaldaïque. Le jeune de Liste, — il
y a quinze lustres — , eût décrit les jar-
dins^ V imagination^ la lecture^ le ca/e,
les échecs, et n'eût su peindre Iris et les
rochers qu'en bleu tendre. C'est le même
homme ignorant de l'homme, s'exerçant
au même jeu puéril avec la même dexté-
rité. Seulement l'un est né sous Voltaire
et l'autre sous Victor Hugo.
(( S'il faut marquer une différence, peut-
être que la part d'imagination de l'ancien
Delille ne fut pas la plus restreinte. Au-
tant que nous en pouvons juger à la dis-
tance où nous sommes de ses œuvres et
de son temps, l'abbé Jacques puisait
moins dans le fond public. Les descrip-
tions de M. Leconte de Liste sont bour-
— 38 —
rées de réminiscences plastiques fournies
par rarchilecture, la statuaire, la pein-
ture et le dessin, à qui d'ailleurs toute
notre poésie matérialiste emprunte con-
sidérablement, surtout dans les vastes et
abondants domaines de leurs caprices. »
Je ne suis pas éloigné de penser, au de-
meurant, que l'art de l'abbé Delille n'ait
exercé une véritable influence sur les
Parnassiens.
Ils ne se réclamaient pas de lui parce
qu'il était alors un poète trop décrié et
que, sans doute, au Parnasse Ghoiseul, il
fallait parler de Leconte de Lisle et non
pas de Jacques Delille.
M. Anatole France se rattrapait dans la
boutique de la rue Saint- André-des-iVrts.
La librairie existe toujours, son aspect
n'a pas changé, elle est tenue maintenant
par un autre libraire qui connaît bien son
métier, mais n'a pas pour les livres ce
respect superstitieux que leur marquait
M. Lehec.
[ , RUE BOURBON-LE-GH ATEAU
Dans cette vieille maison, deux femmes
furent assassinées le 23 décembre 1850.
L'une était M"^ Ribault, dessinatrice au
Petit Courrier des Dames que dirigeait
M. Thiéry. Avant de mourir, trempant
son doigt dans son sang, elle eut la force
d'écrire sur un paravent : « L'assassin,
c'est le commis de M. Thi ». Laforcade,
le commis, fut arrêté quelques heures
après son crime.
De notre temps, cette maison se si-
gnale d'une autre façon à l'attention des
curieux.
C'est là qu'habite M. André Mary, le
poète bourguignon auquel M. Fernand
Fleuret a dédié sa Macaronée satirique,
Falourdin^ destinée à stigmatiser la presse
contemporaine.
Au commencement de son poème
Tract 2. 4
— 40 —
M. Fernand Fleuret a chanté la vieille
maison de la rue Bourbon-le-Ghâteau :
Si tu translates, voire, un Boëce chanci
Dans ta sombre maison du carrefour Buci
Que peuplent des bouquins et des pots de la Chine...
L'auteur de Falourdin auquel on ne peut
reprocher qu'un peu d'archaïsme, si tou-
tefois un si rare défaut prête au reproche,
est aujourd'hui, où ils sont rares, un des
meilleurs versificateurs français, et comme
il est vraiment poète, ses productions mé-
ritent de passer aux âges qui viendront...
M. Fernand Fleuret est Normand. Une
fois, au cours d'un banquet oii l'on célé-
brait le millénaire de la Normandie, un
Norvégien gigantesque, qui se trouvait
près de lui, le regarda avec condescen-
dance et déclara:
(( Vous, petit Viking ; moi, grand Vi-
king. »
Le petit Viking, d'après Fobservation
d'un autre poète normand, a l'air d'un
archer de la tapisserie de Bayeux.
Son penchant décidé vers la mystifica-
tion le poussa un jour, alors qu'il allait
— 41 —
encore au collège, à faire croire à la cui-
sinière de ses parents qu'un certain four-
reau qui emprunta jadis son nom à la
paisible ville de Condom était une bourse
de nouvelle sorte et fort commode pour
les gros sous. A la boucherie, ce fut un
éclat de rire qui se propagea dans toute
la ville. La cuisinière se plaignit vive-
ment, ne cachant point le nom de celui
qui Tavait trompée. Et depuis ce jour,
les dévotes regardèrent M. Fernand Fleu-
ret d'un mauvais œil.
Quand il voulut publier cette superche-
rie littéraire très supérieure à celle de
Mérimée : le Carquois du sieur Louvigné
du Dézert^ M. Fernand Fleuret se fit ap-
puyer auprès d'un éditeur qui demeure à
côté de rOdéon.
L'éditeur sourit à mon Fleuret, tâte le
manuscrit, l'ouvre et le premier mot qui
lui tombe sous les yeux, c'est celui dont
les typographes firent une si belle coquille
un jour que, dans un journal, il était
question des fouilles de M"^^ Dieulafoy,
« Fouilles, Monsieur, s'écria Téditeur
en refermant le manuscrit, Monsieur. . .
Sortez, Monsieur. »
— 42
Dans la sombre maison du carrefour
Buci habite encore M. Maurice Cremnitz,
qui piqua fort la curiosité en publiant
sous les initiales M. C, dans Vers et
Prose, un poème excellent intitulé Anni-
versaire et qui fut composé à la mémoire
de Jean Moréas.
M . Maurice Cremnitz est un poète qui de-
puis longtemps déjà ne montre plus vo-
lontiers ses ouvrages. C'est un homme
aimable qui se soucie peu de la gloire.
Les poètes, ses amis, ont une grande con-
fiance dans l'intégrité de son goût, et, si
ses décisions ne sont point des arrêts,
elles emportent généralement le suffrage
de celui qui les fait naître et qui s'y range.
Cette autorité, qu'il exerce avec une grande
discrétion et dans un tout petit cercle, lui
donne ainsi dans les lettres contempo-
raines un rôle inattendu qu'il ne recher-
chait point et qui est plein de responsa-
bilités.
Chaque année, en temps de paix, M. Mau-
rice Cremnitz, qui aime la marche, par-
— 43 —
courait à pied une région qu'il ne connais-
sait pas encore. Il ne s'embarrassait pas
de bagages ; une bonne canne à la main,
il voyageait, s'arrêtant quand il le voulait,
sans se préoccuper des horaires.
Une fois, c'était près de Montereau,
deux gendarmes l'arrêtèrent sur la route
et lui demandèrent ses papiers.
M. Maurice Gremnitz se fouilla et ne
trouva sur lui qu'une carte d'entrée à la
Bibliothèque Nationale. Les gendarmes
l'examinèrent et l'un d'eux :
(( Alors, c'estlà que vous travaillez?... »
Sur la réponse affirmative de M. Gremnitz
il ajouta : a Vos patrons doivent bien mal
vous payer puisque vous ne pouvez pas
même prendre le chemin de fer. »
M. Maurice Gremnitz que connaissent
peu les nouvelles générations mais que
n'ont pas oublié André Gide ni Paul
Fargue, s'engagea au début de la guerre.
Je le rencontrai à Nice dans son uni-
forme de fantassin .
Gremnitz vivait la vie des dépôts d'in-
fanterie. Nous nous vîmes dans un café
durant quelques minutes et, fantassin, il
trouva qu'artilleur j'étais mieux vêtu que
— 44 —
lui. J'en avais presque honte et quand je
le quittai, je sortis à reculons afin que
l'éclat des éperons ne désolât point ce
gentil et vaillant garçon.
J'ai rencontré quelques autres littéra-
teurs soldats au cours de mon instruction
militaire, soit à Nice soit à Nîmes. J'ai
revu le dramaturge Auguste Achaume,
caporal dans un régiment de territoriaux.
Il avait bonne figure sous la capote et,
cantonné dans un skating, couchait sur
l'estrade de l'orchestre ; il couche à pré-
sent sous la tente. Dans le dépôt d'artil-
lerie où j'achevais mes « classes », mon
lit était près de celui d'un brigadier poète,
René Berthier, qui fit partie à Toulon du
groupe littéraire des Facettes. J'ai lu de
ses poèmes et, à mon avis, il est un des
meilleurs poètes de sa génération. 11 est
maintenant sous-lieutenant d'artillerie.
Ce poète est encore un savant de premier
ordre dont les inventions utiles à l'huma-
nité ne se comptent plus.
J'ai rencontré encore à Nîmes, Léo
Largùier, qui eut plusieurs fois l'occasion
de fréquenter la maison du 1 , rue Bour-
bon-le-Ghâteau, et qui a publié sur la
guerre un beau livre de littérateur : Les
Heures déchirées.
Le premier dimanche de mars, en 1915,
je déjeunais au petit restaurant de la
Grille., quand un caporal de ]a ligne se
leva de table et m'aborda en me récitant
une strophe de la Chanson du Mal-aimé.
Je fus interloqué. Un deuxième canon-
nier-conducteur n'est pas habitué à ce
qu'on lui récite ses propres vers. Je le re-
gardai sans le reconnaître. Il était de
haute taille, et, de ligure, ressemblait à
un Victor Hugo sans barbe et plus encore
à un Balzac. « Je suis Léo Larguier, me
dit-il alors. Bonjour, Guillaume Apolli-
naire. » Et nous ne nous quittâmes que le
soir à l'heure de la rentrée au quartier.
Ce jour-là et les jours suivants nous ne
parlâmes pas de la guerre, car les soldats
n'en parlent jamais, mais de la flore nî-
moise dont, en dépit de Moréas, le jas-
min ne fait pas partie. Quelquefois, l'ai-
mable M. Berlin, secrétaire général delà
préfecture, nous apportait Tagrément de
sa conversation enjouée et d'une érudition
spirituelle. La voix terrible de Léo Lar-
guier dominait le colloque et j'en entends
__ 46 —
encore les éclats quand il nous disait le
nom d'un homme de sa compagnie :
« Ferragute Gypriaque. »
Un dimanche, Larguier nous emmena,
M. Bertin et moi, chez un de ses amis, le
peintre Sainturier, dont les dessins ont la
pureté de ceux de Despiau. Sainturier vit
en ermite, il est inconnu et se complaît
dans son obscurité ensoleillée du Midi.
Très jeune d'aspect, bien qu'ayant passé
l'âge de servir, il est robuste et travaille
beaucoup et, outre ses productions, qui
sont personnelles, on voit dans sa demeure
des trésors artistiques que je ne soupçon-
nais point.
C'est là que j'ai vu un extraordinaire
portrait de Stendhal qui le représente à
mi-corps et vu de face. Le visage est calme
et pétillant de malice contenue. C'est
chez le peintre Sainturier, que je vis pour
la première fois Alfred de Musset. Ses
autres portraits paraissent factices quand
on a vu celui-là qui est peint par Ricard.
Musset est de profil. Larguier n'en reve-
nait pas et Sainturier promit de lui en
faire une copie après la guerre. Il y a là,
de Ricard aussi, un beau portrait de Ma-
— 47 ^
net. Mais nous vîmes, encore chez Sain-
turier, un Van Dyck : Charles I^^ enfant^
plusieurs portraits et miniatures d'Isabey,
un Greco, des esquisses de Boucher, un
merveilleux Latour, deux Hubert Robert,
des Monticelli, une petite nature morte
de Cézanne, etc., etc.
Le lendemain, je ne revis plus Lar-
guier. Il était parti pour un camp d'in-
struction d'où il alla sur le front comme
caporal brancardier. Nous fûmes près l'un
de l'autre à la bataille de Champagne,
mais nous ne pûmes nous joindre. Il y fut
blessé et nous ne nous rencontrâmes que
durant une de ses permissions, justement
devant le n" 1 de la rue Bourbon-le-Châ-
teau, cette « sombre maison » chantée
par M. Fernand Fleuret.
Tract 2.
LES NOELS
DE LA RUE DE BUCI
Avant la guerre, c'était la nuit du 24
au 25 décembre qu'il fallait aller voir la
rue de Buci, si chère aux poètes de ma
génération. Une fois, dans un caveau voi-
sin, nous réveillonnâmes, André Salmon,
Maurice Cremnitz, René Dalize et moi.
Nous entendîmes chanter des Noëls. J'en
sténographiai les paroles. Il y en avait
de différentes régions de la France.
Les Noëls ne sont-ils point parmi les
plus curieux monuments de notre poésie
religieuse et populaire ? Ce sont, en tout
cas, les ouvrages qui reflètent peut-être le
mieux l'àme et les mœurs de la province
dont ils viennent. Le premier que je notai
dans ce caveau de la rue de Buci était
— 50 —
chanté par un garçon coiffeur, né à
Bourg en Bresse.
Les noëls bressans ne sont certes pas
des noëls de temps de guerre.
Les énumérations rabelaisiennes de vic-
tuailles y contrastent avec les restrictions
de l'époque dépouillée où nous vivons.
Dès que la ville de Bourg- — En apprit la nou-
velle, — On fit battre le tambour — Pour mettre
tout par écuelles. — Les bécasses, les levrauts —
Les cailles, les chapons gras — Furent pris chez
Gurnillon — Pour faire la bourdifaille — Furent
pris chez Gurnillon — Pour faire le réveillon.
Gog- porta trois dindonneaux — Et farcit une
belle oie, — Et d'une longe de veau — Il fit un
bon ragoût ; — Sa femme fit du boudin — Et
prit chez monsieur de Ghoin — Une grande bas-
sine d'argent, — Pour y, pour y, pour y mettre
— Une grande bassine d'argent — Pour y mettre
son présent.
On alla vite appeler — L'hôte de la Bonne
École — Qui porta des godiveaux — Et prit une
belle andouille; — Il mêla des fricandeaux —
Avec des oreilles de veaux — Et porta trois baril-
lets — De mou, de mou, de moutarde, — Et
porta trois barillets — De moutarde de Dijon.
Quand Thôte de Saint-François — Entendit
qu'on faisait bruire — Les poêles et les lèche-
frites — Dans le quartier de Tesnière, — Il fit
faire à son valet — Une potringue de poulet —
Qu'on s'en léchait tout droit — Les ba, les ba,
les babines — Qu'on s'en léchait tout droit —
Les babines et les cinq doigts.
Dès que l'hôte de l'Écu — Vit qu'on partait
au clair de lune, — Il mit pour quatre écus —
De sucre dans la farine — Pour lui faire des gâ-
teaux — Qui semblèrent des châteaux; — ilssont
meilleurs que le pain — Pour les, pour les, pour
les dames ; — Ils sont meilleurs que le pain —
Pour les dames et les enfants.
Neren mit dessus une planche — Du boudin
blanc comme neige — Et douze langues de bœuf —
Qui étaient noires comme pain ; — Et puis de son
bon vin vieux — Que j'ai souvent bu, — Et boi-
rai, s'il plaît à Dieu. — Jusqu'à, jusqu'à, jusqu'à
Pâques, — Et boirai, s'il plaît à Dieu, — Plus
qu'il ne veut m'en donner.
A nous deux, père Alexis, — Il nous faut faire
une offrande — Et nous joindre cinq ou six —
Pour toucher une sarabande ; — Avec notre gros
bourdon — Nous chanterons tout de bon ; —
Noël, Noël est venu — Nous ferons la bourdifaille
— Noël, Noël est venu, — Nous ferons du brouet
moulu.
Après ce noël de réveillon, en voici
un autre plus gracieux qui a été entendu
encore il y a quelques années aux envi-
rons de Saint-Quentin. J'en donne la ver-
sion que j'ai notée rue de Buci.
Chantons, je vous prie, — Noël hautement —
D'une voix jolie — En solennisant — De Marie
— 52 —
pucelle — La Conception — Sans originelle —
Maculation.
Cette jeune fille — Native elle était — De la
noble ville — Dite Nazareth, — de vertu remplie
— De corps gracieux — C'est la plus jolie — Qui
soit sous les cieux.
Elle allait au Temple ; — Pour Dieu supplier;
— Le conseil s'assemble — Pour la marier ; —
La fille tant belle — N'y veut consentir, — Car
Vierg-e et pucelle — Veut vivre et mourir.
L'Ange leur commande — Qu'on fasse assem-
bler — Gens en une bande, — Tous à marier ;
— Et duquel la verg-e — Tantôt fleurira — A la
noble Vierge — Vrai mari fera.
Tantôt abondance — De gentils galants — La
vierge plaisante — S'en vont souhaitant ; — A la
noble fille — Chacun s'attendait, — Mais le plus
habile — Sa peine y perdait.
Joseph prit sa verge, — Pour s'y en venir : —
Combien qu'à la Vierge — N'eût mis son désir ;
— Car toute la vie — N'eut intention — Vouloir
ni envie — De conjonction.
Quand furent au Temple — Trétous assemblés,
— Étant tous ensemble — En troupe ordonnés, —
La verge plaisante — De Joseph fleurit, — Et au
même instant — Porta fleur et fruit.
En grande révérence — Joseph on retint, —
Qui par sa main blanche — Cette vierge print ; —
Puis après le prêtre, — Recteur de la loi, — Leur
a fait promettre — A tous deux la foi.
Baissant les oreilles — Ces gentils galants —
Tantque c'est merveille, — S'en vont murmurant
— 53 —
— Disant c'est dommage — Que ce père gris —
Ait en mariage — Cette vierge pris.
La nuit ensuivante, — Autour de minuit^ —
La Vierge plaisante — En son livre lit, — Que le
Roi céleste — Prendrait nation — D'une puce-
lette — Sans corruption.
Tandis que Marie — Ainsi contemplait — Et
du tout ravie — Envers Dieu était, — Gabriel
archange — Vint subitement — Entrant dans s*
chambre — Tout visiblement.
D'une voix doucette — Gracieusement — Dit à
la fillette — En la saluant : — Dieu vous gard,
Marie, — Pleine de beauté, — Vous êtes TAmie
— Du Dieu de bonté.
Dieu fait un mystère — En vous merveilleux^
— C'est que serez mère — Du roi glorieux; —
Votre pucelage — Et virginité — Par divin ou-
vrage — Vous sera gardé.
A cette parole — La Vierge consent, — Le Fils
de Dieu vole, — En elle descend. — Bientôt fut
enceinte — Du prince des Rois, — Sans mal m
complainte — Le porta neuf mois.
La noble besogne — Joseph pas n'entend. —
A peu qu'il n'en grogne, — S'en va murmurant;
— Mais Fange céleste — Lui dit, en dormant, —
Qu'il ne s'en déhaite, — Par Dieu est l'enfant-
Joseph et Marie — Tous deux Vierges sont, —
Qui par compagnie — En Bethléem vont. — La-
est accouchée — En pauvre déduit — La Vierge
sacrée — Autour de minuit.
Y fut consolée — des anges des cieux, Y fut vi-
sitée — Des Pasteurs joyeux, — Y fut révérée —
— 54 —
De trois nobles Rois, — Et fut rejetée — Des
nobles bourgeois.
Or, prions Marie — Et Jésus, son fils, —
Qu'après cette vie — Ayons Paradis — Et, notre
voyage — Etant achevé^ — Nous donne en par-
tage — Le ciel azuré.
C'est à May-en-Multien que se chante
encore sans doute ce Noël charmant dont
voici un couplet:
Bergers qu'on s'assemble — Au signal donné —
Pour aller ensemble — Saluer tourelourirette —
Saluer louladerirette — Le roi nouveau né.
et aussi celui où
Saint Liphard alla prendre — La Dame du
Chemin — A dessein de s'y rendre — tenant tous
en leurs mains — Hautbois, Luths et Guitares —
Pour faire des fanfares, — Trompettes et tam-
bours — Pour jouer tout le jour.
Voici un Noël que j'ai entendu chanter
rue de Biici. Je n'en connais point la pro-
venance. En tout cas, il est bien cham-
pêtre et plein de saveur :
Refrain: Laissez paître vos bêtes, — Pastou-
reaux par monts par vaux, — Laissez paître vos
bêtes — Et venez chanter Nau.
J'ai ouï chanter le rossignol — Qui chantait
un chant si nouveau — Si haut, si beau, — Si
raisonneau, — Il m'y rompait la tête, — Tant il
— 55 —
prêchait et caquetait, — Ai donc pris ma hou-
lette — Pour aller voir Nolet [refrain).
Je m'enquis au berg^er Nolet ; — As-tu ouï le
Rossig-nolet — Tant joliet — Qui gringottait —
Là-haut sur une épine? — Ah oui ! dit-il, je Tai
ouï, — J'en ai pris ma bucine — Et m'en suis
réjoui [refrain).
Nous dîmes tous une chanson, — Les autres
sont venus au son. — Or, sus, dansons. —
Prends Alizon ! — Je prendrai Guillemetle, —
Margot prendra le gros Guillot. — Qui prendra
Péronnelle? — Ce sera Talebot [refrain).
Ne dansons plus, nous tardons trop ; — Allons
tôt, courons le trot, — Viens-t'en bientôt. —
Attends, Guillot, — J'ai rompu ma courette, —
Il faut ramender mon sabot. — Or, tiens cette ai-
guillette, — Elle t'y servira trop [refrain).
Comment, Guillot, ne viens-tu pas ? — Eh oui,
j'y vais tout le doux pas, — Tu n'entends pas —
Trestout mon cas ; — J'ai aux talons les mules,
— C'est pourquoi je ne puis trotter; — Prises
m'ont les froidures. — En allant estraquer [re-
frain).
Marche devant, pauvre Mulard, — et t'appuye
sur ton billart; — Et toi, Coquard, — Vieux Lo-
riquart, — Tu dois avoir grand honte — De re-
chigner ainsi les dents, — Et dois n'en tenir
compte — Au moins devant les gens [refrain).
Nous courûmes de telle roideur, — Pour voir
Notre doux Rédempteur — Et créateur — Et for-
mateur ; — Il avait, Dieu le sache, — De dra-
peaux assez grand besoin ; — Il gisait dans la
crèche — Surun petit de foin [refrain).
— 56 —
Sa mère avecque lui était — Un vieillard si lui
éclairait — Point ne semblait — Au beau douil-
let — Il n'était pas son père — Je Taperçus bien
au muvseau — Ressemblait à la mère — Encor
est-il plus beau [refrain).
Or, nous avions un g-rand paquet — De vivres
pour faire un banquet; — Mais le muguet — De
Jean Huguet — Et une grande Levrière — Mirent
le pot à découvert ; — Puis ce fut la bergère —
Qui laissa l'huis ouvert [refrain).
Pas ne laissâmes de gaudir; — Je lui donnai
une brebis ; — Au petit fils — Une mauvis —
Lui donna Péronnelle, — Et Margot lui donna de
lait — Une petite écuelle — Couverte d'un volet
[refrain).
Or, prions tous le Roi des Rois — Qu'il nous
donne à tous bon Noël — Et bonne paix — De
nos méfaits, — Ne veuille avoir mémoire — De
nos péchés, nous pardonner, — A ceux du Pur-
gatoire — Leurs péchés effacer [refrain).
Voici un Noël délicat et délicieux dont
je regrette de n'avoir noté que ce passage :
Je me suis levé par un matinet — Que l'aube
prenait son blanc mantelet. — Chantons Noletr
Nolet, Nolet, — Chantons Nolet encore.
Et ce Noël farci :
— Célébrons la naissance — Nostri salvato-
ris — Qui fait la complaisance — Dei sui patris.
— Ce Sauveur tant aimable — In nocte média —
Est né dans une étable — De Casta Maria.
— o7 —
Ce soir-là j'ai noté encore ce Noël d'une
province que dévaste la guerre, la Cham-
pagne de La Fontaine et de Paul Fort :
Les filles de Cernay — Ne furent endormies. —
Avecque beurre et lait — Aux champs ell's se
sont mies, — Et celles de Taissy — Ont passé la
chaussée — Après avoir ouï — Le bruit — Et le
charmant débat — La, la ! — De ceU's de Sillery.
Et pour en finir quelqu'un chanta un
gracieux Noël d'enfant dont la date doit
être récente. En voici un couplet:
Une petite abeille — Bourdonnant en frelon —
s'approcha du poupon, — Lui disant à Toreille
— J'apporte du bonbon; — Il est doux à mer-
veille ; — Goûtez-en mon mignon.
On peut avoir cent impressions diffé-
rentes de la vieille rue de Buci. Je les
donne toutes pour celles que j'y ai éprou-
vées en entendant chanter ces Noëls, une
nuit de réveillon, peu d'années avant la
guerre.
DU c( NAPO » A LA CHAMBRE
D'ERNEST LA JEUNESSE
Il m'arrive d'aller passer un moment à
la fin de la journée à la terrasse du
(( Napo », dont les glaces sont réputées.
Le Café Napolitain, sur les boulevards,
eut naguère une grande vogue comme
café littéraire. On y voit encore des gens
de lettres et des gens de théâtre. Mais la
grande époque littéraire, c'était avant la
guerre, quand il était fréquenté par Jean
Moréas, Catulle Mendès, les Silvain, et
surtout par Ernest La Jeunesse qui y trô-
nait au milieu de courtisans...
Ce n'est pas là que je connus l'auteur
du Boulevard. . .
Un jour, en 1907, au moment de quit-
ter le boulevard des Italiens pour re-
prendre la rue de Grammont, mon atten-
— 60 —
lion fut attirée par un morceau de papier
blanc qui feuillolait devant moi.
Instinctivement, je saisis au vol ce que
je prenais pour un prospectus. Mais au
même instant, ayant levé les yeux, j'aper-
çus, au troisième étage de la maison près
de laquelle je me trouvais, un personnage
masqué qui se retira vivement en me
criant : u Gardez bien ce papier, mon-
sieur, je descends à Tinstant pour le re-
prendre. »
J'attendis cinq ou six minutes, et ne
voyant personne venir, j entrai dans la
maison et voulus remettre le morceau de
papier au concierge, pour qu'il le remît
au locataire du troisième, mais le con-
cierge me répondit : a Vous vous trompez
sans doute ; le troisième n'est pas habité.
C'est un appartement de 12.000, et il est
à louer. »
Sans manifester aucun étonnement, je
fis semblant de relire une adresse sur le
pli que j'avais apporté et alléguant une
erreur de numéro, j'allais sortir en m'ex-
cusant, quand, au moment d'ouvrir la
porte vitrée, je vis passer devant moi, en
courant, mon masque qui se démasquait.
— 61 —
C'était un homme complètement rasé et
blond, à ce qui me parut. Les petits évé-
nements qui venaient de se produire
étaient d'une apparence si mystérieuse
que je n'avais plus du tout envie de
rendre le papier perdu. J'étais intrigué et
inquiet à la fois. Je me retournai vers le
concierge et lui demandai quelques ren-
seignements sur l'appartement en ques-
tion, disant que justement je cherchais à
me loger et qu'il se pourrait bien, après
tout, que je m'installasse sur le boule-
vard. Quelques instants plus tard, jevisi-
1 tais en compagnie du concierge les
i chambres vides du troisième étage, où je
; ne vis rien qui parût se rapporter à
I l'étrange affaire à laquelle je m'intéressais.
'i Je partis vite, ayant hâte de regarder de
près ce morceau de papier qui, j'en étais
sûr, devait contenir un grave secret.
Dans la rue, je ne vis pas l'homme.
Comme j'y comptais, ne me voyant
plus, et s'étant rendu compte du haut de
son troisième que je me dirigeais par la
rue de Grammont, il devait l'avoir prise
et présentement pensait courir après moi
et finir par me rattraper.
— 62 —
Je rebroussai chemin, m'engageai dans
la rue de Richelieu et gagnai le Palais-
Royal où, dans une brasserie tranquille,
je m'efforçai de déchiffrer le contenu du
document inquiétant. J'y vis, tracés d'une
main inexperte, les signes suivants : A.
B. C. D. E. F. G. H. I. J. K. L. M. N.
0. P. Q. S. T. U. V. W. X. Y. Z. Au-
près de ces lettres majuscules, un dessin
grossier figurait un homme, ayant au
front deux jets de flamme à côté duquel
le chiffre 1 était placé juste au-dessus du
chiffre 5. J'étais en présence d'un rébus,
mais je m'aperçus vite qu'il ne s'agissait
nullement d'un de ces rébus insignifiants,
que l'on trouve encore dans certains jour-
naux, et que déchiffrent le soir, au café,
les œdipes provinciaux. Le rébus, que
j'avais devant les yeux, dénotait un art
ancien. Celui qui l'avait composé était au
courant de la symbolique populaire qui a
donné naissance à ces rébus de Picardie,
où les pamphlétaires du moyen âge figu-
raient par peintures ce qu'ils n'auraient
pas osé dire ouvertement et que le peuple,
ne sachant pas lire, ne pouvait connaître
que par l'image. N'ayant plus, grâce à
— 63 —
l'instruction obligatoire, les mêmes rai-
sons pour écarter les lettres et les chiffres,
le rédacteur de mon rébus s'en était ser-
vi, mêlant à l'art picard les procédés des
lettrés de la Renaissance oii se marque
déjà une décadence du rébus. Je connus
ainsi qu'il ne s'agissait point, pour dé-
chiffrer un tel rébus, de rechercher un
rapport exact de prononciation entre les
signes que je voyais et ce qu'ils expri-
maient. Bref, je remarquai que toutes les
lettres de l'alphabet avaient été inscrites
sur le papier^ sauf l'R, que Thomme ayant
au front deux cornes de feu représentait
Moïse et quel'l sur o indiquait suffisam-
ment, à cause de sa position à droite du
législateur hébraïque, qu'il était question
du premier livre du Pentateuque, et le
rébus se lisait évidemment de cette façon :
R nest là, genèse, ce qui signifiait sans
aucun doute : Ernest La Jeunesse.
Ainsi cette bizarre aventure aboutissait
au nom de l'auteur des Nuits et Ennuis
de nos plus notoires Contemporains^ de
Tract 2. 6
— 64 —
V Imitation de notre maître Napoléon, de
Cinq ans chez les sauvages, et de bien
d'autres ouvrages pleins d'une verve sub-
tile. Je résolus d'aller trouver chez lui Er-
nest La Jeunesse, et bien que nous ne
nous fussions point encore rencontrés, il
m'accueillit avec sympathie, dès le len-
demain matin, dans Thôtel où il habitait,
hôtel sis au bout d'un lointain boulevard,
près de la Bastille. Me voici chez ce nou-
vel auteur des Nuits^ chez ce Musset qui
n'est pas le poète de la jeunesse comme
était l'autre, mais qui est La Jeunesse
même.
Je le remarque à peine et le salue ma-
chinalement. Sa chambre retient toute
mon attention. Le sol est encombré de
livres à belles reliures, d'émaux, d'ou-
vrages en ivoire, en cristal de roche, en
nacre, déboussoles, de faïences de Rhodes
et de Damas, de bronzes chinois. A
gauche de la porte, sur une table de bois
blanc, se trouve une profusion de camées
et d'intailles, de gemmes grecques ar-
chaïques, de scarabées étrusques, d'an-
neaux, de cachets, de statuettes africaines,
de jouets, de netsukés, de toys de Ghel-
— 65 —
sea, découpes, de calices. Devant la table,
contre le mur de gauche, jusqu'au bout
de la chambre, se dresse une immense
montagne de livres, d'armes de toutes
sortes, anciennes et modernes, d'objets
d'équipement militaire, de cannes, de ta-
bleaux, etc. A droite delà porte, la table
de nuit ouverte laisse voir un vase plein
jusqu'au bord de vieilles montres ; puis
un petit lit de fer s'allonge, au-dessus du-
quel, jusqu'au plafond, les murs sont cou-
verts par un nombre considérable de mi-
niatures représentant des militaires. An
pied du lit, des armes encore sont entas-
sées avec des étoffes rares, des casques
et des portraits de cire dans leurs boîtes
de verre.
Devant la fenêtre, sur une table ronde,
une collection de bonbons anciens, de
figurines de sucre colorié, de maisonnettes
bâties par le confiseur, de brebiettes en
fondant entourant un grand agneau pascal,
italien, semble préparée depuis plus dun
siècle pour une troupe turbulente d'en-
fants qui ne sont point venus, qui ont
grandi, ont vieilli et sont morts sans avoir
touché à ces bonbons surannés et char-
— 66 —
mants, objets précieux d'une gourman-
dise qui n'est plus, dont on n'a pas écrit
l'histoire et qui n'a même pas son mu-
sée.
Je regardai Ernest La Jeunesse, qui
était prêt à sortir, chapeau de castor sur
la tête, un beau jonc à la main, et qui
attendait que je fusse revenu de l'étonne-
ment où m'avait mis sa chambrette.
Ernest La Jeunesse était solidement
bâti. Je laisserai à d'autres le soin de le
décrire lui, ses bijoux et ses cannes, mais
je veux mentionner sa voix dont le timbre
était fort élevé. J'acquis vite la convic-
tion que cette façon de s'exprimer, au
moyen d'une voix aiguë de soprano, n'é-
tait due ni au hasard de la naissance, ni
à un accident. Il s'agissait d'une pratique
d'hygiène que Ernest La Jeunesse observait
avec grand soin. Parler avec une voix de
tête purifie l'âme, donne des idées claires,
de la volonté même et de la décision.
Je montrai le rébus, et Ernest La Jeu-
nesse parut d'abord stupéfait. Cependant il
se remit vite, et me déclara que c'était un
67
de ses griffonnages de café, mais recopié
par un ignorant. Ensuite, il me parla
d'autre chose.
Il était l'heure pour Ernest La Jeunesse
de sortir. Il m'invita à l'accompagner,
et, au (( Napo » où nous nous arrêtâmes,
quelqu'un s'approcha de lui et lui deman-
da les noms des officiers de tel régiment
de cavalerie. Et aussitôt M. La Jeunesse
les lui récita, puis voyant mon étonne-
ment, il m'apprit qu'il savait par cœur
tout V Annuaire militaire. Ensuite, il me
rappela que peu d'années auparavant, il
avait « collé » , sur des questions de tactique,
le ministre de la Guerre lui-même dans
une discussion publique. Alors Ernest La
Jeunesse dessina le portrait de ce ministre
et le sien propre, et puis celui de Napo-
léon, et me les donna.
Il cria :
— Apportez-moi mon sabre d'enfant.
On le lui apporta, et, tour à tour, il se
fit remettre pour me les montrer toutes
les pièces d'un arsenal qui lui appartient
— 68 —
et se trouve dans le café où nous étions.
A ce moment, un monsieur, qui me parut
un personnage de qualité, et qui avait un
accent, dont je ne sais pas à quelle nation
il faudrait le rapporter, vint demander à
mon compagnon quelques détails, tou-
chant la généalogie d'une famille régnante.
Ernest La Jeunesse les donna sans se faire
prier ; après quoi, il me dit qu'il savait
par cœur le Gotha tout entier . . .
Là-dessus, nous nous quittâmes, et
Ernest La Jeunesse alla s'informer d'une
pièce qu'il avait déposée dans je ne
sais plus quel théâtre, plusieurs années
auparavant et qui était intitulée, je crois,
la Dynastie.
Je le revis souvent, dans ce « Napo-
litain )) où il passait une grande partie
de ses journées depuis que n'existaient
plus le Bols ni le Kalisaya.
Il mourut le 2 mai 1917, d'un cancer à
la gorge, chez les sœurs de Bon-Secours,
rue des Plantes, à l'âge de quarante-trois
ans.
— 69 —
Né en 1874, ce Lorrain qui avait rêvé
toute sa jeunesse à la conquête de Paris,
ne tarda pas à devenir presque célèbre
dans le monde des gens de lettres, des
gens de théâtre, des amateurs d'art et des
escrimeurs.
Il débuta par un singulier coup de
maître : l'éloge d'Edouard Drumont qui,
ne sachant pas qu'Ernest La Jeunesse
était israélite, fit un article enthousiaste
sur son premier livre.
Ce premier livre fit plus pour la répu-
tation de son auteur que tout ce qu'il écri-
vit par la suite.
Il était intitulé ; Les nuits, les ennuis
et les âmes de nos plus notoires Contem-
porains^ qui précèdent, avec une fantai-
sie plus aiguë et une ironie plus nuancée,
le fameux A la manière de... qu'imitent
dans les popotes de l'arrière du front tous
les trois galons qui, autrefois, eussent passé
leur temps à traduire Horace en vers fran-
çais.
Les Nuits et les Ennuis... amusèrent
tous ceux qui y étaient mentionnés. Les
articles abondèrent et la réputation de
Fauteur fut faite.
— 70 —
Sa tenue de ville j était pour quelque
chose. C'était le débraillé, non le débraillé
verlainien, mais un débraillé orné de
bagues d'améthyste, de cannes extraordi-
naires, de breloques sensationnelles, en
un mot un débraillé boulevardier.
Dès ses débuts à Paris, La Jeunesse
s'était logé dans cet hôtel du boulevard
Beaumarchais où je l'avais trouvé ; il y
resta jusqu'à ce que, peu avant la guerre,
les bénéfices que lui procura sa collabo-
ration anonyme au Petit Café lui eussent
permis de s'agrandir en transportant rue
de Liège, alors rue de Berlin, ses casques,
ses armes, ses défroques de l'armée napo-
léonienne, les livres, les cannes, les mi-
niatures, les médailles, les pièces de mon-
naie qu'il entassait dans cette chambre
d'hôtel où le tas n'était pas loin d'atteindre
le plafond. Ceux qui furent admis dans
ce capharnaum se souviennent du pot de
chambre débordant de montres anciennes.
Au temps de la Revue Blanche^ Ernest
La Jeunesse s'égarait parfois jusqu'à la
rue de TÉchaudé où son ami Jarry s'in-
géniait parfois à le turlupiner.
Plus tard, il accompagna une fois Mo-
réas à la Closerie des LU as.
— 71 —
Somme toute, il se confinait sur la rive
droite, ou plus exactement sur les boule-
vards où il avait des habitudes.
Ce fut un événement le jour où. Dieu
sait à la suite de quelle discussion litté-
raire, il abandonna le Kalisaya^ où il
s'était lié avec Oscar Wilde, pour adopter
le Bols situé en face.
On voyait encore La Jeunesse au Car-
dinal^ où il avait un dépôt d'antiquités, à
l'office.
L'apéritif du soir au Napolitain était
devenu classique. On l'y retrouvait chaque
«oir ; trois jours avant sa mort il y était
encore.
Il allait aussi au Vetzel, au Tourtel^ au
Grand Café^ mais de façon moins régu-
lière.
Soiriste au Journal^ où il était encore
chargé des nécrologies littéraires, de l'Aca-
démie. Il y avait fait l'intérim de la cri-
tique théâtrale après la mort de Catulle
Mendès.
Après les Nuits et les Ennuis^ il eut en-
core un certain succès avec V Imitation
ie notre maître Napoléon^ dans une note
jui convenait à cette époque où le sno-
Tract 2. 7
— 72 —
î)isme stendhalien était de rigueur chez
ks gens de lettres et dans cette forme
énigmatique et anarcho-élégante que M.
Maurice Barrés avait alors mise à la mode,
subtilités et gongorisme qui ne sont pas
ce que l'œuvre de ce remarquable écrivain
contient de moins séduisant.
On parla encore de Cinq ans chez les
Sauvages^ où il y a le récit poignant de
Tenterrement d'Oscar Wilde. Mais ses
(derniers livres : VHolocaaste, le Boule-
varclj le Forçat honoraire ne connurent
qu'un succès d'estime.
Les générations nouvelles parurent
oublier cet homme aux cheveux ébourif-
liés, en veston gris, en pantalon tirebou-
ebonnant, en chapeau mou de peluche,
qui fut le dernier boulevardier.
De Sem à Rouveyre en passant par
Capiello, tous les dessinateurs ont po-
pularisé la figure d'Ernest La Jeunesse.
C'était une silhouette bien parisienne.
Le style d'Ernest La Jeunesse qui appar-
iait à l'école de Jean de Tinan, est néo-
— 73 —
logique, c'est son défaut ; mais il est ému,
c'est sa qualité. Mais cette qualité suffi-
ra-t-elle à garder certaines de ses pages
de l'oubli? On peut en douter et penser
que, si l'on doit se souvenir de lui, c'est
surtout parce qu'il fut le dernier boule-
vardier.
LES QUAIS
ET LES BIBLIOTHÈQUES
Je vais le plus rarement possible dans
les grandes bibliothèques. J'aime mieux
me promener sur les quais, cette déli-
cieuse bibliothèque publique.
Néanmoinsje visite parfois la Nationale
ou la Mazarine et c'est à la Bibliothèque
du Musée social, rue Las Cases, que je fis
connaissance d'un lecteur singulier qui
était un aipateur de bibliothèques.
« Je me souviens, me dit-il, de lassi-
tudes profondes dans ces villes où j'errais
et afin de me reposer, de me retrouver
en famille, j'entrais dans une bibliothèque.
— C'est ainsi que vous en connaissez
beaucoup
— Elles forment une part importante
de mes souvenirs de voyages. Je ne vous
parlerai pas de mes longues stations dans
— Tô-
les bibliothèques de Paris ; l'admirable
Nationale aux trésors encore ignorés, aux
encriers marqués E. F. (Empire Français) ;
la Mazarine, où j'ai connu des lettrés
charmants : Léon Gahun, auteur de romans
de premier ordre qu'on ne lit pas assez ;
André Walckenear, Albert Delacour, les
deux premiers sont morts, le troisième
semble avoir renoncé aussi bien aux lettres
qu'aux bibliothèques ; la lointaine Biblio-
thèque de l'Arsenal, une des plus pré-
cieuses qui soient au monde pour la poésie
et, enfin, la Bibliothèque de Sainte-Gene-
viève, chère aux Scandinaves.
Je crois que, pour ce qui est de la lu-
mière, la bibliothèque de Lyon est une
des plus agréables. Le jour y pénètre
mieux que dans toutes les bibliothèques
de Paris. *
A la petite bibliothèque de Nice, j'ai lu
avec volupté l'Histoire de Provence de
Nostradame et m'inquiétais du Fraxinet
des Sarrasins, loin des musiques, des con-
fetti de plâtre et des chars carnavalesques.
A la bibliothèque de Quimper, on con-
serve une collection de coquillages. Un
jour que j'étais là, un monsieur fort bien
— 77 —
entra et se mit à les examiner. « Est-ce
vous qui avez peint ces babioles ? » de-
manda-t-il à voix très baute en s'adres-
santau conservateur. « Non, répondit avec
calme celui-ci, non, Monsieur, c'est la na-
ture qui a orné ces coquillages des plus
délicates couleurs. » « Nous ne nous enten-
drons jamais, repartit le visiteur élégant^
je vous cède la place. » Et il s'en alla.
A Oxford, il y a une bibliothèque (je
ne sais plus laquelle), où l'on a brûlé tous
les ouvrages ayant trait à la sexualité,
entre autres : la Physique de VAmour^
de Rémy de Gourmont, Force et Matière^
de Ludwig Bûchner.
A léna, à la Bibliothèque de l'Université,
par décision du Sénat universitaire, on a
retiré de la salle publique les œuvres
d'Henri Heine qui ne sont plus commu-
niquées que sur autorisation spéciale, dans
la salle de la Réserve.
A Gassel, j'espérais toujours voir pas-
ser l'ombre du marquis de Luchet, qui,
vers la fin du xviu^ siècle, en fut le direc-
teur, et au dire des Allemands, la désor-
ganisa en peu de temps, mettant Wique-
fort parmi les Pères de l'Eglise, inscrivani
— 78 —
dans les cartouches des barbarismes
comme exeuropeana^ qui paraissaient in-
admissibles non seulement aux latinistes
de Cassel, mais encore à ceux de Gœt-
tingue et de Gotha. Ces derniers menèrent
un tel bruit que Luchet dut cesser d'ad-
ministrer la bibliothèque.
La bibliothèque de Neuchâtel,en Suisse,
est la mieux située que je connaisse.
Toutes ses fenêtres donnent sur le lac.
Séjour enchanteur î La salle de lecture est
charmante. Elle est ornée de portraits re-
présentant les Neuchâtelois célèbres. Il
faut ajouter qu'on y est fort tranquille
pour lire, car on n'y voit presque jamais
personne. L'administrateur — et par tra-
dition ce poste est toujours confié à un
théologien — dort sur son pupitre. On y
trouve une riche collection de livres fran-
çais du xvn® et du xviii^ siècle. Quand
quelqu'un demande des livres difficiles à
trouver, il est invité à les chercher lui-
même. La bibliothèque s'honore avant
tout de conserver des manuscrits de Rous-
seau dans une grande enveloppe jaune et
c'est bien la seule chose qu'on vous com-
munique sans rechigner, tant on en est
fier.
— 79 —
x\la bibliothèque de Saint-Pétersbourg,
on ne communiquait pas le Mercure de
France dans la salle de lecture. Les privi-
légiés allaient le lire dans l'espace réservé
aux bibliothécaires. J'y ai vu d'admirables
manuscrits slaves écrits sur de l'écorce de
bouleau. La bibliothèque était ouverte de
9 heures du matin à 10 heures du soir.
Et dans la salle de lecture se tenaient
beaucoup d'étudiants pauvres venus là
pour se chauffer. Ce fut un vrai centre
révolutionnaire. A tout moment, des des-
centes de police, où chaque lecteur devait
montrer son passeport, venaient troubler
l'atmosphère studieuse de la bibliothèque.
On y voyait des gamines de douze ans
qui lisaient Schopenhauer. Grâce à Tin-
fluence de Sanine d'Artybachew, on y
vit ensuite des dames élégantes qui lisaient
les œuvres des derniers symbolistes fran-
çais.
L'influence de Sanine eut, un moment,
les résultats les plus étranges. Des lycéens
et des lycéennes de quatorze à dix-sept
ans avaient fondé des sociétés de sani-
nistes. Ils se réunissaient dans une salle
de restaurant. Chacun d'eux apportait un
— 80 —
bout de bougie que l'on allumait. Alors
on chantait, on buvait, et lorsque la der-
nière bougie s'était éteinte, Torgie com-
mençait.
Peu avant la guerre, ce fut, chez les
jeunes gens du même âge, une lamentable
épidémie de suicides.
La bibliothèque d'Helsingfors est très
bien fournie de livres français, même les
plus récents.
Dans le transsibérien, le wagon-pro-
menoir contenait, avec des pots de fleurs
et des rocking-chair, une bibliothèque
d'environ cinq cents volumes dont plus
de la moitié étaient des livres français.
On y voyait les œuvres de Dumas père, de
George Sand, de Willy.
A la Martinique, Fort-de-France pos-
sède une bibliothèque, grande villa colo-
niale construite après le grand incendie
d'il y a une vingtaine d'années. Quand
j'y fus, le conservateur était un vieux
brave qui est peint dans le célèbre tableau
des Dernières Cartouches. Érudit char-
mant, il faisait lui-même les honneurs de
sa bibliothèque, allait chercher les livres,
etc. Il se nommait M. Saint-Félix et, s'il
— 81 —
vit encore, je lui souhaite une longue vie.
J'ai eu l'occasion de connaître la biblio-
thèque du savant Edison. Je n'y ai pas vu
VEve future^ dont il est un des person-
nages. Peut-être ignore-t-il encore cette
belle œuvre de Villiers de l'Isle-Adam.
Par contre, Edison fait sa lecture favo-
rite des romans d'Alexandre Dumas père.
Les Trois Mousquetaires^ le Comte de
Monte-Cristo sont ses livres de chevet.
A New- York, j'ai fait de longues
séances à la Bibliothèque Carnegie, im-
mense bâtiment en marbre blanc qui,
d'après les dires de certains habitués, se-
rait tous les jours lavé au savon noir. Les
livres sont apportés par un ascenseur.
Chaque lecteur a un numéro et quand
son livre arrive, une lampe électrique s'al-
lume, éclairant un numéro correspondant
à celui que tient le lecteur. Bruit de gare
continuel. Le livre met environ trois mi-
nutes à arriver et tout retard est signalé
par une sonnerie. La salle de travail est
immense, et, au plafond, trois caissons,
destinés à recevoir des fresques con-
tiennent, en attendant, des nuages en gri-
saille. Tout le monde est admis dans la
— 82 —
bibliothèque. Avant la guerre tous les
livres allemands étaient achetés. Par
contre, les achats de livres français étaient
restreints. On n'y achetait guère que les
auteurs français célèbres. Quand M. Henri
de Régnier fut élu à l'Académie française,
on fit venir tous ses ouvrages, car la bi-
bliothèque n'en possédait pas un seul. On
y trouve un livre de Rachilde : le Meneur
de Louves^ dans la traduction russe, et,
dans le catalogue, on trouve le nom de
l'auteur en russe, avec la traduction en
caractères latins suivis de trois points
d'interrogation. Cependant, la bibliothèque
est abonnée au Mercure depuis une dizaine
d'années. Gomme il n'y a aucun contrôle,
on vole 444 volumes par mois, en moyenne.
Les livres qui se volent le plus sont les
romans populaires, aussi les communique-
t-on copiés à la machine. Dans les succur-
sales des quartiers ouvriers il n'y a guère
que des copies polygraphiées. Toutefois,
la succursale de la quatorzième rue (quar-
tier juif) contient une riche collection
d'ouvrages en yddich. Outre la grande
salle de travail dont j'ai parlé il y a une
salle spéciale pour la musique, une salle
— 83 —
pour les littératures sémitiques, une salle
pour la technologie, une salle pour les
patentes des Etats-Unis, une salle pour
les aveugles, où j'ai vu une jeune fille lire
du bout des doigts Marie-Claire^ de Mar-
guerite Audoux ; une salle pour les jour-
naux, une salle pour les machines à écrire
à la disposition du public. A l'étage su-
périeur enfin se trouve une collection de
tableaux.
Et voilà les bibliothèques que je connais.
— J'en connais moins que vous, répon-
dis-je. Et prenant l'Errant des biblio-
thèques par le bras, je m'efforçai de
mettre la conversation sur un autre sujet.
Un jour, je rencontrai sur les quais.
M. Ed. Cuénoud qui était gérant d'im-
meubles à Montparnasse, et consacrait ses
loisirs à la bibliophilie. Il me donna une
petite brochure amusante dont il était
l'auteur.
C'est une plaquette illustrée par Car-
lègle. Elle est inconnue et par la suite
deviendra sans doute célèbre parmi les
— 84 —
bibliophiles qui recherchent les catalogues
fantaisistes.
En voici le titre :
Catalogue des livres de la biblio-
thèque DE M. Ed. C, qui seront vendus
le 1^^ avril prochain à la Salle des Bons-
Enfants.
Voici quelques mentions tirées de ce
catalogue facétieux:
Abeilard. Incomplet, coupé.
Alexis (P.). Celles qu on n épouse pas. Nombr.
taches.
Allais (A.). Le Parapluie de V Escouade. Per-
cale rouge.
Ange Bénigne. Perdi., le couturier de ces dames.
Av. notes.
Aristophane. Les Grenouilles. Papier du Ma-
rais.
AuRiAC. Théâtre de la foire. Papier pot.
Balzac (H. de). La peau de chagrin. Rel. id.
Beau.mont (A.). Le beau Colonel. Parf. état de
conserv.
Boisgobey (F. de). Décapitée. En 2 part., tête
rog"., tr. r.
BoREL (Pétrus). Madame Putiphar. Se vend
sous le manteau.
Carlègle ET CuÉNouD. UAulomobUe 217-UU.
Beau whatman.
Glaretie. La Cigarette. Papier de riz.
85
CouLON. La mort de ma, femme. Demi-chagrin.
GouRTELiNE. Un cUent sérieux. Rare, recher-
ché.
DuBUT DE Laforét. Le Gaffa. Très défraîchi.
DuFFERiN (lord). Lettres écrites dans les régions
polaires. Papier g^lacé .
Dumas (A.). Napoléon. Un grand tome.
Dumas fils (A.). L'Ami des femmes. Complète-
ment épuisé.
Dumas FILS (A.). Monsieur Alphonse. Dos vert.
Fleuriot (Z.). Un fruit sec. Couronné par TA-
cad. franc.
Gaignet. Bossuet. Pap. grand-aigle.
Gazier. Port-Royal des champs. Rel. janséniste.
Grandmougin. Le Coffre-fort. Ouvr. à clef.
Gra^^ (Th. de). Le Rastaquouère. Av. son
faux titre.
GuiMBAiL. Les Morphinomanes. Nombr. piq.
Hauptmann. Les Tisserands. Toile pleine.
Havard (H.). Amsterdam et Venise. Petites
capitales.
Hervilly (E. d'). Mal aux cheveux. Une jolie
fig.
Karr (a.). Les Guêpes. Piq.
KocK (P. de). Histoire des cocus célèbres.
Nombr. cornes.
La Fontaine. L'anneau d'Hans Cartel. Mis à
Findex.
La Fontaine. Les deux pigeons. Format co-
lombier.
Livre d'heures. In-18 Jésus.
M^terlinck. La Vie des abeilles. Qques bour-
dons.
— 86 —
Maixdron. Les Armes. Grav. sur acier.
Mattey. Le billet de mille. Très rare.
Maury (L.). Ahd-el-Aziz. Maroq. écrasé.
MoNTBART (G.). Le Melon. Tr. coupées.
Rémusat (P. de). J/onszeur 7/jz'ers.Unpetittome.
Thierry (G. -A.). Le Capitaine sans façon.
Basane.
Vigny. Cinq Mars. Tête coupée.
Vilmorin. Les oignons. Pap. pelure.
Voltaire. Le Siècle de Louis XIV. Mag^nif. ill.
en tous genres, etc., etc.
Et voilà un curieux divertissement bi-
bliographique.
Je revis plusieurs fois M. Ed. Cuénoud
sur les quais. Il est mort récemment et
quand je passe devant les boîtes des bou-
quinistes près de l'Institut j'évoque la sil-
houette singulière de ce gérant qui pour
la bibliographie facétieuse rivalisait avec
Rabelais et celle de Remy de Gourmont,
qui ne manquait jamais avant la tombée
de la nuit d'aller faire son tour le long des
quais.
N'est-ce point la plus délicieuse prome-
nade qui se puisse faire à Paris? Ce n'est
pas trop, lorsqu'on a le temps, de consa-
crer un après-midi à aller de la gare
d'Orsay au pont Saint-Michel. Et sans
doute n'est-il pas de plus belle promenade
au monde, ni de plus agréable.
LE COUVENT
DE LA RUE DE DOUAI
Chaque fois que je passe à l'angle de la
rue de Douai et de la place Clichy, à l'en-
droit où se trouve maintenant une école
et où il y avait avant la séparation un
couvent où fut imprimé mon premier
livre : V Enchanteur pourrissant^ je songe
à M. Paul Birault.
On connaît son histoire. M. Paul Bi-
rault parvint à former un comité composé
de députés et surtout de sénateurs pour
élever une statue à l'imaginaire déma-
gogue Hégésippe Simon. L'auteur de cette
mystification en révéla les savoureux dé-
tails dans VEclair, et le mystificateur de-
vint plus célèbre que les inventeurs d'un
mot que Voltaire trouva mal fait et qui
bernèrent avec tant de malice ce sot Poin-
Tract 2. 8
— 88 —
sinet qui devait se noyer dans le Guadal-
quivir. Au contraire de la farce dite de
Boronali, qui ne mystifia personne, celle
de Paul Birault fit « marcher » tous les
parlementaires qui avaient été choisis
pour victimes, aucun d'eux ne s'esclaffa
en lisant l'épigraphe tirée des œuvres sup-
posées d'Hégésippe Simon a précurseur
de la Démocratie », qui ornait la circulaire
destinée à hâter l'érection d'un monument
dans la ville natale de ce grand homme,
né dans plus de villes qu'Homère.
(( Quand le soleil se lève, les ténèbres
s'évanouissent », telle était la phrase que
Paul Birault avait prêtée à Hégésippe Si-
mon. Elle résume une part importante de
l'éloquence dont les hommes sont si
avides et qui, servie par le phonographe,
a devant elle le plus bel avenir.
Nouveau Caillot-Duval, puisqu'il opé-
rait par correspondance, M. Paul Bi-
rault se vit qualifié par les journaux de
notre distingué confrère ; il ne tenait qu'à
lui de se faire donner de l'éminent et s'il
lui avait plu un jour d'entrer à l'Acadé-
mie, il ne lui restait plus qu'à se pousser
dans les salons où, en qualité d'homme
— 89 —
d'esprit, il n'aurait point eu de peine à
briller.
J'ai connu M. Paul Birault en 1910, où
il me fit l'honneur d'imprimer mon pre-
mier livre : V Enchanteur pouî^rissiint.
M. Birault était à cette époque établi im-
primeur dans ce couvent qui se trouvait
alors au bout de la rue de Douai, à l'angle
de la place Glichy. Il avait déjà imprimé
ma première préface à un catalogue de
peinture, celui de la première exposition
du peintre Georges Braque, cubiste cé-
lèbre, illustre joueur d'accordéon, réfor-
mateur du costume bien avant la famille
Delaunay, et danseur de gigue émérite,
car je crois que les soucis de la peinture
l'ont fait renoncer à la danse en 1915 au
moment où on dansait le plus. C'est grâce
à ses relations avec le peintre Kees van
Dongen que Paul Birault était devenu et
est encore aujourd'hui l'imprimeur ordi-
naire de l'éditeur du catalogue et de mon
livre.
Il était entendu que je dirigerais l'im-
pression conjointement avec Tillustrateur
de l'ouvrage, mon ami André Derain,
qui avait gravé les plus beaux des bois
modernes que je connaisse.
— 90 —
Un matin ensoleillé, nous nous ren-
dîmes au couvent de la rue de Douai, l'édi-
teur, André Derain et moi. Nous y
trouvâmes M. Paul Birault. C'était alors
un petit homme sans vivacité, aux traits
fins et souffreteux. Il me parut que sa si-
tuation de petit imprimeur ne le conten-
tait point. Il avait publié des chansons
que Ton avait chantées dans les concerts
et qu'il nous montra. Il aimait les calem-
bours et, comme j'eus l'occasion de le re-
voir, il me raconta le détail de plusieurs
mystifications qu'il avait imaginées ; je
crois même qu'il en avait exécuté une
dont je me souviens plus bien, et qui avait
trait au métro. Il s'occupait de son impri-
merie, mais sa femme, intelligente et tra-
vailleuse, ne tarda pas à s'en occuper plus
que lui, qui avait trouvé une place de nuit
dans un grand journal.
Il me fut même donné d'entrer dans
l'intimité de M. Paul Birault et de dîner
chez lui. Et je dois dire qu'il me traita
fort bien. J'ai remarqué que ceux qui
savent manger sont rarement des sots.
U Enchanteur pourrissant fut imprimé et
bien imprimé à cent quatre exemplaires
par les soins de M. Paul Birault.
— 91 —
Ce livre est aujourd'hui presque cé-
lèbre, la plupart des planches qui l'illus-
trent ont été reproduites dans les revues
d'art du monde entier. Je crois que l'im-
pression de M. Paul Birault est un des
seuls produits de l'imprimerie française
contemporaine qui, sans rien devoir à
l'étranger, aient eu de l'influence sur l'im-
primerie étrangère. Ces cent quatre petits
in-quarto, portant la marque à la co-
quille Saint-Jacques, dessinée par André
Derain, ont sauvé le renom typogra-
phique de la France au moment où tous
les yeux en France s'étaient tournés pour
admirer la typographie allemande, an-
glaise, belge et hollandaise. Personne ici
n'en a encore parlé et moi-même, pour
que j'en parlasse, il a fallu que mon impri-
meur devînt célèbre comme mvstifîcateur.
C'est que M. Paul Birault, en véritable
homme d'esprit, n'avait point de vanité.
Je suis certain que, depuis sa célébrité,
sa modestie était restée la même et que
les gourmets du club des Cent qui eurent
à le traiter ne trouvèrent en lui qu'un
homme aussi averti qu'eux-mêmes sur les
choses de bouche et sans trace d'orgueil.
— 92 —
Depuis le temps de V Enchanteur pour-
rissant^ et avant son invention du « Pré-
curseur de la Démocratie », j'eus Tocca-
sion de rencontrer encore M. Paul Birault ;
c'était déjà un journaliste répandu. Il s'oc-
cupait d'aviation à Paris- Journal^ il était
chef des échos à la France^ chef des infor-
mations à V Opinion ^ coWdihovdiii kV Eclair
et ne cessait de s'intéresser à son impri-
merie, où furent encore imprimés les
livres de Max Jacob.
Il resta dans le couvent de la rue de
Douai jusqu'à la fin, jusqu'au moment de
la démolition. Retors, il se fit, je crois,
expulser, et l'on démolissait déjà le mo-
nastère, les nègres danseurs qui se mon-
trèrent longtemps à cet endroit faisaient
déjà leurs bamboulas, que M. Paul Bi-
rault, sa petite femme et son enfant, se
réunissaient encore chaque soir sous la
lampe familiale dans la cellule qui leur
servait de salle à manger.
Devenu célèbre dans le monde des
journalistes comme mystificateur, Paul
Birault resta connu dans les milieux de
la nouvelle littérature et de la jeune pein-
ture, comme imprimeur.
— 93 —
Dans la petite imprimerie de la rue
Tardieu où il s'installa en quittant la rue
de Douai, furent imprimées les premières
plaquettes de Pierre Reverdy, de Philippe
Soupault et composés un certain nombre
des poèmes formels de mon recueil inti-
tulé Calligrammes. Les livres imprimés
par PaulBirault resteront dans les biblio-
thèques des bibliophiles.
Pendant la guerre il fut le plus spirituel
des collaborateurs du Bulletin des Armées
delà République. Il mourut dans le cou-
rant de 1918, tandis que les Berthas et
les Gothas menaient sinistre bruit.
LE BOUILLON MICHEL PONS
Peu avant la guerre, m'étant rencontré
avec M. Michel Pons, le restaurateur-poète
qui eut, à une élection académique, la voix
de Maurice Barrés, il m'invita à aller le
visiter. Et quelques jours après cette ren-
contre, j'arrivai au Bouillon Michel Pons,
rue des Moulins, vers 5 heures de l'après-
midi.
Une femme à cheveux blancs et très
avenante de visage me dit que le patron
était au premier étage où je montai par
un petit escalier en spirale.
Là, dans une salle basse, en compagnie
de son ami, le cordonnier-philosophe
André Gayet, Michel Pons collait, à la
lueur d'un bec de gaz, les coupures de
journaux relatives à son dernier livre de
vers : les Chants d'un déraciné.
Michel Pons est un homme dans la
Tract 2. 9
— Ge-
force de l'âge, il est brun, pas très grand,
mais large d'épaules et bien campé sur ses
jambes. Il s'enthousiasme facilement et
rit encore plus volontiers, accompagnant
ses récits de gestes à mains fermées.
Son ami, le cordonnier-philosophe,
présente avec lui un contraste frappant.
Il est très grand et très mince, ce qui,
malgré ses cheveux blancs, lui laisse l'air
très jeune. Son visage est plein de tran-
quillité. Un strabisme assez prononcé
donne à son regard je ne sais quoi de
lointain et de mystérieux. Il parle rare-
ment et toujours avec bon sens, et, tandis
qu'il écoute, on comprend qu'il suppute
la valeur de ce qu'il entend, cependant
qu'il s'efforce de juger son interlocuteur
avec bienveillance. Ses vêtements, très
propres, sont ceux d'un artisan, mais sa
taille et sa tenue leur confèrent une véri-
table élégance. Il m'a rappelé aussitôt un
de mes amis auquel il ressemblait beau-
coup, René Dalize, le plus ancien de mes
camarades.
Après les présentations, j'examinai
avec mes deux confrères les coupures que
venait de coller Michel Pons. Ensuite, je
vis toutes celles qu'il avait reçues précé-
demment, et elles sont très nombreuses.
Rien n'excite tant la curiosité qu'un
homme de métier ayant des préoccupa-
tions intellectuelles. Et la réunion chez
Michel Pons des qualités du poète et de
celles du restaurateur a étonné jusqu'en
Australie. On l'a interviewé plus fré-
quemment que M. Edmond Rostand et
sa photographie a été publiée presque aussi
souvent que celle d'une grande actrice.
Je vis, du reste, que Michel Pons et
André Gayet, faisant grand cas de la pu-
blicité, s'occupaient avec beaucoup d'ap-
plication de celle qui pouvait être faite
autour de leur nom.
« Quand on croit que, par ses écrits,
on rend service aux hommes, me dit le
cordonnier-philosophe, n'est-il pas légi-
time de ne négliger aucun moyen de les
atteindre ? »
Plus tard, un grand rousseau très
éveillé et d'une figure très agréable, qui
me fit penser à Taîné des frères du petit
Poucet, arriva et, se jetant au cou d'An-
dré Gayet, l'embrassa sur les deux joues.
C'était son fils, apprenti pâtissier.
— 98 —
« Il veut être cuisinier, dit le philo-
sophe, et j'ai pensé qu'il lui fallait d'abord
apprendre la pâtisserie. . . J'ai des relations
du côté de la cuisine et s'il pouvait deve-
nir un ofrand cuisinier, rival de Carême
OU d'Escoffier, son sort serait certaine-
ment enviable. »
Je vis ainsi que ce brave homme, plein
de raison, au lieu de pousser son fils hors
de sa condition, voulait lui donner, dans
cette condition même, le moyen d'acqué-
rir une situation importante.
Quant à Michel Pons, oubliant la des-
tinée de son nouveau livre, il interrogeait
son ami, lui demandant s'il avait fait le ser-
vice de son volume, la Théorie du succès^
à tel ou tel personnage utile. Il lui don-
nait encore des conseils sur les démarches
qu'il fallait faire et je sus qu'après s'être
occupé personnellement de l'édition de ce
livre il avait fait lui-même mainte dé-
marche en sa faveur, comme il avait écrit
plusieurs articles pour le vanter.
Et, lorsque je quittai ces deux amis,
tenant les Chants d'un déraciné sous le
bras, j'ouvris la Théorie du succès et me
mis à fredonner la chanson provençale ci-
tée par Mistral :
— 99 —
A la Fontaine de Nîmes
Il y a un savetier
Qui tout le jour chante
En faisant ses souliers.
Et si toujours il chante,
Il ne chante pas pour nous ;
Il chante pour sa mie
Qui est auprès de lui.
Depuis la guerre j'ai été dire bonjour à
l'ami de M. Maurice Barrés. M. Michel
Pons a un peu vieilli, mais il aime tou-
jours la poésie et la bonne cuisine bour-
geoise. Son restaurant fait de bonnes
affaires et Ton y voit parfois encore par-
mi les midinettes, des poètes et des jour-
nalistes.
UN MUSÉE NAPOLEONIEN
INCONNU
Si vous passez rue de Poissy, arrêtez-
vous au 14 et essayez de visiter le petit
musée napoléonien qui s'y trouve.
Avant la guerre, ce musée avait son
organe, le Jouimal du Musée.
Je ne sais s'il y eut en France et même
dans le monde entier de plus curieuse
gazette que le Journal du Musée. Bi-
mensuelle, l^'^ et le 15 de chaque mois.
Direction : 14, rue de Poissy. Abonne-
ment : 3 fr. par an. Imprimé en violet
au polycopiste, il paraissait sur deux
pages à trois colonnes. Cette feuille étaii
publiée par un enfant de dix ans pour
servir d'organe de publicité au petit mu-
sée qu'il a fondé à la même adresse et qui
est consacré à Napoléon.
— 102 —
Ce musée napoléonien est peu connu.
Il contient des choses intéressantes et
précieuses réunies par ce gamin. Des li-
braires, des antiquaires, des amateurs, sé-
duits par l'initiative de cet enfant, aug-
mentent par des dons les richesses du
musée imprévu. Les abonnés étaient
nombreux, m'a-t-on dit, et le journal pa-
raissait en général très régulièrement. Il
se vendait à raison de dix centimes le nu-
méro.
J'ai sous les yeux un exemplaire de ce
journal singulier. Pour article de tête, la
Suite d'une Vie de Napole'on, par G. Du-
coudray, s'étend sur une colonne et demie.
Après quoi, la rubrique /e A/u5ée contient
d'importants renseignements.
« Le musée est rouvert. Personne ne
le reconnaîtrait. De grands changements
se sont produits. Nombreux dons enri-
chissant le musée parmi lesquels ceux de
MM. Thiébaut et Mattei. »
Un conte d'Alphonse Daudet en feuil-
leton anime d'une façon fort littéraire le
Journal du Musée et ce qui reste de place
est consacré à l'esprit et à la fantaisie.
Voici quelques devinettes.
103
Quel café fréquent (sic) les spéculateurs ?
Quel café fréquent les gens propres ?
Quel café fréquent les horlogers ?
Qui passe la rivière sans se mouiller?
Combien de côtés a un pâté carré ?
Voici une épigramme :
Monsieur Binet n'a pas, bien que dans l'opulence,
Le confort, le bien-être aujourd'hui si goûtés.
Quant à moi, si j'avais ce qu'a Binet d'aisance
J'aurais certainement plus de commodités.
Je ne crois pas que l'enfant de dix ans
en fût l'auteur. De toute façon elle don-
nait au Journal du Musée un caractère
gaulois qui tranchait nettement sur la
pruderie contemporaine. La dernière co-
lonne est occupée par les Réponses aux
questions contenues dans le numéro pré-
cédent, qui sont suivies par la Réponse au
Rébus : a Aide-toi le ciel t'aidera. » Trois
personnes seulement ont deviné ce ré-
bus : MM. Grund, Henri Guérard et Mat-
tei.
Un avertissement final nous fait savoir
que : « Par suite d'un accident survenu
au tirage, le n** est paru avec 15 jours de
retard. Nous nous en excusons auprès de
nos lecteurs. »
— 104 —
Aucun nom de gérant, aucune mention
d'imprimeur ne légalise la publication de
ce petit journal dont une des principales
singularités, l'âge de son directeur et ré-
dacteur en chef, est appelée à disparaître
tandis que, pour nous comme pour lui,
s'écouleront les années.
J'ai connu d'autres enfants qui s'amu-
saient à publier des journaux. Mais
c'étaient toujours des journaux manuscrits
à un exemplaire qu'on se passait de main
en main au collège. Je me souviens no-
tamment de l'un de ces pamphlets calli-
graphié en encres de couleurs variées :
noir, violet, vert, bleu, jaune, rouge. Il
devait paraître toutes les semaines et
l'abonnement se payait en friandises : ré-
glisse, cassonades, boîtes de coco, etc. ;
mais il n'y eut point de second numéro.
Une petite fille, qui est aujourd'hui
presque une jeune fille, s'était associée^
lorsqu'elle avait dix ans, avec un petit
garçon de sept ans dans le but de publier
un journal. Elle recueillit des abonne-
ments pour la somme de trente francs, sur
lesquels elle donna cinq francs au petit
garçon et avec le reste s'acheta du choco-
— 105 —
lat. Car ce qui lui paraissait la réussite
anticipée de ses espérances avait donné
une entière satisfaction à son besoin d'ac-
tivité ; c'est ainsi qu'un succès prématuré
est presque toujours une cause de déca-
dence pour un poète, un artiste quel
qu'il soit.
LA CAVE DE M. VOLLARD
Près du boulevard, au 8, rue Laffîtle, il
y avait avant la guerre une boutique, véri-
table capharnaûm où s'entassaient les
tableaux des peintres contemporains et
où la poussière régnait partout.
Depuis la guerre, elle est close. M. Vol-
lard sans doute, a renoncé à son com-
merce pour se livrer tout entier à sa fan-
taisie d'écrivain et à la rédaction de ses
souvenirs sur les peintres et les auteurs
qu'il a fréquentés. Il n'oubliera pas d^y
parler de sa cave qui fut fameuse de i900
à 1908, époque à laquelle il m'annonça
qu'il renonçait à manger dans sa
« cave de la rue Laffitte » ; elle était deve-
nue trop humide.
Tout le monde a entendu parler de ce
fameux hypogée. Il fut même de bon
ton d'y être invité pour y déjeuner ou y
— 108 —
dîner. J'ai assisté pour ma part à quelques-
uns de ces repas. Carrelée, les murs tout
blancs, la cave ressemblait à un petit ré-
fectoire monacal.
La cuisine y était simple, mais savou-
reuse : mets préparés suivant les principes
de la vieille cuisine française, encore en
vigueur dans les colonies, des plats cuits
longtemps, à petit feu, et relevés par des
assaisonnements exotiques.
On peut citer parmi les convives de ces
agapes souterraines, tout d'abord un grand
nombre de jolies femmes, puis M. Léon
Dierx, prince des poètes, le prince des des-
sinateurs, M. Forain ; Alfred Jarry, Odilon
Redon, Maurice Denis, Maurice De Vla-
minck, José-Maria Sert, A uillard, Bon-
nard, K. X. Roussel, Aristide Maillot, Pi-
casso, Emile Bernard, Derain, Marius-Ary
Leblond, Claude Terrasse, etc., etc.
Bonnard a peint un tableau représen-
tant la cave et, autant qu'il m' en souvienne,
Odilon Redon y figure.
Léon Dierx fut de presque tous ces re-
pas. C'est là que j'appris à le connaître.
— 109 —
Sa vue baissait déjà. Ceux qui l'ont vu
dans la rue ou aux cérémonies poétiques
qu'il présidait avec tant de sereine majesté
n'ont pas idée de la bonne humeur du
vieux poète.
Sa gaîté ne diminuait que lorsqu'on
récitait de ses vers et il y avait presque
toujours quelque jeune personne qui, se
levant soudain, lui jetait à la tête une de
ses poésies.
Un soir M"^® Berthe Raynold avait ré-
cité un de ses poèmes et l'avait si bien dit
que le prince des poètes n'en avait pas été
fâché. Mais voilà qu'un des convives, qui
prétendait cependant connaître sur le bout
des doigts et Paris et la poésie de son
temps, demande à haute voix : « Est-ce
de Lamartine ou de Victor Hugo ? » Il
fallut que M. Vollard racontât vingt his-
toires touchant les naturels de Zanzibar
pour que M. Dierx se redécidât à sourire.
Léon Dierx racontait avec complaisance
des histoires du temps où il était au mi-
nistère. Il y faisait sa besogne en son-
geant à la poésie. Une fois, il devait
écrire à un archiviste de sous-préfecture et
au lieu de Monsieur l'Archiviste, il écrivit
— 110 —
Monsieur l'Anarchiste, ce qui causa un
grand scandale dans la sous-préfecture.
Les peintres préférés de Léon Dierx
étaient Corot, Monticelli et Forain.
Un soir que nous sortions de la cave de
M. Vollard, le Prince des Poètes m'invita
à aller le trouver chez lui aux BatignoUes.
Il me reçut avec bonté.
Aux murs, des Décamérons peints par
Monticelli voisinent avec des croquis de
Forain, et les personnages anciens et dia-
prés de Tun semblent se mêler aux sil-
houettes modernes et spirituelles de
l'autre, pour former une cour étrange et
lyrique à ce prince presque aveugle de
l'aristocratique République des lettres.
Parnassien, il avait de l'indulgence pour
les poètes de toutes les écoles (c'est ainsi
que l'on nomme les partis au pays de la
poésie).
u Toutes les théories peuvent être
bonnes, disait-il, mais les œuvres seules
comptent. »
Il s'exprimait avec réserve sur les lettres
contemporaines, mais s'il lui arrivait de
prononcer le nom de Moréas, sa voix s'en-
flait et l'on devinait qu'une préférence se-
I
— 111 —
crête déterminerait son choix, si un sou-
verain avait à choisir.
Il me dit aussi :
« Notre époque de prose et de science
a connu les poètes les plus lyriques. Leur
vie, leurs aventures constituent la partie
la plus étrange de l'histoire de notre
temps.
« Gérard de Nerval se tue pour échap-
per aux misères de l'existence, et le mys-
tère qui entoure sa mort n'est pas encore
expliqué.
« Baudelaire est mort fou, ce Baudelaire
dont on connaît si mal la vie, en dépit
des biographes et des éditeurs épistolaires.
N'a-t-on pas parlé de ses vices et de ses
maîtresses? On assure maintenant que,
dans ses Mémoires, Nadar se fait fort de
démontrer que Baudelaire est mort vierge.
ce En ce moment même, un poète du
premier ordre, un poète fou erre à travers
le monde... Germain Nouveau quitta un
jour le lycée où il professait le dessin et
se fit mendiant, pour suivre l'exemple de
saint Benoit Labre. Il alla ensuite en Ita-
lie, où il peignait et vivait en vendant ses
tableaux. Maintenant il suit les pèleri-
Tract 2. 10
— 112 —
nages et j'ai su qu'il avait passé à Bru-
xelles, à Lourdes, en Afrique. Fou, c'est
trop dire, Germain Nouveau a conscience
de son état. Ce mystique ne veut pas qu'on
l'appelle un Fou et Poverello lyrique, il
veut qu'on n'emploie à son endroit que le
mot Dément.
(( Des amis ont publié quelques-uns de
ses poèmes, et comme il a renoncé à son
nom, on n'a mis sur ce livre que cette
indication mystique comme un nom
de religion : P. N. Humilis. Mais son
humilité serait choquée de cette publica-
tion, s'il la connaissait. »
Léon Dierx ralluma sa pipe d'écume. Il
secoua sa belle tête aux longs cheveux
blancs.
« Germain Nouveau peut encore
peindre, dit-il, je ne peux plus le faire.
Ma vue a baissé au point que je suis
presque aveugle. Je ne peux plus lire les
livres qu'on m'envoie. Autrefois, je me
récréais en peignant. Et je ne connais
rien de plus heureux que la vie d'un
paysagiste... »
Ce prince qui venait des îles a fait place
à un autre prince des poètes, Paul Fort,
à peine notre aîné.
113
C'est dans la cave delà rue Laffitte que
fut composé le Grand Almanach illustré.
Tout le monde sait que les auteurs en sont
Alfred Jarry pour le texte, Bonnard pour
les illustrations et Claude Terrasse pour
la musique. Quant à la chanson, elle est
de M. Ambroise Vollard. Tout le monde
sait cela et cependant personne ne semble
avoir remarqué que le Grand Almanach
illustré a été publié sans noms d'auteurs
ni d'éditeur.
Le soir où il imagina presque tout ce
dont se compose cet ouvrage digne de
Rabelais, Jarry épouvanta ceux qui ne le
connaissaient pas, en demandant après
dîner la bouteille aux pickles qu'il mangea
avec gloutonnerie.
Nombre des anciens convives regrette-
ront ce coin pittoresque de Paris, la
voûte blanche de cette cave où, près des
boulevards, on goûtait une grande quié-
tude et sans aucun tableau aux murs.
i
i
TABLE
Souvenir d' Auteuil 5
La librairie de M. Lehec 21
1 , rue Bourbon-le-Ghâteau 39
Les Noëls de la rue de Buci 49
Du « Napo » à la Chambre d'Ernest La Jeu-
nesse 59
Les Quais et les Bibliothèques 75
L e couvent de la rue de Douai 85
Le Bouillon Michel Pons 95
Un musée napoléonien inconnu 101
La cavedeM.VoUard 107
MAÇON, PROTAT FRgRBS, IMPRIMEURS
5309)(1-C1.
Z^'
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La Bibliothèque
Université d>Ottaw
Echéance
The L Ib r a ry
èrsîty of Ot
Date Due
Illlllllllllll
a39003 003i*06922b
1
CE PC 2601
.P6F5 1913
COO APOLLINAIRE,
ACC# 1229053
FLANEUR DES